Dictionnaire Apologétique
de la
Foi Catholique
Dictionnaire Apologétique
de la
Foi Catholique
contenant les Preuves de la Vérité de la Religion
et
les Réponses aux Objections tirées des Sciences humaines
sous LA DIRECTION DE
A. D'ALÈS
PROFESSEUR A L'INSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS
Avec un grand nombre de Collaborateurs
TOME III
PARIS
GABRIEL BEAUCHESNE
/ / 7, 7{ue de Tiennes, 1 1 7
1916
Tous droits réservés
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in 2009 witii funding from
University of Ottawa
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Dictionnaire Apologétique
DE LA
Foi Catholique
yyv
LOI ECCLÉSIASTIQUE". — Ses caractères :
I. Evululion ;ll. Transcendance.
Pour opérer la sancliticalion du monde, Dieu se
sert d'éléments créés, parfois assez vulgaires, aux-
quels Il communique son inspiration ou sa force, et
qu'il transforme en instruments de ses desseins.
L'Eglise, mue par le Saint-Esprit, imite dans son
action ces procédés divins. Obligée de se donner,
pour le bien des lidèles, une discipline, des lois, une
vie juridique, elle ne craint pas de laisser pénétrer
chez elle quelques institutions ou usages d'origine
profane ; mais elle puriûe ces apports, les élève à sa
hauteur, et leur assure une efficacité nouvelle. Cette
double vérité cçmmande tout le développement du
droit canon. L'Église, en construisant son droit,
emploie pour partie les éléments que lui fournit le
milieu où elle évolue, mais en même temps elle leur
communique quelque chose de sa transcendance.
I. Évolution du droit canon. — Le christianisme
naquit au sein de l'Empire romain, immense État
providentiellement préparé pour abriter le berceau
de Notre-Seigneur et recevoir le germe de son œuvre.
Quoique persécutée, l'Église se modela dans une
certaine mesure sur la puissante machine qui la
bro}ait. Le Christ, il est vrai, lui avait tracé les
grandes lignes de sa constitution; en faisant des
Apôtres les pasteurs du troupeau, et de Pierre le chef
du collège apostolique, il avait créé l'épiscopat et la
papauté. Mais les détails d'exécution restaient à pré-
ciser, et c'est sur cette organisation concrète du gou-
vernement ecclésiastique que l'organisation de l'Em-
pire exerça une influence réelle, contenue d'ailleurs
dans des limites qu'il est difficile de déterminer.
{Corpus Juris, Decreti /" pars, Dist., lxxx, c. i,
c. 2; cf. PuiLLiPs, Kirchenreclit,t. II, § 68, p. 20 sqq.;
Wernz, Jus Decretalium, 2° éd., t. II, §7i5, p. 483.)
La division politique du territoire en cités, en
provinces, en diocèses, en préfectures, fournit un
cadre auquel s'adaptèrent naturellement les cir-
conscriptions ecclésiastiques. De même que l'Église
institua, à côté des fêtes païennes et souvent aux
mêmes jours, ses solennités à elle et son culte, qui
1. L'auteur de ces considérations, disparu au cours des
combats d'août 1914, n'a pu écrire l'article qu'il desti-
nait au Dictionnaire apologétique. C'est aux Etudes
(20 avril 1914) que nous empruntons l'expression d'idées
qui lui étaient chères, certain de remplir ainsi le vœu
de ce bon ouvrier. Quelques phrases, écrites par lui au
présent, seraient aujourd'hui à mettre au passé.
N. D. L. D.
Unirent par supplanter les antiques superstitions,
de même elle établit, parallèlement à la hiérarchie
laïque des présidents, des vicaires, despréfets du pré-
toire, sa hiérarchie toute religieuse d'évêques, de
métropolitains, de primats, de patriarches, et quand
la première eut croulé sous le flot des invasions bar-
bares, l'autre resta debout par la vertu du Christ.
Libre, à partir de Constantin, de se développer
largement, forcée par la disparition de l'Empire de
se suffire à elle-même sous tous les rapports, l'Église
dut se pourvoir d'un régime juridique complet; et
comme ses clercs admiraient profondément tout ce
qui restait de la culture romaine, comme elle-même,
dans le système de la personnalité des lois, vivait
selon la loi romaine (secundum legem romanam,
quam Ecclesia vivit, Lex Ripuariorum, LVIII, § i),
le droit qu'elle élabora se trouva tout pénétré d'élé-
ments romains. Si elle avait grandi à une autre
époque ou dans d'autres régions, elle se serait assi-
milé une technique différente; mais Dieu l'ayant
placée dans le milieu romain, c'est cette civilisation
qu'elle utilisa. Tantôt elle canonisa purement et
simplement les règles qu'avaient tracées les empe-
reurs ou les jurisconsultes classiques (Cf. Be-
noit XIV, De Synodo dioecesana, L. IX, c. x; Laurin,
Inlroditctio in Corpus Juris canonici, Appendix, § 30,
p. 262), tantôt elle s'inspira de leurs décisions pour
légiférer de son chef (Cf. Laurin, loc. cit., p. 268;
Wernz, loc. cit., t. I, § 195, II, p. 296). Le droit
romain fut reçu, devant ses tribunaux, comme source
subsidiaire générale : c'est à lui, quand les canons
se taisent, que les juges d'Église doivent emprunter
leurs solutions (X. v, 32, c. i; cf. Bouix, De Judiciis,
t I, p. 19 sqq.; Laurin, loc. cit., p. 263; Wernz, /oc.
cit., 1. 1, p. 297). Par cette voie, la procédure romaine
fut transportée dans le domaine ecclésiastique, et
devint la procédure canonique CVoir par exemple
saint Grégoire le Grand, Epist., L. XIII, ep. xlv ;
P. L.,t. LXXVII, col. 1294 sqq.; cf. Bouix, loc. cit.,
p. 21 ; DevoTt, Instituiionum cancH/carum Lib. IV, tit. i,
§ 5, t. II, p. 220) ; le système romain des contrats fut
adopté par les archidiacres ou les évêques, sauf
modifications de détail, comme l'expression merveil-
leusement exacte et fine de la justice (Cf. Wernz,
loc. cit., t. III, S; 228, IV, p. 232). Beaucoup d'infiltrations
du même ordre amenèrent des éléments romains
jusque sur des terrains où l'Église édifiait des cons-
tructions originales. Pour n'en citer qu'un exemple,
la parenté légale née de l'adoption devint, grâce
aux souvenirs de la jurisprudence impériale, uji
empêchement au mariage chrétien (C. xxx, qu. 3,
11
LOI ECCLESIASTIQUE
12
c. I, c. 6; cf. Benoit XIV, loc. cit., h. IX, c. x,
n. 3-5).
II est ^Tai qu'on relève également quelques traces
d'influences germaniques dans la formation du droit
de l'Eglise latine : pour compter les degrés de pa-
renté qui font obstacle au mariage, le mode de cal-
cul cUer aux Barbares prévalut (C. xxxv, qu. 5, c.
2. Cf. ■\Vernz, lue. cit., t. IV, n. ijog, tit. xvii, nota
4o, p. 25 1 sqq.); les cojureurs, les purgations par le
serment des vieilles coutumes teutoniques (Cf. Es-
MEIN, Histoire du droit français, b' éd., p. 59, 98 sqrj.)
fournirent plus d'un trait à la purgatiu cano?iica (Cf.
Devoti, loc. cit., 1. III, tit. ix, § 26, nota 3; t. Il, p.
1 10); le teslimoniiim «e^ùmae mon!ts(C. xxiiQ, qu. 1,
c. 2; X. IV, i5, c. 5, c. 7 ; cf. Esmein, le Mariage en
droit canonique, t.I, p. 261; Wernz, loc. cit., t. IV,
n. 344, tit. XIII, p. i44), ce recours à sept témoins qui
garantissent sur certains points délicats la bonne
foi des époux, suggéré par des traditions populaires
imprégnées de germanisme, passa dans les usages
des cours de chrétienté. Mais ce ne sont là que des
détails : l'ensemble, le fond, l'essentiel du droit
canon appartient à la civilisation latine, et on peut
dire, en s'en tenant aux grandes lignes, que dans
l'EgJise d'Occident, tout ce qui n'est pas divin, est
romain.
Le développement du droit canon se poursuivit
par les mêmes procédés que celui du droit romain.
Fut-ce une imitation voulue, ou simplement l'effet
d'une rencontre fortuite? Il est malaisé de le décider.
En tout cas, les Décrétales des papes rappellent
étrangement, dans la forme, les rescrits des empe-
reurs; de part et d'autre, des solutions d'espèce de-
viennent,comme nous dirions aujourd'hui, des arrêts
de principe, et prennent l'autorité d'un règlement
applicable à tous les cas semblables. Le Décret de
Gratien éveille le souvenir du Digeste : dans cha-
cun de ces deux recueils s'accumule une masse
énorme de textes, de provenance très diverse, dont
la conciliation n'est pas toujours facile. Les Décréta-
les de Grégoire IX font pendant au Code de Justi-
nien : des deux côtes nous sommes en présence
d'une collection authentique, dont les éléments sont
sanctionnés par l'autorité suprême. Plus tard, on
joindi-a au Décret et aux Décrétales des compilations
postérieures, et l'ensemble formera le Corpus juris
canonici, comme l'addition des Novelles au Digeste
et au Code avait achevé de constituer le Corpus juris
civilis.
Le droit canon atteignit ainsi un haut degré de
perfection. Il s'était assimilé le meilleur des législa-
tions profanes, surtout du droit romain, qui savait si
habilement satisfaire les exigences de l'équité et les
besoins sociaux; il avait épuré ces emprujits au souf-
fle de la doctrine et de l'esprit chrétiens; sui-lout il
les avait complétés et développés. Au treizième siè-
cle, l'Eglise est en possession d'un système juridi-
que hors de pair, supérieur à toutes les Luslitutions
temporelles de la même époque. Non seulement il les
dépasse par l'élévaliou morale que lui assurent le
contact du dogme et la protection de la Providence,
mais de plus, au point de vue purement leclinique,
il se recommande par des mérites qui sont à cette
date son apanage exclusif : les sources dont il dé-
rive sont des recueils qui égalent en précision et en
clarté ce qu'on connaît alors de plus accompli, les
compilations justiniennes ; la synthèse doctrinale
qui le résume, tissée par les glossaleurs autour de
chaque mot du Décret ou des Décrétales, déroule,
comme une tapisserie d'un coloris bien fondu, la
suite de ses théories logiques et cohérentes. Aucune
autre société ne pouvait alors mettre en ligne un
droit plus parfait. Les seigneuries entre lesquelles se
partageait le monde féodal vivaient sur des coutu-
mes lentement élaborées : ici, simple modification
des pratiques romaines ; ailleurs, produit d'un vieux
fond germanique fécondé par le christianisme; sou»-
vent, sans doute, elles aboutissaient à une jurispru-
dence très lieureuse, bien adaptée aux besoins du
peuple, originale, naïve et belle (voir surtout Beau-
manoir, Coutumes de fieau^'oisis [i283|), mais qui
n'avait en définitive ni l'unité ni la solidité de la
grande construction canonique. On eût dit des de-
meures gracieuses ou commodes, au pied d'une ma-
gnitique cathédrale.
Les civilisations profanes sont allées de l'avant.
Sar le terrain juridique, leur marche fut lente, et les
vraies améliorations ne s'eff'ectuèrenl que pénible-
ment. Pour me borner à la France, malgré la rédac-
tion des coutumes au quinzième et au seizième siècle,
malgré les grandes ordonnances de nos derniers rois,
malgré le travail doctrinal de Doraat, de Pothier et
de leurs émules, notre droit, jusqu'à la lin de l'Ancien
Régime, resta dans un désordre jieu accessible et chao-
tique. Le Code civil réalisa un immense progrès.
Réserve faite de quelques dispositions qu'une con-
science droite ne peut pas approuver, il faut conve-
nir que c'est un chef-d'œuvre, admirable de clarté,
de logique et de sens pratique. Les autres codes
français ne lui sont guère inférieurs. Au cours du
dix-neuvième siècle, la plupart des États de l'Europe
occidentale réformèrent leur législation sur ce type;
les spécialistes en ont étudié et discuté la doctrine,
puis ils ont proposé des conceptions plus neuves,
plus hardies, dont quelques-unes se sont déjà fait
recevoir en pratique, surtout dans le Code civil qui
régit l'Allemagne depuis 1900. Il serait curieux de
rechercher dans quelle mesure ces mouvements
divers procédèrent de l'esprit chrétien, et ce que les
rédacteurs des lois modernes ont emprunté aux tra-
ditions canoniques. Sans m'arrêtera celte étude qui
déborderait le cadre du présent article, je remarque
que l'Eglise connaît les transformations récentes du
droit et qu'elle s'y intéresse, déliante sans doute des
nouveautés qui compromettraient les principes,
mais sympathique à tous les perfectionnements
inoffeusifs. Elle se rend compte qu'à l'heure actuelle
la technique juridique profane l'emporte en plusieurs
points sur les procédés et le style que, de génération
en génération, se transmettaient les canonisles, et
elle est décidée à profiter de toutes les innovations
qu'a justifiées l'expérience des sociétés laïques.
L'œuvre législative de Pis X, qui est immense, révèle
cette tendance, et ce pontificat, qu'on représente
Aolontiers comme conservateur à outrance, est au
contraire, en matière juridique, un des plus résolu-
ment novateurs qu'ait jamais connus la Curie.
Dès la première année de son règne, Pie X créa
une commission chargée de préparei- une codification
générale du droit ecclésiastique (Motu proprio Ar-
duuni sane, 19 mars 1904, Acta Sanctae Sedis,
t. XXXVI, p. 549). Cardinaux et cousulteurs se mi-
rent à l'œuvre; après dix ans de travail, on est sur
le point d'aboutir. C'est l'efi'ort législatif le plus gi-
gantesque qui ait été tenté depuis Justinien : l'Dglise,
catholique, c'est-à-dire une société vaste comme
l'univers, dont l'action disciplinaire s'étend aux
objets les plus disparates et prend les formes les
plus variées, entreprend de remanier et de fondre
en un corps unique, non pas seulement, comme l'ont
fait la plupart des Etats, celles de ses lois qui se
rapportent à des matières de même ordre, mais tout
l'ensemble si bigarré de ses statuts!
Déjà des fragments considérables, détachés dn
code futur, ont été promulgués, soit pour réaliser
immédiatement des réformes attendues, soit pour
13
LOI ECCLÉSIASTIQUE
14
mettre à l'essai telle ou telle mesure. Or, l'étude de
ces décrets montre que leurs auteurs, tout en perfec-
tionnant le droit canon par ses niétbodes propres,
n'ont pas dédaigné de cliercher du côté des institu-
tions civiles ce qu'elles pouvaient leur suggérer en
fait de progrès de bon aloi.
Ainsi l'Eglise reste fidèle à sa méthode tradition-
nelle : prenant son bien partout où elle le ti'ouve,
elle butine parmi les civilisations profanes, je ne dis
pas toute sa technique juridique, mais une partie
des éléments à l'aide desquels elle élabore cette
technique. Seulement — et c'est ici qu'apparaît la
note spécifique du droit canon — elle adapte ces
emprunts à sa nature et à son but ; elle les anime de
son esprit et leur imprime son cachet divin.
II. Transcendance du droit canon. — Le concile
du Vatican (Sess. iri, cap. 3, Denzinger-Bannwarl,
n. 1794) énumère les traits qui distinguent l'Eglise
catliolique : immutabilité, sainteté, fécondité en
toutes sortes de biens... Inhérentes à sa vie, ces pro-
priétés pénètrent son action et en caractérisent toutes
les manifestations, à des degrés et avec des nuances
variables selon les terrains où elle opère. Quoi
qu'elle entreprenne, son œuvre traliit toujours
quelque chose de ses perfections intimes. Le droit
canon en porte donc, lui aussi, le reflet, tantôt plus
obscur et tantôt plus brillant, mais toujours reoon-
naissable. Quiconque étudie sérieusement le déve-
loppement de cette discipline, y découvre les signes
de la véritable Eglise, traduits en langage technique,
visibles dans la mesure et sous la forme qui convien-
nent aux constructions juridiques.
1° — C'est d'abord l'immutahilité. Lorsqu'une
institution n'est que l'expression d'un dogme ou la
réalisation concrète des lois fondamentales imposées
par Noire-Seigneur à son Eglise, il est clair que
l'institution gardera à travers les siècles, sous des
modilieations accidentelles, une permanence essen-
tielle, et ce phénomène prend un relief saisissant, si
on lui oppose les vicissitudes dont se compose l'his-
toire des sociétés temporelles.
Depuis le début de notre ère, l'organisation politi-
que de l'Europe fut plusieurs fois bouleversée.
Après la chute de l'Empire romain, l'Occident se
morcelle en une multitude de domaines indépen-
dants : chaque baronie devient une souveraineté.
Puis, peu à peu, de la réunion de ces seigneuries se
forment les Etats modernes, où domine un pouvoir
central devant qui toutes les autorités féodales finis-
sent par disparaître. Au milieu de ces sociétés qui
passent, seule l'Eglise demeure et garde intacte sa
constitution. Sans doute, elle connut des fluctuations
superlicielles, qui tirent varier chez elle l'exercice
réel et concret du pouvoir : aux origines et pendant
tout le moyen âge, lesévèques, au moins en général,
jouissaient pratiquement d'une indépendance assez
large, et quelques-uns ne subissaient que peu
l'influence de Rome ; plus tard, un mouvement de
centralisation se dessinant dans l'Eglise comme dans
les Etats, l'intervention du pape fut plus fréquente
et plus eflicace à l'intérieur des diocèses [Cf. Wbrnz,
loc. cil., t. II, n. ^ijo sqq. (désignation des évoques);
n. 853 (conciles provinciaux); n. 760 (voyage ad
limina); n. 829 s^ry. (réserves) ; n. SgS, etc.]. Mais ces
variations de fait n'empêchent pas que le régime
organique de l'Eglise ne soit resté identique en
substance; môme aux heures les plus féodales, je
veux dire les plus favorables au démembrement de
la souveraineté, on reconnaissait au Pape le primat,
non seulement d'honneur, mais aussi de juridiction,
qui fait de lui le juge d'appel de toute la chrétienté,
le pasteur des pasteurs et l'évèque des évêques.
Quand ensuite s'évanouit la féodalité terrienne, elle
n'entraîna pas dans sa ruine l'épiscopat, qui garda
sa dignité et ses droits, en sorte que, seule en
Europe depuis dix-neuf siècles, l'Eglise a conservé
sa constitution : c'est toujours une monarchie abso-
lue, tempérée toutefois par l'existence nécessaire de
l'aristocratie épiscopale.
La mèiue stabilité se retrouve dans les institutions
qui sont en connexion intime avec le dogme : tel sur-
tout le mariage. Quand le pouvoir civil s'avise de
légiférer sur ces matières, des revirements incessants
détruisent l'une après l'autre ses pauvres élucnbra-
tions. Qu'il me suffise d'énumérer les lois qui, en
France, depuis 1789, ont successivement réglé la
question du divorce (Cf. Viollkt, Histoire du droit
civil français, 20 éd., p. 447 sqq.). Le décret des 20-25
septembre 1792 admit le divorce par consentement
mutuel, ou même à la requête d'un seul époux, pour
incompatibilité d'humeur. Le décret du 4 floréal an
II rendit le divorce plus facile encore, puis celui du
i5 thermidor an III en revint au régime de 1792.
Une loi de l'an V imposa quelques délais à l'époux
trop pressé de quitter son conjoint. Le code de i8o4
permit le divorce, mais moins largement que les
textes antérieurs : l'incompatibilité d'humeur ne
suffisait plus à y donner droit. La loi du 8 mai 1816
supprima le divorce; celle du 27 juillet 1884 le réta-
blit; celle du 18 avril 1886 en modifia la procédure;
les deux lois du i5 décembre 1904 et du i3 juillet 1907
favorisèrent le second mariage des époux divorcés...
Et pendant ce temps, l'Eglise reste fidèle à son inflexi-
ble tradition : le mariage est toujours à ses yeux ce
qu'il était pour Notre-Seigneur (jl/«(<. , v, 82; xix,
9; Marc, s., 11, 12 ; /.hc, xvi, 18) et pour saint Paul
(I Cor., VII, io sqq) : l'union indissoluble d'un seul
homme et d'une seule femme. Jamais sa législation
universelle ne s'est écartée de cette conception [Cf.
EsMEiN, le Mariage en droit canonique, t. I, p. 64
sqq.: t. II, p. 45 sqq. (érudit, parfois inexact) ; Wi:rnz,
loc. cit., t. IV, n. 696, p. 6o5 sqq."] ; elle en maintient
constamment toutes les conséquences, quelque prière
qu'on lui adresse en sens contraire, quelque inté-
rêt qu'elle ait parfois à se montrer complaisante.
Lorsque l'immutabilité du dogme ne commande
pas directement la permanence delà discipline, l'his-
toire de celle-ci ne présente évidemment pas la même
fixité; elle révèle toutefois un esprit de suite dont on
trouverait diflîcilement l'équivalent ailleurs. Cer-
tains chapitres du droit canon confondent leur ori-
gine avec celle du christianisme; dès les premiers
siècles, l'esquisse en fut ébauchée; puis les contours
se sont précisés, ils ont subi quelques retouches de
détail, mais l'ensemble du dessin garde l'aspect pri-
mitif. Ainsi en est-il des règles relatives à la vie
privée des prêtres. De très bonne heure, en Occident,
on tend à leur demander deux choses : le célibat et
l'abstention des afl'aires séculières. Autour de ces
prescriptions fondamentales, se développe un réseau
de mesures secondaires, qui appliquent les principes
et en facilitent l'observation : formation précoce et
prolongée des candidats aux Ordres, obligation pour
le clergé de porter des vêtements modestes comme
forme et discrets comme couleur, interdiction de se
mêler aux divertissements trop profanes, de fréquen-
ter les tavernes, de porter les armes, de faire du
commerce, etc. Ces dispositions se transmettent, à
travers les âges, de concile en concile et de pontife
en pontife ; il y a là comme une tradition discipli-
naire, une pars tralatitia de l'édit canonique que
les pasteurs confirment les uns à la suite des autres,
presque dans les mêmes termes. C'est que l'idéal du
prêtre ne varie pas : à toute époque, ce doit être
l'homme de Dieu, intermédiaire entre le ciel et la
15
LOI ECCLÉSIASTIQUE
16
terre, dégagé des préoccupations temporelles, chaste
comme la Vierge mère, parce que, comme elle, il
rend présent et donne au monde l'Hostie sans tache.
L'Ecriture I sainte suggérait les traits qui convien-
nent au sacerdoce : « Celui qui n'est i)as marié a
souci des choses du Seigneur, il cherche à plaire au
Seigneur; celui qui est marié a souci des choses du
monde s (I Cor., vu, 3-2-33). » Le soldat de Dieu ne
s'embarrasse pas d'affaires séculières » (II Tim., n, 4).
Je traduis d'après la Vulgale, et non d'après l'ori-
ginal grec, parce que c'est sous sa forme latine que
ce texte exerça son influence sur la discipline occi-
dentale. Le Saint-Esprit lit en sorte que, dans la
conscience du peuple et surtout des pasteurs, le type
du vrai prêtre devint très net et ne subît plus de
déformations. De là, dans la législation canonique,
la persistance d'ordonnances périodiquement renou-
velées, se répétant d'âge en âge comme un écho qui
se prolonge et rebondit sans lin. Au total, la disci-
pline ecclésiastique est en général plus fidèle à elle-
même, moins sujette à de brusques volte-face, que
ne le sont la plupart des législations profanes.
a*" — Plus encore que l'immutabilité, la sainteté de la
société chrétienne se manifeste dans son droit, à
telle enseigne que cette note de la véritable Eglise ne
peut être bien comprise qu'après une étude de ses
lois et de leurs effets.
Négativement, d'abord, jamais les Papes, les con-
ciles ni la coutume n'imposèrent au monde catholique
aucune mesure contraire à la morale. Si des dévia-
tions ont pu se produire dans les règlements locaux,
elles n'ont pas fait fféchir la discipline universelle.
Il est à peine besoin de rappeler que les législateurs
laïques ne sont pas toujours aussi scrupuleux, et
c'est pourquoi l'Eglise, avant de leur emprunter
leurs créations, a soin de les vérifier et de les choisir.
Elle ne permet aux sources profanes de mêler leurs
eaux au fleuve canonique qu'après épuration et fil-
trage. Ainsi l'admiration naïve et entliousiaste des
clercs pour le droit romain ne les entraîne jamais
jusqu'à canoniser la notion antique de l'esclavage,
d'après laquelle les servi et les mancipia étaient des
choses, non des personnes (Gaius, u, i4 : Est etiam
alia rerum divisio : nam aut mancipi sunt aut nec
mancipi. Mancipi sunt... servi et ea animalia quae
coUo dorsove domari soient... Cf. Dig., IV, v, fr. 3,
i; L, XVII, fr, 32). L'Eglise, au contraire, a toujours
reconnu que les esclaves, sujets de droits, étaient
capables de contracter un mariage valide (cf. Pltilo-
sophumena, IX, xii, P. G., XVI, 3386; G. xxix, qu. 2,
c. I, 2, 6; Paul Allard, Les Escta\es chrétiens, 1. Il,
chap. IV ; Dict. apol., v" Esclavage, col. 1477,
i,'i86; DuTiLLEUL, Dict. de théol. cathol., v° Esclavage,
col. 468), et l'on sait assez que ce fut en grande par-
tie grâce à son influence que s'opéra leur émancipa-
tion progressive. (Paul Allard, Les Esclaves chré-
tiens, Résumé et Conclusion. Dict. apol., passini ;
DuTiLLEUL, loc. cit., col. 470 sqq).
Le régime des contrats, tel que l'avaient organisé
les jurisconsultes classiques, était dans l'ensemble
une œuvre de justice ; tout n'y était cependant pas
irréprochable ; aussi l'Eglise, en l'adoptant, prit-elle
soin de l'amender : elle prohiba l'usure, et même la
stipulation d'intérêts à quelque taux que ce fût
(D. XLVii, c. 2, 5 ; C. XIV, qu. 4. c. 2, c. 8 ; X. v, ig,
etc.), alors que la République et l'Empire avaient
admis le prêt à 12 p. 100 (Cf. F. Baudry, Diction-
naire des antiquités, \o Foenas, p. 1226 ; Cco, Insti-
tutions juridiques des Ilomains, t. II, p. 387) ; elle
s'affranchit du formalisme, trait essentiel de la
technique romaine qui, en principe, refusait de
sanctionner les conventions non revêtues des solen-
nités légales ou ne rentrant pas dans certains cadres
(Dig. II, XIV, fr. 7, § 4 : Nuda paclio obligationem non
parit. Cf. XIX, v, fr. i5), et elle reconnut la force
obligatoire des simples pactes, « si nus qu'ils fus-
sent .) (X. I, 35, c. I : Pacta quantumcumque nuda
servanda sunt; c. 3. Cf. Viollet, loc. cit., p. 600).
N'exagérons rien cependant, et n'allons pas nous
imaginer l'Eglise, dès les premières années de son
existence, fulminant l'anathème contre tous les abus.
Ellle y eût inutilement compromis son autorité nais-
sante. Elle prit donc souvent le parti de se taire, et
s'inclina parfois devant des situations étranges,
qu'elle n'était pas encore à même de réformer. Mais
les textes montrent que jamais ses canons universels
n'approuvèrent la moindre infraction au droit natu-
rel, et qu'elle s'efforça peu à peu de ramener les
peuples au strict respect de la morale.
11 y a plus : le droit canon, considéré dans son en-
semble et surtout dans ses statuts les plus originaux,
les plus spécifiquement ecclésiastiques, représente
un immense effort pour promouvoir la vertu, disons
mieux, la sainteté, et parfois l'héroïsme. Ce n'est en
définitive qu'un des instruments dont se sert l'Eglise
pour faire son œuvre au milieu du monde, c'est-à-dire
pour le sanctifier et le sauver. Cette action est effi-
cace, et si elle ne réussit pas à supprimer tous les
vices, elle contribue du moins à élever sensiblement
le niveau moral de l'humanité.
Voici, en premier lieu, les empêchements de ma-
riage. L'énumération en est longue, la casuistique
compliquée, et de nombreux évoques, au concile du
Vatican demandèrent des simplifications (CoH. Lac,
t. VII, col. 842, 873, 877, 880 sqq., 882, etc.). N'em-
pêche que cette législation procède de pensées très
hautes, et qu'elle concourut à donner aux fidèles une
grande idée du contrat matrimonial. On respecte
davantage un acte que l'Eglise entoure de précau-
tions si multipliées ; une retenue salutaire préside
aux relations de famille, quand les jeunes gens que
rapproche la parenté ou l'alliance n'ont plus l'espoir
de réparer par une union légitime les fautes que leur
suggérerait la passion (Cf. Instr. Card. Rauscher,
4 mai l885,§ 81, Coll. Lac, t.V. col. 1297).
La discipline à laquelle est soumis le clergé mérite
une attention spéciale. J'en ai dit un mot déjà pour
en indiquer la stabilité; il est temps d'en remarquer
la sainteté. Tous les Etats donnent des instructions
à leurs agents; mais que leur demandent-ils? L'exac-
titude à bien remplir leurs devoirs professionnels,
peut-être une certaine tenue extérieure, un décorum
de bon ton, et c'est tout. Aucun gouvernement ne
pénètre dans la vie privée de ses fonctionnaires;
aucun n'ose leur prescrire d'être des saints. L'Eglise
a cette audace. Elle impose à ses ministres un statut
légal qui les saisit dans le détail intime de l'existence;
elle exige d'eux des vertus très supérieures à celles
du commun : chasteté parfaite, fidélité à la prière
quotidienne prolongée, charité qui distribue en
bonnes œuvres tout le superflu des revenus du béné-
fice, sans jamais thésauriser (Conc Trid., Sess. xxv,
de Réf., c. i). Pour fixer ce régime, des Dccrétales
sont insérées au Corpus juris sous des rubriques
significatives : De vita et honestate clericorum
(X. III, i), De cohahitatione clericorum et muUerum '
(X. m, 2), A'eclerici vel monachi saecularihus negotiis
se immisceant (X. m, 5o)... Ces titres sont mêlés à
ceux qui règlent les contrats ou la procédure en
s'inspirant des antécédents romains : De pactis,
(X. I, 35), De litis contestatione (X. 11, 5), De testa-
mentis (X. m. 26)... On y retrouve la langue des
jurisconsultes païens, presque leur style; au premier
abord, on pourrait croire tous ces fragments signés
de Gaïus ou de Papinien; mais dès qu'on s'y arrête,
on y reconnaît, coulée dans le moule juridique.
17
LOI ECCLÉSIASTIQUE
lî
une doctrine morale ([ue ne soupçonnaient pas les
anciens. L'Eglise n'a copié leurs procédés que pour
les faire servir à ses fins à Elle, cl pour réaliser un
idéal nouveau.
Montons encore d'un degré. Les Ordres religieux
11 représentent, dit Léon XIU (Lettre à S. Eni. le car-
dinal archevêque de Paris, Au milieu des consola-
tions, 23 déc. 1900, Jeta S. S., t. XXXIII, p. 3Go), la
pratique publique de la perfection chrétienne j. Leurs
membres se vouent, selon les conseils de l'Evangile,
à l'abnégation totale d'eux-mêmes par la pauvreté,
la chasteté, l'obéissance. Il leur arrivera de se laisser
aller à des défaillances ; mais l'état de vie dans lequel
ils sont engagés les oblige à tendre vers les sommets ;
l'essence de ce status, c'est de mortifier constamment
l'inclination naturelle de l'homme vers les biens
créés pour établir en son cœur le règne de l'amour
divin : conception grandiose et austère, qui semble
dépasser les forces moyennes de l'humanité et
échapper par là même à l'emprise du législateur. Eh
bien! l'Eglise a osé en faire l'objet d'une réglemen-
tation positive ; la vie religieuse existe chez elle à
titre d'institution normale, olficiellement reconnue
et pratiquement organisée. Plusieurs titres du Cor-
pus, complétés par d'innombrables documents du
Saint-Siège, en réglant le fonctionnement des Ordres
et des Congrégations, constituent un véritable code
de perfection. Il y a là une législation compliquée,
loutTue, mais qui réussit à formuler et à coordonner
en système juridique les principes d'un renoncement
absolu. En vérité, les civilistes ne nous avaient pas
habitués à trouver dans les manuels de droit des
méthodes de sacrifice, et il faut avouer qu'en passant
de leurs ouvrages aux traités canoniques de Hogula-
ribus, on change d'atmosphère. Les canonistes,
comme tous les juristes, aiment les brocards qui con-
densent en peu de mots une théorie entière. Parmi
ces aphorismes qui voyagent de décrétale en décré-
tale et de glose en glose, beaucoup expriment une
vérité de bon sens ou une sentence d'équité; généra-
lement de provenance romaine (voir, par exemple,
le commentaire de Reiffenstuel, De liegulis juris),
ils sont marqués au coin de la sagesse quiritaire, et
servent utilement à résoudre les dillicultés courantes
en affaires. Quelques-uns, toutefois, rendent un bien
autre son : i< Tout ce qu'acquiert un moine appartient
à son monastère >• (Quicquid monachus acquirit, mo-
nasterio acquiril. Cf. tous les canonistes passim,
V. g. VERMEERscu,de iî'e//^;osiA-,t.I,n. 242); « Le reli-
gieux n'a de volonté ni pour le oui ni pour le non »
(Religiosus velle vel noUe non liabet. Cf. in Vl", 1 , 6,
c. 27; m, 1 1, c. 2; III, 12, c. 5). En ces deux phrases,
sont résumés les principes du détachement le plus
radical : abdication de toute propriété individuelle,
immolation de toute volonté propre. Voilà certes des
maximes que ni les Sabiniens ni les Proculiens
n'avaient mises en circulation; c'est l'enseignement
d'une autre école qui se fait entendre ici. L'Eglise a
glissé parmi les Hègles de droit des Pandectes les
préceptes ou les conseils del'Evangile; en recueillant
l'héritage juridique de l'Empire, elle a mêlé aux mon-
naies d'airain qui portent 1 image des Césars quelques
pièces d'or frappées à l'efligie du Dieu crucifié.
Ainsi le droit canon reflète à sa manière la sainteté
de la société qu'il régit. Quelques esprits, toutefois,
hésitent à en convenir; sans nier absolument la
beauté de nos institutions, ils sont plus attentifs au
levers de la médaille. Ne lit-on pas souvent, dans
les canons de conciles ou les constitutions du Saint-
Siège, l'aveu d'abus lamentables qui n'auraient
jamais dû se glisser, semble-t-il, au sein du peuple
fidèle ? Que de pontifes, au moyen âge, ont gémi sur
l'incontinence des clercs (Cf. C. xxxii, per totum ; X.
III, 3 et /(, etc.) et sur la simonie! (Cf. D. i, qu. 1-7,
passim ; X. v, 3, etc.) Us prennent des mesures pour
remédier au mal, on ne leur obéit pas; leurs succes-
seurs se voient dans la nécessité d'innover les mêmes
lois, de les munir de sanctions pénales, et ce n'est
qu'après une véritable lutte contre l'inertie ou la
malice des sujets que l'autorité finit par faire respec-
ter sa volonté. Un tel spectacle n'est-il pas simplement
scandaleux?
Je ne le crois pas. Ceux qui s'étonnent de ces déficits
ne paraissent pas se rendre compte des sacrifices que
suppose l'observation intégrale des lois ecclésias-
tiques. Ont-ils réfléchi à la dose de vertu qu'exige
des prêtres le célibat, et des moniales la clôture
perpétuelle? Or, une partie notable des canons
occidentaux est consacrée à urger l'accomplissement
de ces grands devoirs. Il est entendu que tout chré-
tien a le droit de se marier, que toute chrétienne est
libre de rester dans le monde; mais, si un jeune
homme reçoit le sous-diaconat, il s'engage pour tou-
jours à la chasteté parfaite; si une jeune fille fait
profession dans un Ordre cloîtré, elle s'astreint à
passer toute sa vie au fond de son couvent, sans en
sortir et sans yrecevoir personne. Ce sontdeslourdes
obligations; il favit, pour y rester constamment
fidèle, un véritable héroïsme. Et cependant l'Eglise
ne craint pas de les sanctionner juridiquement. Ce qui
doit nous surprendre, ce n'est pas qu'une pareille
discipline se soit heurtée à des résistances plus ou
moins passives, c'est qu'elle ait pu néanmoins s'éta-
blir et se maintenir pendant des siècles. Uappelons-
nous en effet que Notre-Seigneur n'a pas rétabli la
nature déchue dans l'intégrité delà justice originelle;
les blessures que lui infligeala faute d'Adam ne sont
pas encore cicatrisées, et la concupiscence continue
de la porter au péché. La Grâce ne détruit pas en
nous les tendances mauvaises, mais elle les combat
et les dompte. L'Eglise seconde la Grâce; elle prêteà
ses opérations invisibles le secours d'une action
visible, et le droit canon est précisément l'arsenal
des armes qu'elle a forgées pour cette guerre. Or,
quelles que soient les péripéties de la lutte, elle ne
capitule jamais, et c'est cette fermeté qui est admi-
rable. Que de fois n'a-t-on pas tenté, par exemple,
d'olilenir du Saint-Siège la suppression du célibat
ecclésiastique! Rome s'est constamment refusée à la
moindre concession de ce côté, et les adversaires de
la chasteté cléricale n'ont réussi qu'à provoquer de
la part des pasteurs un redoublement de vigilance.
(Cf. v. g. Conc. Trid , Sess. xxiv, De Sacram.
Matrim., can. l\, 9; Encycl. Mirari vos, i5 Aug. 1882,
§ Hic autem vestram ; Syllabus, prop. 7^, N.B.;
^ncyc\. Pascendi, 7 sept. 1907,^ Pauca demum supe-
rant.) Sur ce point comme sur bien d'autres, l'his-
toire de l'Eglise est celle d'une reforme perpétuelle ;
je ne sais rien de pluscontraireàla marcheordinaire
des choses humaines. En général, les sociétésquiont
commencé à déchoir ne se relèvent plus; l'Eglise, au
contraire, sort toujours à son honneur des crises qui
l'éprouvent.
Beaucoup d'abus invétérés, enracinés dans les
mœurs, ont fini par disparaître, sous l'action de la
hiérarchie, favorisée par des circonstances providen-
tielles. La simonie fut la plaie du moyen àge(X. v, 3,
c. 39; Innocentius III, in Conc. Lat., W", a. I2i5.
Cf. C. I, qu. I, c. 7, 28; qu. 3, c. I, 9, i3; X. v, 3, c.
i3, 3o, 4o, 42; Extrav.comm., v, i, c. i, etc.); quelles
traces enreste-t-il de nos jours et dans nos régions?
La vie privée des prêtres, à certaines époques, était
loin d'être irréprochable; actuellement, notre clergé
donne l'exemple d'une correction qui laisse peu de
prise à la médisance; jamais, je pense, la pureté des
mœurs sacerdotales ne mérita mieux qu'aujourd'hui
19
LOI ECCLÉSIASTIQUE
20
la vénération publique. J'ai fait allusion déjà à la
clôture des moniales; il a fallu des avalanches de
bulles et de décrets (Cf. Ferbakis, Piumpta Biblio-
tlieca, v' Moniatis, art. 3,4; Uollwkck, Die hirchli-
chen Strafyeselze, § il,Ç), i5o, p. t22i sqq.), pour en
imposer la rigueur; iiiais le but est atteint. Chacun
sait avec quelle tidélitc les religieuses des Ordres
cloîtrés observent ce point de discipline; bien qu'el-
les n'aient plus en France de vœux solennels, et que
par suite elles échappent à la clôture papale sanc-
tionnée par l'excommunication, elles n'en sont pas
moins exactes à tenir fermées les portes de leurs mo-
nastères. Nos Carmélites, pour ne parler que d'elles,
restent jusqu'à la mort recluses derrière leurs gril-
les, à moins que la persécution ne les jette sur les
chemins de l'exil.
Artisans de réformes efficaces, les textes canoni-
ques sont aussi des témoins qui révèlent le travail de
la Grâce dans les âmes. Au dix-neuvième siècle, la
vie religieuse se développa magnifiquement ; des Insti-
tuts nouveaux se fondèrent de toutes parts, beau-
coup sollicitèrent l'approbation du Saint-Siège, et
soumirentleurs règles au contrôle de la Chaire apos-
tolique. Si fréquents furent ces recours, qu'il devint
opportun d'en déterminer la procédure et les condi-
tions; la Sacrée Congrégation des évêques et régu-
liers publia en 1901 la méthode qu'elle avait cou-
tume de suivre, en y ajoutant un schéma d'après
lequel devraient être rédigées les Constitutions dont
on désirerait la confirmation. Rien ne montre mieux
que ces Normae célèbres, la vitalité de l'esprit chré-
tien : voilà donc un document juridique rendu néces-
saire par une floraison d'Instituts nouveaux, si riche,
si spontanée, si variée, qu'il faut la régulariser par
voie administrative. On réduit l'ascétisme en articles
de code, qui expliquent les moyens de réaliser sans
illusion le don complet de soi au service de Dieu et
du prochain ; sous ces formules brèves et claires,
c'est la sainteté même de l'Eglise qui resplendit.
3° — C'est aussi sa fécondité, et nous constatons
ici un autre signe distinctif de la société que fonda
Notre-Seigneur Jésus-Christ. D'après l'enseignement
du Concile du Vatican, elle verse sur le monde d'iné-
IJuisables bienfaits; c'est un des traits qui révèlent
son origine divine. Or, beaucoup de ces bienfaits
ont passé par le canal juridique; le droit canon fut
un agent de civilisation et de progrès. Les faits si-
gnalés jusqu'ici en fourniraient à eux seuls une
preuve suffisante. Ils mettent en évidence l'inlluence
moralisatrice de la législation ecclésiastique; peut-
on rendre un meilleur service aux nations que de
diminuer les crimes et de faire fleurir la vertu sur
leur sol ? Mais je suis loin d'avoir tout dit, et il est
facile d'allonger la liste désavantages dont le monde
est redevable à la discipline catholique.
Au moyen âge, les tribunaux des évêques ou des
archidiacres sont mieux tenus que ceux des barons
laïques; leur procédure est plus raisonnable, leurs
sentences sont plus modérées; aussi les fidèles s'em-
pressenl-ils d'y porter leurs litiges (Cf. Esmein, His-
tuire du droit français, 5» éd., p. 277.). Les juges
d'Eglise deviennent les grands diseurs de droit de la
chrétienté, et ils font pénétrer dans les rapports
sociaux plus de justice et de charité. Au milieu de
populations à demi barbares, l'Eglise, par ses insti-
tutions et ses lois, concourt à adoucir les mœurs.
Elle prescrit la trêve de Dieu (Cf. X. i, 34), punit
les tournois meurtriers (CL X. v, i3) et le duel judi-
ciaire (Cf. X. V, i4, e 2; V, 35, c. I, 2.), réprouve les
ordalies (Cf. C. 11, qu. 5, c. 7; X. v, 35, c. 3.), et finit
par faire triompher des modes de preuve plus hu-
mains, même devant les cours séculières (Cf. Esmein,
loe. cit., p. 4 16, 779).
Cette influence salutaire du droit canon sur le
milieu ambiant n'appartient pas seulement à l'his-
toire du passé; c'est encore un fait actuel. Si le di-
vorce, toutinscrit qu'il est dans les lois, reste cejien-
dant soumis à des conditions assez restrictives, si la
majorité des honnêtes gens continue à le réprouver,
c'est à l'Eglise qu'on le doit : qu'elle fasse fléchir, par
impossible, la rigueur de ses principes, qu'elle atté-
nue la sévérité de ses prohibitions, et on verrait
bientôt la conscience populaire oublier de plus en
plus l'inviolabilité du lien conjugal; le Parlement
abaisserait les dernières barrières qui contiennent
encore l'inconstance des époux; le nombre des divor-
ces, déjà si inquiétant, grandirait rapidement, et
nous reviendrions à la licence païenne. Même remar-
que à propos du duel. Magistrats et jurés ne sont que
trop portés, sur ce chapitre, à une indulgence exces-
sive; l'Eglise, au contraire, maintient fermement ses
sanctions (Cf. Hollweck, loc. cit., § i65, p. 254 sçy.;
RivKT, Dictionnaire apulof^étique, v" Duel; Wbrnz,
loc. cit., t. VI, n. 3^5 sqq., p. 3^5 sqq.). Son attitude
n'est pas sans faire impression sur l'esprit public ;
on s'en apercevrait, le jour où, d'aventure, elle y
renoncerait : le peuple aurait vite l'ait de perdre le
peu qui lui reste de sens moral en cette matière.
L'Eglise est donc vraiment, selon l'oracle d'Isaïe (xi,
12) (jue lui applique le concile du Vatican (Sess. m,
cap. 3, Denzinger-Rannwart, n. i^gi), « comme un
étendard levé sur les nations », manifestant au
monde l'ordre et la paix du Royaume de Dieu.
Nos anciens auteurs vantaient « l'air doux et salu-
bre » de la coutume de Paris, « respiré par Messieurs
du Parlement. » (BuoDE.iU, Commentaire sur la cou-
tume de Paris.) L'atmosphère où vive:it les canonis-
tes est encore plus tempérée. Mais, pour s'en rendre
compte, il ne suffit pas de passer rapidement à ti-a-
vers l'un et l'autre milieu ; il faut les fréquenter tous
les deux avec quelque assiduité. On se sent alors
dominé par une impression qui résulte de multiples
détails : isolé, chacun d'eux passerait peut-être ina-
perçu ; (|uelques-uns même feraient plutôt croire à
une certaine rudesse du for ecclésiastique ; mais
l'ensemble suggère cette conviction que le droit canon
porte en soi un élément de douceur qui ne se retrouve
pas au même degré dans les droits laïques. Le fait
est d'une constatation délicate, et l'aflirmation doit
en être prudemment nuancée; il est cependant réel.
Deux traits, sans plus, en ébaucheront un commen-
cement de preuve : le caractère de l'autorité et celui
de la législation pénale. Le commandement, dans
l'Eglise, garde toujours quelque chose de paternel.
Sans doute, les bureaux du Saint-Siège ou la curie
d'un vaste diocèse prennent forcément les procédés
de toute grande administration ; et cependant, leur
nianièred'agir,leurs/v'e, comme on dit, n'a pas cette
raideur qui caractérise les interventions de nos
chambres ou de nos ministères. La coutume est là,
pour diversifier, selon les besoins locaux, l'applica-
tion de la loi; un régime très souple et très déve-
loppé de dispenses achève de l'adapter aux situations
individuelles. Quant au droit (lénal ecclésiastique, il
a son cachet spécial de modération et d'indulgi^nce.
Ce n'est pas, je le sais, la réputation qu'on lui fait ;
mais ceux qui lui reprochent une sévérité excessive
montrent par là ou qu'ils le connaissent mal, ou
qu'ils ignorent les systèmes de répression en usage
ailleurs. Avant d'en venir aux châtiments propre-
ment dits, l'évêque a le devoir d'essayer d'abord de
moyens plus bénins : monition paternelle, monition
canonique... Il est tenu de se comporter en père, <iui
cherche à corriger ses fils coupables, mais qui recule
autant que possible devant les exécutions rigoureu-
ses. C'est le Concile de Trente qui le lui ordonne
21
LORETTE
22
(Sess. xiii, de lief., c. i. Cf. Instr. S. C Ep. et lieg.,
II juin 1880, n. 1-8). Quel article du Code d'instruc-
tion criminelle prescrit l'équivalent aux tribunaux
correctionnels? La loi du sursis elle-même n'a pas
introduit dans les prétoires français, à l'égard des
prévenus adultes, des habitudes aussi discrètes. D'un
autre côté, parmi les peines qu'inflige le for ecclé-
siastique, un lion nombre sont <i médicinales », c'est-
à-dire que le premier but qu'elles visent est l'amen-
dement du délinquant. Les criminalistes contempo-
rains s'cflorcent d'orienter dans le même sens les
sanctions de la justice séculière; ils voudraient ren-
dre la peine éducatrice, et se montrent très fiers des
quelques progrès réalisés sous ce rapport à leur
instigation. Sans qu'ils s'en doutent, peut-être,
l'Eglise depuis longtemps avait frayé la voie; en
punissant les fautes de ses enfants prodigues, elle
se préoccupe toujours de leur amendement (Cf. Holl-
WECK, loc. cit., § 21, p. 84; Webnz, loc, cit., t. VI,
n. 72, p. 80; n. 78, p. 84), parce qu'elle est leur mère,
cl que toute son action procède de cette unique pen-
sée : sauver les âmes I
Concluons. Dans la série des systèmes juridiques
]iassés ou présents, le droit canon se détache avec
une physionomie originale qui n'appartient qu'à lui.
l'ormé d'éléments humains qu'il emprunta pour par-
lie au droit romain ou autres législations profanes,
il a su les transfigurer. La Providence, qui assiste
incessamment l'Eglise, a veillé sur ses lois comme
sur les autres manifestations de sa vie, et elle les a
marquées d'un sceau divin. Quelle que puisse être,
au point de vue purement technique, la valeur du
droit canon, pour la beauté morale et l'eflicacilé
sanctificatrice il est sans rival ; il a sa transcendance
à lui. J'accorde qu'elle ne se montre pas toujours
avec un éclat éblouissant. Certaines régions du do-
maine canonique semblent encombrées de prescrip-
tions minutieuses ou terre à terre. Cependant l'ins-
piration qui les a dictées ne laisse pas que d'être très
haute, et si l'on y regarde de près, l'ensemble des
institutions ecclésiastiques, avec l'unité de leur his-
toire et la fécondité de leurs résultats, se distingue
par des traits extraordinaires, que n'explique pas
suflisamment le jeu des activités naturelles. Dansune
galerie de peinture, si au milieu de toiles de second
ordre on a glissé un chef-d'œuvre, le gros public
passera devant tous ces tableaux sans remarquer de
différence ; un artiste, au contraire, s'arrêtera devant
le chef-d'œuvre et reconnaîtra d'emblée le pinceau
d'un maître. De même dans le monde juridique.
Qu'un amateur distrait feuillette successivement tous
les Corpus juris du monde, il n'y verra que des col-
lections, égales entre elles, de textes souvent com-
l>liqués et quelquefois bizarres ; mais supposons un
observateur attentif et de bonne foi, libre de préju-
gés, sachant ce que veulent et peuvent les législateurs
humains, ce qu'ils demandent aux peuples et ce qu'ils
en obtiennent; que cet homme étudie, à coté du droit
des sociétés profanes, le droit de l'Eglise, il décou-
vrira vite que celui-ci n'est pas de tout point pareil
aux autres, que sa formation, son développement,
ses effets, échappent aux lois sociologiques commu-
nes. Quelqu'un de plus grand qu'un homme, dira-t-il,
a passé par là : Digittis Dei est hic.
H. AUFFROY, S. J.
LORETTE. — La question de Lorette intéresse
l'apologiste de la foi catholique, soit à raison de la
dévotion attachée depuis des siècles au célèbre san«-
luaire, soit à raison des encouragements donnes par
l'Eglise à cette dévotion. Elle présente d'ailleurs
deux aspects forts distincts, l'un doctrinal, l'autre
historique. Quelle est au juste la portée des encoui-
ragcments donnés par l'autorité ecclésiastique à la
dévt>tion de Lorette? Première question, qui inté-
resse le théologien. — Les murs de la Santa Casa
sont-ils identiquement les mêmes qui abritèrent à
Nazareth le Verbe incarné, la Vierge Marie et saint
Joseph? Deuxième question, qui déborde les cadres
de la théologie et sur laquelle l'Eglise n'a pas négligé
d'entendre les historiens et les archéologues.
Nous retiendrons la question de principes, et sur
la question d'iiisloiie enregistrerons le jugement
autorisé de la Sacrée Congrégation des Kites, ren-
voyant le lecteur, pour toute discussion approfondie,
aux auteurs spéciaux.
1. Question de principes. — Les principes gé-
néraux (lui dirigent l'Eglise dans l'appréciation des
faits ré[)utés miraculeux et des traditions pieuses
ont été déjà formulés ci-dessu3(article Likux saints);
nous les rappellerons brièvement, d'après l'Ency-
clique l'asccndi (IIP partie, c. vi) :
n En ce qui regarde le jugement à porter sur les
pieuses traditions, voici ce qu'il faut avoir sous les
yeux. L'Eglise use d'une telle prudence en cette ma-
tière, qu'elle ne permet point que l'on relate ces tra-
ditions dans des écrits publics, si ce n'est qu'on le
fasse avec de grandes précautions et après insertion
de la déclaration imposée jtar Urbain VIII; encore
ne se porte-t-elle pas garante, même dans ce cas, d^
la vérité du fait ; simplement, elle n'empêche pas de
croire des choses auxquelles les motifs de foi hu-
maine ne font pas défaut. C'est ainsi qu'en a décrété,
il y a trente ans, la Sacrée Congrégation des Rites
(décret du g mai 1877) : Ces apparitions ou rét'élO'
tions n'ont été ni apjiroufées ni condamnées par le
Saint-Siè(;e, qui a simplement permis qu'on les crût
de ftii purement humaine, sur tes traditions qui les
relatent, corroborées par des témoignages et des mo-
numents dignes de foi. Qui tient cette doctrine, est
en sécurité. Car le culte qui n pour objet quelqu'une
de ces apparitions, en tant qu'il regarde le fait même,
c'est-à-dire en tant qu'il est relatif, implique tou-
jours comme condition la vérité du fait; en tant
qn'ahsolu, il ne peut jamais s'appuyer que sur la
vérité, attendu qu'il s'adresse à la personne même
des saints que l'on veut honorer. 11 faut en dire au-
tant des reliques. »
Celte doctrine est parfaitement claire. La raison
fondamentale et indéfectible du laissez-passer ac
cordé par l'Eglise à la dévotion de Lorette est la réa-
lité même du mystère de l'Incarnation, que les fidè-
les venaient honorer en ce lieu; la croyance, qui
identifie le sanctuaire de Lorette à l'ancienne habi-
tation de la sainte Famille, n'avait à attendre de
l'Eglise aucune garantie, et en l'autorisant, sur les
témoignages humains qui l'aflîrmaient, les papes du
XVI', du xvn', du xviii", du xix' et du xx" siècle,
n'ont pas engagé sur cette question leur magistère
infailUljle. Qui tient cette doctrine, est en sécurité.
Que les principes généraux énoncés ci-dessus trou-
vent leur pleine application dans le cas de Lorette,
c'est ce qui ressort de la teneur même des documents
jiontilicaux. La série en est longue; nous citerons
deux des plus anciens : celui de Paul II, où apparaît
pour la première fois la crojance à la translation
miraculeuse de la madone lorétane, et celui de
JuLBS II, où apparaît pour la première fois la croyance
à la translation miraculeuse de Pédicule lui-même.
La bulle de Paul II est datée du i 2 février 1470;
on y lit :
« Cupientes eccicsiam B. Marie de Laureto, in ho-
norem ejusdem sacratissime Virginis extra muros
Racanati miraculose fundataiu, in qua, sicud fide di-
gnorum habet asserlio et universis potest constare
23
LORETTE
24
fideUbus, ipsius Virginis gloriose jmago angelico
comitante cetu mira Dei clementia coUocala est, et
ad quain, propter innumera et slupenda rairacula,
que ejusdem meritis et intercessione singulis ad eaiii
dévote recuirenlibus et ipsius patrocinium cum Lu-
militate poscentibus Altissinius operatus est liacte-
nus et operatur in dies, ex diversis niundi partibus
etiaiu reniolissimis, ejusdem sacratissime Virginis
liberali presidiis populorum contluit multitude, cui-
que nos ob prcclara ipsius Matris Dei mérita ab
ineunte elate ultra communem morlalium modum
semper devolissimi ac alt'ectissimi fuimus. »
Voici le passage capital de la bulle donnée par
Jules II en date du 21 octobre iSo^ :
«Nos attendentes quod non solumerat in predicta
eeclesia de Loreto imago ipsius béate Marie Virginis,
sed etiam, ut pie creditur et fania est, caméra sive
thalamus, ubi ipsa beatissinia Virgo concepta, ubi
educata, ubi ab Angelo salulata Salvatorem seculo-
rumverbo concepit, ubi ipsum suum primogenitum
suis castissimis uberibus lacté de celo plenis lactavit
et educavit, ubi quando dcLocseculonequamad subli-
mia assumpta extitit orando quiescebat, quaraque
aposloli sancti primara ecclesiam in honorem Dei et
ejusdem béate Virginis consecrarunt, ubi prima missa
celebrata extitit, ex Bethléem angelicis manibus ad
partes Sclavonie et locuniFlumen nuneupatum primo
porlata, et inde per eosdem angelos ad nenius Lau-
rete mulieris, ipsius beatissime Marie Virginis devo-
tissime, et successive exdicto nemore, propter homi-
eidia et alla facinora que inibi perpotrabanlur, in
collera duorum fratrum, et postremo, ob rixas et
contentiones inter eos exortas, in vicum publicum
territorii Uacanatensis translata existit. »
On a dû remarquer les expressions employées :
Ecclesiam inii-aculose fiiiidatam, in qita, sicut fide
di^norum liahel assertio et universis potest constare
fidelibus, ipsius Virginis gloriose ymago angelico
comitante cetu mira Dei clementia collocata est,
disait Paul II. — Attendentes quod non solum erat in
predicta de l.oreto imago ipsius heale Marie Virginis,
sed etiam, ut pie creditur et fama est, caméra sive
llialamus ubi ipsa heatissima Virgo concepta, uhi
educata, uhi ab Angelo sahitata Salvatorem seculo-
rum veri)0 concepit, dit Jules II. Le jugement porté
sur la valeur et la moralité des témoins laisse à
ceux-ci toute la responsabilité de leur témoignage.
Qu'il s'agisse des origines du sanctuaire ou de la
réalité des innombrables faveurs miraculeuses —
innumera et stupenda miracula — obtenues par l'in-
tercession de la Vierge, les documents pontificaux
s'en tiennent exactement aux principes énoncés
plus haut.
Dès lors, la réponse à la première question, tjues-
lion de principes, est fort claire : les expressions
indécises de Paul II, les expressions plus déterminées
de Jules II et de ses successeurs, renferment, outre la
constatation d'une croyance très répandue au déclin
du quinzième siècle, l'expression d'une opinion per-
sonnelle, mais nulle assertion dogmatique. L'intro-
duction, dans la liturgie romaine, d'un ofQce de la
Translation, n'a pas une autre signification; car,
ainsi que l'ont rappelé, à diverses reprises, les Con-
grégations romaines, l'approbation d'offices nou-
veaux ne comporte aucun jugement définitif sur la
réalité des faits qui ont donné lieu à cette conces-
sion : en proposant ces faits aux fidèles comme
croyables de foi humaine, l'Église ne perd pas de
vue sa mission enseignante, qui est d'un tout autre
ordre, et plus haut, que celle d'un tribunal histo-
rique. Que les leçons historiques du bréviaire, com-
pilées à des sources de valeur très inégale, renfer-
ment de notables erreurs, cela est si vrai que parfois
l'Église avoue ces erreurs et les corrige : on l'a vu
récemment dans le cas du pape saint S3 Ivestre et du
pape saint Marcellin. Croire ces leçons irréforma-
bles, serait prendre le change sur la nature de l'in-
faillibilité à la([uelle prétend l'Eglise en matière
liturgique. Les mêmes principes s'appliquent exac-
tement au fait de la translation miraculeuse. Le pre-
mier ollice approuvé par la Congrégation des Rites,
pour Lorettc et les Marches, n'en faisait pas men-
tion : toutes les leçons du second nocturne étaient
prises du commun. En 1699, on fit un pas de plus:
l'affirmalion du miracle trouva place à la fin de la
sixième leçon. Un récent décret de la Congrégation
des Rites, en date du 12 avril 1916, vient de lui
apjiorter une consécration nouvelle.
Est-ce le cas de redire avec un ancien auteur :
Multorum devotio paucorum doctrinae cedere non
débet? Après tout, un tel opportunisme ne présente-
rait rien d'absolument scandaleux. Car l'Eglise n'est
pas une académie, mais une société instituée pour
promouvoir le bien surnaturel des âmes; dans
l'hypothèse d'un conflit entre l'intérêt immédiat des
âmes et la conservation de telle vérité scientifique
particulière, il est assez naturel qu'elle songe d'abord
aux âmes. Toutefois, ce point de vue étroitement
utilitaire n'est pas celui où ont coutume de se placer
ceux qui, d'office, veillent aux intérêts généraux de
la foi. C'est ce que Léon XIII rappelait un jour en
empruntant la parole de Job (xiii, 7) : Numquid Deus
indiget vestro mendacio? (Dans le même ordre
d'idées, voir la lettre du même pape aux cardinaux
de Luca, Pilra et Hergenroether, sur les études his-
toriques, 18 août i883. Trad. française dans la
Revue des Questions historiques, t. XXXIV, p. 353-
363.) Si la fête de la translation miraculeuse fut
introduite au xvn" siècle, si elle fut maintenue de
nos jours, c'est sans doute qu'on lui trouva des
titres sérieux. Ces titres, suffisants pour la légitimer
au jugement de l'Eglise, ne le sont pas pour per-
mettre de jeter l'anathème à ceux qui l'ont parfois
discutée en historiens.
Il serait donc aussi contraire à la vérité qu'à la
prudence, de dire, avec tel auteur anonyme :
u II faut proclamer (la brutale matérialité du fait
de Lorelle), la faire briller, car l'abandonner aux
coups de l'adversaire, c'est faire l'abandon de tout
le surnaturel chrétien à travers Ihistoire. C'est
pourtant ce (|u'ont fait certains critiques catholiques
bien intentionnés et rêvant de jeter un pont au pro-
testantisme. C'est une singulière façon de servir
l'Eglise. X (Voir /.a Croix, dn iGdéc. 1909, et la con-
treiiarlie dans le même journal, 9-10 janv. 1910.)
Non, la vraie façon de servir l'Eglise ne consistera
jamais à l'engager plus qu'elle-même ne prétend
s'engager. L'Eglise n'a jamais songé à rendre « tout
le surnaturel chrétien « solidaire des traditions loré-
tanes.
D'autre part, le sentiment de dévotion qui, depuis
des siècles, entraîne les foules chrétiennes vers le
sanctuaire de Lorette, ne tire pas sa valeur de la
matérialité de pierres : il a un objet plus haut, et
s'adresse aux mystères fondamentaux du christia-
nisme. Il n'en faudrait pas davantage pour justifier,
en tout état de cause, devant la raison comme
devant la foi, les miracles opérés par Dieu dans ce
lieu béni, et conséquemment les encouragements
donnés par l'Eglise à cette dévotion.
II. Question de fait. — Le fondement le plus sûr
de la croyance à la translation miraculeuse est la
longue série de documents pontificaux i[ui, depuis le
commencement duxvi' siècle, constatent la croyance
populaire et autorisent la dévotion qui s'y fonde.
A celte série officielle, viennent s'ajouter, pour
25
LORIQUET (LE PERE)
26
les deux siècles précédents, d'autres documents ou
moins explicites ou moins vénérables. Ne parlons
pas des invectives, qui ne servent en aucune mesure
la cause de la vérité.
Nous avons cité les bulles de Paul II (12 fév. 1^70)
et de Jules II (21 oct. 1607); on a pu observer qu'elles
font allusion au passé de la Sania Casa en termes
très généraux. Une narration précise peut être
atteinte par nous dans V Histoire présentée le 19 sep-
tembre i53i à Clément VllI par Jérôme Angelita,
secrétaire perpétuel de la commune de Recanati ; en
voici le résumé :
9-10 mai 1291. — Arrachée de ses fondements par les
anges, la Santa Casa de Nazareth est transportée par eux
à Rauniza, entre Fiume et Tersatto (Dalciatie). Appari-
tion et discours de la sainte Vierge au curé (?) Alexan-
dre.
1292. — Envoi de quatre délégués illyriens de Tersatto
à Nazareth pour vériiier les dimensions respectives du
sanctuaire et de ses anciennes fondations.
10 décembre 1294, — La Santa Casa reprend son vol,
traverse la mer Adriatique, et vient se poser dans le terri-
toire de Recanati.
10 août 1295. — Nouveau transport de la Santa Casa
à peu de distance, dans le domaine des frères Antici.
9 septembre 1295. — Envoi par la ville de Recanati
d'un ambassadeur au pape Boniface VIII, pour lui annon-
cer l'arrivée de la maison de Nazareth sur son terri-
toire.
2 décembre 1295. — Quatrième et dernière translation
de la Santa Casa au lieu dit Laurelum.
1296. — Apparition de la Vierge Marie à un anacho-
rète.
Même année. — Envoi de seize délégués à Nazareth, pour
vérification comme ci-dessus,
A la dévotion populaire, manquait une consécra-
tion liturgique : elle lui vint de la Congrégation des
Rites, qui, par décreldu 29 novembre iG32, approuva,
pour la province des Marches, la fête de la Transla-
tion, lixée au 10 décembre. En 166g, la fête entrait
au martyrologe romain. Le 16 septembre 1699, ^"'
approuvé l'office propre, avec la messe, pour la pro-
vince de Picenum ; des décrets ultérieurs en étendi-
rent l'usage à d'autres parties de l'Eglise, — non à
la catholicité tout entière. Malgré certains retours
offensifs de la critique, on peut dire que, depuis
quatre siècles, l'idée de la Translation est, dans
l'Eglise, en possession de la croyance commune.
La Congrégation des Rites se réfère à cette posses-
sion dans les considérants singulièrement graves de
son récent décret. Acta Apostolicae Sadis, 1916,
p. 179 : Celeberrimnm prae cunctis inarialibiis Orhis
catholici sacrariis promerito ac iure Lauretanuin
habeluv, itludqtie fcre sex ahhinc saeculis Christi
fidelium praecipuae veneraiionis cuttusque inaximi
cohoneslalur significationibus. Domus. inijuam, nata-
lis Beatissiinae Virginis Mariae, ditunis mysleriis
consecrata ; ibi eniin Verbtim caro factuni est...
Les arguments opposés au fait de la translation
miraculeuse (en dehors de l'universelle (in de non-
recevoir opposée par le rationalisme à tout miracle)
sont les uns négatifs, les autres positifs. Les argu-
ments négatifs se résument dans l'impossibilité
d'établir le fait du miracle par témoignages con-
temporains. Les argi\ments positifs se résument
dans le double démenti de la tradition locale. Ni la
tradition locale de Lorelle ne serait compatible avec
l'apparition miraculeuse de la Santa Casa à la date
assignée, ni la tradition locale de Nazareth avec sa
disparition miraculeuse.
Ceux qui présentèrent ces arguments furent sou-
vent des catholiques, qui prétendent liien ne le céder
à personne en orthodoxie et en dévotion à Marie, et
relevaient toute insinuation contraire comme une
injure; mais convaincus que, dans cette question
étrangère à la foi catholique, l'histoire n'est pas
sans réponse ; que d'ailleurs il n'est ni prudent ni
légitime de solidariser la religion, venue de Dieu,
avec des traditions humaines, si favorables soient-
elles à la piété; désireux enUn de servir Dieu et
l'Eglise en appliquant à l'éclaircissement de la tra-
dition lorétane les procédés d'investigation ordinai-
res de la science historique. Ils s'y crurent d'autant
plus autorisés que les documents émanés de l'autorité
ecclésiastique, en constatant la croyance populaire
et approuvant la dévotion, laissaient intacte la
question de fait.
Les défenseurs de la tradition leur ont opposé
des témoignages et des expertises dont on trouvera
le détail dans leurs ouvrages.
Le présent article n'a pas pour but de discuter
avec des catholiques, mais de répondre aux adver-
saires de la foi.
Si des catholiques s'avisent de solidariser la foi
avec la question de Lorette, c'est tant pis pour eux,
il ne saurait être question de les défendre.
Les adversaires du catholicisme ne se sont pas fait
faute de dénoncer, dans la question de Lorette, un
conflit entre la foi et l'histoire. Les considérations
précédentes suffisent à prouver que cette prétention
est absurde, puisque la pieuse croyance relative à la
Santa Casa n'appartient pas à la foi. Ce terrain apo-
logétique est ferme. Le lecteur désireux de s'enga-
ger sur le terrain archéologique pourra consulter
les ouvrages suivants, choisis parmi beaucoup d'au-
tres :
Ouvrages favorables à la translation miraculeuse :
Horatii Tursellini Romani, S. J., Laiiretanae liisto-
riae tibri quinque, Romae 1697. (Nombreuses réédi-
tions et traductions en diverses langues.) — Mgr M.
Faloci Pulignani, l.a S. Casa di Loreto seconda un
affresco di Gubbio, Roraa, Desclée, 1907 (traduct.fr.,
ibid.). — Alph. Eschbach, ancien supérieur du sémi-
naire français à Rome, La vérité sur te fait de Lo-
rette, Paris, Lethielleux, 190g; Lorette et l'ultimatum
de M. U. Clievalier, Rome-Paris, Desclée, igiS.
Ouvrages contraires à la translation miraculeuse :
Leop. de Feis, barnabite, La S. Casa di Nazareth
ed il santaario di Loreto, dans liussegna nazionale,
Florence, t. CXLI, p. 67-97; <•■ CXLIII, p. 4o5-43o
(igoô). — Chanoine Ulysse Chevalier, correspondant
de l'Institut, Notre-Dame de Lorette, Etude histori-
que sur l'authenticité de la Santa Casa, Paris, Pi-
card, 1906, in-8°; voir aussi la recension par le
P. C. de Smedt, S. J., dans Analecta Bollandiann,
t. XXV, p. !t')S-!i<jti, 1906. — Constant Bouffard, La
vérité sur le fait de Lorette, Paris, Picard, 1910. —
Georg Hiiffer, Loreto, Eine geschichtskritische l'n-
tersuchung der Frage des Ileiligen llauses, t. I,
.Miinster i. W., 191 3.
A. d'Alès.
LORIQUET (LE PÈRE). — La question Lori-
quet, qu'on me permette de parler ainsi, n'intéresse
évidemment ni les fondements du dogme, ni ceux de
la morale; mais comme V Histoire de France du fa-
meux Jésuite est souvent alléguée en preuve du
parti pris et de l'étroitesse d'esprit des Catholiques,
il seinl>le bon de ne point la passer entièrement
sous silence.
Lorsqu'on parcourt les pages les plus atlaqiiées
des deux petits volumes incriminés, c'est-à-dire
celles consacrées à l'Empire — et c'est d'elles, comme
de juste, que je m'occuperai surtout — l'on se sent,
je le reconnais sans peine, dans une atmosphère anli-
napoléonlenne et toute royaliste; on rencontie
27
LOUIS XVI
28
même çà et là quelques expressions dures, cei-lains
jugements sévères. Aussi bien, le contraire n'eût pas
manqué de surprendre quiconque a étudié l'époque
de mécontentement, de murmures, de réaction, pen-
dant laquelle cet ouvrage lut composé. La France
saignée à blanc par Bonaparte, mourant d'épuise-
ment, laissait échapper un cri de douleur et de haine
violente contre le régime qui la tuait. Gomment Lo-
riquet n'eùt-il pas souffert de la soulTrance générale?
Comment se fiit-il soustrait aux aspirations de '. ant
de bons Français? N'élait-il pas plus naturel et plus
conforme à l'exactitude historique, qu'il se fît l'écho
de ces douleurs et de ces espérances? C'est ce qui est
arrivé. Toutefois, hàtons-nous de le noter, il n'a été
qu'un écho très alTaibli de tout ce qui se disait et
s'écrivait alors. Si l'on veut s'en convaincre, il suflira
de lire la brochure de Ciiatkaubriaxd, </e Buonaparte,
des Bourbons, les Considérations sur la Réi-ulution
française, de Mme dk STAiiL, mieux encore les ma-
nuels d'histoire de P'rance parus en ces jours. On
constatera que Lorlquet est loin d'être au diapason
de ses contemporains; c'est un modéré, un tiède re-
lativement à eux.
Voilà pourquoi les ennemis du jésuite se sont vus
contraints, atin de donner quelque apparence de
raison à leurs attaques, de créer une légende autour
de lui et pour cela d'exagérer ses torts, si torts il }•
a ; bien plus, de lui prêter des énormités dont on ne
trouve nulle trace dans ses écrits.
MiCHELET nous fournira quelques exemples frap-
pants de la première opération, je veux dire de fla-
grantes exagérations. S'occupant de la bataille de
Waterloo, il allirme que Loriquet met dans la bouche
de AVellington <r des discours absurdes, insultants
pour nous ï.Or ces discours offensants tiennent dans
trois petites lignes, lignes, au surplus, qui ne présen-
tent absolument rien de blessant pour notre honneur.
« Partout, continue-t-il, partout dans l'ouvrage de
Loriquet la gloire de Wellington », partout son éloge;
et ces louanges qui choquent si fort le chatouilleux
accusateur consistent à dire qu'il savait proliter de
la victoire! Ailleurs le véridique historien parle des
« mots ridicules j dont les Jésuites ne cessaient de
1! purger >■ l'œuvre de leur compromettant et mala-
droit confrère; et ces corrections, rares au demeu-
rant, sont absolument anodines, comme il est aisé
de s'en rendre compte! Il ajoute enfln (je ne pousse-
rai pas plus loin l'énumération) que ces éditions
revues, perfectionnées, purgées, se succédaient d'an-
née en année ou plutôt de mois en mois; et le texte à
la main nous constatons, par exemple, que, de iSaS
à 1828, de i836 à i844. c'est-à-dire dans l'espace de
i4 ans, deux tirages seulement furent faits.
De pareilles exagérations, si palpables et si sug-
gestives qu'elles soient, n'ont pas sulli aux ennemis
des Jésuites. Pour accabler plus sûrement ces reli-
gieux, ils ont inventé des mots absurdes qu'ils ont
sans vergogne attribués à Loriquet. On connaît no-
tamment la fameuse phrase sur Xapoléon, « marquis
de Bonaparte, lieutenant-général des armées de
Louis XVIII ï.
Ce fut dans la séance du 2g avril i844 que l'ancien
ministre, Hippolyte Passj-, lança contre Loriquet
celte allégation saugrenue. Huit jours plus tard,
Montalembert était à la tribune, il tenait à la
main deux petits volumes : « J'ai l'honneur de dé-
clai-er, dit-il, que cette falsitication stupide de l'Iiis-
toire n'a jamais existé,... que le fait est complète-
ment controuvé » {Moniteur, mai i844i p. i^"")- et
présentant à l'imprudent et crédule dénonciateur
« les deux éditions princeps », il le met au déli de
montrer les expressions citées par lui. Passy se dé-
roba piteusement, balbutiant et ne montrant rien.
En vain Loriquet, entrant lui-même en scène, lui
écrivait : « Vous avez osé soutenir celte sotte accu-
sation, même en présence de toutes les éditions,
lesquelles vous donnaient, permettez-moi l'expres-
sion, le démenti le plus formel; vous m'avez ca-
lomnié, j'attends de votre loyauté une rétractation
publique. » Cette rétractation, que tout commandait,
le triste mystilié n'eut pas le courage de la faire; il
se tut honteusement.
Ce silence était signiDcatif.
Les ennemis de Loriquet ne se tinrent pas néan-
moins pour battus; ils imaginèrent, pour masquer
leur déroute, la plus singulière des inventions: les
Jésuites, assurèrent-ils sans sourciller, avaient fait
disparaître l'édition qui contenait le passage incri-
miné ! Retrouver et anéantir, au bout de quarante
ans, un ouvrage répandu dans tous les coins de
l'Europe, dans les bibliothèques publiques comme
dans les dépôts privés, et cela sans qu'aucun exem-
plaire échappe à la destruction, quel tour de force,
bien digne assurément de la célèbre Compagnie !
Bien digue de la célèbre Compagnie, si l'on veut,
mais dont pourtant il ne faut point lui attribuer le
mérite. Effectivement toutes les éditions de Loriquet,
sans lacune, se trouvent classées, numérotées à la
Bibliothèque nationale où chacun peut les étudier
à son aise. Une seule, la première, n'y est pas, je me
hâte de le dire; mais cette première, je l'ai, en ce
moment, sur ma table de travail, prêt à la montrer
à qui voudra l'examiner. Or dans aucune ne se
rencontre « la sotte phrase », comme disait Lori-
quet lui-même. Napoléon 0 marquis de Bonaparte et
lieutenant-général des armées de Louis XVlll » n'a
donc jamais eu d'autre existence que celle que lui
ont donnée dans leur imagination de vulgaires igno-
rants ou des polémistes sans bonne foi, comme sans
probité littéraire.
Le Père Loriquet fut d'ailleurs, au témoignage de
ses vrais historiens, un saint religieux, un travail-
leur opiniâtre, un éducateur méritant. Mais ni ses
vertus ni son œuvre ne rentrent dans le cadre que
nous nous sommes lixé. Il s'agissait de débarrasser
sa mémoire de la sotte légende qui s'j' attache persé-
vcramment.
BiBUGGRAPHiE. — P. Bllard, Revue des Questions
historiques, 1" juillet igo^, p. 255; Fraternité ré-
volutionnaire, chap. IV ; Etudes, 20 février 1910,
p. 4^1. — Intermédiaire des chercheurs et curieux,
tome I,i864; tome LX, 1909. — Vie du P. Loriquet,
eh. XVII. — Bulletin du Bibliophile belge, II,
p. 419. — L'Ami de ta Religion, tome CXXI, p. 426.
— At-on calomnié le P. Loriquet, etc. ? par
Charles Loriquet; Reims, Dubois et C'«, 1870, 8",
i3 p. — La Réponse, avril igog. — Le Gaulois,
i~ décembre 1909.
P. Blt.ikd.
LOUIS XVI. — Louis-Auguste, ducdeBerry, qui
devait porter dans l'histoire le nom de Louis XVI, na-
quit le 2 3 août I '354:11 était le troisième lils du Dauphin,
lils de Louis XV, et de Marie-Josèphe de Saxe. Sa
naissance, arrivée subitement à Versailles , n'avait pas
été entourée de l'appareil solennel, ordinaire aux
Enfants de France, et le courrier, charge d'en porter
la nouvelle au Roi, s'était tué d'une chute de cheval.
LesK imaginations ombrageuses » en avaient été frap-
pées, et le bruit s'était répandu dans le peuple que «le
nouveau prince ne naissait pas pour le bonheur ».
Sept ans après, le 22 mars 1761, par la mort de
son frère aîné, le duc de Bourgogne, il devenait Thé-
rilier du trône, et, le 20 décembre 1765, la mort de
son père le faisait Dauphin de France.
29
LOUIS XVI
30
L'inslruction du jeune prince fut sérieuse et so-
lide ; son père l'avait voulu et les instructions du
l)cre furent lidèleraent suivies. Le Dauphin possédait
à fond la littérature latine, parlait plusieurs langues,
savait d'une manière rare l'histoire et la géographie,
au point de rédiger lui-ra'.Mne les instructions don-
nées à La Pérouse, lorsqu'il entreprit son voyage
autfuir du monde. Sa science religieuse n'était pas
moins profonde, son attachement au catholicisme
inébranlable, sa piété sérieuse, sa purelé de mœurs
rare dans un siècle comme ie xviii' et à une cour
comme celle de Louis XV. Malheureusement, le ca-
raclère n'était pas à la hauteur de la vertu. Nature
molle et engourdie, volonté llottante et irrésolue,
timide, renfermé en lui-mome, un peu sauvage, le
Dauphin avait beaucoup de qualités sérieuses, mais
peu de qualités aimables ou fortes. 11 avait le goût
de la justice, la passion du bien, l'ardent amour du
peuple; mais il n'avait ni la netteté d'esprit qui
dicte les résolutions à prendre, ni la fermeté qui les
impose. Il possédaitla plupart des vertus d'un saint;
il n'en possédait guère d'un roi. La charmante prin-
cesse qu'il épousa le i6 mai 1770, la fille de la
grande Marie-Thérèse, Marie-Antoinelte, n'avait pu
lui communiquer ni sa grâce ni son énergie. Tenu à
l'écart jjar l'ombrageuse autorité de son grand-iJcre,
délaissé par les courtisans, il avait pu voir les abus
et former le projet de les corriger ; mais il manquait
de l'expérience de la vie, qui lui eût fait discerner le
remède, et de la fermeté qui lui eût permis de l'appli-
quer. Et lorsque, le 10 mai 1774, la mort de Louis XV,
emporté par la petite vérole, eut fait de lui, à vingt
ans, un roi de France, il ne put s'empêcher de s'écrier,
en tombant à genoux avec sa femme : « Mon Dieu I
gardez-nous, protégez-nous I Nous régnons trop jeu-
nes I »
C'était le cri du coeur et le cri de la raison. L'ave-
nir était sombre, et les dilTicultés étaient grandes.
Néanmoins un enthousiasme indescriptible accueillit
l'avènement du jeune souverain. On gravait sur le
socle de la statue de Henri IV : Resurrexil! « Tout
est en extase, tout est fou de vous, écrivait Marie-
Thérèse à sa lille, vous faites revivre une nation qui
était aux abois. « De premières satisfactions étaient
données à l'opinion puljlique: Mme du Barry était exi-
lée à Pont-aux-Dames et l'on prévoyait le renvoi pro-
chain des ministres du feu roi, qui étaient honnis du
pays. Mais qui les remplacerait? Louis XVI hésitait ;
l'influence de sa tante, Mme Adélaïde, lui lit prendre
Maurepas et la décision ne fut pas heureuse. Pour
guider un jeune prince timide et sans expérience, il
eût fallu un autre mentor que ce vieillard insouciant
et frivole.
Les autres choix furent meilleurs. Vergennes eut
les affaires étrangères; un vieil ami du dauphin, le
comte du Muy, la guerre; Malesherbcs, la Maison du
roi; Turgot, la marine et bientôt les finances. C'était
ce dernier nom qui symbolisait l'esprit du nouveau
régime. Intendant du Limousin, Turgot avait acquis,
dans cette charge, une réputation d'honnête homme
et d'administrateur modèle ; il semblait indiqué
pour réaliser les réformes que rêvait le jeune roi.
Malheureusement il manquait d'habileté et de
souplesse ; c'était ce qu'on nomme aujourd'hui un
intransigeant. Il allait droit au but sans s'inquiéter
des obstacles et des réclamations, et ses réformes,
même les plus légitimes, soulevaient une opposition
formidable des habitudes qu'elles dérangeaient et sur-
tout des intérêts qu'elles lésaient : l'édit sur la li-
berté de circulation des grains provoquait une véri-
table révolte ; l'abolition des corvées, si souhaitée
pourtant, la suppression des jurandes, moins heu-
reuse — car là il eûtmieuxTalu améliorer que détruire
— rencontraient une vive résistance dans le Parle-
ment, rétabli par le jeune roi à son avènement et
qui se montra l'adversaire acharné de tout change-
ment. L'hostilité devint telle que Louis XVI dut se
séparer de son ministre ; il ne le lit pas sans un pro-
fond serrement de cœur : « Il n'y avait que M. 'î'ur-
got et moi ipii aimions le peuple », répétait-il triste-
ment.
Le I 1 mai 17^5, il s'était fait sacrer à Reims. C'était
la vieille tradition monarchique, et la cérémonie
avait été splendide. Lorsque, au sortir de la cathé-
drale, le Koi et la Reine s'étaient promenés dans la
galerie qui séparait l'église de l'archevêché, les gar-
des avaient voulu écarter la foule ; le Roi s'y était
opposé; il s'était laissé approcher par tous, avait
serré toutes les mains qui se tendaient vers lui, et
des larmes de joie et d'amour avaient coulé de tous
les yeux, de ceux du monarque et de ceux des su-
jets.
Mais cet amour ne supprimait pas les didicultcs et
la chute de Turgot les aggravait encore. Les linan-
ces surtout étaient en mauvais état ; après un inté
rim de quelques mois, elles furent conliées à un étran-
ger protestant qui, à ce double titre, ne pouvait
avoir le titre de contrôleur général, mais seulement
de directeur général. Riche banquier, jouissant dans
toute l'Europe d'un crédit bien établi, Necker réus-
sit à remettre l'ordre dans les finances et à remplir
le trésor, grâce à des emprunts fructueux.il réalisait
en même temps une innovation heureuse, en créant,
comme spécimen, des assemblées provinciales dans
deux provinces, le Berry et la Haute-Guyenne.
C'était un excellent essai de décentralisation, une
tentative féconde pour apprendre aux provinces à
s'administrer elles-mêmes. Si ces essais avaient été
poursuivis et multipliés, qui sait si l'on n'eût j>as
pu éviter la réunion des Etats Généraux et faire
ainsi l'économie d'une révolution?
Sous la direction de Vergennes, la politique exté-
rieure était sage, prudente, et la France avait repris
une haute situation dans le monde. Dans l'afl'aire de
la succession de Bavière, malgré les instances de
Marie-Thérèse et de Joseph II, qui harcelaient la
Reine, elle était restée neutre et sa médiation avait
amené la paix de Teschen. Hors d'Europe, c'était
mieux encore. En 1776, le Congrès de Philadelphie
proclama l'indépendance des colonies anglaises
d'Amérique, et ses délégués, Franklin en tète, vin-
rent solliciter l'appui de la France. C'était une belle
occasion de déchirer l'humiliant traité de Versailles
et de rendre à l'ennemi héréditaire un peu du mal
qu'il nous avait fait. Vergennes, par pudeur, atten-
dit quelque temps ; mais il laissa la jeune noblesse
française, La Fayette en tête, s'enrôler sous le dra-
peau américain; le 6 février 1778, un traité était
signé avec les insurgents. Et, tandis que Rocham-
beau allait avec Washington forcer Lord Cornwallis
à capituler dans Yorktown, le pavillon français re-
paraissait glorieux sur les mers, d'où, depuis vingt
ans, il était presque exilé : d'Orvillien, d'Estaing,
Bouille, La Motte Picquet, Sulfren surtout, portaient
haut la réputation de la marine française, reconsti-
tuée par Sartines et Castries. Et la paix de 1788 ve-
nait enlin consacrer l'indépendance des Etats-Unis
et le relèvement de la France.
A l'intérieur, de graves événements s'étaient pas-
sés. La Reine, dont les espérances de maternité
avaient été si longtemps retardées, avait eu enfin, le
18 décembre 1778, après des couches dramatiques,
une lille, et, le 22 octobre 1781, un garçon. Cette
naissance d'un garçon, si désiré, avait comblé de
joie le cœur de Louis XVi et de Marie- Antoinette, et,
on peut le dire, le oœur de Ja France entière, où le
31
LOUIS XVI
32
senliment monarchique était si profondément an-
cré. A Paris, c'était un délire : « Je ne connais pas
en vérité, écrivait une dame de la Cour, de nation
plus aiuial)le que la nôtre. » Le trône semblait con-
solidé et la dynastie assurée d'un long avenir.
A celte date, Necker était ministre. Grisé par ses
succès, infatué de ses mérites, et désireux d'initier
le public aux secrets de sa gestion.il avait publié en
janvier 1781 un Compte rendu au Roi, pour exposer la
situation linancièi'e, et demandé, comme récompense,
son entrée au Conseil. Le Roi, qui, au fond, n'aimait
pas Necker, avait refusé, à l'instigation de Maure-
pas, jaloux de son collègue, et Necker, froissé, don-
nait sa démission le 19 mars. Quelques mois après,
le 21 novembre, Maurepas mourait. Les Unances,
très obérées par la guerre d'Amérique, restaient la
grosse préoccupation. Un moment, Joly de Fleury,
puis d'Ormesson en furent chargés : celui-ci, que son
grand renom d'intégrité avait désigné à la conliance
de Louis XVI, voulut en vain s'excuser. Le Roi lui
imposa le poste ; mais quelques mois après, il dut
le résigner. Galonné lui succéda, avec une réputation
d'habileté, mais aussi de frivolité et de prodigalité.
Au bout de trois ans, n'ayant plus de ressources, et
ne sachant comment remplir le trésor de plus en
plus vide, rêvant de remplacer une partie de l'im-
pôt indirect par un impôt territorial, auquel se-
raient soumis les trois ordres, mais n'osant le dé-
créter d'office, il proposa au Roi une assemblée des
Notables, par laquelle il ferait ratilier ses projets.
Le Roi, qui n'aimait rien tant que se rapprocher
de ses sujets, accepta l'idée avec enthousiasme.
Lesnotables furentconvoquéspourle 21 février 1787,
et la veille Louis XVI écrivait à Calonne: « Je n'ai
pas dormi celle nuit, mais c'était de plaisir. »
Malheureusement, quelques jours avant laréunion
des Notables, Vergennes, dont la grande expérience
et la froide raison eussent eu de l'autorité sur l'as-
semblée, mourut. Calonne, livré à lui-même, décrié,
attaqué par Necker, mal vu des privilégiés dont il
lésait les intérêts, peu soutenu par le Roi qui n'ai-
mait pas la lutte, dut se retirer au bout de peu de
temps. L'archevêque de Toulouse, Loménie de
Brienne, lui succéda. Malgré la légèreté de ses
mœurs et son scepticisme religieux, il jouissait dans
le monde politique d'une grande réputation. On
avait une haute opinion de ses mérites. L'opinion
était surfaite. Ses projets mal digérés soulevèrent
une opposition formidable. Brienne voulut lutter,
imposer au Parlement l'enregistrement de ses édits.
Le Parlement refusa, réclama des éclaircissements
sur lasituation financière. « Vousdemandez des états
de recettes et de dépenses, s'écria un conseiller,
l'abbé Saliaticr ; ce sont des Etats Généraux qu'il
vous faut! »
La redoutable question était posée : elle l'était dans
un jeu de mots; mais il était désormais impossible
de s'y soustraire. Brienne tomba à son tour; Necker
fut rappelé. L'enthousiasme fut énorme : on crut
tout sauvé. Mais les difficultés restaient les mêmes,
aggravées par toutes ces agitations. Le Roi, si popu-
laire naguère, si acclamé pendant son récentvoyage
en Normandie, avait perdu son prestige. La Reine,
malgré lapartqu'elle avait prise au rappel de Necker,
portait toujours le poids des calomnies et des haines
de la Cour, ravivées par le malheureux procès du
Collier. La province s'agitait, des soulèvements écla-
taient en Bretagne et dans le Daupliiné. Necker,
financier habile, n'était qu'un médiocre politique.
On ne pouvait échapper aux Etats Généraux ; mais
on eût peut-être pu les diriger. Au lieu d'arrêter un
plan, d'avoir un programme net pour la tenue des
Etats, le ministre soumit au public les questions
qu'il aurait du résoudre lui-même sur leur constitu-
tion, surle nombre des députés, surlemodedê vota-
tion. Des Ilots de brochures virent le jour, remuant
tous les problèmes, agitant les esprits, montant les
têtes, émettant les idées les plus étranges, conmie si
la France était une terre neuve, oùl'on n'avaità comp-
ter ni avec les traditions ni avec les mœurs, où il
fallait tout détruire et tout reconstruire. Un Conseil
du 27 décembre i'j88 décida la double représentation
du Tiers, et quand il eût été sage de fixer le siège
de l'Assemblée à quelque distance de Paris, où
l'elTervescence était à redouter, à Tours ou à Orléans
par exemple, Necker, pour une raison d'économie
imprudente et mesquine, le fit placer à Versailles.
C'est là qu'ils se réunirent en elTet le ."> mai 1789.
La veille, une grande procession avait parcouru la
ville. Le silence glacial qui avait accueilli la Reine,
les applaudissements qui avaient salué le duc d'Or-
léans, ennemi affiché de la Cour, ne révélaient que
trop l'esprit qui animait la population. Aussitôt les
difficultés commencèrent. Necker avait laissé indé-
cise la question du vote par ordre ou par tête et celle
de la vérification des pouvoirs. Des négociations
s'engagèrent entre les trois ordres; mais au bout
d'un mois, le 17 juin, le Tiers, impatient de ces len-
teurs, se proclama seul Assemblée nationale, A la
suite de cette « scission désastreuse » — le mot est
de Malouet — le Roi, ayant fait annoncer une séance
royale pour le 22 et fermer en conséquence la salle
des Menus, où se tenaient des séances, le Tiers se
réunit dans la salle du Jeu de paume, et là, irrité
contre la Cour, exaspéré par les bruits de coup d'état
qu'on répandait, lit serment de ne pas se séparer,
avant d'avoir donné, avec ou sans le Itoi, une Cons-
titution à la France. Prétention audacieuse, que
n'autorisaient ni les mandats des députés ni les
principes constitutifs des Etats Généraux, et que ne
lardaient pas à regretter ceux mêmes qui, comme
Mounier,en avaient été les initiateurs.
Le Ilot était déchaîné. Le Roi, dans son discours
du 28 juin, eut beau annoncer la plupart des réfor-
mes réclamées par les Cahiers; on tint moins compte
de ce qu'il accordait que du silence qu'il gardait sur
certains points. Les prétentions avaient grandi et
s'étaient exaspérées de toutes les fluctuations du
prince et de son ministre, de toutes les faiblesses
qu'on sentait sous le ton, ferme en apparence, et
même en quelques endroits cassant, de son dis-
cours.
Dès lors, les événements se précipitent. Le 1 1 juil-
let, Necker était invité à donner sa démission, et un
ministère était constitué, sous la présidence du
baron de Breteuil. La nouvelle, répandue à Paris, y
produisait une émotion extraordinaire. La foule
s'assemblait au Palais Royal, brûlait les barrières,
pillait le couvent des Lazaristes. Le i4, après avoir
enlevé les armes des Invalides, elle s'emparait de
la Bastille, qui n'était pas défendue, massacrait le
gouverneur, de Launay, et le prévôt des marchands,
Flesselles. « C'est donc une révolte? » demandait
Louis XVI au duc de Liancourt, qui lui annonçait les
événements. — « Non, Sire, c'est une révolution»,
répondait le duc.
Le 17, le prince se rendait à Paris pour calmer
l'elTervescence ; il y était reçu en vaincu plutôt qu'en
roi. Necker était rappelé, mais ne ramenait ni la
paix ni la confiance. L'agitation delà capitale gagnait
les provinces ; des bruits sinistres, propagés on ne
sait par qui, mais avec toutes les apparences d'un
mot d'ordre, y répandaient la terreur et l'efferves-
cence; on pillait les châteaux; on massacrait les
châtelains soupçonnés être hostiles à la Révolution;
on parlait d'envahir Versailles. Le gouvernement,
33
LOUIS XVI
34
inquiet, y appela le régiment de Flandres. Un ban-
quet, offert aux officiers de ce régiment par les gar-
des du corps, servit de prétexte à une nouvelle
insurrection : on prétendit que, à ce banquet, la
cocarde tricolore, adoptée après la prise de la Bastille,
avait été insultée. Le 5 octobre, une liorde de femmes
et d'hommes déguisés enfemmes, conduite parl'liuis-
sier Maillard, se porta sur Versailles. 11 eût été facile
de l'arrêter; on n'y songea même pas : ministres et
prince paraissaient frappés d'aveuglement. Le soir,
la garde nationale parisienne arrive à son tour ;
La Fayette, qui la commandait, rassura la famille
royale, mais ne prit aucune mesure sérieuse de pro-
tection.
Le 6 au matin, des bandes pénétraient dans le
Cliàteau, envahissaient les appartements de la Reine,
qui n'eut que le temps de fuir par un escalier dérobé,
égorgeaient les gardes qui essayaient de la défendre,
et, le soir, la famille royale devait rentrer à Paris,
dans un triste cortège que précédaient les vainqueurs
de la journée, portant au bout d'une pique les tètes
des gardes ducorps assassinés. Quelques jours après,
l'Assemblée nationale venait, à son tour, s'installer
dans la capitale. Le Roi était prisonnier ; l'Assem-
blée ne l'était pas moins : dès lors, elle était condam-
née à délibérer sous les yeux, et sous la pression, de
la canaille, qui remplissait les tribunes et menaçait
de la lanterne les députés suspects.
11 y evit cependant encore quelques jours de répit.
L'Assemblée avait décidé que, le i4 juillet 1790, on
célébrerait au Champ de Mars, en souvenir de la
prise de la lîaslille, une grande fête, où les gardes
nationales de tout le royaume formeraient comme
une immense fédération. Les fédérés de province,
encore imbus des vieilles traditions monarchiques,
saluèrent d'acclamations enthousiastes la famille
royale, et, un an plus tard, un des chefs du parti ré-
volutionnaire, Barnave, avouait que si, ce jour-là, le
Roi avait su proliter de la bonne volonté des gardes
nationaux de province, il eût pu reconquérir son pou-
voir. Mais le Roi ne sut pas : d'autant plus incapa-
ble de résolutions viriles que ses ennemis devenaient
plus entreprenants, il n'avait que ce courage passif
qui ne craint pas le danger, mais ne sait prendre
aucune initiative pour s'en défendre. La Reine, plus
ardente et plus intréjiide, s'efforçait en vain de com-
muniquer à son mari quelque chose de la ûère éner-
gie qui l'animait. Mirabeau, qui, après avoir détruit,
s'efforçait de reconstruire et avait offert son concours,
se décourageait lui-même devant les tluctuations du
prince.
L'Assemblée continuait à discuter la Constitution,
empiétant chaque jour un peu plus sur les préroga-
tives royales, enlevant au monarque ses droits les
plus essentiels. Elle ne se bornait pas à faire des
réformes politiques; elle prétendait aussi faire des
réformes religieuses. Après avoir déclaré que les
biens de l'Eglise étaient à la disposition de la nation
— formule polie de confiscation — elle avait bou-
leversé toutes les règles de la discipline ecclésiasti-
que, usurpé sur les droits du Saint-Siège, supprimé
des évêchés, créé de nouveaux sièges, rompu les
liens entre l'Eglise gallicane et Rome. Profondément
chrétien, ému de ces empiétements du pouvoir laïque,
le Roi en référa secrètement au Pape, et, le 10 juil-
let 1790, Pie VI lui répondit en l'engageant à consul-
ter les deux membres ecclésiastiques de son minis-
tère, les archevêques de Vienne et de Bordeaux.
Mais l'Assemblée s'impatientait; elledevenait mena-
çante; les deux prélats, effrayés, engagèrent le Roi
à céder, et le 24 août 1790 il donna sa sanction à la
nouvelle loi religieuse. Quelques jours après, le
22 septembre, le Pape lui écrivait sa douleur de cette
Tome III;
faiblesse, et le i3 avril 1791 il condamnait la Cons-
titution schismatique, ajoutant ainsi aux tourments
du prince un tourment nou\ eau, le remords.
Mais si Louis XVI avait sanctionné la Constitution
civile, il n'entendait pas s'y soumettre lui-même :
tous les prêtres de sa chapelle étaient pris parmi
ceux qui avaient refusé le serment exigé par r.\s-
semblée. Quand l'à(|ues 1791 approcha, désireux
d'éviter un contlil, il résolut d'aller passer les fêtes
hors Paris, à Saint-Cloud. Mais quand il voulut par-
tir, la garde nationale s'y opposa, et, le 24 avril, le
Roi et la Reine durent assister aux offices de la pa-
roisse des Tuileries, Saiut-Germain-l'Auxerrois, célé-
brés par le curé schismatique.
C'en était trop. Le souverain avait pu accepter les
sacrilices demandes à son autorité; le chrétien
regimba contre la violence faite à sa conscience et
décida d'aller, non pas à l'étranger, mais sur la
frontière, à INlontmédy, chercher, sous la protection
de son armée, une liberté qu'il n'avait plus dans la
capitale. Le plan, longuement et minutieusement
combiné entre le général de Bouille etun chevaleres-
que Suédois, dévoué à la famille royale, le comte de
Fersen, échoua par suitede contretemps fâcheux. Ar-
rêtés à Varennes, les fugitifs furent ramenés à Paris
et gardés à vue, dans le château des Tuileries, trans-
formé en prison. Us ne recouvrèrent leur liberté que
lorsque la Constitution fut achevée. Le i3 septembre,
le Roi l'accepta, et le 3o, l'Assemblée Constituante se
sépara, cédant la place à l'Assemblée Législative,
médiocre et violente, qui reprit et poussa vivement
la lutte contre la Royauté.
Au dehors, l'émigration était en armes; commen-
cée le 16 juillet 1789, après la prise de la Bastille,
augmentée de tous ceux que lésait le nouvel état de
choses, de tous ceux qui étaient menacés dans leurs
biens ou dans leur vie, devenue presque irrésistible
après l'échec de Varennes, elle s'était constituée en
parti, sousla direction politique des comtes de Pro-
vence et d'Artois, sousla directionmilitairc du prince
de Condé. Elle irritait plus qu'elle n'effrayait; elle
servait surtout, par ses armenents et sesnégociations
avec les puissances européennes, de prétexte à de
nouveaux empiétements contre l'autorité royale et à
des soulèvements populaires contre le souverain
qu'on accusait de connivence avec elle et surtout avec
l'étranger. Le Roi suppliait ses frères et leurs amis de
rentrer en France; ils refusaient. Le 20 avril 1792,
sous la pression de l'Assemblée, il déclara la guerre
à l'Autriche; mal préparée, avec une armée décapi-
tée de ses principaux chefs, la guerre débuta par des
échecs; Paris, un moment effrayé, s'agita et se sou-
leva; la presse révolutionnaire attaqua avec une
violence inouïe la famille royale qu'elle rendait res-
ponsable de ces échecs.
L'Assemblée porta un décret qui condamnait à la
déportation les prêtres insermentés, un autre qui
formait sous les murs de Paris un camp de vingt
mille hommes, véritable armée révolutionnaire à sa
disposition. Louis XVI ayant refusé de sanctionner
ces décrets, le 20 juin les Tuileries furent envahies;
le Roi et la Reine insultés et menacés; le Dauphin
coiffé d'un bonnet rouge. Devant le calme du Roi et
la noble fermeté de la Reine, l'insurrection se retira,
mais ce fut pour revenir six semaines plus tard : le
10 août, tout était emporté; le Château incendié; les
Suisses, qui le défendaient, massacrés. Le Roi, retiré
avec sa famille dans l'enceinte de l'Assemblée, en-
tendait proclamer sa déchéance, et, le i3, il était
enfermé au Temple.
Triste prison que celle-là, et qui ne pouvait être
que le vestibule de l'échafaud, mais où Louis XVI
fut plus roi qu'à Versailles et aux Tuileries. Aux
35
LOURDES (LE FAIT DE)
36
tortures de chaque jour, aux insultes des geôliers il
n'opposa que la plus admirable sérénité et la plus
chrétienne résignation. 11 souffrait plus que tout
autre de cette réclusion, lui qui avait tant besoin
d'air et de mouvement; il souffrait de voir souffrir
sa famille; il souffrit plus encore, quand on le sépara
de sa femme et de ses enfants. Il lisait beaucoup,
donnait des leçons à son lils et jouait au trictrac
avec Mme Elisabeth. 11 priait beaucoup aussi et se
montrait strict observateur des lois de l'Eglise. Les
municipaux, qui le gardaient, étaient émerveillés de
sa patience, de sa bonté, de son instruction solide
et étendue. Les injures des journaux, que quelques-
uns se faisaient un plaisir malsain de lui montrer,
le laissaient froid : « Les Français, disait-il, sont
malheureux de se laisser tromper ainsi. »
Le 3 décembre 1792, la Convention, qui avait suc-
cédé à la Législative, décida que Louis XVI serait
jugé et qu'il serait jugé par elle. Le 1 1. le maire de
Paris, Chambon, vint donner lecture au prisonnier
d'un décret portant que Louis Gapet serait jugé par
la Convention nationale, « Capet n'est pas mon nom,
dit le Roi, c'est celui d'un de mes ancêtres ». Il con-
sentit cependant à se rendre à l'Assemblée et là
discuta avec un rare sang-froid les griefs qui lui
étaient imputés. 11 choisit comme conseils Tronchet
et Malesherbes, qui s'adjoignirent un jeune avocat de
talent, de Sèze. En même temps, n'ayant aucune illu-
sion sur le sort qui lui était réservé, il lit prévenir
un prêtre dont sa sœur lui avait donné le nom, l'abbé
Edgeworth de Firmonl. Le 25, jour de Noël, il lit
son testament, cet admirable monument, a-t-on dit
justement, « d'un cœur d'honnête liommeetde héros
chrétien ». Le 26, il comparut devant la Convention ;
de Sèze prononça un admirable discours, dont le Roi
avait supprimé la péroraison. « J'espère peu les per-
suader, avait-il dit; mais je ne veux pas les atten-
drir. » Le 16 janvier seulement, l'Assemblée pro-
nonça son arrêt; l'appel nominal dura jusqu'au 17
au malin. Trois cent soixante-six députés, les uns par
haine, les autres par peur, sous les menaces et les
vociférations des tribunes, votèrent la mort. Quand
Malesherbes vint l'annoncer au Roi : » Depuis" deux
heures, dit-il, je cherche si j'ai donné volontaire-
ment à mes sujets quelque juste motif de plainte.
Je vous le jure en toute sincérité, je ne mérite de la
part des Français aucun reproche ; je n'ai jamais
voulu que leur bonheur. » Le 20 janvier, à 3 heures
du soir, la Convention rejeta toute demande de sur-
sis, et le même jour, le ministre de la justice. Garât,
vint le signifier au condamné.
Le soir, le Roi put voir sa famille; ce fut une dou-
ceur, mais plus encore un supplice. Les princesses
et les enfants éclataient en sanglots; le Roi, cruelle-
ment atteint, mais se résignant et se raidissant,
recommanda à son lils de ne jamais venger sa mortî
puis, s'arrachant à cette déchirante entrevue, il se
retira dans son cabinet avec l'abbé de Firmont. Il se
jeta sur son lit et dormit paisiblement. Le 21, à
cinq heures, son ûdèle domestique Cléry, l'éveilla.
Il s'entretint encore avec son confesseur, entendit la
messe et communia.
A 9 heures, Santerre parut : « Vous venez me
chercher! dit le Roi; attendez. » Il rentra un instant
dans la tourelle, demanda une dernière bénédiction
au prêtre, puis revenant aux municipaux : c Partons »,
dit-il. Pendant le trajet du Temple à la place de la
Révolution, il ne cessa de prier. Quand il fut arrivé
à l'échafaud, il descendit tranquillement, enleva ses
vêtements, voulut s'opposer à ce qu'on lui liât les
mains, mais, sur une observation de l'abbé, se rési-
gna à ce dernier outrage; puis, s'avançant au bord
de l'échafaud : 0 Je meurs innocent, s'écria-t-il d'une
voix forte; je pardonne aux auteurs de ma mort et
je prie Dieu que mon sang ne retombe pas sur la
France. » Santerre se précipita, donnant aux tam-
bours l'ordre de battre pour étouffer cette voix im-
portune. Les bourreaux s'emparèrent du condamné
le poussèrent sous la guillotine, dont le couteau
retomba. Le lils de saint Louis était monté au ciel;
il était dix heures vingt-deux minutes du matin.
Indications bibliographiques. — Louis A'VJ, par
le Comte de Falloux; Louis XVI, étude historique,
par Marins Sepet;.Ju couchant de la .Uonarc/ne, par
le Marquis de Ségur; les Correspondances de Marie-
Antoinette, Marie-Thérèse, Joseph II et Léopold 11,
publiées par M. le chevalier d'Arneth et MM. Geffroy
et Flammermont; le recueil du regretté Marquis de
Beaucourt, sur la Captivité et les derniers moments
de Louis AVI, les innombrables Mémoires sur le
XVIII' siècle et la Nétolution, publiés dans les col-
lections Barrière, Lescure, etc. On nous permettra
d'y joindre l'Histoire de Marie- Antoinette, par
Max de la Rocheterie et les belles études de M. P. de
Nolhac sur Marie Antoinette, dauphine et reine.
Max de la Rocheterib.
LOURDES (LE FAIT DE). — Sur le fait de
Lourdes, on peut examiner trois questions, dont
la première est une sorte d'introduction :I. Lourdes
et l'apologétique ; II. Les apparitions de Lourdes;
III. Les guérisons merveilleuses de Lourdes,
I
Lourdes et l'Apologétique
Le fait de Lourdes se relie étroitement à l'apolo-
gétique. Il s'y relie de deux manières. D'abord, s'il
est prouvé que la Sainte Vierge soit apparue réelle-
ment, peu après avoir été proclamée immaculée par
une définition solennelle du Souverain Pontife, et
qu'interrogée sur elle-même elle ait répondu : a Je
suis rimmaculée Conception », on est obligé de
reconnaître que Dieu a ratifié la décision du pape et
allirmé, aux yeux de tous, l'autorité et la vérité de
son enseignement.
Mais l'apologétique tire surtout un profit incom-
parable des guérisons prodigieuses, dont la Grotte
pyrénéenne est le théâtre presque permanent. Car
ces guérisons sont un argument sensible et éclatant,
en faveur de l'existence du surnaturel. Elles établis-
sent que Dieu est le maître souverain des lois phy-
siques, de la santé et de la maladie, de la vie et de la
mort, et qu'il intervient personnellement, quand il
lui plaît, dans le jeu des forces naturelles : il donne
à leur action une rapidité et une puissance dont elle
est incapable, abandonnée à elle-même, ou bien au
contraire il en arrête brusquement les effets.
La conclusion naît d'elle-même : tout ne se fait pas
ici-bas par les lois de la nature; au-dessus des
agents visibles, il existe un agent invisible, qui leur
est supérieur, qui les dirige où il veut, qui les maî-
trise à son gré et qui, au besoin, se passe d'eux.
Et cet Être, plus puissant que les lois, ne prouve
pas seulement qu'il est, puisqu'il agit; il montre qu'il
a partie liée avec l'Eglise, qu'il l'approuve et la pro-
tège. S'il fait des miracles, en effet, c'est pour
répondre aux prières qu'elle enseigne; le plus sou-
vent même, c'est au cours d'une cérémonie qu'elle a
établie, qu'elle recommande et qu'elle préside. Visi-
blement, il est avec elle. Les faits divins de Lourdes
sont ainsi autant de lettres de créance, données à
l'Eglise et qui garantissent son autorité.
37
LOURDES (LE FAIT DE)
38
L'apologétique a donc le plus grand intérêt à les
étudier.
Mais il faut qu'elle se garde avec soin des exagéra-
tions de la foule, soit par respect pour la vérité, soit
par un sentiment de prudence, rien n'étant plus
dangereux pour la cause qu'elle entend servir. Dans
l'exposition et la discussion de ces merveilleux
événements, l'apologiste doit apporter, avec une
loyauté absolue, un esprit critique qui se défende
de tout entraînement. 11 s'appuiera toujours sur les
documenls, contrôlera sévèrement les témoignages,
et, dans l'interprétation d'un fait extraordinaire, ne
recourra à la cause surnaturelle que dans le cas où
toute autre lui apparaîtra certainement impuissante.
C'est dans ces conditions que nous allonsexaminer
les apparitions de la Sainte Vierge à Bernadette et les
guérisons miraculeuses, qui les ont suivies'.
II
Les Apparitions
Les iwiTs. — Bernadette .Soubirous avait qua-
torze ans, en i858. Elle était lille d'un très pauvre
meunier de Lourdes, chez qui le bois manquait
l'hiver. Or ce jour-là, i i février, le froid était rigou-
reux. L'enfant sortit, avec sa sœur aînée et une de
leurs amies, pour aller ramasser des branches mortes
sur les bords du Gave. Comme elles arrivaient en
face d'une grotte, qui s'ouvrait dans les roches Massa-
bieille, elles se trouvèrent prises entre le torrent et le
canal d'un moulin, qui s'y déversait à cet endroit et
les enfermait ainsi dans une île, sans qu'elles pus-
sent continuer leur route le long de la rive.
Les deux compagnes de Bernadette étaient nu-
pieds dans leurs sabots. Elles citèrent leurs sabots
et franchirent le lit du canal, presque vide à ce mo-
ment. Mais Bernadette portait des bas, à cause d'un
asthme dont elle souffrait. Elle commença donc à se
<léchausser, tandis que sa sœur et son amie longeaient
le Gave.
Tout à coup l'enfant entendit un grand bruit, pareil
à un bruit d'orage. Elle releva vivement la tête, cher-
chant d'où ce bruit pouvait venir. Tout était calme
et silencieux autour d'elle. Mais presque aussitôt le
même bruit frappa de nouveau ses oreilles, et, en
face d'elle, de l'autre côté du canal, à quelques pas du
lieu où elle était, elle aperçut un églantier, adossé à
la paroi extérieure delà grotte, s'agiter comme sous
le souille d'un vent violent.
En même temps, un nuage d'or sortit de l'ouver-
ture du rocher et une femme apparut, au-dessus de
l'églantier, dans l'anfractuosité naturelle, dont il
tapissait le bord inférieur de ses branches.
« Elle était jeune et belle, dit Bernadette, belle sur-
tout, comme je n'en ai jamais vu. Elle me regardait,
me souriait, me faisait signe d'avancer sans aucune
crainte et, en effet, je n'avais plus peur, mais il me
semblait que je ne savais plus où j'étais. »
La voyante a souvent décrit le phénomène avec
précision. « La Dame, disait-elle — c'est le nom
qu'elle donnait à l'apparition — la Dame a l'air
d'une jeune tille de seize à dix-sept ans. Elle porte
une robe blanche, serrée à la ceinture par un ruban
bleu, qui glisse le long de la robe, presque jusqu'aux
pieds. Sur sa tête, un voile blanc laisse à peine aper-
cevoir les cheveux; il retombe en arrière, enveloppe
1. On a le droit d'employer le mot miraculeux pour un
assez grand nombre de ces faits, puisqu'ils ont été déclarés
tels par l'autorité épiscopale, dan» beaucoup de diocèses.
Quant aux autres, si le mot vient dans ces pages, nous nous
faisons un devoir de déclarer d'avance, conformément au
décret d'Urbain VlU, qu'en l'employant nous n'entendons
pas préjuger les décisions de l'Eglise.
les épaules et descend au-dessous de la taille. Les
pieds nus, que couvrent en grande partie les der-
niers plis de la robe, portent chacun à leur extrémité
une rose couleur d'or. Elle tient, sur le bras droit, un
chapelet aux grains blancs et dont la chaîne d'or
brille comme les roses de ses pieds. »
L'enfant avait pris elle-même son chapelet et était
tombée à genoux. La « Dame x la regardait prier, unis-
sant sa voix à la sienne, quand elle disait : « Gloire
au Père et au Fils et au Saint Esprit. » Le chapelet
fini, elle sembla rentrer dans l'intérieur du rocher,
et le nuage d'or disparut avec elle.
Telle fut la prendére apparition. Dix-sept autres la
suivirent. On en compta dune dix-huit, dont voici
les dates : ii février, i4, i8, ig, 20, 21, 23, 24, 26,
26, 27, 28; i<"- mars, 2 mars, 4 mars, 25 mars, 7 avril,
16 juillet.
Quelle était l'attitude de Bernadette, durant la vi-
sion? Nous pouvons en juger par ce que M. Estrade,
receveur des contributions à Lourdes, raconte de la
septième apparitii n, à laquelle d'ailleurs il s'était
rendu en sceptique :
« Bernadette, dit-il, se mit à genoux. Pendant
qu'elle faisait glisser entre ses doigts les premiers
grains de son chapelet, elle leva sur le rocher un re-
gard interrogatif, traduisant les désirs impatients de
l'allcnte. Tout à coup, comme si un éclair l'avait
frappée, elle fit un soubresaut d'admiration et parut
naître à une seconde vie. Ses yeux s'illuminèrent et
devinrent étincelants; des sourires scraphiques appa-
rurent sur ses lèvres; une grâce indéfinissable se ré-
pandit sur toute sa personne; Bernadette n'était plus
Bernadette... Après les premiers transports provo-
qués par l'arrivée de la Dame, la voyante se mit dans
l'attitude d'une personne qui écoule. Ses gestes, sa
physionomie reproduisirent bientôt après toutes les
phases d'une conversation. Tour à tour, Bernadette
approuvait de la tête ou semblait elle-même inter-
roger... L'extase dura envircm une heure. » (Estrade,
Les apparitions de Lourdes, 1899, p. 89-90.)
Parmi ces dix-huit scènes, celle du vingt-cinq mars
fut particulièrement remartiuable : l'Apparition se
nomma. La voyante priait depuis longtemps, quand
l'idée lui vint avec persistance de demander à la
« Dame » de vouloir bien lui dire qui elle était.
La « Dame » sourit d'abord sans répondre; la
voyante renouvela humblement sa question une se-
conde fois, puis une troisième.
« A ma troisième demande, dit-elle, la Dame joi-
gnit ses mains et les porta sur le haut de sa poi-
trine... Elle regarda le Ciel... puis séparant lente-
ment les mains et se penchant vers moi, elle me dit :
« Je suis l'Immaculée Conception. »
Répété parmi les spectateurs, ce mot fut pour eux
comme une révélation lumineuse. Ils tombèrent à
genoux, et, au milieu de la foule, sur les bords du
Gave, au haut du mamelon, partout, on entendit
répéter l'invocation populaire : « O Marie, conçue
sans péché, priez pour nous qui avons recours à
■Vous'. »
— La nature des visions. — a) Sincérité de Ber-
nadette. — Que Bernadette ait cru voir ce qu'elle a
raconté avoir vu, ce n'est guère contesté de personne.
Tous ceux qui l'ont connue ont rendu hommage à sa
franchise absolue. Il ne faut même pas excepter les
trois médecins, chargés officiellement par le préfet
de Tarbes, M. Massy, de trouver en l'interrogeant le
prétexte désiré, pour l'éloigner de la ville et en
I. (l'est cette attitude de l'Apparition, ramenant ses
mains vers la poitrine et regardant le ciel, attitude
reproduite admiiablement devant lui par Bernadette, que
le sculpteur Fabisch a essayé de fixer dans la statue de
marbre, placée dans la niche de la grotte.
39
LOURDES (LE FAIT DE)
40
débarrasser ainsi l'adiuinislralion et la police de
Lourdes. Après un examen approfondi, ils déclarè-
rent que sa « sincérité ne paraissait i)as douteuse ».
Cependant, dans les premières années dn ving-
tième siècle, on a essayé de faire, de cette enfant ingé-
nue, la principale actrice d'une indigne comédie reli-
gieuse, jiréparée avec soin dans l'intérêt mal compris
de la Foi. Un pamphlétaire a publié une prétendue
note de service, adressée par M. Falconnet, procu-
reur général de Pau, au procureur impérial près le
tribunal de Lourdes. La lettre aurait été écrite le
a8 décembre 185^; le procureur général y aurait
prévenu son subordonné que « des manifestations
afleclant un caractère surnaturel et prenant un as-
pect miraculeux se préparaient pour la tin de l'an-
née », et lui aurait prescrit de « surveiller exacte-
ment les faits » . Ce document, concluait l'auteur de
la publication, « prouve sans appel que cette appa-
rition était connue d'avance, attendue, préparée,
organisée ».
Eh bien! non; ce document ne prouve pas cela.
Mais ce qu'il prouve avec certitude c'est que celui
qui l'a publié est un faussaire audacieux ou l'organe
inconscient d'un faussaire. Le lecteur va le voir.
On a mis le prétendu historien au déli de montrer
l'original de la lettre du procureur général, ou
d'indiquer du moins où il se trouve. S'il était quel-
que part, ou s'il avait quelque part laissé des traces,
ce serait assuréuient au parquet de Lourdes, puis-
que c'est au parquet de Lourdes qu'il aurait été en-
voyé. Or il n'y est pas, et il n'y était pas davantage
quand M. CUaigne, depuis député anticlérical de la
Gironde, alors procureur de la République à Lour-
des, a écrit, sous le nom de G. Mares : Le Pays de
Lourdes et ses em'irons. Pour composer son livre et
lui donner de l'intérêt, le procureur Chaigne s'est
renseigné sur les événements locaux. Or il avait sous
la main les .archives du parquet, dont il était le chef;
il les a certainement consultées ; et il n'y a pas trouvé
la fameuse « note de service », adressée à l'un de ses
prédécesseurs. Car il en aurait parlé s'il l'avait
connue, rien ne pouvant mieux donner à son ou-
vrage un air de nouveauté et un relent de scandale.
Du reste, amis et adversaires ont fouillé ce dossier
pendant un demi-siècle; et voilà un écrivain, qui
n'est pas du pays, qui n'y est venu qu'en passant,
et qui aurait eu la bonne fortune d'y découvrir, après
quarante-sept ans, ce que nul autre n'y avait aperçu
avant lui! C'était le cas, ou jamais, de se munir des
références les plus nettes et les plus précises. Or il
n'en donne même pas de vagues et d'obscures ! De
tels documents sont tout juste comme s'ils n'étaient
pas.
Celui-ci est d'ailleurs très mal composé. II use, par
exemple, de formules qu'un supérieur hiérarchique
n'emploie jamais envers son subordonné; le style dé-
cèle la main coupable qui a tenu la plume.
Ajoutons que cette note décisive, qui aurait sulh
à clore le débat, au moment où le débat était le plus
vif et le plus obscur, est restée ignorée de tous les
contemporains qui ont combattu les événements de
la Grotte. Aucun n'y a fait la moindre allusion, non
pas même le destinataire, le procureur impérial
Dutour; il l'ignorait donc lui aussi, lui qu'on dit
l'avoir reçue !
Enfin le pamphlétaire a commis deux distractions
étonnantes, qui sutTisent à le faire juger, lui et son
œuvre. Il écrit d'abord : « M. Falconnet, à l'occasion
des réceptions du nouvel an, renouvela ses recom-
mandations au procureur impérial de Lourdes. »
{Lourdes et ses tenanciers, Paris, igoS, p. ii8.)Or,
il n'y a pas eu de réceptions du nouvel an, chez
M. Falconnet, le i"' janvier i858. En effet, dans son
numéro du 3 i décembre iSS'j, le Mémorial des Py-
rénées, Journal de Pau, publiait l'avis officiel sui-
vant : « M. le procureur général, empêché par des
préoccupations de famille, ne pourra pas recevoir le
If"" janvier. » Et voilà comment le procureur général
a renouvelé ses recommandations au procureur im-
périal, à l'occasion des réceptions du 1"' janvier!
Le faussaire se fait prendre la main dans le sac. En-
ûn il publie une autre lettre du procureur général,
authentique celle-là ; elle est adressée au ministre.
Or, dans celte lettre, le procureiu' général montre
qu'il a exactement une opinion contraire à celle
qu'on lui a prêtée dans la prétendue note de service,
envoyée au parquet de Lourdes. Dans celle-ci, il
affirmait que, d'accord avec la voyante, on avait or-
ganisé des scènes miraculeuses. Il dit, dans celle-là,
exactement l'opposé :« Onn'apas « organisé » un mi-
racle, ici. L'enfant est hallucinée mais loyale. Elle a
vu ou cru voir ». S'il avait écrit le contraire un peu
auparavant, s'il était parti ensuite pour Paris, afin
d'aviser « son ministre, le garde des sceaux » des évé-
nements, préparés à Lourdes, comme le dit l'au-
teur (/tj(/., p. ii8), c'eût été de sa part une audace
ridicule d'envoyer au ministre sa lettre nouvelle,
sans même faire allusion à son opinion passée, ni
expliquer comment il en était revenu. Bref toute cette
histoire d'un document décisif; récemment découvert,
est évidemment un roman ; mais elle est, en outre,
un roman mal conçu, hors du réel, et dont l'invrai-
semblance saute aux yeux : l'affaire est jugée '.
b) Les visions de Bernadette et l'hallucination . —
Il est donc certain que Bernadette a cru vraiment
voir et entendre ce qu'elle a dit avoir vu et entendu;
mais ne fut-elle pas elle-même victime d'illusions
qu'elle a fait ensuite innocemment partager? Ses
visions n'ont-elles pas été de simples hallucina-
tions?
Non, assurément, et ilaulTira, pour s'en convaincre,
de comparer brièvement entre eux les caractères des
unes et ceux des autres; car les caractères de l'hal-
lucination sont bien connus : les travaux physiolo-
giques publiés depuis cinquante ans les ont mis en
pleine lumière. Bornons-nous à quelques points dé-
cisifs.
En premier lieu, le phénomène de l'hallucination
requiert, pour se produire, un certain nombre de
conditions, dont la réunion est indispensable. Chez
Bernadette, au contraire, la vision a lieu dans les
circonstances les plus diverses : quand la voyante
est seule, comme le i \ février, ou quand elle est
entourée par la foule, comme dans la journée du
4 mars où il y eut de quinze à vingt mille specta-
teurs. Habituellement, elle commence après que Ber-
nadette est restée quelque temps à genoux, en
prière. Mais le 1 1 février, elle se déclare brusque-
ment, à l'improviste, pendant que l'enfant se dé-
chausse, et, le 25 mars, l'Apparition est déjà debout,
au-dessus de l'églantier, quand Bernadette arrive à
la grotte. Bernadette la voit à toutes les heures du
jour : vers midi, comme la première fois, un peu
avant les vêpres, comme la seconde, de grand ma-
tin, comme le plus souvent, vers le soir, comme dans
sa dernière extase.
Elle l'a vue, étant elle-même debout sur la rive
droite du canal du moulin, ou étant à genoux à l'en-
trée de la grotte, ou marchant dans la grotte même,
ou bien encore — quand l'administration eut placé
des barrières — de la rive droite, non plus du canal
1. On trouvera la réfutation qu'on vient de lire déve-
loppée dans l'ouvrage de celui qui écrit ces lignes : His-
toiie critique des événements de Lourdes, Appendice n' 2,
p. 4ri-422.
41
LOURDES (LE FAIT DE)
42
mais du Gave, qui était à une distance un peu plus
grande du rocbei'.
Elle l'a donc vue tantôt à genoux, tantôt debout,
tantôt arrêtée, tantôt marchant; elle l'a vue d'un
lieu ou d'un autre, de près ou de loin, le matin, à
midi le soir, à toutes les heures. Il n'y a donc point
de conditions requises pour ses visions, et c'est le
contraire de ce qui arrive dans les rêves des hallu-
cinés.
Mais ce qui paraîtra plus frappant encore peut-
être, c'est que les circonstances ordinaires existant,
la vision chez elle n'existait pas nécessairement.
Prenez une hallucinée, durant la période de ses
crises: mettez-la en tel lieu, dans telle position,
sous telle influence ; c'est comme si vous lanciez le
ressort d'une machine : l'hallucination se produira
fatalement. Les visions de Bernadette n'obéissaient
pas du tout à cette sorte de fatalité mécanique. Ainsi
elle venait de contempler, quatre jours de suite, la
blanche Apparition (|ui lui donnait un avant-goût du
ciel. Le lundi 22 février, pleine de cette impression
délicieuse, elle court aux roches Massabieille, tout
émue à la pensée de la revoir, et se croyant sîire
qu'elle va en avoir le bonheur. Elle arrive, elle se
met à genoux hiili\ement ; la foule est autour d'elle,
comme les jours précédents ; elle prie suivant son
habitude, et jette, comme d'ordinaire, des regards
suppliants vers l'églantier. Mais l'églantier ne fré-
mit pas sous les pieds nus, fleuris de roses. Berna-
dette eut beau prolonger sa prière, elle dut se rele-
ver enfin, en déclarant que « la Dame n'était pas
venue ». Et, en effet, son visage ne s'était pas trans-
formé ; il ne s'était pas épanoui et illuminé dans
l'extase.
La vision se produisit le lendemain et tous les
jours jusqu'au 2 mars. Le 3 mars. Bernadette re-
vint, s'agenouilla et pria, ainsi qu'elle avait fait la
veille et l'avant-veille. Ce fut en vain : l'extase ne
transfigura pas ses traits. On était pourtant dans
la quinzaine, où elle s'attendait à contempler l'Ap-
parition tous les jours.
C'est que l'Apparition ne dépendait — les faits le
prouvent bien — ni de son attente, si vive fùt-elle,
ni de sa volonté, ni de sa persuasion que la 0 Dame »
allait venir. Elle ne dépendait pas plus d'elle que des
circonstances.
Ce n'est pas ainsi que l'hallucination procède.
Elle a quelque chose de fatal; on ne trouve jamais,
dans ses manifestations, cette indépendance absolue
à l'égard des conditions qui la font naître.
Remarquons encore que l'hallucination est stérile
et que les visions de Bernadette furent fécondes.
L'halluciné ne découvre rien dans ses rêves mala-
difs ; il ne crée rien, ni dans les formes que son ima-
gination lui présente, ni dans les idées que ces for-
mes lui suggèrent : il n'invente pas, il se souvient.
Croit-il apercevoir une image ? Celte image est faite
de ce qu'il a déjà vu. S'il sort d'un type connu
d'avance, son esprit exalté n'arrive qu'à combiner
des éléments anciens, déjà rscueillispar sa mémoire,
et le résultat est toujours plus ou moins bizarre.
Les visions de Bernadette sont bien différentes.
D'abord Bernadette apprend, dans son extase, des
choses qu'elle ignorait jusqu'alors. Par exemple, elle
entend l'Apparition lui dire : « Je suis l'Immaculée
Conception ». On n'avait jamais prononcé ce mol
devant elle, et sa simplicité ne connaissait pas du
tout le dogme profond que le mot exprime. C'est à
ce point qu'ayant peur d'oublier celte expression
inconnue pour elle, et désirant en même temps la
rapporter à M. le curé de Lourdes avec fidélité, elle
la répétait tout le long du chemin. Mais elle la
répétait en la prononçant de travers ;el elle deman-
dait ensuite à la sœur de M. Estrade : « Mademoiselle,
que veulent dire ces paroles? »
Or ces paroles, nous l'avons indiqué, avaient une
portée merveilleuse. Elles étaient comme l'écho divin
de la définition, faite par le pape quelques années
auparavant. La petite fille des Soubirous découvrait
ainsi, sans le savoir, une arme nouvelle pour l'apo-
logétique contemporaine.
Mais elle avait trouvé aussi, ou plutôt elle avait
vu un type nouveau de Madone, et un type aussi beau,
sinon plus beau, que les Vierges les plus fameuses
des grands artistes de la Renaissance.
Nulle part, ni à Lourdes, ni à Bartrès, les seuls
lieux du monde qu'elle connût, la chère enfant n'avait
aperçu de statue qui ressemblât à celle qu'elle a
décrite, soit dans l'ensemble, soit par les détails. Dé-
tails et ensemble, tout lui a été révélé; si l'on ne
veut pas le croire, il faut admettre qu'elle a tout
créé elle-même, ce qui serait contraire à toutes les
observations scientifiques, faites sur les hallucinés. -
Je dis que sa Madone est remarquable parlaheauté
aussi bien que par la nouveauté. Il n'en faudrait pas
juger uniquement d'après le modèle de marbre, que
le sculpteur Fabisch exécuta sur ses indications, et
que l'on voit dans la niche de la Grotte, au-dessus
du rosier sauvage. Soit impuissance de tout artiste
à égaler un idéal, même quand c'est le sien, ainsi
que M. Fabisch le disait, soit incapacité de la pauvre
enfant à trouver les mots nécessaires et décisifs dans
sa langue plébéienne, le marbre ne rendit pas fidèle-
ment l'image qu'elle avait gardée toujours vivante
devant les yeux, et quand elle le vit, elle s'écria:
« C'est beau, mais ce n'est pas Elle. Oh! non; la
différence est comme de la terre au ciel. »
Mais ce que ses paroles ne parvenaient pas à tra-
duire, son regard, son visage, quand elle en parlait,
l'exprimaient toujours avec plus d'exactitude, et
c'était un spectacle ravissant « Je n'ai jamais rien vu
d'aussi beau, écrivait M. Fabisch à sa famille, que
lorsque je lui ai demandé comment la Sainte Vierge
était, quand elle a dit : «Je suis l'Immaculée Concep-
tion. » Elle s'est levée avec une grande simplicité,
elle a joint les mains et levé les yeux au ciel. Ni Fra
Angelico, ni Pérugin, ni Raphaël, n'ont jamais rien
fait d'aussi suave et, en même temps, d'aussi profond
que le regard de cette jeune fille, si simple, si
naïve. »
Et ce n'était pas l'effet d'un hasard heureux; c'était
bien l'image même de la céleste réalité dont elle
portait, dans sa mémoire, le souvenir précis et
enchanteur.
Car l'artiste écrivait plus tard : « Chaque fois que
j'ai demandé à Bernadette cette pose, toujours la
même expression est venue changer, illuminer,
transfigurer cette tête... Franchement c'est à pleurer
d'émotion. »
On peut défier tous les médecins des hôpitaux du
monde, qui ont le plus usé et abusé des expériences
hallucinatoires, d'indiquer un chef-d'œuvre artisti-
que, que le plus merveilleux de leurs sujets soit
arrivé ainsi à reproduire, d'après le simple souvenir
de ce qu'il avait contemplé dans ses crises.
Enfin la différence, qui sépare Bernadette et les
hallucinées, paraît tout autant, et peut-être plus
encore, dans les conséquences qu'entraînent les hal-
lucinations.
Du côté du caractère, l'hallucinée devient maus-
sade, irritable, insubordonnée, égoïste. L'hallucina-
tion est une tare; la vie morale en est atteinte et di-
minuée. Au contraire, la vie morale se maintint chez
Bernadette après ses visions. Quedis-je? elle s'éleva.
43
LOURDES (LE FAIT DE)
44
La voyante resta une enfant douce, soumise, ouverte,
joyeuse, et sa religion grandit si bien qu'elle est
devenue une sainte religieuse; on a commencé son
procès de canonisation.
Quant à l'esprit, celui des hallucinées s'alTaiblit.
Si elles ont, par exemple, des hallucinations reli-
gieuses, ce qu'elles écrivent est un tissu de rêveries
et de contradictions, sans lien, sans logique, où abon-
dent les mots tronqués et les phrases inachevées
Chez Bernadette, au contraire, l'intelligence est
restée saine, équilibrée; et, alors que les hallucinées
déraisonnent surtout au sujet de leurs hallucina-
tions, son esprit n'était jamais plus vif que lorsqu'elle
parlait de ses visions.
Ajoutons que certains faits extraordinaires ont
accompagné ses extases, et que l'hallucination n'olTre
rien qui s'en rapproche. C'est ainsi que sur un signe,
dit-elle, de l'être céleste qu'elle contemplait, elle dé-
couvrit une source, dans la Grotte, une source que
personne n'y soupçonnait alors, et qui donne main-
tenant 122.000 litres par vingt-quatre heures.
Un autre jour, le 7 avril, <in sceptique de Lourdes,
le D' Dozous, étant là — il l'a raconté — sa main
gauche se trouva placée sur la flamme d'un gros
cierge, qu'elle tenait de la main droite. Activée par
un assez fort courant d'air, la flamme passait à tra-
vers les doigts délicats de l'enfant, un peu écartés
les uns des autres. Le Docteur, qui était venu en
observateur incrédule, empêcha qu'on fit cesser
le phénomène, et, prenant sa montre, il en nota
exactement la durée : il dura un quart d'heure.
L'extase aj'ant cessé, le D' Dozous examina la main
gauche de Bernadette avec soin: « Je ne trouvai nulle
part, dit-il, la moindre trace de brûlure. »
Le fait se renouvela plusieurs fois durant les appa-
ritions. Qu'on le remarque bien! Une s'agit pas d'un
phénomène d'insensibilité passagère. On ne dit pas
que Bernadette ne sentait pas la flamme ; on dit —
ce qui est bien différent — i(ue sa chair n'était pas
consumée par la flamme, qui touchait el envelop-
pait les phalanges de ses doigts.
Et n'oublions pas les guérisons merveilleuses qui
ont suivit .S'il restait un doute sur le caractère des
visions de Bernadette, elles sufliraient à le dissiper.
On reconnaît l'arbre à ses fruits. Mais les guérisons
de Lourdes forment une question trop importante
pour qu'on puisse y toucher en passant ; nous allons
y revenir.
Contentons-nous de conclure-ici qu'aucune assi-
milation n'est possible entre les rêves maladifs des
hallucinées et les extases de Bernadette. En disant
jusque sur son lit de mort, à trente-cinq ans : « Je l'ai
vue, oui je l'ai vue », la voyante de Massabieille ne
s'est pas plus trompée elle-même qu'elle n'a cherché
à tromper autrui.
Le jugemb.nt canonique. — Les considérations
précédentes ne peuvent qu'ajouter du relief à la pru-
dente réserve, dont l'Eglise fit preuve à l'égard
des événements de la Grotte. Le curé de la paroisse,
M. Peyraraale, garda longtemps une attitude dé-
fiante, sinon hostile ; et, quant à l'évêque de Tarbes,
Mgr Laurence, la première fois qu'on l'entretint de
ces faits extraordinaires, il refusa d'y croire. C'était
à l'Apparition, disait-il, qu'il appartenait de fournir
des preuves. L'opinion publique réclamait du moins
une enquête officielle. Redoutant les dangers de
l'entraînement, l'évêque résolut d'attendre que l'émo-
tion populaire fût un peu calmée, et il attendit cinq
mois et demi : les enquêteurs furent nommés seu-
lement le 28 juillet i858. A son tour, la com-
mission épiscopale procéda avec une si tranquille
sagesse que l'ordonnance, sortie de ses travaux,
ne fut publiée que quatre ans après les premières
manifestations de la Grotte. L'ordonnance se termi-
nait par cette conclusion :
« Nous jugeons que l'Immaculée Marie, Mère de
Dieu, a réellement apparu à Bernadette Soubirous,
le II février i858, et jours suivants, au nombre de
dix-huit fois, dans la grotte de Massabieille, près la
ville de Lourdes; que cette apparition revêt tous
les caractères de la vérité et que les fidèles sont fon-
dés à la croire certaine. » (18 janvier 1862.)
Au moment où cette ordonnance parut, de mira-
culeuses guérisons s'étaient déjà produites, et l'or-
donnance y cherchait un appui. Ce mouvement de-
vait se développer et devenir un des faits les plus
étonnants, qui se soient manifestés, en faveur du
surnaturel, depuis l'Evangile.
III
Les guérisons miraculeuses
Deux questions se posent nécessairement au sujet
des célèbres guérisons que la grotte de Lourdes voit
se produire.
I " Ces guérisons sont-elles réelles et aussi nom-
breuses qu'on le raconte?
2' Ne peuvent-elles pas être interprétées naturelle-
ment; faut-il nécessairement recourir, pour les ex-
pliquer, à une cause surnaturelle, l'intervention par-
ticulière de Dieu?
Eludions l'un et l'autre points.
1° RÉALITÉ DES GUÉRISONS. — i) Ce qu'on a appelé
à tort le vrai miracle. — Une foule innombrable
vient à Lourdes, el elle y vient de toutes les parties
de la terre. Faut-il, pour cela, s'associer à l'enthou-
siasme de quelques-uns et dire avec eux :
« Sur la parole d'une petite enfant naïve, de véri-
tables multitudes se sont mises en mouvement. Il y
a un demi-siècle environ. Lourdes n'était qu'une
obscure bourgade, oubliée et comme perdue dans le
pli de ses montagnes. C'est aujourd'hui un des lieux
du globe les plus connus et les plus visités. On ne
saurait citer de plus grand miracle. »
Le lecteur nous permettra d'être nettement d'un
autre avis. Cette affluence extraordinaire a-t-elle
quelque chose de miraculeux, au sens propre du mot?
11 est bien permis d'en douter. Car d'autres sanc-
tuaires, hors même de la religion catholique, ont vu
et voient venir vers eux des multitudes empressées:
par exemple ceux de l'Inde el de la Mecque. Se trou-
vera-t-il un théologien pour conclure au miracle en
faveur de ces lieux célèbres? Assurément non. Si
donc des esprits superficiels ou quelques prédica-
teurs, en quête d'un mouvement oratoire, recourent
çà et là à cet argument, l'apologétique sérieuse pa-
raît devoir s'en abstenir.
En tout cas, pourrait-on être à demi excusé par-
fois d'en faire usage sans y insister, on ne le serait
jamais de prétendre, comme on l'a fait trop légère-
ment, que c'est le plus grand miracle de Lourdes.
Grâce à Dieu, on observe, autour de la groUe, des
faits autrement remarquables, des faits merveil-
leux où le doigt de Dieu se montre avec évidence.
C'est commettre une erreur, une véritable erreur,
de ne pas les placer tout à fait en première ligne.
Mais cette réserve faite, et elle est d'une impor-
tance capitale, on est bien obligé de reconnaître
que le mouvement général, qui pousse les nations
vers les rives du Gave, mérite d'arrêter l'attention
des historiens.
« Monsieur le curé, disait Bernadette à M. Peyra-
male, la Dame m'a dit : Je veux qu'on vienne ici en
procession. » M. Peyramale se révoltait contre la té-
mérité d'un pareil message. Eh bien ! l'incroyable
45
LOURDES (LE FAIT DE)
46
s'est réalisé ; on est venu, on vient, et c'est vraiment
comme une procession innombrable et sans lin.
Depuis l'année où l'on a commencé à grouper des
cbifTres jusqu'à celle où nous écrivons ces lignes, de
18G7 à 1914 exclusivement, les pèlerinages organisés
ont, à eux seuls, conduit vers la Grotte plus de six
milîionsde pèlerins. Los premièresannécsfournissent
naturellement les chiffres les plus modestes ; les der-
nières donnent les plus brillants. Laissons de côté
l'année exceptionnelle du cinquantenaire, l'année
1908. Prenons celles qui la suivent. De 1909 à 191 4,
on a compté, en cbifTres ronds, 1. 100. 000 pèlerins:
170.000 en 1909, 191.000 en 1910, 237,000 en 191 1 ,
240.000 en 1912, 260.000 en igiS.
Et ces nombres ne représentent, en réalité, qu'une
faible partie de la grande multitude qui visite le
vénéré sanctuaire. Les pèlerins isolés sont plus nom-
breux, et de beaucoup, que ceux qui ariivenl par
groupes.
Il faut aussi ajouter les visiteurs qui ne sont pas
vraiment des pèlerins, mais que souvent un certain
sentiment religieux, parfois aussi sans doute un
simple désir de connaître des lieux illustres, amènent
dans la petite ville, désormais une des plus célèbres
du monde. L'administration des cbeniins de fer du
Midi compte que sa gare de Lourdes reçoit, à elle
seule, près d'un million de voyageurs par an. Et ce
n'est pas seulement la France qui envoie des visi-
teurs; il en vient de toutes les parties de la terre.
Parmi les 3,02^ trains des cinq années que nous
rappelions tout à l'heure, on en trouve 667 venus de
l'étranger. lien vient de la Belgique, de l'Allemagne,
de l'Autriche, de la Hongrie, de l'Espagne, du Por-
tugal, de l'Italie, de l'Angleterre, de l'Irlande, des
Etats-Unis d'Amérique, du Canada, du Brésil, de la
Bolivie, etc. Les évêques donnent l'exemple. De 1867
au i"" janvier 1 914, on en a compté, à Lourdes, 2,520,
dont 427 archevêques, i3 primats, 19 patriarches,
86 cardinaux. Près de 1 100 étaient étrangers à la
France. Parmi les motifs qui amènent au pied des
Pyrénées ces immenses multitudes, aucun n'égale
assurément, en eflicacité, l'effet produit dans les
âmes par les étonnantes guérisons dont les abords
de la Grotte sont témoins. Et c'est justice, on va
le voir.
2) Nouvelle attitude de la critique sceptique. —
Longtemps, on a souri, dans le monde cultivé, des
récits étranges, arrivés des bords du Gave, comme
une sorte de déû, au milieu d'une société qui n'osait
plus même prononcer le nom de miracle. Mais cette
attitude a pris fin. Aujourd'hui les faits ne sont guère
plus contestés, parmi ceux qui les connaissent, que
par les esprits superficiels. Je parle des faits, non
de leur caractère surnaturel, dont il sera traité un
peu plus loin.
Un des professeurs de la Faculté de médecine de
Paris écrivait, il y a quelques années, dans le JVeif-
Torlc Herald : a II est de mode détourner en dérision
tout ce qui se publie autour de la Grotte. Il est peut-
être plus facile de se moquer que de répondre sérieu-
sement. Pourquoi ne pas essayer de résoudre tous
ces problèmes, au lieu de les trancher à distance? »
Ces paroles montrent à la fois le vieil esprit qui
régnait encore, et l'esprit nouveau qui était en train
de naître.
Aussi n'est-on pas étonné de voir, dans des pages
plus récentes, le chef de l'école de suggestion de
Nancy, le D'' Bernukim, parler avec respect de ces
observations de guérisons nutlientiqiies, obtenues à
Lourdes. Sans doute — je viens d'y faire allu-
sion — le savant Israélite essaie de dépouiller les
faits de tout caractère miraculeux, mais il n'en
écrit pas moins : « Toutes ces observations ont été
recueillies avec sincérité, et contrôlées par des
hommes honorables, /.es faits existent. » (De ta
suggestion et de ses applications en thérapeutique,
p. 218.)
Si les lecteurs veulent bien autoriser l'auteur de
ces pages à mettre à profit des renseignements qui
lui sont personnels — qu'ils daignent lui accorder
l'autorisation une fois pour toutes 1 — il rapi)ortera
ici deux autres témoignages. Le premier est d'un
médecin, qui dirige à Paris une importante revue
de psychothérapie. J'ai eu l'occasion de discuter
longuement avec lui, au bureau des constatations
médicales de Lourdes. Or voici un passage de ce
dialogue :
« Docteur, reconnaissez-vous qu'il se passe ici des
faits très extraordinaires, très authentiques? — Oh !
certainement, je le reconnais... La bonne foi est
incontestable et l'exactitude des faits complète.
Seulement il reste l'explication de ces faits, et c'est
là que nous différons. » Il y avait, dans la salle, une
vingtaine de médecins, inconnus desinterlocuteurs et
dont beaucoup sans doute étaient des sceptiques.
Aucune protestation ne s'éleva contre l'authenticité
des faits, ainsi publiquementreconnue '.
Plus tard, deux ou trois ans après que j'eus publié
l'Histoire critique de Lourdes, je reçus la visite
d'un écrivain libre penseur, rédacteur aux Annales
des sciences psychiques, M. Marcel Mangin. Cette
revue, on ne l'ignore pas, a pour directeur principal
le D' Richct, professeur à la Faculté de médecine de
Paris et incrédule notoire. M. Marcel Mangin venait
de lire mon ouvrage. 11 me manifesta le plus vif
"étonnement au sujet des choses qu'il avait a|)prises
et qu'on ne soupçonnait pas, me dit-il, dans le
monde où il vivait. Cette impression profonde ne
resta pas longtemps secrète. Au mois de novem-
bre 1907, les Annales des Sciences psychiques consa-
crèrent leur numéro tout entier aux guérisons de
Lourdes : 56 pages sur les 56 dont la revue se
composait alors. On lisait en particulier (p. 8a4) :
CI Sa lecture (la lecture de l'Histoire critique) cnlvai-
nera chez tous les esprits non prévenus la conviction
que les faits sont réels. »
L'année suivante, l'auteur revenait sur la question
dans la même revue. Il écrivait : « Le livre de
M. Bertrin m'a convaincu de la réalité des miracles
de Lourdes... Je trouve aussi absurde de douter de
ces faits que de l'existence de Napoléon. » (16 nov.,
i'"' et 16 déc. 1908, p. 371. Cet article a été écrit à
propos de Un miracle d'aujourd'hui.)
Il est à peine besoin de le dire : le sceptique faisait
des réserves à l'égard de l'interprétation surnatu-
relle, tout en reconnaissant cependant que les ex-
plications qu'ils pouvaient apporter, lui et son école,
procédaient d'une « science si vacillante et si peu
sûre d'elle-même, qu'elles ne devaient pas nous pa-
raître bien inquiétantes » ; mais quant à la réalité
même des choses, elle ne provoquait, dans son esprit,
ni une restriction ni un doute ; il y croyait sans
aucun respect humain, comme sans aucune hésita-
tion.
3) Constatation des faits. — Si la position prise
par la critique incrédule a changé, c'est qu'elle s'est
peu à peu rendu compte que les guérisons de Lour-
des reposaient sur d'aussi solides témoignages et
subissaient un contrôle aussi sévère que la plupart
des événements de l'histoire, dont personne ne se
permet de douter.
1. Oti trouvera l'écho de cette discussion et des décla-
rations qu'elle amena dans certains journaux de cette
époque. La Croix du 23 août (1914) et La Vérilè frarnaise
du 26 août.
47
LOURDES (LE FAIT DE)
48
Depuis 1882, on a fondé, sur l'Esplanade du Ro-
saire, où se déroulent les processions du Saint Sacre-
ment, un bureau de constatations médicales, qui
examine les malades et spécialement les malades
guéris. Le premier président de ce bureau fut le doc-
teur de Saint-Maclou. Dans le pèlerinage national,
en particulier, chaque malade porte ostensiblement
sur la poitrine un numéro d'ordre, qui renvoie à un
dossier où est consigné tout ce qui le concerne. La
comparaison se fait ainsi avec facilité, entre l'état
présent et l'état passé. Et tout a lieu au grand jour.
Les portes du Bureau sont ouvertes à tous les méde-
cins, quelle que soit leur religion ou leur patrie. De
1890 à igi4, il est passé, au Bureau des constata-
tions, 6.983 médecins, dont i.6g3 sont venus de
l'étranger. Tous les noms ligurent dans les registres
du Bureau. On trouve, dans ces listes, des profes-
seurs de Facultés de médecine, françaises et étran-
gères, des chefs de clinique, des agrégés, et une foule
de médecins et de chirurgiens des liôpilaux. Et le
nombre de ces visiteurs compétents augmente sans
cesse. Il était de 27 en 1890, de 216 en 1900, de 3^2 en
1909 ; il est, pour les cinq dernières années de la sta-
tistique, de 445 en 1909, de 477 en 19 10. de 534 en
191 1, de 56oen 1912, et enfin de 670 en igiS. Ce der-
nier nombre est le plus élevé qui ait été enregistré
jusqu'ici. Il comprend 240 médecins étrangers à la
France : i4 Allemands, 2 Alsaciens-Lorrains, ao Amé-
ricains, II Anglais, 3 Autrichiens. 1 Badois, 2 Bava-
rois, 82 Belges, 4 Brésiliens, 2 Canadiens, i Chilien,
5 Ecossais, i Egyptien, 22 Espagnols, 7 Hollandais,
I Hongrois, 16 Irlandais, 34 Italiens, i Luxembour-
geois, I Polonais, 9 Portugais, i Russe, 10 Suisses,
I Vénézuélien. C'est sous le contrôle de tous ces re-
gards, expérimentés et vigilants, que se pratique
l'examen des malades. Deux médecins sont attachés
olliciellement au Bureau. Mais le plus souvent, sur-
tout dans les grandes alllucnces. ils chargent des
confrères, présents dans la salle, amis ou ennemis,
de procéder eux-mêmes à l'examen médical et de leur
en rendre compte.
Mais là ne se borne pas l'intervention des médecins
de Lourdes. Non seulement, à Lourdes même et au
moment de la guérison, ils consultent les certificats
et interrogent le malade guéri et les témoins de sa
maladie et de sa guérison ; mais, si le cas leur paraît
important, ils instituent une enquête dans le pays
d'où le malade est originaire et où l'on a pu suivre
les phases de son mal, comme on suit après celles
de son retour à la santé. Que dis-je? Ils le revoient,
le pèlerinage suivant, à Lourdes même, et souvent
durant plusieurs années. C'est sur des faits établis
avec ce scrupule, que la foi à Lourdes repose. Si
quelques-uns sont moins étudiés, si l'enthousiasme
de la foule ou de l'intéressé y est intervenu avec
excès, ou enfin si les résultats n'en paraissent pas
durables, qu'importe pour l'authenticité des pre-
miers ? Elle reste entière, et avec toutes ses consé-
quences.
Mais plus encore cpie sur les études faites par les
médecins ou les historiens, la foi aux événements
prodigieux de la Grotte peut et doit s'appuyer sur
les enquêtes ofTicielles, où ils sont examinés de nou-
veau et avec rigueur.
Car, depuis 1906, beaucoup d'évèques ont formé des
commissions, chargées d'informer sur les faits mira-
culeux qui intéressent leurs diocèses respectifs. Ces
commissions ont à leur service tous les moyens dont
un tribunal peut disposer : interrogatoires, certificats
des médecins du malade, discussions approfondies,
expertises demandées à des hommes comptétents,
témoignages rendus sous la foi du serment, sans
parler de celui du temps, dont on ne se passe jamais :
il faut que le temps confirme les résultats de la pre-
mière heure.
Les commissaires ont mandat de se montrer très
dilTiciles ; ils doivent ne se prononcer et ils ne se
prononcent aCTirmativementsur une guérison, que si
aucun doute ne reste possible.
Or ces commissions se sont déjà prononcées bien
des fois; vingt-neuf ordonnances épiscopales ont
été rendues jusqu'en 1914- elles portent sur trente-
trois guérisons, qui y sont déclarées miraculeuses.
Ces documents forment un dossier grave et décisif,
capable de faire réfléchir les sceptiques, tout en ras-
surant la foi des croy.mts '.
4) .Vitllitude des guérisons. — Le document officiel
où il semble qu'on doive trouver avec précision le
nombre des guérisons observées à Lourdes, c'est le
registre des procès-verbaux rédigés par le Bureau
des constatations médicales. Nous verrons qu'il a
besoin d'être complété. Sous le bénéfice de cette
observation, voici la liste des cas enregistrés par le
Bureau depuis l'année de sa fondation :
1882 — lag 1898 — 200
i883 — i45 1899 — 199
i884 — 83 1900 — i64
i385 — 90 1901 — 123
18S6 — 86 190a — 122
1587 — 84 2903 — i33
1588 — 63 1904 — iq8
1889 — 47 1905 — i4i
1890 — 81 1906 — ii5
1891 — 65 1907 — 101
1892 — 88 1908 — iSg
1893 — 101 '909 — '06
1894 — 101 1910 ICI
1895 — i37 1911 — 100
1896 — i58 1912 — loi
1897 — 2i4 1913 — 75
Au sujet de ce tableau, quelques observations
doivent être présentées :
1° Le tableau contient des guérisons importantes
et des améliorations secondaires. Pour les guérisons
importantes, spécialement étudiées, toute erreur est
à peu près impossible. Quant aux faits secondaires,
plusieurs ont été enregistrés, comme une affiche
placée au Bureau des constatations en avertit le
public, sur le témoignage oral des malades. Aussi
parait-il à peu près fatal que, dans une liste aussi
longue, il se rencontre quelques faits douteux ou
même erronés, imputables soit à un mensonge de
l'intéressé, ce qui est très rare, soit à une illusion
dont il est victime et que le temps ne tarde pas à
révéler. Nous devons dire cependant qu'ayant pu-
blié, pour la première fois, le relevé exact de tous
les cas enregistrés, avec les noms et prénoms des
malades guéris, le nom de la maladie et, le plus sou-
vent, celui du médecin signataire du certificat qui
la constatait, malgré la prière adressée au lecteur
de vouloir bien nous avertir de toutes les inexacti-
tudes qui apparaîtraient, cinq ou six rectifications,
seulement nous ont été signalées comme nécessaires.
Peut-être d'autres s'imposaient-elles ; mais nous
1. Si quelque lecteur désirait savoir comment procèdent
les commissions épiscopales dans l'examen d'une guéri-
son, qu'il me permette de le renvover au petit volume
Un Miracle d'aujourd'hui. C est le rapport même que j'ai
écrit, comme rapporteur de la Commission épiscopale de
Tours, sur le cas de Mlle Jeanne Tulasne. Les travaux de
la commission ont duré deux ans.
Depuis, Mgr Meunier, évêque d'Evreux, a publié les
travaux de la commission de son diocèse sous ce titre :
Trois miracifs de yotre-Dame de Lourdes au diocèêe
d'Evreux (Paris, Gabalda, 1909).
49
LOURDES (LE FAIT DE)
50
déclarons loyalement qu'elles nous sont restées
inconnues.
a" On remarquera que le total annuel d'est plus
aussi élevé dans les dernières années du tableau. En
réalité cependant, le nombre des guérisons ne pa-
rait pas avoir diminué. La dilTérence constatée tient
à ce que le bureau médical devient, par prudence,
de plus en plus dil'licile. C'est de plus en plus, par
exemple, (ju'il écarte les maladies nerveuses, l'ori-
•rine surnaturelle de la guérison, dans ces maladies,
pouvant prêter au doute. Ainsi, dans la première
statistique que nous avons dressée, celle qui allait
de i858 au i'''' septembre 1904, on en comptait 255
sur un total de 3.353. C'est-à-dire que, jusqu'en 1904,
les guérisons des maladies nerveuses formaient le
douzième ou le treizième de l'ensemble, tandis que,
dans les quatre ou cinq dernières années du tal)leau,
elles ne représentent plus qu'un trentième : on en
relève i sur 3o, au lieu de i sur i3.
Evidemment ce n'est pas le nombre des maladies
nerveuses qui a fléchi, ni apparemment celui des
guérisons dont elles sont l'objet. C'est la manière
d'enregistrer ces cas suspects, qui est devenue de
plus en plus rigoureuse et sagement défiante.
3" Le tableau précédent n'énumère que les guéri-
sons constatées au Bureau médical. Or tous les ma-
lades qui guérissent ne déclarent point ofliciellemenl
leur état avant de partir, il s'en faut bien. En com-
parant ceux que les médecins de Lourdes ont vus
et ceux dont les comptes rendus particuliers des pè-
lerinages publient les noms et l'histoire, il est facile
de s'apercevoir que le Bureau médical ne connaît
pas, sans doute, plus delà moitié des guérisons;
peut-être même n'en connait-il pas plus du tiers. Le
défaut de temps, au moment du départ, et aussi l'en-
nui de se soumettre à une sorte d'examen public, ar-
rêtent beaucoup de malades, qui ont retrouvé la
santé. — Et cependant l'ensemble des grâces miracu-
leuses, guérisons et améliorations, dont les autori-
tés de la Grotte sont parvenues à avoir connaissance
jusqu'en I9i4i dépasse, d'après nos statistiques,
quatre mille quatre cents.
On arriverait à plus de neuf mille en ajoutant les
autres, celles qu'on n'a pu olliciellement enregistrer
à Lourdes et que les directeurs et les membres des
divers pèlerinages ont vues pourtant de leurs yeux.
5) I\'ature des maladies guéries. — Ce qu'il y a
d'aussi remarquable que le nombre des guérisons
obtenues, c'est la variété des maladies qui en ont
fait l'objet. La cause, qui guérit les malades à Lourdes,
n'agit pas à la façon d'un remède naturel : le champ,
où sa vertu opère, n'est pas spécial et limité. Elle
atteint les maux les plus différents et, en même temps,
les plus graves. L'auteur de ces pages a dressé une
liste de ces diverses maladies, pour lesquelles elle
est heureusement intervenue, depuis le début des
manifestations jusqu'à ces derniers temps. Or, le
total n'est pas bien loin de deux cents (V. Histoire
critique des événements de Lourdes, édition com-
plète, 4o" mille, appendice n" 11). Il est bien entendu
que certaines maladies ont donné lieu à plus de cas
de guérison que certaines autres; c'est aussi qu'elles
sont plus répandues. Mais, en réalité, il n'y a pas de
domaine, particulièrement assigné à l'action bienfai-
sante, qui améliore la santé ou la restitue même
dans sa plénitude.
C'est une mode de prétendre qu'on ne voit s'atté-
nuer ou disparaître au pied de la Grotte que les af-
fections nerveuses. Pour parler ainsi, il faut n'avoir
jamais étudié la question. Que des affections ner-
veuses guérissent à Lourdes, ce n'est pas douteux.
Eh! pourquoi voudrait-on que ces maladies-là fus-
sent exceptées? Il en est même, parmi celles qui
guérissent, d'une telle gravité que, relativement à la
cause qu'elle appelle, leur guérison équivaut à celles
des maux organiques les plus dangereux. Elles sont
naturellement incurables. Un spécialiste éminent,
qui s'est beaucoup occupé des nerfs, le IV Guassbt,
de Montpellier, nous disait un jour : it On affirme
rpi'à Lourdes on guérit l'hystérie. Si l'on guérit l'his-
térie, on fait le plus grand des miracles.»
Aussi ne voit-on pas de telles cures se produire
ailleurs. 11 y a quelques années, on usait beaucoup,
dans de céîèlires salles d'hùpitaux, de ces maladies
et de ces infortunés malades, pour se livrer à des
expériences intéressantes ; mais on ne les guérissait
jamais. Les visiteurs privilégiés y revoyaient éter-
nellement les mêmes sujets.
Quant aux troubles nerveux moins importants,
sur lesquels une vive émotion est parfois capable
d'agir, il se peut que, lorsqu'ils disparaissent à Lour-
des, le résultat soit dû à une cause naturelle ; mais il
se peut aussi qu'il vienne de plus haut. En tout cas,
l'apologiste doit les négliger.
Mais ce ne sont pas certes les cas les plus fréquem-
ment observés par le Bureau médical. Il s'en faut, et
de beaucoup. Car toutes les affections nerveuses ré-
unies, en y comprenant les plus graves, ne fournis-
sent pas même la quinzième partie des guérisons.
El même, nous l'avons dit plus haut, la proportion
décroît chaque année. Au total, on en compte 285
sur un ensemble de 4,/|45 cas divers, observés depuis
l'origine.
La tuberculose, sous toutes ses formes, présente,
à elle seule, un contingent bien plus élevé.
La tuberculose pulmonaire, la tuberculose os-
seuse, la tuberculose intestinale, les tumeurs blan-
ches, le lupus, le mal de Pott, la coxalgie, etc., ont
donné lieu à 892 guérisons, parmi celles qui ont pu
être relevées.
En outre, et sans vouloir tout citer, si l'on parcourt
nos statistiques, on trouve 69/, cas pour les maladies
de l'appareil digestif et de ses annexes, 106 pour les
maladies de l'appareil circulatoire, dont 61 pour
celles du cœur, 182 pour les maladies de l'appareil
respiratoire (bronchites, pleurésies), 69 pour les ma-
ladies de l'appareil urinaire, i43 pour celles de la
moelle, 53o pour celles du cerveau, i55 pour les af-
fections des os, 206 pour celles des articulations,
/|2 pour celles de la peau, 119 pour les tumeurs,
5/16 pour les maladies générales et les maladies di-
verses, dont 170 pour les rhumatismes, 22 pour les
cancers, et 54 pour les plaies.
Signalons aussi spécialement 55 aveugles, qui ont
eu le lionheur de voir, et 2/1 muets qui ont recouvré
la faculté de parler, tandis que 82 sourds recouvraient
celle d'entendre.
Sous les réserves indiquées plus haut, pour beau-
coup de cas dont la connaissance précise nous
échappe, voilà un aperçu, et un aperçu incomplet,
des bienfaits de tout genre que les malades ont ob-
tenus autour de la Grotte miraculeuse.
Ces guérisons, si nombreuses et si variées, font
une impression profonde sur tout esprit sérieux, qui
prend la peine d'y réfléchir. Et, comme il n'est vrai-
ment pas possible d'en mettre en doute la réalité, si
l'on est résolu à écarter l'action du ciel, qui les expli-
que facilement, on est obligé de chercher l'explica-
tion dans une cause naturelle, quelle qu'elle soit.
L'incrédulité a fait plusieurs tentatives dans ce sens;
le moment est venu de les étudier.
2" Le surnaturel dans les quèrisons. — Il faut
une cause à tous les faits ; c'est une loi de la nature.
Examinons donc, l'une après l'autre, les diverses
solutions que les ennemis du surnaturel ont propo-
sées au grave problème de Lourdes.
51
LOURDES (LE FAIT DE)
52
Tour à tour, ou même à la fois, ils ont placé le
principe des guérisons, soil dans la vertu curalive de
l'eau de la Grotte, soit dans l'elBcacité de la sugges-
tion, soit dans le mystère des forces du monde, en-
core inconnues.
Suivons-les sur ce triple terrain.
— L'explication par l'eau de la Grotte. — Pour
expliquer par l'eau de la Grotte les effets tliérapeu-
tiques observés à Lourdes, on a fait intervenir les
propriétés chimiques de cette eau, ou sa température
et les bains froids qu'elle permet, ou enfin, plus
récemment, une puissance radio-active, qu'on lui
attribue d'ailleurs gratuitement.
La première hypothèse fut exploitée surtout au
début. Ce fut l'arme favorite de tous ceux des libres
penseurs d'alors, qui voyaient de trop près les évé-
nements pour les révoquer en doute. Mais le désen-
chantement fut prompt. M. Filuol, de la Faculté des
sciences de Toulouse, le chimiste le plus en renom du
Midi, avait été chargé ofliciellement de faire l'ana-
lyse de la source. Le préfet de Tarbes l'avait signalé
comme l'homme le plus compétent, d'autant qu'il
avait déjà fait des études consciencieuses sur la plu-
part des eaux minérales des Pyrénées. On attendait
impatiemment son rapport. Il vint enlin, et voici
quelle en était la conclusion : « Cette eau ne renferme
aucune substance active, capable de lui donner des
propriétés thérapeutiques marquées. >■
Dans la lettre au maire de Lourdes, qui accom-
pagnait son rapport, l'éminent professeur ajoutait
que les effets extraordinaires, qu'on assurait avoir
obtenus à la suite de l'emploi de cette eau, no pou-
vaient pas être expliqués par les sels dont l'analyse
y décelait l'existence.
Ce fut un coup de massue pour l'opinion qui avait
hypothétiquement publié le contraire : elle ne s'en
est jamais relevée.
On voudra bien me permettre d'ajouter que je pos-
sède une analyse comparée, faite dans ces dernières
années, par un homme du métier. Il en résulte que
l'eau de la Grotte diffère de l'eau du Gave, mais
qu'elle est chimiquement semblable à celle de la fon-
taine publique, qui se trouve dans la ville. Dès lors,
si elle devait à sa composition chimique l'efficacité
tliérapeutique qu'on lui reconnaît, l'eau de la ville
l'aurait elle aussi, étant d'une composition identique;
or elle ne l'a à aucun degré.
Mais, dit-on, l'eau de Lourdes est froide, et l'on
sait qu'en thérapeutique les bains froids ont parfois
d'heureux eflets.
Sortons du vague, où la vérité ne trouve jamais
une atmosphère favorable ; exprimons-nous avec pré-
cision. Quels effets l'hydrothérapie obtient-elle? Lui
arrivet-il, comme à l'eau de Lourdes, de faire dispa-
raître subitement une maladie organique? — Non,
jamais; cela ne fait de doute pour personne. L'a-t-on
vue, par exemple, guérir, en quelques minutes, un
large ulcère couvrant les deux tiers de la face externe
de la jambe, comme chez Joachine Dehant (v. le cer-
tificat du D'' Froidbise, 19 septembre 1878; Histoire
critique, p. i56), ou délivrer un aveugle, avec la rapi-
dité de la foudre, d'un double décollement de la ré-
tine qui remontait à sept années, ainsi que Vion-Dury
(v. la communication du médecin protestant Dor à la
Société française d'ophtalmologie le ï" mai iSgS;
ihid., p. 160), ou coudre instantanément — qu'on
pardonne le mot — les bords d'une plaie et tarir
pour toujours l'écoulement, dans une ostéite tuber-
culeuse, comme chez la jeune Clémentine Trouvé,
que Zola a vue et qu'il a peinte sous le nom de
Sophie Couteau? {Ihid., p. 269 et suiv.)
L'eau de la Grotte a fait ces merveilles. Quelle
autre les fit jamais?
Supposons même que notre source soit radio-
active. C'est une conjecture, une simple conjecture,
que rien absolument n'autorise, sinon le besoin
qu'ont de l'admettre les adversaires du miracle. Mais
entrons-y, puisqu'elle leur plaît, et qu'ils paraissent
aimer à se réfugier dans l'ombre propice des forces
mal connues et plus mal encore définies.
Raisonnant donc dans cette gratuite hypothèse,
je prierai le lecteur de remarquer qu'on peut et qu'on
doit affirmer, sur la radio-activité de l'eau, ce qui
vient d'être dit sur sa température. Pas plus que l'hy-
drothérapie, la radio activité n'a jamais produit les
cures graves et subites dont on admire le spectacle
autour de la Grotte.
Enfin une observation générale s'impose, qui doit
dissiper toute équivoque, s'il pouvait en rester une.
Que l'on croie à la vertu des qualités chimiques de
l'eau de la source, ou à celle de sa température ou à
l'efficacité radio-active dont elle serait douée, on est
bien obligé de reconnaître que, pour éprouver le
bienfait de ces diverses influences, il est nécessaire
d'en user. Un malade, qui n'entre pas en contact avec
l'élément qu'on en dit chargé, ne saurait en tirer
profit, c'est l'évidence même, et, s'il guérit, c'est à une
tout autre cause que doit nécessairement être imputée
sa guérison.
Or beaucoup de miraculés de Lourdes ont guéri
ailleurs que dans les piscines. Que dis-je? Il est permis
d'avancer que, depuis vingt ans, c'est le plus grand
nombre. On pourrait même citer bien des malades,
qui ont retrouvé la santé, sans avoir pris un seul
bain dans l'eau miraculeuse, non seulement au
moment de leur guérison, mais dans les jours et les
mois qui l'ont précédée. Tel est, pour n'en citer qu'un
parmi tant d'autres, le Belge Pierre de Rudder : les
fragments de ses os brisés se soudèrent brusquement,
à Oostacher, près de Gand, dans une chapelle dédiée
à Notre-Dame de Lourdes, sans qu'il eût jamais vu
ni les piscines ni les cannettes de la Grotte. (V. His-
toire critique de Lourdes, p. 289 et suiv., et, pour
plus de détails et une discussion plus étendue,
D' A. Drschamps : Le cas Pierre de Rudder,
Bruxelles, 191 3.)
C'est donc à une tout autre cause qu'on est obligé
d'attribuer l'action prodigieuse dont il bénéficia et
dont beaucoup d'autres ont bénéficié comme lui.
— L'explication par la suggestion thérapeutique.
— Une cause de guérison, bien plus souvent indiquée
aujourd'hui par les sceptiques que refllcacité de la
source, désormais négligée, c'est la suggestion.
La suggestion se présente sous deux aspects : on
peut se suggestionner soi-même — c'est /'au'o-sH^geï
tion — ou bien subir l'idée suggérée par autrui —
c'est Vhétéro-suggestion. Ce dernier terme est
d'ailleurs assez rare, et c'est le nom générique, c'est
le mot suggestion qui le remplace le plus souvent.
Mais sous une forme ou sous l'autre, le principe
de la guérison — s'il y a guérison — est le même
toujours. Les suggestionneurs prétendent, en effet,
que « toute cellule cérébrale, actionnée par une
idée, actionne les fibres nerveuses qui doivent réa-
liser cette idée » (Bernheim: Hypnotisme, suggestion,
psychothérapie, Paris, igoS). Par conséquent, dès
qu'on est fortement persuadé qu'on est guéri ou
qu'on va guérir, sous « l'action des fibres nerveuses »
on guérit en réalité.
Tel est le système! Voyons si les résultats, où il
amène, peuvent sufllre à rendre compte des cures
miraculeuses, obtenues sur les bords du Gave.
Pour juger de l'ampleur des résultats, c'est-à-dire
de la puissance de la suggestion en thérapeutique,
prenons pour base les expériences de Bernhbim, et
les conclusions qu'il en a tirées, dans l'ouvrage cité
53
LOURDES (LE FAIT DE)
54
plus liaul. Bernheira est le clief de l'école de sugges-
tion lie Nancy, laquelle est plus avancée et plus
Lardie que l'école de la Salpètrière, à Paris. Celle-ci
n'admet pas tout ce que la première raconte et
publie. C'est donc, de notre part, accepter le terrain
le moins favorable pour la thèse que nous défen-
dons ici.
Quand on s'occupe de la vertu thérapeutique de
lasufffccstion, une distinction fondamentale s'impose,
et on l'a Irop souvent négligée. Il faut traiter à part
des maladies organiques et des maladies fonction-
nelles, moins proprement appelées nerveuses. Dans
les premières, il y a lésion : entendez qu'un organe
est atteint. Une dent d'une roue a été cassée, ou ébré-
chée ou faussée, dans l'horloge. Dans les secondes,
tous les organes sont intacts; ce sont des maladies,
comme on dit en médecine, sine materia. La fonction
seule est en défaut, et pour une cause qui n'a rien
d'organique. Un grain de poussière s'est introduit
dans un engrenage, et l'horloge s'est arrêtée, quoique
le microscope ne découvre rien de brisé ni de déplacé
dans les ])iéces qui la composent.
Celte distinction étant faite, on voit beaucoup
mieux ce que peut la suggestion et surtout ce qu'elle
ne peut pas. Accordons qu'elle exerce son action
dans les maladies fonctionnelles, ou, selon l'expres-
sion de Bernheim, « dans le champ des névroses >>.
Non point certes qu'elle réussisse toujours, même
dans ce domaine limité. D'abord, elle est loin de
réussir avec constance, même à l'égard de celles de
ces maladies où les suggestionneurs assurent qu'elle
a le plus d'empire; mais surtout il en existe l)eaucoup
qu'elle ne guérit jamais. Telles sont, par exemple,
d'après le savant suggestionneur de Nancy, la neu-
rasthénie héréditaire, avec ses innomlirables mani-
festations; l'hypocondrie invétérée, répile[)sie, la
chorée, le tétanos, etc. Malheureusement, nous ne
pouvons donner ici, faute d'espace, les citations de
Bernheira et les références qu'elles appellent. On les
trouvera, si on désire les voir, dans notre Histoire
critique de Lourdes, p. i8o et suiv. — Cette observa-
tion s'applique aussi à ce qui va suivre.
Mais négligeons les maladies fonctionnelles. Ce
qu'il faut considérer ici surtout, ce sont les maladies
organiques. Or, disons le tout de suite : dans les
maladies organiques, la thérapeutique de la sugges-
tion est nettement impuissante. Les suggestionneurs
prétendent qu'elle a parfois un certain empire sur
des symptômes secondaires, comme l'insomnie, et,
qu'en les amendant, elle est capable d'exercer indi-
rectement quelque influence heureuse sur la maladie
elle-même. Mais ils avouent qu'elle ne peut rien
directement sur la guérison, laquelle vient ou ne
vient pas, indépendamment de toutes les idées qu'on
tente de suggérer au malade, ou qu'il se suggère à
lui-même. Ecoutez ces déclarations du savant Israé-
lite que nous avons déjà cité; nous les prenons çà et
là dans son ouvrage : « La suggestion est une thé-
rapeutique presque exclusivement fonctionnelle...
La suggestion ne peut réduire un membre luxé,
dégonfler une articulation gonflée par le rhumatis-
me... (Elle) ne peut ni résoudre une inflammation,
ni arrêter l'évolution d'une tumeur ou d'un processus
de la sclérose. La suggestion ne tue pas les microbes,
elle ne cicatrise pas l'ulcère rond de l'estomac. » On
ne suggère pas non plus « aux tubercules de dispa-
raître... La suggestion n'enraie pas l'évolution orga-
nique de la maladie; trop souvent elle ne produit
qu'une amélioration transitoire; les maladies, de
leur nature progressives et envahissantes, telles que
l'ataxie locomotrice, la sclérose en plaque, etc., conti-
nuent leur marche inexorable. »
Bernheim écrivait cela à la fin du xrx' siècle ou
tout à fait au début du xx'. Depuis, la théra-
peutique suggestive a perdu encore de son autorité,
parmi les esprits d'élite qui l'ont pratiquée. L'expé-
rience ne lui a pas été favorable.
Je me souviens d'avoir entendu, en igo^, au bureau
des constatiitions de Lourdes, un médecin principal
de l'armée, lequel était chargé de l'hôpital militaire,
dans une grande ville encombrée de soldats. Devant
moi et devant plusieurs de ses confrères, il dit à un
suggestionneur, qui paraissait avoir le zèle d'un
novice : « J'ai pratique beaucoup la suggestion, parmi
mes malades ; elle m'a donné de si pauvres résul-
tats que j'y ai absolument renoncé : je ne la pratique
plus. »
Plus récemment, je voyais un des médecins de
France, qui se sont le plus occupés decette question,
tliéori(|uement et pratiquement, le D'' Grasset, de
Montpellier; je lui demandai : « Docteur, voulez-vous
me permettre de vous poser une question dans un
intérêt scientifique ? Non seulement vous .ivez écrit
sur la thérapeutique de la suggestion, mais vous en
avez usé souvent sur vos malades. Eh bien ! en avez-
vous obtenu des effets heureux? » Il me répondit :
« Des ePTets peu nombreux et peu durables. » —
« D'autres hommes compétents m'ont déjà fait cette
réponse, repris-je. Ne croyez-vous pas, docteur, que
cette thérapeutique, un moment si à la mode, est
elle-même bien malade ? » Il lit un geste, qui signi-
fiait : « Si, je le crois ; elle est bien malade. »
On remarquera ce mot : « Des effets peu dura-
bles. » 11 correspond à celui qu'on a trouvé tout à
l'heure sous la plume du D' Bernheim, défenseur
quasi officiel de cette méthode : a Trop souvent la
suggestion ne produit qu'une amélioration transi-
toire. » D'autre part, le même savant fait observer
que son action est lente et progressive. C'est une
thérapeutique qui exige la collaboration du temps.
(Hypnotisme, suggestion et psychothérapie, Paris
igoS, p. 337, 33^). Les suggestionneurs Delbœuf et
Wetterstraxd sont du même avis (Delbœuf : Le Ma-
gnétisme animal, etc., Paris 1889, p. 61 ; Wetters-
trand: L'Hypnotisme et ses applications, Paris, 1899,
p. 5).
Comparez maintenant, trait pour trait, avec la
cause mystérieuse qui agit à Lourdes : la dissem-
blance vous paraîtra complète, et vous n'aurez pas
de peine à conclure que deux forces, si différentes
dans leur action, ne sauraient être deux forces iden-
tiques dans leur nature. L'une agit exclusivement
— quand elle agit — sur des maladies fonctionnelles
ou nerveuses, l'autre agit aussi sur des maladies
organiques, les plus invétérées et les plus graves;
la première ne donne que des résultats éphémères,
même dans le champ restreint où s'exerce son em-
pire; la seconde opère des guérisons durables, radi-
cales, absolues; celle-là, pour arriver aux médiocres
effets qu'elle donne, doit s'exercer longtemps et d'une
manière répétée; on voit parfois celle-ci faire les
prodiges qu'elle fait, en quelques minutes, avec la
rapidité de la foudre. Si elle était la suggestion, elle
agirait à la manière de la suggestion et dans les
mêmes limites ; elle ne peut agir autrement que
parce qu'elle est autre chose.
Quelle chose? Une chose inconnue, répliquent les
ennemis des miracles, que l'on connaîtra sans doute
un jour. C'est la troisième explication, par où ils
essaient d'échapper au surnaturel, qui les presse de
toutes parts.
Eludions-la en finissant.
— l.'e.rplication par les forces inconnues. — C'est
donc lasuprême ressource des incrédules en déroute.
Voici leur raisonnement : « Nous ne connaissons
pas toutes les forces de la nature, ni toutes les lois
55
LOURDES (LE FAIT DE)
56
cpii sont l'expression de ces forces; ce qui le prouve
bien, c'est que nous en découvrons de temps en
temps de nouvelles; témoin la vapeur et l'électri-
cité, et, quant aux ai)plioations, le tclépbone, la
radiographie et la télégraphie sans 111. Qui donc nous
dit que des forces, encore ignorées de nous, mais
naturelles comme celles qui nous sont connues,
n'opèrent pas les guérisons extraordinaires que les
catholiques attribuent directement à Dieu? »
Je remarque d'abord qu'il s'agit d'une hypothèse,
hypotlièsegratuite, qui n'est fondée sur aucune base,
sauf le désir obstiné qu'on éprouve de ne pas croire
au miracle. Or des hypothèses semblables n'ont
jamais possédé aucune autorité.
Que répondraient les sceptiques à celui qui, pour
suivre leurs traces, s'écrierait: « Il existe des forces
nouvelles qui se révèlentà nous.etque nousn'avions
jamais soupçonnées. Qvii nous dit que l'une de celles
qui restent encore cachées ne portera pas Ijientôl
l'organisme humain à des proportions inattendues, et
que dans cent ans l'homme n'aura pas la taille du
dôme de Saint-Pierre? » ou que, suivant l'idée de ce
philosophe original, il ne lui poussera pas une queue,
avec un œil au boutpour regarder les astres? » Et l'on
pourrait continuer ce petit jeu des hypothèses fan-
taisistes, sans s'émouvoir d'aucune absurdité. On y
joindrait, comme un refrain, ce raisonnement qui
devrait tout expliquer et répondre à tous les étonne-
ments : « Voj'ez la vapeur, l'électricité, le télégra-
phe, etc.; qui nous aurait dit, il y a cent ans...? »
Nous aurions donc sans doute le droit de repousser
une telle objection, en y opposant ce que les parle-
mentaires nomment la question préalable. Mais il
sera sans doute plus utile d'en montrer la faiblesse
foncière que de l'écarter par le dédain.
Les incrédules avancent donc qu'une loi secrète,
dont nous ignorons la nature, explique peut-être les
faits miraculeux, auxquels nous ne trouvons aucune
cause, dans les choses créées. II faut hardiment leur
répondre que certainement cette loi hypothétique
n'existe pas. Et voici comment on peut le prouver.
Si cette loi existait, elle agirait comme une loi
naturelle, c'est-à-dire d'une manière constante, iden-
tique, invariable. Une loi naturelle ne procède pas
axitreraent, qu'on la connaisse ou qu'on l'ignore.
Tous les corps s'attiraient l'un l'autre, en raison di-
recte des masses et en raison inverse du carré des
distances, avant que le monde eîit deviné cette loi et
que Newton en eût trouvé la formule. Envoyez un
courant électrique dans une masse d'eau. La masse
d'eau se décomposera en oxygène et en hydrogène,
l'oxygène formant un volume et l'hydrogène deux.
La décomposition n'aura pas lieu dansla masse sans
le courant, qui est une condition indispensable, mais
toutes les fois que cette condition sera posée, c'est-
à-dire aussi souvent que le courant passera, la masse
d'eau se décomposera, et toujours de la même ma-
nière. C'est fatal.
Si les faits prodigieux de Lourdes étaient dus à
une loi, encore ignorée de nous, il faudrait, pour les
produire en provoquant l'action de cette loi, certaines
conditions précises, déterminées, toujours les mêmes,
et, en retour, chaque fois que ces conditions seraient
réalisées, ils apparaîtraient avec une régularité
rigoureuse, constante, invariable. Or c'est exacte-
uient le contraire que l'on peut constater.
D'abord la cause mystérieuse n'a pas besoin, pour
agir, de rencontrer des conditions déterminées. Son
action s'exerce dans les circonstances les plus variées,
les plus diverses, les plus dissemblables : à l'inté-
rieur des édilices ou au dehors, dans l'ombre dis-
crète des piscines ou en plein soleil, durant la pro-
cession du Saint Sacrement, et au bruit harmonieux
des cantiques; le matin, ou à midi, ou le soir; que
le ciel soit radieux ou que la pluie le trouble et
l'obscurcisse; quelle que soit la maladie et quelque
soit le malade, jeune ou vieux, enfant ou vieillard,
croyant enthousiaste ou croyant timide et hésitant.
Rien n'est requis, ni dans l'àme, ni dans la situa-
tion, ni dans l'iulirmité, ni dans les circonstances
extérieures, pour que la secrète influence entre en jeu
et que l'elTet se manifeste.
D'antre part, la réunion de quelques conditions
réputées utiles ne détermine pas plus son action que
leur absence ne l'empêche.
Voici un malheureux dont l'état est lamentable,
la foi profonde, la prière ardente ; on prie aussi au-
tour de lui, et c'est le jour d'une grande manifesta-
lion religieuse, qui remue tous les cœvirs. Si la guéri-
son dépendait d'une ou de plusieurs de ces circons-
tances morales, comme l'effet d'une loi naturelle
dépend de quelques circonstances physiques, on
devrait la tenir pour assurée. Or elle ne l'est pas;
tous ceux qui ont suivi de près les événements de
Lourdes savent bien qu'on ne peut jamais la pro-
mettre ni l'attendre avec probabilité.
Un jour, un des organisateurs les plus zélés des
pèlerinages, le R. P. Picard, était à Lourdes. Il avait
devant lui une foule immense, dont les sentiments
lui semblaient faire admirablement écho à sa parole.
Jamais auditoire ne lui avait paru mieux disposé.
En descendant de chaire, il rencontra le D'' Boissa-
rie : « Docteur, lui dit-il avec des regards où éclatait
l'espérance, quelle foule, quelle religion, quel specta-
cle! Nous allons avoir une moisson de miracles. »
n Or, ajoutait le docteur en me racontant cette anec-
dote, nous n'eûmes pas de moisson, ni même de
simples épis. Jamais mon registre ne fut si pauvre.
Aucun fait ne put y être inscrit. »
C'est que les faits viennent à leur heure, sans que
rien permette d'y compter, et avec une indépendance
qui déjoue toutes les prévisions. Bref, la loi est aveu-
gle; déjà connue, ou cachée encore dans la réserve
des lois dont l'avenir seul doit avoir le secret, sa
nature reste la même : c'est une sorte de machine
dont l'elTet est automatique. Au contraire, la cause
mystérieuse, qui intervient autour de la Grotte, est
un agent souverainement libre, et que rien ne lie
jamais.
Il est donc impossible, mais tout à fait impossible,
de les assimiler l'une à l'autre, et bien plus encore
de les confondre. Par conséquent, il n'y a pas à in-
voquer, pour expliquer les faits prodigieux qui nous
occupent, une loi de la nature, quelle qu'elle soit, pas
plus une loi à découvrir qu'une loi déjà découverte.
Voilà une première réponse que l'on peut faire aux
sceptiques, sur ce sujet. En voici une seconde.
Si la loi mystérieuse et hypothétique, derrière la-
quelle votre incrédulité cherche un abri, exerçait
vraiment son action extraordinaire à Lourdes, étant
une loi physique dans le jeu de laquelle n'entrerait
aucune liberté, il n'y aurait pas de raison pour qu'elle
ne fît sentir son effet qu'à quelques privilégiés,
sur xine si grande foule. Car quelles que fussent les
conditions qu'elle exigeât pour agir, dans cette
multitude animée des mêmes sentiments, soumise
aux mêmes influences, pleine des mêmes désirs et
s'épanchant dans les mêmes prières, personne n'ad-
mettra jamais que les quelques malades qui guéris-
sent soient les seuls qui les présenteraient; elles se
trouveraient réalisées certainement dans beaucoup
d'autres. Il est donc impossible d'admettre que les
guérisons ne fussent pas bien plus nombreuses qu'el-
les sont. Leur petit nombre prouve qu'elles viennent
d'une cause libre, qui agit quand elle veut, sur qui
elle veut, et dans la mesure où elle veut.
57
LOURDES (LE FAIT DE)
58
Mais on doit se demander aussi pourquoi cette
Leureuse loi, aussi liienfaisante que mystérieuse,
qui ferme les plaies des Ijlessés et ouvre les yeux des
aveugles, accomplit ces prodiges à Lourdes plutôt
qu'ailleurs, et, dans Lourdes même, sur les croyants
qui viennent l'implorer, plutôt que sui" les sceptiques
qui la bravent.
Ne parlons pas de la puissance de la suggestion !
Nous avons vu que la suggestion ne peut rien dans
les maladies organiques. Cette loi devrait donc être
nécessairement autre cliose. Et alors je demande :
comment s'expliquer qu'elle produisît son admirable
ellet sur les pèlerins de Lourdes, et seulement sur
eux ?
Naturellement, pour qu'elle exerçât son action sa-
lutaire,il faudrait la mettre en mouvement. La mettre
en mouvement! Mais comment, de quelle manière?...
c'est un secret, et il est resté jusqu'ici impénétra-
ble. Quelqu'un pourra-t-il comprendre que certains
pèlerins privilégiés, ceux de Lourdes, le connaissent
cependant assez bien pour se servir de la loi mysté-
rieuse et guérir? Quoi I Ils arrivent de tous les lieux
du monde, ils ne se sont jamais vus, il y a parmi
eux des gens de tout âge et de toute condition,
même des enfants qui n'usent pas encore ou usent à
peine de la parole, et il faudra que nous croyions
qu'ils savent tous la façon de s'y prendre, pour
appliquer ce que Descartes appelait la chiquenaude
et faire marcher la machine 1
En outre, ils devront la savoir seuls; tous les au-
tres l'ignoreront.
Mais eux-mêmes, les sceptiques, ces panégyristes
de la prétendue loi inconnue qui ranime les mori-
bonds, comment ne découvrent-ils pas, pour leur
compte, le moyen de mettre en branle le précieux
ressort ? Pourquoi laissent-ils la loi travailler uni-
quement pour quelques dévots de la Grotte?
Les questions semultiplient, auxquelles on ne peut
faire aucune réponse. C'est qu'on se débat dans l'im-
possible. Non seulement cette prétendue loi n'existe
pas, comme on vient de le voir; mais il faut dire
plus : elle ne peut pas exister. Expliquons-nous.
Tous les tissus de l'organisme, comme les tissus
de tous les corps vivants, sont composés de petites
masses de substance plastique, appelées plastides.
Ces plastides sont contenus dans des cellules, sortes
de membranes extrêmement minces qu'ils sécrètent
eux-mêmes. Ce sont ces plastides qui, par leur multi-
plication, leur engendrenient, produisent la nutri-
tion, cl, par suite, l'accroissement, et la restauration
de la matière organique. Or tout plastide vient d'un
plastide antérieur; celui-ci vient d'un autre, et ainsi
de suite en remontant toujours. Ce sont là des prin-
cipes universellement admis.
Supposez maintenant un tissu affecté d'une lésion,
comme il arrive dans toute maladie organique. La
restauration, autrement dit la guérison, ne pourra
se faire que par la multiplication et l'engendrement
des plastides. Or les générations des plastides, se pro-
duisant les uns les autres, sont nécessairement suc-
cessives; ce qui revient à dire qu'elles ont essentiel-
lement besoin du concours du temps. La nature ne
peut produire à la fois le (ils, le père et une longue
suite d'aïeux. Il lui est donc impossible de restaurer
instantanément un tissu blessé, c'est-à-dire d'opérer
une guérison soudaine dans une maladie organique;
de même, et pour la même raison, qu'elle ne peut
donner à un nouveau-né, en deux jours, le corps d'un
homme de trente ans. Cela lui est impossible à cause
de l'organisation même de la vie, et dès lors elle ne
le pourra pas davantage dans l'avenir que dans le
passé. Pour qu'il put exister une loi produisant
instantanément la croissance chez un enfant ou la
restauration d'une lésion chez un malade, il faudrait
que fût renversée la base essentielle de la vie, telle
qu'elle est dans la création actuelle. Mais le monde
étant ce qu'il est, et tant qu'il ne sera pas transformé,
il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de force ni de
loi naturelle, capable de se passer de la collabora-
tion du temps pour restaurer les tissus de l'orga-
nisme blessés, et à plus forte raison disparus. Ceci
n'est pas une conclusion probable; c'est une con-
clusion scientiliquement sûre, d'une certitude abso-
lue.
Or les plus célèbres guérisons de Lourdes sont
des guérisons subites, survenues dans des maladies
organiques.
Veut-on quelques exemples?
En 1895, le Belge Pierre de Rudder voit sa jambe
gauche, brisée depuis huit ans, se souder instantané-
ment, on l'a dit plus haut, malgré le vide fait par
l'élimination d'un fragment d'os de trois centimè-
tres : les deux jambes sont égales et il ne boite pas.
Une de ses compatriotes, Mme Drossing, soutire,
depuis six ans, d'un cancer du sein gauche et de
glandes dégénérées dans l'aisselle. Elle prend deux
bains dans la piscine miraculeuse. C'est fini : il ne
reste plus rien du mal. « J'aurais vu repousser une
jambe, dit le D'' Teuwen, son médecin, que je ne se-
rais pas plus étonné. » (i885.)
Mlle Marie Moreau a une tumeur ulcérée de même
nature. Elle est à Céziers ; elle fait une neuvaine,
met, la dernière nuit, une compresse d'eau de Lour-
des sur la partie atteinte, et s'endort. Quand elle se
réveille, deux heures et demie après, elle porte ins-
tinctivement la main sur sa poitrine. Il n'y a plus de
tumeur : il n'existe plus qu'une cicatrice régulière
et bien fermée, trace et preuve du mal subitement dis-
paru. Ce qui fut constaté avec admiration par le
D'' Martel, qui visita aussitôt sa cliente (1876).
En 1891, la Sophie Couteau de Zola, Clémentine
Trouvé, entre dans la piscine avec une plaie listu-
leuse au pied, qu'aucun traitement n'avait pu guérir.
Elle en sort, marchant avec facilité. Plus de plaie.
« J'ai vu, écrit Mme Lallier, qui la baigna, j'ai vu,
à son talon droit, une large cicatrice qui se fermait,
pour ainsi dire, sous mes yeux : les claairs se rejoi-
gnaient et avaient l'air de se recoudre elles-mêmes. »
La même année, Lucie Renauld est l'objet d'une
faveur plus étonnante encore. Sa jambe gauche,
qu'elle était obligée d'appuyer sur un talon surélevé
de trois centimètres, croit dans la piscine, de telle
manière que les deux membres sont égaux.
L'année suivante, sa sœur Charlotte, atteinte de
la même infirmité, suite d'une paralysie infantile,
demande à Lourdes le même miracle. A l'hôpital
Saint-Joseph de Paris, le D' Monnier mesure la jambe
avant le départ, avec une exactitude scrupuleuse : la
jambe droite était plus courte de trois centimètres
aussi, comme la jambe gauche de Lucie. Dans la pis-
cine, les jambes deviennent de la même longueur, et,
quelque temps après le retour à Paris, le chirurgien
de Saint-Joseph constate que, si les deux membres
se sont allongés, celui de droite a grandi plus que
l'autre, de 28 à ag millimètres. « Toute trace de rac-
courcissement, ajoute le chirurgien, a ainsi dis-
paru. »
Dans la tuberculose vertébrale, on voit la gibbo-
sité s'effacer subitement, en 18Û9 chez Léonie Char-
tron, ainsi que le déclare le D' Gagniard, son méde-
cin ; en 1897 chez Jeanne Tulasne, comme le prouve
le long rapport de la commission canonique de
Tours.
En 1901, victime d'une terrible collision de trains,
le commis ambulant des postes. Gabriel Gargam était
déclaré « une véritable épave humaine » par le
59
LOURDES (LE FAIT DE)
60
tribunal d'Angoulême, puis par la Cour d'appel de
Bordeaux, el la compagnie d'Orléans s'entendait
condamner à lui verser une pension viagère de
6.000 francs, plus une indemnité de 60.000. La com-
pagnie déclare acquiescer à l'arrêt, le 12 août. Huit
jours après, sa famille amenait le blessé à Lourdes,
et, sur le passage du Saint Sacrement, lui qui était
inerte depuis vingt mois, il se levait tout à coup, du
grabat où il semblait expirant, comme Lazare jadis
de son tombeau.
Deux ansplus tard, une Messine, Mme Rouchel, arri-
vait avec un ulcère qui lui dévorait le visage ; des
perforations purulentes, médicalement constatées,
lui déchiraient, l'une le haut du palais, l'autre la
joue droite ; celle-ci devait être obturée par un tam-
pon de caoutchouc, pour empêcher les aliments li-
quides de sortir de la bouche. Comprenant qu'elle fai-
sait horreur à tout le monde, la malheureuse femme
était allée se cacher au fond de l'église du Rosaire.
C'était le 5 septembre, un peu après cinq heures. Le
linge protecteur, qui cachait la ligure, tomba tout à
coup de lui-même. Toute purulence avait cessé et —
fait inouï — les perforations étaient fermées : un
nouvel épidémie, de nouveaux muscles, avec les
vaisseaux qui les nourrissent, se formant instanta-
nément, avaient remplacé, en une seconde, les chairs
détruites et s'étaient soudés aux autres.
L'année même du cinquantenaire, en 1908,
Mlle Léonie Lévêque présentait une carie de l'os
frontal. Ce mal obstiné et à récidive avait exigé sept
opérations chirurgicales, et il était plus grave que
jamais. On se rappelleque le Souverain Pontife avait
exceptionnellement autorisé, à l'occasion de cet anni-
versaire,une« messedu soir «.Unefouleiramenseétait
réunie, autour de la Grotte, pour cette rare cérémonie.
Léonie Levêque avait dû rester tristement dans la
maison où elle était descendue : elle était retenue par
la fatigue et la douleur. Soudain, elle se sent gué-
rie... et elle l'est en réalité. Plus de douleur ; la
suppuration s'airète, le drain, inséré dans la plaie,
tombe avec le pansement, et une vie nouvelle cir-
cule à Ilots dans ce pauvre corps épuisé. Au Mans,
le chirurgien Chevalier, qui avait opéré la malade
sans succès, lui dit en l'examinant : « Mais ce fait va
bouleverser le monde ! » Le monde n'a pas été bou-
leversé, si l'on considère la généralité des esprits qui
le composent. Le monde est distrait, léger, superfi-
ciel. Mais pour tous ceux qui les connaissent el qui
réfléchissent, de tels exemples sont des leçons déci-
sives; et la liste pourrait en être facilementallongée.
Puisque aucune force naturelle, connue ou incon-
nue, ne saurait guérir une maladie organique sans
le concom-s du temps, on est bien obligé de recou-
rir, si l'on veut trouver l'explication nécessaire, jus-
qu'à une cause supérieure, maîtresse de la nature ;
il faut remonter jusqu'à Dieu •.
Conclusion. — La conclusion s'impose, à toute
raison qui désire savoir ce qu'elle doit penser, et qui
éprouve le besoin de penser avec logi([ue. Aussi le
nombre est-il de plus en plus grand de ceux qui l'ac-
ceptent. On a longtemps opposé l'opinion d3s méde-
cins, spécialement qualifiés, disait-on, pour se pro-
noncer avec compétence. Cette compétence spéciale
1. Nous avons laissé de ctMé, parmi les objections, celle
que l'on tire des guériaons attribuées aux temples d'Es-
culape. ou à d'autres cultes. 11 était inutile d'y revenir,
puisque le D' Van der Elst s'en est occupé plus haut
(Voir l'article Gufrisons miraculeuses). Si quelque lec-
teur désirait d'autres développenienis sur celle question,
il les trouvera dans une série d'articles, écrits par nous-
méme, d'après les sources, et publiés dans La Croix^ sous
le titre ; Lourdes et le merveiUeux hors de la religion catho-
lique. (V. La Croix Aes 16, 19, 20, 21, 22 avril' 1911.)
ne doit certes pas être exagérée. Car les études mé-
dicales, même quand elles sont approfondies, ce qui
est assez rare, pour aider à juger de ces faits placés
plutôt hors de leurs frontières, requièrent chez le
critique le concours de quelques qualités, dans l'es-
prit, et d'une certaine impartialité, en philosophie,
qui ne les accompagnent pas toujours. Mais, cette
réserve étant faite, on ne saurait se défendre de
convenir que, dans une telle question, l'avis des méde-
cins est particulièrement intéressant. Or il faut savoir
qu'il s'est beaucoup modillé depuis le commencement
du vingtième siècle. L'auteur de ces pages a réuni
plus de cinq cents certilicats médicaux, dont chacun
reconnaît expressément la guérison chez un malade,
pèlerin de Lourdes.
Sur ce nombre, il en a relevé plus de deux cents
— et beaucoup ont dû lui échapper — qui attribuent
courageusement le résultat favorable à l'interven-
tion directe de Dieu.
Ce sont des déclarations individuelles. Mais on
peut citer aussi des pièces collectives. L'une d'elles
exprime le sentiment de plus de cent docteurs, réu-
nis en assemblée et qui avaient à délibérer sur le
cas célèbre de Pierre de Rudder, que nous rappelions
il n'y a qu'un instant.
Il Les membres de la société de Sai'nt-Luc, y est-il
dit, après avoir examiné les circonstances de la gué-
rison de Pierre de Rudder,... sont d'avis que la répa-
ration osseuse intégrale, révélée par l'autopsie, n'a
pu se faire subitement par les moyens naturels!...
ils pensent, en conséquence, que cette guérison
subite doit être regardée comme un fait d'ordre sur-
naturel, ccsl-à-dire miraculeux. »
Cinq ans après, en 190O, sur l'initiative du D' 'Vin-
cent, de Lyon, et à l'occasion d'attaques violentes
dont les pèlerinages de Lourdes étaient l'objet, trois
cent quarante-six médecins signaient la déclaration
suivante :
Il Les soussignés se font un devoir de reconnaître
que des guérisous inespérées se produisent en grand
nombre à Lourdes, par une action particulière dont
la science ignore encore le secret formulaire et
qu'elle ne peut rationnellement expliquer par les seu-
les forces Je la nature, »
.\insi près de trois cent cinquante docteurs ont
allirmé, dans ce document, leur croyance aux mira-
cles de Lourdes ; et ils ont voulu que leurs noms fus-
sent publiés au bas de cet acte de foi catégorique.
On les trouvera dans l'ouvrage du D' Eugène Vin-
cent : Uuit-on fermer Lourdes? Lyon, iQO'j. — Nous
les avons donnés nous-même, dans l'appendice n° 16
de notre Histoire critique des événements de Lourdes,
institulé : Le surnaturel et les médecins, pages 5oi et
suiv. On remarque, dans celte liste : 4'^ internes ou
anciens internes, i4 chefs de clinique ou de labora-
toire, 1)2 médecins et chirurgiens des hôpitaux, 12
professeurs de facultés et 3 membres de l'Académie
de médecine.
Désire-t-on connaître le total formé par ces té-
moins d'une exceptionnelle autorité? On n'a qu'à,
additionner les noms, rassemblés dans les deux der-
niers documents, et les deux cents signatures, qui
figurent dans les certiûcals mentionnés plus haut.
On arrivera au chiffre de 6'(i. Mais on doit remar-
quer cependant, pour être tout à fait exact, qu'un
certain nombre de noms se trouvent à la fois dans
plusieurs de ces pièces. 11 serait donc juste de corri-
ger le total ; il faudrait le diminuer d'autant d'uni-
tés que les mêmes noms sont répétés de fois. Il est
vrai que la multitude des certificats, que nous
n'avons pas connus, forme sans doute compensa-
tion.
Quoi qu'il en soit, on sera sûr de rester plutôt en
61
MAGIE ET MAGISME
62
deçà de la vérité, si l'on dit que plus de 5^0 à 55o
médecins ont formellement et publiquement recon-
nu le caractère surnaturel des guérisons de Lourdes.
Voilà un chiffre fort imposant 1 II frappera sans
doute les gens les plus dilliciles I Mais peut-être se-
ront-ils plus sensibles encore aux solides raisons
sur lesquelles ces adhésions s'appuient, et que nous
avons essayé d'exposer ici. Car elles sont décisives.
(I Ah I monsieur l'abbé, cette thèse de Lourdes !
nous disait un jour, en nous quittant, un professeur
d'une de nos Facultés de médecine, directeur de l'hô-
pital dans la grande ville qu'il habite, et où il passe
pour un incrédule; cette thèse de Lourdes!... Il faut
être sincère, n'est ce pas ?
— Certainement, docteur, certainement.
— Eh bieni Elle est irréfutable. »
BiBLioGRAPHiB. — Une multitude d'ouvrages ont été
écrits sur Lourdes. Mais le titre de ce dictionnaire,
et le but qu'il poursuit, nous obligent à laisser
dans l'ombre ceux qui sont destinés à fournir des
renseignements ou à décrire des cérémonies, ceux
aussi qui expriment les impressions de l'auteur,
ses sentiments, ses souvenirs, sa reconnaissance,
et tous ceux enlin qui ont pour but d'alimenter la
piété des lidèles. Sauf deux ou trois livres trop
célèbres pour qu'on puisse les passer ici sous si-
lence, nous avons à nous occuper seulement de
ceux qu'une pensée apologétique a inspirés, ou
qu'un apologiste peut avoir intérêt à connaître,
soit qu'ils défendent les faits surnaturels, soit
qu'ils les attaquent Encore l'a>it-il nous borner
aux principaux, et ne pas oublier qu'un certain
nombre ont été déjà signalés plus haut, au cours
de l'article GuiinisoNS .miraculbuses. On trouvera
là ceux qui ne seront pas nommés ici. C'est dans
cet esprit qu'est faite la liste suivante :
Henri Lasserre : Noire-Dame de Lourdes, in-i8
Jésus, Paris, 1869. (Plusieurs fragments avaient
paru depuis 1867 dans la Revue du Monde catho-
lique). C'est le premier ouvrage sur Lourdes, sauf
la notice de l'abbé Fourcade, secrétaire de la com-
mission d'enquête : L'Apparition à la Grotte de
Lourdes en 1S5S. Ce livre de Lasserre, insuffisant
aujourd'hui, puisqu'il n'embrasse que les événe-
ments des premières années et qu'il est d'une allure
dramatique plus que scientilique, peu sympathique
au goût actuel, a eu un grand succès et une grande
et féconde influence. Du même : Episodes miracu-
leux de Lourdes, in-12, i883. — D' Hoissarie :
Lourdes, Histoire médicale, i858-i8gi, in-8'', 1891 ;
Les Grandes Guérisons de Lourdes, gr. in-8°, 1900;
L'OHuire de Lourdes, in-B", 1907. — Georges J3er-
trin : Histoire critique des événements de Lourdes,
in-B", 1906; lio' édition, igi/i; Même ouvrage, édi-
tion réduite, 1913, 172" mille; Un Miracle d'aujour-
d'hui, in-12, 1908 ; 5" mille 1909; Ce que répondent
les adversaires de Lourdes, réplique à un médecin
allemand, in-12, 1910; nouvelle édition, 6« mille,
1912. — D' Dozous : /.« Grotte de Lourdes, sa fon-
taine, ses guérisons, in-12, 1874. — D' Paul Diday :
Examen médical des miracles de Lourdes, in-i2,
1873 (hostile). — Artus : IListoire complète du défi
porté à la Libre Pensée sur les miracles de N.-Ù.
de lourdes, in-12, 1877. — J. B. Estrade: Les appa-
ritions de L.ourdes, récit intime d'un témoin, in-12,
1890 (souvent réimprimé). — Emile Zola : Lourdes,
in-12, 1894 (roman liostile). — R. P. 13allerini :
Le miracle et la critique d'Emile Zola, in-i6, 1894.
— Huysmans : Les E'oules de Lourdes, in-12, 1906.
— Jean de Bonnefon : Lourdes et ses tenanciers,
in-12, 1906 ; Faut-il fermer Lourdes ? in- 8°, 1906
(pamphlets). — D' \inceiit: Doit-on fermer Lour-
des au nom del'hygiène ? Non, in-8", 1906 (réponse
au pamphlet précédent). — D'' Lavrand : La sug-
gestion et les guérisons de Lourdes, in-16, 1907. —
Mgr Meunier : Trois miracles de N.-D. de Lourdes
au diocèse d'Evreux, in-8°, 1909. — D'' Guinier : Le
surnaturel dans les guérisons de Lourdes, dans les
Etudes, t. CXXI(i90g). — D' Vourch : La foi qui
guérit, in-12, 1911 (La conclusion est vague, fuyante
et forme disparate avec ce qui précède). — D' de
Grandmaison de Bruno : Vingt guérisons A Lour-
des, in-12, 1912. — Df Jeanne Bon: Thèse jiir quel-
ques guérisons de Lourdes, in-S", 1912 (\fme Bon
fut refusée pour cette thèse de doctorat en méde-
cine, favorable à Lourdes, par un jury partial de
Lyon). — D'' Deschamps : Le Cas Pierre de Liudder,
in-12, 1912 (Solide réponse de l'auteur à un de ses
compatriotes belges, qui a écrit un pamphlet sur
cette guérison).
Georges Bertrin.
]m:
MAGIE ET MAGISMË. — On voudrait, dans
une première partie, prohtant des lumières nouvelles
que ])rojettent sur la magie les sciences auxiliaires
de riiisloire des religions, ethnologie, histoire,
psychologie individuelle et sociale, essayer de
répondre à cette simple question : Qu'est-ce que
lamagie?Il faut savoir dequoi l'on parle. Et, dans le
cas, ce n'est pas facile. Plus d'un mémoire classiiiue
sur l'une ou l'autre des a magies » particulières, faute
d'avoir exactement délini ce qui fait l'essence
subtile de la magie, traite de tout autre chose.
Quoiqu'on en ait douté, il semble possiblededon-
ner de la magie une déûnition ou description posi-
tive. Les différents peuples, malgré quelques hési-
tations, ont toujours distingué, au moins confusé-
ment, certains rites magiques, de toutes les pratiques
analogues. Pour cela, on peut suivre, en la perfec-
tionnant, la méthode proposée par MM. Hubert et
Malss. Une première opération consistera à démon-
ter en quelque sorte, pièce à pièce, un acte magi([ue
qualifié — le maléfice par exemple — à soumettre cha-
cune de ces pièces à un minutieux examen et à saisir
ainsi plus facilement la note générique ou spécifique
de la magie. — La seconde opération, celle que les
deux sociologues français n'ont pas poussée à bout,
sera de comparer le rite magique remonté, remis en
possession de toutes ses pièces, à d'autres institu-
tions, qui lui sont apparentées, et qu'un regard su-
perficiel pourrait facilement confondre avec elle.
I. — Magie
I. Lamagieensoi. — Il suffira presque pour ce pre-
mier travail de renvoyer à l'essai de MM. Hubert et
.Mauss. Successivement, ils analysent les qualités
qu'on exige du sorcier, les propriétés du rite, les repré-
sentations et les croyances que suppose l'opération
prestigieuse. On découvre ainsi un certain nombre
de notions qui ont trop vite semblé suffire à carac-
tériser la magie : formalisme des opérations, idée
d'efficacité immédiate, idée de similarité, de conti-
guïté opérante, idée de force ou de vertu sympathi-
que, d'action à distance, de rite contraignant, etc.
— Or, si la magie est généralement liée à tout cela,
elle n'est, à vrai dire, rien de tout cela. Il y a, aux
yeux des croyants de la magie, doublant chacun
63
MAGIE ET MAGISME
64
de ces éléments d'une frange de mystère, une
essence impondérable, qui est précisément ce qui
permet celte efficacité projectrice et nécessitante.
Les sauvages se la représentent sous forme d'une
vertu mystérieuse, dont le rôle est de surélever les
puissances ordinaires de la nature et de l'homme.
C'est un premier résultat assez précieux à enregis-
trer. II n'y a donc pas vraie magie, où il n'y a pas
l'idée, au moins fruste et embryonnaire, d'un certain
surnaturel. A ce point s'arrêtent les services rendus
par la première méthode. Elle ne suffit donc pas,
on le voit, à déceler la note spécifique de la magie.
Il convient à tout phénomène magique, d'être un
rite efficace doué d'une vertu préternaturelle. Voilà
qui est entendu. Mais cette condition n'est-elle
réalisée que dans cette seule classe de phénomènes?
— Pour être rigoureuse, une définition doit s'appli-
quer omni et soli definito. Force est donc d'en venir
à la seconde méthode indiquée au début, à la
méthode comparative.
U. La magie comparée aux institutions qui
lui ressemblent.
1° — La magie comparée aux techniques sauvages.
Cette comparaison s'impose au seuil de la recher-
che. C'est ordinairement sur le terrain de ces tech-
niques rudimentaires qu'a lleuri l'art des mages.
Est-ce une raison de les confondre?
Ce travers est celui de M. Fhazkr, dans le Golden
Bough. Le folkloriste écossais définit, comme on sait,
la magie : o une fausse science et un art avorté », ou
encore : « une fausse application du principe de cau-
salité «.Dans cette supposition, il ne lui est pas trop
difficile de grossir, en deux volumes, le catalogue des
faits magiques, et de se figurer, aux origines de l'hu-
manité, une société tout entière composée de sor-
ciers! Son seul tort est de limiter ce règne universel
de la magie, entendue en ce sens abusif, aux pre-
miers âges du monde. En est-il beaucoup, même en
nos siècles de lumière, parmi les non-civilisés et
même parmi nous, qui n'aient pratiqué, une fois ou
l'autre, en leur vie, sans le savoir bien entendu, quel-
que « fausse science », ou quelque «. art avorté »?
Les appellera-t-on mages pour cela ?
Si l'on ne veut pas confondre ce que les sauvages
eux-mêmes distinguent, il faut : i" éliminer complè-
tement de la magie toutes les industries sauvages,
si déraisonnables soient-elles, qui n'ont pour carac-
téristique que d'être une « fausse science ou un art
avorté », fussent-elles mêlées à de fausses idées de
sympathie; 2" éliminer de livraie magie — delà seule
magie qui mérite de faire une catégorie à part — cer-
taines industries plus chanceuses.médecine, métallur-
gie, etc. Elles sont bien distinctes des autres, en ce
sens qu étant « d'objet complexe, d'action incertaine,
de méthodes délicates « (Hubert et Mauss, Esquisse,
p.i44; W. SoHMiDT, Antkropos, IV, p. 523), elles ont
été de fait un terrain de culture, où, de préférence, la
magie a germé. Elles ne sont pas pourtant la magie,
et les (I primitifs » les ont souvent distinguées de cet
art mystérieux : p. ex. les Bantous actuels (Mgr Le
Roy, La religion des primitifs, Paris, 1909, p. 34 1), les
anciens Egyptiens (A. -H. Gardiner, Aotes on £grp-
tian Magic[Transactions], Oxford, 1908, 1, 208.), etc.
On peut cependant, pour se conformer à un usage
invétéré, leur laisser — quand elles prennent un
caractère particulièrement contraignant et sont
mêlées à des idées pseudo-scientifiques sur la sym-
pathie ou l'homéopathie — le nom, un peu trop
vague, de magie hlanclie, ou celui plus précis de
magie naturelle, que semble vouloir leur assigner
Mgr Le Roy (Op. cit., p. 33i, 34o). Volontiers on
proposerait, pour ce genre de pratiques, le nom plus
précis encore de magie profane. Ce dernier terme
aurait l'avantage de marquer assez nettement ce
qui interdit de voir en ces usages des rites vrai-
ment magiques. Par contraste, il faudrait appeler
magie sacrée, celle qui met en œuvre la potentialité
quasi surnaturelle, dont nous parlions plus haut.
On laisserait, bien entendu, au mot « sacré » toute
l'ambiguïté du vocable latin : saint ou exécrable.
Ce qui distingue, en eiïet, la magie sacrée — la
seule vraie — ce qui l'oppose à la magie profane,
c'est que, prenant son point d'appui dans une sphère
d'activité soustraite ordinairement à la prise de
l'homme, elle se targue d'arracher son client à ses
impuissances coutumières, au monde où se brise
l'eflfort de sa vie quotidienne. Et c'est pour le haus-
ser jusqu'à ce monde supérieur et invisible, où de
nouvelles puissances, sacrées ou détestables, seront
employées — c'est sa conviction — à satisfaire ses
soifs inassouvies.
2" — La magie sacrée comparée avec la religion.
Si nécessaire fùt-elle, la première comparaison
que nous venons de tenter ne nous a pas mené plus
loin que la première enquête sur la magie en soi.
Du moins en a-t-elle confirmé et précisé les résul-
tats. La vraie magie est décidément un effort vers le
transcendant : elle prétend y avoir sa source et a
pour but d'y faire pénétrer. Mais voici que ce der-
nier trait, qui la sépare des techniques ordinaires et
même des techniques hasardeuses des sauvages, la
rapproche de la religion. La religion n'est-elle jias,
elle aussi, une tentative pour nouer des relations
avec le monde invisible? — Oui, mais il y a trans-
cendant et transcendant, manière et manière de
l'atteindre.
L'expliquer sera achever de déterminer le carac-
tère sui generis de la magie.
L'histoire, l'ethnologie, la psychologie, interro-
gées sans parti pris évolutionniste ou agnostique,
forcent à dire que partout où les hommes ont voulu
pratiquer /e/ig-ieKsemeH/ un acte de nature religieuse,
ils se sont représenté l'objet de leur culte — fût-ce
« à travers un brouillard d'illusion » — comme di-
vin, personnel et moral. — Nous ne refaisons pas
ici la preuve de cette assertion, l'ayant esquissée
ailleurs. Cf. Recherches de Science religieuse, II,
67-71, gS-io^, Paris, 191 1.
Parce que les peuples ont ordinairement cru à une
opposition formelle entre la religion et la magie, suf-
Cra-t-il donc, pour déterminer par contraste l'objet
de cette dernière, de dire qu'il est tout le contraire
de l'objet que vise la prière ou l'adoration, qu'il
n'est ni divin, ni personnel, ni moral? La chose vaut
d'être discutée.
1) Est-ce à un surnaturel vraiment divin que croit
avoir affaire le mage? La réponse à cette première
question ne manque pas de difficultés. D'une part,
l'attitude du sorcier vis-à-vis de l'objet qu'il vise est
tout le contraire d'une attitude religieuse. Tout son
désir, inspiré, comme l'a bien vu M. Frazer, par une
« hautaine suffisance », est de compulser, de con-
traindre en maître la force invisible qu'il veut assu-
jettir à son usage. Rien de commun avec 1' 0 humble
prosternement » de l'homme religieux devant la di-
vinité qu'il adore (Frazer, Magic, 1, 226).
D'autre part, l'histoire des religions présente un
certain nombre de faits énigmatiques, où le sens de
cette distinction semble se troubler. Parfois, en
eiïet, la magie parait vouloir tenter cette aventure
folle de lier et de contraindre, par la force du rite
ou de la formule, les dieux omnipotents, de les
capturer « comme l'oiseleur l'oiseau ».
Une première remarque à faire, c'est que les exem-
ples d'une telle audace ne sont pas, somme toute,
65
MAGIE ET MAGISME
66
fort nombreux. Dans les Védas, par exemple, au
jugement de M. Oldenberg, c'est » une fantaisie
isolée » (H. Oloembero, La Religion du Véda, Paris,
1908, a65-a66; V. I^Ienhy, La Magie dans l'Inde,
Paris, 1909, II et 251-252). — Rare ou non, cette fan-
taisie doit être expliquée. A moins de supposer un
renversement des lois psj'chologiques ordinaires, il
faut penser que, dans l'âme de l'audacieux qui cher-
che ainsi à faire de son dieu l'esclave de sa volonté, il
y a eu comme une éclipse, au moins momentanée, de
sa foi en la majesté redoutable des dieux tout-puis-
sants. Tout à l'heure, il se prosternait devant eux,
dans un humble aveu de dépendance. Maintenant, il
entend les subjuguer. Il a donc cessé, pour un ins-
tant, dans le délire de sa passion, de croire à la ma-
jesté de son dieu, de concevoir le divin comme tel.
Devant l'idole intérieure, qui est sa convoitise divi-
nisée, tout autre dieu est détrôné et pratiquement
ne compte plus.
Il faut écarter de la magie deux cas assez sembla-
bles en apparence à celui-là, mais qui en sont en
réalité fort différents:
a) 11 arrive que l'adorateur d'une divinité pense
sérieusement pouvoir la lier par certaines prières ou
certaines formules. Mais, si son acte indique une
tendance superstitieuse, il n'est pas pourtant, à vrai
dire, magique. Le mortel n'a voulu prendre son dieu
que de la manière dont il s'imaginait ([ue son dieu
voulait être pris. C'est, dans son idée, ce dieu lui-
même qui a révélé ou laissé surprendre ce procédé
pour le vaincre. Et il n'est finalement contraint que
parce qu'il l'a permis. Dans l'àme peu éclairée de
celui qui pose cette condition, c'est donc bien encore,
malgré tout, le sens religieux qui domine. Son acte
reste un hommage secret — sinon discret — à la
souveraineté de ce puissant, qui s'est soumis de son
plein gré à cette capture, pour ne pas manquer aux
lois qu'il s'était lui-même tracées.
Il) Il est moins dillicile encore de reconnaître la
religion dans les prières ou les pratiques que pres-
crit un rituel pour rompre les charmes des sorciers.
Dans ce cas, au lieu de magie, il faut parler plutôt
de contre-magie, ou mieux encore d'exorcisme reli-
gieux.
Rien de divin — rien du moins qui soit claire-
ment conçu et avoué pour tel — ne doit donc être
laissé dans la catégorie des objets qui spécilient la
magie, si l'on ne veut risquer de tout confondre.
î) Les puissances, les forces préternaturelles et
infra-divines que prétend compulser le sorcier, sont-
elles nécessairement des puissances personnelles ? Il
ne semble pas. En recourant à ses recettes occultes,
le magicien ne veut qu'une chose : il lui faut un sur-
plus de force que la religion lui refuse ou lui fait
trop attendre. Que lui importe à ce prix la nature
ultime — personnelle ou impersonnelle — de cette
énergie dont il exige le service ? 11 va jusqu'aux
extrêmes limites de son pouvoir, sans bien s'inquié-
ter de ce que sera le surcroît qu'impérieusement il
somme de répondre à son désir. 11 a d'ailleurs dans
la majorité des cas une réponse toute faite à cette
question. C'est celle qui a cours depuis un temps
immémorial dans le milieu où il vit. Elle peut varier
suivant les croyances mythologiques ou cosmologi-
ques de la société où elle s'est élaborée.
3) Enfin, bien différente en ceci de la religion, la
magie se meut tout entière hors de l'ordre moral,
hors de la sphère de l'honnête et de l'obligatoire. —
C'est sacrifier à l'esprit d'école, que d'ajouter, comme
plusieurs sociologues, à cette première distinction
assez ferme, une seconde distinction prise du carac-
tère social ou antisocial d'un rite, comme s'il y avait
entre social et religieux, antisocial et magique, une
Tome III.
équivalence sensible. Dans la réalité des faits histo-
riques ou ethnologiques, ces distinctions, si nettes
dans l'apriorisme de la théorie sociologique de ceux
qui les inventent, s'effacent ou se renversent plus
d'une fois. Tout dépend en somme de l'état moral ou
religieux d'une société. Suivant cet état, ce sera
tantôt par la magie et tantôt par la religion qu'elle
ira à ses fins. Il n'en est pas autrement pour les indi-
vidus. Cf. Hecherches, III, p. 420-426.
3° — Symbole mai;ique et sacrement religieux. —
Prestige magique et miracle religieux. — Tentons un
dernier rajjprochement entre le mystère magique et
le mystère religieux d'une part, entre le prestige
magique et le préternaturel religieux d'autre part.
M. Salomon Reinach, MM. Hubbbt et Mauss eux-
mêmes, semblent ignorer profondément la première
de ces distinctions. Et c'est dommage. On ne leur
demande pas de connaître aussi bien qu'un catholi-
que ce qu'ils entendent par rite sacramentel et ce
qu'ils attendent de son ellicacité. Du moins auraient-
ils pu se renseigner.
Il est très vrai, et c'est peut-être ce qui a causé
l'erreur de MM. Hubert et Mauss, que le symbole
magique et le sacrement chrétien sont des signes
sensibles qui expriment une réalité appartenant à ce
vague surnaturel in a way qui déborde de tous côtés
le monde profane. Il est très vrai encore que l'un
et l'autre sont des rites efficaces, agissant, comme on
dit, ex opère opéra to, mettant en œuvre, pour un
effet transcendant, une force mystique, dont ils sont
le véhicule sacré. Sous ce rapport tout matériel, pas
grande différence entre la structure, le mécanisme
d'une opération magique et celui d'un mystère reli-
gieux. Ces airs de famille n'ont vraiment pas de quoi
surprendre. Ils viennent à ces rites apparentés, d'une
nécessité commune d'adaptation à certains besoins
innés de l'âme humaine.
D'ailleurs, sous ces ressemblances surtout exté-
rieures, de profondes différences se cachent.
Le rite religieux et le rite magique s'opposent
pour les mêmes raisons que la religion et la magie :
le sacrement se rattache à Dieu, comme à son agent
principal. C'est Dieu qui lui donne sa vertu pour un
effet digne de lui et strictement surnaturel, la sain-
teté du cœur. Le symbole magique a « sa vertu pro-
pre «, son efficacité contraignante, indépendamment
de toute préparation ou précaution morale. Il est la
cause physique, déterminante, d'un effet auquel par
lui-même il n'est pas proportionné et que ni Dieu ni
la conscience ne saurait sanctionner.
En est-il de même des deux autres sosies que
tant d'auteurs accouplent ou identifient sans pré-
caution : le prestige et le miracle ? Y a-t-il un pré-
ternaturel spécifiquement religieux, un merveilleux
qui le mime,et cependant appartient plutôtàla sphère
magicpie?
11 faut avouer qu'entre l'un et l'autre la différence
est parfois étrangement dillicile à expliquer, si l'on
s'obstine à considérer cette double série de phéno-
mènes anormaux hors des circonstances concrètes
où ils s'insèrent. On peut même dire qu'elle est mora-
lement impossible à saisir, pour quiconque s'arrête
à la pure matérialité des faits.
Mais si jamais quelqu'un se contentait de cette
considération superficielle, ce serait, à coup sûr, au
mépris de toute la tradition chrétienne et du simple
bon sens. S. Augustin et S. Thomas n'ont pas attendu
notre siècle pour bien marquer qu'il est souvent
impossible de distinguer entre miracle et prestige,
si l'on ne consent pas à raisonner, comme tout
homme doit le faire, avec toute son âme, en tenant
compte des anticipations et des quasi-intuitions que
67
MAGIE ET MAGISME
68
donne à chacun, ne fùt-il paschrétien, le sens moral,
dès son premier éveil, qu'achève encore et précise la
poussée secrète de la grâce.
C'est qu'il y a entre le prestige magique et le
miracle religieux un abîme..., un abîme, hélas! que
les meilleurs des théoriciens évolutionnistes que j'ai
cités ne voient pas. C'est à peine si Wundt, et c'est
presque le seul, note la différence entre merveilleux
et merveilleux ; il a bien remarqué, grâce à une induc-
tion ethnologique assez étendue, que le miracle,
dans les différentes religions, est comme resene aux
dieux suprêmes, tandis que le rite magique prétend
produire ses ell'ets par la vertu de l'homme. Mais
visiblement cela ne le frappe pas. Il n'a pas vu que
cette relation au monde divin est précisément ce qui
donne son caractère religieux au miracle. Le prestige
reste magique pour ne l'avoir pas. Jevons s'approche
davantage de la vérité, mais n'en voit qu'un aspect.
N'est miracle, pour lui, que ce que la société peut
approuver, que ce qui est son bien. Il n'exclut pas,
comme tant d'autres, le bien moral. Et c'est heu-
reux. Mais il n'observe pas assez que, dans la
pratique même, ce qu'une société considère comme
son bien n'est pas toujours celui qu'approuve la
conscience des individus. Ce sorcier, par ses passes,
aura beau vouloir procurer à la collectivité ce qu'elle
désire, pluie, soleil ou vent, mort ou défaite de ses
ennemis; il n'en restera pas moins vulgaire sorcier,
tant que son acte ne sera pas soustrait à l'ordre
matériel et profane, pour être attaché à un ordre
supérieur, l ordre moral. Sans cette relation interne
d'un fait inouï à l'ordre divin et à l'ordre moral, il
n'y a pasvrai miracle; il n'y apas de signe religieux ;
il y a trouée stérile, brèche inféconde ou nuisible
dans l'enchaînement habituel des causes et des effets :
il peut y avoir magie.
Essayons maintenant de fixer en une dclinition
la notion de la magie. C'est celle d'un pouvoir et d'un
milieu, en quelque manière surnaturel, qui est censé
permettre à l'homme d'exercer, même à distance,
par des moyens sans proportion apparente avec la
fin à obtenir, une influence occulte, anormale,
contraignante, infaillible. Ce qui est caractéristique
en tout cela, ce n'est pas la nature personnelle
ou impersonnelle des forces surnaturelles mises en
œuvre ; ce n'est pas davantage la portée sociale ou
antisociale du rite accompli ; c'est plutôt l'esprit
positif d indépendance à l'égard de tout maître divin
et de toute loi morale, avec lequel agit le sorcier,
jaloux d'égaler enfin, sans mendier le secours de
personne, sans contrainte imposée à ses passions,
son pouvoir débile et ses plus démesurés vouloirs.
II.
Magismb
Le contraste que nous avons constaté entre la
religion et la magie a-t-il toujours existé ? Quels ont
été à l'origine les rapports des deux antagonistes?
Peut-on dire que l'un a précédé l'autredans le monde,
ou bien y sont-ils entrés tous les deux à la fois, si
bien fondus ensemble qu'on aurait pu les croire
indiscernables ? C'est à cette seconde question, plus
obscure encore que la première, et sur laquelle la
science ne peut faire que des hypothèses, qu'il nous
faut maintenant répondre. — Mais, entendons
d'abord, pour essayer de les juger, les réponses qu'y
ont faites les théoriciens de la magie.
Trois systèmes surtout sont en présence. On peut
y ramener, sans trop de violence, tous les autres.
Trois mots conventionnels, pour lesquelson demande
l'indulgence du lecteur, serviront à les désigner.
1° Le Magisme de M. Frazkr fait pendant à l'ani-
misme de M. TvLOR, auquel il prétend s'opposer.
Avant l'âge où, d'après l'école de Tylor, l'humanité
naissante ne connaissait que des esprits, non encore
promus au rang des dieux, les partisans du magisme
rigide (ils sont en réalité peu nombreux) croient
découvrir, à travers les ténèbres de la préhistoire, un
âge plus primitif encore, celui de la magie pure ou
non animiste. L'animisme et a fortiori la religion, le
culte de dépendance à l'égard des dieux, ne serait
qu'un produit d'évolution assez tardif. La foi aux
dieux serait sortie de la crise d'âme, par laquelle,
après de longs siècles d'exercice, passèrent les sor-
ciers, s'apercevant enfin de l'inanité de leur art.
a* Le Prémagisme est professé par la plupart des
préanimistes de l'école évolutionniste, c'est-à-dire
de ceux qui, dépassant l'animisme de Tylor sans
tomber dans le radicalisme magique de Frazer, pos-
tulent, avant la religion et avant la magie pure, a un
état social très imparfait, où magie et religion sont
encore confondues dans quelque chose qui n'est, à
proprement parler, ni la magie ni la religion, et qui
tient la place de l'une et de l'autre » (A Loisy, A
propos d'histoire des religions, p. i83). C'est, avec
des nuances que nous avons essaj'é ailleurs de pré-
ciser, le système de MM. Hubert et Mauss, Marett,
Loisy, etc. — (Voir les liecherches de science reli-
gieuse, mars-avril 1912, p. lô'j-aoo.Sur les différentes
formes de préanimisme, même revue, t. 111, janvier-
février 191 1, p. 73-84.)
3° Ceux qui refusent d'adhérer aux théories évo-
lutionnistes rigoureuses qu'on vient de caractériser,
se rattachent presque tous, mais avec des différences
appréciables, à l'idée d'un théisme primitif, antérieur
à la magie, ou du moins acclimaté dans le monde
presque aussitôt qu'elle, et, dès lors, suffisamment
distinct d'elle.
Dans quelle direction y a-l-il davantage chance,
au simple point de vue scientifique, de rencontrer
la vérité?
I. Critique du magisme primitif. — Pour mon-
trer que le magisme rigide n'a aucun point d'appui
dans la réalité, il suffit de passer au crible le princi-
pal argument de Frazbr. Il l'emprunte à l'ethnologie.
Belle occasion pour voir se mesurer i»u même pro-
blème le célèbre folkloriste écossais et l'ethnologue
autrichien qui, avec Andrew Lang, a le plus fait
pour ruiner les apriorismes des historiens évolu-
tionnistes des religions. On veut parler du P. ScHMiiiT,
le fondateur de la revue internationale .-InïAro^os et
l'initiateur de la Semaine d'ethnologie religieuse.
C'est l'opposition radicale de deux méthodes : d'un
côté une méthode purement impressionniste, de
l'autre la Kulturhistorische Methode.mise en honneur
par Graeuner et d'autres, parmi lesquels se distingue
le P. Schmidt.
Frazer, en une phrase tranchante, se porte garant
de trois faits : i" l'absence presque totale en terre
australienne d'une religion quelque peu développée;
a» le règne universel et incontesté, en ces mémes~
régions, de la magie (non animiste) ; 3° la « primiti-
vité » ethnique des tribus océaniennes restées les
plus fidèles à la magie. D'où il conclut à la priorité
de la religion sur la magie dans le monde. (Cf. J. G.
Frazer, Le rameau d'or, a'= édition [Trad. Stiébel et
Toutain], p. 76. n' 1.) C'était donc déjà son opinion
depuis 1900. Elle n'a pas varié. Cf. Totemism, du
même auteur, t. I, p. i44, rééditant un article de
1905. Enfin en 191 1, la 3= éd. du Golden Bough,
Magic, \. I, p. 234, reproduit encore, malgré la vive
critique d'A. Lang {Magic and Religion), le même
argument.
Or, de ces trois affirmations, il n'en est aucune qui
résiste à la critique :
69
MAGIE ET MAGISME
70
I" Les travaux antérieurs de Lang, du P. Sclimidt
et de Mgr Le Roy montrent qu'une religion, et une
religion assez haute, existait avant l'arrivée des
missionnaires, existe encore en Australie, comme
d'ailleurs dans toutes ou presque toutes les couches
de civilisation, même les plus antiennes, même les
plus rudimentaires. On jieul l'aiie l'aiilement la
preuve (Cf. Recherches, t. II, p. 88-10^). C'est peu
contre ces faits, que l'allirmation en sens contraire,
si solennelle soit-elle, donnée à M. Frazer, dans des
lettres particulières, par le voyageur B. Spencer. Ce
dernier est trop intéressé à ne pas contredire ses
premières et trop hâtives déclarations. Libre à l'au-
teur du Gvlden Boiigh de s'en contenter.
a" Pour prouver l'universalité de la magie reli-
gieuse en Australie, trois témoignages sullisent à
M. Frazer, ceux de Howitt, de Matthew et de Curr.
Que ne les a-t-il lus dans le contexte qui les éclaire?
Si l'on a cette curiosité légitime — nous l'avons
eue — on est étonné de la légèreté d'un critique
qui aurait pu trouver contre sa thèse, dans le reste
du livre de Howitt et dans celui de M. J. Matthew,
des témoignages beaucoup moins vagues et beau-
coup plus nombreux encore que ceux qu'il retient.
L'imprécision des passages découpés dans le vif par
M. Frazer s'éclaire soudain. Et ce n'est pas dans le
sens de la thèse du Golden Bough. Quant à Curr, le
seul de ces trois voyageurs qui incline vers la con-
clusion de M. Frazer, il en dit assez dans le reste de
son livre, pour ne pas nous laisser ignorer qu'il a
observé superflciellement. Son tort a été de ne pas
se Cer à l'avis, contraire au sien, qu'exprimaient
devant lui des missionnaires, soit protestants soit
catholiques, plus habitués au pays et à la langue.
3° Ce n'est que grâce à un cercle vicieux trop évi-
dent, ce n'est qu'en vertu d'un pur postulat évolu-
tionniste (ignorance et grossièreté sont signe d'an-
cienneté ethnique pour un peuple I), que M. Frazer
a pu songer à soutenir, comme un fait avéré, la prio-
rité de la race Arunta sur les autres tribus austra-
liennes.
Le P. Schmidt, lui, trouve plus diflicile la déter-
mination de l'âge d'un peuple. Appliquant avec pa-
tience au cas fameux des Aruntas ou Arandas la
méthode historique « des cycles culturels», il exa-
mine, dans un laborieux et savant mémoire, dont
il nous est permis de contrôler les conclusions
(Xeitschrift fur Ethnologie, i^oS. p. 866-901 ; — 1909,
p. 328-337), "°" P^^ "" élément isolé, mais tous les
éléments à la fois de cette civilisation composite.
Au terme, on arrive à cette conclusion, diamétrale-
ment opposée à celle de Frazer : les Aruntas, loin
d'être des primitifs, trahissent, par l'ensemble de
leurs usages et de leurs croyances, leur allinité avec
la civilisation complexe, contournée, vieillotte de
la Nouvelle-Guinée. Us ne peuvent donc être pris, à
aucun titre, pour les représentants lidéles de la men-
talité primitive. L'argument majeur de M. Frazer
croule parla base.
II. Critique historique et ethnologique du
Prémagisme. — La thèse du prémagisme primitif
est plus nuancée que celle du magisme, et partant
la critique en est plus délicate à faire. Cependant,
la difliculté sera moindre : 1° si l'on remarque que
les tenants eux-mêmes du prémagisme avouent ne
pas l'oir aux origines l'état nuageux qu'ils postulent
et que caractériserait la fusion primordiale de la
religion et de la magie; mais ils sont si sûrs qu'ils
Ventrevoient! {\. Loisy, A propos d'Ii. des r., p. 20b);
— 2» si, à la différence de la plupart des théoriciens
de la magie, on n'a pas de telles préférences pour une
méthode, ou pour xm aspect de la question, qu'on
en arrive à négliger un peu trop les autres. Une
hypothèse en pareille matière ne vaut que si elle est
suggérée à la fois par toutes les sciences auxiliaires
de la préhistoire.
Ce que les prémagistesassurent entrevoir au delà
du seuil de l'histoire, au-dessous du seuil de la cons-
cience claire, est-il donc insinué ou par l'histoire,
ou par la psychologie individuelle et sociale?
I" Certainement, rAis<oi;e n'a pas d'indices dans
ce sens, surtout pas celle qu'on devrait d'abord
interroger, parce qu'elle ressort des documents reli-
gieux les plus anciens et par suite les plus rappro-
chés des temps préhistori(iues. En vain M. Loisy
s'etTorce-t-il de chercher en Israël même l'exemple
d'une religion qui commencerait par des croyances
et des pratiques magieo-mystiques, plus voisines de
la magie que d'un culte théiste et vraiment reli-
gieux.
L'exemple qu'il choisit se retourne vite contre
lui. Même en admettant, à cause d'une insinuation
de la Bible (Josiié, xxiv, 2, i4), interprétée dans ce
sens par certains Pères de l'Eglise, que les ancêtres
d'.VIiraham, Abraham lui-même, avant son élection,
aient passé par le paganisme (S. Cyrille d'ALKXAN-
DRIE, Glapliyrorum in Genesini, IV, ni [P. G., LXIX,
187]; Cf. D. Calmet, Sur l'origine Je l'idolâtrie
[Commentaire sur la Sagesse, Paris, 1713, p. 3o4-
3o5|; Tou/.AHD [Où en est l'histoire des r., Paris,
191 1, 11, 8|), on n'aurait aucun droit dédire, comme
pourtant le hasarde M. Loisy, que ce paganisme
préhistorique ait été un « culte de S!.uvage », plus
magique que religieux. Et si M. Loisy refuse — on
ne voit pas sur quel fondement — d'attribuer à ce
paganisme des préisraélites l'élévation du théisme
sémite ambiant des Assyro-Babyloniens, s'il tient
à chercher un terme de comparaison chez les Arabes
nomades, ce sera encore l'humble adoration des
maîtres divins de l'homme que révélera l'étude scien-
tilique dupanthéonarabe. Force est donc à M. Loisy,
pour maintenir sa thèse prémagiste, d'entrevoir au
delà de l'histoire tout autre chose que ce qu'il peut
lire dans les monuments religieux les plus anciens
des races sémitiques.
11 serait encore assez facile de montrer que ni les
religions de l'Inde, ni celle de l'Egypte — l'histoire
n'en étudie pas pour l'heure de plus anciennes —
i ne connaissent à leurs débuts la nébuleuse magico-
religieuse indilTérenciée, qui, d'après les évolution-
nistes de la nouvelle école, aurait ensuite, sous l'ac-
tion de certains réactifs, glissé, suivant les cas, vers
les sommets de la religion ou les bas-fonds de la
magie. Qu'il sullise de renvoyer à des indianistes
comme Oldenberget La Vallée-Poussin, à des égypto-
logues comme Erman ou Wiedmann. Partout on
trouve, au moins en quelques pratiques plus carac-
térisées, « la magie nettementdistinguée, sinon ton-
jours séparée de la religion » (De La Valléb-Pous-
siN, dans Uhristus, 1912, p. 2/|5-248). On peut
mélanger un instant, à force de les agiter dans le
même verre, de l'huile et de l'eau. Laissés à eux-
mêmes, les deux liquides formeront de nouveau
deux couches superposées, imperméables l'une à
l'autre.
2" On nous renvoie à l'ethnologie. Que dit-elle de
plus certain ? D'après MM. Hubert et Mauss, et plu-
sieurs autres préniagistes, elle nous révélerait ([ue
rien n'est plus primitif que la notion sauvage de
mana, et que le mana mélanésien est précisément
l'idée de cette potentialité magico-religieuse, à par-
tir de laquelle auraient bifurqué les deux lignes
d'évolution, magique et religieuse. Le malheur est
qu'on ne connaît bien qu'une espèce de mana, celui
' des Mélanésiens, et que précisément en Mélanésie
71
MAGIE ET MAGISME
72
le P. Schmidt le montre assez bien — la notion
de maria est solidaire de certaines croyances ani-
mistes et mythologiques. De plus, la comparaison
des tUèmes mélanésiens avec les autres formations
mythiques austronésiennes apprend à considérer
« la période du mana » comme secondaire et déri-
vée, vis-à-vis de celle où florissait le culte, mainte-
nant elTacé. de l'Etre suprême.
Quelle que soit la valeur de cet argument ethnolo-
gique — ce n'est à notre sens qu'une valeur ad liomi-
nein — une étude plus étendue sur les différentes
civilisations australiennes, austronésiennes, pyg-
mées, bantoues, etc., incline à poser cette loi, qui
est le renversement de l'hypothèse prémagiste : plus
est développé dans une société inférieure le culte
de l'Etre suprême, moins il y a de magie, the more
Jll-Fatherism, the less Magism, aurait dit Lang. Ce
qu'il faut compléter par cette autre loi ethnologi-
que, également en voie de devenir hautement pro-
bable : plus un peuple se manifeste primitif par l'en-
semble de sa civilisation, et plus reste au premier
plan cliez lui le culte du Père de tous, moins est im-
pure et superstitieuse sa religion et sa morale.
L'hypothèse du prémagisme n'est donc pas ethno-
logiqùement fondée. Bien que purement négatif, ce
résultat a son importance.
D'ailleurs, il faut en convenir, ni l'ethnologie, ni
l'histoire ne nous donnent de réponse positive, suf-
fisamment certaine, à cette question ultérieure: la
religion a-t-elle vraiment précédé, et de beaucoup, la
magie dans le monde?
Peut-être la psychologie nous perraettra-t-elle
d'aller plus loin encore. Certains théoriciens de la
magie le croient. Interrogeons donc la psychologie,
ou plutôt, comme on tend à dire en certains cercles
philosophiques, la socio-psychologie et la psycho-
sociologie, car aucun psycliologue moderne ne con-
sent à perdre de vue le facteur social, et nul socio-
logue ne voudrait convenir qu'il oublie le coefficient
individuel.
III. Critique psychologique du Prémagisme.
— La genèse de la magie et celle de la religion.
Oe l'état mental que suppose la magie et de celui
que suppose la religion, quel est psychologiquement
le plus primitif?
Alors même qu'on viendrait à résoudre cette ques-
tion, on n'a aucun droit de transporter dans l'his-
toire du monde les phases successives que l'intros-
pection aurait pu découvrir dans l'histoire mentale
de chaque homme ou de chaque société prise à part.
Tout au plus trouverait-on par ce moyen une vague
indication de ce qui a pu se passer, en bonne
moyenne, dans la préhistoire de l'humanité, si toute-
fois, ce qui n'est presque jamais le cas, rien n'a dé-
rangé, nulle iiart, à cette époque, le déploiement
normal des qualités de l'homme !
Sous le bénéfice de cette remarque, on peut ac-
cepter de chercher quelle est l'origine psychologi-
que de la magie et celle du sentiment religieux,
pour savoir lequel précède normalement l'autre.
Avant de s'occuper de l'origine psychologique de
la magie, il peut être bon de faire remarquer qu'on
n'entend pas pour cela n'attribuer à la magie qu'une
origine psychologique et humaine. La vraie science
ne connaît aucun exclusivisme, fùl-il surnatura-
liste 1 Mais, à l'exemple de S. Augustin et de S. Tho-
mas, on croit loisible et utile de chercher le proces-
sus mental auquel, d'après ces mêmes docteurs, les
esprits mauvais « s'insèrent » et se mêlent plus d'une
fois (S. Augustin, De Docirina Christiana, II, xxni, 35;
— S. Thomas, II» II»=, q. gS, a. 5).
Et vraiment, l'on peut presque s'en tenir sur ce
point — en profitant, si l'on veut, des fines remar-
ques qu'y ajoutent deux psychologues modernes
Wundt et Marett — à l'analyse moins nuancée,
moins riche peut-être, mais plus vigoureuse,
plus exacte et plus poussée, de S. Augustin (loc.
cit.). Il a fort bien vu que la tendance à la magie
n'était que la déviation du désir, bon en soi,
mais trop souvent immodéré, rpi'ont les hom-
mes de tout connaître et de tout expérimenter. C'est
cette curiosité maladive, c'est cette convoitise insa-
tiable qui provoque dans l'àme (aussi bien dans
l'àme des individus que dans l'àme des foules, no-
tons-le, en passant, contre les sociologues avant
tout, comme Hubert et Mauss, et contre les psycho-
logues avant tout, comme Marett) l'attente halluci-
nante du merveilleux. Tout événement fortuit, qui
se produit alors, est facilement considéré comme
une réponse ultraualurèlle, sans être divine, à cette
attente. De là l'idée de la causalité magiijue, qui
est par essence une causalité anormale. De là encore,
suggère Wundt, pour combler la lacune causée par
la rupture des associations mentales ordinaires, le
jaillissement soudain, dans les profondeurs de
l'àme, de tout un essaim d'associations libres et fan-
tastiques, qu'utilisera la magie. De là, en un mot, la
naissance des superstitions magiques. Magiques,
elles le seront, reprend S, Augustin, du jour où, à
cause de ces rencontres fortuites et de ces accidents
psychologiques, certains procédés, qu'on tenait jus-
que-là pour dénués de valeur, auront apparu comme
les « signes » ellicaces et infaillibles d'un effet qu'on
souhaitait ardemment sans oser l'espérer. Il n'est
pas difficile de prévoir qu'une fois implantés dans
l'esprit de plusieurs, ces jugements erronés, qui fon-
dent la magie, ne peuvent que se multiplier, se diversi-
fier, selon la variété des désirs, des expériences réus-
sies et des mentalités. C'est alors, semble-t-il, mais
alors seulement, qu'intervient la société. Il s'établit
comme un consentement tacite sur la valeur conven-
tionnelle de tel rite. C'est donc dans la société, et
par elle (c'est ce qu'il y a de juste dans la thèse des
sociologues), non pas que commence, mais que
s'achève la détermination des rites efficaces et des
signes opératifs, répondant à la moyenne des convoi-
tises d'un groupe humain. Cf. S. Augustin, Conf.
X, XXXV, 25, etc.; — Wundt, Volkerpsychologie. II,
2, p. i8i sq.
Si cette analyse du procédé mental, générateur de
la magie, a, comme nous le croyons, quelque vérité,
il parait assez bien prouvé que l'éveil des supersti-
tions magiques est en rapport étroit avec l'éveil
dans l'àme de l'idée d'une causalité anormale et « en
quelque manière surnaturelle ». Quelques évolution-
nistes, comme Wundt, ont voulu profiter de celte
constatation pour affirmer que l'idée de la magie pré-
cède nécessairement, dans l'expérience du primitif,
l'idée de la religion.
Contre cette supposition d'un psychologue, on peut
en appeler à la psychologie, plus scientifiquement
interrogée. Pour connaître Dieu, pour savoir au
moins de lui quelque chose qui suffise à le distinguer
de tout ce qui n'est pas lui, pour se sentir pressé de
lui rendre un culte d'entière soumission qui n'est
dû qu'à lui. pas n'est besoin d'attendre une de ces
crises mentales, où éclosent les associations et les
illusions magiques; pas n'est besoin de l'excitation
hallucinante produite en l'àme par l'apparition de
l'anormal et de l'inédit troublant. Sans secousse
et tout spontanément, à la vue quotidienne des spec-
tacles familiers, ou plus simplement en entendant et
en interprétant comme d'instinct la dictée secrète de
sa conscience, l'homme le plus primitif, s il a le cœur
suffisamment droit et l'esprit suffisamment ferme.
73
MAHOMET
74
peut, à l'aide des notions très simples et premières
de cause de lin et de personne, prendre possession
de l'idée de Uieu. S'il a l'esprit solide et le cœur pur,
disons-nous. Et c'est ce qui empêchera toujours de
dire a iiriori que, fatalement, dans le nioiule ou dans
telle société dont les annales ont été perdues ou
n'ont jamais été écrites, la religion a précédé la ma-
gie ou la magie a précédé la religion.
Nous pouvons conclure. Les évolutionnistes n'ont
aucun droit dédire qu'ils entrevoient une préhistoire
magique ou niagico-religieuse de l'iiuraanité. Ce qui
s'entrevoit de moins confus, à la lumière convergente
des sciences qu'ils invoquent, c'est seulement ceci.
Avant comme après l'histoire, à partir d'un mo-
ment que dans l'état actuel de nos connaissances il
est trop difficile delixer, les deux institutions ont dû
coexister, croître côte à côte dans les mêmes sociétés,
comme l'ivraie croit côte à côte avec le pur froment,
enchevêtrant leurs racines et laissant tomber dans
le même sillon lewrs fruits de vie et leurs fruits de
mort. Aussi anciennes que les deux cités, la cité du
mal et la cité du bien, la cité terrestre et la cité cé-
leste, elles ont passé et passeront par les fortunes
changeantes de l'une et de l'autre. Elles subsisteront
vraisemblablement jusqu'à la lin. Mais ce qui proté-
gera les sociétés et les âmes des humiliants retours
et des éruptions funestes de la magie, cène sera —
l'histoire du pas'ié en fait foi — ni l'avènement de
l'âge scientiQque (c'est le rêve de M. Frazer, Magic,
1, 222, d']lt, etc.), ni l'apostolat des " éducateurs
laïques » soudain transGgurcs en « pères spirituels
de la jeunesse » (c'est l'espoir chimérique — le
dernier! — de M. Loisy, A propos d'hist. des reli-
gions, pp 2or-2oa); ce sera, ce ne peut être, qu'un
réveil de la vie religieuse et chrétienne.
Seule, la religion peut empêcher les âmes d'incli-
ner vers la magie, car seule elle peut leur donner
l'aliment que mendie leur inquiète indigence. Ces
âmes, Dieu les a faites pour lui. Et c'est vainement
qu'en dehors de lui elles vont, chancelantes, cher-
chant le bonheur, chtrch.int la paix I (S. Augustin,
De Civ. Dei, 1. XIX, passim, et Conf., I, i, i.)
BiBLioonArniE. — Monograjjhies classiques sur les
« magies » particulières :
Victor Henry, La Magie dans l'Inde antique.
Paris, Nourry, 1909, peut être signalé comme un
modèle du genre. On regrettera seulement que le
livre se termine par une théorie magico-reli-
gieuse assez peu cohérente. Cf. Reclterches de
science religieuse, t. I I1910], p. 87. — P. W.
Schmidt, S. V. D., Grundlinien einer Vergleichung
derHeligionen und Mytkologien der Austronesisclten
Viilkcr. Wien, 1910. — Die Stellung der Prgmàen-
vùlker. Stuttgart, 1910. — H. H. Codrington, The
Melanesians, Oxford, 1891. — Mgr Le Roy, La
Religion des primitifs, Paris, 1909, etc.
Ouvrages théoriques sur la « magie n :
P. W. Schmidt, L'Origine de l'idée de Dieu, dans
Anthropos, t. ll\ et sq. (1908-191 1). — J. G. Krazer,
Tlie Golden Bough, 3' édition ( 7 Ae Magic Art, -iVoX.),
London, 191 1; recueil abond.int de faits peu cri-
tiqués et mal classés, servant à étayerla thèse de
la magie primitive. — A. Lang, Magic and Reli-
gion,London, 1901, critique très Une de la théorie
de Frazer. — A. R. Marett, From spell to prayer,
d'un point de vue prcanimiste et psychologique,
élude parue pour la première fois en 1904, et re-
produite dans The Threshold of Religion, Lon-
don, 1909, — H. Hubert et M. Mauss. Esquisae
d'une théorie générale de la magie. Année sociolo-
gique, VII (1902-1903), Paris, 190;!; important,
mais d'un point de vue exclusivement sociologi-
que. — W. Wundt, VôlkerpsrcJiologie, H B., 2
Th., Leipzig, igo6, du point de vue de la psycho-
logie des peuples; etc. — F. Bouvier, Recherches
de :icience religieuse, t. 111, 1912, p. 169-200, bulle-
tin sur la plupart de ces livres théoriques; ihid.,
t. II, 19 II, p. 63-io4; Religion et magie, ibid.,
t. ni, 1912, p. 393-1^27 ; t. IV, 1913, p. 109-1/I7.
Fréd. Bouvier, S. J.
MAHOMET. — I. Remarques préliminaires. — II.
J'remii.'res années de Mahomet. — 111. Prédication
à la Mecque. — IV. l'ie et enseignement à Médine.
— V. Caractère de Mahomet.
I. Remarques préliminaires. — On pourrait ré-
sumer, comme il suit, l'état des religions en Arabie
à la lin du vi» siècle de notre ère. Le christianisme
et le judaïsme étaient fortement établis en dillerenles
parties de l'Arabie. Des idées chrétiennes et juives
s'étaient répandues sur toute la péninsule. Les Juifs
étaient méprisés, tandis que les chrétiens, monophy-
sites pour la plupart, nestoriens et autres en moindre
nombre, apparaissaient devant leurs compatriotes
comme divisés entre eux et liés avec des étrangers et
des envahisseurs. A l'égard du paganisme arabe,
espèce de fétichisme que professait le plus grand
nombre, c'était partout l'indillérence. par endroits
mécontentement manifeste. Parmi les esprits les plus
élevés, quelques-uns avaient déjà combiné un syncré-
tisme cultuel, destiné à satisfaire un instinct reli-
gieux assez éveillé. L'Arabie était, on le voit, en
quelque sorte j^réparée à recevoir un réformateur
religieux et une nouvelle croyance nationale. Maho-
met devait être ce réformateur et l'Islam la religion
qu'il apportait.
Pour la vie et la doctrine de Mahomet, nous avons
deux sources de valeur très inégale : le Coran et la
Tradition. Pour ce qui concerne le Coran, non seule-
ment nous ne pouvons pas exclure la possibilité d'in-
terpolations, puisque le livresacré ne reçut sa forme
définitive que vingt-huit ans après la mort du pro-
phète, mais nous devons nous souvenir qu'il conlient
seulement, en premier lieu, ce que le prophète lui-
même désira plus tard faire passer pour révélation,
et, en second lieu, ce que les rédacteurs trouvèrent
en harmonie avec leurs propres idées sur la doctrine
du prophète (v. M. Hartmann, Die Arahische Frage,
p. 53-4; A. Fischer, Eine Qornn-lnterpolntion,Orien-
tàlische Studien Th. Noldeke geu'idmet, I, 53). Néan-
moins, le caractère sacré qui fut accordé à ce livre
dès le début, le fait qu'il renferme encore plusieurs
révélations qui furent plus tard écartées, le caractère
peu édiliant de plusieurs passages, enlèvent tout
doute qui pourrait s'élever au sujet de son authenti-
cité substantielle. Quant à la Tradition, tous les spé-
cialistes s'accordent maintenant à dire qu'elle a peu
devaleur historique et qu'on nedoit l'utiliser qu'avec
parcimonie et une critique sévère (v. Goldziher,
Muhammedanische Studien, vol. II; Lammens, Qnran
et Tradition, Recherches de Science Religieuse. I,
p. 27-51). Cette règle de prudence est spécialement
justifiée s'il s'agit de la période mecquoise de la vie
du prophète. Pour la période médinoise, non seule-
ment les traditions et le texte du Coran s'éclairent
souvent l'un l'autre, mais nous possédons plusieurs
documents originaux, «pii portent toute marque d'au-
thenticité et sont de la ]>lus grande importance
(v. l'article très raisonné de Nobldekb, Die Tradition
liber dus Leben Muliammeds, Der Islam, V [1914I.
p. 160 sq.).
75
MAHOMET
76
II. Premières années. — La date traditionnelle
de la naissance de Mahomet est environ l'année 5^0
après Jésus-Christ. Cependant le P. Lammens a donné
dernièrement de bonnes raisons pour reporter la
date de cet événement di.x ans plus tard (v. L'âge de
Mahomet et la chronologie de la Sira, Journal asia-
tique, XVII, 2 [igii], pp. 209-260). On dit du pro-
phète qu il fut le ûls posthume d'Abdallah, le plus
jeune fils d'Abd-al-Mutlalib de la tribu de Quraish.
Sa mère, Amina, qui mourut alors qu'il était encore
très jeune, appartenait à la famille mecquoise des
Banù Zuhrâ. La femme de son grand-père, Abd-al-
Muttalib, était membre de la famille médinoise des
Banù Nadjdjâr — fait auquel le poète Hassan ibn
Thâbitfait allusion dans un de ses vers. Nous pou-
vons admettre cette généalogie dans son ensemble,
ainsi que l'admettent actuellement la plupart des
spécialistes, bien que Caetani et Lammens la rejet-
tent comme une tentative pour ennol>lir Mahomet et
jugent qu'une origine commune expliquerait mieux
ce que le Coran rapporte et sur son enfance pauvre
et sur sa polémique contre les ambitions généalogi-
ques de SCS compatriotes (v. M. J. dk Goeje, la Filia-
tion de.Valiomel, Cenlenario délia JVascita di Michèle
^mari, Scritli. Palermo, 1910,1, i5. sq.; Th.NoKLDEKE,
Wiener Zeitschrifl fur Kunde des Morgenlands [ W. Z.
K. M.], XXI, p. 3oo sq.).
Ueçul-il le nom de Mahomet à sa naissance? C'est
là un point discuté. Plusieurs islamisants ont sou-
tenu après Sprenger que ce nom était un nom mes-
sianique, pris par le propliète à Médine, ou même
qu'il lui fut conféré après sa mort, mais Noeldeke, db
GoEJE (cf. ci-dessus), Schwallv (Geschichte des
Qorans, Leipzig, 1909. I. g. n. i)et d'autres rejettent
vigoureusement cette théorie,
Les récils, dont l'un nous le montre élevé dans le
déscit par une nourrice nommée llalima, des Banù
Sa'd, et l'autre en fait un berger durant sa jeunesse,
sont tous deux apocryphes. Le premier, qui le place
sur le même rang que les riclies aristocrates mec-
quois, oublie qu'il était un pauvre orphelin ; le se-
cond, qui l'assimile aux prophètes hébreux, ignore
le fait que des Arabes commerçants, comme les Qu-
raish, font paître les quelques troupeaux qu'ils pos-
sèdent, par une tribu nomade avoisinante. et consi-
dèrent l'occupation de berger comme déshonorante
pour un des leurs. Ces exemples montrent combien
nous devons nous délier des récits traditionnels sur
les premières années de Mahomet, même quand ils
évitent le merveilleux. Qu'il fut pauvre et orphelin,
protégé parson oncle.\bù "Tàlib, c'esttoutce quenous
savons. Le premier fait important que nous connais-
sons avec certitude sur le début de sa vie d'homme,
c'est son mariage avec Khadldja. C'était une riche
veuve ou une divorcée, qui, d'abord, employa Maho-
met pour ses affaires commerciales et, plus tard, se
maria avec lui, alors qu'elle avait environ quarante
ans et lui vingt-cinq. Il est naturel que, dans cette
union, la richesse donnât à la femme une certaine
supériorité; nous voyons, en tout cas, que Mahomet
resta monogame aussi longtemps qu'elle vécut.
Parmi les expéditions commerciales qu'illit pour les
intérêts de Kliadidja, faut-il compter des voyages
en Syrie? Il n'est aucune raison d'en douter (v. M.
HARTMxtis. Die Arabische Frage, pp. 5io-5ii, Cak-
TAM, Annali deW Islam, I, 189, 16S). Les récits fabu-
leux de sa rencontre avec le moine syrien Bahira
ne méritent, il est vrai, aucune créance (v. Hirsch-
FELD, iVen' Researches into the Composition and Exe-
gesis nf the Kuran. London, 1902, p. 2^); mais, ce-
pendant, nous pouvons bien supposer que ces voya-
ges en pays chrétien ne furent pas sans influence
sur son avenir.
On nous raconte que le prophète avait l'habitude
de passer chaque année quelque temps en contem-
plation solitaire sur le mont l.lira, colline proche
de la Mecque, et que c'est là qu'il reçut sa mission.
Le P. Lammens fait remarquer, entre autres raisons
pour rejeter cette retraite annuelle, l'horreur de Ma-
homet pour la solitude et sa répugnance notoire
pour rascétisme(v. Mahomet fut-il sincère ? Recher-
ches de Science Religieuse, 19 11, p. 26). Quoiqu'il
en soit, ce fut vers l'an 6 i o que Mahomet, d'après le
Coran aussi bien que la Tradition, eut une vision,
dans laquelle une ligure lui apparut et prononça ces
mots : Proclame, au nom de ton Seigneur, qui a créé
l'homme de sang coagulé ; proclame, car ton Sei-
gneur est le très bienfaisant, qui a enseigné l'usage
de la plume, et a enseigné à l'homme ce qu'il ne con-
naissait pas (Coran, s. 96. vv. i-5). La conviction de
la mission divine, que cette vision et ces mots firent
naître en l'esprit de Mahomet, s'était changée, nous
dit-on, en doute et s était évaporée, quand une seconde
vision et une seconde révélation (s. 'j^) la ravivèrent
et confirmèrent le prophète (v. Coran, s. 53, pour
les deux visions ; Caetani, Annali. I, 222 sq. 226 sq.,
pour les traditions là-dessus). Khadidja, sa femme, fut
la première à croire en Mahomet. Le cousin de Kha-
didja, Waraqà, un chrétien mecquois aussi appelé
Ilanîf, fut invité à examiner la vocation de Maho-
met et se déclara en sa faveur. Il semble, cependant,
qu'il ne vit pas de raison, ni alors ni plus tard, pour
échanger son christianisme contre l'Islam, ou deve-
nir un partisan actif du prophète — et ce fait rend
toute l'histoire de son intervention vraiment dou-
teuse. Quelle que puisse être l'explication de ces vi-
sions et révélations — et nous ne discuterons cette
question que plus tard — il est au moins certain,
que, vers l'an 610 après J.-C, le mari de Khadidja
apparut devant les Mecquois dans un rôle nouveau,
comme prédicateur d'une nouvelle religion, active-
ment en quête d'adhérents.
III. Prédication à. la Mecque. —Les débuts de
l'Islam furent paciliques. Parmi les premiers qui
l'embrassèrent, il y eut Zaid, l'affranchi de Maho-
met, Abu Bakr, un riche marchand bien qu'il n'ap-
partint pas à la noblesse des Quraisch,' Ali, fils d'Abù
Tàlib, oncle du prophète, mais qui, lui, se tenait à
l'écart. De plus, une foule considérable se mit à sa
suite, esclaves et gens des classes pauvres, plus sus-
ceptibles d'influences religieuses que les capitalistes
mecquois, et attirés surtout par le caractère socialde
la doctrine de Mahomet (v. tradition importante
d'Az-Zuhri, Caetani, Annali, 1, 2^0 sq.). La forme
primitive de cet enseignement semble avoir compris
une profession de foi en un Dieu, Allah, en Maho-
met son prophète, en un jugement suivant la mort
et suivi, lui-même, d'éternelles récompenses ou d'é-
ternelles i)cines; celte forme première insistait sur
la pratique de la prière ou récitation du Coran, pré-
cédée d'alilutionsriluelles, matinet soir; elle exhor-
tait à la justice, à l'aumône, dénonçait l'injustice et
la tyrannie des Quraisch, à qui Mahomet était chargé
d'annoncer une rapide et terrible sentence, la ruine
de leur cité.
Celte prédication, d'abord dédaignée par les Qu-
raish,n'eut pas plus tôt obtenu quelque succès, qu'elle
provoqua leur oi)position. Sans précisément consti-
tuer avec les basses classes un parti politique, Ma-
homet, outre que pratiquement il les soulevait
contre les riches, menaçait ces derniers de la perte
de leur situation indépendante en faisant de tous
ses adhérents ses sujets. De plus, ses attaques contre
leurs ancêtres et les divinités païennes heurtèrent
les sentiments des Mecquois et leur firent craindre
77
MAHOMET
78
la perle lie nombreux avantages matériels attaclicsà
leur sanctuaire. Voyant ainsi menacées leur jiaix et
leurprospérité,ilsse déterminèrent à une opposition,
à une persécution, qui, d'ailleurs, ont été grandement
exagérées par les historiens nialiométans. Comme
toute olTense contre un individu était offense contre
le clan même et, à ce titre, devait être vengée, nous
pouvons être siirsque les Mahoinétans libres ne souf-
frirent pas dé violence ouverte. Il en allait autrement
des esclaves, que maltraitaient leurs mailres, et à
qui il fallait, ou qu'on les rendit à la liberté moyen-
nant rançon, ou que de bouche ils renonçassent à
l'Islam qu'ils admettaient de cœur. Les richesses
d'Abi'i Bakr, d'une part, et, de l'autre, l'autorisation
de l'indulgent prophète, aidèrent à ce double
résultat.
En raison de la persécution, Mahomet prit d'im-
portantes mesures. La premièrefut deneplusprêclier
en public, mais bien dans la maison d'AI-Arqani, où
il continua, sans plus de trouble, d'assembler et
d'enseigner de craintifs adeptes. Les réunions chez
Al-Arqam durèrent deux ans(Gi5-6i7 A. D.) et l'on
dit que ce fut l'accession d'Omar, de terrible persé-
cuteur devenu fervent disciple, qui donna aux fidèles
courage et force pour se produire derechef en pu-
blic. La seconde mesure fut la première Iluljra, ou
émigration, vers les contrées chrétiennes de l'Abys-
sinie. Un document de valeur, écrit pour le calife
' Abd-al-Malik par > Urwa ibn Zubaiii et partiellement
conservé par Tauarî (Annales, éd. de Leyde, 1, 1 180),
nous informe que ceux qui traversèrent ainsi la mer
furent les gens qui avaient été dominés par les sé-
ductions des Quraish et pour qui ces séductions
étaient le plus à craindre. De cela, et du fait que les
exilés d'Abyssinie ne revinrent qu'en l'an 7 de l'hé-
gire, lorsque le succès de l'Islam était assuré, Cae-
tani conclut que la liicfjra abyssine fut « un acte de
bassesse ».Mais c'est là une exagération, ainsi que
nous l'apprend une autre tradition du même '^Urwa
(I. c. I, 122/1), d'après laquelle il j' eut quelques re-
tours de l'Abyssinie durant la période niecquoise,
d'après laquelle, encore, les séductions en question
comportaient, sinon des violences déclarées, du
moins de durs traitements. Le document ne dit pas,
et il fautregardercomme improbable, que les Quraish
aient, sans résultat, envoyé au Négus une ambas-
sade demandant le retour des exilés. Quelques-uns,
cependant, purent revenir, grâce à un compromis
entre Mahomet etle paganisme mecquois (v. F. Buhl,
Ein paar Beitriige ztir Kritik der Geschichte Maham-
meds. II. Die Ausa'anderung nach Abyssinien, Orien-
ialische Sludien Th. Nbldeke geuùdmet, I, i3-22).
La révélation concernant les trois grandes déesses
des Mecquois, Al-Lât, Al-cUzzà et Manât (Coran,
S. 53), contenait originairement la déclaration sui-
vante : elles sont les sublimes <;harâniq (mot de
signification douteuse), et l'on peut avoir confiance en
leur intercession. Cette concession réconcilia les
Quraish avec Mahomet. Mais le prophète trouva
qu'il avait acheté la paix trop cher et, par la suite,
raya du Coran ces lignes, alléguant qu'il avait été
trompe par le diable; mais, dans la période comprise
entre l'insertion de ces lignes et leur retrait, trente-
neuf exilés étaient revenus. Parmi les critiques ré-
cents, Caetani, seul, que je sache, refuse de considé-
rer cet épisode comme historique. Il était, pourtant,
très naturel que le prédicateur, las de tracasseries,
essayât un compromis, et nul compromis ne coûtait
moins à ses vues monothéistes que d'accorder à des
divinités inférieures nn pouvoird'intercession auprès
d'Allah. De plus, ce n'était pas alors tant le mono-
théisme que la résurrection et le jugement qui for-
maient le fond de sa prédication. Un compromis
ultérieur, et qui prit, de même, la forme d'une révéla-
tion, alla plus loin encore. Et, enfin, on ne voit pas
comment un tel épisode, s'il a été inventé, peut
s'être glissé parmi les traditions orthodoxes de l'Islam
primitif (v. Buhl, op. cit. p. ao-ai, pour la réfutation
de l'argument principal de Caetani).
Le retour de Mahomet à l'intransigeance causa
probablement une reprise des hostilités. On demanda
à son oncle, Abu Tàlib, de l'abandonner, et, sur son
refus, on le mit en quarantaine — on le boycotta —
avec son clan, .\insi du moins- en témoigne la ver-
sion traditionnelle. Mais c'était là, contre la nou-
velle religion, une étrange mesure, puisqu'il n'y
avait dans ce clan que trois musulmans, Mahomet,
son cousin '^.\lî, et son oncle Ilamza, et les Quraish
savaient bien que l'attachement au clan ne permet-
trait pas facilement à un homme comme Abu "Tàlib
d'abandonner son neveu. Cette histoire de mise au
ban repose sur une mauvaise autorité ; le Coran
n'en parle pas, ni, non plus, "^Urwa, notre meilleure
autorité, bien que la plus courte, sur l'Islam primitif.
11 y a donc de bonnes raisons de la considérer
comme une fiction. Cependant, Nokldkke pense
qu'elle a un fond de vrai et que Mahomel, abandonné
par les chefs de son clan, a dû solliciter la protec-
tion du païen, Mu''tim ibn '^Adi, qui est loué de la
lui avoir accordée par le poète contemporain Hassan
ibn Thàbit(v. Die Tradition iiber dus Leben Mahom-
meds, 1. c. p. i64; Cabtani, Annali, I, 288 sq.).
Enfin Mahomet, désespérant de convertir les
Quraish, tourna son attention vers la cité voisine de
fâ'if et sur les pèlerins assemblés à la Mecque. De
Jà'if il fut durement expulsé, et des pèlerins il ne
reçut, d'abord, qu'un accueil indifférent. Les Arabes
ne trouvaient nul intérêt à traiter avec lui. Il en alla,
pourtant, d'autre sorte avec les Médinois et il nous
faut sommairement exposer les circonstances spé-
ciales qui firent d'eux, en la matière, une exception
parmi les Arabes (v. Welliiausen, Médina vor deni
Islam, Skizzen und Vorarbeiten, IV, S-^^)-
Plus est violente la maladie, mieux est senti le
besoin d'un remède. C'était à Médine, ou Yathril),
comme on l'appelait alors, que l'anarchie politique
arabe avait atteint son apogée. Cette ville était
occupée par deux tribus arabes du sud, les Aus et
les Khazradj, toujours en lutte l'une avec l'autre, et
qui craignaient, d'autre part, la domination des
Juifs habitant la ville ou ses alentours. Tout ré-
cemment, à la seconde bataille de Bu'àth, elles
s'étaient infligé l'une à l'autre de lourdes pertes. Le
parti de la paix, qui avait à creur les intérêts de la
ville, non seulement considéra l'accroissement de
forces que vaudrait la présence de Mahomet et de
ses soixante-dix adeptes, mais vit clairement que le
seul moyen de rétablir la paix dans la factieuse
Médine, où le système des clans produisait de si dé-
sastreux résultats, était d'établir une vigoureuse
discipline et de ne plus tenir compte de l'organisa-
tion en tribus. Or, avec l'Islam, on arriverait à ce
double résultat. Les .Médinois, également, vu leur
origine sud-arabique et leurs fréquents rapports
avec les Juifs, étaient mieux disposés au point de
vue religieux que les habitants de la Mecque. Puis,
les liens de famille, qui unissaient Mahomet avec les
Banù Nadjdjâr, ont dû influer en sa faveur. Ajirès
nombre de délibérations, qui ne durèrent pas moins
de deux ans, les envoyés de Yathrib déclarèrent so-
lennellement à Mahomet, lors de la seconde réunion
de '"Aqaba, l'an 622 : « Nous vous appartenons et
vous nous appartenez ; et si vous et vos compagnons,
vous venez chercher un refuge chez nous, sachez que
nous vous défendrons comme nous nous défen-
drions nous-mêmes. «(Tradition d'Az-Zunnî, Tabarî,
79
MAHOMET
80
1. c, I, 122^-1225.) Cet accord a un caractère plutôt
politique que religieux. Ce furent, surtout, les con-
ditions politiques spéciales à Médine, qui rendirent
possible de faire de l'Islam un essai comme système
politique; et une fois qu'on l'eut essayé et trouvé sa-
tisfaisant, il eut nécessairement comme conséquence
l'adhésion des Arabes.
Mais, avant de suivre Mahomet à Médine, voyons,
d'abord, quels étaient les points principaux de la
doctrine qu'il avait prêchée à la Mecque. Son mono-
théisme n'était pas des plus purs. Allah n'était autre
que la divinité suprême des Arabes païens, auquel
il avait donné des attributs monothéistes. C'était un
dieu, considéré d'abord comme tout-puissant, puis
comme tout-miséricordieux, mais qui ne continuait
pas moins à rester le Maître de la Ka'ba de la Mec-
que, attaché à un sanctuaire païen, et qui allait
même, à une certaine époque, comme nous l'avons
vu, jusqu'à tolérer en sa présence des divinités de
moindre importance. Il communique avec le monde
au moyen des prophètes, conçus à l'origine comme
autant de messagers, envoyés chacun à sa propre
nation pour la convertir de l'idolâtrie par la menace
de terribles fléaux, et métamorphosés plus tard en
IVabis, lumières brillant dans les ténèbres, modèles
de vertu et de perfection. Le plus illustre parmi ces
Aahis fut Jésus, le lils de Marie. L'élément eschato-
logique est celui qui ressort davantage dans toute la
doctrine prêchée à la Mecque : la certitude de la ré-
surrection, les terreurs du jour de jugement, les
souffrances de l'enfer et les joies du Paradis. C'est ce
qui permet à de grandes autorités en la matière
comme ^YELLHAUSE^' (Reste Arabischen Heidentums,
p. 234 sq.) et Snouck Hurgronje {Revue de l'Histoire
des Religions, XXX, p.i^g sq.) de déclarer que l'Islam,
dans sa forme primitive, avait un caractère chrétien
plutôt que juif, bien que les éléments juifs aient
tenu une plus grande place dans les révélations faites
à la Mecque que les éléments chrétiens. A côté de
cette aspiration vers l'au-delà, caractéristique du
christianisme d'Arabie, et de l'absence d'un attache-
ment scrupuleux à l'idée strictement monothéiste
caractéristique des Juifs, on a, comme preuves de
l'influence du christianisme sur l'Islam, lélévation
de Jésus au-dessus des autres prophètes, la pratique
des prostrations pendant la prière, les veilles de nuit
à l'instar des moines chrétiens et le mot araméen
l'nrqân, o salut »,qui désigne les révélations du Coran
(v. cependant Noblueke, Neue Beitriige ziir semitis-
chen Spraclniissenschaft, p. 28, qui revendique à
ce mot une origine arabe; du sens littéral, décision,
viendrait révélation := décision divine). De plus,
Mahomet, à cette époque, nourrissait des sentiments
de sympathie à l'égard des chrétiens de l'empire
byzantin, alors en guerre contre les Perses, et cher-
cha un refuge pour ses disciples persécutés chez le
roi chrétien d'Abyssinie. Il est probable, aussi, que
la plupart des anecdotes concernant les prophètes,
et d'autres éléments juifs lui parvinrent par des
canaux chrétiens. Quoi qu'il en soit, il ne consulta
guère, lui-même, les sources apocryphes ou autres
(v. cependant Schwally, op. cit., p. i34), mais obtint
presque tous ses renseignements, par des ouï-dire,
ou au moyen d'intermédiaires, comme l'étaient les
Hanifs et les Ahl-adh-Dhikr (conteurs populaires).
IV. Vie et enseignement â Médine. — Mahomet
nous est apparu jusqu'ici à la Mecque comme un
prédicateur religieux à la recherche de disciples.
Dès qu'il se voit solidement établi à Médine, il se
présente à nous sous l'aspect tout différent d'homme
politique, d'organisateur religieux et de guerrier. Ce
fut pendant les deux premières années de son
séjour à Médine que l'Islam fut fondé comme religion
et comme Etat.
Le prophète, à la tète de ses soixante-dix disci-
ples, émigrés comme lui, et d'un nombre peu consi-
dérable de néophytes, devait, d'abord, arriver à un
modiis vivendi avec l'immense majorité de Juifs et
de païens de Médine. Jusqu'à quel point il réussit
dans cette œuvre bien difficile, nous l'apprenons
d'un document très important, manifeste plutôt que
contrat, rédigé par Mahomet lui-même, dans le but
d'arranger les affaires intérieures de Médine. Son
contenu, arrivé jusqu'à nous, grâce à Iun-Ishaq, est
de nature à exclure toute possibilité d'invention mu-
sulmane postérieure. 11 proclame, en termes exprès,
l'égalité, la plus complète, de droits et de condition,
entre Mahométans, païens et Juifs de Médine. Les
Quraish, seuls, sont les ennemis de Dieu, que per-
sonne ne peut ni aider ni protéger. On y voit Maho-
met, lui-même, investi des pouvoirs de paciticateur,
de juge et de chef d'armée dans la nouvelle commu-
nauté. Il a eu bien soin de laisser son programme
religieux dans l'ombre. Dans ce document il n'est
question que d'une union des différents partis de
Médine pour se prêter un secours mutuel dans un
conflit, non de religion mais de race, contre les
Quraish. Parmi les alliés, on tolère la loi du talion,
mais l'homicide est interdit. Il nous parait plus vrai-
semblable, d'accord, avec Wellhausen, Caetani et
d'autres critiques, de rattacher ce manifeste à la fin
de la première année de séjour de Mahomet à Médine.
Il semble s'y montrer soupçonneux à l'égard des
Juifs ; il n'espère plus leur conversion, comme il
l'avait fait les premiers mois. Le document contient
encore plus d'une allusion aux hostilités avec les
Quraish. De plus, le prophète n'aurait pu acquérir
immédiatement cette autorité. D'un autre côté, le ton
général en est trop conciliant, les prérogatives de
Mahomet y sont exprimées d'une façon trop modeste
et les allusions à la guerre sont trop vagues, pour
pouvoir supposer qu'il ait été rédigé après la bataille
de Badr. Ce manifeste est important, surtout parce
qu'il met dans une lumière bien évidente l'opportu-
nisme politique de Mahomet. Bien que, très proba-
blement, encore intimement convaincu que sa cause
est la cause d'Allah, au lieu, cependant, d'être dévoré
par un zèle religieux, il n'éprouve aucune difticullé,
ni à mettre de côté momentanément son programme
religieux jusqu'au jour où il se sentira capable de
l'imposer, ni à se liguer avec des païens contre les
Quraish païens (v. sur ce document, Wellhausen,
Skizzen und Vorarheiten, IV, pp. 67-83, Caetani,
Annali, I, pp. Sgi-^oS).
A un autre point de vue, son programme religieux
l'occupa beaucoup pendant les deux premières an-
nées qu'il passa à Médine, car ce fut alors qu'il lui
donna son organisation complète. La prière, qui avait
été recommandée et récitée à la Mecque, devint obli-
gatoire et s'accompagna d'un grand nombre de me- _
nues observances. L'aumône ne vise plus unique-
ment les pauvres, mais devient, aussi, contribution
au trésor de guerre. Le jeune, si jamais il se pratiqua
à la Mecque, ne devint obligatoire qu'à la période
médinoise. D'abord, on se content» d'un jour par an
— du Yôm-Kippôr, « jour d'expiation », juif — pen-
dant lequel on ne pouvait ni manger ni boire quoi
que ce soit. Dans la suite, on retendit au mois com-
plet de Ramadan, proliablement pour imiter le ca-
rême chrétien, comme il était observé alors en Orient.
Le lien religieux remplaça le lien de la tribu; les
émigrés {Muhndjirûn) se choisirent, chacun un frère,
parmi les aides (Ansdr) de Médine, Cette grande
innovation était un moyen très pratique de soute-
nir et protéger les exilés. Bien que généralement
81
MAHOMET
82
considérée comme l'élément le plus original de l'Is-
lam, elle s'était établie dès le sixième siècle parmi
les Ibad ou Arabes chrétiens de Ilira, comme la
conséquence naturelle de l'adoption d'une religion
commune et d'une vie sédentaire (v, G. Roth^tkin,
Die Dynastie der l.alimlden in al-Iliia, Leipzig, iSgg,
p. 24). Presque toutes les lois et institutions de l'Is-
lam sont de cette époque et trahissent des influences
juives indéniables. La limitation du nombre de fem-
mes à quatre, l'indication exacte de l'heure de la
prière le matin, quand on pouvait distinguer un Cl
noir d'un lil blanc, le frottement avec du sable, sub-
stitué aux ablutions en usage avant la prière quand
l'eau manquait, la défense de manger de la viande
de jiorc ou d'autres mets impurs, pour ne citer que
quelques exemples typiques, sont autant de pres-
criptions d'origine juive. Même la défense de boire
du vin revêt, d'abord, la forme du préceple talmu-
dique : « Il est défendu à l'homme ivre de prier. »
(Pour les emprunts juils, v. A. Geiger, U'as liât
Mohammed ans deni Judenium aufgenommen? Leip-
zig, 2<" éd. 1902.) Si, malgré la scission survenue plus
tard entre Mahomet et les Juifs, toutes ces choses
restèrent en usage, le Qilda, ou la pratique de se
tourner vers Jérusalem pour dire la prière, allait être
abrogé avec le jeûne du Yôm Kippôr. Le précepte
de se tourner pour prier vers la Mecque est intime-
ment lié à deux nouvelles obligations, d'une impor-
tance également vitale, celles de la guerre sainte et
du pèlerinage à la Mecque.
A la Mecque, dominé par l'idée que chaque nation
devait recevoir le même message divin d'un prophète
particulier et national, Mahomet ne voyait en Abra-
ham qu'un prédécesseur tout ordinaire. Sa religion,
à lui, il la tenait pour essentiellement la même que
le judaïsme et le christianisme. A Médine, pourtant,
il expérimentait que les Juifs et les chrétiens n'étaient
pas disposés à reconnaître à sa religion une valeur
égale à la leur. Bien plus, il découvrit qu'Abraham,
bien que vénéré comme un homme de Dieu par les
Juifs et les chrétiens, n'avait été ni juif ni chrclien,
qu'en réalité ilétait le père delà racearabe et pouvait
ainsi servir de précurseur et de modèle à lui, Mahomet.
Il était venu restaurer l'œuvre d'Abraham, débarrasser
sa religion des additions et falsiOcations que les Juifs
et les chrétiens y avaient introduites. Mais, si sa
religion devait devenir une religion nationale, elle
ne pouvait, pour rallier tous les Arabes, se passer
de la Ka'ba et de la Mecque, où Mahomet désirait
tant retourner. De là, le prophète conçut l'idée de
sanctiGer les cérémonies du pèlerinage de la Mecque,
en les attribuant à Abraham ou en les rattachant à
son nom, et, ainsi, de les introduire dans l'Islam.
« L'absorption de ces fêtes singulières dans l'Islam,
qui ne les digéra point, dit M. Snouck Hurguonjk,
lui permit du moins de se débarrasser plus facile-
ment du contrôle des religions dont il était issu; la
conquête de la Mecque en fut hâtée. Seuls, les escla-
ves de la tradition orthodoxe ou les esprits dénués
de critique peuvent admettre que Mahomet y fut
amené par une lutte spirituelle intérieure. » {Une
Kouvelle Biographie de Mahomet, Revue del'JIistoire
des Religions, XXX, i89/|,p. 167. )Ce compromis, fait
à Médine avec le paganisme, fut d'autant plus facile
à Mahomet que celui-ci n'avait jamais pris une atti-
tude d'opposition bien marquée vis-à-vis du sanc-
tuaire de la Mecque. En proposant un but religieux
à sa campagne contre les Quraish, il en Ot, en un
certain sens, une guerre de religion (v. Snouck
HtiHGnoNjK, Het Mehkaansche Feest, Leiden, 1880).
Les Quraish n'avaient pas manifesté d'opposition
réelle au départ de Mahomet et de ses compagnons
de la Mecque. Il n'y avait pas entre eux et Mahomet
de véritable casus ieWi. Néanmoins, le prophète avait
à peine passé six mois à Médine qu'il commençait ses
expéditions de brigandage. Les émigrés devaient
bien trouver le moyen de satisfaire à leurs besoins,
car ils ne pouvaient rester indéhniment à charge à
leurs frères d'adoption de Médine. Ainsi donc, ils
s'attelèrentau métier, tout à fait arabe et très lucratif,
de pillage des caravanes Les quatre premières expé-
ditions n'eurent pas de succès, soit qu'elles arrivè-
rent trop tard, soit qu'elles se trouvèrent trop faibles
numériquement. La cinquième, sous Abdallah ibn
Djahsh, rencontra une riche caravane près de Nakhla
le dernier jour du mois Kadjab. Les conducteurs de
la caravane avaient réglé le teiupsdeleur voyage de
manière à atteindre le territoire sacré, environnant
la Mecque, avant la fin du saint mois, pendant lequel
la guerre était partout illicite. Mais le chef mahomé-
tan, voyant sa proie sur le point de lui échapper,
secoua loin de lui tout scrupule religieux ; il attaqua
la caravane et emporta le butin à Médine. Mahomet
désavoua d'abord cet acte, mais, bientôt après, il
l'excusa par une révélation : combattre pendant le
mois sacré était mal, mais fitnah, c'est-à-dire faire
opposition à la vraie religion, était pire. Le succès
d'Abdallah accrut l'armée des pillards ; bientôt nous
trouvons Mahomet, à la tête d'environ trois «ents
hommes, aux aguets pour attaquer une importante
caravane syrienne. Celle-ci, cependant, était défen-
due par une armée de la Mecque, trois fois aussi
nombreuse que la sienne. Selon toute apparence, l'ar-
mée musulmane rencontra l'ennemi sans s'y attendre
et fut obligée de risquer un engagement (v. F. Buhl,
Ein paar Beitrâge... \l,Die Vorgeschichte der Schlacht
bei liudr, Orientatische Stadien... 1, pp. 7-i3). La vic-
toire de Badr en fut le résultat, victoire dont les
conséquences devaient s'étendre très loin. Allah
s'était déclaré en faveur de Mahomet contre les ido-
lâtres Quraish, avait béni ses armes, l'avait chargé
de butin. Dès lors sa position à Médine se trouvait
assurée. Le proverbe : « Bien ne vaut la réussite » a
toujours été spécialement vrai de l'Islamisme.
La populai'ité, dont jouissait alorsMahomet à Mé-
dine, l'encouragea à prendre immédiatement des
mesures offensives contre ses ennemis les Juifs. Jus-
qu'à quel point les rudes traitements qu'il leur lit
subir peuvent avoir été accompagnés de haine et
de soif de vengeance, il est difficile de le dire; mais,
à n'en pas douter, ils furent dus principalement à
son désir d'obtenir des terres pour ses compagnons
pauvres et de consolider sa propre situation à Mé-
dine. Les Juifs avaient rejeté ses ouvertures ; ils étaient
intraitables. Tout ce qu'on pouvait faire, c'était de
s'en débarrasser. Les Banù Qainuqa, spécialement,
étaient gênants, parce qu'ils habitaient au milieu de
la ville. Us devaient être attaqués les premiers.
Sans opposer de résistance, ils se retirèrent dans
leurs forteresses et là se laissèrent réduire par un
siège. Mahomet aurait voulu les passer tous au fil de
l'épée, mais, pour éviter des complications avec
quelques Médinois hostiles, il leur laissa la vie sauve
et leur permit de se retirer en Syrie. Deux années
plus tard, venait le tour des Banii Nadir, proches
voisins des Banii Qainuqa. Dépouillés, eux aussi,
ils allèrent en exil à Khaibar. L'année suivante, cin-
quième année de l'hégire, les Banù Quraiza eurent à
souffrir un sort pire encore. Tous les hommes, il y
en avait plus de sept cents, après avoir été forcés de
se rendre sans conditions, furent massacrés, tandis
que les femmes et les enfants étaient vendus en es-
clavage. Le prétexte allégué contre les Banù Qu-
raiza était qu'ils avaient pris parti au siège de Mé-
dine avec les ennemis de Mahomet. Mais, s'il est
certain qu'ils sympathisaient avec les assiégeants
83
MAHOMET
84
il n'y a pas de preuve digne de foi qu'ils aient coo-
péré activement avec eux (v. Caf.tani, Annali deW
Jslam, I, 627 sq.). Le jiropliète les lit massacrer alin
qu'ils ne pussent pas accroître le nombre de ses
ennemis à Khailiar. En 7 A. H., les Juifs de Khaibar
étaient attaqués, sans aucun prétexte d'offense de
leur part. Ils furent réduits, mais obtinrent cepen-
dant de garder leurs terres à la condition de donner
cbaque année aux conquérants la moitié des pro-
duits. Le reste des Juifs, de Fadak Tainià et Wàdi'l
Qurâ. furent soumis la même année. Ce fut un trait
saillant de ces attaques que, généralement, elles
étaient précédées de l'assassinat de Juifs notables
par les émissaires du prophète, et suivies de lin-
trodaction de quelque riche veuve juive dans le ha-
rem de Mahomet.
Nous ne ferons qu'indiquer les différentes étapes
des guerres de Mahomet contre les Arabes après
Badr. Les Quraish eurent leur revanche à Uliud, l'an-
née d'après, mais ils ne surent pas s'assurer une vic-
toire complète. Le prophète eut amplement le temps
de se ressaisir et d'étendre son iniluence parmi les
tribus avoisinantes. L'attaque de Mcdine en l'an 5
A. H. fut un échec complet. L'année suivante fut mar-
quée par le Irailé de Iludaibiyya. Par ce traité, la
position de Mahomet fut reconnue par ses ennemis
de la Mecque. Le pèlerinage qu'il lit en 7 A. H.
augmenta tellement son prestige que la Mecque se
rendit, sans coup férir, un an plus tard, à son armée
envahissante. L'indulgence du vainqueur et sa
générosité magnanime envers les vaincus doivent
être attribuées moins à un profond sentiment de
miséricorde ou d'affection, qu'à son désir de rallier
autour de lui ses concitoyens matérialistes. 11 n'est
pas étrange que la faveur excessive témoignée à
ces « ennemis d'Allah », stiperliciellement convertis,
ait étonné et vexé les alliés de Médine. La chute de
la Mecque fut suivie de la victoire de Hunain qui
décida du sort de r.\rabie centrale. Les traditions
parlent d'ambassades subséquentes à des princes
étrangers, pour leur demander soumission à Maho-
met et acceptation de l'Islamisme ; mais on doit
les tenir pour apocryphes. Ces traditions sont
le résultat d'une tentative tendant à rapporter
à cette période du début les tendances universa-
listes de l'islamisme ultérieur. L'horizon visuel de
Mahomet était trop étroit pour lui suggérer une si
folle aventure, sa prudence trop grande pour la lui
permettre (v. GRiM»iE,A/o/iammerf 1,122- 126; Gabta.ni.
Annali, 1, 725 sq). L'Arabie du Sud se soumit l'année
suivante. Et ainsi, lorsque Mahomet mourut paisi-
blement à Médine en 682, il avait accompli l'œuvre
de sa vie : courtier l'.^rabie entière, extérieurement
du moins, sotis le joug de l'Islam.
V. Caractère de Mahomet. — La grandequestion,
qui se présente la première à qui examine le carac-
tère de Mahomet, est de savoir s'il était réellement
convaincu de la divinité de sa mission. Actuellement
on répond en général par l'allirmative. « Abu'l-Qàsim
(surnom de Mahomet) s'est cru, à la suite de songes,
appelé à travailler au relèvement moral de ses com-
patriotes. Et cette conviction, rien n'autorise à en
suspecter la bonne foi. » (Lammens, Mahomet fui-il
sincère? p. 3i.) • Mieux nous connaîtrons les meil-
leures biographies de Mahomet et la pure source
qui nous livre son esprit, le Coran, plus fermement
nous serons convaincus que Mahomet a cru intérieu-
rement à la vérité de sa vocation à remplacer le
culte idolàtrlque des Arabes par une religion plus
haiite et béatifiante. » (Schwally, Geschichte des
Qorans, I, p. 3.) « Nous ne doutons pas — et nous
soutenonsque tout étudiant impartial de l'Islam sera
de notre avis — que Mahomet a été honnête et sin-
cère dans le début et qu'il fut poussé, au commence-
ment, par des motifs vraiment désintéressés et par
le dessein élevé d'améliorer les conditions morales
et religieuses de ses compatriotes. » (Cabtani, Annali
dell Islam, 1, 201.) La raison fondamentale de cette
affirmation, c'est que Mahomet, sans conviction per-
sonnelle, n'aurait pas su inspirer à ses premiers
compagnons, .Vrabes tiers et intéressés, une convic-
tion tellement sincèi'e, qu'elle leur a fait abandonner
richesse, parents, patrie, et s'associer avec des pau-
vres et des esclaves, conviction tellement persévé-
rante qu'elle ne leur a pas fait défaut pendant de
longues années, alors que le ciel donnait le démenti
aux promesses et aux menaces de leur prophète, qui
ne se faisait valoir que par son rôle de simple mes-
sager, n'étant ni devin ni sorcier ni poète. Ajoutez
à cela le ton enthousiaste et sincère du prédicateur
mecquois, sa persévérance courageuse en face de
l'indifférence et de l'opposition de ses compatriotes
et son caractère moral, encore pur — pour autant
que nous le connaissons, bien entendu — des taches
qui vont le souiller à Médine.
Prédicateur religieux convaincu, Mahomet ne fut
pas socialiste. Mais si Grimme a exagéré — comme
lui-même, d'ailleurs, l'a vite reconnu — lorstju'il
dit : « L'Islam n'est entré d'aucune façon dans la vie
comme système religieux, mais comme essai social
pour combattre certains abus matériels qui préva-
laient alors » {Maliammed, t. I, p. 1^, cf. 11, p. i3y),
il a, pourtant, rendu un grand service à la science
en appelant l'attention des savants sur la nature
sociale de la première prédication de Mahomet. Et
malgré le fait que quelques islamisants très en vue
passent volontiers sous silence cet aspect de l'Islam
naissant, d'autres, cependant, de la plus grande auto-
rité— Lammkns, Caetani,M. Hartmann, Hirschfei.d,
MAitdoi.iouTii — reconnaissent pleinement que des
considérations économifiues ontexercé une influence
considérable sur la première prédication de Maho-
met, sans, cependant, en expliquer l'origine ni lui
enlever son caractère religieux. En somme, le pro-
phète se servait des conditions sociales pour pro-
mouvoir son programme religieux, plutôt que de son
programme religieux pour améliorer les conditions
sociales.
Comment donc expliquer le fait que Mahomet se
soit cru chargé d'une mission divine? Lui-même,
dans le Coran, parle d'une première vision, dans
laquelle sa vocation lui a été communiquée, et d'une
seconde, dans laquelle elle a été confirmée. Or, s'il
a été sincère au commencement, comme nous le
croyons, il est improbable que ces visions aient été
fictives. Mais expliquons-les comme nous voudrons,
ou par des hallucinations — c'est l'opinion géné-
rale — ou par des phénomènes semblables au /Ifo-
c/iengespenst, projection de soi-même déterminée par
certaines conditions topographiques et atmosphéri-
ques — c'est la théorie de M. de Goeje (Die Rerii-
fiing Mohammeds,Orientalische Studien Th. AOldehe
geti'idiiiel. I. pp. 1-5) — , elles ne rendent pas compte
du contenu coranique.
Caetani, se basant sur les études de Goldziher,
croit tout expliquer par l'inspiration poétique (An-
nali deW Islam, I, pp. 189-201; II. I, pp. ^6^-4^6).
Selon lui, tout le monde au temps de Mahomet
croyait les poètes inspirés par les Djinn. C'est i)Our-
quoi tous ses contemporains l'aiipelaient poète, tous
le croyaient inspiré, du moins, par un esprit mau-
vais, tous, sans exception, refusèrent de l'accuser
d'imposture. Le prophète lui-même, partagea la
croyance générale, mais il fut persuadé, par la
nature même de ses expériences religieuses, que
85
MAHOMET
86
l'inspiralion venait d'en haut, que l'esprit qui lui
apportait ses révélations était bon et venait de
Dieu. Ce qui frappe, d'abord, dans cette explication
de Caetani, c'est l'étrange alTirraation que personne,
même de ses ennemis, n'accusa Maliomet d'impos-
ture, que ni le Coran ni la tradition ne garde
aucune trace d'une telle accusation. Mais, dans
le Coran, Mahomet se dit accusé d'imposture de
toutes les façons (lossibles (v. surtout s. aô, y. 5, s.
l6, vv. io3 107, et Gescliiclile des Qoraiis, 2' éd. j). 16^,
oùSciiwALLY, d'accord avecNoLDKKK, 1 éd. ]i. 121, dit
que la plupart des Mecquois ont tenu Mahomet ou
pour un fou ou pour un imposteur : « den die meisten
fiir einenNarren oder Betriiger hielten » ).Ses révéla-
tions sont appelées mensonges, comme celles de tous
les aulres prophètes. On l'accuse de les avoir copiées
des livres anciens, de les avoir fabriquées avec un
étranger. Pour rejeter ses prétentions ])rophéliqucs,
on crie : « Mais c'est un poète! Mais il l'a fabricjué
lui-même 1 » Cette dernière citation nous montre «luc
les contemporains de Mahomet ne croyaient pas, du
moins généralement, à celte inspiration poétique.
Le poète compose lui-même ses vers. Kt, de fait, en
appliquant au temps de Mahomet les conclusions
que Ooldziher a formulées pour une é|)oi]ue anté-
rieure, Caetani a commis un anachronisme. Pour
s'en convaincre encore davantage, on n'a qu'à lire
avec soin l'étude de M.Goldzihrh lui-même (.l/;/ianrf-
lungen zur Aiahischtn Philologie, vol. I., Leipzig,
1896, v. surtout pp. 16, ai), ou les pages dans les-
quelles sir Charles J. Lyall combat une erreur
semblable du savant islamisant nniéricain, D. B.
Macdonald (Joi(r«a/ oftlie Jioyal Asiatir Sociely, 1912,
I, pp. i5o-i52).Mais que Mahomet ait cru à l'inspira-
tion des devins de son temps et, de là, se soit élevé
à la conce]>tion d'une ins|)iration supérieure pour
expliquer ses expériences religieuses, c'est une tout
autre chose, et qui a grand'cLance d'être près de la
vérité (ainsi Noeldekk, Ancient Arahs, Hastings
Encyclopaeâia of Religion and Ethics, 1, p. G71).
On a aussi essayé dexpliquer l'inspiration de
Mahomet par l'épilepsie, la catalepsie, l'hystérie et
desemblables maladies nerveuses auxquelles il au-
rait été sujet. « Mahomet fut un cas pathologique »,
dit Macdonald (.-/sY^cc/s 0/' /s/oHi, p. ')i). Mais il n'est
pas bien établi que le prophète ait été victime de
telles maladies. Les traditions qui s'y rapportent
«ont tendancieuses et visent à expliquer le don pro-
phétique. Et si elles étaient fondées, elles ne nous
mèneraient pas bien loin. Le Coran n'est pas le pro-
duit d'un esprit maladif. Il y a trop de prémédita-
tion dans la composition, trop de méthode dans l'ar-
rangement de certaines sourates, trop d'habileté
dans l'utilisation des matériaux étrangers, trop
d'opportunisme dans l'adaptation des révélations
aux besoins du moment. Et c'est là, précisément, la
grande diflîculté. Que Mahomet soit arrivé à la suite
de songes ou devisions ou de quelque autre manière
à se croire chargé d'une mission prophétique, com-
ment peut-on encore soutenir sa sincérité en face
des emprunts, de la préméditation, de la composi-
tion méthodique, de l'opportimisme de son texte sa-
cré, le Coran ?
La réponse se trouve dans le caractère même du
prophète, qui, sous certains aspects, se rapprochait
beaucoup des primitifs. Il lui manquait et l'esprit
logique et le sens ferme du bien et du mal. Le Coran,
comme on le sait, est rempli de contradictions. Cela
provient de l'illogisme et de l'opportunisme de son
auteur. Il ne se souciait que des besoins du moment.
Il suivait toujours son instinct qu'il croyait être la
voix de Dieu, croyance qui le dispensa de prouver
sa foi. Une fois convaincu qu'il était l'envoyé de
Dieu, il n'interrogea plus sa conscience. Il semble
même avoir pris pour révélations, non seulement
les pensées qu'il entretenait aux moments d'exalta-
tion mystique, mais celles encore qu'il avait con-
sciemment élaborées en se servant de matériaux
étrangers. Entre spirituel et matériel, entre religion
et politique, il ne distingua guère.
Mais Mahomet avait un défaut plus grave que le
manque de la faculté d'abstraction logique. Schwal-
LV, qui ne lui est nullement défavorable, exprime
l'opinion commune des savants lorsqu'il dit : « Il
se cro.vait permis tout ce qui ne contredisait pas ab-
solument la voix de son cœur... il n'hésita pas à
employer de mauvais moyens, même la fraude
pieuse, pour propager sa foi. » ((Sescliiclite des Qu-
rans, p. 5.) Et cette voix de son cœur, que lui disait-
elle? Surtout et presque uniquement qu'il fallait
prêcher contre l'idolâtrie, mener à bout sa mission
prophétique. Dans ce but, il n'a pas résisté à la ten-
tation de fabriquer des révélations, même consciem-
ment, telle, par exemple, la prétendue connexion
entre la Ka^'ha et Abraham, par laquelle il sanctifia
le pèlerinage mecquois. Dans ce but aussi, il s'est
servi de l'assassinat, du vol, du meurtre, bien au delà
de ce que permettait le code moral des Arabes. « Vé-
ritable Qoraishite, dit le Père Lammbns, il sacri-
fia tout au succès. » {Mahomet fut-il sincère ? p. 29.)
Véritable marchand mecquois, pouvons-nous ajou-
ter, il ne s'infligea les ennuis delà mission projihé-
lique que moyennant les dispenses qu'il se permet-
tait dans l'ordre moral. C'est à Médine, que, gâté par
le succès, il se livra aux plus grands désordres et
fit autoriser par des révélations sa profonde sensua-
lité, qui ne s'arrêtait plus ni devant les coutumes
arabes ni devant la loi coranique.
L'explication que nous avons donnée du caractère
de Mahomet a, en sa faveur, non seulement qu'elle
est d'accord avec le portrait que nous en donne le
Coran, mais qu'elle remet le prophète dans son mi-
lieu historique. 11 est évidemment impossible de
démêler le bien et le mal d'un caractère si conqilexe.
Mais, si l'on a souvent eu le tort de le juger d'après
une norme occidentale el moderne, on a péché aussi
et on pèche encore en oubliant que ce fut un homme
très éclairé et, du point de vue religieux, beaucoup
mieux doué que les .-\rabes de son temps. Il est donc
d'autant plus dillicilede l'excuser d'être tombé si bas
dans sa conduite morale. Mahomet, il me semble, a
eu la conviction, qu'il n'a jamais perdue, de travailler
pour le bien religieux de ses compatriotes. D'autre
part. « s'il n'est pas parvenue découvrir sa respon-
sabilité personnelle, l'inanité de ses prétentions
prophétiques, c'est pour avoir délibérément fermé
les yeux ». (Lammens, 1. c, p. i65-6.)
Bibliographie. — Outre les ouvrages cités plus haut,
on pourra consulter : Ibn I.lishâm, /)as i.ehen Mit-
hamnieds nach Miiliammed ihn Isluiq hearheitet
ron Abd el Malil; ilm Ilischâm, éd. Wiistenfeld,
Goltingen, i858-6o, réimpression, Leipzig, 1901,
traduction allemande de Weil, Stuttgart, 186^;
AI-\Vàqidi, Mohammed in Médina. Das ist Vakidi's
Kilab al Magliazi in vcrkiirzler deutscher Wieder-
gabe, éd. Wcllhausen, Berlin, 1882; Ibn Sa'd,
Biographien Muhanimeds, seiner Oefdhrien und
der spdteren Triiger des Islams bis zum Jahre
?30 der Flucht, éd. Sachau mit Anderen, Leiden,
1 9014 sq., Bd. II, t. i; biographie Mnhammeds bis
zur Flucht, éd. Miltwoch, 1906, Bd. II, t. i; Die
Feldziige Muhammeds, éd. Horovitz, 1909, t. 11;
l.etzte Krankheit Tod und Bestattung Muhammeds
nehst Irauergedichten tiber ihn, etc., éd. Schwally.
191 2; Muir, Tlie Life of Maliomet and Ilistory of
87
MARIAGE ET DIVORCE
8»
Islam, London, i858-6i, new and revised édition
by Weir, Edinburg, 19 12; Nôldeke, Bas Lehen
Muhammeds riach der. Quellen popuhir dargestellt,
Hannover, i 863 ; Sprenyer Das Lehen iind die Lehre
des Moliammad, 2 éd. Berlin, 186g; Krehl, Das
Lehen iind die Lehre des Muhammed, I Teil, Das
Lehen des Muhammed, Leipzig, i884 (cf. V. Chau-
vin, Bihliographie des oinTages Arabes ou relatifs
aux Avahes puhliés dans l'Europe chrétienne de
Î810 à 1SS5, vol. XI, Liège 1909); Buhl, Muham-
meds Liy, Copenhague, 1908; Id. Muhammed,
Leipziij, 1906 ; Griiiune, Mohammed, Die If'eltges-
chichtliche Bedeutung Arahietis, ^iâncben, 1904;
Margoliouth, Mohammed and the liise of Islam.
London, igoS; Reckendorf, Mohammed und die
Seiiien, Collection Wissenschaft und Bildung,
Leipzig, 1908; Wensinck, Mohammed en de Joden
te Médina, Leiden, 1908; Lamniens, Fâtima et les
Filles de Mahomet, Rome, 1912; Id. Le Berceau de
l'Islam, Home, igi/J; Caetani, Siudi di Storia
Orientale, vol. III, La Biografia di Maometto, Pro-
feta ed Uomo di Slato, Milan, 191 4.
E. Power, S. J.
MARIAGE ET DIVORCE.
Phkmiérk partie. — Le mariage
CONSIDÉRÉ COM.\IH CONTRAT DE DROIT NATUREL.
\' Préliminaires. — 2° Définition du mariage. —
3° Origine et finalité : a) Thèse traditionnelle :
ses preuves. — b) Thèse é\olutionniste ; critique.
— 4° Caractères du mariage : A) Moralité. —
B) Ohligation. — C) Unité. — D) Indissolubilité ou
divorce : i) Le débat. — 2) L« méthode. — 3) Ap-
plication delà méthode : a) Les motifs de l'indisso-
lubilité. — b) Les motifs du divorce. — c) Discus-
sion. — d) Conclusion. — e) Dernière objection. —
5* /.e Contrat naturel de mariage et les lois posi-
tives.
Deuxième partie. — Le mariage chrétien
ou LE contrat-sacrement
1° Le mariage chrétien est un sacrement. — 2' Carac-
tères du mariage chrétien . A) Dignité, — B) Unité.
— C) Indissolubilité. ^- 3° Législation du mariage
chrétien. — 4° Attaques contre l'Eglise à l'occasion
du mariage : a) Divorces de complaisance. —
b) Frais de dispenses. — c) Le congrès. — d) Ca-
suistique du mariage. — Bibliographie.
1. — Le mariage considéré comme contrat
de droit naturel
1° Préliminaires. — Si on considère le mariage
comme contrat de droit naturel, et si on le distingue
du mariage-sacrement, ou en général du mariage
régi par une loi positive, ce n'est pas que l'on puisse
admettre en fait une séparation, chez les chrétiens,
entre le contrat et le sacrement. Il y a, au contraire,
nous le verrons, parfaite identité.
La raison d'être de cette première étude est celle-ci.
En réalité, le mariage, avant d'être élevé par le
Christ à la dignité de sacrement, a été institué par
Dieu. Créateur du monde. Auteur de la nature et de
la loi naturelle. Il s'agit donc d'établir tout d'abord
que le mariage, envisagé en dehors de toute loi divine
positive, mosaïque et chrétienne, existe comme insti-
tution naturelle, et non pas simplement humaine et
conventionnelle ; qu'il a ses lois, fondées sur la na-
ture de l'homme, et notamment sur sa propre fina-
lité, connues par la droite raison et sanctionnées par
la conscience, à qui elles s'imposent au nom de l'Au-
teur de toutes choses.
Mais encore, pourquoi faire celle preuve? Pour
mieux voir la portée de la législation mosaïque dans
l'Ancien Testament, de la législation chrétienne
dans le Nouveau Testament; pour établir l'origine
et l'étendue des droits de l'Eglise en matière de ma-
riage; pour faire un juste départ entre les vrais
droits et les prétentions abusives de l'Etat; pom* ju-
ger de la valeur et de la moralité des lois civiles, par
exemple sur le divorce, chez les divers peuples et
aux diverses époques de l'histoire.
2° Définition. — Le mariage est le contrat par le-
quel l'homme et la femme se lient et s'associent, en
se donnant et en acquérant des droits mutuels, en
vue d'actes déterminés aptes à la propagation de
l'espèce humaine.
3° Origine et finalité. — La première question
qu'il importe de résoudre, au point de vue apologé-
tique, est celle de l'origine du mariage. Est-il, sous
sa forme de contrat bilatéral, une institution natu-
relle, impérieusement postulée et déterminée dans
ses lois par la nature? Ou bien est-il le résultat arbi-
traire de libres conventions et d'un état social plus
civilisé ou plus compliqué?
A cette question se rattache celle de la finalité du
mariage. Quand un homme et une femme s'unissent,
quel but poursuivent-ils? Un but librement choisi,
variable? Ou bien, au contraire, un but obligatoire,
commandé par les nécessités de l'existence, aussi
impérieux que les lois de la vie; tel que, si on le
méconnaît, l'homuie aille à rencontre des lois de sa
nature, de ses aspirations et de ses exigences indivi-
duelles les plus urgentes; tel que la race humaine
elle-même se nuise et se suicide?
Origine et finalité sont intimement liées, ou plutôt
ne sont que deux aspects divers d'une même loi. Si
le but de l'union matrimoniale est un bien facultatif,
il suit de là que celle union elle-même est purement
facultative. De plus, s'il appartient à l'humanité de
contracter cette union ou de ne pas la contracter, il
lui appartient aussi d'en fixer à son gré les fins et les
conditions. Si, par contre, le but du mariage, de par
les lois constitutives delà nature, est nubien absolu-
ment nécessaire, le moyen, le mariage, est aussi néces-
sairement imposé que la fin par ces mêmes lois natu-
relles, et déterminé dans ses conditions essenlielles.
Qui impose absolument la fin, impose absolument
les moyens nécessaires à cette fin. L'obligation de
ces deux termes est en corrélation parfaite, de même
ordre et de même degré.
Les deux questions se résolvent donc par le même
principe; et cette solution, à son tour, fournira une
réponse à plusieurs autres problèmes de capitale im-
portance. Elle nous permettra, notamment, de déter-
miner les propriétés essentielles du contrat matri-
monial.
(i) Thèse traditionnelle. — Cherchons, en premier
lieu, à préciser la loi naturelle qui préside au rappro-
chement de l'homme et de la femme, à déterminer la
portée foncière des actes qui spécifient ces relations.
Xous verrons ainsi, d'une manière scientifique, si
cette loi, si la portée de ces actes expriment les lois
et la conception du mariage, tel que nous le retrou-
vons actuellement chez les peuples civilisés, et en
particulier chez les peuples chrétiens. Ce sera mon-
trer, par là même, que l'inslitulion du mariage a son
origine dans les lois de la vie humaine, et n'est point
une création conventionnelle des peuples vieillis.
L'union de l'homme et de la femme nait de ce fait
qu'ils sont attirés l'un vers l'autre par une inclination
innée à tout être humain. De ce penchant, le terme
■89
MARIAGE ET DIVORCE
90
naturel et la manifestation lapins caractéristique est
le rapprochement sexuel. Il ne faut rien moins, pour
expriuier l'intimité de celte union, que ces paroles
réalistes de l'Ecriture sainte : « Us sont deux dans
une même cbair. » (Gen.. ii, 24.)
Cette sorte d'unité et d'identité, réalisée dans
Vunion sexuelle, semble déjà constituer une présomp-
tion de stabilité, et non pas un simple contact pas-
sager et sans retour.
Or ce n'est là que le côté matériel et physiologique
de cette union. L'élément psychnlof;iqae et a/f'eclif
atteint bien plus intimement les deux êtres, ainsi unis,
et mérite beaucoup plus d'être pris en considération.
Ames et cœurs, en effet, se donnent et se fondent,
dans ce rapprocliement, de toute la force de leur li-
berté et de leurs affections passionnées. Or cet élé-
ment alVeclif, que l'on trouve dans les natures les
plus primitives, qui d'ailleurs pousse à l'union et se
fortilie par elle, a pour corollaires nécessaires l'ex-
clusivisme et la jalousie. C'est l'avis de Darwin, du
D' Letourneau, de Westermarck. « Selon un mythe
des thiinkets, dit ce dernier, la jalousie de l'homme
serait plus ancienne que le monde lui-même. Il y a
eu un temps, disent-ils, où les hommes allaient tâ-
tonnant dans les ténèbres à la recherche du monde.
Alors vivait un thlinket, qui avait une femme et une
sœur, et il était si jaloux de sa femme qu'il tua tous
les enfants de sa sœur, parce que ceux-ci la regar-
daient. » (Westermarck, Origine du mariage dans
l'espèce liiiniaine, trad. fr., chap. vi, p. 116.) Mais
cette volonté constante et réciproque d'être seul à
posséder l'être aimé, ne renferme-t-elle pas tout ce
qu'il faut pour établir une union stable, c'est-à-dire
une société? Ainsi l'amour, même réduit à ce côté
inférieur, suffirait à faire révoquer en doute le fait,
présenté comme conforme à la nature, de la promis-
cuité primitive. Le détachement et l'indifférence des
unions volages ne répondent pas à la psychologie
native des âmes simples. Ils naissent plutôt d'une
série prolongée d'abus, chez des êtres blasés par la
satiété ou pervertis par des idées fausses.
Mais cette inclination, ainsi analysée, ne reçoit
qu'une interprétation très incomplète. L'union des
sexes tire son caractère le plus essentiel d'un fait
quien est le terme naturel, la fécondité ou la produc-
tion d'un nouvel être vivant. Sans doute, la force
qui rapproche les sexes est l'appétit de la jouissance
que deux êtres éprouvent à s'unir. Mais cet appétit
n'est que l'aspect immédiatement apparent à la cons-
cience, le côté superûciel de l'instinct sexuel. Il est
un moyen, au service de la nature, pour obtenir sa
lin primordiale ; c'est l'amorce présentée à l'individu
pour l'attirer à un acte dont le fruit, intiniment supé-
rieur à une satisfaction égoïste et passagère, est la
propagation indéfinie de la race humaine.
Et les lois mêmes auxquelles la nature a soumis
cette propagation, montrent encore que, dans son
plan, l'union de l'homme et de la femme doit être
stable. L'un et l'autre, de par un don merveilleux de
la nature, peuvent devenir principes de vie. Mais, de
par le même plan, ils sont deux principes incomplets
qui, en s'unissant, se complètent, mettent en commun
leurs forces et constituent un principe unique suffi-
sant à produire un effet commun, l'enfant. Il est vrai,
l'acte même de l'union créatrice passe, mais le fruit
demeure. Or l'enfant, c'est, dans l'unité de sa vie, la
fusion et le prolongement des deux vies qui se sont
unies pour l'engendrer. L'enfant, c'est une substance
unique où vit, uni et fondu, quelque chose de la
substance du père et de lamère. Dans la plus grande
force et la plus saisissante vérité des termes, l'enfant
est le fruit où les parents, après leur union passa-
gère, continuent de vivre unis et fondus. Or la
persévérance de cette fusion de leurs deux vies, dans
l'unité de leur fruit commun, n'appelle-t-elle pas la
persévérance de leurMH(0« entre eux et hors de leur
fruit ? Qu'ils soient un en eux-mêmes comme dans
leur enfant, qu'ils soient constitués en société, cela
ne parait-il pas tout naturel ?
L'enfant est donc le symbole incarné et vivant de
cette société créée entre les parents par lAiiaturedes
relations sexuelles. Mais à ce symbole correspond,
chez ces mêmes parents, un étal d'âme en harmonie
avec les réalités physiologiques. Si aveugle qu'ap-
paraisse l'inclination sexuelle dans ses manifesta-
tions, il y a cependant dans son tréfonds une idée,
une loi naturelle qui la pousse et qui la guide, un
sentiment plus ou moins conscient qui la met en
branle et qui éclate à la naissance de l'enfant: l'idée
de la persistance de la vie propre dans de nouveaux
êtres qui la prolongent, le sentiment de la paternité
et de la maternité. L'acte générateur lie le cœur et
toute l'âme des parents à leur enfant, dans lequel
cliacund'eux trouve la continuation de sa vie même.
Il constitue ainsi une société de chacun d'eux avec
leur enfant : en lui, le père et la mère se retrouvent
perpétuellement, le cœur et l'âme associés pour l'éle-
ver, comme ils le furent pour l'engendrer; s'unissant
et s'aidant pour leur grande œuvre, pour se perpétuer
dans une vie qui fond loirs deux vies.
Pour cette tâche, un même sentiment les réunit; et
il se trouve cpie ce sentiment est, en même temps, une
loi impérieuse elXexn: devoir le plus grave. En mettant
au monde cet être incapable de se suffire une heure,
ils ont pris des responsabilités, contracté l'obligation
de pourvoir à toutes ses nécessités. Et ainsi, au même
titre et au même degré, une nécessité morale enchaîne
la vie du père et de la mère, tous deux auteurs de cet
être, à la vie de leur enfant, pour lui assurer l'existence
physique et l'éducation intellectuelle et morale. Et
parce que l'accomplissement de ce devoir exige le con-
cours harmonieux des deux, le père et la mère sont, à
cause de leur enfant, enchaînés l'un à l'autre. Ils ne
sont pas libres de prendre un engagement passager.
De par la nature même des actes qui en sont l'objet,
cet engagement ne peut être que durable. Il estcons-
titutif d'une société.
Une remarque s'impose ici, pour préciser la portée
de nos arguments et des conclusions qui en décou-
lent.
Dire que la société est exigée par la nature et les
suites naturelles des relations sexuelles, c'est affir-
mer que la raison d'être de la société familiale ne
dépend pas d'une question de fait, de la naissance
réelle d'un enfant, mais du droit et du devoir que
fondent les lois essentielles de ces relations et
les suites normales que ces relations sont, d'elles-
mêmes, aptes à produire. L'exigence qu'elles entraî-
nent découle de leur «n^Hre, commune à tous les cas et
immuable, et non point précisément des nécessités
créées, dans tel ou tel cas particulier, par des circons-
tances accidentelles et variables. C'est im premier
argument, porté en faveur de l'indissolubilité du
mariage. Quand nous parlons de société, en effet,
nous opposons cette idée à celled' union libre et pas-
sagère, pour en faire le synonyme d'union durable,
d'une durée indélinie.
De la sorte, la société conjugale apparaît basée
sur les instincts les plus profonds, les nécessités les
plus inéluctables de la nature humaine. La promis-
cuité, au contraire, serait en contradiction flagrante
avec les lois fondamentales de la vie. Elle a pour
elle de favoriser le caprice, c'est-à-dire le désordre
et l'anarchie. Mais elle tend, par contre, en une
matière de capitale importance, la propagation de
l'espèce, à nier le caractère le plus essentiel de
91
MARIAGE ET DIVORCE
92
l'homme, qui est d'être sociable. Quelques animaux
peuvent plus ou moins se passer de société, parce
qu'ils sont nierveilleusementservis par leur instinct,
et qu'ils }• sont lixés sans variation considérable.
Pour une raison toute contraire, l'homme ne le peut
pas. Les diverses formes de société sont, pour lui,
autant de conditions nécessaires de perfectionne-
ment. Mais, par-dessus toutes les autres, la forme de
la société familiale lui est nécessaire. Etre dans la
famille, ou ne pas être du tout, ou du moins n'avoir
que la plus précaire et la plus dégradée des exis-
tences, telle est la question qui se pose pour l'enfant.
La nature ayant soumis à ces conditions nécessai-
res la vie humaine, c'était exiger la vie familiale
comme une loi nécessaire de la fie.
Ce n'est pas seulement au regard de la propaga-
tion de l'espèce <|ue l'homme et la femme sont deux
êtres essentiellement complémentaires l'un de l'au-
tre et, par conséquent, exigent la vie en société. La
conclusion est la même, et presque aussi impérieus<s
si on considère les nécessités elles intérêts des indi-
vidus (|ui sont engagés dans l'union conjugale. A ce
point de vue encore, homme et femme sont, chacun,
des êtres incomplets et naturellement destinés à se
compléter l'un l'autre. Us ont à s'assurer les mille
soins et secours mutuels, sans lesquels l'existence
la plus simplifiée est douloureusement mutilée.
L' « adjuloriiun simile sihi » de la Genèse est, dans
les conditions normales, une nécessité et une loi
de la nature. Donc, de ce chef encore, l'union de
l'homme et de la femme a un caractère de société
basé sur la nature elle-même.
b) Thèse évolutionnlsto. — A cette conception,
qui l'ait jaillir l'institution du mariage des exigences
les plus rigoureuses de la vie humaine et des harmo-
nies psychologiques les plus profondes, qu'oppose
l'évolutionnisme ?
Voici en gros sa thèse.
Il y a eu plusieurs stades dans les rapi)orts entre
les deux sexes. Le premier est celui de la promis-
cuité : chaque homme s'unit librement à toutes les
femmes, et réciproquement. C'est l'état de nature
dans toute sa simplicité. Plus tard s'introduira le
mariage par en/ècemen/; après lui, le mariage par
achat.
Les preuves ? D'abord une hypothèse : les sauvages
sont des hommes inférieurs, qui représentent à peu
près l'homme primitif, celui qui descend immédiate
ment de l'animal, du singe. L'histoire de l'humanité
est celle de son développement, depuis cet état pri-
mitif jusqu'à l'état de civilisation actuelle. Or
mœurs et institutions vont de pair avec l'état de
l'industrie, chez les sauvages européens de jadis,
comme chez les sauvages africains ou océaniens
d'aujourd'hui. On devine, d'après cette théorie, ce
que pouvait être l'union conjugale au temps où les
hommes se servaient d'armes et d'outils fabriqués
avec des pierres taillées ou polies. Telle est notam-
ment la théorie fondamentale de John Lobbock,
The origin of civilisation. ( Voir Fonseohivk, Mariage
et Union libre, p. 8 sqq.)
Cette hypothèse, pour le dire tout de suite, peut
être séduisante; elle a le grave toi-t d'être gratuite.
On connaît telles peuplades du centre de l'Afrique,
industriellement très inférieures aux Européens,
où les mœurs familiales sont très supérieures à
celles de certains milieux très modernes et très raf-
finés. Chose étrange d'ailleurs, D.VRWIN lui-même,
tout en s'inclinant devant les allirmations de Mac-
Lennon, Morgan et Lubbock, fait des réserves qui
détruisent en partie ses concessions. Il a observé
les animaux les plus voisins de l'homme — et
l'homme, on le sait, pour lui «descend certainement
de q\ielque ancêtre simien » — , il a constaté que
plusieurs espèces de singes sont monogames, d'au-
tres polygames. Mais il croit pouvoir conclure «(]u'à
l'état de nature la [iromiscuilé est chose extrême-
ment improbable ». Cf. FoNSKonivE, Op.c, p. 20.
Outre les hypothèses, on prétend apporter encore
des faits. On invoque en particulier des textes
d'Hérodote, de Strabon, de Solinus. 11 n'y a pas à y
insister beaucoup. 11 serait trop aisé de discuter la
portée et le sens de tel texte, ou même l'authenticité
des faits rapportés. De ce que, par exemple, chaque
enfant, chez les Massagètes, donne le nom de «père »
à tout homme de la tribu de la génération anté-
rieure, et celui de « frère » à tout enfant de sa géné-
ration, on ne peut guère plus conclure à une pater-
nité incertaine à cause de la promiscuité, que l'on ne
peut conclure à une vraie parenté parce que, pour
les enfants de certains milieux romains, tout ecclé-
siastique s'appelle familièrement « oncle prêtre ».
Au reste, on prétend avoir mieux à présenter.
Puisqu'il existe encore de vrais sauvages en Afrique
et ailleurs, il n'y a qu'à observer. Et ainsi, l'on cite,
comme vivant dans l'état de promiscuité, certains
indigènes des iles de la Reine-Charlotte, de la Cali-
fornie, etc. (Voir WnsTnaMARCK, op. c, p. .S3.)
Malheureusement, comme le remarque le même
Weslermarck (cf. Fonseguive, op. c, p. aa, 28), ces
récits sont sujets à caution, viciés qu'ils sont par le
caractère superficiel ou systématique des observa-
lions. Une étude objective et impartiale des moeurs
des sauvages de nos jours, dans les régions les plus
variées, amène à cette conclusion que la promis-
cuité, si elle existe, est une exception et non pas
une règle, et qu'elle constitue i)lutôt un stade de
corruption et de dégénérescence qu'un état normal et
primitif; que, au contraire, dans un très grand nom-
l)re lie peuplades sauvages, la sévérité des ma'urs,
en matière de fautes ou de peines, dépasse de beau-
coup ce que l'on trouve dans nos pays civilisés.
L'énumération très longue et très variée, que nous
fournit Westermarck (p. 61 et sqii.), apporte un
argument décisif. Et l'on ne peut plus avoir de
doute, quand on lit ce témoignage de Mgr Lk Roy,
qui pendant un quart de siècle a vécu au milieu des
races Bantoues, primitives s'il en est, de l'Afrique
australe, et qui a pu mener son enquête de 1877 a
nos jours, par lui-même ou par des missionnaires,
du Pacifique à l'Atlantique : « Ce qui est certain,
c'est que nulle part en Afiique nous ne voyons
aujourd'hui trace de cette promiscuité — excepte
dans les grandes steppes des zones orientales et aus-
trales... chez les troupeaux d'antilopes. Quant aux
hommes, plus on descend vers les populations d'as-
pect général plus primitif, comme les Négrilles et les
San, plus la famille y apparaît précisément comme
la base fondamentale, nécessaire et indiscutée, delà
société élémentaire, n (La Religion des primitifs, p. gb,
Paris, lyog.)
On appuie encore ces théories sur certains usages
qui, s'ils ne constituent pas une vraie promiscuité,
en seraient du moins des souvenirs et la suppose-
raient.
Ainsi le matriarcat. Chez certaines peuplades, soit
anciennes (par exemple, les Lyciens, d'après Héro-
dote), soit modernes, le véritable chef de la famille
est la mère. Elle donne son nom aux enfants; par
elle s'établissent les filiations: ce qui ne peut s'ex-
pliquer, nous dit-on, que parl'incertitude delà pater-
nité elle-même, résultant de la promiscuité.
Le fait du matriarcatexiste, mais beaucoup moins
général que ne l'aflirment certains théoriciens. Il
existe avec des atténuations qui ne lui enlèvent pas
93
MARIAGE ET DIVORCE
94
son importance, cliez les Basques, une des races (lù
les luaurs l'aïuiliales sont les [)lus pures et les plus
fortes, les plus opposées à la promiscuité.
Le l'ait est avéré, soit; mais les conclusions qu'on
en prétentl tirer ne le sont pas. En .\frique, le
régime du patriarcat, au dire de MgrLK Roy, parait
être le plus ancien. Uesten vigueur chez les Négrilles
et chez un très grand nombre de tribus bantoues.
Le matriarcat existe aussi chez nombre de peu-
plades, où la parenté, l'autorité et l'ordre des succes-
sions passent du coté de la mère. Mais c'est l'oncle
maternel qui exerce tous les droits. De là son impor-
tance, qui est proportionnée au nombre de ses
sœurs mariées, à la valeur des dots, reçues lors du
mariage, et aux alliances et dots que lui apporteront
les petites lilles à venir. N'y a-t-il pas là un moyen
de développer la puissance de la famille à laquelle
appartient la femme, plutôt qu'une relation quel-
conque avec la promiscuité'? Bien plus, au dire du
même écrivain, une autre pensée parait guider dans
celte pratique les chefs de villages et de tribus:
s'assurer des successeurs de leur sang. Or pour le
chef, choisir à cet elfet un lils de sa sœur est évidem-
ment plus sur i]ue d'accepter le ûls de sa propre
femme, dont il n'est pas toujours nécessairement le
père. Le régime matriarcal naîtrait donc de l'aver-
sion pour une succession illégitime et de la crainte
d'un adultère possible de sa propre épouse; nulle-
ment de l'esprit tout opposé qu'eût laissé la prati-
que paisible de la promiscuité.
Le JUS primae iioclis, d'un usage relativement
récent et d'ailleurs très restreint, a été invoqué
comme un vestige de la promiscuité, comme une
reconnaissance Les droits de la communauté violés
par la monogamie. On a voulu donner le même sens
à certains usages d'hospitalité, qui obligeaient le
mari à céder tous ses droits à son hôte.
Disons, d'abord, que les faits paraissent trop rares
pour avoir une portée sérieuse, et se produisent plu-
tôt chez des peuples dissolus que chez des peuples
primitifs. En second lieu, il importerait d'établir
qu'ily a,dans cetteprali<]uc,une loi reconnue comme
telle, et non pas un compromis introduit par la
crainte ou la vénalité, ou simplement la dissolution.
Cette dernière surtout, jointe aux aberrations du
sens moral qu'elle entraîne, ne suffît que trop à
expliquer les usages cités. Il est dès lors arbitraire
de recourir à des interprétations qui ne reposent sur
aucune preuve positive et qui sont uniquement
admises, comme une hypothèse, pour établir la
préexistence d'un droit tout aussi hypothétique.
Prouver une bypothèse par une autre hypothèse,
est-ce bien scientilique?
La prostitution sacrée a, on le sait, existé chez
nombre de peuples d'origine sémite : les femmes
devaient, ou une fois dans leur vie, soit avant soit
après le mariage, ou même chaque année, se livrer
aux adorateurs de certaines divinités, prolectrices
de la fécondité. Dans cet abus monstrueux, on a en-
core voulu voir une persistance pratique du droit
de la communauté sur toutes les femmes, et une
preuve de la promiscuité originelle.
En réalité, il n'y a là qu'une des déviations les plus
humiliantes du sens religieux. C'était pour honorer
les déesses de la fécondité, et nullement pour recon-
naître la loi de la promiscuité, qu'on leur dédiait,
comme l'hommage d'un culte religieux, ces prati-
ques honteuses. Et ceci devient beaucoup plus évi-
dent si, de cette prostitution sacrée passagère, com-
mune à toutes les femmes, on rapproclie celle à
laquelle étaient vouées, par profession, les prêtres-
ses de ces mêmes divinités. Voici, à ce propos, le
témoignage d'un maître en ces questions : « Les
Sémites (sans les Arabes et les Hébreux)... transpor-
tant dans les objets de leur culte les tares qu'ils
portaient en eux-mêmes,... s'ingénièrent à calmer
les dieux vengeurs par l'offrande de victimes humai-
nes et à imiter les déesses lascives par les rites
obscènes des prostitutions sacrées. Parla, sans doute,
ils reconnaissaient le droit des dieux sur toute vie
et toute génération; ils oubliaient que la conscience
humaine a en elle un fonds de réserve et de pudeur,
de pitié et de miséricorde, que la religion doit entre-
tenir et non heurter de front. Mais en même temps,
les instincts pervertis qui coexistent avec ce fonds
de bonté et de moralité trouvaient leur compte dans
les cultes grossiers et sanguinaires. Aussi les Israé-
lites, dépositaires du monothéisme, se sentaient-ils
sollicités par les solennités « sous tout arbre vert »
qui se célébraient sur leur propre sol. Il ne fallut
rien moins que l'action des prophètes, secondée par
celle des rois de Juda, pour soutenir la religion de
lahvé contre la poussée envahissante des pratiques
babyloniennes, sjriennes et cananéennes. » (P.
Dhorme, Uà en est Vliistuire des religions? — Revue
du Clergé français, i"' décembre 1910, p. 53;.) On
doit à M. J. Gauvière, professeur à l'InsUlut catho-
lique de Paris, une enquête historique sur Le lien
conjugal et le divorce, dans les civilisations ancien-
nes, Paris, Thorin, 8", 5i pp.
On peut encore voir sur ce sujet le Code de Ilam-
mourabi, par. 178 et suiv., p. 87 suiv. trad. ScHBlL,
Paris 1904, 2* édit.
Il est donc bien établi que la promiscuité, si elle
a existé et si elle existe encore, a été et demeure
une exception et qu'elle n'est nullement la règle sui-
vie dans les relations intersexuelles ; que cette excep-
tion enlin, loin d'être liée à l'état primitif des races,
est due plutôt à la perversion des mœurs natives.
Après cela, que l'alliance entre un homme et une
femme se soit faite, çà et là, sous forme d'enlèvement,
quelquefois réel, le plus souvent simulé et symbo-
lique, ou encore que le mariage ait été un contrat
d'achat conclu entre le prétendant et le père de la
jeune ûlle, le travail de celle-ci représentant une
utilité qui mérite compensation : ce sont là moda-
lités accidentelles, qui témoignent d'une évolution
dans la forme de l'institution conjugale, mais qui ne
prouvent rien contre son origine naturelle, telle
qu'elle a été exposée.
En résumé, vrais ou fictifs, ces faits, comme l'en-
semble des arguments apportés par la thèse évo-
lulionniste, n'ont une force probante que si l'on
suppose ce qui est en question : savoir, que Vinler-
prélation des faits cités est autre chose qu'une hypo-
thèse; que les usages constatés, çà et là, dans les
relations sexuelles, ne sont pas des désordres anor-
maux, mais l'accompagnement normal d'un état
primitif de l'humanité, une étape initiale dans sa
marche ascendante vers l'état actuel, une manifes-
tation inférieure du droit naturel. De la thèse évo-
lutionniste on a pu faire un système cohérent et
séduisant; mais on n'aura qu'une construction idéale,
un édifice en l'air, tant qu'on n'aura pas montré que
ses prétendues lois sont en accord avec les lois de
la vie, que son interprétation des données histori-
ques cadre avec les lois essentielles de l'&me ou,
tout simplement, avec les faits psychologiques bien
constatés. Or rien de tout cela n'est solidement
prouvé.
4° Caractères du mariage. — A. Moralité. —
Le mariage, avec les actes <]ui le spécifient, est une
institution naturelle, puisque par lui seul peuvent
se réaliser et le plan de r.\uteur du monde, le « Crois-
sez et multipliez-vous », et la fin de toute la création ,
95
MARIAGE ET DIVORCE
96
la glorification de Dieu par l'espèce humaine, indé-
finiment propagée et perpétuée.
A ce but fondamental de l'union conjugale, se
joint, on l'a vu aussi, une autre lin, secondaire sans
doute, mais grandement importante pour les époux
eux-mêmes : s'unir, pour se compléter et se porter
secours, dans leurs nécessités et dans l'accomplisse-
ment de leurs devoirs. Rien que d'honnête en tout
cela.
Autre fin de l'union conjugale, dont la poursuite
immédiate pousse souvent, en pratique, à la recherche
des relations matrimoniales, et dont la moralité doit
être bien précisée dans sa raison d'être et dans ses
limites : c'est ce que l'école catholique appelle la
« sedatio conctipiscenliae », ou la satisfaction de l'ap-
pétit charnel. L'inclination aux relations sexuelles,
à cause du plaisir qui s'y trouve lié, fait partie du
plan providentiel. Le plaisir, en principe et sauf
dérèglements nés du péché originel, est une invite à
l'acte, à un acte bon, ou même parfois à un devoir.
Le chercher dans cette ligne et dans la mesure où
il conduit au terme assigné, est donc conforme à
l'économie divine. Le chercher en dehors de ce plan,
au delà de cette mesure, est un abus, un désordre
et un mal moral. Telle est laloide la morale chré-
tienne authentique, sans laxisme inconsidéré
comme sans rigorisme chagrin. Seule une confusion
erronée entre l'honnête et le plus parfait pourrait y
faire trouver à redire.
Sainement entendu, ce principe fait déclarer hon-
nête et ordonné le plaisir cherché dans un acte dont
la un objective et naturelle est honnête, et qui est
accompli dans les conditions requises par cette fin.
Sera, au contraire, en opposition avec la loi naturelle
tout plaisir recherché au détriment de celle lin. De
là, l'immoralité des plaisirs demandés à l'abus des
organes de la génération dans le vice solitaire, parce
qu'ils constituent un vol fait à l'espèce humaine. De
là aussi l'illicéité des relations intersexuelles en
dehors du mariage, parce que l'intérêt capital de
l'espèce exige que l'acte de la génération soit réservé
à l'union conjugale. De là, dans le mariage même, la
possibilité de graves fautes. Il n'est point néces-
saire, sans doute, à la moralité des relations conju-
gales de leur donner comme terme de ses intentions
explicites la génération. Il n'est pas nécessaire que
celle-ci suive en fait, ni même qu'elle puisse en tout
état de choses et toujours se produire. La poursuite
des fins secondaires du mariage suffît à en légitimer
l'usage. Toutefois on ne peut licitement entourer cet
usage de précautions qui tendent directement à ren-
dre la conception impossible. Rechercher les fins
secondaires du mariage, même bonnes, mais exclure
positivement, par ses manœuvres, la fin primaire,
est un renversement pratique de la hiérarchie des
fins et, par conséquent, de l'ordre naturel voulu par
le Créateur. Ce vice porte un nom tristement connu,
l'onanisme.
B. Obligation. — Il est hors de doute que le
mariage est, pour l'humanité en général, une né-
cessité, puisque l'espèce humaine, dans le plan divin,
doit se perpétuer, et ijus cette perpétuité n'est pos-
sible que par le mariage.
Mais ce qui est une nécessité pour l'homme en
général, est-il une obligation morale pour chaque
homme en particulier? Un droit, oui ; un devoir, non.
Le célibat n'est donc pas une diminution morale par
la fuite devant un vrai devoir. Une inclination, nous
l'avons dit, porte avec plus ou moins de force chaque
homme aux relations matrimoniales; elle a pour
fin de procurer la perpétuité de la race. Mais si les
inclinations qui nous portent aux actes nécessaires
à notre perfection individuelle constituent pour cha-
que individu une yraie loi, parce que chacun doit
acquérir les perfections nécessaires à l'homme, il en
va autrement des inclinations qui nous poussent à
procurer des biens nécessaires à la5oc(e'<e. Ces biens
étant variés et souvent incompatibles l'un avec l'au-
tre, les inclinations qui nous portent à les poursui-
vre ne peuvent toutes obliger chaque homme. Autre-
ment, comme le dit S. Thomas (A"H/)/)/emen<., q. 4'.
a. 2), chacun denousserait obligé de s'occuper d'agri-
culture, d'architecture, puisque cesemi>lois sont né-
cessaires à la société. Comme donc il est nécessaire
à la perfectio-n de l'humanité que quelques-uns
s'adonnent à la vie contemplative, si peu concilia-
ble avec le mariage, l'inclination pour ce dernier ne
peut marquer une obligation. Et cela, au regard
même de la philosophie. Aussi Théophraste établit-il
qu'il n'est pas expédient pour le sage de se marier.
Sur le caractère facultatif de l'union conjugale,
pour les individus, au point de vue physiologique,
voir l'article Chasteté.
C. Unité. — Si l'on considère la fin primaire et
les fins secondaires du mariage, et si on cherche le
régime qui satisfait le mieux à ces fins, nul doute
tpie la loi véritable soit celle de l'unité : un
seul mari pour une seule femme. Ainsi se réalise
la pleine concentration désaffections sur les enfants
communs aux deux parents; ainsi sont évités les
partages du cœur, difficilement égaux entre séries
d'enfants qui ne sont que demi-frères ; ainsi sont
supprimées les préférences odieuses, toujours injus-
tes, les jalousies, les rivalités entre conjoints mul-
tiples; ainsi est naturellement observée l'égalité
essentielle des droits entre le mari et la femme. Ces
raisons, sur lesipielles il n'est pas besoin d'insister,
sufiisent à faire proscrire la polygynie, ou pluralité
des femmes, comme opposée aux Uns secondaires
du mariage, et même comme nuisant à la bonne
éducation des enfants. Ainsi, sans la déclarer abso-
lument contraire à la loi naturelle, est-on du moins
forcé de reconnaître qu'elle constitue une notable
imperfection dans le régime matrimonial.
Pour la. polyandrie, ou pluralité des maris pour une
seule femme, philosophes et théologiens catholiques
ont toujours été plus sévères et l'ontrigoureusement
condamnée au nom du droit naturel. A tous les in-
convénients de la polygynie, en effet, elle joint
encore ceux-ci : i) l'incertitude de la paternité, si
contraire à l'instinct absolument légitime du père
et si radicalement opposée à l'éducation des enfants,
puisque aucun des maris n'a devoir ni même droit
certain d'intervenir; 2) il semble môme inévitable
que, par suite des relations variées et trop fréquen-
tes imposées à la femme unique, la fécondité en
soit diminuée et bientôt supprimée. Tout ceci fait
qu'en pratique la polyandrie, comme régime com-
mun de famille, est tout à fait exceptionnelle, si
même elle existe. Mgr Lu Roy {op. c, p. I02)affirme
qu'il n'en connaît aucun exemple chez les Bantous.
On a souvent parlé de la polyandrie au Tibet. Voici
le témoignage d'un voyageur : « La polyandrie du
Tibet a fait couler beaucoup d'encre. Les sociologis-
tes inclinent à la considérer comme une des mani-
festations du parfait communisme de la famille, par
lequel tous les frères ne font qu'un avec leur aîné,
ayant la même femme comme ils ont les mêmes
biens. Or, nous n'avons trouvé ni communisme ni
polyandrie : à la mort du père, ses enfants se divi-
sent ses liiens par parts égales et s'installent chacun
de leur côté pour leur compte; naturellement, ils ont
chacun leur femme, ou même plusieurs, bien qu'as-
sez rarement ; je n'ai pu savoir si la polygamie
97
MARIAGE ET DIVORCE
98
était facultative ou réservée au cas de stérilité. »
(Commandant u'Ollo.nb, Chez les nomades du Tibet,
dans Hevue des Deux Mondes du i5 février irjii,
p. 85o.)
D. Indissolubilité ou Divorce. — Le mariage,
du simple point de vue de la loi naturelle, est-il
vraiment indissoluble? Ou bien peut-il être rompu,
soit par consentement mutuel des deux époux, soit
du moins par l'autorité souveraine de l'Etat?
C'est la question la plus grave qui se pose au su-
jet du mariage, une des plus graves même dans tous
les ordres d'idées, parce que d'elle dépendent les
mœurset l'existence de la famille et, en lin décompte,
de la société elle-même.
i) Le débat. — Les réponses sont contradictoi-
res. La thèse du divorce a ses partisans, aussi bien
que celle de l'indissolubilité. A l'appui de chacune
on apporte, il faut bien le reconnaître, non pas seu-
lement de purs sophismes, présentés avec habileté et
passion, mais des raisons solides; — assez solides
pour ébranler d'excellents esprits, et leur faire avouer
que l'indissolubilité du mariage tire uniquement
son origine d'une loi positive divine.
2) La méthode de recherche. — A la base de
cette incertitude, il y a tout d'abord, croyons-nous,
un vice de méthode. On oublie qu'il ne sullit pas,
surtout en matière de loi naturelle, d'avoir pour soi
des raisons, même bonnes, pour avoir raison ; et
inversement, qu'une thèse peut avoir contre soi des
objections graves, sans cesser d'être certaine. Disons
donc, dans la question présente, que la thèse du
divorce peut avoir en sa faveur des arguments sérieux
sans être cependant, tout compte fait, acceptable,
légitime et conforme au bon ordre naturel. Et, de
même, la loi de l'indissolubilité peut avoir et a, en
effet, contre soi des arguments solides; et cependant,
on peut et on doit allirmer, nous le montrerons,
qu'elle s'impose avec une vraie certitude.
Mais alors, par quelle voie arriver à une conclu-
sion ferme, à travers cette opposition de raisons ?
Disons d'abord qu'il n'y a pas à chercher la solu-
tion dans la nature même du mariage considéré
comme contrat né du consentement des parties. De
ce point de vue, le mariage, ainsi que tout contrat
bilatéral, prendrait Qn par la même cause qui lui a
donné origine, par le libre consentement des parties.
Mais ce n'est là qu'un point de vue inadéquat. Résou-
dre d'après lui seul le problème, c'est arriver fatale-
ment à une conclusion fausse.
Le contrat de mariage n'est pas un contrat quel-
conque, laissé à l'initiative des contractants ; il est
régi par la loi naturelle qui en détermine certaines
clauses essentielles.
La loi naturelle, dans la matière présente, qu'est-
ce à dire? Nous appelons ici loi naturelle le régime,
indissolubilité ou divorce, voulu par l'Auteur de la
nature.
Ce régime, comment le reconnaître? Non pas a
priori, ni par une analyse d'idées, mais en cherchant
quelle est la loi qui permet d'atteindre convenaljle-
ment le bien proposé comme but de l'union matri-
moniale. Chercher le meilleur régime, ce n'est pas
rêver un régime qui ail, dans chaque cas particulier,
tous les avantageset aucun inconvénient. Proclamer
un régime meilleur, ce n'est pas déclarer que le régime
opposé n'a pas, dans quelques cas particuliers, ses
avantages ; peut-être même de plus grands avantages.
Le régime normal ne se présente pas comme le ré-
gime parfait et le seul bon; mais celui qui, en vue
du bien essentiel à obtenir, offre une somme très
notablement supérieure d'avantages, une somme très
Tome lu.
notablement inférieure d'inconvénients. Et c'est ce
régime que l'on tient comme indiqué par la raison
et imposé par l'Auteur de la nature.
De plus, ce régime, étant indiqué comme normal
par la considération des résultats quil produit dans
l'humanité prise en son ensemble, doit être envisagé,
non pas comme une loi à modilier et adapter d'après
les circonstances de chaque cas concret, mais comme
la loi générale qui régit l'institution matrimoniale
dans tous et chacun des cas.
Y aura-t-il lieu du moins, tout en établissant une
loi générale pour l'ensemble, d'admettre des excep-
tions, quand une grave raison le demandera ? Oui,
si cette exception peut s'accorder sans grave dom-
mage pour la loi, et par conséquent pour le bien géné-
ral qu'elle doit procurer ; non, si le principe même
des exceptions possibles tend inévitablement à rui-
ner la loi et à compromettre le but capital poursuivi.
En cette dernière hypothèse, la même nécessité qui
impose la loi générale, proscrit impérieusement, au
nom du bien commun, les exceptions particulières,
incompatibles en fait avec la loi.
3) Application de la méthode. — Appliquons
cette méthode à la recherche du régime matrimonial
naturel.
Ce qui spécifie le contrat de mariage, ce qui en crée
la raison d'être et doit en déterminer la loi, c'est sa
finalité principale. Avanttout el par-dessus tou', les
relations matrimoniales ont été instituées pour les-
pèce humaine, puisque leur terme normal c'est l'en-
fant, puisque sans elles il n'est pas de génération
possible. L intérêt capital engagé, celui dont la con-
sidération prime toute autre considération, c'est l'inté-
rêt général de l'humanité, immédiatement représenté
par l'enfant. Tout, dans le contrat matrimonial, doit
être réglé,enpremierlieu,aumieux de l'intérêt souve-
rain de l'enfant, de sa venue au monde, de sa conser-
vation, de son éducation. Déterminer quelle est la
condition indispensable de cet intérêt, c'est déter-
miner quelle doit être, d'après la nature même des
choses, la loi fondamentale du mariage.
a) [.es motifs de l'indissolubilité. — 11 est facile de
voir que, en général, l'indissolubilité, en assurant la
stabilité de la société familiale, favorise la procréa-
lion sans restriction des enfants et qu'elle en assure
l'éducation physique et morale. A la contre-épreuve,
il n'est pas moinsaisé de montrer que, sous le régime
du divorce, quand celui-ci rentrera dans les prévi-
sionsordinaires,la crainleloujours menaçante d'une
rupture à venir pèsera sans cesse sur les relations
conjugales ; que prudence avisée et slérilité voulue
iront de fronl ; que la fécondité sera due à peu près
exclusivement aux illusions coniianles des débuts de
l'union ou aune surprise.
Et le Jour où le divorce se produira dans la réa-
lité, ce sera infailliblement au détriment de Tenlant.
Plus d'éducation morale, puisque les parents seront
irrémédiablement séparés. L'enfant demeurera ou
douloureusement partagé de cœur entre son père et
sa mère, ou bien, souvent, élevé par l'un dans la
haine et le mépris de l'autre.
Pour les fins secondaires du mariage, liées à la
vie en société, elles le sont dans la même mesure à
l'indissolubilité de la société conjugale. On le sent
mieux si l'on considère, par contre, les ravages que
cause, sur ce terrain encore, le divorce consommé ou
même sa simple prévision normale. Sous ce régime,
les unions se concluent à la légère, d'autant plus
qu'on aura toute facilité pour les défaire. Ou plutôt,
on s'associe, mais sans se donner, el avec les pru-
dentes réserves que l'on apporte toujours à une as-
sociation qui n'a pas de lendemain assuré. Entre les
4
99
MARIAGE ET DIVORCE
100
enfantsel leurs parents divorcés, et remariés chacun
de son côté, quels rapports de famille sont possi-
bles? Les enfants demeureront entre le père et la
mère, privés de leur atTection et de l'éducation qui
leur était due, ou bien vivront dans une de ces nou-
velles familles, hôtes importuns, le plus souvent, ou
parasites odieux. A leur tour, quelle affection filiale
pourront-ils avoir pour ceux qui ont violemment
brisé tout lien de famille ?
Peut-on encore oublier ce que demandent l'égalité
et la justice dans les contrats ? Kompu, le mariage
ne causera pas de tort, souvent, à l'une des parties ;
mais que deviendra l'autre? Le mari trouvera, aura
trouvé avant même le divorce, une nouvelle épouse,
la première ayant été peut-être prise comme épouse
d'attente et comme pis-aller. Mais la femme? Le plus
souvent, du seul fait qu'elle a été déjà mariée, sur-
tout si elle a le malheur de demeurer avec charge
d'enfants, elle sera condamnée au célibat et à la so-
litude la plus désemparée.
b) Les motifs du divorce. — La thèse du divorce
apporte ses raisons. Le lien du mariage est créé par
l'accord des volontés et suppose l'amour. Dès que cet
accord et cet amour cessent, le mariage n'a plus sa
raison d'être. Il devient une hypocrisie et un enfer.
En ce cas, ce qui subsiste, c'est le droit de l'individu
à vivre pleinement sa vie, le droit au bonheur dans
la vérité et la sincérité de ses sentiments, le droit de
chacun de s'évader du foyer, où il est condamné au
malheur, et de se faire ailleurs une vie heureuse :
tel est le dernier mot des arguments en faveur du
divorce.
f) Discussion. — Accordons qu'il y a des ménages
où la vie, par la faute d'un des conjoints, est une
vie humiliée, pénible jusqu'à en devenir intolérable.
Est-ce une raison péreraptoire de proclamer que l'in-
dissolubilité est un régime contre nature ? Toute la
question est là. Or une réponse affirmative suppose-
rait certains principes qui ne sont rien moins que
démontrés ; qui, si on les admettait dans le mariage,
auraient droit de cité ailleurs et ruineraient du même
coup toute vie morale individuelle, toule vie sociale.
Ainsi il faudrait admettre, au minimum, que. là où
l'amour et la sympathie ont disparu, le devoir et la
conscience n'ont plus rien à voir ; qu'on est quitte
de toute obligation, contractée par promesse o\i par
serment, liés qu'on n'aime plus le bénéticiaire de cette
obligation. Ou admettrait encore cette monstruosité,
que la règle suprême de tuute moralité, c'est le droit
au bonheur sous telles formes et en union avec telles
personnes — formes successives et personnes indé-
finiment variables; qu'à celte fin tout doit être su-
bordonné comme un moyen ; que ce droit, dès qu'il
entre en jeu, confère tout autre droit ; qu'il n'est
pas de droit ou de devoir opposé qui lui résiste ;
que tout sera juste et saint, dès que le bonheur d'un
individu le réclamera. L'amour avec ses caprices, ses
débordements, ses brutalités égoïstes, sera le maître
souverain de toute vie morale et sociale.
On nous répond : alors vous condamnez, sans au-
tre espoir de délivrance que la mort, une foule de
malheureux à vivre emprisonnés dans une vie la-
mentable et sans issue ?
Beconnaissons que c'est là parfois une suite et une
triste rançon de la loi de l'indissolubilité. Plus sou-
vent, peut-être, n'est-ce pas un châtiment de la légè-
reté et de l'aveugle inconsidéralion avec lesquelles
on s'est engagé?
D'ailleurs, à notre tour, demandons quels résultats
amènerait le divorce.
Si les ruines du ménage brisé sont imputables aux
deux mariés, en leur accordant le divorce, on ré-
compensera leurs vices, que l'espoir même de cette
solution avait encouragés. Les coupables seront li-
bérés de leurs devoirs mutuels. La victime unique,
ce sera l'unique innocent, spolié de ses droits sur ses
parents, l'enfant.
Si, dans le ménage, il y a un innocent et un cou-
pable, le coupable recevra la prime de ses fautes en
devenant libre d'épouser sa complice. Quant à la par-
tie innocente, elle verra ruiner le foyer où elle avait
espéré abriter à jamais sa vie. Elle aura le choix en-
tre pleurer ses ruines ou se refaire un nouvel abri,...
si elle en a la facilité. Les enfants deviendront ce
qu'ils pourront.
Mais il est des cas, les seuls vraiment intéressants,
où la partie innocente demande elle-même à être li-
bérée, pour échappera \ine vie intenable. A celle-là
du moins n'est-il pas juste d'ouvrir la porte d'une
prison imméritée ? Avouons qu'avec l'indissolubilité
elle aura définitivement manqué sa vie de bonheur
rêvé, par la faute d'un autre, et qu'elle ne pourra pas
tenter de la recommencer dans des conditions meil-
leures. Il y aura donc ainsi un certain nombre de
victimes dignes de toute pitié, soit. Mais combien
plus grand serait le nombre des victimes, tout aussi
dignes d'intérêt, sous la loi du divorce? Point de
doute que ce dernier régime, à ne considérer que les
époux, ne soit un régime d'oppression pour les inno-
cents, un régime de liberté et d'encouragement pour
le vice. Quant aux enfants, nous l'avons vu, ils sont
inexorablement sacrifiés. Au reste, si l'indissolubi-
lité refuse un remède pire que le mal, elle ne laisse
l)as d'offrir un palliatif légilime, le seul qui soit de
mise en une telle catastrophe, la séparation. Atté-
nuer le mal d'une vie tristement engagée dans un
mauvais mariage, c'est tout ce qu'on peut espérer.
d) Conclusion. — Ainsi donc, à comparer les deux
régimes, nous devons conclure que celui de l'indis-
solubilité, beaucoup mieux que celui du divorce,
remplit les conditions exigées par notre méthode :
à un point de vue auquel tous les autres doivent
être décidément subordonnés, sauvegarder beaucoup
mieux les droits de la communauté humaine, iden-
tifiés avec ceux de l'enfant: et même, à un point de
vue secondaire, tout en sacrifiant quelques individus
dignes d'intérêt, proléger bien plus efiicaceraent que
le divorce V ensemble des époux honnêtes contre les
coupables. Le divorce, au contraire, sacrifie, en rè-
gle générale, l'enfant aux parents et va donc contre
l'ordre essentiel du mariage. Ce vice suflirait à le
condamner. Mais de plus, parmi les époux, s'il met
en principe sur un pied d'égalité l'homme et la
femme, les innocents et les coupables, en pratique,
c'est la femme, plus faible, qui est sacrifiée à
l'homme; c'est la faute, celle de l'homme ou de la
femme, qui est récompensée envoyant son œuvre de
trahison et de destruction sanctionnée par la loi
humaine.
e) Dernière objection. — Que l'indissolubilité soif
de règle générale, passe. Mais de quel droit déclarer
que cette loi ne comporte pas d'exceptions, pour les
cas où elles seraient motivées ?
Réponse. — Rappelons d'abord ce qui a été dit plus
haut : c'est que la loi naturelle, telle que nous l'avons
déterminée, se présente comme une règle unique et
identique pour le mariage en général, et non point
comme une règle qui varie suivant la diversité acci-
dentelle des cas spéciaux.
En particulier, pourquoi y a-t-il lieu, dans la ques-
tion présente, de rejeter les exceptions même soli-
dement motivées?
Première raison, parce que les exceptions ne peu-
vent être admises sans ruiner la loi elle-même de
l'indissolubilité, et sans se généraliser au point
d'acheminer en pratique la société vers l'union libre.
101
MARIAGE ET DIVORCE
102
Le divorce est un mal auquel on ne fait pas sa part.
Quels seront, en effet, les cas légitimement admis?
De par la nature même des choses, il n'existe aucune
détermination précise, aucune limite. Qui décidera
des cas oùl'on doit accorder le divorce? L'inspiration
la plus aveugle et la plus désordonnée, celle des pas-
sions, d'autant plus débridées qu'elles auront la pers-
pective de se libérer plus aisément. Les limites
seront-elles posées par l'autorité des seuls intéressés,
des époux mécontents? On voit quel sera le résultat.
Par l'autorité publique, par la loi civile? Un auto-
crate eût fait jadis une loi générale, pour se donner
le droit de divorcer. Nos modernes parlements, sous
les dépendances électorales qu'ils svibissent, se livre-
ront progressivement à des surenchères immorales,
pour satisfaire l'opinion la plus malsaine et la plus
bruyante. L'aboutissant Dnal, à délai plus ou moins
bref, sera le divorce par consentement mutuel. Logi-
quement, il faudra arriver au divorce par la volonté
d'un seul, si celui-ci se juge sacrifié. Après tout, le
droit d'un seul, si droit il y a. est aussi sacré que
celui de deux. De là à l'union libre, négation de la
famille, il n'y a qu'un pas; et cepas,sous l'impulsion
de la presse et de l'opinion, n'est pas long à fran-
chir de nos jours.
Ce qui devait arriver est arrivé en effet, ou bien
près d'arriver. Voir notamment quelques statistiques
plus haut dans l'article de M. H. Taudiûhe sur la
Famille, col. 1892 et suiv. Les chiffres cités, il faut le
remarquer, ne portent que sur les ruptures de véri-
tables unions conjugales. Ils seraient bien plus
élevés, si on tenait compte des unions libres, qui de-
viennent chaque jour plus nombreuses et qui se font
et défont avec une facilité toujours croissante. Car,
il n'y a pas à se faire illusion, les restrictions appor-
tées par la loi civile au régime du divorce sont, a
considérer les principes du législateur, une inconsé-
quence logique. Les masses, clairvoyantes dans leur
manière simpliste de juger les choses, acceptent les
principes et en tirent dans la pratique les consé-
quences les plus étendues. A quoi bon s'embarrasser
dans les liens, ou mieux dans les formalités oiseuses,
d'un mariage civil, puisque le seul lien valable,
devant la loi elle-même, c'est celui de l'amour libre-
ment consenti et librement retiré, par lequel tout
commence et avec lequel tout finit?
Encore la loi s'est-elle heurtée jusqu'ici aux mœurs
publiques, qui ont été si longtemps et si profondé-
ment chrétiennes, et où persiste une peur honteuse
du divorce. Cet esprit chrétien, survivant et flottant
encore dans l'opinion et les milieux où sont encadrés
les ménages émancipés, retarde le développement du
mal. Mais l'école, le livre, le journal, le théâtre
auront bientôt détruit ces obstacles, et la famille
aura vécu. Pour une part toujours grandissante
de la société, elle ne sera plus qu'une institution
vieillie et démodée. Il n'y aurait plus de divorces,
le jour où on ne se marierait plus. Il n'y aurait plus
qu'unions libres et libres désunions.
Autre raison. Ces exceptions ne sont pas absolu-
ment requises par la justice naturelle. S'il y a des
victimes à raison de l'indissolubilité, ce sont des
sacri/ices individuels exigés par le bien commun, sur-
tout par le bien qui prime tous les autres, celui de
l'enfant. Les innocents sacrifiés par l'indissolubilité
sont beaucoup moins nombreux que ceux sacrifiés
par le divorce. Et puis, la vie sociale est faite de sa-
crilices, de restrictions, de spoliations de nos droits :
expropriations et prescriptions en matière de pro-
priété, responsabilité civile en matière de pénalité,
sacrifice même de la vie pour le salut de la société...
N'exagérons pas la loi de la solidarité jusqu'à vou-
loir baser sur elle toute morale. Ne développons pas
le sens social moral jusqu'à absorber l'individu avec
tous ses droits dans la société. Mais gardons-en la
part de vérité suffisante pour condamner l'indivi-
dualisme jouisseur, qui prétend mettre au-dessus de
tout le droit au bonheur; pour établir la suprématie
du devoir envers l'enfant et la race humaine, sur la
liberté et la licence de l'amour.
Une dernière remarque ne sera pas inutile. Il peut
se trouver des esprits qui acceptent l'indissolubilité
à cause de l'enfant, mais qui la mesurent stricte-
ment et en quelque sorte matériellement aux exi-
gences de celui-ci; qui la comprennent donc dans
l'hypothèse où un enfant est réellement né et pour
le temps où il a besoin de ses parents, mais qui la
rejettent chaque fois que l'enfant manque dans le
ménage, ou dès qu'il se suflit à lui-même.
Répétons d'abord que raisonner ainsi, c'est oublier
le caractère de la présente loi. Le régime naturel du
mariage, on ne saurait trop y insister, ne s'établit
pas d'après les variations accidentelles et fortuites
des circonstances particulières, dans tel ou tel cas
concret, mais bien d'après ce qu'il y a de normal,
de constant et d'universel dans l'institution matri-
moniale. Or le mariage, normalement, comporte l'en-
fant et, à raison de l'éducation nécessaire, requiert
la stabilité indéfinie de la société familiale.
De plus, les fins secondaires du mariage, notam-
ment l'assistance mutuelle des époux, réclament
cette durée indéfinie de l'union conjugale. Ne serait-
il pas inique, après vingt, vingt-cinq, trente ans et
plus passés ensemble, qu'il fût loisible à l'un des
époux d'abandonner l'autre, de le laisser peut-être
dans la détresse, ou du moins dans l'impossibilité,
le plus souvent, de se refaire une vie nouvelle?
50 Le contrat naturel de mariage et les lois po-
sitives (en dehors de la loi mosaïque et du christia-
nisme). — Il n'y a évidemment pas à rechercher
quelle autorité a pu ou peut encore faire des lois
sur la nature ou sur l'objet essentiel du mariage;
cette matière est déterminée de par la loi naturelle
et nulle autorité n'y peut rien changer. La question
se pose ainsi : quelle autorité a pu, en dehors du
monde juif, et peut encore, en dehors du christia-
nisme, faire des lois qui atteignent la valeur du ma-
riage, soit à raison des formalités exigées ad valo-
rem, soit à raison de certaines incapacités absolues
ou relatives (âge, parents...)?
Nous répondrons, à l'encontre de quelques théolo-
giens du XIX' siècle : l'autorité civile a pouvoir de
régler le droit matrimonial de ses sujets non bapti-
sés, et de constituer des empêchements qui atteignent
la valeur du mariage.
Sur quoi se fonde une telle affirmation? Sur ce
fait que le droit matrimonial est, sauf quelques ra-
res points essentiels, très indéterminé et ne peut
cependant, sans graves dangers, demeurer tel. Il ne
règle rien touchant les formalités requises pour la
conclusion du contrat; et, cependant, n'est-il pas de
l'intérêt de la société et des individus eux-mêmes,
que cet acte soit précédé et entouré de certaines pré-
cautions, qui protègent les contractants contre leur
inexpérience personnelle, contre les entraînements
de l'âge, de la passion, ou contre les séductions, les
fraudes, l'abandon des conjoints? En matière d'em-
pêchements, le droit naturel ne statue à peu près
rien d'une manière ferme ; et cependant il est hors de
doute que les bonnes mœurs de la famille, et même
des raisons d'ordre physiologique, réclament linter-
diction du mariage à certains degrés de parenté. Or
comment pourra-t-on obtenir des résultats aussi
importants si nulle loi ne peut réprimer efficacement
ces abus, en frappant de nullité tout acte contraire?
I
103
MARIAGE ET DIVORCE
104
N'est-il pas inconlestable que la nécessité de les
empêcher est le signe et la preuve qu'il existe un
pouvoir correspondant d'y porter remède?
Mais ce pouvoir, à qui appartiendra-t-il? A l'au-
torité familiale? Le plus souvent elle serait impuis-
sante et, d'ailleurs, elle varierait à l'infini dans ses
décisions. A l'Eglise? Mais elle ne se reconnaît pas
de puissance législative sur les non-baptisés. A une
autorité naturelle d'ordre religieux? Mais où donc
existe-t-elle, avec un mandat officiel? En dehors des
cas où elle vient de Dieu, par institution positive et
révélée, l'autorité d'ordre privé est un attribut et un
devoir du chef de famille; celle d'ordre public, un
attribut et un devoir du chef de la société. 11 reste
donc que ces pouvoirs sur le mariage fassent partie,
comme élément nécessaire au bien social, de l'auto-
rité conférée par la loi-naturelle à l'Etat civil.
On pourra cependant discuter encore — mais ceci
n'a qu'une importance secondaire — sur la nature
du titre auquel l'Etat reçoit ce pouvoir sur le lien
conjugal. Cette puissance rentre-t-elle dans les attri-
butions d'ordre civil ou d'ordre religieux? Celte
dernière manière de voir cadre logiquement avec
l'opinion des théologiens qui regardent le mariage
naturel comme une institution de caractère religieux ;
la première est soutenue par les théologiens de l'école
opposée. Il n'y a pas lieu d'insister sur un point aussi
controversé.
II. — Lb mariage chrktibn
ou LE CONTRAT-SACRBMENT
1» Le mariage chrétien est un sacrement. —
Jésus-Christ, en exécution de sa mission, reçue de
Dieu, d'organiser l'Eglise et de constituer l'œuvre de
sanctification des fidèles, a étendu au mariage
l'exercice de son pouvoir législatif souverain. Cer-
taines de ses dispositions touchent le seul mariage
entre baptisés ; d'autres, même le mariage entre non-
baptisés.
Entre baptisés, le mariage a été élevé à la dignité
de sacrement, c'est-à-dire de signe représentant la
grâce et, de plus, la produisant.
Que le mariage soit un sacrement, la chose est
définie par le Concile de Trente (sess. xxiv, can. i);
qui le nie, est hérétique. La même doctrine est en-
seignée par la tradition ecclésiastique et solidement
fondée sur l'enseignement de S. Paul. Dans l'épître
aux Ephésiens (v, 3i), en effet, le mariage est pré-
senté comme un grand mystère, à raison de son
rapport au Christ et à l'Eglise. Or l'union du Christ
à son Eglise tend tout entière à la sanctification de
ceUe-ci (Epli , v, 26-28). Si donc l'union du mari à
sa femme en une seule chair {Gen., 11, 24 et Epli.,
v, 3i) tire toute sa grandeur de sa ressemblance à
l'union du Christ et de son Eglise, ce ne peut être
que parce qu'elle tend aussi à signifier et à produire
une œuvre de sanctification. Si, d'ailleurs, le prêlre
est consacré chef de la famille spirituelle par le
sacrement de l'Ordre, n'est-il pas convenable que
les fondateurs de la famille naturelle reçoivent, eux
aussi, la quasi-consécration d'un sacrement? Et si
les sacrements sont institués pour répondre à des
besoins spéciaux de secours surnaturels, la vie du
mariage, à raison de ses graves obligations, n'a-t-
elle pas droit à un secours spécial?
Sans insister davantage, notons que, d'après la
théologie catholique, le sacrement n'est pas un nou-
veau rite ajouté au mariage. Il s'identifie avec le
contrat, auquel Jésus-Christ a attaché la significa-
tion de la grâce et a conféré le pouvoir de produire
ce qu'il signifiait :1e sacrement, c'est le contrat élevé
en dignité, devenu signe et cause de la grâce.
Tout mariage enlre baptisés est sacrement et pos-
sède en lui la vertu de conférer la grâce. Les minis-
tres du sacrement sont les époux eux-mêmes : ils
confèrent le sacrement en faisant le contrat, par
l'échange du consentement mutuel. De là cette con-
séquence, que toute personne, qui contracte un ma-
riage valide, administre et reçoit un sacrement ; mais
qui voudrait, par contre, d'une volonté prédomi-
nante, exclure le sacrement, ne ferait pas un con-
trat valide. >
Le mariage des infidèles n'est pas un sacrement. Si
deux infidèles mariés se convertissent, leur mariage
précédent est-il élevé à la dignité et à l'efficacité de
sacrement? Si un seul infidèle se convertit, ou si un
fidèle, avec dispense, épouse une infidèle, y a-t-il
sacrement pour la partie fidèle? Autant de questions
librement débattues entre les théologiens.
2° Caractères du mariage chrétien. — A) Sa
dignité. — Honnête dans son institution naturelle, et
grand parce qu'il est l'exercice d'une faculté créa-
trice communiquée par Dieu à l'homme, parce qu'il
a pour fin la propagation de l'espèce humaine, le
mariage, aux yeux de l'Eglise catholique, a été en-
core ennobli par la présence de l'Homme-Dieu aux
noces de Cana, par son élévation au rang de sacre-
ment, par la relation du symbolisme que les Livres
saints ou les Saints Pères lui ont marquée avec
l'union du Christ et de l'Eglise : Eve, formée pendant
le sommeil d'Adam, représente l'Eglise née du côté
du Christ, nouvel .\dam endormi sur la croix; le
mari est le chef de sa femme, comme le Christ est le
chef de son Eglise; le mari a le devoir d'aimer sa
femme, comme le Christ a aimé l'Eglise et s'est livré
pour elle, etc.
Ainsi l'Eglise a défendu jadis le mariage contre
les hérétiques ou manichéens, qui le condamnaient
comme propageant un principe mauvais, la chair.
Elle défend encore sa dignité contre ceux qui vou-
draient lui assigner une origine purement conven-
tionnelle et en faire, dans les théories évolution-
nistes, une forme raffinée et artificielle des accouple-
ments libres et passagers des animaux.
Mais l'Eglise, si elle honore l'état conjugal, le
place i)ourtant au-dessous de la virginité et de l'état
auquel elle est liée. Pourquoi ? Parce que l'état de
mariage, forcément mêlé aux préoccupations d'inté-
rêts terrestres, donnant une part très considérable à
la vie des sens inférieurs, distrayant donc inévita-
blement de la vie supérieure, se propose comme but
principal la propagation de la vie corporelle. La
virginité, tout au contraire, s'élève au-dessus de ces
intérêts, de cette vie des sens, pour se disposer et
s'adonner exclusivement à la vie supérieure de l'es-
prit, et s'unir d'autant plus étroitement à Dieu, dans
la contemplation, qu'elle est plus dégagée des préyc-
cupations, des plaisirs et des biens terrestres.
Le célibat chrétien n'est pas seulement une con-
dition de plus grande perfection personnelle, il est
encore une condition de plus haute et de plus large
fécondité de la fie sociale. La paternité et la mater-
nité des âmes d'éducateurs et d'éducatrices, des âmes
vouées à l'assistance de toutes les misères physiques
et morales, vaut bien celle qui a pour terme la vie
des corps; et, de plus, le cercle d'action du religieux
et de la religieuse est d'autant i>lus étendu que nul
devoir de famille propre ne l'attache à un foyer
unique. Ceux là peuvent s'occuper de toutes les
familles, qui n'ont pas de famille à laquelle ils se
doivent exclusivement.
B) Son unité. ^ La loi naturelle, d'elle-même, selon
l'interprétation des théologiens catholiques, est
105
MARIAGE ET DIVORCE
106
opposée à la poljfjynie. Celle-ci toutefois, par dis-
pense divine accordée direclement au |)euple juif et
indirectement étendue aux autres peuples, fut per-
mise après le déluge, afin de favoriser le développe-
ment de la race ûdèle. (Detit., xxi, i5i6; cf. xvii,
Le Christ, en proclamant de nouveau la loi de la
monogamie, ne fit donc que suiiprimer une dispense
concédée à titre transitoire et ramener l'humanité à
l'intégrale observance de la loi naturelle. Cette res-
tauration de l'unité du lien conjugal ressort des tex-
tes évangéliques classiques (Mutlh., v, 3a; xix, g;
Mair.,TL, II ; Luc, xvi, i8) : celui-là vit dans l'adul-
tère qui, son premier mariage subsistant, prend une
seconde femme. Ainsi que leremarque le Catéchisme
du Concile de Trente (P. II, c. viii, § 19), s'il était
permis de prendre plusieurs femmes, on ne voit nul-
lement pour quelles raisons on taxerait plutôt d'adul-
tère celui qui prendrait une nouvelle femme, tout en
renvoyant la première de sa maison, que celui qui
en prendrait une seconde, tout en gardant la pre-
mière.
Révoquée pour les fidèles, la polygynie l'est aussi
pour les infidèles, puisque le Christ a parlé d'une
manière générale et qu'il a voulu ramener le mariage
à la perfection primitive de ses lois. Les documents
émanés du S. Siège, en particulier les Insinictions du
S. Ollice (par exemple celles du 28 mars 18C0), aussi
bien que la pratique adoptée à l'égard des polygames
convertis, ne laissent aucun doute sur ce point : si
le premier mariage d'un infidèle a été valide, tous les
mariages suivants sont tenus pour nuls.
C) Indissolubilité. — Nous avons vu dans quelle
mesure l'indissolubilité du mariage est conforme à
la loi naturelle. A celle-ci, historiquement, est venue
s'ajouter, dès l'origine de l'humanité, une loi positive
divine, formulée dans ces paroles d'Adam : « L'homme
quittera son père et sa mère et s'attachera à sa
femme et ils deviendront une seule chair. »(Gen.,
II, 24.) Ils ne seront donc pas plus divisés que n'est
divisée la chair d'avec elle-même. C'est bien ainsi
que le Christ l'entend. Quand les pharisiens lui de-
mandent si l'homme peut répudier sa femme pour
une raison quelconque, il les renvoie aux paroles
citées de la Genèse, et il conclut : « Ils ne sont plus
deux, mais une seule chair. Ce que Dieu a uni, que
l'homme ne le sépare pas. » {Matt., xix 6.)
Au début, donc, la loi naturelle et la loi positive
sanctionnent l'indissolubilité dans une mesure et
avec une force qu'il faut préciser ici. Quand l'Eglise
catholique proclame le divorce contraire à la loi natu-
relle, elle entend enseignerque ni les conjoints eux-
mêmes, ni aucune autorité civile, en vertu de son
pouvoir propre, ne peuvent dissoudre le mariage.
Ellene prétend pas que le régime de l'indissolubilité
est nécessaire au point que l'intervention divine n'y
puisse rien changer. L'indissolubilité est requise,
nous l'avons dit, à cause des intérêts de la race hu-
maine, auxquels nuirait gravement le divorce, et que
nul pouvoir humain n'a le droit de compromettre.
Mais il n'est pas interdit à Dieu, dans un état social
où en effet les dangers sont moins graves, et surtout
sous le bénéfice d'une providence et de précautions
spéciales, de confier à une autorité civile ou reli-
gieuse le pouvoir d'accorder le divorce en certains cas.
En réalité, Moïse, au nom de Dieu, accorde aux
Juifs — et indirectement les autres peuples reçoi-
vent même dispense — la faculté du divorce (/>«»?.,
XXIV, 1-4). Le motif du divorce est assez indéter-
miné: propter aliqnam foeditatem, quelque chose de
repoussant. Malgré cette imprécision, grâce à la sé-
vérité des mœurs et à l'influence des lois religieuses,
les divorces paraissentavoir donné lieu à peu d'abus
chez les Juifs. A l'époque où fut prêché l'Evangile,
Schammaï et son école n'accordaient la faculté de
divorcer que pour le cas d'adultère. L'école de Hillel,
au contraire, l'acco'-dait pour des raisons lieaucoup
plus nombreuses et plus légères. Mais au moment où
les abus commencent à s'introduire, la concession
accordée propter diiritiam cordis, à cause de la dureté
des mœurs, va être révoquée.
Le Christ ramène le mariage à la loi primitive et
naturelle de l'indissolubilité. Il ne peut y avoir le
moindre doute, si l'on consulte les textes de S. Marc
(x, i4) et S. Luc (xvi, 18), ainsi que les Epitres de
S. Paul (tto/n., VII, 2, 3; I Cor., vu, lO, 11): le ma-
riage ne se dissout que par la mort du i)remier con-
joint et toute union contractée durant le premier ma-
riage est un adultère.
Les deux passages de S. Matthieu, qui paraissent
soulever des difiicullés sérieuses, ne contredisent pas
cette doctrine. Pour comprendre le texte du chap. v,
32, il faut de toute nécessité le situer dans son ca-
dre, le Discours sur la monlaftne, ch. v-vii. .lésus y
proclame, sous une forme qu'il semble parfois vou-
loir rendre paradoxale (relire en ])artieulier les Béa-
liiiides), la supériorité du nouvel idéal proposé et de
la perfection morale, de la justice qu'il exige (v, 20)
pour entrer dans le royaume descieux. On a défendu
aux anciens le meurtre, l'adultère (v, 27); Jésus dé-
fend, sous peine de châtiments sévères, de géhenne,
de s'emporter contre son frère, de lui dire « raca »,
de l'appeler fou; il ordonne de s'accorder avec lui;
il considère comme adultère celui qui regarde une
femme avec convoitise. Il veut, non seulement qu'on
évite le mal, mais même le danger, l'occasion de le
commettre : « Si ton oeil droit te scandalise, arrache-
le et jette-le loin de toi... » (v, 29). Et dans cette
même pensée d'opposition, il parle du mariage. « Il
a été dit : quiconque renvoie sa femme, qu'il lui
donne un acte de divorce. Et moi je vous dis :
(juiconque renvoie sa femme, hors le cas d'impudicité,
1.1 rend adultère; et quiconque épouse la femme ren-
voyée, commet un adultère. »
Veut-on traduire ce texte en ce s^ns-ci : « Qui-
conque divorce, en dehors du cas d'adultère — où
cela demeure permis... », le verset 82 est en fla-
grante contradiction avec tout le contexte desch.v-
VII, avec tout l'esprit du discours sur la montagne:
Jésus se ravale au rang du rabbin Schammaï. qui
accorde, avec son école, le divorce pour cause d'adul-
tère.
Au contraire, la continuation de l'opposition, pour-
suivie comme à plaisir, entre les lois anciennes et
nouvelles, exige à l'évidence l'abolition du divorce
mosaïque, une restriction aussi absolue que possi-
ble dans la loi de l'indissolubilité. La pensée com-
plète du nouveau Maître pourra s'exprimer ainsi :
« Et moi, je vous dis : Non seulement, il ne sera pas
question d'acte de divorce, mais tout renvoi de la
femme est défendu, parce que la renvoyer (hors le
cas où, étant déjà adultère, elle n'a jjIus rien à per-
dre), c'est la vouer à l'adultère. Quiconque, il n'y a
pas ici d'exception, épouse la femme renvoyée, com-
met un adultère. » Jésus euA-eloppe donc dans une
même réprobation et le divorce et la simple sépara-
tion de corps, ne permettant celle-ci que dans le cas
d'adultère.
Ainsi l'exigent les oppositions que Jésus poursuit
après avoir parlé du mariage : à côté de l'ancienne
défense de se parjurer, nouvelle défense de jurer:
« Ne dites plus : oeil pour œil..., mais si on vous
frappe sur la joue droite, présentez l'autre joue... Ne
vous contentez pas d'aimer vos amis et de haïr vos
ennemis, mais aimez vos ennemis... »
107
MARIAGE ET DIVORCE
108
Le second passage de S. Matthieu (xix, 3-i i) mon-
tre que tel a été parmi les auditeurs de Jésus le sens
donné à ses paroles. A la manière dont les Phari-
siens l'abordent, on voit qu'ils cherclient aie met-
tre en opposition avec lui-même ou avec la loi de
Moïse, suivant qu'il accordera le divorce ou qu'il le
proscrira. Us demandent : « Est-il permis de répu-
dier sa femme pour quelque motif que ce soit? » Jé-
sus rappelle la loi originelle : Dieu a fait l'homme
et la femme distincts par le sexe, donc êtres incom-
plets, mais qui, dans le plan divin, doivent, pour con-
stituer un princi[)e unique de génération, s'unir physi-
quement jusqu'à former un être complet, unique, une
seule chair. Ainsi donc l'homme se séparera morale-
ment de la société de ses père et mère, pour s'atta-
cher à sa femme, devenir une même chair avec elle
et constituer un nouvel être moral, une nouvelle fa-
mille. Cette union que Dieu a instituée, que l'homme
ne la rompe point par le divorce.
Les Juifs ne manquent pas d'objecter la loi de
Moïse sur l acte de divorce. A quoi Jésus répond :
« C'est là une exception accordée par Moïse à votre
malice; mais il n'en était pas ainsi à l'origine. Ma
loi, la voici : Celui qui renvoie sa femme, si ce n'est
pour impudicité, et en épouse une autre, commet un
adultère; et celui qui épouse une femme renvoyée,
se rend adultère. » (v, y.)
Ce second passage, on le voit, renferme la même
difficulté textuelle que celui du ch. v. Cette dilliculté
se résout de façon vraiment plausible et satisfai-
sante par les remarques suivantes : i" Le ch. xxx
s'éclaire tout naturellement par le ch. v du même
auteur : la similitude matérielle des deux passages
impose la similitude d'interprétation. — 2" Iciencore
Jésus souligne l'opposition entre la loi de Moïse
comportant le divorce et, d'autre part, la loi primi-
tive qu'il veut rétablir, avec l'indissolubilité. Une ex-
ception ferait cadrer sa loi avec l'interprétation de
Schammaï et ôterait aux Pharisiens toute raison de
discuter avec lui. — 3" Les disciples donnent bien
ce sens sévère à la pensée du Christ, puisqu'ils s'é-
crient: « Si telle est laconditionde l'homme à l'égard
de la femme, il vaut mieux ne pas se marier » ; ce
qu'ils n'auraient pas dit, s'ils eussent entendu re-
nouveler simplement l'interprétation de Schammaï
(v, 10). — 4° Cette interprétation est pleinement
conforme aux textes absolument clairs et décisifs de
S. Marc, deS.Lucet de S. Paul, II. ce.
Qu'il soit permis d'ajouter un témoignage non
suspect de partialité, en faveur de l'interprétation
traditionnelle de l'Eglise. M. Loisv juge la promul-
gation de la totale indissolubilité si certaine, qu'il
croit — à tort — devoir regarder comme ajoutée par
l'auteur du premierEvangile l'incise A 0; s le cas d'il» pu-
(iie//p, parce qu'elle lui paraît en contradiction avec la
pensée évidente du Maître dans le discours sur la
montagne. « Il est, dit-il, très remarquable que, dans
les passages parallèles des deux autres synoptiques,
aussi bien que dans S. Paul, l'exception d'adultère
n'est pas mentionnée. Cette circonstance confirme
l'idée dune interpolation rédactionnelle, que sug-
gère déjà le texte de Matthieu, considéré en lui-
même. Etant donné le point de vue où Jésus se
place, une exception à la règle qu'il promulgue ne
peut être admise, et elle n'a pu appartenir même à la
première rédaction du discours. « (Les Evangiles sy-
noptiques, t. 1, p. 579.) Un peu plus bas, dans cette
double pensée de l'indissolubilité sans exception
proclamée par Jésus et de l'interpolation d'une in-
cise, il écrit encore : « L'Eglise catholique, en refu-
sant d'admettre aucun cas de divorce, a maintenu le
principe établi par Jésus, et il importe assez peu
qu'elle n'ait pu le faire qu'en sacrifiant le sens
historique des passages oii Matthieu traite la ques-
tion. B {Op. c.,p. 58o.)
Enfin, le meilleur garant du sens des passages
cités, c'est l'interprétation et le sentiment prati(iuc
de l'Eglise primitive, ainsi que le témoignage de la
littérature ecclésiastique, à partir des premiers temps
du christianisme. On a connu l'incidente de S. Mat-
thieu et cependant, à part quelques très rares textes
ou faits sérieusement opposables, et où rinfaillibilité
n'a rien avoir, la tradition écrite ou vécue apparaît
très catégorique et moralement unanime en faveur
de l'indissolubilité (Voir Desmet, De Sponsalibus et
Matrimonio, n. 200).
L'Eglise proclame donc l'indissolubilité du mariage
au regard des conjoints eux-mêmes. S'il s'agit du
mariage consommé entre chrétiens, elle tient celte
indissolubilité pour absolue. En dehors de ce cas,
qui ne souffre pas d'exception, le lien conjugal peut
être rompu pour de graves raisons, siu- l'intervention
de l'autorité ecclésiastique. Indiquons rapidement
l'économie de ce pouvoir, confié par le Christ à son
Eglise.
Tout d'abord, il importe de ne pas confondre avec
la rupture du lien conjugal la déclaration denullité,
la constatation ollicielle que le mariage n'a jamais
existé, pour faute de vrai et légitime consentement,
ou pour cause d'incapacité absolue ou relative, etc.
Il y a des mariages nuls, comme il y a des actes civils
nuls, pour vice de forme, etc.
Il y a cependant de vrais cas de rupture de lien.
Une première série est ce qu'on appelle le cas de
V Apôtre, ou le privilège paulin, parce que S. Paul en
a fait la promulgation et que, dans sa teneur, il cons-
titue un privilège en faveur de la foi chrétienne. Le
mariage entre infidèles, valide et même consommé,
est dissous de plein droitlorsque.unedesdeuxparties
ayant reçu seule le baptême et l'autre partie dûment
interrogée se séparant d'elle, c'est-à-dire persistant
dans son infidélité et se refusant à une cohabitation
paisible, la partie convertie contracte un nouveau
mariage. (I Cor., vu, i2-i5.)
Il y a encore ruptuie de lien conjugal lorsque,
après un mariage conclu entre fidèles, mais avant
la consommation, une des deux parties entre en reli-
gion, dans un Ordre régulier, et y fait la profession
solennelle. Le privilège paulin avait été accordé par
le Christ, ou par l'Apôtre au nom du Christ, en faveur
de la foi ; celui-ci est accordé par l'Eglise, de par
l'autorité reçue du Christ, en faveur de l'état de per-
fection embrassé dans la vie religieuse.
Dernière série de cas. Le mariage des fidèles légi-
timement conclu et pleinement valide, mais non
encore consommé, peut être, pour de graves raisons,
dissous i)ar l'autorité suprême que le S. Siège tient
de son Fondateur. L'Eglise se reconnaît clairement
cette puissance et l'exerce, en fait, au moins depuis
le XV" siècle.
La raison qui rend possibles ces exceptions à la
loi de l'indissolubilité, est que, seule, l'union con-
sommée entre chrétiens réalise dans toute sa pléni-
tude le symbolisme qui la fait comparer à l'union du
Christ avec son Eglise. Et parce que, dans cette union
des chrétiens, se réalise parfaitement cette mysté-
rieuse ressemblance, les théologiens et les canonistes
catholiques tendent à reconnaître à l'Eglise le même
pouvoirsurleniariage des infidèles, consomméavant,
mais non après la conversion de l'un d'entre eux ou
même des deux. L'Eglise d'ailleurs use si sagement
de ses pouvoirs que nul n'a jamais songé à lui attri-
buer une influence dissolvante sur le mariage.
3° Législation du mariage chrétien. — Le
mariage chrétien est un sacrement institué par le
109
MARIAGE ET DIVORCE
110
Christ. A ce titre, l'Eglise n'a garde de toucher à ce
qui constitue la substance du sacrement. Mais celui-
ci, par ailleurs, est idenlilié avec le contrat entre
chrétiens : c'est le contrat élevé. Or, d'une part, il
est nécessaire, on l'a vu, que ce contrat, ayant une
existence et une portée sociales, soit réglementé par
l'autorité sociale. D'autre part, Jésus-Christ, en éta-
blissant que le contrat revêtirait la dignité et l'efTica-
cité du sacrement, n'a prétendu que sanctifier ce con-
trat légitime et valide, et nullement en déterminer
lui-même les conditions de validité et de légitimité.
Ce soin demeure confié à l'Eglise : à elle de régler les
formalités du contrat, de préciser les capacités ou
les incapacités des contractants. C'est le londemenl
du pouvoir de constituer des empêchements du
mariage : les uns, dirimants, qui le rendent invalide;
les autres, proliibants, qui le rendent illicite, sans
toucher à sa valeur.
De ces empêchements, les uns sont imposés par le
droit naturel, à tel point que nulle autorité ne peut
y toucher, pour les supprimer ou en dispenser dans
un cas particulier : tels sont l'impuissance, le défaut
de consentement, l'erreur sur la substance du con-
trat ou sur la personne même du contractant, etc.
D'autres sont une conséquence de la législation pri-
mitive, rétablie par le Christ : ainsi l'incapacité de
contracter un second mariage, tant que subsiste le
premier lien conjugal. D'autres enfin sont d'insti-
tution purement ecclésiastique. Telles sont la plu-
part des incapacités créées à raison de la consan-
guinité, à raison de l'allinité légale ou spirituelle,
des vœux solennels de chasteté ou des ordres sacrés,
la nullité pour défaut de certaines conditions de
publicité. Mais que leur origine soit divine ou ecclé-
siastique, qu'ils soient simplement prohibants ou
dirimants, tous ces empêchements ont un caractère
commun : ils sont puissamment fondés en raison,
ou sur la nature du contrat, ou sur les lois de la
vie même physique, ou sur les lois qui garantissent
l'ordre social, sur de hautes convenances naturelles,
sur la sécurité des familles, sur les intérêts moraux
et religieux des conjoints.
Une ([uestion se pose ici : que deviennent, en face
du mariage chrétien, les droits assez étendus que
l'on a reconnus à l'Etat civil sur le mariage des
non-chrétiens?
Celui-là, comme celui-ci, touche à des intérêts
civils ou sociaux dont la garde appartient en propre
à l'Etat, et sur lesfjuels l'Eglise n'élève aucune pré-
tention. Que l'Etat exige des conjoints notification
et enregistrement des mariages conclus; qu'il sanc-
tionne de son pouvoir le contrat et lui assure ses
eiTets dans le for civil; qu'il ordonne ce qui regarde
les régimes successoraux au point de vue des biens
et des titres et, en général, tout ce qui est du do-
maine purement civil, c'est son droit. Mais qu'il
laisse à l'Eglise tout ce qui met en cause la valeur
même du lien conjugal ou les effets moraux et so-
ciaux, qui en sont une conséquence immédiate et
nécessaire. A elle donc, par sa législation, de régler
les formalités de la célébration du mariage requises
pour la valeur; d'établir les divers empêchements;
de garder en main, dans les limites de son pouvoir
divin, l'économie de l'indissolubilité du lien, de la
séparation conjugale. A elle de prononcer, en juge
souverain, sur la validité ou la nullité du lien, sur
les causes de rupture ou de séparation, etc.
Sans doute, la plupart de ces points ne sont pas
indifférents aux intérêts, même civils, de la société
naturelle. Mais la question ne se résout point par
cette seule considération. Quand il s'agit de mariage
chrétien, il faut se souvenir que, le contrat étant
identifié au sacrement, l'Etat ne peut atteindre le
premier sans porter une main sacrilège sur le se-
cond et sans entreprendre sur l'administration des
sacrements; ([ue, pour mixte que soit cette matière,
elle est, par ordre de dignité, avant tout religieuse
et sacrée et que, comme telle, elle appartient en
premier lieu à l'autorité religieuse; qu'elle doit lui
appartenir exclusivement, sous peine d'être l'objet
de perpétuels conflits — une puissance déclarant
nulle telle union que l'autre déclarerait valide, la
première regardant comme criminelles des relations
que la seconde tiendrait pour légitimes et obliga-
toires, etc.
L'Etat peut d'ailleurs s'en remettre à l'Eglise pour
la bonne ordonnance du mariage. Et puis, s'il a des
intérêts occasionnels à l'aire valoir, « l'Eglise, dit
LÉON XIII, est toute prête à se montrer accommodante
et condescendante en tout ce qui est compatible avec
ses droits et ses devoirs. Aussi, dans ses lois sur le
mariage, elle a tovijours tenu compte de l'état et des
conditions des peu[)les, n'hésitant pas, quand il y
avait lieu, à adoucir sa propre législation. » Elle ne
demande, c'est encore Léon XIII qui parle, qu'à pour-
suivre sa tâche dans « l'union, la concorde et une
sorte d'harmonie. » (Encycl. Jrcanum.)
Il" Attaques contre l'Eglise â l'occasion du
mariage. — La discipline matrimoniale et l'exer-
cice des droits et devoirs de l'Eglise en celte matière
ont été l'objet d'attaques plus ou moins grossière-
ment erronées. Examinons-en quelques-unes.
a) Divorces de complaisance. — On reproche par-
fois à l'Eglise des annulations ou des divorces, accor-
dés par complaisance ou à prix d'argent.
Réponse : i) Si l'Eglise avait eu des raisons de se
montrer complaisante, c'est assurément envers les
souverains qu'elle avait tout intérêt à gagner. Or
elle a été inexorable envers ceux dont la cause
était inique. Il n'y a qu'à étudier, dans l'histoire, la
conduite de Nicolas l" envers Lothaire, d'Urbain H
et Pascal III envers Philippe II de France, de Clé-
ment 'VU et de Paul III envers Henri 'VIII d'Angle-
terre, de Pie 'VU envers Napoléon \<". (Voir, plus
haut, l'art. Divorck des princes.)
2) Quant on parle d'annulations, il faut bien dis-
tinguer les causes dont il s'agit.
Les ruptures de lien par usage du privilège paulin
se font dans les pays de missions, à peu près exclu-
sivement, et sans frais. On sait que les missionnai-
res assistent leurs fidèles, plutôt qu'ils n'en sont
assistés : donc aucune complaisance à redouter
pour cause de vénalité.
Les causes de déclaration de nullité se jugent
d'ordinaire, en première instance, dans les cours dio-
césaines. En cas de doute ou d'appel, elles sont por-
tées à Rome. Dans les cours épiseopales, les juges
sont tenus par serment déjuger selon leur conscience.
Si la sentence ne semble pas équitable, ou si le cas
parait simplement douteux, le défenseur du lion ma-
trimonial doit d'oj]ice et en conscience faire appel à
un nouveau jugement, ou recourir à Rome. Les par-
ties intéressées ont ce même droit.
A Rome, quel rôle peut jouer la complaisance,
puisque les juges ne connaissent pas leurs clients?
Quel rùle peut jouer l'argent, puisqu'il ne revient au-
cun émolument aux juges, quelle que soit la sen-
tence? En dehors des frais de chancellerie, pour la
rédaction et l'expédition des actes, il n'y a de payés
que les avocats des plaideurs. Les tarifs ont été
renouvelés par une Loi propre de la liute et de la
Signature Apostolique, en date du 29 juin 1908. On
peut en voir le détail dans les Acta Jposlolicae
Sedis.n" i, ■«''janvier 1909, p. S'i. On constatera que,
sans condamner ses employés à mourir de faim.
111
MARIAGE ET DIVORCE
112
l'administration de la justice ecclésiastique est plus
économique que celle de la justice civile. D'ailleurs,
que les avocats soient plus ou moins empressés ou
habiles, cela n'a qu'une très médiocre influence sur
le résultat final du procès. Le tribunal est trop
averti et trop incrédule, ou, si l'on veut, trop critique,
pour s'en laisser imposer.
Entin les causes matrimoniales sont, comme on
dit, des causes fa^'orables : dans le doute, on doit
toujours admettre la validité du mariage ; il faut,
pour prononcer une sentence de nullité, une vraie
certitude.
La seule catégorie de causes qui atteigne le lien
conjugal existant, c'est celle des ruptures de mariage
valide, mais non consommé. Ces causes sont toutes
déférées à Rome, parce que le Souverain Pontife ac-
corde ces dispenses, de son autorité suprême. D'après
une statistique prise à Rome même, pour les der-
nières années, la moyenne annuelle des causes sou-
mises à la Congrégation des Sacrements, pour
l'univers entier, atteint la centaine environ. Or,
en 1910, cinquante et une sentences ont été rendues.
Sur ce chiffre, il y a eu 38 dispenses accordées, 6 ont
été refusées, parce que la non-consommation n'était
pas assez établie ; 9 causes ont été dilTérées pour sup-
plément d'informations. Sur les 38 cas de dispenses,
quatre fois on a défendu à l'un des conjoints de se
remarier sans permission, parce qu'il y avait soupçon
grave d'impuissance absolue ou relative.
Il est juste en elTet d'observer que souvent on re-
court à la dispense super non consummaio, parce
que l'impuissance n'est pas assez nettement prouvée
pour que l'on puisse en conscience prononcer la
nullité. Malheureusement les cas d'impuissance dont
le vice est la cause deviennent tous les jours plus
fréquents.
b) Frais de dispenses. — Les reproches adressés
à l'Eglise portent, pour une large part, sur les taxes
exigées des futurs époux, quand ils demandent dis-
pense de quelque empêchement qui s'oppose à leur
mariage. La meilleure réponse, ce sont les faits et les
chiffres. Voici les tarifs anciens, tels qu'ils subsis-
tent encore après la Const. Sapienti consilio
(29 juin 1908). Et d'abord, un mot sur les diverses
catégories de taxes.
a) La composition (compositio ou componenda) est
une somme d'argent payable pour être employée en
bonnes œuvres, à l'occasion des dispenses, et établie
d'après des règles fixes. La composition a parfois le
caractère d'une peine ou amende, imposée pour la
faute qui a occasionné la demande de dispense. Plus
souvent, elle est une aumône destinée à une bonne
œuvre, et nullement au profit personnel du supérieur
qui dispense. Elle peut aussi avoir pour but de sup-
pléer à l'insuffisance des motifs allégués. Si elle avait,
en outre, le résultat, sans nuire aux cas dignes d'in-
térêt, de diminuer le nombre des demandeurs qui
invoquent trop aisément des faveurs contraires à la
loi, qui pourrait s'en plaindre?
;3) La taxe est une somme à verser pour les hono-
raires des employés et les frais de chancellerie.
v) Des frais supplémentaires sont dus d'ordinaire
pour les dépenses postales et pour Vagent, si on re-
court à un intermédiaire, en vue de procurer à Rome
l'expédition de l'affaire.
Voici maintenant les chiffres, établis d'après les
diverses catégories de demandeurs :
|0) Pour les indigents, on n'exige ni composition
ni taxe. La dispense est gratuite.
a") Pour les paui'res (icre pauperes), pas de com-
position à verser, mais seulement une taxe de 3o,
ao francs, ou moins encore,
3") Pour les gens de médiocre condition (fere
pauperes), à la taxe des pauvres on ajoute une
composition de 10 francs.
4") Pour les riches, taxe et composition sont va-
riables, en principe, d'après la nature des empêche-
ments et les richesses. En pratique, on accepte ce
que lesévêques croient pouvoir demandera la bonne
volonté de leurs diocésains, 100, 5o, 25 francs, ou
moins encore.
Tels sont les tarifs officiels pour les dispenses au
for externe, accordées autrefois par la Daterie, au-
jourd'hui par la Congrégation des Sacrements.
La Péniteneerie, qui avait et qui garde les dispen-
ses pour le for interne, ne demande ni composition
ni taxe. Si on emploie l'intermédiaire d'un agent, ses
honoraires sont de 3 francs, ou moins, ou même nuls.
Pour les pauvres, on n'exige pas même les frais de
poste.
La Propagande accordait gratis à ses sujets les
dispenses demandées; étaient seuls à couvrir les
frais de poste.
Le S. Office dispensait sans imposer aucune com-
position; il se contentait d'une taxe de 9 francs pour
frais de chancellerie. Aucune taxe n'était demandée
aux indigents. L'agent, si on recourait à lui, pouvait
réclamer 5 francs.
Les tarifs existent dans les règlements, mais la
pratique reste dejiuis longtemps, ou depuis toujours,
en dessous des règlements écrits. En réalité, il est
fort rare que le plein tarif soit acquitté. Les évêques
indiquent eux-mêmes ce que la bonne volonté de
leurs fidèles peut suj)porler. Les olh-andes libres
(iifferte), faites par des personnes riches, s'élèvent
souvent au total de 16, 10 francs. En cas de refus ou
de mauvaise volonté, tous frais sont supprimés et
l'évcché acquitte les frais de poste. Assurément, peu
de gouvernements civils se montrent aussi accom-
modants dans la perception des impôts. [Sur les dis-
penses en général, voir l'art. Dispenses.]
c) Le congrès. — Le congrès est un abus réel,
auquel a donné lieu une nécessité indépendante de
la volonté de l'Eglise : la nécessité de constater
l'impuissance d'un conjoint, avant de prononcer la
nullité du mariage. Il y a impuissance lorsqu'un des
conjoints, pour des raisons qui tiennent générale-
ment à un vice organique, est incapable d'exercer
les actes essentiels du mariage. En cas d'impuissance
antérieure au mariage et perpétuelle, l'objet du con-
trat faisant défaut, le mariage est nul de plein droit
naturel.
La justice et la moralité exigent que déclaration
authentique soit donnée de la nullité, afin que la par-
tie non impuissante soit libérée d'une vie de seule
apparence conjugale, et puisse contracter un vrai
mariage. Mais une telle déclaration n'est faite à bon
escient que sur preuve de la non-consommation et
de l'incapacité de consommer le mariage. De là la
nécessité d'une enquête, apte à obtenir une preuve .
décisive. Cette enquête, d'après les dispositions du
droit commun ecclésiastique, comprenait : 1° le té-
moignage juré des conjoints; a" la déposition, sous
la foi du serment, de divers témoins, les uns rap-
portant ce qu'ils savent de la non-consommation ou
de l'impuissance, les autres — testes credulilatis
i'el septimae manus — se portant garants de la
créance due aux dires des époux; 3° un examen de
la conformation et de l'état des organes de l'un, ou
des deux mariés. Selon le droit canonique, le mari
doit être examiné par deux médecins; la femme, par
deux matrones ou sages-femmes, habiles et honora-
bles. Le juge ecclésiastique n'intervient que pour
choisir les médecins et les matrones, et pour pro-
noncer sa sentence, d'après les rapports qui lui sont
présentés. C'est à peu près le rôle des juges civils
113
MARIAGE ET DIVORCE
114
dans les Etals dont le code admet rempêcliement
d'impuissance.
En quoi consista l'abus? En ce que, dans diverses
oflicialités diocésaines et dans certains tribunaux
civils, les juges voulurent que l'examen des organes
fût précédé immédiatement d'une tentative de con-
sommation du mariage — congressiis — constatée
par ceux-là mêmes qui devaient ensuite procéder à
l'examen, par les médecins et les matrones. Y eut-il
vraiment con^ressHs en public, sous les yeux des té-
moins? Il ne semble pas. Cabassut, qui donne les
détails de la procédure (luris caiionici Iheoria et
praxis, 1. lu, c. xxx, n. 6), rapi>orte que, dans la
chambre même où les époux se trouvent « in lecto
cortinis cireumvallato », au moment de l'épreuve, se
tiennent seules les matrones et les sages-femmes; les
médecins sont dans une chambre voisine. Apres
épreuve, l'examen de la femme est fait par les
femmes; celui du mari, par les hommes. De son
côté, SoUHiER, président du Parlement de Dijon,
écrit dans son Traité de ta dissolution du mariante
pour cause d'impuissance : « On ne peut nier que la
pudeur ne soit alarmée au seul nom de « congrès ».
L'idée que s'en forment la plupart des gens augmente
encore l'horreur qu'on en a naturellement. Ils se
figurent que les mariés sont exposés à celte épreuve
en présence de témoins à la façon des cyniques et,
sur cela, on ferme les oreilles à tout ce qui peut ser-
vir de justification à cette procédure. »
Procédure condamnable, point de doute, mais qui
ne semble pas cependant avoir atteint le degré
d'odieux qu'on lui a parfois attribué.
Du reste, à qui incombent les responsabilités?
En faveur du congres, on a pu produire quelques
rares textes de canonistes, qui le tenaient pour accep-
table, parce qu'il leur paraissait nécessaire (Cf. San-
CHEZ, de Matrimonio, 1. VII, d. log, n. i5). On ne
peut apporter aucune loi, aucune instruction émanée
de Home. L'abus, car abus il y eut, a été de courte
durée, puisqu'on ne le constate guère que dans la
seconde moitié du xvi* siècle el qu'il disparait dans
la dernière partie du xvii' siècle. De plus, il a été
très localisé. On ne le constate qu'en France, et
encore dans quelques provinces, « in quibusdara
Galliae provinciis », dit Cabassut, /. c: il est d'ail-
leurs le fait, à la foie, des tribunaux civils el ecclé-
siastiques, dans une proportion qu'il est impossible
de déterminer. Enlin, et les réclamations el la réac-
tion efîeclive ont commencé à peu près aussitôt que
l'abus s'est répandu. Sanchez, /. c, cite l'apprécia-
tion de SoTo, qu'il fait sienne : n II est souveraine-
ment honteux de recourir à des témoins oculaires »
(turpissime adhiberi lestes oculatos). Pour son
compte, il qualifie la pratique de «aljsolument hon-
teuse et contraire à l'honnêteté naturelle... Aussi je
la déclare illicite. » (Res turpissima el omnino
honeslali nalurali adversa... Quare nec id licilum
esse judico.) Il fait d'ailleurs observer, l. c, que « il
n'y a aucun texte qui ordonne celle pratique». (Nec
est le.>;lus i<l jubens.)
Le Parlement de Paris supprima cette procédure,
par arrêt du i8 février 1677; mais déjà les juges ec-
clésiastiques d'Arles, vers i6()0, avaient refusé, à une
femme qui la réclamait, l'épreuve du congrès; el le
Parlement d'Aix leur avait donné raison contre l'ap-
pelante. Le Parlement de Grenoble, d'après Cabassut,
avait aussi rejeté cette épreuve, et diverses officialilés
ecclésiastiques en agissaient demème. Cf. Cabassut,
/. c; voir Esmkin, Le mariage en droit canonique,
t. II, pp. 37.5-284. Paris, Larose, 1891.
d) Casuistique du mariage. — On reproche enfin à
l'Eglise sa casuistique du mariage, soit dans les
livres et l'engeignement, soit au confessionnal. Il y
a, prélend-on, une offense à la nature et aux bonnes
mœurs à faire étudier au futur prêtre des matières
dont le détail est, pour lui, inconvenant et dange-
reux. Il est encore plus criminel de lui faire traiter,
au confessionnal, des sujets sur lesquels leur carac-
tère absolument intime devrait même lui interdire
d'arrêter sa pensée.
Triste nécessite, convenons-en, pour le prêtre libre-
ment voué à la chasteté, que d'arrêter sa pensée, au
cours de ses études, sur des sujets si opposés à ses
goûts personnels el à ses obligations les plus impé-
rieuses. Mais il est de son devoir professionnel d'é-
tendre ses connaissances aussi loin que s'étend le
bien et le mal. Parce qu'il représente, au confession-
nal, le souverain Juge auquel rien n'est caché, il est
lui-même juge de toute faute, si intime qu'elle puisse
être. El pour pouvoir juger, il doit pouvoir, en toute
action humaine, discerner le bien et le mal. Or
qui oserait nier que l'usage du mariage, à raison des
intérêts engages — la vie ou la mort de la race
humaine — soit sous la dépendance de la loi morale?
Qui a l'esprit chrétien, doit comprendre ce caractère
de la vie conjugale el les conséquences qui en décou-
lent i)our le tribunal de la pénitence. Qui n'est pas
chrétien, s'il veut être vrai el juste dans son appré-
ciation de la conscience du prêtre, doit se mellre au
point de vue chrétien el s'y tenir dans ses jugements.
Il faut encore observer, si on ne veut pas avoir deux
poids et deux mesures, que le médecin du corps, et
dans ses éludes el dans l'exercice de ses fonctions, a
une autre manière que le ])rêtre de franchir, dans
la i)ratique, les limites de la vie intime.
On peut pourtant admettre sans difliculté que
certains auteurs de morale ont poussé jusqu'à une
minutie exagérée le souci d'être complets el précis.
Quand on sait, par ailleurs, ce que fut leur vie privée
de prêtres ou de religieux, on ne peut, sans injustice
évidente, voir dans ces exagérations une débauche
raffinée d'imagination morbide. De bonne foi, on n'y
peut trouver qu'un manque de mesure qui nous cho-
que, à cause de nos habitudes deréserveplusgrande.
Cet excès s'explique peut-être, de leur part, précisé-
ment par ce fait que leur indifférence el leur détache-
ment, en ces matières, leur assurait i)lus de liberté
d'esprit: omnia manda maudis.
Quant au prêtre, s'il cherche à être précis et com-
plet dans ses études, c'est afin de pouvoir être plus
sobre de paroles dans son ministère. Mieux il saura
ce qu'il doit savoir, plus il lui sera possible d'être
réservé, puisqu'il comprendra à demi-mol, ou qu'il
devinera, ce qu'on insinue à peine. Sa conscience lui
fait un devoir d'être d'autant plus chaste dans sa
manière de traiter un sujet, que celui-ci l'est moins.
Pour le détail el pour la rigueur de l'enquête, lors-
qu'elle est nécessaire, il doit toujours avoir présente
à l'esprit celle règle formulée par ,S. Alphonse :
« Mieux vaut rester souvent en deçà des justes limi-
tes, que de les dépasser une seule fois. »
Sur celle objection que le confesseur, pour remplir
son rôle déjuge, doit intervenir dans l'intimilé même
de la vie conjugale, outre ce qui vient d'être dit,
voir plus haut l'art, de M. TAUDiÊnE sur la Famille,
col. 1882.
BiBLioGHAPHiE. — Abram, l'Evolution du mariage,
Paris, 1908. — Caslelein, Droit naturel, ^amiir, igoS.
— Gasparri, Tractntus canonicus de Matrimonio,
Paris, 1893. — Hergenroether-IIollwecli, /.eltrbuch
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— Meyer, Institiitinnes juris naturalis, Fribourg-
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Palmieri, De Matrimonio clirisiiano, Rome, 1880.
115
MARIE, MERE DE DIEU
116
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De Mairimonio, Rome, igo^. — Boeckenholï, Die
Unaufloeslichkeit der 7i7ie, Munich, 1908. — Bono-
melli, // Divorzio, Rome, 1910. — De Smet, /.'<•
Sponsalihus et Mairimonio, Bruges, 191 1. — Didon,
Indissulubilité et Dn'orce, Paris, 1880. — Ileuser,
De Potestate statiiendi impedimenta divimentia pro
fidelium matrinioniis soli Ecclesiae propria, Lou^
vain, i853. — Melata, De Potestate qua matrimo-
nium regitur, Rome, 1908. — Mercier, Les devoirs
de la vie conjugale, Lettre pastorale de 1909. —
Pisani, Les nullités de mariage, Paris, igo6. —
Bebel, La femme dans le passé, Paris, 1891. — Des-
saules, Les Erreurs de l'Eglise en droit naturel et
canonique sur le mariage et le divorce, Paris, 189^.
— Esmein, Le Mariage en droit canonique, Paris,
1891. — Fonsegrive, Mariage et union libre, Paris,
1904. — Joly, La crise du mariage (le Correspon-
dant de i902, janvier). — Le Roy, La Religion des
primitifs, Paris, 1909. — Planiol, Traité élémen-
taire de droit civil, Paris, 1908-10. — Wester-
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Paris. 1895. — Basdevant, Des Rapports de l'Eglise
et de l'Etat dans la législation du mariage, Paris,
1900. — Goulon, Le Divorce par consentement mu-
tuel, sa nécessité, sa moralité, Paris, 1902. — Jac-
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Paris, 1902. — Morizot-Tliibault, La Femme et le
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libre devant la Loi, Paris, igoS. — P. Bourget, Un
Divorce, Paris.
P. Castillon, s. J.
MARIE, Mère de Dieu.
I. Marie dans l'Ecriture sainte, i" Ancien Testa-
ment: a° Aouveau Testament.
IL Marie dans l' ancienne tradition patristiqub.
1° Tradition anténiccenne.
2° Du Concilede jVicee(325) au Concile d'Ephèse
A. Eglise grecque: saint Athanase ; saint Epi-
phane .
B. Eglise syriaque : saint Ephrem.
G. Eglise latine : saint Jérôme ; saint Ambroise ;
saint Augustin.
IIL Principales prérogatives de Marie.
1° Maternité divine.
a° Virginité perpétuflle.
3° Sainteté éminente.
4" Immaculée Conception.
5" Assomption corporelle.
6" Intercession universelle.
Nous lisons dans l'Evangile que les Mages, venus
d'Orient à Bethléem, au berceau du Roi nouveau-né,
« trouvèrent l'enfant avec Marie sa mère » {Matt.,
II, 1 1). Gomme ces prémices de la genlilité, tous ceux
qiii, au cours des siècles, vinrent à Jésus, ne devaient
le trouver qu'avec Marie. En effet, la religion du
Christ assigne à la Vierge-mère une place de choix,
à laquelle la place d'aucune autre pure créature ne
se peut comparer. C'est que, par ses relations inti-
mes avec le Fils de Dieu, Marie s'élève incomparable-
ment au-dessus de tous les hommes et de tous les
anges. La dignité de Mère de Dieu, qui lui appartient
au sens propre, appelle d'autres privilèges glorieux,
que l'Eglise propose à notre foi, et lui donne droit
à notre spécial hommage. El ce n'est pas tout : en
même temps qu'elle touche, par sa maternité, à l'or-
dre divin, Marie couvre de sa puissance l'humanité
tout entière; elle remplit un rôle essentiel dans le
dessein de la Rédemption et dans l'économie de notre
salut. Mère du Christ selon la nature, elle est encore,
selon la grâce, mère de tous les chrétiens, qu'elle
enfante à la vie surnaturelle.
Méconnaître la grandeur de Marie, c'est à la fois
faire affront à Jésus et blesser, en un point particu-
lièrement sensible, la pureté de la religion chrétienne.
En toute justice et vérité, la dignité transcendante
de Jésus commande qu'on hur.ore sa mère ; et ceux
qui font difficulté de le reconnaître peuvent être
légitimement soupçonnés de n'avoir pas bien com-
pris Jésus; car c'est une loi de nature que le mérite
des enfants rejaillisse sur les parents. Elle avait bien
raison, celte l'enime de l'Evangile qui, entendant la
parole de Jésus, s'écriait : « Bienheureux le sein qui
vous a porté et les mamelles qui vous ont nourri I «
(Luc, XI, 27. ) Donc, à qui se scandalise des témoi-
gnages de la piété chrétienne envers Marie, on doit
dired'abord: étudiez Jésus [voir article Jésus Christ].
Mais une réponse aussi générale ne saurait sullire à
qui veut apprécier rigoureusement les titres de Marie
à nos hommages.
En lait, la dévotion des fidèles envers Marie a tou-
jours été croissant dans l'Eglise, à mesure que l'en-
seignement des docteurs et les dilinilions du magis-
tère infaillible mettaient en meilleure lumière ses
glorieuses prérogatives. Mais l'hérésie n'a pas plus
épargné la Mère que le Fils, et le rationalisme à tous
les degrés se scandalise du culte dont elle est l'objet,
comme d'une renaissance de l'idolâtrie, ou du moins
comme d'une excroissance fàchçuse sur le tronc de
la religion catholique. Ce reproche, souvent résumé
dans le nom barbare de Mabiolatrie, fera l'objet
d'un article spécial. Présentement, nous nous atta-
cherons à établir les fondements positifs du culte
rendu à Marie.
11 est juste de reconnaître que, si la Mère du Verbe
incarné eut, dès l'origine du christianisme, sa place
marquée au centre du dogme, l'avènement de son
culte fut plus tardif. Il semble qu'on puisse, sans
trop de présomption, indiquer la raison providen-
tielle de cette différence. Le christianisme naissant
avait tout d'abord à conquérir le monde, en lui fai-
sant accepter cette donnée nouvelle, scandaleuse
même pour la raison humaine: le mystère du Verbe
incarné. Non pas une de ces éclosions mythiques fami-
lières à l'imagination des anciens Hellènes ; non pas
une de ces apothéoses de héros qui avaient achevé
de peupler leur panthéon, en y introduisant l'élite
de l'humanité passée ; mais l'apparition, dans une
chair mortelle, du Dieu trois fois saint, créateur de
l'univers. C'était là beaucoup de nouveauté. 11 fal-
lait, avant tout, que le monde s'accoutumât à véné-
rer, sous les traits d'un homme, le Fils de Dieu, con-
substantiel à son Père. zVussi la ligure de Jésus Christ
remplit-elle toute la révélation du Nouveau Testa-
ment. Le Père était déjà révélé; le Saint Esprit
demeure à l'arrière-plan. Plus tard, quand tout
danger de confusion avec le polythéisme est conjuré,
le mystère delà Trinité divine obtient, dans les écrits
des Pères, le relief qui lui est dû. Alors aussi, le
personnage de Marie sort de la pénombre ; après le
Concile de Nicée, après la lumière décisive faite sur
la divinité de Jésus Christ, sa mère peut paraître :
nul ne s'avisera d'en faire une déesse. Les Pères
s'appliquent à déduire les privilèges de Marie, et le
peuple chrétien honore en elle ce qu'il avait toujours
cru sans savoir l'analyser.
L'Ecriture, la tradition primitive, les décisions ul-
térieures du magistère ecclésiastique, sont ici, comme
117
MARIE, MERE DE DIEU
118
ailleurs, les sources de notre croyance. Il ne les faut
pas disjointlre; et si nous commençons par inter-
roger, sur les fondements du culte de Marie, l'Ecri-
ture et les Pères, ce n'est pas dans la pensée que
l'Ecriture et les Pères se sullisent à eux-mêmes, in-
dépendamment du magistère autorisé qui garantit
leur déposition; mais l)ien parce qu'il importe de
toucher du doigt la base même de la marialogie
et de constater que l'édilice ne repose pas sur le
vide.
En prédestinant Jésus à l'œuvre de notre rédemp-
tion. Dieu prédestina du même coup la créature clioi-
sie qui devait être l'instrument de son entrée en ce
monde. Aussi rencontrons-nous Marie dés le seuil
de l'Ancien Testament. Nous la retrouvons dans le
Nouveau, associée aux débuts de l'Enfant Dieu, sui-
vant d'un regard maternel la prédication de l'Evan-
gile, enfin gravissant le Calvaire pourvoir son Fils
expirer sur la croix.
L'état présent des éludes bibliques permet à l'apo-
logiste de tenir pour acijuise, d'un point de vue pu-
rement critique, la rédaction des écrits du Nouveau
Testament dès le siècle des Apôtres, et leur Uistori-
cité substantielle. Si les textes relatifs à Marie, et
très particulièrement les récits de l'enfance du Christ,
méritent un traitement d'exception, la preuve in-
combe à l'adversaire; cette preuve, il ne saurait la
fournir. Nous pourrions nous dispenser d'encombrer
les débuts de notre exposition par le détail des hy-
pothèses imaginées de nos jours pour démentir la
tradition chrétienne touchant l'enfance du Christ.
Mais les Ecritures juives forment la préface natu-
relle de l'Evangile. Ouvrons donc la Bible.
I. — MARIE DANS L'ÉCRITURE SAINTE
1° Ancien Testament
Il n'y a pas lieu d'insister beaucoup sur la préhis-
toire de Marie dans la prophétie biblique : les har-
monies des deux Testaments n'ont leur pleine va-
leur qu'aux yeux des croyants, déjà convaincus de
l'hommage qu'ils doivent à Marie; elles ont peu de
prise sur l'incrédulité raisonneuse. D'un point de
vue apologétique, on peut les tenir pour secondaires.
Néanmoins, si l'on veut présenter la ligure de Marie
dans son vrai jour, il faut dès l'abord mentionner
les oracles prophétiques où la tradition chrétienne
tout entière a reconnu la mère du Messie. Ces pers-
pectives lointaines, prises des origines du genre hu-
main et de l'histoire juive, sont nécessaires pour ap-
précier le rôle de Marie, tel qu'il devait apparaître
aux Pères de l'Eglise et se préciser de plus en plus
au regard des siècles chrétiens. Nous devons les si-
gnaler rapidement, avant de relever la trace de Marie
dans l'histoire évangélique.
Voici d'abord la chute du premier homme, avec la
Rédemption en perspective.
Cen., III, i5. — La sentence divine contre le ser-
pent, séducteur du premier couple humain, annonce
la victoire réservée à la race de la femme.
Je mettrai une iniinîtii' entre toi et In femme et entre
ta race et la sienne ; elle t'écrasera la tête, et tu In mor-
dras au tnlon.
D'après le texte original, c'est la raceiie la femme
qui doit écraser la tête du serpent. Le pronom per-
sonnel XIH' bien qu'ordinairement masculin, pour-
rait, absolument parlant, d'après la langue du Pen-
tateuque. être féminin et se rapporter à la. femme ;
mais ici le contexte (forme verbale "TSIti", sufTixe
13) oblige d'y reconnaître un masculin et de le '
rapporter à la race de la femme. C'est ce qu'ont fait
les Septante (kCto^ aaj Tr,pr,':si «f.a/>-,i'), et avec eux letar-
guin d'Onkelos, la peschitoet lesPères indépendants
de la vulgate. Ainsi Saint Cyprikn, Tesiim., Il, ix,
éd. Hartel, p. 74 '• ^' ponam. inimicitiani iriter te et
malierem et iiiter seinen tiium et semen eius. Ipse
tiiiim cahabit caputet lu ohsen'aiis calcaneum eius.
Saint JiiHôME, Quaest. helir. in Geri., P, L.,\'S.lll,
g(|3, marque sa préférence pour cette leçon, bien
qu'ailleurs il ait écrit : ipsa. Lu leçon de la vulgate,
qui se rapporte directement à la femme, — ipsa
csnteret caput tuum, — doit être considérée comme
une interprétation ancienne, d'ailleurs très fondée,
qui a pénétré dans le texte. A s'en tenir à la lettre,
c'est la race de la femme qui doit écraser la tête du
serpent.
Une exégèse naturaliste ne verra ici que l'expres-
sion de la répulsion instinctive qu'éprouve l'homme
pour le serpent. Mais la tradition juive et chrétienne
y a vu tout autre chose. Avec les Pères de l'Eglise,
il faut remarquer qu'à la fin du verset les ileux col-
lectivités s'effacent, la race de la femme apparaît
résumée dans un personnage unique, lequel écrase
la tête du serpent, tandis que le serpent le mord au
talon. Ce personnage ne peut être que le Hédemp-
teur. La collectivité qui triomphe par lui est l'en-
semble des hommes qui lui doivent la ^•ie. Dans ce
personnage principal, les chrétiens n'iiésilent pas
à reconnaître l'Homnie-Dicu, représentant éminem-
ment la race de la femme. Lui-même, dans l'Evan-
gile, s'appelle couramment Fils de l'homme, pour
marquer ses attaches avec la famille humaine. 11 a
livré son humanité à la mort : en cela consiste la
morsure du serpent, qui l'atteint seulement au talon.
En même temps, il triomphe par la vertu de sa
divinité; il écrase son ennemi impuissant et rend la
vie à ceux qui l'ont perdue : telle est l'œuvre de la
Rédemption.
Dès lors qu'on a reconnu dans le vainqueur du
serpent le Fils de l'homme, il faut faire un pas de
plus et rendre pleinement raison du sens personnel
attaché à cette appellation : la race de la femme. Si
Jésus est appelé ainsi, ce n'est pas à raison du lien
lointain qui l'unit à Eve, car Eve n'a pu transmettre à
ses descendants qu'une nature frappée à mort. Mais
c'est bien plutôt à raison du lien immédiat qui l'unit
à .Marie, dans le sein de laquelle il a pris une huma-
nité sans tache. En prenant celte humanité sans
tache, il a préparé le relèvement de tous ceux qui,
blessés par le serpent, viendraient à lui pour parti-
ciper à cette vie nouvelle dont il est la source. Et
ainsi, comme Eve fut la mère de tous selon la nature,
Marie sera, selon la grâce, lanière de tous ceux que
son Fils guérira. Tous les justes, soit avant soit après
la venue du Christ, constituent la race de la femme,
et cette femme est Marie.
On ne trouve pas dans la maternité d'Eve le prin-
cipe de cette inimitié que Dieu mettra entre la race
de la femme et la race du serpent ; car Eve est elle-
même tombée, comme Adam, victime du serpent. Ce
principe d'inimitié ne se trouve qu'en Marie, mère
du Rédempteur. Donc, dans ce protévangile, que
nous lisons à la première page de nos Livres saints,
la personnalité de Marie, encore que voilée, est pré-
sente, et la leçon de la vulgate, ipsa, traduit une
conséquence qui se dégage réellement du texte sacré,
car la victoire du Rédempteur est moralement, mais
réellement, la victoire de sa Mère. Comme Eve par-
ticipa au péché d'Adam par l'assentiment qu'elle
donna la première aux suggestions du serpent,
Marie participa à l'œuvre rédemptrice par l'assenti-
ment qu'elle donna à la parole de l'ange. Ainsi
devait l'entendre toute l'antiquité chrétienne, qui
119
MARIE, MÈRE DE DIEU
120
salua Marie du titre de nouvelle Eve, enfantant à
nouveau, par la grâce du nouvel Adam, ceux que la
faute du premier Adam avait tués. Exposée dès le
deuxième siècle par un saint Justin et un saint
InÉNÉE, cette antithèse du groupe rédempteur —
Jésus et Marie — avec le groupe prévaricateur —
Adam et Eve — constituera un lieu commun fonda-
mental de la dogmatique clirétienne. Constamment
rééditée par les Pères, elle trouvera place dans les
documents les plus solennels du magistère suprême.
Pie IX, définissant l'Immaculée Conception, rappelle
par la bulle Ineffabilis Deiis (8 déc. i85^) que Marie
« unie à son Fils par un lien très étroit et indis-
soluble, avec lui et par lui, exerce contre le veni-
meux serpent d'éternelles inimitiés, et, pleinement
triomphante, lui broie la tête de son pied immaculé ».
Sur l'interprétation de cette prophétie, on peut
consulter : ConLUY, Spicilegitim dogmaticobihliciim,
t. I, p. 34~-37a, Gandavi, i884 ; Tkrhien, J.a Mère de
Dieu et la Mère des hommes, t. III, I. I, cli. ii,
p. 26-4y ; card. Billot, De Verbn incarnato ', Romae,
1904, thés. XLi. — Pour l'exégèse juive, F. 'WEBEn,
Jiidisclie Théologie^, § 48, Leipzig, 1897.
Tradition patristique concernant la nouvelle Kve :
Saint Justin, Dial. cuiii Tryphone, c, P. G., VI, 709.
— Saint Irknke, .4di\ IJaereses, III, xxii, 3. 4 ; V,
XIX, /'. G,, VII, 858.869. 1 170. — Tehtullikn, Decarne
Christi, xvii, P. /.., II, 78a. — Saint Cyiiillk de Jfru-
sale.m, Calèches., -ail, 16.29, P. G., XXXIII, 741.761.—
Saint Ei'iiHEM, Ojip. Syriac, éd. Romae, t. II, p. 3i8-
826; ibid., t. III, p. 607. — Saint Epiphanb, Hakr.,
Lxxviii, 18, 19, P. 0., XLII, 728.729 — Saint Am-
BROISE, Expos, in Luc, I. IV, vu, P. t., XV, i6i4 ;
Exhortaiio virginitalis,i\,iù.-i-). Z'./.., XVI, 343; Ej).,
Lxiii, 33, />./.., XVI, 1198. — Saint Jkuôme, .£■/)., xxii,
21, Ad Eustochium, P. /,., XXII, 4o8. — Saint Au-
gustin, Serm. Li, 2, 3, P. L., XXXVIII, 344-345;
ccLxxxix, 3, a, P. /.., XXXVIII, i3o8; cxxiii in
append., 7, i, P. L., XXXIX, 1991 ; De agone chris-
ttano, XXII, 24. P. É-, XL, 5o3. — Saint Jean Curv-
sostome. Expos, in Ps. xliv, P. G., LV, 198 ; Hom. in
S.Pascha, 2, P. G., LU, 768. — Sévébien deGabala,
De mundi creatione, Hom., vi, 2, P. G., LVI, 497- —
Saint Proclus, Or. iv. In Natal. Domini, P. G., LXV,
709-712; I.audatio Deiparae, 8, ibid.,')o!i. — Saint
Pierre Chhysoloque, Serm., lxiv ; ic ; cxvii ; cxl ;
CLvni, P. L.. LU, 38o ; 478 sqq. ; 520 ; 676; 64 1. —
Saint Maxime de Turin, llom., xv. De .\al. Domini,
P. L., LVII, 253.254 ; Serm. lui, p. 638-C4o ; xi et
XII in append., p. 865-868. — Saint Eleuthère de
Tournai, Serm. de Nat. Domini, P. ],., LXV, 94. —
Saint Fuloenxe db Ruspb, Serm. n. De duplici nali-
iitate Cliristi,6, P.L., LXV, 728; — Pseudo-Fulqence,
Serm. xxxvi, ibid., 899.
Des origines de l'humanité, passons à l'histoire
juive.
/5., VII, 14.
La prophétie de l'Emmanuel, chez
Isaïe, présente un parallélisme très remarquable
avec le protévangile de la Genèse. Comme le proté-
vangile, elle se produit après un grand désastre et
permet d'entrevoir, à travers le châtiment divin, la
restauration à venir. Comme le protévangile, elle
montre une femme étroitement associée à l'œuvre
du Libérateur. D'autre part, voici des différences. Le
désastre visé n'est pas celui de l'humanité tout
entière, mais celui du peuple élu. La maternité d'une
vierge sera l'occasion prochaine du salut promis.
Ces ressemblances et ces différences avec le proté-
vangile permettent de saisir, à travers l'histoire de
l'humanité, le développement d'un même dessein de
miséricorde, dont Dieu poursuit la réalisation et
dont il découvre, à ses heures, quelques aspects nou-
veaux.
Le royaume de Juda traversait alors une crise
redoutable. Les rois d'Israël et de Syrie, ligués con-
tre la Judée, menaçaient Jérusalem; le roi Achaz
songeait à s'appuyer sur l'Assyrie. Au nom de Dieu,
le prophète Isaïe vient le détourner de cette alliance
profane, et fait appel à sa foi en disant: « Si vous
ne croyez (à la parole divine), vous êtes perdus. "
(/s., VI, 9, hebr.) Pour gage de la protection d'en
haut, il l'invite à demander un signe. Achaz refuse.
C'est alors que le prophète prononce son oracle,
Is., VII, 10-16 :
Et Isaïe parla encore à Achaz et dit : « Demande un
signe à lahvé, ton Dieu, dans les profondeurs du Cbeol
ou dans les sommets là-haul! » Et AcIjbz dit: « Je ne le
demanderai pas et je ne tenterai pas Jabyé. » Alors
[Isaïe] dit : « Ecoutez donc, Maison de David, c'est peu
pour TOUS de fatiguer les hommes, tous fatiguez encore
mon Dieu ! C'est pourquoi le Seigneur lui-même tous
donnera un signe : Que la Vierj^e conçoive et enfante un
fils : qu'elle l'appelle Emmanuel ; il se nourrira de lait et
de miel au temps où il saura rejeter le mal et choisir le
bien. Car avant que l'enfant sarhe rejeter le mal et choi-
sir le bien, la terre pour laquelle tu redoutes les deux
rois sera dévastée. »
(Trad. Condamin, Le Lii're d'Isaïe, p. 50, Paris, 1905.)
Sans discuter chaque détail de la prophétie, nous
ferons remarquer que, d'après le mouvement géné-
ral de cette scène, on doit attendre un signe mira-
culeux. C'est à la maison de David qu'il est promis.
Et il renferme le gage du salut que Dieu destine à la
race de Jacob ; mais il s'enveloppe de menaces pour
le présent, parce que le roi de Juda ne s'est pas
montré digne du secours divin, qui Jui était offert
immédialemenl pour prix de sa foi en la parole di-
vine.
Le terme employé par le prophète, PINi s'entend
ordinairement d'un signe miraculeux, voir Ex., vu,
3; /i., XXXVIII, 7.8.22; et c'est bien ce que le pro-
phète proposait de par Dieu, en parlant d'un signe
dans les profondeurs ou dans les hauteurs. Le signe
s'accomplira pour la maison de David, qui a reçu les
promesses divines et ne sera point frustrée ; le pro-
phète ne dit pas qu'il s'accomplira pour Achaz. En
quoi il consistera, c'est ce qu'il faut renoncera com-
prendre, à moins d'admettre qu'il s'agit de la mater-
nité d'une vierge, car le contexte ne renferme pas
d'autre élément merveilleux. Les Septante se portè-
rent d'eux-mêmes à cette interprétation, qui est de-
meurée celle de la tradition chrétienne : ce n'est pas
en vain qu'au troisième siècle avant notre ère, à
l'abri de toute influence perturbatrice, ils rendirent
l'hébreu HD?!^ P^'" '^ grec T.rj.ç/thi-.,, version non
équivoque pour laquelle les Pères durent combattre
contre la nouvelle exégèse juive des Aquila et des
Symmaque, qui voulait lui substituer un terme
moins expressif, v-:5vi;. En soi, le mot hébreu nîD'i'i^
n'olïre pas un sens aussi nettement tranché que le
mot n'^in^i lui désigne toujours et nécessairement
une vierge. C'est proprement une jeune fille. Mais
le dépouillement de tous les exemples connus con-
firme la traduction des Septante. Au terme d'une
élude très précise sur Le sens de 'Almah en hébreu,
d'après les données sémitiques et bibliques, dans
Recherches de science religeuse,t. I,p. 168, Paris, 1910,
M. J. Calés écrit: « En résumé, 'Almah en hébreu,
comme dans les langues sœurs, signifie proprement
jeune fille. Le sens de vierge y est normalement in-
clus et peut devenir la traduction la plus exacte. Les
autres acceptions sont sinon abusives, au moins
adventices, et l'on n'a i)as le droit de les présumer.
Et donc il est tout à fait inexact, dans un lexique
121
MARIE, MERE DE DIEU
122
surtout, de traduire par jeune femme, surtout en
ajoutant : mariée ou non. » (Voici les exemples bi-
bliques : Gen., XXIV, 43, Rébecca, cf. ibid., i6;
Ex., u, 8, jeune sœur de Moïse; Ps. lxvii (lxviii), 26,
joueuses de tambourin : doivent être présumées
vierges, d'après la comparaison avec /er., xxxi, 3 et
ludic, XI, 34 ; Cant., i, 3 ; vi, 8 : désigne des vierges,
d'après l'antithèse avec les reines et les concubines ;
Ps. XLv, I ; 1 Citron., xv, 30 : jeunes chanteuses,
même jugement que pour Ps. Lxvii (lxviii), 26 ;
Proi'. XXX, 18.19 : texte d'exégèse dillicile, mais qui
ne fonde aucune présomption contraire aux conclu-
sions précédentes.)
Aux termes de la prophétie, la jeune mère est
destinée à nommer l'enfant, contrairement à l'usage
qui réservait ce droit au père : autre indice d'une
maternité qui sort du commun. Quant au nom de
l'enfant, il est très remarquable : 7X "13Di^> Dieu
avec nous. Ce nom est évidemment plein de sens.
Vouloir y trouver l'allirmalion expresse du mystère
de l'Incarnation, serait excessif: l'analogie des noms
bibliques, même des noms imposés par Uieu, ne
nous autorise pas à presser ainsi celui-là. Mais, le
mystère étant supposé, qui n'admirerait la singu-
lière aptitude de ce nom à traduire, soit la présence
physique du Verbe incarné parmi les enfants des
hommes, soit sa présence morale parmi ceux qui
recueilleront l'héritage du salut? Quant à la mater-
nité virginale, fait d'expérience pour la vierge elle-
même, elle ne saurait être, pour toute autre per-
sonne, qu'objet de foi ; c'est à ce titre qu'elle pren-
dra, au regard des générations à venir, une valeur
de signe.
L'oracle s'afîhève en menace: avant la naissance
de l'enfant, la terre de Juda sera désolée ; elle n'of-
frira au nouveau-né qu'une nourriture précaire. [,a
peinture de la détresse physique de Juda, lors de la
prochaine invasion assyrienne, et celle de la détresse
morale du monde à la naissance de l'Emmanuel, se
confondent à l'arrière-plan de la prophétie.
Au premier plan, se détache le groupe sauveur,
comprenant la Vierge inère et 1 Emmanuel. Comme
dans le protévangile, une femme est associée à l'reu-
vre du salut; mais l'image se précise : aux dons de
la maternité, cette femme alliera les gloires de la vir-
ginité.
L'oracle de l'Emmanuel reprend et développe, à
l'intention du peuple élu, le dessein manifesté par
Dieu dans l'Eden : il annonce distinctement la venue
de Dieu au milieu des siens et la vocation de tous
les hommes au salut par la foi au Clirisl; car l'Em-
manuel ne viendra pas seulement pour Juda, mais
encore pour Israël et pour la Syrie (i5-i6) : l'univer-
salité des promesses messianiques est un des traits
saillants de la prophétie d'Isaïe. Signe de salut pour
les croyants, en même temps que pierre de scandale
pour les incroyants, l'Emmanuel réunira les restes
dispersés d'Israël (Is., viii, 8-10; i3i5 ; l'elfusion de
la grâce divine sera une gloire pour la mère de l'Em-
manuel. C'est ce que le prophète annonce encore
dans un autre oracle que toute l'antiquité chrétienne
a rapporté à la maternité de Marie; /s., xi, i sqq.
Un rameau sortira de la tige de Jessé,
un rejeton poussera de ses racines ;
Sur lui reposera l'Esprit de lahvé,
Esprit de sagesse et d'intelligence,
Esprit de conseil et de foi-ce,
Esprit de connaissance et de crainte de lahvé.
En ce jour-là, c'est le [rejeton de] la tige de -lessé
qui se lève comme un étendard pour les peuples ;
C est lui (pie les nations chercheront
et sa demeure sera glorieuse.
A suivre de près la vulgate, on distinguera ici, du
rameau sorti de la tige de Jessé, la /leur sortie de ce
rameau; et, avec saint Jkrômk. In Is., 1. IV, P. L.,
XXIV, i44, on dira que la (leur ligure l'Emmanuel, et
le rameau la mère de l'Emmanuel. Cependant il est
douteux que le texte hébraïque suggère cette dis-
tinction : plus vraisemblablement, le prophète a em-
ployé deux termes à peu près synonymes, qui tous
deux désignent l'Emmanuel en personne. Cela sup-
posé, le rôle de la nière de l'Emmanuel est simple-
ment compris dans le rôle collectif de la tige de
Jessé.
Sur la prophétie de l'Emmanuel, voir surtout
A. CoNDAMiN, Le livre d'Isaïe, p. ôg-'jS; J. Corluy,
Spicilegium, t. I, p. Sg^-^ai ; A. Duhand, dans l'Uni-
versité catholique (Lyon), juin 1899.
Parmi les protestants, A. B.Davidson, art. Imma-
nuel, dans fl. S. de Hastings. — F.P. Badham, article
dans Tlie Academy, 8 juin 1896, p. 486-487 (recherche,
d'après les sources rabbiniques, dans quelle mesure
les Juifs avaient le pressentiment d'une naissance
miraculeuse de Messie).
Mich., V, 2. 3. — Contemporain d'Isaïe, le prophète
Michée célèbre à son tour la maternité promise :
Mais toi, Bethléem d'Eidirala, petit quant k ton rang
parmi les clans de Juda, de toi me proviendra [un pi ince]
souverain en Israël, et ses origines [dateront] de l'Sge
antique, des jours du lointain passé. [lahvé] les livrera
donc jusqu'au temps où celle qui doit enfanter, enfan-
tera. . .
Pas plus qu'Isaïe, Michée ne mentionne le père de
ce prince à venir; mais il indique en termes voilés
son origine surnaturelle qui devance tous les temps,
et fait dater le commencement du salut du jour où
la mère enfantera. En attendant cette heure, lahvé
laissera libre cours à sa justice.
1er., XXXI, 20-22. — Ce texte est communément
appliqué à Marie par les interprètes modernes, qui
croient y lire la même intention divine déjà expri-
mée par Isaïe : instruire les enfants d'Israël, par
l'épreuve, jusqu'au jour de la miséricorde. Ce jour-
là, un enfant sera conçu : on nous le promet en ter-
mes d'une majesté singulière; manifestement il ne
s'agit pas d'une conceplion comme les autres, mais
d'un acte extraordinaire de la puissance divine,
principe d'un ordre de choses nouveau.
Plante tes signaux
Dresse tes pieux ;
Tourne ton cœur vers la route
Vers le chemin par lequel tu es venue ;
Reviens, vierge d'Israël,
PiCviens ici vers tes villes.
Jusques à quand seras-lu hésitante,
Fille égarée ?
Car lahvé crée une nouveauté sur la terre :
Une femme entourera un homme fort.
(Traduction de R. M. de la Broise,
La Sainte Vierge, p. lH.)
Il faut avouer que cette exégèse ne va pas sans de
réelles difficultés. La version des Septante ne pré-
sente pas d'allusion perceptible à la maternité de
Marie. L'allusion est inconnue des Pères grecs (qui
dépendent de la version des Septante), des Pères
syriaques, et des Pères latins, sauf saint Jérôme.
Saint Atuanase, qui s'attache ici à la version d'Aquila,
applique à Marie les mots : « Le Seigneur a fait une
chose nouvelle dans la femme », Eztits Kjptm xxniv
'fj Tf, 6ri'i.i.irj.. Expos, fidei, m, P. G., XXV, 2o5 A ;
Sermo maiur de fide, xxii, P. G., XXVI, 1276 A.
Cette versionsupposemanifestement un texte hébraï-
que différent du nôtre. Saint Epurem interprète :
123
MARIE, MÈRE DE DIEU
124
Creayit Doniinus novum in terra: femina amplexahi-
tur firiirn suum; yel quia Synttgoga idula derelictura
erat et adhaesura uni Deo : \'el terrain ipsam ludaeae
désignât siios coinplexurani habitatores posiliminio
redeuntes. Opéra syriaca, éd. Roraae, 1740, t. II,
p. i4iE. Saint Jérôme traduit : Creavit ûominux
noyum super terrant : femina circunidabit firuni. Voir
son commentaire In leremiam, P. L., XXIV, 880.
Cette version rend exactement notre texte hébraïque.
Mais il demeure difficile de reconnaître dans fe-
mina la Vierge, dans circunidabit l'idée de gros-
sesse, dans liruni le Messie. Aussi plusieurs exé-
gêtes catholiques modernes suivent d'autres voies,
dont une, déjà indiquée par saint Eplirem, s'accor-
derait bien avec le texte et le contexte : il s'agirait
d'Israël et de son retour à Dieu. Voir Houbiuant,
Biblia hehraica cuni notis criticis, Parisiis, 1753;
Reinke, dans Theologische Quartalschrift,i8bi,p.bo(j-
563; CoNDAMiN, l{e\'ue Biblique, 1897, p. 396-404.
La traduction que nous avons citée, faite sur
l'hébreu, est conforme au sens général de la vulgate,
que recommande l'interprétation commune des exé-
gètes catlioliques latins depuis le Moyen-.lge. Celte
interprétation s'impose à l'attention, sinon tout à fait
à l'adliésion. Cf. Knabenisaukr, in li. l.
Jusqu'ici, nous nous sommes bornés aux textes qui
peuvent s'entendre de la Vierge mère, au sens littéral.
Beaucoup plus longue est la liste de ceux que les
Pères lui ont appliqués au sens typique et de ceux
que l'Ey lise, dans sa liturgie, emploie au sens accom-
modatice pour célébrer la nouvelle Eve. Donnons
quelques brèves indications sur un sujet inlini.
Parmi les ligures à l'A. T., applicables à la Vierge,
on peut signaler :
Gen., i4-22, l'arche de Noé, qui porte le salut du
monde. — Cf. S. Proclus de Co.vstantinople, Or.,
VII, 3 (fn Sancta Tlieophania). P. G., LXV, 760; saint
Ephrem, Oratio ad Deiparam, 0pp. Graeca, t. 111,
p. 629 D; HÉsYCHius'DE Jérusalem, Oratio de laudi-
bus Deiparae, P. G., XCIIl, i46i B.
Exod., III, 2, le buisson ardent, image d'une virgi-
nité incorruptible. — Cf. S. Ephrem, Opp. Svr., t. III,
6o5 D ; Opp. Graec, III, 676 D; S. Théodote d'ÂN-
CYRK, Honi. Il, a (M Salyatoris nativitatem), P. G.,
LXXVII, 1872 B.
£x<«/., XXV, lo-ii, l'arche d'alliance. — S. Cyrillk
d'Alexandrie, De adoratione in spiritu et veritate.,
1. IX, P. G., LXVIII, 597.
ladic, VI, 37, la toison de Gédéon, qui recueille
toute la rosée du ciel. — S. Augustin, In. Ps. lxxi,
Enarr., 9, P. L. XXXVII, 907; S. Proclus, Or., vi, 17
{De laudibus Mariae), P. G., LXV, 766 D.
Ps. xLiv, l'épo\ise du roi. — S. Athanask, Ep. ad.
Marcellinam de interpretatione Psalniorum, vi, P. G.,
XXVI, 16B.
Ps. xlv, 5, le tabernacle de Dieu. — S. Grégoire
DB Nazianze, Carmina, 1. Il, s. 11, viii, Ad A'emesium,
p. 180-184, i^. G., XXXVII, i565A; Venantius FoR-
TUNATUS, Miscellanea, vm, vi, P. L., LXXXVIII, 268.
Ps. Lxxxvi, 3-5, la cité de Dieu. — S. Ephrem,
Oratio ad Deiparani, Opp. Gr., t. III, 529 F.
Ez., xLiv, I. 2. — Entre les ligures de l'Ancien
Testament, celle-ci mérite une place à part. Dans sa
description du temple céleste, le prophète Ezéchiel
a un trait mystérieux :
lalivé me fit venir du côté du portique extérieur de la
maison qiù re|<ardait l'Orient ; il était fei-jné. Et lalivé
me dit : Ce portique sera fermé: il ne s'ouvrira point, et
personne n'entrera par ce portique; car lahvé, le Dieu
d'Israël, est entré par là.
Le temple décrit par Ezéchiel est l'Eglise; la nuée
qui remplit le temple, ligure le Messie. Elle pénètre
par la porte orientale, car le salut vient de l'Orient,
selon Is., XLi, 2 ; Bar., iv, 36; v, 5. Jésus, qu'une
étoile d'Orient doit révéler aux Mages, pénètre dans
le sein de Marie. II n'aura point de frères selon la
nature, mais bien d'innombrables frères selon la
grâce. Dans cette porte close, des Pères ont reconnu
le sein virginal de Marie, Le fait est que le texte
d'Ezéchielne présente aucun autre symbolisme plau-
sible. Et de la sorte, il complète la série des oracles
d'Isaie, de Michée, de Jérémie, par un trait descriptif
applicable à la maternité singulière de Marie. Les
auteurs du N. T. n'ont pas relevé ce trait : il leur
suffisait d'affirmer le miracle de la Conception virgi-
nale, pour mettre à son rang, dans la vénération des
lidèles, la mère de Jésus. Mais la pensée chrétienne,
s'emparant de cette donnée, a fait ressortir toutes
les convenances du mystère et découvert dans l'A. T.
des anticipations propres à en rehausser la majesté.
L'interprétation que nous venons de signaler se ren-
contre en saint Ambhoise, De instituiiune virginis,
vm, 5a, P. L., XVI, 820 A. Il y appuie l'assertion de
la virginité de Marie, inviolable dans l'enfantement
aussi bien que dans la conception de son Fils. Sans
prendre la peine de se référer à saint Ambroise, saint
Jérôme la fait sienne, et la mentionne plusieurs fois
comme une opinion reçue: Ep., XLviii, 21, Ad Pam-
mach., P. L., XXII, 5io; In Ezecli., I. XIH, P. L.,
XXV, 43o AB; Dial. ady . Pelagianos, II, iv, P. L.,
XXIII, 538 C. On pourrait apporter beaucoup d'au-
tres autorités, par exemple celle des Testimonia ady.
Graecos, attribués quelquefois à saint Grégoire de
Nysse, m, P. G., XLVl, 209 A. Quiconque admet
l'unité du plan divin et reconnaît dans l'Ancien Tes-
tament une ébauche du Nouveau, sera disposé à
faire, en pareille matière, crédit aux Pères de l'Eglise
et à penser que les harmonies qu'ils ont cru décou-
vrir ne sont pas imaginations vaines, mais répon-
dent à de réelles intentions de l'Esprit saint.
Souvent aussi, les Hères ont signalé la figure de
Marie dans quelques-unes des femmes de l'Ancien
Testament; telles :
Sara, l'épouse d'Abraham, longtemps stérile et
merveilleusement féconde. — Saint Ambroise, De
institutiune virginis, v, 33, P. L., XVI, 3i3B.
Marie, scieur de Moise, associée à l'œuvre du
législateur. Exod., xv, :iO-23. — Saint Ambroise, De
institulione virginis, v, 34, P. I.., XVI, 3i4 A.
Les héroïnes du peuple de Dieu : Debbora.
Judith.
Esther, la reine toute-puissante par sa prière.
L'Eglise a suivi les Pères dans la voie de ces appli-
cations.
L'exploitation liturgique de certains textes scrip-
turaires, en l'honneur de la Mère de Dieu, s'inspire
de raisons particulières.
Il existe surtout deux catégories de textes de
l'A. T., que l'Eglise se plait à détourner de leur sens
primitif pour les ajipliquer à Marie : ce sont les
textes sapientiaux relatifs à la Sagesse incréée, et
les textes relatifs à l'Epouse du Cantique. Les clercs
habitués à l'Office divin et les fidèles qui récitent le
petit Office de la Sainte Vierge goûtent souvent le
charme mystique de ces applications, sans en con-
naître le fondement précis. Nous devons en rendre
raison.
Les livres sapientiaux nous montrent la pensée
divine à l'œuvre avant toute création, concevant
le dessein des grandes choses que Dieu devait réa-
liser pour sa gloire. Ils la montrent encore à l'œuvre
dans l'acte même de la création, ouvrière d'ordre et de
beauté, condescendant sans s'amoindrir, s'abaissant
au particulier, s'insérant pour ainsi dire dans le dé-
tail des réalisations divines et se jouant parmi les
125
MARIE, MÈRE DE DIEU
126
créatures. Or la j)ensée divine, le Verbe divin — car
c'est tout un — devait s'incarner alin de poursuivre,
sous une forme humaine, l'accomplissement des
mêmes desseins de munilicence et de miséricorde. Il
était donc naturel de rapporter à la i)ersonne du
Verlie incarné les mêmes textes de l'Ecriture, d'au-
tant que l'Incarnation n'est que le prolongement du
même plan primitif, avec les modalités nouvelles
appelées par la désobéissance de l'homme, avec le
redresse nent du désordre et la restauration de l'hu-
manité déchue. C'est ce qu'ont parfaitement compris
les Pères les plus anciens, comme un saint Justin,
dès le milieu du deuxième siècle. Retraçant la car-
rière du Verbe divin, ils ont coutume d'en marquer
la première étape avant tous les temps au sein de
Dieu, et pour cela recourent aux livres sapientiaux;
après qui)i ils montrent, écrite d'avance par les pro-
pliètes, l'iiistoire du salut messianique, l'Incarnation
et la Rédemption.
Mais, d'autre part, Marie tient de plus près que
toute pure créature, soit à la pensée divine, dont elle
est le chef-d'œuvre, soit en particulier au dessein de
l'Incarnation et de la Rédemption, dont elle est,
aiuès Jésus, linsU'ument. A ce double titre, elle
occupa, plus que toute créature, avant tous les
temps, la pensée féconde de Dieu; dans toutes les
perspectives qui s'ouvrent sur la carrière du Verbe
incarné, Marie est au premier plan.
C'est pourquoi l'Eglise se croit autorisée à opérer
l'adaptation à Marie des textes qui, selon leur sens
littéral, ne conviennent qu'à Jésus. Si étroite est, à
ses yeux, l'union entre le Fils et la Mère, qu'elle ne
craint pas de décerner à l'un et à l'autre une même
louange. Pour le premier nocturne des fêtes de la
Sainte Vierge, elle recourt à ces chapitres viii" et ix'
des Proverbes, qui visent immédiatement la Créa-
tion et la Providence :
Le Seigneur m'a produite en tète de sa voie,
avant ses «vuvres, jadis.
Dès réteniilé j'ai été fondée,
dés le principe, avant l'origine de la terre.
AvanL que les abîmes fussent, je suis née,
avant que fussent les sources chargées d'eaux.
Avant que les montagnes fussent fondées,
avant les collines, je suis née,
Alors qu'il n'avait point fait la terre ni les champs
ni le premier grain de la poussière du monde ;
Quand il établit les cieui, j'étais là,
quand il traça un cercle sur la face de l'abîme,
Quand il amassa les nuages en haut
et dompta les sources de l'abîme.
Quand il iixa des bornes à la mer,
et les eaux ne transgresseront pas son ordre ;
Quand il affermit les fondements de la terre,
J'étais près de lui comme un enfant,
j'étais ses délices chaque jour,
jouant devant sa face en tout temps,
Jouant sur le globe de ht terre.
et mes délices [sont] avec les iils de l'homme.
Et maintenant, mes fils, écoutez-moi,
et heureux ceux qui gardent mes voies !
Ecoutez mon avis, soyez sages,
gardez-vous de les rejeter.
Heureux l'homme qui m'écoute,
veillant à ma porte chaque jour,
attentif au seuil de ma demeure.
Car qui me trouve, trouve !a vie
et obtient grâce de lahvé.
Les leçons du petit Ollfce de la Sainte Vierge sont
prises du chapitre xxiv de l'Ecclésiastique, où l'on
retrouve des développements très semblables :
Je suis sortie de la bouche du Très haut,
et comme une nuée, j'ai couvert la terre.
J'ai fixé ma tonte sur les hauteurs;
mon trône est sur une colonne de nuée
J'ai parcouru seule la voûte du ciel
et me suis promenée au fond des abîmes.
Sur les ilôts de la mer et sur toute la terre,
sur tout peujtle et toute nation, j'ai dominé.
Partout j ai cherché mon repos
et l'héritage où je devais faire mon séjour.
Alors le Créateur de toutes choses rac commanda,
mon Créateur ht reposer ma tente
Et dît : Fixe ta tente en Jacob,
sois héritière en Israël.
Avant les temps, dès le principe, il m'a formée
et jusqu à 1 éternité je ne cesserai pas d'être.
Dans le tabernacle saint, devant sa face, je l'ai servi.
Anisije fus affermie en Sion ;
dans la ville chérie, il m'a fait aussi reposer,
et Jérusalem est ma puissance.
J ai pris racine dans le peuple honoré [de Dieu],
dans la jiart de Dieu, [dans] son héritage.
Je me suis élevée comme un cèdre au Liban,
comme un cy[irès sur les monts d'ilermon ;
Je me suis élevée comme un palmier à Engaddi,
comme des rosiers à Jéricho,
Gomme un bel olivier dans la planie ;
je me suis élevée comme un platane;
Comme lecinn.'uneetle baumeodorantj'ai répandu un parfum,
comme une myrrhe choisie j'ai exhale une suave odeur.
Comme le galbanum, l'onyx, la stacLé,
comme une vapeur d encens dans le tabernacle.
Comme un térebinthe j'ai étendu mes rameaux,
mes rameaux sont des rameaux de gloire ot de grâce.
Comme une vigne, j'ai fleuri en grâce
et mes fleurs sont des fruits d'honneur et de richesse.
Je suis la mère du bel amour,
de la crainte, de la science, de la sainte espérance,
\'enez à moi, vous qui me désirez,
rassasiez-vous de mes fruits.
Car mon souvenir est plus doux que le miel,
mon héritage plus que le rayon de miel
Ceux qui me mangent auront encore faim,
ceux qui me boivent auront encore soif.
Celui qui m'obéît ne sera pas confondu,
ceux qui travaillent avec moi ne pécheront pas.
Ainsi la mère du Verbe nous est-elle montrée fruc-
tifiant pour Dieu.
Les emprunts faits par la liturgie mariale au Can-
tique des cantiques n'ont pas moins de charme ;
ils se justifient par des considérations un peu diffé-
rentes.
Sous le voile de l'allégorie, l'exégèse chrétienne a,
de tout temps, reconnu dans l'Epouse du Cantique
l'Eglise épouse du Christ, ou encore l'àme attirée à
l'amour divin. Que l'on s'attache à l'une ou à l'autre
de ces interprétations, on y trouvera place pour
Marie, et une place éminente. Car Marie est, dans
l'Eglise, l'élément le plus saint, le plus tendrement
uni à Dieu, Elle est encore, entre toutes les âmes
éprises de Dieu, la plus aimante. Donc, à ce double
titre, elle réalise, avec une perfection unique, le per-
sonnage de l'Epouse. Dès le troisième siècle, saint
HiPHOLYTE indique ceci d'un trait (voirn'ALÈs, Théo-
logie de saint Hippolyie, p. 128); au quatrième siè-
cle, saint Grégoire de Nysse, saint Epiphane, saint
Ambroise, y reviennent à maintes reprises. « Ils la
reconnaissent dans le jardin fermé, dans la fontaine
scellée, etc. Mais il faut arriver au douzième siècle
pour rencontrer des ouvrages où le livre entier soit
interprété de la Mère de Dieu. A partir de cette épo-
que, les interprétations de ce genre sont nombreuses.
On en trouve même chez les Grecs ; par exemple,
celle de Matthieu Cantacuzène, au xive siècle, » (Ter-
rien,/.a jl/ère t/e/^/e h, //i jUère des hommes, i. I,p.i83,
note 3). A vrai dire, cette application continue du
Cantique à la Mère de Dieu, que l'auteur n'avait pas
distinctement en vue, ne va pas sans quelque chose
d'artificiel; mais on ne peut contester le bon droit
de cette exégèse, restreinte à des traits choisis.
127
MARIE, MERE DE DIEU
128
Ainsi l'Eglise emprunte volontiers cette strophe
pour célébrer les amours de l'Esprit divin et de la
Vierge (Canl., iv, 8-12) :
Avec moi, du Liban, ^mon) épouse,
avec moi, du Liban ;
tu viens, Lu t'avances
du sommet de l'Amana,
du sommet du Sanir et de l'Hermon,
des repaires des lions,
des monts des léopards.
Tu me ravis le cœur, ma sœur, (mon) épouse,
tu me ravis le cœur par un seul de tes regards,
par une seule des perles de ton collier.
Que tos amours sont agréables, ma sœur, (mon) épouse.
combien meilleures que le vin !
et l'odeur de tes parfums i[ue tous les baumes !
Tes lèvres distillent le miel, (mon) épouse ;
sous ta lauf^ue sont miel et lait,
et le parfum de tes vêtements est le parfum de l'encens.
Tu es une source fermée, ma sœur, (mon) épouse,
une source fermée, une fontaine scellée.
I^TninciionV.ioao'iijLeCanliquedescanliques, Paris, 1909.)
L'Eglise ne sait pas d'accents plus briilants que
cet cpitlialame inspiré de Dieu, ni de plus propres
à ravir les cœurs des hommes vers la beauté éter-
nelle : c'est pourquoi elle ose y recourir, dans son
impuissance à redire les prédilections de Dieu pour
la Mère de son Verbe. Mais ce lyrisme de l'amour
nous a entraînés fort loin des fondements histori-
ques du culte du à Marie. Il faut y revenir en prenant
pied sur le terrain du N. T.
Sur la Sagesse ouvrière de Dieu, cf. S. Ephrem,
Sermo 11, De Nativitate Domini, 0pp. Syr., II, Itob;
Sermo, 0pp. Graeca, II, 275-396; S. Léon le Grand,
Ep. XXVIII (alias xxiv) 2, Ad Flaiianum Cptanuni,
P. L., LIV, 763 A; Ep. xxxi (alias xxvii), Ad Pulclie-
riam Augustam, ihid., 791 A; Sermo xxv (/n Nalii'.
Domini, v), 2, ibid., 209 A. — Cf. R. M. de la Bkoise,
La Sainte Vierge, p. 2-5; 19-28.
Sur l'Epouse du Cantique, voir Saint Ambroise, Jn
Ps. cxviii, passim, P. L., XV; De institutione virgi-
nis, passim, P. L., XVI, 3o5-334 ; Saint ïiikodote
d'Ancybe, Ilom., VI, 11, In sanclam Deiparam et in
Natal. Domini, P. G., LXXVII, 1^27; Saint Ephre.m,
Orationes ad Deiparam, 0pp. graec, III, 524-552. —
R. M. de la Broise, La Sainte Vierge, p. 17-19.
En général, sur la Sainte Vierge dans l'Ancien
Testament, voir A. Schakfeh, Die Gottesmiitter in der
heiligen Sckri/t, Miinster in W., 1887; T. Livius, 7/ie
blessed Virgin in the Fathers of the first six centu-
ries, ch. I et II, London, iSyS.
S° Nouveau Testament
Les récits évangéliques relatifs à l'enfance du
Christ (Matt., i-ii; Luc, i-iii) sont la première et
presque l'unique source historique touchant la
Vierge mère. Naturellement, ces récits n'ont pas
trouvé grâce devant la critique rationaliste. Il est
vrai que la tradition littéraire ne les dislingue pas du
reste de nos évangiles ; conséquemraent, ils devraient
bénélicier des conclusions générales acquises quant
à la valeur historique de ces évangiles (voir art.
Evangiles, t. I, col. 1684-1704). Mais leur contenu
merveilleux les dénonce à l'incrédulité comme parti-
culièrement inacceptables. Rappelons quelques-uns
des nombreux efforts tentés pour les éliminer. —
Voir A. DuiiAND, S. J., /.'enfance de Jésus Christ,
d'apri:s les évangiles canoniques, Paris, 1908,
p. i4 sqq.
Déjà les adversaires païens du christianisme,
Celsb, Porphyre, Julien, traitaient ces récits de fa-
bles. La négation, souvent rééditée, a pris corps au
dix-neuvième siècle sous le nom de théorie du mythe.
Elle n'a pas eu d'interprète plus conséquent que
David Frédéric Strauss (•}- 1874). Dans sa première
Vie de Jésus (éd., i835), il entreprend d'expliquer la
genèse de l'histoire évangélique par la collaboration
de deux facteurs, l'un inconscient, l'autre conscient :
création spontanée du sentiment populaire, c'est le
facteur inconscient; liction réfléchie des évangélistes,
c'est le facteur conscient. — Folle entreprise, dira-
t-on : le Christ n'est pas un héros d'Homère; par la
date de sa naissance, il appartient au plein jour de
l'histoire. — Strauss entend l'objection; il va y ré-
pondre; prenons acte de ses paroles. 11 admet, dans
sa Vie de Jésus, trad. fr., 1889, t. I, p. Gg, qu'on de-
vrait croire les dogmes chrétiens « s'il était prouvé
que l'histoire biblique a été écrite par des témoins
oculaires, ou du moins par des hommes voisins des
événements ». Et c'est justement ce qu'il nie.
Fort heureusement pour l'entreprise de Strauss, il
se trouva que, dans le même temps où il recons-
truisait l'histoire évangélique, Christian Baur et
l'école de Tubingue s'appliquaient à reviser la date
traditionnelle des écrits du N. T., et l'abaissaient
jusqu au deuxième siècledeiiotreère.Ces conclusions
radicales, après avoir troublé une ou deux généra-
tions, devaient décliner; aujourd'hui la réaction est
complète ; elle a trouvé des promoteurs parmi les
protestants aussi bien que parmi les catholiques.
Mais la vogue passagère des hypothèses de Tubingue
avait fourni, en son temps^ des armes à la critique
destructive de Strauss.
Restait pourtant à expliquer l'éclosion, en pleine
période historique, du mythe de Jésus. Strauss n'est
pas à court d'hypothèses. Le mythe messianique,
dit-il, n'était pas à créer : il était dans l'air des mi-
lieux juifs. Les évangélistes n'ont eu qu'à l'emprun-
ter à leur génération et à l'appliquer à Jésus de Naza-
reth. Ainsi l'apparente éclosion mythique n'est que
la projection, sur une personne contemporaine, des
rêves du passé. Veut-on savoir comment les choses
se passèrent en détail?
L'histoire évangélique s'ouvre sur la naissance
miraculeuse de Jean le précurseur : réminiscence de
la Bible. Les souvenirs d'Isaac, de Samson, de
Samuel et autres personnages nés dans une atmo-
sphère de miracle, ont fourni la donnée; la rédaction
prétendue de saint Luc est due à un disciple de Jean;
elle ne prouve que le souci de rattacher à la légende
chrétienne, alors en pleine floraison, la grande ligure
du Baptiste.
La généalogie du Christ a tenté deux évangélistes,
saint Matthieu et saint Luc : témoignage d'un effort
tardif pour relier le personnage de Jésus à la pro-
phétie messianique, en établissant sa descendance de
David. Il était tout indiqué d'avoir égard à l'oracle
d'Isaie, relatif à la vierge mère (vu, i4); le contresens
des Septante suggéra l'idée de la conception virgi-
nale.
Saint Luc mène Marie à Bethléem : la raison en est
claire. Il fallait assurera Jésus le bénéfice de l'oracle
de Michce (v, 3), désignant Bethléem comme le lieu
d'origine du Messie.
Les anges apparaissent aux bergers : il le fallait,
pour amener près de la crèche ces héritiers des an-
ciens patriarches. David, après tant d'autres, ne fut-
il pas pasteur de brebis {Ps. lxxvii, 70, etc...)?
Les bergers, en saint Luc, ont pour pendant les
mages, en saint Matthieu. Ici, d'autres souvenirs bi-
bliques interviennent : prophétie de Balaam, suggé-
rant l'astre symbolique et évoquant le souvenir des
mages clialdéens ; présents de l'Orient, indiqués par
un texte d'Isaie (lx, 5. 6).
Le massacre des Innocents rehausse opportuné-
ment le personnage du Nouveau-né : il a clé composé
129
MARIE, MERE DE DIEU
130
sur le modèle de tant de grands hommes menacés
dès leur berceau; depuis Moïse jusqu'à Auguste, en
passant par Gyrus et par Romulus. D'ailleurs, rien
de plus vraisemblable que le rôle prêté dans cet épi-
sode à Hérode le tyran iduméen connu comme
assassin de ses proches. L'Eg-ypte s'oll'rait naturel-
lement pour accueillir le fugitif; et puis, ne fallait-il
pas faire venir le Messie d'Egypte, selon l'oracle
d'Osée (XI, i)?
La circoncision et la présentation au temple sont
des traits fournis — ou plutôt imposés — par le
rituel mosaïque.
Les cantiques conservés en saint Luc — Magnifi-
cat, Benedictus, Nunc dimittis — sont dans le goût
de l'A. T., et conformes à des modèles connus.
Le mot Unal de saint Matthieu, ii, 2,3, rappelant
la prophétie relative au Nazaréen, est une adroite ré-
futation du dicton populaire, d'après lequel rien de
bon ne pouvait venir de Nazareth.
L'épisode de Jésus au temple est renouvelé de Sa-
muel — sinon même d'autres personnages moins il-
lustres : on peut rapprocher, par exemple, ce que
l'historien JosKi'HE, en son autobiographie, il, raconte
de son précoce génie.
Le procédé de Strauss — car c'est le cas de parler
de procédé — est fort simple, sinon convaincant.
Après lui, on n'a guère fait mieux, encore que le pro-
grès de la critique textuelle ait amené divers auteurs
à présenter des hypothèses plus précises. — On en
trouvera plusieurs analysées par A. Durand, L'en-
fance du Christ, p. 5i sqq. Nous serons nécessaire-
ment beaucoup plus sommaire.
Parmi les critiques rationalistes, les uns voient
dans l'évangile de l'enfance une mosaïque plus ou
moins compliquée de textes, différents de date et
d'inspiration ; les autres reconnaissent l'unité litté-
raire des récits, mais s'abstiennent de conclure à la
réalité des événements.
Au premier groupe appartiennent P. W. Schmib-
DBL, auteur de l'article Mary dans V Encyclopaedia
Biblica de Cheyne (1902), qui voit dans la généalogie
(Matt., I, i-i'j)reml)ryondu récit de saint Matthieu ;
A. Habnack, Za Luk., i, 34-35, dans Zeitschrift f.
NTliche Wissenschaft, 1901, p. 53-57, afl™et que
tout procède de Matt., i, 18, 26; voit dans l.uc, i,
34-35, un raccord introduit par l'évangélisle dans un
document judéochrétien où il n'y avait pas trace de
conception virginale; H. Holtzmann, Hand-Com-
mentar zum NT., Die Synoptiker, p. 87-44. distingue
dans Luc, i-ii, deux documents : un document ébio-
nite (judéochrétien), 11, 21-52 : c'est le plus ancien;
et une partie d'idéalisation, i-ii, 1-20, où s introduit
l'idée de conception virginale ; H. Usbnbr, Geburt
und KindheitJesu,ZS.f. NTliche Wissenschaft, igoS,
p. 1-21.
Au second groupe appartiennent P. Lobstein, Die
Lehre i/on der ubernaiurl, Geburt Chrisii, i8g6 (en
français dans la Revue de théologie et de philosophie,
1890, p. 3o5); O. Pfleiderer, Das Christusbild des
urchrisllichen Glaubens^, 1908; le chanoine anglican
T. K. CuEYNE, Bible Probtems, igo5; auxquels on
peut ajouter M. A. Loisy. De temps en temps, cer-
taines conceptions plus inattendues se font jour ;
c'est ainsi que L. Conrady, Die Quelle der kanonis-
chen Kindkeitsgeschichte Jésus-, Gôttingen, 1900,
découvrait dans nos évangiles de l'enfance des récits
empruntés au cycle de la déesse Isis : la source com-
mune de ces récits serait le protéi'angile de Jacques,
dont nous possédons le texte grec, mais qui aurait
été composé en hébreu, au début du ii" siècle, par
un Alexandrin, désireux de populariser, sous les
traits de la Vierge Marie, l'histoire delà déesse égyp-
tienne. L'auteur resté inconnu qui, sous la signature
Tome m.
Guillaume Herzog, de Lausanne, publia en 1907
dans la Revue d'histoire et de littérature religieuses
une série d'articlesdu rationalisme le plus cru, sur la
Sainte Vierge dans l'histoire, s'est mis en moindres
fraisde nouveauté. Il admet simplement que le dogme
de la conception virginale lit son apparition, vers la
lin du i*' siècle, dans les chrétientés d'origine hellé-
nique, sous l'influence de ce titre de Fils de Dieu,
sous lequel on aimait à saluer Jésus, et de la prophé-
tie d'lsaïe(vii, i4), lue à travers les Septante. Le pan
théon grec abondait en fils de dieux: de cette don
née, amalgamée avec la prophétie messianique, sortit
le dogme chrétien.
Arrêtons ici l'énumération des essais rationalistes,
et abordons la lecture des évangiles.
En réalité, l'évangile de l'enfance, selon saint Mat-
thieu, est un bloc, contre lequel seul le parti pris
peut s'acharner. Toutes les Eglises l'ont reçu avec le
reste de cet évangile ; les sectes même l'ont conservé.
Les Ebionites faisaient exception, au témoignage
de saint EpiPHAKE,//fler., (x), xxx, i3-i4,jP. G.,XL1,
428-429. Mais cette mutilation de l'évangile dit
« hébreu » ne fait que mettre à nu l'intention de ces
sectaires judaisants, pour qui Jésus était un homme
ordinaire. D'autre part, l'évangile hébreu de saint
Matthieu, que lisaient les Nazaréens de Bérée en
Syrie, possédait les deux premiers chapitres; nous
l'apprenons de saint Jérôme, à qui le texte de cet
évangile fut communiqué (De vir. illustr., m, P. L.,
XXIU, 61 3), et qui le cite (In Matth., 1. I, n, 5. i5,
P. L., XXVI, 36-27). D'"i point de vue critique,
Matt., i-ii, est inattaquable, au jugement de Strauss,
Vie de Jésus, I, 117.
Il en faut dire autant de Luc, i-iii. Au deuxième
siècle, il s'est trouvé un hérétique pour arracher ces
pages, qui rendaient un témoignage trop clair à l'hu-
manité du Sauveur : c'est Marcion. En cela, Marcion
n'obéissait à aucune considération de critique histo-
rique, mais au postulat de son docétisme. De nos
jours, on a repris quelquefois, sous l'empire de pré-
jugés divers, ce travail de dissection, sans aboutir à
rien de durable. Et vraiment, au lecteur de bonne foi
et doué de sens littéraire, on ne peut trop conseiller,
avant tout, la lecture de ces premières pages, écrites
par saint Lue : l'impression d'unité, de simplicité,
d'harmonie suave et pénétrante, qui s'en dégage,
prévaudra d'ordinaire contre toute autre expérience
philologique.
Mais que penser du silence de saint Marc et de
saint Jean sur les premières années du Sauveur ?
Le fait que deux de nos évangiles, sur quatre, ne
mentionnent pas la conception miraculeuse, adonné
prise à la critique. En réalité, cette omission ne
constituerait une présomption d'ignorance qu'autant
qu'il serait impossible d'en rendre compte par le
caractère propre de ces évangiles. Or rien n'est
moins impossible.
Saint Marc, rapportant la catéchèse primitive,
s'attache aux faits publics de la vie du Sauveur, en
vue de prouver sa mission divine. La conception
miraculeuse, loin de pouvoir être alléguée comme
preuve, a besoin elle-même d'être prouvée : ce
n'était pas un fait à mettre en avant. D'autre part,
si nous demandons à saint Marc ce qu'il pense de
Jésus, il nous répondra, à maintes reprises, que
Jésus est le propre Fils de Dieu : i, i . 1 1 ; in, 1 1 ; v, 7 ;
IX, 7 ; XIV, 61 ; XV, 89. Il nous répondra encore qu'il
est fils de Marie, simplement: vi, 3. Joseph est pour
lui comme inexistant : — c'est une circonstance dont
la critique rationaliste oublie de tenir compte. Nous
reviendrons plus loin sur un passage qui a paru
créer une difficulté positive, m, 21. 3i .
Quant à saint Jean, son silence témoignerait plutôt
131
MARIE, MÈRE DE DIEU
132
en faveur de la foi traditionnelle. Car il connais-
sait sûrement les évangiles de saint Matlbieu et de
saint Luc; s'il s'étailaperçu qu'on voulait introduire,
sous le couvert de ces évangiles, une nouveauté, il
n'evit pas manqué d'élever la voix, comme il éleva la
voix contre l'hérésie de Cérinthe et celle des Ebio-
nites. Disons mieux : en réalité, il a élevé la voix
très efficacement. Contre des sectaires qui niaient à
la fois la divinité de Jésus et la virginité de sa mère,
Jean mit en pleine lumière la divinité de Jésus-Christ :
pour ceux qui voulaient bien voir, l'éclat de ce
dogme était décisif; car la divinité a ses exigences :
c'était de quoi dissiper toutes les ombres répandues
sur la naissance du Seigneur. Au reste, fidèle à son
rôle de téuioin, racontant ce qu'il a vu de ses yeux
et touché de ses mains (I lo., i, i sqq.), Jean n'a pas
coutume de redire ce qui a été bien dit par des
témoins autorisés. 11 n'est pas revenu sur le précepte
du baptême — et pourtant l'entretien avec Nicodème
le montre très averti sur ce point {lo., in). Il n'est
pas davantage revenu sur l'inslilution de l'Eucha-
ristie — et pourtant le discours sur le pain de vie
constitue la meilleure introduction au mystère
eucharistique {lo., vi). Devant le mystère de la con-
ception virginale, son attitude est la même. Il ne
refait pas l'œuvre de Matthieu ni de Luc, mais il la
suppose, et les héritiers immédiats de son esprit,
comme saint Ignace d'Antioche, ne s'y tromperont
pas. Nous les trouverons parfaitement instruits de
ce mystère.
Nous ne voulons pas faire état d'une leçon sin-
gulière de loan., i, i3,qui donnerait à la doctrine de
la conception virginale un fondement dans le qua-
trième évangile ; mais quand cette leçon est admise
par les adversaires de la conception virginale, il
n'est que juste de l'invoquer contre eux. Au lieu du
texte reçu : « Ceux qui ne sont pas nés du sang, ni
de la volonté de la chair, ni de la volonté del'homme,
mais de Dieu », cette leçon porte : « Celui qui est né,
non pas du sang... mais de Dieu. » Au lieu de : o?
... 's-/sjvr,6r,':i/.-j,on Ut: oi-.. 'tr/vi-arfjr,. C'cst-.i-dire quB cette
inciseest rapportée, nonauxenfantsadoptifs deDieu,
aux chrétiens, mais au propre Fils deDieu, à Jésus
Christ. Cette leçon parait attestée chez saint Ignacb,
Ad. Sinyrn., i, i; chez saint Justin, l Ap., xxxii ;
niai., Lxiii ; elle l'est sûrement dans la version
latine de saint Irénée, Ads'. llaer. ,ll\, xvi, 2 ; xix, 2 ;
et chez Tertullikn, De carne C'iristi, xix, qui repro-
che aux gnosliques valentiniens de suivre l'autre
version ; par saint Ambroise, saint Augustin, Sul-
piOE SÉviiHB et le codex i'eronensis h des évangiles.
.\n deuxième siècle, c'est la leçon la mieux attestée.
Au jugement d'un exégète aussi ]>eu suspect que
J. RÉVILLE, Le quairième évcingUe ^, p. 102, note,
Paris, 1902, elle a a l'avantage de donner un point
d'appui dans le quatrième évangile à la naissance
virginale de Jésus ».Dansle même sens, H. J. Holtz-
MANN, Iland-Comnientar zum NT., t. IV-, p. 34.
Malgré cela — ou plutôt en porlieà cause de cela — ,
ces auteurs la rejettent. Nous la rejettons avec eux,
bien que pour d'autres raisons. Mais si on l'accepte,
comme fait G. Hkrzug cppuyé sur A. Loisy, du
moins ne faudrait-il pas la vider de son contenu !
— Gf L. DE Grandmàison, Etudes, t. CXI, p. 5i5-5i7.
Mais voici qu'on nous montre, dans le texte au-
thentique du quatrième évangile, la preuve que Jé-
sus était (ils de Joseph. Ecoutons. S.iint Jean ne
met-il pas sur les lèvres du futur ap6tre Pliilippe,
s'adressant à Nathanaël, ces paroles {lo., i,ï5):
« Celui dont parle Moïse dans la Loi, et les prophè-
tes, nous l'avons trouvé : c'est Jésus, fils de Joseph,
lie Nazareth. » Et de rechef, sur les lèvres des gens
de Gapharnaiim (/o., VI, li'i): « N'est-ce pas Jésus,
tils de Joseph, dont nous connaissons le père et la
mère? » — 'Tel est l'argument. Que vaut-il'.' Assuré-
ment, tous ceux à qui le mystère de l'Incarnation de-
meurait inconnu, — et ceux-là, bien entendu, c'était
tout le monde, en dehors des parents de Jean-Bap-
tiste et peut-être de quelques rares privilégiés —
tous ceux-là devaient naturellement tenir Jésus pour
le tils de Joseph, puisqu'on l'avait vu grandir sous
son toit. Mais on veut que l'évangéliste, en rappor-
tant cet n on dit », l'ait pris à son compte! Ainsi
GuiGNEUERT, Manuel d'histoire ancienne du chris-
tianisme; les origines, p. iC5, Paris, 1906; G. Herzog,
p. i3i ; etc. — Toute discussion serait superflue.
Il est temps d'écouter saint Luc et saint Matthieu.
Luc, J, a6-38.
Au sixième mois (après la conception de Jean le précur-
seur), l'ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans une ville de
Galilée nommée Nazareth, vers une vierge fiancée à un
homme nommé .Joseph, de la maison de David ; 1© nom de
la vierge était Marie. L'ange, étant entré chez elle, dit ;
« Je vous salue, pleine de gr;ice ; le Seigneur est avec vous
[vous êtes bénie entre les ïomniesj. » A ces mots, Marie
lut troublée ; elle se demandait ce qu'était cette salutation.
L'ange lui dit ; « rs'e craignez point. Marie; car vous avez
trouvé grâce devant Dieu. Voici que vous concevrez dans
votre sein et enfanterez un fils, et vous lui donnerez le nom
de Jésus, 11 sera grand ; on l'appellera Fils du Très-Haut ;
le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père,
il régnera éternellement sur la maison de Jacob, et son règne
n'aura pas de tin. n Marie dit à lange: « Comment cela
se l'eru-t-il, puisque je ne connais pas d'homme? » L'ange
lui répondit : « L'Esjjrit saint viendra sur vous et la vertu
du Très- Haut vous couvrira de son ombre. C'est pourquoi
le fruit saint qui naîtra de vous sera appelé Fils de Dieu.
Et déjà Elisabeth votre parente a elle-même conçu un fils
dans sa vieillesse : ce mois est le sixième, pour elle qui
était appelée stérile ; car rien n'est impossible à Dieu. » Marie
dit : « Voici la servante riu Seigneur. Qu il me soitfait selon
votre parole. » Et l ange la quitta.
D'un point de vue textuel, notons qu'au verset 28
les mots « vous êtes bénie entre toutes les femmes »
manquent ici dans d'excellents manuscrits, tels que
Vaticanus B et Sinaiticiis ^. Mais on les retrouve au
V. 42 sur les lèvres d'Elisabeth, et là les manuscrits
sont d'accord. En tant qu'appartenant à la saluta-
tion de l'ange, ils sont une particularité du texte
dit occidental.
L'extrême limpidité du récit touchait un critique
tel que llenan, et constitue la présomption la plus
forte en faveur de son intégrité. Les dillicultés tex-
tuelles soulevées par Harnack, Zettsclirijl fur die
AJ'liche Wissenschaft, 1901, p. 53-57, contre l'au-
thenticité des versets 34-35, peuvent se ramener à
trois points: i''2)arlicularités de lexique : la conjonc-
tion ÈTTsi ne se retrouve pas ailleurs dans Luc, ni
dansée/. ; âio ne se retrouve qu'une fois dans Luc
(vu, 7) ; plusieurs fois dans Acl.; — 2° exigences du
contexte: 33 appelle immédiatement 3G; l'inversion
de 34.35 a été dictée parle souvenir de Matt., i, i8-25V
et par un désir d'harmonisation avec L«c., I, 3i-32 ;
— 3° inconsistance du personnage de Marie: la vierge,
partout ailleurs silencieuse, se répand ici en paroles
devant l'r.nge. — Nous répondrons brièvement :i° S'il
fallait retrancher de l'évangile de saint Luc tous les
versets où se rencontre un terme qui ne se représente
pas ailleurs, le texte serait étrangement mutilé ; —
2° Si l'on admet — et pourquoi ne pas l'admettre?
^ que la vierge, prévenue par Dieu de spéciales béné-
dictions, avait résolu devant Dieu de demeurer vierge,
sa question apparaîtra fort naturelle : aux ouver-
tures qui lui sont faites de par Dieu, elle objecte les
droits de Dieu, et attend de Dieu même la concilia-
tion. Il est clair que, si l'on repousse a priori l'hypo-
thèse de l'Incarnation et les voies de Providence-
133
MARIE, MERE DE DIEU
134
deslinées à en procurer In réalisation, le raisonne-
ment ne peut se poursuivre; reste à savoir ce que
vaut une telle lin de non-recevoir ; — 3° Si, parce que
cette parole est, dans l'ordre de temps, la première
parole de la Vierge conservée par l'Evang-ile, on la
déclare inauthentique, il n'y a plus qu'à elfacer toutes
celles qui ont suivi, à commencer par le Magnificat.
De fait, .M. Harnack — nous y viendrons plus loin
— retranche à Marie le Magnificat et le revendique
pour Elisabeth. Mais la base de son argumentation
nous parait entièrement ruineuse. — Un trouvera,
sur cette question d'authenticité de Luc, i, 3^-35,
d'amples détails chez A. Durand, L'enfance de Jésus
Christ, p. 87-96.
La narration, exquise en sa candeur, ne saurait
procéder que des propres conûdences de la Vierge,
qui reçut la visite de l'ange. Elle présente des traits
qui appellent un commentaire.
Marie était fiancée à Joseph. Ainsi entendons-nous
le grec l//v>iTT£j//.év>;v, selon la vulgate desponsatam
et les Pères. Par ces tiançailles, fut sauvegardée ulté-
rieurement la réputation de Marie et celle de Jésus.
D'ailleurs, la loi juive mettait les ûanccs sur le pied
de véritables époux et leur imposait les mêmes de-
voirs de fidélité, en attendant que la (iancée eût
suivi le liancé dans sa demeure {Dent., xxii, 28. 3^).
Kien n'oblige d'admettre qu'à la date de l'Incarnation
Marie fût déjà sous le toit de Joseph, et saint Mat-
thieu (i, 18-20) parait exclure positivement cette hy-
pothèse.
Mais pourquoi ces fiançailles d'une vierge qui — on
vient de l'apprendre d'elle-même, l.uc, i, 34 — , était
résolue à demeurer vierge? L'Evangile ne fournit
pas de réponse positive à celte question. Peut-être
Marie était-elle fille héritière, et, comme telle, obligée
par la Loi de transmettre l'héritage, avec sa main,
au plus proche parent. Cf. Num., xxvi, 6; xxxvi,
G-12 ; Toï., VI, 1 1 ; VII, 14. On peut conjecturer qu'elle
obéit à ses parents, comptant sur la Providence pour
la guider ultérieurement dans ses voies. Nous igno-
rons comment la volonté de Dieu se manifesta;
mais, sans hésiter, nous croyons à une conduite spé-
ciale de Dieu sur Marie.
De fait, par le moyen de ces fiançailles, le mystère
de Nazareth demeura ignoré du monde. Saint Ignace
d'Antiociie, Ad Ephes., xix, 1, suivi par Obigène,
Jn Luc, Hom., vi, P. G., XIII, i8i5 A, et par saint
Jérôme : In Matt., 1. I, i, P. /,., XXVI, 24 B, ajoute :
et du démon.
D'après l'évangéliste, saint Joseph appartenait à
la maison de David. Selon les habitudes de langage
et de pensée des Juifs, qui tenaient la filiation adop-
tive pour pleinement équivalente à la filiation du
sang, il n'en fallait pas davantage pour que Jésus fût
légitimement réputé lils de David. Et l'antiquité
chrétienne est presque unanime à reconnaître dans
les deux généalogies du Christ, qui nous ont
été transmises par saint Matthieu (i, i-iG) et par saint
Luc (m, a3-38), les ancêtres de Joseph. Pour la généa-
logie selon saint Matthieu, il semble qu'il n'y ait
place à aucun doute, puisqu'elle aboutit à ce verset :
« Mathan engendra ( e/îvv/îtî.:) Joseph époux de Marie,
de laquelle naquit Jésus appelé Christ. » A l'excep-
tion de Tertullien (De carne Christi, xxii) et de
ViCTORiN DE Pettau (fu Apocutypsim, iv, 7-10), qui,
par une anomalie bizarre, ont cru trouver en saint
Matthieu les ascendants de Marie, les Pères s'accor-
dent à y voir ceux de Joseph. La généalogie selon
saint Luc a donné lieu à plus de controverses. Elle
s'ouvre parce verset : « Jésus commença (son minis-
tère) à l'âge de trente ans; il passait pour fils de
Joseph, (ils d'Héli... » Dès lors apparaît la divergence
avec le premier évangile, puisque le père de Joseph
s'appelle chez saint Matthieu, Mathan; chez saint
Luc, lléli. Cette divergence n'a pas échappé aux
Pères; ils ont dû chercher à en rendre compte. Dès
les premières années du m" siècle, Julhs Africai.n
indiquait un principe de conciliation dans les idées
courantes des anciens, et très particulièrement des
Juifs, en matière de généalogie. La loi du lévirat
(Dent., XXV, 5-6), qui assimile complètement la des-
cendance légale à la descendance par le sang, per-
met d'expliquer que la généalogie de Joseph ait pu
être tracée selon deux lignes dilférentes; pour que
son père s'appelle ici Héli, là Mathan, il suffit que
cette loi du lévirat intervint à cette génération, l'un
des deux noms étant celui du père selon la chair,
l'autre celui du père selon la loi; elle a pu intervenir
à d'autres générations encore. D'ailleurs, les deux
généalogies passent par David, et ce fait jus-
tifie l'oracle messianique, /'s. cxxxi, 11: « Le Sei-
gneur a juré la vérité à David, il ne s'en départira
l)as : du fruit de tes entrailles, je mettrai un fils sur
ton trône. »
Sur ce point d'institutions juives, il sera bon d'en-
tendre un auteur israclile. Voici comme s'exprime
M. Louis-Germain Lévy, l.a famille dans l'antiquité
israclite, p. 196, Paris, 190"» : « Pourquoi cette préoc-
cupation délaisser un lils? C'est que la seule immor-
talité qu'on connût alors était la survivance du nom.
Le fils né d'un mariage léviratique ajoutait à son nom
celui de son père putatif; de la sorte, ce dernier nom
se conservait dans les généalogies. Je leur état/lirai
dans ma maison et dans mes murs un monument et
un nom qui vaudra mieux que d avoir des fils et des
filles pour leur assurer un nom éternel qui ne périra
point (/s., Lvi, 5). Le premier fils né du mariage de
Ruth avec Booz s'appellera fils de Ma'hlon, fils d'Eli-
mélec (Maillon était le premier mari de Ruth, mort
sans enfant). Ainsi le nom du mort ne sera pas re-
tranché d'entre ses frères et de la porte de sa loca-
lité (Huth, IV, 10). Noémi, veuve d'Elimélec père de
Ma lilon, prend l'enfant, l'appuie contre son sein, et
par là déclare l'adopter et le reconnaître comme son
descendant légitime et direct. » — Sur la constitution
des listes généalogiques chez les Juifs, on peut lire
le iiiême auteur, p. 109-117.
La solution exposée par Jules Africain dans sa
Lettre à Aristide (ap. Eusèbb, //. E., I, vu, P. G., XX,
p. 89-100), et qu'Eusèbe appuie sur le témoignage des
5i5r:7'j»5i, parents du Seigneur selon la chair, a re-
cueilli le suffrage de nombreux Pères, parmi lesquels
il sufiira de citer saint Augustin, De consensu evan-
gelistarum, II, i, 2, P. L., XXXIV, 1071 : Neque enini
propterea non erat appellandus loseph paler Christi
quia non eum concnmhendo genuerat, quando qitidem
recte paler esset etiam eius quem non ex sua cuniuge
procreatum aliiinde adoplasset.
Ces considérations permettent de comprendre
pourquoi l'évangéliste, se préparant à raconter la
conception miraculeuse de Celui que l'ange appellera
Fils de David, note expressément l'origine davidique
de son père adoptif et non pas celle de sa mère; car
le père seul importait. Elles expliquent aussi com-
ment la tradition patristique n'a pas fait difllculté
d'admettre que nos deux généalogies, celle de saint
Luc aussi bien que celle de saint Matthieu, se réfè-
rent à Joseph, non à Marie. L'importance prépondé-
rante du chef de famille s'affirme à nouveau quelques
versets plus loin, à l'occasion du voyage de Bethléem:
Joseph s'y rend à titre de descendant de David, Six
rô tl-jy.i aÙTÎv '£5 oiy.vj y.yX nuxniy.:, ^y.utiS (Luc, II, 4)î
Marie l'accompagne simplement, comme son épouse.
De nos jours, on abandonne souvent l'hypothèse
de Jules Africain, poursuivre un autre système, pro-
posé par Grotius, développé par P. Poussines, S.J.,
135
MARIE, MERE DE DIEU
136
De concordia evangelistarum in genealogia Christi,
Tolosae, lô/iô, accueilli par les Bollandistes dans la
notice qu'ils consacrent à saint Joseph, Acta Sanc-
torum, 19 mars. D'après ce système, la généalogie
selon saint Matthieu représenterait l'ordre de suc-
cession au trône de David et serait conçue d'un
point de vue juridique ; seul, saint Luc aurait des-
sein de mentionner les ancêtres de Joseph selon la
chair. Matthieu aurait accueilli tel quel un de ces
documents, non exempts de combinaisons arlilieiel-
les, qui avaient cours chez les Juifs en matière de
généalogie; de là certaines omissions: Ochozias,
Joas, Amasias manquent entre Joram et Osias, au
verset 8 ; entre Abiud et Mathan (versets i3-i5), on
compte seulement six noms, au lieu de treize chez Luc ;
c'est assurément peu pour une période de cinq siè-
cles. Une préoccupation de symétrie (en vue du nom-
bre sacré de quatorze générations) parait avoir eu
jjart à la rédaction de ce document. C'était une ques-
tion pendante, dans les écoles rabbiniques, de savoir
si le Messie naîtrait de la lignée de Saloraon (voir
lerem., xxiii, 5; xxx, 9; xxxiii, 15-17), ou, à cause
de la réprobation de celle-ci en Jéchonias (/er., xxii,
28-80 ; xxxvi, 3o), de la lignée de Malhan. La pre-
mière conception se rellète en saint Matthieu, la
seconde en saint Luc. D'ailleurs on aboutit, de part
et d'autre, à Joseph. — Pour l'exposition détaillée
du système que nous venons de mentionner, Aoir
B. W. Bacon, dans le D. B. de Hastings, art. Genea-
logy, p. iSg-i^i. Sur le genre d'autorité que possè-
dent les documents généalogiques insérés dans
nos livres saints, J. Brucker, Etudes, t. XCIV, p. 229,
20 janv. 1903 ; t. CIX, p. 801, 20 déc. 1906; F. I'hat,
«rt. Généalogies, dans D. B.de Vigouroux (igoS).
D'ailleurs les Pères n'hésitent pas à croire que
Marie elle-même était iille de David (voir, par exem-
ple, saint Augustin, De conscnsu evangelistarum, II,
II, 4, P- f--, XXXIV, 1072). Ils en trouvent la preuve
notamment dans les paroles de l'ange, adressées à
Marie : son fils sera lils de David {Luc, i, 62); puis
dans les expressions singulièrement énergiques de
saint Paul sur l'origine du Christ selon la chair
{Rom., I, 3 : 'Ex ç-r.ipfxy.roz Stx'jùê /.y-v. çdfjxy., cf. Il Titn.,
II, 8), qui paraissent bien dépasser la portée d'une
liliation adoptive. Marie avait le droit — sinon même
le devoir, comme lille héritière, — d'épouser un
homme de sa tribu. Cependant nous voj'ons qu'elle
était apparentée à la tribu de Lcvi, par Elisabeth
{Luc, I, 5.36), et l'on a voulu de là conclure à son
origine lévilique. La conclusion ne vaut pas, si l'on
prétend que Marie appartenait elle-mèiue à la tribu
de Lévi; mais rien n'erapéche d'admettre que quel-
qu'un de ses ancêtres était sorti de celte tribu, car
la Loi n'obligeait pas en général les ûlles d'Israël à
se marier dans leur propre tribu (erreur d'ÛRiGÈNB,
Selecta in Numéros, P. G., XII, 58^ G, suivi par un
grand nombre de Pères); et la tradition chrétienne
s'est plu à reconnaître dans le Christ le sang des prê-
tres mêlé à celui des rois (ainsi saint Grégoire de
Nazianze,, Crtrm.,l,xviii,38-4o, P. G., XXXVII, 483 ;
saint H1LA.1RE, In Matt.^ I, i,P. L., IX, 919 A ; saint
Augustin, Quaestion. in Heptaleuclntm, "VII, xLvii,
P. L., XXXIV, 809). On peut supposer par exemple
que, le père de Marie appartenant à la tribu de Juda,
sa mère appartenait à la tribu de Lévi. Elisabeth,
notablement plus âgée que Marie, pouvait être sa
tante maternelle.
La croyance à l'origine davidique de Marie permet
d'entendre au sens le plus strict les textes de l'Ecri-
ture relatifs au Messie fils de David, et de reconnaî-
tre dans le premier chapitre de saint Luc la vérifica-
tion la plus rigoureuse de l'oracle d'Isaie, annonçant
la germination de la ligede Jessé. Toutefois, avouons
que l'origine davidique de Marie n'est pas énoncée
dans l'Ecriture aussi distinctement que celle de
Joseph. Rapporter les mots « de la maison de David «
(Luc, I, 27) à Marie, au lieu de les rapporter à
Joseph, parait grammaticalement impossible (quoi
qu'en pense J. Niessen, Die Mariologie des lil.
Jlieronrmus, p. 67). Et la plupart des exégètes, soit
catholiques, soit protestants, continuent de croire
que saint Luc, tout comme saint Matthieu, rapporte
la généalogie de Joseph. On a vu que tel fut déjà le
sentiment des Pères.
L'idée que saint Luc rapporte, non la généalogie
de Joseph, mais celle de Marie, fut pourtant émise
de bonne heure, s'il faut en croire un fragment publié
par le card. Mai sous le nom de saint Hilaire (.Xoi'a
Patrum Bibliotlteca, I, p. 477)- Mais elle disparut de
la tradition chrétienne, et on ne la retrouve qu'à la
Un du XV' siècle, llessuscitée par Anniusde Viteuue,
O. P. (1490), elle obtint un grand succès au temps de
la Réforme. Voir Patrizi, De Evangeliis, III, p. 92.
De nos jours, elle a été reprise avec beaucoup d'éru-
dition et poussée à fond, tantôt par des protestants
— tel B. Weiss, Z,pte/i A'sii^, I, 2o5, — tantôt par des
catholiques; voir surtout deux monographies catlio-
liques : P. Vogt, S. J., Der Stanimbaum Christi bel
den heiligen Evangelisten Matthàas und Lukas, Frei-
burg i. B., 1907; J. M. Ukkh, Die Stanimbaiime Jcsu
nach Mattluius und Lukas, Freib. i. B., 1910. Cette
solution oblige à admettre une parenthèse dans le
texte de saint Luc, m, 23 : Koti y.ùri; lî» i 'lr,7où: ir^}(o'u.iv'yi
êTTÎ T5 (ÎKTlTtjtiy toTs'c èrfÀiv Vfnoixo-JTK, ûjv uiô^ [w^ hoy.iytzo
'lwa/;ï] Toù Hhi Tyi Msi;;;!. Ainsi, l'on entendra que
Jésus, réputé lils de Joseph, était en réalité lils (ou
plus exactement petit-fils) d'Héli. D'autre part, le
Protévangile de Jacques donne au père de Marie le
nom de Joachim. Or Héli, sous sa forme complète
Iléliakim, et Joachim sont le même nom; et, d'après
le Talniud de Jérusalem, Cliagig, fol. 77,4, le père
de Marie se serait appelé Héli. Il apparaît donc que
saint Luc, en omettant ici le nom de Marie — les
femmes ne figurent pas communément dans les
généalogies — , nous aurait conservé l'ascendance
maternelle de Jésus.
Cette conclusion ne peut être tenue pour acquise ;
néanmoins les raisons qui l'appuient méritent consi-
dération. — Sur les ouvrages de Vogt et de Heer,
importante recension du R. P. Laghange, Kevue Bi-
blique, 191 1, p. 443-45i; J. NiEssBN, Die Mariologie
des hl. Ilieronrmus, c. v.
A quelque opinion qu'on se range touchant ces
généalogies, on y trouve l'allirmation de l'origine
davidique de Jésus, conformément au langage reçu
parmi les Juifs. Il deviendra fils de David en naissant
de la vierge.
On objecte parfois certaines variantes des manus-
crits. Quelques-unes donneraient à entendre que
Joseph fut le père de Jésus selon la chair. Tel est en
particulier le cas de la version syriaque des évangiles
découverte au Sinai en 1894, et qui porte (Mutt., 1,
16) : « Joseph, à qui était fiancée la vierge Marie,
engendra Jésus, qui est appelé le Christ. » Cette
découverte, très remarquée en son temps, parut à
quelques-uns devoir révolutionner toute la tradi-
tion chrétienne. Voir les lettres échangées par les
biblistes anglais, Conybeare, Sanday, Charles,
Badham et autres, dans The Academj, années, 1894-6.
Aujourd'hui l'on est bien revenu de cet émoi. En
soi, la leçon n'est pas nouvelle: on la trouve dans
cinq manuscrits grecs du groupe dit de Ferrar et
dans quelques manuscrits latins. Or il faut bien
observer que le contexte de ces manuscrits n'est pas
opposé — tant s'en faut — à la conception virginale.
Outre qu'ici même, Mt., i, 16, le texte parle de Joseph
137
MARIE, MERE DE DIEU
138
à qui était fiancée la vierge Marie (au lieu de : Jo-
seph épuiix de Marie, que porte le teste reçu), l'in-
teulioii du rédacteur ressort clairement des niodili-
cations qu'il introduit au verset 21 : n elle ('entendra
un (ils « ; au verset 25 : « elle lui engendra un lils ».
Ce qu'il veut, c'est mettre en relief, d'une part la
naissance virginale de Jésus, d'autre part son appar-
tenance à Joseph comme à son père légal. Et donc,
en disant que Joseph engendra Jésus, il a en vue la
lilialion légale. Il en est de même du texte cité par le
juif Aquila, dans le dialogue grec entre Timotlice
et Jquila, édité par F. C. Conybearb, Anecduin
Oioniensia classica, ser. VIII, 1898. — Sur toute
cette discussion, voir A.DunANn, /.'enfance de Jésus-
Christ, p. XIV et pp. 79-83. — Notons encore que le
plus ancien fragment manuscrit de nos évangiles
grecs présente Mt., i, 16 sous sa forme traditionnelle:
'Ï!>.x'JiQ ô'i 'r/ê'yvï;7£y 'I'j>7v;c. tÔv V-vê/^v M&^jCtaç, eç ^^ ï-jivvr^Of,
l/jToii; i ',v/-jjj.ivii XpiTT-i. (Papyrus publié par Grbnfell
et HuNT, Oxyrrhynclius Papyri, vol. I, n. 2, p. ^.6. —
iii'-iv" siècle.)
Le nom de la vierge était Marie. Ce nom prédes-
tiné, déjà porté par la sœur di- Moïse (Ex., xv, 20), a
été rattaché à diverses racines, et on y a trouvé
divers s3'mbolismes. Saint Jéhôme, Onomastica sacra,
éd. P. de Lagarde, p. 62, Gôtlingen, 1887, men-
tionne quatre étymologies ■.illiiminatrix me«,ou i7/»-
minans eos, ou zniyrna maris, ou Stella (stilla'i)
maris. D'autres entendent « la souveraine » ou a la
bien-aimée ». Qu'il sullisc de renvoyer à la monogra-
phie de Bardknhrwkb, Der Name Maria, Freiburg,
1895.
Les évangélistes synoptiques ont coutume d'appe-
ler Marie par son nom ; l'évangéliste saint Jean dit
de préférence : « la mère de Jésus. »
L'ange salue Marie pleine de grâce : Xr^.îp-, xtyv.pi-
TwyutV/). C'est là un hommage absolument unique.
Dieu qui, dès l'Ancien Testament, exigeait de ses
prêtres tant de pureté extérieure {Ex., xxx, ig-20;
Acv., XXI, etc.), qui, par sa grâce, met lui-même dans
les àraes les dons qui les rendent agréables à ses
yeux, daigne certilierpar la bouche de son messager
que Marie réalise le programme du bon plaisir divin
et qu'il est avec elle. D'autres personnages saints,
dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament, reçu-
rent l'assurance de la grâce divine qui se reposait
sur eux ; tels Jacob, Gen., xxviii, i4 ; Moïse, £'j-., m,
12 ; saint Paul, Eph., i ,6 ; ou bien nous sont présen-
tés comme pleins du Saint Esprit, pleins de grâce;
tel saint Etienne, Ad., vi. 3-8. Mais leur plénitude
n'approche pas de celle de Marie, constamment pré-
venue d'une grâce singulière. La plénitude de Marie
ne se peut comparer qu'à la plénitude inQnie du
Verbe incarné, de qui nous vient toute grâce (/o.,
I, i4-it>), sur qui s'est reposée la complaisance du
Père (Mat., m, 17; xvii, 5).
Sur ce témoignage divin, gage de la victoire rem-
portée par Marie sur l'ennemi du genre humain,
s'est toujours appuyée la croyance de l'Eglise à
l'éminente sainteté de Marie. C'est à en développer
le contenu que s'appliquera l'hommage des siècles
chrétiens. Dans cette plénitude de grâce, la théolo-
gie catholique trouvera renfermée la préservation
de la tache originelle, avec d'autres dons départis à
l'homme avant sa chute.
Or Marie, si sainte qu'elle fut, n'était encore
qu'au début de sa carrière : désormais elle va por-
ter en elle l'Auteur même de la grâce et participer
de plus en plus à sa plénitude ; d'elle, comme du
vaisseau de toute grâce, le salut s'épanchera sur le
genre humain.
Devant l'éloge, elle s'est troublée : à cette incom-
parable grandeur morale, la seule mention de sa
propre excellence parait une usurpation, un attentat
sur l'honneur dû seulement au Seigneur. Il faut que
l'ange, prenant de nouveau la parole, la rassure et
lui répète qu'elle a trouvé grâce devant Dieu. Marie
apprend qu'elle est destinée à une glorieuse mater-
nité : pour une vierge d'Israël, versée dans la con-
naissance des Ecritures, le Fils qu'on lui promet en
termes si inagnifupies est immédiatement recon-
naissable. Fils du Très-Haut, Filsde David, Roi dans
la maison de Jacob. Ces titres ne conviennent qu'à
Celui à qui le Seigneur dit dans le Psaume 11, 7 :
K Tu es mon Fils; aujourd'hui je t'ai engendré. » Les
autres lils de Dieu, dont il est écrit, Ps., xxxi. G :
9 Vous êtes des dieux, fils du Très-Haut, vous tous »,
sont infiniment au-dessous de sa majesté. D'ailleurs
tout dans la pensée, dans la diction même, dénote
aux yeux les moins [irévenus une donnée propre-
ment araméenne. Rendons à Strauss cette justice
([u'il a senti l'invraisendilance, l'absurdité même
d'une infiltration mythologique en pareil lieu. Mieux
avisé que tel critique récent, il n'hésite pas à laisser
â l'antiquité païenne, Hercule, Castor et Pollux, Py-
thagore, Platon, Alexandre, Ilomulus, et autres pré-
tendus lils d'un dieu et d'une mère mortelle : entre
la donnée chrétienne et ces inventions, il y a toute
la distance d'Israël à l'Hellade. Disons mieux : il y
a toute la distance du ciel à la terre.
En écoutant la parole d'en haut, Marie détache sa
pensée d'elle-même pour ne considérer que la puis-
sance de Dieu. Mais un doute nait dans son esprit :
entre la maternité que Dieu lui promet et la virgi-
nité qu'elle entend garder toujours, quelle concilia-
tion ? Il faut bien admettre que l'oracle d'isaïe sur la
mère de l'Emmanuel n'avait pas été par elle pénétré
à fond, puisqu'elle interroge : le voile qui cachait
aux enfants d'Israël le mystère de Jésus ne sera levé,
pour Marie elle-même, que par degrés. Mais gardons-
nous de prendre le change sur la pensée de la Vierge.
Elle n'a pas manqué de foi à la parole de l'ange, en
cela différente de Zacharie père de Jean. Non de
effectn diihitavit, sed qualitatem ipsins qiiaesivit ef-
fectus, dit saint Ambroise, soulignant la différence
des deux attitudes. In l.uc, II, i^i5, P. £.,XV, i558.
Marie expose naïvement l'ignorance où elle est, tou-
chant des voies de Providence si entièrement nou-
velles à ses yeux, et affirme une résolution qu'elle
lient pour irrévocable.
La tradition a vu ici la preuve que Marie avait dès
lors fait à Dieu un don irrévocable d'elle-même par
le vœu de virginité. Ainsi déjà saint Auoustik, De
sancta virginitate, iv, P. /,., XL, 3g8. Saint Thomas
pense qu'un tel vœu ne pouvait être absolu avant
l'union de Marie avec Joseph, p. III, q. 28, art. l\.
SuARKz, tout en distinguant le simple désir du vœu
formé, passe outre aux difficultés que présente le
vœu formé dans un âge plus tendre. De même,
R. M. DR LA Broise, La sainte Vierge, p. 70, analy-
sant les intentions de la vierge :
« Eu prenant un engagement si nouveau en Israël,
Marie ne croyait pas, comme on l'a dit parfois trop
légèrement, qu'elle renonçait à devenir mère du Mes-
sie. Mais elle ne songeait pas non plus qu'elle allait
au-devant de cette maternité. Bien éloignée de pen-
ser pour elle-même à une dignité si haute, et pleine-
ment dégagée de toute considération personnelle,
elle regardait Dieu seulement; son unique et très
pure intention était de lui plaire. Ayant d'ailleurs
l'expérience intime des touches de la grâce et sentant
qu'elle suivait en cela la direction de l'Esprit de
Dieu, elle s'abandonnait à sa conduite : sans rien pré-
voir, elle s'en remettait à la Providence des difiicul-
tés où pourrait la jeter sa décision, à l'âge où toutes
les autres prenaient une voie différente. »
139
MARIE, MÈRE DE DIEU
140
Pour la troisième fols, l'ange s'adresse à la Vierge:
il lui découvre le comment de sa maternité miracu-
leuse; il achève de l'éclairer sur la dignité de son Fils,
qui ne sera pas seulement Messie, au sens que la
tradition d'Israël attachait à ce litre, mais propre-
ment Fils de Dieu ; il lui donne un signe, destiné
non à déterminer sa foi, dès lors entière, mais à
l'airermir : une femme longtemps stérile est devenue
mère ; Dieu, à qui rien n'est impossible (cf. la pa-
role de l'ange à Abraham, Geii., xviii, li)), a fait ce
miracle; il en fera un autre plus grand, et rendra
mère une vierge.
Dès lors, le doute de Marie est résolu : servante
du Seigneur, elle donne l'acquiescement requis pour
l'accomplissement du mystère, et de son Fiat date
l'Incarnation du Verbe.
Le dogme de la maternité divine a ici son point
d'appui inébranlable. Si Marie a conçu par l'opéra-
tion du Saint Esprit, Jésus ne laisse pas de lui
devoir tout ce qu'un lils doit à sa mère; il est même,
en un sens, plus exclusivement son Fils, n'ayant
point de père ici-bas. Le Verbe fait chair est appelé
Fils de Dieu et Dieu lui-même, à raison de sa pré-
existence éternelle au sein du Père (Luc., i, 35;
loan., I, i4. I. 3. i8). Il est d'autre part appelé fils
de Marie, à raison du lien qui unit son humanité
à la Vierge mère. C'est pourquoi, en toute rigueur,
Marie est mère d'une personne divine ; elle a droit au
titre de Mère de Dieu. — S. Tuomas, III, q. 35, art. 4-
Parmi les défenseurs non catholiques de la con-
ception virginale, on peut lire avec fruit Ch. Gore,
évoque anglican de Birmingham, Dissertations un
siihjects connectée nitlt tke Incarnation, diss. i, Lon-
doii, 1907.
Luc, 1, 39-50.
Marie, se levant en ces jours-là, s'en alla en hâte au
pays des montagnes, ilans une ville de Juda; elle entra,
dans la maison de Zacliarie et salua Elisabeth. Or dt-s
qu'Llisabeth entendit In salutation do Marie, son enfant
tressaillit dans ses entrailles; Elisabeth fut remplie du
Saint Esprit et, élevant la voix, s'écria : « Bénie eles-vous
entre les femmes, et béni le fruit de vos entrailles! Et d'où
m'arrive [cet honneur] que la mère de mon Seigneur
vienne à moi? Car aussitôt que votre parole do salutation
a frappé mes oreilles, mon enfant a tressailli de joie dans
mes entrailles. Heureuse étes-vous d'avoir cru, car elles
s'accompliront, les choses qui vous ont été dites de la part
du Seigneur. » Et Marie dit :
M Mon âme glorifie le Seigneur,
et mon esprit tressaille en Dieu mon Sauveur :
parce qu'il a regardé la bassesse de sa servante.
Car voici que désormais toutes les générations m'appel-
[leront bienheureuse,
parce que le Tout-Puissant a fait en moi de grandes
Son nom est saint; [choses,
sa miséricorde (se répand) d'âge en âge
sur ceux qui le craignent.
Il a déployé la force de son bras,
il a dissipé ceux qui s'enorgueillissaient dans les pensées
[de leur cœur.
11 a déposé les puissants de leur trône et exalté les hum-
[bles;
Il a comblé de biens les aU'aïués, et renvoyé les riches
[les mains vides ;
Il a pris soin d'Israël, son serviteur,
se souvenant de sa miséricorde,
selon la promesse qu'il avait faite à nos pères,
envers Abraham et sa race, pour toujours, »
.Marie demeura avec Elisabeth environ trois mois, puis
retourna dans .sa maison.
L'exclamation d'Elisabeth visitée par Marie tra-
duit s»s félicitations joyeuses et son admiration
pour l'œuvre de Dieu en sa cousine. Quand une
femme devenait mère en Israël, ses proches se
réjouissaient avec elle (cf. E.rod., xxiii, 26, et, pour
Jean-Baptiste, Luc, i, 58). Les félicitations d'Elisa-
beth s'expriment dans le style de l'Ancien Testa-
ment (cf. ludic, V, 2^ : henedicta inter niulieres
luhel uxor llaber Cinaei..., luditli, xiii, 26 : Ilodie
nomen tuum ita magnificavit (Dominus) ut non recé-
dât laus tua de ore hominum). Mais ici, la bénédic-
tion donnée à la mère se mesure à la grandeur de
son Fils, qui doit être béni et glorilié par-dessus
toute créature. Comme le protévangile associait
l'inimitié de la race de la femme contre la race du
serpent à l'inimitié de la femme contre le serpent,
ainsi la salutation d'Elisabeth associe deux bénédic-
tions; gloriliant à la fois la Mère et le Fils.
Le cantique de Marie, tissu d'allusions bibliques,
renvoie à Dieu la gloire des grandes choses qu'il a
faites en son humble servante. La mère du Rédemp-
teur ne peut ignorer que toutes les générations
l'appelleront bienheureuse. Anciennement, Anne,
mère de Samuel, préludant de loin au Magnificat par
son cantique (1 Sam,, 11, i-io), avait célébré le salut
attendu de Dieu; à meilleur titre, Marie célèbre le
salut présent.
Il y a quelques années, sur la foi d'une leçon
aberrante, des critiques protestants ont révoqué en
doute l'attribution à Marie du Magnificat, et l'ont
revendiqué pour Elisabeth. Il n'y a pas lieu de re-
prendre ici cette question, déjà traitée dans le
Dictionnaire à l'article Evangiles, t. I, 1G21-1623.
Avec toute la tradition chrétienne, nous maintenons
l'attribution de ce cantique à Marie.
Malt., I, 18-25 :
Or la naissance du Christ arriva ainsi. Sa mère, Marie,
(■tant liancée à Joseph, avant qu'ils eussent commencé
d'habiter ensemble, se trouva enceinte par la vertu de
rEsi)rit Saint. Joseph son époux, <'-tanl juste et ne voulant
pas la dllTamer, se proposa de la renvoyer secrelenient.
Comme il avait forcné cô projet, voici qu'un ange du Sei-
gneur lui apparut en songe et lui dit : <( Joseph, fils de
David, no craitis pas de prendre chez toi .Marie ton épouse,
car co qui est conçu en elle ^'ient de l'Esprit-Saint, Elle
enfantera un lils, tu l'appelleras du nom de Jésus, car il
sauvera son peuple de ses péchés. >' Tout cela arriva pour
l'accomplissement de la parole que le Seigneur a dite par
le prophète ; Voici quf la Vierge concevra et enfantera un
fils et on l*appellera du nom d' Emmanuel, c'est-à-dire
Dieu avec nous Réveillé de son sommeil, Joseph lit
comnïe lui avait ordonné l'ange du Seigneur, et prit chez
lui son épouse. Et il ne la connut point, jusiju'au jour où elle
enfanta son fils [premier-né]; et il l'appela du nom de Jésus.
Dans Mat., i, 25, r^wTiTwov, premier-né, est omis
par B et X. C'est ici probablement une glose, em-
pruntée à Luc, H, 'j.
Le commencement de ce récit nous ramène vrai-
semblablement au temps où Marie, liancée à Joseph
(/j.vr,7ztj(iîtTr,^, cf. l.nc . , I, 2^ : T.y.rJlij'.v '5/jtv-/:7T£u^u£v/;y)
n'habitait pas encore sous son toit. L'introduction de
l'épouse dans la deraeuie de l'époux mettait lin à la
période des fiançailles; c'est cette démarche qu'ex-
prime ici 7J«/5cîv, plus loin vv.f,y-'/»Cttv, 20, 24. Au
cours de cette période précédant la réunion sous un
même toit, Trp'i-j imiBiXj kOtw;, la grossesse de Marie
fut remarquée par Joseph. S^vi/6'icv ne désigne pas les
relations conjugales : pour ces relations, le mot des
évangélistes est : /lituTzscj, voir Matt., i, 25; Luc, i,
34. El ainsi tombe une difficulté opposée dès le qua-
trième siècle à la perpétuelle virginité de Marie.
Pourquoi Joseph songea-l-il à rompre secrètement
avec Marie? L'évangéliste dit assez clairement que
ce fut par délicatesse de conscience Mais encore :
avait-il conçu un doute sur la vertu de son épouse, et
se croyait-il, aux termes de la Loi, tenu de la quitter?
Cf. Lev.,v, i; Prov., xviii, 22. Cette idée se présente
Ul
MARIE, MKRE DE DIEU
142
naUirelleinent à l'esprit, et plusieurs Pères l'ont
aflniise, depuis saint Justin, Dial., lxxviii. jusqu'à
saint Ambroisb, De institutione rirginis, v, 3ij, P.L.,
XVI, 3i5, et à saint Augustin, Serm., u, 6, tj, P. L.,
XXXVIII, 338. On sait que la Loi condamnait à la
lapidation l'épouse adultère, Dent., xxii, 2/1. Mais
d'autres préfèrent s'arrêter à une hj'polhèsc plus
honorable pour Joseph aussi bien que pour Marie.
En présence d'un fait qui le dépasse, Joseph s'incline
sans comprendre et se tient prêt à admettre toute
explication qui sauve l'honneur de Marie. Par ail-
leurs, il juge que sa place n'est pas avec elle puisqu'il
n'a aucun droit de père, et accepte d'avance le plus
douloureux sacrifice. Dans sa détresse, il se tourne
vers Dieu, et Dieu lui parle par un ange, comme
il a parlé à Marie. Saint Jiinô.MH indique déjà cette
solution en termes excellents, !n Mail., I, 11, P. L-,
XXVI, 24 G : .Serf hnc testimonium Mariae est, quod
Iofeph,sciens illiiis castitalem et admirans qunaeye-
nerat, celai silentiu ciiiiis mysteiiitm nesciehat. Et
Alrrrt le Grand : Sicut iustus cogitai'it dimiltere,
sicut pins disposiiit non accusare, et sicnt sapiens
volnit id facere occulte, quia hoc fuit tutius quodcon-
silio humano poterat invenire.
Le message de l'ange ne présente aucune ambi-
guïté : que Joseph ne craigne pas d'introduire dans
sa maison (7rr/3K/a£eiv) son épouse; qu'il remplisse les
devoirs d'un chef de famille, et en exerce le <lroiten
donnant à l'enfant un nom, le nom symbolique déjà
révélé à Marie. L'évangcliste, qui vient d'affirmer si
nettement que Marie a conçu par la vertu du Saint
Esprit, n'hésite pas à l'appeler ici épouse {yyj'Axrj.) de
Joseph, car, malgré la loi de respect que les deux
l'poux se sont prescrite d'un commun acconl, leur
union est un vrai mariage. Nous avons entendu saint
Augustin l'affirmer, en revendiquant pour Joseph le
nom de père de Jésus, De consinsn evangelistarnm,
II, I, 2. Il serrera de plusprès la question présente, en
montrant dans l'union de Joseph avec Marie les
trois biens essentiels du mariage; Contra Inlianum
Pelagiannin.Y, xii, ^6, P. L., XLIV, 810 : fn illo quod
secundum Evangelium coningium nuncupavi, omnia
tria bona nuptiarum dixi esse compléta : fidem, quia
nutlum adutterium : prolem, ipsum Dominum Chris-
tuni: sacramentam, quia nullum divortium. L'ensei-
gnement du docteur d'Hippone a fixé sur ce point les
hésitations de la théologie catholique. D'autre part,
nous verrons l'évangéliste saint Luc, par égard pour
la sainteté de ce mariage, ramener encore, à une
date ultérieure, l'expression qui a servi à lui-même
et à saIntMattliieu (i, 18) pour désigner les fiançailles
de la vierge. En abordant le récit de l'Annonciation,
saint Luc parlait de la vierge fiancée à Joseph, i, 27 :
Tïvf.6évov '£ii-jT,7rEJij.ivf,v y.v^pi ot cv^iiv. 'lw7v;y.Tout à l'heure,
n, 5. il monlrera Joseph se mettant en route pour
Bethléem, jùv Maptà^u tô £fj-vr^7Tiufj.iv/i v.ùrÇt, ^/jrn èy/.Oot. Il
serait logique de traduire : avec Marie sa /lancée,
qui était enceinte. Nul n'imaginera ici un conflit
entre les évangélistes. Seulement, une touche exquise
de langage, assimilant à une fiancée l'épouse de
Joseph, rappelle discrètement le mystère dont le lec-
teur est averti.
Saint Matthieu fait expressément remarquer ici
l'accomplissement de l'oracle d'Isaie sur l'Emmanuel ;
pour la première fois, il use de cette formule : iw.
(S-nui) ■n)Yiprji6r,ri 'p.Sjv^ qui reviendra "iouvent dans son
évangile (voir 11, i5-23; iv, il,; viii, 17; xii, 17; xiii,
35 ; XXI. 4 ; de plus, onoi^ Tt/ïj^wô&jTtv «t Vpv.fv.i rûv tt/sî^ïjtSjv,
XXVI, 5(j; rcTE 'l-n)rip'j}Or,TÔ ' prflh, n, 17; xxvii, g). Invi-
tation à reconnaître à l'œuvre la même Providence
divine qui, après avoir dicté l'oracle dans l'Ancien
Testament, en procure l'accomplissement dans le
Nouveau.
Ainsi l'oracle concernant la Vierge-mère est-il in-
terprété en toute rigueur etappliqué expressément à
la mère du Messie, par un texte inspiré. On sait que
l'exégèse rabbinique avait entrevu le caractère mer-
veilleux de la naissance du Messie. Le commentaire
authentique de saint Matthieu fixe, aux yeux du
chrétien, le sens de l'oracle d'Isaie; l'exégèse catho-
lique, et avec elle souvent l'exégèse protestante, a
suivi la voie ouverte par l'évangéliste, en confessant
la réalisation de la prophétie. L'exégèse incrédule
devait naturellement protester; elle rend souvent le
« contresens » des Septante responsable de l'éclosion
d'un mythe. On a vu plus haut que, si les Septante
se sont portés spontanément à rendre ' almah par
■nypOttioc, ils ne l'ont pas fait sans raison, et que ce pre-
mier mouvement était le bon. On n'en peut pas dire
autant de la substitution tendancieuse opérée par la
jeune exégèse des Aquila, des Symmaque, des Tbéo-
dotion, lesquels écrivirent veSviç. Quant à la convic-
tion de l'évangéliste, un croyant admettra volontiers
qu'elle s'est formée sous l'assistance de l'Ksprit
saint; d'ailleurs il est facile d'en indiquer les consi-
dérants rationnels. Le nom expressif d'Emmanuel
devait l'incliner à reconnaître dans cet oracle le
Verbe incarné; une tradition remontant à Marie et
à Joseph — car il faut bien faire appel à leur témoi-
gnage — l'avait mis en possession de la donnée rela-
tive à la conception virginale. La traduction des Sep-
tante a pu lui apporter un surcroît de lumière, mais
la nécessité de ce surcroit n'apparaît pas, pour
l'évangéliste écrivant, à l'intention des fils d'Israël,
son évangile araméen
Le témoignage de saint Matthieu, en faveur de la
conception miraculeuse de Jésus, ne présente aucune
ambiguïté; mais, plus loin, l'évangile prononce une
I>arole qui peut être tournée contre la croyance à la
perpétuelle virginité de Marie, i, 26 : « (Joseph) ne
connut point son épouse, jusqu'au temps où elle en-
fanta son fils [premier-né], n Tous ceux qui, depuis
Hblvidius, ont prétendu qu'après la naissance de
Jésus Marie donna le jour à d'autres enfants, n'ont
pas manqué de citer ce texte; et l'objection y trouve
un point d'appui que ne lui offrait pas le verset 18 :
car ce sont bien les relations conjugales que vise le
mot V/iv!.jTzîv. — Bornons-nous, pour le moment, à ce
qui est la substance de la réponse faite à Ilelvidius
par saint Jbrômg : dire qu'avant la naissance de
Jésus, Joseph ne connut point son épouse, n'est pas
affirmer qu'il la connut après. A l'appui de cette
réponse, on peut invoquer une foule d'exemples
semblables. L'évangéliste a dit ce qui importait à
son but, sans se préoccuper des interprétations
abusives.
Le mot « premier-né » a donné prise à une objec-
tion presque identique. Comme il n'est pas sur que
ce mot appartienne ici au texte de saint Matthieu
(voir les variantes), nous réserverons la réponse
pour l'examen d'un passage de saint Luc. où il se
représente et où il est sûrement authentique (Luc,
u.l).
Luc, n, 1-7 :
Il adviiil qu'en ces jours -là parut un cditde César Auguste-
prescrivant de recenser toute laterro. Ce premier recense-
mont eut lieu alors que Oulrinius rtait f^ouverneur Je Syrie;
tous allaient se faire inscrire, chacun dans sa ville, Joseph
aussi monta de GaliU-e. de la ville do Nazareth, en Judée, à
la ville de David appelée Bellilcem. parce qu'il était de la mai-
son et de la famille de David, pour se l'aire inscrire avec
Marie, sa fiancée qui était encelnie. Or il advint que, pen-
dant qu'ils étaient là, les jours de son enfantement furent
accomplis; elle enfanta son fils premier-né, l'enveloppa de
Ian[:;es et le coucha dans une crécne, parce qu'il n'y avait pas
pour eux placo dans l'hôtoUerie.
14c
MARIE, MERE DE DIEU
144
Ce « premier recensement sous Quirinius » — di-
sons-le en passant — , fut longtemps une énigme pour
les commentateurs de l'Evangile. En effet, il n'a laissé
aucune trace chez les historiens profanes, aucune
trace non plus dans la célèbre inscription découverte,
au siècle dernier, à Ancyre en Galatie, et qui retrace
toute la carrière politique d'Auguste. Par ailleurs,
on a cru prendre l'évangéliste en flagrant délit d'er-
reur historique. Car les faits qu'il raconte sont anté-
rieurs de cinq ou six ans à l'ère chrétienne; d'autre part
on connaissait la date du gouvernement de Quirinius
en Syrie, 6 •; de l'ère chrétienne. Entre les deux dates,
l'écart est donc d'au moins dix ans. Or voici que de
nos jours l'épigraphie, en révélant un premier gou-
vernement de (Juirinius en Syrie, est venue disculper
saint Luc, et l'imputation d'erreur chronologique
retombe sur ses auteurs. Voir art. Epigrapbib, t. I,
i4a5-i427.
Mais passons.
Nous avons déjà noté plus haut comment l'évangc-
liste de l'Annonciation, ayant à rappeler ici le lien
qui unit Marie à Joseph, évite de trancher le mot, et
l'appelle d'un nom qui pourrait convenir à une sim-
ple fiancée — -ç tuii/;7rvjyivri KÙTû. D'autre part, saint Luc
appelle Jésus le premier-né de Marie — tov uiiv xùzf.i
■zov 7TcwToV«i» — ; de là on a conclu que Jésus était le
jiremier-né de plusieurs frères.
Saint JÉHÔMB a depuis longtemps fait justice de
cette objection. Adi\ Helvidium, x, P. L., XXIII,
192 B : Omnis unigenitui est primogenitus : non oninis
primogenitus est iinigenitus. Primogenitus est non
tantiim post quem et alii, sed unie quem nulliis. C'est-
à-dire que le mot ^remier-ne, selon l'usage biblique,
ne s'emploie pas seulement par comparaison avec
des frères puînés, mais absolument. Qu'on se reporte
au texte de la Loi, on y trouvera la délinition exacte
du premier-né; Ejrod., xxxiv, 19-ao : Omne quod
aperit i'uhani generis masctitini..., cf. Ex., xui, a.
13. i3; ou \tim., xviii, i5 sqq. En Israël, les mères
n'attendaient pas, pour se soumettre à cette loi tou-
chant les premiers-nés, de savoir si elles auraient
d'autres fils; Marie elle-même le montrera au jour de
la purification. Telle est la valeur du Tfivzdroy.ci des
Septante, comme du "1133 hébraïque.
Après la visite des bergers à la crèche :
Luc, n, 19 :
Or Marie 'conservait tous ces souvenirs, les repassant en
son cœur.
Suit l'épisode de la purification :
Luc, II, 32. 33. 37. 38. 33-35. 39 :
Quand furent accomplis les jours de leur purification,
selon la Loi du Moïse, ils I9 poi terent à Jérusalem pour le
présenter au Seigneur, selon qu'il est écrit dans la Loi du
Seigneur : >, Tout mâle premier-né sera consacré au Sei-
gneur"»...
Comme les parents apportaient l'enfant Jésus, pour accom-
plir à son sujet les prescriptions de la Loi. [Siméon] le reçut
dans ses bras, bénit Dieu, et dit ; [Sunc diiniitis].
Or le père et la mère [de JésusJ étaient dans l'admiration
des choses qu'on disait de lui. Et Siméon le bénit, et dit à
Marie sa mère : « Voici que cet [enfant] est au monde pour
la chute et le relèvement d'un p^raml nombre en Israël, et
pour [être] un signe de contradiction — ; et pour vous-même,
un glaive percera votre âme. alin que soient révélées les
pensées de bien d«s cœurs )).,.
Et quand ils eurent accompli tout ce que prescrit la Loi
du Seigneur, ils retournèrent en Galilée, à Nazareth leur
ville.
Ni la loi touchant l'offrande des premiers-nés
n'était faite pour Jésus, ni la loi touchant la purifi-'
cation des femmes n'atteignait Marie, devenue mère
sans souillure. En se soumettant néanmoins aux pres-
criptions mosaïques, Marie et Joseph donnent l'exem-
ple du respect et de la docilité.
En présence des grandes choses cpi'ils entendent
dire de Jésus par Siméon, leui' étonnement n'est pas
tant celui de l'ignorance que de l'admiration pour les
œuvres de Dieu. La prophétie de Siméon, écho de
/s., viii, i^, s'adresse principalement à Marie, desti-
née à être, avec son Fils, mise en discussion, itfa«.,xiu,
55; Marc., vi, 3. Sur le mode complet de sa réalisa-
tion, les exégètes ont parfois oscillé : Origènk croyait
la trouver dans la dispersion des Apôtres au temps
de la Passion, In Luc., Hom. xvii, P . G., XllI, i845,
et n'a pas craint d'alfirmer que Marie elle-même par-
ticipa au scandale des disciples. L'écho d'Origène se
retrouve plus ou moins distinct en saint Ba.sile,
Ep. CCLX, 9, P. G., XXXU, 968 A; en saint HiLAmE,
In Ps. cxviu, 12, P. L., IX, ôaS A; chez le Pseddo-
Ghégoihb dk Nvsse, De occursu Dnmini, P. G., XLVI,
1176; chez le Pseudo-Chrysostomb, In Ps. xiii, 4,
P. G., hV, 555; chez le PsBUDo-AutJUSTiN, Quaestiones
ex N. T.. Lxxm, P. L., XXXV, 2267-8; en saint
Cyrille d'Alexandrie, fn Inan., 1. XII, P. G., LXXIV,
661. Ces conjectures, qui d'ailleurs n'ont aucun carac-
tère dogmatique, n'engagent que la parole de leurs
auteurs. Encore est-il juste d'observer avec Newman,
Du culte de la sainte Vierge dans l'Eglise catholique,
note F, trad. de 1908, p. aoo-2a/i, que les Pères ont
voulu noter l'infirmité naturelle de la femme, plutôt
qu'imputer à Marie une faute formelle. Quoi qu'il en
soit, l'Eglise ne l'entend pas ainsi. C'est au Calvaire
surtout qu'elle reconnaît l'&me de la Mère de dou-
leurs, percée d'un glaive :
Cuius animam gementem,
Contristatam et doieniem,
Ptrtramivit gladiut.
Là sont révélées leg pensées de bien des cœurs,
par la faiblesse des uns et la fidélité des autres.
Marie n'est nullement compromise dans la défection
du corps apostolique; elle donne héroïquement et
jusqu'au bout l'exemple du dévouement à son Fils
qui est son Dieu, signe de vie pour les croyants et
de condamnation pour les aveugles volontaires,
loan., III, \!\. 18; V, aS-ai ; ix, 89 ; I Cor,, 1, a3-a4. Telle
l'apôtre saint Jean nous la montre au pied de la
Croix, angoissée, mais debout, loan., xix, 26. Au
Calvaire, l'humanité se partage en deux, pour et
contre le Sauveur : Marie est à la tête des croyants,
car le glaive de douleur l'a transpercée sans l'abattre.
D'autres ont souffert scandale ; comme aux jours
lointains de la fuite en Egypte, Marie est demeurée
fidèle à Jésus, sans donner aucun démenti à la pro-
phétie de Siméon.
Sur la trame uniforme de la vie à Nazareth, un
seul épisode se détache ; le voici :
Luc, II, 4o-5i :
Cependant l'Enfant croissait ol se fortifiait, rempli d* sa-
gesse, et la grâce de Dieu était ?ur lui. Or ses parents al-
laient avec lui chaque année à Jérusalem, en la fête de
Pâque. Quand il eut douze ans. ils y montèrent selon la cou-
tume de cette fcte, et, après les jours accomplis, quand ils
s'en retournèrent, l'enfanl Jésus demeura à .Jérusalem, et
ses parents ne s'en aperçurent pas. Pensant qu'il était dans
la caravane, ils firent une journée de route et le cherchaient
parmi leurs parents et connaissances; ne l'ayant pas trouvé,
ils retournèrent à Jérusalem pour le chercher. Au bout de
trois jours, ils le trouvèrent dans le temple, assis au milieu
des docteurs, les écoutant et les interrogeant; tous ceux qui
l'entendaient étaient émerveillés de son intelligence et de ses
réponses, A sa vue, ils furent frappés d'otonnement. et sa
mère lui dit : a Mon enfant, pourquoi avez-vous agi ainsi
145
MARIE, MÈRE DE DIEU
146
avec I10U3? Votre père et moi, affligés, nous vous cher-
chions. 1) 11 leur repondit : « Pourijuoi me cherchiez-vous?
Ne saviez-vous pas qu'il faut que je sois aux choses île mon
Père? » El ils ne comprirent pas la pjirole qu'il leur avait
dite. [Jésus] descendit avec eui et vint à Nazareth, il leur
était soumis. Et sa mère con-ervait tous ces souvenirs dans
son cœur.
Pour la première fois, dans celte scène évangclique,
Jésus agrit, il parle : or on a cru découvrir dans sa
conduite quelque hauteur ou quelque froideur envers
sa mère; dans la conduite de Marie, quelque igno-
rance et quelque indiscrétion. En effet, Marie et
Joseph'se montrent incapables de veiller sur Jésus.
Jésus se dérobe à la vigilance de Marie et de Joseph.
Retrouvé après trois jours, il est l'objet d'un alTec-
lucux reproche; lui-même répond sur un Ion de re-
proche, en affirmant sa résolution de s'émanciper.
L'évangélistenote expressément que, sila réprimande
de Marie ne fut pas acceptée, la réponse de Jésus
ne fut pas comprise. De toute façon, le personnage de
Marie est mis à mal par la narration.
Ce commentaire, dont nous accusons à dessein les
traits, a été souvent esquissé par des plumes trop
sûres d'elles-mêmes. Nous ne saurions y souscrire.
Avant tout, remarquons l'extrême candeur de
l'évangéliste. Il ne craint pas de mettre sur les lèvres
de Marie, parlant à Jésus, cette expression qui, à
tout autre, donnerait le change sur le rôle de Joseph
dans la sainte famille : « 'Votre père ». Et par trois
l'ois, lui-même prend à son compte cette désignation
collective qui met Joseph sur le même pied que
Marie : « Les parents de Jésus », cl yautî; aCroû (27. lit.
43; cf. 33 : à nv.z'co aùroO xv.l ri /j.r,Tr,p), De la part de
l'évangéliste à qui nous devons le récit de l'Annon-
ciation, cette liberté de langage en dit long : le texte
de saint Luc est complètement exempt d'arlitice; il
demande à être lu dans l'esprit même où il fut écrit.
Comme l'écrivain est sans défiance à l'égard du lec-
teur, il faut, sous peine de ne le pas entendre, garder
présent à l'esprit ce qu'il ne prend pas la peine de
redire, parce que c'est dit et bien dit.
Reprenons donc l'examen des faits.
Il est sûr que Marie et Joseph perdirent de vue
Jésus, lors du départ de Jérusalem. Probablement
ils s'étaient reposés du soin de l'enfant l'un sur l'au-
tre; d'ailleurs Jésus se montrait constamment si
soumis que rien ne faisait prévoir un acte d'indépen-
dance. Son absence, au premier soir du voyage,
émut douloureu<;ement Marie qui, pour la première
fois, commença de sentir la pointe du glaive prédit
par Siméon. L'incertitude et l'angoisse durèrent jus-
qu'au surlendemain.
Après trois jours, Jésus est retrouvé dans le tem-
ple, oti il a préludé à son ministère évangélique par
des questions et des réponses qui remplissent de
stupeur les maîtres en Israël. L exclamation de
Marie jaillit du cœur d'une mère ; il ne faut pas l'ou-
blier. Comment l'angoisse de ces trois jours ne se
répercuterait-elle pas dans ce premier cri de la ten-
dresse maternelle? Toute à la joie de la rencontre
soudaine, Marie ne peut pourtant pas oublier ce
qu'elle a souffert; sans nulle amertume, mais avec
nnadectueux abandon, elle en fait l'aveu à son Fils,
et lui demande le pourquoi. Ce pourquoi est le pen-
dant du comment dit à l'ange, au jour de l'Annoncia-
tion. Là, il n'y avait nulle nuance d'incrédulité; ici,
nulle nuance de reproche.
Ce point n'est pas le plus délicat. Mais la réponse
lie Jésus sonne durement à nos oreilles. N'est-ce pas
une leçon, et une dure leçon?
Disons d'abord qu'il ne faut pas isoler cette parole
du contexte qui nous montre expressément, durant
les trente ans de sa vie à Nazareth, Jésus soumis à
Joseph et à Marie (5i). A son programme de vie dé-
pendante et cachée, l'Evangile nous le montre déro-
geant une fois, une seule l'ois ; et la raison de cette
dérogation n'est pas difficile à découvrir. Si éclairés,
si saints, que fussent Marie et Joseph, ils avaient
encore quelque chose à apprendre touchant les mys-
tères du royaume de Dieu. Ils avaient notamment à
pénétrer l'économie surnaturelle du message apporté
par Jésus au monde, et à mesurer la dislance infinie
qui sépare les choses du ciel des choses de la terre.
C'est pourquoi Jésus jugea nécessaire d'allirmer à
leurs yeux un principe, celui de la souveraine indé-
pendance de son ministère évangélique, comme s'il
avait pu redouter pour son apostolat l'importune
prescription de leur tendresse. La date qu'il choisit
pour cette manifestation unique n'est pas indilfé-
rente. C'est à l'âge de douze ans que l'enfant juif était
conduit par son père à la synagogue et prenait rang
parmi leshommesd'Israël. Jésus nevoulut paslaisser
passer cette date solennelle sans affirmer — une
fois — qu'il était autre chose que le fils de Joseph.
Le principe une fois posé, et la prescription des affec-
tions de famille tine fois rompue, il pouvait rentrer
dans l'ombre de Nazareth, redevenir l'enfant soumis
que nous montre saint Luc. La semence déposée par
lui au cœur de Marie et de Joseph allait se déve-
lopper, et, le temps venu, trouver Marie disposée au
sacrifice requispar l'apostolat de Jésus. Maisle temps
devait faire son œuvre. La parole dite aujourd'hui
par Jésus est de celles qui ne furent pas aussitôt
comprises; l'évangéliste nous l'apprend. Et tout de
suite il nous montre, dans la paix de Nazareth, où
Jésus n'occupe que le troisième rang, Marie repas-
sant ces souvenirs en son c-eur, pour en extraire le
suc et se pénétrer toujours plus des enseignements
contenus dans la carrière terrestre de son Fils.
Remise dans cette lumière, la parole de Jésus à
Marie apparaît l'expression d'une leçon sans doute,
mais non pas d'un reproche. La leçon est haute;
elle est donnée fermement; elles'adresse à des âmes
bien préparées, qui, Dieu aidant, se l'assimileront.
La conduite de Jésus, que Marie et Joseph retrouve-
ront demain à Nazareth, simplement docile à leur
autorité, contribuera plus efficacement que bien des
discours à fixer dans leurs esprits la portée exacte
de l'enseignement qu'une fois pour toutes il a voulu
leur donner. Ajoutons que laleçon était nécessaire;
d'autant plus nécessaire que le plan divin associait
plus étroitement Marie et Joseph à la destinée ter-
restre de Jésus Un jour viendra où Jésus, parlant à
un disciple qui lui demandera la permission d'aller
ensevelir son père, répondra : « Suis-moi, et laisse
les morts ensevelir leurs morts. ii(3/a»., v)ii,22)Et il
posera en loi générale : « Je suis venu séparer
l'homme de son père et la fille de sa mère... Celui
qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est pas
digne de moi. » {.\fall., x, 35. 37) Si telle est, dans sa
plénitude, la loi de détachement qu'il prêche, pou-
vait-il bien la laisser ignorer de ceux qui le touchaient
de plus près? Pouvait-il bien ne la pas enseigner par
son exemple à ceux qu'il mettrait en demeure de
l'observer après lui? Qu'on y réfléchisse, etl'onsen-
tira la haute convenance de l'attitude prise excep-
tionnellement i)ar Jésus, aussi bien que la portée
universelle delà leçon.
Par la réponse qu'il fit à Marie dans le temple,
Jésus avait marqué avec un tact divin le point où
expire la mission providentielle de la famille et où
doit s'affirmer la liberté de l'apôtre. Cette liberté
s'affirmera encore en diverses circonstances, qui
ont paru jeter quelque ombre, soit sur la perfec-
tion morale de Marie, soit sur la tendresse de ses
relations avec son Fils.
147
MARIE, MÈRE DE DIEU
148
Et d'abord à l'occasion du miracle de Cana.
Joan., II, i-iï.
Il se fit (les noces à Caua en Galilée, et la mère de Jésus
y était. Jésus fut aussi convié, avec ses disciples, a ces no-
ces. Or, le vin étant venu à manquer, la mère de Jésus
lui dit: « Ils n'ont pas de vin. » Jésus lui dit: « Qu'y a-til
entre vous et moi, femme -•' Mon heure n'est pas encore
venue. » Sa mcre dit aux serviteurs ; « Faites ce qu'il \ous
dira. » Il y avait l:*» si.^ urnes de pierre, destinées aux ablu-
tions des Juifs, contenant chacune deux ou trois métrules.
Jésus leur dit : « Emplissez ces urnes d'eau. » Il les empli-
rent jusqu'en haut, il leur dit ; « Puisez maintenant et por-
tez au niaiire du festin. » Ils eu portèrent. Le maître du
festin, ayant goûté l'eau changée en vin — il ne savait pas
d'où venait ce vin, mais les serviteurs, qui avaient puisé
l'eau, le savaient bien — interpelle l'époux et lui dit :
(i Tout le monde commence par servir le bon vin. et (juand
les convives sont ivres, le moins bon ; toi, tu as gardé le bon
vin jusqu à celte heure. » '1 el fut le premier miracle de
Jtsus, à Cana en (ialilée; il manifesta sa gloire et ses dis-
ciples crurent en lui.
Ici encore, on a souvent dénonce la froideur et la
dureté de Jésus envers Marie. Ne lui déclare-t-il pas
qu'il ne veut avoir avec elle rien de commun? El cette
appellation : « Femme », est-elle bien d'un lils par-
lant à sa mcre? Jésus déclare que son heure n'est pas
venue. Et puis il cède à l'importunité de Marie, non
sans donner à entendre qu'on lui a forcé la main.
L'accusation coniportebien des nuances. îs'ous ne la
mettrons pas tout entière au compte de saint Iré-
Niiiî, qui pourtant note assez durement laflnde non-
recevoir opposée par Jésus à sa mère, Adv. llaer., III,
XVI, 7, /". G.,VII, 976 B: repelUns eiiis intempeslivam
festinationcm Mais les Manichéens ontprétendu trou-
ver ici la preuve que Marie n'étaitpas réellement mère
de Jésus ; voir saint Augustin, Inloan., Tr., viii, 5, P.
i., XXX'\'', I/J52. Saint Jean Chrysostome soupçonne
Marie de quelque intention vaniteuse. In loan., Ilom.
XXI, a, P. (;.,LIX, i3o, et saint Maxime de Turin, com-
mentant la réponse du Seigneur, écrit, Ilom. xxiii,
P. /.., LVII, 2^5 X: Ilaec ierha indigiiaittis esse quis
diibitet ? Les protestants accusent volontiers Jlarie
d'ingérence indiscrète ou d'empressement.
Regardons-y de plus près.
Les termes de la requête de Marie ne justifient pas
ces appréciations sévères. On ne saurait trouver un
terme de comparaison plus exact que les propres pa-
roles de Jésus, en présence d'autres nécessilcs encore
plus pressantes, par exemple pour cette fou le qui l'avait
suivi au désert et mourait de faim; \oir Mal.,xiv, i4
sqqj XV, 3-2 sqq.; Marc, vi, 34 sqq; vin, 2 sqq ; I.iic,,
IX, II sqq; loan., vi,5 sqq. Le Vinum non liahent de
Marie est comme le pendant du Misereor super
turhain. La compassion que Jésus manifesta devant
ses disciples, pour cette foule en détresse, pourquoi
Marie ne l'aurait-elle pas manifestée devant son Fils,
pour des parents ou des amis en proie à un cruel
embarras ? D'ailleurs on doit remarquer tout ce
qu'elle met, dans ses paroles, de réserve et d'aban-
don. Une fois la nécessité signalée à celui qui peut y
porter remède, elle n'insiste pas, mais dit simplement
aux serviteurs d'obéir, quoi que Jésus commande.
Car elle ne doute ni du cœur de son Fils ni de sa
puissance.
Mais que dire de la réponse de Jésus? Saint Ber-
nard s'écrie, /h Di>m. II post Oct. Epipbnn., '^ermo 11,
5, P. t.,CLXXXIII, 160 : 0 'S'^ous demandez ce qu'il y
a entre vous et Marie, Seigneur? Alais n'est-ce pas ce
qu'il y a entre un fils el sa mère ?... » On ne saurait
mieuxposer l'objection. Resleàdonner à l'interroga-
tion de Jésus l'acccnlqu'elle comporte. La formule lié-
bra'ique "T7l ^^ niO ne marque nécessairement ni
complaisance ni rudesse, et comporte dans l'Ancien
Testament des nuances multiples : voir los., xxii,
24; ludic, XI, 12 ; 11 Sam., xiv, 5; xvi, 10; III lig.,
XVII, 18; W lig., IX, 18 ; Il Par., xxxv, 21 ; A., ixii, i .
elc. Si, dans le livre du N. T., nous la retrouvons,
avec un accent très rude, sur les lèvres des possé-
dés parlant à Noire-Seigneur, Mail., viii, 29; Marc,
I, 24; V, 7; Luc, IV, 34; viii, a8, il ne faut pas tirer
de ces passages des conclusions hâtives. Ici, elle
traduit sans doute une lin denon-recevoir; mais doit
s'expliquer par le contexte.
Femme — ywvt — . « Cetteappellation,trèscommune
dans leN. T., sembleavoirrevctu, dans la bouche d'un
maître ou d'un prophèleparlantà sa mère, une nuance
de respect comparable au ;)/«(/«;«« de la politesse prin-
cière)i(Dii L.\BROisE,/a Sainte Vierge, p. 161). Noire-
Seigneur parle de même à la Ghananéenne dont il
loue la foi, .Vati., xv, 28; à une femme qu'il guérit
dans une synagogue, un jour de sabbat, iuc. , xiii, 12 ;
à la Samaritaine, à qui il se fait connaître comme le
Messie, luaii., iv, 21; à la femme adultère qu'il
renvoie absoute, loan., viii, 10; à Marie-Madeleine,
après sa résurrection, xx, i5; de nouveau à sa mère,
du haut de la croix, à l'heure du suprême adieu,
loan., XIX, 26. A Cana, la solennité de la formule
souligne la gravité de la réponse : Jésus a inauguré
un ministère où les droits de sa mère sur lui sont
inopérants; elle l'a donné une fois pour toutes au
Seigneur, et ne doit pas le reprendre. Jésus réédite
la parole qu'il a prononcée autrefois dans le temple
lorsqu'il fut retrouvé; il y met autant de fermeté
sans }■ mettre plus d'àpreté.
« Mon heure n'csl pas encore venue. » Et de quelle
heure s'agit-il? On l'a entendue de l'heure de la Pas-
sion; ainsi saint Augustin, In loan., Tr. viu, 9, P.
/.., XXXV, 1^56. Et cette interprétation peut s'auto-
riser d'autres passages en saint Jean : h Stpv. kùtcû,
VII, 3o; VIII, 20, cf. Xlil, I, ô xkcm; à iyoç, \u, 6. 8.
Mais elle ne répond pas au contexte, orienté vers la
manifestation de sa puissance miraculeuse. Avec
plus de raison encore, on rapprochera d'autres pas-
sages : v, 25; XII, 23, et l'on entendra que Jésus ne
veut pas se laisser entraîner avant le temps à pro-
diguer les miracles.
Mais alors, comment expliquer qu'il se rende
finalement à la requête de sa mère? N'y a-t-il pas
contradiction entre ses paroles et ses actes? Et
l'attitude prise par Marie ne demeure-t-elle pas con-
damnée en principe ? Pas nécessairement. L'heure
de la grande manifestation n'était pas venue; tout à
l'heure Jésus paraîtra dans le temple, el afiirmera
sa mission en chassant les vendeurs : Ii>an., 11, |3
sqq.; ce sera le signal décisif de sa prédication. Mais
il prélude aujourd'liui à celle manifestation éclatante
dans un cercle plus intime, cercle de famille el de
disciples : c'est là une exception qu'il accorde à, la
requête de Marie. Il entrait dans les desseins de la
Providence de procurer à la mère du Rédempteur
cette glorieuse initiative et de mettre sa médiation à
l'origine même des miracles de Jésus. Cf. /s., ix,i-2;
Malt., IV, i5-i6. Sur ce premier miracle, repose la
foi des disciples et le fondement de l'Eglise, et son
importance apparaîtra bientôt : quand Jésus osera
chasser les vendeurs du temple, la foule l'entourera
et lui demandera par quel signe il autorise sa mis-
sion. Rien peu croiront en lui; mais les disciples se
souviendront el croiront, loan., 11, l'j sqq. Tout cela
est dû à Marie.
La solution que nous venons d'apporter sup-
pose la ponctuation ordinaire. Une autre ponctua-
lion, attestée par Tatien (texte arabe édité par
CiASCA, Rome, 1888), et par Saint Grégoire db Nysse,
{In illiid : Qiiando sihi subiecerit omnia, P. G.,
XLI'V, i3o8 D), supprime toute difficulté en donnant
149
MARIE, MERE DE DIEU
150
à la phrase un tour inlerrogalif : « Mon heure — celle
<Ie la grande manifestation — n'esl-elle pas venue? »
Après le baptême dans le Jourdain, quand Jésus
compte déjà des disciples, on peut croire en ell'el
i(ue son heure est venue, et ce langage n'olTre rien
d'invraisemblable. Ace compte, la requête de Marie
n'aurait pas réellement bâté les premiers miracles
de Jésus, et la réponse ne tendrait (|u'à la rassurer
tout en modérant son zèle. Sur cette le^on intéres-
sante, voir Knabknbaubr, In luannem, p. ii8 S(iq.,
i'aris, 1898.
Voici maintenant Jésus en plein exercice du minis-
tère évangélique.
J)/a«. ,111, 46-50 (Cf. ^f(!rc., III, 3i-35 ; iuc, viii, ig-21):
Comme il parlait encore à la foule, voici que sa mère et
ses frères se préseiilèient au dehors, cherchant ^ lui par-
ler. Quoiqu'un lui dit : « N'oici que votre mère et vos frères
sont là dehors, cherchant à vous parler. » 11 répondit à ce-
lui qui lui avait adressé la parole : <* Qui est ma mère ot
qui sont mes frères? » Et étendant la main vers ses disci-
ples, il dit : « Voici ma mère et mes frères. (^hiiconi[iie fait
la volonté de mon Père qui est auK cieiix, celui-là est mon
frère, ma sœur et ma mère. »
De celte scène, nous rapprocherons ; Matt., xiii, 54--^7
{Cf. Ma/ c. , VI, 1-3 ; Lhc.^ 1 v, 32 : ïoaii , , vi, 42) :
Etant venu dans sa patrie, it eiiseignyil dans la synago-
gue ; et les gens étonnés disaient : <i D'où lui vient cette
sagesse et ces miracles .' IS 'est-ce pas le fils du charpentier ?
Sa mère ne s'appelle-t elle pas Marie et ses frères Jacques,
Joseph. Simon et .lude ■* Ses sœurs ne sont-elles pas toutes
au milieu de nous ? D'où lui vient donc tout cela? » Et ils
se scandalisaient à propos de lui.
Ces deux récits, communs aux trois synoptiques,
ont donné lieu : iode nier la perpétuelle virginité de
Marie; 2° d'affirmer que Jésus a publiquement renié
sa mère, ou du moins l'a sévèrement réprimandée.
i"On comprend très bien que la vue de Marie, en-
tourée des frères de Jésus, ait suggéré l'idée d'une
mère entourée de ses propres enfants ,■ d'autant que,
après avoir nommé Marie, les évangélistes désignent
les frères de Jésus par leurs noms et parlent aussi de
ses saurs.
L'objection a été largement discutée à l'article
FnÈRiîSDU Seigneur ; nous n'y reviendrons pas. Rap-
pelons seulement que, jusqu'à la (in du iv= siècle,
l'opinion d'HKOÉsiPPK resta commune dans l'Eglise :
d'après cette opinion, les « frères de Jésus » seraient
des enfants nés à saint Joseph d'un premier ma-
riage. U était réserve à saint Jérôme de faire préva-
loir une autre opinion : en défendant contre Helvi-
dius la perpétuelle virginité de Marie, il en vint à
allirmer que l'époux de Marie était lui-même resté
vierge ; les frères de Jésus seraient plutôt des cousins
nés d'une sœur ou d'une proche parente de la Sainte
Vierge. La critique même incroyante reconnaît sou-
vent la probabilité de cette opinion, en faveur de
laquelle le sens catholique s'est décidément pro-
noncé.
■1° Reste la question du prétendu reniement — ou
du reproche — infligé par Jésus à sa mère. Au
deuxième siècle, Maiicion invoquait ce texte en faveur
de son docétisme : Jésus aurait nié la nativité cor-
porelle qui l'avait fait l'un de nous (VoirTiuiTUi-LiKN,
IV Adi'. Marcionem, xix. xxvi; De carne Cliristi, vu.
— d'Alès, Théologie de Tertullien, p. 170 et 188). Au
siècle suivant, cette bizarrerie fut rééditée jiar Manias
(Voir Âcta disputationis S. Arclielai ciun Manele,
XLviii, P. G., X, i5o8). De nos jours, on ne s'avise pas
de mettre en doute l'Iiumanitc du Christ; mais il
n'y a vilenie qu'on ne lui prête pour faire injure à sa
mère. Et parfois on s'appuie sur saint Jban Ciirysos-
TOMK, qui, en quelques passages, rapiielle tro]) cer-
taines lacunes de la christologie anliochienne. Dans
les homélies sur saint Matthieu qu'il a prononcées à
Antioche, on lit à deux reprises que Jésus ne rougis-
sait pas de sa mère, i)uisqu'il avait daigné naître
d'elle, mais qu'il voulut lui donner une leçon. Marie
aurait cédé à un mouvement de vanité ou d'ambition,
en venant, devant la foule, jouir des succès de Jésus
et faire montre de l'autorité qu'elle exerçait sur lui :
Jésus aurait condamné publiquement cette jietitesse
d'une âme féminine, floiii. xi.iv, i et xxvii, 3; J\ G.
LVll, 464. 347.
A ces interprétations fâcheuses, le texte évangéli-
que n'offre pas le moindre fondement. Il renferme un
enseignement très élevé. Nous assistons à un par-
tage de l'humanité, à l'occasion de la prédication de
Jésus; de ce partage, on ne saurait assigner d'autre
principe que la foi, et la foi est le privilège d'un petit
reste en Israël. Or nul, plus que Marie, n'excelle
dans la foi; elle n'a pas cessé d'être la vierge docile
à la parole de l'ange, saluée par Elisabeth de cet
éloge : « Bienheureuse êtes-vous d'avoir cru. » La
parole de son Fils n'y contredit nullement.
Mais encore, que venait-elle faire, dans cette foule,
elle d'ordinaire si retirée; pourquoi venait-elle escor-
tée des frères de Jésus'.' L'évangile ne nous le dit pas;
mais saint Marc — seul entre les évangélistes —
raconte, au début de cette scène, que les « proches
de Jésus » voulaient s'opposer à son apostolat, n'y
voyant que l'eiTet irune exaltation morbide, et le
jugeant peu sain d'esprit, Marc,, m 2i : 'iie/c-j -/àp crt
éf£7T»j. Les frères de Jésus ne croyaient pas en lui
{loan., VII, 5), et sa prédication ne connut pas de
pire obstacle que l'incrédulité des siens, Marc, vi,
4. 5. Cette observation des évangélistes, touchant
les frères de Jésus, non seulement n'atteint jias Marie,
mais fait ressortir par contraste le mérite singuliei-
de sa foi. On demande ce qu'elle venait faire, entou-
rée lies frères de Jésus? Mais ne venait-elle pas pré-
cisément s'interposer entre Jésus et l'incrédulité de
ses frères? Il y avait là un utile ministère à remplir.
Et surtout, la parole où Jésus déclare tenir pour ses
proches ceux qui font la volonté de son Père, ne
renferme rien que d'honorable à Marie. — Cf. L. de
Granumaison, Eludes, t. t;XI, p. Sig-Saa.
Jésus oppose à la chair et au sangl'Esprit de Dieu,
à ses proches selon la chair ses proches selon l'Es-
prit, à la Synagogue l'Eglise. ^ Cf. saint Hilaihe,
In Matt., XII, 24, P. L., IX, qgS B., saint JiinôMB, In
Matt., 1. II, XII, 49, A L., XXVI, 85 A. D'ailleurs con-
tre personne il ne prononce a priori d'exclusion, et
beaucoup moins contre Marie. Il ne tient qu'à ses
proches selon la chair d'avoir part aux bénédictions
des proches selon l'Esprit. Disons mieux : il fait
implicitement le plus bel éloge de sa mère, si proche
de lui selon la chair sans doute, mais bien plus pro-
che selon l'Esprit.
U en est de même de celte parole, propre à l'évan-
gile de saint Luc, que provoqua l'exclamation d'une
femme du peuple, présente dans l'auditoire :
Luc, XI, 27 :?8.
Tandis qu'il parlait, une femme élevant la voix, de la foule,
lui dit : « Bienheureux lo sein qui vous a porté et les ma-
melles que vous avez sucées ! .> .lésus répondit : « Plutôt bien-
heureux ceux qui écoutent la parole de Dieu et la gardent! >■
Dira-t-on qu'ici encore Jésus a renié sa mère?
Assurément non. Car l'éloge que nous venons d'en-
tendre, nul ne le mérita au même degré que la vierge
dont il est écrit par deux fois qu'elle gardait et repas-
sait dans son cœur tous les enseignements divins
offerts par la vie de Jésus (l.iic, u, 19. 5i). Mais celle
parole de Jésus, comme la [larole dite au temple,
comme la parole dite à Cana, tendait à relever vers
le ciel les cœurs des enfants des hommes, appesantis
par les choses de la terre. Loin de contredire cette
151
MARIE, MÈRE DE DIEU
152
femme, il confirme en réalité son assertion, plus juste
encore qu'elle ne soupçonnait, car la béatitude que
Jésus énonce a sa pleiaa réalisation en Marie. C'est
ce qu'in(li(]uait déjà le Pscudo-Justin, auteur des
Quaesliones et responsioiies ail oithodoxos, q. cxxxvi,
P. G., VI, 1389. Loin de déprécier la dignité de sa
mère, il en montre le vrai fondement, préféral)le en
un sens même à la maternité divine, dans la foi qui
mène au salut (I /o., v, 4. 5). Sous une forme actuelle
et saisissante, il inculque la leçon du discours sur le
pain de vie, qui est aussi la leçon de tout l'Evangile :
c'est l'Esprit (jui vivifie ; la chair, comme telle, ne sert
de rien (/o., vi, 63). « 11 ne veut pas s'étendre en
public sur l'éloge de sa mère; et il ne veut pas que
ses auditeurs fassent, ce que cette femme entendait
surtout faire, son éloge à lui. Sa pensée est toujours
orientée au bien de ceux qui l'écoutant et au progrès
de leurs âmes. » (db la Broisb, La Sainte Vierge,
p. 161.)
Venons au Calvaire.
lonn,, XIX, aS-a^ :
Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère et la sœur
de sa mère, Marie femme de Cléophas, et Marie Madeleind.
Jésus, ayant vu sa mèro. et auprès d'elle le disciple qu'il
aimait, dit à sa mère : « Kemme, voici votre fils. » Puis il diL
au disciple ; « Voici ta mère. » El à partir de cette heure, lo
disciple la prit chez lui.
En dépit du mot « Femme », qui reparaît ici et peut
sembler, au premier abord, trop peu filial, l'adieu
suprême de Jésus à sa mère a donné relativement
peu de prise à la critique. Inutile de rééditer les ex-
plications déjà données sur le même vocatif, à propos
du miracle de Cana {loan., 11, l^), et dont la force
s'aceroil ici par la grandeur tragique de la scène.
Origkne a pourtant cru trouver quelque imperfec-
tion dans la mère de douleurs; il estime que le
glaive prédit par Siméon, en déchirant l'àrae de Marie,
dut troubler ses pensées, au point de lui arracher
quelque plainte importune. In Luc, Ilom. xvii,
P. G., XIll, 1 845. D'autres ont cru que la foi de Mario
en fut ébranlée. Voir ci-dessus, col. i44. Rien, dans
l'Evangile, ne suggère ce scandale de la Vierge. Par
contre, l'intention que révèle le double legs de Marie
à Jean et de Jean à Marie, atteste toute la délicatesse
du cœur de Jésus. S'il parle ici en Dieu, il ne laisse
pas d'agir comme le fils le plus aimant envers la dou-
loureuse mère.
C'est d'ailleurs le même Origknb qui, le premier
entre les Pères, nous invite à voir dans le person-
nage de saint Jean au pied de la croix la figure du
chrétien, et dans la maternité de Marie envers saint
Jean la figure de sa maternité de grâce envers tous
les chrétiens. Nous retrouverons plus loin ce texte,
qu'on lit dans le commentaire In Inannem, 1. I, vi,
P. G., XIV, 32 AB. Son écho ira toujours grandissant.
Dans un sujet où il serait facile d'être infini, bor-
nons-nous à transcrire un pieux auteur, commentant
cette scène et ces paroles (R. M. de la Broise, La
Sainte Vierge, p. i83-i85) :
« Elle se tenait, nouvelle Eve, près du nouvel
.\dam. C'était l'antithèse et la réparation de la faute
de l'Bden. La croix était l'arbre dévie, opposé à
l'arbre de mort. Par sa suprême obéissance, Jésus ef-
façait la faute du père de l'humanité; chef nouveau
du genre humain, il s'unissait tous les régénérés,
dont il faisait des enfants de Dieu. Et, près de lui,
l'Eve nouvelle réparait par son union à la volonté
divine la désobéissance de l'ancienne, et enfantait
dans la douleur l'humanité rachetée... Plus la médi-
tation chrétienne s'est exercée sur ces paroles, plus
il lui a semblé et plus il lui semble qu'ellesrenferment
autre chose qu'une recommandation de Marie aux
soins de l'apôtre Jean. La scène est trop grande et
l'heure trop solennelle pour que ces mots n'aient pas
une portée plus haute. Jésus considère près de lui la
mère du genre humain et, à côté d'elle, le disciple
vierge et aimant. De son apôtre de prédilection, le
Sauveur fait le type de l'âme vivant de la grâce, régé-
nérée par son sang, née de Dieu et de Marie, et pro-
mulgue, pour ainsi dire, celte maternité surnaturelle
dont le mystère est en train de s'accomplir... Ces
paroles s'appliquent donc à toutes les âmes, dans la
mesure où elles participent ou peuvent jiarticiper à
la Rédemption; et Jésus, en prenant Jean pour
exemple et pour tj'pe des rachetés, prétendait se faire
entendre de chacun de nous et nous adresser à tous
le même adieu consolateur. Mais Marie surtout l'en-
tendit... »
Nous avons recueilli les textes évangéliques rela-
tifs à Marie. Dans les autres écrits du N.T., il n'y a
plus qu'à glaner.
Les Actes des .ipôlres nous montrent, après l'As-
cension du Sauveur, Marie au milieu des onze, à Jé-
rusalem, âme de la prière commune et déjà mère de
l'Eglise :
Act., I, i4 :
Tous persévéraient unanimement dans la prière, avec les
femmes, Marie mère de Jésus, et ses frères.
L'auteur des Actes ne craint pas de rapprocher ici
Marie et les frères de Jésus, comme il les a rappro-
chés dans son évangile (Luc, viii, ly); ce rapproche-
ment lui parait inotfensif pour tous ceux i|u'a tou-
chés la catéchèse chrétienne. Quant à la place faite
à Marie nu milieu des onze, lors de l'événement so-
lennel de la Pentecôte, elle symbolise éloquemment
sa primauté de grâce et son influence maternelle,
s'étendant à tous les fidèles à venir.
Saint Paul n'a qu'une seule allusion directe à
Marie :
Gai, IV, 'i-5 :
Quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils,
né d'une femme, né sous la Loi, pour racheter ceux qui
étaient sous la Loi, afin de nous procurer l'adoption des
enfants.
La maternité de Marie ne saurait être allirmée en
termes plus formels; en disant que Jésus est né de la
femme — yvjifiv.ov Ix yxjyAy.ii — , saint Paul entend que
Jésus tient de Marie tout ce qu'un fils tient de sa
mère. Il ne louche pas la question de la conception
virginale; mais ce serait singulièrement abuser des
mots que de tirer (avec Tertullien, /)« carne Christi,
xxih) du choix du mot /uvkizo'ç, muliere, la conclusion
qu'en mettant au monde son Fils, Marie cessa d'être
vierge. Rappelons que saint Matthieu donne par deux
fois à Marie le nom deyujyj, dans le même contexte où
il affirme sa maternité virginale. Matt., i, 20-34.
Cependant on a soutenu que la conception mira-
culeuse est en dehors de l'horizon de saint Paul, et
pour établir cette proposition, l'on a fait appel à
l'exégèse paulinienne de Ps. 11, 7, qui semble ratta-
cher la filiation divine de Jésus à sarésurrection selon
la chair, Act., xui, 33 (discours à la synagogue
d'Antioche de Pisidie) : a Dieu accomplit la pro-
messe faite à nos pères, en ressuscitant Jésus, selon
qu'il est écrit au Psaume 11 : Tu es mon Fils, je t'ai
engendré aujourd'hui. » liom., i, 3-4 : » Son Fils,
issu de David selon la chair, constitué Fils de Dieu
avec puissance, selon l'Esprit de sainteté, par la ré-
surrection d'entre les morts. » Sur quoi l'on raisonne
ainsi : Jésus devient Fils de Dieu en ressuscitant, il
ne l'était donc pas en naissant; il n'y a donc pas lieu
de faire intervenir le miracle au sujet de sa nais-
sance. — Mais on oublie, en raisonnant de la sorte.
153
MARIE, MERE DE DIEU
154
que la préexistence du Christ comme Fils éternel de
Dieu est une doctrine fondamentale de saint Paul;
non seulement d'après les épitres de la captivité,
Phil., II, 6-11; Col., 1, i5-ao, mais encore d'après les
grandes épitres, qui représentent, dans la pensée de
l'Apôtre, un stade antérieur. Ainsi Ilom., viu, 3.32;
Gai., IV, 4-5; I Cor., x, l,; xv, /iô-l,y, 11 Cor., y, 21 ;
VIII, 9. « Le Christ accompagnait déjà les Israélites
dans leurs pérégrinations au désert; de riche et d'in-
nocent qu'il était, il s'est appauvri, il a consenti
d'être traité en coupable, pour l'amour de nous; en
lui, le Père nous donne son propre Fils, un second
Adam qui descend du ciel... » A. Durand, L'enfance
de Jésus-Christ, p. 127. On oublie encore l'usage fait
de Ps. II, 7 dans Ileh., i, S-ia; v, 5-io. Au jugement
de H. HoLTZMANN, Lehrbuch der NT Théologie, t. II,
p. 82, seule une exégèse tendancieuse peut prendre
ces textes au sens d'une existence purement idéale.
Par ailleurs, la mention expresse de la conception
virginale n'était nullement appelée par le contexte
de Jlom., I, 4. et le silence de saint Paul se justiûe
par les mêmes raisons qui nous ont déjà paru juslilier
le silence de saint Marc. On l'a très bien dit (L. db
Grandmaison, Etudes, CXI, p. 5i5) : « Ce miracle était
un signe pour Marie, une preuve que celui qu'elle
enfanterait était vraiment le Fils de Dieu; pour les
Romains, ce ne pouvait être qu'un objet de foi, dont
la mention eût surchargé, sans ajouter à la force,
l'exposition des points classiques de la catéchèse
primitive. »
L'apôtre saint Jean s'est encore souvenu de Marie
dans le tableau d'une de ses visions :
Apoc, XII :
Un grand signe parut dans le Ciel : une femme revêtue du
soleil, la lune sous ses pieds, et sur sa tjte une couronne de
douze étoiles ; elle était enceinte et criait, dans le travail et
les douleurs de l'enfantement. Et un autre signe parut dans
le ciel : voici un grand dragon roux, ayant sept têtes et dix
cornes, et sur ses tètes sept diadèmes. Sa queue entraitïait
un tiers des étoiles du ciel, et les jeta sur terre. Le dragon
se dressa devant la femme qui allait enfanter, afin, quand
elle enfanterait, de dévorer son fruit. Et elle enfanta un fils,
[un enfant] mâle, destiné i paître toutes les nations avec une
verge de fer. Et l'enfant fut ravi vers Dieu et vers son trône.
La femme s'enfuit au désert, où elle avait un endroit préparé
par Dieu, pour y être nourrie pendant mille deux cent
soixante jours. Et il y eut un com'nat dans le ciel : Michel et
ses anges combattaient contre le dragon; le di-agon et ses
anges combattirent, mais ils ne purent prévaloir, et leur
place disparut du ciel. Et il fut précipité, le grand dragon,
l'antique serpent, appelé diable et Satan, séducteur do
toute la terre, il fut précipité sur terre, et ses anges furent
rejetés avec lui. Et j'entendis une grande voix dans le
ciel, qui disait : « \'oici maintenant le salut, la puissance,
la royauté de notre Dieu et le pouvoir de son Christ. Il a
été précipité, l'accusateur de nos frères, celui qui les
accusait devant notre Dieu jour et nuit. Ils l'ont vaincu par
le sang de l'Agneau et par la parole de levir témoignage;
ils ont renoncé à l'amour Je leur vie, jusqu'à [subir] la mort.
Réjouissez-vous donc, cieux et habitants des cieux ! Malheur
à la terre et à la mer, parce que le diable est descendu vers
vous avec une grande colère, sachant ({u'il lui reste peu de
temps. » Quand le dragon se vit précipité sur la terre, il
poursuivit la femme qui avait mis au monde l'enfant mâle.
Et la femme re(;ut les deiix ailes du grand aigle, pour voler
au désert, en sa retraite où elle est nourrie un temps et des
temps et un demi-temps, loin de la face du serpent. Et le
serpent lan(;a de sa bouche, après la femme, de l'eau comme
un fleuve, pour l'enlrainer dans le courant. Mais la terre vint
au secours de la femme : elle ouvrit la bouche et absorba
le fleuve que le dragon avait vomi. Et le dragon irrité contre
la femme s'en alla faire la guerre au reste de sa race, A ceux
qui gardent les commandements de Dieu et possèdent le té-
moignage de Jésus. Et il s'arrêta sur le sable de la mer.
Cette femme en butte aux attaques du dragon,
fuyant au désert et poursuivie dans sa race, dans
ces fidèles qui gardent les commandements de Dieu et
le témoignagede Jésus, ligure manifestement l'Eglise
des persécutions; mais les traits dont le voyant l'a
peinte, ne sont pas tous inédits. Quand il nous la
montre mettant au jour un enfant mâle, destiné à
paître les nations avec une verge de fer, impossible
de ne pas reconnaître, dans cet enfant et dans sa
mère, le Christ, tel qu'il est peint au Psaume 11, et la
mère du Christ. Quand il décrit la lutte de la femme
et du dragon, impossible de ne pas se référer à la
première page de la Genèse, où Dieu annonce des
inimitiés entre la race de la femme et le serpent ;
d'autant que le voyant souligne lui-même son inten-
tion, en identiliant expressément le dragon de l'Apo-
calypse à l'antique serpent, appelé diable et Satan,
séducteur de toute Iaterre(xii, 9). Doncnous retrou-
vons ici la nouvelle Eve. Saint Jean a fondu dans sa
peinture des traits pris du Christ réel et de Marie sa
mère, avec des traits qui conviennent seulement au
Christ mystique et à l'Eglise mère de tous les chré-
tiens. Apôtre aimé de Jésus, chargé de veiller après
lui sur Marie, saint Jean laisse percer discrètement
son amour et son respect filial en assignant à Marie
la seule place qui lui convienne : dans le ciel, d'où
elle présideà l'enfantement des élus. C'est pourquoi
l'Eglise, dans sa liturgie, ne craintpas de transporter
au personnage de Marie toute cette peinture, dont
Marie a fourni le prototype et l'inspiration. L'enfan-
tement des élus à travers les siècles occupe ici le
premier plan ; mais, à rarrière-plan,noiis distinguons
une maternité de grâce, collaborant à l'œuvre du
Hédempteur; et cette maternité appartient en propre
à Marie.
Ainsi la prophétie du Nouveau Testament clôt
harmonieusement le cycle ouvert par l'histoire de
l'Ancien Testament : à l'imprudence fatale de la
première Eve, répond l'apothéose delà nouvelle Eve.
Dans son encyclique pour le cinquantième anniver-
saire du dogme de l'Immaculée Conception, Pib X
applique simplement à Marie la vision de l'Apoca-
lypse (2 fév. 1904).
On peut lire, sur cette vision, le card. Nbwman,
Du culte de la Sainte Vierge dans l'Eglise catholique ;
traduction revue par un bénédictin de Farnborough,
p. 80-92, Paris, 1908; Terrien, La mère de Dieu et
la mère des hommes, VIII, m, t. l'y, p. 59-86; de la
BnoisE, La sainte Vierge, p. 23g-24i.
Conclusion sur .Varie dans l'Ecriture sainte
L'Ancien Testament associait déjà la figure de la
Femme, et plus particulièrement de la Vierge mère,
à celle du Rédempteur, Le Nouveau Testament dé-
voile le personnage de Marie, et, par la bouche de
saint Matthieu et de saint Luc, affirme expressément
sa maternité virginale. Marie apparaît, inséparable
de Jésus, dans les mystères de l'enfance. Plus tard,
son rôle maternel une fois rempli auprès de l'Enfanl-
Dieu, elle s'efface, et l'on a cru noter dans l'Evangile
quelque froideur, sinon quelque hauteur, de Jésus à
son égard. Mais celte impression ne résiste pas à une
exégèse consciente de toutes les données défait. Au
moment où Jésus disparaît de ce monde, on voit
poindre le rôle maternel de Marie envers l'Eglise. Si,
malgré tout, on s'étonnait que la part de Marie dans
le N. T., en dehors des évangiles, ne soit pas plus
grande, nous répondrions volontiers avec le card.
Nkwman (o/). cit., p. 92): Marie était ou pouvait être
encore vivante quand les Apôtreset les Evangélistes
écrivirent. Mais voici un livre du N.T., composé sûre-
ment après sa mort, l'Apocalypse : or ce livre la cano-
nise, pour ainsi dire, et la couronne.
A consulter:
Aloys ScHABFER, Die Gottesmulter m der heiligcn
155
MARIE, MERE DE DIEU
156
Schrift, Munster i. W., 1887. — A. Durand, S. J.,
L'enfance de Jésus-Christ d'après les é\'angiles cano-
niques,suivie d'une étude sur les Frères du Seigneur,
Paris, 1908. — B. Bartmann, Christus ein Gegner
des MarienkuUas ? Freiburg i. B., 1909 (mêlé).
II. — MARIE DANS L'ANCIEXNE TRADITION
PATRISTIQUE
A l'heure où se clôt la révélation du N. T. .l'Eglise
est en possession de documents écrits et detradilions
vivantes louchant la Vierge mère. Ces documents et ces
traditions se transmettront d'âge en âge, et, sous l'as-
sistance de l'Esprit saint, leur interprétation acquerra
plus de précision ; les conclusions légitimes qui s'en
dégagent acquerront plus de fermeté. Tel est l'ensei-
gnement de l'Eglise.
A rencontre despréjugés qui attaquent la dévotion
catholique à Marie comme le produit fantaisiste
d'un christianisme sénile, il est possible démontrer,
dans les prérogatives aujourd'hui reconnues à Marie,
le développement légitime des données primiti\es
déj)0sccs au cœur du peuple chrétien.
A cet elTet, nous interrogerons, selon l'ordre des
temps, les plus anciens monuments de la foi et de la
piété clirétienne; non pas, certes, avec la pensée
d'y retrouver toutes nos croyances déjà formées ;
mais bien avec l'espoir de faire toucher du doigt
l'identité substantielle, depuis l'origine, de la foi
catholique en ce qui concerne .Marie, et de justilierau
regard des esprits non prévenus la loi de son déve-
loppement. D'autres pourront conduirccette démons-
tration jusqu'au terme; qu'il nous suffise de l'amor-
cer.
Parmi les monuments de la tradition, les plus
vénérables sans contredit sont ceux que l'autoriléde
l'Eglise a consacrés comme règle ollicielle de la
croyance ou du culte : ceux-là nous font entendre
réellement la voix de l'Eglise hiérarchique. Puis
vient l'enseignement des grands évêques et des doc-
teurs. Enlin, à côté mais au-dessous des écrits datés
et signés, que recommande le caractère ou le nom
de leurs auteurs, il n'est pas inutile de recueillir les
textes apocryphes ou anonymes, soit historiques
soit simplement légendaires, dont quelques-uns ont
exercé une influence considérable, comme véhicules
de la croyance populaire : c'est le cas, par exemple,
du Protévangile de Jacques.
A des degrés divers, tous ces documents nous ai-
dent à lire dans la conscience de l'Eglise.
1" Tradition anténicéenno
11 convient de faire une place à part, et la pre-
mière de toutes, au symbole baptismal de l'Eglise
romaine, pièce catéchétique singulièrement vénéra-
ble, préservée, par sa nature même, des entraîne-
ments de l'improvisation et des actualités de la
polémique; on peut être sûr de n'y trouver que la foi
aulhenlique, éprouvée, de cette Eglise et des Eglises
qui recouraient habituellement à son magistère,
c'est-à-dire de toutes les Eglises d'Occident.
Les témoignages concordants de Tcrtullibn {De
praescriptione liaereticorum, xiii ; De yirginibus ve-
lundis, I ; Adi-. Praxean, 11) et de saint Irknke (Con-
tra haereses 1, x, 1 ; ni, iv, 2) nous le montrent fixé
dès avant la Un du ii* siècle, et permettent d'en res-
saisir la teneur. Au nombre des articles essentiels
de la foi chrétienne, que tout catéchumène devait
professer, figure celui-ci : Jésus-Christ né de la Vierge
Marie. Cecjui se passait à Rome en l'an 200, a dû
s'y passer en l'an i5o ; nous en avons pour garant
saint Jlsti.n, qui n'a pas été amené par les sujets
qu'il traitait à réciter exactement le symbole bap-
tismal, mais qui à maintes reprises rend témoignage
de la même foi dans les mêmes termes (notamment
I Apol.. XXII, XXXI, XXXII. xxxm, xlvi, lxiii; Dial .
cum Tryphone Judaeo, xxiii, XLiii, XLv, XLViii, l,
LVII, LXIII, LXVI, LXXV, LXXXV, LXXXVIl, C, CI, CV, CXIII,
cxxviii). Pas plus à la date de i5o qu'à la date de
200, cette alliriuation ne présente aucun caractère
de nouveauté; elle était entrée dans les habitudes du
langage et de la pensée chrétienne en Occident. Et
nous constaterons bientôt qu'à cet égard l'Occident
ne différait pas de l'Orient. Il n'y aurait aucune in-
vraisemblance à dater du i" siècle de notre ère le
symbole baptismal romain, avec tous ses traits ca-
ractéristiques.
On trouvera dans l'Enchiridion de Denzinger-
Bannwaut les variantes principales de ce symbole,
tel que les citations des Pères nous le révèlent.
Donc, aussi loin que nous pouvons remonter dans
l'histoire de l'Eglise mère et maîtresse, nous voyons
que les candidats au baptême étaient interrogés au
bord de la piscine sacramentelle : « Croyez-vous en
Jésus Christ né de la Vierge Marie? » Sur leur ré-
ponse affirmative, ils étaient marqués du signe du
chrétien.
Après ce témoignage olUciel et public, recueillons
les témoignages privés.
Saint Ignace d'Antiochb (-j- martyr, 107), évêque
de la métropole de Syrie qui, selon la tradition, fut
le premier siège de l'apôtre saint Pierre, écrit :
Ad Ei'liesins, VII, 2 : Il n'y a qu'un soûl médocin, chair
et esprit, né dans le temps et antérieur au temps. Dieu in-
c.irnc, vraie vie dans la mort, né de Marie et de L)ieu,
d abord passible et puis impassible, .lésus Christ Notre
.Scifjneur. — xvui, a : Notre Dieu .lésus Clirist a été porté
dans le sein de Marie, selon le plan divin, issu du sang de
David et de l'Esprit saiiu... — ,\ix, i : Le prince de co
monde ignora la virf^inité de Marie et son enfantement et
la mort du Soigneur : trois mystères retentissants, accom-
plis dans le silence de Dieu.
Ad Tral'îaniis, ix. 1 : Fermez donc l'oreille aux discours
de ceux qui vous parlent sans confesser Jésus Christ descen-
dant de David et lils de Marie...
Ad Smyrnaeoi, 1, i : Vous croyez fermement on Notre
Seigneur, vraiment descendant de David selon la chair,
vraiment né de la 'x'ierge. . .
D'après ces affirmations réitérées, Jésus Christ,
Fils de Dieu, est aussi en rigueur lils de David, parce
que fils de la Vierge. Or saint Ignace nous a trans-
rais l'écho direct de la prédication des apôtres, très
particulièrement de l'apôtre saint Jean. Nous n'avons
pas craint, pour répondre à ceux qui s'étonnent du
silence de saint Jean sur l'enfance du Seigneur, de
faire refluer jusqu'à lui le témoignage d'Ignace; des
textes comme ceux qu'on vient de lire nous en don-
nent sûrement le droit.
Avant le milieu du ii" siècle, l'apologiste athénien
Akistiob présentait à l'empereur Antonin le Pieux
son libelle, où nous lisons que le Fils du Dieu Très
haut, par la vertu de l'Esprit saint, descendit du ciel
et s'incarna dans le sein d'une fille des Hébreux, en
respectant sa virginité. La rédaction grecque, con-
servée dans la Vie de Barlaam et Joasaph, P. G.,
XCVI, lui B, peut paj^aitre suspecte de retouche
postérieure, à raison même de sa précision : 'tx r.v.^'iif.j
K-/(a; ■/i'yr.'iùi àjno'^-j; t£ x<ti àpWpu; Q'j.py.y. ài>é)yCt. Mais
qu'on se réfère à la version syriaque, éditée par
J. R. Harris et J. .\. RoBiNsoN, Cambridge, 1891,
c. XV, on constatera son accord substantiel avec le
grec.
Saint Justin (•{- 167, à Rome), parlant à .antonin le
Pieux, I Apol., xxxiii, P. G., VI, 38i , s'exprime ainsi
sur la conception virginale :
157
MARIE, MERE DE DIEU
158
Ecoutez maintenant comment Isaï© a prédit en proj)res
termes que le Christ naîtrait d'une vierge. Il s'exprime ainsi :
(i \'oici ([uo la vierge c^incevra et eulnntera un lils, et on
1 a|ipellera; Dieu avec nous. . » Co >|uip,issait pour incroyable
et impossible parmi les hommes, Dieu l'a prédit par l'Esprit
propliétique, avant l'événement, alin que l'événement ne
parut pas incroyable, mais.l'ut cru à cause de la prédiction.
Mais peut-être quelques-uns, faute de comprendre la pro-
pliétie qu'onleur signale, nous reprocheraient ce que nous-
mêmes avons reproché aux [joetes, qui parlent du commerce
ciiarnel de Zeus avec des femmes. -Nous nous efforcerons
donc d'éclaircir ces paroles. {( La vierge concevra j), c'est-à-
dire non pas qu'elle concevra par un commerce charnel, car
en ayant commerce avec quelqu'un elle cesserait d'être
vierge ; mais la vertu de Dieu, venantsur la vierge, Iacou\rit
de son ombre et la rendit enceinte sans jiréjudice de sa vir-
ginité...
Nous venons d'entendre Justin parler à l'empereur.
Ecoulons-le maintenant parler aux Juifs, en les pres-
sant au nom des Ecritures juives. Dialogus cuiii
Tryphone ludaeo, xlviii, P. G., 58o :
Je sais que mon langage est déconcertant, surtout pour
les hommes de votre race : jamais vous a avez voulu com-
[irendre ni accomplir les enseignements di.ins, vous préfé-
rez vous en tenir à ceu.v de vos maîtres, comme Dieu même
le dit assez haut (/.v.,x\ix, i3). Néanmoins. Tryphon, il de-
meura établi que Jésus est le Christ de Dieu, quand mémo
je ne réussirais pas ;i prouver que. Fils du Créateur de l'uni-
vers, il préexistait comme Dieu et naquit homme delà vierge.
Oui, tout concourt a prouver qu'il est le Christ de Dieu,
quoi qu'il faille d'ailleurs penser de sa personne. Des lors,
si je ne réussis pas a prouver qu'il préexistait et consentit à
naître homme passible comme nous, dans la chair, selon la
volonté du Père, vous aurez bien le droit de me prendre en
défaut sur ce seul point ; mais non de nier qu'il est le Christ,
s'il parait homme, né de parents humains, et si le choix fait
de lui comme Chnst est prouvé. De fait, mes amis, il y ades
hommes de votre race qui le reconnaissent comme Christ,
mais le déclarent homme, né de parents humains : je me
garderais de les suivre. quand même je m'y verrais invité
par beaucoup de mes anciens coreligionnaires : car cène sont
pas des enseignements humains que le Christ a proposés à
notre croyance, mais les enseignements transmis par les pro-
phètes et !ip[)0rtés par lui -même.
Ici, enregistrons une conquête notable de la cri-
tiiine textuelle. Jusqu'à ces derniers temps, tous les
éditeurs ont fait dire à saint Justin : « Quelques-uns
des nôtres (rtviç «Tri zoù ■r,iJ.iripo-jyémji),ea reconnaissant
Jésus pour le Christ le tiennent néanmoins pour un
homme né de parents humains. » Et ils s'évertuaient
à expliquer comment Justin a pu donner le nom de
chrétiens à des hommes qui niaient la conception
virginale du Christ. (Voir en particulier la note de
Dom Maran,/-*. g.. VI,58i.) Cependant GeorgeBuLL
et autres avaient suggéré qu'il faut lire: n/i; àr.o roù
ùixizipo'j -/i-jo-ji, et que Justin a en vue non des chré-
tiens, mais des juifs. La controverse est aujourd'hui
tranchée par l'inspection du manuscrit d'.\rétlias
(Bihliotlièque Nationale, fonds grec, no 45o), d'oi'i
procède toute la tradition manuscrite du dialogue
avec Tryphon. Il faut lire : z-.ii ifinipo-j -/i-j-ij:,. Donc
Justin ne témoigne pas connaître des chrétiens qui
nient la conception virginale du Christ; il témoigne
au contraire connaître des juifs i|ui reconnaissent
Jésus pour le Messie, mais reculent devant la
croyance à la conception virginale. L'honneur de
cette découverteappartient à H.vnN.vcK. Voir Lehrbuch
der DogmeiiJ eficli ichte'\ t. I, ]i. 3io, Tiibingen, 1909.
Le résultat en est fort appréciable, puisqu'elle fait
disparaître du champ de l'histoire ecclésiastique de
prétendus judéochrétiens opposés à la conception
virginale, au temps de saint Justin.
Que les païens et les juifs se soient rencontrés dans
la négation de la conception miraculeuse, la chose
va de soi. Mais il importe davantage de constater
que cette négationnese rencontre pas avant le milieu
du II' siècle dans les sectes réputées chrétiennes, l'ius
tard seulement, elle gagnera certains ébionites, qui
néanmoins prétendront au nom de chrétiens. Voir
EusÉcE, ]I.E. lll.xxvii; saint Epiphane, Huer., xxx.
Mais rien n'est moins démontrable que le lien de ces
sectaires avec la tradition des Apôtres ; pas plus que
les anciens disciples de Cérinthe et de Carpocrate,
ils ne possédaient l'héritage chrétien. La croyance à
la conception virginale appartient au fond le plus
authentique du christianisme, n'en déplaise auxmy-
thologues de nos jours, qui se flattent d'expliquer
par un emprunt au panthéon grec l'origine de la
doctrine chrétienne touchant la naissance du Fils
de Dieu.
Ailleurs, Justin appuie encore sa croyance sur
l'oracle d'Isaïe relatif à l'Emmanuel, et oppose
Marie à Eve; Dial, cum Tryphone, Lxxxiv, P. G
VI, 673 :
C'est encore du Christ qu'avait été prédit : « Voici qu'une
vierge concevra et enfantera un lils. » Car si ce n'était pas
d'une vieige que devait naître l'entant annoncé par Isaie,
au sujet duc|uel l'Esprit saint s'est écrié : « Voici que le
Seigneur lui même vous donnera un signe : une vierge con-
cevra et enfantera un fils » ; si, comme tous les autres
premiers-nés, il devait naitre d'un commerce charnel, où
serait le signe, non commun à tous les premiers-nés, an-
noncé par Dieu .' Mais il fallait un vrai signe, capable de
garantir la croyance du genre humain : c'était l'apparition,
d.-ins un sein virginal, du l'remier-né de loulos créatures,
fait vraiment petit enfant : voilà le signe prévu par l'Esprit
prophétique et prédit, comme je vous l'ai exposé, en diverses
manières, afin qu'au jour de l'événeinent on reconnût la puis-
sance et la sagesse du Créateur do toutes choses : ainsi
Eve naquit-elle d'une cote d'Adam ; ainsi tous les animaux
furent-ils créés, au commencement, par la parole de Dieu.
Mais ici encore, vous osez redresser les interprétations
données parles interprètes vos |)eres sous l'œil de Ptolémée
roi d Egypte; vous dites que l'Ecriture n'est pas conforme à
leur interprétation, mais porte : Voici que la jeune femme
(yi'jHi) concevra; comme si c'était un grand signe qu'une
femme enfanl.-ît après avoir connu un époux, ce qui est le
cas de toutes les jeunes femmes, à l'exception de celles qui
sont stériles et que Dieu peut, à son gré, rendre fécondes...
Dial. cum Tryphone ludaeo, c, P. G., VI, 709-512 :
(Le (;hrist)nous a dévoilé tout ce que, par sa grâce, nous
avons découvert dans les Ecritures, le tenant pour pre-
mier-né de Dieu avant toutes les créatures et hls des patriar-
ches, puisque, inc;irné par le moyen d'une vierge de leur
race, il a consenti à devenir homme sans beauté, sans gloire,
exposé à la souffrance. Aussi dans les paroles qu'il j)ro-
nonça lorsqu il s'entretenait de sa passion à venir, on voit
qu'il fallait que le Fils de l'homme soullrît beaucoup, qu il
fut rejeté par les Pharisiens et les Scribes, qu'il fut mis en
croix et ressuscitât le troisième jour. Donc il s'appelait
Fils de rinunnio, soit parce qu'il était né d'une vierge, issue,
comme je l'ai dit, de David, de Jacob, d'Isaac et d'Abraham,
soit parce qu'Adam lui-même est le père des personnages
énumérés comme ancêtres de Marie : car ceux qui ont en-
gendré des femmes sont, vous le savez, appelés pères des
enfants nés de leurs iilles...
Nous comprenons qu'il s'est fait homme par le moyeu
de la vierge, afin que la désobéissance provoquée par le
serpent prit fin, piir la même voie par où elle avait com-
mencé. En effet. Eve, vierge et intacte, ayant con<;u la
parole du serpent, enfanta la désobéissance et la mort ; la
vierge Marie, ayant conçu foi et joie, quand l'ange Gabriel
lui annonça que l'Esprit du Seigneur viendrait -sur elle et
que la vertu du Très-Haut la couvrirait de son ombre, en
sorte que ri']tre saint né d'elle serait Fils de Dieu, répondit :
« Ou'il me soit fait selon votre parole. » Il est donc né d'elle,
celui dt»nt parlent tant d'Ecritures, comme nous l'avons mon-
tré ; par lui. Dieu ruine l'empire du serpent et de ceux,
anges ou hommes, qui lui sont devenus semblables, et
afl'ranchit de la mort ceux qui se repentent de leurs
fautes et croient en lui.
En saint Justin, nous entendons la voix de l'Eglise
romaine, à laquelleil s'était donné après avoircherché
159
MARIE, MERE DE DIEU
160
la vérité religieuse dans toutes les écoles philosophi-
ques et sous tous les cieux, etdansle sein de laquelle
il souffrit le martyre.
Saint Ihénéb de Lyon possède une autorité person-
nelle encore plus grande, puisqu'il représente à la
fois la tradition des anciens presbytres d'Asie, qu'il
avait entendus durant sa jeunesse, et la tradition de
l'Eglise romaine, où il avait séjourné; enlin c'est un
évèque du siège primatial des Gaules, et probable-
ment aussi un martyr. Il écrit, touchant la foi de
l'Eglise universelle, Adv. Ilaer., 1, x, i, P. G., VII,
549 A:
L'Eglise dispersée par tout le monde... (croit) à un seul
Jésus-Christ, Fils de Dieu, incarné pour notre salut, et au
Saint Esprit qui, par les prophètes, a annoncé les desseins
de Dieu et ses avènements, sa naissance d'une vierge...
Cf. III, V, 2, 855-856, sur les Eglises apostoliques.
Il nomme et llétrit les hérétiques opposés au dogme
de la maternité divine :
Ibid., I, XXVI, I, 686B :
... (Cérinthe enseigna) . .. que Jésus est né, non d'une vierge
(il tient cela pour impossible), mais de Joseph et de Marie,
k la fa(,*on de tous les autres hommes; et qu'il s'éleva au-
dessus des hommes par sa justice, sa prudence et sa sagesse.
Ibid., III, XXI, 1, 945AB :
Dieu s'est fait homme, le Seigneur lui-même nous a sau-
vés en nous donnant le signe de la vierge... Non pas comme
disent quel(]ues-uns de ceux qui de nos jours osent inter-
préter l'Ecriture : « Voici que la jeune femme (vtàvi;)
concevra et enfantera un fils », selon l'interprétation suivie
f>ar Théodole d'Ephèse et Âquila du Pont, tous deux prose-
ytes juil's : ainsi, les Ebionites disentqu'ilcst né de Joseph;
ruinant, dans la mesure de leurs forces, un si grand dessein
de Dieu, et frustrant le témoignage des prophètes...
Il fonde sa croyance sur l'Ancien et sur le Nouveau
Testament; en disant
Ibid., III, XXI, 8, 953C :
Si (le Sauveur) était fils de Joseph, comment pourrait-il
avoir plus que Salomon ou que Jonas, ou être plus que David,
étant de même race qu'eux, et leur descendant?
Ibid., 10, 954C-955A :
Adam, le premier homme, tiré d'une terre neuve et encore
vierge, fut pétri par la main divine, c'est-à-dire par le Verbe
divin, .^insi, restaurant en lui-même le personnage d'Adam,
le Verbe en personne, naissant de Marie encore vierge,
commençait-il par reproduire la génération d Adam.
Le parallélisme entre la première et la nouvelle
Eve est repris par Irénée, qui le poursuit dans un
très grand détail.
Ibid., m, XXII, 4, 958-960 :
Marie, vierge, se montra obéissante en disant : « Voici
votre servante. Seigneur; qu'il me soit fait selon votre parole, »
Eve se montra désobéissante : elle désobéit alors qu'elle était
encore vierge. Comme Eve, épouse d'Adam mais encore
vierge,... devint désobéisbante et par là attira la mort sur
elle-même et sur tout le genre Immain, ainsi -Marie, fiancée
mais vierge, en obéissant, procura le salut à elle-même et
à tout le genre humain. Aussi la Loi donne à la fiancée
(d'Adam), encore vierge, le norn d'épouse, pour manifester
le cyclequi, de .Marie, remonte à Eve : car les liens (du péché)
ne sauraient être déliés que par un procédé inverse de celui
qu'a suivi le poché... C'est pourquoi Luc, commençant sa
généalogie par le Seigneur, remonta jusqu'à Adam, marquant
par là que ce ne sont point (les ancêtres selon la chair) qui
ont engendré le Seigneur, mais bien le Seigneur qui les a
engendrés à la vie nouvelle de l'Evangile. De même, le nœud
formé par la désobéissance d'Eve n'a pu être dénoué que par
l'obéissance de Marie. Ce que Eve vierge a lié par son incré-
dulité, Marie vierge l'a délié par sa foi.
Ailleurs, il insiste sur la pureté transcendante de
cette maternité.
Ibid., l\, xxxiil, II, 1080B :
Les prophètes qui annonçaient l'Emmanuel né de la vierge,
traduisaient l'union du Dieu Verbe à sa créature : car le
Verbe sera chair, le Fils de Dieu sera Fils de l'homme: pur,
ouvrant purement le sein pur qui rend les hommes à la vie en
Dieu, et que lui-raéme a fait pur.
On peut rapprocher le traité d'Irénée Ei; 's-ne^n^cj toO
'a-nocr'Aixoû y.rip&/fi.rxT-^i, récemment découvert en traduc-
tion arménienne, c.Liv, edd. KakapetTbr-Mekertts-
chian et Erwand Ter-Minassiantz, Leipzig, 1907;
(lieclierches de science religieuse, oclohve-décembre
1916, trad. française de l'arménien, par F. Bar-
TIIOULOT.)
Les grands ennemis d'Irénée, les'gnostiques valen-
tiniens, étaient des docètes, qui, niant l'humanité du
Christ, devaient logiquement nier la maternité de
Marie. Il repousse leurs prétentions. Adv. Haer., V,
I, 2, 1 122 BC :
Nous avons montré que c'est tout un, de dire qu'il s'est
montré seulement en apparence, et de dire qu'il ne tenait
rien, de Marie. En efl'et, il n'eut pas réellement possédé la
chair et le sang par lesquels il devait nous racheter, s il
n'eût récapitulé en sa personne l'antique création d'Adam.
Une fois encore, voici lé parallèle entre les deux
Eve; Irénée tourne et retourne sur toutes les faces
cet enseignement. Ibid,, Y, xix, i, ii^S :
Le Seigneur vint visiblement dans son domaine et fut
porté par la créature que lui-même porte ; il accomplit la ré-
paration de la désobéissance commise par l'arbre (de la
science), en obéissant lui-même par l'arbre (de la croix);
pour remédier à la séduction que subit malheureusement Eve,
fiancée mais encore vierge la bonne nouvelle de vérité fut portée
par l'ange à Marie, fiancée mais vierge. Comme Eve, séduite
par le discours de l'ange, se détourna de Dieu et trahit sa
parole, ainsi Marie entendit de l'ange la bonne nouvelle de
vérité; ejle porta Dieu dans son sein, pour avoir obéi à sa
parole, Eve avait désobéi à Dieu ; Marie consentit à obéir à
Dieu ; ainsi Eve vierge eut pour avocate Marie vierge. Le
genre humain, enchainé par une vierge, est délivré par une
vierge; à la désobéissance virginale, l'obéissance virginale
fait équilibre. Au péché du premier homme, la soult'rance du
Fils premier-né (de Dieu) remédie; la prudenci" du serpent
cède à la simplicité de la colombe: les liens qui nous enchaî-
naient dans la mort sont déliés.
Par le soin très particulier qu'il prend de rattacher
Marie à l'ensemble du plan divin et de marquer son
rôle essentiel, à côté du nouvel Adam, dans l'œuvre
de notre Rédemption, saint Irénée l'emporte sur ses
contemporains et ouvre à la pensée chrétienne des
voies fécondes; il est vraiment, en même temps que
le premier théologien de la Rédemption, le premier
théologien de la Vierge mère.
Tertullien, qui le suivit de très près, et qui lui
doit beaucouj), a recueilli notamment le meilleur de
ses idées concernant Marie, et, comme toujours, il
pousse ces idées avec une éloquence puissante et ori-
ginale.
C'est surtout dans les dernières pages du De carne
Christi que Tertullien s'occupe de la mère du Christ.
Il reprend l'antithèse Eve-Marie. A l'encontre des
doeètes valentiniens, qui accordaient que Jésus a
passé par le sein de la vierge, mais niaient qu'il eût
pris d'elle sa propre substance, il affirme, en termes
d'un réalisme extrême, la vérité physique de cette
maternité. Il la montre exigée par l'Evangile (Matt.,
I, uo), par saint Paul (Gai., iv, 4), par la prophétie
d'Isaie (/s., vu, i4), lue à la lumière duN. T. Il main-
tientque lanière du Verbe devait rester vierge danssa
conception; mais il accorde qu'elle cessa d'être vierga
161
MARIE, MERE DE DIEU
162
dans l'acte même de son enfantement. Ailleurs, il va
plus loin, et atlirnie qu'après avoir donné naissance à
Jésus, Marie connut un époux. Il semble bien que,
aux yeux de Tertullien, les « frères de Jésus » sont
des iils de Marie; De carne Christi, vu; IV Adv.
Marcionem, xix; cf. De virginibus velandis, w; De
morwatnia, viii. Donc, s'il est très ferme sur la vir-
ginité ante partunij par contre il ne voit aucun incon-
vénient à abandonner la virginité in parla et la vir-
ginité pose partum. Sur ces deux points, un démenti
catégorique lui sera donné ultérieurement par rensei-
gnement de l'Eglise.
Nous traduirons quelques pages caractéristiques
du De carne Christi (texte de Oehler), laissant tou-
tefois de côlé des passages très crus et particulière-
ment déplaisants en un tel sujet. — Nous renverrons
à notre Théologie de Tertullien, p. ujS-ig^, Paris,
1905.
De carne Christi, xvii, xviii, xx, xxi, xxiii.
XVII... Avant tout, il faut mettre en lumière la raison pour
laquelle il convenait que le Fils de Dieu naquît d'une vier^^e.
Il devait naître d'une façon nouvelle, celui qui devait inau-
gurer une naissance nouvelle, le Seigneur, objet du signe
prédit par Isaie. Quel est ce signe ? Voici qu'une vierge con-
cevra dans son sein et enfantera un fils. Dune la vierge con-
çut et enfanta Emmanuel, Dieu avec nous. Voilà une nais-
sance nouvelle : un homme nait en Dieu. Dans cet homme,
Dieu est né, prenant la chair de l'antique semence, mais
sans l'antique semence, afin de la réformer par une semence
nouvelle, spirituellement, en l'alTranchissanl des antiques
souillures. Mais toute celte nouveauté, comme tant d'autres,
avait sa figure dans l'antiquité; un plan raisonnable prési-
dait à la naissance de l'Homme-Dieu par une vierge. La
terre était vierge, elle n'avait pas senti l'effort du laboureur,
elle ne s'était pas ouverte à la semence, quand Dieu la prit
et en fit un homme, âme vivante. Si telle est la tradition
relative au premier homme, il convenait que le suivant, le
dernier Adam, comme dit l'Apôtre, fut tiré d'une terre —
c'est-à-dire d une chair — non encore ouverte par la géné-
ration, et élevé par Dieu au ranjj;' d'Esprit vivifiant. Gôpen
dant — pour ne pas laisser passer ici le nom d'Adam — d'où
vient que le Christ fut appelé, par TApôtre, Adam, si son
humanité n'était pas d'origine terrestre? Ici, la raison pro-
teste que Dieu, pour reconquérir sur le diahle son image et
ressemblance, prit le contrepi'?d de la conquête. Eve encore
vierge avait laissé pénétrer en elle la parole, ouvrière de
mort. Il fallait que pénétrât aussi dans une vierge la parole
ouvrière de vie, afin que le sexe auteur de rentraînement
vers la ruine, fut aussi l'auteur du salut. Eve avait cru au
serpent; Marie crut à Gabriel. La faute qu'Eve commit par
sa croyance, Marie, par sa croyance, la répara. Mais [dira-
t-on] Eve ne conçut rien alors par la parole du serpent —
Erreur. Si elle enfante désormais dans l'abjection et dans
les douleurs, c'est à cause de la semence qu'est la parole du
diable. Enfin elle mit au jour un diable fratricide. Au con-
traire, Marie a mis au jour Celui qui devait, en son temps,
sauver Israël, son frcre selon la chair et auteur de sa mort.
Donc Dieu fit descendre dans le sein [de Marie] son Verbe,
bon frère, pour anéantir la mémoire du mauvais frère. Le
Christ devait sortir, pour sauver l'homme, d'où l'homme était
entré déjà condamné.
xviii. Mais répondons plus simplement : il ne convenait
pas que le Eils de Dieu naquit d'un homme, de peur que,
s'il était tout entier Fils de l homme, il ne fût plus Fils de
Dieu, et n'eut rien de plus que Salomon ou que Jonas,
•comme l'a prétendu f'^bion...
XX (Sur Mnff,, i, 20). Par quel procédé tortueux préten-
dez-vous retrancher la syllabe de [ex), qui fait oflice de pré-
position, et la remplacer par une autre qu'on ne trouve pas
remplissant ce rôle dans l'Ecriture sainte? Vous dites qu'il
-est né par iprr) la vier^^e, ot dans le sein {in), non du sein,
parce que ran;re même a dit à Joseph dans un songe : « Ce
qui est né en elle, c^t de l'Esprit saint », et non ; « Ce qui
est né d'elle ". Apri'S tout, il n'a pu dire : d'elle, sans par là
même dire en elle ; car cela seul qui était en elle, a pu naitre
■ d'elle. Donc c est tout un de dire : en elle et d elle, car ce
qui était en elle était d'elle. Heureusement, le métne Matthieu.
.parcourant la (çénéalogie du Seigneur, d'Abraham jusqu'à
Marie, dit (i, ifi) : k Jacob engendra Joseph, époux de .Marie,
Tome m.
de qui nait le Christ. » A son tour, Paul impose silence à ces
grammairiens, en disant [Gai., iv, k) : " Dieu envoya son
Fils, fait d'une femme. » A-t-il dit : <f par une femme », ou
« dans une femme » '? Remarquez commo il tranche le mot.
en disant : fait^ et non pas né. Il était plus simple de dire :
né. En disant : fatt^ il a marqué Tmcarnalion du Verbe et
aûirmé la vérité de la chair née de la vierge. Ici nous invo-
querons encore les psaumes, non pas de l'apostat et héréti-
que et [datonicien Valentin, mais du très saint et très ortho-
doxe prophète David. David chante parmi nous le Christ, ou
plutôt le Christ même se chante par lui. Prêtez l'oreille au
Christ et entendez le Seigneur dire à Dieu son Père {l*s. xxi.
10. 11) : « C'est vous qui m'avez tiré du sein do ma inere. »
Et encore : « Vous êtes mon espoir depuis les mamelles de
ma mère, je fus jeté en vous au sortir de ses entrailles »...
XXI (Sur Mait.^ I, 23) ...Serrons l'euneini de plus près.
L'Ecriture dit : « Voici qu'une vierge concevra dans son sein. »
Et quoi? Sans doute. Le Verbe de Dieu, non la semence d'un
homme; cela, pour enfanter un fils. Car « elle enfantera un
fils ». Comme la conception fut son fait, de même l'enfan-
tement, bien qu'elle ne fut pas cause de la conception. Au
contraire, si le V'^erbe s'est incarné de lui-même, il s'est lui-
même conçu et enfanté ; et c'en est fait de la prophétie. Car
la vierge n'a pas conçu ni enfanté, s'il n'est pas vrai de dire
que ce qu'elle enfanta, après avoir conçu le Verbe, est sa
propre chair. Et c'en serait fait, non seulement de cette pa-
role du prophète, mais de celle de l'ange, annonçant la
conception et l'enfantement de la vierge, et de toute Ecriture
qui parle de la mère du Christ. En effet, comment est-elle sa
mère, si ce n'est pour l'avoir p -rté dans son sein? Mais il
ne doit rien au sein qui l'a porté, rien qui assure le nom de
mère à celle qui l'a porté? Car ce nom n'est pas du par une
chair étrangère. Il n'y a à nommer le sein maternel que la
chair fille de ce sein. Et celle-là n'est pas fille qui est née à
part. Donc silence à Elisabeth, portant un (ils prophète qui
déjà connaît son Seigneur, et remplie elle-même de l'Esprit
saint! Elle se trompe en disant : ■< D'où m arrive cet honneur,
que la mère de mon Seigneur vienne à moi.^ » Si Marie por-
tait Jésus dans son sein non comme un fils, mais comme un
liùte, comment Elis. theth lui dit-elle : « Béni le fruit d i votre
sein? » Qu'est-ce que le fruit du sein, s'il n'a germé du sein,
pris racine dans le sein, s il n'appartient pas à colle qui pos-
sède le sein; et comnaent le Christ est-il fruit du sein (de la
vierge)? Osera-t-on dire : il est la fleur de la tige issue de
la racine de Jessé ; or la racine de Jossé est la rare de David,
la tige issue de la racine est Marie fille de David, la fleur de
la tige est le fils de Marie appelé Jésus-Christ: il est encore
le fruit, car la fleur et le fruit ne font qu'un, vu que par la
fleur et de la fleur tout fruit passe à l'état de fruit ? Quoi donc?
On refuse au fruit sa fleur, à la fleur sa tige, à la tige sa
racine; on ne veut pas que la racine revfmdique. par la
lige, la propriété de la fleur et du fruit sortis de la tige: on
doit pourtant savoir que chaque degré de la race se réclame
du premier; en sorte que la chair du Glirist se rattache, non
seulement à Marie, mais à David par Marie et à .lessé par
David. C'est pourquoi Dieu jure à David que ce fruit de son
corps, c'est-à-dire de sa postérité nharnelle, siégera sur son
trône. S'il procède du corps de David, combien plus du cor|i3
de Marie, par qui il fut contenu dans le corps de David ?
Qu'ils effacent donc les témoignages des démons, procla-
mant Jésus fils de David; mais ils ne pourront *>ff;Ker les
témoignages des Apôtres, si ceux des démons ne sont pas
recevables. Tout d'abord Matthieu, très fidèle évangéliste
en sa qualité de compagnon du Seigneur, a voulu précisé-
ment nous livrer l'origine du Christ selon la cliair en débu-
tant ainsi : Livre de la génération de Jésus-Christ, fils de
David, fils d Abraham... Matt., i. i ; cf. Rom..-\. 3., II 7V/h.,
II, 8; Ga}., ni, 8. iG.
xxrii (Sur A.Hr., ii, 3i). Nous voyons s'accomplir la parole
prophétique de Siméon sur le Seigneur encore tout petit
enfant: " Celui-ci est posé pour la ruine et la résurrection
de beaucoup en Israël et comme signe de contradiction. »
En effet, la naissance du Christ est un signe, selon Isaïo :
« C'est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un
signe : voici qu'une vierge concevra dans son sein et enfan-
tera un fils. » Mous reconnaissons le signe de contradiction,
dans la conception et l'enfantement de la \'irrge Marie, livrés
aux disputes de ces Académiciens ; « Elle a enfanté et n'a
pas enfanté, elle est vierge et non vierge. « Ce langage,
s il était correct, nous appartiendrait plutôt. En effet. Marie
a enfanté de sa chair, et elle n'a pas enfanté par le commerce
d'un homme. Elle est vierge en tant qu'épouse; elle ne l'est
plus eu tant que mère. Toutefois, si elle n'a pas enfanté, si
103
MARIE, MÈRE DE DIEU
164
elle demeure viorffô après la maternité, ce n'est pas fiiute
d avoir coiiLribué de ses entrailles, comme une mère. Mais
parmi nous, pas d'ambiguïté, pas d'échappatoire cachée sous
des mots à double entente : la lumière est lumière, les ténè-
bres sont ténèbres; oui est oui; non est non; lo reste vient
du malin. Celle qui a enfanté a enfanté; si elle était vierge
quand elle conçut, elle cessa de l'être quand elle enfanta.
Elle cessa d'être vierge, par le fait que son corps s'ouvrit
pour donner passage à un homme; peu importe qu'il soit
entré ou sorti ; l'homme brisa le sceau de sa virginité...
Contemporain de TertuUien, le docteur romain
saint HiPPOLYTK, non content d'insister fréquemment
sur le rôle maternel de Marie, aime à en détailler les
conséquences pour la rédemption du genre humain,
et présente à ce sujet plusieurs vues originales. Il
décrit l'Incarnation comme les noces du Verbe avec
l'humanité: le Verbe divin.puresprit, revêtune chair
sainte prise de la Vierge sainte, comme un liancé
revêt une robe nuptiale. Demonstratio de Chrisio et
Antichristo, iv, éd. Achelis, p. 6; P. G., X, 'jSî 15. Il
ramène assidûment la conception de deux avène-
ments successifs du Verbe : l'un qui se fait par la
création, l'autre qui se fait par l'Incarnation; il éta-
blit même un lien inattendu entre ce dernier avène-
ment et la dénomination de Fils, allirmant que le
Verbe ne devient liU au sens plénier qu'en s'incar-
nant au sein de la Vierge. Adv. Noetum, xv, P. G..
X, 824 BG ; Comment, in Danielem, passim. Cf. d'Alès,
Théologie de saint Hippolyte, p. a5 et 180, Paris,
1906.
Un fragment d'Hippolyte sur le Cantique de Moïse,
(Deut., xxxui, 26), conservé par Théodorkt, Eru-
nistes. Il, éd. Achelis, p. 83, P. G.. LXXXllI, i^S,
met en lumière ce rôle de la Vierge :
Celui par qui le premier homme, étant perdu et enchaîné
dans la mort, fut arraché du fond de l'Hadès, celui qui des-
cendit d'en haut et releva ce qui était en bas, l'ôvangéliste
des morts, le rédempteur des âmes, la résurrection des
corps au tombeau, était le même qui, pour secourir
l'homme vaincu, a pris sa nature; Verbe premior-në, il
visite, dans (le sein de) la Vierge, Adam, premier-homme;
spirituel, il va cherclier l'homme matériel dans le sein d'une
mère ; éternellement vivant, il va chercher l'homme qu'une
désobéissance a tué; céleste, il appelle en haut l'iiomme
terrestre ; noble, il veut ntTranchir rescla\-e par sa propre
obéissance ; cet homme tombé en poussière et devenu la
pâture du serpent, il le transforme en fer, il le suspend au
bois, il le rend maître de son vainqueur, et triomphe ainsi
parle bois.
Dans l'arche faite d'un bois incorruptible, Hippo-
lyte voit la figure de Marie, arche du Seigneur.
In Ps. XXII, ap. Thkodoret, Eranistes, I; éd. Ache-
lis, p. 147 :
Le Seigneur était sans péché; fait d'un bois incorruptible
quanta son humanité, c'est-à-dire revêtu Intérieurement et
extérieurement, par la \'ierge et par le Saint Esprit, de l'or
très pur du Verbe divin.
Clément d'Albxandrib appartient à un courant
d'idées fort différent de celui où se meut TertuUien;
rien en lui ne rappelle le puissant réalisme du
docteur carthaginois; on l'a même soupçonné de
quelques faiblesses pour les docètes. Cependant il
se rencontre avec TertuUien pour les combattre, et
quelquefois par les mêmes armes. Comme TertuUien,
il réprouve les subtilités de leur exégèse et allègue
contre eux, sous le nom d'Ezéchiel, certain texte
apocryphe dont l'hérésie s'était prévalue. Mais, con-
trairement à TertuUien, il affirme (probablement
d'après le Protévangile de Jacques) que Marie de-
meura vierge dans l'enfantement de son Fils. On a
parfois dénoncé dans ce passage des traces de docé-
tisme; j'avoue ne les pas apercevoir; en revanche,
j'y trouve un bel hommage à la Vierge; Strom., Vil,
XVI, 93-94, éd. Stahlin, p. 6fi; P. G., IX, 629. Clé-
ment veut faire entendre que les Ecritures divines
procurent le salut aux Udèles, et aux lidèles seule-
ment; il ne trouve pas de meilleur terme de compa-
raison que Marie, demeurée vierge dans son enfan-
tement. Les fidèles connaissent la fécondité des
Ecritures, et reçoivent d'elles la doctrine du salut;
les hérétiques, méconnaissant le mystère de cette
fécondité, s'en détournent. L'application peut pa-
raître subtile et forcée ; mais on retiendra l'asser-
tion honorable à la virginité de Marie ; elle est
catégorique.
(Juand une fois on a reçu la bonne nouvelle et vu le
salut, dès lors qu'on l'a reconnu, on ne doit pas se re-
tourner à l'exemple de la femme de Lot; on ne doit pas
revenir â son ancienne vie occupée d'objets sensibles,
encore moins au.x héiésies, qui disputent à tort et à travers,
ignorantes du vrai Dieu...
Il semble qu'aujourd'hui encore on se représente géné-
ralement Marie, après la naissance de son enfant, comme
l'accouchée que, de fait, elle n'était pas (on assure qu'après
l'enfantement la sage-femme la trouva vierge). Ainsi en
est-il pour nous des Ecritures divines, qui enfantent la vé-
rité mais demeurent vierges, continuant de receler les
mystères de vérité. « Elle a enfanté et elle n'a ],as enfanté n,
dit l'Ecriture [Psoudo-Ezécliiel], pour faire entendre qu'elle
a cont:u d'elle-même et non d'un époux. Aussi les Ecritures
sont-elles grosses de vérité pour les gnostiques (parfaits
chrétiens) ; mais les hérésies, ne reconnaissant pas qu'elles
sont grosses de vérité, s'en détournent.
Dans ses développements mysticpies et un peu va-
poreux, relatifs au chrétien gnostique ou parfait,
Clément ne détaille pas beaucoup les mystères du
Christ; sa marialogie est peu développée, mais d'un
beau souffle idéaliste. Après l'auteur de l'Apocalypse,
il emprunte à Marie des traits pour peindre l'Eglise,
et confond dans une iiicme image ces deux vierges,
ces deux mères. Pueda^., I, vi, 4i-4a, éd. Stahlin,
p. ii5, />. G., VIII, 3oo B :
Les femmes enceintes, une fois mères, deviennent des
sources de lait ; le Seigneur Christ, fruit de la Vierge, n'a
pas dit : m Bienheureuses les mamelles des femmes! » qui
versent la nourriture; mais la tendresse de son Père ayant
fait pleuvoir son \'erbe sut- les hommes, lui-même est de-
venu nourriture spirituelle des âmes vertueuses. O mystère
admirable! U n'y a qu'un Père universel, un Verbe universel,
im Esprit saint partout le même, une seule mère vierge :
j'aime à I appeler l'Eglise. Cette mère n'est passeuleà avoir
du iait, car elle n'est pas seule femme ; mais elle est à la
fnis vierge et inere, pure comme une vierge, aimante comme
une mère; elle appelle ses enfants pour les nourrir du lait
sacré. le verbe des tout petits.
Abordons enfin au rivage d'Asie Mineure.
Aberkios. évêque d'Hiérapolis en Phrygie (fin du
II' siècle), dans son épitaphe célèbre, retrouvée de
nos jours, fait allusion à la maternité de Marie. Le
Christ est pour Aberkios
« le Poisson très grand, immaculé, que prit une vierge
[ture » .
(On trouvera le texte reproduit intégralement et
traduit à l'article Epigraphib, t. I, col. i436.) Ce
poisson, que « la foi donne sans cesse à manger aux
amis », c'est le corps eucharistique du Christ. Aber-
kios met la Vierge mère en relations avec le dogme
de l'Eucharistie.
Nous avons entendu des évêques : Ignace d'An-
tioche, Irénée de Lyon, Aberkios d'Hiérapolis; des
prêtres et des laïques : Aristide, Justin, TertuUien,
Hippolyte, Clément. Ils attestent la diffusion, dans
l'Eglise universelle, d'une conviction ferme et d'un
sentiment très fort, qui dès lors associent étroitement.
la Vierge mère aux hommages rendus à son Fils.
165
MARIE, MERE DE DIEU
1C6
Reste à examiner une série d'ouvrages d'autorité
moindre, mais, en leur genre, suggestifs et nullement
négligeables.
Le deuxième siècle avait vu naître, particulière-
ment dans les milieux judéochrétiens, divers apo-
cryphes bibliques où il est question de Marie. Tel le
Testament des douze Patriarches, xi (Joseph), 19,
P. G., II, ii4o A :
Et je vis que de Juda naquit une vierge; elle avait une
robe de pourpre; et d'elle sortit l'Agneau sans t:iclie, ayant
à sa (rauche comme un lion; tous les animaux se jetèrent '
sur lui et l'Agneau les vainquit...
Les détails du symbolisme ne sont pas tous très
nets, à commencer par le rôle du lion de Juda. Mais
rien de plus clair que l'hommage à la Vierge mère
de l'Agneau.
Le Proléi'angile de Jacques se distingue entre tous
ces apocryphes par la diffusion très large qu'il obtint
sous diverses formes et par les leçons qui s'en déga-
gent. L'auteur met sur les lèvres de saint Joseph
un récit original de la nativité du Seigneur. Nous ne
demanderons pas grâce au lecteur pour son audace
naive; ce sont choses vénérable^ c. xix-xx, trad.
Amann, Paris, 1910, p. 251-267 •
El voici qu'une femme descendait de la montagne, et elle
me dit : »( Homme, où vas-tu.-" » Et je dis ; « Je cherche
une sage-femme juive, w Et elle me répondit ; 't Tu es
d'Israël ? » Et je lui dis : « Oui. » Elle nie dit : « Et qui est
celle qui va mettre au monde dans la grotte? i) Et je dis :
« C'est ma Hancée. :i Et elle me dit ; « Elle n'est pas ta
femme? » Et je lui dis :« C'est Marie, celle (jui a été élevée
dans le temple du Seigneur, et que le sort m'a donnée
comme femme ; et (pourtant) elle n'est point ma femme,
mais, si elle a con(;u, c'est du Saint-Esprit. » Et la sage-
femme lui dit : (( Cela est-il vrai ? » Et Joseph lui dit :
H Viens et vols. » Et la sa^e-femme partit avec lui. Et ils
arrivèrent à lendroit de Ta grotte. Et voici qu'une nuée
lumineuse couvrait de son ombre la grotte. Et la sage-
femme dit ; u Mon âme a été e.xaltée aujourd'hui, parce que
mes yeux ont vu des choses étonnantes, car le salut est
né pour Israël. » Et soudain la nuée s'évanouit de dessus
ia grolte et une grande lumière parut dans la grotte, au
point que nos yeux ne pouvaient la supporter. Et peu après,
cette lumière s'évanouit, juste au moment où l'enl'ant appa-
rut, vint, et prit le sein de sa mère Marie. Et la sage-femme
s'exclama et dit : <( Aujourd'hui est ungrandjour pour moi,
puis(|ue j'ai vu un spectacle nouveau, w Et la sage-femme
sortit de la grotte et elle rencontra Salomé et lui dit :
« Salomé, Salomé, c'est un spectacle nouveau que j'ai à te
raconter; une vierge a enfanté, ce que (pourtant) sa condi-
tion ne permet pas. » Et Salomé dit : « (Aussi vrai que) vit
le Seigneur mon Dieu, .si je n'y mets pas le doigt et ne me
rends pas compte de son état, certainement je ne croirai pas
qu'une vierge a mis au monde. »
Et la sage-femme entra et dit à Marie : " Laisse-toi faire,
car ce n'est point un mince débat qui s élève sur ton
compte. » Et Salomé voulut se rendre compte de son état,
mais elle poussa un cri et dit : H Malheur à mon impiété,
mallieur à mon incrédulité, parce que j'ai tenté le Dieu
vivant, et voici que ma main (est consumée) parle feu et se
détache ! » Et elle fléchit les genoux devant le Maitre sou-
verain, disant ; (( Dieu de mes pères, souviens-toi de moi,
car je suis de la postérité d'Abraham, d'Isaac et de Jacob;
ne t'ais pas de moi un exemple pour les fils d'Israël, mais
rends-moi aux pauvres. Car tu sais, ô Maître, que c'est en
ton nom que je donnais mes soins, et que mon salaire je
le recevais de toi. » Et voici qu'un ange du Seigneur se
tint (devant elle), lui disant : « Salomé, Salomé, le Sei-
gneur t'a exaucée ; approche la main du petit enfant, porte-le
et tu auras salut et joie. » Et Salomé s'approcha, et le
porta en disant : « Je l'adorerai, parce qu'(en lui! est né un
grand roi pour Israël, n Et voici qu'aussitôt Salomé fut
guérie, et elle sortit de la grotte justifiée. Et voici qu'une
voix lui dit : « Salomé, Salomé, n'annonce rien des miracles
que tu as vus, jusqu'à ce que l'enfant soit entré dans Jéru-
salem. ))
Ce récit, dont la rédaction ne saurait être datée
avec précision, mais dont la source remonte sûre-
ment assez haut dans le deuxième siècle, montre la
pensée chrétienne dès lors préoccupée de rendre
le caractère singulier de cette maternité qui donna
Jésus au monde. Les inventions auxquelles elle re-
courait, en dépit de leur caractère factice, tradui-
sent une intention réfléchie, et révèlent une convic-
tion digue de tout respect.
A la Un du deuxième siècle ou au eoramencemenl du
troisième, appartient vraisemblablement la première
partie du Proléyangile de Jacques, c. i-xvi, racontant
l'enfance de la vierge. Car il y a lieu de tenir cette
partie pour plus récente que le récit de l'Annoncia-
tion. Voir Ch. Michel et P. Peeters, Evangiles apo-
cryphes, t. I, p. vn-xvii. La trace s'en trouve pour la
première fois dans Orioènb, In Matt., t. X, xvii.
Analysons le récit, qui met en scène Joachim et
Anne, les parents de la vierge.
Joachim était un homme Juste qui, de sa grande
fortune, avait coutume de porter au temple des
offrandes doubles. Or un jour qu'il portait au temple
son offrande, un certain Ruben se dressa devant lui
et lui dit : <i Tu n'as pas le droit d'apporter le pre-
mier tes offrandes, parce que tu n'as pas engendré de
rejeton en Israël. »
L'âme de Joachim fut percée de ce trait. Il s'en
alla, compulsa les archives des douze tribus, et cons-
tata que, effectivement, depuis Abraham, tous les
justes avaient laissé une postérité en Israël. Alors,
navré de douleur, il se retira au désert et jeûna qua-
rante jours et quarante nuits.
Cependant Anne sa femme gémissait dans sa mai-
son. Le grand jour du Seigneur étant venu, elle des-
cendit au jardin, pour se promener.
Et levant les yeux au ciel, elle vit un nid de passereaux
dans le laurier, et elle se mit à gémir, disant en elle-même :
« tlélas ! qui m'a engendrée, et quelles entrailles m'ont en-
fantée, pour que je sois devenue un objet de malédiction
pour les Gis d'Israël, et qu'ils m'aient outragée et cliassée
avec dérision du temple du Seigneur? Hélas! à qui ai~je été
assimilée ? Ce n'est pas aux oiseaux du ciel ; car même les
oiseaux du ciel sont féconds devant vous, Seigneur... ))
Comme elle pensait ainsi en elle-même.
Voici qu'un ange du Seigneur lui apparut et lui dit :
« Anne. Anne, le .Seigneur a écouté ta jirière : tu concevras
et tu enfanteras, et on parlera de ta progéniture sur toute la
terre. » Et Anne dit : « Par la vie du Seigneur mon Dieu,
si j'enfante, soit un fils, soit une fille, je l'amènerai comme
oll'rande au Seigneur mon Dieu, et il sera à son service
tous les jours de sa vie. n
A ce moment, des messagers survinrent, qui lui
dirent : Voici que Joachim ton époux arrive avec
ses troupeaux; car un ange du Seigneur est descendu
vers lui, disant : « Joachim, Joachim, le Seigneur
Dieu a écouté ta prière; descends d'ici, car voici que
ta femme Anne concevra dans ses entrailles. »
De fait,
Joachim arriva avec ses troupeaux. Et Anne, se tenant
debout prés de la porte, vit venir Joachim, et courant à lui,
elle se suspendit à son cou, disant : « Maintenant je sais
que le Seigneur Dieu m'a comblée de ses bénédictions; car
voici que j'étais veuve et je ne le suis plus, j'étais sans enfant
et je vais concevoir dans mes entrailles, n Et Joachim se
reposa le premier jour dans sa maison .
Anne devient mère; après neuf mois écoulés, elle
met au monde une fille et lui donne le nom de
Marie. A l'âge de trois ans, l'enfant est conduite au
temple pour accomplir la promesse de ses parents,
et elle se sépare d'eux sans regarder en arrière. Elle
grandit dans le temple du Seigneur, comme une
colombe, recevant sa nourriture de la main d'un
ange.
167
MARIE, MERE DE DIEU
168
Quand elle est parvenue à l'âge de douze ans, les
prêtres délibèrent à son sujet, el le grand prêtre,
après avoir consulté le Seigneur, décide de convo-
quer les hommes veufs en Israël pour savoir qui sera
l'époux de la vierge. Us accourent, et| cliaeun reçoit
une baguette. Le grand prêtre recueille les baguettes
et pénètre dans le sanctuaire pour prier. Après quoi
il prend les baguettes et les rend à ceux qui les ont
portées. Joseph reçoit la dernière, et voici qu'une
colombe en sort et va se poser sur sa tète. Par où
l'on connaît qu'il est appelé à devenir_le gardien de
la vierge.
Peu après, le conseil des prêtres décide de faire
tisser un voile pour le temple du Seigneur. Marie est
désignée par le sort pour hier la pourpre destinée à
ce voile. C'est au cours de ce travail qu'elle est visi-
tée par l'ange de l'Annonciation.
Ainsi, à la lin du deuxième siècle ou au commen-
cement du troisième, la fiction s'évertuait-elle à
combler les lacunes de l'histoire évangélique, tou-
chant le passé de la Vierge.
L'Ascension d'haie, xi (Trad. E. Tisserand, Paris,
I 909), reflète la croyance à la virginité in partit :
..Je vis encore une femme de la famille du prophète David,
donl le nom ét.tit Marie ; et elle était vierge et elle était
fiancée 0 un homme du nom de Joseph, un artisan, lui
aussi do la race el de la famille de David le juste, de lielh-
loheiu Jde Juda, el il entre en possession de son lot. El
lorsi|u'elle fut liancéc. elle se trouva enceinte, et Joseph
l'artisan voulut la renvoyer. Et l'ange de l'Esprit apparut en
ce monde, el après cela Joseph ne la reuvoy.i pas, el il çaida
Marie, mais il n y eut personne à qui il révélai celle artaire.
El il n'approcha pas do Marie, et il l.i garda commeune vierge
sainte, bien «ju'un enfant tut dans son sein. Et il ne demeura
pas avec elle pendant deux mois. Et après deux mois de jours,
Joseph se trouvail dans sa maison, ainsi que Marie son
épouse, mais tous les deux seuls: et il arriva, comme ils
étaient seuls, que Marie regarda alors de ses yeux el vit
un petit enfant, et elle fut effrayée. Et après qu elle fut
ellrayée, son sein S'î trouva comme précédemment, avant
qu'elle eut conclu. El lorsque son époux Joseph lui dil :
a Ou est ce qui t'a effrayée? » ses yeux s'ouvrirent et il
vit l'enfant el il loua le Seigneur, car le Seigneur était
venu dans son lot. El une voix s'adressa à eux : « Ne dites
cette vision A personne! » et une rumeur courut dans I3elh-
léhem au sujet de l'enfant, et il y en eut qui dirent ; " La
vierge Marie a enfanté avant qu il eût deux mois qu'elle fut
mariée. >• Et beaucoup dirent : « Elle n'a pas enfanté, et il
n'est pas monté de sage-femme, et nous n'avons pas entendu
les cris des douleurs. » El tous furent aveuglés à son sujet
(de l'enfant), et tous le connaissaient, mais ils ne savaient
d'où il était.
La môme conviction se reflète encore dans les
Odes de Salomnn {W siècle). (Traduction et intro-
duction par J. Labourt et P. Batifkol, Paris, 191 1 .)
Cet apocryphe mystérieux, vraisemblablement écrit
en grec, nous a été rendu il y a peu d'années, grâce à
la découverte faite par M. Rendbl H.^hris d'une tra-
duction syriaque. L'ode xix rend poétiquement le
mystère de l'Incarnation :
Une coupe de lait m'a été apportée, el je l'ai hue dans la
douceur de la suavité du Seigneur. Le l'ils est cotte coupe,
et celui quia été trait, c'est le Père, et celui qui la trait,
c'est rEsjiril saint, parce que ses mamelles étaient pleines et
il voulait que son lait l'ut répandu largement. L'Esprit
saint a ouvert son sein ; il a mêlé le lait des deux mamelles
du Père et a donné le mélange au monde, à son insu, et
ceux qui le ret;oivent dans sa plénitude sont ceux qui sont
à droite. L'Esprit étendit ses ailes sur le sein de la Vierge,
et elle conçut et enfanta, et elle devint Méro vierge avec
beaucoup de miséricorde: elle devint grosse el enfanta un
fils sans douleur ; el, alin qu il n'arrivât rien d'inutile, elle
ne deman la pas de sage-femme pour l'assister: comme un
homme, elle enfanta volontairement; elle [l'Jenfanta en
exemple, elle [le] posséda en grande puissance, et [rjaima
en salut, el [le] garda dans la suavité, et [le] montra dans
la grandeur. AUeluia !
Dans la troisième épitre (apocryphe) de saint Paul
aux Corinthiens (Actes de Paul, éd. 'Vouaux, p. 258,
Paris, 191 3), on lit l'aflîrmation de la descendance
davidique de Marie :
Notre Seigneur Jésus Christ est né de Marie, qui sort de
la semence de David, l'Esprit du ciel ayant été envoyé
u'il I
îlle par le l'ère, afiii (|U il parût dans ce siècle et qi
délivrât toute chair par sa chair, el que dans nos corps il nous
ressuscitât d'entre les morts, ce qu'il annon<;a d'avance en
en donnant lui-même l'exemple.
Le recueil parvenu jusqu'à nous sous le titre
d'Oracles sibyllins, conglomérat indigeste où l'on
discerne la trace de diverses mains et de divers
siècles, renferme, au livre viii«, plusieurs centaines
de vers d'une inspiration évidemment chrétienne:
on a de bonnes raisons de les rapporter au temps de
Marc Aurèle. 'Voir Geffckbn, Komposition und
Entstehungszeit der Oracula Sihyllina, p. 38-46, dans
Texte und Untersuchungen, XXIU, i, Leipzig, 1902.
Nous en détacherons une partie de ce qui regarde
la 'Vierge.
Oracula Sihylirha, \lll, 269-270; 357-358; 456-475.
Se souvenant donc de ce destin (miséricordieux), (le Créateur)
[ira vers sa créature ;
Fait à rima,'e (de l'homme), il descendra dans une vierge
[pure.
Il a donné sept ans de jours pour la pénitence
Aux hommes égarés, par les mains d'une vierge pure.
A la fin des temps, il rlescendit sur terre ; petit enfanl.
Du sein delà Vierge .Marie, il se leva, nouvelle lumière;
Venu du ciel, il revètU nue forme mortelle.
Tout d'abord Gabriel apparut sous un aspect puissant et
[vénérable.
Puis l'archange adressa la parole à la vierge :
« Reçois Dieu, ô vierge, dans ton sein immaculé, n
Il dil, et Dieu insuflla la grâce à la vierge.
Mais elle fut saisie de trouble et d'elfroi en entendant.
Et demeura tremblante : son esprit était frappé,
Son cœur palpitait à ces paroles inou'ies.
Puis elle se rassura: son cœur fut guéri par cette voix,
Elle sourit virginalernent, la rougeur couvrit sa joue;
Caressée i)ar la joie el touchée en son âme de respect,
Elle reprit courage. Le Verbe vola dans son sein,
Fail chair enfin el engendré dans ses entrailles,
Il prit forme mortelle et fut fait enfant
Par un enfantement virginal : grande merveille pour les
[mortels,
Mais non giande merveille pour Dieu le Père et Dieu le
*' [Fils.
Vers le nouveau-né la terre bondit.
Le trône céleste sourit, le monde tressaillil.
L'insertion de ces vers nouveaux au recueil des
oracles sibyllins explique largement le regain de fa-
veur dont ce recueil devait jouir à l'aurore du qiia-
trième siècle.
A plusieurs reprises, Marieestappeléevierge pure,
TiKfSsvî; «/vil. 270, 358, 458, 462; — vierge au sein
immaculé, 46 1. Une fois seulement elle est appelée
par son nom, Marie, 457.
Elle enfante virginalernent, Ttxf^evix'J: tw.îtcî:, 472.
Elle apparaît, non plus seulement avocate d'Eve,
comme chez Irénée, V, xix, 1, mais médiatrice du
genre humain à qui la grâce de la pénitence est don-
née par ses mains, 358. Ceci est nouveau, et très digne
d'attention, comme indice de l'orientation des esprits
vers l'invocation de la Vierge.
Celle dernière série de documents, provenant de
sources mal délinieset parfois troubles, apporte quel-
ques détails peu intelligibles, bizarres ou même sus-
pects ; dans l'ensemble, elle corrobore la tradition de
169
MARIE, MERE DE DIEU
170
respect envers îa Vierge mère, établie par des docu-
ments plus autorisés; elle dégage même certains
points de vue avec une audace qui a son prix.
Maintenons la liiérarcliie des témoignages : le seul
symbole baptismal de l'Eglise romaine suflit à prou-
ver qu'on ne peut reléguer dans l'ombre le person-
nage de la Vierge mère, sans mutiler la foi catholi-
que.
La croyance au miracle de la conception virginale
est si ferme dans l'Eglise du deuxième siècle, qu'elle
s'impose généralement même aux sectes dissidentes.
Nous l'avons constaté pour la gnose valentinienne,
à qui on ne peut reprocher en cette matière qu'un raf-
linement d'idéalisme, allant à méconnaître la réalité
de l'humanité du Christ, et du même coup la réalité
du lien qui l'attache à sa mère. On peut le constater
pour d'autres sectes encore, séparées de l'Eglise ca-
tholique par un moindre intervalle, notamment pour
les sectes adoptianistes des deux Théodote, (|ui pro-
fessaient lidèlemenl que le Christ est né de l'Espril-
Saint et de la Vierge. Voir Pseudoteutullien, Adt\
ontnes haereses, viii, P. J.., II, 72.
A considérer d'ensemble ce deuxième siècle, siè-
cle de foi vive, de piété ardente et d'inexpérience
théologique, on s'assure qu'il a fait à la Vierge mère
la place qui lui revient, prés du Verbe incarné. Il
est remarquable que le principal docteur de ce siè-
cle, saint Irénée de Lyon, soit aussi le premier théo-
logien de Marie. Nous ne découvrons pas encore à
l'état distinct un culte mariai, mais bien le fonde-
ment solide où ce culte s'appuiera.
On lira avec fruit un très solide article de M. Gres-
HAM Machen, The virgin birth in tlie second century,
dans Ilie Princeton lievien', 629-580, ocl. 19IQ.
lll'siècle, et IV' jusqu'au concile de Nicée
Entre les penseurs chrétiens du troisième siècle,
Ohigénk tient facilement le premier rang. Son œu-
vre renferme les éléments d'une marialogietrès vaste
et aussi très inégale. Diffus dans les livres contre
Celse et dans les traités exégétiques, ces éléments
raanifeslent le fond chrétien de l'àme d'Origène, et
quelque chose aussi des regrettables chimères qui
marquent sa pensée d'un stigmate inquiétant.
Attaquant le christianisme au temps de Marc
Aurèle, le philosophe néoplatonicien Cklsk n'avait
pas craint de se faire l'écho d'une fable infâme, tou-
chant la naissance du Christ. D'après celte fable
d'origine juive, Jésus serait le (ils de l'adultère; et
l'on nommait son père, c'était un soldat appelé Pan-
ttiéra. Soixante-dix ans plus tard, réfutant les atta-
ques de Celse, Origène rencontre cette calomnie, et
venge l'honneur de la mère du Christ. Il souligne
l'invraisemblance de l'invention, à considérer le rôle
providentiel et le ministère de Jésus : tout de sain-
teté personnelle et de sanctilîcation Seule une vierge
était digne de donner naissance à l'Emmanuel. Contra
Cehum, I, xxxii sqq., éd. Koetschau, p. 83 sqq.,
P. G., XI, 721 sqq.
Par ailleurs, Celse n'a eu garde de citer l'oracle
d'Isaie, vu, i4. Pourtant, il le connaissait, ne fut-ce
que par l'évangile de saint Matthieu, où il a pris tant
d'autres traits, par exemple l'apparition de l'étoile, à
la naissance de Jésus. Origène aborde le problème
eiégétique posé par cet oracle; mais on relève dans
sa discussion un défaut d'exactitude qui surprend,
chez l'auteur des Hexaples. Il assure que le mot hé-
breu 'almali se retrouve à plusieurs reprises Veut.,
XXII, 28-26, appliqué à <ine vierge. C'est une erreur,
le texte de Deut. porte à plusieurs reprises beihuUili,
il n'y a donc rien à tirer de ce rapprochement. Au
reste, Origène est trop sage pour fonder principale-
ment sur ce root controversé l'argumentation par la-
quelle il revendiqvie la naissance miraculeuse de
l'Emmanuel. Il la fonde sur l'ensemble du texte pro-
phétique, pour lequel les événemenls conteuqjorains
d'Achaz ne fournissent pas d'interprétation plau-
sible. L'interprétation seule vraie suppoi-e la pro-
phétie. Qu'il y eût des prophètes en Israël, ce n'est
pas surprenant; Origène ose dire qu'a priori c'était
nécessaire, ne fut-ce que pour prémunir les Juifs
contre la séduction des oracles païens. Dans les ora-
cles des prophètes, on doit s'attendre à retrouver des
prédictions d'ordre général et d'ordre particulier.
Aux Grecs, qui rejettent la croyance à la maternité
virginale, on peut répondre d'abord que l'Auteur de
toute nature et de toute vie a bien pu déroger aux
lois ordinaires de la nature et de la vie, par lui-même
posées. Puis, que les fables helléniques proposent à
la croyance des traits aussi surprenants que les mi-
racles chrétiens.
D'ailleurs, ce point est de ceux sur lesquels l'en-
seignement chrétien ne peut transiger; Origène le
redit plusieurs fois avec une grande force. Contra
Celsum^ V, Lxi, éd. Koetschau, t. II, p. 65; />. G., XI,
1277:
Telle secte admet Jésus, et à cause (le cela so prétend
chrétienne, mais, d'autre part, veut observer la loi de Moise,
comme les multitudes juives : c'est la double secte des Ebio-
nites, dont les uns confessent avec nous que Jésus est né
d'une ^ier^e, les autres le nient et assurent qu'il est né
comme tous les hommes. Y a-t-il là de quoi accuser les fds
do l'Eglise ?...
In Juan, (xiii, ly), 1. XXXII, ix (xvi Preuschen,
p. 452), P. G., XIV„ 784 A :
^'i quelqu'un, croyant que le crucifié du temps de Ponce
Pilate fut un être divin venu pour le salut du monde, se re-
fuse à admettre sa naissance de la vierge Marie et du Saint
Esprit, et le tient pour fils de Joseph et de Marie, ii celui-
là manque un élément essentiel à l 'intégrité de la foi.
Très ferme sur la conception virginale, Origène ne
l'est pas moins sur la réalité du lien qui unit Jésus
à Marie, comme un fils à sa mère. Il réunit ces deux
enseignements, non sans quelque subtilité. In Rom.,
1. III, X, P. G., XIV, 956D, à propos de Gai , iv, 4 :
Do tout homme, on devra dire qu'il a été Sailpar If moyen
d'une femme -^ car avant de naître par le moyen d'une femme,
il a dû son origine à un homme. Mais le Christ, qui ne doit
pas à un homme l'origine de sa chair, doit être dit fait d'une
feiiiine. Car c'est à la femme qu'appartioiit le rôle principal
dans l'orij^ine de sa chair; et l'Apôtre a raison de dire qu'il a
été fait, non par le moyen de la femme, mais de la femme.
Vers l'année 233, Origène commente l'évangile de
saint Luc, et, à propos de la loi de la purification, se
demande comment Marie a pu s'y soumettre. La ré-
ponse est faite pour surprendre. Il déclare que non
seulement Marie avait besoin de purification, mais
encore Jésus, car le texte sacré parle, au pltiriel, des
jours de leur purification, xi riiiif.tt.i roû x!/.Oxpi(t/j.oO
aÙTiSv. Et il cite à l'appui lob, xiv, 4. 5, allirmanlque
nul ici-bas n'est exempt de souillure. Du moins il
s'empresse d'ajouter que souillure n'est pas péché. In
Luc, I/om., XIV, P. G., XIII, 188^. Encore éjirouvera-
t-il le besoin de rétracter son assertion douze ans
plus tard, dans les homélies sur le Lévitique. Là, il
examine de près la loi de la purilication des mères,
etdéclare Marie exempte. In Le^,, /loin., vin, 2^, P. G.,
XII, 493. Plus loin, il écarte positivement l'idée d'une
souillure quelconque, soit en Jésus, soit en sa mère.
In Lev., Jloni., xii, 4, P- G., XII, 589. Origène s'est
plus d'une fois contredit; encore ne doit-on pas exa-
gérer ses contradictions. Du rapprochement de ses
deux assertions successives touchant la position de
171
MARIE, MERE DE DIEU
172
Marie devant la loi de la puiiCcaton, il résulte
d'abord avec évidence que l'idée d'une souillure mo-
rale quelconque doit être écartée de son esprit, soit
quant à Jésus, soit quant à sa mère. L'assertion des
homélies sur saint Luc, rétractée dans les homélies
sur le Lévitique, se rattache sans doute à la théorie
générale d'Origène sur les relations entre l'esprit et
la matière : la matière, lieu provisoire de détention
et de purification pour l'esprit. C'est la conclusion
déjà indiquée par Huet, Origeiiiana, II, ii, q. 4, P.O.,
XVII, 838 sqq. Voir notre article sur les erreur.t
d'Origène, Etudes, t. CXLll, p. 3i2, 5 mars igiô. Elle
est solidement appuyée sur le texte d'Origène, qui
dit dans son homélie xiv sur saint Luc : « Toute âme
revêtue d'un corps humain a ses souillures », et ap-
plique aussitôt après à Notre Seigneur cette loi géné-
rale. C'est bien la même assertion qu'il rétracte, et
quant à Notre Seigneur et quant à sa mère, dans
l'homélie xn sur le Lévitique. Et dans l'homélie vni,
il s'est demandé si la teneur même de la loi relative
à la purification des femmes n'atteste pas l'intention
prophétique d'excepter Marie, destinée à concevoir
sans souillure.
M. Neubbrt, Marie dans l'Eglise anténicéenne,
p. i84, explique autrement ces textes, et pense
qu'Origène, après avoir nié dans les homélies sur
saint Luc la virginité in partu, l'affirma dans les
homélies sur le Lévitique. 11 ne me paraît pas évident
qu'Origène se soit prononcé dans un sens ni dans
l'autre, et je ne crois pas que telle soit la ligne
de sa pensée. La souillure qu'il a en vue est une
souillure d'ordre tout à fait général, résultant du
contact entre l'esprit et la matière. Après y avoir
assujetti même Jésus, il en exemple même Marie.
Sur la virginité posi partum, il s'est prononcé plu-
sieurs fois et avec une grande énergie. On remar-
quera qu'il professe l'opinion, alors généralement
répandue, d'après laquelle les « frères de Jésus »
étaient des lils nés à Joseph d'un premier mariage,
et se réfère à deux apocryphes : l'Evangile de Pierre
et le Protéi>angile de Jacques. In Matt., t. A', xvir,
P. G., XIII, 876B-877A :
Ceux qui ignoraient que Jésus fut fils d'une vierge et ne
l'auraient pas cru quand même on le leur eut dit, mais sup-
posaient qu'il était fils du charpentier Joseph, disaient,
étonnés : « N'est-ce pas le fils du charpentier? » Et dans
leur mépris pour tout ce qui semblait être sa jtroche parenté,
ils répétaient : « Sa mère ne s'appelle-t-elle jias Marie? Ses
frères, Jacques, Joseph, Simon, Jude? Ses sœurs ne sont-
elles pas toutes parmi nous ? » On le tenait pour fils de Joseph
et de Marie: quant aux frères de Jésus, quelques-uns,
d'après une tradition consignée dans l'Eran^i/e de Pierre et
dans le Livre de Jacques, les tiennent pour fils de Joseph,
nés d'une première femme qu'il avait épousée avant Marie.
Ceux qui parlent ainsi veulent sauvegarder jusqu'au bout
l'honneur de Marie en sa virginité ; ils ne sauraient admettre
que le corps choisi pour instrument du Verbe qui a dit :
(I L'Esprit saint viendra sur voua et la ^'ertu du Très Haut
vous couvrira de son ombre », ait connu la couche d'un
homme, après avoir reçu la visite de l'Esprit saint et l'ombre
de la Vertu d'en haut. J'estime que la palme de la virginité
doit appartenir, entre les hommes à Jésus, entre les femmes
à Marie, On ne saurait, sans impiété, attribuer à une autre la
palme de la virginité.
Le langage d'Origène est très digne d'attention.
Il touche deux points : 1° l'origine des « frères de
Jésus » ; 2° la perpétuelle virginité de Marie. Sur le
second point, Origène n'admet aucune contestation,
il ne veut pas entendre dire, ce que l'Ecriture n'insi-
nue nulle part, que Marie pût avoir d'autres enfants
après Jésus. Sur le second point, il se contente de
noter que quelques-uns (tiv=ç) tiennent les « frères de
Jésus » pour des enfants nés à Joseph d'un premier
mariage, et il loue leur intention, qui est de concilier
la mention des « frères de Jésus » dans l'Evangile
avec la perpétuelle virginité de .Marie, supposée in-
discutable. Mais il n'ajoute pas qu'il fait sienne leur
solution, et la manière dont il la présente marque
assez clairement qu'il la considère comme une solu-
tion entre autres, non comme l'unique solution pos-
sible. A ses yeux, le champ demeure ouvert à d'au-
tres hypothèses, pourvu qu'elles respectent la Vierge.
Ailleurs, il flétrit, sans le nommer, un auteur dans
lequel il faut probablement reconnaître TertuUien
(voir A. DiHAND, L'enfance de Jésus-Christ, p. 233);
In Luc, Honu, vu, P. G., XIII, 1818 :
11 s'est trouvé un homme assez fou pour affirmer que
Marie avait été reniée par, le Sauveur, pour s'être, après sa
naissance, unie a Joseph. Que celui-là réponde de ses pa-
roles et de ses intentions... Cette affirmation, que Marie
cessa d'être vierge après sa maternité, on ne la prouvera
jamais. Car ceux qui passaient pour fils de Joseph, n'étaient
pas nés de Marie ; il n'y a pas trace de cela dans l'Ecriture.
Les vrais enfants de Marie, ce sont les frères de
Jésus selon l'esprit, c'est-à-dire les chrétiens dignes
de ce nom ; Origène pose en termes admirables la loi
de cette maternité spirituelle qui commença de s'exer-
cer au Calvaire. In luan., I, vi, éd. Preuschen, p. 8,
P. G., XIV, 32AB :
Osons dire que la fleur des Ecritures, ce sont les évangiles
et la fleur des évangiles, celui de saint Jean. Nul n'en sau-
rait comprendre le sens s'il n'a reposé sur la poitrine de
Jésus et reçu de Jésus .Marie, devenue aussi sa mère. iMais
pour être un autre Jean, il faut pouvoir, comme Jean, être
montré par Jésus en qualité de Jésus. En effet, si, de l'avis
de ceux qui pensent d'elle sainement, Marie n'a pas eu d'au-
tre fils que Jésus, et si Jésus dit à sa mère : « Voici votre
fils 1), et non : « Voici encore un fils », c'est comme s'il
disait : « Voici Jésus, à qui vous avez donné le jour. » En
effet, quiconque est consommé [dans le Christ] ne vit plus,
mais en lui vit le Christ; et parce qu'en lui vit le Christ, de
lui Jésus dit à Marie : « Voici votre fils, le Christ. »
On ne saurait refuser le sens du christianisme à
l'auteur qui le premier, et avec une telle profondeur
d'accent, a défini le rôle de Marie, mère de toute l'hu-
nianitê rachetée.
Mais voici qui lui fait moins d'honneur.
Etroitement associée à l'œuvre de son Fils et à
l'œuvre de ses Apôtres, Marie, comme les Apôtres,
aurait souffert scandale lors de la passion de son
Fils. Origène estime qu'il faut lui irapuler quelque
défaillance : autrement, qu'est-ce que son Fils eût
trouvé en elle à racheter? In Luc. (n), Uom. xvii,
P. G., XIII, 18^5 :
Quel est ce glaive qui transperce, non seulement d autres
coeurs, mais celui même de Marie ? L'Ecriture dit ouverte-
ment qu'au temps de la Passion, tous les Apôtres souffrirent
scandale, au témoignage même du Seigneur : a Tous vous
souffrirez scandale, cette nuit. t> Donc tous souffrirent scan-
dale, au point que Pierre momc, prince des Apôtres, le re-
nia par trois fois. Quoi? pensons -nous que. les apôtres souffrant
scandale, la mère du Seigneur en fut exempte? Si elle ne
souffrit pas scandale dans la passion du Seigneur, Jésus n'est
pas mort pour ses péchés. Mais si tous ont péché, si tons,
exclus de la gloire de l)ieu, sont justifiés et rachetés par
sa grâce, Marie, elle aussi, soufi'rit alors scandale.
Nous avons déjà signalé divers échos de ce juge-
ment. Il est juste de noter qu'il appartient au commen-
taire sur saint Luc; or nous savons déjà qu'il ne faut
pas chercher dans ce commentaire le dernier mot
d'Origène sur Marie.
Les théories biz.irres qui avaient séduit le grand
esprit d'Origène, et dont il ne s'affranchit jamais com-
plètement, théorie des épreuves indéfinies des âmes,
théorie de la déchéance par l'union à la matière, ont
donc projeté leur ombre jusque dans sa marialogie.
Il a entrevu la grandeur de la Mère de Dieu, et parfois
173
MARIE, MERE DE DIEU
174
il l'affirme excellemment; mais pour cet esprit pro-
digieusement fertile et mobile, la possession de la
vérité n'allait pas sans quelques éclijïses.
Par contre, voici un disciple d'Origène, non moins
illustre par sa dévotion à Marie que par ses vertus
et ses miracles; c'est saint Grégoire Thaumaturgb
(+ 2T0), évêque de Néocésarée dans le Pont. On lui
attribue avec vraisemblance une homélie conservée
en syriaque, où il explique la virginité in partu^ en
traçant un parallèle entre la génération divine du
Christ et sa génération humaine. 5ermo in nativitatem
Christiy viii, xni, xrv, xv, ap. Pitra, Anaîecta sacrUj
t. IV, p. i36-i3;, latin SSS-Sga.
(L'attribution, rejetée par Harnack, Chronologie
der altchristlichen Liit,, t. II, p. loi, est admise par
Looks, Tkeol. f.it. Zeitung^ i884, col. 55i sqq., par
Nbcbkrt, p. 186; Bardenhewbr, /'û^ro/og^ie-'S p. 162,
n'y est pas opposé.)
VIII. Né du Père, ineflable dans sa personne et dans
sou être, aujourd'hui [le Christ] nait pour nous d'une ma-
nière ineffable et inscrutable ; jadis il est né selon son
essence, inséparable du Père ; aujourd'lmi il nail de la Vierge
pour notre salut, mais non selon sa nature...
De mémo que dans la première naissance le blasphème
ne trouve pas de place, car il est né sans intermédiaire ni
séparation, restant indivis et inséparable du Père, de même
dans la seconde naissance l'impiélé ne trouve pas de pbce,
car il est né sans corruption : pur, il conserve pure s:i mère.
Dieu n'a pas soufl'ert de douleurs en enTantant divinement
un Dieu; la Vierge n'a pas soufl'ert de corruption, car elle a
enfante spirituellement un Fils qui est spirituel. La pre-
mière naissance est inexplicable; la seconde est impénétra-
ble. La première s'est produite sitns passion; la seconde est
exempte d impureté. Nous savons que la Vierge a enfanté
aujourd'hui, et nous croyons qu'elle a enfanté Celui qui est
né du Père de toute éternité. Quel est le mode de sa nais-
sance ? Je n'espère pns l'expliquer, je n'ai pas essayé de
l'analyser en paroles, je ne me flatte pas d'y atteindre par
mon esprit ; car la nature d^ Dieu ne tombe pas sous l'obser-
vation, l'esprit n'y atteint pas, notre pauvre intelligence ne
la saurait concevoir : il faut croire à la puissance de ses
œuvres.. .
xiii. Qui est-ce que la Vierge a enfanté, en réalité ?
Le Seigneur de la nature corporelle... La Vierge a enfanté,
non comme elle-même l'a voulu, mais comme l'a voulu
Celui qui devrait être enfanté. Dieu ne s est pas comporté à
la façon d'un corps; il n'est pas tombé sous la loi des corps,
mais il s'est manifesté comme le Seigneur de la nature cor-
porelle; il a montré au monde une naissance admirable afin
de faire éclater sa puissance ; il a voulu l'aire voir que, deve-
nant homme, il n'est pas engendré comme un homme, mais
que c'est divinement qu'il se fait homme; rien, eu effet,
n'est difficile à sa volonté.
XIV. En ce grand jour, Dieu est né d'une vierge; il a
vaincu la nature, il est supérieur au mariage et exempt de
corruption. Il convenait en effet que le docteur de la chasteté
fit éclater sa gloire en sortant d'un sein pur et immaculé...
XV. Les Juifs ont l'habitude de demander aux Gentils si
le Christ est Dieu. Bépondons-leur donc clairement : le
Christ est Dieu par nature, et il est devenu Jiomme, mais
non selon la nature. Voilà ce que nous affirmons et croyons
véritahlemeni, en invoquant comme témoins les sceaux d'une
virginité immaculée, gage de la toute-puissance divine ; car,
créateur du sein, inventeur et prédicateur de la virginité, il
a choisi un mode de naissance sans tache, et il est devenu
homme comme il l'a voulu.
C'est là un langage vraiment nouveau en sa pré-
cision
D*autre part, au témoignage de son biographe,
saint Grégoire Thaumaturge fut favorisé d'une appa-
rition surnaturelle : Marie daigna se montrer à lui,
avec l'apôtre saint Jean, qu'elle chargea de lui expli-
quer les vérités de la foi. Saint Grégoire de Nysse,
De vita Sancti Gregorii Thaumaturgi, P, G,, XLVI,
909-913.
Hno nuit que Grégoire méditait sur la doctrine de la
foi... plein d'application et de sollicitude, apparaît à ses
l
yeux un per.ionnage humain ayant les traits d'un vieillard,
velu avec une gravité religieuse; la vertu brillait dans lu
grâce de son visage et dans tout son extérieur. Effrayé à
cette vue, il se leva de son lit et demanda : « Qui Ot-s-vous
et que voulez-vous .'' » L'inconnu calma le trouble de ses
pensées en lui parlant doucement: dit (ju'il lui apparaissait
parordiedô Dieu pour eclaircir ses doutes en lui découvrant
ta vérité de la foi pieuse. Rassuré par ces paroles, Gré-
goire le regardait, partagé entre la joie et la frayeur. L'ap-
parition étendit tout droit la main, comme pour lui montrer
la direction opposée : tournant les yeux de ce côté, il vit
un second personnage, aux traits féminins, plein dune ma-
jesté surhumaine. De nouveau ellrayé, il se détourna et
baissa les yeux, interdit devant cette vision, ne pouvant en
suppufter l'éclat... Et il entendit les Jeux personnages qui
lui étaient apparus, dialoguer sur le point qui l'occupait ; par
1;\, non seulement il actjuit la vraie science de la ioi, mais
encore sut nommer les deux personnages qui s adressaient
l'un à l'autre en se désignant par leurs noms. 11 entendit
le personnage féminin exhorter l'évangéUsle Jean à décou-
vrir au jeune homme le mystère de la piété; et celui-ci ré-
pondra qu'il était prêta le faire pour la mère de Dieu, puis-
que tel était son bon plaisir ; après un discours net et précis,
il disparut. Grégoire s empressa de mettre par écrit l'ensei-
nement divin, d en faire part à son Eglise, et do léguer à
a postérité, comme un héritage, la leçon venue du ciel...
Celte page a été souvent citée, comme témoignage
de la vigilance maternelle de Marie sur la pureté de
la foi et sur les besoins des àraes. A la suite de l'évê-
que anglican George Bull qui, au xvnic siècle,
combattit pour la doctrine des Pères, lecard. New-
MAN la cite, dans le livre où il repousse les atta-
ques du Dr. PusEY contre le culte de la Sainte Vierge;
et il y trouve comme les prémices du rôle que Marie
devait remplir, à travers tons les temps et tous
les lieux, pour l'extermination des hérésies, selon
le mot de la liturgie catholique : Cunctas haereses
sala intereniisti in univevso mundo. — Newman, Du
culte de la Sainte-Vierge dans VEgVise catholique^
trad.de igo8, p. ii5.
Nous y noterons autre chose encore : les pré-
mices de ces apparitions que Marie devait multiplier
au cours des âges en faveur d'àmes choisies et qui
contribuèrent si puissamment à larégénération chré-
tienne des individus et des foules : histoire dont
une page récente s'est écrite à Lourdes; elle com-
mence au milieu du troisième siècle.
A la veille du concile de Nicée, d'autres évêques
et d'autres docteurs rééditent les louanges tradition-
nelles de la vierge.
Saint Pierre d'Alexandrie (*]- martyr, 3i i), P. G.,
XVIU, 5i2A, rend hommage à la conception virgi-
nale :
Le Dieu Verbe, sans l'ossistance d'un homme, par la
volonté du Dieu tout-puissant, s'est fait chair dans le sein
de la vierge, sans réclamer le concours ni la présence
d'un homme. Car la puissance de Dieu supplée abondam-
ment le concours d'un homme, couvrant de son ombre la
vierge avec l'assistance du Saint-Esprit.
Du même, fragment syriaque édité par Pitra, Ana-
lecta sacra, t. IV, trad. lat., p. 426, fragm. D :
La naisî^ance de l'Emmanuel rendit mère de Dieu la
vierge, de qui glorieusement il s'incarna et naquit.
S. Méthode d'Olympe (-{• martyr, 3 1 2), Conv. .Y vir-
ginam^ ni, Thalia, 4. P- G. XVIU., 08A, réédite le pa-
rallèle entre le premier et le nouvel Adam, entre la
première et la nouvelle Eve :
Il était de toute convenance que le premier-né deséons,
le premier des archanges, devant converser avec les
hommes, prit pour demeure le premier-né, le premier des
hommes, Adam. Ainsi restaurant le dessein mitial et le
restituant par l'opération de la Vierge et de l'Esprit, il le
façonne : d'autant qu'à l'origine la terre était encore vierge
et n'avait pas senti la charrue, quand il prit du limon pour
175
MARIE, MKRE DE DIEU
176
en former l'animal essentiellement raisonnable, sans le
concours d'une semence.
Le PsEUDOCLÉMBNT, Ep. I ad l'irgines, 6, P. G., I,
392, souligne la réalité de la maternité virginale :
Les entrailles delà vierge sainte ont porté Notre Seignei.r
Jésus Christ, Fils de Dieu; le corps que Notre Seigneur
revêlit, et avec lequel il supporta les épreuves de ce
monde, il l'avait pris de la vierge sainte.
Adamantius, De recta in Deum Jide, s. iv, P. G.,
XI, 1844B, alTirme sa foi au Verbe incarné de l'imma-
culée vierge, àrri à.ypoa/To-j -nv.^dimj :
Le Verbe de Dieu descendit pour prendre la nature hu-
maine dans le sein de l'immaculée vierge Marie; et le
Christ nait sans le commrrci- d'un homme; prise de .Marie
par l'Esprit saint, son humanité endura toutes les souf-
frances humaines pour sauver l'homme.
Lactance n'est pas un docteur, mais c'est un té-
moin éloquent de la foi. Il écrit, Divin. Jnstit., IV,
xii, />. /.., VI, 478 B :
Descendant du ciel, cet Esprit saint de Dieu fit choix
dune vierge sainte pour pénétrer dans ses entrailles.
La vierge, ayant reçu l'Esprit saint, conçut sans le con-
cours d'un homme...
Lactance allègue ensuite, parmi des textes de
l'A. T., un texte qu'il attribue à Salomon : ce texte
s'est retrouvé de nos jours dans une Ode du Pseudo-
Saloraon, et a permis d'identifier tout le recueil. Voir
ci-dessus, col. 167.
Au reste, Lactance aime à recueillir un peu de
toutes mains les témoignages en faveur du christia-
nisme : par exemple, il cite abondamment les Oracles
sibyllins.
C'est un trait fort curieux de ces premières généra-
lions chrétiennes, que l'empressement commun des
lettrés à chercher dans les œuvres païennes des anti-
cipations plus ou moins distinctes de l'Evangile.
Empressement malheureux, osons le dire, quand il
se tourne vers la littérature des sibylles, et, sans
paraître y soupçonner la supercherie, fait crédit à ces
prophétesses fabuleuses, de lumières surnaturelles
sur les temps évangéli(|ues. Déjà le deuxième siècle
avait donné cet exemple, mais beaucoup plus timide-
ment (voir Ju.sTiN, 1 Ap., XX. xliv ; Tatibn, Or. adx\
Graecos, xLi; Athknagore, ie^ntio, xxx; Thkophilk
d'Antiochk, Ad Autolyciim, II, m. xxxi. xxxvi.
XXXVIII ; CLKMB^T d'AlÈxandbik, Strom,, III, m; VI,
y; Tertullikn, II Ad Aationes, xii; Apologeticiim,
xix; De pallin, n). Cklsb avait raillé chez certains
chrétiens ce recours aux sibylles. Voir Origkne
Contra Celsiim, V, lxi, P. G.. XI, la^^C. Au troi-
sième et au quatrième siècle, la sibylle obtient plus
largement droit de cité chrétienne; d'autant que son
recueil s'était accru récemment de soi-disant oracles,
étroitement apparentés à l'Evangile.
Dans la composition qu'EusÈBB nous a conservée
sous ce titre : Discours à rassemblée des saints, et
qu'il attribue à l'empereur Constantin, l'auteur se
montre adepte enthousiaste de la sibylle d'Erythrée.
11 lui attribue un acrostiche dont les lettres initiales
forment en grec les six mots : Jésus-Christ . Fils de
Dieu . Sauveur . Croix : 'Ui'.ùi . Xpiir-^i . ©«û . Vi'i; .
'S.'ji-nip . ST«u/3o;;il assure (]ue Cicéron lui-même a re-
cueilli et traduit cet acrostiche. La sibylle de Cumes
ne lui parait pas moins admirable en ses anticipa-
tions du christianisme : n'a-t-elle pas inspiré à Vir-
gile son églogue fameuse (iv), où il annonce la venue
du Christ par ces vers :
Voici venir lei derniers temps marqués par l'oracle de
1.11 longue série des siècles recommence, [Cumes :
Voici revenir la Vierge, revenir le règLe de Saturne,
Voici descendre du ciel une race nouvelle.
A reniant nouveau-né, qui éliminera la généralion de fer
Et suscitera par tout le monde une génération d'or
(Faites accueil)...
Soiis le voile de l'allégorie, l'orateur impérial
n'hésite pas à reconnaître dans les vers de Virgile
toute la carrière du Sauveur prédite, à commencer
par la conception virginale. Oratio ad sanctorum
coetum, xviii xxi; surtout xix, P. G., XX, 1292.
La piété chrétienne, qui depuis longtemps saluait
Marie dans la gloire, n'attendit pas le quatrième
siècle pour recourir à ses suffrages. Comme on ho-
norait la mémoire des martyrs en offrant le saint
Sacrifice sur leurs tombeaux et en sollicitant leur
intercession près de Dieu, surtout en leurs jours an-
niversaires, on avait dû songer de bonne heure à la
très excellente médiation de Marie. Pourtant, il faut
avouer que les traces d'une invocation positive sont
presque imperceptibles dans la littérature mariale
des quatre premiers siècles.
Saint GniiaoïnB de Nazianzb montre une vierge, en
péril au temps des persécutions, invoquant Marie
pour la défense de sa chasteté, et sauvée par son in-
tercession. Oratio xxiv, 11 sqq., In laudem S C}-
priani, P. G., XXXV, 1181 sqq. Cf. H. Delehaye, Les
origines du culte des martyrs, p. i34, Bruxelles,
1912. On trouverait à cette date fort peu de textes
semblables.
Beaucoup plus abondantes sont les attestations
monumentales du culte rendu à Marie dès les pre-
miers siècles de l'Eglise.
La plus ancienne des Catacombes romaines, celle
de Priscille, renferme à elle seule plusieurs peintures
de la Vierge, dont l'une, au jugement d'une critique
indépendante, remonte aux premières années du
deuxième siècle. Marie est assise, avec l'Enfant
Jésus sur ses genoux; devant elle, un homme debout
montre une étoile : c'est sans doute un prophète.
Ailleurs, Marie présente Jésus à l'adoration des
mages; les catacombes de Domitille, celles des saints
Pierre et Marcellin, de Calliste, ont conservé de ces
images, reliques de sa piété du troisième ou du qua-
trième siècle. L'attitude majestueuse de la Vierge
suggère l'idée de sa dignité éminente et de soncr édit
auprès de Dieu. .( Le symbolisme des peintures cimi-
tériales est indéniable, et... il faut chercher son
explication dans les prières liturgiques. Eefrigeret
tihi Domnus Ippolitus, dit une inscription. Si l'on n'a
pas encore trouvé la formule : liefrigeret tihi Domna
Maria, e\le est évidemment traduite par ces images. »
Marvcchi, Eléments d'urch. chr., t. I, p. 321.
Voir ci-dessus l'article Catacombes, t. 1, p. 4^7;
i>E Rossi, Immagini scelle délia heata Vergine Maria
traite dalle Catacombe romane, Roma, i863; surtout
WiLPERT, Roma sotterranea. Le pilture délie Cata-
combe romane, Roma, igoS; H. Maruccbi, Eléments
d'archéologie chrétienne, t. I, p. 3i5-32i. Paris-Rome,
1900-1903.
En général, sur cette période, on peut lire E. Xeu-
bert, Marie dans l'Eglise anténicéenne (thèse de
l'Université de Fribourg, Suisse), Paris, 1908.
2° Du concile de Nicée (325) au concile
d'Ephèse(43i).
A partir du concile de Nicée, la littérature christo-
logique devient si abondante qu'il faut renoncer à
mentionner tout ce qui s'est dit de notable sur Marie.
Obligés de faire un choix parmi les témoins de la
tradition ecclésiastique, nous nous bornerons à
quelques hommes représentatifs. Ce seront, pour
177
MARIE, MERE DE DIEU
178
l'Eglise grecque, saint Atiianase d'Alexandrie et
saint Ei'U'HANK de Salaniine, Chypre; pour l'Eglise
syriaque, saint Efiihum, moine, orateur et poète;
pour l'Eglise latine, saint Jkhôme, prêtre, exégcte et
polémiste, enfin ascèle à Bethléem; saint AmimoisK
de Milan et saint Augustin d'Hippone.
Déjà bien des questions dogmatiques ont été sou-
levées ; plusieurs sont résolues. Nous reviendrons
sur ce? questions, après avoir marqué la part des
docteurs du quatrième siècle dans le développement
du culte de Marie.
.\. Eglisk grecque. — La grande ligure d'AiHA-
NASE (-j- 3^3) remplit le demi-siècle qui s'ouvre au
concile de Nicée. Après avoir assisté, eoninie diacre
del'évéque Alexandre, au triomphe du Christ consuh-
stantiel à son Père, le nouvel évêque d'Alexandrie
devait lutter sans relâche contre toutes les formes
de l'hérésie arienne. Or la délinition de N'icce ne
pouvait manquer d'avoir un contre coup dans le do-
maine de la marialogie; car l'atlirmation de la divi-
nité du Christ conduit logiquement à saluer Marie
du titre de Mère de Dieu. Athanase ne man([ua pas
de déduire cette conséquence. De plus, en défendant
le dogme christologique, il eut occasion de signaler
à la fois les deux écueils opposés sur lesquels, au
siècle suivant, les conciles d'Ephèse et de Clialcé-
doine devaient allumer les phares inextinguibles de
leurs délinitions dogmatiques : écueil du monopliy-
sisme, qui confond les deux natures dans le Christ,
écneil du nestorianisme qui les divise. Cet épisode,
qui précéda seulement de deux ou trois ans la mort
d'Athanase, lui permit de rendre à la Vierge mère
un hommage complet et décisif.
Epictète, évêque de Corinlhe, avait communiqué
à l'évêque d'.\lexandrie certains écrits qui lui i)arais-
saient renfermer des propositions mal sonnantes.
On y lisait tantôt que le Verbe divin est consubstan-
tiel au corps formé dans le sein de Marie, qu'il s'est
transformé en chair ; tantôt que le Verbe s'est uni
à Jésus comme jadis aux ])rophètes, qu'il ne s'est
l)as précisément fait liomme, car autre est le Christ
né de Marie, autre le Fils de Dieu, coéternel à son
Père.
Or déclarer le Verbe consubstantiel au corps
formé dans le sein de Marie, c'est ravaler la divinité
au niveau de la création matérielle. D'autre part,
distinguer le (ils de Marie du (ils de Dieu, c'est mé-
connaître l'éminente dignité du Christ, qui est à la
fois Fils de Dieu et Fils de Marie. Athanase n'n pu,
sans frémir, lire ces blasphèmes. L'un et l'aulre
ruine la foi de Nicée; mais l'un et l'autre aus.si fait
injure à la Vierge mère. C'est tout le fond de la cé-
lèbre Lettre à Epictète.
Sur le premier point, Athanase écrit, Ad Epictet.,
IV. V, P. fi., XXVI, 705; AB :
Si le Verbe est consubstantiel au cnips, ne pavions plus
de .Marie, elle ne seil de rien, puisque le coi'ps peut,
nvnnt Marie, exister éternellement, aussi bien que le
Verbe même, selon tous consubstantiel au corps. Et à
quoi bon la venue du Verbe, s'il doit revêiir ce qui lui
esl consubstantiel, ou êhe transformé de sa propre na-
ture en corps .' La divinilé ne s'empare point d'elle-même,
pour levélir ce qui lui esl consubstantiel. Et le Verbe
n'a point pécbé, lui qui rachète les péchés d'autrui, pour
se tiansformei- en corps, s'offrir i)uur lui-même en sacri-
face et se racheter lui même. Non certes, à Dieu ne plaise I
n srmparr de la race d'Abraham, selon le mot de
1 Apôtre. Aussi drvait-il devenir en tout semblable à ses
frères {Heb., Il, 16. 171. et prendre un corps semblable
aux nôtres. C'est pourquoi Marie est vraiment en eau
elle lui fournil ce qu'il fera sien et offrira, comme ...,
pour nous. C'est elle que visait l'oracle d'isaïe, disant:
Voici que la Vierge concevra et enfantera...
tel,
Sur le deuxième point, Athanase écrit xi P. G
XXVI, io68 : . . •.
Quant i ceux qui s'imaiçinent et disent que, comme le
Verbe descendit sur chacun des propliLles, il descendit
paieillement sur un homme né de Marie, inulile de s'es-
crimer, quand leur folie se condamne d'ellç-niêuie. En
ertet, s'il est venu ainsi, pourquoi naître d'uiie vierge et
non de l'bomme et de lu femme .' ainsi naquirent tous
les saints. Et pourquoi, si le Verbe est venu ainsi, ne
dit on pas de chaque (prophcile) qu'il est mort pc ur nous,
mais de lui seulement ,' Pourquoi, si le Verbe est descendu
en chaque prophète, le Fils de Marie est-il le seul dont
on dit qu'il est venu une fois, à la fin des temps .' Pour-
quoi, s'il est venu comme il vint sur les saints d'autre-
fois, les autres, après leur mort, n'ont-ils pas encore
ressuscité, mais seul le Fils de Marie? Pourquoi, si le
Verbe est venu pareillement pour les autres, le Kils de
Marie est-il seul appelé Emmanuel, nom qui exprime la
plénitude de la divinité dans le corps par elle mis au
monde? Car Emmanuel signifie: Dieu avec nous. Pour-
quoi, s'il est Tenu ainsi, quand chacun des saints mange,
boit, peine, meurt, ne dit-on pus également que le Verbe
mange, peine et meurt, mais seulement pour le Fils de
Marie ? Car ce qu'a soull'erl ce corps, on dit que le Verbe
même l'a souffert. De tous les autres, on dit seulement
qu'ils furent mis au monde ou engendré»; du Fils de
Marie seul, il est dit : Et le Verbe s'est fait chair
(loan., I, n;.
En composant (de 3^4 à Z-j'j) son traité Contre les
hérésies, saint Epipiiane (f /,o3) rencontra deux sectes
arabes qui menaçaient diversement le culte de Marie.
Les Aiilidicomarianites (adversaires de Marie) por-
taient atteinte à l'honneur de la mère de Jésus en
niant sa virginité perpétuelle; les CoUyridicns au
contraire, par une surenchère de dévotion, lui vouaient
une sorte d'idolâtrie.
Au dire des Antidicomarinnites (Epiphane, Ilaer.,
(Lvm) Lxxvm, P. G., XLII, 700-740), Marie, après la
naissance du Seigneur, aurait connu Joseph, son
époux. Epiphane s'indigne plus qu'il ne s'étonne :
tant de sectaires se sont attaqués à Dieu le Père
(Gnostiques, Marcionites, Manichéens et autres), ou
à son Fils (Ariens), ou au Saint Esprit (Macédo-
niens), qu'il devait s'en trouver aussi pour médire
de Marie toujours vierge — rf,i; k/ik? Mapim^ rf,i
xsŒc/.pOénou (5). Mais ils se montrent peu instruits de
son histoire. Quand elle s'unit à Joseiih, celui-ci
était veuf et fort avancé en âge. C'était un témoin
donné par Dieu à sa virginité. Joseph était frère de
Cléopas et (ils de Jacob surnommé Panther. Il avait
eu, d'un premier mariage, quatre (ils et deux (illes :
ce sont eux que l'Evangile désigne comme frères et
sœurs de Jésus (8). Devenu l'époux de Marie à
quatre-vingts ans passés, comment n'efit-il pas res-
pecté le corps virginal qui avait été le sanctuaire
de la divinité'? Le fait que Jésus mourant légua sa
mère à saint Jean, s'explique par la virginité de
saint Jean, qui le désignait pour recueillir la vierge
des vierges, Kpyn-/iv Tr,s; ■ny./-Je-ji«:,... rr.-j ùimv.pOi-nj . Si elle
avait eu alors un époux ou des (ils, sans nul doute
elle se fût retirée chez eux.
D'autre part, les Ecritures sont muettes sur la
mort de Marie. Epiphane respecte ce mystère, et se
tait (11). Mais pour rendre croyable la perpétuelle
virginité de Marie, il n'est pas à court de raisons.
La lionne n'a qu'un lionceau : ainsi la mère de Jésus
n'a qu'un (ils, le Lion de Juda {Gen., xi,ix, 9) (12).
Jacques, frère du Seigneur, surnommé le Juste,
ascète et martyr, devait laisser un extraordinaire
renom de vertu. Quelle ne fut donc pas la vertu de
Joseph, le père de Jacques? (i4). Assurément, l'ins-
titution du mariage est sainte. Et pourtant Dieu,
dans la Loi, marque une plus haute estime de la
continence, par les commandements qu'il fait aux
prophètes et aux grands prêtres et par l'exemple de
179
MARIE, MERE DE DIEU
180
Moïse (i6). Or Marie était prophétesse, d'après fs.,
vin, 3. Elle n'a pu faire moins que ne tirent les
quatre lilles du diacre Pliilipi)e, viery^es et proplié-
tesses (Act., xxi, g), que ne lit la vierge Tliècle. Si
l'Evangile dit que Marie conçut du Saint Esprit
avant de s'unir à Joseph (Mait., i, i8), s'il parle de
son fils premier-né (Luc, ii, 7 ; Matt., i, 26), ces
textes n'autorisent aucune conclusion contraire à la
perpétuelle virginité de Marie. Son Fils est appelé
premier-né en tant que preraier-né de toute créature
(Col., I, i5), donc eu égard à son Père céleste ; mais
il est unique eu égard à sa mère (17). Marie est la
nouvelle Eve, la vraie mère des vivants. En Jésus,
s'accomplira pleinement l'oracle de Gen., m, i5.
Gomme Eve naquit du côté d'.\dam, ainsi du côté de
Jésus, percé sur la croix, naîtra l'Eglise (iS-ig). Si
l'on veut absolument lire dans l'Evangile que Joseph
connut ultérieurement son épouse (Matt., i, 25), on
écartera l'idée de relations conjugales et l'on enten-
dra simplement qu'avec le temps Joseph comprit
mieux l'incomparable grandeur de Marie (20). D'ail-
leurs, il y a dans la carrière de la Vierge des mj's-
tcres qu'on doit respecter. Ses derniers jours nous
échappent. Si elle est morte et descendue au tom-
beau, la gloire environne son repos, l'innocence
marque sa fin, la virginité est sa couronne. Si elle a
expiré sous le glaive prédit par Siméou (/.«c, 11, 35),
elle triomphe avec les martyrs ; la béatitude est due
à ce corps saint, d'où la lumière se leva sur le monde.
Cependant Marie ne vit-elle pas encore? Epiphane
n'ose écarter cette hypothèse (2^). D'ailleurs, il nu
fait que commenter, à l'usage de ceux qui la veulent
bien entendre, la salutation de l'ange : X«r^e,
x.t-/y.pn^ljhri, 0 K'J^'sto; y.eTà ffcû. Il y trouve pour l'éter-
nité le gage d'une incomparable gloire (^5).
Tel est, en résumé, le développement consacré par
Epiphane à la secte antidicomarianite.
Sur les Cérintliiens, précurseurs des Antidicoma-
rianites, voir Ilaer. (viii), xxviii, P. G., XLI, 397-388;
sur les Ëbiiinites, Haer. (x), xxx, 2.3, ibid. ^oS-iog.
La secte bizarre des Collrridiens(Haer.(Lix), lxxix,
P. G., XLII, 740-756), importée de Thrace en Arabie,
donnait dans l'extrême opposé à la précédente, en
rendant à Marie des honneurs quasi-divins. Des fem-
mes étaient les ministres de ce culte ; elles offraient
au nom de Marie un gâteau sacré (Ko^hpii), qu'elles
mangeaient ensemble. — N'est-ce pas, dit Epiphane,
l'histoire du serpent et d'Eve qui recommence?
L'A. T. connaît des prêtres, pas de prêtresses. Si le
N. T. admettait des prêtresses, ce rôle devrait appar-
tenir tout d'abord à Marie. Mais non : le rôle de Marie
n'a rien de sacerdotal. L'Apôtre ne veut pas que les
fe mmes élèvent la voix dans l'Eglise (I Cor., xiv,34).
L'Eglise a seulement des diaconesses; encore leur
donne-t-elle le nom de veuves. — D'ailleurs, le culte
des Collyridiennes ne paraît par exempt d'idolâtrie; il
tombe sous les anathèmes de saint Paul, Hom., i, 25.
Pour incouiparablement sainte qu'elle soit, Marie
est une créature ; la maternité d'Anne ne doit pas
être tenue pour miraculeuse. Il faut honorer Marie,
mais n'adorer que Dieu. H Mk^ik h ti//;;, 0 Kùpioi
TrpojxuvïirSw (g, col. 753 D).
Saint Epiphane exécute vivement les hérétiques,
coupables de compromettre l'honneur de Marie, soit
par défaut soit par excès. Mais il se préoccupe médio-
crement de justifier ses affirmations. Oùa-t-il vu que
le père de Joseph était surnommé Panther, et n'est-
ce pas là, tout simplement, un écho dénaturé de la
fable immonde qui circulait dès le 11' siècle touchant
la naissance du Sauveur, fable que Celse avait
recueillie et qu'Origène a réfutée? Où a-l-il vu que
Joseph eut d'un premier mariage quatre fils et deux
flUes? Ce n'est certes pas dans l'Evangile ; mais il a
fait crédit, un peu vite, à des rumeurs sans autorité.
Où a-t-il vu que Joseph était octogénaire quand il
épousa .Marie ? Gomment n'a-t-il pas conscience de
détourner de son sens naturel l'expression i pre-
mier-né », appliquée à Jésus, en allant demander à
l'épître aux Golossiens une explication transcen-
dante « premier-né de toute créature », alors que le
texte de l'Evangile, rapproché de la loi mosaïque,
donne à ce mot un sens parfaitement clair et certain :
« premier-né de sa mère » ? Comment n'a-t-il pas
conscience de commettre un autre contresens sur
l'expression « connaître son épouse », en lui faisant
signifier autre chose que les relations conjugales?
On a le droit et le devoir de se défier d'un auteur
si peu regardant en fait de preuves. Par ailleurs,
prenons acte de sa louable réserve touchant la fin
terrestre de Marie, ])remiêre orientation vers l'idée
de l'Assomption corporelle. L'esprit critique d'Epi-
phane laisse à désirer; sa piété est indéfectible.
B. Eglise Syriaque. — Chez saint Epurkm (-]■ 873),
nous rencontrons, outre des développements déjà
connus sur la nouvelle Eve, des développements
nouveaux sur la maternité de Marie, expressément
appelée mère de Dieu ; un éloge enthousiaste de sa
pureté incomparable; un recours très explicite à sa
puissance d'intercession ; l'atBrmation très distincte
et fortement motivée de l'enfantement virginal, re-
quis comme complément de la conception virginale.
Commentant Gen., m, saint Ephrem esquisse un
parallèle entre Eve et Marie, toutes deux douées
d'innocence et de simplicité, mais la première
dépourvue de prudence. L'imprudence d'Eve nous
perdit; la sagesse de Marie nous sauve. Opéra
syriaca, éd. Romae, 1740, t. Il, p. 827. Célébrant la
nativité du Sauveur, il invite les vierges d'Israël
à délaisser pour un temps les lamentations de Jéré-
mie, afin d'entonner des hymnes de joie pour le
triomphe de Marie; il invite Eve elle-même à lever
les yeux, du fond de l'abîme où elle est ensevelie,
vers ce descendant de sa race, qui vient lui rendre
la vie : l'Enfant Dieu, né d'une fille d'Eve, écrase la
tête du serpent qui jadis donna la mort à Eve. In
natalem Domini sernio viii, ibid., p. 424D. Ephrem ne
connaît au monde que deux êtres parfaitement beaux
et immaculés : Jésus et sa tnère. ',Carmina Nisibena,
p. 122, éd. G. BicKBLL, Leipzig, 1866.
La prière suivante nous a été conservée en grec,
Opéra graeca,ed. Romae, 1746, t. III, p. 5a4 :
Prière à la Très sainte Mère de Dieu.
Très sainte dame, mère de Dieu, seule très pure d'âme
et He corps, seule .-m delà de toute pureté, de toute
chasteté, de toute virginité, seule demeure de toute la
grâce de l'Esprit saint; par là surpassant incomparable-
ment même les puissances spirituelles, en pureté, en
sainteté d'iimc et de corps ; jetez les yeux sur moi, cou-
pable, impur, souillé dans mon Ame et dans mon corps
des tares de ma vie passionnée et voluptueuse ; purifiez
mon esprit de ses passions ; sanctifiez, redressez mes
]^ensées errantes et aveugles ; réglez et dirigez mes sens;
délivrez-moi de la détestable et infâme tyrannie des in-
clinations et passions impures ; abolissez en moi l'empire
du péché, donnez la sagesse et le discernement à mon
esprit enténébré, misérable, pour la correction de mes
fautes et de mes chutes, afin que, délivré des ténèbres
du péché, je sois trouvé ditfne de vous glorifier, de vous
chanter librement, seule vraie mère de la vraie lumière
le Christ notre Dieu ; car, seule avec lui et par lui, vous
êtes bénie et glorifiée par toute créature invisible et
visible, maintenant et toujours et dans les siècles des
siècles. Amen.
In Sataleni Domini sermo vi. Opéra syriaca, t. II,
p. 420E-42 lA, Ephrem compare la maternité de Marie
à celle des mères de l'A. T. :
181
MARIE, MERE DE DIEU
182
Snra, Rébeccn, Anne, Elisabeth ont obtenu, à force (le
larmes, de Tieux et de prières, une postérité; c'est uprès
une loDjiue épreuve et des années d'angoisse, ijue la
fécondité combla leurs t.iui : vraiment heureuse Marie,
qui n'a pas désiré une postérité, n'a point répandu de
prières ni formé de vœux pour l'obtenir, et néanmoins à
conçu sans détriment de sa virginité, et a mis au monde le
Seigneur, à qui rendent obéissance tous les enfants Je lu
femme, saints et justes, rois et prêtres, qui furent dans
le passé nu seront à l'avenir! Quelle mère fut jamais
serablabli à Mûrie, à qui il fut donné d'ulTrir à l'enfant
cache dans son sein le tendre hommage de sa parole et
de ses chants, que dis-je, de dire au Fils du souverain
Ouvrier, au Fils du Créateur, au Fils du Très-Haut ;
Mon tils !
/irmni et Sermones, éd. Laray, t. Il, 608, sur la
conception virginale :
Cette vierge devint mère en conservant intact le sceau
de la virginité; enceinte en demeurant vierge, mère et
servante de Dieu, chef-d'œuvre de sn sagesse.
■Voici un raisonnement théologique, tendant à
établir, par voie d'analogie, la perpétuelle virginité
■de la Mère de Dieu, Adveraus haereticos; Opéra
graeca, éd. Roraae, i^iS, t. Il, p. aôôE-aô^E :
Pour nous, telle conception, tel enfantement. La mère,
en concevant, perd sa virginité; en enfantant, elle souffre.
Gomme elle perd le sceau de la nature en concevant, en
enfaiitajit, non seulement elle s'ouvre, mais elle suc-
combe, au détriment de la nature; elle soufi're des dou-
leurs qui lui rappellent son intégrité perdue. Car la
seiucnce parvenue à maturité prépare des douleurs
cuisantes avec les ardeurs de l'enfantement. Pour le Christ,
il n'en va pas ainsi : il fut enfanté sans douleur, comme
il avait été conçu sans détriment de la viryinité. Il avait
été conçu dans une cîiair vierge, non par l'œuvre de la
■chair, mais par celle du Saint Esprit. Aussi est-il né
d'une vierge. Le Saint Esprit ouvrit le sein maternel,
pour donner passage à un homine qui est l'Auteur de la
nature, comme il avait assisté la vierge pour la crois-
sance de son fruit. C'est l'Esprit qui présida à cet enfan-
tement virginal. Aussi l'enfant laissa-t-il intact le sceau
delà virginité; lu vierge ne souffrit pas en donnantpas-
sage à l'enfant et récupérant le sceau do la nature,
-comme les conques ontr'ouvrent leurs plis pour donner
passage à la perle et reviennent à leur intégrité initiale.
On a vu souvent un objet devenir meilleui- aux mains
de celui qui l'avait emprunté pour son usage : c'est que
l'emprunteur, étant bon ouvrier, avait su corrif;er une
matière imparfaite. Combien plus Dieu, emi>runtant une
nature saine, ne l'a-t-il pas rendue, non piî'e, mais meil-
leure! Il avait emprunté une nature intègre: il l'exempta
-de douleurs en naissant d'elle.
... Les princes ont coutume d'accorder des privilèges
aux villes témoins de leur couronnement ou de leur nais-
sance : le Fils de Dieu n'aurait pas conservé à la vierge
sa mère la virginité, quand il le pouvait .'' Les maîtres
du sol savent y faire jaillir des sources, améliorer le ré-
gime des eaux et de l'air, à force d'ingéniosité. Le Christ
n'aurait pas, à plus forte raison, corrigé les défauts de
la nature.^ Homme, il aurait abandonné sa propre mère à
la condition d'une femme quelconque.-' Non; comme le
^ihrist seul naquit d'une vierge, Marie sa mère devait
enfanter sans détriment de sa virginité et devenir mère
sans douleur...
L'antiquité syriaque, aujourd'hui encore trop peu
connue, a mis bien d'autres fleurons à la couronne
de la Vierge.
Ijl G. Eglise latine. — Quelques années après l'écrit
; de saint Epiphane contre les Antidicomarianite.s
', d'Orient, saint Jérôme (-j- 420) entrait à son tour en
' lice, pour venger en Occident l'honneur de Marie.
I L'étendue de sa science, dans les trois domaines
i latin, grec, hébraique, jointe à l'autorité qu'il allait
j acquérir comme traducteur des Ecritures, devait
I assurer à son intervention une ellicacité durable,
] pour toute l'Eglise.
Un écrivain obscur, nommé Helvidi us, prétendait
prouver par l'Evangile qu'après la naissance de Jé-
sus Marie avait eu commerce avec son époux. Il ti-
rait argument : 1" du nom de « ûancce de Joseph »,
([ue lui donne le texte sacré {Malt., i, 18 sqq.);
2° de cette assertion, que Joseph ne connut pas son
épouse « jusqu'à » la naissance de Jésus {Malt.,
I, 25); 3" du nom de « fils premier-né de Ma-
rie », appliqué à Jésus (Luc, ii, 7); 4" enlin des
nombreuses allusions aux « frères du Seigneur».
A ces difTicultés veriiales, Jérôme oppose une discus-
sion très solide. Le livre De perpétua vir^inilaté B.
Mariae adversus Hehidium (383), P. L, XXIII, i83-
ao6, est le premier écrit distinct consacré à Marie par
un Occidental. Et c'est le plaidoyer décisif pour la
virginité de Marie post partum.
1° Avant d'avoir eu commerce avec son épouse,
Joseph la trouve enceinte (Matt., 1, 18) : pour que
cette phrase ait un sens, il n'est pas nécessaire de
supposer que Joseph eut ensuite commerce avec son
épouse; tout de même que, si l'on dit : avant d'aller
en Espagne, Paul fut emprisonné à Rome, on ne
donne pas nécessairement à entendre que Paul, dé-
livré de prison, s'empressa de mettre à exécution son
projet de voyage en Espagne. 11 n'y a pas non plus
à tirer argument du mot « épouse >>, qui, dans la
langue de l'Ecriture, s'applique aussi bien aux fian-
cées. Si l'on demande pourquoi la mère de Jésus fut
fiancée à un homme, voici trois réponses plausibles:
I) pour donner à l'Evangile lieu de nous faire con-
naître, à l'occasion de la généalogie de Joseph, celle
de Marie; 2) pour ne pas exposer Marie à être lapi-
dée comme adultère, selon la Loi; 3) pour lui procu-
rer un appui et un guide en vue de la fuite en
Egypte. En présence de l'accomplissement manifeste
de l'oracle d'Isaïe touchant la mère de l'Emmanuel
(/s., VII, i4), l'incrédulité juive ne désarme pas :
combien plus redoutable n'eùt-elle pas été si un
soupçon injurieux eût plané sur le berceau de Jé-
sus? Aussi Jésus passa-t-il pour le tils de Joseph, et
Marie elle-même lui donna ce nom (iii-iv).
a° Joseph n'eut pas commerce avec son épouse,
jusqu'à la naissance de Jésus (Matt., i, 26). Ce a jus-
qu'à » ne préjuge nullement l'avenir : l'Ecriture
présente un grand nombrede cas semblables, où « jus-
qu'à » marque un certain terme, sans pronostiquer
un changement au delà de ce terme. Par exemple,
Dieu dit par la bouche du prophète: « Je suis, jus-
qu'aux jours de votre vieillesse » (/s., xliv, 6): par
là il ne donne pas à entendre qu'une fois passés pour
ses serviteurs les jours de la vieillesse, et le temps
du repos venu, il ne sera plus. Le Sauveur dit à ses
Apôtres : « Je suis avec vous tous les jours jusqu'à
la consommation du siècle » (Malt., xxviii, 19) : on
aurait tort d'en conclure qu'après la consommation
des siècles, il abandonnera les siens. De même, l'Evan-
gile a pu marquer la nativité du Seigneur comme un
terme avant lequel Marie n'a pas connu d'époux,
|)arce que cela seul importait; il ne suggère pas par
là qu'après ce terme Marie connut un époux. Au
contraire, on doit supposer que, si Joseph respecta
jusque-là son épouse, il la respecta beaucoup plus
après avoir appris, par révélation divine, un si grand
mystère. L'avertissement divin l'avait trouvé prêt
à se séparer d'elle par délicatesse de conscience ;
cette même délicatesse devait, à plus forte raison,
lui imposer une entière réserve à l'égard de la vierge
conûée par Dieu à sa garde, au lendemain de son
ineffable maternité (v-viii).
3" Un premier-né, selon le langage de l'Ecriture,
n'est pas nécessairement le premier d'une série de
frères, mais bien celui que nul autre n'a précédé
(Ex., xxxiv, 19-20; ..Yiini., XVIII, lô-i^). Cela estsi vrai
183
MARIE, MERE DE DIEU
184
que, pour aequiller envers les prêtres la redevance
prescrite par la Loi, on n'attend pas que le premier-
né ait (les frères. L'ange exlerniinaleur passa dans
les maisons des Egyptiens, mettant à mort les pre-
miers-nés {Ex., XII, 29) : on ne voit pas qu'il ait
épargné les lils uniques (ix, x).
li" Si l'Evangile parle souvent des 0 frères de Jé-
sus n, jamais il ne les nomme i< lils de Marie ». Le
plus connu d'entre eux, Jacques fils d'Alphée (qu'il
ne faut pas confondre avec Jacques fils de Zébédéc),
avait pour mère une sœur de la Sainte Vierge, que
saint Jean appelle Marie (épouse) de Cléophas* Cléo-
phas et Ali>liée sont un même personnage. Malt.,
xxvii, 56; .Miirc, xv, 4o ; f.nc, xxiv, 10; loan., xix,
:?5. Cela ne doit pas surprendre, si l'on considère que
l'Ecriture donne au nom ùe frère divers sens : outre
la stricte fraternité du sang, il y a la fraternité de
nation, de parenté, d'affection. Les frères de Jésus
étaient des frères au sens large, de simples parents
(xi-xvi).
Helvidius a voulu faire montre d'érudition; à
l'appui de son opinion, il a cité Tertullien et Victorin
de Petlaii. Jérôme écarte simplement l'autorité de
Tertuliien qui, lorsqu'il nia la virginité de Mariepost
partuni, n'appartenait plus à l'Eglise. Quant à Vic-
torin, c'est à torl qu'on l invoque : il a parlé des
fi ères du Seigneur, mais non des lils de Marie. En
revanche, Jérôme peut citer une légion d'auteurs an-
ciens qui ont cru à la [)erpétuelle virginité de Marie :
Ignace, Polvcarpe, Irénée, Justin et bien d'autres hé
ritiers de la doctrine apostolique, qui ont professé
cette doctrine contre Ebionites, ïliéodote de By-
zance et Valentin (xvii).
Loin d'accorder que les « frères de Jésus » étaient
lils de Marie, Jérôme n'accordera même pas qu'ils
pouvaient être (ils de Joseph, comme on l'admettait
jusqu'à lui as'sez volontiers. L'honneur de Marie exi-
geait qu'elle fût unie à un époux vierge : tout est vir-
ginité dans ce mariage (xix). Hardi coup de barre
qui fixera l'orientation de la tradition. Jérôme le
justifie par des raisons de haute convenance. P. /,.,
XXIII, ioS B : Tu dicis Mariam virginem non permon-
.sisse : ego milii plus vindico, eliam ipsum loseph vir-
ginem fuis.^e per Mariam, ut e.r virginali coniugio
l'irgo /iliu.i nasceretur. .'•ii eniin in s'iruin sanctum for-
iiicntio non cadit et aliam eum uxorem Itahuisse non
.<^crihitur, .^lariae autem, quani putatus est hal/uisse,
custos poilus fuit quant maritus ; relinquitur i'irginem
euni mansisse cum Maria, qui pater Domini meruit
appellari.
Sur l'histoire du culte de saint Joseph et les ques-
tions dogmatiques lices à ce culte, voir surtout Joseph
Seitz, Die Verehrung des lil. .Jasepli, Freiburg, i. B.
1908. Pour la question présente. II, i, 8, p. 5i-.'i8.
La position prise par saint Jérôme contre Helvi-
dius fut maintenue par lui avec beaucoup de fermeté
durant toute sa carrière. En 892/3, l'occasion de reve-
nir sur la perpétuelle virginité deMarie lui fut offerte
jiar l'hérésie de Jovinien. C'était un moine en rup-
ture d'ascétisme, qui s'avisa de soutenir, entre autres
paradoxes, l'équivalence parfaite, d'un point de vue
moral et chrétien, entre la virginité, le veuvage et la
vie conjugale. Cette nouveauté fut condamnée en 3go
par le pape saint Sirice dans un synode romain, au-
quel fil écho, l'année suivante, un synode milanais
jirésidé par saint Ambroise. Saint Sinicn, Ep. vu,
P. L.,W\\, 1168-1172; saint Ambroisr, Ep. xLii, P.
/.., XVI, 1124 1129. Par les soins de Pammachius,
l'écrit de Jovinien fut envoyé de Rome à Bethléem,
oii Jérôme écrivit deux livres Adversus loi'inianum,
P. I.., XXIII, 211-338. Relevons seulement quelques
traits, dans le premier livre, qui louche en passant à
la perpétuelle virginité de Marie. Jérôme en trouve
l'image dans le jardin fermé, dans la fontaine scellée
du Cantique (iv, 12), et il ajoute : « De cette perpé-
tuelle virginité naîtront de nombreuses vierges » ;
Ilaec firgo perpétua multariim est mater virginum;
Adv. lovinianiim, I, xxxi, P /,., XXIII, 254 B. Amené
à commenter l'oracle d'/s., vu, i4, il dislingue
riD/y à la fois de n'^lP^ <!"' signifie proprement
virgo, et de n~lî?3> q"' signifie adolescentula,
paella; il interprète : virgo sécréta et nimia paren-
tuni diligentia custodita. Ibid.^ xxxii, 254-a55.
Pour saint Jérôme, Isaïe est essentiellement le pro-
phète de la vierge, virginis demonstrator, Adv. loan-
nem Ilierosolyni., x, P. /,., XXIII, 363 C. Dans son
commentaire In Is<iiam, il approfondira encore les
questions linguistiques relatives à l'oracle de l'Em-
manuel, et soulignera notamment la diflérence entre
la le^on des Septante ; (ôoù r, r^v.pOivo; h ■/y.jzf^l >/,'^£t«i, et
la leçon plus expressive de saint Matthieu, i, î3 :
iSryj Y, TTxpSivoi £v y'/7T/5i £?!', qul. en tranchant le mot,
fait mieux ressortir le fait de la conception virginale.
/•'. y.., XXIV, 109. 11 admet que Marie avait lu l'oracle
d'Isaïe ; par là, elle était disposée à entendre la révé-
lation qui lui fut faite par l'ange. Anecdota Maredso-
lann, II, 895.
On ne s'étonnera pas de voir Jérôme passer, de la
maternité i)hysique de Marie, à sa maternilé mysti-
que,et rééditer l'antilhèseEveMarie. Mors per Ei'am ;
i'ita pér Maruim, lisons-nous, Ep. xxii, 21, Ad Eus-
lochiuni, P. /.., XXII, 4o8. A raison de sa virginité per-
pétuelle, Marie incarne l'idéal de la virginité vouée
à Dieu par les i'irgines Christi. Nous trouvons cet
idéal projiosé à la même vierge, Ep. xxii, 38, 422 :
l'ropone tihi healam Mariam, quae tantae extitit pii-
rilatis ut muter Domini esse mereretur. S'adresse-t-il
à une mère, Jérôme lui conseille de former sa fille
sur ce modèle. Imitetur Mariam, Ep. cvii, 7. |3, Ad
Laetam, P. L., XXII, 874. 877.
Avec saint Augustin, Jérôme lutta contre l'erreur
pelagienne, écartant la chimère d'un homme sans
péché ici-bas. Par là, il n'entend pas limiter la puis-
sance de la grâce, mais seulement constater le fait de
notre infirmité originelle. 11 ne songe pas à propo-
ser Marie comme une exception à la loi commune,
et pourtant il déclare que les plus saintes âmes ne
peuvent lui être comparées. .Vinsi, Elisabeth et Zacha-
rie, Dial. adv. Pelagiunos, I, xvi, P. A. , XXIII, 5ioD.
La doctrine dcl'inimaculéc conception n'apparait pas
chez lui ; [lourtant il ouvre la voie dans un texte uni- |
que, où il montre Marie, fille des patriarches, affran- '
chie des tares héréditaires, tout entière ficurissant
pour Dieu, /n Ecvle., P.L., XXIII, 1098 G: Ex quibus
nata est virgo tiherior sancta Maria, nullum hahens
fruticem, nullum germen er lalere ; sed totus fructus
eius erupit in florem, loquentem in Cantico Cantico-
rum : Ego floscampi et liliiim convallium. Cant., 11, i.
Marie s'élève au-dessus de l'humanité par une plé-
nitude de grâce, Ep. lxv, 9, P. /,., XXII, 628, qui
doit faire désirer singulièrement, entre les biens de
la vie future, l'honneur de lui être réunie. C'est l'espé-
rance proposée à la vierge Eustochie, Ep, xxii, 4 I.
P. L., XXII, 4^4- A une mère, Paula, qui pleure sa
fille Blésilla, il fait entendre la parole de sa fille:
« Ne pleurez plus sur moi ; car à votre place, j'ai
Marie, la mère du Seigneur I « Ep. xxxix, fi, P. L.,
XXII, 472.
Voir J. NiiîssEN, Die Mariologiedes hl. Hieronymus,
Miinster i. W., igiS; GniiTZMACHBR, Hieronymus,
3 vol., Berlin, 1901-1908.
Dès l'année 877, saint Ambroisk (•}- 897) dédiait à
sa sœur Marcelline ses trois livres De virginibus. II
y présente Marie comme le miroir des vierges, réa-
lisant l'idéal de toutes les vertus qu'elles doivent
185
MARIE, MERE DE DIEU
186
pratiquer.il, ii, P. L., Wl, 208-iii. Ce thème lui
était cher; il le reprendra quinze ans plus lard (892),
à l'intention de la jeune Anibrosia, qui venait de
consacrer à Dieu sa virginité; el il saisira l'occasion
de llélrir l'hérésie de Bonosb, renouvelée d'Helvi-
dius. Marie a levé l'étendard de la virginité chré-
tienne ; son exemple attire au Christ d'innombrables
vierges. Et cependant il s'est trouvé des hommes
pour nier qu'elle ait persévéré dans la virginité.
Ambroise a longtemps préféré s'en taire ; mais
quand un évêque (Bonose était évêque de Sardique)
se fait complice de telles allégations, il faut néces-
sairement le flétrir. La réponse qu'il oppose à l'hé-
rétique, moins poussée que celle de saint Jérôme à
Helvidius, en reproduit les principaux traits. A pro-
pos du doute de Joseph, il esquisse un parallèle
entre la résurrection du Christ et sa conception de
la Vierge. La résurrection du Christ devait remplir
de stupeur les anges (/'5. xxiii, 7-10). Et pourtant
ce miracle n'était pas sans précédent scripturaire
(111 Heg., XVII, 22) : le lils de la veuve de Sarepta
s'était levé vivant, à l'appel d'EIie. La conception
d'une vierge est un miracle sans précédent (IV Heg.,
IV, i-j). Combien légitime donc l'étonneinent de
Joseph; De institutione virginis, v, 32-^0, P. L.,Wl,
3 1 3-3 16. — Ambroise montre Marie, debout au pied
de la croix, intrépide quand les hommes ont fui,
prête à unir le sacriûce de sa vie à celui de son Fils,
ibid., VII, 49, P- 3i8 G. 11 devance saint Jérôme
dans l'application à Marie de l'oracle d'Ezéchiel sur
la porte orientale du temple, que seul le Seigneur a
franchie(^3.,xLiv, 2), et interprète cet oracle au sens
le plus strict : la naissance du Seigneur ne porta
nulle atteinte à la virginité de sa mère, viii, 52,
p. 3ao A. — Voir ci-dessus, col. 124.
La spéculation de saint Augustin enrichit la doc-
trine mariale d'aperçus nouveaux et profonds. Non
content de lutter, aux côtés de saint Jérôme, contre
les hérésies d'Helvidius et de Jovinieii, il précise et
pousse avec vigueur des idées seulement indiquées
avant lui, touchant I9 rôle de Marie dans la Sainte
Famille et dans l'Eglise, et touchant sa sainteté
personnelle.
Augustin s'appuie sur l'Evangile pour revendiquer
expressément, comme dû à Joseph, le titre d'époux
de Marie ; d'autant qu'il trouve réalisés dans leur
union les trois biens essentiels du mariage ; à sa-
voir: 1° la foi conjugale, gardée inviolablement;
a" la postérité, car la protection et l'éducation du
Fils de Marie était, dans la pensée divine, la raison
d'être de la Sainte Famille ; 3' le sacrement, car
cette union fut indissoluble, comme l'union du Christ
et de son Eglise, figurée dans le mariage humain
(Eph., v, 32). De nupliis et concupiscentia, 1, xi, 12,
P. L., XLIV, 421; Contra lalianam Pelagianum, V,
XII, 46. il'id., 810.
Par ailleurs, il insiste à maintes reprises sur la
perpétuelle virginité de Marie ante partum, in partii,
post partum. Sermo cLxxxvi (In Natali Domini, m),
I, P. L., XXXVIII, 999:
... Le Créateur invisible s'est fait visible pour nou* ;
de ses entrailles fécondes, la vierg-e mère l'a mis au
monde, sans détriment de sa virginité. Vierge dans la
conception, vierge dans l'enfantement, vierge enceinte^
vierge mère, perpétuellement vierge. 0 liorame, pourquoi
rétonner ? Dieu devait naître ainsi, dès lors qu'il se fai-
sait homme. Telle il lit celle dont il devait être fait...
Sermo clxxkviii (In Natali Domini, v), 4, P, /,.,
XXXVIII, lou/, :
Célébrons avec joie le jour qui vit naître de Marie le
Sauveur, d une femme mariée TAuteur du mariage, d'une
vierge le Roi des vierges; confiée à un époux, elle devint
mère sans époux, vierge avant le mariage, vierge dans
le mariage, vierge dans renfantemcnt, vierge dans l'al-
laitement. Par sa naissance, le Fils tout puissant n'a
point ravi la virginité à la sainte Mère qu'il avait choisie
pour naître d'elle. C'est un bien que la fécondité du ma-
riage ; c'est un plus grand bien que l'intégrité de la vir-
ginité. L'homme Christ, pouvant donner l'un et l'autre
(car il est à lu fois homme et Dieu), devait, en donnant à
sa mère le bien cher aux époux, lui laisser le plus grand
bien que les vierges préfèrent à la maternité. Aussi la
sainte Eglise vierge célêbre-t-elle aujourd'hui l'enfante-
ment de la Vierge. A elle s'adressent les paroles de
l'Àpotre : Je vous ai destinée, vierge chaste^ à un seul
époux, le Christ. Où trouver la vierge chaste, parmi une
si grande multitude de l'un et de l'autre sexe, parmi non
seulement tant d't'ufantg et de vierges, maïs tant d'époux,
tant de pères et de mères.' Où la trouver, dis-je, cette
vierge chaste, sinon dans l'intégrité de la foi, de l'espé-
rance et de la charité ? Voulant donc faire la virginité
dans le cœur de l'Kglise, le Christ commença par la gar-
der dans le cœur de Marie. Dans les mariages humains,
une femme est livrée à un époux, afin de n'être plus
vierge; l'Eglise ne pourrait être vierge si elle n'avait
trouvé pour époux le l'ils de la Vierge.
Mère du Christ selon la chair et des chrétiens se-
lon l'esprit, Marie associe d'une façon unique aux
gloires de la virginité cellesde la maternité. De sancta
virginitate^ vi, P, /,., XL, 899 :
Seule entre les femmes, Marie est, non seulement
d'esprit mais de corps, à la fois mère et vierge. Desprit,
elle est mère, non pas sans doute de notre Chef et Sau-
veur, de qui plutôt elle est née selon l'esprit, car tous
ceux qui croient en lui — ■ et elle est du nombre — mé-
ritent d'être appelés fils de l'Epoux ; mais bien de nous,
qui sommes ses membres ; car elle coopéi-a, par sa cha-
rité, à la naissance des fidèles dans l'Eglise, des mem-
bres de ce Chef. De corps, elle est mère de notre Chef
même. Il fallait que, par un insigae miracle, notre Chef
naquît selon la chair d'une vierge, pour indiquer que ses
membres naîtraient, selon l'esprit, de l'Eglise vierge.
Ainsi Marie est-elle, d'esprit et de corps, mère et vierge ;
mère du Christ et vierge du Christ.
Dans le De natnra et gratia, qui appartient au
début de la controverse pélagienne (4 i5), Augustin
combat l'assertion de Pelage, d'après laquelle il y
aurait ici-bas des hommes sans péché. Pelage a cité
de saints personnages de PAncien Testament : Abel,
Enoch, Melchisédech, Abraham, Isaac, Jacob..., Jo-
seph époux de Marie, Jean (le précurseur). Outre
les hommes, des femmes : Debbora, Anne mère de
Samuel, Judith, Esther. Anne tille de Phanuel, Eli-
sabeth, enlin la mère du Seigneur, « qu'on doit, dit-
il, déclarer exempte de péché ». Augustin commence
par mettre hors de cause la Sainte Vierge Marie, au
sujet de laquelle l'honneur du Seigneur ne permet
pas de soulever la question du péché ; car Jusqu'où
a pu s'étendre la grâce particulière accordée, pour
triompher du péché, à celle qui devait concevoir et
enfanter le Seigneur entièrement exempt de péché ?
Donc, Marie étant mise hors de cause, si l'on inter-
rogeait tous ces saints et toutes ces saintes et si on
leur demandait; « Etiez-voussans péché? » Que ré-
pondraient-ils? Ce que répond Pelage, ou bien ce
que répond l apôlre saint Jean (I/o., i, 8): a Si nous
prétendons être sans péché, nous nous trompons
nous-mêmes, el la vérité n'est pas en nous »? De na-
tnra et ^ratia^ xxxvi, ^2, P. î-, XLIV, 267.
Ce n'est pas ici le lieu de discuter si l'alTirmation
d'Auî^uslin s'étend à l'immaculée conception de Ma-
rie. Deux textes paraissent le suggérer, Contra lii-
lianum Pelagianum V, xv, 5^, P.L., XLIV, 8i5 ; Opus
iniperf. contra /«/('armm, IV, cxxii, P./.., XLV, 1^18.
(L'objection tirée de Op. imp.^ VI, xxii, i553, ne
porte pas.) Mais pour l'exemption aljsolue de toute
faute actuelle, aucun doute n'est possible sur la pen-
sée d'Augustin.
Voir : Ph. Fhiedrich, Die Mariologie des hl.
187
MARIE, MÊEE DE DIEU
188
Augustinus, Kôln, 1907; Portauk, art. Augustin,
dans Dictionnaire de théologie catholique (1908),
col. 2'i-^li. 2875.
Voir, en général, sur cette période :
Cardinal J. H. Nbwman, Bu culte de la sainte-
Vierge dans l'Eglise catholique (Lettre adressée en
i805 au D'' Pusey à l'occasion de son Eirenicon)-
Traduction revue et corrig-ée par un bénédictin de
Farnborougli (Paris, 1908); — T. Lnius, The Bles-
sed Virgin in the Fathers of the first six centuries,
London, 1896 (surtout documentaire); — F. A. von
Lbuner, Die Marienverehrung in den ersten Jahrhun-
derten, 2" Aufl., Stuttgart, 1888.
III.
PRINCIPALES PREROGATIVES DE MARIE
L'iiomniage des siècles chrétiens, constamment
renouvelé envers Marie, devait à la longue se cris-
talliser dans certaines appellations particulièrement
expressives et par là même chères à la piété des
lidèles. Le llorilège connu sous le nom de Doctrina
Patrum, et qui représente probablement un dossier
christologique recueilli en vue du vi' concile œcu-
ménique (680), énumère jusqu'à 54 appellations plus
ou moins usitées envers Marie. Doctrina Patrum, éd.
DiBKAMP, Miinster i. W., 1907, c. xxxviii, p. agi.
Mais toutes les invocations de cette litanie sont loin
de présenter un égal intérêt. Entre les principaux
noms de Marie, nous en choisirons trois qui, par
leur plénitude de sens et leur difTusion universelle,
s'imposèrent à l'attention et appellent un commen-
taire historique et dogmatique.
I. Marie, mire de Dieu, Qsoz'Mi, Ce nom apparaît
probablement au troisième siècle et devient très com-
mun au quatrième.
II. Marie toujours vierge, 'AiiTrào^oo;. Ce nom ap-
paraît au quatrième siècle.
III. Marie toute sainte, llvMy.yiy.. Ce nom apparaît à
l'époque byzantine, en tant que nom propre de la
Vierge.
Nous n'avons pas à redire que les idées traduites
par ces noms remontent à l'origine même du chris-
tianisme, mais à marquer quelqites étapes de leur
développement.
1° Maternité divine.
On a vu (col. i3g) comment le titre de lUère de
Dieu est, en toute rigueur, dû à Marie, puisque Jésus
a reçu d'elle tout ce qu'un (ils reçoit de sa mère, et ce
fils est Uieu. Le texte de saint Luc suffit à fonder la
conclusion ; elle a été déduite par des Pères très
anciens; qu'il suffise de rappeler, pour le deuxième
siècle commençant, saint Ignace d'Antioche ; pour
le deuxième siècle finissant, saint Irénée de Lyon.
Les textes ont été traduits ci-dessus; voici les mots
essentiels: Saint Ignacb, Ad Ephesios, xviii, 2 : 0
0£5î rnxCfj 'lr,7'j\Ji i Xpi7zi( 'ty.uo-YOprfii] iiT.i iXypirn x«T '
oUoiioit.ir>j Qto'j ix <!'népfu/.TOi H-^'' ^v.jiS, U-jcù/jLxr'^i Sk àr/ioxi.
Saint Irénke, Adv. Haer., 111, xxi, 10, P. G., VII,
955 : Jiecapitulans in se Adam ipse Verbum existens
ex Maria.
Un seul point reste à éclaircir : quand et comment
le nom de mère de Dieu — Sut-m:, deipara — entra-
t-il dans l'usage courant ? Au v« siècle, Xestorius
s'insurgea contre ce nom, comme étant une fâcheuse
nouveauté. Voir ses discours traduits par Marius
Mercator, p. L., XLVIII, notamment Serm. i, 6. 7;
in; IV, 1. 3 ; V, 1 . 2. 3., XII, 6. 7, où il flétrit le «seroxo;
comme un terme hérétique, cher aux Apollinaire,
aux Arius, aux Eunomius. Il recommande yciiz'.-ir.ai,
Serm. II, p. 765 ; v, 8-9; xii, 32; approuve aussi
6mô«>;;:, VII, 48, p. 800; Unit par admettre ad duri-
tiem éeîTuzî;, à condition qu'on ne le sépare pas
d'ôaOp<o-mxo;, V, 5 ; xii, 6. 7. 8. 9. 10. II. 23. 3i ; xni, 7.
Dans son apologie écrite après sa condamnation, il
délie saint Cyrille de lui montrer ce terme chez les
Pères, et au cas où on le découvrirait dans leurs
écrits, accepte d'avance l'anathème.
Voir Nkstorius, Le litre d'Héraclide de Damas,
traduit en français par l'abbé F. Nau (sur l'édition
syriaque du K. P. Bkoja?<), Paris, 1910, p. i54 :
Pourquoi donc m'avez-vous condamné.'... Est-ce parce
que j'ai reproché (à Cyrille) d'avoir menti au sujet des
Itères, parce qu'il disait que les Pères ont appelé la Sainte
Vierj^e mère de Dieu, lorsqu'ils ne font pas même men-
tion de la nativité? Est-ce pour cela que vous m'avez
ex^'lu? Il ne taut faire g^râce à personne. Si cette parole
(mère de Dieui a été utilisée, dans la discussion de la foi,
parles Pères de Nicée, à l'aide desquels il combat contre
moi, lise/, la, ou si elle a été dite par un autre concile des
orthodoxes. Car elle vient des hérétiques, de tous ceux
qui combattent lu divinité du Christ; mais elle n'a pai
été dite par ceux qui ont adhéré, dans leur foi, aux ortho-
doxes. Car si on montrait qu'elle a été dite par un concile
des orthodoxes, alors moi aussi je onfesserais que j'ai
été condamné comme un adversaire; mais si pensonne n'a
employé cette expression, tu t'es élevé dans ton audace
pour introduire [une parole étrangère à la foi]. C'est pour
cela que je te [mettais en demeure], pour te montrer que
cette expression n'avait pas été employée par les Pères.
Voir encore ihid., p. 91, 92, 97, i3i , i63, 170, 171 ,
260, 26a ; et M. JuGiK, Neslorius et la controverse
nestorienne, p. 118-126, Paris, 1912.
Le déli de Nestorius était facile à relever. Saint
Cyrille avait déjà répondu dans l'Apologie de son
premier anatkématisme, P. G., LXXVI, 32oAB :
Sur le mystère de l'Incarnation du Kils de Dieu, le très
éclniré Jean s'est exprimé en termes précis ; Le Verbe
s'est fait chair et a habité parmi nuus. Ce qu'entendant
correctement, les bienheureux Pères assemblés jadis à
Nicée on dit que le Verbe même engendré du Père, pur qui
le Père a fait toutes choses, lumière de lumière, vrai Dieu
de vrai Dieu, s'est fait chair et s'est fait homme; en d'au-
tres ternies, qu'il s'est uni à une chair possédant une
âme raisonnable et s'est fait homme en demeurant Dieu...
Diius cette pensée, les bienheureux Pères ont appelé la
Sainte Vierge mère de Dieu, croyant qu'elle a engendre le
Fils fuii cliair, fait homme, par qui le Père a fait toutes
choses. Contre cette doctrine, Nestorius, inventeur de
nouveaux blasphèmes, s'élève en dénaturant et réprou-
vant le nom de mère de Dieu...
Encore que le mot ©îoto'xo; ne fût pas inscrit dans
le symbole de Nicée, il était appelé par la doctrine
que ce symbole consacrait ; les Pères de Nicée, saint
Athanase en tète, l'entendirent ainsi et s'exprimèrent
en conséquence; c'est pourquoi Nestorius était con-
damné par la tradition explicite du quatrième siècle,
aussi bien que par la logique du dogme; saint
Cyrille triomphait sur l'un et l'autre terrain.
Voici quelques indications sur la question histo-
rique.
Faut-il compter Origine parmi les témoins du
0=5To>îç? La chose reste douteuse, malgré une asser-
tion positive du v« siècle : Socratb, //. E., VU,
XXXII, P. G., LXXVU, 812 AB, constate que les
anciens n'ont pas fait difficulté d'appeler Marie
.Mère de Dieu. 11 cite Eusèbb, Vie de Constantin, III,
XLUI, et poursuit :
Origène, en son tome 1" sur l'cpitre de l'.Apôtre aux
Romains, examinant en quel sens Marie est dite mère de
Dieu, traite longuement la question. D'où il ressort que
Mestorius ignorait les écrits des anciens. C'est pourquoi,
je le répète, il prend ombrage d'un mot.
Nous ne possédons pas le texte original du com-
mentaire d'Origène sur l'épîlre aux Romains, mais
seulement une traduction latine, due à la plume
189
MARIE, MERE DE DIEU
190
souvent iniidèle de Rufln : or il faut avouer que le
texte de Rulii. ne renferme pas le dcveloppeiuent
auquel a fuit allusion Socrate.
Nous ne ferons pas état de VEpistola synudica du
concile d'Antioche (26^) à Paul de Samosate, qui
nous a été conservée sous le nom de saint Denys
d'Alkkandbib, el où le mot 0sotox«; revient plusieurs
fois, Mansi, Concilia, t. I, p. io33 sqq., car cette
pièce est généralement reconnue apocryphe. Voir
Hbi-ble-Lbclercq, Ilistuire de» Conciles, t. 1, p. 198.
D'ailleurs la tradition alexandrine ne tarde pas à
se prononcer nettement pour l'emploi de l'expres-
sion fc)EîT5>tî;.
Selon Philippe de Sidè (1" moitié du v* siècle),
PiBRius, chef de l'école catéchétique d'Alexandrie au
début du iv" siècle, était l'auteur d'un Aoyo^ tte/si -li
0ÎÎTC/C1U. Fragments de Philippe de Sidè, édités par
DE BooR dans Texte und Untersuctiungen, V, n,
p. i05-i84(i888).
Nous avons cité plus haut des textes très expres-
sifs de saint Pierre d'Alexandrie, l'évéque martyr
(•j-3ii). notamment un texte syriaque, d'oii il est
permis de conclure à la présence du mot ©«toz^î dans
le grec original (col. l'jk)-
Saint Alexandre d'Alexandrie (-[• 828), qui fut l'un
des Pères du concile de Nicée, écrivant à Alexandre
de Constantinople au début de la crise arienne, dit
en propres termes (ap. Thi':odoret, //. E., 1, iv, 5^,
P. G., XVIII, 568 G) :
Nous croyons à la résurrection d'entre les morts, dotit
Notre-Seigneur Jésus-Christ fut les prémices, ayant revêtu
réellement et non en apparence un corps pris de Marie
mère de Dieu .
... 'Ex vmpôiv «y«Tr«ïly oi'ëv-lM&v, ^^ Oi~aip'/r, -jiyo'JVJ à l\ùpiOi
Saint Athanasb (•{- S^S), Oratio III contra Arianos,
xiv. XXIX. xxxiii, P. G., XXVI, 349 C, 385 A, SgS B;
Ve Incainatione Dei Verhi et contra Arianos, viii.
XXII, P. G., XXVI, 996 A, 1025 A; Devirginitale, m,
P. G., XXVIII, 256 G.
PsEUDOATHANASE, Or, IV contra Arianos, xxxii,
P. G., XXVI, 519 li; Contra Apollinarium, II, iv. xii.
XIII, P. G., XXVI, 1097 G, iiiS C, 1116 B.
DiDYME l'aveugle, d" Alexandrie (•}- 3y8) De Trini-
tate, I, xxxi; II, iv; III, vi. xli, P. G., XXXIX,
421 B, 48i C, 484 A, 848 G, 988 D.
Les Eglises de Syrie et d'Asie Mineure saluaient
Marie du même nom.
Saint EusTATUE d'Antioche, autre grande figure du
concile de Nicée, commente dans une homélie la pa-
role dite par Jésus à Marie du haut de la croix, et
ajoute : « Dès lors le disciple prit cht2 lui la Mère
de Dieu » (fragment syriaque édité par Pitka, Ana-
lecta sacra, t. IV, p. 210).
On retrouve le mot Qsorii^c; dans l'homélie éditée
sous le nom du même Père par K. Gavalleha, .'>'. Eus-
tatkii episcopi antiocheni in Lazariim, Mariam et
Martham homilia christologica, 18, Paris, igo5.
L'empereur Gonstantin — ou l'auteur du discours
qu'Eusèbe lui attribue — , affirmait sans ambages la
maternité divine de Marie, comme une chose connue
de tous. On remarquera l'arôme tout païen de ses
expressions conservées par Eusèbe, Oratio ad sanc-
toruni coetuni, xi, P. G., XX, 1266 A : Xwpij -/àpToi.
y-opr,,
Eusèbe lui-même (-]• 34o) parle de la bonne nou-
velle portée par l'ange à la Mère de Dieu, Contra Mar-
rellum. II, I, P, G.. XXIV, 'J77 B : Eùay-/£/iÇs/^.£vî:j Tr,i
Hi^T./^i/. Au sujet de la munificence de l'impératrice
Hélène envers le sanctuaire de Bethléem, il écrit,
De Vila Constantini, III, xliii, P, G., XX, no4 A :
lîaTiy c^ y; Ô£07£C£(jTaT>î r-/ii &£oràxou t/,v xuyi^iv fivvjpiavi 6au/j.v.Œrot^
/.c/.Tixo'jpisi. — Gf. In Psalm. cix, 4> P- G., XXIII,
i344. — Pour Eusèbe, (àicxixoi n'est pas une simple
épilhète, mais proprement une appellation de Marie.
Un des gricl's de l'empereur Julien l'apostat(-i- 363).
contre les chrétiens, était qu'ils avaient toujours ce
nom à la bouche. GvniLLE d'Alexandrie, Contra
Iulianum,\. VIII, P. G., LXXVI, 924 D : 'A;; ù
t)ècii, yr)Ti.v lîu/iavo;, ix %eoù xa&' û/Aàç è A070; iurt, xc/St zr,^
oùcrifxi èçé^u toù Ilar^o';, &îOTdxov ùpisc^ xvO' 6rou rr^y Ilv.pOivov
titai f/KT: ; lliB; yUp «v réxoi Qem a.-j6 pomoi "iiutt. xa.O' ii/^ài;
Saint Basile (-{- 368), IJom, in sanctam Christi gene-
rationem, m, P. G., XXXI, i468B.
Saint Grégoire de Nazianzb (-j- 389), Or. xxxix,
i,P. G., 80 A; Ep. Ad Cledontum, p. G., XXXVII,
177 G : Ei' Tiç où diOTOxyj t>:j à.-/ir».-j }A'xp(y:j li7ro/K/uC«»8t,
jjw/sij èiTi T>75 teTV7To;. Le même docteur n'est pas moins
expressif dans ses poésies. Il montre Dieu conçu et
naissant de la Vierge. Carmina theologica, I, x. De
Incarnalione, adversus Apollinarium, w. 21-24, 49 :
'Ey ycf.p à.yvrj TTapôivu
KuifjxeTXi re xai "npoépyizv.t. 0£o;.
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1 104 vooùfj.evdi Te xcfi 6pdip.£V0i*
T(4 Y) Qsoù yévvy^'7ii SX f^ç n
y.pfjz'jou ;
Saint Grégoirk de Nysse (-j- 394), In Christi resur-
rectionem Or. 11, P. G., XLVI, 648B; Or.v, In Christi
resurrectionem, P. G., XLVI, 688 C :
De même que Marie, mère de Dieu, vierge étrangère à
l'hymen, sans le dénouement de !a douleur, par la volonté
de Dieu et la grâce de l'Esiirit, mit au monde le Créateur
des siècles. Dieu Verbe de Dieu ; ainsi ia terre, de son pro-
pre sein, comme dénouement des douleurs de mort, rendit
sur l'ordre (divin) le maître dos Juifs : car elle ne pouvait
retenir ce corps devenu véhicule d'immortalité.
Ep. m, P. G., XLVI, 1024 A, non content d'ap-
prouver le mot Oiorixoi, Grégoire réprouve le mot
àvBpanoToxoi, employé par certains novateurs : M/; t/,v
v.yiy.v Wa.pOho-j Tr,v OsOTOxov i:ÔJp-Yi7i rtç rip.dv xv.l àv^^wTTOTCxov
etTTErv, OTiEp àxojopiv Ttvv-i è? aùràiy àcet^ij; '/éysiv ',
Saint Cyrille de Jérusalem, Cateches., x, 19 (en
348), P. G., XXXIII, 685 A.
Dès lors, on comprend saint Cyrille d'Alexan-
drie, au temps du concile d'Ephèse, écrivant à Acacb
de Bérée, Ep. xiv, P. G., LXXVll, 97 A B :
Que ferons-nous, frappés d'anathème dans l'Eglise
orthodoxe avec les saints Pères ? Car je trouve dans leurs
écrits que l'évoque d'illustre mémoire, Athanase, a sou-
vent appelé .Marie mère de Dieu ; de même notre bienheu-
reux pore Tliéupliile, et beaucoup d'autres saints évêques
de ces temps- là; Basile, Grégoire, et aussi le bienheureux
Atticus. Aucun, dis-je, des Pères orthc-doxes n'a craint de
l'appeler mère de Dieu, puisqu'on vérité l'Emmantiel est
Dieu. Ainsi les saints Pères qui sont devant Dieu, sont
anolliènip, et avec eux tous ceux qui suivent la doctrine
de vérité.
Parmi les cinq noms mentionnés dans cette lettre,
figurent deux patriarches d'Alexandrie (Athanase
et Théopuile), et deux patriarches de Constantino-
ple (Grégoire et .\tticus). Le cinquième est un doc-
teur de l'Eglise, saint Basile de Gésarée.
Antiociius (évèque) de Ptolémais (-{- 4o8) cité par
par saint Cyrille d'Alexandrie, />e recta fide adregi-
Hfls.x, P. G., LXXVI, I2j3 G.
Ammon (évêque) d'Andrinople, cité par saint
Cyrille d'Alexandrie, De recta jlde ad reginas, x,
P. G., LXXVI, i2i3 D.
Saint Cyrille mentionne, ibid., d'autres Pères
191
MARIE, MÈRE DE DIEU
192
orientaux qui professent la même doctrine, s'ils
n'usent pas des mêmes termes.
Nommons encore saint Proclus (év. de Cyzique ;
mort en 446 év. de Conslantinople), défenseur du
&€orixcti contre Nestorius avant le concile d'Ephèse.
Voir P. G., LXV, 68i A.
Thkouote d'Ancyrk, Homilia lecta in synodo,
Cyrillo praesente, a. m. P. G., LXXVIl, iS'ja.
Tous ces auteurs — parmi lesquels il n'y a pas
seulement des prêtres ou des évêques, mais un caté-
chumène (l'empereur Constantin) et un païen (l'em-
pereur Julien) — , témoignent pour l'Eglise grecque
du IV" siècle et du v" siècle commençant.
Saint Ei'HREM (•}- vers SjS) témoigne pour l'Eglise
de Syrie. Parmi ses innombrables prières à la Vierge,
l'une commence : llv.p6iv€ Sé^noivy. ©coto'xs xs;/a^(Tw^ev/3,
0pp. graeca, éd. Romœ, t. III, p. 52^ ; quatre autres
commencent: Ïl«p0évc Sé7noij«@soTixe,i\Htl., p. 526.543.
548. 55i ; c'est pour lui une formule stéréotypée. Voir
encore //>7nni et sermones, éd. Lamy, t. Il, 6o8, etc.
L'Occident latin s'est laissé devancer par l'Orient
pour la mise en formule du dogme de la maternité
divine. Pourtant, dès avant la fin du ii' siècle, on lit
chez Tertullien, Apologelicum, xxi : Iste igitiir Dei
radius.., delapsus in yirginem quandam et in utero
eius caro figuratus, nasciliir Itomo Deo mixtus.
Saint HiLAiRB nu Poitiers (-j- 36;), De Trinitale, II,
XXV, P. /.., X, 66 C : Inenarrabilis a Deo originis uiius
untgenitus Deus, in corpusculi humani formam sanc-
tae Virginis utero insertus, accrescit.
Saint Ambhoise de Milan (fig'j). De virginibus, II,
II, 7, P. L., XVI, 209 A : Quid nobilius Dei matre ?
Quid splendidius ea quam Splendor elegit? — Ihid.,
II, II, i3, 210 G : Quamfis mater Dornini, discere lu-
men praecepta Dumini desiderubat ; et quae Deuin
genuerat, Deum iamen scire cupiebat. — De virgini-
tate, XI, 65, P. /,., XVI, 282 G : Maria... virgo cou-
cepit. virgo peperit... Dei Filium. — In Lticam, 1. II,
XXV, P. t., XV, i56i G : Mater Domini Verbo fêta,
Dca plena est.
Au Concile romain qui prépara la condamnation de
Nestorius, on entendit le pape saint Cklhstin réciter
cette strophe de saint Ambroise, empruntée à un
hymne pour la fête de la Nativité :
Veni^ Redemptor gctitiuin,
Ostende parLuni virginis :
Miretur otitiie saecuJiiin .
Talis decet parias Deum.
Mansi, t. IV, 55oD.
Saint Paulin de Nole, Poema xxv, i54, P. L., LXI,
636, célèbre la maternité de Marie
Quae genuit saUa virginitate Deum.
Et encore, ibid., 160, le mystère
Quo Deus assumpsit virgine matre hominem.
On ne lit chez saint Jérôme (-j- 420) ni l'apiiellation
Mater Dei ni Deipara; Marie est haljituellemenl
Mater Domini, ainsi Epp. xxii, 19. 38; xxiix, 6;
XLVi, 2 ; cxvii, 4. P. L-, XXII, 4o6, 422, 472, 484, 1 199;
De perpétua t'irginitate B. Mariae, xiv, P. /.., XXlll,
196 C; Adv. lovinianum, I, xxxi, P. /.., XXIll, 254 A;
Dial. adf. Pelagianos, I, xvi, P. L., XXUI, 5io D;
In lonam, m. 6 sqq., P. L., XXV, ii42 B; fn Agg ,
II, i3, P. /.., XXV, i399 C; Anecd. Mur., Il, 4i4; on
rencontre Mater Domini Sah'atoris, Ep. cxx,4, P. /.,
XXII, 988; Mater Saltaloris, De perp. yirginitale,\\\\,
P. L., XXUI, 192 .\; Anecd. Mar., 111, 88; une fois
Mater Virginis nostri virgo perpétua, Ep. xlviii, 21,
P. L., XXII, 5i<). Par ailleurs, saint Jérôme insiste
beaucoup sur l'unité de personne en Jésus Christ et
prélude à la définition d'Ephèse. Ainsi, In Tit., 11,
12 sqq., P. L., XXVI, 587 A : Neque vero alium lesum
Christum, alium Verbum dicimus, ut noi'a haeresis
calumniatur; sed eundem et ante saecula et post sae-
cula et ante mundum et post Mariam, immo ex Maria,
magnum Deum a pp ellamus Salvatorem noslrum lesum
Christum. In Gai., I, 1, P. L., XXVI, 3i3 A : Non
quod allas Deus sit et Itomo; sed qui Deus semper
erat, homo ob nnslram saluiem esse dignatus est;
voir encore In Zach., m, i sqq., P. L., XXV, i436 C;
In .Matt., xxviii, 2.3, P.L., XXVI, 216 B. Il ne craint
pas d'écrire, In h., vu, i5, P. L., XXIV, 1 10 A : Non
mireris ad rei novilatem, si virgo Deum pariât, affir-
mant par ces trois mots la maternité divine avec la
maternité virginale. — Voir J.Niessen, Die Mariolo-
gie des hl. Dieronymus, p. i55.
Saint Augustin (-j- 43o) n'emploie pas non plus le
mot Deipara, mais il en donne maintes fois le com-
mentaire. Citons un seul exemple, Serm., ccxci (/«
natali loannis liaptistae, v), 6, P. L,, XXXVIIl, 1319 :
Quid es, quae postea paritura es.' Unde meruisti?
Unde hoc accepisti? Unde fiet in te qui fecit te ? Unde,
inquam, tibi hoc tantum bonum? Virgo es, sancta es,
votum vovisti; sed multum quod meruisti, imo vero
multum quod accepisti. Nam unde hoc meruisti? Fit
in te qui fecit te, fit in te per quem facta es ; immo
vero per quem factum est caelum et terra, per quem
facta sunt omnia, fit in te Verbum Dei caro, acci-
piendo carnem, non amittendo divinitatem. Et Ver-
bum iungitur carni, et Verbum copulatur carni ; et
huias tanti coniugii thalamus utérus tuus... — Au
commencement du v° siècle, la Gaule avait vu poindre
l'hérésie christologique destinée à refleurir en Orient
avec Nestorius : un moine nommé Lbporius, après
avoir professé cette erreur, la rétracta devant plu-
sieurs évèques d'Afrique, au nombre desquels ligure
saint Augustin. Nous possédons sa rétractation, con-
tresignée ijar l'évêque d'Hippone; on y lit, Libellus
emendationis, m, P. I.., WXi, 122415 : Ergo confite-
mur Dominum ac Deum nostrum lesum Christum,
unicum Filium Dei, qui ante saecula natus ex Pâtre
est, novissimo tempore de Spiritu sancto et Maria
semper virgine factum hominem Deum natum...
Ce dépouillement de la tradition patristique anté-
rieure au concile d'Eplièse ne prétend pas être com-
plet ; il ne porte d'ailleurs que sur les débris qui nous
ont été conservés, non sur tous les éci-its des Pères
de ces premiers siècles. Mais déjà il nous donne le
droit d'affirmer, contre la prétention de Nestorius,
que dès lors la liltéralure du 6c-st«î; était immense.
El il explique la condamnation de l'hérésiarque.
L'attention de Rome avait été mise en éveil par
certains écrits anonymes, qui circulaient sous le man-
teau et qu'on soupçonnait venir de Constanlinople.
L'unité de personne dans le Clirist y était méconnue.
Au cours de Tannée 429, le pape Gélestin et les évo-
ques d'Italie, profondément scandalisés, en écrivirent
à Cyrille patriarche d'Alexandrie. Vers le même
temps, Nestorius entrait en correspondance avec le
Saint Siège au sujet d'une autre controverse qui inté-
ressait l'Orient et l'Occident. Depuis la condamnation
du pélagianime par le pape Zosime (4i8), les chefs
de cette secte avaient trouvé un refuge à Constanli-
nople. Ils avaient cherché à s'appuyer sur l'empereur
et sondèrent le nouveau patriarche. A celle occasion,
Nestorius écrivit donc au pape Céleslin, En même
temps, il le mit au courant des discussions soulevées,
autour du ©iirozs;. Ne recevant pas de réponse, il
écrivit d'autres lettres encore, en y joignant le texte
de ses homélies.
D'autre part, Alexandrie était en pleine efferves-
cence. Là aussi, des écrits nestoriens avaient circulé ;
ils avaient même troublé dans leur solitude les
193
MARIE, MERE DE DIEU
194
moines du désert, liorames de foi vive et de théologie
plutôt courte. Le patriarche Cyrille ne put se dispen-
ser d'intervenir. 11 exposa la doctrine catholique sur
la personne du Christ, dans son homélie pascale de
l'année 42g ; il y revint dans une lettre adressée aux
moines d'Ëg'ypte. Dans ces tlocuments, le nom de
Nestorius n'est pas prononcé, mais sa doctrine est
visée si clairement qu'il ne pouvait manquer de s'y
reconnaître. Quand la lettre aux moines lui parvint,
il éclata en invectives contre « l'Egyptien » ; les re-
présailles suivirent de près. Tandis que deux de ses
amis entreprenaient de réfuter Cyrille par écrit, lui-
même accueillait les plaintes de trois clercs alexan-
drins condamnés par leur évêque pour des fautes
graves, et manifestait l'intention d'évoquer leur cause
à sa barre, comme évécfvie de la ville impériale. Cy-
rille crut le moment venu d'adresser directement des
remontrances à Nestorius: il le somma de mettre fin,
par l'acceptation loyale du 0£iTo.<î;, à un scandale qui
troublait toute l'Eglise; Nestorius écarta la question
par quelques lignes dédaigneuses. Cyrille revint à la
charge dans une épitre dogmatique. Nestorius répon-
dit sèchement par l'exposition de sa propre doctrine,
et engagea le patriarche d'Alexandrie à s'occuper de
ses affaires. 11 n'y avait rien à gagner avec cet homme
opiniâtre : Cyrille se tourna vers Rome.
A cette date — printemps 43o — Rome voyait clair
dans la pensée de Nestorius. Le pape avait eu tout
le temps de faire traduire en lutin les pièces venues
de Constantinople; sa conviction fut encore affermie
par le supplément d'information que le diacre Posi-
donius lui apporta d'Alexandrie. Au mois d'août, un
synode se réunit à Rome ; l'enseignement de Nesto-
rius fut condamné, non pas, comme il devait s'en
plaindre plus lard, sur le témoignage de ses enne-
mis, mais sur un vaste dossier dont lui-même avait
fourni la très grande part.
Nous n'avons pas les actes de ce synode, mais ses
conclusions nous sont connues par quatre lettres
pontiflcales datées du 1 1 août ^3o et notifiant à Nes-
torius lui-même, au clergé et au peuple de Constan-
tinople, à Cyrille d'Alexandrie et à Jean d'Antioche,
la sentence rendue. Mamsi, t. IV, 1026 sqq.
La lettre adressée à Nestorius est sévère. Le pape
rappelle la grande réputation acf|uise autrefois par
le patriarche de Constantinople, et si malheureuse-
ment compromise par son blasphème ; ses lettres
pleines de bavardage et de tergiversations ; l'oppo-
sition irréductible qui existe entre la foi catholique
et ces lettres, par lesquelles il s'est condamné lui-
même ; il casse toutes les sentences portées par Nes-
torius contre ses opposants et lui enjoint, sous
menace d'excommunication et de déposition, de ré-
tracter ses erreurs dans les dix jours à dater de la
notification qui lui sera faite par Cyrille d'Alexan-
drie, exécuteur de la sentence romaine.
Au clergé et au peuple de Constantinople, le pape
dénonce la doctrine abominable de leur évêque, tou-
chant la maternité de la Vierge et la divinité du Sau-
veur ; doctrine certifiée par les lettres mêmes signées
de Nestorius et par le rapport de Cyrille. A Cyrille,
le pape décerne de grands éloges pour avoir décou-
vert les pièges d'une prédication artificieuse ; il lui
communique l'autorité du Saint-Siège afin de procu-
rer l'exécution rigoureuse du décret.
Ce ne fut pas par Cyrille d'Alexandrie que Nesto-
rius reçut la première nouvelle du coup qui venait
de l'atteindre. Une voix amie, celle de Jean, patriar-
che d'Antioche, lui apporta, au cours des mois d'au-
tomne, un avertissement et des conseils salutaires.
Jean pressait son ami de mettre fin au trouble excité
clans l'Eslisepar ses attaques contre le0J2T;«;; il lui
rappelait l'exemple de Théodore de Mopsueste lui-
Tome III.
même qui, dans une occasion moins solennelle,
n'avait pas hésité à rétracter publiquement une pa-
role prononcée en chaire, plutôt que de scandaliser
les fidèles ; il lui rejjrésentait que ce mot de Ws5r«5î
n'avait jamais été rejeté par les docteurs de l'Eglise ;
que plusieurs, parmi les plus grands, l'avaient em-
ployé ; qu'il traduisait une vérité admise par tous
les chrétiens, à savoir la divinité du Fils de la Vierge :
et qu'à prendre ombrage du mot on risquait de pa-
raître nier la chose .
Cette lettre est fort intéressante, parce qu'elle mon-
tre que le patriarche d'Antioche ne partageait pas
tons les préjugés de l'école antiochienne et qu'à cette
date au moins, il fut le bon génie de Nestorius. D'ail-
leurs il ne parlait pas seulement en son nom per
sonnel, mais au nom de plusieuv" <%.éques alors réu-
nis dans sa ville épiscopale; danslà liste de ces évè-
ques, nous relevons un nom illustre, celui de Théo-
dorel, évêque de Cjt, destiné à un rôle de premier
plan dans la suite du conflit nestorien.
Rome, Alexandrie, Antioche, se prononçaientd'une
seule voix en faveur de la doctrine rejetée par Nes-
torius. Que va faire le patriarche de Constantinople?
Sa réponse à Jean d'Antioche est fort courtoise.
11 remercie son ami de ses témoignages d'affection
et le félicite de son zèle pour la paix de l'Eglise. Il
déclare n'être pas l'adversaire irréductible du mol
Os'ircx'j;, mais avoir voulu prévenir les dangers que
ce mot présente, car il a besoin d'explication : on
peut trop aisément lui donner un sens arien ou
apollinariste. Au reste, que le patriarche d'Antioche
se rassure : toutes les explications désirables seront
fournies dans le concile qui se prépare et qui mettra
un frein à la présomption coutumière des Egyptiens.
En post-scriptum, Nestorius se vante d'avoir rallié à
sa cause le clergé, le peuple et la cour.
Voilà donc le grand mot lâché : au lieu de capitu-
ler devant la sentence romaine, Nestorius préjiareun
concile. A la coalition des trois grands patriarcats,
Rome, Alexandrie, Antioche, il rêve d'opposer une
réunion plénière de l'épiscopat et, à cet effet, s'est
emparé de l'esprit de l'empereur. Le ig novembre,
une circulaire impériale avait été lancée pour enjoin-
dre à tous les métropolitains de l'empire de se trou-
ver à Ephèse avec quelques-uns de leurs suffragants
les plus distingués, pour la Pentecôte de l'année sui-
vante.
Entre temps, Cyrille d'Alexandrie préparait l'ac-
complissement de la mission qui lui avait été confiée
par le pape. Il avait voulu agir de concert avec l'épis-
copat égyptien, et un synode s'était assemblé à
Alexandrie pour arrêter les termes de l'ultimatum
qui devait être adressé à Nestorius. Une lettre fut
rédigée, qui fait vivement ressortir l'unité de per-
sonne dans le Christ, à l'encontre de la conception
nestorienne. Elle se termine par douze anathéma-
tismes, dont voici le premier: Si quelqu'un refuse
d'admettre que l'Emmanuel est i-raiment Dieu, et
conséquemment la sainte Vierge mère de Dieu, comme
ayant en^tendré selon la chair le Verbe de Pieu fait
chair, qu'il soit anathème . Le 3 novembre /|3o, cette
pièce fut signée par tous les évêques réunis autour
de Cyrille.
Trente-trois jours après la clôture du concile
d'Alexandrie, le 6 décembre, parvinrent à Constan-
tinople les députés alexandrins chargés de remettre
à Nestorius la formule qu'il devait souscrire dans un
délai de dix jours, s'il voulait rester en communion
avec l'Eglise romaine et le reste de la chrétienté.
Mais il y avait déjà dix-sept jours que les courriers
impériaux portaient sous tous les cieux l'ordre de
convocation du concile, et Nestorius triomphait.
Etrange époque, en vérité, que celle où un César
195
MARIE, MERE DE DIEU
196
s'alUibuait l'initiative des réunions conciliaires. Ce
spectacle, si éloigné de nos moeurs, n'était pas entiè-
rement nouveau. Cent ans plus tôt, on avait entendu
Constantin — simple catéchumène — ailicher naïve-
ment la prétention d'être l'évêque du dehors, et son
ingérence dans les matières de foi avait cruellement
éprouvé l'Eglise ; son fils Constance, pris dans les
iilels de l'arianisme, ne se souvint que trop des
exemples paternels. L'histoire byzantine présente,
à chaque page, de tels empiétements. Celui que
venait de commettre Théodose II, et qui mettait le
pape en présence d'un fait accompli, devait tromper
l'espérance du patriarche de Constantinople, qui
l'avait provoque. Mais dans le premier enivrement
de sa victoire, Nestorius ne gardait aucun ménage-
ment. Loin de souscrire aux anathématisraes des
Alexandrins, il leur opposait douze contre-anathé-
raalisraes; voici le premier : Si quelqu'un dit que
l'Emmanuel est Dieu Verbe, au lieu de dire qu'il est
Dieu atec nous, qu'il a habité une nature conforme à
la notre, en s'unissant à noire chair qu'il a prise de
la Vierge Marie: s'il appelle la Sainte Vierge Mère
du Dieu Verbe et non Mère de l'Emmanuel , s'il pré-
tend que le Dieu Verbe lui-même fut changé en la
chair qu'il prit pour manifester sa dii-inité en accep-
tant la condition d'homme, qu'il soit analhème.
Cet énoncé, où la doctrine catholique est confon-
due avec l'hérésie apoUinariste, offre un bon spéci-
men de la tactique où allait se renfermer l'hérésie.
Cependant le concile s'assemblait à Ephèse, comme
sur un terrain neutre entre Constantinople et Alexan-
drie. Si la désignation du lieu est imputable à Nes-
torius, le geste ne manquait pas de hardiesse, car la
métropole d'Asie Mineure était célèbre dans tout
l'Orient pour sa dévotion à Marie, et il résulte du
témoignage de saint Cyrille, Ep., xxiv, P. G.,
LXXVII, iS^B, que la grande église, où allaient sié-
ger les Pères, était justement placée sous le vocable
de la Mère de Dieu : c'est même l'exemple le plus
ancien, le seul que nous connaissions à cette date,
d'un tel vocable. Il y avait là une apparence de déli.
A la date lixée, c'est-à-dire à la Pentecôte, 7 juin
43 1 , Nestorius était là, avec seize évêques de son pa-
triarcat et une escorte aux ordres du comte Irénée.
Cyrille y était aussi, avec cinquante sullragants et
une troupe de marins et de moines. Memnon, évêque
d'Ephèse, avait déjà réuni quarante suffragants,
plus douze évêques de Pamphylie. D'autres métro-
politains se firent attendre : Juvénal de Jérusalem et
Flavien de Thessalonique arrivèrent après quelques
jours. Jean d'Antioche et ses « Orientaux » man-
quaient encore; mais par une lettre très cordiale,
adressée au patriarche d'Alexandrie et reçue un peu
jdus tard, Jean s'annonçait pour le cinquième ou
sixième jour. Cyrille redoutait manifestement l'in-
(luence de Jean d'Antioche, favorable à la personne
de Nestorius. Après l'avoir attendu quinze jours,
comme il le déclare dans une lettre aux clercs de
Constantinople, fort des droits que lui conférait l'in-
vestiture du Saint-Siège, il décida de passer outre.
Le concile s'ouvrit le 22 juin, malgré la proteslation
formulée la veille par soixante-huit évêques, notam-
ment par Théodoret de Cyr, .\lexandre d'Apaniée,
Alexandre d'Hiérapolis, et malgré l'opposition du
commissaire impérial, couite Candidien. Entre Cy-
rille d'Alexandrie et Nestorius, qui s'anathémati-
saient réciproquement, ce tiers parti avait escompté
la médiation de Jean d'Antioche. Mais Cyrille
entendait bien ne céder à personne la présidence du
concile. Quant à Nestorius, il se tenait enfermé dans
sa maison, sous la garde de soldats impériaux. Trois
sommations lui furent faites inutilement ; alors le
concile aborda l'examen de la question dogmatique.
Lecture fut donnée du symbole de Nicée. puis des
dernières lettres échangées entre Cyrille et Nesto-
rius ; tous les Pères présents anathématisèrent la
doctrine du patriarche de Constantinople. Après
avoir entendu encore la lettre du pape Célestin à
Nestorius, notifiant la sentence du concile romain,
puis la lettre synodale d'Alexandrie, notifiant les
douze anathématismes, le concile formula sa sentence
en ces termes (Mansi, t. IV, 1212CD) :
Etant donné qu'eu outre de tous les faits qui lui sont
reprochés l'impie Nestorius n'a pas voulu obéir à notre
citation et n'a pas reçu les saints et pieux évêques que
nous lui avions envoyés, nous avons du procéder à l'exa-
men de ses actes impies. Nous l'avons pris en flagrant
délit par ses lettres, par ses autres écr-its. entin par les
propos qu'il a tenus récemment dans cette métropole et
qui nous ont été certitiés, d'opinions et d'enseignements
impies. C'est pourquoi, pressés par les canons et par la
lettre de notre saint père et collègue Célestin, évêque de
l'Eglise romaine, nous avons dû, après beaucoup de lar-
mes, prononcer contre lui cette triste sentence : Le Sei-
gneur Jésus-Christ, qu'il a blasphémé, m, par ce saint
synode, déclaré Nestorius exclu de la dignité épiscopale et
de toute communion sacerdotale.
Cette pièce recueillit plus de deux cents signa-
tures ; notification fut faite à Nestorius le surlen-
demain, Cyrille put écrire à son peuple d'Alexandrie
(Ep., XXIV, P. G., LXXVII, 137) : « Nous étions réu-
nis environ deux cents évêques. Tout le peuple de la
ville demeura en suspens du matin au soir, atten-
dant le jugement du saint synode. Quand on apprit
que le malheureux avait été déposé, tous d'une seule
voix commencèrent à féliciter le saint synode et à
glorifier Dieu pour la chute de l'ennemi de la foi. A
notre sortie de l'église, on nous reconduisit avec des
llambeaux jusqu'à nos demeures. C'était le soir;
toute la ville se réjouit et illumina ; des femmes mar-
chaient devant nous avec des cassolettes d'encens.
A ceux qui blasphèment son nom, le Seigneur a
montré sa toute-puissance... »
Cependant le comte Candidien avait immédiate-
ment protesté au nom de l'empereur contre la sen-
tence rendue. En même temps que le concile faisait
parvenir à la cour une relation des faits, Nestorius
écrivait de son côté, et recueillait les signatures de
ses adhérents.
Quatre ou cinq jours après l'événement, Jean
d'.\ntioche et ses évêques orientaux firent enfin leur
entrée dans Ephèse. Avec l'appui des comtes Candi-
dien et Irénée, les nouveaux venus et quelques-uns
de ceux qui avaient protesté contre l'ouverture du
concile se réunirent dans une maison privée; leur
conciliabule, qui comptait quarante-trois évêques,
déclara déchus de l'épiscopat Cyrille d'Alexandrie
et Memnon d'Ephèse, et les excommunia avec tous
leurs adhérents, comme hérétiques ariens ou apbl-
linaristes. Mansi, t. IV, 1268-1269.
Ce coup de théâtre compromettait l'oeuvre du
concile, et la confusion fut portée au comble par un
message de Théodose II, frappant de nullité tout ce
qui s'était fait jusqu'à ce jour et interdisant aux
Pères de se séparer avant qu'une enquête eût été
accomplie par les olliciers impériaux. — Mais la
lumière allait venir de Home.
Vers le même temps parvinrent à Ephèse les trois
légats représentant le pape Célestin. Us étaient por-
teurs d'une lettre pontificale qui réglait expressé-
ment la procédure du concile et mettait à néant les
prétentions de Nestorius. Le 10 et le • 1 juillet, deux
sessions furent tenues par la partie saine du concile
dans la maison de Memnon, archevêque d'Ephèse.
Les légats remirent la lettre pontificale et deman-
dèrent communication des actes de la session tenue
197
MARIE, MERE DE DIEU
198
le 2i juin, alin de les ratifier. Le sentiment de l'Eglise
s'aflirmait de plus en plus ; il s'imposa même à
Tliéodose II. Tandis que la plupart des dissidents se
ralliaient à l'orthodoxie, Nestorius allait cacher au ■*
monastère d'Euprépios prèsd'Antioche, et plus tard
à l'Oasis d'Egypte, son dépit et son obstination irré-
ductible.
En résumé, l'accusation de nouveauté, formulée
par Nestorius contre le dogme de la maternité di-
vine, est réfutée par le témoignage de la tradition,
surtout de la tradition grecque; et très particulière-
ment des Pères alexandrins et des Pères cappado-
ciens. D'ailleurs les démentis lui vinrent de partout:
non seulement d'Alexandrie et de Rome, où saint
Cyrille et le pape saint Célestin marchaient d'ac-
cord, mais d'Asie même, où les amis de Nestorius
reconnurent les lacunes de sa science, et de Gaule,
où Cassien éleva la voix contre lui, et d'Afrique où,
à défaut de saint Augustin, mort depuis un an, Ca-
preolus, évoque de Carthage, atVirnia la foi de cette
Eglise.
Jean d'Antiochb, principal soutien de Nestorius à
Ephèse, lui avait écrit pour le détourner de faire
opposition à tin titre dont aucun auteur ecclésias-
tique n'a pris ombrage. £p. ad Aestoriiim, l), P. G.,
LXXVII, i456 A : ToOro yoLp tô ^vo/jlv. ojêîli twv '£/:^//;ffta7-
Ttxâv 0tôv.7xyj(it'j TrxpyiTYiTXi.
Alexandre d'Hiérapolis, fervent admirateur de
Nestorius, et en pleine révolte contre la sentence
prononcée à Eplièse, écrit à Théodoret (ap. Mansi,
t. V, 8^5 8): Assurément, s'il ne s'agissait que de
dire, en style de panégj'rique, Mère de Dieu, comme
on dit : Juifs déicides, il n'y aurait pas lieu de s'en
offusquer : ce sont là formules consacrées par l'usage
et qui ne tirent pas à conséquence... — Donc
Alexandre proteste contre la sentence rendue, mais
il avoue que l'usage plaide en sa faveur.
Théodoret de Cyr, l'une des meilleures têtes de
l'école antiochienne, rallié, non sans peine, à la sen-
tence d'Ephèse, juge que le principe de l'erreur de
Nestorius fut son opposition à un titre que l'ensei-
gnement catholique, appuyé sur la tradition des
Apôtres, a de tout temps accordé à Marie. Ilaeieti-
carumfabutarumcompendium, IV, xii,/*. G.,LXXXin,
4 36 A : ViviTV.1 Û£ V.VTOl TT^ÛTOy T^J KV.lVOTCfiiai £'/j;£t^*ÎUa, T6
flh Sîîv T/,v â-/('«v TTOt^évOV, rr,-J TÔV TOO 0sOy Ay/OV Tex^ÛffKV, £^'
VMTfii 5«/5xal/aCcvra, Qtorôy.ov é/j^oJ.O'/iiv, \pt7T0TCx^v 0£ /xc'vov tûv
7rà/ac xat Tr^ooTTa/at Tr,^ ip$oB6çc-j Trt'ffTEw; Kr,p'JKmv xarà zr,v
«TTOTrî/lXïîV nxpv.ÛOTl-J 0£CrTOXOV St'êK^âvTOiV ÔvOlJ.V.%iCJ y.vi TZlIZlùivJ
T/JV TGÛ KupiOU fATtTÉpK.
Les Eglises d'Extrême-Orient ne demandaient qu'à
se rallier à la foi d'Ephèse.
Rabulas, évcque d'Edesse (-}- 435) (cité par La-
grange, Mélanges d'histoire religieuse, p. 224, Pa-
ris, 1915), chantait dans un hymne :
Salut, parfaitement sainte, mère de Dieu, Marie 1 tré-
sor glorieux et précieux de toute la terre ! lumière étince-
lante et brillante, asile de l'incompréhensible, temple très
pur du Créateur de l'Univers. Salut ! par toi nous avons
connu Celui qui porte le péché du monde et le sauve.
L'hérésie n'en essaya pas moins de compromettre
' le métropolitain d'Edesse avec l'opposition au con-
cile d'Ephèse, et son nom a ligure au bas de deux
lettres écrites par les dissidents que présidait Jean
d'Antioche. Il est possible que Rabulas n'ait pas vu,
de prime abord, très clair, dans les intrigues nouées
alentour du concile ; mais son attachement à la
doctrine de Cyrille et son aversion pour celle de
Nestorius ne font aucun doute ; il s'en est expliqué
avec toute la clarté possible, avant et après l'évé-
nement. Voir Lagrange, ihid., p. 2i3 sqq. Il écri-
vait à André de Samosate :
Je frémis, rien qu'à rapporter les blasphèmes que
Nestorius osait proférer : « La bienheureuse Marie n'est
pas la Mère de Dieu ; elle n'a engendré que l'homme ;
car, si .Marie est la mère du Fils, Elisabeth sera la mère
de l'Esprit saint. » Il osa dire que le Fils avait habité
en Jésus comme l'Esprit en Jean. C'était le serviteur né
de la femme qui avait souffert selon ta nature, et le Fils
habitant en lui faisait des miracles.
Non content de redire en toute occasion : « Marie
la sainte est vraiment mère de Dieu », Rabulas as-
sembla un concile pour condamner, outre Nestorius,
Théodore de Mopsueste, le vrai père de l'hérésie nes-
torienne, et affirmer avec éclat la foi de l'Eglise de
Syrie.
Au VIII"' siècle, saint Jean Damasckne prend en-
core la peine de repousser toute assimilation entre
le culte de Marie et celui de la mère des dieu.r, dont
les fêtes orgiastiques n'étaient pas oubliées en Orient.
Hom. II in dormitionem B. Virginis Mariae, i5, P. G.,
XCVI, 742 C. De cette allusion rétrospective à une
controverse éteinte, il ne faudrait pas conclure que
l'Eglise de Syrie hésitât encore sur l'appellation de
Mère de Dieu.
Citons encore : Cassien, De Incarnalione Chrisli
contra Nesiorium haereticum, II, 11, P. /,., L, 3 1 : Dicis
itaque, quisquis es ille haeretice,qui Deuni ex yirgine
natuin negas, Mariam matrem Domini nostri lesu
Ckristi Qs'jTçyM, i. e. Matrem Dei, appellari non passe,
sed X/5tTTSToWv, h, e. Cliristi tanlum, matrem, non Dei :
nemo enim, inquis, antiquiorem se parit... ll,v,43B :
A Deo... necesse est gratiam datam non neges. Deus
ergo est qui dédit, data autem est per Domtnum
nostrum lesum Cliristum; ergo Dominas iesus Cliristus
Deus. Si autem est ille, ulique ut est, Deus, ergo ilta
quae Deum peperit Theotocos, i. e. Dei genitrix...,
W , II, 77 B : Vides ergo quod non solum, inquam,
antiquiorem se Maria peperit, non solum, inquam,
antiquiorem se, sed auctorem sui.
Capreolus, év. de Carthage (f 43 1). Epistola 11, seu
Rescriptum ad Vitalem et Constanlium, de iina Cliristi
leri Dei et hominis persona, contra recens damnatam
haeresim Aestorii, P. L., LUI, 849-868.
Le mot Deipara se lit chez Marius Mehcator, tra-
duisant Nestorius, Serm., v, 2, P. /,., XLVIIl, 786 A.
Saint Cyrille d'Alexandrie, qui eut le rôle prin-
cipal dans la lutte pour le triomphe du QtoT'ly.ai, avait,
dès le principe, formulé la doctrine dans le premier
anathématisme qu'il opposait à Nestorius : l'Emma-
nuel est Dieu, donc la Vierge sa mère est mère de
Dieu; D. B., Ii3 (73) :
Et Ttç ou;^ QfiO/v/zl o//.o/5'/£( QiO'j Etvvi yv.Tv. v'rr,Onwj ro'j
'Kij./j.y.voii/i/- xkî Stv. zoùTo ôsordy.ov 1^ t/.-/it/.v T:ixp8ivo-j..., ù.-jùSifxot.
£7TW.
Le 10" anathématisme s'attaque à la racine même
de l'erreur nestorienne, en allirninnt que le (ils de la
femme est le Dieu Verbe en personne. Denzingkr-
Bannwart, 122(82).
Nous ne pouvons que mentionner les principaux
ouvrages où Cyrille développe et défend cette doc-
trine : Adi'ersus Nestorium; Dialogus cum Nestorio ;
Quod Virgo sit Deipara: Explicatio XII capitum
Ephesi pronuntiata ; Apologeticus pro XII capitihas ;
Apologeticus contra Theodoretum : De recta fide, ad
Theodosium; De recta jide, ad reginas. On les trou-
vera réunis, P. G., t. LXXVI. La correspondance édi-
tée au t. LXXVII jette une lumière précieuse sur la
controverse. Voir en outre Mansi, Concilia, t. V.
Quant aux doctrines de l'école antiochienne et aux
causes de l'opposition qu'elle lit au dogme d'Ephèse,
voir le mémoire de J. iMaiié, Les anuthématismes de-
saint Cyrille d' Alexandrie et les éi'éques orientaux
du patriarcat d'Antioche, dans Revue d'IIist. ecclé-
siastique (Louvain), 1906, p. 5o5-542.
199
MAUIE, MERE DE DIEU
200
2° Virginité perpétuelle
La croyance à la virginité perpétuelle de Marie
renferme, outre la croyance à la conception virgi-
nale, sur laquelle nous ne reviendrons pas, deux
affirmations distinctes : i" Pas plus après qu'avant
la naissance de Jésus, Marie n'a connu d'époux
(virginité posi partum); 2° La naissance de Jésus,
aussi bien que sa conception, fut miraculeuse : il vint
au jour sans détriment poiir l'intégrité virginale du
corps de sa mère (virginité in partu).
I" Sur la virginité post partum, le sens chrétien a
rarement liésité. Une convenance impérieuse veut que
le corps consacré par l'Incarnation du Verbe soit de-
meuré à tout jamais un temple inviolé. On a vu ci-
dessus les diflicultés, plus on moins spécieuses, fon-
dées sur l'Evangile (Matt., xii, /16-5o et parall.. xui,
b!^-b-) et parall.) ; difficultés largement discutées dans
l'article Frèrbs nu Seigneur. Ces difficultés n'ont pas
troublé la foi des premiers siècles chrétiens à la vir-
ginité de Marie pa$t partum. Si Tbrtullirn parait
atTirmer qu'après la naissance de Jésus Marie connut
un époux (De monogamia, vui : Semel miptura post
partum; cf. De virginilius i'elandis vi ; IV Adv. Mar-
clonem, xix; De carne Christi, vu; et notre Théologie
de TertuUien, p. 196-197). son affirmation n'a pas
trouvé d'écho. Origkne mentionne (fn Luc, Ilom. vn,
Irad. de saint Jérôme, P. G., XIII, 1818 A) un auteur
assez insensé pour avoir osé prétendre qu'après la
naissance de Jésus Marie eut commerce avec Joseph :
In tantam quippe nescio quis prorupil insaniam ut
assereret negatam fuisse Mariam a Salvatore, eo quod
post nativilatem illius iuncla fueritlosepli ; et locuius
est quae quali mente dixerit, ipse noverit qui locutus
est. Dans cet auteur anonyme, qu'Origène flétrit entre
les hérétiques, il faudrait reconnaître TertuUien,
d'après le II. P. Durand, L'enfance de Jésus-Christ,
p. 233-234. Et de fait, on ne voit pas quel autre pour-
rait être visé. Au vi« siècle, l'assertion relative au
commerce de Marie avec Joseph fut renouvelée par
les Anlidiconiarianites en Orient, par Helvidius en
Occident. Nous avons résumé ci-dessus la réponse
faite par saint Epiphane aux Anlidiconiarianites. et la
réponse beaucoup plus solide faite par saint Jérôme
à Helvidius.
Ces docteurs n'ont fait que renouer la chaîne d'une
tradition plus ancienne. Le titre de toujours vieri^e,
«iTTa/sfco;, était déjà décerné à Marie par saint Atoa-
na.se, Or. Il contra Arianos, lxx, P. G., XXVI, 296 B.
On le retrouve chez un autre Alexandrin, Didymb
l'aveugle. De Trinitate, I, xxvii, P. G., XXXIX, 4o4 C.
Dès l'année 890, un synode romain avait condamné
l'erreur d'Helvidius, renouvelée par Jovinien et Bo-
nose. Le pape saint SmicE y revint dans une lettre
adressée, en 392, à Anysius évèque de Thessalonique,
D. B., 91 (1781). On y lit : Mérita yestram sanctita-
tem abltorruisse quod e.r eodem utero virginali, ex
quo secundum carnem Christus natus est, alius partus
eff'uSHS sit. Le nom de à'.mdpSv^ùi, déjà décerné à Marie
par le symbole de saint Epiphane, D. B., i3, entrait
dans l'enseignement catholique explicite. Il figure
dans la lettre du pape Jean II aux sénateiu-s de Cons-
tantinople (534), D. B., 202 (i43); dans le 2' et le
6* anathèrae du V° concile œcuménique (Constanti-
nople,553), D. B., 214-218(173-177). Particulièrement
solennelle est la déclaration du Concile de Latran sous
Martin I"' (649), can. 3, D. B., 266 (2o4) : i'i qnis se-
cundum Sanctos Patres non confitetur proprie et se-
cundum veritatem Dei genitricem sanctam semperque
i'irginemet immaculatam Mariam, utpote ipsum Deum
Verbum... incorrupliliiliter genuisse, indissohihili per-
manente et post partum eiusdem virginitate, condem-
•latus sit.
3° Beaucoup plus délicate est la question de la
virginité in partu, car ici l'objet même de la
croyance est miraculeux, et l'argumentation n'a de
recours qu'à la foi. Il est clair que le rationaliste,
incrédule au miracle de la conception virginale, re-
poussera au même titre, et même à plus fort litre, le
miracle de l'enfantement virginal. Le rôle de l'apolo-
giste consistera surtout à faire remarquer commenl
les deux miracles se tiennent et comment la croyance
explicite au premier appelait la croyance au second.
11 devait se passer des siècles avant qu'on s'en avi-
sât. La virginité in parla a été niée non seulement
par TertuUien, mais pent-ètre par Origène. Nous
avons largement cité en français le De carne Christi
de Tbrtullien; sur le point qui nous occupe, il se
résume en quelques mots, xxui : Peperil quae pe-
perit; et, si virgo concepit,in partu suo nupsit. | Voir
ci-dessus, col. 161 -i 63]. Origène tient un langage
assez semblable, In Luc, Hom., xiv, P. (;., XIII,
1834 A, quand il suppose (jue Marie était, comme
toutes les mères en Israël, soumise à la loi de purili-
cation, et surtout quand il ajoute à la page suivante,
i836 : ilatris... Domini eo tempore vuha reserata est
quo et partus edilus. On sait les tempéraments qu'il
apporta ultérieurement à sa pensée, et l'hommage
sans restriction qu'il a rendu à la pureté de Marie,
supérieure à toute pureté. In Matt., t. X, P. ('• . . XIII,
877 A; In Lev., Nom., viii, a, P. G., Xll, 498. II reste
que, dans l'Eglise du 11" et du 111° siècle, la croyance
à l'enfantement virginal n'était pas encore élevée
au-dessus de toute discussion. Ci-dessus, 170-172.
C'est pour beaucoup de critiques rationalistes un
fait avéré que la croyance à la virginité in partu pé-
nétra dans l'Eglise au 11" siècle sous l'influence du
docétisme, à qui appartiendrait la paternité de cette
croyance et de cette idée. Dilïuse dans plusieurs
ouvrages protestants, cette théorie a été condensée
par G. Hkhzog en quelques pages de la Revue
d'Histoire et de la Littérature religieuses, t. XII, T907,
p. 483-496. Elle revient à dire que, si l'on s'avisa de
soustraire à la loi commune la naissance du Christ,
c'est que l'on regardait l'humanité du Chrisl comme
étrangère à la condition humaine.
Assurément, il est malheureux pour cette théorie
que le premier adversaire du docétisme, parmi les
Pères, soit aussi le premier à appeler l'attention sur
le mystère de cet enfantement qui donna au monde
un Sauveur, et à le mettre en parallèle avec le mj-s-
tère de la conception du Christ et le mystère de sa
mort. En effet, saint Ignace d'Antioche ne s'est pas
contenté d'allirmer, à rencontre des docèles, que le
Chrisl est vraiment né de la Vierge {Ad Smyrn., i, i);
après avoir indiqué qu'il fut porté dans le sein vir-
ginal, il énumère, dans un même contexte, ces trois
faits 0 qui échappèrent à la connaissance du prince
de ce monde : la virginité de Marie, son enfantement,
et la mort du Seigneur : trois mystères retentissants,
accomplis dans le silence de Dieu » (Ad Eph., xix,
1). En présentant sur un même plan ces trois ou-
vrages merveilleux de la puissance divine, Ignace
indique assez qu'il y voit des faits de même ordre.
L'enfantement de Marie — ô «zîts; a.ùrn — est mer-
veilleux, au même titre que sa virginité et que la
mort du Seigneur. Divers autres textes confirment ce
parallélisme (Ad Eph., xvm, a : parallèle entre la
conception et la naissance; Ad Ma'gn., xi, paral-
lèle entre la naissance, la mort et la résurrection).
Ce n'est pas chez Ignace que nous trouverons la
naissance du Fils de Dieu assimilée purement et sim-
plement à celle du commun des hommes. Par ail-
leurs, Ignace ne se lasse pas d'aflirmer que le Christ
a soulfert vraiment et pas seulement en apparence,
qu'il est vraiment homme comme nous. Smyrn., iv,
201
MARIE, MERE DE DIEU
202
2; vil, I. Sa croyance à la naissance virginale ne
procède donc nullenient d'une croyance incomplète
au mystère de l'Incarnation.
Un demi-siècle plus tard, à Rome, saint Justin
commente la parole de Dieu au serpent {Cen., m,
|5), et développe le parallèle entre Kve et Marie. A la
parole du serpent, Eve, encore -vierge, conçoit et
enfdiile un fruit de mort; à la parole de l'ange, Marie,
vierge, conçoit et enfante un fruit de vie {Dial. citm
Tryphone, c). Ailleurs, il insiste sur l'oracle d'Isaïe
{/s., vil, ii5) et sur le mystère de celte génération
inénarrable (/s., lui, S). Nulle part on ne voit que
la conception virginale en épuise le miracle ; au con-
traire, il ramène assidûment celte expression a né
de la Vierge », dont le sensplénier déborde évidem-
ment la notion stricte de conception dans le sein
d'une vierge.
Ces exemples montrent clairement que l'éclosion
du docétisme ne fut pas la première apparition du
merveilleux, dans la cbristologie; elle n'en fut que la
déformation. Saint Matthieu et saint Luc, en allir-
mant la conception virginale, avaient sulUsamment
orienté les pieuses méditations des fidèles vers un
monde surnaturel où ils ne pouvaient manquer de
rencontrer le mystère de la naissance du Christ; ils
en raisonnèrent selon des analogies de foi qui, dans
l'espèce, ne pouvaient être trompeuses.
C'est ce que fait saint Irknke, le premier théolo-
gien de l'Eglise, dans l'ordre des temps. G. Hkrzog
nous assuie (p. 484) qu'lrénée soumit la naissance
du Christ à la loi commune. Et il expédie ce témoi-
gnage en trois lignes, dans une note. Il faut y regar-
der de plus près.
Peut-on bien, sans en être impressionné, trans-
crire, d'après un homme tel qu'Ii'énée, cette formule
jidv. Jlaer., IV, xxxiii, 11, P. G., VII, 1080 : Filius
Dei filius liominis parus pure puram aperiens yul-
vam? Cela parait dillicile, car enfin ces mots parus
pure puram forment un bloc homogène et malaisé à
disjoindre. Surnaturel est l'enfant, d'après la pensée
incontestable d'irénée ; surnaturelle sa conception
dans le sein virginal; donc surnaturel aussi, sauf
preuve évidente du contraire, le mode d'enfantement.
Le sens très clair des adjectifs purus, puram, dicte
l'interprétation de l'adverbe qu'ils encadrent. Ail-
leurs, saint Irénée affirme, entre l'Incarnation du
Verbe d'une part, sa passion et sa résurrection
d'entre les morts de l'autre, sa naissance de la
vierge — Tr.v 'sz ïly.pOé-Mu ■/tni)'^vj — . Ce sont là, pour
lui, événements de même ordre. Et notez que cette
aâîrmation se rencontre, non dans un dévelop-
pement oratoire quelconque, mais à la page la plus
grave du traité Contre les hérésies, dans l'énumération
solennelle des articles de notre foi. Adi'. //aer.,1, s,
1, P. G., VU, 549.
Il y a bien les mots aperiens vuU'am, et c'est de
quoi l'on s'autorise pour soutenir qu'lrénée a soumis
la naissance du Christ à la loi commune. Mais peut-
on bien faire fond sur ces mots, quand on sait que
les Pères du ve siècle, habitués à confesser de bouche
et de cœur la virginité in partu, sur laquelle on ne
discutait plus enli'e catholiques, ont coutume de
citer ces mêmes mots de l'Ecriture sans aucun em-
barras, comme simple ligure de style, innocente ca-
tachrèse, tout à fait indiÛ'érente à leur croyance?
Quand, de plus, on voit saint Ircnée, après saint
Justin, commenter l'oracle de l'Emmanuel (/s., vu,
i4), en insistant, non pas seulement siu- sa concep-
tion, mais sur sa naissance delà Vierge? Ad^'. llaer.,
m, XXI. 4-6, P. G., VII, 950-9.53 : Eum qui ex Vir-
gine nutus est, Emmanuel... — Si^ni/icunte Spiritu
sanclo (ludire volentihus repromissionem i/uam repro-
misit Deits, de fructu i'entris eius suscitare regem,
impletam esse in Vir^inis, h. e. in Mariae picrlii.' —
Quoniain inopinaia salus hominihus inciperet fieri,
Deo adiuvante, inopinatus et parlus ]'irf(inis fiebat,
Deo dante sifçnum hoc. Même lanj^age dans le Ei;
i-niosi^i-j T&y à.T^o^Tz/ t/.'jù z/îcUyy/T^;, décoin'erl dans unç
version arménienne et restitué de nos jours à Irénée
Liii-Liv, trad. Bartiioulot, Paris, 19:6. La loi de
l'Exode, applicable aux mères en Israël, fondait sur
l'existence d'une impureté légale l'obligation d'un
rite purificatoire. Etait-ce bien le cas de tant appuyer
sur la pureté transcendante de cet enfantement —
purus pure puram — pour affirmer au mot suivant
<|ue Marie avait encouru la souillure commune? A
tout le moins, une accumulation de mots si extraordi-
naire nous avertit qu'il y a là une question réservée,
que le texte présente une nuance délicate, et qu'à y
vouloir appliquer une exégèse brutale, nous le faus
serons infailliblement. Ou l'adverbe /(«ce ne signifie
absolument rien, ou Irénée a voulu faire entendre
que cette naissance ne ressemble jias à toutes les
naissances.
Passons condamnation sur Tertullien, mais en
observant deux choses. La première est que, si Ter-
tullien mena rude guerre contre le docétisme, Irénée
avait déjà combattu la même hérésie avec une égale
vigueur : il serait donc puéril de chercher dans une
différence d'attitude à l'égard du docétisme la rai-
son de leur divergence quant à la virginité in partu.
Tertullien reprit, vingt ou trente ans après Irénée,
la campagne contre la gnose valentinienne, sans la
confondre un instant avec le catholicisme. En
second lieu, quand Tertullien se prononça comme
on sait contre la virginité in parlu, il avait cessé
d'appartenir à l'Eglise catholique. C'est la réponse
de saint Jérôme à Helvidius, qui se réclamait de Ter-
tullien : De Tertulliano niliil quidem amplius dico,
quam Ecclesiae hominem non fuisse. On ne trouvepas
trace de celte opinion dans ses écrits de la période
orthodoxe. Mais, après comme avant sa défection,
Tertullien réprouve aussi fermement qu'lrénée la
chimère gnostique, d'après laquelle Jésus aurait passé
par le sein de Marie non comme les autres enfants
passent par le sein maternel, mais comme l'eau passe
par un canal, sans lui rien prendre. Cette chimère
va directement à nier la maternité humaine de Marie ;
et en cela consiste proprement la contribution du
docétisme à la mariaiogie. — Voir Irénée, Ilaer.,
III, XXII, 2; Tertullien, Apologettcum. xxi ; Adv.
Vulenlinianos, xxvii; iJe carne Christi. xx; et notre
Théologie de Tertullien, p, ig^-igô.
Jusqu'ici nous n'avons constaté — tant s'en faut
— nulle trace de docétisme chez ces premiers té-
moins de la doctrine chrétienne sur Marie. Par con-
tre, nous les avons vus, dans leurs écrits catholi-
ques, s'arrêter devant le mystère de la naissance du
Seigneur, pleins de respect et d'adoration. Mais il y
a le Protét'angile de Jacques. Dans cet apocryphe,
qui sous sa forme la plus ancienne a dû exister avant
la fin du U8 siècle, il y a une page entachée de docé-
tisme ; et l'on nous assure que de là procède l'idée,
antérieurement inédite, de la virginité in partu.
Nous avons reproduit intégralement cette page,
col. iG5; nous ne contestons ni l'ancienneté du Pro-
lévangile de Jacques, ni la réalité de l'influence qu'il
exerça sur le développement de la mariaiogie. Mais
nous ne voyons pas qu'il ail subi l'influence du docé-
tisme ; encore moins voyons-nous qu'il ait servi de
pont entre cette hérésie et la doctrine catholique.
La contribution du docétisme à la mariaiogie con-
sista, disions-nous, à supprimer la réalité de la ma-
ternité divine, en attribuant à Jésus je ne sais quel
corps astral qui ne devrait rien à sa mère. Contri-
bution toute négative : cette hérésie n'a point passé
203
MARIE, MERE DE DIEU
204
dans renseignement catholique ; elle n'avait point
pénétré dans le Protévangile de Jacques. Ce que ce
protévangile présente d'original, c'est la légende de
la sage-femme, constatant expérimentalement la vir-
ginité de Marie devenue mère. On peut croire que
cette légende fut créée pour donner corps à la
croyance préexistante en la virginité perpétuelle de
Marie; de fait, elle put servir à la répandre et à la
populariser; nous avons vu Clément d'Alexandrie,
dès la (in du 11° siècle, l'accueillir avec une certaine
faveur. Mais Clément n'a rien d'un docète, et s'il
accueillit cette donnée légendaire, c'est qu'elle lui
parut exempte du docétisme. Elle parait telle égale-
ment aux hommes qui, de nos jours, ont le mieux
étudié le Protévangile de Jacques. Nommons Tischrn-
Doni-', r)e evaiigelioriim apocryphorum luigine et iisii,
p. 2^-34, La Haye, i85i ; Th. Zahn, Geschichte des
ATltclien Kanohs, i. II, p. 774-780, iSga; Harnack,
Heschichte der AUchristlichen Litteratiir,t. 1, p. 698-
Go3, Leipzig, i897(liésitant) ; E. Amann, f.e Proté\an-
gile de Jacques, p. 100, Paris, 1910. (M. C. Michel,
Evangiles apocryphes, t. I, p. viii, Paris, 191 1, ne se
prononce pas.) Certaines expressions paraissent
exclure formellement le docétisme, par exemple
cette promesse adressée à Siméon, qu'il ne mourra
pas avant d'avoir vu le Christ venu dans la chair,
X/jiîTcv sv av.r./.i (xxiv, 4)- L'observation est de Tis-
chendorf.
Pour légendaire qu'il soit, le récit du Pseudojac-
ques n'a rien d'hérétique et témoigne à sa façon de
la croyance populaire. Origène cite le même apocry-
phe au sujet des n frères du Seigneur », In Malt.,
t. X, XVII, P. G., XIII, 876-877, sans y trouver à redire.
Voir sup., col. 171. Origène, lui aussi, est pur de
tout docétisme.
Le Protévangile de Jacques n'est d'ailleurs pas le
seul apocryphe qui dépose en faveur de la croyance
populaire à la virginité de Marie in partu ; la même
conclusion se dégage de l'Ascension d'Isaïe, xi, citée
plus haut, col. 167. On a lu également, ibid., Odes de
Salomnn, xix : « L'Esprit étendit ses ailes sur le sein
de la Vierge, et elle conçut et enfanta, et elle devint
mère vierge avec beaucoup de miséricorde ; elle
devint grosse et enfanta un fils sans douleur... »
Les témoignages des Pères se font, avec le temps,
plus explicites.
.\u m" siècle, on a entendu saint Grégoire Thait-
MATURGR dire : « Quand une femme est mariée, elle
conçoit et enfante selon la loi du mariage. Mais
quand une vierge non mariée enfante miraculeuse-
ment un fils en demeurant vierge, la cliose dépasse
la nature des corps... Le Christ est Dieu par nature,
et il est devenu homme, mais selon sa nature. Voilà
ce que nous affirmons et croyons véritablement, en
invoquant comme témoins les sceaux d'une virgi-
nité immaculée, gage de la toute-puissance divine... »
L'idée de la virginité in partu manque à saint Epi-
ruANE, qui d'ailleurs réserve le caractère absolument
unique de cet enfantement. Haeres., lxxvii, 35 ;
Lxxviii. 19, P. G., XLII, 693, 729.
L'Eglise de Syrie professait, dès le iv" siècle, la
doctrine de la virginité in partit, et saint Ephrem
l'expliquait par le recours à une image pittoresque.
Serrno ady. haereticos, 0pp. graecolatina, t. II.
p. 266-267, Roniae, 1743 : (Chrisias) sine dolore geni-
lus est, quoniam et sine corruptione fuerat conceptus,
in Virgine cornent accipiens, non a rame sed a Spi-
ritu sancto. Propterea et e.r Virgine prodiit, Spiritu
sancto uterum aperiente ut egrederetur liomo qui na-
turae opifcr erat et Virgini tirtutem in suum aug-
mentunt praehehat. .Spiritus erat qui puerperam, tori
maritalis nescinm. in partu adiuvabat. Quapropter
neque quod natnmest sigilhim virginitatis commovit,
neque Virgo laborem ac dolorem in partu sensit.
divisa quidem ob turnorem geniti Filii, sed rursus
ad suum ipsius sigillum reversa, instar plicarum
conchyliorum, quae margaritam producunt et rursus
in indissolubilem unionem ac sigillum coeunt...
Quemadmodum igitur solus er Virgine natus est
Christus, ita etiam Mariam in partu virginem perma-
nere decebat, matremque absque dolore fieri.
En Occident, même doctrine chez saint Hilaire de
Poitiers (•{- 366). Citons ses propres paroles. De Tri- 1
nitate, III, xix, P. L., X, 87 A : Non quaero quomodo |
natus e.r virgine sit: an detrimentum suicaro perfec- '
tant e.v se carnem generans perpessa sit. Et certenon
suscepit quod edidit ; sed caro carnem sine elemen-
torum nostrorum pudore provexit, et perfectum ipsa
de suis non immutata generavit.
Saint ZENON db Vérone s'exprime plus clairement,
avec allusion expresse à la légende racontée par le
Protévangile de Jacques : 1. I, Tract., v, 3, P. L., XI,
3o3 A : Serf dicet aliquis Etiam Maria virgo et nupsit
et peperit . Sit aliqua tatis et cedo. Ceterum illa fuit
virgo postconnubium, virgo post conceptum, virgo post
filium. — L.II, 7'rac/.,viii,2, 4'4 .V-4i5 A : Omagnum
sacramentum .' Maria virgo incorrupta concepit, post
conceptum virgo peperit, post partumvirgo permansit,
Obstetricis incredulae periclitantis eniram, in testl-
monium reperta eiusdem esse virginitatis, incenditur
manus : qua tacto infante, statim edax illa flamma
sopitur ; sicque illa medica féliciter curiosa, dein
admirata mulierem virginem, admirata infantem
Deum, ingenti gaudio exultans, quae curatum véné-
rât, curata recessil.
Saint Ambroise, In Lucam, II, lvii, P. /,., XV,
1673 A, après avoir rappelé la sanctification de saint
Jean-Baptiste, vient à la naissance de Jésus : Qui
ergo vulvam sanctificavit alienam ut nasceretur pro-
pheta, hic est qui aperuit matris suae vulvam ut
immaculatus e.riret. Ce passage est éclairé par le
suivant. De institutione virginis, viii, 52, P. L., XVI,
320 A, après citation de E:., xuv, 2: Quae est liaec
porta, nisi Maria, ideo clausa quia virgo? Porta igi-
tur Maria, per quam Christus intravit in hune mun-
dum, quando virginali fusus est partu, et genitalia
virginitatis claustra non solvit. — Du rapprochement
de ces deux textes, il ressort que, dans le premier,
aperuit vulvam n'a que la valeur d'une expression
toute faite, pour signifier : editus est in liicem.
Selon G. Herzoo, p. 486, 0 à la veille du cinquième
siècle,... saint Jérûme ne craint pas d'attribuer à la
naissance du Christ les misères qui accompagnent la
naissance des simples mortels. » On nous renvoie à
Adv. Iletvid., iv et Ep., xxxii, 89, à Paula. Qu'y
voyons-nous? A condition de rectifier par conjec-
tures la documentation précaire du mystérieux
Herzog, le voici. Adv. llelvid., iv (lisez xviii), P. t.,
XXIII, 202, nous voyons qu'en attaquant le principe
de la virginité chrétienne, Helvidius avait été con-
duit à nier la perpétuelle virginité de Marie. Et,
appuyant sa négation àe\&\\r^'n\'\lé post parfum sur
celle de la virginité in partu, il énumérait les hontes
de l'enfantement, qu'un Dieu, pourtant, n'avait pas
jugées indignes de lui. Jérôme renchérit sur l'adver-
saire : il détaille avec une sorte de complaisance ce
qu'Helvidius n'avait fait qu'indiquer, et conclut par
cette apostrophe : Accumulez les ignominies tant
que vous voudrez, vousne surpasserez jamais l'igno-
minie de la croix, de cette croix à laquelle va l'hom-
mage de notre foi et par laquelle nous triomphons
de nos ennemis. L'autre passage, Ep., xxxii, 89, à
Paula (lisez Ep., xxii, 89, à Eustochium), P. /.,XXII,
428, reprend le même thème, afin de provoquer
l'amour du Christ par l'émulation de ses abaisse-
ments et de ses souffrances : Novem mensibus in
205
MARIE, MERE DE DIEU
206
utero ut nascalur exspectal, fastidiu siistinet, criieri-
tus egreditiir... — Que conclure? Le réalisme de la
peinture est incontestable, et il est voulu. Mais en
tout ceci, Marie n'est pas directement mise en cause.
Le développement ne va qu'à faire ressortir les
abaissements volontaires de son Fils. On ne trou-
vera pas là une néjjation explicite de la virginité in
partit. Quand même on l'y trouverait, tout ce qu'on
pourrait conclure, c'est qu'à cette date la pensée de
saint Jérôme n'était pas encore fixée. Il écrivait Adi'.
HeUidiam en 383; la lettre à Eustocliium en 38^. Le
jor livre Adi'. lovinianum, écrit en 892/2, touche une
fois, en passant, xxxi, P. /-., XXIII, 264 B, à la per-
l>étuelle virginité de Marie : Ilaec virgo perpétua
multarum est mater virgiimm. Mais il n'est pas sûr
que, dans la pensée de l'auteur, ce trait vise la vir-
ginité in partit; on peut, je crois, l'entendre de la
seule virginité pont partiim. Quoi qu'il en soit, à la
fin de sa carrière, saint Jérôme n'iiésitail plus. Dans
le dialogue Adi: Pelagianos, écrit à la fin de l'an-
née 4i5, on lit: II, IV, p. I.., XXIII, 438 G: Solus
enim Cliristiis dansas portas viiU'ae virginalis ape-
riiit, qttae lamen clausae iugiter permanserttnt. Ilaec
est porta orientalis clausa, per quant solus Pontife.r
ingreditur et egreditur, et nihilominus semper clausa
est. C'est le dernier mot de saint Jérôme sur la vir-
ginité in partu ; il est décisif. — A vrai dire, nous
ne croyons pas nécessaire de descendre jusque-là
pour connaître sur ce point la pensée de saint
Jérôme. Dès la polémique avec Helvidius, il notait
expressément que Marie n'eut recours aux bons offi-
ces de personne pour envelopper de langes son Fils
nouveau-né; il raillait même les rêveries apocryphes
qui font intervenir une sage-femme. Adv. Ilelvidium,
viii, P. L., XXIII, 192 A. Ce ne sont pas chez lui de
vains mots que ces noms de Virgo puerpera, Ep.,
Lxxvii, 2 ; cxLvii, 4. P. /-., XXII, 691 ; 1 19g ; Virgo in-
corrupta, Adv. lov., I, vni, P. L., XXIII, 221 G; Virgo
de virgine, de incorriipta incorruptus ; Mater t'irgo,
Adv. lov., I, XXVI, P. /,., XXIII, 248 A ; £'^.,cviii, 10,
P. L., XXII, 885. Il compare à Marie la Sagesse, Jtp.,
ui, 4. P- '-. XXII, b'io: Inipolluta enim est, virginila-
tisque perpetuae, et qiiae in stmililudinem Mariae,
cum qiiolidie generet semperque parturiat, incorrupta
est. Ce langage n'est pas nouveau; il témoigne,
chez saint Jérôme, d'une pensée qui ne varie pas.
Rien de plus net que la doctrine de saint Augustin,
(•f 43o), Sermo CLxxxvi, in Natali Domini, m, 1, P. /,.,
XXXVIII, 999 : Concipiens virgo, pariens virgo, virgo
gravida, virgo fêta, virgo perpétua... Deum sic nasci
oportiiit, qitando esse dignatus est homo.
Nous en rapprocherons saint Fulgen(:e(-;-533), />e
veritate praedestinationis et gratiae Dei, I, 11, h, P. /,.,
Lxv, 6o5: A'ec tibidinem sensit cum Deum conciperet
in utero factiim mirahiliter hominom, nec aliquam
corruptionem diim in vera nostri generis carne pare-
ret hitmani generis liedemptorem... Nequc enim de-
cehat ut integritatem virfiinitalis creator humanae
carni Deus in conditione trilnteret et idem carnis hu-
manae' siisceptor Deus, quod /'itérai redemptttrus,
virginitatem carni de qua nascebatur auferrel. Ces
paroles si claires peuvent servir de commentaire à
d'autres paroles du même auteur, oii G. Herzog
(P- ^19^) a trouvé une dérogation à la croyance dès
lors commune, £;!., xvii, 27, P. L., LXV, 468 : Vul-
vam matris... omnipotentia Filii nascentis aperuit.
Cette deuxième formule est plus concise que la pré-
cédente, mais elle ne dit pas autre chose.
La virginité in partu se trouve renfermée, avec la
virginité posl partum, dans le canon 3' de Latran
sous Martin !«'■ (64g), confirmé par le pape Agatiion,
à l'occasion du vi' concile œcuménique (681), U. B.,
206 (2o4). Nous avons déjà cité ce canon, col. igg.
Une formule plus précise fut employée par Paul IV
en i555 contre les Sociniens, D. B., gg3 (880) ; Nos
...omnes et singitlos qui hactenus asseruerunt dog-
matizarunt vel crediderunt. .. Beatissiinam Virginein
Mariant non esse verain Dei ntatreni, nec perstitisse
semper in virginitatis integritaie, ante partum se,
in partu et perpetuo post partum, e.r parte Omnipo-
tenlis Dei, Patris et Filii et Spiritus sancti aposto-
lica auctoritate requirimus et inonemus . ..
La virginité perpétuelle de Marie est un thème fa-
milier aux auteurs catholiques. Nous sommes heu-
reux d'y joindre un auteur protestant estimable,
F. A. VON Lehnhr, Die Marienverehrung in den ers-
ten .lahrhunderten, 2" Aufi., Stuttgart, 1886, p. g-3G;
120-143.
3° La Sainteté de Mar;e
S'il est une croyance intimement liée dès l'origine
à la croyance au mystère de l'Incarnation, c'est bien
la croyance à la sainteté personnelle de Marie, la
Xï'/.jyyiy. '. Les quelques hésitations passagères que
nous avons signalées chez des Pères du troisième
et du quatrième siècle ne constituent, par rapport
à l'ensemble de la tradition patristique, qu'une
exception négligeable. U n'y a pas lieu de s'étendre
ici sur le développement d'une croyance aussi pri-
mitive, mais seulement de préciser son objet, d'ajirès
les lumières acquises à une époque de maturité
théologi(|ue.
Avant tout, notons que la question de la sainteté
de Marie ne peut être convenablement élucidée qu'en
fonction du dogme de l'Immaculée Conception. Ce
dogme devant être étudié ci-dessous, nous le suppo-
serons acquis, et sous bénéfice des lumières qu'il ap-
porte à la foi catholique, chercherons à interpréter
la parole de l'ange:» Je vous salue, pleine de grâce. >
Le dogme de l'Immaculée Conception égale Marie
à nos premiers parents avant la chute, et donne à
l'édifice de sa sainteté un fondement sur lequel
aucune autre sainteté — Jésus toujours mis à part
— ne fut bâtie. Ce fondement une fois posé, nous
sommes autorisés à croire que l'intelligence et
l'amour surnaturels devancèrent en Marie l'œuvre
de la nature; qu'un don éminent de science infuse
la disposa dès lors à reconnaître en son àme les
touches délicates du Saint-Esprit; que, dans l'œuvre
1. Les indications des lexiques, relatives fi ce nom, sont
généralement insuftisantes et fautives. Sopiioki.es, Greek
Lexicon of the mnian and byzantine periods, New-York,
1900, Y a mis un peu plus de soin que les autres, car il
cite 6 exemples ; 1 de saint Hippolyte, 3 de saint Mé-
thode d'Olympe, I de saint Sophronius de Jérusalem, 1 de
.Jean le jeùtieur. Mais l'unique exemple de saint Hippo-
lyte, emprunté £1 l'écrit Àdversus Beronem, est apocryphe
et de basse époque. 11 en est de même des 3 exemples
empruntés à saint Méthode, et provenant de l'écrit apo-
cryphe De Simeone et Anna. L'exemple de saint Sophrone
(f 638) parait bien authentique, encore ne s'agit-il que
de l'emploi adjectif — et non substantif — du mot T.vjixytv..
Oratloin SS. Deiparae Annuntiationem , 37 , P. G , LXXXVÏI,
3265 C : »: Trvyy.yi'x. Uy.pOé-joi. Enfin le Pénitentiel attribué
à Jean le jeûneur, archevêque de Conslantinople (f 59.5),
serait en réalité l'œuvre d'un autre Jean le Jeûneur, vers
l'an 1100, selon Bardenhewer, Pairoîogie^, p, 493, Reste
donc un seul exemple, du vu* siècle. A vrai dire, on en
pourrait trouver de plus anciens. Ainsi, au iv* siècle,
EusiiBE Diî CKSARf-E écrit, De ecclesinstica iheologia. III,
XVI, /'. G., XXIV, 103'* B : -npn rh r.y-jy/iyj UycOhn. Mais
en général, l'emploi du mol ïlv.vyyi'y., surtout du substantif,
comme aj>pellatinn de la Vierge, est une marque d'assez
basse époque. A partir du ix* siècle, le nom de lu Uyvyyiok
est fréquent dans les sceaux bizantins. Voir Schlumbfk-
OER, Sigillographie de l'empire byzantin, p. 4.15.36.134.
157.158. etc. Paris. 1884, in-4".
207
MARIE, MERE DE DIEU
même de sa sancUQcation, elle ne fut pas purement
passive, mais que dès lors son esprit et son cœur co-
opérèrent aux prévenances de la grâce. Nous sommes
autorisés à croire que la première orientation de son
âme vers Dieu fut détinilive, que ses ascensions se
poursuivirent sans intermittence ni défaillance, que
tous les instants de sa vie et tous les battements de
son coeur furent marqués par des accroissements de
grâce. Nous sommes autorisés à croire que, comme
elle échappa aux blessures de l'ignorance et de la
concupiscence, elle échappa à l'infirmité commune,
par l'absolue maîtrise qu'elle exerça en tout temps
sur les actes de sa vie intérieure, n'étant distraite
de Dieu ni par la fatigue ni par le sommeil. La
justiûcation précise de ces positions appartient à la
théologie. Qu'il suffise à l'apologiste d'en avoir
indique le principe en tenues généraux.
La psychologie de Marie ne doit pas être assimilée
simplement à celle du Christ, car l'union hj'postati-
que projetait dans l'âme du Christ des clartés (fue
l'âme de Marie ne possédait pas. Mais, sans perdre
de vue la distance infinie qui sépare la mère du Fils,
on doit avoir égard aux exigences de la Providence
unique impliquée dans l'Immaculée Conception.
Pour donner quelque idée des développements sug-
gérés par la piété envers Marie, touchant ces voies
toutes miracnleusrs de la Providence, nous cite-
rons R. M. DE LA Broisb, La Sainte Vierge, c. ii,
p. 4i-U:
I L'Immaculée, pensent communément les théo-
logiens, reçut le bienfait de la sanctiQcation dans
une âme pensante et libre, et avec une parfaite cor-
respondance à l'action de son Créateur. La grâce est
une mystérieuse union entre Dieu et la créature
intelligente. La dignité de cette union demande, si
rien ne s'y oppose d'ailleurs, qu'elle soit librement
acceptée, et que l'amour créé réponde, en se tour-
nant vers lui, aux avances de l'amour infini. C'est
d'ailleurs l'ordre de la Providence de donner le plus
possible d'action personnelle et de mérite aux créa-
tures. Ainsi Adam, ainsi la multitude des anges,
lorsque Dieu, dès le premier moment de leur exis-
tence, les éleva à l'ordre surnaturel, ne furent ni
inconscients ni passifs. Par la connaissance et
l'amour, ils attirèrent la grâce, au moment même
où Dieu la répandait en eux. En tout supérieure aux
anges et à l'homme innocent, Marie n'a pu être
sanctiliée d'une façon moins parfaite. Pour elle, 11
est ^Tai, l'usage de l'intelligence, naturel pour l'ange
et pour le premier homme créé adulte, ne pouvait
être que l'effet d'un miracle ; mais ce raii-acle, com-
ment Dieu le lui aurait-il refusé, au moment où il
prodiguait pour elle ses merveilles ?
« Bien entendu, même avec ce pouvoir d'user de
ses facultés spirituelles sans le concours des sens,
Marie ne pouvait ni mériter la première grâce ac-
tuelle, toujours et essentiellement gratuite, ni se
disposer à être sanctifiée par un acte qui précédât,
dans le temps, sa sanctification elle-même. Mais, par
les actes de ces facultés qui échappent à la loi du
temps, elle pouvait se tourner vers Dieu au même
moment où il se tournait vers elle, et par là mériter,
d'un mérite de convenance, que la grâce sancti-
fiante fut aussitôt versée dans son âme. Quand la
lumière du matin vient toucher et ranimer la fleur,
la tige se relève d'elle-même vers le soleil; la corolle
s'ouvre et se dilate, comme pour attirer et boire
avidement les chauds rayons. Ainsi, prévenue par
l'action divine, Marie ouvrit à la grâce, aussi large-
ment que possible, toutes les issues et toutes les
capacités de son âme.
« Son esprit s'éveille à la vie, plein d'idées qu'il
n'a pas acquises, mais que le Créateur y a mises en
lui donnant l'Etre. C'est Dieu qui est là, présent à
son intelligence, non pas vu dans son essence, mais
se révélant clairement comme l'infinie beauté, le
bien parfait, la Un où il faut tendi-e par le Verbe
médiateur. Excitée en même temps par la grâce pré-
venante, l'âme se jette tout entière dans ce bien
suprême, qui l'invite et l'attire; l'intelligence
acquiesce à la révélation qu'il fait de lui-même, la
volonté se donne sans réser%* par le plus ardent
amour. Dans le même indivisible moment où Marie
produit ces actes, la grâce déborde en elle, suivant
l'insondable mesure de son amour pour Dieu, et la
mesure plus insondaijle encore de l'amour de Dieu
pour elle. Avec la grâce sanctifiante, ce sont tous
les privilèges qui tiennent à l'essence même de cette
grâce ou en forment le brillant cortège : pailicipa-
tion de la vie divine, relation d'amitié avec Dieu,
habitation de la Trinité sainte dans l'âme comme
dans un temple consacré, dons du Saint-Esprit,
dispositions données aux facultés pour leur faire
produire les actes de toutes les vertus. Et toutes ces
divines énergies ne sont pas en elle à l'état de germe
et encore sommeillantes, comme chez tout enfant
que la grâce vient de régénérer; Marie est, dès l'ori-
gine, pleine d'une vie surnaturelle développée et
agissante; déjà son âme est le jardin de délices
qu'embellissent toutes les llcurs et qu'embaument
tous les parfums... »
Dans cette vie spirituelle absolument unique, le
point initial devait être marqué par une grâce
insigne.
La piété des théologiens appuya sur ce fondement
de magnifiques constructions à la gloire de Marie.
Avant tout, elle revendi(]ua pour Marie l'exemption
absolue de toute faute actuelle. Nous n'avons pas à
revenir sur les soupçons injurieux dont certaines
scènes évangéliques ont fourni l'occasion et qui s'ex-
primèrent quelquefois par la plume d'un TertuUien,
d'un Origène, d'un saint Basile, d'un saint Uilaire,
d'un saint Jean Chrjsostome, d un saint Cyrille
d'.A.lexandrie. On a vu plus haut comment l'Evan-
gile, mieux lu, ne donne aucune prise à ces imputa-
tions. Et depuis le cinquième siècle, on peut dire que
le sens public de l'Eglise en a fait justice. Le juge-
ment de saint Augustin, De nalttra et gratia, xxxvi,
!\i, I'. L., XLIY, 267 : ... Sancla virgine Maria, de
qiia, projiler honorem JJumini, nallcun prorsus, ciim
de peccalis agitur, huheri volo quaestionew, s'est
imposé à tous, au nom du respect dû à la Mère du
Seigneur, et le Concile de Trente l'a fait sien en affir-
mant, dans une définition solennelle, le privUège de
la Vierge, s. vi, can. 28, D. B., 833 (916) : Si quis
hominem semel iusiificatum dixerii... passe in tota
vita peccata omriia, eliant yenialia, vitare, nisi ex
speciali Dei privilégia, quemadmodum de Beala
Virgine ienet Ècclesia, A. S.
Mais l'exemption de toute faute n'est que l'aspect
négatif de la sainteté de Marie. Sur l'aspect positif,
les théologiens ne sont pas moins unanimes.
Ceux d'Orient avec une profusion d'épithètes et
d'images qui répond à l'éclat de leur pensée; ceux
d'Occident avec une langue plus sobre, déclarent
d'une seule voix que — Jésus mis à part — aucune
sainteté n'approche, même de bien loin, de la s.ain-
teté de Marie ; et les raisons qu'ils en donnent sont
renfermées dansleprincipeexcellemment formulépar
saint Thomas o'Aquin : Celui-là participe plus large-
ment à la grâce, qui approche de plus près la source
de toute grâce. P. III, (]. 27, art. 5 : Qiianlo aliquid
mugis appropinquat principio in quolibet génère,
tantomagis participai efjectiim illiiis principii...Iieala
aulem Virgo Maria propinquissima Christo fuit se-
cunduni humanitaiem, quia ex ea accepit humanam
•209
MARIE.
IMMACULEE CONCEPTION
210
naiuram. Et ideu prae céleris inaiorem detniit a
Clirisio gratiae plenitudinem ohlinere.
Dans l'ascension continue de Marie vers la lumière
divine, on peut, avec saint Thomas, ihid., ad 2'",
distinguer trois stades. Le premier, antérieur à l'In-
carnation : dès le terme de ce stade, Marie est saluée
par l'ange, pleine de grâce. Le second stade s'ouvre
sur l'Incarnation et se ferme sur la mort de la Vierge.
Comment douter que le Verbe divin, venant s'in-
carner en Marie, l'ait enrichie merveilleusement? A
cette idée, on ne peut objecter que la plénitude
même de la grâce qui élait en Marie, et qui ne lais-
sait plus de place à un nouvel afflux de grâce,
comme dans un vase trop plein. Mais ces analogies
matérielles sont en défaut, quand il s'agit de décrire
les opérations divines. C'est en effet le pro]ire de la
grâce, de dilater le vase qu'elle remplit et de créer
sans mesure des capacités nouvelles. Le troisième
stade s'ou^Te dans la gloire céleste, où Marie contem-
ple Dieu, non pas sans doute de plus près, mais d'un
regard plus limpide, alïranchie qu'elle est de toutes
les ombres à travers lesquelles l'homme chemine ici-
bas.
Nommer ces trois stades est facile; mais, dès le
premier, notre impuissance éclate à suivre la radieuse
ascension de Marie. En alUrniantque la grâce initiale
de Marie surpassa la plus haute grâce (inale accor-
dée aux plus séraphiques des anges et des hommes,
SuAHEZ croit ne rien avancer que de pieux et de vrai-
semblable, et rappelle qu'on lui a souvent appliqué
le texte du Psaume lxxxvi : « Ses fondements sont
sur les montagnes saintes », pour marquer (|ue la
sainteté de la Vierge commence 1» où exjiire celle des
âmes les plus élevées. Ile mvsteriis yitae Chiisti.
Disp. IV, s. I, n. li, éd. Vives, t. XIX, p. 67. Etant
donnée l'intensité de son amour et l'ardeur de son
élan vers Dieu, le progrès de sa vie intérieure
échappe à toute conception. Ce ne sont point là vai-
nes rêveries, mais déductions solides, de prémisses
appuyées sur l'Evangile. Nous ne saurions les pour-
suivre, mais nous renverrons aux auteurs qui, de
nos jours, ont essaj'é d'éclairer ces persjjeetives
inlinies, par exemple, Terrien, La Mère de Dieu,
t. II, 1. VII, p. lyi-Sii. Plus brièvement, de la
Broise, La Sainte Vierge, c. xii, p. 226 sqq.
Si l'on entre dans ces pensées, on ne sera point
porté à réprouver les manifestations de la piété
■envers Marie, comme une concession faite par la di-
vine Providence à la dureté de cœur des hommes
■(expressions de J. IJ. Mayor, art. Mary, dans Dictio-
nary of tlie Bible, éd. Hastings, t. III, col. 292 B);
bien plutôt y verra-t-on l'expression d'un sentiment
très délicat et très Juste, qui proportionne l'hommage
au mérite, sans perdre de vue la distance qui sépare
la créature du Créateur.
A. d'Alès.
[questions spkciai-ks]
4° Immaculée Conception.
L'Immaculée Conception s'entend du privilège,
propre à la bienheureuse Vierge Marie, d'avoir été
conçue sans péché, c'est-à-dire exempte, au premier
instant de son existence, de la tache du péché ori-
.ginel. Délini par PiK IX, le 8 décembre i854, ce pri-
vilège ne rencontre actuellement de réels adversaires
•que parmi les rationalistes, les protestants, les grecs
» orthodoxes » et les vieux catholiques ; mais les
croj'ants eux-mêmes peuvent éprouver quelque em-
barras devant l'éclosion tardive de la croyance à
l'Immaculée Concejition. Certaines attaques récen-
•tes, venant du camp moderniste, vonluioins contre
le dogme lui-même que contre l'interprétation de In
croyance au cours des siècles ou contre les fonde-
ments du privilège tels qu'ils sont habituellement
présentés. Les adversaires faussant parfois la vraie
notion du dogme catholique, il importe d'en établir le
sens d'après la bulle de déUnition. Le plus souvent,
cependant, l'opposition dénonce dans l'Immaculé.
Conception un dogme « nouveau », dont elle pré-
tend expliquer la genèse et l'évolution purement
naturelle ; aussi parait-il nécessaire de résumer la
marche de la croyance à travers les siècles chré-
tiens, avant de faire la synthèse des fondements du
dogme.
De là trois parties dams cette étude :
i''" partie. Sens du dogme; l'attaque.
2° partie. La croyance à l'Immaculée Conception
de Marie dans les siècles postéphésiens.
3* partie. Synthèse des fondements du dogme.
i" PARTIE. Sens du nor.jiE de l'Immaculée Con-
ception ; l'attaque.
(! Nous déclarons, prononçons et définissons que
la doctrine suivant laquelle, par une grâce et un pri-
vilège spécial de Dieu tout-puissant et en vertu des
mérites de Jésus-Christ, Sauveur du genre humain,
la bienheureuse Vierge Marie aété préservée de toute
tache du péché originel au premier instant de sa
conception, est révélée de Dieu et doit, par consé-
quent, être crne fermement et constamment par tous
les Udèles. s Telle est la formule de ilélinilion, com-
prise dans la bulle Ineffabilis Iteiis, qui est comme
l'exposé des considérants. C'est donc d'après cette
formule et d'après la bulle qu'il faut déterminer le
sens précis du dogme délini par Pie IX.
A. Sens du dogme. — Quatre choses sont à consi-
dérer dans le privilège revendiqué pour la Mère de
Dieu : le sujet, l'objet, le mode et la certitude.
i. Sujet du privilège. — C'est la bienheureuse
Vierge Marie, considérée au premier instant de son
existence humaine, healissimain f'irginem Mariam
in primo iiistanti suae conceptionis. Sous ce rapport,
la formule employée par Pie IX diffère de celle
qu'avait employée, en 1661, Alexandre VII. Dans
la bulle Sollicitiido omnium ecclesiarum, le sujet du
privilège élait directement l'âme de Marie, e/us ani-
niam in primo creationis instanli atque infusionis in
corpus. Les mêmes termes figuraient dans le premier
schéma de la bulle de définition, rédigé par le
P. Perrone, animam healissimae Virginis Mariae,
cum primant fuit creata et in saum corpus infusa :
ils furent maintenus dans un nouveau schéma elles
multiples retouches qu'il subit, jusqu'au moment où
se fit la réunion des évêques chargés de l'examiner.
Alors Mgr Francesco Bruni, évêque d'Ugento, pro-
posa de faire (lorter l'exemption non sur l'âme seule,
mais sur la personne : de persona, non désola anima,
asserenda sit. Le cardinal Joseph Pecci, évêque de
Gubbio, parla dans le même sens au consistoire
qui suivit; il fallait, dit-il, éviter tous lestermessus-
ceptiblesde ramener l'opposition mise parles scolas-
tiques entre le corps et l'âme à propos de la concep-
tion de Marie, et, poureela, faire tomber la définition
sur la personne même, il a ut definitio respiceret per-
sonam Mariae. La motion l'ut agréée, et l'ancienne
formule disparut pour faire place à la nouvelle et
définitive: beatissimum Virginem Mariam in primo
instanli suae conceptionis. Mgr Vincenzo Sardi, La
sdlenne definizione del dognia delV /mmacolato Con-
cepimcnto diMaria Santissima, t. II, p. 33, 87, 242-45,
292, 3 12. Uome, 1904.
La conséquence de ce qui précède, c'est que dans
le membre de phrase in primo instanli suae concep-
tionis, le mot de conception s'entend, non de l'acte
211
MARIE. — IMMACULEE CONCEPTION
212
générateur, mais de son terme, et de celui-ci par-
venu à sa perfection, au moment iiièrae où l'àme est
unie au corps, puisqu'alors seulement il y a per-
sonne buraaine. La conception ainsi envisagée s'ap-
pelle, dans la terminologie scolastique, conception
passive consommée. Conception passive, par oppo-
sition à la conception active, qui estl'acte générateur
des parents; conception passive consommée, par
opposition à la conception passive commencée, dans
l'hypothèse philosophique où l'embrjon ne serait
viviiié par une âme humaine qu'après une certaine
période de préparation et de développement. La
définition de 1854 "e tranche pas cette question
controversée, de savoir à quel moment précis se fait
l'animation ou l'union de l'àme et du corps; elle ne
dit pas dans quelle condition se trouverait la chair
de Marie dans la supposition d'une conception pas-
sive d'abord imparfaite, puis parfaite; elle dit seule-
ment qu'au premier instant de son existence comme
personne liumaine, la bienheureuse Vierge jouit du
privilège allirmc.
Il résulte des mêmes principes que, dans la for-
mule : Immaculée Conception, l'épithète d'immaculée
tombe sur la conception de Marie, et non pas sur la
conception de sainte Anne. Ce que parait ignorer
l'auteur d'un article publié en iSS'j dans rEùyy/sii^î;
Kf,pu^ d'Athènes, t. I, p. 262, sous ce titre : Histoire
du nouveau dogme latin de l'immaculée conception de
sainte Anne. Voir bibliographie. Ce titre fausse
la doctrine de l'Eglise romaine en laissant entendre
de la conception active ce qu'elle affirme uniquement
de la conception passive.
5. Objet du privilège. — Pie IX revendique pour
la Mère du Sauveur l'exemption de toute tache de la
faute originelle, ab omni originalis culpae labe prae-
aenatam immunem. Ce privilège singulier suppose
la loi commune, suivant laquelle tout homme des-
cendant d'Adam par voie naturelle est soumis, du
fait même de sa conception, à la tare héréditaire.
En quoi consiste proprement la faute originelle, con-
sidérée dans les descendants d'Adam, l'Eglise ne l'a
pas formellement délini, mais elle en a déterminé les
effets essentiels : privation de la sainteté et de la
justice originelle, mort de l'àme, inimitié divine.
Dans l'ordre actuel, ces effets cessent, et cessent uni-
quement par une rénovation intérieure, en vertu de
laquelle les rejetons du premier Adam passent de
l'état d'injustice où ils naissent à l'état de grâce et
de filiation adoptive en Jésus-Christ notre Sauveur,
le second Adam. Concile de Trente, sess. v, can. 1
et 2; sess. VI, cap. i,4,'7. Denzingbr-Bannwart, En-
chiridion symbolorum,n. 788 s., 'jgS, 796,79g (670 s,,
67.5,678,681). Aussi, dans la doctrine catholique, le
privilège de l'Immaculée Conception ne se borne pas
à l'exclusion du péché originel et de ses effets essen-
tiels, notion purement négative; il implique, en
outre, la notion positive opposée, c'est-à-dire la pos-
session de la grâce sanctillante et, par elle, la vie de
l'àme, l'amitié divine, la filiation adoptive. De là une
double façon d'énoncer le privilège mariai, comme on
peut le remarquer déjà dans la bulle Sollicitudo
d'Alexandre VII : façon négative, par exclusion de
ta tare héréditaire, a macula peccati originalis im-
munem: façon positive, par affirmation de l'état de
grâce ou de sainteté initiale, praeveniente scilicet
Spiritus Sancti gratia... animam B. Mariae Virginis
insui creatione et in corpus infusione Spiritus Sancti
gratia donatam.
Mais que faut-il entendre par l'exemption de toute
tache de la faute originelle, ab omni originalis culpae
labe praeservatam immunem? Il ne semble pas néces-
saire d'attribuer une portée spéciale à l'adjectif «mm',
à moins qu'on ne veuille considérer le péché sous
son double rapport de tache physique, privation de
la grâce sanctifiante, et de tache morale, état de cul-
pabilité devant Dieu. Comme l'Eglise n'a pas pris
parti sur la nature intime du péché originel, on a
voulu simplement exclure tout ce qui est vraiment
péché, sans déterminer d'une façon précise en quoi
cela consiste. D'ailleurs, au cours de la bulle, le pri-
vilège mariai est souvent exprimé abstraction faite
de l'adjectif omni, par exemple : ab ipsa originalis
culpae labe plane immunis, § Inejfabilis ; sine labe
originali conceptam, § Eiiimvero; a macula peccati
originalis praeservatam, %, Quoniam vero, etc.
En particulier, on ne pourrait pas légitimement
faire rentrer dans la formule : ab omni originalis
culpae labe praeservatam, l'exemption de la concu-
piscence, du fomes peccati; car. d'après la doctrine
du concile de Trente, sess. v, can. 5, la concupis-
cence n'est pas vraiment péché. Denzingeh-Bannwxrt,
792 (676). Il est vrai qu'en proposant de faire porter
la définition sur la personne, et non sur l'àme seule
de Marie, l'évêque d'Ugento avait ajouté cette ré-
flexion : de la sorte, toute tache serait écartée de la
Vierge, non pas seulement la tache du péché propre-
ment, qui se dit de l'àme, mais encore celle du péché
improprement dit ou de la concvipiscence, qui se
rapporte au corps; aussi demandait-il qu'à défaut
d'une définition tombant sur la personne, on décla-
rât au moins Marie préservée non seulement du pé-
ché proprement dit, mais encore de la concupiscence
ou foyer du péché : immunitas ab originali peccato,
vel de persona, non de sola anima, asserenda sit, vel
saltem declarandum, Beatissimam Virginem non so-
lum ab omni reatu originalis peccati, scd etiam a
fomite et concupiscentia praeservatam. SAnoi, op. cit.,
t. Il, p. 2^2 s. Mais on se contenta de faire tomber la
définition sur la personne de Marie, sans rien de plus.
(,)uelle que soit donc la faveur dont jouit à bon droit
la thèse qui soustrait Marie, dès sa naissance à la loi
du fomes peccati, quel que soit l'appui qu'elle trouve
dans divers textes de Pères utilisés par les rédacteurs
de la bulle Ineffabilis, cette doctrine ne peut pas
être considérée comme comprise dans la définition
elle-même.
3. Mode du privilège, — L'immunité revendiquée
pour la Vierge Marie n'est pas une immunité quel-
conque. Elle ne ressemble ni à celle des saints anges,
ni à celle d'Adam et d'Eve avant leur péché, ni à
celle de Notre-Seigneur conçu virginalement par
l'opération du Saint-Esprit, c'est une immunité par
préserva/ ion, praeservatam immunem. 11 y a eu de la
part de Jésus-Christ, Sauveur du genre humain, ap-
plication non seulement anticipée, mais spéciale de
ses mérites à sa Mère bénie. Aux autres, il applique
le fruit de ses mérites pour les délivrer du mal où
ils sont tombés; à sa Mère, il applique ce fruit, c'est-
à-dire la grâce, au premier instant de son existence,
pour qu'elle ne tombe pas dans le mal. Marie est
ainsi rachetée d'une façon plus noble que les autres,
sublimiori modo redemplam, 'i, Omties autem norurit.
L'affirmation que la Mère de Dieu dut à une grâce
de préservation de n'avoir pas été soumise à la loi
du péché, suppose objectivement et dans la croyance
de l'Eglise romaine, que Marie a été engendrée comme
les autres descendants d'Adam, en d'autres termes,
« que saint Joachim et sainte Anne ont eu à la nais-
sance de leur fille la même part que les parents
ordinaires ont à la naissance de leurs enfants ».
Gagahin, Lettre à une Dame russe sur le dogme
de l'Immaculée Conception, Paris, 1867, p. i3.
« J'insiste sur ce point, continuait le même auteur,
parce que vous savez très bien, Madame, combien
il y a de personnes qui croient ou voudraient faire
croire qu'en admettant la conception immaculée de
213
MARIE. - IMMACULEE CONCEPTION
214
Marie, nous aflirmons que la Mère de Jésus a été,
comme son divin Fils, conçue du Saint-Esprit, et,
par conséquent, n'a pas eu de père selon la chair.
C'est là une erreur grossière que nous repoussons
de toutes nos forces. Il y a une distance infinie en-
tre la conception du divin Sauveur et la conception
de sa mère; nous ne mettons pas sur la même ligne
deux choses aussi différentes. Jésus qui est Dieu, a
été conru du Saint-Esprit ; Marie qui est une créature,
a eu pour père un homme mortel. »
A l'idée Aspiéservution et de rédemption, se ratta-
che le problème, agité dans l'Ecole, du debitum pec-
cati en Marie. Fille d'Adam, descendant du premier
père par voie de généi-ation naturelle, elle devait en-
courir la tache héréditaire. « Nous accordons que
Marie, par le fait de la descendance d'Adam, était en-
veloppée dans la condamnation universelle, qu'elle
ne pouvait, par elle-même, se soustraire à cette mort
de l'àme, et que cette seconde naissance, elle ne de-
vait, dans aucun cas, la tenir que de Jésus-Christ. »
Gaoarin, op. cit., p. 2ii. Toutefois le danger d'encou-
rir la tache héréditaire peut atteindre la bienlieu-
reuse Vierge diversement : de près ou de loin, immé-
diatement ou médiatement. On peut, en effet,
concevoir qu'elle ait été comprise dans la loi générale
qui, pour la conservation ou la perte de la justice
originelle, solidarisait Adam, souche physique et chef
moral, et ceux qui descendraient de lui par voie de
génération naturelle ; en ce cas, il y aurait pour Marie,
au moment même où elle va naître, danger immédiat
ou prochain d'encourir la tache héréditaire : théorie
du debitum proximum. Mais on peut concevoir aussi
que, demeurant lille d'Adam par descendance physi-
que, elle ait été antérieurement soustraite, en tout
ou en partie, à la loi de solidarité par une applica-
tion spéciale, à cet effet, des mérites du Sauveur;
en ce cas, le danger n'existerait pour elle qu'anté-
rieurement au décret divin qui la soustrait à la loi
commune de solidarité : théorie du debitum reniotum.
Question subtile et complexe, que la définition du
dogme de l'Immaculée Conception n'a point tran-
chée; elle reste, après comme avant, à l'état de libre
discussion.
4. Certitude du privilège. — La Conception Imma-
culée est définie, non pas simplement comme une
vérité ou conclusion théologique certaine, mais
comme une vérité divinement révélée, a Deo reve-
latam. D'après les principes de la foi catholique,
cette vérité doit donc être contenue dans les sources
de la révélation, sainte Ecriture et Tradition aposto-
lique, à tout le moins dans l'une ou dans l'autre.
D'après les mêmes principes, il suflit d'une révélation
implicite et, dans le même sens, d'une contenance
implicite dans les sources de la révélation. La remar-
que l'ut souvent l'aile par les membres de la Commis-
sion spéciale, au cours des travaux préparatoires à
la définition ; par exemple, dans le premier des Vota
rapportés par Mgr Sariii. op. cit., t. I, p. 33.
Mgr Angelini, évèque de Leuca, s'appropria cette
formule de Suarez: Salis est ut aliqua supernaturalix
Veritas in Traditinne vel Scriptura implicite contenta
sit. Mgr Prosper Caterini, assesseur du Saint-OtHce,
ajouta cette remarque, /bid., p. 1^5 : Beaucoup de
vérités ont été définies, qui n'étaient pas explicite-
ment contenues dans la sainte Ecriture et sur les-
quelles la Tradition n'avait été, tout d'abord, ni ferme
ni unanime.
^ a-t-il eu, pour l'Immaculée Conception, révé-
lation explicite ou seulement implicite, c'est donc
une question de fait, non de principe. La réponse
viendra plus loin, alors que les fondements du
privilège mariai auront été examinés et discutés.
Mais il peut être utile d'indiquer dès maintenant '
quelle fut, en ce point, l'attitude des deux douzaines
de théologiens appelés par Pie IX à donner leur
avis. Très peu aflirmèrent une révélation explicite ;
quelques-uns se contentèrent de conclure d'une façon
indéterminée à une révélation, soit explicite soit im-
plicite; la plupart aflirmèrent ou supposèrent nette-
ment une révélation implicite. Il en fut de même
des évèques ; ainsi Mgr Kenrick, archexèque de Bal-
timore, parlant d'une révélation explicite, observa
que la plupart des catholiques ne l'admettaient pas,
quam lamen plerique catholici haud agnoscunt.SiRni,
op. cit., t. Il, p. 23i.
Reste à signaler une distinction importante, pour
préciser le sens de la définition du 8 décembre i85/(.
Autre chose est la contenance d'une vérité dogma-
tique dans le dépôt de la révélation, autre chose est
la profession ou croyance explicite de cette vérité
dans l'Eglise. La première question est d'ordre ob-
jectif ; la seconde, d'ordre subjectif. Or, quand une
vérité n'est qu'implicitement contenue dans le dépôt,
il peut se l'aire que la profession ou croj'ance expli-
cite de cette vérité ne se manifeste pas ou même
n'existe pas dès le début, soit que pour une raison
quelconque on doute du fait, soit qu'on n'en ait pas
encore pris conscience. Dans ce cas, la vérité, for-
mellement révélée en soi, ne l'est pour les esprits
que d'une façon virtuelle, en ce sens qu'étant sus-
ceptible d'être connue comme révélée, elle n'est pas
encore connue ou sûrement connue comme telle.
Voir t. 1, col. I iSa.
En ce qui concerne l'Immaculée Conception, quel
rapport y a-t-il entre la question d'ordre objectif
et la question d'ordre subjectif? Contenue effec-
tivement dans le dépôt de la révélation, cette vé-
rité a-t-elle été professée ou crue explicitement
dès le début ? Cet asi)ect du problème est en dehors
de la définition dogmatique, et ceci est d'autant
plus notable, que les antécédents semblaient pré-
sager une issue tout autre. Au lieu des simples
mots : (( Deo revelatam, on lisait dans le premier
schéma: constantbm fuisse et esse catholicab Ec-
CLESiAB nocTRiNAM cum sacris Utteris et diyina et
apnstolica tradilione cohaerentem. Sardi, op. cit.,
t. II, p. 38. Dans le schéma qui remplaça le précé-
dent, on mit : fuisse et esse constantkm catholicae
EccLESiAE DOCTRiNAM fl Deo revelatum : assertion qui
fut maintenue dans plusieurs rédactions ultérieures.
Ibid.,p. 88, 116, i4o, 166, 192. Cependant un des
théologiens consulteurs, fra Paolo di S. Giuseppe,
carme, 'avait fait observer qu'en présence des faits,
oppositions vives et longues, réserve même des sou-
verains pontifes, etc., il semblait diflicile d'afFirnier
qu'il y eût eu, sur ce point, doctrine constante de
l'Eglise. Ibid., p. 42 sq. Des évèques et des cardi-
naux furent du même sentiment. Mgr Kenrick con-
testa nettement l'existence d'une tradition primitive,
en objectant que pendant plusieurs siècles il n'avait
pas été question de la conception de Marie. Mgr Ata-
nasio Bonaventura, évèque de Lipari, parla d'une
croyance d'abord implicite, et plus lard seulement
explicite. Ibid., p. 208, 20g. Plusieurs évèques alle-
mands revinrent sur le sujet avec plus d'insistance
encore dans des observations motivées; tels, Mgr
deReisach, archevêque de Munich, Mgr deUauscher,
archevêque de Vienne, le cardinal Schwarzenberg,
archevêque de Prague, dont l'avis se résume en ces
quel(|ues mots : Nescio quomodo possit saepe sae-
pius asseri, quod a primis Ecclesiae temporibus claris
et indubiis testimoniis manifestata fnerit pia senten-
tia , quodtraditio semper vi guérit. Ibid., p. 2i5, 217,296.
En fin de compte, les termes contestés furent omis
dans la formule de définition, Ibid., p. 3-jtt. Dans
le corps de la bulle, certaines expressions qui se
215
MARIE. — IMMACULEE CONCEPTION
216
ratlacbaieiil au même ortlie d'idées fuient modi-
fiées et adoucies ; en i)ailicu!ier, il n'est plus ques-
tion, § Et re qiiidem vent, de doctrine constante Je
rjEfj'lise, mais seulement de doctrine qui a lou jours
existé dans l'Eglise comme reçue des ancêtres, in
ipsa Ecclcsiu semper e.rstitisse veluti a mujorilius
acception. Ce qui perniel de conclure qu'en définis-
sant l'Immaculée Conception comme doctrine révélée
et, à ce titre, contenue dans la sainte Ecriture ou
la Tradition, Pie IX n'a rien défini sur le mode,
explicite ou seulement implicite, soit de la conte-
nance de cette doctrine dans les sources de la révé-
lation, soit de la profession ou croyance de celte
même doctrine dans les premiers siècles du cliris-
tianis:ne.
B. Attaque du dogme diIiini pau Pik IX. — Prise
dans ses grandes lignes, l'attaque se présente sous
une double forme, SHi^ ant qu'elle s'en prend à la
doctrine elle-même, ou plus particulièrement à la
bulle InefjahUis Deus, en tant que celle-ci propose la
doctrine comme dogme de foi et [n étend en trouver
les fondements dans les sources de la révélation.
1. Attaque de la doctrine. — Sur ce terrain, les ad-
versaires de maintenant ne font guère qu'exploiter
l'ancien fonds de diflicultés accumulées jadis par les
adversaires d'avant la définition. Tous invoquent la
sainte Ecriture, en raisonnant à peu près comme
Melchior Cano, De locis tkeologicis, 1. Vil, c. i,
concl. II. On ne trouve aucun texte qui, pris dans le
sens naturel et littéral, établisse clairement l'Im-
maculée Conception; au contraire, rien de plus jjré-
cis que les textes proclamant tous les hommes pé-
cheurs, soit en général, soit en particulier, eu égard
à leur naissance : « Tous ont péché et sont privés de
la gloire de Dieu i>, Rom., m, 23; cf. Gai., m, 22;
« Ue même que par la désobéissance d'un seul tous
ont été constitués pécheurs, de même par l'obéis-
sance d'un seul tovis sont constitués justes », Rom..
V, 19; « Je suis né dans l'iniquité, et ma mère m'a
conçu dans le ])éché », Ps., l, 7. Kien de plus précis
que les textes établissant une stricte corrélation '
entre la mort et le péché, entre la mort de Jésus-
Christ pour tous et la mort (spirituelle) de tous : « La
mort a passé dans tous les hommes, parce que tous
ont péché, if ù r.d-jrti y.u.v.pn-j 1 , Rom., v, 19; « Si un
seul est mort pour tous, tous donc sont morts », Il
Cor., V, i4 ; or la Vierge est morte, comme les autres.
Kien de plus précis que les textes ailirmant l'uni-
verselle et absolue nécessité de la régénération spi-
rituelle et de la rédemption en .lésus-Christ : « Nul,
s'il ne renaît de l'eau et de l'Esprit, ne peut entrer
dans le rojaume de Dieu ». Joaii., ui, 5; « Un seul
médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus
fait homme, qui s'est donné lui-même en rançon
pour tous », 1 Tii)i., 11, 6. Marie n'est jamais excejv
tée; elle-même, d'ailleurs, se donne pour rachetée,
quand elle salue en Dieu son Sauteur, Luc. 1, 4";
or, comment comprendre qu'elle ait été vraiment
rachetée, si elle n'est pas tombée dans la servitude
du péché? Dans ce cas là, ne serait elle pas plus tôt,
comme l'objecte Métropuanb Critopoulos, rédemp-
trice, et l'incarnation du Verbe ne deviendrait-elle
pas inutile?
La doctrine de l'Immaculée Conception n'est i)os
moins contraire à l'antique Tradition, a Jusqu'au
xu« siècle, nous voyons l'Eglise en possession paisi-
ble de la foi à l'universalité du péché originel ; aucun
Père, aucun écrivain ecclésiastique ne songe à sous-
traire la Vierge Marie à cette loi, en lui attribuant
la prérogative d'une conception sainte ; ce qui ne
doit pas surprendre, si l'on considère qu'une telle
prérogative, en même temps qu'elle tendait à elfacer
la difl'érence spécifique du Sauveur 'avec le reste des
hommes, était essentiellement incompatible avec
l'idée qu'on se faisait de la transmission héréditaire
du i)échc d'Adam. 11 était, en cfTct, universellement
admis, que cette transmission s'ex])li(|ue par la con-
cupiscence qui préside à la génération, que la cor-
ruption est inséparablement attachée à la conception
faite parles voies ordinaires, ([ue le péché ne sau-
rait manquer là où la convoitise sexuelle a été indu-
bitablement présente ; que, par conséquent, pour
être immaculée, une conception doit nécessairement
exclure runioncharnelledi^l'hommcet de la femme, s
(Jrand Dictionnaire du xix".s(èf/e,art. Conception. hes
textes apportés à l'appui de celte assertion sont
presque tous empruntés à saint Ambroise, saint
Augustin ou des écrivains de filiation auguslinienne.
De leur côté, les Pères grecs, interprétant les juiro-
îes de l'ange : « .'<piritus sanctus suiien-eniet in le n,
Luc, 1,35, enseignent qu'à ce moment-là, Marie fut
purifiée dans son âme et dans son corps ; c'est donc
qu'auparavant elle était soumise à la loi du péché,
au moins [)ar sa naissance Dans celte hypothèse,
Marie n'aurait été délivrée du vice héréditaire qu'au
jour de l'Annonciation ; et telle est, en cd'et, la posi-
tion que tiennent, à la suite de Mbtuoi'Uanu CRrro-
poiLos etdeSÉDASTE IvYMiiNiTÈs, la plupart des théo-
logiens modernes, grecs ou russes, de lEglise
orthodoxe; quelques-uns, comme LuniiUKV, estiment
même que la Vierge n'a été complètement délivrée
qu'au pied de la Croix. Ce qui n'empêche pas ces
théologiens de tenir en même temps que Marie fut
sanctifiée dès le sein de sa mère, et qu'elle n'a été,
à proprement parler, ni enfant de colère ni esclave
du démon. Inconciliables dans l'Eglise romaine,
étant donnée sa doctrine sur lepéclié originel et ses
effets, ces assertions ne le sont pas dans l'Eglise
orthodoxe; car, pour ses théologiens, le péché ori-
ginel, considéré dans les descendants d'Adam, n'est
rien autre chose que la concupiscence, ou la priva-
lion de l'intégrité et de l'immortalité, auxquelles
Adam seul a renoncé. Que la Vierge ait été, comme
saint Paul, en butte aux mouvements de la concu-
piscence, c'est une eonsécpience de sa descendance
adamique et c'est une condition nécessaire pour
qu'elle pùl agir d'une façon libre et méritoire.
a. Attaque de ladé/inition et de la huile Ine/fabilis
Deus. — Le grand scandale, c'est que Pie IX ail osé
proposer l'Immaculée Conception comme dogme de
foi et vérité divinement révélée. Les uns, comme
M. H.*.RNACK, ripostent par cette interrogation : Si
cette vérité a été révélée, quand donc et à qui?
Wann? Wem? Lelirbuch der Dogmenf;eschichte^,
Tiibingen 1910, t. III, p. 71Î7, note t. D'autres, jan-
sénistes, gallicans ou vieux-eatholiques, s'emparent
du vieil axiome, formulé par Vincent de Lérins :
Quod ab omnibus, quod ubique, quod semper, et en
tirent celte conclusion : Ne peut être imposé comme
dogme de loi, que ce qui a été cru par tous, par-
tout et toujours ; puis ils énumèrent soigneuse-
ment tous les adversaires de la pieuse croyance au
cours des siècles chrétiens. De là celte accusation
d'innovation doctrinale, dont le patriarche Antuime
de Conslantinople s'est fait l'écho, dans sa Lettre
encyclique patriarcale et synodale, de 1896, n. i3 :
« i/Egliso des sept Conciles œcuméniques, une,
sainte, catholique et apostolique, a pour dogme que
l'incarnation surnaturelle de l'unique Fils et Verbe
de Dieu par le Saint-Esprit et la Vierge Marie est la
seule qui soit pure et immaculée. Mais l'Eglise papale
a encore innové, il y a quarante ans à peine, en
établissant, au sujet de la conception immaculée de
la Vierge Marie, la Slère de Dieu, un dogme nouveau,
fini était inconnu dans l'ancienne Eglise, et qui avait
2i:
MARIE.
IMMACULEE CONCEPTION
218
été jadis violemment combattu même par les plus
distingués llicologiens de la papauté. »
Les fondements de la croyance, tels qu'ils sont
exposés dans la bulle de définition, ne sont pas moins
discutés. Appel est l'ait à deux textes : Gen., lu, i5,
et Litc., I, 3o. La preuve tirée du premier s'appuie
sur la traduction de la Vulgate : Ipsa conteret cuput
iuiim : mais cette traduction est défectueuse, car l'ori-
ginal donne -.Ipse ou Ipsum, rapporté au mot semen,
c'est-à-dire au rejeton de la femme. En supposant
qu'il s'agisse d'un être déterminé, et non pas col-
lectif, c'est Xotre-Seigneur Jésus-Clirisl qu'il faut
entendre, suivant l'interprétation des saints Pères.
Si ces derniers semblent parfois associer la Mère au
Fils dans le triomplie sur le démon, c'est uniquement
parce quelle l'a vaincu au jour de l'Annonciation,
en coopérant à l'Incarnation du Verbe par sa foi,
son humilité et son obéissance; ainsi est-elle devenue
l'antithèse de la première Eve, qui fut vaincue par
le serpent en s'abandonnant à l'incrédulité, à l'or-
gueil et à la désobéissauce. Et les théologiens grecs
d'ajouter : Les icônes, qui représentent la Sainte
"Vierge écrasant la tète du serpent, indiquent plutôt
qu'elle a été sujette au péché ; car, d'après le sym-
bolisme de ces icônes, elle nous apparaît soumise à
la puissance du diable, qu'elle brise au moyen de son
divin Fils.
Dans la salutation angélique, le terme grec
tiy'j.f.i-ai:j.hr„ qui répond au gratta plena de la Vulgate,
nous montre simplement Marie comme iiislifiée, ren-
due agréable à Dieu, au jour de l'Annonciation. Si
ce terme contient une allusion aux grâces exception-
nelles que la Mère du Verbe incarné allait rece-
voir ou qu'elle avait déjà reçues, l'une et l'autre de
ces interprétations se trouvant dans les écrits
des Pères, rien n'autorise à voir là l'exemption du
péché originel.
La preuve fondée sm- l'ancienne Tradition n'est
pas plus ellicace: « (Juand on lit les Pères avec le
désir de savoir ce qu'ils disent réellement, non avec
le désir de leur faire dire ce qu'on pense et de leur
arracher, pour ainsi dire, un témoignage implicite
et vague en faveur d'une opinion récente, on s'aper-
çoit promptenient que les épithètes par lesquelles
ils se plaisent à relever la gloire de Marie n'ont pour
objet que la virginité de la mère de Jésus. » Grand
Dictionnaire du A'/.V'' siècle, art. Conceplion.
Des critiques récents ont pourtant compris qu'en
se plaçant sur un terrain aussi étroit que celui de la
seule virginité de Marie, on risquait fort d'être
débordé. « Quand on presse les effusions lyriques
d'André de Crète et de Jean Damascène, il n'en reste
guère que l'affirmation cent fois répétée de la mater-
nité divine de Marie réalisée sans aucun dommage
pour sa virginité. Est-ce à dire qu'on ait le droit
d'attribuer à ces moines du vi' et du vu" siècle les
sentiments que nous avons trouvés dans les écrits
d'Origène, de Basile ou de Clirysostome? Il ne semble
pas. La pensée d'un auteur se révèle non seulement
parce qu'il dit, mais aussi parce qu'il suppose. Or,
on a peine à comprendre que les mêmes hommes qui
^ épuisent, en l'honneur de Marie, toutes les ressources
de la rhétorique, laissent subsister, dans le portrait
de la mère du Sauveur, les taches (]ue les Pères des
quatre premiers siècles y avaientmises. Nous croyons
donc que ces abondants panégyriques de la Vierge
ont dressé autour de son front l'auréole de la sain-
teté. » G. Herzog, La Sainte Vierge dans iliistoire. II.
/Jehutsde la crui/ance à la sainteté de Marie. Italie
d'htstuire et de littérature religieuse, inoT, t. XII,
p. rua.
Mais de quelle sainteté s'agit-il ? D'une sainteté re-
lative, qui exclut les fautes actuelles ou i»erson-
nelles, et non pas d'une sainteté absolue, qui exclu-
rait aussi, implicitement ou virtuellement, la faute
originelle'? K A l'époque de saint Jean Damascène,
l'Eglise grecque ignorait encore le dogme de la faute
héréditaire. Elle ne pouvait donc pas songer à
exempter la Sainte Vierge d'une loi qui lui était in-
connue. » /hid., V. La Conception de Marie, de saint
Augustin à saint Bernard, p. 54g.
Dès lors, d'où peut venir le dogme défini par Pie IX,
le 8 décembre i854? « Le privilège de la conception
immaculée ne doit rien ni à la christologie, ni même
à l'amour de la Sainte Vierge. Sa source se trouve
exclusivement dans la lëte orientale de la conception
miraculeuse de Marie, c'est-à-dire dans une institu-
tion liturgique qui n'avait aucun rapport avec le
dogme du péché originel, mais qui, rencontrant ce
dogme en Occident, a du se transformer pour lui ré-
sister et se maintenir. C'est la loi de la lutte pour la
vie qui a métamorphosé la fêle de la conceplion mi-
raculeuse en fête de la conception immaculée, c'est-
à-dire exempte du péché originel. C'est le prestige
de cette fête qui a protégé la théorie de la conception
immaculée contre les coups de la théologie et l'a
élevée progressivement à la hauteur d'une vérité
révélée. » Ibid., VII. L'Immaculée Conception,
p. 6o6.
L'idée d'expliquer non pas la fête par la doctrine,
mais la doctrine par la fête, n'est pas nouvelle;
PusEV l'avait déjà émise, Eirenicon, p. 176 s. Ce qui
est nouveau, c'est l'application de la théorie philo-
sophi(jue de l'évolutionnisme vital, faite au dogme de
l'Immaculée Conception ; théorie suivant laquelle il
n'y a certes pas développement, comme l'exige la
bulle Ine/jahilis, § L't re quidem sera, « dans l'identité
du dogm«, dans l'identité du sens, dans l'identité de
la pensée ».
Pour l'attaque protestante, voir entre autres : Sam.
"Wilberforce, Home, lier net\' Dogma and our duties.
Oxford, i85ô ; L. Durand, L'Infaillibilité pontificale
prise en manifeste et flagrant délit de mensonge,
ou le dogme de l'Immaculée Conception cité et con-
damné au tribunal de l'histoire et des Pères. Bruxel-
les, i85g ; Ed. Preuss (avant sa conversion). De
immaculatu conceptu b. Mariae Virginis, dans son
édition de Chemnitz, Examen Concilii Tridenlini.
Append., p. 966, Berlin 1861 ; puis, en allemand.
Die rùmische Lehre der unbefleckten Enipfdngniss.
Berlin, i865; E. B. Pusey, An Eirenicon, in a Let-
ter to the author of « Tlie Christian year »,
Oxford, 1866; Le même, First letter to the Rev.
JVen'inan in explanation chiefly in regard to the re-
verential love due to the everblessed Theotokos and
the dévotion of the immacalate conception, Ox-
ford, 1869 ; A. Réville, art. Conception Immaculée,
dans Encyclopédie des sciences religieuses, de
Lichtenberger, t. III; E. H. Vollet, art. Marie,
dans la Grande Encyclopédie (Paris, Lamirault),
t. XXllI, p. 95.
Attaque gréco-russe : Métrophane Critopoulos,
'O/jo/oyiK TY,i ii:jv.tÙMr,i ÏK/.Àr,<i<v.t, c. xvii, dans Monu-
menta fidei Ecctesiae orientalis, éd. Kimmel-
Weissenborn, lena, i85o, P. II, p. 1 ^■j s.; .Sébastos
Kyuiénitès, A'y/fjiv.nxh ùiùy.iy.vj.iv. t7,^ àyarc/tx-^ç x«t
i.aSoiiAfii "E«//itik;, Bucliarest, 1708; Théophane
Prokopovicz, Christianae orthodoxae theologiae
t. II, c. XIII. Leipzig, i^ga ; IiTopiV. tw rtapy. \a.r(m^
■Ao-j ôiy^KTi; rf,i àrsnû.cxj um/vUk^ Tij; ù./ixi "kvrtii, dans
EÙK/yt^izo; Kr,p\,-, Athènes, 1867, t. I, p. 262; Les
ré flexions d'un orthodoxe sur le nouveau dogme de
V Eglise romaine concernant l' Immaculée Conception
de Marie (en russe), dans Khristianskoe Tchtenle
(Lecture chrétienne). Saint-Pétersbourg, 1867,
219
MARIE. - IMMACULÉE CONCEPTIOiN
220
t. II, p. 3; i858, t. I, p. ■j3, i84, 221 ; A. Moura-
viell', Question religieuse d'Orient et d'Occident:
Moscou et Saint-Pétersbourg, i856, 1868-59, p. 345:
Le nouveau dogme latin de l'Immaculée Con-
ception au point de vue orthodoxe (trad. angl.
jiar J. M. Neale, dans Voices from the East, IV.
Londres, 1869); p. 4"= Képonse à deux lettres
adressées à une dame russe sur l'Immaculée
Conception ; C. Androutsos, Ao;ti>n;v to/zCmij!^; éi
ino'jiiui cpB'j6oio-j, p. 1^3 s. Athènes, 1901 ; A. Le-
bedev, bifergences entre les Eglises orientale et
occidentale dans la doctrine sur la très sainte
Vierge Marie, mère de Bien. L'Immaculée Con-
ception (en russe). Varsovie, 1881 ; 2' éd., Saint-
Pétersbourg', 1903. Sur ces deux derniers ouvrages,
A. Spaldak, d&ns Zeilschrift fur iatliolische Théo-
logie, Innspruck, 1904, t. X.WIII, p. 767 : Die Stel-
lung der griechish-russisclien Kirclie zur Lehre
der unhefleckten Empfàngnis ; article du même
auteur sur les Objections des théologiens russes
contre l'Immaculée Conception de la Mère de Dieu
(enlc\ièque),Aansl'asopiskatolickéhoduchoiensiia,
Prague, 1906, p. 5o, 100 (compte rendu dans
Sla^'orum litterae theologicae, Prague, 1907, t. III,
p. 10 i).
Attaques dii-erses, venant d'auteurs à tendances
jansénistes ou gallicanes, précurseurs des vieux-
catholiques : Grand Dictionnaire du X/X' siècle,
art. Conception: abbé J. J. Laborde, La croyance à
l' immaculée Conception de la Sainte Vierge ne peut
devenir dogme de foi, 3' éd. Paris, i854 ; le même,
Relation et Mémoire des opposants au nouveau
dogme de l'Immaculée Conception et à la bulle
Jnt'/fabilis. Paris, i855; J. B. Bordas-Demoulin et
F. Huet, Essais sur la réforme catholique, troi-
sième partie, p. 479: Lettres sur l'Immaculée Con-
ception; p. 539 : Etude sur la bulle Ineffabilis Deus,
Paris, i856; E. Secrélan, Héfutution d'un ouvrage
intitulé: fa croyance générale et constante de
l'Eglise touchant V Immaculée Conception de la
li" Vierge Marie, etc. par l'Em. et Rnie cardi-
nal Gousset, archev. de Reims, dans L'Observateur
catholique, Paris, i856, t. I et II, série d'articles;
Poulain et E. Secrétan, Lettres à Mgr Malou,
évéque de Bruges, sur son livre intitulé: L'Imma-
culée Conception considérée comme dogme de foi,
dans la même revue, iSS'j-Sg, t. IV-IX, série
d'articles.
Bibliographie plus complète : A. de Roskovany,
Beata Virgo in suo conceptu immaculata, Buda-
pest, 1873 s., t. VI, p. 556 ss., passim; H. Reusch,
Der Index der verbotenen Biicher, t. II, p. Ii53 s.
3. La défense du dogme : remarques prélimi-
naires. — On peut conclure de ce qui précède, que
la défense du dogme de l'Immaculée Conception
ne doit pas consister seulement dans l'énoncé des
preuves et la réponse aux objections anciennes; les
lornies nouvelles de l'attaque demandent, en outre,
qu'on tienne compte de la marche suivie par la
croyance au cours des siècles chrétiens. Ce procédé
se recommande d'autant plus que, dans beaucoup
d'encyclopédies ou de revues en vogue, on fait pas-
ser sous les yeux des lecteurs une histoire du dogme
défini par Pie IX, dont le moindre défaut est
il'être incomplète et de mêler, à peu près dans une
égale proportion, le vrai et le faux.
Mais d'abord, quelques remarques préliminaires,
pour écarter des équivoques d'une grande impor-
tance. Souvent les adversaires de l'Immaculée Con-
ception critiquent les autorités alléguées dans la
bulle Ineffabilis, comme si, dans la pensée des ré-
dacteurs, toutes tendaient à établir directement le
privilège mariai. Pure méprise I Quelques témoi-
gnages sont donnés, il est vrai, comme se rappor-
tant à la conception de la bienheureuse Vierge,
I5 Accédant nobilissima effala; mais ces témoignages
sont très peu nombreux. Les autres sont présentés
comme énonçant une notion plus générale : « sain-
teté et dignité souveraine de la Vierge, exemption
de toute tache du péché, glorieuse victoire sur le
funeste ennemi du genre humain », Çj Equidem Pa-
tres : Il innocence, pureté, sainteté parfaite ; abon-
dance ineffable de grâces, de vertus et de privilè-
ges », § Jiunc eximium : « plénitvide de grâces »
propre à la mère de Dieu, § /Une non luculenta minus.
Au cours de la discussion sur le texte de la bulle,
un mot fut dit, qui caractérise cette sorte de témoi-
gnages. Des évêques ayant objecté que, parmi les
autorités produites, beaucoup ne semblaient pas
s'appliquer à la conception de Marie, Mgr Malou, de
Bruges, fit remarquer que la sainteté afiirmée d'une
façon indéfinie entraînait la conception immaculée,
qu'il surtisait donc, pour tout accorder, de distin-
guer entre les preuves directes et les preuves indi-
rectes : « Distinguendo le prove dirette ed indirette,
tutto sarebbe concordato. » Sardi, op. cit., t. II,
p. 207.
En face des témoignages indirects, la question
n'est pas : ces témoignages expriment-ils l'exemption
du péché originel ou la conception immaculée, mais
seulement : la notion plus générale, que ces témoi-
gnages expriment, con((e«<-elle l'exemption du péché
originel ou la conception immaculée, soit implicite-
ment, soit virtuellement (abstraction faite de ce
([ui peut être une pure querelle de mots, voir t. I,
col. 1162), comme le tout contient la partie, comme
l'universel contient le particulier, comme les pré-
misses contiennent la conclusion, comme une vérité
en appelle une autre, ou par contraste, quand l'une
exclut l'autre, ou par connexion, quand les deux
ont un rapport mutuel?
S'il importe de ne pas confondre les témoignages
directs et les témoignages indirects, il importe tout
autant, dans la question présente, de ne pas res-
treindre arbitrairement les anciennes manifestations
ou anticipations de la croyance par une notion trop
verbale du dogme. Si cette considération vaut en
général, elle s'applique en particulier au dogme de
l'immaculée conception de Marie. Pour beaucoup
d'adversaires, nul témoignage ne parait compter,
s'il n'énonce pas formellement l'exemption du péché
originel ou la conception sans tache. C'est mécon-
naître illégitimement la possibilité de formules
dogmatiquement équivalentes, c'est-à-dire recouvrant
une même substance de doctrine sous une termino-
logie différente. Dans sa formule négative, le privi-
lège mariai dît: exemption du péché originel; maià,
suivant une remarque déjà faite, le péché originel
ne nous a pas été révélé dans sa nature intime, il
ne l'a été que sous une notion vulgaire, en fonction
<les effets qu'il a produits dans Adam et Eve et qu'il
produit dans leurs descendants naturels : inimitié ou
malédiction divine, souillure de l'âme, état d'injus-
tice ou de mort spirituelle, servitude sous l'empire
du démon, assujettissement à la loi de la concu-
piscence, de la souffrance et de la mort corporelle,
envisagée comme peine ou rançon du péché com-
mun. Dans sa formule positive, le privilège mariai
dit conception pure et sainte en son terme, c'est-à-
dire jointe à la grâce sanctifiante, puisque, dans
l'ordre actuel, il n'y a pas de pureté ni de sainteté
intérieure sans la grâce sanctifiante. Les contraires
s'opposant, le privilège mariai pourra s'exprimer de
deux façons distinctes : d'une façon plus abstraite,
par la négation du péché originel ou de la tache
221
MARIE. — IMMACULEE CONCEPTION
222
héréditaire; d'une façon plus concrète, par la
négation des effets du péché originel, qui viennent
d'être rappelés, ou par l'allirniation des effets con-
traires : amitié divine, état de justice, de sainteté,
de pureté; présence de la grâce sanctifiante; pleine
inimitié avec le démon ; immunité par rapport à la
loi de la concupiscence, de la souffrance et de la
mort envisagées comme peine ou rançon du péché
commun.
Enfin, s'il faut que, dans le développement dont
ils sont susceptibles, les dogmes chrétiens « gar-
dent leur plénitude, leur intégrité, leur propriété,
et qu'ils croissent dans leur genre, c'est-à-dire dans
l'identité du sens, dans 1 identité de la pensée », ce
qui suppose manifestement un rapport ou lien objec-
tif de continuité entre la croyance du présent etcelle
du passé, ou du moins entre la croyance présente et
la révélation, explicite ou implicite, comme point
de départ : il n'est pas moins vrai que la défense
rationnelle de la croyance à l'immaculée conception
de la Mère de Dieu peut présenter une différence
notable, suivant qu'on admet, sur la manière dont
s'est faite la révélation de ce mystère, l'une ou l'au-
tre des deux hypothèses qui ont cours parmi les
théologiens catholiques. Dans l'hypothèse d'une
révélation explicite, on est infailliblement amené à
chercher dans les premiers siècles du christianisme
une croyance correspondante, c'est-à-dire explicite,
qu'il faut établir par des témoignages positifs, à
moins qu'on ait recours, pour suppléer aux lacunes,
à un argument de prescription, dont la valeur n'est
pas, dans l'espèce, incontestable. Dans l'hypothèse
contraire d'une révélation seulement implicite, la
situation est différente. 11 y a liieu à un développe-
ment réel, bien que relatif, de la doctrine, pour que
de l'implicite elle passe à l'explicite, soit dans la
connaissance ou la profession des croyants, soit
dans la proposition ou la sanction du magistère
ecclésiastique. L'allirniation expresse du point de
doctrine n'est pas, de soi, nécessaire dès le début ;
il suffit qu'il y ait croyance à la vérité plus générale
qui le renferme, ou même à divers éléments dont la
synthèse réfléchie amènera définitivement la recon-
naissance et la profession publique de ce point de
doctrine. Des étapes pourront donc exister, des
périodes distinctes pourront se succéder, où la
croyance ne se présentera pas dans les mêmes con-
ditions. Et cette circonstance donne son intérêt et
sa valeur à l'examen, qui va suivre, de la croyance
à l'immaculée conception de Marie dans les siècles
chrétiens. Cet examen aura, en outre, l'avantage de
fournir comme une pierre de touche pour contrôler
par les faits les deux hypothèses qui ont cours dans
la théologie catholique.
II' Partie. La croyancb a l'I.mmaculke Co>'CEr-
Tio.v LIE Marie dans les siècles postéphbsiens.
Le cadre de ce Dictionnaire apologétique ne
permet pas d'envisager la question de l'Immaculée
Conception dans toute son ampleur, comme il sera
fait bientôt dans le Dictionnaire de Théologie cathn-
liriiie. On trouvera d'ailleurs dans notre bibliogra-
phie d'abondantes indications en vue d'une étude
complète. Obligés de nous borner, nous irons droit
au point critique.
Les premières sections de cet article ont marqué
Us fondements scripturaires du dogme, parmi les-
quels il suffira de rappeler le protévangile de la
r.enèse (Cen., m, i5) dans la perspective duquel
Marie apparaît comme la nouvelle Eve, et la saluta-
tion de l'ange à la vierge pleine de grâce (/.kc., 1,28).
Elles ont aussi fait connaître quelques-unes des
anticipations les plus notables du dogme dans la
tradition des anciens Pères. Pour éviter des redites
infinies, nous inviterons le lecteur à se référer à ces
développements, et prendrons la question au point
où elle entre dans la tradition explicite de l'Eglise;
point qu'on peut fixer approximativement au len-
demain du concile d'Ephèse.
Nous allons suivre le développement de la croyance
à l'Immaculée Conception après cette date, d'abord
pour l'Eglise orientale jusqu'au schisme, puis pour
l'Eglise occidentale.
I. La croyance bn Orient depuis le concile
d'Ephèse jusqu'au schisme db Micbbl Gkrolaiub
(/i38-io54). — La réaction contre l'hérésie nesto-
rienne activa et précisa le mouvement inarialogique
dans l'Eglise orientale. La négation de l'unité de
personne en Jésus-Christ faisait de Marie la mère
d'un homme spécialement uni à la divinité, mais
non pas la Mère de Dieu. Le glorieux titre de Q^otm:,
consacré solennellement au concile d'Ephèse, devint
le point de départ d'un double développement : l'un
d'ordre doctrinal, dans les écrits des Pères et des écri-
vains ecclésiastiques qui les continuèrent; l'autre cul-
tuel, qui se traduit dans les monuments liturgiques
et dans l'institution de fêtes en l'honneur de Marie.
a. Développement doctrinal : Pères et écrivains
ecclésiastiques. — C'est à cette période (iu'a|>par-
tiennent la plupart des témoignages patristiques
dont les rédacteurs de la bulle Inefjahitis Deus se
sont inspirés pour dépeindre la sublime dignité de
Marie, sa perpétuelle innocence, son incomparable
pureté et son ineffable sainteté. La perfection (jui se
dégage de cet ensemble de témoignages dépasse ma-
nifestement la virginité corporelle et même une plé-
nitude de grâce qui, se réalisant au jour de l'Incar-
nation, n'assurerait la toute-sainteté de Marie qu'à
partir de ce moment-là. Dépasse-t-elle une plénitude
de grâce antérieure, mais qui consisterait unique
ment dans l'absence de fautes personnelles et dans
une sanctification faite à une époque indéterminée ?
En d'autres termes, la sainteté propre à la Mère de
Dieu englobe-t-elle sa personne dans le cours entier
de son existence, excluant donc la présence en elle,
même au moment de sa conception, d'une souillure
héréditaire, d'un état de mort spirituelle et d'inimi-
tié avec Dieu, d'un assujettissement temporaire au
démon? Telle est la forme sous laquelle le problème
se pose pour les Pères grecs de l'époque postéphé-
sienne.
Quiconque étudie de près leurs écrits fait bien
vite une constatation : ces Pères conçoivent la sain-
teté, la pureté, la plénitude de grâce, comme toutes
les autres perfections de Marie et son rôle de nou-
velle Eve, en fonction de son titre de Qictwo^. Basile
de Séleucib (458) énonce une idée courante quand
il déclare que, pour louer dignement la Mère de
Dieu, il prendra son point de départ de celui-là
même à qui elle doit d'avoir réalisé et porté ce titre.
Oral. XXXIX, In Annant., 2, P. G., LXXXV, ^29. L'ap-
pellation d'(//i« &£c,Tcxoi, Sainte Mère de Dieu, ne si-
gnifie pas seulement que Marie est sainte, mais
qu'elle est sainte en Mère de Dieu, d'une façon et
dans une mesure proportionnée à sa dignité et à ses
destinées. Si l'application va tout d'abord à la Vierge
devenant effectivement, au jour de l'Annonciation,
Mère de Dieu, par voie de conséquence il y a réac-
tion sur l'existence antérieure, qui fut la prépara-
tion de Marie à son rôle unique : c'est en Mère de
Dieu qu'elle vit, qu'elle naît, qu'elle est conçue ;
partout et toujours l'Eve nouvelle, jamais inférieure
à l'ancienne en pureté, en sainteté. Remontant ainsi
du plein midi à l'aurore, les Pères grecs postéphé-
siens salueront en Marie, du premier instant où
223
MARIE.
IMMACULEE CONCEPTION
224
elle sera, le temple que le Verbe divin a choisi de
toute éternité, qu'il s'est construit lui-même et dès
lors approprié ; c'est par là surtout qu'ils anticipe-
ront, à leur manière, le dogme de l'Immaculée Con-
ception, Une enquête détaillée ne convenant pas à
la brièveté de cette étude, indiquons du moins les
principaux anneaux de la chaîne, au commence-
ment, au milieu et à la lin de la période.
I. Débuts de la période postéphésienne. — Voici,
reliant en quelque sorte cette époque à celle qui l'a
précédée, deux évêques qui Ogurèrent au concile
d'Ephèse en adversaires décidés de Nestorius : saint
Proclus et ïhéodote d'Anej're.
Discii)le en sa jeunesse et ami de saint Jean
Chrysostome, Proclus devint l'un de ses succès
seurs sur le siège de Gonstantinople (434-446). Dans
l'un de ses Eloges de Marie Mère de Dieu, il parle
de « son âme pure et sans tache », puis, repre-
nant la comparaison de la seconde Eve, associée
à son divin Fils dans la lutte contre l'ennemi du
genre humain, il prête ce langage aux démons stu-
péfaits : « Aurons-nous donc à lutter contre une
nouvelle Eve ? Devrons-nous livrer bataille à une
femme immaculée? Serons-nous obligés d'adorer le
second Adam? » L'éloge continue, renfermant des
expressions comme celles-ci : « Sanctuaire sacré de
l'impeccabilité, temple de Dieu sacro-saint, arche
dorée à l'intérieur et à l'extérieur, sanctiliéc dans le
corps et dans l'âme, épouse toute belle des Cantiques
qui s'est dépouillée de la %-ieille tunique, globe cé-
leste de la nouvelle création. » Orat, ti, i, i6, i-,
P. G., LXV. ^5i, 762 s., 766 s. Expressions d'autant
plus signilicatives que l'orateur semble bien faire
remonter la sainteté de Marie jusqu'à son origine,
quand, à propos de l'inquiétude momentanée de
saint Joseph, il fait celte remarque : « Il oubliait
qu'elle pouvait devenir le temple de Dieu, celle qui
avait été formée d'un limon pur, r, ix toû i.yy.Oii' (al.
zaSypsû) -iT:i'/.-!ij.i-)r, Trj.vj. Il ne savait pas que de ce
paradis virginal, les mains immaculées du Seigneur
devaient façonner le second Adam. » Ibid., 2,
col. 733. Si l'authenticité de ce discours est contes-
tée par maints critiques, d'autres la maintiennent et
répondent aux objections. Voir M. Jugib, dans
Noire-Dante, t. II, p. 226.
Théodotb, évèque d'Ancyre (43o-439), n'est pas
un témoin inférieur à Proclus. Traitant du mj-stère
de l'Incarnation, il commence par rappeler la chute
originelle et ses tristes conséquences, en particulier
l'assujettissement de toute àme au démon, personne
ne pouvant arrêter « la propagation du vice » héré-
ditaire ; seul le Rédempteur est capable d'apporter
le remède. Mais l'Eve nouvelle apparaît à côté du
nouvel Adam. L'orateur ne la considère pas seule-
ment dans son rôle actif au jour de l'Annoncia-
tion ; il la considère encore et surtout en elle-même,
dans les perfections qui lui conviennent et dans la
préparation lointaine que sa future mission sup-
pose: « A la place de la vierge Eve, devenue pour
nous un instrument de mort, Dieu choisit, poiu' nous
i-edonner la vie, une Vierge très agréable à ses yeux
et pleine de grâce; vierge qui appartient au sexe
féminin, mais sans en connaître la malice; vierge
innocente, sans tache, exempte de toute faute, in-
tacte, pure, sainte d'âme et de corps, poussant
comme un lis au milieu des épines, ignorant les
maux d'Eve..., consacrée à Dieu dès le sein de sa
mère, et, après sa naissance, présentée au temple en
esprit de reconnaissance pour être élevée dans le
sanctuaire, s'y instruisant de la loi, pénétrée de
l'onction de l'Esprit-Saint, revêtue de la grâce di-
vine ODuirae d'im manteau, l'esprit rempli dune sa-
gesse céleste et déjà, par le cœur, épouse de Dieu...
Telle est la femme, digne du Créateur, dont la divine
Providence nous a fait présent et dont il a daigné se
servir pour nous communiquer ses faveurs. »
Développant sa pensée, Théodote fait ainsi parler
l'archange Gabriel, arrivé devant Marie : « C'est à
cause de vous que la tristesse d'Eve a cessé ; c'est
par vous que les maux ont pris Un, par vous
qu'Eve a été rachetée, car saint est celui qui est né
de la sainte, saint et Seigneur de tous les saints,
saint et lui-même auteur de la sainteté ; c'est
l'Excellent issu de l'excellente, l'Ineffable issu de
l'ineffable, le « Fils du Très-haut » issu de la « très-
haute ». Hom., VI, In sanctam Mariam Dei geni-
iricem, 11-12, P. G., LXXVII, 1426 s. Quelle somme
de perfections, la grâce initiale comprise, n'est
pas supposée par un tel parallélisme d'appellations
entre le nouvel .\dam et la nouvelle Eve? Le droit
de restriction est d'autant moins légitime qne, dans
un autre discours, l'évèque d'Ancyre est amené à
nous présenter l'Eve ancienne et la nouvelle comme
une œuvre divine dont l'auteur peut être ûer :
« Celui qui a formé l'antique Vierge tout à son
honneur, ôwfouTw?, a formé aussi la seconde d'une
façon irrépréhensible, my.uùuu: ; s'il a doté l'exté-
rieur de la beauté convenable, il n'a pas moins fait
pour l'intérieur, où l'àme habite, en lui conférant
l'ornement de la sainteté. ». Hom., iv, 5, col. iSgS.
Que peut signilîer ce rapprochement, si ce n'est
que, dans les deux cas, le terme de l'action divine
productrice fut, naturellement et surnaturellement,
« digne du Créateur b et de ses desseins provi-
dentiels?
2. tes derniers Pères grecs. — Trois personnages,
appartenant à l'église syro-paleslinienne, méritent
d'attirer l'attention aux vii^ et viii° siècles : les saints
Sophrone, André de Crète et Jean Damascène. Des
trois il est particulièrement vrai de dire que leur
marialogie est en fonction de Vof/ix Simm:.
Saint Sophrone, patriarche dk Jiîbusalbm (634-638),
est l'auteur certain d'une Lettre synodale à Sergius
de Constantinople, et il semble être le même que
Sophrone le Sophiste, auquel on attribue plus com-
munément Vkomélie sur l'Annonciation. Préoccupé
dans les deux écrits de défendre contre les arabes
et les monothélites la divinité de Jésus-Christ et
l'intégrité parfaite des deux natures, il prend un
point d'appui dans le double mj'stère de la virginité
et de la maternité. Sa doctrine marialogi([ue revient
à mettre en relief une mystérieuse réciprocité de
services et de grâces entre le Verbe incarné et sa
Mère. Par son enfantement virginal, Marie rend un
éclatant témoignage à la divinité de son Fils ; par sa
qualité de ©e^tws:, comme Mère du Dieu fait homme,
elle rend aussi témoignage à la dualité des natures
dans le Christ. Orat. 11, In Annunliat, 44. P- G.,
LXXXVII, 3276: cf. Orat.i. fn Christi nataliiia, Ihid.,
col. 3208. En retour, le Verbe a exalté sa Mère, en
voulant qu'elle eut sa place auprès de lui dans l'éco-
nomie de la rédemption ; c'est l'idée antique du
second Adam et de la seconde Eve. Orat., 11, i4-i6.
23, 25, 33, col. 323 1 s. , 324a s., 3246, 3269. .Mais, à la
différence de la plupart de ses devanciers, Sophrone
s'arrête moins aux harmonies providentielles de ce
plan de revanche, qu'à la dignité, la sainteté, la
pureté qui s'en suivent dans la mère de Dieu, ren-
due digne de son rôle par des prérogatives excep-
tionnelles, ri là Osapùj h rx-n xTiTT^f; -«tso/.juktk, Ibid.
31, col. 334i> en particulier par une plénitude de
grâce et une pureté incomparables: « Voilà pour-
quoi une vierge sainte est choisie; elle est sanctiliéc
dans son àme et dans son corps, et parce qu'elle est
pure, chaste et immaculée, elle coopère à l'incarna-
tion du Créateur. » Epist.synod., col. 3i62.
225
MARIE. - IMMACULEE CONCEPTION
226
Aussi, quel prodige de sainteté et de grandeur,
que Marie, telle qu'elle nous est dépeinte dans le
commentaire oratoire de la salutation angélique !
c Vous avez orné la nature humaine, surpassé les
l' ordres des anges, obscurci l'éclat des archanges...,
vous avez laissé bien loin derrière vous toute créa-
ture ; car, plus que toute autre créature, vous avez
brillé de pureté, et cela parce que vous avez reçu,
porté dans votre sein et engendré le Créateur de
toutes les créatures... ./eiou*- salue, pleine de gnice :
te Seigneur esl afec io»s. Que peut-il donc y avoir,
o Vierge Mère, que peut-il y avoir de supérieur à
I cette grâce qu'à vous seule Dieu a accordée? Quelle
î grâce, quelle splendeur est au-dessus de la vôtre?
11 n'est rien de plus merveilleux que la merveille
que vous êtes ; aucun, parmi les meilleurs, qui, par
rapporta vous, ne soit au second rang... Vous êtes
bénie entre toutes les femmes, car vous avez changé
la malédiction d'Eve en bénédiction... J\'e criignez
rien, n Marie ; car vous avez trouvé auprès de Dieu
1 une grâce inamissible, une grâce excellente entre
toutes, une grâce souverainement enviable, une
grâce de toutes la plus splendide... Beaucoup de
saints ont paru en vous, mais aucun n'a été rempli
de grâce comme vous; aucun n'a été béatifié comme
\ ous ; aucun n'a été exalté comme vous. > Urat., ii,
i8, ig, 22, 25, col. 3238 s., 32/|2, 32/46 s.
Mais cette grâce-là, dira-t-on, c'est, d'après
Sophrone lui-même, celle de la maternité divine. Oui,
si vous considérez cette grâce dans son terme ; mais
!> terme suppose, dans la pensée et la doctrine du
saint docteur, une préparation préalable et propor-
tionnée : « L'Esprit-Saint descendra sur vous l'Im-
maculée, ijil oi, T>,v àfii'ju-jTO-j, pour vous rendre plus
pure etvous donner la vertu fécondante. » /Ijid., 43,
col. 3273. Ainsi, purification relative, par accroisse-
ment d'une pureté positive déjà existante, et pour
rendre la bienheureuse Vierge vraiment digne des
merveilles qui allaient s'accomplir en elle, in rotcùri^yj
-jyiîj iJi-fv-'itiat ^^(WTKu Jbid., 2^, col. 32/15. Ce n'est
I)as seulement 0 un sein éclatant de chasteté »
<[u'elle peut offrir alors au Dieu s'incarnant ; c'est
tout à la fois « un corps, une âme et un esprit libres
(le toute contagion, r.xi 7r«vT«; ihjSspy.i /l'AO^y-xToi roù tï
y/rv cô/^Ky. /.v.i ■Ijyr.-jy.v.i àt'J.J^iy.J. « K pist. STUod., COl.3l6o.
Cette nouvelle Eve, Sophrone la met en parallèle
avec l'ancienne, considérée non pas simplement
comme vierge dans le mariage, mais comme « encore
innocente et toute simple, 'J-nw,p',-^ cùjav xxl y-nlx^ro-j. »
Ora!., II, 33, col. 3261. Aussi, après avoir dit,
loi. 3a48 : « Aucun n'a été rempli de grâce comme
vous, etc. », l'orateur ajoutait-il: « Aucun n'a été
purifié à l'avance comme vous, oiiSsii y.a.rk li
T.OTA'.y.y.Bv-pTVi. »
Quel est le sens exact du mot ■np'j/t/y.dy.prt/.i ? Dé-
signe-t-il simplement la purification préalable qui
eut lieu au moment de l'Annonciation, en vue de
l'enfantement virginal qui allait s'accomplir ; ou
bien désigne-t-il la sanctification initiale de Marie,
opérée au premier instant de son existence et dis-
I tlnguée de la purification vulgaire en ce que, faite
'< comme par anticipation, elle suppose une réelle
; préservation de toute tache ou souillure du péché 7
Que le second sens réponde mieux au mouvement
de la pensée, d'après l'ensemble de tout le passage,
i Ballerini le montre dans une note reproduite par
1 Migne, loc. cil. Saint Sophrone peut donc être con-
, sidéré comme un témoin probable de la croyance au
I privilège mariai, sous une forme dogmatiquement
] équivalente.
Au siècle suivant, saint ANnnii de Crète (-[- 7/I0)
marque un nouveau progrès. Né à Damas, il se rat-
tache à l'église de Jérusalem par la formation qu'il y
Tome m.
reçut, pendant les premières années de sa jeunesse,
au couvent du Saint-Sépulcre. En dehors de ses
œuvres liturgiques, dont il sera question plus loin,
il nous i)résente huit homélies sur la sainte Vierge,
quatre sur la Nativité, une sur l'Annonciation et trois
pour la fête de la Dorinition. Comme Sophrone. et
plus strictement encore, il unit dans sa pensée le
double rapport, de la nouvelle Eve au nouvel Adam,
et de la Mère au Fils. Le conseil divin de racheter
le monde par le Verbe fait homme appelle le con-
cours d'une vierge pure et sans tache, comme jadis
il fallut, pour la formation du premier Adam, l'ar-
gile d'une terre vierge et intacte. Orat., i, In Aatii-i-
tatem Dei^>arae, P. G., XGVII, 8i3 s. La pureté <lont
il s'agit n est pas la simple virginité du corps ; c'est
aussi celle de l'âme, la pureté dans toute l'acception
du mot et s'étendant dès le début à toute la personne
de Marie, en sorte qu'au jour même de sa naissance,
elle puisse être présentée à Dieu « comme les pré-
mices de notre nature (restaurée)... Les hontes du
péché avaient obscurci la splendeur et les charmes
de la nature humaine; mais lorsque nait la Mère de
celui qui est le Beau par excellence, cette nature re-
couvre en sa personne ses anciens privihges et est
façonnée suivant un modèle parfait et vraiment di-
gne de Dieu. Et cette formation est une parfaite res-
tauration ; et cette restauration est une divinisation;
et celle-ci une assimilation â l'étal primitif... El
pour tout dire en un mot, aujourd'hui la réforma-
lion de notre nature commence, et le monde vieilli,
soumis à une transformation divine, reçoit les pré-
mices de la seconde création ». Jbid., col. 812 (tra-
duction Jugie). Ailleurs encore, l'orateur salue en
Marie « les prémices de notre réformation... la pre-
mière qui a été relevée de la première chute des pre-
miers parents ». Orat., iv, In Nativit., col. 8G5,88o.
On verra plus loin que la pensée du panégyriste,
célébrant la sainteté initiale de Marie, s'étend â sa
double naissance : naissance au monde extérieur,
alors qu'elle fut enfantée, et naissance au sein de sa
mère, alors qu'elle fut conçue. Rien que de naturel
en cela: c'était la préparation lointaine du palais où
le Roi devait descendre. Orat., m. In Natitil., col. 85o.
Une raison plus haute encore est énoncée â propos
de l'Assomption de Marie : « Il convenait que Dieu
disposât les destinées de sa Mère conformément aux
siennes. » Orat., 11, /n Dormitionem, col. 1081. Prin-
cipe dont la portée dépasse manifestement, dans la
pensée de l'orateur, l'application qu'il eu l'ail à la
résurrection et à l'assomption de la Vierge Mère ;
car ce qu'il voit en ce double événement, ce n'est rien
autre chose que le couronnement splendide du plan
providentiel de renouvellement commencé à l'aube
même de l'Incarnation, c'est-à-dire avec la première
apparition de Marie.
Nous retrouvons la même doctrine, fortement ac-
centuée, dans un contemporain d'.\ndré, plus célè-
bre que lui, saint Jean Damascéne, mort vers le
milieu du viii' siècle, le dernier des Pères grecs dont
l'Eglise romaine ail ceint le front de l'auréole docto-
rale. Mieux encore que ses devanciers, il a compris
et énoncé dans ses trois homélies sur la Dormition
et une autre sur la Nativité (la [iremière, moins dou-
teuse), que le vrai centre de la théologie niariale
se trouve dans le privilège de la maternité divine,
que tout en Marie tend à cette maternité et que
tout en dérive. Aussi nous représente-t-il souvent
la Vierge bénie comme l'objet dune prédilection,
d'une prédestination qui se termine non seulement
à ce privilège de la maternité divine, mais à ses
sublimes corollaires. S'adressant à la petite enfant
(|ui nait : « Vous aurez, lui dit-il, une vie supé-
rieure à la nature, mais vous ne l'aurez pas pour
227
MARIE. — IMMACULEE CONCEPTION
228
vous-même ; car ce n'est pas pour vous que vous
êtes née. Cette vie, vous l'aurez pour Dieu ; c'est
pour lui que vous êtes venue au monde, instrument
providentiel du salut commun, alin que par vous se
réalisât l'antique plan de Dieu, le plan de l'Incarna-
tion du Verbe et de notre déification ». Ilomil. i, Jn
Aaiifil., 9, P. G., XCVI, 676; cf. Ilomil., i. In dormit.,
3, col. •yoi s.
Marie n'a pas pu, comme Mère de Dieu et média-
trice, preudre une part active au mystère de l'Incar-
nation et de la Kédemplion, sans que l'éclat de la
divinité rejaillit en quelque sorte sur elle. Epris de
sa beauté surnaturelle, le panégyriste lui crie :
« Vous êtes toute belle, toute proche de Dieu, S/<j
r/wi^K Qi'jj ». In Nati\'it., loc. cit. Alors seulement
il aura complété sa pensée, quand la contemplant
glorieuse au ciel, il aura dit; ic Entre le Fils et la
Mère, il n'j- a pas de milieu ». Ilom., m, In dormit.,
5, col. '761. Mais auparavant il avait formulé la res-
triction nécessaire, la restriction catholique, dont
la connaissance ou la saine interprétation devrait
suffire pour arrêter la calomnie protestante: » Nous
n'en faisons pas une déesse (arrière ces fables de la
jonglerie hellénique !) car nous proclamons qu'elle
est morte, mais nous la reconnaissons pour la Mère
du Dieu incarné ». Ilom., n, In dormit., i5, col. 'jft/i.
Cette dignité qui élève Marie bien au-dessus de
toute créature, mèmeangélique, ne va pas sans une
pureté ni une sainteté proportionnée ; aussi, quand
le docteur de Damas salue en elle la toujours Vierge,
il entend par là une pureté d'âme, non moins qu'une
pureté de corps, hors ligne : « D'esprit, d'àme, de
corps, elle est, seule, toujours vierge, T/;y /.tiv^v /ki va,
KK( r'^X'^', ^y-' ^oi'jy.rt à'tnv.pôâvtùoj^y.v ». Ilom., I, In T^a-
tiv., b, col. 668. Cette pureté suréminente a son
côté négatif ou exclusif : éloignement de tout mal,
absence de toute faute et de toute souillure. Marie
est la fille très sainte dijoachim et d'Anne, qui « a
échappé aux traits enflammés du malin n, Ibid,,
7, col. 672; paradis nouveau, « où le serpent n'a pas
d'entrée furtive ». Ilom. 11, In dormit., 2, col. 725. Ces
expressions et autres semblables ont une portée si
générale qu'il semble tout à fait arbitraire de les
restreindre à l'exclusion des seules fautes actuelles
ou personnelles.
D'ailleurs, quand la pensée du saint docteur se fixe
sur Marie au début même de son existence, il en
parle manifestement comme d'un fruit béni, d'abord
pour le caractère miraculeux qu'il attribue à sa nais-
sance d'une mère stérile, puis pour la pureté et la
beauté intérieure dont elle est ornée : « La nature
cède le pas à la grâce et s'arrête tremblante, incapa-
ble d'avancer toute seule. Puis donc que la Vierge
Marie devait nailre d'Anne, la nature n'osa pas de-
vancer le germe béni de la grâce ; elle resta vide de
tout fi'uit jusqu'à ce que la grâce eîit porté le sien. Il
s'agissait, en eifet, de la naissance, non pas d'un en-
fant vulgaire, mais de cette Première-née d'où sorti-
rail le Premier-né de toute créature, en qui subsistent
toutes choses. O bienhemeux couple, Joachim et
Anne 1 Toute la création vous est redevable; car en
vous et par vous elle offre au Créateur le don qui
surpasse excellemment tous les dons, je veux dire
la chaste mère qui seule était digne du Créateur...
O fruit sacré de Joachiiu et d'Anne!... O fille digne
de Dieu, la beauté de la nature humaine, la répara-
tion d'Eve notre première mère 1 » Ilom., I, In Natit'.,
2, 7, 9, col. 663, 671, 675.
Peut-on s'étonner après cela que, pour saint Jean
Damascène.la résurrection etl'assomption corporelle
de la Mère de Dieu ne soient qu'un corollaire de ses
autres privilèges? Corollaire de la maternité divine
assurément ; « 11 fallait que celle qui avait offert dans
son sein l'hospitalité au Verbe de Dieu fût placée
dans les divins tabernacles de son Fils. » Ilom., ii,
In dormit., i4, col. 741 . Mais corollaire aussi de l'ab-
solue virginité ou de la toute-sainteté de Marie : c'est
pour avoir prêté l'oreille aux suggestions du démon
qu'Eve a entendu la sentence qui nous frappe avec
elle : Vous retournerez en poussière ; la seconde Eve
ne s'est pas laissé séduire, pourquoi tomberait-eUe
sous cette malédiction? Ibid., 3, col. 728. Quelle se-
rait la valeur de ce raisonnement, si dans sa concep-
tion Marie était préalablement tombée sous l'empire
du démon? Déjà saint André de Crète était arrivé aux
mêmes conclusions en appliquant jusqu'au bout son
principe : u 11 convenait que Dieu disposât les desti-
nées de sa Mère conformément aux siennes. » Jésus-
Christ n'est pas mort, comme nous, à cause de l'an-
tique sentence portée contre l'homme coupable ; il
est mort pour d'autres raisons qui se rapportent à la
fin de l'Incarnation et que le saint docteur expose
Ilom., i. In dormit., col. lOiJS, io53. Voir M. Jugie,
Saint André de Crète et l'Immaculée Conception. Doc-
trine fréquente chez d'antres auteurs, soit à la même
époque, soit aux siècles suivants. A. Si'axdak, liom.
V, l'J und die Unbefleckte Empfiingnis Maria in der
Tradition der orientalischen Kirchen, dans Zeit-
schrift fiir katliulische I Iteologie, Inspruck, 1904,
t. XXVIII, p. 774. Rien de plus propre à confirmer
que, pour ces auteurs, la Mère de Dieu échappait
personnellement à la loi générale du péché. Car la
dette de la mort est, parmi les effets du péché originel,
celui sur lequel les Pères grecs insistent davantage,
à tel point que parfois ils sembleraient ramener à
cet ell'et le vice héréditaire. Exempter Mai-ie de la
dette de la mort, équivaut donc, chez eux, à l'exemp-
ter de la déchéance commune.
Saint Jean Damascène et les autres Pères nous ont
donné en substance tout ce que la marialogie de cette
époque fournit d'apport doctrinal en ce qui concerne
la croyance au glorieux privilège. D'autres contem-
porains pourraient ajouter leurs témoignages aux pré-
cédents, mais poui- redire quelque chose de ce qui a
été déjà dit. Saint Germain, patriarche de Constan-
TINOPLK (715-730) nous montrerait en Marie « celle
qui, seule d'entre les mortels dévoyés par le tondent
déchaîné du péché, est devenue un propitiatoire
nouveau, tout ressemblant à Dieu ». In ingressum
Deiparae, 2, P. G., XCVIII, 294. Dans un discours sur
la Vierge, riche en appellations, en images et en
comparaisons suggestives, l'énigmatique auteur qui
porte le nom de Theodorus Moneremita célébrerait
« l'arche de Dieu toute-sainte..., beauté de notre na-
ture, grâce à laquelle nous sommes redevenus dignes
de participer à la nature divine, nous que la déso-
béissance originelle a rendus difformes ». In Ânnun-
tiationem Deiparae sermo laudalorius, 4. dans
Ballerini, Sylloge monumentorum, t. II, p. 221 s.
Antithèse éloquente, i>ù la Toute-sainte nous appa-
raît mise à part des enfants d'Adam pécheur. Qu'y
a-t-illà, en réalité, si ce n'est l'aboutissement logique
de l'ancienne doctrine du nouvel Adam et de la nou-
velle Eve, ou du Fils et de la Mère associés dans
l'œuvre de la réparation et, comme tels, formant un
groupe unique, le groupe des purs ennemis et vain-
queurs de Satan ?
3. les écrii'uins grecs postpatristiques. — Pendant
les trois siècles qui s'écoulent depuis la mort de saint
Jean Damascène jusqu'à la consommation du schisme,
c'est-à-dire depuis le milieu du viii" siècle jusqu'au
milieu du xi", les écrivains ecclésiastiques de l'Orient
nous présentent des témoignages (|ui, le plus sou-
vent, rentrent dans les monuments liturgiques ou se
rapportent à la fête de la Conception. D'autres solen-
nités de la Vierge donnent lieu à des discours où la
229
MARIE.
IMMACULÉE CONCEPTION
230
doclrine des siècles précédents se maintienl et parfois
luèiue s'accentue. Sur la lin du vm' siècle, saint
Tabaise, patriarche deConstantinople (784-806), salue
en Marie présentée au temple la fille de Dieu , iniuiacu-
lée, pleine de grâce, toute sainte, oirrande digne de
la Majesté divine : « Et comment ne serait-elle pas
une oblalion immaculée, pure, sans tache, de la na-
ture humaùie, celle que Dieu a prédestinée avant la
ci'éalion du monde, et qu'il a choisie parmi toutes
les jjèuérations pour devenir sa demeure exempte
de toute souillure? » In ss. Dei malrem in templum
deductam, 0, i3, P. G., XCVIU, i486, i494, 1498.
DansuuehoniéliesurlaNativité, lasecondede ce ti-
tre parmi les auvres de saint Jean Damascone, mais
dont le véritable auteur serait^ d'après certains criti-
ques, saint TuiioDORB Studite (•]- S 12), l'orateur,
remontant par la pensée jusqu'aux débuts de Marie,
s'exprime en ces termes : u Voilà que se construit
pour le Créateur de toutes choses le temple dont il
sera l'hote... Tous étaient voués à la mort; mais Dieu,
touché de miséricorde, n'a pas voulu que l'homme,
formé de ses mains, retombât dans le néant, d'où il
l'avait tiré. Aussi a-t-il cicé un ciel nouveau, une terre
nouvelle,.., la bienheureuse et mille fois bénie
Vierge Marie..., terre où l'épine du péché n'a jamais
poussé..., terre non point soumise à la malédiction,
comme la première, mais sur laquelle la bénédiction
du.Seigneur s'est reposée, et dont le fruit est béni...,
chair morte au péché..., livre fermé où nulle pen-
sée de corruption n'a imprimé sa trace..., bois
incorruptible que le ver du péché n'a jamais rongé. »
Hom., 11, In Naiivit., i, 4, 5, 7, P. G., XCVI, G80,
683 s., 689 s., 692 s.
Témoin relativement plus important, l'orgueilleux
patriarche de Coustanlinople qui, le premier, brisa
ollieiellemenl avec Rome et prépara les voies au
schisme définitif de plus lard, Puotius(-]- 891) ne parle
pas autrement i(ue ses prédécesseurs, pas autrement
non plus que son adversaire, Nicétas David de Pa-
phlagonie. « Anne arrête dans son sein le torrent du
péché et de l'iniquité... En ce jour naît celle qui,
Mère de Dieu selon la chair, est sa lille selon l'esprit
de sanctilication. » Ainsi parle Nicùtas, Oral., i. In
diem natalem ss. Dei «enitricis, P. G., CV, 22, 23. El
Paoïius de faire écho : « Eu ce jour, la Vierge Mère
naît d'une mère stérile, et le palais se prépare pour
la venue du Seigneur... En ce jour, la Vierge sort de
flancs inféconds, et le péché jusqu'alors fécond
est frappé de stérilité... Proférons des cantiques
d'action de grâces : Adam est renouvelé, Eve nous est
redonnée. » Iloni., i, Inss. Dei genitricis natalem
diem, P. G.. CI, 55o. 555. A ce texte s'en joindraient
d'autres, où le cardinal Hkhcenhoether, l'hotius l'a-
triarch von Constantinvpel, Ralisbonne 1869, t. 111,
p. 555 s., juge « l'exemption du péché originel, le
Iirivilège d'une conception immaculée sulBsamment
indiqué ». Aussi ajoute l-il : « Le seulinienl de l'ho-
tius est bien éloigné de celui des Grecs de maintenant,
lesquels, oublieux de leurs Pères, se raillent de la
définition du 8 décembre i854. »
Qu'aurait dit l'éuiinent historien, s'il avait eu con-
• naissance de deux homélies sur 1 Annonciation,
. publiées pour la première fois à Constanlinople en
1901 par S. Aristarkks et utilisées par le K. P. Ju-
ciiB, Phutiu.t et l'Immaculée Conception. Toute la doc-
, trine jusqu'ici recueillie se retrouve, condensée, dans
, les extraits donnés en cet article : absence de tout
. péché et de tout mouvement de !*i concupiscence;
I pureté absolue de l'àme et du corps, qui rend Alarie
; digne d'être choisie comme Mère du Rédempteur et
I coopératrice de son œuvre; prédestination spéciale,
en vertu de laquelle Dieu la prépare à son rôle futur
dès avant sa naissance. Et .Marie nous est présentée
comme la lille immaculée de notre race, 0 rcû <//£Ti/;sy
■/ivoji '/-jjM/iii Sj-/v.rnp. Expression d'autant plus signili-
cative chez Pholius que, dans un passage de la se-
conde homélie, il oppose ce chef-d'œuvre de la nature
humaine à cette même nature souillée par la tache
originelle : « L'archange va vers Marie, la (leur odo-
rante et immaculée de la tribu de David, le grand et
très beau chef-d'œuvre de la nature humaine, taillé
par Dieu lui-même. Celte Vierge cultive les vertus,
pour ainsi dire dès le berceau; elles croissent avec
elle, sa vie sur la terre est digne des esprits imma-
tériels... Aucun mouvement désordonné vers le plai-
sir, même par la seule pensée, dans cette bienheu-
reuse Vierge. Elle était tout entière possédée du
divin amour. Par cela et par tout le reste, elle annon-
çait et manifestait qu'elle avait été véritablement
choisie pour épouse au Créateur de toutes choses,
même avant sa. naissance... C'est ainsi que la Vierge
mena une vie surhumaine, montrant qu'elle était
digne des noces de l'Epoux céleste, et donnant
l'éclat de sa propre beauté à notre nature informe,
qu'avait souillée la tache originelle. » M. Jlgib, lor,
cit.
Quelques lignes empruntées à un auteur arménien
qui brilla sur la Cn du x' siècle, Grégoire di: Nareg
(ySi-ioii), confirmeront l'unité de croyance. Dans
un discours sur les louanges de la Vierge, i; l'j, ig,
il salue en la sainte Mère de Dieu a la gloire ineifable
du premier père dépouillé, la consolation et la répa-
ration d'Eve tristement déchue, la régénératrice du
genre humain tombé sous la malédiction..., la fille
sans péché de notre première mère pécheresse ».
S. GuilGoiRE Narécatzi, OEuvres complètes, p. 827 s.
Venise, 1827. Aussi, avec quelle confiance il a
recours à celte puissante protectrice, en s'appuyant
sur sa pureté même : « Au milieu de tant d'angois-
ses..., je l'implore, ô sainte Mère de Dieu! Ange
d'entre les hommes, chérubin visible en la chair,
souveraine du ciel, pure comme l'air, chaste eomnje
la lumière, immaculée à la ressemblance de l'étoile
du matin dans les hauteurs du ciel!... En raison
de la pureté sans tache et de la bonté sans souil-
lure, eu raison de la sainteté inaltérable, intercède
avec clémence; reçois les prières de celui qui a
confiance dans tes requêtes. » Nareg-Precum, Dis-
cours Lxxx, p. 421 sq. Venise, 1827; traduction de
Félix NÈVB, L'Arménie chrétienne et sa littérature,
p. 267, Louvain, 1886.
4. « purification de Marie et la notion du péché
originel chez les Pères grecs postéphesiens. — Une
doclrine déjà énoncée par saint GrÉ(h>irr de
Xazianzk et autres docteurs, au sujet de la iiurifica-
tion de la Mère de Dieu au jour de l'Annonciation, se
retrouve dans la période postéphésienne et donne
lieu à la même objection. Les Grecs modernes se
réfèrent parliculièremenl à l'aulorilé de Jean Damas-
cène, De fide orlhod., 1. III, c. 11, P. G., XClV, 98G :
« Dès que la Vierge sainte eut donné son consente-
ment, le Sainl-Esprit descendit surelle; il la purifia,
xuO'xip'yj a.\nr,-i, et lui Communiqua la force de recevoir
la divinité du Verbe et d'engendrer celui-ci. >i De
même, Adversus Nestor, h'ieresim, 43, P. G., XCV,
221, et Ilom. I, In dormit., P. G., XCVI, 704, où les
idées de purification et de sanctification sont asso-
ciées, ixv.Or,pé TE xvl V/'=<«. SoPHRONB dit également :
« La Vierge sainte est choisie, elle est sanctifiée dans
son âme et dans son corps, avA oùy.v. y.'A -h^y/.t â/tséÇerai,
et c'est ainsi qu'en vierge pure, chaste et intégre,
elle coopère à l'incarnation du Créateur. Epist.
srnod., P. G., LXXXVII, 3i6i; à rapprocher de
l'édil de l'empereur au troisième concile de Cons-
tanlinople : T:pc<n0«p6ii'jni i'^'/:'''-' '•"-'■ »&//« tw n>5'J/iRTi.
Majs'si, Sacrosancta Concilia, t. XI, col. 701.
231
MARIE.
IMMACULEE CONCEPTION
232-
La même réponse s'applique aux Pères posté-
phésiens et aux Pères plus anciens ; ou plutôt, la doc-
trine des Pères postépbésiens éclaire la pensée de
leurs devanciers : il s'agit, non pas d'une purifica-
tion absolue ni d'une sanctification première, mais
d'une purification et d'une sanctification relatives,
c'est-à-dire portées à un degré supérieur, en vue de
la conception virginale du Verbe incarné. Saint
Soi'HRONE s'explique dans un texte déjà signalé,
quand il commente ainsi le Spiritus sanctus super-
teniet in te : « Sur vous, l'Immaculée, le Saint-
Esprit descendra, pour vous faire briller d'une
pureté plus ^(raîide, yaOy.poincr/.-^ ai -Koir^z^^iiz-^vj^ et vous
rendre cajiable de produire votre fruit ï, Orat., ii.
In Anniint., /|3, ¥. G., LXXXVIl, 'i^-j'i; de le produire
« en dehors de tout rapport et de tout plaisir char-
nel, r,èovr,i éy.roi yy./j Ln?,z yc/.t ffjyCàTSW;, » Ibid., Sq,
col. 8269. Même explication, plus nette encore, dans
le commentaire d'ANTiPATER de Bostra (vers 46o) :
« Pourquoi celte descente du Saint-Esprit? Parce
que, toute sainte que vous soyez, vous devez deve-
nir plus sainte encore, afin de pouvoir engendrer le
Saint, i~£iôf^ f/ytv. /iiv ùnv.pyîu' Ssî Si fji •/■•jz^Ov.t c/yifjjnpv.j,
l'jt. t-iv i/'/m uiiXidCr-ii . )) lu ss. lieiparae Annunt.,
8, P. G., LXXXV, 1781 ; cf. IUli.erini, Srlloge monu-
uicntorum, t. II, p. 46o. Au x» siècle, Jean le Gko-
MKTBB reprend l'explication, quand il nous montre
le Saint-Esprit descendant sur Marie pour purifier
préalablement la couche oii le Fils de Dieu doit
reposer, « ou plutôt pour embellir encore plus
cette couche déjà purifiée et ornée, fià/J-yj Si y.xi
TÏC5JX«>/W7Ti'^&y, £t Ky.'t TTpOxl^.dOy.pTOCt xy.i 'np0xiy.V.J/0jVt7TXI, »
iiermo in Annunt. Deip., i6, P. G., CVI, 825.
Saint Jean Damascène s'est inspiré, suivant son
habitude, de saint Grégoire de Nazianze, Or.,
xxxviii, In Theophania, i3, P. G., XXXVI, SaS;
cf. Or., XLv, In sanctum Pascha, g, Ibid., 633. Ce
dernier parle d'une purification de l'àuie et du corps
de la Vierge au jour de l'Annonciation; les deux
termes, emplojés par le disciple, dans la première
homélie In Dormitionem, l/.àitr,pi ii /.a.\ r/iVzjs, semblent
répondre à cette double purification, le premier à
celle du corps, le second à celle de l'àme. Que dans
ce dernier cas, il ne soit pas question d'une sancliti-
cation première, qui ferait disparaître en Marie la
souillure héréditaire jus<]u'aIors existante, ou d'une
rémission de péchés quelconques, tout l'enseigne-
ment du saint docteur, exposé plus haut, le proclame.
La pureté absolue de la bienheureuse Vierge est de
beaucoup antérieure au jour de l'Annonciation pour
celui qui salue en elle dès son apparition dans le
monde « une enfant toute sainte, une DUe digne de
Dieu », qui la proclame, alors qu'elle est encore dans
les bras de sa mère, a terrible aux puissances infer-
nales », et qui la dit « gardée dans la chambre nup-
tiale de l'Esprit-Saint et conservée sans tache, pour
être l'épouse de Dieu et devenir sa mère ». Iloni., i.
In Nativ.. 7, P. G., XGVI, 672. Ce qu'il faut entendre
par l'autre purification, celle qui concerne le corps,
ou peut facilement le comprendre par le rapproche-
ment des divers textes. Il fallait que Marie, destinée
à devenir le temple de la divinité, reçût la force
d'engendrer l'Homme-Dieu, et qu'en même temps elle
gardât dans toute son intégrité sa pureté virginale.
Dans les conceptions ordinaires, l'homme a son rôle
et la concupiscence charnelle aie sien; rien de sem-
l>Iable ne devait exister dans la conception de
l'IIommeDieu. Marie devait donc recevoir de l'Es-
prit-Saint une vertu supérieure, et cette -vertu forti-
fiante devait être aussi purifiante, dans l'acception
jibis relevée du mot.
Parfois un sens spécial s'attache à l'action purifi-
catrice du Saint-Esprit au jour de l'Annonciation.
Ainsi Jacques, évêque syro-chaldéen(monophysite)
de Sario ou Batna en Mésopotamie (-j- 52 1), nous
montre ce divin Esprit sanctifiant la Mère de Dieu
et la rendant pure et bénie, comme l'était Eve avant
son entretien avec le serpent : Sanctificavil eamque
puram effecit mundam et benedictam, sicut erat ipsu
lle\a antequam eam serpens esset allocutus. Car-
men de B. V. Maria primum, dans J. B. Abbeloos,
De iila et scriplis S. Jacobi, Batnarum Sarugi in
Mesopotamia episcopi, p. i^i, Louvain, 1867. D'après
le contexte, cette pureté privilégiée de la seconde
Eve, devenant Mère du Verbe incarne, comprend
deux choses distinctes : d'abord la filiation adop-
tive dont notre premier père avait été gratifié, adop-
tionem filioruin qitae patri nostro Adamo fueral
concessa, Mariae per Spiritum sanctum tribuit, cum
esset in ea Italiitaturus, Ihid., p. a43; puis la concep-
tion et l'enfantement sans concupiscence, sans cor-
ruption et sans douleur. Cette dernière assertion
est facile à comprendre, mais la première est équi-
voque. Elle peut signifier la liliation adoptive, telle
qu'Adam l'avait reçue, avec les prérogatives de l'état
de justice originelle ; ou bien, la liliation adoptive
entendue en sa simple notion, et dans ce cas nous
rencontrerions chez l'évêque syrien l'opinion parta-
gée plus tard par des théologiens catholiques, sui-
vant laquelle la filiation adoptive serait un don du
Saint-Esprit distinct du simple état de sainteté in-
térieure. Cette sainteté intérieure, Jacques de Sarug
la suppose manifestement en Marie, car nul n'a plus
énergiquement alUrmé l'absolue pureté comme con-
dition préalable de la maternité divine : « Si une
seule tache, si un défaut quelconque avait jamais
terni l'àme de la Vierge, sans nul doute le Fils de
Dieu se fût clioisi une autre mère, exemple de toute
souillure. 0 Ibid., p. 223. Et c'est au niêine évêque
que la liturgie syriaque doit celte acclamation, rap-
pelée dans la bulle Ineffabilis . « Soyez en paix, ô^
sainteté restée toujours intacte, justitia nunquam
laesa ; salut, ô nouvelle Eve qui avez enfanté l'Em-
manuel, n Officium feriale juxta ritum ecclesiae
Syrorum, p. 292, Home, i853.
Il est une autre objection qui tend à dénier toute
valeur dans la question présente aux téuioignages
allégués des Pères grecs, pour la raison déjà signa-
lée dans les attaques contre la bulle de définition,
col. 218 : « A l'époque de saint Jean Damascène,
l'Eglise grecque ignorait encore le dogme de la faute
héréditaire. Elle ne pouvait donc pas songer à
exempter la Sainte Vierge d'une loi qui lui était in-
connue. 1) Le pourquoi de cette ignorance, c'est
qu'en Orient, « au vu' et au viii* siècle, la doctrine
de la chute avait encore conservé sa forme primi-
tive 11, entendez celle où la chute se réduit à une
pure déchéance du genre humain. — A supposer cette
assertion exacte, le problème qu'on prétend suppri-
mer d'un trait de plume ne serait, en réalité, nul-
lement supprimé. Les Pères grecs parlent d'une dé-
chéance qui n'est pas simplement physique, mais
qui est aussi morale. Cette déchéance morale, ils la.
caractérisent en termes assez nets pour qu'on puisse
faire théologiquemenl l'équivalence entre les elTets-
qu'ils assignent et ceux dont les Pères du concile de
'Trente se sont servis pour décrire le péché originel.
Cela étant, si les Pères grecs écartent de la Mère de
Dieu les éléments de la déchéance commune, ils ne
font qu'exprimer ou supposer à leur manière ce que
l'Eglise romaine entend par l'exemption du péché
originel ou l'Immaculée Conception.
D'ailleurs, prise en elle-même, l'assertion n'est pas
moins inexacte qu'elle est audacieuse. Voir péché
ORiGi.NEL. Parmi les tliéologiens catholiques, les uns
conçoivent la faute héréditaire comme un péché
233
MARIE. — IMMACULÉE CONCEPTION
234
actuel, pccbé d'Adam et de ses desccndanls ne for-
maiil qu'un, moralement, avec leur pore et clief;
iiéclic entraînant dans le chef et dans les membres
tous 1rs ell'ets énumérés par le concile de Trente.
Celle manière de voir a été parliculiérement mise en
relief par le cardinal de Lugo, De Paeniteiilia,
Disp. vil, seet. vu, n. 9810.'). Les autres conçoivent
la faute héréditaire, non comme un acte, mais comme
un état; étal d'aversion par rapport à Dieu lin sur-
naturelle état d'injustice et d'impureté spirituelle,
résultant bien de la faute personnelle d'Adam, prin-
cipe et chef du genre liumain, mais consistant pro-
preiuent, pour chaque individu, dans la privation
de la grâce sanctiliaiite ou de la justice originelle.
S. Thomas, Sumnia theid., I» W'^^. q. 82, a. 2. Sans
être jamais présentée sous une forme théorique ni
même expresse, ces deux conceptions se rencontrent
pourtant chez les Pères grecs. Saint Athanase parle
du péché qui, du fait du péché d'Adam, passe à tous
les hommes : tcu 'A5à// ttk|5«Ckvtû4, £<'ç ~v:j~.v~ y-^ôc^n^-^i
t^dr/iiv >, 'j-fi.'j.r.-^%. Oral-, I Ads'. Arianns. 5i, P. G.,
XXVI, 117. Saint Basile parle également du pre-
mier péché comme sien : r?,: v.ijv./iTic/.i... t?4 è/'^;- Oral.
de paradiso, P. G., XXX, 05. Au comte Herminus
qui lui demandait pourquoi l'on baptise les enfants
qui sont sans péchés, -rit Cpiyr, mry_;j.dpTriTy. iix'j, saint Isi-
DORR DK Pklusb répondit : « Il y en a qui se conten-
tent de dire : le baptême elTace en eux la tache que
la prévarication d'Adam fait passer en tout homme;
c'est là une réponse par trop sommaire et incom-
plète. Pour moi, je crois aussi que cela se fait;
mais ce n'est pas tout, ce serait même peu de chose :
11 faut y ajouter les dons qui surpassent notre na-
ture. » Epist., 1. III, cxcv, P. a., LXXVIII, 880.
C'est apparemment dans le même sens que saint
Jean Chuysostome avait déjà dit: « Nous baptisons
les enfants, quoiqu'ils soient sans péchés, pour leur
procurer la sainteté, la justice, l'adoption, le droit
à l'héritage, la fraternité avec le Christ. » Ilom. ad
neopliytos, d'après S. Augustin, Contra Jidian. I,
21-22, P. l.., XLIV, 654 s. Parler ainsi, n'est-ce pas
supposer dans les enfants non baptises la privation
de la sainteté, de la justice et des autres dons que
notre premier père avait reçus, comme chef de
l'humanité?
Ces exemples, choisis entre autres, sulllsent pour
qu'à l'objection proposée on puisse répondre ferme-
ment : rien ne s'oppose, en principe, à ce que les
Pères grecs aient pu songer, sous une notion propre
ou sous une notion théologiquemenl équivalente,
quoi qu'il en soit du terme môme de péché, au privi-
lège mariai envisagé soit dans sa forme négative :
préservation de la tache héréditaire, soit dans sa
forme positive : conception sainte ou immaculée.
BinLioGRAPuiE. — A. Ballerini, S. J., Sylloge monti-
inentorum ad mysterium Conceptionis hnmacula-
tae Virglnis Deiparae illustrandam, Paris, i855,
1867; J. Gagarin, S. J., Deuxième lettre à une
dame russe sur le dogme de l'Ininiactilée Concep-
tion, Paris, 1857 ; D. Placide de Meester, O. S. B.,
Le dogme de l'Immaculée Conception et ta doctrine
de l'Eglise grecque, cinq articles dans Replie de
l'Orient chrétien^ Paris, ifjo/i-icjoô ; Mgr Niecolo
Marini, l'Immacolata Concezione di Maria Virgine
e la Chiesa ortodossa dissidente, treize articles
dans // Bessarione, 11" série, l. VIl-X; me série,
t. I-IV, Rome, nov. 1904 à juin 1908; Ad.
Spaldak, S. J., Les Pères grecs sur l'Immaculée
Ciinceplion de la Mère de Dieu, quatre articles
en tclièque, dans l'asopis katulicLého duchoiensta
(Publication périodique du clergé catholique de
Bohème), Prague, igoS ; compte rendu dans
Shiforuni litterae theolugicae , Prague, 1906,
t. II, p. 17; réimpression dans Trudy II!, x'ele-
gradskago l/egoslovskago s èrda (Etudes du troi-
sième Congrès théologique de Velehrad), Prague,
1914, Supplément, p. 67-101 ; le même, Quac sit
Falrum ecclesiue orientalis doctrina de gralia
sanctificante B.V. Mariae ante ipsius Filii mortem,
dans ' 'asopis kalolického duchovensta, 1906 ;
compte rendu dans Slavorum litterae theologicae,
1907, t. III, p. 100.
M. Jugie, l'Immaculée Conception et les Pères
grecs du V' siècle, dans Notre Dame, Paris, 1912,
t. I, p. 225; Saint Sophrone et i Immaculée Concep-
tion, Ibid., 1918, t. Il, p. 65; Saint André de Crète
et r Immaculée Conception, Jhid., 1918, t. Il, j). 353,
et Echos d'Orient, 1910, t. XIII, p. 129; Photius et
l'Immaculée Conception, dans Echos d'Orient, lliid.,
p. 198.
b. Développement cultuel dans l'Eglise oiiciilalc
postéphésienne. — A l'époque où nous sommes par-
venus, un fait nouveau s'est produit, dont l'impor-
tance est notable dans l'histoire de la marialogie
grecque ; c'est l'essor du culte de la sainte Vierge,
qui se traduit d'une façon générale dans les monu-
ments liturgiques, et plus spécialement dans linsti-
tution de la fête de la Conception.
I. Marie dans les Liturgies orientales . — La bulle
Ine/fabilis relève diverses ligures ou comparaisons,
empruntées aux écrits des saints Pères : arche de
Noé, buisson ardent, colombe toute belle et sans
tache, rose toujours fleurie, nouvelle Eve ; en outre,
des appellations courantes, comme celle de toute
pure, toujours Immaculée, toujours bienheureuse.
Simples extraits d'un votum sur les anciens eucho-
loges, rédigé par le P. Joseph Palermo, vicaire
général des Ermites de Saint-Augustin, Sardi, op.
cit., t. I, p. 5go, et du travail beaucoup plus consi-
dérable de Passaglia dans son Cummentarius de
immaculato Deiparae semper Virginis conceptu,
Rome 1854, part. I, sect.ii. Virginis apposita. Depuis
lors, beaucoup d'autres études, provoquées par les
attaques des adversaires et par les fêtes du cinquan-
tenaire de la définition du dogme, ont contribué à
révéler toujours de plus en plus l'inépuisable
richesse de la littérature liturgique de l'Orient,
quand il s'agit d'exalter la pureté et la sainteté de
la Mère de Dieu. Rien de plus expressif, sous ce
rapport, que les épithètes dont elle est saluée.
Epilhètes yOosiVires, comme celles de sainte, sacrée,
pure, bénie, pleine de grâce, mais portées au super-
latif, et même à un degré transcendant par l'adjonc-
tion de préfixes augmentatifs. Marie n'est pas seule-
ment très sainte, très pure; elle est toute sainte, toute
pure, et elle l'est suréminemment, n«ï«/vo;, ù-;,-:'///^;,
:TKvi/-£,s'/y«;. Elle n'est pas seulement toute-sainte,
bénie, pleine de grâce; elle est la toute-sainte, la
bénie, la pleine de grâce, '. Tta.-i-r/ia., h tù/ov'»i//£vr,, n
y.-:-/'y.piT^ljijr;, la seule bénie, la seule pleine de grâce.
Aussi surpasse-t-elle même les esprits célestes en
pureté.
Epithètes négatives, comme celle d'immaculée,
v.j/.u/j.Pi, et tant d'autres aux nuances si délicates :
«iri/o-:, «iJ-idivri:, àf/.OwJT'ii, aypv.noi, ifOrjfjOi, â.fOafi-cc.,
vy.f.pu.rot, K////£TTT^:, «9tzTî;, aT/;/-Tc^, «Trv^aa^To;, intemeratu,
intacta, impolluta, intaminata, incorrupta, incul-
pata. illibata. Epithètes renforcées, comme les pré-
cédentes. Marie n'est pas seulement immaculée ; elle
est tout immaculée, toute sans souillure, T:vyy./j.apk'.^,
Ttv.>y.ypmm ; elle l'est d'une façon transcendante,
7TKvj-£fa/iw,M;. Elle n'est pas seulement immaculée,
elle est l'Immaculée, h Oy-ujjo:, 'r, -j.fnù.'j:,, etc.
Après avoir énuméré ces epithètes, telles qu'elles
235
MARIE. — IMMACULÉE CONCEPTION
236
se rencontrent dans les éeiils liturgiques et patristi-
ques, Passaglia. déclare, n. 43i, ne vouloir s'en ser-
vir, pour défendre l'innocence propre à la Mère ilc
Dieu, qu'en les prenant collectivement : « Non aliunde
quam ex epilhetorum summa tbesis unicae singu-
larisque innocentiae qua Deipara fulget, comproba-
tur. » Précaution légitime et nécessaire. Prises à
part, ces épilhétes, celles surtout qui expriment
l'idée de pureté, s'appliquent en beaucoup de cas à
la perpétuelle virginité de la Mère de Dieu. D'autres
pourraient s'entendre, suivant la remarque de Pktau,
Ue Incarnai., 1. XIV, c. ii, n. 9, d'un degré transcen-
dant de sainteté et de pureté positive, acqiiis à un
moment donne et permettant néanmoins de procla-
mer Marie plus sainte et plus pure que toute créa-
ture. Mais ces interprétations restrictives n'épuisent
pas la plénitude du sens qui se dégage de l'ensemble
des épitlièles et de la teneur des phrases où elles
sont encadrées. On se demande vraiment quels ter-
mes plus appropriés et plus relevés les écrivains de
cette époque auraient pu choisir pour signifier d'une
façon oratoire ou poétique une sainteté et une pu-
reté indéfinie, englol)ant sans restriction toute
l'existence de la Mère de Dieu. Ceci est parliculière-
ment vrai des épithètes négatives ou exclusives de
toute taclie, de toute souillure. Les épithètes positi-
ves, de soi moins rigoureuses, sont parfois détermi-
nées, par l'adjonction d'une particule, à signifier
l'étal de sainteté comme perpétuel en Marie; ainsi en
est-il de quelques expressions citées dans la bulle :
velut rosa scinper l'igens, et se?nper immaculata
aemperque beata. Parfois encore, les phrases où les
épithètes se trouvent, reportent l'esprit aux origines
mêmes de Notre-Dame : « Je vous salue, ô vous qui
êtes pleine de grâce, 'Vierge immaculée, tabernacle
([ui n'a pas été lait de main d'homme... Le Père \'Oiis
a faite, et l'Esprit-Saint est descendu sur vous...
O Christ, c'est vous qui l'avez commencée, et qui
l'avez établie pour le salut du monde... Aussi tous
vous exaltent, ô Notre-Dame Mère de Dieu, toujours
pure. » Theotokia copto-aralica, cd. Tuki, 1764,
p. 55, 100, i36, 2G0. La considération nouvelle que ce
texte contient nous amène au témoignage spécial
des Liturgies.
2. I.a fête de la Conception en Orient. — Deux
choses sont à distinguer nettement : d'un côté, le
l'ait, qui est précis et indiscutable; de l'autre, l'inter-
prétation du fait, qui n'est ni précise ni unanime.
Le fait, c'est l'existence même de la fête de la Con-
ception en Orient, de temps immémorial. Il sullU de
.jeter les yeux sur le Kalendarium manuale niriusque
Ecclesiae, orienialis et occidentalis, du P. Nicolas
NiLLEs, S. J., 2= éd., Inspruck, 1896, t. I, p. 348; t. 11,
p. 556, 624, 681, 700, pour constater que la fêle de la
Conception est célélirée dans les Eglises orientales
au mois de décembre, bien qu'à des jours dilTéreuts ;
le neuf, chez les Grecs, les Maronites et les Arméniens ;
le huit, dans le rite sjriaque pur et le rite syro-chal-
déen des catholiques ; le treize, chez les Coptes. La fête
porte pour titre, dans le calendrier grec : La Concep-
tion de sainte Anne, mère de la Mère de Dieu ; dans
les calendriers gréco-slaves : La Conception de
■•iainte Anne, quand elle conçut la très sainte Mère
de Dieu ; dans ceux du rite syriaque pur et du rite
syro-maronlte ; La Conception de la hienheureuse
Vierge Marie; chez les .\rméniens: La Conception de
la Sainte Vierge Marie par ses parents .Toachini et
Anne ; chez les Syro-Chaldéens catholiques; La Con-
ception immaculée de Notre-Dame, Marie immaculée;
chez les Copies enfin : La Conception immaculée de
la Mère de Dieu, la Vierge Marie. Mais ces divers
titres ne sont pas tous également anciens.
Quand la fête de la Conception fut-elle instituée
en Orient? Ce ne fut certainement pas av.'int le con-
cile d'Ephèse .■ seule la fête de la Présentation appa-
raît à Jérusalem dans la seconde moitié du iv^ siè-
cle. Ce ne fut pas non plus avant les fêtes de
l'Annonciation, de la Dormition et de la Nativité ;
fêles d'origine byzantine, qu'on rencontre pour la
première fois vers le vii<: siècle. Duohesnb, Origines
du culte chrétien, p. 272, 3" éd., Paris, 1903. Quel-
ques auteurs font bien appel au Typicon de saint
Sabas, composé originairement vers l'an 485 et con-
tenant, au 9 décembre, la fête de la Conception ;
mais comme ce rituel a subi plus lard, surtout à
l'époque de saint Sophrone et de saint Jean Damas-
cène, beaucoup d'additions et de remaniements, on
n'a pas le droit d'alTirmer, sans preuves spéciales,
que la fête de la Conception appartenait au texte
primitif.
Saint André de Crète nous fournit le premier
témoignage certain, dans un canon, composé vers
675 pour la fête du 9 décemlire sous ce titre : 'H
fiùjjr:li:, rî;; à:/Cc/.^ r.v.'i. dzoTzpoiJ.CT'^p^^^ Avv/;;, P. C, XCYII,
i3o4. Titre expliqué par le début de l'hymne : « Nous
célébrons aujourd'hui, ô pieuse Anne, votre concep-
tion, parce que, délivrée des liens de la stérilité, vous
avez conçu celle qui a pu contenir l'Immense ». Le
récit du Protévangile de Jacques est manifestement
supposé dans cette phrase comme dans tout le cours
de la pièce; mais l'auteur rejette, col. i3i3, deux
opinions, qui avaient alors des partisans, in. tueç
l'tyryj-a, d'après lesquelles Marie n'aurait passé que
sept mois dans le sein de sa mère, ou même aurait
été conçue virginalement, x'-'P'i «'■"5j«5- La seconde
de ces opinions nous est connue par l'oiiposilion de
saint Epii'Hane, Haer., Lxxix, 5, P. 6'., XHI, 747 ; la
seconde avait été déjà rejetée, comme venant de
sources apocryphes, par saint Taraise, //( .*Ï.S'. Dei-
parae Praesentationem, 5, 6, P. G., XGVIll, i486.
Au siècle suivant, vers l'an 740, Jean d'Eubée pro-
nonce un discours sur la Conception de la sainte Mère
de Dieu, P. G., XCVI, i46o. Il énumère six grandes
solennités; en tête, vient celle qui rappelle le jour
« oi'i Joacliim et Anne reçurent l'heureuse nouvelle
de la conception de Marie toute immaculée et Mère
de Dieu ». Toutefois, sur la lin du discours, n. 28,
col. 1499, il <ii'- de cette solennité « qu'elle n'est pas
reçue de tous ». Ce qui nous engage à ne pas trop
prendre à la lettre la phrase où saint Anurk de
Crète dit de cette mêrie fête, loc. cit., col. i3il, que
« V univers la célèbre *.
Dans la seconde moitié du Vlii'= siècle, les témoi-
gnages se multiplient. Comme Jean d'Eubée, Pierre
d'Argos salue en la fête de la Conception « l'aurore
des autres fêles qu'elle annonce et prépare ». Orat.in
Conceptione sanctae Annac, P. G., GIV, i354.Georgks
DU NicoMiioiE, contemporain et créature de Pliotius,
n'a pas moins de quatre discours sur la même fêle,
dont il nous apprend l'éclat et la popularili'' : « Elle
eslsplendide et éclatante j)ar elle-même, la solennité
que nous célébrons ; mais ce qui la fait paraître plus
splendide encore, c'est le concours etla piété de ceux
qui viennent y prendre part. » Orat.,\, In oraculum
Conceptionis sanctae Deiparae, P. G., C, i335. Plus
loin, il en parle co:.ime d'une fête « cpii n'est pas
d'institulioi'. récente et qui, par son objet et dans
l'ordre des solennités, compte parmi les princi-
pales », ihid., col. i35i. Photius la range parmi les
fêtes complètement fériées : « Item nonus Decembris,
quippe quia lune Genitricis Dei noslri Conceptio
celebrelur. » Nomocanon, lit. vu, c. i, /'. G., CIV,
1070; cf. Srna.iarium, P. G., CVI, i3i4.
On la trouve consignée à la même date, sous ce
titre : La Conception de sainte Anne, mère de la
Mère de Dieu, dans le Ménologe, édile par ordre de
237
MARIE. — IMMACULIŒ CONCEPTION
238
l'empereur Basile PoRpnYHOGÉNÈTE(g76-i025), P. G.,
CXVll, 195. Une note s'ajoute, pour mentionner et
rejeter, dans les mêmes termes que saint André de
Crète, les deux erreurs déjà signalées : « La sainte
■Vierge fut donc conçue, et elle naquit, non pas au
bout de sept mois, comme certains le prétendent,
mais après neuf mois révolus, et l'homme ayant
sa part à la naissance de cette enfant de promesse. »
Enlin, dans le Trpicon de l'abbé NicoN, dressé vers
l'an loGo pour le i)atriarcat d'Antioclie, et par consé-
quent pour une très grande partie des églises d'Asie,
on lit, toujours au g déceml)re : La Conception de
sdintf Anne, quand elle conçut la bienheureuse
Viei-fie Marie, Mère de Dieu. P^^semxsi, Kalendariiiin
Ecclesiae iiniversac, t. V, [). 43iJ, Rome, 1755.
Tel est le fait. La ditliculté commence, quand se
pose la question ultérieure : Quel sens faut-il attri-
buer à l'institution de la fête de la Conception en
Orient ? D'après les théologiens modernes de l'Eglise
gréco-russe, cette fête se rapporte à la conception
actiye, à la concci)tion de sainte Anne, en j' joignant
les circonstances miraculeuses dont on la supposait
entourée. Si la conception active a nécessairement
pour terme corrélatif la conception ^xrss/ie de Marie,
cette conception passive ne doit pas être envisagée
comme conception immaculée, mais comme concep-
tion de l'Immaculée, c'est-à-dire de celle qui porte ce
titre, en tant que Vierge Mère, exempte de toute
faute personnelle et puriliée totalement du péché
originel à une époque postérieure à sa conception :
Lebedev, op. cit.. j) 198 s. ; Alex, von Maltzkw,
Fasten- and Blamen-Triodiennebst den Sonntagslieden
des Oktoichos der Orthodox-katholischen Kirclie des
Morgenlands, p. cxxxix, Berlin 1899; V. Maksi-
Movic, article résumé dans 5/<H'or»ni Utterae iheolo-
gicae, Prague, 1906, t. I, p. i43, sous ce litre: An in
orthodoxis libris liturgicis doctrina de immaculata
Dei Genilricis conceptione expressa sit ? Ces auteurs
invoquent d'abord le titre même de la fêle: 'H
puis ils font appel aux expressions qui se lisent
dans l'oflice liturgique, celles-ci entre autres : « En
ce jour nous célébrons, ô sainte Anne, votre con-
ception, parce que, délivrée des liens de la stérilité,
vous avez conçu celle qui a pu contenir l'Immense .
En ce jour, l'univers fête la conception d'Anne, due
à Dieu, ■/e-/ivr,ij.éjr,-j hr &SCÛ. Caiion de S. André, P. G.,
XCVH, i3o6, i3i2.
Parmi les théologiens catholiques, un certain
nombre sont à peu près du même avis ; ils ne
croient pas que la croj'ance à l'immaculée conception
de Marie puisse se rattacher à la fête orientale de la
Conception. L'Eglise grecque célébrait aussi la con-
ception de saint Jean Baptiste; il sullit de comparer
les deux oflices pour se convaincre qu'il n'y a pas
entre eux de différence essentielle ; même l'épithète
de sainte, appliquée dans l'un à la conception
d'Anne, est également appliquée dans l'autre à la
conception d'Elisabeth : sifr,ijsrj op,vr,TKVT£ç t>,v n-', hi
v-rfiùï ixT,Tpirr,, à.-jitri nj'ijTr^lifi. Menées, Septembre, p. i3a,
Venise, 1 896. La critique 0 scientifique » va plus
loin ; pour elle, tout se réduit à l'acceptation naïve,
d'abord par la piété populaire et monacale, puis
par les pasteurs, d'une pure légende, calquée sur
ce que la sainte Ecriture nous raconte d'Isaac, de
Samuel et de saint Jean-Baptiste. L'origine première
est à chercher dans le Protéfangile de Jacques, d'où
sont sortis plus tard, comme remaniements latins,
VEvangile du Pseudo-Matthieu et l'Evangile de la
Nativité de Marie.
Le dogme dêllni par Pie IX est, en soi, parfaitement
indépendant du rapport qui peut exister, ou ne pas
exister, entre la fête orientale de la Conception de
sainte Anne et la croyance à l'immaculée conception
de Marie. D'ailleurs, sur ce point-là, les rédacteurs
de la bulle /ne/fabilis se sont montrés fort réservés;
la fête de la Conception dont il est parlé, ^ Quani
originaleni et suivants, c'est surtout la fête occiden-
tale, tolérée d'abord, puis encouragée et enlin cano-
niquement instituée par l'Eglise romaine. Malgré
cela, le problème soulevé garde son intérêt dans une
étude sur le développement de la croyance au privi-
lège mariai.
Que les instituteurs de la fête orientale aient voulu
honorer la conception de sainte Anne pour les cir-
constances miraculeuses dont on la supposait en-
tourée, les raisons données ci-dessus par les lliéo-
iogiens gréco-russes le prouvent sullisamment. Mais
que ce soillà l'objet total, àl'exclusion delouteautre
considération se rapportant, soit ex])licitenient, soit
implicitement, à la conception de la Mère de Dieu,
envisagée comme sainte, c'est une autre question.
Le titre, même officiel, d'une fête n'en indique pas
toujours l'objet précis, moins encore l'objet total ;
parfois ce titre se rattache à une circonstance exté-
rieure plus frappante, mais secondaire, par exemple
dans la fête de l'Annonciation, dont l'objet principal
est la conception du Verbe incarné, et non pas le
message angélique ; de même dans la fête de la Pu-
rilîcation, dénommée par les Grecs la Jtencontre.
ToscANi et CozzA, De immaculata Deiparae concep-
tione hymnologia Graeairum. Préface, n. ■j, p. xv s.
Pour déterminer sûrement l'objet total de la fête,
à notre tour recourons à l'office liturgiquede la Con-
ception, d'après les Menées, VAntholugion et autres
documents du même genre, aux 8 et 9 décembre,
vigile et jour de la fêle chez les Grecs. D'abord, ce
qu'ils présentent à nos hommages, ce n'est pas seu-
lement la conception active ou conception de sainte
Anne ; c'est atissi la conception /lassire ou conception
de Marie elle-même. Dans les Menées, aux Matines
de la vigile, toutes les créatures sont invitées à louer
« la divine conception de la Mère parfaitement inno-
cente 11. Si, dans son Canon largement utilisé dans
les Menées, et dans VAnthologion, André de Crète
commence par proposer à la vénération des fidèles
celle qui conçoit miraculeusement, aussitôt après,
sa pensée passe à la Vierge, pour nous montrer en
cette innocente, future Mère du Verbe, le fruit diri- '
neraent accordé aux prières de ses parents, r.y-i
T'Az'yti ôéôwxwç zKcriv, Trj 7i rsy.'jjzvy a'./v/,>. P. G,, XCVII,
i3o8. De même, s'il est dit dans les Menées, au 9 dé-
cembre : « En ce jour l'univers célèbre la conception
d'Anne, faite en Dieu », il est dit aussi des deux
époux. Ode 3 : « Ayant exaucé leurs prières. Dieu
leur accorda la vraie porte de la vie, dont la sainte
conception est proposée à nos hommages, >?; tv;v «/i'kv
Ti///;'(7t.i,<A:vCTJ///iitiv. «Venise, 1896, p. 61, col. 1; 62, col. 2.
Dans le dernier texte, l'épithète de sainte tombe
directement sur la conception passive ou conception
de Marie ; c'est celle-ci qui est dite sainte. On a
d'autant moins le droit de diminuer la force de l'épi-
thète, que souvent à la conception de sainte Anne
répond, comme terme, dans la même phrase, Marie
innocente, sans tache aucune, lillc de Dieu : n Le
chœur des'prophètes a prédit jadis cette Vierge in-
nocente, immaculée et tille de Dieu,9-:i7TKiôa, que con-
çoit Anne longtemps stérile et inféconde ; en ce jour,
nous qui lui devons le salut, célébrons-la dans la
joie de notre cœur, comme seule exempte de toute
tache, w; fj'.-jrjv ■nv.M'j.'jifi.m. » Antkolug., 9 déc . , Ode 3.
« Aujourd'hui, dans le sein d'.Vnne, Marie est
conçue, Marie la fille de Dieu, >, ôwr-y.ir, préparée
pour servir de demeure au Souverain Roi et pour
concourir à la réparation du genre humain. » Stro-
phe de saint Germain, dans Toscani, op. cit., p. loi.
239
MARIE. — IMMACULEE CONCEPTION
iO
Parfois même, l'épilbète de sainte tombe sur la
bienlieiireuse Vierge, envisagée non pas d'une façon
générale et indéterminée, mais d'une façon spéciale
et précise, comme ce petit enfant que sa mère
conçoit : « Anne stérile et affaiblie déjà par l'âge,
mais persévérant avec constance dans la prière, vous
conçoit dans sa vieillesse, ô trône du Saint, comme
lin petit enfant saint : rj//«/*Càv£i... Try.iôiw ^i i'-/i«. »
Canon. Tv,Ode 7, ihid., p. 72. Et d'Anne il est dit :
« Dieu a exaucé voire prière; vous enfanterez un
petit enfant saint et immaculé, xy.i tesei; av jETtriv n^dSi'^v
ci.fi.wiJ.oj. » Condacia, î. lhid.,p. i56.
La liturgie grecque proprement dite n'est pas seule
à nous présenter Marie comme sainte dès le début
de sa vie. Dans l'oflice très ancien de la Nativité de
la sainte Vierge, l'Eglisesyriaquecbante : « La prière
de JoacUim s'envola doucement vers le ciel, et
Anne conçut aussitôt Marie dans l'innocence. »
J. HoBKiKA, Témoignages de l'Eglise srro-maronile,
p. 27; comparer le témoignage du P. Joseph Bksson,
missionnaire en Syrie au xvii" siècle, dans Civiltà
Cattolica, 1872, série IX, t. XII, p. 5i3. L'Eglise
arménienne, dans le même office, adresse à Notre-
Seigneur ce chant de reconnaissance. « O vous qui
avez été engendré par le Père avant tous les siècles,
vous nous avez donné en ce jour votre Mère tem-
porelle, pure dès le sein de sa tnère, en vue de votre
incarnation merveilleuse. » Citation du P. Besson.
/hid. Paroles dont on peut rapprocher ce passage de
l'écrit apocryphe Oe transita Mariae, d'après le
texte syriaque : « La bienheureuse Vierge fut sainte
et choisie de Dieu dès qu'elle fut dans le sein de sa
mère; et elle naquit de sa mère glorieusement et
saintement ; et elle se garda pure de toute mauvaise
pensée, pour qu'elle pût recevoir le Messie son Sei-
gneur qui vint en elle. » W. Wright, The Departure
of my Lddy Mary from tliis isorld, dans The Journal
of sacred literature and Itililical record, avril i865,
p. i3o.
D'après ce dernier texte, la sainteté nous apparaît
comme s'attachanl à la personne de Marie, non seu-
lement quand elle nait, mais antérieurement dès
qu'elle fut dans le sein de sa mère ; en d'autres ter-
mes, la sainteté s'allache à sa personne aussi bien
dans sa conception que dans sa naissance. C'est la
même idée que Passaglia met en relief pour l'Eglise
grecque, en rapprochant, n. 1G81, les expressions
employées dens les Menées, au 8 septembre (fêle de
la Nativité) et dans VAnthologion, au 9 décembre
(fête de la Conception). La raison du l'ait est très
simple et très instructive à la fois : l'Eglise grecque
ancienne ne considère pas Marie d'une façon diffé-
rente en ces deux moments de son existence : la
naissance au sein de sa mère et la naissance au
monde extérieur, parce qu'à ces deux moments elle
voit en Marie la Âlère de Dieu, la UUe de Dieu, la
nouvelle Eve, les prémices de notre relèvement;
elle la voit préparée dès lors à sa mission future,
non par une pure dénomination extrinsèque ou
simple destination, mais par une consécration inté-
rieure q>ii conslitue comme les arrhes de notre future
rédemption et qui fait de la conception et de la
naissance de Marie une conception et une naissance
hors pair, a C'est maintenant que la porte inaccessi-
ble se commence, maintenant que la cité toute lumi-
neuse s'élève en brillant ; en ce jour l'ange annonce
aux justes celle qui, par un privilège unique, est
de tout point sans tache... Les oracles des prophètes
s'accomplissent: la sainte montagne s'établit dans
les entrailles d'Anne, l'échelle divine se dresse, le
trône du grand Roi se prépare, la demeure divine
s'orne, le buisson ardent commence à germer, et le
vase de sanctification se met à sourdre... En ce
jour est clairement annoncée la pourpre du Christ,
cette immaculée tissue par la grâce dans un sein
stérile. » Menées, 8 et g déc, Venise, i8g5, p. 53, 58,
60. « En ce jour, la nature humaine reçoit en votre
conception, o Vierge, comme un commencement de
fertilité par rapport à Dieu. » Canon v, Ode /), dans
Toscani, op. cit., p. 85. « Nous admirons en vous,
ô Mère de Dieu surglorieuse, une création prodi-
gieuse; votre conception est extraordinaire, votre
origine sort des lois communes. » Menées, 9 déc,
p. 65.
D'ailleurs, si la conception de Marie sort du com-
mun, ce n'est pas là dans sa vie une exception ; c'est
l'application particulière d'une règle générale : « O
Vierge exempte de toute tache, extraordinaire est
votre conception, extraordinaire votre naissance,
extraordinaire votre entrée et votre vie au temple ;
extraordinaire, admirable, au-dessus de nos paroles
el de nos pensées, est tout ce qui vous concerne. 11
S. Joseph t'IIvMNOGBArHK, Canon n, In pervigilio
ingressus in templum SS. Deiparae, Ode 5, P. G.,
CV,994.
Les discours composés pour la fête de la Concep-
tion confirment les conclusions que nous avons tirées
des écrits liturgiques. « Si l'on célèbre à bon droit
les dédicaces des églises, dit Jf.an d'Eubée, avec com-
bien plus de zèle et de ferveur ne convient-il jjas de
célébrer cette solennité ! Car on n'y pose i)oint des
fondements de pierre matérielle, on n'élève point à
Dieu un temple bâti de la main des hommes; mais
il s'agit de la conception de Marie, la sainte Mère de
Dieu, en laquelle, par le bon plaisir de Dieu le Père
et la coopération de l'Esprit très saint et vivifiant,
Jésus-Christ Fils de Dieu, la pierre angulaire, se bàlit
à lui-même une demeure. » Sermo in Conceptionem
Deiparae, 21, /'. G., XCVI, i/igS. Personnifiant la
nature humaine, Pierre d'Argos nous la montre qui
tressaille d'allégresse en voyant dans la conception
de Marie les gages de la réconciliation el les prémi-
ces du retour à l'état primitif; 0 En ce jour, lui fait-
il dire ensuite, une rose poussant dans le sein
d'Anne, je veux dire Marie, fait évanouir l'infection
que j'avais contractée avec la corruption du péché ;
en me pénétrant de sa bonne odeur, elle me fait par-
ticiper à sa joie céleste. » Oral, in Conceptionem S.
Annae, 1,10, I'. G., CIV,i3yi, i36o. Dans les quatre
discours de Georges DE Nicomkdie sur la Conception,
on trouvera sans doute le panégyrique de sainte
Anne, mais encore plus celui de la Vierge Marie,
« fruit très saint de parents saints » ; on y entendra
chanter la construction du tabernacle divin, la pour-
pre royale tissue en ce jour, les prémices du salut et
les arrhes données à notre nature déchue dans la
personne de cette fiancée divine, dès maintenant
choisie et parée par son céleste Epoux.
Mais l'existence en Orient de la fête de la Concep-
tion de saint Jean-Baptiste n'enlève-t-elle pas toute
valeur aux considérations qui précèdent? — L'objec-
tion vaut contre ceux qui prétendraient déterminer
l'objet des deux fêtes uniquement d'après le titre olU-
ciel qu'elles portent dans la liturgie grecque, ou même
d'après telles et telles épithètes appliquées commu-
nément à l'une et à l'autre conception ; on peut, en
effet, supposer pour la bienheureuse Vierge et pour
le Précurseur une conception fêtée comme miracu-
leuse et comme sainte, au sens large et moral du
mot. Mais cette supposition est, dans le cas présent,
inadmissible. Si l'on consulte, comme on doit le faire.
l'olTîce de la Conception de sainte Anne ou de Notre-
Dame et les discours qui se rattachent à cette fête,
on constate qu'à l'idée de conception miraculeuse
s'ajoute une autre idée, plus importante et plus
féconde, celle de conception propre à la Mère de
241
MARIE. — IMMACULEE CONCEPTION
242
Dieu: le Verbe pose les fondements Je sa Mère
future, il commence à préparer la demeure que plus
tard il habitera.
Celte idée plus importante et plus féconde, qui
rentre pleinement dans le développement postéplié-
sien de la marialogie grecque, le Ménotoge basilien
l'exprime, avant de rapporter l'apparition de l'ange
et l'annonce de la conception miraculeuse, comme
pour en donner toute la raison d'être et la portée :
a Notre Seigneur et Dieu, voulant se préparer un tem-
ple vivant et une demeure sainte où il habiterait,
envoya son ange vers Joacliim et Anne, etc. >> P. C,
CXVIl, 19G. Aussi, dans l'ollice de la Conception du
8 décembre, lëpilhète de sainte est directement ap-
pliquée, on l'a vu, à la conception passue ou con-
ception de Marie elle-même, tandis que dans la fête
de la Conception du 28 septembre, elle tombe pro-
prement sur la conception active ou conception de
sainte Elisabeth. De là une conséquence qui n'est
pas restée inaperçue: si l'on compare entre elles les
deux notions de conception miraculeuse et de con-
ception sainte, quand il s'agit de la bienheureuse
Vierge Marie, on peut dire que la première est secon-
daire et accidentelle, ic Même si la Vierge était née
d'une mère féconde, observe Puotius, sa naissance
aurait été extraordinaire: il à/ivov /s-/cv€.jv r, -upSé-j;:.
ûp^ipyerv.i, on xt/.i yo-jiij.rjyj o-jt^-iv ô t'./c; ttk^^kôcIsç. » In J\'oli-
vit., P. G.. Cil, 5^9. Alllrraation concise, dont un
contemporain de Photius, Nioetas Paphlago nous
donnera l'explication : « Honorons Marie pour la
naissance d'ordre naturel qu'elle tient d'une mère
stérile, mais beaucoup plus encore pour cette autre
naissance qu'elle doit à la grâce céleste ». Orat., i,
In diem natalem SS. Dei genitricis, P. G., CV, 27.
Les mêmes principes fournissent une réponse à
l'objection tirée des points de contact (ju'on signale
entre le Protévangile de Jacques et les deux fêtes
orientales de la Conception et de la Nativité de
Marie. Que le récit de l'apocryphe ait eu sa part
d'influence dans l'institution des deux fêtes, c'est là,
semble-t-il, un fait positif. Mais que la signification
et la portée de ces fêtes n'aient nullement dépassé le
caractère miraculeux attribué à la conception de
sainte Anne, c'est là une assertion contredite par
les considérations antérieurement développées.
c. Conclusion. — Sommes-nous en droit d'aflirraer
que la crojance au privilège mariai de l'Immaculée
Conception existait dans l'Eglise d'Orient à l'époque
où nous sommes parvenus ? Oui, si l'on entend par
là une croyance implicite, objectivement contenue
dans l'idée de sainteté et d'innocence perpétuelle,
ou même une croyance explicite théologiquement
équivalente et se rattachant à l'idée de conception
sainte en son terme. Non, si l'on entend une croyance
officielle, ou même une croyance non oflicielle, mais
qui serait tout à la fois explicite et formulée en des
termes techniques, comme ceux-ci: Marie exempte
du péché originel, Marie immaculée dans sa con-
ception. En ce sens, et en ce sens seulement, on peut
admettre le jugement porté par Pktau sur les Pères
1 grecs, De Incarnat., l. XIV, c. 11, n. I : " N'ayant pour
. ainsi dire parlé du péché originel que rarement et
; n'en ayant pas traité ez/jro/Vsso, ils n'ont également,
par rapport à la conception de Marie dans le péché,
; rien laissé de net, liquidi nihil adinodum tradide-
, nmt. » Expression latine, dont G. HERzoca manifes-
tement forcé le sens quand, oubliant le mot liquidi,
il a écrit, loc. cit., p. 696 : « Petau eut le courage de
j déclarer qu'il n'y a\ail absolument rien à chercher
j chez les Pères grecs relativement à l'immaculée con-
] ceptiori. »
Poursuivre l'histoire Je la pieuse croyance dans
l'Eglise orientale après sa séparation d'avec le centre
Je la chrétienté, ce serait Jépasser le caJre restreint
de ce travail. Qu'il sullise de remarquer que pendant
quatre siècles encore, jusqu'à la chute de l'empire
byzantin (i 453), les témoignages en faveur J\i privi-
lège mariai continuent, nombreux et formels ; tels,
notamment, ceux de Micmfl PsELLos.de Michel Glv-
KAS, de Grégoire Palamas, d'IsinoRK Glabas, de
Manuix PaléologuE, de Dé.mktrius Cydonés et de
Georges Sciiolarios, signalés ou mis en relief parle
P. Jugie dans des études spéciales.
Plus tard, il est vrai, un autre courant s'établit et
finit par prévaloir, mais dans des conditions qui jus»
tilîenl cette conclusion de S. Pétridès : « La tradi-
tion véritable de l'Eglise grecque sur l'Immaculée
Conception, comme sur plusieurs autres points, a
donc Jévié au xvii' siècle, sous la double influence
du protestantisme et de la vieille haine contre le ca-
tholicisme. »
BiBLioGRArniE. — Simon Wangnereck, S. J. Pietus
muriana Graecorum, Munich, 1647; Passaglia, op.
cit., P. I, sect. II. Virginis apposita . P III, sect. vu,
Conceptae Virginis cullus ; J. Gagarin, Troisième
lettre à une Dame russe sur le dogme de l'Imma-
culée Conception, Paris, 1867 ; Th. Toscani et Jos.
Cozza, moines basiliens de Grottaferrata, De Im-
maculaia Deiparae Conceptione Ilymnologia Grae-
corum ex editis et nianuscriptis Codicibus Cryptu-
ferratensihus, Rome, i8()2; cf. Revue catholique,
Louvain, i864, t. XXII, p. 336: A. V. W., Vhym-
nologie grecque et l'Immaculée Conception ; Doni
L. Janssens, Summa lheologica,\. De Deo-Ifomine,
P. II, p. 64 s. Fribourg-en-Brisgau, 1902 ; X-M. Le
Bachelet, /.'Immaculée Conception, I. L'Orient,
cil. I, § 3 et eh. II ; Rev. G. E. Price, The terni « Ini-
macutate » in the early Greel Fathers, dans Ecch'-
siaslical Iteview, Philadelphie, 1904, t. XXXI,
p. 547 ; J. Hobeika, religieux maronite Libanais,
Témoignages de l'Eglise Syro-Maronite en faveur de
l'Immaculée Conception de la Très .Sainte Vierge
Marie, Basconla, 1904; P. Thibaut, des Augustins
de l'Assom[ption, Panégyrique de l'Immaculée dans
les chants hyninographiques de lu Liturgie grecque
(Elude présentée au Congrès mariai de Rome),
Paris, 1909.
F. G. Hohveck, Fasti Mariani sive Calendarium
Festorum Sa/ictae Mariae Virginis Deiparae me-
moriis historicis illuslratiim, p. 282, Kribourg-en-
Brisgau, 1892 ; Dom Placide Je Meester, O. S. lî.,
{.a [esta délia concezione di Maria santissima nella
Chiesa greca, Jans // Ilessarione, ser. II, t. YII,
p. 8g, Rome, 1904 ; Schwendimann, Das Fest der
Unbeflechten Empfiiiignis, i, dans Scluveizerische
Kirchen-Zeitung, n. 36, Lucerne, 8 sept. 1904 ; E.
Vacandard, Les origines de la fête et du dogme de
l'Immaculée Conception, i, dans Revue du Clergé
français, 1910, t. LXIl, p. 6 s.; A. H. Kellner,
Ileortologie oder die geschichtliche EntuicUung
des Kirchenjahres und der Ileiligenfesle von den
iiltesten Zcit bis zur Gegemvart, § 28, 3" éd.,
p. 181 s, Fribourg-en-Rrisgau, 191 1.
Surles témoignages Je la croyance Jans l'Eglise
grecque, depuis le schisme jusqu'à la chute de
l'empire byzantin, voir M. Jugie, dans une série
d'études générales ou spéciales : De Immacutata
Deiparae conceptione a hyzantinis scriptorihus
post schisma consummatum edocta, dans Acia II .
Conventus Velehradensis Theologorum commercii
sttidiorum inter Occidentem et Orientent cupido-
rum, Prague, 1610, p. 42; Michel Glykasct l'Imma-
culée Conception, duns Echos d'Orient, 1910, t. XIII,
p. II ; Grégoire Pnlamas et I Immaculée Conception,
242
MARIE.
IMMACULÉE CONCEPTION
244
dans Iteiiie Augustinienne, 1910, t. IX, p. i45: Je
discours de Démétrius Cydonés sur l'Annonciation
et sa doctrine sur l'Immaculée Conception, dans
J^chos d'Orient, igiij, t. XVII, p. 97; Georges Scho-
larios et l'Jmmaculée Conception, Ibid., sept.-oct.
igiS, t. XVII, p. 527.
Sur la déviation postérieure : J. Gag^arin, Qua-
trième lettre à une Dame russe sur le dogme de
l'Immaculée Conception. Paris, 1867 ; le même,
J.'Eglise russe et l'Immaculée Conception. Paris,
1876 ; J. B. Baur, ord. cap., 'Avarzrjv; zf,i S<ôxz-^.y.'/<v.:
Tv;ç 'E/x/y;Tt'a^ y-vKroJ ty.f,: ai ïv.j-rr,t ry; tôta;. Argumenta
• contra Orientalem Ecclesiam eiusque synodicam
encyclicam anni MDCCCXCV, fere unice hausta
ex libris eius confessionalibus aliisque ipsius
scriptorihus atque nuctoribus, P. II, c. i, p. 56o.
Inspriick, 1899 ; X-M. Le Bachelet, L'Immaculée
Conception, L'Orient, cli. m ; A. Spaldak, Die
Stellung der griecliisch-russischen Kirche zur Lehre
der VnbefecJiten Empfdngnis,<\iins Zeitschrift fiir
hatholische Théologie, Inspruck, 1904, t. XXVIII,
p. 767; le même, .\nmitky rusiych theologu proti
iiauce 0 neposii'rni^nt'ni poteti Panny Marie (De
objectionibus, qiias Russorum theologi contra
immaculatam Deiparae conceptionem adducunt).
dans Casopis katolického ducliotensta, Prague,
1906, p. 5o, 100; cf. résumé dans Sla^orum lit-
ierae theologicae, 1907. t. III, p. 101; S. Pétridès,
des Aiigustins de l'Assomption, L'Immaculée
Conception et les Grecs modernes, dans Echos
d'Orient, i9o5, t. VllI, p. 267; M. Jugie, l'Imma-
culée Conception chez tes Russes an XVII'^ siècle,
Ibid., 1909, t. XII, p. 66; le même, L'Immaculée
Conception en Moscovie au XVII' siècle, Ibid..
p. 321 ; A. Palmleri, O. S. A., De academiae eccle-
siasticae Kioiensis doctrina B. Mariant V. praemu-
nitam fuisse a peccato originali, dans Acta II
Conventas Velehradensis, p. 89, Prague, 1910.
II. La croyance a l'Immaculée Conception en
Occident, après le concile d'Epiièse. — La ques-
tion ne se présente pas en Occident dans les mêmes
conditions qu'en Orient. Dans ce dernier pays, nous
avons trouvé très vite de belles lueurs d'aurore,
suivies d'un radieux soleil ; puis les nuages s'amon-
cellent et l'ombre vient. En Occident, au contraire,
c'est l'ombre d'abord, puis une aurore indécise où
les nuages et les rayons du soleil se combattent;
mais les nuages se dissipent pour faire place à une
lumière pleine et dominatrice. Deux périodes succes-
sives se présenteront à nous : une période d'obscu-
rité et une période de discussion qui amènera le
triomphe complet et définitif.
A. La croyance en Occident, depuis le concile
d'Ephèse ('^38) jus qu'à la teille de l'âge scolastique
(milieu du xi* siècle). — Quand on passe des Pères
grecs postéphésiens aux Pères latins de l'époque
correspondante, il est impossible de ne pas remar-
quer le contraste. En proclamant solennellement la
maternité divine de Marie, le concile d'Ephèse avait
attiré l'attention des premiers sur les grandeurs et
les privilèges delà bienheureuse Vierge ;de là, dans
la doctrine et dans la piété, le merveilleux essor que
nous avons constaté. En Occident, la réaction anli-
pélagienne détermine un autre mouvement ; la doc-
trine marialogique reste stationnaire, et la manifes-
tation de la piété envers la Mère de Dieu ne devient
bien sensible qu'à partir de la seconde moitié du
viii' siècle, alors que les fêtes de Xotre-Dame com-
mencent à se célébrer. Sur la fin de la période, l'appa-
rition de la fête de la Conception sera l'événement
notable qui méritera de lixer particulièrement l'at-
tention.
a. Aspect général de la croyance chez les Pères
lutins postéphésiens. — Deux courants sont à dis-
tinguer, qu'on peut caractériser par les épithètes de
négatif et de positif, en ce sens que le premier cou-
rant, à supposer qu'il ne soit pas contraire à la
pieuse croyance, n'en favorise pas le développement,
tandis que le second la favorise.
i. Courant négatif. — On le rencontre dans le
prolongement de la doctrine de saint Augustin. A
la suite du maître, les disciples mettent fortement
en relief l'universalité du péché originel et la con-
nexion qui existe entre la génération soumise à la
concupiscence et la conception dans le péché. « Seul
parmi les enfants des hommes le Seigneur Jésus est
né sans péché, parce que seul il n'a pas été sujet,
dans sa conception, à la souillure de la concupis-
cence charnelle. » Ainsi parle saint LÉON, Serm. xxv,
In iS^atiiit. Domini v.b, P. L.,hl\ , 211. De même les
autres Pères de Oliation augustinienne : Fi^-gence,
De teritate praedest. et grat., 1. I, c. n, P. £., LXV,
6o'4 ; Grégoire lb Grand, Moral., XVIII, 84, P. L.
LXXVI, 89 ; BÈDK, Ilom. I, In festo Annunt., P. L.,
XCIV, i3; Alccin, In Joa,, 1. V, c. xxiv, P. L., C,
877. A la différence de Jésus, Marie conçue dans le
péché, eut une chair de péché: Fulgence, Ep., xvii,
de Incarnat, et Gratta, c. vi, n. i3, P. L., LXV, 458;
Ferhand le diacrr, Epist. ad Anatol., i, P. L.,
LXVII, 892 ; Pierre Damien, Opusc. vi, c. v, P. L.,
CXLV, 129. Aussi fut-elle purifiée au jour de l'an-
nonciation : « Haec inde purgationein traxit, unde
concepit. » S. Léon, Serm. xxii, In Xatiw Dom,, n,
c. 3, P. L., LIV, 196. Cette puriflcalion préalable
était nécessaire pour qne Marie devînt digne d'en-
fanter un Dieu, et pourquela chair du Christ, venant
d'elle, ne fût pas elle-même chair de péché : Bède,
Ilom., I, P. t., XCIV, 12; Paschase Radbbrt, De
partu Virginis, 1. I, P. 2... CXX, 1371.
Ces témoignages excluent-ils positivement le pri-
vilège mariai ? Pas plus, semble-t-il, que les textes
analogues de saint Augustin, discutés ci-dessus,
col. 186. Il ressort clairement de là que, pour les
disciples comme pour le maître, toute génération
sexuelle est soumise, dans l'ordre actuel, à la loi de
la concupiscence, et. dans le même sens, à la loi du
péché ; le terme de la génération ou l'engendré est
également soumis à la même loi de la concupiscence,
qui l'atteint directement dans sa chair, indirecte-
ment dans son esprit et sa volonté. D'après ces prin-
cipes rigoureusement appliqués, Marie, conçue par
saint Joachim et sainte Anne, est atteinte dans sa
chair par la loi de la concupiscence; sous ce rapport,
il y a matière à purification, préventive ou subsé-
quente. Pour pouvoir conclure à l'existence en Marie
du péché originel proprement dit. il faut supposerque
ces Pères ont identifié purement et simplement la
concupiscence et le péché originel proprement dit,
ou qu'entre les deux ils ont mis une connexion abso-
lue. En réalité, ont-ils sur l'essence du péché origi-
nel une opinion assez arrêtée et assez nette, pour
qu'on puisse leur attribuer sûrement l'une ou l'au-
tre de ces hypothèses ? Il reste que, si les textes
objectés n'excluent pas nécessairement le privilège
mariai, ils ne rendent pas non pins, dans leur ensem-
ble, un son qui lui soit favorable ; ils contiennent
même le germe de la controverse qui éclatera
bieatùt en Occident.
2. Courant positif. — Tandis que les témoignages
précédents semblent assimiler les origines de toute
créature humaine et celles de Marie, en raison de sa
descendance adamique par voie de génération sexuelle
soumise à la loi de la concupiscence, d'autres, au
contraire, tendent à relever la personne de la Vierge,
à la faire sortir du commun, en raison de la dignité
245
MARIE. — IMMACULÉE CONCEPTION
246
el de la mission unique dont elle fui honorée, comme
Mère de Dieu et nouvelle Eve. La liulle liie/fabilis
utilise quelques-uns de ces témoignages, d'inégale
valeur. Trois appartiennent au début de la période
poslépliésienne, vers le milieu du v« siècle. Dans
une strophe où l'image évoquée par le poète reporte
l'esprit nas origines de Marie, Sedulius oppose à
l'Eve ancienne la nouvelle tout innocente : «Comme
une tendre rose s'élève d'entre les épines aiguës,
n'ayant rien qui blesse et éclipsant par sa gloire la
lige qui l'a portée, ainsi Marie, née de la race d'Eve,
efface. Vierge nouvelle, le crime de la Vierge anti-
que. " Carmen poschale, 1. Il, v. aoi, P. L., XIX,
696 s.
Sain tPiEHRECHRYSOLOOt'E, archevêque de Ravenne,
nous montre Marie « liancée à Jésus-Christ dès le
sein de sa mère, alors qu'elle commença d'exister,
cui est in utero pignorala cum fieret ». Serm., cxi.,
De AnnKntiationc, P. /-., Lil, 5^6,61 saint Maximh dk
Turin la proclame « une demeure digne du Christ,
non par la disposition du corps, mais par la grâce
originelle, pro gratia originali ». Ilom., v, jlnte
Antale nomini, P. L., LVll, 255.
Plus tard, l'idée de sainteté parfaite et perpétuelle
apparaît dans le Pseudo-Jérôme, et le Pseudo-Ildk-
FoNSE. Le premier compare la bienheureuse Vierge
à une nuée « qui ne fut jamais dans les ténèbres,
mais toujours dans la lumière ». Bre^'iarinm in
Psalm. ixxvii, i4, P. I-, XXVI, lo/ig. L'autre nous
la présente comme « unie à Dieu par une alliance
perpétuelle » et commet un rejeton qui, d'une racine
Ticiée, sort indemne de tout vice ». Serm. 11, de
Assumptione ; xii, de sancta Maria, P. L,, XGVI,
a52, 279.
Entin la salutation angélique suggère aux orateurs
latins des développements qui rappellent ceux des
orientaux. Voici, en etîet, comment s'exprime à la
lin du viii" siècle Paul WiNiuro, diacre d'Aquilée :
!■ Elle a été saluée par un ange de cette manière
absolument inusitée jusqu'alors ■, Je vous salue,
pleine de grâce : le Seigneur est avec vous. Que pour-
rait-il, je le demande, manquer, en fait de justice et
de sainteté, à la Vierge qui, par une miséricorde si
efficace, a reçu la plénitude de la grâce ? Comment
le moindre vice aurait-il pu jamais trou\ er accès
dans son âme et dans son corps, puisqu'elle fut,
nouveau ciel, le temple du Seigneur qui contient
tout ? C'est vraiment la demeure dont Salomon a dit
(sans préjudice d'un autre sens que l'Eglise attribue
à ces paroles): La Sagesse s'est construit 7in palais...
Palais que l'éternelle Sagesse s'est, en effet, construit,
el qu'elle a rendu tout à fait digne de recevoir le
Verbe incarné pour le salut du monde. » Hom. in
Assumi)t.,P. L., XCV, 1667.
A l'époque où nous sommes parvenus, les fêtes
de la sainte Vierge ont fait leur apparition en Occi-
dent : la Purification, l'Annonciation, la Nativité et
l'Assomption étaient l'objet d'un culte officiel. Dn-
CHESNE, Origines du culte chrétien, p. 2')2, Paris, igo3.
Circonstance notable en soi, mais plus encore à
cause du rapport étroit qui existe entre la naissance
el la conception de Marie. Dès le ix^ siècle, saint
Paso.hask Radbkrt, abbé de Saint-Pierre de Corbie
au diocèse d'Amiens (-{- v. 860), nous fournit un té-
moignage précieux. Dans l'écrit De partu Virginis,
attribué parfois à saint Ildefonse, P. L., CXX, i365,
cT. XCVl, 207, il soutient en thèse, que Notre-Dame
n'a pas enfanté son divin Fils comme les autres
femmes, mais que, l'ayant conçu virginalement, elle
l'a ensuite enfanté en dehors des lois communes.
Une objection se présente. 1. I, col. 1371 : la chair
de Marie fut une chair de péché, soumise à la loi
de la concupiscence; Marie devait donc enfanter
suivant cette même loi. Paschase répond en sub-
stance : Oui, s'il n'y avait pas eu purification
préalable; mais celte purification ayant eu lieu quand
le Saint-Esprit descendit sur la Vierge, la chair
de celle-ci, quand elle conçut, n'était plus chair de
péché ni, par conséquent, soumise à la loi de la
concupiscence.
Vient ensuile ce passage, â titre d'argument con-
lirniatif : « D'ailleurs, comment n'aurait-elle pas été
libre du péché originel, après qu'elle eut été remplie
du Saint-Esprit, celle dont la glorieuse naissance est
proclamée heureuse et bénie dans toute l'Eglise du
Christ?... Puis donc qu'on célèbre sa naissance
avec tant de solennité, l'autorité de l'Eglise montre
clairement qu'en naissant Marie a été exempte de
toute faute et que, sanctifiée rfés le sein de sa mère,
elle n'a pas contracté le péché originel. » Ainsi de la
sainteté qui convient à Marie naissante, Paschase
remonte à la sainteté initiale de Marie conçue,
celle-ci lui paraissant sans doute comme l'explication
et le fondement de celle-là. Rien ne prouve que ce
dernier passage soit une interpolation, comme on l'a
prétendu, sous prétexte qu'il est en contradiction
avec ce qui précède. La contradiction existerait si,
dans la pensée de l'écrivain, la purification de Marie
au jour de l'Annonciation avait pour objet le péché
originel proprement dit ou le supposait; mais ceci
n'est rien moins que prouvé. Les doutes émis sur
l'authenticité du passage ont dû paraître négligeables
au protestant Zôckler, puisque, dans l'article Maria,
Bealencyklopâdie fur protestantische Théologie uiid
Kirche, 3' éd., t. XII, p. 5ao, il ne les signale même
pas et donne, sans hésiter, Paschase Radbert pour
premier témoin de la fêle de la Nati\^té de Marie en
France.
Du langage que nous venons d'entendre, rappro-
chons celui de saint Fulbeut, évêque de Chartres
(1007-1029). Dans un sermon sur la naissance de
Notre-Dame, il s'écrie : « Heureux enfantement,
heureuse naissance, puisqu'ils donnent à la terre la
Vierge qui doit elïacer l'antique offense de nos pre-
miers parents, et redresser le monde courbé sous le
joug du plus impitoyable ennemi! Enfantement
dont toute la raison d'être était de préparer au Fils
du Très-Haut une demeure sainte et pure. Car à
quelle autre lin pourrait-il être destiné?... Sans
aucun doute, dans la conception nécessaire de celte
Vierge, l'Esprit de vie et d'amour remplit ses parents
d'une grâce particulière, et la garde des saints anges
ne leur lil jamais défaut... Dites-moi, combien grande
dut être la soUicitudede ces esprits célestes à l'égard
d'un tel fruill Peut-on croire que l'Esprit-Saint ait
été absent de cette enfant admirable, qu'il devait un
jo\ir couvrir de son ombre? « Urat. vi, de ortu H. V.,
P. L., CXLl, 326. Isolée, cette dernière phrase reste
Aaguc; prise dans le contexte immédiat, elle se rap
porte à Marie considérée au début même de son
existence, alors que ses parents commencent à pro-
duire leur fruit. L'évêque de Chartres ne se contente
donc pas de voir dans la conception de la Vierge la
première pré[iaration de la future Mère du Verbe
incarné, suivant l'idée que nous avons fréquemment
rencontrée chez les Pères orientaux ; il reconnaît
aussi en celle enfant de bénédiction la présence du
Saint-Esprit. Comme Paschase Radbert, il unit dans
sa pensée et dans sa vénération la double naissance
de la Vierge, l'intérieure et l'extérieure. Il n'j' a plus
qu'un pas à faire pour parvenir à la fêle de la Con-
ception : dédoubler l'objet du culte, en fêtant à part
chacune des deux naissances, comme c'avait été le
cas en Orient. En réalité, le pas n'était plus à faire ;
il avait été déjà fait.
2. l.a Fête de la Conception en Occident, — Dans
247
MARIE.
IMMACULEE CONCEPTION
248
une vie de saint Ildefonse. archevêque de Tolède
(637-667), l'honneur lui est attribué d'avoir institué
la fêle de la Conceplion de Notre-Dame. Celle attri-
bution repose sur l'interprétation arbitraire d'un
décret du roi Ervige, prescrivant aux Juifs d'obser-
ver certaines fêtes, et tout d'abord « festum sanctae
Virainis Mariae, qtio iiivrinsa Conceptio rjusdem
GeniUicis Dei celehrutur ». Il fauilrait prouver qu'il
s'agit ici de la conception passive de Marie, et non
pas de sa conception active, celle qui la rendit Mère
de Dieu au jour de l'Annonciation. Ballkrim, Quaes-
tio an S. llildefonsus episcopiis loleianus conceptae
Virgmis festum in Jlispaniis institiierit, Rome, é856 ;
réimprimée dans Sylloge woiniiiienloriim, t. I, p. ix.
De son côté, Ballerini a prétendu prouver l'anti-
quité du culte rendu à l'immaculée conception île la
bienheureuse Vierge Marie par une charte de dona-
tion, dont l'auteur serait Hugo de Summo, protre de
Crémone. Sylloge. t. I, p. i-a5. Dans cette pièce,
censée écrite en décembre loiy, in feslo sanctae et
immacnlatae Conceptionis Ileatae Virginis Mariae,
le donateur parle de Marie comme de celle « quae
gratia Filii al> originali lahe anticipala redeniplione
praesertala semper fuit, tam anima quam corporeet
immaculata » ; il prescrit, entre autres choses, de
chanter chaque année en la même fête deux slro[)lies,
qui se terminent l'une et l'autre par cette espèce de
refrain : » Sine laie concepta. » Mais il est impossi-
ble d'accorder une valeur quelconque à ce document
apocryphe. Malov, L'Immaculée Conception, t. I.
p. Ml, Bruxelles, 1867; K. Kkllnbb, lleorlologie,
3' édit., p. 192, noie 4-
Le premier document certain vient de Naples.
C'est un calendrier, gravé sur marbre et portant, au
Q décembre, cette inscription : La Conception de ta
Sainte Vierge Marie. La date serait à placer entre
les années 8^0 et 800, d'après l'éditeur, Mazzocchi,
Vêtus marmoreum Xeapolitanae ecclesiae Kalenda-
i-ium, Najiles, 1744. Comme l'Italie méridionale
dépendait encore de l'empire grec, l'influence byzan-
tine explique tout à la fois la présence de la fête à
Naples et la date où elle s'y célébrait. Une seule
différence, accidentelle du reste, est à remarquer;
le titre n'est pas : Conception de sainte Anne, vaais :
Conception de la Sainte Vierge Marie.
Plus riche et plus important est l'apport fourni
par l'.Vngleterre. Jusqu'à ces derniers temps, on rat-
tachait assez communément à l'époque de saint
Anselme, qui fut archevêque de Cantorbérj' de logS
à 1109, l'établissement de la fête de la Conception
dans les pays du Nord, et beaucoup d'auteurs rap-
portaient l'origine du mouvement à une vision dont
il sera question plus loin, la vision de l'abbé Helsin,
datant de quelques années après l'invasion nor-
mande de 1066. Des publications récentes ont modi-
lié ces vues.
La fêle de la Conception de la bienheureuse Vierge
IMarie apparaît, à partir du début du x* siècle, dans
plusieurs documents d'origine irlandaise, étudiés par
le P. TnunsTON, S. J., The Irisli Origins of our Lady's
Conception Feast, 1904 ; cf. Eadmeri monachi Can-
tuariensis Tractatus de Conceptione sanctae Mariae,
p. xxxii s., pour la fixation des dates. Le martyro-
loge de Tallaght, rédigé \ers l'an 900, énonce au
3 mai, après l'Invention de la Sainte Croix, la Con-
ception de la ]'ierge Marie : ce qui concorde parfaite-
ment avec celle mention, insérée dans les Acta Sanc-
torum Mail, t. I, Anvers, 1680, p. 36l, parmi les
Praeiermissi du 3« jour : Mariae Virginis Conceptio
celebratnr in Martyrologio Tamlactensi. Dans un ca-
lendrier versifié, d'après un exemplaire composé
après la mort du roi Alfred, entre 901 et 9/1O, on lit
au 2 mai : Concipitur Maria virgo senis, c'est-à-dire
le six des nones. Enlin le calendrier d'Oengus, qu'on
dit remonter au commencement du ix" siècle, pré-
sente cette indication à la date du 3 mai : Feil tnar
Maire nage. La grande fête de la Vierge Marie ; indi-
cation soulignée dans un manuscrit par cette note
marginale de seconde main : « Feil mar Maire uage,
el reliqua, id est, liaec inceptio eius, ut alii putant
(sed in februo mense vel inmartio fada est illa, (juia
post VII mensesnata est, ut innaratur) le/ quaeliiet
alla feria eius. » Il s'agirait donc ou de la fêle de la
Conceplion, ce qui esl l'avis d'un certain nombre, ou
de quelque autre fête de la Vierge. En objectant que,
dans la première hypothèse, la date exacte serait,
non pas le mois de mai, mais celui de février ou de
mars, le glossateur anonymesuppose, d'une pari, que
Marie esl née le 8 septembre, el de l'autre, qu'elle
serait restée seulement six ou sept mois dans le sein
de sa mère, conformément à une légende orientale
que nous avons déjà rencontrée, col. 236.
Tels sont les documents. Prouvent-ils que la fêle
dont ils font mention se célébrait réellement en Ir-
lande dès cette époque, ou n'atlestent-ils que l'érudi-
tion des moines rédacteurs de ces calendriers ou
ménologes?Quelques-unsadmettent la secondehypo-
Ihèse, comme Kellnkr, 0/^. (17., p. 192, ou se tiennent
sur la réserve, comme Edm. Bishop, On tite Origins
of tlie feast of tlie Conception of the Blessed Viigin
Mary, réimpression de igo^, note préliminaire, où,
parlant de la fête irlandaise de la Conceplion d'après
les susdits documents, il insère cette remarque,
p. 5 s. : « Si tant est que celte fête ait été effective-
ment célébrée : if, indeed, such a feast were ever ac-
tually observed ». II faut avouer que la façon indé-
cise dont parle l'annotateur du calendrier d'Oengus
et la disjonctive qu'il pose touchant la fête du 3 mai
sont assez difficiles à comprendre dans rh3'pothèse
d'une solennité réellement en usage. Par ailleurs, la
date du 2 ou du 3 mai, assignée dans ces documents
pour la fêle de la Conceplion, pose un problème
obscur el inexpliqué ; car si les calendriers de l'Eglise
copte, où le P. Thurston a cherché un point d'appui,
mentionnent, au début du mois de Baschncs (iin avril
et mai), )ine fête de la sainte Vierge, c'est une fête de
la Nativité. Mai, Scriptorum veteruni nova collectio,
t. IV, p. 94; F. Nau, Les Ménologes des Evangéliaires
coptes-arahes, dans Patrologia orientalis, t. X,
fasc. 2, p. 202; E. TissEHANT, Le calendrier d'Aboul-
Barahal, Ibid., p. 270. Mais, comme au dixième jour
du mois de Tout (7 septembre), on trouve aussi la
Nativité de la Sainte Vierge, Ihid., p. 187 s., 270, il
se peut que les moines irlandais aient été amenés
à voir dans la fêle de mai la conception ou première
naissance de Marie.
Une autre série de documents, publiés la plupart
par Edm. Bishop en 1886, se présente dans de meil-
levires conditions que la précédente. Ils sont d'ori-
gine anglo-saxonne et antérieurs à l'invasion nor-
mande de 1066. Quelques-uns contiennent seulement,
au 8 décembre, l'annonce de la Conception de la
sainte Mère de Dieu ou de sainte Marie; tels, deux
calendriers provenant des abbayes bénédictines
d'Old Minster et de Newminster, à Winchester, et
rédigés, le premier sous le gouvernement de l'abbé
.\elf\vin (io34-io57), le second vers io3o; tel encore'
un Martyrologe, composé vers io5o dans le monas- ■
1ère de Saint-Augustin à Cantorbéry. D'autres docu-
ments renferment une formule de bénédiction in die
Conceptionis sanctae Dei Genitricis ou /;( Conceptione
sanctae .Uariae; tels, deux Pontificaux dressés, l'un
pour l'église priiuatiale de Cantorbéry après i023,
mais dans la première moitié du siècle, l'autre pour
Léofric, évêque de Credilon (io46), puis d'Exeler
(1050-1073). Le début des deux formules en indique le
249
MARIE. — IMMACULEE CONCEPTION
250
sens : « Caelestiuiu charisraatuiu inspiralor terre-
iiarumque mentiuni reparator, qui beatani Dei geni-
Iriceiu, angelico concipiendam pi-aeconavit oraculo,
vos benedictionum suarum uberlale dignetur locu-
pletare et vii-lutura lloribus dignanter decorare.
Amen... Serapilerna (ni) a Deo benedictionem vobis
béate Marie virginis pia deposcat supplicatio, quani
concipiendam Oranipotens, ex qua eius conciperetur
Unigenitus, angelico declaravit preconio, quam et
vobis jugiter sulfragari benigno.ut est benignissima,
sentiatis auxilio. Amen.» Eniin, le Missel de Léof rie,
donné par cet évêque à la catliédrale d'Exeter, con-
tient, pour la fête de la Conception, trois oraisons,
dont voici la première, plus expressive : « Deus qui
beatae mariae uirginis conceptionem angelico uati-
cinio parentibus predixisti, presta buic presenli
familiae tuae eius presidiis muniri, cuius concep-
tionis sacra solemnia congrua frequentatione uene-
ralur. » Finale dont on peut rapprocher, dans la
troisième oraison, Ad complendiim, cette incise :
K cuius uenerandara colimus conceptionem. »
L'ensemble de ces documents ne laisse aucun doute
sur l'existence de la fête en Angleterre dans la pre-
mière moitié duxie siècle. Mais sous quelle influence
fit-elle son apparition? Diverses conjectures ont été
proposées. La fête aurait passe d'Irlande en Angle-
terre (Thurston). Elle y aurait été introduire par
Théodore de Tarse, qui vint en Angleterre comme
primat de Cantorbèrj' (669-690) en compagnie du
moine Adrien, ancien abbé d'un monastère napoli-
tain (LEsf:TRE, L'Immaculée Conception et l'Eglise
de Paris, p. 16); conjectuie conUrmée par la présence,
dans les anciens livres liturgiques anglo-saxons, de
prières ayant une saveur orientale prononcée et
même de mots grecs transcrits en lettres vulgaires
(JcGiB, Origines de la fête, etc., p. 532; cf. Thurston,
The english Feast of our Lady's Conception, p. 465).
Les moines bénédictins de Winchester auraient
d'eux-mêmes établi la fête dans leur monastère, d'où
elle se serait répandue ; ou ils l'auraient empruntée
à l'église deNaples: deux hypothèses émises succes-
sivement par Edm. Bishop, art. cité, la première en
1886, la seconde en 190/1, dans la préface de la réim-
pression. Quoiqu'il en soit de la valeur respective de
ces diverses conjectures, la célébration de la fête
en décembre semble indiquer, d'une façon générale,
une influence grecque; de même, dans les formules
de bénédiction et la collecte du Missel de Léofric, les
allusions au récit du Protévangile de Jacques, vulga-
risé en Occident par ses remaniements latins, V Evan-
gile de Pseudo-Matthieu et VEvangile de la ^'ativité
de Marie.
Quelle était l'objet de la fête, soit irlandaise, soit
anglo-saxonne? Question plus importante, mais
obscure. Le simple titre de Conception de Marie,
commun aux documents des deux séries, ne nous
donne aucun renseignement précis ; il nous indique
seulement que l'hommage des moines irlandais et
anglo-saxons allait droit à la conception passive; ce
dont témoigne particulièrement le Missel de Léofric,
dans la troisième oraison : « Heatae Mariae semper
virginis, cuius venerandam colimus conceptionem. »
Si les formules de bénédiction, dans les Pontilicaux
d'E.xeter et de Canlorbéry, insistent sur le message
angélique, la prédiction du nom de Marie et sa sanc-
tification ou consécration à Dieu avant sa venue à
l'existence, rien de tout cela ne prouve que la con-
ception de la Vierge n'ait paru vénérable qu'en rai-
son de ces circonstances extérieures et accidentelles.
Le fait «jue, dans les calendriers de la même époque,
on rencontre la Conception de saint Jean-Baptiste
mentionnée, comme celle de Notre-Dame, donne lieu
à la question déjà touchée à propos de la fête byzan-
tine : faut-il assimiler complètement l'objet des deux
fêles, et, de ce que, dans la première, la croyance
n'allait pas, d'ordinaire, au-delà d'une conception
miraculeuse, s'ensuit-il qu'il en était de même pour
la seconde? Les remarques faites col. a4o, gardent
ici leur valeur; mais, à s'en tenir aux seuls docu-
ments, les données sont trop maigres pour légitimer
une réponse ferme.
Conclusion. — A partir du ix' ou du x» siècle jus-
qu'au milieu du xi«, la fête de la Conception apparaît
en Occident, mais dans des cercles restreints, sans
relation apparente au magistère ecclésiastique, et
sous des conditions qui ne permettent pas d'aflirmer
une connexion certaine entre la célébration delà fête
et la croyance formelle au privilège mariai. Que,
néanmoins, le problème fût posé dès lors ou qu'il
dût, logiquement, se poser bientôt, la suite nous en
convaincra.
Bibliographie. — Passaglia, op. cit., P. III, sect. vu,
c. I, a. a ; Edm. Bishop, Origins of llie feast of the
Conception of the Blessed Virgin Mary, dans The
Downside /?ei/eii', Shepton Mallet, 1886, t. V,
p. 107; réimpression en tiré à part, avec note pré-
liminaire, Londres, 1904; H. Thurston, S. J., The
English Feast of our Ladr's Conception, dans The
Month, Londres, 1891, t. LXXIII, p. l\h'); le même,
The Irish Origins of our Ladys Conception Feast.
Iliid., 1904, t. cm, p. 449; cf. {levue du Clergi-
français, Paris, 1904, t. XXXIV, p. 255; F. G. Hol-
weck, Fasli Mariant, p. 288 s., Fribourg-en-Bris-
gau, 1892; X.-M. Le Bachelet, op. cit., II. L'Occi-
dent, c. I, § 2 ; c. Il, § i; A. Noyon, S. J., Les
Origines de la fête de la Conception en Occident
(x'', xi« et xii' siècles), dans Etudes, Paris, 1904,
t. C, p.'jCS; M. Jugie, Origines de la fête de l'Im-
maculée Conception en Occident, dans lie^ue Au-
gustinienne, Paris, 1908, t. XIII, p. 629; E. Vacan-
dard. Les origines de la fête et du dogme de
l'Immaculée Conception, [, dans Revue du Clergé
français, 1910, t. LXII, p. i5s.; K. A. H. Ivellner,
ILeortolugie, § 28, p. 186 s., 3° éd. Fribourg-en-
Brisgau, 1911.
B. La croyance en Occident depuis le milieu du
.17' siècle. — Cette période est caractérisée par la
grande controverse qui commence au xu* siècle ;
à cette occasion le problème, d'abord mal présenté
ou mal résolu et compliqué de questions accessoires.
Unit par se poser dans toute sa netteté. Les objec-
tions sérieuses sont poussées à fond et résolues;
cela fait, la vérité se dégage et le triomphe de la
pieuse croyance devient peu à peu complet et déli-
nitif.
[.Préludes delà controyerse. — Au début de cette
période, jouant le rôle de précurseur et d'initiateur,
apparaît saint Anselme, arehevê(iue de Canlorbéry
de iog3 à 1 109. Défenseurs et adversaires de l'Imma-
culée Conception ont l'ait appel à son témoignage.
En réalité, il n'a pas traité directement le problème
dans ses œuvres authentiques ; il ne le louche qu'in-
cidemment, Cur Deus homo, 1. Il, c. xvi, P. /-..CLVIII,
j 4i6. Voulant expliquer l'absolue pureté du Sauveur,
il se fait poser cette objection par Boson son disci-
ple : « Si la conception du Christ comme homme fut
pure et exempte du péché qui s'attache à la délecta-
tion charnelle, la Vierge elle-même, à laquelle il
doit son origine, a été conçue dans l'iniquilé, sa
mère l'a conçue tlans le péché et elle est née avec
le péché originel, puisqu'elle a péché, elle aussi, en
Adam en qui tous ont péché . » Anselme laisse passer
l'assertion sans la relever. Kaul-il en conclure que,
i personnellement, il l'admet? Beaucoup le pensent,
251
MARIE. - IMMACULÉE CONCEPTION
252
ruais non pas tous : « Son silence équivaut non à une
concession absolue, mais simiilement à une conces-
sion hjpolhélique... 11 luisse passer alin de mieux
montrer que, même en admettant que la Vierge fut
née dans le péché originel, il ne s'ensuivrait pas que
Notre-Seigneur eût été conçu lui-même dans le péché
originel. » Kagby, Eudmer, Paris, 1892, p. 3o3, où
diverses autorités sont citées.
Quoi qu'il en soit du texte précédent, il est du
moins une doctrine de saint Anselme dont on a tort
de se servir pour conlirnicr son opposition personnelle
au privilège mariai. En répondant à la ditlicullé pri>-
posée par son disciple, n'ajoute-t-il pas, dit-on, que
la Vierge dut être puriliée par un acte de foi aux
mérites futurs du Sauveur, et qu'ainsi puriUée elle
produisilson fruit? Ibid., col 419, Doctrine i-appclce
dans le De coiuejjtu virginali, c. xviii, col 45i. Oui,
mais dans ces textes il ne s'agit nullement d'une
puriljcation quelconque, comme celle de tant d'autres
qui, avant la venue du Sauveur et par la foi en lui,
ont pu être délivrés du péché originel proprement
dit et de leurs péchés actuels; il s'agit d'une purili-
cation extraordinaire et privilégiée, tendant à faire
disparaître en Marie non pas le péché proprement
dit, ce qui ne sutlirait point dans l'hypothèse, mais
la cliair de péché, dans le sens augustinien de cette
expression, en sorte que la conception de Jésus-Christ
par Marie puisse être, pour parler avec Boson, « pure
et exempte du péché (jui s'attache à la délectation
charnelle, iiiuiida et ahsfjite cainalix delectalionis pcc-
cato ». Car, s'il n'était pas absolument nécessaire
que le Sauveur eût pour mère la plus pure des vier-
ges, il était pourtant de toute convenance qu'il en
fut ainsi : « Sed quia décelai ut illius hominis con-
ceptio de maire purissiuia lieret. » De conceptu iirgi-
iiali, loc. cit. Idée répétée aussitôt et accentuée par le
saint docteiu' : « 11 coinenaU, en elfet, qu'elle brillât
d'une pureté sans égale au-dessous de Dieu, cette
Vierge à laquelle Dieu le Père devait donner son
Fils unique, un Fils né de son cœur, égal à lui-même,
tellement que le Fils du Père et le Fils de la Vierge
fussent naturellement un seul et même commun Fils. »
Phrase devenue classique, et dont on a justement
dit que, prise en soi, elle .< emporte l'Immaculée
Conception ». J. V. IJajnvel, art. Anselme, dans
Dicliunnaire de théul. calh., t. I, col. 13^7.
Professer une croyance n'est pas la seule manière
d'en aider le progrès; écarter les obstacles contribue
indirectement au même résultat. Le saint docteur a
servi la cause de l'Immaculée Conception par sa
doctrine du péché originel. D'après une théorie fort
commune alors et au siècle suivant, beaucoup pla-
çaient la faute originelle dans la concupiscence,
conçue d'une façon positive comme une corruption
et une souillure physique, comme une empreinte
morbide qui alléclait directement la chair, mais avait
son contre-coup dans l'âme au moment de son
union avec le corps. A lenconlre de cette théorie,
Anselme établit que le péché originel, comme tout
péché proprement dit, consiste dans un manque de
rectitude ou de justice qui devrait exister, absentia
debitae justitiae. De conceptu i'irgiiiali et urigiuali
pecciitu, c. III, col. 42Û. 11 n'y a pas de faute dans
l'embryon humain avant l'animation, ni dans aucun
des éléments qui concourent à sa formation : nam
etsi vitiosa concupiscentia generelur infans, non
tamen iiiagis est insémine culpa quam in sputo aut
in sanguine, c. viii, col /14>- P^r la chair, reçue d'un
père cl d'une mère de descendance adamique, vient
seulement la nécessité pour l'âme de contracter le
péché, en tant ([u'elle reste privée de la rectitude
ou justice qu'elle devrait posséder, c. vu, col. 44i.
Celte doctrine marquait un progrès considérable,
quoiqu'elle fût inachevée : Anselme s'est attaché trop
exclusivement à la notion de rectitude murale, sans
bien expliquer la nature particulière de la justice
primitive et surtout sans en dégager l'élément le plus
foncier, la giàce sanctiliaule. Aussi donue-l-il, sur
ce point comme sur plusieurs autres, l'impression
de quelqu'un qui s'.avance sur une voie peu explorée,
qui cherclie et qui ne trouve pas toujours le dernier
mot.
Si de la croyance nous passons à la fêle, quelle
fut l'attitude réelle d'Anselme? Un concile de la
province ecclésiastique de Cantorbéry, tenu à Lon-
dres en 1328, lui en attribue l'institution. Mansi,
Sacruriiin Concitiuriim, t. XXV, col. 829. A ce docu-
ment s'ajoutent deux écrits mis pendant longtemps
sous le nom du saint docteur : Sermo de Conceptiune
beatue Mariae, el Miraculuiii de Conceptione sunctae
ilariae, P. /.., CLIX, 319, 'àïi. Cette ilernière pièoe
contient le i-écit d'une vision dont Helsin, plus tard
abbé de Raaisay au diocèse de \Vorcester(io8o-io87),
aiuait été favorisé vers l'an 1070, au retour d'une
mission en Danemark. Surpris par une violente
tempête et sur le point de périr, il invoque Marie;
un messager céleste vient à son secours et, pour prix
de sa protection, il fait promettre à Helsin de célé-
brer el de faire célébrer chaque année, le 8 décembre,
la fêle de la Conception, en se servant du même
ollice que pour la fêle de la Nativité, sauf à changer ce
dernier mot en celui de Conception. Echappé au
péril, l'abbé accomplit sa promesse et introduisit la
tête dans sou monastère. Le récit de ce miracle et de
deux autres se retrouve dans le 6'ermo de Cunceptione,
avec celle exhorlalion Unale : « Celebremus igitur
(dilectissimi) hodie diviuis olliciis ulramque ejus
conceptionem venerabileiu, spirilualem videlicet et
humanam. »
Ce n'est pas le lieu d'examiner quelle part il faut
faire ici à l'histoire et à la légende ; voir Thuhstox,
The Legend uf Alihot Elsi. En réalité, le récit eut une
grande inlluence dans la diffusion do la fête el de la
croyance. Mais ni le Miracutum ni le Serino de Con-
ceptione n'ont pour auteur saint Anselme. L'assertion
du concile de i328, qui lui attribue l'institution de
la fête, est vraisemblablement dépendante de ces
apocryphes ; elle peut aussi s'expliquer par une
confusion entre l'archevêque de Cantorbéry et son
neveu, appelé comme lui Anselme. Fils de Richera
sœur du saint. Anselme le jku.ne avait suivi son
oncle en .\ngleterre; après la mort du primat, il fut
appelé à Rome par Pascal 111 el créé abbé de Saint-
Sabas, antique monastère qui avait jadis appartenu à
des moines grecs. Envoyé quelques années plus tard,
comme légat apostolique, auprès du roi Henri l" et
du nouvel archevè(]ue, il devint en 1120 et resta
jusqu'à sa mort (1 148) abbé du célèbre monastère de
Saint-Edmond, Edmunsbury, dans le comté de Suf-
folk. C'est alors surtout qu'il nous apparaît tout à la
fois comme restaurateur et comme promoteur de la
fête de la Conception parmi les .\nglo-saxons.
a. La controverse en Angleterre au Ail' siècle. —
Implantée dans un certain nombre d'endroits avant
la conquête normande, la fête avait subi une éclipse
momentanée, notamment à Winchester et à Cantor-
béry, peut-être sous l'influence du iirimat Lanfrasc
(1070-1089), dontlezèle pour la réforme du calendrier
anglo-saxon est signalé parEADMKK, Vita .'>..4nselmi,
I. I, c. v, n. 42, P. L., CLVIII, 74. En tout cas, l'au-
teur du Tractatus de Conceptione, P. t., CLlX, Sgi,
en constatant que la fêle se célèbre encore en beau-
coup d'endroits, n'en déplore pas moins le déchet
survenu : « Autrefois elle était célébrée par un plus
grand nombre, et par ceux-là surtout en qui s'alliaient
une pure simplicité et une dévotion plus humble.
(
253
MARIE. - IMMACULEE CONCEPTION
254
Mais, depuis que l'amour de la science et la passion
de tout examiiur se sont emparés des esprits, ou a
retranché cette solennité, au niéj)ris de la simplicité
des pauvres, et, sous prétexte ([u'elle manquait de
fondement solide, on l'a réduite à rien. » Bientôt une
réaction se produisit, dont l'ànie lut l'abbé Anselmk.
On lit, en eft'et, dans le cartulaire manuscrit de l'ab-
baye de Saint-Edmond : o Ce l'ut cet Anselme qui
établit (liez nous devix solennités, en premier lieu la
Conception de sainte Marie, qui, grâce à lui, se célè-
bre maintenant dans beaucoup d'églises.» Assertion
conlirméepar cequeditOsiiERTDE Clarb, alors prieur
de Westminster, dans sa liuitième lettre, adressée à
l'abbé Anselme entre janvier 112^ et août ii:i8.
D'après cette lettre, l'œuvre de restauration ren-
contrait des adversaires puissants, comme les évé-
qiies Roger de Salisbury et Ueruard de Saint-Da\ id.
On n'objectait pas seulement qu'elle manquait de
fondement solide, on la disait condamnée dans un
concile et étrangère à l'Eglise romaine. Osbert s'adres-
sait donc, pour réclamer son appui, à celui qui avait
été jadis abbé de Saint-Sabas et légat apostolique.
Parmi les traditions ou coutumes de l'Eglise romaine,
ne trouverait-il pas quelque chose pour conlirmer la
clière dévotion ? Qu'il se mette en relation avec des
personnes instruites connaissant les saintes lettres
et ne craignant pas de défendre, en paroles et par
écrit, la cause de la Vierge Marie. Qu'il en confère
avec le nouvel évéque de Londres (Gilbert Foliot,
dit l'Universel, consacré en janvier 1128) et l'abbé
de Reading, Hugues d'Amiens (futur archevêque de
Rouen, 1 127-11 Ci), qui, sur la demande du roi Henri,
solennise déjà la fête dans sou monastère. Enlin il
fait un suprême appel au zèle d'Anselme : « Ne laissez
pas incomplète une œuvre à laquelle vous vous êtes
dévoué ; que les envieux ne puissent pas dire que
vous n'avez pas réussi à établir la fête. » L'abbé de
Saint-Edmond et ses amis répondirent à l'appel.
Quoi qu'il en soit de l'alliruiation, consignée dans un
exemplaire manuscrit des Annales de l'abbaye de
Tewsbury, datant du xii* siècle, que la fêle de la
Conception de sainte Mai'ie fut approuvée en 112g
I par l'autorité apostolique dans un concile de Lon-
dres, il est indubitable qu'à partir de cette époque
la fête gagna rapi<lement du tei-rain en Angleterre.
A l'intérêt d'orilre historique que présente cette
controverse, s'en ajoute un autre, plus important :
chez les défenseurs anglo-saxons de la fête, la doc-
trine de l'Immaculée Conception ai>paraitnettement.
Dans un Sermo Je Concefitione saiicie Marie qu'il
adressa, vers 1126, à Warin, doyen de ^^'orceste^,
Osbert un Cl.^re célèbre dans la conception de la
Vierge « les prémices de notre rédemption, l'instant
où la sagesse de Dieu commence à se construire une
demeure temporelle » ; il parle « decette sainte généra-
tion », sans dire cependant, par réserve, tout ce
qu'il en pense. JLThurston, Eudmeri Traclatus, Ap-
pendix, p. 61, 03, 80. Plus libredans sa lettre à l'abljé
Anselme, il y allirme nettement, à plusieurs reprises,
sa croyance formelle en la sanctification de Marie
in ipsa ciinceptioiie, ipso creationis et concepiionis
lijcordio. Sanctilicalion en vertu de laquelle la bien-
heureuse Vierge fut « toute remplie de la grâce du
Saint-Esprit et môme puiiliée dans sa chair, de
toute souillure, et ab oinni macula corporaliter etiani
puriûcata. » Ibid., p. 56 s(|.
Non moins expressif et beaucoup plus important
est le Traclatus de Coiiceptiuiie sanctae Mariae, déjà
signalé, P. A., CLIX. 3oi-3i8. Attribué d'abord au
grand Anselme, puis à son neveu .Anselme le jeune,
puis au moine de Cantorbéry qui fut le compagnon
et l'historien du saint arche\êque, Eadmeh (Ragey,
op. cit., p. 272 sq.), il a été délinitivement acquis
au dernier par le P. Tulrston, qui l'a retrouvé sous
son nom dans un manuscrit original de Corpus Cliristi
Collège, à Cambridge. Ce traité fait époque dans l'his-
toire de la théologie mariale. Eaumer ne veut pas
s'arrêter au récit des évangiles apocryphes, n. 3;
il s'attache surtout à cette idée, que dans la concep-
tion de Marie nous avons la première origine de la
future Mère de Dieu et que la saintelé doit être à la
base de l'édilice qui s'inaugurait alors. Jérémie,
destiné par Dieu à l'apostolat, fut sauctilié avant sa
naissance; Jean le Précurseur fut rempli du Saint-
Esprit dés le sein de sa mère : comment celle qui
devait être l'unique propitiatoire du genre humain
et l'unique demeure du Fils de Dieu, aurait-elle été
privée, au début de son existence, de la grâce du
Saint Esprit? Si, par suite de l'union normale des
deux sexes qui est intervenue en cette conception,
quelque chose y subsiste du péché originel, c'est
dans les parents qu'il faut le chercher, et non pas
dans celle qui est engendrée, propaguntium et non
propagalae prolis fuit, n. 9. Quelle dillicullé ? Dieu
donne bien à la châtaigne d'être conçue, nourrie et
formée au milieu des épines sans qu'elles lui portent
atteinte ; pourquoi n'aurait-il pas pu protéger le
corps humain qui devait être son temple et fournir au
Verbe son humanité, en faisant que, conçu parmi
les épines, il échappât totalement à leurs pointes ?
Quand les mauvais anges tombèrent. Dieu préserva
les bons du péché; et il n'aurait pas pu préserver du
péché d'autrui la femme destinée à devenir sa mère?
Pouvant le faire, comment ne l'aurait-il pas voulu
pour celle qu'il a voulu telle que nous savons?
Mais tous n'ont-ils pas péché en Adam ? Sans
doute ; mais la place suréminente que Marie occupe
après son Fils ne permet pas de l'astreindre à la loi
commune. Qu'il en fiit ainsi, c'était de toute conve-
nance; autrement, entre l'édilice que la sagesse di-
vine se proposait de construire et les fondements de
l'édilice, il y aurait dissonance et disproportion, non
congruehat, non coliaerebat, n. i3. En somme, Eadmer
prélude à l'argument résumé plus tard en ces trois
mots : potuit, decuit, fecit ; c'est-à-dire à l'argu-
ment partant de la possibilité, plutôt supposée ici
que démontrée, et de la convenance positive pour
conclure au fait, à l'existence du privilège. En rai-
sonnant ainsi, le disciple d'Anselme commençait la
synthèse d'éléments que nous avons rencontrés dans
la Tradition grecque à l'épociue de son développe-
ment.
BusLioGRAPUiE. — R. Anstruther, Epistulae Her-
berti de Losinga, priini episcupi iXoni/icensis, Os-
berti de Clara el Elineri prioris Cantuariensis,
Bruxelles-Londres, i846; V. de Buck, S. J . , Osbert
de Ctare et l'abbé Anselme instituteurs de la fête
de V Immaculée Conception de la sainte Vierge dans
l'Eglise latine, dans Etudes de théologie, nouv. sév.,
t. li, Paris, 18G0; E. Bishop, art. cité; B. Wolff, O.
S. B., Abt Ansehn und dus Fest des S December;
Noch einmal das Fest des 8 December, dans Stu-
dien und Mitlheilungen ans dem Benedictiner-und
dem Cistercienser-Orden, Briinn, i885, 1886; E.
Vacandard, f.es origines de la fête de la Concep-
tion dansledioci'se de Houen eten Angleterre, dans
Hci'ue des questions historiques, V&Tis, 1897; H.
ïhurston, S. J . , Abbot Ansclni of liiiry and the
Inimuculate Conception : The Legendnf Abbot Elsi:
Englandand tite Inimuculate Conception, dans The
Mon/Il, itjoti, juin, juillet et décembre; A. Noyon,
uri. cité; H. Thurston et Th. Slater, S. J., Ead-
meri moniichi Cantuariensis Tractalus de Concep-
tione sanclae Mariae,olim sancio Anselmo attribu-
tus, nunc primuminteger ad codicurn fidem éditas.
255
MARIE. — IMMACULÉE CONCEPTION
256
adiectis ijiiibiifdtim documenlis coiietiiiieis, Fri-
bourg-en-Brisynii,i(jo4; E. Yacandaicl, Les origines
de la fête et du dogme de l'/mnuiculée Conception,
loc. cit. ; Kellner, lleortologie, lac. cil.
3. La controverse enFranceau .Ml' siècle. — Dans
sa lettre à l'abbé Anselme. Osbeil de Claie affirmait
(lue, sur le continent, des évoques et des abbés célé-
braient aussi la i'ête de la Conception. Cette circons-
tance allait donner lieu à une nouvelle controverse,
d'une portée plus grande. Saint Bernard, abbé de
Clairvaux de iii5 à 1 1 5.?, connaissait le fait signalé
par le moine anglais; il s'en préoccupait, mais s'était
abstenu jusqu'alors d'intervenir, « eu égard à la dé-
votion de ceux qui agissaient ainsi par simplicité de
cœur et par amour de la Vierge». Sur ces entrel'aites,
il apprit que la Icle avait fait son apparition dans
l'église primatiale de Lyon; il crut devoir protester
dans une lettre aux chanoines de Saint-Jean, Episl.
cLxxiv, P. L., CLXXXII, 332, écrite au plus tard en
ii^o, au plus tôt vers ii28-ii3o (date préférée par
M. Vacandard). La fête est dénoncée par lui comme
« un rite étranger à l'Eglise, manquant tout à la fois
de fondement rationnel et d'appui dans la tradi-
tion ».
L'argumentation présentée du point de vue ration-
nel est particulièrement importante. Elle revient à
ceci : Marie a été sanctifiée ou avant la conception,
ou au moment même de la conception, ou seulement
après la conception. La première liypotlièse est inad-
missible : Marie n'a pas pu être sanctilice avant
d'exister, et elle n'existait pas avant d'avoir été con-
çue. La seconde hypothèse est également inadmissi-
ble : Marie n'a pas été conçue du Saint-Esprit, comme
le Sauveur; elle a été conçue, comme les autres
hommes, d'un père et d'une mère par voie de géné-
ration soumise à la loi de la concupiscence ou loi du
péché. II Gomment y aurait-il sainteté sans l'Esjirit
de sanctification? ou bien comment y aurait-il so-
ciété entre l'Esprit saint et le péché? ou du moins,
comment n'y aurait-il pas eu péché là où il y a eu
concupiscence
Reste la troisième hypothèse
Marie sanctifiée après sa conception, mais avant sa
naissance.
Omettons les efforts infructueux qui out été faits,
soit pour nier l'authenticité de cette lettre, soit pour
l'interpréter de manière à ne pas voir dans l'abbé de
Clairvaiix un adversaire de la pieuse croyance. La
seule argumentation qui vient d'être rapportée sulfit
à montrer que le docteur cistercien s'attaque à la
doctrine en même temps qu'à la fête. 11 n'a pas fait,
il est vrai, du moins formellement, la distinction
fondamentale entre l'acte générateur (conception
nc(iie) et le terme de cet acte (conception passire),
ni la distinction classique entre la conception passive
imparfaite ou parfaite (conceptio cnrnis, conceptio
prolis); mais les arguments dont il se sert sont tels
qu'ils vont au rejet de la sainteté dans la conception
l)assive, soit imparfaite soit parfaite, aussi bien que
dans la conception active. Il raisonne évidemment
sous l'inlluence de la théorie augustinienne, qui con-
sidère toute génération sexuelle comme souillée,
dans l'ordre actuel, par la concupiscence et (]ui
rattache à cette circonstance la transmission du
péohé originel. Cette théorie, Bernard l'applique
rigoureusement à la conception de la Vierge, en
sorte que pour elle, comme pour les autres descen-
dants d'Adam, il y a connexion inéluctable entre la
conception aclive soumise à la loi de la concupis-
cence et la conception passive dans le péché.
L'autorité de saint Bernard était trop grande, pour
que son intervention restât sans effet. La controverse
amorcée continua, comme le prouve, entre autres
faits, la passe d'armes qui eut lieu vers ii8o entre
PrBRRE DE Celles, alors abbé de Saint-Rémi de
Reims, et Nicolas, moine de Saint-Alban, celui-ci
soutenant la fcle et l'autre maintenant les positions
de l'abbé de Glairvaux, P. t., GCII, Gi3-632. 11 en
résulta, pour la fête, ralentissement, parlois même
suppression, comme à Paris sous l'èpiscopat de
Maurice de Sully (iiôo-i i sept. iigo). Toutefois
il ne semble pas que l'essor ait été notablement en-
travé. Atton, prieur de Saint-Pierre de la Réole au
diocèse de Bazas, décrétant en ii54 l'institution de
la fête, observe « que le peuple chrétien la célèbre
maintenant en France presque universellement et
avec la plus grande dévotion ». MAnxiiNE, l>e anti-
quis monachoruin ritihns, 1. IV, c. ii, n. l6. Témoi-
gnage en partie confirmé, sur la fin du siècle, par
la glose d'un canoniste,HoGuss de Pire, De consecrat.,
dist. III, c. I. Pronunluindum : à piopos du mot
A'alivitas, il remarque qu'il n'est pas fait mention de
la fête de la Conception, parce qu'on ne doit pas la
célébrer ; ce qui ne l'cmpèche pas d'ajouter que l'u-
sage contraire existe en beaucoup de régions, sicut
in iiiultis regioniijus /it, surtout en Angleterre.
La croyance au privilège mariai donne lieu aux
mêmes discussions que la fête. Parmi les auteurs de
cette époque qui touchent assez nettement le pro-
blème pour qu'on puisse juger de leur sentiment, les
uns admettent avec saint Bernard une sanctification
postérieure à la conception; par exemple, Nicolas
de Claihvaux, In Nativil. S. Joannis Baptistae (aXXvi-
bué à saint Pierre Damien), P. /,., CXLIV, 628;
Pseudo-Bernard, Serm. iv in Salve liegina, 3, P. L.
CLXXXIV, 10^5; Garmeh de Langres, Sernt. m, de
Purificatione, P. L., CCV, 649; Pierre du Poitiers,
Sent. IV, ■), P. L.,CC\l, 1 165; Innocent HI, Serm. xii,
fn solemnitate Purificationis, P. L., CCXVII, 607.
D'autres affirment que Marie fut sanctifiéedanslesein
de sa mère, mais sans mettre d'opposition entre la
conception et la sanctilication; par exemple, Gui-
BERT DE Nogent, De lande S. Muriue, c. v, P. /,.,
CLVI, 55o; per sanctum qui ci ex utero coaluit Spi-
ritum; Gilbert Foliot, In Cantica Cant., i, i],P. f..,
CCII, lioi : «i utero sanctificata. D'autres proclament
sans restriction l'absolue sainteté de la Vierge; par
exemple, Hermann de Tournai, Tractatus de Incar-
natione, c. vm, P. L., CLXXX, 3i; semper eam in
omni sanctitate et munditia servavit. D'autres enfin
soutiennent expressément l'immaculée conception;
par exemple, le vénérable Hervé du Mans, moine de
Déols ou Bourg-Dieu, In epist. 11 ad Corinth., c. v,
P. L., CLXXXI, loli'i : nemine prorsus exerapto,
dempta matre Dei.
Parmi les témoignages favorables, certains ont une
portée spéciale, parce qu'ils touchent la question ex
professa et constituent une réponse à la lettre de
saint Bernard. Tels sont trois écrits que le francis-
cain Pedro de Alva y Astohga nous a conservés dans
ses Monumenta aniiqua. Le premier est un traité
d'ABÉLARD, de Conceplione beatae et gloriosae Virgi-
nis Marine; pour l'aulhenticité sérieusement proba-
ble de cet écrit, voir A. Noyon, Notes bibliographi-
ques, § 3. Le second est un sermon De Immaculata
Conceptione Virgin is Mariae matris Dei, mis sous le
nom de Pierre Comkstor, chanoine de Troyes
(T ''79'?); d'autres l'attribuent à Richard de Saint-
Victor (~ 1173). Le troisième est un autre sermon
de Conceptione beatissimae Virginis Mariae, dont
l'auteur est Pierre Cantor, docteur et chanoine de
Paris, mort en 1 197 au monastère cistercien de Long-
pont. Les trois apologistes en sont à peu près au
même point qu'Eadmer; ils affirment le privilège ma-
riai pour sa haute convenance; Cantor, en particu-
lier, le rattache très justement au plan divin de la
257
MARIE. — IMMACULÉE CONCEPTION
258
Rédemplion telle que Dieu l'n voulue. Comestor se
préoccupe même de chercher des fondeiuents dans
'la sainte Ecriture, Gen., in, i5; Luc, i, 18, et dans
la Tradition patristique, en citant trois ou quatre
*e«tes,nolauiin<?nt celui de saint AfGUSTiN, Dénatura
et g'ratia, c. ixxvi.
Notable est la réponse faite dans ces écrits à l'ob-
jection tirée par saint Bernard de ce que la loi de la
concupiscence et du péché s'attache, dans l'ordre
actuel, à toute génération humaine où l'union des
sexes intervient. Les trois défenseurs du privilè[,'e
•mariai distinguent, en des termes équivalents, entre
l'acte générateur de Joachim et d'Anne, et la vierg^e
Marie comme terme complet et final de la conception.
•La concupiscence, la volupté charnelle est le fait des
parents, et non celni de Marie qui n'existait pas
encore, dit Abélard. Que les parents aient été sou-
mis à la loi du péché en engendrant Marie, c'est
possible, dit à son tour Comestor; mais Marie elle-
même fut toute sainte, ipsa sanitissima. Et Cantoii
d'ajouter que la conception (consommée), étant l'œu-
vre de Dieu, ne saurait être souillée par ce qu'il
peut y avoir de déréglé dans l'acte générateur qui a
précédé.
L'objection courante insistait sur la connexion qui
doit exister entre la cliair de Marie, appelée par les
Pères chair de péché, et son âme, atteinte par voie
de conséquence. Après s'être rejetés sur la puissance
•divine qui n'a pas pu manquer de moyens pour con-
server pure la chair comme l'àme de la Vierge, les
trois apologistes recourent à un sj stènie de préser-
vation préi'entit'e, qui consiste à empêcher l'effet en
faisant disparaître la cause. Préservation préventive
immédiate, venant de ce que l'acte générateur des
parents fut soustrait à la loi commune de la volupté
charnelle. Abiîlard signale la solution comme sou-
tenable : ccQuid enini nos impedît credere hanc gra-
tiam Dominum parentibus suae genilricis posse et
Telle conferre, ut absque omni carnalis concupis-
oentiae labe sanctissimum illud corpusculum gene-
rarent? n Alva, loc. cit., p. laç). Caxtoh est plus
attirraalif : « Sanctam qnippe genitam non immerito
dixerim, cujus generatores in ejus generalione non
contraxit stimulantis lascivia libidinis, sed praeop-
tatae spes sobolis, sed obedientia angelicae admoni-
tionis. » Ihid., p. iio. Préservation préventive mé-
diate, remontant jusqu'au père du genre humain :
dans le naufrage de son intégrité primitive, une
parcelle de chair serait restée pure de toute souil-
lure, elle aurait ensuite été transmise sans altération
à travers les diverses générations, et de cette par-
celle auraient été formés le corps de la Vierge et
celui de son Fils. C'est la solution de Comestor :
« Unde credi potest, caméra lllam quae assumpta est
a Verbo post corruptionem totius humanae naturae
in primo parente, ita tameii illaesam et ab omni
contagione peccali immunem custoditam, ut usque
ad susceptionem sui a Dei Filio semper libéra man-
serit, et nuUi unquam peccato vel modicuni pensum
reddiderit. » lliid., p, 4-
Cette dernière tliéorie est signalée souvent par les
théologiens du xti' siècle, par exemple, Summa sen-
tent., attribuée à Hugues de S.«nt-Victor, tract, l,
e. XVI, P. L., CLXXVI, 78; Roland Bandiselli, Die
Sentenzen Ftolanis. éd. Gietl, p. iC3 sq. On la retrouve
dans un sermon manuscrit du même siècle, conservé
à l'abbaye cistercienne de Heiligenkreuz, près Baden ;
voir A. NoYON, ?fotes bibliographiques, § i, etX. Le
Bachelet, dans Recherches de Science religieuse,
Paris 1910, t. I, p. 5g6, où le passage est cité. Théo-
rie bizarre, inadmissible et, comme les précédentes,
insufflsante pour expliquer une conception sainte
dans le sens théologique du mot. Tout cela, d'ailleurs,
Tome m.
occasionné non moins par la façon défectueuse dont
le problème était alors posé, ([ue par des notions
fausses ou vagues sur la nature du péché originel,
de la concupiscence, de la justice originelle et de la
justice intérieure dans l'économie présente.
B1UL10GRA.PHIK. — Vacandard, Saint Bernard et la
fête de la Conception de la sainte Vierge, dans
Science catholique, iSgS, t. VII, p. Sy^ ; Vie de saint
Bernard, Paris, 1896, t. II, c. xxi, p. 81 sq ; Petrus
de .Vlva et Astorga, Monunienta aniiqua I mmacu-
latae Conceptiunis ex variis authuribus antiquis
tam nianuscriptis, quant otim impressis, sed qui
vix modo reperiuntiir, tonias 1, Louvain, 1664 ;
A. Noyon, Les origines de la fête de l' Immaculée
Conception en Occident, loc. cit. ; Notes bibliogra-
phiques sur l'histoire de la théologie de Vhnniacu-
lée Conception : 1. Les pièces d'une controverse au
douzième siècle; ni. Un traité sur la Conception
attribué à Abélard, dans llullelin de littérature
ecclésiastique, Toulouse igii, avril et juin, p. 177,
286.
/|. La purification de Marie au jaur de l'Annoncia-
tion. — Doctrine courante au xii'' siècle, que nous
avons trouvée chez saint Anselme, mais qui se pré-
sente chez d'autres auteurs en des termes plus
expressifs et parfois déconcertants à première vue.
D'après Rupert de Deutz {— ii35), pour que le fruit
qui devait naître de Marie fût absolument saint, il
fallait qu'elle fût sancliliée, c'est-à-dire purifiée du
péché actuel et originel : « OpoTtebat ipsam sanctilî-
cari, hoc est emundari ab omni peccato, lam actuali
qnam eo quod majus erat, scilicet originali. « In
Matihaeum, de gloria et honore Filii, P. L., CLXVIII,
i325. Pierrb Lombard {■- 1 16^) parle aussi de Marie
comme purifiée alors du péché, Sent. III, dist. m :
« A peccati prorsus purgavit, et a fomite peccati
etiam liberavit. » De ces textes et avitres semblables,
faut-il conclure avec G. Herzog, loc. cit., p. 621,
527, 629 sq., que ces théologiens excluent la doc-
trine, énoncée par saint Bernard, d'une sanctilîca-
tion de Marie dans le sein de sa mère, ou que, d'après
eux, « la sainte Vierge commit le péché jusqu'au
moment de l'Incarnation » ?
D'abord, il ne peut s'agir, au jour de l'Annoncia-
tion, d'une simple purification ou première sanctifi-
cation de Marie. A la suite de saint Augustin, Contra
Julianum, V, 45, P. L., XLIV, 809, et de saint Gré-
goire, Moral., IV, 3, P. /.., LXXV, 635, les théolo-
giens du xii" siècle admettaient, pour les enfants
nés avant la venue de Jésus-Christ, l'existence d'un
remède contre le péché originel, en dépendance d'un
rite extérieur ou de la seule foi des parents : S. Ber-
nard, Epi st. i(d Ihigonem de S. Victore,c. 1, n. 4. P.L.
CLXXXll, io34; Hugues de S. Victor, De Socra-
mentis, 1. I, part, xii, c. 2, P. t., CLXXVI, 349 s.;
Pierre Lombard, Sent. IV, dist. i, n. 7 ; cf. Rémi
n'AuxERRE (1098), In Gen., xvii, 28, />. /,., CXXXl.Sg.
Supposer que ces mêmes théologiens aient soumis
Marie au péché originel proprement dit jusqu'au
jour de l'Annonciation, ce serait leur faire créer
un régime d'exception non pas en faveur, mais au
détriment de la Mère de Dieu. De quel droit leur
attribuerait-on une pareille énormité? Aus»! cette
doctrine de la purification de la Vierge se rencontre-
t-elle chez des auteurs qui admettent en même temps
et d'une façon explicite son immunité par rapport à
tout péché actuel ou sa sanctification dans le sein de
sa mère. Ainsi nous lisons dans Herbert dr Losinga
(-{- Il 19), Sermons and Letters, t. I, p. i : c. Purgat ah
originali et actuali culpa, quam sua impleturus erat
gratia « ; et pourtant Marie est pour lui m ingenua
de ingenuis, et cui nulla <Ie propagine macula
259
MARIE — IMMACULEE CONCEPTION
260
inUaesisset », t. II. p- 33o. Si le vénérable Godefroy
u'Admont (t u65) dit du Saint-Esprit descendant
sur Marie : « Jb omni originali peccato liberam red-
didit et ab omni actuali peccato, si quod illud erat,
emundavit .., il dit également du même Esprit, en
parlant de l'àme de Marie : « Ab ipso nativitatis ejus
primurdio luirabiliter composuit, decenterornavit et
sanctificafil. » Homiliae domin., iv ; festiv., lxxviii,
P. L., GLXXIV, 4i, 1028.
Pour interpréter sainement les textes allègues et
résoudre les antilogies apparentes, il faut tenir
compte des multiples acceptions du mot péché et de
la façon dont les auteurs du xii' siècle avaient con-
tume de traiter le problème du péché originel. « No-
raine peccali quandoque intelligitur macula, quan-
doque actus peccali, quandoque reatus, quandoque
culpa, quandoque pena », nous dit Roland Bandi-
NELLi dans ses Serilences, op. cit., p. i34. Ainsi la
tache ou souillure, l'acte matériel du péché, l'état de
culpabilité, la faute, la peine du péché, tout cela
s'appelait couramment péclié. Toutefois il importe,
dans la question présente, de distinguer le péché au
sens propre ou au sens métaphorique. Péché au sens
propre, actuel ou habituel, la transgression délibé-
rée d'un précepte divin ou l'état de culpabilité qui en
résulte devant Dieu. Péché improprement dit ou au
sens métonymique, ce qui est effet, peine ou cause du
péché proprement dit.
La concupiscence, prise eu elle-même, n'est pas
péché au sens propre, pas plus qu'une souillure ou
une tache affectant la chair seule. Les théologiens du
xii« siècle savaient cela et en convenaient, puisque,
d'après leur enseignement formel, ni la souillure de
l'àme ni l'état de culpabilité devant Dieu ne demeu-
rent dans le baptisé : Pibrrk Lombard, Sent. Il, disl.
XXX, n. 7 : nisi ab ejus reata per Ghristi baptismum
absolvantur ; Rodbrt Pdll, Sent. II, c. xxxi, P. L.,
GLXXXVI, 764 : in baptizatis dimitti dicitur, dum
quae ex ipso est concupiscentia condonalur ; Huc.ues
DE S. Victor, De Sacramenlis, l. I, part, vu, c. 2C,
P. L. CLXXVl, 297 : in ipso originali vitio tollilur
non poena, sed culpa ; Roland Bandinblli, parlant
de la souillure de l'àme, Q\). cit.,\>. i36 : que macula
usque ad baptismi sacramentum in ea perdurât, sed
in baptismatis unda ab ea lafatur atque mundatur.
Prise en elle-même, la concupiscence habituelle ne
peut donc s'appeler péché qu'au sens large, en tant
qu'effet ou peine du péché d'Adam et source de pé-
ciiés actuels, fomes peccali. Mais à ce « foyer du pé-
ché » qui couve en nous, se rattachent, comme con-
séquences ou manifestations actuelles, des mouve-
ments déréglés qui, de leur nature, sont contraires
à la loi morale ; mouvements auxquels il ne manque
que d'être consentis pour qu'il y ait péché propre-
ment dit ou péché formel.
Or les théologiens scolastiques de celte époque
avaient coutume de considérer le péché originel
d'une façon concrète, dans toute son extension, en
y faisant rentrer non seulement la souillure de
l'àme et l'état de culpabilité devant Dieu, mais en-
core la concupiscence habituelle ; ils avaient aussi
coutume d'appeler péché tout mouvement déréglé
dont la concupiscence est le principe, lors même
qu'il n'y a ni responsabilité personnelle ni culpabi-
lité devant Dieu. C'est ainsi que, dans l'objection
présentée à saint Anselmiî, Cur Deus liunio, l. II,
0. XVI, Boson parle du péché de la délectation
charnelle, carnalis deleclationi.s peccato, inhérent à
l'acte générateur dans l'ordre actuel, sans prétendre
par le fait même attribuer une faute proprement
dite à tous ceux qui engendrent, y compris saint
Joachim et sainte Anne. C'est ainsi que, dans sa
controverse avec Nicolas de Saint-Alban, Pierre de
Celles dit de la sainte Vierge, Epist., cLxxiii, P. L.,
CCII, 63o : sensit peccatum sine peccato: ce qui,
d'après le contexte, signiiie qu'avant l'Incarnation
du Verbe elle éprouva quelque chose de la lutte
intérieure dont parle saint Paul, mais sans jamais
consentir aux mouvements déréglés de la nature ni
aux instigations du démon.
Que celte terminologie ne soit irréprochable ni
en elle-même ni pour les théories supposées, qu'elle
prête à des obscurités et à des équivoques fâcheuses,
c'est chose incontestable; mais il faut la connaître
et s'en souvenir, si l'on veut interpréter sainement
les affirmations des théologiens du xii"; siècle rela-
tives à la purilication de Marie. Quand ils nous la
montrent délivrée de tout péché, originel ou actuel,
au jour de r.\nnonciation, ce n'est pas le péché
proprement dit, souillure de l'àme et état de culpa-
bilité devant Dieu, qu'ils ont en vue ; c'est, la plu-
part du temps, le foyer de la concupiscence qui, au-
paravant, n'aurait |>as été éteint dans la Vierge;
parfois encore, ce sont les mouvements indélibérés
de la concupiscence dont la Mère de Uieu n'aurait
été pleinement délivrée qu'après l'Incarnation du
Verbe. A cela revient, pour donner un exemple, ce
commentaire du Virtus Altissinii obumbrabit tibi par
Robert de Melun (-j- 1167) : « Quae eam tolani tem-
peravit et obumbravit, ut nullius etiam propassionis
motum sentire posset. . . Verum ante obumbrationem
Virlutis Altissimi non tantam immunitatera peccali
habuit, quia in ejus carne eulpae originalis macula
qnantulacumque fuit. » De Dicarnatione, fragment
publié par Du Boulay, Ilistoiia unit'ersitatis Part-
siensis, t. II, p. 6o4. Rien n'empêche d'entendre dans
le même sens le Maître des Sentences quand, faisant
appel à l'autorité de saint Augustin, De natura et
gratia, c. xxxvi, il afiirme « quod sacra Virgo ex tune
ab omni peccato immunis exstiterit. » Gauthier de
Saint-Victor (v. 1180) n'en a pas moins raison de
critiquer l'intrusion de l'ex tune dans le texte du
saint docteur : « Augustinus non ex tune, sed abso-
lute quandocumque de peccatis agitur, déterminai
illam omni modo el tempore debere excipere ».
Excerpta ex libris contra quatuor labyrintlios Fran-
ciae, P. L. CXGIX, 11 55.
Du reste, toute cette théorie d'une purification de
Marie au jour de l'Annonciation n'a rien de scriptu-
raire, malgré l'appel fait par ses partisans au texte
de saint Luc ; .Spiritus sanctus superveniet in te.
Nulle idée de purification dans ces mots ni dans ceux
qui suivent. Aussi d'autres théologiens du xii" siècle
n'y voient, comme les Pères grecs cités plus haut,
qu'un progrès indicible dans la sainteté ou la pléni-
tude de grâce déjà possédée par la bienheureuse
Vierge, ce qu'on pourrait appeler une surplénitude
de sainteté et de grâce : GuinERT de Nogent, De
lande sanctae Alariae, c. viii, P. /,., CLVI, ôOa : can-
dorem mundiliae ei superexcetlenter aucturus; Ru-
pert, In Cant., l. VI, P. L., CLXVllI, 987: tune tu et
ex tune pulchrapulchritudine di\>ina ; Abélard, Serin.
i. In Annuntiatione, P. L., CLXXVIII, 385 : cum ei
superiorem et excellentiorem omnibus gratiam contu-
lerit; S. Bernard, Hom, iv super .Missus est, n. 3,
P. L., CLXXXIII, 81 : propter abundantioris graliae
pleniludinem, quara effusurus est super illam.
5. Développement de la controverse au XIII' siècle ;
les grands scolastiques. — Nous arrivons à l'époque
critique dans l'histoire de la croyance à l'Imma-
culée Conception en Occident, à l'époque principale-
ment visée par le patriarche Anthime de Conslanli-
nople, quand il parle du u dogme nouveau, qui était
inconnu dans l'ancienne Eglise et qui avait été jadis
violemment combattu même par les plus distingués
tliéologieris de la papauté ». Rappelons d'abord
261
MARIE — IMMACULEK CONCEPTION
262
brièvement le fait qu'on objecte, avant d'en appré-
cier la portée réelle.
a. L'opposition des grands scolastiques . — Nous
nous arrêterons aux chefs de ûle : pour l'école
franciscaine, Alexandre de Halès {— 1240) et saint
BoNAVBNTunK (i22r-i2'j4); pour l'école dominicaine,
Albert le Grand (iigS-iaSo) et saint Thomas d'Aquin
(1325-1274)-
Alexandre de Halès traite la question, Summa,
III, q. IX, m, 2, en quatre articles dont voici les con-
clusions : 1° La bienheureuse Vierge n'a pas été sanc-
tifiée ufantsa conception, quelle qu'ait été la sainteté
personnelle de ses parents, car la génération se fait
en vertu de la nature^ qui est corrompue; de ce
chef, le sujet engendré contracte le péché. 2" Elle
n'a pu être sanctifiée au moment de la conception,
pour la même raison : les parents qui engendrent
peuvent agir d'une façon méritoire, mais l'acte géné-
rateur n'en est pas modifié dans sa nature et ses
conditions. 3" Elle n'a pu être sanctifiée après sa
conception, mais avant l'infusion de l'unie ; dans
cette période, la chair vit encore d'une vie purement
animale, elle n'est pas suscepliljle d'une sanctifica-
tion ordonnée à la gloire et supposant, par consé-
quent, la grâce dont l ame seule est le sujet. 4" Heste
qu'elle ail été sanctifiée dans le sein maternel, après
l'union de l'âme au corps. Un privilège de ce genre
ayant été accordée Jean-Baptiste et à Jérémie, on ne
peut le refuser à la Mère de Dieu.
Saint BoNAVENTURK propose les mêmes conclu-
sions. Sent., m, dist. m, a. r, q. 2, avec cette dilfè-
rence que les questions sont réduites à trois et énon-
cées plus nettement : La chair de la Vierge a-t-elle
été sanctifiée avant l'animation ? Son à me a-t-elle été
sanctifiée avant de contracter le péché originel? La
bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée avant sa
naissance? Le sens de la seconde question, la prin-
cipale des trois, est, d'après le contexte : La grâce
sanctifiante a-t-elle prévenu dans l'âme de Marie la
tache du péché originel? Le Docteur séraphique se
rallie à l'opinion négative, comme « plus commune,
mieux fondée en raison et plus sûre ». S'il n'était
pas impossible à Dieu de préserver la Vierge de tout
péché, il convenait cependant que le privilège d'être
sans péché fût réservé à Celui-là seul qui est la
source du salut. Des motifs déjà connus sont invo-
qués : 1 universalité de la loi du péché, d'après l'Ecri-
ture et la Tradition ; la présence en Marie des peines
attachées à la faute héréditaire ; la connexion qui
existe entre l'union de l'àme avec une chair de pé-
ché et la souillure de l'àme elle-même. Une raison
s'ajoute, qui n'avait pas été donnée par saint Ber-
nard, mais avec laquelle il faudra désormais comp-
ter : la qualité de Rédempteur qui convient à Jésus-
Christ par rapport à sa mère, et qui ne s'explique
pas si celle-ci a été exempte du péché originel.
Albert le Grand se demande, Sent., lU, dist. m,
q. I, a. 3-5, si la Vierge a été sancliliée dans le sein
de sa mère, ou en dehors? si sa chair a été sancti-
liée avant l'animation ou seuleuient après ? si, sanc-
tifiée après l'animation, elle l'a été avant de sortir
du sein maternel ? Enoncés équivalents à ceux de
saint Bonaventure, mais moins précis ; mêmes con-
clusions. -Vvant l'animation, la chair de Marie n'était
pas susceptible de recevoir la grâce sanctifiante ; par
ailleurs, Marie n'a pu être sanctifiée qu'après l'ani-
mation : autrement, elle n'aurait pas eu besoin de
rédenqilion en son àme, et elle serait soustraite à
l'universelle sentence : Morte morieris, qui s'entend
de la double mort, celle du corps et celle de l'âme.
Saint Thomas d'Aquin réduit la question princi-
pale â un seul article, Summa theol., III, q. xxvii,
a. 2 : la bienheureuse Vierge a-l-elle été sanctifiée
avant l'animation ? Non, répond-ii; car la sanctifica-
tion dont il s'agit consiste à être purifié du péché
originel, et l'on n'est purifié du péché que par lu
grâce, dont la créature raisonnable est seule suscep-
tible. De même, le terme de la conception, proies
concepta, n'est pas susceptible de péché proprement
dit avant l'infusion de l'âme raisonnable. Et si, d'une
façon quelconque, la bicnheiu-euse Vierge avait été
sanctifiée avant l'animation, elle n'aurait jamais eji-
couru la souillure du péché originel; elle n'aurait
donc pas eu besoin de la rédemption et du salut qui
nous vient de Jésus-Christ; ce qui est inadmissible,
puisque Jésus-Christ est le Sauveur de tous les hom-
mes. Reste donc que la sanctification delà bienheu-
reuse Vierge ait eu lieu après l'animation, alors que
tout son être, corps et àme, était complet.
Cette doctrine se retrouve en substance dans les
autres passages où l'Ange de l'Ecole traite ex pro-
fessa le même sujet: Compend. theol., c. ccxxiv
(al. ccxxxti) et surtout Sent., III, dist. iir, q. 1, a. 1,
sol. a, où l'auteur rejette expressément une sanctifi-
cation qui se ferait au moment même de l'anima-
lion: i' Sed nec etiam in ipso instant! infusionis, ut
scilicet per gratiam tune sibi infusam conservaretur
ne culpamoriginalemincurreret. » Jésus-Christ seul
possède le privilège de n'avoir pas besoin de rédemp-
tion, et ce privilège disparaîtrait a s'il y avait une
autre àme qui n'eût jamais été infectée de la tache
originelle». On voit par là quelle importance le Doc-
teur angélique attachait à la difficulté tirée de la
rédemption de Marie; c'est la seule qu'il oppose fer-
mement au privilège mariai dégagé des théories
défectueuses ou arbitraires que nous avons rencon-
trées : sanctification indirecte dans les parents ou
sanctification directe dans la chair, avant l'anima-
tion ; théories qui expliquent la manière dont les
grands scolastiques ont traité le problème.
Saint Thomas et saint Bonaventure n'ignoraient
pas l'existence de la fête de la Conception; ils y
trouvent une objection contre leur thèse. La réponse
qu'ils font confirme leur opposition à la pieuse
croyance. Le premier veut qu'en célébrant la fête
on ait en vue non pas la conception elle-même,
mais la sanctification de la Vierge qu'on vénère
alors, dans l'ignorance où l'on est du moment
précis où elle s'est opérée. Le second donne aussi
celte solution, en ajoutant : « Quoi qu'il en soit, les
âmes pieuses peuvent se réjouir de ce qui a été com-
mencé au jour de la Conception. Qui pourrait
apprendre que la Vierge, dont le salut du monde est
sorti, a été conçue, sans en rendre â Dieu de solen-
nelles actions de grâces et sans se réjouir dans le
Sauveur? » Considérations qui permettront à beau-
coup de célébrer la fête de la Conception sans admet-
tre l'Immaculée Conception.
Rien de plus clair que la position du Docteur
angélique et des autres grands théologiens du xui" siè-
cle. Pour les transformer en partisans, ou du moins
pour ne pas voir en eux des adversaires de la pieuse
croyance, on est forcé de recourir à des rétractions
fictives, à des textes apocryphes ou vagues, à des
interprétations montrant ce que ces théologiens
auraient pu dire, et non pas ce qu'ils ont dit, enfin
à des faits réels, mais qui, dans l'espèce, n'ont pas
de valeur probante, par exemple l'institution de la
fête de la Conception au chapitre général de Pise
en 1263, alors que saint Bonaventure gouvernail les
Frères Mineurs. A supposer qu'il faille attribuer la
décision à son initiative, il resterait à délerminer ce
qu'on prétendait honorer, l'objet du culte étant,
d'après la doctrine du saint, susceptible de plusieurs
interprétations. 11 n'est donc pas étonnant que les der-
niers éditeurs des Œuvres du Docteur séraphi<iue,
263
MARIE — IMMACULEE CONCEPTION
264
imprimées à Quaraechi, reconnaissent son oppo-
sition à la pieuse croyance, et que, dans la préface
de l'édition des Quaestiones disputatae deGvivi.A.iJuii
Ware et autres, faite également à Quaraechi, on
trouve cet aveu : « Parmi nos théologiens de Pans
au XIII» siècle, nous n'en avons pas encore, jusqu'ici,
rencontré un seul qui ait accepté et défendu la doc-
trine de l'Immaculée Conception. » Les efforts tentés
spécialement en faveur du Docteur angélique n'ont
pas eu, de l'aveu général, un meilleur résultat ; on
en peut juger par les conclusions auxquelles sont
arrivés ceux qui, de nos jours, ont examiné les tex-
tes d'une façon plus complète et plus objective.
b. Portée réelle de l'opposition. — Il s'en faut de
beaucoup que l'opposition dont nous venons de par-
ler ait l'importance que les adversaires du dogme
déiini par Pie 1\ prétendent lui attribuer. Et d'abord,
elle ne se fît pas sur le terrain de la foi proprement
dite; autrement, saint Bonaventure ne se serait pas
contenté de présenter son opinion comme plus pro-
bable et mieux fondée en raison. Si Albert le Grand
prononce le gros mot d'hérésie, c'est uniquement
dans son premier article, en parlant d'une sanctifi-
cation de Marie qui aurait eu lieu aidant l'animation.
Comment reconnaître des témoins de l'ancienne
Tradition dans des docteurs assurément très véné-
rables, mais qui, dans la question présente, raison-
nèrent à l'aide de quelques textes généraux ou de
suppositions plus physiologiques que dogmatiques,
ignorant d'ailleurs à peu près complètement les
riches monuments de l'Eglise orientale?
L'opposition ne fut pas générale, mais particulière.
Tous ces grands scolastiques et leursdisciples immé-
diats appartiennent à un même milieu littéraire,
l'université de Paris. Quand le Docteur séraphique
afQrme n'avoir jamais entendu de ses oreilles quel-
qu'un qui soutint l'immaculée conception de Marie,
il parle manifestement du même milieu et pour un
laps de temps assez restreint. Ailleurs, la pieuse
croyance avait des défenseurs. Elle en avait en
France, oii la fêle de la Conception, entendue par
le plus grand nombre dans le sens immacutiste, con-
tinuait à se répandre, réapparaissant même à Paris.
Elle en avait en Italie; témoin le B'' Ogeu, abbé cis-
tercien de Locedio, au diocèse de Verceil (•{• I2i4, et
non pas 1 149), Serm. xiii, n°i, P. /-., CLXXXlV,cj4i :
« Non est in filiis hominum... qui non in peccalis
fuerit conceptus, praeter 3Iatrem Jmmaculati... de
qua, cum de peccatis agilur, nullam prorsus volo
habere quaestionem. >■ Elle en avait en Espagne,
comme on le verra bientôt par l'exemple du
B" Raymo.nd Lull. Elle eu avait surtout en Angle-
terre, oùle Tractatus de Conceptiont sanctae Mariae
exerçait une influence d'autant jjIu s grande que déjà
on l'attribuait à saint Anselme.
Enfin l'opposition des grands scolastiques, loin
de ruiner la pieuse croyance, ne lit f[U'en préparer
le triomphe. On a prétendu qu'ils n'attaquèrent pas
le privilège mariai, tel qu'il a été défini par Pie IX,
mais seulement tel qu'il était alors présenté, c'est-à-
dire d'une manière défectueuse ou excessive qu'ils
jugeaient préjudiciable à , l'universelle rédemption
du genre humain. Il semble bien qu'en fait ils allè-
rent plus loin; mais il est vrai qu'ils attaquèrent
directement l'Immaculée Conception telle que nous
l'avons vue exposée et défendue en France par les
écrits des trois Pierre, Abélard, Comestor et Canlor.
En éliminant les éléments parasitiques, ils déblayè-
rent le terrain; en formulant vigoureusement leur
objection théologique contre l'hypothèse d'une sanc-
tification de l'àmc au moment même de l'animation,
ils obligèrent les autres à envisager et à défendre
le problème en son point vital, et ils préparèrent
ainsi le triomphe de la pieuse croyance. Le Doc-
teur angélique contribua particulièrement à ce ré-
sultat en adoptant et en perfectionnant les vues de
saint Anselme. Le péché originel proprement dit ne
consiste pas dans la concupiscence, mais dans la
privation de la justice originelle, considérée dans ce
qui est pour nous l'élément constitutif de l'état de
justification, c'est-à-dire la grâce habituelle ou sanc-
tifiante. La concupiscence habituelle est un défaut
d'équilibre ou de subordination entre nos facultés
supérieures et les inférieures. La concupiscence
actuelle, Zi7«rfo /norrfi'nafa, n'est pas nécessaire pour
qu'il y ait transmission de la faute héréditaire.
Suntma th^ol., 1^ II»=, q. rxxxii, a. i-/J ; Quaesi. dis-
put., de Malo, q. iv, a. 2. "Cette rectification de posi-
tions généralement admises ou supposées par les
adversaires du pri^^lège mariai aux xir et xiii» siè-
cles allait permettre à un théologien de génie de
changer la situation.
BiBUoCRAPiiiE. — .S. Bonaventurae Opéra omnia,
Quaraechi, 1883 sq., t.lll.p. 69. Scholion; Fr. Gui-
lelmi Guarrae.... Quaestiones disputataede Imma-
culata Conceptione beatae Muriac Virginis. Qua-
raechi 1904, Préface, c. i; Prosper de Martigné, La
scolasli(iue et les Traditions franciscaines, Paris,
i88S,c. V, p. 362-87; F- Cavallera, S.J., L' fnimacalée
Conception (Positions franciscaines et dominicaines
avant Duns Scol), dans Revue Dans Scol, Paris-
Havre, 1911, p. 101 .
W.'rôl)be, JJie Stellungdes hl. Thomas von Aquin
zu dvr unbeflechten Empfangnis der Gottesmutter,
Miinster, 1892; Ch. Pesch, S. i.,De TJeo creanteet
élevante, a. 3a3-45; D. Laurent Janssens, O. S. B.,
Tractatus de Deo-Ilomine, P. II, p. i3o-i5i ; X. Le
Bachelet, Sa(n< Thomas d'Aquin, Huns Scot et
l'Immaculée Conception, dans Recherches de Science
religieuse, Paris, 1910, p. 692-609. — En faveur
des grands scolastiques: Joseph a Lconissa, cap^
Dogma im/iiaculalae Conceptionis et Doctorum
Angelici et Seruphici doclrina; Medii aevi doctores
de Immaculata Conceptione B. V. Mariae, dans
Divus Thomas, Rome, 1904, l9o5, sér. H, t. V,
p. 63a; t. VI, p. 65o ; N. del Prado, O. P., SaïUo
Tomds y la Inniaculada, Vergara, 1909.
6. La réaction scotiste : la dernière étape. —Déjà
dans le dernier quart du xiii= siècle, deux fils
de saint François se présentent en champions réso-
lus de la pieuse croyance. C'est d'abord, en Espa-
gne, le B'' Ra-ïmond Lull (f i3i5), qui séjourna
quelques années en France, à Paris et à Montpellier,
vers 1287-1291. A s'en tenir aux écrits certainement
authentiques et à ce qui, dans ces écrits, peut être
considéré conmie primitif, on trouve que, dès 1 i83,
dans le Liber amici et amati ou Itlaquernae
anachoretae interrogationes etresponsiones, il affirme
incidemment le glorieux privilège en disant de Marie,
n. 276: a In qua qui cogitât maculam, in solecogitat
tenebram. » Il expose directement et pleinement sa
pensée dans un autre ouvrage, paru à Paris en 1298,
Disputatio Eremitae et Baymundi super aliquibu.^
dubiis quaestionibus Sententiarum Magistri Pétri
Lombardi, q. xcvi. Utrum beata Virgo contraxeril
peccatum originale. Dans sa conclusion il ne niepas
seulement que la bienheureuse Vierge ait contracte
le péché originel, il affirme même qu'elle fut sancti-
fiée au moment de la première conception : « Imo fue-
rit sanctificata, scisso semine, de quo fuit, a suis
parentibus. »
L'autre champion est Gotllaume Ware (Guarra,
Varro, etc.), franciscain d'Oxford, où il semble avoir
eru Duns Scot pour disciple. Son Quaeritur utrum
beata Virgo concepta fuerit in originali peccaio,
265
MARIE - IMMACULÉE CONCEPTION
266
publié à Quaracchi en 1904. est connue une anlici-
palion de l'enseignement du Docteur subtil, qu'il
surpasse même par l'ampleur de la démonstration
{possibilité, co.nvenniice, réalili} du l'ait) et pai' la fer-
meté des conclusions. Sa doctrine se rattaclie étroi-
tement à celle d'Eadiner, et c'est apparemment à sa
suite qu'il étend la sainteté de la conception à la cbair
comme à l'àme do Marie, mais en distinguant entre
\a purification Ae la chair et la ja/ic/i'/icaiion de l'àme,
dont la première a lieu dès le début de la concep-
tion et l'autre au moment de l'animation : caro
niiindata fuit in conceptione, non tanien san.cti/i-
cala.
Mais c'est à Duns Scot (12G6 ou 1274-8 nov. i3o8)
qu'était réservé l'Uonneur de devenir le champion
attitré de la Vierge Immaculée. Légende ou enjolive-
ment mis à part, il est incontestable qu'il traita
deux fois la question : Ulrum beata Virgo concepta
fueiii in originali peccato, la première fols à Oxford,
Sent., III, dist. m, q. i (éd. Vives,. XIV, 169; texte
plus soigné dans la réédition de Quaracchi), la
seconde fois à Paris, Reporlata, 1. UI, dist. m, q. 1
(éd. Vives, XXIII, 261), et que, sous son influence, la
pieuse croyance prit en Occident un essor définitif.
Scot obtint ce résultat en traitant le problème d'une
façon plus polémique que positive, moins en éta-
blissant les fondements de sa propre thèse qu'en
renversant les objections contraires. Il se contente,
au début, de faire appel aux deux textes classiques
de saint Augustin, De natiiru et gratia, c. xxxvi, et
de saint Anselme, De conccptu t'irginali, c. xviii ;
puis il s'en prend direclemenl aux arguments et aux
diflicuUés des adversaires ; mais il se trouve qu'en
les réfutant il établit du même coup la possibilité
et la convenance du glorieux privilège.
D'après les grands docteurs du xm' siècle, pro-
clamer Marie immaculée dans sa conception, c'est la
soustraire à l'universollo rédemption du genre hu-
main par Jésus-Christ, et ainsi diminuer l'excellence
du Fils pour rehausser celle de la Mère. Le Docteur
subtil retourne l'argument contre ses auteurs à l'aide
d'une distinction heureuse et qui n'était pas sans fon-
dement dans la Tradition patristique. Il y a deux
sortes de rachat : l'une consiste à paj'er la ran-
çon de quelqu'un quand il est déjà dans les fers:
rédemption libératrice; l'autre consiste à la payer
avant que le droit de servitude ne s'exerce, bien qu'il
soit acquis : rédemption préser^-airice. Un rachat de
la seconde sorte n'est-il pas plus noble, plus appré-
ciable, plus parfait dans son elHcacité, et par consé-
quent plus glorieux pour le bienfaiteur comme pour
le bénéficiaire? En faisant à sa Mère bénie une ap-
plication anticipée de ses mérites pour la préserver
de la taclie originelle que, fille d'.Vdam déchu, elle
devait naturellement encourir, Jésus-Christ devient
donc pour elle plus parfaitement et plus pleinement
Rédempteur; loin d'être diminuée, sou excellence est
rehaussée.
Marie, disait-on, a été conçue dans les conditions
ordinaires de la génération humaine, soumise à la
loi de la concupiscence; son corps a donc été formé
d'une matière infectée, et l'àme s'unissant à cette
chair impure a dû contracter la souillure originelle.
— Scot donne une double réponse, l'une hypothétique
et l'autre absolue. A supposer que la chair de Marie
soit infectée par l'acte générateur, rien n'empêche,
même abstraction faite d'une purification préalable
de la chair, que son àme ne puisse être sainte au
premier instant de son existence. Dans cette théorie,
l'infectinn de la chair reste dans l'enfant sanctifié
par le baptême; elle n'est donc pas la cause néces-
saire du péché originel dans l'àme. Dès lors, pour-
quoi Dieu n'aurait-il pas pu mettre la grâce dans
l'àme de Marie au moment même où il la créa, et em-
pêcher de la sorte que la souillure de la chair n'en-
traînât avec soi la tache du jicclié proprement dit?
D'ailleurs l;i dilTicullé disparaît si l'on admet la doc-
trine de saint Anselme, où la concupiscence n'est ni
un vice positif ni une empreinte morbide, où la chair
n'agit pas comme cause physiqiUe dans la transmis-
sion du péché originel, mais seulement comme
cause morale, en ce sens qu'elle contient la raison ou
la condition pour laquelle Dieu est irrité et refuse sa
grâce à ceux qui naissent privés de l'intégrité pri-
mitive. De là résulte qu'à la chair de Marie, consi-
dérée en elle-même, s'attacherait la nécessité de con-
tracter le péché originel (rfe/n/H/ncon //a /ie«rf(/)(?cca/i),
mais comme c'est aussi la chair qui doit plus tard
donner quel(|uo chose d'elle-nicnie au Verbe divin
et le porter, l'inimitié fait place en Dieu à la ten-
dresse et à l'amour; en considération du Verbe futur
et de ses mérites, il orne de la grâce divine l'àme
de Marie au moment où il la crée et l'unit au corps.
D'après ces principes, il était facile d'expliquer
divers textes que Scot s'objecte au début de la ques-
tion, sans se préoccuper ensuite d'y répondre en
détail; textes d'Augustin, de Léon, do Jérôme ou
d'Anselme, suivant lesquels tout enfant conçu d'un
homme et d'une femme naît avec la tache originelle,
le privilège cantraii'C appartenant exclusivement à
Celui qui, seul, a été conçu et est né virginalement,
— Autre chose est limmunité qui convient au Fils,
autre chose l'immunité qui convient à la Mère. Marie
est exempte du péché originel en fait seulement,
par grâce, non pas en vertu de sa conception, puis-
qu'au contraire elle a, sous ce rapport, besoin d'être
préservée par une application spéciale des mérites
de son (ils, Rédempteur du genre humain ; aussi peut-
elle, dans son cantique, proclamerDieu son Hauteur.
Jésus-Christ, lui, est exempt du péché originel en
droit et de par sa conception virginale, en sorte qu'il
ne peut être question, pour lui, ni de rachat ni de
préservation ni de purification quelconque. Là est le
privilège personnel du Fils; c'est précisément pour
i|ue ce privilège fût sauvegardé, qu'il devait naître
en dehors des lois communes, d'une façon virginale.
Mais ne faut-il pas que Marie soit d'abord fille
d'Adam selon la chair, avant d'être fille de Dieu
selon la grâce? — Oui, si l'on entend parler d'une
priorité, non de temps, mais de nature; celle-ci, en
effet, peut exister sans celle-là, ce que Scot démontre
par plusieurs exemples et d'une façon qui justifie son
titre de Docteur subtil. Disons simplement que, si
l'acte générateur suppose logiquement le terme
engendré; si, dans cet ordre d'idées, notre pensée
lombe sur Marie d'abord conçue comme fille d'Adam,
puis sanctifiée comme lille de Dieu, il n'y a pas là
une priorité qui exige dans l'àme de la Vierge deux
états successifs, l'un de sainteté et l'autre de péché;
il y a seulement en elle, au premier instant de son
existence, un double rapport : d'un côté, le rapport
de fille d'Adam, qu'elle doit à sa conception humaine,
soumise à la loi commune et fondant hj'pothétique-
ment l'obligation de contracter le péché originel ; de
l'autre, le rapport de fille de Dieu, qu'elle doit à la
sanctification privilégiée qui la soustrait aux consé-
quences de la loi commune et éteint en elle, en vertu
d'une application spéciale des mérites de son Fils,
l'obligation de contracter réellement la tache héré-
ditaire.
Restait l'objection tirée des maux physiques,
comme la souffrance et la mort; maux qui, dans
l'ordre actuel, sont la conséquence et la peine du
péché originel. Si la Vierge n'en a pas été exempte,
c'est donc qu'elle n'était pas exempte, non plus, de
la cause. — La conclusion serait rigoureuse, si la
267
MARIE — IMMACULÉE CONCEPTION
268
présence de ces maux en Marie avait un rapport
nécessaire avec le péché originel contracté de fait ;
mais ces maux peuvent venir, et ils viennent réelle-
ment de notre premier père qui, en péchant, a
perdu les dons primitifs pour lui-même et pour toute
sa postérité. Dieune rend pas les dons d'impassibilité
et d'immortalité à ceux qu'il sanctifie par l'eau du
baptême ; il a pu également ne pas les rendre à Notre-
Dame, même s'il l'a sanctiliée au premier instant de
son existence. En ce sens, il est vrai de dire avec
saint Augustin que Marie est morte à cause d'Adam
et du péché, Maria ex Adam mortiia propter pec-
calum. In Psalm., xxxiv, n. 3, P. L., XXXVI, 335.
Quoi d'étonnant, puisque le Sauveur lui-même est
resté soumis à ces sortes de maux? Il faut seulement
éviter de confondre les peines d'ordre purement
physique et celles qui disent imperfection morale :
les premières pouvaient être utiles à Marie et ren-
traient dans son rôle de nouvelle Eve, associée au
nouvel Adam dans l'œuvre de la réparation ; il en
allait autrement des autres, surtout de la tache hé-
réditaire.
Ayant réfuté les objections des adversaires, Duns
Scot pouvait conclure à la possibilité du privilège
mariai. Il ne va pas plus loin dans les Reportata,
son enseignement de Paris : « Potiiit esse quod nun-
quam fuit in peccato originali. » Il avait dit davantage
dans le Scriptum Oxoniense : a Si l'autorité de
l'Eglise et celle de la sainte Ecriture ne s'y opposent
pas, il semble raisonnable d'attribuer à Marie ce
tjti'il y a de plus excellent. » Plus loin, dist. xviii,
n. i3 (éd. Vives, p. 68^), il avait même parlé de la
bienheureuse Vierge comme n'ayant jamais encouru
de fait l'inimitié divine ni par le péché actuel, ni par
le péché originel : o Quae nunquam fuit inimica
actualiter ratione peccati actualis, nec ratione ori-
ginalis (fuisset tamen, nisi fuisset praeservata). »
La différence de ton n'accuse point un fléchissement
dans la pensée du Docteur subtil; elle s'explique
pav la réserve prudente qui s'imposait à lui dans
ce milieu parisien, où les grands maîtres venaient
de soutenir l'opinion contraire et où ils comptaient
encore, dans leurs disciples immédiats, de si chauds
partisans.
Comment une argumentation incomplète et de
forme polémique suiTit-elle pour retourner lesesprits?
Pour s'en rendre compte, il faut d'abord constater
les résultats directs de la grande controverse. De
l'état implicite où elle était à peu près restée en Oc-
cident pendant les dix premiers siècles, la pieuse
croyance était passée à l'état explicite, soit dans la
conscience des pasteurs et des fidèles qui donnaient
à la fête de la Conception le sens immaculiste, soit
dans l'enseignement des nombreux docteurs qui se
rallièrent aux conclusions de Scot. Surtout, des
questions secondaires ou d'ordre purement philoso-
phique se trouvèrent rejetées à l'arricre-plan, et la
véritable signilication du privilège mariai fut fixée,
quand on eut rattaché la sainteté de la bienheu-
reuse Vierge non pas à la conception active ni à la
conception passive imparfaite, mais à la conception
passive parfaite ou consommée. Dire que Marie fut
exempte du péché originel ou conçue sans péché,
c'était affirmer que son àme, créée par Dieu et unie
au corps pour l'animer, fut au même instant ornée
de^ la grâce sancliliante; en d'autres termes, c'était
affirmer que la Mère du Verbe incarné, considérée
comme personne humaine, ne fut jamais, pas même
un instant, atteinte de la souillure du péclié.
Enfin, pour comprendre le succès obtenu par le
Docteur subtil, il faut remarquer qu'une fois la possi-
bilité du privilège mariai démontrée, la conclusion :
Videtur probahile quod excellentius est tribiiere
Mariae, tirait une grande efficacité des principes que
les grands docteurs du xiii" siècle professaient sur la
sainteté exceptionnelle de la Mère de Dieu. Tous ad-
mettaient l'assertion d'Augustin : Quand 11 s'agit de
péchés, qu'il ne soit point question de Marie; et celle
d'Anselme : Il convenait que la Vierge Mère brillât
d'une pureté sans égale au-dessous de Dieu. De
« celle qui a enfanté le Fils unique du Père, plein de
griice et de vérité », le Docteur angélique avait dit,
q. XXVII, a. I : « Il est raisonnable de croire que,
pour les dons de la grâce, elle l'a emporté sur tous
les autres, u
De ces principes et autres semblables ils avaient
conclu, non seulement à l'immunité de Marie par
rapport à toute faute actuelle et même tout mouve-
ment déréglé de la concupiscence, mais encore à sa
sanctification dans le sein de sa mère, cito post ani-
mationem (Albert le Grand, saint Bonav., saint Tho-
mas), mox et subito (Henri de Gand), eodem die cito
post constitutionem ejus naturae (Richard de Mid-
dleton). En un mot, ils étaient arrivés à proclamer
la toute-sainteté de la bienheureuse Vierge, sauf en
sa conception, au premier instant de son existence.
Pourquoi cette restriction, cette unique exception?
Evidemment parce qu'ils jugeaient la chose impos-
sible, non pas d'une façon absolue, mais relative-
ment parlant, dans l'ordre actuel où tout rejeton
d'Adam est un racheté du Christ. Or Aoilà que, dans
l'argumentation du Docleur subtil, le privilège se
présentait comme possible, possil>le dans l'ordre ac-
tuel, grâce à une notion du rachat plus honorable
pour la Mère et plus glorieuse pour le Christ Rédemp-
teur. Dès lors, le privilège ne devait-il pas rentrer
dans le principe général, comme une application de
détail, ou mieux, comme une première application
dans une série indéfinie? L'obstacle étant renversé,
la possibilité entraînait la convenance positive, et
celle-ci garantissait la réalisation effective. L'argu-
ment, ébauché par Eadmer, pouvait désormais s'énon-
cer dans toute sa plénitude: Potuit, decuit, ergofecit.
Le travail des siècles suivants consistera, principale-
ment, à développer le decuit et à corroborer le fecit
par l'étude et par l'exploitation des éléments positifs
du dogme, enveloppés dans les saintes Lettres et
l'ancienne Tradition.
Le triomphe ne fut pas complet dès le début; la
lutte continua, elle fut longue, parfois passionnée,
car les camps se formèrent et se tranchèrent, ayant
à leur tête d'un côté les franciscains, de l'autre les do-
minicains ; mais l'impulsion était donnée, et le mou-
vement d'avance ne devait plus s'arrêter. De temps
à autre, quelques faits plus notables marquent
comme une étape dans la monotonie relative de cette
lutte plusieurs fois séculaire. Introduction de la fête à
la cour ponliCcale, à une époque qui n'a pas encore
été nettement déterminée, mais qui semble restreinte
au second quart du xiv' siècle, pendant le séjour des
papes en Avignon. Décret porté, le 17 septembre i^Sg,
par les Pères du concile de Bàle, alors sehisuiatique,
et déclarant la doctrine de l'Immaculée Conception
« pieuse, conforme au culte d^ l'Eglise, à la foi catho-
lique, à la droite raison et à l'Ecriture sainte ». Actes
des Universités, qui exigent des aspirants aux gra-
des académiques le serment de défendre la pieuse
croyance: Paris 1469. Cologne i499. Mayence i5oi,
Alcala et Salamanque ifii^etiGiS. Constitution Cum
praecelsa en 1476, où Sixte IV inaugure la série des
actes officiels du magistère suprême, en approuvant
la fête de la Conception, avec une messe et un ollice,
composés par le franciscain Lkonard de Nogarolk,
qui ne laissaient pas place à l'équivoque. Réserve si-
gnificative des Pères du concile de Trente, protes-
tant, le 17 juin i546, qu'il n'entre point dans leur
269
MARIE — IMMACULÉE CONCEPTION
270
intention « de comprendre dans ce décret, relatif au
péclié originel, la bienheureuse et immaculée Vierge
Marie, Mère de Dieu ». Bulle Sallicitudo omnium ec-
clesiaruni, 8 décembre i66i, où Alexandrk Vil ex-
pose comme il suit le \ critalde objet de la fête : « As-
surément, elle est ancienne la dévotion dont les
lidéles font preuve envers la bienheureuse Vierge
Marie, quand ils croient que, dès le premier instant
de sa création et de son union au corps, son àme a
été par une grâce et un privilège spécial de Dieu, en
vue des mérites de Jésus-Christ son fils, rédempteur
du genre humain, pleinementpréservéedela tachedu
péché originel, et qu'ils célèbrent en ce sens avec
beaucoup de solennité la fêle de sa Conception. )>
Enfin, extension et imposilion de la fête à l'Eglise
universelle par Clkmknt XI en i^oS, constitution
Commissi nohis. Acte décisif, dans l'ordre prutiijue.
Les Bernard et les Thomas d'Aijuin avaient objecté :
On ne doit fêter que ce qui est saint : l'argument se
retournait en faveur de la conception de Marie.
Un siècle et demi devait encore s'écouler jusqu'au
couronnement de l'œuvre par la définition solen-
nelle du 8 décembre i854. Ce fut le terme légilime
du long travail d'élaboration théologique qui s'ac-
complissait dans l'Eglise depuis des siècles et qui
devint plus intense à l'approche de la décision ; tra-
vail qu'il nous a été impossible de suivre en détail,
mais dont la bulle Ineffahilis a consacré les résultats
en les utilisant,
BiBLioGHAPHiE. — Fv. GuUelmi Guarrae, Fr. Joannis
Duns Scoli, Fr. Pétri Aureoli Quaesiiones dispuia-
tae de Immaculata Cnnceptione lieatae Muriae Vir-
oinis. Quaracclii,i9o4; F.Cavallera, Guillaume Ware
et l'Immaculée Conception, deux articles dans//er«e
/)««*■ ."«co/, igii ,p. i33, i5i ;A. R. Pasqual, Vindiciae
/.n///flHrte. 1. 1, p. 433, Avignon, 1778; S. Bové, pré-
face du f.iber de Immaculata beatissimae Viri;inis
Conceptione, attribué à Raymond LuU et réimprimé
dans Biblioteca de la Ret'isia f.i'Ilinna. Barcelone,
1901 sq. ;X.LeBachelet, Saint Tliomasd'Aquin, Duns
Scot et l'Immaculée Conception, déjà cité ; Prosper
de Marligné, La scolasiique l't les traditions fran-
ciscaines, c. V ; P. Pauwels, O. F. M., Les francis-
cains et l'Immaculée Concejition, Malines, igo^ ;
Cand. Mariotti dei Minori, L'/mmacotata Conce-
zione di Maria ed i Franriscuni , Quaracchi, 1904.
Bourassé, llullarium Murianum, etc., dans
Summa aurea de laudibns B. M. Virginis, t. VII;
P. Doncoeur, /.es premières iiilcrt'entions du Saint-
Siège relatiies a l'Immaculée Conception (xii''-
xiv" siècles), extrait de la Revue d'histoire ecclé-
siastique, VIII, n. 2-4; IX, n. 2, Louvain, 1908;
Mgr Péohenard, 1^'Immaculée Conception et l'an-
cienne Université de Paris, dans lievue du clergé
français, igoS, t. XLI, p. 226, 383; A. Krôss, S. J..
Die I.elire von der Untipfleckten Empfangnis auf
dem h'onzil von Trient, dans /.eitschrift fur kaiho-
lische Théologie, t. XXVIIl, p. ■^58, Inspruck, 1904.
Sur l'histoire de la croyance et de la fête:
Th. Strozzi, S. J., Controversia délia Concezione
délia B. V. Maria, 2' éd.,PaIerme, 1708; B. Plazza,
.S. i., Causa Immaculalae Conceptionis Sanctissimae
Matris Dei Mariae Dominae nostrae, Palerme 1747
et Cologne 1761 ; M. A. Gravois, O. F. M., De ortu
et progressa cultus et festi Immaculati Conceptus
beatae Dei Genilricis V. M., 2" éd., Lucques 176^
(réimpr. dans Su/nma aurea, VIII, 289). En outre,
on trouvera des matériaux énormes, mais de va-
leur inégale, dans les nond)reux ouvrages de Pierre
de Alva : Armamentum Seraphicum, Madrid i648;
lUbliotheca Virginalis, 1O49 .' Sol veritatis. 1660;
Uadii Solis veritatis; Militia universulis, Louvain,
i663, etc., et surtout dans les recueils publiés
par ce Père dans cette dernière ville et contenant
des traités ou sermons d'anciens auteurs sous le
titre général de Monumenta immaculatae conce/j-
tionis : antiqua... ex variis authoribus, 2vol.,iGG4;
antiqua... ex novem authoribus, 1664 ; antiqua se-
raphica, i&&b;doniinicana, 1666 ; italo-gatlica, 1666.
III" PARTIR. Synthèse des preuves.
La bulle Ineffabilis Dtus ne représente pas, dans
son fonds, une élucubi-atioii personnelle. A la suite
des travaux de la Commission préparatoire, un ré-
sumé fut fait des arguments dont le rédacteur de-
vrait s'inspirer: « Silloge degli argomenii da servire
ali estensore délia Bolla » . Sardi, op. ci/., t. Il, p. 46.
Trois chefs de preuves étaient spéciliés : la conve-
nance, l'Ecriture sainte et la Tradition. Les trois ar-
guments, inégalement développés, se retrouvent dans
la bulle; ils forment les assises du dogme délini.
I . Convenance. — Cet argument se rattache au litre
incomparable de Mère de Dieu et au rôle unique qui
en résulte pour Marie dans l'œuvre de la rédemption.
Aussi Pie IX commence-t-il par rappeler, comme
raison dernière des insignes privilèges accordés à Ik
bienheureuse Vierge, l'union étroite qui existe, dans
le plan divin, entre le Verbe incarné et sa Mère
bénie. De toute éternité. Dieu décrète le rachat du
genre humain par son Fils unique, et il lui choisit
une mère, aimée d'un amour de prédilection ; de là
ces incomparablesprivilèges de grâce, en particulier
la parfaite exemption du péché et la pleine victoire
sur l'antique serpent ; c'était de toute convenance, et
quidem decehat omnino.
Que cet argument ait des racines profondes dans
l'ancienne Tradition, toute l'étude qui précède le dé-
montre ; nous l'avons rencontré chez les Pères grecs,
plus lard en Occident chez ceux qui, les premiers,
iléfendirentexpressément le privilège mariai, Eadmer
el autres théologiens du xii' siècle. Les grands ora-
teurs chrétiens en ont tiré, comme on le sait, un parti
magnifique; Bossuet, par exemple, dans ses sermons
pour la veille et pour la fête de la Conception : « Je
dis que les malédictions si universelles, que toutes
ces propositions, si générales qu'elles puissent être,
n'empêchent pas les réserves que peut faire le Sou-
verain, ni les coups d'autorité absolue. Et quand
est-ce, ô grand Dieu, que vous userez plus à propos
de cette puissance qui n'a point de bornes et qui est
sa loi à elle-même ; quand est ce que vous en userez,
sinon pour faire grâce à Marie? — Si tout est singu-
lier en Marie, qui pourra croire qu'il n'y ait rien eu
de surnaturel en la conception de cette Princesse, et
que ce soit le seul endroit de sa vie qui ne soit mar-
qué par aucun miracle? Et n'ai-je pas beaucoup de
raison, après l'exemple de tant de lois dont elle a
été dispensée, de juger de celle-ci par les autres? »
DF.uvres oratoires, éd. Lebarcq, t. I, p. 233; t. Il,
p. 246.
Sous sa forme complète, l'argument de convenance
aboutit à l'affirmation du privilège: Potuit, decuit,
ergo fecit. ()ne\ rapport entre les prémisses et la con-
clusion "?Une explication le fera comprendre. Quand
il s'agit des œuvres divines, deux sortes de conve-
nance sont à distinguer. Il peut être question de la
simple convenance qui s'attache à tout ce que Dieu
opère ell'ectivement, convenientia rci fnclne, car Dieu
ne peut rien faire d'inconvenant; mais cette simple
convenance n'em|)orte jias, de soi. l'inconvenance
positive de l'effet contraire, deux choses également
faisables par Dieu pouvant avoir la raison de moyens
suflisants pour la fin qu'il se propose : aussi cette
première sorte de convenance n'engage Dieu à rien
271
MARIE — IMMACULÉE CONCEPTION
272:
avant l'action, elle le laisse pleinement libre de ses
mouvements.
Par contre, il arrive qu'entre deux choses absolu-
ment faisables, l'une ait, en vue de la lin que Dieu
se propose, un rapport de proportion et de confor-
mité dont l'autre est dépourvue ; il n'y a plus alors
simple convenance, mais convenance rigoureuse,
qui s'impose moralement à l'agent parfait qu'est
Dieu, convenienliai rei faciendae. C'est une conve-
nance de ce second genre que les partisans de
l'Immaculée Conception voyaient en ce privilège et
qui justiliait pour eux ce raisonnement : Poluit,
(leciiit, ergo fecit. Les fidèles allaient comme d'ins-
tinct au même terme; de là, chez eux, de l'étonne-
ment, du malaise, parfois de l'irritation, quand un
prédicateur se permettait d'attaquer en chaire la
sainte conception de la Mère de Dieu.
Reconnaissons toutefois que l'argument de conve-
nance, pris en soi, ne mène pas jusqu'au dogme tel
qu'il a été défini par Pie IX. S'il permet d'affirmer
la vérité de l'Immaculée Conception, il ne suffit pas
à rétablir comme vérité divinement révélée. Ce qui
explique que des théologiens, admettant d'ailleurs
cet argument et sa force probante, ne considéraient
cependant pas le privilège comme définissable de foi
divine.
2. Ecriture sainte. — Deux textes sont directe-
ment utilisés dans la bulle : Gen., iii, i5 et Luc, i,
28, 42. Ils ont été étudies ci-dessus : Maaib dans
l'Ecriture sainte, col. 117119; i37-;38. Des expli-
cations données alors il résulte que ces textes ren-
ferment un témoignage, non pas explicite, mais im-
plicite en faveur de l'Immaculco Concept ion. Quelques
remarques attireront l'attention sur l'inetlîcacité des
attaques auxquelles l'un et l'autre ont donné lieu.
Dans les premières rédactions de la bulle, l'argu-
ment d'Ecriture sainte avait été présente à part,
comme pleinement distinct de la preuve patristique.
Sabdi, op. cit., t. II, p. 28 sq., 77 sq. Cette manière
de procéder fut critiquée, et les textes bibliques, de
même que les figures et les images de la Vierge ti-
rées de l'Ancien Testament, furent rattachées à ren-
seignement des Pères, § Eqiiidem Patres, el, par
conséquent, présentées comme argument patristico-
scripturaire.
En ce qui concerne l'oracle génésiaque, le sens et
la portée exacte de l'argument sont indiqués dans
les travaux de la Commission, Brève esposizione
degli Alti..,, op. cit., t. I, p. 796. Deux conclusions
sont posées : 1° On ne peut pas tirer d'argument so-
lide des paroles : Ipsa conterel caput tiiiim. 20 Les
paroles qui précédent : Inimicitias ponam inter te
et muUerem, etc., fournissent un fondement solide
en faveur du privilège mariai. La raison de cette
seconde conclusion se ramène à la communauté qui
existe, sous le rapportdes inimitiés avec le serpent,
entre le rejeton de la femme et la femme elle-même,
e'e.stà-dire entre Jésus-Christ et sa Mère. En attri-
buant cette doctrine aux anciens Pères et aux écri-
vains ecclésiastiques, les théologiens de Pie IX n'in-
voquent pas, pour ce qui est de Marie, une tradition
explicite, mais seulement ce qu'ils appellent « una
tradizione allusiva a quel luogo », c'est-à-dire une
tradition se manifestant par des allusions à la lutte
et à la victoire de la Mère de Dieu en union avec son
Fils; telles les allusions contenues dans les textes
réunis col. 1 19.
La preuve, qu'on peut tirer des paroles adressées
par l'ange à la Vierge, est présentée à peu près de
la même façon. Ces paroles, concluent les consul-
teurs, ne sutlisent pas, par elles-mêmes, à i)rouvcr
le privilège de l'Immaculée Conception ; pour qu'elles
aient cette efficacité, il faut y joindre la tradition
cxégétique des saints Pères. Ihid., p. 799 sq. On
peut juger des témoignages qu'ils invoquent par
ceux qui ont été rapportés au cours de celte élude,
par exemple, col. 226, 280, 281.
Les adT»ersaires de la bulle Ine/j'abilis s'ai)puienl
donc sur un faux supposé, quand ils reprochent aux.
théologiens de Pie IX d'avoir fondé leur argumenta-
tion sur une leçon fautive de la Vulgate : Ipsa
conteret caput tuum. En affirmant que, parmi les an-
ciens Pères, nul n'a entendu l'oracle génésiaque ou
la salutation angélique dans le sens immaculiste, ils
ne tiennent compte que de l'interprétation directe
et explicite; ils oublient, à tort, la doctrine de Marie
nouvelle Eve, qui se rattache aux deux textes, les
fréquentes allusions à la pleine victoire de cette
nouvelle Eve et les magnifiques commentaires des
Pères grecs sur le xcyyf^i-Muijr, ou la pleine de grâce.
3, Tradition. — La bulle nous propose la Tradition
90US deux aspects généraux, qu'il importe de ne pas
confondre : au sens passif ou objectif de vérités
transmises de siècle en siècle, et au sens actif ou
subjectif de règle vivante de la foi sanctionnant ou
interprétant les vérités transmises. A l'un ou à
l'autre de ces aspects, suivant le point de vue qu'on
considère, peuvent se ramener les facteurs multiples
qui sont de nature à favoriser la transmission ou le
développement des vérités anciennement acquises,
et l'exercice du magistère ecclésiastique, qui reste
toujours la règle dernière de la foi catholique.
Ce n'est nullement par hasard que l'argument,
emprunté à l'anlorilé de l'Eglise romaine sanction-
nant la pieuse croyance, se lit en i)remier lieu dans
la bulle, avec ènumération détaillée des interven-
tions réiiétées et toujours de plus en plus expres-
sives des souverains Pontifes. Dans le schéma pri-
mitif, la preuve de Tradition patristique précédait ;
des évèqucs suggérèrent d'intervertir l'ordre, pour
mettre mieux en relief l'importance de l'argument
tiré du magistère, comme étant pour un vrai croyant
l'argument décisif. Certains, comme le cardinal
Sehwarzenberg, auraient même préféré une simple
définition, sans raisons à l'appui. Cette dernière
luotion ne fut pas agréée, mais Pie IX approuva la
première suggestion, et l'argument tiré « du fait de
l'Eglise I fut mis en tête de ligne. Sardi, op. cit.,
t. Il, p. 207, 235, 291, 296, 800. Si donc nous croyons
fermement, dans l'Eglise catholique, que la concep-
tion immaculée de Marie est une vérité, et une vé-
rité divinement révélée, c'est d'abord et surtout à
cause de l'autorité infaillible de l'Eglise, qui l'a
solennellement définie.
Plusieurs facteurs ont concouru au résultat défi-
nitif en le préparant; tels, dans la période où la
pieuse croyance s'accentua, se (ixa et finalement
s'imposa, les facteurs brièvement mentionnés dans
la bulle, S Omnes ua/em nurunt : ordres religieuXj
universités, docteurs les plus versés dans la science
des choses divines, évêques agissant à titre indivi-
duel ou collectif. Ajoutons les fidèles unis aux pas-
teurs, et nous aurons cet ensemble qui, dès la pre-
mière moitié du xvii' siècle, faisait dire au docte et
grave Petac, De Incarnatioiie Verhi, 1. XIV, c. 11,
n. 10 : « Ce qui m'impressionne le plus et me pousse
de ce côté, c'est le consentement commun de tous
les fidèles qui portent fixée au fond de leui-s esprits,
et qui attestent par toute sorte de manifestations
et d'hommages, la cioyance que parmi les nuvres
de Dieu rien n'est plus chaste, plus pur. plus inno-
cent, plus en dehors de toute souillure et de toute
tache que la Vierge Marie; qu'il n'j' a rien de com-
mun entre elle et le diable ou ses suppôts, et que
par conséquent elle a été exempte de toute offense
vis-à-vis de Dieu et de tout sujet de condamnation. »
273
MARIE — IMMACULEE CONCEPTION
274
Tous ces facteurs en supposent eux-mêmes un
nuire, qui avait précédé : la Tradition vivante des
Pores dont l'enseignement, moins explicite à mesure
(fu'on remonte davantage le cours des siècles, est
comparable à une esquisse et à des semailles, « si qua
antiquitus in/ormata s(."/et Patrum (ides sévit ». La
bulle donne les principales manifestations, comme
nous l'avons fait pour les temps postépliésiens.
Dans les siècles plus reculés nulle doctrine explicite
sur la Conception de Marie, de l'aveu des rédactexus
du Silioge degli argomenti, op. cit., t. II, p. ^8 :
(( Non est dilBtendura inter Patres ceterosque scrip-
tores, qui velustioribus Eeclesiae aetatilms vixere,
nondum repertos qui apeitis vcrbis allirmaverint
beatissimam Virginem sine originali peccato esse
conceplam. » Il faut se contenter de ce que les con-
sulleurs appellent des indices et comme des vestiges,
« quaedam indicia et quasi vestigia ».
Entre cette Tradition active elle dépôt primitif de
la révélation divine, quelle connexion poser? La
réponse à cette question formera la conclusion de
notre élude.
4. Conclusion : comment l'Immaculée Conception
a été révélée. — Parmi les théologiens de la Commis-
sion préparatoire, quelques-uns recoururent à une ,
Tradition objective, datant des Apôtres et suliisant à
elle seule pour entraîner une délinition. La plupart
n'allèrent pas si loin; ils jugèrent seulement que la
Tradition active se présentait dans des conditions
qui garantissaient une connexion objective entre la
vérité transmise et le dépôt primitif; ce qui se véri-
fie soit que la Tradition active se relie à une Tradi-
tion orale primitive, soit qu'elle représente l'expres-
sion d'une vérité Implicitement contenue dans les
<u'acles divins, interprétés sous la lumière de la
foi et de la doctrine catlioli(]ue. Rien de tranché là-
dessus : l'Immaculée Conception nous est sim-
plement proposée « comme une doctrine qui, au
jugement des Pères, est consignée dans les saintes
Lettres et qu'ils ont eux-mêmes transmise en de
nombreux et graves témoignages. »■ Dans la
formule de délinition, rien n'a été dit sur la valeur
respective des preuves alléguées ni sur les rapports
de dépendance mutuelle qu'elles peuvent avoir;
bien plus, aucune preuve n'a été spécifiée. Seuls
quelques passages de la bulle, celui-ci par exemple :
Patres Ecclesiaeque scriplores caeleslilms edocti
eloqiiiis docuere, etc., confirment ce qu'on a déjà vu
(le la volonté formelle de ne pas disjoindre l'Ecri-
Uire et la Tradition active.
Sansvouloli- trancher ce que l'Eglise n'a point tran-
ché, contentons-nous de dire que l'hypothèse d'une
tradition orale primitive, formelle, complètement
distincte ouindépendante des saintes Lettres, est su-
jette à de graves dillicultés: sans compter ce qu'elle
a d'invérifiable et oe qu'elle semble avoir d'arbitraire,
on ne s'explique guère alors ni l'absence de témoi-
gnages formels pendant tant de siècles, ni les con-
troverses si vives qui ont existé jilus tard, soit en
Occident, soit en Orient. Reste que le privilège ma-
riai ait son fondement dernier dans la sainte Ecri-
ture, Gen., lu, i5 et Luc., i, 28, ^2, interprétés par
la tradition active, mis en parallèle et éclairés l'un
par l'autre, peut-être à l'aide de doniiées primitives
sur le rôle de Marie comme nouvelle Eve.
La vérité plus générale où le privilège est con-
tenu, semble être la notion de Mère de Dieu, non
pas la notion abstraite qui énonce simplement le
rapport de génération physique, mais la notion
concrète de Mûrie Mère de Dieu, telle que celle-ci
nous apparaît dans la révélation prise intégra-
lement, c'est-à-dire Marie traitée vraiment en mère
par son divin Fils et constituée, dans l'œuvre de la
réparation, nouvelle Eve, associée au nouvel Adam.
C'est cette notion concrète de Marie Mère de Dieu,
suflisamment indi({uée par la sainte Ecriture et
corroborée par le sentiment de l'Eglise, qui est
devenue pour les anciens Pères comme une valeur
première dont ils ont exploité l'inépuisable contenu.
Sous cet aspect, l'Immaculée Conception rentre,
comme un détail, dans la sainteté ou les perfections
propres à la Mère du Verbe incarné, telle qu'il Va
voulue, et décemment voulue. C'est Marie sainte et
pure, quand son âme sort des mains du Créateur et
s'unit au corps qui devait porter l'Homme-Dieu ;
sainte et pure alors comme en sa naissance, comme
au jour de l'Annonciation, comme dans l'ineffable
nuit de l'enfantement divin, comme dans toutes les
circonstances de sa vie unique. Suivant la jusie ré-
llexion de Scuekben, art. ICmpl'(i.ni(niK du Kirvlienle.m-
kon, 2' éd., t. IV, col. 462 ; « Pour bien apprécier la
place de cette doctrine dans la Tradition, il ne faut
pas la considérer comme une vérité isolée, mais
comme faisant partie de l'idée générale que l'Eglise a
toujours eue de la sainteté de Marie et de son rôle
dans l'économie de la Rédemption. »
Bmi,ioGRAPHiE. — La synthèse des preuves de Plm-
maculée Conception, déjà bien amorcée par les
grands théologiens postérieurs au concile deTrente,
par exemple Suarez, In 111"" {De mysteriis), disp.
III, sect. V, se trouve, perfectionnée et complétée,
surtout dupointde vue scripluraire et patristique,
dans les cours de théologie plus récents. La plu-
part des auteurs touchent la question dans le /Je
Verbo incarnalo : Schecben, Handlnicli der kalbo-
lischen Dogmatik, t. III, p. 279, Fribourg-en-Bris-
gau, 1882; J. Pohle. Lehrhuck der Doi^matik, t. II,
p. 267, 4" éd., Pnderborn, 1909; trad. angl. sous
le titre de Mariology, par A. Preuss, Saint-Louis
(Mo.), 1914," L. Janssens, />e Deo Ihimine, II, p.3o;
G. Van Noort, De Deo Redemptore, sect. lu, 2" éd.,
Amsterdam, 191 o. D'autres rattachent la question
au péché originel : Palmieri, Iraclatus de peccato
originali et de Inimuculato B. V.Deiparae Conceplu,
2" éd., Rome, igoi; Ch. Pesch, De Deo créante et
élevante, sect . iv, a 4- D'autres, formant de la
Marialogie un traité distinct, y font naturellement
rentrer l'Immaculée Conception : A. M. Lépicier,
Tractatus de B. Virgine Muria Matre Hei, P. Il,
c. 1, 3' éd., Paris, 1906; C. van Crombrugghe,
Tractatus de B. Virgine Maria, c. m. Gand, igiS,
Pour plus de développement, voir les ouvrages
d'ensemble : G. Passaglia, De immaculato Deiparae
semper Virginis Conceptu commentarius, Rome
1854 et Naples i855 ; MgrMalou, évêque de Bruges,
L'Immaculée Conception de la bienheureuse Vierge
Marie considérée comme dogme de foi, Bruxelles,
1857; Th. Harper, S. J., Peace through the Trnth,
\° Série, 4° essai (réponse au D' Puse.y), Londres,
1866 ; Ed. Preuss (après sa conversion), Zum Lobe
der unbefleckten Empfângnis von Einem der sie
vormals gcldssert liai, Fribourg-en-Brlsgau, 1879;
Hilaire de Paris, ord. Cap., Notre-Dame de Lourdes
et V Immaculée Conception, Lyon, 1880; X. M. Le
Baehelet, L'Immaculée Conception : I. L'Orient; U.
L'Occident, Paris, 1902; Mgr UUathorne, The
Immaculate Conception of the Mother of God, re-
vised by Canon Iles, Westminster, 1904; J- B.
Terrien, S. i., L'Immaculée Conce/ition, Paris, 1904
(extrait de La Mère de Dieu, t. I ) ; L. Ivûsters,
S. J., Maria, die unbefleckt Empfangene, liatis-
bonne, 1906; J. Mir y Noguera, S. J., La Inmaru-
lada Concepcion, Madrid, i^o5.
Recueils d'ordre documentaire ou bibliographi-
que : Pareri delV Episcopalo cattolico, di CapitoU,
275
MARIE /- ASSOMPTION
276
di Congrega-.ioni, di l'nifersita, di Personagi
ragguardevoli ecc. ecc. sttlla Definizione dogmatica
deir Immiicolato Concepimeiito délia B. V. .Varia,
lovol. in-8",Rouie, i85o-5^ ; A. de Roskovany, «««/«
Virgo Maria in suo Conceptii inuiiaculata ex monu-
mentis omnium saeciilorum demonsirata, g vol. in-
8". Budapest, 1873-81 (insuflisanl du point de vue
critique);?. Escartl. Ribliogiaphie de l'Immaculée
Conception, dans Polrbihlion, parlie littéraire, déc.
1879, janv. et fév. 1880 ; G. Ivolb, S. J., lf'eg»eiser
in die Marianische Literatur, a' éd. Fribourg-en-
Brisgau, 190D.
X.-M. Le Bachelkt, S. J.
5° Assomption
Cet article s'adresse avant tout à des croyants
persuadés que la Providence divine veille sur
l'Eglise, la préserve de l'erreur doctrinale et l'assiste
dans ce travail d'inventaire, de précisions, de déduc-
tions où se prépare le développement dogmatique et
théologique.
Avec le lecteur étranger à notre foi, nous ne pré-
tendons garderqu'une attitude expectante ; à ce lec-
teur nous n'offrirons que des solutions négatives,
nous bornant à lui expliquer pourquoi, au nom
même de l'histoire et de la critique, les dilTicultés
formulées contre la tradition de l'Assomption ne nous
paraissent pas irréfutables. Le catholique, au con-
traire, trouvera dans ces pages, nous l'espérons du
moins, de quoi rassurer sa conviction, alïerrair sa
croyance au privilège de la Sainte Vierge.
I. OiiiET DK l'auticlk. — L'Eglise et les fidèles
croient que le corps ressuscité de la Sainte Vierge
Marie jouit, par une faveur spéciale, des qualités glo-
rieuses; que Notre-Seigneur a devancé pour sa mère
l'heure de la totale récompense; en un mot, que
Marie est d'ores et déjà dans la situation bienheu-
reuse où seront les élus après le Jugement général.
C'est de cela, de cela seulement qu'il va être
question. Nous n'avons pas, en conséquence, à
démontrer lamort de Marie, à conjecturer les circons-
tances de cette mort, à essayer de deviner où, quand
et comment s'opéra la résurrection de la Sainte
Vierge. Nous ne savons rien de ces détails, et peu im-
porte à notre sujet (cf. Sumnia Aurea, t. XUI, table, au
mot Assomption, col. io83 ; Terrien, La Mire de Dieu
t. II, p. 817... les auteurs de théologie, Pbsch, Hur-
lEB, etc.).
Nous allons retracer l'histoire de la doctrine; en
justifier ensuite le développement.
II. Histoire db la doctrine. — 1° Les cinq premiers
siècles. — Négligeons les récits qui montrent un dis-
ciple de saint Pierre, Crispoldus, consacrant, l'an 58,
un ancien temple de Diane à l'Assomption de Marie
(Analecta Bollandiana, t. XIV, p. 489) et signalons,
sans nous y arrêter, un passage interpolé de la tra-
duction de la Chronique d'Eusi'be (P. L., XXVII
58i; cf. P. G., XIX, SSg, .^4o). Si l'on admet l'inter-
prétation de Dom Lkclercq, nous aurions sur les
sculptures d'un sarcophage espagnol du iv' siècle le
plus ancien témoignage en faveur de l'Assomption
(cf. J)ict. Archéol. chrétienne, t. I, col. 2991, avec une
abondante bil)liographie).
On a parfois cité aussi un passage curieux de
saint Epiphane {P. G., XLIl, 716). Qu'y dit au
juste ce docteur? Soutient-il nettement que Marie
n'a pas connu la mort? Serait-il tout près de faire
allusion à l'Assomption proprement dite? D'un
texte plein de réticences, d'obscurs sous-entendus,
on ne saurait tirer grand'chose, sinon le fécond
principe énoncé déjà en passant par saint Athanase
(P. G., XXV, 125) et d'autres, que, par son contact
avec l'incorruptible Verbe, la Vierge échappe aux
lois qui régissent la chair (Livii's, p. 343).
Enlin, et le témoignage est tardif, saint Jea.n Da-
MASCÈNB rapporte d'après une source mal connue,
l'Histoire Euthymienne, qu'au v« siècle la tradition
de l'Assomption corporelle de Marie était courante
à Jérusalem, et que l'évèque Juvénal en faisait le
récit à Pulchérie en 45i ( P. G., XCVI, ■;48).
Tels sont les principaux documents. On peut y
ajouter quelques récits, quelques traditions dont la
rédaction primitive est peut-être du iv« siècle. C'est
peu, et c'est assez obscur.
2" Le Vl" siècle. — Au sixième siècle, deux ordres j
de faits apparaissent : tout d'abord l'existence d'un I
culte liturgique rendu à Marie, et remontant à des '
temps plus anciens. On honore sa lioiinésis, ssl paii- '
satio, son transitas, sa dorntilio, son assumptio. Les I
Syriens célèbrent cette fête le i5 août; après quel-
ques hésitations les Grecs s'en tiendront à cette
date ; jusqu'au ix'^ siècle l'Occident adopte le milieu
de janvier ; en Syrie, l'évèque monophysite de
Saroug, Jacques, compose une hymne pour la cir-
constance (ZiNGERLE : Prolien Syrische Poésie ans
Jacobus von Sarug, dans Zeitschrift fiir deutsclie
.Morgenland Gesellscliafl, 1859, t. XII, p. 44 ; et
Akbeloos, De vita et scriplis sancti lucobi, liatna-
rium Sarugi in Mesopotamia episcopi, Louvain,
1867); et Grégoire de Toiiis nous raconte qu'il
olTicia en ce jour (P. /... LXXI, 71 3).
Autre série de faits : on colporte le récit d'un
miraculeux enlèvement de Marie au ciel. Rien là
qui en soi puisse surprendre des Chrétiens. La Bible
ne cite-l-elle pas des cas aiialoj;ues? une tradition
l>opulaire n'altribue-t-elle pas cette laveur à saint
Jean, l'apôtre vierge; et des Pères du iv" siècle
n'avaient-ils pas admis comme possible la présence
au ciel, corps et âme, des ressuscites dont parle saint
Mathieu, xxvii. 52 ? (Voir des textes dans Livits
p. 340 à 348.) Pourquoi Marie n'eût-elle pas été l'ob-
jet de pareille faveur? En tout cas, les textes grecs
attribués à un certain Leucius, à l'apôtre saint Jean,
à Méliton de Sabiiks, leurs adaptations coptes,
syriaques, latines, arabes, leurs remaniements di-
vers ne laissaient rien ignorer des circonstances où
s'était accomplie l'.Vssomption (cf. Tischendorf,
/. c. p. XXXV et 95 ; R. Duval, La littérature syria-
que, p. 97 ; RoBixsoN, dans Texts and Studies, t. IV,
a, p. xxiv, 43 à 127; 207 à 220; voir aussi dans les
Dictionnaires archéologiques et bibliques les arti-
cles : .4pocryphes).
Ce qu'en des milieux influents on pensa de cette
littérature, ou plus exactement, de certaines formes
de ces traditions, nous le dirons plus loin.
Il importerait ici de savoir quels rapports exis-
taient alors entre les deux ordres de faits signalés,
la fête de la Koimésis et les traditions dont nous
venons de parler.
En d'autres termes, qu'honorait-on ? Le simple
.\atalis de l'àme de .Marie, ou bien l'entrée de son
corps dans la gloire ? Ni Jaci;ues de Sarouo, ni Gré-
goire DB TocRS qui. personnellement, croyait au pri-
vilège (cf. P. L., LXXI, 708, 7i3; et Duchesnb,
Origines''... p. 278) ne nous renseignent clairement;
certains passages postérieurs de saint Modeste (/'. G.,
LXXXVI 2, 3287. ou de saint .\ndrb de Cri;te, P. G.,
XCVII, 1072) invitent à une réserve extrême, et
je crois sage de ne ricnconclure.il est juste pourtant
de se rappeler que souvent les formules liturgiques
sont en retard sur la croyance, et que même, alors
qu'un culte otliciel est explicitement admis, les
prières, les oraisons ne le disent pas explicitement.
Le cas est évident pour les offices de l'Immaculée
Conception aux xiv'-xv' siècles.
277
MARIE — ASSOMPTION
278
3o .4 partir du VII' siècle. — Brusqiienienl, les
voiles se iléchirenliau vu" siècle l'on a oit qu'en
Orient l'Assomption reçoit un culte liturj^ique expli-
cite et que les prédicateurs parlent avec clarté.
C'est saint Modeste (f 634), dans un discours lyri-
que, où se mêlent tliéoloyie et souvenirs légendaires
(P. G., LXXXVI, 2, 3297-3312 : on remarquera que
Giacomelli ne garantit pas son authenticité) ; saint
André de Crète qui énonce les convenances du pri-
vilège, sa place dans le plan providentiel (P. G.,
XCVII, io45 à 1 1 10); saint Germain (P. G., XGVIII,
340-372) ; saint Damascène (P. G.. XCVI, 699 à
-62 et i3C3); Joseph l'Hymnooraimik {P. G., CV,
yqn.iooi); saint Théodore db Stoidion (P. G., IC,
719-780).
En Occident l'adliésion est plus timide et l'attitude
jilus flottante. Je ne saelie pas qu'on ait nié le pri-
vilège de Marie ou qu'il y ait eu contre lui un mou-
vement théologiqiie, mais certains n'osent se pronon-
cer. Le vénérable Bède, sans rien dire sur le fond,
malmène les histoires qui rapportent le transilus
(P. L., XCII, ioi4; il faut remarquer que l'homélie,
P. /.., XCIV, 422, 423 n'est pas authenti(iue).
Même note dans l'Itinéraire de saint Willibuld,
(cf. Livius. p. 376) ; chez le pseudo - Ildephonse
\p. /-., XGYI, 23g, 266, 271); dans un capilulaire de
Charlemagnb {P. /.., XCVII, 533, cf. Sinding, p. 107,
note 94). Les martyrologes d'AooN et d'UsuARD pré-
fèrentj ignorer ce qu'il advint du saint corps de Marie,
imitant en cela, disent-ils, l'Eglise qui sagement re-
fuse de se compromettre en compagnie d'apocryphes
(P. L., GXXIII, 202; — CXXIV, 365). Réserve hau-
taine à la fois et timide, et qui souvent a l'air de
s'excuser.
Elle se prétendait autorisée du nom de saint Jé-
rôme. Depuis le milieu du viii* siècle, circulait une
lettre qu'on disait écrite par lui à Eustocliium; et
cette lettre — Doni G. Morin la croit d'AMBROisE
AuTPBRT {Etudes, textes et découvertes, p. 28) — ac-
centua chez plus d'un esprit et pour longtemps en-
core les timidités dont nous parlons.
Il faut bien vite le dire, ce document n'impression-
nait pas tout le monde. Ou bien on l'ignorait, ou
bien on passait outre. Des papes du viii" ou du
IX' siècle ont fait représenter l'Assomption corporelle
de Marie, sur des tissus destinés à l'ornementation
des églises (Dichesne, I.ili. Pont., t. I, p. 5oo ; t. II,
p. i4, p. 61) ou sur des fresques d'églises (cf. Dict.
archéolog., t. I. col. 2986 et 2988). Du temps du pape
.Sergius (687-707), l'Eglise romaine chantait l'oraison
Veneranda, où très nettement, quoi qu'en dise Lau-
noy, il est question de la glorification de Marie dans
son corps (P. /.., LXXVIII, i33).
Au VII' siècle encore, les liturgies gallicanes
priaient Dieu de sauver des enfers les âmes des dé-
funts, comme il avait délivré le corps de Marie des
étreintes de la mort (P. L., LXXII, 245-246).
De cette époque enfin daterait un sermon très cé-
lèbre, attribué longtemps à saint Augustin et qui
constitue une véritable somme de l'Assomption (P.
/,., XL, ii4i).
C'est donc entre le vii« et le ix'= siècle que la litur-
gie, la théologie, la prédication de l'Assomption se
développent d'une manière notable. Si maintenant
nous nous demandons sur quels arguments les par-
tisans de la croyance ont édifié leur thèse, nous
pouvons arriver aux constatations suivantes. Plu-
sieurs textes scripturaires sont mis à contribution.
Tels surtout Cant., 11, 10; vi, 3 (saint Damascénb,
P. G., XCVI, 716, 736 ou XCVII, II 00); Psalm.
XV, 10: XLiv, 10 (cf. P. G., LXXXVI, 2, 3289; XCVII,
1096); Psalm. cxxxi, 8 (P. G., LXXXVI, 3288; XCVI,
723). (Cf. : Naegel, p. 32.) Mais il y aurait, je crois.
erreur à y voir beaucoup plus que de pieuses accom-
modations, le contexte le montre assez (Terrikn,
p. 36 1). Le R. P. Dora Renaudin me semble donc
forcer les choses quand il trouve là l'équivalent
d'une interprétation doctrinale {Assomption, p. i53,
i54).
L'argument traditionnel, si du moins on entend
par là une accumulation de textes, est à peu près nul.
Saint Modeste s'en plaint (P. G., LXXXVI, 2, 8280),
mais — la remarque est de Lucius — tous a ces au-
teurs considèrent le fait (de l'Assoniption) comme
jiartie intégrante de la tradition générale qui remonte
dans l'Eglise aux temps les plus anciens » (cité par
Vaoandard, p. 112). Ce que ces théologiens, ces
prédicateurs développent le plus, c'est l'argument de
convenance ; ils indiquent que l'Assomption se déduit
des idées que fournit sur Marie la révélation même :
c'est un privilège qui va de soi, parce que Marie
étant Mère de Dieu, sanctifiée par son contact (on
reconnaît les idées de saint Epiphane et de saint
Ati!an.\.se), il était impossible que son corps restât !a
proie du tombeau (cf. I'. L., LXXll, 245, 246; P. G.,
LXXXVI, 3824, 8287, 8288, 8298; /'. G., XCII, 845,
848,357,861; — P. G.,XCVI, 704, 712, 716, 725,728,
741; P. G. , XCVII, io56, 1082, 10C8, io84;P. G.,
10,720; — P. L., XL, lUi;/'. /-., LXXVIII, i83.
LXXII, 245). S. Damascène tire sa croyance d'un pa-
rallèle déjà classique entre le Fils et la Mère (P. G.,
XCVI, 74'); l'Assomption corporelle est postulée par
la sainteté virginale de Marie (saint Gki\.main, P. G.,
LXXVIII, 346, 72g; saint André de Crète, P. G.,
XCVII, ioo4; saint Damascène (P. C, XCVI, 710,
716, 728, 729); saint TnÉODORE (P. G., IC, 721).
On fait valoir enfin la charité réciproque du Fils
et de la Mère, leur union dans la vie et l'éternité, la
plénitude de leur commune victoire sur l'enfer (saint
Damascène, P. G., XCVI, 704. 728; saint Andué de
Crète, P. G., t. XCVII, 1079; Creg. Tur., P. /.,LXXI,
708); la Providence toute privilégiée à l'égard de
Marie (P. G., XCVII, 1080, 1081).
Ainsi, arguments de convenance, argument tradi-
tionnel et d'autorité, comparaisons scripturaires,
voilà qui relève la question fort au-dessus des histo-
riettes du transitus et des récits populaires. Ces ré-
cits, nos auteurs ne les ignorent certes pas, ils s'en
servent même ; mais ils n'y voient que des acces-
soires : leur raison de croire est ailleurs.
4° Depuis le lA' siècle. — Nous pouvons, à dater
de celte époque jusque vers le xiii' siècle, distinguer
trois courants d'opinions. Quelques sermonnaires
se perdent en généralités et ne posent pas la question
du privilège. Souvent ce peut être timidité déliante,
mais on aurait tort de conclure toujours en ce sens :
on s'exposerait à être démenti par un inédit ou par
une étude plus approfondie de leur texte. Dans ce
groupe mal défini, je mettrais Raban Maur (P. /..,
ex, 55, 433, 485), Àlcuin {Mon. Gerni., Poetae . I,
p. 84); Walafrid Strabon (P. /.., CXIV, io84),
Raoul Ardent (P. /,., CLV, i42i); Gkofi-roi d'Ah-
MONT (P. /,., CLXXIV, 974), Bruno de Segni (P. /.,
CLXV, 890 et 839), Eadmhr (P. /.., Ct.IX, 672); Comes-
TOR dans les sermons imprimés (P. /.., CXCVIII,
1784), dont il faut rapprocher l'inédit, Ilihl. Atil.
i4 590 fol. 25' où l'auteur se réserve formellement,
.l'ajoute Maurice de Sui.lv (Ms. Mazarine, 991.1, fol.
33), CuRicTiBN de Chartres (Ms. Bihl. Nat., 12.4 13,
fol. 120, 122, 124. J'y lis cette phrase : « Ascendit ad
Kilium, sed non nisi per Filium >,, où l'écrivain mon-
tre bien clairement le rôle de Jésus, et laisse deviner
peut-être qu'il s'agit d'assomption corporelle). Ro-
liEBT PuM.us(P. /,., CLXXXVI, 83o) n'est pas un ad-
versaire comme l'a dit Launoy ; il ne s'occupe pas de la
(|uestion (cf. ih., la note de D. Matiioud, col. io6i)-
279
MARIE — ASSOMPTION
280
Cbez d'autres, la réserve est formelle, avec plus ou
moins d'inclination à en sortir en faveur de Marie.
Je cite OuiLON i>iî Cluny, qui ren^ oie aux Apolres la
solution du problème et admet que la fête de l'As-
somption apporte aux damnés un jour anniiel de
répit (A". f..,C\lAl, 102;), GuiBEBT UE Nogent(/'. /..,
GLVI, 623 et 1026); Alain de Lille (P. L., GGXI, 6/j ;
il }" aurait lieu aussi de voir son sermon inédit,
Bihl. .\al., N. acq. lat. 335 fol. 1 1 j^); Atton de Vkr-
ceil(P. /,., CXXXIV, 856,857); '^'^^ de Cuartbks
(P. L., CLXXXI, 2G6) ; Arnauld de Bonnbval (P. L.,
CLXXXIX, 1733).
Voici enfin ceux qui défendenlneltement l'Assoiup-
lion corporelle : ce sont des sermonnaires, des théo-
logiens ou des ascètes comme l'auteur de l'Oratio :
VirfiO sereiiissima, Dei Genitiix (P. L., CLVIII, 966);
saint PiiiiiRE Dajiien, dans un sermon très remar-
quable où il distingue fort bien les privilèges de
Marie des droits de Jésus (/'. /. ., CXLIV, 717):
Hildebert de Lavardin ou plutôt l'auteur véritable
du sermon publié par Beaugendre {P. /.., GLXXI,
628, 63o); Abi-i.ard, très afiirmatif, estimant que la
connaissance de ce privilège de Marie nous vient
d'une révélation divine et i)Ostérieure à la mort des
Apôtres {P. L., GLXXVIII, SSg, 54o) ; l'abbé Absalon
(P. L., GGXI, 255); Amédée de Lausanne (P. L.,
CLXXXVIII, i3i2); Pierre de Blois (CGVIl, 661,
662); Geoffboide Saint-Victor (Ms. Maz. 1002, fol.
102'), Hugues de Saint-Victor (P. L.,CLXXVlI,8o8);
Jban Beleth, très soucieux de séparer le fait de
l'Assomption d'avec les apports d'Elisabeth de Scho-
nau (P. L., CCII, i48); Pierre oe Gelles {P. I.., CGH,
848, 8^9, 85o); le farouche Gauthirhde Saint- Victor,
aussi bien dans son traité des Quatre Labyrinthes
(P. L., GLXXXVI, 101)2) que dans son sermon inédit
(Ms. Bihl. Nat., 14590, fol. 4-;'); Pierre de Poitiers
(P. l., GGXI, 1207); SiOARD de Crémone mêle mal-
heureusement à la doctrine des récits légendaires
(P. /.., GGXIII, 420).
Que dirons-nous de saint Bernard ? A s'en tenir
au texte de ses homélies et de sa fâcheuse lettre
GLXXIV, on n'obtient que de vagues généralités.
Certaines phrases pourtant n'ont la plénitude de
leur sens que dans l'hypothèse d'une Assomption
corporelle(P. /.., GLXXXIII, 4i5etsmv. et GLXXXIl
333).
La position des maîtres du xiii' siècle est bien
nette. Que l'on consulte Guillaume d'Auvergne, ou
mieux le dominicain Peraldi (O/îera, t. Il, p. 448);
Ricard de Middleton (in IV, Sent., 43, art. 4);
Albert le Grand (Opéra, éd. Lugd., iG5i, t. XX,
p. 87).
Saint Thomas n'a jamais traité la question e.r
professa; mais chaque fois qu'il y fait allusion, c'est
pour déclarer cette opinion recevablc (v. g. Sum-
ma, 111, q. 27, art. i ; q. 83, art. 5,8; Siipplem., 77,
I, art. 1).
11 est désormais superflu de citer des textes; l'As-
somption est généralement admise. Les preuves
théologiques ne varient guère ; toujours mômes ar-
guments de convenance, toujours aussi mêmes
comparaisons bibliques (cf. : Naegel, p. 68 à 72).
Arrêtons-nous plutôt sur le degré d'adhésion que
réclament les docteurs pour r.AssoinpIion, sur la
note théologique qu'ils sont conduits' à lui ajipli-
quer. néclarée admissible, croyable par Hugues de
Saint-Victor et saint Tno.MA3, elle est, du temps de
Gerson, la croyance « unanime « des fidèles (0/>e;n,
éd. 1702, t. 111, col. i33o). Ainsi parle saint Vincent
Fb.irier. Tost.at (f i455) admet que cette croyance
est une opinion libre, il allirme pourtant qu'un bon
catholique doit être enclin à l'accepter (Opéra, éd.
Venise, i6i5, p. i4o); c'est la position de Glichtove
au début duxvi' siècle (Sernio 11, de Assumptione);
de saint Antonin (Siimma, Pars IV, Lit. i5. cap. 4
§ 5; (cf. Renaudin, p. 92).
L'Université de Paris a censuré eu i497 le domini-
cain Morcelle, qui déclarait loisible à tout venant
de nier l'Assomption, sous prétexte que ce n'est
point un dogme défini (Gaudin: Assumptio i-indicata,
Paris, 1670, appendice, p. 7 et 10).
Au XVI' siècle, Melchior Cano taxe d'imperti-
nence et de témérité quiconque refuserait de se
ranger à la commune croyance (De locis theologicis,
lib. XII, cap. x); Catuarini alla plus loin et pro-
nonça le mol d'hérésie. Suarez l'en blâme et se rat-
tache à l'opinion de Gang (In 111»"' Partem., q. 33,
art. 4, disp. xxi, sect. i). G'est aussi la position des
docteurs depuis le xvi"^ siècle (cf. Renaudin p. y3) et
des auteurs de manuels (cf. PascH, t. IV, p. 298;
HuRTER, Thesis clxvi. t. II, p. 52i, n° 664; l'ANcfUE-
HEY, '/lieolog. Dogmal., t. I, p. 612 ; Janssens, Hiimina
theologiae, 1. V, p. g'ii ; on trouvera dans ces au-
teurs de nombreuses références). Nier l'Assomption
de Marie paraîtrait grave témérité doctrinale.
Et maintenant, une déclaration infaillible ran-
gera-t-elle celte croyance universelle parmi les véri-
tés révélées? C'est ce qu'un bon nombre espère.
Dès 1870, l'évcque de J.ien avait proposé au concile
du Vatican une définition en ce sens. Il demandait
même que l'on procédât par acclamation. On écarta
ces termes, mais d'autres postulala motivés furent
présentés au Concile, qui se sépara sans avoir pu
les examiner (cf. Rhnaudin, 1. c. p. 219, app. 1).
Depuis lors, des revues comme // Rvsario e la
niiûfa Pompei et la toute jeune Assunla de Cônie
(1916). des congrès, ceux de Turin et Ce Lyon, ser-
vent d'organes aux respectueuses aspirations de
plusieurs. M. Cuatain de Vienne, M. le chanoine
Crosta de Côme, le B. P. Dom Renaudin, O. S. B.,
Mgr Vaccari, d'autres encore, travaillent à mettre
en lumière certains points de vue théologiques ou
historiques qui pourraient préparer le jugement de
l'Eglise. Fait plus imposant encore, puisqu'il san-
ctionne, en une certaine mesiu-e au moins, les actes
des fidèles, on continue, depuis le Concile du Vati-
can, à enregistrer nombre de suppliques épiscopales
sollicitant la définition (cf. Renaudin, La doclrine
de l'Assomption, p. i63-2o5).
Nous n'avons pas à conjecturer l'aveiiii" de ce
mouvement. Il nous suflira d'avoir montré dans ce
qui j)récède les immenses progrès acquis et l'abou-
tissement possible d'une croyance, à ses origines si
humble et parfois si combattue.
Reste à savoir si toute cette fortune fut légitime;
de là notre seconde partie.
111. Conclusions apologétiques. — Les diflîcultés
historiques contre l'Assomption peuvent se réduire
à ceci : cette tradition est mal attestée, tard venue,
mal patronnée; elle sort de milieux assez troubles,
peut-être même païens. Seuls la crédulité et le mys-
ticisme voudraient l'imposer à l'Eglise et n'y ont que
trop réussi déjà. A cette objection, on peut apporter
une double série de réponses, ressortant des faits
exposés.
!<■ f'ne série de réponses strictement historiques.
— En laissant de côté toute considération théologi-
que, on doit constater :
A. Que ni la fêle, ni la croyance n'ont d'origines
païennes. — Nous avons signalé ici même le danger
de ces théories trompeuses, vieilles d'ailleurs de deux
à trois cents ans (cf. une bibliographie. Revue pra-
tique d'Apologétique, 1906, p. 210). mais passées chez
certains à l'état d'idée fixe (cf. ici, col. 819 sqq.) : on
veut expliquer le culte chrétien, la doctrine chré-
tienne par des infiltrations iiaiennes, des survivances
261
MARIE — ASSOMPTION
282
païennes : la Uadilion de l'Assoniplion n'est qu'un
reste de la légende de Déméter (Hauuis), d'Aitémis
^Fbazëiî) (cf. Muuih, 1906, II, p. 20Ô).
Pourquoi chercher des divinités grecques? 11 serait
sans doute Irop simple, trop obvie, moins précieux
de se dire que les chrétiens dévots à Marie n'ont
pas pu supposer la Vierge en retard sur saint Jean
ou Knoch (cf. P. t., LXXIV, 11 24; P. G., XCVII,
1081), que si Dieu a enlevé au ciel ces saints person-
nages, ii a pu a furtiuri en faire autant pour sa mère,
il a dû traiter sa more comme lui-même. Dira-t-on
aussi que saint Luc (Ad., i, 9) s'est souvenu de
Dénulcr? Et voilà — abstraction faite de savoir si
les dévots chrétiens avaient tort ou raison — qui sa-
tisfait plus l'esprit que des hypothèses contournées
et parfois contradictoires. Aussi dégagé que quicon-
qtie de préoccupations dogmatiques, Lucius l'a bien
compris, il a laissé de côté les dieux grecs, il a bien
fait et l'on serait sage d'imiter sa réserve.
B. Que l'origine toule populaire de lu croyance ne
s'impose pas au critique. — Ceci revient à poser,
sans essayer de le résoudre complètement, le délicat
problème de l'influence des apocryphes sur la
croyance de l'Eglise. En sont-ils la so\u-ce, l'origine?
Est-ce à cette littérature, médiocre presque toujours,
parfois même suspecte, que remonte une iloctrine en
voie de s'imposer à la foi? — Oui, répondent sans
hésiter la Healencyklopadie (t. XII, p. 280); le Dic-
tionary of Christian antiquities de Smitu (t. II,
p. ii^a); "TiscHENDORF (1. c, p. 34); Rknan, qui d'ail-
leurs commet à ce sujet une faute énorme de date
relevée par Dom Cabrol (Revue pratique d'Apo-
logétique, 1906, 1907, t. III, p. 2i4); bien d'atitres
encore.
Il convient de distinguer, de préciser. Que certains
prédicateurs, qxie des liturgistes aient emprunté aux
traditions populaires, en essayant ensuite d'en coor-
donner les éléments, le récit de la mort de la Sainte
Vierge, ou les détails de sa résurrection, fort bien,
c'est un fait, mais qui demeure étranger au fond de
la question (cf. Rknaudin, La doctrine de l'Assomp-
tion, p. '79). Ce que l'on ne démontre pas, c'est que
la croyance à la résurrection de Marie, à sa glorifica-
tion anticipée, soit, elle aussi, sortie des cycles lé-
gendaires.
Quels arguments font en effet valoir les premiers
partisans de r.\ssomption? L'autorité des récits
courants? Non, mais surtout des considérations
d'ordre théologique, moral, sentimental si l'on veut :
ils en ai)pcllent à la dignité de Marie, à sa virginité,
à sa maternité divine, à sa victoire sur le péché. Ils
admettent l'Assomption, un peu parce qu'on l'admet,
mais bien plutôt parce que ce privilège s'harmonise
avec l'ensemble des idées qu'ils ont de Marie : c'est
un système doctrinal qui, avant tout, conditionne
leur adhésion : pour eux, cette croyance n'est pas
une isolée, elle rentre dans un tout cohérent, elle y
trouve la place qui était faite pour elle et semblait
l'attendre (voir P. G., XCVIII, 357; LXXXVI, 2,
33o8, où saint Modkstk critique quelques traditions;
les réflexions de saint André de Crète, P. G., XCVII,
1060; les récits courants semblent jouer chez saint
Damascène le même rôle que les histoires naïves
et charmantes d'autres apocryphes chez le Psi uno-
BoNAVENTURE ; que l'on relise sa seconde Homélie,
P. G., XCVI, 721).
Forts de cette constatation, des critiques catholii|ues
et même anglicans (v. g. Mozlby, cité par Livius,
p. 365) ont pu avancer que, loin d'être la source
trouble d'une croyance puérile, les apocryphes ne
sont f|ue la manifestation poétisée, enjolivée d'une
croyance préexistante. Ainsi parlent Le Hm (Etudes
liiiliques, t. II, p. 148, i85), JuRGENs (1. c, p. 64 1 et
suiv.) et à leur suite le Dictionnaire de théologie
(t. I, col. 2i35), le P. Terrien (1. c. p. 354-36o).
On dit : C'est là une hypothèse. Peut-être ; mais,
hypothèse pour hypothèse, celle-ci a du moins
l'avantage d'expliquer lecaractcre sérieux, doctrinal,
que prend dès son origine la prédication de l'As-
somption.
Que maintenant, et par une sorte d'action en
retour, la faveur dont jouissait la légende populaire
ait à quelque degré attiré l'atlention des lidèles et
de leurs chefs sur une croyance latente, sur ses cotés
doctrinaux, ceux-là seuls s'en étonneraient qui
ignorent l'extrême complexité des cléments extrin-
sèques qui concourent au progrès théologique ; que
les récils populaires, en développant la dévotion,
en attisant la piété, aient servi d'excitant intellec-
tuel, c'est possible, le cas s'est vu; mais c|ui ne sent
que c'est là cause occasionnelle, accidentelle, et non
cause essentielle, réellement productrice elellioiente;
qui ne sent que c'est là force de manifestation et non
de création?
Mais, insisle-t-on, d'où vient que la cinquième par-
tie du Décret gétasien prohibe les livres qui répan-
dent cette croyance ? C'est là une preuve que les
chefs de l'Eglise la voyaient de mauvais œil ; que
c'est le peuple, le peui)le crédule qui a fait sa fortune
et non les théologiens.
Tout d'abord, je n'apprendrai rien à personne en
rappelant quelles controverses a soulevées l'authen-
ticité d'un document qu'on a pu comparer aux
« Fausses Décrétâtes » (cf. lietue Biblique, igi3,
p. 602-608, un compte rendu des ouvrages de
M. VON Dobscuuetz et de Uom Cuai'man). De la
cinquième partie surtout, on a écrit u qu'elle est un
extraordinaire fouillis où les renseignements per-
sonnels de l'auteur voisinent avec des renseigne-
ments tout faits, empruntés à saint Jérôme » (article
cité, il/., p. O06). On constatera également que le dé-
cret gélasien ne s'est répandu que lentement; toutes
considérations qui rédxiisent sa portée.
Enfin et surtout, que prohibe t-il? — Deux séries
de livres : tous les ouvrages de Leucius et le Transi-
tus(c{. P. /.., LIX, 162). C'est tout, et la condamna-
tion se tient dans le vague. Au nom du texte, on ne
peut donc légitimemenlétendre l'anathème aux rema-
niements, aux retouches, aux corrections; au nom
du texte, on ne peut pas dire que toutes les légendes
soient visées. Sindino l'a bien compris (p. ig et 20),
et son interprétation se conlirme i)ar la solennité de
la fête à Kome du temps de Sergius, par la com-
mande de tissus d'autels faite par des papes du
vin" siècle.
Encore bien moins, par conséquent, a-t-on le droit
de lire dans le vague du Gelasianum la condamna-
tion de la croyance à la résurrection de Marie. Le
prétendre, c'est forcer le texte, c'est tenir pour
démontré, prouvé, acquis, que la doctrine de l'As-
somption sort des apocryphes et encore des apocry-
phes condamnés.
Ainsi précisées, les objections critiques perdent de
leur force, elles se réduisent. Riches d'hypothèses
ou d'allirmations, ou de supposés, elles se dérobent
aux preuves. Je ne me datte pas cependant de les
avoir résolues complètement; — ou plutôt d'avoir
dissipé les préventions qu'elles font naître ; m'adres-
sant surtout à des catholiques, je dois me placer
résolument sur un terrain différent mais plus solide,
employer des arguments indirects, il est vrai, mais
péremptoires, passer de l'histoire à la théologie, de
la discussion à l'autorité.
2" Réponse théologique. — Une première observa-
tion : il ne faut pas considérer l'Assomption à la
manière d'an simple événement miraculeux, analogue
283
MARIE — ASSOMPTION
284
par exemple à une guérison, à une translation
comme celle de la Santa Casa . miracles observables
par les moyens naturels, justiciables en dernière ana-
lyse de la critique historique et scientilique ; mira-
cles dont l'historicité vaut, ni plus ni moins, ce que
valent les documents historiques qui les autorisent,
miracles auxquels l'approbation ecclésiastique ne
confère qu'un brevet de crédibilité humaine (cf.
Encyclique Pascendi, ci-dessus citée, col. 22). U y a
plus que cela dans l'Assomption, et, faute de l'avoir
compris ou pour ne l'avoir pas assez compris, plu-
sieurs et d'excellents — je cite Tillemont parmi les
niorts — font traîner la question sur le terrain pure-
ment critique où, actuellement du moins, elle ne pro-
gressera guère (cf. Dict. Théol. Catli., la querelle du
xvn° siècle, I, col. 2i3i). En même temps qu'un fait
historique, l'Assomption est un fait théologique et
doctrinal : on peut dire tout d'abord qu'elle consti-
tue une exception à la loi générale, dogmatique et
révélée, qui réserve au jugement dernier la résurrec-
tion et la glorification de la chair : elle restreint la
portée de cette loi, elle y déroge, elle y porte atteinte.
Ensuite, et surtout, elle fait partie de toute celte
économie de privilèges, impliqués plus ou moins les
uns dans les autres, et que, depuis des siècles, la
théologie et l'Eglise dégagent des textes scriptu-
raires ou de la tradition, soit par des expUcitations
formelles, soit par de simples conclusions logiques.
Que depuis des siècles, au vu et au su de l'Eglise, on
ait mis un lien entre l'Assomption et les autres pri-
vilèges de Marie, c'est évident.
Donc, théologi(iue et dogmatique à un certain
degré, dans sa nature, dans les arguments sur les-
quels on l'établit, la question de l'Assomption relève
de l'autorité ; c'est à une compétence dogmatique et
théologique que ressortit la discussion et la solution
du problème (cf. Hurter, t. II, n''667; Terrien, p.34o,
390; Renaudin, 1. c., p. 5o, 74).
Ceci posé et admis, nous pouvons raisonner comme
il suit : l'Eglise ne saurait se tromper lorsqu'elle
tient pour vrai un fait d'ordre théologique et doc-
trinal. Or elle tient l'Assomption pour vraie. Il s'en-
suit que l'Eglise dans le cas ne saurait se tromper.
La majeure de ce raisonnement est hors de doute
pour tout catholique; elle constitue une sorte de
principe premier (Bainvel, De Hlagislerio i/io, p. 60);
toute la première partie de ce travail fournit la
preuve de la mineure : du viii' au xx« siècle, l'Eglise
se persuade de plus en plus du privilège de Marie;
elle en autorise odiciellement la croyance dans la
liturgie, la prédication, l'enseignement. Ses docteurs
en arrivent sans qu'elle proteste à faire de l'adhésion
à ce fait une question de conscience ; — l'Eglise
laisse dire, laisse affirmer qu'il y a une liaison,
plus ou moins étroite, c'est vrai, mais réelle, entre
l'Assomption et la maternité divine, la virginité de
Marie; elle laisse dire même que cette liaison pour-
rait être essentielle, elle laisse prendre corps à cet
instinct qui exige pour Marie le privilège comme un
du. Elle est donc solidaire de l'enseignement ordi-
naire de ses liturgistes, de ses prédicateurs, elle le
fait sien, elle y consent et donc en l'approuvant,
même par son silence, elle l'authentique et en cela
elle ne peut errer.
Donc, en s'inclinant, le fidèle agit raisonnable-
ment : il fait un acte de foi pratique à l'infaillibilité
du magistère ordinaire; il fait acte de bon sens sur-
naturel ; il reconnaît qu'une vérité unique peut nous
venir de deux sources; et que, l'une se tarissant, il
est prudent de puiser à plus limpide et plus abon-
dante.
La critique a pu nous découvrir le pays, nous y
engager, nous y préserver de quelques faux pas : elle
a été impuissante à faire beaucoup plus; peut-être
même n'a-t-elle pas sulli à surmonter des obstacles
qui, de loin et dans un certain mirage, paraissent
formidables. Devant eux, hésite le savant incrédule;
le catholique, fort de sa foi en l'Eglise qui lui tient
la main, les franchit à coup sûr et comme en se
jouant.
Le catholique, le croyant ne doute pas, ne peut
douter de la vérité de l'Assomption ; il la croit
parce que c'est la croyance évidente de l'Eglise, de
l'Eglise infaillible, c'est entendu ; mais que penser
du problème que le dernier demi-siècle vient de
poser ? L'Eglise croit-elle à l'Assomption par une
simple déduction logique, un instinct divinateur, ou
bien cette croyance lui vient-elle d'une révélation
divine, fait-elle partie du dépôt révélé, clos à la
mort des Apôtres? En un mot, l'Assomption est-elle
destinée à rester objet de croyance ecclésiastique, ou
bien pourrait-elle quelque jour être déclarée objet
de foi divine?
Quelle attitude intellectuelle et pratique garder
devant cette question? Aucune décision de l'Eglise
n'étant intervenue, la liberté reste entière : il est en
soi loisible à chacun, pourvu que par avance sa sou-
mission à l'autorité soit acquise, de croire ou de ne
pas croire à la probabilité d'une définition dogma-
tique, ou même de rejeter provisoirement la défini-
bilité de l'Assomption. Et aux nombreux esprits
qui sont persuadés de cette définibilité, la plus com-
plète latitude est laissée sur le choix du mojen le
plus propre à assurer ce résultat. Les uns, comme
le R. P. Dom Renaudin, estimeront que les Apôtres,
témoins de l'Assomption, ont fait, sur l'ordre de
Dieu, de cette vérité l'objet de leur prédication, que
la parole des Apôtres s'est transmise par tradition
orale, jusqu'au moment où elle a pris corps dans
des documents écrits ; que seule une tradition divino-
apostolique peut expliquer la croyance de l'Eglise,
et qu'il suffit au magistère de constater la croyance
actuelle pour conclure à celte tradition apostolique
et divine. Les autres, s'inspiranl des Pustulata an
Vatican, préfèrent, comme le suggérait le P. de la
ISnoisB {Etudes, juin 1902, t. XCI. p. 6o5) et le
P. Terrien (t. 11, p. 343), s'efforcer d'établir que « la
révélation divine nous donne de la Sainte Vierge
une idée qui comprend nécessairement la résurrec-
tion anticipée de son corps ». Nous avons vu que,
depuis le viii» siècle, les théologiens tirent l'As-
somption de la notion même de la Vierge mère : il
s'agirait de prouver que ce n'est pas simple conclu-
sion logique, mais explicitation formelle; qu'il
suffit de lever un voile. Les deux écoles arrivent au
même but, mais par des ^■oies diirérentes; les uns
recherchent jusqu'aux Apôtres la tradition explicite ;
les autres montrent l'Assomption contenue implici-
tement mais formellement dans la totale victoire du
groupe rédempteur Jésus et Marie sur le péché et
sur la mort (Voir les principes dans Bainvel, De
Ma^isterio, p. 60, 61).
Ainsi, liberté intellectuelle sur le fond de la ques-
tion, liberté intellectuelle sur le mode de travail.
Dans la pratique, s'il ne faut pas que l'enthou-
siasme du but estimé tout proche, l'ardeur de la
piété fassent tort à la prudence ou à la charité, il
importe peut-être plus encore d'éviter cette menta-
lité chagrine, étroite, qui semble redouter comme
une chaîne tout acte du magistère; ce pessimisme
qui pressent ou croit pressentir on toute définition
un obstacle à de futures conversions. On doit avoir
confiance aux promesses de Notre-Seigneur, assistant
l'Eglise et la guidant non seulement à travers le
dédale des opinions, mais dans le choix de l'heure
opportune.
285
MARIE — INTERCESSION UNIVERSELLE
286
BiBLiOGRAt'iiiB : — Se repiirler à celle qui a été don-
née au cours Je l'article Makib. Y ajouter :
Bellam}', Histoire de ta théologie catholique au
XJX' siècle; Paris, 190a. — Gaudinus : Astumptio
corporea H. V. vindicata, Paris, 1670. — Ilurter :
Theologiae dogniaticae compendium, Oeniponte
1891, t. II, 11° 664 et suivant; — Jannucci : De Dei
parentis Assiimpliune. Taurini, i884; — Pesch :
Praelectiones theologiae, Fril)ourg, 1896, t. IV,
p. ïqS; — Jurgens. Zeitsclirift fiir Katholische Théo-
logie, Innsbrucli, 1880; — Naegel : L'Assomption,
ses harmonies dogmatiques, Lyon, 1908; — Doni
Renaudin : h' Assomption de la Sainte Vierge (Ex-
posé et Histoire dans la collection « Science et
Religion », no 444)j tli niéme : La Doctrine de
l'Assomption de la T. Sainte Vierge, sa définibi-
lité, Paris, 1918; — Sinding : Mariae Tod und
Ilimmelfakrt, Cbvisiiania, 1908; — TiscLendorf :
Apocalypses apocrrphae, Leipzig, 1866.
A. NOYON, S. J.
6° Intercession universelle
Tout n'est pas dit de Marie quand on Ta étudiée
comme mère de Dieu. 11 faut encore l'étudier dans
sa maternité spirituelle, comme mère des hommes,
comme mère de grâce. Ces deux maternités sont,
en elle, inséparables. Que la seconde soit toute
dépendante de la première, la chose est évidente.
Mais de la première elle-même on ne peut traiter
à fond sans déjà parler de la seconde. Cependant
celle-ci, comme celle-là, demande une étude à part;
car il s'y rattache plus d'une question délicate,
dont l'apologiste, non j)lus que le théologien, ne
saurait se désintéresser. Le culte que nous rendons à
Marie ne s'explique et ne se justifie pleinement que
si la mère de Jésus est aussi notre mère, mère de
grâce et médiatrice des dons qui nous viennent de
Jésus. Aussi le P. Tekrien, dans son grand ouvrage
sur la Sainte Vierge, après avoir consacré deux
volumes à Marie comme Mère de Dieu, n'a pas cru
que ce fût trop de lui en consacrer deux autres comme
mère des hommes. L'apologiste n'a pas à entrer dans
maints détails qui ne seraient que de tliéologie ou
de dévotion; mais il doit exposer de son mieux une
doctrine sans laquelle on ne comprendrait qu'impar-
faitement le culte de Marie, tel qu'il se pratique dans
l'Eglise. Ainsi a fait Newman, dans son admiral)le
lettre à Pusey, pour ruiner par la base les objec-
tions de son ami anglican contre la dévotion des ca-
tholiques envers la sainte Vierge ; ainsi essayerons-
nous de faire ici en étudiant la maternité spirituelle
de Marie et la principale prérogative de cette mater-
nité, la part de la sainte Vierge dans l'économie
providentielle de la grâce.
I. Importance de la question : pour la théologie
mariale, pour mieux comprendre l'économie du chris-
tianisme, pour la déi'Otion à Marie, pour expliquer
et justifier le culte que nous lui rendons. — Les dévots
de Marie aimaient jadis à comparer entre eux les
privilèges et les prérogatives de Marie, pour savoir
lequel lui était le plus glorieux ou devait lui être le
plus cher. Procédé un peu naïf peut-être, mais qui avait
l'avantage, entre autres, d'aider à creuser les idées
et à les retourner sous toutes les faces. Ici la ques-
tion n'est pas si tel autre privilège, si l'Assomption
par exemple, est ou n'est pas plus glorieux à Marie,
que sa maternité spirituelle. En elle, tout se tient,
tout se commande, tout concourt à former un temple
magnilique dont la clef de voîite est la maternité di-
vine. Ni les privilèges personnels ne sont complète-
ment distincts l'un de l'autre, ni la distinction n'est
possible de privilèges qui regarderaient directement
Marie et d'autres qui regarderaient directement les
hommes. Marie est tout ce qu'elle est et pour elle et
pour nous, comme elle est tout ce qu'elle est pour
Jésus et pour Dieu. Son privilège le plus intime,
l'Immaculée Conception, n est pas seulement en rap-
port étroit avec sa maternité divine, il touche de
très près à sa dignité de Mère des hommes, de pre-
mière des rachetés, de Reine de l'humanité régéné-
rée. Son Assomption glorieuse semble exigée en
quelque sorte par ses titres de Reine du ciel à côté du
roi Jésus, de Médiatrice universelle à côté du Mé-
diateur divin, d'inséparable associée du grand Vain-
queur de la mort et de l'enfer. Mais sans essayer des
distinctions impossibles ni des comparaisons trop
artilicielles, il est permis d'indiquer de quelle portée
est pour Marie et pour son culte le titre de mère des
hommes et de trésorière universelle des grâces divi-
nes.
Si rien autant que sa maternité di\ ine ne la met
en rapport étroit avec Dieu, aussi près de lui qu'une
créature peut l'être du Créateur, rien autant que sa
maternité spirituelle ne la met en rapport étroit avec
le monde des rachetés, aussi près de chaque homme
en particulier que la mère l'est de son enfant. Jésus,
comme unique Médiateur entre Dieu et nous, n'a
pas seulement une eau-calife lointaine sur notre sanc-
tification et notre salut. Il est de toute notre vie spi-
rituelle : pas un acte surnaturel où il n'ait sa place,
pas une grâce ni un accroissement de grâce qui ne
passe par lui. Et de là vient que nous le mêlons à
toutes nos prières, que tout notre culte se rapporte
à lui; de même que nous ne pouvons rien sans lui,
nous ne voulons, ni ne demandons, ni n'essayons
rien dans l'ordre surnaturel qu'avec lui et par lui.
Nous pouvons n'y pas penser explicitement ou ne
pas le dire en termes exprès. Mais nous savons bien
que Jésus est partout dans notre vie spirituelle, et
c'est là le présupposé de toutes nos prières et de tous
nos efforts. Si Marie est inséparable de Jésus, si
elle intervient, au-dessous de lui, mais avec lui, dans
chacune des grâces qui nous Viennent et par là dans
chacune de nos œuvres surnaturelles, notre dévo-
tion en prendra un caractère particulier, notre re-
cours sera d'un genre à part, et là même où nous ne
la mêlerons pas explicitement dans notre prière et
dans notre vie surnaturelle, notre prière et notre
vie surnaturelle seront comme imprégnées de son
intervention. Et qui dira tout ce que donne au chris-
tianisme d'attrait, de charme, de puissance, ce par-
fum de Marie partout présente, cette continuelle in-
fluence de la mère ?
Il y a plus. C'est tout le mystère de l'Incarnation,
c'est toute l'économie du salut qui s'en ressent. Pour
nous, en effet, ce n'est pas tout à fait la même chose
d'être sauves par Jésus tout seul, ou de l'être par
Jésus ayant toujours et partout Marie à ses côtés
comme sa mère et comme la nôtre ; de même que ce
n'est pas tout à fait la même chose d'avoir été per-
dus par Adam tout seul ou par Adam et par Eve.
C'est assez pour montrer à qui sait voir la grande
portée spéculative et pratique de la question pré-
sente. Elle est capitale pour la tliéologie mariale et
pour le culte de Marie; elle touche au fond même du
christianisme. Il vaut donc la peine qu'on s'en oc-
cupe. Si elle est, avant tout, affaire de théologie et de
piété, l'apologiste lui-même ne peut s'en désintéres-
ser, puisque, comme nous le disions en commen-
çant, la dévotion du catholique envers Marie et le
culte qu'il lui rend ne se comprennent bien qu'à la
lumière de cette grande vérité.
II. F.tat présent de la question. Que Marie soit no-
tre mère, c'est chose acquise; que Marie intervienne
dans la distribution de toutes les grâces et comment
287
MARIE — INTERCESSION UNIVERSELLE
288
il faut expliquer cette intervention, ce sont des doc-
trines où tuitt n'est pas encore élucidé. — Où en est
eraclemeut la i|uesliou ? Il faut distinguer entre la
maternité spirituelle et l'intervention clans la distri-
bution detoutes les grâces. La maternité spirituelle
est depuis longtemps dans l'enseignement de l'Eglise.
Non pas qu'elle ait jamais été l'objet d'aucune déli-
nition dogmatique, mais il suffit, pour s'en rendre
compte, de lire un livre sur Marie, d'entendre parler
les prédicateurs, d'interroger la conscience des lidè-
les, d'écouter la liturgie. Celui-là ferait scandale qui
s'aviserait de nier que Marie est notre mère. Mais la
question de l'universelle intervention dans la dis
Iribution des grâces n'eat peut-être pas aussi avan-
cée, du moins dans le monde tUéologiqne.
Pour la piété chrétienne, en effet, elle n'est pas
douteuse, a Tout par Marie » est, depuis saint Bek-
NARD, comme un a.^iome sans cesse répété par les
prédicateurs, affirmé dans les livres de dévotion,
tenu par les lidèles comme une vérité reçue. Ils sont
étonnés — je parle des lidèles instruits et pieux —
quand on leur dit que cette idée n'est pas encore
dans l'enseignement officiel de l'Eglise; ils sont
presque scandalisés d'apprendi-e que certains théolo-
giens n'osent la donner comme absolument cer-
taine.
La question tUéologique n'avait peut-être pas été
examinée jusqu'à ces derniers temps avec toute
l'ampleur et la précision qu'elle demande. De bons
et solides travaux ont été faits au cours du dix-neu-
vième siècle, où elle est étudiée de plus près. On ne
saurait essaj-er ici d'en donner même une idée som-
maire. Aussi bienla trouvera-t-on dans les Iravauxdn
P. DE LA Broisiî dont il va être question. Nommons
seulement, après le bienheureux Ghignioiv dh Mont-
fort et saint Alpuonsk de Ligcori au dix-lmitième
siècle, Faber, Phtitalot, Jeanjacquot et Mgr Pm au
dix-neuvième, parmi ceux qui ont le plus travaillé
à répandre ou à éclaircir cette doctrine. Le P. Jkaiv-
jacquot, notamment, publiait un volume {Simples
explications sur la coopération de la très sainte
Vierge à l'ieuvre (/« In Jiédemption, Paris, i858), qui
a fait faire un pas à la question Ihéologique, et dont
se sont beaucoup servis les prédicateurs qui ont pris
à cœur d'expliquer aux lidèles les fondements soli-
des de la dévotion à Marie.
En mai 1896. le P. de la Broise, dans un article
des Etudes, abordait plus directement encore la ques-
tion de la coopération de Marie à la distribution de
toutes les grâces. Il se demandait ce qu'on veut dire
au juste a quand on répète que toutes les grâces nous
viennent par la sainte Vierge », s'il y a là « une
pieuse exagération ou une vérité solidement appuyée
sur les principes de la foi 1.. « Répondre à ces ques-
tions, ajoutait-il, serait peut-être rendre service; ce
serait remplacer, dans un certain nombre d'esprits,
des idées vagues par des idées claires. » (Etudes,
t. LX'VUI, p. 5.) Il y répondait avec cette netteté dans
la profondeur qui est le fruit de l'analyse patiente
et de la méilitation soutenue. « 11 faut conclure «,
disait-il, après avoir cité, entre autres autorités so-
lides et nombreuses, de graves paroles de Benoît XIV
et de LÉON XIII (dans un autre article, il y a joint
PlB IX), 0 que l'opinion dont il s'agit ici est tout autre
chose qu'une pieuse exagération; c'est une doctrine
très conforme à la meilleure théologie, appuyée sur
les plus graves autorités, et généralement reçue dans
l'Eglise. » (Etudes, loco citato, p. 37). Il finissait
ainsi :
a Ces raisons traditionnelles, prises du témoi-
gnage des Pères et de la pratique de l'Eglise, parais-
sent assez graves à plusieurs théologiens pour sou-
tenir que l'intervention de la sainte Vierge dans
chacune des grâces n'est pas seulement une vérité",
mais encore une vérité relevant du domaine de la foi
proprement dite. Suivant eux, cett« thèse serait con-
tenue, au moins implicitement, dans ce que Dieu
nous a révélé du rôle de Marie, et quelque jour,
lorsqu'elle aura été mieux étudiée et mise en lu-
mière, elle pourrait être l'objet d'une définition dog-
matique. Le temps et l'étude des maîtres et des fidè-
les, qui éclairent sans cesse davantage tous les
articles du symbole, montreront si cette pieuse espé-
rance est excessive. Sans prétendre donner, comme
on dit en théologie, la note exacte de la thèse, qu'il
suffise d'en avoir exposé le sens et brièvement indi-
qué les très solides fondements. » (p. 80-71) Quatre
ans plus lard, il prend plus résolument parti. Dans
un beau travail sur /a Sainte Vierge au, dix-nemiè me
siècle, il disait : « La vérité reconnue est toujours
féconde. Le privilège de l'Immaculée Conception, en
particulier, tient aux autres gloires de Marie... La
détînition de i854, en donnant la certitude de foi à
l'un des principaux points de départ du raisonnement
théologique (Marie « détachée de la masse des vain-
cus et aussi rapprochée que possible du Christ vain-
queur »), assure et facilite le progrès... Elle met
Marie à sa vraie place... Son rùle de mère du Verbe
incarné et sauveur l'établit dans un ordre à part et
lui donne de toutes spéciales relations et avec Dieu
et avec les hommes. Plus on concevra clairement
l'étroite union du Fils et de la Mère, et plus appa-
raîtra, comme découlant de cette union et comme
une des fonctions de cette maternité, l'intervention
universelle de Marie dans la distribution de la grâce.
Voir distinctement ce qui d'abord était compris
dans une vue confuse et générale, c'est en quoi con-
siste précisément le développement du dogme.
« Or, l'universelle médiation de la sainte Vierge
dans l'ordre de la grâce se dégage de plus eu plus
comme une x-érité distincte... .'Vpparaîtra-t-elle bien-
tôt assez évidemment contenue dans l'idée tradition-
nelle de la Mère de Dieu et des hommes, pour per-
mettre de porter à ce sujet une décision dogmatique?
Beaucoup l'espèrent, et parmi les points de doctrine
relatifs à la sainte Vierge, sa médiation universelle
parait être (avec l'Assomption) l'un des plus prochai-
nement délinissables. » (Etudes, 1900, t. LXXXIU,
p. 3o2.)
Qua'ud le P. de la Broise écrivait cette page, on
voyait déjà poindre à l'horizon un livre où la ques-
tion serait traitée enfin avec l'ampleur qu'elle mérite.
Le P. Terhikn venait de publier les deux premiers
volumes de ha Mère de Dieu et la Mère des h tnmes,
ceux qui traitent de La Mère de Ditu ; les deux
autres, consacrés à La Mère des hommes, étaient
annoncés comme prochains. Us ont paru en 1902. et
ceux-là mêmes n'ont pas été déçus qui attendaient
le plus de la science et de la piété de l'auteur. Ces
deux volumes, on peut le dire, roulent tout entiers
sur la question qui nous occupe, puisqu'ils sont con-
sacrés à la maternité de grâce et au culte spécial qui
est dn à Marie comme Mère de Dieu et notre mère.
Mais le premier volume, notamment, la traite tout
au long et ex professa. L'auteur y étudie tour à tour,
« d'après les Pères et la théologie », le fait et les
raisons providentielles de la maternité spirituelle de
Marie, les bases de cette maternité (mérite, consen-
tement à l'Incarnation, consentement et compassion
aux soulTrances de Jésus), sa promulgation (notam-
ment au Calvaire), l'exercice de ces fonctions mater-
nelles par la coopération à la distribution des
grâces, et par son universelle médiation, au-dessous
mais à côté de Jésus. Il distingue avec grand soin :
la coopération de Marie à la Rédemption, c'est-à-dire
à l'oeuvre terrestre de Jésus-Ghrist et à l'acquisition
289
MARIE — INTERCESSION UNIVERSELLE
290
des grâces ; sa cdopéralioii ycnérale à l'application
du sang rédempteur ou à l;i distribution des grâces;
enfin son universelle médiiitioii ou son intervention
actuelle dans toutes les grâces qui nous viennent de
Dieu. Il explique avec une grande puissance d'ana-
lyse tliéologique et une grande clarté, comment la
sainte Vierge coopère ainsi à notre salut, et comment
aucune grâce ne nous vient que par elle, par son in
tervention spéciale et achielle.
A entendre le pieux auteur nous parler de l'univer-
selle médiation de Marie et de sa coopération à la
distribution des grâces, il semblerait que ceux-là
ont cause gagnée qui trouvent dans l'affirmation
constante et universelle de l'Eglise les fondements
suffisants pour délinir non seulement que Marie est
la mère de tous les fidèles et (]ue nul n'est sauvé sans
sa puissante intercession, mais encore qu'elle a sa
part dans toutes les grâces qui nous viennent de
Dieu; si son rôle n'est que secondaire, si elle n'est
que le canal tandis que Jésus est la source, il n'est
ni moins général que celui de son Fils, ni moins
étendu. Et cependant, quand il parle de l'interven-
tion actuelle de Marie dans la distribution de
toutes les grâces, il ne donne plus l'affirmative que
comme une pieuse cro3'ance, qu'on peut librement
discuter et même rejeter. N'est-ce pas retirer d'une
main ce qu'il accorde de l'autre? Pas tout à fait. Il
distingue, en effet, avec la sulitilité d'un théologien,
entre coopération et coopération actuelle : pas une
grâce ne nous vient où Marie n'ait sa part; mais celte
part est-elle aussi celle d'une intervention actuelle?
On peut se le demander. L'auteur répond oui, à par-
ler en gros. Il n'admet pas le doute pour « celte uni-
versalité qui comprend la plus grande Jiart, la très
grande part des bienfaits de l'ordre surnaturel ».
Mais si l'on parle d'intervention actuelle dans la dis-
tril>ulion de toutes les grâces sans exception, il est
moins allirmatif. Lui-même tient pour le oui, et il
montre qu'on a d'excellentes raisons d'y tenir. Mais
il s'abstient d'examiner si la pieuse croyance (c'est
ainsi qu'il la qualilie, comme on faisait pour l'Imma-
culée Concei)tion avant (|ue l'Eglise eût prononcé),
si la pieuse croyance a chance de prendre place un
jour parmi les dogmes délinis.
L'auteur du présent travail a cru pouvoir et devoir
être plus explicite dans un mémoire présenté au
Congrès mariai de Fribourg en 1902, dont les pages
qui suivent ne sont guère que la reproduction
adaptée et mise au point. Il a nettement pris parti
pour la détinibililé de celte pieuse croyance, entendue
dans toute sa plénitude, c'est-à-dire au sens d'une
intervention actuelle de Marie dans la distribution
de toutes les grâces qui nous viennent par les méri-
tes du Sauveur. 11 l'a présentée non seulement
comme certaine, mais comme susceptible d'une déQ-
nition de foi. Le Congrès agréa le mémoire et formula
quelques vœux destinés à favoriser un mouvement
en ce sens, et une étude plus approfondie.
Depuis lors, quelques livres ont paru où sont étu-
diées la maternité de grâce et la médiation de Marie :
ceux, entre autres, du P. Hugon, du P. Largent, de
M. Campana, du P. LoDiKL. A part peut être le
P. Hugon, qui l'a traitée ex professo, ces auteurs l'ont
laissée là où elle était : ils ont affirmé, à leur tour,
l'universelle médiation de Marie et sa maternité spi-
rituelle, mais sans préciser ni distinguer, comme
avait fait le P. Terrien ; et sans insister spécialement
sur son intervention actuelle dans la distribution de
toutes les grâces; mais aussi sans avoir, sauf le
P. Largent, les timidités du docte théologien. Le troi-
sième Congrès mariai breton, tenu au Folgoat en
1918, prit pour sujet de ses travaux la maternité de
grâce. La question y est examinée sous toutes ses faces
To.ne m.
avec beaucoup de savoir et de piélé. Quelques-unes
de ces éludes sont des modèles de science théologiqne
et d'érudition. Cependant Pie X, dans son Encyclique
sur la sainte Vierge, en 190^, à propos du cinquan-
tième anniversaire de la délinilion de l'Immaculée
Conception, rappelait la même doctrine, sans d'ail-
leurs rienajouterâ ce qu'avaient dit ses prédécesseurs.
BknoIt XV a fait de même, en lerminanl son Ency-
clique sur la paix. D'après quelques feuilles de piélé
mariale, il aurait, dans une audience privée, exprimé
nettement la pensée qu'on pourrait définir, sans la
moindre difficulté, comme un dogme de foi, non seu-
lement la maternité spirituelle de Marie et son uni-
verselle médiation, mais encore son intervention
actuelle dans la distribution de toutes les grâces.
Voilà où en est, pour le moment, la question que
nous allons traiter ici, non pas dans toute son am-
pleur, mais de façon que le lecteur puisse juger lui-
même de ses fondements solides et de ses attaches
avec les dogmes fondamentaux de l'Incarnation, de
la Rédemption, de la divine maternité de Marie.
III. I.a thèse fondamentale : Marie noui'ette È\e à
coté du Nouvel Adam. l'idée protestante de Marie.
L'idée vraie. Comment la coopération de !\Iarie à l'In-
ctirnation implique une coopération immédiate et pro-
chaine à toute l'œuvre rédemptrice. Unité de cette
œuvre, et comment le Fiat de l'/ncarnation porte sur
toute l'histoire des âmes. — Peut-on, en quelques
pages, donner l'idée nette d'une question si complexe'?
Nous allons l'essayer, non pas tant pour prouver la
thèse que pour en préciser, sur quelques points, le
sens et la portée, pour en montrer les fondements et
les attaches dogmatiques.
Voici donc la thèse : Marie a sa part dans l'œuvre
de notre rédemption et de notre salut, part secon-
daire et toute subordonnée à celle de Jésus, mais non
moins étendue ni moins universelle; si liien nve.de
Marie aussi on peut dire qu'il n'y a ni $utut,ni sanc-
tification,ni grâce aucune dans le monde humain où
elle ne soit intervenue et ne continue d'intervenir à
ciité de Jésus. C'est le sens et la portée de ses titres
de médiatrice et de mi-re.
A regarder les choses superficiellement et en pro-
fane, il semblerait au premier abord, que la part de
Marie dans notre rédemption se réduisit à bien peu
de chose, à la part des autres mères dans les œuvres
de leurs enfants, ou à moins encore. La Rédemption,
en effet, est l'œuvre de Jésus. Marie nous a donné le
Rédempteur; mais ce n'est là qu'une coopération
lointaine à la Rédemption, aussi lointaine en appa-
rence que celle de la mère de Condé à la victoire de
Rocroi, ou de la mère de Jeanne d'Arc au rétablisse-
ment des affaires de Charles VIL Encore est-il que
les autres mères ont sur leurs enfants, par rapport à
ce qu'ils seront, et donc en quelque sorte par rapport
à ce qu'ils feront, les influences multiples et profon-
des de l'hérédité, de l'éducation, du milieu : l'enfant
ne doit pas à sa mère que la vie; tel homme lui doit
à peu près tout ce qu'il a et tout ce qu'il est. Mais
l'œuvre rédemjttrice est d'un caractère tellement
transcendant et divin que l'influence maternelle n'y
saurait atteindre. Et si nous regardons non plus
l'acte rédempteur, la mort de Jésus en croix, mais
son prolongement en nous par la grâce et les sacre-
ments, par la vie surnaturelle et la glorification
suprême, Marie se perd de plus en plus dans le loin-
tain: son influence apparaît plutôt comme celle d'une
condition, nécessaire à certains égards, mais qui, une
fois posée, ne concourt plus à l'efTet. ili-™^-.
Et telle est à peu près l'idée que les protestants
se font de Marie. Jésus est né d'elle, et c'est tout.
L'Evangile nous la montre chez Elisabeth, à la crè-
che, à Cana, au pied de la croix, avec les apôtres au
10
291
MARIE — INTERCESSION UNIVERSELLE
292
jour <le la Pentecôte; mais qu'est-ce que cela fait à
la Rédemption et à notre salut? Saint Paul n'exclut-il
pas expressément tout autre médiateur que Jésus;
saint Pierre ne dit-il pas en propres termes qu'il n'y
a pas pour nous d'autre nom de salut que celui de
Jésus; Jésus lui-même n'a-t-il pas assez fait enten-
dre à sa mère, en plus d'une circonstance, qu'elle
n'avait pas à se mêler de ses affaires dans les choses
de son Père, dans son œuvre de thaumaturge ou de
rabbi? Us concluent à lui faire le moins de part qu'il
est possible, comme si donner à Marie c'était ôlcr à
Jésus.
Tout autre est l'enseignement de l'Eglise depuis
ses origines jusqu'à nos jours, tout autrement signi-
licatives les indications que sait trouver dans l'Ecri-
ture, à la lumière de la vérité vivante qu'elle porte
en elle-même, la dépositaire infaillible de la vérité
chrétienne.
Voici en quels termes le cardinal Billot formule
cet enseignement :
« De la Vierge mère. il faut dire, en général, qu'elle
tient dans l'ordre de la réparation la même place
qu'Eve dans l'ordre de la ruine ; car, comme nous
l'enseigne la prophétie insigne de la Genèse, toute
l'œuvre rcdemplriceest une sorte de revanche contre
le démon, et tout ce que Satan avait imaginé pour
nous perdre. Dieu l'a retourné pour notre salut;
ainsi, au nouvel Adam qui est le Christ, il fallait
t[ue fût inséparablement unie, pour ruiner l'œuvre
du diable, une nouvelle Eve, qui est Marie. » {De
Verbo incarnato, 3' édition, th. xxxix, p. 35o,
Rome, 1900.)
Je ne m'attarderai pas à prouver cette thèse. Le
P. Billot le fait très bien par l'Ecriture, et le P. Ter-
rien par la tradition chrétienne. D'ailleurs, quicon-
que s'est occupé de la question sait assez que, s'il y
a une doctrine claire dans l'Eglise, c'est celle de la
nouvelle Eve à côté du nouvel Adam. Mais on peut
chercher à savoir ce que contient exactement cette
idée, et comment on peut rattachera la maternité
divine des prérogatives qui n'ont rien d'analogue
dans les maternités ordinaires.
Admettons donc le fait comme donné par la tradi-
tion chrétienne : .Marie a eu sa part avec Jésus dans
l'œuvre de notre rédemption, et son action est regar-
dée par l'Eglise comme se prolongeant à travers les
siècles dans la distribution des grâces, dans la sancti-
fication et le salut de tous ceux qui se sancliUent et
qui se sauvent. Mais comment s'explique cette tra-
dition'.' Comment a-t-on entendu cette action et son
prolongement dans l'histoire surnaturelle de l'hu-
manité? Comment les Pères, partant de la coopéra-
tion de Marie à l'Incarnation de Jésus, arrivent-ils à
la médiation de Marie dans la distribution des grâ-
ces et dans notre salut? Xe semble-t-il pas qu'il y
ail là un sophisme inconscient, une fausse applica-
tion de l'axiome : Causa causae est causa causati?
Pour nous rendre compte de la difficulté, relisons
dans un bréviaire, d'avant igiS, à l'octave de la
Nati%'ito, quelques fragments d'une homélie qui, si
elle n'est pas textuellement de saint Cyrille, repro-
duit cependant sa pensée : « A vous aussi, sainte
Mère de Dieu, louange. Car vous êtes la perle pré-
cieuse de l'univers; vous êtes le flambeau qui ne
s'éteint pas, la couronne de la virginité, le sceptre
de la foi orthodoxe, le temple qui ne croule pas.
contenant celui que rien ne saurait contenir; Mère
et Vierge par qui est béni, dans l'Evangile, celui qui
vient au nom du Seigneur. Par vous est glorifiée la
sainte Trinité, par vous célébrée la croix précieuse,
et adorée dans tout l'univers. Par vous le ciel tres-
saille, les anges et les archanges sont dans la joie,
les démons tremblent et l'homme lui-même est
rappelé au ciel. Par vous toute créature, captive dans
l'erreur idolàtrique, a été amenée à la connaissance
de la vérité, et les fidèles sont arrivés au saint
baptême, et dans tout l'univers ont été fondées des
églises. Avec votre aide les nations viennent à la
pénitence. Bref, par vous, le Fils unique de Dieu, la
lumière véritable, a brillé pour ceux qui étaient assis
dans les ténèbres et à l'ombre de la mort. Par vous
les prophètes ont annoncé l'avenir, par vous les apô-
tres ont prêché le salut aux gentils. Qui pourra célé-
brer vos louanges, ô Marie, Mère et Vierge? »
Cyrille et les autres Pères avec lui ne confondent-ils
pas la coopération lointaine avec la coopération
directe et prochaine, ne passent-ils pas trop facile-
ment de l'Incarnation aux effets de l'Incarnation?
On peut répondre que les Pères aAaient l'idée, au
moins implicite, delà coopération de Marie à l'œuvre
rédemptrice tout entière, à notre salut et aux grâces
par lesquelles nous nous sauvons, non moins qu'à
l'Incarnation qui est le commencement du salut ;
l'idée aussi du lien entre sa coopération à l'Incarna-
tion et sa coopération à toute l'œuvre surnaturelle
de Dieu dans le monde. Ainsi s'explique tout natu-
rellement leur langage; et d'ailleurs, ils s'en sont
expliqués eux-mêmes en termes qui ne laissent
aucune place au doute. Mais on peut répondre plus
directement, en entrant avec eux dans l'intime du
plan divin.
Avec nos habitudes d'analyse, si utiles d'ailleurs
et parfois nécessaires, nous sommes portés à regar-
der comme choses distinctes l'Incarnation, les diffé-
rents mj'stères de Jésus, la Rédemption, les grâces
qui nous préviennent et nous sanctifient, le salut
enfin. Et ce sont choses distinctes, en effet, à ne
regarder que l'exécution et les causes secondes .
Mais, dans le plan divin, ce ne sont là que des par
ties d'un même tout, qui est l'œuvre rédcinpirice.
L'œuvre rédemptrice est une dans l'intention divine,
notre salut par Jésus; l'Incarnation et les dilférenls
mystères du Christ ne sont que pour la Rédemption,
la Rédemption n'est que pour notre salut. Œuvre
unique en partie double. 11 y a l'Incarnation, la vie
et la mort de Jésus pour nous racheter, nous récon-
cilier, nous mériter toutes les grâces qui seront dé-
parties à chacun de nous quand viendra notre tour
de défiler devant Dieu sur la scène du monde; et il y
a toutes les grâces particulières qui nous sont pré-
parées en vue des mérites de Jésus pour nous ame-
ner du péché, où nous sommes conçus, jusqu'au ciel,
où nous devons appartenir éternellement à la pléni-
tude du Christ : grâces multiples et infiniment
variées qui forment la trame de la vie surnaturelle
et de l'action divine dans les âmes.
On ne saurait trop insister sur cette unité de l'œu-
vre rédemptrice. Il y a là notamment une grande
lumière pour comprendre le langage des Pères qui
nous étonnait tout à l'heure, et pour nous faire une
idée exacte du rôle de Marie dans la Rédemption.
S'il est acquis, en effet, que Marie a sa part à côté
de Jésus dans Vieuvre rédemptrice, elle a, par là
même, sa part dans notre sanctification et dans
notre salut, donc aussi dans toutes les grâces qui
nous sont données eu vue du Rédempteur : tout cela,
c'est Vceuvre rédem/jlrice.
Et tout cela se rattache immédiatement à la ma-
ternité divine. Pour tout expliquer, il suffit de nous
reporter au moment de l'Incarnation. Qu'est-ce que
Dieu propose à Marie par l'ange Gabriel? .'^ur quoi
porleleoui'de Marie aux propositions divines? Quelle
affaire se négocie entre l'envoyé céleste et l'humble
fille de David? Est-ce chose d'ordre privé, si je puis
dire, laquelle d'ailleurs aura son contre-coup sur
l'humanité tout entière? Demande-t-on uniquement
293
MARIE — INTERCESSION UNIVERSELLE
294
à Marie de vouloir bien être la mère de Jésus, quille
ensuite à Jésus de sauver le monde comme il lui
plaira? Ce n'est pas ainsi que l'entend la tradition
catholique; ce n'est pas l'idée que suggère la simple
lecture du texte évangélique. L'ange ne parle pas
seulement des grandeurs personnelles de Jésus. C'est
le Sauveur, c'est le Messie attendu, c'est le Koi éler-
ael de l'humanité régénérée, dont on propose à
Marie de devenir la mère. On lui propose par là
même de coopérer au salut de l'iiumanité, à l'œuvre
messianique, à l'établissement du royaume annoncé.
C'est pour cela qu'elle est pleine de grâce, pour cela
qu'elle esl bénie entre toutes les femmes.
Ainsi l'ont entendu tous les saints Pères. Pour
eux, ce qui se négocie directement et immédiatement
entre l'Ange et Marie, c'est l'oeuvre rédemptrice,
c'est le sort de l'Unnianité. On ne peut donc pas
distinguer en Jésus la personne prisée, dont Marie
serait la mère, et la personne publique, à l'teuvre
duquel sa mère n'aurait qu'une part lointaine et indi-
recte. Ainsi, par le seul fait de sa coopération à
l'Incarnation, Marie coopère, à l'œuvre rédemptrice,
et cela d'une manière procliaine et directe, comme
si l'Incarnation eût sufli pour nous sauver.
L'Incarnation, c'est la Rédemption commencée,
«'est notre salut procuré (si nous-mêmes n'y mettons
obstacle). Coiqiérer à l'Incarnation, c'est donc coopé-
rer directement à la Rédemption, c'est coopérer di-
rectement à notre salut. En autres termes, c'est
comme Sauveur que le Verbe s'incarne, et, en s'incar-
nant, il a déjà en mains, ou plutôt il est lui-même,
le prix de notre rachat et de toutes les grâces qui
seront pour nous comme la distribution en monnaie
du prixiniini i(ui, à l'incai'nation, est remis à Marie.
C'est donc tout Jésus que nous devons à Marie, Jésus
comme rançon et Jésus comme source de toute grâce.
Sans doute, ce n'est pas l'Incarnation qui nous
sauve, c'est la mort du Verbe incarné. Mais Jésus ne
s'incarne que pour mourir : « Dieu a tant aimé le
monde, disait Jésus, qu'il a donné son Fils unique »,
et le « don » emporte et la croix et toutes les grâces
par lesquelles « quiconque croit en Jésus ne saurait
périr, mais aura la vie éternelle». Mais si c'est Dieu
qui nous donne ainsi son Fils unique, il nous le
donne par Marie; et si le don de Jésus, suivant le
mot de saint Paul, emporte tous les dons de la grâce,
depuis notre baptême jusqu'à notre ciel, Dieu, en nous
donnant Jésus par Marie, nous donne tout par
Marie.
Telle est la portée du consentement de la Vierge
à l'Incarnation, tel le sens que lui donne la tradition
catholique. Quand on a compris cela, on ne trouve
plus rien d'excessif aux paroles des Pères, rien
d'hyperbolique dans leurs formules.
Toule l'œuvre rédemptrice est suspendue au Fiat
de Marie. Et de cela, la Vierge a pleine conscience.
Elle sait ce que Dieu lui propose, elle consent à ce
que Dieu lui demande, sans restriction ni condition :
son Fiat répond à l'ampleur des propositions divines,
il s'étend à toule l'œuvre rédemptrice. L'iiistoire sur-
naturelle du monde est groupée là comme autour de
son centre. Le Fiat de l'Incarnation, prononcé dans
la lumière divine par la Vierge toute investie de Dieu,
prend, par l'union de la volonté de Marie avec la vo-
lonté de Dieu, quelque chose de l'immensité du plan
divin, qui embrasse dans sa magnilique unité toute
l'œuvre de réparation et de salut.
Et voilà pourquoi il n'est pas nécessaire de cher-
cher ailleurs l'explication de la coopération de Marie
à notre sanctification et à notre salut.
IV. Comment celle unité du plan divin exige que
Marie continue d'intervenir au ciel dans la distribu-
tion des grâces. Ce qu'insinue l'Evangile. — Quand
Marie n'aurait pas à notre reconnaissance et à noire
amour d'autre litre que ce Fiat, avec son concours
maternel à l'Incarnation, ce serait assez pour l'ap-
peler en toute justice la coopératrice de noire salut,
et notre Mère dans l'ordre surnaturel; ce serait assez
pour dire que toutes les grâces nous sont venues et
nous viennent par elle, puisque nulle grâce ne nous
esl faite qu'en vue et en vertu du premier don que
Dieu nous a fait par elle, du don de Jésus.
Tous les chrétiens savent que Marie a dCi consentir
à la Rédemplion, et que Jésus n'est pas mort sans le
eonsentement de sa mère. Mais tous ne savent pas
au juste où placer ce consentement. Par une pente
naturelle de l'esprit, ou aime à se ligurer Jésus, avant
d'aller à l'œuvre que son Père lui a donnée, faisant
ses adieux à sa mère, et lui demandant lilialement
la permission de mourir pour le salut du genre hu-
main. Le oui de Marie n'était pas nécessaire à ce
moment — car un temps vient où même un lils ordi-
naire peut agir sans ses parents — mais il l'avait
été, Dieu le voulant ainsi, et Marie l'avait dit irré-
vocablement au niomenl de l'Incarnation. Toule sa
vie d'ailleurs, elle continuera de le dire par l'union
pai-faite de sa volonté avec celle de Dieu et de son
Fils, et elle sera là pour renouveler solennellement
son Fiat au pied de la croix. Toute sa vie encore,
elle continuera de prêter à l'œuvre rédemptrice son
concours maternel : auprès de Jésus d'abord, (fu'elle
nourrit, qu'elle élève, qu'elle prépare comme une
victime de sacrillce ; auprès des âmes ensuite, qu'elle
instruit, qu'elle soutient, dont elle est mère aussi.
Il n'était pas nécessaire que nous revissions Marie
auprès de Jésus, ni à Bethléem, ni à Cana, ni au Cal-
vaire. Mais combien il était convenable qu'elle y fût,
continuant son œuvre maternelle, inséparable de lui
aux grands moments de sa mission terrestre, aux
différentes étapes de sa carrière de géant. Dieu le
voulut pour nous rappeler la grande réalité que nous
essayons de comprendre quelque peu ; il le voulut
pour que nous vissions Marie à l'œuvre, renouvelant,
continuant, achevant ce qu'elle avait fait à l'Incar-
nation.
Les peintres et les sculpteurs, qui nous montrent
la Mère de douleur tenant en ses bras le corps ina-
nimé de son Fils, ne semblent songer qu'à la douleui-
maternelle. On peut y voir autre chose encore. Il y
a là, en effet, un symbole aussi grandiose qu'il est
louchant : la victime du Calvaire aux bras de Marie,
n'est-ce pas la Vierge mère offrant à Dieu l'hostie de
réconciliation, n'est-ce pas le prix de notre rançon
et le titre à toutes les grâces de Dieu remis en ses
mains?
Et ceci nous amène à une seconde considération
très importante. Cette même unité du plan divin,
qui nous permet de voir tout le rôle de Marie dans
son consentement à l'Incarnation, exige que Marie
continue de coopérera notre salut, continue d'inter-
venir dans toutes les grâces qui coulent sur le monde.
Celte intervention toujours actuelle de Marie est
souvent indiquée en termes exprès par les Pères. On
en peut voir les preuves notamment chez le P. Ter-
rien. Elle est visible dans la tradition catholique.
Mais on peut montrer directement qu'elle est déjà
contenue, au moins implicitement, dans l'idée géné-
rale de la coopération de Marie à l'œuvre rédemp-
trice, telle que cette coopération nous apparaît dans
les documents de la tradition.
Quelle est, en effet, l'idée traditionnelle? Marie est
indissolublement unie à Jésus dans notre rédemp-
tion. Mais l'influence de Jésus ne s'arrête pas à sa
mort. Nous savons qu'au ciel il ne cesse d'offrir ses
mérites pour nous attirer les grâces de sanctilication
et de salut. Il faut donc dire la même chose de Marie.
295
MARIE — INTERCESSION UNIVERSELLE
296
Avec Jésus sur la terre pour faire l'œuvre rédemp-
trice, elle est avec lui au ciel pour la continuer en
nous'. Autrement la lin ne répondrait pas au cora-
niencenienl. 11 y aurait une sorte de discordance
entre les diverses parties du plan divin, une rupture
dans son unité. En autres ternies, l'œuvre rédemp-
trice n'est pas une œuvre faite une fois pour toutes
par Jésus, à charge ensuite pour Dieu de distribuer
les grâces méritées par le sang divin, tandis que le
Sauveur, perdu dans sa gloire et sa béatitude, oublie-
rait pour ainsi dire les âmes qu'il a rachetées, el
laisserait à son Père le soin de les mener au terme ;
il continue d'intervenir auprès de Dieu pour nous :
c'est lui qui fait jaillir et qui dirige les flots de la
grâce sur les âmes rachetées de son sang; non seule-
ment Dieu ne fait rien dans l'ordre surnaturel qu'en
vue et en vertu des mérites acquis par Jésus ; il ne
fait rien qu'en vue et en vertu de son interpellation
actuelle pour chacun de nous.
Mais Jésus n'était pas seul dans la première partie
de l'œuvre; Marie était avec lui. S'il était seul dans
la seconde, l'unité du plan divin serait rompue : il
faut que l'intervention actuelle de Marie s'unisse à
l'intervention actuelle de Jésus; ils étaient ensemble
à la peine : il faut qu'ils soient ensemble à la gloire ;
si le Roi du ciel agit encore pour nous, la Reine doit
être avec lui dans l'action.
Xe serait-il pas étrange que le rôle de Marie Bnît
au ciel, qu'elle y fût moins que sur la terre, une reine
qui ne règne plus?
Aussi bien, l'Ecriture mêrae nous insinue assez
clairement, si nous savons comprendre, que Marie
doit continuer au ciel ce qu'elle a fait sur terre.
Dieu ne l'a pas mise seulement à l'Incarnation et au
Calvaire ; c'est porté par sa mère el comme à sa voix
que Jésus fait sentir ses premières influences en sanc-
tiflant saint Jean; elle est à la crèche pour recevoir
et introduire les premiers adorateurs ; elle est à Cana
pour obtenir de Jésus son premier miracle, qui lui
gagne ses premiers disciples; elle est dans le Cénacle,
au berceau de l'Eglise naissante, reine et maîtresse
des apôtres. Elle est donc à toutes les phases impor-
tantes de la vie du Christ; elle est dans les princi-
pales circonstances qui indiquent et la distribution
des bienfaits du Christ el le mouvement des âmes
vers le Christ. N'est-ce pas un signe suffisant de
l'intention divine ? La tradition catholique n'a pas
hésité : dans les faits évangéliques, elle a reconnu des
indices de la vérité qu'elle portait vivante en elle-
même depuis les origines, et elle est partie de là
pour allirmer hardiment l'intervention actuelle do
Marie pour la distribution des grâces.
V. Comment la même \'érité se dégage des titres de
médiatrice et de mère que nous donnons à Marie.
Médiatrice (ne faisant qu'un avec Jésus) entre Dieu
el nous, médiatrice entre Jésus et nous, elle nous donne
Jésus, et elle nous donne la grâce de Jésus, soit par
son action sur terre, soit par son intercession au ciel.
Mi'ie des hommes, elle l'est par là même qu'elle est
mère de Jésus, le chef du corps mystique dont nous
sommes les membres; nous devenons ses enfants par
la régénération, qui nous fait frères de Jésus. Com-
■iient Marie devient notre tnère à l'Incarnation, et
comment au CaUaire. Rapport de celte maternité avec
l^s grâces que nous recevons de Dieu, et comment ce
rôle de mère emporte l'intervention actuelle de Marie
dans toute notre vie spirituelle. — Les mêmes con-
clusions se dégagent plus nettement encore quand
on étudie, toujours en se rappelant l'unité de l'œu-
vre rédemptrice, les titres principaux par lesquels
les chrétiens aiment à se formuler la coopération
de Marie, j'entends ceux de médiatrice et de more.
Marie est médiatrice. Nous le disons en deux sens.
Tout d'abord pour marquer d'une façon générale que
Marie est à côté du Médiateur, qui est Jésus, dans
l'œuvre de notre réconciliation avec Dieu, de notre
sanctification et de notre salut. Cela ne veut pas dire,
puisqu'il faut le répéter sans cesse en face des calom-
nies sans cesse renouvelées des protestants, cela ne
veut pas dire que nous admettions un second média-
teur à côté du Médiateur unique, ni que la médiation
de Jésus nous paraisse insutlisante, ni que nous
donnions quelque chose à Marie en dehors de Jésus.
Mais elle est là près du Médiateur pour le constituer,
si j'ose dire. Médiateur parfait, en prenant dans la
médiation de vie la place que Dieu a voulu lui faire,
comme à Eve auprès d'Adam dans la médiation de
mort; poui' le mettre dans son rôle de Médiateur, ne
faisant qu'un avec lui dans la médiation.
Nous le disons d'une façon plus précise et plus
spéciale de Marie comme médiatrice entre Jésus et
nous : médiatrice pour nous donner Jésus et avec lui
toutes les grâces de la Rédemption ; médiatrice pour
nous introduire à Jésus, intercéder pour nous auprès
de lui et attirer sur nous sa pitié et ses faveurs.
En quelque sens qu'on le prenne, ce nom de média-
trice emporte la double coopération à l'œuvre rédemp-
trice dont nous avons parlé, coopération par son
action sur terre, coopération par son intercession
au ciel, — l'une et l'autre universelles, comme la
médiation de Jésus, et s'étendant â toutes les grâces
qui nous sont accordées en vue de Jésus. La chose
s'entend de soi, quand on pense à l'unité de l'œu-
vre rédemptrice et â l'indissoluble union de Marie
à Jésus dans le plan de rédemption et de salut par
le Dieu-Homme. Qui nous donne Jésus comme auteur
de toute grâce, nous donne par là mêrae toutes les
grâces que Jésus est venu nous mériter. Qui a eu un
tel rôle dans le don de Jésus, ne saurait être sans
inlluence actuelle sur la distribution de la grâce, la
grâce n'étant pour ainsi dire que l'extension et le
prolongement de Jésus jusqu'à nous, n'étant que le
terme auquel doit aboutir dans l'intention divine
le don de Jésus. Qui est partout médiatrice avec
Jésus, ne peut cesser d'unir son action à l'acte même
en vue duquel Jésus a fait tous ses autres actes de
médiateur. Et ainsi, de quelque côté qu'on la regarde,
la médiation de Marie emporte son intervention dans
la distribution des grâces.
Plus doux et plus profond encore que le nom de
médiatrice, est celui de mère que nous donnons à
Marie; plus étroite aussi l'union de ce nom avec la
])arl de Marie dans la distribution des grâces. Que
Marie soit notre mère, la vraie mère de tous les
vivants, la tradition catholique le proclame dès les
tout premiers siècles. Que ce ne soit pas là seulement
un nom de tendresse, mais qu'il y ait sous le nom
une réalité profonde, nul n'en saurait douter qui se
soit tant soit peu rendu compte du caractère et des.
conditions de notre vie surnaturelle.
Dans l'abstrait, coopération à l'œuvre rédemptrice
ne dit pas nécessairement maternité. Mais, en fait,
c'est tout un. La coopération de Marie dans notre
naissance et noire développement surnaturel est
une coopération maternelle, et nulle analogie n'est
plus apte à nous faire entendre cette grande vérité
d'ordre supérieur, inaccessible en elle-même à nos
sens et à notre raison, que l'analogie exprimée par
le mot de mère.
La vie surnaturelle, nous le savons, nous est
donnée par une sorte de régénération, de seconde
naissance : naissance à la grâce par le baptême,
naissance à la gloire par notre entrée dans la vie
bienheureuse. Cette régénération emporte, dans
l'ordre actuel, notre incorporation à Jésus-Christ :
nous ne recevons la vie surnaturelle qu'en devenant.
297
MARIE — INTERCESSION UNIVERSELLE
298
un avec Jésus-Christ ; nous ne vivons de cette vie
surnaturelle que si nous demeurons en lui, comme
le sarment doit rester uni au cep et le membje au
corps.
Devenus un avec Jésus, nous sommes les (ils du
Père céleste en tant que nous sommes les frères de
Jésus, les frères du Fils bien-airaé. Ainsi Jésus est à
la fois Fils unique et premier-né parmi beaucoup de
frères : Fils unique, parce que ceux qu'il veut bien
appeler ses frères ne sont regardés comme (ils parle
Père céleste qu'à la condition d'être recouverts de
Jésus; premier-né parmi beaucoup de frères qu'il
donne comme (ils au Père céleste en répandant sur
eux (|uelque chose de lui-même, en étendant jusqu'à
eux le privilège de sa (iliation céleste.
II y a donc en Jésus comme une double manière
d'être, on peut dire, en un sens, comme une double
personne — non pas la personne divine et la per-
sonne humaine, ce serait l'erreur de Neslorius —
mais la personne physique el la personne morale.
Il y a Jésus, Fils unique du Père éternel, seul saint,
seul objet des complaisances de son Père ; et il y a
Jésus, chef de l'humanité régénérée, attirant à lui,
en se communiquant à eux, tous les membres de
l'humanité pour ne faire avec eux qu'un seul corps
dont il est la tête, le principe de vie et d'action, le
lien d'unité, et dont les hommes sont les membres,
recevant tout de leur union avec le chef. Mais — et
c'est là une remarque capitale pour l'intelligence de
ce qui va suivre — ces deux formalités sont insépa-
rables en Jésus : les deux choses ne font, pour ainsi
dire, qu'une. Si nous pouvonset devons les distinguer
par l'esprit, nous ne pouvons ni ne devons les con-
sidérer comme distinctes en réalité. Et cela lient à
cette unité du plan divin, dont il a été si souvent
question dans le cours de cette étude. Jésus n'est
venu, en fait, que pour être le premier-né parmi
beaucoup de frères, que pour donner, en les incor-
porant à sa personne, des fils à son Père céleste ; il
n'a pas d'autre raison d'être que de rattacher l'hu-
manité à son Père en la rattachant à lui-même. Il
n'y a pas en Jésus l'homme privé et l'homme public :
il n'est que pour sa mission.
Et ainsi s'explique la maternité de Marie par rap-
poit aux hommes. Mère du Christ, de Dieu fait
homme, elle est par là même mère du Christ comme
chef de l'humanité, mère du Christ dans ses membres,
mère de tous ceux qui n'ont d'être surnaturel qu'en
faisant un avec le Christ. On ne peut donc séparer
en Marie la mère de Dieu et la mère des hommes.
Jésus est inséparable de ses frères, il n'est que pour
eux ; et elle n'est la mère du Frère aîné que pour
être la mère de tous les frères à venir.
Ainsi, en consentant à devenir la mère de Jésus,
elle consentait, par le même acte, à être la mère de
tous ceux qui devaient faire partie du corps mysti-
que. Les frères de Jésus sont donc les fils de la mère
de Jésus : en devenant mère de l'un, elle devient la
mère de tous.
Et Marie a vu et compris cela en disant le Fiat de
l'Incarnation. A-t-elle vu distinctement, quand elle
disait ce Fiai, chacun de ceux qui devaient être un
jour ses fils? Dieu voulut-il que chacun de nous fût,
à ce moment, présent à sa pensée? C'est une ques-
tion nouvelle, différente de celle qui regarde le fait
même de sa maternité. Il y a de bonnes raisons pour
croire qu'elle les a vus. Mais ces raisons n'ont pas la
même certitude que le fait de la maternité. Celui-ci
reste indépendamment de l'autre.
On le voit, c'est au moment de l'Incarnation qu'il
faut encore se reporter pour avoir le fondement de
la maternité spirituelle. On dit souvent que Marie est
devenue notre mère au pied de la croix. Ces paroles
ont un sens vrai, car c'est à la croix que se fait la
Rédemption et que l'humanité est régénérée. Puis
donc que la régénération, à parler en généraletdans
l'abstrait, s'opère à la croix, et que dans celte régé-
nération nous devenons enfants de Marie, on peut
regarder la croix comme le lieu de notre douloureux
enfantement. D'ailleurs, le Fiai de l'Iiioaination est
déjà le Fiat du Calvaire, et Marie n'en serait pas
moins notre mère quand elle n'aurait pas étéau pied
de la croix, quand elle serait morte avant le jour du
sacrifice suprême.
Cependant, il convenait que notre mère lût là.
Elle y était, comprenant comme aucune créature ce
qui se faisait alors, s'unissant de toute son âme à
l'œuvre de son Fils : elle nous y enfantait dans la
douleur. Jésus entendait-il, en donnant Jean pour fils
à Marie et Marie pour mère à Jean, signifier cette
maternité spirituelle ? Quelle que soit la solution
qu'on ailopte, la maternité de grâce aura toujours
son fondemenlsulPisant dans la tradition. Tant ([u'on
gardera la théologie de saint Paul sur le corps mys-
tique du Christel sur notre incorporation à Jésus-
Christ, on trouvera dans le consentement et la coo-
pération à l'Incarnation le consentement et la
coopération à notre régénération en Jésus, qui cons-
tituent la maternité spirituelle.
Or, la maternité spirituelle de Marie est en rapport
étroit avec toutes les grâces qui nous viennent de
Dieu. Ce sont ces grâces, en elTet, qui nous font
enfants de Dieu et frères de Jésus ; c'est par elles
que se dévelop[)e toute notre vie surnaturelle ; c'est
par elles que se fait noire naissance au ciel, terme de
notre régénération, épanouissement de la vie surna-
turelle, qui n'est ici-bas que comme la Heur dans le
bouton. Dès lors, le concours de Marie à ces grâces
se présente comme une action maternelle (il faut
1 entendre évidemment par analogie el dans l'ordre
moral). Considération d'autant mieux fondée que
notre vie surnaturelle tout entière peut être regardée
comme un enfantement mjstique de Jésus en nous
et comme un développement de son corps mystique
par notre propre développement surnaturel.
Comment faut-il entendre ce concours maternel de
Marie à notre enfantement surnaturel dans la grâce
ici-bas, dans la gloire au ciel? Rappelons-nous encore
que l'œuvre rédemptrice est une. Dès lors, le seul
consentement et la coopération maternelle de Marie
à l'Incarnation suffiraient à tout expliquer : c'était le
consentement, c'était la coopération à l'enfantement
complet de Jésus, lequel comprend toutes les grâces
données à tous les hommes et ne s'achèvera que par
l'entrée du dernier des élus dans la gloire.
Mais cette même unité du plan divin exige que
Marie continue au ciel de concourir à toutes les
grâces qui nous viennent de Dieu. A notre régéné-
ration actuelle, à notre enfantement graduel par la
grâce à la gloire, à notre croissance surnaturelle, au
développement laborieux de Jésus en nous pour
arriver à la plénitude du ciel, il fautque corresponde
une action actuelle et continue de la mère qui nous
enfante et qui enfante Jésus en nous.
Ce concours ne saurait être un concours physique
à la production de la grâce en nous. Ce ne peut être
qu'une intervention de volonté, un désir exprimé à
Dieu, une présentation incessante de Jésus et de ses
mérites, la prière enfin el l'intercession. Mais ce con-
cours moral, comment supposer que l'amour d'une
mère nele demande pas, comment supposer que Dieu
refuse à la plus aimée et à la plus aimante des mères
riionni'ur et la joie de la maternité spirituelle dans
tovile sa plénitude ? Les chrétiens ont toujours com-
pris la maternité de Marie en ce sens, non seulement
comme un acte passé dont l'effet continuerait de se
299
MARIE - INTERCESSION UNIVERSELLE
SCO
faire sentir sur nous, mais comme iine intervention
actuelle dans notre enfantement à la grâce et à la
«■loire, dans la formation de Jésus en nous.
" VI.' Certitude de cette doctrine, notamment pour
l'intervention actuelle dans tontes les grâces. — Je
n'ai pas tout dit, tant s'en faut, sur cette grande
question. Et je regrette notamment de ne pouvoir
m'arrêter à une comparaison entre nos deux mères,
Marie et l'Eglise, qui nous aiderait singulièrement à
grouper nos idées et à mettre en relief la nature et
l'étendue de la coopération de Marie à l'oeuvre^ ré-
demptrice, de sa médiation et de sa maternité de
"Tàce. Je ne puis m'attarder non plus, ni sur la na-
ture et les modes variés de cette intervention de
Marie dans notre vie surnaturelle — ce que le P.
Terrien appelle très heureusement l'exercice des
fonctions maternelles — ni sur certaines idées qui
touchent de près à notre question sans cependant se
confondre avec elle, comme la toute-puissance sup-
pliante de Marie, la certitude d'être exaucé en recou-
rant à elle, la nécessité de recourir à elle poiir obte-
nir ce qu'on demande, et notamment la nécessité
d'une certaine dévotion à Marie pour être sauvé. Pour
ces questions et autres du même genre, qu'il me suf-
fise de renvoyer encore au beau livre du P. Terrien.
Il reste à dire un mot, en finissant, d'un point qui
touche plus directement à notre sujet. Quelle certi-
tude, ou, pour parler le langage technique, quelle
note théologique peut-on attribuer aux conclusions
dont nous avons essayé d'indiquer le sens et les fon-
dements ?
Si l'on parle en général de la coopération de
Marie à l'œuvre rédemptrice, c'est là sans nul doute
une vérité qui touche à la foi, et il n'y aurait, si
quelqu'un s'avisait de la nier, aucune difficulté à la
définir. Les prolestants crieraient peut-être. Mais ils
ne pourraient se donner une apparence de raison
qu'en faussant l'idée catholique de cette coopéra-
tion et en nous prêtant la prétention absurde d'éga-
ler la mère et le Fils, de faire de Marie un second
Jésus, d'ôter.^ Jésus pour donner à Marie.
Il faut dire la même chose pour les deux titres
sous lesquels les chrétiens affirment et se représen-
tent cette coopération, celui de médiatrice et celui
de mère. Et, remarquons-le bien, cette coopération,
comme médiatrice et mère, ils ne l'entendent pas
uniquement ni directement du concours de Marie
aux oeuvres de Jésus sur la terre, à son incarnation
et à sa mort en croix : ils l'entendent avant tout
d'un concours de Marie à notre sanctification et à
notre salut, d'une part de Marie dans les grâces
qui nous sanctifient et qui nous sauvent ; ils ne
l'entendent donc pas uniquement d'un concours
lointain et médiat, mais d'un concours direct et pro-
chain.
Dire la même chose encore des deux moments que
l'on peut distinguer dans l'exercice de ce concours.
Marie a coopéré à notre sanctification et à notre sa-
lut pendant qu'elle était sur la terre, coopération
dont l'acte premier et principal a été le consente-
ment et le concours à l'Incarnation, coopération
continuée durant toute la vie de Marie par l'adhé-
sion incessante de sa volonté à l'œuvre de son Fils
ici-bas et par le concours, soit d'action, soit de
prière, qu'elle sut donner à la formation de Jésus et
à celle des apùlres et des premiers membres de l'E-
glise. C'est le premier moment.
Nous avons vvi comment ce consentement et ce
concours d'action ou de prière ne portaient pas seu-
lement sur des faits particuliers, mais comment ils
s'étendaient à l'œuvre rédemptrice dans toute son
ampleur, et comment, par conséquent, ils étaient
regardés par les Pères et devaient être regardés
comme atteignant aussi notre sanctification et notre
salut, comme y étant une coopération directe et pro-
chaine. Par là, le premier moment exige le second,
le concours au ciel. Marie continue au ciel, par sa
prière et par son intercession indissolublement unies
à celles de Jésus, son œuvre de médiatrice et de
mère, et cette œuvre de prière et d'intercession
s'étend évidemment à l'ensemble de l'œuvre rédemp-
trice : elle est générale et universelle, puisqu'elle ne
se distingue en rien, par l'étendue, de l'intercession
de Jésus.
Cette double coopération de Marie, sur terre et au
ciel, fait sûrement partie de l'enseignement catho-
lique : les deux sont d'ailleurs inséparables, et les
chrétiens songent à peine à les distinguer ; ils
voient que l'une et l'autre ont leur centre dans la
maternité divine, comme elles sont l'une et l'autre
l'exercice normal de la médiation et de la maternité
spirituelle. Tout cela est indiscutable, tout cela est
indiscuté. Tout cela peut être défini. Sur ce point, le
P. Terrien lui-même, si réservé dans ses affirma-
tions, est aussi afiirmatif que personne.
Reste une question. Toutes les grâces sans excep-
tion nous sont-elles données à l'intercession de
Marie, nous viennent-elles par Marie, comme elles
nous sont données à l'intercession de Jésus, comme
elles nous viennent par Jésus ? Ici quelques théolo-
giens semblent hésiter. Saint Alphonse ne donnait
la thèse affirmative que comme très probable. Le
P. Terrien, nous l'avons vu, se tient aussi sur une
certaine réserve. Cette réserve, il faut le répéter, ne
porte en rien ni sur l'universelle médiation de Marie,
ni sur sa maternité de grâce, ni sur sa coopération
à l'œuvre de notre sanctification et de notre salvrt
par son intervention dans la distribution des grâces.
Cela admis, la question douteuse, à supposer qu'il
y ait doute, se réduirait à bien peu de chose, à ceci
au plus : l'intervention actuelle de Marie dans la
distribution des grâces doit-elle s'entendre de <oi;<e«
les grâces sans exception, ou bien, admise, en gros et
pour la généralité des grâces, l'intervention de Marie
comme indiscutée et indiscutable, peut-on faire des
exceptions et discuter sur l'universalité absolue?
Les raisons d'être moins affirmatif sont, d'une part,
que cette question spéciale n'a guère été traitée que
dans ces derniers temps et que, partant, les témoi-
gnages explicites sont moins nombreux ; d'autre
part, qu'on oppose quelques difficultés à la thèse
ainsi posée.
Il faut respecter cette réserve et celte discrétion
de la science et de l'amour. Mais il y aurait incon-
vénient à trop en tenir compte. Si, en eflet, nous
regardons la question de plus près, que constatons-
nous? Que les difficultés reposent toutes sur des
équivoques ou de faux supposés, et qu'elles vont
aussi bien contre la médiation universelle et la ma-
ternité de grâce, telle que tous doivent l'admettre,
que contre l'universalité absolue et l'exclusion de
toute exception. C'est dire qu'il n'y a pas à en tenir
compte.
Que constatons-nous encore? Que les raisons
apportées pour la médiation universelle et pour la
maternité de grâce en général valent également pour
toutes les grâces; que rien n'autorise ni une limita-
tion ni une exception. 11 serait donc arbitraire d'en
introduire, et il faut prendre les textes et les raisons
dans toute leur ampleur et dans toute leur portée. Ce
n'est que logique. Et la logique ici s'impose avec une
force spéciale à cause du nombre et du poids des
raisons et des autorités qui vont positivement et ex-,
pressément à rejeter toute limitation ou exceptions
Dès lors, la question de la coopération à tontes le
301
MARIOLATKIE
302
grâces sans exception ne se pose pas comme une
question à part. Elle est incluse dans la question
générale de la médiation universelle et de la mater-
nité de oràce. 11 n'y a même pas à raisonner, au sens
propre des mots, pour conclure de l'une à l'autre. Il
n'y a là qu'une seule et même vérité, plus ou moins
explicitement exprimée.
Cette vérité si glorieuse pour Marie, si consolante
pour ses enfants, si importante pour l'intelligence du
plan divin dans la Rédemption et de l'économie pro-
videntielle dans la distribution des grâces, si prati-
que par ses conséquences pour le culte de Marie et
pour l'usage d'appuyer nos prières sur lintercession
de Marie comme nous les appuyons sur- l'interces-
sion de Jésus, cette vérité n'est i>as seulement une
vérité acquise par voie de déduction tbéologique :
c'est une vérité que nous pouvons hardiment regar-
der comme appartenant au dépôt de la loi et contenue
dans le magistère de l'Eglise. Quand on la compare
avec le dogme de l'Immaculée Conception; quand on
met en regard, d'un côté, la pénurie des témoigna-
ges anciens explicites et formels en faveur de 1 Im-
maculée Conception et les dilBcuUcs formidables que
soulevait l'aflirmation du privilège de Marie; de
l'autre, l'abondance et la précision des témoignages
qui, depuis les premiers siècles jusqu'à nos jours, se
sont accumulés en laveur de la coopération de Marie
à l'œuvre rédemptrice et à toutes les grâces qui en
sont l'exécution à travers le monde, en faveur de la
médiation universelle et de la maternité de grâce,
sans qu'on puisse opposer à ce téiuoignage unanime
aucune voix discordante dont il y ait à tenir compte,
aucune objection sérieuse, on s'étonne presque que
l'Immaculée Conception ait pu faire son chemin, tan-
dis que la maternité de grâce n'est pas encore érigée
en dogme.
■VIII. Bibliographie. — La question de la maternité
spirituelle de Marie et de sa part dans toutes les
grâces qui nous viennent de Dieu a été traitée sous
toutes ses faces au Congrès du Folgoat, en iyi3.
Voir le beau volume où il en est rendu compte :
Quatrième Congrès mariai breton tenu an Folgoat
en l'honneur de Marie, mère de grâce, 4, 5 et 6 se|i-
lembre igiS, Quimper, Arsène de Kerangal, édi-
teur, 1915, xvm-484 p. grand in-8. La question est
située dans son milieu et amorcée dans le « Dis-
cours d'ouverture » de M. Le Garrec et dans
r « Introduction », sur La plénitude de la grâce en
Marie, par le H. P. ïexier. La doctrine est exposée
dans trois études de fond par : le R. P. Compcs,
Les bases de la doctrine, p. 35-5;4 ; le R. P. Le
Rebellée, Marie dispensatrice des grâces divines,
p. 55-107; ^- A-^g*^'» ^^ médiation de Marie, mère
de grâce, comparée à la médiation du Christ et à
l'intercession des saints, p. log-iSG. Les faits
évangéliques où les théologiens ont vu comme une
insinualiou de celte doctrine sont interprétés par :
J. V. Bainvel, Le « Fiat a de l'Incarnation, p. iSq-
i46 ; M. Tanguy, La sanctification du Précurseur,
p. i47-i55; M. Pérennès, Le miracle de Cana,
p. 155-178; M. Gry, La a Mère de Jésus » aux noces
de Cana, p. 179-200; M. Cliai)ron, Au Calcaire.
Marie, mère de Jésus; Marie, mère de saint Jean:
Marie, mère de tous les fidèles, p. 201-222; M. Pi-
caud, La Pentecôte, p. 223-23o. La maternité de
grâce dans la liturgie et dans la piété populaire
est étudiée par : J. de Tonquédec, /.a prière de la
sainte Vierge, Essai de théologie populaire, p. a33-
243; doin Cozien, JVoles sur la maternité de grâce
dans Ut liturgie, p. 244-249- Entln la doctrine qui
fait l'objet de ces diverses études est chantée et
résumée en un poème de profonde théologie et d'un
bel élan lyrique, par le P. Belon, Le poème de la
maternité de grâce, p. 263-289. La deuxième partie
du volume est consacrée à des études historiques
qui n'ont pas un rapport si direct à notre sujet.
En parcourant les études citées, on trouvera au
bas de pages des renvois aux principaux ouvra-
ges, textes, documents ; il suffirait de les recueillir
pour avoir les indications bibliographiques néces-
saires. Indiquons cependant quelques ouvrages.
Pour l'ensemble de la ((uestion, outre Jeanjac-
quot, déjà cité : J. B. Terrien, S. J. La Mère de
Dieu et la Mère des hommes; Deu.rième partie,
La Mère des hommes. Paris, 1902; — Hugon, O. P.
La Mère de grâce, Paris, iyo4 ; — Lépicier, O. S. M.,
L'immaculée Mère de Dieu, corédemptrice du genre
humain, Turnbout, 1906; — A. Largent, La mater-
nité adoptife de la très sainte l'ierge. Etude de
théologie, Paris, 1909; — Campana, Marie dans le
dogme catholique, ouvrage traduit de l'italien par
A. M. Viel, O. P. Montréjeau, 1912, surtout t. I,
livre I, c. 2, p. 2i3-384. Pour les textes des anciens
Pères sur Marie nouvelle Kve : Newman, J)u culte
de la sainte Vierge dans l'Eglise catholique, tra-
duction revue et corrigée par un Bénédictin de
l'abbaye de Farnborough, Paris, 1908, § iv et viii ;
aussi notes D. G. I. E. Neubert, Mar;e dans l'Eglise
naissante, Paris, 1908, 2« partie, c. 3 et 4. Car-
dinal Dechanips, Za nouvelle Eve, t. V des OEuvres
complètes. Pour les textes de saint Augustin, de
saint Anselme, de saint Bernard, des théologiens,
etc., cf. tables de Terrien ou de Campana, Pour la
piété populaire, le bel opuscule du B. Grignion de
Montfort, Traité de la vraie dévotion à la sainte
Vierge, souvent réédite depuis 1842; aussi saint
Alphonse de Liguori, en particulier, /.es s/oiVes de
Marie ; Faber, Le pied de la croix. Sans parler des
volumineux traités d'autrefois, comme Poirré, La
triple couronne, le P. d'Argentan, Les grandeurs
de la sainte Vierge, etc.
J.-V. Bainvfx.
MABIOLiATRIE. — I'' Partie. — Le développement
de la dévotion et du culte de Marie. — 1. La dévo-
tion et le culte avant le concile d'Ephèse. — IL La
dévotion et le culte de Marie, du concile d'Ephèse
à l'ieonoclasrae. — 111. La dévotion et le culte de
Marie dans la période iconoclaste. — IV. La dévo-
tion et le culte mariai jusqu'à la Réforme. — V. La
dévotion et le culte mariai depuis la Réforme. —
II'' Partie. — Conclusions apologétiques. — I. Le
culte de Marie n'est pas sorti du paganisme. —
II. Le culte de Marie n'est pas le résultat d'une
aveugle poussée mystique. — III. Leculle de Marie
est l'épanouissement de la croyance chrétienne.
— IV. Les abus du culte de Marie : i . Question
préalable; 2. Dispositions pour juger de bonne
foi; 3. Constatation d'abus.
Conclusion. — Bibliographie.
L'accusation de Mariolàtrie vise à la fois la théo-
logie de la Sainte Vierge et son culte. L'Eglise, dit-on ,
a enrichi Marie d'une théologie de mauvais aloi;
elle l'a quasi divinisée et lui rend des honneurs
idolâtriques. Uneapologéliquecomplètedevrail donc
démontrer tout d'abord que la théologie mariale
n'est que le développement logique ou simplement
l'explicilation des formules scripturairesoutradition-
nelles; ensuite que leculle n'est que la conséquence,
plus 'ou moins immédiate, légitime pourtant, de la
croyance ; enûn que, même s'il ne commémore que
des miracles, apparitions ou faits d'ordre siuiple-
ment historique, ce culte reste toujours fidèle à un
303
MARIOLATRIE
304
ensemble d'idées dogmatiques et traditionnelles (cf.
Nkwman, Cerlain di/fcullies, t. U. p. 26-28).
Ici, la lâche est plus simple. Les auteurs des arti-
cles sur la Virginité, l'Immaculée Conception, l'As-
somption de Marie ont pris soin de marquer les
stades du développement de ces dogmes ou croyan-
ces ; ils ont expliqué et légitimé la portée de l'argu-
ment de convenance et le rôle de !'« Ecclesia discens ».
Nous n'avons à nous occuper que de la vénération,
de l'invocation, du culte public ou privé, sans pou-
voir toujour.s cependant éviter le terrain tliéologi-
que. Dans une première partie nous tracerons les
grands traits de l'histoire de la dévotion mariale ;
dans une seconde nous tirerons les conclusions qui
paraissent découler des faits.
I. — Le dévbloppemrnt de la dévotion et du culte
DE MARIE
I. La dévotion et le culte avant le concile
d'Epbëse. — Pouvons-nous en parler à cette épo-
que? Uest bien évident d'abord qu'on n'a pas à
prendre très au sérieux les récits qui nous montrent
les païens honorant par avance la Vierge Mère ; ceux
qui colportent de soi-disant apparitions de Marie
à Auguste (cf. KoHALLT DU FLiiUUY, t. I,p. 3i2); ni
même les traditions qui représentent les apôtres ou
les mages lui consacrant de son vivant des sanc-
tuaires et des autels. Ce sont légendes en désaccord
avec des faits bien établis, et dont le tort est aussi
d'être patronnées par des témoignages bien jeunes
(ROHAULT DE FlEURY, t. 1, p. I, l3, 3o^ ; lîOURASSÉ,
iiumma aurea, t. X, col. 697 et 6i5; .-icla Sanct.,
martii, t. 111, p. 532 ; Maracci, Aposioli Mariiini,
Siimma, t. XIII, col. 553 ; Anal. BoHand., t. XIV,
p. i3g; Leroy, Les Pèlerinages de la Sainte Vierge
en France, t. UI, p. 428).
Je ne voudrais pas non plus trop insister sur les
hymnes attribuées à saint Epurem. On a pu com-
parer ces prières à celles du moyen âge, tant y est
vif le sentiment, ardente l'invocation; mais on n'ad-
met pas généralement l'authenticité d'un bon nom-
bre (cf. Dict. de ThéoL cath., t. Y, col. 188, et
R. DuvAL, La Lia. syriaque, p. ig ; Burkitt, Saint
Ephraims quotations from tlie Gospels, dans Texts
and Sludies, l. VII, fasc. 2, p. 24, 20).
Il y a lieu de s'arrêter davantage aux peintures ou
autres documents iconographiques, bien que l'inter-
prétation ait fourni matière à controverse, tant elle
est délicate. Or, parmi ces peintures, ces bas-reliefs,
ces verres dorés, les uns représentent la Sainte Vierge
isolée et comme pour elle-même. Leur importance
est manifeste. Les autres, plus nombreux et plus
anciens, introduisent Marie dans une seine biblique
telle que l'Annonciation, l'Adoration des Mages;
certes, le vrai centre de la peinture c'est Jésus, et
toutefois Marie y est à l'honneur. Dans les fresques
du cimetière de l'riscille (u' siècle), et des saints
Pierre et Marcellin (m' siècle), elle est assise ; les
autres personnages, y compris l'ange Gabriel,
debout. Le siège de Marie est drapé d'une housse,
symbole de dignité (cf. Liell, Die Darstellung
J/ar/o ;WiLPERT, Lehneh, p. 285 et suiv.; Roiiaclt de
Flkury, t. II, p. 6i3; Beissil. t. I. p. 7, 8, 9;Phratk,
dans Michel, Jlisluire de l'art, t. I, p. 32; Leclercq,
Archéiilogie chrétienne, 1. 1, p. 178; t. II, p. 173,496).
Enfin et surtout, dès le second siècle et certaine-
ment au troisième, la Mère de Jésus devient le thème
de tout un cycle littéraire et légendaire. On veut ra-
conter son histoire, défendre ses privilèges, glorifier
sa dignité, édifier sur ses vertus, les proposer en
exemple. Citons les récits divers dont l'assemblage
formera le Protévangile de Jacques et ses diverses
retouches, arabes, syriaques, lutines et autres; les
légendes sur le Transitas et l'Assomption. Littérature
abondante, mal classée, formée de pièces parfois
disparates, chargées d'interpolations et souvent re-
maniées, littérature mal datée, dans son ensemble
entre le deuxième et la lin du cinquième siècle. A
coté de légendes gracieuses et d'une orthodoxie par-
faite, on rencontre des traits choquants et même des
tendances hérétiques. L'Eglise du quatrième et du
cinquième siècle a été dure aux apocryphes, et s'il
est inexact que le Pape Gélasb les ait condamnés
tous (cf. Dict. de ThéoL, art. Gélase. coi. 1179, et
DoBScniiTz, Das Decretum gelusianum..., dans les
Texte und Untersuchungen^ t. XXXVIll, 4)) il "e
manqua point de Pères pour les malmener.
Pourtant ces légendes, ces failles si l'on veut, nous
sont des témoins irrécusables de la popularité dont
jouissait Marie parmi le peuple chrétien du deuxième
siècle. Dès ce temps, quand s'écrivaient les premiers
récits, avant peut-être, c'était chez les fidèles, chez
les simples, comme un axiome, que Marie était pure
de corps et d'âme, belle et sans tache, aimée de Dieu
comme nulle autre, privilégiée du Tout-Puissant,
enfin que, si grande, elle devait être bonne (Dicl.
TliéuL catli.; — Dict. arch. clirét.; — Catliol. £i.c)-
clop., au mot Apocrrpha, t. I et à la table, t. XVI,
p. ia3, on y trouvera les indications bibliographi-
ques utiles; — R. Duval : Litt. syriaque, p. gS; —
lixTitFOh: Lilt. grecque, p. 4oi — Analecta Bolland.,
passim ; — Amann : Le Pro'érangile de Jacques et
SCS remaniements latins, Paris, igio; — Ch. Michel
et P. Peeters, Les Efangites apocryphes, Paris,
3 vol. igii, 1914; — Bardenhewer, Ceschichie der
Altchristlichen Litteratur, t. I, p. 4o2; — Monta-
GUR, Rhodes James, M. A. : .ipocrypha anecdola dans
Texts and Studies. vol. II, n" 3 et ib. vol. V, n" 1 ;
— FoRBEs RoBiNsoN : Coptic Apocryplial Gospels, ib.
vol. IV n° 3; — LeHir, cité par Roiiault de Flbirv,
t. I, p. xvi). On aura la même impression en parcou-
rant les interpolations chrétiennes des Oracles
Sibyllins (Jos. Geffcken, Die Oracula Sibylli/ta,
Leipzig, 1902, et Neubert, 1. c. p. 2i4) et quelques
récits de Saint Grégoire de NYSSE(f. G. XLVI, 912)
et de Saint Grégoire de Nazianzb {P. G. XXXV,
1181), où mention est faite de prières à Marie, où
apparaît la toute-puissance de son intercession.
"Tels sont les faits qu'il importait de dégager. Pas
de culte mariai nettement distinct et proprement
dit, c'est entendu; mais déjà chez les foules ce res-
pect, cette vénération, où la dévotion est en germe.
Et qu'on veuille bien ne pas l'oublier : parallèlement
à cette dévotion populaire naissante, se développe
la théologie mariale officielle. Constatons-le dès
maintenant — nous y reviendrons — le peuple
chrétien n'est point ici un isolé, un enfant perdu : il
avance guidé par l'instinct, mais il ne suit pas son
caprice; avec lui, le contrôlant, subissant volontiers
son impulsion, mais ne le faisant qu'avec prudence
et à coup sûr, progressent la théologie et le dogme.
II. La Dévotion et le Culte de Marie du con-
cile d'Ephèse k l'Iconoclasme. — Après le concile
de Nicée (325) qui définit la consubstantialité du
Verbe avec le Père, les conciles d'Ephèse (43 1) et
Chalcédoine (45 1) ont proclamé Marie « Mère de Dieu
vraiment et proprement » (Dbnzinoer-Bannvvart,
n* 1 13, 202, a 18}. Marie Mère de Dieu est mieux con-
nue, plus appréciée à mesure qu'avance l'étude, com-
plexe à l'infini, de l'unique et divine personne du Fils
de Dieu. Plus grande se fait sentir la majesté du
Christ consubstantiel au Père, plus aussi s'élève dans
la vénération de tous, docteurs et fidèles, la femme
bénie entre toutes dont Dieu voulut bien faire sa
Mère, la Femme qui a enfanté « Le Verbe fait chair d
(cf. Saint Cyrille, P. G., LXXVII. 1029). Le culte
305
MARIOLATRIE
B06
liturgique va paraître, ou plutôt il va se distinguer
du culte de Jésus avec lequel il était mêlé. C'est ainsi
<|u'au iv° siècle Jérusalem célélirait la Purilication
(le Marie unie à la Présentation de Jésus (cf. Bau-
MER, Jiiit. du iréi'., t. I, p. ^-ig, et Ducuesne, Origi-
nes du cullc chrétien, p. 261).
On a dit qu'au iv' siècle Antiocbe commémorait
une sorte de A^aidlis Mariae, la k Mvvi>/; tZ-. k/ic<; ôîî-
■z-.r.vj y.À Kur.'y-f,Oi-'.j Hypivi » (Cf. Baiimstarck, dans la
Rômische Quartatscitrifl, 1897, p. 55). Il semble
bien que les premières fêles de Marie eurent géné-
ralement ce caractère (cf. Proclus, P. G., t. LXV,
679; saint PiKHRE Chrysologuh, /*. /.., t. LU, 5^5;
D. G. MoRiN, /.lier comicus, dans Anulect.Maredso-
lana, 1893, t. 1, p. i 0- En tout cas, au v' siècle, au vi"
au plus tard, l'Orient connaît trois fêtes de laVierge :
l'une au temps de Noël, la seconde au mois de mai,
la troisième en août (cf. M" Smith I.ewis, Sliidia
Sinaillcii, t. XI, p. Sg; voir Catlt. EiicycL, t. XV,
p. l,(,i).
Au vi" siècle, la solennité de la Nativité paraît
peut-être à Constantinople (Hollwkck, Fasii, p.
209). Vers cette époque, un peu plus tard cependant,
l'Annonciation se détache du cycle de Nocl, et de-
vient une fête proprement mariale (cf. Catli. Encycl.,
t. I, p. 542; Dict. arcli., t. I, 2, col. 2241; Hollwbck,
1. c. p. 45). En ce temps, on célèbre assez générale-
ment la Dormition (cf. ci- dessus, Assomption). La
Purilication est attestée à Antiocbe en 626 (cf. Holl-
WECK, 1. c, p. 18).
La liturgie occidentale, elle aussi, a fait sa place
à Marie : au v' siècle on signale en Gaule, en Es-
pagne, à Rome peut-être, une Commémoraison delà
Vierge dans le temps de Noël (cf. Ducuesne, Ori-
gines du culte chrétien, p. 268; Beissel, t. I. p. 12
sq,). Au vil" siècle, parait l'Annonciation fixée au
25 mars, sauf en Espagne où elle tombe le 18 dé-
cembre ; la Nati\ité célébrée à Reims, a-t-on dit (cf.
P. /-., LXXX, 446). et à Rome, mais dont la dif-
fusion est lente (Hollweck 1. c.); l'Assomption; la
Purilication, qui ne s'étendra que beaucoup plus tard
(HOLLWECK, 1. c).
En somme, au début du viii" siècle, trois grandes
fêtes mariales sont instituées généralement ; elles ne
sont pas d'ailleurs les seules : en 626, par exemple,
Byzance, délivrée des Avares par l'intercession de
.Marie, décide de célébrer l'anniversaire de ce bien-
fait (cf. NiLLES, Kalendariiim, t. II, p. i54; Cath.
encyrl., t. I, p. 92, au mol Acuthistus).
Ces solennités comportent parfois des processions
(cf. /.ili. Pont., t. I, p. 371), souvent des sermons (cf.
Cavallera, Po/ro/o^/ae Graecae Indices, p.i65;P.Z.,
CCXXI, 3i, 46. et plus complètement, CCXIX, 496
et suiv.); une hyranologie qui s'enrichit déjà, v. g.
les hymnes et homélies rythmées de Romanos
(Cf. Batiffol, 1. c. p. 262; Guillaume, linmauos le
Mélode, dans Mélanges Godejroid Kurlli, Paris,
Champion, 1908 t. II, p. 83; Cath. Encycl., l. XIII,
p. i63), du monophysite Jacques de Sarig (cf. Cath.
Enc, t. VIII, p. 278; DuvAL, I. c, surtout p. 352;
Abbeloob, De fita et scriptis S. Jacohi, p. 2o3-3oi).
.\u VI* siècle, le nom de Marie est introduit au
Communicantes du Canon (cf. Proust, Die Ahendlan-
dische .Vesse, Munster, i8cj6, p. i53).
L'époque qui nous occupe marque un second stade
dans la manifestation de la dévotion à Marie : on lui
consacre des églises. On a attribué au Pape saint
Sylvestre l'érection d'une église à Marie dans le
voisinage d'un temple de Vesta (Gbisah, J/isf. de
Home, t. I, p. 202, 3o9 ; et avant, dans la Ci\nltn,
XVI" série, t. VI, p. 458). Cette opinion a été com-
battue par Mgr Duchesne: le P. Grisar a maintenu sa
thèse (cf. Anal. Boll., t. XVII, p. 239). Si on s'arrête
il une phrase assez oratoire de saint Cyrille, la
pratique n'était pas toute jeune (/'. G., LXXVII,
io34), et l'on sait que la basilique où se tint en 43 1
le concile d'Ephèse était peut-êtresousson vocable.
(Sur cette question, voir : Tillemont, Mémoires, \,. 1.
p. lidl ; — yKCX'SVKRO, Etudes d'/libtoire, t. III, p.
108, et un passage — assez obscur d'ailleurs — de
Mgr Duchesne, Hist. ancienne de l'Eglise, t. III, p.
349) Quoi qu'il en soit, le v' siècle, en s'avançant,
généralise cet usage. \ Constantinople, Pulchérie
(-j- 45 i) construit l'église des Blachernes et celle de la
Théotokos Hodigitria (cf. Nilles, Kalendarium,
t. II. p. 200 ; Marin, Les moines de Constantinople,
p. 16; P. G., t. XGVI, 748). Du temps de Juvénal de
Jérusalem (425-458), un sanctuaire s'élève sur la
roule de Bethléem (cf. Vacandard, I. c. p 116).
Mais l'âge d'or de ces constructions pieuses fut le
temps de Justinien, du moins si l'on en croit son
panégyriste Procope db Ci':sARiiE(cf. Vacandard,/. c.
p. 116 ; pour les éditions de Procope, voir Hurteb,
Xomenclator, Oeniponte, 1903, t. I, col. 483, n° 2).
Citons entre autres la fondation du couvent et de
l'église de la Théotokos de la Source (Marin, Moines
de Const., p, 20; Nilles, Kalendarium, t. II, p. 335).
A la lin du vi* siècle, sous l'empereur Maurice, se
bâtit le Monastère de la Théotokos Aréobinde
(cf. Marin, 1. c. p. 27).
A Rome, sur l'Esquilin, Sixte III (432-44o) dédie à
Marie la basilique libérienne reconstruite (Cf. /.il',
pont., t. I, p. 235, note 2; et Duchesne, Ilist. anc,
t. III, p. 657; Michel, IJisl. de l'arl, t. I, i, p. 48;
Marucchi, Eléments d'Archéologie, t. III, p. 247;
Grisar, Ilist. de Rome, t. I, i, p. 3o9 avec description
des mosaïques, p. 3ii-3i4; — sur le miracle de
Notre-Dame des Neiges, cf. ihid., 1. c., p. 160, n» i), et
Boniface IV (6c8-6i5) l'ancien Panthéon (cf. Lib.
Pont., t. I, p. 3 17); Jean VII (705-707) a fait construire
à Saint-Pierre une chapelle de la Vierge, détruite à
la Renaissance; surl'ambon de Sancta Maria Antiijua
il a fait graver une inscription où il s'intitule servi-
teur de Marie (cf. Lib. Pont., t. I, p. 386; Michel,
1. c, p. 76, 7g; Marucchi, Eléments d'archéologie,
t. III, p. 258) et l'image de la Vierge orne l'atrium
de la basilique.
En Gaule, des temples païens purifiés deviennent
des sanctuaires sous le vocable de la Sainte Vierge
Marie. Sur les fondements d'un vieux temple d'Isis,
Soissons élève au vie siècle une église (Kurth, Sainte
Clolilde, p. 36, sans référence); i'évêque martyr
saint Nicaise à Reims, I'évêque saint Fromond à
Coutances ont consacré des basiliques à la Mère de
Dieu (cf. Le Blant, Inscriptions clirétiennes de lu
Gaule, t. I. p. i8i; Beissel, t. I, p. 12, 19 et suiv);
mcnie chose à Tours (Grég. Tur., Ilist. Franc,
VIII, XL, P. L., t. LXXI, 659, 477, et X, xii, 669), à
Poitiers (il)., X, xlii, 524), à Toulouse (ib. VII, x, 4 22).
Même chose aussi en Germanie, en Suisse, en Hol-
lande (cf. Beisskl, t. I, p. 29, 3o), en' Angleterre
(BÉUE, Ilist. Eccl., II. VI, P. L.. XCV, 93; Aldhelmk,
Opéra, P. L., LXXXIX, 289).
Vers le vr siècle, l'iconographie mariale se fixe :
la Sainte Vierge est représentée, comme jadis dans
les Catacombes, assise en posture de reine; autour
de son front brille le nimbe (cf. Michel, 1. c, t. I.
p. 261 ; Cath. Encycl., t. XV, p 469 et t. VIII, p. 743).
Ces images reçoivent un culte dont il importe fort de
ne point exagérer l'importance sur la foi d'une bou-
tade (cf. MoscHUS, -j- 619, Pratum spiritimle, P. G..
LXXXVII, 3, 289g. Je crois que la Catholic Encyclc-
paedia, t. XV, p. 668 n'a pas évité l'éeueil que je si-
gnale).
Il y a plus; alors que saint Augustin {De Trinitate,
VIII, P. L., t. XLII, 962) estimait que les traits de la
307
MARIOLATRIE
308
Mère de Dieu nous ct.iient inconnus, on prétend, au
V'' et au VI" siècle, i>os8éd«r d'elle des portraits tracés
par ses contemporains. Telle est la Madone dite de
saint Lue, dont les copies se répandirent partout.
(Sur l'histoire de ce tableau et la personnalité de son
auteur, cf. ïillemont. Mémoires, t. XV, p. i8i; Beis-
SEL, t. 1, p. 72 à 8o; NiLLKs, Kalendarium, t. II,
p. i63.) Telles, en général, les images dites achiropi-
tes (cf. Mautigny, Bict. nnl. chrci., art. Imag's :
DoBSOiiiiTZ, ChrisUisbilder, Leipzig, 1899, p. 79-89)-
Les traditions courantes sur ces images nous con-
duisent à envisager maintenant le côté plutôt popu-
laire de la dévotion à Marie. Il n'est pas dillicile tout
d'abord de constater la place que prend dans l'art
l'inspiration des apocryphes (cf. Michkl, t. 1, i,
p. i48).
Puis voici que circulent les récits relatifs aux reli-
ques de la Sainte Vierge. On montre des lettres
d'elle (Thombklli, Dissert, xlviii, Summa, t. II,
col. 334). L'histoire euthymienne, citée par saint
Jean Damascènk (Nom. Il in Dormit. li. K., P. G.,
XCVII, 7/18). raconte comment Marcien et Pulchéric
sollicitèrent de Juvénal de Jérusalem le saint corps
de la Vierge, et comment, sur le récit de l'Assomp-
tion (jue leur lit l'évêque, ils obtinrent au moins
le sarcophage et les suaires. NicÉvHor.ii Calliste
(■j- iS/ii) — une autorité assez faible iiour les faits
du v" siècle — raconte comment la robe de Marie
fut donnée à Conslantiuople (('. G., GLVII, 70).
L'Orient montre encore d'autres reliques (cf. Vacan-
UAKD, Eludes de critique, l. c, p. 1 16).
En Occident, Gré<;oike de Tours (-f 69^) parle des
reliques de Marie qu'il a vues, qu'il possède et aux-
quelles on a dû une protection miraculeuse (De glo-
ria Martyr., cap. ix.x, /'. /.., LXX.1, 716).
Persuadés en effet — comme le sont les théologien s
— (voir textes dans Livius, p. 225, 269, etc.), de la
bonté de Marie et de sa puissance d'intercession, les
fidèles vont partout répétant des pi-odiges attribués
à la Mère de Dieu. ?CuI, c'est clair, ne voudrait authen-
tiquer tous les faits rapportés, mais une bonne cri-
tique se gardera bien de les nier en bloc. ConA'er-
sions dramati([ues (vg. l'histnire de Théophile), gué-
risons (cf. Sozo.mêne, llist. lîccl., VU, v; P. G.,
LXVIl, i425), visions, comme celle de la petite
Musa (saint Griîgoire, Dialogues IV, xvn, P. L.,
LXXVIl, 716) ou ceUes dont était favorisé saint
Martin (Si'lpice-Sévkhe, Dialogues, II, xiv, P. L ,
XX, 210, ou éd. Vienne, t. Il, xiu, p. igb). J'ai déjà
parlé des miracles rapportés par Grégoire de Tours,
j'ajoute qu'il nous raconte comment Mai-ic assista à
la mort son illustre prédécesseur, saint Martin {De
miraculis Sancti Martini, 1, v, P. L., LXXl, 919;
Livius, p. Sig, sqq.). Aussi la conûance envers la
Sainte Vierge est intense et universelle : par dévo-
tion, on porte son nom (cf. Le Blant, Inscriptions
chrétiennes, t. I, p. 102, 85C ; t. Il, p. 358, 46i ;
RoHAULT DE Fleuhy, t. I, p. 3i5; Beissbl. t. I, p. 7 ;
Tro.\iiiei-li, De cultu puhlico ub Ecclesia Beatae
Mariae exhibito, Dissertatio xv, xxi ; voir Boc-
RASsi'i, Summa aurea, t. IV, p. 355, k'i^'- les parti-
culiers se recommandent à elle; — les découvertes du
P. DuLATTRE le démontrent (Le culte de la Sainte
Vierge en Afrique, Paris iyo8) — et Justinien lui con-
sacre l'empire (Cor;)«s yn.sc;i/î/. Grnec, n°86/|3). Son
image domine les vaisseaux de Maurice luttant
contre Pliocas (Bréhieu, Querelle des images, p. 8).
Notons dès maintenant le rôle du monachisme
dans la défense des prérogatives de la Vierge et dans
l'extension de son culte. (Pour Conslantinople et
les luttes nestoriennes, cf. Marin, les moines de
Conslantinople, p. 182 et suiv.)
III. La dévotion et le culte de Marie dans la
période iconoclaste. — L'iconoclasme, mouvement
à la fois politique et religieux, fournit à l'Eglise l'oc-
casion d'expliquer, de légitimer, de préciser aussi —
car d'indéniables abus avaient dîi se glisser dans
l'usage populaire (cf. Hefele-Leclkrcq, Ilist. des
Conciles, t. III, 2, p. Coi) — le culte rendu aux ima-
ges saintes. Tout comme l'avaient déjà fait aux V et
vi" siècles saint Augustin (Contra Faustum, XX,
XXI, /'. L., XLII, 384, cf. Vacandard, l.c.p, 167), et
saint Grégoire le Grand (Epist., IX, cv, P. 1..,
LXXVII, 1027), saint Jean Dajiascène (/'. G., XCV,
309; XCIV, 1201; XCVIII, 147), le Pape Adrien !«'■
(•j- 826), le second Concile de Nicée au viii« siècle, et
au ix'', saint Théodore db Stoudion (cf. Marin,
Saint Théodore et P. G., t. XCIX, 827, 499) posèrent
les principes d'où les scolastiques tireront la distin-
ction des cultes de dulie et d'hyperdulie (cf. Cath.
Encycl., t. VII, p. 670; Hayne, Ilyperdulia).
D'ailleurs, les chefs religieux de l'iconoclasme
eux-mêmes n'entendirent aucunement i>roscrire en
soi le culte rendu à la sainte Théolokos ; ils le défen-
dirent même contre le radicalisme de Constantin
Copronyme (cf. Brfmikr, la querelle des images,
p. 18), ou de Léon l'Isaurien (ib., p. 44)- Quant à
l'empereur Théophile (829-842), l'un des plus férooes
persécuteurs des orthodoxes, il affichait publique-
ment sa dévotion à Marie (cf. BRiiiiiEU, ji. 35).
Mais empereurs et évèques iconoclastes lirtiit la
chasse aux représentations de la Vierge : l'image
vénérable de la Tlicotokos Ilodigitria fut condam-
née : le dévouement des moines la sauva (cf. Marin,
Moines de Conslantinople, p. 17); les fresques, les
mosaïques furent couvertes de chaux (cf. liuÉinER,
p. iC). Pourtant, soutenus par les docteurs, encou-
ragés même, dit-on, par dos miracles (saint Damas-
cènk, P. G., XCIV, 49''i). les fidèles tinrent bon ;
plusieurs restaurations iconophiles s'ensuivirent et
les constructions d'églises à Marie reprirent : Basile
le Macédonien (8G7-886) bàlit le sanctuaire de la
« Thétokos du Phare », releva celui de la » Tliéo-
tokos de la Source » et du « Sigma » (Marin, 1. c.
p. 3i ; Michel, 1. c, l. I, p. 189 ; Blissel, t. I, p. 81).
De celte époque aussi datent les ]ioésies de l'hym-
nographe JosErn (cf. P. G., t. GV, 925).
En somme, si l'iconoclasme lit sentir son influence
sur la technique de l'iconographie byzantine, il
n'eut point d'action sérieuse sur le culte lui-même et
sur la dévotion (cf. Micuul. l. c, t. 1, p. 188).
IV. La Dévotion et le Culte mariai jusqu'à, la
Réforme. — Le Moyen-Age a précisé certains grands
points de théologie mariale, en développant les
idées scripturaires et traditionnelles sur la puissance,
la pureté, la dignité de Marie; il est aussi singulier
rement riche en manifestations de dévotion; théo-
logie et culte se compénélraut, et plus que jamais-
influent l'un sur l'autre. Hors les Albigeois (Bou-
RASSÉ, Summa, t. VIII, col. igS), les Wyclcllistes et
les Hussites (ib., col. 197; Lettre de Phocope dans
Martène, Veterum Scriptorum Analecta, t. VIII,
col. 22), on n'a guère attaqué la dévotion à Mai-ie.
La liturgie continue à la consacrer. Du vui» au
xii' siècle, le calendrier de l'Eglise universelle s'est
peu à peu enrichi de la fête de la Nativité déjà célé-
brée par l'Orient (Cf. IIoLLWECii, /'«s<(, p. 210; Beis-
SBL, t. I. p. 43 et 3o4)- On notera qu'au tiers du
xii' siècle, saint Bernard la considérait comme
récente encore; mais que, cent ans après. Innocent IV
lui avait donné une octave. Dans les premiers
siècles du Moyen-Age, les fêtes locales de la Sainte
Vierge sont assez rares : on s'en tient aux fêtes
anciennes (cf. Hollwbck, I. c, p. X).
Au xiii' siècle, l'influence française répand la Vi-
sitation ; en 126J, un chapitre franciscain la reçoit;
309
MARIOLATRIE
310
mais la date de sa célébration varie avec les diocèses.
Au xiv" siècle, elle fut étendue à l'obédience ro-
maine; au Tv', à lEg-lise entière (cf. Bhoussollb,
Etudes sur la Sainte Vierge, a" série, de la Visitation
à la Passion, p. 12; Hollweck, 1. c, p. 127; Caih.
Encrcl.,t. XV, p. 481).
Au XIV* siècle, la cour d'Avignon adopte la fêle de
la Prèsent,Ttion ; Paris l'imite en i3-3; puis Cologne
et la Saxe (cf. Hollwhck, /. c, p. 2(3^). De la même
époque dale aussi la fête des Epousailles de Marie
(Bbissiîf., t. I, p. 3oG; Hollweck, /. c, p. 12). On sait
que, p<iur en obtenir l'établissement, Gkbson écrivit
un traité et composa une prière {Opéra, éd. Du Pin,
1706, t. III, col. 842 et 8C4).
Au xiv" siècle toujours, avec la dévotion aux sept
joies de Marie, on rencontre celle à ses douleurs,
résultat de ce mouvement de piété qui se fait vers
Marie, mère souffrante (cf. Biïissel, t. I, p. 879, 897,
4o4; Calli. Eue, t. XIV, p, i5i ; Anal. BuV., t Xll,
p. 333, rectifiés par Mâle, L'art... à la fin diiMoyen-
Age, p. iig, note 4, et nouvel article des Analecla,
t. XXVIII, p. 488). C'est enlin entre le xii= et le xv' siè-
cle que péniblement, au milieu de subtilités parfois
déconcertantes, la fête de la Conception gagne son
droit de cité (cf. ici même. Immaculée Conception).
Acôlé des fêtes signalons — dès le ix' siècle — l'usage
de consacrera Marie le samedi et de célébrer en ce j ovu-
la messe de Beata (cf. Hollweck, Fasli, p. XII;
Beissel, /. c, t. 1, p. 3o8; Bourassé, Summn. t. VII,
col. 740). Quant aux motifs qui ont guidé le choix
de ce jour, voir Beisskl. ib., p. 3o8, Bourassé, ib.,
t. III, col. 638; t. IV, 297-867; t. VIII, 3oi. Remar-
quons aussi l'usage de la « Messe dorée » (cf. Beis-
skl, l. c, p. 328).
Le petit oUice existe déjà au x' siècle. On le trouve
en Angleterre avant la conquête normande; saint
Pierre Damien, l'ordre de Citeaux le remettent eu
honneur; Urbain II en avait fait une obligation (cf.
Beissel, t. I, p. 3io; Bourassé, Suinma, t. ÎV, p. 3o2 ;
Vacandard, Saint Bernard, éd. i8g5, t. II, p. 96:
Cath. Encycl., t. XJI, p. l\ib ; HoLL-nECK, Fasti, p. Xll).
Quant au petit office de l'Immaculée Conception,
longtemps attribué à saint Alphonse Rodriguez
(•j- 1627), il parait au xve siècle sous linfluence du
franciscain Bernardin de BusTis(cf. Debucuy , Le petit
office de V Immaculée Conception, Bruxelles, igo4; voir
aussi, Etudes, igoS. t. CIII, p. 4iG).
L'hymnologie mariale s'enrichit; dans ces chants,
à côlé de subtilités qui nous paraissent bien froides,
on trouve de purs chefs-d'œuvre. Signalons VAlma
Redemptoris (cf. Cath. Ericrcl., t. I, p. 826), lAte Re-
gina Caelorum (Cath. Encycl., t. II, p. 1 49 : t. X, p. 600,
t. I, p. 576), l'Ave Maris Stella {Cath. Encycl., t. II,
p 149, t. XV, p. 463; Beissel, t. I, p. 126), le .^uh-e
Rcgina (cf. Hefuc du clergé français, ID juillet 191a,
p. 187), et la merveilleuse prose de la Passion, le Sta-
bat .Mater, œuvre du franciscain spirituel, Jacoponb
DE ToDi (cf. Beissel, t. I, p. 206, 3i4; Cath enc,,
t. XIV, p. 28g). Le Omni die, attribué à saint An-
selme, paraît bien avoir pour auteur Bernard de
MoRLAS (cf. MoniN, Etudes, textes et découi'ertes.
p. 77; sur l'hymnologie, consulter les importants
recueils de Dreves, de Ragey, de Mone, le Reper-
turium Hymnologicum de U. Chevallier, puis, avec
contrôle, la Sunima aurea, t. III, col. 1627 et suiv;
t. XIII, col. 1088, au mot Ilymni ; col. 1089 au mot
Laudes; col. io4 1 au mot Psalterium : — Rohault de
Fleury, l. c, p. 871, 409 ; — sur les cantiques en lan-
gue vulgaire, voir Tlie Month, 1878, t. XVIII, p. 471 ;
Janssen, Histoire du peuple allemand, t. I, p. 223;
Rousselot, La Sainte Vierge dans la poésie française
du .Moyen-Age ; Revue du clergé Français, t. XLII,
igoS, p. 5i-9i).
Voici maintenant de nouvelles formules de jjrières.
Déjà connu et en usage en Orient depuis le vu' siècle
au moins, l'^i'e se répand en Occident : il est encore
très court au xu' siècle. U s'allonge au xiii' et forme
un tlième de prédication. La clausule, Snncta Ma-
ria, etc., apparaît au xiii» siècle et se généralise au
xv"^ (cf. Bici. Théol. cath., t. I, col. 1278; Dict.
arch. chrét.,t. l,col. 2068; Beissel, 1. 1, p. 228 et suiv.i
t. II, p. 7; Ltevue du clergé français, i^' août 191a,
J). 3i5; Month, nov. t. XGVIII, p. 162; Leclercij,
dans Bulletin d'ancienne littérature et d'archéologie
chrétienne, 1.5 jan. 1911, p. 3). On récite parfois en
l'honneur de .Marie cinq psaumes dont les initiales
rapprochées composent son nom : Magnificat, Ad
Dominum cum tribularer. Rétribue, In convertendo,
Ad te levavi (cf. Beissel, t. I, p. 21 4, Sog).
Simple sonnerie du soir au xiv' siècle, \' Angélus
actuel s'est formé par l'addition d'une sonnerie le
matin au cours du .xiv' et du xv" siècle et à midi au
XV' (cf. Beissel, t. U, p. 16; Cath. Enc., t. I, j). 48,
et autres endroits, t. XVI, p. 117 à ce mot et Angélus
ie//;TRO.MiîELLi,dans la 5;«nma «(irea, t. IV, col. 278;
Dict. théol. cath., t. I, col. 1278; Revue du clergé
français, t. LXXI, p. 187; Thuhsion, Month, iQOi,
t. XCVin, p. 483).
A coté des Litanies des Saints, et calquées sur elles,
vers le xu' siècle paraissent celles delà Sainte Vierge.
L'Irlande nous en donne les premiers vestiges. On
distingue comme trois parties, des invocations, l'é-
numération de quelques titres de gloire de M.arie,
des demandes de secours ; on voit que la forme dif-
fère un peu de nos litanies modernes (cf. de Santi,
Les litanies de la Sainte Vierge, trad. Boudinhon,
Paris igoo; Beissel, t. II, p. 466; Cath. Enc., t. XV,
p. 468; RoiiAiLT DE Fleury, t. I, p. 828).
Dès le xii' siècle, l'on constate l'usage de réciter
i5o l'ater, et plus tard i5o Ave en l'honneur de
Marie. Naturellement on avait été conduit, pour
compter plus facilement ces prières, à se servir de
chapelets, de « Patenôtres » de taille et de forme dif-
férentes. A une époque plus récente, on avait pris
l'habitude de joindre à cette iirière toute vocale, les
considérations sur la vie de la sainte Vierge. Au
xv' siècle finissant, le dominicain Alain de la Roche
généralisa cette dernière pratique. Telle serait — sauf
meilleur avis — la véritable origine du Rosaire
(cf. H. TiiuRSTox dans le Month, t. XCVI, igoo,
p. 4o3, 5i8 ; t. XCVII, p. 67, 172, 286, 883 ; t. CI, p. 5i8,
dio; Anal. Boll., t. XXII, p 21g, t. XXVII, p. 119 ;
Revue du clergé français, t. XXIX, p. 5; Cath. Enc,
t. XIll, p. 166; Beissel, t. 1, p. 5ii, 54o ; ScHiJTz, Die
Geschichte de Rosenkranzes... Paderbom, 1909, cf.
Anal. Boll., t. XXX, p. 35o; et dans le sens dit tradi-
tionnel. Mêzard, O. p.. Etudes sur l'origine du Ro-
saire, Coluirc (Rhône); voir Etudes, 20 mars igi3,
p. 862). Faut-il faire remonter jusqu'au xiii" siècle
les origines de la dévotion au saint scapulaire du
Mont Carmel, oubienne peut-on l'authentiquer avant
la fin duxv* siècle ou le début du xvi'" siècle? A-t-on
prouvé que la lettre de saint Simon Stock (-j- 1 266),
général des Carmes, à son secrétaire Pierre Swa-
nyngton soit un faux du xvii' siècle? Autant de ques-
tions qu'il suffit de poser ici, qu'il importe d'envisa-
ger de sang-froid, en regrettant les polémiques
qu'elles ont causées (cf. Catu. Enc, t. XIII, p. 5i i ;
L. Saltet, Le prétendu Pierre S'vanynglon, dans Bul-
letin de littérature ecclésiastique, Toulouse, igii,
p. 24, 85, 120; P. Marie-Josefb du Sacrk-Cceur,
Première réponse à M. l'abbé Saltet, dans Etudes his-
toriques et critiques sur l'ordre de N.-D. du Mont
Carmel, igii, p. i; id. Quelques précisions sur la mé-
thode critique de M. Saltet, id. p. g5; Th. Raynaud.
Scapulare marianum, dans la Suntnia aurea, t. V,
311
MARIOLATRIE
312
col. 30;; Launoy, Opéra, t. II, 2, p. 3;9; B. Zimmkr-
MAN O. C. D., MonumeiHa historica carmelitana,
vol.'r, p. 35i, Lirinae 1906, 1907; Beissel, t. I,
P- 266). . ., ■
Au scapulaire se rattache la célèbre révélation ou
Marie aurait promis à Jean XXII de délivrer à date
iixe ses fidèles du purgatoire. L'Eglise n'a jamais al-
lirmé l'authenticité de la bulle où le pape est censé
proclamer ce privilège ; on a même de très fortes rai-
sons d'en douter. L'autorité ecclésiastique n'interdit
pas cependant — moyennant précautions — de prê-
cher celte pieuse croyance (cf., outre les livres ci-
dessus, Tebbikn, La mère de Dieu et la mère des
hommes, t. IV, p. 233, note).
Signalons, d'après un incunable de 1489, les prières
destinées à devenir si célèbres : le Memorare et le O
Domina mea, Sancta Maria (cf. Paulus, Das Aller
des Gebeles Memorare, dans Zeilschrift fiir Katho-
lisclie Théologie, 1902, t. XXVI, p. 604, et Anal.
BolL, t. XXII,' p. 220). Impossible de ne point parler
aussi des livres de dévotions mis entre les mains du
peuple à l'extrême lin du Moyen-Age : citons les
<i Primers » anglais (cf. Thukston, The Mediaeval
primer, Month, t. CXVII, p. i5o).
Au Moyen-Age, se fondent et se multiplient les
confréries de la Sainte Vierge : elles sont nombreu-
ses au xui', au xiv" siècles (Bkisskl, t. I, p. 176). Au
xv siècle, l'ordre des Frères Prêcheurs crée un peu
partout celles du Rosaire; en ce temps-là aussi, se
répandent les associations en l'honneur de l'Imma-
culée Conception. On en trouve à Paris (église Saint-
Gervais), à Rouen, à Caen, à Abbeville, à Dieppe
(cf. Malk, L'art religieux à la fui du Moyen-Age,
p. 171, i83; Le Mois, 1909, t. XXII, p. 663). Citons
aussi les confréries vouées à honorer l'Assomption
(Malb, il., p. i84).
Entre le ix' et le xvi' siècle, on vénère plus nom-
breuses en Occident les reliques de Marie. C'est ici
un terrain où il y a lieu d'être prudent : les attesta-
tions sérieuses manquent souvent, le milieu où se
sont transmises les traditions ne laisse pas d'être
inquiétant. Sous cette réserve, disons (|ue Marseille
et Florence prétendaient avoir des lettres de Marie
(Trombelli, Dissert. XLviir, Summn, t. II, col. 336),
Pérouse une bague; que Pralo croyait posséder sa
robe et sa ceinture, Saint-Omer son gant, que du
temps de Gerson, Paris montrait deux anneaux
(Opéra, t. III, col. 68^), que Chartres est fière du
voile qu'Irène donna à Charles le Chauve et auquel
on faisait des offrandes (cf. Mâle, L'art religieuj an
Xlfl'siècle, p. 359, citantdes passages du Cartulaire).
On montrait des cheveux de Marie à Paris, à Rome,
à Saint-Omer, à Chartres (Beissel, t. I, p. 293).
Saint Anselme en reçut de Bohcmond (voir Ragey,
Histoire de .Saint Anselme, t. II, p. 4 '6 et les
réilexions qu'il ajoute à la citation d'Eadmer). L'évê-
que d'Astorga, Osmono, vers 1049, raconte comment
son église s'enrichit d'un pareil trésor (Mabillon,
Vetera analecta, t. I, p. 433), un moine reçut une ré-
vélation en ce point (Rouault de Flbury, t. I, 289).
Au xii= siècle, Guibert de Nogent (P. L.. CLVI,
669) protestait fort contre les prétentions qu'avaient
certaines églises de posséder du lait de la Sainte
Vierge. Reims, Le Puy, Tongres, Saint-Omer étaient
dans ce cas (cf. Rohault de Flel'RY, La .Sainte
Vierge, t. I. p. 288; Beissel, t. I, p. 89, 298, 334);
même on disait que Marie avait fait elle-même goûter
ce lait virginal à quelques dévots serviteurs, tels au
xn" siècle saint Bernard (Vacandard, éd. 1896, t. II,
p. 78), au xv" siècle, Alain de la Roche (cf. notes
à .\dam de Perseigne, P. L., CCXI, 776; Beissel,
t. I, p. 298). — (Sur toute cette question des reliques
cf. RoHABi.T DK Fleuhy, t. I, p. 288 suiv.; Riant,
Dépouilles religieuses enlevées à Constantinople au
Xlll' s., dans Mémoires delà Société des Antiquaires
de France, t. XXXVI, etE.zuiiae sacrae Constantino-
politanae, Genève, 1878; Cahier, Mélanges d'Archéo-
logie, t. I, p. 5, p. 60; Mâle, /.'art religieux au
XJll' s., p. 358; Summa aurea, t. Xlll, col. 1189,
une énumération au mot Reliquiae ; Beissel, t. I,
p. 293.)
Aux reliques, on peut assimiler certaines statues
ou images miraculeuses, des églises objets de pro-
diges. C'est assez nommer la Santa Casa de Lorette
(cf. ici l'article Lohette), Notre-Dame du Puy qu'on
dit apportée par les Anges (cf. Mâle, L'art religieu.r
à la fn du .M. A., p. 202), en Angleterre, Notre-Dame
de Watsingham(Cf. Thurston,:1/o'i//'., 1901, t. XCVllI,
p. 236 ; Cath. Encycl., t. XV, p. 543); toute la série
de tableaux ou de statues qu'on dit avoir répandu
des larmes ou du sang ou bien qu'un miracle a fait
trouver (cf. Beissel, t. I, p. 4 '7).
Des pèlerinages devaient tout naturellement abou-
tir aux endroits où ces prodiges s'étaient opérés ou
bien encore à ceux où l'on vénérait une relique in-
signe : ces grands mouvements populaires ont été
calomniés : on a voulu n'y voir que superstition ou
recherche unique des intérêts temporels. Il y avait
autre chose (Etudes, 1910, t. CXXV, p. 161, à propos
de Chartres). Parmi ces sanctuaires célèbres, nous
venons de citer Chartres; nommons encore en
France, Xotre-Dame-des-Ardilliers (cf. Cath. Enc,
t. I, p. 700), Roc-Ainadour (cf. Rupin, lioc-Amadour,
Paris, 1904, et Anal. Boll., t. XXIII, p. 488, 626); en
Angleterre, Coventry, Our Lady Undercroft de
Canterbury, Arundel, Walsingham surtout; les di-
vers pèlerinages écossais ; dans les Pays-Bas, Halle
(cf. JusTE-LiPSK, 0/)ern, Lugduni, i6i3, p. 8o5) ; en
Suisse et en Allemagne, Mariabriinn, Hildesheim,
Einsiedeln (O. Ringholz, O. S. B. : Wallfahrt Ces-
chirhte unserer Lieben Frau von Einsiedeln, Frei-
burg, 1896 ; et Anal. Boll., t. XIX, p. 42); en Italie,
Sainte-MarieMajeure, où l'on vénérait la crèche de
Notre-Seigneur; Notrc-Dame-des-Anges (Beissel, 1. 1,
p. 25i), Lorette (cf. ici même, et Month., t. CXX,
p. 49) ; en Espagne, Notre-Dame-du-Monserrat (Bi-.is-
SBL, t. I, p. 4i5).
(Voir sur cette question des pèlerinages, l'ouvrage
important du P. Bkissel U'allfahrten :u unserer
lieben L'rau in Légende und Geschichle, Fribourg,
Herdrr, 1913, une riche bibliographie, p. 296, ou
son Verehrung, t. I, p. i43 ; Cath. Enc, art. Pilgri-
mages, t. XII, p. 88 ; en outre, et avec contrôle,
pour Rome, Rohault de Flelby, t. Il, p. 168; pour
l'Italie, (7;., t. Il, p. 68-i46 ; pour la France, ih.,
p. 1 46-324; DE BussiÈRES, Culte et pèlerinage de
la y. S. Vierge en Alsace, Paris, 1862, et plus ré-
cemment, LÉVY', Die Wallfahrten der lieben Mu1-
ter Cottes im Elsass, Rixheim, 190g, cf. Anal., Boll.,
t. XXX, p. 199. Pour l'Espagne, Rohault, p. 324-3Go;
pour l'Allemagne, ib., p. ^6o-5ii; les Pays-Pas,
360-896; et Sanderus, Chorograptiia sacra Brahan-
tiae, La Haye, 1727 ; pour l'Angleterre, Rouavlt,
p. 896-460; les pays Scandinaves, p. 5 1 1-538; la Po-
logne et la Russie, p. 538-564 ; l'Orient, p. 5G4.
Toutes ces indications dérivent plus ou moins de
l'ouvrage du P. Gruppembebg, Atlas Marianus, Mu-
nich 1677, Summa, t. XI, col. 9; cf. Kirchenlexicon,
t. VIH, col. 846.)
Etant donnée la place que tient la Sainte Vierge
dans le cœur des fidèles, il n'est pas étonnant que
la littérature mariale soit d'une abondance déconcer-
tante. Nous devons nous borner à quelques indica-
tions. Voici d'abord les théologiens. En général, et
à moins de traités spéciaux, les Sommistes et les
Sententiaires l'éludient à propos de l'Incarnation,
313
MARIOLATIIIE
314
dans le commentaire du 3* livre des Sentences (voir i
un dépouillement des Pères et des théologiens dans
la Sanima aurea, t. V, col. 5o, avec index col. iSSg ;
le tome VI entier avec index, col. i5o3, et t. Vil,
Sedelm.vykr, Schulaslica Mariaiui).
Les sermonnaires ont à mon sens une grande im-
portance pour nous renseigner sur les progrès des
croyances et des dévotions (cf. Boirgain, la Chaire
française au XII° siècle, Paris, 1879; Lbcoy de la
Marche, La Chaire française au XIII' siècle, Paris,
i886;NoYO.N, Notes pour servir au catalogue du fonds
latin de la Bibliothèque nationale . Inventaire des
écrits théologiques du XW siècle non insérés dans la
Patrologie latine de Aligne, dans Revue des Biblio-
thèques, juillet-septembre 1912, p. 277; juillet-sept.
1910, p. 299 ; ocl.-déc. 1913, p. 385, et tirés à part).
J'en dirai autant des mystiques, très symbolistes
dans le haut Moyen-Age, i)lus réalistes, plus tendres
à partir du xiv" siècle (voir, par exemple outre les
« méditations » attribuées l'aussement à saint Bona-
venturk, les belles considérations de Gkrson, Opéra,
t. III, col, ii53, Ii54, Ii58; les célèbres « Conlem-
plationes de Beata Virgine », de H. Jordan, dit
î'« Idiota », Summa aurea, t. IV, col. 85i ; le carme
J. Thomas db Saint-Cyrille a édité toute une série
d'extraits de Pères et de mystiques disposés en lec-
tures quotidiennes, Summa, t. IV, col. 453; voir
aussi Malk, l.'art religieux au XIII' s., p. 178, 2^5,
2^9, 2^4; L'art religieux à la fin duM.-A., p. 222;
Beissel, t. I, p. 5^; p. 278. On trouvera des indica-
tions très étendues et précieuses, mallieureusement
peu critiques dans l'ouvrage assez rare de Mgr Ros-
KOVANY, Beata Virgo Maria in suo Coiiceptu Inima-
culata, Nitriae 1 881 ; on devra consulter les tables de
la Summa aurea ou celles de la Patrologie).
Il y aurait beaucoup à dire sur les recueils de mi-
racles, citons pour le xii* siècle celui de Hugues Far-
siT(P.i.., CLXXIX, 1775; Ilist. Lia., t. XII, p. 294),
celui de Roc Amadour, publié par M. Albe (Paris,
Champion, 1907, cf. Anal. BolL, t. XXVII, p. 2i3), de
Hermann de Laon (/>. L., CLX.XX, 4i ; CLVI, 961 ;
Ilist. I.itt., t. XII, p. 289), celui de Chartres (Cf. Bibl.
Ecole des Chartes, t. XLVII, p. 5o5, et Clerval,
Les Ecoles de Chartres, p. 354), celui de Laon (P. L.,
CLVI, 961); un autre signalé par les Analecta Bol-
landiana, t. XXIX, p. i63; celui de Coutances ; pour
le xiii' siècle, les recueils de Gautier de Coincy
(MusSAFiA, Ueher die vom Gautier de Coincy benilt-
zen Quellen, Vienne i8g4, ou Anal. Boll.jl. XIV,
p. 116), de CiisAiRE de IIeistbrbach (cf. Ilist. Litt.,
t. XVIII, p, 194), de JAC(juns DE VoRAGiNE(voir yi«a/.
BolL, t. VIII, p. 188, t. X, p. 457, 465); pour le xv
siècle, les bizarres sermons d'OswALD Pelbart de
Temesvar, vers 1490 (cf. Hurter, Nomenclator, t. IV,
éd. 1899, p. 832), et d'autres signalés par Malk {Art
à la fin t/« .1/.-.4., p. 209). Ces miracles, dont la repré-
sentation se trouve un peu partout, dans les tableaux
et les Livres d'heures par exemple (Mâle, ib., p. 209)
sont des conversions, comme celle de Théophile, des
apparitions (cf. Rohault de Flkury, t. I, p. 3i6;
Beissel, t. I, p. 90, 106, 228, 470, 498; Summa aurea,
t. m, II 44; t. XI, II 10), des faveurs temporelles
(Beissel, t. I, p. 99; Summa Aurea, t. XII, 918, 988,
1023; t. IV, i456), des punitions de blasphémateurs
{Summa aurea, t. III, 907; VI, 458, XII, 754). Voir
MussAFiA, Studien zu den Miltelalterlichen Marien-
legenden, Wien, 1887-1891; Poncelet, Miraculorum
B. V. Mariae quae saec. vi-xv, latine conscripta sunt
Index, dans Anal. BolL, t. XXI, p. 24i ; V Index VII
de la Summa aurea, t. XIII, loii, ou t. XIII, ii63,
i2o4; l'ouvrage de Cimarolo, Miranda Mariana,
Summa aurea, t. XII, 543; Kirchenlexicon, t. Vlll,
col. 83i).
Mystiques, compilateurs de miracles ont inspiré
le théâtre et ont aussi subi son influence; certaines
scènes de mystères sont d'une grandeur véritable
(Mâle, Art à la fin du M.-A., p. 310; Petit de Julle-
viLLE, Les Mystères, t. I, p. ii5; t. II, p. 226; Jans-
SKN, Ilist. du peuple allemand, t. I, p. 229). Gomme
la littérature, plus qu'elle peut-être, les arts ont fait
grande la place de Marie. On ne peut plus compter,
à partir du x* siècle surtout, les églises qui lui sont
consacrées : Londres en avait 18 au xv* siècle;
en France, 3o cathédrales lui sont dédiées. A ces
églises, tous ont contribué, par leurs aumônes, par
leur travail au moins (cf. Mortet, Hecueil de te.vies
relatifs à l'histoire de l'architecture et à la condi-
tion des architectes, Paris, Picard, 191 1, table, p. 448;
Male, L'art religieux au XIII' s. p. 433 ; Beissel, t. I,
p. 21,29, '32,437 ; BoURABSÉ, Summa, t. XII, 1008). Et
dans ces églises, sur les vitraux, dans les voussures
des portails, sont représentées des scènes de la vie de
la Vierge; sa statue est à l'honneur sur les jiortails,
sur les tours (Beissel, t. I, p. 45o, 459). La peinture
et la miniature ont popularisé l'enseignement de la
théologie inariale, les traditions des apocryphes ou
les contemplations des mystiques (Enumcration
sommaire, pour la Russie et l'Orient, Michel, Ilist.
de l'art, t. I, p. 198-197; Diehl, Etudes byzantines,
1905, p. 391,431 ; pour l'Occident, Buissel, t. I, p. 71,
i32, 157, 175, 327, 43o; Michel, 1. c). Ce qu'il im-
porte de noter, c'est l'évolution de l'art en Occident :
d'abord tout hiératique, symbolique, théologique, le
type de Marie s'humanise à dater de la seconde moi-
tié du xiv" siècle. La Vierge Reine, assise, portant le
sceptre, devient peu à peu, sous l'influence des mys-
tiques, plus femme, plus mère, plus pathétique ; peut-
être même, ce seront ses souffrances qui inspireront
à des sculpteurs ou à des peintres leurs plus saisis-
santes productions (cf., à propos de la Vie de Notre-
Dame d'Albert Diirer, Janssen, Ilist. du peuple
allemand, t. I, p. 181; les deux ouvrages de Malk,
souventeités, et en particulier : L'art à la fin du M. A.,
p. 118, 147; Chaîne, L'évolution de l'art mariai, Etu-
des, t. CVI, 1906, 1). 289, 454, 621; catalogue des
principaux types de Madones connues avant le XIII"
siècle, Rohault de Fleuhy, t. Il, p. Ci3; Clément,
/.a Représentation de la Madone à travers les Ages,
Paris, 1909).
.\insi au Moyen-Age Marie est partout, dans la
liturgie, dans la prière, la prédication, la littéra-
ture, l'art. Cette magnifique iloraison, les ordres reli-
gieux ont contribué plus que personne à la faire éelore.
Tous ou presque tous placent la Sainte Vierge à leur
berceau, tous — coinnie d'ailleurs le clergé séculier
et même les fidèles — veulent être abrités sous son
manteau (cf. Beissel, t. I, p. 209 ; Male, L'art reli-
gieux à la fin du M. A., p. 206). Son image paraît
sur leurs sceaux (cf. Rohault de Fleury', t. 1, p. 347).
Tous s'attribuent sa spéciale protection (Beissbl,
t. I, p. 2i4, 352 ; t. II, p. 407). C'est que les premières
religieuses ont ^■u en Marie leur modèle; c'est que
les Bénédictins lui ont consacré de nombreuses égli-
ses (Beissel, t. I, p. 27, 33), que les Cisterciens, les
Prémontrés, saint Norbert et saint Bernard en tête
(Vacandard, Saint llernard, I. c, p. 95) ont répandu
son culte. Les Franciscains et les Carmes ont été les
grands tenants de l'Immaculée Conception (cf. Holz-
apfel, Bibliotheca franciscana de Immaculala Con-
ccptione B. M. V., Quaracchi, 1904; Eduardis Albn-
(,:oNiENSis, Bibliotheca Mariana, 0. F. M., Romae,
1910; et l'article Carmes dans le iJicl . Théol. cath.,
t. Il, col. 1788); les Dominicains ont propagé le Ro-
saire (cf. supra) ; tous ont travaillé pour ^iarie, y com-
pris les ordres militaires (Beissel, t. I, p. 2G8, 278;
Rohault de Fleury, t. I, p. 354 ; cf. la compilation
315
MARIOLATRIE
316
de Mabracci, FundiHores Mariant, Summa atiiea,
t. XI, 35';, et celle de FiînRBOL Locbius : Mariae
Auiiiistae... ordiiies, th., 999).
V. La dévotion et le culte mariai depuia la
Réforme. — Univei-sellement reconnues au moyen
âge, la légilimilé et les pratiques du culte mariai ont
été depuis le xvi" siècle, à des degrés diflérenls,
l'objet de continuelles attaques. Déjà Erasme et
autres avaient raillé sans modération et sans tact
ce qu'ils estimaient abusif dans la dévotion popu-
laire (cf. Summa auiea, t. XII, 896 et OEinres d'Eras-
me, Bâle, i54o, t. I, p. 663; t. IX, p. gSa; t. V,
p. 2T, 1112; t. IV, p. 372; Trésax, /.es origines
du schisme anglican, p. 21 ; Gasquet, The eie u/ ihe
Heformation, p. 365; Cath. Enc, t. XII, p. 87). Dans
cette critique, ils avaient dépassé le but. Les protes-
tants s'en prirent à la dévotion elle-même, et n'ont
point épargné la personne même de Marie : tout a
été insulté, son intelligence, sa foi, son humilité, sa
prudence ; on a tourné son culte en ridicule, quitte,
au prix d'une contradiction ou par modération natu-
relle, à reconnaître ailleui-s ses gloires, à admettre
même son Assomption corporelle (textes de Luther,
Bkissbl, t. U, p. 102; Summa aurea, I. X; XUI, 901 ;
Grisar, l.utlter,l. Il, p. /|84, 796; dcGALviN, Beisskl,
t. II, p. 109; Summa aurea, t. XIII, 889-908, VInde.r
dit Inimici Mariani).
Leurs attaques souvent lourdes {Summa aurea,
t. VIII, 1087), parfois obscènes, comme celles de Th.
DK Bkzb (;7;., 882), eurent leur aboutissement natu-
rel dans la destructioi\ des sanctuaires ou des usages
les plus vénérés (cf. Wattbrton, J'ietas Mariana,
t. II, p. 98; Janssen, llist. du peuple ail., t. IV,
p. 2o5, 5i5; t. VI, p. 8; Bishop, Ednard tlie F/''' and
the Book of Commun Prayer, London, i89r,p. 20, 33,
56, 123, 24', 264).
Respectueux des dogmes déjà Uxés de la théologie
mariale, les jansénistes se sont montrés en somme
adversaires du culte : personnages graves, hautains,
trop peu fils de l'Eglise pour deviner les battements
de son cœur, plus fanatiques de la lettre de la tra-
dition que pénétrés de son esprit, hantés du désir
d'un retour tout matériel à la vénérable antiquité,
ils n'ont rien compris aux souples progrès de la dé-
votion. Cette mentalité a inspiré, à des degrés très
divers d'ailleurs, Baillet, De la dérution à la Vierge
et du culte qui lui est dû (cf. Hurter, Nomenclator,
1893, t. 111, col. 8go); Launoy, Praescripliunes de
conceptu B. Mariae (Hurter, ib., col. 2i4); Tillk-
MONT lui-même en certaines pages de son œuvre
(t. I, p. 4^5; t. XVI, p. 376); MuRATORi, De ingenio-
ram moderatione in religiunis negotio (Hurter, I,
p. i4i4). de superstitione fitanda (ib., col. i4i5), les
chefs du synode dePistoie (cf. Denzinger-Bannwart,
n. 1569-1571 [1432-1434I); l'auteur àeVAyis salu-
taire de la Bienheureuse Vierge à ses déi'Ots indiscrets
(cf. Terrien, t. IV, p. 478) et ce Schurius Andréas
(pii corrigeait le bréviaire au mieux de ses idées
{Summa aurea, t. IV, col. 807).
C'est pour défendre la théologie de Marie qu'ont
écrit Canisius, De Maria Virgine incomparabili, In-
golstadt, 1577 (véritable traité d'apologétique repro-
duit dans UoURAssÉ, Summa aurea, t. VIII, IX, cf.
Hurter, Nomenclator... 1892, p. 67, 68); Bellarmin,
De controyersiis fidei (Hurter, 1. c, p. 278) ; Théo-
phile Raynaud (cf. Hurter, I. c, p. 4o5); P. Auelly,
La tradition de l'Eglise touchant la dévotion à la
Sainte Mère de Dieu, Paris, i652 ; Bona, Summa au-
rea, t. V, col. 187 ; DE Cerf, l'i., ai3; Spinelli, ib, 9.
Dans son De Festis (Summa aurea, t. III, Sgg),
Benoit XIV, dans son Mariae sanctissimae tita et
gesta(ili., t. !, II), Tromuelli ont essayé d'élucider
quelques points obscurs de la vie de Marie. On ne
peut songer à relever les auteurs qui, du xvi' au
XYiii" siècle, ont contribué à nourrir la piété envers
la sainte Vierge. Mais comment ne pas citer Suarez,
{De Jncarnatione, Opéra, éd. IVici, t. XIX), certains
sermons de saint François de Sales, de Bossuet (cf.
éd. Lebarcq, t. VI, table, p. 22G), de Bourdalouk et
les opuscules classiques de saint Alphonse de
LiGUORi : Les gloires de Marie; du B^ Gbignion du
MoNTi'ORT, du P. Grasset, La yérilable dévotion à
Notre- Dame iVuTis 1689), du 1'. François d'Argentan,
Conférences tliéulogiqucs sur les grandeurs de la Très
sainte Vierge Marie, les Opéra parthenica du P. NlE-
REMOERG, Lyon, 1695. Voir un dépouillement de la
littérature mariale daiis l'ouvrage posthume de
Ch. Flaciiairk, La Dévotion h lu Vierge dans la
littérature catholique au commencement du A'VII' siè-
cle. Paris, Leroux, 1916, 176 p. in-8°.
11 sutlit de parcourir les tables du Nomenclator de
Hurter (t. V, 2, 1918, p. CGXLV) ou l'article du
P. DE LA Broise sur la Sainte Vierge dans la pensée
et le culte catholique au .VIA' siècle (Etudes,
t. LXXXllI, p. 289), ou enlin le Wegtveiser in die
Marianische Litleralur du F. Kolb, pour se faire une
idée de la masse d'écrits produits au xix* siècle. Il
faut bien le dire, la ijualilé est inférieure à la quan-
tité. Certains ouvrages resteront : on relira ceux
d'Auguste Nicolas, /.a Vierge Marie dans le plan
divin, 4 vol., Paris, 1869 ; La yière de Dieu et la Mère
dès Hommes, par le Père Terrien (souvent cité) ;
La Vierge Marie d'après la Théologie, du P. Pbtita-
LOT, Paris, 1866, 2 vol.; Lodiel, Marie notre mère,
Paris, 1906 ; certains articles ou mémoires du
P. Bainvel; la Vie de la Sainte Vierge, du P. de la
Broise (coll. Les Saints). Récemment, ont paru quel-
ques travaux comme ceux de MM. Neuburt, Amann,
du P. Uelattue, quelques mémoires destinés à faire
sérieusement progresser Ihistoire du culte deMarie;
mais, eu g-énéral, la littérature mariale est doulou-
reusement au-dessous de son objet : outre qu'elle n'a
guère avancé notre connaissance de la vie de la
Sainte Vierge, la mièvrerie et le rêve y remplacent
trop l'histoire et la doctrine (cf. Terrien, la Mère de
Dieu, t. I, p. xviii). C'est la rauc;on regrettable d'une
heureuse réaction contre une certaine éclipse de la
dévotion due aux tendances jansénistes ou protes-
tantes : il fut un temps oiï Fénelon n'osait pas faire
réciter l'Ave au début de ses missions en Poitou
(Revue du clergé français, i" mai 191 1, p. 299) et
Mgr Baunard nous raconte sur son enfance des faits
analogues (Un siècle de l'Eglise de France, p. 228).
La grande poussée moderne de dévotion à Marie
a été sanctionnée ofliciellement par des concessions
de fêtes. Quelques-unes déjà existantes ont été éten-
dues à l'Eglise universella : telles la fête du Saint
Rosaire eu i583 (Hollweck, Fasti, p, i83, Nilles,
Kalendarium, t. II, p. 267), celle de la Présentation
(HoLLwiîCk-, /. c, p. 267), celle de N.-D. de la Merci
en i683 (ib., p. 221)1 celle du Très saint Nom de
Marie (li., p. 2i4). La fête de l'Immaculée Concep-
tion est maintenant une des plus grandes ; tout
récemment la Gommémoraison de l'apparition de
Lourdes est devenue obligatoire dans l'univers
entier. Nombre de solennités locales telles que la
translation de la Santa Casa (Hollweck, p. 286),
la fête de la Médaille miraculeuse (ib., p. 10), de
N.-D. du Perpétuel Secours (ib. p. 365), de N.-D.
délia Strada (ib., p. 353), rappellent des miracles ou
des souvenirs de l'histoire diocésaine, monastique
et nationale. Jusqu'à ces derniers temps, il y avait
une tendance marquée à demander à Rome des
concessions de fêtes locales. La récente législation
du Bréviaire y a mis un certain tempérament, elle
a aussi rendu dillicile l'extension de diocèse à
317
MARIOLAÏRIE
318
diocèse des fêles concédées. A noter en passant que
certaines loçons du Bréviaire de ces fêles, leçons
fort belles d'ailleurs, ne sont pas des auteurs aux-
quels on les attribue (cf. MoniN, Etudes, textes...
p. 487-/,9',).
Assez nouveau, puisqu'il date du xvn« siècle, est
l'usage de couronner des statues célèl>res de Marie.
Clkmknt VIII inaugura cette coutume en faveur de
la statue de Sainte-Marie-Majeure (cf. Cath. Enc,
t. VII, p. 670).
En dehors de ces manifestations plus strictement
liturgiques, la dévotion à la Sainte Vierge continue
à s'exprimer par des pratiques depuis longtemps
existantes mais désormais fixées; c'est ainsi que la
dévotion au saint scapulaire du Garniel n'a fait que
progresser, (cf. Beiiikgeu, Les indulgences, t. II,
p. 195, /149)- Pîir 'les modilications importantes,
Pie X en a facilité l'usage (Acta Apostol. Sedis, igi i,
t. m, p. 22, 24)- D'autres formes de scapulaires se
sont introduites, par exemple, celui de Notre-Dame
des Sept Douleurs (Beringek, t. Il, p. 233), de l'Im-
maculée Conception (Beringer, t. 1, p. 40^). Cf. Cath.
Encycl.fi. XIII, p. 5i2, une énumération.
La dévotion au Rosaire, déjà encouragée par saint
PiB V, Clément VII, Innocent XI et Pie 1X(Bbhinger,
/. c. t. II, p. i83), l'a été surtout par Léon XIII.
Depuis i883, le grand Pape, en présence des maux de
l'Eglise, lui a consacré plusieurs encycliques (cf. Be-
HiNGER, t. 1, p. 294). Au xvi' siècle s'est élablile cha-
l)elet de sainte Brigitte (cf. Montli, t. C. p. 18g;
Beringer, t, I, p. 36o), le rosaire perpétuel (.Siiinma
aureu, t.V, 383; Beissel, t. Il, p. 34 ; Beringer, t. Il,
p. 189); au xvii' siècle, le « Rosaire des Douleurs »
ISumma aurea, t. V, 34i ; Beissel, t. II, p. 40. 1^
Il Rosaii-e annuel >i (Bourassé, Summa, t. V, 383).
Au xix= siècle. Maris Jaricot a institué le « Ro-
saire vivant » (cf. Cath. Enc, t. VIII, p. 323, t. XIII,
p. 189; Summa aurea, t. V, col. 391 ; Beringer, /. c,
t. II, p. 191).
Du XVII' siècle date, sous l'impulsion du bienheu-
reux J. Eudes, la dévotion au Saint Cœur de Marie,
parallèle à la dévotion au Sacré-Cœur (cf. J, Eudes,
Le Cœur admirable delà Très Sacrée Mère de Dieu,
Paris 1834, 2 vol.). Elle est répandue tout naturelle-
ment par la famille religieuse du bienheureux et
donnait récemment sujet à de très fines et pieuses
analyses (cf. Etudes, 1912, t. CXXXI, p. 289,462).
Saisissable çà et là dès la lin du moyen âge, l'usage
d'offrir à la Sainte Vierge les premières fleurs du
printemps ne se fixe dans la pratique courante
^u'au cours ilu xvm* siècle, mais depuis, sa généra-
lisation a été des plus rapides ; de là sont sortis les
exercices divers du i< mois de Marie ».
Les litanies, que nous avons déjà vues en usage
au moyen âge, se fondent dans le formulaire seul
approuvé, ai)pelé a Litanies de Lorette ». Le bienheu-
reux Canisius les introduisit vers 1 558 en Allemagne
(cf. RoiiAULT DE t'LEnnv, t. I, p. 33o ; Santi, /. c. ;
Paulus, Die Einfiihrung der laureianischen Litanei
in Deutschland.. , dans Zeitschrifi fur kathiilische
rhéologie, l. XXVI, p. 574; Anal. BolL, t. XXU,
p. 220). L'invocation Au.rilium Christianorum est an-
térieure à la bataille de Lépante (cf. Paulus, /. c).
LÉON XIII y a ajouté l'invocation Hegina sacratissinii
/?osa/ii' (24 sept. i883; Beringer, t. I, p. 186), et
Pie X celle de Mater Boni Consilii ; durant la guerre,
BenoIt XV a permis l'addition Regina Pacis.
Enfin on peut voir dans Beringer la quantité de
prières indulgenciées adressées à la Sainte Mère de
Dieu (cf. t. Il, table, p. 48o).
Les diverses formes d'ASSooiATioNs en l'honneiu' de
la Sainte Vierge se' sont multipliées. Citons les di-
verses confréries du Rosaire (Constitution de
LÉON XIII, 2 oct. 1898), du Scapulaire {Cath. Enc,
t. XIII, p. 5i2; Summa aurea, t. V, p. 519), l'archi-
confrérie de Notre-Dame des Victoires, dont le siège
est à Paris dans la pieuse église de M. Desgenelles
et qui prie pour la conversion des pécheurs (cf.
Beringer. t. II, p. 229), l'archiconfrérie de Notre-
Dame de Compassion établie elle aussi à Paris, à
Saint-Sulpice, pour obtenir le retour de l'Angleterre
à l'unité romaine.
L'association d'écoliers formée pur le jeune jésuite
Léo, sous le nom de congrégation, n'a fait que croî-
tre depuis le xvi* siècle. Des indulgences lui ont été
accordées par Grégoire XIH (Bulle Omnipotentis Vei,
5 déc. i584) et Benoit XIV (Bulle d'or, Gloriosae Do-
minae, 27 sept. 1748; cf. Beringer, t. II, p. 212). Son
influence pour le bien a été immense en Allemagne
(cf. Janssen, Hist. du peuple allemand, l. \, it. 210),
en France, en Espagne (cf. Del^laue, Jlist, des Con-
grégations de la Sainte Vierge, Bruges, i884; Ter-
rien, l. c, t. IV, p. 121); en Angleterre, celle du
collège de Stonyliurst n'a pas été interrompue depuis
1609 (cf. Month., t. CXIX, p. 3o6). La Congrégation
reste — pourvu qu'on sache en user — un précieux
instrument d'apostolat pour le bien.
Elle a d'ailleurs, dès le xvii' siècle, débordé l'en-
ceinte des collèges. On connaît les congrégations
dites « des Messieurs, des Artisans, des Servantes »
sans oublier les petites réunions secrèies appelées
« Aa 1. (cf. Etudes, 20 mai 1914. p- 528) et la congré-
gation militaire établie à Notre-Dame des Victoires
au début du xix' siècle (cf. Baunard, Un siècle de
l'Eglise de France, p. 228). Un moment même, on le
sait, la terrible société fit trembler la France voltal-
rienne et libérale. (Cf. Geofi'hov de Grandmaison,
La Congrégation, Paris, 1888; sur toute cette ques-
tion des associations, voir l'énumération donnée par
la Cath. Encycl., t. XIII, p. i23.)
La période qui nous occupe s'est — comme les pré-
cédentes — portée vers les sanctuaires de la Mère de
Dieu : quelques pèlerinages assez célèbres avant le
xvi» siècle ou bien ont disparu sous les coups des
prolestants ou des révolutionnaires, ou bien n'ont
!;ardé qu'une renommée restreinte et locale (par
exemple : Notre-Dame La Grande à Poitiers, N.-D.
du Pilier, ou N.-D. sous terre à Chartres (voir : Actes
du congrès mariai de Lyon, Lyon, 1900, 2 vol.); mais
d'autres plus récents se sont constitués. Citons celui
lie la chapelle de la rue du Bac (apparitions suc-
cessives à Catherine Labouré et institution de la
Médaille miraculeuse, i83o-i836, cf. Aladel, La
.hédaille miraculeuse), celui de La Salette (appari-
tions de 1846), de Pontmain (apparition de 1871),
de N.-D. des Victoires. Lourdes les domine tous.
(Bibliographie dans la revue Notre-Dame, l" année,
191 1, p. 3 de la couverture. Sur tout cela, voir
RouviER, Les Grands Sanctuaires de la T. S. Vierge
en France, Tours, 1899; Goodard, La Sainte Vierge
au Liban, Paris, Bonne Presse, 1908; Anal. Boit.,
t. XXV, p. i37 ; t. XXIX, p. 457; Rev'ue de l'Orient
chrétien, t. XV, p. i25; Revue Notre-Dame, pu-
bliée par La Bonne Presse : Cath. Enc, t. XVI, table,
p. 575, 593, 705 ; ainsi que les travaux cités plus haut,
col. 3 12).
Dans ces grands pèlerinages, on s'est empressé
d'élever des basiliques dont quelques-unes, Fourviè-
res par exemple, sont des merveilles d'art et de dé-
coration. Il y aurait ici à déterminer la place qu'a
tenue Marie dans la peinture et la sculpture moderne.
Pour bien des raisons je me borne à renvoyer aux
divers ouvrages d'art, à faire remarquer d'abord le
naturalisme de quelques écoles (cf. Janssen, l'Alle-
magne et la réforme, t. VI, p. 11), puis le symbo-
lisme souvent abstrus de certaines gravures du
319
MARIOLATRIE
320
XVII' et du xvin' siècle, ainsi que la médiocrité
artistique et théologique de toute une imagerie
contemporaine, médiocrité combattue heureusement
(cf.BEissEL, t. II, p. 1 17-217; 2iii-275: 391 ;Lecoy ue
laMarciib, La peinture religieuse, Paris 1892).
Ainsi les formes de la dévotion mariale, déjà men-
tionnées au Moyen-Age se sont enrichies et dévelop-
pées; leur nombre s'est accru. Il importe ici. comme
nous l'avons fait ailleurs, de rappeler le rôle des or-
dres réguliers. Les anciennes familles religieuses
ont travaillé les Ulons de théologie ou de dévotion
déjà exploités par leurs ancêtres; à côté d'elles, la
Compagnie de Jésus s'est faite une place : par ses
docteurs elle a défendu l'Immaculée Conception; par
ses régents, ses prédicateurs elle a entretenu, déve-
loppé dans les Congrégations de la Sainte Vierge la
piété la plus solide, la pureté parfois la plus aus-
tère. Ses saints, les jeunes notamment, ont été de
grands dévots à Marie (cf. Urive, Marie et la Com-
pagnie de Jésus, Tournay, 1904 ; Sommkbvogel, Bi-
hliulheca Mariana Socieialis Jesu. Paris, i885;
Martindalk, Chrisl's Cadets. \o\t aussi deScoraille,
Suarez, t. Il, p 209).
Signalons qu'un nombre considérable d'ordres re-
ligieux ont été fondés sous le vocable de la Sainte
Vierge parmi eux : les Oblats de Marie Immaculée
{Cath. Enc, t. XI, p. i84; Ortolan, Les Oblats de
Marie Immaculée, Paris, 191 4), les Augustins de
l'Assomption (Cath. Eue., t. 11, p. io4), la Visitation,
l'Ordre de Notre-Dame des Sept Douleurs, les nom-
breuses congrégations de la Présentation (Cath.
Enc, t. XII, p. 397 et suiv.), et l'œuvre admirable
du P. Perret, les 0 Petites sœurs de l'Assomption »,
servantes despauvres (fd^/i.^'Hc., t. II, p. 5; voir une
liste dans le Kirchenlexicon, t. VIU, col. 727).
La première pirtie de notre étude est terminée :
nous avons constaté, deviné les premiers linéaments
du culte et de la dévotion sur les parois des cata-
combes ou sous le maquillage des apocryphes, puis
les traits se sont accentués, la faible esquisse est
devenue un grand tableau. Tel est le fait : il reste à
l'expliquer et à le légitimer.
II. — Conclusions apologétiques
I. Le culte de Marie n'est pas sorti du Paga-
nisme. — Quand, nous dit-on, les païens entraient
en masse dans l'Eglise, ils y apportèrent leur men-
talité païenne. C'était le prix, la rançon de leur sou-
mission au Christ. Mais cette mentalité païenne
restait attachée aux divinités féminines, imprégnée
jusqu'au fond par ces cultes troublants, chargés de
mysticisme, prête par conséquent à dériver de leur
côté par toute pente qui s'ofïrirait. Or, cette pente,
ils la trouvèrent en regardant Marie. Mal servies par
l'austère monothéisme de l'Eglise ollicielle, ces
aspirations se satislirent en exagérant sans cesse
l'honneur, le culte, la prière à la femme mère de
Jésus. Marie devint le succédané des déesses mères
et, sans qu'on osât se l'avouer, une déesse elle-même.
On en vint à l'honorer plus que la mystérieuse,
philosophique, incompréhensible Trinité.
On lira cela — avec des nuances selon les auteurs
— dans le Dictionarr oftlie fliiZ»; de Hastings (t. III,
col. 289), dans le Dictionary of Christian BiograpUy
de Smitu (t. H, p. 207), dans la Cyclopedia de New-
York (t. V, p. 571), dans la Realencyktopiidie fiir
proteslantische Théologie und Kirche (t. XII, p. 3i5),
dans V Encyclopédie des Sciences religieuses de Lich-
tenbergbr (t. I, p. 83), dans le prétentieux livre
d'Albert Marionan, La foi chrétienne au IV<' siècle.
dans la plaquette plus lourde de perfidie que de
science de S. Rbinach (Orj>heus, p. 4 18), dans une
foule de brochures de bas étage, et enûn, je le
crains, dans l'enseignement de certaines écoles.
Quelles furent les déesses dont le culte subsista
sous celui de Marie? On vous cite Astarté (Roscn en
voit la preuve dans la couleur noirâtre de certaines
statues. Astarlé-Maria, dans Theologische Studien
und kritiken, Gotha, 1888, p. 265), Artémis (la joie
des fidèles après leconcile d'Ephèse le montre assez),
la déesse Istar, la Tanit Egyptienne, Isis portant
Horus dans ses bras. A un degré moindre, et com-
patible avec le dogme, certains catholiques n'ont pas
su échappera la fascination un instant à la mode. Et
pourtant on coainience à s'en lasser; le fantôme s'éva-
nouit à être regardé bien en face : pour quelques
ressemblances portant ou bien sur ces gestes qui
sont de tout temps parce que fondés sur l'humaine
nature partout identique dans ses grandes lignes,
ou bien sur des points de détails, que de dilTérences
irréductibles ! et pour faire jaillir ces ressemblances
mêmes, qu'il est parfois besoin de complications,
d'hypothèses, de subtilités! (Cf. Bbrgeh, dans Mélu-
sine, t. VI, 1892, p. 126; Dbleuaye, Les légendes ha-
giographiques, p. 238; Analecta lloll. t. XXIV, p. 487,
488; Cliristus, p. 35, 36; Bbissel, t. I, p. 346.) Ensuite
on ne fait pas assez clairement la distinction que
voici : il se peut que, dans certains cas, le culte de
Marie ait succédé à un culte local féminin (nous
l'avons constaté à Soissons pour celui d'isis ; cf. sup.,
col. 3o6 et aussi Rohault de Fi.euhy, t. I, p. 12);
mais d'une succession dans le temi>s et le lieu, on a
tort, nous le verrons, de conclure à une succession
d'origine. Il y a substitution, remplacement, élimi-
nation, non évolution. C'est ainsi que s'expliquerait
fort bien la coïncidence entre la fête du Transitas
Mariae et les anciennes fêtes champêtres du mois
d'août (cf. Anal. BolL, t. XXXI, p. io5, 106).
Enfin ces théories laissent incompréhensibles les
faits suivants. Si le culte, si la dévotion envers la
Sainte Vierge sont des produits païens, pourquoi
celte dévotion et ce culte sont-ils si faibles, au mo-
ment précis où l'élément païen entrait en masses ser-
rées dans l'Eglise, au m', au iv' siècle? A ce snomenl
là même, la paganisation de l'Eglise eût dû se faire
d'assaut : les pratiques mariâtes, le rituel devraient
être chargés à l'excès. Or il n'en est rien. Marie,
honorée sans doute, est encore et surtout vue par la
spéculation et la théologie. Pourquoi, au contraire,
la dévotion et le culte de Marie sont-ils le privilège
exclusif, détesté ou béni, mais incontestable, des gé-
nérations pures de toute tare païenne, des époques
jalousement chrétiennes et catholiques? Autre fait".
Si le culte de Marie avait des origines païennes, il eût
fatalement évolué vers les pratiques mystérieuses,
ésotériques et finalement obscènes, et cela, non par
les tendances morbides ou sensuelles de tel ou tel
adepte, mais par sa nature même. Il porterait, à
quelque degré, l'indélébile et infâme stigmate de tout
paganisme. Je crois la chose évidente par la compa-
raison a"» ec les cultes féminins du paganisme (cf.
DuFOURCQ, 1. c, p. xviii, et surtout abbé db Bbogue,
Problèmes et conclusions de l'Histoire des Helig'ons,
p 260, 292; sur le culte d' Astarté, Dufourccj, 1. c.
p. 78; de Cybèle, ib., p. i3o; d'Istar, Chrislus,
p. 607; d'Arlémis d'Ephèse et d'Aphrodite, voir Da-
remberg et Saglio, Dict. des Antiquités, t. I, p. 807,
4 '1 1 , t. Il, p. 1 3o, 1 4 1 . 1 49)- Or s'il est un fait attesté,
c'est que la théologie mariale n'a cessé de dégager
la Vierge de toute attache charnelle, de tout contact
avec les sens, avec la concupiscence, c'est que la dé-
votion à la Sainte Vierge est synonyme de chasteté
ou préservée ou austèrement gardée ou retrouvée
et chez les plus faibles ardemment désirée et deman-
dée. Etre dévot à Marie, c'est être, vouloir être pur
321
MARIOLATRIE
322
de corps, de paroles, de pensées, pour Marie et par
Marie.
Nous voici loin d'Astarté (cf. Cyclopedia de New-
York, t. V, p. 75 1, quelques lignes où l'auteur saisit
la contradiction entre sa théorie et les faits; D. Ca-
BROL, àansXa. Rey. prai. d'ApoL, i5 nov. 1906; Pi-
nard. Les infiltrations païennes dans le culte juif et
chrétien, Bruxelles, 1909; Bbissel, t. 1, p. 52, 69, i53,
168; .Vontli, t. CXII, p. Saô; et aussi une note im-
portante du P. Jacquin dans la BeiHie des Sciences
philos, et Ihéol., t. I, p. 090-594).
II. Le culte de Marie n'est pas le résultat d'une
aveugle poussée mystique. — L'Ecriture, dira-t-on,
ignore Marie, ou plutôt, mieux eût été pour la Vierge
que l'Ecriture l'ignorât. Elle en parle, mais en quelle
situation elle la met ! Fidèles à l'Ecriture, les pre-
miers Pères ne voient en Marie qu'une femme que
toute autre eût pu remplacer, une femme sujette aux
lois de son sexe, inintelligente de son Fils, répri-
mandée plus d'une fois pai- lui. Ni les premiers Pères,
ni les premiers fidèles ne songent beaucoup à l'ho-
norer, moins encore à l'invoquer. Voilà, prétend-on,
ce que disent les textes.
Mais celte iMarie de l'histoire fera pauvre (igure de
Mère de Dieu, et donc ne peut sullire au peuple chré-
tien, aux moines, aux mystiques, aux dévotes qui
supposent et se persuadent qu'une Mère de Dieu n'est
pas, ne saurait être une femme ordinaire.
Qu'est-il arrivé? Moines, dévotes, mystiques ont
sans cesse grandi la Vierge. Emportés par ce flot,
les docteurs, les chefs, après de vains efforts pour
reprendre pied, ont dû s'aljandonner et céder au cou-
rant : ils ont retraité, cherché des formules à tout
faire; puis ils ont fini par se prendre à la piperie de
leurs formules, ils sont devenus peuple, tant et si
bien qu'après quelques siècles, les traces du combat
se sont faites rares, la prescription a été passée, et
la Vierge idéalisée des bonnes femmes et des théolo-
giens leurs complices, la Madone toute-puissante qui
écoule et exauce ses dévots, avait remplacé le per-
sonnage insignifiant de l'Evangile.
Partie des Réformateurs du xvi' siècle, adoptée en
partie par les Jansénistes, cette opinion est devenue
un lieu commun chez les protestants (cf. Lucius, Les
origines du culte des saints, trad, Jeanmaire, surtout
livre IV, p. 669), Tout récemment, Guillaume Hbrzog
la reprenait avec fracas (_La Sainte Vierge et l'his-
toire, Paris 1908).
Moins grossière que la précédente, contenant quel-
ques parts infimes de vérité, cette théorie pèche en
deux points essentiels : tout d'abord, elle exagère
jusqu'à la caricature la distance qui sépare la Vierge
de l'Histoire et la Vierge de la théologie, la Vierge
des savants et celle des simples. Qu'on se reporte à
l'article Marie, qu'on se rappelle ce que nous avons
décrit des étapes du culte, et l'on verra si l'écart est
grand entre notre foi, notre dévotion et la foi et la
dévotion de nos ancêtres chrétiens des premiers
siècles, et si Newman avait tort quand il écrivait :
... « The line cannot belogically drawn between Ihe
teaching of the Fathers concerning the Blessed
Virgin and our own. This view of thè matter seems
to me true and important, Ido not think the line can
be satisfactorily drawn... » Difficulties, p. 78.
En second lieu, la théorie méconnaît absolument
les rapports entre le peuple et la hiérarchie, entre
VEcclesia discens et VEcclesia docens. Tout ceci
apparaîtra mieux au paragraphe suivant.
III. Le culte de Marie est l'épanouissement de
la croyance chrétienne. — A étudier l'Iiisloire de
ce développement cultuel, à considérer les progrès
de celte dévotion, on peut voir que cuUe et dévotion
sont la reconnaissance pratique d'un fait concret,
Tome III.
historique, et, quoi qu'on en ait dit, scripluraire ;
c'est que Marie est la Mère, la vraie mère, et donc
non seulement par le corps, mais aussi par le cœur,
du Christ, Fils de Dieu, Sauveur du monde, et donc
qu'elle n'est pas une femme ordinaire. Chez elle,
cette qualité complexe de Mère de Dieu, suppose
préparation spéciale, accommodation à sa fonction,
postule des privilèges de choix, des droits singuliers.
Ces privilèges, ces droits, ces qualités, on les pres-
sent à fleur de texte dans l'Ecriture, et une fois
admis ils donnent aux textes de l'Evangile leur sens
plénier. Telle est la vraie source de la dévotion à
Marie, la vraie et solide base de la théologie luariale,
qu'on n'a pas consti-uile après coup (cf. Cath. Enc.,
t. XV, p. 4Ô9, 460), mais qui est un fait tout à la fois
d'expérience et d'instinct, d'amour et de raison.
L'histoire de celte dogmatique, c'est l'histoire
même du sens de l'Eglise, l'exercice de sa « divina-
tion », de son « instinct » ; de ses coups de sonde,
de ses recherches, de ses hypothèses, parfois, si l'on
veut, de ses audaces ; mais c'est aussi l'histoire du
contrôle, de la surveillance de l'Eglise enseignante,
qui saule a mission de Dieu pour dire le dernier mol,
pour apaiser l'agitation, vérifier les hypothèses,
modérer les audaces, et, s'il y a lieu, pour reconnaî-
tre, sans pouvoir s'y méprendre, dans le « sens » des
fidèles, dans la voix du peuple, la voix divine de
l'Kpoux.
Accordons qu'en tout cela le rôle des fidèles est
grand, et même convenons qu'il doit l'être. Mais ce
rôle est dirigé par le magistère. A lui, à lui seul il
appartient de prononcer ; au peuple de s'incliner, au
peuple de suivre.
Mais au peuple de se réjouir aussi, et voici le culte.
Pourquoi en effet voudrait-on l'empêcher de faire
fêle à sa manière à ces dogmes acquis, de leur souhai-
ter de tout cœur la bienvenue? De quel droit lui
interdire de célébrer, avec des formules nouvelles,
des vérités désormais plus clairement possédées ?
Pourquoi l'arrêter quand il donne à Marie un témoi-
gnage de sa joie? Allons plus loin: l'Eglise reste
logique, lorsque d'abord elle tolère à bon escient, et
à mesure qu'une idée théologique progresse, lors-
qu'elle encourage la célébration d'un privilège sur
lequel le dernier mot n'est pas dit. Dans ce cas (ce
fut celui de l'Immaculée Conception, c'est aujourd'hui
celui de l'Assomption), la dévotion, le culte sont
d'une certaine manière en avance sur la croyance,
c'est vrai; mais ne voit-on pas qu'il y a là excitation
à plus de recherches, occasion de poser des problè-
mes, d'examiner, de contrôler des traditions; de pla-
cer cette opinion désormais plus explicite dans le
jour des dogmes déjà définis ou des croyances qui en
découlent, de l'en éclairer, de l'en nuancer ? Ne
voit-on pas que, les contrastes s'aecusant, les objec-
tions se présentant, il faudra travailler à réduire ces
contrastes, à résoudre ces objections ? N'est-ce pas
là enfin le magnifique spectacle de l'amour mar-
chant vers la lumière et guidant lui-même la re-
cherche?
Pourvu enfin — et dans un ordre moins relevé,
moins délicat aussi — que les faits paraissent assez
prouvés, pourvu que des documents de valeur
humaine sérieuse semblent les appuyer, l'Eglise —
sans engager une infaillibilité qu'elle n'a reçue que
pour conserver et développer le dépôt fermé à la
mort des Apôtres — l'Eglise tolère, encourage même
la commémoraison liturgique ou la publication de
miracles, apparitions, etc. ; parce que ces miracles,
ces apparitions vont, en fin de compte, à honorer la
grandeur, la sainteté, la bonté de la Vierge, et par
là rejoignent le dogme ; par delà la contingence des
faits allégués, ils remontent jusqu'à la personne de
11
323
MARIOLATRIE
324
Marie, en qui le Tout-Puissant a opéré de grandes
clioses.
Ainsi inséparables en fait, dans une certaine me-
sure, — tliéorie et pratique, lumière et amour, dogme
et culte mariai sortent en ligne légitime de l'Ecriture
et de la Tradition (cf. Nuubert.I.c., p. -255; Monsabrk,
Le Paradis de l'Incarnation : conférences de 1877,
Cffc'Hi'res, t. VI, p. 289 ; Bainvel, Le dogme et la pen-
sée catholique au -Yl-i' siècle, Etudes, 5 janv. 1900,
p. 3i ; Mgr Pie, OEut'res, t. Vil, p. 1 13 et suiv. ; Bel-
LAMY, La Théologie catholique au XIX' siècle, igoi^,
p. 267 ; DE BnoGLiE, Conférences sur la vie surnatu-
relle, Carême, 1880, x» conf. ; Largent, La Mère des
Hommes, p. 55; Terrien, Le, t. IV, p. 167, 188).
IV. Les abus du culte de Marie. — i" Question
préalable : Tous ces abus sont-ils prouvés ? Exami-
nons quelques griefs de <c Mariolâtrie ».
A. Les catholiques adorent Marie. — Passe aux
premiers réformateurs cités par Peta.v (De Incarna-
tione, XllI, viii), et Bourassk (Summa, t. V, 16G) ou
Canisius (.SHm/Hfl, VIII, 1071), d'avoir, à la suite de
Nestorius (Loofs, Nestoriana, p. 887, 353), lancé
pareille énorraité, qui d'ailleurs s'appuie sur un con-
tresens (cf. Terrien, t. IV, p. 171). Mais on est dou-
loureusement surpris de trouver cette fable chez
PusBY, chez Hoi>GE {Systematic Theology, vol. 111,
p. 284), chez Lea (Auricutar confession, t, I, p. 106,
107), chezGLADSTONE, HALLAM(cf. UoHAULT DE FlEUR Y,
t. I, p. xiii et XIV, note). On regrette de voir inter-
préter en ce sens grossier une lettre du Pape Mar-
tin I (P. L., t. LXXXVIl, 200); on déplore l'attitude
et les puérils calculs de Littledale (Plaiii reasons...
p. 5i ; voj'ez les durs articles du P. Clarke, Month,
t. XLI. 1881, p. 219, 1882), non moins queles divaga-
tions auxquelles il se laisse aller (ib. p. 78). Heureu-
sement que y Encyclopédie des sciences religieuses
met la note gaie dans tout ce fatras, lorsque
M. MoNOD y écrit que « Marie est l'objet d'une dévo-
tion spécialeappeléeradorationperpéluelle»(éd. 1877,
t. 1, p. 82).
Le plus élémentaire de nos catéchismes suffira à
répondre. J'y renvoie nos docteurs. C'est ce que ré-
pondait Butler au xviip siècle (cf. Migne, Démons-
trations cvangéliques, t. XII, col. 20). Je sais qu'on
fait grand état de la démarche de saint Epipuane
contre les Colhridiennes. On connaît l'incident :
des femmes arabes rendaient à Marie un culte exces-
sif, et lui présentaient, comme à une déesse, l'olfiande
de gâteaux. Saint Epipuane les en blâma. Donc,
concluent la Kealencyklopiidie {l. XII, p. 3i3), le
nictionnry of the Bible de Hastings (t. 111, p. 289), le
saint a condamné par avance les pratiques du culte
de Marie, et — bien en vain d'ailleurs — ■ a essayé
d'arrêter l'idolâtrie.
Mais qu'a donc dit saint Epiphane que l'Eglise
n'ait répété? Il a parlé tout simplement comme un
bon catholique, et voir dans ses paroles la condam-
nation de la dévotion à la Sainte Vierge, c'est sup-
poser ce qui est en question, à savoir que les catho-
liques actuelSj comme les Colhridiennes rie jadis,
aient tentation d'adorer Marie (cf. P . G., XLII, 786,
7/(0; Tillejiont, Mémoires, éd. Paris 170:2, t. XU
p. 83, 8^).
B. Les catholiques soutiennent que la prière à
Marie est nécessaire au salut. — Dès lors, le Christ,
l'unique et divin Médiateur proclamé par la Bible,
ne sufllt plus aux catholiques. Et pêle-mêle on cite
saint Laurent Justinikn, Vega, Skgneri, saint Li-
GUORi (qui a pourtant fondé l'ordre du Très Saint
Rédempteur), et l'on confond ce qu'il importait de
distinguer : l'intercession de Marie pour nous; —
l'invocation et la prière que nous pouvons adresser
à Marie.
C'est une doctrine qui prend corps dans l'Eglise et
qui est fondée en tradition, que les grâces méritées
par le Christ médiateur et seul rédempteur, nous sont
distribuées par l'intermédiaire de la Sainte Vierge
(Voir art. Marie, 111, 6°), et voilà en quel sens
« toute grâce nous vient par Marie », et en quel sens
aussi la Sainte Mère de Dieu joue auprès de son Fils
son rôle d'intercesseur nécessaire en fait et par la
volonté de ce Fils qui, après avoir associé sa Mère à
sa vie et à sa Passion, l'associe encore comme tréso-
riêre à sa glorieuse générosité.
Mais la Sainte Vierge peut fort bien être l'inter-
médiaire de la grâce, prier pour nous, sans que pour
autant il faille logiquement conclure que nous som-
mes tenus de la prier sous peine de damnation.
L'intercession de Marie auprès de Dieu est une
chose, l'invocation du lidèle à la Vierge en est une
autre.
Cette distinction nous permet de réfuter l'accusa-
tion : jamais dans l'Eglise on n'a enseigné que l'in-
vocation à Marie fut nécessaire au salut. Mais d'autre
part, on doit reconnaître que la dévotion, la prière à
la Vierge, toujours associée à l'œuvre rédemptrice
d'une façon secondaire mais réelle, est un sérieux
motif d'espérance, et donc que cette invocation, cette
dévotion est utile, qu'elle l'est même plus que la
prière aux Saints. C'est la doctrine même du Concile
de Trente, Denzingkr n" 984,986 (860,862) rappelée
par Pie VI dans la bulle Auctorem Fidei (ib.,
n" i53i (1894); Terrien, t. IV, p. 280, 288, 297.)
C. La Vierge retire ses dévots de l'enfer. — Encore
une accusation bien vague : veut-on dire que Dieu
peut — en vue de Marie et â sa prière — accorder à
un pécheur la grâce in extremis d'un repentir sau-
veur, et par là arracher cette âme à l'enfer déjà
prêt à l'engloutir? Alors, oui, dans ce sens, l'on peut
soutenir que Marie a arraché au démon sa victime,
et ainsi comprise, la doctrine est admise de tous :
elle est même parfois l'unique planche où se réfugie
la suprême espérance pour le salut d'âmes très
chères. Mais Ilerzog et ses pareils ont tout autre
chose en tète quand ils disent : « Chaque année... le
jour de l'Assomption, elle (la Sainte Vierge) déli-
vrait de l'enfer un certain nombre d'âmes » (/. c,
p. 81): on entend bien qu'à ces âmes a été accordée
une véritable amnistie, un véritable pardon, la déli-
vrance de supplices auxquels elles avaient été préa-
lablement condamnées et qu'elles avaient déjà com-
mencé de subir. Mais nulle école catholique n'a
soutenu impunément pareille énormité; nul n'a pré-
tendu que la prière de Marie put soulager ces mau-
dits; elle ne s'étend pas jusqu'à eux (Summa aurea,
t. IV, p. 126, 149). Je sais pourtant que des histoires
ont couru dont on a pu tirer cette conclusion.
Mais d'abord c'est souvent Jésus lui-même et non
Marie qui aurait gracié ces âmes; on attribue lès
mêmes miracles à sainte Agnès, à sainte Thècle, à
saint Grégoire; d'absurdes légendes ont circulé en
Irlande; à ces contes, on peut trouver quelque pa-
renté avec certains passages d'Origcne, de Prudence,
etc. (Cf. BoUHASsÉ, Summa aurea, t. IV, p. 78, 86;
GoUQAUD : Les I.oricae celtiques, dans le Bulletin
d'ancienne littérature et d'archéologie chrétienne,
avril 1912, p. io4, et dans le sens qu'on peut en
attendre; Lba, Auricular confession, t. 111, p. 829).
Des théologiens ont cru devoir s'en occuper. Tout
d'abord ils ont discuté leur valeur et pesé les témoi-
gnages qui prétendaient les autoriser. Ils ont cons-
taté ou bien que ces témoignages étaient dénués de
sérieux, qu'ils n'étaient pas authentiques, ou bien
que les textes allégués ne présentaient qu'une mise
en scène, bizarre parfois mais théologiquement irré-
prochable, puisqu'il n'y est nullement question d'une
325
MARIOLATRIE
326
délivrance réelle de l'enfer. Je cite à titre d'exemple
les récits de jugements retracés par sainte Bhigiïtb
{Révélations, lib. VI, cap. xxxix, et surtout, lib. VII,
cap. xiii). Us ont ensuite admis la possibilité théo-
rique d'une suspension de jugement : l'àme séparée
de son corps n'a subi aucune sentence, aucnne con-
damnation, et à la prière de Marie, elle ranime quel-
que temps le corps, alin que soit donné au ressuscité
le temps de la pénitence. L'explication satisfait à la
fois la justice de Dieu et sa miséricorde ; elle concilie
sa haine du péché et son amour pour le pécheur.
D'autres hypothèses moins heureuses ont été reje-
tées : elles supposaient une condamnation déjà pro-
noncée mais provisoire.
De tout cela, que reste-t-il ? La possibilité théo-
rique pour des causes supérieures, dont la Sagesse
de Dieu reste juge, d'une suspension de jugement.
Or pareille doctrine peut être enseignée en l'Ecole,
ou prêchée pour montrer l'exlrème charité de Marie,
l'extrême bonté de Dieu, quia pu aller jusqu'à accor-
der ces répits suprêmes ; mais ses partisans même ont
toujours soin d'ajouter : « Ne comptez pas qu'il en
soit ainsi pour vous. » Le P. Cras9Bt(/. cp. mi et
suiv.), qui a cru devoir insister sur tout cela, écrit :
0 C'est une vérité de foi que, pour être sauvé, il ne
sullit pas de servir la Sainte Vierge... : Il faut encore
faire pénitence... Je dis même à ces faux dévots.. . :
Si vous ne gardez pas les commandements... vous
serez infailliblement damné... Elle (la Sainte Vierge)
se moquera d'eux au jour du jugement. Les dévots
présomptueux ne peuvent i)rétendre à ces grâces
(ci-dessus) parce qu'ils ne sont pas véritables servi-
teurs de la Vierge. » (Voir aussi p. 117. De fait,
quel chrétien, pour lâche qu'on le suppose, mettra
ces interventions d'outre-tombe parmi ses motifs
d'espérance? (Cf. BounASSB, Summa, l. c, t. V, col.
1^5; Beissel, 1. 1, p. 36^ ; Terrien, /. c, t. IV, p. 353,
note).
2" Disposition pour juger de bonne foi la- dévo-
tion catholique à la Sainte Vierge. — On devrait :
A. — Tenir compte du tempérament, de la na-
tionalité, du style, du genre littéraire des écrivains.
Peut-on exiger qu'un Italien du xviii' siècle, écri-
vant en italien, pour des Italiens, s'exprime comme
un Anglais, écrivant au xx" siècle pour des Anglais?
Il emploiera, surtout s'il est quelque peu orateur ou
poète, des comparaisons, des métaphores qui pour-
ront choquer notre goût, qu'il nous est loisible de
trouver fâcheuses, mais que nous n'avons pas le
droit de condamner comme des blasphèmes.
Qu'on note d'ailleurs que ces écrivains sont pré-
occupés de ne jamais blesser le dogme et qu'ils pren-
nent soin eux-mêmes de préciser leur pensée (voir
par exemple comment Cajetan explique lui-même sa
formule : Marie aux conlins de la divinité ; cf. Ter-
rien, t. I, p. iCi; Largent, /. c, p. 83; certains
exemples apportés par Trombelli, Z)e cultu publico...,
Summa auiea, t. IV, p. I12).
B. — Remarquer que ces auteurs catholiques écri-
vent pour des catholiques, et donc sont sûrs d'être
entendus à demi-mot. Entre gens de la même maison,
de la même famille, on n'éprouve pas le besoin de
veiller sur chaque parole ou de préciser la portée de
chaque terme. Tous parlent la même langue, et la
comprennent avec le même cœur. Quand donc nos
auteurs catholiques appellent la Sainte Vierge « Es-
poir du monde », quand nos lidèles, dans le Salve
Segino, crient vers elle, soupirent vers elle, l'appel-
lent avocate, mère de miséricorde, leur espérance;
quand dans VAlma, ils la prient d'avoir pitié
des pécheurs, nul ne s'y trompe. Ils savent leur
catéchisme. Le plus petit de nos enfants, la plus
humble de nos bonnes femmes se révolteraient à la
seule idée de mettre sur le même pied le culte divin
de la Sainte Eucharistie, « où est le bon Dieu », avec
celui de la ci Bonne Vierge u (Nkwman, /. c, p. 96).
Faute de connaître cette psychologie, pourtant élé-
mentaire chez nous, on arrive, comme les premiers
prolestants, à errer misérablement (Summa aurea,
t. IX, col. i55; voir Cuemnitz : Exaininis concilii Tri-
deniini opus integrum, Francfort, i58G, III» pars,
p. i34). L'indignation de Littlkuale contre les « blas-
phèmes )j de saint Liguori, les passages de la Hea-
lencyclopudie (t. XU, p. 326) sont parfois douloureu-
sement comiques. Littledale en vient à souhaiter que
nos pauvres enfants s'examinent, avant la confession,
sur le culte exagéré qu'ils ont pu rendre aux images 1
Quand pareil scrupule sera la seule matière des aveux,
nous pourrons utilement, nous autres prêtres, cher-
cher occupation plus utile que des séances de confes-
sionnal.
C. — Ensuite, et celte remarque de Newman est
profonde, nos critiques oublient que, dans l'expres-
sion de l'amour, il est un certain langage que la rai-
son seule et sèche n'entend pas, mais qui cesse de
paraître extravagant, mais qui devient logique et su-
blime,si on lereplace dans son cadre d'amour, langage
d'amour qui ne sera intelligible qu'à ceux qui aiment.
Quand donc Herzog raille le « bon moine Bernon
qui s'intitulait le vil esclave de la Mère de Dieu »,
ou le a frère de Pierre Damien qui s'enchaînait au
service de Marie » (/. c, p. 81), il se croit évidemment
très fort au-dessus de ces « bons moines », mais il
montre aussi combien courte, combien vulgaire est
sa psychologie (cf. Newman, 1. c. p. 80).
D. — Enfin, et pour juger nos dévotions catholi-
ques, les dévotions de l'Eglise, c'est dans les livres,
dans les ouvrages approuvés par l'Eglise, je dis
plus, devenus presque banalement classiques dans
l'Eglise, qu'il faut se documenter, et non dans je ne
sais quelle littérature dévote et souvent niaise, fût-
elle parfois — surtout à certaines époques — revê-
tue d'un imprimatur isolé. Par conséquent, est-il
sérieux, comme le font, malheureusement, le Dictio-
nary 0/ the Bible de IIastings, la Healencylupàdie
et tant d'autres, de collectionner des racontars
ou de très authentiques faits de superstition — et
de voir, dans ces folies, la doctrine ou la pratique de
l'Eglise?
Qu'on veuille bien consulter l'admirable Livre du
chrétien ou le Garden of the Soûl, la Key of lîeaven
et l'on y cherchera vainement les erreurs ou les pra-
tiques incriminées.
Est-il raisonnable encore de condamner en bloc
certaines manifestations de piété où s'agitent des
milliers de personnes, parce qu'un geste incorrect ou
inesthétique a été esquissé par l'un des assistants,
et réprimé souvent? Ne devrait-on pas plutôt admi-
rer l'ordre, le calme, la dignité de l'immense majo-
rité de nos pèlerinages, des « foules de Lourdes »
en particulier?
Sur tout cela, voir les réflexions si sages et si
modérées de Canisius (Summa aurea, t. IX, col. 334;
aussi Newman, l. c, p. loi).
3° Constatation d'abus.
Ces remarques faites, constatons les abus : il en a
existé (rappelez-vous les Collyridiennes), il en
existe sans doute, et il en existera, nous n'avons pas
besoin des hautaines déclamations des protestants
ou des incrédules pour nous l'apprendre. Des saints
et des meilleurs, des théologiens et des plus mar-
quants les ont stigmatisés dès qu'ils les ont consta-
tés, et même dès qu'ils les ont redoutés. Le très
pieux Canisius l'accordait (Ve Maria Deipara, dans
BouRAssÉ, l. c, t. VIII, 5i8), Petau n'en faisait
pas mystère (Dogmata, éd. Vives, t. VII, p. 85),
327
MARIOLATRIE
328
nonplusque Th. Raynaud, cité par Terrien, t. IV,
p. 227.
Contre ces abus, un admirable sermon de Bouh-
DALOOE nous a mis en gaide (œuvres, éd. A''ivès, t. Ul,
p. 534). l^a"s sa polémique contre Pusey, Newman
en signale sévèrement — injustement presque —
que\qnes-m\s (Certain dificulties, -p. 108). Le P. Ter-
bien ne parle pas autrement (Introduction, p. x,
xviii) ; j'ai relevé pour ma part dans les sermons
du Moyen-Ag-e d'intolérables anecdotes. C'est en-
tendu; mais
A. — Ces abus ne doivent pas surprendre :
a) Etant donné le caractère des dogmes et du
culte mariai. Les dogmes inûniment riches, mais
tout mystérieux, tout intellectuels, comme celui de
la Très Sainte Trinité, pourront être déformés par
la spéculation intellectuelle des savants, rabaissés,
humanisés, dépouillés de leur mystère; ils seront
victimes du raisennement ; mais le sentiment les
respectera : ils en sont ordinairement trop loin. Tout
au contraire, le dogme de la maternité divine de
Marie, la croyance à sa maternité de grâce, à sa
puissance, à sa sainteté, à sa bonté sont aussitôt
saisis par tout l'homme : l'intelligence en conçoit
les termes sans effort, la réflexion s'en empare vite;
le cœur et la sensibilité s'y reposent aussitôt. Quoi
d'étonnant dès lors, que dans l'une ou l'autre de
leurs conséquences éloignées ils échappent assez
facilement au contrôle rationnel, soient la proie
d'une sensibilité malade ou d'une imagination sans
frein et abandonnés à leurs caprices? C'est alors que
devra intervenir l'autorité dirigeante de l'Eglise.
h) Etant donné le caractère en partie humain de
l'Eglise. Il n'y a pas, grâce à Dieu, dans l'Eglise, ffue
l'élément savant, intellectuel : les petits, et c'est là
sa gloire, y seront toujours la masse, avec leur foi,
leur simplicité, mais aussi leur tendance instinctive
à matérialiser, à dramatiser, à enjoliver, à déformer
(cf. les réflexions des Analecta Bollandiana, t. XVll,
p. 2a5, à propos du livre de Zockleh, Askese und
Mbnclitum); dès lors, il faudra s'attendre à trouver
à côté de la prière liturgique approuvée, flxée, codi-
flée, mesurée, toujours correcte et digne, la manifes-
tation collective, tiuuullueuse souvent, presque
désordonnée parfois, faite de l'addition de senti-
ments vifs déjà chez l'individu, et qui se compli-
quent, s'excitent par les contacts; il faudra s'atten-
dre à trouver, en substructure de l'enseignement
ofliciel, des couches profondes, mal explorées, de
croyances. Or de ces liions d'origine plus ou moins
humaine, les uns seront merveilleusement féconds
en pur métal, d'autres utilisables, d'autres enlin
tout engagés dans une gangue superstitieuse. S'en
scandaliser, c'est vouloir fermer l'Eglise aux petits,
aux humbles, qu'avant tous les autres y a convo-
qués le Maître.
B. — Ces abus sont combattus :
a) En théorie, par la précision des limites du culte
mariai : il est plaisant de dire que Luther a ramené
Marie à son rôle de simple créature {Healencyclopà-
die, t. XII, p. 32")). 11 y avait, au xvi' siècle, bien
longtemps que l'Eglise et les docteurs, les prédica-
teurs et les lidèles avaient distingué la Sainte Vierge
de Dieu : je me borne à signaler cette comparaison
entre Marie et la lune qui remplit les sermons au
Moyen-Age : comme la lune reçoit toute sa clarté du
soleil, ainsi Marie reçoit de Jésus, son Fils et son
Dieu, toute sa grandeur (cf. Bourassé, Sunima aarea,
table, au mot l.itna, t. XIII, col. ou aussi le passage
de saint Bonaventuhe, /n III Seul., 3, art. 3, q. 8).
Et dans nos temps plus modernes, les docteurs les
plus « mariolâtres » insistent sur ce qu'a d'emprunté
la gloire de Marie, à mesure même qu'ils l'exaltent
(voir Thomassin, Dogmata, éd. Vives, t. lll, p. 345,
'i!\(), 688). C'est ainsi que Suarez note sévèrement
ceux qui croyaient la Sainte Vierge exempte de tout
dâhitum du péché originel (cf. de Scorajlle, /. c,
t. II, p. 240 i c'est ainsi que s'expriment tous nos
auteurs classiques, et nos catéchismes diocésains.
Traités savants et livres élémentaires font très
nette la différence entre le culte souverain dii à Dieu
(latrie), le culte dû aux saints (rfi/Zie), et ce culte qui
ne participe en rien de la lâti'ie, qui n'est qu'une
dulie éminente, l'hyperdulie rendue à la plus grande
des saintes, à la Vierge intiniment inférieui-e à Dieu,
très au-dossus de ce qui n'est pas Dieu. Ce sont dis-
tinctions classiques empruntées à saint Damascène
par saint Thomas (\U ll^e, q. io3, art. 4, ad 2; 3,
q. 5, art. a5),parSuAnEz (/>eyH<:a;/ia(iorie, Disp. xxii,
sect. 3), par tous, et qu'il est impardonnable d'igno-
rer (cf. IIayne, De liyperdulia), n'en déplaise aux
protestants (cf. Canisius, Summa aurea, t. IX,
col. 176, 181-186).
b) En pratique, par le blâme des docteurs ou des
condamnations. L'Eglise officielle, ou même les théo-
logiens, ne peuvent intervenir sans cesse : il est des
abus qu'on peut laisser mourir d'eux-mêmes, ils
s'usent en circulant. 11 en est d'autres au contraire
(|ui — vu les circonstances — ont tendance à se gé-
néraliser, ou bien qui paraissent impliquer un culte
faux. Les docteurs alors interviennent : au ix» siècle,
saint TuiioDORE i>k Stoudion corrige le moine Théoc-
tislos qui aurait dit : « La Vierge a existé
avant tous les siècles » (cf. Marin, Saint Théodore,
p. i5o); nous avons vu l'attitude de Suarez, de
Petau, de Th. Raynaud, de nos écrivains contempo-
rains.
D'autres fois, l'Eglise intervient elle-même. Au
hasard, voici la condamnation par le concile in
Triillo — bien inspiré en cela — d'une fête assez
choquante (canon 7g, voir Hefble-Lbclbrcq, t. III,
I, p. 572 et note) tant par rapport au gotit, qu'eu
égard à la doctrine; la condamnation des rêveries
vaudoises (Guihaud, Cartulaire de N.-J). de Prouille,
t. I, p. Lv); les condamnations rapportées par Trom-
BELLi (Summa aurea, t. IV, 4^7 et Index de 1758,
p. 23, 35, n" 10); en 1667, la condamnation des
vieilles erreurs qui faisaient naître Marie en dehors
des lois ordinaires : l'histoire de sainte Anne conce-
vant en respirant une rose (Robi.nson, Coptic apocry-
phal Gospels, p. 3, 5; Mâle, L'art religieux au
XIII' siècle, p. 278; Summa aurea, t. I, p. 19); plus
récemment, l'Eglise a proscrit l'extravagante doc-
trine de la présence réelle de Marie dans l'Eucha-
ristie (Newman, Difficulties, p. i65; Terrien, t. I,
p. 166, note. Sur les tal/ulae granatenses et les ima-
ges des Schiai'i delta Madré di Dio, cf. Beringer,
t. I, p. 107; Beissbl, t. II, p. 107; des faits analogties
dans BBNoir XIV, De Servoruni Dei beatificatione,
lib. IV, pars 11, cap. xxx, n" 24). Citons encore la
condamnation du livre sur le Précieux Sang de Marie
(Acta S. Sedis, t. Vill, p. 269), de la formule Reine
du Sacré Cœur parce qu'elle implique ou paraît im-
pliquer une situation inférieure du Christ ressuscité
envers sa Mère (cf. New.man, /. c, p. 169), de la
nouvelle médaille cruciforme dite Croix de l'Imma-
culée Conception(Décreide l'Inquisition, i5 mars 1901).
Il est interdit, dans les images, de placer Jésus à côté
de Marie, il doit être entre ses bras (cf. Ami du
clergé, i8g5, p. 108; 1910, p. Sij2; Analect. ecctes.,
juin. i8g5, p. 284). Et avant d'approuver, quelle len-
teur! Faut-il rappeler sa réserve au sujet de La Sa-
lette, de Lourdes à ses débuts? Plus récemment, celte
réserve se nuance de défiance au sujet des faits de
Tilly (cf. l'ordonnance de Mgr l'évèque de Bayeux,
329
MARIOLATRIE
330
24 juin 191 1). Ce n'est qu'avec toutes sortes de res-
trictions et de précautions qu'on tolère le titre de
Viergeprotre, appliqué à Marie (cf. IIugon, O. P.,
La Vierge-prêtre, V-àTÏs, 191 1); — ou encore celui de
co-rédemptrice, qui rencontre une assez forte oppo-
sition, vu sa nouveauté (voir une note du P. Martin
dans la Revue des Sciences philosophiques et théolo-
giques, t. I, p. 798).
Tout cela paraîtra nettement au lecteur dans une
instruction du Saint-Siège commentant la nouvelle
constitution de l'Index, Officiorum et munerum {Jeta
Sanctae Sedis, 1897-1898, t. XXX, p. 290), et dans
une lettre où Son Eminence le cardinal Merry del Val
se refusait à appuyer une requête ayant pour objet
d'introduire dans l\h'e Maria le mot Immaculée
{Vuix de Marie, 12 mars 1904).
c) Us n'ont jamais nui au culte de Dieu. — Ici les
faits sautent aux yeux. Ce ne sont pas les nations
« mariolàtres » qui ont alTadi le sel de la révélation.
Ce n'est ni la France, ni l'Italie, ni l'Espagne qui a
perdu la foi au Christ Fils de Dieu. Et pour laisser
de eùté les nations et ne parler que des individus,
ou ne voit pas que la dévotion envers Marie ait dis-
trait les catholiques de Notre-Seigneur. Comme les
mystiques du moj'en âge, ses dévots contemporains
« joignent l'amour du Fils à l'amour de la Mère ; c'est
un même mouvement d'ànie qui les éprend de lui et
les rend familiers avec elle » (cf. Christus, p. 8/) 7 et la
note 3).
Ce sont les Congrégations de la Sainte-Vierge
dans les collèges, d'Enfants de Marie dans les pa-
roisses, qui fournissent le contingent de commu-
niants les plus nombreux, surtout les plus sérieuse-
ment préparés. On notera aussi la merveilleuse al-
liance qui se fait chaque jour plus intime à Lourdes
entre la piété mariale et le culte eucharistique (cf.
DE ToNQuÉDBC, L' Euckuristie à Lourdes, Etudes, 1909,
t. CX.\, p. 449; et Paul AucLBR, Etudes, 20 septem-
bre 1912, t. CXXXIII, loi). Combien par conséquent
tombent à faux les récriminations de l'évèque anglican
Dr GoRiî (Bumpton Lectures fur 1891, p. 2, 3,333). A
l'inverse, il est de douloureuse expérience, cfue les
communautés chrétiennes, qui ont laissé affaiblir le
culte de Marie ou l'ont proscrit, ont aussi laissé pé-
ricliter la foi au Christ-Dieu; Newman le notait, il y
a cinquante ans, et depuis, celte constatation n'a pas
été démentie, loin de là. Xous assistons dans ces
communions séparées à la dissection toujours plus
hardie de la personne divine de Jésus, et à l'inverse
à un retour vers Marie chez ceux qui veulent garder
quelque chose de la foi des Pères. Il se vcrilie donc,
ce vieux proverbe catholique qu'on va à Jésus par
Marie, et cette parole d'un Allemand contemporain,
qu'on cesse vite de réciter le Pater, là où il ne s'ac-
compagne plus de Y Ave (Bartmann, Christus ein Ge-
gner des Marienkaltus, p. 10).
Conclusion. — Ainsi, loin d'être une corruption,
une dégénérescence, le culte de Marie n'est que la
merveilleuse fleur du dogme : il en rend tangible, sen-
sible la vitalité ; il le traduit et en même temps il in-
vite à le pénétrer encore. L'extension du culte de
Marie est aussi une admirable illustration de la ro-
buste souplesse de l'Eglise, de son autorité, et de la
liberté de ses enfants. Toute différente des commu-
nions séparées, où l'individualisme est ballotté entre
le scepticisme et l'illuminisme superstitieux, où la
iixité dogmatique n'est plus qu'inerte stagnation,
l'Eglise catholique est ouverteà toute initiative, i)arce
qu'elle est sûre de les guider toutes. Dans ce levain
qu'est la pensée des fidèles, des germes funestes ont
pu se glisser ; ils ne corrompent pas la pâte. Notre
Eglise est assez forte, sa constitution assez divine
pour les éliminer avant éclosion. Par la cohésion de
ses formules dogmatiques, par ses cliarismes d'in-
faillibilité, elle est immunisée contre toute erreur, et
toujours féconde elle développe son dogme el son
culte dans l'harmonie et l'unité.
Bibliographie. — Actes des divers congrès mariaux ;
— Aniann, Le L'rotévangile de Jacques et ses re-
maniements latins, Paris, 191 1; — Analecta Bol-
landiana, Bruxelles, depuis 1880; table après le
t. XX; — Batiffol, La littérature ^'reci/He, Paris, 1898;
— Baiimer, Histoire du Bréviaire romain, Irad.
franc., Paris. — Beissel, Gcscitichte der Vereh-
rung Marias in Deutschland niikrend des Miitelal-
teri,Fribourg, 1909; je désigne cet ouvrage par Beis-
sel I; — id., Gescluchte der Verehruiig Marias im
46 und i7 Jahrhundert,Friho\ir^,iijio,}e le désigne
par Beissel, II; cf. Anal. Boll., t. XXIX, p. 199,
t. XXX, p. I\lh\ — Benrath, Zur Gescliichte der
Marienverehrung (Theologische Studien und Kriti-
ken, 188G, p. 7-94 ; 106-266) (prolestant); — Bridgett,
Our Lady's boi\Ty, London ; — Bourassé, Summa
aurea de Laudihus Beatue Virginis Mariae, 1866;
— Broussolle, Eludes sur la Sainte Vierge, 2 vol.
parus, Paris, 1908; — Catholic Encyclopaedia, New-
York, 16 vol. surtout t. XV, p. 459-^72 et la table,
t. XVI; — Clugnet, Bibliographie du culte local
de la Vierge Marie, Paris, 1899, cf. Anal. Boll.,
t. XVIII, p. 423 ; XIX, p. 353 ; XXll p. 349 ; — l'elat-
tre, Le culte de la Sainte Vierge en Afrique, Lille,
I907(cf. Anal. Boll., t. XXVII, p. 445); —Diction-
naire de Théologie catholique : — Duchesne, Liber
ponti/icalis, Paris, 1892, 2 vol., voir table; — Duval,
La littérature syriaque, Paris, 1899; — Grisar, His-
toire de Rome et des Papes, trad. Ledos, Lille, 1906;
— Herzog, La Sainte Vierge dans l'histoire, Paris,
librairie critique, igo8(à l'index); — IIastings,/>ic-
tionary of the Bible, surtout t. 111, p. 286-293; —
Hauck, Realencyclopùdie fur protestantische Théo-
logie und Kirche, surtout vol. Xll, p. 3og; — ILis-
ioire littéraire de la France, voir au mot Marie,
t. XV, p. 478; — Holweck, Fasti Mariani,VT\houTg,
1892; — Kronenburg, Marias heerlijUcid in Neder-
land..., Amsterdam, iqoS et suiv. (cï.Anal. Boll.,
t. XXV, p. 193; t. XXVI, p. 327); — Lehner, Die
Marienverehrung, Stuttgart, 1886; — Largent, La
Mère des hommes: — Livius, The blessed Virgin
Mary in tlie Fathers of the first six centuries, LoD-
donji893 ; — Liell, Die DarsieUungMaria, Fiihourg,
1887; — Lucius, Les origines du culte des saints,
trad. Jeanmaire, Paris, igo8 (prolestanf); — Mâle,
L'art religieux au XILI' siècle, Paris, 1902; id.,
L'art religieux à la fin du Moyen-Age, Paris, 1908;
— Marucchi, Eléments d'archéologie chrétienne,
Paris,i900,3 vol. ; — Michel, ///s /o/re de l'art, 5 vol.,
Paris, 1906 et suiv.; — Me Clintock, Cyclopaedia
of... theologjcal littérature, New-York, 1894, t. V,
p. 833 (protestant) ; — Neubert, Marie dans l'Eglise
aniénicéenne, Paris, 1908; — Newman, Certain dif-
ficulties fell by Anglicans in catholic teaching, t. II,
London, 1876; trad. franc., avec préface de Dom
Cabrol, 1908; je renvoie à l'édition anglaise; —
Nilles, Kalendarium manuale utriusque Ecclesiae,
Oeniponle, 1896,2 vol.; — Poiré, /.a Triple couronne
de la B. V. Mère de Dieu, Paris, 1609; vaste réper-
toire qu'il importe de contrôler; — Rohault de
Fleury, La Sainte Vierge, Paris, 1878, 2 vol.; —
Roskovany (litre donné dans le texte); — Ryder,
Catholic co7itroversy, London. 1882; — Stanford,
A llandbook ofthe Romish ton/roi'ersj, Dublin, 1862
(protestant); — Terrien, La Mère de Dieu et la
mère des hommes, Paris, 1902, 4 vol., surtout
t. IV, où lable analytique; — Trombelli, Mariae
sanctissimae vita et gesta, Bononiae, 1761, cf.
331
MARTYRE
332
Samma aurea, I, II; — id. De lieliquih B. V.,
Summa, t. II, p. 708; — De cultu piiblico ah Eccle-
sia B.M. exhihito, Summa aurea, t. IV, col. 9-425;
— Vncandard, Etudes de critique et d'histoire reli-
gieuse, 3= série, Paris, surtout p. io3; — Watter-
ton, Pietasmarianaanglicana,hondon, 1878, 2 vol.;
— Weltzer, Kirchenlexikon, t. VIII; — Wllpert,
Die Malereien der Katakomben, Fribourg, 1908.
A. NoYON, s. J.
MARTYRE. — I. Notions gknbralbs. — i. Dépni-
tion du martyre; 1. Le témoignage des martyrs;
3. [.es effets du témoignage des martyrs; 4. Le ca-
tholicisme des martyrs.
II. — Lb martyre pendant les persécutions antiques.
— ËMriRB romain. — i. f.es documents ; 2. La lé-
gislation; 3. Le nombre des martyrs: 4. ^c condi-
tion sociale des martyrs ; 5. Les souffrances des
martyrs; 6. Les confesseurs ; 7. Le culte des mar-
tyrs ; 8. Bibliographie.
III. — Lb martyre pendant lbs persécutions an-
tiques. — Empire dbs Perses. — i. Les causes des
persécutions ; a. Le nombre des martyrs; 3. Les
documents : !\. Les soit/frances des martyrs; 5. Le
témoignage des martyrs ; 6. La discipline du mar-
tyre.
IV. — Le martyre pendant les persécutions dona-
tiste et arienne. — I. Les martyrs faits par les
donalistes ; 2. Les martyrs faits par les ariens.
V. — Le martyre a l'époque de la Réforme. —
I. L'intolérance prolestante : 2. Le luthéranisme ;
3. Le calvinisme; 4- L'anglicanisme ; 5. Un épisode
contemporain.
VI. — Le martyre dans les pays musulmans. —
I. L'intolérance musulmane ; a. Les premiers mar-
tyrs; 3. Martyres de missionnaires ; 4- Martyres de
renégats repentants ; 5. Martyres de musulmans
convertis; 6. Martyres d'esclaves chrétiens; 7. Les
martyrs du temps présent,
VIL — Le martyre et le schisme gréco-russe. —
1. La persécution de l'Eglise uniate ; n. La persé-
cution de l'Eglise latine; 3. Conclusion.
VIII. — Le martyre pendant la Révolution fran-
çaise. — I . Le titre de martyre; 2. L'es martyrs
du clergé; 3. Les martyrs laïques.
IX. — Le martyre dans les pays de missions. —
I. Chine; 2. Corée; 3. Japon; 4- Indo-Chine;
5. Lnde; 6. Abyssinie; -j. Afrique centrale ; 8. Amé-
rique ; 9. Océanie.
Conclusion.
I. — Notions générales
1. Dcfinition du martyre. 1. Le tcmoi^nagc des martyrs :
valeur historique de ce témoigno|je ; valeur morale de
ce Umoiffiiage. 3. Les effets du lemoif;nage des mar-
tyrs : une page de Lactance ; les effets du témoipnaj,'e
sur les chréliens ; les effets du témoignage sur les
puiens. '1. Le catholicisme (les marty-! ; martyrs seule-
ment do la reli^îion; martyrs seulement de la vraie re-
ligion, enseignement et discipline de l'Eglise primitive;
ce qu'on peut penser des hérétiques ou scliismatiques
de bonne foi morts pour la religion chrétienne ; ce qu'on
doit penser des hérétiques ou schismatiques morts pour
leurs opinions.
I . Déflaition du martyre. — Le martyre est un
témoignage, /j.v.pTùpti}-j, /j.txpTupix, le martyr est un
témoin, /ixpm.
Le Nouveau Testament nous montre la religion du
Christ s'établissant par le témoignage de ceux qui
l'ont connu. Jésus-Christ l'a voulu ainsi, et a déclaré
à ses apôtres et à ses disciples qu'il les constituait
ses témoins : « Vous rendrez témoignage, parce que
dès le commencement vous êtes avec moi. » (i'. Jean,
XV, 27) « Vous êtes les témoins de ces choses », c'est-
à-dire (le ma vie, de mes soulTrances, de ma résurrec-
tion, Ci/ieli Se icTs /j.xpTjpsi T^ÙTuv (,S. Luc, xxiv, 46-48).
« Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la
Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la
terre. » (Act. uposl., i. 8)
Jésus ne leur a pas laissé ignorer que le témoi-
gnage ainsi demandé d'eux ne serait pas seulement
celui de la parole, mais aussi celui de la soulfrance
et même du sang, o Les hommes vous feront compa-
raître dans leurs assemblées et vous flagelleront dans
leurs synagogues. Vous serez conduits à cause de
moi devant les gouverneurs et les rois, en témoi-
gnage pour eux et pour les nations, eii /^yprùpim KÙroîi
xy.i nîi "iS-.fnv. » (S. .Matthieu, x, 17-18) a On mettra
les mains sur vous et l'on vous persécutera, vous
livrant aux synagogues et aux prisons, vous traî-
nant devant les rois et les gouverneurs à cause de
mon nom. Or cela vous .irrivera en témoignage,
ànofWTîTKc Si ù/j-Tv £i'5 fiy.pTùpm. Mettez donc bien dans
vos cœurs de ne point préméditer comment vous ré-
pondrez. Car je vous donnerai uioi-même une bouche
et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne
pourront répondre et résister. Vous serez livrés par
vos pères et vos mères, par vos parents et vos amis,
et ils en mettront à mort d'entre vous. Et vous serez
en haine à tous à cause de mon nom. « (S. Luc, xxi,
ia-i3) <i On vous induira en tribulation, et l'on
vous tuera, et vous serez en haine à tous les peuples
à cause de mon nom. » (S. Matth., xxiv, 5) Même
prédiction de haine et de soulTrances dans saint
Jean, xv. 20-22.
Persécution de la part des Juifs (assemblées, syna-
gogues); persécution de la part des politiques (rois,
gouverneurs); témoignage et devant les Juifs et
devant les nations; haines populaires; trahisons
domestiques; sagesse et fermeté des réponses inspi-
rées d'en haut : voilà déjà, tracé par le Christ lui-
même, le tableau des persécutions qui attendent ses
témoins.
Dès le lendemain de l'ascension du Sauveur, les
apôtres commencent à lui rendre témoignage devant
le peuple, devant les magistrats, devant tous ceux,
amis ou ennemis, qui les interrogent. « Dieu a res-
suscité Jésus, nous en sommes les témoins {Act.
Apost., II, 32). Nous ne pouvons pas ne pas dire ce
que nous avons vu et entendu (ibid., 4i)- Nous som-
mes les témoins de ces merveilles (ibid., v, 3a). Nous
sommes les témoins de ce qu'a fait dans le pays de
Judée et à Jérusalem Celui qu'on a tué et mis en
croix. Dieu l'a ressuscité le troisième jour, et l'a ma-
nifesté, non à tout le peuple, mais aux témoins pré-
destinés par Dieu, à nous qui avons mangé et bu
avec lui après sa résurrection, et il nous a com-
mandé de prêcher au peuple et d'attester qu'il a été
établi de Dieu pour être le juge des vivants et des
morts (ibid., x, 39-42). » Les apôtres écrivent comme
ils parlent, a Je suis un vieux témoin des souffran-
ces du Christ », écrit de Rome saint Pierre aux fidè-
les d'Asie (I^ Pétri, V, 1). Saint Jean commence sa
première épitre par ces mots : « Ce qui fut dès l'ori-
gine, ce que nous avons entendu, ce que nous avons
vu de nos .yeux, ce que nous avons regardé, ce que
nos mains ont touché du Verbe de vie, cette vie qui
s'est manifestée et que nous avons vue, nous en som-
mes témoins et nous vous l'annonçons. » (I Ep.
Joann., 1, i-3) Et saint Paul fait appel à l'expérience
333
MARTYRE
334
de ces privilégiés quand il dit aux Juifs d'Antioche
de Pisidie : « Ceux qui sont montés avec lui de Ga-
lilée à Jérusalem sont aussi ses témoins devant le
peuple. » {Acl. Apost., xiii, 21)
Tout de suite, selon la prédiction de Jésus, ce té-
moignage est scellé par la souffrance et par le sang :
Etienae lapidé, Jacques, frère de Jean, décapité,
Pierre plusieurs fois emprisonné, battu de verges,
avant d'aller à Rome pour y être crucifié, Paul aussi
battu, lapidé, longtemps captif, puis mourant à
Rome sous le glaive, Jean exilé, Siméon crucifié,
.lacques, cousin du Seigneur, lapidé et assommé, les
fidèles de Jérusalem exilés, dispersés. Avant la fin
du premier siècle, une nuée de semblables témoins
s'est élevée de partout, a J'ai vu sous l'autel, écrit
saint Jean, les âmes de ceux qui ont été tués à cause
de la parole de Dieu et du témoignage qu'ils ont
rendu... J'ai vu les âmes de ceux qui ont été déca-
pités pour le témoignage de Jésus et pour la parole
de Dieu, 5tà Tf,v }j.v.pTupiu.v 'Iv^ffcû xkè àiy. TÔl* /r/ov roO &SOÛ, »
(^Apocalypse, vi, 9; xx, 4; cf. 11, i3)
Le motif de leur condamnation avait été indiqué
par le Christ lui-même, dans plusieurs des textes
cités plus haut. C'est à cause de son nom, Stù tô ivofix
HOU, propler nomen meiim, qu'ils sont maltraités ou
mis à mort. La prédiction s'accomplit sans tarder.
Quand, dès l'an 1 12, des chrétiens en grand nombre
sont traduits devant le tribunal de Pline, gouver-
neur de la Bithynie, celui-ci consulte l'empereur
Trajan : faut-il punir en eux « le nom, même s'il
est pur de tout crime », nomen ipsum etiamsi flagi-
tiis carea<.^ Et Trajan répond par l'allirmative (Pline,
Ep., X, xcvi, xcvii) : réponse qui, malgré l'injustice
de condamnations prononcées propter nomen, en
haine du nom du Christ et du nom de chrétien, fera
loi jusqu'à la fin des persécutions antiques, ou plu-
tôt jusqu'à la fin des persécutions dont l'Eglise sera
assaillie dans tous les siècles.
Les martyrs sont donc ceux qui ont confessé et
attesté, par leur mort ou au moins par les souffran-
ces volontairement acceptées et subies, la personne
de Jésus-Christ, son nom, sa doctrine.
2. Le témoignage des martyrs. — Ce témoi-
gnage peut être considéré sous deux aspects.
a) Il y a d'abord l'aspect historique : les martyrs
attestent la réalité des faits évangéliques.
A ce point de vue, le témoignage rendu par les
martyrs de la première génération chrétienne tient
une place à part. Ils ont vécu au temps de Jésus. Les
uns l'ont connu, ont vu ses miracles, ont entendu
ses paroles; les autres ont assisté aux débuts de
l'Eglise. Quand ces contemporains du Sauveur souf-
frent les plus cruels supplices plutôt que de renon-
cer à sa religion, leur martyre est une preuve des
faits sur lesquels elle est fondée, et dont leur mé-
moire est encore pleine. Non seulement ils croient,
mais ils savent, et c'est parce qu'ils connaissent les
merveilles opérées par le Christ qu'ils acceptent de
mourir pour lui.
Le témoignage rendu par les martyrs de la seconde
génération chrétienne a presque autant de force.
Ignace, évêque d'Antioche (-j- 107), Polycarpb, évê-
que de Smyrne (•)- i55), n'ont pas vu le Christ, mais
ils ont connu les apôtres Pierre, PauT7 Tean (saint
Irknke, .4(fr;~ //aères., III, m, 4 ! Lettre à Florinus,
dans EusKBH, Hist. eccL, V, xx). Ce second anneau
de la tradition, tout imprégné d'histoire directe
et vécue, nous mène jusqu'au milieu du second
siècle.
Même les chrétiens de la génération suivante ont
pu recueillir l'écho de la prédication apostolique.
Nous le voyons par saint Irknéb, contemporain de
la persécution de Marc Aurèle en 177 et mort sous
Septime Sévère, au commencement du troisième siè-
cle. Polycarpe, dont il suivit les leçons dans sa jeu-
nesse, lui a raconté ses entretiens « avec Jean et les
autres qui avaient vu le Seigneur », avec « les té-
moins oculaires du Verbe de vie ». {Lettre à Florinus,
dans Eusèbe, l. c.) Les martyrs de cette période
se rattachent encore à la précédente par un lien so-
lide, et ont pu connaître non seulement par les
documents écrits, mais même par la tradition orale,
les faits qui servent de garants à la doctrine chré-
tienne (voir pour plus de détails mes Dix leçons sur
le martyre, 5^ éd., igiS, p. 3 12-820).
Sans doute, ces martyrs des premiers âges chré-
tiens n'ont pas argumenté avec leurs juges pour éta-
blir les fondements historiques de leur religion. Ce
n'est pas de cela qu'il était question, mais de l'obéis-
sance ou de la désobéissance aux ordres des empe-
reurs. Leur mort n'en atteste pas moins ces faits
initiaux, car s'ils n'avaient pas eu de bonnes raisons
d'y croire, ils n'auraient pas sacrifié leur vie en
refusant d'abjurer. Quand un disciple des apôtres,
tel qu'IoNACE d'Antioche, après avoir écrit que Pierre
et ceux qui étaient avec lui reconnurent et touchèrent
Jésus ressuscité, ajoute : « A cause de cela, Six tgûto,
ils. méprisèrent la mort, ou plutôt ils furent supé-
rieurs à la mort » (Ad Smyrn. ,111), il indique claire-
ment qu'ils furent soutenus dans leur martyre par
la certitude du Christ ressuscité, et que par ce
martyre ils rendirent témoignage à ce qu'ils avaient
vu.
Cette phrase d'un écrivain du commencement du
second siècle, martyr lui-même, trouve son commen-
taire dans la parole célèbre de Pascal : " Je crois
volontiers les histoires dont les témoins se font égor-
ger. » (Pensées, xxvni; éd. 171a, p. 179) Depuis
Pascal, lepointde vue auquel il s'est placéestdevenu
celui de la plupart des apologistes. Ils ont reconnu
dans le témoignage des martyrs une preuve des faits
évangéliques. Cet argument a été développé au
xviii" siècle par Bergier (Traité de la vraie Reli-
gion, m* partie, ch. v; Dictionnaire de théologie,
art. Martyrs), au xix'par Frayssinous (Conférences :
Questions surie mar()Te), PERRONE(/Je l'era Èeligione,
I, iv), MoNSABRÉ (Introduction au dogme catholique,
xxxvin' conférence), Hurter (Theologiae dogmaticae
compendium), Brugérb (De vera Beligione, 1878, p.
i4a-i53), de nos jours par T.\NQUERBY(.STno/)sis theo-
logica, 1901, p. 225-233), Sortais (Valeur apologé-
tique du martyre, 1906, p. 525), Allari>(/Jjx leçons
sur le martyre, 5" éd., p. 809-321).
b) Mais l'argument tiré du témoignage historique
des martyrs ne doit pas être poussé au delà de ses
justes limites. Ce témoignage n'a toute sa valeur,
comme attestation de « choses vues », que s'il a été
rendu par des témoins assez rapprochés des origines
pour avoir de celles-ci une connaissance directe. A
mesure qu'on s'est éloigné d'elles, l'affirmation de la
doctrine, la foi de « ceux qui n'ont pas vu, mais qui
ont cru », et que le Sauveur proclame j bienheureux »
(.S. Jean, xx, 29), l'ont emporté, dans le témoignage
des martyrs, sur l'affirmation des faits. Ces martyrs
des temps moins anciens meurent pour attester la
divinité du Christ, la divinité de l'Eglise, la divinité
de la religion ; ils sont, selon l'expression de saint
Thomas d'Aquin, les témoins de la foi chrétienne,
testes fidei christianae (Summa Theologica, 11^ Il^ie,
q. ia4. art. 4), et leur témoignage, à ce point de vue,
garde toute sa t-ateur morale: mais il n'a plus le
caractère en quelque sorte documentaire de celui
qu'avaient rendu les martyrs des premières géné-
rations chrétiennes, contemporains des apôtres ou
des disciples des apôtres.
335
MARTYRE
336
C'est là le second aspect du témoignage des martyrs,
aspect plus général, et applicable à tous les temps.
Il s'élargit encore quand on remarque que beau-
coup d'eux ont attesté par leur sang non seulement
la fidélité aux doctrines de l'Eglise, mais encore la
fidélité à ses commandements et au devoir chrétien
sous toutes ses formes. Il y eut des martyrs de la
chasteté comme il y eut des martyrs de la loi : pro
jide et castitate occisa est, disent les Actes d'une
martyre, et les exemples de témoignages rendus
ainsi, soit à cette vertu, soit à d autres devoirs dic-
tés par la loi religieuse, peuvent être cités en grand
nombre dans tous les temps. Après avoir dit que
0 non seulement la foi, mais toutes les vertus dans
leur rapport avec Dieu, peuvent être la cause du
martyre », saint Thomas d'A^uin ajoute : a L'Eglise
célèbre le martyre de saint Jean-Baptiste, qui souf-
frit la mort non pas pour refus de renier la foi,
mais pour son courage à réprimer l'adultère », unde
et beati Joannis Baptistae martyrium in Ecclesia ce-
lebratur, qui non pro neganda fide, sed pi o reprehen-
sione aduUerii mortem siistiniiil (Summa Theologica,
Uallas, q. 124, art. 5).
3. Les eSets du témoignage des martyrs : sur
les chrétiens; sur les païens. — a) « Quand le peu-
ple, écrit Lactance, voit des hommes, décliirés par
toute espèce de supplices, garder au milieu des bour-
reaux fatigués une invincible patience, il pense, ce
qui est la vérité, que ni la volonté unanime d'un si
grand nombre, ni la persévérance de ceux qui meu-
rent, ne sont des choses vaines, et que la patience
humaine, sans le secours de Dieu, ne pourrait sup-
porter d'aussi grands tourments. Des brigands, des
hommes au corps robuste, n'ont pas la force d'endu-
rer de pareilles souffrances : on les entend crier et
gémir. Ils sont vaincus par la douleur, parce que leur
manque la patience inspirée {inspirata patientia).
Chez nous, non seulement des hommes, mais des
enfants et de faibles femmes ont vaincu en silence
leurs bourreaux ; le feu même ne peut tirer d'eux
un gémissement. Que les Romains se vantent de Mu-
cius Scaevola ou de Régulus... Voici le sexe faible,
l'âge fragile, qui se laissent déchirer et brûler tout
le corps, non par nécessité, puisqu'ils peuvent, s'ils
le veulent, éviter le supplice, et qui l'acceptent de
leur pleine volonté, parce qu'ils ont confiance en
Dieu... » Cet héroïsme n'est pas le fait d'un petit
nombre, mais « de milliers d'hommes répandus dans
le monde entier », à une époque où « partout, de
l'Orient à l'Occident, la loi divine a été reçue, où
tout sexe, tout âge, tout pays servent Dieud'unmême
cœur, ont la même patience, le même mépris de la
mort. Aussi doit-on comprendre qu'il y a là quelque
réalité, que ce n'est pas sans une juste cause que l'on
meurt ainsi, et qu'elle est fondée et solide, cette re-
ligion que les injustices et les persécutions ne dé-
truisent pas, mais au contraire font croître et ren-
dent chaque jour p!us forte » (£»»■. Inst., V, xai).
Ce sont là les grandes lignes de l'apologétique
du martyre, dessinées par un contemporain des
martyrs, à une heure où la persécution sévit encore,
mais où le passé déjà long de l'Eglise permet de jeter
un regard en arrière et de faire la synthèse de sa
douloureuse et glorieuse histoire. Lactance trace
ici la voie aux apologistes modernes, qui, avec l'ex-
périence des siècles qui ont suivi, considèrent le
martyre comme étant « dans l'ordre moral et social
un phénomène admirable et vraiment unique... un
fait extraordinaire qui postule une explication
divine,... un miracle moral j (J. Rivièbk, dans
Revue pratique d'apologétique, i5 août 1907, p. 629,
6/12; A. DE PouLriyuET, même revue, !"• avril 1909,
p. !\\;G. Sortais, Valeur apologétique du martyre,
p. 29), n'ayant son pareil dans les annales d'au-
cune religion et d'aucun peuple, et qui prouve à lui
seul, selon l'expression de l'abbé de Broglie, « la
transcendance du christianisme ».
b) Les piemiers chrétiens le comprenaient. Dans
sa lettre de i55, l'Eglise de Smyrue montre plu-
sieurs fidèles dans l'amphithéâtre de cette ville,
« tellement déchirés par le fouet, que leurs veines,
leurs artères, tout le dedans de leur corps étaient à
nu, et cependant si fermes que les assistants s'atten-
drissaient et pleuraient, pendant qu'eux-mêmes ne
faisaient entendre ni un murmure ni une plainte ».
La lettre ajoute: 0 11 est visible qu'à cette heure où
on les tourmentait, les témoins du Christ étaient
hors de leur chair, ou plutôt que le Christ était près
d'eux et leur parlait. » (Martyrium Polycarpi, 11) La
lettre écrite vingt-deux ans plus tard au nom des
chrétiens de Lyon et de Vienne montre de même leurs
martyrs insensibles aux tourments « grâce à l'espé-
rance, à l'attachement aux biens de la foi et à la
conversation avec le Christ »,et « le Christ lui-même
souffrant dans la personne du martyr *, » û ■nr/.7yuj
X/iicTTo; (dans Euskbe, Hist. eccl., V, i, 21, 5i, 56).
On trouve une expression analogue dans la Passion
des saintes Perpétue et Félicité (xv). Tertullien
fait écho à ces paroles, quand il écrit : « Christus in
martyre est » (De pudicitia, xxu).
c) Les païens eux-mêmes en eurent quelquefois le
sentiment. La lettre déjà citée de l'Eglise de Smyrne
dit que, après le martyre de Polycarpe, « la foule
s'étonnait qu'il y eût une si grande différence entre
les infidèles et les élus n,éay//ar«( TTocvraràv oy'j'iv £( Ti7at^Tï:
Tt; ^tr/.'jopù fiirvXh ziiv t£ àTTfTTwv xai tôiv ïx/extùj {^Murt.
Polycarpi, xvi). La vue de la constance des martyrs
parut, à saint Justin encore païen, la plus sûre réfu-
tation des calomnies alors répandues contre les
chrétiens (saint Justin, 11 ^Ipo/. , xii). Un écrivain
chrétien a noté l'impression produite sur les specta-
teurs païens par cette constance inexplicable : « Un
jour que des mains cruelles déchiraient le corps
d'un chrétien, et que le bourreau traçait de sanglants
sillons sur ses membres lacérés, j'entendais les
conversations des assistants. Les uns disaient : a 11
y a quelque chose, je ne sais quoi, de grand à ne
point céder à la douleur, à supporter les angoisses. »
D'autres ajoutaient: « Je pense qu'il a des enfants,
une épouse est assise à son foyer. Et cependant ni
l'amour paternel, ni l'amour conjugal n'ébranle sa
volonté. Il y a là quelque chose à étudier, un courage
qu'il faut scruter jusqu'au fond. On doit faire cas
d'une croyance pour laquelle un homme soutire et
accepte de mourir. » (/ve laude martyrum, v)
Ces réilexions des gens de bonne foi furent cause
de nombreuses conversions. Le sang des chrétiens,
selon le mot si souvent cité de Tehtdllikn, devenait
ainsi une semence, « semen est sanguis cliristia-
norum » (Apologeticus adversus génies, l). Rapi)elant
les exhortations de Cicéron, de Sénèque, de Diogène,
de Pyrrhon, de Callinique, sur le mépris de la dou-
leur et de la mort, il ajoute: « Ces paroles ont fait
moins de disciples que l'exemple des chrétiens. Ce
que vous appelez notre obstination est un enseigne-
ment. Qui, en les voyant, n'est pas énm, et me
recherche pas ce qu'il y a de réel là dedans (quid
intus in re sil)"} et qui, après l'avoir découvert, ne
s'en approche pas? qui, après s'en être approché, ne
souhaite pas aussi de souffrir?» (Ibid.) 11 répète
brièvement, en s'adressant au cruel proconsul Sca-
pula: « Quiconque est témoin de notre constance en
reçoit un choc (ut aliquo scrupulo percussus), s'in-
forme, recherche la cause, et, quand il a connu la
vérité, il la suit. » (^Ad Scapulam, v)
337
MARTYRE
338
Lactancb insiste à son lour sur la fécondité du
témoignage des martyrs : « Plusieurs sont séduits
par le courage et la foi des cbréliens. L'un se prend
à soupçonner que ce n'est pas sans motif que le culte
des dieux est jugé mauvais par un si grand nombre
d'hommes, puisqu'ils aiment mieux mourir ([ue de
faire ce que les autres font pour vivre. L'autre
désire savoir quel est ce l)ieu pour lequel on combat
ainsi jusqu'à la mort, qui est préféré à tout ce qu'il
y a d'admirable et de cher en celte vie, dont ni la
perte des biens ou de la lumière, ni la douleur cor-
porelle ouïes tourments qui brisent nos membres, ne
nous peuvent détacher. Ces raisons sont très ellicaces;
mais en voici d'autres qui ont toujours fait beaucoup
pour augmenter notre nombre. La foule des assis-
tants entend les chrétiens dire au milieu des sup-
plices : «Nous ne sacrifions pas à ces pierres taillées
« par la main de l'homme, mais au Dieu vivant qui est
« dans le ciel. » Beaucoup comprennent que c'est la
vérité, et ils l'admettent du fond du cœur. Ensuite,
comme il arrive toujours dansles choses incertaines,
ils se demandent entre eux quelle peut être la cause
de cette persévérance: ils apprennent ainsi, dans le
public où elles sont répandues et colportées, bien des
choses relatives à notre religion, qui ne peuvent que
leur plaire parce qu'elles sont bonnes... Toutes ces
causes réunies ensemble donnent à Dieu, d'une
manière admirable, un grand nombre de lidèles. v
(2^jV. Iiist., V, xxiii)
Cette page d'un écrivain des premières années du
IV» siècle est vraie pour tous les temps : un mission-
■ naire du xix' ou du xx' siècle la signerait.
/i. Le catholicisme deu rcartyra. — a) Il n'y a
de martyrs, au sens propre du mol, que delà, foi catho-
lique. Quod inorlyres veros non fuciat poena, sed
causa, « c'est la cause, non la peine, qui fait les mar-
tyrs», écrit saint Augustin (lip. lxxxix). Les accep-
tions vulgaires du mot « martyr » données dans la
langue courante aux personnes qui soulfrent beau-
coup, quelle que soit la cause de leurs souffrances,
doivent donc être écartées. Le martyr est un
témoin de la vraie religion, et il n'y "a de martyrs,
au sens jiropre du mot, que ceux qui soulfrent pour
elle et l'attestent par leurs souffrances.
» On ne peut être appelé martyr pour avoir rendu
témoignage à une véritéquelconque, écrit saint Tuo-
MAS, mais seulement pour avoir rendu témoignage à
la vérité divine : autrement, si quelqu'un mourait
pour avoir confessé une vérité concernant la géomé-
trie ou toute autre théorie spéculative, il devrait être
considéré comme martjr, ce qui parait ridicule. »
{Summa Tlieol.,\l^ l\^^,(\. I24,art. 5) La philosophie
elle-même est exclue par cette définition ; et, de fait,
« personne, écrit au second siècle saint Justin, ne
crut Socrate jusqu'à mourir pour ce qu'il enseignait» .
(Il Apol.,vu\) On vit sans doute dans l'Empire romain
des philosophes exilés et même mis à mort par la
haine des tyrans : ce furent des victimes, parfois très
nobles, de la jalousie ou de la politique : mais on ne
prendra pas pour des martyrs Sénèque s'ouvrant les
veines par ordre de Néron ou l'illustre stoïcien Thra-
séos. Même les causes les plus belles et les plus
pures, en dehors de la religion, n'ont point produit
de martyrs, au sens propre de ce mot : bien que
l'immolation volontairement acceptée puisse avoir,
dans certains cas, un très grand mérite devant Dieu.
De terribles événements ont attiré l'attention sur ce
sujet : il est traité avec une précision magistrale par
le Cardinal Mercier.
« Un ollicier d'état-major — tcrit-il dans sa lettre
célèbre sur le Patriotisme et l'Endurance — me de
mandait naguère si le soldat qui tomI)e au service
d'une cause juste — et la nôtre l'est à l'évidence —
est un martyr. Dans l'acception rigoureuse et théo-
logique du mot, non, le soldat n'est pas un martyr,
car il meurt les armes à la main, tandis que le
martyr se livre, sans défense, à la violence de ses
bourreaux. Mais si vous me demandez ce que je
pense du salut éternel d'un brave qui donne con-
sciemment sa vie pour défendre l'honneur de sa
patrie cl venger la justice violée, je n'hésite i)as à
répondre que sans aucun doute le Christ couronne la
vaillance militaire et que la mort, chrétiennement
acceptée, assure au soldat le salut de son àme. Nous
n'avons pas, dit Notre-Seigneur, de meilleur moyen
de pratiquer la charité que donner notre vie pour
ceux que nous aimons, Majorent liac dileciionem
nemo haiet, ut animant suant ponat quis pro amicis
suis. Le soldat qui meurt pour sauver ses frères,
pour protéger les foyers et les autels de la patrie,
accomplit celle forme supérieure de la charité. Il
n'aura pas toujours, je le veux, soumis à une ana-
lyse minutieuse la valeur morale de son sacrifice,
mais est-il nécessaire de croire que Dieu demande au
brave entraîné au feu du combat la précision mé-
thodique du moraliste et du théologien'.' Nous admi-
rons l'héroïsme du soldat : se pourrait-il que Dieu
ne l'accueillit pas avec amour?... Car telle est la
valeur d'un acte de charité parfaite, qu'à lui seul il
efface une vie entière de péché. D'un coupable, sur
l'heure, il fait un saint. »
Il peut donc y avoir, dans le sacrifice volontaire
de sa vie à une cause juste ou — ajoute plus loin le
cardinal — à une cause que l'on croit juste, un mé-
rite tel qu'il ait devant Dieu, pour le salut de l'àme,
une efiicacilé comparaljle dans une certaine mesure
à celle du martyre. Mais l'analogie n'est pas com-
plète, comme le montre à son tour S. E. le cardinal
Billot, dans un discours prononcé à Rome le 25 mars
igi5. Non seulement la mort du soldat sur le champ
de bataille est glorieuse devant les hommes, mais
« n'est-on pas, dit-il, fondé à espérerqu'elleait aussi
quelque privilège au regard de la vie éternelle »?II
attend de la miséricorde divine, pour ceux qui sont
ainsi tombés en défendant leur patrie, « des éclairs
de grâce qui traversent leurs âmes et les incitent à
faire les actes de foi, d'espérance, de charité, de con-
trition qui, suppléant au défaut du sacrement de
pénitence, les disposent à la grâce de la récompense
et de pardon ». Car « il semble bien que s'il y a tou-
jours une place possible à la visite de Dieu dans le
moment qui précède immédiatement la mort, même
pour les pécheurs qui n'auraient donné jusque-là
aucun signe de résipiscence, il y en aura une bien
plus large encore dans les circonstances particulière-
ment propres à émouvoir la divine miséricorde, de
la mort sur le champ de bataille ». L'éminent théo-
logien rapporte ici l'exemple de Judas Macchabée
faisant offrir un sacrifice pour l'àme de ses soldats
tombés sur le champ de bataille dOdoilam, et espé-
rant quod cum pietale dormitionent accepcrani, bien
qu'un peu auparavant ils se fussent rendus coupa-
bles d'un acte idolàtrique défendu par la loi divine
(II Macch., xir, 39-46). Le héros juif « a la confiance
(]ue, malgré tout, Dieu n'aura pas refusé à ces
braves, qui s'étaient volontairement offerts pour le
combat, la grâce suprême de la pénitence et du
repentir ». {la France catholique à Rome, Paris et
Rome, igiS, p. 2/1-26)
Le rappel de ce fait historique achève de mettre
en lumière une différence essentielle entre la raortdu
soldat, même dans les meilleures dispositions et
pour la plus juste des causes, et la mort du martyr.
Celui <iui a rendu témoignage à la vérité ou à la vertu
chrétienne par le baptême sanglant du martyre, est
339
MARTYRE
340
entièrement purifié : il n'a plus besoin de prières:
nous verrons, dans l'un des chapitres suivants, que
dès les premiers siècles de l'Eglise il était interdit de
prier pour lui. La doctrine catholique nous enseiirne
que son âme est entrée tout de suite dans l'éternelle
béatitude. Au contraire, le soldat qui s'est volon-
tairement et consciemment immolé pour sa patrie
peut cependant avoir encore des fautes à expierdans
l'autre vie : son sacrilice, même accompagné du sin-
cère regret de ses péchés, condition nécessaire du
salut, n'a pas suffi à effacer toutes les peines qui lui
sont dues. Aussi, suivant l'exemple donné par Judas
Macchabée, l'Eglise continue-t elle à prier pour lui.
On lira utilement sur ce sujet une conférence faite,
le i5 mai 191 5, par le R. P. dk La Brièrb. repro-
duite dans VEcho de la Ligue patriotique des Fran-
çaises, i5 juin 1915, et en appendice dans le volume
intitulé : Luttes de l'Eglise et luttes de la Patrie
(Paris, Beauchesne, 1916), et dont voici les conclu-
sions : « 11 serait inexact d'attribuer à la mort du
soldat sur le champ de bataille la même valeur et
la même récompense qu'à la mort du martyr. Mais
il est certainement légitime de considérer la mort du
soldat sur le champ de bataille, dans une fidélité
généreuse au devoir militaire, comme autorisant une
espérance très spéciale de salut éternel. >>
En résumé, si, dans sa grandeur morale, la mort
subie et acceptée par le défenseur d'une cause juste
n'est pas sans analogie avec celle du martyr, cepen-
dant, au sens strict du mot, à son sens tliéologique
et historique, il n'y a de vrais martyrs que de la reli-
gion.
b) L'Eglise ajoute : et delà vraie re//^/on. C'est l'en-
seignement unanime des Pères du second, du troi-
sième, du quatrième siècle, a Seuls, dit saint Irénéb,
souffrent vraiment persécution pour la justice ceux
qui s'appuient sur la véritable Eglise, v (//aères., IV,
xxxm, 9) Ceux qui sont séparés d'elle par le schisme
ou par l'hérésie, « même s'ils sont tués en confes-
sant le nom du Christ, ne lavent point leur tache
dans le sang, dit saint Cvprikn, La faute inexpiable
de leur discorde ne peut être effacée même par leur
souffrance. On ne peut être martyr quand on n'est
pas dans l'Eglise », martir esse non potest qui in
Ecclesia non est (De Ecclesiae unitate. xiv ; cf. Ep.
xxxvi). Saint Augustin commente celte parole de
saint Cyprien dans une lettre où il fait allusion,
d'autre part, à l'erreur de l'évêque de Carthage dans
la controverse baptismale. » Cyprien a été une bran-
che féconde, et s'il va eu dans cette branche quelque
chose à retrancher, le fer glorieux du martyre y a
passé : non point parce qu'il est mort pour le nom
du Christ, mais parce qu'il est mort pour le nom du
Christ dans le sein de l'unité : car il a écrit lui-
même et il a rigoureusement affirmé que ceux qui
meurent hors de l'unité, lors même qu'ils périssent
pour le nom du Christ, ne peuvent pas compter au
rang des martyrs : tant l'amour ou la violation
de l'unité sont puissants pour effacer nos fautes ou
nous retenir sous leur poids. »(£p. ce. ,4; cf. Sermo
ccLxxv; ccLxxxv, 2; cccxxvii, i; cccxxxi,2; Ep.
Lxxxix; cvni, 5; cciv, 4) Et quelle parole plus
nette, plus dure en apparence, que celle-ci, du même
saint Augustin, écrivant en 4 16 à un prêtre donatiste:
« Etabli en dehors de l'Eglise, séparé de l'unité et
du bien de la charité, vous seriez puni de l'éternel
supplice, lors même que vous seriez brûlé vif pour
le nom du Christ! » Paris ah Ecclesia constilutus et
separatus a compagine unitatis et vinculo caritatis,
aeterno supnlicio punieris etiamsi pro Clirisfi nominè
vivus incenderis. » (Ep. clxxiii, 6) Mais, comme on
l'a remarqué, Augustin souligne ici discrètement» le
côte volontaire, coupable, de l'état ainsi réprouvé ».
Ainsi, ceux qui périssent, même « pour le nom du
Christ », mais en étant eux-mêmes 'i horsdel'Eglise »,
comme il arriva plus d'une fois à des marcionites ou
à des montanistes pendant les persécutions des pre-
miers siècles, n'ont pas droit au titre de martyrs.
C'est la doctrine des Pères de l'Eglise, et ils furent
probablement d'autant plus pressés de la formuler,
que, dans les hérésies de leur temps, l'idée du
martyre dilTérait notablement de ce qu'elle était
dans l'Eglise catholique. Celle-ci, en toutes choses
ennemie de l'orgueil et de la présomption, défend la
recherche volontaire du martyre : en principe, elle
interdit à ses lidèles de se dénoncer eux-mêmes aux
persécuteurs (sur les exceptions à cette règle, voir
saint Thcmas, Summa Tlieol., Il" II"', q. 124, art. 3,
et Benoit XIV, De ser^'orum Dei beatificatione et
beatoriini canonizatione, III. xvi) : elle va jusqu'à
refuser le titre de martyr à ceux qui ont attiré sur
eux la colère des païens en insultant à leur religion
ou en détruisant inutilement leurs idoles (concile
d'IUiberis, canon 60; Origène Contra Celsum, VIII,
xxxviii), comme elle le refuse, d'une manière géné-
rale, à ceux qui ont gardé dans leur cœur un senti-
ment contraire à la charité, et meurent sans par-
donner à leurs ennemis (saint Cyprien, De bono
patientiae, xiv). Nous voyons, au contraire, chez
les marcionites et chez les montanistes. la recherche
du martyre recommandée, le blâme publiquement
jeté sur les chrétiens qui, déliants d'eux-mêmes et
obéissant aux conseils du Sauveur, essayaient de se
dérober par la fuite aux persécuteurs. Ces héré-
tiques, ou ceux-là du moins qui étaient volontaire-
ment et sciemment imbus de l'esprit de leur secte,
s'éloignaient de parti pris, sur la question du mar-
tyre, de la doctrine et de la pratique de l'Eglise
catholique, et des exemples donnés par les lidèles
dociles à ses directions. (Sur les martyrs marcionites,
ErsÈDR. flist. eccl., III. xii ; IV, xv; V, xvi ; De
mart. l'ai., x ; Trhtcllien, Ad^-. Marcionem, I, xxvii;
Martrrium Pionii, xxi ; sur les martyrs montanistes,
Tertcllibn, De fuga in persecutione ; Eusèbe, Hist.
eccl., V, XVI, 12, 20, 22 ; xviii. 5, 6,
Cf. P. DR La-
briollb, La crise montaniste, Paris, I9i3,p. i83; Les
sources de l'histoire du montanisme, igiS, p. ^3-^6,
et mes Dix leçons sur le martyre, 5' éd.. p. 322-329).
La discipline de l'Eglise primitive est conforme à
sa doctrine. Les lidèles emprisonnés pour la foi
s'abstiennent, même dans les cachots, de communi-
quer avec les hérétiques captifs pour le même motif
(Ecsèbb, Hist. eccl., V, xvi. 22). Il est, au quatrième
siècle, interdit aux lidèles, sous peine d'excommuni-
cation, de prier ou d'offrir le saint sacrifice sur les
tombeaux des hérétiques honorés comme martyrs
par leur secte: le concile de Laodicée, vers 38o, qui
édicté dans son canon 9 cette interdiction, donne
même (canon 34) à ces hérétiques immolés par les
païens le nom de ir^ôîuKiT^îa;, tiOt iVriv aipm/.'yy:.
c) Est-ce àdirequ'il faille refuser la sympathie ou
l'admiration à tous ceux qui sont morts our la foi
du Christ, mais séparés de l'Eglise par le schisme
ou l'hérésie? Evidemment, ils n'ont droit à recevoir
officiellement ni le titre de martyrs, ni le culte
rendu aux martyrs. Mais n'en eurent-ils pas devant
Dieu le mérite, si, retenus par une ignorance invin-
cible, avec une parfaite bonne foi. dans une secte
séparée de l'Eglise, ilsontétémis à mort par haine
du Christ, elpourleur refus de le renier, c'est-à-dire
en confessant, eux aussi, la vérité?
Je n'ai pas qualité pour répondre à cette question;
mais, comme elle peut concerner également des vic-
times des persécuteurs anciens et modernes, je cite-
rai les réponses que des missionnaires me paraissent
lui avoir faites, au moins implicitement.
341
MARTYRE
342
Le P. Aymard Gukrin, S. J., qui voyageait en
Egypte en 1627, parle de l'admirable constance avec
laquelle un schismatique copte souffrit au Caire les
plus cruels tourments plutôt que d'abandonner la
foi chrétienne pour se convertir à la religion de
Mahomet. Il ajoute que les missionnaires catholiques
eux-i.iêraes, prisonniers en ce moment, « ne purent
retenir les larmes que la pieté tirait de leurs yeux,
■et les louanges qu'elle formait dans leur bouche pour
bénir Dieu qui, par des effets extraordinaires de sa
bonté, au milieu de la barbarie et de l'impiété, fortifie
■si efficacement ces pauvres chrétiens destitués de se-
cours et d'instruction, qu'elle renouvelle en eux les
actes les plus héroïques des anciens martyrs et les
fait compagnons de leurs combats pour leur donner
part à leur couronne. Ils ne se faisaient point scru-
pule de tenir pour martyrs ces pauvres chrétiens,
parce que leur hérésie étant purement matérielle,
l'ignorance tout à fait invincible dans laquelle ils
sont élevés les rend excusables. L'obstination et la
contumace de la volonté est l'âme de l'hérésie, la
simple créance en est seulement le corps. >> (Le voyage
tn Ethiopie entrepris par le P. Armard GHe'r/n, dans
Rabbath, Documents inédits pour sert'ir à l'histoire
du Christianisme en Orient (xvi'-xix' siècle), Paris,
Leipzig et Londres, t. l, 1906, p. 19)
A une époque plus rapprochée de nous, un autre
missionnaire écrit, à propos d'un prêtre arménien
schismatique massacre en 1896 avec son fils par les
Kurdes, qui leur avaient donné à choisir entre
l'apostasie et la mort : « Quoique, thëologiquement
parlant, le titre de martyr ne convienne qu'aux en-
fants de l'Eglise catholique, cependant, dans un sens
large, ils l'ont mérité, tous ceux, — et jamais on n'en
■saura le nombre, — qui ont préféré le martyre à
l'apostasie. Nés dans le schisme, ils vivaient dans
la bonne foi, et appartenaient par conséquent à
l'âme de l'Eglise. » (Les Missions catholiques fran-
çaises au XIX" siècle, t. I, p. agi))
Dans son livre sur V Université de l'Eglise et le
schisme grec (Paris, igiS, p. 82/1), M. l'abbé Bous-
quet raconte l'histoire de plusieurs de ces schisma-
liques, immolés par les Turcs, au commencement
du XIX* siècle, pour leur refus d'abjurer la foi chré-
tienne. Le récit de la mort de Janni, musulman de
l'Epire converti au christianisme en voyant marty-
riser les chrétiens, puis baptisé dans l'Eglise grecque
et décapité le a3 septembre 181 4, après les plus
cruelles tortures, pour n'avoir pas voulu renoncer à
sa religion, est une page très belle. Le savant his-
torien nous fait admirer l'action du Saint-Esprit
dans beaucoup de ces âmes qu'abrite l'Eglise « or-
thodoxe » . La plupart des fidèles sont d'une bonne
foi incontestable, et l'état de séparation pour lequel
ils n'ont rien fait ne saurait leur cire imputable.
Dans ces âmes, la foi au Dieu de la révélation chré-
tienne, l'amour de Jésus-Christ, l'attachement à
l'Eglise dans laquelle elles voient la véritable Eglise
du Christ, sont demeurés profonds et sincères. Ces
sentiments, elles savent à l'occasion les manifester
d'une façon édifiante, touchante, même héroïque ;
quelques-unes d'entre elles ont été dignes de la
grâce du martyre.
Ces commentaires s'ajouteront utilement, croyons-
nous, aux citations qui les ont précédés, non pour
corriger, mais pour expliquer la doctrine en appa-
rence plus dure des anciens Pères, en présentant un
ordre d'idées qui n'avait pas été traité par eux.
d) La question est évidemment tout autre quand
il s'agit non |>lus de l'hérétique ou du schismatique de
bonne foi qui a accepté la mort plutôt que de renier
le Christ, mais de l'hérétir/up ou du schismatique
qui, même avec héroïsme et sincérité, est mort pour
rester fidèle à de fausses opinions. « Hors de l'Eglise
catholique, il a pu y avoir des hommes qui sont
morts de bonne foi pour une erreur; mais si la
bonne foi les excuse du péché et leur laisse même
jusqu'à un certain point devant Dieu le mérite de
leur sacrilice, elle ne peut changer l'ordre objectif
des choses et faire que l'erreur devienne la vérité.
Nous les plaindrons donc sincèrement, comme nous
plaignons les victimes d'une ignorance invincible ;
mais par amour de la clarté, et pour éviter toute
équivoque, nous nous refusons à leur décerner le
litre de martyrs, réservé aux témoins de la vérité.»
(Dubois, Le témoignage des martyrs, dans Revue du
clergé français, i5 mars 1907, p. 3i)
La raison de ce refus est clairement donnée par
le P. Pbbronb. « L'Eglise que Jésus-Christ a fondée,
ayant seule reçu de lui ses divines instructions,
aj'ant vu de ses yeux les actions, les faits de l'Homrae-
Dieu, peut seule aussi rendre un témoignage véridi-
que de ce qu'elle a tu et entendu depuis le commen-
cement. Cette Eglise est comme une personne morale,
un individu moral toujours vivant, qui continue sans
interruption d'attester aux générations qui se suc-
cèdent la môme doctrine, avec son véritable sens,
dans toute la suite des siècles. Telle est la raison pour
laquelle il n'y a que l'Eglise qui ait des martyrs, c'est-
à-dire des témoins des faits, et en aussi grand nom-
bre qu'elle a compté d'enfants de son sein qui ont
versé leur sang et donné leur vie pour rendre témoi-
gnage de ce qu'ils avaient appris d'elle depuis le
commencement, comme elle-même n'avait fait en cela
que leur faire part de ce qu'elle avait vu et entendu.
C'est ce qui est impossible aux sectaires, tant parce
qu'ils ont interrompu la chaîne qui les unissait à
l'Eglise, seule dépositaire du fait en question, que
parce que, lorsqu'ils s'opposent à l'enseignement de
l'Eglise, ce n'est pas un fait historique qu'ils attestent,
mais leur propre opinion, leur pensée personnelle,
leur idée subjective qu'ils affirment. » Le P. Perrone
fait ensuite l'application de ces principes à des lu-
thériens ou à des anglicans mourant pour leurs opi-
nions, comme l'histoire des luttes religieuses du
xvie siècle en offre des exemples. Ils ont sacrifié leur
vie pour ne pas abandonner la doctrine de Luther
ou l'établissement ecclésiastique d'Henri VIII. Ils ne
sont pas morts pour la doctrine ou pour l'Eglise de
Jésus-Christ. Quel qu'ait pu être leur courage ou
leur sincérité, de telles victimes n'ont aucun droit au
titre de martyr, c'est-à-dire de témoin de la reli-
gion chrétienne. Pkrkone, Le Protestantisme et la
Règle de la foi, t. II, Paris, i854, p. 4o9-4'0-
II. — Le mahtyhk au temps
DES PERSÉCUTIONS ANTIQUES. EmPIRB ROMAIN
1. Les documents ; Actes ou PtiS!>ions des martyrs; Marty-
rologes; Histoires ecclésiastiques; Œuvres oratoires ou
correspondance des Pères de l'Eglise; poésie; épigra-
phie; la littérature chrétienne; la littérature païenne.
2. La législation : les deux premiers siècles ; le troi-
sième siècle, les édits de persécution. 3. Le nombre des
martyrs ; impossibilité d'une statistique; la ttièse du
petit nombre; sens tout relatif d'un texte d'Origène;
grand nombre des martyrs dans les deux premiers siècles;
grand nombre des martyrs à l'époque des persécutions
générales; les hécatombes de la dernière persécution;
les lacunes des martyrologes. 4. La condition sociale
des martyrs. 5. Les souffrances des martyrs : les épreuves
morales; la détention préventive; l'inteiTogaloire et la
torture; les peines non sanglantes, bannissement, dé-
]iortalion. travaux forcés; les supplices : la décapita-
tion ; le feu ; les bètes ; la croix ; supplices divers ; l'ico-
nographie du martyre, fi. Les confesseurs : distinction
entre les confesseurs et les martyrs ; sollicitude de l'Fgli se
envers les confesseurs; leur rrtle dans la réconciliation
des lenégats; les abus; rang des confesseurs dans
343
MARTYRE
344
l'Eglise. 7. Le culle des martyrs : la sépulture; l'anni-
Tersaire; le tombeau; lès sentiments des païens; la
légitimité <lu culte des martyrs; les inscriptions; les
reliques; la toi dans linterccssion des martyrs; le désir
d'êlre enterré près des martyrs. 8. Bibliographie.
1. Les documents. — «) Au premier rang sont
les Acle.s ou Passions des martyrs.
Quelques-unes de ces pièces sont d'un prix inesti-
mable : ce sont celles qui ont été écrites par des con-
temporains, et nous donnent le texte des interroga-
toires, recueillis par les assistants ou copiés sur les
registres publics, et la narration de la mort des mar-
tyrs, racontée par des témoins oculaires. Tels sont la
lettre de l'Eglise de Smyrne sur le martyre de saint
Polycarpe, la lettre des Églises de Lyon et de Vienne
sur les martyrs de 177, le récit du martyre de Pto-
léniée dans la seconde Apologie de saint Justin, les
Actes de saint Justin, les Actes des martyrs Scilli-
tains, la Passion de sainte Perpétue et de sainte Fé-
licité, la Passion des saints Jacques et Marien, les
Actes de saint Cyprien, sa Vie et sa Passion par le
diacre Pontius, les Actes de saint Fructueux et de
ses compagnons, les lettres de saint Denys d'Alexan-
drie sur des martyrs contemporains de Dèce et de
Valérien, les Actes du centurion Marcel, les Actes
du greffier Cassien, les Actes du soldatMaximilien.ete.
D'autres pièces ont encore une grande valeur, bien
que leur exactitude littérale soit moins garantie
contre toute addition arbitraire ou toute erreur :
documents contemporains altérés par des retouches,
ou relations composées plus tard, d'après des docu-
ments contemporains aujourd'hui perdus. Telles sont
les Passions de saint Apollonius, des saints Montan
et Lucius, Salurninus et Dativus, Félix de Tibiuca,
Fabius, Tipasius,Dasius, Euplus, Pionius de Smyrne,
Irénée de Sirmium, Quirinus de Siscia, Philéas et
Philorome, Dioscore, Pollion, Marcien et Nicandre,
Jules, Philippe d'Héraclée, Tryphon et Ilespicius,
Claude, Astère et Néon, Sabas, Euplus, des saintes
Grispine, Maxima et Secunda, Agape, Chionia et
Irène, Salsa, etc.
Une troisième catégorie de pièces hagiographiques
mérite beaucoup moins de confiance : relations com-
posées à une époque éloignée des événements, dans
lesquelles l'imagination du rédacteur supplée aux
renseignements qui lui manquent, et où l'histoire,
quand elle existe, est plus ou moins étoufTée par la
légende. Beaucoup de critiques sont portés à élimi-
ner trop complètement tous les écrits de ce genre, et
à négliger les marques d'antiquité qui s'y rencon-
trent. Mais on ne doit les employer qu'avec une
extrême prudence.
Pour les textes, voir les Bollandistes, Acta Sancto-
nim, Anvers-Paris, depuis i643; Bibliolheca hagiogra-
phica /a^i'na, Bruxelles, 1899-191 1 ; graecn, 1909; orien-
lalis, 1910; Analecla Boi/andinna, Bruxelles, depuis
1882; KuiNART, Acta primorum mariyriim sincera et
seZec/u, Paris, 1689; Vérone, 1731 ; Augsbourg, 1802;
Ratisbonne, 1869; Knopf, Ausgewdhlte Martyrer
Acten, Tubingue, 1901; Gbbhahdt, ^c<a martyrurn
selecla, Berlin, 1902; Leclbhcq, Les Martyrs, t. Mil,
Paris, 1902-190/1; les éditions critiques de la Passio
/'er^e^Hae, par AnMiTAGERoBiNsoN, Cambridge, 1891,
des Actes de sainte Ariadne, de saint Justin, des
saints Marcien et Jacques, de sainte Agnès, par Pio
Fbancui dk' Cavalikki, Rome, 1899, 1900, 1902, etc.
— Pour l'étude des textes, Tillkmont, Mémoires pour
servir à l'histoire ecclésiu.^lique des six premiers
siècles, Paris, 1693-1712; Bruxelles, 1706; Venise,
1782; Le Blant, Les At:tes des martyrs, supplément
au recueil de Dom liuinart, Paris, 1882; H. Dele-
UAYB, Les légendes hagiographiques, Bruxelles, 1906;
A. DuFoURCQ, Etude sur les Gesta martyrurn romains,
Paris, 1900-1907; P. Monceaux, Histoire littéraire
de l'Afrique chrétienne, t. I-III, Paris, 1901-1906; les
articles Actes des martyrs de dom Liîclhrcq, dans le
Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie,
1. 1, 1903, col. 373-446; de DuFOURCcj, dans le Diction-
naire d'histoire et de géographie ecclésiastiques.,
t. I, 1910, col. 396-408.
b) Martyrologes : listes locales des anniversaires
des principaux martyrs, commencées en Orient et en
Occident à l'époque même des persécutions, conti-
nuées après la paix de l'Eglise, et reconnaissables
dans la vaste compilation connue sous le nom de
MartjTologe hiéronymien, fusion, au vi' siècle, d'un
martyrologe général des Eglises d'Orient, du marty-
rologe local de l'Eglise de Rome, d'un martyrologe
général d'Italie, d'un martyrologe général d'Afrique,
d'une série do martyrologes locaux de la Gaule
(DucHBSNK, Les Sources du Martyrologe hiéronymien,
dans Mélanges d'histoire et d'archéologie publiés par
l'Ecole française de Home, i885 ; de Rossi-Dui;hesnb,
Martyrologium hieronymianum, Bruxelles, 1894,
dans le tome II des Acta Sanctorum de novembre;
H. Delehave, Le témoignage des martyrologes,
dans Analecta Bollandiuna, t. XXVI, 1907); — com-
pilations postérieures, des vm"^ et ix" siècles (Bède,
Florus, Adon, Usuakd, etc.), dans lesquelles aux
noms des martyrs et aux dates d'anniversaires sont
jointes des notices historiques puisées à des sources
de valeur inégale (Dom Quenti.n, Les Martyrologes
historiques du moyen âge, étude sur la formation du
Martyrologe romain, Paris, 1908). Le Martyrologium
Jiumanum olliciel a été rédigé par Baronius, et pu-
blié en 1698.
c) Outrages d'ensemble, où se rencontrent des
renseignements souvent très étendus et très précis
sur les martyrs : les Actes des Apôtres, pour le
martyre de saint Etienne, de saint Jacques le Ma-
jeur ; pour un grand nombre de martyrs de toutes
les époques (dont il avait recueilli les Passions dans
un recueil aujourd'hui perdu),l'//isioire ecclésiastique
d'EusÈBE DE Ci'iSARÉK, qui, pour les faits de la dernière
persécution, s'y montre, comme dans son De mar-
tyribus Palestinae, narrateur contemporain et sou-
vent témoin oculaire ; la correspondance de saint
Cyprien, remplie d'allusions aux confesseurs et aux
martyrs du temps de Dèce et de Valérien ; les His-
toires de Théodorkt, de Socrate, de Sozomène, où
sont racontés plusieurs épisodes de martyre, parti-
culièrement du temps de Julien l'Apostat ; le De
morlibus persecutorum de Lactance, dont la partie
la plus étendue a le caractère de mémoires contem-
porains ; l'Histoire lausiaque de Palladius, qui
complète, à propos du martyre de sainte Potamienne,
le récit fait par Eusèbe.
d) Les œui'res oratoires ou les lettres de Pères de
l'Eglise des iv* et v' siècles donnent des renseigne-
ments sur plusieurs martyrs, et font même connaître
parfois des épisodes ou des noms qu'on ne rencontre
pas ailleurs : saint Basile, sur les quarante martyrs
de Sébaste, sur sainte Julitta, sur saint Gordius ;
saint Grégoire de Nyssb, sur les quarante martyrs
de Sébaste, sur saint Théodore d'Héraclée ; saint
CiRHooinE DE Nazianze, sur les martyrs de la persé-
cution de Julien; saint Jban Chrysostome, sur les
saintes Bernices, Domnina et Prodosces, sur sainte
Pélagie, sur sainte Drosis, sur saint Julien, sur saint
Lucien, sur saint Phocas, sur saint Philogène, sur
les saints Juventiu et Maximin ; saint Astérius
d'Amasée, sur sainte Euphémie et saint Phocas;
saint Ambroisb, sur sainte Agnès, saint Laurent,
saint Sébastien, sainte Pélagie, les saints Vital et
Agricola, sainte Théodora ; saint Augustin, sur de
nombreux martyrs d'Afrique ; saint Vigile dr
345
MARTYRE
346
I
Trente, sur les saints Sisinnius, Martyrius et
Alexandre.
e) La poésie chrétienne des mêmes siècles a chanté
les martyrs : on attribue à saint Amdroise une
hymne en l'honneur de sainte Agnès; la plus g-rande
partie de l'œuvre poétique de saint Paulin est con-
sacrée au confesseur Félix de Noie ; le l'eri Stepha-
itiin de Phudence contient quatorze poèmes sur les
saints Enieterius et Chelidonius, saint Laurent,
sainte Eulalie de Mérida, les dix-huit martyrs de
Saragosse, saint Vincent, les saints Fructueux, Au-
gure et Euloge, saint (juirinus, saint Cassien d'imola,
saint Romain d'Antioche, saint Hippolyte, les apô-
tres saint Pierre et saint Paul, saint Cyprien, sainte
Agnès. Quelques-uns de ces poèmes sont la traduc-
tion en vers de Passions déjà existantes; d'autres
contiennent des erreurs et des confusions ; mais
plusieurs donnent des renseignements de première
main, pour les martyrs d'Espagne notamment, et
aussi pour certains martyrs de Rome et d'Italie, au
sujet desquels Prudence a recueilli des traditions
locales et décrit des monuments et des peintures.
/) Une source moins abondante, mais précieuse,
est l'épigraphie : inscriptions faisant connaître le
nom d'un martyr, la date de sa sépulture, et, par le
lieu où elles ont été trouvées, l'emplacement ou les
vestiges de celle-ci : inscriptions, plus rares, qui
ajoutent des détails sur son histoire. Par exemple,
l'épitaphe, à Marseille, de deux chrétiens qui parais-
sent avoir, au second siècle, péri par le supplice du
feu (E. Lb Blant, Inscriptions chrétiennes de la
Gaule, t. II, i865, p. 3o5); l'éloge en vers de la mar-
tyre Zosime, écrit par un témoin de son supplice, et
rapportant ses dernières paTo\es(BuIlettino diarcheo-
logia cristiana, 1866, p. 47); celui du consul Libe-
ralis, dont le nom était inconnu (dk Rossi, Inscr.
christianae Vrhis Romae, t. U, Rome, 1888, p. 101,
n" 23 et io4, n" 38). Les petits poèmes, de si lourde
latinité, que le pape Damase composa, au iv' siècle,
pour être gravés sur des tombes de martyrs, con-
liennent le plus souvent des formules banales :
quelques-uns, cependant, donnent des détails plus
intéressants : par exemple, sur Nérée et Acliillée,
représentés comme d'anciens prétoriens; le jeune
martyr de l'eucharistie, Tarsicius ; Marcellus et
Pierre, dont le supplice fut raconté à Damase par le
bourreau lui-même ; Maurus « innocent enfant à
qui nulle torture ne fut épargnée » ; les martyrs
Salurninus et Sisinnius, et la conversion d'un té-
moin de leur supplice ; Agnès, dont Damase raconte
d'après une tradition orale, différente d'autres ver-
sions, la vie et le martyre (sur la valeur historique
des inscriptions métriques de Damase, voir de
Rossi, / carmi di S. Daniaso, dans Bull, di arch.
cristiana, i885, p. 7-29. On les trouvera reproduites,
d'après les copies des pèlerins du commencement du
Moyen-Age, au tome II des Inscriptiones christianae
Urbis Romae. Voir aussi Inii, Vamasi epigrammaia,
Leipzig, i8g5).
Ajoutons que plus d'une fois des inscriptions rela-
tives non à la personne des martyrs eux-mêmes,
mais à des memlires de leur famille ou de leur do-
mesticité, ont jeté une grande lumière sur leur his-
toire et sur les textes qui y font allusion : voir,
pour Flavius Clemens et Flavia Domitilla, Bullet-
tino di archeologia cristiana, i865, p. 16-24 ; pour
Acilius Glabrio, le mémoire de M. de Rossi, publié
dans Premier Contrés scientifique international
des catholiques, Paris, 1889, t. II, p. 261-2G7, et Bull,
di arch. crist., 1888-1889, P- 10-66, io3-i33 et pi. i-n,v.
g) Les documents qui viennent d'être indiqués sont,
pour la plupart, relatifs à l'histoire individuelle des
martyrs: il faut ajouter que, dans presque tous les
écrits composés, à l'époque des persécutions, par
des chrétiens, quel que soit le sujet qu'ils traitent,
il est question du martyre : lettre de Glé.ment Ro-
main, lettres d'IoNACE u'Antiogue, apologies de
Justin, d'ATuiÎNAOGRB, de Méliton, de Thiîophilb,
Pasteur d'HiîiiMAS, Epitre à IJiognéte, Octa\'ius de
MiNucius Félix; écrits polémiques de Tertullibn et
d'AnNOBE, traités didactiques de Clément d'ALitxAN-
DBiE, d'ORiGÛXB, de Lactance. Renan ne s'est pas
trompé quand, après avoir passé en revue la litté-
rature chrétienne des deux premiers siècles, il dé-
clare que ses productions, quelle que soit leur forme,
« révèlent un état violent qui pèse sur la pensée de
l'écrivain, l'obsède en quelque sorte. .. De Néron à
Commode, sauf de courts intervalles, on dirait que
le chrétien vit toujours en ayant sous les yeux les
perspectives du supplice. Le martyre est la base de
l'apologétique chrétienne ». {L'Eglise chrétienne,
Paris, 1879, p. 3i6) « Je suis frappé, écrit à son tour
RoissiBR, de voir qu'il n'y a pas un seul écrit ecclé-
siastique, quelque sujet qu'il traite, depuis le i" siè-
cle jusqu'au iii=, où il ne soit question de quelque
violence contre les chrétiens. » La fin du paganisme,
Paris, 1891, t. II, p. 456)
/() Boissier regarde ensuite la littérature païenne:
il remarque qu'elle ne parle guère des chrétiens ;
mais il constate en même temps que « toutes les fois
que les écrivains profanes en disent un mot, c'est
pour faire allusion aux châtiments qu'on leur inflige»
(ibid.). Malgré la « conspiration du silence )i (ibid.,
p. 243-a47). ces allusions sont encore nombreuses.
Les débuts de la persécution de Néron sont racontés
par Tacite {.Inn., XV, XLVi) et par Suétone {Nero,
xvi), de celle de Domitien par Dion Cassius (LXVII,
xiv), de celle de Trajan par deux lettres échan-
gées entre Pline le Jeune et cet empereur (Ep., X,
xcvi, xcvii). La fermeté des martyrs est attestée
avec mauvaise humeur par Epictète (Arrien, Diss.,
IV, VII, 6) et par Mahc Aurèlb (Pensées, XI, 3), avec
admiration par Galien (cité par l'historien arabe
Abulfelda, Jlist. anteislamica, éd. PYeischer, p. 109),
et parodiée par Lucien (/><? morie i^ere^rmi), Le polé-
miste Celse montre, sous Marc Aurèle, les chrétiens
partout recherchés pour être mis à mort (dans Ori-
GÈNE, Coiitra Celsum, VIII, lxix).
On voit que, malgré la perte ou la destruction
inévitables de nombreux documents, nous possé-
dons encore assez de textes svirs pour connaître
l'histoire des martyrs de l'Empire romain.
2. La Législation. — o) La confusion entre les
Juifs et les chrétiens, qui avait fait d'abord la sécu-
rité de ceux-ci (Tbrtcllien, Apol., xxi), se dissipa
quand Néron, en 64, eut imputé aux chrétiens l'in-
cendie de Rome. Alors commença pour eux la per-
sécution (Tacite, Ann., XV, xliv ; Suétonb, Nero,
XVI ; saint Clément de Rome, Ad Cor., v, vi). Nous
voyons celle-ci reprise sous Domitien. Il est probable
qu'une loi, dont le texte ne nous est pas connu, et
que Tertullien appelle institutum Neronianum (Ad
Nat., I, vu), était dès lors promulguée et interdisait
d'être chrétien.
La théorie de Mommsen, qui attribue les condam-
nations prononcées contre les chrétiens des deux
premiers siècles à l'exercice par les magistrats du
droit arbitrairedepolice,yHs coercitionis, sans qu'une
loi initiale ait été nécessaire pour leur donner com-
I>étence et créer le délit de christianisme, est aujour-
d'hui à peu près abandonnée : on revient générale-
ment à l'hypothèsed'un premier édit de proscription
(voir Callbwaert, La méthode dans la recherche
de la base juridique des persécutions, dans Revue
d'histoire ecclésiastique de Louvain, t. XII, 191 1).
347
MARTYRE
348
Celui-ci paraît supposé par les décisions des empe-
reurs du second siècle. En 1 12, Pline est saisi de dé-
nonciations contre les clirétiens de BitUynie : il
demande à Trajan quelle conduite tenir. Trajan ré-
pond : ne pas les poursuivre d'oûice ; s'ils sont accu-
sés rég;ulièrement, les mettre en demeure de renon-
cer à leur religion; s'ils persistent, les condamner
à mort. Celte réponse s'expliquerait dillicileraent si
le délit de christianisme n'était pas déjà établi. Elle
prouve en même temps que les chrétiens sont pour-
suivis pour ce seul délit, et non pour des inculpations
de droit commun, — lèse-majesté ou autre, — car,
d'une part, Pline avait écrit à l'empereur qu'une en-
quête venait de montrer l'innocence de leurs mœurs,
et, d'autre part, l'empereur ordonne que, s'ils renon-
cent à leur foi, ils soient renvoyés absous, ce qui
indique bien qu'ils n'ont à répondre que de la seule
qualité de chrétien (Pline, Ep., X, xcvi, xcvii).
La jurisprudence ainsi réglée dure pendant tout le
second siècle. Hadrien (saint Justin, I Apol., lxviii),
puis Antonin le Pieux (EusÈBE,//(s/.ecc/.,IV,xxvi,io)
la confirment. La même règle est rappelée, en x")",
par Marc Aurèle répondant au légat de la Lyonnaise
(EusÈBE, Hist. eccl., V, i, 4^); mais, en même temps
que, comme ses prédécesseurs, il fait dépendre du
libre choix des chrétiens la condamnation ou l'ac-
quittement, il n'interdit plus de les rechercher et de
les poursuivre d'ollice : nous savons par un mot de
CiîLSE (Ohigéne, Contra Celsum, VIII, lxix) que
sous son règne on commence à les traquer partout.
h) Cela devient la règle au troisième siècle. Les
princes de cette époque ne subordonnent plus à
une accusation régulière, se référant à une loi géné-
rale et permanente, la validité des procès des chré-
tiens : ils fixent par des édits nouveaux, variables,
les cas où ces procès devront être intentés, et char-
gent les magistrats, préfets à Rome et gouverneurs
dans les provinces, de poursuivre les délinquants.
Septiiue Sévère, en 20a, entre dans cette voie : il
prohibe par un édit la propagande chrétienne : ceux
qui y ont été mêlés, c'est-à-dire les convertisseurs et
les convertis, doivent être arrêtés et jugés (Spartikn,
Vita Sc\-eri, xvii) : des procès célèbres, comme celui
de Perpétue, de Félicité et de leurs compagnons,
font comprendre la manière dont cet édit fut appli-
qué.
Suit un édit de 235, par lequel Maximin « ordonne
de mettre à mort seulement les chefs des Eglises,
comme responsables de l'enseignement de l'Evan-
gile », c'est-à-dire les évèques etprobablementaussi
les docteurs (Eusèbk, Hist. eccl., VI, xxviii). En
a5o, par un édit d'une portée plus générale, Dèce
commande à tous les habitants de l'Empire, depuis
Rome jusqu'aux provinces les plus reculées, défaire
acte de paganisme en participant à un sacrifice :
l'obéissance doit être constatée par écrit, et le refus
est puni de mort (saint Cyprien, De lapsis, 11, m,
viii, IX, X, XV, XXIV ; Ep. xLin, lu; saint Dbnys
d'Alexandrie, dans Eusèbe, Ilist. eccl., VI, xlu, 1.
Sur les papyrus découverts en Egypte, datés de ce
règne et contenant des certificats de sacrifice, voir
Dom Leclercq, dans Bulletin d'ancienne littérature
et d'archéologie chrétiennes, janvier, avril, juillet
I9t4).
En 25^, un édit de Valérien oblige les évèques et
les prêtres à renoncer au christianisme, sous peine
d'exil, et interdit à tous les chrétiens les réunions
religieuses et la fréquentation de leurs cimetières,
sous peine de mort. En 208, un second édit du
même prince frappediversesclasses de la population
chrétienne : les évèques, prêtres et diacres, qui de-
vront être exécutés sur le champ ; les nobles, mis
en demeure de sacrifier sous peine de décapitation ;
les matrones, qui pour refus de sacrifice seront pas-
sibles de la confiscation et de l'exil ; la classe riche
et puissante des esclaves du fisc, les Césariens, qui,
s'ils persistent dans la foi chrétienne, seront réduits
au dernier état de l'esclavage, et condamnés à la
servitude de la glèbe. Les deux procès de saint Gy-
prien, évcque de Carthage, le montrent successive-
ment condamné en vertu de l'un et l'autre édit :
en 207, à l'exil, en 268, à la mort (Acta S. Cypriani,
I, II, 111, IV ; saint Cypkien, Ep. lxxx).
En 2'j4, un nouvel édit est promulgué par Auré-
lien ; nous n'en savons pas la teneur, mais Lac-
tancb le qualifie de « sanglant » (De mort, pers., vi).
Enfin des édits répétés de Dioclétien, de Galère,
de Maximin Daia, en 3o3, 3o4, 3oG, 3o8, commandent
à tous les chrétiens de renoncer à leur religion sous
peine de mort, et mettent tous les magistrats en
mouvement pour rechercher et punir les désobéis-
sants (EusiiBE, Hist. eccl., VIII, II, VI ; De mart.
Palaest., i, m, iv, ix). Voir dans mon livre sur le
Christianisme et l'Empire romain, 7' éd., Paris,
1908, appendice, p. 3o3-3o6, les six édits de cette
persécution.
On voit comment le système, inauguré au m* siè-
cle, de la persécution par édits diffère de celui qui
avait été suivi au siècle précédent. L'exigence d'une
accusation portée contre les chrétiens selon les for-
mes légales, c'est-à-dire par un accusateur qui prend
à sa charge la responsabilité du procès, n'existe
plus : le refus d'obéir aux édits, d'accomplir lesactes
prescrits par eux, sulUt par rendre les réfractaires
justiciables des tribunaux, et les poursuites doivent
être intentées d'oflice par les magistrats compétents.
La différence est très grande entre les deux procé-
dures, dont la première est conforme aux règles
générales du droit romain, et dont la seconde est
la procédure exceptionnelle applicable aux seuls
ennemis publics, comme sont désormais considérés
les chrétiens. Mais au lieu de la menace que, au i"
et au II» siècle, la loi initiale interdisant le christia-
nisme faisait peser perpétuellement sur la tète des
fidèles, toujours à la merci d'un accusateur, la per-
sécution par édits n'a le plus souvent d'effet que
tant que l'édit reste en vigueur. A la mort de l'em-
pereur qui l'avait porté, l'édit de persécution tombait
ordinairement de lui-même : c'est ce que l'on voit
après la mort de Dèce ; c'est ce qu'on voit encore
après celle d'Aurélien, survenue presque au lende-
main de son édit, lequel eut à peine un commence-
nientd'exécution. Quelquefois aussi, l'édit est abrogé
formellement par le successeur du prince qui l'avait
porté : ainsi Gallien, successeur de Valérien, rend
par des lettres impériales la paix aux chrétiens et la
jouissance de leurs propriétés aux Eglises. Ou bien,
c'est l'auteur même de l'édit qui le révoque, comme
en 3ii fît Galère mourant. Les chrétiens jouissent
ainsi de paix temporaires, quelquefois d'assez longue
durée.
Ce qui n'a pas changé, c'est l'option laissée aux
chrétiens. Dans la période de Vinstitutum A'eronia-
Hi/m, réglementé parles rescrits de Trajan et de ses
successeurs, et dans la période de la persécution par
édits successifs, ils sont poursuivis o pour le nom
seul », comme l'avait prescrit Jésus-Christ, et non
pour des fautes relevant du droit pénal : par con-
séquent, s'ils renoncent à ce » nom », c'est-à-dire à
la religion chrétienne, même à la dernière heure,
même devant le tribunal, même devant le bourreau,
ils échappent à toute peine, et prononcent eux-
mêmes leur acquittement. Les martyrs le savent, et
ne le font pas. C'est ce qui donne à leur mort le
caractère de témoignage volontaire, et à ce témoi-
gnage une force et une noblesse sans égales. Ad hoc
349
MARTYRE
350
sponte pei\'enimiis, ne libertas iiostra ohduceretur,
ideo animas nuslras addiximui, disent en entrant
dans l'amiihithéàtre les martyrs de Carthage (^l'assiu
SS. Perpetuae, Feticitatis, etc., xviii).
3. Le nombre des martyrs. — «)I1 est impossible
de tenter à ce sujet une statistique quelconque. On
a jadis essayé de le faire. « lliud ex pruhatls aucto-
ribus deduco, écrit au xvie siècle le P. I'lohks, in
Ecclesia numerari undecim martynim milliones, et
eo pliires; ita ut qualihet anni die, si in omnes dis-
trihtiantur, coli pussint plus qiinm triginia millia
(De inclylo agone martynim, 1. IV, c. m). » 11 cite,
comme ayant par leurs recherches établi ce calcul,
deux religieux du même temps, le P. François
Arias et le P. Genebraru. On a cru pouvoir, sur
le iiombre, attribuer à la seule ville de Rome deux
millions et demi de martyrs (Gaumk, Les trois Home,
Paris, i848, t. IV, p. 5gi). Ces calculs ne reposent
sur aucune base, et ces chiffres, répétés quelquefois
encore, sont dénués de valeur historique. Mais si
l'on doit se garder d'assertions sans preuves, l'excès
en sens contraire ne serait pas moins opposé à l'his-
toire.
h) La thèse De paiicilate martrriim, soutenue pour
la première fois en i684 par l'anglais DoownLL.aété
tout de suite réfutée par Ruinauï (Préface aux Jeta
sincera, i68g). Elle reparut, en 1776, dans le tome I
du grand ouvrage de Gibbon : d'après lui, il n'y
aurait eu aucune persécution générale avant celle
de Dioclétien: celle-ci même ne lit pas deux mille
martyrs: le petit nombre des chrétiens qui furent
})ersécutés auparavant l'avaient été pour des causes
particulières (/>ef/i«e and Fall of tlie liom. Empire,
c. xvi).Mème denos jours elle a laissé quelques tra-
ces âans l'Histoire des Persécutions AeH. XvBK (1875-
1881), auquel Renan (Journal des Sax'anfs, 1874,
p. 697) a reproché cette erreur. On la trouve ailir-
mée de nouveau dans le quatrième volume (i884)
du livre passionné et partial d'Ernest Havet, Le
Christianisme et ses origines. Mais elle est aban-
donnée mainlenant par lesérudits sérieux. 11 n'est
plus personne qui ne souscrive à ce jugement sensé
et modéré de Boissibh : « Qu'on se remette devant
l'esprit celte suite non interrompue de témoignages;
qu'on songe qu'en réalité la persécution, avec plus
ou moins d'intensité, a duré deux siècles et demi, et
qu'elle s'est étendue à l'Empire entier, c'est-à-dire à
tout le monde connu, que jamais la loi contre les
chrétiens n'a été complètement abrogée jusqu'à la
victoire de l'Eglise, et que, même dans les temps de
trêve et de répit, lorsque la communauté respirait,
le juge ne pouvait se dispenser de l'appliquer toutes
les fois qu'on amenait un coupable à son tribunal,
et l'on sera, je crois, persuadé qu'il ne faut pas pous-
ser trop loin l'opinion de Dodwell, et qu'en suppo-
sant même qu'à chaque fois et dans chaque lieu par-
ticulier il ait péri peu de victimes, réunies elles
doivent former un nombre considérable. » (La fin du
Paganisme, 1. 1, Paris, 1911, p. 45^)
c) Sens tout relatif d'un texte d'Origène. — Nous
devons, cependant, discuter la question de plus
près. La thèse du petit nombre des martyrs de
l'Empire romain s'appuie sur une parole d'ORiGKNE.
Il est facile de montrer : i" que cette parole n'a
pas le sens absolu qu'on lui prête; 2" que, même si
elle devait être prise à la lettre, elle ne s'applique-
rait qu'à une époque restreinte de l'histoire des
persécutions.
Origiîne écrit (Contra Celsum, III, vin) : « Ceux
qui sont morts, parintervalles, pour la foi chrétienne
ont été peu nombreux et sont faciles à compter,
ôXi'yot zy.rà r.a.ipoxji r.a.'i cfjipry. £i)xpi6/j.YiTrji, car Dieu ne
voulait pas que la race des chrétiens fût anéantie. »
Origène parle ainsi en 24g (sur la date du Contra Cel-
sum, voir P. Baih l'OL, Anciennes littératures chré-
tiennes, La littérature grecque, Paris, 1897, j). 176),
quand il n'y avait encore eu que des « persécutions
l)articlles » et que les « persécutions générales >
n'étaient pas encore commencées (Comm. séries in
Matlhaeiim, xxxix). Cependant, même ainsi expli-
quée, la phrase d'Origène ne peut être acceptée sans
réserve. Harnack, en rappelant une parole de saint
Irénée, antérieure de près d'un demi-siècle: Ecclesia
omni in Inco miiltiludinem martyrum in omni lempore
praemiltit (Adf. Ilaeres., IV, xxxili, g), nous avertit
de ne pas exagérer, a nicht zu ûberschatzen », le
sens d'Origène (Mission und Aiisbreitung des Chris-
lenthums, 1' éd., Leipzig, 190O, t. II, p. 4o3).
RuiNART avait déjà montré que ce sens est tout
relatif. D'autres paroles du docteur alexandrin sup-
posent, au contraire, un grand nombre de martyrs.
« Beaucoup, -noy/r,;, dit-il au livre IV du Contra Cel-
sum, sachant, à notre éjjoque, qu'il leur faudra mou-
rir s'ils confessent le christianisme, et qu'ils seront
absous s'ils le renient, ont méprisé la vie et choisi
volontairement la mort. i> Des contradictions du
même genre, explicables par les points devue diffé-
rents où l'auteur se place tour à tour, se rencon-
trent en d'autres endroits du même traité (1, lvii ;
III, IX, xv; VllI, Lxviii, Lxix). N'oublions pas que
celui-ci est une réponse à Celse, et que Celse avait
écrit, soixante-dix ans plus tôt, en témoin véridique
des violences exercées de son temps contre les chré-
tiens, et en partisan résolu de ces violences: « S'il
reste encore quelques chrétiens, errants et cachés,
on les cherche pour les détruire. » Même en admet-
tant que cette phrase présente quelque exagération
dans un autre sens, on devra se souvenir qu'Origène,
qui la cite, ne la conteste pas.
d) Grand nombre des martyrs dans les deux pre-
miers siècles. — Pendant la période de temps qui va
du milieu du premier siècle au milieu du m", et pré-
cède les trois persécutions générales, combien d'au-
tres témoignages obligent à conclure que le nombre
des martyrs a déjà été très grandi Sous Néron:
Tacite et saint Clkmknt de Rome emploient l'un et
l'autre, pour désigner les victiniesdu massacre de 64,
la même expression, multitudo i n gens (A nn.,XY ,Ti.i,[\),
r.oj.u -njfflci (Ad Cor., vi). Sous Domitien : saint Jean
montre Rome a enivrée du sang des martyrs », et ce
même sang coulant en Asie (Apoc, vi, 9-1 1 ; xvii, 6).
Sous Trajan: la correspondance de Pline indique de
nombreux martyrs de Bithynie, et celle de saint
Ignace fait voir la persécution sévissant à la fois en
Orient et en Occident. Sous Hadrien : un rescrit et
des lettres de l'empereur montrent les chrétiensvic-
times de violences populaires en Asie, et le livre du
Pasteur, écrit à Rome, fait allusion aux supplices
de ceux qui refusent de renier leur foi (Sintil., IX,
xxviii, 4 ; Visio III, II). Sous Anlonin le Pieux : saint
Justin montre les chrétiens mourant par la hache,
par la croix, par les bêtes, par le feu (I)ialog. cum
Tryph., cxi; 1 Apol., xi, 2 ; xxxix, 3; XLV, 5); le méde-
cin Gai.ikn, ((ui habitait Rome, parle de leurcourage.
<( dont nous avons des exemples sous les yeux » ; le
satirique Lucien dit que « beaucoup, ol TK'ùoi, parmi
les chrétiens méprisent la mort et se livrent volon-
tairement à elle ». (De morte Peregrini, xvi)
Les historiens impartiaux reconnaissent aujour-
d'hui que le règne de Marc Aurèle vit couler plus de
sang chrétien que ceux des premiers Antonins (voir
Lagrange. Marc Aiircle, dans Revue Biblique, oct.
191 3, p. 575, 598, 583): son mot à lui-même sur « le
faste tragique des martyrs » suppose, chez l'empe-
reur philosophe, l'expérience quotidienne de la
351
ISIARTVRE
352
persécution. Une parole de l'historien Eusèbk mérite
aussi d'être citée : avant de publier la relation du
martyre des chrétiens de Lyon, il rappelle que la
persécution s'était rallumée dans la dix-septième an-
née du règne de Marc Aurèle, et ajoute : « On peut
conjecturer que des milliers de martjrs, fijptà.ia.i
^K^TiiptJv, s'y illustrèrent d'après ce qui s'est passé
dans une seule nation. » (Ilist. ceci., V, i) Notez que
cette nation, c'est-à-dire la Gaule romaine, est une
do celles où le christianisme était alors le moins ré-
pandu, et souvenez-vous qu'en parlant ainsi Eusèbe
avait sous les yeux, comme il le rappelle dans la
phrase suivante, son Recueil des anciens martyrs,
qui contenait beaucoup de pièces aujourd'hui per-
(iues. Ecrivant au temps de Marc Aurèle ou quelques
années plus tard, MiNUcius Félix montre les bûchers
et les croix qui attendent les tidèles, la torture em-
ployée pour obtenir leur abjuration, les femmes et
les enfants bravant les croix, les tourments, les
bêtes féroces, et ce que les supplices ont de plus
cruel {Octai'itis, xn, xxvm, xxxvu). « Chaque jour,
écrit Clément d'Alexandrie tout au commencement
du in'' siècle, nous voyons de nos yeux couler à tor-
rents le sang des martyrs brûlés vifs, mis en croix
ou décapités. » (Strom., II, cxxv) Vers le même
temps un gouverneur de la Cappadoce se repent, au
lit de mort, de ses cruautés envers les chrétiens.
(Tertullien, Ad Scaputam, m)
Dans l'Afrique romaine, tardivement évangélisée,
la persécution ne commença qu'en iSo (Tertdlubn.
/. c). Hahnack a prétendu que « depuis cette année
jusqu'à la mort de Tertullien (après aao), Carthage
et l'Afrique du Nord ne comptèrent, même en y joi-
gnant la Numidie et les Maurétanies, guère plus de
deux douzaines de martyrs. » (iVission und Ausbrei-
tung, 2« éd . , 1. 1, p. 4o3). Le paradoxe est trop flagrant.
Pour un moindre laps de temps, les deux Passions
des martyrs de Scillium (i8o) et de Carthage (ao3),
les écrits de Tertullien {Apol. iv; De fuga, v; Ad
Scapulam, m), desaint Cvpbien(£'^. xxxix; De laosis,
xiii), de saint Augustin {Ep. xv, xvi), etc., nomment
trente-sept martyrs ; mais ces mêmes documents en
indiquent, d'une façon générale, un très grand nom-
bre d'autres, multos fratres martyres {Passio Perpe-
tuae, xiii). Les premiers livres de Tertullien, écrits
vers 197, montrent les prisons de Carthage remplies
de candidats au martyre, martyres designati (Ad
Martyres, i), des chrétiens déchirés avec les ongles
de fer, étranglés avec des lacets, assommés avec des
lanières garnies de balles de plomb, lapidés dans les
rues, brûlés dans leurs maisons, livrés aux bêtes
dans l'amphithéâtre (.4;)o;., xin), consumés à petit
feu : le peuple leur donnait le surnom de sarmentitii
ou de semiaxii, par allusion aux sarments dont on
les entourait ou au poteau auquel on les attachait
pour être brûlés vifs (ihid., l).
e) Grand nombre des martyrs à l'époque des per-
sécutions générales. — Tous ces faits bien constatés
atténuent singulièrement la signification de la phrase
d'Origène dont on s'est armé contre le grand nom-
bre des martyrs. Eût-elle eu même la portée qu'on a
voulu lui attribuer, elle n'aurait valu que pour les
temps qui précédèrent les persécutions générales.
Elle ne pourrait s'appliquer à celles-ci, puisqu'elle a
été écrite avant qu'elles n'éclatassent. Harnack re-
connaît que, dans cette nouvelle phase de l'histoire
des persécutions, la répression fut très violente.
Mais là encore paraît, sous sa plume, la tendance
à « minimiser » . « Ces persécutions, dit-il, durèrent
chacune seulement une année, mais cela suffit pour
faire de grands ravages. » {Mission, etc., t. II, p. l,ob)
La vérité est que la persécution de Dèce dura un an
et demi, du commencement de a5o jusqu'au milieu
de 201, et celle de Valérien trois ans, d'août 267 à [,
août 260 (sur cette dernière date, voir Tillemont,
Hist. des Empereurs, t. III, i69i,p. 690-691). Le cri-
tique berlinois ajoute : « Beaucoup, beaucoup plus
yrand que le nombre des martyrs fut celui des rené-
gats. « Il y eut en cITet de nombreux renégats sous
Dèce, et c'est alors que se posa dans toute son acuité
la question des lapsi; il y en eut de nombreux aussi
sous Valérien. Mais il me paraitditlicile de dire avec
autant d'assurance que le fait Harnack que le chiffre
des renégats l'emporta sur celui des martyrs. Ce que
l'on peut affirmer, c'est la très grande quantité de
martjrs que firent ces deux persécutions.
On voit, sous Dèce, une multitude de fugitifs,
c'est-à-dire de gens abandonnant, pour échapper au
péril de renier la foi, leur famille, leur patrie, leurs
biens, et se réfugiant sans aucune ressource dans
les plus dangereuses solitudes : ce que saint Cvprien
appelle le « second degré du martyre ». (De lapsis,
m ; Ep. Lvi) Puis, beaucoup de martyrs du premier
degré. Nous connaissons en partie ceux de Rome par
les lettres de saint Cyprien : elles nous font surtout
connaître ceux de l'Afrique, et particulièrement
ceux de Carthage, les uns punis par l'exil et la con-
fiscation des biens, d'autres mourant en prison ou
(lins les supplices, d'autres lapidés ou brûlés vifs
dans les rues par le peuple. Les lettres de saint De-
nysd'Alexandrib nous donnentlemême tableau pour
l'Egypte : elles nous montrent, « dans les villes et
dans les campagnes », des chrétiens brûlés vifs, des
femmes décapitées, des soldats tombant sous la
hache, et nous apprennent que beaucoup, -n/tîn-zoï,
furent mis à mort en haine du Christ par des parti-
culiers. De nombreux fugitifs périrent dans les mon-
tagnes et les déserts, ou tombèrent dans les mains
des brigands, ou furent dévorés par des bêtes féroces
(saint Dbnys, dans Eusèbb, Hist. eccL, VI, xli,
XLIl).
Mêmes peintures de la persécution de Valérien. A
Rome, son second cditfait des victimes de toutes les
conditions sociales, depuis le pape Sixte II, décapité
dans une catacombe, jusqu'aux esclaves Protus et
Hyacinthe, brûlés vifs. Auprès de quelques noms qui
surnagent, que de martyrs anonymes ! Les préfets de
Rome sont occupés chaque jour, quotidie, à juger
les fidèles (saint Cyprien, £p. lxxx), ce qui révèle
tout un régime de terreur, et probablement de très
nombreuses condamnations. Nombreux aussi sont
les martyrs africains, dont le plus illustre est Cyprien
lui-même. \ cette période appartiennent plusieurs de
leurs Actes les plus sûrs, comme la /"asiio SS. Montant
f.ncii et allorum et la Passio SS. Mariani et Jacobi,
Beaucoup de martyrs sont nommés dans ces pièces ;
mais elles en supposent un bien plus grand nombre.
Une de ces Passions raconte une exécution en masse,
quiduraplusieurs jours, et où les bourreaux faisaient "
mettre les martyrs à genoux sur deux rangs pour les
décapiter (i'ossio SS. Mariani.etc, xxiii). A la même
persécution appartiennent les martyrs de la massa
candida, cette hécatombe de chrétiens d'Utique sur
laquelle existent des récits différents (Prudence,
Péri Slephanûn, xiii ; appendice aux sermons de
saint Augustin, Sermo xvii), mais dont la réalité est
certaine(saint Augustin, Sermo cccvi, cccxi; Enarr,
in psalm.-s.u-s.; calendrier de Carthage).
L'Egypte ne futpas moins éprouvée : « Les nôtres
sont nombreux, écrit saint Denys d'Alexandrie, et
vous no les connaissez pas, «i»; Si r,ij.cricvjç, ttî/joJ; t£
cjTv.^, et il est superflu de faire la liste de leurs
noms; toutefois sachez que des hommes, des femmes,
des jeunes gens, des vieillards, des jeunes filles et
des personnes avancées en âge, des soldats, de
simples particuliers, des gens de toute race et de
353
MARTYRE
354
tout àLge,xxi TTàv ■/!■«; y.vi Ttàiot q/ixict, après avoir vaincu,
les uns par les fouets et le feu et les autres par le
fer, ont reçu la couronne. » (Dans Eusébe, Ilijt.
eccl., VIT, XI, 20)
/) Les liécaloiiihes de la dernière persécution. —
A la différence de celles de Dèce et de Valérien, la
dernière persécution, à laquelle est resté attaché le
nom de Dioclétien, bien ([u'elle ait surtout été l'œu-
vre de ses collègues et de ses successeurs, dura dix
ans moins longue et moins violente en certains pays
d'Occident, ininterrompue dans les provinces orien-
tales. Four cette partie de l'Empire, elle eut un
chroniqueur, Eusèbb, témoin de beaucoup des faits
qu'il raconte. «Il n'est pas possible, dit-il, d'exprimer
par la parole, le nombre et l'excellence, Sï^-^î «(zc
i-ntiioj;, des martyrs de Dieu qu'il a été donné aux
habitants des villes et des campagnes de contempler
de leurs yeux. » (llist. eccle., VllI, iv) Les chrétiens
brûlés ou noyés à Nicomédie au commencement de
la persécution sont « une multitude compacte »,
ttMOî; à'Jpi'M (ihid., vi). Eusèbe estime à dix mille,
juipioi Tov àf,iiJii.'jj, hommes, femmes et enfants, les
lidèles martyrisés en Egypte. Pour la Tliébaïde,
théâtre de supplices horribles, il ajoute : « Tous ces
supplices ne duraient pas seulement quelques jours
ni une courte période de temps, mais le long espace
d'années entières; tantôt c'était plus de dix et tantôt
c'était plus de vingt victimes qui étaient mises à
mort; une autre fois elles n'étaient pas moins de
trente et elles approchaient de soixante, et une
autre fois encoi-e, en une seule journée, le nombre
montait jusqu'à cent hommes avec beaucoup d'en-
fanls et de femmes... Nous avons aussi vu nous-
même, étant sur les lieux, un grand nombre de
chrétienssubiren masse, ««pow;, le mèmejour, les uns
la décapitation, les autres le supplice du feu, si bien
que le fer homicide était émoussé et que les bour-
reaux se relayaient les Tins les autres. » {Ibid., ix)
Les martyrs « ne sont plus traités selon les lois
communes, mais à la manière des ennemis dans une
guerre; » ainsi, « toute une petite ville peuplée de
chrétiens, en Phrygie, fut entourée par des soldats,
qui allumèrent un incendie et brillèrent tout avec les
enfants et les femmes, tandis que ceux-ci imploraient
le Dieu, père de tous » {ihid., xi; cf. Lactance, Div.
fnst., V, xi; De mort, persec, vu). En 3o8, il y eut,
à Gésarée de Palestine, tant de martyrs privés de la
sépulture que « la ville était tout à l'entour jonchée
d'entrailles et d'ossements humains » .{De mari . Pat.,
IX.) Les raines de la Palestine et de la Cilicie sont
pleines de condamnés chrétiens, que l'on a rendus
boiteux et borgnes : en une fois, on y envoie un
groupe de quatre-vingt-deux mutilés, accompagnés
de femmes et d'enfants, une autre fois un groupe de
cent trente: une multitude d'autres, Tr/£i7T»iv ot/jv -n/.-nOijii,
travaille aux carrières de la Thébaïde {/>e mart.
Pal., viii) : beaucoup de ces forçats sont ensuite
décapites ou brûlés (//is(. ecc/., VIII, xiii).
I « Comment pourrait-on, continue l'écrivain du
IV" siècle, compter le nombre des martyrs de chaque
province, surtout en Afrique, en Maurétanie, en Thé-
baïde et en Egypte (iliiJ., vi) ?» — « Le commen-
taire de ces paroles nous est fourni par les longues
listes de marlyrsafricainsqui nousontété conservées
dans le Martyrologe dit de saint Jérôme. Pour
l'Afrique surtout, les groupes de trente, cinquante,
cent noms de martyrs reviennent fréquemment tout
le long du calendrier. C'est vraisemblablement à la
persécution de Dioclétien, plutôt qu'à l'une des pré-
cédentes, que ces hécatombes doivent être rapportées.
La même impression se déduit du martyrologe pour
Nicomédie, où la persécution sévit trèscruellement. »
(DuciiESNB, Histoire ancienne de l'Eglise, t. Il, Paris,
Tome III.
1907, p. 47)- Voir encore le P. Delehaye, Les origines
du cuHedes mnrivrs, Bruxelles, nji-j.p. ig^, 208, 209,
278, 281, pour les groupes orientaux, 4^*5-436, 45o,
45i, pour les groupes africains.
L'Occident vit probablement moins que l'Orient et
l'Afrique de telles hécatombes. Cependant si, comme
je le crois, l'épisode de la légion thébéenne a un
fond historique, il en olTrirait un frappant exemple
{y o'ir \\.\^ii.RO,l.a Persécution de Dioclétien, S^éd.,!. II,
p. 35i-385, et Qnsso'n, Monasterion Acannense, Fri-
bourg, iQiS, p. 1-61). Pour Rome, l'archéologie
vient ici au secours de l'histoire. Ses cimetières sou-
terrains ont gardé le souvenir de groupes de martyrs
immolés ensemble soit pendant la dernière persé-
cution, soit lors des précédentes (du Rossi, Iloma
sotterranea, t. I, Rome, i864, p. 176, 178, 180,279-
280; t. 11,1861, p. i55-i6i, I'j6-i7f), -ïii ; hiscriptiones
christianae Urins lioniae, 1888, t. II, p. 84, 87, loi,
121). Une des inscriptions composées i)ar le pape
Damase avait été gravée sur la tombe commune de
soixante-deux soldats chrétiens décapités par l'ordre
de leurs chefs {ihid., p. 84, n" 27).
g) [.es lacunes des martyrologes. — Si l'on veut
se rendre compte du nombre des martyrs, il importe
de ne pas oublier la proportion considérable de
ceux, fugitifs, exilés, massacrés en masse, dont les
noms restèrent de tout temps inconnus. Il y faut
joindre ceux dont les noms, connus d'abord, lom-
bèrentensuite dans l'oubli, quorum noniina necnume-
rum potnit retinere vetustas, comme dit une inscrip-
tion romaine (ihid., p. 84, n" 3o). Les anciens calen-
driers et les anciens martyrologes ne laissent voir
qu'un petit coin des clioses. Pour les époques anté-
rieures au m' siècle, les lacunes y sont très nom-
breuses. Si d'autres documents ne nous avaient,
comme par hasard, conservé leurs noms, on ignore-
rait plusieurs des plus illustres martyrs de Rome,
tels que Flavius Clemens, Domilille, le pape Téles-
phore, saint Justin, Apollonius, etc., plusieurs aussi
des plus illustres martyrs de l'Asie, qui ne ligurenl
pas dans l'antique férial soit romain, soit oriental.
Par l'exemple de ces omissions, on comprend la
part énorme d'inconnu que renferme l'histoire des
marljrs. Même pour les temps qui suivent la tin du
II' siècle, on s'aperçoit .lisément de ce qui manque.
Voulant expliquer comment beaucoup de martyrs
africains sont seulement mentionnés par groupes
locaux, sans indication des noms de ceux qui les
com|)osent, les savants éditeurs du Martyrologe hié-
ronymien disent que, dans un grand nombre decas,
la multitude de ces martyrs a fait oublier leurs noms,
ou au moins rendu impossible de noter l'anniver-
saire de chacun d'ewyi: Ipsi sua multitudine silii
nocaerunt Jfricani martyres. Singuloram quidem
nomica servata fuerant in arclii\'is ecclesiasticis :
sed tanlorum ordinuni nulla memoria tenax, nul-
lus cultns stadiosus esse potuit (de Rossi-Duciiesne,
Mart. hieron., Prolegomena, p. Lxxii). Les décou-
vertes d'inscriptions nous révèlent sans cesse des
martyrs d'Afrique, qui sans elles resteraient ignorés
(de Rossi, Bull, di arch. crisl., 1876, p. 162-174;
P. Mo^'CEAUX, Histoire littéraire de l'Afrique chré-
tienne, t. III, Paris, 1906, p. 535 et suiv.). Ceux
qui sont honorés d'une commémoration liturgique,
ceux qui sont nommés dans les documents écrits,
ceux qu'y ajoute l'épigraphie, forment la plus petite
partie du chœur innombrable des martyrs.
Il a fallu beaucoup d'ignorance ou d'irrédexion
pour édifier la thèse De paucitate marlyrum ; il fau-
drait, croyons-nous, un aveuglement volontaire pour
la soutenir aujourd'hui.
4- Les conditions sociales dss martyrs. — Il y
12
355
MARTYRE
356
eut des martyrs dans chacune des provinces compo-
sant l'immense Empire romain, en Europe, en Asie,
en Afrique: par là se marque, dès le début, l'univer-
salité tlu christianisme et son adaptation à toutes
les races (voir dans Delehaye, Les Origines du eu lie
des martyrs, les chapitres v, vi, vu, vui, p. 169-460 :
Les principaux centres du culte des martyrs). Celle
universalité et celte adaptation sont encore rendues
visibles par un autre fait : il j' eut des martyrs dans
toutes les conditions sociales.
Dans l'aristocratie d'abord. Dès la fin du i" siècle
on voit mourir pour le Christ un consul en exercice,
Flavius Glemens, un ancien consul, Acilius Glabrio,
et souffrir l'exil pour la même cause deux pai-ente-s
de l'empereur Domitien, les Domitille. Un autre con-
sul martyr, Liberalis, d'époque incertaine, est connu
par une inscription. Nous voyons mourir à Rome,
peut-être sous Marc Aurèle, la ijatricienne Cécile,
ingenua, nobilis, clarissima, avec son mari et son
beau- frère. Sous Commode, le Sénat condamne comme
chrétien Apollonius, probablement sénateur. La jeune
mai-tyre Agnès, sous Dioclétien, parait être, elle
aussi, de grande famille.
En province, soit la noblesse, soit la haute bour-
geoisie, fournissent leur contingent au martyre.
Parmi les chrétiens de Bithynie condamnés en iia
par Pline, il y en a omnis ordinis. Martyrs, sous
Marc Aurèle, des bourgeois considérables de Lyon,
comme Vettius Epagathus et Attale ; confesseur de
la foi, sons Maximin, le riche Anibroise; mai-tyr,
sous Valérien, le chevalier romain EmiLius, à Cirta,
confesseur le grand propriétaire foncier Félix de
Noie; martyr, sous Probus, le président du sénat de
Sjnnade, Dorymédon; martyrs, sous Dioclétien, les
décurions Dativus et Hermès, le curiale Dioscore, le
log)ste,le stratège et tous les curiales d'une ville de
Phrygie, le juridicus d'Alexandrie, Philorome,
Andronicus « dont les parents étaient parmi les
plus nobles d'Ephèse ».
Citons encore, iiarmi les femmes de bonne nais-
sauce, sous Seplime Sévère, à Carthage, Perpétue,
honeste nata, tiberaliter instituta, matronaliler
nupta; sous Dèce, à Catane, Agathe; sous Dioclétien,
à 'Théveste, Crispine, feminam difitem et delicatam,
Eulalie, à Mérida; la riche veuve Julitta à Antioche.
La classe des lettrés, venue cependant plus diffi-
cilement au christianisme, a donné aussi le témoi-
gnage du sang : à Rome, sous Marc Aurèle, le phi-
losophe Justin ; à Alexandrie, sous Septime Sévère,
le grammairien Léonide, le rhéteur Athénagore ; à
Gaithage, sous Valérien, le grammairien Flavien ;
à Césarée,sous Dioclétien, l'étudiant en droit Aphien
et le savant exégète Pamphile. Ajoutons les méde-
cins : sous Marc Aurèle, à Lyon, Alexandre ; sous
Dioclétien, à Antioche, Zénobius, en Cilicie Cômeel
Damien.
Parmi les martyrs exerçant un commerce ou une
profession manuelle, citons sous Dèce un négociant,
Maxime, honio pleheius mco negotio vivens ; plus
tard le charbonnier Alexandre, qui devint évèque
de Comane, l'intendant Isehyrion, eu Egypte, le
berger Thémistocle, en Lycie; sous Aurélien, leber-
ger Mamas, en Cappadoce; sous Dioclétien, les tail-
leurs d<' ])ierre Claude, Castorius, Symphorien. Nicos-
trate et Simplicius, en Pannonie, le jardinier Sineros
à Sirmiura, le cabaretier Théodote à Ancyre, le fou-
lon Anastase à Salone.
Les cadres des diverses administrations publiques
ont aussi fourni des martyrs : sous Septime Sévère,
Basilide, appariteur du préfet d'Alexandrie ; sous
Dioclétien, le greffier militaire Cassien, à Tanger;
un ancien chef de bureau, princeps ofpcii Floria-
nus, en Norique; un haut employé de Vofficium du
gouverneur de Pisidie, Eugène, qui confessa la foi
au milieu des tourments, fut autorisé à donner sa
démission, et mourut évéque de Laodicée (son épita-
plie rédigée par lui-même, à Laodicée de Phi'ygie;
commentaire par Mgr Batiffol, dans Bulletin d'an-
cienne littérature et d'archéologie chrétiennes, 1911,
p. 20-34).
Je n'ai pas à m'occuper ici de la controverse rela-
tive à la légitimité du service militaire pour les
premiers chrétiens : je renvoie aux éludes faites
sur ce sujet par le P. de Buck, An militia priscis
chrislianis esset illicita, dans Acta Sanctorum, octo-
bre, t. XII, p. 53i-536; Harnack, Militia Christi, Die
cbristlicke Jieligion und der SoLdatenstand in der
ersten drei Jahrhunderten, Tubingue, 1906; Vacan-
DARD, Etudes de critique et d'histoire religieuse,
2° série, Paris, 1910, p. 129-168,61 à ce que j'en ai
écrit moi-même, Dix leçons sur le martyre, 5" éd.,
p. 182-185. Bornons-nous à dire que les chrétiens
servaient avec fidélité les empereurs, même dans les
camps, lorsque des actes jugés par eux contraires
à leur religion ou à levu- conscience ne leur étaient
pas demandés. Le fait dut arriver souvent, car les
armées romaines étaient relativement peu nomljreu-
ses, et, quand on considère la faible proportion que
représentent les soldats dans la population totale de
l'Empire.on est surpris du grand nombre des martjrs
sortis de leurs rangs. J'indiquerai seulement quel-
ques-uns des plus célèbres : à Rome, sous Domitien,
les prétoriens Nérée et Achillée ; sou^ Hadrien, le
tribun Quirinus; sous Septime Sévère, le soldat
Pudens, à Carthage; sousDèce, Ammon, Zenon, Pto-
lémée, Ingenuus, à Alexandrie; Mercurius en Cap-
padoce; l'officier Polyeucle à Mélitène; sous Macrien.
le centurion Marinas à Césarée ; sous Maximin
Hercule, l'officier Victor, à Marseille; au cours de
la dernière persécution, Papias et Maurus, et plu-
sieiu-s autres groupes de soldats, à Rome; Emeterius
et Chelidonius à Calahorra; le centurion Marcel, le
i'eji///7'er Fabius en Maurétanie; le conscrit Moxinii-
lien à Lambèse; Hésychius, Pasicrale, Valenlion,
Nicandre,Marcien,Dasius en Mésie; Gaianus, Antio-
chius, Paulinianus, Telius, eu Dalmatie; le jeune
soldat Théodore à Amasée; les vétérans Jules, en
Mésie, Typasius, en Maurétanie, Seleucus, à Césa-
rée de Palestine; Gordius, en 323, sous Licinius, à
Césarée de Cappadoce ; sous Licinius encore, les qua-
rante soldats de Sébaste; sous Julien l'Apostat, en
363, Bonose et Maximilien, Juventin et Maximin à
Antioche. J'ai fait allusion plus haut à la légion
thébéenne.
Nombreux sont les esclaves qui montrèrent, en
acceptant le martyre, la liberté morale et la hauteur
de pensées rendues par le christianisme à la classe la
plus méprisée et la plus opprimée de la population
romaine : sous Hadrien, Hesperius, Zoé et leurs lils,
en Pamphylie, Ariadné en Phrygie; sous Marc Au-
rèle, le césarien Evelpistus à Piome, Blandine à
L}on;sousSeplime Sévère,Polamienne à Alexandrie,
Revocatus et Félicité à Carthage ; sous Dèce, Sabine à
Smyrne; sous Valérien, Protus et Hyacinthe à Rome;
sous Dioclétien, Pierre, Dorothée, Gorgonius, et
autres cubiculaires impériaux, à Nicomédie, Vital à
Milan, Porphyre à Césarée; à une date inconnue. Dula
à Nicomédie. « Des esclaves — écrit un couterapo-
rain de la dernière persécution, Arnode — aiment
mieux souffrir de leurs maîtres n'importe quels
tourments que de renoncer à la foi chrétienne et de
déserter la milice du salut, ah dominis se servi cru-
ciatibus adpci quibus siatuerint malunt... quam fident
rumpere christianam et satularis militise sacrantenta
deponere. » (Adi,'. Nationes.\l,\). On me permettra de
renvoyer au chapitre : Les ssclui-es martyrs, de mon
357
MARTYRE
358
livre sur Les esclaves chrétiens, 5' éd., Paris, igi4,
p. 222-246.
Reste une catégorie de personnes à laquelle le
christianisme attachait une note de blâme, el que
même, à cette époque, il excluait de son sein : les
serviteurs des plaisirs publics, tels que les histrions.
De ce milieu corrompu, mais quelquefois touché de
la grâce, sont venus des martyrs : le joueur de llùte
PhiliMuon, mort pour le Christ à Alexandrie, le mime
Gencs, que nomme le calendrier de Carthage :,.. Kl.
Sept, .^ancli Genesi miini. Cette mention est excep-
tionnelle, et due probablement à la rareté du cas ;
car dans les anciens calendriers ou martjTologes la
profession des martyrs n'estjamais indiquée, excepté
pour les ecclésiastiques et quelquefois pour les sol-
dats. L'historien grec Théodoret parle aussi de la
conversion subite, sur la scène même, de plusieurs
{ruyi) comédiens, qui furent pour cela martyrisés
(Graeciirum affectionum ciirallu, ix).
5. Les souffrances des martyrs. — a) Les
épreutes morales. Plusieurs Passions de martyrs ont
décrit les douleurs morales ressenties par eux avant
les soutTrances physiques.
Nous les voyons rester sourds aux supplications
d'un vieux père, aux prières de leurs femmes, de
leurs enfants, du juge lui-même qui, ému de com-
passion, leur demande de ne pas abandonner leur
famille et de ne pas les sacriUer à leui- foi (Passio
S. Perpetuac, ni, v, vi; Passio S, Theodoti, vni ;
Passio S. Pliilippi, ix; Acta SS. Phileae et Philo-
romi. II; Acta A'.s'. Saturni, Datif i, etc., vn ; Passio
S. Irenaei, m). Nous les voyons aussi subir une au-
tre épreuve, inséparable de la première : s'ils sont
riches ou nobles, ils savent que leur condamnation
entraînera la perle de leur rang, la confiscation de
leurs biens, et va plonger leurs enfants dans la mi-
sère (EusÈUE, Hist. eccl., VI, ii, 6, i3 ; saint Cyphien,
Ep. xiii, xvni, XXXVI, Lxix, lxxx ; De lapsis, in;
Ad Demetrianum, îii; saint Denys d'Alexandrie,
dans EusÈBB, Hist. eccl., VII, xi, i8; OuiGÈr^E,
E.xhorl. ad. mart., xiv, xv ; Passio SS. Jacobi, Ma-
riani, viii ; Passio S. Philippi, ix ; cf. Code Théodo-
sien. IX,xLvii, 2). Ils résistent à cette torture morale,
comme ils résisteront aux tortures physiques.
Le cruel caprice ou la fausse pitié d'un juge sou-
mit quelquefois des chrétiennes à une épreuve plus
pénible encore. Averties que, si elles refusent d'ab-
jurer, c'est moins leur vie que leur pudeur qui va être
menacée, elles trouvèrent dans leur foi assez d'éner-
gie pour braver un péril pire à leurs yeux que tous
les supplices. Sur cette damnatio ad lenonem potitis
quant ad leonem, peut-être légale (Dix leçons sur le
martyre, 5= éd., p. aaS, note 3; Augar, Die Fran im
rbm. Clirisleriprocess, Texte iind Untersuchiingen,
igoi), dont il y a, en tout cas, des exemples certains,
voir TertuUien, Apot., lvi ; De pudiciliu, i, 2; saint
Cyprien, De mortalitalc, xv ; Euskbe, Hist. eccl.,
Vlll, XII, i4; De mart. Palestinue, v, 3 ; je ne cite
que des témoins contemporains des persécutions,
laissant de côté des textes, même très dignes de foi,
d'écrivains plus récents, tels que saint Aiubroise ou
saint Augustin. Devant le témoignage d'hommes qui
ont vu et (pii savent, on s'explique dilTicilement les
doutes de critiques modernes, par exemple de
M. Bouc.hé-Leclercq, L'intolérance religieuse et la
politique, Paris, igii, p. 325-32g.
b) Les souffrances physiques commencent, pour les
martyrs, avec la détention préventive. Des prisons
sombres, malsaines, infectes ; une dégoûtante pro-
miscuité; le froid, la faim, la soif, la brutalité des
soldats, les exactions des geôliers ; le poids des chaî-
nes, la gêne du carcan, souvent l'immobilité, les
jambes emboîtées dans une poutre de bois ou de fer
{lii;num, tùlvi, nervus), tenues parfois dans un écart
très douloureux : tel est le tableau que les documents
les plus sûrs nous tracent de cette détention (Acl,
apost., XVI, 24; Tertcllien, Ad martyres, 11 ; Acta
mart. Scillitanorum, 11; Passio SS. Perpetuae, Feli-
citalis, etc., iv, vin; Passio SS. Montani, Lucii, iv,
VI ; saint Cvpribn, Zip. xvi ; Euskbe, Hist. eccl., V,
I, 27 ; 4 1; VI, XXX ; xxxix ; De mart. Pal., 11. i4). Elle
durait quelquefois très longtemps : plusieurs mois,
deux années, neuf années (Eusèbe, Hist. eccl., Vï,
XII ; De mart. Pal., i, 1 1 ; Catalogue Libérien, dans
DucHESNK, Le Liber Pontificulis, t. I, Paris, 1886,
p. 4 ; Martyrologe hiéronymien, au 6 mars et au
4 mai; L'assio SS. Montani, Lucii, xii; Lactance,
fli'i'. Inst., V, xsx). On y mourait souvent, par suite
des mauvais traitements, des privations, du manque
d'air (Eusèbe, Hist. eccl., V, i, 27; VIII, viii ; saint
Cypiiibn, Ep., xxi). Le seul soulagement des détenus
chrétiens, quand on ne les avait pas mis au secret
(in ima carceris parte, ut a nullo videotar ; Passio
SS. Tarachi, Probi, Andronici, viii), était dans les
visites du dehors, leur apportant les secours maté-
riels et aussi les secours spirituels (Tertulwen, Ad
martyres, i; ApoL, xxxix ; Passio S. Perpetuae,
viii; Passio SS. Lucii, Montani, iv, viii, ix).
e) A partir de la fin du second siècle (Tertullien,
ApoL, II), les interrogatoires des chrétiens sont son-
vent accompagnés de la torture, ayant pour but, non
de contraindre un coupable, comme le voulait la
loi, à l'aveu de sa faute, mais au contraire d'obliger
un innocent à renier sa foi. Les quatre degrés de
la torture, la llagellation, le chevalet, les ungulae, le
feu, sont appliqués au gré du juge, et quelquefois
l'un après l'autre. Parfois aussi des martyrs sont
attachés à une colonne de la prison, ou suspendvis
par la main à un portique. Les textes nous les mon-
trent gardant le silence au milieu des tourments, ou
au contraire implorant par d'ardentes prières l'assis-
tance du Christ (Passio SS. Montani, Lucii, xvi :
Acta SS. Saturnini, Datii'i; Passio S. Dioscori ; Acta
SS. Claudii, Asterii, w ; Anonyme, De laude marty-
rum, XV ; Philéas. dans Eusèbe, Hist. eccl., XIII, x,
2-7 ; Prudence, Peii Stephanôn, m, i4i-!6o). Beau-
coup moururent au milieu de la torture (saint
Cypriem, Ep. VIII ; Philéas, dans Eusèbe, /. c).
d) Parcourons maintenant l'échelle des peines
auxquelles étaient condamnés les martyrs.
La moins dure est le bannissement, qui n'entraîne
pas (au moins avant la persécution de Dèce) la
privation des droits civils el la confiscation des
biens. Vient ensuite la déportation, considérée
comme peine capitale, et ayant pour conséquence la
mort civile : elle est subie généralement dans un
lieu malsain, et souvent les condamnés succombent
aux coups et aux mauvais traitements (Liber l'onti-
ficalis,Pontianus; éd. Duchesne.I.I, p.i45 ; Catalogue
libérien, ibid., p. 5). La condamnation aux travaux
forcés, ad metalla, est une autre peine capitale :
beaucoup de chrétiens ont travaillé comme forçats
aux mines de Grèce, de Sardaigne, de Numidie,
d'Egypte, de Palestine, marqués au front, la moitié
de la chevelure rasée, les pieds dans des entraves,
même, dansla dernière persécution, un œil crevé et
les nerfs d'un des jarrets brûlés au fer rouge (Lettre
de saint Drnys de Gorinthb, dans Eusèbe, Hist. eccl.,
IV,xviii, 10; Philosophumena, IX, xi ; saint Cyprien.
Ep. Lxvii, Lxxvu ; PoNTiANUs, Vita Cypriani, vu ;
Eusèbe, De mart. Pal., vu, 3, 4; viii, i-3 ; x, i;xi,
20-23; XIII, 1-3, 4, g, 10).
e) A la dilîérence de ce qui se passe dans la
société moderne, la peine de mort a,chezles Romains,
diverses formes, selon la nature des crimes ou la
359
MARTYRE
360
qualité des personnes. Tertcllien les énumère
ainsi: le glaive, la croix, les bètes, le feu, les tour-
ments de toute sorte imaginés par les bourreaux,
gLidttim gratem, et ciuceni e.tcelsain, et rabiem bes-
tiaritni, et summam igniiim poenam, et omiie carni-
ficis iiigenium m toirnentis (Ad martyres, iv). En
principe, la décapitation est le privilège des gens de
condition honnête, la croix le supplice des esclaves
et des personnes viles, le feu et les bêtes celui des
non citoyens; mais, en ce qui concerne les chrétiens,
ces distinctions s'effacèrent vile; dès la Un du second
siècle, le choix de leur supplice dépendit moins de la
condition des "personnes que de l'arbitraire du ma-
gistrat.
Citons, parmi les martyrs décapités : au i^' siècle,
saint Paul, citoyen romain, et ceux auxquels fait al-
lusion VApocalrpse, vi, g ; au ii= siècle, Justin et ses
disciples, plusieurs des martyrs de Lyon, les mar-
tyrs de Scilliura, Apollonius; au m' siècle, Je pa))e
Sixte 11 et plusieurs de ses diacres, saint Cyprien,
des martyrs de Rome, d'Alexandrie, de Cartilage, de
Lambèse;au iv siècle, beaucoup de martyrs exé-
cutés par le glaive, non par égard pour leur rang
social, mais parce que leur grand nombre taisait
choisir ce supplice comme plus rapide (Euskbe, De
mari. Pal., ix).
/) La peine du feu fut appliquée aux martyrs de
deux manières. Ou en lit un spectacle, avec le bû-
cher dressé dans l'amphitliéàtre, le condamné atta-
ché ou cloué à un poteau: ainsi furent briilés sous
Antonin Polycarpe, à Smyrne;sous Dèce Pionius, à
Smyrne, Carpos, Papylos et Agathonicé, à Per-
game; sous Valérien Fructueux, Augure et Euloge à
■Tarragone; de nombreux martjTS de la dernière
persécution. Mais on lui donna aussi des formes
plus rapides, de manière à faire plus de victimes à
la fois : chiéliens debout sur le sol, ou même enterrés
jusqu'aux genoux, au milieu d'un cercle de tlammes :
ainsi périrent plusieurs martyrs africains dont parle
Tertullien (Jpol,, l), l'évêque Philippe et le prêtre
Hermès à Héraclée (Passio S. PItilippi, xin), l'es-
clave Porphyre à Césarée (Eusèbe, De mart. Pal.,
XI, xrx), les o troupes de martyrs » dont parle Lac-
TANCK (De mort, pers., xv). La cruauté varia les
supplices : chrétiens rôtis sur le gril comme saint Lau-
rent à Rome (saint Ambroise, De o/f. cler., I. xi,i;
Phldence, Péri Stepltanon,u), le chambellan Pierre
à Nicomédie (Eusèbe, Ilist. eccL, VIll, vi), plusieurs
martyrs d'Antioche pendant la dernière persécution
(ibid., xii), trois chrétiens de Phrygie sous Julien
(Socrate, Hist. eccl., 111, xv; Sozomè.vk, Ilist. eccl., V,
xi); d'autres, en Mésopotamie, suspendus la tête en
bas au-dessus d'un feu lent, dont la fumée les
asphyxiait (Euskbe, Ilist. eccl., Vlll, xii, i), d'autres
plongés dans une chaudière d'huile bouillante,
comme saint Jean à Rome (Tertullikn, De pi aescr..
xxxvi), ou de bitume enllîimmé, comme sainte Pota-
mienne à Alexandrie (Eusèbe, Ilist. eccl.. VI, v),
baignés dans la chaux vive comme Epimaque et
Alexandre (lettre de saint Denys d'Alexandrie,
dans Elsèbb, Hist. eccl., VI, xli, 17), brûlés à petit
feu, lentement pendant tout un jour, Lactanoe, De
mort. pers.,xxi).
g) Un supplice qui plus que tout autre tient du
spectacle, est l'e.rposition aux bêtes. Soit attaché à
un poteau, au niveau du sol ou sur une estrade, soit
libre dans l'amphithéâtre, le condamné est livré aux
attaques des bêtes féroces. Beaucoup de fêtes publi-
ques étaient solennisées par ces jeux sanglants;
de nombreux chrétiens y parurent, après avoir défilé
sous les fouets des bestiaires : les martyrs du cirque
de Néron, en 64 (Tacite, Ann.. XV, xliv), saint
Ignace à Rome sous Trajan (son Ep. ad liomanos
et ses Actes), Germanicus et dix autres à Smyrne
sous Antonin (Mart. l'ulrcarpi, u, m), plusieurs
chrétiens de Lyon sous Marc Aurèle (Eusèbe, Ilist.
eccl., V, 1), Perpétue, Félicité et leurs compagnons
à Carthage sous Septime Sévère (Passio), Tliecla,
Agapius, Eubulus, Hadrien à Césarée sous Maximiu
Daia. d'autres à Tyr dans l'étrange scène vue et
racontée par Eusèbe, où les bètes refusèrent de
toucher les marlyrs, que l'on Unit par décapiter
(EisÈBB, De mari. Art/.,vi; xi;//(si.ecf/., Vlll, vu,4-6).
Il) Le supplice de la croix, considéré par les an-
ciens comme le plus infamant et le plus atroce, et
d'abord réservé aux esclaves et aux condamnés de
rang inUme, Unit par être infligé à des chrétiens de
toute condition. Citons saint Pierre, cruciUé, dit
TERTLLLiEx(We^raeser., xxxvi; Scorpiac's.v). la tête
en bas. ajoute Oh igène (cité par Eusèbe, Hist. eccl., III,
i; Cléme.nt Romain, Ad Cur., v, vi, et De.nys db Go-
RiNTHE, dans Eusèbe, II, xxv. qui attestent le mar-
tyre de l'apôtre à Rome, n'indiquent pas le mode du
supplice); beaucoup des martyrs de 64 (aiit crucibus
affi.ii: Tacite, Ann., XV, xuv); Siméon, évêque de
Jérusalem, sous Trajan (Hègksippe, dans Eusèbe,
Ilist. eccl., III, xxxii); de nombreux martyrs ano-
nymes citéspar saint Justin (Zidi/o^. ctim Trypii., ex ,
par MiNUcius Félix (Octavius, x, xxxvii), par Ter-
tullien (Apol., xxxi), par Clément d'Alexandrie
(Strom., II, cxxv), par saint Cyprien (De bouo pa-
tientiae, SAi; Ep. i,x); Claude, Astère, Néon, Gal-
liope, Tliéodule, Agricola, Timothée, Maura, dans
la dernière persécution (Actes SS. Claudii, Asterii,
etc., m; Passio S. Caltiopii : Eusèbe, De mart. Pal.,
XI ; saint Ambroise, De exhort. virgin., 11 ; Passio
SS. Timothei et .Uaurae); à la même époque, des
chrétiens d'Egypte, dont plusieurs cruciUés, comme
saint Pierre, la tête en bas (Eusèbe, Hist. eccl.. VIII,
viii). Les Romains n'achevaient pas les cruciliés, et
les laissaient lentement agoniser sur la croix (Ori-
GÈNE, Comm. ser. in Mattli., cxl ; Eusèbe, l. c. ;
Passio SS. Timothei et Maurae, dans Acta SS., mai,
t. I, p. 3^6; cf. Pio Franchi de' Cavalieri, dans
yuovo Bull, di arch. crist., 1907, p. S4).
/) Dans la dernière persécution, il est aussi question
de//f))n</es ; chrétiens « innombrables » deNicomédie
portés liés sur des barques et précipités en pleine
mer, martyrs jetés dans les fleuves, quelquefois cou-
sus dans un sac comme les parricides, quelquefois
avec une pierre au cou (Eusèbe, Hist. eccl., VIII, vi
viii; J9e mart. Pal., v, vu; Acta SS. Beatricis, Sim-
plicii, l'austini : Passio S. Quirini,v ; S. Jean Chry-
sostome. Hum. de martyrio S. Juliani). La noyade,
autrefois peine réservée aux parricides, était, à
l'époque des persécutions, tombée en désuétude
même pour ceux-ci; on la remit en vigueur pour les
chrétiens. Nous en voyons d'autres, inventées par
l'imagination des persécuteurs : jambes brisées, nez,
oreilles, mains coupés, roseaux enfoncés sous les on-
gles, entrailles déchirées, plomb fondu versé sur le
dos, membres écorchés avec des poteries brisées, ou
même dépecés et jetés en pâture aux poissons; fem-
mes attachées la tête en basa des machines qui les
élèvent dans les airs ; hommes liés par les jambes à
des branches d'arbres qui, s'écartant brusijuement,
les déchirent en deux (Eusèbe, Hist. eccl., VIII, viii,
IX, xii; X, viii, xvii; De vita Constaniini, II, u).
« Si de telles horreurs nous avaient été transmises
en des récits légendaires, nous ne croirions jamais
avoir assez de déUance contre l'exagération des nar-
rateurs; ici celui qui raconte (Eusèbe) est un homme
bien placé pour être renseigné, peu enclin à perver-
tir le sens des documents qui lui ont été transmis.
Au moment où il écrit, les bûchers sont à peine
éteints; leur cendre est encore chaude. Il faut donc
361
MARTYRE
362
le croire. El d'ailleurs des histoires moins ancien-
nes et aussi bien attestées ne sont-elles pas là pour
nous apprendre qu'en cet ordre de choses tout est
possible? » (DucuESNE, Histoire ancienne de l'Eglise,
l. II, p. 5o)
/) L'iconographie antique du martyre est assez
pauvre. Longtemps, par prudence, par charité, les
chrétiens évitèrent de représenter des scènes de ce
genre. Elles ont cependant laissé quelques traces
dans les peintures ou les sculptures des temps de
persécution ou de la période qui suivit ininicdiate-
uient. La décapitation de trois martyrs est repré-
sentée par une fresque de la (in du iv* siècle, dans
la maison des saints Jean et Paul, sur le Celius (Ger-
mano di S. Stanislao, La casa celimontana dei SS.
niartiri Giuvani e J'aolo, Rome, 189Î, i\g. 4^, p. 320);
celle de saint Achillée sur un chapiteau du 1 v" ou v'
siècle, dans la basilique de Pétronille, au cimetière
de l)omHi\le (lluU. di archentogia crist., 1875, p. 910
et pi. iv). L'exposition des chrétiens ad bestias est
ùgurée par les images de Daniel dans la fosse aux
lions, fréquentes dans les peintures des catacombes,
sur les sarcophages et sur les verres chrétiens : quel-
quefois l'artiste a représenté le condamné, non dans
une fosse, comme le personnage biblique, mais sur
un tertre ou sur une estrade, à laquelle on accède
par des plans inclinés, selon l'usage des am-
phithéâtres romains : ainsi dans une fresque
de la lin du i"' siècle ou du commencement du
second, au cimetière de Uomitille, et sur un verre
grave (Bull, di arcli. crist., i865, p.tfi; r8S4-i885,
pi. v-vi et p. 86-94; Bull, délia camniissione arclieo-
logia comunale di Ronia, i885, pi. v-viii, et p. 54-
62). On doit voir probablement aussi une allusion
au martyre par le feu dans les fresques des cata-
combes et les bus-reliefs des sarcophages représen-
tant les trois enfants hébreux dans la fournaise de
liabylone; une médaille de dévotion, du iv ou v° siè-
cle, montre saint Laurent étendu sur le gril, et que
le bourreau semble s'apprêter à retourner : l'empe-
reur couronné de laurier, le sceptre à la main, assiste
au supplice (fitill. di arch. crist., 1867, pp. 33,etpl.,
n" 8). Un reliquaire d'argent, du V siècle, publiééga-
lement par M. de Uossi, présente, en relief, l'image
d'un martyr, de nom inconnu, à demi plongé dans
un puits, au milieu des roseaux, et secouru par un
ange.
D'autres représentations de martyrs ont disparu,
mais sont attestées par des auteurs anciens. Le
Liber Pontificalis cHe un bas-relief en argent, figu-
rant le martyre de saint Laurent, mis au temps
de Constantin par le pape Sylvestre dans la basi-
lique du saint, sur la voie Tiburtine : il se peut
que la médaille décrite plus haut en soit une
reproduction {l.iber Pontificalis, Silvester, 24, éd.
DuciiESNE, t. I, p. 181 et 197, note 84). Le poète Pnu-
DENCE a vu, dans la catacombe de saint Hippolyte,
surlamême voie,unepeinture représentant ce martyr
traîné par des chevaux furieux, pendant que des chré-
tiens recueillent, sur son passage, les lambeaux de
ses membres et les gouttes de son sang (Péri Ste-
plianiin, xi, 128-1 62). Le même poète a vu dans la
basilique d'Imola une peinture du martyre du maî-
tre d'école Cassien, livré à ses élèves païens qui le
tuent avec leurs stylets (ihid., ix). Saint AsTiinius,
évéque d'Amaséc à la Un du iV^ siècle, décrit la
tapisseries qui ornaient le tombeau de sainte Eupbé-
mie, dans son église de Chaiccdoine: les di^•erses
scènes de l'interrogatoire, de la torture par l'arra-
chement des dents, du supplice du feu, y étaient
représentées(^narra(io inmartyrium praectarissimae
martyris Euptiemiae, m) Saint GRÉGoinEDE Nazianzk 1
cite encore une représentation du martyre de saint 1
Théodore, peinte près de son tombeau, et figurée en
mosaïque sur le pavé de son église, à Conslantino-
jile (Oralio de magno martyre J heodnro). L'auteur
d'une homélie publiée parmi celles de saint 15asile
(xvii), mais qui est peut-être de saint Jean Ghrysos-
tome ou d'un disciple de celui-ci, invitait les pein-
tres à prendre pour sujet le martyre de saint
Barlaam: nous ignorons si cette invitation a été
entendue.
Voilà à peu près tout ce que l'on sait de l'icono-
graphie antique du martyre : on le complétera uti-
lement par l'étude de divers monuments de l'anti-
quité païenne représentant des supplices, surtout
des scènes d'exposition aux bêtes, fréquentes sur les
poteries, et pouvant servir d'illustration à certains
Actes de martyrs, tant est parfaite la concordance
des détails (voir Leclercq, Ad hestias, dans le Dict.
d'archéologie chrétienne et de liturgie, t. I, col 45o-
462). Quant aux portraits de martyrs — saint Cor-
neille, saint Cyprien, dans la catacombe de ^ lalliste,
saint Tiburce, saint Gorgonius, saints Pierre et Mar-
cellin, dans la catacombe éponynie de ces deux mar-
tj'rs, saint Sixte, dans celle de Prétextât, saints
Abdon et Sennen, dans celle de Pontien, etc., — ils
se rencontrent sur des [)eintures généralement de
liasse époque, et, bien qu'offrant quelquefois des
particularités de costume intéressantes, montrent
des ligures purement conventionnelles. On en doit
dire autant de ceux qui sont donnés ])ar des bas-
reliefs de sarcophages, des lampes de terre cuite, des
médailles, des verres, bien qu'ils soient le plus sou-
vent d'une époque meilleure: Calliste, Laurent, Vin-
cent, Hippolyte, Sixte, Timolhée, Agnès, Genès, Ab-
don ; on n'y doit chercher aucune ressemblance :
sauf peut-être pour Calliste, dont les traits, dans son
portrait sur verre, semblent avoir quelque chose
d'individuel (Bull, di arch. crist., 1866, p. 17, 33). Plus
précieux encore, à ce point de vue, est un médaillon
de bronze, conservé au musée chrétien de la Biblio-
thèque Vaticane, et que d'après son style M. de Rossi
fait remonter au temps d'Alexandre Sévère ; il iiarait
avoir conservé, d'après des souvenirs antiques, la
physionomie devenue traditionnelle de saint Pierre
et desaint Paul (fi»//, rfi rt7-c//. crist., 1864, p. 81-87
et pi., n° i). Quant aux statues, on en connaît une
seule représentant un martyr : c'est celle du docteur
saint Hippolyte, assis, les titres de ses ouvrages
gravés sur les côtés de son siège : elle paraît appar-
tenir au m" siècle, mais la tête est une restauration
moderne. Sur cette statue, conservée au musée de
Latran, voir A. d'Alks, La théologie de saint Hippo-
lyte, Paris, 1906, p. III- VIII, xLii; sur l'ensemble du
sujet, voir Northcote et Brownlow, lioma sotterra-
riea,i<^ éd., t. H, Christian Art, Londres, 1879.
L'iconographie moderne des martj'rs des |)ersécu-
tions romaines se résume dans les peintures de
l'Eglise San Stéphane Rotondo et dans les curieuses
planches (gravées par Tenipesta d'après les dessins
de Giovanni de Guerra) du livre de l'oratorien
Antoine Galloni, f)e sanctorum martyrum criicia-
tilius, Rome, iSgi ; Cologne, 1602; réimpression,
Paris, 1904 : elles n'ont pas de valeur documentaire.
Le livre de Galloni est, du reste, d'une grande érudi-
tion, et peut être consultéavee fruit; mais son texte
est emprunté à des sources mêlées, tantôt excellen-
tes, tantôt légendaires. On me permettra de renvoyer
aussi, pour une description détaillée des supplices, à
mes Dix leçons sur le martyre, ch. viii, ]i. 273-808.
6. Les confesseurs. — a) Distinction entre le con-
fesseur et le martyr. — Les chrétiens qui avaient
attesté leur foi devant les juges, mais n'avaient pas
encore souffert la mort pourelle, n'avaient pas droit
363
MARTYRE
364
au titre de « martyrs >i; mais, soit qu'ils fussent
retenus en prison pour y attendre la fin de leur
procès, soit même que leur captivité eut cessé par
la fin de la persécution, ils gardaient, aux yeux de
l'Eglise, le mérite de la confession publique qu'ils
avaient faite de leur croyance ; on leur donnait
le nom de « confesseurs », — conf essor, o/ioAsy/iT/;;,
ou.o/oyOi.
Cette distinction entre le confesseur et le martyr
ressort d'un grand nombre de textes anciens. On la
voit apparaître déjà dans le Pasteur d'HERMAS {Si-
mil. VIII, in, 6-7); mais elle est énoncée pour la pre-
mière fois en propres termes dans la lettre sur les
martyrs de 179. Les chrétiens enfermés alors dans
les prisons de Lyon se font scrupule de se laisser
donner le nom de ii.'Àpx\i(.i-, : ils supplient leurs frères
dele réserver à ceux qui sont morts déjà, a Ce sont
ceux-là, disent-ils, qui sont les vrais martyrs; nous,
nous ne sommes que de modestes et humbles con-
fesseurs, ôiJMv/oi. » (EusÈBE, Ilist. eccL, V, 11, 2-3).
Bien que, même sous la plume cependant si net le de
saint Gyprien, les deux termes soient quelquefois
encore employés l'un pour l'autre (Ep. xviii, xix,
xxxvi), la distinction va toujours se précisant. Saint
Denys d'Alrxandrib cite de charitables fidèles qui
se dévouaient dans les prisons au service tû»
ôfjioj.oyrirùv et risquaient leur vie à ensevelir les corps
tCiv Tïisiw» xxi /j.y.xxpiuv u.u.prùp<jrj (EuSÈBK, Ilist. ecc/., VII,
XI, 2^). Saint Optât de Milèvb parle de la dernière
persécution quae alios fecerit martj'res, alios con-
fessores {De schism. douât., III, viii). Saint Jkrome
dit de chrétiens d'Egypte qu'ils étaient : confessores
et voliiniate jam martyres {Ep. ni, 2). « Candidats
au martyre », martyres designati. avait déjà écrit
Tertullien {Ad Mnrl\rps, 1).
/') Sollicitude de l'Eglise pour les confesseurs. —
L'Eglise montrait une grande sollicitude pour les
chrétiens encore en vie qui avaient confessé le
Christ. Elle les entourait de soins. Ils recevaient
dans la prison de fréquentes visites : les prêtres et
les diacres leur distribuaient l'eucharistie, et prépa-
raient au baptême ceux qui n'étaient que catéchumè-
nes ; les fidèles leur apportaient des vivres, les as-
sistaient dans leurs maladies, pansaient les plaies
faites par la torture (Passio S. Perpetuae; Passio SS.
Montant, J.ucii, ix : Passio S. Saturnini, xvii; Tbr-
TDLLiEN, Ad martyres,!; saint Cypribn, Ep. v, xn,
XV ; Lucien, De morte Peregrini, xi-xni ; Eusèbk,
ilist. ecc/., V, i. 12; VI, ni, 3, 4; VII, xi, 24.elc.). On
employait, en leur parlant, le plus respectueux lan-
u'age : Domine, domine frater, domina soror {Passio
■>'. Perpetuae. iv; saint Cypribn, Ep. xxi, xxu).
c) f.eur rôle dans la réconciliation des renégats. —
On comptait aussi sur eux pour réconcilier les pé-
cheurs avec l'Eglise. La lettre de 177 montre les cap-
tifs chrétiens de Lyon convertissant les renégats,
« versant pour eux des larmes abondantes devant
le Père céleste » et 0 leur rendant la vie. » (Eusèbe,
V, II, 6, 7.) Nous voyons, en 197, les confesseurs
africains sollicités de même par les pécheurs (Ter-
tullien, Ad martyres, i). Le pape Galliste, vingt ans
plus tard, reconnaît aux confesseurs un semblable
pouvoir de rémission ou au moins d'intercession
efficace (Tertullien, De Pudicitia, xxii). Origène, au
temps de la persécution de Maximin, dit que « les
martyrs procurent à ceux qui les prient la rémission
de leurs fautes >t,otax5vo'Jffi Toti£ii)^cfiévouv.oE7tvx^upTr,ij.».r(àv
{Exhort. ad mart., x^xx).
d) Les alius. — Ce pouvoir, accordé aux confes-
seurs par la coutume plutôt que par une loi précise,
amena des abus, quand la persécution, en se généra-
iisant, eut fait de plus nombreux renégats, dont
:>eaucoup, impatients des délais de la pénitence,
essayaient de rentrer prématurément dans l'Eglise.
L'absence de plusieurs évèques, éloignés alors de
leurs sièges, favorisait sur ce point un relâchement
de la discipline. Il en fut ainsi sous Dèce. Des rené-
gats sollicitèrent et obtinrent des prisonniers chré-
tiens de Carthage des billets, libelli, intercédant en
leur faveur auprès de saint Cyprien {Ep. xv, i ;
XVII, 2). Mais quelques-uns de ces confesseurs, cé-
dant à une pitié irrélléchie ou même à un mouvement
de présomption coupable {Ep. xi), donnèrent direc-
tement et en leur propre nom aux tapsi des billets
les réintégrant dans la communion ecclésiastique :
communicet ille citnisuis {Ep. xv, 4). C'était usurper
sur le pouvoir épiscopal et aussi devancer impru-
demment l'heure où, après la Un de la persécution,
les désirs des a tombés » repentants pourraient être
mûrement et utilement examinés par l'autorité
compétente. On n'accorde pas en pleine guerre
une amnistie aux déserteurs. Saint Gyiirien, tout
en conservant les égards dus à des hommes qui
avaient soufffert pour le Christ, revendiqua son
droit, et, malgré la résistance de quelques confes-
seurs égarés {Ep. xxni, xxvj), parvint à le faire
triompher.
A Rome, où les renégats avaient aussi été nombreux,
et où la vacance du siège, après le martyre du pape
Fabien, eut pu faciliter de semblables abus, les con-
fesseurs n'avaient point intercédé en faveur des
lapsi, ou l'avaient fait avec une grande discrétion
(saint Cyprien, Ep. xxviii, xxxi). A Alexandrie, en
l'absence de l'évêque Denys, des renégats avaient été
accueillis avec pitié par les confesseurs; mais ceux-
ci s'étaient contentés de prier et de manger avec eux,
et n'avaient point prétendu les absoudre. De plus, le
marlj're était venu donner à leur condescendance
une autorité nouvelle, car les confesseurs alexan-
drins qui avaient charitablement accueilli les rené-
gats étaient tous morts ensuite pour le Christ. Aussi
saint Denys, rentré dans son Eglise, voulut-il régu-
lariser le pardon accordé par eux. « Ces divins mar-
tyrs qui étaient parmi nous, écrivit-il, sont mainte-
nant les assesseurs du Christ, partagent sa royauté,
jugent avec lui et prononcent avec lui la sentence;
ils ont pris sous leur protection quelques-uns de nos
frères tombés, qui avaient commis la faute de sacri-
fier. Ils ont vu leur retour et leur pénitence, et ont
estimé qu'elle pouvait être agréée par Celui qui ne
veut pas d'une façon absolue la mort du pécheur,
mais son repentir ; ils les ont reçus, les ont assem-
blés, les ont réunis, et ont partagé avec eux leurs
prières et leurs repas. Que nous conseillez-vous,
frères, à ce sujet? Que devons-nous faire? Serons-
nous d'accord avec eux et de même avis, et respec-
terons-nous leur jugement et la grâce qu'ils ont
faite? A l'égard de ceux qui ont obtenu d'eux misé-
ricorde, nous conduirons-nous en honnêtes gens ou
bien tiendrons-nous la décision prise par les martyrs
comme injuste et nous présenterons-nous comme les
censeurs de leur jugement? Regretterons-nous leur
bonté d'âme et bouleverserons-nous l'ordre qu'ils
ont établi?» {RvsiLBS., Hist. eccL, VI, xlii, 5, 6.) La
manière dont était posée la question préjugeait la ré-
ponse : Denys ratifia l'indulgence peut-être un peu
hâtive des confesseurs, devenus martyrs.
e) Barig des confesseurs dans l'Eglise. — Bien que
sa situation fût inférieure à celle du martyr, et que,
malgré ses gloriosa initia (saint Gy'prien, Ep. iv), le
confesseur restât exposé aux imperfections et même
aux chutes « qui font rougir l'Eglise » {Ep. v), tan-
dis que le martyr était désormais fixé dans le salut
et dans la gloire, cependant l'Eglise réservait de
grands honneurs aux confesseurs vivants. Elle leur
donnait un rang à part, immédiatement après le
365
jMARTYRE
366
clergé, el au-dessus des simples fidèles (voir une
oraison du Sacraracntaire grégorien, citée jiar
Delkhayk, J.es Origines du culte des martyrs, p. 22,
note 2, cl aussi le Teslanienl des quarante martyrs
de Scbasle, éd. Bonwetscb, 1897, p. ^S). C'est parmi
eux que celui-ci était recruté de préférence (Const.
nposi., VIIl, xxxii) : la praerogativa martyrii (Teh-
Ttn,UEN. Adv. Vtilentinianos, ir) leur donnait une
sorte de droit au sacerdoce, droit pour lequel aucune
difTérencc ne devait être faite entre les confesseurs
d'origine libre ou de condition servile, et dont les
Canons d'Hippolyte (vi, 43-^7) parlent « dans une
forme qui parfois nous surprend » (A. d'Alfs, La
rhéologie de saint Ilippolyte, ji. 6; cf. les observa-
tions deMgrDL'CHESNE,y>eHJ"i<''meco7ig^rè5 scientifique
international des catholiques, cinquième section,
Paris, 1891 , p. 272).
Nombreux sont les confesseurs que les documents
anciens nous montrent devenant évèques ou prêtres
(voir EusÈBE, Hist. ceci., III, xx, 6; VI, 11, 4; viii, 7;
V, xxviii, 11; VI, xLiii, 6, 20) : la correspondance
de saint Gvprien en oll're plusieurs exemples, dont
le plus émouvant est celui de Numidicus. Il avait
été laissé pour mort à la suite d'une émeute païenne,
pendant laquelle il n'avait cessé d'exhorter ses frères
à demeurer fermes dans la foi; plusieurs chrétiens,
parmi lesquels sa femme, furent lapidés ou brûlés
vifs; sa (illele retrouva sous les pierres; ramené à la
vie, il fut par Cyprien inscrit parmi les prêtres de
Carthage : et nubiscum sedeat in clero, hac claris-
sima confessionis suae illustris et virtutis ac pdei
honore sublimis (F p. xl). Cyprien promut aussi à
l'office de lecteur deux jeunes confesseurs que leur
âge ne permettait pas d'élever au sacerdoce : il qua-
lifie l'un d' illustris adolescens a Domino jam probatus
(Ep. SXXI7I) et proclame l'autre clero nostro non hu-
mana su/fragatione sed divina dignativne conjunctas
{Ep. xxxix) : tons deux recevront des émoluments
supérieurs à ceux de leur charge et égaux à ceux
des prêtres (Ep. xxxrx).
Le litre de cunfessor était inscrit sur la tombe de
celui qui, ayant sxirvécu à la confession de sa foi,
était demeuré fidèle jusqu'à la fin de sa vie :
EVTICIVS I CONFESSOR | DEPOSITVS | KAL
SEPTENBRIS IN PAGE ^, dit une épitaphe de Cor-
nuto-Tarquinies. Une autre épitaphe, à Milan, est
plus curieuse : un confessor et sa femme se prépa-
rent de leur vivant un tombeau, et, dans l'inscription
: ravée sur le sarcophage, parlent d'autres confes-
seurs qui, déjà morts, partagent maintenant la gloire
des martyrs : ... ET A DOMINO CORON ATI SVNT
BEATI I CONFESSORES CO.MITES MARTYRO-
RVM I AURELIVS DIOGENE5 CONFESSOR ET |
VALERIA FELICISSIMA BIBI IN DEO FECERVNT.
Sur les deux inscrii)tions, voir le commentaire de
51. DE Rossi, Bull, di arch. crist., 1874, p. loi-iii.
Toutes deux sont postérieures à la paix de l'Eglise,
et se rapportent à des fidèles ayant confessé le
Christ p?ndant la dernière persécution. On remarque
avec surprise que ces deux textes épigrapliiques
sont les seuls qui nous conservent le souvenir de
confcssores, si souvent cités, au contraire, dans les
documents écrits.
Sur les confesseurs, P. Batiffol, Etudes d'histoire
rf de théologie positive, I, Paris, 1902, p. Ii2-i35;
Allard, Histoire des persécutions, t. II, 3" éd., Paris,
1905, p. 362-37G, 396; A. d'Alès, L'édit de Calliste,
Paris, 1918, p. 297-349; P. DE Labriollb, Confesseurs
et martyrs, dans Bulletin d'ancienne littérature et
d'archéologie chrétiennes, janvier 191 1, p. 5o-54 ;
J. Ernst, J)er Begriff von Martyrium bei Cyprinn,
dans Historisches Jahrbuch, t. XXIV, 1918, p. 3i8-
353; H. Lbclercq, Confessor, dans Dict. d'arch.
chrétienne et de liturgie, fasc. XXXII, 1914, col. 25o8-
25i5.
7. Le culte des martyrs. — a) La sépulture. —
On sait quels étaient le respect des premiers fidèles
pour leurs défunts et le soin avec lequel ils assu-
raient à ceux-ci une sépulture honorable, à i)art des
sépultures païennes. Les catacombes romaines et les
cimetières chrétiens d'autres pays sont un témoi-
gnage monumental de leur piété envers ceux qui
mouraient, selon le langage des inscriptions, in pace
et in Christo. Combien cette piété devait être plus
grande encore envers les martyrs, élevés, dit Ori-
GÈNE (Exhort. ad mart., h), au-dessus de tous les
justes à qui a manqué la gloire de verser leur sang
pour la foi I
En principe, les lois romaines privaient de sépul-
ture les condamnés à la peine capitale (Mommsen,
Le Droit pénal romain, Irad. Duquesne, t, I, Paris,
1907, p. 338). Mais, en fait, elle leur était ordinaire-
ment accordée, si leurs proches ou leurs amis en
faisaient la demande (Digeste, XLVIII, xxiv, i, 3).
C'est ainsi queN.-S. Jésus-Christ put être détaché de
la croix et mis dans le tombeaii. Il fallait des cir-
constances exceptionnelles (Dig,, XLVIII, ?.sjv, i)
pour que la sépulture fvit refusée. Cela arriva plus
d'une fois cependant pour les martyrs, aussi bien au
second siècle (Eusèbh, Ilist. eccL, V, i, 67-62) qu'au
quatrième (ibid., VIII, vi, v; De mart. Pal., ix, 9-1 1).
Souvent des chrétiens durent enlever furtivement les
restes vénérés, même au péril de leur propre vie.
Mais très souvent aussi un tel dévouement — quel-
quefois récompensé lui-même par le marlyre — ne
fut pas nécessaire, et l'autorité romaine rendit sans
diflieulté les corps des suppliciés.
b) L'anniversaire. — Que l'inhumation du martyr
ait eu lieu publiquement el « triomphalement »,
comme cela se fit pour saint Cyprien {Acia .S'. Cv-
priani, v), ou qu'elle ait eu lieu d'une manière plus
ou moins dissimulée, les chrétiens se réunissaient,
quand ils le pouvaient, près de son tombeau, au
jour anniversaire de sa mort ou de sa depositio. La
plus ancienne mention de ces commémoration s litur-
giques est dans la lettre des Smyrniotes sur le mar-
tyre de saint Poly carpe, en i55. Ceux-ci racontent
qu'à l'instigation des Juifs, des notables de Smyrne
obtinrent du proconsul que le corps du martyr (mort
étouffé par les flammes, mais non consumé) fut re-
fusé aux chrétiens : un centurion le lit réduire en
cendres. « Nous pîimes cependant, disent-ils, recueillir
ses ossements, plus précieux que toutes les pierreries
et plus beaux que l'or le plus pur, et les déposer en
un lieu convenable ; c'est là que le Seigneur nous
permettra de nous réunir, comme nous le pourrons,
en toute allégresse, et de célébrer l'anniversaire de
son martyre, r^iv toO [j-Kprupiov e.ijToii 'n^i^jv-j -/vAOho'j, en
souvenir de ceux qui ont déjà combattu et pour
l'encouragement et la préparation, âïz/;7iV te xaX
'îTOi//«7(av, de ceux qui doivent combattre phis tard. »
(Martyrium Polycarpi, xviii)
On remarquera l'expression employée parla lettre
des Smyrniotes : roi/ ixv.p-npiou kOtoO ■ii/i.épm ■/^zaiS/iov. Le
jour du martyre est assimilé par eux à un jour de
naissance. En latin le natale ou dies natalis d'un
saint désigne toujours aussi l'anniversaire de sa
mort ou de son martyre. C'est alors qu'il est vrai-
ment né pour la vie éternelle. Saint Augustin a fait
éloquemment ressortir ce qu'a de touchant et de
noble l'adoption de ce mot avec cette signification
par l'Eglise (Ep. xxii, xxix ; Confess., VI, 11; De
mor. Eccl. cath., 1,34). On en rencontre un exemple,
qui est peut-être le seul, dans l'antiquité païenne;
SÉNK^>UE, sous la plume de qui se remarquent si
367
MARTYRE
368
souvent des expressions clignes d'un chrétien, a
dit de la mort : « Ce jour, que nous redoutons
comme le dernier, donne naissance au jour éternel »,
aeterni natalis est (Ep. en).
Le dies natalis des martyrs se célébrait ainsi sur
leur tombe, soit en un lieu que l'on laissait ignorer,
comme à Smyrne, par crainte des païens ou des
Juifs soit en des endroits publics et connus de tous,
comme les cimetières souterrains ou à ciel ouvert
possédés par la communauté chrétienne : cela dépen-
dait des pays, des temps et des circonstances.
Célébrer l'anniversaire d'un défunt n'était pas, en
soi, une innovation. Les anciens se réunissaient à
certains jours près des tombeaux de leurs morts
pour en honorer le souvenir par des offrandes de
heurs et par des repas communs. La religion chré-
tienne conserva ces coutumes en les transformant.
Chez elle, le souvenir des défunts est célébré par le
sacriOce eucharistique, oblationcs pru defunctis, et
aussi par des distributions aux pauvres. Quand le
défunt est un martyr, l'anniversaire n'est pas commé-
moré seulement par la famille et les amis, mais par
toute la communaiité. Cela rend nécessaire de le
noter avec soin. C'est ce que saint Cyprien recom-
mande à ses prêtres défaire pendant la persécution,
non seulement pour les chrétiens qui meurent dans
les supplices {lip. xii), mais encore pour ceux qui
succombent dans la prison. « Vous savez que nous
offrons pour eux le sacrifice toutes les fois que nous
faisons mémoire des passions des martyrs et que
nous en célébrons l'anniversaire. » (/?/). xxxix.) La
liste des anniversaires célébrés ainsi dans chaque
Eglise constitue les premiers martyrologes, et con-
tient le germe des martyrologes plus développés de
l'avenir. Dans l'antique calendrier romain de la Dc-
positio marlyrum (Km'SAm, Acta sincera, éd. 1689,
p. 692), on lit, pour chacun de ceux qui y sont ins-
crits, le jour et le mois, le nom, le cimetière (ou
seulement la voie, si le martyr est éponyme du cime-
tière); exemples: XIII Kal. Felir. Fahiani in CalUsti
et Sebasiiani in Catacumhas ; — Ifl. Kal. Fehr.
Agnetis in Nomfntana.
Rien dans ces réunions ne rappelait le caractère
lugubre des cérémonies funèbres : !> v.yiy.j/iv.7-t ii.yX
yy.py-, dit le Martyriiim Polrcarpi, Comme dans la
commémoration des trépassés ordinaires, le sacrilice
eucharistique était offert (saint Cyprien, Fp., i, 2 ;
xn, 3 ; XXXIX, 3) ; mais, à la différence de celle-ci, on
ne prie pas pour les martyrs : Martyres eo loco reci-
lantar ad altare Dei, iihi non pro eis oretar : pro
ceteris nulem commenioratis defunctis oratiir (S. Au-
gustin, Sermo ccix, 1). Souvent, par un reste des
antiques usages, transformés et sanctifiés par la cha-
rité chrétienne, « on y ajoutait un repas modéré en
faveur des pauvres et des malheureux. » (Oratio ad
sancloruin coetiim, attriliuée à Constantin, xii). Les
abus qui s'introduisirent parfois dans ces repas fu-
nèbres finirent par en amener la suppression (De
Rossi, Iloma sotteranea, t. III, Rome, 1877, p. 5o3-
5oli ; H. Leclercq. art. Agapes, dans le Dicl.
d'archéologie chrétienne et de liturgie, t. I, col. 81S-
828) ; mais la phrase qu'on vient de lire, empruntée
à un texte probablement contemporain du concile
de Nicée, montre qu'au milieu du iv siècle les agapes
offertes en l'honneur des martyrs conservaient
encore leur caractère primitif. Ce" n'était pas, bien
entendu, sur la tombe elle-même qu'elles avaient
lieu, mais dans un édifice extérieur du cimetière: on
voit encore les restes du Iriclinium construit à l'en-
trée de la calacomlie de Domilille {Bull, di arch.
crist., i8G5, p. 96).
c) Le tombeau. — Les tombeaux dans lesquels
avaient été déposés les martyrs — quelquefois
enveloppés avec honneur, et quelle que fût leur condi-
tion (la patricienne Cécile, l'esclave Hyacinthe), d'un
linceul tissé d'or — varièrent naturellement d'impor-
tance et de forme : l'humble loculus taillé dans le
tuf d'une muraille de catacombe, le cuhiculiim orné
de marbres et de fresques, la cella menioriae cons-
truite au-dessus du sol parfois même avant la fin des
persécutions, la fosse creusée dans Varea à ciel ou-
vert des cimetières africains, la somptueuse basili-
ques dans laquelle, après la paix de l'Eglise, on
enchâssa, souvent sans en modifier la forme primi-
tive, le sépulcre du martyr, et qu'on agrandit, parfois
àplusieurs reprises, pour contenir la foule croissante
des pèlerins (voir de Rossi, lioma solteraniea, t. I,
p. 212; t. 111, p. 469-^71, 488-495; llull. di arch. crist.,
1 878, p. 1 3o ; 1 880, p. 1 1 1 ).
A toutes les époques, au temps des catacombes
comme au temps des basiliques, on s'efforça d'ho-
norer les tombeaux des martyrs par les fleurs, les
parfums elles lumières; même dans les profondeurs
des cimetières souterrains on entretenait devant eux,
sur des corniches ou des tronçons de colonnes dont
plusieurs sont encore en place, des lamiies ou des
veilleuses comme celles qui brûlent dans nos églises
devant le tabernacle (liorna sotterranea.l. III, p. 5o5-
5o^) ; et l'on voit encore au sixième siècle les pèle-
rins recueillant dans des fioles, soigneusement cata-
loguées, des gouttes de l'huile qui avait briilé ainsi
en l'honneur des martyrs (Homa sotterranea, t. 1,
p. 175-182).
d) /.es sentiments des païens. — Au temps des
persécutions romaines, les païens voyaient avec
inquiétude ce culte rendu aux martyrs. Les refus de
sépulture que nous avons rappelés eurent deux cau-
ses. L'une était un préjugé grossier : on s'imaginait
anéantir jusipie dans l'autre vie les suppliciés dont
le corps n'avait pas été régulièrement inhumé.
« Tout espoir de renaissance sera ainsi enlevé à des
hommes qui s'en encouragent et qui introduisent
dans l'Empire une religion étrangère, méprisant les
tortures et courant joyeusement à la mort. » (Lettre
des Eglises de Lyon et de Vienne, dansEnsÈBE, Hist.
ecc/., V, I, 97 ; cf. Edmond le Blant, Les martyrs
chrétiens et les supplices destructeurs des corps, dans
Les persécuteurs et les nia;hT5. Paris, 1898, p. 235-25o).
A ce cruel paradoxe, saint Ignace, écrivant aux
chrétiens de Rome avant d'être « moulu par la
dent des bêtes, « avait d'avance répondu : « C'est
quand j'aurai disparu tout entier que je serai vrai-
ment le disciple du Christ. » (.4d. Itoni., iv). Mais
un autre motif, où il entrait de la politique, dictait
aussi le refus de sépulture. On craignait que, de
leurs martyrs, les chrétiens ne fissent de nouveaux
dieux; tel est l'argument employé auprès du pro-
consul d'Asie pour le décider à refuser aux fidèles
le corps de Polycarpe : « Il ne faut pas qu'ils aban-
donnent le Crucifié pour adorer celui-ci. » {Mart.
Polycarpi, xvii). De même quand, au début de la
dernière persécution, les empereurs, qui avaient
d'abord permis d'inhumer les palatins chrétiens, les
firent déterrer et jeter à la mer : <i S'ils restaient dans
leurs tombes, disent-ils, on se mettrait à les adorer
comme des dieux. » (Eusèbe, llist. ceci., VIII, ai, 7).
Cette eraintehanta l'esprit deplusieurs persécuteurs,
et même du dernier, Julien, qui cependant connais-
sait assez les chrétiens pour savoir combien elle
était vaine.
Le spiritualisme chrétien avait depuis longtemps
fait la réponse, — réponse qui vaut, aujourd'hui
encore, et contre les anciennes accusations des héré-
tiques dénonçant dans la vénération des saints un
acte d'idolâtrie, et contre le moderne paradoxe des
<i saints successeurs des dieux )). Nos adversaires.
369
MARTYRE
370
écrivent, en i55, les Smyrniotes, « ne savent pas qu'il
nous serait impossible de jamais oublier le Clirist
qui a souffert pour le salut du monde, quia souflert,
quoique innocent, pour les pécheurs, et d'adorer un
autre que lui. » (Marlyriiim Polycarpi, xvii)
e) La téi;itimitc du culte des iinirtris. — Tels sont
l'origine et le vrai caractère, telles sont les j>remiè-
res manifestations du cnlle des martyrs. « Rien
d'obscur ou de suspect au point de départ, quand
le culte du saint s'établit normalenjent, » écrit le
P. Dblbhave en répondant à de récents critiques
(Luc.ius, UsENER, Maas, Rendel-Harris, Radeuma-
CHEH, MiNor.cui, Sainïyves) qui, fermant les yeux à
la réalité historique pour demander des théories à
l'imagination ou à une érudition mal digérée, ont
prclendu que le culte rendu, sinon à tous nos mar-
tyrs, du moins à beaucoup d'entre eux, est une sur-
vivance des cultes païens, et que, sous des noms
altérés, ce sont souvent d'anciens dicuxou d'anciens
héros qu'il faut reconnaître dans les saints vénérés
surnos autels (voir, pour laréfutaliondecesthéories,
Delehaye, Les Origines du culte des martyrs, ch.ix;
Les légendes Itagiographiques, ch . vi ; Vacandard,
Les origines du culte des saints, dans Etudes de cri-
tique et d'histoire religieuse, 3' série, Paris, 1912).
Ce n'est pas dans le vague insaisissable des fables
mythologiques, ou même dans les l>rumes de la lé-
gende, que nous apparaît le culte des martyrs : il
naît et se déveloi)pe en plein soleil, il sort des faits
eux-mêmes, et il a ses racines dans le sol de l'his-
toire. Là même où, effacés par le temps, les textes
sont devenus muets et moins sûrs, l'existence d'in-
nombrables martj'rs reste attestée par leurs noms,
très souvent par leurs tombeaux, ou par les inscrip-
tions qui les ont décorés, et dont tous les jours
encore des débris sortent de terre.
Le culte d'un martyr ne s'établissait pas à la lé-
gère. On a vu le soin avec lequel l'évêque et son
clergé tenaient h jour la liste de ceux qui mouraient
pour la foi. Cela ne pouvait se faire sans une en-
quête préalable : et pour plusieurs martyrs de l'Afri-
que au temps de Dèce, il semble qu'on retrouve les
éléments de cette enquête dans les lettres de saint
Cyprien. Probablement, dans la période qui précéda
le troisième siècle, les catalogues des martyrs avaient-
ils été en certains pays moins régulièrement rédi-
gés ; ainsi s'ex])liquerait comment les noms de
plusieurs martyrs de ce temps, dont l'existence bis-
torique est attestée par les documents les plus sûrs,
manquent, comme on l'a vu plus haut, dans les an-
ciens calendriers. Mais, au moins dej)uis l'ère des
persécutions générales, le titre de martyr ne fut-il
donné qu'après examen, par l'exercice régulier de
l'autorité ecclésiastique. A mesure que les hérésies
se développèrent, cette vigilance devint plus néces-
saire : nous avons dit avec quelle rigueur l'Eglise
séparait d'elle les martyrs hérétiques : on comprend
l'attention qu'elle dut mettre à distinguer de ceux-ci
les martyrs orthodoxes, auxquels seuls elle recon-
naissait un droit au culte des fidèles. L'Eglise ne
donnait même pas à tous les orthodoxes immolés
en haine du Christ le titre de martyr; elle le refu-
sait à ceux qui, par quelque acte inconsidéré, avaient
provoqué la colère des persécuteurs (concile d'illi-
beris, canon 60; saint Augustin, lireviculus coll.
cuni Donat., 111, xiii, aS). On connaît l'histoire d'une
matrone deCarthage blâmée pour avoir baisé, avant
lie comnmnier, une relique d'un prétendu martyr
non régulièrement reconnu, « nescio cujus hominis
mortui, etsi martyris, sed necdum yindicati. a (Saint
Optât, De scliism. donat., I, xvi)
En quoi consistait cette reconnaissance ou, comme
le texte d'Optat autorise à l'appeler, cette vindicatio i'
Il est impossible de le savoir, et l'on peut supposer
qu'il n'y avait pas de règle universelle. Mais nous
croyons que, toutes les fois que se rencontre, dans
une épitajihe provenant d'un cimetière ou d'une ba-
silique appartenant à l'Eglise orthodoxe, le mot niar-
lyr, on doit penser qu'il n'a pas été gravé avant
l'admission du défunt dans le calendrier local et la
reconnaissance d'un yerum murtyrium vera pietate
pruhatuut, selon l'expression employée par saint
Augustin dans l'épitaphe qu'il composa pour le dia-
cre martj'r Nabor (ue Hossi, Jnscr. christ, urbis Ro-
mae, t. 11, p. 4Ci; P. Monceaux, Histoire littéraire
de l'Afrique chrétienne, t. 111, p. 107-108).
/) Les inscriptions. — Le mot m(j;i)r suflisait à la
gloire des chrétiens morts pour le Christ; aussi leurs
épitaphcs primitives sont-elles très simples: COR-
NEUVS MARTYR EPISCOPVS. — DEP. 111 IDVS
SEPT. YACINTHVS MARTYR. Quelquefois est ajou-
tée l'épithète beatus ; BEATI MARTYRES FELIX
ET FORTVNATVS (à Vicence). L'inscription du
mot martyr n'a pas toujours lieu en même temps
que le nom : ainsi, sur les cpitaphes des papes Fa-
bien et Pontien, l'abréviation MP a été plus tard
ajoutée aux noms FABIANOC et nONTlANOC, et
par une autre main {lionia soiterranea, t. 11, pi. m,
n° i ; A'uofo Bull, di archeologia crisliana, tgog, pi. i,
n" i). Je ne puis énumérer ici les nombreux mar-
bres contemporains des persécutions, sur lesquels
se lit le mot marfr;- (voir Delehaye, art. Sanclus,
dans Analecta Bollandiana, t. XVIII, 1909, p. i^S-
177). Mais je ferai remarquer que jamais ne s'y
voient les formules in pace ou pax teciim, si fréquen-
tes dans les autres inscriptions chrétiennes : le titre
de martyr se suflit à lui-même, sans qu'il soit utile
ni même convenable d'affirmer que le chrétien au-
quel il a été décerné est mort dans la paix de
l'Eglise, ou de demander à Dieu de lui accorder la
paix (Marucchi, dans Nuoyo Bull, di arch. crist.,
igo6, p. 296).
Aux épitaphes de martyrs écrites au temps même
de leur depositio, il faut ajouter les inscriptions
commémoratives gravées après la paix de l'Eglise,
quelquefois très courtes, comme celle que le pape
Damasb mit sur la tombe du martyr Janvier : BEA-
TISSIMO MARTYRI lAXVARIO DAMASVS EPIS-
COP(»4) FECIT («H», di arch. crist., i863, p. 17),
quelquefois plus longues, comme les éloges en vers
que le même pape ou d'autres versiDcaleurs compo-
sèrentpour honorer la sépulture ou même raconter la
mort de plusieurs témoins du Christ. — Ajoutons
que la longueur d'nne cpitaphe de martyr, surtout
envers, est généralement l'indice qu'elle a été com-
posée à l'âge de la paix: cependant cette règle n'est
pas sans exception, car la paléographie de l'éloge
en vers de la martyre Zosinie, découvert à Porto,
offre les caractères du troisième siècle (Bull, di arch.
crist., 1S66, p. 47).
g) Les reliques. — Une des manifestations les plus
éclatantes du culte des martyrs fut la dévotion à
leurs reliques.
Elle commence dès le temps des persécutions, et
ses premiers exemples sont contemporains du mar-
tyre lui-même : sang des martyrs recueilli sur des
linges ou dans des éponges (Acta S. Cy pria ni, v ;
Passion de S. Polyeuctc. publiée par Avdk, l'olyeucte
dans l'histoire, Paris, 1882, p. io3;Prudence. Péri
Stephanon, v, 333-33/); xi, i4i-i44). déposé avec
honneur dans le tombeau ou sous l'autel (DEPOSI-
TIO CRVORIS, inscription deMilève, liull. di arch.
crist., 1876, p. 5g-6i), lambeau de foie arraché par
la tenaille du bourreau au corps d'une martyre, et
pieusement vénéré par les chrétiens (Péri Stephanon,
IV, 137-i/io), chemise trempée de la dernière sueur
371
MARTYRE
372
de saint Cyprien (Pontius, Vila etPassioS. Cypriani,
xvi), lit sur lequel fut étendu le martyr Vincent
{Péri Sieph.. v, ôô^-ôôS), conservés avec respect.
Cette dévotion va se développant quand, après le
triomphe du christianisme, le monde romain se cou-
vre d'églises. Celles qui ne contiennent pas la sépul-
ture d'un martyr local désirent posséder quelque reste
d'un martyr étranger. En Occident, ce désir est sa-
tisfait avec une grande discrétion. La discipline ro-
maine, consiieiudo roiiiana, conforme au sentiment
des chrétiens occidentaux (cf. Àcta S. FructuDsi,
Au^urii, /:.'HZooii,vi), n'admet pas encore que le corps
d'un martyr soit divisé (Hormisdas, Ep. lxxvii,
dans Thiele, Ep. pont, rom., p. 873-875; Grégoire
LE Grand, Ep., IV, xxx). Les reliques envoyées au
loin sont, le plus souvent, des reliques commémora-
tives, linges ayant touché au tombeau {sanctitaria.
brandea, palliola), huile des lampes qui ont brûlé
devant lui (Ftoma sotterrarten, t. I, p. 1 75-1 83), et
même, semble-t-il, de la limaille des chaînes de
saint Pierre (G. Kabeau, Le culte des saints dans
l'Afrique chrétienne, Paris, 1906, p. Ii'^-li8). La piété
indiscrète des Orientaux, la demande même des em-
pereurs n'obtiennent pas autre chose île la fermeté
des papes. Une page de GRÉcomn de Tours, à pro-
pos d'un lambeau du voile qui couvrait la tombe de
saint Julien de Brioude, montre qu'auvi" siècle il eu
était de même en Gaule (De vita S. Juliani. xxxiv).
C'est en un sens analogue qu'il faut entendre
beaucoup des reliques nommées dans les textes et
dans les inscriptions, particulièrement en Afrique,
quand il ne s'agit pas de martjrs locaux. Lacoutume
orientale, mos Craccorum (Hormisdas, Ep. lxxvii),
n'hésite pas à toucher aux corps des saints, soit jiour
les transporter d'une ville dans une autre (le désir
d'enrichir Constantinople, pauvre en martyrs locaux
et jalouse d'égaler sa rivale Rome, fut peut-être
l'origine ou au moins l'une des causes de ces trans-
lations), soit même pour en partager les débris entre
plusieurs sanctuaires, bien que d'avance certains
martjTs. comme il résulte du célèbre testament des
quarante soldats immolés à Sébaste, se soient éle-
vés contre cette dernière pratique. Il y eut bien
aussi à Rome ou en d'autres villes d'Occident quel-
ques translations de corps de martyrs ou confesseurs
rapportés d'exil, conformément aux lois civiles
elles-mêmes {Liber Pontificalis, Pontianus, éd. Du-
chesne, t. I, p i45; De Rossi, Roma sotterranea, t.
II, p. 73-80; saint Basile, Ep. cxcvii), ou corps de
mai'tyrs étrangers apportés par leurs compatriotes
fuyant une guerre ou une invasion (Prudence, Péri
atepli., vu; DE Rossi, Roma sotterranea, t. II, p.
120-12 i). Cela ne contrevenait pas à la discipline qui
resta longtemps encore observée en Occident. Elle
commença à s'altérer à la Un du rv" siècle, à Milan,
oii saint .\mbroise transporta dans les églises de la
ville quelques corps de saints, mais elle dura à
Rome jusqu'à ce que la ruine et l'insécurité des
cimetières suburbains, après les invasions lombar-
des, eurent obligé les papes du viii- et du ix' siècles
à en retirer de très nombreux martyrs pour les
répartir entre diverses églises romaines (de Rossi,
Ronia sotterranea, t. I, p. 219 221). Les pèlerins qui
visitèrent les catacombes au cours du vu* siècle,
et dont les itinéraires nous ont été conservés (ibid.,
p. 175-183), avaient encore trouvé intactes les tom-
bes des martyrs.
Les Pères de l'Eglise font allusion à beaucoup de
miracles — guérisons de possédés et de malades —
attribues aux reliques des martyrs. Gomme ces ré-
cits sont dus à des écrivains tels que saint Hilaire
{Contra Constantium imperatoreni, viii), saint Am-
nnoiSB {Ep. xxvi), saint Jérôme {Ep. c\au), saint
Basile {Hom. xxiii in S.Mamanteni), sainlGHÉGOiRB
DE Nazi.anze {Laadatio in SS. XL martyres), saint
Augustin {Confess., IX, vu; De civitale l>ei, XXII,
vin), on ne peut raisonnablement les écarter a priori
par une fin de non recevoir. Saint Augustin Ut même
de grands efforts pour donner à la constatation des
faits de ce genre venus à sa connaissance toute la
précision possible, en recueillant directement les
témoignages et en les constatant dans des procès
verbaux, lihelli, qui étaient lus devant le peuple
assemblédansPéglise (sur ces lihelli, voir Deledave,
Les Origines du culte des martyrs, p. i49-i55). Sans
doute, ces procès verbaux destinés au public ne pou-
vaient offrir les garanties scientitiques que nous
rencontrons, par exemple, dans les enquêtes médi-
cales relatives aux guérisons de Lourdes. Leur col-
lection, si elle avait été conservée, serait néanmoins
d'un prix inestimable. Malheiu'eusement elle n'existe
plus. Ce cjui reste, c'est la preuve de la grande foi
les lidèles dans la puissance des martyrs. Cette foi
se manifeste par les prières dont ceux-ci étaient
l'objet, et par le désir souvent exprimé d'être ense-
veli près de leurs tombeaux.
/;) La foi dans l'intercession des martyrs. — Les
fidèles avaient coutume d'invoquer le secours de
leurs frères morts dans la paix du Seigneur : on
trouve dans les cimetières antiques, et particulière-
ment dans les catacombes romaines, de nombreuses
inscriptions où cette coutume se marque de la ma-
nière la plus touchante. Mais elle ne dérivait pas
seulement de l'instinct populaire: les plus grands
écrivains des premiers siècles, saint GBJCGOinE db
Nazianze, saint Ambroise, saint Jérôme, montrent
la même conlianee. A plus forte raison, l'avait-on
dans l'intercession des martyrs, que l'on considérait
comme tout-puissants auprès de Dieu (Ohigène,
E.rliort.ad mart., xxxvii ; Contra Cetsum, VIII, Lxiv).
Même avant la mort de ceux-ci, les fidèles se
recommandaient à leurs prières. Mémento nostri,
memor esto mei, leur disaient-ils {Passio SS. .Von-
tani, Lucii, xiii; Acta S. Julii, 11 ; Acta SS. Fructuosi,
Eulof;ii, Augurii, i, vu; Eusèbe, De niart. Pal., viii,
i), et les martyi"S leur promettaient de prier pour
eux (EusÈBB, Hist. ecct , VI, v, 3). Soit dans les épi-
taphes de leurs propres défunts, soit dans les graffiti
qu'ils gravaient sur les parois des murailles des ca-
tacombes devant les tombeaux des martj'rs, les fidè-
les continuèrent à demander pour eux-mêmes et
pour leurs proches rivants ou morts les prières des
témoins du Christ. Tantôt ils les invoquent en bloc :
Martyres suncti in mente ha^'ete Maria. Tantôt ils
s'adressent à tel ou tel martyr : Sancte Laurenti,
suscepta {m)abeto anim{am)... Sancte Suste in mente
habeas in horationes Aureliu Repentinu... Refrigeri
Januarius, Agatopus, Felicissimus martyres... Refri-
geri tibi domnus Ipolitus... Sancti Petr{e), Marcelline,
suscipite nostrum alumnum, etc.
L'orthographe et la syntaxe de beaucoup de ces
inscriptions indiquent leur origine populaire, et font
supposer qu'elles furent souvent rœu\Te d'illettrés.
Mais la foi qu'elles montrent est celle même que re-
commandent dans leurs écrits les plus illustres des
Pères de l'Eglise, et dont eux-mêmes donnent l'exem-
ple en même temps que le précepte : saint Basile,
Ilomilia xxiii in sanctum Mamantem, i ; saint Gré-
goire de Nazianze, Oratio in S- Cyprianum, xix;
Epitaph. in Caesarium, xx; saint Grégoire de Nysse,
Oratio de S. Theodoro; saint Ambroise, De vidais. 11,
55; saint Jean Ghhysostome, Homilia in SS. Berni-
cem et Prodoscem, vu; In SS. Javcntinum et Maximi-
num^ III, etc. Saint Augustin exprime cette pensée
par le mot le plus simple et le plus fort : les martyrs,
dit-il, sont nos avocats, adyocati {Sermo cclxxxv,5);
373
MARTYRE
374
expression qui se retrouve sur un marbre du qua-
trième siècle : SANCTI MARTYRES APVÏUEVM ET
^j; ERVNT ADVOGATI (Huit, di arch. crist., i864,
p. 34).
i) Le désir d'être enterré prés des martyrs. — L'épi-
grapliie tcmoig-ne aussi du désir qu'avaient beaucoup
de lidèles de reposer après leur mort auprès des
tombeaux des martyrs; quand on pouvait le réaliser
(une inscription romaine de 382 nous dit que cela
était assez rare, quod niulli cupiunt et rari acci-
piiint), l'cpilaphc indiquait le nom du martyr dans le
voisinag'e duquel le défunt avait été inhumé : Ad
sanctam Felicitalcm, Ad sancfuni Corneliiim, Ad Ipo-
lytiim, ad domiium Gaiiiin, Anie domnam Emeritam,
Addomnum Laiirentium, Ad Crescentionem, In crypta
novaretrosanctos,eic. On gravait de même avec soin,
sur l'épitaphe de chrétiens des Gaules, les mentions :
Positus ad sanctus, Sanctis sociata, Ad sanctam
martyrem, etc. Des mentions analogues se rencon-
trent en diverses régions d'Italie, en Germanie, en
Afrique. Ce désir de re]>oser près des saints se re-
trouve aussi bien chez de grands esprits comme saint
Ambroisb (De excessu fratris Satyri, et épitaphe de
ce dernier, dans /user, christ, urbis liomae, t. II, n° 5,
p. 162'), saint Paclin de Nole (Poem., xxv, 6o5 et
suiv.), saint Grégoire de Nazianze (Carm., II, xx,
76), saint Grégoire de Nysse (Oratio m in SS. XL
martyres), saint Maxime de Turin (//omii. lxxi), que
chez de simples fidèles.
11 n'était pas toujours sans inconvénient, car,
dans leur ardeur à déposer leurs défunts aussi près
que possible d'un saint tombeau, des chrétiens creu-
sèrent quelquefois des sépultures dans des murail-
les décorées de fresques; voir, par exemple, dans le
cubiciilum du martyr Janvier, au cimetière de Pré-
tentat, l'image du lion Pasteur coupée en deux par
un loculiLs (Bull, di arch. crist,, i863, p. 3). Aussi
ohercha-t-on de bonne heure à modérer un zèle in-
discret. Le pape Damask, à la lin de l'inscription en
vers composée par lui en l'honneur des pontifes et
des martyrs reposant dans la crypte papale, au ci-
metière deCalliste, écrit : « Moi aussi, j'aurais désiré
être enterré là, mais j'ai craint de troubler les cen-
dres des saints », HIC FATEOR DAMASVS VOLVI
iMEA CONDERE MEMBRA SED CINERES TIMVI
SANCTOS VEXARE PIORVM (de Rossi, Boma sot-
terranea, t. II, p. 23 et pi. I, 1=, II).
L'empressement des chrétiens à chercher une sé-
pulture auprès des saints fut-il toujours exempt de
superstition? On n'oserait l'affirmer : mais les gens
de bon sens le ramenaient aisément à la raison. Ils
disaient avec saint Augustin : n Le seul avantage
que je crois voir à être enterré près des martyrs,
c'est que les fidèles, en recommandant le défunt à
leur patronage, le font avec plus de ferveur (De cura
pro mortuis gerenda ^ vi, vu, xxii) )., et ajoutaient,
avec une inscription d'une basilique romaine : a Ce
n'est point par le voisinage du corps, c'est par l'àme
qu'il faut nous approcher des saints », CORPORE
NON OPVS EST, ANIMA TENDAMVS AD ILLOS
(Bull, di arch. crist., 1864, p. 33). On voit comment
même les excès de la dévotion, inévitables en ces
temps de foi vive, se laissaient corriger par le
spiritualisme chrétien.
Voir sur ce sujet Bull, di arch. crist., 1876, pi. I
et II et p. 17-18, Sa-Sg; Allabd, Dix leçons sur le
martyre, 5" éd., p. 356-358; les textes recueillis par
Dom Leclercq, art. ad Sanctos, dans le Dict. d'ar-
chéologie chrétienne et de lituri^ie, t. I. p. 488-609;
parle R. P. Dklehaye, art. Sanctus, dans Analecta
lioUandiana, t. XXVIII, 1909, et dans Les Origines
du culte des martyrs, p. i58-i64.
8. Bibliographie. — On ne peut donner ici une biblio-
grapliie complète des persécutions romaines. Beau-
coup de livres relatifs aux martyrs de cette
période ont déjà été cités dans les précédents
chapitres. Nous indiquerons seulement, après les
histoires de l'Eglise, anciennes et modernes
(FlEURV, RoHRBACIIEH, M<iHLER, Hehgenrother,
L. DucHESNE, L. Marion, F. Mourhet, etc.), les
principaux ou'i-rages traitant de l'histoire géné-
rale des persécutions, de l'histoire particulière des
diverses persécutions, et des questions de droit
public ou criminel qui s'y rapportent :
a) Ouvrages sur l'histoire générale des persécu-
tions : Baronius, Annales ecclesiastici, Rome, i5g8
et suiv.; Lenain de Tillemont, Mémoires pour
servir à l'histoire ecclésiastique des six premiers
siècles, Paris, i6g3 et suiv.; Adbé, Histoire des per-
sécutions de l'Eglise, Paris, 1 865-1 876; Allard,
Histoire des persécutions, t. I, 4* éd., Paris, 1911;
t. II-v, 3" éd., Paris, 1905-1908; Le Christianisme
et l'Empire romain, de Néron à Théodose, 7° éd.,
Paris, 1907; Dix leçons sur le martyre, 5« éd.,
Paris, 1913 ; GOrres, Christenverfolgungen, dans
Kraus, Beal-Encykl. der christl. Alterlhïimer, 1. 1,
Fribourg-en-Brisgau, 1883; Doulcet, Essai sur les
rapports de l'Eglise chrétienne avec l'Etat romain,
Paris, i883; Neumann, Der rumische Staat und die
allgemeine Kirche bis auf Diocletian, Leipzig,
1890; Le Blant, Les persécuteurs et les martyrs,
Paris, 1893; Hardy, Christianity and tlie Homan
governement, Londres, 1894; Sembria, Il primo
sangue crist iano, Rome, igoi ; Linsenmayer, Die
ISekampfung des Christentums durch den rùnuschen
Staat bis zum Tode des Kaisers Julian, Munich,
1906; Harnack, Die Mission und Aushreitting des
Christenthums in den ersien drei Jahrhunderien,
2'^ éd., Leipzig, 1906; Manaresi, IJImpero romano
e il Crislianesimo, Turin, igi4.
b) Ouvrages sur l'histoire des diverses persécu-
tions : Ramsay-, The Church and the Homan Em-
pire before 110, Londres, 1894; VViesixkr, Die
Christenverfolgungen der Caesarenbis zum dritten
Jahrhundert, Gutterbach, 1878; Arnold, Die nero-
nische Christenverfolgung, Leipzig, 1888; Sludien
zur Geschichte der plinianischen Christenverfol-
gung, Kônigsberg, 1889 : L. Profumo, Li fonti ed i
tempi deW incendio neroniano,ïiome, igo5; Grebg,
The Decian persécution, Londres, 1897; Healy, The
Valerian persécution, Boslon, igo5; Mason, The
persécution of Diocletian, CarahriA^e, 1876.
On trouvera des éludes sur les diverses persécu-
tions romaines dans d'autres ouvrages qui y sont
moins directement consacrés : Lenain db Tille-
MONT, //isioire des ^mpereia-s, Paris, 1690 et suiv.;
F. de/^hampagny, I^es Césars, 5' éd., Paris, 1876;
Les Antonins, Paris, i863; Les Césars du troisième
siècle, Paris, 1870: Renan, Les origines du chris-
tianisme, Paris, 1863-1882, particulièrement dans
les volumes intitulés l'Antéchrist et Marc Aurèle ;
GsELL, Essai sur le règne de l'empereur Domitien,
Paris, 1906; de la Berge, Essai sur le règne de
Irajan. Paris, 1897; Bayet, Antonin le Pieu.r et
son temps, Paris, 1888; Nokl des Vergers, Essai
sur Marc Aurèle, Paris, 1866; A. de Celeunbbr,
Essai sur la vie et le règne de Septime Sévère,
Bruxelles, 1880; Homo, Essai sur le règne d'Aurê-
lien, Paris, 1904 ; Allard, Julien l'Apostat, 3' éd.,
Paris, 1 906-1910.
c) Ouvrages sur les questions juridiques de l'his-
toire des persécutions : J. Rambaud, Le droit cri-
minel romain dans les Actes des martyrs, 2" éd.,
Lyon, 1896; MoMMSEN, Der Religionsfrevel nach
rômischen Recht (Historische Zeitschrift, 1890);
375
MARTYRE
376
Cliristiarntv in the Roman Emyire {The Expositor,
1890) ; Jlumischcn Slrafreclit, Leipzig, 1899 (trad.
française, Paris. 1907); Guérin, Elude sur le fonde-
ment juridique des persécutions dirigées contre les
chrétiens pendant les deux premiers siècles (Nou-
velle Bet'ue historique de droit français et étran-
ger, 1895); Callewaert, Les premiers chrétiens
furent-ils persécutés par édils généraux ou par
mesures de police ? {Revue d'histoire ecclésiastique,
Louvain.igoi-igoa); Le délit de christianisme dans
les deux premiers siècles {Revue des Questions his-
toriques, igoS); Le rescrit d'Hudrien à Minucius
J'undanus {Revue d'hist. et de litt. religieuses, ii)o3);
Les premiers chrétiens et l'accusation de lèse-
majesté {Revue des Questions historiques, igo^;
Questions de droit concernant le procès d'Apollo-
nius {Revue des Questions historiques, igoô); l.es
persécutions contre les chrétiens dans la politique
religieuse de l'Etat romain {Revue des Questions
historiques, 1907); La méthode dans la recherche
de la hase juridique des premières persécutions
{Revue d'histoire ecclésiastique, 1911, article
contenant une liibliograpbie complète du sujet);
Knellbh, /lut der rom. Staat das Cliristentum
verfolgt? {Stimmen aus Maria-Laach, i8g8); TJieo-
dor Mommsen und die Christenverfolgungen {Stim-
men ans Maria-Laach, 1898); Bie Martyres und
das rom. Recht {Stimmen aus Maria-I.aacli, 1898);
CoNRAT, Die Christenverfolgungen in rom. Reiche
von Slandpunhte der Juristen, Leipzig, 1897;
Ckzabd, Histoire juridique des persécutions contre
les chrétiens de Néron à Septime Sévère, Paris,
1911.
III. — Lb !M.\rt\re au tkmps dks persécutions
ANTIQUES. Empire des Perses
1. Les causes des persécutions, 2. Le nombre des martyrs.
3. Les documents, ti. Les souffrances des martyrs. 5. Le
témoignage des martyrs. 6. La discipline du martyre.
I. Les causes des persécutions. — Les chré-
tiens de Perse furent persécutés à quatre reprises :
pendant trente-neuf ans, de 34o à 899, par Sapor II;
en 420, par lazdgerd I"; de t)2i à ^22, par Babran V;
de 446 à 45o, par lazdgerd II.
«) Les causes de la première persécution parais-
sent avoir été d'abord politiques. Les rois de Perse
laissèrent en paix les chrétiens de leurs Etats, tant
que les coreligionnaires de ceux-ci furent maltraités
dans l'Empire romain: ils commencèrent à se défier
d'eux quand les empereurs eurent embrassé le chris-
tianisme. Les chrétiens furent alors soupçonnés de
sentiments favorables aux Romains, pendant une
grande partie du quatrième siècle en guerre avec les
Perses. On les accusa même de s'être mis en rapports
avec ceux-là, et de trahir en leur faveur la cause
nationale.
Celte accusation se rencontre dans plusieurs Actes
de martyrs persans (Sozomkne, hist. eccL, II, ix;
Actes de saint Siméon ; Actes des quarante martyrs).
Ce qui montre son peu de fondement, ce sont moins
encore les protestations de loyalisme faites à plu-
sieurs reprises par les martyrs, que le choix proposé
toujours à ceux-ci quand ils étaient poursuivis pour
cause de christianisme : abjurer ou mourir. Si l'on
avait eu à leur reprocher des actes de trahison, on
les aurait punis comme coupables d'un crime de
droit commun, et on ne leur aurait pas otVert les
moyens d'échapper au supplice en reniant leur foi.
Le soupçon de sentiments favorables à la politique
de Rome fut apparemment pour quelque chose dans
les premières mesures prises contre eux, mais il
s'effaça ensuite devant la haine de la religion
chrétienne, qui est le fond vrai de toutes les per-
sécutions.
b) La paix religieuse rétablie après la mort de
Sapor dura, avec de courtes intermittences, pendant
près de quarante cinq ans : cette période vit l'Eglise
de Perse réparer ses ruines et faire de grands pro-
grès non seulement dans le peuple, mais même dans
l'aristocratie. La jalousie excitée par ces progrès non
seulement chez les Mages, qui voyaient leur influence
diminuer, mais encore dans l'esprit des princes, fu!
la principale cause des deux persécutions beaucoup
plus courtes suscitées dans le premier quart du cin-
quième siècle.
On ignore les motifs de celle qui éclata, en 445,
sous le second lazdgerd, et qui paraît avoir été très
violente. Le fanatisme religieux y eut certainement
la principale part, car le roi se montra en même
temps déi'avoral)le aux Juifs, qui ne pouvaient ce-
pendant cire soupçonnés de connivence avec les Ro-
mains, et leur interdit de célébrer le sabbat.
Voir TiLLSMONT, Mémoires, t. VII, Paris, 1700,
p. 76-101, a36-242 ; t. XII, 1707, p. 356-36 1 ; Assb-
MANi, Acta SS. martyium Orient, et Occident., t. I,
Rome, 1748, p. Lix-Lxxvi; Uhlmann, Die Christen-
verfolgungen in Persien under der Ilerrschafft der
Sassaniden, dans /.eitschrifl f. die hist. Théologie,
1861, p. a-162; HoFMANN, Ausziige aus syrischen
Akten Persischer martyrer, Leipzig, 1880, p. 9-34;
Kraus, Real-Encyhlopiidie der Christlichen Alterthu-
mer, t. I, Fribourg-en-Brisgau, 1882, p. 255-258;
Rubens Duval, La littérature syriaque, Paris, 1899,
p. 121-147; J. Labourt, Le Christianisme dans
l'Empire perse sous la dynastie Sassanide, Paris,
1904, p. 43-82, io4-ii8, 126-128.
2. Le nombre des martyrs. — Il est impossible
de calculer le nombre des martyrs qui périrent pen-
dant le demi-siècle environ que durèrent les persé-
cutions dans l'Empire des Perses. Ce nombre dut
être très considérable, car les Actes et les historiens
indiquent, en plus des condamnations individuelles,
l'immolation de plusieurs groupes de martyrs : deux
cent cinquante (SozomiiNe, LIist, ceci., II, xiii). cent
vingt, quarante, etc., et il y eut sous Sapor, dans
une partie de la Susiane, un massacre de chrétiens,
sans jugement, dont on ne peut compter les vic-
times, et qui dura dix jours {ihid., xi). Un manus-
crit de 4 12 donne la liste des évèques, des prêtres et
des diacres martyrisés sous Sapor : elle renferme
117 noms (reproduite par de Rossi-Duchbsnk, Mar-
tyrologium hieronyniianum, p. lxiii). Après la prise
de lîeit-Zabdé, ville de la frontière romaine, en 362,
Sapor en transporta, selon la coutume persane, tous
les habitants, au nombre de neuf mille. Le document
connu sous le nom de Confession des captifs raconte
qu'un groupe de trois cents chrétiens, désigné ])our
habiter la province de Dara, fut sommé de se con-
vertir au mazdéisme : vingt-cinq seulement cédèrent,
les autres furent massacrés pour la foi. L historien-
grec SozoMÈNK, qui écrivait moins d'un demi-siècle
après la persécution de Sapor, et qui en connut les
documents puisqu'il les résume ou les cite, affirme
que le nombre des martyrs sous le règne de ce prince
dont les noms ont pu être notés s'élève à 16.000,
ajoutant qu'une multitude de noms ne purent être
recueillis, malgré les recherches faites par les écri-
vains chrétiens de la Perse, de la Syrie et du pays
d'Edesse {Hist. eccl., II, xiv).
3. Les documents. — Sozomène nous apprend
que 0 les Perses, les Syriens et les habitants d'Edesse
ont pris beaucoup de peine pour reciieillir les noms
et l'histoire des martyrs » {ihid.). Lui-même résume.
377
MARTYRE
378
d'après le texte syriaque, les Actes ou Passions de
plusieurs d'entre eux : de saint Siniéon {Hisl. eccl.,
II, ix-x), de saint Ponsaï et de sa tille Marthe (11, xi),
des chrétiens de Susiane massacrés eu niasse (ibid.),
de sainte Tarlio ou Tarbula {ibid., xiii), des saints
Acepsiraas, Joseph et Aeithalas (ibid.), des saints
Dausas, Mariahb et deux cent cinquante ou deux
cent soixante quinze martyrs (ibid.), des saints Mi-
les, Euboré et Senoei (i7((rf., xiv). Beaucoup d'autres
Actes de martyrs persans existent aussi on syria-
que. Cette littérature hagiographique se trouve dans
les recueils d'AssiîMANi (Acia ,S.S'. marlyrum orienta-
lium et occidentalium, Rome, tome I, i^^S) et du
p. Bedjan (Acla marlyrum et sanciorum, t. II-IV,
Leipzig, i8go-i8g5). Plusieurs pièces avaient déjà
été publiées en latin par Ruinaut (Acta marlyrum
sincera el selecta, 1689, p. 632-6/|4). Le P. Uklkuayh
a reproduit la traduction grecque d'un certain nom-
bre au lome II de la Patrologia orientalis de Graflin
el Nau. M. l'abbé Nau donne la liste des martyrs
persans dans son article Actes syriaques du Diction-
naire d'histoire et de géographie ecclésiastiques,
fasc. II, 1910, col. /lo8-4i5.
« Toutes ces Passions, dit-il, semldent avoir été
rédigées à la tin du iv» siècle ou au commencement
du v8, d'ajirès des documents authentiques, mais il
ne s'en suit pas qu'elles aient toutes, dans tous les
détails, la mérne valeur. » Elles ont donc un fond
historique. Mais elles oU'rent, dans la forme, de
grandes diversités. « Plusieurs de ces documents,
comme s'ils constituaient à eux seuls un cycle fermé,
sont précédés de prologues qui atteignent aux pro-
portions d'un discours. Les hagiographes y expri-
ment leur crainte d'aborder un sujet au-dessus de
leur mérite. Ils regrettent de ne pas pouvoir mettre
au service des martyrs un style plus alliné, une rhé-
torique plus ingénieuse. (Juelques-uns des auteurs
de ces dissertations s'excusent de leur jeunesse, et
leurs procédés littéraires sont en effet dignes de dé-
butants. D'autres, au contraire, sont des écrivains
graves et de bonne tenue, bien que prolixes à l'in-
lini comme tous les Syriens. Tel historien, comme
celui de Simon Barsabba, ne rehausse pas de mi-
racles la vie el la mort de son héros; tel autre,
comme celui de Miles, conduit ses lecteurs de pro-
dige en prodige. Tel écrit à Edesse, et tel en Perse,
et l'on pourrait sans trop de peine distinguer deux
recensions, l'une occidentale et l'autre orientale, de
certains Actes. » (J. Labouht. p. 54)
Les documents des persécutions persanes se rap-
prochent beaucoup plus, dans la forme, de certaines
pièces ampliliées de l'hagiographie romaine, où
l'imagination du narrateur s'est donné plus ou moins
libre carrière, que des pièces absolument sures, re-
production exacte et sans amplilication de ce qu'ont
vu, entendu ou noté les contemporains, comme la
Passion de saint Polycarpe, la lettre des Eglises de
Lyon ou de Vienne, certaines Passions africaines,
ou même copie textuelle de documents d'archives,
comme les Actes des martyrs Scillitains, les Actes
de saint Justin, les Actes de saint Cyprien. On sent,
à la lecture de la plupart des Passions syriaques,
que sur une trame ancienne le narrateur a souvent
brodé. C'est la dilTérence entre un conteur oriental
et un annaliste latin ou grec. Mais ce qui importe,
c'est que ces pièces sont, au fond, de Ihistoire, que
les faits y sont datés avec précision, que les noms
des confesseurs et très souvent celui de leur persé-
cuteur sont conservés avec soin, que les notations
géographiques (très nombreuses, puisque les faits
se passent dans les diverses provinces de l'Empire
perse) sont excellentes, et qu'à travers l'emphase ou
l'excessive abondance du langage on découvre et
l'on reconstitue, avec une sécurité suffisante, la mar-
che générale et beaucoup d'épisodes marquants des
persécutions persanes. Leur demander davantage
serait se tromper, comme on se tromperait en s'éton-
nant qu'une homélie de saint Eplirem ne ressemble
pas à un sermon de saint Augvistin.
4. Les souffrances des martyrs. — Ce n'est
pas le lieu d'analyser en détail les diverses pièces
hagiographiques qui nous ont conservé le souvenir
des martyrs des persécutions persanes : on trou-
vera cette analyse dans les deux livres de M. J. La-
BOURT, p. 63 et suiv., et de M. Rubens Duval, p. i 29
et suiv. Mais il j' a intérêt à rapprocher quelques
traits de leur histoire de traits analogues que nous
a présentés celle des martyrs romains. On verra
ainsi que le drame du martyre est identique à tou-
tes les épocjues et dans tous les pays, que les sen-
timents des persécuteurs ne varient pas, et que la
constance de leurs victimes est partout la même.
De la part des persécuteurs, c'est le moyen tou-
jours offert par le juge à l'accusé chrétien d'obte-
nir l'acquittement en renonçantà sa religion : aucune
dilTérence sur ce point entre le langage des princes
ou des magistrats persans et les clauses d'un rescrit
de Trajan ou de Marc Aurèle, d'un édit de Déce
ovi de Dioclétien. Autre traita noter : comme dans
le monde romain, les Juifs se montrent souvent ici
les plus haineux dénonciateurs des chrétiens (Actes
de saint Siméon, Actes de sainte Tarbo). En Perse
comme à Rome, la torture est employée contre les
martyrs, non comme un moyen d'information, des-
tiné à faire avouer un crime, mais comme un moyen
d'intimidation, destiné à arracher par la souffrance
le désaveu de leur foi (Actes de cent vingt martyrs;
Actes de saint Barbascemin; Actes des saintes Tecla,
Marie, etc. ; Actes de saint Barhadbeschaba ; Actes
de quarante marlyrs; Actes de saint Akebsehema).
Comme à Rome encore, les martyrs sont quelque-
fois tenus pendant un très long temps eu prison,
dans l'espoir de lasser leur patience : cinq mois
(Actes de saint Schadhost), six mois (Actes de cent
vingt martyrs), sept mois (Actes des saints Jacques
et Azad), onze mois (Actes de saint Barbascemin),
trois ans (Actes de saint Akebsehema). La conlisca-
tion de tous leurs biens, l'exil (Actes de saint Péroz,
Actes de saint Jacques le Notaire, Tiiéooorbt, Hist.
eccl., V, xxxviii), sont les moindres des peines pro-
noncées contre eux. Les supplices sont plus cruels
encore que dans les persécutions romaines, et l'on y
trouve un raffinement de barbarie tout oriental :
doigts des pieds et des mains coupés, peau de la tète
arraché*, soufre et poix fondue verses dans la bou-
che; gorge ouverte de manière à ce qu'on puisse
arracher la langue par la blessure ; martyrs écor-
chés vifs, sciés ou coupés en morceaux, enterrés
vivants, etc. On avait inventé le supi)lice des neuf
morts : le bourreau tranchait successivement les
doigts des mains, puis les orteils, puis le carpe,
puis les chevilles, ensuite les bras au-dessus du
coude, les genoux, les oreilles, les narines, enfin la
tète (Actes de saint Jacques l'Intercis). L'historien
grec du v« siècle, Théodoret, évêque de Cyr, décrit
ainsi lés tourments infligés aux chrétiens pendant la
persécution de Bahran : « Il n'est pas facile de re-
présenter les nouveaux genres de supplices que les
Perses inventèrent pour tourmenter les chrétiens. H
y en eut dont ils écorihèrent les mains el d'autres
dont ils éeorchèrent le dos. Ils arrachèrent à quel-
ques-uns la peau du visage depuis le front jusqu'au
menton. On environnait d'autres de roseaux brisés
en deux qu'on serrait étroitement avec des liens,
et qu'on retirait ensuite avec force, ce qui leur
379
MARTYRE
380
déchirait tout le corps et leur causait des douleurs
extrêmes. On Ut des fosses où, après avoir amassé
quantité de rats et de souris, on enferma les cliré-
tiens à qui on avait lié les pieds et les mains, afin
qu'Us ne pussent chasser et éloigner d'eux ces bêtes,
qui, pressées de la faim, dévoraient ces saints mar-
tyrs par un long et cruel supplice. » (liist eccl., V,
xxxviii) Quelquefois les Actes nous montrent le
martyr seulement décapité ; mais alors, par un raf-
Unement de barbarie inconnu des Romains, on for-
çait souvent des renégats, même des prêtres qui
avaient apostasie, à être les exécuteurs de la sen-
tences (.\ctes de saint Narsès; Actes de sainte The-
cla; Actes de saint Barhadbeschaba; Actes de saint
Badma, etc.); un jour, c'est toute la population chré-
tienne d'une ville que l'on contraignit à laijiderdeux
martyrs (.\ctes de saint Akebschema). La sépulture
fut souvent refusée aux victimes : c'était même la
coutume persane, quiabandonnait aux bêtes sauvages
les cadavres des condamnés. Mais les Actes nous
montrent aussi les chrétiens parvenant à recueillir,
souvent à prix d'argent, les restes de leurs frères
martyrisés, et leur donnant unesépulture honorable
(Actes des saints Jonan, Berck Jesu; Actes de saint
Jacques l'Intercis, etc.).
5. Le témoignage des martyrs. — Les mar-
tyrs persans rendent témoignage à leur foi dans
les mêmes sentiments que nous avons vus chez leurs
frères romains des trois premiers siècles. « Ils sou-
rient à la mort comme la Heur au matin» (Actes de
cent vingt martyrs; ils marchent « joyeusement «
au supplice (Actes de quarante martyrs), en s'exhor-
tant les uns les autres et enchantant « des cantiques
d'allégresse » (Actes de saint Scliadost et de ses com-
pagnons). Mais ils tiennent à ce que l'on sache que
c'est pour leur religion, et non pour un autre motif,
qu'ils ont été condamnés. Un vieil ennuque, Gousch-
tazad, chambellan de Sapor, lui demande, en souve-
nir de ses services, une grâce : « Faire annoncer par
la voix du héraut que Gouschtaz;id est conduit au
supplice, non pour avoir trahi les secrets du roi, non
comme coupable de complot, mais parce qu'il est
chrétien et qu'il a refusé de renier son Dieu », et cette
grâce, il l'obtient (Actes de saint Siniéon). Les mar-
tyrs de Kaschkar protestent de même contre l'accu-
sation d'avoir trahi, et c'est bien, en elfet, pour leur
refus d'adorer le Soleil qu'on les met à mort (actes
de quarante martyrs). Suspendu par les bourreaux,
la tête en bas, le martyr Aitallalia crie durant ce sup-
plice: « Je suis chrétien, je suis chrétien, sachez tous
que je suis chrétien et que c'est pour cela que je souf-
fre. » (Actes des saints Akebschema, Joseph et Aital-
laha)
On se recommande avec confiance aux prières des
martyrs. « J'ai beaucoup péché, dit à ceux d'Arbèle
une chrétienne qui les a visités et assistés dans la
prison, mais si vous voulez être mes intercesseurs
auprès de Dieu, j'ai confiance qu'il me fera miséri-
corde. » Ils répondent: « Nous espérons de la clé-
mence et de la bonté de notre Dieu qu'il exaucera
nos prières pour vous et qu'il vous réservera une
magnifique récompense en retour de tous vos bons
soins. » (Actes de cent vingt martyrs)
Gomme nous l'avons vu tant de fois dans le monde
romain, ce témoignage des martyrs persans porta
ses fruits. Les Actes du moine saint Bar-Sabas racon-
tent que, pendant qu'on le suppliciait, avec onze
moines qui étaient sous sa conduite, un Mage s'appro-
cha de lui, se déclara soudainement chrétien, et fut
décapité avec les autres : la femme, les enfants et les
serviteurs du Mage se convertirent, et beaucoup de
pa'iens suivirent leur exem.'Die. Les juges mêmes
étaient frappés de la constance des martyrs. Voyant
Aitallaha supporter intrépidement de cruelles tor-
tures, le préfet de la ville d'Arbèle dit à ses asses-
seurs : « Comment se fait-il que ces empoisonueui-s
aiment la mort et les tourments comme si c'étaient
des festins? — C'est, lui répondirent-ils, que leurs
dogmes leur promettent une autre vie, que ne peu-
vent voir les yeux d'ici bas. «(.-Votes des saints Akebs-
chema, Joseph et Aitallaha) Ce préfet ne se conver-
tit pas, et continua de faire des martyrs. Mais ail-
leurs, leur sang fut une semence de chrétiens.
Pendant la persécution d'iazdgerd II, en 446, le gou-
verneur de Nisibe, Tohm lazdgerd, condamna, dans
la vdle de Karka, de nombreux chrétiens, parmi
lesquels des prêtres et des religieuses, qui furent cru-
cifiés, puis lapidés sur la croix. Une paysanne chré-
tienne lui ayant reproché sa cruauté fut décapitée
avec ses deux fils. Puis, à la vue de tant de souU'ran-
ces supportées avec héroïsme, les yeux du magistrat
s'ouvrirent : il reconnut la divinité du Christ et la
confessa. Le roi, furieux, le fit mettre à la torture
et, sur son refus d'abjurer, le fit crucifier. (Bedjan,
t. II, p. 5i8et suiv.; J. Labouut, p. la^)
Les renégats ont été nombreux au cours de ces
terribles persécutions, et nous avons vu jusqu'à quel
point fut portée la lâcheté de quelques-uns. Mais
d'autres se relevèrent à la vue des martyrs. L'eunu-
que Gouschtazad avait renié la loi; voyant passer
devant lui l'évéque Siméon, que l'on conduisait en
prison, et qui avait refusé de lui rendre son salut, il
rentra en lui-même, se revêtit d'habits de deuil, et,
aux questions du roi Sapor, répondit qu'il était chré-
tien. 0 O Siméon, s écrie le rédacteur des Actes, lu
me rappelles Simon Pierre le pécheur I Car c'est toi
qui (issubitémenlcette pêche miraculeuse. » D'autres
renégats se convertirent pour des motifs diftérents.
Jacques l'Intercis, Péroz, en42i, sous le roi Bahran,
ont l'un et l'autre ajjostasié : repoussés par leurs
femmes et par tous les membres de leur famille, qui
étaient chrétiens, ils revinrent à la foi et rachetèrent
leur défaillance par le martyre (voira propos de ces
saints, et d'une confusion possible, une note de
J. Labouut, p. 1 17). Les Actes de Jacques le Notaire
racontent le reniementdepUisieurschrétiens, etaussi
le repentir de quelques autres qui, ayant paru fai-
blir dans les tourments, avaient été renvoyés libres,
quoiqu'ils n'eussent adoré ni le Soleil, ni le Feu, et
qui firent publiquement pénitence de cette demi apos-
tasie. Aucun des documents des persécutions persa-
nes ne contient d'allusion à la discipline observée
par les autorités ecclésiastiques pour la réconcilia-
tion des renégats : il ne semble pas que la question
des lapsi se soit posée en ce pays dans les mêmes
termes que dans le monde romain.
6. La discipline du martyre. — Une autre ques-
tion relative à la discipline du martyre parait avoir
été la même en Orient et en Occident. On sait qu'il
était interdit aux chrétiens de provoquer les païens
en insultant ou en détruisant les images ou les tem-
ples des dieux. La sagesse de cette règle est démon-
trée par un fait qui se passa vers 420, sous lazdgerd
1", jusque-là favorable aux chrétiens, et devenu dès
lors persécuteur. A Hormizdardasir, ville du Huzis-
tan, un prêtre du nom de Hasu détruisit un sanc-
tuaire du Feu, contigu à l'église. Le prêtre et son évê-
que, Abda, furent traduits devant le roi. L'évéque
protesta de son innocence; le prêtre, au contraire,
se déclara l'auteui' de l'attentat, et s'emporta en pa
rôles vives contre la religion persane. Comme la
Passion syriaque s'arrête là, on ne sait ce qui advint
de lui; mais l'historien grec Thkodoret fait connaî-
tre la conduite et le sort d'Abda. Le roi commanda '
381
M/UITYRE
382
à celiii-ci derecouslruire le pjrée. Abda refusa, et fut ^
condamné à mort. L'Eylise f,'recque l'honore connue j
martyr. ïliéodorel, qui parait considérer Abda |
comme responsable ou complice de l'acte de son \
prêtre, explique comment il a cependant droit à ce ;
titre ; « Pour moi, dit-il, j'avoue que la démolition du i
pyrée était tout à fait inopportune. Quand saint
Paul vint à Athènes, il n'y renversa aucun des au-
tels qu'il vit si révérés dans cette ville livrée aux
superstitions de l'idolâtrie. Il se contenta d'y décou-
vrir l'erreur et d'y prêcher la vérité. Mais je ne puis
qu'admirer et louer la générosité d'Abda, qui aima
mieux mourir que de relever le pyrée après l'avoir
renversé, et je ne vois point de couronne qu'elle ne
mérite. En elTet, élever un temple en l'iionneur du
Feu est, ce me semble, la même chose que de l'ado-
rer. » (I/tst. eccL, V, xxxvui)
Un fait du même temps, rapporté par des Actes
que M. Labourl considère comme o une des meil-
leures pièces hagiographiques de la littérature per-
sane », est celui du clerc ou moine Narsai. A la suite
d'incidents de procédure, qui sont fort curieux, mais
qu'il serait trop long de raconter ici, Narsaï trouva,
dans un bourg, l'église convertie en pjrée. 11 étei-
gnit le feu, remit l'église dans son état primitif, et
y célébra l'oflice divin, Arrêté, envoyé chargé de
chaînes à Séleuice-Ctésiphon, Narsaï fut condamné
à transformer de nouveau l'église en pyrée. Sur son
refus, on le jeta en prison, où il resta neuf mois. 11
comparut ensuite devant un autre magistrat, qui lui
commanda de rallumer dans l'église le feu sacré. Il
refusa encore, et fut mis à mort par un rené-
gat obligé de remplir l'oflice de bourreau. Les chré-
tiens l'enterrèrent dans une chapelle où reposaient
déjà des martyrs de la persécution de Sapor. Certes,
Narsaï n'était coupable d'aucune provocation, et
n'avait contrevenu à aucune discipline, puis<iue
c'est, au contraire, l'église chrétienne qui avait été
violée par les adorateurs du Feu.
!V. — Le MAnTYiiii pend.int les persécutions
DONASTITE ET ARIENXB
1. Lea martyrs faits par le> donaiistei : 2. Les martyr» faits
par les ariens. D;ms l'Empire romain : Constance; Va-
iens. Dans l'Afrique vandale : GenȎric ; Huticric; le
témoignage des martyrs.
I. Les martyrs faits par les donatistes. —
On sait ce que fut le donatisme, schisme qui se pré-
paraitenAfrique avant même la fin de la persécution
de Uioclétien, et qui éclata dans ce pays dès le jour
où la paix parut rendue à l'Eglise. D'ambitieux et
intransigeants sectaires contestent la validité des
pouvoirs de plusieurs évêqnes, qu'ils accusent d'avoir
été ordonnés par des traditeurs ou d'avoir été tradi-
teurs eux-mêmes : on donnait ce nom à ceux qui,
pendant la persécution, avaient livré aux païens les
livres sacrés ou le mobilier liturgique des églises.
Bientôt toute l'Afrique romaine est divisée par le
schisme : un grand nombre déglises sont aux mains
d'évèques donatistes. qui linirent par égaler le nom-
bre des évèques orthodoxes. Ils déclarent nul le
baptême des catholiques, nulle leur eucharistie,
nuls leurs sacrements, nulle leur succession épisco-
pale, et veulent contraindre chacun à se faire re-
baptiser. Les catholiques sont assimilés par eux aux
païens, et contre les uns et les autres ils se croient
tout permis. La presque totalité du quatrième siècle
et une partie du cinquième sont remplies par leurs
violences. Julien l'Apostat les favorise : les autres
empereurs essaient de défendre contre eux la paix
publique, mais les lois les pins sévères demeurent
impuissantes. Avec l'aide de leurs compromettants
alliés, les circoncellions, hordes de paysans fanati-
sés devenus de véritables brigands, les chefs du
mouvement donatiste ne reculent ni devant le meur-
tre, ni devant le pillage ou l'incendie pour combat-
tre le catholicisme, supprimer sesévêqueset ses prê-
tres, s'emparer de ses basiliques, substituer leur
Eglise à l'Egiise. Ce soulèvement, à la fois révolu-
tionnaire et schismatique, ce mouvement de sépa-
ratisme religieux, a été raconté par Tillemont {Mé-
moires, t. VI, lOgg, art. xl, p. i-igS), Duchesnb
{Le dossier du donatisme, dans Mélanges d'arcliéolo-
ffie et d'histoire publiés pari' Ecole française de Monte,
t. X, i8i|0, p. 5S9-G50), FERiiiiRE {La situation reli-
gieuse de l'Afri</ue romaine, 1S97, p. 127-226), F.
Martroye {i'ne tentati\'e de ré^'olution sociale en
Afrique, donatistes et circoncellions, dans Revue des
Questions historiques, octobre 190^, janvier 1900),
F. MARTROYE(Ge/i«erjc, la conqucle Vandale en Afri-
que et la destruction de l'Empire d'Occident, 1907, p.
1-70), A. AuDOLLENT (art. Afrique, dans le Dici.
d'histoire et de géographie ecclésiastiques, t. I, p.
773-793). P. Monceaux {Ilistùire littéraire de l' Afri-
que chrétienne, t. l\ , Le Donatisme, 1912). Ce der-
nier historien, si modéré toujours et si impartial, a
qualitté les donatistes de « diables déchaînés », et a
jugé avec une grande sévérité «la folie fratricide du
donatisme » (p. 198). Avec l'autorité de son grand
langage, Bosscet n'avait pas parlé autrement. « On
peut voir dans cet exemple, dit-il des donatistes, les
funestes et secrets ressorts que remuent dans le cœur
humain une fausse gloire, un faux esprit de reforme,
une fausse religion, un entêtement de parti, et 1< s
aveugles passions qui l'accompagnent : et Dieu, en
lâchant la bride aux fureurs des hommes, permet
q\ielquefoisde tels excès, pour faire sentir à ceux qui
s'y abandonnent le triste état où ils sont, et ensem-
ble faire éclater combien immense est la différence
du courage forcené que la rage inspire, d'avec la con-
stance véritable, toujours réglée, toujours douce,
toujours p:iisible, et soumise aux ordres publics, telle
qu a été celle des martyrs. «{Cinquième avertissement
sur les lettres de M. Juneu)
Par là se marque clairement la dilTérence entre les
donatistes et les orthodoxes. Pratiquant, avec l'exa-
gération qu'ils mettaient à toute chose, le culte des
martyrs, ou plutôt du martyre, les donatistes hono-
raient comme tels ceux des leurs qui avaient suc-
combé dans les rixes continuelles qu'ils engageaient
contre les catholiques, obligés souvent de se défen-
dre par l'a force, ou qui avaient été punis par les
magistrats pour des crimes de droit commua (voir
saiiit Oftat, De schism. donat., UI, iv, et les Pas-
sions donatistes elles-mêmes, Pussio Donuti, l'assio
Murculi, Passio Maximiliani et Isaaci : sur le grand
nombre des inscriptions en l'honneur des prétendus
martyrs donatistes, voir P. Monceaux, p. i5o, t,6i
etsuiv.). Ils cherchaient même par le suicide à s'as-
similer aux martyrs (saint Augustin, Ep. cciv, 1-2
et 5). La mort ne venant pas à eux, ils allaient au
devant de la mort. On vil des donatistes se précipiter
du haut des rochers, ou se noyer, ou se brûler vifs,
parfois en compagnie de leurs évèijues, ou forcer les
passants à les tuer, persuadés qu'ils iraient par là
droit au ciel, comme s'ils avaient confessé la foi
devant les bourreaux (saint Augustin, Contra Gaii-
denlium, I, xxii, xxvii, xxviii, xiix, xxxvi, xxxvii;
Adcalholicos Ep. contra dorUitistas,jii-s.; Ep. clxxxt;
De haeres., lxvii; Contra Epist. Parmeniani, UI,
VI, 29; Contra litteras Petiliani, I, xxiv, 2O; II, xx,
46; Contra Cresconiian, III, 11, 5/( ; saint Optât, De
schism. donat.. Ml, iv). C'était une folie, trop souvent
contagieuse. Personne moins que ces frénétiques ne
383
MARTYRE
384
à de vrais martyrs. Mais leur furevir lit j
larlyrs véritables, en s'altaquant à des
ressemblait
aussi des niarly
évèques, à des prêtres, à des ûdèles, pour punir le
refus d'adhérer au scliisme, ou simplement en haine
de l'Eglise catholique.
Les écrits contemporains, particulièrement ceux
de saint Augustin, ont conservé le souvenir de ces
attentats. Nombreux sont les catholiques auxquels
les circoncellions coupèrent les bras et les mains,
arrachèrent la langue, crevèrent les yeux, ou qu'ils
ont aveuglés en étendant sur leurs yeux une couche
de chaux mêlée de vinaigre. En Sg;, des clercs ortho-
doxes sont suppliciés de diverses manières. En !,o'i,
une troupe de donatistes assiège une maison où s'est
rélugié Possidius, évêquede Calaïua, et y met le feu :
l'évêque manque de mourir brûlé vif. En 4o4, Maxi-
mianus, évéque de Bagaï, voit son église envahie
et dévastée par les sectaires, est presque assommé
avec les planches de l'autel, puis est précipité du
haut d'une tour : on l'abandonne dans un fossé, à
demi-mort. La même année, Servus, évêque de Tu-
bursicum Bure, échappe à une bande de gens armés,
mais son père, un vieux prêtre, est tellement battu
par eux qu'il en meurt. A Caesariana, un prêtre et
un diacre sont torturés et pendus. En 4o8, deux évè-
ques, Sévère et Macaire, sont mis à mort. En 4i>.
dans la région d'Hippone, des circoncellions, con-
duits par des clercs donatistes, saisissent le prêtre
Innocentius, lui coupent un doigt, lui arrachent un
œil, et tuent le prêtre Restilutus. Voir sur ces atten-
tats saint Optât, J)e scliisin. donat., III, iv ; saint
Augustin, Psalin. contra partem Donati, 8.'i, 137-142,
i54-i55; Enarr. in Psalm., Liv, 18-26; Contra Ep.
Parmeaiani, I, xi, 17-18; Contra liiteras Peliliani,
I, XXIV, 2O; II, Lxv, Lxxxiv, Lxxxviii, xcvi ; Contra
Cresconiiim, 111, xlv, 49; Ep. xxiii, xxix, xxxv,
Lxxxviii, xcvii, cv, CXI, cxxxiii, cxLiv; Collât. Car-
thag., I. 188-189; ^''^''- Co//a<., III, XI, 22; Possinius,
Vila Augustini, xi, xiv.
11 ne m'appartient pas de rechercher dans quelle
mesure ces victimes des fureurs donatistes méritent
régulièrement le titre de confesseur ou de martyr :
disons seulement que beaucoup des si nombreux
noms de martyrs africains qui se lisent au Martyro-
loge hiéronj'iuien appartiennent probablement à des
catholiques immolés par les schismatiques des iv<! et
V siècles. Voici au moins un cas dans lequel le mar-
tyre semble avoir été juridiquement reconnu, et a
pour garant l'autorité de saint Augustin.
Nabor, diacre donaliste de Numidie, probablement
du diocèse d'Hippone, avait abjuré son erreur et
s'était réconcilié avec l'Eglise catholique. Les sec-
taires jurèrent de se venger de lui. Il fut par eux
surpris et tué. Saint Augustin composa cette épitaphe
pour son tombeau :
ûonaiistarum crudcli caede peremptum^
Iilfossuni hic corpus pia est citm Laude Naboris.
Ante aîlquot tenipus ciim donatlsta fttisset.
Conversas paccm pro qua morereiur aniavit.
Opiima purpureo festitus sanguine causa,
yon errore périt, non se ipse fiirore peremit ;
Verurn niartyriuni fera est pietaie probatuni,
Suscipe litlerulas primas, ibi nonien honoris.
(Dr Rossi, Inscr. christ., t. II, p. 40 1)
« Assassiné par la cruauté des donatistes, ici re-
pose dans une gloire pieuse le corps de Nabor. Il
avait été pendant quelque temps donatiste; mais il
se convertit, et aima la paix de l'Eglise jusqu'à mou-
rir pour elle. Couvert, pour la meilleure des causes,
de la pourpre de son sang, il ne périt pas pour
l'erreur, et ne se tua pas par folie : le sien est un
vrai martyre, prouvé par la vraie piété. Lisez la
première lettre de chaque vers, vous connaîtrez son
titre. 1.
J'emprunte à M. Monceaux le commentaire de ce
poème :
a Le dernier hexamètre invite le lecteur à cher-
cher l'acrostiche : c'est le mot diaconus, que dessine
progressivement la première lettre de chaque vers.
L'inscription contient beaucoup de détails précis.
Nabor était récemment converti (1. 3); il a été tué
par les donatistes (1. i); l'épitaphe a été réellement
gravée sur sa tombe (1. 2). Notons encore l'emploi
du mot pacem avec le sens déjà signalé de « paix
religieuse, » de « communion catholique » (1. 4); les
allusions à la nécessité d'une canonisation en règle
(1. 7), au fanatisme des prétendus confesseurs schis-
matiques, à leur martyre volontaire (1. 6). Il était
(lillicile <renfermer plus de choses en moins de mots.
Augustin a résumé eu ces quelques vers toute sa
théorie du martyre et les griefs des catholiques con-
tre les violences ou le fanatisme des dissidents. »
{Histoire littéraire de l'Afrique chrétienne, t. IV,
1'. 47^)
2. Les martyrs faits par les ariens. «) Dans
l'Empire romain. — L'hérésie aérienne ne fut pas
seulement pour l'Eglise une grande crise doctrinale :
on vit, à deux reprises, des empereurs chrétiens re-
nouveler, au nom de l'hérésie, contre les catholiques
restés fidèles aux définitions du concile œcuménique
de Nicée, les persécutions que, si peu d'années en-
core auparavant, les empereurs païens dirigeaient
contre l'ensemble des chrétiens. Bossuet n'hésite
pas à rapprocher de celles-ci la persécution arienne,
quand il dit : « Le sang des lidèles, que versaient
les empereurs chrétiens, n'était pas moins fécond
que celui des autres martyrs. » (Seconde instruction
pastorale sur les promesses de l'Eglise, éd. 1783,
p. 212)
1. Sous l'empereur Constance, beaucoup des dé-
fenseurs de l'orthodoxie furent exilés à plusieurs
reprises : l'un des plus illustres de ces confesseurs,
saint .\thanask, rappelle leurs noms dans S(in Apo-
logie De jiiga (iv, x). Après avoir dit comment les
persécuteurs le cherchèrent lui-même pour le mettre
à mort, il ajoute : « Et ce fut le sort de Paul de
Constantinople, qu'ils cherchèrent aussi et parvin-
rent à trouver, et qu'ils firent étrangler [lublique-
ment à Cucuse de Cappadoce, par les mains de l'ex-
préfet de la ville, Philippe, un des défenseurs de
leur hérésie et exécuteur de leurs volontés perver-
ses. » {De fuga, ni)
Paul était évêque de Constantinople, et avait été
déposé par les ariens pour être remplacé par Mace-
donius. Deux de ses secrétaires, le sous-diacre Mar-
t5'rios et le lecteur Marcien, eurent alors la tête
tranchée (Sozomène, Hist. eccl., IV, m; cf. Tii.lb-
MONT, Mémoires, t. VI, p. 398). L'historien du cin-
quième siècle, SocRATK, raconte les svipplices infli-
gés à Constantinople à des membres de la petite
secte des Novatiens, fermement attachée à la foi de
Nicée et qui repoussait la communion de l'évêque
intrus {Hist. eccl., II, xxxvui). 11 semble iiue saint
HiLAiHB ait été mal renseigné quand il rc[)roche à
Constance d'avoir persécuté en évitant hypocrite-
ment de répandre le sang : « Tu te rends coupable des
plusgrandes cruautés, sans te rendre odieux en nous
infligeant de glorieuses morts... Tu es persécuteur et
tu ne fais pas de martyrs... Tu éteins la foi de Jésus
et tu ne laisses pas aux apostats l'excuse de la
torture quand ils seront jugés par Dieu. Sous ton
règne, ceux qui tombent sont inexcusables et ceux
qui souffrent ne sont pas martyrs. » (/;; Constan-
tium, I, i) Un autre exilé de Constance, Lucifer de
385
MARTYRE
386
Cagliabi, dans un écrit qui porte le titre significatif
Moricndum pro Ueo, parle tout autrement : « Ton
empire, tlil-il, est vermoulu, branlant et pourri, et
tu iras expier en enfer le plaisir d'avoir envoyé au
ciel des milliers de martyrs, quoique tes évêques hé-
rétiques te promettent le ciel en récompense des
atrocités que lu nous as fait souffrir... Ces intrépi-
des qui ne cèdent pas, qui peuvent mourir mais
non apostasier, te crient : Nous mourrons avec
joie pour la divinité du Fils de Dieu, et par là nous
régnerons avec lui. Ainsi ta force échoue. Tous les
jours on en tue, et ils te bravent de cœur, d'esprit
et de corps; tu les tues, mais tu ne les soumets pas...
Vous avez massacré à Alexandrie et dans tout l'uni-
vers, vous avez exilé dans toutes les villes de
l'Orient. Qu'avez-vous fait autre chose que des mar-
tyrs? Vos victimes ont leurs reliques sur nos au-
tels ; nous prions ces élus de vos vengeances, ils
sont dans le paradis, vos proscrits sont nos protec-
teurs. »
Saint Athanase, qui écrit à Lucifer de Cagliari
pour le féliciter de cette véhémente protestation,
semble donc se porter garant de son exactitude. Lui-
même la conlirme, en. racontant les scènes qui se
passèrent à Alexandrie en 356, alors que la violence
le contraignit à partir pour la troisième fois en exil.
Ouand les églises d'Alexandrie eurent été enlevées
aux catholiques, ceux-ci se réunissaient dans les ci-
metières, a La semaine de la sainte Pentecôte, le
peuple, après avoir jeûné, s'était rendu au cimetière
pour prier. Tous avaient horreur de la communion
de Georges (l'évèque arien). A cette nouvelle, ce
profond scélérat excite le chef militaire Sébastien, et
celui-ci, avec une troupe de soldats portant des ar-
mes, des épées nues, des arcs et des traits, se préci-
pite, en plein dimanche, sur le peuple. Il ne trouve
plus que quelques fidèles en prière, car la plupart
s'étaient retirés à cause de l'heure ; et alors furent
commis les crimes qu'on devait attendre d'un agent
des ariens. Il allume un bûcher, place des vierges
près du feu, et veut les forcer à dire qu'elles ont la
foi d'Arius ; les voyant victorieuses, sans souci des
flammes, il les fait dépouiller et battre au visage, au
point de les rendre méconnaissables. » {Apologia de
Fugn^ vi) De nouveau, « les caravanes de déportés
reprirent le chemin de la Grande Oasis ; les déposi-
tions d'évéques se multiplièrent, et beaucoup de ces
vénérables vieillards, qui déjà avaient traversé tant
de dangers, moururent par suite des mauvais traite-
ments ». (G. Bardy, Saint Athanase, igi^, P- '36)
Mais il y avait eu aussi des morts à Alexandrie : le
12 juilletest honoré un de ces martyrs, le sous-diacre
Eulychius {ilart. hieron., v id. Jul.).
a. Dix ans plus tard, la persécution arienne se ra-
nima . sous l'impulsion de l'empereur d'Orient Valens.
Saint Gri^goirb de Nazianzb (Oratio xxv, g) parle
de nombreux catholiques alors bannis ou mis en
prison. L'évèque d'Edesse, saint Barsès, est exilé
dans l'île d'Aradus. puis à Oxyrrhynque, où il meurt
de chaleur et de faim (Théodorbt, ÎJist. eccl., IV,
xni). Quatre-vingts prêtres étant allés à Nicomédie
trouver l'empereur pour se plaindre des violences des
ariens, sont enfermés dans un bateau qui doit, seiu-
ble-l-il, les conduire sur la terre d'exil ; mais, exé-
cutant un ordre du préfet du prétoire, une fois le
navire parvenu en pleine mer, les matelots y mettent
le feu et l'abandonnent : il s'engloutit tout brûlant
avec ses passagers (ihid., xv). A Alexandrie, des
vierges chrétiennes furent odieusement outragées,
des moines furent envoyés aux mines, un diacre
député près d'eux par le pape Damase fut marqué au
fer rouge d'une croix sur le front et joint à ces for-
çats : des enfants mêmes furent mis à la torture, y
Tome ITI.
périrent, et leurs cadavres, refusés aux prières de
leurs parents, restèrent exposés aux oiseaux et aux
chiens (ihid., xix).
Pour les martyrs de Constance et de Valens, voir
encore Socrate, Hist. eccL, II, xxxvii-xxxvm ; IV,
II, XV, XVI, XVII, XVIII, XXI, XXIV ; Sozoméne, /list.
eccL,l\, III, xxx; VI, xviii, xix, xx. Dans la partie
du tome VI, 1699, des Mémoires de Tillbmont, inti-
tulé « Histoire de l'Arianisme >, lire les articles lu.
Il Idée générale de la persécution de l'Eglise par
Constance tirée de saint Athanase » ; liv, 0 Idée de
la même persécution, tirée de saint Hilaire » ; lv,
i< Remarques de Lucifer et de quelques autres sur la
mesme persécution » ; pp. 366, 371, 37/1,
b) Dans l'Afrique Vandale. — En 429, le roi van-
dale Genséric, après avoir ravagé l'Espagne, aborda
en Maurétanie. En peu d'années, il se rendit maître
de la plus grande partie de l'Afrique romaine. La
domination vandale dura plus d'un siècle, jusqu'à la
reprise des provinces africaines, en 533, sous l'em-
pereur Justinien. Ariens fanatiques, les Vandales y
persécutèrent à plusieurs reprises les catholiques :
sous Genséric (429-477), sous Ilunéric (477-4^4), en-
fin, pendant la dernière période de leur domination,
sous Thrasamund (493-633). Cette dernière persécu-
tion fut violente, et le fanatisme de Thrasamund est
attesté par les chroniqueurs contemporains ; mais
on n'a sur elle que peu de détails. Au contraire,
celles de Genséric et d'Hunéric sont longuement dé-
crites par Victor, évêque de Vite, qui avait entendu
raconter les faits qu'il rapporte de la première, et qui
fut témoin oculaire de la seconde, pendant laquelle
lui-même fut exilé pour la foi. Il est peu de relations
martyrologiques aussi précieuses que les cinq livres
de son Historia perseciitionis Afrcanae proi inciae,
écrite vers 486 ou 487, au lendemain de la mort
d'Hunéric : ils ont la même valeur documentaire
pour cette période de l'histoire religieuse que le De
martyrihus Palestinae d'Eusèbe et la dernière partie
du De mortibus persecutorum de Lactance pour la
persécution de Dioctétien. — Sur les persécutions
vandales en Afrique, voir Ruinart, In Itistoriam
persecutionis Vandalicae commentarius historiens,
1694 (reproduit dans Migne, P. L., t. LVIll); Tille-
mont, Mémoires, t. XVI, 1707, art. sur saint Eugène,
p. 49i-6i4; Gorres, Christenverfolgungen, dans
Kraus, Real-Encyhlopiidie der christlichen Alter-
ihiimer, t. I, p. 359-282 ; Audollent, Carlhage ro-
maine, 1901, p. 54i-555, et art. Afrique, dans le
Dict, d'Iiistoire et de géographie ecclésiastiques, t. I,
p. 8a3-833; F. Martroye, L'Occident à l'époque
byzantine, Goths et Vandales, 1904, p. 179-218 ; Gen-
séric, la conquête vandale en Afrique, 1907, p. 828-
359; Hefele-Leclercq, Histoire des conciles, t. II,
1908, p. 930-935; Leclercq, L'Afrique chrétienne,
t. II, p. i43-2i3. On trouvera dans le tome III, 1904,
du recueil de dom Leclercq, Les Martyrs, p. 344-
407, la traduction française de VHistoria persecu-
tionis de Victor de Vite.
I . La persécution de Genséric eut deux causes : la
politique et la haine des hérétiques contre les or-
thodoxes. Voulant asseoir sur une terre romaine la
domination d'envahisseurs peu nombreux, il pros-
crivit ce qui avait le plus d'attachement pour Rome,
l'aristocratie et l'épiscopat, dépouillant les uns de
leurs biens, les autres de leurs églises, et confisquant
le tout à l'usage des conquérants. Mais à ce senti-
ment s'en joignitun autre : si Genséric ne promulgua
aucun édit de persécution, il laissa toute liberté à
son clergé arien, barbare d'origine et fanatique en
religion, qui prit la direction des poursuites, et com-
mit contre la liberté et la foi des catholiques les plus
cruels attentats : lui-même partageait ce fanatisme
13
387
MARTYRE
388
et en encourageait les actes, n In universum captivi
pojjuli saevus, sed praecipue nobilitati et religion!
infensus, ut non discernerelur hominibus magis an
Deo bellum indixisset », dit Prosper Tiro, Chron.,
n° l'i'ig, anno 489 (éd. Mommskn, J/o/i. Germ. hist.,
Auct.ant.,t. IX, p. 447). ^* persécution sévit sur-
tout dans la Zeugitane et la Byzacène, où les Van-
dales étaient complètement établis ; dans les autres
provinces, qu'ils s'étaient assujetties, mais où ils ne
résidaient pas à demeure, ils se bornèrent à imposer
aux catholiques un joug très dur : ainsi, partout où
des évêques ou des prêtres avaient, dans leurs ser-
mons, fait quelque allusion dont pouvait se blesser
l'oreille du conquérant, nommé par exemple Pharaon,
Nabuchodonosor ou Holopherne, l'exil était prononcé
contre le délinquant : Victor db Vite (I, vu) cite
plusieurs évêques exilés pour ce fait, et mourant
loin de leurs sièges. On possède une admirable lettre
d'AiNToNiNus, évêque de Cirta, au confesseur Arcadius,
que Genséric avait exilé dans les déserts africains;
c'est une exhortation au martyre, digne de saint
Cyprien (Migne, P. L.,i. L, col. 667-670, d'après Ba-
ronius, Ann., ad ann. 487). La persécution de Gen-
séric s'adoucit en 442, après un traité de partage de
l'Afrique consenti par l'empereur Valenlinien III;
elle reprit violemment en 467, lors de l'avènement
de Majorien.
Le règne de Genséric fit probablement plus de
confesseurs que de martyrs, car, à l'exemple de beau-
coup de persécuteurs, les Vandales avaient peur de
ce mot. Genséric avait exclu du palais quiconque
n'était pas arien. Un des ofliciers de la cour, Armo-
gaste, refusa de renier sa foi. On le mit à la torture;
on lui tordit les jambes, on le suspendit par un pied
la tête en bas : il supporta tout, en invoquant le
Christ. Un (ils du roi, Théodoric, au service duquel
il était attaché, commanda de le décapiter; mais un
prêtre arien, Jucundus, intervint : « Tu pourras,
dit-il au prince, le faire mourir à force de mauvais
traitements ; mais si tu le frappes du glaive, les Ro-
mains le déclareront martyr », incipient eum lio-
mani martyrem praedicare . Théodoric l'envoya au
loin travailler à la terre, puis, pour l'humilier, le fit
ramener près de Carthage, où, à la vue de tous, on
lui donna des vaches à garder. 11 mourut épuisé des
tortures qu'il avait subies (Victor de Vite, I, xiv).
Un autre cas n'est pas moins curieux. Bien que
l'Eglise exclût ordinairement de son sein les gens de
théâtre, un « archimime », nommé Mascula, lui mon-
tra une grande fidélité. Genséric, près de qui il était
en faveur, chercha par tous les moyens, ruses et
promesses, à le rendre hérétique. Comme l'acteur
résistait à ses efforts, le roi commanda de lui couper
la tête; mais il donna secrètement des instructions
au bourreau : si, à la vue du glaive levé sur lui, il a
un moment de faiblesse, le tuer, car il n'aura pas
mérité les honneurs du martyre; si, au contraire, il
reste intrépide, l'épargner, a Mascula, appuyé sur le
Christ, demeura ferme comme une colonne, et se re-
leva glorieux confesseur. Si l'ennemi jaloux ne vou-
lut pas faire de lui un martyr, il ne put lui ravir le
mérite de sa confession. » (Victor de Vite, I, xv)
Il y eut cependant aussi des martjTS sanglants
sous Genséric. Victor db Vite semble en égaler le
nombre à celui des confesseurs : « Marlyria quam
plurima esse probantur, confessorum autem ingens
et plurima mullitudo » (I, x), ce qui est peut-être
exagéré. En tout cas, il y en a des exemples autlien-
tiques. L'iiistorien raconte (I, xiii) qu'un jour de
Pâques les ariens, conduits par un de leurs prêtres,
brisèrent les portes de l'église de Regia ; pendant que
le lecteur, montée l'ambon, chantait l'alleluia, on le
vit s'affaisser, le livre tombant de ses mains : une
flèche lui avait traversé la gorge; beaucoup de prê-
tres et de fidèles furent tués à coups de javelots et
d'épées près de l'autel; d'autres furent arrêtés et
condamnés par sentence royale à divers supplices.
L'un des plus célèbres martyrs est le comte Sébas-
tien, gendre du fameux comte Boniface dont la tra-
hison ouvrit l'Afrique aux Vandales. Genséric avait
pris Sébastien pour conseiller. Mais il voulut le faire
passer à l'arianisme et rebaptiser par ses prêtres.
« Roi, lui dit Sébastien après s'être fait apporter un
pain de la table royale, cette masse de farine très
pure a passé par l'eau et le feu; moi aussi, broyé
comme la farine sous la meule de l'Eglise, j'ai été
arrosé de l'eau du baptême et cuit au feu de l'Esprit-
Saint. Fais, si tu le veux, rompre en morceaux ce
pain, qu'on le mouille de nouveau et qu'on le
remette au four; s'il en sort meilleur, je ferai ce que
tu veux. » Genséric ne sut que répondre, et, dit
ViCTOK DE Vite (I, vi), « pour tout argument lit met-
tre à mort cet homme courageux ».
Comme le montre l'histoire de Sébastien, Gensé-
ric aimait à s'entourer de civilisés, dont les conseils
et l'expérience étaient utiles à l'affermissement de
son pouvoir. Mais il se défiait d'eux, tant qu'ils
n'avaient pas trahi leur foi religieuse. Parmi ces
serviteurs d'élite, étaient quatre Espagnols, Arca-
dius, Paschasius, Probus et Eutycianus. Il voulut les
contraindre à l'apostasie : les trouvant incbranla-
bles, il les condamna au dernier supplice. « Tous les
quatre, dit un chroniqueur, acquirent l'illustre cou-
ronne d'un admirable martyre. » (Prospbr Tiro,
Chron., ann. 437, dans Mon. Germ. Hist.,Auct.ant.,
t. IX, p. 476) Paschasius et Eutycianus avaient un
frère encore enfant, qui fut pour le même motif cruel-
lement battu, mais qu'on laissa vivre.
L'iiistoire la plus touchante est peut-être celle
d'un groupe d'esclaves martyrs. Un fonctionnaire
vandale avait quatre serviteurs, Martinianus, Satu-
rianus, et leurs deux autres frères, dont on ne nous
dit pas les noms. Il avait aussi, pour intendante de
sa maison, une belle jeune fille, Maxima, qui avait
secrètement voué au Christ sa virginité. Le Vandale
voulut marier celle-ci à Martinianus, chargé du soin
de ses armes. Arrivés dans la chambre nuptiale, « ubi
ventum est ut cubiculi adirentur sécréta silentia »,
Maxima fit à son mari la confidence de son vœu. Le
jeune homme promit de la respecter. Pris, à son
tour, d'un zèle apostolique, il convertit ses trois frè-
res. Tous les quatre, accompagnés de la jeune fille,
prirent la fuite et se réfugièrent dans un monastère.
Le maître découvrit leur retraite, les reprit, leschar-
gea de chaînes, et voulut les contraindre au second'
baptême. Genséric, averti, commanda de leur infli-
ger de cruelles tortures. On les battit Iiorriblement,
avec des bâtons taillés en forme de scie; Maxima
fut étendue à terre, attachée à des pieux aigus. Rien
n'y lit, et ils semblèrent miraculeusement préservés.
Maxima fut rendue à la liberté, se fit religieuse, et
Victor de Vite la visita souvent dans le monastère
dont elle était devenue la supérieure. Quant aux
hommes, on les relégua en Maurétanie, dans les do-
maines d'un chef indigène. En ce pays, resté jus-
que-là réfractaire à la foi chrétienne, ils prêchèrent
avec tant d'ardeur et de succès, qu'ils firent de nom-
breuses conversions ; à la demande de leurs messa-
gers, le Pape envoya de Rome un prêtre et des dia-
cres, qui construisirent une église dans la région
évangélisée par eux. Quand Genséric connut ces faits,
sa colère n'eut pas de bornes. 11 commanda de leur
faire subir l'épouvantable supplice qui, d'après le
poète Prudence, avait été celui de saint Hippolyte :
on les attacha par les pieds à la queue de quatre che-
vaux attelés ensemble et lancés au galop à travers-
389
MARTYRE
390
les pierres et les broussailles. Les chrétiens purent
recueillir leurs corps lacérés, et Victor db Vitk ra-
conte, d'après un évèque qui en fut témoin, un mira-
cle opéré à leur tombeau (I, x-xi).
Un autre épisode nousmonlre lesépreuves morales
auxquelles furent quelquefois soumis les martyrs. Sa-
turus était l'intendant d'Hunéric, le lils aîné et le fu-
tur successeur du roi. On voulut le contraindre à
embrasser l'arianisrae. Les promesses d'honneurs,
de richesses, échouèrent devant sa lidélité ; les me-
naces restèrent sans effet. La plus terrible des ten-
tations lui fut alors présentée. S'il persiste dans sa
foi, tous ses biens seront contisqués, ses enfants de-
viendront esclaves, sa femme sera donnée pour épouse
à un chamelier. 11 eut le courage de résister à sa
femme, à ses lils, qui se roulaient en pleurant à ses
pieds, à la vue de sa petite lille, que la mère portait
dans ses bras et nourrissait encore de son lait. On
le dépouilla de tout, on l'accabla de mauvais traite-
ments, on le réduisit à mendier, et l'on défendit à
tous de le secourir; « mais il est une chose que
personne ne put lui enlever, la robe blanche de son
baptême ». (Victor dé Vite, I, xvi)
2. Tels furent, coupés par une trêve d'une dizaine
d'années, les trente-sept ans de la persécution, à la
fois violente et insidieuse, de Genséric. Celle d'Hu-
néric, beaucoup plus courte, puisqu'elle ne dura que
sept ans, fut plus violente encore, et surtout plus
systématique.
Le successeur de Genséric commença par exclure
de toute fonction palatine ou administrative ceux
qui ne professaient pas l'arianisme (II, vu). Puis il
condamna à l'exil une multitude de prêtres, de dia-
cres, de fidèles, parmi lesquels même des femmes et
des enfants : Victor de Vile en compte 4-96G.
Internés dans deux villes de la frontière, ils y atten-
dirent, dans une effroyable promiscuité, au milieu
des ordures, dont Victor de Vite donne la descrip-
tion la plus réaliste, l'arrivée des Maures qui de-
vaient les emmener au désert. L'exode commença :
ceux qui ne pouvaient marcher étaient liés par les
pieds, et traînés à la suite, comme des cadavres
d'animaux : beaucoup moururent, et la route suivie
par la caravane fut jalonnée de leurs liimuli (II,
VIII, xri). Les évêques catholiques demeurés sur leurs
sièges furent ensuite convoqués par le roi à une con-
férence contradictoire, qui se tiendrait à Carthage.
Comme l'évêque catholique de cette ville, Eugène,
pour assurer une discussion plus libre, demandait
l'autorisation de faire venir du dehors des prélats
qui ne fussent pas sujets des Vandales, Hunéric
s'irrita, et ût fouetter plusieurs évêques, choisis
parmi les plus éloquents : ils reçurent chacun cinq
cent cinquante coups de verges (II, xvi); un d'entre
eux,Laetus, « strenuum atque doctissimum virum »,
fut brûlé vif (II, xviii). Après une première réunion,
où ils eurent à subir l'insolence duo patriarche » des
Vandales, Cyrila, les catholiques se décidèrent à
présenter une longue profession de foi, libellus fidei,
ijue publieintégralement Victor de VnE(III, i-xxiii).
La discussion contradictoire en resta là, et fut close
par un édit d'Hunéric, daté du 2/( février iSi, qui
appliquait aux catholiques toutes les lois précédem-
ment portées par les empereurs contre les hérétiques,
en y ajoutant des clauses nouvelles et plus dures
[IV, II). Quant aux très nombreux évêques demeu-
rés à Carthage après la conférence, on les invita
encore une fois à l'apostasie, puis, sur leur réponse
unanime : « Nous sommes chrétiens, nous sommes
évêques, nous restons attachés à la seule et vraie
Foi des apôtres », on leur tendit un piège. Ils furent
invités à prêter un serment politique : « Jurez qu'a-
près la mort de notre souverain vous désirez pour
roi son fils Hildéric, et qu'aucun de vous n'entretien-
dra de correspondance avec les provinces de l'autre
cùlé de la mer. >. Sur celte question du serment, les
évcques se divisèrent : les uns crurent pouvoir le
prêter en sûreté de conscience, les autres pensèrent
n'en avoir pas le droit. Sur l'invitation dos fonction-
naires vandales, les jureurs et les non-jureurs se ran-
gèrent des deux côtés de la salle: puis fut rendue con-
tre les uns et les autres une sentence dérisoire, les
premiers étant condamnés à l'exil, parce qu'ils
avaient prêté serment contrairement au précepte de
l'Evangile qui défend de jurer, et les seconds étant
condamnés à la peine plus dure de la relégation en
Corse, avec travaux forcés, parce qu'ils avaient mon-
tré en ne jurantpasqu'ilsne désiraient pas avoir pour
futur souverain le lils du roi (IV, v). On a la liste de tous
lesévèques venus des diverses provinces d'Afrique
àCarthage pour la conférence : ils étaient au nombre
de 466. Sur ce nombre, 88 périrent pendant leur
séjour dans cette ville, 28 parvinrent à s'enfuir, un
fut martyrisé (Laetus, brûlé vif), un autre confessa
la foi dans les tourments, 3o2 assermentés furent
exilés, /|6 insermentés furent déportés en Corse.
Cette liste, qui commence par les mots : « Incipiunt
nomina episcoporum catholicorum diversarum pro-
vinciarum, qui Carthagine ex praecepfo regali vene-
runt pro reddenda ratione lidei die Kl. Februarias
anno sexto régis unerici... », est publiée à la suite
de VHisloria de Victor db Vite, Corp. scripl. eccl.
/rt^. Vienne, t. VII, 1881, p. i i^-i34 ; voir aussi Gor-
BES, Cliristenverfolgungen, dans Kraus, t. I, p. 27^.
Les laïques ne furent pas moins éprouvés que les
clercs dans la persécution d'Hunéric. A peine les
évêques étaient-ils partis pour les déserts africains
ou pour les rivages inhospitaliers de la Corse, que
les sicaires du roi envahirent les maisons des catho-
liques. Nulle torture n'était épargnée pour les forcer
à renier la foi :on les battait de verges, on les sus-
pendait, on les brûlait. Les femmes, malgré leurs
protestations, étaient dépouillées de leurs vêtements
pour être fouettées en public, n Tourmentez tous
mes membres, s'écrie en vain Dionisia, mais épar-
gnez ma pudeur » ; et comme on l'avait placée sur
un lieu élevé, afin de la montrer en cet état à la
foule, elle ne cessait de parler, pour exhorter les
autres à souffrir courageusement, pendant que des
ruisseaux de sang coulaient sur tout son corps. « Et
par son exemple, dit l'historien, elle délivra presque
toute sa ville », c'est-à-dire elle donna à presque tous
ses concitoyens la force de résister comme elle (V, i).
Son UIs unique, tout jeune et délicat, fut à son tour
mis à la torture : n Souviens-loi, lui cria-t-elle, que
notre mère l'Eglise nous a baptisés au nom de la
Trinité. » Elle le regardait avec des yeux enflam-
més, « elle le frappait de ses regards », dit Victor
de Vite; et, ainsi soutenu, l'enfant mourut au mi-
lieu de la torture. La mère reçut dans ses bras le
petit martyr, et l'enterra dans sa maison, « afin
d'être toujours avec lui ». Une autre femme héroï-
que, de la ville de Culunita, nommée Victoria, fut
suspendue au-dessus d'un brasier : son mari, qui
avait renié la foi, ses fils, la suppliaient d'abjurer :
elle refusa intrépidement, fut détachée du chevalet
parles bourreaux qui la croyaient morte, et survécut
à son supplice (V, m). Elle raconta ensuite que, pen-
dant qu'elle gisait, évanouie, une vierge lui apparut,
la toucha et la guérit miraculeusement.
Un des traits marquants de la persécution d'Hu-
néric, c'est l'effort des ariens pour faire apostasier
les enfants et la résistance courageuse de ceux-ci.
Parmi les catholiques si nombreux qui furent con-
duits en Maurétanie au commencement de la per-
sécution, il y avait beaucoup d'enfants, plurimi
391
MARTYRE
:!92
infantali. Leurs mères les accomiiagnaient, animées
de sentiments bien divers : les unes conjurant leurs
enfants de se soumettre au second baptême, que
partout les hérétiques essayaient d'imposer aux
ortliodoscs, les autres les exliortant à demeurer
iidèles au sacrement qui les avait faits catholiques :
et c'est, dit Victor de Vite, à ce dernier parti que
tous s'arrêtèrent (II, XIX). A Carthage, un enfant
noble, de sept ans, fut arraché à sa mère pour être
conduit ainsi aux fonts baptismaux. La mère, les
cheveux épars, courait après les ravisseurs, et l'en-
fant se débattait dans leurs bras, en criant : « Js suis
déjà chrétien, je suis déjà chrétien, par saint Etienne
je suis clirétien ! » On le bâillonna, et on le plongea
malgré lui dans la piscine, « os opturanles ...in suum
gurgitem demerserunt «. Même résistance de la part
des enfants du médecin Liberatus, qui criaient
aussi : « Je suis déjà chrétien! » Il faut lire tout ce
récit de Victor de Vite, ce qu'il dit de l'intrépidité de
la mère, de la ruse des persécuteurs, qui veulent lui
faire croire que son mari a renié la foi, des repro-
ches que, ainsi trompée, elle adresse à celui-ci, et de
l'énergique réponse du clirétien calomnié (V, xiv).
Dans l'Eglise de Carthage, des enfants, selon l'usage
de cette époque, remplissaient l'office de lecteur : ils
formaient, en réalité, une sorte de « maîtrise n. Quand
le clergé de cette ville fut emmené en exil, les jeunes
lecteurs le suivirent. Mais vin clerc apostat en retint
de force douze, qu'il savait bons chanteurs. On voulut
les attacher au service du culte hérétique. Us refu-
sèrent, et, bien que mis plusieurs fois à la torture,
persistèrent à ne prêter aucune aide à des chants
sacrilèges. Quand, après la mort d'Hunéric, revint la
paix religieuse, ils reprirent leur office dans l'Eglise
catholique : on les appela a le choeur des douze
petits apôtres ». (V, x)
Victor de Vile cite parmi les martyrs de la persé-
cution d'Hunéric, les uns mis à mort, d'autres sur-
vivant aux plus cruelles tortures, Dativa, sœur de
la courageuse Dionisia, dont nous avons parlé plus
haut, Leontia, « fille du saint évoque Germain a, le
» vénérable médecin Emile, illustre par la confession
qu'il lit de la Trinité », Boniface de Sibida : « Que
de douleui's ils souffrirent, et quels supplices leur
déchirèrent les entrailles, quanta pertulerunt quali-
busqiie cruciatibus es'isceratae vel eviscerati siint,
personne ne saurait le décrire. >j (V, i) A Tuburbo
majus, un citoyen noble, Servus, après avoir été fus-
tigé, est plusieurs fois élevé au moyen d'une poulie,
puis, les cordes se relâchant, est précipité violem-
ment sur les pavés; d'autres fois on le traîne au
milieu des rochers, dont les aspérités lui déchirent
le corps (V, ii). Victor d'Adrumète, le plus riche
habitant de l'Afrique, à ce moment gouverneur de
Carthage, est invité au nom du roi à l'apostasie :
f Je suis sur de Dieu et du Christ mon Seigneur,
répond-il aux envoyés d'Hunéric, et voilà ce que
vous direz de ma part au roi : qu'il me jette dans le
feu, qu'il m'expose aux bêtes, qu'il me fasse soulfrir
toute espèce de tourments; si je consens à son désir,
c'est qu'inutilement j'aurai été baptisé dans l'Eglise
catholique. Car même si cette vie présente était la
seule, et si nous n'espérions pas la vie éternelle, qui
existe véritablement, je ne voudrais pas, pour con-
server pendant peu de temps des honneurs passa-
gers, me montrer ingrat envers celui qui m'a donné
sa foi. » Cette réponse exaspéra le roi, qui infligea
à l'ancien proconsul d'épouvantables supplices,
<f jusqu'au jour où la mort couronna son martyre »
(V, iv). On cite encore le martyre, à Carthage, de
deux négociants, portant l'un et l'autre le nom de
Frumentius, et celui de sept religieux, l'abbé Libe-
ratus, le diacre Boniface, les sous-diacres Rusticus
et Servus, les moines Rogatus, Septimus et Maxi-
mus (ihid.). On a de ces sept martyrs de très bons
Actes : nous y lisons qu'ils furent attachés ou cloués
au-dessus d'un brasier, puis, le feu s'étant éteint à
plusieurs reprises, assommés à coups de rames {/'as-
sio ieatissimoriim ntartyruiii qui upud Carthaginein
passi surit suh inipio rege Ilunerico, die vi non. Jul.,
à la suite de VHisioiia de Victor de Vite).
Une des histoires les plus étranges, mais aussi des
mieux attestées, que raconte Victor de Vite, est celle
des martyrs de Tipasa. Cette ville de Maurctanie
était terrorisée par un évêque arien, qui voulait for-
cer tous les habitants à embrasser son hérésie. Le
plus grand nombre des catholiques parvint à se ré-
fugier en Espagne : il en resta cependant quelques-
uns, qui n'avaient pu s'embarquer, et continuèrent
à célébrer secrètement leur culte. Hunéric, informé
de leurs réunions, commanda de leur couper la main
droite et la langue. Cependant, après ce supplice,
ils parlaient clairement. « Si quelqu'un refuse de
nous croire, dit l'historien, qu'il aille à Constanti-
nople, et il y trouvera l'un de ces martyrs, le sous-
diacre Reparalus, qui parle sans difliculté; à cause
de quoi cet homme vénérable est tenu en grand
honneur dans le palais de l'empereur Zenon : parti-
culièrement l'impératrice a pour lui une grande vé-
nération. >i (V, vi) Le témoignage de Victor de Vite
n'est pas le seul : le comte Marcellin affirme, dans
sa Chronique, avoir vu lui-même à Gonstantinople
un de ces confesseurs, qui avait la main droite am-
putée et la langue coupée, et qui parlait distincte-
ment (Marcblli.vds comes, Chron., ann. 484, dans
Mon. Germ. hist., Auct. ant., t. XI, p. 98). Procopb
{De bello Vand., 1, vni), Victor de Thunb {Chron.,
ann. 479; Mon. Germ. hist., t. XI, p. 189), Aeneas
DE Gaza (dans Migne, P. /,., t. LXXXV, col. looi),
saint Grégoire le Grav^d {Dialog., III, xxxii), rap-
portent le même fait; saint Grégoire dit en tenir le
récit d'un évêque qu'il rencontra à Gonstantinople,
et qui avait pu examiner les bouches sans langues
des confesseurs. L'attestation la plus imposante se
trouve dans une constitution de Jcsïinien : « Nous
avons vu, dit l'empereur, ces hommes vénérables, à
qui l'on avait coupé la langue jusqu'à la racine, et
qui, chose merveilleuse, avaient conservé la parole. )
{Code Just., I, XXVII, 1) Voir sur ce fait Newman,
^ote on ecclesiastical miracles, dans Hislory of my
religious opinions, Londres, i865, p. SoG-Sog.
3. Dans cette crise suprême de l'Eglise d'Afrique
le témoignage des martyrs n'est pas demeuré sté
rile. On a ^^l tout à l'heure comment le courage di
Dionisia avait sauvé sa ville de l apostasie
a Et combien dans cette ville, dit Victor de Vite, on
été par là gagnés à Dieu ! il serait trop long de 1<
raconter. • (V, i) Il est plusieurs fois question, dan;
le livre de cet historien, de Vandales confesseui-s
il en cite deux qui avaient déjà confessé la" foi ;
plusieurs reprises, et qui sous Hunéric la confessé
rent de nouveau, eurent tous leurs biens confisqués
et partirent avec leur mère pour l'exil (V, x); i
cite encore la femme d'un serviteur du roi, appeh
Dagila, a matrone noble et délicate », qui, déjà plu
sieurs fois confesseur sous Genséric, fut par Huné
rie condamnée à la flagellation et à l'exil, et, pour h
Christ, abandonna» avec joie » sa maison, sonépou?
et ses enfants, poussant l'esprit de pénitence jusqu'i
refuser ensuite d'échanger contre un séjour moins dui
le désert aride où on l'avait d'abord reléguée (V, vni)
Ces compatriotes des persécuteurs avaient vi^isem-
blablement passé de l'hérésie au catholicisme aprè:
avoir été témoins du courage des martyrs. Aussi le;
Vandales, quand le fanatisme ne les emportait pas
et quand ils se donnaient la peine de la réflexion
193
MARTYRE
394
lésilaient-ils, dans celte persécution, comme dans
a précédente, à transformer les persécutés en
iiartyrs. Deux frères, de la ville d'Aquae Regiae,
1 valent une première fois été torturés enscjuble.puis
'un, qui un instant avait paru faiblir, s'était res-
aisi et a\ait cric aux bourreaux : « Inventez contre
es chrétiens tous les supplices que vous voudrez, ce
|ue mon frère fera, jele ferai. » On appliqua à l'un
t à l'autre les lames rougies au feu, les ongles de
er, puis lesbourreaux, les voyant inébranlables, les
envoyèrent en disant : « Tout le peuple les imite,
t personne ne vient à notre religion. » (V, v) Ceux-
i aussi, par leur exemple, avaient « libéré leur
ité ».
Une question se pose après cette persécution comme
iprès toutes les autres : celle des lapsi. La lecture
lu livre de Victor de Vite montre qu'ils furent nom-
ircux. Cependant, le nombre des martyrs et des
onfesseurs l'emporta certainement. L'auteur de la
'assion des sept martjrs dit, dans un style imagé :
Si l'on vit sortir de l'arche, à la recherche des
adavres, une foule de corbeaux destinés à périr,
lus grande cependant est celle des colombes bien-
eureuses qui s'envolèrent au nom de la sainte Tri-
ité. B {Passio septem monaclionnii, ii.) Dès le len-
emain de la persécution, un concile romain, tenu
u Latran en 487, posa les conditions de la réconci-
ation, et détermina la durée de la pénitence des
enégats. Il frappa les membres du clergé de plus
évères sanctions que les laïques. Il distingua soi-
neusement ceux qui avaient été rebaptisés par ruse
u par violence et ceux qui s'étaient soumis de plein
ré à un second baptême. Il semble que quel-
uc confusion s'était faite à ce propos dans
esi)rit des simples, et que beaucoup de ceux qui
valent été rebaptisés malgré eux se croyaient deve-
us ariens (Hefelk-Leclercq, Histoire des conciles,
, II, p. 934-935). Tous n'avaient pas vu la question
ussi clairement que l'évêque Habetdeum. Il subis-
ait la peine de l'exil on de la relégation dans une
ille de Tripolitaine, où demeurait un des plus fana-
iques prélats ariens. Celui-ci lui lit lier les mains,
lettre un bâillon dans la bouche, et l'inonda d'eau
aptismale. Mais « cette eau menteuse ne put sub-
lerger sa volonté ).. Quand il eut été délivré de ses
ens, l'arien lui dit en raillant : « Eh bien I frère
[abetdeum, te voilà devenu chrétien à notre ma-
ière : que te reste-t-il donc à faire, sinon te sou-
lettre aux ordres du roi? — 11 n'y a, répondit-il, de
lit condamnable que si la volonté a consenti. Moi,
?rrae dans ma foi, j'ai par mes cris confessé et
éfendu ce que je crois et ce que j'ai toujours cru.
Lprès que tu m'eus chargé de chaînes et que tu eus
errouillé la porte de ma bouche, je me suis retiré
ans mon cœur comme dans un prétoire, et là
ai dicté aux anges les Actes de la violence qui
l'était faite, et je les ai faitlire à Celui qui est mon
ouverain. » (Victor de Vite, V, xii)
La résistance de la liberté morale à la force maté-
ielle a rarement inspiré de plus beaux accents ; et je
e jjuis mieux Unir que par une telle parole le por-
ralt de ces martyrs de la persécution vandale, dont
i lidt lilé est le dernier rayon de gloire qui ait
claire l'ancienne Eglise d'Afrique.
V. -- Le martyre a L'ÉPOQnE de la Réforme
. L' intolérance protestante ; 2. Le luthéranisme: Allema-
magne; Etats Scandinaves ; 3. /.e cali'inlsnie : Pays-Bas;
France; Suisse; Hongrie; 4. L'anglicanisme : la légis-
lation; les prisons et la torture; les supplices; le
cardinal Fisher, Thomas More; martyrs anglais de-
vant leurs juges ; V humour dos martyrs; la joie des
martyrs; les conversions opérées par eux ; le loyalisme
des martyrs anglais; 1 opinion des contemporains;
bibliographie ; 5. i'n épisode contemporain .
I . L'intolérance protestante. — Les catholiques
rais à mort en haine de leur foi furent très nom-
breux dans les pays où s'implanta la Réforme.
L'intolérance religieuse a fait, au xvi^ siècle, des
victimes dans tous les partis. Un grand nombre des
propagateurs ou des adhérents des idées nouvelles,
lulliériens et calvinistes, ont été décapités, pendus
ou brûlés par sentence des Parlements en France,
de l'Inquisition en Espagne et en Italie, des tribu-
naux de Philippe II dans les Pays-Bas. Les villes
protestantes de la Suisse et les princes luthériensde
l'Allemagne noient ou brûlent les anabaptistes.
Henri VUl, pour affirmer l'orthodoxie anglicane, lit
brûler des anabaptistes et des luthériens. Sous le
règne de sa fille Marie, des anglicans sont exécutés.
Parlant des réformateurs tombés ainsi ^ic limes de
leurs opinions, un célèbre historien protestant a loué
« la fermeté inflexible qui leur lit braver les dan-
gers, les tourments et la mort même, lorsqu'en prê-
chant les doctrines de paix ils portaient le tumulte
de la guerre dans toutes les parties de l'Eglise chré-
tienne ». (Hume, The I/istory of England frurii ihe in-
vasion of Jiitius Caesar to ilie révolution in 1688,
Londres, 1762; trad. française, t. VII, Paris, 1819,
p. 16) On ne peut dire plus clairement que beau-
coup d'entre eux vécurent et moururent en révoltés.
C'est l'impression que donnent les martyrologes de la
Réforme (Chespin, Foxe), résumés par Agrippa d'Au-
BiGNÉ (Histoire universelle, 1616, 1. II, c. x:éd. delà
Société de l'Histoire de France, t. I, Paris, 1888, p.
202-208). On y trouve des personnages comme Cran-
mer, le mauvais génie d'Henri VIII, qui avait lui-
même, sous ce prince, envoyé au feu des hérétiques,
qui changea plusieurs fois de religion au gré des
souverains, et ne montra sur le bûcher l'énergie du
désespoir qu'après avoir vainement attendu dune
dernière rétractation la grâce de la vie; comme ce
prêtre apostat qui faisait manger des hosties à son
chien, et, au moment de la mort, demandait en
raillant qu'on essayât de ramener celui-ci à la reli-
gion catholique; comme ce fanatique qui, pendant la
messe, arrachait l'hostie des mains du célébrant; ou
cet ancien moine qui, à Westminster, assommait avec
un morceau de bois le prêtre qui disait la messe, et
dont le sang coulait dans le calice et sur l'hostie con-
sacrée : Foxe appelle le meurtrier « un (idèle servi-
teur de Dieu ». On y voit encore des condamnés qui,
avee une assurance suspecte, ont préditle châtiment
prochain de leur juge, prédiction accomplie soit
avant la Un du procès, soit au lendemain de l'exécu-
tion, ce qui fait dire à Bossuet : a II est aisé de pro-
phétiser quand on a de tels anges pour exécuteurs. »
(Histoire des variations, X, vu; éd. de 1G88, t. II,
p. 97) « Est h noter que tous les susnommés sont
appelés martyrs », écrit Agrippa d'Aubigné, voyant
en chacun d'eux « celui qui meurt purement pour la
foi»; mais il faut avouer que « ce courage forcené»,
comme dit encore Bossuet, ressemble peu à « la
constance véritable, toujours réglée, toujours douce
et soumise aux ordres publics, telle qu'a été celle des
martyrs ". (Cinquième avertissement aux protestants
sur les lettres de M. Jurieu)
Cependant, à côté de ces fanatiques, et faisant con-
traste avec eux, beaucoup d'autres dissidents ont ac-
cepté la mort avec résignatfon, non comme des re-
belles, mais comme des croyants persuadés qu'en
souffrant pour leurs opinions religieuses ils accom-
plissaient un devoir de conscience. Sans trop regar-
der si à leur bonne foi ces involontaires victimes de
l'erreur n'ont pas souvent mêlé, dans une plus ou
395
MARTYRE
396
moins grande mesure, ce que Bossuet appelle « l'entè-
lement de parti », accordons-leur largement notre
pitié et notre respect. Un écrivain catholique de leur
temps, Florimond ok Rkmond, a rendu hommage à
leur intrépidité, à la pieuse allégresse avec laquelle
ils marchèrent au supplice, et dit l'émotion profonde
produite par ce spectacle (^Histoire de la naissance,
progrès et décadence de l'hérésie en ce siècle, i6o5,
1. VII, c. vi). Un semblable téuioignage leur est ac-
cordé par un des adversaires les plus déclarés de la
Réforme, Gaspard ne Saulx-Tavannks, qui attribue
à l'exemple donné par eux de nombreuses conver-
sions à leurs croj'ances (Mémoires, collection Peti-
tot, t. XXIV, p. 25i). Je ne saurais mieux
faire que de reproduire à leur sujet les paroles du
cardinal Pkrraud : o Si l'on ne peut dire qu'ils furent
des martyrs, puisque, selon la remarquetrès justede
saint Augustin, c'est la cause et non la souffrance
qui fait le martyr(cai<4a, non poena, martyreiii facit),
il était au moins incontestable qu'ils avaient souf-
fert, souffert avec une invincible constance, souffert
des supplices semblables à ceux que le paganisme
expirant avait fait souffrir aux disciples du Crucilié.
11 y avait là un élément de séduction bien propre à
troubler les conscicncesles plus généreuses. «(Leçons
du P. Perraud à la Sorbonne, Le Protestantisme sous
Charles /.S', dans Kevue des cours littéraires, 1870)
Mais la justice due à la mémoire de ceux qui souf-
frirent ainsi ne doit pas faire oublier que contre le
protestantisme la société catholique était, au xvi' siè-
cle, en état de légitime défense : s'il y eut trop sou-
vent des excès regrettables dans les mesures défen-
sives, conformes aux rudes mœurs de ce temps, et
si, confondus avec de dangereux agitateurs, elles
frappèrent aussi des égarés ou des innocents, on
doit blâmer les excès, plaindre, peut-être même quel-
quefois admirer les victimes, mais non condamner
la défense elle-même, que les attaques des novateurs
avaient rendue nécessaire.
Les chefs de la Réforme ne réclamaient pas pour
eux-mêmes et n'admettaient pas pour leurs adver-
saires la liberté de conscience. Ils la considéraient
au contraire comme une invention diabolique: liber-
tas conscientiarum diabolicum dogma,Ai\. 'Thkodorb
DB BÉzB. Aussi avaient-ils déclaré la guerre non
seulement aux doctrines et à la discipline de l'Eglise,
mais encore à ses membres. Ils ne se proposaient
pas seulement de les asservir: en cas de résistance,
ils les vouaient à la destruction. Telle fut, dés le
début du mouvement réformateur, la pensée de
Luther, « ce cerveau puissant, mais néfaste, qui a
brisé l'unité chrétienne et déchaîné sur l'Europe la
plus épouvantable des guerres civiles », comme l'a
défini M. Imbart de la Tour (Revue des Deux Mondes,
i"' déc. 1915, p. 499). « Avec les hérétiques, dit
LuTHKH, on ne doit pas disputer : il faut les con-
damner sans les entendre, et, pendant qu'ils péris-
sent par le feu, les fidèles devraient poursuivre le
mal jusque dans sa source, en baignant leurs mains
dans le sang des évêques catholiques, et du Pape,
qui est le diable déguisé. » (Propos de table, III, i^S)
Ces paroles ne sont pas d'un convive un peu échauffé :
Luther parle de même dans ses lettres. « Si la folie
des Romanistes continue, le seul remède me paraît
être que l'empereur, les rois, les princes, attaquent
par les armes ces pestes de la terre, et terminent la
chose non plus avec des paroles, mais avec le fer...
Nous repoussons les voleurs à coups de fourches,
nous punissons les brigands par le glaive, et les
hérétiques par le feu : pourquoi n'employons-nous
pas toutes nos armes à chasser ces maîtres de perdi-
tion, ces cardinaux, ces papes, toute cette boue de
la Sodome romaine, qui corrompt sans tin l'Eglise
de Dieu, et ne lavons-nous pas nos mains dans leur
sang? » (De Wuttk, l.iither's Briefe, 1. 1, Berlin, 1826,
p. 10;^) En termes plus modérés, comme il conve-
nait à son caractère, Mélancuton exprime le même
avis : « Il est très sévèrement commandé par l'Ecri-
ture aux magistrats politiques de détruire en tous
lieux, à main armée, les statues qui sont l'objet de
jièlerinages et d'invocations, et de punir par des
supplices corporels les inguérissables (insanabiles)
(jui conservent avec obstination le culte des idoles. »
(Melanchtonis Opéra, éd. Bretschneider, t. IX,
p. I 77.) MuNziiR prêche, en i52ij, « l'extermination
nécessaire » (cité par Janssen, L' Allemagne et la
Béforme, t. II, Paris, 1889, p. SgS). Calvin, sous
Edouard VI, recommande au protecteur Somerset de
« réprimer par le glaive les gens obstinés aux
superstitions de l'Antéchrist » (Lettres de Calvin,
éd. Bonnet, t. II, p. 267; voir aussi Hbnry, Leben
Cahins, t. Il, appendice 3o). Le désir de reforme, qui
séduisit tant d'âmes sincères, passe vite au second
plan : détruire le catholicisme, exterminer, s'il le faut,
les catholiques, telle se formule ouvertement la théo-
rie des chefs, mise docilement en pratique par leurs
disciples. La Réformation, dit un historien proles-
tant, « s'ouvrit par une pensée homicide... Luther
exprimait le désir de voir enfin le jeu finir et les
luthériens tomber sur les maudits, non plus avec des
l)aroles, mais avec des armes ». (Hôflbr, Papst
Adrian VI, Vienne, 1880, p. 82)
On voit combien est fondée cette parole de Bos-
suet: « Ceux qui nous vantent leur patience et leurs
martyrs sont en effet les agresseurs, et de la manière
la plus sanguinaire. « (Cinquième avertissement sur
les lettres de M. Jurieu) Lord Acton, que nul ne
soupçonnera d'apologétique complaisante, a écrit,
sur la Protestant theory of persécution, des pages
très fortes, dans lesquelles il montre que l'intolé-
rance catholique fut purement défensive, tandis que
les protestants avaient adopté « le principe de l'into-
lérance agressive, nouveau à cette époque dans le
monde chrétien, et favorable tout ensemble au
despotisme et à la révolution ». (The Ilistory of
Freedom and other Essays, Londres, 1907, p. 168,
170, 181, 255, etc.)
Ce que nous avons à raconter mettra cette obser-
vation en pleine lumière.
a. Le luthéranisme. — Malgré les propos
11 homicides » que nous avons cités de Luther, ses
sectateurs furent, de tous les réformés, ceux qui
mirent à mort le moins de catholiques.
a) Dans toutes les contrées allemandes oùle luthé-
ranisme devint dominant, la docilité avec laquelle
les peuples imitèrent la défection intéressée de
leurs princes explique cette modération relative.
La haine sectaire s'y manifesta par les outrages et les
profanations, par le sac des églises, la destruction
des monastères, le brisement des images, la confisca-
tion des propriétés ecclésiastiques, l'exil imposé aux
prêtres et même aux laïques demeurés fidèles au
catholicisme ; mais il y eut peu de sang versé. La
plupart des catholiques mis à mort en haine de leur
foi l'ont été à la suite d'émeutes populaires, d'atten
tats individuels, non de sentences judiciaires (voir
les exemples cités par Janssen, t. III, 1892, p. 643;
t. IV, 1895, p. II 5).
Là cependant où les luthériens rencontraient de
la résistance, ou se trouvaient en pays ennemi, leur
fanatisme devint sanguinaire. Beaucoup des profa-
nations et des cruautés qui souillèrent le sac de Rome
en 1627 doivent être attribuées aux troupes « affrian-
dées de la religion luthérienne. Aussi elles le firent
bien paroistre envers les prebstres et gens d'église.
397
MARTYRE
398
auxquels ne pardonnarent jamais, qu'ils ne passas-
sent le pas tant qu'ils en trouvoient ». (OEiivres com-
plètes de Brantômb, éd. de la Société de l'Histoire
de France, t. I, i864, p. 353) Les lansquenets alle-
mands proclament Luther pape, parcourent les rues
de Rome alTublés d'ornements pontificaux, et tour-
nent en dérision les cérémonies sacrées. Ils firent
porter à un âne des habits ecclésiastiques, et voulu-
rent forcer un prêtre à donner l'eucharistie à l'animal
agenouillé : sur son refus, ils le tuèrent (Gregorovius,
Gcschichte der Madt Rom im Mittelaller, t. VIII,
Stuttgardt, 1874, p. 5^3). C'est le premier des martyrs
de l'eucharistie faits par la Réforme.
b) En dehors de l'Allemagne, l'établissement du
luthéranisme, voulu par la royauté avec la compli-
cité de l'aristocratie, rencontra des populations
moins favoral)les : aussiyeut-il plus de persécution.
Gustave Wasa l'imposa à la Suède par un mélange
d'astuce et de violence, malgré la résistance des habi-
tants. Deux cvèques fidèles à l'ancien culte furent,
sous prétexte de haute trahison, mis à mort avec
d'horribles outrages. Il y eut des massacres decatlio-
liques en Dalécarlie. En Danemark, Christian II,
Frédéric I*', Christian III, employèrent des moyens
semblables ; sous ce dernier roi, tous les évèques
furent incarcéi-és, pour les contraindre à se démet-
Ire : l'un d'eux, qui refusa, mourut en prison. Les
évêques catholiques de Norvège durent s'enfuir pour
éviter le même sort. L'Islande se souleva, décidée à
repousser la Réforme : un de ses évêques fut mis à
mort, comme complice de la révolte ; le peu))Ie, à
bout de résistance, finit par accepter le culte luthé-
rien. Pendant plus de deux siècles le catholicisme
demeura ofliciellement proscrit dans les Etats Scan-
dinaves, et les lois continuèrent à prononcer contre
les contrevenants la confiscation et même, dans
certains cas, la mort (Tueiner, La Suède et le Saint-
Siège, Paris, 18^2 ; Martin, Gusta^'e Wasa et la
liéforme en Suède, Paris, 1906; Crouzil, Le Catho-
licisme dans les pays Scandinaves, Paris, 1902; Pas-
TOR, Geschichte der Piipste, t. 'V, Fribourg en Bris-
gau, 1909, p. 692-695). « De notre temps — lisons-
nous dans un livre publié en 1876 — la France
catholique a dfi donner l'hospitalité à des Suédois
coupables d'être revenus à la foi de leurs pères,
exilés et dépouillés pour cette foi. » (Lbscœur,
L'Eglise catholique en Pologne, t. I, p. 282)
3. Le calvinisme. — Repoussé dans la plu"
part des principautés allemandes, le calvinisme fut,
à partir du milieu du xvi° siècle, à peu près seul
professé par lesRéformésaux Pays-Bas et en France.
a) Les excès des « Gueux de mer » dans les I^ays-
Bas furent horribles. « C'étaient, au dire même des
protestants, les plus abominables pirates de tous
les temps... Leur cupidité était sans égale; sous
prétexte de faire retentir en tous lieux leur cri de
guerre: « La parole de Dieu d'après Calvin I » ils sac-
cageaient les églises et les couvents et faisaient su-
bir de tels traitements aux religieuses que l'histoire
des peuples offre peu d'exemples de semblables
atrocités. » (Kkrvin de Lettknhove, Les LLuguenots et
les Gueux, t. II, Bruges, i883, p. 4o8) D'épouvanta-
bles profanations accompagnaient le sac des églises:
à 'Velane, après un festin offert aux soldats sur les
ruines de l'une d'elles, on fait manger à un perro-
quet des hosties consacrées (Jansskn, t. IV. p. 2^3).
A Enkhuisen, cinq Franciscains sont mis à mort :
le chef de guerre qui prononça la sentence est un
prêtre apostat (Mkuffhls. Les martyrs de Gorcum,
Paris, 1908, p. 46). « Qu'a fait cet homme? » crie une
femme en voyant conduire un Chartreux au supplice.
« Ce qu'il a fait? » répond avec fureur un Gueux de
l'escorte, « c'est un moine, un papiste! » Quand la
ville de Brielle eut été prise par les Gueux, le i'"' avril
1572, « les églises furent pillées, les images abattues,
les prêtres et les moines persécutés », dit un histo-
rien (T. JusT, Les Pays- lias sous Philippe II, t. II.
Bruxelles, i855, p. 5g2). L'expression est faible: la
vérité, c'est que tous les ecclésiastiques qui ne sui-
virent pas le honteux exemple donné par le curé de
la ville, et refusèrent d'abjurer, furent mis à mort.
« Au sac du monastère de 'TenRugge, les Gueux trou-
vent un religieux qui n'a pu fuir. Comme il refuse
de crier : « Vivent les gueux ! » ils le massacrent.
Mais avant de le tuer, ils lui coupent les deux oreil-
les, qu'ils vont clouer l'une à la porte de la ville,
l'autre à celle de l'église. Quelques jours plus tard,
le ■} avril, ils mettent à la potence Henri Bogaart,
curé de Hellevoelsluis, après lui avoir coupé
les extrémités des mains et des pieds. Un autre prê-
tre est tombé au pouvoir des vainqueurs. II s'ap-
pelle Vincent et il a quatre-vingt-cinq ans. Ils lui
enfoncent dans la tète une couronne d'épines et le char-
gent d'une croix fabriquée à la hâte avec deux pou-
tres. Ils le lient ensuite sur un char dont les sou-
bresauts achèvent de briser le corps du vieillard.
Enfin ils mettent un terme à ses tortures en le sus-
pendant à la potence. Citons encore, parmi les autres
victimes immolées à Brielle, Corneille Janssen, curé
de Firmaertprès de Bergen-op-Zoom, Mathias Pacia-
nus, curé d'Eclo, et un chanoine de Brielle, Bervout
Janszoon. Ce dernier a refusé de céder sa maison
à la concubine de l'apostat. Jean d'Ornal. Celui-ci, an-
cien chanoine de Liège, le fait enlever de nuit et,
sans l'ombre d'un procès, le fait mettre à la potence
avec trois prêtres et un la'ique. On coupe la corde
pendant qu'ils vivent encore, on les jette dans un
puits rempli de vase où, avant d'expirer, ils luttè-
rent encore de longues heures avec la mort. » (Mkuf-
l'KLs, p. 54) On compte, lors de la prise de Brielle,
cent quatre-vingt-quatre prêtres décapités ou brûlés
vifs; dix-neuf autres moururent pendant la torture.
(Janssbw, t. IV, p. 339)
Trois mois plus tard, le 2 juillet, périrent ensem-
ble dans la même ville dix-neuf ecclésiastiques —
onze Franciscains, un Dominicain, deux Prémontrés,
un chanoine régulier de Saint-Augustin, quatre
prêtres séculiers — capturés par les Gueux à Gor-
cum, et conduits à Brielle pour y être exécu-
tés. Leurs Actes ont été écrits par un contempo-
rain, Guillaume Estius, professeur à l'université de
Douai, à l'aide des notes qu'ilavait recueillies l'année
même du martyre (reproduits, d'après la traduction
française de 1606, au tome VII du recueil de Dom
Lrclkrcq, p. 21 6-35 1 ; ils forment le fond du livre
déjà cité de MEUFFBLS,/',e.« martyrs de Gorcum).
En les lisant, on reconnaît, une fois de plus, que
si tous les martyrs se ressemblent par le courage, ils
sont loin d'être coulés dans un moule uniforme.
Les traits diffèrent selon les personnes et aussi
selon les pays et selon les temps. Quand la persécu-
tion dure depuis des années, ceux qu'elle atteindra
ont eu le temps de^e'y préparer; quand elle éclate à
l'improviste, bien des saillies individuelles s'y mon-
trent, qui n'ont pu être prévues ou d'avance corrigées.
Plusieurs des martyrs de Gorcum vont à la mort
sans enthoiisiasme : ils tremblent jusqu'au der-
nier moment. On voit même, au pied du gibet de
Brielle devant la poutre où, dans une misérable
grange, vont tout à l'heure se balancer dix-neuf corps,
deux desplus jeunesreligieux supplier les bourreaux
de couper leurs liens et de les laisser fuir. Mais
quand, à ceux qui semblent refuser ainsi le calice,
les bourreaux offrent leur grâce à condition d'aposta-
sier la foi catholique, ils se redressent et acceptent
3S9
MARTYRE
400
résolument le supplice. Un autre trait bien per-
sonnel est le suivant. Parmi les condamnés était xm
religieux de dix-liuit ans, qui s'était montré ferme
jusque-là. Au dernier moment, il céda aux instances
et aux promesses d'un ministre calviniste, et accepta
la liberté en échange de sa foi. Le vicaire des Fran-
ciscains, Jcrùme,quigravissait les degrés de l'échelle,
voit ce reniement. « A ce moment, le ministre lui
adresse la ijarole et lui dit de ne pas invoquer les
saints, mai9';de se recommander à Dieu. En voyant
devant lui l'assassin de l'âme de son frère, le Père
Jérôme ne sait pas se contenir : a La mort ne me fait
pas peur, répond-il, mais je suis navré de l'abus que
vous faites de la faiblesse de notre novice. Arrière,
misérable, arrière, suppôt de Satan! » Ces paroles
sont accompagnées d'un violent coup de pied, que
de l'échelle il lance au séducteur. Le coup porte si
bien, que le ministre tombe à la renverse et roule
par terre. » (Meuffbls, p. lô^-iôS) Certes, ce n'est
pas la patience ordinaire des martyrs; mais s'il y
eut un peu trop d'indignation humaine dans son
geste, le Père Jérôme sut l'expier en supportant avec
une constance héroïque le surcroit de cruauté que les
bourreaux apportèrent à son supplice.
Les martyrs de Gorcum, béatiliés en 1676 par Clé-
ment X, ont été canonisés par Pie IX en 1867. Leur
historien, Esxins, raconte la mort, pour la foi catho-
lique, d'autres religieux immolés par les Gueux
(Leclercq, t. VII, p. 217, 356-36g). L'un de ces mar-
tyrs, Musius, recteur du monastère de Sainte-Aga-
the, à Delft, était connu et aimé du chef de la rébel-
lion des Pays-Bas, le prince d'Orange. Celui-ci de-
manda au commandant des Gueux de mer, Guil-
laume de la Mark, compte de tant de meurtres, et
en particulier de celui des dix-neuf martyrs. La
Marck, dans sa réponse, cherche à se disculper : Si
la justice, dit-il, a suivi son cours, c'est que les pri-
sonniers « avaient persisté dans leur fausse reli-
gion papiste ». Ce ne sont pas des victimes des trou-
bles civils, mais des victimes delà haine calviniste.
<i En ces quelques mots, le persécuteur livrait le fond
de son àme. 11 donnait le vrai motif de la mort de
ses victimes, celui qui, à nos yeux, en fait des mar-
tyrs. » (Meuffels, p. 1^3)
b) En France comme aux Pays-Bas, le calvinisme
est, selon l'expression d'un historien, 0 la religion
des insurgés ». (Mignet, Etudes historiques, Paris.
1877, p. 348) Les catholiques mis à mort par ces
« insurgés », en dehors des combats réguliers des
guerres de religion, sont innombrables. Lord Acton
fait remarquer qu'ils n'agirent pas ainsi pour venger
leurs propres injures, mais « en conséquence de leur
principe». {The Histor)- ofFreedom, etc., p. 166) En
effet, bien longtemps avant le crime politique de la
Saint-Barthélémy, avant même l'échauffourée de
Vassy, les massacres de catholiques par les protes-
tants se produisirent sur tous les points du terri-
toire, en Normandie commedans l'Orléanais, dans le
Maine, en Dauphiné.en Languedoc, en Provence. Ces
massacres étaient prémédités : dès le 5 mars i56o,
l'électeur palatin Frédéric III, l'uji des rares princes
allemands qui aient adopté les doctrines de Calvin,
écrit : « Un grand coup sera bientôt frappé. D'ici au
dimanche de Beminiscere, tous les prêtres de France
seront massacrés », et il ajoute: u Je suis engagé
dans l'affaire. » (Kluckhorn, Briefe Friedrichs des
Frommen, t. 1, Brunswick, 1868, p. 1 26; cité par
Jansskn, t. IV, p. 260) Quand, en mai 1662, les hu-
guenots de Lyon, aidés par le terrible baron des
Adrets, ont mis à sac les églises de leur ville, et
chassé les moines et les prêtres, le même Frédéric
déplore qu'on leur ait fait grâce de la vie (Kluckhorn,
p. 297; Janssbn, p. 2o5).Iln'en fut pas partout ainsi.
« Trois mille religieux français », dit le cardinal de
Lorraine au concile de Trente, « ont subi le martyre
jjour n'avoir pas voulu traliir le siège apostolique. »
(Cité par Janssen, t. IV, p. 261) On trouve dans
un écrit presque contemporain, le Theutrum crude-
litaiis haereticorum, publié à Anvers en 1687, i6o4
(traductions françaises en i588, 1607; réimpression
en :883chez Desclée, avec suppression de nombreux
passages où est peinte trop crûment l'obscénité des
bourreaux), d'horribles détails sur les mutilations
honteuses qu'on leur (il souvent subir (cf. Brantôme,
t. I, p. 353-354), et sur les souffrances qu'on leur in-
fligea avant de les tuer: huile bouillante versée sur
le corps ou dans la bouche, yeux crevés, oreilles,
narines ou langue coupées, entrailles arrachées et
déroulées sur des bâtons; on cite un prêtre à qui
le ventre fut ouvert, et rempli d'avoine que mangè-
rent des chevaux ; d'autres furent attachés à la
queue des chevaux, et écartelés vivants ; un prêtre,
qui disait la messe, fut suspendu à une croix, et tué
à coups d'escopette; d'autres sont enterrés vivants,
noyés, précipités du haut des murailles, attachés à
des poutres enduites de soufre auxquelles on met le
feu. Le même document mentionne l'immolation de
nombreux laïques, hommes, femmes, et même en-
fants. Il cite, dans le seul diocèse d'Angoulème, en
moins de deux ans, plus de cent vingt personnes de
tout état martyrisées ob professionem fidei catlio-
licae (éd. 1687, p. 42) : parmi ceux qui furent fusil-
lés, par l'ordre du capitaine huguenot Pile, il
nomme un chirurgien, Philippe Dumont, et un mar-
chand de draps, Nicolas Guineau, qui, « attachés à
des arbres, confessèrent avec une grande constance
Notre-Seigneur Jésus-Christ, suivantla doctrine qu'ils
avaient reçue de l'Eglise catholique », constantis-
sime Dominum nostrum Jesum Christum confessi
juxta doctrinani sanclnm quant ab Ecclesia catho-
lica receperant (ibid.). Combien d'autres, parmi ces
victimes du fanatisme protestant, eurent également
droitautitredemartyrs:comme ce moine de la char-
treuse deBonnefoy,enVivarais, mis à mort en 1569 par
une bande de huguenots pour avoir refusé de trans-
gresser sa règle en mangeant de la viande (Vianey,
Saint François Régis, Paris, 191 4, p. 62); comme ce
prêtre de Chateauneuf du Faou, en Bretagne, qui
fut percé d'un coup d'épée parce que, lors du sac de
l'église par les calvinistes, ayant aperçu une hostie
jetée à terre, il se mit à genoux et la consomma
pour la soustraire aux profanations (Leclercq, f.es
Martyrs, t. VIU, 1908, p. 243); comme ces deux Jé-
suites martyrs de l'Eucharistie, mis à mort pour en
avoir défendu le dogme contre un ministre qui l'at-
taquait, le P. Jacques Salez et le F. Guillaume Saul-
temouche, dont s'instruit le procès de béatification.
(J. Blanc, Les martyrs d'Aubenas, Valence, 1906;
F. TouRNiBR, Rapport présenté au Congri^s eucharis-
tique de Rome le 5 juin îyO.'i, dans le» Etudes, t. CIII,
1906, p. 779-794) Et, à une époque plus rapprochée
de nous, combien encore méritèrent le titre de mar-
tyrs, parmi les innombrables catholiques des Céven-
nes immolés au commencement du xviii" siècle par
les Camisards en haine de leur foi, et dont beau-
coup moururent avec une piété, une fermeté et une
résignation admirables! (Voir les relations contem-
poraines publiées par Dom Leclercq, J.es Martyrs,
t. X, 1910, p. 1-07)
Mais le calvinisme n'est pas seulement une reli-
gion d'insurgés : il inspira aussi à des autorités ré-
gulières la persécution systématique, et l'on peut
juger, par l'histoire d'un petit pays où pendant
quelques années il devint maître, du sort qu'il eût
fait aux catholiques français si le mouvement de la
Ligue n'était venu à temps briser ses efforts. Quand
401
MARTYRE
402
la mère d'Henri IV, Jeanne d'Albret, eut embrassé
les doctrines de Calvin, elle décréta en 1671, dans
son royaume de Béarn, l'abolition du culte catholi-
que, <c voulant imiter EzéoUias, Josias et Théodose,
qui avaient détruit l'idolâtrie. » Cette abolition fut
<< fort griefve au peuple », reconnaît le ministre pro-
testant BoRi)ENAVK(///sioire de Béarn et de Aavai-re,
éd. de la Société Je l'/Iistoire de France, Pavis, 1878,
p. 3u). Leclergé.nialjjré lerelàchementqui y régnait,
eut peu d'apostats (i5o sur 2000 prêtres) et donna
à Dieu des martyrs (Poyedavant, Histoire des trou-
bles survenus en Béarn dans le A'VI' et la moitié du
X\'//' siècle, Pau, t. I, 1819, p. 368, 38o, 433). A
Orthez, le lieutenant général de la reine, Monlgo-
mery, « fit massacrer en chaire le prieur des Augus-
tins prêchant contre l'hérésie en face des hérétiques,
et précipiter dans le gave les prêtres et les fidèles
qui refusaient d'apostasier. A Oloron, il voulut forcer
à abjurer quatre moines augustins, eî, sur leur refus,
il les fit périr, au mépris d'une capitulation, avec
d'étranges raninements (ie barbarie «. (De Mraux,
Les luttes religieuses en France au A'M' siècle, Paris,
1879, p. i2/t) A Lascar, il fit pendre tous les ecclé-
siastiques qui ne voulurent pas apostasier (Dubar-
RAT, f.e Protestantisme au Béarn et au pays basque,
Pau, i8g5; cf. du même, La Tolérance de Jeanne
d'Alliret, dans C. R. du IIP congrès scientifique
international des catholiques, sciences historiques,
Bruxelles, iSgâ, p. 3a9-332). « Une infinité de prêtres,
de religieux, de catholiques de tous états ont été
massacrés dans le Béarn par les ordres de la reine
Jeanne, sans autre crime que celui de leur religion
ou de leur ordre >•, dit Bossuet (Cinquième avertisse-
ment sur les lettres de M. Jurieu). Même sur mer, ses
officiers poursuivaient les missionnaires catholiques.
Le jésuite Azevedo et ses compagnons furent arrê-
tés, vers Madère et les Canaries, par un huguenot
de Dieppe, qui prenait le titre d'amiral de la reine
de Navarre : « Tuez, dit-il à ses matelots, tuez cette
canaille qui allait semer le papisme au Brésil. Jetez
à la mer ces chiens de Jésuites! » (Theatrum cru-
delitatis haereticorum, p. hl^) Noyés en 1670, ils
ont été béatifiés par Benoit XIV en 1742. Un calvi-
niste béarnais, au service de la même persécutrice,
attaqua, l'année suivante, un navire portant qua-
torze autres missionnaires qui avaient suivi les tra-
ces d' Azevedo, et tua douze d'entre eux. (Zes Mis-
sions catholiques françaises au .YI.\'' siècle, t. VI,
p. 386) Le culte catholique ne fut rétabli en Béarn
qu'un an après l'édit de Nantes : la première messe
publique, depuis l'apostasie de Jeanne d'Albret, y
fut célébrée en iSgg : le clergé catholique n'y obtint
qu'après plusieurs années la restitution des églises,
et en i 620 seulement celle de ses biens confisqués.
c) En Suisse, l'esprit tyrannique de Zwingle et
de Cah in s'imposa par la violence : partout où elles
purent se former, les majorités protestantes y oppri-
mèrent les minorités catholiques, et, non contentes
de l'intolérance envers les personnes, dévastèrent
les plus vénérables monuments de l'ancien culte :
là comme dans tous les pays où sévit la Réforme,
d'innombrables trésors d'art disparurent sous les
coups d'un barbare ou cupide vandalisme. Mais il y
eut peu de martyrs iiropreraent dits. Le plus illus-
tre est saint Fidèle de Sigmaringen, l'apôtre des
Grisons. Ancien avocat, devenu Capucin, il avait
été envoyé par la Propagande pour ramener à la foi
catholique les populations de ce vaste canton, qui
avaient passé en majorité au calvinisme, et pris les
armes contre l'Empire. Le succès de ses prédications
excita le ressentiment des calvinistes : une troupe de
soldats, conduits par un ministre, se saisit de lui à
Seewis; on voulut le contraindre à l'abjuration; sur
son refus indigné, ses agresseurs le frappèrent de
coups d'épée, le poignardèrent, et lui coupèrent la
jambe gauche. Martyrisé en 1622, il a été canonisé
par Benoit XIV en 17^6 (voir F. della Scala, Der
heilige Fidelis von Sigmaringen, Erstlingsmartyr des
Kapuzinerordens und der Congregatio de Propagan-
da Fide, Mayence, 18,6; P. de La Motte Servala,
Avocat, religieux, martyr, ou saint Fidèle de Sig-
maringen, martyrisé pur les protestants, Paris, 1901).
d) Vers la même date, la Hongrie, jadis le boule-
vard de l'Europe contre la barbarie musulmane,
était alVaiblie et ruinée par les sectes hérétiques.
Depuis le commencement de la Réforme, luthériens
et calvinistes s'y disputaient la prépondérance ; dans
ce conflit, les catholiques, en beaucoup de lieux,
avaient été persécutés, avaient vu leurs églises dé-
pouillées, leur clergé menacé de mort ou d'exil. En
i566, à Grosswarden, où le tombeau du saint roi
Ladislas venait d'être profané, tous les chanoines
qui refusèrent d'embrasser le nouvel évangile et de
se marier furent massacrés (Hœninghaus, La Ré-
forme contre la Réforme, trad. franc., Paris, i845,
1. 1, p. 480). Les troubles politiques du xvii»^ siècle
rendirent la situation pire encore. Les magyars ré-
voltés en 1619 contre l'Empire, sous la conduite du
calviniste Bethlen Gabor, assaillaient le clergé et
les moines, pillaient les églises et les couvents, et
commettaient partout des atrocités. Le 5 sej)t(-mbre,
l'un des lieutenants de Bethlen, Rakoczy, envahit la
ville de Kaschau. Le conseil de la ville, où domi-
naient les influences calvinistes, voulut assurer la
sécurité de la population en livrant le chanoine
Crizin et les Jésuites Pongracz et Grodecz. n Prépa-
rez-vous à mourir », leur dirent leurs gardiens. —
« Pour quel motif? — Parce que vous êtes papistes,
et demain on vous le fera bien voir. — Pour un titre
aussi glorieux, répondit Pongracz au nom de tous,
c'est à l'instant même que nous sommes prêts à
mourir. » On les éprouva par tous les moyens; on
les laissa presque mourir de faim ; on leur promit
biens et dignités s'ils voulaient embrasser le calvi-
nisme ; on essaya vainement de séparer la cause du
chanoine de celle des religieux. Désespérant de
vaincre leur résistance, les heiduques protestants
les accablèrent de mauvais traitements; on les atta-
cha au plafond avec des cordes; à l'imitation des
bourreaux de l'antiquité, on promena sur tout leur
corps des torches enflammées; puis on décapita le
chanoine Grisin et le jésuite Grodecz, dont on jeta
les cadavres dans une fosse d aisance. Pongracz
n'avait pas été décapité, mais assommé; il fut jeté,
vivant encore, dans la même fosse. Il y resta de
longues heures au milieu des immondices avant
d'expirer, trouvant encore la force d'exhorter un
catholique hésitant, qui se trouvait près de là, et ne
cessant d'invoquer Jésus et Marie. Les trois martyrs
hongrois ont été béatifiés par Pie Xle 1 5 janvier igoS
(H. Chérot, Figures de martyrs, Paris, 1907, p. 177-
201 et 3o5-3o7).
4. L'Anglicanisme. — a) En Angleterre, la persé-
cution sanglante contre les catholiques dura plus
d'un siècle, pour se continuer ensuite sous une autre
forme, les amendes et la confiscation. Supprimer les
catholiques, et, si l'on ne peut les supprimer tous,
réduire à néant l'influence de ceux qui restent, par
l'exclusion des affaires et par la ruine, telle fut la
tactique avouée et ouvertement suivie par leurs per-
sécuteurs anglicans.
Un piège continuellement tendu à leurs consciences
fut celui des serments : serment de suprématie,
c'est-à-dire reconnaissance par serment de la supré-
matie du souverain sur l'Eglise, à l'exclusion de
403
MARTYRE
404
l'autorité du pape, imposé sous Henri VIII, sous
Edouard VI, sous Elisabetli; serment d'allégeance,
sous Jacques I"', moins absolu dans les termes, mais
contenant cependant des expressions que la conscience
catholique ne pouvait accepter (sur le serment d'allé-
geance, voir LiNGARD, Histoire d'Angleterre, trad.
lloujoux,t. II,p. i38-i4o; F. Mourret, Histoire géné-
rale de l'Eglise, t. VI, L'Ancien Régime, 1912, p. 28-
3o; J. DE LA Servière, La question d'altégeance,dans
les Etudes, t. LXXXIX, 1901, p. 61-76, et art. Allé-
geance, dans le Dict. d'histoire et de géographie ecclé-
siastiques, fasc. VIII, 1912, col. 485-489); sous
Charles I""-, renonciation par serment au dogme de
la transubstantiation ; sous Charles II, en 1672,
nouveau serment contre la transubstantiation et
le culte de la sainte Vierge et des saints, exigé de
toute personne occupant des fonctions publiques :
c'est ce qu'on a appelé le Test, ou l'épreuve (sur la
formule de ce serment, voir Bossuet, Histoire des
variations, X\Y, xxii; éd. 1G88, t. II, p. 375-879).
La persécution sanglante commence en i535 par
le supplice de ceux qui nient la suprématie ecclé-
siastique d'Henri VIII. Elle se continue sous
Edouard VI : loi de 1647, punissant de la confiscation,
de la prison, et, en cas de seconde récidive, de la
iiiort ceux qui refuseraient de reconnaître cette supré-
matie du roi, ou qui reconnaîtraient celle du Pape.
Elle se précise et s'aggrave par plusieurs lois d'Eli-
sabeth: bill de i558, confirmant et renouvelant celui
de 1547; bill de i563, condamnant aux peines
portées contre le crime de traliison toute personne
convaincue pour la seconde fois d'avoir reconnu par
écrits, paroles ou actions, l'autorité du Pape, ou toute
personne engagée dans les saints ordres ou occupant
un emploi public, qui aurait pour la seconde fois
refusé le serment de suprématie : dans l'un et l'autre
cas, la première désobéissance était punie du ban-
nissement et de la confiscation des biens; bill de 1671,
punissant également des peines de trahison quicon-
que sollicite ou obtient une bulle papale, ou reçoit
l'absolution en vertu d'une telle bulle, et seulement
de la confiscation des biens et de la prison perpé-
tuelle quiconque est trouvé porteur d'un Agnus Dei,
d'une croix, d'une médaille pieuse ou d'un chapelet ;
bill de i584, punissant comme coupable de haute
trahison tout prêtre catholique, né en Angleterre,
qui s'y trouverait encore dans un délai de quarante
jours, toute personne qui le secourrait et lui donne-
rait asile, et même tout Anglais élevé dans un sémi-
naire ; bill de 1598, statuant que toute personne au-
dessus de l'âge de seize ans, qui refuserait pendant
un mois d'assister au culte anglican, serait mise en
prison ; que si, après celte correction, elle persistait
encore trois mois dans le même refus, elle serait
bannie du royaume à perpétuité, et que si elle déso-
béissait à son ban et revenait en Angleterre, elle y
subirait la peine capitale due à la félonie.
Ces lois sanglantes, qui tirent encore de nombreu-
ses victimessous lesStuarts, et dont desassociations
de fanatiques stimulaient au besoin l'application
(voir une notedeLiNGARD, t.III, p. 696, sur une asso-
ciation fondée dansée but de i64oà i65i, avec la liste
des condamnations capitales qu'elle obtint), n'étaient
pas toujoiirs appliquées dans toute leur sévérité ;
mais sur ceux qui leur échappaient tombait le far-
deau des amendes et des confiscations, car tout
catholique fidèle commettait au moins, en s'abstenant
d'assister au culte de l'Eglise anglicane, le délit de
recusancy. Sous Elisabeth, les réfractaires durent
payer chaque mois une amende de vingt livres ster-
ling, ce qui, si l'on tient compte de In valeur relative
de l'argent, formait à la fin de l'année une somme
très élevée (voir Cobbbt, A history of the protestant
Rejormaiion in England and Ireland, Londres, 1826,
lettre xi). Un grand nombre de gentilshommes lurent
forcés, pour l'acquitter, de vendre une portion con-
sidérable de leurs biens : et quand ils étaient arrié-
rés dans le paiement des amendes, la loi donnait à
la reine le pouvoir de saisir toutes leurs propriétés
mobilières et les deux tiers du revenu de leurs
domaines tous les six mois. Quant aux pauvres
gens, incapables de payer le tarif, ils étaient taxés
arbitrairement selon leurs ressources présumées (voir
LiNGARD, t. III, p. 5o, et la note p. 571-572, relatant,
d'après des papiers de famille, les amendes et empri-
sonnements infiigés pendant une longue suite d'an-
nées à un réfractaire). Soup les Stuarts, la recusancy
est punie de même, et le maître doit payer non seu-
lement pour lui, mais encore pour ceux de ses servi-
teurs qui ne vont pas à l'église anglicane : une
somme de cent livres doit être versée pour tout
mariage célébré en dehors de celle-ci, une somme
égale pour tout baptême ou tout enterrement fait
dans les mêmes conditions. Quelquefois on laissait
s'accumuler les amendes, et on les réclamait tout à
coup en bloc, ce qui entraînait la ruine d'une famille;
quand prévalaient des idées plus modérées, on se
contentait d'une sorte d'abonnement. Mais en plus,
sous Jacques I", le refus du serment d'allégeance
entraîna, avec l'emprisonnement perpétuel, la con-
fiscation de toutes propriétés personnelles et du
revenu des terres pendant la vie ; sous Charles I", la
confiscation des biens fut décrétée contre quiconque
refusait de renoncer par serment au dogme de la
transubstantiation.
Le court règne du catholique Jacques II n'amena
qu'un soulagement momentané dans la situation de
ses coreligionnaires; par ses demandes prématurées
en vue d'obtenir du Parlement la suppression du
Test, par les nombreuses dérogations qu'il y apporta
de son autorité privée, par les démonstrations d'un
zèle imprudent, il compromit la juste cause qu'il es-
sayait de servir : en se montrant plus docile aux
suggestions de Louis XIV qu'aux conseils modérés
du pape Innocent XI, il rendit inévitable la révolu-
tion qui le renversa en 1688. Celle-ci fut suivie d'une
dure réaction protestante. Guillaume III et Marie re-
mirent en vigueur, en les aggravant même sur cer-
tains poinis, les lois pénales qui frappaient les ca-
tholiques. L' « Acte pour prévenir l'accroissement du
papisme », voté en 1700, punit comme traîtres et fé-
lons les prêtres catholiques remplissant leurs fonc-
tions, et accorde cent livres de récompense à leurs
dénonciateurs; il déshérite les catholiques qui ont
été élevés hors du royaume; il donne le pouvoir à
un fils, ou au plus proche héritier, s'il est protestant,
de prendre possession des biens du père ou du pa-
rent resté catholique ; il enlève aux catholiques la
faculté d'acquérir des propriétés territoriales. Rare--
ment persécuteur fit plus directement appel aux
basses cupidités, et porta aux droits sacrés de la
propriété et de la famille un coup aussi meurtrier.
Mais on recula devant l'eflusion du sang: les prêtres
arrêtés furent seulement condamnés à la prison :
l'un d'eux, le Franciscain Atkinson, mourut en 1729,
après trente ans de captivité.
Un bill voté en 1704, sous la reine Anne, contre
les catholiques d'Irlande va plus loin, car il ré-
tablit la peine de mort : non seulement il res-
treint encore leurs droits civils, les déclare in-
capables d'acheter des terres, de faire des baux de
plus de trente et un ans, de prêter sur hypothèque,
mais encore il punit la célébration de la messe par
la déportation et, en cas de récidive, par le gibet :
ce bill est connu sous le nom de laws of discovery .
Cependant, vers le dernier quart du xviii' siècle.
405
MARTYRE
406
un mouvfiment d'opinion commence à se dessiner
dans le sens de plus d'humanité el de justice. Sous
Georges III, en 1798, le Inll de Guillaume III et Ma-
rie fut ra[>porté, et les catlK)lii]ues rentrèrent dans
l'exercice de leurs droits civils. Mais les efforts ten-
tés devant le Parlement en 1801, 1809, 181 1 pour leur
rendre l'égalité des droits politiques échouèrent contre
la résistance du roi. II leur fallut attendre jusqu'en
18:29 leur complète émancipation, « après deux siè-
cles de tyrannie et cinquante ans de réclamations
inutiles », selon l'expression de Villkmain {Cours de
littérature française, Paris, t. X, 1829, p. 280). Un
seul vestige subsiste encore de l'immense édifice lé-
gal élevé contre eux : c'est la loi de Guillaume III
déclarant un catholique ou l'époux d'une catholique
incapable de régner sur l'Angleterre.
b) La persécution fut telle qu'on pouvait l'attendre
des mœurs restées longtemps barbares en Angle-
terre.
Le régime des prisons était horrible. Le Bienheu-
reux Thomas Sherwood, en iSô^, habite dans la
'four de Londres, au-dessous du niveau de la Ta-
mise, « le cacliot parmi les rats», selon l'expression
d'une pièce ollicielle (R. i>E GoURSoN, Quatre portraits
tie femmes, épisodes des persécutions d'Angleterre,
Paris, iSq.S, p. 24-26). On emploie vis-à-vis des pri-
sonniers divers modes de torture, dont la description
fait frémir (Lingard, t. II, p. 6'i9; H. dk Gouhson,
p. 29-31). En i535, avant d'être exécutés comme
l'avaient été quatre de leurs confrères, deux Char-
treux de Londres restèrent pendant quinze jours et
<piinze nuits attachés debout par des cercles de fer
contre une colonne de la i)rison de In Marshalsea,
sans en être détachés un seul inslanl (Martyruni
Carthusianorum Passio minor, xvi. dans Analecta
liolluiidianu, t. XXII, 1908, p. 66). Un missionnaire
du temps d'Elisabeth, qui subit plusieurs fois, à la
Tour de Londres, la torture du chevalet, a laissé une
description émouvante de ses souffrances et des
sentiments que la grâce de Dieu mit alors dans son
cœur (Mémoires du P. Gerarb, S. J., trad. par le
H. FoRBRS, Paris, 1872, p. 124-127, 180-182), L'oili-
cier qui préside à la torture du Jésuite Bryant, com-
pagnon d'Edmond Gampion, se vante de l'avoir, par
le chevalet, rendu un pied plus long que Dieu ne
l'avait fait. Dans un premier interrogatoire, on lui
avait enfoncé des aiguilles sous les ongles des mains
et des pieds. A Glascow, pendant neuf jours et neuf
nuits, on prive de sommeil le niarljT Jean Ogilvie
en le piquant avec des stylets et des aiguilles. Beau-
coup moururent en prison, comme à Newgate neuf
Chartreux, en 1587, a miseria el foetore carceris suf-
focati ». (Analecta Bullandiann, 1. c.,p. 69) On trou-
vera sur les prisons des catholiques anglais d'hor-
ribles détails dans Galloni, De sanctorum martyrum
cruciatibus, p. io4-i2i. Parlant du cardinal Pôle, si
prématurément enlevé à l'Eglise d'Angleterre, l'his-
torien protestant Froudk ne peut s'empêcher de
dire : « La miséricorde de Dieu le rappela pour lui
épargner la mort vivante de la Tour, »
c) Les supplices étaient d'une extrême férocité. A
l'exception de grands personnages, comme le cardi-
nal Fisher, l'ancien chancelier Thomas More, la
descendante des Plantagenets Margaret Pôle, qui
furent décapités, on appliquait à la plupart des ca-
tholiques, coupables seulement d'avoir méconnu la
suprématie du roi en matière religieuse, de dire la
messe ou d'y assister, les peines réservées au cri-
me de haute trahison. La sentence les condamnait
à être traînés sur une claie, à travers les rues, jus-
qu'au lieu du supplice, et à être pendus; mais le
bourreau devait couper la corde avant que la stran-
gulation fût survenue, étendre la victime sur un
!)illot, lui ouvrir le ventre, lui découper les entrailles,
lentement, de manière à jjrolonger l'agonie, puis lui
arracher le cœur ; le corps était ensuite dépecé, et en
cet état exposé au public. Quelquefois, par huma-
nité, on attendit <|ue la mort eût fait son œ^uvre ;
mais le plus souvent on exécuta la sentence à la let-
tre, et c'est vivants qu'on découpa les martyrs. Lors
de l'exécution des Chartreux, en i585, pendant que
s'accomplissait cette boucherie, les survivants, en
attendant letir tour, prêchaient le peuple, et exhor-
taient les assistants à obéir au roi en tout ce qui
n'était pas contraire à la loi de Dieu et de l'Eglise
(J. Tresal, Les Origines du schisme anglican, Paris,
igo8, p. 180-182).
d) Parmi les nombreux martyrs du règne d'Henri
VIII, on doit mettre en première ligne le cardinal
Fisher, évêque de Rochester, et le chancelier Thomas
More, « les deux plus grands hommes de l'Angleterre
en savoir et en piété, et les deux plus illustres vic-
times de la suprématie ecclésiastique », dit Bossuet
(Histoire des variations des Eglises protestantes, \ll,
xtv, édit. 1688, t. I, p. 298).
Fisher, qui était presque octogénaire, fut enfermé
pendant un an à la Tour de Londres. On le con-
damna pour avoirdit, dans une conversation privée,
que le roi n'était pas le chef suprême du l'Eglise
d'Angleterre.Henri lui accorda comme une gràced'ètre
seulement décaiiité. Le matin du sui)plice, 22 juin
i535, il lit faire avec grand soin sa toilette: et comme
son domestique s'en étonnait: « Ne vois-tu pas, lui
dit-il, que c'est mon jour de noces? » Au moment de
partir pour le supplice, il récita quelques vers d'Ho-
race; puis il ouvrit son Nouveau Testament, et mé-
dita sur deux versets de saint Jean. Malgré son âge
et sa faiblesse, il monta sans aide les degrés de
l'échafaud. Quand il fut arrive sur la plate-forme, un
rayon de soleil frappa tout à coup son visage : il se
mit alors à réciter ce verset du psaume xxiii : Acce-
dite ad eum et illuminamini, et faciès vestrae non
confiindentur. Suivant un vieil usage catholique
(blâmé par Luther dans ses Propos de table, IV,
169), le bourreau s'agenouilla alors devant lui, et lui
demanda pardon : « Je vous pardonne de tout cœur,
répondit le cardinal, et j'espère que bientôt vous me
verrez sortir victorieux de ce monde. » Puis, se tour-
nant vers la foule : « Chrétiens, mes frères, dit-il, je
vais mourir pour ma foi et mon attachement à l'Eglise
catholique. Par la grâce de Dieu, jusqu'à présent je
me suis maintenu dans le calme et je n'ai ressenti
aucune horreur ni aucune crainte de la mort, mais
je vous prie, vous tous qui m'écoutez, de m'aider
maintenant par vos prières, afin qu'au dernier
moment je reste ferme dans la foi catholique et que
je sois sans faiblesse. Quant à moi, je supplierai le
Dieu immortel, par son infinie bonté et sa clémence,
de garder sains et saufs le roi et le royaume et
d'inspirer à Sa Majesté de salutaires conseils en
toutes choses. » Il se mit ensuite à genoux, récita
le Te Deum, le psaume In te. Domine, speravi, et
posa sa tête sur le billot. La tête du martyr, bouillie,
fut exposée ensviite sur le pont de Londres ; son
corps demeura tout un jour sur l'échafaud, dépouillé
de ses vêtements, puis des soldats creusèrent dans
un cimetière voisin un trou avec leurs hallebardes
et l'enfouirent. La Vie du Bienheureux Fisher a
été publiée parle P. Van Ortroy, dans les Analecta
Bollandiana, t. X, i8gi, p. I2i-i65. On en trou-
vera des extraits dans Leclbrcq, Les Martyrs, l. Vil,
p. 43-70.
Le 4 mai l'ISS, Thomas More, enfermé aussi depuis
un an à la Tour, aperçut de sa fenêtre les premiers
martyrs condamnés par Henri VIII, des Chartreux et
des prêtres, que l'on menait au supplice. « Ne vois-tu
407
MARTYRE
408
pas, dil-il à sa ûlle qui était venue le visiter, que
ces bienheureux Pères vont à la mort avec autant de
joie que des Uaneés à la eércmonie de leur mariage ? »
Cette comparaison se présente d'elle-même aux mar-
tyrs de tous les temps. Thomas More eut a supporter
en lui rappel
le décider à obéir aux volontés du roi, mais encore
sa aile préférée, Marguerite, presque son égale par
l'intelligence et par le caractère, tentait aussi d'affai-
blir sa résistance. Il triompha de ces tentations. Les
lettres qu'il écrit sur ce sujet à sa lille sont admira-
bles : jamais peut-être la foi, la raison, la con-
science ne se sont exprimées en un langage plus
ferme et plus rénéchi, plus éloigné de tout emporte-
ment et de toute illusion. Devant ses juges, c'est le
même langage : More se croit obligé de discuter et
de se défendre : le juriste parle en même temps que
le chrétien. Inébranlable dans sa résolution, il sur-
veille cependant toutes ses paroles, afin que d'aucune
d'elles ses ennemis ne puissent tirer les motifs de le
condamner. Mais quand, le 12 juin, eut été pronon-
cée contre lui la sentence de mort, pour avoir refusé
de prêter un serment impliquant la reconnaissance
de la suprématie ecclésiastique du roi, il reprend
alors toute sa liberté de langage. « Durant sept années,
dit-il, pendant lesquelles j'ai étudié la question, je
n'ai lu dans aucun docteur approuvé par l'Eglise
qu'un prince séculier en pouvait et devait être le
chef... Ainsi, Messeigneurs, je ne suis pas tenu de
conformer ma conscience aux lois d'un royaume,
quand ces lois sont contraires à la chrétienté tout
entière. Pour un évêque qui est avec vous, j'ai plus
d'une centaine de saints qui pensent comme moi ;
pour notre Parlement (et Dieu sait de quoi il se com-
pose), j'ai l'approbation de tous les conciles pendant
mille ans; pour un seul royaume, j'ai de nion côté
la France et tous les royaumes du monde chrétien. »
Le jour de l'exécution, Thomas More voulut revêtir
un bel habit, qu'un ami lui avait envoyé. On lui fit
observer que cet habit serait pour le bourreau: « Fût-
il de drap d'or, répondit-il, je l'estimerais bon à être
donné à cet homme, à l'exemple de saint Cyprien
qui donna à son bourreau cent pièces d'or. » Arrive
au pied de l'échafaud, il dit au lieutenant de la Tour,
avec cet humour qui est une des caractéristiques des
martyrs anglais : « Je vous prie, aidez-moi à mon-
ter; pour la descente je n'aurai pas besoin de votre
aide. » Il lui demanda et à tous les assistants de
prier pour lui, et les prit à témoins qu'il mourait
dans et pour la foi de l'Eglise catholique. Puis il se
mit à genoux, récita le Miserere, et, comme Fisher,
posa lui-même sa tète sur le billot. Le roi permit que
sa famille lui fit des funérailles décentes. « Le bien-
heureux Thomas Morus, dit un historien, est pres-
que le témoin idéal de la vérité du catholicisme;
son martyre peut sulTire à ramener à l'Eglise des
âmes de bonne foi, parce que, lettré et humaniste,
libéral de tendances, il avait étudié durant sept ans
un point de doctrine, et sa conviction fut si forte
qu'il sacrifia sa vie à cette conviction. » (J. Thézal,
p. i5o). Sur les sources de la Vie de Thomas More,
voir H. Brbmond, Le Bienheureux Thomas More,
Paris, 1904, p. v-viii. Dom Leclercq, Les Martyrs,
t VII,p. 85-)6i, a traduit une partie de la biographie
de More par son gendre Roper, et plusieurs lettres
du martyr.
e) Beaucoup des martyrs anglais présentent les
mêmes caractères. Jusqu'au dernier moment ils veu-
lent croire, comme More, à l'honnêteté de leurs juges,
et plaident non coupable, en hommes pour qui la
discussion publique n'est pas une chose vaine. C'est
le cas d'un des plus illustres martyrs du règne d'Eli-
sabeth, Edmond Campion, pendu à Tyburn le 1"^ dé-
cembre i58i, avec les prêtres Sherwin et Bryant.
Anglican converti, entré dans la Compagnie de Jésus
après avoir fait ses études tlicologiques au collège
anglais de Douai, il avait été envoyé par ses supé-
rieurs en Angleterre avec mission d'y prêcher et d'y
administrer les sacrements. Son zèle, les conversions
opérées par lui, siguaièrent sa présence : un traître,
qui avait assisté à sa messe, le dénonça. Campion
avait un remarquable talent de parole et de dialec-
tique. Traduit devant les assises, déjà brisé par la
torture, il défendit pendant trois heures sa cause et
celle de ses coaccusés, avec autant de calme, de sou-
plesse, une aussi grande fertilité de ijBoyens, que s'il
eût été l'avocat d'autrui : ses réponses aux interro-
gatoires, ou plutôt ses multiples plaidoiries, sont
extraordinaires d'à-propos et de sang-froid. Sous des
traits semblables nous apparaît le Bénédictin John
Roberts, martyrisé le 5 décembre 1610, sous Jac-
ques I", en compagnie du prêtre séculier Sommers.
Devant le jury, avant et après la sentence, devant le
peuple, au moment de l'exécution, il défend la vérité
catholique avec autant de liberté d'esprit que s'il
était assis dans sa chaire. Quant au Jésuite Jean
Ogilvie, martyrisé le 10 mars 161 4 à Glascow, où il
avait reçu cinq abjurations, ses réponses aux inter-
rogatoires que lui fait subir l'archevêque protestant
de cette ville, rapportées dans une relation qu'il a
écrite lui-même de son procès, sont d'une force et
d'une ironie accablantes.
/) L'humour anglais ne les quitte pas, même aux
heures les plus tragiques. Comme Jean Ogilvie tra-
versait la ville à cheval pendant son procès, les té-
moins s'étonnaient de son calme et de sa gaieté, a On
ne cesse de rire, dit-il, que lorsqu'on n'a plus la tête
SUT ses épaules r>,it is passed jokiiig, wken tlie head's
u/f. Unevieille femme se moque de sa laideur : « Que
la bénédiction du ciel descendesur ton joli visage 1 »
répond-il ; et la vieille femme se confond en excuses.
Pendant que John Roberts attendait au pied de la
potence, par un jour de décembre, le moment du sup-
plice, un assistant, pris de pitié, lui olfre un bonnet
pour couvrir sa tête : « Ne vous inquiétez pas de cela,
monsieur, répond-il avec un sourire ; je n'ai plus
peur de m'enrhumer. »
g) Ce qui domine chez les martyrs anglais, c'est
la joie de mourir pour leur foi. Cette joie est parfois
si visible, qu'elle leur donne des scrupules. « Ne
croyez-vous pas que je puis mal édifier par ma trop
grande gaieté? » demande Roberts à une dame qui
le visitait dans sa prison. « Non, répond celle-ci,
vous ne pouvez mieux faire que de laisser voir à tout
le monde avec quelle joie vous allez mourir pour le
Christ. » Le mot si anglais, merry, revient sans cesse
dans les relations de martyres. Mais cette joie, si
visible qu'elle soit, est toute religieuse. Te Deum
laudamus, s'écrie Campion en apprenant sa condam-
nation ; Haec est dies quam fecit Dominus, exulte-
mus et laetemur in ea. répète en même temps son
compagnon Sherwin. Le Bienheureux Bonaventure,
des Frères mineurs, martyrisé à Londres le 12 octo-
bre 1642, répond aussi à sa sentence de mort par le
premier verset du Te Deum. Le Père Evans, Jésuite,
apprenant en prison sa condamnation, prend une
harpe qu'on lui avait laissée, et chante en s'accom-
pagnant un cantique d'actions de grâces. Rares sont
ceux qui, comme le Bienheureux Thomas Greene,
ont peur de la mort; peur bientôt surmontée, et
transformée en une paix et une assurance dont l'hu-
milité du martyr est étonnée.
h) Un trait encore est à noter : jusqu'au dernier
moment ces hommes, dont beaucoup sont rentrés
409
MARTYRE
4!0
en Angleterre au péril de leur vie pour y prêcher le
catholicisme, ne cessent d'opérer des conversions.
C'est « le témoignage des martyrs » dans toute son
étendue. Thomas Pounde, prisonnier pendant trente
ans, convertit par sa patience le forgeron chargé de
river ses fers. Après la mort de Campion, le gardien
de sa prison, Delahaye, fut tellement touché de la
sainteté dont il avait été témoin, qu'il se lit catho-
lique. Au moment où le bourreau dépeçait le corps
du martyr, un spectateur, Walpole, fut éclaboussé
par le sang : il se sentit à l'instant comme obligé
d'embrasser le catholicisme, devint aussi Jésuite, et
fut à son tour martyrisé en Angleterre. John Roberts
avait été condamné à être pendu en même teuips que
des voleurs : debout sur le charriot, il prêche ces
malheureux, les exhorte à croire à la sainte Eglise
catholique, leur promet de les absoudre l'un après
l'autre s'ils font publiquement un acte de foi. Un des
condamnés éclate en sanglots, et déclare qu'il veut
mourir catholique : le témoin qui rapporte ce fait
n'a pu savoir ce qui advint des autres. Alban Roc
convertit de même un condamné de droit commun
qui allait mourir avec lui, lui fait abjurer l'hérésie,
a le temps de le confesser et de l'absoudre; puis,
s'adressant au ministre protestant qui était là :
« J'aurai souvenance de vous », dit-il, et le ministre,
tout ému, répond : « Je vous en prie ». Le prêtre
Hugues Greene, martyrisé à Dorcesterle i g août 1642
(et qui fut dépecé vivant), avait converti dans la pri-
son deux femmes condamnées pour crime : quand il
fut au pied de la potence, on voulut l'éloigner d'elles,
atin qu'il ne pût les assister jusqu'au bout ; mais les
deux malheureuses, élevant la voix, lui firent leur
confession publique, et reçurent de lui l'absolution.
Dieu permit que plusieurs fois, sur ce Calvaire, se
renouvelât la scène évangélique du bon larron.
1) Tous les âges, toutes les conditions sont repré-
sentés dans l'héroïque phalange des martyrs an-
glais : depuis Margaret Pôle, comtesse de Salisbury,
décapitée en i54i « pour le seul motif qu'elle était
vraie catholique et mère d'un cardinal » (PA.sTOR,t. V,
p. 688), jusqu'à la jeune et charmante femme d'un
boucher d'York, Margaret Clitherow, accusée d'avoir
caché des prêtres et condamnée en i586 à mourir
écrasée sous les pierres; des octogénaires comme
John Kemble, qui, apercevant de loin le lieu du sup-
plice, dit au gardien qui le lui montrait : « C'est bon,
c'est bon, asseyons-nous ici pour que je regarde
tout à mon aise en fumant une bonne pipe u, ou le
prêtre John Lockwood, exécuté en 1642 à l'âge de
quatre-vingt-dix ans, qui, montant avec peine les
degrés de l'échelle, dit avec un bon sourire au bour-
reau : « Prenez patience, c'est une rude tâche pour
un pauvre vieux comme moi de monter à l'échelle,
mais je ferai de mon mieux, car le ciel est au bout » ;
un tisserand, Wrenno; un cultivateur, Milner, père
de dix enfants; un aubergiste, Alexander Blake, puni
pour avoir laissé entrer chez lui un prêtre ; un relieur,
James Duckett, qui a relié des livres catholiques; un
teinturier, Welby, exécuté avec le prêtre Alfrid pour
avoir distribué un livre attestant que les catholiques,
sous Elisabeth, étaient innocents du crime de trahi-
son ; un gentilhomme campagnard, Marmaduke Do-
wes, condamné pour avoir donné l'hospitalité à un
prêtre, et pendu en même temps que celui-ci, sans
avoir eu le temps d'ôter ses bottes de cheval ; un au-
tre gentilhomme, Swithun Wells, grand chasseur et
jovial compagnon, qui, condamné à mourir avec un
Jésuite qu'il avait hébergé dans son manoir, crie à
l'un de ses amis : « Adieu la chasse et les plaisirs
d'autrefois, je suis maintenant une voie meilleure! »
Plusieurs de ces martyrs, William Ward, John Lock-
wood, John Almond, se souvenant, comme More, de
saint Cyprien, l'imitent en donnant au bourreau des
pièces d'or ou d'argent pour le récompenser du ser-
vice qu'il va leur rendre.
y) L'hypocrisie des persécuteurs anglicans fut de
prétendre que les catholiques ainsi mis à mort étaient
punis, non pour la lidélilé à leur religion, mais pour
des crimes politiques. En i586, les commissaires
chargés d'interroger Marie Stuart lui disent à plu-
sieurs reprises que a personne n'a encore été puni
pour la religion ». {Journal de Bourgoing, dans Le-
CLKRoQ, Les Martyrs, t. Vlll, p. i6g, 178.) En effet,
les sentences de mort prononcées contre les catholi-
ques les déclarent ordinairement coupables de haute
trahison; mais la haute trahison consistait pour les
prêtres à dire la messe ou à administrer les sacrements,
pour les fidèles à assister à la messe ou à donner asile
aux prêtres, pour tous les catholiques à reconnaître
comme leur chef spirituel le Pape et non le roi. « Ne pas
reconnaître dans le roi la puissance spirituelle », a dit
un historien protestant, « n'attaquait aucun des droits
temporels de la royauté », et, en faisant un crime
de cet acte de conscience, « le Parlement avait foulé
aux pieds tous les principes sur lesquels un peuple
lilire, encore plus un peuple civilisé, doit être gou-
verné » (HuMH, t. IV, p. 345). D'ailleurs, comme les
martyrs de l'Empire romain, comme les martyrs de
la Perse, comme les martyrs des persécutions van-
dales, les catholiques traduits devant les tribunaux
d'Angleterre pour crime de félonie ou de trahison
n'avaient po\ir être acquittés qu'un mot à dire :
il leur suffisait de renoncer à leur croyance et
d'abandonner l'Eglise catholique pour l'Eglise angli-
cane : les juges, avant de rendre la sentence, les
pressent de se sauver par cet acte d'abjuration : une
telle option n'eût pas été offerte à des gens coupables
d'un véritable crime politique.
Les événements extérieurs augmentent contre eux
la colère des princes et en redoublent la violence,
mais ne changent pas cet état des choses. L'excom-
munication d'Henri VIII par Paul 111 en i538, d'Eli-
sabeth par saint Pie V en 1 670, la tentative d'invasion
espagnole en i58'7, après laquelle Elisabeth « célé-
bra sa victoire, dit Lingard, par des hécatombes
humaines », sont postérieures aux premières lois
portées par ces princes contre les catholiques, puis-
que c'est en i535 que furent prononcées les premières
condamnations pour méconnaissance de la supréma-
tie ecclésiastique du roi. et que sous Elisabeth onze
évêques catholiques ont été, dès i558, soit emprison-
nés à la Tour de Londres, soit relégués dans les
maisons de prélats anglicans, et sont morts dans
cette captivité (voir G. Phillips, Tlie extinction of
the ancient hierarchy.An accoitnt ofthe death of tlie
eleven bishops hono'ured at Rome amongsi the mar-
tyrs of the Elisabethan persécution : Archbishop
Heat of York, Bishop Tunstall. lionner, and compa-
nions. Londres, igoS ; reproduction de la fresque
représentant des scènes de la persécution en Angle-
terre, peinte en i583, avec la permission du pape
Grégoire XllI, dans l'église du collège anglais à
Rome), que plusieurs cvêques irlandais ont eu le
même sort, et que de nombreux catholiques ont, de
i558 à iS^o, déjà expié par la mort l'assistance à la
messe ou l'hospitalité donnée aux prêtres (voir dans
la Be^'ue des Questions historiques, t. LVIll, i8g5,
j). 456-517, l'article du P. Forbbs : La Ré^'olution
religieuse en Angleterre à l'avènement d'Elisabeth).
La conspiration des poudres, en i6o5, œuvre de
quelques exaltés, amena contre les catholiques
innocents de terribles représailles : mais, avant
comme après cet événement, odieusement exploite
parleurs ennemis (voir E. Prampain, La conspiration
des poudres, dans Beince des Questions historiques,
411
MARTYRE
412
t. XL, 1886, p. 4o3-46j, et J. FoRBES, Un procès
à réviser : la conspiration des poudres, dans les
Etudes, i. LXXVI, 1888, p. 164-189, 321-340, la
persécution durait, cruelle et sanglante.
Ce qui frappe, au contraire, c'est le loyalisme des
catholiques anglais. Les excommunications pronon-
cées contre Henri YIII et Elisabeth n'ébranlent pas
leur (idélité. Beaucoup meurent en affirmant leur
attachement au souverain et en priant tout haut
pour lui (Leclkrcq, t. V, p. i5-23, Sa). Peu nombreux
sont ceux, pour la plupart émigrés, qui contestent
la légitimité, pourtant bien douteuse, d'Elisabeth et
son droit à la succession royale, et attendent de la
politique espagnole le rétablissement du catholi-
cisme (voir WiLLABHT, L'Angleterre et les Pays-Bas
catholiques, dans Revue d'Histoire ecclésiastique de
Louvain, janvier igoS, p. 52-53, et Lkchat, Les
réfugiés anglais dans les Pays-Bas espagnols durant
le règne d Elisabeth, Louvain, 1914). La prétendue
société secrète, composée de membres des principa-
les familles catholiques de r.\ngleterre, qui aurait
été l'àme des complots tramés pendant les vingt
dernières années d'Elisabeth et les premières années
de Jacques 1°', n'a existé que dans l'imagination de
quelques historiens (voir J. Pollen, An error in
Sinipson's « Canipion », dans The Month, t. CV,
1906, p. 12-2C). Les historiens protestants parlent
avec admiration et reconnaissance de l'élan i)atrio-
tique qui souleva les catholiques anglais lors de
l'expédition de l'armada, et montrent les gentils-
hommes catholiques, malgré les détiances dont ils
sont l'objet, s'armant et armant leurs vassaux pour
défendre l'Angleterre contre les attaques de Phi-
lippe II (HuMK, t. V, p. 289). Ils sont si peu fanati-
ques, qu'ils ont, comme les protestants, blâmé le
massacre de la Saint-Barthéleray (lettre de sir Tno-
M.\.s Smith, citée par Acton, Massacre of St. Bartho-
lometv, dans The History of Freedoni, p. i44). Chez
beaucoup d'entre eux il y eut, particulièrement à
l'occasion du serment d'allégeance, une tendance
même exagérée à la conciliation. Dùllinger fait re-
marquer le ton modéré, bienveillant, irénique des
écrits des catholiques anglais persécutés (cité par
Acton, Dollinger's historical Works, ibid., p. 388).
On sait leur inébranlable fidélité pour le malheu-
reux Charles I", dont la faiblesse laissa faire ou lit
volontairement des martyrs, dans le lâche espoir de
désarmer ses adversaires (Lingard, t. III, p. 317).
Ajoutons un dernier trait, qui fait comprendre
l'esprit des catholiques anglais : quand, au xvii' siè-
cle, également persécutés par les Stuarts et exilés
volontaires, les puritains fondèrent en Amérique la
colonie du Massachussets et les catholiques celle du
Maryland, les premiers tirent revivre avec la plus
grande sévérité sur leur territoire les lois pénales
de la mère patrie en matière de culte, et les émigrés
catholiques établirent dans leur colonie la liberté de
religion (Garlibr, La République américaine, t. I,
Paris, 1890, p. 92-370).
En résumé, à aucune époque de la Réformation
anglicane la nécessité politique ne put excuser la
persécution, et les catholiques morts sur l'échafaud,
à la potence ou en prison, dépouillés de leurs biens,
chassés de leurs maisons, privés de leurs droits ci-
vils et politiques, sous Henri VIII, sous Elisabeth,
sous Jacques I", sous Charles I", sous Cromwell,
sous Charles II et leurs successeurs, ont le droit le
plus évident au titre de martyrs ou de confesseurs
de la foi.
k) C'est la conviction bien arrêtée de tous les con-
temporains catholiques. Le fondateur du collège an-
glais de Douai (i568), le cardinal Allen, parlait
ainsi aux futurs apôtres qu'on y préparait : « Si
vous êtes envoyés aux païens, on vous dira : Il n'y
a pas de salut en dehors du Clirist ; et si vous êtes
envoyés en Angleterre, on vous dira qu'il n'est pas
de salut en dehors de l'Eglise catholique. Que vous
mouriez poiu- l'une ou l'autre cause, vous êtes assu-
rés du même gain. » (Cité par G. Co.nstant, art. Allen,
dans le Dict. d'histoire et de géographie ecclésiasti-
ques, t. II, col. 6o3) Ces paroles furent bien com-
prises, car du collège deDouai sortirent cent soixante
ecclésiastiques immolés en Angleterre pour leur foi,
sans compter un bien plus grand nombre morts eu
prison ou punis de la détention ou de l'exil (T. G.
Law, a calendar of the English martyrs of the xvi*
anrf xvii' centuries, 1876; J. H. Pollkn, Acts of En-
glish martyrs, 1891). Dès les premières années de son
existence, le séminaire anglais de Rome, oeuvre, en
1675, du même fondateur, reçut le glorieux surnom
de Seminarium martyrum, et saint Philippe Néri,
lorsqu'il en rencontrait les élèves, s'écriait : « Sal-
vete, llores martyrum I » Quand John Almond, qui
devait être martyrisé à Tyburn en 1610, soutint au
séminaire anglais une thèse de théologie, en pré-
sence des cardinaux Baroniiis et Tarugi, l'illustre
historien et l'autre prince de l'Eglise s'approchèrent
du jeune étudiant pour lui baiser le front et la ton-
sure, en prévision du martyre auquel il aspirait
(Pollen, p. 172). Saint François de Sales ne pensait
pas autiemenl : lorsque son père cherchait à le dé-
tourner de sa périlleuse entreprise du Chablais, il
répondit : « Et que serait-ce, si on nous envoyait
aux Indes ou en Angleterre? Ne faudrait-il pas y
aller? Certes, ce serait un voyage bien désirable, et
la mort que nous endurerions pour Jésus-Christ vau-
drait plus que mille triomphes. » (Cité par le P. Mbs-
SELOD, Les Missions catholiques françaises, t. II,
p. 375)
/) Il serait trop long de donner une bibliographie
complète des uiartjrs anglais ; j'indiquerai seule-
ment les ouvrages suivants : J. H. Pollen, S. J., Acts
of English martyrs, hitlierto unpublished, ivith a Pré-
face by J. Morris, Londres, 1891 ; J. H. Pollen, A
brief history of twelvc Révérend Priests Father Cam-
pion and his companions, by William cardinal Allen,
tt'ith contemporary verses by the Vénérable Henry IVal-
pole and the earliest engravings of the martyrdûm,
Londres, 1908; Dom Bede Cam.m, O. S. B., Lives of
the English Martyrs declared Blessed by Pope
Léo XIll in ISSd and 1895, writtenby Fathersof the
Oratory, of the secular Clergy and of the Society of
Jésus, vol. I, Martyrs under Henri VIII ; vol. II, Mar-
tyrs under Queen Elisabeth, Londres, 1904-1906; Dom
Bede Camm, The Life and Times ofthe Venerableser-
vani of God Dom John Roberts, O. S. B., Londres,
1897; J. FoRBBs, Une accusation contre Edmond Cam-
pion, dans Revue des Questions historiques, 1893,
t. LU, p. 545-563; J. Trésal, Les Origines du Schisme
anglican, Paris, 1908; William Roper, Life of Sir
Thomas More, with a Foreword by Sir Joseph Wal-
ton, Londres, igoS; H. Bbemond, Le Bienheureux
Thomas More, Paris, 1904 ; Bridgbtt, Life of Blessed
John Fisher, Londres, 1888 ; A. J. Dbstombes, La
persécution religieuse en Angleterre sous Elisabeth
et les premiers Stuarts, Paris, i883; J. Forbes, S. J.,
Un missionnaire catholique en Angleterre sous le
règne d'Elisabeth. Mémoires du P. Gérard, Paris,
1872; J. FoRBES, S. J., L'Eglise catholique en Ecosse
àlafin du xvi'sièc/e. Jean Ogilvie, Ecossais, Jésuite,
torturé et mis à mort pour la foi à Glascow le
10 mars 1615, déclaré Vénérable, Paris, 1901; His-
toire de la persécution présente en Angleterre, enri-
chie de plusieurs réfle.xions morales, politiques et
chrétiennes sur la guerre civile et sur la religion, par
le sieur de Marsys, i 646 (l'auteur de cet ouvrage
413
MARTYRE
414
devenu très rare fut attaché à la personne du comte
d'Harcourt, ambassadeur de France près de Char-
les 1", et séjourna à Londres de i64 i à i646) ; C*"' R.
DE CouRsoN, Quatre portraits de femmes. Episodes
des persécutions d'Angleterre, Paris, 1896; J. de la
SKKviiiHE, Une controi'erse au début du xvii' siècle,
dans Etudes lieligieuses, 5 octobre 1901, et art. -4//e-
geance, dans Dict. d'histoire et de géographie ecclé-
siastiques, t. II, col. 485-489; LiNGARD, Histoire
d'Angleterre, l. II et III, trad. Roujoux, Paris, i846;
Dora Leclercq, O. S. B., Les Martyrs, t. VII et VIII,
Paris, 1907-1908. — Sur les reliques recueillies et
conservées des martyrs anglais, voir DomBEDB Camm,
Helics of the English Martyrs, dans The Dublin
Rewieif, t. CXXX, 1901, p. 320-344'
5. Un épisode contemporain. — Peut-on dire
que la liste des martyrs de la Réforme soit close?
Dans la célèbre lettre pastorale publiée à la lin de
191 4 par le cardinal Mercier, archevêque de Matines,
on a lu les lignes relatives à l'invasion allemande en
Belgique : a Dans mon diocèse seul, je sais que treize
prêtres et religieux furent mis à mort. L'un d'eux, le
curé deGelrode, est, selon toute vraisemblance, tombé
en martyr. J'ai fait un pèlerinage à sa tombe... »
Les détails de sa mort sont aujourd'hui connus (voir
René Bazin, dans l'Echo de Paris, 18 février 1915).
je les emprunte à la relation très sobre, très imper-
sonnelle, écrite par un prêtre lazariste, M. Emma-
nuel Gkmarra, originaire du Paraguay, et alors étu-
diant à Louvain ; elle est adressée à M. Renoz,
ministre de Belgique à Buenos-Ayres. Le Journal
des Débats du 9 mai 1916 l'a reproduite d'après le
Courrier de la Plata, du 4 mars :
« Le martyre du curé de Gelrode (près de Tirle-
mont) est vrai. Seulement la communication (un ar-
ticle du journal La Nacion) ne porte pas les raffine-
ments de cruauté et de basse perversité qui accom-
pagnèrent son assassinat. L'infortuné (il s'appelait
Dergent) fut emmené à Aerschot, où on le dépouilla
de tous ses vêtements, et on voulut le contraindre à
abjurer sa foi. Comme il s'y refusait, on l'attacha à
une croix en face de l'église et on lui broya la pointe
des doigts des mains et des pieds à coups de crosse.
Puis on amena tous les habitants qu'on lit défiler
en les obligeant à uriner sur lui, chacun à son tour.
Après l'avoir fusillé on le jeta dans le canal Demer,
d'oii son cadavre fut retiré plusieurs jours plus lard
et déposé dans la baraque de Werchter. «
Si le curé de Gelrode fut certainement mis à mort
pour refus d'apostasier, combien d'autres, parmi les
très nombreux ecclésiastiques massacrés en Belgique
et dans l'est de la France pendant les années 1914 et
1916 l'ont été en haine de la religion catholique, par
« des soldats protestants fanatiques »l Ce mot est
d'un protestant et d'un neutre, le professeur hollan-
dais GnoNDiJS, racontant des faits dont il fut témoin
{Les Allemands en Belgique, Paris, Berger-Levrault,
p. 19, 82, 85, gS). Les pires instincts des reilres
d'autrefois ont reparu chez certains, comme une
survivance des guerres religieuses du xvi' siècle.
VI. — Le martyre dans les pays musulmans
1. L'intolérance musulmane : 2. Les premiers martyrs:
3, Martyres de missionnaires ; 4. Martyres de renégats
repentants; 5. Martyres de musulmans convertis ;
6. Martyres d'esclaves chrétiens; 7. Les martyrs du
temps présent.
i. L'intolérance musulmane. — « On croit
généralement que les musulmans donnaient aux na-
tions conquises le choix entre la conversion et la
mort. C'est là une opinion fausse. Au contraire, les
lourds impôts exigés des sujets non musulmans firent
que l'on mit souvent des obstacles aux velléités de
conversion. »(E. Power. L'Jslam, dansHuBY, Chris-
tus, 1912, p. 563) Mahomet avait « établi pour règle
que ceux qui possédaient un livre reconnu par lui
comme saint, une révélation qu'il reconnaissait,
c'est-à-dire les juifs et les chrétiens, jouiraient de la
liberté du culte moyennant le paiement d'un impôt ».
(R. DozY, Essai sur l'histoire de l'Islamisme, trad.
V. Chauvin, 187g, jj. 179) L'option entre une taxe
spéciale, fort onéreuse, imposée aux chrétiens fidè-
les, et les privilèges des conquérants, accordés à
ceux qui embrasseraient la religion musulmane,
fut une des causes des progrès de l'islamisme, au
vil" et au vin* siècle, dans les pays nouvellement
soumis au croissant, en Palestine, en Syrie, en
Egypte, dans l'ancienne Afrique romaine et dans
le midi de l'Espagne. Mais les califes oméïades
(660-750), plus politiques que religieux, loin d'exi-
ger les conversions, s'y montrèrent plutôt contraires,
pour des raisons fiscales (Dozy, l. c). En certaines
contrées, cependant, le fanatisme l'emporta sur l'in-
térêt : l'historien arabe Ibn Kaldoun rapporte que la
population berbère du littoral africain fut « con-
trainte quatorze fois, par la violence des armes,
d'embrasser le inahométisme, que quatorze fois elle
revint à sa religion, qu'enfin plus de trente mille
familles chrétiennes furent déportées dans le ilésert,
et que les autres n'échappèrent à l'extermination
qu'en se retirant dans les montagnes » (cité par le
R. P. Comte, dans Les Missions catholiques fran-
çaises, t. V, p. 5o ; cf. un autre historien arabe, Ibn
Abi Yesid, cité par h. Guys, Recherches sur la des-
truction du christianisme dans l'Afrique septentrio-
nale, i865, p. 5). Cependant, même en Afrique, on
le christianisme fut plus complètement déraciné
qu'ailleurs, on trouve encore quelques chrétientés
indigènes au xii" et au xiii" siècle, et les princes
Almohades ont des soldats chrétiens dans leurs
troupes (H. Leclercq, L'Afrique chrétienne, 1904,
t. II, p. 3a2; J. Mesnage, Le Christianisme en
Afrique. Eglise mozarabe. Esclaves chrétiens, Alger
et Paris, igiB.p. 9, i4, 43. 69, 87, 108; Froidevaux,
art. Afrique, dans le Dict. d'histoire et de géographie
ecclésiastiques, t. I, col. 862).
Mais à défaut de persécutions violentes, l'isla-
misme fit, par d'autres moyens, de nombreux mar-
tyrs. Toute tentative d'un chrétien pour convertir
un musulman était punie de mort, et tout chrétien
renégat qui, touché de repentir, retournait à son
ancienne religion, encourait la même peine. Elle
atteignait, naturellement, tout musulman qui avait
embrassé le christianisme et refusait de l'aban-
donner. Cette loi dura jusqu'à nos jours, car on voit
encore, en i855, deux Turcs condamnés à mort parce
qu'ils s'étaient faits chrétiens. La peine de mort fut
remplacée, en i855, par celle du bannissement.
2. Les premiers martyrs. — On comprend
qu'une telle législation ait, en dehors même d'une
proscription complète du christianisme, fait couler
de bonne heure le sang de ses fidèles. Nous voyons,
en 790, un musulman converti, Abo, décapité à Ti-
flis, capitale de la Géorgie, sur son refus d'abjurer
la foi chrétienne (voir M.\nTiN0v,^nr2. eccles. graeco-
shu'., 1864, p. 32, et l'article du P. Palmiehi dans le
Dict. d'histoire et de géographie ecclésiastiques, t. I,
col. 139- i4o). Au sud de l'Espagne, particulièrement
à Cordoue, beaucoup de martyrs tombèrent sous le
coup de quelqu'une des sanctions qui viennent d'être
indiquées. Ils appartiennent aux années 85o, 85i,
852, 853, 856, 867, 859. Le prêtre Parfait et le moine
415
MARTYRE
416
Isaac sont mis à mort pour avoir discuté publique-
ment la religion de Mahomet; le prêtre Rodrigue et
le laïque Salomon sous la fausse inculpation d'avoir
embrassé le mahométisme, puis d'être revenus à
leur ancienne foi. L'archevêque nommé de Tolède,
EcLOGE, qui nous a laissé, entre autres écrits, la
relation du martyre de plusieurs de ses contempo-
rains (dans Migne, P. /.., t. CXV), devient martyr à
son tour pour avoir aidé de ses conseils et de sa
protection une musulmane convertie. Les vierges
Nunilo et Alodie, nées d'un père païen, c'est-à-dire
musulman, et d'une mère chrétienne, meurent pour
avoir voulu embrasser le christianisme. La vierge
Aurea, qui avait promis au juge de se faire maho-
métane, mais n'avait pas tenu sa promesse, et avait
continué de vivre en catholique, expie par le mar-
tyre cette méritoire violation d'une parole impru-
dente. Les Passions de ces martyrs ont été publiées
par les Bollandistes; on en trouvera la traduction
au tome V du recueil de Dom Lbclercq.
3. Martyres de missionnaires. — Le mouve-
ment des missions, qui, concurremment avec les
croisades, mais animées d un esprit un peu dillérent,
se développèrent en pays musulmans, fut cause de
nombreux martyres, puisque dans ces pays toute
propagande chrétienne était interdite. Les Papes
l'avaient encouragé de la manière la plus pressante;
saint Louis y portait le plus vif intérêt; saint Fran-
çois d'Assise avait été l'un de ses initiateurs. « Pour-
quoi, demandait-il, ne tenterait-on pas de gagner à
la vérité ces ennemis redoutables du nom chrétien,
qu'on s'acharnait sans succès à combattre ? Que de
vies épargnées, si l'on réussissait, et du même coup
quelle conquête, quel progrès pour l'Eglise! Si l'on
succombait, on succomberait probablement par le
martyre. Or le martyre, c'était la plus grande mar-
que damour donnée à Dieu et aux hommes. « (L. Lb
MoNNiKR. Histoire de saint François d'Assise, t. I,
1889, p. 3oo.) Lui-même qui, au témoignage de saint
Bonaventure, desiderabat hostiam Deo se offerre vi-
venlem, ut et \'icem Christo repeiideret et ad divinum
amorem caeteros provocaret, essaya plusieurs fois
d'aller en Orient pour y porter la foi au péril de sa
vie. Son projet ne put se réaliser; mais il eut la joie
de voir, en 1220, l'ordre fondé par lui donner au
Christ les prémices des martyrs de la famille fran-
ciscaine. Cinq de ses frères, Bérard ou Bérald, Pierre,
Othon, Adjuleur et Accurse, aprèsavoirtenté d'évan-
géliser les musulmans dans le royaume arabe de Sé-
ville, moururent décapités au Maroc de la main
même du miramolin {ibid., p. 425-434 ; cf. Acia Â\S.,
janvier, t. II, p. 66-69). Dès l"''*- l'impulsion est don-
née. Dans une lettre de 1257, le Pape Alexandre II,
rendant témoignage au dévouement des Frères mi-
neurs de Palestine, et leur accordant les mêmes fa-
veurs spirituelles qu'aux croisés, constate que plu-
sieurs d'entre eux ont déjà subi le martyre. Après la
prise de Saint-Jean-d'Acre par les musulmans, en
1291, les Frères mineurs et les Dominicains resté-
cent en Palestine, mais beaucoup d'entre eux furent
martyrisés. Dans le Turkestan, en i342, sept Frères
mineurs et un commerçant génois sont mis à mort
pour avoir refusé d'embrasser la religion de Maho-
met (L. Bréhier, I: Eglise et l'Orient au Moyen-Age,
1907, p. 372, 277, 283).
Le nord de l'Afrique fut une des régions musul-
manes les plus visitées par les missionnaires, et
nulle part, au moyen âge. ne coula plus abondam-
mentle sang des martyrs, a Dans la seule année 1261,
plus de deux cents Franciscains y avaient été marty-
risés par les musulmans, et, peu de temps après, cent
quatre-vingt-dix Dominicains avaient versé leur sang
dans les mêmes conditions. » (Marshall, Les Mis-
sions chrétiennes, trad. de Waziers, t. I, i865,
p. 47')- Un Frère mineur de la province de France,
le Bienlieureux Livin, est martyrisé au Caire en
i345 (Wadding, Ann. Min., ann. am. i345, t. VII
p. 3i8-32o).
Sur des missionnaires Franciscains, Dominicains,
Trinitaires et Mercédaires, martyrisés aux xui' et
xiv° siècles dans l'Afrique du Nord, voir J. Message,
ouvrage cité, p 19, 29, 3i, 45, 5o, 76, 84, iio.
A ce mouvement se rattache le souvenir d"un' laï-
que illustre, un des esprits les plus originaux, mais
aussi les plus étranges, qu'ait produits le moyen
âge, Raymond Lulle, lui aussi martyrisé par les mu-
sulmans.
Il avait appris d'un esclave sarrasin la langue
arabe, et c'est en vue de leur conversion qu'il com-
mença, vers 1275, à composer son Ars magna, qui,
en ramenant toutes les sciences à l'unité, essayait
d'étal)lir les fondements d'une méthode nouvelle.
Lui aussi rêvait de substituer à la croisade guerrière
une croisade pacilique, qui n'exigeait pas moins d'hé-
roïsme. iiJe vois les chevaliers, disait-il, aller outre-
mer à la Terre Sainte et s'imaginer qu'ils la repren-
dront par la force des armes, et à la fin tous s'y
épuisent sans venir à bout de leur dessein. Aussi
pensé-je que cette conquête ne se doit faire que comme
tu l'as faite, Seigneur, avec tes apôtres, c'est-à-dire
par l'amour, les oraisons et l'elTusion des lai'mes.
Donc que de saints chevaliers religieux se mettent
en chemin, qu'ils se munissent du signe de la croix,
qu'ils se remplissent de la grâce du Saint-Esprit, et
qu'ils aillent prêcher aux inlidèles les vérités de la
Passion... » En 1285 commence pour lui la vie active.
« Tantôt à Rome, où il essaie de convaincre les Papes
et les cardinaux de la nécessité de créer des écoles
de langues orientales, tantôtà Paris, où il combat les
docteurs averroïstes, chez les Tartares, en Arménie,
en Ethiopie, en Afrique où il discute au péril de sa
vie avec les musulmans, partout il déploie une pro-
digieuse activité et un courage vraiment surhumain.
...Lorsqu'il apprend la convocation du concile de
Latran en i3ii, il croit le moment venu d'exposeren
quelques articles toutes ses idées de réforme, et c'est
probablement sur ses instances que le concile décide
la création de six écoles de langues orientales en
Europe. Mais déjà Raymond Lulle a pris contact lui-
même avec les Sarrasins. En 1 29 1 , il s'embarque à Gê-
nes pour Tunis, et dès son arrivée il se met à discuter
avec les mahométans : dénoncé pour sa propagande
religieuse, il est expulsé, parvient à se cacher dans
une galère pendant trois semaines et y continue son
oeuvre de conversion. En i3o6. il débarque à Bougie
et dès son arrivée sur la grandeplace s'écrie qu'il est
prêt à prouver la vérité de la loi des chrétiens et
la fausseté de celle des Sarrasins. La foule veut
d'abord le lapider, puis on le conduit à l'imand une
mosquée avec lequel il argumente; le musulman lui
ayant concédé que Dieu est parfaitement bon, Lulle
en déduit toute la Trinité. Pour toute réponse, son
adversaire le fait jeteren prison etTylaisse six mois,
puis l'embarque sur un navire en partance pourPise.
En i3 I 4, il retourne encore à Bougie où il a laissé
quelques néophytes, mais bien qu'il ait pris le cos-
tume arabe il est reconnu, jugé et exécuté immédia-
tement. Il avait trouvé enfin le martyre qu'il désirait
si ardemment. » (Bréhier, p. 271-272) Lulle respirait
encore, quand deux Génois retrouvèrent son corps,
parmi les pierres qui avaient servi à le lapider: ils
le déposèrent dans un navire, espérant le rapporter
vivant à Palma; mais il mourut en vue des côtes
de Majorque, le 29 juin i3i5 (Mahius André, Le
Bienheureux Raymond Lulle, 1900, p. 209-211; voir
417
MARTYRE
418
cependant Analecta BoUandiana, t. XXXIII, 1914,
p. 370).
4. Martyres de renégats repentants. — La
prise de Constanlinople parles Turcs, en i4o3, exal-
tant l'orgueil des musulmans, leur rendit l'espoir
d'une domination universelle, et l'islamisme, dont
l'oCfensive avait été brisée par les croisades, se crut
en état de la recommencer. Les conquêtes d'Alger et
de ïlemeen par Barberousse, en lô'.ô et iSi^, l'au-
tonomie acquise par les quatre Etals barbaresques,
devenus autant de foyers de superstition et de brigan-
dage, l'installation dansées contrées des Maures ex-
pulsés d'Espagne et prêts à saisir toutes les occa-
sions de vengeance, aggravèrent le sort des chrétiens.
Dès lors la tolérance religieuse, établie au commen-
cement, ne parut plus en beaucoup de lieux qu'un
vain mot, et désormais le caprice des princes, des
magistrats ou de la populace, imposera souvent aux
chrétiens l'alternative d'apostasier ou de mourir.
C'est l'époque où les villes musulmanes se rem-
plissent d'esclaves chrétiens, faits prisonniers pen-
dant les guerres ou capturés par les pirates (voir,
dans \e Dictionnaire, l'article Esclavagk, ch. vi; t. I,
col. i5oj-i5i2). Beaucoup, par peur ou parambition,
abandonnèrent leur religion et embrassèrent celle
de leurs maîtres : les renégats, s'endurcissant dans
l'apostasie, devenaient souvent les musulmans les
I)lus fanatiques et les plus cruels. Mais d'autres, re-
grettant sincèrement leur faute, retournèrent à leur
ancienne foi. C'était s'exposer au martyre et l'ac-
cepter d'avance. « La loi du Coran ne laisse pas au
nouveau musulman la liberté de revenir en arrière :
l'abjuration de la foi musulmane entraînerait la
mort. » (Carra de Vaux, L'islamisme, dans Bricout,
Où en est l'histoire des religions"! t. l, 1912, p. 440
L'obstination du chrétien à préférer ainsi la pro-
fession sincère de la foi adoptée ou reconquise par
lui à la vie même, paraissait aux musulmans d'au-
tant plus coupable, et par conséquent d'autant plus
digne de châtiment, que leur loi ne leur comman-
dait à eux-mêmes rien de semblable, et les dispen-
sait d'un pareil héroïsme. « Il ne faut pas nous ima-
giner que le martyre signiQait pour un musulman
comme pour nous la mort soufferte en témoignage de
sa foi. Placé dans des circonstances qui demandent
ce témoignage suprême, le musulman peut croire seu-
lement de coeur, et renier ouvertement sa foi. » Ce
revirement extérieur est autorisé par le Coran et la
tradition (E. Powëh, dans Christtts, p. 563).
Un très curieux exemple de renégat converti et
martyrisé est l'histoire du Bienheureux Antoine de
Uivoli, dont on possède deux relations contempo-
raines, l'une écrite par un religieux hiéronymite,
CoysTA.NCE{Bibliotlieca hagios^raphica latina, p. 606),
l'autre contenue dans une lettre d'un religieux domi-
nicain,Pierre RANZANO.au pape Pie II (Analecta BoUan-
diana, t. XXIV, 1906, p. 357-874). Antoine était un
Dominicain; pris par des pirates en i458, il est con-
duit à Tunis, jeté en prison, puis, l'année suivante,
obtient sa liberté, apostasie, épouse une musulmane,
et traduit en italien le Coran. Mais bientôt, se repen-
tant, il va confesser son crime à un Frère mineur, en
résidence à Tunis, reçoit l'absolution, et se soumet
à une rigoureuse pénitence. Il reprend alors l'habit
dominicain. Dès qu'il eut appris, en i46o, le retour
à Tunis du souverain musulman, il se présenta har-
diment devant lui, et déclara abjurer la religion
de Mahomet. Ni les promesses ni les menaces du
prince, ni les exhortations du eadi, ne purent le dé-
tourner de sa résolution. Il fut alors condamnée être
promené dans la ville, sous le fouet des bourreaux,
puis à être lapidé.
Tome III,
Dans un autre Etat barbaresque, à Alger, on con-
naît aussi par des relations contemporaines les mar-
tyres de renégats pénitents. Le livre écrit en 161 a
par le moine espagnol Diego de Haedo, Topografia
de Argel, les raconte dans sa troisième partie, com-
prenant deux dialogues sur la Captivité et sur le
Martyre. Ces deux dialogues ont été traduits sous le
titre : Delà captivité à Alger, par M. Moliner-Violle,
Alger, igii.
Le premier dont il parle, le Génois Nicolin, n'ap-
partient pas à Alger : c'est dans la capitale d'une
autre régence barbaresque, Tripoli, qu'il mourut
lapidé, en i56i, après être revenu à la foi chrétienne
et avoir refusé de retourner à l'islamisme (Moliner-
ViOLLB, p. 241). Eu i555, un jeune homme de vingt
ans, Morato, qui était captif à Alger, et avait eu le
malheur d'abjurer le christianisme, essaie de s'en-
fuir. Arrêté, il reconnaît qu'il avait eu l'intention de
s'évader. « Tu es donc chrétien'? » lui demande-
t-on. « Je le suis, répond-il, et c'est contre ma volonté
qu'on m'a fait musulman. Je désire vivre et mourir
dans la religion de mes pères. » On le perce de flè-
ches et on l'achève à coups de pierres (ibid.,p. 203).
En i566, un jeune renégat italien, âgé de vingt-deux
ans, s'enfuit d'Alger vers Oran, alors au pouvoir
des chrétiens. Il est arrêté, et ramené à Alger.
« Es-tu chrétien, ou renégat, ou turc? » lui demande
le vice-roi musulman. — « Je ne suis ni turc ni rené-
gat, je suis chrétien. — Puisque tu es chrétien,
pourquoi portes-tu ce costume ? — Parce que c'est
contraint et forcé que j'ai dû le prendre. — Où
allais-tu donc? — A Oran. — Pourquoi? qu'al-
lais-tu faire à Oran ? — J'allais me faire chrétien.
— Tu es donc chrétien? — Sultan, il est vrai,
je suis chrétien et je veux rester chrétien. » On
le condamna au supplice du ganche : attaché à
une poulie, qui pend à une potence, le condamné est
précipité sur une pointe aiguë, par laquelle son corps
est transpercé (ibid., p. 284)
L'un de ces récits de martyre est d'autant plus
intéressant, qu'une récente découverte l'a confirmé.
Un enfant maure, capturé par les Espagnols, avait
été conduit à Oran. Instruit dans la foi chrétienne,
on l'avait baptisé sous le nom de Geronimo. Repris
et rendu à ses parents, il revint à leur religion.
Mais, en i559, il retourna volontairement à Oran,
avec la résolution d'y vivre en chrétien. Dans une
expédition guerrière, il fut fait prisonnier par les
Maures. Son origine fut reconnue : on le somma de
redevenir musulman. Il refusa. Le pacha commanda
de réserver dans la muraille d'un fort en construc-
tion une cavité, dans laquelle on l'enterrerait vivant,
s'il persistait dans son refus. Averti par le maçon,
qui était prisonnier comme lui, Geronimo se prépara
à la mort, se confessa et reçut le viatique d'un prê-
tre enfermé dans le même bagne. On le reconduisit
au pacha. « Bré, Juppé (holà! chien I), dit celui-ci,
pourquoi ne veux tu pas être musulman? — Je ne
le serai pour rien au monde. Je suis chrétien, je
veux demeurer chrétien. — Si tu n'abjures pas, je
vais te faire murer là. — Fais comme tu l'entendras ;
je suis préparé à tout, et cela ne me fera pas aban-
donner la foi de mon Seigneur Jésus-Christ. » Gero-
nimo fut mis dans la cavité, et plusieurs renégats
bouchèrent celle-ci avec de la terre, emmurant le
martyr. Une note du traducteur (p. 2g5) nous
apprend que le fort, dit le fort des Vingt-quatre heu-
res, fut déclassé et démoli en i853. On découvrit
dans l'épaisseur d'un mur, le 27 décembre, une
excavation formée par le corps d'un homme ; une
partie du squelette existait encore. Ces restes furent
portés en grande pompe à la cathédrale ; un tombeau
I fut élevé à Geronimo : le moulage de son corps,
14
419
MARTYRE
420
exécuté par le sculpteur Lafond, est placé au sommet.
La cause de ce martyr est aujourd'hui introduite en
cour de Rome. (Voir Berbauggkh, Geronimo, le
martyr du fort des Vingt-quatre heures à Alger,
Alger, 1 859)
11 suUisait parfois du fait le plus léger, d'une
simple inadvertance, pour se trouver enrôlé malgré
soi parmi les sectateurs de Mahomet, et puni ensuite
si l'on était surpris faisant acte de chrétien. En 1660,
David, riche habitant d'Alep, en Sj'rie, ayant porté
par mégarde un turban de la couleur réservée aux
musulmans, fut inscrit parmi eux malgré ses protes-
tations. Chargé de chaînes, longtemps maltraité, il
persista à se dire chrétien. Il passa même du schisme
grec au catholicisme. On lui trancha la tête, le
29 juillet 1660 (RA.BBATH, Documents înédils pour
seryir à l'histoire du christianisme en Orient, t. I,
p. 457).
Une histoire semblable est racontée, en 1789, dans
une lettre d'un missionnaire jésuite. Il s'agit d'un
jeune Ai-ménien catholique qui, à Gonstaulinople,
dans une partie de plaisir, prit, sous l'influence de
l'ivresse, le tui'ban mahométan. Quand les fumées
du vin se furent dissipées, il fut saisi de remords,
et courut confesser sa faute. Le religieux auquel il
s'adressa lui conseilla de quitter secrètement la
ville ; mais lui voulut, au contraire, efïacer par une
réparation éclatante le scandale qu'il avait donné.
Il rejeta le turban mahométan, reprit l'haiiit armé-
nien, se montra eu public, et fut mis en prison. Le
grand vizir, auquel on le conduisit, le menaça de le
condamner à mort s'il ne changeait de conduite.
0 C'est la seule grâce que je vous demande, et la
plus grande que je puisse recevoir en ee monde jj,
répondit le jeune homme. Il résista aux plus belles
promesses, et marcha au supplice en disant son cha-
pelet (Leclbrcq, Les Martyrs, t. X, p. i48-i5i).
Voici une curieuse histoire de renégat. C'est le
martyre, en 1627, d'un chrétien copte à Girgé, en
Egypte. Il avait eu le malheur de tuer son frère, de
colère de ce que celui-ci eût embrassé le mahomé-
tisme. On lui lit son procès. 11 fut sollicité d'aban-
donner sa foi pour sauver sa vie. Il refusa longtemps,
malgré les tortures ; puis il s'avoua vaincu, et renia.
Le remords le saisit bientôt, et la vie qu'il avait
achetée au pris de l'apostasie lui devint à charge. Il
alla trouver le pacha, sollicitant la révision de son
procès, et déclarant « que si bien l'appréhension
des peines lui avait arraché quelques paroles mal
digérées en faveur du mahométisme, néanmoins
elles n'avaient fait que couler sur le bord des lèvres;
qu'au reste son cœur et son affection étaient entière-
ment à Jésus-Christ; qu'il était également honteux
et marri d'avoir déshonoré sa foi et le nom de chré-
tien qu'il portait, par cette lâcheté; et que pour faire
quelque réparation, il reniait de tout son cœur le
faux et détestable prophète; il demandait la mort en
punition de son crime. 11 ajoutait un sommaire de sa
profession de foi, qui consistait presque en un dé-
nombrement des articles du Symbole, et concluait en
tels ou semblables termes : e Je proteste que je suis
résolu de signer tout ce que dessus, de mon sang, et
qu'on le tire de telle partie qu'on voudra de mon
corps. Ainsi me vienne aider mon Rédempteur Jésus-
Christ, et me pardonner mon offense ! » Le pacha le
condamna à être empalé. « Il mourut avec tant de
constance et de sentiment de piété que les Turcs
mêmes s'en étonnaient et disaient tout haut que véri-
tablement c'était mourir eu homme de bien et de
courage, et que leur Alcoran n'avait encore point
produit de pareil exemple. On remarqua particuliè-
rement qu'il quitta ce triste visage de criminel, dès
qu'il pensa d'avoir recouvré son innocence, se
voyant condamné à la mort. Parmi le plus grand
excès de ses souffrances, il garda jusqu'au dernier
soupir le même contentement dedans ses yeux et
la même sérénité dessus sa face. » (ie voyage en
Ethiopie entrepris par le P. Aymard Guérin, 1637,
dans Rabbath, t. I, p. 16-19.)
Une histoire plus ancienne, celle de saint André
de Chio, montre que le plus léger soupçon, même
en l'absence de tout indice, suffisait pour faire
mettre à mort ceux qu'il plaisait à des musulmans
d'accuser d'avoir abandonné leur religion. Venu en
i465 de rUe de Chio à Conslantinople, à l'âge de
vingt-sept ans, André, excellent chrétien, qui s'était
voué à la sainte Vierge, visitait pieusement les égli-
ses de cette ville épargnées par le conquérant, lors-
qu'il fut dénoncé comme traître à la religion de
Mahomet, qu'il avait, disaient les accusateurs, ouver-
tement embrassée à Alexandrie. Conduit devant un
juge, il nia énergiquement ce qui lui était reproché,
et, comme il fut constaté qu'il n'était pas circoncis,
il allait être relâché, lorsque quelques-uns des assis-
tants tirent observer que ce fait ne prouvait rien,
puisque les adultes devenant mahométans avaient
le droit d'éviter la circoncision. Embarrassé, le juge
envoya demander au sultan ce qu'il devait faire de
son prisonnier. Mahomet II lui fit répondre qu'il
fallait ou décider André, qui était jeune, vigoureux
et intelligent, à entrer dans l'armée comme officier,
ou, s'il refusait, le mettre à mort. En conséquence,
I prières, menaces, tout fut employé pour décider
André à accepter une offre aussi séduisante, qui na-
turellement, s'il l'acceptait, devait le faire passer à
l'islamisme. Le jeune chrétien repoussa avec hor-
reur ces propositions. Alors le juge irrité le fit tortu-
rer cruellement pendant dix jours, et comme André,
inébranlable, supportait les tourments en invoquant
sans cesse.l'assistance de la Vierge Marie, il donna
ordre de le décapiter, le 29 mai i465 (voir dans les
Acta 5<j/!c/orum, mai, t. VII, p. i85-i88, la relation
écrite par un contemporain, Georges de ïbébi-
zoNDB, à la suite d'un vœu fait au martj'r).
Conslantinople vit, le 19 septembre i663, le mar-
tyre d'un jeune chrétien qui, lui, avait réellement
apostasie, mais qui expia son crime de la manière
la plus courageuse. Gabriel était né au village de
Khurnawil, en Arménie, a Son frère, qui dès l'en-
fance avait abjuré la foi chrétienne et servait parmi
les janissaires, parvint à lentraïner dans son
apostasie. Gabriel le suivit à l'armée et fit plusieurs
campagnes dans le même régiment. Enfin, cédant
aux remords, il déserta et s'enfuit <t au pays des
Francs ». Il erra en pénitent pendant plusieurs
années à travers la chrétienté, se rendit en pèleri-
nage au tombeau de saint Jacqnes, frère du Seigneui-,
aux sanctuaires de la Vierge et des saints apôtres
Pierre et Paul. Tant de souffrances volontaires ne
lui rendirent pas la paix de l'âme. Pour en finir,
l'apostat converti retourna à Conslantinople. Là,
malgré les .supplications des siens, il alla de lui-
même se faire arrêter. Le vizir le crut fou et l'envoya
en prison. Le lendemain, après un nouvel interro-
gatoire, auquel il répondit avec une intrépidité
modeste, Gabriel fut condamné à être pendu dans
les rues de la ville et conduit au supplice à l'instant
même. Pendant deux jours qu'on le laissa sur le
gibet, l'éclat de son visage ne s'altéra pas : on l'eût
cru endormi. Jusqu'à ce qu'enfin les Turcs, irrités de
voir les chrétiens se presser en foule pour contem-
pler le martyr, le détachèrent et le jetèrent an
Bosphore. » (Analecta Boltandiana, t. XXVII, 1908,
p. aSa, d'après Isaac Stbabean, in confesseur
inconnu : le martyr Gabriel, dams Handest Amsorea,
t. XXI, 1907, p. 61-62)
421
MARTYRE
422
5. Martyres de musulmans convertis. — Si
acharnés contre les chrétiens renégats qui revenaient
à leur ancienne foi, les musulmans l'étaient plus en-
core contre leurs propres coreligionnaires passés au
christianisme. On a souventdit que « les musulmans
sont inconvertissables ». De l'aveu de bons juges,
qui ont pour eux l'expérience, cette assertion est
exagérée. Malgré les obstacles que présentent l'état
d'esprit héréditaire des musulmans et, trop souvent
aussi, la mauvaise politique ou les mauvais exem-
ples des chrétiens, les conversions de ce genre ne
sont pas, même de nos jours, sans exemple (Les
Missions cal)ioliques françaises, t. V, p. 58, 6o, 76;
voir encore, dans le livre d'Augustin Cochin, J.'aho-
lition de l'esclavage, 1861, t. II, p. 52i, une note sur
les missions calliuliques en Afrique, 1860-1861, rédi-
gée par M. Ducros, secrétaire du conseil de la Pro-
pagation de la Foi, à Paris : des conversions de mu-
sulmans y sont indiquées; voir aussi Allies, Jour-
nal in France, 1' éd., Londres, igi.'i, p. 177 et l85).
Devant la grâce divine, il n'y a pas d'état d'esprit
irréductible. Si les conversions de musulmans sont
.1 très rares B.on doit ajouter que « généralement ces
conversions sont aussi durables qu'elles ont été diffi-
ciles àobtenir ». {t.es Missions catholiques françaises,
t. V, p. 19) Elles durèrent parfois jusqu'au martyre.
Martin Forniel était un Maure, né à Tlemcen, qui,
de propos délibéré, « poussé, dit la relation, par une
inspiration divine », vint à Oran pour y abjurer le
mahométisme et recevoir le baptême. Il prit part en-
suite aux expéditions guerrières des Espagnols. Fait
prisonnier et amené à Alger, il fut pressé par tous
les moyens, promesses et menaces, de renoncer à la
religion du Christ. Ses parents accoururent de Tlem-
cen pour le supplier. Mais vainement lui montra-t-on
ce qu'avait d'extraordinaire 0 un Maure, né de Mau-
res, ne vivant pas en Maure dans la foi des Maures 1 »
Il demeura inébranlable. 0 Chrétien je suis, et chré-
tien je dois mourir », répondait-il. On lui coupa une
jambe, puis un bras, et on l'acheva par le supplice
du ganche, en i558 (Moliner-Violle, p. 226).
Un missionnaire Carme, établi en Perse, raconte la
mort héroïque, en 1621, de cinq Persans, dont un
était le jardinier de la mission. Musulmans de nais-
sance, ils avaient reçu le baptême et refusaient de
revenir à l'islamisme. Le khan ou vice-roi de Sciras,
qui les avait arrêtés, condamna à mort deux d'entre
eux : Elle fut cousu dans une peau d'âne, puis em-
palé ; Chassadir fut éventré. On conduisit les trois
autres près d'Ispahan, au roi de Perse, qui était alors
Abbas le Grand (1587-1629). Celui-ci s'était toujours
montré favorable aux chrétiens (Les Missions catho-
liques françaises, t. I, p. 198); cependant il interro-
gea sévèrement les convertis, et, sur leur refus d'ab-
jurer, les condamna à mort. Le crime de musulmans
infidèles à leur religion lui avait paru irrémissible.
Les trois martyrs, Alexandre, Joseph et Ibrahim, fu-
rent lapidés. Mais, par une exception bien rare, leur
courage émut tellement le souverain persan, que les
habitants de quarante-trois bourgs arméniens, qui
avaient été contraints à l'apostasie, puis étaient re-
venus au culte chrétien, furent autorisés à y persé-
vérer : on leur rendit même leurs livres religieux
conlisqués (Rabbath, t. 1, p. 448). Il s'agit probable-
ment ici d'une colonie arménienne, qui avait été
transportée, par l'ordre d' Abbas, des bords de l'Araxe
à Ispahan.
Ajoutons que le mahométisme parait être, de nos
jours, plus intolérant en Perse qu'il ne l'était au
xvii* siècle. On vient de voir cinq musulmans con-
vertis martyrisés en 1621 ; mais les missionnaires et
les autres chrétiens sont laissés en paix. Al'heure pré-
sente, dans les même pays, « le prosélytisme auprès
des musulmans est impossible : le missionnaire qui
s'y livrerait ne pourrait s'en promettre qu'un résul-
tat, ce serait d'amener un massacre général des chré-
tiens. « (/.es Missions catholiques françaises, t. I,
p. 190)
6. Martyres d'esclaves chrétiens. — Parmi
les esclaves chrétiens qui remplissaient les « bagnes »
et les galères de l'Etat ou les maisons des particu-
liers, à Constantinople et dans toutes les villes du
Levant et des Etats barbaresques, les martyrs furent
aussi très nombreux. A beaucoup de ces captifs avait
été laissée une liberté de conscience relative : au xvi',
au xvii", au xviiie siècle, non seulement les religieux
spécialement autorisés à traiter de leur rachat, comme
les Trinitaires et les Pères de la Merci, mais encore
ceux des autres ordres, Dominicains, Capucins, Jé-
suites, Lazaristes, avaient facilement accès auprès
d'eux, leur disaient la messe, leur prêchaient même
des retraites, leur administraient les sacrements. Dans
bien des cas, cependant, cette liberté de conscience
était supprimée, et les musulmansessayaient par tous
les moyens de contraindre à l'abjuration leurs captifs,
particulièrement les jeunes gens et les femmes : ni
les menaces, ni les promesses, ni les séductions de
toute sorte n'étaient alors épargnées : on vit des
pères promettre â un esclave la main de leur ûUe, s'il
se faisait musulman. Beaucoup résistèrent jusqu'au
sang, et même jusqu'à la mort; parmi ceux, en grand
nombre, qui succombèrent, il en y eut aussi beaucoup
qui se relevèrent et payèrent de leur sang leur
repentir.
La nécessité de ménager les susceptibilités des
musulmans, afin de continuer leur ministère auprès
des prisonniers, obligeait les religieux à une grande
réserve. Celle-ci est plusieurs fois recommandée par
saint Vincent de Pacl aux Lazaristes envoyés par lui
en Afrique, et particulièrement à ceux que le roi de
France avait autorisés à l'y représenter comme con-
suls. Nous ne pouvons nous arrêter ici devant ces
admirables ligures de consuls lazaristes. Citons seule-
ment M. Guérin et M. Jean Le Vacher. A cette ques-
tion qui lui est posée au moment de son départ pour
Tunis : « Eh bieni monsieur Guérin, vous allez donc
vous faire pendre en Barbarie? » il répond : « J'es-
père davantage, je compte sur le pal et sur mieux
encore. » On demande de même à M. Le Vacher, qui
après un premier consulat à Tunis, où il avait beau-
coup soulfert, venait d'être nommé consul à Alger :
» N'avez-vous pas peur de retourner parmi ces bar-
bares? » — « Si je voyais, dit-il, d'un côté le chemin
du ciel ouvert et de l'autre celui d'Alger, je pren-
drais plutôt ce dernier, par la charité que je sais
qu'il y a à exercer, parmi ces infidèles, en^ ers les
pauvres esclaves. » On connaît la mort héroïque de
Jean Le Vacher, dont la cause de béatification s'ins-
truit en ce moment (voir R. Gleizes, Jean Le Vacher,
vicaire a/JOstolique et consul à Tunis et à Jlger,
1619-1683, d'après les documents contemporains,
Paris, 1914). Cependant, à peine les textes permettent-
ils d'apercevoir quelque chose de son apostolat envers
les musulmans (voir Gleizes, p. loi). Le mission-
naire qui portait un de ceux-ci. Turc ou renégat, à
changer de religion, encourait en Barbarie la peine
de mort, et surtout mettait en péril la mission à
laquelle il appartenait. C'est pourquoi saint Vincent
de Paul avait demandé â ses Lazaristes de passer
sous silence les conversions secrètement opérées
par eux parmi les musulmans. Il leur conseillait
même une grande prudence dans leUTS rapports avec
les renégats. Ecrivant à Philippe Le Vacher, frère de
Jean, en décembre i65o : «Vous avez, lui disait-il, un
autre écueil à éviter parmi les Turcs et les renégats :
423
MARTYRE
424
au nom de Notre-Seigneur, n'ayez aucune commu-
nication avec ces gens-là; ne vous exposez point
aux dangers qui en peuvent arriver, parce qu'en
vous exiiosanl, comme j'ai dit, vous exposeriez tout
et feriez grand tort aux pauvres ciireliens esclaves,
en tant qu'ils ne seraient plus assistés, et vous fer-
meriez la porte pour l'avenir à la liberté présente
que nous avons de rendre quelque service à Dieu en
Alger et ailleurs. Voyez le mal que vous feriez pour
un petit bien apparent. Il est plus facile et plus
important d'empêcher que plusieurs esclaves ne se
pervertissent que de convertir un seul renégat.
Un médecin qui préserve du mal mérite plus que
celui qui le guérit; vous n'êtes pas chargés des âmes
des Turcs et des renégats, et votre mission ne s'étend
point sur eux, mais sur les pauvres chrétiens cap-
tifs. » (Lettres de sd'mt Vincent de Paul, t. I, Paris,
1880, p. 357)
J'emprunte à quelques missionnaires — le P. Dan,
Trinitaire, auteur de l'Histoire de la Barbarie et de
SCS corsaires (i636), et les deux consuls lazaristes,
MM. GuÉRiN et Lb Vacher, quelques épisodes de la
confession ou du martyre d'esclaves détenus dans
les pays barbaresques.
Le P. Dan raconte l'histoire, arrivée en i633, d'un
mousse de Saint-Tropez, âgé de quinze ans, Guil-
laume Sauvéir ; après avoir essayé en vain de toutes
les séductions pour le convertir à l'islamisme, les
Turcs le suspendirent par les pieds, et lui donnèrent
la bastonnade, en le sommant de renoncer à la reli-
gion chrétienne. Comme il s'y refusait, on lui arra-
cha les ongles des orteils et on lui coula de la cire
fondue sur la piaule des pieds, sans pouvoir ébran-
ler sa constance. M. Guérin cite, en 1646, à Tunis, un
enfant de onze ans, deux fois bàtonné, refusant l'ab-
juration et disantau maître qui le frappe: « Coupe-moi
le cou si tu veux, car jesuis chrétienetneserai jamais
autre. » (Abellv, Vie de saint Vincent de Paul, éd.i836,
t. V, p. 97) Le même M. Guérin parle d'un autre en-
fant, Marseillais, âgé de treize ans, lequel reçut plus
de millecoupsde bâton idulôtque de renier le Christ :
on lui coupa sur le bras un morceau de chair,
« comme on ferait une carbonnade pour la mettre
dessus le gril » ; enfin on allait lui donner encore
quatre cents coups de bâton quand le missionnaire,
se jetant aux pieds du maître, les mains jointes, ob-
tint de le racheter (l'fci'rf., p. 106). En 1648, rapporte
M. Le Vacher, il y avait à Tunis deux jeunes escla-
ves de quinze ans, l'un Anglaisct protestant, l'autre
Français et catholique. Le premier fut converti par
son camarade au catholicisme. Il refusa d'être racheté
par des marchands anglais, qui voulaient l'inscrire
parmi ceux de leur religion, et déclara qu'il aimait
mieux demeurer esclave toute sa vie que de cesser
d'être catholique. Les deux amis, qui refusaient de se
faire musulmans, furent plusieurs fois battus par les
Turcs, aupointd'êtrelaissés à terre comme morts. Le
petit Anglais, trouvant un jour son ami dans cet état,
l'embrassa en disant publiquement : « J'honore les
membres qui viennent de souffrir pour Jésus-Christ,
mon Seigneur et mon Dieu. » A moitié assommé à son
tour, il fut rapporté inanimé dans sa case, où le pe-
tit Français vint le visiter, l'exhortant à toujours
souffrir vaillamment pour le Christ. Un Turc, qui por-
tait deux couteaux à sa ceinture, menaça l'intrépide
enfant de lui couper les oreilles : mais le petit Fran-
çais, s'emparant d'un des couteaux, se trancha lui-
même une oreille, et, la tenant toute sanglante, de-
manda au Turc s'il voulait encore l'autre. Le courage
des deux jeunes esclaves étonna si fort les infidèles,
qu'ils cessèrent de les tourmenter. L'année suivante,
les deux petits martyrs moururent de la peste {ibid.,
p. 99-io3).
Voilà de quoi des enfants furent capables. Non
moins intrépides se montrèrent des femmes. Toutes,
hélas I ne purent sauver leur vertu, et plusieurs —
on cite même des religieuses — n'abjurèrent leur foi
qu'après avoir subi toutes les hontes du harem. Mais
d'autres obtinrent par leur courage la couronne
du martyre. C'est encore M. Guérin qui raconte, en
1G46, l'histoire d'une esclave chrétienne de Tunis
qui, plutôt que d'abandonner sa religion, reçut plus
de cinq cents coups de bâton; restée à terre, à demi
morte, deux Turcs « la foulèrent avec les pieds sur
les épaules, avec une telle violence, qu'ils lui crevèrent
les mamelles ■» (ibid., p. io5). M. Guérin raconte
encore l'histoire d'une jeune femme sicilienne, à
Bizerte, « le mari de laquelle s'était fait Turc. Elle a
enduré trois ans entiers des tourments inexplicables
plutôt que d'imiter l'apostasie de son mari ». Elle
était « toute couverte de plaies », quand « deux cent
cinquante écus, donnés par aumône », permirent de
la racheter (ibid., p. 106).
Dans une de ses lettres à saint Vincent de Paul,
M. Jean Le Vacher parle d'une barque française,
qu'un naufrage lit échouer sur la côte de Tunis. Six
hommes la montaient. Capturés, ils furent vendus à
Tunis comme esclaves. Le dey voulut les contraindre
à se faire musulmans. Deux cédèrent à la violence
des bastonnades; deux autres « moururent constam-
ment dans les tourments plutôt que de consentir à
une telle infidélité ». M. Le Vacher parvint à rache-
ter les deux survivants, en se portant caution d'une
partie du prix. « Pour moi, écrit-il, j'aime mieux
souffrir en ce monde que d'endurer qu'on renie mon
divin Maître, et je donnerais volontiers mon sang
et ma vie, voiremême mille vies si je les avais, plu-'
tôt que de permettre que des chrétiens perdent ce
que Notre-Seigneur leur a acquis par sa mort. » (Ibid.,
P- "O'j)
Dans ce pauvre monde de prisonniers et d'esclaves,
s'il y eut des confessions ou des morts admirables, il
y avait aussi, nous l'avons dit, d'innombrables renie-
ments. Tout en observant les conseils de prudence
donnés par saint Vincent de Paul, les Lazaristes s'oc-
cupaient discrètement de ces renégats. Xous voyons
par leurs lettres qu'ils en convertirent beaucoup
(ibid., p. 85, 97). Nous voyons même qu'ils parvin-
rent à convertir et à baptiser plusieurs musulmans
de naissance ; mais, dit Abelly, a pour ce qui est de
ces Turcs et renégats qui se convertissaient à notre
sainte religion, les prêtres de la mission s'y com-
portaient avec grande prudence et circonspection, de
peur que, si on les eut découverts, cela n'eût empêché
le progrès des biens qu'ils tâchaient de faire parmi
ces infidèles. C'est pour ce sujet qu'ils n'en parlaient
que sobrement dans les lettres qu'ils écrivaient en
France, de peur que, ces lettres venant à être inter-
ceptées, on ne connût ce que Dieu faisait par leur
ministère pour le salut de ces pauvres dévoyés. »
(/ii'rf., p. g^.) Voilà, disons-le en passant, qui répond
encore au préjugé des « musulmans inconvertissa-
bles ».
Dans une conférence aux prêtres de la commu-
nauté de Saint-Lazare, saint Vincent de Paul a
raconté lui-même le martyre, à Alger, d'un renégat
converti. Je crois ne pouvoir mieux faire que de
reproduire son récit:
« Il se nommait Pierre Bourgoin, natif de l'île de
Majorque, âgé seulement de vingt et un ou vingt-
deux ans. Le maître duquel il était esclave avait
dessein de le vendre, pour l'envoyer aux galères de
Constantinople, dont il ne serait jamais sorti. Dans
cette crainte, il alla trouver le bâcha, pour le prier
d'avoir pitié de lui, et de ne pas permettre qu'il fût
envoyé à ces galères. Le bacUa lui promit de le faire,
425
MARTYRE
426
pourvu qu'il prit le turban ; et pour lui faire faire
cette apostasie, il employa toutes les persécutions
dont il put s'aviser; et enfin, ajoutant les menaces
aux promesses, il l'intimida de telle sorte qu'il en
lit un renégat. Ce pauvre enfant, néanmoins, conser-
vait toujours dans son cœur les sentiments d'estime
et d'amour qu'il avait pour sa religion, et ne lit cette
faute que par l'appréhension de tomber dans ce cruel
esclavage, etpar le désir de faciliter le recouvrement
de sa liberté. Il déclara même à quelques esclaves
chrétiens qui lui reprochaient son crime, que s'il
était Turc à l'extérieur, il était chrétien dans l'âme, et,
peu à peu, faisant réilexion sur le grand péché qu'il
avait commis de renoncer à sa religion, il en fut
touché d'un véritable repentir; et, voyant qu'il ne
pouvait expier sa lâcheté que jiar sa mort, il s'y
résolut, plutôt que de vivre plus longtemps dans cet
état d'inlidélité. Ayant découvert à quelques-uns ce
dessein, pour en venir à l'exécution, il commença à
parler ouvertement à l'avantage de la religion chré-
tienne et au mépris du mahomélisme, et disait sur
ce sujet tout ce qu'une vive foi lui pouvait suggérer,
en présence même de quelques Turcs, et surtout des
chrétiens. Il craignait toutefois la cruauté de ces bar-
liares, et envisageant la rigueur des peines qu'ils
lui feraient souffrir, il en tremblait de frayeur. «Mais
pourtant, disait-il, j'espère que le Seigneur m'assis-
tera, il est mort pour moi, il est tout juste que je
meure pour lui. » Enfin, pressé du remords de sa
conscience, et du désir de réparer l'injure qu'il avait
faite à Jésus-Christ, il s'en alla, dans sa généreuse
résolution, trouver le bâcha ; et, élanlen sa présence:
« Tu mas séduit, lui dit-il, en me faisant renoncer à
ma religion, qui est la bonne et véritable, et me fai-
sant passer à la tienne, qui est fausse : or, je te
déclare que je suis chrétien; et, pour te montrer que
j'abjure de bon cœur la créance et la religion des
Turcs, je rejette et déteste le turban que lu m'as
donné » ; et, en disant ces paroles, il jeta ce turban
par terre et le foula aux pieds ; et puis il ajouta :
« Je sais que lu me feras mourir, mais il ne m'im-
porte, car je suis prêt à souffrir toute sorte de tour-
ments, pour Jésus-Christ mon Sauveur. » En efTet, le
baclia, irrité de cette hardiesse, le condamna aussi-
tôt à être brillé tout vif; ensuite de quoi on le dépouilla,
lui laissant seulement un caleçon, on lui mit une
chaîne au cou, et on le chargea d'un gros poteaii,
pour être attaché et brûlé ; et, sortant en cet état de
la maison du bâcha, pour être conduit au lieu du
supplice, comme il se vit environné de Turcs, de
renégats, et même de chrétiens, il dit hautement ces
belles paroles : « Vive Jésus-Christ, et triomphe pour
jamais la foi catholique, apostolique et romaine I II
n'y en a point d'autre en laquelle on puisse se sauver. »
Et cela dit, il s'en alla constamment souffrir le feu et
recevoir la mort pour Jésus-Christ.
« Or le plus grand sentiment que j'aied'unesi belle
action, c'est que ce brave jeune homme avait dit à
ses compagnons : « Quoique j'appréhende la mort,
je sens néanmoins quelque chose là-dedans, portant
la main sur son front, qui me dit que Dieu me fera
la grâce de souffrir le supplice qu'on me prépare.
Notre-Seigneur lui-même a appréliendé la mort, et,
néanmoins, il a enduré volonlairement de plus
grandes douleurs que celles qu'on me fera souffrir;
j'espère en sa force et en sa bonté. » Il fut donc atta-
ché à un poteau, et le feu allumé autour de lui, qui
lui lit rendre bientôt entre les mains de Dieu son
âme pure comme l'or qui a passé par le creuset.
M. Le Vacher, qui l'avait toujours suivi, se trouva
présent à son martyre; quoiqu'un peu éloigné, il
lui leva l'excommunication qu'il avait encourue, et
lui donna l'absolution, sur le signal dont il était
convenu avec lui, pendant qu'il souffrait avec tant
de constance.
« Voilà, messieurs, comme est fait un chrétien, et
voilà le courage que nous devons avoir pour souffrir et
pour mourirquand il faudra pour Jésus-Christ. Ueman-
dons-lui cette grâce, et prions ce saint garçon de la
demander pour nous, lui qui a été un si digne éco-
lier d'un si courageux maître, qu'en ces trois heures
de temps il s'est rendu son vrai disciple et son par-
fait imitateur, en mourantpour lui. » (Abblly, t. V,
p. 64-67)
Cette Passion d'un martyr, narrée avec émotion
presque au lendemain de sa mort par un saint tel
que Vincent de Paul, d'après les renseignements du
témoin oculaire M. Le Vacher, fait comprendre la
valeur historique de beaucoup de pièces analogues
appartenant aux premiers siècles de l'Eglise.
A ces esclaves martyrs de la foi, il faut joindre
d'autres esclaves martyrs de la chasteté. M. Guérin
parle d'un jeune Portugais qui, « après avoir résisté
pendant plus d'un an aux violentes sollicitations de
son impudique patronne », fut, sur une fausseaccu-
sation de « cette louve », condamné à mort. « Il se
confessa et communia, et, après, il me dit : « Mon-
sieur, qu'on me fasse souffrir tant qu'on voudra, je
veux mourir chrétien. » Et, quand on vint le pren-
dre pour le conduire au supplice, il se confessa encore
une fois, et Dieu voulut pour sa consolation qu'il
nous fût permis de l'assister à la mort, ce qui n'avait
jamais été accordé parmi ces inhumains. La der-
nière parole qu'il dit, en levant les yeux au ciel, fut
celle-ci : « O mon Dieu, je meurs innocent! » Ceci
se passait en i646à Tunis. A Alger, vers le même
temps, un autre esclave, après avoir repoussé les
ignobles tentatives de son maître, fut accusé par
celui-ci de l'avoir voulu tuer : « on tit mourir par le
feu ce valeureux chrétien, qui supporta constam-
ment ce cruel martyre. » (/tiV.,p. 85-8^)
7. Les martyrs du temps présent. — Le fa-
natisme musulman parait quelquefois assoupi :
mais il a aussi d'épouvantables réveils. On en eut
la preuve au xix'' siècle : en 18G0, au Liban, le mas-
sacre de 4o.ooo Maronites par les Druscs, avec la
complicité des Turcs, massacre pendant lequel des
missionnaires Franciscains et Jésuites furent im-
molés avec leur troupeau qu'ils avaient voulu jus-
qu'à la fin consoleret absoudre (Les Missions catholi-
ques françaises, l. I, p. 826); en 1895 et 1896, le
massacre de 100.000 Arméniens avec l'approbation
du sultan. L'heure où j'écris voit, par des massacres
plus effroyables encore, la destruction systématique
de cette nation arménienne, qu'on est tenté d'ap-
peler la nation martyre. Combien cependant, parmi
tant de chrétiens mis à mort, doivent recevoir, au
sens propre du mot, ce titre de martyr? Nous som-
mes encore trop proches des événements et trop
ignorants des détails pour répondre à celte ques-
tion : mais on peut penser qu'aux haines de race
et aux suggestions de la plus criminelle politique
se joignit bien souvent, chez les massacreurs, la
haine de la religion chrétienne, et que plus d'un
parmi les massacrés, prêtres et laïques, a préféré
la mort à une apostasie qui eût pu le sauver.
On trouvera dans la Croix du a mars 1916 une
correspondance de Rome sur « les massacres qui
ont quasi décimé l'épiscopat et le clergé catholique
arménien. » (Voir encore, dans la Reyue des Deux
Mondes, \" février igi6, l'article anonyme intitulé :
La suppression des Arméniens. Méthode allemande.
Travail turc)
Un épisode peu connu, qui remonte à quelques
années, montreque, même dans les parties du monde
427
MARTYRE
428
musulman les mieux pacifiées, et gouvernées aujovir-
d'Uui par des nations chrétiennes, il peut encore y
avoir des martyrs, de vrais martyrs, punis par des
fanatiques de leur refus d'embrasser la religion de
Mahomet. Les faits de ce genre sont naturellement
très rares, mais ils laissent voir quel est toujours,
chez certains, l'état de l'àme musulmane. Dans une
région encore sauvage de la Tunisie, un maraljout,
par ses prédications enflammées, parvint, en 1906,
à soulever le fanatisme des indigènes. Plusieurs
fermes, exploitées par des Français, furent pillées.
Dans l'une d'elles, le colon et les membres de sa
famille sont mis par les insurgés en demeure d'ab-
jurer le christianisme et de se faire musulmans. Us
eurent la faiblesse de céder. Près de là se trouvait
un dépôt de remonte, dont le service était fait par
trois cavaliers. Deux parvinrent à s'échapper, mais
le troisième, fait prisonnier, accepta la circoncision
pour éviter la mort. « Evidemment, écrit un corres-
pondant, ces conversionsn'ont été, pour ces malheu-
reux, qu'un expédient, et nul n'a pu les croire sin-
cères, pas même les Arabes qui les ont imposées.
Aussi devons-nous d'autant plus admirer ce paysan
italien, cet humble riistico, qui a pensé qu on ne
déserte pas une religion plus qu'on ne déserte un
drapeau. Del Rio Gesomino était domestique à la
ferme Bertrand. U venait d'assister à l'abjuration de
tous ses maîtres el leur exemple ne l'a pas entraîné.
Il a consenti à répéter la formule du Coran: 0 II n'y
a qu'un Dieu. » Mais il a refusé de reconnaître Maho-
met comme son prophète. Il n'a pas voulu se sauver
par un mensonge, et a su mourir en héros. Abattu
d'abord à coups de sabre, il a été, dit-on, brfilé à
petit feu. » {Journal des Débats, i5 mars 1906)
VU. — Le mahtvuk et lb scuisme cniico-nussE
1. La persécution de l'Eglise uniate : les piemieis
martyrs de l'union ; saint Josaphat et le bienheureux
André Bobola ; les trois partages de la Pologne, la perst--
cution sous Catherine II ; la persécution sous Nicolas 1'"',
les martyrs du clei"gé uniate, la mère Makrina et les reli-
gieuses basiliennes, les paysans martyrs, la persécution
sous Alexandre II, les paysans lithuaniens, le diocèse
polonais de Ghelm, les apostats de 1875, les confesseurs
et les martyrs ; la persécution sons Alexandre III ; l'état
présent des uniaies. 2. La persécution de l'Eglise la-
tine t interdiction dp la propagande catholique ; interdic-
tion de la correspondance avec le Saint-.Siège ; suppres-
sion de paroisses et de couvents .interdiction aux prêtres
latins d'assister les uniates. 3. Conclusion : les motifs
d'espérance.
L'histoire des martyrs faits par le schisme grec
eut surtout pour théâtre les contrées soumises à la
Russie, et particulièrement les provinces polonaises
que les trois partages de 1772, 1798 et 1795, puis les
traités de 181 5, firent passer sous la domination
moscovite.
La malheureuse Pologne avait été, malgré les dé-
fauts de son peuple et les vices de sa constitution,
si profondément pénétrée de catholicisme, que ses
nouveaux maîtres russes virent dans la destruction
de la foi et de la discipline catholiques le plus sûr
moyen d'y détruire le sentiment national. Ils ne
réussirent que trop dans leurs efforts, et d'immenses
populations ont été entraînées au schisme par la
ruse et la violence; mais la résistance de l'âme polo-
naise fut attestée jusqu'à nos jours par les souffran-
ces de nombreux confesseurs et même par le sang
de nombreux martyrs : si la nationalité n'est pas
éteinte, le mérite en revient pour une grande part
à ces témoins de la foi.
I. La persécution des Uniates. -— a) Dans les
pays situés à l'est de l'Europe et à l'ouest de l'Asie,
les fidèles de l'Eglise catholique se divisent en deux
classes : les uniates, soumis au Saint-Siège, et gar-
dant, avec l'autorisation et même les encouragements
de celui-ci, leurs rites particuliers, et les latins, qui
suivent en tout la discipline romaine (voir la statis-
tique des catholiques de rite uni, dans Tournkiiize,
L'Eglise Grecque-orthodoxe et l'Union, Paris 1907,
p. 45-48).
Les chrétiens de rite gréco-slave unis nu siège de
Rome étaient, au commencement du xviu= siècle,
très répandus en Pologne, et suriout dans les pro-
vinces orientales dépendant du royaume, Lithuanie,
Ruthénie, 'Volhynie, Ukraine. Leur union, ou plutùt
leur retour à l'unité catholique, encouragé par les
Jésuites et par le roi Sigismond III, s'était fait dans
les dernières années du x^i' siècle. Froissés par les
exactions du patriarche de Gonstantinople, émus du
déplorable état où depuis le schisme étaient tombés
leur clergé et leurs fidèles, les évêques de la Russie
Blanche et la Petite Russie s'assemblèrent le 2 dé-
cembre 1694, et décidèrent, d'un commun accord, de
passer sous la juridiction de l'Eglise romaine, suivis
tantiim et in integrum observatis caerimoniis et
ritibus cultus diyini peragendi et sanctorum sacra-
nt entorum jui ta consuetudinem Ecclesiae oricntiiUs.
L'année suivante, 12 juin i5(j5, les mêmes évoques
tinrent un synode dans la petite ville lithuanienne
de Bresl-Litowsk, et rédigèrent un acte d'union, que
deux d'entre eux furent chargés de porter à Rome,
avec mandat de négocier avec le Pape pour le main-
tien du rite slave ainsi que des privilèges possédés
ab antiquo par l'Eglise ruthène. Clément VII leur
accorda toutes leurs demandes, sous la condition
d'adhérer aux décrets du concile de Florence, et
donna au métropolitain le pouvoir d'instituer les
évêques, après avoir fait confirmer à Rome sa pro-
pre élection. Dès lors, l'Eglise ruthène-unie fut l'on-
dée (voirie livre de Mgr Likowski, évêque suffragant
de Posen, Die Riithenisch-romische Kirchemereini-
gung genanni Union zu Brest, Fribourg-en-Brisgau,
igoÀ; analyse parle P. Palmieri dans lievue d'his-
toire ecclésiastique de Louvain, avril 1906, p. 887-
393).
Cette fondation a été presque aussitôt consacrée
par le martyre. Les partisans obstinés du schisme
n'avaient pas vu sans colère le triomphe de l'unité
catholique. Nombreux sont les prêtres et les moines
qui payèrent alors de leur sang leur fidélité à
celle-ci : en 1C18, le basilien Antoine Hrekowicz,
vicaire général de Kiev, jeté par les Zaporogues dans
le Dnieper ; en 1620, un autre moine basilien,
Antoine Batkiewicz, assassiné par le pope schismali-
que pendant qu'il disait la messe dans une église
rurale du diocèse de Przemyl ; en 1621, le protopope
Matthieu arrêté par les Zaporogues à Szarogorod,
en Ukraine, et, sur son refus de renoncer à l'obéis-
sance du métropolite uniate, décapité par eux ;
en 1628, ces mêmes cosaques, à Kiev, tranchant la tète
de deux prêtres et du bourgmestre Basilios, qui
refusaient d'adhérer au métropolite schismalique.
Les chefs de l'Eglise uniate sont menacés du même
sort. L'intrépide métropolite Pociey est, en 1609,
l'objet d'une tentative d'assassinat; trois de ses
doigts, tranchés par le fer du meurtrier, ont été
conservés comme des reliques. Ruski, qui occupa
de 161 3 à iC65 le siège métropolitain de Kiev, et
qui mérita du pape Urbain VIII le titre d'Athanase
de la Ruthénie, n'échappa qu'à graudpeine aux
fureurs des schismatiques.
Son ami, l'archevêque de Polotsk, Josaphat Kun-
cewicz, s'était, par son zèle et ses succès, désigné à
leurs coups. On voudrait pouvoir s'arrêter devant
cette sainte et curieuse figure. « Ce contemporain de
429
MARTYRE
430
François de Sales et de Vincent de Paul, de Bérulle
et d'Olier, a l'allure d'un moine grec du xi» siècle,
pénitent à la façon d'un ascète de la ïhébaïde ou
d'un fondateur de laure au mont Athos ; complète-
ment étranger à la culture intellectuelle de l'Occi-
dent, il ne connaît que les livres liturgiques et les
textes sacrés à l'usage de son Eglise ; prcti-e, archi-
mandrite, réformateur de son ordre basilien, il
combat toutes sa vie contre les conséquences du
schisme photien; et, martyr, il cueille enlin dans
cette lutte la palme de la victoire. » (Dom Gdépin,
Un aptiiie de l'union des Eglises au XII' siècle . saint
Josaphat et l'Eglise gréco-slave en Pologne et en
Bussie, 3* éd., Paris et Poitiers, t. I, iSg'j, p. n)
Dans ses discussions avec les schismatiques, il leur
opposait leurs propres traditions, et offrait, pour
établir la primauté du pontife romain, de s'en tenir
aux textes liturgiques antérieurs à la séparation,
qui n'avaient pas cessé d'être en vigueur parmi eux
(ihid., p. 172, 181, 347). Il fut massacré par ses
adversaires à Vitebsk, le 12 novembre 1628. Sa vie
et son martyre ont été racontés par un contemporain,
l'évèque uniate de Chelm, Sdsza : Cursus vitae et
certaniert niarlyrii B. Josaphat Kuncewicii archiepis-
copiPolocensis,episct)pi Vitepceiisis et Mscislaviencis,
Rome, i665 (réédité en i865 par le P. Martinov);
Pie IX a canonisé en 1867 ce glorieux martyr de
l'Union.
Celle-ci eut un peu plus tard un autre apôtre en la
personne du Jésuite polonais André Bobola. Dans
les raèmesrégions, ce » preneurd'àmes » avait ramené
à l'unité catholique des villages entiers. Ses supé-
rieurs l'envoyèrent, en i656, prêcher les schismati-
ques de la Polésie, pays de fondrières et de vastes
forêts qui sépare la Volhynie et l'Ukraine de la
Lithuanie. C'est là, près de la ville de Janov, sur le
territoire de Pinsk, qu'il fut découvert par unebande
de cosaques, acharnés contre les prêtres et les reli-
gieux et qui depuis longtemps le guettaient. Arrêté
le 16 mars lôS^, il fut conduit devant l'assaoul ou
chef de la bande. Celui-ci le somme d'apostasier : le
religieux répond en exhortant ses ennemis à se
convertir. « Alors l'assaoul lui assène un furieux
coup d'épée, qui lui tranche le poignet. Le martyr
tombe à terre, dans une mare de sang. Les bandits
s'acharnent sur leur proie. Un cosaque, voyant sa
victime lever ses regards vers le ciel, lui crève un
œil d'un coup de poignard. On le conduit dans la
boutique d'un boucher. Là, c'est le suplice du feu.
Dépouillé de ses vêtements, l'apôtre est étendu sur
une table et on lui laboure les côtes avec des char-
bons ardents. En haine des rites catholiques, les
bourreaux lui enlèvent avec les pointes de leurs
couteaux une large surface de la peau de la tête en
manière de tonsure. Le saint martyr invoque les noms
de Jésus et de Marie, et demande à Dieu le salut de
ses tortionnaires. Ceux-ci jettent une robe de pour-
pre sur le corps défiguré, retendent sur une table,
lui arrachent la peau du dos, et couvrent les plaies
sanglantes de paille d'orge hachée menu. Puis, le
retournant et l'attachant à la table avec des cordes,
ils font pénétrer ces aiguilles de paille dans les plaies
vives et enfoncent à coups de marteau des épines
acérées sous les ongles. Pour en linir, les bourreaux
lui coupent le nez, les oreilles et la bouche, et par
la nuque lui arrachent la langue avec la racine. Son
corps, traîné dans la boue, fut eiiûn jeté sur un tas
d'immondices, et, comme le saint respirait encore,
un brigand l'acheva en lui plongeant son sabre dans
le flanc. » Déclaré Vénérable, le 9 février i855, par
Benoit XIV, André Bobola a été, malgré les eflorts
de la diplomatie russe, béatilié par Pie IX en
1853 (voir notice sur le B. André Bobola par le
P. Olivaint, Paris i855, et P. Bernard, article
jlndré llobola, dans le Dict. d'histoire et de géogra-
phie ecclésiastiques, fasc. XI, 1916, col. i64i-i644)-
Les guerres entre la Pologne, les cosaques et la
Moscovie schismatique, de i663 à 1667, couvrirent
de ruines les contrées habitées par les catholiques
uniates. a Pas unévêché, pas une église, pas un mo-
nastère — écrivait en i664 l'évèque Susza — n'a été
laissé intact par les cosaques et les moscovites...
Beaucoup de prêtres, tant séculiers que réguliers, et
même des laïques, ont été blessés, dépouillés, mis à
mort, uniquement par haine de l'Union ; d'autres
ont succombé aux mauvais traitements que l'ennemi
leur faisait subir. Nous connaissons plus de cent
prêtres séculiers qui ont péri dans divers tourments
pour la foi, et cependant nous ne pouvons comiUer
toutes les victimes, plusieurs provinces élant aux
mains de l'ennemi. Nous savons du moins exactement
combien de moines uniates ont péri, les uns fusillés,
les autres décaj)ités, brûlés ou soumis à d'autres tor-
tures, pour la sainte Union. Nous en comptons qua-
rante. » (SuszA, De laboribus Unilorum, cité par Dom
GuÉPiN, t. 11, p. 412)
6) Ces premiers martyrs étaient tombés victimes
de l'émeute, du guet-apens ou de la guerre. Mais la
persécution régulière va commencer avec l'avènement
de Catherine II au trône de Russie, en 1564.
La Pologne était alors un royaume essentiellement
catholique. Les deux rites y vivaient côte à côte,
dans l'obéissance au Pape. Pendant le règne glorieux
de Jean Sobieski (1674-1696), le mouvement uniate
avait fait de nouveaux progrès: plusieurs diocèses
venaient encore de renoncer au schisme; la vaste
province de l'Ukraine s'était convertie. Un concile de
l'Eglise ruthène unie put se tenir à Zamosc en 1720.
Au commencement du xviii'' siècle, sur 18 raillions
de Polonais, les deux tiers, latins et gréco-slaves, ap-
partenaient à l'Eglise romaine. Mais la situation
changea quand la politique de l'astucieuse amie de
Voltaire et de Diderot eut entrepris la ruine de la li-
berté religieuse, comme de toute liberté, non seule-
ment dans ses Etats, mais encore en Pologne. Pour-
suivant le démembrement et l'annexion de ce pays,
Catherine avait réussi à lui donner comme roi l'un
de ses anciens favoris, Stanislas Poniatowski. Elle
commença par semer le mécontentement parmi les
sectateurs des cultes dissidents, protestants, juifs ou
schismatiques. Ils jouissaient cependant en Pologne
d'une liberté de conscience refusée aux catholiques
dans tous les Etats où dominaient le schisme et l'hé-
résie. Seuls les droits politiques ne leur étaient pas
accordés par la constitution polonaise : mais, comme
lerappelaiten 1767 le Souverain Pontife Clément XIII,
« ces avantages, les princes étrangers à la foi
romaine les refusaient partout à leurs sujets catho-
liques. » Ce fut cependant le prétexte que prit Cathe-
rine pour intervenir dans les affaires de Pologne, au
nom de l'humanité.
Quand l'octroi des droits politiques aux dissidents,
et surtout le vote de lois favorables au schisme, par
une diète que dirigeaient les agents de la Russie, eut
amené en 1768 le soulèvement national connu sous le
nom de confédération de Bar, et si bassement raillé
par Voltaire (lettres du 6 mai 1771, du 18 octobre 1771,
du !"■ janvier 177a), Catherine lit envahir plusieurs
provinces polonaises par des hordes de cosaques Za-
porogues, accompagnés de popes fanatiques. Ces
barbares, dont nous avons déjà montré la férocité, y
déchaînèrent cette fois encore une véritable guerre
religieuse. Ceux qui ne professaient pas la foi des
cosaques, les catholiques et même les Juifs, tom-
baient sous leurs coups. Ils massacrèrent des gens
de toute condition, de tout âge, mais surtout des
431
MARTYRE
432
nobles, des prêtres et des moines. Des villages et
même des villes furent détruits. On estime à 200 mille
le nombre des victimes : les documents officiels russes
en avouent 5o mille (Theiner, Vicissitudes de l'Eglise
catliolicjue des deux rites en Pologne et en Russie,
Paris, 1843,1. I,p.i42-i43).
Le soulèvement habilement provoqué des patrio-
tes, puis leur écrasement, amenèrent, en 1772, le pre-
mier partage de la Pologne, donnant à Catlierine une
partie de la Lithuanie, avec 1.600.000 liabitants, et
à Frédéric 11 la Prusse polonaise, avec 700.000 habi-
tant. L'impératrice Marie-Thérèse, qui gagnait le
plus gros morceau, la Galicie, avait, pour apaiser
les reproches de sa conscience et obéir aux supplica-
tions du pape Clément XIV, obtenu de ses complices
la promesse d'une complète liberté religieuse pour
les catholiques incorporés à leurs Etats (Theiner,
Histoire du pontificat de Clément A'iV, Paris, i852,
t. II, p. 289-291, 3oo-3o2). La promesse fut écrite
dans le traité conclu en 1778 avec le roi de Pologne
{ilnd.,\>. 3i4); mais le traité était à peine signé, que
plus de douze cents églises, en Ukraine, sur mille
neuf cents, étaient enlevées aux Grecs unis, et leurs
prêtres forcés, par de mauvais traitements, à passer
avec leurs ouailles dans l'Eglise officielle (voir le
mémoire rédigé en juin 1771J par le nonce du pape en
Pologne, Garampi, et le métropolitain uniate de
Kiev; Theiner, démentis A'IV P. M. Epistolae et
Brevia, Paris, 1 852, p. 359-364). Le prétexte était tout
trouvé, et servira jusqu'à nos jours : on considérait
comme n'ayant pas cessé d'appartenir au schisme les
Eglises qui, scliismatiques avant ibo^b, s'étaient, à
partir de cette date, réunies à l'Eglise romaine.
Catherine sut profiter habilement des divisions qui
existaient entre les catholiques des deux rites, et qui
eurent surtout pour cause le zèle malencontreux
déployé par beaucoup d'évêques et de religieux latins,
malgré les défenses formelles des Papes, contre les
coutumes nationales des uniales (voir le livre cité
plus haut de Mgr Likowski, p. 288-284, 286). Le
mécontentement qu'en ressentaient ceux-ci, était en-
core aigri par le dédain que leur montrait la noblesse
polonaise, appartenant en grande partie au rite latin.
Aussi beaucoup d'entre eux se trouvaient-ils prépa-
rés d'avance à revenir au schisme, où ils espéraient
trouver moins d'amertumes. Les apostasies se mul-
tiplièrent, et l'Eglise ruthène-unie se dépeupla peu à
peu dans les diocèses de Polotsk, Smolensk, Nowogo-
rod et Minsk.
Lors du partage de 1793, qui lui donnait la se-
conde moitié de la Lithuanie, la Volliynie, la Podolie
et la partie polonaise de l'Ukraine, augmentant de
3 millions le nombre de ses sujets polonais, Cathe-
rine renouvela, plus précises encore, les promesses
de liberté religieuse : 0 S. M. l'impératrice de toutes
les Russies promet, d'une manière irrécusable, pour
elle, ses héritiers et successeurs, de maintenir à per-
pétuité les catholiques romains des deux rites
(utriusque ritus) dans les possessions imperturbables
des prérogatives, propriétés et églises, du libre exer-
cice de leur culte et discipline, et de tous les droits
attacliés au culte de leur religion, déclarant, pour
elle et ses successeurs, ne vouloir jamais exercer les
droits de souverains au préjudice de la religion ca-
tholique romaine des deux rites » (article 8). Mais
cette clause fut tout de suite violée : Catherine
envoya à ses nouveaux sujets des missionnaires
schismatiques, accompagnés de soldats, et obtint de
nombreuses conversions, où le knout et le pillage
eurent plus de part que la persuasion. Les palatinats
de Kiev, de Bracklaw et de la Volhynie perdirent
alors la plus grande partie de leurs catholiques
uniates : on dit qu'un million de ceux-ci passèrent
au schisme russe. Les missionnaires impériaux fu-
rent moins heureux dans la Podolie, où l'évêque de
Kamienieck, Pierre Bielawski, soutint la résistance
des catholiques.
Cependant, dans l'ensemble, le mouvement ne s'ar-
rêta point, et quand Catherine mourut, en 1 ygô, un
an après le dernier démembrement, qui avait fait
passer sous son joug 4.5oo.ooo Polonais, l'œuvre
schismatique était presque accomplie. En vingt-trois
ans, depuis le premier partage jusqu'à celui qui re-
trancha la Pologne du nombre des nations, le pro-
sélytisme persécuteur de Catherine avait rejeté au
schisme 8 millions de Ruthènes et coftté à l'Eglise
unie 9.3 16 paroisses, de nombreuses succursales et
cent quarante-cinq couvents (voir, pour les statisti-
ques, l'article Eglise russe, très copieux et très bien
informé, dans l'Encyclopédie catholique de Glaire
et "Walsh, t. XVI, Paris, 1847, P- 8>2). Oh I que la
haine de Voltaire contre la religion catliolique était
bien inspirée, quand il écrivait à Catherine, dès le
6 juillet 1771 : a Povir moi. Madame, je suis Udèle à
l'Eglise grecque, d'autant que vos belles mains tien-
nent en quelque façon l'encensoir, et qu'on peut
vous regarder comme patriarche de toutes les
Russies 1 »
c) La persécution contre l'Eglise unie s'apaisa sous
les deux successeurs de Catherine, Paul I""^ et
Alexandre 1". Pendant leurs règnes (1796-1826), mal-
gré des difficultés intérieures, et grâce à la protec-
tion persévérante du Saint-Siège, cette Eglise put
réparer une partie de ses pertes. Mais cette courte
prospérité fut brutalement arrêtée par l'empereur
Nicolas I", qui reprit, en lui donnant une forme en-
core plus violente, la tradition de son aïeule. Nous
entrons tout à fait, cette fois, dans l'ère des martyrs.
Status plorandus, non describendus, s'écrie en i843 le
vieux cardinal Pacca qui, passant en revue, dans un
discours public, l'état religieux des diverses contrées
de l'Europe, ne trouve pas d'autres paroles pour dé-
peindre la situation du catliolicisme en Russie el
« dans l'infortunée Pologne «.(iVewiOi/es, Paris, 1860,
t. 11, p. 362)
Les premiers coups de Nicolas tombèrent sur
l'Eglise ruthène-unie des provinces démembrées de
la Pologne. Ce serait une erreur de croire que l'in-
surrection polonaise de i83o, si cruellementrôprimée,
ait été l'origine de ses attentats à la liberté religieuse
des uniales. Ils commencèrent, pour ne plus s'inter-
rompre, dès le début du règne. De 1826 à 1889 sévit
une persécution légale, bureaucratique, de dessein
suivi, qui se fait sanglante quand elle rencontre la
résistance. Avec l'aide du « collège catholique ro-
main », institution fondée contre l'Eglise catholique
sous prétexte de la défendre, l'empereur réussit à
placer sur quelques sièges épiscopaux du rite uni
d'indignes pasteurs, qui lui livrèrent peu à peu leurs
troupeaux. Pour faciliter à ceux-ci le passage au
schisme, en le rendant comme insensible, plusieurs
ukases, empiétant sur un terrain fermé au pouvoir
civil, et surtout à un pouvoir schismatique, changè-
rent leurs livres liturgiques, réglementèrent les
offices et les pratiques pieuses, modifièrent l'archi-
tecture intérieure et extérieure des églises catholi-
liques, donnant à celles-ci, par leur apparence
comme par leurs cérémonies, une ressemblance
chaque jour plus marquée avec les églises schisma-
tiques.
Les mariages mixtes furent favorisés, à la condi-
tion pour les parents de faire élever dans l'ortho-
doxie russe les enfants qni en naîtraient. La nomi-
nation des curés fut attribuée aux gouverneurs des
provinces, ce qui amena des choix détestables et
précipita la défection de nombreuses paroisses. On
433
MARTYRE
434
inscrivait d'ailleurs d'office sur les registres de
l'Eglise ollicielle toutes celles qui, à un moment quel-
conque de l'Iiistoire, avaient appartenu au culte non
uni. On dut cependant, pour consommer l'œuvre
scLismatique, attendre la mort du métropolitain
Bulbak, qui, bien que brisé par l'âge, soutint jus-
qu'au bout la résistance de ses ouailles, et demeura
inébranlable aux promesses comme aux menaces.
Mais quand eut disparu ce vieux confesseur de la
foi, l'heure parut venue de l'apostasie générale. Con-
duite par son chef, l'évêque Siemasko, qui, secrète-
ment apostat, avait pendant plusieurs années con-
seillé et dirigé cette oppression savante Çopprimumiis
sapienter), l'Eglise ruthène, en février iSSg, passa
enlln ofliciellement au schisme. Trois millions de
Grecs unis étaient ainsi arrachés à la foi romaine.
Ce résultat de l'hypocrisie et de la violence fut célé-
bré par les apologistes o0iciels comme un triomphe,
en l'honneur duquel on osa frapper une médaille
avec cette légende mensongère : Séparés par la liaine,
en 1595, réunis par l'amour en 183'J.
Ce que fut cet « amour », le grand nombre des
martyrs sullit à le montrer. Si quelque chose peut
venger une Eglise qui, même en Pologne, a été trop
souvent l'objet d'injustes dédains, c'est l'héroïsme de
son clergé quelquefois illettré, et de son peuple de
serfs et de paysans.
Sur le clergé marié, selon la discipline orientale
respectée par l'Eglise romaine, les coups frappaient
double. Le prêtre demeuré lidèleà sa foi était séparé
de sa femme et de ses enfants, qu'il laissait sans res-
sources. Nombreux sont les prêtres grecs-unis qui,
avant et après iSSg, acceptèrent ce sort pour eux-
mêmes et pour leur famille. Beaucoup furent jetés en
prison. Quelles-uns furent assujettis à un indigne
servage. Le prêtre Plavvski, qui avait écrit dans ses
prisons la réfutation d'un livre faisant l'éloge du
schisme, fut exilé à Wiatka, où on fît de lui le son-
neur de cloches de l'église schismatique. Un voyageur
français, qui visita la Lithuanie au moment de ces
persécutions, a communique au Correspondant
(lo janvier 1 846) les impressions de son voyage. Il a
rencontre, dans une ville, un curé lidèle, conlié,
comme châtiment, au terrible apostolat d'un pope.
« Le digue exécuteur des lois du gouvernement
exerce toute sorte de cruautés sur sa victime : il lui
fait balayer l'église, porter l'eau; il lui impose les
travaux les plus rudes et les plus rebutants, et, pour
la plus légère infraction à ses ordres, il le roue de
coups. L'infortuné touche un salaire qui suflirait à
peine à l'entretien d'un valet, et les autorités veillent
à ce fju'il ne reçoive aucun secours. Père d'une fa-
mille nombreuse, il lui suffirait de dire : « Je veux
être delà religion du czar », pour rentrer en charge
et mettre un terme à sa misère, aux tortures et aux
avanies qu'il endure ; mais il déclare qu'il mourra
plutôt que de trahir son devoir. 11 est plus fort que
ceux qui l'ont précédé, car ils n'on t pu souffrir au delà
d'une année. Le pope a bien mérité du gouvernement
russe : ce généreux confesseur est la quatrième vic-
time conhce à son redoutable ministère, et il a triom-
phé des trois autres. »
Combien de martyrs dans le clergé I Micéwitz,curé
de l'église de la Résurection, à Kamienieck, enfermé
pendant six mois dans une crypte, pour avoir en i834
repoussé un missel schismatique, séparé de sa femme
qui meurt pendant sa détention, de ses enfants, que
l'on chasse de la paroisse, déporté dans le gouverne-
ment deOrodno, puis enfermé en Volhynie, dans un
ancien monastère de Basiliens, meurt, en 18^2, prison-
nier dans un couvent schismatique du district d'Os-
trog. Un autre prêtre uniate, Baremowski, captif au
monastère de 'Tokani, fouetté, privé de nourriture.
meurt de faim dans son cachot. Les moines schisma-
tiques servent de geôliers aux prêtres et aux religieux
punis pour leur hdélité à l'Eglise catholique. Au cou-
vent de Zachorow, Micéwitz avait eu pour compa-
gnon de captivité onze basiliens et trois prêtres sécu-
liers: l'un des basiliens, âgé de soixante-quinze ans,
meurt dans un cachot, après avoir pu se confesser ù
travers les fentes de la porte. C'est ainsi que meurt
aussi, au couvent de Lyskow, le P. Bocéwitz : la
porte de son cachot était assez vermoulue pour qu'un
de ses confrères ait pu, non seulement recevoir s.i
confession, mais, écartant une planche, lui adminis-
trer la sainte eucharistie.
Plus malheureux encore furent les prêtres con-
damnés à être déportés en Sibérie. Au rapport delà
mèreMakrina, supérieure des religieuses basiliennes
de Minsk, quatre cent six prêtres et religieux uniates
y ont alors expié leur fidélité par le martyre. Les
uns sont morts assommés, nojés, gelés dans les bois
où on les employait comme bûcherons, les autres
ont succombé à la fatigue, à la faim et aux mauvais
traitements sur la route de Tobolsk, avant d'arriver
au terme de leur exil.
LamèreMakrina fut elle-même, avec ses religieuses,
parmi les plus illustres victimes de la persécution.
Echappée aux bourreaux, elle traversa Paris en 1 845.
Louis Veuillot connut alors, et a raconté dans une
page éloquente, les détails du martyre souffert par
les basiliennes. Etablies depuis le xvii= siècle dans la
ville de Minsk, elles avaient eu à subir les assauts de
Siemasko lui-même, qui voulait les entraîner dans
son apostasie, a Après avoir vainement employé les
promesses, les menaces, les vexations, voyant qu'il
n'obtenait rien, il résolut d'en finir par la force.
Pendant la nuit, des cosaques cernèrent le couvent,
se saisirent des religieuses avec la plus révoltante
brutalité, les garrottèrent et les conduisirent dans cet
état, à pied, jusqu'à Vitebsk, à vingt lieues environ.
Là, elles furent enfermées dans un couvent de reli-
gieuses schismatiques, à qui on les donna pour ser-
vantes, ou plutôt pour esclaves. Ceux (|ui connaissent
la profonde ignorance, les moeurs déréglées et l'ardent
fanatisme de ces religieusesschismatiques, compren-
dront aisément les mauvais traitements que les basi-
liennes eurent à souffrir. Destinées aux plus vils et
aux plus rudes travaux, à peine nourries d'un peu
de pain noir, chacune d'elles était en outre frappée
régulièrement, tousles vendredis, de cinquante coups
de bâton. Bientôt leurs corps exténués furent cou-
verts de cicatrices et de plaies. Mais elles montrèrent
plus de courage encore que leurs ennemies ne mon-
traient de férocité. S'animant entre elles à souffrir
pour la gloire de Dieu, elles persévérèrent dans la
religion catholique. La colère de l'apostat s'en accrut:
Il fit de nouveau mettre ces saintes filles aux fers et
les condamna aux travaux forcés. On leur avait jus-
que-là donné pour nourriture un demi-hareng salé
par jour; on ne leur donna plus qu'une demi-livre
de pain noir et une petite mesure d'eau; et tandis
qu'elles soufïraient ainsi la faim et la soif, on les
assujetti!, comme manœuvres, au service des maçons
qui construisaient le palais épiscopal. Plusieurs ont
été plongées dans l'eau jusqu'au col et submergées de
temps en temps, à mesure qu'elles refusaient d'apos-
tasier ; d'autres, condamnées aux mines et placées
où le danger était le plus grand, ont été écrasées ;
enfin, on a arraché les yeux à huit d'entre elles.
Leur foi a surmonté ces épreuves ; pas une n'a faibli,
mais trente sont mortes. Parmi les dix-sept qui vi-
vaient encore après la mort, disons mieux, après le
triomphe de ces trente martyres, trois seulement
eurent assez de force pour profiter d'une occasion
qui se présenta d'échapper au supplice. Elles purent
435
MARTYRE
436
franchir les portes de leur prison, parce que les reli-
gieuses schismatiques qui les gardaient étaient tom-
bées dans l'ivresse à la suite d'une de ces orgies
qui solennisent leurs fêtes. Ce ne fut pas sans
regret qu'elles abandonnèrent leurs compagnes et
qu'elles renoncèrent à la gloire de mourir; mais elles
espéraient ([uelque chose pour leur foi et pour leur
patrie du témoignage qu'elles avaient à rendre devant
l'Europe. A travers mille dangers, elles pénétrèrent
en Autriche, et l'une d'elles, la supérieure de cette
illustre communauté, est actuellement à Paris. »
{Univers, i(> septembre i845; L. Veuillot, Mélanges,
i" série, t. III, Paris, iSS';, p. 206-208.)
De Paris, la supérieure de Minsk se rendit à Rome :
elle s'y trouvait quand l'empereur Nicolas lit à Gré-
goire XVI la célèbre visite d'où l'autocrate sortit,
disent les témoins, pâle et bouleversé, s'enfuyant
presque comme un coupable (Wiseman, Souvenirs
des quatre derniers Papes, Bruxelles, i858, p. 48 1).
C'est alors que furent recueillis les souvenirs de la
mère Makrina, publiés l'année suivante à Paris
(Martyre de sœur Irène-Makrina Mieczysla^isha et de
ses compagnes en Pologne, Paris, Gaume, 1846).
« Elle a pu, vingt-quatre ans durant, du monastère où
elle s'était réfugiée à Rome, et où nous-même l'avons
visitée, — écrit le P. Lescoeur, — rendre témoignage
des cruautés auxquelles elle n'avait échappé que par
miracle. Elle s'est éteinte paisiblement, le 11 fé-
vrier 1869, en telle odeur de sainteté, qne, dès son
vivant, beaucoup de grâces extraordinaires ont été
attribuées au mérite de ses prières. » (Lkscceur,
l'Eglise catholique en Pologne sous le gouvernement
russe, Paris, t. I, p. 184)
Makrina et ses compagnes sont les plus célèbres,
mais non les seules religieuses qui aient souffert alors
pour l'unité catholique. Il existait à Polotsk un
monastère de basiliennes qui avait été, au xvi" siè-
cle, restauré et réformé par saint Josaphat, et avait
dès lors fidèlement conservé les traditions du grand
martyr polonais. « Il a subsisté jusqu'en i838, et les
vingt-cinq religieuses qui l'habitaient ont refusé
avec un admirable courage de renoncer à l'Union.
Cette fermeté attira sur elles une affreuse persécu-
tion, dans laquelle plusieurs de ces saintes vierges
ont cueilli la palme du martyre. » (Dom Gdépin,
t. I, p. 226, note i)
Sur un autre point, recueillons le témoignage delà
mère Makrina. En même temps que le martyre des
prêtres, des religieux, des religieuses, elle a vu le
martyre du peuple uniate.
Tous les moyens sont bons pour le contraindre à
l'abjuration. « On fouette à tour de rôle, dit-elle, le
mari et la femme, afin que l'un des deux, ému par la
compassion, engage l'autre à se rendre. On a vu des
femmes enceintes expirer sous les coups. Pour obte-
nir l'apostasie des pères, on fouette les enfants. A
ma connaissance, dix-sept de ces innocentes créatu-
res sont mortes dans ce supplice. » A ces indica-
tions, combien d'autres peuvent êtres jointes 1
Dans beaucoup de villages, il y eut des martyrs.
En i835, les paysans catholiques d'une paroisse
des environs de Vitebsk, en Lithuanie, résistèrent
longtemps aux menaces et aux cruautés des soldats
qui s'étaient emparés de leur église. Plusieurs expi-
rèrent sous les coups ; les autres se réfugièrent sur
nn étang glacé ; les soldats furieux les sommèrent
de se rendre ; tous s'écrièrent : a Nous aimons mieux
mourir que d'abandonner la religion de nos pères. »
Les soldats brisèrent la glace et noyèrent vingt-deux
paysans. Mais l'armée elle-même eut ses martyrs.
La même année, et dans le même pays, un comman-
dant russe ayant déclaré à ses soldats catholiques
que la volonté de l'empereur Nicolas était qu'ils
reconnussent son Eglise, presque tous répondirent
qu'ils aimaient mieux mourir que d'apostasier, et
aussitôt leurs camarades orthodoxes reçurent l'ordre
de les convertir à coups de bâton et de sabre. Un
grand nombre de ces braves moururent sous les
coups ou à la suite de leurs blessures (article cité
de y Encyclopédie catholique, t. XVI, p. 846).
Les actes de nombreux martjTS uniates ont pu
être rédigés, avec une scrupuleuse exactitude. On
les trouvera dans le livre d'un bénédictin français,
Dom Théophile Biîrengikr, Les martyrs uniates en
Pologne: récits des dernières persécutions russes,
publiés d'après des documents originaux (Paris et
Poitiers, 1868). C'est à ce livre que nous avons
emprunté les détails qu'on a lus sur les martyrs
ecclésiastiques. Presque plus touchants encore sont
les souvenirs qu'il a conservés des pauvres gens.
Le vendredi saint de l'an i84i, trois habitants du
village lithuanien de Dudakowitzé, qui étaient restés
pendant plusieurs jours, avec les autres paysans,
enfermés dans l'église pour empêcher les schisma-
tiques d'}' entrer, reçurent trois cents coups de verges
sans consentir à embrasser l'orthodoxie russe. « Je
vous remercie, Seigneur Jésus, dit l'un d'eux, de ce
que vous avez permis qu'un misérable comme moi
souffrit le jour de votre mort, pour ses propres pé-
chés, le même supplice que vous avez bien voulu
endurer pour nous tous de la main des Juifs. » Em-
porté mourant dans un couvent transformé en pri-
son, ce paysan, appelé Lucas, commanda à ses
enfants de l'enterrer eux-mêmes, sans l'assistance
du pope, puis ordonna d'enterrer près de lui sa femme,
dont il prédit la mort prochaine : elle mourut en
effet le jour de Pâques. L'autre paysan, Gaspard,
mourant aussi de la flagellation, fit à ses enfants les
mêmes recommandations. Le troisième était l'orga-
niste de la paroisse, Maciuszewski : on l'enferma
jusqu'à la fin de ses jours dans un couvent schisma-
tique. En i854 seulement, c'est-à-dire après onze ans
de résistance, les villageois se soumirent, par peur
de la Sibérie, mais on vit des actes de désespoir:
une mère entraînée par force à la chapelle russe pour
y faire rebaptiser son nouveau-né, lui brise le crâne
contre une pierre, en criant : « J'aime mieux qu'il
meure que de perdre son àmel »
On nous permettra, â propos de ces tragiques épi-
sodes, une observation : quand les persécuteurs
veulent obliger les uniates à se faire rebaptiser ou à
laisser rebaptiser leurs enfants, ils leur imposent un
joug que les principes mêmes du schisme russe n'au-
torisent pas, et exercent contre eux une tyrannie
sans motif, a Comme chef de l'Eglise grecque, —
écrivait le 29 décembre i^'jS Catherine II à Voltaire,
— je ne puis, de bonne foi, vous laisser dans l'erreur
sans vous répondre. L'Eglise grecque ne rebaptise
pas. » Aussi, quand la luthérienne Catherine, prin-
cesse d'Anhalt, épousa en i ^45 le futur Pierre III et
se convertit à la religion orthodoxe, ne fut-elle pas
rebaptisée, ce qui ne l'empêcha pas de devenir, par
le meurtre de son époux, impératrice de Russie et
Cl chef de l'Eglise grecque ».
Reprenons notre récit. Un vaste champ s'ouvrait,
sous Nicolas, aux investigations de la police et aux
recherches intéressées des popes. L'empereur avait
décidé que tous ceux ceux qui étaient devenus catho-
liques après l'année i 798 n'avaient pas cessé d'ap-
partenir au schisme, et devaient y être réintégrés.
Il y eut des villages où la pression exercée contre
les uniates dura plus longtemps encore qu'à Dudako-
witzé, par exemple celui de l'orozow. Les hommes,
les femmes, les enfants y étaient fouettés chaque
jour, jusqu'à ce qu'ils apportassent un certificat du
pope, constatant leur présence à l'église russe. Tous
437
MARTYRE
438
ceux qui résistèrent eurent leurs biens confisqués, et
furent de plus coudamnés à la déportation en Sibé-
rie; on n'exécuta pas à la lettre cette dernière par-
tie de l'arrêt, et on se contenta de les interner en
divers lieux de la province. Plusieurs [)érirent dans
ces longs trajets : une mère vit ses deux lilles mou-
rir d'épuisement sous ses yeux, et succomba après
elles. On possède quelques-uns des interrogatoires
subis par ces uniates : ils nous montrent de simples
paysans très instruits de la foi catholique, et sachant
pour quelle cause ils combattaient et souû'raient. Les
réponses du jeune Etienne Suchoniuk, âgé de
douze ans, orphelin et gardeur de i)Ourceaux, sont
d'une fermeté et d'une clarté dignes d'admiration :
ia manière dont il cite les instructions que lui don-
naient les parents qu'il a perdus fait comprendre les
bonnes et solides traditions qui se conservaient alors
dans certaines familles d'humbles paysans. En 1862
seulement, c'est-à-dire plusieurs années après la mort
de Nicolas I , le village de Porozow put être inscrit
sur les registres du schisme.
d) Le règne du successeur de Nicolas, Alexandre II
•(i855-i88i), n'amena aucune réaction en faveur de la
liberté des catholiques. La politique religieuse de
Nicolas se continua d'elle-même. Louis Veuillot
et le P. Lescœur racontent, d'après des relations
écrites sur place, les elforts tentés, avec la conni-
vence d'un seigneur traître à sa foi, pour faire passer
an schisme le village de Dziernowicé, dans le gou-
vernement de Vitebsk, en i843, sous le règne de Ni-
colas, en 1 858 sous celui d'Alexandre. Ce sont à l'une
et à l'autre époque les mêmes procédés de fraude et
de violence, poussés jusqu'au sacrilège : soldats re-
foulant les villageois dans l'église, popes leur intro-
duisant de force dans la bouche l'hostie consacrée,
soit en leur frappant la mâchoire à coups de poing,
soit en mettant la pointe d'une épée entre leurs dents,
puis inscription d'office, sur les registres du schisme,
de ceux qu'on est parvenu à communier de cette
manière. A ces actes président soit des officiers su-
périeurs, soit même, en 1808, un membre du Sénat.
Après cette dernière tentative, la longue résistance
des habitants céda, ils consentirent à laisser rebap-
tiser leurs enfants, et raille âmes, c'est-à-dire toute
la population du village, furent arrachées à la reli-
gion catholique {Univers, 2 janvier 1860; Louis Veuil-
lot, mélanges, 2« série, t. VI, Paris, 1861, p. 236-247:
Lescœur, t. I, p. 3i4-33o). Dans le gouvernement de
Mohilev, plusieurs villages furent, en 1860, l'objet de
semblables tentatives (Lescoel/R, t. I, p. 336-337).
« Les Lithuaniens et les Ruthènes de rite uni n'ont
plus d'églises, plus de pasteurs, plus de prêtres, plus
de culte; ils sont réduits à cacher leur foi comme on
cache un crime », lisons-nous dans une supplique
envoyée par eux, en 1862, au pape Pie IX (ibid.,
p. 809).
Bien que d'admirables traits de religion s'y soient
mêlés, je n'ai point à parler ici du soulèvement na-
tional de i863, auquel, selon la parole de Pie IX, les
Polonais furent « poussés par les rigueurs de leur
souverain ». Ceux qui y périrent pour la foi et la
patrie ne sont pas, au sens strict de ce mot, des
martyrs, de même que nous n'avons pas donné ce
nom aux Vendéens morts, de 1798 à 1796, pour leur
Dieu et pour leur roi. Mais les catholiques polonais
demeurèrent, en leur qualité de catholiques, écrasés
sous les représailles, et une recrudescence de persé-
cution religieuse s'abattit sur la nation en deuil.
« La fête d'aujourd'hui me rappelle que, de nos jours
aussi, il est des martyrs qui souffrent et meurent
pour la foi », s'écria PiB IX dans l'émouvante allocu-
tion prononcée le a4 aiTil i864, jour où l'Eglise fait
mémoire de saint Fidèle de Sigmaringen (voir
lIoNTALRMDBRT, Le Pape et la Pologne, dans le Cor-
respondant du 25 mai i8G4).
De i863 à 1867, la Lithuanie voit onze prêtres fu-
sillés ou pendus, un grand nombre de catholiques
apauvris par les contributions forcées ou complète-
ment ruinés par la confiscation de leurs biens, beau-
coup exilés ou déportés eu Sibérie, cent quarante
églises fermées (Lescœur, t. II, p. 1 11-11 4). Pendant
cette période et dans les années suivantes, les
paysans sont aussi violemment persécutés que le
clergé et les propriétaires. On les inscrit, contre tout
droit, sur les registres du schisme. Continuant les
procédés sacrilèges que nous avons déjà vus, on les
pousse violemment dans les églises orthodoxes, où
des popes les contraignent à recevoir la communion.
Les couvents conlisqués sont remplis de catholiques
emprisonnes. Pour recevoir les sacrements, des
paysans se sauvent, de nuit, jusqu'à Vilna, où ils
peuvent se confesser secrètement et faire baptiser
leurs enfants. 0 Plus d'une mère, après avoir accompli
ce pèlerinage à travers les forêts par des sentiers
étroits, pour éviter les grandes routes, avec un en-
fant sur les bras, exposée au froid, aux bourrasques
des neiges et à toutes les intempéries d'une saison
rigoureuse, retourne chez elle, heureuse et satisfaite,
avec son enfant baptisé; mais plus d'une aussi ne
revient dans sa maison qu'en pressant contre son
sein le cadavre de son enfant. A Vilna même il fal-
lait éviter une nuée d'agents de police, qui arrêtaient
pèlerins et pèlerines, et les faisaient entrer par force
dans leséglises russes, où l'on baptisaitleursenfanls,
d'après le rite orthodoxe, sans égard aux larmes des
mères et au désespoir des pères. » (Anonyme, La
persécution de l'Egliseen Lithuanie, particulièrement
dans le diocèse de Vilna, 1863-1872; Paris, 1878, p. 87.)
Cependant, en Lithuanie, la majorité du peuple des
campagnes était restée étrangère aux insurrections
polonaises, et s'était même prononcée entre elles :
ce qui prouve bien que c'était la religion catholique
plus encore que le nationalisme que le gouverne-
ment russe avait résolu de détruire.
C'est surtout sur un dernier reste de l'Eglise
grecque-unie, demeuré comme oublié dans le royaume
de Pologne, que tomba, sous les règnes d'Alexan-
dre II et de son successeur, une persécution impla-
cable. On a vu comment, en i83g, la tromperie et la
force, aidées par la trahison de lâches pasteurs,
avaient amené le passage officiel au schisme de la
grande majorité des uniates lithuaniens et ruthènes.
Dans la Pologne propre, où dominait le rite latin,
existait un vaste diocèse grec-uni, celui de Chelm,
situé au sud-est dans le gouvernement de Lublin. Il
avait pu échapper à ce mouvement. Avec l'aide, cette
fois encore, d'un prélat traître à sa religion, l'admi-
nistrateur Popiel, le gouvernement résolut de l'y
amener enfin, en prenant pour prétexte la nécessité
de « purifier » le rite grec-uni des dangereuses inno-
vations latines qui s'y étaient introduites. Ces inno-
vations consistaient dans l'usage des orgues, le
chant des cantiques en langue polonaise, la son-
nerie d'une clochette à l'élévation, le transport du
missel d'un côté à l'autre de l'autel, et autres détails
aussi peu subversifs. Dès 1872, les prêtres uniates
rebelles à la « purification des rites » sont séparés
violemment de leurs familles, jetés en prison, ou
envoyés en exil : soixante curés furent ainsi exilés.
Puis un second pas. plus décisif, est tenté par Popiel.
Il impose à toutes les paroisses unies du diocèse de
Chelm un rituel entièrement schismatique, dans
lequel étaient supprimées plusieurs fêtes catholiques,
même celle du martyr polonais saint Josaphat, le
nom du Pape remplacé au canon de la messe par
celui de l'empereur, et le Filioque effacé du Credo :
433
MARTYRE
440
l'adoption de ce rituel devenait obligatoire le i" jan-
vier 1874. Enfin, l'invitation fut adressée par lui au
clergé et au peuple de toutes les paroisses, de si-
gner une supplique demandant leur entrée dans
l'Eglise orthodoxe. C'était l'apostasie définitive. Pur
les moyens les plus insidieux et les plus violents, pa-
reils à ceux qui avaient été employés dans les pro-
vinces orientales en iSSg, elle fut partiellement ob-
tenue : Popiel put, en 1870, présenter au Saint-Synode
la liste de 5o mille nouveaux convertis.
Oui, mais à côté de ces égarés, souvent renégats
sans le savoir ou le comprendre, combien de confes-
seurs I combien de martyrs! Dans un bref du
i3 mai i&jli. Pie IXparle du « spectacle remarquable
et tout à fait liéroique donné dernièrement devant
les anges et devant les hommes par les Ruthènes du
diocèse de Chelm. qui, repoussant les ordres iniques
du pseudo-aJministraleur, ont préféré endurer toute
sorte de maux et exposer même leur vie au dernier
péril, que de faire le sacrifice de la foi de leurs pères
et d'abandonner les rites qu'ils ont eux-mêmes reçus
des ancêtres et qu'ils ont déclaré vouloir conserver
toujours intacts et entiers. » (Cité par le P. Lescœur,
t. 11, p. 382-387)
Là où les curés cèdent, c'est le troupeau qui résiste.
Les paysans s'emparent des clefs de l'église, afin
qu'on n'y puisse pas officier selon le rituel schisma-
tique. A Polubiczé, le chef du district veut les con-
traindre à certifier par écrit que c'est de leur plein
gré que les rites ont élé modifiés. Un paysan signe,
.après avoir reçu cinq cents coups de verges, puis, à
peine la signature donnée, il se repent. Un autre,
persistant dans son refus, expire sous les coups. Les
soldats veulent entrer de force dans l'église : un
paysan, qui en défend l'entrée, tombe mort d'un
coup de baïonnette. A Pratulin, treize paysans, qui
veulent aussi empêcher les troupes de profaner
l'église, sont abattus par les balles. La mère d'Onu-
fry Vasyluk pleure sur le corps du fusillé : « Mère,
lui dit l'épouse du mort, ne pleurez pas la mort de
votre ûls, moi je ne pleure pas la [lerte de luon mari,
car il n'a pas été tué pour des crimes ; au contraire,
réjouissez-vous de le voir succomber martyr pour la
foi. Oh! si j'étais digne d'une telle mort! » Les sur-
vivants furent conduits enchaînés à la prison de la
ville voisine. On eut la pensée, pour amener le vil-
lage au schisme, d'employer l'influence d'un vieux
paysan d'une commune voisine, nommée Pikuta, qui
était fort en crédit dans la contrée. 11 consentit à
parler à la foule assemblée, se mit à genoux avec
tous les assistants, leur présenta une croix, puis, se
relevant, leur dit : a Je jure sur mes cheveux gris,
sur le salut de mon âme, comme je veux voir Dieu
au dernier moment de ma vie, que je n'apostasierai
pas d'une syllabe notre foi, et qu'aucun de mes voi-
sins n'apostasiera. Les saints martyrs ont sup-
porté tant de persécutions pour la foi, nos frères ont
versé leur sang pour elle, et nous aussi nous les imi-
terons. » Les gendarmes se jetèrent sur lui, et l'em-
menèrent enchaîné. Le témoin de ces faits ne nous
dit pas ce qu'il est devenu. Entre beaucoup d'autres
épisodes, dont plusieurs sanglants, nous sommes
forcés de choisir : citons encore celui-ci. Une femme,
Kraïtchikta, refusait de signer le papier schisraa-
tique : a Signe, ou tu partiras pour la Sibérie. — Je
partirai, mais signer, jamais! — Alors nous t'enlève-
rons ton enfant. — Le voilà. Dieu en aura soin. » La
mère bénit l'enfant, et le remet aux mains des persé-
cuteurs. Elle brise, par un acte de foi héroïque, le
piège tendu à sa conscience et à son amour mater-
nel.
L'hiver de 1874 fut terrible pour les villageois du
diocèse de Chelm. On les contraignait à loger des
garnisaires, qui dévoraient toutes leurs provisions.
On battait les hommes, les enfants, avec le terrible
fouet des cosaques appelé nuhajha. Par un nouveau
genre de tortures, on obligeait des populations en-
tières à se tenir debout, tète nue, dans la neige, sous
la bise, pendant plusieurs heures de suite. Dans le
village d'Uscirao, le peuple l'ut poussé dans l'eau gla-
cée jusqu'au cou, et y entra résolument, sans vou-
loir céder. A Wlodama, un hetman de cosaques
somma par trois fois la population de signer la dé-
claration schismatique : ceux qui refusent sont bat-
tus, et trois femmes expirent sur place.
Tels sont les moyens qui, dans le dernier diocèse
uniate de Pologne, firent, de 1872 à 1875, cinquante
mille renégats, mais, à côté d'eux, mirent en lumière
la foi intrépide d'une multitude de gens du peuple
qui, sans autre science que leur catéchisme, triom-
phant à la fois de ceux qui les oppriment et de ceux
qui les trahissent, soulifrent ou meurent en héros.
Ils préfèrent l'abstention complète de tout culte à la
participation aux cérémonies schismatiques, qui se-
rait à leurs yeux une apostasie. Une femme — c'est
un Russe orthodoxe, témoin oculaire, qui l'a raconté
à M. Leroy-Beaulieu — brise la tète de son nouveau-
né contre un mur plutôt que de le laisser baptiser
par le pope et enrôler par le baptême dans l'Eglise
schismatique. Ailleurs, des parents se sont asphyxiés
avec l'enfant qu'on voulait baptiser de force. Des
jeunes gens préfèrent être considérés par la loi
comme concubinaires que d'accepter pour leur ma-
riage la bénédiction du pope. Ils savent que, s'ils se
présentaient devant lui, ils livreraient d'avance à
l'Eglise orthodoxe les âmes de leurs enfants : ils
aiment mieux attendre l'occasion de se faire marier
secrètement par nn prêtre catholique. Ils passent la
frontière, et viennent demander à l'Autriche une
heure trop courte de liberté religieuse pour se con-
fesser, communier, recevoir la bénédiction nuptiale.
Leurs enfants seront, légalement, des bâtards: cette
humiliation est acceptée d'avance, et préférée par ces
vrais chrétiens à l'incorporation à une Eglise schis-
matique. Ces « mariages de Cracovie » se sont éle-
vés à plusieurs milliers.
(Voir une brochure anonyme publiée à Cracovie
en 1875, et tradxiite en français sous ce titre : Le
schisme et ses apôtres, Paris, 1875, p. 77, 79-83 ; le
P. Martinov, /.e Brigandage de Chelm, dans les
Etudes, juin 1876, p. gSa ; Lescœur, t. Il, p. 356-878;
de nombreuses correspondances dans le Monde et
/'t/'«ii'ers, année 1874 ; A. Lep.oy-Beaulieu, L'Empire
des tsars et les Jiusses, t. 111, Paris, i88g, p. 602 et
suiv. ; Dom Guépin, t. 11, p. 5o2-5o8.)
Malgré la soumission de 1875, il restait encore
plus de deux cent mille uniates dans le diocèse de
Chelm. Vingt mille d'entre eux furent transportés,
en 1876, dans le gouvernement de Cherson. « On
les conduisait jusqu'à la gare voisine, souvent très
éloignée, rangés quatre à quatre et chargés de fers,
sous une escorte de soldats. Des traînées de sang
marquaient les traces de leur passage. Un paysan,
lorsqu'il fut chargé de fers avec son fils, s'agenouilla,
baisa ses chaînes, en remerciant à haute voix Jésus-
Christ de le juger digne de souffrir pour son nom. u
Le sort de ceux qui échappèrent à l'exil fut à peine
moins pénible. Ils n'avaient plus d'églises de leur
rite ; mais il leur fut interdit d'entrer dans les églises
de rite latin. Ils furent réduits à « s'assembler les
jours de fête dans les maisons privées, où ils chan-
taient le rosaire, les cantiques, les vêpres ; puis l'un
d'eux lisait à haute voix un sermon, et, avant de se
séparer, ils s'exhortaient mutuellement à la persé-
vérance et au combat pour la sainte foi. » Ces réu-
nions privées devinrent elles-mêmes suspectes, et en
441
MARTYRE
442
frappa d'une amende de i5o roubles celui qui leur
donnerait asile {f.es Persécutions des uniates, con-
férence du R. P. ToMNiCJAK, 23 mai i8g5, dans les
Lettres de Jersey, 1896, p. 290-291).
e) La situation des uniates devint plus dure en-
core sous Alexandre 111 (i88i-i8g4). « Alexandre II
avait enlevé aux catholiques polonais des provinces
occidentales le droit d'acheter des terres ou d'en
louer à bail. Ces lois de son père, qui n'avaient pro-
fité qu'aux Allemands, Alexandre 111, au lieu de les
adoucir, les a aggravées par l'ukase de décembre
i884. Dans toute la Russie occidentale, pour pou-
voir acquérir un immeuble rural par vente, legs ou
donation, il faut être Russe, et n'est considéré
comme Russe (|ue l'orthodoxe. » (A. Lhroy-Beau-
LIED, L'Empire des tsars et les Russes, t. III, p. 601)
Une visite à Chelm en 1888 attira de plus près sur
les uniates l'attention de l'empereur. Au lieu de se
laisser toucher de leur constance, il s'en irrita. Dés
lors, ce ne fut plus dans le gouvernement de Cher-
son qu'eurent lieu les transportations, mais dans
celui d'Orenbourg, aux confins de l'Asie et des
monts Oural. Les exilés furent présentés aux indi-
gènes comme « des voleurs et des brigands ». On
assure, cependant que leur piété, réveillant chez ces
populations sauvages des traditions oubliées, fit ai-
mer de quelques-uns l'Eglise romaine.
On verra par l'exemple suivant quels faits suffi-
saient pour motiver la transportation dans le gou-
vernement d'Orenbourg.
« Les pauvres uniates, privés de leurs églises et
de leurs prêtres, enterraient eux mêmes leurs morts.
Cela ne pouvait plaire aux popes. Lorsquequelqu'un
des uniates était mort, le pope de la paroisse mon-
tait la garde près du cimetière pour que l'enterre-
ment ne pût se faire sans les cérémonies de l'Eglise
schisinatique. Bien souvent le cortège des uniates,
conduisant un corps au lieu de repos, était arrêté
par des soldats et contraint de se diriger vers
l'Eglise schismatique. Les iiniales, pour éviter tout
contact avec le schisme, abandonnaient le corps aux
soldats en disant: 0 Notre frère est mort en bon ca-
tholique, malgré vos cérémonies il ne deviendra pas
schismatique. » Et ils s'éloignaient, le cercueil était
conduit à l'église schismatique, et, après les céré-
monies du pope, enterré par des soldats. Un brave
paysan, dont la femme était morte, eut l'idée de dé-
jouer la surveillance. A l'aide de ses amis, il enterra
sa femme pendant la nuit. La bière fut passée par
dessus le mur, car la clef du cimetière se trouvait
chez le pope. Hélas I le matin l'on découvrit une
nouvelle tombe. Le pope fit déterrer le corps, et,
après les cérémonies schismatiques, la niorte fut en-
terrée de nouveau. Le pauvre paysan fut exilé dans
le gouvernement d'Orenbourg, et c'est là que, mou-
rant de faim et de misère, il fut condamné à une
amende de 25 roul)les (jo francs) pour ce méfait. »
Ceci se passait en 1887 (conférence citée, p. 292)
f) L'avènement du successeur d'Alexandre III
donna aux persécutés quelque espérance. Les senti-
ments humains et bienveillants du jeune souverain
étaient connus, mais l'heure n'avait pas sonné des
réparations nécessaires. Peut-être n'étaienl-elles pas
encore possibles. « C'est étonnant ce que ne peuvent
pas ceux qui peuvent tout », a écrit un moraliste
russe, Mme Swetchine. Il y eut cependant un peu
de détente. La charitable et habile diplomatie de
Léon Xlll obtint des adoucissements et dans le sort
des uniates exilés ou déportés pour être restés fidèles
à leur religion, et dans celui des prêtres punis pour
les avoir assistés (F. Carry, La Ilussie et le Vatican
Léon ^V// dans le Correspondant, 26 juillet 1897).
Mais, dans l'ensemble, le sort des persécutés resta
misérable. Les pétitions envoyées en 189.5 à Nicolas II,
des gouvernements de Clierson et d'Orenbourg,
montrent les régions encore peuplées d'exilés unia-
tes. Les suppliques qui partirent, à la même époque,
des villages de la Podlachie, peignent des couleurs
les plus sombres la situation des uniates qui y rési-
dent, sans prêtres, sans sacrements, sans mariages,
obligés de vivre, selon leur expression, « comme des
païens ». (Voir ces suppliques dans Dom Guéi-in,
t. II, p. 538-543.) Aucun secours ne peut leur venir
du dehors; pendant longtemps resta vraie cette
parole de Lhhoy-Beaulieu : a 11 est plus facile à
Rome d'envoyer des missionnaires au fond de la
Chine que dans la Russie de Chelm. » (L'Empire des
tsars et des liasses, t. III, p. 601) Les rares prêtres
qui ont réussi, cependant, à franchir les obstacles
et à parvenir jusqu'à ces infortunés, les ont trouvés
inébranlables dans leur fidélité à la véritable Eglise.
« Ceux de nos Pères — disait le conférencier déjà
cité de 1895 — qui, dans leurs excursions furtives,
ont pu pénétrer dans les villages des uniates, en
racontent des exemples merveilleux, ces pauvres
confesseurs de la foi offrent leurs souffrances pour
leurs persécuteurs. >>
Comment les persécuteurs auraient-ils alors dé-
sarmé devant eux, quand on voit la politique de
« russification » poursuivre, au même moment, jus-
qu'aux Grecs schismatiques, faisant partie d'une
autre Eglise que l'a orthodoxie » russe? Un ukase
du 12 juillet 1903 dépouille l'Eglise grégorienne d'Et-
chmiadzin, en Armémie russe, de tous ses biens, es-
timés à 3oo millions de francs ; il fut même défendu
à se» prêtres de baptiser les musulmans qui se con-
vertiraient; qu'ils restent musulmans plutôt que de
recevoir un autre baptême que le baptême « ortho-
doxe ». (Voir R. Janin, L^es Arméniens, dans Echos
d'Orient, janvier-avril 1916, p. 16)
En ce qui concerne les catholiques ruthènes, la
persécution eut une conséquence probablement inat-
tendue des persécuteurs. 11 en résulta une immense
émigration. Les uniates sont aujourd'hui répandus
par centaines de mille aux Etats-Unis, au Canada,
au Brésil. Sur les difficultés de leur situation
religieuse en ces lointains pays, et sur les efforts
des évêques américains et du Pape pour leur conser-
ver ou leur rendre un clergé indigène, voir, dans la
lievue pratique d'apologétique du i5 décembre igi2,
un article du P. d'HKRBiGNY, Lai consécration du pre-
mier évéque catholique de rite paléoslave pour le
Canada.
S. La persécution des Latins. — En i865, le
Saint-Siège fit publier à Rome, l'Exposition, accom-
pagnée de documents, des soinsconstants du Souverain
Pontife Pie LA' pour réparer les maux de l'Eglise ca-
tholique en Russie et en Pologne (Rome, imprimerie
du Secrétariat d'Etat; traduction franvaise chez Palmé,
Paris, 1868). Deux mots de cet important mémoire
me paraissent résumer admirablement les résultats
des persécutions dont la Pologne et ses provinces de
l'est furent l'objet: « Les Grecs-unis entraînés vio-
lemment au schisme, les Latins séduits et privés de
secours religieux. » Cette brève formule indique avec
clarté la différence des moyens mis en œuvre contre
les uns et les autres.
La « violence « exercée sur les uniates a produit,
comme on l'a vu, un grand nombre de martyrs; les
moyens insidieux employés contre les latins, — qui
forment la plus grande partie de la population ca-
tholique dans la Pologne propre et dans une partie
de la Lithuanie, — ont été rarement accompagnés
d'actes meurtriers. Nous devons en dire un mot,
pour ne pas laisser trop incomplète cette étude ;
443
MARTYRE
444
mais ce mot sera court, puisque, s'il y eut parmi les
Polonais de rite latin des exilés et même des dépor-
tés pour la foi, c'est-à-dire des confesseurs, la palme
sanglante du martyre parait avoir été réservée aux
uniates.
Interdire aux catholiques de rile latin toute pro-
pagande exercée au détriment du schisme, couper
leurs communications avec le Saint Siège, les affai-
blir par la destruction systématique des paroisses
et des couvents, empêcher leur clergé de donner au-
cune aide spirituelle aux uniates privés de pasteurs,
telle fut, à leur égard, la forme multiple de la persé-
cution.
Si bienveillant qu'il soit devenu pour le catholi-
cisme, que peut-être il embrassa à l'article de la
mort, Alexandre 1", à une certaine époque de son
règne, pendant la période d'influence de Mme de
Krudneret des illuminés, vit avec un grand déplaisir
les conversions opérées dans la haute société russe.
De là l'expulsion des Jésuites de Saint-Pétersbourg
et de Moscou en i8i5, de Pologne en 1830; de là le
départ forcé de Joseph de Maistre, et bientôt des
convertis illustres dont il avait reçu les confidences
ou aidé des éludes. Mais la répression fut autrement
dure sous le règne de Nicolas I". Après l'acte d'union
de 1889, on l'avait entendu dire : « Voilà qui est
bon quant aux uniates; maintenant, procédons en-
vers les latins. » (Lkscœuh, t. I, p. i85.) Ecrivant,
en 1845, au pape Grégoire XVI, des prêtres polonais
réfugiés en France lui rappellent le sort des uniates,
et ajoutent: « Le même sort est réservé aux latins. »
(Cité par Moehlkr Gams, Uistuire de l'Eglise, t. III,
Paris, 1869, p. 43 1)
On poursuit jusque dans le passé la propagande
de ceux-ci. Un vikase de i 83.Î porte que « toutes les
familles qui sous Catlierine II et sous ses saints suc-
cesseurs Paul I" et Alexandre I ' ont embrassé le
rite latin, sont présentement reconnues appartenir
au culte russe orthodoxe » (cité dans V Encyclopédie
catholique, t. XVI, p. 846). On la poursuit avec une
implacable sévérité dans l'avenir. Nicolas publie,
en 1848, un code criminel pour le royaume de Polo-
gne. Tout acte de propagande catholique, par parole
ou par écrit, y est puni, selon les circonstances, de
l'emprisonnement, ou des travaux forcés, ou de la
déportation dans les gouvernements de Tomsk ou
de Tobolsk, ou de la déportation en Sibérie (voir les
articles i84, i85, 187, 198, igS, 197, dans Louis
Vbuillot, Mélanges, 1' série, t. II, p, 34-35, et dans
Lescœur, t. I, p. 237), et peut entraîner, comme
peine accessoire, la perle des droits de famille,
c'est-à-dire la ijrivation de la puissance paternelle et
l'annulation du mariage (articles 29 et 3o).
Crime d'Etat encore, et passible aussi de la dépor-
tation en Sibérie, la correspondance directe, même
dans les cas les plus urgents, du clergé ou des fidèles
avec le Saint-Siège (Lescœur, t. I, p. 287).
La destruction des paroisses latines est cherchée
par tous les moyens. Il suIRt que, dans un village,
quelques fidèles aient passé au scliisme, pour que le
prêtre catholique y perde toute juridiction et que le
prêtre schismatique soit seul toléré. Une ordon-
nance du 20 juin i852 livre aux schismatiques, dans
le diocèse de Minsk, douze chapelles et une église
paroissiale de rite latin {Exposition, etc., docu-
ment xviii, p. 98 de la traduction française). « Peu
satisfait de détruire les paroisses catholiques,
écrit-on en i856, le gouvernement force encore les
propriétaires à créer des églises schismatiques. Ils
sont contraints de bâtir des églises, des presby-
tères, des maisons d'habitation pour les popes,
diacres, chantres (tous mariés) du culte officiel. S'ils
négligent d'exécuter les divers plans envoyés par
l'administration publique, aussitôt l'Etat s'empare
des édifices catholiques et séquestre les revenus des
récalcitrants jusqu'au paiement des frais nécessaires
pour les constructions qu'il a ordonnées. Nous
n'avons pas le texte de l'ukase, mais nous connais-
sons des personnes qui n'ont pu quitter la Russie
et obtenir leur passeport avant de signer l'obliga-
tion d'acquitter ces sortes de dépenses. » (Univers,
22 octobre i856; L. Vkuillot, Mélanges, 2° série,
t. II, p. 4o) Un ('ail de même nature est signalé
dans un rapport adressé le 10 mars i85i au Saint-
Siège par Mgr Holowinski, coadjuteiu de Mohilev
(Lescœur, t. I, p. igi).
La suppression des couvents eut un double but :
faire disparaître d'ardents foyers de vie catholique,
et diminuer le nombre des paroisses latines, car
beaucoup de ces couvents servaient aussi de parois-
ses. En 1882, sur 3oo couvents, 302 sont détruits en
Pologne. En i843, toutes les maisons des prêtres de
la Mission — envoyés dans ce pays en i65i par
saint Vincent de Paul — sont fermées (ZIer Katholik,
1844, n" 67; cité dans Moehl.er-Gams, t. III, p. 43o).
Louis Veuillot a publié un ukase du 6 juillet i85o,
ordonnant la fermeture de 21 couvents de Domini-
cains, de Bernardins, de Carmes, de Bénédictins, en
même temps que de Marianites (Univers, lî. mai i853;
Mélanges, 2" série, t. II, p. 36). « Des religieux de
rite latin, non loin de Kamienieck, dit-il encore,
viennent d'être expulsés de leur couvent de la ma-
nière la plus barbare. Leur église a été pillée, et
les saintes hosties profanées. Ou demanda cet abo-
minable sacrilège à des Juifs : ils refusèrent. Mais
ce que les Juifs avaient refusé, les Russes l'ont fait;
ils ont foulé aux pieds les saintes hosties jetées
dans la boue. « (Univers, 7 octobre i856; Mélanges,
2= série, t. II, p. 4) C'était revenir aux premiers
temps du schisme grec, alors qu'un des clercs de
Michel Cérulaire foulait publiquement aux pieds une
hostie consacrée selon le rile latin (Hefble-Leclercq,
Histoires des conciles, t. IV, Paris, 1911, p. 1090).
En décembre i863, tous les couvents d'hommes sont
supprimés à Varsovie par Alexandre II (Lescœur,
t. Il, p. 1 4o-i 4 O- l^ss monastères de femmes ne sont
pas épargnés : le 7 janvier i85i, les sœurs de la
Visitation sont expulsées de Kamienieck (ihid, t. I,
p. 192); un peu plus lard, à Vimsca, les sœurs de la
Charité — appelées dès 1662 en Pologne par la reine
Marie de Gonzague — sont dépouillées de leurs
biens, privées du droit d'instruire les orphelins, et
reléguées dans quelques chambres de leur couvent :
le reste est occupé par un gymnase russe, dont les
élèves les insultent (L. Vbuillot, l. c, p. 3). Encore
en i865, les Visitandines de Vilna, autre fondation
de Marie de Gonzague, sont expulsées par Moura-
view : elles se réfugièrent à Versailes (A. db Kos-
KOwsKi, dans Etudes franciscaines, avril 1910,
p. 385).
Mais l'oppression la plus cruelle est l'interdiction
faite aux prêtres latins d'accorder aux Grecs-unis,
privés de pasteurs, les secours de leur ministère.
Quels qu'aient pu être, à d'autres époques, les torts
des latins envers les uniates, ils n'allèrent jamais
jusqu'à supprimer cette charité sacerdotale qui ne
permet pas au prêtre de repousser tout catholique
qui s'adresse à lui. Mais c'est l'exercice de cette cha-
rité que s'appliquèrent à rendre impossible les
ukases impériaux. Un ukase de i833 défend aux
Ruthènes-unis de recevoir aucun secours religieux
de prêtres du rite latin. Un ukase de 1887 interdit
au clergé catholique d'administrer les sacrements
aux personnes inconnues ou étrangères à la pa-
roisse, c'est-à-dire aux uniates inscrits d'office sur les
registres de l'orthodoxie, et qui, privés de leurs
445
MARTYRE
446
prêtres, se présentaient dans les églises lutines pour
y recevoir les sacrements.
Coniiant dans le courage des prêtres latins, Pis IX
leur l'ait au contraire un devoir de les accueillir :
« Des prêtres latins, nous en avons la conliance,
dit-il en 1847, emploieront tous leurs soins et
toutes les ressources de leur sagesse pour donner
les secours spirituels à ces très chers lils. » C'est
toujours le non licet et le non possiiniiis opposés
aux entreprises des adversaires de la vérité. Cepen-
dant l'ukase de 183^ est renouvelé en 1859. En
1860, dans le gouvernement de Mohilev, les paysans
et les nobles de cinq villages, où les églises uniates
avaient été fermées ou livrées au schisme, se portè-
rent^n foule dans les églises latines. Le rite latin
est alors frappé à son tour : églises, couvents et cha-
pelles du voisinage sont fermées, et les quelques
prêtres zélés qui ont prêté leur ministère sont saisis
et déportés (Lescœur, t. II, p. 33;). « Le prêtre du
rite latin — écrivent au Pape, en 1862, les catho-
liques lithuaniens — se risque parfois à confesser
un uni, mais ne peut s'exposeràbaptiserun nouveau-
né ou à bénir un mariage : rien, dans ce cas, ne le
sauverait de la Sibérie. » (Ibid., p. 309) Après la
prétendue conversion du diocèse de Chelm, « une
ordonnance fut promulguée en vertu de laquelle
chaque curé était obligé de placer, les jours de fête,
une sentinelle devant la porte de son église pour
empêcher les uniates d'y pénétrer. On vit alors ces
pauvres catholiques, chassés des églises comme des
chiens, tondre en larmes, et s'en aller dans les forêts,
pour y prier plus à l'aise le bon Dieu. Malgré la
surveillance, il y eut toujours des réfractaires. On
imagine alors un moyen plus sur. Latins et uniates
reçoivent un livret, que la police examinait à la porte
de l'église. Dès lors, aucun uniate ne peut assister
aux cérémonies latines, car ils sont inscrits sur les
livrets comme schismatiques. Dans beaucoup d'en-
droits, pour soustraire à l'attrait du latinisme les
uniates, on ne trouve rien de mieux que de fermer
les églises latines du voisinage. C'est ainsi qu'en
1886 le gouverneur de Varsovie prohibait tout ser-
vice dans l'église de Térespol, de peur de voir la
messe romaine attirer d'anciens uniates. Alexan-
dre III, en 1886, alla jusqu'à ordonner que, dans les
localités habitées par les uniates, on ne pourrait
ouvrir d'église catholique latine que de l'aveu du
clergé schismatique. (Voir la conférence du P. Tom-
NiCJAK, p. 271-292)
« Il suffit que la police aperçoive un uniate causant
avec un prêtre catholique ou priant dans une église,
pour que le prêtre soit déporté et l'église fermée.
Les persécutions contre les catholiques du rite grec
retombe aussi sur ceux de rite latin. » (A. Leroy-
Beaulieu, t. III, p. 608)
3. Conclusion. — Les vexations dirigées à la fois
contre les catholiques des deux rites auront eu au
moins pour efl'et de montrer comment, malgré des
dissensions accidentelles, leur cause est la même et
leur catholicisme semblable. Elles auront mis une
fois de plus en lumière, aux yeux de leurs adver-
saires de bonne foi, combien l'Eglise catholique se
montra de tout temps plus large que les Eglises qui
se sont séparées d'elle. Saint Léon IX, au xii' siècle,
avait déjà parlé comme parlera au xix* Léon XIII.
Se plaignant de l'intolérance du patriarche byzantin,
qui faisait fermer à Constantinople toutes les égli-
ses latines, ilécrit : Eccein hac parte romana Eccle-
sia quanto discretior, moderatior et clemeniior vobis,
est\ et montre comment à Rome, où étaient établis
de nombreux monastères grecs, non seulement on
ne cherchait pas à leur faire abandonner leurs usages,
mais on les exhortait même à les conserver : Nullus
eoruni adliaç. perturbatur vel prohibetur a palerna
traditione sive sua consuetudine : quin siiadotur et
admoneluream o/)seri'«;e (Lettre de Léon IX à Michel
Cérulaire et à Léon d'Achrida, dans Migne, /-■. G., t.
CXLIll,col. 764). L'Eglise catholique est assez grande
jjour embrasser dans son sein tous les rites, et,
comme le disait dans un discours prononcé au 'Vati-
can, le 28 janvier 1904, l'abbé du monastère grec-uni
de Grotta-Ferrata, « se faire de tous une parure. »
Terminons ce chapitre par une parole de justice et
d'espérance.
L'ukase obtenu, le 1 4 juillet 1898, parle terrible
procureur du Saint-Synode Podonotsef, avait porté
le dernier coup à la liberté religieuse des uniates, en
incorporant dans l'Eglise ollicielle tous ceux d'entre
eux qui ne passeraient pas au rite latin, dans des
conditions presque impossibles à remplir (voir l'an-
née de l'Eglise, 1898, p. 355). Mais cette mesure dra-
conienne fut suivie, à quelques années de distance.
par redit du 17-80 avril igoS, qui, en proclamant la
tolérance de tous les cultes, parut inaugurer une
politique nouvelle. Celui-ci fut reçu en Pologne avec
des transports de joie. On pleura dans les églises,
quand le prêtre, la voix brisée par l'émotion, en
donna lecture. Dans les provinces habitées par les
anciens uniates, et alors presque privées de culte, il
y eut comme un revival religieux (voir, pour la
Podlachie, l'émouvant récit d'une étudiante polo-
naise, dans /e Correspondant, 10 juillet 1916, p. 76).
Il devenait permis, pour la première fois, de « dé-
choir de l'orthodoxie à toute autre confession chré-
tienne », c'est-à-dire d'abandonner le schisme, soit
qu'on y eût été contraint par ruse ou par violence.
C'est par centaines de mille que se comptèrent les
retours au catholicisme, de la part des uniates ofliciel-
lement inscrits comme schismatiques dans les statis-
tiques russes (lettre de Varsovie, dans VUn'u'ers, en
octobre 1907). Pour que ce mouvement persiste ou
s'étende, il suffira que la loi soit appliquée à tous
loyalement, sans les entraves qui y furent prompte-
ment apportées, et qui de nouveau, pour un grand
nombre, rendirent impossible dans la pratique ce
qui était autorisé sur le papier (A. de Koskovv'ski,
La Pologne catholique, dans Etudes franciscaines,
juin 1910, p. 636 ; M. o'IlERBiGNY.dans lievue prati-
que d'apologétique. 1" mars 1913, p. 216). Le réta-
blissement promis, le i'^"' août 1914, d'une Pologne
n libre dans sa religion, libre dans sa langue et
autonome» favorisera, espérons-le, la reconstitution
des Eglises uniates, en donnant une consécration
nouvelle aux engagements pris en 1778 et en 1798
par Catherine II « pour elle, ses héritiers et succes-
seurs » envers « les catholiques des deux rites »
habitant « les provinces cédées », — c'est-à-dire
aussi bien les pays lithuaniens et ruthènes que la
Pologne de i8i5.
En i858, des prêtres calholiqnes latins de Pologne
avaient été punis pour avoir fondé des sociétés de
tempérance (Prince Dolgoroukow, La i'érité sur la
liussie, Paris, 1860, p. 258 et suiv.). En 1914. le gou-
vernement russe, s'associant aux désirs des repré-
sentants de la nation, et sacriUant dans un but de
salubrité morale plus d'un quart de ses recettes
budgétaires, a prohibé d'une manière absolue la
vente de l'alcool. « La prohibition de l'alcool, a-t-on
dit, est la première victoire remportée par le nation
russe ; elle l'a remportée sur elle-même, en attendant
de gagner la seconde victoire, celle qui l'affranchira
du joug allemand. » (Correspondant, 10 novembre
igi5.) Ajoutons qu'une telle nation est digne de
remporter la troisième victoire, celle qui assurera
complètement à tous ses membres, sans distinction
447
MARTYRE
448
de races, l'inestimable bienfait de la liberté reli-
gieuse; — un jour peut-être le bienfait, plus grand
encore, de l'unité catholique.
VIII. — Le Martyre
PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
î. Le titre de martyr; 2. Les martyrs du clergé ; 3. Les
martyrs laïques.
I. Le titre de martyr. — « Les premiers siè-
cles de l'Eglise ne sont pas les seuls qui comptent
des martyrs. Les contrées lointaines des Barbares
ne sont pas les seules rougies par leur sang. L'iiis-
toire des peuples civilisés nous montre à quelles
cruautés peuvent en venir les hommes aveuglés par
de fausses doctrines et combien peu il faut se lier à
la douceur des relations sociales, si l'on ne tient pas
compte de Dieu. » Ainsi s'exprime, à propos des
martyrs de la fin du xvin' siècle, l'un des décrets
préparatoires à la béatilication des seize Carmélites
de Gompiègne guillotinées à Paris le ij juillet 1794
(décret de tuto, cité par L. David, Les seize Carmé-
lites de Compiègne, Paris, 1906, p. 159). Un histo-
rien écrit à propos de cette béatilication : n La dé-
claration de leur martyre, prononcée le a5 juin 1906,
est un événement de premier ordre dans l'Iiistoiredes
martyrs de la Révolution française. Il rejaillit sur
toutes les autres causes et les consacre en principe. »
(H. GaÉRor, S. J., Figures de mart)rs, Paris, 1907,
p. 170)
Sans doute, ce «principe » fut reconnu dès l'origine.
Au lendemain de la mort de Louis XVI, le pape
Pie VI, dans un discours public, avait, en s'ap-
puyant sur l'autorité de Benoit XIV (De Bealifica-
tione seryorum Dei, III, xiii, 10), indiqué les raisons
qui permettraient de considérer le roi comme un
martyr, praecipue interemptus in odium fidei et in
callwlicorum dogmatum insectatione, repondu aux
objections, et — sans vouloir donner à ses paroles
l'autorité d'un jugement canonique — conclu dans un
sens favorable à cette opinion: An hoc satisesse non
valeat^ ne lemere existiniatum dictumque sit f.ndofi-
cum «556 /)ia;-(vem ? (allocution du igjuin 1798, dans
Theiner, Documents inédits relatifs aux affaires re-
ligieuses de France, i 790-1800, Paris, 1807, t. I, p.
191. Artaud de Montoh, Histoire des soiuerains
pontifes romains, t. VIII, 18^7, p. 32^-3^7, a traduit
en français cette allocution). Dans une autre circon-
stance. Pie VI prononça une parole d'une portée
peut-être plus grande encore. Quand on lui présenta
le récit de la sainte mort de Mgr de Saint-Simon,
évêque d'Agde, membre de l'Académie des Inscrip-
tions, guillotiné à Paris le a5 juillet 1794, avec cinq
ecclésiastiques, il ne put retenir ses larmes, baisa la
relation et s'écria : « Qu'on dise donc que ces prêtres
ne meurent pas pour la foi ! Voilà bien des mar-
tyrs! s (Cité par Sabatié, Le Tribunal révolutionnaire
de Paris, 191 4, p- 366, d'après Gcillon, Les Martyrs
de la foi, t. IV, p. 678)
A propos de victimes plus obscures, le sentiment
des évêques et du peuple chrétien s'était non moins
clairement manifesté. Dans une lettre pastorale du
10 août 1792, l'archevêque de Bordeaux, Champion
DE CicÉ, repentant de ses propres faiblesses, parle
du massacre de deux de ses prêtres : « Ils sont morts
l'un et l'autre, dit-il, avec un courage et une résigna-
tion dignes des premiers chrétiens et des premiers
martyrs » (cité par Jagbr, Histoire de l'Eglise de
France pendant la Révolution, t. III, Paris, 1862,
p. 821). Quelques jours après l'exécution du curé
Noël Pinot, guillotiné à Angers le ai février 1794,
son ami M. Grught écrivait : a Les lidèles se flattent
que l'Eglise le mettra au nombre des martyrs et
qu'elle en célébrera la mémoire, ainsi que de ceux
qui l'ont précédé. » (Mémoires et Journal de l'abbé
Gruget, Angers, 1902.) Ajoutons que les fidèles qui
avaient assisté aux supplices s'empressaient de re-
cueillir comme des reliques, parfois au péril de leur
vie, le sang de leurs frères morts pour la foi et les
objets qui leur avaient appartenu, les considérant
comme des martyrs.
Cependant une pensée de prudence et de charité
semble avoir empêché longtemps les autorités ecclé-
siastiques de solliciter des souverains pontifes les
honneurs des autels pour les Français mis à mort en
haine de la foi catholique pendant la période révolu-
tionnaire. A la lin du xix« siècle seulement, on prut
pouvoir commencer, à leur sujet, les procédures ré-
gulières. Elles ont déjà partiellement abouti, puisque
nous venons de voir que les Carmélites de Gompiègne
ont été déclarées Bienheureuses, et puisque les quatre
Filles de la charité guillotinées à Cambrai le 26 juin
1798 ont reçu de Pie X le titre de Vénérables. D'au-
tres s'instruisent actuellement en cour de Rome :
celui de 2i3 victimes des massacres de septembre,
celui de onze Ursulines exécutées révolutionnaire-
ment à Valenciennes, celui de deux Filles de la Cha-
rité et de leurs nombreux compagnons fusillés au
champ des Martyrs, près d'Angers. On doit s'atten-
dre à voir grossir le nombre des dossiers : les recher-
ches poursuivies sans passion, avec une complète
objectivité, sur l'histoire générale et locale de la Ré-
volution ont mis en lumière, sur tous les points de
la France, d'innombrables chrétiens, ecclésiastiques
ou laïques, dont la mort, explicable par la seule
haine des révolutionnaires contre la foi catholique,
paraîtra probablement offrir tous les caractères du
martyre.
Ces caractères ont été définis, avec une admirable
précision et une humilité non moins admirable, par
une des plus pures victimes de la Révolution. Con-
damnée à mort. Madame Elisabeth dit à ses compa-
gnons de condamnation : « On n'exige pas de nous,
comme des anciens martyrs, le sacrifice de nos
croyances ; on ne nous demande que l'abandon de
cette misérable vie : faisons à Dieu ce faible sacrifice
avec résignation. » (A de Beauchesne, Les derniers
moments de Madame Elisabeth, dans lievue des
Questions historiques, octobre 1868, p. 542) Cette
sainte princesse ne reconnaît ni à elle ni à ses com-
pagnons le droit au titre de martyrs, parce que les
persécuteurs ne leur avaient pas demandé un acte
contraire aux croyances ou à la disciplinedel'Eglise :
elle le réserve à ceux qui ont préféré la mort à un
acte de cette nature.
2. Les martyrs du clergé. — Beaucoup, parmi
les prêtres, religieux et religieuses, paj'èrentde leur
vie le refus de prêter des serments réprouvés par
leur conscience.
Les diverses Assemblées révolutionnaires. Cons-
tituante, Législative, Convention, avaient exigé de
certaines catégories de citoyens des serments tou-
chant en même temps à la religion et à la politique.
Le premier fut le serment de fidélité à la Constitu-
tion civile du clergé, imposé par la loi du 26 décem-
bre 1790 à tout ecclésiastique « fonctionnaire pu-
blic », et bientôt étendu à ceux mêmes qui n'avaient
pas cette qualité : serment manifestement scliisma-
tique, comme la Constitution civile elle-même, et
interdit par un bref du pape Pie VI, en date du
i3 avril 1791. Le second fut le serment de liberté-
égalité, appelé aussi le petit serment, imposé par
les lois des i4 août 1793, 28 avril, 8 octobre, 21 oc-
tobre, 29 décembre 1798, à tout Français recevant
i49
MARTYRE
450
Iraitement ou pension, à tous les fonctionnaires,
à tous les instituteurs, à tous les ecclésiastiques
séculiers et réguliers, et même aux religieuses. Sa
forme primitive, qui reçut quelques variantes, les-
quelles ne touchaient pas au fond, était : « Je jure
d'être liJèle à la nation et de maintenir la liberté et
l'égalité, oude mourir en les défendant. )i Ce serment,
bien que désapprouvé par le Pape, ne fut pas expres-
sément condamné par lui : des ecclésiastiques irré-
prochables avaient cru pouvoir le prêter (Gosselin,
Vie de M. Emery, Paris, 1862, t.I., p. 807; Delarc,
L'Eglise de Paris pendant la Révolution, t. II, p. 333).
Cependant l'opinion catholique, manifestée par le
sentiment de la majorité des évêques et des prêtres,
interpréta sa vague et équivoque formule comme
une approbation des lois antireligieuses votées par
les pouvoirs publics, et en particulier de la Cons-
titution civile du clergé, et le considéra comme éga-
lement illicite (voir Uzurhau, Les serments pendant
la Bét'olution, Paris, 1904; Leclercq, Les Martyrs,
t. XI, Paris, 191 1, p. 18-27; Chéhot, Figures de
Martyrs, p. SS-S-j ; Mtserihont, ie premier hôpital
des Filles de la Charité et ses glorieuses martyres
Marie-Anne et Odile, Paris, 1913, p. 162-172 ; Miser-
mont, Les Vénérables Filles de la Charité d'Arras,
Paris, igi^i p. 60-76; du même auteur, Le texte peu
connu d'un document pontifical important sur le ser-
ment de liberté-égalité, dans Revue des Eludes his-
toriques, janvier-février 1910; Boutin, Les douze
serments demandés aux prêtres par la Révolution,
de 1790 à iSOi, dans MuUetin de la Société d'ému-
lation de la Vendée, décembre igiS; Giraudin,
Serments imposés au clergé pendant lu Révolution,
dans Revue pratique d'Apologétique, t. XXII, i5 avril
1916). On peut dire que cette opinion est désormais
consacrée par le jugement de l'Eglise, puisque les
deux groupes de religieuses honorées du titre de
Bienheureuses et de Vénérables avaient été condam-
nés pour avoir refusé de prêter le serment de liberté-
égalité.
Nombreux sont les martyrs qui, comme elles, pré-
férèrent la mort, non seulement au serment de fidélité
à la Constitution civile du clergé, mais encore au
serment de liberté-égalité, et affrontèrent le fer des
assassins, la fusillade ou l'échafaud pour avoir re-
fusé de les prêter ou pour les avoir rétractés. Sans
doute, les lois imposant l'un et l'autre serment
n'avaient point édicté la peine de mort contre ceux
qui ne le prêtaient pas : la peine encourue par les
insermentés était seulement la déportation (loi du
36 ao&t 1792), et l'on connaît par de nombreuses rela-
tions contemporaines les souffrances infligées aux
prêtres déportés ou emprisonnés dans cette première
phase de la persécution (voir Leclercq, t. XI, p. 3 i 3-
332; 437-442; t. XII, p. 206-339; 349-366; Lbmon-
NIER, La déportation ecclésiastique à Rochefort
{n9i-)795) d'après les documents officiels, dans Re-
vue de Saintonge etd'Aunis, t. XXXIll, 1913, p. 286-
3o3; G. AuDiAT, Brouage et ses martyrs, dans Revue
pratique d'Apologétique, t. XVIII, 1914, p. 584-692,
641-656). Mais une autre loi, du 26 octobre 1 798, frappa
de la peine capitale les insermentés qui étaient
rentrés en France ou qui, n'ayant pas quitté la France,
avaient réussi, en se cachant, à se soustraire à la
déportation : faisant appel aux plus bas instincts,
la loi promettait cent livres de récompense à qui-
conque les ferait arrêter. Il y eut encore, de ce chef,
de nombreux martyrs parmi les prêtres et les reli-
gieux qui, sous divers déguisements, avaient conti-
nué à j>rodiguer aux fidèles les secours du zèle sa-
cerdotal. Mais surtout, le fait de n'avoir pas prêté
serment suffisait à classer le prêtre réfractaire parmi
les II suspects », et à le faire, comme tel, traduire
Tome III.
devant les tribunaux révolutionnaires : ceux-ci,
n'avaient pas le droit de le condamner à une peine
autre que la mort (lois des 17 septembre 1798 et
10 mai 1794).
Au reste, la légalité n'importait guère aux persé-
cuteurs : ils ne cherchaient même pas à se couvrir
du masque de la justice. Beaucoup des prêtres mar-
tyrisés pendant la première phase de la persécution
révolutionnaire l'ont été sans jugement, ou en vertu
de jugements prononcés par des autorités incompé-
tentes. Dans la petite ville de Vans, en Ardèche, la
fête du 1 4 juillet est célébrée par le massacre de plu-
sieurs prêtres, auxquels la municipalité, s'érigeant
en tribunal, a donné le choix entre le serment et la
mort (J AOER, t. III, p. 3 1 2). Le même jour, à Bordeaux,
deux insermentés, M. Langoiran, vicaire général, et
M. Dupuy, bénéficier de la paroisse Saint-Michel,
sont assassinés par le peuple {ibid., p. 3i5) : ce crime
ayant été dénoncé à l'Assemblée nationale, elle passa
à l'ordre du jour (Barante, Histoire de la Convention,
t. I, p. 229). A Marseille, le 28 juillet, deux religieux
Minimes, surpris dans la retraite où ils se sont ca-
chés pour exercer leur saint ministère, sont pendus
à un réverbère, après avoir refusé de prêter le ser-
ment constitutionnel (Caron, Les Confesseurs de la
foi, t. I, p. i65). A Ham, à Laigle, à Alençon, en août
et septembre 1792, des prêtres, un religieux, sont
égorgés par la populace pour refus de serment (E. de
Robillart de Beaurhpairh, Le Tribunal criminel de
l'Urne, 1866, p. 4'-48, i5i). Un prêtre du diocèse du
Mans, M. Duportail de la Binardière, mis en demeure
de choisir entre le serment et la mort, est décapité à
Bellesme. A Pont-Ecrepin, près de Falaise, M. Guil-
laume de Saint-Martin, vicaire de Macé, est fusillé
au pied de l'arbre de la liberté, sur son refus de
« renoncer au pape et à sa religion ». (Jaoer, t. III,
p. 829) La grande hécatombe de prêtres — « repré-
sentation, selon l'expression de Mgr du Teil, de
toute la France ecclésiastique » , car ils appartenaient
à tous les degrés de la hiérarchie et à toutes les pro-
vinces — égorgés à l'Abbaye, aux Carmes, à La Force,
à Saint-Firrain, pendant les massacres de septembre,
les montre refusant, après mûre délibération, d'ache-
ter leur vie au prix de l'un ou de l'autre des serments.
C'est en criant : « A bas les rcfractaires I » que Mail-
lard et sa bande couraient de la prison de l'Abbaye
aux Carmes, et ce n'est qu'après leur avoir demandé
s'ils avaient prêté serment, ou sur leur refus de le
prêter, que les prêtres détenus étaient égorgés (voir
Lenôtre, ies massacres de septembre, Paris, 1907;
Sabatié, Les massacres de septembre. Les martyrs du
clergé, Paris, 1912; Leclercq, t. XI, p. 45-1 60 ;F. Mouu-
RET, Histoire générale de l'Eglise, t. VII, L'Eglise et
la Révolution, Paris, 1918, p. 485-493; sur les deux
laïques, le comte de Valfons et M. de Villette, an-
ciens officiers, présentés avec eux au procès de béa-
tification, voir Bulletin de l'Institut catholique de
Paris, novembre 1918, p. 199, et E. Villeïte, l'n en-
fant du Cateau, soldat et martyr, Jean-Antoine de
Villette, Paris, 1908). Au même moment, à Reiras, à
Meaux, à Lyon, à Versailles, à Caen, à Gacé, à An-
tibes, des prêtres, isolés ou en groupes, sont égorgés,
assommés, noyés par la populace (F, Mourret,
p. 166). « Dans les départements, ditTAiNE, c'est par
centaines que l'on compte les journées semblables à
celle du 2 septembre. De toutes parts la même fièvre,
le même délire. » {Origines de la France contempo-
raine, f.a Révolution, t. II, Paris, 1881, p, 8i4). C'est
ce qu'il nomme ailleurs « l'anarchie spontanée «, si
l'on peut appliquer le mot « spontané » à l'éclosion
des germes mauvais semés longtemps à l'avance par
des malfaiteurs intellectuels.
Entre les massacres de 1792 et les assassinats
15
451
MARTYRE
452
juridiques des deux années suivantes, les différences
ne sont que dans la forme. Pour les ecclésiastiques,
tous les motifs de condamnation sont bons : le seul fait
d'avoir dit la messe sullit (Leclekcq, t. XII, p. 262).
Mais le plus souvent, c'est la question du serment
qui est posée. Quelquefois on y joint la demande
des lettres de prêtrise, comme signe de renonciation
aux fonctions sacerdotales. Cette demande est adres-
sée à plusieurs prêtres martyrisés à Lyon en 1798,
MM. Auroze, Fraisse, Olivier, liallet, DuvaI(LECLEucy ,
t. XI, p. 281, 283, 284, 286, 296). Quelquefois même
on va plus loin encore : interrogeant les quatorze
prêtres guillotinés à Laval le 21 janvier 1794, le pré-
sident du tribunal révolutionnaire demande à chacun
d'eux s'il a prêté le serment prescrit par la Consti-
tution civile du clergé, s'il a fait le serment liberté-
égalité, s'il est disposé à les prêter, et s'il veut s'en-
gager à ne professer aucune religion (iliid., p. 368).
M. Joseph Puech, exécuté à Rodez le 2^ février 1794,
avait refusé le serment, mais n'avait pas quitté le
jiays, et avait continué d'exercer secrètement son
ministère. Arrêté, il comparut devant le tribunal
criminel de l'Aveyron. Il fut condamné à mort par
application de la loi du 21 octobre 1798. Comme il
allait monter sur l'échafaud, on vint lui offrir la
grâce s'il voulait abjurer sa religion et renoncer au
Pape, et sa tête ne tomba qu'après son refus d'apos-
tasier (ihid., p. libij).
Nombreuses sont les religieuses qui préférèrent,
elles aussi, la mort au serment de liberté-égalité —
qui les eût sauvées, mais que condamnait leur con-
science. C'est l'histoire des seize Carmélites de
Compiègne, martyrisées à Paris le 17 juillet 1794
(Alexandre Sobel, Les seize Carmélites de Com-
piègne, 1878; Victor Pierre, Les seize Carmélites de
Compiègne, igoS; L. David, Les seize Carmélites de
Compiègne, 1906; Geoffroy de Grandmaison, Les
Bienheureuses Carmélites de Compiègne, 1906;
H. Chérot, Figures de martyrs, 1907); des trente-deux
religieuses de Bollène, vingt-huit Sacramentines et
quatre Ursulines, guillotinées à Orange du 6 au
26 Juillet 1794 (Redon, Les trente-deux religieuses
guillotinées à Orange, Avignon, 1904); des onze
religieuses de Valenciennes guillotinées dans celte
ville on octobre 1794 (Wallon, Les représentants du
peuple en mission et la justice révolutionnaire dans
les départements, t. V, 1890, p. 168-167); des quatre
Filles de la charité d'Arras guillotinées à Cambrai
le 26 juin 1794 (MisERMONT, Les Vénérables Filles
de la Charité d'Arras, 1914); des Sœurs Marie-Anne
Chaillot et Odile Bougard, fusillées à Angers le
I" février 1794 (Misermont, Le premier hôpital des
Filles de la charité et ses glorieuses martyres, 1918);
d'une autre Fille de la Charité, Marguerite Rutan,
supérieure de l'hospice de Dax, exécutée dans cette
ville le 9 avril 1794 (P- Coste, Une victime de la
liévolulirin. Sœur Marguerite Rutan, 1904).
Le martyre de ces religieuses offre des traits admi-
rables. Conduites au supplice, les Carmélites de
Compiègne chantent le Miserere et le Salve Regina;
au pied de l'échafaud elles entonnent le Veni Crea-
tor ; avant d'}' monter, chacune s'incline devant la
supérieure, réservée pour être immolée la dernière,
et lui demande, en vertu de la sainte obéissance, la
periaission de mourir. A Valenciennes, les Ursulines
marchent au supplice en chantant les litanies de la
Sainte Vierge et le Te Deum ^ et disent aux soldats
de l'escorte : « Nous prierons le Seigneur qu'il vous
ouvre les yeux. » A Orange, les religieuses de Bol-
lène baisent l'échafaud, remercient leurs juges,
pardonnent à leurs bourreaux, pendant que les
spectateurs murmurent : « La religion seule peut
inspirer tant de courage et de sécurité. » Les quatre
religieuses d'Arras portent sur la tête, comme une
couronne, leur chapelet qu'on y a posé par dérision :
arrivée sur l'échafaud, la dernière exécutée, la Sœur
Fontaine, renouvelant une prophétie qu'elles avaient
déjà faite à plusieurs reprises, crie : « Chrétiens,
écoutez-moi. Nous sommes les dernières victimes.
Demain, la persécution aura cessé, l'échafaud sera
déti'uit et les autels de Jésus-Christ se relèveront
glorieux, v La prédiction s'accomplit à la lettre pour
la région d'Arras : quelques jours après leur mort,
la guillotine dressée sur la grande place de Cambrai
fut démontée, et les tribunaux révolutionnaires
d'Arras et de Cambrai cessèrent leurs fonctions.
On trouve d'aussi beaux traits dans l'histoire des
prêtres martyrs. A Paris, raconte Mgr de Bruillart,
— qui, dans ses jeunes années, y avait, sous le nom
de Philibert, vécu caché, en visitant les lidèlcs et en
administrant les sacrements, — u on a vu des prê-
tres, sur les charrettes, occupés à confesser leurs
voisins. On en a vu un, entre autres, ancien vicaire
général, vieillard respectable, confesser avec autant de
calme son voisin que s'il eût été dans une église, au
milieu de la paix la plus complète » (cité par Sada-
TiÉ, Le tribunal révolutionnaire de Paris, p. 298).
Quand l'abbé de Fénelon, fondateur de VOKuvre des
Petits Savoyards, après avoir pendant sa détention
cvangélisé la maison d'arrêt du Luxembourg, fut,
quoique octogénaire, conduit, en 1794, à l'échafaud,
plusieurs de ses petits protégés voulurent le suivre
jusque-là (ihid., p. 348-345). A Laval, M. Turpin de
Cormier, monté sur l'échafaud, récite le Te Deum,
puis baise avec respect la planche couverte du sang
de treize de ses confrères (Leclbrcq, t. XI, p. 876).
M. Pinot, curé de Saint-Aubin-du-Louroux-Bécon-
nais, dans le diocèse d'Angers, avait, le 23 jan-
vier 1791, dans son église même, refusé le serment,
après avoir exposé éloquemment aux lidèles les rai-
sons de son refus. Banni de sa paroisse, il demeura
caché dans le pays, menant pendant trois années la
vie du missionnaire, pleine de privations et de pé-
rils. Découvert et arrêté le 9 février 1794» il fut, le
21 du même mois, traduit, à Angers, devant une
commission militaire. <i On avait eu soin — raconte
M. Grugbt — de l'y conduire habillé en aube, étole,
chasuble, et même un calice à la main, en marque
de dérision. >• Après l'avoir condamné à mort, comme
<( convaincu de conspiration envers la souveraineté
du peuple français », ses juges lui demandèrent s'il
voudrait être conduit à l'échafaud dans le même cos-
tume. « Oui, répondit-il, vous ne pouvez me faire
un plus grand plaisir. » « Dès le soir, — ajoute
M. Gruget, — la sentence fut exécutée. Il fut conduit
au supplice avec tous les ornements dont les prêtres
se servent pour offrir le saint sacrifice, et il mourut
ainsi, à l'exception de la chasuble qui lui fut ôtée
avant d'être mis sous le couteau » (voir Mémoires et
Journal de l'abbé Gruget, Angers, 1902; marquis t)B
SÉGUR, Un admirable martyr sous la Terreur, Paris,
1904; F. UzuREAU, Noël Pinot, curé du Louroux-
Jléconnais, guillotiné à Angers le 21 février ]79i,
Angers, 1912; Leclercq, t. XII, p. 2-46). Noël Pinot
n'est pas le seul prêtre exécuté de la sorte : le
5 mars 1794, Jacques-Philippe Michel, jnêlre de
l'Ardèche, caché depuis deux ans à Montpellier, où
il remplissait avec un zèle admirable ses fonctions
auprès des lidèles, fut condamné de même à être
guillotiné « avec les habits ci-devant sacerdotaux ».
Ajoutons (car il faut quelquefois montrer jusqu'à
quel point le ridicule se mêlait à l'odieux) que les
magistrats du tribunal criminel de l'Hérault, qui
condamna ce martyr et un grand nombre d'autres
prêtres insermentés, avaient pris, pour se conformer
au calendrier républicain, des noms de fruits et de-
453
MARTYRE
454
légumes : Tournesol EscuJier, Raisin Peyrol, Belle-
rave Devic, juges; Salsilis Gas, président; seul le
greffier avait fait précéder son nom patronymique
de Jeanjean des prénoms romains Junius Urulus
(Wallon, Les représentants du peuple en mission,
t. II, p. 3^8, 442).
Bien touchant est unprctre de l'Isère, M. Ravenez,
que l'on peut appeler un martyr de l'eucharistie.
Pendant sa comparution devant le tribunal de Gre-
noble, il reconnut, au nombre des « pièces à convic-
tion » posées sur la table du prétoire, la boile d'un
calice. Il s'approcha, sans mot dire, et, ouvrant
récrin, vit, intactes, les hosties qu'il avait soup-
çonné être déposées dans le vase sacré. Aussitôt il
se prosterna pour rendre un public hommage à son
Dieu, et, d'une main tremblante d'émotion, se com-
munia. Un tel acte de « fanatisme t> supprimait
toute autre procédure. Les ricanements des sectaires
et leur fureur répondirent à la présence d'esprit du
prêtre Udèle ; mais leur impiété demeurait impuis-
sante : les saintes espèces étaient consommées. La
condamnation à mort fut prononcée sur-le-champ
(Mlle DE FitANCLiEU, La persécution religieuse dans
le département de l'Isère, 1906).
Ce qui frappe chez beaucoup de ces martyrs, c'est
leur sérénité. Une expression souvent répétée à pro-
pos des martyrs des premiers siècles vient se placer
d'elle-même sous la plume des contemporains de la
persécution révolutionnaire : ils semblaient, lisons-
nous dans plusieurs relations, 0 aller à des noces »
(Leclercq, t. XI, p. 98, io4 ; t. XII, p. 124, 126). Les
lettres, les testaments de quelques-uns de ces
martyrs montrent ceux-ci, jusqu'à la veille de la
mort, en pleine possession d'eux-mêmes : ainsi
M. Daugré, guillotiné à Sablé le 28 septembre 1798,
dans ses dernières volontés datées du même jour et
adressées à ses parents, leur recommande de payer
exactement ses dettes, mais leur fait remarquer que
celles-ci avaient été « contractées en argent », les
avertissant par là de ne pas faire perdre ses créan-
ciers en les payant en assignats; et pensant aux
chrétiens esclaves dans les pays barbaresques, il
les prie de « donner pour la rédemption des captifs
la somme de vingt-une livres » (Leclercq, t. XI,
p. 25.5). Ils ont, en même temps, le sentiment très
vif de leur situation; ils savent qu'ils meurent en
martyrs. Quand, le a septembre 1792, dans le jar-
din des Carmes, Mgr Dulau, archevêque d'Arles,
voit approcher les assassins : « Remercions Dieu,
messieurs, dit-il, de ce qu'il nous appelle à sceller
de notre sang la foi que nous professons ; deman-
dons-lui la grâce que nous ne saurions obtenir par
nos propres mérites, celle de la persévérance finale. »
(Leclercq, t. XI, p. gi) M. Joseph Puech écrit, le
a4 février 1794» à ses parents : « Je viens d'être con-
damné à mort pour n'avoir pas voulu abjurer la
religion de Jésus-Christ et me séparer du chef de
l'Eglise. » (lliid., p. 454) A Lyon, en mars 1794. un
ancien curé, M. Bourbon, répond ainsi à l'interro-
gatoire : n As-tu prêté serment ? — J'ai eu la fai-
blesse de prêter celui de la liberté et de l'égalité,
dont je me suis toujours repenti, lequel j'ai rétracté
et je rétracte encore en ce moment... » On lui mon-
tre une croix : « Connais-tu cette effigie? — Oui,
j'ai ce bonheur; c'est Jésus-Christ mort pour tous
les liommes et pour lequel je désire verser jusqu'à
la dernière goutte démon sang. » Condamné à mort,
il écrit à sa famille : « L'éternité me tend les bras;
j'aurai le bonheur d'aller à la procession des mar-
tyrs. » (fhid., p. 294) Un autre prêtre, Nicolas Mu-
sart, guillotiné à Reims le II mars 1796, écrit de
même à sa mère, le matin du supplice : « Estimez-
vous heureuse d'avoir un fils qui meurt pour !a
même religion pour laquelle sont morts les apôtres
et un nombre infini de martyrs. » (Ibid., t. XII,
p. 422)
La plus grande joie que pussent éprouver ces
âmes héroïques, c'était d'obliger leurs juges eux-
mêmes à reconnaîtrele motif religieux de la condam-
nation. Pendant qu'on prononçait celle des Carmé-
lites de Compiêgne, l'une d'elles, la sœur Pelras,
entendit, dans le texte du jugement, le mot « fana-
tique. » Elle feignit de ne pas comprendre, et, inter-
rompant le président, lui en demanda le sens. « J'en-
tends par là, répondit-il, votre attachement à ces
croyances puériles, vos sottespratiques de religion. »
C'était l'aveu désiré. « Ma chère mère et mes sœurs,
s'écria la religieuse en se tournant vers la prieure,
vous venez d'entendre l'accusateur nous déclarer
que c'est pour notre attachement à notre sainte reli-
gion! Toutes nous désirions cet aveu, nous l'avons
obtenu... Oh! quel bonheur ! quel bonheur de mou-
rir pour son Dieu ! » (L. David, Les seize Carmélites
de Compiêgne, p. 1 15)
La révolution du 9 thermidor, qui sauva la vie à
tant de victimes, ne mit pas fin à la persécution du
clergé. A Clermont-Ferrand, le 21 thermidor (8 août),
on guillotine un prêtre réfraclaire, Jean Dumas,
curé de Malomprise. ACaen, le 9 fructidor (26 août),
un mois juste après la chute de Roljespierre, a lieu
l'exécution d'un autre insermcnlé (Wallon, Les re-
présentants du peuple en mission, l. II, 1889, p. 109).
A Rouen, quarantejours après le 9 thermidor, l'abbé
d'Anfernetde Bures, qui pendant dix-huit mois avait
parcouru les campagnes en exerçant son ministère,
est guillotiné le 7 septembre 1794 (J. Loth, ^1/. l'abbé
d'Anfernet de Bures, mort pour la foi à Rouen;
Rouen, i864). Le chapitre lxi du grand ouvrage de
M. Sauzay, Histoire de la persécution rétolulion-
naire dans le département du Doubs (10 vol., 1868-
1878), est intitulé : Slartyre des prêtres sous les ther-
midoriens. Sept ecclésiastiques furent encore guillo-
tinés à Paris entre le 22 août et le i5 octobre 1794
(Sabatié, Le tribunal révolutionnaire de Paris,
p. 870-872).
Le sol français continua d'être meurtrier pour les
prêtres qui essayaient d'y rentrer. La loi du 21 fé-
vrier 1795, sur la liberté des cultes, n'abrogea point
celle du 20 août 1792 assimilant les prêtres chassés
de France à des émigrés; par une autre loi, du
22 octobre 1796, la Convention, avant de se séparer,
maintint expressément la peine de mort contre ceux
qui y seraient revenus. « En 1795 et en 1796, on fu-
silla quelquefois des prêtres au coin d'un bois pour
s'épargner de les conduire devant les triliimaux cri-
minels ou devant les commissions militaires, u (Vic-
tor Pierre, La déportation ecclésiastique sous le
Directoire, Paris, 1896, p. 28; voir la liste des prê-
tres ainsi massacrés par des colonnes mobiles,
dans un article du même auteur, Les Emigrés et les
commissions militaires, Revue des Questions histo-
riques, octobre i884, p. 520 ; l'un d'entre eux,
M. Lemoine, curé de Guéménée, fut fusillé avec l'en-
fant qui lui servait la messe). A Vannes, le 2 mars 1796,
est condamné à mort un Lazariste, M. Rogue, qui
avait refusé tous les serments, et était resté dans la
ville, évangélisant même les prisons : quand fut pro-
noncée sa condamnation, il tomba à genoux, dans
un élan de reconnaissance, et remercia Dieu à haute
voix (L. Brktal'daud, Un martyr de la Révolution à
Vannes, Pierre René Rogue, prêtre de la Mission,
1908). J'ai cité plus haut une lettre d'un martyr de
Reims, M. Nicolas Musard. Il s'était, conformément
aux lois, retiré à l'étranger, après avoir refusé le
serment ; mais il avait cru pouvoir rentrer le 3 1 juil-
let 1795. Quand il sortit de prison, le 11 mars 1796,
455
MARTYRE
456
pour être conduit au supplice, les soldats et les gar-
diens s'agenouillèrent devant lui pour recevoir sa
bénédiction : en montant sur l'cchafaud, il entonna
le Te Deum (Leclbrcq, t. XII, p. t\f]).
Le régime de la Convention avait, à cette date,
fait place à celui du Directoire. Mais la situation des
prêtres réfraclaires était restée la même. Quand,
dans l'été de 1797, une loi, rendue sous la pression
de l'opinion publique, les eut enlin rappelés, le coup
d'Etat du 18 fructidor (4 septembre 1797) — dont
M. Madelin a montré « le caractère nettement anti-
chrétien », — la déchira presque aussitôt, et lit re-
vivre les anciennes rigueurs, a Parle décret du 19 fruc-
tidor non seulement toutes les lois contre les prêtres
insermentés, leurs receleurs et leurs ûdèles, ont été
remises en vigueur, mais encore le Directoire s'est
attribué d'abord le droit de déporter, « par arrêté
individuel et motivé », tout ecclésiastique « qui trou-
ble la tranquillité publique », c'est-à-dire qui exerce
son ministère et prêche sa foi, et, de plus, le droit de
fusiller, dans les vingt-quatre heures, tout prêtre qui,
banni par les lois de 1792 et I7g3,est resté en France. »
(Tainb, Origines de la France contemporaine. La Ré-
volution, t. III, 188S, p. 601). Il est triste de dire qu'un
évéque constitutionnel, jaloux de voir son Eglise ré-
duite presque à néant, et les ûdèles se rallier en masse
autour des prêtres insermentés <i lit chanter des Te
Deum pour remercier Dieu d'avoir rouvert l'ère des
proscriptions. » (Pisani, Répertoire biographique de
Vépiscopat constitutionnel, Paris, 1907, p. 358)
Il Aucune de ces dispositions n'était sanguinaire,
dit Thibrs, car le temps de l'effusion du sang était
passé. » (^Histoire de la Révolution française, t. IX,
Paris, 1845, p. 287) On ne peut se tromper plus
complètement. D'octobre 1797 à mars 1798, des com-
missions établies à Paris et dans les grandes villes
recherchèrent les prêtres rentrés dans leur patrie.
Laissant de côté celles de Marseille et de Toulon, sur
lesquelles il ne se trouve pas suffisamment renseigné,
M. Victor Pierre compte, poiu- les autres, pendant
cette période, la condamnation à mort de trente et un
ecclésiastiques abusivement qualifiés d'émigrés, reo-
trés en France pour y exercer leur ministère, et tom-
bés victimes d'une criminelle légalité. L'historien
donne, sur la mort de quelques-uns d'entre eux, les
détails les plus édifiants et les plus touchants (Les
émigrés et les commissions militaires, dans Revue des
Questions historiques, oct. i884, p. 556-094; La Ter-
reur sous le Directoire, Paris, 1887, p. i44-i6i).
Goutrelesprêtresqui, accusés simplement de « trou-
bler la tranquillité publique », c'est-à-dire, selon le
mot de Taine cité tout à l'heure, « d'exercer leur
ministère et de prêcher la foi », le Directoire a une
autre arme, moins sanglante, mais non moins meur-
trière, la Cl guillotine sèche » de la déportation. Il y
a tant de manières de a troubler la tranquillité pu-
blique » I Les uns sont déportés simplement pour
avoir secoué « les brandons de la discorde », d'autres
pour avoir rappelé aux acquéreurs de biens natio-
naux les obligations de la justice chrétienne, d'autres
pour avoir enseigné aux fidèles la nécessité du ma-
riage religieux, d'autres pour avoir fait des baptêmes
et des mariages et en avoir tenu registre, d'autres pour
avoir annoncé les offices pai- le son des cloches. Un
grand nombre sont déportés pour avoir rétracté des
serments prêtés parfaiblesse, ou pour avoir conseillé
oureçula rétractation de tels serments; un plus grand
nombre encore pour n'avoir pas prêté non seulement
le serment à la Constitution civile du clergé et le ser-
ment de liberté-égalité, mais encore tous les ser-
ments ordonnés depuis, comme la déclaration de
soumission aux lois, exigée par les décrets du 1 1
prairial an III (3o mai 1795) et du 7 vendémiaire
an IV (20 septembre 1795), elle serment de haine à
la royauté et à l'anarchie, prescrit par la loi du
19 fructidor (sur les polémiques entre catholiques
au sujet de ces deux derniers serments, voir Picot,
.Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique pen-
dant le XVIH' siècle, éd. i856, t. VL p. 459-4G4, et
MÉRic, Histoire de M. Emery, t. I, i885, p. 435-436
et 463). Tels sont les motifs indiqués dans les arrê-
tés portant la signature des directeurs Revellière-
Lepeaux, Merlin, Treilhard, Rewbell ou Sieyès, qui
condamnèrent des prêtres à être déportés, et qu'a
publiés M. Victor Pikrrb dans son curieux livre, Xa
Déportation ecclésiastique sous le Directoire, Paris,
i8g6. Du 4 septembre 1797 au 9 novembre 1799, près
de trois cents prêtres furent déportés à la Guyane,
douze cents internés dans la citadelle de l'ile de Ré
et dans l'île d'Oleron (Victor Pierre, I.a Terreur
sous le Directoire, p. i4-i5; Lemonnier, La fin de la
déportation ecclésiastique dans les (les de Ré et d'Ole-
ron (1802), dans Revue de Saintonge et d'Aunis,
t. XXIII, igi3, p. 5-87), a sans parler, ajoute M. Ma-
delin, des 8.235 prêtres raflés dans les départements
belges. Et encore se plaint-on de n'en pouvoir pas
plus saisir, à cause du dévouement que leur montrent
« d'aveugles agricoles ». De fait, partout les paysans
cachent leurs curés : en messidor an VI, le Directoire
s'indignera que les habitants donnent asile aux prê-
tres, « fléaux cependant plus redoutables que les
voleurs et les assassins ». (L. Madelin, La Révolu-
tion, 5" éd., Paris, 1914, P- 499)
Parmi les prêtres condamnés à la déportation par
un simple trait de plume, sans instruction et sans
examen, la mortalité fut effrayante. En Guyane,
plus de la moitié périrent. Mais ces confesseurs de
la foi avaient eu le temps d'exercer, là où cela avait
été possible, leur apostolat parmi les indigènes, et
d'édifier leurs ennemis eux-mêmes par la pureté de
leurs mœurs et leur résignation dans la soullrance.
Un déporté politique, qui les avait vus de près, et
qui n'est point suspect de partialité religieuse, l'an-
cien membre du Conseil des Anciens Bardé-Mar-
BOis, écrit dans son Journal d'un déporté non jugé :
« Tous ceux qui moururent là-bas y sont vénérés
comme des martyrs. »
L'héroïsme des membres du clergé demeurés fidè-
les pendant la tourmente révolutionnaire a été
ainsi jugé par Taink : « Ils s'étaient laissé dépouUler :
ils se laissaient exiler, emprisonner, supplicier, mar-
tyriser, comme les chrétiens de l'Eglise primitive;
par leur invincible douceur ils allaient, comme les
chrétiens de l'Eglise primitive, lasser l'acharnement
de leurs bourreaux, user la persécution, transformer
l'opinion et faire avouer, même aux survivants du
dix-huitième siècle, qu'ils étaient hommes de foi, de
mérite et de cœur. » (Origines de la France contem-
poraine. La Révolution, t. III, p. 4i5)
Nous n'avons pas parlé du clergé constitutionnel,
c'est-à dire des prêtres devenus schismatiques en
prêtant serment à la constilution civile du clergé ou
en acceptant d'elle des fonctions. Eux-mêmes ne
furent pas épargnés : ils fournirent quelques noms
à la liste des déportés, beaucoup plus de noms à
celle des exécutés : le titre de prêtre, de quelque
faiblesse que se fiit rendu coupable celui qui le
portait, suffisait à rendre suspect. Si plusieurs de
ceux qui furent ainsi frappés méritent peu d'estime,
et se montrèrent devant la mort très inférieurs aux
prêtres fidèles (cf. la Relation d'un contemporain,
Mgr de Bruillart, citée par Sabatik, p. 348), d'autres
doivent être jugés avec plus d'indulgence. « Parmi
ces derniers, il s'en trouva qui protestèrent contre
le mariage des prêtres, autorisé par les lois jaco-
bines; on les poursuivit et ils furent incarcérés.
457
MARTYRE
458
D'autres avaient gardé, malgré le serment schisma-
tique, une foi ferme aux dogmes essentiels de
l'Eglise. Ils refusèrent d'abandonner le ministère
sacerdotal, de livrer leurs lettres d'ordination et
d'ajouter à leurs erreurs premières le crime d'apos-
tasie. Plusieurs d'entre eux, aux mauvais jours de
la Terreur, furent accusés de fanatisme et condam-
nés à mort, tout comme les prêtres qui n'avaient
jamais cessé d'être bons catholiques. Souvent, en
face de la mort, ils rétractèrent leurs serments, se
repentirent de leur défection et moururent reconci-
liés avec Dieu et avec l'Eglise. » (Sabatié, p. 262;
cf. p. 261, 265, 276, 277, 279, 807, 33i, 332, 352) A
Paris, l'un des instruments principaux deces récon-
ciliations fut M. Emery, alors détenu à la Concier-
gerie. A Marseille, l'évèque constitutionnel des
Bouches-du-Rli6ne fut converti, avant le supplice,
par les exhortations d'un ouvrier serrurier, membre
de la confrérie du Bon Pasteur, qui lui procura l'as-
sistance d'un prêtre insermenté. Cet évêque, Roux,
méritait sans doute cette grâce, car on l'avait vu, en
1792, exposer sa vie pour essayer de sauver celle de
deux religieux Minimes, massacrés à Marseille pour
refus de serments (Pisani, Répertoire biographique
de t'épiscopat constitutionnel, p. 32/|-325).
3. Les martyrs laïques. — Si nombreux que
soient, aux diverses époques de la Révolution, les
laïques immolés par les sectaires de la Terreur, on
s'attend à trouver parmi eux moins de victimes aux-
quelles puisse être donné avec certitude le titre de
martyr. L'épreuve des serments, qui fut le piège
tendu à la conscience du clergé, leur avait été épar-
gnée. Comme on l'a très bien dit, « la mort par le
fer ou sous les balles révolutionnaires ne constitue
pas de soi une preuve décisive du martyre. Pour les
prêtres au contraire et pour les religieuses, la mort
venant après le refus certain de serment en est une
de premier ordre. » {Bévue de l'histoire de l'Eglise de
France, mai-juin igi/J, p. 426) Beaucoup cependant,
parmi les laïques, eurent aussi la gloire d'être sa-
crifiés évidemment par haine de la religion et de
donner leur vie pour leur foi.
Les motifs de poursuite, étrangers à toute consi-
dération politique, ne manquaient pas contre les
laïques fidèles. Des lois déclaraient passibles de la
déportation (21 octobre 1793) et même de la mort
(11 avril 179^) toute personne coupable d'avoir re-
celé un prêtre réfractaire : elles furent expressément
remises en vigueur par celle du 19 fructidor (5 sep-
tembre 1797). On pourrait citer des exemples de
leur application sur tous les points de la France. A
Paris, le tribunal révolutionnaire envoya à l'écha-
faud plusieurs charitables femmes, accusées du seul
crime d'avoir servi ou caché des prêtres (Sabatié,
p. 179, 270, 273, 284, 3i8). Pour la province, où
fonctionnèrent cent dix-huit tribunaux de même
nature, je rappellerai un seul épisode, semblable à
une multitude d'autres. Il s'agit de douze femmes et
de dix hommes, condamnés à mort par le tribunal
criminel du Puy, pour avoir donné asile à des prê-
tres. YsaLeau Dorât, du tiers ordre de saint Domi-
nique, s'était vouée à ce qu'on peut appeler « l'œuvre
des prêtres réfractaires » : veillant sur eux dans leur
cachette, leur procurant de la nourriture, des vête-
ments, les vases requis pour le saint sacrifice, et
allant la nuit les prévenir des perquisitions qui de-
vaient se faire le lendemain. Elle ne pouvait man-
quer d'être prise un jour elle-même. Elle le fut à
l'occasion de l'abbé Mosnier, et mourut avec lui
le 13 messidor. « Il y a eu, dit M. Boodet en par-
lant d'elle, parmi les femmes du peuple des actes
admirables de dévouement, accompagnés d'une si
touchante simplicité dans le sacrifice que l'âme se
sent reposée du spectacle des tricoteuses. Ainsi, dans
la quinzaine qui a suivi la mort d'Ysabeau Dorât, une
autre paysanne du 'Velay, Catherine Boutin, rece-
vait le martyre avec un autre prêtre, l'abbé Clavel,
qu'elle avait voulu sauver; le 17 juin 179.'!, quatre
autres femmes recevaient la mort pour avoir donné
des soins à un prêtre malade, l'abbé Mourier, vi-
caire de Beaune, qui montait avec elles sur l'écha-
faud de la place du Breuil, au Puy. Ces obscures
héroïnes étaient Marie Best, Marie Roche sa sœur,
Marie Aubert et Marie Anne Garnicr. Ils dirent tous
le Miserere à haute voix en allant à la guillotine,
comme ils l'auraient dit dans la paix d'une église.
11 y avait aussi une petite fille de quatorze ans, Ma-
rie Best; on lui lit faire le tour de l'échafaud et on
la renvoya chez elle, toute impressionnée de la joie
surnaturelle qu'elle avait vue sur le visage des siens
dans leurs derniers moments. » (Boudet, /.es Tribu-
naux criminels et la justice révolutionnaire en Au-
vergne, p. 198)
D'ailleurs, sous le régime de la loi des « suspects »,
du 17 décembre 1798, il suffisait non seulement
d'avoir donné l'hospitalité à un insermenté, mais
encore d'avoir assisté à sa messe, ou simplement
d'avoir été trouvé porteur d'un livre de prières, d'un
chapelet, d'une image pieuse, pour être mis au rang
des <. ennemis de la liberté », et devenir justiciable
des tribunaux révolutionnaires. Parmi les 3i4 per-
sonnes qui périrent à Bordeaux, en 1794, sur l'écha-
faud de la place Dauphine, 71 figurent dans les listes
sous la désignation de prêtres, religieuses, « rece-
leurs de prêtres » et a fanatiques » (Leclercq, t. XII,
p. 199, 202, 2o3). On a vu, par la réponse du prési-
dent du tribunal à une question d'une des martyres
de Compiègne, quel est le sens devenu légal de ce
dernier mot. La même inculpation atteint la plupart
des victimes fusillées, à neuf reprises différentes, du
12 janvier au 7 avril ijyi, à Avrillé, près d'Angers.
On en compte approximativement deux mille; mais
on ne connaîtra jamais le nombre exact, les bourreaux
ayant pris le soin d'interdire qu'on le relevât : ils
refusaient de donner des levées d'écrou aux gardiens
des prisons où étaient enfermés les condamnés.
Ceux-ci sont quelques nobles, et surtout des gens du
peuple : pour les hommes, des tisserands, des cor-
donniers, des tonneliers, des maçons, des vignerons,
des laboureurs; pour les femmes, des fileuses, des
devideuses, des marinières, des domestiques, des
fermières. Le motif de la condamnation est à peu
toujours le même : « Fanatique, brigand par dévo-
tion, insoutenable, est allé entendre la messe des
brigands prêtres, n'a jamais été à la messe d'un curé
constitutionnel. » Au dire d'un témoin, avant de les
inscrire sur la liste des condamnés, en faisant suivre
leurs noms de la lettre /", on leur posait habituelle-
ment ces trois questions : « As-tu été à la messe des
prêtres réfractaires? As-tu été à confesse, et enfin à
toutes les autres cérémonies du fanatisme? » La pro-
cédure, la sentence, avaient donc trait, presque tou-
jours, à la question religieuse, et c'est pour avoir
confessé leur foi que ces hommes et ces femmes
étaient, en longues « chaînes », conduits à la fusil-
lade. On comprend que le lieu où ils furent exécutés
ait reçu de la dévotion populaire le nom de a champ
des Martyrs », que l'on n'ait pas cessé d'y venir en
pèlerinage, et que l'on parle de guérisons et de grâ-
ces obtenues en priant près des grandes fosses où
furent jetés les corps des suppliciés (Godard-Faul-
TRiER, Le champ des Martyrs, Angers, iSSa; Uzn-
RBAD, Histoire du champ des Martyrs, Angers, 1906;
MisERMONT, Le premier hôpital des Filles de la Cha-
rité et ses glorieuses martyres, les sœurs Marie-Anne
459
MARTYRE
4G0
et Odile, Paris, igiS, p. 255-3/|3; Gandé, Les dessous
d'une dénonciation (janvier 179'i), dans les Annales
Fléchoises, t. XIV, igiS, p. 5-i4).
Les martyrs laïques de la Révolution, appartenant
à toutes les conditions sociales, meurent avec la
même sérénité que les prêtres. Aux Carmes, inter-
rogé sur son état civil, M. de Valfons donne son
nom de baptême, ajoutant simplement qu'il n'a d'au-
tre profession que celle de catholique, apostolique
et romain. A Lyon, un négociant, M. Auroze, frère
d'un prêtre martyr, est interrogé : « Tu es donc fana-
tique? — Je serai tout ce que tu voudras, mais je
suis catholique. » Le lendemain, raconte un témoin,
« comme on les conduisait tous au supplice, un Pari-
sien dit en pleine cour de l'hôtel commun : <i Voyez
comme ils vont avec gaieté à la mort I » M. Auroze
répondit : a II n'y a aucune raison de s'attrister
quand on va à la mort pour sa foi. » Il possédait tel-
lement son âme en paix pendant la route qu'il avait
à faire jusqu'à l'échafaud, qu'il rendit deux fois,
avec son air ordinaire, le salut à quelqu'un de sa
connaissance. Dans la même ville, avant d'aller au
supplice, une commerçante, Mlle Michallet, quitta,
par esprit de pénitence, ses bas et ses souliers,
qu'elle donna. « Pourquoi quittes-tu tout cela ? lui
dit un juge. — Parce que je suis libre. — Mais tu
t'enrhumeras. — Ce ne sera pas pour longtemps n,
répond-elle avec un sentiment d'humour qui rappelle
certains martyrs anglais (Lïclercq, t. XI, p. 79, 282,
291). Condamnée par le tribunal de Saint-Brieuc
comme coupable d'avoir donné asile à deux prêtres,
et conduite à Tréguier pour être guillotinée, Mme Tau-
pin, refusant d'acheter sa grâce par une apostasie,
répond à ceux qui lui disent : « Vous êtes donc une
mère dénaturée, vos enfants mourront de faim... —
Mes enfants ont un père dans le ciel, à qui je les
recommande. Je meurs pour la religion, Dieu ne les
abandonnera pas. » (Wallon, Les représentants du
peuple en mission, t. II, p. 34) A Bordeaux, Anne
Bernard, poursuivie pour avoir donné asile à un
religieux Carme, dora Simon Panetier, répond en
termes d'une simplicité antique aux questions du
juge : « Partages-tu les sentiments de ce prêtre? —
Je suis chrétienne. — Tu es jeune, prends garde, tu
peux servir ta patrie, tu dois aimer la vie, parle
avec franchise. — Je suis chrétienne, et j'ai fait tout
ce que je devais faire. — On ne te fait pas un crime
d'être chrétienne. On veut que tu obéisses aux lois.
S'il était encore chez toi, le dénoncerais-tu ? — Non,
je suis dans ses sentiments. » On la condamna à
mort, ainsi que le religieux, et une autre femme,
Thérèse Thiae, coupable du même acte de charité
(ibid., p. 280). A Angers, une mère, Mme Saillant,
veillant jusqu'au dernier moment sur l'honneur de
ses lilles condamnées aussi, obtient à prix d'or des
bourreaux la douloureuse faveur de les voir exécu-
tées avant elle. Quand la « chaîne » du !='■ février 1794
arrive au champ des Martyrs, c'est en chantant les
litanies de la Sainte Vierge et le cantique populaire:
<( Je mets ma confiance.. » ; puis, reconnaissant dans
leurs rangs les deux soeurs de la Charité Marie-Anne
et Odile, liées ensemble, les condamnés oublient leur
propre sort et demandent, sans l'obtenir, la grâce de
ces saintes GUes (Miskhmont, Le premier hôpital des
Filles de la Charité, p. 269-270, 280-281).
On trouvera peu de ûgures plus touchantes que
celle d'un brocanteur parisien, Pierre Mauclaire.
Arrêté comme « fanatique », il écrivit, de la prison
du Luxembourg, au Comité du Panthéon une lettre
protestant contre la persécution dont souffrait le
clergé catholique, contre les lois destructives du
mariage religieux et de l'observation du dimanche;
puis, dans une autre lettre adressée à ses amis, il
ajoutait : « Pour moi, fort de ma conscience et de
la vérité de la religion que je professe publique-
ment, la mort m'est une grande consolation, j'at-
tends avec impatience le jour de cette exécution,
terrible pour les uns et si glorieuse pour moi... J'es-
père que Dieu, qui m'a donné tant de grâces, me
donnera encore plus de force et de courage pour sou-
tenir devant les juges une religion qui a été établie
et cimentée par le sang d'un Dieu et le sang de mil-
lions de martyrs. » Son vœu fut exaucé : il fut exé-
cuté le 2^ luai i7y4 (Lkclehcq, t. XI, p. 473-479;
Sadatik, p. 321-322). Une autre victime du tribunal
révolutionnaire de Paris est une humble servante
de ferme, âgée de vingt-deux ans, Marie Langlois,
qui avait été dénoncée par le curé constitutionnel
de son village. Son procès fut d'abord instruit à
Versailles : l'interrogatoire porte surtout sur le
clergé jureur, dont elle refuse de reconnaître l'auto-
rité; ses réponses sont d'une clarté et d'une fer-
meté admirables : elle déjoue toutes les ruses du
juge, qui essayait de lui faire nommer de prétendus
complices. Renvoyée au tribunal révolutionnaire de
Paris, elle y tint le même langage : elle fut con-
damnée à mort et exécutée le I2juini794 (Lhclercq,
t. XI, p. 480-490; Sabatié, p. 327-880). C'est égale-
ment pour avoir refusé d'assister à la messe du curé
constitutionnel que Charles Liphard Rabourdin fut
guillotiné à Paris le i" juillet 1794, en même temps
<{ue son frère, vicaire à Sermaize dans le Loiret
(Sabatié, p. 337).
Citons, en terminant, l'histoire peu connue d'un
laboureur, habitant une paroisse de l'arrondisse-
ment d'Yvelot, Thiouville. C'était un paysan aisé,
nommé Bucaille. Il avait toujours refusé d'assister
à la messe du curé constitutionnel. Plusieurs fois
l'émeute menaça son domicile, qui fut enfin envahi
et saccagé le 22 avril 1798, sous prétexte d'y cher-
cher des prêtres réfractaires. Le lendemain, nou-
velle émeute, au moment où sonnait la messe de
l'intrus. On veut y entraîner Bucaille : « A la messe I
à la messe du curé patriote 1 » — « Je n'irai jamais,
répondait-il, vous ne pourrez que m'y traîner. »
Pendant que l'on pille une seconde fois sa maison,
il répète : « Vous ferez ce que vous pourrez, mais
seulement ce que Dieu voudra. » Défaillant, il s'as-
sit près du puits, sous un pommier. Une dernière
fois les émeutiers le somment d'obéir : « La messe
ou la mort!.., » « Plutôt la mort, » répond-il. Alors
les piques se croisent devant ses yeux, les fusils le
couchent en joue, on arrache de lui sa fille qui
s'était jetée dans ses bras; puis on le fusille, on
l'achève à coup de baïonnette, on dépèce son corps,
et, assis autour du tronc mutilé du martyr, les assas-
sins boivent dans des tessons de pots cassés le cidre
puisé dans ses tonneaux. Ils font ensuite sur son
corps un feu de joie avec des chapes, des chasubles
et autres ornements d'église trouvés dans la maison
(Abbé Cochet, Les églisesde l'arrondissement d'y'ye-
tot, t. II, Rouen, 1862, p. i38-i88). Voilà quel pou-
vait être, dans une région demeurée étrangère à
tout soulèvement politique, l'héroïsme d'un paysan,
et quelle pouvait être aussi la cruauté d'autres pay-
sans, en proie au délire de l'anarchie révolution-
naire. L'acte de décès fut rédigé le lendemain par le
prêtre constitutionnel, « curé et ofBcier public
de la commune de Thiouville », qui avait assisté à
l'émeute.
Si l'on peut ainsi rappeler les noms de quelques-
uns des martyrs de la Révolution, bien plus grand
sans doute est le nombre de ceux dont les noms
même ont péri, quorum nomina Deus scit, selon une
vieille formule latine. Parmi les 4.8oo victimes des
fusillades et des noyades de Nantes, prêtres et
461
MARTYRE
462
laïques, hommes, femmes et enfants, immolés par la
folie homicide de Carrier, beaucoup évidemment le
furent en haine de la foi catholique. Après la pre-
mière noyade (i6 novembre 1798), Carrier écrit à la
Convention : a Un événement d'un genre nouveau
semble avoir voulu diminuer le nombre des prêtres :
quatre-vingt-dix de ceux que nous désignons sous le
nom de réfractaires étaient enfermés dans un bateau
sur la Loire. J'apprends à l'instant, et la nouvelle en
est très sûre, qu'ils ont tous péri dans la rivière. »
Une seconde noyade de soixante-dix prêtres suivit.
C'est bien à leur qualité Je « réfractaires » que ceux-
ci doivent la mort, et c'est bien pour le refus de
serment à la constitution civile du clergé qu'ils péris-
sent. Mais dans les autres noyades de « suspects »
et de « brigands », et dans les fusillades ordonnées
par Carrier, combien de laïques expièrent aussi par
la mort leur attachement à la foi, leur soumission à
l'Eglise 1 Combien de vrais martyrs on peut deviner
encore dans les exécutions en masse elles meurtres
isolés qui ensanglantèrent tant d'autres pointsde la
France! — Surles massacres de Nantes, voir Bbrriat
Saint-Prix, La Justice révolutionnaire, t. I, 1870, p.
61 et suiv. ; Wallon, Histoire du Tribunal révolu-
tionnaire de Paris, t. V, p. 338 et suiv.; A. Lallib,
Les noyades de Nantes; A. Lallié, Les fusillades de
Nantes ; Lenôtbe, Les noyades de Nantes, 1911.
IX. — Lb martyre dans les pays de Missions
!. Chine ; 2. Corée; 3. Japon: 4. Indo-Chine; 5. Inde;
6. Abyssinie; 7. Afrique Centrale; 8. Amérique;
9. Océanie,
Le martyre est le même à toutes les époques, dans
toutes les races, sous tous les climats, quels que
soient l'origine ou le degré de culture intellectuelle
de ceux qui sont appelés à rendre à Jésus-Christ ce
témoignage suprême. Ce que nous venons de voir
dans les pays de civilisation latine, grecque, germa-
nique ou slave, nous le voyons aussi dans les con-
trées de civilisation très différente, comme celles de
l'Extrême-Orient, ou même dans les pays encore
sauvages, comme les îles de l'Océanie ou les rives
des lacs de l'Afrique centrale. Dans tous se sont
rencontrés des chrétiens capables de verser leur sang
pour le Christ. Non seulement beaucoup des mission-
naires qui leur ont apporté sa doctrine sont morts
pour l'attester, mais encore des milliers de convertis,
sur tous les points du monde, ont fait volontaire-
ment et sciemment comme eux le sacrifice de leur
vie pour leur foi. Et ce qui est très remarquable,
c'est que l'histoire de ces nouveaux venus au chris-
tianisme abonde en traits semblables à ceux que
présente l'histoire de la primitive Eglise.
Voyons d'abord les contrées asiatiques, héritières
des plus anciennes civilisations.
I. Chine. — Nombreux sont les missionnaires
immolés en Chine pendant le xviii" et le xix' siècles,
même au comraencemeiitduxx',soità lasuitede con-
damnations prononcées parles mandarins, soit dans
une émeute populaire, mais toujours par haine du
Christ qu'ils prêchaient : en 1^47 et 17^8, l'évêque
dominicain, Pierre Sanz et ses compagnons les Pères
Alcobar, Royo, Diaz, Serrano, béatiliés en 1893 ; en
1^48, les Jésuites Henriquez et Athémis; en 1796,
le Lazariste Aubin; en i8i5, Mgr Dufresse, béatifié
en igoo; en 1820, le Lazariste Clet, en 18A0, M. Per-
boyre, l'un et l'autre béatifiés ; en i85i, M. Vachal ;
en i856, M. Chapdelaine; en 1862, M. Néel; en i865,
M. Mabileau; en 1869, M. Rigaud ; en 1873, M. Hue ;
en i894> M. Baptifaud; en i843, M. Terrasse; en
1898, le P. Victorin, missionnaire belge; en 1900,
victimes des Boxeurs, plus acharnés encore que
les persécuteurs officiels ou les lettrés contre les
prédicateurs de l'Evangile, les Pères Doré, Isoré,
Andlauer, Mangin, Denn, Emonet, Théodoric, Viau,
Agnius, Bayart, Bourgois, Le Guénel, Georjion,
Leray, Savignot, le Frère André, un évêque fran-
çais, Mgr Guillon, deux évêques italiens, Mgr Grossi
et son coadjuteur Mgr Fogolla, etc. Mais, à côté de
ces missionnaires européens, on voit aussi immolés
beaucoup de prêtres ou de religieux indigènes,
de même qu'à côté des religieuses européennes mar-
tyrisées on rencontre plus d'une fois, unies dans la
gloire d'un pareil sacrifice, des religieuses chinoi-
ses. Quant aux catéchistes et aux simples fidèles,
hommes, femmes, enfants, mis en demeure de choi-
sir entre leur foi et leur vie, et mourant intrépide-
ment pour le Christ, on les trouve par milliers dans
les diverses persécutions qui sévirent en Chine de-
puis le xviii= siècle.
En lisant les relations du martyre de ces chrétiens
chinois, on est frappé d'y rencontrer si souvent des
détails d'une saveur toute antique. « Leurs Actes,
écrivait dès 1770 un missionnaire, Mgr Pottier,
vicaire apostolique de la province du Su-tchuen,
ressemblent beaucoup à ceux des martyrs des pre-
miers siècles de l'Eglise. » {Relation publiée par
dom Leclercq, t. X, p. 32 1) Combien pouvons-nous
le dire plus encore aujourd'hui, où les documents
sont plus nombreux I
Ce sont les mêmes paroles chez ceux qui souffrent
pour le Christ, les mêmes sentiments chez ceux qui
les voient souffrir. « Abjure et marie-toi, ou meurs »,
dit le mandarin à une vierge chrétienne de Kouy-
Tcheou. « Non, mille fols non », dit-elle, et le bour-
reau lui tranche la tête. C'est l'Iiistoire de sainte
Agnès. Jérôme Loa, Lucie Y, refusent le délai qu'on
leur offre dans l'espoir de les voir faiblir, a Mon der-
nier mot est dit, répond Lucie, il n'est pas nécessaire
d'attendre. Tuez-moi tout de suite. » (A. Launay,
/,a salle des martyrs du Séminaire des Missions
Etrangères, 1900, p. 85) C'est le langage de Spera-
tus, l'un d'un martyrs Scillitains de 180, parlant au
proconsul d'Afrique, du prêtre smyrniote Pionius
parlant, en 260, au proconsul d'Asie. Quand la même
vierge Lucie Y, dépouillée de ses vêtements par l'or-
dre du mandarin, s'écrie : <i Vous ne respectez pas
même le sexe qui vous a donné le jour. Est-ce que
vous n'avez pas de mère? ■> on croit entendre Theo-
nilla, en 3o6, disant au gouverneur de la Cilicie :
Cl Ce n'est pas moi seule, c'est ta mère, c'est ton
épouse que tu couvres de confusionen ma personne.
Car nous avons reçu toutes la môme nature, que tu
déshonores. » Les païens chinois qui, voyant passer
un martyr, s'écriaient : « 11 va à la mort comme à
une fêle 1 » s'expriment comme la lettre de 177 sur
les martyrs de Lyon. Ceux qui, témoins de la cha-
rité fraternelle des persécutés, disent encore :
(1 Voyez ces chrétiens, comme ils s'aiment I » parlent
comme lescontemporains de Terlullien(^/?o/.,xxxix).
Ceux qui, au spectacle de leurs souffrances héroïque-
ment supportées, disent : a 11 suffit de les voir pour
reconnaître leur innocence; des hommes coupables
des crimes qu'on leur impute ne pourraient avoir
cet air respectable que nous leur voyons » {Relation
de P. Chanseaume, 1746, dans Leclercq, t. X,
p. 162), font la réflexion môme qui conduisit saint
Justin au seuil du christianisme. Et quand les chré-
tiens de Chine adressent cette recommandation à
leurs frères conduits au supplice : « Souviens-toi de
moi, quand tu seras dans le ciel », on croit entendre
un fidèle de Tarragone demandant à son évoque, qui
va être brfilé vif, ut sui memor essel, ou lire les
463
MARTYRE
464
proscincnies gravés par les pèlerins sur les mu-
railles des catacombes romaines.
Edmond Le Blant, en notant quelques-uns de ces
traits, rapportés avec bien d'autres dans le beau li-
vre de M. A. Launay, La Salle des Martyrs, s'est
demandé « à quel degré l'éducation des néophytes,
la connaissance sommaire qu'ils peuvent avoir de
l'histoire des anciens a pu contribuer à ces rencon-
tres. » Des missionnaires mterrogés lui ont répondu
que ces paroles des chrétiens persécutés de Chine
(I ne sont puisées ni dans les instructions ni dans
les livres. Les nouveaux soldats du Christ ne les ont
trouvées que dans leur cœur. » {Les Persécuteurs et
les Martyrs, Paris, 1898, p. 36o)
De même, les païens de la Chine n'ont pu « trou-
ver que dans leur cœur », ou dans les inspirations
de l'enfer, leurs procédés de persécution. Ils égalent,
dépassent peut-être les Romains pour le raffinement
et l'épouvantable lenteur des supplices. Ils tendent
les mêmes pièges, en demandant ou en offrant aux
lidèles des certificats d'apostasie, comme les liLelli
du temps de Dèce (Relation de Mgr Pottier, dans
Leclercq, t. X, p. 175, 828, 33o, 33 1 ; La Salle des
Martyrs, p. 79). Us répandent contre eux des calom-
nies de tout point semblables à celles qui avaient
cours, dans l'Empire romain, aux premiers siècles. Ce
sont les mêmes imputations de rébellion, de magie,
de mœurs infâmes (Leclercq, t. X, p. i64, 178).
On les appelle a mangeurs d'enfants » (X. Launay,
dans Les 3Iissions catholiques françaises, t. III,
p. 299), comme au temps de Marc Aurèle : niç «» r.er.ioiv.
tftc/divj ci TcioiiTct... Des pamphlets remplis soit de
blasphèmes, soit d'inventions immondes, sont
publiés contre eux comme au temps de Maximin
Daia (ibid., p 27g, et Le Blant, Les Persécuteurs et
les Martyrs, p. 849-857). On comprend que, même au
seuil du xx« siècle, ils aient encore eu des martyrs.
La persécution des Boxeurs, en igoo, fut peut-être
la plus sanglante, mais celle aussi où se produisirent
le moins de défaillances, k II ne semble pas exagéré,
écrit l'un des témoins de celle persécution, Mgr Fa-
viEn, évêque de Pékin, de porter le nombre des vic-
times à 7 ou 8.000. » Et il ajoute : « Nulle part les
chrétiens n'ont faibli devant la persécution, c'est à
peine si i ou 2 pour 100 ont essayé de sauver leur
vie par quelque concession purement apparente aux
rites païens : les autres sont morts comme les mar-
tyrs des premiers siècles, dans la simplicité imma-
culée de leur foi. » (Les Missions catholiques fran-
çaises, t. III, p. 119) Mgr Favier dit encore, en
racontant cette crise violente, la dernière, espérons-
le, du christianisme en Chine : 0 Tout chrétien chi-
nois est sommé d'apostasier; s'il refuse, ce que, grâce
à Dieu, tous eurent le courage de faire, il est soumis
aux tourments les plus atroces et massacré; un
vieillard de quatre-vingts ans, par exemple, est lié
à un arbre, percé de flèches, et, après une journée
de souffrances, on l'achève en lui ouvrant le ventre;
sa femme est coupée en morceaux. Et c'est par mil-
liers qu'il faut compter ces martyrs » (ibid., p. 1^5).
Même témoignage rendu aux chrétiens duKiang-nan
par leur évêque, Mgr Paris, dans une lettre du
8 août 1900 : « Jusqu'ici, ils ont été admirables, des
milliers sont morts, et cependant ou leur offrait de
sauver leur vie par l'apostasie « {ibid., p. 286).
Un Lazariste, le P. Lkbbe, a raconté, dans une con-
férence faite à Paris en 191 3 (reproduite par les Lec-
tures pour tous, i5 janvier 1914). cette persécution
dans la province du Tché-li, où il demeure. Les habi-
tants des villages chrétiens, menacés dans leur vie
et dans leurs biens par les sauvages insurgés
qu'étaient les Boxeurs, furent obligés de se défendre;
mais, partout où la supériorité du nombre et de
l'armement eut raison de cette défense, le choix leur
fut donné par les vainqueurs ou d'abjurer leur foi
ou de mourir. Ceux qui furent mis à mort furent
donc des martyrs, au sens le plus strict de ce mot.
Le P. Lebbe rapporte de cette persécution des épi-
sodes très émouvants Dans le village de Hants'oen, ■
le catéchiste est pris; on le somme de brûler de l'en-
cens devant une idole : il refuse. Le chef boxeur lui
dit : « Si tu refuses, je te fais couper le bras droit. »
II étend le bras : « Coupez-le donc. » On le coupe;
il tend le bras gauche : « Allez-y donc, après il y a
encore les deux jambes. Tant que je conserverai un
souffle, je suis à Dieu. » On lui coupe les bras et les
jambes, et on le laisse mourir tout seul. Le même
jour, un enfant de huit ans voit mourir sous ses
yeux son père et sa mère : on veut le faire aposta-
sier : il consent à être mené à la pagode, mais là, il
jette le bâton d'encens à la tète de l'idole, en criant :
« Je veux aller avec papa et maman. » Les Boxeurs,
furieux d'être joués, le cruciûèrent à la porte de la
pagode avec des clous de bois. Un vieillard vivait
près de là, dans la montagne, avec ses vingt-quatre
enfants et petits-enfants. Il les engage à fuir, en
leur disant : a "Vous vous devez au pays et à l'Eglise. »
Ils répondirent : « Nous nous devons d'abord à toi,
et puis, si nous mourons, notre mort sera féconde;
de notre sang germeront des chrétiens plus nom-
breux. » A l'approche des Boxeurs, tous, revêtus de
leurs plus beaux habits, marchent vers eux en pro-
cession, suivis du vieillard, qui portail un crucifix.
« En les voyant, les Boxeurs compruent aussitôt
que les supplices étaient inutiles et qu'ils étaient tous
prêts ; et comme ils avaient appris de leurs nom-
breuses victimes que les martyrs espéraient le ciel,
ils leur demandèrent simplement : « Qui veut aller
au ciel le piemier? » El ils disposèrent devant les
enfants un hache-paille. Les petits regardèrent leurs
mères; ils avaient peur. Mais elles, les poussant de-
vant elles, leur dirent à travers un sourire : « Passez
les premiers, chers petits, c'est pour le bon Dieu,
n'ayez pas peur. » Et une petite fille de quatre ans
s'agenouilla devant le hache-paille, posa sa tête
sous le couteau et alla la première au ciel. Lorsque
sa petite tête tomba, un Boxeur la ramassa et vint
la montrer à sa grand'mère, en disant : « Est-elle
jolie, ta petite-fille? » Et elle répondit : 0 Ohl oui.
qu'elle est donc belle! » A cette parole, les autres
enfants se précipitèrent sous la hache; les autres
suivirent sans une défaillance, les femmes après
leurs enfants, et leurs maris après. Enfin, le dernier
de tous, le vieillard posa sa tête blanche sur le bois
ensanglanté, et alla les rejoindre. N'est-ce pas aussi
beau que les Macchabées?
Le témoignage rendu par tant de martyrs eut sa
fécondité. « Il est frappant, dit le P. Lebbe, de re-
marquer que le nombre des conversions est presque
en raison directe de celui des martyrs. Pour ne par-
ler que de ce qui était en 1900 le vicariat de Pékin,
il y avait alors moins de So.ooo chrétiens, et aujour-
d'hui on en compte plus de 800.000. Dans la sous-
préfecture où sont morts les héros de Han-ts'oen, on
comptait, en 1900, 5oo chrétiens; aujourd'hui, il y
en a plus de iS.oool Nos admirables martyrs avaient
vu, en mourant, ce triomphe de l'avenir, n Ils avaient
cité, sans l'avoir lu, le Semen est sanguis christiano-
rum de Tertullien.
Consulter Lettres édifiantes et curieuses écrites des
missions étrangères, 1780 et années suivantes; Nou-
velles lettres édifiantes des missions de la Chine et
des Indes orientales, i8i8-i8a3; Annales de la pro-
pagation de la ^oi (depuis 1827); Annalesde la Com-
pagnie de /a il/is5/o« (lazaristes; depuis i&3^); Anna-
les de la Sainte Enfance {de'pMis 1847); Wiseman,
465
MARTYRE
466
Conférences sur les doctrines et les pratiques les plus
importantes deVEglisecatholique, i85o, conC. vu, 1. 1;
Hue, Le christianisme en Chine, en Tartarie et au
r/ut«e<,i857;BnBNiER, La mission lyonnaise en Chine,
1898; Chahdin, Les missions franciscaines en Chine,
Paris, 19 i5, etc.
2. Corée. — « La Corée, grande presqu'île mon-
tagneuse du nord-est de l'Asie, située entre la mer
du Japon et la mer Jaune, avait, comme la Chine,
dont elle était vassale, clierclié sa sécurité dans un
isolement absolu. A la fin du xviii>= siècle, cette con-
trée fermée n'avait jamais vu de prêtres. A cette
époque, plusieurs sages de ce pays tombent sur
quelques livres de piété catholiques, écritsen chinois
et importés par hasard au milieu d'ouvrages scien-
liliques. Ils en sont frappés. L'un d'eux, SengHoun-i,
se met en rapports avec l'évêque de Pékin, l'illustre
Alexandre de Gouvéa, Franciscain portugais, qui
l'instruit elle baptise. Le néophyte n'a dès lors plus
qu'un désir; puisque la Chine et l'Europe ne peuvent
envoyer de catéchistes à son pays, il se fera caté-
chiste lui-même. Aidé d'un de ses amis, le vertueux
Piclv-i, il instruit ses compatriotes et les baptise. Ces
catéchumènes deviennent à leur tour des apôtres.
Les livres d'instruction religieuse composés par les
missionnaires de Chine sont traduits en coréen et
répandus dans le monde des lettrés, puis dans la
classe moyenne et dans le peuple. La foi de ces
nouveaux chrétiens est si forte que lorsque, en 1791,
des ordres de Pékin leur enjoignent de renoncer à
leur nouvelle religion, un grand nombre d'entre eux
subit courageusement les affreux supplices de la
bastonnade, de l'écartement des os et de la planche
à torture. Un prêtre chinois, le P. Jacques Tsiou,
leur est enfin envoyé en 1794. Les plus admirables
vertus, la virginité, l'humilité, la charité, fleurissent
dans la jeune Eglise. Deux nouvelles persécutions,
en 1799 et en 1801, rencontrent le même courage. Le
Père Tsiou, après avoir subi les supplices ordinaires,
est décapité, le 3 mai 1801. » (F. Mourret, Histoire
générale de l'Eglise catholique, t. VI, p. 446) «Le
nombre des victimes, dans les provinces, n'a pu être
connu exactement. Dans Ja capitale seulement, il
dépassa trois cents. Toutes les conditions, tous les
âges, tous les sexes fournirent leur contingent à la
légion des martyrs, et les annales de l'Eglise
coréenne s'enrichirent de souvenirs qui vont de
pair avec ceux des Laurent et des Agnès de l'Eglise
romaine. » (Mgr d'HuLST, Vie de Just de Bretenières,
3' éd., 1912, p. 217) D'autres persécutions eurent
lieu en 1825, en 1827; à cette date, on comptait en
Corée c( plus de mille martyrs et d'innombrables
confesseurs » (ihid., p. arg).
Tels sont les commencements, véritablement
extraordinaires, de l'Eglise coréenne. Elle naquit en
qiielque sorte spontanément et ses fondateurs appar-
tenaient à la classe des lettrés, dans laquelle se ren-
contrèrent, presque partout ailleurs, les plus violents
adversaires du christianisme. Elle eut des martyrs
avant d'avoir des prêtres, et le premier prêtre dont
elle reçut la visite était un Chinois. On niera difiici-
lement, après un tel exemple, que le christianisme
puisse s'adapter à tous les pays et à toutes les races.
Sous le pape Léon XII seulement, on commença à
organiser la mission'de Corée. Le vicariat apostoli-
que, conlié à la Société des Missions étrangères, fut
fondé en i83i;le premier missionnaire d'Europe qui
mit le pied sur le sol coréen y arriva en i836, cin-
quante-deux ans après l'introduction du christianisme
dans le pays.
Nombreux ont été, à partir de cette date, les mis-
sionnaires martyrisés. En 1829, Mgr Imbert,
M. Chastan, M. Maubant, sont décapités près de
Séoul ; l'année 1889 voit l'exécution d'un prêtre indi-
gène, André Kim. Le 8 mars 1866 sont décapités
Mgr Berneux, MM. Just de Bretenières, Beaulieu et
Dorie ; le 11 mars, MM. Pourthié et Petitnicolas ; le
3o mars, jour du vendredi saint, dans la plaine de
Sourieng, à vingt cinq lieues de Séoul, Mgr Daveluy,
MM. Huin et Aumaitre. N'oublions pas que l'exécu-
tion finale avait été précédée d'épouvantables tortu-
res : la bastonnade sur les jambes, la courbure ou
l'écartement des os, la poncture des bâtons, la sus-
pension, le sciage des jambes, dont on trouvera la
description dans la Vie de Just de Bretenières p. 26a-
264.
Deux traits sont à noter dans le récit du martyre
de Mgr Daveluy : l'un montre la fierté chrétienne et
patriotique de l'évêque, l'autre la cruauté et la rapa-
cité de son juge. « Le mandarin qui présidait au
supplice voulut que les martyrs se prosternassent
devantlui. C'est l'usage en Corée queles condamnés,
comme les gladiateurs antiques, saluent ceux qui
les font mourir. Mgr Daveluy répondit noblement
qu'il saluerait à la manière française, et refusa de
se mettre à genoux. Une poussée brutale le jeta la
face contre terre. » Dans cette posture, il reçut de
l'exécuteur un premier coup de sabre, qui ne détacha
pas la tête : celui-ci s'interrompit alors pour discuter
le prix du supplice avec le mandarin trop économe,
et ce n'est qu'après un long marchandage qu'il reprit
son arme, et acheva par de nouveaux coups le martyr
agonisant.
On vient de voir quelle est la fierté des martyrs ;
mais il faut voir aussi leur humilité. «. Priez afin que
je sois bientôt martyr, et que nul ne le sache », tel
fut l'adieu de Just de Bretenières en quittant la
France pour aller mourir en Corée (Mgr Mermillod,
Panégyrique prononcé à Dijon en 1867).
Malgré d'inévitables apostasies, le peuple coréen,
dans l'ensemble, se montra digne de ses mission-
naires. Un de ceux-ci, le P. Calais, qui avait pu se
réfugier dans la montagne, « alla, malgré les dan-
gers, prêcher dans la petite chrétienté de Soum-ba-
Kol. Ileut la consolation de baptiser quelques païens,
qui ne craignirent pas d'embrasser le christianisme,
même en face de la mort... L'année 1866 ne vit que
massacres, pillages, dévastations. Les chrétiens fu-
rent traqués en tous lieux, arrêtés en grand nombre,
tantôt soumis aux plus épouvantables tortures et
exécutés solennellement, tantôt étranglés clandesti-
nement dans leurs prisons... Le sabre des exécu-
teurs, la corde des étrangleurs n'allant pas assez vite-
au gré des mandarins, on imagina une espèce de
guillotine en bois qui, en laissant retomber une lon-
gue poutre sur le cou des condamnés, faisait périr
vingt ou vingt-cinq personnes à la fois. Ailleurs on
alla jusqu'à enterrer les prisonniers vivants dans
de larges fosses : la terre et les pierres qu'on jetait
sur leur corps leur donnaient en même temps la mort
et la séi)ulture. » {Vie de Just de Bretenières, \>. 282)^
Pendant quatre années, la persécution continua à
faire rage : en 1870, on estimait à huit mille le nom-
bre des chrétiens ayant, depuis 1866, péri de mort
violente. Il faudra longtemps encore pour que la
paix se rétablisse, non à la suite de démonstrations
navales, qui, n'étant point pousséesà fond, n'avaient
fait que compromettre la cause des chrétiens et des
missionnaires, mais comme conséquence des traités
de commerce, qui finirent par ouvrir aux nations
du dehors la Corée fermée jusque-là. La liberté reli-
gieuse y rentra sous le couvert de la liberté commer-
ciale. Dès lors les conversions reprirent leur cours :
quand la reine mère mourut en 1898, elle était secrè-
tement chrétienne : la même année, on achevait de
46T
MARTYRE
468
construire à Séoul lacatbëdrale catholique {[.es Mis-
sions catholiques françaises, t. HI, p. 4i6).
Consulter, en plus des ouvrages cités, Mgr de Gou-
VÉA, Relation de l établissement du christianisme
dans le royaume de Corée, Londres, iSoo; Ch. Dal-
LBT, Histoire de l'Eglise de Corée, Paris, 187/1;
A. Launay, Les Missionnaires français en Corée,
Paris, I 895; Histoire générale de la Société des Mis-
sions étrangères, Paris, 1894, t. II, p. S^ô-SSG ; t. III,
p. 66-76, 2o8-2i5, 4o6-4i 0,464-^77, etc.
3. Japon. -- Depuis i549, époque où y prêcha
saint François-Xavier, jusqu'à i5g6, année à partir
de laquelle la persécution ne cessa pas, les progrès
de la prédication chrétienne avaient été très grands
au Japon (F. Marnas, La Religion de Jésus ressus-
citée au Japon dans la seconde moitié du xix' siècle,
t. 1, Paris, 1896, p. 3-86; Dblplace, S. J., /.e catholi-
cisme au Japon. Saint François-Xavier et ses premiers
successeurs, Malines, 1909). Sous l'empereur Nabu-
noga, qui monta sur le trône en i565, les chrétiens
étaient déjà au nombre de 200.000, possédant
260 églises. Son successeur, Taïkosaraa, leur fut
contraire. En 1687, il promulgua un éditde bannisse-
ment contre les Jésuites, qui étaient alors les seuls
missionnaires autorisés à prêcher au Japon. « Notre
consolation, écrivait en 1689 le P. Organtino Gnecchi,
est de songer que nous partageons les dangers et les
épreuves de nos saints martyrs d'.\ngleterre. »
Cependant la souple et fine diplomatie du P. Vali-
gnani finit par obtenir pour ses confrères le droit
de rester près de leurs chrétiens, et prévint l'effusion
du sang. Le progrès reprit. L'extrême vigilance
des missionnaires à empêcher leurs néophytes de
détruire les pagodes et autres monuments du culte
ancestral désarma leurs adversaires. Le nombre des
chrétiens monta jusqu'à 3oo.ooo. Mais l'entrée au
Japon, en 1693, de Franciscains des Philippines, où
l'établissement des Espagnols avait excité les dé-
fiances des Japonais, puis, en 1 096, un propos
imprudent d'un pilote espagnol, réveillèrent les
soupçons de l'empereur : la persécution recom-
mença, sanglante cette fois.
Celle-ci, cependant, ne fut pas encore générale. Le
persécuteur en voulait surtout « aux religieux venant
des Philippines », c'est-à-dire sujets espagnols. Mais
les chrétiens se crurent tous menacés, et l'on nous
dit qu'ils se préparèrent avec une grande ferveur au
martyre. On cite une femme qui cousait des vête-
ments pour le supplice : « J'ajuste ma robe, disait-
elle, pour être plus décemment quand on me mettra
en croix « ; pudoris potius memnr quam dotoris,
comme la martj're de Carthage, Perpétue. Cepen-
dant la persécution n'atteignit qu'un petit groupe :
neuf religieux furent arrêtés, dont six Franciscains
espagnols et trois Jésuites, auxquels les persécuteurs
adjoignirent quinze laïques, pour la plupart leurs
catéchistes et leurs serviteurs : parmi ceux-ci étaient
trois petits servants de messe des Franciscains, âgés
de douze et de quatorze ans, qui n'avaient pas voulu
se séparer de leurs maîtres. Plus tard, deux autres
chrétiens leur furent ajoutés, ce qui porta leur nom-
bre à vingt-six martyrs.
Le récit de leur Passion est un des plus beaux qui
aient été écrits (Charlevoix, Histoire et description
générale du Japon, t. IV, 1786, p. 354-422 ; Bouix,
Histoire des vingt-six martyrs du Japon, 1862; Léon
Pages, Histoire des vingt-si.r martyrs japonais, 1862).
Les condamnés furent conduits à Nagasaki, qui était
la plus florissante chrétienté du Japon. Le voyage
abonde en épisodes touchants : l'un des plus signifi-
catifs est la venue de deux Jésuites, envoyés au
devant des captifs pour apporter aux Franciscains le
baiser de paix, en signe d'oubli des dissensions qui
avaient troublé, depuis i 693, les religieux des deux
ordres travaillant au Japon. En roule, les martyrs
prêchaient l'Evangile et opéraient des conversions.
A chacun, on coupa le bout de l'oreille gauche : le
peuple pleurait en voyant le sang couler sur la joue
des trois enfants. Dès leur arrivée à Nagasaki, on
attacha les martyrs aux vingt-six croix qui avaient
été préparées. Sous celle d'un des Japonais, son père
eut le courage de ge tenir debout, stabat, s'entrete-
nant pieusement avec lui, jusqu'à ce que le martyr
expirât. Le supérieur des Franciscains, le P. Pierre
Baptiste, qui semblait présider la longue rangée des
crucifiés, entonna tout à coup le Aune dimittis. Une
voix d'enfant lui répondit : c'était le petit Antoine,
âgé de douze ans, qui chantait le Laudate, pueri,
Dominum . En même temps, du haut de sa croix,
l'intrépide Jésuite japonais, Paul Miki, prêchait, et
terminait son sermon en priant pour ses bourreaux.
Selon l'usage japonais, ceux-ci mirent fin au sup-
plice en perçant d'un coup de lance le flanc des cru-
cifiés, qui eurent ainsi la gloire d'être traités comme
Notre-Seigneur. On ne put empêcher les chrétiens
de se précipiter en foule au pied des croix, pour
9 recueillir tout ce qu'ils purent du sang dont la
terre était teinte ».
Taïkosama mourut en 1699. Il y eut encore des
persécutions locales, qui firent des martyrs; puis la
persécution générale s'arrêta pendant quelques
années, et l'on dit que le nombre des chrétiens
monta jusqu'à 1.800.000. Mais elle reprit plus ter-
rible, en 1612, sous Daifusama. La cause principale
fut la haine intéressée des commerçants anglais et
hollandais, qui voulurent, en fomentant à la fois
les soupçons de l'empereur contre les Espagnols et
contre les catholiques, représentés comme leurs
alliés ou leurs complices, s'assurer au Japon le
monopole du commerce. « Ces calvinistes et ces
anglicans, dit un historien protestant, ne se firent
aucun scrupule d'exciter le shogoun à noyer dans le
sang l'Eglise japonaise. Us n'y réussirent que trop
bien.» (Boehmeh-Monod, les Jésuites, 1910, p. i64)
Ce fut, celte fois, une persécution à la Dioclétien.
L'empereur ordonna le bannissement de tous les
missionnaires, la démolition de toutes les églises,
l'apostasie de tous les chrétiens sous peine de
mort. Les missionnaires que l'on put saisir, les
fidèles qui refusèrent d'abjurer, furent décapités ou
brûlés vifs, quelquefois à tout petit feu. Un mission-
naire franciscain a laissé des dix premières années
de la persécution une émouvante relation (Relacion
verdadera e brève de la persecucion..., par le P. Diego
de San Francisco, Manille, 1626; reproduite dans
Lfclercq, t. IX, 1909, p. 26-68). Ce récit d'un témoin
abonde en traits d'un héroïsme souvent contagieux,
car plus d'une fois on voit les gardes ou même le
bourreau convertis par la parole ou les souffrances
des martyrs. Des missionnaires meurent en chantant
le Te Deuni et en priant tout haut pour l'empereur.
11 y eut beaucoup d'enfants martyrs. Quelquefois
les persécuteurs hésitent à mettre à mort un chrétien,
de peur que son supplice n'encourage les autres.
Sans cesse revient le souvenir des persécutions
antiques, tant l'âme des martyrs, et aussi celle des
persécuteurs, sont les mêmes dans tous les temps.
On lira difficilement quelque chose d'aussi beau
que les lettres écrites dans leur prison par deux Jé-
suites, le P. Spinola et le P. Navarro, l'un et l'autre
martyrisés à Nagasaki en 1622 (Jnalecta Bollan-
diana, t. VI, 1887, p. 63-72; Leclercq, Les Martyrs,
t. IX, p. 68-94) : c'est pour le martyre une ardeur
comparable à celle de saint Ignace d'Antioche, au
temps de Trajan. Nagasaki fut témoin, en cette même
469
MARTYRE
470
année 1622, d'autres martyres illustrep. Là périrent,
le 19 août, deux Augustins, les PP. Pedro de Zuniga
et Luis Florez, brûlés vifs avec le capitaine de navire
japonais Joachim Diaz, et douze chrétiens indigènes,
décapités : l'auteur de la relation de leur martyre,
le P. Barthoi.omk Guttibrfz, provincial des Augus-
tins des Philippines, a soin de faire remarquer qu'à
tous la vie avait été offerte s'ils consentaient à apos-
tasier : il cite cent autres martyrs dont quarante-
deux brûlés vifs et plus de soixante décajùtés (Le-
CLERCQ, t IX, p. g5-io5). Dans la même ville eut lieu,
le 2 décembre, le supplice d'une héroïque plialange,
dontla lin glorieuse est connue sous le nomde « grand
martyre ». Composée de l'élite de la société japonaise
et de vingt religieux — dix Jésuites, quatre Francis-
cains et six Dominicains, — elle avait à sa tête Fran-
çois de Moralez, Pierre d'Avila et Cliarles Spinola,
en tout cinquante-deux victimes. Vingt-sept furent
condamnés à avoir la tête tranchée, les autres à être
brûlés vifs. Ceux qui étaient destinés aux tlanimes
assistèrent, suspendus, au supplice des premiers (Les
Missions catholiques françaises, t. III, p. 432). C'est
encore à Nagasaki que moururent, en i633, trois je
suites, Giovanni Mateo Adamo, Sicilien, Antonio de
Souza, Portugais, Julien de Nacaura, Japonais, avec
deux catéchistes indigènes, Pierre et Mathieu. Le
jésuite japonais, d'origine princière, avait évangélisé
le royaume de lîungo, déguisé en médecin, et, grâce
à sa naissance, converti beaucoup de nobles. Les
cinq martyrs furent suspendus la tète en bas, le corps
à moitié plongé dans une fosse, et moururent après
plusieurs jours de souffrances. La cause de leur béa-
tification s'instruit actuellement (voir les sources
citées par le P. Rivièrb, article Adamo, dans le Dict.
d'histoire et de géographie ecclésiastiques, t. I, col.
5o6).
Résumant la persécution, l'historien protestant
cité plus haut estime à So.ooo le nombre des cliré-
tiens marlj'risés dans la seule année 1624. « L'atro-
cité des supplices, dit-il, dépassa tout ce qu'Eusèbe
nous rapporte sur le martyre des chrétiens d'Egypte
sous Maximin Daia. Même les impitoyables Hollan-
dais, qui dénonçaient au shogoun. tous les religieux
catholiques et qui foulaient aux pieds la croix d'un
cœur tranquille pour s'assurer la liberté du com-
merce, ne peuvent se soustraire à une impression
d'horreur en faisant le récit détaillé de ces épouvan-
tables tortures. » (BoEHMKR-MoNon, p. i64)
Le P. DE Charlevoix (Histoire du Japon, 1. XVII,
eh. n) a publié cette relation hollandaise. « Aux
uns, on arrachait les ongles ; on perçait aux autres
les bras et les jambes avec des vilebrequins ; on leur
enfonçait des alênes sous les ongles, et on ne se
contentait pas d'avoir fait tout cela une fois, on y
revenait plusieurs jours de suite. On en jetait dans
des fosses pleines de vipères ; on remplissait de sou-
fre et d'autres matières infectes de gros tuyaux, et
on y mettait le feu, puis on les appliquait au nez des
patients, alin qu'ils en respirassent la fumée, ce qui
leur causait une douleur intolérable. Quelques-uns
étaient piqués par tout le corps avec des ciseaux
pointus ; d'autres étaient brûlés avec des torches ar-
dentes. Ceux-ci étaient fouettés en l'air jusqu'à ce
que les os fussent tout décharnés. Ceux-là étaient
attachés les bras en croix avec de grosses poutres,
qu'on les contraignait de traîner jusqu'à ce qu'ils
tombassent en défaillance. Pour faire souffrir dou-
blement les mères, les bourreaux leur frappaient la
tête avec celles de leurs enfants, et leur fureur re-
doublait à mesure que ces petites créatures criaient
plus haut. La plupart du temps, tous, hommes et
femmes, étaient nus, même les personnes les plus
qualiCées, et pendant la plus rude saison... des
bourreaux, comme autant de tigres affamés, étaient
sans csssc occupés à imaginer de nouvelles tortures.
Ils leur tordaient les bras jusqu'à ce qu'ils les eus-
sent tout à fait disloqués ; ils leur coupaient les doigts,
y appliquaient le feu, en tiraient les nerfs ; enlin ils
les brûlaient lentement, passant des tisons ardents
sur tous les membres. Chaque jour et quelquefois
chaque moment avait son supplice particulier, n Le
narrateur fait remarquer la cruauté avec laquelle,
afin de prolonger les supplices, les bourreaux s'arrê-
taient souvent avant le coup mortel, et appelaient
des médecins pour panser les blessures, ranimer par
des breuvages les patients, et les mettre en état de
supporter ensuite de nouvelles souffrances.
A tous les supplices déjà mentionnés, d'autres re-
lations en ajoutent, qui rappellent les persécutions
romaines : fréquente est la marque imprimée au front
avec un fer rouge, comme pour les condamnés ad
metalla (Pbofillet, Le Martyrologe de l'Eglise du
Japon, i54y-i649, t. II, Paris 1897, p. 89, t. III, p. 38,
60, 12g); fréquentes sont les noyades comme au
temps de Dioclétien et de Galère (ibid., t. II, p. i4,
25, 100, 247. 248, 3ii, 3i2, 320, 829, 446, 458,
465, 483, etc.) ; fréquente l'exposition en hiver, sur
des lacs ou des étangs glacés, renouvelant l'histoire
des martyrs de Sébaste (ibid., t. I, p. 12, 85; t. II,
p. i5, 29, lio, 123, 199, 265, 270, 294, 3i3, 3i8, 407,
458, 471, 476). Les chrétiennes sont honteusement
traitées : comme à l'époque romaine encore, on les
condamne ou on les menace de les condamner à être
enfermées dans des lieux de débauche, et cette me-
nace amena des apostasies (ibid., t. II, p. ig, iG4;
t. III, p. 125). Contrairement aux lois de tous les
peuples, on décapite ou l'on brûle des femmes en-
ceintes : l'une d'elles, à qui le juge offrait un répit,
promettant de faire élever l'enfant qu'elle porte dans
son sein, craint pour celui-ci une éducation païenne :
« Le gage précieux de l'amour de mon mari, répond-
elle, gage que je porte dans mes entrailles, je ne veux
le conlier à personne sur la terre, et je le remettrai
dans le ciel à son père. » (Ibid., t. II. p. 22, 478, 5o8)
Un trait bien japonais dans le supplice de la déca-
pitation : les chrétiens de rang élevé sont invités à
s'y soustraire en faisant Aaraiirj'.c'està-direen s'ou-
vrant le ventre: toujours ils refusent, leur religion
interdisant le suicide; mais alors on autorise sou-
vent un membre de leur famille à leur donner la mort,
afin de leur épargner le bourreau (ibid., t. Il, p. 87,
90, io4, 124). On pourrait citer bien d'autres exem-
ples attestant, dans le Japon d'ancien régime, un
étrange mélange des moeurs les plus barbares et de
la civilisation la plus rallinée : quoi de plus caracté-
ristique que le fait de deux chrétiens condamnés à
être plongés dans les eaux sulfureuses et bouillantes
du mont Ongen (sur la fréquence de ce supplice,
ibid., t. I, p. 188, 269 ; t. II, p. 4i, 88, 96, ii3, 25o,
281, 284, 288, 289, 293, 2g4, 3i5, 329, 33o, S^i, l^ob,
460, 465, 479, 480, 482, 483, 490, 5i2, 523 ; t. III, p. 86,
147, 398), et, pendant qu'ils gravissent la pente du
volcan, composant et récitant des distiques, selon
la coutume des lettrés dans les circonstances solen-
nelles ?
La mort de Daïfusama, en i6i5, n'avait pas mis
fin à la persécution : les détails qu'on vient de lire
se rapportent surtout à celle de son successeur
Yemitsu. Il se produisit en 1687 un fait à peu près
unique dans l'histoire des persécutions. Blessés par
un nouvel édit, qui commandait à tout Japonais
de porter sur la poitrine une amulette païenne,
87.000 chrétiens de la province d'Arim se soule-
vèrent, mirent à leur tête un daimio catholique, s'em-
parèrent de !a place forte de Shimabara, et résistè-
rent intrépidement à une armée de 80.000 hommes,
471
MARTYRE
472
appuyée par l'artillerie d'un navire hollandais. Acca-
blés par le nombre, ils furent vaincus, et massacrés
jusqu'au dernier. Personne ne saurait, croyons-nous,
condamner cette résistance légitime à la tyrannie;
mais on n'osera donner à ceux à qui elle coûta la vie
le titre de martyrs. Je ne trouve à leur acte, si noble
et si courageux qu'il soit, qu'un précédent dans
l'histoire de la primitive Eglise : celui de l'arménien
Vartan, qui, avec plus de mille de ses compagnons,
succomba sous le glaive des Perses, dans une guerre
entreprise en libi pour recouvrer la libre pratique
de la religion chrétienne (voir le récit contemporain
de cet épisode de l'histoire de l'Arménie, dans
Lbclercq, t. IV, p. i-i53).
Les faits de persécution signalés ensuite frappent
surtout des étrangers. On peut citer, en 1689, le
martyre du P. Bourdilio, qui avait été le maître des
novices du Bienheureux André Bobola. « En i64o,
quatre ambassadeurs portugais de Macao arrivent
un jour à Nagasaki, avec une suite de soixante-qua-
torze personnes. Sommés tout d'abord de faire acte
d'apostasie, ils s'y refusent. Alors, sans égard pour
leur caractère, ils sont arrêtés sur-le-champ, eux et
leur suite, et mis à mort: treize matelots seulement
sont épargnés, et renvoyés à Macao avec cet avertis-
sement significatif: « Tant que le soleil échauffera la
terre, qu'aucun chrétien ne soit assez hardi pour
venir au Japon ! Que tous le sachent, quand ce serait
leroid'Espagneenpersonne, ou le Dieu des chrétiens,
ou le grand Shaka (CakiaMouni) lui-même, celui qui
violera celte défense le paiera de sa tète ! » Désor-
mais le Japon est, pour plus de deux siècles, fermé
aux Européens. Seuls les trafiquants hollandais ont
le droit d'aborder dans une de ses lies, aux condi-
tions les plus humiliantes pour leur patriotisme et
leur religion. » {Les Missions catholiques françaises,
t. III, p. 433)
Malgré tant d'obstacles, plusieurs missionnaires,
jésuites, dominicains, prêtres séculiers, pénétrèrent
au Japon pendant le xvii" et le xviii" siècles : tous
furent arrêtés, condamnés à mort et exécutés. Il y
en eut qui furent soumis à des supplices horribles,
comme les PP. Mencinski, Rubino, Capece, Morales,
Marqués, qui, après avoir tous les deux jours, pen-
dant cinq mois, subi en prison la torture de l'eau
furent, le 17 mars i643, à Nagasaki, avec deux Japo-
nais et un serviteur cochinchinois, suspendus la
tète en bas au-dessus d'un puits rempli de matières
fétides : trois des martyrs moururent asphyxiés au
bout de plusieurs jours; quatre, qui vivaient encore
le neuvième jour, furent retirés du puits et décapités
(Mgr Zaleski, tes Martyrs de l'Inde, Paris, 1900,
p. 221-22S; d'après A. de Rhodes, Histoire de la vie
et de la glorieuse mort de cinq Pères de la Compa-
gnie de .lésKs, qui ont souffert dans le Japon avec trois
séculiers en l'année lGi3).
C'est également par le supplice de la fosse, suivi
de la décapitation, que mourut, en i634, dans la
même ville, le célèbre P. Mastrelli (F. Marnas, t. 1,
p. 63).
Ne craignons pas de le dire : la fragilité humaine eut
aussi sa part dans cette héroïque histoire. « Nous
avons appris, par le Tonquin, écrit en i658 un mis-
sionnaire jésuite, une très bonne nouvelle du Japon;
c'est que le pauvre Père Christophe Ferreira, qui
avait auparavant montré sa faiblesse en l'atro-
cité des tourments, a depuis été, avant d'être brûlé
tout vif, conforté de Dieu, de sorte qu'il a été glo-
rieux martyr, et le centième de notre Compagnie
qui été martyrisé dans le Japon. » (Lettre du
R. P. Alexandre de Rhodes, dans Rabbatb, Docu-
ments inédits pour servira l'histoire du Christianisme
en Orient, t. I. p. 84)
Un des derniers martyrs est a l'abbé Sidolli, prê-
tre sicilien, qui arriva en 170g. Il fut enfermé dans
une fosse de quatre à cinq pieds de profondeur, en
haut de laquelle on pratiqua une petite ouverture
pour l'empêcher d'être asphyxié et lui faire parve-
nir quelques aliments. C'est dans cet horrible cachot
qu'il succomba de faim, de froid et de misère. » {Les
Missions catholiques françaises, t. III, p. 435)
Pendant plus de deux siècles, l'Eglise du Japon
disparait de l'histoire. Elle semble avoir été anéantie
par le martyre d'un grand nombre de ses membres et
par l'apostasie de beaucoup d'autres. « Cette fois, le
sang des martyrs, répandu à profusion durant de
longues années, ne fut pas une semence de chrétiens,
mais le prélude de la plus complète destruction. »
Cependant, le sang versé ne demeure pas inutile.
Si le Hot du christianisme semble tari, il s'est infiltré
en terre, prêt à jaillir de nouveau ; et sa conserva-
tion, pendantun si longtempsetdans le pluscomplet
abandon, a quelque chose de miraculeux. « La porte
du Japon est horriblement fermée à tous. Dieu par
sa grâce et sa miséricorde l'ouvrira en son temps »,
dit une lettre de i658 citée plus haut. Quelques ports
finirent, en elTel, par s'ouvrir aux Européens, et, en
i858, juste deux cents ans après cette lettre, un
traité permit aux Français qui y résidaient d'y pra-
tiquer leur religion et d'y élever les édifices néces-
saires à leur culte. Mais le traité restait muetsurles
missionnaires. Ceux-ci rentrèrent cependant. A leur
grande surprise, ils apprirent qu'ily avaitencoredes
chrétiens au Japon. En i865, le P. Petiljean vit
arriver à Nagasaki les représentants de plusieurs
villages où s'étaitconservée la mémoire de la religion
pour laquelle étaient morts les martyrs du xvi' et
du xvii'^ siècles, où l'on administrait le baptême, où
l'on célébrait, autant que cela était possible sans
prêtre, les principales fêtes de l'axinée. Vingt-cinq
chrétientés se révélèrent, dont l'une comptait plus
de mille familles chrétiennes, vivant de souvenirs
et de traditions {Annales de la Propagation de la
Foi, t. XL, p. 117 et suiv. ; F. Marnas, t. H, p. 487
et suiv.). Sous l'influence encore discrète des mis-
sionnaires, le catholicisme ressuscita au Japon.
Une nouvelle persécution éclata, de 1869 à 1871.
La cause de celle-ci fut le refus des chrétiens de faire
procéder à l'enterrement de leurs morts pai" les cé-
rémonies païennes des bonzes. Plusieurs milliers de
catholiques furent exilés ou déportés. « Entre autres
supplices, ils souûrirent celui du teppozeme, qui con-
sistait à leur lier ensemble les pouces derrière le
dos, après avoir passé l'une de leurs mains par des-
sus l'épaule et l'autre par dessous. Aux deux pouces
ainsi réunis on attachait une grosse pierre ou un
autre objet pesant, et on laissait les malheureux des
jours entiers dans cette position; peu à peu le corps
se renversait et la souffrance devenait intolérable.
Tous redoutaient extrêmement ce supplice, et
quelques-uns n'eurent pas le courage de le supporter
jusqu'au bout. L'hiver, au moment des grands froids,
et l'été, quand les ardeurs du soleil étaient le plus
brûlantes, ils étaient exposés nus au dehors, et ils
demeuraient ainsi des jours entiers sans recevoir de
nourriture. Les femmes n'étaient pas exemptes de
ces rigueurs. II y avait aussi une prison spéciale
appelée shi-an-goya, ou chambre de la réflexion :
c'est là que les plus intrépides étaient enfermés. Ce
cachot était très étroit, et aucune nourriture n'était
donnée à ceux qui s'y trouvaient. Quelques-uns y
sont restés jusqu'à vingt ou trente jours consécutifs,
sans manger autre chose que la nourriture apportée
en secret par ceux qui, au prix d'un instant de iaS-
blesse, avaient obtenu d'en sortir. » (Les Missions
catholiques françaises, t. III, p. 453-454) Beaucoup,
473
MARTYRE
474
dans les divers lieux d'exil, moururent à la suite
des privations et des tortures. Parmi les innombra-
bles martyrs japonais, vingt-six ont été canonisés
et deux cent cinq béatiliés en 1867, et près de quinze
cents sont encore connus par leurs noms.
Il y avait encore des chrétiens déportes ou empri-
sonnés, quand, le i4 mars iS'jS, un décret abro{fea
les anciens édits portés contre le christianisme et
rappela ses fidèles de la prison et de l'exil. La com-
plète liberté religieuse fut enlin accordée par la
constitution de i8Sg. Mais l'Eglise est loin d'avoir
retrouvé sa prospérité d'autrefois. Elle ne comptait,
en 1912. que 69.766 catlioliques. Cependant, dit un
des historiens qui ont étudié de plus près le Japon,
t si elle peut médiocrement par le nombre, elle peut
beaucoup par l'aulorité que lui donnent sa cohésion,
ses œuvres de charité, sa foi et sa morale. » (M" de
LA Mazelikre, Le Japon, histoire et civilisation, t. VI,
Paris igi3, p. I1S6)
Aux ouvrages déjà cités, ajouter: Histoire des
martyrs du Japon, par le P. Thigaut, traduit du latin
par le P. Morin, Paris, i8a4; Histoire de la religion
chrétienne au Japon, par Léon Pages, Paris, 1869;
La persécution des chrétiens au Japon et l'ambassade
japonaise en Europe, par Léon Pagks, Paris, 1878.
4- Indo-Chine. — Le royaume de Siam, au sud
de la Chine, entre la Birmanie et l'Annam, est un
des rares paj's de l'extrême Orient qui n'aient pas
eu de martyrs. Plusieurs fois, en 162g, en 1729 en
1776, en 1779, des chrétiens et des missionnaires y
furent punis de la prison ou de l'exil ; mais le sang
n'y fut pas répandu. La persécution de 1776 avait eu
une origine curieuse : au jour lixé pour la presta-
tion de serment au nouveau roi, trois officiers chré-
tiens refusèrent de se rendre à la pagode et d'y
boire l'eau lustrale préparée par les bonzes : ils
vinrent à l'église, et, agenouillés devant l'autel, en
présence de nombreux chrétiens, ils prononcèrent le
serment de (idélité sur les saints Evangiles, entre
les mains du vicaire apostolique qui leur en donna
une attestation. Les trois officiers, l'évéque et deux
missionnaires furent arrêtés, battus, et mis en pri-
son, avec des fers et des ceps aux pieds, une chaîne
et une cangue au cou, et des ceps aux mains. Ils res-
tèrent ainsi pendant plusieurs mois, puis les mission-
naires furent exilés (A. Launay, Histoire générale de
la Société des Missions étrangères, t. I, p. 127-131).
Cependant, les persécutions furent ordinairement,
au Siam, de courte durée. Souvent même la religion
chrétienne parut jouir de la faveur royale. On con-
naît les rapports diplomatiques établis entre le
royaume de Siam et la France de Louis XIV. Dans
la capitaledu Siam fut, en 1670, fondé un séminaire
pour instruire les jeunes gens envoyés des autres
contrées de l'extrême Orient, où sévissait une plus
grande intolérance religieuse, et préparer les plus
dignes au sacerdoce : il devint une féconde pépinière
de prêtres et de missionnaires indigènes. En 1674,
FÉNELON pouvait dire avec vérité, à Versailles, en
présence des ambassadeurs Siamois : « Parmi les
divers royaumes où la grâce prend diverses formes
selon la diversité des naturels, des mœurs et des
gouvernements, j'en aperçois un qui est le canal de
l'Evangile pour tous les autres. C'est à Siam que se
rassemblent ces hommes de Dieu, c'est là que se
forme un clergé composé de tant de langues et de
peuples sur qui doit couler la parole de Dieu. »
Bien différente fut la situation des chrétiens dans
les contrées situées à l'est du Siam. Les deux parties
du pays annamite, le Tonkin au nord, la Cochin-
chine au sud, qui forment aujourd'hui l'Indo-Chine
française, reçurent la foi vers le commencement du
xvn* siècle. Séparées alors politiquement, elles eurent
l'une et l'autre leurs chrétientés dévastées par de
nombreuses persécutions ; après leur réunion dans
la dernière moitié du iviu* siècle, et presque jus-
qu'à la Un du xix', elles virent encore couler abon-
damment le sang chrétien. Peu de pays de l'extrême
Orient comptèrent autant de martyrs et comptent, à
l'heure présente, autant de fidèles.
Le premier martyr de la Cochinchine, André, est
décapité eu i644- En i645, deux autres chrétiens
indigènes, Ignace, âgé de quinze ans, et Vincent, su-
bissent le même supplice : sept de leurscompagnons
ont un doigt coupé. Leur martyre a été raconté par
l'apôtre de la Cochinchine, le célèbre Père Alexan-
dre DE Rhodes, S. J. En i663, plusieurs soldats
chrétiens, Pierre Dang, Ignace, Michel, sont mis à
mort : on raconte du premier que, comme saint
Cyprien, comme plusieurs martyrs anglais, il récom-
pensa dune somme d'argent le bourreau qui allait
lui ouvrir le ciel. On a les noms d'autres martyrs
indigènes, Michel, Joseph, Caius et Ignace. En
1664, une veuve, Marthe Fuoc, de famille riche,
après avoir eu tout le corps brûlé par des lames ar-
dentes, a été décapitée; neuf autres chrétiens ont
aussi péri. Le 3i janvier i665, douze chrétiens sont
condamnés pour avoir, comme les précédents mar-
tyrs, refusé de fouler aux pieds les saintes images :
c'était l'épreuve imposée aux lidèles de la Cochin-
chine. Sept auront la tête tranchée : quatre, parmi
lesquels deux enfants, Etienne et Raphaël, et une
femme, Jeanne, seront écrasés par les éléphants.
« Quand le gouverneur ordonne aux bourreaux de
lâcher les éléphants sur Jeanne, celle-ci forme le
signe de la croix de la main droite et, de la main
gauche, continue, sans s'émouvoir, à tenir l'éventail
qu'elle agite, selon la coutume de pays, devant son
visage. » Le 4 février, quatre chrétiens périssent
encore, parmi lesquels deux femmes. « Un éléphant,
lancé contre Lucie, à deux fois dilîérentes, lui plon-
gea ses défenses dans le corps, puis, la saisissant
avec sa trompe, la jeta si haut qu'elle fut tuée dans
sa chute. Martine, qui était faible et âgée, succoniba
au premier coup qu'elle reçut, s Remplacez les élé-
phants par des animaux moins exotiques, vous
croirez lire la Passion de Perpétue et de Félicité. En
1700, un chrétien, Jean Thuang, est massacré par
la foule païenne ; quatre autres sont condamnés à
mourir de faim en prison : le lettré et médecin Paul
So, Vincent Don (sa femme eut l'extrémité des
oreilles et les doigts coupés), Thadée Ouen, domesti-
que d'un missionnaire, Antoineski, catéchiste; leurs
corps furent jetés à la mer, de peur que les chrétiens
ne les honorassent comme reliques. Jusqu'à cette
date, la persécution avait frappé en Cochinchine les
seuls indigènes : un sentiment de prudence politique
empêchait encore de toucher aux étrangers : mainte-
nant, on ne craintplus de les arrêter, et des mission-
naires, le P. Belmonte, le P. Caudone, M. Langlois,
M. Foret, meurent en prison, ainsi que plusieurs
chrétiens. Trois de ceux-ci, condamnés à y périr
par la faim, luttent longtemps contre la moi-t : xin
jeune lettré put rester quarante jours sans nourri-
ture, un vieillard de soixante-dix ans quarante-trois
jours, une femme, Agnès, quarante-six jours. Les
adieux de cette femme à son mari et à ses enfants sont
admirables. En 1760, Philippe Nghi meurt dans les
fers, après trente-cinq ans de détention. L'épreuve
est toujours l'ordre de fouler aux pieds le crucitix ou
les saintes images : les persécuteurs se contente-
raient parfois d'un simulacre d'obéissance : on met
de force les pieds des chrétiens sur les images, ou on
les fait malgré eux asseoir sur elles; mais les mar-
tyrs protestent, comme protestaient les martyrs du
475
MARTYRE
476
temps de Dèce quand on introduisait dans leur bou-
che, malgré leur résistance, des viandes immolées
aux idoles.
Dans le Tonkin, où la foi avait été prèchée dès
1626, la persécution éclata en 1696, en 1712, en 1721.
En cette dernière année, un édit prescrivit la démoli-
tion de toutes les églises; comme à Rome, sous Ha-
drien, on voit de nombreux magistrats protester en
faveur des chrétiens et se porter forts de leur loya-
lisme. En 1723, cent cinquante Udèles sont condam-
nés à avoir soin des éléphants, service sordide dont
il leur est permis de se racheter à prix d'argent. Un
missionnaire, le P. Massari, meurt en prison; un
autre missionnaire, le P. Buccharelli, est décapité :
les chrétiens recueillentsonsang comme unerelique.
Avec lui périssent le catéchiste Pierre Frieu, après
avoir subi la torture des coups de marteau sur les
genoux; le catéchiste Ambroise Dao; Emmanuel
Dien, Philippe Mi; le lettré Luc Thu, dont tout le
corps a été martelé; le portier de l'église, Luc Mai,
qui entonne les litanies en marchant au supplice;
Thadée Tho, qui avait eu le tort de braver les persé-
cuteurs en brisant une statue de Confucius, mais qui,
condamné pour ce crime de droit commun, refuse,
malgré les tortures, d'obtenir sa grâce par une apos-
tasie ; le catéchiste Paul Noi ; un renégat repentant,
François Kam. L'année 1787 voit le catéchiste Vin-
cent Nghien mourir en prison, et, le 12 janvier, qua-
tre missionnaires, les PP. Alvarez, Abren,Gratz, Da
Gunha, souffrir la décapitation. En 1778 a lieu celle
de deux religieux Dominicains, un Espagnol, le
P. Hyacinthe Caslanado, et un Tonkinois, le P. Vin-
cent Liam.
La persécution de 1798 est commune à la Go-
chinchine et au Tonkin, réunis désormais en un
même Etat. Le i5 septembre, le prêtre Cochinchinois
Emmanuel Trieu, auquel les mandarins avaient of-
fert de demander sa grâce s'il promettait de ne plus
prêcher l'Evangile, est, sur son refus, décapité : les
fidèles recueillent pieusement son sang avec les lin-
ges. En 1799, dans le Tonkin occidental, des chré-
tiens subissent d'horribles tortures ; mains clouées
sur des planches, mèches allumées sur le ventre, pen-
daison la tète en bas, etc. Le martyr le plus illustre de
cette persécution est un jeune prêtre Tonkinois, Jean
Dat, décapité le aSoctolîre 1798. 0 Pourquoi ne vou-
lez-vous pas vivre ? « lui demande le frère du roi. « Je
veux bien vivre, répond le martyr, mais je neveux
pas vivre inlidèleà ma religion. » Le prince s'oppose à
ce que dans la sentence il soit ordonné que sa tête
sera exposée et son corps morcelé : 0 Cet homme
n'est coupable d'auoun crime : il n'est condamné à
mort que parce que l'ordre du roi le porte ainsi. » Les
assistants admirent la joie qui parait sur son visage
en apprenant sa condamnation, etla comparent avec
l'air abattu des condamnés ordinaires. Avant le sup-
plice, on sert au martyr un repas qu'il mange debon
appétit : « O chose admirable, s'écrie le mandarin, ce
prêtre est plus ferme qu'un rocher 1 » Un chrétien lui
dit : « Père, souvenez-vous de moi lorsque vous serez
dans la bienheureuse éternité. — Je ne sais pas en-
core ce que Dieu me destine, répond Jean Dat, mais
pourquoi m'adressez-vous cette prière? Est-ce que
les saints qui sont dans le ciel ne se souviennent pas
perpétuellement de nous? » Ai)prochant du lieu du
supplice, il marche à grands pas, sans cesser de mâ-
cher du bétel. « Avertissez les chrétiens de ne pas
recueillir mon sang après ma mort », recommande-
t-il par humilité ; recommandation qui ne fut pas
obéie, car, dès que la tète du Père Dat eut été déta-
chée du corps, les fidèles coururent tremper des
mouchoirs et des linges de toute sorte dans le
sang du martyr. Emmanuel Trieu et Jean Dat ont
été déclarés Vénérables par Grégoire XVI, le 9 juil-
let 1843.
Sur cette première phase de la persécution en Co-
chinchine, voir les relations et lettres des PP. Alexan-
DUE oE Rhodes, ue Montezon, Estève, Pklisson, et
de plusieurs missionnaires, dans Leclercq, Les Mar-
tyrs, t. IX, p, i63-2oi, 809-321, 867-879, 38o-4a2 ;
t. X, p. 71-147, 851-357. 388-454.
Le xix"^ siècle voit s'ouvrir une période de persé-
cution, qui dura presque ininterrompue pendant cin-
quante années. Oublieux des services rendus à son
père par Mgr Pigneaux de Béhaines, le roi Minh-
Mang ordonna l'arrestation des missionnaires et
commanda à tous les chrétiens d'abjurer leur reli-
gion en foulant la croix aux pieds. Un prêtre indi-
gène, Pierre Tug, puis un membre de la Société des
Missions étrangères, M. Gagelin, furent décapités en
1883 ; M. Marchand, de la même Société, subit en
i885 le supplice des cent plaies; en i835 encore fut
décapité le chrétien André Thong, en 1889, M. Cor-
nay fut condamné à avoir tous les membres coupés,
et le catéchiste Xan Can fut étranglé pour avoir re-
fusé de marcher sur la croix. L'annés i838 fut parti-
culièrement féconde en martyrs : Mgr Borie, avec
les deux prêtres annamites Diem et Choa; deux évê-
ques espagnols, Mgr Ignace Delgado y Cebrian, de
l'ordre de Saint-Dominique, mort dans la prison la
veille du jour où il devait être exécuté, et son coad-
juleur, Mgr Hénarès, décapité; le prêtre Tonkinois
Vien; le prêtre Tonkinois Jacques Niam, qui répond
au mandarin : « Eh I qui donc mourrait pour la reli-
gion, si le prêtre s'y refuse? » le prêtre Tonkinois
Dominique Nguyen Van Hank; les catéchistes
Pierre Duong, Paul Mi, Pierre Truat. En 1889, sont
décapités les prêtres Tonkinois Pierre Thi et André
Dung. En i84o, M. Delamotte, des Missions étran-
gères, meurt en prison, après avoir souffert la tor-
ture des tenailles. Dans cette année et dans les
suivantes, un grand nombre de chrétiens indigènes,
prêtres ou laïques, furent emprisonnés, torturés ou
mis à mort.
Le second successeur de Minb-Mang ne se montre
pas moins cruel. Un édit rendu en i85i par Tu-Duc
se termine ainsi : « Les prêtres européens doivent
être jetés dans les abîmes de la mer ou des fleuves,
pour la gloire de la vraie religion ; les prêtres anna-
mites, qu'ils foulent ou non les croix, seront coupés par
le milieu du corps, afin que tout le monde connaisse
la sévérité de la loi. » En i85i, M. Augustin Shoefler,
des Missions étrangères, est décapité; en i85a, le
même supplice est infligé à M. Bonnard ; en i853,au
prêtre Cochinchinois Philippe Minh. Un nouvel édit.
de i855, prononce la peine de mort contre tout prê-
tre européen ou annamite. La France eut la géné-
reuse pensée d'intervenir ; mais cette intervention
aura pour efl'et de rendre la persécution plus vio-
lente. Un évéque espagnol, Mgr Diaz, est décapité en
1857. Deux prêtres des Missions étrangères M. Né-
ron, en 1860, M. Vénard, en 1861 souffrent le même
supplice : le premier était resté dans la prison vingt
et un jour sans manger; le second avait fait prépa-
rer un vêtement de soie pour « le jour de la grande
fête », c'est-à-dire pour le jour de son exécution. En
1861 encore. Mgr Berrio-Ochoa, Espagnol, est déca-
pité, le vicaire apostolique de la Cochinchine orien-
tale, Mgr Cuenot, meurt en prison, un Dominicain
indigène, le P. Kuang, est décapité. Le nombre des
martyrs indigènes fut très grand : de 1857 à 1862,
cent quinze prêtres annamites, une vingtaine de reli-
gieuses indigènes, près de cinq mille chrétiens, les
uns décapités, d'autres brûlés en masse, enterrés
vifs, noyés, morts de faim dans la prison, donnèrent
leur vie pour Jésus-Christ.
477
MARTYRE
478
Parmi ces héros, une figure se délaclie avec une
curieuse originalité : c'est celle de M. Jaccard, des
Missions étrangères. 11 resta huit ans prisonnier,
condamné successivement à être soldat, à mourir de
faim, à être étranglé; plaidant devant ses juges la
cause de la religion, discutant avec eux, prêchant
même le roi; convertissant en prison un chef de
brigands, composant un dictionnaire, rédigeant à la
demande du roi des livres d'histoire, donnant des
leçons à des élèves que le roi lui envoyait, traitant
chacun en égal, etles déconcertant tous par l'audace
piquante de ses réparties. « 11 y va raide, en homme
qui n'a rien à perdre et tout à gagner », disait de
lui Mgr Cuenot. Dans un dernier entretien, au man-
darin qui lui demandait « d'abandonner sa fausse
religion »,il répond : « Ma religion n'est pas un don
du roi, pour que je l'abandonne à sa volonté. i> Le
21 décembre i838, près de la citadelle de Quang-tsi,
il souffrit la peine de la strangulation, en compa-
gnie d'un jeune séminariste, Thomas Tien. Quandsa
mère, une huuxble et pauvre paysanne de Savoie,
avait appris sa captivité, elle s'était écriée : « Oh 1 la
bonne nouvelle 1 Quel honneur pour notre famille de
compter parmi ses membres un martyr 1 » Quand
elle apprit sa mort, elle ne put retenir l'expression
de sa joie : « Dieu soit béni ! Je suis délivrée de la
crainte que j'éprouvais malgré moi de le voir suc-
comber à la tentation des souffrances! » La mémoire
de M. Jaccard a inspiré aux poètes chrétiens anna-
mitesdeschanlsd'une douce et mélancolique poésie :
« Hélas, la pierre précieuse est tombée dans le
fleuve... Désormais, qui allumera dans nos cœurs le
feu de l'amour divin ? A qui désormais recourir pour
obtenir le pardon de nos péchés?... Devant l'église,
l'herbe et la mousse croissent; je n'aperçois plus le
digne Père se promener en récitant son bréviaire.
Dans l'église, les cierges sont éteints, l'araignée à
tissé sa toile : quand vous verrai-je, ô mon Père,
venir y fléchir le genou ?... Nos larmes coulent par
torrents : l'espérance seule vit dans notre cœur. »
(A. Lal'Nay, Nist. de la Société des Missions étran-
gères, t. III, p. 38-46)
On ne saurait tout noter : cependant on doit rap-
peler les incidents très caractéristiques du martyre
de Mgr Borie. En prison il recevait de nombreux
visiteurs, dont sa bonté faisait vite la conquête. « Ce
maître, disaient les païens, a vraiment un cœur fait
pour enseigner la religion : si, par la suite, il veut
nous instruire, nous embrasserons sa doctrine. »
Quand le mandarin lui lut la sentence qui le con-
damnait à être décapité, il s'agenouilla et prononça
ces paroles : « Depuis mon enfance je ne me suis
encore prosterné devant personne; maintenant, je
remercie le grand mandarin de la faveur qu'il m'a
procurée, et je lui en témoigne ma reconnaissance
par cette prostration. » Le mandarin, les larmes
aux yeux, essaya de repousser cet hommage, comme
s'il s'en fût senti indigne. Rencontrant, au moment
de Sun arrestation, un de ses séminaristes, qui lui
exprimait le désir de rendre témoignage comme lui,
Mgr Borie avait déroulé son turban, et en avait
déchiré un morceau pour le donner à son élève :
« Tiens, lui dit-il, conserve-le comme un témoignage
de ta promesse. » L'élève écrivit les Actes du martyre
de son maître, et versa plus tard aussi son sang
pour le Christ. Il se nommait Pierre Tn(ihid.,p. 46-53;
voir encore Vie du Vénérable serviteur de Dieu, P. Du-
moulin Borie, évéque d' Acanthe, Paris, i846). Ne se
souvient-on pas du martyr de Carthage, Salurus,
donnant son anneau au soldat Pudens, qui à son tour
deviendra martyr?
Que de traits encore, ici, font songer aux persé-
cutions antiques 1 Comme Tarsicius, une femme
indigène porte au martyr Théophane Vénard la
sainte eucharistie, et la défend énergiquement contre
les païens qui veulent la lui prendre ( Vie et corres-
pondance de J. Th. Vénard, prêtre de la Société des
Missions étrangères, 3= éd., 1870, p. 32^). Comme
Origcne, les enfants de Michel Mi, un petit garçon de
neuf ans et une petite lille de onze, exhortent leur
père au martyre (A. Launay, Hisi. de la Société des
Missions étrangères,l. III, p. 36). Ne retrouve-t-on pas
un écho des adieux de saint Laurent à saint Sixte,
dans cette lettre du catéchiste martyr Pierre Truat à
un missionnaire : « La seule peine que j'éprouve est
d'être séparé de mon père. Autrefois réunis, pour-
quoi sommes-nous séparés l'un de l'autre ? Qui eiit
dit que les pères et les frères seraient ainsi disper-
sés par l'orage, comme lorsque les abeilles désertent
leurs ruches, ou que les oiseaux effrayés par le bruit
errent sur les montagnes...? >^(La Salle des Martyrs,
p. 191) Les renégats se repentent, et redemandent le
martyre: un jeune indigène, enfant de quatorze ans
à peine, qui avait faibli dans les tourments, vient
pleurer près du missionnaire, puis, rempli d'une force
nouvelle, se présente devant le mandarin : « Tu as
abusé de ma faiblesse, mais mon cœur s'est relevé
par la prière : je suis chrétien et je te délie. » La
mort ne se fit pas attendre, et le néophyte, racheté
par le repentir, périt broyé sous les pieds des élé-
phants. Le martyr de 1862, M. Bonnard, sent,
devant le tribunal, l'assistance promise par l'Evan-
gile : « Dans mes interrogatoires, écrit-il à son évè-
que, j'ai éprouvé, d'une manière très visible, l'efDca-
cité des paroles de Jésus-Christ à ses disciples : «Ne
vous inquiétez pas de ce que vous répondrez aux
princes de ce monde; l'Esprit-Saint répondra par
votre bouche. » En effet, je n'éprouvais devant le
mandarin aucun étonnement,aucune crainte; jamais
je n'ai parlé annamite ni mieux ni plus facilement. »
(Ilist. de la Société des Missions étrangères, t. III,
p. a73)
Les martyrs annamites appartiennent à toutes les
conditions sociales. On voit parmi eux un grand
mandarin, Ho-din-Ly, décapité en 1857. « Arrivé au
lieu de l'exécution, il s'assit sur une natte, se lava
lui-même les pieds et fuma sa pipe; puis il arrangea
avec le plus grand soin ses cheveux, ouvrit son ha-
bit et se mit à genoux pour recevoir le coup de sabre
qui lui ouvrit les portes du ciel. » (La Salle des Mar-
tyrs, p. 96.) Les militaires sont nombreux : en i833,
Paul Buong, capitaine de la première compagnie de
la garde royale, décoré de la plaque d'ivoire ; en 1 835,
André Thong, soldat de la même garde, qui, absent
au moment où ses camarades chrétiens ont reçu
l'ordre d'apostasier, se présente devant ses chefs,
et meurt pour sa foi; en 1808, trois capitaines, Ly,
François Trung, Joseph Lô-dang Tlii. On trouve
encore parmi les martyrs des médecins, des collec-
teurs d'impôts, des cultivateurs, des maires de vil-
lage l'un de ces derniers, Michel My, martj'risé en
i838, lit au mandarin, qui voulait le faire marcher
sur la croix, celte verte réponse : « Grand homme.
si les rebelles arrivaient ici et nous ordonnaient,
pour sauver notre vie, de marcher sur votre tête,
nous le ferions; mais sur l'image du Dieu que nous
adorons, nous n'osons. » {Ibid., p. 101) Les martyrs
étaient quelquefois de vieille souche chrétienne :
comme ce prêtre Tonkinois, Jean Doan-Trinh-Hoan,
dont la famille avait déjà donné à l'Eglise des prêtres,
des religieuses, de nombreux confesseurs de la foi, et
qui, condamné à être décapité, le 26 mai 1861, passa
la nuit qui précéda le supplice à confesser des chré-
tiens dans la prison.
La vertu des martyrs soit indigènes, soit européens,
I fît quelquefois une grande impression sur les juges
479
MARTYRE
480
ou sur les bourreaux. « Nous savons, dit en i838 au
prêtre Tonkinois Vien le mandarin qui A'enait de le
condamner, nous savons que vous ne méritez pas la
mort, et nous voudrions pouvoir vous sauver; mais
les ordres du roi ne nous permettent pas de le faire.
Pardonnez-nous si nous sommes obligés de vous
mettre à mort, et ne nous impuiez pas ce crime. »
Le prêtre inclina la tête en signe de pardon. En 1 85^,
le bourreau qui décapitait le prêtre Tonkinois Paul
Tinh brisa son sabre, puis fut obligé de le frapper
cinq fois avec une autre arme; le mandarin regarda
«e fait comme un signe évident que la condamnation
était injuste, et, le soir même, olîrit un sacrifice aux
mânes de sa victime {La Salle des Martyrs, p. 149,
i5i). Lors de l'exécution de M. Cornay, en 185^, le
bourreau, après lui avoir tranché la tête, lécha le
sang qui découlait de son sabre, puis, arrachant le
foie du martyr, en prit un morceau et le mangea :
« témoignage horriljle d'estime et d'honneur que les
Annamites rendent à ceux qu'ils considèrent comme
des héros, parce que, disent-ils, en mangeant leur
foie nous deviendrons courageux comme eux. » (ibid.,
p. ii3)
Un traité signé, en 1862, avec la France et l'Espa-
gne accorda enfin, dans tout r.\nnam, la liberté
religieuse. En vertu de ce traité, la France s'établis-
sait en Cochinchine. La paix religieuse dura jusqu'au
jour où, la mauvaise foi annamite ayant obligé le
gouvernement français à entreprendre au Tonkin
l'expédition où s'illustra l'amiral Courbet, les auto-
rités de l'Annam massacrèrent ou laissèrent massa-
crer les chrétiens, les livrant sans défense à des
bandes d'insurgés ou de brigands aidés par la com-
plicité des mandarins. De i883 à i885 furent tués
au Tonkin et en Cochinchine quinze missionnaires
français (MM. Gelot, Rival, Manissol, Seguret, An-
toine, Tamet, Guijomard, Poiron, Guégan, Garin,
Macé, Barrât, Dupont, Iribarne, Ghatelet), dix-huit
prêtres indigènes, cent vingt-trois catéchistes, deux
cent soixante-dix religieuses, trente-sept mille sept
cent quatre-vingt-quatre chrétiens (Les Missions ca-
tholiques françaises, t. II, p. 470). Ajoutons que ces
chiffres s'appliquent aux sept missions dirigées en
Indo-Chine par la Société des Missions étrangères, et
qu'il faut y ajouter les prêtres et les fidèles mis à
mort dans les trois autres missions qui desservent
ce vaste pays, et dont je ne connais pas le nomijre.
Tant de sang versé pour le Christ ne demeura pas
stérile. Un missionnaire écrivait, en 1888, qu'au
moment où la dernière persécution sévissait le plus
cuellement, un païen se présenta chez lui pour de-
mander le baptême, a Pourquoi, dit le missionnaire,
veux-tu te convertir? — Parce que j'ai vu mourir des
chrétiens, et que je veux mourir comme eux. J'en ai
vu précipiter dans les fleuves et dans les puits, j'en
ai vu brûler vifs et percer de lances. Eh bien, tous
mouraient avec un contentement qui me surprenait,
récitant des prières ou s'encourageant les uns les
autres. Il n'y a que les chrétiens qui meurent ainsi,
et voilà pourquoi j'ai voulu me convertir. » (.-innales
de la Propagation de la Foi, janvier 1889, p. 33)
Aujourd'hui, c'est par centaines de mille que les chré-
tiens se comptent en Cochinchine; nulle part les
chrétientés ne sont mieux organisées et plus fer-
ventes que dans cette Eglise où le clergé indigène, à
lui seul, a donné au Christ plus de cent cinquante
martyrs, dont vingt-six ont été déclarés Vénérables
{Les Missions catholiques françaises, t. II, p. 484;
remarquons que ces chiffres s'appliquent seulement
aux sept Missions confiées à la Société des Missions
étrangères).
Outre les ouvrages déjà cités, voir / martiri An-
namitie Ci«esi (i;g8-i856), solennemente beatificati
délia Santità di Papa Leone XIIL il 27 maggio
deir aiino MDCCC, Rome, typogr. Vaticana, 1900;
Synopsis Actorum et passionis niartyriim Tunquinen-
siuin sacri Ordinis Praedicatorum, dans les Ana-
lecta sacri Ordinis Praed., t. IV, 1900, p. 577-646;
A. Launay, Les Bienheureux de la Société des
Missions étrangères et leurs compagnons, Paris, 1900;
H. Walter, O. s. B., Leben, Wirken und Leiden der
sieben und siebzig seligen Martyrer von Annam und
China, Fribourg-en-Brisgau, 1903.
.5. Inde. — Quelque opinion que l'on se forme sur
révangélisation primitive des Indes et sur la tradi-
tion qui place à la côte de Coromandel le lieu du mar-
tyre et le tombeau de l'apôtre saint Thomas, il est
certain que l'immense péninsule indienne et les îles
d'alentour eurent de bonne heure des chrétiens. Le
voyageur byzantin Cosmas, dans le premier quart du
VI' siècle, a rencontré dans l'ile de Soeotora, xy.zà.
ri KÙTo Ivocxiv TTë/y'/i;, une chrétienté où l'on parlait
grec, mais dont les clercs avaient été ordonnés eu
Perse; sur les côtes indiennes du Poivre et de Mala-
bar, il a trouvé des chrétiens à Maie et à Quillon
{h Kcoùikvk) : dans cette dernière ville, l'évêque avait
été aussi consacré en Perse. Il visita encore une chré-
tienté dans l'ile de Taprobane (Ceylan) : il ignore
s'il n'}' eu a pas au delà {Topogr. christ., dans Migne,
P. G., t. LXXXVIII, col. 169). On connaît un évêché
en Bengale vers le milieu du vu' siècle. Mais la chute
de l'Empire romain, en rompant les relations de ces
pays avec l'Occident, et en livrant sans contrepoids
leurs chrétientés aux influences hérétiques, déter-
mina une prompte décadence. Ce que nous connais-
sons vraiment de l'histoire du christianisme aux In-
des commence avec les découvertes et les conquêtes
des Portugais, à la fin du xve siècle.
Quand on se rend compte de la répartition actuelle
des religions sur le sol indien, on comprend les
causes diverses qui y firent des martyrs. A l'heure
présente, l'Inde possède environ deux millions de
chrétiens : leur nombre, après avoir immensément
fléchi à la fin du dix-huitième siècle, après la sup-
pression de la Compagnie de Jésus, est presque
redevenu ce qu'il était alors. Mais elle compte près
de cinquante-neuf millions de musulmans, sept mil-
lions de bouddhistes, deux cent vingt millions de
brahmanes. Persécutés au nom de ces diverses reli-
gions, les chrétiens virent de nombreux martyrs
tomber sous les coups des idolâtres, et d'autres mas-
sacrés par la fanatisme des musulmans. Ajoutons
que les Hollandais, qui supplantèrent les Portugais
aux Indes à partir du dix- septième siècle et y eurent
une grande influence, siu-tout dans le sud, pendant
les deux premiers tiers du dix-huitième, immolèrent
à l'intolérance protestante beaucoup de catholiques
indigènes et surtout de missionnaires : à Ceylan, ils
avaient décrété la ijeine de mort contre quiconque
donnerait asile à ceux-ci.
Bien que la plus grande partie de la population
hindoue se composât d'idolâtres, sectateurs de
Brahraa ou de Bouddha, le nombre, cependant très
élevé, des martyrs faits par eux ne paraît pas en
proportion avec la place tenue dans la péninsule par
l'idolâtrie. « Dans la plupart des cas, écrit Mgr Za-
LESKi, délégué apostolique des Indes orientales,
c'étaient les musulmans et non pas les Hindous qui
torturaient et mettaient à mort les chrétiens qui
refusaient de renier leur foi. La raison en est que les
païens, aux Indes, ont un caractère plus doux et
plus i^acifique, et ne font pas de prosélytes. » {Les
Martyrs de l'Inde, p. 8) Il en fut autrement des
musulmans, qui, aux Indes au moins, voulaient con-
traindre les chrétiens à l'apostasie, et appliquaient
i81
MARTYRE
482
lans toute son étendue leur devise : « Crois ou
neurs. >>
Citons rapidement les martyrs faits par les païens
;n diverses régions des Indes : en i4g8, le confesseur
le Vasco de Gaïua, don Pedro de Gavilliain, religieux
le la Merci, au Malabar ; en 1 543, à Ceylan, un bonze
;onverti; en i54i5. dans l'Ile de Mannaar, voisine de
Ceylan, près de sept cents chrétiens indigènes, mas-
iacrés par l'ordre du roi de JalTna, qui fit mourir,
'année suivante, son propre fils, résolu à embrasser
e cliristianisme. Quand saint François Xavier, en
1 545, passa près de l'ile de Mannaar, il voulut y
iébarquer, pour baiser la terre sanctifiée par le sang
le tant de martyrs. En i55a, un missionnaire
ésuite au cap Comorin, Louis Mendez, est massacré
lans l'église, avec toute la population chrétienne
l'un village. En 1 555, au milieu des sanglantes
lissensions qui agitèrent le royaume de Cotta, au
iud de Ceylan, beaucoup de chrétiens indigènes et
^rois Franciscains, les PP. Antoine Pedrao, François
le Braga et Jean Salvo, sont mis à mort, avec dix-
luit soldats portugais, après avoir refusé de renier
leur foi. En i56o, dans le royaume de Jaffna, au
aord de la même île, deux autres Franciscains, les
PP. Melchior et Jean, sont immolés, refusant de
sauver leur vie en adorant une idole : leur mort fut le
signal d'une persécution, qui fit de nombreux martyrs
indigènes. En i553, dans la province de Salcette,
près de Goa, cinq Jésuites, les PP. Rodolphe Acqua-
viva, Alphonse Paclieco, Pierre Berna, Antoine
Francisco et François Aranha, sont massacrés par
les païens : ils ont été béatifiés en 1890 par Léon XIII.
En i554, dans la même province, un catéchiste
goanais tombe sous les coups des idolâtres. Prison-
niers de chefs païens, à Ceylan, en i58g, le P. Luc
et le P. Antoine de Chagas, Franciscains, refusent
d'apostasier et sont mis à mort. La même année,
plusieurs officiers et soldats portugais, prisonniers,
sont immolés pour n'avoir pas voulu invoquer Boud-
dha. En I 595, plusieurs Franciscains sont massa-
crés, à Ceylan, par des bouddhistes révoltés. En 1602,
le fondateur de la Mission du Bengale, le P. François
Fernandez, de la Compagnie de Jésus, est appelé
en Birmanie par le roi païen d'Arraka, puis, arrêté
à Chittagong, y meurt en prison. En i636, égale-
ment en Birmanie, le P. Jérôme de la Passion, supé-
rieur des Dominicains de l'Inde, est surpris par des
païens au moment où il cherchait à détruire une
pagode : se mettant à genoux avec son secrétaire, le
prêtre François Calossa, il fait avec lui le sacrifice de
sa vie; tousdeux tombent percés d'une lance. Le 4 fé-
vrier 1693, après être resté trente ans aux Indes, et
y avoir baptisé plusieurs milliers de païens, le Jésuite
Jean de Britto est décapité par l'ordre du rajah de
Marava. Il a été béatifié par Pie IX en i852. « Véri-
tablement grand par ses sacrifices, par ses succès,
par son courage, le Bienheureux Jean de Britto doit
être considéré comme le patron non seulement du
Marava, mais de toute l'Inde méridionale, qu'il a
gouvernée et visitée depuis Golconde jusqu'à Titi-
corin. » (tes Missions catholiques frani;alses, t. II,
p. 189) En 1791, dans le royaume de Tomjore, en
Maduré, le P. Joseph Carvalho meurt en prison
(A. Jean, Le Maduré, l'ancienne et la nouvelle mis-
sion, 1894, p. 126). Dans le royaume de Mysore, le
P. Emmanuel de Cunka meurt à la suite des mau-
vais traitements des brahmanes. En 1752, Davasa-
gayam PuUey, riche Indien du royaume de Travan-
core, au sud de l'Inde, arrêté sur la dénonciation des
brahmanes, sept ans après s'être converti au chris-
tianisme, supporte pendant trois années un empri-
sonnement mêlé d'horribles tortures, puis est fusillé.
Les plus anciens martyrs faits dans les Indes et
Tome III.
dans les régions environnantes par les musulmans
sont, probablement, les Franciscains Thomas de
Tolentino, Jacques de Padoue, Pierre de Sienne et
Démétrius le Géorgien, dont la mort à Thana, en
1821, pour n'avoir pas voulu renier le Christ, a été
racontée par leur contemporain, le Bienheureux
Odohic db Pordenone {Acta Sanctoram, avril, t. 1,
p. 5o-55). Dans la même région, leur compagnon
d'apostolat, le Dominicain Jourdain Catalani de Sé-
vérac, fut martyrisé par les musulmans quelques
années plus tard. En 1028, quelques jeunes Indiens
sont par eux brûlés vifs près de Bombay. En i54g,
le premier des innombrables martyrs que donnera
la Compagnie de Jésus, le P. Antonio Crirainale,
meurt par le fer des musulmans pour la défense du
peuple qu'il a évangélisé à Punikael. Une lettre du
P. Melchior Nufiez à saint Ignace nous apprend le
martyre, en i544)P'"és de Malacca, d'un laïque du
nom de Mendez, tué d'un coup de bombarde pour
n'avoir pas voulu se faire mahométan, «vrai martyr,
dit la lettre, car il mourut uniquement pour la foi ».
En i544 encore, dans la même région, eut lieu,
ajoute le P. Nunez, le martyre d'un Portugais, dont
il ne nous dit pas le nom : il mourut après trois jours
de torture, en refusant de renier le Christ. En i566,
cinq Indiens Paravers sont décapités, pour le même
motif, par les corsaires musulmans. Ce sont encore,
en i568, des corsaires qui mettent à mort, après les
avoir sommes de se soumettre à Mahomet, un Jé-
suite, le P. François Lopez, un Franciscain, dont on
ignore le nom, et plusieurs chrétiens. EniS^o, d'au-
tres chrétiens sont immolés par les musulmans du
Malabar; en 15^5, de nombreux fidèles de Malacca
sont martyrisés parle sultan musulman d'Achin, au
nord de l'ile de Sumatra; l'un d'eux montra tant de
courage que le sultan se fit, dit-on, apporter soncœur
pour voir s'il était fait comme celui des autres
hommes. En 15^8, un jeune page portugais, qui re-
fuse de renier Jésus-Christ, est mis à mort au sud
de l'Inde par les musulmans; en i584, le sultan
d'Achin, après avoir pendant plusieurs mois essayé
d'obtenir leur abjuration, fait couper les mains et
les pieds à Gaspar Gonzalès, à un indigène de Ma-
lacca, Dominique Toscano, noyer un jeune garçon,
né au même lieu, Mathieu d'Andria,et attacher àun
canon le capitaine portugais Madeiro. En 158^, sur
la cûte occidentale de l'Inde, entre Goa et Bombay,
un esclave portugais. Manuel de Oliveyra, que son
maître voulait contraindre à invoquer Mahomet, a
la tète tranchée. En 1606, le F. Vincent Alvarez,
scolastique de la Compagnie de Jésus, est décapité
sur la proue d'un vaisseau par des corsaires Mala-
bars, musulmans fanatiques. En 1617, le Dominicain
Jean de la Croix est percé de lances par les musul-
mans à Cochin. En 1621, devix Dominicains indi-
gènes, le P. Simon de la Mère de Dieu, né à Cochin,
et le P. Jean-Baptiste, né à Malacca, sont massacrés
par eux dans une ile de l'Océanie. En i63i, à Agra,
de village devenue la somptueuse résidence des rois
Mongols, quatre prêtres portugais, faits prisonniers
par Shah Jehan, sont sommés de se faire musulmans;
sur leur refus, ils sont condamnés à être écrasés par
les éléphants. Le roi leur fait grâce de la vie; mais
deux d'entre eux. Manuel Garcia, né au Bengale, et
le Portugais Manuel Danhaya, meurent en prison
(voir Froidevaux, art. Agra, dans le Dict. d'histoire
et de géographie ecclésiatiques, t. I, col. 1010).
L'année i638 fut illustrée par le martyre d'un na-
vigateur célèbre, Pierre Berthelot. Né en 1600 à
Honfleur, près de l'embouchure de la Seine, d'une
famille de marins, il avait, depuis l'âge de dix-neuf
ans, navigué au service d'une société commerciale,
sur ces mers de l'Inde qu'il ne devait plus quitter.
16
483
MARTYRE
484
Ses connaissances nautiques, son intrépidité, le
mirent en évidence : il entra au service du gouver-
nement portugais, qui le nomma pilote-major, cos-
mograplîe royal aux Indes, et le décora de l'ordre
du Christ. Pendant sa rude vie de marin, il avait
toujours été pieux; arrivé maintenant aux hon-
neurs, il se sentit touché delà grâce, abandonna les
grandes perspectives d'avenir qui s'ouvraient devant
lui, et entra à Goa dans l'ordre des Carmes déchaus-
sés, sous le nom du P. Denis de la Nativité. Mais il
dut un jour redevenir pilote pour guider une am-
bassade portugaise jusqu'à l'île de Sumatra, à tra-
versée! Océan indien dont il avait naguère dressé
des cartes savantes et précises, encore conservées au-
jourd'hui. Arrivée à destination, toute l'ambassade
fut arrêtée par l'ordre du sultan d'Achin. Parmi les
captifs étaient le P. Denis, un frère Carme, Rédempt
(Rodriguez deCunha),eldeux Fransciscains. Devenus
esclaves, tous, aunombre de soixante, fui-entsommés
d'embrasser la religion musulmane, et, sur leur refus,
condamnés à mort. Le P. Denis parcourait leurs
rangs, le crueihxà la main, les exhortant au martyre
et, eu même temps, prêchant en malais aux specta-
teurs les vérités de la foi. La foule des chrétiens,
Rédempt et les deux Franciscains, furent percés de
flèches et assommés avec le kriss. Resté le dernier,
Denis eut le crâne fendu par le sabre d'un renégat,
et, les éléphants amenés pour l'écraser n'arrivant
pas assez vite, on l'acheva d'un coup de kriss. Denis
et Rédempt ont été béatiliés par Léon XIII, le
10 juin igio (voir Charles Brkard, Histoire de Pierre
Berthelot, pilote et cosmographe du roi de Portugal
aux Jndes orientales, Paris, 1889, et Mgr Baunard,
Saints et Saintes de Dieu, Paris, 1914, p. 3ii-324).
Ou signale, de 1688 à i6gi, de nombreux martyrs
immolés dans le Maïssor par les musulmans. Mais
la plus violente persécution fut celle du célèbre ra-
jah de Mysore, Tippoo Saïb (1749- 1799), qui fit périr
plus de cent mille chrétiens, en donna ou en vendit
presque autant comme esclaves, en un seul jourfor(,'a
quarante mille à recevoir la circoncision, signe de
l'islamisme. Le persécuteur, cependant, sut parfois
s'arrêter : il respecta la foi d'un bataillon de son
armée, composé de soldats chrétiens, qui n'eût peut-
être pas été aussi patient que le fut la légion Thé-
béenne, et s'abstint d'inquiéter les missionnaires
français. Après sa défaite par l'Angleterre, la plu-
part de ceux qui avaient été circoncis se repentirent
de leur faiblesse, et furent de nouveau reçus dans
l'Eglise (A, Launay, Hist. de la Société des Missions
étrangères, t. II, p. Si^-Sig).
Un mot seulement sur l'intolérance hollandaise.
Nous avons vu la part qu'elle eut dans les persécu-
tions du Japon. Elle fit, au xvir siècle, des martyrs
partout où les Hollandais établirent des colonies.
Eln 1629, un Jésuite, le P. Gilles d'Abreu, destiné aux
missions du Japon, est capturé avec le navire qui le
portait : emprisonné à Batavia, capitale de l'ile de
Java, qui appartenait alors aux Hollandais, il y
meurt, en i638, sous les coups de ses geôliers. En
i658, un autre Jésuite, le P. Caldero, est décapité
pour n'avoir pas dénoncé un complot qu'il connais-
sait seulement par les confidences inviolables de la
confession (J. Emerson Tbnnent, Cliristianity in
Ceylan, p. 4o). A Jatïna, dans la même île, en 1690,
trois cents catholiques indigènes avaient été arrêtés
par l'ordre du commissaire hollandais, "Van Rhée,
au moment oii, le jour de Noël, ils allaient assister
à la messe de minuit. Parmi ceux-ci était un riche
Indien, Pedro, de la caste des "Vellalas. Jadis, par
ambition, il s'était fait protestant; puis, j-epentant,
il était revenu au catholicisme. Van Rhée le somma
de retourner à l'hérésie, et, sur son refus, le lit battre
de verges si cruellement que, rapporté évanoui
dans la prison, il y mourut le jour même. Les sept
autres, non moins persévérants dans leur refus d'ab-
jurer, furent condamnés à un emprisonnement per-
pétuel, et, occupés à de durs travaux, moururent
bientôt de fatigue et de misère.
Disons à ce propos que Michelet, dans sa fantas-
que et haineuse Histoire de France, reproche à la
Hollande duxvii» siècle (t. XV, 179, p. i853) « l'excès
de la tolérance 1 » 11 est vrai que, par une curieuse
contradiction, il la loue d'avoir, lors des négocia-
tions pour la paix de Nimègue, refusé à Louis XIV
de rendre la liberté au culte catholique (p. i63 et
206).
6. Abyssinie. — Le christianisme pénétra dans
l'ancienne Ethiopie vers le milieu du quatrième siè-
cle. Un de ses premiers missionnaires, Frumence,
fut consacre évéque par saint Athanase. Une seconde
mission évangélisa le pays avec grand succès vers
la fin du siècle suivant; mais probablement ces nou-
veaux missionnaires appartenaient à l'hérésie mo-
nophysite. Un troisième groupe de missionnaires
est signalé au sixième siècle. C'est au commence-
ment de ce siècle que se place l'expédition du roi
abyssin Elesbaan, traversant la mer Rouge pour
aller venger les nombreux martyrs himyarites du
Yémen, mis à mort en haine du christianisme par
un tyran juif (voir les Acta Sanctorum, octobre,
t. X, p 721 ; DucHÉSNE, Eglises séparées, 1898, p. 317-
327 ; Rubens Duval, Anciennes littératures chrétien-
nes. La littérature syriaque, 1899, p. i48-i52).
Depuis la fin du sixième siècle jusqu'au douzième,
on ne sait à peu près rien de l'Eglise d'Abyssinie. On
connaît, du treizième siècle au quinzième, un mou-
vement religieux qui produisit, dit-on, des théolo-
giens remarquables, mais toujours dans le sens de
l'hérésie et du schisme (voir Guidi, art. Abyssinie,
dans le Dict. d'histoire et de géographie ecclésias-
tiques, t. I, col. ai3). Vers la fin du treizième siècle,
une mission de douze Dominicains fut envoyée dans
le Tigre, et ramena de nombreux chrétiens au ca-
tholicisme. Mais l'intolérance hérétique intervint,
une persécution violente fut suscitée contre les mis-
sionnaires et leurs convertis, et les douze Domini-
cains furent martyrisés.
Au seizième siècle, les Jésuites entreprirent à leur
tour la conquête religieuse de l'Abyssinie. On pos-
sède, rédigée en portugais, la relation du martyre
d'Abraham Georges, S. J., Maronite de naissance,
qui, en 1695, se dirigeant vers l'Abyssinie, fut arrêté
à Massouah par le gouverneur tui-c, et, sur son re-
fus d'embrasser la religion musulmane, mourut dé-
capité : fudit sanguinem in argumentum fidei, vicit
Maumetem, sed more martyrum cadendo, dit une
inscription composée en son honneur (Rabbath, Do-
cuments inédits, t. I, p. 174 et 3i5). D'autres mission-
naires de la Compagnie de Jésus, de nationalité
portugaise, parvinrent au dix-septième siècle en
Abj'ssinie, et, après avoir eu le bonheur d'y ramener-
à l'orthodoxie de nombreux fidèles, eurent la gloire
d'y verser leur sang pour la foi. « Un édit de pros-
cription condamna au bannissement ou à la mort 1&
patriarche catholique, tous les missionnaires por-
tugais et les prêtres indigènes. Presque tous, avec
une foule d'Abyssins demeurés fidèles, ils périrent,
en 1640, dans des scènes horribles, où le fanatisme
et la fureur atteignirent le paroxisme de la folie. »
(Coulbbaux, dans Les Missions catholiques françai-
ses, t. II, p. i4)
Les Franciscains, aussi, cueillirent sur cette terre-
schismatique la palme du martyre. Les premiers de
leurs missionnaires furent décapités à Souakim, et.
i85
MARTYRE
486
eurs têtes portées à l'empereur Basilidcs. Envoyés
;n Afrique par la fameuse « Eminence grise », le
'. Joseph du Tremblay, d'autres Franciscains, les
'P. Agathangeet Cassien, furent, en i638, condamnés
i mort par le même prince : on les pendit avec la
:orde franciscaine et, comme ils respiraient encore,
a foule les acheva en leur jetant des pierres. Des
iignes merveilleux ont suivi leur martyre. Ils ont
!té licaliliés par Léon XIII en igo'i (voir Ladislas de
Vannes, Deux martyrs capucins, les SB. Agathange
ie Vendôme et Cassien de Nantes, Paris, igoS). Trois
lutres missionnaires franciscains, après avoir réussi
i s'implanter sur les monts du Oualkaït, et à y tra-
railler dans le silence, sous le règne et grâce à la
'aveur du roi Jostos, furent lapidés en pleine place
publiqucdeGondar, en 1762 {Les Missions catholiques
''rançaises, t. II, p. iii-a6).
Le xix' siècle vit aussi en Abyssinie des confes-
seurs et des martyrs. Jaloux des succès apostoliques
le Mgr de Jacobis, l'ubouna Salama, évèque copte
le Gondar, suscita contre les catholiques une vio-
ente persécution. « Elle fit blendes ravages dans le
jercail à peine formé, et fit discerner ceux qui étaient
vraiment catholiques de coeur. Mais les robustes pré-
crèrent l'exil, et trois des plus distingués les chaînes
il la torture. D'autres suivirent, et en particulier
ine jeune vierge de Gonala. Oualette-Semaët, « flUe
les martyrs », digne de ce nom, et dont le courage
;ous les verges de l'évêque hérétique rappelle la
'orce surhumaine de Cécile » (ilnd., p. 28; lettre de
\lgv de Jacobis, i3 décembre i853).
Sous le règne tyrannique de Théodoros, la persé-
;ution redouble de violence. Mgr de Jacobis dut se
•éfugier à Massouah ; cinq ecclésiastiques indigènes
"urent emprisonnés par le cruel et dissolu Salama.
Quatre d'entre eux purent être délivrés après plu-
sieurs mois de captivité ; l'autre, l'abba GebraMichatl,
fut conduit au camp de Théodoros. « Ce fut pour
iui le martjre, mais un martyre remarquablement
glorieux et extraordinaire. Des tortures où tous les
lémoins le croyaient resté mort sur place, il se rele-
v'ait paisiblement, sans aucune trace des coups de
rouets et des plaies sanglantes. La foule émerveillée
;riait au miracle, et, dans ses chaînes, garrotté et
humilié, le vénérait comme un saint que déjà Dieu
'loriliait. Cependant, traîné dans les fers, à la suite
des hordes impériales, du Sémien jusque dans le
Lasta, il avait perdu ses forces : épuisé de fatigues,
iccablé de coups, anéanti par la dysenterie, il mou-
rut dans le camp de Tliéodoros, sur les monts Lasta,
le i3 juillet i855. » (Iliid., p. 27.)
Ce n'est que sous le règne réparateur de Ménélik,
à partir de 1889, que le catholicisme put de nouveau
se répandre librement en Abyssinie et dans le pays
des Gallas.
Voir encore Demimuid, Vie du t'énérable Justin de
Jacobis, Paris, igo6, et Histoire de la fondation
d'une mission catholique au X/A' siècle, dans Revue
pratique d'Apologétique, igi5 ; Massaïa, / miei tren-
tacinque anni di missione dell'alta Etiopia, Rome,
i885-i888 ; Froidevaux, Abyssinie (missions au XIX'
sièclel, dans Dict. d'histoire et de géographie ecclé-
siastiques, t. I, col. 227-235.
7. Afrique centrale. — L'Afrique fut toujours la
terre des martyrs. Aucune contrée de l'Empire
romain n'en compta un aussi grand nombre que les
provinces atricaines, et les Vandales ariens y répan-
dirent, au vie siècle, le sang chrétien avec autant de
profusion que les anciens persécuteurs. Quand les
invasions musulmanes y eurent effacé toute trace de
christianisme, de nombreux Européens et même des
indigènes convertis moururent pour le Christ dans
les divers Etats barbaresques. On vient de voir les
martyrs faits depuis le xin'= siècle jusqu'à une épo-
que avancée du XIX» dans l' Abyssinie schismalique.
La persécution avait à peine cessé dans cette contrée
à demi civilisée, qu'elle éclatait au centre du conti-
nent africain : nous y rencontrons des martyrs qui,
malgré les différences de couleurs, d'époques et de
races, rappellent, par les sentiments et le courage,
ceux des premiers siècles.
Les Pères blancs du cardinal Lavigerie ont péné-
tré en 1879 dans le royaume de l'Ouganda, au nord
du lac Nyanza, voisin des sources du Nil. Les proles-
tants et les musulmans s'y disputaient les âmes des
Noirs, fétichistes, mais remarquablement intelligents,
(]ui peuplaient ces régions. Malgré de premiers suc-
cès d'évangélisation, les missionnaires catholiques
furent bientôt obligés de se retirer. Ils revinrent en
i885: un nouveau roi, Mouanga, proclama la liberté
religieuse ; de ncunbreuses conversions s'opérèrent.
Mais, effrayé par les menées des Anglais et des
Allemands sur la côte du Zanzibar, il changea d'idée,
et résolut d'anéantir le christianisme. J'emprunte
à Mgr Le Roy, supérieur des Pères du Saint-Esprit,
le récit de la persécution, qui d'abord atteignit les
seuls catholiques:
« La première victime fut Joseph Mkaça, chef des
pages et conseiller du roi. . . Il fut condamné à mort,
et, afin qu'il ne pût pas l'attaquer au tribunal de
Dieu, Mouanga fit tuer un autre de ses gardes et
mêler soigneusement les cendres des deux victimes.
Les deux néophjtes édiCèrentlesbourreaux par leur
grandeur d'âme. Quelques jours plus tard, le roi per-
çait lui-même de sa lance un chrétien surpris à ins-
truire un de ses compagnons... Le 16 novembre, il
passa la revue de ses pages : « Que ceux qui ne
prient pas avec les Blancs passent de ce côté. » Trois
pages seulement lui obéirent ; ils étaient païens. « Je
vais vous faire mourir », dit-il aux autres. — « Maî-
tre, nous sommes prêts. » Déconcerté, le monarque
remit l'exécution à plus tard.
« Pendant les nuits suivantes, les catéchumènes,
qui avaient à peu près fini ieur temps de probation,
vinrent demander le baptême. 11 y en eut jusqu'à
io5 régénérés en une semaine. D'autres venaient
recevoir le pain des forts pour se préparer au sup-
plice du lendemain. Comme à l'époque des catacom-
bes, les nuits se passaient en prières et en pieux
entretiens.
« Le a6 mai, on conduisit les jeunes pages, au
nombre d'une trentaine, sur une colline où étaient
amassés des roseaux secs. Les bourreaux en enve-
loppèrent, à pleines brassées, les corps de chacune des
victimes et placèrent les uns à côté des autres ces
fagots vivants. On y mil le feu du côté des pieds,
dans l'espoir qu'aux premières atteintes de la flamme
les enfants demanderaient grâce. Il n'en fut rien, cl
leurs voix s'éteignirent dans de pieux cantiques.
i( Si les honneurs des saints leur sont un jour défé-
rés, s'écriait Mgr Lavigerie, nous pourrons nommer
les martyrs de l'Ouganda la masse noire, pour répon-
dre à la dénomination touchante de masse blanche
donnée aux martyrs d'Utique ensevelis dans la
chaux, au temps de saint Cyprien. »
d Le lendemain de cette exécution, c'était André
Kagoua, un des grands chefs du pays, et jusqu'alors
l'ami intime du roi, qui était livré au bourreau pour
avoir converti au christianisme le fils du premier
ministre. Du reste, tous les chrétiens de la cour
étaient condamnés, et, l'heure du supplice ne dépen-
dant que des caprices de Mouanga, les exécutions
se succédaient assez rapidement. » (Mgr Le Roy,
dans les Missions catholiques françaises, t. V, p.
436-438)
487
MARTYRE
488
Les vingt années qui suivirent furent très agitées.
En 1881, Mouanga est détrôné par les musulmans.
Tous les chrétiens, catholiques et protestants, sont
expulsés. Mouanga, fugitif, leur fait appel et, aidé
par eux, reprend le pouvoir. Mais les protestants,
appuyés par la Compagnie anglaise de l'Est africain,
lui font accepter leur prépondérance, et deviennent
persécuteurs à leur tour. Les catholiques sont, en
1892. exilés dans la province de Bouddou, la plus
pauvre du pajs. Ils y prospèrent, et, dans cette région
désolée, se fonde, sous la direction des Pères blancs,
une mission florissante. Ilseurent encore, cependant,
beaucoup à souffrir pendant la période de troubles
et de guerres qui se termine par l'établissement défi-
nitif du protectorat anglais dans tout l'Ouganda.
Mais, à partir de cet établissement, ils connurent
enlin, complète et assurée, la liberté religieuse.
« Née dans le sang des martyrs, écrit Mgr Le Roy,
aguerrie par vingt années de persécutions sanglan-
tes ou sournoises, la jeune Eglise de l'Ouganda est
douée d'une vitalité extraordinaire, peut-être unique
au monde. Nulle part l'action du Saint-Esprit n'est
aussi visible et aussi féconde. L'esprit de prosélytisme
et l'intensité de la vie surnaturelle des Bagandas chré-
tiens semblent transporter le missionnaire aux plus
beaux temps de la primitive Eglise. » (Ibid., p. 455)
La solidité de ces chrétiens nègres avait été rendue
plus grande par les règles qui dirigent leur évangé-
lisation, et qui semblent empruntées aussi aux
règlements du christianisme primitif. Ce ne sont
pas des néophytes rapidement admis au baptême :
ils ont été formés par une longue préparation,
comme aux premiers siècles de l'Eglise. En envoyant
les Pères blancs évangéliser l'Afrique équatoriale,
Mgr Lavigerie leur imposa ces règles : a J'exige que,
sauf le cas de mort, les futurs chrétiens passent au
moins deux ans dans l'ordre des postulants, puis
deux autres dans celui des catéchumènes, et que ce
ne soit qu'au bout de quatre années au moins qu'on
puisse leur conférer le baptême, s'ils offrent des
garanties morales sérieuses de persévérance. »
(/i(W.,p. 396)
On signale une curieuse et touchante exception à
cette règle :
« Un jeune catéchumène vint solliciter des Pères
la grâce d'un baptême immédiat. Le malheureux
avait commis le crime de lèse-majesté le plus étrange
que l'on puisse rêver : il était devenu père de
deux jumeaux. Pareil fait était considéré chez les
Bagandas comme constituant un sortilège funeste
pour le roi. L'auteur de ce a sort » singulier devait,
pour en conjurer l'effet, offrir un sacrifice ; or, le
jeune converti, n'ayant pas voulu accomplir cet acte
idolàtrique, encourait le risque de la peine capitale. »
(E. Layer, Les Pères blancs et la civilisation dans
l'Ouganda, Rouen, 1909, p. 28; extrait du Précis de
l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de
Rouen)
8. Amérique. — « Les noms qui apparaissent au
début de l'histoire religieuse de l'Amérique méridio-
nale sont espagnols ou portugais... Les PP. Gon-
zalez et Rodriguez furent tués dans les forêts de
Garo, à coups de macana, le i5 novembre 1628, et,
deux jours après, le P. Jean de Castillo, leur compa-
gnon, était également massacré. En iC34, les Indiens
Guapalaches mettent à mort le P. de Espinosa. Le
aS avril i635, le P. Christophe de Mendoza mourut
dans les tortures. Osario et Ripario furent les victi-
mes de la férocité des Chiriguanes, Solnies et Zarale
de celle des Tobas et des Macobis, Nicolas Mascaroli
de celle des Patagons. » (G. de Rochkmontkix, dans
Les Missions catholiques françaises, t. VI, p. 384.)
C'est également sous les coups des tribus sauva-
ges, auxquelles ils apportaient tout ensemble la foi
et la civilisation, que tombèrent les martyrs del' Amé-
rique du Nord, sur lesquels nous sommes plus abon-
damment renseignés.
Lechristianisme fut répandu au Canada, ou, comme
on l'appelait au xvii' siècle, à la Nouvelle-France,
par les Jésuites, les Sulpiciens, les prêtres de la
Société des Missions étrangères, et, au xvui', parles
Capucins.
Dans leurs courses apostoliques sur les rives du
Saint-Laurent et des Grands lacs, les Jésuites versè-
rent souvent leur sang pour la foi. Bien reçus de
plusieurs peuplades, et particulièrement des Hurons,
ils avaient trouvé au contraire dans les Iroquois leurs
ennemis. En i64i, le P. Buteux est blessé par ceux-ci
de deux balles, puis achevé à coups de hache et jeté
à l'eau, alors qu'il visitait une tribu convertie des
environs de Québec {ibid., p. aS). L'année suivante,
commence le terrible et glorieux martyre du
P. Jogues.
a II revenait à Québec par Ottawa et le Saint-Laurent
en compagnie du guerrier Ahositari et d'une troupe
de Hurons chrétiens. Ahositari était ce chef indigène
qui, après avoir été baptisé, avait enrôlé une troupe
de convertis, sauvages comme lui, et parcourait la
région en s'écriant : « Efforçons-nous de faire em-
brasser la foi de Jésus au monde entier. » Tout à
coup une bande de Bohawks fond sur la petite troupe.
Ahositari est saisi et condamné à être brûlé vif. Atta-
ché à un poteau, il chante des cantiques jusqu à ses
derniers moments. Un jeune novice, René Goupil, est
tué d'un coup de tomawak, et le Père Jogues est
autorisé, à cause de ses infirmités, lui dit-on, à cir-
culer dans la tribu. Son martyre n'en devait être que
plus long et plus terrible. Pendant quatre ans, il
connut tous les genres de torture. On lui arracha les
cheveux et les ongles jusqu'à la racine ; on lui coupa
les doigts, phalange par phalange. Des Hollandais
payèrent sa rançon. 11 se rendit à Rome, et demanda
au Souverain Pontife (Innocent XI) une dispense
pour pouvoir célébrer la messe avec ses mains mu-
tilées. Le Pape lui accorda volontiers la permission
demandée. « Il ne serait pas juste, dit-il, qu'un mar-
tyr de Jésus-Christ fut privé du bonheur de boire le
sang de Jésus-Christ u, indignuin esset Cliristi mar-
tyrem non bibere Cliristi sanguinem. Jogues retourna
en Amérique, y souffrit encore une fois la torture, et
fut enfin mis à mort par les Iroquois, le 18 octo-
bre 1646. On raconte que son bourreau, touché de
la grâce à ses derniers moments, mourut chrétien. »
(F. MoDRRKT, Histoire générale de l'Eglise, t. VI,
p. 214. Voir Lallemant, S. J., Relation de ce qui s'est
passé de plus remarquable es missions des Pères de
la Compagnie de Jésus en la Nouvelle France, en
l'année 16i7, reproduite dans Leclêrcq, /.e5 Martyrs,
t. IX, p. 214-271)
Deux ans après, les Tsonnoutouans tombent à
l'improviste sur les Hurons chrétiens, détruisent et
incendient les villages, massacrent hommes, femmes,
enfants. Le P. Daniel est tué au bourg de Saint-
Joseph. A Saint-Ignace, les PP. de Brébeuf et Gabriel
Lallemant sont liés à un poteau ; alênes brûlantes,
haches rougies, tisons ardents, eau bouillante, tout
est réuni pour les tourmenter. On leur fend la bou-
che, on leur coupe le nez, la langue, la chair ; enGn,
on les grille à petit feu dans une écorce de sapin.
Le Père de Brébeuf expire le 16 et le Père Lallemant
le 17 mars i648. Au village de Saint-Jean, le Père
Garnier est atteint de deux balles et achevé à coups
de hache. Le lendemain, le P. Noël Chabanel est tué
par un Huron apostat. En 1698, le P. Delmas est
tué par les sauvages dans le voisinage de la baie '
489
MARTYRE
490
d'Hudson. {Les Missions catholiques françaises,
t. VI, p. 29, 36.)
Il existe deux relations contemporaines du martyre
du P. de Brébeuf et du P. Lallemant. On les trouvera
dans Lecleucq, t. IX, p. 273-283. L'une d'elles raconte
que les bourreaux du P. de Brébeuf buvaient avi-
dement son sang tout chaud, dans l'espoir de devenir
courageux comme lui : nous avons rencontré des
faits analogues dans l'histoire des persécutions asia-
tiques. L'autre rappelle ce qui a déjà été rapporté
d'autres martyrs, à propos de l'assistance person-
nelle du Christ pendant leurs soullrances :
0 Dans le plus fort de ces tourments, le Père Ga-
briel Lallemant levoit les yeux au ciel, joignant les
mains de fois à autres et jetant des soupirs à Dieu
qu'il invoquoit à son secours. Le Père Jean de Bré-
beuf souffroit comme un rocher, insensible aux feux
et aux tlammes, sans pousser aucun cry et demeu-
rant dans un profond silence qui estonnoit ses bour-
reaux mesmes; sans doute que son coeur reposoit
alors en son Dieu. Puis revenant à soy, il preschoit
à ces intidèles et p lus encore à quantité de bons chres-
tiens captifs qui avoient compassion de luy. » (Lb-
CLEHCQ, t. IX, p. 281)
Les Sulpiciens s'installèrent vers le milieu du
XVII" siècle à Montréal, dont ils sont les vrais fonda-
teurs. Tout de suite ils eurent des martyrs. Un de
leurs missionnaires, M. Lemaître, fut décapité à Vil-
lemarie par les Iroquois, le ag aovit 1661 , jour de la
Décollation de saint Jean-Baptiste. Les sauvages en-
veloppèrent sa tète dans un mouchoir, et l'empor-
tèrent dans leur pays. « Tous les traits de son visage
demeurèrent empreints sur ce mouchoir, écrivirent
les Hospitalières de Montréal à leurs sœurs de France,
sn sorte que plusieurs des nôtres, qui étaient pri-
sonniers dans leur pays, le reconnurent parfaite-
nent. n On ajoute que « le sauvage qui lui avait
ranehé la tête, et qui s'appelait Hoandoron, eut le
jonheur de se convertir, et de mourir à la maison des
jrétres de Saint-Sulpice, aussi chrétiennement qu'il
ivait vécu depuis son baptême ». Peu après, un autre
Julpicien, M. Vignal, fut pris dans l'Ile-la-Pierre,
nassacré et mangé par les sauvages (Faillon, Vie
le M. Olier, Paris, i853, t. II, p. 507-608 et 5i6).
Au XVIII' siècle, jusqu'à l'heure où la conquête du
!^anada par l'Angleterre en 1763, puis la suppression
les Jésuites dix ans plus tard, amenèrent la ruine
les Missions établies chez les sauvages, celles-ci se
iontinuent surtout au nord et à l'ouest des Grands
acs, et dans les peuplades répandues sur l'une et
'autre rive du Mississipi, de la source à l'embouchure
lu fleuve, a Les prêtres des Missions étrangères s'oc-
iupent des Tamarois et des Kaokias; les Capucins
ravaillent à Mobile, à la Nouvelle-Orléans, à la
Jalize, aux Natchez et aux Apalaches; enûn les Jé-
iuites évangélisent les Outrouais, lesSioux, les Mia-
nis, les Péorias et les Illinois; puis, dans la vallée
lu Mississipi, les Kaskaskias, les Artansas, les Met-
:higamias, les Yasons, les Chicachas, les Alibamous,
es Chactas, Ouabache et la Nouvelle Orléans. Ces
ilissions ont été plusieurs fois arrosées du sang des
nartyrs. Deux prêtres des Missions étrangères,
tIM. Gaston, envoyé par le séminaire de Québec, et
iuisson de Saint-Côme sont massacrés par les sau-
'ages. La Compagnie de Jésus fournil aussi son con-
ingent : le Père Gravier est tué par les Péorias; le
'. du Poisson par les Natchez; le P. Souel par les
f asous ; le P. Chénat, par les Ghicatas, et le P. Pierre
^ulneaupar les Sioux. » (C. nu Rochkmontbix, dans
jBS Missions catholiques françaises, t. VI, p. 4o)
9. Océanie. — Les prédicanls wesleyens introdui-
irent le protestantisme aux îles Sandwich en 1820.
Le roi l'embrassa; ses successeurs devinrent, comme
lui, d'ardents sectaires. Plusieurs fois les mission-
naires catholiques, appartenant à la Société des Sacrés-
Cœurs de Picpus, se virent exilés de l'archipel ha-
vaïen. Les convertis indigènes furent surtout violem-
ment persécutés. La persécution n'alla pas jusqu'au
sang, mais elle suscita des dévouements admirables
et d'intrépides professions de foi.
En i83o, plusieurs femmes sont jetées en prison
pour avoir refusé de se servir d'un livre de prières
protestant. On les laissa trois jours sans nourriture.
L'une d'elles était récemment accouchée : son sein
tari n'avait plus de lait pour son enfant. Ses com-
pagnes se privèrent pour la nourrir. Elles la portaient
sur leurs épaules quand elle ne pouvait plus marcher.
Elle mourut, épuisée par la souffrance et les travaux
forcés. Une catholique adopta son petit enfant. « En
lisant ce trait touchant, écrit un missionnaire, ne
pense-t-on pas tout naturellement à sainte Perpétue
et aux persécutions de la primitive Eglise? »
Quelques années plus tard, sous le règne de
Kaniéaméa III, la persécution redouble de violence.
Elle est attisée par deux ministres wesleyens. Ri-
chards et Bingham. Ceux qui demeuraient fermes
dans la foi catholique étaient conduits au port
d'Honolulu, et mis en prison. Là, on les enchaînait
deux à deux par les poignets et par les pieds, on les
suspendait au haut des cloisons qui formaient la
séparation des cellules. Un journal prolestant, la
Sandi'ich Islands Gazette du 29 juin i83g, raconte
la courageuse confession de deux femmes, Julienne et
Marie-Madeleine, arrêtées « sous l'inculpation du
crime de catholicisme ». Le soir venu, dit-il, « ordre
fut donné de les mettre à la torture jusqu'à ce
qu'elles eussent renié leurs croyances. Alors com-
mença une scène de cruauté que nulle description ne
saurait reproduire et dont nous garantissons l'ef-
froyable réalité, défiant qui que ce soit de démentir
nos paroles. Conduites au port, à cinq heures de
l'après-midi, les deux pauvres prisonnières furent
alternativement sommées de renoncer à la religion
catholique et d'embrasser la religion de Bingham.
Elles répondirent par un refus, préférant les tour-
ments et la mort à l'apostasie. Alors la plus âgée des
deux fut traînée sous un arbre mort; ses bras furent
attachés à l'une des branches avec des menottes de
fer, en sorte que la malheureuse était suspendue par
les poignets, l'extrémité des pieds pouvant à peine
effleurer la terre. L'autre fut conduite dans une mai-
son dont le toit descendait assez bas sur le sol ; ses
bras, croisés autour d'une poutre en saillie, y furent
assujettis par des menottes de fer, à une hauteur de
six pieds. Dans cette position, on lui attacha les
|)ieds avec une chaîne, et sa face, tournée du côté de
la toiture, s'en trouvait tellement rapprochée que les
épines mêlées parmi le chaume la mettaient tout en
sang. Pendant toute la nuit, une pluie violente
tomba par torrents sur les deux infortunées, et le
lendemain, quand le soleil se leva dans tout son
éclat, quand il versa du haut du ciel ses plus vives
ardeurs, ses rayons frappèrent sur la tête des pau-
vres patientes, dont les forces s'épuisaient au milieu
des horreurs prolongées de tant de tortures. Elles
furent trouvées dans cette position par une société
nombreuse de résidents étrangers qui visitèrent le
port vers onze heures du matin, et qui prirent sur
eux de les délivrer. Détachées, les mains déchirées,
la tête brillante, elles tombèrent évanouies. Leur
tourment avait duré dix-huit heures, et probable-
ment, sans l'opportune intervention des étrangers,
elles auraient expiré sur place. i> (Traduit par le
U. P. Alayahd, dans Les Missions catholiques fran-
çaises, t. IV, p. 28-24)
491
MATÉRIALISME
492
Imposée par la France, le 9 juillet 1889, la paix
religieuse finit par s'établir et se consolider dans
l'archipel havaien,et le nom catholique s'y est immor-
talisé par le dévouement de l'apôtre des lépreux,
le P. Damien.
Deux ans plus tard, dans l'île de Fontouna.l'Océa-
nie vit mourir son premier martyr, un religieux Ma-
risle, le P. Glianel. Il avait commencé à gagner, à
force de bonté et de patience, les cœurs de la popu-
lation sauvage, quand s'émut la jalousie des chefs, et
le plus puissant d'entre eux résolut d'arrêter les con-
versions en supprimant l'apôtre. Le 28 avril i8i5i,
ses affiliés envahirent la case du missionnaire, le
frappèrent de leurs casse-têtes, et celui qui les com-
mandait l'acheva d'un coup de hache. « Au même
instant, bien que le ciel fut serein, retentit une déto-
nation formidable, semblable à celle d'un violent
coup de tonnerre. Ce fait extraordinaire, constaté
par de nombreux témoins, jeta les habitants de l'ile
dans la consternation. Epouvantés, les meurtriers
s'enfuirent dans la forêt. » (Les Missions catlioliqiies
françaises, t. IV, p. 119)
« Qu'importe qu'on me tue ou qu'on me laisse
vivre ? avait dit le P. Chanel ; la religion est plantée
dans l'île, elle ne se perdra pas par ma mort. » La
prédiction s'accomplit, car, dans l'île de Fonlouna,
maintenant passée sous le protectorat français,
existe une chrétienté florissante, et de grandes fêtes,
auxquelles on accourut des archipels environnants, y
célébrèrent, en 1889, la béatification de son premier
ai)ôtre.
Un autre point de l'Océanie fut, quelques années
plus lard, sanctifié parle martyre. Le 1"'' décembre
1845, un navire français débarque dans l'île Isabelle,
dépendant de l'archipel Salomon, plusieurs mission-
naires, appartenant aussi à la Société de Marie, et
ayant à leur tête le vicaire apostolique, Mgr Ecalle.
Dès qu'ils eurent mis le pied sur le rivage, une troupe
d'indigènes se précipita sur eux : Mgr Ecalle tomba
frappé d'un coup de hache ; ses compagnons, quoique
blessés, parvinrent à le ramener au navire, où il
expira le lendemain. Le capitaine voulut tirer ven-
geance des assassins ; mais les missionnaires s'y
opposèrent: « Nous ne voulons, lui écrivirent-ils,
aucun acte de représailles, cela étant contraire à la
nature même de notre mission, qui est toute de
sacrifice et de paix. »
L'année suivante, dans l'île San-Christoval, du
même archipel, trois autres Maristes, les Pères Pajet
et Jacquet et le Frère Hyacinthe, furent aussi mas-
sacrés par les indigènes.
Enfin, en i855, un prêtre des Missions étrangères
de Milan, le P. Mazucconi, fut également martyrisé
(R. P. Hervibr, dans Les Missions catholiques fran-
çaises, t. IV, p. 352, 354, 36o, 3g5).
Conclusion. — Quand on parcourt, même aussi
rapidement que nous venons de le faire, l'histoire
des martjrs des Missions, on est frappé du démenti
donné par leur dévouement et leur sacrifice à l'or-
gueilleuse théorie de l'inégalité des races humaines,
renouvelée de l'antiquité, où elle servait d'excuse à
l'esclavage, et remise en honneur par une fausse
science.
Pour les missionnaires de la foi catholique, il n'y
a pas de races supérieures ou inférieures, parce que,
malgré la diversité des couleurs et des traits, quel
que soit le niveau de civilisation ou même le degré
d'intelligence, ils ne voient que des âmes, créées par
Dieu et rachetées par Jésus-Christ. Ils attestent par
leur martyre l'unité de l'espèce humaine et l'univer-
salité de la Rédemption. Le martyre de leurs con-
vertis en est une autre attestation, tant il ressemble,
même parfois jusque dans les détails, au martyre
des chrétiens des civilisations gréco-latines.
Le martyre des Missions modernes diffère sur un
seul point du martyre des Missions antiques : sa
fécondité est moindre en apparence. Un petit nom-
bre de siècles avait sulli pour gagner au christia-
nisme les pays qui formaient ou avoisinaient
l'Empire romain : les conquêtes des missionnaires
qui se sont répandus sur le reste du monde, dès le
Moyen-Age, et surtout depuis le seizième siècle, ont
été Ijeaucoup plus lentes et beaucoup moins nom-
breuses. Bien des blocs compacts de bai-barie, de
superstition et de paganisme sont à peine entamés.
Mais il faut se souvenir que les missionnaires des
trois premiers siècles avaient trouvé dans le monde
gréco-romain l'unité de langue et de gouvernement,
la monogamie, l'absence de castes, l'activité intel-
lectuelle, c'est-à-dire, malgré les terribles obstacles
que dressaient devant eux les passions humaines et
la cruauté des persécuteurs, un champ plus uni que
celui qui s'est ouvert devant les missionnaires mo-
dernes. Pour avoir planté cependant la croix sur
tous les points du monde, pour lui avoir conquis
non seulement des millions de fidèles, mais encore,
sous toutes les latitudes, des milliers ou des millions
de martyrs, il faut que leur martyre à eux aussi ait
été bien puissant, et que le miracle de la Pentecôte
se soit renouvelé pour eux avec une merveilleuse
efficacité.
Quant à la thèse jadis célèbre De paucitaie mar-
tyriim, on peut affirmer qu'elle est désormais balayée
de l'histoire. Une science mal informée avait cru
pouvoir l'établira propos des persécutions romaines:
nous en avons démontré l'inanité. Aucun sophiste
n'essaierait de la renouveler pour les temps écoulés
depuis la fin de celles-ci jusqu'à nos jours, et pour
l'immensité de l'univers maintenant évangélisé. On
ne peut établir, ici encore, aucune statistique; mais
les chiffres partiels qu'il est permis d'entreAoir çà
et là sont véritablement énormes. Le lecteur qui
nous a suivi a pu constater l'immensité de la « nuée
de témoins » qui, à toutes les époques et de tous les
points du globe, s'est élevée jusqu'au ciel.
Paul Allard.
MATÉRIALISME. — De toutes les acceptions
de ce terme dans l'usage courant, seule sa significa-
tion philosophique sera ici retenue : ainsi envisagé,
le Matérialisme est un système de métaphysique
d'après lequel toute la réalité des choses se réduit à
la matière, c'est-à-dire à cette substance étendue qui
constitue notre corps et les corps étrangers.
I. Exposé historique. — II. Forme actuelle : le mo-
nisme de Haeckel. — III. Notes critiques.
I. Exposé historique. — Il suffira d'indiquer ce
que fut le Matérialisme d'après Démocrite, et d'oà
nous vint le mouvement matérialiste au xix' siècle;
plus de détails sont rendus inutiles par l'immobilité
de cette doctrine à travers les siècles.
A) Dkmochite (v* s. av. J.-C), le premier, a bâti un
système matérialiste, à l'aide de matériaux plus an-
ciens. En tenant compte des restes de ses écrits et des
renseignements fournis par Aristole et Epicure, on
peut reconstruire son système comme il suit :
0 Tout d'abord, deux principes abstraits, méta-
physiques : a) le principe de la permanence de l'être :
Rien ne sort du néant, et rien de réel ne saurait être
anéanti; mais tout changement est pur assemblage
ou bien séparation de parties ; — b) le principe de
raison : Rien n'arrive par hasard; mais tout a sa
raison, car tout arrive nécessairement.
193
MATERIALISME
494
a) Ensuite, quelques principes concrets de phy-
sique générale : a) Il n'y a de réel que les atomes et
le vide; doux et amer, cliaud et froid, etc..., simples
impressions (opinions) ; ,3) il y a infiniment d'atomes,
et ils sont de formes et de grandeurs infiniment
variées; y) toute la diversité des choses tient à la di-
versité des assemblages d'atomes : diversité de for-
mes, de nombre et de grandeurs; à) {activité) les
atomes tombent éternellement à travers l'immensité
de l'espace. Dans celte chute éternelle, les atomes
possèdent des vitesses variées comme leurs gran-
deurs; de là, choc des atomes plus grands sur les
atomes plus petits qu'ils trouvent sur leur chemin.
Comme ces chocs, règle générale, ne doivent pas
avoir lieu suivant la ligne des centres et que, d'ail-
leurs, les atomes sont de formes diverses, il doit se
produire des mouvements latéraux et des mouve-
ments de rotation (billard); et ces mouvements doi-
vent s'enchevêtrer de plus en plus. De là, une infinie
variété d'assemblages et de dislocations, et c'est, en
définitive, toute l'activité et tout le changement réels.
3) Principes de psychologie. L'âme, comme toutes
choses, est formée d'atomes; ils sont subtils, sphé-
riques et lisses, semblables à ceux du feu. Ils sont de
tous les plus mobiles; et comme ils pénètrent dans
tout le corps, leurs mouvements donnent naissance
aux phénomènes de la vie.
L'àme, dans ce système, est une matière spéciale,
répandue dans tout l'univers; car partout il y a cha-
leur et vie. L'intelligence, matière à côté d'autres
matières, mouvement qui résulte des propriétés mé-
caniques de certains atomes, est simplement un cas
particulier de cette « mécanique universelle ».
4) Couronnement de toute la doctrine : morale. —
a) Notre âme doit être l'objet de nos sollicitudes;
car elle est ce qu'il y a de principal en nous : c'est en
elle que siège le bonheur, et le corps n'est qu'un loge-
ment à son usage. fc)Lebut de la vie, c'est la recherche
du bonheur ; et le bonheur consiste, ■ — non dans les
plaisirs des sens (ils sont trop fugitifs), — mais dans
la tranquillité de l'esprit; or elle est assurée à qui
pense et agit selon le bien, la vertu, c) Qu'est-ce que
le bien, la vertu? Démocrite parait supposer connue
la réponse à cette question fondamentale.
Entre les atomes vitaux (ignés) de Démocrite et
les « esprits animaux » de Descartes et de ses con-
temporains, la distance n'est pas grande. Mais Des-
cartes excepte très formellement l'àme humaine, de
l'explication mécaniciste qu'il adopte pour le reste
des vivants; par cette exception et par l'opposition,
qu'il accentue, de l'esprit et de la matière, il fonde le
spiritualisme moderne, quelque peu différent du spi-
ritualisme qu'on peut appeler historique. Par contre,
la doctrine cartésienne de l'automatisme des bêtes est
le point de départ des modernes théories matéria-
listes de la vie. Pour les en déduire, on raisonne à
peu près ainsi. La vie organique (vie végétative et
vie sensible) s'explique, au dire de Descartes, sans at-
tribuer aux plantes ou même aux animaux un esprit,
uneàme. Or, entre la vie des bêtes el celle de l'homme,
la différence n'est pas, à beaucoup près, aussi grande
que le prétend le dualisme spiritualiste; les faits
montrent, ajoute-t-on en guise de preuve, que toute
l'activité de l'homme est sous la dépendance de son
cerveau, de ses organes, de la matière. Par consé-
quent, il ne faut pas admettre que l'Iiomme lui-même
possède un principe spirituel de vie, une àme immor-
telle.
On devine par là oii doit tendre tout l'efiort du
Matérialisme moderne : c'est à rapprocher l'homme
de la bête. On tait ou l'on atténue de son mieux les
différences, on souligne vigoureusement les ressem-
blances; et comme elles sont nombreuses, plus
nombreuses que ne l'ont cru les splritualistes carté-
siens, le Matérialisme a eu la partie belle contre un
spiritualisme exagéré.
B) Lb MATÉniALisME AU xix= SIÈCLE. — fl) Origine.
— En 1 8iJ8, au cours des ardentes discussions politico-
religieuses du parlement de Francfort, on entendit
un jour cette déclaration brutale de Karl Vogt : « Je
suis toujours pour la séparation de l'Eglise et de
l'Etat, mais c'est à la condition que ce qu'on appelle
l'Eglise soit anéanti. Pour moi, toute Eglise est un
obstacle à la civilisation, b Ce cri de haine et de
guerre fut entendu. Pour cette guerre à mort, on
estima que le Matérialisme serait d'un secours pré-
cieux : on prôna le Matérialisme. Dans ce siècle, le
prestige des sciences est immense : on donne au
Matérialisme des allures scientifiques.
i) Développement. — Karl Voot, zoologiste de va-
leur en même temps qu'orateur passionné, a préludé
par des Tableaux de la vie des bêtes, où il ose
prédire la découverte « des sortes de pensée et de
nourriture qui se conditionnent » ; il croit « que, par
une nutrition appropriée, on pourrait produire à vo-
lonté des hommes d'Etat, des bureaucrates, des
théologiens, des révolutionnaires, des aristocrates,
des socialistes, etc.. » ; et « l'ingéniosité consumée
jusqu'ici à faire constitutions, lois et ordonnances »
lui paraîtrait mieux employée à découvrir « sauces,
bouillies et ragoûts », qui auraient même résultat.
IC. Vogt a joui d'une réputation d'ironiste. Mais que
penser du disciple qui, faisant sérieusement les appli-
cations, nous enseigne que l'Anglais doit ses qualités
d'homme pratique à l'usage du thé associé à l'ali-
mentation carnée; — et que le café rend l'Allemand
profond penseur, fertile en systèmes; qu'il « servirait
souvent aussi, en matière politique et sociale, à
l'éclosion d'excellentes idées, si son action ne ren-
contrait dans la bière, la pomme de terre et les lé-
gumes, un grave obstacle »? (Reich, Die Nahrungs-
und Genussniittel-Kunde, p. ?o6) — Dans La foi du
charbonnier et la science, (i85i5), se trouve la célèbre
loi de Vogt, à savoir que : Les pensées sont au cer-
veau comme la bile est au foie et l'urine au.t reins.
Signalons encore, du même : Leçons sur l'homme, sa
place dans la création et l'histoire de la terre (i863)
(-[- 1895). — Avec K, Vogt, le premier meneur de la
campagne matérialiste fut un autre savant, Jacques
MoLKscHOTT : Circulation de la vie, réponse physio-
logique à la lettre chimique de Liebig (1862); —
L'unité de la vie. Discours à l'Ecole supérieure de
Turin (1862). Moleschott enseigna longtemps la phi-
losophie à Rome. Il est, dit l'historien du Matéria-
lisme, H. Lange, « riche en formules auxquelles on
ne peut attribuer aucun sens ». — Pour la vulgarisa-
tion des idées matérialistes; l'influence de Louis
BiicHNER fut prépondérante. Son livre. Force et
matière (1853), encore traduit en français, en 1906,
sur la 17° éd. allemande, fut et demeure le manuel
populaire du Matérialisme contemporain. La préface
contient une vigoureuse protestation contre l'obscu-
rité des philosophes : « De par sa nature, la philo-
sophie est un domaine intellectuel commun à tous.
Les démonstrations philosophiques qui ne peuvent
être comprises par tous les hommes instruits, ne
valent pas l'encre typographique employée. Ce qui
est pensé clairement peut aussi être énoncé claire-
ment et sans ambages. » En énonçant ce principe,
Buchner, qui étaitmédecin, devait songer aux pilules
mica panis, aqua fontis cum grano salis. Si Biichner
exige la clarté en philosophie, c'est qu'il a pour celle-
ci des ambitions modestes : elle doit être le résultat
des sciences physiques; nous devons nous contenter
de ce que les sciences nous enseignent. Biichner ne
méconnaît pas l'existence d'autres problèmes ; au
495
MATERIALISME
496
delà de l'objet de nos sens a peuvent certes exister
toutes les choses imaginables; mais l'hypothèse ne
les fait entrevoir que capricieusement, idéalement,
métaphysiquement ». Dans un autre ouvrage, il va
jusqu'à des aveux comme celui de « notre ignorance
sur le temps et l'éternité, sur l'espace et l'inlini ». Et,
sans aller chercher si loin, il nous confie que o notre
connaissance ne pénètre pas jusqu'au sein de la na-
ture » et que « l'essence profonde, intime de la ma-
tière, sera vraisemblablement toujours pour nous un
problème insoluble » (.\ature et esprit, 1859). Tant
pis 1 Mais les recherches empiriques seules peuvent
nous conduire à la vérité; franchir les limites de
l'expérience, c'est tomber dans l'erreur. La foi peut
bien aller s'égarer dans ces régions, situées au-delà
des faits; mais la raisonne peut ni ne doit l'y suivre,
elle doit se contenter des enseignements des sciences
physiques. Ces précautions prises contre les spécu-
lations, Bïichner est à l'aise pour exposer son maté-
rialisme.
1) Principe fondamental : « Pas de matière sans
force, et pas de force sans matière. » Peu importe
notre ignorance du fond des choses, la matière est
un fait d'expérience, et la force — nom commun
donné aux activités — en est un autre; enfin, l'une
n'est jamais sans l'autre : une matière sans force,
c'est-à-dire inactive, ne se rencontre nulle part; ce
serait une substance sans propriétés ; est-ce conce-
vable ? — une force sans matière, cela ne se rencon-
tre pas davantage ; nous ne constatons les forces
que par les changements matériels qu'elles détermi-
nent ; et puis, conçoit-on une force sans point d'ap-
plication ?
A ce principe, se rattache directement la conclusion
capitale: « La création est impossible, et le monde est
éternel. En effet, ni la matière n'a pu créer la force,
ni la force, la matière; car ce qui ne peut être séparé
n'a pas pu exister séparément. Donc le monde n'a
pas été créé, il est et il sera éternellement. » Cela
étant, Dieu n'existe pas.
^) Attributs de la matière : a) Elle est immortelle el
éternelle. Car rien ne se perd ; or ce qui ne finira
pas n'a pas commencé ; donc, rien n'a été créé. —
//) Elle est infinie dans l'espace: infinie en petitesse
(c'est-à-dire, sans doute, divisible sans fin), au témoi-
gnage du microscope et de l'analyse spectrale; —
infinie en grandeur, comme le montre le télescope.
— Il faut en dire autant de la force: « Inhérente en
quantité infinie à la masse infinie de la substance
matérielle, elle parcourt avec elle et dans l'union la
plus intime un cercle sans interruption elsans fin.»
Les transformations de la force affectent sa qualité,
jamais sa quantité. — c) La matière, dans son union
avec la force, a une valeur infinie; car c'est d'elle
que dérivent toutes choses. Il faut donc la réhabi-
liter ; la science moderne nous apprend à l'estimer,
et à jouir de ses dons, plutôt que de la tourmenter
en nous par l'ascèse. — d) La matière est animée
d'un mouvement universel, inamissible, spontané,
variable dans ses formes, invariable en quantité. —
De là découlent certaines conséquences:
a) La forme n'est pas, dans les choses, un principe
spécial, mais un résultat, « le produit des actions et
réactions d'une foule de forces aveugles et incons-
cientes » ; — et un résultat nécessaire, les forces ne
pouvant faire autrement, en vertu de leur activité
universelle, « que de se manifester comme agissant
d'après un ordre et un arrangement en séries qui se
suivent, graduelles et parfaites ».
,3) Les lois de la nature sont immuables, car elles
ne font qu'un avec la réalité des choses; par consé-
quent, le miracle est impossible, cela est « de toute
certitude scientifique ».
3) Applications du principe fondamental: a) à l'en
semble de la nature ; — /') à l'homme.
a) — I. Le ciel, le vrai, le seul, c'est l'espace
immense et presque vide, désert monotone où les
astres sont clairsemés, où notre système solaire n'est
qu'un point. Le tout résulte d'une nébuleuse primi-
tive, par le jeu nécessaire des forces matérielles,
partout les mêmes sous des noms divers de : forces
moléculaires, physiques ou chimiques, ou bien
gravitation. Il n'existe rien d'autre, l'astronomie le
sait.
2. La terre est arrivée à l'état présent, par une
série de changements nécessaires; depuis la phase
nébuleuse jusqu'à la prise en masse de l'écorce, jus-
qu'aux périodes géologiques, jusqu'à toujours, la
terre se façonne elle-même, par ses propres forces.
3. La vie apparut sur la terre, à une époque indé-
terminée. D'où vient la vie ? C'est une forme d'acti-
vité propre à la substance organique; celle-ci étant
donnée, la vie s'ensuit nécessairement. Mais d'où
vient la substance organique ? Ayant parcouru di-
verses hypothèses pour les rejeter, Bûchner conclut :
« Nous sommes bien forcés d'admettre que cette
substance a dû apparaître quelque part, el d'une
certaine façon, pour la première fois, sous forme de
protoplasma, de matière protoplasmique et vitale. »
C'est là un « postulat nécessaire » ; le nier, c'est
admettre la création, c'est» faire une brèche dans le
système général de causalité qui régit l'enchaînement
naturel des clioses ».
De cette vie rudimentaire, en vertu des forces
inhérentes à la matière, une série de transformations
lente et progressive — natura non facit saltus — a tiré
le règne végétal et le règne animal, toutes les formes
d'êtres vivants que l'on ait jamais vus. C'est là un
point de la doctrine, destiné à s'enrichir de nom-
breux faits, grâce à Darwin et à ses disciples, et de
nombreux néologismes dus à l'imagination fertile
de Habckel.
b) L'homme, corps et àme, actes et propriétés,
retient longuement l'attention de Biichner: « enfant
libre et fier de la Nature », il est son chef-d'œuvre.
1. Origine. L'homme est le produit du développe-
ment du règne animal, dans lequel sont déjà ébau-
chées toutes les facultés humaines; entre l'homme
et la bète, il n'j- a que différences de degré, portant
surtout sur le système nerveux. — Sur l'antiquité de
l'homme, la Bible s'est grossièrement trompée: pour
passer de l'homme primitif, encore semblable aux
singes, encore dépourvu du langage, jusqu'à l'étal où
l'histoire le trouve, parlant et raisonnant, un temps
considérable a dû s'écouler, comparable aux pério-
des géologiques; la découverte — sans doute pro-
chaine — de l'homme « tertiaire », viendra le démon-
trer.
2. Le cerveau est dans l'homme la partie princi-
pale, car il est l'organe de la pensée ; le cerveau et
ce qu'on appelle esprit ou intelligence, c'est tout un.
La pensée est 0 une forme particulière du mouve-
ment général de la nature, propre à la substance
des centres nerveux, comme la contraction des mus-
cles est propre à la fibre musculaire » ; comme le
muscle se contracte, le cerveau pense. Il faut corriger
la formule de K. Vogt (voir plus haut); parce que
la pensée n'est pas, comme la bile ou l'urine, une
substance visible, pondérable.
Notons ce passage de Biichner: « La pensée, l'es-
prit, l'àme, ne sont rien de matériel ; ils ne sont pas
même de la matière, mais un ensemble de forces
diverses converti en unité, l'effet du concours de plu-
sieurs matières douées de forces ou de propriétés. »
La force et la matière sont inséparables, c'est
entendu; mais la pensée établit une grande distança
497
MATERIALISME
498
entre les deux, « elles vont jusqu'à se nier l'une
l'autre ». o Du moins nous ne saurions comment dé-
finir l'intelligence et la force, siée n'estcomme imma-
térielles, excluant naturellement la matière ou lui
étant opposées. » Qu'est-ce à dire ? Biichner serait-il
dualiste? Nullement: il veut simplement accentuer
sa critique de la « loi de Vogt » ; — ou, du moins, il
se liàte de noyer cet embryon de distinction entre
matière et intelligence « sous la rapide succession
des phrases » (H. Langb). L'intelligence est un
mode spécial d'activité, résultant de l'organisation
spéciale du cerveau. Cela est si vrai, que l'homme
doit sa supériorité intellectuelleaux dimensions, à la
délicatesse de structure, au système de circonvolu-
tions, à la richesse en composés pliosphorés, de son
cerveau.
3. Le rnui, Inconscience personnelle, résulteaussi de
l'activilé cérébrale, dépend des sensations. C'est une
illusion d'y voir une entité immuable, illusion basée
sur une certaine continuité des sensations; en réa-
lité, le moi se développe avec le cerveau, il change
constamment par le renouvellement de la matière
cérébrale, il peut disparaître momentanément sous
l'effet paralysant de l'hypnotisme, ou même à jamais
par destruction d'une partie du cerveau.
l). La volonté libre, encore une illusion ; nous
sommes nécessairement soumisauxlois qui régissent
toutes choses, tout en nous est déterminé par les
influences diverses que nous subissons; incapable
de choisir le bien, l'homme qui fait le mal est digne
de pitié, non de châtiment.
5. L'immortalité de l'âme, bien entendu, n'est
qu'une cliiuière; l'âme n'étant que l'activité du cer-
veau, (I l'enchainement des forces diverses réunies
en unité, l'effet d'une concurrence de beaucoup de
substances douées de forces et de qualités », il est
évident que, cet assemblage détruit, l'âme n'est
plus.
On a souvent fait observer que Biichner manque
complètement d'idées personnelles ; son mérite, dit
Paul Janet, c'est d'avoir a rassemblé ce qui était
épars, lié ce qui était incohérent, dit tout haut ce
que beaucoup pensent tout bas, et cela dans un livre
court, rapide, clair, bien composé ». (Ze matérialisme
en Allemagne, i864) Ce jugement est trop flatteur;
on y tient compte à Biichner du service rendu « en
nous donnant un adversaire à combattre au lieu de
ces fantômes insaisissables qui, flottant sans cesse
entre le matérialisme et le spiritualisme, ne permet-
tent de les atteindre en aucun endroit ». (P. Janet,
Ibid.) Il est évident que longueurs et redites abon-
dent dans le livre' de Biichner, et que tout n'y est
pas clair; il serait aisé de montrer que les incohé-
rences n'y sont pas rares. Le mot « Matérialisme »
lui-même, le plus positif des termes philosophiques,
est pris par B. en des sens très divers : c'est tantôt
ce que tout le monde entend par ce vocable, tantôt
un synonyme de « Réalisme » ou d' « Empirisme » ;
parfois même il désigne le <t Scepticisme » ; de même
le mot « Idéalisme » prend chez B. nombre de signi-
fications, parmi lesquelles celle d'Orthodoxie.
Biichner étant arbitraire et indécis dans l'emploi
des concepts, remarque Lange, « il ne peut naturel-
« lement être regardé comme le représentant d'un
« principe nettement exprimé, déterminé et positif.
« Il n'est tranchant, impitoyable et logique que dans
0 la négation ». (Lange, 1. c.) En définitive, ce
n'est pas encore Louis Biichner qui réussit à faire
du Matérialisme un système coordonné d'une ma-
nière satisfaisante, o Ce que, dans ces derniers
<t temps, Feuerbach, Vogt, Moleschott et autres ont
« fait dans ce but, écrit un compère, ne consiste
« qu'en afllrmations, en suggestions partielles qui
« sont loin de satisfaire celui qui cherche à appro-
(I fondir la question. » (H. Czolbe, Nouvel exposé
du sensualisme, i855)
— H. CzoLBE mériterait plus qu'une brève mention,
dans une histoire systématique du Matérialisme.
Mais comme il est fort peu connu parmi nous, et que
d'ailleurs il se qualifie de « sensualisle », on se con-
tentera ici de donner sur son compte de brèves
notes :
I. Son but : la réforme de la morale, laquelle a le
tort, juge-t-il, de reposer sur des bases métaphysi-
ques. Le premier principe moral doit être : Contente-
toi du monde donné. « Les besoins dits moraux, nés
« du mécontentement que nous inspire la vie terres-
« tre, pourraient, avec une justesse égale, être appe-
II lés immoraux... Oui certes, le mécontentement que
(1 nous inspire le monde des phénomènes... est une
Il faiblesse morale. »
2. Le moi en .montrer que le monde donné, exclusion
faite de tout n suprasensible », de toute force et de
tout être transcendant, se suflil ; pour cela, ramener
tout à la matière et à ses mouvements. Czolbe l'avoue,
l'élimination du « suprasensible >/ peut être traitée de
préjugé, d'opinion préconçue. De proche en proche,
il est conduit à mettre en son système tout autre
chose que les simples mouvements de la matière,
auxquels il pensait tout d'abord s'en tenir : ainsi, il
admettra une espèce d' « âme du monde », composée
de sensations invariablement liées aux vibrations
des atomes ; ces sensations, en se condensant et en
se groupant dansl'organisme humain, y produiraient
les effets d'ensemble qu'on appelle la vie de l'âme;
ainsi encore, Czolbe en vient à admettre des formes
organiques fondamentales, groupes d'atomes liés de
toute éternité, dont l'agencement en mécanismes plus
complexes forme et explique les organismes.
3. Au reste, Czolbe n'a guère d'illusions: « Je puis
« bien me figurer, dit-il, comment on méjugera, car
« il me semble à moi-même que les conséquences,
« auxquelles le principe m'a conduit nécessairement.
Il m'ont fait entrer dans un monde d'idées féeriques. »
{Formation de la conscience.) — Jamais il n'a cru
que le Matérialisme fût imposé par les faits : « J'ai,
Il dit-il au contraire, toujours été| persuadé que les
Il faits de l'expérience externe et interne se prêtent
Il à bien des interprétations diverses, et peuvent
Il aussi, avec un droit inconstestable et sans aucune
« infraction à lalogique, s'expliquerthcologiquement
Il ou spirituellement par l'hypothèse d'un deuxième
0 monde. » (Limites et origines de la connaissance
humaine, i865.) Et ailleurs : « J'atteste que ce qui
« me force à nier l'immatérialité de l'âme, ce n'est
Il ni la physiologie ni le principe rationnel de l'exclu-
« sion du surnaturel, mais avant tout, le sentiment
Il du devoir envers l'ordre naturel de l'univers ; cet
« ordre me suffit. » (Lim. et or.)
Au fond, Czolbe fut un idéaliste, rêvant d'une
morale esthétique d'où la lutte serait bannie, et qui
reposerait sur la bienveillance mutuelle des hommes.
On sait si nous avons vu naître et mourir des mora-
les sans métaphysique : leurs inventeurs paraissent
à peu près découragés, et bornent maintenant leurs
ambitions à faire une science des mœurs.
— David-Frédéric Strauss, connu parmi nous
comme auteur d'une Vie de Jésus qui inspira celle
de Renan, fut aussi un matérialiste, converti de
l'hégélianisme. Son dernier ouvrage (l'ancienne et
la nouvelle foi, 1872) exprime « le dernier mol que
l'auteur eiit à dire au monde ». Après deux chapitres
préliminaires, où nous apprenons : — i) que nous ne
sommes plus chrétiens, mais — 2) que nous avons
encore de la religion, si l'on veut dire par là que
nous sentons notre dépendance vis-à-vis des forces
499
MATERIALISME
500
tlelanature, — Strauss expose sa façon de comprendre
l'Univers. — a) Celui-ci, dans son ensemble infini,
est essentiellement uniforme ; il y a bien, çà et là,
formations et distributions de systèmes, mais ces
changements se compensent. — h) La vie est éter-
nelle ; si, quelque part, elle décline ou s'éteint, elle
commence ou elle s'épanouit ailleurs. — c) Après
une rapide description des époques géologiques,
Strauss insiste sur la naissance et le développement
des êtres organisés terrestres, et de l'homme ; cette
partie de son système est conçue, faut-il le dire,
conformément aux idées de Darwin. Contre le darwi-
nisme, on a toujours formulé de graves objections;
si graves, qu'on tombe aujourd'hui assez générale-
ment d'accord de son insuffisance : à l'égard de ces
difficultés, Strauss emploie un procédé de discussion
bien commode, la simple omission...
II. Forme actuelle du Matérialisme- — En ce
temps-là, ErnestHAECKEL travaillait déjà vaillamment
à résoudre toutes les difficultés que rencontre une
explication matérialiste de l'Univers- Entre i863,
époque de son adhésion publique au darwinisme et
à l'évolutionnisme, et 1899, date de son dernier
livre. Les Enigmes de l'Uniyers, Haeckel a déployé
une activité littéraire intense. — Les Enigmes de
l'Unii'ers représentent, au dire de l'auteur, le dernier
effort d'un ouvrier qui, ressentant déjà bien des
symptômes de la vieillesse, veut, au dernier jour
du XIX' siècle, apposer à son travail le trait final...
Un vieux projet, celui d'édifier tout un système de
philosophie moniste sur la base de la doctrine évo-
lutionniste, ne sera jamais mis à exécution : les
forces de l'ouvrier ne suffisent plus à la tâche...
(Enigmes, préface).
Les doctrines matérialistes de Haeckel jouissent
d'une vogue considérable en Allemagne ; au cours
de ces dernières années, elles furent l'objet d'un
grand effort d'exportation, notamment en Angle-
terre et chez nous. Elles se présentent avec un appa-
reil scientifique « impressionnant ». Tout cela nous
décide à les exposer ici avec quelques détails; nous
les emprunterons presque uniquement au livre de
Haeckel déjà cité : c'est un tableau d'ensemble, plus
facile à retrouver que la plupart des autres écrits
philosophiques du même auteur.
Principaux ouvrages matérialistes de Haeekel :
Morphologie générale des organismes (1866). « Ou-
vrage prolixe, écrit dans un style lourd et qui n'a
trouvé que très peu de lecteurs » (Haeekel).
Histoire de la création naturelle (1868), reprend,
sous une forme plus aisée, une partie des idées con-
tenues dans l'ouvrage précédent!
Anthropogénie (1874), tentative pour « rendre
accessibles et compréhensibles à un plus grand
nombre de personnes instruites les faits essentiels de
l'histoire de l'évolution humaine » (Haeckel).
Phylogénie systématique (1891-1897), (Phylogénie
:=: formation de la race), — traite de l'ensemble de
la généalogie du monde animal.
Le Monisme, lien entre la religion et la science,
profession de foi d'un naturaliste (1892).
Les Enigmes de l'Univers (1899), « complément,
confirmation, développement des convictions expo-
sées précédemment, indiquées et défendues... depuis
nombre d'années » (Haeckel, Préface des Enigmes).
Haeckel a publié nombre d'écrits de science pure,
et il y aurait puérilité à méconnaître ses compéten-
ces zoologiques; ses livres philosophiques eux-
mêmes témoignent d'une vaste culture scientifique,
en quoi il est bien supérieur à Biichner. Mais
Haeckel, philosophe, se permet des libertés étranges à
l'égard de la science, nous le verrons; et cependant
que ne fait-il pas, pour faire naître et pour enra-
ciner dans l'esprit du lecteur cette persuasion : que
a la philosophie moniste » aurait vraiment pour base
'X l'étude empirique de la nature » 1
E tposé de la philosophie moniste de Haeckel. —
Elle nous fut présentée, en 1892, comme la religion
de l'avenir; en 1899, comme la solution des énigmes
de l'Univers : « L'homme moderne sans culture, tout
comme l'homme primitif et grossier, se heurte à
chaque pas à un nombre incalculable d'énigmes de
l'univers. A mesure que la culture augmente et que
la science progresse, ce nombre se réduit. » (Enigmes,
p. 17) Ainsi, tandis que E. du Bois-Reymond, en
1880, distinguait encore sept énigmes à résoudre,
« la philosophie moniste (en 189g) ne reconnaît, fina-
lement, qu'une seule énigme, comprenant tout : le
problème de substance. » (l. c.) 11 y a plus : « Cette
loi cosmologique fondamentale... est devenue le guide
le plus sur pour conduire notre philosophie monis-
tique à travers le labyrinthe compliqué de l'énigme
de l'univers, vers la solution de cette énigme. » (p. 5)
Voici donc, selon Haeckel, l'état de la cause : trois
énigmes ( — nature de la matière et de la force, —
origine du mouvement, — apparition de la simple
sensation et de la conscience — ) « sont supprimées
par notre conception de la substance »; trois autres
problèmes ( — première apparition de la vie, — fina-
lité, — la raison et la pensée avec l'origine du lan-
gage, qui s'y rattache étroitement — ) « sont défini-
tivement résolus par notre moderne théorie de
l'Evolution I) ; enfin la septième énigme, le libre
arbitre, « dogme pur, ne repose que sur une illusion
et, en vérité, n'existe pas du tout. » (p. 18)
Nous exposerons :
I) La loi de substance :
i" La base scientifique;
2° Les compléments arbitraires;
II) Les apiilications principales ;
1° Le Cosmos;
2" Dieu, religion, morale;
3° L'homme.
I) Loi de substance. — A la base de tout le sys-
tème de Haeckel, se trouve une loi cosmologique dont
la valeur universelle inspire à son inventeur une
sorte d'émotion religieuse (p. 891). Il nous confie que
« tous les progrès particuliers de la physique et de
la chimie, quant à leur importance théorique, sont
infiniment dépassés par la découverte de la grande
loi où ils viennent converger comme en un foyer, la
loi de substance. » (p. 5) « Le fait de l'avoir décou-
verte et définitivement établie est le plus grand évé-
nement intellectuel du xix* siècle, en ce sens que
toutes les autres lois naturelles connues s'y subor-
donnent. » (p. 2/(5)
Qu'est-ce donc que cette loi, « la suprême, la plus
générale des lois de la nature, la véritable et unique
loi fondamentale cosmologique » (p. 245), et, en
même temps, la dernière énigme, la seule qui reste
à deviner? — C'est, ni plus ni moins, une sorte
d'amalgame, la fusion en un seul de deux principes
célèbres, celui de la conservation de la matière,
et celui de la conservation de l'énergie-
1" Bases scientifiques. — a) Conservation de la
matière. Lavoisier s'est immortalisé, vers la fin du
xvm' s-, en établissant par les faits que, dans les
réactions chimiques, rien ne se crée, rien ne se perd;
c'est-à-dire que la masse des corps n'est pas altérée
dans leurs transformations les plus profondes et les
plus diverses. Toute la chimie moderne s'est appuyée
avec confiance et semble devoir s'appuyer long-
temps encore sur la loi de Lavoisier, bien qu'elle ne
passe plus pour aussi certaine, depuis un petit
nombre d'années. — /<) Conservation de l'énergie.
501
MATERIALISME
502
1. Au milieu du xix' s., R. Mayer, Joule elHirn, par
des procédés fort divers, ont établi d'une manière
suffisamment concordante l'existence de ce qu'on a
nommé « l'équivalent mécanique de la chaleur »,
savoir : qu'il y a un rapport constant entre les
quantités de chaleur et les quantités de travail méca-
nique, lorsque la chaleur est employée à produire
un travail {transformée en travail, comme on dit),
ou inversement. — a. Par induction, et en se servant
du mol « énergie » comme terme universel pour
désigner « toute capacité d'agir qui appartient à un
corps ou à un système de corps », on a formulé la
loi générale d'éqinvalence : « Quand une énergie se
Il transforme » dans une autre, une quantité déter-
minée de l'énergie qui disparaît correspond toujours
à une quantité déterminée de l'énergie qui apparaît » ;
en d'autres termes, il y a un rapport constant, une
« équivalence quantitative i>, entre les énergies di-
verses (mouvement, chaleur, électricité), qui se
« transforment » les unes dans les autres. — 3. Enfin,
soit directement par induction, soit indirectement
par vérilicatiou des conséquences, on se croit autorisé
à poser ce principe tout à fait général, que : « Le
total des diverses énergies est une somme constante,
pour l'univers tout entier, comme pour un système
fermé quelconque. » (On appelle système fermé un
corps, ou groupe de corps, sans communication
aucune avec le dehors, n'en recevant rien, n'y
envoyant rien, bref, sans profits ni pertes d'aucune
sorte par influence extérieure.) La formule (3) cons-
titue le fameux principe de la conservation de l'éner-
gie : il forme, avec le principe ou la loi d'entropie, la
base d'une science relativement jeune, la Thermody-
namique.
— Haeckel, tout en rejetant la loi d'entropie
(p. 283-284), lait sienne la loi de la conservation de
l'énergie, et l'unit à la loi de Lavoisier; venu trop
tard pour découvrir ces lois, Haecltel peut, du moins,
revendiquer comme sienne l'idée d'en faire un seul
principe : conservation de l'énergie, conservation de
la matière, deux principes qu'il proclame « insépa-
rables dans leur essence » (p. 245), aussi intimement
liés a dans un tout indissoluble », que « les deux
objets, la matière et la force ou énergie » ; à les bien
prendre, ils « ne sont que deux aspects d'un seul et
même objet, le cosmos » (p. 2^7). A eux deux, ils
constituent l'axiome de la constance de l'univers, la
loi de substance. — L'affirmation intrépide de cette
solidarité des deux principes, leur fusion en un seul
axiome, constitue la contribution personnelle de
Haeckel à ce qu'il appelle a le plus grand événement
intellectuel du xix" siècle ».
2° Développements arbitraires, propres à Haeckel.
1) Qu'est-ce que cette substance, celte chose
constante? — Pour nous l'expliquer, Haeckel com-
mence par résumer les idées de Spinoza. La sub-
stance, c'est la même chose que Dieu, ou que tout
le monde, car c'est tout au; c'est le Dieu-Tout. Cette
universelle substance, ce « divin être cosmique »,
nous montre deux aspects de son essence, deux
attributs fondamentaux : la matière (la substance-
matière est infinie et étendue), et l'esprit (la sub-
stance-énergie comprenant tout et pensante). Tous
les objets de l'univers, toutes les formes indivi-
duelles d'existence ne sont (jue des formes spéciales
et passagères de la substance, des accidents ou des
modes. Ces modes sont des objets corporels, des
corps matériels, lorsque nous les considérons sous
l'attribut de l'étendue (comme remplissant l'espace);
ce sont des forces ou des idées, lorsque nous les
considérons sous l'attribut de la pensée (de l'éner-
gie). — Ce résumé présenté, Haeckel déclare qu'il
fait siennes les idées de Spinoza : « C'est, dit-U, à
cette conception fondamentale de Spinoza que notre
monisme revient; pour nous aussi, la matière (ce
qui remplit l'espace) et l'énergie (la force motrice)
ne sont que des attributs inséparables d'une seule et
même substance ». (p. 249)
2) Depuis le temps de Spinoza, on a expliqué, dé-
veloppé la théorie de la substance, de façons diverses ;
ainsi les physiciens, très généralement fidèles aux
idées de Newton, supposent que tout est fait d'atomes
« vibrant à travers l'espace vide, et agissant à dis-
tance » (p. 260). — A cette « notion de la substance
kinétique », Haeckel préfère « la notion de subs-
tance pyknolique (principe originel de condensation
ou pyknose) ». (p. 2.51) 11 s'agit ici d'une hypothèse
aventureuse qui pose, au lieu d'atomes innomljrables,
une substance unique, tout d'abord homogène; au
lieu de vibrations, un effort de contraction, qui abou-
tit à la formation de centres de condensation infini-
ment petits ; ceux-ci « possèdent sensation et mou-
vement volontaire, c'est-à-dire qu'en un certain sens
ils ont une àme ». (p. 262) Ces « atomes animés »
errent non dans le vide, mais dans la partie non
condensée de la substance primitive. Ils se groupent
en masses de grande étendue, plus denses que la
moj'enne, — ce sont les masses pondérables des
corps ; le reste, d'une densité amoindrie (négative
par rapport à la moyenne), constitue l'éther (matière
impondérable). 11 y a lutte sans trêve entre les deux
portions — condensée et distendue — de la subs-
tance : la condensation tend à croître, parce que la
masse positive éprouve du plaisir; mais l'éther (né-
gatif), par .contre, s'oppose à toute élévation de sa
tension, à cause du sentiment de déplaisir qui s'at-
tache à celte tension. Et cette lutte est le ressort de
tous les événements de la nature.
Haeckel, sans toutefois se porter garant de la va-
leur de cette hypothèse, en adopte les principes
essentiels, parce qu'ils sont « indispensables à toute
conception de la substance vraiment moniste » ;
I. Les deux éléments principaux de la substance,
la masse et l'éther, ne sont pas morts, et mus seu-
lement par des forces extérieures, mais ils possèdent
la sensation et la volonté ; ils éprouvent du plaisir
dans la condensation, du déplaisir dans la tension;
ils tendent vers la première et luttent contre la
seconde.
II. Il n'y a pas d'espace vide.
III. 11 n'y a pas d'action à distance à travers
l'espace vide... (mais tout au plus) « transmission
par l'éther » (p. 254).
3) L'éther. — Qu'on ne s'étonne pas de le trouver
en tout ceci : pour Haeckel, son existence en tant
que matière réelle est le plus positif de tous les faits;
Haeckel en est aussi sur « que de sa propre existence,
lorsqu'il réfléchit et qu'il écrit sur ces questions ».
(p. 260)
Qu'est-ce que l'éther? — Comme on n'en sait rien,
chacun est libre, observe Haeckel, d'adopter l'opi-
nion qu'il veut; et voici la sienne. L'éther, qui
remplit les intervalles, grands et petits (interas-
traux et inleratomiques) de la matière pondérable,
n'est pas, comme celle-ci, composé d'atomes (pykna-
tomes), mais doué d'une structure particulière, la
structure... éihérique ; ni gazeux ni solide ni liquide,
son état physique est spécial, l'état éthériquc, com-
parable peut-être à a une gelée infiniment ténue,
élastique et légère » ; — impondérable, il ne l'est
sans doute que relativement ; — par condensation,
il peut probablement passer à l'état gazeux, et de là
aux autres états phjsiques de la matière pondérable.
En attendant, il est infini comme l'espace, et déplus,
éternellement en mouvement. Or ce motus propre
de l'éther, en réciprocité d'action avec la gravitation
503
MATERIALISME
504
(la partie bonne de la théorie de Newton ou théorie
kinétique), est la cause dernière de tous les phéno-
mènes, (p. aCo-aôa)
Après avoir rappelé que force de tension (énergie
potentielle) et force vive (en. actuelle) se transfor-
ment sans cesse l'une dans l'autre sans cbangement
dans la valeur totale de la somme, et affirmé que
cela explique toutes les fonctions vitales, même les
phénomènes de vie intellectuelle, Haeckel met à ce
chapitre — (xii«) essentiel, central — une conclu-
sion digne de tout le reste : « Notre ferme convic-
tion moniste, que la loi fondamentale cosmologique
vaut universellement dans la nature entière, est de
la plus haute importance. Car non seulement elle
démontre positivement l'unité foncière du Cosmos et
l'enchainement causal de tous les phénomènes que
nous pouvons connaître, mais elle réalise, en outre,
négativement, le suprême progrès intellectuel, la
chute définitive des trois dogmes centraux de la
métaphysique : Dieu, la liberté et l'immortalité ».
(p. 205) — Ce chapitre constituant le suprême pro-
grès intellectuel, nous avons cru devoir l'analyser
en détail. Il suffit désormais d'indiquer les grandes
lignes de l'édifice bâti par Haeckel, sur le fondement
de la loi de substance.
II) Applications de la loi universelle de subs-
tance. — i" Cosmos. — Gomme orientation générale,
négation de la création, qui est une hypothèse invé-
rifiable; elle fait place à la loi d'évolution « enfant
du xix' s., au nombre de ses créations les plus
importantes et les plus brillantes ». L'évolution
étudie en quatre parties l'apparition naturelle : i ° du
Cosmos, 2" de la terre, 3" des organismes vivants,
4° de l'homme. A ce sujet, Haeckel rappelle qu'il fut
le premier à mener, en 18^4, « à bonne fin la tenta-
tive de suivre la descendance de l'homme à travers
la série entière de ses aïeux (depuis les singes)
jusqu'aux plus anciennes formes arcliigones de
Monères ». Les monères elles-mêmes, il en a(Hist.de
la Création matérielle, c. xv) expliqué l'origine
par procréation, abiogénèse ou archigénèse, termes
qui, d'après leur créateur, signifient « la première
apparition du plasma vivant, succédant aux combi-
naisons organiques du carbone dont il est issu ».
C'est la théorie carbogène de la vie : « Les phéno-
mènes caractéristiques de la vie sont simplement
les modes d'activité des corps albuminoïdes et
autres combinaisons plus complexes du carbone. »
— Et par là, comme par un « pont jeté grâce à la
théorie moderne de l'Evolution », le domaine de
la vie psychique est relié au domaine physique, et
t( nous en sommes venus à la conviction nette que
tout phénomène est soumis à la loi universelle de
substance » et le Cosmos retrouve sa belle unité,
compromise par tout dualisme.
La procréation, abiogénèse ou archigénèse —
l'événement qu'on a coutume de nommer génération
spontanée, car c'est d'elle qu'il s'agit, mutato nomine,
— n'a jamais été constatée, les faits dûment inter-
rogés se prononcent contre elle, n'importe! Elle
s'impose à la conviction moniste, sous peine d'ad-
mettre la création, le miracle de la création : entre
les deux il faut choisir. Et comme le miracle est
contradictoire, il faut nier la création de la vie, nier
aussi la création du Cosmos, de ses éléments pri-
mordiaux; ils sont éternels, comme le mouvement
de l'éther.
a' Dieu. — Le choix s'impose aussi entre le
théisme, «■ qui distingue Dieu d'avec le monde comme
son créateur, son conservateur et son régisseur »,
— et le panthéisme, qui fait de Dieu la substance
même du monde. Haeckel ne saurait avoir que du
mépris.soit pourle a Monothéisme anthropistique »,
d'après lequel, assurc-l-il. Dieu ne serait, au fond,
(inunesoTiedevertéliré gazeux Hct. Morph. gén., Mon.,
En., p. 33o); soit pour le « Triplothéisme chrétien »
(Trinité), lequel par l'affirmation trois font un, fit
jadis hésiter la jeune logique de Haeckel enfant...
Mais depuis, quelle triomphante revanche il a su
prendre, par des interprétn lions des dogmes chré-
tiens comme celles-ci : le Fils du Père est en même
temps Fils de la 3' Personne, le Saint-Esprit, et est
conçu par l'immaculée conception de la Vierge Ma-
rie (p. 3 19) — la Vierge Marie joue un grand rôle
à titre de quatrième divinité, son influence devient
prépondérante, si bien 0 que les trois personnages
masculins sont complètement effacés ». (p. 3aC)...
Ces exemples suffisent pour montrer dans quel
esprit et avec quel esprit est critiquée la religion
chrétienne.
A sa place, Haeckel propose: — o) le culte du vrai,
du beau et du bien, comme religion de l'avenir, en
harmonie avec la science (ch. xviii); — '') et l'équi-
libre de l'égoïsme et de l'altruisme, comme prin-
cipe d'une morale vraiment scientifique et moniste
(ch. xix).
3'^ L'homme, dernier terme de l'évolution du Cos-
mos, a longuement retenu l'attention de Haeckel :
la première moitié des « Enigmes » (ch. ii-xi)
lui est consacrée, et elle contient de nombreux ren-
vois aux autres ouvrages.
a) Le corps. — Par l'anatomie et la physiologie,
par l'embryogénie et la phylogénie, les chap. ii-v
« tendent à montrer » que l'homme, fils duPithecan-
thrupus alalus (muet), mammifère le plus perfec-
tionné, provient de la môme souche que les autres et
ceux-ci, à leur tour, de la même branche plus
ancienne de l'arbre généalogique que les autres ver-
tébrés. L'auteur de nos grandes « chartes d origine»
est « convaincu que la hiérarchie par lui tracée des
ancêtres de l'homme répond en gros à la vérité ».
(p. 95)
h) L'âme. — La psychologie est une partie de la
physiologie; car, dit Haeckel, « selon moi, ce qu'on
appelle âme est, à la vérité, un phénomène de la
nature ». (p. io4) Ou plutôt, il considère « l'âme
comme un concept collectif désignant l'ensemble des
fonctions psychiques du plasma. L'âme est une abs-
traction physiologique... Nous nommons 0 àme»...le
travail du psychoplasma », lequel est, « chez l'homme
et les animaux supérieurs, un élément difl'érenciédu
sj'stème nerveux, le neuroplasma des cellules gan-
glionnaires et de leurs prolongements centrifuges,
les fibres nerveuses ». (p. 128)
Foin de la psychologie dualiste, une « plate con-
ception » spiritualiste, qui repose sur l'hypothèse
d'un monde spirituel, du(]uel 0 nous ne pouvons rien
savoir... », et dont les phénomènes « devraient n'être
pas soumis à la loi de substance »! (p. io4, io5)
La psychologie moniste, elle, réduit toute l'activité
psychique supérieure, y compris « les phénomènes
merveilleux de la raison et de la conscience », aux
« processus de la vie psychique inférieure » (p. 106) ;
et les progrès de la psychologie, dus à la théorie
évolutionniste, ont abouti à ceci : que nous recon-
naissons l'unité psychologique du monde organi-
que. » A la psychologie scientifique de l'avenir,
Haeckel ne laisse à faire que « l'étude de la longue
suite de stades inférieurs qu'a dû parcourir l'esprit
humain en se développant » (p. I2'3)
Cette tâche, belle mais difficile, de la psychologie
moniste, en avait séduit plusieurs dans leur jeunesse,
qui l'ont plus tard abandonnée : Virchow, du Bois-
Rkymond, Wundt lui-même, bien qu'il « possède
sur la plupart des autres philosophes l'avantage de
connaître à fond la zoologie, l'anatomie et la
505
MATERIALISME
506
physiologie », ont renié leur monisme d'antan,
comme « péclié de jeunesse ». — Ils pourront bien
prétendre que, leur esprit ayant mûri avec l'âge,
ils se sont convaincus de leurs erreurs; Ilaeckel,
lui, affirme que l'expérience a troublé leur vue, et
qu'n avec la vieillesse survient une dégénérescence
graduelle du cerveau, comme des autres organes i>
(p. 117). C'est tout simple I Mais à quoi pense donc
Haeckel quand il affirme, un peu plus loin, que les
aptitudes philosophiques sont le privilège de l'âge
mûr, et survivent au déclin des autres?
Revenons à sa psychologie évolutionnisle : en
passantpar les a degrés hiérarchiques de l'âme », par
« l'embryologie et la phylogénie de l'âme », on Unit
par aboutir au « Mystère central psychologique », à
la « résistante citadelle de toutes les erreurs dua-
listes et mystiques, â la question de la conscience »
(F- '97)-
c) La conscience. — L'interprétation scientifique
de la conscience est extrêmement difficile, concède
Haeckel, parce qu'ici le sujet et l'objet se confondent;
toutefois, « nous verrons que la conscience est un
phénomène naturel », et qu'elle « est soumise, comme
tous les autres phénomènes naturels, à la toi de
substance ».
1. Notions préliminaires. — La conscience est une
intuition iHier/ie, comparable à une réflexion ; — elle
a un double domaine, l'Univers et le Moi, celui-là de
beaucoup le plus étendu; — la conscience n'est pas,
tant s'en faut! coextensive à l'activité psychique; et,
au surplus, entre l'inconscient et la conscience, il
n'y a pas de frontière nette.
2. Théories de la conscience. — Elles se laissent
ramènera deux conceptions opposées: la transcen-
dante (dualiste) et la physiologique (moniste) ;
Haeckel, « éclairé par la théorie de l'évolution, a
toujours soutenu la seconde ». Mais parce que l'au-
tre s'obstine à vivre malgré sa vieillesse, demeure
« de beaucoup la plus répandue, (et) s'est acquis de
nouveau un grand renom, grâce à du Bois-Reymond
et à son célèbre discours de VIgnorahinius », Haeckel
revient sur ce qu'il appelle « le cœur » de cette
a question capitale ». Et d'abord : i) le « joli sermon »
qu'est le discours de VIgnorabimus ne méritait pas
son succès: la majorité, et surtout le « beau sexe » y
ont applaudi; mais Haeckel a eu « le courage moral...
de tenir tête aux arrêts sans appel du dogmatique et
tout-puissant secrétaire et dictateur de l'Académie
des sciences de Berlin i> ; au surplus, le « physiolo-
giste de Berlin n'a jamais rien fait pour étendre
les conquêtes du darwinisme » ; et « les remarques
par lesquelles il conteste la valeur de la loi fonda-
mentale biogénétique, le fait qu'il rejette la phylo-
génie, etc., montrent qu'il n'est ni assez familieravec
les faits, ni capable d'apprécier philosophiquement
leur importance théorique ». (p. 210)
2) Au reste, voici la théorie physiologique de la
conscience : « La nature de la conscience » est un
« problème physiologique, ramenable aux phénomènes
qui ressortissent âla physique et à la chimie »; c'est
un « problème neurologique, parce que la conscience
ne se trouve que chez les animaux supérieurs qui
possèdent un système nerveux centralisé et des orga-
nes des sens » assez parfaits, (p. aïo, 11) Haeckel
tient pour accordé, parce que bien évident, que les
animaux supérieurs — « les singes et les chiens sur-
tout — se rapprochent énormément de l'homme dans
toute leur activité psychique... La fonction supé-
rieure d'activité cérébrale, la formation de jugements,
leur enchaînement en raisonnements, la pensée et la
conscience au sens propre, sont développés chez les
animaux tout comme chez l'homme — la différence
n'est que dans le degré, non dans la nature ».
(p. 201) « Les dilTérences graduelles de conscience
entre ces Placenlaliens i< raisonnables » (les chiens,
les singes, les éléphants) et les plus inférieures des
races humaines (Weddas, nègres de l'Australie) sont
moindres que les différences correspondantes entre
celles-ci et ce qui existe chez les hommes raisonna-
bles les plus supérieurs (Spinoza, Goethe, Lamarck,
Darwin, etc.). La conscience n'estainsi qu'une /Partie
de l'activité psychique supérieure, et comme telle elle
dépend de la structure normale de l'organe de l'âme
auquel elle est liée, du cerveau ». (p. 21 i)La i)hysio-
logie sait depuis 20 ans (Haeckel écrit en i8gg) que
l'écorce grise des hémisphères cérébraux est le
sié^e (ou mieux l'organe) de la conscience »; grâce
aux progrès de Vanatomie microscopique du cerveau
dans ces dernières années, « la preuve morphologi-
que de ces faits physiologiques a pu être établie ».
Le plus important de ces faits est la découverte (par
Flechsig) des organes de la pensée. Ce sont les
(( centres d'association » de Flechsig, que Haeckel
appelle les « quatre grands foyers de la pensée »,
a organes réels de la vie de l'esprit », « les véritables
organes de la pensée, les seuls organes de notre
conscience ». (p. 211-12)
Après les localisations cérébrales de Flechsig, la
pathologie et l'ontogénie de la consc/ence sont invo-
quées pour nous convaincre clairement de ce fait
qu'elle n'est pas une » essence immatérielle », mais
une «. fonction physiologique du cerveau ». (p. 2i3,iii)
La phylogénie de la conscience, enfin, n'est pas
moins a certaine, en principe » ; mais les faits man-
quant ici, on ne peut « édifier sur elle des hypothèses
précises ». (p. 2i5)
Nous avons jugé utile de rapporter ici, plus abon-
damment que de coutume, les paroles mêmes de Haec-
kel. 11 en ressort à l'évidence que, pour lui, cons-
tater une dépendance quelconque de la conscience à
l'égard du cerveau et de ce qui peut le modifier, c'est
réduire la conscience aux phénomènes physiques et
chimiques. Qu'entre ces deux choses : dépendance et
identité, il puisse exister une différence, Haeckel sem-
ble l'ignorer bien sincèrement. Car aussitôt il passe
â la réfutation de la thèse dualiste de l'immortalité
personnelle de l'âme humaine.
d) Immortalité de l'âme (athanatisme) : « suprême
domaine de la superstition, citadelle des idées dua-
listes et mystiques » ce dogme « est inadmissible en
face des données empiriques de la biologie moderne »
(p. 219). Tout d'abord, ce dogme n'a pris toute son
« importance que par suite de son rapport étroit
avec le Christianisme ». Or, le dogme chrétien: « Je
crois à la résurrection de la chair, je crois à la vie
éternelle », est d'un bout â l'autre matérialiste et
anthropistique. — Ce n'est pas tout. Que la « ré-
surrection de la chair » soit impossible, c'est ce que
savent tous ceux qui ont la moindre connaissance
de l'anatomie et de la physiologie. » Et « la résur-
rection du Christ est un pur mythe», (p. 227) — Enfin
l'athanatisme métaphysique (Platon), et la métem-
psychose qui lui est annexée, sont à leur tour exécu-
tés au nom de « l'anatomie et de la physiologie », et
grâce « aux progrès de l'histologie et de l'onto-
génie ». (p. 229)
Nous terminerons cet exposé par une remarque:
nos lecteurs, ceux du moins qui n'ont jamais lu Haec-
kel, pourront être tentés de croire qu'on a voulu
faire ici une caricature de ses idées ; qu'on a recher-
ché dans ses livres les mots barbares, ainsi que les
affirmations outrancières, afin de les souligner; et
qu'enfin on a supprimé les preuves robustes dont,
sans doute, un homme aussi célèbre doit accompa-
gner ses thèses principales... Il n'en est rien, et
les lecteurs de Haeckel le savent bien : formules
507
MATÉRIALISME
508
agressives et termes blessants, ou baroques tour à
tour, foisonnent presque à chacune de ses pages, —
et notre résumé en contient relativement peu. Quant
au sérieux de la discussion, aux preuves des asser-
tions les jjlus capitales et les plus audacieuses, qu'il
s'agisse de construire ou de démolir, Haeckel n'en
a cure : ne lui suUit-il pas, en preuve de ses dires,
d'en appeler à ses « convictions monistes v ? Tout
au plus pourrait-on voir des essais de démonstrations
dans des comparaisons et des rapprochements, par-
fois fort inattendus, arbitraires toujours, et enûn
susceptibles de plus d'une interprétation. Tout cela
ne manque pas d'intérêt, pour les esprits curieux de
vastes systèmes...; mais entre cela et des preuves,
il y a un abîme.
D'autres en ont jugé comme nous, qui pourtant
étaient sympathiques à l'œuvre de Haeckel : tels, le
D'' J. Maxwell (Bordeaux) et Sir Oliver Lodge,
Kecteur de l'Université de Birmingham et physicien
illustre. « J'admire sincèrement, ditJ. Maxwell, l'œu-
vre scientifique du savant biologiste d léna, mais je
n'ai pas la même admiration pour ses conceptions
philosophiques. J'avais été frappé, en lisant ses
Enigmes de l'univers, de la témérité de quelques-unes
de ses affirmations, et de l'inexactitude de certaines
d'entre elles. J'avais songé à les mettre en évidence
et à essayer de montrer l'erreur fondamentale des
philosophes qui, comme lui, jugent nos connais-
sances assez complètes pour en inférer une explica-
tion systématique de l'univers, fondée sur des actions
et des réactions mécaniques... » (J. Maxwell, trad.
du livre de O. Lodge, La vie et la matière, Préface,
p. I. Alcan, 1907)
Ce n'est pas que le D' Maxwell obéisse à des pré-
jugés, soit contre 1 evolutionnisme, soit en faveur de
la religion chrétienne; qu'on en juge par ce qu'il
ajoute, quelques lignes plus bas : « Les découvertes
des dernières années du xix* siècle ont eu des con-
séquences désastreuses pour certains concepts reli-
gieux trop étroitement attachés à la lettre de leurs
révélations. Le triomphe des idées de Lamarck et de
Darwin a eu notamment un tel effet. L'idée d'une
évolution progressive des espèces est inconciliable
avec celle de la création, telle que l'expose par exem-
plela Genèse. » (p. 2, 3)
Ce serait nous écarter de notre sujet, que de dis-
cuter ici de pareilles aflirmations.
Sir Oliver Lodge n'est pas plus hostile au monisme,
que son traducteur française l'évolutionnisme : « La
vérité, dit-il, eslque toute philosophie tend à devenir
monisle ; il faut qu'elle vise à l'unification, (juelque
difficile qu'elle soit. Un philosophe, qui en abandon-
nerait la poursuite,... paraîtrait abandonner sa pro-
fession de philosophe... » (La matière et la vie,
p. 16) — Lodge va plus loin : il estime que 0 les
livres de Haeckel ne peuvent faire que du bien aux
personnes qui ont reçu une éducation et une instruc-
tion complètes. Ils peuvent, il est vrai, ne rien leur
apprendre de particulièrement nouveau, mais ils of-
frent une intéressante étude d'histoire scientifique et
de développement mental ». (p. i4) — Mais, avec
une nuance de commisération pour les milliers d'ou-
vriers de son pays qui, dit-on, lisent les livres de
Haeckel, l'écrivain anglais continue ainsi : « Us peu-
vent faire du mal à des lecteurs sans instruction,
sans jugement, sans notion de la mesure et sans
beaucoup de critique. Ils peuvent faire du mal, à
moins d'être accompagnés d'une sorte d'antidote,
spécialement contre le parti pris de certains de leurs
chapitres consacrés à une œuvre de destruction hâ-
tive et dédaigneuse. « Offrir cet antidote est le but
spécial de Lodge: « Je dirais à l'ouvrier intelligent,
ou à tout autre lecteur à tête dure, qui considérerait
la foi chrétienne comme minée... par la philoso-
phie... prônée... par le professeur Haeckel, je
dirais... : « Ne croyez pas avoir en main un traité
où la vérité définitive et ultime de l'Univers soit enfin
proclamée, où la pure vérité ait été séparée de l'er-
reur des âges précédents ; ne le croyez pas, mon
ami, il n'eu est rien 1 » (p. i4) — Un peu plus loin,
nous lisons que: « Pour apprécier la valeur du sys-
tème de l'Univers exposé par le professeur Haeckel,
il suffit de se cantonner sur le terrain de la science..
Les faits qu'il affirme et ceux qu il nie énergiquement
sont choisis par lui suivant qu'ils cadrent ou ne ca-
drent pas avec son système philosophique. » (p. 17)
Très accueillant pour les « contributions positives
soit aux faits, soit à leur systématisation » , le savant
écrivain anglais jouhaile qu'on marque plus de dé-
fiance aux « critiques négatives ou destructives », à
« tout ce qui évite ou rejette une partie de l'expé-
rience humaine parce qu'elle ne s'accorde pas avec
un système... mouiste ou autre. La fabrication d'un
pareil système négatif et destructif, spécialement
lorsqu'il s'accompagne d'un dogmatisme sans gène,
devrait éveiller automatiquement le soupçon et la
répulsion «.(p. 18)
Sir O. Lodge tenait ce langage en 1906. Qu'aurait-il
dit trois ou quatre ans plus tard, après la retentis-
sante affaire Brass-Haeckel, au cours de laquelle
celui-ci fut contraint d'avouer qu'il avait falsifié de
nombreux dessins, dans le but de fonder sa fameuse
théorie de l'évolution embryogénique des êtres? (Cf.
Jiev. prat. d'Apulog., t. IX, p. 276-280; — t. XII,
p. 109-115.)
Nous pourrions rapporter d'autres jugements
encore sur les Enigmes de l'Univers, comme celui du
professeur Paulsen : « J'ai lu ce livre avec la plus
grande honte, j'ai rougi en pensant à quel degré
d'abaissement est tombé le niveau philosophique de
notre peuple. C'est une honte, qu'un tel livre puisse
être imprimé, acheté, lu par un peuple quia eu l'hon-
neur de posséder un Kant... » Mais est-il besoin de
multiplier les témoignages?
Ul. Critique et conclusion. — Il n'est pas ques-
tion d'instituer ici une discussion en règle, soit du
Matérialisme en général, soit même du système
moderne exposé par Haeckel ; elle ferait double
emploi avec une partie fort notable du Dictionnaire
[voir, entre autres articles : Ame, Dieu, Hommb,
Libre arbitre...] On s'en tiendra donc à quelques
observations critiques, visant surtout à préciser l'état
des questions essentielles : I) au sujet de Haeckel,
on aura surtout en vue d'esquisser les limites qui
séparent ses thèses des résultats scientifiques; ce
sera montrer que le Matérialisme scientifique est
redevable au professeur d'Iéna de nombreux néolo-
gismes et d'audacieuses affirmations, bien plus que.
de progrès sensationnels; — II) relativement au
Matérialisme pris en général, on précisera le point
du débat le plus facile à circonscrire, à savoir la
nature intime de notre vie intellectuelle.
I) Critique de la loi de substance : i" sa constitu-
tion; — 2' son interprétation moniste; — 3° psycho-
logie de Haeckel.
1" Constitution de la loi de substance : a) les maté-
riaux; — h) leur assemblage.
a) — 1) Principe de Lavoisier, ou conservation de
la matière. — Inutile d'entrer dans les discussions
actuellement pendantes, sur la variabilité de la masse
des corps en de certaines conditions de déplacement,
ou bien la constance absolue que comporte la loi de
Lavoisier. Etant escomptée la victoire de ceux qui
tiennent pour la seconde alternative, nous avons ici,
strictement parlant, une hypothèse raisonnable, une
509
MATÉRIALISME
510
généralisation autorisée, si l'on veut, par toute
l'expérimentation scientifique. Le principe de Lavoi-
sier n'est rien de plus : ni évident par lui-même, ni
susceptible, dans son universalité, d'une démonstra-
tion purement expérimentale.
2) Principe de conseivalioti de Vénergie. — Il a,
tout au jilds, la même valeur que le précédent : une
hypothèse seientilique, assez appuyée par les faits.
(Voir : Déterminisme puysiqub, t. I, p. 984 du Uic-
tioiinaire)
h) — L'assemblage des deux lois ci-dessus rappe-
lées, l'union des deux principes de conservation
dans un seul, dans l'axiome ou la loi de substance,
est la propriété de Haeckel : non pas seulement parce
que c'est ici son œuvre, mais encore en ce sens qu'il
risque fort d'être seul à voir dans cetassemblage un
progrès merveilleux; lui seul, enfin, peut apprécier
les raisons qu'il doit avoir — mais qu'il ne dit pas —
d'aflirmer la parfaite identité: i) de la force et de
l'énergie ; — 2) de la force on énergie et de la matii're
oumasse. — i) Les physiciens distinguent les notions
de force et d'énergie, l'une étant beaucoup plus géné-
rale que l'autre; Haeckel trouve que c'est là une pure
subtilité : libre à lui ; mais alors, le principe de con-
servation de l'énergie est-il encore soutenable? —
2) On ne songe guère à contester l'union intime,
dans la réalité corporelle, entre sa masse et ses éner-
g'ies. Mais qu'elles soient la même chose, c'est ici une
affirmation gratuite au premier chef, et, de plus,
manifestement erronée : en effet, dans l'hypothèse de
l'identité, l'énergie ne pourrait ni croître, ni dimi-
nuer, dans une matière déterminée ; le principe de
conservation de l'énergie regarderait, non plus seu-
lement un « système clos », ou l'ensemble du monde
matériel, mais aussi toute portion de la matière I
Inutile d'insister. D'autant plus qu'on ne voit ni
avantage ni inconvénient, du point de vue matéria-
liste ou bien du point de vue spiritualiste, à réunir
dans une seule loi les deux principes de conserva-
tion.
2" Interprétation monisle de la loi de substance .
— Ayant emprunté à la science deux formules célè-
bres pour en constituer sa loi unique de substance,
Haeckel prend ensuite la substance dans un sens
très particulier ; dès lors, plus rien ne l'autorise à
parler de résultats acquis ou même d'hypothèse
scientifique, lorsqu'il dogmatise ainsi : a) il n'existe
qu'une seule et unique réalité, la substance, à la fois
matière et esprit. Dieu et monde corporel ; — b) la
substance (matière et force) est infinie, et éternelle;
— c) la substance, ici consciente et là inconsciente,
est vivante partout ; — d) elle travaille aiec plaisir à
se concentrer; mais aussi, douloureusement tiraillée
par le fait même, elle résiste à son propre effort de
concentration ; — e) cela explique les phénomènes
de la nature.
Il importe peu, à la vérité, que le monisme de
Haeckel ait besoin de semblables hypothèses ; mais
il faut redire qu'elles sont parfaitement étrangères à
la science. O. Lodge les traite de « prétentions extra-
vagantes » (l. c, p. 28); et il estime que le monisme
du professeur Haeckel « apparaîtra aux philosophes
rudimentaire et vieilli, tandis que les savants le
tiendront pour dénué de preuves, hypothétique,
erroné dans quelques-unes de ses parties, et en
somme peu convaincant. » (p. 1 7) En effet 1 Et sou-
venons-nous que Sir O. Lodge est lui aussi moniste,
par provision peut-on dire, en attendant l'apparition
d'un monisme acceptable : ses critiques, bienveillan-
tes par principe, n'en sont que plus significatives.
Indiquons brièvement les nôtres:
a) Le principe : il n'existe qu'une seule réalité.. .,
formule un panthéisme caractérisé. Or il est tout à
fait impossible que le inonde soit vraiment Dieu
(voir : Monisjie et Panthéisme). Haeckel le sait bien:
il rappelle que le panthéisme est un athéisme poli ;
et c'est justement pour évincer Dieu, qu'il affirme...
(Il affirme l'éternité...)
b) L'éternité en même temps que l'infinité de la
substance (matière et force). Mais de quel droit ? Et
qu'en sait-il? — i. Sur l'origine première des choses,
les sciences ne peuvent rien nous apprendre de posi-
tif : faites surtout de la constatation du présent, elles
permettent de jeter, soit en avant, soit en arrière, un
regard d'autant moins assuré qu'il veut porter plus
loin ; il suffit, pour s'en bien convaincre, de voir par
quels tâtonnements se construit une hypothèse cos-
mogonique présentable, par exemple, celle de Laplace-
Faye-Ligondès. Encore importe-t-il de le remarquer:
ces hypothèses n'ont point la prétention de nous
renseigner sur la toute première origine du monde:
celle-ci, de toute nécessité, exige un Créateur (voir :
CniiATioN). — 2. /.'infinité actuelle du monde, tout
aussi complètement que l'infinité de sa durée passée,
échappe aux prises de la science positive : le télescope
assez puissant pour atteindre aux limites d'un monde
simplement fini, mais un peu vaste, n'est pas décou-
vert ; et de prétendre que, grâce au télescope, nous
savons que la place manque pour une autre vie, c'est
se moquer, sans plusl
c) L'assertion suivante, savoir: que la substance
unique est vivante en toutes ses parties, mérite tout
particulièrement les qualifications de « vieillie», et
« dénuée de preuves ». C'est, en effet, le pur hylo-
zoïsME, la plus vieille des doctrines cosmogoniques
grecques; et il reste toujours vrai que cette antique
hypothèse se heurte violemment contre les données
les plus positives de l'expérience vulgaire et de
l'expérience scientifique. Ou plutôt, avec les progrès
de cette dernière, le conflit est devenu plus aigu: car
si la vie était partout cachée dans la matière, elle
devrait se développer et apparaître partout, à de
certaines conditions de milieu, faciles à préciser. En
est-il ainsi? Non. Depuis les expériences de Pasteur,
nous sommes certains que, même dans les milieux
les plus favorables, la vie ne se développe et n'appa-
raît jamais qu'à partir de germes déjà organisés,
ayant appartenu à des êtres incontestablement
vivants. Toute matière siirement dépouillée de tels
germes, est et reste indéfiniment stérile en fait de
manifestations vitales. La démonstration scientifique
est faite. Les célèbres « monêres » sont une pure
invention de Haeckel.
Enfin les derniers éléments d) — e) de la doctrine
de la substance sont encore moins fondés, si possible ;
et, sans doute, Haeckel en conviendrait : il les a pris
dans la théorie pykiiotique de la substance, cons-
truite par Vogt ; or celle-ci est rejetée parla physique
moderne ;elleest « très imparfaite, et les spéculations
de Vogt » doivent être « souvent des erreurs ».
Haeckel se déclare « trop peu familier avec la physi-
que et les mathématiques, pour pouvoir séparer leurs
bons et leurs mauvais côtés ». Et cependant, Haec-
kel emprunte à une théorie si suspecte plusieurs de
ses affirmations ; pourquoi ? Parce qu'il les tient 0 pour
indispensables à toute conception de la substance
vraiment moniste ». (Enigmes, p. 253) Voilà bien la
grande raison, la raison unique et déterminante I
Libre à Haeckel de s'en contenter. Mais, en bonne
logique, une hypothèse gratuite ne gagneaucun poids
en s'accrochant à des hypothèses aventureuses. II
ne faut point parler ici de données, ou de résultats,
ou de bases scientifiques; les éléments de la doctrine
de Haeckel ont un tout autre caractère, et notro but
a été de le montrer sur quelques exemples. Il nous
suffira d'ajouter peu de mots, relativement à sa
511
MATERIALISME
512
psychologie, et cela va nous conduire à notre criti-
que générale du Matérialisme.
3" Psychologie de Haeckel. — Relevons d'abord une
équivoque, relative au mot naturel. Ce terme se dit,
en général, de tout ce qui appartient ou convient à
une nature, à une chose donnée, quelle qu'elle soit;
mais sur les lèvres de Haeckel parlant psychologie,
naturel veut dire physiologique : un phénomène
psychique naturel, est un phénomène susceptible
d'une explication purement physiologique, c'est-à-
dire, en Un de compte, matérialiste; et ce qui ne
comporterait pas semblable explication, ne serait
pas naturel, selon la langue de Haeckel. Or cet acca-
parement d'un vocable commun en faveur d'une vue
très personnelle, n'est pas tout à fait innocent : il
permet d'accoler aux idées combattues les fâcheux
et injustesqualilicatifs de mystiques, âe surnaturelles,
de transcendantes. Assaréiaeal, une psychologie est
jugée, qui admettrait une âme surnaturelle, une
conscience transcendante, et des idées mystiques : la
conscience est un phénomène naturel, on ne saurait
en douter; l'àme est tout aussi naturelle, et nul spi-
ritualiste ne le contesta jamais. Seulement, reste à
savoir quelle est la nature de l'âme, la nature de
ces « phénomènes merveilleux de la raison et de la
conscience ».
Nous avons dit l'opinion de Haeckel : ii) l'âme n'est
qu'un « concept collectif désignant l'ensemble des
fonctions psycitiques du plasma » (p. 123); — h) la
conscience, ou intuition interne, n'est qu'une partie
de l'activité psychique supérieure (p. 211); — c) or
l'activité psychique supérieure se ramène an x « proces-
sus de la vie psychique inférieure )>(p. 106); — d) car
elle dépend du cerveau : on a découvert (Flechsig)
les « véritables organes de la pensée », les « organes
de notre conscience », et l'on sait que des lésions
cérébrales ont leur retentissement dans la conscience
(p. 2ii-i4). Bref, il n'y a pas d'àme-substance, mais
des phénomènes psychiques, et ceux-ci sont sous la
dépendance du cerveau. Ces idées de Haeckel, tout
matérialiste les a toujours partagées, elles consti-
tuent le fond et l'essence du système. Il nous reste â
les juger.
II) Afin de pouvoir commencer par une concession,
reprenons ces idées en remontant : — i) Il est très
vrai que tous les phénomènes psychiques se trouvent,
de façon ou d'autre, sous la dépendance du cerveau;
si on l'a contesté, c'est chez les spiritualistes carté-
siens, ou bien chez nos contemporains parallélistes.
Mais un autre courant spiritualiste a toujours existé,
autrement profond que celui qui se rattache à Des-
cartes, plus proche de la complexe réalité, qui com-
porte un regard plus aigu et plus soutenu sur les
modalités de la vie de l'esprit : le spiritualisme his-
torique d'AnisTOTB et des Scolastiques n'éprouve,
lui, ni difficulté sérieuse ni fausse honte à faire son
profit des progrès de la physiologie, et à trouver une
place, dans ses cadres, aux faits rappelés par Haeckel,
tout comme à ceux de la psychologie expérimentale.
Volontiers nous le reconnaissons : si, pour défendre
le spiritualisme, il fallait attribuer à l'homme une
vie intérieui-e parfaitement à l'abri de toute influence
physiologique ou même externe, il serait très vrai
de dire que les faits et les vraisemblances sont con-
tre un dualisme si radical. L'homme est un seul être,
où tout, de près ou de loin, peut influer sur tout :
voilà qui est entendu.
a) C'est une tout autre question, de décider en quoi
consiste la dépendance de la vie de l'esprit vis-à-vis
du cerveau : confondre deux choses, par la raison
que l'une exerce sur l'autre quelque influence, est un
procédé trop simpliste 1
Or l'identité de la pensée et de phénomènes
cérébraux quelconques, est totalement inadmissible-
cela, pour des raisons de fait très nettes et très
positives, qui établissent avec certitude l'immatéria-
lité intrinsèque de certaines de nos opérations psy-
chiques, en particulier de nos idées intellectuelles,
des idées proprement diti-s. (Voir : Ame humaine.)
Matérialisme et sensualisme s'elTorcent bien de
confondre les idées avec les images, mais la tenta-
tive est vaine : un exemple vaudra mieux ici que de
longues explications. Comparons l'idée de triangle,
et l'image interne qu'on peut se former d'un triangle :
pour l'intelligence, le triangle est une figure — toute
figure — fermée par trois lignes ; c'est là toute l'idée
de triangle, idée très précise. Or il est essentiel de
le remarquer : cette idée s'applique, avec la plus
parfaite exactitude et avec une perfection égale, à
ioHS les triangles possibles, et à tous à la fois, quel-
que différents qvi'ils soient entre eux : équilatéraux,
scalènes ou isocèles, peu importe. Peu importe encore
que la figure soit sur un plan ou sur une surface
courbe, de courbure d'ailleurs quelconque : tous les
triangles sont également une ligure fermée par trois
lignes. Au contraire, l'image d'un triangle, la figure
triangulaire que j'imagine, est inévitablement ou
scalène ou isocèle ou équiangle, sans que jamais elle
puisse être à la fois scalène et, par exemple, isocèle;
si ses éléments sont rectilignes, ils ne peuvent être en
même temps curvilignes, et ils sont forcément l'un ou
l'autre... C'est pourquoi aucune image de triangle
ne répond avec une perfection égale à tous les trian-
gles possibles ; qu'un triangle imaginé représente
précisément certains triangles, par le fait même il
ne se projette plus exactement sur les autres, il n'est
pas leur image. L'idée de triangle, elle, est l'idée de
tout triangle. C'est là une différence, et aucune né-
gation n'est capable de la supprimer. Inutile de re-
courir aux images « composites » : elles représentent
par à peu près quelques individus assez ressem-
blants entre eux, et c'est tout. Rien de cet à peu près
ni de ces restrictions, dans le cas de l'idée : l'idée
est universelle, l'image est particulière.
Ce caractère distinctif, bien compris, trace une
limite infranchissable entre le domaine sensible et le
domaine vraiment intellectuel. Si l'image est forcé-
ment/)ar/ic(i/ière, cela tient à sa nature de représen-
tation sensible : non pas seulement représentation
d'un objet sensible (ceci ne la distingue pas néces-
sairement de l'idée, dont l'objet peut être sensible
aussi, comme dans notre exemple), mais encore et
surtout représentation sensible elle-même, matérielle
en un sens très vrai, en même temps que psychique :
parce que matérielle, cette représentation n'est su-
perposable (en imagination) qu'à des objets déter-
minés. Il en serait de même de l'idée (intellectuelle),
si elle aussi était matérielle par quelque côté. Si
donc elle exprime avec une perfection totale et
uniforme les objets (dans le cas, les triangles) les
plus divers, c'est que l'idée, considérée en elle-même,
intrinsèquement, n 'es(^/us matérielle à aucun degré.
Caractère matériel d'un côté, caractère immatériel
de l'autre : en voilà bien assez pour mettre entre
l'image et l'idée une irréductible opposition; et les
i< admirables ressources » de l'Evolution ne peuvent
rien là-contre.
3) Après cela, il importe assez peu de savoir au
juste en quoi consisteet comment s'exerce l'influence
de la vie sensible sur la vie intellectuelle, et vice
versa; de préciser en quel sens large, très large, on
peut parler des 0 organes de la pensée ». N'eussions-
nous, sur ces points et bien d'autres semblables,
que de simples conjectures, les faits demeurent, et
nulle théorie ou doctrine n'a le droit d'en rejeter sys-
tématiquement une catégorie ou l'autre.
513
MIL (L'AN)
5t4
Un de ces faits, répélons-lc, c'est l'influence de la
vie organique et sensible, sur la vie intellectuelle;
un autre lait, c'est que l'activité psychique supérieure
est essentiellement dilTérente des activités « céré-
brales » : celles-ci sont à l'égard de celle-là des con-
ditions, des concomitants..., elles ne sont pas ses
élémenls con,itUuti/'s.
Le vrai spiritualisme n'a jamais méconnu le i)re-
mier de ces deux faits; il suifit, pour en être bien
convaincu, de ne pas ignorer la théorie scolastique
de l'origine des idées. Que des biologistes, philoso-
phes à la façon de Haeckel, multiplient les preuves
du fait en question, c'est fort bien, quoique assez
inutile; mais que l'on s'imagine avancer par là les
affaires du Matérialisme, ce n'est plus qu'un de ces
cas ai>pelés en logique ignoratio eleiiclii.
Le Matérialisme, lui, ne peut absolument pas s'ac-
commoder du second fait : n'y eût-il qu'un seul phé-
nomène immatériel, il suilirail à barrer la roule au
Matérialisme; si celui-ci n'explique pas toute ta réa-
lité conformément à ses principes, il est logiquement
irrecevable, même à titre de simple hypothèse.
Mais est-il bien utile d'insister sur des preuves
d'un caractère technique? Sans doute, à l'heure où
nous sommes (lin 1917), cette simple réflexion
aura une plus grande force persuasive, que : pour le
Matérialisme, les termes de vérité el d'honneur, de l'ie
morale elde religion, de droit, de devoir et de justice,
sont forcement des mots vides de sens. Essayez
plutôt de leur en attribuer quelqu'un, si rien n'est
réel que les choses matérielles. Or s'il arrive, à
certaines époques, que sous l'inlluence d'un dilettan-
tisme sceptique l'on s'abandonne mollement au flot
berceur des sophismes les plus audacieux, il est aussi
des heures où l'on voit, où l'on sent, où l'on vou-
drait crier la réalité et la valeur de ces « choses
impondérables ». Et qui donc, aujourd'hui, voudrait
rester sourd et aveugle à la leçon des événements,
et attribuer, par exemple, d'une part, même valeur
à telle décision tragique dictée par l'honneur et la
lidélité, — et, d'autre part, à telle course au succès,
écrasant avec une féroce brutalité tout ce qui gène?...
Ce serait pourtant dans la logique du Matérialisme,
et cela le démontre erroné et malfaisant.
Conclusion. — Il y aurait cependant naïveté à
croire que le Matérialisme, dûment réfuté, soit ap-
pelé à disparaître sans retour. Trop de raisons s'j-
opposent, parmi lesquelles : l'effort de réflexion né-
cessaire pour comprendre les réfutations elles-mêmes,
— les raisons d'ordre pratique el moral qui sollici-
teront toujours l'humaine làchelé dans le sens d'une
doctrine si commode, — le fait même de l'intime
union constatée en chacun de nous, entre la vie su-
périeure, intellectuelle, et la vie sensible; ce seul fait
exposera toujours à confondre ces deux classes de
phénomènes, et cette confusion est, dans l'ordre des
idées et de la spéculation, la principale source de vi-
talité pour le Matérialisme. C'est pourquoi l'on a,
dans cet article, insisté quelque peu sur ce point-là,
central et délicat tout ensemble.
Il ne faut pas compter davantage, pour arrêter en
chemin les conséquences pratiques d'un Matéria-
lisme qui serait devenu populaire, sur les préférence»
idéalistes que manifestent aujourd'hui nombre de
penseurs. L'idéalisme, pour la foule, sera toujours
« viande creuse » ; el, vraiment, on ne saurait mon-
trer (|u'en ceci la foule ait lort. Seule la vérité peut
satisfaire toutes sortes d'esprils et d'âmes : et la
vérité est que l'homme est un être complexe, à la
fois matière caduque el âme immortelle; — que ni
l'homme ni l'univers ne se sullisent en rien ; — qu'à
l'origine comme au terme linal de toute la création, il
y a Dieu.
Touie III.
Indica-Tions miîUOGnAi'Hii.>UES. — A) Exposés liu
matérialisme. — Le meilleur est encore le poème
de Lucrèce, De natura reruin.ie plus tapageur est
le livre de Haeckel, f.es Enigmes de l l'nivers{iH(jg),
qui s'est substitué à celui de Biichner, Force el
matière (i855). L'un et l'autre furent, assez récem-
ment, mis ou remis à la portée du grand public
français, par les soins des éditeurs Schleiclier
frères. Notons en passant que, du mouvement
matérialiste dont la France fut le théâtre au
xviii" siècle, l'un des trois protagonistes élait venu
d'Allemagne, le baron d'Holbach ; un autre, Hel-
vetius, était petit-lils d'un Allemand; quant au
troisième, La Meltrie, il s'en alla mourir en Prusse,
auprès de Frédéric H.
B) Critiques du iMatérialisme. — P. Janet, Le
matérialisme contemporain en Allemagne, Germer-
Baillière, i864. — F. -.4.. Lange, Histoire du m,
(186G) : t. I, Ilist. du m. jusqu'à Katit ; t. II, depuis
liant. Trad. fr. par B. Poramerol, Paris, 1877-
i8jg. — E. Caro, Le matérialisme et la science,
Hachette, 1868. — L. Bossu, prof, à l'Univ. de
Louvain, Réfutation du matérialisme, Louvain,
Ch. l'eeters, 186g. — S. Oliver Lodge, La vie et
la matière (1905); trad. fr. par J. Maxwell, Alcan,
1907. — B. Saulze, Le monisme matérialiste en
France, Beauchesne, 191 2.
J.-M. Dahio.
MIL (L'AN). — Les historiens du xvui" et du
xix' siècle ont unanimement raconté qu'au x= siècle
les populations de l'Occident chrétien s'attendaient
à la fin du monde pour l'an mil. Plusieurs d'entre
eux, SiSMONUI. GiNQUENÉ, MiCHBLET, CAnoucci, Ge-
BHAHT, ont» développé d'une manière dramatique le
tableau des terreurs grandissantes dans lesquelles
on voyait arriver l'échéance fatale, de l'effroyable
nuit de la Saint-S3'lveslreg9g, et de la joie délirante
avec laquelle on salua le soleil se levant vers le
i" janvier 1000. Ces pages pathétiques ne provo-
quent plus que des sourires, aujourd'hui que de la lé-
gende des terreurs de l'an mil il ne reste que le sou-
venir d'une des plus bizarres bévues de l'érudition
moderne.
A entendre ceux qui se sont faits les propagateurs
de la légende, les terreurs relatives à l'an mil seraient
nées d'un passage de l'Apocalypse (xx, 1-7) où il est
dit qu'un ange enchaînera l'antique serpent pour
mille ans; que pendant ce temps les justes régne-
ront avec le Christ, qu'après cela Satan sera déchaîné
et séduira les nations, mais que le feu du ciel descendra
sur lui et sur elles et qu'ensuite apparaîtront un ciel
nouveau et une terre nouvelle. Entre ce passage
obscur et l'attente de la lin du monde pour l'an mil,
il n'y a aucun lien logique, el il n'y a pas la moin-
dre preuve qu'au x' siècle on ait pensé à en trouver
un. C'est sur la foi d'un raisonnement, et non d'un
témoignage, comme il convient en matière historique,
que les historiens modernes ont introduit dans
Ihistoriogi-aphie les terreurs de l'an mil. Aussi est-il
arrivé de temps à autre que des érudits sérieux,
mais qui écrivaient sur la suggestion de la légende,
aient constaté avec vin étonnement naïf qu'ils ne
rencontraient nulles preuves de ces terreurs cepen-
dant universelles. Mirum est, écrivent les auteurs du
Recueil des historiens de Gaule et de France, nullam
de fine mundi injectam fuisse mentionem, siquidem
per unimos fere omnium jam pervnserat summi hujus
discriminis opinio; tome X, p. 128. De cette constata-
tion à la conclusion qu'il s'agissait d'une légende, il
n'y avait qu'un pas ; toutefois on mit plus d'un
siècle à la franchir.
Ce fut en 1898 que Dom Plaine, dans le tome XIII
17
515
MIL (L'AN)
516
de la Redite des Questions historiques, s'avisa de
soumettre l'opinion reçue à un contrôle sérieux. Il
ne lui fui pas dillicile de constater qu'elle ne repo-
sait sur rien, et qu'elle était démentie directement et
indirectement par l'unanimité des sources. Depuis
lors, d'autres cherclieurs ont repris et complété la
thèse de dom Plaine, les uns, comme Rosière, von
EicKKN, Oksi, dans des aperçus encyclopédiques,
les autres, dans des monographies épuisant le sujet
à un point de vue local, comme Mgr Schoolmeesteks
l'a fait pour le pays de Liège.
La fausseté de la légende se déduit de preuves
tant négatives que positives. Si, pendant le x' siècle,
on avait attendu la lin du monde pour l'an mil, les
chroniqueurs du temps n'auraient pas manqué de
nous l'apprendre; or, ni ceux qui ont écrit avant
cette date ne disent rien de l'épouvante dans laquelle
on l'aurait attendue, ni ceux qui ont écrit après ne
parlent des transports de joie avec lesquels on aurait
salué le premier soleil de looi. Le silence des uns
et des autres, alors que, si la légende disait vrai, ils
n'eussent pu guère parler d'autre chose, est déjà à
lui seul un argument qui suffit. Mais ce n'est pas
tout. Tous les documents qui nous restent du x* siècle
nous montrent une société vaquant à ses occupations
quotidiennes dans une sécurité aussi grande qu'en
tout autre temps.
Des catastrophes de tout genre s'y produisent
sans que personne pense à y voir le prélude de la lin
du monde; on enregistre avec la plus grande séré-
nité des incendies, des pestes, des famines, des inon-
dations, des tremblements de terre, voire même des
éclipses totales de soleil, alors que, si les préten-
dues terreurs avaient existé, ces phénomènes eussent
dû être commentés dans le sens d'une- prochaine
arrivée du dernier jour. C'est ainsi, pour ne citer
qu'un exemple entre mille, que lors de l'écIipse
totale du soleil qui épouvanta l'armée d'Othon le
Grand pendant une campagne en Italie (22 décem-
bre 968), non seulement les trembleurs ne se deman-
dèrent pas pourquoi le dernier jour arrivait trente-
deux ans avant l'échéance, mais l'évêque de Liège
Eracle rassura les soldats en leur disant qu'il n y
avait là qu'un phénomène naturel et que sous peu ils
reverraient la lumière. (Anselme de Liège, dans
Monuineiita Germaniae historica, Scriptores, t. Vil.)
Ce qui est vrai, c'est que de tout temps, au sein
des peuples chrétiens, on a considéré ce monde
comme périssable et passager, et que partout on
s'est attendu à le voir périr bientôt. Ce sentiment a
trouvé une expression chez plus d'un Père de l'Eglise
des premiers siècles ;le haut Moyen-Age en a été tout
rempli, comme on le voit par ses chroniqueurs et
même par les fascicules de ses actes publics {appro-
pinquiiiite mundi termiiio, elc). Cependant la plupart
écartait toute discussion sur la date en alléguant le
passage de l'Evangile de S. Matthieu, xxiv, 35 : De
die autem illa et liora nemo scit, iieqiie angeli caelo-
rum, nisi soins Pater. D'autres ont cru à la lin du
monde de leur vivant, comme S. Martin qui se per-
suadait que l'Antéchrist était déjà né, comme une
femme de Mayence qui l'annonçait pour l'année S47
{Annales Fuldenses), comme un voyant de 1210 qui
déclarait que ce grand ennemi du Christ était déjà
adulte. (SiGEBBRT DE Gbmbloux, Citronic. contiii.) Il
n'est donc pas étonnant que, parmi les dates diverses
qu'il a plu à l'imagination des visionnaires ou des
charlatans de mettre en avant, se soit aussi rencon-
trée une ou deux fois celle de l'an mil. Déjà du temps
de saint Augustin elle était parmi celles que l'on
proposait, comme on le voit par un passage de ce
saint, qui semble avoir échappé aux propagateurs de
la légende : Frustra igiiur annos qui rémanent liuic
seculo computare ac definire conamur^ cuni hoc scire
non esse nostrum ex ore l^eritatis audiamus; quos
tamen alii quadringentos, atii quingentos, aiii etiam
mille ah ascensione Domini usque ad ultimum ejus
adfentum cumpleri posse dixerunt. {De Cit'it. Dei,
XVIII, LUI.)
De même, vers la lin du x' siècle, un prédicateur se
mit en tête de prêcher dans une église de Paris que
l'Antéchrist apparaîtrait après la Un de l'an mil et
que peu après aurait lieu le jugement dernier. Mais
Abbox DE Flkury, qui était parmi ses auditeurs, n'eut
pas de peine à réfuter cette affirmation ens'appuyant
sur l'Evangile, l'Apocalypse et le livre de Daniel,
comme il nous l'apprend lui-même (Apologeticus dans
Migne, P. l... t. CXXXIX, i^'ji). Le même Abbon,
quelque temps auparavant, fut chargé par son abbé
Richard de rassurer des Lotharingiens qui se persua-
daient que la lin du monde arriverait quand l'Annon-
ciation coïnciderait avec le Jeudi saint, ignorant que
cette coïncidence se produit en moyenne deux ou
trois fois par siècle. En d'autres termes, la croyance
à la lin du monde en l'an mil n'apparaît timide-
ment vers la lin du x" siècle, que pour cire aussitôt
réfutée de la manière la plus péremptoire.
Tous les autres textes invoqués par les patrons de
la légende sont sans valeur démonstrative aucune,
et même celui de Raoul Glaber, dont ils aiment
à faire état, se retourne en réalité contre eux. Raoul
Glaber (111, iv) dit que \ ers l'an ioo3 il y eut encore
une renaissance de l'art architectural et qu'on bâtit
une multitude d'églises, et l'on n'a pas manqué d'en
conclure que c'était pour remercier Dieu d'avoir
épargné au monde la catastrophe tant redoutée. Mais
Raoul Glaber pense tellement peu à mettre ce revival
en rapport avec les prétendues terreurs de l'an mil,
que c'est io33 qui est pour lui la millième année
après l'Ascension du Sauveur, et s'il nous dit qu'en
cette année on craignait de voir la lin du monde,
c'est simplement à cause de la terrible famine qui
sévissait pour lors depuis trois ans et qui poussait
les populations au désespoir (IV. iv). Les autres textes
allégués ne méritent pas même l'honneur d'une dis-
cussion, car si, par exemple, le concile de Trosly en
909 parle vaguement du dernier jour, où l'on sera
obligé de rendre ses comptes, qu'est-ce que cela
prouve, sinon la persistance de préoccupations que
les chrétiens ont eues dès l'origine et qu'ils ont encore
aujourd'hui ?
La question des terreurs de l'an mil est donc rajée
du programme des questions débattues ; les ennemis
de l'Eglise n'y rencontreront que déceptions, et pour
les apologistes elle n'aura désormais plus qu'un inté-
rêt historique.
Bibliograpiiiiî. — Dom Plaine, Les Terreurs de l'An
Mil (/?eiue des questions historiques, t. XIII, iSyS).
— (Schoolmeesters) /.e« Terreurs de l'An mil (Mé-
morial, 187.')). — R. Rosière, £a légende de l'An mil
(Hei'ue politique et littéraire, i8;8, puis réimprimé
dans Recherches critiques sur l'histoire religieuse
de la France, iS'jg). «7- R. von Eicken, Die Légende
uni der Envartung des l'eltunterganges und der
ll'iederkehr Ckristi {Forschungen zur deutschen
Geschichte. t. XXIII, i883). — J. Roy, L'An mil,
i885 (Bibliothèque des merveilles). — P. Orsi,
L'anno mille (Rivista storica italiana, t. IV, 1887;
puis à part. Turin^ même année). — F. Duval, ie*
Terreurs de l'an mil, Paris 1908 (Collection Science
et religion).
Godefroid Kurth.
517
MIRACLE
518
MIRACLE. — Le miracle doit être ici traité,
conronuéiuenl à la nature de ce dictionnaire, au
point de vue exclusif de l'apologétique. Ainsi consi-
déré, il constitue un argument en faveur de la reli-
gion fondée par Jésus-Clirist et représentée par
l'Eglise catholique. Cet argument repose sur les deux
l)ropositions suivantes :
1» Des faits extérieurs et discernables peuvent
se produire, qui trahissent une intervention spéciale
de Dieu en ce monde et sa volonté de garantir cer-
taines doctrines religieuses.
2" Des faits de ce genre se sont produits en faveur
des doctrines enseignées par la tradition judéo-
chrétienne-catholique, — et jamais en faveur d'un
enseignement contraire.
La seconde de ces propositions, ou plutôt l'ensem-
ble des propositions qui se groupent sous le n' 2, a
été ou sera développé en divers articles de ce Dic-
tionnaire (voir les mots : Ai'ocrypmks, Actrs des
Apotrbs, Convulsionnaires, Ckitique biblique,
FÉTICHISME, GcÉnisoNS MIRACULEUSES (où sont étudiées
la question de la suggestion, et celle des miracles
chez les pa'iens, les musulmans, les bouddhistes, les
hérétiques, etc.), Hïstkrib, Indu, Islamisme, Jansé-
nisme, Janvikk (Mihaclk de Saint-), Jésus-Christ,
JoNAS, Langues, Lourdes, Magie, Occultisme, Tiiéo-
sopniR, SoiicHLLERiB, SPIRITISME, etc.). Le point cen-
tral du sujet, le miracle évangélique a été mis en
belle lumière dans l'article Jésus-Christ : il y est
envisagé selon la mélliode comparative, en regard
du merveilleux étranger au Christianisme. Par ail-
leurs, il appartient aux auteurs qui traitent ici des
diverses religions, sectes, superstitions, pratiques
« pS3'chiques s, etc., de renseigner les lecteurs sur la
réalité et la valeur du merveilleux qui pourrait s'y
rattacher.
Mais toutes ces études supposent et appliquent des
principes généraux qu'elles n'ont point à justifier.
La première des propositions qui fondent l'argu-
ment du miracle n'est donc nulle part étudiée ex
professa dans ce Dictionnaire. C'est ce qui délimite
la matière du présent article. Nous avons à passer
l'idée même de miracle au crible de la critique phi-
losophi(|ue et historique, et à montrer qu'elle en
sort intacte. Nous avons à prouver qu'aucune raison
a priori ne vaut contre le miracle, et qu'au contraire
une saine philosophie et une bonne méthode de
constatation doivent rester prêtes à l'accueillir'.
î. Ce qui va être exposé dans cet article, sous forme
succincte, se trouve développé dans notre ouvrage : Iiitro-
ducfion à l'ciude dri MerveiUeux et du Miracle Paris,
Beauchesne, I91(i. — La nécessité de traiter ici les cho-
ses en rééutué et en gros nous a fait efTacer bien dos
nuances et des précisions de pensée, renoncer ^ pousser
certaines discussions jusqu'à leur pointe la plus subtile,
supprimer enfin certaines justifications utiles, sinon in-
dispensables. En quelques endroits, nous avons dû nous
contenter d'affirmer, la preuve complète étant impossible
à fournir sous une forme brève. Les exemples con-
crets ont pi-esque complètement disparu. L'exposé des
opinions adverses est devenu tout à fait sommaire; nous
n'avons gardé d'elles que tout juste ce qu'il fallait pour
faire entendre les difficultés qui pouvaient se noser con-
tre nos tiièses, et l'on aurait tui-t de juger certains sys-
tèmes d'idées, parfois fort compliqués, sur le peu que
nous en disons ici. Nous avons dû aussi alléger cette
étude de la masse des références contenues dans le
livre. — Donc, bien que V Introduction soit plus d'une
fois explicitement citée, nous y renvoyons, une fois
pour tontes, les personnes que ne contenteraient pas les
développeinents et les preuves que nous présentons ici.
Nous croyons cependant que cet exposé est complet à la
façon d'un résumé, et que tout l'essentiel y est, sinon
exprimé, du moins indiqué. Par exception tout à fait
rare, quelque point particulier pourra se trouver ici
Position de la question. — Quelle idée mettons-
nous sous le mot miracle? De quoi parlons-nous ici?
Y a-l-il vraiment un problème du miracle, en quoi
consiste- t-il, et pourquoi est-on obligé di- le poser?
Tandis que le monde suit son cours, déroulant la
trame des événements ordinaires, ourdie par les lois
naturelles et la liberté humaine, il est parfois ques-
tion entre les hommes de faits mystérieux, d'appa-
rence intentionnelle, qui seraient comme un accroc
dans la trame unie, ou plutôt qui s'y inséreraient,
comme l'ouvrage d'un collaborateur inattendu. Beau-
coup de personnes sont convaincues qu'en réalité
ces faits sont l'affleurement dans notre monde des
influences de l'au-delà; et il est impossible de déci-
der, sans l'orme de procès et sans aucun considérant,
cpi'elles ont tort toujours et dans tous les cas. —
Voilà un problème posé. Nous l'appellerons le pro-
blème du merveilleux.
En conséquence, nous qualifierons de merveil-
leux, au cours de cette élude, les phénomènes, exté-
rieurement férifiables, qui peuvent suggérer l'idée
qu'ils sont dus à l'intervention extraordinaire d'une
cause intelligente autre que l'homme. Cette défini-
lion ne préjuge rien sur la nature des faits, ni sur
leur origine. Elle se borne à constater une simple
apparence, fondement de l'opinion qui attribue les
faits en question à des personnalités surnaturelles :
Dieu unique ou dieux multiples, esprits, anges, gé-
nies, démons, âmes des morts. Elle ne préjuge
même rien sur la réalité des faits : il restera à re-
chercher s'il y en a eu qui aient présenté ne fùl-ce
que cette simple apparence. C'est donc ici une défi-
nition toute nominale et extrinsèque, qui ne i)eut
entrer en conflit avec aucune^doclrine, et qui n'a
pour but que d'indiquer ce dont nous allons nous
occuper. Quelques mots sufBront pour en délimiter
la portée.
a) Nous parlons de phénomènes extérieurement
vérifiahles au sens large, c'est-à-dire, non seulement
de ceux qui sont susceptibles d'être directement
observés, — ■ comme une guérison soudaine, —
mais aussi de ceux dont la réalité serait simplement
conclue d'événements extérieurs, — comme une
prophétie qui s'accomplirait Nous avons principa-
lement en vue des événements d'ordre physique.
C'est là notre objet direct et immédiat ; c'est autour
de lui que les discussions se sont surtout déroulées.
Ce que nous dirons pourra néanmoins s'appliquer,
sert'utis servandis, à ce que l'on appelle parfois le
« miracle moral » : effet singulier, auquel coopèrent
l'intelligence et la volonté humaines, mais qu'elles
ne semblent pas sullire à expliquer. En effet, là
aussi, il y a apparence qu'une intervention supé-
rieure, extérieurement véritiable, s'est exercée. Nous
ne laissons donc complètement en dehors de notre
champ d'investigation que les phénomènes purement
internes et psychologiques, que seul le témoignage
du sujet qui les éprouve peut nous révéler : par
exemple les visions subjectives ou ce que les mysti-
ques appellent du nom d'états surnaturels. Et cepen-
dant, là encore, les ])rincipes que nous posons
auraient lieu de s'appliquer : par exemple, si un
individu, croyant éprouver ces phénomènes, entre-
prenait de les juger.
/;) Il est question, en outre, dans notre définition,
de l'intervention extraordinaire d'une intelligence.
En effet, l'aspect habituel du monde, l'ordre qui y
règne, les marques de desseins suivis qui y sont
traité plus pi-écisément que dans le livre, grâce à de
nouvelles réflexions sur le sujet ou à dos critiques que
nous avoi.s jugées fondées. Voir p. ex. col. .")4'.> note 2, 562
à 5H'4,573 à 577.
519
MIRACLE
520
empreintes, peuvent déjà suggérer l'idée qu'une
Inlellii^ence supérieure y agit. Mais cette action
constante, commune, attendue, n'ayant rien d'ex-
ceptionnel, se trouve, par là même, en dehors de
notre sujet.
Pour introduire la distinction toute superficielle,
i(ui uous suUit à ce début d'étude, entre l'ordinaire
et l'exceptionnel, nous ne mettons en œuvre aucune
philosopliie; nous ne faisons appel à aucune eoncep-
lion particulière des « lois » de la nature; nous ne
cliercbons point à délinir ce que c'est que rareté ou
fréquence. Nous prenons pour accordé un seul point,
que peu de personnes assurément seront disposées
à contester : c'est qu'il y a moyen de discerner les
interventions d'une liberté quelconque du train ordi-
naire des choses; c'est qu'un eO'el voulu en particu-
lier, un arrangement intentionnel de circonstances
en vue de lins spéciales tranche sur l'ordre général.
Nous acceptons le terrain sur lequel Renan a posé le
l>roblème. Dans l'univers, dit-il, « tout est plein
d'ordre et d^harmonie; mais dans le détail des évé-
nements, rien n'est i)articulièrement intentionnel...
i'il y avait des êtres agissant dans l'univers eomxue
l'homme agit à la surface de sa planète... on s'en
apercevrait ». C'est cela même. Mettant à part les
œuvres de la nature et de l'homme, nous cherchons
s'il y a encore autre chose.
c) Un phénomène ne sera point, pour nous, réputé
merveilleux par le seul fait qu'il sera nouveau, inso-
lite, rare, ou que la cause en sera inconnue. 11 fau-
dra, de plus, qu'il présente quelque apparence d'être
l'elfet des volontés particulières d'un être intelli-
gent autre que l'homme. Les propriétés nouvelles
découvertes chez les agents physiques, — transmis-
sion des ondes herziennes, radioacti\ité,etc., — pour
déconcertantes qu'elles soient, n'ont évidemment à
aucun degré ce caractère.
Nous appellerons mekveillbux réel celui pour
lequel celte apparence se trouverait conforme à la
réalité.
Nous réserverons le nom de miraclk à une caté-
gorie particulière de merveilleux : celle qui serait
attribuable à l'intervention d'un Dieu unique et dis-
tinct du monde, tel que celui des chrétiens ou des
simples spiritualistes.
Pourquoi faut-il poser le problème du merveilleux
et du miracle? Pour la mtiue raison qu'il faut poser
le problème religieux. L'idée de prodige surnaturel
ou extranaturel est une des idées les plus répan-
dues, les plus fondamentales dans les religions
positives. On ne peut résoudre le problème religieux
sans prendre parti sur elle. Je dis : sur elle, sur le
miracle en général, et non sur quelque histoire de
merveilles qui, de prime abord, peut sembler à bon
droit inacceptable. 11 ne s'agit pas de tel ou tel détail :
il s'agit de l'ensemble. E-Jt-il permis d'écarter le bloc
sans examen? Pouvons-nous, sous l'empire d'un
mépris préjudiciel ou d'un dégoiit instinctif, rejeter
l'hypothèse même des interventions surnaturelles en
ce monde? Si pourtant, derrière quelqu'un de ces
événements extraordinaires, le divin se cachait? Si,
sous ces liumbles formes sensibles, une invitation,
un ordre peut-être, venait vers uous de l'inlini? Ne
serions-nous pas coupables de les avoir négligés?
Tant que la supposition n'est pas jugée évidemment
absurde, le devoir subsiste d'examiner. Dès là qu'on
admet qu'il y a une question religieuse et que tout
homme doit la poser et la résoudre, sans en biffer
aucune donnée, il est impossible de se réfugier ici
dans l'abstention. En présence d'une idée aussi
persistante et aussi ancrée parmi les hommes que
celle du miracle, en présence de faits qui. s'ils
étaient établis, raodilieraienl peut-être l'assiette de
notre vie morale, aucun liomme sincère avec lui-
même ne peut se contenter de hausser les éj)aules et
de passer. Il faut qu'il aborde le troublant sujet, ne
l'ùt-ce que pour se prouver à lui-même qu'il peut
légitimement s'en désintéiesser.
La plupart des négateurs du miracle ont contre
lui un parti pris d'ordre philosophique ou critique,
lis ne jettent les yeux sur les faits et les documents
que persuadés d'avance, soit de son impossibilité ou
indiscernabilité, soit du moins de l'imprudence qu'il
y aurait, critiquenient, .à l'admettre. Dès lors la con-
clusion de leurs enquêtes est jirédétermince : elle ne
saurait être que négative. Ce sont donc les présup-
posés qui importent ici plus que tout, et c'est en
eux que se trouvent, sinon les seules, du moins les
principales dillicultés. Voilà ])ourquoi nous exami-
nerons, en deux parties successives, les attitudes,
philosophiques et les attitudes critiques antérieures
à l'étude des faits, opposant partout l'allilude cor-
recte à celles quenous aurons montrées défectueuses.
I « PARTIE.— LES ATTITUDES PHILOSOPHIQUES
PRÉSUPPOSÉES A L'ÉTUDE DES FAITS
Parmi les attitudes philosophiques exclusives du
miracle, celles-là seules ont le droit de trouver place
ici qui dirigent contre lui des arguments directs et
particuliers. 11 y en a d'autres ipii l'excluent par voie
de conséquence nécessaire et sans avoir à s'occuper
spécialement de lui. Il se trouve, par exemple, évi-
demment inconciliable avec l'athéisme, le matéria-
lisme, le fatalisme. Dans ces doctrines, la négation
du surnaturel n'est que le pur corollaire, sans inté-
rêt ni difficulté spéciale, d'un sysième général du
monde. Et il est clair qu'avec ceux qui ont une fois
accueilli de pareilles prémisses, c'est elles qu'il faut
débattre, et non la qutstion du merveilleux. Lais-
sant donc ces systèmes de côté, nous nous attache-
rons à ceux qui en veulent particulièrement et direc-
tement à l'idée du miracle. Les principaux et les plus
actuels peuvent se grouper sous trois chefs : Natu-
ralisme, Déterminisme, Philosophies de la Contin-
gence.
Chapitre I. — Le Naturalisme.
Exposi-:. — Le naturalisme consiste précisément
dans la négation directe du miracle en tant que
fait surnaturel. Pour lui, le monde que nous habi-
tons est un système clos, oii rien ne pénètre du
dehors. Les événements qui s'y passent, si étranges
soient-ils, doivent tous trouver leur explication dans
les forces ou les cléments qui le constituent, dans
les influences qui s'y exercent de façon régulici-e.
Contingent ou nécessaire, réductible à la matière
ou à l'esprit, ou, au contraire, résultant de facteurs
divers, le développement des êtres et des choses
s'exerce selon un mode unique et toujours identique
à lui-même, n En ce qui me concerne, écrit
T. H. Huxley, je suis obligé d'avouer que le terme
nature enveloppe la totalité de ce qui existe... Je
suis incapable d'apercevoir aucune raison pour cou-
per l'univers en deux moitiés, l'une naturelle et
l'autre surnaturelle ». « Ou cela n'est pas, dil
Anatole France, ou cela est, et, si cela est, cela est
dans la nature et par conséquent naturel. » Tout est
donc exijlicable de la même manière que ce qui est
déjà scicnfiliqueinent expliqué. Pour trouver la rai-
son de n'importe quoi, nous n'avons à mettre en
œuvre que les données physiques, chimiques, biolo-
giques, psychologiques, etc., quenous offre l'univers :
521
MIRACLE
.22
en l'ace de nous, il n'y aura jamais qu'elles, celles
que nous connaissons déjà, et peut-être, derrière
celles-ci, d'autres données analogues, que nous pour-
rons découvrir un jour. S'il y a ici-bas de la liberté,
c'est dans l'houime qu'il faut la cherclier : cette
liberlé-là est du monde et, bien qu'elle soit le con-
traire de la nécessité, elle se révèle iul'aillibleuxent,
à un moment ou à un autre, dans le train ordinaire
des clioses. S'il existe des esprits, nous n'avons
affaire qu'à des esprits incarnés, et l'usage que d'au-
tres pourraient faire de leur liberté écliappe à notre
observation. S'il y a un Dieu présent et agissant
dans son œuvre, son action s'enveloj.pe dans celle
des causes secondes et ne se montre jamais à part.
Ces thèses foncières se nuancent diversement chez
les dill'érenls philosophes : les uns admettent une
divinité dont les invariables décrets ne soulïrent
point d'exception (déistes vulgaires) ; les autres
l'identilient avec la nature, ou l'esprit, ou la réalité
(panthéistes, monistes) ; d'autres déclarent vaine
toute tentative pour dépasser l'expérience et cher-
cher, par exemple, les causes d'un phénomène
(agnostiques, positivistes), etc. En dehors du monde
philosophique, le naturalisme se répand comme un
esprit, et nombre de savants, de littérateurs, d'histo-
riens prennent d'instinct, en face de tout événement
extraordinaire, l'altitude intransigeante que nous
avons entendu définir par Huxley et Anatole France.
Les cercles religieux et même chrétiens ne restent
pas réfractaires à la contagion. Depuis Reimarus
[Fragments de U'otfenhdllel publiés par Lessing
en 1777 et 1778), et Paulus (1701 à i85i), une exé-
gèse est née qui, à propos de tous les récits contenus
dans les Livres sacrés, se propose de résoudre les
deux questions suivantes: 1° le fait raconté s'est-il
réellement produit? 2° comment a-l-il pu nalurelle-
ment se produire'? Depuis Schleiermacher (1768
à iSU^), il s'est trouvé des théoriciens du dogme qui
ont tenté de donner aux symboles de foi un sens
purement naturel, et d'elîacer la ligne de démarca-
tion entre le miracle et les autres événements. Tels
sont les protestants libéraux et les modernistes du
catholicisme-. Tous reprennent à l'envi, de façon
plus ou moins nette, plus ou moins enveloppée, la
définition de leur ancêtre commun: « Le miracle
n'est que le nom religieux d'un événement. Tout
événement, fût-il le plus naturel et le plus commun,
dès qu'il se prête à ce que le point de vue religieux
soit, à son sujet, le point de vue dominant, est un
miracle. Pour moi tout est miracle. Plus vous serez
religieux, plus vous verrez le miracle partout. »
Ckitiqub. — Ou voit que le naturalisme est une
doctrine protée, capable de pousser sur les sys-
tèmes les plus variés, d'épouser les formes les plus
disparates. Il n'importe point, pour le juger, de le
suivre dans toutes ses évolutions; au contraire, une
bonne méthode exige qu'on l'envisage dégagé de ses
alliances occasionnelles, réduit à ses arguments pro-
pres, et aussi alTranchi des restrictions artificielles
qu'il pourrait subir ici ou là.
Laissons donc de côté les cas où il apparaîtrait
commandé par des principes étrangers de portée
générale, tels que ceux de l'agnosticisme ou du posi-
tivisme, lîéservonsdemèmelesobjettions qu'il pour-
rail prendre à son compte contre l'intervention du
Dieu des spiritualistes et des chrétiens. En elTet,
celles-ci ne lui sont point particulières. Elles n im-
pliquent point sa thèse fondamentale. Elles ne s'en
1 . Voir Encyclopédie des sciences religieuses de F. l.ich-
tenbergpr, t. X, i>. 303.
2. Voir de nombreux exemples et références dans notre
Introduction^ p. 22 sq.
prennent point au surnaturel en général, mais à un
certain surnaturel, et cela pour des motifs spécia\ix,
pour des raisons de circonstance, parfois simple-
ment dirigées ad hominem contre les tenants du
théisme. (Ces objections seront examinées quand
nous passerons en revue les divers agents possibles
du miracle. Ci -dessous, chapitre IV, section 1,
col. 535 sq.).
Pris à l'état pur et dans toute son extension, le
naturalisme i)eut se présenter comme une vue de
l'esprit évidente par ellenième, ou bien comme une
doctrine raisonnée, soutenue d'inductions ou de
déductions.
Ou se tromperait en croyant que la première
variété est rare. C'est le contraire qui est vrai. Elle
se rencontre fréquemment, surtout chez des savants,
des littérateurs et des historiens, pour qui le natu-
ralisme est devenu une sorte d'instinct, lîeaucouis se
dispensent d'en formuler le principe, tellement il
leur semble aller de soi : ils se contentent de le
supposer partout. D'autres l'énoncent comme un
axiome, certains disent coiiime un .< postulat », dont
l'esprit ne saurait se passer. — Or le moins qu'on
puisse dire, c'est que cet axiome ou ce postulat n'est
point évident. Comment savoir d'emblée qu'il
n'existe point, au delà du monde livré à nos libres
investigations, un monde réservé, dans lequel nous
ne saurions pénétrer de plain-pied? Peut-être y
a-t-il divers plans de réalité sans intersection
nécessaire. Peut-être existe-t-il des êtres dont l'in-
fluence ne se mélange aux actions et réactions cos-
miques que de façon accidentelle, en vertu d'une libre
décision de leur part. Si la divinité est perpétuelle-
ment présente au monde pour le conserver et le
régir, peut-être a-telle à sa disposition plusieurs
modes d'agir, dont l'un n'est employé qu'en de rares
occasions. Autant de problèmes qui n'apparaissent
point absurdes de par leur seul énoncé. Nous les
examinerons pour notre part et nous nous elTorce-
ronsde leur donner une solution motivée. (Cf. ci-des-
sous ch. IV, section II.) Constatons pour le moment
que la lumière du naturalisme n'est pas tellement
éclatante qu'elle les fasse évanouir, et que par
conséquent cette doctrine ne va pas de soi et ne
s'impose point comme un axiome. Il faut lui chercher
des raisons.
Reste donc la seconde espèce de naturalisme :
celui qui entreprend de se démontrer. Ses arguments
sont exactement les mêmes que ceux du détermi-
nisme; nous allons les examiner immédiatement
dans le chapitre qui suit celui-ci. Tout est naturel,
dira Spinoza, parce que la réalité ne peut être
qu'une dans son essence. Tout est naturel, diront
Hume ou Renan, parce qu'une induction suffisante
établit que jamais activité surnaturelle n'a interféré
avec les activités cosmiques. Pour avoir le détail de
ces arguments et de la critique qu'il convient de leur
opposer, le lecteur n'aura qu'à remplacer ci-dessous
le mot et l'idée de déterminisme par ceux de natu-
ralisme.
Chapitre II. — Le déterminisme.
Le déterminisme dont nous allons parler mainte-
nant n'est pas celui qui nie le libre arbitre humain
— et auquel un article précédent de ce dictionnaire
.1 été consacré (DÉTERMiNiSiME par le P.deMunnynck,
t. I. col. 9^8 sq.), — mais celui qui refuse à des i
agents surnaturels la faculté de modifier, par l'exer-
cice de leur liberté, le cours ordinaire des choses.
Il peut se fonder sur la déduction ou sur l'induc-
tion.
523
MIRACLE
524
I. Déterminisme déductif.
Une certaine forme Ue déterminisme universel et
absolu fait de la nécessité la loi essentielle de l'être,
et en conclut l'impossibilité du miracle. Elle consisle
donc en une thèse de métaphysique, dont un simple
corollaire concerne le merveilleux. A ce dernier elle
n'oppose aucune objection directe et spéciale : elle
l'exclut en vertu d'une prémisse générale et de la
même façon, par exemple, que la création libre. En
rigueur de méthode, novis devrions donc ne pas nous
en occuper ici. Cependant, alin d'être à peu près
complet, nous dirons quelques mots d'un auteur qui
a pris cette position pour attaquer explicitement et
longuement le miracle : Spinoza.
Exposé. — D'après Spinoza, une seule substance
existe : la sultslance divine, avec ses attributs et
ses modes. « Les choses paiticulières ne sont rien
que des alTections des attributs de Dieu, autrement
dit des modes. » La détermination de ces modes
provient des nécessités de l'essence divine. La con-
tingence est donc bannie de la réalité. Il n'y a
point deux catégories d'effets, les uns attribuables à
la nature, les autres à des volitions divines parti-
culières, puisque les lois de la nature sont des décrets
divins et qu'il n'y a pas d'autres décrets divins que
les lois mêmes de l'essence divine.
Cette nécessite de toutes choses forme l'assise de
notre édilice mental. Les partisans du miracle
rébranlent en introduisant l'arbitraire dans le
inonde. Nous avons Ijesoin de la nécessité pour
vivre et pour penser. En particulier, pour démon-
trer l'existence de Dieu, il nous faut des notions
nécessaires et cadrant infaiUil>lenient avec la réa-
lité. Si nous les croyions modiliables par quelque
puissance que ce soit, si nous soupçonnions que leur
exactitude peut s'altérer, nos conclusions sur l'exis-
tence de Dieu s'effondreraient et nous ne pourrions
plus être certains de rien. Renonçons donc au
miracle pour sauver notre croyance en Dieu et la
solidité de notre raison'.
Critique. — Nous n'avons pas à faire ici le procès
du panthéisme. De ce « système d'identité », nous
n'avons à considérer que la face qui regarde le mi-
racle Celui-ci est exclu au même titre que la créa-
tion libre, parce que des effets contingents ne sau-
raient, pensc-t-on, émaner d'un être nécessaire.
Mais, en vérité, le panthéisme est bien mal venu à
formuler une telle objection, lui qui présente des
phénomènes qui varient et s'évanouissent sans cesse,
non comme les œuvres, mais comme les inodes pro-
pres, les stades d'évolution intrinsèque et les expres-
sions naturelles d'une existence infinie, éternelle et
nécessaire. Cette unilicalion étroite installe la con-
tradiction au cœur même de l'être. Au contraire,
établir entre le nécessaire et le contingent un simple
rapport de cause à effet, c'est éviter cet écueil. Car
alors les deux éléments restent distincts : ils ne
sont plus un seul être, mais plusieurs. Et le rapport
que l'on affirme entre eux, non seulement ne répugne
pas, mais est impérieusement réclamé par la nature
des choses. En effet, l'événement variable et passager
exige l'être nécessaire comme son principe originel
et son indispensable appui. Pour rendre entière rai-
son du changement, il faut bien arriver, non à une
cause qui change elle-même pour le produire, mais
au contraire, en dernière analyse, à une cause im-
muable. Tant qu'on s'arrête à la première, l'explica-
tion ultime n'est pas fournie, puisqu'il reste à ren-
dre raison de celte cause elle-même et de son chan-
gement à elle. Force est donc de placer au sommet
et au principe de toutes les contingences, un pi imam
1. Cf. ci-dessous col. 543.
movens immobile. — On voit que toute cette discus-
sion ressortit à la métaphysique générale : le mira-
cle est envisagé ici comme un cas particulier des
rapports du fini avec l'infini. Nous n'avions qu'à
rappeler au lecteur les éléments d'un problème qui
n'est point de notre ressort et qui est traité à fond
aux articles Création et Pantiiéismk.
Quant à l'objection que le miracle ferait évanouir
la nécessité et, par conséquent, les points de dépari
de tout raisonnement, elle repose sur une incroyable
ignoi-atio elenchi. Le miracle ne transforme pas
nécessairement le monde en un royaume de l'arbi-
traire, où plus rien n'est stable ni assuré. On peut
le concevoir comme une exception extrêmement rare,
motivée chaque fois par de graves raisons — qtii
doivent apparaître, — entourée de circonstances spé-
ciales et tout à fait caractéristiques, qui empêcheront
de confondre le cas de miracle avec aucun autre. En
outre, cette exception, à supposer qu'elle se produise,
ne sera jamais qu'une lériie de fuit. Elle ne dérogera
en aucune façon aux premiers principes ni aux évi-
dences rationnelles, puisqu'elle se tiendra dans un
domaine qui n'est point le leur : celui des événe-
ments contingents. La sphère de la nécessité restera
intacte, inviolée, avec ses limites anciennes '.Et enfin,
pour être admissible, l'exception miraculeuse elle-
même, — loin d'être un caprice qui bouleverserait
l'ordre sans égard à rien, une fantaisie que nul lien
ne rattacherait à l'ensemble des choses, — devra au
contraire s'intégrer harmonieusement dans un sys-
tème général du monde (cf. ci-dessous, ch. IV, sect. ii,
col. 543 sq.). Nous verrons qu'on peut y croire en
même temps qu'à l'existence de Dieu et sans renon-
cer aux principes absolus de la raison.
IL Déterminisme inductif.
Bien plus répandu que le déterminisme méta-
physique est celui qui fait appel à l'expérience et
qui s'appuie sur l'induction. C'est lui que l'on décou-
vre chaque jour au fond des objections des histo-
riens et des savants qui rejettent le miracle. On dit
parfois que cette négation est chez eux a priori.
C'est à la fois vrai et faux. C'est vrai, en ce sens
qu'ils se croient en possession de certitudes défini-
tives qui les dispensent désormais d'examiner, à
propos d'aucun cas particulier, si le merveilleux
existe. C'est faux, en ce sens qu'ils prétendent bien
avoir tiré ces certitudes de l'expérience seule. Nous
allons examiner le procédé qu'ils emploient.
^ I" — Induction prétendant a la certitude
A. Objection directe. — L'induction est le raison-
sonnemcnt par lequel on dégage une loi générale
d'un certain nombre de cas observés. Appliquée
avec circonspection à des phénomènes suffisamment
nombreux et variés, elle conduit à des conclusions
certaines. Elle est à l'origine de toutes les lois phy-
siques, que l'expérience confirme chaque jour. Or on
prétend l'appliquer à la question du miracle. En
effet, dit-on. dans des circonstances innombrables et
infiniment variées, en présence des témoins les plus
divers, la nature s'est montrée constamment d'accord
avec elle-même. Aucune expérience n'a été poussée
plus loin ni étendue sur une plus large porlion de
réalité que celle-là. On peut donc en dégager, par le
procédé inductif, celte légitime conclusion : que le
cours de la nature se déroule de la façon la plus
uniforme, sans laisser place à aucune contingence, à
aucun miracle. Ainsi raisonnent Hume, Stuart Mill,
Renan, etc. -.
1. Cf. ci-dessous col. 527 61543.
2. Textes et rétérence» dans Introduction, p. 38 sq.
525
MIRACLE
526
Discutons ce raisonnement. Quelle est cette expé-
rience dont on nous parle?
Est-ce l'expérience des /)/ie«onu'/ies ordinaires ? —
Il est bien vrai qu'une expérience longue, et qui
porte sur des régions historiques très vastes, ne
nous révèle, dans les événements de ce monde, que
la continuité naturelle la plus imperturbable et la
plus serrée. S'il existe quelque part des faits d'appa-
rence merveilleuse, il faut avouer qu'ils ne tombent
point sous l'expérience vulgaire. Sur mille personnes,
neuf cent quatre-vingt-dix-neuf n'en ont vu et n'en
verront jamais aucun. Mais ce qui sort de là, c'est
une conclusion tout justement opposée à celle que
l'on tire. L'expérience commune porte exclusivement
sur des faits étrangers à la question : elle est, par
conséquent, incompétente pour en rien décider. Si
la masse des hommes était mise directement en pré-
sence des faits d'apparence merveilleuse, elle pour-
rait avoir sur eux un avis motivé. Mais il n'en va
pas ainsi; et la plupart n ont, comme base de leur
induction, que les événements dépourvus de cette
apparence. Ue quel poids est dès lors l'opinion qu'ils
peuvent se former des autres ? Ce qu'établit l'induc-
tion du sens commun, c'est qu'il y a un train ordi-
naire des choses, moralement constant, que la pru-
dence nous commande de vivre et de raisonner
comme si le miracle ne devait jamais surgir sur
notre route; et qu'entin, pratiquement, « cela n'ar-
rive pas ». Or le merveilleux et le miracle se donnent
précisément pour des exceptions, pour des anomalies
extrêmement rares et pratiquement négligeables
dans l'usiige de la vie. Ils supposent que l'uniformité
est la règle. L'expérience commune leur fournit donc
précisément la condition qu'ils requièrent pour être
discernables ; elle tend, pour ainsi dire, le fond terne
sur lequel ils viendront, s'ils existent, se détacher
en lumière. Mais à leur sujet, pour ou contre eux,
elle n'a rien à dire. Elle opère dans le compartiment
de la réalité où, par hypothèse, ils ne sont pas con-
tenus.
Ce qu'il faut examiner, ce sont donc les phéno-
mènes qui présentent au moins l'apparence du mer-
veilleux. L'expérience qui s'y applique est seule
compétente ici. Fournit-elle la base d'une induction
solide contre le miracle?
Fausse induction. — N'oublions pas que, faute
d'avoir discerné entre les phénomènes des rapports
de nature, la généralisation est illégitime. Ce n'est
plus une induction ; c'est le vulgaire sophisme :
ab nno ou a quihufdani disce onines. Renan le com-
met quand il raisonne ainsi : les prodiges rapportés
par Tite Live et Pausanias sont controuvés, donc il
en est de même des miracles évangéliques, et ceux-
ci doivent être rejetés sans examen. Trois références
à la Gazette des Tribunaux sullisent au même écri-
vain pour étayer cette assertion « qu'aucun miracle
contemporain ne supporte la discussion ' ». Le pro-
cédé est un peu léger.
Induction vraie : a) son rôle positif: découverte des
causes. — En procédant avec plus de maturité, ne
pourrons-nous tirer de l'induction quelques certitu-
des? Je collectionne, par exemple, un très grand
nombre de cas où, dans des circonstances fort diver-
ses, la fraude, l'ignorance, la crédulité, une imagina-
tion exaltée rendent raison de la croyance au mi-
racle. Je remarque que, quand ces conditions sont
présentes, les légendes merveilleuses éclosent spon-
tanément, et que leur développement est d'autant
plus facile que les conditions susdites sont plus lar-
gement réalisées. De ces observations j'induis une
loi générale : c'est qu'il y a une liaison naturelle et
1. Introduction, p. 41, 44.
causale entre la crédulité, l'ignorance et l'admission
des prodiges. Posita causa ponitnr e/['-cliis: variata
causa variatur e/fectus. Mon induction aboutit à une
conclusion positive inattaquable.
Fort bien ; mais cette conclusion n'exclut nulle-
ment la possibilité du merveilleux. Que l'ignorance
ou la crédulité soient souvent à l'origine de la
croyance au merveilleux, personne n'en doute ; mais
la question est de savoir si elles y sont toujours et
si elles y sont seules; en d'autres termes, si, avec
elles, nous tenons l'explication unique et universelle.
Pour le moment, il n'est pas prouvé que quelque
chose d'autre, — par exemple, la réalité des faits, —
ne les puisse suppléer dans la production de la
croyance. La troisième loi du raisonnement expéri-
mental n'a pas été appliquée : sablata causa tollitur
e/fectus.
L'enchaînement des causes et des effets n'est pas
toujours réciproque, même dans les phénomènes
physiques, et de ce que telle cause est suivie infail-
liblement de tel effet, il ne s'ensuit pas que l'effet ne
puisse procéder d'une autre. Ici même, d'après la
teneur de l'objection, ne voyons-nous pas déjà l'ima-
gination exaltée et la fraude, — qui sont des antécé-
dents parfaitement hétérogènes, — aboutir à un
résultat identique : la croyance? Il n'est nullement
démontré que celle-ci ne piiisse avoir encore d'autres
origines. Dans les domaines différents, l'ignorance, la
crédulité, etc., ont aussi leur rtMedans la genèse des
croyances : cela n'empêche pas la vérité objective
d'y jouer concurremment le sien. Les hommes croient
indûment à des récits mensongers, parce qu'ils se
trompent ou parce qu'on les trompe, mais ils croient
aussi parfois pour de bonnes raisons et parce qu'ils
ont trouvé de solides garants. Quel motif at-on pour
dire qu'il en va autrement dans la question du mer-
veilleux?
Induction vraie : b) son rdle négatif : exclusion des
causes. — Les résultats positifs de l'induction ne
sullisent pas à détruire la possibilité du merveilleux.
Mais l'induction peut avoir aussi un rôle négatif.
Elle est capable d'indiquer, non seulement ce qui
agit, mais aussi ce qui n'agit point. Elle arrive par-
fois à éliminer déûnitivement certains phénomènes
du nombre des causes possibles. C'est elle qui nous
apprend, par exemple, que jamais un chêne ne sor-
tira d'un grain de blé ; que jamais nous n'obtien-
drons de l'acide chlorhydrique en faisant réagir de
l'oxygène sur du carbone. Pourquoi ne pourrait-elle
pas nous apprendre de même que jamais un fait
surnaturel véritable n'est l'origine de la croyance au
merveilleux ?
Aucune parité n'existe entre les exemples cités et
le cas du merveilleux. Dans les premiers, l'induction
opère sur des couples de données dont l'expérience
lui fournit les deux termes. Dans le second, elle est
censée, d'après l'objection, n'en posséder qu'un seul.
Nous connaissons empiriquement ce que c'est qu'un
chêne et qu'un grain de blé, et voilà pourquoi nous
pouvons nier avec assurance qu'ils aient entre eux
certains rapports. Au contraire, s'il s'agit du mer-
veilleux et de la croyance dont il est l'objet, on sup-
pose que nous n'atteignons que la seconde. Nous ne
pouvons donc pas juger directement de ses relations
avec un autre terme qui nous échappe.
Indirectement, à la vérité, l'induction parvient à
éliminer l'inconnu. Mais c'est uniquement dans les
cas où elle a quelque chose de connu à mettre à sa
place. Par exemple, je sais que l'eau se produit
immanquablement chaque fois que je mets en pré-
sence dans un ballon de verre 1 oxygène, l'hydrogène
et l'étincelle électrique. Ces antécédents-là sont donc
sulUsants pour amener le résultat. Quand ils seront
527
MIRACLE
528
là, il sera vain de chercher en dehors d'eux l'expli-
cation des phénoiuènes. L'expérimenlateur ne sera
point tenté d'attribuer dans ce cas l'origine de l'eau
à l'influence des planètes ou à quelque cause incon-
nue dont l'action resterait voilée ' . Pourquoi? Parce
que la place est occupée ; la raison sullisante est
découverte : les concomitants quelconques et l'in-
connu lui-même sont écartés comme superllus, sans
qu'on ait à s'occuper d'eux directement. Mais il n'y a
rien en tout ceci qui ressemble à l'élimination totale
du merveilleux, fondée sur l'observation de certains
cas d'erreur ou de fraude. Appliqué à notre sujet, le
procédé prouvera simplement qu'il est inutile de
recourir à une cause surnaturelle quand on a décou-
vert une explication naturelle sullisante, ce qui est
une vérité de La Palisse. Le merveilleux sera exclu
indirectement, toutes les fois qu'une causalité natu-
relle sera démontrée présente. Rien de plus, et c'est
peu.
L'induction n'aboutit donc à aucune conclusion
décisive contre le merveilleux. C'est qu'en elTet elle
ne s'occupe pas des questions de possibilité ou
d'impossibilité. Elle s'en tient aux règles de fait.
Elle ne dit pas : « Ce phénomène doit néeessaireuient
accompagner ou suivre toujours cet autre » ; mais :
'I Ce phénomène suit ou accompagne cet autre quand
les conditions voulues sont réalisées. » Elle ignore
si des agents inconnus pourraient modifier, suppléer,
ou entraver l'activité de ceux qu'elle a découverts.
B) Objection indirecte : Us conséquences anti-
scientifiques de l'admission du merveilleux. —
L'admission du miracle est, dit-on, incompatible
avec la science expérimentale . Fondée sur l'obser-
vation et l'induction, celle-ci existe et réussit : elle
constitue un fait énorme et qui s'impose. Or, l'âme
de la science ainsi construite, c'est le principe d:i
déterminisme. Ce principe suppose que « les condi-
tions d'existence de tout phénomène sont déterminées
d'une manière absolue. Ce qui veut dire, en d'autres
termes, que la condition d'un phénomène une fois
connue et remplie, le phénomène doit se reproduire
toujours et nécessairement, à la volonté de l'expéri-
mentateur. La négation de cette proposition ne
serait rien autre chose que la négation de la science
même. » (Claude Bernard.) u Tout calcul est une
impertinence, s'il y a une force changeante qui peut
modilier à son gré les lois de l'univers... .> (Renan)-.
Nous avons ici affaire à une déformation gros-
sière de la thèse attaquée. On peut accepter le mi-
racle sans le mettre partout. La plupart de ceux qui
y croient voient en lui une exception rare, vraisem-
blable seulement en certaines circonstances, et
justifiée chaque fois par des motifs qu'un examen
attentif peut discerner. Les objectants le supposent
vraisemblable partout et toujours. On le signale dans
les églises et les ])èlerinages : c'est assez, disent-ils,
pour qu'on l'attende dans les laboratoires... — L'idée
du miracle implique celle de la constance habituelle
du cours de la nature, objet de la science expéri-
mentale, car, s'il n'y a point de règle, il ne peut y
avoir d'exception. Les objectants supposent au con-
traire que le miracle abolit tout l'ordre de l'univers.
Comme si une dérogation, qui suspend la loi pour un
seul cas parmi des billions et des Irillions de cas
semblables, la détruisait, ou même était capable
d'empêcher qu'on ne la vit désormais fonctionner
d'une manière habituelle, et qu'onenpùtprédire l'ap-
plication avec une certitude pratiquement infaillible !
1. Sur le détail des raisonnements qui rendent cette
conclusion assurée, voir Introduction, p. 59.
2. Cf. ci-dessous, col. 543.
§ IL — Induction ami.?jant de simples conjectures
D'après Alatthew Arnold, il faut concéder qu'il n'j'
a pas contre le miracle d'induction complète et ri-
goureuse. Mais il y a, pense-l-il, dans ce sens, des
présomptions sans cesse grandissantes. A mesure
que l'humanité devient plus savante et plus critique,
l'interprétation par le merveilleux recule. N'est-ce
pas là une indication que celte dernière Unira, avec
le temps, par disparaître?
Cette objection se subdivise en deux parties fort
distinctes. La première s'appuie sur les faits réels,
censés jadis miraculenx et que la critique scientifi-
que a remis à leur place. La seconde porte sur des
faits miraculeu.f, censés jadis réels, et que la criti-
que historique a reconnus controuvcs.
1° a) Il y aurait fort à dire sur le fondement de la
première partie de l'objection. Car certains auteurs
l'élargissent à plaisir, pour les besoins de leur cause.
Renan. Loisy (sous le pseudonyme Firinin) nous par-
lent d'une époque où l'humanité voyait le miracle
partout, où l'idée d'un ordre de la nature n'existait
même pas dans les esprits. Allirmation d'un carac-
tère hautement fantaisiste, car les anciens, si crédules
<|u'ils fussent, distinguaient cependant le prodige du
cours ordinaire des choses : la preuve en est l'atten-
tion même qu'ils lui ont donnée et le soin qu'ils ont
mis à le noter. Aussi bien dans la Bible que chez les
historiens classiques, par exemple, une suile d'évé-
nements normaux est présupposée, que les merveilles
n'interrompent, en somme, qu'assez rarement. En
outre, un très grand nombre d'événements présentés
comme extraordinaires par les anciens, mériteraient
encore, s'ils étaient réels, celte qualification. Et enfin,
il reste à savoir si le merveilleux déclassé par la
critique scientifique moderne l'a été à bon droit. On
ne nous demandera sans doute pas de l'admettre les
yeux fermés, sur la foi des objectants. Les tenants
du naturalisme le plus radical reconnaissent ou-
vertement l'inexactitude et parfois le ridicule de cer-
taines explications inventées par leurs devanciers.
Il serait donc parfaitement déraisonnable de conférer
d'avance un caractère indiscutable aux explications
naturelles proposées en si grand nombre. Il faut voir
ce ([u'elles valent; et, puisque nous traitons le pro-
blème par la méthode inductive, le moyen unique
que nous ayons pour cela, c'est de les examiner, une
par une, quand elles se présenteront à propos des
faits. Cet examen peut seul nous renseigner, et ni
nous, ni personne, n'avons le droit d'en escompter
dès maintenant les résultats. — Si l'on tient compte
de ces diverses remarques, le fondement de l'objection
va se rétrécir singulièrement. On ne verra plus un
si grand nombre de faits réputés jadis miraculeux,
et tenus maintenant, de façon indiscutable, pour réels
et naturels. Surtout l'hypothèse du merveilleux pri-
mitivement installé partout apparaîtra historique-
ment comme une pure fiction.
b) Mais quand bien même toutes les prémisses de
l'objection tiendraient bon, rien de décisif ne s'en-
suivrait. En effet, elles supposent que le merveilleux
n'est pas expliiiué tout entier : puisque les explica-
tions passées sont scuieinent présentées comme le
gage d'explications futures, non encore trouvées. Or
il est impossible de conclure des unes aux autres.
De cette circonstance qu'un grand nombre de cas
ont été résolus, on ne fera jamais sortir, je ne dis
pas la certitude, mais une [u'obabil\lc positive que
les autres le seront aussi et de la même façon. Car
ils sont peut-être hétérogènes : c'est ce « peut-être »,
dont on ne se débarrassera (jue par la métaphysique,
qui tient ici tout en échec. Il jaillit des faits eux-
mêmes, car, à ne regarder iju'eux, nous pourrions
529
MIRACLE
530
aussi bien former une conjecture inverse de celle
qu'on nous propose. Si le résidu, attaqué par des ré-
actifs énergiques, n'a pas fondu, c'est peut-être qu'il
est solide; si certains éléments, traités par les mêmes
procédés (jui ont eu raison des autres, résistent, c'est
apparemment qu'ils sont d'esiièce différente. Proba-
bilité pour probabilité, chacun choisira celle qui lui
agréera davantage ; mais leur opposition empêchera
les conjectures de s'affermir, soit dans un sens, soit
dans l'autre.
2" Le travail de la critique historique a été beau-
coup plus ellicace que celui de la critique scientilique.
C'est surtout en contestant les témoignages relatifs
au merveilleux que l'on s'est débarrassé de lui. Xous
jugerons plus loin en détail les principes et la mé-
thode qui ont présidé à ce labeur. Nous ne faisons
aucune dillicullé d'avouer dès maintenant la valeur
d'une bonne jiartie de ses résultats. Mais rien n'au-
torise la conjecture qu'il doive un jour faire dispa-
raître le merveilleux dans son entier. Car les épura-
tions de la critique ont eu lieu en bien d'autres
domaines, où personne ne songe à prédire qu'elle
supprimera tout. Il y a eu des légendes, non seule-
ment il'un contenu merveilleux, mais aussi d'un
contenu [Mirement naturel. On a inventé des actions
d'éclat, des négociations d'un intérêt passionnant,
des paroles historiques d'un beau relief. Et le nombre
des faits naturels scientiliqnement établis a diminué
sur toute la ligne. Cela annonce-t-il qu'il faudra un
jour bilfer l'histoire entière? Quelques-uns des bons
mots de Henri l\ sont apocryphes : est-ce à dire
qu il n'en a prononcé aucun ? Que la criticiue en ait
diminué le nombre, cel.T nous autorise-t-il à soup-
çonner que les autres soient pareillement destinés à
disparaître ?
Evoquer dans l'avenir des objections irréelles, qui
sont censées valoir des objections véritables, bien
qu'elles ne soient actuellement qu'un pur néant, c'est
une méthode critique un peu ridicule. On pourrait
l'appliquer à tout. Et à ce compte, nous devrions
nous délier de tout ce que nous tenons pour certain,
en nous disant qu'à la vérité, pour le moment, nous
le voyons ainsi, mais que peut-être, dans l'avenir,
surgira une objection insoupçonnée qui démolira tout.
t;e serait le scepticisme universel. On peut l'adopter;
mais alors qu'on le dise, au lieu de présenter une
objection particulière contre le merveilleux.
Chapitre III. — Les philosophies
de la contingence et de la continuité.
Ces philosophies se placent aux antipodes du dé-
terminisme. Au lieu de repousser le miracle, elles
s'en emparent, mais pour le faire fondre dans un
milieu où ne subsiste, parmi les phénomènes, au-
cune dilférence d'espèce ni même aucun caractère
individuel. Si tout est également imprévu et continu,
le miracle ne peut plus faire saillie, ni comme acte
libre, ni comme fait distinct.
Pris sous sa forme radicale et poussé à l'extrême,
le système de la contingence exclurait l'idée de con-
tinuité, et consisterait à se figurer l'univers comme
un ensemble chaotique d'événements sans dépen-
dance, sans lien, sans ordre. Sous le règne du chan-
gement incohérent, tout pourrait arriver après n'im-
porte quoi, et donc rien ne serait particulièrement
miraculeux. L'expérience de tous les jours — celle
précisément où nous avons vu le déterminisme cher-
cher un appui — donne un éclatant démenti à cette
rêverie paradoxale, qu'aucun philosophe n'a adoptée.
Nous pouvons la laisser de côté.
Philosophiquement élaborée, la doctrine maintient
en relation étroite les deux idées de continuité et de
contingence, et en tire des arguments convergents.
Ainsi entendue, elle se rencontre surtout chez deux
penseurs chrétiens qui y ont appuyé des théories
sur le miracle : MM. Maurice Blondel et Edouard Le
Roy. Nous ne pouvons ici analyser leur pensée dans
toutes ses nuances et variations. Nous avons fait
ailleurs cette étude de détail, et no>is nous permet-
tons d'y renvoyer pour justilier ce que nous allons
dire ' .
Exposé. — Avec des différences que nous né-
gligerons ici, les deux auteurs cités s'accordent en
substance sur les points suivants, d'où part toute
leur critique du miracle.
I» La contingence. — La réalité est nouveauté
incessante, variation perpétuelle; elle ne se répète
jamais exactement. Il n'y a pas deux événements
parfaitement semblables. Les lois uniformes <(ui pré-
tendent exprimer la nature n'en présentent qu'une
image fausse. C'est en laissant de côté tout ce qui
n'est point intéressant ou utile, qu'on arrive à les
constituer. Elles sont un schème commode pour agir,
mais spéeulativement inexact. — Gela posé, la notion
de miracle (telle du moins que nous l'entendons ici) se
dissout. L'uniformité, le déterminisme n'existant
nulle part, une exception réelle est évidemment in-
concevable.
2° La continuité. — Tout tient à tout. Rien ne
peut être isolé de l'ensemble sans perdre son véri-
table aspect. Le « morcelage » est introduit par les
sens et par l'intelligence, qui nous font considérer à
part ce qui est un dans la réalité. C'est donc une
opération déformante. Par conséquent, le miracle
n'existe pas comme un fait à pari, sur leijuel nous
[(ourrions fonder un argument valide. Du reste, tout
argument spécial est, à son tour et doublement, un
morcelage : d'abord, parce qu'il est composé d'idées
abstraites, et ensuite, par le simple fait ([u'il est spé-
cial et censé valable par lui-même. Impossible donc
de conclure à une iniervention divine en partant du
merveilleux et du miracle.
CnmouE. — i" La contingence. — «) La réduc-
tion de toutes choses à la contingence est un déli
aussi fort au bon sens que leur réduction au détermi-
nisme. Irrémédiablement nous nous trouvons, dans
le monde, en présence de deux éléments, dont aucun
ne saurait absori)er l'autre. L'action de la liberté hu-
maine tranche sur le cours de la nature, et quelque
opinion métaphysique que l'on se fasse de l'une ou
de l'autre, il est impossible de les confondre, au
simple point de vue de l'expérience. Ce sont là des
phénomènes dilTérents et discernables. Donc si quel-
que autre liberté que la nôtre intervient ici-bas, il
sera pareillement possible de discerner son action.
En signalant dans les phénomènes physiques celte
diversité du détail, ces variations continuelles, cette
survenance de l'inattendu, qui rendent ilillicile une
prévision exacte et sûre à leur égard, on n'a pas du
tout prouvé leur « contingence », mais seulement la
complication extrême de leur déterminisme. Il n'y a là
rien d'analogue à des actes de liberté, et c'est un pur
jeu de mots de confondre, sous une même rubrique,
des choses si parfaitement hétérogènes. S'il est difU-
cile de prédire les phénomènes physiques dans le
dernier détail, si parfois même la prévision est dé-
mentie en son entier, il reste que, pour qui s'en tient
à la moyenne des cas et à la substance des faits, les
1. Voir : La notion de vt'riU- dans la « p/n/osop/ùe nou-
ifeite », 1908. — Dieu dann « C Evolution créatrice », 1912.
(ou Etudes, 5 mars 190S et 20 février 1912). — hnmanence :
essai critique sur la doctrine de M . Maurice Blondel, 191;t;
et cntin Introduction à l'étude du merveilleux et du mira-
cle, 1916. Voir auâsî, à la fin de ce chapitre, les Notes
additionnelles A et B,
531
MIRACLE
532
résultats sont bien ceux que l'on attendait. Le savant
se trompe dans ses pronostics, mais non pas comme
s'il avait affaire à des volontés capables d'indépen-
dance et de caprice. Quand il raisonne d'après ce qu'il
appelle ses « lois », la plupart du temps il conclut
juste, et ici c'est l'erreur qui est l'.iccident. Au con-
traire, on signale comme une exception rare, comme
un fait invraisemlilable, la véritication d'une pro-
phétie portant sur des futurs libres. Les cas sont
inverses. Tout cela sépare !a réalité en deux zones
bien distinctes, dont il est paradoxal d'elfacei' les
limites.
b) Les « lois » scientifiques ne sont pas des cons-
tructions purement arbitraires. Elles dépendent de
deux éléments, dont les continjrentistes oublient le
second ; la commodité de l'expression, et la donnée
qu'il s'agit d'expi-imer. L'expression peut être conA'cn-
tionnelle, et symboliser le réel au lieu de le repré-
senter; le point de départ de la science et l'orienta-
tion de sa marche ont pu être conditionnés par des
circonstances de hasard ou des convenances prati-
ques : tout cela n'empèclie pas que, dans une langue
ou sous des signes quelconques, le réel ne soit
exprimé. Abordez-le de la façon qui vous plaira :
vous n'êtes pas maître d'y voir ce qu'il vous plaira.
En particulier, l'uniformité des lois repose sur un
fondement objeclif : ht similitude des phénomènes
entre eux. u Cas singulier » peut-être par certains
détails, chaque événement est banal par beaucoup
d'autres. La nature a ses coutumes, et il sullit d'ouvrir
les yeux pourvoir (pi'ellene s'en dérange guère. U est
légitime de classer dans une formule unique ces si-
militudes. Ceux qui en font abstraction, pour ne
considérer que la diversité, déforment la réalité au-
tant que ceux qui ne voient qu'elles. Si, comme
iMM. Blonde! et Le Roy, on dépouille l'iilée et l'obser-
vation de toute valeur de connaissance, il est logique
de rejeter, comme une n idole », l'idée d'une nature
régulière et stable. Mais celte dernière exclusion, qui
entraîne celle du miracle, n'est elle-même que le pur
corollaire d'une théorie générale sur la valeur des
opérations de l'esprit, que nous n'avons pas à étu-
dier ici I .
c) Moins paradoxale et plus directe est l'objec-
tion que l'on tire de l'instabilité des constructions
scientificiues. Comment admettre cette uniformité
de la nature, qui est le repoussoir obligé du miracle,
puisque les « lois », admises pour un temps, sont
modifiées ensuite, et incessamment, par les décou-
vertes ? — Mesurons cependant la portée du fait
allégué. Sans doute la nature ne s'est pas révélée
en bloc à l'humanité. La connaissance que nous en
acquérons progresse, s'approfondit, se précise el se
corrige, comme toutes nos autres connaissances.
Mais ce que l'on décnu\'re est de même espi;ce que ce
que l'on sat'uit: le nouveau est semblable à l'ancien.
On corrige la « loi de Mariette », mais par des « lois »
nouvelles. La régularité des faits est mieux com-
prise, mais c'est toujours la régularité. Rien en tout
cela n'a un air de liberté ou d'arliitraire : ce qui
montrera une telle apparence tranchera sur le
reste.
■2° l.a continuité. — C'est encore la philosophie
générale et tout un système du monde qui se trou-
vent impliqués dans l'objection inspirée par le prin-
cipe de continuité : tout est intérieur à tout, ou, du
moins, tout tient à tout. Nous ne pouvons traiter ici
ces difficultés qui dépassent de beaucoup noire objet
et même celui de l'apologétique. Bornons-nous à
1. Nous l'avons fait dans La notion de perité, p. 61 sq;
et surtout dans Immanence, 2' Partie, chap. II. Cf. aussi :
Introduction, p. 113 sq.
énoncer, sans en fournir la preuve, ce que nous
avons démontré ailleurs.
Le principe de continuité ou d'interdépendance
universelle n'est ni évident par lui-même, ni déduit
de prémisses qui soient telles. — L'expérience ne
nous fait point apercevoir, eu chaque phénomène,
l'inlluence de tous les autres '. — Bien au contraire,
l'expérience nous montre, entre les événements et
les objets, des limites parfois flottantes et parfois
nettes. — Il y a dans le monde, des séries entières
de phénomènes qui se comportent entre elles comme
des étrangères. — Même dans ce qui change, quelque
chose dure; et les rapports éphémères, les menus
accidents qu'engendre dans l'ensemble chaque mo-
dification du moindre élément, laissent pourtant
subsister, bien reconnaissable, la substance des
autres. — Même parmi les phénomènes reliés entre
eux par des intluences réelles et profondes, certains
antécédents peuvent être remplacés par d'autres,
sans que le conséquent subisse une altération cor-
respondante. Enfin, la connaissance partielle a une
valeur et n'est point nécessairement déformante-.
— On peut donc considérer certains faits à part, et
fonder sur eux des raisonnements distincts, sans
s'écarter de la vérité.
Soies additionnelles au chapitre précédent
Xote A. — Sur l'interprétation des écrits de M, Blondcl.
La nécessité de ne pas dépasser les limites fixées à
Cet article m'a contraint d'exposer sous la forme la plus
succincte les opinions de ce philosophe. On a pu voir
cependant que je prenais à son égard une position toute
(lilFérente de celle que les auteurs d'un précédent article
(Méthode d'immanence, ci-dessus t. 11, col. .i/S sq.) ont
adoptée. On le verra encore par la suite {ci-dessous
col. 540). Les raisons que j'ai de le faire sont dévelop-
pées dans mon ouvrage Immanence et dans deux cour-
tes publications, où j'ai répondu, point par point, aux
réclamations de M Blondel (1° Ohsercations p;irues dans
la Reçue pratique d'Apologétique, 1,5 j;invicr 1013; 2* A
propos d'une brochure récente de M. M. lîlondel, Paris,
Beauchesne, 1013). C'est lu que ceux qui ont le souci de
juger avec impartialité cette controverse voudront bien
les trouver.
Je dirai seulement ici qu'il m'a été impossible, à mon
grand regret, d'accepter l'interprétation actuelle que
M, Blondel donne de ses ouvrages. Son exégèse me parait
en effet violente, arbitraire, inspirée par la préoccupa-
tion, fort honorable sans doute, mais quelque peu fié-
vreuse, de défendre l'orthodoxie de ses textes. Le désaccord
entre autrefois et aujourd'hui ne porte pas seulement sur
des mots et des détails, mais sur les lignes organiques de
la pensée. Il y a, dans l'Action^ dans la Lettre sur l'Apo-
logétique, etc , bien autre chose qu'une « apologétique du
seuil u. [1 y a une philosophie générale, une théorie de
la connaissance, une métaphysique, une logique, des frag-
ments de théologie, etc. Impossible de réduire ceci à cela.
Aucun de ceux qui ont lu en entier les écrits de M. BlonJel
ne pourra accepter cette équivalence, fût-ce sur la parole
de l'auteur. Même cette « apologétique du seuil », —
dont j'ai plaisir à dire que je l'accepte entièrement, sous
la forme que lui a donnée M. Auguste Valensin, — ne
présente plus du tout le même aspecr, quand on la con-
sidère en [onction du reste de la doctrine. Elle est intrin-
sèquement trijnsformée, ra.licalenient transposée, selon
qu'on l'isole ou qu'on la rapproche d'une philosophie
dont elle n'est à l'origine que l'aboutissement, et qui
donne un sens s])écial à ses formules les plus anodines
d'aspect. Cette philosophie très neuve, très hardie, très
exclusive, comprend une partie négative des plus accen-
tuées, qui ne se laisse i>as bilTor, sans que l'ensemble en
demeure faussé. — De tout ceci, de l'existence de cette
philosophie et de son importance, on trouvera la preuve
détaillée, appuyée de citations extrêmement nombreuses
et, je le crois, décisives, dans Immanence et les deux
1. Immanence : 2' partie, ch. I.
2. Ibid. , p. 71 sq, — Introduction, p. 116 sq.
533
MIRACLE
534
courts écrits signalés plus huut. Assurément il est pos-
sible do i'iiusscr l'esprit d'un texte que l'on rite; niyis
on ni'accordt_Ta qu'il est encore plus facile de le faire
quand on ne le cite pus. Le docinnent résille, par sa
^eule pré-ience, à certaines inteipr étalions. Se tenir per-
pétuellement en contact visible avec lui, est sans doute
;a meilleure garantie contre l'erreur, et la suprême hon-
nêteté d'un critique envers son auteur et ses lecteurs.
Pourtant, je nie rends compte que, malgré tous les
efforts pour donner au «lébat une base documentaire
aussi large que possible, il ne saurait être vidé à iond
([ue devant un public qui aurait sous les yeux les ouvra-
ges mêmes. .Malheureusement ce public n'existe pus.
Les ouvrages de Aï. Blondel sont depuis longtemps in-
Irouvables en librairie; les brochures où il a réuni ses
plus importants articles n'ont même jamais été mises
dans Je commerce. Dès lors la doctrine contenue dans
ces écrits se trouve dans une condition singulière. Objet
d'explications, de rectifications, de discussions sans Hn,
soutenue par une propagande très arti\e et très ardente,
elle reste inaccessible en sa teneur originelle. Aussi
Honne-t-elle à beaucoup l'impression d'une chose insai-
sissable et fuyante, dont l'aspect se modifie selon les
moments et les circons^tances. Très peu de personnes,
Euéme parmi celles qui étudient par profession la philo-
sophie religieuse, sont en mesure de contrôler les dires
de l'auteur et de ses amis sur le sens et le contenu de ses
écrits,
PiMirtant ces dires ne possèdent point, par oux-mèracs,
ne autorité indiscutable. L'histoire littéraire abonde en
''xemples d'auteurs qui, prétendant expliquer leurs [jfo-
pres œuvres, y infusèrent en léalité un sens tout nouveau.
Les causes de ces changements sont assignables. Elles
se trouvent d'ordinaire dans révolution intérieure des
écrivains. (Il est à peine besoin d'ajouter que ces inter-
prétations fantaisistes peuvent être accompagnt'es de la
plus parfaite bonne foi : ceci a lieu surtout riiez les
esprits, — souvent distingués par ailleurs, — dont les
qualités maîtresses ne sont point la précision et la fer-
meté). Or, après avoir fait des ouvi-ages de M. J31onde!
l'étude la plus attentive et suivi patiemment la polémique
qu'il a soutenue pendant vingt ans, contre tous ses cri-
tiques, pour les justifier, j'ai acquis la conviction que tel
est son cas. Et le moins que puisse m'accordn ici un
iecteur équitable, c'est, je crois, que la parole de l'auteur
ne suffit pas à décider la question.
Au surplus, tout le monde reconnaîtra que la critique
a lieu de s'exercer sur les affirmations d'un homme qui
fiarle d'un sujet où il est très fort intéressé, et qui le fait
avec une émotion extrême. Elle en a le devoir impérieux.
sous peine de nétre plus ni impartiale ni objective,
-orsque des coniradictions semblent se dessiner, et que,
;)ar exemple, les démentis de l'auteur portent sur des
:aits aussi palpables et aussi faciles à contrôler que
l'emploi matériel de certaines expressions significatives.
'.a.Hevue pratique d' Apologétique^ 15 janvier 1913,p.59t>;
Immanence^ p. viii. ix, 151, 152,155, 212 sq., 297^ etc. A
propos dUine brochure... p. 5 à 7). Je regrette d'avoir
I entrer ici dans ces explications et ces précisions, mais
je ne pouvais me dl-pon-cr de les fournir au lecteur,
sous peine de laisser dépourvues de toute justification les
appréciations émises au cours de cet article sur les idées
de M. filondel.
Puur être juste, je dois ajouter que, depuis mes discus-
sions avec cet éci-ivain, un fait nouveau, et tout à son
honneur, s'est produit. Par une lettie adressée à la Revue
du Cierge' fraiiçais (15 juillet lOLi), — sans admettre
encore à la vérité le bien fondé d'aucune critique, — il
s'est pourtant décidé ù déclarer que V.iction ne repré-
sentait plus ses idées actuelles, et que ce livre aurait
besoin de « modifications importantes », qui en feraient
'< un ouvrage renouvelé ». Je prends acte de cette décla-
ration, et je déclare à mon tour que ce que je critique,
ce n'est pas les idées actuelles de M. Blondel, — sur
lesquelles je ne possède au surplus que des renseigne-
ments insuflSiants, — mais les idées exposées dans ses
ouvrages.
Note li . — Sur la partie conslructife
de la théorie de M, Le Roy.
Nous retrouverons, au cours de cette étude, plusieurs
objections particulières de M. Le Roy. qui ne tiennent
pas essentiellement à la philosophie de la contingence, et
dont il n'y avait pas lieu do s'occuper à propos d'elle.
Quant à la partie coustructive de la théorie, nous l'avons
pareillement laissée hors de cause, parce qu'elle ne
représente qu'ur.e forme rajeunie du naturalisme. Cepen-
dant, comme elle a joui, à son heure, d'une certaine no-
toriété, nous en plaçons une brève analyse dans cet
appendice.
Pour M. Le Roy, comme pour M. Bergson dont il est
le disciple, un courant unique de vie est à l'origine du
monde. De ce courant procèdent pareillement les esprits
et la matière, mais la matière est dérivée et l'esprit est
primitif. (Voir le détail de cette conception, im|)Ossibleà
exposer en quelques lignes, dans V Introduciian, p. HiJsq.)
l'ne liberté latente est donc au fond de tout. Elle n'arrive
i\ se manifester pleinement que dans l'homme; mais les
inventions, les variations incessantes de la natui-e sont
aussi de sa part des efforts d'alVranchissement plus ou
moins entravés. Le miracle est une de ses réussites
exceptionnelles. L'esprit, source première et, en droit,
maître des corps, n'en fait pas, pour l'ordinaire, ce qu'il
veut. A de rares intervalles seulement, monté jfour ainsi
dire à un potentiel d'énergie élevé, sous l'inQuence de la
foi religieuse, il éclate dans le monde en oeuvres impré-
vues. Sa maîtrise, àon pouvoir créateur s affirment sou-
dain, puis tout retombe dans le calme et la routine.
On le voit, d'après cette théorie, c'est l'énergie natu-
relle et innée de l'esprit qui se fait jour dans le miracle ;
la puissance de Dieu n'y agit point 6 part et au-dessus
des causes secondes. Une guérison est l'teuvre de la foi,
considérée non point comme une convenance morale,
comme une prépaiation aux faveurs divines ou un mérite
de l'âme, mais comme l'agent direct d'une tiansforma-
tion physique. Et celle foi est efticace plutôt en vertu de
son intensité, de son aptitude ii imprimer une secousse
physiologique, que de sa perfection. Elle développe ses
contre-coups fatalement, à la façon d'une « force de la
nature ».
Une telle construction n'enferme contre le miraclr*,
aucune difliculté a priori autre que celles du naturalisme
et du déterminisme. Celles-là mises à part, il ne reste plus
qu'à attendre l'enquête sur les faits, pour savoir ce que
la foi guérit, et si ce n'est pas une fantaisie dépourvue de
vraisemblance que de lui attriîiuer des prodiges tels
qu'u"e résurrection, une multiplication de paîns ou une
marche sur les eaux. (Voir dans Vlntroduclion, l'Appen-
dice IL)
Chapitre IV. — L'attitude qu*il faut adopter,
explications naturelles
et explications surnaturelles.
Après avoir repoussé les préjugés qui préten-
daient s'imposer à nous sur la question du merveil-
leux, il nous reste à dessiner l'atlitude que nous
adopterons pour l'étudier. Ce sera la moins exclu-
sive. Nous n'écarterons a priori aucun principe de
solution, aucune explication plausible. Il est possible
que les faits merveilleux dont on parle soient con-
trouvés. Il est possible que des explications scienti-
fiques acceptables soient fournies à leur sujet. Il est
possible même que l'action de forces naturelles
inconnues présente, de prime abord, l'aspect de
libres interventions surnaturelles : nous verrons plus
loin si l'on peut discerner les premières des secon-
des '. Mais ce que nous ne ferons pas, c'est de décré-
ter d'avance que les explications indiquées suflisent
pour tous les cas. Nous ouvrons donc immédiate-
ment la question des explications surnaturelles.
Parmi elles, la première qui se présente, celle sur
quoi roule tout le principal des discussions, c'est
l'explication par Dieu, par un Dieu personnel, intel-
ligent, libre et maître souverain du monde. Plusieurs
admettent son existence, qui rejettent le miracle.
Des doctrines, qui ne font appel à aucune révélation,
prétendent la démontrer. Nous supposons cette
démonstration faite (Voir article Diku, ci-dessus,
I . Ci-dessous, col. 552 sq.
535
MIRACLE
536
t. I, col. 9^1 sq.). Nous avons donc à faire voir ici,
d'abord par la solution des difficultés (section I),
ensuite par des raisons positives (section II), com-
ment le miracle s'encadre dans un système tliéisle.
Loin de parlir.du miracle pour prouver Dieu, nous
avons au contraire etavant tout à défendre sa possi-
bilité contre ceux qui s'appuient, pour la nier, sur
l'existence et les attributs divins.
Section I. — Les objections contre Vintervention
de Dieu dans le monde '.
I" Le miracle rabaisse Dieu au ran^ des causes
secondes {A. Sabaiier, Tyrrell, M. Loisj).
Quelques théoriciens des choses religieuses ne
veulent pas que Dieu se manifeste en certains évé-
nements de l'histoire plus spécialement que dans les
autres. Ce serait pour lui, pensent-ils, quitter le plan
de l'absolu et entrer dans celui du relatif, descendre
de l'iiiUni au fini : une telle transjjosition, une telle
descente leur semble, à bon droit, une contradic-
tion, une absurdité. L'intervention de Dieu dans le
miracle ferait de lui « une cause phénoménale et
particulière semblable aux autres ». (A. Sabatier.)
« Par une sorte de limitation de lui-même, il quitte-
rait sa position de cause premiéi-e et dernière et
prendrait la place de quelque cause seconde et Unie. »
(Tyrrell.)
Toutes ces observations [lorlent un peu à côté de
ce que soutiennent les partisans du miracle. En
eflfet, on ne suppose pas que Dieu quitte sa place de
cause première pour se réduire uu rôle de cause se-
conde. On prétend au contraire qu'il garde sou rôle
essentiel et normal etque, même en tant qu'il supplée
les causes secondes, il n\tgit pas comme une cause
seconde. Il ne peut être question d'établir aucune pa-
rité entre la cause seconde, qui ne fait jamais que
mettre en œuvre une énergie venue d'ailleurs, et la
cause première, source uni(pie de la sienne. Le mi-
racle, terme de l'action divine, est, à la vérité, un fuit
parmi les autres faits, mais sa cause n'entre point
pour cela dans le tissu des phénomènes, dans la
mêlée des éléments cosmiques. Elle reste ce qu'elle
était, toujours inaccessible à l'expérience et mysté-
rieuse. D'ailleurs, d'après l'hypothèse des partisans
du miracle, le fait miraculeux lui-même, par sa
structure et ses entours singuliers, permet de conclure
qu'il n'est pas un fait comme les autres, et qu'il
dépend de la cause première d'une façon spéciale. Celte
façon consiste à procéder immédiatement de Dieu,
en se passant des intermédiaires communs. Pour
que rol)jeclion portât, elle devrait prouver que le
Premier Etre ne peut exercer son influence ([ue
d'une seule façon : par les causes secondes. C'est ce
qu'elle ne fait pas. C'est ce qu'elle ne peut faire,
sans contredire fonuellement ses présupposés, car
quiconque admet, en face des activités créées, un
Dieu créateur et souverain, est obligé de lui recon-
naître deux espèces d'actions : l'action immédiate de
la création, du don de l'être, à laquelle nul inter-
médiaire ne collabore; et l'action médiate, qui con-
siste à obtenir un résultat en actionnant les causes
secondes. Le miracle est l'analogue de la première.
1. Dans la discussion de ces objfclions, nous reliitûns
ce que peuvent répondre des partisans du miracle, sans
parler encore do façon définitive. Nous voulons montrer
f^ue les objections ne valent pas. plutôt qu'esposcr une
cJoctrine. Ce qui est afHrmé ne l'est donc que d'une façon
hypothétique et provisoire. Une condition est pÈfitout sous-
entendue, qui est celle-ci : s'il y o, par ailleurs, des rai-
sons pnsitifes d'admettre te miracle en principe. Ce n'est
que quand nous aurons donné ces raisons-là, que ce *pii
est dit ici prendra toute sa valeur.
2" Le miracle implique en Dieu mutabilité ou
impuissance (Voltaire, M. A. France, etc.).
Celte objection suppose que la fin du miracle est
de corriger dans le monde quelques défauts physi-
ques : « Dieu ne pouvait déranger sa machine que
pour la faire mieux aller. » CVoltaire.) u La lourde
machine a besoin... d'un coup de main du fabricant. »
(.\. France.) — L'objection suppose encore que Dieu
change d'idées, qu'ayant construit le monde selon
un certain plan il se ravise pour y introduire des
modilications. On nous fait le tableau ridicule d'un
Dieu qui se résout à « changer ses éternelles idées i>
(Voltaire), à faire de temps en temps quelques «re-
touches timides »à sou œuvre (A. France).
Tout cela est parfaitement absurde. S'il y a des
gens qui mêlent à la eonceplion du miracle de pareils
enfantillages, il faut le regretter pour eux. Mais
aucun esprit sensé et tant soit peu cultivé philoso-
phiquement ne s'y arrêtera. Pourquoi assigner au
miracle unbul purement physi(|ue? N'est-il pas con-
cevable avec des lins plus hautes et proprement
morales? 11 ne s'agit point de faire mieux marcher
une machine, mais, par exemple, de rendre l'homme
attentif à une révélationdivine. Le miracle ne reprend
pas une œuvre que la création aurait manqué ; il
en commence une autre, toute différente. 11 est le
point de contact de deux ordres, le lieu où, dans
l'ordre naturel, uu ordre supérieur vient s'insérer.
Et qtiel anthropomorphisrae naif de se figurer
qu'un effet nouveau et dilférent des autres requiert
en Dieu un changement d'avis, une succession de
pensées diverses ! Comme Dieu choisit, par un seul
décret infini, — r|ui s'idenlilie à son essence, — la
diversité innombrable des êtres et des lois, il veut
aussi, d'un même dessein éternel, l'ordre de la
nature et les exceptions miraculeuses. 11 n'y a là que
deux termes hétérogènes, également contingents,
également subordonnés, de l'activité divine. Entre
c:i.i, ils forment contraste; ils s'opposent et se suc-
cèdent l'un à l'autre ; de l'un à l'autre il y a change-
ment ; — mais ni l'un ni l'autre n'est en conti'aste
avec une volition divine quelconque ; ni l'un ni l'au-
tre ne suppose en Dieu une volition spéciale, qui
serait sa raison sufiîsante, à lui exclusivement, et à
laquelle une autre volition pourrait s'opposer.
3° Le miracle implique en Dieu un manque de
sagesse ou de dignité ( Voltaire, M. Séailles, etc.}.
Dans le miracle tout est mesquin. Le but d'abord.
Ceux qui en bénéficient sont quelques individus pris
au hasard, ou tout au plus, l'humanité, c'est-à-dire
quelque chose comme « une petite fourmilière »
(Voltaire) dans l'immensité du monde. Il n'y a
aucune proportion entre une interruption de l'ordre
général et de si minimes intérêts. — Les moyens mis
en œuvre ne sont pas plus relevés : quelques misé-
rables « accrocs faits ax'bitrairement » (Séailles) par
Dieu à un ordre grandiose qu'il a lui-même établi ;
quelques guérisons réussies çà et là, succès dérisoire,
si on le compare aux innombrables cures obtenues
chaque jour par la médecine humaine (Séailles).
Tout cela est indigne de la grandeur comme de la
sagesse divine.
Ces difficultés, comme la précédente, trahissent
une incompréhension totale du miracle. Sa nature
morale, la fin que ses partisans lui assignent, sont
ici derechef complètement oubliées. Les « accrocs »
minimes, dont on parle, s'ennoblissent par leur but
grandiose. L'instruction, la moralisation, la sancti-
fication de l'humanité ne sont pas des objets mes-
quins. Il ne s'agit pas pour Dieu de rivaliser avec la
537
MIRACLE
538
nicdtcine liumaine, d'cclipser les fortes lliérapeuti-
ques naturelles qu'il a lui-même créées, mais de
parler aux àuies. Encore la manière souveraine et
immédiate dont 11 opère l'œuvre matérielle, et
jusqu'à ces marques de bon plaisir qu'il y imprime,
choisissant « arbitrairement » ses moniciils et les
sujets de ses faveurs, ont-ils une allure indépen-
daulc qui convient à la Liberté suprême. Sans doute
un liomme isolé ou même le genre humain tout
entier sent peu de clioses, quant à leur niasse maté-
rielle, dans l'Univers. Mais est-ce ici une question
de masse? « Quand l'Univers l'écraserait, l'Iiorame
serait encore plus noble que ce qui le tue... » El l'on
comprend que les valeurs S])irituelles attirent de
préférence le ref;ard du « Père des esprits », qu'elles
soient pour Lui d'un plus grand inlcrét que tout le
monde matériel. Sans doute encore, ni une âme indi-
viduelle, ni même toutes les àmcs ensemble ne
mé;(ie«Mes sollicitudes divines. Rien n'a, en face
de Dieu, une dignité qui préexiste à son choix. Il
faut renoncer à trouver, dans le fini, un objet pro-
portionné à l'action de l'inlini. Mais on conçoit que,
si les créatures ne peuvent s'égaler à Lui, sa con-
descendance l'incline vers elles. Rien n'est trop petit
pour échapper à l'Intelligence sans bornes ; rien de
moral n'est indill'érenl à la Justice absolue ; rien
n'est trop bas pour la Miséricorde et l'Amour éter-
nels. Voilà qui explique que Dieu puisse déployer
des soins excessifs en des sphères parfois minuscu-
les ; voilà quelques-uns des motifs qui peuvent ren-
dre plausible a /iriori une intervention extraordi-
naire de Dieu, soit en faveur de l'humanité entière,
soit à l'égard de quelques privilégiés.
4° Le témoignage de l'expérience infirme la probahi-
lité d'une iiUeryeniiijn divine (Hume et Stuart Mill)
Nous avons vu (ch. II) (|ue Hume et Stuart Mill se
servent de l'induction contre le miracle. Leur raison-
nement n'a rien de particulier si ce n'est que, par une
lactique destinée à embarrasser les croyants, au lieu
de faire du déterminisme une simple loi natui'elle, ils le
présentent comme une règle du gouvernement divin.
Cela ne change rien à la substance de la dilUculté.
Ce qui est neuf, ce sont les autres thèses polé-
miques dont Stuart Mill l'a entourée. Son coup d'oeil
exercé de logicien lui a montré le point précis où il
fallait toucher l'argumentation de ses adversaires
pour l'énerver. Il s'est efforcé de déprécier le genre
même des preuves qu'on lui opposait. Voici comme
il s'y prend '.
1° En premier lieu, dit-il, l'enchaînement régu-
lier des phénomènes, sur lequel se fonde le détermi-
nisme,estobjetdexpérience; tandis que la possibilité
ou la réalité d'une intervention divine ne peuvent
jamais s'appuyer que sur une « inférence spécula-
tive », procédé beaucoup moins immédiat et par
conséquent moins sûr.
Réponse. — a) Il est faux que le naturalisme
déterministe se passe d'inférences spéculatives et se
borne à enregistrer les faits. Lui aussi raisonne, et
beaucoup. — D'abord, même s'il ne cherche, en les
baptisant du nom de causes, que des antécédents
invariables, ce n'est pas l'expérience brute qui les
lui fournira. Stuart Mill lui-uiême a. posé les règles
logiques par lesquelles on arrive à dégager de tels
antécédents dans la masse amorphe des faits. Il
s'agit d'interpréter l'expérience, de découvrir entre
les phénomènes des liens de connexion nécessaire
t
1. Une difficulté sérieuse se pose à propos du sens que
Stuart Mill donne au mot « cause )>. Nous avons montré,
dans V Introduction, p. 151 s(j., que ce sens devait être
ontolofjiquepour que les dilBcultés de Stuart Mill eussent
elles-inènies une signification.
de consécution infailliljle ou, comme dit Stuart Mill,
a inconditionnelle u : tout cela ne se fait pas en
ouvrant simplement les yeux. Tout cela consiste en
somme à faire entrer les données expérimentales
dans certains cadres « spéculatifs ». Mais si l'on
donne au mot cause son sens plein d'antécédent
eflicace et déterminant, — ce qui est très souvent le
cas dans les sciences* — alors, la métaphysique elle-
même entrera en jeu. Partout la causalité est conclue
et pensée; nulle part elle n'est vue et touchée par
les sens ou saisie par les instruments. — Enfin,
puisque la discussion porte ici sur les phénomènes
d'aspect merveilleux, c'est-à-dire par hypothèse,
sans cause naturelle actuellement apparente, il faut
bien que tous, déterministes ou non, nous cher-
chions, hors de l'expérience, l'explication que celle-
ci ne nous fournit pas. Et c'est ce que font ouver-
tement Stuart Mill et les autres, lorsque, an lieu
de remonter à Dieu, ils nous proposent d'admettre
une cause naturelle cachée. C'est avouer que, l'expé-
rience étant muette, il faut faire appel à des infé-
rences, à une spéculation, pour se décider.
t) Soit, dira-t-on ; mais la spéculation qui conclut
à une cause naturelle cachée est cellequi nous écarte
le moins de l'expérience. Cette cause, que nous ima-
ginons, a l'avantage d'être analogue aux causes que
nous observons. Elle est conçue d'après leur modèle.
Elle pourra, un jour, se manifester parmi elles et
comme elles. Tandis que Dieu est, pour toujours et
par essence, un être extra-expérimental. — Fort
bien; mais ceci ne prouve pas du tout ce <iui est à
prouver : savoir, que celte conclusion soit obtenue
par un procédé plus immédiat que l'inférence. Ne
confondons pas le terme et le chemin. C'est par un
raisonnement que l'on essaie d'établir la supériorité
du concept calqué sur l'expérience. Ce raisonnement
ne peut passer à aucun titre pour un procédé « expé-
rimental ». Il est vain de vouloir l'identifier, — je
ne dis pas même à l'expérience pure, — mais aux
opérations logiques qui s'appliquent à l'expérience
et qui l'interprètent. Ici, nous sommes incontosla-
bleuient dans l'abstrait. C'e.st guidé par un a priori,
d'ordre rigoureusement métaphysique, que l'on
rejette, ou que l'on relègue parmi les choses dou-
teuses, tout ce qui est inaccessible à l'observation.
C'est en instituant une crilique de la connaissance,
une hiérarchie entre nos facultés et un triage entre
leurs données, que l'on fait ressortir la valeur de
l'expérience. On manie les idées de certitude, d'er-
reur et de vérité. On fait de la métaphysique, de la
« critériologie ». Si toutes ces opérations ne consti-
tuent pas un ensemble d' « infcrences spéculatives »,
je me demande à quoi on donnera ce nom. La
philosophie de Stuart Mill, même appliquée au mi-
racle, n'est pas la science, mais, comme toutes les
philosophies, une doctrine qui surgit au delà de la
science. Elle n'a donc aucun caractère plus « immé-
diat » que ses rivales.
Il faut ajouter que, dans l'espèce, elle est aussi nn
beau spécimen de spéculation sophistique. Si l'on
met en forme les propositions de Stuart Mill contre
le miracle, on aboutit à de véritables monstruosités
logiques. Qu'on en juge: l'expérience nous apprend
qu'il e.xisle des phénomènes, certainement naturels,
dont la cause est ignorée; donc tous les phénomènes
dont la cause est ignorée sont naturels- ; • — l'expé-
rience est un procédé plus immédiat que l'inférence;
cela sufdt pour qu'elle en annule la valeur et en
abolisse les résuLats.
2" Mais, étant admise la valeur de l'inférence
1. Cf. Introduction, p. 59 et 153.
-. Cf. Introduction, p. 160 sq.
539
MIRACLE
54U
spéculative, on peut encore contester, particulière-
ment, celle qui prétend démontrer le miracle. C'est
ce que l'ail Stuart Mill. D'après lui, cette démonstra-
tion est tenue en échec par deux difticultés. La pre-
mière est que la présence latente d'une cause natu-
relle reste toujours probable. La seconde est que ce
que nous savons des \oics de Dieu dans l'univers
nous laisse en doute sur la convenance du miracle
avec ses attril>uts.
Nous verrons plus loin (ci-dessous Section II, col.
552 sq.) si, comment, et dans quels cas, la cause natu-
relle in connue peut être exclue avec certitude. — Quant
à la question des attributs divins, elle se subdivise.
a) La bonté de Dieu et sa toute-puissance sont
mises en avant par les croyants jjour rendre le
miracle vraisemblable a priori. Or, remarque Stuart
Mill, les faits mêmes, où cette bonté et cette puis-
sance sont censées se manifester, les rendraient
plutôt douteuses. En effet, de l'aveu de tous, les
miracles sont une rare exception. Comment se fait-il
qu'une bonté inlinie se manifeste si parcimonieuse-
ment ? Pourquoi une puissance sans bornes se con-
tiendrait-elle en de si étroites limites?
Sur ce sujet, nous nous contenterons de faire
remarquer que les questions posées rentrent dans
un problème plus vaste, et qui relève de la tliéodicée :
c'est celui des limites que la Liberté Souveraine
donne à son action extérieure, du mal qu'elle laisse
subsister sans le guérir. Nous n'avons pas à le
résoudre ici (Cf. articles Dieu et Phovidenck).
h) La manière dont la sagesse divine gouverne
l'univers fournit à Stuart Mill un argument distinct.
En elfet, dit-il, nous voyons que Dieu agit ordinai-
rement par les causes secondes, par le cours nor-
mal des événements. Si donc II a voulu que l'Huma-
nité embrassât certaines doctrines, il a dû disposer
des causes, des événements naturels pour cette Un,
plutôt que d'agir par lui-même, miraculeusement.
11 est donc croyable, par exemple, qu'il a fait oclore
le Christianisme à son heure, comme le fruit du
développement de l'esprit humain, [ilutôt que de
chercher à l'imposer à coup de prodiges. — Une
telle hypothèse est précisément le négation de l'idée
de révélation. Si Dieu veut révéler à l'homme une
doctrine qui contienne quelque mystère, si même 11
veut couvrir de son autorité, pour leur assurer une
dilTusion plus large et plus facile, des vérités natu-
relles, il faut absolument qu'il fournisse une marque
de son dessein. Or quel autre signe qu'un « fait
divin » pourrait servir à ce propos ? La révélation
n'est pas un événement nécessaire : c'est, de la part
de Dieu, un acte libre. Elle doit donc prendre l'orme
dans une manifestation extérieure de même nature,
dans un fait qui soit, à la fois, contingent et divin.
Or qu'est ceci sinon un miracle ? Miracle extérieur
ou miracle intérieur et psychologique, miracle
moral et social ou miracle physique, il faut, de
toute façon, que le signe soit autre chose qu'un
B développement naturel » des forces de l'esprit, de
la matière ou de la société. II faut qu'on y sente une
intervention supérieure indiscutable, quehjue chose
d'extrinsèque à la nature. C'est là le seul moyen
approprié pour authentiquer une révélation. Et la
sagesse divine, à supposer qu'elle ait voulu cette
lin, ne pouvait faire l'économie de ce moyen.
5" De la toute-puissance de Dieu on ne peut pas
conclure à ta possibilité positive du miracle
{M. E. Le Roy).
Comme Stuart Mill, mais à un autre point de vue,
M. E. Le Roy attaque l'argument de la toute-puis-
sance de Dieu et les comparaisons dont on se sert
pour l'étlaircir (pouvoir de l'ouvrier sur sa machine.
du roi sur son royaume, etc.). « Dieu, dit-il, peut
tout, sauf l'absurde j, le contradictoire. Or peut-être
le miracle est-il contradictoire. Peut-être y a-t-il,
dans l'immense et insondable réalité, quelque obst.i-
cle, à nous inconnu, qui s'o[ipose à son accomplisse
ment. Nous n'en savons rien; inq)uissants à embras-
ser la réalité totale, nous n'en pouvons rien savoir.
L'argument de la toute-puissance se réduit donc à
1 un simple Qui sait? » auquel personne ne saurait
donner de réponse positive.
On reconnaît ici le fameux principe d'immanence
ou d'interdépendance universelle : tout lient à tout,
tout est dans tout, rien ne peut être connu à part
avec certitude. Nous avons étudié ailleurs ce prin-
cipe et nous en avons niontré l'outrance et la gra-
tuité'. Nous avons vu qu'une science partielle peut
être exacte. En particulier, pour ce qui est des çof-
sibilités, il est certain que nous en jugeons fort bien
d'avance et sans avoir de l'univers une connaissance
exhaustive. Par exemple, nous sommes sûrs que les
théorèmes mathématiques et même les lois physi-
ques, — qu'on les prenne pour des vérités ou,
comme M. Le Roy, pour des recettes, — se véritie-
ront dans des milliers d'événements et d'êtres que
nous n'avons jamais vus, et dont bien des traits
seraient pour nous complètement nouveaux et peut-
être bien déconcertants. Mais surtout, l'argumenta-
tion de M. Le Roy, comme celle de Stuart Mill, va
contre tout usage spéculatif et transcendant de la
raison. Si l'esprit humain est confiné dans l'expé-
rience et dans son interprétation immédiate, s'il ne
peut rien décider dans l'abstrait et en raisonnant
sur les idées, c'est toute la métaphysique qui est
condamnée, y compris la démonstration rationnelle
de l'existence de Dieu. M. Le lloy admet d'ailleurs
cette conséquence. Encore une fois, pour apprécier
ces positions extrêmes, ce n'est pas sur le miracle,
mais sur la métaphysique ou la critcriologie générale
qu'il faudrait faire porter la discussion.
Pour ne ])as sortir de notre sujet, nous ferons seu-
lement remarquer que M. Le Roy prête aux parti-
sans du miracle une position toute différente de la
leur. Pour eux, la possibilité du miracle n'est point
une possibilité en l'air, dépourvue de preuves spé-
ciales, sur laquelle tout renseignement direct ferait
défaut, et qiie l'on se bornerait à déduire confusé-
ment, avec les autres, du principe général de la
toute-puissance de Dieu. On ne dit pas: Dieu peut
tout, par conséquent II doit pouvoir aussi cela;
mais, très précisément : Il est impossible que Dieu
ne puisse pas, en particulier, cela. Non seulement le
miracle n'apparaît pas contradictoire, mais c'est son
impossibilité qui apparaît telle. Ceci, nous l'espérons,
deviendra tout à fait visible, quand nous aurons
exposé les raisons positives dans lesquelles s'en-
racine la possibilité du miracle-.
6° Garantir une révélation par des prodiges est un
procédé indigne de Dieu, parce que trop simple,
trop brutal, trop extrinsèque à la vérité proposée
et à l'esprit auquel on s'adresse {MM. veuilles,
Blondel et E. Le Itoy).
Le raisonnement qui passe d'un miracle dûment
établi au fait d'une révélation divine a un « carac-
tère artiliciel » (Blondel). Clair et facile, il n'a rien
des « méthodes savantes et complexes » (Blondel),
qui plaisent aux penseurs. Les simples peuvent s'y
laisser prendre, mais non « les esprits capables de
réllexion et ceux qui ont quelque sens de la vie
intérieure » (Le Roy). Si on prend le miracle en
1. néféreiices et résumé ci-dessus col. 532.
2. Ci-dessous, Section II, col. 543, 54i.
541
MIRACLE
542
lui-même pour un molif suffisant de créance, si l'on
ne « complique quelfjue peu » (Le R03) la ilémons-
tralion qui s'y appuie, par exemple en étoffant les
faits de quelque symbolisme, ils restent sans rapport
avec la vérité qu'ils sont censés attester. Emi)lo}'er
ainsi « l'argument du miracle, c'est faire comme un
mathématicien qui dirait à ses élèves : « Voici
renoncé d'un théorème ; vous n'êtes pas assez intel-
ligents pour en saisir la démonstration: mais je vais
vovis prouver qu'il est vrai en opérant sous vos
veux une série de tours merveilleux qui vous mon-
treront combien je suis fort. » (Le Uoy.)
«) Le reproche de simplicité trop grande, adressé à
nue démonstration du fait de la révélation, est pour
le moins étrange. Si Dieu veut parler pour tous, il
est nécessaire qu'il parle simplement. S'il agit pour
riiunianité entière, et non seulement pour les « es-
prits capables de réllexion », il faut que son œuvre
soit populaire, que les simples soient capables de
l'interpréter par des raisonnements peucompliqués.
Si Dieu veut être compris de l'homme, il doit lui
parler un langage « anthropomorphique ». Et par-
lant en général, on peut dire que la Bonté intinie se
doit à elle-même do mettre à la portée de tovis les
vérités qui sauvent. Il ne faut pas que les plus mys-
térieuses même — telles que l'action divine dans le
monde — soient des vérités réservées, à l'usage
exclusif des gens distingués, des âmes exquises et
profondes. Les humbles, les grossiers même, doivent
être capables de s'en faire, au moyeu par exemple de
ces comparaisons si dédaignées, une idée qui ne soit
pas déformante.
h) Quant à la nature du raisonnement critiqué,
elle apparaîtra mieux quand nous le reprendrons
pour notre compte. Disons seulement qu'il n'y a
aucune parité entre le boniment de foire ima.giné par
M. Le Roy et l'u argument du miracle ». En elTet,
sans niêiue qu il soit un symbole ou une parabole
en action, le miracle doit avoir des caractères mo-
raux. L'argument le suppose. Car, pour être attri-
buable à Dieu, il faut que le prodige, par ses carac-
tères intrinsèques, par la manière dont il s'accomplit,
se trouve en harmonie avec notre sens moral. Il en
va de mciue de la doctrine à laquelle le prodige rend
témoignage. Celle-ci i)eut dépasser nos aspirations
les meilleures, mais non les contredire, être au delà
d'elles, mais dans la même direction.
En outre, le miracle divin enferme une signification
qui lui est intérieure et essentielle, indépendamment
des sens allégoriques qui peuvent lui être surajoutés.
G est elle que dégage le raisonnement critiqué par
MM. Blondel et Le Roy. Le miracle annonce que
Dieu intervient, que Dieu parle et que dès lors
l homme doit écouter à genoux. 11 porte, pour ainsi
dire, les marques de la majesté suprême et de la
souveraine puissance. Il est la voix de Dieu, et il
prend par là un caractère auguste. Cette signification
religieuse est inséparable de lui et le relie intrinsè-
quement, non pas au contenu, mais à la forme du
message qu'il atteste. Dans l'exemple caricatural que
.M. Le Roy assimile au raisonnement qu'il combat,
les preuves n'ont aucun rapport avec la conclusion :
un tour de bateleur ne prouve pas la science mathé-
matique. Dans le raisonnement, même le plus o ex-
trinséciste » sur le miracle, les termes sont du même
ordre : il y a une connexion essentielle entre la
puissance et la véracité divine; ici, l'on va de Dieu
à Dieu, on conclut de Dieu manifesté par une oeuvre
surnaturelle à Dieu auteur d'une révélation'.
1. Si l'on prétendait opposera l'argument du mii-acle
extérieur, considéré comme trop grossier, une autre
démonstration apologétique plus délicate, fondée sur les
7" Le miracle, étant lui-même un événement dou-
teux, ne saurait f;iirantir arec certitude unerévélation
i-l.-J. Rousseau).
J.-J. Rousseau professe l'individualisme le plus
complet. D'après lui, tout émane de l'individu, aussi
bien les raisons de croire que l'autorité et les liens
sociaux. II voudrait une révélation faite directement
à lui-même, un tète-à-tête avec Dieu, comme Moïse.
Il lui répugne d'admettre, comme signe de la vérité
qu'il doit croire, des prodiges attestés par d'autres.
«Quoil s'écrie-t-il, toujours des témoignages hu-
mains!... Que d'hommes entre Dieu et moi! » Les
témoignages humains ont eux-mêmes besoin d'attes-
tation, et nous voici dès lors engagés dans une
« horrible discussion » avant d'atteindre la révéla-
tion divine elle-même.
Ces exigences impliquent le rejet de la valeur du
témoignage humain. S'il n'y a de sûr pour l'individu
que ce qu'il a pu percevoir et expérimenter par lui-
même, toute certitude historique disparait. Au con-
traire, si l'on pense que le témoignage est un canal à
travers lequel la vérité peut circuler, si on l'accepte
par exemple, comme Jeau-Jacques, quand il s'agit de
l'histoire profane, on ne peut plus, logiquemenl,
refuser à Dieu la faculté de s'en servir. — Mais, in-
siste l'auteur de l'Emile, Dieu pouvait bien s'en pas-
ser et me parler directemeut. — Sans doute ! mais y
était-il obligé? Pourquoi lui interdire un moyen en
lui-même apte à son but, et conforme aux habitudes
de la société humaine, où tant de vérités — surtout
morales et religieuses — se transmettent par témoi-
gnage? L'on ne voit pas pourquoi, à ce moyen natu-
rel et simple, Dieu serait tenu de prélérer les innom-
brables et incessants miracles psychologiques que
suppose la révélation individuelle. Si le surnaturel
effarouche quand il apparaît au dehors, il est curieux
qu'on en exige la multiplication indéfinie à l'inté-
rieur. — Mais enfin la révélation individuelle serait
plus certaine, plus facile à saisir par chacun. —
Peut-être; mais il suffit que la révélation connue par
témoignage soit accessible aussi, moyennant quelque
effort de bonne volonté, et qu'elle puisse, sous cer-
taines conditions, produire la certitude. Cela posé,
elle est possible, et l'on s'explique que Dieu la choi-
sisse. D'ailleurs, l'expérience est là pour montrer
que le moyen, contre lequel proteste Jean-Jacques,
est ellicace. Il réussit. Quoi qu'on pense de la réalité
des miracles, et en particulier de ceux de Jésus-
Christ, il est incontestable que, si la doctrine chré-
tienne s'est répandue dans le monde, c'est par la
voie de témoignages qui rapportaient ces miracles-là.
L'humanité a cru, non point sur la garantie de cette
raison individuelle, dont Rousseau voudrait faire
l'arbitre de tout, mais sur l'autorité de prodi.ges dont
quelques hommes seulement ont pu être témoins.
8" Le miracle ruinerait les fondements de la certi-
tude et de la moralité. Dieu ne saurait donc l'opérer
{Spinoza, liant, Ilenan, etc.).
Cette objection reprend, développe et complète
certaines idées que nous avons déjà rencontrées.
Notre vie psychologique et morale suppose, comme
condition, un certain ordre de choses qui soit fixe
phénomènes psychologiques et moraux, il faudrait se
souvenir que ceux-ci ne font preuve que dans la mesure
où ils se distinguent des phénomènes naturels. (Voir ce
que nous avons dit, col., 539 à propos de Sluarl Mill, et
Inimtiuence. Appendice II.) — Cette remarque ne vise
d'ailleurs point les deux auteurs dont nous réfutons les
objections. Tous deux entendent Vapoio^èLiijne interne
dans un sens tout ditl'érent et moins intellectualiste. (Cf.
Immanence, p. 174 sq., 188 sq. ,\otîon de vérité, p. 35 sq.]
543
MIRACLE
544
et sur lequel il soit possible de s'appuyer. Pour rai-
sonner, nous avons besoin de notions rigoureuse-
ment déterminées et invariables. Pour agir, nous
avons besoin de croire que les données acquises par
nos expériences antérieures restent les mêmes. Or le
miracle fait vaciller et brouille tout cela. Nous ne
pouvons plus nous Ûer à la science, si nous croyons
qu'au lieu d'obéir à des lois stables, les phénomènes
sont gouvernés par des volontés arl>itraires. Pour
que le sens de la responsabilité subsiste, il faut que
le sujet conscient soit sûr d'être le maître de ses
actes humains, à l'exclusion de toute cause surna-
turelle occulte. Enlin, la foi au miracle, en permet-
tant à l'homme de tout espérer et de tout craindre
indépendamment de ses efforts personnels, lui ôte
l'idée de s'aider lui-même, le sentiment des condi-
tions réelles où son action peut être féconde.
Toutes ces conclusions ont un vice commun. Elles
supposent que le miracle, du moment qu'il entre dans
le monde, y envahit tout. Rien n'est plus faux.
Encore une fois, le miracle est conçu, par la plupart
de ceux qui l'admettent, comme une exception cx-
trèmenient rare, et pratiquement négligeable dans la
conduite de la vie comme dans la construction de la
science. Pour être admissible dans tel cas concret,
cette exception doit être entourée d'indices (jui la
rendent vraisemblable hic et niinc. De plus, la zone
où elle peut se produire est strictement délimitée :
c'est le domaine des événements eoniingents. Tout ce
qui porte le caractère de la nécessité reste en dehors :
et de ce nombre sont les évidences de la raison et de
la conscience. Enfin, dans la sphère où il pourrait
se produire, le miracle, même en le supposant accom-
pli jiar des agents surnatm-els pervers, reste soumis,
comme tout événement, au contrôle d'un Dieu sage
et équitable, (jui ne peut permettre n'inq>orte quoi'.
Section II. — La conception du monde
où s'encadre le merveilleux divin
ï° La possibilité physique et la cause
efficiente du miracle
1° Le monde a une cause distincte de lui. Puis-
sance infinie, créatrice, conservatrice et ordonna-
trice de tout, maîtresse absolue de son œuvre. En
toute activité finie, elle agit : c'est-à-dire que d'elle
seule, non seulement dérive originellement et ac-
tuellement toute puissance, mais aussi dépend toute
mise en train. Non seulement elle découpe, pour
ainsi dire, dans le champ indéfini du possible, la
structure précise et l'architecture spéciale des cau-
ses créées, mais c'est elle qui les tient en existence et
en activité, — rernm Dcus lenav ^'igor^ — et qui, de
leurs profondeurs, exprime et fait jaillir l'action.
2" La cause suprême est libre. Rien ne la néces-
site. Son indépendance à l'égard de tout ne jjeut
être qu'absolue. Et il est contradictoire dans les ter-
mes de supposer qu'elle ait été obligée de créer, ou
qu'elle ne puisse suspendre ou modifier, en tout ou
en partie, les existences et les virtualités qui procè-
dent d'elle. Sans doute Dieu ne peut réaliser à la
lois des ell'els qui s'excluent, doter le même sujet,
au même instant, de caractères opposés, conférer
par exemple au cercle les propriétés du carré. Mais
aussi le miracle n'est-il point cela. C'est une façon
(l'être, d'agir ou de pâtir qui succède à une autre, un
changement, une suppression ou une addition, in-
troduits dans l'œuvre par la volonté de r.\uteur.
M. Le Roy se demande si cela n'est point contradic-
toire. Nous lui répondons très décidément : non,
1. Sur tout ceci, cf. ci-dessus, col. 524, 527.
car c'est le contraire qui le serait. Nous repoussons
l'impossibilité du miracle pour la même raison qui
nous fait repousser le cercle carré. Impossible en
elfet de faire coexister ces deux idées : une cause li-
bre, de laquelle essentiellement et perpétuellement
tout procède, et une réalite à laquelle cette cause ne
pourrait rien changer. Si le tout comprend des élé-
ments distincts et indépendants les uns des autres*,
il est contraditoire qu'il lepousse toute modifica-
tion partielle. C'est ici qu'ai)parail la raison positive
de la possibilité du miracle, puisque notre esprit,
non seulement n'aperçoit à celte possibilité aucun
obstacle, mais trouve encore le contraire inconce-
vable.
3° Si Dieu accomplit des miracles, cette opération
n'est pas plus incompréhensible que ses autres opé-
rations extérieures. Comme le répèle si souvent
saint Augustin, il y aaulantde mystère dans la pro-
duction du fait que nous appelons ordinaire que
dans celle du miiacle. L'un et l'autre a ses racines
dans l'Infini, et pour comprendre à plein et à fond
l'un ou l'autre, il faudrait voir clair dans le grand
abime. L'action de Dieu dans le prodige n'est ni plus
forte, ni plus compliquée, que dans le plus mince
événement. Le développement d'un grain de blé est
une merveille aussi déconcei'tanle pour l'esprit qui
la scrute, que la multiplication des pains. Le fiot de
la Toute-Puissance reste le même, soit qu'il atteigne
immédiatement un but, soit qu'il se canalise pour
ainsi dire, afin de traverser et de mettre en jeu les
causes secondes. Le déclanchement des ressorts
finis par l'action divine, et le secret de leur coopéra-
lion avec elle, ne sont assurément pas des questions
I)lus simples que celle du miracle. Nous ne croyons
donc pas en un Dieu absent du monde, extérieur
au monde, qui, après l'avoir créé, l'aurait abandonné
à lui-même, et qui n'y rentrerait qu'exceptionnelle-
ment par le miracle, pour y changer quelque détail.
Cette ridicule imagination est, au point de vue mé-
ta]diysique, l'absurdité même. Nous croyons que
Dieu liabite toujours son œuvre, aussi intimement
présent aux événements les plus ordinaires qu'aux
prodiges les plus étonnants.
Telle est la cause eiriciente à laquelle nous attri-
buons le miracle. Voilà ce qui le rend physique-
ment possible. Dans une telle conception du monde,
iln'ajqjarait plus sans lien, sansattaehesaveclereste,
invraisemblable et inconcevable a priori. U a sa place
dans un ensemble et dans un système. Car un en-
semble est autre chose que l'uniformité d'une loi ou
d'une formule; un système n'est pas nécessaire-
ment déterminisme universel, monisme ou imma-
nentisme.
Prenons maintenant les choses par l'autre bout et
considérons l'action divine du côté de son terme.
1" Enlui-même. etpar saoïa/ière. lephénomène dit
miraculeux prend rang au milieu des autres. Il est
perceptible et observable comme les autres. 11 a des
tenants et des aboutissants. Il n'est i)as une déchi-
rure, un trou dans la trame des événements. 11 a sa
place dans le temps et dans l'espace. Il est défini, au
point de vue historique et scientifique, par ses rap-
ports avec le reste du monde. La science positive et
i'hisloire, si elles pouvaient se dégager complète-
ment de toute métaphysique, devraient se borner à
l'enregistrer, comme un phénomène quelconque,
qui apparaît à son tour dans le déroulement, non
des causes et des effets, mais des antécédents et des
conséquents. Seule la métaphysique est qualifiée
pour percer jusqu'à la région sous-jacente des cau-
ses, ou plutôt pour les découvrir dans les matériaux
1. Ci-dessus col. 532.
545
MIRACLE
546
que les autres disciplines lui ont livrés. Une fois
qu'on est sur ce terrain, il n'y a plus qu'à déci-
der quelle est la meilleure métaphysique... Aussi
longtemps donc que la science n'assimile aucune
donnée proprement philosophique, elle n'a pas à se
prononcer sur les causes réelles. Elle n'a point à
affirmer ou à nier le caractère miraculeux d'un phé-
nomène. Elle est tenue seulement de le laisser in-
tact, lui et ses entours, sans le déformer ni le ré-
duire ; de constater par exemple, s'il y a lieu, qu'il
s'est montré sans aucun des antécédents ordinaires,
connus, et réputés suffisants.
« On ne peut pas, objecte ici M. Le Roy, tenir
pour donné à titre de phénomène ce à quoi on com-
mence par attribuer des caractères inverses de ceux
qui composent la notion de phénomène donné... La
réalité d'un fait, c'est l'entrecroisement des rapports
qu'il soutient, la convergence des liens dans la trame
desquels il est engagé et forme centre. . . Il faut le
concevoir comme un nœud de relations, comme une
onde stationnaire dont l'immobilité naît par inter-
férence de mouvements contraires. » D'ov'i M. Le Roy
conclut que le miracle, étant par hypothèse un phé-
nomène qui ne tient à aucune condition phénomé-
nale, est « impensable ». — Mais, je le demande, en
s'exprinianl ainsi, M. Le Roy entend-il parler le
langage de la science ou celui de la métaphj'sique?
A-t-il en vue l'interférence des conditions vraiment
efficaces, au sens ontologique du mot, le point d'in-
tersection des influences causales, — ou simplement
le confluent des données diverses, le tissu des phé-
nomènes entrecroisés? Il semble que sa pensée os-
cille d'une signiGcation à l'autre. II va et vient des
phénomènes aux causes et des causes aux phéno-
mènes. De ce que tout phénomène doit avoir des
tenants et des aboutissants i\'ordre phénoménal, il
conclut qu'un événement, qui n'a point de cause onto-
logique elficiente en ce monde, ne peut y apparaître
comme phénomène. On voit à plein le vice du raison-
nement. Il faut choisir. Si l'on se tient en dehors du
plan métaphysique, si l'on exclut la considération
des causes, au sens fort et scolastique du mot, on
n'a plus devant soi que de; successions de phéno-
mènes, qui, pour être constantes, ne sont point, du
même coup, nécessaires. Aux yeux de la pure expé-
rience, la nécessité n'existe pas. Dire qu'un phéno-
mène antérieur exerce une influence sur ceux qui
suivent, qu'il les soutient et leur fournit les éléments
qu'ils s'assimilent, établir entre eux et lui un lien
lie proportionnalité, de raison suffisante, ou de suc-
cession infaillible, ce n'est plus observer, c'est phi-
losopher. On pense alors, qu'on l'avoue ou non, à
quelque « vertu » invisible qui s'exerce des uns aux
autres, à quelque transfusion de forces ou d'éléments.
Si l'on passe au contraire dans le plan métaphysique,
toutes ces spéculations seront à leur place. On pourra
s'arrêter, par exemple au postulat déterministe, qui
explique tout par des lois rigides et des connexions
infaillibles. Mais alors il ne faudra plus parler sim-
plement de « phénomène donné ».
Pour éviter toutes ces confusions, nous dirons
donc que le miracle, s'il existe, est un phénomène
apparu dans le monde sensible, encadré d'autres
phénomènes, en relation intime avec eux, mais que
les causes, également invisibles, des uns et des au-
tres, ne sont pas identiques.
2° En lui-même encore, mais danssa /orme, c'est-à-
dire considéré comme intervention d'une liberté
parmi des phénomènes sensibles, le miracle soulève
le même problème que notre liberté créée, que les
réactions de l'esprit sur la matière. Un certain dé-
terminisme matérialiste ne craint pas d'unir le sort
du miracle et celui du libre arbitre. « Du principe
Tome m.
déterministe, dit M. Goblot, on tire immédiatement
ces deux corollaires : i° Il n'y a pas de miracle;
2° Il n'y a pas de libre arbitre. » Gela est, au fond,
très logii(ue. De part et d'autre, en effet, il s'agit
d'une énergie d'ordre spirituel, qui ne tombe point
sous l'expérience sensible, qui ne se mesure ni ne
se pèse, qui n'agit point nécessairement, et qui
pourtant modifie le jeu du déterminisme matériel.
N'ayons pas la naïveté de nous représenter la li-
berté divine sur le modèle exact de la nôtre; n'ou-
blions pas que nous expérimentons celle-ci, tandis
que nous concluons celle-là; il reste après tout
qu'une expérience irrésistible nous met justement
en face de ce que les adversaires du miracle répu-
gnent si fort à admettre : des modifications maté-
rielles sans cause du même ordre, des phénomènes
sensibles qu'aucun antécédent nécessaire ne suffit à
expliquer.
De la convergence des idées que nous venons
d'indiquer ressort, ce semble, la possibilité physi-
que du miracle. Nous possédons une vue du monde
où elle se dessine sans incohérence. Celui qui accepte
cette vue pourra, sans heurt et sans coup d'état
intérieur, sans bouleversement des principes et des
fondements de sa vie mentale, admettre la réalité
d'une intervention extraordinaire de Dieu, si quel-
que jour elle s'impose à hii.
Il" La possibilité morale et la cause finale
du miracle
Cependant le point de vue que nous venons d'in-
diquer est encore trop restreint et trop superficiel;
il demande à se situer dans un autre, plus ample
et plus profond. Celui-ci n'a jamais été mieux ex-
posé que dans quelques pages de Newman, dont
nous donnerons ici la substance et parfois la tra-
duction '.
1° L'existbnce du svstèmb moral. — Aux yeux de
quiconque admet un Dieu sage et bon, le système
physique du monde ne peut être qu'un fragment
dans un ensendjie plus vaste. Il doit s'enchâsser
dans un système moral et s'y subordonner de fa-
çon absolue. Car Dieu n'est pas seulement « le
Grand Architecte », l'ouvrier du monde. Il est sur-
tout le Bien et la Vérité première, l'Amour, la Jus-
tice et la Sagesse infinie. Et ses uns suprêmes ne
peuvent être que des fins de vérité, de justice et
d'amour.
En particulier, pour ce qui concerne l'homme,
nous pouvons déduire de la seule notion de Dieu
que les intentions divines sur lui sont qu'il s'o-
riente vers la vérité et la vertu, et que ce monde
physique, — dans la mesure où il est en relation
avec l'homme, — n'a pas d'autre fin que de l'y
aider.
Mais pour ceux à qui cette métaphysique ne se
ferait pas entendre, les faits parleront «ans doute
un langage plus clair. On se souvient que c'est sur
ce terrain des faits que Hume voulait nous con-
duire'-. Nous ne pouvons, disait-il, savoir ce que
Dieu veut faire ou fera qu'en examinant ce qu'il
fait en réalité. Soit. Admettons-le pour un instant.
Mais précisément ce que Dieu fait n'est pas tout en-
tier d'ordre physique. L'œuvre divine contient des
éléments moraux que personne ne peut mécon-
naître, et que l'expérience aussi nous révèle. On
trouve ici-bas des réalités morales : certaines lois
concernant le bien et le mal se manifestent à notre
1. I^ssayi on niirac/e^. Essa\ I, p. 1*> à 22.
2. Ci-Jessus, col. 539.
18
547
MIRACLE
548
conscience ; il y a pour l'homme un perfectionne-
ment spirituel, fort différent de son perfeclionne-
nienl physique. Le sentiment de la responsabilité,
l'approbation instinctive du bien et la condamna-
tion spontanée du mal, tous ces traits fonciers de
notre nature morale ne viennent pas moins de Dieu
que la structure de nos organes. De même l'oricnta-
Ijion de noire esprit vers la vérité; le désir Inné de
connaître, surtout les causes et les fins suprêmes;
le besoin d'éclaircirà fond le secret de notre desti-
née spirituelle, et de savoir ce qu'il y a derrière le
voile de la mort : tout cela est comme une impul-
sion de Dieu qui nous pousse dans une certaine di-
rection. Un jugement, que nous portons nécessaire-
ment, prononce d'ailleurs que ces valeurs spiri-
tuelles sont les principales et que tout le physique
y est, dans le plan divin, subordonné.
2° Le systè.me moral et la rkvklation. — Or ces
aspirations et ces tendances de notre nature se conti-
nuent en de vagues appels à un secours divin qui
nous aiderait à les satisfaire. Le besoin d'obser-
vances religieuses positives, qui complètent, con-
crétisent, ou plutôt absorbent en les transformant
les obligations morales, est presque universelle-
ment ressenti : dans son ensemble, l'humanité ne
pense pas pouvoir être morale san.s relations avec
la divinité. La conscience, sitôt qu'elle dépasse les
premières notions du bien et du mal, est sujette à
des hésitations; elle se trouble en découvrant l'an-
tagonisme de ses propres jugements avec ceux des
autres consciences. Si indépendante qu'elle soit,
elle estime, à certaines heures, le bienfait d'être
guidée de l'extérieur par une loi infaillible et pré-
cise, par une autorité qui soit en même temps une
lumière. L'àme aspire à posséder les vérités néces-
saires d'une fai.on ferme et stable; elle les veut
soustraites asix disputes, et accessibles à tous. De
là nnit dans l'iiumanité l'aspiration vers « quelque
guide céleste », et « ce désir inextinguible d'un
message divin qui de tout temps conduisit les
hommes à accepter des révélations fausses, plutôt
que de se passer de la consolation qu'elles appor-
taient )i '. Qu'on relise le Phédon, et les mélancoli-
ques paroles de Sinimias sur la dilliculté d'arriver,
par la raison seule, à la certitude sur le problème de
notre destinée: « Prendre ce qu'il y a de meilleur
dans les doctrines humaines (à/ff^îw-tvw» J,o-/4iv) et
se risquer sur cet esquif pour faire la traversée
de la vie », tel est notre sort, « à moins que nous
ne trouvions à nous embarquer sur un véhicule
plus solide ou sur une doctrine divine (>f/^j Ssiou)- >k
-— Voilà quelles aspirations sont dilïuscs dans
l'humanité, quels prolongements pousse le système
moral du côté de Dieu.
Assurément, c'est là une matière indécise et flot-
tante, que l'on dénaturerait si on voulait la durcir
en exigences rigoureuses, ayant pour objet le sur-
naturel au sens strict. Mais l'imprécision même de
ces commencements opérés par Dieu les rend aptes
à recevoir des achèvements et des couronnements de
plus d'une sorte. Et dono une révélation, qui vien-
drait en aide à de pareilles tendances, qui les diri-
gerait et les ferait aboutir, qui remédierait divine-
ment aux tâtonnements de la conscience morale et
aux défaillances de l'esprit dans la recherche de la
vérité nécessaire, — une telle révélation n'apparait
pas comme une chose improbable d'avance et in-
vraisemblable. Que si quelqu'un, au nom des mé-
ihodesde la science positive, refusait de reconnaî-
tre ces indices, il faudrait lui dire que les moules
1. Newman : loc. cit., p. 19.
'2. Phédon. ch. 35.
trop étroits, où s'est coulée son intelligence, lais-
sent fuir ce qu'il y a de plus délicat, de plus vivant
et de plus profond dans la réalité humaine.
3° La place du mir.acle dans le système morai.,
coMMK MOYEN d'une RÉVÉLATION. — Le mondo physi-
que est donc i>énétré et enveloppé par le monde mo-
ral. Les deux ne forment qu'un tout. Et si le miracle
se produisait, ce ne serait qu'une modification de
la partie inférieure au profil de la partie capitale et
dominante. Getle modification n'impliquerait d'ail-
leurs aucune incohérence intrinsèque, aucun man-
que d'harmonie dans le système total, mais au con-
traire la subordination des parties entre elles : de
même que l'on voit, dans une machine, certains res-
sorts commander, contrebalancer et, au besoin,
arrêter les autres, au j)rofit du mouvement d'en-
semble et selon le but visé.
Or si nous avons pu marquer dans l'œuvre divine
la place possible et convenable d'une révélation,
nous y avons marqué du même coup la place du mi-
racle. Il est en effet le moyen et la condition néces-
saire de la révélation. Nous l'avons expliqué à pro-
pos des objections de Stuart Mill et de MM. Blondel
et Le Roy'. La révélation est un enseignement qui
se présente comme fondé sur l'autorité de Dieu.
C'est là son titre distinclif et particulier de créance,
la raison formelle et décisive de l'adhésion qu'elle
réclame. Par conséquent, le moins qu'on puisse exi-
ger poiu- y croire, c'est que l'autorité en question se
montre, qu'elle atteste son intervention actuelle. Le
signe de celte intervention ne peut être qu'un fait,
et un fait contingent. Car la révélation elle-même
est, d'abord, un fait de ce genre. Elle ne se présente
pas comme une doctrine déduite, comme la conclu-
sion de principes nécessaires ou de données possé-
dées par la raison. D'autre part, les aspirations na-
turelles et les anticipations imprécises dont nous
avons parlé ne font qu'établir sa convenance et sa
probabilité. Elles ne certifient point son existence.
Elles portent à regarder d'un certain côté, âne point
tenir la découverte comme improbable, peut-être
même à l'espérer- : mais elles ne la font point elles-
mêmes. Encore moins pourraient-elles sulfire à dé-
terminer la qualité et la teneur de la révélation.
C'est ce que semblent oublier ceux qui voudraient
que le message divin s'y référât comme à sa garantie
propre. Les convenances internes préparent en nous
la place de la vérité surnaturelle ; elles y conforment
notre ànie par avance; elles font que, descendue en
notre intérieur, la nourriture céleste y pourra être
assimilée ; elles sont la condition qu'une révélation
doit remplir : mais elles n'en peuvent être la garantie
spéciale, le signe caractéristique et distinclif. Car
une religion d'origine terrestre, une vieille institution
par exemple, modelée par le temps sur les besoins
de l'homme, pourrait offrir aussi de remarquables
convenances avec notre nature, et fournir à l'indi-
vidu un appui moral. Une sage doctrine tradition-
nelle, élaborée par les ancêtres, œuvre de raison et
de poésie, pourrait procurer d'appréciables satisfac-
tions à la conscience et à l'esprit. Au point de vue
des convenances, elle aurait même cet avantage sur
une doctrine censée révélée qu'elle ne contiendrait
aucun mystère, aucun fait surprenant. Tout cela est
bien éloigné d'une preuve d'origine surnaturelle.
Une révélation divine ne saurait évidemment contre-
dire ce qu'il y a de légitime en nos aspirations; mais
c'est là une qualité toute négative, et après en avoir
pris acte, on attend toujours l'argument positif. —
1. Ci-dessus, col. 539, 541 note.
2. Au moins dans sa généi-alité, comme un secours dont
on no sait s'il sera surnaturel ou simplement providentiel.
549
MIRACLE
550
Davantage, si l'on réfléchit à tout ce que la science el
l'amour inlinis de Dieu peuvent nous découvrir
d'inattendu, à l'ampleur des courants de vérité et de
grâce qu'il est capable de déverser sur nous, on
conçoit qu'une révélation puisse être autre chose que
l'explicitation de nos besoins intérieurs, qu'elle ne
soit pas niesuri'e et, pour ainsi dire, dessinée d'avance
par eux, qu'elle puisse les déconcerter autant qu'elle
les comblera. Le mystère attire parfois; mais aussi il
choque et rebute. Il ne saurait donc, en aucun cas,
être sa preuve à lui-même. Un signe sûr et d'inter-
prétation facile ' doit l'accompagner, pour montrer
aux plus simples comme aux plus doctes que c'est
Dieu qui le présente et qu'il faut absolument s'incli-
ner. Encore une fois, en dehors du miracle au sens
strict, c'est-à-dire du miracle physique extérieur ou
de l'un de ses équivalents, on se demande quel signe
pourrait remplir ce rôle-.
Avant donc toute constatation positive du miracle,
on est amené à en admettre la vraisemblance. Une
lin religieuse élevée ou, selon l'expression de New-
man, « un grand objet moral » apparaît comme un
motif suffisant à légitimer une interruption de l'or-
dre physique. Et ce motif s'adajite sans heurt à ce
que l'expérience naturelle nous fait connaître des
intentions de Dieu sur le perfectionnemeni spirituel
de l'humanité; il cadre avec ce que la raison nous
apprend du but suprême pour lequel nos âmes ont
été semées dans cet univers visible.
Conclusion. — Sx donc nous concluons quelque
jour à la réalité du miracle, ce ne sera pas unique-
ment parce que no)is nous serons trouvés à court
d'explications physiques. Nous ne ferons pas appel
à la causalité divine en désespoir de cause. Dieu ne
sera pas pour nous l'inconnue, Vx que l'on suppose
derrière les événements dont la raison échaiipe, le
nom que l'on donne à une difficulté irrésolue. Le
surnaturel ne sera pas le fonds de réserve ovi l'on
puise des explications, invérifiables mais commodes,
1. Quelles qup soient les discussions théoriques sur le mi-
racle, il est certain qu'en pratique et chez la moyenne des
hommes, ce signe amène une conclusion rapide et per-
suasive. Cf. ci-dessuB, col. 5^i'2.
2. Cl. ci-dessiis, col. 5o9. Je parle d'équivalence
exacte. On ne peut conclure rigoureusement à une révé-
lation divine proprement dite, en partant d'un miracle par
à peu près et au sens large, d'une action providentielle
quelconque.
Quelques-uns cependant opposent à l'argument du mi-
racle le motif de crédibilité tiré du fait de l'Eglise. Pré-
venons ?t ce sujet une confusion d'idées.
L'Eglise peut être considérée sous deux aspects. D'abord,
comme constituant elle-même an « fait divin », c'est-it-
dire une réalité que les forces humaines ou naturelles ne
suffisent pas à expliquer et qui requiert une intervention
divine extraordinaire, bref, comme un véritable miraclo
social. En ce sens, elle est, dans son ordre, un fait de
même espèce que le miracle physique dans le sien. Elle
lui é(piivaut rigoureusement; elle exhibe le même titre
marqué du même sceau.
L'Eglise peut auSî! être considérée sous un aspect tout
natui-el, abstraction faite de ses causes et de ce qui l'expli-
que en dernière analyse. Elle apparaît alors comme la
.plus vénérable et la plus bienfaisante institution de l'hu-
imanité, comme une incomparable éducatrice morale, etc.,
[et donc comme éminemment digne de foi. Dans ce cas, elle
[n'est <[u'un témoin du surnaturel, et non le surnaturel lui-
même. .\lors. si on ajoute foi à ce qu'elle dit, on croit
fl'abord, sur son témoignaj^e, î* une intervention divine
extr:iordinaire, puis, .'i cause de cette intervention divine,
-lu caractère divin de la doctrine proposée.
En résumé, pour accepter une doctrine ct/time réfélée^
il faut accepter d'abortl U fait de la rrv^latuiti ; or ce fait
implique toujours quelque espèce de miracle. Dire : <i Dieu
a révélé », cela revient à dire : '( Dieu a montré, par des
lignes surnaturels, qu'une certaine doctrine était sienne. »
pour les cas embarrassants, la région obscure dont
on ne sait rien et dont on peut, par conséquent, tout
supposer. Un tel recours au surnaturel ne serait pas
raisonnable. Cette fuite vers les ténèbres, ce « saut
dans le noir » légitimerait, pour le coup, les railleries
des incrédules, les reproches de faiblesse d'esprit
ou d'excentricité.
Le miraculeux ne sera pas non plus pour nous le
résidu toujours provisoire que la science laisse après
elle, la tenu incuf;nila dont les limites diminuent à
mesure que les explorations se poursuivent, l'Ilot
dont les rivages sont incessamment rongés par le
flot montant des découvertes, el dont on peut pré-
voir qu'il finira un jour par disparaître. Non, ces
caractères tout négatifs ne sont point, à nos yeux,
ceux du miracle. Nous sommes amenés à l'admettre
comme possible et vraisemblable par des raisons
positives, d'ordre philosophique, qui resteront les
mêmes, quels que soient les progrès futurs de la
science. Il sera éternellement vrai qu'il y a un Dieu
et que ce Dieu peut intervenir dans son œuvre, que
des motifs se présentent capables de légitimer son
intervention ; et qu'enfin tout ceci s'accorde avec les
indices du dessein moral que nous relevons dans le
monde. Les miracles ne se présentent pas à nous
« comme des accidents sans lien et sans signification,
mais comme tenant leur place dans le vaste plan du
gouvernement divin, comme complétant un système
moral [déjà connu par ailleurs], comme reliant
l'homme à son créateur et comme prétendant lui
fournir les moyens de s'assurer le bonheur dans un
autre monde éternel »'.
111° Comment se ferait l'application
des principes posés aux cas concrets?
1° Les conditions hrquises pour L'ATTmBUTioN d'un
PRODIGB A Dieu. — D'après ce qui précède, ce ne sera
pas un phénomène extraordinaire quelconque qui
nous fera penser au surnaturel. Et tout ce que l'on
dit parfois sur le caractère « merveilleux » des dé-
couvertes scientifiques, sur leurs analogies avec le
miracle, est ici complètement hors de propos. Il n'y
a aucune apparence que les propriétés singulières du
radium soient dues à une intervention spéciale delà
divinité; et même les gens les moins instruits rai-
sonneraient mal s'ils prenaient pour des miracles le
phonographe ou le téléphone. En effet, ces phéno-
mènes sont d'abord constants, semblables à eux-
mêmes, et sans savoir les expliquer, on peut connaître
les conditions fixes de leur apparition ou même le
moyen de les obtenir. Devant eux, on est en présence
d'une loi, inconnue peut-être, mais régulière. De plus, \
rien dans leurs entours ne peut faire soupçonner
quelque intention religieuse ou morale, pour laquelle
Dieules aurait produits^.
Les seuls phénomènes extraordinaires qui puissent
être candidats au titre de miracle sont donc, en
premier lieu, des phénomènes d'exception; des évé-
nements rpii portent la marque de la liberté et qui
aient au moins l'apparence d'avoir pour origine les
intentions d'une volonté maîtresse de ses fins et de
ses moments. En outre, ceux-là seuls seront suscep-
til^les de s'encadrer dans le plan du gouvernement
de l'univers qui fourniront l'indice que Dieu se sert
d'eux comme truchement. Non seulement rien en
eux ne devra contredire la droite raison ou cl)oquer
le sens moral bien développé, mais encore ils ne
devront point être des phénomènes neutres et muets
qui, par la façon dont ils se produisent, ne disent rien
à l'àme préoccupée des problèmes religieux. Un
1, Newman : op. cit., p. 22.
2. Cf. ci-dessus col. 519. c et 52% »,
551
MIRACLE
552
commentaire sera requis pour qu'ils prennent leur
signification : commentaire explicite fourni, soit par
la prédication d'un thaumaturge, soit par la prière
des croyants; ou commentaire en action, donné par
les circonstances ambiantes, par l'atmosphère spiri-
tuelle où les faits éclosent. « Un seul caractère, écrit
M. l'abbé Bros, donne à ces faits, outre leur étran-
geté, une forme particulière : c'est que, soit avant,
soit après, soit pendant leur production, ils sont
liés à des phénomènes religieux; ces phénomènes
varient sans doute, c'est tantôt une prière, parfois
un ordre au nom de Dieu, ou bien un simple acte de
confiance en une puissance surnaturelle; mais ils
ont tous un point commun, et cela est assez frappant
pour être remarqué par un savant impartial; il y a
là les indices d'une causalité qu'il serait peut-être
facile de découvrir. »
Par tout ceci, l'on voit qu'un miracle divin n'est
pas un pur prodige, répai., mais un signe, uT./jtio-'.
Matthew Arnold prèle gratuitement des absurdités
à ses adversaires lorsqu'il résume ainsi leur opi-
nion : « Si je pouvais, de façon visible et indéniable,
changer la plume, avec laquelle j'écris ceci, en
essuie-plumes, non seulement ce que j'écris acquer-
rait un titre à être admis comme vérité absolue, mais
moi-même je me trouverais investi du droit d'atlirmer
— et d'être cru en affirmant — les propositions les
plus ouvertement opposées aux faits ordinaires et à
l'expérience. » C'est là déhgurer entièrement la
notion du miracle divin et la confondre avec celle de
la magie ou de la simple prestidigitation. Qu'un es-
camoteur nous fasse voir un tour de sa façon, qu'un
sorcier, s'il en existe, stupéfie ou épouvante ses
clients, cela ne donne ni à l'un ni à l'autre même l'ap-
parence d'être les porte-parole de la vérité infaillible.
11 reste à voir par quels moyens le prodige a été
accompli, si c'est par des trucs proportionnés au ré-
sultat obtenu, ou sans moyens naturels assignables;
et dans ce dernier cas, la question n'est pas encore
vidée. Il faut maintenant décider, d'après les carac-
tères du fait, de son milieu et de ses entours, par l'en-
seignement même dont il s'accompagne et qu'il est
censé autoriser', s'il est susceptible d'être pris pour
une œuvre divine. Tant que ce dernier point est en
suspens, le phénomène demeure à tout le moins
équivoque, énigmatique, suspect. C'est un hiérogly-
phe dont les spectateurs intrigués considèrent la
structure bizarre sans pouvoir le déchiffrer, une mis-
sive venue on ne sait d'où, tracée par on ne sait
quelle main.
■l' L'ATTRmUTION Ml':ME ; SES PROCÉDÉS ET SA VALEUR.
— Supposons maintenant un homme, muni de toutes
les certitudes philosophiques et de toutes les indica-
tions de fait que nous avons dites, et qui, rencon-
trant le merveilleux sur sa route, l'attribue à une
intervention extraordinaire de Dieu. Quel est ici le
procédé logique et psychologique employé? et que
A'aut-il ?
A) L'hypothèse est la suivante. Les faits qu'il s'agit
d'interpréter sont des événements réels, bien cons-
tatés, indiscutables, et que la science laisse sans
explication. Ils s'accomplissent en faveur d'une
1. Nous avons dit ailleurs comment ce dernier trait
pouvait entrer en ligne de compte sans cercle vicieux.
« On doit juger du prodige, non point directement par la
doctrine qu'il atteste ou qu'il expi'ime, mais de cette doc-
trine, et conséquemment, du prodige lui-même, par une
autre doctrint: indépendante... Pour apprécier le fait et
la doctrine attestée, je me sers de principes Tenus d'une
source ditTérente : avant de considérer l'un et l'autre,
j'avais déjà une conscience formée, certaines idées sur
l'honnêteté et la décence, certaines convictions philosophi-
ques ou religieuses. » Immanence^ p. 225.
certaine doctrine, qui prétend être une révélation : ils
l'annoncent ou la confirment. Ils se passent dans les
sanctuaires d'une certaine religion, à l'invocation
de son Dieu ou de ses saints, au commandement de
son fondateur ou de ses apùtres. Par ailleurs, la
façon dont s'opèrent les prodiges, les idées qu'ils
attestent, les circonstances qui les accompagnent ne
sont pas seulement irréprochables au point de vue
moral, mais encore de nature à élever les âmes vers
Dieu, à les ennoblir, à les pousser vers le bien. Si
quelque mystère est proposé, rien en lui de puéril,
ou qui ressemble à ces absurdités gratuites et sté-
riles, inventées à plaisir pour amuser ou scandaliser
la raison. De ses ténèbres émergent des apparitions
lumineuses, dont l'intelligence ne sait si elles sont
réelles ou non, mais où elle n'aperçoit du moins
aucune dilTormité évidente. Enfin la bienfaisante ef-
ficacité de la doctrine en question se trouve confir-
mée par son influence dans la société humaine...
Faut-il donc conclure que les prodiges opérés en sa
faveur sont divins? et que, par conséquent, elle n'est
pas une doctrine humaine, où de l'or pourrait être
emprisonné dans une gangue, mais la pure révéla-
tion de Dieu? Ne vaudrait-il pas mieux suspendre
son jugement, se dire qu'on se trouve devant l'inex-
plicable, devant des coïncidences, singulières à la
vérité, mais peut-être fortuites, amenées par le jeu
de causes naturelles inconnues ? Nous ne connais-
sons pas le tout de la nature, ses puissances et vir-
tualités cachées. L'inconnu est peut-être là. Qui sait?
L'avenir peut-être et les futures découvertes scienti-
fiques le démasqueront. Comment donc l'exclure lé-
gitimement? Nous voici rendus au point le plus
délicat et le plus difficile de l'interprétation des
faits.
Pourquoi préférer Dieu à l'inconnu ? Parce que
toutes les raisons posilires sont pour Dieu, tandis
qu'il n'y en a aucune en faveur de l'inconnu. J'ai par
devers moi une explication pleinement satisfaisante,
et qui répond exactement à toute la question posée.
Je connais une cause capable de produire le résul-
tat ; je la sais présente ; je la vois, tout à l'entour de
l'événement merveilleux, plier la matière à des fins
intelligentes et morales, analogues à celle que je
pressens ici; de plus, tous les indices recueillis me
rendent son action vraisemblable en l'occurrence.
Pourquoi lui donner l'exclusive et me réfugier dans
l'inconnu ? Celui-ci, en vertu de l'hypothèse même,
est un pur x dont j'ignore tout, l'existence, la pré-
sence, l'action, et qui ne se manifeste par aucun
indice ; sans cela, il ne serait plus l'inconnu. C'est
donc une simple possibilité abstraite et indétermi-
née, dénuée de probabilité positive, que je ferais
surgir uniquement pour éviter de conclure à Dieu.
Cette manière de raisonner ne serait employée en
aucun autre domaine. Toutes les fois que l'homme
ne connaît à un événement qu'une seule cause vrai-
semblable, il conclut que c'est elle qui agit et non
point un :r. Lorsque le savant a relevé les conditions
d'un phénomène, qu'il les sait présentes et qu'il les
suppose libres d'opérer, il prononce sans hésiter
qu'elles agissent et leur attribue le résultat. Et
jamais il ne lui viendra en pensée que quelque
cause inconnue s'est glissée à leur place pour mimer
leur façon d'agir.
Qu'on ne s'y trompe pas en effet : conclure à une
cause parce qu'elle est la seule vraisemblable, n'est
pas un « hapax » de raisonnement, un procédé qui
ne sert qu'en apologétique. Partout on raisonne de
même. Nulle part, — nous avons eu plus d'une occa-
sion de le rappeler, — on ne voit la cause produire
l'elfet. L'influx causal n'est pas objet d'expérience,
ni de science positive. De la liaison de deux faits on
553
MIRACLE
554
conclut leur rapport causal. Mais à qui liirait, par
exemple : le premier fait n'est qu'un antécédent sans
ellicacité, et c'est d'une cause occulte que vient l'ef-
fet, — il n'y aurait rien à répondre d'immédiatement
évident au point de vue de l'expérience et du raison-
nement scientilique. Et c'est pourquoi Voccasiona-
lisme I est si dilUcile à réfuter. On ne le réfute pas
sur le terrain des faits. 11 ne nie aucune évidence
d observation. On le réfute uniquement par un ap-
pel au principe de raison sutlisante, en tout sembla-
ble à celui dont on se sert dans le cas du miracle.
Par exemple, on dira que le cliarbon incandescent
approché du bois est la cause de la brûlure. Poui--
quoi ? parce que nous avons en lui une cause pro-
portionnée à l'elïet, capable de le produire, possé-
dant en elle l'analogue de ce qui apparaîtra dans le
résultat. Nul motif n'existe de chercher plus loin. 11
n'y a pas à penser, bien que, si l'on met de côté le
principe de raison suffisante, la chose soit théori-
quement possible, que quelque « malin génie »,
comme disait Descartes, substitue son action à celle
du feu et produit à sa place la brûlure. De même,
dans le cas du miracle, la seule cause vraisemblable
est Dieu. 11 n'y a pas à penser, bien que ce soit théo-
riquement possible, ablraction faite du principe de
raison suffisante, qu'une cause occvilte agit là où
Dieu semble agir, où il a toutes les raisons d'agir.
Et voilà pourquoi tombe à faux l'objection d'appa-
rent bon sens que l'on formule parfois contre le
recours à la causalité divine. L'action de n'importe
quelle cause naturelle, dit-on, est plus vraisemblable
qu'une action miraculeuse de Dieu. \n contraire,
répondrons-nous ; il y a des cas où cotte dernière, de
par toutes les considérations que nous avons rappe-
lées, est plus vraisemblable que n'importe quelle
autre, et même la seule vraisemblable.
De quelque façon que l'on retourne la difficulté
des causes inconnues, on n'y trouvera pas autre
chose à opposer au miracle qu'une pure possibilité
négative. Les faits passés auxquels on essaie de
l'appuyer, les prévisions de l'avenir vers lesquels on
la tend, n'j' ajoutent rien et n'en changent point la
nature. Pour épuiser le sujet, il reste à le rappeler
en quelques mots.
Des faits, censés jadis miraculeux, ont été expli-
qués scientiUquement. Donc conclut-on, tout ce qui
n'a pas aujourd'hui d'explication naturelle peut
demain en recevoir une. Pour que nos considérations
sur le plan divin et la vraisemblance antécédente du
miracle ne restent pas à l'état de pure théorie sans
application concrète, une condition est requise :
c'est qu'il y ait des faits naturellement inexpliques.
Or cette condition varie avec le développement
scientilique. La perfectibilité indélinie de la science
évoque devant nos jeux la perspective de la dispari-
tion progressive du miracle. Dès lors, notre conclu-
sion, appuyée sur un fondement qui se rétrécit et
qui menace de disparaître, devient elle-même bran-
lante. — Nous avons déjà rencontré ces idées et,
tout en réservant notre réponse de fond qui ne sau-
rait précéder l'examen des faits, nous avons observé
que la perfectibilité indélinie de la science était un
simple postulat, que rien n'appuie positivement -.
1 . On sait que cette doctrine de Malebranche dénie
toute efficacité réelle aux causes secondes.
2. Ci-dessus col. 527 et ■">28. Nous avons vu à cet en-
droit que les cas d'explications naturelles données à de
prétendus miraeles ont été relativement rares. Si l'on
meta part la catégorie des maladies nerveuses, simulant
des maladies organiques et guéries instantanément p«r
suggestion, ils se réduisent presque à rien. La masse du
merveilleux a plutôt été réduite par la critique historitiue
que par les explications naturalistes.
Rien ne nous assure que la science doive, un jour,
tout expliquer. Nous avons noté aussi, dans l'argu-
ment, un passage indu à la limite. Il est entendu
qu'une cause inconnue peut simuler le miracle, et
qu'on peut s'y tromper, et qu'on s'y est trompé. Seu-
lement il ne suit pas de là qu'on ail le droit de
soupçonner partout la présence de l'erreur. Nous
verrons bientôt avec quel degré de rigueur elle peut
être exclue'. Quoi qu'il en soit, si l'on raisonnait en
d'autres matières comme nos adversaires le font
dans la question du miracle, aucune certitude n'y
tiendrait. Parce que certains calculs se sont trouvés
faux, faut-il n'accepter aucun calcul qu'à titre provi-
soire ? Parce que certaines explications scientifiques
ont été reconnues inexactes, a-t-on le droit de se
méfier de tonte la science ? Est-il j90si<iremen< />;o-
hable, à cause de ces rectifications partielles, que
tout y est faux? et par exemple, que l'on découvrira
un jour que l'hydrogène et l'oxygène ne sont pas les
composants de l'eau, mais qu'elle provient d'un ter-
tium quid, resté jusqu'ici dans l'ombre? Sans doute
la matière du miracle, — matière religieuse, psycho-
logique, historique et métaphysique, — est infini-
ment plus délicate à manier que ces grosses évi-
dences scientifiques. Mais le bon de celles-ci est
précisément qu'elles font saillir brutalement la dif-
formité d'un procédé qui se dissimule ailleurs. Lais-
sons donc de côté ces soupçons généraux, qui ne sont
que des nuées. Il n'y a ici que des questions d'es-
pèces. Dans le problème du miracle, comme partout,
il arrive que l'on confonde une cause apparente avec
une cause réelle. Parfois aussi, comme partout, entre
deux causes vraisemblables au premier coup d'oeil,
un examen plus approfondi permettra de choisir.
Parfois enfin, comme partout, la question pourra
demeurer indécise. Voilà un terrain concret et so-
lide, où l'on peut se tenir et avancer. Mais dire :
« parce qu'on s'est trompé quelquefois, peut-être se
trompe-t-on toujours », c'est reprendre, à propos
d'un sujet spécial, le « Qui sait? » du scepticisme
universel ; c'est émettre une assertion en l'air et évo-
quer une possibilité sans fondement positif.
B) Quels sont les caractères et la qualité de la cer-
titude dont nous venons de décrire l'acquisition?
a. — Le minimum de la certitude. — En général,
elle implique au moins ceci. La nue possibilité
théorique et négative des causes inconnues ne
constitue pas un motif suffisant de douter. Le doute
reste possible, mais il ne saurait être fondé en rai-
son. La prudence permet, conseille l'assentiment.
Car l'inconnu est improbable; il n'est pas seule-
ment dépourvu de raison, il y a des raisons de
l'exclure. Dans les sujets neutres, que nous avons
rapprochés de celui du miracle, personne, à moins
d'une originalité d'esprit exceptionnelle, ne préfé-
rera la nue possibilité à une vraisemblance posi-
tive. La chose pourtant, là aussi, serait faisable.
Mais ce serait caprice évident, bizarrerie sans intérêt
et sans fruit. Au contraire, la question du miracle
a de tels tenants et aboutissants, elle commande de
façon si immédiate l'aménagement de notre vie mo-
rale, que le recul de l'esprit devant une conclusion
positive est ici concevable. On voit que la certitude
dont il s'agit n'est pas celle d'une démonstration
mathématique, où la vérité s'impose de toute né-
cessité, investissant l'esprit de toute part sans qu'il
trouve un coin d'ombre pour lui échapper. C'est
une certitude où la sagesse pratique, la volonté
droite, la prudence ont leur rôle à jouer.
b. — Le maximum de la certitude. — Souvent ce-
1. Cf. ci-dessous, B. Il y a des cas où elle est métaphy-
siquement impossible.
555
MIRACLE
556
pendant, il y am-a, dans l'atlirmalioii du miracle,
beaucoup plus que nous n'avons dit. Des cas se
présenteront où la nue possibilité de l'inconnu na-
turel n'existera même pas. On a beau insister sur
les virtualités secrètes de la nature physique ou
psychologique, et sur notre ignorance à leur égard :
il y a de ce coté des bornes qu'une intelligence
saine refusera obstinément de franchir. Nous ne
connaissons pas les limites positives des forces na-
turelles, mais nous en connaissons certaines limites
négali%'es. Nous ne savons pas bien jusqu'où elles
vont, nous croyons pouvoir allirmer qu'elles ne
vont point ici et là. En combinant de l'oxygène et
de l'hydrogène, on n'obtiendra y<imrtis du chlore;
en semant du blé, on n'obtiendra jamais des ro-
ses; et de même une parole humaine ne suffira /«-
mais par elle-même à calmer les tempêtes ou à
ressusciter les morts'. Contre cela, il n'y a pas de
possibilité, même négative, qui tienne, pas de
« peut-être », si en l'air qu'on le suppose, qui puisse
subsister. Si quelqu'un, en semant du blé, croit que
peut-être des rosiers vont sortir de ses graines ; si,
en combinant de l'oxygène et de l'hydrogène, il
croit que peut-être il obtiendra du chlore; ou s'il
pense que peut-être sa parole aura pouvoir sur les
morts et les tempêtes, c'est un anormal. Des expé-
riences en nombre inlini et inliniment variées, ins-
tituées dans toutes les circonstances imaginables
depuis que le monde est monde, nous assurent que
ces résultats sont purement impossibles pour la
nature laissée à elle-même. Si elle avait la vertu de les
produire, sans doute, une fois ou l'autre, dans celte
infinie différenciation des circonstances, elle les eût
produits. Mais c'est surtout dans certaines coïnci-
dences, évidemment amenées par une Volonté mai-
tresse des choses, que ces impossibilités apparaî-
tront, a En ouvrant la bouche d'vin poisson pris
dans le lac, il est possible que j'y trouve un di-
drachme; mais que Jésus, quand on demande à
Pierre si son maître ne payera pas, lui aussi, l'im-
pôt pour le temple, dise à Pierre : « Je pourrais ne
« pas payer; mais, pour ne pas les scandaliser, va à
« la mer, jette l'hameçon, prends le premier poisson
« qui montera, ouvre-lui la bouche et tu y trouveras
« un statère : prends-le et paye pour moi et pour
« toi », et que tout se passe comme il le dit, com-
ment se refuser à voir là un miracle? On peut nier
le fait, mais nul ne niera, dans les circonstances
ainsi données, le caractère transcendant du fait-. »
L'accumulation de coïncidences semblables Unit par
former un poids si lourd que, à supposer les faits
réels, il devient presque impossible d'y résister.
« Voilà un homme qui se donne comme l'envoyé de
Dieu et qui fait des miracles pour accréditer sa
mission... Cet homme est entouré d'ennemis qui
l'épient en toutes ses démarches, ils ont tout intérêt
à le montrer comme un imposteur, à démasquerses
faux miracles, et nous les voyons qui s'y essaient de
leur mieux. Or jamais ils ne l'ont surpris à feindre,
et eux-mêmes sont les premiers à reconnaître
qu'il a guéri, qu'il a ressuscité, qu'il a fait toutes sor-
tes de miracles... Et cet homme ne fait pas seule-
ment quelque prodige, de telle espèce déterminée,
dans telle et telle circonstance; mais il en fait des
centaines en tout genre, de toutes les façons : il dit
à la mer de se calmer, et elle se calme, à des morts
de se lever, et lisse lèvent; il multiplie les pains, il
change de l'eau en vin ; il maudit un arbre et
1. On se souvient de l'objection adressée par M. Loisy
à M. Le Roy : le pouvoir de l'esprit sur la matièi'c ne Ta
certainement pas jusqu'à la réanimation des cadavres.
2. J.-V. Bainvel : Nature et surnaturel^, p. 299.
l'arbre se dessèche; il dit : C'est moi, et les soldats
qui viennent le prendre tombent à la renverse; il
dit: Jetez vos filets de ce côté, et les filets sont tout
à coup remplis, après mille essais infructueux du-
rant toute une nuit ; il guérit toutes les maladies
d'un mot, ou par simple attouchement, de près, de
loin, tantôt exigeant la foi, tantôt opérant sans que
le malade se doute de rien, etc., etc... Je ne sais pas
tout ce qu'on peut attendre de la nature; mais je
sais bien qu'elle n'est pas ainsi à la disposition des
hommes; devant cette multitude de faits, cette va-
riété de circonstances, toutes les causes d'erreur
sont éliminées ; la transcendance du fait devient ma- >
nifeste'.ii Enfin si tout ce merveilleux se trouve
mis au service d'une révolution morale, la plus pro-
fonde et la plus bienfaisante qu'ail subie l'huma-
nité, l'intervention divine apparaît si évidente
qu'aucune échappatoire ne reste ouverte.
Malgré tout cependant, j'estime qu'un esprit, qui
a fermement pris parti contre le surnaturel, peut se
roidir encore contre ces évidences. Peut-être n'affir-
mera-t-il pas carrément qu'il possède une explication
satisfaisante dans les causes naturelles inconnues,
mais du moins il se refusera à conclure en aucun
sens. J'ai dit : à supposer que les faits soient réels.
Dans les cas dont nous parlons, c'est en effet à
propos de cette réalité que le doute sera plus aisé.
On échappera surtout au miracle en se rejetant sur
les difficultés critiques, sur l'authenticité et l'inter-
prétation des documents'-.
c. — La certitude en question est une certitude mo-
rale. Rôle de la volonté. — La certitude dont nous
parlons peut donc être appelée monde, au sens
qu'OUé-Laprune a donné à ce mot. C'est en ell'etune
certitude qui porte sur des questions religieuses et
morales, où le doute est toujours possible, où il peut
être suggéré comme écarté par les dispositions de la
volonté. Ce peut être, en beaucoup de cas, sinon en
tous, une certitude libre, ce qui ne veut pas dire une
certitude arbitraire ou mal fondée. Elle ne consiste
pas en effet à tordre son esprit pour le tourner vio-
lemment du c6té d'une hypothèse préférée; elle ne
fait pas voir réel, en vertu d'un décret subjectif, ce
qui ne l'est pas. Mais elle résulte d'une volonté
loyale et franche, qui n'a pas peur de la lumière, et
qui prend librement et méritoirement la position
qu'il faut pour bien voir. On ne voit pas ce que l'on
veut, mais on est libre de prendre la position où l'on
verra ce qui est. La nue possibilité de la cause natu-
relle inconnue est une chose trop vide et trop légère
pour que l'esprit s'y suspende; mais des apports
étrangers, préventions ou intérêts, peuvent l'étoffer
et la remplir. Pour déterminer l'esprit à embrasser
cette hypothèse, il faut chez lui la répugnance in-
vincible, le parti pris contre le surnaturel. Avec
cela, elle pourra suffire : sans cela, non.
Cette influence des dispositions morales est sur-
tout visible chez les esprits que j'appellerai critiques,
sans attacher aucun sens favorable ou péjoratif à ce
mot : je veux dire ceux qu'un motif quelconque, de
l'ordre intellectuel ou de l'ordre affectif, aura poussé
à la recherche curieuse des raisons de douter. D'au-
tres, — la plupart assurément parmi ceux qui ad-
mettent les certitudes antécédentes que nous avons
dites, — n'auront même pas l'idée du doute. La
possibilité abstraite des causes inconnues ne se
présentera même pas à eux, et c'est d'instinct, tout
naturellement, qu'ils adopteront l'hypothèse seule
appuyée de motifs suffisants, la seule cause positive
1. Ibid., p. 299 et 300.
2. Ces questions seront examinées dans la I!" Partie de
cet article.
MIRACLE
r>8
et satisfaisante qu'ils connaissent. Ceci n'implique
cependant pas que la volonté ne joue, en ce cas,
aucun rôle. Elle peut avoir des habitudes profondes,
des attitudes prises non sans mérite, une absence de
passions qui rende raison de ses démarches les plus
instinctives en apparence.
Tout cf ijui précode ne doit pas donner l'idée que
lacerlitude du miracle soit une certiludemalappuyée.
Ce serait en elTet une ijrossière méprise que de con-
fondre les dispositions du sujet avec les motifs de
ses jugements. Il ne faut pas croire qu'à une certi-
tude, où la volonté intervient, corresponde néces-
sairement un objet vacillant ou incertain. On sait
assez qu'en philosophie, par exemple, aussi bien
qu'en histoire, les thèses les mieux appuyées ne sont
pas à l'abri de contestations, dont l'origine est très
souvent la variété des tendances du sentiment. Et
il est superllu d'insister sur ce fait bien connu que
la claire vision de certaines vérités, nécessaires
pourtant, — telles que l'exislence de Dieu ou l'im-
mortalité de l'âme — requièrent, pour l'ordinaire au
moins, une jiréparalion morale. L Eglise catholique
enseigne aussi que la certitude de la foi est une cer-
titude libre et cependant la mieux fondée de toutes.
De même, le caractère moral de la certitude du mi-
racle n'ôle rien à sa solidité. Il sullit que les motifs
en soient bons et qu'ils s'imposent à une vue que
rien n'olTusque.
d- — Le lien du miracle et de la yérité qu'il atteste.
— Quelle est enfin la fermeté du lien qui rattache à
lacerlitude du miracle, celle de la vérité qu'il atteste?
Nous n'avons pas à nous demander si, une fois la
première acquise et tant qu'elle subsiste, la seconde
peut venir à manquer, à cause par exemple d'une
défaillance de la volonté. Ce serait aborder une ques-
tion qui n'olTre pas d'intérêt direct pour notre recher-
che actuelle. Mais nous devons dire que, si la
certitude du miracle disparait, la certitude de la
vérité qu'il atteste ne peut absolument pas subsister.
Que le fondement s'écroule, et ce qui est bâti des-
sus tombera du même coup. Or, comme la première
certitude dépend, ainsi que nous l'avons vu, de dis-
positions morales, la seconde en dépend donc aussi
et dans la même mesure.
Et par conséquent entin, ces dispositions de la
volonté doivent persévérer sous l'acceptation de la
vérité attestée, comme une condition indispensable.
— Mais, cela entendu, il importe, ici plus encore qu'ail-
leurs, de se souvenir de la distinction établie entre
les motifs de la créance et les dispositions du crojant.
Que celles-ci soient contingentes, cela n'empêchera
pas le fondement de la créance d'être métaphysique
et absolu. Dans le cas présent, il n'est autre que la
véracité divine. Dieu ne peut ni opérer des miracles,
ni permettre qu'il en soit opéré au profit du faux. Si
des faits certains, et tels que nous les avons décrits,
étaient présentés à l'homme, et si l'homme se trom-
pait en les jugeant comme nousavons dit, c'est Dieu
même qui l'induirait en erreur. En eiTet, dans l'es-
pèce, le miracle est mis en connexion expresse avec
la doctrine. Le thaumaturge, par exemple, s'y réfère
comme à la preuve de ce qu'il enseigne. Il dit à
ceux qui l'écoutent : « Pour vous prouver que je
viens de la part de Dieu, je vais faire marcher ce
paralytique. » Et le paralytique marche. D'autres
connexions du même genre sont fournies par les
circonstances où le miracle s'opère. Devant un tel
spectacle, partout et toujours, l'homme moyen,
qu'aucune passion ne préoccupe, dira : le doigt de
Dieu est là. Il le dira instinctivement, spontané-
ment, naturellement. D'autre part l'homme averti
de la dilhculté, l'esprit criti(iue arrivera aux mêmes
conclusions, si sa réllexion suit la marche tracée en
ce chapitre, conformément aux règles de la logique,
de la prudence et de la droiture morale. Il conclura
à écarter toute autre explication que l'explication
surnaturelle. Et néanmoins l'un et l'autre se trom-
peraient! Ils se tromperaient, non pas accidentelle-
ment, par suite d'une circonstance personnelle,
temporaire ou locale, d'une ignorance ou d'une dé-
pravation particulière, mais normalement, natu-
rellement, en suivant la droite pente de leur raison,
en faisant usage de toute leur intelligence, de toute
leur loyauté et de toute leur prudence. Ce serait
l'erreur forcée, invincible. Et cette erreur porte-
rait sur les plus importants problèmes : sur les
volontés de Dieu à l'égard de ses créatures, sur le
chemin du vrai et du bien en matière religieuse
et morale, sur le chemin du salut. Tout ceci parait
incroyable, s'il existe un Dieu juste et vcridique.
Ce Dieu ne peut permettre les événements qui
détermineraient une pareille erreur; il ne peut lais-
ser s'établir ces connexions intimes, expresses entre
une doctrine fausse et des prodiges indiscutables,
portant le cachet divin. Car elles amèneraient
infailliblement les conditions funestes et irrémédia-
bles dont nous parlons. Pour la même raison, Dieu
ne saurait permettre que des prodiges, apparents
ou réels, opérés au profit de l'erreur par un agent
quelconque, soient, en droit et par eux-mêmes,
indiscernables des miracles divins K L'impossibilité
devient plus criante à mesure que l'on prête à l'er-
reur une plus grande durée et une extension plus
large. Qu'une pareille duperie parvînt à s'accréditer
durant des siècles, auprès d'une portion notable de
l'humanité, ce serait le plus grand scandale qu'il
soit possible d'imaginer. Si donc Dieu s'intéresse au
sort moral de ses créatures, il se doit à lui-même de
détourner d'elles cette fatalité. Autrement elles
auraient le droit de reprendre, pour s'excuser et
Ijour l'accuser, le mot célèbre : Dumine si errur est,
te ipso decepti sumus!
N. B. — 1° "Les agents surnaturels inférieurs. —
Au-dessous de Dieu, on peut imaginer, comme au-
teurs des faits merveilleux, divers agents surnaturels
bons ou mauvais : esprits, démons, etc. Nous ne con-
naissons aucun argument a priori contre leur action
en notre monde.
Il est très facile de se moquer de la croyance aux
« esprits », et de plaisanter ceux qui l'admettent.
11 est très vrai que nombre de personnes s'y arrêtent
pour des motifs parfaitement ridicules. La question
actuelle n'est pas là. La raison fournit-elle, oui ou
non, des arguments qui démontrent l'inexistence
des êtres en question ou l'impossibilité de leur action
autour de nous? Non. La science positive présente-
t-elle des preuves expérimentales allant dans le
même sens? Des preuves contre des interventions
surnaturellesanaloguesàcellesdela liberté humaine,
discernables comme elles et ordinaires comme elles,
oui assurément. Les acteurs mystérieux dont nous
nous occupons ne sont pas à demeure sur la scène
du monde. Mais de preuves scientifiques, établissant
par avance l'impossibilité de leur apparition occa-
sionnelle, il n'y en a pas. Nous avons sullisamment
établi ce point en parlant de l'induction.
En revanche, nous ne voyons non plus rien de
décisif à alléguer en faveur de la possibilité ou de la
1. Dieu potirrait-il même laisser s'autoriser de la sorte
une doctrine dont le contenu st-rait vrai, mais cjui se pré-
tendrait faussement révélée } Je ne le pense pas, si l'attes-
tation portait précisément sur l'origine de la doctrine.
Car ce serait encore couvrir l'erreur et induire l'homme à
l'idoUUrie qui consiste à adorer comme divine une parole
h:im:iine.
559
MIRACLE
560
probabilité antécédente de ce surnaturel spécial. In-
dépendamment d'une révélation, qui a elle-même
besoin d'être prouvée, son existence ne peut être dé-
montrée que par des constatations de fait.
Nous nous bornerons à les attendre. La constata-
tion sera très difficile à faire, s'il s'agit d'êtres sur-
naturels opérant en qualité d'instruments de Dieu,
car comment discerner à coup sûr leur action de la
sienne? Heureusement, il importe peu, au point de
vue pratique, de distinguer un elfet provenant immé-
diatement de Dieu seul, d'une action conduite par
ses ordres. Au contraire, des agents préternaturels
mauvais, agissant pour des fins immorales, seront,
de ce chef, certainement reconnaissables. Si donc on
peut montrer, dans tel ou tel cas, qu'on se trouve en
présence d'une liberté perverse, difl'érente de la li-
berté humaine, la preuve expérimentale du surnatu-
rel non divin sera fournie. Pour le moment, nous
resterons à son égard dans l'ignorance : ignorance
sans parti pris, qui ne s'érige pas en attitude défini-
tive et irréformable, et qui se tient prête au con-
traire à recevoir des faits tous les enseignements
qu'ils peuvent contenir. Remarquons toutefois, ici
encor», que ces enseignements, — si intéressants et
utiles qu'ils soient, — n'auront pas une importance
capitale. L'intérêt est beaucoup moindre pour nous
de déterminer avec précision la cause positive, natu-
relle ou préternaturelle, d'un phénomène reconnu
non divin, que de savoir si Dieu s'est révélé à l'hu-
manité. Ce qui ne vient pas de Lui ne peut avoir,
sur l'orientation religieuse et morale de notre vie,
qu'une portée indirecte : et l'explication en peut être,
sans grand dommage, différée ou supprimée.
2°. hes cas sans explicaiion. — Il serait témé-
raire de prétendre qu'une enquête sur le merveilleux
donnera, poiir tous les cas, des explications pleine-
ment lumineuses et satisfaisantes. Nous devons nous
attendre à rencontrer des points obscurs, peut-être
des énigmes insolubles. Nous n'en serons ni étonnés,
ni troublés. Un reliquat inexpliqué ne déti'uit pas
les explications acquises. Un groupe de faits peut
avoir montré sa cause, alors que des voisins de-
meurent impénétrables. La science partielle est
valable et n'implique pas l'omniscience.
Telle est l'attitude philosophique que nous préco-
nisons pour l'étude du merveilleux. C'est la seule qui
ne risque de fermer aucune route devant le chercheur
de bonne foi. Elle lui permet d'emplo.\ er les princi-
pes de solution les plus nombreux et les plus variés,
tous ceux dont l'esprit humain s'est jamais avisé
dans la question présente. Erreur ou fiction, forces
naturelles connues ou inconnues, interventions de la
divinité ou même, — au cas où leur existence de-
viendrait certaine, — d'autres agents surnaturels :
rien n'est écarté a priori. Chacune de ces hypothèses
peut valoir à sa place : il ne faut permettre à au-
cune d'étoulfer les autres. C'est l'examen de cha(|ue
cas particulier qui fera voir laquelle convient dans
l'espèce. Et si aucune n'autorise de solution décisive,
il faudra savoir rester modestement dans le doute. La
critique détaillée que nous avons faite des positions
différentes a toujours eu la même issue : montrer
leur étroitesse et leur exclusivisme. Nous admettons
tout ce qu'elles admettent comme chefs d'expli-
cation,et encore autre chose. Il y a, dans la réalité, du
déterminisme et de la contingence, du naturel et
peut-être aussi du surnaturel. Ceux qui n'admettent
pas cette dernière possibilité ont une liberté d'appré-
ciation bien plus rétrécie que la nôtre. « Dans bien
des cas, qui peuvent, mais ne doivent pas nécessai-
rement s'expliquer par le surnaturel, nous avons le
droit de réserver notre jugement. Eux, ils ne l'ont
jamais .. Dès qu'ils se trouvent placés en face d'un
événement ou d'un récit merveilleux,... (7 fuiit qu'ils
tranchent par la négative, quels que soient les témoi-
gnages, l'état du texte, son origine, le sens obvie de
l'auteur et ses facultés d'informations. » (B. Allô.)
II' PARTIE. — LES ATTITUDES CRITIQUES
PRÉSUPPOSÉES A L'ÉTUDE DES FAITS
Ce n'est pas tout d'avoir déterminé l'esprit philo-
sophique dans lequel on abordera l'étude des faits.
Celle étude elle-même peut être conduite selon des
méthodes bien diverses; et il est bon, ici encore,
d'éclairer le terrain devant soi, afin de choisir sa
route en critique comme en philosophie. Car des
personnes qui seraient d'accord sur la métaphysique
pourraient néanmoins se disputer sur l'histoire; et
plusieurs, qui n'auraient rien à objecter contre les
possibilités dont nous avons parlé jusqu'ici, trouve-
ront au contraire les régions de l'expérience hérissées
de difficultés. Nous allons donc nous demander quelle
méthode il convient d'employer pour examiner les
faits d'apparence merveilleuse et se faire une opinion
sur eux.
Chapitre I. Les faits dont nous serions
nous-mêmes les témoins
Quelques brèves remarques suffiront ici, car les
difficultés naissent plutôt à propos de la critique
historique. Celles qui se présentent dès maintenant
se retrouveront, grandies et universalisées, sur ce
terrain-là.
En présence d'un fait d'apparence merveilleuse, le
témoin, selon ses idées et son humeur, peut se trou-
ver sollicité par des tendances opposées, qui l'empê-
cheront do bien voir ou d'interpréter correctement
ce qu'il aura vu. — H y a d'abord les tendances fa-
vorables au merveilleux. Crédulité, amour de l'extra-
ordinaire, exaltation religieuse, impressionnabilité
excessive rendant l'âme toute perméable aux conta-
gions mentales, hàle à conclure, désir de trouver
dans les faits des arguments apologétiques, etc. :
rien de tout cela n'est niable universellement, et
contre tout cela nous devons être en garde, aussi bien
chez nous-mêmes que chez les autres.
A l'opposite, se présentent les tendances défavora-
bles au merveilleux, les préjugés négatifs. Le scepti-
cisme empêche de regarder. L'individualisme reli-
gieux ou philo«^ophique se méfie de tout ce qui vient
du dehors. Une demi-bonne foi craint les grosses
questions religieuses liées à la constatation du mira-
cle. Le dédain de ce qui charme les simples, le respect
humain, la crainte de se disqualifier en prêtant
attention à l'extraordinaire, font que l'esprit se dé-
tourne, ou se contente d'explications quelconques.
Tout ceci est plus ou moins directement inspiré
par le sentiment ou la passion. Mais voici des ins-
tincts purement intellectuels. L'extraordinaire est
suspect au sens commun comme à l'esprit scientifique.
Il bouleverse leurs habitudes : habitudes inconscien-
tes ou réfléchies, mais toutes éprouvées par l'usage,
formées par lui, et démontrées excellentes pour
l'usage ordinaire de la vie. Plutôt que d'accepter un
fait étrange, on se figurera donc avoir mal vu ou
mal jugé, avoir été le jouet d'une illusion ou même
d'une hallucination. Or cette prudence confine au
parti pris. Se dire que l'on a mal jugé n'est ni tou-
jours raisonnable, ni même toujours possible. Il y a
des constatations si simples et si évidentes (une
plaie ouverte ou fermée, un os brisé et ressoudé), qu'il
n'y a pas moyen de s'y soustraire. II y a des juge-
ments si réfléchis et si mûris qu'il j- aurait de la
561
MIRACLE
562
versatilité à les remettre en question. L'iiypollicse de
l'hallucination, un peu humiliante mais si facile, ne
peut être employée sans motif spécial : autrement,
c'est la véracité même de nos facultés qui serait mise
en question, et le problème soulevé ressortirait à la
psychologie générale Si donc l'on n'a contre le mer-
veilleux aucun parti pris d'ordre universel, il est
clair que le recours à cette hypothèse ne sera légi-
timé que par des circonstances accidentelles concer-
nant le sujet, le milieu, etc.
Chapitre II. Les faits attestés
parle témoignage d'autrui.
La critique historique du merveilleux.
Section I. Règles générales
Tout le monde sait que des jugements psycholo-
giques et métaphysiques sont incorporés dans les
appréciations historiques. L'histoire pure n'existe
pas. De là les divergences qui se produisent parfois
entre historiens également bien informés. En ce qui
concerne la critique du merveilleux, un problème
surtout donne lieu à discussion : c'est celui du rôle
que doivent jouer, dans la matière, les notions phi-
losophiques de probable et d'improbable, de possi-
ble et d'impossible. Soit du côté des tenants du mi-
racle, soit du côté de ses adversaires, les opinions
sont loin d'être unanimes.
Première opinion : le miracle écarté au nom des no-
tions de possible et d'impossible, fournies par les
sciences expérimentales, quels que soient les témoi-
gnages qui l'attestent. — Quand « un fait obtenu par
conclusion historique », affirment MM. Langlois et
Seignobos, est <c en contradiction avec une loi scien-
tilique,... la solution du conilit est évidente » : c'est
l'histoire qui doit céder : le fait doit être écarté. —
Cette opinion radicale est inadmissible. Les sciences
d'observation se contentent de dire ce qui est, et ne
fournissent aucune donnée sur le possible et l'im-
possible : nous l'avons déuiontré à propos du déter-
minisme inductif. Les questions de possibilité doi-
vent donc être débattues à un autre tribunal que le
leur : celui de la philosophie. Et c'est ce qu'avouent,
avec une singulière inconscience, MM. Langlois et
Seignobos. Du reste, le « conflit » signalé est pure-
ment imaginaire. L'histoire qui enregistrerait un fait
merveilleux ne contredirait nullement les sciences.
Celles-ci nous donnent la « loi », c'est-à-dire la for-
mule de ce qui arrive communément. Un fait merveil-
leux isolé, une exception produite par l'interférence
d'une cause ordinairement absente, ne détruirait
pas cette loi. Et enlin il serait tout à fait déraison-
nable, même au point de vue scientifique, de poser
en règle générale qu'un fait n'est admissible qu'au-
tant qu'il est conforme aux faits antérieurement
connus. Ce serait supposer qu'il n'y aura jamais de
faits nouveaux, et mesurer l'extension de l'idée de
possible à celle de la science actuelle. L'application
de ce système a donné lieu aux résultats les plus
regrettables. Des faits munis d'excellentes attesta-
tions (aérolithes, stigmates, etc.) ont été jadis exclus
de l'histoire comme impossibles. MM. Langlois et
Seignobos, qui en conviennent, sont obligés d'avouer
que le uiotif de cette exclusion fut tout bonnement
l'ignorance.
Deuxième opinion : Le miracle écarté au nom des
notions de probable et d'improbable. — Une inexacti-
tude, innocente ou voulue, dans le témoignage hu-
1. Ci-dessus, col. 524 sq.
main, est toujours infiniment plus probable qu'une
exception surnaturelle aux lois de l'univers. Donc il
est sage, en toute occurrence, de s'arrêter plutôt à la
première explication qu'à la seconde. Entre deux
miracles, il faut choisir le moindre. Ainsi raisonnent
Hume et Stuarl Mill. Celte opinion est spécieuse,
parce qu'elle utilise des principes indiscutables dans
leur généralité : son seul tort est de les y laisser.
A prendre les événements en général, et dans
l'ensemble, il est sur que le miracle, excei)tion rare,
intervention surnaturelle reiiuérant de graves motifs,
est beaucoup moins vraisemblable a priori que l'er-
reur ou le mensonge, événements banaux. De ce
point de vue, on aura raison de s'attendre à trouver,
dans le domaine du merveilleux, plus de fables que
de léalilés. Mais ceci ne donne la solution d'aucun
cas particulier.
De même, on établit une excellente règle générale
de critique en disant que, parmi plusieurs explica-
tions possibles, on doit choisir la plus vraisemblable,
« le moindre miracle ». Mais après cela, il faut abor-
der les faits, un par un, et trouver cette « explica-
tion la plus vraisemblable » pour chacun d'eux.
Alors l'aspect de la question se mclaniorphose com-
plètement. Ce qui est le plus fréquent dans l'ensem-
ble, le plus probable par rapport à la totalité des
cas, n'est pas le plus i-raisemhlable pour chaque cas
en particulier . Ceci se vérifie dans tous lesdomaines,
dans les jilus éloignés de la critique du merveilleux.
Tout le monde sait que des phénomènes rares, sin-
guliers, anormaux, monstrueux, — par exemple
certaines perversions morales, — apparaissent,
après enquête, comme seuls vraisemblables en cer-
taines circonstances données On ne fait point dilli-
culté de les admettre, quand des attestations sérieu-
ses s'en portent garant. Pourtant, a priori et au
regard de l'ensemble, ils constituaient l'hypothèse
la moins vraisemblable. Le principe critique invoqué
laisse donc, s'il est seul, toutes les questions en sus-
pens. On y ajoute quelque chose, et beaucoup, quand
on pose subrepticement l'équivalence du « vraisem-
blable » et du « naturel » : ces mots-là ne sont nul-
lement synonymes, et c'est faire une grosse pétition
de principe que de les supposer tels.
Appliquons donc aux faits les règles formulées *.
Les espèces qui peuvent se présenter se réduisent à
deux.
i""" cas. — Une histoire merveilleuse se trouve
relatée dans un document. J'en examine la structure
interne. Je conclus que le surnaturel pourrait être
là ; des indices nombreux convergent dans ce sens.
Voici donc une probabilité qui se forme, une vrai-
semblance qui se concrétise autour de l'événement
rapporté. Vis-à-vis d'elle, il est vrai, j'en aperçois
une autre : celle de l'erreur ou du mensonge. A ce
moment de la recherche, ces explications res-
tent encore probables. Mais pourquoi seraient-elles
censées plus probables"} Du point de v\ie philoso-
phique que j'ai adopté'-, et après avoir constaté les
1. L'alleinative dont il est question doit étie envisagée
avec une précision rîgoui'euse. Il s'îigit de choisir entre
deux liypothèses considéi-ées comme possibles, et entre
elles seulement, arant d'afnlr pris parti sur la réalité du
fait matériel. En efïet : 1» le miracle est expressément
supposé possible, el c'est en quoi celte seconde opinion se
dislingue de In première; faute d'inchire la possiijililé du
miracle, l'alternative n'aurait plus de sens, un de ses ter-
mes se trouvant aboli. ::" l^es deux explications en pré-
sence sont exclusivement ; d'une part, le miracle, de l'autre,
î'errenr ou le menson^'e, — et non point, par exemple, la
cause naturelle inconnue. 3- L'appréciation des vraisem-
blances pï'écède le jugement d'existence : autrement elle
perdrait sa raison d'être.
2. Cf. ci-dessus, Partie I, chapitre IV, section 2.
563
MIRACLE
364
vraisemblances concrètes qui se dessinent duns le
récit, il m'est impossible d'accorder aucune faveur
préjudi- eielle à ces explications défavorables. Peut-
être même le caractère des événements raiiportés,
leurs connexions avec de hautes vérités et des faits
certains par ailleurs, leur beauté morale, leurs résul-
tats féconds diminuent-ils encore la probabilité
antécédente du mensonge ou de l'erreur. Mais en
définitive, tant que cette probabilité subsiste, la
parole reste aux documents. C'est eux, et eux seuls,
qui départageront les hypothèses en conflit.
Or il se rencontre, en histoire, des documents
irrécusables, qui permettent d'écarter, à coup sur,
la possibilité même de l'erreur et de la fravule. Je
suppose que ce soit ici le cas. Uès lors la question
est tranchée. Le fait est réel et c'est un miracle.
Comment éviter cette conclusion? Elle est amenée
par les principes mêmes de Hume et de .Stuart Mill.
Etant donné le caractère des témoignages produits,
la non-exislence du fait serait un vrai prodige moral,
« un plus grand miracle « que son existence ; car
que des témoins compétents, sincères et bien infor-
més attestent l'erreur, ce serait un phénomène pure-
ment inexplicable, disons même absurde et contra-
dictoire.
2' cas. — Poussons l'analyse du prol)lème jusqu'au
point où elle suscite un conflit. Voici des lonjonc-
tures plus délicates pour la critique que les précé-
dentes. J'ai aiTaire cette fois à des récits d'un mer-
veilleux étrange. A prendre en lui-même et isolément
le fait raconté, je n'y découvre aucune vraisemblance
positive en faveur du surnaturel divin. C'est une
merveille obscure, sans retentissements spirituels
considérables, sans grande ulilité apparente, accom-
plie au bénèlico d'un individu ou d'un groupe res-
treint, pour doni'.er satisfaction à quelque pauvre
désir, pour augmenter d'un rayon fugitif l'auréole de
quelque saint personnage. Sans doute Oieu est infi-
niment bon, très capable de condescendre à exaucer
les aspirations d une piété enfantine, et enlin ses
desseins peuvent nous échapper. Il reste pourtant
qu'a priori aucune raison positive n'apparaît pour
qu'il se soit manifesté ainsi, et là plutôt que dans
toute autre circonstance. Le contraire est plus pro-
bable. Par ailleurs, impossible d'accepter ici l'idée
d'un surnaturel inférieur, et par exemple diabolique :
le milieu moral, le caractère du thaumaturge, les
résultats du fait, le voisinage d'autres merveilles
authenliqucnient divines, etc., s'y opposent. Nulle
probabilité non plus en faveur d'une cause natui'elle
inconnue, intervenant là ad nittum pour ne plus
reparaître... Xon, la seule apparence fondée, c'est
celle d'une pieuse invention. Il y a probabilité anté-
cédente, vraisemblance très forte que nous sommes
dans la légende. Avant de consulter les témoignages,
nous nous sentons très légitimement inclinés à
admettre ici l'erreur ou la fraude.
Mais voici que les documents viennent donner à
ce diagnostic un éclatant démenti. C'est un coup de
théâtre. Appuyé par eux de la façon la plus nette,
le fait apparaît réel. Dépourvu de vraisemblance
antécédente, n'ayant en sa faveur qu'une simple pos-
sibilité, il s'impose. Il n'y a jias à biaiser avec
lui:
Le vroi peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
On ne décide pas de la réalité par une simple
balance de probabilités. Il faut qu'un élément réel
lui-même se manifeste, et que, comme un poids
irrésistible, il entraîne avec lui, dans la sphère des
certitudes, l'élément contesté. Ici, ce sont les témoi-
gnages qui jouent ce rôle. Le moindre atome de réa-
lité pèse plus, à lui seul, que toutes les vraisemblances
accumulées. — Mais dans l'hypothèse ainsi révolu-
tionnée, à qui attribuer le prodige? Impossible de
continuer maintenant à faire abstraction des vrai-
semblances. Un fait certifié vrai peut se passer d'être
vraisemblable. Mais une explication invraisemblable
ne serait pas une explication. L'infiuence causale qui
produit un événement ne se constate pas comme lui.
Le raisonnement va la chercher dans l'inconnu. Il la
détermine, en se fondant sur son caractère plausible.
Il la choisit entre plusieurs, soit à cause de sa pro- j
habilité supérieure, soit du moins parce que toutes
les autres apparaissent positivement improbables.
Or, dans le cas qui nous occupe, une seule cause n'a
pas été absolument- exclue. Nous avons noté, en
laveur de l'intervention divine, quelques proliabi-
lités fuyantes, ténues, contre-balancées par des pro-
babilités très fortes en faveur de l'invention du récit
(mais non en faveur d'une autre caicse, à supposer que
le fait fût réel). Du moment donc que l'invention est
exclue, l'inlcrvenlion divine reste seule admissible.
Elle devient vraisemhlabte a posteriori, par le chan-
gement considérable que la réalité du fait, maintonani
acquise, introduit dans les données du problème.
Par conséquent, si aucun indice nouveau ne vient
bouleverser l'état de la question, force nous sera de
conclure humblement que nous sommes ici en pré-
sence d'un miracle inattendu et pourtant réel.
Troisième opinion ; dans la critique du merveilleux,
on ne doit tenir aucun compte des notions de possible
on d'impossible, mais seulement de la valeur dts témoi-
gnages. — Plusieurs apologistes du christianisme
soutiennent cette opinion, qui a sa place exactement
aux antipodes de celles que nous venons d examiner.
Nous la jugeons exagérée. Nous estimons que la vrai-
semblance intrinsèque des faits est une donnée réelle
et nullement fantaisiste, sur laquelle la raison et la
réflexion ont prise, et que, par conséquent, elle doit
entrer en ligne de compte. Nous allons le montrer
en justifiant l'opinion suivante, que nous faisons
nôtre.
Quatrième opinion : les notions de possible ou d'im-
possible, de probable ou d'improbable doivent se com-
biner avec 1 estimation de la valeur des témoignages.
— Pourquoi ferions-nous, en faveur du miracle, une
exception à la méthode que nous suivons dans toutes
les autres matières ? Les faits proposés à notre accep-
tation portent toujours à nos yeux un double coeffi-
cient : celui delà valeur du témoignage qui les appuie,
et celui de leur possibilité ou probabilité intrin-
sèque. Et si l'un de ces coefTicients est faible, nous
exigeons que l'autre se renforce en proportion. Une
histoire banale, relatant des faits vulgaires, quoti-
diens, est admise sur un témoignage quelconque :
il n'y a pas d'apparence qu'elle ait été inventée. Il
n'en va pas de même d'une histoire très curieusc^très
piquante, très surprenante : nous demandons, pour
la croire, des garanties meilleures. Et enfin, il y a
des histoires si extravagantes que nous ne pouvons
absolument y ajouter foi. Ainsi parle le sens com-
mun. Le sens critique ne parle pas autrement. Les
historiens, les théoriciens de la méthode historique,
les croyants et les incroyants, le P. de Smedt aussi
bien que MM. Langlois et Seignobos, reconnaissent
à l'envi la valeur du critère interne. Dès lors, com-
ment s'y prendrait-on pour en démontrer l'illégiti-
mité dans un sujet spécial, tel que le merveilleux?
Ce que redoutent les apologistes, c'est que le mi-
racle, phénomène extraordinaire, ne résiste pas à
l'emploi de ce critère. Ces craintes sont tout à fait
gratuites. Les jugements de possibilité et de proba.-
bilité ont leur place et leur utilité dans l'étude des
documents relatifs au merveilleux, autant et plus
qu'ailleurs.
565
MIRACLE
566
a) Jugements de probabilité. — Nous venons d'en
montrer l'emploi, à propos de la deuxième opinion
examinée. Le miracle, considéré en général, est plus
invraisemblable i|ue u'iraporle quel phénomène na-
turel. Pour qu'il devienne admissible a priori, il faut
que des circonstances particulières spéciales, excep-
tionnelles à leur manière, corrigent cette invrai-
semblance en un cas particulier. Pour qu'il soit
admis, il faut des témoignages entourés de garan-
ties sévères, d'autant plus sévères que les vraisem-
blances concrètes seraient moindres. Ainsi l'enten-
dent tous les croyants éclairés, et les tribunaux de
canonisation discutent les miracles avec un luxe
de précautions dont ils se passent, quand il s'agit
J'i tablir d'autres traits importants de la vie des
saints.
b) Jugements de possibilité. — Ici, la question de-
vient beaucoup plus délicate. Un (ail absolument
impossible ne saurait jamais être admis. Tel est le
3as de ce qui est intrinsèquement contradictoire, de
3e à quoi on ne saurait assigner aucune cause capa-
ble de le produire, aucune tin capable de le justilier.
Que l'on admette Dieu, et les esprits, et les dénions,
jn n'est point pour cela fondé à leur attribuer n'im-
porte quoi. Ce ne serait pas logique. Car ces êtres
iurnaturels ont aussi leur « nature », qui leur intcr-
lit certaines actions ou manifestations. Par exemple,
'inepte et l'immoral sont hors du pouvoir de Dieu,
foiir juger que le merveilleux d'un conte de fées est
rréel, il n'y a pas à chercher sur quels témoignages
1 s'appuie :1e caractère intrinsèiyue des événements
iuffit .T les classer. II en est de même du merveilleux
ians frein et sans but, relaté dans certaines légendes
■eligieuses.
Souvenons-nous seulement que le critère dont nous
parlons ne saurait être manié avec trop de circons-
)eclion. Nous avons vu plus haut quelles sottises
ivaient été le résultat de son emploi passionné et
jrécipité I. Ne confondons pas l'inexpliqué avec le
Hintradictoire, une loi physique dont la nécessité
l'est pas absolue, avec une vérité mathématique ou
nétaphysique. Songeons que les conseils de Dieu
jeuvent nous dépasser et nous déconcerter. Ne pro-
ionçons donc le mot impossible que devant l'aLsur-
lité évidente.
Faut-il poser le cas extrême, où un conflit se des-
linerait entre le témoignage et la possibilité intrin-
ièque des faits? Les deux coellicients peuvent-ils être
le sens inverse et s'annuler mutuellement? Que ré-
ioudre, si une attestation excellente avait pour objet
ine évidente absurdité? Conflit beaucoup plus aigu
;l i)lus radical que celui dont nous avons parlé plus
laut, et qui naissait de la simple invraisemblance.
5n définitive, peut-il se produire? — Il est sûr
l'abord qu'un conflit de ce genre ne saurait apparte-
lir à la réalité. Les apparences seules seraient ici en
ause, car ce qui ne peut exister ne saurait être
îbservé et valablement attesté. Mais de plus, il
lemble bien difficile que ces apparences restent in-
lestructibles aux efl'orts d'un chercheur éclairé et
oyal. D'ordinaire, un examen plus approfondi et
)lus impartial des questions pliilosopliiques impli-
[uées dans le jugement de p(;ssibilité, une considé-
alion plus attentive des témoignages fera découvrir,
ci ou là, quelque faille. Quoi qu'il en soit, et jusqu'à
:e que le problème s'éclaircisse,le devoir du critique
:st certain : se garder du concordisme pressé et
lésireux d'aboutir à tout prix; ne supprimer aucun
les termes de l'énigme, etla laisser subsister entière,
lans y toucher.
1. Col. 561. Cf. plusieurs exemples dans V Introduction,
>. 270, note 2.
Sectioa II. Règles particulières aux diverses
espèces de critique
§ I. — Critique textuelle ; critique
de provenance; critique d'interprétation.
Nous serons brefs sur ces premières opérations de
la critique, non pas qu'elles n'offrent point de diffi-
cultés à l'égard du merveilleux, mais parce que ces
difficultés sont des difficullcs d'application, impo^- «
sibles à bien entendre sans des détails et des exem-
ples, dont la place n'est point en ce résumé.
1" La critique textuelle, qui consiste à établir la
teneur exacte d'un document, peut être influencée
par des préoccupations relatives au merveilleux :
telle lecture du texte l'y introduit, telle autre le sup-
prime.
a" A propos de la critique de pruvenance, qui re-
cherche l'origine du document, son auteur, ses sour-
ces, etc., il convient de rappeler deux lois de psy-
chologie générale, très importantes pour le sujet qui
nous occupe. — «) Les données historiques, non
encore fixées, sont sujettes à se transformer à pro-
portion du nombre des intermédiaires qui les trans-
mettent : celle transformation se fait surtout dans le
sens du grossissement et de l'embellissement. —
t)Plus les faits sont éloignés dans le temps ou dans
l'espace, plus cette déformation est facile; plus ils
sont proches, et moins il est à croire qu'elle ait pu
se produire. — D'oii les conséquences suivantes. Le
merveilleux, transmis de bouche en bijuche pendant
un temps notable, sera très légitimement suspect de
s'être embelli en chemin, et d'autant plus que le
chemin aura été plus long. Le merveilleux contenu
dans un écrit de date tardive sera également sujet à
caution, parce qu'il a eu le temps de se former par
l'eliet des lois précitées. Il en est autrement des
prodiges rapportés par un voisin et un contemporain
des faits. — Réciproquement, le merveilleux pourra
servir à dater un document. Très abondant dans un
écrit de date incertaine, il constituera une probabi-
lité défavorable à son antiquité.
3" La critique a'interprélatian a pour but de dé-
terminer le sens du document, ce que l'auteur a
voulu dire, ce qu'il entend nous faire croire. Elle
comprend tout un ensemble d'analyses délicates, où
interviennent également les comiiétences du philo-
logue ou de l'humaniste, et le flair du psychologue.
Les mêmes mots peuvent être pris au sens figuré ou
au sens propre. Parmi des propositions de forme
affirmative, les unes veulent énoncer une ferme vérité
historique, les autres ne sont là que pour l'expres-
sion, la description ou rornemenl. Tel auteur peut
avoir eu le dessein de composer, un apologue, une
allégorie, une narration symbolique, un roman
historique, une liction pieuse, et non une hisloire au
sens strict. Comment pénétrer ses intentions et dis-
tinguer la réalité qu'il entend notilier des artifices
littéraires dont il se sert ? Plusieurs indices peuvent
nous y aider. Citons par exemple : la nature des
événements relatés, le ton grave ou léger de l'écri-
vain, la technique de la composition, la manière d'agir
et la psychologie plus ou moins vraisemblables des
personnages mis en scène, le caractère plus ou moins
artistique du récit, l'emploi de lieux communs de
description, de clauses de style, de canevas employés
ailleurs, les liens plus ou moins lâches avec la réalité
concrète, la présence ou l'absence de détails per-
mettant de situer le fait dans le temps et dans
l'espace, etc. On voit combien tout cela est complexe
et comment un récit tissu de merveilles peut n'en-
fermer aucune attestation de leur réalité.
567
MIRACLE
568
§ II. — Critique du témoignage, ou critique
historique proprement dite.
Une fois connus la teneur, le sens exact, l'auteur
et la date d'un document, le moment est venu d'en
tirer parti au point de vue historique. Quelle est la
valeur du témoignage qu'il nous apporte ? Pour que
ce témoignage puisse être reçu, certaines conditions
sont requises, les unes relatives aux faits attestés,
les autres à la personne des témoins,
e i* Conditions relatives aux faits. — a. Suivant
que les faits sont d'ordre public ou privé, connais-
sables par perception ou par conjecture, accessibles
à tous ou à quelques-uns, d'un contrôle aisé ou difli-
cile, on les accueillera avec plus ou moins de précau-
tions. Des prodiges étales au grand jour seront
moins suspects que ceux qui se seront enveloppés
de mystère.
h. Le miracle, fait extraordinaire et qui peut se
produire quand on ne l'attend pas, n'est point, de
ce chef, comme l'a prétendu M. E. Le Roy, essentiel-
lement inobservable. En effet, un spectateur peut
voir et très bien voir un événement qui le prend à
l'improviste. La surprise n'a point que des effets fu-
nestes : elle excite puissamment l'attention, et il ar-
rive qu'elle aiguise les facultés d'observation au lieu
de les émousser. D'ailleurs, en certains lieux et au-
tour de certaines personnes, le miracle pullule. Ces
conjonctures, exceptionnelles à la vérité, maisdont il
se rencontre des cas à presque toutes les époques,
en favorisent singulièrement l'observation. — Le
miracle n'est pas non plus, comme le soutient encore
le même auteur, un phénomène essentiellement a fu-
gitif », quelque chose comme un insaisissable éclair.
Car, la plupart du temps, on peut observer à loisir
l'état des choses avant et après, par exemple lors-
qu'il s'agit d'un os brisé puis ressoudé, d'une plaie
suppurante puis cicatrisée, etc..
c. Pour être suffisamment contrôlé, est-il né-
cessaire ([ue le miracle se comporte comme un fait
de laboratoire, productible et réitérable à volonté,
dans les circonstances choisies par l'expérimenta-
teur? Voltaire et Renan ont exprimé ces exigences.
La '( commission de physiologistes, de physiciens,
de chimisles, etc. », imaginée par le second, est de-
meurée célèbre. D'autres protestent hautement qu'ils
ne croiront à rien, à moins que certains procédés de
contrôle, qui ne sont pas les seuls possibles, — par
exemple la radiographie, s'il s'agit d'une fracture, —
aient été employés.
Ces exigences sont déraisonnables. Pourquoi re-
quérir tels moyens d'observation, si d'autres suffi-
sent? Une fracture peut être constatée de la façon la
plus certaine, sans avoir étéradiographiée. — D'autre
part, il existe des certitudes d'observation pure, non
moins fermes que les certitudes d'expérimentation.
L'astronomie, qui est une science fort solide et fort
exacte, en contient un grand nombre, car les astres
ne descendent point dans les laboratoires pour se
laisser manier et gouverner par les hommes. Bien
plus, il y a dans la nature nombre de phénomènes
rares, singuliers, erratiques, que l'on est réduit à
enregistrer là, où, et quand ils se produisent. Ils
échappent non seulement à notre action, mais même
à nos prévisions. Matériaux excellents de la science
future, ils ne laissent point, pour le moment, deviner
leurs lois ; ils ne se réitèrent qu'à des intervalles
longs et irréguliers. Les rejettera-l-on pour cela ? On
le devrait, si on leur appliquait les mêmes exigences
qu'au miracle. Une scène historique ne se passe
qu'une fois : deraandera-t-on qu'elle se répèle à vo-
lonté pour y croire? Nous devons prendre les faits
tels qu'ils sont, avec les circonstances concrètes qui
les revêtent, et non leur imposer l'uniforme officiel
qu'ils devront endosser, sous peine de n'être pas
reçus. Nous n'avons pas à leur fournir un pro-
gramme, mais à nous conformer au leur. Cela seul
est scientiûque; et les exigences hautaines de séances
d'amphithéâtre et de commissions académiques,
imaginées par Voltaire ou Renan, le sont fort peu.
Selon une formule célèbre, l'esprit scientifique con-
siste dans la « soumission aux faits ». Puis, si c'est
vraiment un agent libre qui produit le merveilleux,
qui vous dit qu'il consentira à en passer par tous
vos caprices, qu'il trouvera bon, utile, convenable à
sa digiiitéet à ses tins, d'agir ou de s'abstenir d'agir,
précisément dans les conditions que vous aurez ima-
ginées ? Et si cet agent est un Dieu inlini, digne de
respects souverains, si c'est vraiment Celui dont on
dit qu'il résiste aux superbes et qu'il donne sa grâce
aux humbles, pensez-vous qu'une telle attitude le
décide à se manifester? Si vous avez, dans ce qui est
mis sous vos yeux, tout ce qu'il vous faut pour être
convaincu, à condition que vous consentiez à l'étu-
dier, pourquoi voulez-vous qu'on vous donne davan-
tage ?
2'' Conditions relatives aux personnes. — Toutes
les difficultés se résument ici en un certain nombre
d'exceptions que l'on oppose aux attestations du
merveilleux. Certaines catégories de personnes, qui
embrassent la majeure partie, sinon la totalité des
témoins possibles, sont exclues tout d'abord, comme
suspectes. Quelques généralités sur le manque de cri-
tique des anciens, sur le mensonge congénital à cer-
taines races, sur l'esprit passionné des croyants, sur
l'incompétence du vulgaire ou la trouble psychologie
des foules, etc., suffisent à établir une prévention
d'ensemble contre les témoignages favorables au
merveilleux. On s'en débarrasse ainsi à bon compte.
11 est absolument nécessaire d'y regarder d'un peu
.plus près.
A. — Les Mnciens. — L'idée d'une « permission
de mentir » sérieusement accordée aux auteurs dans
l'antiquité, est tout à fait fantaisiste : elle repose sur
une fausse interprétation de textes'. On n'est pas
plus près de l'exactitufle en prêtant aux « anciens »
indistinctement cette conception que l'histoire n'est
qu'une matière à développements littéraires ingé-
nieux. Il se trouve parmi eux des écrivains que la
vérité objective de ce qu'ils racontent intéresse in-
discutablement : Thucydide et Tacite par exemple. La
formule célèbre, si souvent citée, où se résument les
devoirs de conscience de l'historien : « ne quid falsi
audeat, ne tjuid veri non aiideal », est de Cicéron.
Ce qu'il faut concéder, c'est que des deux moments
du travail historique, recherche des documents et
composition, les anciens (certains anciens du moins,
car ce n'est même pas vrai de tous) ont surtout décrit
et i)eut-être apprécié le second. D'instinct, les plus
intelligents et les plus sincères d'entre eux accom-
plissaient un labeur critique. Mais il est évident
qu'ils n'en avaient point approfondi la méthode,
comme on l'a fait depuis trois ou quatre siècles. Ils
n'avaient point pris possession, de façon réfléchie
et analytique, des règles de cette science délicate et
compliquée, dont la théorie est toute récente. Ils n'en
estimaient peut-être pas comme il convient l'im-
portance et les difficultés. En revanche, le souci ar-
tistique était très développé chez eux. Cicéron nous
répète que l'histoire aliesoin d'être a ornée » : ce qui
ne veut pas dire qu'on doit embellir les faits, mais
qu'il faut les mettre en beau style. C'est une manière
de les orner sans les altérer. Du reste, le souci
1. Cf. Introduction, p. 320, note 3.
569
MIRACLE
570
liltéiaire n'a pas disparu chez les modernes. U ne
peut disparaître de l'Listoire, étant dans la nature
de l'a'uvre.
A l'égard des anciens, et des héritiers de leur ma-
nière aux époques postérieures, il est donc équitable
et prudent de ne procéder point par exclusives gé-
nérales. Parmi eux nous trouverons d'aimables con-
teurs, d'impudents faussaires et aussi de conscien-
cieux érudils. Il faut regarder chacun à part, pour
voir le degré de conliance qu'il mérite; il faut étudier
chaque ouvrage, en particulier, pour discerner dans
quelle mesure le souci de faire beau y a pu préva-
loir sur celui de faire vrai.
B. — 'Le Moyen âge. — a). — Au Moyen âge, les
mœurs littéraires n'étaient pas ce qu'elles sont au-
jourd'hui, et à ce point de vue, il ne faut point faire
difficulté d'avouer que nous sommes en progrès. Le
plagiat n'était pas alors considéré comme un vol.
On pillait sans scrupule les ouvrages d'aulrui, on en
tirait des descriptions, des raisonnements, des dis-
cours appropriés au but ([ue l'on se proposait. Des
miracles a clichés » ont passé ainsi d'une vie de saint
dans une autre. Une critique d'attribution rudiraen-
taire permettait au genre pseudépigraphe de fleurir
et de décevoir le candide lecteur. On voyait, par
exemple, circuler des récits hagiographiques qui, pour
acquérir autorité, se couvraient du nom des disci-
ples ou compagnons des saints. — Mais ces fraudes
naïves se laissent, la plupart du temps, aisément
reconnaître. Les procédés de truquage sont sim-
ples et gauches, et notre critique moderne ne trouve
pas là matière à des opérations bien compliquées.
D'ailleurs, et c'est ceci surtout qui importe, ces dé-
fauts ne discréditent pus le Moyen âge dans son en-
semble. Car, à côté des plagiats et des écrits pseudé-
jjigraphes, il existe, même dans la littérature
hagiographique de cette époque, des récits parfaite-
ment authentiques et originaux, (l'uvres de témoins
qui ont cru voir des merveilles et qui les racontent
avec une indiscutable sincérité.
b) Ce qui est plus grave, sinon au point de vue
moral, du moins au point de vue historicpie, c'est la
crédulité proverbiale de nos ancêtres et leur attrait
pour le merveilleux. Si vraiment les excès en ce
genre furent tels et surtout aussi universels qu'on le
prétend, c en est fait : tous les documents médiévaux
sur le miracle demeurent frappes de suspicion. —
Mais en y regardant mieux, on s'aperçoit que cette
dépréciation globale implique une généralisation et
un grossissement tout à fait illégitimes. L'enseigne-
ment de l'Eglise, généralement accepté au Moyen
âge, a toujours placé, dans la vie 'des saints, les
miracles au second plan. On sent l'influence de cet
esprit parmi les hagiographes de cette époque. Il
s'en trouve qui réservent leur attention et leur faveur
à la sainteté plutôt qu'aux prodiges On en rencontre
qui se bornent à décrire les vertus et l'activité exté-
rieure de leurs héros, sans leur mettre avi front l'au-
réole de thaumaturge. On entend des narrateurs de
miracles, des mirabdiarii, — qui doivent être appa-
remment les plus épris de merveilleux, — rabaisser
les miracles physiques au-dessous des merveilles
intérieures de la grâce. 11 y a plus. La tendance cri-
tique est un instinct trop profond de notre esprit,
pour qu'on puisse vraisemblablement s'attendre à le
voir subir nulle part une éclipse totale. L'homme
s'est toujours mélié de la parole de l'homme. Aussi
y a-t-il même au Moyen âge, même parmi les prêtres
et les moines, des gens qui ne se soucient aucu-
nement d'être dupes, des « destructeurs de légendes »,
des écrivains qui dévoilent le faux merveilleux, qui
1. Cf. Introduction, p. 340 à 3i6.
s'en indignent ou s'en gaussent '. Donc, encore ici.
il est prudent de ne se prononcer que sur les cas
individuels. Pour être indigne de créance, il ne suffit
pas qu'un auteur soit du Moyen âge.
C. — L'Orient. — Les mêmes remarques seraient
à répéter à propos de la psychologie de « l'oriental »,
dessinée par llenan. Insouciance complète à l'égard
de la vérité matérielle, incapacité d'adopter, à propos
des faits, un point de vue qui ne soit pas celui de
l'art, de l'intérêt ou de la passion : tels seraient les
traits de tout narrateur oriental. Il y aurait là comme
un défaut congénital à une race, une tare incurable.
Et ces généralités servent à étayer des conclusions
très particulières contre la Bible et les Evangiles.
— Cependant l'Orient, et spécialement cet Orient
dont parle Renan, n'a pas produit que des légendes.
Il y a, aussi bien parmi les écrits canoniques qu'en
dehors d'eux, des ouvrages qu'aucun critique, si
peu croyant qu'il soit, ne se permettrait de négliger.
Le juif Flavius Josêplie, malgré tout ce qu'on peut
lui reprocher, est un véritable historien. Les auteurs
des Livres des Rois ou du premier livre des Macchabées
sont des annalistes sérieux, qui prétendent nous
renseignerexactementsur les faits, et non des « aga-
distes » indifférents à la vérité et à l'erreur. Saint
Marc est le type du narrateur sans artifice, convaincu
et candide. Saint Luc est un écrivain consciencieux
et préoccupé de critique. Tout cela n'est pas niable.
On rencontre, en Orient comme ailleurs, des sources
historiques dignes de foi, et la preuve en est que,
sans croire aucunement au miracle, on y puise
largement et, avec confiance, pour écrire des Vies de
Jésus ou des Histoires du peuple d'Israël.
D. — Les non-professionnels . — Une culture spé-
ciale est-elle nécessaire pour constater le miracle?
Nous avons entendu Voltaire et Renan requérir, à
cette fin, la formation de commissions scientifiques.
Et de nos jours, des médecins incroyants, qui dis-
cutent les guérisons de Lourdes, récusent en bloc
tous les témoignages qui n'émanent pas de leurs
confrères. Ce procédé est évidemment très efficace
pour se débarrasser du miracle. Mais il n'a aucun
droit à prendre rang parmi ceux qu'inspire une cri-
tique impartiale. Pourquoi refuser toute valeur au
témoignage d'un homme de sens et d'esprit sains,
qui parle d'événements qui se sont étalés devant
lui '.'La formation médicale peut affiner l'observation,
diriger l'attention dans certaines directions impor-
tantes ; mais est ce à dire que tout échappe à qui-
conque ne l'a pas reçue? qu'un phénomène extérieur,
simple et frappant, une hémorrhagie, une suppura-
tion, etc., requière, pour être perçu, des connais-
sances scientifiques ? Le savant sera seul à même
d'interpréter, de façon complète, les phénomènes,
mais non pas de les constater. D'ailleurs, le dia-
gnostic des médecins repose pour moitié sur les
renseignements recueillis près du malade ou de son
entourage : ils avouent j)ar là même que les obser-
vations faites |)ar des profanes ont une valeur à
leurs yeux. L'un d'eux l'a dit, sous une forme hu-
moristique, à propos des controverses récentes : « Il
n'est pas besoin d'être tailleur pour voir qu'un habit
a des trous, n — Sans doute un phénomène extraor-
dinaire demande un contrôle plus rigoureux, mais
ceci ne veut pas dire qu'un spécialiste soit seul
capable, ni même toujours capable de l'exercer. De
même (|u'un médecin, en dépit de ses aptitudes, peut
être distrait, regarder superficiellement ou de
travers, et mal noter ce qu'il perçoit, de même un
profane peut mettre en œuvre un coup d'œil sagace
et une attention scrupuleuse. Il s'agit uniquement
de savoir si le phénomène a été vu et décrit tel
571
MIRACLE
572
qu'il était. Du moment que la preuve de ceci est
faite, la profession des témoins importe peu.
E. — Le* foutes : contagion menlate et haltti-
cinalions collectives. — L'infériorité critique des
foules peut être envisagée à deux points de vue
différents. On peut se plaindre que l'examen des
faits y soit difficile, parce que l'observateur s'y
trouve noyé, parce que les rumeurs y naissent, indé-
finies et vagues, susceptibles de grossir en circulant.
H n'y a là qu'un ensemble de phénomènes «orHiflHo-.
Ces inconvénients d'ailleurs ne sont ni universels ni
insurmontables. Certains événements sont assez
visibles pour qu'un nombre considérable de per-
sonnes puissent s'en assurer à la fois'; bien souvent
d'ailleurs, chacun peut les revoir à loisir et les véri-
fier en son particulier ; et même dans une foule, —
nous en avons tous fait l'expérience, — un homme
avisé n'est point fatalement entraîné par le courant
des nouvelles diffuses, dont l'origine lui échappe. La
multitude a d'ailleurs certaines supériorités sur les
témoins isoles. Si les individus qui la composent
demeurent dans leur état normal, ils constituent un
tribunal, où des juges nombreux, divers d'opinions
et de caractères, font des critiques indépendantes
qui se contrôlent l'une l'autre, où la publicité même
de l'épreuve est une garantie contre la fraude.
Mais la pathologie des foules nous ouvre un autre
point de vue. Elle nous signale l'éclosion dans les
multitudes de phénomènes anormaux. Dans les fou-
ies, la persuasion se produit sans motifs de raison,
sans moyens logiques; l'idée, l'image deviennent
hallucinatoires; la contagion mentale se propage.
La cause principale des hallucinations collcclives
est ce que l'on a appelé « l'attention expectanle. »
« L'attente, dit Renan, crée d'ordinaire son objet. »
Ces phénomènes morbides se produisent, d'après le
D' Gustave Le Bon, même dans les groupes restreints.
i< Dès que quelques individus sont réunis, ils
constituent une foule... La faculté d'observation et
l'esprit critique, possédés par chacun d'eux, s'éva-
nouissent aussitôt. »
Dans ces théories, il y a incontestablement une
par! de vérité. L'attention expectanle peut,e« des cir-
constances spéciales, produire l'hallucination. La
contagion mentale est un fait. Mais il ne faut pas
ériger l'anomalie en règle universelle. Il n'est pas
vrai que des personnes normales, par le seul fait
qu'elles font partie d'une foule, perdent leur don de
voir et de juger, pour devenir aveugles et hallucinées.
La personnalité ne s'abolit point dans ce milieu ; les
opinions divergentes y subsistent. L'allluence des
croyants dans les lieux où le miracle est censé s'opé-
rer ne suffit pas à en évincer les incroyants. C'est
ce que nous voyons de nos jours à Lourdes. Une
foule peut être divisée. Dans ces grandes nappes
humaines circulent souvent des courants de sens
contraire, aussi puissants les uns que les autres. Et
alors les atlirmations des croyants exaltes se heur-
tent à des oppositions fortes et à des contrôles dé-
pourvus d'indulgence. Il n'y a que Renan pour ris-
quer, d'une plume alerte, ce gros aphorisme que
« l'attente crée d'ordinaire son objet ». On voit bien
souvent à Lourdes, l'attente la plus passionnée, le
désir le plus impérieux du miracle, les supplications
les plus enllammées n'aboutir à rien. Les cas d'hal-
lucinationscolleclives des foules sont une exception.
Nous nous sommes tous mêlés plus d'une fois à des
foules, même enthousiastes, sans avoir rien constaté
de pareil. En somme, une foule est bien plus sou-
vent non-hallucinée qu'hallucinée.
Du reste, sous sa forme radicale, et telle que la
professe le Dr G. Le Bon, la théorie aboutit à des
conséquences vraiment absurdes, a II n'est pas
besoin, dit cet auteur, qu'une foule soit nombreuse »
pour être suspecte d'hallucination... Cela edmis, il
n'y a pas de témoignage historique qui puisse tenir.
On pourra tout nier en se référant à l'hallucination
collective. La concordance même des observations,
loin d'être une garantie, deviendra une raison de se
mélier.
F. — Les croyants. — 'Voici la classe la plus
importante des témoins récusés, celle en qui l'on a
cru découvrir le plus de vices rédhibitoires. La foi
religieuse, dit-on, donne à l'esprit le pli de la crédu-
lité ; elle l'habitue à s.'incliner devant l'irrationnel ;
elle tue en lui la faculté critique. D'autre part, elle
attaque la moralité de l'homme : elle donne naissance
à la passion religieuse, pour qui le juste et l'injuste
n'existent plus, mais seulement l'intérêt d'une cause
sacrée... Ainsi parlent Hume, Renan, et des milliers
d'autres. Il nous faut discuter à fond ce réquisitoire.
1° Pas de connexion constante entre la foi et l'erreur
ou la fraude.
a) Les faits d'erreur ou de fraude allégués à la
charge des croyants n'autorisent aucune conclusion
générale. Que ceux-ci aient compté dans leurs rangs
des naïfs et des dupes, aussi nombreux qu'on le
A'oudra, que l'intérêt de la religion ait parfois ins-
piré des supercheries, cela ne suffit à établir aucune
liaison constante entre les croyances religieuses et
ces misères. Pour avoir prouve que certains croyants
sont des témoins récusables, on n'a pas créé une
prévention d'ensemble contre tous les témoignages
des croyants.
0) Aussi bien, des faits non moins caractéristiques
peuvent être allégués en sens inverse. Ils sont même
si nombreux, et si évidents pour un esprit non pré-
venu, qu'on éprouve, à le faire, quelque embarras.
La chasse à l'erreur et à l'imposture a été menée
vigoureusement, par exemple, dans l'intérieur du
christianisme, du catholicisme. De robustes croyants,
qui n'étaient certes touchés d'aucun scepticisme à
l'endroit du miracle, s'y sont employés. Par exemple,
les jésuites belges, qui ont rendu célèbre le nom de
Bollandisles, se sont fait, depuis le dix-septième siè-
cle, bien des ennemis par leur impitoyable franchise
eu matière d'hagiographie. Les enquêtes épiscopales
ou poiitilicales sur les phénomènes merveilleux
aboutissent à en éliminer plus des deux tiers. La
suspicion de fourberie, que Hume et Renan essayent
de faire planer sur tous les croyants, pour atteindre,
en particulier, les chrétiens, est spécialement mal
l'ondée. Une alliance naturelle entre la foi chré-
tienne et la malhonnêteté serait une chose bien
étrange. Dans le christianisme, en effet, le mensonge
est un péché. Cela est écrit en vingt endroits de
l'Ancien et du Nouveau Testament. Et le service du
Dieu des chrétiens n'autorise point à mentir : Num-
quid indi^et Deiis mendacio i'estro?... En vérité, ne
serait-il pas psychologiquement invraisemblable
qu'un précepte aussi net s'obscurcit toujours,
comme par enchantement, chez les personnes qu'on
nous représente justement comme les plus zélées au
point de vue religieux? Quel incroyant, de bonne foi
lui-même, et de sang-froid, oserait affirmer qu'il en
est ainsi? Quel est celui qui ne connaît point, parmi
les chrétiens dont il est entouré, quelques âmes assez
haiil>-s pour être incapables de s'abaisser à la super-
cherie religieuse ? Le moins qu'on puisse dire, c'est
que la sincérité et l'honnêteté ne sont pas le privi-
lège des incrédules.
c) Bien plus, l'incrédulité peut, elle aussi, s'allier
avec les défauts dont on accuse la foi d'être la
source. Les incroyants ne sont pas tous des gens
573
MIRACLE
574
éclairés et sagaces, et le rationalisme « primaire »
invente pail'ois de bien plaisantes explications du
merveilleux. La passion antireligituse peut aveugler
l'esiiril et (aire gaucliir la volonté : el il n'est pas
sans exemple «[u'elleait inspiré des attaques déloya-
les et des accusations calomnieuses. Personne n'en
conclura (jue ces bassesses soient le fait, ni même la
tentation de tous les incrojants. Que l'on évite de
même de jjënéraliser, lorsqu'il s'agit des croyants.
d) Une conviction quelconque, vraie ou fausse,
positive ou négative, peut être l'occasion, dans l'es-
prit qui en est imbu, de fâcheux accidents. 11 est
porté à lui chercher, à temps et à contre-temps, des
justilications, à la défendre par des arguments de
rencontre, à se précipiter à l'aveugle vers toute
conclusion qui la conlirmerait. D'autre part, dans
l'emmêlement inextricable de nos puissances devoir
et d'aimer, il arrive parfois que l'àme mette quelque
déloyauté ou [)erlidie au service de ce qu'elle estime
être la vérité. Ces abus-là ne sont nulle part néces-
saires; ils se produisent partout, et, par conséquent,
ils ne donnent lieu à aucune prévention contre qui
que ce soit en particulier.
2° Rapport des croyances religieuses avec l'erreur
ou la fraude.
L'exception générale que l'on voulait opposer à
tout témoignage émané d'un croyant n'est donc pas
recevable : ce que nous avons dit suffit à le prouver.
Mais il nous faut étudier la question de façon posi-
tive, et voir quelles influences la croyance religieuse
peut exercer sur une attestation de miracle.
La croyance au merveilleux même qui fuit l'objet
du témoignage ne saurait créer de difficulté. Par elle
même et à elle seule, elle n'autorise ni le soupçon de
partialité ni celui de fourberie. En effet, le préjugé
est absent ici, puisque l'influence d'une croyance
antérieure est exclue de l'hypotlièse ; et il n'y a pas
non plus de fourberie, puisque, par hypothèse encore,
le témoin croit ce qu'il dit. Au surplus, en aucune
matière, on ne saurait exiger que des témoins ne se
fassent aucune idée du sens et de la portée de ce
qu'ils racontent. L'homme ne peut se réduire au rôle
d'un simple appareil enregistreur, et la paralysie de
ses fatuités d'interprétation n'est point requise pour
sauvegarder la fidélité de ses impressions et de ses
comptes-rendus.
Passons donc au cas qui peut donner lieu à discus-
sion et à doutes : celui où des criiyancefi antérieures
existent, capables d'innuenccr la constatation du
merveilleux et le témoignage qui en est rendu. —
— D'abord, est-il vrai que l'incroyance soit la posi-
tion critiquement préférable, et le refuge de l'im-
partialité ?
A. Valeurs critiques respectives de la croyance et
de tincrorance *.
Une crédibilité accidentelle s'attache à un témoi-
gnage contraire aux convictions de son auteur. Il
est évident qu'un fait merveilleux attesté, en sa
matérialité, par un incrédule, devient beaucoup plus
croyable. Il est non moins certain qu'un miracle,
rejeté par ceux dont il eût confirmé la foi, el qui se
trouvaient disposés à l'admettre en vertu de cette
foi même, ne possède plus grand crédit. A ce point
de vue tout extérieur, c'est tantôt l'incrédule et tan-
tôt le croyant qui possède, par occasion, l'autorité:
1. L'incroyance dont il s'agit n'est [tas le doute métho-
dique et provisoire, toujours prût îi se rendre aux preuves
de fait. C'est l'attitude négative arrêtée, qui tient pour
certain qu'il n'y a pas de merveilleux réel el (pi'il nejteut
y en avoir. — La croyance est prise ici simplement pour
l'acceptation du merveilleux ou de quelque autre donnée
qui conduit à cette acceptation.
les avantages sont inverses et s'équivalent. Sur ce
point, aucune contestation n'existe.
Mais nous avons à comparer deux attitudes intel-
lectuelles, considérées en elles-mêmes, au point de
vue de l'autorité qu'elles confèrent, naturellement et
en général, à ceux qui les ont prises. C'est ainsi
que l'objection les met en contraste. Sans juger
l'objet de la croyance, sans apjirécier les motifs de
l'incrédulité, on les oppose lune à l'autre, au point
de vue des avantages qu'elles offrent pour une en(iuêle
sur le merveilleux. Et l'on affirme que le croyant,
par le seul fait qu'il est croyant et quelle que soit sa
croyance, se trouve dans un étal d'infériorité. C'est
ce que nous allons discuter.
Aucun lien perpétuel, aucune nécessité n'attache
la foi à la partialité ou à la sottise, l'incroyance
à la rectitude du jugement et de la volonté; toute
idée, toute conviction peut contracter, dans les âmes
diverses, des alliances utiles ou funestes, qui n'en-
tament point sa valeur propre. Cela est entendu '.
Il reste cependant que la croyance antécédente au
miracle incline naturellement l'esprit dans un cer-
tain sens, qu'elle facilite l'acceptation d'un mer-
veilleux nouveau. En effet, dans l'esprit du croyant,
la question du merveilleux n'est plus intacte. Elle
est résolue en principe : pour lui, le miracle est
possible et il y a des miracles. Dès lors, qu'il y en
ail un de plus ou de moins, ceci ne soulève aucune
difficulté spéciale, aucun ]iroblènie d'espèce dis-
tincte. De même, il est clair qu'un intérêt existe
pour le croyant à voir sa croyance justifiée par des
preuves nouvelles, qu'il aime à la voir partagée.
Et ceci peut donner lieu à la partialité, à l'usage de
moyens quelconques de jiersuasion. — En vérité,
tout cela est indéniable, mais l'incrédulité offre
précisément des inconvénients identiques. Elle
aussi forme un préjugé. Supposons l'incrédule appli-
qué, avec son voisin croyant, à une enquête sur le
merveilleux. Ni l'un ni l'autre n'est indilférent à
l'issue de cette recherche. Chacun souhaite naturel-
lement qu'elle aboutisse à justifier ses convictions, à
les mettre en un jour meilleur aux yeux de tous. Si
donc on pos e en principe que, pour bien apercevoir
les faits et les attester avec sincérité, il faut n'y
avoir aucun intérêt, croyants et incrojants seront
des témoins également suspects.
D'autre part, celui qui croit au merveilleux a sur
l'incrédule des avantages marqués. D'abord pour la
question préalable de la possibilité du miracle,
c'est lui qui tient la position correcte. S'il est possi-
ble que le merveilleux se réalise, — comme nous
l'avons démontré, — il faut être prêt à le recon-
naître, le cas échéant. L'incroyant n'a pas cette dis-
position indispensable que le croyant possède. Bien
plus, l'incroyant a établi sa position intellectuelle
sur une erreur de principe. Or, une erreur de ce
genre est, directement et par elle-même, une source
d'erreurs ; un principe vrai est au contraire un ins-
trument de recherche exact et ce n'est que par acci-
dent qu'on en peut mal user. Allons plus loin : en
vertu de son présupposé même, l'impartialité sera,
— toutes choses égales d'ailleurs, — plus facile au
croyant. 11 a, en effet, autour de lui, plus d'espace
libre où se mouvoir. Ses enquêtes sur le merveilleux
peuvent avoir plus d'une issue. Leurs résultats
peuvent être positifs ou négatifs, favorables ou défa-
vorables. Il n'est pas obligé de conclure, dans tous
les cas, au miracle. Rien ne s'oppose à ce qu'il
admette, en grand nombre, des faits de supercherie,
d'illusion, ou des faits inexpliqués. Pour l'incroyant
au contraire, la route est rigoureusement jalonnée
I. Cf. col. précédente.
575
MIRACLE
576
et le point d'ai-rivée marqué d'avance. Pour lui, il
faut absolument que tout soit erreur ou illusion. Il
ne peut admettre le moindre cas de merveilleux réel,
car une seule exception constatée ferait crouler sa
thèse '. Enfin, outre que le cro3'ant apporte une
curiosité plus jiiguisée et plus sympathique, un
goût plus vif à l'étude f'es faits censés merveilleux,
il a le plus grand intérêt à savoir si Dieu intervient
vraiment, à ne pas confondre les intluences divines
avec les autres. Ce sont là d excellentes dispositions
critiques. Sans doute, elles peuvent être accidentel-
lement entravées ou recouvertes par d'autres. Il
reste qu'elles sont naturelles au croyant en vertu de
sa croyance même.
B. Valeurs critiques respectives des dii'erses
croyances. — Tout ceci pourtant n'épuise pas la
question. Impossible d'en atteindre le fond en conti-
nuant de faire abstraction de la qualité des croyances,
de leur vérité et de leur fausseté. Nous avons vu ce
qu'implique toute croyance, ce qu'elle vaut par rap-
port à l'incroyance, par le seul fait qu'elle est une
croyance. Mais ce fonds commun peut s'améliorer
ou s'altérer selon la façon dont il est employé. Il est
temps de distinguer les diverses espèces de croyance,
de formuler les règles que la critique doit suivre à
l'égard de chacune d'elles et de ses tenants.
a) Croyance mal fondée. — Le critique pevit être
certain de la fausseté, de l'absurdité des croyances
antécédentes du témoin qu'il examine. 11 est obligé
de faire entrer en ligne décompte l'inllueuce funeste
qu'elles peuvent exercer sur lui. Des contes ineptes,
des mythologies bizarres, des léjjendes où pullule
un merveilleux sans frein et sans règle, faussent
l'egprit, dépravent en lui le sens du possible et du
vraisemblable. Cei-laiiies pratiques de sorcellerie ou
de théurgie, la terreur ou l'avidité du surnaturel
enfièvrent l'âme, l'empêchent de bien voir, l'alïolent
et parfois l'hébètent. Kn outre, les absurdités dogma-
tiques peuvent avoir des contre-coups pratiques. Il y
a des légendes à la fois merveilleuses et immorales,
pleines d'exemples et d'incitations perverses. Et si,
comme il arrive en certains milieux troubles, tout
cela s'associe avec le charlatanisme, les jongleries
ou pire encore, il est superflu d'insister sur les
réserves qu'appelleront les « témoignages » qui sor-
tiront de là. — Sans aller jusqu'à ces extrêmes, tout
cas résolu à faux crée un précédent fâcheux pour la
solution de cas semblables. Il peut se faire aussi, vu
l'importance religieuse de la question du miracle,
qu'une erreur de croyance en cette matière ait de
funestes répercussions morales. Seul, l'examen des
circonstances concrètes révélera ce qu'il en est Eniin,
la façon dont l'erreur se sera introduite pourra éga-
lement manifester, chez l'individu, des tares de légè-
reté, de passion aveugle, etc., qui créeront contre
lui une légitime prévention.
Il est clair que, dans tous ces cas, les avantages
possédés par la croyance sur l'incrédulité seront
contrebalancés par des inconvénients plus ou moins
notables C'est une erreur qui s'opposera à une erreur
inverse, chacune ayant partiellement raison contre
l'autre. Il est diflicile de décider dans l'abstrait
laquelle vaudra le moins. Le caractère, la mentalité
des individus, la nuance des erreurs particulières
professées seront ici des éléments indispensables
d'appréciation.
h) Croyance vraie. — Nous avons reconnu la pos-
sibilité du merveilleux. Cela nous oblige à envisager
l'hypothèse où il se réaliserait quelque part, où un
témoin aurait de bonnes raisons d'y croire.
Si cela se trouvait établi, il est évident que le
Cf. Liv. 1. Conclusion, cul. 559, 5(10.
témoin en question ne serait nullement disqualifié
par sa croyance, et que ses témoignages subséquents
garderaient toute leur valeur. Bien plus, sachant
qu'il est dans le vrai sur un point connexe à ceux
qu'il s'agirait d'élucider, nous devrions plutôt avoir
une estime spéciale de son jugement. La vérité est
une semence de vérité. Celui qui la possède, entré
plus avant dans le réel, est mieux placé pour le voir.
Elle est aussi une semence de justice. Une saine
appréciation des choses divines et humaines est le
fondement d'une pratique droite. Ceux-là seraient
donc, — toutes choses égales d'ailleurs, — les plus
dignes de confiance, dont les idées religieuses seraient
les plus justes El si des interventions surnaturelles
authentiques avaient sanctionné une règle de con-
duite, ceux qui s'en inspireraient auraient par là des
chances d'élre les plus intègres. Car une morale
confirmée par l'autorité divine serait évidemment la
meilleure. Elle serait aussi le frein le plus efficace
contre la déloyauté. Nulle part une alliance de la
religion et de la fraude ne serait moins probable
que là où une telle morale serait reconnue.
Mais, dira-t-on peut-être, chez le croyant, cette
tendance dont nous avons parlé et qui incline natu-
rellement l'homme à la partialité pour l'objet de ses
C(mvictions, n'est pas abolie. Evidemment. Le croyant
n'a pas contre elle cette tlél'ense sans pareille (jui est
l'incrédulité même. On ne peut pas raisonnablement
lui demander de sortir de la condition commune à
tous ceux qui professent une opinion arrêtée sur
quoi que ce soit. Mais en tout cas, ceci n'est pour
lui qu'une tentation, c'est-à-dire un mal purement
possible, et qui peut rester tel. Tandis (jue les avan-
tages signalés plus haut sont des avantages réels et
actuellement ellicaces. En vérité il serait étrange
que le fait d'être dans le vrai spéculatif et moral
créât une prévention contre qui que ce fût; que
la vérité acquise fût considérée comme un danger
d'erreur!
c) Croyance de valeur problématique. — Mais
bien souvent, il sera ditllcile de juger préalablement
la valeur objective des croyances du témoin. Il ne
restera alors qu'à l'apprécier lui-même. Est-il grave
et droit, simple ou habile, d'imagination fruste ou
féconde ? S'est-il trouvé en posture de bien observer
le fait dont il témoigne? A-t-il eu les moyens de
tromper, à supposer qu'il l'ait voulu ? Les réponses
à ces questions rendront le plus souvent inutile toute
autre inquisition.
En elfet, tout en ayant des croyances erronées,
le témoin peut avoir bien regardé et parler sincère-
ment. Si nous avons la preuve de ceci, le reste
importe peu. Du moment qu'il s'est trouvé dans
l'impossibilité de dire faux, il n'y a plus à s'occuper
de toutes les causes antécédentes qui auraient pul'y
porter.
A supposer donc que le témoin ajoute foi à un
merveilleux que nous sommes incapables de con-
trôler, que nous estimons irréel ou même déraison-
nable, nous pourrons cependant, en certaines cir-
constances, faire cas de sa déposition.
Parfois, la croyance au merveilleux renforce à
peine l'idée de la possibilité du miracle, laquelle est,
ne l'oublions pas, une idée juste. On croit d'une
croyance habituelle, impersonnelle, d'une opinion
générale et vague, qu'il y a parfois des miracles,
qu'il y en a eu jadis. 11 s'agit d'événements anciens,
dont les couleurs et le relief sont atténués par la
distance, elfacés par l'usage que l'enseignement reli-
gieux en a fait. On serait bien étonné de rencontrer
leurs pareils dans la réalité vivante. Cela n ajoute
en vérité que bien peu de chose à la simple et nue
conception du miracle possible.
577
MITHRA (LA RELIGION DE)
578
Parfois aussi, l'interprétation surnaturelle où se
reflètent les croyances d'un auteur, est une interpré-
tation purement explicative, logiquement et chro-
nologiquement postérieure aux faits : elle laisse
donc intactes les données de l'observation. Et quand
bien même on la jugerait erronée, on pourrait être
amené à conserver la matière solide, qu'elle enve-
loppe légèrement sans la déformer.
Parfois entin des croyances, même fausses, même
absurdes, laisseront parfaitement intactes les facul-
tés d'observation. Des personnes qui croient ai oir
vu la nuit, quelque fantôme, ne seront pas pour cela
Incapables de constater, en plein jour, qu'une jambe
cassée est remise. D'autres, qui accueillent trop faci-
lement les rumeurs qui circulent dans une foule,
sauront pourtant dire avec précision ce qu'elles ont
personnellement vu. Certes, il y a des faits de pé-
nombre et de brume, des phénomènes fugitifs et
imprécis qu'une opinion préconçue pourra déformer.
Mais « il y a des faits si gros qu'il est dillicile de les
voir de travers « : ils s'imposent lourdement, et leur
poids étouffe, pour ainsi dire, dans l'esprit, la
faculté d'interprétation. Donc on pourra parfois
affirmer que la croyance antérieure a dû être sans
influence sur l'observation.
En tout cas, le fait de ne pouvoir contrôler les
opinions d'un témoin sur le merveilleux n'autorise
pas à rejeter, sans plus ample informe, toutes les
attestations qu'il en fournit. Car, d'abord, ces opi-
nions ne sont pas évidemment absurdes, puisque,
par hypothèse, on ne sait à quoi s'en tenir sur elles.
En outre, bien que créant, comme nous l'avons dit,
un précédent, elles ne possèdent pas une influence
déterminante sur l'appréciation des cas nouveaux.
Nul chemin logique, nulle impulsion irrésistible ne
mène du miracle admis ici et là, au miracle admis
partout. .Sans doute, le sophisme qui consiste à
conclure, d'un cas particulier, à un ou plusieurs
autres cas, est possible, mais il n'est pas fatal,
même chez les simples. Et il faut avoir quelque rai-
son pour supposer qu'il a clé commis.
La qualité problématique d'une croyance anté-
rieure ne saurait non plus sufhre à disqualifier un
témoin au point de vue moral. En effet, sans connaî-
tre ce qu'elle vaut, on pourra souvent apprécier le
caractère plus ou moins direct, plus ou moins actif,
plus ou moins étendu de ses influences pratiques.
Toute erreur n'infecte pas nécessairement toutes les
démarches. Et il y en a beaucoup d'où l'on ne pourra
faire sortir, avec tant soit peu de vraisemblance,
aucune incitation positive à la déloyauté.
CONCLUSION
Tels sont les principes généraux qui gouvernent
la question du miracle. Leur complexité se résume
dans la proposition apologétique que nous avions
entrepris de démontrer : il peut y avoir du merveil-
leux divin et il existe des moyens surs de le discerner.
Ils n'en sont, à vrai dire, que le déploiement com-
plet. Ils font voir que cette proposition s'appuie, en
chacun des points qui la constituent, sur des motifs
que l'intelligence peut contrôler, sur des arguments
de philosophie naturelle ou de critique historique.
C'est sur eux qu'un incroyant qui aborde la question
du merveilleux, doit, ce nous semble, d'abord
prendre parti. Et si nous ne nous trompons, ils sont
capables de l'amener à distribuer cette vaste matière
comme les chrétiens catholiques..., et peut être en-
suite, moyennant la grâce divine, à conclure comme
eux.
Bibliographie. — On trouvera une bonne bibliogra-
phie sur la question du miracle à la lin du cLapi-
Torne III.
tre m de l'article JÉsus-CanisT, col. 1 4 1 1 et 1 4 1 2. Je
ne vois rien d'important à y ajouter.
Joseph DF ToNQUÉDEC.
MITHRA (LA RELIGION DE). — I. Uencimlve
avec le christianisme. — II. Le culte de Mithra. —
III. Les doctrines. — IV. Morale mithricKjue. —
V. Conclusions. — Biblioifraphie.
I. Rencontre avec le christianisme. — Au mo-
ment où le christianisme commençait à rayonner sur
le monde antique, une religion orientale, issue du
mazdéisme persan, prenait position sur divers points
Je l'empire romain et poursuivait ses conquêtes dans
les milieux populaires. Après avoir ligure au second
rang dans le panthéon iranien, Mithra était devenu
l'objet d'un culte autonome, qui, sous les rois Aché-
ménides, évolua au contact de l'astrologie chal-
déenne,puis,àrépoque hellénistique, subit l'inlluence
des autres cultes répandus dans l'Asie Mineure. Sa
haute fortune est attestée par la fréquence du nom
de Mithradate et autres semblables noms théophores
dans l'onomastique d'Arménie, de Cappadoce, de
Pont, de Comniagène. Parallèlement à ce mouvement
religieux, se poursuivait en Orient le mouvement
zoroastrique, destiné à trouver sa dernière expres-
sion, après le début de l'ère chrétienne, dans le re-
cueil des livres avestiques, où revit pour nous quel-
que chose de la physionomie primitive de Mithra. (Sur
ce mouvement religieux et sur le recueil avestique,
voir ci-dessus l'article Iran [Religion de l']). Mais
c'est en Occident qu'il nous faut chercher l'image au-
thentique du Mithra gréco-romain. Plutarque (/'om-
pée, xxiv) rattache au souvenir des pirates ciliciens,
capturés et vendus comme esclaves par Pompée,
l'introduction de Mithra en Italie ; toutefois il faut
attendre ensuite plus d'un siècle pour retrouver sa
trace certaine : les légions romaines, recrutées jiour
une grande part dans les provinces d'Asie, ont porté
son culte sur toutes les frontières, de la mer Noire à
l'Ecosse et aux gorges de l'Atlas, mais tout particu-
lièrement sur la ligne du Danube et du Rhin, où, de
nos jours, les mitbréums sont exhumés en grand
nombre. Peu à peu il pénétra dans les hautes classes
de la société romaine ; l'empereur Commode s'y fit
initier.
Entre ce culte déjà répandu dans les masses et le
christianisme grandissant, une rencontre était inévi-
table : nous la voyons se produire vers le milieu du
II" siècle. Mithra se présente alors avec les attributs
d'une divinité solaire, et ce caractère permet de me-
surer l'opposition irréductible qui existe entre ses
mystères et la religion du Christ. Enveloppé dans la
réprobation universelle dont les Pères de l'Eglise
poursuivaient toutes les formes du polythéisme, il
obtient parfois dansleurs écrits une mention spéciale,
à cause de la vogue récente qui en faisait un ennemi
particulièrement redoutable. Nous sommes d'autant
plus surpris d'entendre les premiers apologistes chré-
tiens signaler, danslesmyslères mithriaques, de mul-
tiples analogies avec des rites chrétiens, analogies si
remarquables qu'ils se refusent à y voir l'eflet du
hasard, et y soupçonnent quelque manœuvre du
diable, démarquant les créations de l'Esprit divin.
Le parallèle, ainsi ébauché par saint Justin et Ter-
TULLiEN, devait être repris, d'un tout autre point de
vue, par le syncrétisme de nos jours. Tantôt l'on in-
terroge la mythologie de Mithra, et l'on y relève des
traits qui rappellent la figure historique du Christ;
tantôt l'on rapproche ses préceptes moraux des pré-
ceptes de l'Evangile, avec l'intention plus ou moins
avouée de confondre le christinnisme dans la foule
des cultes éclos durant l'ère des Césars. Entreprise
19
579
MITHRA (LA RELIGION DE)
580
audacieuse et d'avance condamnée, vu le petit nom-
bre et l'imprécision des textes anciens qui nous font
connaître cette religion éteinte. Nous avons du
moins la bonne fortune de trouver aujourd'hui tous
ces textes réunis dans l'ouvrage monumental de
M. Franz Gumont, le maître incontesté des études
mithriaques. On ne saurait puiser à meilleure source
les éléments d'un aperçu sommaire sur le culte, les
dogmes et la morale de Mitlira, ainsi que sur ses re-
lations avec la religion du Christ (Voir notre Biblio-
graphie).
II. Le culte de Mithra. — L'initiation mithria-
que comprenait sept degrés, que saint Jkrome {Epist.^
cvn. Ad Laetam) énumère dans l'ordre suivant: Co-
Tax, Crypitius, AJiles, Léo, Perses, lleliodronius,
Paler. Les trois premiers constituaient un stade pré-
liminaire, une sorte de catéchuménat. Tertulliex
parle déjà des soldats {De haptisino, v ; I)e praescrip-
tione Iiaereiicoruiii, XL ; De corona, X's) et des Huns
de Mithra (I Adv. Marcionein, xiii), et nous donne
quelque idée des épreuves par lesquelles le myste
s'élevait à un degré supérieur. Au soldat, on présen-
tait une couronne sous le tranchant d'un glaive :
après l'avoir reçue, il devait la repousser de la main,
en déclarant que Mitlira serait désormais sa seule
couronne ; et dès lors il ne se laissait plus couronner.
Le Père, — Pater, Pater sacronim, — présidait aux
initiations (allusion probable chez Teritllien, Apo-
logeticus, VIII, éd. Oehlbr, p. 70. — Voir Gumont,
Textes et monuments, t. II, p. 45g), et réglait le détail
des cérémonies. Le rituel milhriaque comportait
encore (Tkrtullien, De praescriptionc, xl) des ablu-
tions sj'inboliques, l'impression d'un signe sur le
front, l'oblalion de pain et d'eau (Saint Justin, I Apo-
log., Lxvi. — Cf. CuMONT, Textes et monuments, t. I,
p. 320), des onctions de miel (Porphyre, De antro
nympharum, xl) : thèmes de rapprochements faciles
avec les sacrements chrétiens. L'Occident paraît
avoir réservé aux hommes l'accès des mystères mi-
thriaques : les femmes n'étaient généralement ad-
mises qu'à ceux de la Mater Magna, qui en formaient
le pendant. Mais en Orient elles recevaient communé-
ment certains degrés d'initiation, et jusque dans
l'Afrique latine, le sol d'Œa (Tripoli) nous rendait
récemment la tombe d'une lionne : on a retrouvé les
sépulcres de deux époux, avec des peintures repré-
sentant un lion et une lionne bondissants, et ces
inscriptions : Quae lea jacet ; Qui leo jacet. (Com-
munication de M. GLEUjio.Nr-GANNEAU à l'Académie
des Inscriptions, 20 février igoS)
Les premiers sanctuaires de Mithra, en Perse,
furent des grottes naturelles, arrosées par des sour- \
ces. Plus tard, à défaut de grottes, on aménagea des ;
cryptes, dont le nom {spelaeum, specus, spetunca,
antrum) rappelait ces lointaines origines. De nos !
jours, bon nombre de mithréums ont été mis au !
jour, et l'archéologie supplémente heureusement une '
tradition littéraire très incomplète. j
De dimensions toujours assez restreintes, car les I
collèges mithriaques ne dépassaient guère une cen- 1
taine d'initiés, ces édicules reproduisent presque |
invariablement les mêmes dispositions d'ensemble. !
Au bas des degrés donnant accès dans la crj'pte,
s'ouvre une galerie centrale : c'était la partie réservée
aux ministres du culte. Au fond se détache le groupe |
hiératique de Mithra tauroctone; devant l'image du j
dieu, le feu sacré brûlait sur un autel. Parallèlement |
à cette galerie centrale, s'étend, de chaque côté, une '■
estrade en maçonnerie, ])our les assistants. Un j
récipient pour l'eau lustrale est placé près de l'en- |
Irée. La lueur mystérieuse des lampes, l'éclat des 1
mosaïques et des stucs, la complexité des symboles 1
astronomiques ligures sur les voûtes et les murs,
complétaient le décor. Nous sommes réduits aux
conjectures quant au détail du rituel, et en particu-
lier quant à l'ordonnance de la grande fête célébrée
en Orient sous le nom de Mithracana.
Albert Dieterich a pourtant publié une soi-disant
liturgie de Mithra, d'après un pap^ rU9 de Paris, liibl. nat.,
supplément giec, papyrus 574. (Eine Mithr-asliiurgie
crlaiilerl, Leipzig et Berlin, 1003; 2oéd. par R. Wilnsch,
1912). Voici le jugement de M. Cumout, Les mystères de
Milhra^, p. 153, n. 1 ; « A mon avis, ce morceau n'est ni
liturgique ni milhriaque. J'ai exposé les raisons de mon
scepticisme, Revue de l'instruction publique en Belî^ique,
t. XLVII (1904) p. Iss., cf. Religions orientales, 2» éd.,
p. 300. Je puis d autant mieux me dispenser de m'étendre
sur celle question, que la controverse provoquée par la
thèse de Dieterich a été résumée par M. Wansch dans la
2* édition de sa Milhrasliturgie (190y) p. 227 ss. Nous nous
rallions volontiers à sa conclusion que eher wir hier sicher
zu urteilen verniogen, muss die Gescliichte des Synhretis-
mus in Acgypten viel kiarer vor uns liegea. n — Il e«t
probable que le nom de .Milhra servit simplement à met-
tre en circulation une contrefaçon égyptienne.
III. Les doctrines. — Sur le fond de la doctrine
milhriaque, notre information est encore plus pré-
caire. Ecoutons M. Gumont, Les mystères de Mithra^,
préface, p. 18: « D'un côté nous ignorons jusqu'à
quel point l'Avesta et les autres livres sacrés des
Parsis représentent lesidéesdes mazdcens d'Orient;
de l'autre, nous n'avons guère que ce commentaire
pour interpréter la masse considérable de monu-
ments figurés qui ont été peu à peu recueillis. Les
inscriptions sont un guide toujours sfir, mais leui-
contenu est, somme toute, assez pauvre. Notre situa-
tion est à peu |>rès celle où nous serions s'il nous
fallait écrire l'histoire de l'Eglise du moyen âge en
ne disposant pour toute ressource que de la Bible
hébraïque et des débris sculptés de portails romains
et gothiques. Dès lors, l'exégèse des représentations
mithriaques ne peut souvent atteindre qu'un degré
plus ou moins grand de vraisemblance. »
Un premier regard sur les traditions mithriaques
y distingue trois stratilications. La plus ancienne
représente l'antique naturalisme des tribus iranien-
nes : Mithra apparaît déjà comme dieu de la lumière
solaire, dans ces conceptions mazdéennes dont
l'apothéose des éléments constitue le fond primitif.
La Chaldée y superposa une astrolatrie savante,
imprégnée de fatalisme. A son tour, la Syrie apporta
son contingent de mythes : Attis, Mên, Cybéle
entrent tour à tour dans l'orbite du dieu persan. La
célèbre inscription d'Antiochus de Commagène
(6g-3A av. J.-C. ; Gumont, Textes et monuments, t. II,
p. 188) montre la fusion accomplie entre la légende
persane et les divinités helléniques : Antiochus,
rejeton des Achéménides et des Séleucides, institue
des fêtes en l'honneur de Zeus-Oromasdès (Ahura-
Mazda), d'Apollon-Mithra et d'HercuIe-Artagnès
(Verethraghna).
L'art grec, après s'être prêté à la traduction de la
donnée persane, lui imposa certaines formes consa-
crées, que l'Occident latin copia indcliniment. La
mort du taureau, motif obligé des bas-reliefs
mithriaques, symbolise la victoire de Mithra sur
cette première créature sortie des mains du dieu
suprême. Coifl'é du bonnet phrygien, la chlamyde
au vent, du genou gauche faisant ployer l'échiné
de sa victime, de la main gauche lui tenant les
naseaux, de la main droite lui plongeant au liane
un large couteau, le jeune dieu, entre deux dado-
phores dont l'un lient une torche droite, l'autre une
torche renversée, personnifie, aux yeux de ses ado-
rateurs romains, le soleil vainqueur des ténèbres.
Le taui-eau expirant donne naissance à toute la
5S1
MITHRA (LA RELIGION DE)
582
îréatiou mazdéenne : de son sang sortiront toutes
les espèces végétales, de son sperme toutes les
espèces animales ; son âme divinisée deviendra la
gardienne des troupeaux.
Ce mythe un ])eu confus présente des aspects
multiples: un heureux choix de traits fera aisément
saillir des analogies entre le personnage légendaire
le Milhra et la ligure historique du Christ. C'est à
juoi, dès la lin du xvin" siècle, Dupuis consacrait
sien des pages (Origines de tous les cultes, ou Reli-
gion u«ire(se//e, i)ar Ddpuis, citoyen français. Paris,
'an III de la République, 3 vol, \n-l^' avec atlas;
.. II et III, passim). Nous citerons de préférence
H. Salomon Reinacu, qui a l'avantage de la nou-
i^eauté, de la précision et de la brièveté. Cultes,
Mythes et Heliginns, t. II (Paris, igo6), p. 226.
« Mithra est un jeune dieu, beau comme le .jour,
[ui, vêtu du costume phrj'gien, a séjourné autrefois
jarmi les hommes et gagné leur affection par ses
jienfaits . Il n'est pas né d'une mère mortelle. Un
our, dans une grotte ou une étable, il est sorti
l'une pierre, à l'élonnement des bergers qui seuls
issistèrent à sa naissance. Il grandit en force et en
ourage, vainqueur des animaux malfaisants qui
nfestaient la terre. Le plus redoutable était un tau-
eau, divin lui-même, dont le sang, répandu sur le
ol, devait le féconder et y faire germer de magniO-
[ues moissons. Mithra l'attaque, le terrasse, lui
(longe un couteau dans la poitrine, et, par ce sacri-
ice, assure aux hommes la sécurité et la richesse,
'uis il remonte au ciel, et, là encore, il ne cesse pas
le veiller sur les mortels. Ceux qui le prient sont
xancés ; ceux qui, dans des cavernes analogues à
elles où il a vu le jour, se font initier à ses mystères,
'assurent sa protection puissante, au lendemain de
a mort, contre les ennemis d'outre-tombe qui mena-
ent le repos des défunts. Bien plus, il leur rendra
m jour une vie meilleure, et il leur promet la
ésurrection. Quand le temps fixé par les destins arri-
'era, iVIithra égorgera un taureau céleste, source de
'le et de félicité, dont le sang réparera l'énergie affai-
)lie de la terre et rendra l'existence, une existence
>ienheureuse, à ceux qui auront cru en Mithra. s
Cette page donnerait aisément, au lecteur non
iverti, l'impression d'une légende très riche en
rails évangéliqucs. La vérité est que, pour compo-
er celle mosaïque, il a fallu trier les fragments et
es sertir avec beaucoup d'art. On voudra bien nous
lispenser d'une contre-épreuve, destinée à montrer
a dislance énorme qui séi)are du divin Enfant de
Jethléem le « dieu né de la ])ierre », Qio; ix ■nirpr/.i (Voir
Ai.\T Justin, Dial.^ lxx ; Finsiicus Matkunus, De
•rrore pinfanaram religionum, xx, etc.) Il suffira
l'attirer l'attention sur la ténacité de ce polythéisme
laluraliste qui demeure au fond des mystères
ailhriaques et en détermine le vrai caractère. (Voir
ioMONT, Textes et monuments, t. I, p.Sii ; Mgr Du-
;hussr, Ifisloire ancienne de l'Eglise, l. I, Paris, igoO,
). 545, 54O). — On peut comparer encore les exposi-
ions indépendantes de M. Gasquet, Essai sur le
ulte et tes mystères de Mithra (Paris, iSgy), et de
il. T0UTAIN, /.« légende de Mithra étudiée surtout
lans les lias-reliefs mithriaqiies. Mémoire présenté
lU Congics international d'Histoire des religions,
septembre 1900 (Paris, 1902).
De ce caractère, procède sûrement, pour une large
)art, la haute fortune des dogmes persans parmi les
lomains de l'époque impériale. Une religion qui
livinise toute la nature a facilement prise sur les
imes poi)ulaires ; celle-ci les attirait d'autant plus
lûrement qu'elle ouvrait à ses adeptes des perspec-
Ives d'apothéose. D'ailleurs le milbriacisrae faisait
les recrues par toute sorte de moyens, et dans tous
les rangs de la société. Culte hospitalier entre tous,
il parait aA'oir suivi dans sa propagande une mar-
che directement opposée à celle du chrislianisme.
Tandis que celui-ci se devait à lui-même de déclarer
la guerre à tous les dieux, le mithriacisme nmltiiiliail
les alliances et faisait des avances à tous les sacer-
doces. Les innombrables adorateurs du soleil
saluaient tout naturellement dans Mithra leur dieu
rajeuni, et de nos jours la mythologie comparée a
souvent peine à le distinguer de mainte autre divi-
nité solaire, y compris ce Soi imictus qui faillit
devenir, sous Aurélien, le dieu oiliciel de l'Etal
romain. Le culte de la Mère des dieux, qu'il avait
rencontré en Asie, compléta la liturgie du taureau
par le rite sanglant du taurobole; bien d'autres
cultes encore subirent son attraction ; la philoso-
phie elle-même ne s'en défendit point, et le stoïcisme
mit à son service les ressources de son exégèse
mytliique. Mais nulle part le « dieu invincible » ne
compta plus d'adorateurs que dans les camps ; les
nombreuses dédicaces Z*eo Soli invirto Mithroe attes-
tent sa popularité auprès des légions, tandis que la
consécration divine qu'il apportait au pouvoir
suprême lui valait la faveur des Césars.
Fort de tant d'appuis, le mithriacisme pouvait
marcher hardiment à la conquête du monde. Défait,
son influence ne cessa de croître jusqu'au déclin
du ui' siècle, époque à laquelle la perte de la Dacie
et celle des Champs décuraates la brisèrent sur le
Danube et sur le Rhin, et tout concourt à montrer
en lui, à ce point de son histoire, l'un des plus
notables adversaires qui se dressaient en face du
christianisme, la tête la plus formidable peut-être de
l'hydre polythéiste.
Tel il apparaît, dumoins, à qui consulte les anna-
les militaires de l'empire : on est sûr de le rencon-
trer là où des soldats sont réunis en grand nombre.
(Voir Renan, Marc-Aurèle, p. 679; Paul Allabd,
Hevue des Questions historiques, avril 1904, p. 685-
686). Au reste, le champ reste largement ouvert à la
discussion. M. Allard n'est-il pas bien pressé d'ad-
mettre qu'au temps des Sévères les sectateurs de
Milhra égalèrent en nombre ou même surjjassèrent
les chrétiens? Selon M. Habnack, Die Mission und
Aushreitung des Christenlums in den ersien drei
Jahrhuiiderten, t. II, p. 270 sqq., le mithriacisme ne
fut jamais pour le christianisme un rival sérieux.
En réalité, le mithriacisme n'avait pas pénétré
les provinces, surtout en Orient, et tout le domaine
de l'hellénisme, Grèce et Macédoine, Syrie, Egypte,
lui demeura rebelle. Il sullit, pour s'en convaincre,
de jeter un coup d'aùl sur la carie dressée par
M. Cumont : elle suggère l'image d'une gigantesque
araignée blottie dans Rome et agissant par ses fils
aux extrémités. Le jour où sa vie fut frappée au
cœur de l'empire, le mithriacisme déclina rapide-
ment. Ce fait, déjà connu, reçoit une confinnalion
remarquable des œuvres, récemment mises au jour,
de Nicéla, l'évêque de Réraésiana en Dacie, vers
l'an 4oo (Nicela of Remesiana. liis life and ivorks,
by A. E. BuRN, D. D., Cambridge, igoS). Dans cette
région danubienne, où le culte de Mithra avait
poussé de si profondes racines au cours du siècle
précédent, on voit l'évêque missionnaire occupé de
prémunir ses néophytes contre diverses supersti-
tions ambiantes ; le nom de Mithra n'est pas pro-
noncé : sans doute ce n'était plus un péril. Après
avoir couru aux extrémités du corps romain, la fiè-
vre milhriaque était tombée tout d'un coup. Il n'en
restait que le souvenir d'un syncrétisme à la mode,
et déjà la donnée persane empruntait le masque d'un
pseudochristianisme pour ressusciter sous la forme
manichéenne.
583
MITHRA (LA RELIGION DE)
584
IV. Morale mithriaque . — Faul-il parler d'une
morale mithriaque? Oui sans doute, si par là on
entend seulement aflirmer l'existence de certaines
tendances i>ratiques, proposées par la secte à ses
initiés, et qui ont dû communiquer un puissant res-
sort à ce culte de soldats. Mais il semble qu'on en
ait dit tour à tour trop de mal et trop de bien.
Nous nous garderons d'accueillir sans preuves les
insinuations malveillantes lancées dans l'ardeur du
combat par tel apologiste chrétien : non seulement
il y aurait injustice à admettre sur de vagues ru-
meurs que l'ombre des mithréums recelait d'abomi-
nables mystères, mais le silence d'un ennemi tel que
Tbrtullien, qui dénonce dans le niithriacisme le
plagiat diabolique des rites cbrétiens sans incrimi-
ner ses mœurs, témoigne plutôt en sa faveur. Si le
païen Lampuidb rapporte avec horreur que Com-
mode souilla les mystères de Milhra par un homi-
cide réel (Comniorfe.ix : Sacra mithriaca homicidio
vero polluit), c'est donc que les meurtres rituels y
étaient d'ordinaire Uctil's, et que ce caprice d'un
tyran constitua, aux yeux des initiés, une anomalie
monstrueuse. En somme, nous ne relevons dans les
souvenirs laissés parla religion mithriaque rien qui
nous la désigne particulièrement comme une école
d'immoralité. On lui a même fait honneur de cer-
taines tendances ascétiques, probablement imagi-
naires : quelques-uns de ses adeptes se seraient
voués à la virginité ou à la continence. Cette opi-
nion ne repose que sur une simple méprise. Fùt-elle
mieux fondée, elle prouverait seulement que de tels
exemples se rencontraient à l'état d'exception parmi
les adorateurs de Mithra. comme parmi ceux d'Isis,
de Vcsia et autres divinités. Elle accuserait nette-
ment ces aspirations vers la pureté morale, qui se
manifestent, à la même époque, dans plus d'une
secte orientale.
L'idée qu'une partie des sectaleurs de Milhra se
vouaient à hi virginité ou à la continence, procède uni-
quement de ce passage de Tertullien, De praescripUone,
XL : Sequelur a que intellectus interprctetur eorum quae
ad haereses faciant? A diabolo scilicet, cujus sunt parles
inteiverlendi verilatcm, qui ipsas quoque res sacramen-
torum divinorum idolorum uiysleriis aemulatur. Tingil
et ipse quosdam, utique credentes et fidèles «uos : exposi-
tionem delictorum de lavacro repromittit ; et si adhuc
memini. Milhra signât illic in frontibus milites sucs;
célébrât et panis oblationem, et imaginem resurrectionis
inducit, et sub gladio redirait coronam. Quid ? quod et
summum pontificem unîus nupiiis statutl? Habet et l'irgines,
habel et continentes. Ceterum si Numae Pompilii supersti-
tiones revolvanuis, si sacerdotalia ofEcia, insignia et pri-
vilégia, si sacrificalia minisleiia et instrumenta et vasa
ipsorum sacrificiorum ac piaculorum et volorum curio-
sitates consideremus, nonne manifeste diabolus moiosita-
tem illam iudaicae legis imilatus est? Qui, etc. — Voir,
sur ce passage, Cumont. Textes et monuments, t. I,
].. 338 sq. ; cl article Milhra, p. 1949 : o Tertullien parle
i-ncore de virgines et de continentes, ce qui semble impli-
quer l'existence d'une sorte de monachisme mithriaque. n
— 11 me semble que le texte doit être examiné de plus
près. Tertullien énumère les contrefaçons diaboliques des
riles ehreliens, et en particulier celles que pratique la
secte de Mithra. Ces mots : Signât illic in frontibus mili-
tes suos; célébrât et panis oblationem et imaginem rexur-
reelionis inducit et sub gladio rcdimil coronam, oui pour
sujet Mithra, si tant est qu'il faille lire Mithra au nomi-
natif, avec Rigault et Oehler, et non : si adhuc memini
Miihrae, avec Beatus Rhenanus et autres. Mithrae est la
leçon de trois mss., parmi lesquels deux ont une valeur
hors ligne : V Agobardinus, du ix» siècle, et le Seletsta-
diensis, du xi'. Le dernier éditeur du traité De praescrip-
t'one y est revenu fort sagement. [Tertulliani liber de
praescriptione hacreiicorum : edidii G. Rausche.x, Bonnae,
1906). Quoi qu'il en soit, les mots suivants ne renferment
aucun sujet exprimé : Quid? quod et summum ponti-
ficem unius nuptiia statuit ? Habet et virgines^ habet et
continentes. Kaut-il encore les rapporter à Mithra? C'est
fort douteux, d'autant qu'ils expriment une pensée qui se
retrouve plusieurs fois chez Tertullien sans nulle allusion
à Mithra. En particulier, l'expression summus ponlifex,
qui ne répond à aucune réalité connue dans la secte
mithriaque, aurait du éveiller la défiance. On lit, I
.id uxorem, vu : Sacerdotium viduitatis et celebratum
est apud nationes, pro diaboli scilicet aemulatione.
Hegem saeculi, poulifîcem maximum, rursus nubere nefas
est; De eihortatione castitatis, \ui : Flaminica nonnisi
univira est, quae et flaminis lex est. Nam prior cum ipsi
ponfifici maximn iterare matrimoiiium non licel, utique
monogami gloria est; cum autem Dei sacramenlaSatanas
affectât, provocatio est nostra, immo sutiusio, si pigri
sumus ad conlinentiam "Duo exhibendam, quam diabolo
quidam praestant, nunc virginitale, nunc viduitate perpé-
tua; De monogamia, ïiv II : Ponlifex maximus et flaminica
nuhentsemel. Dans ces divers passages. Tertullien énu-
mère les exemples de chasteté qu'olTraient plusieurs
sacerdoces antiques; il ne fait aucune allusion au culte
de Milhra, et, selon toute apparence, c'est le flamine dial
qu'il désigne par cette expression ponlifex maximus. (Voir
Marqiiardt et Momm.'sfn, .^lanuel des antiquités romaines,
lrad.fr., t. Xlll, p 1 1). Dans le passage du Oc praescri/)-
tione, les mots Quid ? quod... n'ont vraisemblablement
rien à voir avec Milhra : ils se rapportent au diable,
sujet logique de tout ce développement, demeuré présent
à la pensée de l'auteur. Le changement de sujet gramnaa-
tical et le retour à un sujet précédent n'ont d'ailleurs rien
que de conforme aux habitudes capricieuses du style de
Tertullien. — Cette discussion doit, croyons-nous, taire
évanouir le fantôme d'un monachisme mithriaque. Il y
avait dans diverses branches du paganisme des exemples
de personnes vouées à la virginité et à la continence:
mais nous n'en connaissons point dans la secte de Mithra.
J'émettais ces idées en 1907 avec quelque réserve, par
égard pour l'autorité très particulière de M. Cumonl.
Depuis lors, j'ai eu le plaisir de recueillir son adhésion
explicite. Il écrit, dan^ ifs mystères de Mithra', p. 170,
n° 4 : u Un texte de Tertullien {De praescriptione haeret.,
40): Quid? quod et summum ponti/icein in unius nuptlis
statuit? Habet et firgines, habet et continentes, noas atail
conduit à admettre 1 existence d'une sorte de monachisme
mithriaque, ce qui eut été d autant plus remarquable que
le mérite attaché au célibat est contraire à l'esprit du
zoroaslrisme. Mais M. Adliémar d'Alès, en rapprochant
d'autres passages de l'apologiste, a montré [Revue pra-
tique d'Apologétique, III, 1907, p. 20), qu il parle de sacer-
doces romains {flamen diulis, vestales) et non de Mithra.
Le sujet de la phrase est diabolus, non Milhra ». Dans le
même sens, R. P. Lagbakge, Mélanges d'histoire religieuse,
p. 113.
Mithra est législateur, et impose aux siens des
préceptes, dont il promet de récompenser l'exécution
en ce monde et au delà. Mentionnons le respect de
la vérité, la fidélité au serment, l'horreur du men-
songe personnifié dans Ahriman; les relations fra-
ternelles entre initiés : relations assez éloignées,
semble-til, de l'amour du genre humain, et donnant
plutôt l'impression d'une certaine camaraderie mili-
taire. Puis, le culte de la pureté physique et morale :
l'initié doit écarter de sa personne toute souillure; il
doit aussi respecter les éléments, tels que l'eau et le
feu, et s'abstenir de les souiller. La morale mithria-
que est essentiellement active, agonistique. Les vic-
toires du soldat de Mithra sur les bas instincts de
la nature sont des exploits guerriers; elles lui assu-
rent une gloire immortelle. Mithra juge l'âme après
la mort; s'il la trouve juste, il l'emmène avec lui,
avec les esprits bienheureux, non pas dans ce
royaume souterrain auquel nous ont habitués les
autres cultes antiques, mais à travers les espaces
éthérés, dans la lumière, jusqu'au trône de Jupiter
Ormuzd; le corps même doit revivre et boire un
breuvage d'immortalité. Quant aux méchants, ils
seront livrés au feu et consumes avec Ahriman.
Par la trempe énergique qu'il communiquait aux
âmes, par l'attitude virile qu'il préconisait, le culte
de Milhra était prédestiné à devenir avant tout un
585
MITHRA (LA RELIGION DE]
586
culte de soldats. C'est le plus vaillant, et à certains
égards le plus élevé, des cultes antiques. On peut lui
accorder cela, sans croire qu'il fut précisément une
école de moralité, moins encore une école de conti-
nence, comme on a cru, à tort, le lire cliez Tertul-
lien. Son association étroite avec le culte de la Grande
mère en dit assez long. Le R. P. Lagrangb écrit très
justement, Mélanges d'histoire religieuse, p. ii3,
Paris, igiS : « Loin de nous la pensée de rabaisser
un culte dont la morale fut probablement supérieure
à l'immoralité discrète du culte d'Isis. Toutefois,
avant de donner à un mithriaque la communion
sans confession, demandons-lui quels rapports il
enlrelient avec la grande déesse? S'il n'en fréquente
pas les mystères, il y envoie du moins sa femme et
ses filles ». Sur la base ruineuse du dualisme persan,
la religion de Mitlira constitua un abri temporaire,
conforme au goût des légions romaines. C'est son
principal mérite
Fussent-ils réels, des exemples isolés de vertus
bien rares chez les païens ne constitueraient pas la
religion mithriaque dans un état d'opposition vio-
lente à l'égard du polythéisme ambiant. Elle s'en
distinguait même si peu que le restaurateur olliciel
de ce polythéisme après le milieu du iv« siècle,
l'empereur Julien, a fait dans son panthéon une
place d'honneur à Mithra.
Julien a trouvé de nos jours des panégyristes, qui
nous le présentent comme une figure idéale. Ainsi
M. Salo.mon REiNACH.dans une conférence du musée
Guiraet sur La morale du miiliraisme, reproduite
dans Cultes, Mythes et Religions, t. II, p. 220-23.!.
Julien est un saint du paganisme; sur le trône, nul
peut-être, sauf saint Louis, ne l'a égalé. 11 n'entre
pas dans notre dessein de discuter ce jugement, et
de rechercher si la vertu de Julien fut sans alliage.
Ce qui nous intéresse, c'est son attitude envers le
pol3tlicisme. Dans son effort, si toi brisé, pour rele-
ver les autels des anciens dieux, l'helléniste cou-
ronné ne montra d'aversion que pour le christia-
nisme : n'est-ce point parce que le christianisme seul
formait l'antithèse vivante de l'esprit qu'il voulait
ressusciter? Quant à Mithra, il en parle avec l'en-
thousiasme d'un myste, quand, à la fin de son livre
sur les Césars, il se fait dire par Hermès, Reinach,
p. 281 : i( Quant à toi, je t'ai fait connaître Mithra,
ton père. A toi d'observer ses commandements, afin
d'avoir en lui, durant ta vie, un port et un refuge
assurés, et que, lorsqu'il te faudra quitter le monde,
lu puisses, avec une douce espérance, prendre ce
dieu pour guide ».
Ces paroles, écrites par le prince dévot aux dieux
de l'Olympe, nous éclairent à la fois sur son étal
d'âme et sur la situation de Mithra parmi les dieux
honorés dans l'empire romain. Julien n'eût pas si
facilement accueilli ce nouveau venu, si, au fond des
mystères raitliriaques, n'eût circulé le morne esprit
que dans les mystères de la Mère des dieux et dans
les autres cultes orgiastiques de l'Orient. Ce n'était
pas, tant s'en faut, l'esprit chrétien, et ces cultes
n'eussent pas fait bloc contre le seul christianisme,
s'ils n'avaient aperçu en lui quelque chose qui le
distinguait d'eux tous.
On nous enseigne pourtant que, par le fond de sa
morale, ni le mithriacisnie ni aucun autre culle poly-
théiste alors en vigueur dans l'empire, ne différait
profondément du christianisme. On pose même en
fait que, dans une société donnée, à une époque don-
née, il ne saurait y avoir plus d'une morale en vi-
gueur; que celte morale, résultante d'aspirations
communes et de concessions mutuelles, peut bien
emprunter, pour s'imposer à tous, divers vêlements
dogmatiques, mais qu'elle demeure, dans son fond.
une cl identique à elle-même. Ni les religions ni les
philosopliies ne créent la morale : simple convention
sociale, la morale est « la somme des préjugés de la
communauté » . M. Anatole France a prêté à l'un
de ses personnages ce paradoxe ingénieux (Ae
Mannequin d'osier, p. 3i8-32i). On fera bien, croyons-
nous, de le laisser aux romanciers, et de ne point
l'introduire dans une discussion sérieuse.
C'est là, en effet, qu'on nous permette de le dire,
une contre-vérité palpable. Que le commerce de la
vie, adoucissant les angles des doctrines les plus
contraires, amène dans la pratique bien des compru
rais et une certaine fusion de pensées et d'usage
entre des hommes divisés par leurs convictions pro-
fondes, c'est une loi historique constante, dont il est
juste de tenir compte; mais ce ciment amorphe des
sociétés ne constitue pas la morale, il est plutôt fait
de l'effacement de la loi morale et des capitulations
de la conscience, précisément parce qu'il ne s'accom-
mode pas des dogmes absolus ni des principes arrê-
tés. La morale proprement dite incline plutôt à réa-
gir contre ce courant qui entraîne la société à la
dérive. Dans le cas présent, certaines ressemblances
de surface ne doivent pas faire prendre le change
sur le fond des choses. Ni les mœurs chrétiennes
n'étaient les moeurs païennes, ni la morale évangé-
lique, qui invitait les chrétiens à prier pour leurs
persécuteurs, n'était la morale courante qui, hier
encore, armait l'Etat contre les chrétiens.
Les Pères de l'Eglise, qui ont flétri si éloquemment
le scandale des mœurs païennes, auraient quelque
droit d'être entendus ici. Sans les faire comparaître
tous, rappelons ce que le plus grand d'entre eux eût
pensé de l'équation établie entre le christianisme et
le paganisme, au point de vue qui nous occupe. Dans
ses Confessions, saint Augustin dépeint la crise d'où
lui-même sortit chrétien, comme une crise intellec-
tuelle sans doute, mais en même temps, et plus
encore, comme une crise morale, qui le renouvela
jusqu'au fond. Et il a écrit la Cité de Dieu pour mettre
en lumière cet antagonisme de deux civilisations,
l'une héritière des cultes païens, l'autre fille de
l'Evangile. Assurément les chrétiens restaient trop
souvent, comme individus et comme corps, au-des-
sous des principes qu'ils professaient. Encore est- il
qu'ils les professaient, et que, dans la mesure où ils
étaient chrétiens, ils tendaient à y conformer leur vie.
Non seulement l'immoralité, qui s'étalait sans pudeur
dans toute une littérature profane, soulevait la répro-
bation de leurs apologistes, mais des habitudes et
des actes qui, dans la société païenne, auraient passé
inaperçus, dans la société chrétienne étaient mon-
trés au doigt ; une morale nouvelle venait de surgir,
et c'était pour le monde antique des exemples bien
nouveaux que le martyre d'une sainte Agnès, que la
pénitence d'un Fabiola ou celle d'un Théodose. La
justice veut que l'on donne acte de tout cela. Au
reste, on ne conteste guère qu'il y avait lutte entre
deux sociétés animées de tendances si contraires; on
ajoute même, et nous le reconnaissons sans peine,
que le christianisme s'était mis hors la loi par son
intransigeance, et que cette intransigeance fut la
vraie cause des persécutions exercées contre lui.'Ce
qu'on oublie plus volontiers, c'est que cette intran-
sigeance ne s'alfirmait pas seulement sur le terrain
dogmatique, mais tout autant sur le terrain moral.
La loi morale inaugurée par Jésus était détachement,
humilité, charité ; le rayonnement de ce divin idéal,
bien qu'affaibli par les misères humaines, constituait
dans la nuit du paganisme un phénomène hors de
pair. Et c'était là, justement, ce qu'on lui pardon-
nait le moins. Julien, qui poursuivait d'une haine si
aveugle la religion par lui reniée, ne laissait pas de
587
MITIIRA (LA RELIGION DE)
588
gémir sur l'abjection (les sacerdoces païens et de
faire effort i)Our les stimuler en leur montrant le
spectacle de la vci-tu chrétienne. (Voir Misopogon,
p. 468; Fragm. Ep., p. 3^1 sqq ; Sgi-iga ; Ep., xlix,
p. 5U)-
V. Conclusions . — Ces considérations, évidem-
ment très incomplètes, sur le milieu où se rencontrè-
rent le mithriacisrae et le christianisme, autorisent
du moins quelques conclusions négatives.
Profondément distinctes par leurs caractères essen-
tiels, les deux religions ne se rapprochent que sur
des points de détail, dont une observation superli-
cielle peut seule exagérer l'importance. Il serait
probablement ditficile aujourd'hui de trouver un
historien des religions qui consente à signer les
assertions de Dupuis sur a les mystères de Mithra et
le christianisme qui en est une secte... le christia-
nisme, qui n'est qu'une secte des Mithriaques... «
(Origines de tous les cultes, t. II, 2" partie, p. 8g
et 2o3).
Depuis le xvni' siècle, l'histoire des religions, —
on ne saurait trop l'en féliciter — , a désappris beau-
coup. Néanmoins elle ne se résigne que de mauvaise
grâce à voir dans le christianisme une religion sans
ancêtres, et le besoin de supplémenter la généalogie
ébauchée par les livres sacrés des Juifs continue
d'induire nombre d'esprits en des impasses histori-
ques. Deux cultes surtout semblent prédestinés à
documenter les chercheurs d'origines chrétiennes : le
bouddhisme et le mithriacisme. Séparés l'un de l'autre,
sinon dès le berceau de la race aryenne, du moins
dès un stade très ancien de leur développement histo-
rique, ils n'en présentent pas moins l'un et l'autre
des analogies avec le christianisme sur quelques
points, parfois sur les mêmes points, et celte compé-
tition de mythes si différents, pour expliquer la
genèse de l'histoire 'évangélique, n'est pas l'épisode
le moins piquant de ces controverses aventureuses.
Récemment encore ou signalait dans l'évangile de
saint Luc des réminiscences bouddhiques, parmi les-
quelles on soulignait : la vision des bergers, l'hymne
des auges, la prédiction de Siméon, la virginité de
Marie, la mission des soixante-douze, le larron repen-
tant, l'ascension. (Voir ci-dessus, Inde (Religion de l'),
col . 687 sqq). Il n'est pas sans intérêt d'observer que,
des sept points ici présentés comme d'origine boud-
dhique, trois au moins auraient dans la légende de
Mithra leur pendant plus ou moins exact, savoir : la
vision des bergers, la naissance virginale, l'ascen-
sion. Cependant on n'osera pas toujours reporter
leur origine commune jusqu'au berceau de l'arya-
nisme ; volontiers on se contentera d'admettre que
deux traditions exotiques indépendantes ont conflué
avec les traditions messianiques de Judée, pour gros-
sir le fleuve de la légende chrétienne.
Tout cela est fort ingénieux, mais d'une méthode
un peu inquiétante pour qui réfléchit à l'état des
milieux palestiniens où le christianisme a pris nais-
sance et d où sortirent ses premiers écrivains. Que
le sol palestinien fût alors, autant que nous pouvons
constater, fermé aux influences bouddhiques, il
n'importe. Que l'esprit des pêcheurs galilcens fût
aussi éloigné que possible des conceptions mithria-
ques, il n'importe. Que nos évangiles synopticjues
portent le cachetévident des milieux juifs populaires,
et les épUres de saint Paul celui des milieux rabbi-
niques; que l'on reconnaisse dans ces premiers écrits
du Nouveau Testament, avec une candeur difficile-
ment imitable, l'accent des témoins les plus proches
et l'impression directe de la réalité, il n'importe. Le
système des infiltrations bouddhiques et mithriaqpies
trouve parfois crédit. Qu'on lise par exemple Jean
RÉvii,LB, De la i'aleur du mithriacisme comme fac-
teur religieux du monde antique ; dans Etudes de
théologie et d'histoire publiées pt: ries professeurs de
la Faculté de théologie protestante de Paris, en hom-
mage à la Faculté de théologie protestante à Mon-
lauban. Paris, igoi, p. 32i-34i, notamment p. 389-
341. A. DiiiTERicn a poussé les rapprochements
jusqu'au paradoxe inclusivement.
La critique historique n'en garde pas moins l'am-
bition très légitime de sonder le terrain où l'en
appuie de si hardies constructions. Quand on consi-
dère d'une part l'abondante documentation des ori-
gines chréliennes, les attaches manifestes de ce culte
si profondément enraciné dans la tradition juive,
d'autre part l'absence à peu près totale de documents
mithriaques contemporains du Nouveau Testament,
ou ne peut se défendre d'admirer cette archéologie,
qui nous présente le mithriacisme gréco-romain
comme la préface de l'Evangile.
L'hypothèse d'une influence quelconque exercée
par les croyances mithriaques sur la genèse du
christianisme, ne trouve aucun appui dans l'histoire.
Un terrain moins ingrat, que nous ne pouvons explo-
rer, est celui de l'influence qu'auraient exercée, après
plusieurs siècles, les souvenirs mithriaques sur tel
détail de la liturgie chrétienne. Par exemple, on
avait célébré à la date du 26 décembre, le Natalis
Invicii {Mithrap). Le désir de faire oublier cet anni-
versaire païen aurait-il été pour quelque chose dans
le choix que Ot l'Eglise, au iv* siècle, de cette même
date pour commémorer la Nativité du Christ? Ce ne
serait pas impossible; je n'examine pas si c'est vrai-
semblable. Bornons-nous aux questions d'origines.
Nous avons vu que Plutarque signale l'apparition du
mithriacisme en Italie, quelque soixante an s. tvant l'ère
clirétienne. Ce texte isolé ne nous apprend rien sur
l'état du culte, des croyances, et de la morale, dans ce
premier flot de l'invasion mitbriaque. Il faut ensuite
franchir un siècle et demi, pour rencontrer quelques
monuments et quelques textes littéraires, presque
tous d'une discrétion désespérante. Abstraction faite
de traces fugitives sous Vespasien, la tradition
romaine sur Mithra ne commence qu'avec le règne
de Trajan, a une époque où tous les écrits du Nou-
veau Testament existaient, ou bien peu s'en faut. A
supposer qu'on vienne à constater d'une manière
certaine des points de contact entre les deux cultes,
la prudence défendrait d'expliquer le connu par
l'inconnu.
En réalité, les emprunts ne sont rien moins que
prouvés. Le fussent ils, on devrait tenir pour l'em-
prunteur celui des deux cultes où les points com-
muns apparaissent plus tard et sont moins clairement
attestés.
Cette conclusion, les premiers apologistes chré-
tiens, mieux que nous au fait delà récente expansion
du mithriacisme, paraissent lavoir tirée. Saint Jus-
tin et Tertullikn dénoncent le plagiat mithriaque
des rites chrétiens, et accusent les démons d'en être
les auteurs. La prudence ne permet pas de contresi-
gner ces accusations. Mais le fait est qu'elles ont pu
ce produire. On ne doit pas l'oublier. Je transcris
M. Salomon Reinacu op. cit., p. 227 : « Si Tertullien,
pour expliquer les ressemblances du niithraïsme et
du christianisme, allègue la malignité du diable,
aucun auteur chrétien n'a jamais prétendu que le
niithraïsme fût un plagiat du christianisme ; c'est
donc qu'ils savaient que la légende et le rituel de
Mithra étaient chronologiquement antérieurs à la
prédication chrétienne, chose que nous considérons
comme certaine, sans que les textes dont nous dispo-
sons permettent de l'établir, mais qui ressort assez
nettement du silence des Pères de l'Eglise. D'autre
589
MITHRA (LA RELIGION DE)
590
part, l'empereur Julien, qui était initié aux mystères
de Mitlira, et dont l'aversion pour le christianisme
est assez connue, n'a jamais accusé le christianisme
d'avoir emprunté sa doctrine ou sa tradition sacrée
au mittiraïsme. Xous devons, je crois, imiter cette
discrétion, et, sans parler de plagiat, reconnaître
dans lu frappante analogie des deux religions l'In-
fluence, subie par l'une et par raiitre,de vieilles con-
ceptions po]ralaires répandues dans le monde antique,
remontant à une époque sans doute antérieure aux
légendes lilléraires du paganisme, et qui consli-
tuaienl le milieu mystiqtie où le christianisme et le
milhraïsme ont pris corps. » — Il convient certaine-
ment de donner acte à M. Reinach d'une réserve à
laquelle d'aiUres, moins experts, ne se croient pas
tenus. On fera sagement de ne pas imputer au chris-
tianisme une dette qui aurait échappé à la haine
clairvoyante de Julien. Au demeurant, je suis moins
louché du silence de Julien que du langage des
apologistes, plus proches des origines chrétiennes
aussi bien que des origines mithriaques.
Il est vrai que saint Justin reproche aux démons,
auteurs de tout paganisme et du mithriacisme en
particulier, d'avoir mis à profit les oracles des pro-
phètes d'Israël pour caricaturer par avance l'œuvre
divine (Saint Justin, I Apol., xxi-xxini; liv-lxvi;
Dialùi;. ciim Tryphone. LXix, Lxx, Lxxvin. — Voir
A.. L. Feuiîr, Jiislins des Mutyrers Lehre i'on Je^ns
Christus dem Messias iiiid dem menscht^ew ordencn
Sohne Go/<es, Freiburg, i. B., 1906, p. 206); il indique
même, assez inopinément, le passage d'Isaie où ils
iint pu trouver en germe l'oblation du pain et de
l'eau, en usage dans la secte mithriaque (/s., xxxiii,
i6 : OuTî^ olr.-r,'7H ïj ij'l'fiJfji 77Tv;/K('w 7r€T/5K; triyuov.^, vpro;,
•/.vrCi SoO/j-erai^ ifv.i t5 uSoip «ÙToy ttec-tôv. Saint JusTIX, Dial.^
[^xx). Mais, outre qu'il ne donne aucune suite à cette
idée, il avait auparavant accusé les démons, en
termes exprès, d'avoir copié l'Eucharistie elle-même.
[Saint Justin, I ApoL, Lxvi : Oi -/àp à7f>TWoi i-j roVi
/ivofiivoi^ ùv vXirôyj K7Ts/jiyïj/zoy£^//9'.7iv, v. z«/£?T«t cù«yyé/c8t, oyrwç
ntxpéèùiy.v.v hnzvjdvi «ÙTor? * tov 'Ïï;t5ûv >,«CivTa rjprov idj'/KpiT-
rTî'çavTy. Et^scy 'T^Ot^ TTOteFre ci'ç t'ov vyâfxvriçrj y.oû^ toOto èort
TO f7<^ifiv. jxou • XKÏ va Tzozr^ptov èuo&j): J-v.advzv. xv'i vjyy.pifrTr,-jv:jTV,
EtTTSïV * TîOto' £7Tt TO uTjJ.V. pOU, XKt p.VJOl^ V.'jTOt^ /Jt£T«ocDva(.
"O-nip Z«î èv T9t5 T5Û Mt'ôoK puTTviptçii TTx^éSw/v.v ycvEjOv.i
fnp.ri'jy.tivjot oi Tzovvjpoi ëaip-ovî: * on yv.p «prîç y.«i TZOTyiptov
jSv.r-ji TtOzrv.c iv zv.î^ roO u:jO'jui-jo-j Ts/erat; y.sr ' cTTt/o'y&Jv rty&jVj
rj èttittvtÇs t, px/fJù-j ôàrarSî. — Yoir encore, Dia!., Lxxviii,
au sujet de la grotte de Bethléem, Pour TertuUien,
voir le texte £*<; /)rnescr/^/io«e, XL, etautres, indiqués
ci-dessus. Si maintenant Justin apporte par surcroît
une autre explication, c'est qu'il y est amené par le
développement d'une thèse générale, sur l'exploita-
tion diabolique des prophéties ; Mitlira n'intervient
ici qu'à titi'c d'exemple. Mais peut-être on jugera que,
mieux instruit des origines mithriaques, il aban-
donne sa première explication, comme entachée
d'anachromisme? Qu'on y prenne garde : nuJIe part
on ne trouvera chez lui affirmée l'antériorité chro-
nologique de la pseudo-eucharistie mithriaque à
l'Eucharistie chrétienne. Surtout il ne manifeste au-
cune velléité de chercher à celle-ci des antécédents
hors de l'histoire évangélique, histoire qu'il devait
connaître mieux que personne, étant né aux portes
de .Térusalem, moins de cent ans après la passion du
Sauveur, à une époque par conséquent où les faits
n'avaient pu encore entrer dans le domaine de la
légende. L'institution eucharistique, telle qu'il nous
la présente, plongeait ses racines en plein sol chré-
tien, à l'abri de toute influence exotique. Le silence
que Justin garde sur ces influences, mithriaques ou
autres, est d'un homme qui n'y a pas même songé,
parce que personne n'y songeait autour de lui. La
seule chose qu'avec un peu de malignité on puisse
retenir de son texte, c'est celte accusation de plagiat
qu'il formule, d'ailleurs sans preuve, contre le mi-
thriacisme.
Gardons-nous néanmoins d'accueillir à la légère
une assertion où la passion peut avoir sa part, et
que n'appuie aucun argument de fait. 11 importe
beaucoup plus de constater que l'assertion inverse
ne s'est pas produite alors, puisque ces défenseurs
attitrés du christianisme n'ont pas éprouvé le besoin
de la combattre. Qu'elle vienne à se produire au-
jourd'hui, on sera en droit de lui répondre qu'il est
bien tard, et de l'engager à réviser les preuves qu'elle
déterrait hier dans l'ombre de quelque spelaeum.
Beaucoup moins encore peut-on faire état de ren-
contres entre le christianisme et la religion de
Milhi a sur un rite secondaire de l'initiation. N<3us
apprenons de Tertullikn, I Ad. Marc., xiv ; De
cororia, m, et de Clémknt d'.Vlbxandrib, l'aedag., I,
VI, 34, ^i5, 5i, qu'on faisait goûter du lait et du miel
aux nouveaux baptisés. Or le miel jouait aussi un
rôle dans l'initiation mithriaque du Léo et du Persa.
Nous l'apprenons de Porimivre, De anlro rtrniph.,
XV, XVI. Là-dessus, certains historiens des religions
se croient fondés à reconnaître dans le repas des
néophytes un emprunt fait par le christianisme au
fonds commun des cultes antiques. Ils rappellent par
exemple que, selon Pindare, Nem., in, 79, un mé-
lange de lait et de miel est la nourriture des dieux.
Ainsi UsENEB,.'/i/c/( und lionig in griech. 11. altchrisil,
Ansckauuiigen u. Kulten, dans liliein. Nks., 1902,
t. II, p. 177-195. — ■ Encore faudrait-il se souvenir
que l'unique garant de ce fait, quant au culte mi-
thriaque. Porphyre, est postérieur d'un siècle à Ter-
tuUien et à Clément d'Alexandrie, donc s'il y avait
présomption d'emprunt de la part de l'un des deux
cultes, la yjrésomption ne serait pas à la charge du
christianisme. En réalité, le christianisme n'avait
nul besoin d'emprunter à qui que ce soit le rite du
lait et du miel, le symbolisme de ces deux aliments
étant très développé dans l'A, T,, pour figurer la
Terre promise; voir Exod., m, 8, 17 ; xiii,5; xxxiii,
3; l.et:, xx, 2/1, etc., et se retrouvant dans le N. T.
pour figurer la nourriture des âmes renouvelées dans
le Christ, I (or., m, 2; I Pet., 11, 2; Heb., v, la;.,.
Jp., X, g. Avant de faire état d'indications précaires,
récueillies dans des cultes dont l'inlluenee sur le
culte chrétien n'est ni prouvée ni vraisemblable, on
doit se souvenir qu'une source d'inspiration beau-
coup plus ancienne, beaucoup plus copieuse, beau-
coup mieux connue, s'était déversée dans le christia-
nisme dès son origine; que c'est là, non pas une
conjecture, mais un fait qui appartient au plein jour
de l'histoire. Cf. Em. de Backer, Sacramentiim dans
les œm'res de TertuUien, p. 332-35o, Louvain, 1911.
Nous ne voulons pas retenir autre cliose, présen-
tement, du témoignage de saint Justin et de Tertul-
lien. Selon ces témoins, les plus proches des origines
el qui ne semblent pas avoir été contredits, 1« chris-
tianisme ne doit rien qu'à ses prophètes et à lui-
même. Cela suffit à juger la généreuse assurance
avec laquelle, de nos jours, tel retourneur de pierres
inscrit au passif du christianisme primitif une dette
dont celui-ci n'eut jamais conscience, dont l'idée
même lui manquait, et dont, pour cette raison, il n'a
|).is songé à se défendre. — Voir d'ailleurs ci-dessous
l'article Mystères.
Bibliographie. — Voir Franz Cuinont, professeur à
l'Université de Gand, Te-rtes et manuscrits figurés
relatifs aux mystères de Mithra, Bruxelles, 1896-99,
2 vol. in-4°; Les mystères de Mithra, i" éà., re-
vue et annotée, contenant 28 ligures et une carte.
591
MODERNISME
592
Bruxelles, 1918, in-8; Les religions orientales dans
le paganisme romain, 2' éd., Paris, 190J, ch. vi ;
article Mithra dans le Dictionnaire des antiquités
grecques et romaines.
Outre les ou\Tages mentionnés au cours de l'article,
on peut consulter : Cyril Martindale, The religion
of Mithra, dans Lectures on the history of Religion,
II, London, 1910, et dans Christus, cli. viii. Dans
la Befue d'histoire ecclésiastique (Louvain), arti-
cles pénétrants de E. Rémy sur le livre de M. Cu-
mont (année 1901, p. ôôi-ô'j^) et sur celui de Die-
tericli (année 1904, p. 290-298). Paul AUard, Julien
l'Apostat, t. I, ch. I, Paris, 1900.
A. d'Alès.
MODERNISME. — Le nom de Modernisme, em-
ployé depuis longtemps sans signification bien pré-
cise, reste désormais attaché à l'ensemble des erreurs
doctrinales condamnées par deux documents de
PiB X : le Décret du Saint-Office, Lamentabili sane
f.Ti7« (3 juillet 1907), et l'Encyclique Pascendi domi-
nici gregis (■j sept. 1907); erreurs caractérisées dans
leur ensemble par l'engouement pour certaines ma-
nières modernes de philosoplier sur les choses reli-
gieuses et par le mépris de la tradition catholique.
Le décret iameniaii/i avait dénoncé expressément
les plus notables de ces erreurs ; il n'était personne,
tant soit peu au fait de la littérature religieuse, qui
ne pût les reconnaître pour les avoir rencontrées
maintes fois ; et quand parut le décret du Saint-
Office, tel commentateur n'eut pas de peine à mettre
en marge de chaque proposition les noms des au-
teurs et les titres des ouvrages où l'on pouvait les
aller chercher. Pour distinctes qu'elles fussent, ces
erreurs n'étaient pas moins solidaires par l'unité
d'inspiration ; solidaires aussi par l'acharnement
d'une certaine presse à les promouvoir. Qu'il s'agît
de philosophie, d'exégèse, d'histoire des dogmes,
d'apologétique, d'orientation politique ou sociale, en
retrouvait les mêmes organes empressés à redonner
la même note, à formuler les mêmes revendications,
avec l'ambition plus ou moins hautement avouée
d'arracher à l'Eglise enseignante des mises au point
déclarées nécessaires. Insensiblement, une fraction
du calholicisme s'orientait chaque jour davantage
vers ce que le Décret devait appeler bénignement en
sa 65" et dernière proposition, « un protestantisme
large et libéral », et que 1 Encyclique montrerait
aboutissant finalement au pur nihilisme religieux.
Dans l'Encj'clique Pascendi, les mêmes proposi-
tions reparurent, non plus isolées, mais enchâssées
dans un corps de doctrine, et il devint plus que
jamais évident que ce corps de doctrine, pour n'avoir
jamais été formulé peut-être avec cette ampleur et
cet enchaînement logique, n'en représentait pas
moins pour certains esprits, au î;ein même du catho-
licisme, en même temps qu'une règle de pensée, un
programme d'action.
Comment ce pseudochristianisme, aujourd'hui
dénoncé comme le confinent de toutes les hérésies,
avait pu s'organiser dans l'Eglise et contre 1 Eglise,
c'est là assurément un de ces mystères de ténèbres dont
l'origine profonde appartient à l'histoire des in-
fluences déchaînées en ce monde contre le règne du
Christ Jésus. Ceux qui prêtèrent la main à cette mau-
vaise œuvre combinaient, en des proportions varia-
bles, une naïve ignorance, l'engouement pour une
fausse philosophie, la fascination des conquêtes de
la science, et enfin ce que le Pape signale comme la
racine de tout, l'esprit d'indépendance et d'orgueil.
L'atmosphère d'épais naturalisme qui pèse aujour-
d'hui sur les croyants eux-mêmes rendit possibles
beaucoup d'illusions ; elle rendit d'autant plus né-
cessaire l'avertissement venu du Docteur suprême.
L'Encyclique de Pie Xest le dard étincelant qui perce
le brouillard moderniste.
Le moindre inconvénient des malentendus et de la
confusion produits par ce mouvement doctrinal,
était de rendre singulièrement délicate et singulière-
ment ingrate la tâche de la science orthodoxe. En
présence d'équivoques créées à plaisir pour confon-
dre la recherche scientifique avec le rationalisme et
célébrer toute investigation heureuse comme une
revanche de la raison émancipée sur la routine
d'une théologie oppressive, comment l'essor le plus
légitime de la pensée chrétienne n'eùt-il pas été gêné
et comprimé? Pleinement conscient de ces inconvé-
nients et de ces dangers, le Souverain Pontife a soin
de séparer la cause des initiatives fécondes et néces-
saires, de celle des nouveautés téméraires. L'Ency-
clique s'achève sur une vision d'espoir. Soucieux
non seulement de sauvegarder l'intégrité de la foi,
mais encore d'en garantir le bon renom. Pie X ne
renonce pas à l'entourer des splendeurs qui lui sont
dues. S'il écarte avec un magnifique dédain les mira-
ges d'une fausse science, il reconnaîtque toute vérité
proclamée, en n'importe quel ordre, est un hommage
rendu à Dieu.
En traitant du Modernisme, nous nous attache-
rons aux deux documents pontificaux selon l'ordre
de leur apparition. Dans une première partie, nous
présenterons le commentaire des 65 propositions que
condamne le Décret Lamentabili. Ce commentaire
n'est pas inédit. Dû à quatre théologiens éminents
qui se partagèrent la besogne selon leurs spécialités
respectives, il parut, presque au lendemain du Décret,
dans le journal V Univers. Nous adressons ici nos
remerciements aux quatre auteurs qui, après avoir
bien voulu entreprendre ce travail à notre requête,
nous ont permis de le reprendre aujourd'hui, pour
l'insérer dans ce Dictionnaire. Il n'existe pas ailleurs,
à notre connaissance, d'étude semblable, où chacune
des propositions du Décret se trouve expliquée, rat-
tachée à ses sources, appréciée à la lumière de la
doctrine catholique. Dans une seconde partie, nous
recueillerons les enseignements de l'Encyclique
Pascendi, sous deux chefs. Une première étude pré-
sentera la synthèse du Modernisme philosophique :
c'est la seule partie rigoureusement inédite de cet
article. Une seconde étude traitera plus spécialement
du Modernisme théologique. Elle a paru en brochure
sous ce titre : L'Encyclique etla théologie moderniste
(Paris, Beauchesne, 1908).
Sur le mouvement d'idées qui précéda et provo-
que la condamnation du Modernisme on consultera
utilement la collection des Etudes.
A. d'Alès.
f» Partie
Le décret « Lamentabili sane exitu »
Introduction. — Le décret marque nettement,
dans son préambule, le but qu'on s'y est proposé.
Il s'agit de préserver les catholiques des graves
erreurs répandues, ces derniers temps, parmi eux
par des écrivains qui, sous couleur d'une intelligence
supérieure des choses et au nom de l'histoire, s'appli-
quaient à préparer, comme ils disaient, le progrès
du dogme. En réalité, c'en était la déformation.
A cet effet, S. S. Pie X a fait noter, réprouver et
px'oscrire les principales de ces erreurs par la sainte
Inquisition romaine et universelle. Elles tiennent
dans soixante-cinq propositions, dont la dernière
précise assez bien l'esprit de l'ensemble. Le catholi-
cisme actuel ne peut s'adapter à la traie science, à
593
MODERNISME
594
moins de se trans/ormer en un clirislianisine non
dogmatique, c'est-a-diie en un protestantisme lai-f^e
et libéral.
Il n'est pas malaisé de découvrir l'idée qui à pré-
sidé à l'ordre dans lequel les propositions réprou-
vées se présentent dans le document. Pour luire
dévier le catholicisme vers un christianisme sans
dogmes, on a essayé d'éluder, d'atténuer, d'altérer
la doctrine catholique sur le magistère de l'Eglise,
sur les Livres saints, notamment en ce qu'ils nous
apprennent de la personne de Jésus Christ et de son
œuvre; puis on s'en est pris aux origines et à la
notion même de nos dogmes fondamentaux. Le
décret s'emploie, d'un bout à l'autre, à rappeler, à
allirmer avec insistance que ce sont là autant de
points qui constituent la règle et l'objet même de la
foi catholique et, qu'à ce titre, ils doivent rester
intangibles.
Cet ordre est assurément logique. Néanmoins,
nous lui en avons préféré un autre, pour permettre
au lecteur de voir plus aisément le lien qui rattache
les différentes propositions aux controverses de ces
années passées. De là notre division en quatre
études dont les titres respectifs sont :
I. Inspiration et exégèse;
II. Iléfélution et christologie ;
UL Eglise et sacrements ;
IV. Foi et dogme.
Notre exposition veut rester purement objective ;
elle se borne à préciser la teneur et la portée du
document. Cependant nous ne pouvons pas ne pas
dire, une fois pour toutes, ce que la simple lec-
ture du décret fait toucher du doigt. 11 est un
démenti donné aux idées qui ont été, en France,
propagées principalement par les publications de
M. LoisY et de M. Edouard Lk Roy. Il serait facile
de mettre en regard de la plupart des propositions
le passage auquel il est fait allusion. Nous ne nous
attarderons à ces rapprochements que dans les cas
où la rencontre est verbale, ou peu s'en faut. Plus
souvent, du reste, sans citer, nous nous servirons
pour l'exposé des propositions des ternies mêmes
employés par ces écrivains.
I
Inspiration et Exégèse
Les propositions qui intéressent directement
l'Ecriture sainte peuvent se ramener à quatre chefs.
En les distribuant d'après l'ordre des matières cou-
ramment reçu dans les cours de théologie, nous
avons: l'inspiration, 9-11; les évangiles, i3-i8;le
droit de l'Eglise sur l'exégèse biblique, i, a, 4 ;
l'exégèse historique et l'exégèse théologique, 3, 12,
19, 23, a4, 61.
1° L'inspiration, son étendue et ses censé
quences. — « L'Eglise tient certains livres pour
sacrés et canoniques, parce qu'ayant été écrits sous
l'inspiration de l'Esprit-Saint ils ont Dieu pour
auteur. » En s'exprimant de la sorte, le concile du
Vatican n'avait fait que reproduire la formule tradi-
tionnelle de l'inspiration scripluraire, telle qu'elle
se lisait déjà dans les décrets des conciles de Trente,
de l'iorenceet de Carthage. Ces termes ligurenl aussi
dans plusieurs formulaires de foi, qu'à plusieurs
reprises on o fait souscrire à des hérétiques, deman-
dant à rentrer dans l'unilé catholique. (Dknz.-
Bannw., 1787(1636); 788(666); 706 (600); 464 (386);
421 (867); 348 (296). Récemment encore, Léon XIII la
reprenait dans son Encyclique Providentissimus
Deus.)
Malgré tout, la formule « Dieu auteur de l'Ecri-
ture » avait été, ces dernières années, l'objet d'atta-
ques plus ou moins sournoises. On ne la rejetait pas
ouvertement, c'eût été nier l'inspiration elle-même;
seulement, on trouvait qu'elle répondait mal à la
conception que l'esprit moderne se fait des rapports
de Dieu avec l'àme humaine. Une inspiration venant
du dehors, c'était bon pour l'époque où l'on conce-
vait Dieu comme transcendant au monde; quand on
se le représentait comme un maître d'école, qui avait
bien voulu écrire des livres pour notre éducation;
alors qu'on parlait de lui en un langage enfantin,
grossièrement anthropomorphique. Et puis, et sur-
tout, si Dieu est auteur de l'Ecriture, il en devient
responsable !
En vain, les théologiens faisaient-ils observer que
Dieu, pour être distinct de l'àme humaine, ne lui est
pas extérieur; qu'il n'est pas auteur de l'Ecriture de
la même façon que les Iiagiographcs qui l'ont éciite.
Du reste, ajoutaient-ils, il est exact qu'en sa qualité
de cause principale. Dieu se porte garant de l'œuvre
qu'il produit par l'intermédiaire de l'hagiographe.
La motion transcendante que nous appelons inspi-
ration n'est pas un concours général et indifférenl,
mais une impulsion très délinie, dont le but est de
faire écrire des livres, qui seront pour l'Eglise « la
parole de Dieu ».
C'est pour maintenir la formule traditionnelle
ainsi comprise, qu'on a condamné la prop. 9 : « Ils
font preuve de trop de simplicité et d'ignorance,
ceux qui croient que Dieu est {■raiment auteur de
l'Ecriture. »
Du reste, la présente décision laisse ouverte la
question de savoir si, dans l'analyse de l'inspiration
scripturaire, la notion « d'auteur » doit être prise
comme point de départ, plutôt que comme point
d'arrivée. Faut-il dire que Dieu est inspirateur parce
qu'auteur ou inversement ?
Quelle idée ont-ils donc de l'ins[)iration, ceux qui
ne consentent pas à croire que Dieu est auteur des
Ecritures? A les entendre, «L'inspiration des Livres
de l'Ancien Testament consiste en ce que les écrivains
Israélites ont proposé les doctrines religieuses sous
un certiiin aspect particulier, encore peu connu, ou
même ignoré des Gentils. » (Prop. 10).
Bien que la proposition ne concerne que Us livres
de l'Ancien Testament, les conséquences de la con-
damnation qui la frappe s'élendent à ceux du
Nouveau, l'Eglise n'ayant jamais reconnu qu'une
seule et même inspiration pour les deux Testaments.
Un exemple fera saisir le sens de la théorie de
l'inspiration visée ici. Rien de plus saillant dans
l'Ancien Testament que le monothéisme. C'est cette
doctrine fondamentale qui fait de la Loi et des Pro-
phètes, comme aussi de la religion juive, une
chose unique dans le monde. Or, l'inspiration des
écrivains juifs consisterait précisément dans le grand
relief donnée par eux à l'unité et à la transcendance
de la divinité. Jahvé, nettement distinct du inonde,
est unique, il ne souffre pas de rival, il doit être
adoré par toutes les nations; et c'est par les Juifs
qu'il fera la conquête religieuse du monde. L'idée
raonothéisle, tout au moins au sens large du mot,
n'est étrangère à aucune àme humaine; mais, chez
les Grecs, elle sommeillait, elle était comme étouffée
sous les manifestations multiples du polythéisme.
Pour qu'elle s'éveillât dans l'àme juive, pas n'était
besoin d'un agent supérieur, ou simplement étranger.
Le jour où les Prophètes se sont donné la mission
d'épurer et de propager l'idée d'un Dieu unique en
Israël, et par Israël dans le monde entier, il y a eu
des hommes inspirés. La part de Dieu dans leur
inspiration?... Cela dépend de l'idée qu'on se fait
595
MODERNISME
596
de cet inspirateur. El d'abord, est-il un être per-
sonnel?
On le voit, nous sommes ici en présence de la
notion d'inspiration religieuse, telle que le protes-
tantisme libéral l'entend depuis un quart de siècle.
En détinitive, l'inspiration d'Isaie ne diffère pas
essentiellement de celle de Platon ou du Bouddha.
Que l'inspiration divine s'étende à toute l'Ecriture,
et à chacune de ses parties, c'est ce que les conciles
de Trente et du Vatican avaient déjà expressément
déclaré (D.-B., 784 (666); 1877 (i636)j. Depuis, l'En-
cyclique Proiidentissimus avait rappelé, avec une
autorité incontestable, a qu'on ne pouvait absolu-
ment pas restreindre 1 inspiration à certaines parties
de l'Ecriture » ; c'est-à-dire à celles qui concernent
directement la foi et les moeurs. D'où il siiit, disait
le même document, qu'il faut s'abstenir d'accorder
que l'erreur ail pu se glisser dans un texte inspiré
authentique; l'erreur, si légère qu'on la suppose,
étant incompatible avec la parole de Dieu. L inspi-
ration plénière de l'Ecriture, avec l'inerrance qui
s'ensuit, est une doctrine catholique très certaine,
qu'on pourrait qualifier de proxima fidei (presque
de foi). Des théologiens en vue vont plus loin, puis-
qu'ils parlent ici de dogme et d'hérésie.
La condamnation de la proposition 11 a pour but
d'assurer ce point acquis : « L'inspiration difine ne
s'étend pas tellement à toute l'Ecriture qu'elle pré-
seri'e de toute erreur toutes et chacune de ses par-
ties. »
Il n'est donc pas permis d'écrire, comme on a pu
le lire dans plus d'une publication : « Qu'il vaudrait
mieux avouer franchement les erreurs qui sont dans
la Bible » ; on encore : « Qu'il y a beau temps que
l'on sait à quoi s'en tenir sur l'inerrance biblique. »
D'ailleurs, le décret n'a pas la prétention de trancher
la question ultérieure, débattue entre exégètes
orthodoxes, savoir : la meilleure manière d'expliquer
comment la Bible dit toujours vTai. Le principe
dogmatique de l'inerrance n'est plus alors enjeu; il
s'agit seulement des régies générales à suivre pour
l'interprétation de l'Ecriture, comme aussi des appli-
cations particulières qu'il convient d'en faire.
S" Origine et contenu des Evangiles. — Jus-
qu'ici on avait pensé que nos évangiles canoniques
étaient des documents historiques dignes de foi,
capables de nous donner à connaître ce que Jésus
de Nazareth avait dit et fait en Palestine, aux jours
de sa vie mortelle. Ce sentiment, qui est celui de la
tradition chrétienne tout entière, venait de s'affermir
encore, ces derniers temps, au spectacle delà déroute
complète d'une école, qui, pendant plus d'un demi-
siècle, s'était appliquée à établir qiie ces textes
étaient relativement récents. En réalité, les hyper-
critiques détruisaient d'une main ce qu'ils rétablis-
saient de l'autre. A. les en croire, loin d'être l'écho
fidèle des réalités historiques, les Evangiles avaient
réfléchi la foi postériexire de l'Eglise sur le Christ et
son œuvre. Leur véritable source était la conscience
chrétienne. Or, observait-on, la christologie ne s'est
pas formée en un jour; sous la pression des circon-
stances, elle s'est dégagée lentement d'un petit
nombre défaits primordiaux. Et pareillement l'Evan-
gile s'est fait peu à peu. La vraie loi de sa composition
a été celle de tout ce qui grandit en évoluant; le
noyau primitif a fait boule de neige. L'analyse
permet d'y démêler l'apport de chaque génération,
avec son motivement particulier d'idées. On y ajou-
tait, au besoin on en retranchait; toujours on adap-
tait le texte à des besoins nouveaux. Saint Marc
lui-même, qu'on avait estimé le plus primitif des
Evangiles, dans l'état où nous l'avons, représente
une seconde, peut-être même une troisième étape de
la pensée chrétienne. Saint Luc et saint Matthieu
sont plus éloignés encore des sources. Ce travail
incessant de rédaction était tendancieux, — la pro-
position 1/4 nous dit dans quelle mesure ^ ; on y
avait beaucoup plus souci de l'utile que du vrai.
L'état chaotique des textes aurait duré jiisqu'au der-
nier quart du second siècle, qui est l'époque où
l'instinct de la conservation amena les Eglises à
s'entendre sur un récit quadriforme ne vnrielur.
Dans ces conditions, quel contact avec la personne
et l'œuvre du Christ peuvent bien avoir gardé des
textes, qui furent pendant un siècle le bien de
tous? On nous le dit dans la i5" des propositions
condamnées : » Les é\'angiles se sont augmentés par
des additions et des corrections incessantes, jusqu'à
l'époque où le canon fat définilivemenl arrêté: d'où
il suit qu'il n'y est resté qu'un vestige léger et incer-
tain de l'enseignement du < hrist. »
Ces aberrations, réprouvées aussi bien par une
saine critique que par la théologie, n'ont rien de
commun avec d'autres théories sur la formation lit-
téraire des évangiles, qui sont défendues par des
critiques catholiques reeommandables, dans laques-
lion dite des « Synoptiques ». Les conclusions de
ces derniers, pour autaiit qu'elles se fondent sur les
textes, maintiennent le caractère historique des
évangiles, qui restent l'œuvre de « témoins » ou,
tout au moins, l'œuvre de ceux qui ont été à l'école
des témoins de la première heure, selon l'expression
de saint Luc, i, 2. Que ces textes aient été écrits par
des croyants et pour des croyants, que chaque
évangéliste ait imprimé un caractère personnel à
son récit et lui ait donné un but particulier, qu'à
cause de cela il ait eu recours à certains procédés
artificiels de rédaction, par exemple en ce qui
c(mcerne le Sermon sur la montagne; autant de
choses compatibles avec la valeur historique de leur
œuvre. A plus forte raison, n'est-il pas interdit de
constater et d'expliquer les altérations acciden-
telles, dont le texte original a souffert au cours des
âges.
C'est aux Paraboles surtout qu'on a appliqué la
théorie d'un évangile fluide et impersonnel jusqu'à
la composition des évangiles synoptiques ou, plus
exactement peut-être, jusqu'à la canonisation de ces
évangiles, qui a mis fin au travail de rédaction.
M. LoisY se chargea de présenter au puldic fran-
çais la thèse du professeur Jiii.icHER, sur la nature
lies paraboles évangéliques, et il la faisait sienne
dans ses conclusions essentielles. « Grâce à l'imper-
fection des sutures, écrivait-il, on peut distinguer
trois moments de la rédaction, qui sont en rapport
avec le développement de la pensée traditi<mnelle ,
touchant les paraboles : une première relation,
orale ou écrite, contenait les paraboles, et notamment
le Semeur, sans explications, parce qu'on n'y trou-
>ait encore aucune obscurité; une seconde rédaction,
qui peut être la première de saint Marc, montre les
disciples sollicitant et obtenant l'interprétation du
Semeur, prouve p,ar là-même que l'on commençait
à ne plus saisir nettement le sens historique des
paraboles, à y chercher des mystères, et donne aussi
à penser que l'on s'est préoccupé, soit du médiocre
succès de la prédication évangélique auprès des
Juifs, soit plutôt encore de la fragilité de certaines
conversions, et que l'on a cru tenir dans la parabole
du Semeur l'explication de ce fait; la troisième
rédaction atteste que l'on a creusé plus avant, que
l'on a voulu avoir la raison dernière, soit de l'obs-
curité des paraboles, désormais acquise à la tradi-
tion, soit de l'aveuglement et de la réprobation
d'Israël, vérifiés par la rupture définitive entre le
597
MODERNISME
598
christianisme et le judaïsme » (Etudes évungéliqiies,
1902, p. 76).
Or, celte théorie se trouve réprouvée par la con-
damnation de la proposition i3 : » Les paraboles
é'.'an^éliqites sont des compositions artificielles des
évangétistes eux-mêmes, comme aussi des chrétiens
de la seconde et de la troisième génération chré-
tienne ; c'est ainsi qu'ils ont rendu compte du peu de
fruit de la prédication du Christ auprès des Juifs, n
D'où vient cette liberté prise par les évanj^élistes
vis-à-vis de leur sujet? On nous le dit. « Duns plu-
sieurs de leurs narrations, les J\\'anf(élistes n'ont
pas tant rapporté le s'rai que ce qu'ils ont jugé
det'oir être plus profitable aux lecteurs, fût-ce le
faux. » (Prop. i!\). Cette proposition n'a rien exa-
géré. N'at-on pas écrit des paraboles, qu'elles ne
visaient que t'cditication des lecteurs et se propor-
tionnaient à leurs besoins moraux? Serait-ce donc
qu'aux yeux des évangélistes, la Un justifiait les
moyens? Non, mais ce n'est pas sur la précision his-
torique qu'ils ont fondé le christianisme. Le fait
n'était après tout qu'un véhicule, un symbole de
l'idée religieuse; et une fois que celle-ci était entrée
dans la conscience chrétienne, peu importait lo voie
par laquelle elle y avait pénétré.
On devait aller plus loin dans cette direction, et le
grand public ne soupçonne pas à quelles extrava-
gances se sont portés des hommes à qui on donne
couramment le nom de « critiques ». Un des livres
qui ont eu, ces dernières années, le plus de retentis-
sement dans les milieux où l'on prend intérêt aux
études évangéliques, est celui de M. le professeur
Wrede {Dus Messiasgeheimniss in den Evangelien,
iqoi). Quelle en est l'idée maîtresse? L'auteur veut
y expliquer pourquoi Jésus-Christ recommande à
ses amis île se taire sur sa mission messianique.
C'est que, dit-il, dans la pensée de Jésus, le peuple
ne devait pas savoir que le Messie était au milieu de
lui. Le second évangéliste n'aurait pas d'autre but
qne d'expliquer de la sorte aux Gentils comment il
se faisait que Jésus de Nazareth n'avait pas été
acclamé comme Messie par ses j)ropres compatriotes.
A cette lin, non seulement Marc aurait habilement
groupé les faits; il en aurait inventé de toutes
pièces. Une fois en si beau chemin, on ne devait
pas s'arrêter. Hier encore, nous lisions <|ue, si les
évangélistes ont raconté que Jésus avait été enseveli
dans un tombeau neuf, scellé par ordre de la Syna-
gogue, c'est uniquement parce qu'il leur importait
de rendre croyable la résurrection corporelle du
Seigneur, qui, du reste, n'a pas eu lieu.
Comme le quatrième évangile a été l'objet d'atta-
ques particulières, que tout le monde connaît, le
décret lui consacre trois propositions. La iG' affirme
le caractère historique de ses récits, comme aussi
des discours qu'il met dans la bouche du Christ. On
y réprouve le sentiment de ceux qui ont prétendu
que « les narrations de Jeun ne sont pas proprement
de l'histoire, mais une contemplation mystique de
l'Evangile (à sa\'oir du récit fait par les trois pre-
miers): les discours, qui figurent dans son é\'ungile,
sont des méditations théologiques sur le mystère du
salut, dépoun'ues de vérité historique ». D'après
cette vue, les noces de Cana, par exemple, seraient
une pure composition allégorique du quatrième
évangéliste, pour donner à comprendre le rapport
de l'Evangile et de la Loi. L'ancienne économie était
de l'eau en comparaison de la nouvelle; le Christ
est venu servir un vin nouveau à l'humanité reli-
gieuse. El pareillement les discours expriment les
pensées de l'évangéliste, bien qu'il les prête à Jésus,
comme devait faire plus tard l'auteur de l'Imitation.
Aux termes du décret, c'est là un sentiment '
inacceptable; le quatrième Evangile est historique,
ne diiréranl pas essentiellement des trois premiers.
Ce point capital une fois acquis, aux exégètes de
voir et de préciser, pour le mieux, la part qu'il
convient de faire au mouvement {)articulier que le
génie propre du quatrième évangéliste a imprimé à
son oeuvre tout entière, surtout aux discours. Ce
droit de la critique est aussi ancien que l'exégèse
elle-même, puisque la plus haute antiquité chrétienne
a caractérisé l'Evangile de saint Jean d'un mot sin-
gulièrement signiticatif, en l'appelant spirituel.
Le décret consacre une proposition, la 17', à
assurer le caractère historique des miracles racontés
dans le quatrième évangile. Non seulement ils ne
sont pas do purs symboles, créés par l'évangéliste;
mais on ne doit pas dii'c qu'il les a majorés en vue
de les mieux faire servir à son but. « Le quatrième
Evangile a exagéré les miracles, non seulement pour
qu'ils apparussent plus extraordinaires, mais aussi
pour qu'ils devinssent de la sorte plus aptes à signifier
l'œuvre et la gloire du Verbe incarné. » Ce qu'on
interdit ici, c'est, au sujet des miracles, une position
intermédiaire entre le pm- symbolisme et le senti-
ment traditionnel. Elle consiste à tenir que l'évan-
géliste a plié les faits, et, pour autant, les a déna-
turés, pour leur donner une significatiou, ime portée
qu'ils n'avaient pas eue, en réalité. Ce qiii n'empêche
pas que l'évangéliste ait pu choisir entre les faits à
sa disposition, ou entre les différents traits d'un
seul et môme fait, ceux qui lui ont semblé plus
aptes au but qu'il se proposait.
La proposition 18 résume en quelque sorte les
deux précédentes. 0 Jean revendique pour lui, il est
vrai, la qualité d'un témoin du Christ; en réalité, il
n'est qu'un témoin, hors de pair, de la vie chrétienne,
à savoir de la vie du Christ dans l'Eglise, à l'issue
du premier siècle. » Et c'est, en effet, l'attitude que
l'on a prêtée au quatrième évangéliste vis-à-vis de
son Christ. « Le témoin du Christ qui parle de sa
gloire, pour l'avoir vue, et qui la décrit en forme
d'histoire symbolique, parce que lui-même l'a
conçue de cette manière, n'est, en fait, qu'un
témoin spirituel. Il apparaît, et il a besoin d'appa-
raître comme un témoin réel : sa méthode l'exige
et l'intérêt de son œuvre ne l'exige pas moins impé-
rieusement. Une espèce d'équivoque enveloppe donc
le disciple anonyme, qui n'est aucun individu déter-
miné, et qui est pourtant quelqu'un ; qui n'a pas vu
Jésus, et qui pourtant a vu le Christ ; qui ne raconte
pas l'Evangile, et qui pourtant le décril et l'inter-
prète. Bien qu'il n'y ait pas proprement de fraude,
il y a là quelque chose qui serait pour nous un
manque de sincérité. Mais ce manque de sincérité ne
fut pas conscient chez l'évangéliste... » (.\. LoisY,
/,e quatrième Evangile, igoS, p. i3i ; cf. 8gi).
3° Le di'oit'de l'Eglise en matière d'exégèse
biblique. — « Le magistère de l'Eglise ne peut pas,
même par des définitions dogmatiques, déterminer le
sens original des .Saintes Ecritures. : (Prop. 4)
Cette proposition est en opposition directe avec la
doctrine et la pratique de l'Eglise catholique. Saint
Irénée, Clément d'Alexandrie et Tertullien rappe-
laient déjà, avec insistance, que le sens ecclésiasti-
f|ue des Livres saints est unerègle inviolable, et qu'il
faut s'y tenir. Les Papes et les Conciles n ont pas
manqué, à l'occasion, de renouveler les prescriptions
anciennes, en décrétant « que dans les choses con-
cernant la foi et les mœurs, qui concourent à l'éta-
blissement de la doctrine chrétienne, il faut tenir
pour vrai sens de l'Ecriture Sainte, celui qui a été et
qui est encore tenu comme tel par notre Sainte
mère l'Eglise, à qui il appartient de juger du vrai
599
MODERNISME
600
sens et de l'interprétation des Ecritures sacrées; et
qu'en conséquence, il n'est permis à personne d'in-
terpréter la même Ecriture Sainte à l'encontre de ce
sens, comme aussi contrairement au consentement
unanime des Pères ». [(D.-B., 1788 (i63';); 786 (668);
858 (739); 874 (755); 894 (774)]. L'exégèse tradition-
nelle, au sens rigoureux et dogmatique du mot, les
déUnitions expresses du magistère extraordinaire,
l'ont donc loi en matière d'exégèse biblique. L'Eglise
a usé plus d'une fois du droit qu'elle a de déter-
miner, par voie de définition dogmatique, le sens
d'un texte. La proposition 47 du présent décret en
rappelle un exemple remarquable.
A bien prendre les choses, loin d'être un joug
insupportable, ce magistère est une sauvegarde qui
met l'exégète catholique en meilleure situation que
le protestant conservateur ; la liberté delà recherche
trouvant chez nous son correctif dans la direction
et, au besoin, dans la définition de l'Eglise. Il faut
être étranger aux questions bibliques pour n'avoir
pas le sentiment des dangers que l'ignorance et la
présomption nous y font courir. C'est ce que nous
(lisait en termes excellents, en 1892, M. Loisy, dans
une leçon d'ouverture (reproduite dans ses Etudes
Inblifjues, 1901, p. 26) : « La critique biblique, en
faisant toucher du doigt les progrès lents et difficiles
de l'éducation religieuse que Dieu, dans sa miséri-
corde, a voulu donner à l'humanité, doit inspirer
l'humilité de l'esprit, une grande indulgence pour
ceux qui se trompent involontairement, une profonde
gratitude pour le Maître suprême qui n'a pas voulu
nous abandonner à nos propres ressources, et qui a
placé devant nous, pour nous guider à travers le
désert de ce monde, une colonne de lumière, l'ensei-
gnement toujours ancien et toujours nouveau de
son Eglise. »
Il en est qui accordent volontiers que « l'interpré-
tation ecclésiastique des Litres sacrés n'est pas chose
négligeable, mais elle reste soumise au jugement
niieu.r informé des exég'etes et à leur correction n.
(Prop. 2). Ce qui revient à dire que l'exégèse authen-
tique, celle que l'Eglise donne officiellement, au nom
de l'Auteur même des Ecritures, doit céder devant
'exégèse scientifique, celle qui ne relève que l'her-
méneutique purement rationnelle. On le voit, dans
sa généralité, cette proposition se fonde en défini-
tive sur l'erreur condamnée dans la proposition pré-
cédente (4). Du reste, les théologiens catholiques
distinguent icisoigneusementl'exégèse ecclésiastique
courante de celle qui présente tous les caractères
d'une interprétation authentique, et qui, de ce chef,
s'impose à notre foi. C'est de celle-ci que doit s'en-
tendre directement et avant tout la proposition 2;
au regard de l'exégèse courante, il n'y a qu'un esprit
et une direction à retenir. Cette interprétation,
précisément parce qu'elle n'est pas authentique,
peut être remplacée par une meilleure ; et donc elle
reste soumise à la critique des e-xégètes.
Pour exercer plus efficacement son droit, tout à la
fois doctrinal et disciplinaire, en matière d'exégèse,
l'Eglise prend des mesures préventives, qui relèvent
de ce que j'appellerai volontiers « la police ecclé-
siastique », Telle est la loi de l'Imprimatur. La
censure préalable en ce qui concerne les travaux
sur l'Ecriture, est entrée trop avant dans la législa-
tion et la pratique de l'Eglise depuis plus de quatre
siècles, pour qu'on songe à en nier la légitimité et
l'objet (Concile de Trente, Sess. iv, décret Insuper);
ce qui a été contesté, c'est qu'elle s'étende à l'exé-
gèse purement scientifique. Que les évêques contrôlent
les manuels de séminaire, qu'ils interdisent de tirer
de l'Ecriture d'autres dogmes que ceux de l'Eglise.
rien de mieux; mais leur réprobation, pas plus que
leur approbation, ne saurait atteindre les écrits qui
n'ont aucune prétention théologique. Il n'y a pas de
science, voire de science biblique, qui ait besoin
d'être approuvée par les sujjérieurs.
C'est contre cette prétention qu'est dirigée la pre-
mière proposition : « I.a loi ecclésiastique qui pres-
crit de soumettre à la censure préalable les libres
concernant les saintes Ecritures, ne s'étend pas à
ceux qui pratiquent la critique ou l'exégèse scien~
tifique des lit-res de l'Ancien Testament et du Nou-
veau. »
4" L'exégèse historique et l'exégèse théolo-
gique. — Les trois propositions qui précèdent ne se
comprennent bien qu'en fonction de celles que nous
avons groupées dans ce dernier paragraphe. A n'en
pas douter, celles-ci visent une théorie sur laquelle
M. Loisy est souvent revenu, notamment dans la
seconde lettre de son opuscule : Autour d'un petit
livre. Si je l'entends bien, voici à quoi elle se
ramène :
Il y a, dans l'Ecriture, matière à deux commen-
taires distincts, indépendants l'un de l'autre. Le
premier s'attache au sens historique, qui est le sens
original, celui que les hommes qui ont écrit les
divers livres dont se compose la Bible ont entendu
mettre sous la lettre de leurs textes; l'autre commen-
taire s'attache au sens religieux de ces mêmes textes,
qui n'est rien autre chose que le rapport qu'ils
ont, à un moment donné, avec la conscience des
croyants. Ce rapport i)eut varier et a varié en effet
avec les époques. Le commentaire historique envi-
sage la Bible comme un texte d'origine humaine; il
ne tient aucun compte de l'inspiration; entendant
rester strictement scientifique, il ne relève que de la
critique, c'est-à-dire de l'herméneutique purement
rationnelle. Le commentaire théologique, qu'on ap-
pelle aussi ecclésiastique, dogmatique, traditionnel,
envisage la Bible comme un texte divin; il est
essentiellement officiel; né de l'autorité, il doit lui
rester soumis. C'est de cette exégèse seulement que
l'Eglise peut avoir souci, et prétendre la régir par
ses prescriptions.
Sans prétendre que l'exposition que je viens de
faire lient exactement et de tous points dans la pro-
position 61, il est certain qu'on entend y condamner
la théorie prise d'ensemble. Du reste, cette propo-
sition est tirée, mot à mot, de l'écrit dont je viens
de parler (^u?our d'un petit livre, p. 54) : « On peut
dire sans paradoxe que pas un chapitre de l'Ecriture,
depuis le commencement de la Genèse jusqu'à la fin
de l'Apocalypse, ne contient un enseignement tout à
fait identique à celui de l'Eglise sur le même objet:
conséqiiemment, pas un seul chapitre de l Ecriture
n'a le même sens pour le critique et le théologien. »
Cette conception fondamentale, qui est un divorce
parfait entre l'exégèse théologique et l'exégèse histo-
rique, comporte un certain nombre d'autres vues, qui
lui servent de prémisses ou qui en résultent par
voie de conséquence. C'est à les condamner une à
une que sont employées les sept propositions qui
suivent.
Prop. 12 : « L'exégète, s'il veut se livrer utilement
aux études bibliques, doit, avant toute chose, mettre
de côté l'opinion préconçue de l'origine surnaturelle
de l'Ecriture sainte, et ne pas l'interpréter d'autre
façon que les documents purement humains. » Si ce
point de départ était admissible, si c'était là un
principe de bonne méthode, il s'ensuivrait que les
hétérodoxes, et beaucoup plus les incroyants, se
trouvent dans de meilleures conditions que l'exégète
catholique pour interpréter correctement la Bible.
C'est en effet ce qu'on affirme dans la prop. 19 :
601
MODERNISME
602
f Les exégètes hétérodoxes ont plus fidèlement rendu
le véritable sens des Ecritures que les exégètes catho-
liques. Il Parler de la sorte, ce n'est pas seulement
méconnaître l'assistance du Saint Esprit sur l'Ejflise,
c'est encore faire fî de vingt siècles d'exégèse. Celui
qui ne sentirait pas ici l'étourderie et l'iniquité du
paradoxe, n'a qu'un moyen de s'éclairer : se mettre
à l'étude du passé.
Une fois admis que l'exégèse ecclésiastique n'a que
peu ou point de valeur scientifique, on verra natu-
rellement, dans les mesures (|ue prend l'Eglise pour
la proléger, des elTorts désespérés mais inutiles, en
vue d'empêcher que l'exégèse historique ne vienne à
révéler le désaccord qui existe entre le dogme et les
textes. « Des jugements et descensures ecclésiastiques
portés contre l'exégèse indépendante et savante^ on
peut conclure que la foi proposée par l'Eglise con-
tredit l'histoire et que les dogmes catholiques ne
sont pas compatibles avec tes origines de la religion
plus réellement connues. » (Prop. 3).
On va jusqu'à dire que e(;tte o]>position existe en
effet, on ajoute même qu'il ne faut pas trop s'en
étonner, puisqu'elle serait l'effet d'une condition
assez normale : « Jl peut exister, et il existe en effet,
une opposition entre les faits racontés dans l'Ecriture
et les dogmes de l'Eglise qui s'y appuient ; tellement
que le critique peut rejeter comme faux des faits que
l'Eglise croit comme très certains. » (Prop. 23). Et
donc : a 1/ n'y a pas lieu de blâmer Vexégète qui pose
des prémisses, desquelles il suit que les dogmes de
l'Eglise sont historiquement faux ou douteux, pourvu
qu'il ne nie pas directement les dogmes eux-mêmes. »
(Prop. 24). Et de la sorte, nous joignons cette philo-
sophie qui autorise une même âme d'homme à
rejeter au nom de l'histoire, ce qu'elle croit au nom
de la foi.
Des articles parus peu avant le décret du Saint-
Office, sur la conception virginale du Christ et les
Frères du Seigneur, faisaient prévoir les résultats
d'une exégèse historique ainsi entendue.
On ne manquera pas de prétendre (ne l'a-t-on pas
déjà fait?) que le décret du Saint-Olfice a condamné
II l'exégèse historique », sans plus distinguer. Il peut
se faire qu'en le disant et en le redisant, on parvienne
à le faire croire dans certains milieux, et à rendre,
pour autant, odieux l'acte du Saint-Siège. En dépit
de ces déclamations, le Décret restera ce qu'il a
voulu être : la condamnation de l'erreur, la répres-
sion de l'excès.
L'Eglise réprouve l'exégèse indépendante (Prop. 3),
celle qui ne tient aucun compte de l'origine surnatu-
relle de l'Ecriture (Prop. 1 2), aucun compte du
magistère ecclésiastique (Prop. i, 4), aucun compte
du dogme (Prop. 23, 24), qui doit rester pour le
croyant la lumière directrice de sa pensée tout
entière. L'Eglise n'admet pas qu'on vienne, au nom
de la science, lui soustraire la Bible, dont elle a été
divinement constituée gardienne.
En dehors et bien loin de ces erreurs, il y a une
exégèse qui mérite encore d'être appelée « histo-
rique i> ; et celle-là, loin de la condamner, l'Eglise
l'encourage. Cette exégèse résulte de l'application
d'une règle d'herméneutique rationnelle, qui prescrit
de situer le texte avant que de l'expliquer, et de
tenir compte, en l'expliquant, de toutes les influences
dont sa composition a gardé la trace. En apologé-
tique, le théologien fait abstraction du caractère
divin de l'Ecriture, mais abstraire n'est pas nier, ni
même ne pas se soucier du tout. L'historien croyant
constate parfois qu'il n'arrive pas, par l'étude métho-
dique des textes, à rejoindre les données du dogme;
il ne s'en émeut pas, sachant bien qu'il y a un milieu
entre la justification positive et certaine de sa foi au
nom de l'histoire, et le prétendu démenti que celle-ci
lui donnerait.
En somme, le décret dit ce qu'il fallait dire, rien
que ce qu'il fallait dire. Il n'était pas aisé, en des
matières si complexes, de trouver le mot précis,
capable d'atteindre l'erreur, sans toucher aux opi-
nions permises. La difliculté a été surmontée avec
un rare bonheur. Par sa clarté, par sa circonspec-
tion, le document restera pour l'exogète catholique
une direction lumineuse, comme aussi un encoura-
gement au travail.
Alfred Durand, S. J.
II
RÉVÉLATION ET CuRISTOLOGIE
1" La Révélation. — Prop. 20 : « La Révélation
ne peut être rien d'autre que la conscience, acquise
par l'homme, de son rapport avec Dieu. »
Prop. 21 : « ia Révélation qui constitue l'objet de la
foi chrétienne, n'a pas été close avec les Apôtres. »
Prop. 22 : « Les dogmes que l'Eglise propose
comme révélés ne sont pas des vérités tombées du
ciel, mais une certaine interprétation des faits reli-
gieux {de l'expérience religieuse), interprétation que
l'esprit humain s'est acquise par un laborieux ef-
fort. >>
Ces propositions affirment:
1° Qu'en droit il ne peut y avoir de révélation pro-
prement dite, de communication directe et gracieuse,
faite par Dieu, de vérités intéressant l'humanité, et
l)eaucoup moins de révélation surnaturelle, ayant
pour objet des réalités qui dépassent la portée et
les exigences de toute nature créée, ou créable. Dans
ce qu'on appelle ici, fort improprement, révélation,
l'initiative est, en effet, attribuée à l'homme, et les
vérités connues ne dépassent pas le contenu imma-
nent à la conscience religieuse de l'humanité.
2° En fait, ce que l'Eglise propose comme dogmes
révélés ne sont pas « des vérités tombées du ciel »
(l'original français se fait sentir ici); les dogmes ne
sont que l'interprétation laborieuse de l'esprit
humain, s'appliquanl à l'expérience religieuse des
siècles: encore ne sont-ils qu'une des interpréta-
tions possibles; quaedam.
Conformément à ces données, la proposition 21
nie la doctrine catholique du depositum fidei. L'er-
reur qui refuse de reconnaître l'existence de ce dépôt
clos avec le temps apostolique, est, de plus, le pré-
supposé nécessaire des propositions subséquentes,
où s'applique à divers objets la notion erronée d'une
évolution extrinsèque et proprement dite du dogme
chrétien.
La racine commune des erreurs proscrites ici est
le postulat de la philosophie de Hrgel : il n'y a pas
de divinité transcendante (ou, du moins, tout se
passe comme s'il n'y en avait pas). Le progrès de
l'univers, et, parlant, le progrès de l'humanité, en
particulier le progrès religieux, considéré seul ici,
est immanent, au sens le plus strict du mot, et
s'opère sans aucune intervention du dehors (inter-
vention qui, aussi bien, est inconcevable). Ce prin-
ci[)e une fois admis, toutes les propositions suivent
d'elles-mêmes.
Le Concile du Vatican s'était déjà préoccupé de ces
erreurs, et il est évident que ses décrets dogmatiques
touchant la Révélation, présentée comme une com-
munication directe, gracieuse et surnaturelle faite
])ar Dieu à l'humanité, et touchant le contenu de la
Révélation chrétienne, décrite comme un dépôt reçu
une fois pour toutes, et non comme « une découverte
603
MODERNISME
604
philosopUique que l'esprit des hommes aurait à per-
ïeolionner > (Conci}, Vatican., Sess. m, cap. 4- [D.
B., i8oo(iG47)]; sur le sens de cette doctrine, on peut
voir l'excellent commentaire de M. A. Vacant :
Etudes théologiques surtesconstilutionsdu Concile du
Vatican, Paris, 1893, tome II, pp. 282-3i3) ne
peuvent sortir leur sens naturel et certain, si l'on
défend les propositions 20 et 21. Quant à la clôture
du dépôt avec le temps apostolique, si elle n'est
pas expressément définie par le Concile, elle est
constamment supposée par lui, comme une vérité
de foi catholique. — (Sur la note théologique qui
convient à cette proposition, voir J.-V. Bainvkl, de
Magisierio fivo et Traditione, Paris, igoS, p. laS sq.)
S* La Christologie. — Prop. 27 : « La divinité
de Jesus-Christ ne se prome pas parles é\'angiles;
elle est un dogme que la conscience humaine a déduit
de la notion de Messie. »
Prop. 28 : « Pendant qu'il exerçait son ministère,
Jésus ne parlait pas en vue d'enseigner qu'il était le
Messie, et ses miracles ne tendaient pasà le prouver,):
Prop. 29 : 0 0/1 peut accorder que le Christ, tel
que nous le montre l'histoire, est de beaucoup infé-
rieur au Christ, objet de la foi. »
Prop. 3o : « Dans tous les te.rtes évongéliques,
le nom de Fils de Dieu équivaut simplement au nom
de Messie, et ne signifie nullement que le Christ est
vraiment, et par nature, fils de Dieu. »
Prop. 3i : « La doctrine christologique qu'en-
seignent Paul, Jean et les Conciles de .\icée, d'Ephèse
et de Chalcédoine, n'est pas celle que Jésus a ensei-
gnée, mais celle que la conscience humaine a conçue
touchant (la personne de) Jésus. »
Prop. 32 : a Le sens naturel des textes évangé-
liques est inconciliable avec ce que nos théologiens
enseignent au sujet de la conscience et de la science
infaillible du Christ. r>
Prop. 33 : « // est évident, pour quiconque ne se
laisse pas conduire par des opinions préconçues, que
.fésus a enseigné l'erreur au sujet de la pro.rimiié de
l'avènement du Messie {dans la gloire), ou bien que la
plus grande partie de la doctrine (qui lui est attri-
buée) dans les évangiles synoptiques, n'est pas au-
thentique. »
Prop. 34 : « Lf critique ne peut attribuer au Christ
une science simplement illimitée, sans faire une
hypothèse inconcevable historiquement, et répugnant
au sens moral — à savoir que le Christ, en tant
qu'homme, a possédé une science divine, et n'a pas
voulu néanmoins communiquer la connaissance de
tant de choses à ses disciples et à la postérité. »
Prop. 35 : <c Le Christ n'a pas toujours eu con-
science de sa dignité messianique. »
Prop. 36 : « La résurrection du Sauveur n'est pas
proprement un fait d'ordre historique, mais un fait
d'ordre purement surnaturel, ni démontré, ni démon-
trable, que la conscience chrétienne 0 tiré insensible-
ment des autres (faits de l'histoire du Sauveur). »
Prop. ij : « La foi initiale en la résurrection du
Christ n'a pas tant porté sur le fait même de la ré-
surrection que sur la vie immortelle du Christ auprès
de Dieu. »
Prop. 38 : » /.a doctrine touchant la mort expia-
trice du Christ n'est pas évangêlique, mais seulement
paulinienne. »
Prop. 52 : (I Etrangère à l'esprit du Christ est
restée la pensée de constituer l'Eglise comme une
société devant subsister sur terre durant une longue
série de siècles : bien plus, dans l'esprit du Christ,
l'avènement du royaume des cieu.r, ainsi que la fin
du monde, était imminent. ^^
Prop. ùo : t La doctrine chrétienne, à ses débuts,
fut judalsante : mais elle est devenue, par une suite
d'évolutions, d'abord paulinienne, puis johannique,
finalement hellénique et universaliste. r>
Cet ensemble de propositions, touchant la per-
sonne, l'enseignement et l'œuvre du Christ, doit,
semble-t-il, être étudié à la lumière des explications
données plus haut, à propos île la notion de Révéla-
tion. Seule, en elTel, la théorie de l'évolution, immas
nente et fatale, de la conscience religieuse dan
l'humanité, permet de comprendre certaines de ces
propositions, et leur impose à toutes une orientation,
et comme une couleur, commune.
Dans cette théorie, le Ghrlst historique, Jésus de
Nazareth, n'a été, et n'a pu être qu'un chaînon, qu'un
moment, nécessairement dépassé, du dé^ eloppemenl
religieux de l'humanité, en marche vers la conscience
intégrale du Divin qui est en elle. Ceux qui se sont
efforcés de concilier — en dépit de la logique du
système — celle conception avec la foi chrétienne,
ont admis que ce moment, marqué par l'apparition
du Christ historique, a été décisif, et, jusqu'à un
certain point délinitif, dans l'hisloire de révolution
religieuse de 1 humanité. Selon eux, en effet, c'est
dans l'àme humaine de Jésus que s'est éveillée
d'abord, avec une énergie singulière et une profon-
deur inégalée, la conscience du rapport filial avec la
divinité, qui constitue le fonds de toute religion vé-
ritable. Ce sentiment libérateur, celte révélation de
la paternité divine, reste le modèle de toute expé-
rience religieuse, encore que le langage et les concep-
tions dans lesquels le Christ les a traduits, — et qui
étaient ceux de sa race et de son temps — aient
lentement fait place à un autre langage, à des con-
ceptions dégagées des limitations de la pensée juive,
et progressant avec la connaissance du monde et de
l'homme. C'esl dans ce sens qu'on peut appeler le
christianisme la véritable, et même la seule véritable
religion.
Or, celte interprétation sentimenlaliste et évolu-
tionisle du fait chrétien, que je viens de résumer
d'après son plus célèbre représentant parmi nous,
Auguste Sabatier, a semblé acceptable, sinon dans
tovis ses fondemenls philosophiques et tous ses dé-
tails, au moins dans son esprit, à certains écrivains
catholiques. L'histoire des origines chrétiennes,
étudiée sans arrière-pensée théologique, leur a paru
la confirmer. Cette histoire, d'après eux, rendrait
témoignage à l'évolution qui substitua aux vues
personnelles et conscientes, à l'œuvre apostolique
de Jésus de Nazareth, Vidée chrétienne, l'interpréla-
lion progressive, commandée par les circonstances
et les nécessités de fait, de ces conceptions, de ces
vues, de cette œuvre. Le Christ historique bornait
son horizon au peuple d'Israël : on conçut sa mis-
sion comme universelle; sa vie et sa morl avaient
été exemplaires : on les conçut comme rédemptrices;
il s'était donné comme un maître : on vit en lui le
îMessie, le Seigneur, le Fils de Dieu, le Verbe incarné;
il avait prêché le règne de Dieu dans l'attente immi-
nente de la Parousie : les faits interprétèrent celle
notion, en donnant naissance à l'Eglise, et la Parou-
sie se sublima en avènement spirituel et intérieur,
ou s'estompa dans un lointain indéfini. Déjà com-
mencée dans les évangiles synoptiques, celle trans-
formation du Chrisl historique se poursuit à travers
les épîtres pauliniennes, pour trouver son expression
la plus liante dans les méditations et les symboles
johanniques. Et le succès, la valeur religieuse et
morale de cette transformation, sa nécessité même,
la justitienl suffisamment : pour devenir le Christ de
la conscience humaine et de la foi, le Christ histori-
que devait subir cette IransCguralion : il reste
qu'elle s'est faite autour de son image, qu'el'e est le
605
MODERNISME
6or>
développement du germe posé par lui, l'écho, dans
la conscience de l'Iiumanité, de son expérience l'eli-
gieuse peisonnelle, et ainsi, dans son sens vrai, c'est
encore Jésus de Nazareth ijue nous adorons.
C'est bien cette interprétation, enipronlée au pro-
testantisme libéral, des origines clirétiennes, que
visent les condamnations du Saint Ollice. Il est aisé
de voir que toutes les ])ropositions proscrites la
supposent, et que chacune en énonce quelque appli-
cation particulière. Kelisons-les à celte lumière :
Le Clirist liistoriffuf, Jésus de Nazareth, n'a pas
parle en vue d'enseigner qu'il était le Messie, ni n'a
fait de miracles pour le prouver (l'rop. 28); — ni
même il n'a eu conscience, dès le début, de sa dignité
messianiijue (Prop. 35). Il a partagé les limitations
et les erreurs couiniunes de son tem|)S et de son mi-
lieu : en droit, lui attribuer une science illimitée, est
une hypothèse inconcevable, historiquement, morale-
ment intenable (Prop. 34). En lait, il faut (cela est
évident à qui sait lire) ou renoncer à l'historicité
substantielle des évangiles synoptiques, ou recon-
naître que Jésus a professé l'erreur touchant l'immi-
nence de la Parousie (Prop. 33). Aussi l'idée d'une
Eglise, d'une société constituée d'une façon durable,
et pour de longs siècles, a été étrangère à son esprit :
dans sa pensée, l'avènement du royaume des cieux
sur terrt! était tout proche, et se confondait avec la
Un du monde (Prop. 52).
Le Christ de la foi s'est dégagé, par voie d'évolution,
de ces données primitives. Dans les textes évangéli-
((ues, l'expression Fils de Dieu équivaut toujours, et
sans plus, à celle de Messie. (Prop. 3o). La notion de
rédemption, de mort expiatrice, n'est pas évangéli-
que, mais exclusiveiiienl paulinienne. (Prop. 38). Le
fait de la résurrection n'est, à aucun degré, d'ordre
historique, mais pureuient d'ordre surnaturel, et,
comme tel, ne comporte aucune démonsti'ation, loin
d'être démontré. C'est une déduction, une interpré-
tation (derivai'it sensim ex aliis) de la conscience
chrétienne. (Prop. 36). Même, dans les débuts, cette
interprétation portait moins sur le fait de la résur-
rection, que sur la fie immortelle du Christ en Dieu.
(Prop. 37). Ainsi la divinité de Jésus-Christ ne se
prouve pas par les évangiles : c'est un dogme que la
conscience humaine a déduit (par étapes) de la notion
de Messie. (Prop. 27). Gela étant, l'on peut accorder
que le Christ de l'histoire est bien inférieur au Christ
de la foi. (Prop. 2g).
Quant à la notion théolo^ique du Christ, qui iden-
tilie le Christ de l'histoire et celui de la foi, elle ne
ressort pas des textes, entendus au sens naturel, et
est inconciliable avec eux en ce qu'elle enseigne tou-
chant la conscience et la science infaillible de Jésus
(Prop. 32). Elle est, à toutes ses étapes — Paul, Jean,
les premiers Conciles — différente d'avec ce que le
Christ a enseigné sur lui-même : c'est, à vrai dire,
une conception issue de la conscience chrélienne
(Prop. 3l). Judaïsante à ses débuts, puis paulinienne,
puis johannique, linalement hellénique et universa-
liste, cette notion est le fruit d'une évolution à stades
successifs (Prop. 60).
Notre but présent n'est pas de rechercher si toutes
ces propositions ont été, dans leur teneur et leur
sens naturel, soutenues par des auteurs eatholi(]ues.
Il est impossible de ne pas voir qu'un très grand
nombre parmi elles ont leur équivalent dans les ou-
vrages de M. Alfred Loisy : mais plusieurs ont été,
à dessein, et très judicieusement, définies, resserrées,
voire luajorées, alin d'en faire ressortir le sens, et
d'en dégager, sans discussion possible, la portée hé-
térodoxe. Il peut s'agir bien moins encore de les réfuter
dans les limites de cet article. Celte réfutation exige-
rait un volume, ou même deux; et celui qui porterait
sur la personne du Christ est fait, <'t fort bienfait, par
M. M. Lepin {Jésus Messie et Fils de Dieu, d'après les
lii'angiles synoptiques; 3= édition, Paris, 1907. Voir
aussi, dans ce Dictionnaire, l'article Jiisus-CnRisT.)
Ce que j'aurais voulu, c'est découvrir la racine
même des erreurs capitales proscrites par la Sacrée
Congrégation, c'est restituer la conception première
qui, une fois acceptée, autorise, organise et implique
naturellement toutes les applications de détail dé-
noncées dans le Décret. 11 est fort possible, et il me
semble probable que cetle conception n'a pas été le
point de départ conscient des écrivains calholiques
visés dans notre document ; c'est là un point d'his-
toire qu'on pourra débattre ailleurs. Ce qui importe,
c'est de voir (pie les conclusions auxquelles leurs
études des origines chrétiennes ont amené ces écri-
vains, se sont, pour ainsi dire, cristallisées dans ce
système; c'est de voir que en lui, et seulement en lui,
elles ont trouvé leur cohésion, une base philosophi-
que, une apparence, ou, si l'on veut, des dehors,
d'orthodoxie. Ce système, nous l'avons trouve dans
l'immanentisme évolutionniste de IIegkl, interprété
et complété au moyen du sentimentalisme religieux,
par les protestants libéraux. La similitude des con-
clusions emporte l'identité des principes.
Nous avons vu qu'appliquée aux origines chré-
tiennes, cetle conception se résume dans l'opposition,
historiquement irréductible, réductible seulement
par voie d'évolution idéale, entre deux ou même
trois Christs. 11 faudrait distinguer : 1° le Christ de
l'histoire, limité dans sa science, partageant les idées
et erreurs de son milieu, arrivant progressivement
à une conscience telle quelle de sa mission, et 1 in-
terprétant au moyen de la notion messianique com-
mune autour de lui ; nullement préoccupé d'autoriser
cetle mission par ses miracles, finissant une vie
exemplaire par une mort dont il ne connut pas
l'efficacité rédemptrice, et la couronnant par une
« résurrection » qui échappe à l'histoire, et qui est
plutôt le fruit que la cause de la foi de ses disciples
en sa personne; 2" te Clirist de la foi, se dégageant
peu à peu des données historiques qu'il déborde, sous
l'inlluencedes réflexions, et de l'expérience religieuse,
de Paul, de Jean, de la communauté primitive tout
entière : d'abord Messie, puis Seigneur ressuscité.
Rédempteur, Fils de Dieu, Dieu enfin; 3° le Christ de
la théologie, omniscient, fondateur conscient de
l'Eglise, et finalement soumis aux catégories hellé-
niques de personne et de nature.
C'est, on le voit, la perversion complète, non seu-
lement du catholicisme doctrinal, mais du christia-
nisme considéré comme religion révélée par Dieu.
Le document autorisé, et réclamant l'adhésion de
tous les catholiques, que nous essajons d'interpréter
brièvemenl, condamne cetle conception des origines
chrétiennes dans toutes ses données principales. A
cette « division du Christ », il oppose implicitement
la notion traditionnelle et véritable, qui voit en Lui
une nature humaine i)arfaite, unie hypostatiquement
au Fils unique de Dieu ; qui adore en sa personne
Celui qui a donné son sang en rédemption pour
beaucoup, le Seigneur vraiment ressuscité par Dieu,
le fondateur de l'Eglise chrétienne; Celui enfin dont
nous vivons, et pour lequel nous devrions savoir,
au besoin, mourir. Christus heri et hodie, ipse et m
saecula.
Léonce on Grandmaison.
III
Eglise et SACRBMhNTs
L'Eglise a reçu un triple pouvoir surnaturel:
enseigner, gouverner les fidèles, les sanctifier par
607
MODERNISME
608
les sacrements. Le « modernisme » ne lui conteste
pas ces pouvoirs; mais il les comprend mal. En
général, il les diminue injustement; quelquefois il
les exagère, comme si l'Eglise pouvait supprimer
ce qui a été déterminé immédiatement par Dieu lui-
même, faire prévaloir des lois nouvelles sur les lois
divines, un dogme nouveau sur le dogme ré\ élé.
1° Pouvoir d'enseigner ou magistère
1° Objet des définitions de l'Eglise. — Prop. 5 :
« Puisque le dépôt de la foi ne contient que les vérités
révélées, à aucun égard il n'appartient à l'Eglise de
juger les assertions des sciences humaines. »
On suppose ici que le domaine des « vérités révé-
lées », qui appartient sans conteste au jugement de
l'Eglise, et le domaine des « sciences humaines »
n'ont jamais entre eux aucun point de contact,
aucun terrain commua. C'est inexact : telle vérité a
été révélée, qui appartient en même temps, par
exemple, à la philosophie, comme la survivance de
l'àme, ou à la science des origines du monde et de
l'homme, comme l'unité de l'espèce humaine et sa
descendance d'un seul couple, vérité impliquée dans
le dogme du péché originel. Aussi le concile du
Vatican prévoit-il le cas d'une contradiction appa-
rente entre la foi et la raison sur un terrain commun
(session lu, chap. ij)> et condamne-t-il cette opinion :
(( Les sciences humaines doivent être traitées avec
une telle liberté, que leurs assertions, même quand
elles contredirent la doctrine révélée, peuvent être
retenues comme vraies, et ne peuvent être proscrites
par l'Eglise. » (Can. 2).
De plus, s'il est vrai que le « dépôt de la foi n ne
contient, à parler strictement, que les » vérités révé-
lées », encore fallait-il, pour la bonne garde de ce
dépôt, que l'Eglise put protéger par ses explications
authentiques et ses jugements infaillibles d'autres
vérités, tellement liées de leur nature avec les vérités
révélées, que la négation des unes entraine la néga-
tion des autres (Cf. L. Choupin, Valeur des décisions
doctrinales et disciplinaires du Saint-Siège, Paris,
2' éd., 19 13, p. 38 et suiv.). Des vérités si étroitement
liées à la révélation, vous n'en rencontrerez pas
dans certaines sciences, comme les mathématiques,
mais bien dans certaines autres, comme la philoso-
phie. Quand l'Eglise protège une vérité de ce genre
et condamne l'erreur opposée, elle n'entre pas elle-
même nécessairement dans la discussion scientifi-
que, mais partant des principes supérieurs de la
révélation, elle voit que telle conclusion doit être
erronée ; de même qu'un observateur, vérifiant avec
son télescope la région du ciel où, à la suite de longs
calculs, un mathématicien avait supposé la présence
d'un astre, lui dit : Il doit y avoir erreur dans vos
calculs ou dans votre point de départ: l'astre n'est
pas là. Direction toute négative, qui ne supplante ni
ne supplée dans le savant dirigé « ses principes pro-
pres ni ses méthodes particulières, et lui reconnaît
une juste liberté », tout en jugeant parfois telle ou
telle de ses assertions (Vatican, loc. cit.).
2° Genèse des définitions de l'Eglise. — Prop. 6 :
a Bans la définition des wérités. I'Ecclesia discbns et
l'EccLBsiA DoCENS collaborent de telle façon qu'il
ne reste à celle-ci qu'à sanctionner les opinions com-
munes de celle-là. »
11 est vrai que VEcclesia docens (Concile œcuméni-
que, ou Pape seul), pour définir une vérité contro-
versée, attend que la lumière soit suffisamment faite
parle travail privé de l't'cclesia discens, qui renferme
les exégètes, les théologiens, les canonistes, tous
ceux qui cultivent la science sacrée et ses annexes.
Dieu n'a pas promis de nouvelles révélations aux
chefs de la hiérarchie, ni ne leur a donné la science
infuse ; il veut qu'ils emploient le travail humain
pour discerner ce qui est contenu dans le dépôt de la
foi, et ce qui lui est connexe, et quelles opinions
lui sont vraiment opposées. L'Eglise laisse travailler
ses pionniers, laisse mûrir les questions partiellement
nouvelles, et ne se presse pas de définir. .\u moyen
âge, les grandes universités, comme celle de Paris,
centralisaient ce travail préparatoire, examinaient
et jugeaient provisoirement les doctrines nouvelles.
Plusieurs erreurs tombaient ainsi, sans qu'ensuite il
fiit besoin d'une définition de l'Eglise.
Mais il ne faut pas, avec la proposilion condamnée,
1°) réduire l'Eglise enseignante à n'être qu'un simple
appareil enregistreur des conclusions du travail
privé. Le Pape et les évêques ont leur activité propre ;
ils peuvent consulter directement les sources pre-
mières de la foi ; lorsqu'ils discutent en concile, ou
qu'ils prc[)arenf leur définition, ils peuvent dépasser
le travail privé qui a précédé sur la question: d'au-
tant qu'ils ont, je ne dis pas de nouvelles révélations,
mais une assistance spéciale de l'Esprit saint, qui non
seulement empêche toute définition erronée (résultat
négatif), mais dirige positivement leurs travaux,
applique leurs esprits à mieux saisir et à mieux
exprimer. — (Voir Palmibri, De Rom. Pontifice, thèse
xxv)
2°) La proposition condamnée ne laisse intervenir
l'Eglise qui définit, que lorsque l'Eglise qui ne
définit pas est arrivée aune entente, à une « opinion
commune » ; erreur très grave, qui en partie inutili-
serait les définitions. Leur utilité principale, en effet,
consiste précisément à terminer les controverses
qtii partagent les membres de l'Eglise eux-mêmes, et
qui, se multipliant peu à peu, obscurciraient de leurs
doutes la plupart des vérités révélées, s'il n'y avait,
comme remède à ce mal, un juge des controverses,
capable de ramener l'imité dans les esprits. Ainsi la
définition ne requiert pas un objet « communément n
admis par l'ensemble des catholiques, ou par l'en-
semble des savants; elle ne demande même pas
d'être portée par l'unanimité des Pères du concile.
Et c'est ce qui fait sa valeur pratique : l'unanimité
étant si dilTicile à obtenir pratiquement par le seul
jeu ordinaire des intelligences divisées, la définition
infaillible, autour de laquelle se concentreront en-
suite tous les catholiques, crée de l'unanimité où il
n'y en a pas encore.
3°) On insiriue que l'Eglise enseignante est tenue
de sanctionner les opinions communes de l'Eglise
enseignée; autre erreur. Quand les savants catholi-
ques, et les autres aussi, à un moment donné, pen-
cheraient lous(moralement tous) vers une conclusion,
leur opinion serait-elle pour cela absolument sûre, et
s'imposerait-elle à l'Eglise enseignante? Au point de
vue naturel, non : il y a des influences, des modes,
des courants d'erreur qui peuvent arriver à entraîner
momentanément tous les savants vers certaines
opinions erronées. Au point de vue surnaturel, non
plus : l'infaillibilité a été promise directement à
l'Eglise enseignante, et l'autre ne i)articipe à 1 infail-
libilité qu'indirectement, comme écho de cet ensei-
gnement. Comment donc imposerait-elle à l'Eglise
enseignante ses décisions ? Le modernisme renverse
les rôles.
Parfois, lorsqu'à VEcclesia docens ilopposeVEccle-
sia discens, il entend par la seconde, non pas les
spécialistes de la science sacrée dans leurs travaux
privés, mais les pieux fidèles qui, en dehors de la
science, vivent leur foi, et par celte expérience in-
time développent leurs idées chrétiennes. En ce sens,
vouloir que VEcclesia docens, dans ses définitions,
ne fasse que sanctionner les idées courantes de
VEcclesia discens, ce serait établir un piétisme qui
609
MODERNISME
610
ne tient pas compte de la science sacrée, ouvrir la
voie au fanatisme et aux superstitions, du moins à
certaines époques de la vie de l'Eglise; ce serait sup-
poser (contre l'expérience même) que les simples fi-
dèles ont tous le privilège d'extraordinaires révéla-
tions, et ([ue ces révélations immédiates sont l'objet
de notre foi chrétienne; ou bien, que le dépôt de la
foi se réduit aux quelques vérités que tous doivent
savoir cl que tous doivent vivre; qu'il ne contient
pas, pour le gouvernement de l'Eglise et l'adminis-
tration des sacrements, d'autres vérités à l'usage des
pasteurs, inconnues de la plupart des iidèles, quoique
servant indirectement au bien de tous. Enlin ce
serait faire conduire les bergers par les brebis, les
maîtres par leurs élèves.
3° Effet des délinitions, assentiment qu'elles impo-
sent. — Prop. 7 : « l'Eglise, quand elle condamne
des erreurs, ne peut exiger des fidèles, pour le juge-
ment qu'elle porte, aucun assentiment intérieur, »
D'aucuns s'imaginent que condamner une erreur,
ce n'est jamais définir. — Mais la condamnation des
erreurs revient, par la nature même des choses, à
la proclamation des vérités opposées : aussi l'infail-
libilité de l'Eglise s'étend-elle pareillement à ces
deux formes équivalentes du définir, la positive et la
négative; 1' « anathème » est même la formule la
plus solennelle dans l'usage ecclésiastique.
Dès lors que l'Eglise, usant de son magistère in-
faillible, a condamné une erreur, c'est un grave de-
voir, pour tous ceux qui connaissent suffisamment
la condamnation, de soumettre leur intelligence
elle-même à la règle que Dieu lui a donnée, c'est-à-
dire, d'honorer ce jugement solennel d'un « assenti-
ment intérieur ». Ce ne serait pas assez de garder
un « silence respectueux », comme le voulaient cer-
tains jansénistes, et de ne pas attaquer extérieure-
ment la détinition. L'Eglise est une règle de foi, et la
foi est un assentiment intérieur de l'intelligence
sous l'inlluence de la bonne volonté.
Distiuguons toutefois la condamnation d'une opi-
nion, et la simple prohibition ou défense de l'ensei-
gner publiquement. Une doctrine peut être vraie, et
cependant inopportune, de nature à exciter des trou-
bles et des scandales, à être mal comprise dans les
circonstances présentes; elle peut aussi paraître peu
sûre, la question n'a3ant pas encore été sulKsamnient
approfondie. Que l'Eglise défende alors de l'enseigner
dans ses chaires, ou de la jeter dans le grand public
par des livres; que, pour le bien de la paix et de la
charité, un Pape impose quelquefois silence aux
deux parties dans une polémique violente, toutes
ces prohibitions disciplinaires ne visent que la
manifestation extérieure des opinions : donc elles
n'exigent pas d' « assentiment intérieur ». — Mais la
proposition que nous expliquons ne parle point de
cela : elle parle de la « condamnation des erreurs » :
jugement doctrinal, dogmatique, et non purement
disciplinaire; jugement qui ne porte pas sur la
question d'opportunité, de sécurité, de prudence, de
cUarilé, de paix sociale, mais de vérité, et qui,
lorsqu'il la tranche définitivement, est infaillible.
4° Autorité des Congrégations romaines. — Pro-
position 8 : « Oit doit regarder comme exempts de
toute faute ceux qui ne font point do cas des condam-
nations portées par la Congrégation de l'Index ou
les autres Congrégations romaines. »
Rappelons que ce sont là des tribunaux institués
par le Pape pour l'aider dans le gouvernement gé-
néral de l'Eglise, ou même, jusqu'à un certain point,
dans son magistère. Dans ce dernier cas, leur com-
munique-t-il son infaillibilité, quand il donne à leurs
décrets l'approbation ordinaire? Non, du moins
d'après l'opinion la meilleure, qui est pratiquement
Tome III.
I siire. Mais il leur communique une part de sa juri-
diction suprême, de son pouvoir de gouverner
l'Eglise universelle; à ce titre, leurs décrets sont
vraiment des « actes du Saint-Siège » ; et quand ils
seraient purement disciplinaires (c'est toujours le
cas de la Congrégation de l'Index), encore faudrait-il:
1°) ne pas les n mépriser », nihili pend uni, car il n'est
jamais permis de mépriser l'autorité légitime, sur-
tout l'autorité suprême; 2°) ne pas les confondre
avec des actes privés, tels que les décisions d'un
juriste ou les thèses d'un théologien ; ce sont des
actes publics, qui font loi dans l'Eglise; on serait
donc coupable de les attaquer extérieurenxent, de
les contredire publiquement.
De plus, quand il s'agit de la plus haute des Con-
grégations romaines, celle du « Saint-Oflice » ou de
« l'Inquisition romaine et universelle », il n'est pas
pour elle uniquement question de décrets discipli-
naires : elle peut porter des jugements doctrinaux,
condamnant des propositions : tel est celui dont nous
nous occupons dans ces colonnes. A cette condam-
nation, sans doute, la Congrégation ne peut donner
l'infaillibilité qu'elle n'a pas : le jugement, même
après qu'il a été approuvé par le pape in forma
commuai, reste donc provisoire, réformable, non
définitif. C'est un jugement initial, suffisant à indi-
quer le danger, en attendant ces jugements définitifs
et irréformables, qui sont plus rarement prononcés,
et après une plus longue préparation. Toutefois ce
premier jugement doctrinal, en cela dilTérent du dé-
cret disciplinaire, exige déjà un assentiment inté-
rieur : non pas cet acte de foi très ferme, qui répond
seulement à une autorité infaillible ; mais im assen-
timent plus faible. En voici la nature, d'après ceux
des théologiens qui demandent un minimum : je
devrai, entre les deux opinions contradictoires, pré-
férer celle que choisit l'Eglise, incliner mon esprit
de ce côté, lors même qu'il pencherait naturellement
de l'autre; et il paraîtra bien raisonnable d'agir
ainsi, si l'on réfléchit aux lumières spéciales natu-
relles et surnaturelles, qui ont amené l'autorité
ecclésiastique à prendre cette décision. Excepté
pourtant le cas où j'aurais l'évidence du contraire :
alors je ne serais tenti à rien, intérieurement; mais
dans ces questions si difficiles, qui peut se flatter
d'avoir l'évidence? Le cas sera forcément bien rare.
(Cf. L. Choupin, op. cit., p. 5o et suiv.)
Observons enfin que le Saint Office peut rappeler
aux fiilèles des choses déjà définies, qui en vertu de
ces anciennes définitions exigent un assentiment des
plus fermes; car les nouvelles erreurs qu'il con-
damne ne sont parfois que la simple réédition d'er-
reurs déjà condamnées par les Papes ou les Conciles
généraux.
3° Pouvoir de gouveraeinetit. Sa constitution.
— Prop. 53 : « I.a constitution organique de l'Eglise_
n'est pas immuable, mais la société chrétienne, aussi
bien que la société humaine, est sujette à une perpé-
tuelle évolution ».
La constitution d'une société humaine, d'une
nation, n'a qu'une fixité relative. Plusieurs formes de
gouvernement sont possibles, et légitimes en elles-
mêmes ; Dieu n'en a déterminé aucune ; le fait humain
qui a piemièrement fixé pour un peuple la forme
du gouvernement n'a pas une efficacité indéfinie;
le temps, la prescription qui peut légitimer une
forme nouvelle, même illégitimement commencée,
permet sur ce terrain-là de parler d'évolution dans
le sens le plus hardi. lien serait de même de l'Eglise,
si ce n'était qu'une institution humaine. Mais non :
cette société a été fondée par le Christ, envoyé divin
et Dieu lui-même (voir l'article précédent). Il a
20
611
MODERNISME
612
dclerrniné la forme du gouvernement, en donnant
l'autorité sociale non pas à la multitude, mais à un
collège apostolique tiré par lui de la multitude, et,
dans ce collège, à un seul, Pierre, qui en est le chef.
L'Eglise ne peut donc changer sa constitution, qui
est de droit divin; un tel cbangenient serait un fait
illégitime qui ne pourrait être légitimé par aucune
prescription ; on ne prescrit pas contre Dieu. — Voir
le Cône, du Vatican, sess. iv, cap. 2.
Prop. 55 : « Jamais .Simon Pierre n'a même soup-
çonné que le Christ lui eùl assigné la primauté dans
l'E<;llse 11.
Nous n'avons pas à faire ici l'exégèse des paroles
du Christ promettant et donnant à Pierre la pri-
mauté (Mattii., XVI ; Jkan, xxi); paroles que vien-
nent conlirmer tant de faits convergents de l'histoire
évangélique et apostolique. Nier que le Christ, en
s'adressant à Pierre, lui ait donné la primauté, est
une hérésie condamnée au Concile du Vatican,
sess. IV, cap. i. Après cela, de quel front un catho-
lique viendrait-il nous dire que jamais Pierre n'a su
ce qu'il était? (Voir article Pieuke.)
Prop. 56 : « Ce n'est pas par une disposition de lu
divine Providence, mais par des conditions purement
politiques, que l'Eglise romaine a été mise à la tête
de toutes les Eglises. »
Pierre a reçu du Christ un pouvoir de chef
suprême, cpii doit, jusqu'à la un du monde, servir à
l'unité et à la stabilité de l'Eglise entière; mais
Pierre doit mourir : quel sera le mode de transmis-
sion de ce pouvoir à un successeur? La combinaison
la meilleure et la plus simple, parce qu'elle dispen-
sait d'une élection de plus et désignait plus nette-
ment le successeur de Pierre, c'était que cette pri-
mauté fût annexée à l'une des Eglises alors fondées,
qui deviendrait ainsi mère et maîtresse de tdutes les
autres. Or, nous voyons par les textes des Pères
que cette annexion a eu lieu, et en faveur de l'Eglise
de Rome.
Ici donc, pas d'évolution lente à trave;» les
hasards de la fortune, comme lorsqu'une nation
prend l'hégémonie sur les autres, mais dès le com-
mencement de l'Eglise une décision de droit a été
portée en faveur de Rome; pas d'origine purement
politique, mais un fait d'ordre religieux lui trans-
met le divin pouvoir de Pierre. — .\utre question si
vous demandiez, antérieurement à celte transmis-
sion, quelles raisons de convenance ont pu incliner
à choisir plutôt Rome. Ici ont pu intervenir la gran-
deur de cette ville, sa facilité de communication avec
tous les points du monde connu, eu un mot des cir-
constances politiques, mais en tant que facilitant
son rôle religieux: saint Léo.n l'a dit, et le Saint-
Office n'a garde de le nier, il l'indique même par cette
restriction : « purement politiques », mère politicis.
Dernière question ; Pierre a-t-il eu une révélation,
un précepte divin de transmettre à Rome sa pri-
mauté, ou bien, sous l'action ordinaire de la Pro-
vidence qui dirige les événements, a-t-il lui-même
choisi eu pleine liberté? Les théologiens sont parta-
gés, et l'Eglise n'a jamais détini ce point. En
employant les mots vagues ex divinae Providentiae
ordinatione, que nous trouvons déjà dans les Pères,
le Saint-Oflice a évité d'aborder celte question.
3° Pouvoir de sanctification. Sacrements. —
Les propositions condamnées sont rangées dans
l'ordre classique : sacrements en général, puis bap-
tême, conlirmation, eucharistie, pénitence, extrême-
onction, ordre et mariage.
Dans ce vaste sujet, nous ne pouvons insister que
sur la tendance générale et les procédés du moder-
nisme.
Partant d'un système préconçu d'évolutionnisme,
il lui plail que nos sacrements, dans leur essence
même, soient le résultat d'une évolution lente et
graduelle. Aussi, dans la doctrine sacranicntaire, il
attaquera surtout ce point : l'institution des sacre-
ments par le Christ lui-même.
Prop. 4o : 0 Les sacrements sont nés de ce que les
apôtres et leurs .successeurs, sous la poussée des cir-
constances et des événements, ont interprété une
idée et une intention du Christ. »
On ne nie pas que le « principe sacramentel » ait
été admis et posé par le Christ lui-même. Mais en
quoi fait-on consister ce principe? En ce que Jésus
n'a pas entendu fonder « une religion sans culte ».
{Autour d'un petit livre, p. a56.) Mais ce culte, il l'a
laissé établir par son Eglise ; c'est elle qui a institué
les divers sacrements, suivant l'appel des circons-
tances, à telle lin et en tel nombre ciu'elle a voulu.
Pour nous catholiques, nous nous en tenons à la
définition formelle de Trente (session vu", can. i),
que les sept sacrements « ont été tous institués par
J.-C. » : délinition reproduite encore par le Concile
dans les autres sessions où il passe en revue chaque
sacrement en particulier. — Pour qu'on puisse dire
ainsi du Christ qu'il a institué chacun des sept sa-
crements, il faut qu'il ait eu l'idée et l'intention de
chacun de ces moyens de salut ou qu'il ait lui-même
assigné à chacun la lin particulière qui le spécifie, et
qu'il ait pour chacun attaché à un rite la production
de la grâce. — Est-il nécessaire que dans tous les sa-
crements ce rite, ce signe sensible, ait été par lui
désigné avec la dernière précision ? On ne nous
oblige nullement à le croire. De nombreux théo-
logiens pensent, depuis fort longtemps, que le
Christ aurait laissé son Eglise choisir, par exemple
dans la Pénitence, les paroles qui ex])riineraient
la rémission des péchés, dans l'Ordre, le rite qui
exprimerait lu traiisniission du pouvoir sacré, atta-
chant par avance la grâce au rite que choisirait
l'Eglise. Il n'en aurait pas moins institué lui-même
les sept sacrements.
Le modernisme se heurte aux définitions de
Trente ; il s'efforcera de les éluder.
D'abord il prétend que le point de vue de l'histoire
et celui de la foi y sont confondus, que le Concile ne
peut définir l'histoire : comme si le dépôt de la foi ne
contenait pas des faits historiques que nous devons
croire comme très réellement arrivés, tels que, dans
les Symboles, la naissance et la passion du Sauveur!
comme si l'infaillibilité de l'Eglise ne s'étendait pas
à tout ce qui est dans le dépôt de la foi ! comme si,
en délinissant quelque cho; e, elle ne définissait pas
implicitement quelle a le droit de le déUnirI
Puis il représentera les Pères de Trente comftie
arriérés dans la connaissance des origines chré-
tiennes :
Prop. 39 : <i Les opinions que se faisaient les Pères
de Trente sur l'origine des Sacrements, et qui ont
sans doute influencé leurs canons dogmatiques, sont
fort éloignées de celles qui à juste titre régnent au-
jourd'hui parmi les critiques et les historiens du
clirisiianisme. n
Par ces critiques et ces historiens, on entend des
protestants libéraux, ou des catholiques à leur re-
morque. Qu'ils soient très éloignés des idées qu'on
avait à Trente, rien de plus naturel : mais qu'ils le
soient à juste titre, merilo, c'est ce qui est ici con-
damné. — Ce n'est pas que nous donnions à toutes
les « opinions sur l'origine des sacrements n, que les
Pères de Trente avaient pu puiser dans leur milieu,
la même certitude, la même valeur, qu'à leurs ca-
nons dogmatiques. Ceux-ci, parle seul fait que Dieu
a permis qu'ils fussent définis, sont garantis par
313
MODERNISME
614
L'assistance promise, et ont une valeur absolue, in-
dépendante des idées personnelles de ces Pères, des
argunienls par lesquels a dû passer leur esprit, des-
quels nous n'avons pas à nous préoccuper. C'est
bien ici que la « raison raisonnante » n'est pas l'uni-
que source de certitude. Il y aurait donc erreur de
méthode à rabaisser la valeiu' de certaines défini-
tions, sous prétexte qu'elles ont pu être inlluencées
par des opinions démodées, par des lacunes en ma-
tière d'histoire. — Dans la prop. 3g, le Saint Siège
nous semble avoir voulu condamner aussi cette dan-
gereuse erreur de méthode, qui aboutirait à mettre
en suspicion toutes les délinilions de l'Eglise, à rai-
son de la science incomplète de l'époque où elles ont
été rédigées.
Nous venons de voir comment la nouvelle théolo-
gie des Sacrements tâche d'éluder les définitions de
l'Eglise Voyons maintenant par quels procédés elle
36 débarrasse des sources premières où l'Eglise a
puisé, l'Ecriture et l'ancienne Tradition.
1° Ecriture. — On récuse tout simplement le té-
moignage des Apôtres, ou bien l'on en donne une in-
terprétation calviniste cent fois réfutée, ou bien on
l'isole arbitrairement de la tradition qui l'explique.
Exemples :
Prop. 45 : « On ne doit pas prendre comme histo-
rique tout ce que raconte saint Paul de l'institution
de l'Eucharistie. » (I Cor,, xi, 23-25)
Vraiment il ne faudrait pas se mêler de faire l'his-
toire des origines chrétiennes, quand on pousse le
scepticisme historique jusqu'à récuser un témoin
hors ligne comme saint Paul, si rapproclié des
faits, dans sa première épitre aux Corinthiens, docu-
ment de l'antiquité la plus haute, de l'authenticité
la plus absolue d'après les incrédules les plus éhontés
eux-mêmes ; jusqu'à récuser saint Paul quand il ra-
conte un fait aussi important, que les nombreux
témoins oculaires ont dû attester si souvent, en
même temps si simple et si facile à retenir, deux ou
trois gestes significatifs, deux ou trois paroles frap-
pantes du Seigneur. Il ne donne pas ces courts détails
comme une vague tradition; il les atteste avec so-
lennité, il y voit la base historique des obligations si
graves qu'il rappelle aux Corinthiens, des reproches
qu'il leur fait; sans parler de l'action surnaturelle
qui complète sa documentation naturelle et l'empê-
che de se tromper ou de nous tromper. — Et l'on
vient suspecter ce témoignage, sous prétexte que
a saint Paul est le théologien de la croix, de la mort
rédemptrice, et qu'il interprète visiblement, d'après
sa théorie de l'expiation universelle, la cène com-
mémorative de la mort! » (Autour..., p. aS'j). —
Mais alors, quel témoin reste-t-il en histoire ? Si c'est
un homme qui a des idées, on ne le croit pas, parce
qu'il a dû interpoler du sien dans les paroles d'au-
trui, bien qu'il les atteste. Si c'est un homme qui
n'a pas d'idées, on ne le croira pas, parce qu'il est
trop simple et manque de critique... (Voir article
Eucharistie, col. i553, i553, i559.)
Prop. I^1 : « C'est la communauté chrétienne qui a
rendu le baptême nécessaire, en l'adoptant comme
tel, et qui y a impliqué en même temps toutes les obli-
gations de la profession chrétienne. »
C'est Jésus Christ, et non la communauté chré-
tienne, qui a proclamé la nécessité du baptême, en
disant : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si l'on
ne renaît par l'eau et l'Esprit-Saint, on ne peut entrer
dans le royaume de Dieu. » (S. Jean, m, 5.) Les
Pères ont toujours vu dans ces paroles la nécessité
dubaptême. Mais voilà I Calvin a eu l'idée que l'eau,
dans ce texte, devait être une métaphore; et Calvin,
qui est tout ce qu'il y a de plus moderne, doit néces-
sairement, aux yeux du modernisme, avoir raison
contre les Pères. Le concile de Trente, sess. vn,
canon 3 du baptême, a condamné celte exégèse de
Calvin; mais l'Eglise infaillible doit se tromper plutôt
que Calvin, d'après la nouvelle théologie.
Prop. 47 : 'I ies paroles du Seigneur : Recevez le
Saint-Esprit; les péchés seront remis à ceux à qui
fous tes remettrez, et ils seront retenus à ceux à qui
vous les retiendrez (Ioan., xx, 22) — ne se rappor-
tent pas au sacrement de la Pénitence, quoi qu'il
plaise aux Pères de Trente d'affirmer. »
Le concile de Trente définit formellement que ces
paroles du Christ regardent le sacrement de Péni-
tence (session xiv, can. 3). Quant à l'exégèse dé-
taillée de ce passage, nous n'avons pas lespace
suffisant pour la refaire ici. (Voir article Pknitence.)
Prop. 48 : « Jacques, dans son épitre, ne manifeste
pas l'intention de promulguer un sacrement du Christ,
mais de recommander une pieuse coutume: s'il voit
dans cet usage un moyen de grâce, il ne l'entend pas
avec la même rigueur que les tbéologiens qui ont fixé
la notion et le catalogue des sacrements. »
Voilà encore un démenti donné hardiment aux
définitions de Trente. « Si quelqu'un dit que l'Ex-
trême Onction n'est pas réellement et dans la pro-
priété du terme un sacrement, institué par le Christ
Notre-Seigneur et promulgué par l'apôtre saint Jac-
ques, mais seulement un rite reçu des Pères, ou une
invention toute humaine, qu'il soit anathème. »
(Sess. xiv, canon i sur l'Ext. -Onction.)
Si le passage de saint Jacques était pris en dehors
de toute tradition explicative, nous reconnaissons
franchement qu'il nous laisserait dans le doute. On
pourrait très bien y voir un sacrement, mais on
pourrait y voir quelque chose de moins : le texte
seul ne trancherait pas la question. Mais nous avons
en plus la tradition; nous avons l'Eglise infaillible,
sans laquelle l'Ecriture sainte, dans son obscure
brièveté, resterait souvent une base énigmatique et
insuffisante de notre religion. Aussi la vraie méthode
n'est pas d'isoler l'Ecriture de la tradition qui l'ex-
plique, de discuter, à l'aide de l'Ecriture seule, jus-
qu'au dernier détail de la religion ; mais, comme le
disait déjà Tehtixlien dans ses f/estr/^iions et Irénée
Contre les hérésies, la vraie méthode est de chercher
tout d'abord la véritable Eglise, à qui ont clé confiées
les Ecritures, leur interprétation et toutes les tradi-
tions, pour apprendre d'elle ce qu'il faut tenir. Pour
les sacrements surtout, enveloppés d'un spécial mys-
tère, et transmis plutôt de main en main par la pra-
tique perpétuelle que par des documents et des théo-
ries, on se condamnerait à ne pas les connaître, si
l'on ne recourait à l'Eglise qui en a la garde. (Voir
article Extri'jme-Onction, col. 1870.)
2" Tradition. — Voici les procédés de la nouvelle
école à propos de la tradition : Affirmer carrément
que l'Eglise primitive ne connaissait pas tel de nos
sacrements, sans se donner la peine d'examiner les
témoignages; si l'on ne peut nier l'existence d'un
rite semblable, lut prêter à l'origine un sens profane,
qui seulement plus tard aurait fait place à un carac-
tère sacré ; abuser de l'analogie qui existe entre deux
sacrements, pour prétendre que l'un est sorti de
l'autre, par voie de dédoublement. Exemples :
Prop. 46 : « Dans l'Eglise primitive, on n'avait pas
l'idée du chrétien pécheur et réconcilié, et l'Eglise ne
s'y habitua même que très lentement. Et même après
que la pénitence eut été reconnue comme une institu-
tion de l'Eglise, on ne l'appelait pas du nom de sa-
crement, parce qu'on la regardait comme un sacre-
ment honteux. »
Sur I Eglise primitive, on ne peut guère invoquer
de témoignage plus ancien ni plus important que les
lettres de saint Ignace d'Antioche. Or, il écrit aux
615
MODERNISME
616
Philadelpbiens : « Dieu pardonne à tous les péni-
tents, s'ils ont recours à l'union avec Dieu et au tribu-
nal de révoque » (viii, P. G., V, 708). Le mot auvéSpim
ne peut signilier que tribunal, ainsi que l'observe le
protestant Lightfoot, le savant éditeur et commen-
tateur des Pères apostoliques. — Tertullien dit clai-
rement d'un chrétien péclieur qu'il pourra obtenir le
pardon par le ministère de l'évèque. Si, devenu mon-
banjste, il excepte certains péchés plus graves, et
pense que Dieu s'est réservé de les pardonner, cette
restriction ne fait rien à la qviestion présente (De l'u-
dicilia, xvin, P. /.., II, 1017).
Il est donc historiquement faux que l'Eglise ne se
soit habituée que très lentement à l'idée du chrétien
pécheur, et réconcilié par son ministère.
Quant au nom de » sacrement » répondant au
grec « mj'stère », à l'époque des Pères il était sans
doute plus ordinairement réservé au groupe des
trois sacrements qui initiaient le nouveau converti
à la vie chrétienne, et lui étaient conférés en même
temps : Baptême, Gonlirmation, Eucharistie ; ou
même souvent réservé par excellence à la seule
Eucharistie ; et peu importe le nom si nous avons la
chose, si la pénitence était un rite qui donnait la
grâce et l'amitié de Dieu. 11 est faux pourtant qu'on
ne trouve jamais alors ce nom appliqué à la péni-
tence. Saint Augustin montre les Udèles accourant à
l'église au moment de l'irruption des Barbares,
demander les uns le baptême, les autres la péni-
tence, tous enfin la consolation et l'administration
« des sacrements ». On voit que le terme général de
« sacrements » englobe ici la pénitence. (Lettre à
Honorât, 11° S, P. L., XXXIIl, [1016]). — Quelques
années après, un évcque africain, Victor db Car-
TBNNA, disait : « Tu comprendras alors combien
Dieu a estimé le sacrement de pénitence. » (Ouvrage
autrefois attribuéà saint Ambroise, P. A., XVII, ggi-)
Enfin il est inexact et bizarre de dire que, si la
Pénitence n'était pas appelée « sacrement », c'est
qu'elle était regardée comme un « sacrement hon-
teux ». Assurément on trouvait inconvenant pour un
diacre, un prêtre ou un évèque, pour pécheurs qu'ils
fussent, de se prosterner devant les laïques en
implorant leur intercession, et on les dispensait de
ces exercices pénitentiels, leur faisant faire pénitence
dans la retraite. Mais ces mêmes exercices, pour les
autres pécheurs, n'avaient rien qui les « disqualifiât ».
{CEvangile et l'Eglise, p. 198). — « Demandez à
l'Eglise de prier pour vous, disait saint Ambhoisk
au pécheur coupable de péchés secrets II n'y a rien
en cela qui doive vous faire rougir, si ce n'est de ne
pas avouer votre culpabilité, jjuisque nous sommes
tous pécheurs. » (De pœnitentia, 1. II, c. x). —
D'ailleurs le sacrement consiste principalement dans
l'absolution, dans la miséricorde de Dieu qui par-
donne. Qu'a-t-elle de honteux ? Elle est sublime. Si
les Pères avaient regardé un sacrement comme hon-
teux parce qu'il efface les péchés, ils en auraient dit
autant du baptême, qvi'ils avaient pourtant en si
grand honneur.
Prop. i^tj : j J mesure que la Cène prit le carac-
tère d'un acte liturgique, ceux qui y présidaient
d'ordinaire acquirent le caractère de prêtres ».
Il faut aimer beaucoup à faire de l'histoire a priori
et à mettre des « évolutions » partout, pour ne pas
voir que la Cène eucharistique célébrée par les
premiers chrétiens eut dès le principe « le caractère
d'un acte liturgique », et que, jiar suite, ceux qui j'
présidaient d'ordinaire ne jouaient pas le simple
rôle d'un maître de maison dans un repas familial,
ou d'un organisateur de banquet, en attendant que
le caractère sacerdotal apparaisse quelques siècles
plus tard. — Voyez saint Paul, I Cor., x, 16-21, et
le passage cité à la prop. 45; parmi les plus anciens
témoignages patristiques, au i'"' siècle la Bidache
avec sa liturgie eucharistique, au 11', la description
de la messe primitive par saint Justin, I Apol., lxv
et suiv. (Voir article Euchahistie, col. i5G5, sqq.)
Le concile de Trente a défini l'institution par le
Christ lui-même du sacrifice eucharistique et du
caractère sacerdotal, sess. xxii, can. 2.
Prop. 5o : « Les anciens, qui exerçaient dans les
assemblées chrétiennes les fonctions de surveillants,
ont été institués presbytres ou épiscopes, par les
apôtres, pour satisfaire à la nécessité d'une organi-
sation dans les communautés qui se dételoppaient,
et non pas précisément pour perpétuer la mission et
les pouvoirs apostoliques. »
Ces « anciens » ne recevaient pas seulement un pou-
voir de gouverner les comiuunautés, mais encore les
pouvoirs surnaturels et sacramentels que le Christ
avait donnés aux apôtres pour les transmettre à des
successeurs. Voir le plus ancien témoin patristique,
un contemporain des apôtres. Clément de Rome, dans
son épitre aux Corinthiens,/'. G., 1, XL, xLi,xuv, 290.
On ol>jecte que « leur ministère coexistait à celui
de l'apostolat ». C'est vrai; mais cela les empêchait-
il de succéder aux apôtres après leur mort, et de
perpétuer leurs pouvoirs? Un coadjuteur coexiste
bien à l'évèque auquel il succédera. Il est vrai que
l'apostolat, avec sa mission unique de fonder les
Eglises, comportait certaines prérogatives auxquelles
les évêques n'ont pas succédé. Mais pour être vrai-
ment le successeur de quelqu'un, pour continuer ses
pouvoirs, il n'est pas nécessaire de lui succéder en
tout : Philippe II a été vraiment le successeur de
Charles-Quint. (Voir article Eglise, col. la/i»,
1360 sqq.; art. Evi":ques, col. 1981 sqq.)
Arrivons aux dédoublements de sacrement, inven-
tion malheureuse de l'évolutionnisrae.
Prop. 43 : « L'habitude de conférer le baptême
aux enfants constitue un développement discipli-
naire qui a contribué à résoudre ce sacrement en
deux, baptême et pénitence. »
Les définitions de Trente réprouvent implicitement
cette hypothèse gratuite, parce qu'elle enlèverait à
Notre-Seîgneur l'institution réelle de la pénitence,
avec sa fin particulière et sa grâce pro]n'e. L'Evangile
rapporte d'ailleurs comment il établit lui-même oe
sacrement (Voir prop. ij)
Et puis, celte invention n'a pas même le mérite de
la vraisemblance. L'habitude de conférer le baptême
aux enfants aurait pu assez naturellement porter
certaines Eglises, soit à une rebaptisalion de tous
les chrétiens à l'âge adulte, comme dans quelques
sectes protestantes, soit à une cérémonie de libre
acceptation des devoirs contractés au baptême. Mais
le sacrement de pénitence n'est rien de tout cela.
Quand son administration nous apparaît plus clat- '
rement dans les documents plus détaillés de la fin d*
W siècle et du commencement du m', c'est sous la
forme de pénitence publique, réservée à des crimes
particulièrement graves, et nullement imposée à
tous les adultes. La pénitence, pour les adultes, ne
supplante pas le baptême', qui continue à fonctionner
parallèlement. L'analogie entre les deux, unique
fondement de l'hypothèse, est faible, à cause de dif-
férences profondes. Le baptême n'est jamais un
jugement, car celui qui le reçoit, étant encore en
dehors de l'Eglise, n'est pas sujet à ses lois ni à ses
jugements (I Cor., v, 12): la pénitence ap[iarait dès
le début sous forme de tribunal, de jugement (voir
prop. 40). accompagné de peines expiatrices, et ne
s'adressantquà des sujets de l'Eglise, à des baptisés.
— Le baptême, dans l'Ecriture et la Tradition, est
essentielleraenl lié au rite de l'ablution, que son
617
MODERNISME
nom même indique : la pénitence n'en olTre pas trace.
— La pénitence n'a pas pour (in, comme le baplênie,
de constituer l'être surnaturel par une « nouvelle
naissance », mais, comme le disent les Pères, de
« guérir les plaies « survenant ensuite. ()e sont donc
des sacrements très différents, comme le montre le
Concile de Trente (sess. xiv, cap. II i, et absolument
irréduclibles l'un à l'autre.
Prop. 44 : « Hii'" ne /jroiive <jue le rite du sacre-
ment de confirmation ait été pratiqué par les apô-
tres : la distinction formelle des deii.r sacrements,
baptême et confirmation, n'appartient pas à l'histoire
du christianisme primitif, a
Le diacre Philippe baptise beaucoup de monde à
Samarie. .-V cette nouvelle, les apôtres Pierre et Jean
viennent de .lérusalem et imposent les mains aux
nouveaux baptisés pour qu'ils reçoivent le Saint-
Esprit (.4cles, VII, i4-25). Ce récit nous montre dès
l'âge du christianisme primitif un sacrement distinct
du baptême, ayant pour but d'achever la formation
du chrétien en lui donnant l'Esprit saint. Voir la très
ample discussion de ce texte dans le Dictionnaire de
théologie^ art. Confirmation dans la sainte Ecriture,
igo';. Le rite est pratiqué par les apôtres, au moins
sous la forme d'une imposition des mains accompa-
gnée d'une prière en harmonie avec la tin du sacre-
ment.
En vain atlaquerait-on la distinction du baptême
et de la conlirmalion en partant de ce fait, que
dans les premiers siècles nous les voyons toujours
conférés ensemble et par le mêiue ministre. N'ajou-
lait-on pas l'Eucharistie, qui de l'aveu de tous est
distincte du baptême ? Deux ou trois sacrements
peuvent dans l'usage ordinaire s'accompagner tou-
jours sans se confondre jamais. Et de fait les Pères
admettaient dès lors, que le baptême et la conlirma-
lion pouvaient se séparer, par exemple si en fait de
ministre il ne se trouvait qu'un diacre, qui peut don-
ner le premier sacrement, et non le second. Voir,
pour l'Orient, saint Gyeii.le de Jkkusale.vi, P. G.,
XXXUl, 956; pour l'Occident, saint Cyprien, P. L.
III, Iii5. Ils font remarquer que le diacre Philippe a
pu baptiser, mais que les apôtres ont dû venir con-
lirmer. — Quant à l'antagonisme entre le Concile de
Trente et toute hypothèse qui dédouble un sacrement,
voir la prop. 43.
Voilà tes principaux procédés de la nouvelle théo-
logie sacramenlaire. On pourrait signaler encore
celui qui consiste à arguer de l'ignorance des audi-
teurs du Christ. « Pensez-vous que les apôtres, pen-
dant la dernière Cène, aient eu l'idée bien nette de
la transsubstantiation, de la permanence du Christ
tout entier sous les espèces du pain et du vin, qu'ils
aient eu conscience d'être désormais des prêtres ? »
etc. Comme si l'ignorance des apôlres encore gros-
siers était la mesure de tout ce que le Christ a voulu
enfermer dans le sacrement ! Comme si ses paroles
n'étaient pas destinées à être éclairées par l'Esprit
Saint, méditées, approfondies et enlin comprises !
On doit signaler aussi le singulier sophisme qui
consiste à nier l'existence d'un sacrement dans
l'Eglise primitive parce que les théologiens n'en
avaient pas fait encore la théorie, par exemple :
Prop. 5i : » Le mariage n'a pu devenir un sacre-
ment de la nouvelle Loi qu'à une époque tardive; car
pour qu'il fut regardé comme un sacrement, H fallait
avoir d'abiird l'explication ihéniogique complète de la
doctrine de In grâce et des sacrements. »
Autant vaudrait dire qu'une langue ne peut exister,
avant qu'on ait fait la grammaire et le dictionnaire ;
qu'une cause ne peut agir, avant d'être parfaitement
connue; que l'action, avec sa connaissance confuse,
ne peut précéder la spéculation.
Arrêtons là notre étude, déjà longue. N est-il pas
vrai que plus nous avançons dans l'examen attentif
de ce décret du Saint-Siège, plus nous en découvrons
la sagesse?
Stéphane Uahent, S. J.
IV
Foi et Uogmr
Les propositions qui nous restent à étudier se
rapportent, l'une anx conilitions de la foi, l'autre à
l'objet de la foi, le reste, an développement du dogme
tel que l'a conçu M. Loisy. Lii condamnation de la
première a pour but de rappeler à tous les catholi-
ques un principe qui domine toutes les méthodes
d'ai>ologétique. La seconde rejette l'essai d'applica-
tion au dogme du pragmatisme, traité par M. Lu
RoY. Le préambule du décret Lamentalnli regrette
que certains autours calholi(jues aient dépassé les
limites de la foi traditionnelle, sous couleur d'études
plus approfondies et sous prélexle de vérité histo-
rique ; et il ajoute qu'ils ont cherché un progrès des
dogmes tel qu'il en est en réalité la ruine : eum
dogmalum progressum quaeriiut qui reipsa eorum
corruptela est. Combien celte appréciation est
exacte, les lecteurs des trois études qui ont précédé
celle-ci, n'ont pas manqué de s'en rendre compte. Il
ne reste plus qu'à essayer de poiter la lumière sur
quelques points encore des doctrines condamnées.
1" La question apologétique. — Prop. 26 :
« /.'assentiment de foi repose en dernier lieu sur un
ensemble de probabilités ». — Celle proposition,
telle qu'elle vient d'être rapportée, est en contradic-
tion avec une doctrine admise par tous les théolo-
giens, à savoir que le premier acte surnaturel de foi
du néophyte n'est pas possible, avant que le néophyte
ne soit parvenu à un jugement pratique moralement
certain sur les motifs de crédibilité du fait de la ré-
vélation divine. Pour croire, il faut avoir des raisons
decroire; |)our croire au fait de la révélation, il faut
avoir des motifs d'admettre ce fait. .Mais la doctrine
catholique enseigne que ces motifs doivent, avant
l'acte surnaturel de foi, donner au néophyte la certi-
tude subjective du fait de la révélation. Cette doc-
trine est la conséquence de la condamnation par
Innocent XI de la proposition suivante : « L'assenti-
ment de foi surnaturelle et utile pour le salut subsiste
avec une connaissance seulement probable de la
révélation, bien plus, avec la crainte actuelle que
Dieu n'ait pas parlé ». D. B., 1171 (io38). On conclut
de la condamnation de cette proposition qu'il est
nécessaire, pour faire un acte de foi surnaturelle, d'être
parvenu au moins à un jugement pratique, morale-
ment certain, du fait de la révélation. Cette conclu-
sion se prouve en théologie par des arguments directs
qu'il est inutile de rapporter ici, puisque notre but
n'est pas précisément de prouver, mais de rappeler
la doctrine de l'Eglise. La condamnation de la pro-
position 25 n'ajoute rien à la doctrine admise, elle ne
fait que la rappeler.
Ce rappel était opportun. On sait que, depuis quel-
ques années, de nouvelles méthodes d'apologétique
ont fait beaucoup de bruit. A l'apologétique, qu'on
appelle aujourd'hui traditionnelle, et qu'il serait
plus exact d'appeler l'apologétique tout court, quel-
ques catholiques ont voulu opposer, ou substituer,
ou juxtaposer d'autres méthodes fondées sur le
pragmatisme. La méthode, qu'on est convenue d'ap-
peler méthode d'immanence, s'appuie sur le principe
de finalité; des besoins et tendances du sujet, elle
prétend conclure à l'objet. On peut contester, et on a
619
MODERNISME
620
contesté ^\e fait, la valeur de celle méthode pour
arriver ciux vérilés fondamentales de l'ordre naturel ;
mais cet aspect du problème est hors de notre sujet.
Appliquée à l'ordre surnaturel, la méthode d'imma-
nence a pour base ce que la vieille théologie appelle
V appétit naliiret ilii surnaturel. Cet appétit, dit très
bien le R. P. Gardeil, est le nœud vital du problème
des rapi)orts de la nature et de la grâce (Dict. de
Théologie, art. Appétit. En style courant, cela si-
gnifie que, des besoins et tendances de l'homme tel
que nous le voyons, cette méthode prétend conclure
avec une certitude, sinon spéculative, du moins pra-
tique, à l'existence d'une révélation. Le Décret du
Saint-Office, par lui même, ni ne blâme, ni n'ap-
prouve la méthode d'immanence, et en ce sens on peut
dire,. sans crainte de se tromper, que le blondellisnie
n'est pas condamné par le décret Lamentahili. Mais
le même décret rappelle â tous les apologistes, qui
veulent faire autre chose qu'une argumentation ad
tiominem, ce que doit être la construction qu'ils éla-
borent. Et peut-être quelques-uns l'avaient-ils oublié
ou perdu de vue.
La condamnation de la prop. aS aura un autre
effet du côlé des théologiens traditionnels. Les posi-
tions des théologiens traditionnels se trouvent en
effet singulièrement renforcées par l'acte du Saint-
Office. Car toute la distribution de l'apologétique
classique est commandée par deux vérités : i" Il doit
exister des motifs de crédibilité capables de donner
par eux-mêmes, pour tous les esprits, soit la certi-
tude spéculative, soit la certitude pratique du fait de
la révélation : ce sont les signes très certains et
accommodés à toutes les intelligences dont parle le
Concile du Vatican, D.-B., 1790, 1794 ('ôîg, lô^^);
2° L'ordre surnaturel ofi nous sommes est gratuit;
et bien que moralement nécessaire, la révélation
n'est pas nécessaire de nécessité absolue. En souli-
gnant la nécessité de la certitude avant l'acte de foi,
le Saint-Otlice appelle l'attention de tous sur la pre-
mière de ces deux vérités : celle que la méthode
d'immanence laissait un peu dans l'ombre. L'apolo-
gétique classique ne fera qu'y gagner en autorité.
De plus, par suite de ce rappel d'une doctrine qui
leur était familière, les théologiens seront amenés à
éparpiller moins leurs efforts sur des points de détail
accessoires . La vraie question à débattre est fort bien
posée par le décret Lamentahili ; il faut une apologé-
tique qui nous amène à un jugement pratique morale-
ment eerlain: les nouvelles apologétiques satisfont-
elles à cette condition essentielle?
Un mot encore pour répondre à une question qui
se pose sans doute dans l'esprit de beaucoup de
lecteurs. Newman est-il condamné? Laissons de côté
certaines interprétations des newmanistes français,
qui ne sont pas l'œuvre de Newman, mais des gloses
plus ou moins fantaisistes ; et parlons du seul New-
man. Newman a bien écrit que les raisons spécula-
tives de croire se réduisent à des probabilités con-
vergentes. Mais Ne\vman pensait arriver à la certitude
morale, requise par le décret d'Innocent XI, par un
jugement réflexe, fréquemment employé contre les
déistes du xvm* siècle par l'apologétique protestante,
etretrouvé par Newman chez le théologien catholique
Eusèbe Amort. Ce qu'a écrit Newman est donc hors
de cause .
S" L'interprétation pragmatique dn dogme. —
En même temps que la controverse immanentiste,
nous avons eu dernièrement la bruyante question de
M. Lb Roy : Qu'est-ce qu'un dogme? Cette querelle
se trouve terminée par la condamnation de la pro-
position suivante : 26. « Les dogmes de la foi ne
doivent être retenus que dans un sens pratique, c'est-
à-dire comme règle commandant l'agir et non pas
comme règle du croire. i> Ce qui est condamné dans
cette proposition, ce n'est pas le pragmatisme en
général (voir art. Pragmatisme), mais seulement
l'application qu'on a voulu faire au dogme d'une
certaine interprétation des doctrines pragmatisles.
Remarquons d'abord la forme exclusive de la pro-
position et la formule explicative qui la suit. Cette
forme et celte addition restrictive étaient nécessaires
pour ne pas atteindre, en même temps que M. Lb Roy,
bon nombre de théologiens scolastiques. II y a en-
viron huit siècles que dans les prolégomènes de la
théologie (Sent., I, Prolog.; Summa, I, q. i, art. 4)
on a l'habitude de se demander si la théologie est
une science spéculative ou une science pratique. La
réponse commune est qu'elle est plutôt spéculative;
mais de très bons auteurs soutiennent avec ScoT et
son école qu'elle est pratique. Leibniz, avec Bossuet,
s'est rallié â cette opinion et il écrit : « Equidem
Theologiam rere chrisiianani esse practicam constat,
et primarium Cliristi scopum fuisse potius inspirare
voluntati sanctitatem, quam intellectui immittere no-
tiones veritulum arcanarum » (éd. Dutens, t. V,
p. 1/12).
Dans ces termes, celte manière de voir est une de
celles qui sont libres en théologie ; et on voit à sim-
ple inspection que celle opinion ne met nullement
en question la croyance aux dogmes : elle la suppose
expressément, et se contente de donner à la charité
la première place dans l'intention divine. Si M. Le
Roy, qui cite en sa faveur le scoliste Frassen, n'avait
jamais rien dit de plus que l'école scoliste, Bossuet
ou Leibniz, il n'y aurait pas eu lieu de condamner
la proposition dont nous nous occupons. On a essayé
en Allemagne de tirer Duns Scol au pragmatisme. Le
docteur Parth. Minces, Ist Duns Scotus indeterminist ?
a remis les choses au point très élégamment : les
rencontres verbales ne sont pas signes certains de
filiation, ni même de voisinage, d'affinité de système.
(Voir Vazquez, fn I, disp. viii sqq.)
Il ne s'agit pas, dans la condamnation, du pragma-
tisme moderne en général. Le pragmatisme contem-
porain est un efl'ort, avoué ou inconscient, pour
appliquer à la raison théorique la solution que
Kant avait limitée à la raison pratique; il cherche
à eombatlre le scepticisme spéculatif, en démontrant
ou en affirmant une réversion de valeur delà raison
pratique sur la raison théorique. Cette méthode
aboutit le plus souvent à la forme moderne du
scepticisme qu'on appelle l'agnosticisme; mais les
pragmatisles catholiques prétendent par leur mé-
thode atteindre la réalité des choses, et, sinon dans
la connaissance naturelle, au moins dans l'acte slir-
naturel de foi, entrer en relations avec le fond sub-
stantiel de l'être. De tout cela notre décret ne dit
rien.
M. Le Roy, tout en admettant que le Credo affirme
l'existence de réalités, ajoute que « le Credo ne nous
donne de ces réalités aucune théorie représentative
même rudimentaire ». Cela ne veut pas dire, comme
on l'a cru, que le dogme n'a aucune valeur intellec-
tuelle; non, car M. Le Roy n'est pas agnostique. On
veut dire simplement que l'acte vital qui est l'aele
de foi, est un acte de connaissance, mais que ce cette
connaissance exprime son objet en symboles d'ac-
tion; qu'elle le représente par l'action vitale qu'il
provoque en nous ». (Dogme et Critique, p. 96). Ceux
qui ont lu saint Jean de la Croix pourront, pour
saisir M. Le Roy, se souvenir de ce qu'on y lit sur
la connaissance mystique : connaissance réelle, où
les symboles d'action font toute la représentation
intellectuelle ccmsciente et communicable, mais où
l'acte de connaissance n'emporte aucune pensée
621
MODERNISME
622
spéculative, aucune théorie représentative morne ru-
dimentaire. Mais rapportons un exemple donné par
M. Le Roy. « Que Dieu est notre Père «, signifie
« avant tout que nous avons à nous comporter en
lils avec lui ». L'objet de cette croyance doit être
présenté « sous les espèces de l'attitude et de
l'action qu'il commande en moi » ; et il doit être
défini <i par sa répercussion pratique sur la conduite
de ma vie ». M. Le Roy ajoute : « Sans doute je
chercherai encore à me faire de la paternité divine
à mon égard une théorie représentative. Mais il sera
bien entendu que cela reste une alTaire de spécula-
tion libre et que je ne devrai pas aux représentations
de cette théorie une adhésion d'une autre nature
qu'aux conclusions ordinaires de la science et de la
philosophie, sous réserve pour moi de ne pas dé-
truire ni altérer la signification pratique, la taleur
de vie du fait que j'ai à interpréter, de la donnée que
j'ai à comprendre » (p. 71). Le eatliolique, obligé
d'admettre les dogmes « n'est astreint par eux qu'à
des règles de conduite, non pas à des conceptions
particulières » (p. 82). C'est celte application au
dogme de l'interprétation particulière que M. Le Roy
donne au pragmatisme, que le Saint-Ollice vient de
condamner.
L'erreur de M. Le Roy a été : 1° d'étendre, après
déformation, à tous les dogmes, au dogme, une doc-
trine admise par les théologiens pour certaines for-
mules dogmatiques ; 2' cette extension abusive
entraînait l'impossibilité de la révélation des prin-
cipaux mystères et la suppression de la foi propre-
ment dite.
i° Les théologiens admettent que, dans la
révélation, certaines vérités nous sont présentées
sous le symbole de l'action. Cela arrive pour les
termes que nous appelons en théologie figurés ou
symboliques. Il y a de ces termes jusque dans le
symbole : descendit de caelis. Cela signifie, dit un
vieux théologien, ipse in terris coepit esse liomo,
qaod non fuerat in caelo. Sous l'apparente gros-
sièreté des espèces de l'action, en termes de vie, non
de science, nous admettons donc que la foi atteint
un profond mystère. En second lieu beaucoup de
formules dogmatiques renferment des termes que la
théologie appelle attributs relatifs, comme créer,
conserver. C'est sous l'espèce d'un changement dans
le fini que, pauvres mortels, nous nous représentons
l'acte créateur. Je cite le même théologien, Sylvius :
« Non ipsi subslantiae Dei accidisse aliquid intelli-
gitur, sed illi creaturae ad quant dicitur. » Et pour
se faire entendre, le même auteur ajoute immédiate-
ment: « Domine, inquit, refugium factus es nobis.
Hefagium ergo nostrum Deiis relative dicitur: et lune
nostrum refugium fit cum ad eum confugimus. i> Dieu
est notre refuge, et c'est bien sous le symbole de
l'action, de notre action, que nous le nommons et le
prions ainsi. Et il faut le dire, parce que c'est la
vérité, il n'y a pas trace d'agnosticisme dans cette
manière de prier. La paternité divine à notre égard,
comme parle M. Le Roy, est un attribut relatif du
même genre que refuge : rien n'empêche donc
M. Le Roy de dire qu'il le conçoit sous le symbole de
l'action.
Mais M. Le Roy a fait une induction liàlive quand,
de quelques cas, il a passé à tous les cas, de certains
dogmes, au dogme. Et il parait bien que M. Le Roy
n'avait pas fait une analyse approfondie des cas
particuliers sur lesquels il s'appuyait.
a) Nous concevons quelques dogmes sous des
symboles d'action, mais tous les dogmes sont-ils de
de même espèce? Dogme se définit : Dictum a Deo,
propositum ab Ecclesia. La proposition de l'Eglise
est un fait, et, parmi les choses dites par Dieu, il y
a des faits, beaucoup de faits, dont quelques-uns
sont du même ordre que la mort de César, et d'au-
tres transcendants. On conçoit assez ce que signi-
fient les symboles d'action, quand il s'agit de cer-
tains attributs de Dieu et, si l'on y tient, de la
connaissance mystique >■ par la ténèbre ». Que l'àme
du Christ se soit réunie à son corps le troisième
jour, comme disent les catéchismes, c'est un fait
'dont on peut ignorer, nier, méconnaître toutes les
conséquences pratiques, tout en adhérant intellec-
tuellement à la substance du fait, soit par suite d'une
preuve historique, soit par foi surnaturelle. La foi
qui n'agit point est une foi morte : on en convient
entre catholiques. Mais c'est encore la foi au sens
strict et théologique du mot. Or, l'extension de la
doctrine de M. Le Roy à la foi des faits révélés rend
impossible cette foi morte, cette foi purement spécu-
lative d'un fait.
i) En second lieu, M. Le Roy raisonne comme si,
du fait qu'il peut correctement dire Notre Père en
termes de vie lorsqu'il pense à la paternité divine
à son égard, il s'ensuivait que tous les attributs de
Dieu sont dans le même cas. Or, il n'en est rien.
L'Ecole a divisé les attributs de Dieu en négatifs, en
absolus et en relatifs. Cette division n'est pas un
dogme, c'est une classification artificielle. Mais, si
on laisse de côté la systématisation scolastique, ce
que l'Ecole entend alfirmer quand elle enseigne
qu'il y a en Dieu des attributs absolus, louche de
très près à la foi. On établit en elfet que certains
prédicats se disent de Dieu au sens propre, et que
leur vérificatif est intrinsèque à Dieu. Saint Thomas
a réfuté les agnostiques avérés qui niaient celle
proposition, le juif Maimonide et l'arabe Avicbnne.
Quand nous disons que Dieu est vivant, nous
disons quelque chose qui est en Dieu, d'une
façon tout à fait déterminée, et qui vérifie notre
afiirmation : soutenir le contraire, hoc est contra
intentionem loquentiuni de Deo, c'est aller contre la
pensée de tous les fidèles. Théologiquement, l'argu-
ment est invincible. Quoi qu'il en soit des symboles
d'action de M. Le Roy, quand les fidèles disent que
Dieu est intelligent, libre, tout-puissant, ils veulent
dire autre chose que s'ils n'en disent rien, et quelque
chose de plus que l'attitude religieuse qu'ils doivent
prendre: et ce surplus, ils entendent l'objectiver en
Dieu lui-même. El l'argument est invincible encore
dans les principes de M. Le Roy, puisqu'il admet le
sens commun ou « convergence interne » comme
critère du réel. Que telle soit la pensée intime
des fidèles, c'est une simple affaire d'observation
psychologique. Tout le monde saisit que Dieu n'est
pas notre refuge, dans le même sens qu'il est intelli-
gence et libre volonté, c'est-à-dire personnel.
M. Le Roy semble croire que, sur ce point du
vérificatif, intrinsèque à Dieu, des attributs positifs,
il y a controverse dans l'Ecole et par suite liberté
d'opinion. La réalité est tout autre. Cette doctrine
est positive, d'origine patristique. Elle a surtout été
développée par les Pères dans la controverse ano-
méenne : si les noms divins, disaient ces Pères,
n'ont pas en Dieu un vérificatif déterminé, tous les
noms que l'Ecriture donne à Dieu sont synonymes ;
ce qui est absurde. Les mêmes Pères, qui nous ont
donné la doctrine des trois voies pour remonter à
Dieu, nous apprennent qu'elles ne sont jamais
adéquatement distinctes, mais s'impliquent mutuel-
lement. Voie de négation veut dire, non pas une
négation totale, mais l'état cognoscitif où la néga-
tion est à l'état fort, saillante, tandis que la causa-
lité et l'éminence y sont à l'état faible, confuses. Sur
tous ces points, l'accord est complet dans les écoles
catholiques. (Voir Urraburu, Tlieodic.,t. 1, p. 296;
623
MODERNISME
624
PonLE, T.ehrbiich^ l. I, p. 2^ sqq.) On y soutient
l'univocité ou l'analogie: mais de telle sorte que
l'enseignement patristique reste intact. C'est la pre-
mière condition de toute spéculation Ihéologique ;
et M. Le Roy, en étemlant à tous les dogmes ce qui,
jusqu'à un certain point, est vrai de quelques-uns.
l'a trop oublié.
c) Pour M. Le Roy, Notre Père signiGe l'attitude^
filiale que ce mot commande : rien de plus. Des for-
mules aussi exclusives décèlent une analyse peu
approfondie du contenu réel des attributs relatifs,
conçus sous des symboles d'action. D'après M. Le
Roy, nous aurions de la paternité divine à notre
égard une connaissance à peu près semblable à
celle qu'ont de la paternité de leur propre père les
enfants de cinq ou six ans. L'enfant, on le sait, ne
tarde pas à prendre de la paternité de son père
une notion causale, justificative des attitudes qu'il
doit prendre. Dans le système pragraatisle que nous
étudions, rien de semblable ne peut arriver. Que Dieu
est notre Père, signilie, d'après saint Tliomas, qu'il
est notre cause ellicientc ; et qu'il est notre bien,
honum nostrum, signifie qu'il est notre cause finale;
c'est clairement indiquer en Dieu un fondement, une
raison déterminée, intelligible, explicative et justifi-
cative des attitudes qu'emportent les mots l\otre
Père, notre bien suprême; M. Le Roy, lui, ne veut
pas de relation définie entre les attitudes respec-
tueusement afTectueuses et reconnaissantes, com-
mandées, et l'essence divine. D'après lui, si on
applique la notion de paternité à Dieu, « il ne faut
garder à peu près rien de ce qui la constitue propre-
ment dans le monde de notre expérience » (^Do^me,
p. 71). Que la relation causale du père au fils ne
soit à peu près rien de ce qui constitue la paternité
dans le monde de notre expérience, une doctrine
est désespérée quand elle met en question ces sortes
d'évidence. On concède que la causalité divine est
mystérieuse ; mais qu'une vérité soit difficile à con-
cilier avec d'autres, ce n'est pas une raison de la
nier, si elle est prouvée; ceci est une règle de
méthode admise dans toutes les sciences. Et ce n'est
pas une solution que de nous dire que la réalité
sous-jacente des formules dogmatiques « contient
{sons une forme ou sous une autre) de quoi justifier,
comme raisonnable et salutaire, la conduite pres-
crite » (Ibid., p. 25). Et si l'on demandait à M. Le Uoy
ce qu'est en Dieu cette prescription (car elle n'est
pas rien; et puisqu'elle est divine, il fautbien qu'elle
soit en Dieu), répondrait-il qu'elle y est sous une
forme ou sous une autre ? Pour avoir le droit de
commander, pour commander de fait, il faut être
intelligent et libre, il faut intimer une volonté. Que
M. Le Roy se demande de quelle manière l'intelli-
gence et la libre volonté sont en Dieu, c'est la ques-
tion de l'univocité et de l'analogie; se contenter de
dire que la réalité divine contient, sous une forme
ou sous une autre, de quoi justifier la conduite
prescrite, et refnser d'avouer un Dieu personnel,
c'est rester dans l'équivoque. Et si tous les noms de
Dieu sont équivoques, novis ne connaissons pas Dieu,
dit justement saint Thomas contre les agnostiques
de son temps (I, q. i3, art. 5).
2" De la négation de tout vérificatif des noms
divins déterminé, intellectuellement connaissable,
tiilit l'impossibilité de la révélation proprement dite
des principaux mystères. Parmi les vérités révé-
lées, il en est, et des plus fondamentales de la reli-
gion chrétienne, qui concernent Dieu lui-même, sa
nature ; d'autres se rapportent aux volontés libres
de Dieu, à ses œuvi-es au dehors pour notre salut.
Or on ne voit pas comment la Trinité, la volonté sal-
viUque universelle, la prédestination, la Rédemption
auraient pu être révélées par les symboles de
M. Le Ro.y, je veux dire par des symboles dont le
vérificatif ne serait en Dieu que « d'une façon ou
d'une autre « . Sans doute Dieu est l'Incompréhen-
sible, mais il n'est pas l'Inconnaissable; et si nous
ne pouvons pas le connaître par des concepts,
inadéquats, inexhaustifs, mais en même temps
exacts et précis, comment nous communiquera-t-il
les secrets de son invisible essence, les décrets libres
de sa volonté ?
Enfin et par contrecoup, la théorie de M. Le Roy
tend à supprimer la notion catholique de la foi.
D'après le concile du Vatican et tous nos catéchis-
mes, l'acte de foi surnaturelle est >in acte intellectuel
par lequel nous adhérons fermement aux vérités
révélées et que l'Eglise nous enseigne, à cause de
l'autorité du témoignage divin. Ceci est, comme on
dit, à prendre ou à laisser. C'est un grand honneur
pour un homme d'être cru sur parole, en toute
hypothèse ; nous honorons grandement Dieu par
l'acte de foi, jiuisque non seulement nous le croyons
sur parole, mais encore nous faisons profession de le
croire ainsi, parce qu'il en est digne : (/»i nec falli
nec faltere potest. M. Le Roy supprime cet hommage
de la soumission intellectuelle. 11 admet l'hommage
de la prière, celui de l'amour, celui de certaines
expériences mystiques : il confond perpétuellement
l'acte de foi avec la prière, la charité, l'union mysti-
que; et comme il lui semble que ces expériences
religieuses seules ont quelque valeur, il en conclut
qu'elles sont la foi. L'adhésion intellectuelle aux
dogmes lui paraît de si peu de prix qu'avec
M. FoGAzzARo, il admet que, pourvu qu'un « homme
aime la vérité, aime le bien, et mette en pratique
ces deux amours », il sera sauvé sans la foi des
dogmes. Le concile du Vatican, citant saint Paul, dit
nettement le contraire : sine fide impossibile est
placere l)eo, D. B., i^g.'i (i6/t2). Pour un catholique,
le choix est fait entre la théologie du concile et celle
d'un romancier, fût-il cent fois plus grand que
M. Fogazzaro.
Plusieurs ont été séduits par l'arppel fréquent que
M. Le Roy fait à l'expérience religieuse. Bossuet
explique fort bien à quoi l'expérience religieuse des
croyants est destinée dans le plan divin : la suavité
que Dieu donne à tous dans la foi, D.B., 1791 (i64o),
la connaissance du divin que Dieu nous donne par
sentiment plutôt que par lumière (gustate et videte;
et piae deyotionis erudiamur a/J'ectu) n'ont pas jtour
but de nous faire négliger, mépriser, vider de leur
contenu les formules dogmatiques, comme paraît le
croire M. Le Roy. Leur rôle, c'est de nous les faire
mieux comprendre. Elles sont le moyen par lequel la
masse des fidèles « qui sont bien instruits par l'Eglise,
mais à qui leur imagination représente mal ce que
l'Eglise leur enseigne », est amenée à dépasser les
idoles, c'est-à-dire " les images grossières qu'elle
s'est formée de la première essence » (0/iuvres ora-
toires, éd. Lkbahq, t. V, p. io/(). D'après Bossuet,
l'expérience religieuse nous est donnée pour épurer
les représentations de l'objet de notre foi, pour nous
amener à mieux croire; d'après M. Le Roy, la même
expérience supprime le croire (D. B., i238-ia39 [1 io5-
1106]). Cf. d'ailleursl'article Agnosticisme.
3*^ Le développement du dogme. — Prop. 54 :
« /.es dogmes, les .'sacrements, la hiérarchie, soit
quant à leur notion, soit quant à leur réalité, ne
sont que des interprétations et des évolutions de la
pensée chrétienne, qui, par des apports venus du
dehors, ont accru et perfectionné le petit germe caché
dans l'Evangile. » Cette proposition condamnée
résume les deux petits livres de M. Loisy. Elle
62E
MODERNISME
626
exprime quel est le développement du dogme contre
lequel le Décret veut mettre en gnide les lidèles.
Cette tliéoiie du dévelo])ppinent des dogmes par
évolution et par accession f e trouvait dans la préface
de l'Evangile et l'EfiUse. Elle ctait présentée dans l'ou-
vrage comme « un dogme nouveau » à conquérir
(p. 162) ; et à la dernière page du volume, l'auteur se
flattait d'avoir trouvé le moyen de « concevoir, à
l'heure actuelle, l'accord du dogme et de la science, de
la raison et de la foi, de l'Eglise et de la société j. On
sait que l'autorité ecclésiastique sévit promptement
contre le nouveau dogme. M. Loisy s'expliqua. Jn-
toiir d'un petit livre dessilla les yeux les moins per-
spicaces. Il devenait évident que, pour défendre
l'interprétation évolutionniste de l'histoire du chris-
tianisme qu'esquissait V Evangile et l'Eglise, M. Loisy
changeait et abandonnait phisieurs des notions fon-
damentales reçues dans l'Eglise et, en réalité, rédui-
sait notre foi chrétienne à la croyance en un Dieu
provident. C'est ce qu'il faut brièvement expliquer
à propos de la proposition 5/|. Nous n'avons point
à redire ce qu'on peut trouver ailleurs dans ce Dic-
tionnaire. CVoir art. Agnostioismb, Dogme et Foi )
Mais 1° nous rappellerons la doctrine catholique sur
le développement du dogme; 2<J nous dirons en quoi
consiste la théorie de M. Loisy. Chemin faisant, nous
indiquerons pourquoi cette théorie est inadmissible.
1° /,e développement classi<jiie du dogme. —
L'Eglise admet un certain développement, un certain
progrès du dogme. Le concile du Vatican est très
explicite sur ce point. 11 rappelle que la raison aidée
de la foi peut acquérir une intelligence croissante
des mystères; et il exprime le vœu que cette intelli-
gence croisse dans chacun des lidèles, dans l'Eglise
entière, tout en soulignant la loi nécessaire de ce
progrès : Crescat... sed eodem sensu. D.-B., 1996,1800
(i644i 16^7). Les idées du public sur cette matière ont
été tellement brouillées par les récentes controverses
qu'il parait utile d'expli(|uer ici le problème réel
qu'il s'agit de résoudre en théologie quand on s'y
pose la question classique : An dogmata creverint:'
Les théologiens sont d'accord sur les propositions
suivantes :
1° Si l'on parle de l'objet de la foi en faisant abs-
traction de notre mode particulier de connaître la
vérité, qui est le jugement, l'objet de notre foi est
simple et unique, Dieu. Objeclnni fidei est incom-
plexum.
2° Comme l'acte de foi est un acte intellectuel,
comme d'autre part la foi ne change pas notre mode
naturel de connaître en tant que celui-ci tombe sous
la conscience expérimentale, l'acte de fol est un
jugement. D'où, si l'on parle de I objet de notre foi,
en tenant compte de notre mode de connaître la vé-
rité, l'objet de foi est multiple. En d autres termes, il
y a plusieurs articles à croire; ces articles nous sont
proposés et s'expriment par des propositions; de là
vient la pluralité des formules dogmatiques.
3" Comment l'objet de foi unique et simple, Dieu,
devient-il pour nous l'objet de foi multiple? Par la
révélation, communication surnaturelle de la pensée
divine, non pas seulement par le moyen d'images
et d'idées, mais aussi et surtout par des propositions,
conformément à notre mode naturel de saisir intel-
lectuellement la vérité. Ces propositions sont la
parole de Dieu, le dictuni a Deo : leur ensemble
constitue ce qu'on appelle le dépôt de la foi; c'est
par elles que nous atteignons l'objet multiple de la
foi, et la réalité de l'objet matériel de la foi.
M. Loisy a brouillé tout cela. El c'est grâce à
l'équivoque des termes qu'il avait créée et réussi à
répandre dans un certain public sous le nom de Fir-
MIN, qu'il a surpris la bonne foi de quelques-uns.
M. Loisy, on le sait (prop. 20, Autour, p. igS; prop.
22, Evangile, p. i58), n'admet pas la révélation pro-
prement dite. Il n'admet pas cet acte par lequel la
Vérité première manifeste à l'homme la pensée di-
vine sous la forme d'une proposition surnaturelle
ment communi([uée; pour lui, la forme native des
vérités révélées est « une intuition et une expérience
religieuse », la révélation a « pour objet propre et
direct les vérités simples contenues daus les asser-
tions de la foi » {Autour, p. 200); et ces vérités
simples se réduisent « au rapport essentiel qui doit
exister entre l'homme, conscient de lui-même, et
Dieu [>résent derrière le monde phénoménal»; la
révélation est « la perception de ce rapport » {Au-
tour, p. 196, sq.). M. Loisy n'admet pas non plus
que la foi soit un acte intellectuel par lequel nous
adhérons aux vérités divinement communiquées
sous la forme d'articles. Et cette théorie de la foi
est corrélative de la théorie de la révélation que
soutient l'auteur.
Cependant, M. Loisy parle continuellement de
révélation, de foi, d'objet de foi, de représentation
de foi, de vue de foi et même d'assertions de foi,
etc. IJien plus, il en appelle aux anciens théologiens
pour prouver, contre ses détracteurs, que les repré-
sentations de foi correspondent à l'état des laits
psychologiques et historiques {Autour..., p. 190); il
connaît la formule des théologiens, que Dieu consi-
déré absolument est l'objet de la foi et de la théolo-
gie : car « la christologie, la grâce, l'Eglise rentrent
dons la théologie, le dogme de Dieu » (p. 2o4); et il
fait sienne la formule de quelques autres théologiens,
que l'objet de la foi, de la théologie, se réduit à
Dieu, au Christ, à son œuvre {Evangile, p. 17^); il
lui paraît d'ailleurs que ces deux formules peuvent
se concilier si l'on dit que Dieu pris relativement est
l'objet de la foi, et il réduit la révélation à la per-
ception du rapport essentiel qui doit exister entre
Dieu et l'homme (^«<o»;', p. 196): 0 la révélation n'a
pu être que la conscience acquise par l'homme de
son rapport avec Dieu «(p. 195). L'assurance du ton
eu a imposé à plusieurs des lecteurs de M. Loisj".
Distinguons un peu, ou, ee qui revient au même dans
l'espèce, rétablissons les faits.
Toutes les propositions des anciens théologiens
auxquelles en appelle M. Loisy, ont un sens sinon
vrai, du moins soutenable, dans le contexte des au-
teurs qui les ont énoncées. Ces auteurs entendent
ces propositions de l'objet de la foi incomple.rum,
c'est-à-dire de la chose crue, en faisant abstraction
de notre mode de la croire. Mais les mêmes théolo-
giens sont unanimes à soutenir que l'objet de nos
actes de foi n'est pas incomptexum,(\i\'ileiil multiple,
dès qu'on tient compte de la manière dont subjecti-
vement nous atteignons l'objet révélé. Le sophisme
perpétuel de M. Loisy consiste donc à parler tou-
jours comme si les Pères et les scolastiques avaient
enseigné : i" que Dieu, ohjectum incomple.r.iint, est
l'objet de notre foi surnaturelle indépendamment de
toute révélation proprement dite; a" que l'objet
« propre et direct » de notre fol surnaturelle n'est
pas constitué par la révélation proprement dite,
dont le contenu global forme le dépôt de la foi chré-
tienne {Autour, p. 200); 3° que notre acte surnaturel
de foi atteint Dieu, considéré en lui-même, autre-
ment que par l'adhésion au dépôt de la foi, aux di-
vers articles de foi {Ibid.).
C'est à l'aide de cette équivoque fondamentale
que M. Loisy est parvenu à employer, d'un bout à
l'autre de ses deux petits livres, les mots foi et révé-
lation dans un sens qui n'est pas le sens catholique
de ces termes. Beaucoup de ses lecteurs s'y sont
laissé prendre, soit parce qu'ils n'étaient pas assez
627
MODERNISME
028
familiarisés avec la notion exacte de ces expressions,
soit parce qu'ils suppléaient dans leur pensée au
manque d'acribie du texte, sans remarquer que les
corrections qu'ils introduisaient mentalement dans
les formules de M. Loisy, étaient précisément ce
que i\l. Loisy niait le plus.
En effet, sans manifestation de la vérité par Dieu
lui-même, il n'y a pas d'objet de foi, il n'y a pas
d'acte de foi, dans l'état surnaturel où nous sommes :
laissons de côté la question métaphysique de possi-
hili, puisqu'il s'agit de l'ordre actuel choisi et voulu
par la Providence surnaturelle de Dieu. Or, les fiies
de foi de M. Loisy sur la divinité du Christ, sur les
sacrements, sur la hiérarchie, non seulement ne
supposent pas, mais elles excluent la révélation
proprement dite des articles concernant ces sujets.
Et cette seule observation suffit pour dissiper l'équi-
voque fondamentale de M. Loisy et tout l'échafau-
dage de sa pseudo-théologie chrétienne. Pour un
chrétien, qui dit acte de foi suppose une révélation
divine, qui propose l'objet à croire, antérieurement
à cet acte de foi. Pour M. Loisy, qui dit iiie de foi
exclut cette révélation divine constitutive de l'objet
de foi. D'après l'Eglise, il est impossible de croire de
foi surnaturelle ce que Dieu n'a pas manifesté ; la
révélation est une condition essentielle de nos actes
de foi, pour diverses raisons, et, entre autres, parce
qu'elle en constitue l'objet ; aussi dogme se déliiiit :
dictum a Deo, propositiim ah Ecclesta. D'après
M. Loisy, pour un catholi<|ue, « l'interprétation
actuelle » de l'Eglise est tout. (Autour, p. 206 sqq.)
Nouvelle équivoque.
M. Loisy sait que nous admettons des traditions
non écrites, et il fausse notre doctrine pour en abuser
contre nous. Il est vrai que l'Eglise admet des tra-
ditions en dehors de l'Ecriture. Mais l'Eglise n'admet
pas que des traditions de ce genre, comme le sup-
pose le développement du dogme par évolution et
par accession de M. Loisy. Tout l'enseignement de
l'Eglise n'est pas de tradition non écrite; les princi-
paux dogmes, l'ensemble des dogmes, en particulier
le dogme de l'existence d'une tradition non écrite,
sont exprimés dans l'Ecriture ; et les traditions non
écrites y ont souvent un fondement assignable.
Enfin ces traditions non écrites, l'Eglise les tient
pour formellement révélées de Dieu; et cela, non
pas dans le cours de l'histoire du christianisme,
mais antérieurement à la mort du dernier des apô-
tres (Voir prop. 21). Et M. Loisy nie, aussi bien les
uns que les autres, tous ces points.
Nous ne somme pas au bout de l'équivoque.
M. Loisy admet, on le sait, des dogmes nouveaux,
émergeant au cours des âges de la pensée chrétienne,
de l'expéfience religieuse. Dans son système, il ne
peut pas les rattacher à la révélation formelle des
articles faite aux .apôtres, puisque, d'après lui, le
Christ n'a fait que donner le branle à un mouvement
religieux, sans rien régler ni sur le dogme, ni sur
les sacrements, ni sur la hiérarchie. M. Loisy voit
bien qu'il est nécessaire que ces dogmes nouveaux
— même au sens où il entend ces mots — se ratta-
chent à l'Evangile : autrement, cène serait plus des
dogmes spéciliquement chrétiens. Il a recours pour
établir ce lien entre nos formules dogmatiques et le
« germe » caché dans l'Evangile, à l'intermédiaire
de l'autorité doctrinale de l'Eglise. 11 écrit en effet :
X Le catholicisme consiste à recevoir comme éma-
nant d'une autorité divinement établie, l'interpréta-
lion que l'Eglise donne actuellement de l'Evangile. »
(Autour, p. 2o5).
Quoi qu'il en soit, pour le moment, du " lien vital «
que M. Loisy admet ailleurs pour faire ce raccord
du christianisme primitif avec le nôtre (Autour,
p. 65); quoi qu'il en soit encore de la réduction du
sens réel de nos dogmes à la perception du rapport
simple que la religion découvre entre Dieu et nous :
autre moyen qu'emploie M. Loisy pour expliquer que
la révélation demeure toujours substantiellement
identique à elle-même (Autour,^. 199); il est certain
que l'autorité doctrinale de l'Eglise est insuffisante à
rem[>lir le rôle que lui assigne M. Loisy.
M. Loisy prétend que le catholicisme consiste à
recevoir l'interprétation de l'Evangile par l'Eglise.
La formule exacte est : « Le catholicisme consiste à
recevoir l'Evangile, parole de Dieu, dont l'interpré-
tation authentique nous est donnée par l'affirmation
et la proposition de l'Eglise, infaillible dans cette
affirmation et dans cette proposition en vertu des
divines promesses. » 11 y a plus que des nuances
entre ces deux formules. Celle de M. Loisy est
inexacte. D'abord, l'observation psychologique la
plus rudimentaire suffirait à constater que la ten-
dance de l'acte de foi des catholiques n'est pas du
tout celle que lui assigne M. Loisy. Ensuite, voici
la doctrine ecclésiastique : pour que le fidèle puisse
faire un acte de foi surnaturelle sur un article déter-
miné et soit en certains cas tenu de le faire sous
peine d'hérésie, il faut l'affirmation de cet article
par l'Eglise, la proposition par le magistère de cet
article comme révélé de Dieu ; et cette affirmation,
cette proposition, est garantie par la promesse
divine de l'infaillibilité, faite directement au magis-
tère vivant. Il est vrai que le dogme se définit :
dictum a Deo, propositum al> Ecclesia. Mais dans
cette formule, l'affirmation et la proposition de
l'Eglise viennent au second rang; ce qui vient en
tête, c'est la parole de Dieu, l'affirmation divine.
Or, pour nous, la parole de Dieu consignée dans
la sainte Ecriture est le dépôt, la source des vérités
de la foi ; tous les fidèles le savent, puisque tous
entendent leur curé commencer habituellement son
prône par un texte de l'Ecriture ; et Pie X l'a rappelé
dans un consistoire en déplorant « que les héréti-
ques modernes ne regardent plus la sainte Ecriture
comme la source sûre de toutes les vérités qui ap-
partiennent à la foi ».
On voit par là que, d'après l'Eglise, l'interpréta-
tion ecclésiastique de l'Evangile sert à faire le rac-
cord entre les formules dogmatiques actuelles et le
christianisme primitif, en tant que cette interpréta-
tion se rattache, grâce au charisme de l'infaillibilité,
à la parole divine originaire, consignée dans l'Ecri-
ture. Mais M. Loisy n'admet pas cette parole divine
initiale, ou ne reconnaît point de sens dogmatique
aux textes scripturaires, ou réduit ce sens à beau-
coup moins que l'Eglise ne le fait. Ce n'est donc que
grâce à une équivoque de mots que, dans son
système, l'interprétation de l'Eglise paraît rattacher
le christianisme actuel au christianisme primitif.
Ce point fondamental réglé, revenons aux propo-
sitions communément admises par les théologiens
sur le développement du dogme.
4° Ceux à qui l'Evangile a été suffisamment pro-
posé sont tenus à l'adhésion au christianisme : ce
qui ne va pas sans l'adhésion explicite aux princi-
paiix articles, à quelques propositions révélées de
Dieu.
5° L'objet de la foi chrétienne n'a reçu aucun
accroissement objectif depuis la mort du dernier des
apôtres. La révélation qui s'adresse et s'impose à
tous a été close avec l'âge apostolique. L'objet mul-
tiple de la foi a été constitué, une fois pour toutes,
par la révélation faite par le Fils dans la plénitude
des temps, et par l'enseignement du Saint-Esprit aux
apôtres. L'objet de notre foi est donc int'nriable. Et
c'est la raison pour laquelle l'Eglise a condamné
629
MODERNISME
630
dans le cours des siècles tous les prophètes « du
nouvel évangile ». (Voir art. Dogme, t. 1, i i58-i iGo.)
Ici se pose enlin la question du développement du
dogme chrétien. En désaccord évident avec Khanzklin
et l'école classique, M. Loisv a cru pouvoir se récla-
mer de Nkwm.vn (Evangile, p. i6i; Autinir., p. ■;).
Mais Newman relient les données essentielles du
problème et le pose correctement. S'il considère
l'objet du jugement initial, apostolique, de foi, il
admet ce jugement. M. Loisy au contraire est, nous
allons le voir, en désaccord avec Kranzelin, avec
Newman, sur toute la ligne. C'est que M. Loisy
n'admet pas la révélation initiale des articles. Et de
là vient que, loin de nous proposer une solution
acceptable du problème du développement, il ne pose
pas correctement la question; à proprement parler,
il la su[)prime. Delà vient aussi qu'on peut dire qu'il
n'y a entre M. Loisy et Newman d'autre ressemblance
((ue l'emploi de la pliraséologie ne\vmanienne, mise
à la mode en France par quelques immanentistes
newmanisants. Mais M. Loisy a beavi employer les
termes de vie, de foi vécue, etc., chers à Newman, la
ressemblance n'est que verbale. M. Loisy change le
sens newmanien des termes de Newman, comme il
a changé le sens chrétien des termes fui, révclatinn,
et le sens catholique des mots tradition, interpréta-
tion, de l'Eglise.
Que si M. Loisy prétend que du moins il a pour
lui Newman dans le point où celui-ci est en désac-
cord avec Franzelin, il faut encore nier que M. Loisy
donne au mot oh jet de foi le même sens que Newman,
que la foi cliez M. Loisy soit la même chose que la
foi dont parle Newman. En elTet, pour Newman,
comme pour l'Eglise entière, l'objet de foi est cons-
titué par la révélation des articles faite aux apôtres,
la foi est l'adhésion à cet objet. D'après M. Loisy au
contraire, les apôtres n'ont point reçu la révélation
proprement dite des articles ; la foi n'est donc pas
l'adhésion aux vérités révélées aux apôtres et consi-
gnées dans l'Ecriture. L'accord avec Newman reste
donc ici encore purement verbal. Et quand il serait
démontré — ce qui n'est pas — que la foi vécue de
Newman n'est que la reprise en style moderne d'an-
ciennes opinions d'Auréolus, d'Occam et de Melchior
Gano (voir Vazijukz, in I, disp. v); quand il serait
prouvé — ce qui l'est moins encore — que les a as-
sertions vivantes de la foi » de M. Loisy ne sont
psychologiquement autre chose que la foi vécue de
Newman; l'accord resterait encore verbal entre
M. Loisy et ces auteurs catholiques : car Aureolus,
Occam, Cano, Newman sont tous partis de ce fait
|ue l'objet invariable de la foi est constitué par la
révélation, et tous ont cherché à expliquer com-
ment notre foi plus explicite — foi infuse, foi vécue
— peut atteindre ce même objet, l'atteint en effet.
M. Loisy au contraire cherche comment, avec la
phraséologie de Newman, on pourrait arriver à se
passer de cet objet précis et de la révélation des
articles qui l'a constitué. Telles sont les équivoques
foncières par lesquelles M. Loisj' a semé le doute
dans l'esprit de plusieurs, et hélas ! amené l'apostasie
de quelques-uns de ses lecteurs.
2" Le dévelop/iement du dogme par évolution. — Le
lecteur sait déjà pourquoi la théorie du développe-
ment des dogmes par évolution n'est pas admissible.
Il ne nous reste plus qu'à dire un mot des quelques
propositions condamnées qui n'ont pas encore été
expliquées.
1° M. Loisy n'admet pas l'objet de foi initial
constitué par la révélation des articles. Il écrit : « On
peut dire que Jésus au cours de son ministère n'a ni
prescrit à ses apôtres ni pratiqué lui-même aucun
règlement de culte extérieur qui aurait caractérisé
l'Evangile comme religion. Jésus n'a pas plus réglé
d'avance le culte chrétien qu'il n'a réglé formellement
la constitution et les dogmes de l'Eglise... L'Evangile
comme tel n'était qu'un mouvement religieux, qui se
produisait au sein du judaïsme pour en réaliser par-
faitement les principes et les espérances. Ce serait
donc chose inconcevable que Jésus avant sa dernière
heure eût formulé des prescriptions rituelles..., le
regard de Jésus n'embrassant pas directement l'idée
d'une religion nouvelle, d'une Eglise à fonder, mais
toujours l'idée du royaume des cieux à réaliser. Ce
fut l'Eglise qui vint au monde, et qui se constitua
de plus en plus, par la force des choses, en dehors
du judaïsme. Par là le christianisme devint une
religion distincte, indépendante et coni[)lète; comme
religion, il eut besoin d'un culte, et il l'eut. » {Evan-
gile, p. 181-182). Ce passage est caractéristique du
procédé. C est lui qui parait avoir été visé par la
proposition 59: « le Christ n'a point enseigné un[corps
de doctrine applicable à tous les temps et à tous les
hommes, mais il a plutôt commencé un mouvement
religieux adapté ou capable d'être adapté aux diffé-
rents temps et lieux. » Il est vrai que le Christ a
commencé un mouvement religieux, que ce mouve-
ment était adapté à son temps et à son milieu, qu'il
est capable d'être adapté à tous les temps et à tous
les lieux ; ces propositions ont un sens exact. Mais il
est faux que ce mouvement religieux n'a point eu de
base doctrinale, et que la doctrine révélée par le
Christ n'est pas universellement ap|)licable. C'est
précisément parce que la doctrine du Christ
est convenable pour tout pays et toute époque,
que le mouvement religieux qui est le christianisme
est d'une extrême plasticité et convient à tous les
temps et à toutes les latitudes.
Si ni les dogmes, ni les sacrements (Autour, p. 22/4),
ni la hiérarchie (^»(oi(r, p. i-)2, 177, sqq.) ne vien-
nent immédiatement du Christ, comment notre reli-
gion peut-elle se dire chrétienne? Ce que M. Loisy
vient d'appeler mouvement religieux, ailleurs — et
très souvent — il l'opiiclle un germe. Les dogmes
étaient dans la tradition primitive « comme un
germe dans une semence n (Evangile, p. 162). Cette
métaphore est classique ; et pour cette raison,
malgré l'abus qu'en a fait M. Loisy, elle restera. On
a essayé récemment de lui substituer celle du ferment.
Métaphore pour métaphore, les plus vieilles sont les
meilleures. Celle du germe a d'ailleurs l'avantage de
bien affirmer l'invariabilité du dépôt : Crescat. Le
tort de M. Loisy n'est pas de s'en être servi, mais
d'avoir réduit ce germe aux formes particulières par
lesquelles la faculté d'idéation du Christ se repré-
senta le contenu de la religion naturelle.
2" M. Loisy réduit le sens de nos dogmes à la per-
ception du rapport simple que la religion naturelle
découvre entre Dieu et nous. L'Eglise catholique en-
seigne que les sacrements sont des Signes sensibles
institués par Notre-Seigneur Jésus-Christ qui pro-
duisent la grâce que d'après la volonté du Christ ils
signifient ; et cette doctrine des sacrements fait
l'objet de toute une session du concile de Trente.
M. Loisy supprime l'efficacité des sacrements ou, si
l'on veut, la réduit, ainsi que leur signification, au
minimum qui suit : « Ils ne font que rappeler à
l'homme la présence perpétuellement bienfaisante
de son Créateur » (Evangile, p. 220). C'est littérale-
ment la lii' proposition condamnée par notre
Décret.
Cette proposition hérétique est caractéristique du
système de M. Loisy. Le lecteur a compris par ce
qui précède que le catholicisme ne peut pas admet-
tre un développement du dogme par évolution et par
accession, parce que le dogme révélé est une donnée
631
MODERNISME
632
initiale, invariable ; et pour nous cette donnée se
compose des articles de foi.
M. Loisy admet lui aussi une donnée initiale inva-
riable ; mais celle donnée n'est autre chose que la
religion naturelle. C'est ce qu'il faut expliquer,
parce que c'est le fond de tout le procédé par lequel
M. Loisy pense rester chrétien tout en niant la foi
aux articles, dans le sens où l'Efjlise l'enseigne.
a) La révélation initiale est la perception du rap-
port essentiel qui doit exister entre l'homme et Dieu
{Autour, p. 196). Cette perception est la foi, car
M. Loisy n'admet pas de connaissance naturelle de
Dieu dans l'ordre où nous sommes (p. iy4). Ces deux
propositions sont inconciliables avec le concile de
Trente et celui du Vatican. Inutile d'insister [D. B.,
798(680); 1785(163/;); 1789(1638)].
b) L'évolution de la foi est coordonnée à l'évolu-
tion intellectuelle et morale de l'homme (p. igij).
Cependant « la révélation demeure toujoui-s substan-
tiellement identique à elle-même w (p. 199). Celte
phrase aurait un sens e.'cact, si JI. Loisy admettait à
l'origine la révélation proprement dite, et les
anciens théologiens ne craignaient pas de dire :
n Actu fidei impUcito, omnia quae nunc credunlur,
fnerunt seiiiper in Ecclesia Dc.i crédita. » Mais
M. Loisy se moque de cette conception anlhropo-
morphique des théologiens et de n la fourniture de
vérité » qu'on suppose que Dieu aurait donnée à
l'homme dès l'origine (Autour, p. ig3). Ce qui reste
identique, c'est donc au fond la religion naturelle,
puisque la religion naturelle ne serait autre chose
que l'expression du « rapport essentiel » qui existe
entre Dieu et l'homme. « Le développement delà re-
ligion révélée, dit M. Loisy, s'est elfectué par la per-
ception de nouveaux rapports, ou plutôt par une
détermination plus précise et plus distincte du rap-
port essentiel, entrevu dès l'origine, l'homme appre-
nant ainsi à connaître de mieux en mieux et la
grandeur de Dieu et le caractère de son propre
devoir » (197). — Cette dernière formule n'est nul-
lement acceptable, parce qu'il est faux que la religion
révélée ne nous enseigne que le rapport essentiel qui
doit exister entre Dieu et l'homme : 1" elle nous
instruit de ce rapport essentiel, qiie nous aurions
pu connaître sans la révélation [D.B., 1786 (i635)j;
et 2" elle nous instruit de la manière dont il a plu à
Dieu d'être honoré dans l'ordre surnaturel où il nous
a librement et gratuitement placés ; et notre éléva-
tion, ainsi que les devoirs qui en résultent, ne pou-
vaient pas être connus de nous sans la révélation ;
il en faut dire autant des mystères proprement dits
que la révélation propose et impose à notre croj'ance.
c) C'est par « intuition », sous l'action de Dieu,
que l'homme perçoit ce fond commun de toutes les
religions qui est le rapport essentiel entre Dieu et
l'homme (p. 200). L'action de Dieu et la nôtre cons-
tituent l'expérience religieuse. Nous nous traduisons
à nous-mêmes cette expérience par des idées, par
des représentations de foi. Ces idées, « images déco-
lorées de nos impressions subjectives », sont varia-
bles avec le temps, suivant les conditions où nous
sommes, et le stade de l'évolution où nous sommes
parvenus. Car le dynamisme intérieur trouve « dans
les rencontres de l'histoire les occasions, les exci-
tants, les adjuvants, la matière de son propre déve-
loppement i> (p. 47). M. Loisy ne nie pas que ces
idées expriment le divin ; elles l'expriment inadé-
qualemenl — et ceci est exact ; mais elles n'expri-
ment qu'un seul objet. Dieu et son rapport essentiel
avec nous. Et cela est faux, nous l'avons déjà dit.
d) Pour M. Loisy, le prophétismc, l'Evangile, nos
formules dogmatiques ne sont que des efforts pour
arriver à se représenter intellectuellement l'objet
religieux, le rapport fondamental qui doit exister
entre Dieu et l'homme. Les prophètes se représen-
taient cet objet sous le symbole du messianisme ;
Jésus, par celui du royaume ; nous, par nos formules
de foi, dogmes, sacrements, hiérarchie: la représen-
tation a varié, l'objet est le même, il est unique.
'( Qu'est-ce que la révélation chrétienne, dans son
principe et dans son point de départ, sinon la per-
ception, dans l'ànie du Chrisl, du rapport qui unis-
sait à Dieu le Chrisl lui-même et de celui qui relie
tous les hommes à leur Père céleste? » (p. 196). Et
ailleurs : « La doctrine catholique est l'expression
intellectuelle d'un développement vivant. Elle cor-
respond substantiellement à la foi des prophètes. »
D'après l'Eglise, le lien qui ratlache notre foi, nos
formules dogmatiques à l'Evangile est avant tout
l'unité doctrinale. D'après M. Loisy, <( le lien qui l'y
rattache est un lien vital moyennant lequel toutes
les formes essentielles de la pensée ecclésiastique
procèdent d'un même principe que les formes essen-
tielles de la pensée èvangélique, et se dégagent de
celles-ci comme un effort pour atteindi'e, dans des
conditions dill'crcnles, à la représentation du même
objet vivant et diversement exprimé. Dieu, l'homme
et sadestinée,réconomiedusalul. )>(./»ioHr, p. 65).Si
M. Loisy concédait que cet objet « Dieu, l'homme et
sa destinée, l'économie du salut » nous a été révélé
explicitement, formellement, dans le détail, par le
Christ, qu'il se trouve consigné dans l'Ecriture, on
pourrait se dispenser d'épiloguer sur cette formule:
elle reviendrait à dire que iJieu rémunérateur est
l'objet unique de la foi implicite par laquelle ceux à
qui l'Evangile n'a pas clé proposé peuvent, à cer-
taines conditions, être sauvés, suivant une opinion
connue en théologie. Mais M. Loisy n'ignore pas
que la foi explicite des articles est nécessaire à ceux
à qui l'Evangile a été proposé ; et que ces articles
sont d'après l'Eglise formellement révélés dans
l'Evangile. On voit que c'est toujours la même équi-
voque surTobjet de la foi qui fait le fond du système,
e) La réduction de l'objet de notre foi à l'unité,
par la suppression de la révélation et de la foi des
articles, met M. Loisy tout à fait à l'aise pouradmet-
tre dans le christianisme autant d'éléments étran-
gers qu'on voudra. En effet, cette réduction donne à
M. Loisy le moyen de retrouver toujours et partout
la vraie religion : aussi bien dans les formules sco-
lasliques que dans les données païennes, helléni-
ques, que notre faculté d'idéation emploie, suivant
les temps, pour exprimer l'unique objet de la révé-
lation, le rapport essentiel entre Dieu et l'homme.
Par exemple, les formules dogmatiques de l'Eglise
sont vraies et « leur sens ne change pas ». D'après
la doctrine de l'Eglise, le sens des formules dogma-
tiques ne change pas, et cela vient de ce que l'Eglise,
tout en adoptant quelquefois pour exprimer le dogme
révélé desconceplsqui ne se trouvent pas in terminis
dans les livres saints, n'exprime par ces termes nou-
veaux que la pensée des livres saints : c'est une nou-
velle expression du dépôt, mais on ajoute rien au dé-
pôt. D'après M. Loisy, il y a un sens des formules de
foi qui ne change pas ; mais, ajoute-t-il, « le sens qui
ne change pas n'est pas celui qui résulte précisément
de la lettre, c'est-à-dire la forme particulière que la
vérité prenait dans l'esprit de ceux qui ont libellé
la formule; il n'est pas davantage dans la forme par-
ticulière des interprétations qui se succèdent selon
le besoin ; il est dans leur fond commun, impossible
à exprimer en langage humain par une délinition
adéquate à son objet et suffisante pour les siècles
des siècles n (Autour, p. 201).
Mais si l'objet de la foi chrétienne n'est que cela;
si nos dogmes ne sont que l'image décolorée de nos
633
MODERNISME
634
impressions subjectives en face du divin, qui ne ;
nous manifeste rien ni de lui-nièiue, ni de sa pensée,
de ses décrets; si la vérité de nos formules se ré-
duit à exprimer que Dieu est l'inconipréhensible;
nous voilà réduits à un christianisme sans dogmes,
au sens catholique du mot, à la religion de l'esprit
d'Aug. Sabatieu, (Voir Esquisse d'une pliilusopUie
de lu religion, liv. I, cliap. l,, 111, 4" édit., p. I20 et
passirii), bref au protestantisme libéral. Et de fait,
M. Loisy connaît un temps où le christianisme
n'avait pas de symbole dogmatique (.Y»iOKr, p. 200),
comme si l'adhésion au christianisme avait jamais
pu se faire sans que l'on adhérât à quelques articles
de foi révélés de Dieu. Mais, de l'aveu de M. Loisy
lui-mcnie, cet état chaotique, qu'il imagine, dura peu ;
une série d'articles de foi, de formules, fut imposée
et définie comme « thème d'enseignement et expres-
sion réglementaire de la croyance ». Voyons quel
en est le sens.
3° Les formes mentales qui expriment l'objet reli-
gieux se suivent, et, d'après la loi du progrès dans
révolution, ne se ressemblent pas. Une formule
dogmatique n'a pas et ne peut pas avoir le même
sens à deux moments de l'histoire. Le sens littéral
d'une (elle foriuule, le sens perçu par ceux qui l'ont
libellée, n'est jamais le sens perçu par les généra-
tions suivantes ; ce n'est que par un efl'et de pers-
pective, une espèce de mirage, que nous imaginons
que le sens actuellement perçu par nous dans les
formules religieuses anciennes, se trouve dans le
champ de la conscience de nos devanciers (Autour,
p. 4'J, '77 el passim). Cette manière de concevoir la
vérité historique du sens des textes religieux parait
s'être formée lentement dans l'esprit de M. Loisy
(Eludes bibliques, Paris, 1901, p. 21, 60); et il serait
aisé d'indiquer quel procédé théologique mal compris
a servi à M. Loisy pour se persuader que la distinc-
tion <les protestants libéraux entre le sens histori-
que des textes et leur sens théologique pouvait être
acceptée par un catholique.
Mais ce travail n'a point pour but l'histoire des
origines de la pensée de l'auteur des petits livres; il
ne veut être que l'étude des conclusions qu'on y
trouve. Voici deux de ces conclusions exorbitantes :
« J'aurais pu montrer que les articles principaux du
Symbole apostolique n'avaient pas non plus tout à
fait la même signilicalion pour les chrétiens d'aujour-
d'hui que pour ceux des jiremiers tem|is : si l'on
prend à la lettre cette profession de foi, la christolo-
gie est celle des Synoptiques, sans aucune inlluence
du quatrième Evangile; Dieu, le créateur, s'identifie
simplement au Père céleste; le titre de Fils de Dieu
caractérise la mission providentielle de Jésus, qui
est le « Seigneur » ; l'Esprit représente l'action de
Dieu et du Christ dans l'Eglise, sans qu'on voie
clairement le rapport où il se trouve à l'égard de
Dieu et du Christ. » (Autour, p. 202). Sans périphrase,
entendez que pour les premiers chrétiens, le Christ
n'était pas Dieu, que le Saint-Esprit n'était pas une
personne distincte du Père et du Fils, qu'on n'avait
aucune idée de la Trinité; en d'autres termes, le
Symbole des premiers chrétiens, qui est le nôtre,
avait dans leur esprit un sens arien et socinien.
Ce qui est vrai du passé vaut pour le présent et
pour l'avenir. M. Loisy ne craint pas d'écrire :
« L'évolution de la philosophie moderne tend de
plus en plus à l'idée du Dieu immanent, qui n'a pas
besoin d'intermédiaire pour agir dans le monde et
dans l'homme, La connaissance actuelle de l'uni-
vers ne suggère-t-elle pas une critique de l'idée de
création? La connaissance de l'histoire ne suggère-
t-elle pas une critique de l'idée de révélation? La
pas une critique de l'idée de rédenq>tion? Le travail
théologique des premiers siècles fut, à sa manière,
une critique, autant qu'il y avait critique alors;
mais ce fut une véritable critique, exercée sur la
tradition religieuse et sur la science du temps... Le
Christ est Dieu pour la foi. Mais les gens nous de-
mandent maintenant de leur expliquer Dieu et le
Christ... Une traduction s'impose. » (Autour, p. i54
sq .) Ce qui s'est fait autrefois peut évidemment el
doit se faire aujourd'hui; car « il importe à la con-
servation de la foi que l'idée de Dieu et de son rap-
port avec le monde soit en harmonie avec la con-
naissance de l'univers el de l'histoire, connaissance
qui ne comprend pas seulement l'ensemble des faits
observés, mais la forme scientifique de leur classe-
ment. » (Autour, p. 2ii)) La page qui précède nous
apprend que « la forme scientifique du classement
des faits », à laquelle il faut accommoder l'afiirmation
du dogme, n'est autre que « l'hypothèse de l'évolu-
tion »,« explication provisoire » d'ailleurs, de l'aveu
même de M. Loisj- à la même page.
Le Saint-Oflice a condamné les propositions sui-
vantes :()2: i< Les principaux articles du Symbole des
Apôtres n'avaient pas pour les chrétiens des premiers
temps la signification qu'ils ont pour les chrétiens de
notre temps ti.< : 0 Le progrès des sciences exige la
réforme de la conception de la doctrine chrétienne
au sujet de Dieu, de la création, de la révélation, de
la personne du Verbe incarné el delà Rédemption. »
Il est à peine besoin de dire pourquoi ces proposi-
tions méritaient d'être proscrites. Pie X l'a 1res jus-
tement fait remarquer dans le consistoire que nous
avons déjà cité. Dans ce système, « pour la tradition,
tout est relatif et sujet au changement, et par suite
l'autorité des saints Pères est réduite à rien ». Et
comme M. Loisy appliqiie sa méthode d'exégèse à
tous les textes religieux, y compris la Sainte Ecri-
ture, Cl l'inspiration de l'Ecriture diffère peu de celle
d'un Eschyle ou d'un Homère ». Théologiquemenl,
c'est encore la négation de toute révélation des arti
clés qui est à la base de toutes ces erreurs. Philoso-
phiquement, l'auteur suppose : 1" que dans la pensée
humaine aucune idée simple n'est restée et ne peut
rester invariable, comme si, par exemple, les idées
de fils et de i)ère, les notions de cause et d'elTel, etc.,
ne se retrouvaient pas partout identiques dans notre
race; 2° que les relations nécessaires, essentielles,
qu'expriment certains jugements ne sont pas indé-
pendantes des images, des formes représentatives,
par lesquelles nous les exprimons. M. Loisy
demande à son lecteur, sans le lui dire, d'admettre
que le même rapport abstrait entre un sujet et un
prédicat ne peut pas être exprimé par des termes
divers et même, si l'on veut, par diverses métapho-
res.
/i" L'évolution du dogme se produit par la com-
binaison d'éléments nouveaux et même étrangers
avec les éléments primitifs. Le lecteur se souvient
peut-être de certaines élucubrations sur l'origine
étrangère, hellénique, de la Trinité. M. Loisy reprend
quelque part les protestants d'avoir cru trouver dans
l'Ecriture le dogme de la grâce qui, d'après lui, n'est
pas plus formellement enseigné dans l'Ecriture que
le dogme christologique. (Evangile, p. \Uh). Ces
deux dogmes sont une n interprétation ilu salut
messianique et de la théologie du royaume céleste, et
cette interprétation a été nécessitée par les cir-
constances dans lesquelles l'Evangile s'est perpétué,
])ar les problèmes que posait la conversion des
païens, et qu'il a fallu résoudre en s'inspiranl bien
jilus de l'esprit que des déclarations formelles de
Jésus » (p. i56). Ainsi, sans repas commun, le chris-
tianisme n'eût pas paru une religion parfaite aux
635
MODERNISME
636
païens convertis; il en va de même de la divinité du
Christ (p. 182). Mais dans la façon traditionnelle
d'entendre le dogme christologique, on sent .< l'in-
fluence de la sagesse grecque ><, et dans la façon d'en-
tendre le dogme eucharistique, on sent un élément
qui rappelle « les mystères païens n (p. igo).
L'Eglise qui, à l'origine, s'est ainsi incorporé les
idées païennes, doit, pour rester dans l'esprit de
Jésus, s'incorporer maintenant tout ce que pense le
monde moderne, tout jusqu'aux hypothèses provi-
soires, jusqu'à la forme scientilique du classement
des faits: ainsi se fera « l'accord du dogme et de la
science, de la raison et de la foi, de l'Eglise et de la
société » {Ei'angile, p. a34). « Si jamais une conclu-
sion dogmatique est formulée sur le développement
chrétien ». — M. Loisy connaît celle du Vatican, mais
il la tient pour inexacte (E\'angile, p. 161), — « On
peut présumer, dit notre auteur, que ce sera l'expres-
sion de la loi de progrès qui, depuis l'origine, gou-
verne l'histoire du christianisme » (p. i63).
Or M. Loisy constate que cette loi de progrès, tel
qu'il l'entend, ce « dogme nouveau » de l'évolution
dogmatique par accession, n'est pas vu favorablement
de l'Eglise ; que le principal obstacle à l'acceptation
du dogme nouveau, qui est sa découverte, est « une
certaine conception trop rigide de la vérité qui appar-
tient à la Bible, aux documents olliciels de la tradi-
tion ecclésiastique, de la théologie ». {Autour, p. 208).
MansV Ei'angile, M. Loisy insinuaitsa pensée parcette
prétérition : « Ce n'est pas ici le lieu d'examiner si la
tendance du catholicisme moderne n'a pasété trop tu-
télaire, si le mouvement de la pensée religieuse et
même scientilique n'en a pas été quelque peu gêné »
(p. i75).Lesecond des petits lifres traita le sujet sca-
breux ; c'est un réquisitoire en règle, où ni Galilée, ni
Richard Simon ne sont ouljliés (Autour, p. i83, 21 1
sqq.el/;a.ssim). L'Eglise, qui défend l'immutabilité du
dogme, y est représentée conmie l'ennemie du progrès
des sciences etde la théologie. D'autre part, si elle ne
modilie pas a les formes quasi despotiques dont son
gouvernement s'est entouré », si elle ne tient pas
compte de ce que « l'individu, la famille et l'Etal
modernes entendent bien sauvegarder leur autono-
mie » , elle ira contre la lin dernière de l'institution
chréliennc. Il n'y a pas de forme nécessaire et immua-
ble du pouvoir ecclésiastique ; de nos jours, l'opinion
commune est que « l'élite dirigeante est au service
delà masse dirigée ». Il fautdonc, si l'on veut rester
fidèle à la morale évangélique « qui a fait préva-
loir cette vérité dans le monde », soumettre l'appli-
cation du principe à l'évolution générale des esprits
(Autour, p. 175-186).
Ce sont ces théories que visent les deux proposi-
tions suivantes : 07. « L'Église se montre l'ennemie du
progrès des sciences naturelles et théologiques. »
63 : "11 L'Eglise se montre incapable de défendre
la morale évangélique, parce qu'elle adhère obstiné-
ment à des doctrines immuables qui ne peuvent pas
se concilier avec les progrés modernes ». Tout cela
avait déjà été condamné plus ou moins directe-
ment par le Syllabus. D. B., 17 12 (iSôg) ; i7i3(i56o);
1780 (1629). Et le concile du Vatican a fait sur la
culture scientifique une déclaration de principe qu'il
sullit de rappeler : « Bien loin de mettre obstacle à
la culture des arts et des sciences Iiumaines, l'Eglise
la favorise et la fait progresser de plusieurs manières.
Car elle n'ignore ni ne méprise les avantages qui
en résultent pour la vie d'ici-bas ; bien plus, elle
reconnaît que, venant de Dieu, le maître des sciences,
ces arts et ces sciences conduisent de même à Dieu,
avec l'aide de sa grâce, si on les cultive comme il
convient. » D. B., 1799 (iG46).
Il ne nous reste jilus que deux propositions à I
examiner. L'une exprime l'aboutissement nécessaire
de tout le système de iVI. Loisy; l'autre condamne
rh3pothèse philosophique qui est à la base de tout
le « nouveau dogme » du développement dogmatique
par évolution.
65 : « Le catholicisme tel qu'il est aujourd'hui ne
peut pas se concilier avec la vraie science, à moins
qu'il ne se transforme en un certain christianisme non
dogmatique, c'est-à-dire en un protestantisme large
et libéral, n Nous n'avons pas trouvé cette proposi-
tion, telle qu'elle est ici condamnée, dans le texte de
M. Loisy. Il serait facile de la trouver dans l'une ou
l'autre des Enquêtes que ces derniers mois ont vu
éclore, les disciples tirant quelquefois les conclusions
que les maîtres n'ont pas formulées. Nous avons déjà
vu que M. Loisy réduit la révélation et son contenu
à un minimum tel qu'il ne se distingue plus que par
les mots du contenu de la religion naturelle; c'est la
position du protestantisme libéral, si l'on fait abstrac-
tion de la phraséologie chrétienne qu'il retient encore.
M. Loisy n'en diffère pas, si l'on va bien au fond des
choses : il nie en effet toute révélation positive pro-
prement dite. Que dans sa pensée — je parle de la
pensée de M. Loisy telle que nous la lisons dans ses
écrits — le catholicisme en doÎA'e venir à cette posi-
tion, s'il veut s'accorder avec la science du jour, on
ne peut pas en douter un instant. Le but de V Evan-
gile et l'Eglise est en effet de montrer comment cet
accord peut se faire par l'application au dogme de la
théorie évolutionnisle ; et le but A' Autour d'un petit
livre parait être de montrer que cet accord ne peut
pas se faire autrement.
58. « La véritén'est pas plus immuable que l'homme
lui-même, car elle évolue avec lui, en lui et par lui. »
On sait que tous les systèmes de jibilosophie qui
nient qu'il y ait dans les choses des relations réelles,
qui disent avec les anciens nominalistes : Duo albu
esse similia, nihil est aliud ac me percipere duo
alba, sont embarrassés pourexnliquer l'immutabilité
absolue de la vérité. Quelques-uns de ces systèmes,
comme celui de Kant, assignent les formes subjecti-
ves de noire esprit comme fondement de cette immu-
tabilité ; d'autres nient l'immutabilité absolue de la
vérité et disent que la vérité n'a qu'une immuta-
bilité relative. Les jugements qui nous paraissent
nécessaires, en réalité ne le son t pas ; ils nous parais-
sent tels par suite del'association, de l'hérédité, etc.
Notre esprit ne peut donc saisir aucune vérité abso-
lue. M. Loisy a donc adopté cette doctrine. On lisait
dans l'Evangile : 0 Ce n'est pas avec les éléments de
la pensée humaine que l'on peut construire un édifice
éternel. La vérité seule est immuable, mais non son
image dans notre esprit » (p. 166). M. Loisy nous a
dévoilé toute sa pensée sur ce sujet dans sa Lettre
sur le dogme : « La vérité, en tant que bien de
l'homme, n'est pas plus immuable que l'homme lui-
même. Elle évolue avec lui, en lui, par lui ; et cela ne
l'empêche pas d'être la vérité pour lui ; elle ne l'est
même qu'à cette condition. » (Autour, p. 192). C'est
de ce passage qu'a été extraite la proposition 58.
La contradictoire de la proposition condamnée est
la suivante: « Quelque vérité est immuable plus que
l'homme lui-même, car toute vérité n'évolue pas
avec lui, en lui et par lui. » Il est important, pour
rester dans le vrai, de ne pas perdre de vue cette
contradictoire. Le Sainl-Ollice s'est abstenu, on le
voit, de prendre parti sur beaucoup de questions
philosophiques qui touchent au problème de la
vérité et de son immutabilité ; il s'est contenté de
proscrire toute théorie de l'évolution de la vérité
en nous, dont la conséquence nécessaire serait la
mutabilité de toute vérité. Ainsi posée, la question
touche évidemment à la foi, puisque nous admettons
637
MODERNISME
G38
que les dogmes sont des vérités et qu'ils sont im-
muables.
M. Loisy s'est jugé lui-même, lorsqu'ila écrit sur le
sujet <iui nous occupe : « Si l'on suppose que la
vérité, en tant qu'accessible à l'intelligence humaine,
est quehjue cbose d'absolu, que la révélation a eu ce
caractère et que le dogme y participe » — voilà bien
ce que pensent tous les chrétiens — « que ce n'est
pas seulement l'objet de la connaissance qui est
éleruel et immuable en soi, mais la Coriiie que cette
connaissance a prise dans l'histoire humaine », —
c'est encore ce que nous disons des vérités révélées
et de certaines vcrilts naturelles, entre autres des
premiers principes de la morale — c< les assertions
du petit livre sont plus que téméraires, elles sont
absurdes et impies. » (Autour, p. 190). Ce n'est pas
sans tristesse que nous aboutissons à la même con-
clusion.
Marcel Chossat, S. J.
Il« Partie
L'Encyclique " Pascendi "
I
SYNTHÈSE DU MODERNISME PHILOSOPHIQUE
Sommaire. — Introduction. Notion du Moder-
nisme. — C'est avant tout une erreur philoso-
phique. — Précieux aveux. — Importance et
ditlicultés de cette étude. — Il faut ramener à
leur unité synthétique les trois théories maîtresses
du Modernisme énumérées par l'Encyclique :
VEvolutioiinisme, l'Agnosticisme, l'Immanentisme.
l"-' Partie. f.'Ei'oliitionnisme radical. Théorie du
« Devenir pur » ou du Mobilisme. — Origine du
problème. — Ses trois solutions : Zenon, Heraclite,
Aristote. — Bergson, après Hegel, reprend parti
pour Heraclite. — Conséquences métaphysiques,
logiques et critériologiques. — La philosophie du
« non être » identilie les contradictoires et renie la
raison. — Causes d'une si grave méprise.
II" Partis. L'Agnosticisme siihjectiiiste. Il est à
la racine du mal signalé. — Le triple postulat sub-
jectiviste, — phénoméniste, — et relativiste. — Il
importe de les démasquer en rétablissant la vraie
doctrine.
IIP Partie. L'Immanence Vitale. C'est le second
mouicnl de la théorie moderniste. — Elle cherche
à sortir de l'Agnosticisme après s'y être emmurée.
— L'intuition immanente du « moi profond ». — La
conscience universelle. — Méthode et théorie mo-
nistique. — Ses prétendues découvertes.
IV Partie. Conséquences antispiritualistes et
antireligieuses. Elles ruinent de fond en comble
toutes nos croyancessur — Dieu, — l'Ame humaine
et son immortalité, — la Morale. — la Kévélalion
extérieure et les motifs de crédibilité, tel que le
miracle, — et le Dogme révélé. — Modernisme et
Protestantisme libéral.
Conclusion. Jamais un magistère divin n'avait
paru si nécessaire pour sauver du naufrage la
raison et la foi.
Introduction. — Le « centre vital » du Moder-
nisme étant une erreur, ou plutôt un ensemble d'er-
reurs p/u/oso^/i/i^Hei, nous nous bornerons à ce point
de vue capital dans tout le cours de cet article.
A ceux qui exigeraient, tout d'abord, une défini-
tion del'hérésieiï/orfcrHisie, nous proposeriouscelle-
ci. Elle est, — malgré des apparences contraires, car
elle affecte de conserver toutes les antiques formules
du christianisme après en avoir changé le sens, —
elle est a la négation du surnaturel chrétien », ou,
si l'on préfère, « la transposition, sur un mode natu-
raliste, de tous les dogmes de la foi chrétienne. »
L'encyclique PascenJ i , Aontiïous nous inspirerons
constamment, n'en donne, il est vrai, aucune stricte
définition. Mais la description si minutieuse et si
complète qu'elle en fait ne saurait laisser aucun
doute. Elle déclare viser a ces ennemis de la Croix de
Jésus-Christ, qui, avec un art tout nouveau et sou-
verainement perfide, s'elforcent d'annuler les vitales
énergies de l'Eglise, et même, s'ils le pouvaient, de
renverser de fond en comble le règne de Jésus-Christ.
... Ce n'est point aux rameaux ou aux rejetons qu'ils
ont mis la cognée, mais à la racine même, c'est-à-
dire à la foi et à ses fibres les plus profondes... ils
amalgament en eux le rationalisme et le catholicisme,
avec un tel rafiinement d'habileté qu ils abusent faci-
lement les esprits mal avertis... Pour eux, une chose
est parfaitement entendue et arrêtée, c'est que la
science doit être sans Dieu, pareillement l'histoire...
Dieu et le Divin en sont bannis... Notre sainte reli-
gion n'est autre chose qu'un fruit propre et spontané
de la nature. Y a-t-il rien, en vérité, qui détruise
plus radicalement l'ordre surnaturel? » (Encyclique
y^ascenrfi, édition des Questions actuelles, p. 3, 5, g,
i5). — Aussi l'Encyclique pourra-t elle conclure que
cette erreur n'est pas seulement une hérésie partielle,
mais la synthèse ou u le rendez-vous de toutes les
hérésies. « (Ihid. p. 61).
C'est donc la vieille erreur du Naturalisme qui
renaît de ses cendres — si tant est qu'elle se soit
jamais complètement éteinte au cours des âges de foi.
Mais elle s'est aujourd'hui rajeunie en se greffant sur
la tige de la philosophie « nouvelle » dont elle em-
prunte ainsi la séduction et la vogue passagère. Et
c'est uniquement par ce côté, dans ses principes phi-
losopliiques empruntés à la pensée moderne, que nous
l'étudierons dans ce travail.
Sans doute, les modernistes ont essayé parfois de
dissimuler les préoccupations philosophiques de
leur théologie et de leur exégèse nouvelles. Us s'en
défendent même hautement dans cette très irrévé-
rencieuse Ltisposta à l'Enc.vclique de S. S. Pie X, où ils
alfectent de ne parler qu'au nom des faits et de la
science pure, (/l programma dei modernisti^ liisposta
air Enciclica, Roma, 1908. — Le Programme des
modernistes, Paris, 1908. Pour la commodité des lec-
teurs nous citerons la traduction française).
Mais, à la suite du Cardinal Mercier, nous nous
inscrivons en faux contre cette audacieuse afiirma-
tion. Leur apriorisme philosophique, — conscient
ou inconscient, peu importe, — éclate et saute aux
yeux de tout lecteur sincère. Son Em. en a donné
des exemples typiques dont nous pourrions sans
peine allonger la liste, démesurément. (Caiîd. Mer-
cier, Discours à l'Univ. de Louvain, 8déc. igoy).
C'est leur philosophie qui animeet soutient toutes
leurs hypothèses, en sorte qu'en extraire les données
philosophiques, ce serait aussitôt dégonfler leur
brillant aérostat et le faire choir très lourdement.
Ou bien, — nouvelle épreuve, — qu'ils changent leur
philosophie, en la remplaçant, par exemple, par les
théories scolastiques, et leur système ne tiendra plus
debout. L'expérience en serait facile et convaincante.
Du reste, avant de s'être rendu compte que cet
apriorisme philosophique était pour leurs théories
le défaut de la cuirasse, ou, si l'on veut, le talon
d'Achille où toute blessure est mortelle, — les moder-
nistes en faisaient facilement l'aveu et même s'en
glorifiaient naïvement.
Ecoutez M. Loisy : « La simple connaissance de
639
MODERNISME
640
l'histoii-e du domine, avouait-il, ne soulève aucune
difficulté nouvelle devant l'intelligence du croyant...
Si le problème (cbristologique) se pose de nouveau...
c'est par suite du renouvellement intégral qui s'est
produit et qui se continue dans la philosophie mo-
derne. » (Autour d'un petit livre, p. 129, 202, etc.). Et
il explique lui-même, dans le même ouvrage, com-
ment cette philosophie révolutionne de fond en com-
ble toutes nos antiques notions de la Personnalité
divine, de la Création, de la Hévétation, de l'Incarna-
tion, de la Rédemption, en un mot de tous les dogmes.
« Le j)rogTès des sciences exige, semble-t-il, que l'on
réforme Ise concepts de la doctrine chrétienne sur
Dieu, la Création, la Révélation, l'Incarnation, la
Rédemption. » (Prop. 64, décret Lamentabili).
El dans ses lettres intimes, il dit encore plus clai-
rement : « La question qui est au fond du problème
religieu.K dans le temps présent, n'est pas de savoir
si le Pape est infaillible, ou s'il y a des erreurs dans
la Bible, ou même si le Christ est Dieu, ou s'il y a
une Révélation, — tous problèmes surannés, ou qui
ont changé de signilication, et dépendent du grand
et unique problème, — mais de savoir si l'univers est
inerte, vide, sourd, sans âme, sans entrailles, si la
conscience de l'homme y est sans écho plus réel
et plus vrai qu'elle-même [en un mot du problème
philosophique d'un Dieu personnel.] Du oui ou du
non il n'existe pas de preuve que l'on puisse
appeler péremptoire... » — Et il termine ainsi cette
lettre :
« Vais-je verser dans le monisme, dans le pan-
théisme? Je l'ignore. Ce sont des mots (I). Je tache
de parler des choses. La foi veut le théisme; la rai-
son tendrait au panthéisme. Sans doute, elles envi-
sagent deux aspects du A-rai, et la ligne d'accord
nous est cachée. » (Quelques lettres, p. l^b. 48. C'est
nous qui soulignons) — Un peu plus loin, p. 167 :
0 Ce n'est pas l'origine de tel dogme en particulier
qui est en cause maintenant, c'est la philosophie
générale de la connaissance religieuse. »
Il est clair, en effet, qu'une fois la personnalité de
Dieu supprimée et la possibilité de son action dans
le monde méconnue, le sui-naturel est un non-sens, et
la religion chrétienne tout entière doit être alors
interprétée par une méthode naturaliste. La critique
de Renan était partie de ce même postulat philo-
sophique, pour aboutir aux mêmes négations.
De son coté, M. Le Roy necacliait nullement son
adhésion pleine et entière à la philosophie « nou-
velle », dont il est devenu l'un des plus brillants et
des plus officiels interprèles. El nous montrerons
plus loin comment, par exemple, sou fameux article:
<( Qu'est-ce qu'un dogme ? » n'était qu'une simple
application de la théorie chère à leur école sur la
vérité en général ou la valeur purement pragmatiste
et symbolique des dogmes de la raison et de ceux de
la foi.
Nous pourrions en dire autant de tous les moder-
nistes notoires, et l'Encyclique a mille fois raison de
constater que toujours et partout, en théologie, en
histoire, en exégèse, dans toutes leurs tliéories
modernistes, a c'est le philosophe qui ouvre la mar-
che » et le savant qui suit. — « La méthode du
moderniste théologien est tout entière à prendre les
principes du philosophe et à les adapter au
croyant ». — « De même que l'histoire reçoit de la
philosophie ses conclusions toutes faites, ainsi de
l'histoire la critique ». — « Du commencement à la
un, n'est-ce pas Va priori ? Sans contredit, et un
a priori où l'hérésie foisonne. «(Encyclique Pascendi.
lbid.,p.^-^, 4^, 49,51, etc.) — « Que leur histoire, que
leur critique soient pure œuvre de philosophe, que
leurs conclusions historico-critiques viennent en
droite ligne de leurs principes philosophiques, rien
de plus facile à démontrer. » (Ibid, p. 4^). — « C'est
d'une alliance de la fausse philosophie avec la foi
qu'est né, pétri d'erreurs, leur système. » p. 67.
Ces citations suffisent pour montrer clairement
l'importance d'une élude du modernisme au point
de vue philosophique. C'est aller ainsi jusqu'à la
racine du mal et y pratiquer, en l'extirpant, l'opéra-
tion la plus salutaire. Sans elle, au contraire, tout
le reste serait vain.
Une telle étude, il est vrai, ne va pas sans diffi-
cultés. Non seulem-ent- pour cette raison générale
qu'elle suppose chez les lecteurs une sérieuse culture
philosophique — oiseau rare chez nos contempo-
rains, plus adonnés à l'hisloire et aux sciences qu'à
la métaphysique ; — mais aussi pour une raison
très spéciale, que l'Encyclique s'est bien gardée de
passer sous silence, à savoir l'aspect ondoyant et
protéiforme de celle philosophie « nouvelle », qui
refuse obstinément de se préciser en formules et en
thèses, comme dans un code ou un manuel classi-
que, et même de se i>résenter à nous en synthèse
complète.
« C'est comme une tactique des modernistes, —
tactique en vérité fort insidieuse, — de ne jamais
exposer leurs doctrines méthodiquement et dans
leur ensemble, mais de les fraguienter en quelque
sorte et de les éparpiller çà et là, ce qui prête à les
faire juger ondoyants et indécis, quand leurs idées,
au contraire, sont parfaitement arrêtées el consis-
tantes; il importe ici, avant tout, de présenter ces
mêmes doctrines sous une seule vue, et de montrer
le lien logique qui les rattache entre elles. » (Ency-
clique Pascendi, Ibid., p. 'j.)
Mais avons-nous le droit d'organiser en un
système philosophique des théories éparses que
l'adversaire refuse d'organiser ? — A ce scrupule,
l'Encyclique a déjà répondu, et nous répondrons à
noire tour que nous n'avons la prétention de rien
organiser nous mêmes, mais seulement de montrer
aux yeux de tout esprit sincère, que la simple juxta-
position de ces membres épars du modernisme révèle
en lui l'unité d'un même organisme, et un plan
d'ensemble parfaitement cohérent. N'a-t-il pas sufil
à Cuvier pour reconstituer son Palaeotherium ma-
gnum de quelques fragments retrouvés épars el
incomplets ? Plus heureux que lui, nous possédons
tous les membres du monstre nouveau, et leur
groupement d'après les lois naturelles les plus
incontestables, n'est plus qu'un jeu pour la raison.
Au demeurant, le lecteur sera juge si nos rappro-
chements sont forcés, contre nature, ou au contraire
parfaitement logiques et spontanés.
Resterait une autre question préliminaire. ' A
quelle philosophie faut-il rattacher les théories
modernistes ? "Toute la suite de ce travail le mon-
trera surabondamment. Après l'avoir lu, il sera aisé
de conclure : c'est à cette philosophie 0 nouvelle 0,
qui en France, a désormais pris nom de Bergsonisme.
Elle-même paraît inconlcslablement issue de la phi-
losophie allemande et luthérienne, de Hegel et de
Kant, parmi les modernes, et aussi d'HÉRACUTE
parmi les anciens ; quoique les amateurs d'arbres
généalogiques aient déjà esquissé des lignes de filia-
tion autrement nombreuses, compliquées et sou-
vent hypothétiques, dont il serait oiseux de discuter
ici les vraisemblances.
Ce sera, disons-nous, la conclusion de ce travail,
et si nous croyons utile de la laisser entrevoir dès
le début, c'est pour mieux orienter ceux qui nous
liront en leur donnant de suite un Ul conducteur.
Nous aurons donc constamment à viser des théo-
ries de l'école bergsonienne, laissant de côté, bien
641
MODERNISME
642
entendu, les intentions individuelles des bergso-
niens. Suivant le conseil de l'Encyclique « nous
mettrons soigneusement à paît les intentions de ces
hommes, dout le jugement est réservé à Dieu, pour
examiner leurs doctrines, et, conséquemmenl à
celles-ci, leur manière de parler et d'agir ». (Encycl.
Pasccndi, Ibid., p. 5. — Cf. Maritain, lier^sonisme
de fait et Bergsonisme d'intention (Revue tUomistej,
juillet-août 1912.)
Qu'où ne clierclie donc ici aucune polémique per-
sonnelle contre des écrivains que nous respectons,
mais seulement une lil)re et loyale discussion de
leurs idées, telles qu'ils les ont exprimées eux-
mêmes dans des le.'ctes aullientiques.
A la suite de l'Encyclique, nous y découvrirons
facilement trois idées dominantes ou trois théories
malti-esses, dont nous aurons à mettre eu relief la
connexion intime, la fausseté et les conséquences
ruineuses, savoir, V Evolutionnisme, l'Agnosticisme
et Vlnimanence.
I. — L'Evolutionnisme radical
La philosophie « nouvelle », qui est un eVoZ((iio;i-
nisme radical, se prêtait à merveille à la justification
apparente de ce besoin de changement et de trans-
formation totale et sans lin, qui agile et passionne
nos amhitieux réformateurs. Kévolulion universelle
qui, delà philosophie, s'étendrait aux dogmes, à la
morale individuelle et sociale, à l'histoire et à
l'exégèse biblique, à la discipline, et jusqu'à la con-
stitution monarchique elle-même de l'Eglise. Aussi
l'Encj clique a-t-elle mis justement le doigt sur la
plaie en signalant cette évolution radicale comme le
point capital du système moderniste.
Il n'en est pas la racine, assurément, mais seule-
ment la tête « in eorum doctrinis fera caput est »
{Ibid., p. 38), c'est-à-dire l'organe principal, qui
suffit à révéler le genre et l'espèce, et aussi la phy-
sionouiie caractéristique d'un individu.
Mais par ce mot d'évolutionnisme, nous n'enten-
dons pas ici désigner cette hypothèse très ortho-
doxe d'une certaine évolution des premiers types
vivants. Les hypothèses de Lamarck ou de Darwin,
même les plus exagérées, ne sont qu'un jeu d'enfants
en face de l'hypothèse autrement grandiose et sub-
tile du devenir universel, qui est àla base delà philo-
sophie « nouvelle » — ou plutôt « renouvelée « de
Hegel et du vieil Heraclite.
Lidéemère el la pensée maîtresse de tout le sys-
tème est empruntée au sophiste grec : l'être n'est pus,
tout est devenir pur, c'est-à-dire perpétuel et inté-
gral changement, en sorte que rien ne demeure le
même dans cette fuite perpétuelle de la réalité :
Hv.JTx pst xa-i iùâiv ,u.év£i. (Cf. Platon. Cratyle, 4o2, A;
4o/l, D; Tkéaet., i52, D; 160, D.) Il en donnait la
comparaison fameuse : On ne se baigne pas deux
fois dans le même Ueuve, ni même une seule fois,
parce que tout change sans cesse et dans le lleuve et
dans le baigneur, qui ne sont jamais les mêmes.
Ainsi parle M. Bergson : « Elle coule (la réalité)
sans que nous ])uissions dire si c'est dans une
direction unique, ni même si c'est toujours et partout
la même rivière qui coule. » (Préf. à Philosophie de
l'expérience de W. James)
Pour couiprendre le sens el la portée de cette hy-
pothèse, il est nécessaire de se rappeler le célèbre
problème du mouvement qui passionna la philosophie
grecque, avec les trois solutions rivales qui lui fu-
rent données.
Pour ZENON et l'école idéaliste d'Elée, le fait du
mouvement est une pure illusion des sens, attendu
que la raison l'estime inexplicable, el même contra-
dictoire et impossible: donc il n'existe pas.
Tome ni.
Pour UjiBACLiTi!, au contraire, et tous les sensùa-
listes, c'est la notion d'être qui demeure le même,
que l'on doit juger invérifiable et impossible. Donc
tout est mouvement sensible el tangible: le mouve-
ment seul existe et l'être n'existe pas.
Entre ces deux excès, Platon et Aristote prirent
une position intermédiaire, la seule qui puisse s'ac-
corder avec le sens commun, tout en réconciliant le
témoignage des sens avec celui de la raison.
(I Voici donc, concluait Pl.vton, que le philosophe
est absolument forcé deE'écouter ni ceux qui croient
le monde immobile, ni ceux qui mettent l'être dans
le mouvement universel. Entre le repos et le mouve-
ment de l'être et du monde, il faut qu'il fasse comme
les enfants dans leurs souhaits, qu'il prenne l'un et
l'autre. » (Sophiste, 2/(8, E; 2^9, U.)
Aristote rejjrit et compléta cette solution par
son immortelle théorie du devenir, qui exige à la fois
la distinction de la puissance et de l'acte, de la sub-
stance et de l'accident. Le phénomène est la manifes-
tation de l'être ; le dynamique et le mouvant sont
le rayonnement du statique et du stable ; l'elî'el qui
passe, est un produit de la causequi subsiste. De fait,
au regard de notre conscience, l'identité de notre être
personnel, qui demeure le même, est aussi indéniable
que la mobilité incessante des phénomènes émanés
de celte source profonde : leur distinction s'impose.
Quant au témoignage de la science, il peut se ré-
sumer dans le triomphe constant et nécessaire du
principe d'induction, proclamant que les mêmes
causes produisent toujours les mêmes effets, preuve
que la nature de ces causes demeure au ïond la
même, malgré la succession multiple des phénomènes
qui passent.
Il y a donc dans tout mobile, concluait Aristote,
une partie qui change et une partie qui demeure, une
partie potentielle et une partie en acte ; et c'est à l'aide
de la distinction fondamentale de l'acte el de la puis-
sance, qu'il répondait victorieusement aux quatre ar-
guments sophistiques de Zenon contre l'existence du
mouvement. (Cf. Farges, Théorie fondamentale,
')' édit., p. 62 et suiv.) Les deux négations opposées
de Zenon et d'Heraclite étaient ainsi réfutées, et les
deux données de l'être et du devenir, ou de l'acte
et de la puissance, réconciliées et réunies dans une
raisonnable sjnthèse.
Mais depuis la révolution cartésienne, les tradi-
tions séculaires de l'esprit humain se sont per-
dues par un injuste et méprisant ouhli. Au lieu
de perfectionner et d'achever le merveilleux édifice,
on l'a démoli pour mieux le reconstruire, et, par une
présomption insensée, chaque penseur a essayé de
le reconstruire tout seul, sans aucun concours étran-
ger, alors que toute science digne de ce nom, est
essentiellement une œuvre collective de tous les sa-
vants à travers tous les âges.
Les mêmes problèmes se sont donc à nouveau, et
comme fatalement, rep<isés devant l'esprit humain,
et les mêmes tentatives de solution ont été tour à
tour apportées : l'histoire de la pensée humaine,
étant, i>araît-il, un recommencement perpétuel.
Bergson a repris, sans s'en douter, peut-èti-e, les
négations d'Heraclite, par réaction contre Descartes
qui avait lui-même repris les négations de Zenon. H
a triomphé facilement de l'hypothèse cartésienne :
Tout est donné, rien, ne rfei^feni, sans s'apercevoir que
sa propre liy])olhèse : tout est devenir, n'est ni moins
critiquable, ni moins insoutenable, parce qu'elle est
aussi incomplète et aussi exclusive que sa rivale.
Combien d'années — ou de siècles — faudrnit-il at-
tendre que la pensée moderne ait enfin retrouvé la
solution oubliée d'Aristole, seule capable de mettre
un peu d'ordre et de lumière dans son chaos ?...
643
MODERNISME
644
Quoi qu'il en soit, c'est bien à la solution boiteuse
d'Heraclite que Bergsoniens et Modernistes se sont
encore attardés. Pour le prouver, innombrables
seraient les textes à tirer de leurs écrits où ils foi-
sonnent.
Dès les premières pages de l'Evolution créatrice,
M. Bergson se demande « quel est le sens précis du
mot exister », et il répond qu'exister c'est changer,
etchanger sans cesse et totalement, en sorte qu?, par
exemple, <> si un état d'âme cessait de varier, sa durée
cesserait de couler ». — <i La vérité, ajoute-t-il, est
qu'on change sans cesse et que l'état lui-même est
déjà du changement. « — « 11 n'y a pas de chose, il
n'y a que des actions. » — " La chose résulte d'une
solidilication opérée par notre entendement. » — « La
matière... est un flux plutôt qu'une chose.» — « Ma-
tière ou esprit, la réalité nous est apparue, comme
un perpétuel devenir. ,> De là ces expressions que
l'on rencontre à chaque instant dans cet ouvrage :
« le flux per[iétuel des choses » ; — n la masse fluide
de notre existence « ; — « la réalité est fluide » ; —
« elle se résout en un simple flux, une continuité d'écou-
lement, un devenir » ; — « une création qui se pour-
suit sans lin » ; — « elle est un movtvement >> ; etc.,
etc. (Bergson, L'Evolution créatrice, p. 12, iSg, aoci,
25i, 260, 270, 2g5, 827, 342, 895, 398, etc., etc.)
Inutile de reproduire les passages où M. Le Roy
ne fait que répéter le maître. Pour lui .( le devenir
est la seule réalité concrète >>. (Revue de Métaph. et de
Morale, 1901, p. 4i8.) Quant aux modernistes, ils
ont tenu dans leur Programme à leur faire écho, en
proclamant bien haut que « l'existence est mouve-
ment » {Le Programme... Réplique, p. 10).
De cette négation fondamentale de l'être, on va
voir découler les plus redoutables conséquences,
soit métaphysiques, soit logiques, soit critériologi-
ques,
i" Au point de vue métaphysique, la catégorie
d'être qui demeure, ou de substance, se trouve ainsi
supijrimée. Il n'y a plus que des modes d'être sans
être, des attributs sans sujet, des actions sans agent,
des passions sans rien qui pâtisse, des mouvements
sans moteur ni mobile : ce qui est radicalement inin-
telligible. C'est ce que Platon et Aristote avaient déjà
stigmatisé sous le nom de philosophie du non-ctre,
par opposition à la philosophie de l'être qui est celle
du sens commun et de la tradition.
Laissons la parole à M. Bergson : « (7 rades change-
ments, jnais il n'y a pas de choses qui changent : le
changement n'a pas besoin d'un support... le mouve-
ment n'implique pas un mobile » (Conf. d'Oxford,
p. 24- C'est l'auteur qui a souligné). — « En vain on
cherche sous le changement la chose qui change :
c'est toujours provisiorement et pour satisfaire
notre imagination (!). Le mobile fuit sans cesse sous
le regard de la science (!), celle-ci n'a jamais affaire
<iu'à la mobilité. » (/.'Evolution créatrice, p. 325).
— Et il a répété à satiété dans tout son ouvrage : « Il
n'y a pas de choses, il n'y a que des actions. » (i 'Evo-
lution créatrice, p. 270)
S'il nie la substance, c'est parce qu'il n'a pas com-
pris son activité causale par rapport aux phénomè-
nes multiples et variables, qui en émanent comme
d'un foyer identique et permanent. Et cependant,
pour le comprendre, il lui aurait sulTi d'une simple
analyse psychologique des premières données de la
conscience.
a) Le moi conscient se perçoit d'abord lui-même
comme un su/et identique et permanent, sous le flux
continuel de ses pensées, de ses sentiments, de ses
volitions. En effet, je ne coule pas avec mes pen-
sées; sans m'en isoler, je me distingue d'elles; en les
produisant, je ne me perds pas en elles; elles sont
des attributs passagers, dont je suis le sujet perma-
nent, depuis ma naissance jusqu'à la mort.
0) Le moi se perçoit non seulement comme le
sujet, mais aussi comme le principe producteur de
ces phénomènes, notamment lorsqu'il fait un effort
d'attention ou de volonté libre. En sorte que, lors-
qu'on nous demande pourquoi il faut un sujet sous
le phénomène, un agent sous l'action, nous répon-
dons : c'est parce qu'il les produit. La fonction
dynamique de la substance a ainsi expliqué sa fonc-
tion statique, et l'esprit est satisfait.
Les Bergsoniens, au contraire, après avoir nié la
notion de substance, doivent nier la notion de cau-
salité ou d'activité productrice, qui relie par son lien
dynamique tous les êtres de l'univers dans une vaste
synthèse d'action et de passion mutuelles. Privé de
ce lien, l'univers se désagrège désormais et tombe
en poussière inerte et sans vie, la succession des
générations vivantes est un non-sens, les attractions
des astres, ou celle des atomes dans les aflinités chi-
miques, avec l'ordre merveilleux qui en découle,
sont une illusion ou une énigme.
Voilà les deux premières conséquences, en méta-
physique, de la philosophie du nonètre : Négation
de la substance et de la causp.lité, d'où sortiront plus
lard bien d'autres ravages. Négligeons-les pour le
moment, et passons aux conséquences logiques qui
ne seront pas moins ruineuses.
2° Au point de vue logique, si l'être n'est pas, il ne
saurait être identique à lui-même, et le principe
d'identité ou de non-contradiction est ruiné, entraî-
nant à sa suite la ruine de tous les autres principes
de la raison, qui, en dernière analjse, s'appuient
tous sur le premier, sur l'impossibilité que l'être el
le non-être, le otii et le non soient identiques.
Pour les tenants de la nouvelle école, au contraire
le contradictoire est sans doute >< impensable >
— vu la constitution actuelle de notre esprit, —
mais nullement impossible. « Le principe de non
contradiction n'est pas universel et nécessaire, écri
M. Leroy,... loi suprême du discours et non de h
pensée en général. « (Le Roy, Revue de Métaph. e.
de Morale. igo5, p. 2o3) L'absurde n'est donc plu;
vin signe d'erreur. Bien plus, le contradictoire est
à leurs yeux, le fond même de toute réalité dans li
nature, où tout est à la fois lui-même et autre qu'
lui-même, puisque tout y est devenir pur, c'est-à-dir
Ihétérogénéilé même et laconlradiction perpétuell
de l'être et du non-être simultanés. « Qu'est-ce qu
le devenir, ajoute M. Le Roy, sinon une fuite perpé
tuelle de contradictoires qui se fondent? » (Revue d
Métaph. et de .Morale, 1901, p. 4li)- Pour lui, le
contradictoires fusionnent dans « les profondeur
supralogiques », et la devise de l'inventeur doit être
'( au-dessus et au-delà de la Logique! « (Revue d
Métaph. et de Morale, 1906, p. 200 et suiv.)
C'est à cette belle maxime que W. JA^:ES faisai
écho, lorsqu'il écrivait cette phrase monumentale
qui a fait, comme elle le méritait, le tour dvi monde
« Je me suis vu contraint de renoncer à hs Logiqu
carrément, franchement, irrévocablement! » (.
Plurnlislic uuiverse'^. Et ailleurs : « Le meilleur che
min à suivre est celui de Feehener, de Koyce et d(
Hegel : Feehener n'a jamais entendu le veto de lii
Logique ; Royce entend sa voix, mais refuse délibé
rément de savoir ce qu'elle dit; Hegel n'entend c
qu'elle dit que pour en faire U; et tous passen
joyeusement leur chemin. Serons-nous les seuls
subir son veto? » (W. James, Philosophie de l'e> pt
rience, p. 197. Cf. p. 267, a64, 265, 3og, 3i6). Ce?
Bergson, ajoute-t-il, qui l'a enhardi dans cette voi
qu'il reconnaît être une « catastrophe iiitérieire
(Phil. de l'expérience, p. 267, 264, Sog, 3i6) et qu
645
MODERNISME
646
M. Bergson lui-même appelle loyalement une « tor-
sion » conlie nature et douloureuse de l'esprit.
{L'Evolution créatr., p. 210 et suiv., 272.)
Cependant ces Messieurs veulent bien nous ac-
corder que, si le principe de non-contradiction n'est
plus la loi (lu réel, il demeure « la loi suprême du
discours et du ian^age. » Mais cette concession nous
[larait bien raine. Toute la valeur du discours étant
dans sa conformité avec le réel, on ne peut plus
exclure la contradiction dans le discours, après
i'.ivoir admise dans le réel. S' « il y a de la contra-
diction dans le monde », comme le prétend M. Le Roy
(Revue de Met» ph. et de Morale, igu5, p. 202-2o/l)^ '1
faut bien admettre qu'il y en ait aussi dans le dis-
cours et dans la pensée qui doivent représenter ce
réel.
En brisant ainsi le principe d'identité ou de non-
contradiction, on brise les ressorts essentiels de la
raison liumaine, en rendant toute science impossible.
Aussi Aristote n'a-t-il pas craint de stigmatiser avec
une énergique indignation tous ces capiteux so-
pliismes, (Cité dans notre Théorie j'ondamentule,
p. 82 et suiv.)
Inutile d'ajouter que la négation de la causalité
entraîne à son tour la négation du principe de cau-
salité, et qu'aucun bergsonien ne recule devant celle
conséquence fatale. Et comme, d'après M. Hergson,
la suite ou la succession des événeinenls n'est reliée
par aucune loi nécessaire, attendu que le même plié-
nomène ne se répétant jamais, les effets de l'évolution
créatrice sont-toujours libres et imprévisibles, — le
principe d'induction, et avec lui toutes les sciences
expérimentales, se trouvent sapés par la base. La
puissance de prévision dont la science moderne
était si iière, lorsqu'elle annon<^ait, par exemple, le
jour, l'heure et la seconde d'une éclipse, se trans-
forme en illusion ou se réduit en simple conjecture.
Et puisque « savoir, c'est prévoir », le savoir
humain s'évanouit avec la prévision.
'A" Enlin les conséqiiences critérinlogiques de la
philosophie « nouvelle » ne sont pas moins révolu-
tionnaires. Puisque tout est fluent, et qu'il n'y a plus
rien de stable ni en moi, ni Lors de moi, la pensée
abstraite qui nous montre des types lixes, comme le
rond ou le carré, — des notions éternelles, comme
le vrai et le faux, le bien et le mal, — ainsi que des
principes immuables et nécessaires, comme le prin-
cipe d'identité ou de non-contradiction, ou bien des
axiomes mathématiques, tels que 2 -|- 2 = /|, — cette
pensée abstraite, dis-je, n'est qu'une faculté menson-
gère à laquelle nous ne pouvons plus nous lier. De
fait, il n'y a plus rien de nécessaire ni d'absolu.
« Y a-t-il des vérités éternelles et nécessaires? On
en peut douter », écrivait .^L Lr Hoy : « Axiomes
et catégories, formes de l'entendeuient ou de la sen-
sibilité, tout cela devient, tout cela évolue, l'esprit
humain est plastique et peut changer ses plus
intimes désirs ». (Revue de Métaplt. et de Morale, \yoi,
p. 3o5; — "J07) p. 167; — Cf. juill. p. 48o.) ^
« Formes et catégories sont des œuvres qu'elle (la
pensée) a produites et qu'elle domine, dont elle peut
en somme s'affranchir » (Ihid., p. 488.)
liais comment expliquer une si étrange et si uni-
verselle illusion de l'esprit humain? C'est ici que la
philosophie nouvelle s'embarrasse et s'enveloppe des
brillants nuages de ses métaphores étranges. Elle va
recourir à la comparaison d'un spectacle fantastique
à la mode, le cinématographe!
La réalité est une et //«e/fie, disent les bergsoniens,
c'est l'intelligence qui la découpe et la solidifie en y
prenant des vues instantanées, et puis, par un pro-
cédé cinématographique, elle reconstruit l'apparence
du mouvement par la succession de vues multiples
et immobiles. De là, le dédain supérieur de ces phi-
losophes pour toutes nos idées ou concepts " lixes
et cristallisés », qui « découpent et réiiient maladroi-
tement » la réalité. Seuls, ils refusent d'ôtre victimes
d'une si mensongère illusion.
Nous croyons, au contraire, que l'illusion est tout
eiitière de leur c6té, parce qu'ils n'ont pas su dis-
tinguer Vidée de l'image. Si l'image sensible peut
être mouvante, l'idée abstraite ne le peut pas, car
son objet est essentiellement fixe et immuable.
Pourquoi cette différence et ce contraste?
Si l'idée abstraite, par exemple, l'idée du mouve-
ment en général, n'est pas mouvante mais fixe et
invariable, ce n'est pas parce que nous sommes
privés d'images mouvantes, et obligés de nous
contenter d'instantanés fixes, comme se l'imagine
M. Bergson, mais parce que l'idée ne rejn-ésente
nullement le mêmeobjelque l'image. L'image repré-
sente un fait qui peut être instable, quod est ; l'idée
au contraire représente une raison d'être stable :
quod quid est, ce qui doit être.
En effet, sous l'image sensible d'un mouvement
quelconque, mon esprit découvre une possibilité
éternelle réalisée, et c'est ce type possible, éternelle-
ment possible, que l'idée représente. Or ce type d'un
mouvement fugitif, tenxporel et contingent, est lui-
même un type immobile, éternel et nécessaire. C'est
l'archétype idéal, ou l'iîôcç de Platon, d'Aristote, de
Dejicartcs, de Leibniz, de Kant lui-même et de l'hu-
manité tout entière. C'est la vision supra-sensible,
découverte par l'esprit de ce monde idéal des pos-
sibles, — quelle qu'en soit d'ailleurs la nature, —
et dont notre monde actuel est une réalisation par.-
tielle, imparfaite et contingente. (Pour saint Thomas
et pour nous, c'est la pensée éternelle de Dieu, vue,
non pas directement, comme le soutenait l'Ontolo-
gisme, mais indirectement, dans le miroir des créa-
tures : per spéculum et in aenigmate).
L'idée n'est donc pas « une vue stable prise sur
l'instabilité des choses », comme lerépcte M. Bergson,
mais une vue stable de la partie stable des choses.
Toute chose a en effet deux aspects : l'un individuel
et contingent, l'autre idéal et nécessaire; l'un mobile
et fugitif, l'autre immobile et éternel qui nous donne
la raison du premier, et rend intelligible ce qui était
purement sensible.
Cette fixité radieuse des premières notions et des
premiers principes est indispensable à notre science.
Elle est le phare immobile qui oriente les mouve-
ments du pilote et l'empêche de s'égarer; elle est le
point d'appui qui fait la force du levier de l'esprit,
car le statique sera toujours le pivot du dynamique,
aussi bien pour les mouvements de l'intelligence
que pour ceux des corps : le raisonnement doit s'ap-
puyer sur des principes fermes et les principes sur
des idées nettement définies, pour être bien fondés et
solides.
« Leur erreur, déclarait Aristote, en parlant des
bergsoniens de son temps, les héraclitiens, — leur
erreur vient de ce qu'ils ont confondu les sens et la
raison, et qu'ils n'ont considéré que les choses sen-
sibles en perpétuel mouvement, refusant de se
servir de l'intelligence qui seule atteint le fond des
choses, les essences immobiles et les principes
éternels; — comme si les données des sens suffisaient
à construire le vrai savoir! » (Mélaph., II, c. 4. § '>
3; — m, c. 5, § 7, 10, 12, 21 ; — xii, c. 9, § 19),
On ne saurait mieux dire aujourd'hui, après
vingt siècles de progrès, ni ])lus clairement démas-
qui'r le vice capital decette philosophie « nouvelle »,
qui se dit elle-même néo-positiviste et anti-intellec-
tuelle, oubliant que « toute la dignité de l'homme
consiste — non à sentir — mais à penser ».
647
MODERNISME
648
De celte mutilation de l'àme humaine se rendent
coupables ceux qui appellent l'idée « mensongire »
parce qu'elle exprime l'immuable, érigeant en prin-
cipe qu'il faut i< retrouver le sensible (seul vrai,
puisque mouvant) sous l'intelligible mensonger qui
le recouvre et le masque, — et non, comme on
disait autrefois, retrouver l'intelligible sous le sen-
sible qui le dissimule ». (Le Roy, Revue de Mélaph,
et de Morale, 1907, p. 201.)
Par là se trouve renversée cette législation natu-
relle de l'enlendement humain, dont les bergsoniens
ne peuvent pourtant pas plus que nous se passer,
puisqu'ils se servent sans cesse de l'idée, et partant
l'atlirmeut encore au moment même où ils la nient.
Résumons dans un coup d'œil d'ensemble ces pre-
mières conséquences de la philosophie du devenir
pur ou du non-être. En Métaphysique, négation de
la substance et de la causalité; — en Logique, né-
galion des premiers principes qui découlent de
l'être considéré en lui-même ou dans ses rapports
essentiels: principes d'identité, de contradiction, de
causalité, d'induction; — en Crilériologie, négation
du critère de l'intelligence intuitive, c'est-à-dire des
notions et des principes, à plus forte raison négation
du critère de la raison discursive. « La raison abs-
traite n'existe pas pour nous, osent-ils déclarer,
elle existe seulement en fonction d'autres facultés
instinctives dont elle signale (symboliquement) les
exigences et les résultats. » {Programme des moder-
nistes, p. 127.) Ce tableau suflit pour le moment.
Nous verrons plus tard les conséquences mons-
trueuses que ces audacieuses négations de la raison
portent déjà dans leur sein.
II. — L'Agnosticisme subjectiviste
Hàtons-nous de remonter jusqu'aux causes de ces
délirantes négations, jusqu'à la racine d'un mal
que nous connaissons sulBsararaent, et dont nous
mesurerons plus loin les ravages dans toute leur
étendue.
L'Encj'clique Pascendi en signale deux : ce qui au
premier abord ne laisse pas que de surprendre.
Mais, à la réflexion, cette dualité se résout bientôt
en unité, puisque Agnosticisme et Immanence, dé-
noncés avec une merveilleuse clairvoyance par le
Pasteur suprcuie, ne sont que les deux moments
successifs, négatif et positif, d'une même méthode,
comme nous allons bientôt le montrer.
D'abord l'Agnosticisme. « Les modernistes, nous
dit le précieux document, posent comme base de leur
philosophie religieuse la doctrine appelée communé-
ment agnosticisme. La raison humaine enfermée
rigoureusement dans le cercle des phénomènes,
c'esl-à-dire des choses cpii apparaissent, et telles
précisément qu'elles apparaissent, n'a ni la faculté
ni le droit d'en franchir les limites, d (Encyclique
i'ascendi, p. 7.)
L'agnosticisme subjectif, ou philosophie de l'incon-
naissable, vulgarisé par Em. Ka.nt, est une théorie
de la connaissance, qui peut se résumer ainsi : « la
pensée ne peut sortir d'elle-même )» ; il lui est donc
impossible de rien connaître sinon ses ali'eclions et
représentations, c'est-à-dire les phénomènes de sa
propre pensée. D'où les noms de sul/jectivisme, de
pliénoménisme, de relativisme qu'on lui donne si
souvent, et qui, au fond, malgré de légères nuances
de point do vue, sont à peu près synonymes.
1° Que le postulat subjectiviste soit admis par
tous les bergsoniens et modernistes, cela ne saurait
faire aucun doute. Ils le proclament eux-mêmes
avec orgueil comme une donnée première de la
pensée moderne, incontestable et au-dessus de toute
discussion. Le mettre en doute ne saurait être que
le fait d'un esprit rétrograde et moyenâgeux.
Aussi l'ont-ils (ièrement inscrit dans leur Pro-
gramme : « Nous acceptons, disent-ils, la critique de
la raison pure que Kant et Spencer ont faite. »
{Programme des Jlodernistes, p. 117). M. Bekgson
avait déjà proclamé celte critique « délinitive dans
ce qu'elle nie », à savoir la puissance de l'esprit
d'atteindre rien de réel. Et M. Le Roy avait résumé
ainsi celte critique victorieuse : <> Un dehors et un
au-delà de la pensée, écrit-il, est par définition chose
absolument impensable. Jamais on ne sortira de
cette objection... La pensée, en se cherchant un
objet absolu, ne trouve jamais qu'elle-même; le réel
conçu comme une chose purement donnée fuit sans
tin devant la critique... Il faut donc conclure, ajoute-
t-il sans hésiter, avec tous les philosophes moder-
nes ('.') qu'un certain idéalisme s'impose. » (Revue de
Métaph. et de Morale, 1907, p. 488. ttgb). C'est donc
pour tous nos modernistes la pensée qui se saisit
elle-même et se contemple, en croj'ant saisir et con-
templer un objet étranger. Quelle illusion colossale
et fantastique!
Pour nous, au contraire, c'est ce solip^isme idéa-
liste, si énergiquemenl repoussé par saint Thomas
en cent endroits (i'oHi.vie TiiéoL, l'q.^ô, a. 2, ad 4 ;
— q. 85, a. 2 ; — Contra Cent., ^5 ad 3; — JJe Anima,
lec. 8, in line), qui est absolument invraisemblable et
impensable. Non seulement il est contraire aux
premières données du sens commun et contraire au
témoignage le pluséclatant de la conscience — dont
le regard ou l'étreinte dans une poignée de main,
par exemple, enveloppe à la fois le moi et le non-
moi, — mais encore il est contradictoire en soi.
Que serait une connaissance sans un objet connu?
une représentation sans un objet représente ? une
pensée de rien?... La pensée n'est donc pas le terme
de la connaissance mais le moyen de connaître, ou
comme l'exprime saint Thomas traduisant, flans son
style lapidaire, le bon sens du geni-e humain, non est
II) QUOI» cognoscitur, sed ii> ijuo cognoscitur. Elle fait
connaître sans être connue directement, et ne se
connaît que par un retour sur elle-même.
Resterait à exiiliquer — si c'est possible — le
mystérieux comment de celte communication des
êtres entre eux, que nos modernes nient parce qu'ils
ne la comprennent plus, depuis qu'ils ont rompu, à
la suite de Descartes, avec les traditions séculaires
de l'esprit humain.
Voici, en deux mots, l'explication géniale d'Aris-
tote et de saint Thomas. Les corps matériels, impé-
nétrables par leur matière, se pénètrent par leurs
formes accidentelles ou leurs actions mutuelles.
L'action de l'agent est dans le patient, non pas
en ce sens qu'elle émigré de l'un dans l'autre, mais
qu'elle est commune à ses deux co-principes, actif et
passif, qui concourent inversement, mais simultané-
ment, à la produire, puisqu'il n'y a jamais d'action
sans passion, ni de passion sans action. Ainsi l'aelion
de la lumière est dans l'œil qui la subit, l'action de
résistance et sa figure dans la main qui les palpe.
Eu sorte que l'organe sensible reçoit et saisit en lui-
même ces actions physiques étrangères qu'il projette
aussitôt au dehors, par une projection physique et
mentale à la fois, comme pour les remettre à leur
place, et les restituer aux agents dont elles émanent.
Ensuite, par un retour sur elle-même, la conscience
saisit la passion organique produite par ces actions
physiques, et constate qu'elles sont l'image renversée
de l'action. Par exemple, l'empreinte d'un relief est
en creux. Elle a donc saisi l'action-relief avant la
passion-creux, la passion n'étant que le moyen indis-
pensable pour recevoir et percevoir immédiatement
649
MODERNISME
6S0
l'action, et nuUeraenl nue image intermédiaire qui
nous montrerait toutes les choses à l'envers.
Apres avoir saisi cette partie réelle, quoique très
incomplète assurément des objets, leurs actions ou
qualités en acte second, nous en conservons le sou-
venir et l'image, et c'est dans ces images — désormais
légitimes substituts du réel — que l'intelligence dé-
couvrira l'être, ses modes, ses relations et les raisons
d'être qui sont les notions premières et les premiers
principes de l'esprit humain. Mais cette prise de
possession idéale des objets suppose déjà une prise
de possession physique el consciente, non de leur
substance assurément, mais de leurs opérations ac-
cidentelles, par nos organes sensibles. C'est là la
partie du réel immédiatement perçue par nous.
Ainsi sommes-nous introduits dans le monde sen-
sible par les organes des sens, dans le monde des
idées éternelles par l'intelligence, cette faculté intui-
tive de l'esprit humain. Les murs de la prison
subjecliviste sont enlin ouverts : nous en avons
retrouvé les portes et les fenêtres sur le monde exté-
rieur et sur le monde supra-sensible.
La clef de ces portes naturelles, perdue depuis la
révolution cartésienne, s'appelle dans la langue clas-
sique la théorie de l'action dUe transiti\'e.(yoirles
développements dans notre Théorie fondamentale
(y édit., p. 236-264 ; 3^o-4o! ). Ce nom, désormais, ne
fera plus sourire que ceux qui ignorent celte géniale
explication, et qui se contentent de métaphores pué-
riles, comme celle à'exlrinsécisnie ou d'impossibilité
poiu- un être de sortir « hors de sa peau ». Pour nous,
aucun objet pensé n'est extérieur à In conscience, ni
dans son action sensible sur nos organes, ni dans sa
représentation imaginaire et idéale ; il n'est extérieur
que par son individualité ou sa substance, puisque lui
et moi nous sommes deux. La plus haute spéculation
métaphysique a ainsi rejoint les plus évidentes don-
nées du sens commun.
2° La deuxième épithète qui caractérise l'agnosti-
cisme moderniste est celle de phénoméniste. C'est la
conséquence forcée de son siiljjectivisme. Puisqu'il
aflirme que la connaissance de l'homme est renfermée
dans le phénomène de sa propre pensée, sans pouvoir
jamais saisir la réalité des choses, il faut bien con-
clure que a notre science se borne aux phéno-
mènes :>.
Toutefois cette formule pourrait avoir un sens
très acceptable, bien différent du sens agnostique et
kantien. Elle est souvent employée par les savants
qui par le mot < phénomène » entendent un fait
réel et objectif, intérieur ou extérieur, à observer et
à expliquer, sans vouloir spéculer sur les substances
et les causes des métapliysiciens.
En style moderniste et kantien, au contraire, un
phénomène n'est qu'une apparence et non une réa-
lité, un état psychologique qui s'interpose entre
l'esprit et -l'objet réel, de manière à le masquer, à le
défigurer et à nous empêcher de le connaître tel qu'il
est réellement. Aussi ne connaissons-nous, d'après
eux, que nos manières de connaître les choses, c'est-
à-dire les formes subjectives de notre mentalité
actuelle. Quant aux réalités snpra-phénoménales,
les substances et les causes, ce ne sont que d^s
catégories illusoires de l'esprit humain : « Nous ne
pouvons plus accepter, disent-ils, ces idola tribus ».
(Prof^ramme des modernisles, p. la^.)
Bien plus, pour eux, ces formes déjà illusoires,
n'ont rien de tixe et de stable, mais elles sont sou-
mises à une perpétuelle évolution, en sorte que la
(( vérité n'est pas plus immuable que l'homme lui-
même, car elle évolue avec lui, en lui et par lui s,
(Prop. 58« du décret lamentahili).
On .voit combien les modernistes sont loin du sens
usuel et raisonnable attaché par les savants à la
formule en question. Les phénomènes de la science
sont des réalités, intérieures ou exlérieui-es, ceux
des agnostiques ne sont guère <jue des illusions de
conscience.
Qu'il y ait, toutefois, des savants plus ou moins
imbus des préjugés agnostiques, nous ne le nions
point, mais nous croyons que ces préoccupations
philosophiques sont sans influence profonde sur
leurs recherches scientifiques. Cliez eux, les théories
métaphysiques sont tellement indéiiendantes des
questions de science positive, qu'elles forment
comme deux mondes séparés. Cen'est sans doute pas
très logi(]ue, mais c'est du moins très heui-eux, car
leurs savantes recherches ne sont plus soustraites
aux directions du sens commun.
Après avoir nié, aux heures de loisir, les substanr
ces et les causes, ils les recherchent et les supposent
partout dans leurs expériences, comme le commun
des mortels, quand ils cessent de philosopher et
redeviennent hommes de bon sens.
3° Une troisième épithète de l'agnosticisme, la
plus usitée chez nos contemporains, peut-être parce
qu'elle est la plus équivoque, est celle derelativiste.
Le relativisme de nos connaissances est, en effet, la
formule à la mode, dont ils ont plein la bouche, et
dont ils abusent étrangement.
Que (1 la connaissance soit une relation », leur
répliquait Mgr d'HuLST, cela est évident, puisque
c'est un acte qui met le sujet sentant ou pensant en
! relation avec l'objet senti ou pensé. — Que celte
1 relation soit partielle et incomplète, au point de ne
nous montrer qu'un côté de l'objet, sans nous révéler
! les autres, cela est encore évident, car « nous ne
I connaissons le tout de rien » même après avoir mul-
tiplié nos observations et varié les points de vue.
— Que dans nos appréciations de l'objet il se mêle
beaucoup de nos préjugés personnels, de nos sym-
pathies ou de nos antipathies, par exemple, et
même de nos dispositions physiques, tel que l'étal
de nos organes, cela est encore évident, et tout le
monde sait que le malade qui a la jaunisse voit tout
en jaune. — Enfin que nos perceptions présentes
soient complétées par des réminiscences de nos per-
ceptions passées, c'est encore un fait incontestable,
comme le montre la loi de l'association des images.
Mais après avoir fait ainsi la part très large aux
éléments relatifs et personnels, qui entrent dans nos
connaissances et les imbibent profondément, reste à
savoir si tout y est relatif et subjectif, et s'il n'y a
pas un fond de réel ou d'absolu.
On devine la réponse outrancière de l'agnosti-
cisme ou du relativisme complet, partisan du tout
ou rien. Mais cette thèse du relativisme absolu est
un non-sens, puisqu'elle suppose une connaissance
sans objet connu, une forme de représentation vide
de tout objet représenté.
Elle est surtout en opposition flagrante avec l'expé-
riencelaplus élémentaire. Lorsque, par exemple, nous
échangeons une poignée de mains avec un ami, la
conscience nous montre dans ce fait, avec évidence,
une prise de possession, d'abord physique, puis
idéale, de l'un par l'autre, d'oii résulte à la fois une
union et une distinction réelles de l'un avec l'autre.
C'est là un fait tellement indéniable que toutes les
arguties des agnostiques sont incajiables de faire
croire le contraire à un homme sain d'esprit.
Sans doute nous connaissons « à notre façon »,
c'est-à-dire à la manière des hommes et non des anges
ou de Uicu, mais cette façon tout humaine de con-
naître n'en est jias moins une connaissance vérita-
ble et objective.
' Tels sont les différents aspects de l'agnosticisme
651
MODERNISME
652
ou philosophie de l'inconnaissable : subjeclivisme,
phénoménisme, relativisme... Nous n'avons pas la
prétention de les étudier tous, comme dans un cours
(le philosophie, mais seulement de signaler les prin-
cipaux, qui suffisent à faire connaître cette première
racine, la plus profonde, soit du modernisme, soit
aussi de toute la philosophie moderne, infectée de ce
subtil poison, depuis la réforme cartésienne et son
oubli de la géniale théorie de l'action transitive.
III.
L'Immanence vitale
Après avoir dénoncé l'Agnosticisme subjectiviste
et idéaliste comme le vice radical de la méthode
des modernistes, l'Encyclique Pascendi accorde que
cette accusation, à première vue, paraîtrait peu vrai-
semblable, et elle-même s'en étonne à bon droit :
<( Comment de l'agnosticisme, qui n'est après tout
qu'ignorance, les modernistes peuvent-ils passer à
l'athéisme », ou au monisme évolutionniste ? De
ce qu'ils ignorent le supra-sensible « par quel arli-
lice de raisonnement » en viennent-ils à nous l'expli-
quer et à fonder une métaphysique? — « Le com-
prenne qui pourra. » (Encyclique Prtsce/irfi, p. 9.)
Il est clair, en effet, que ce 1, passage » n'est pas
logique, et pourtant il est fatal. L'esprit humain,
comme la nature physique, a « horreur du vide », et
dès qu'on la prive d'une saine métaphysique, il se
remplit aussitôt d'une métaphysique malsaine.
Comme l'histoire en fait foi, l'agnosticisme pur et
simple ne saurait être vécu, et l'esprit qui en est
devenu prisonnier, cherche toujours quelque issue,
logique ou illogique, pour s'évader.
Les modernistes dans leur fameux Programme en
font ainsi le naïf aveu : c Notre apologétique a été
un effort pour sortir de l'agnosticisme et le dépas-
ser ». {Programme des modernistes, p. ii3).
Nous leur répliquerons qu'il eût été beaucoup plus
sage de ne jamais entrer dans cette impasse, dans
cette prison sans issue du subjectivisme, où ils se
sont si imprudemment emmurés. Ils n'auraient pas
eu besoin de chercher vainement le moyen d'en
sortir.
Suivons-les toutefois dans leur tentative d'éva-
sion : leur échec inévitable sera pour nous une ex-
cellente leçon.
Hypnotisés par le pseudo-principe que le sujet
pensant ou sentant ne peut connaître aucun objet
hors de lui, les subjectivistes sont bien forcés de
prendre pour point de départ le sujet pensant ou
sentant, dans lequel ils se croient irrémédiablement
enfermés. Alors se retournant sur eux-mêmes,
comme l'écureuil dans sa cage, ils vont se donner
l'illusion d'en sortir. Non pas comme Descartes, par
le célèbre raisonnement svir l'idée de Dieu qui prou-
verait son existence, sa véracité et l'existence du
monde extérieur, paralogisme dénoncé par les sco-
lastiques longtemps avant la critique de la liaison
pure ; — ni comme Kant, par un acte de foi aveugle
dans la notion du devoir et de tous les postulats
qu'elle implique ; — ni comme Renouvier par ime
intervention de la volonté qui fixerait l'intelligence;
— mais par un procédé tout nouveau, purifié de
toute compromission avec un « intellectualisme pé-
rimé ». Ils raisonnent ainsi : le sujet étant enfermé
en lui-même, sans en pouvoir sortir, c'est donc en
lui-même qu'il doit chercher et trouver toutes les
connaissances dont il a besoin. Il n'a qu'à creuser
au dedans et à fouiller le trésor qu'il porte en lui
dans sa conscience et sa subconscience.
C'est la méthode immanentiste ou egocentriste, qui
méprise et compte pour rien toutes les données
venues du dehors sans avoir été postulées jiar le
dedans, et qui prétend — par ses seules forces imma-
nentes, à l'aide d'une prétendue intuition esthétique
ou mystique — élever l'homme aux vérités supra-
sensibles et même jusqu'à l'Etre suprême.
Il est vrai que celte faculté nouvelle d'intuition n'a
jamais pu être clairement délinie par les bergso-
niens, sans doute, parce qu'il est impossible de la
délinir.
On peut cependant la comparer de loin à la raison
pratique de Kant. Ce philosoj)he, comme on le sait,
après avoir ruiné la valeur de la raison et rendu
illusoire toute science métaphysique, a bien été
obligé — poussé par les besoins de vivre et d'agir
moralement, auquel nul ne peut se soustraire, —
sinon de reconstruire l'édifice intellectuel, du moins
de le remplacer par un équivalent, qui est un acte
de foi aveugle dans nos instincts moraux, résumés
dans ce qu'il appelle la raison pratique. C'est une
espèce de lidéisme imposé à l'homme par l'impératif
catégorique, comme par une sorle de coup d'état. La
loi morale qui brille dans nos consciences, dit-il,
comme les étoiles du ciel dans la nuit, s'impose à
nous, bon gré, mal gré, du dedans même de notre
être, avec tous ses postulats théoriques.
Au fond, l'/n/Hfïi'ort bergsonienne n'est qu'un ex-
pédient analogue, une nouvelle édition soigneuse-
ment revue, corrigée et amplifiée de la raison pra-
tique. Loin de se borner à la iiratiqueel à la satisfac-
tion de nos besoins moraux, cette intuition imma-
nente a la prétention de saisir en nous un wlio de
la science universelle, comme si « tout retentissait
dans tout »; bieil plus, comme si une conscience
commune rendait tous les êtres immanents les uns
aux autres. En sorle que la méthode de l'immanence,
au sens bergsonien, est essentiellement liée à la
théorie de l'immanence ou du monisme universel.
Aussi, loin de se borner à nous révéler des règles
pratiques ou des croyances nécessaires à la vie, l'in-
tuition des berg'soniens et modernistes a l'audace de
vouloir atteindre l'Absolu, et de construire, non pas
une foi, mais une science ou une vision de l'Absolu.
Ecoutez ce cri de triomphe de M. Bbrqson : k Dans
l'absolu nous sommes, nous circulons et nous vivons.
La connaissance que nous en avons est incomplète,
sans doute, mais non pas extérieure ou relative.
C'est l'être même, dans ses profondeurs, que nous
atteignons par le développement combiné et progres-
sif de la science et de la philosophie.» (L'Et'olution
créatrice, p. 217. — Cf. p. 62, 216, 226, 261, 887,
389).
Cette phrase, qui est une contrefaçon d'une parole
de nos Saints Livres, nous rappelle qu'en effet pour
la saine philosophie une certaine immanence est in-,
discutable. Nous admettons tous une mystérieuse et
profonde compénétration de l'essence divine au plus
intime des essences créées. Mais cette immanence de
Dieu en nous, qui le rend encore plus présent que
nous le sommes à nous-mêmes, ne détruit pas la
distinction des substances, puisqu'elle a au contraire
pour effet de la produire en nous créant. D'autre
part, si elle permet à Dieu de voir et d'agir en nous,
la réciproque n'est point vraie, car elle ne nous per-
met ni de voir ni d'agir en Lui. Ce serait renverser
l'ordre hiérarchique qui donne prise au supérieur
sur l'inférieur, et non pas à l'inférieur sur le supé-
rieur .
Quant à l'immanence substantielle des êtres créés
les uns dans les autres, elle est une pure rêverie du
monisme panthéistique. Aussi lorsque nous enten-
dons les bergsoniens nous annoncer que leur intui-
tion peut leur en donner « une connaissance par le
dedans, une vue prise dans l'intérieur même de leur
être, en dehors ou au-dessous de l'espace et du
653
MODERNISME
654
temps j) — ce qui est complètement inédit dans l'his-
toire de toute philosophie, distincte de l'oceuitisnie
— nous restons alors rêveurs et sceptiques.
Ecoutez M. Bergson : « On appelle intuition cette
espèce de sympathie intellectuelle par laquelle on se
transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider
avec ce qu'il a d'unique et partant d'inexprimable >i.
(ïtei'iic de Métaph. et de Murale, igoS, p. 3.) — « 11
s'agit d'une connaissance par le dedans, qui les sai-
sit (les faits) dans leur jaillissement nicnie au lieu de
les prendre une fois jaillis, qui creuserait ainsi au-
dessous de l'espace et du temps spatialisé... » {L'Evo-
lution créât., p. Sgo).
Mais il a beau faire appel à un instinct devenu
conscient ou à une sympathie divinatrice qui relie-
rait entre eux tons les êtres de la création et nous
fusionnerait nous-mêmes avec eux, ce n'est là qu'un
vain mirage, de brillantes métaphores, qui s'étei-
gnent brusquement devant la réalité des faits les
plus simples et les plus faciles à observer.
Jaiuais la sympathie pour une autre personne, si
intime soit-elle, ne sera la conscience d'autrui. Si
nous devinons parfois ses sentiments intimes, ses
préoccupations ou ses projets, c'est par un processus
d'inductions et de déductions, qui — serait-il rapide
comme l'éclair — n'a rien à voir avec une intuition
immanente.
C'est toujours par l'observation extérieure que
nous pénétrons ou que nous serablons pénétrer dans
l'intérieur des autres êtres ; aussi le psychologue, le
naturaliste ou le physicien n'ont-ils pas d'autre pro-
cédé à leur disposition que l'observation extérieure.
Et ce sinii)le fait sullit à réfuter la prétendue exis-
tence d'une « espèce de sympathie intellectuelle par
laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet
pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par consé-
quent d'inexprimable ». Ce rêve brillant n'est assu-
rément qu'un rêve, et ce serait lâcher la proie pour
l'ombre que de c pousser l'intelligence hors de chez
elle, par un acte de volonté, en brusquant les choses»
(L'Evolution créatrice, p. 2io, 211) et par un coup
d'état contre-nature, pour la remplacer, comme on
nous le conseille, par cette chimérique intuition.
Ce qui achèvera de nous en détourner, ce sont les
résultais étranges et contradictoires des bergsoniens
qui ont essayé de mettre en oeuvre leur prétendue
intuition.
Le Maître de la nouvelle école prétend y saisir
«l'essence de la vie aussi bien que de la matière», qui
ne serait que fluidité insaisissable; M. Blondel y
perçoit une manifestation concrète et progressive de
l'Iniini; M. Lr Roy y entrevoit, avec le sens du
divin, la luésence même de Dieu; avant eux, Scuix-
LiNr, et Ravaisson y avaient découvert la stabilité
de la vie éternelle, contrairement à tous les disciples
d'HKHACUTK qui n'y trouvent que mobilité et devenir
pur.
Eh ! qui pourrait prévoir toutes les découvertes
futures que cette « sympathie divinatrice » réserve
à nos fervents adeptes de l'intuitionnisme et du
mysticisme ! Qu'est-ce qui ne devient pas croyable,
quand <m ne croit plus qu'au sentiment et au llair
de l'instinct individuel? L'Intuition est mère de
l'hérésie, u En vérité, n'est-ce pas une folie, ou tout
au moins une souveraine imprudence, de se lixer
sans nul contrôle à des expériences comme celles
que prônent les modernistes?» (Encycl. t'ascendi,
p. 63.)
Après ces réserves, n<ms allons suivre les bergso-
niens dans leurs découvertes intuitives, et montrer
comment ils vont reconstituer l'édilice métaphysi-
que totalement démoli par leur agnosticisme.
Voici comment MM. Bergson et Le Roy, avec la
magie enivrante de leur style, nous décrivent le
premier résultat de l'intuition du moi profond, la
découverte d'une durée pure où tout s'écoulerait
incessamment et totalement, sans que rien en nous
ne demeurât le même.
« Entrons i)lus avant aux retraites cachées des
âmes. Nous voici dans ces régions de crépuscule et
de rêve (!) où s'élabore notre moi, où jaillit le flot
qui est en nous, dans la secrète et tiède intimité des
ténèbres fécondes où tressaille notre vie naissante.
Les distinctions sont tombées [on ne distingue plus
rien ?]. La parole ne vaut plus [on ne s'entend plus?].
On entend sourdre mystérieusement les sources de
la conscience, comme un invisible frisson d'eau vive
à travers l'ombre moussue des grottes. Je me dis-
sous dans la joie du devenir! Je m'abandonne au
délice d'être une réalité jaillissante. Est-ce que
l'aime? Est-ce que je pense i' La question ne signifie
plus rien pour moi, etc. /> (Le Roy, Une Philosophie
nouvelle, p. 68). — C'est celte intuition (?) hypnoti-
sante que M. Bergson appelle « le ronron continu et
le bourdonnement ininterrompu de la vie profonde ».
{Conf. d'Oxford, p. 27).
"Voilà donc la première découverte et le premier
principe de la philosophie « nouvelle « : l'être n'est
pas, tout est devenir pur. C'est ce qu'ils ont appelé,
la durée pure, sans doute par antiphrase, puisque
rien n'y dure, rien n'y demeure le même.
De ce principe premier, ils ont hardiment tiré
toutes les conséquences métaphysiques, logiques et
cntériologiques déjà décrites et qu'il nous suffit de
rappeler au lecteur :
1" Négation de la substance et de la causalité ;
c'est la « durée pure » qui est « l'étolTe » et la sub-
stance des choses, et cette durée pure se pose elle-
même sans être causée par rien.
2° Négation de tous les premier.^ principes de la
Logique : principes d'identité, de contradiction, de
causalité, d'induction ou de déduction, etc.
3° Négation de tous les critères classiques de la
connaissance : critère de l'intelligence qui conçoit
les notions et les principes nécessaires, immuables,
éternels — donc illusoires, puisque tout le réel est
fluent. A plus forte raison, négation du critère de la
raison raisonnante, qui ne fait q\ie comliiner les
susdites notions et leurs principes également trom-
peurs.
Toutes ces négations se résument en un seul mot :
négation de la vérité, telle que le sens commun l'a
toujours comprise. Car elle n'est plus la conformité
de nos pensées avec des objets désormais incon-
naissables, elle n'est qu'une création subjective et
symbolique de l'esprit humain, suivant l'expression
même des modernistes : n Tout est subjectif et
symbolique dans le champ de la connaissance. »
(Programme des modernistes, p. i3/()
On ne peut donc plus rien aflirmer de certain, d'ab-
solu, de catégorique, de détinitivement vrai, pas même
que 2 -|- 2 = 4, ou que le tout est plus grand que la
partie. C'est nous-mêmes qui créons nos vérités,
aussi nous les rêvons et les transformons à notre
gré. Quid est veritas? demandait Pilate. Le moder-
niste lui répond : c'est un jeude l'esprit humain. De
tout le reste, je ne saurais jamais rien.
Ecoutons ces multiples aveux de M. Loisy : « Si
l'on suppose que la vérité, en tant qu'accessible à
l'intelligence humaine, est quelque chose d'absolu...
les assertions de ce petit livre sont plus que témé-
raires, elles sont absurdes et impies. » — Tel est
aussi notre avis. (LoisY, Autour d'an petit livre,
j). 190-191.) — Cf. .'Simples réflexions, p. 1^0 : « la
question la plus importante, on peut dire la seule
essentielle... est de savoir ce qu'on doit entendre par
655
MODERNISME
656
vérité en matière de religion.» — « Quiconque croit
an bien et au vrai absolu est un mystique; car on
ne peut déraonlrer rigoureusement la valeur objec-
tive, transcendante de nos connaissances ». (Quelques
letti-es, p. 67). — (( En résumé, conclut M. Le Roy,
le e;rand désaccord entre les scolastiques et nous
porte sur la notion même de vérité ». (Lr Roy,
Dogme et critique, p. 355.)
Cependant le moderniste veut bien conserver aux
vérités de sens commun la portée d'un symbole ou
d'une règle pratique, dont toute la valeur consiste
dans leur utilité pour diriger l'action et la vie. Mais
une telle concession est bien vaine, car une connais-
sance ne peut être pratique qu'à la condition d'être
théorique eldans la mesure où elle est valable théori-
quement. Ainsi la formule 2 -f- 2 = 4 ne peut être
utile, pratiquement, pour régler avec mon créancier
que si elle est vraie théoriquement.
Les modernistes cherchent parfois à se reprendre
et à corriger partiellement leur notion de vérité en
ajoutant (jne si aucune vérité n'est définitive, cepen-
dant 0 il y a des directions permanentes, et que l'on
peut dire invariables de l'esprit humain, aussi vraies
que notre nature est réelle ». (Loisy, Simples
réflexions, p. io5; — Autour d'un petit hVre, p. 192.
— Cf. Le Roy, Dogme et critique, p. 355.) Mais cette
correction est bien insuffisante ; outre qu'elle est
contradictoire avec le système du mobitisme où rien,
absolument rien, ne peut être « lige et cristallisé »,
elle est l'aveu inconscient de la fausseté radicale
d'une philosophie si manifestement hors de ces
« dii-eclions invariables et permanentes » de la pen-
sée humaine, qu'elle se vante d'être anli-inlellec-
tuelle et « au rebours de la métaphysique naturelle
de l'esprit humain».
IV. — Conséquences anti-spiritualistes
et anti-religieu3es
Avant qi\e le monstre légendaire que nos clas-
siques appelaient le cheval de Troie, fut introduit
dans la place assiégée et eût ouvert ses flancs téné-
breux, on rapporte que le choc d'un javelot lit reten-
tir soudain des bruits d'armes de guerre et des voix
étranges qui provoquèrent de sinistres présages.
... Sletit illa Iremens, uteroque recusso,
Insonuere cavae gemitumque dedere cavernae.
(Enéide, II, v. 52-53.)
Il nous semble qu'avant d'avoir énuméré toutes
les conséquences anti-spiritualistes et anti-religieu-
ses, contenues dans les flancs de la philosophie
moderniste, nos lecteurs doivent déjà éprouver des
pressentiments analogues.
Nous ne les étonnerons donc plus en leur disant à
l'avance que de tels principes — si l'on peut toute-
fois appeler de ce nom la négation même de tous les
premiers principes de la raison et de la raison elle-
même — ruinent de fond en comble toutes nos
cro3'ances, notamment sur Dieu, l'àme humaine et
son immortalité, la morale, la révélation, le miracle,
toutes les vérités révélées et jusqu'à la possibilité
d'aucun dogme.
■ "D'abord X'existence de Dieu, au sens spirituaiiste
de ce mot, c'est-à-dire d'un Etre suprême, infini,
substantiellement distinct du monde qu'il a crée, —
n'est même plus possible.
Si les notions de substance et de cause sont sup-
primées, il est clair en elfet que le mot Dieu, en
style moderniste, ne peut plus signifler l'Etre par-
fait, catise première et créatrice de l'univers. Dans
leur système philosophique du non-être, ce seraitun
non-sens, une impossibilité radicale. On a pu dire
qne l'être était l'ennemi personnel des bergsoniens;
à plus forte raison, ajouterons-nous, l'être par excel-
lence, l'Etre tout court. Pour le bien comprendre, il
suffit d'avoir saisi une bonne fois l'opposition de la
philosophie de rétre, avec celle du non-être que sou-
tiennent les bergsoniens.
La pensée maîtresse de ces novateurs, héritée de
Renan, d'HcoEL et d'HÉRACLiTE, est aux antipodes
de la nôtre. Au lieu de dire avec le sens commun :
« l'être est, le non-ètre n'est pas », ils osent dire :
l'être n'est pas, seul le non-être est ou plutôt aevient
sans pouvoir jamais être. « Le grand propres de
la critique contemporaine a été de substituer là caté-
gorie du devenir à celle de l'êlre». (Renan,. 4i'e;ro/; .».';,
préf. p. ■j) Au lieu de dire : « l'être prime le non-
ètre, l'acte jjrime la puissance 0, ils osent procla-
mer que c'est le non-ètre qui prime l'être, la puis-
sance qui prime l'acte. De là, ces belles théories de
leur évolution : le devenir est la seule réalité ; le
plus sort spontanément du moins, et le tout du
néant ; l'être est une abstraction, l'être infini est la
plus vide de toutes les abstractions. Toujours etpar-
tout, le même paradoxe : le non-être prime l'être, la
puissance prime l'acte .
Assise sur de telles bases révolutionnaires, la
philosophie « nouvelle » est nécessairement, répé-
tons-le, exclusive de l'Etre parfait, de l'Acte pur,
c'esl-à-direduDieu desspiritualistes et des chrétiens,
et lorsqu'elle tente de laisser croire qu'elle va se corri-
ger en gardant le inot Dieu, on peut être assuré qu'il
est préalablement vidé de son contenu essentiel.
Ecoutez M. Bergson : « Dieu ainsi défini n'a rien
de tout fait... Je ne donne pas ce centre(de jaillisse-
ment des fusées en immense bouquet) pour une
chose (une substance), mais pour une continuité de
jaillissement. '(L'Evolution créatrice, p. 270). Ecoutez
M. Le Roy : « Pour nous, Dieu n'est pas, mais il de-
vient. Son devenir est notre progrès luême. » (Revue
de Mélaph. et de Morale, 1907, p. 609) — C'est ce
qu'il a l'audace d'appeller « un iianthéisme ortho-
doxe > (Dogme et critique, p. i/(5). — On ne peut s'y
méprendre, ces paroles sont bien l'écho de Renan et
de Hegel pour lesquels : a Dieu est en train de se
faire; il est la catégorie de l'idéal ».
Concluons avec le Gard. iVlERCiK« : « le devenir
bergsonien est bon gré, mal gré, panthéistique ».
(Discours à VAcad. royale, Rev. néo-scolastique,
août 1913, p. 272)
En conséquence, la création pour les bergsonistes
n'est plus qu'une évolution de la divinité. « Son
devenir est notre progrès même », vient de nous dire
M. Le Roy, et M. Bergson d'ajouter : « Dieu n'a rien
de tout fait [il se fait lui même]; il est viei ncessanie,
action, liberté. La création, ainsi conçue, n'est plus
un mystère ; nous l'expérimentons en nous dès que
nous agissons librement. ..point n'est besoin de faire
intervenir une force mystérieuse. » — « Le Dieu du
spiritualisme et du christianisme, c'est un être qui
ne sera rien puisqu'il ne fera rien (!)... un Dieu
ineflicace qui résumera simplement en lui tout le
donné» (!.'i — Aussi conclut-il qu'il faut « déraciner le
préjugé B que l'acte créateur est donné en bloc dans
l'essence divine ». {L'Evolution créatrice,'^. 270, 128,
:6i, 262).
Pourrions-nous concevoir une négation plus
claire et plus brutale du dognie spirituaiiste et chré-
tien ? Et combien sont aveugles les catholiques qui 1
cherchent encore à atténuer et même à excuser de
telles énormilés !
Avec la thèse de la création, s'écroule, on le voit,
celle de la personnalité divine ; elle n'a plus aucun
sens dans leur système, et l'accusation banale et pué-
rile d'anthropomorphisme qu'on nous adresse serait
657
MODERNISME
658
condamnée à demeurer sans réponse si nous accor-
dions les fonsses prémisses.
Cependant certains bergsoniens et modernistes
ont reculé devant l'abîme ouvert du pantUéisme, et
voici comment ils cliercbent à éviter les excès qui
en découlent logiquement.
Certes, ils ne reviendront plus à l'existence de
Dieu par aucun raisonnement. Ce « vieux jeu de l'in-
tellectualisme » est à leurs yeux périmé irrévocable-
ment. « Les preuves imaginées par la pliilosophie
scolastique pour démontrer l'existence de Dieu, et
tirées du mouvement, (1« la nature des clioses liiiies
et conlinsfentes, des degrés de perfection, de la
théologie de l'univers, ont aujourd'hui perdu toute
valeur... II était par conséquent naturel que l'on
recourût, pour la démonstration de l'existence de
Dieu, ou mieux pour la justillcation de la foi dans le
divin, au témoignage de la conscience. » {Pro-
gramme des modernistes, p. iig)
Notez bien qu'il ne s'agit pas de découvrir en notre
conscience un simple sentiment, tei que le besoin du
divin, car un sentiment ne prouve rien sans un rai-
sonnement. Saint Thomas lui aussi fait souvent ap-
pel aux instincts du creur, tel que notre désir de l'in-
lini et de la béatitude. Mais après avoir posé en
majeure : un inslinci de la nuluve n'est jamais trom-
peur, desideriiim nalune non est inane, il le prouve
aussitôt et le légitime par la raison. Ici rien de sem-
blable, puisque les modernistes ont banni la raison
et soigneusement fermé toutes les issues du raison-
nement, — malgré l'autorité des Conciles nous en-
seignant que « la droite raison démontre l'existence
de Dieu », recta ratio fidei fandamenta demonstral.
(Concile du Vatican, Gonst. Dei filius.)
C'est donc par une véritable intuition mystique,
ou expérience religieuse opérée à l'aide d'un sens
spécial, produisant un contact direct ineffable avec
Dieu, qu'on nous propose de découvrir sa présence
au plus intime de nous-mêmes. {Programme des mo-
dernistes, p. Ii4, ii6, 121.)
Et c'est sur ses illusions décevantes d'une intuition
normale de Dieu ou d'un contact naturel et direct de
son Etre, que le moderniste ijrétend sérieusement
élever, ou relever de ses ruines la Théodicée I
Loin de nous payer de mots, soyons francs, et
avouons que cette prétendue intuition de l'Etre di-
vin — an moins dans l'ordre naturel et universel —
n'existe point, et que ce que l'on nous propose est
au fond un acte de foi aveugle qui crée son olijct, et
non pas un acte de vision. L'Encyclique l'a fort bien
renuirqué lorsqu'elle conclut :
« Le phiio.soplie (moderniste) admet la réalité di-
vine comme ohfet de foi : mais cette réalité, pour lui,
n'existe pasailleursque dans l'âme même du croyant,
c'est-à-dire comme objet de son sentiment et de ses
affirmations : ce qui ne sort pas, après tovil, du
monde des phénomènes. Si Dieu existe en soi, hors
du sentiment et hors des allirmalions, c'est de quoi il
n'a cure ; il en fait totalement abstraction » (Encycl.
Pascendi, p. i8).
Et voici sa conclusion logique : « L'objet de la
science, c'est la réalité du connaissable ; l'objet de
la foi, au contraire, la réalité de l'inconnaissable.
Or, ce qui fait l'inconnaissable, c'est, en un mot,
l'absence de toute proportion entre l'objet et l'in-
telligence. Mais cette disproportion, rien au mcmde,
même dans la doctrine des modernistes, ne peut la
faire disparaître. Par conséquent, l'inconnaissable
reste et restera éternellement inconnaissable, autant
au croyant qu'au philosophe. La religion d'une
réalité inconnaissable, voilà donc la seule religion
possii)lo. Voilà qui suffit, et suraliondamment, à
montrer par combien de routes le modernisme
conduit à l'athéisme et à ranéantissemen de toute
religion. » (Encycl. Pascendi, p. 62.)
Ainsi l'agnosticisme philosophique conduit tout
droit à l'agnosticisme religieux.
2" Après le dogme de l'existence de Dieu, c'est celui
de la spiritualité et de l'immortalité de r«nieA((maine
qui va logiquement succond)pr.
Puisqu'on a commencé par bilVer la notion de sub-
stance et de causalité, la subslantialilé de notre
àmc, sa simplicité, n'ont même plus de sens. Notre
àme ne serait donc plus un agent qui demei\re sous
le Ilot mobile de ses opérations, — comme notre
conscience nous l'atteste avec une évidence saisis-
sante; — elle ne serait qu'une action sans agent un
mouvement continu, ou la lile et la suite de nos
événements de conscience. Mais comme dans ce per-
pétuel écoulement rien ne reste le même, notre iden-
tité personnelle a disparu, avec l'agent qui demeure,
l'âme subsistante.
Un exemple concret va faire saisir plus clairement
notre pensée. Lorsque je dis: « Tel enfant devient
un honmie », il est clair q\ie je n'attribue pas le
qualillcatif « homme « au sujet « enfant ». Ma phrase
est donc elliptique; elle sous-entend le véritable
sujet : tel être humain, Pierre, qui était enfant, de-
vient homme. Supprimer ce sujet serait un véritable
non-sens.
M. Beugson dissimule mall'embarras quelui cause
cette objection. « Quand nous disons que l'enfant
devient homme, écrit-il, gardons-nous de trop ap-
profondir (!) le sens littéral de l'expression. Nous
trouverions que lorsque nous posons le sujet « en-
fant », l'attribut « homme y> ne lui convient pas en-
core, et, lorsque nous énonçons l'attribut « homme»,
il ne s'applique déjà plus au sujet « enfant ». La
réalité, qui est la transition de l'enfance à l'âge mîir,
nous a glissé entre les doigts... La vérité est que, si
le langage se moulait ici sur le réel, nous ne dirions
pas : l'enfant devient homme, mais // y a dei'enir
de l'enfant à l'homme... Devenir esl un sujet. Il j)asse
au premier plan. U est la réalité même... » {L'Evolu-
tion créatrice, p. 338.)
En vérité voilà une explication originale, dont
l'esprit humain ne s'était point encore avisé. Ce n'est
plus « monsieur Pierre » qui d'enl'ant devient
homme, mais u monsieur Devenir » puisqu'il est, nous
dit-on, le sujet et la seule réalité. Et comme ce « de-
venir » est impersonnel, n'a[)partenant à personne
— ce que M. Bergson exprime fort bien en disant :
« Il y a devenir ■>, comme on dit il pleut ou il
neige, — concluons que personne, dans le dit chan-
genienl, n'a passé de l'enfance à l'âge mùr 1
Conclusion si contraire au sens commun, qu'elle
suliit à réfuter la négation de ce sujet un et perma-
nent, sous le flux de ses opérations, que nous appelons
notre àme.
Sa spiritalité et son immortalité ne sont pas moins
compromises que sa personnalité. Une pure action
se déroulant dans le temps n'est pas nécessairement
simple ni spirituelle, car elle a des parties au moins
virtuelles : présent, passé, futur, et elle peut être
dépendante de la matière au point de ne pouvoir agir
sans son concours.
A plus forte raison dans l'hypothèse bergsonienne
où matière et esprit ne sont que des directions diver-
gentes d'une même action, suivant qu'elle progresse
ou qu'elle recule, « l'extra-spatial se dégradant en
spatialilé «, ou réciproquement, le spatial progres-
sant en extra-spatial. D'où les célèbres formules :
« le physique n'est que du psychique inverti », « la
tension de l'esprit et l'extension de la matière ne
sont que deux moments du même él.-in vital qui se
fait ou se défait. »
659
MODERNISME
660
D'autre part, une pure action se déroulant dans le
temps a eu un commencement et peut avoir une lin,
son mouvement peut s'accélérer, se ralentir et lînir
par cesser. Or une telle action n'a rien de stable et
de permanent, elle n'est donc point naturellement
immortelle, comme l'est une substance spirituelle,
qui, par sa nature même, est incorruptible et sub-
sistante.
Et puis, comment prouver cette immortalité, lors-
qu'on a renoncé au critère de la raison? La preuve
est devenue impossible. Il ne reste plus fju'un acte
de foi en la vie future : « Quant un instinct puissant
proclame la survivance probable de la personne,
écrit M. Bergson, on a raison de ne pas fermer l'oreille
àsavoix. » {l'Evolution créatrice, p. 2gi).Sansdoule,
mais ce n'est plus là qu'une croyance aveugle et fa-
cultative à une hypothèse jieut-ètre chimérique.
Du reste, que pourrait être celte survivance dans
la théorie monistique des bergsoniens? La distinc-
tion de vous et de moi, des personnes et des choses
entre elles, n'étant qu'une illiixion du morcelage et
de la cristallisation du fluent par notre intellectua-
lisme, contre laquelle ils n'ont pas assez de critiques
et de dédains, comment conclure à une survivance
personnelle? Après avoir admis, à l'origine, une
conscience universelle ou fusionnaient toutes les âmes
que la matière a passagèrement divisées en indivi-
dualités distinctes, ne doit-on pas conclure, au con-
traire, qu'après la séparation de ce corps, les âmes
reviennent se plonger dans le grand Tout psychique
pour y refaire l'unité passagèrement brisée par la
matière? (Cf. L'Evolution créatrice, p. 292).
L'immortalité, au sens liergsonieu, — si tant est
qu'elle juiisse encore exister, — ne serait donc qu'une
survie impersonnelle, ce qui n'est qu'une contrefaçon
et une caricature de la véritable immortalité.
3° Eh ! que devient la Mornle.xme. fois mise en doute
ou insidieusement niée l'existence de Dieu et de l'im-
mortalilé de l'àme humaine ? On le devine aisément.
Elle ne saurait être qu'une Morale sans obligation
ni sanction.
Elle ne sera dor.c plus qu'un art moral, un recueil
de conseils pratiques à l'usage de ceux qui éprouvent
ce besoin supérieur de régler leur vie individuelle
et sociale, ou qui croient y trouver des avantages,
une certaine utilité. La morale se mue ainsi en un
vulgaire opportunisme.
Nous sommes loin désormais de l'impératif caté-
gorique de Kant et de ses sanctions divines indispen-
sables. La partie la moins mauvaise du Kantisme est
ainsi répudiée, tandis que l'on proclame << délini-
tive " la critique et la démolition de la raison pure,
qui est sa partie la plus incurablement malsaine et
destructrice.
Sans doute, on n'ose porter la main brutalement
sur la morale, on la respecte même et l'on voudrait
en conserver l'essentiel ou au moins l'équivalent,
mais ici la logique sera plus forte que les meilleures
intentions des hommes.
Après la destruction même de la raison et de !a
pensée, premier efl'et de son agnosticisme, il ne peut
plus y avoir pour le moderniste aucvme vérité morale
définitive, aucun dogme qui s'impose à son esprit;
aucun précepte ne peut plus peser sur sa conscience,
désormais all'ranchie et autonome.
Il Vous semblez, — écrivait M. Loisy dans une
lettre intime oii il livrait le fond de sa pensée, —
vous semblez croire que, dans l'ordre religieux et
moral, le vrai et le faux sont des catégories absolues
et bien délimitées. 11 n'en est pas tout à fait ainsi. «
{Quelques lettres, p. 8g.)
Df)nr, en morale, le vrai et le faux, le bien et le
mal, sont toujours relatifs et jamais absolus. Mais
n'est-ce pas là la destruction même des principes sur
lesquels repose la science moi-ale, principes qui ne
valent et ne s'imposent que par leur caractère
al>solu ?
L'agnosticisme rationnel, conduit donc fatalement
à l'agnosticisme religieux et moral.
Toutefois une telle morale, purement négative, ne
saurait être vécue, et voici comment elle va prendre
un caractère nettement positif.
Emmuré dans le cachot sans issue de son moi, le
subjecliviste sera facilement conduit à regarder ce
moi comme le centre des -mondes, qu'il crée ou qu'il
rêve dans sa pensée. De là, cette illusion anthropo-
centrique, qu'il nous a reprochée si souvent el dont
il est la première victime, car elle peut lui inspirer
une indépendance absolue, et exaller, jusqu'au délire
panthéistique, l'orgueil de son moi individuel el aussi
de son moi social. C'est ici en eCfet que les rêves
d'égalitarisme social, par le nivellement des classes,
tant prônés par le socialisme moderne, sont venus
rejoindre le inodernisme et contracter avec lui une
alliance d'idées et d'aspirations politiques, qui a
tout d'abord semblé étrange et invraisemblable. De
fait, le Modernisme dogmatique el le laicisme démo-
cratique el social sont des complices qui s'enlendent
fort bien, soit sur la séparation de l'Eglise et de
l'Etat, soit sur les formes démocratiques à introduire
de force dans l'Eglise par les cultuelles, soit même
sur 1 introduction dans l'école laïque de l'agnosti-
cisme et du naturalisme, en un mot sur l'idéal d'une
société où les consciences autonomes sont libérées de
tout joug nioral et religieux.
(Juoi qu'il en soit, la morale anthropocentrique
qui fait de l'homme le centre et la mesure de la vé-
rité morale, laqvielle « évolue avec lui, en lui et par
lui », d'après les modernistes, est aux antipodes de la
morale religieuse et théocentrique, qui fait de Dieu
notre tin dernière et obligatoire. Encore le contre-
pied de la « métaphj'sique naturelle de l'esprit hu-
main » I — « Au Heu de se soumettre à Dieu, disait
BossUET de « l'impie », il se fait soi-même son Dieu »,
{Oraison fan. d'Anne de Gonzogue).
4°Qu'adviendra-t-ilaprès cela de lArévélation exté-
rieure et des motifs de crédibilité ? « II est aisé de le
comprendre, répond l'Encyclique Pascendi. Les mo-
dernistes les suppriment purement et simplement et
les renvoient à l'intellectualisme, système, disent-ils,
qui fait sourire de pitié et depuis longtemps pé-
rimé » (p. -)).
C'est ici que le naturalisme du modernisme, que
nous avons dénoncé dès la première page, va éclater
dans tout son jour. Toute l<a série d'erreur que nous
venons d'analj'ser et qtii aboutissait graduellement
et logiquement à la négation de Dieu, de l'àme let
de la science morale, n'était qu'un préambule et
une préparation savante à la négation de la possibi-
lité même du surnaturel.
Sans la personnalité divine, en effet, et son action
providentielle sur le monde, on ne peut plus com-
prendre ni la révélation extérieure, ni les motifs de
crédibilité, tels que le miracle.
Il faut donc les renvoyer à la légende, et leur
trotner des explications naturelles. Les modernistes
n'y ont pas manqué, et nous allons indiquer en
/:uelques mots les hypothèses nouvelles qu'ils nous
liroposent pour remplacer les hypothèses désuètes et
périmées de leurs devanciers.
C'est encore la théorie de l'immanence qui va les
fournir, nous montrant ainsi l'unité el la cohérence
de tout leur système.
Le moderniste immanentiste se voit réduit à faire
sortir de sa conscience, puisqu'il n'a pas d'autre
critère — ou tout au moins des profondeurs de sa
CÔi
MODERNISME
662
siilconsc'iencc — toute connaissance, jusqu'à la
révélation surnaturelle elle-même. D'après lui, elle
ne serait qu'un simple éi)anouissenient on une évo-
lution naturelle de notre besoin du divin ou de
notre commerce intime avec lui. « De là, nous dit
' l'Encycliiiue, l'équivalence entre la conscience et île
la révélation. »
« L'idée commune de la révélation, ose écrire
M. Loisy, est un pur enfantillage. » — « Dieu se
révèle dans et par Tliumanité ». « L'individu
conscient peut être représenté presque indilïéreni-
ment comme la conscience de Dieu dans le monde,
par une sorte d'incarnation de Dieu dans l'humanité,
et comme la conscieiice du monde sul)sistant en
Dieu par une sorte de concentration de l'univers
dans l'bomuie. » — o L'Evang^ile est la plus baute
manifestation de la conscience humaine cherchant le
bonheur et la justice. » (Quelques letlres, p. 1G2, 715,
i5o, 71.) — « Le mouvement religieuxprésent... tend
à fonder la foi sur l'expérience intime et sur le
développeuient de la conscience personnelle. »
(Ihid., p. ^2.)
Inutile <le multiplier ces textes dont on trouverait
les équivalents dans le Programme des moderiiistes,
p. 118, 128, etc. Nous en laissons la réfutation au
théologien et à l'exégéle, pour ne pas empiéter sur
leur terrain. Il nous suhit d'en avoir montré la filia-
tion logique avec le système philosophique de l'im-
manence.
Dans ce système, l'intuition de la conscience indi-
viduelle est le seul et unique critère, ou, comme dit
l'Encyclique, « la règle universelle... à laquelle tout
doit s'assujettir, jusqu'à l'autorité suprême, dans sa
triple manifestation doctrinale, cultuelle et discipli-
naire. » (Encyclique Pusccndi, p. ri).
La révélation n'étant plus qu'un fait de conscience
individuelle, il n'y a pas lieu de parler des signes de
crédibilités, tel que le miracle.
« Tant pis, si l'idée de miracle est inintelligible et
fausse », écrit M. Loisv, — et il a sans doute raison
dans son système qui a nié la personnalité divine et
son action providentielle. Et dans cette même lettre
à M. Le R03', il approuve sa nouvelle théorie du
miracle parce qu'elle « élimine le miracle, dit-il, en
faisant mine de le conserver u. (Quelques letlres,
p. ôy, 6r.) — 1( Je ne suis pas très éloigné, ajoute-t-il,
de croire que le miracle et la prophétie sont d'an-
ciennes formes de la pensée religieuse appelées à
disparaître. » (Ibid., p. 61.)
On sait que pour M. Le Roy, le miracle n'est
qvi'un effet naturel, mais surprenant, de l'esprit sur
la matière, et cette puissance exceptionnelle de
l'esprit qui sommeillait dans la subconscience y est
réveillée ou mise en œuvre tout à coup par la foi du
croyant.
Vraiment, cette immanence moderniste et sa sub-
conscience font des merveilles I Elles sont le Deus ex
macliiiKi, appelé à devenir l'explication universelle.
Un pas de plus et nous allons en voir sortir la genèse
de tous les dogmes chrétiens.
5° Voici l'explication moderniste des dogmes ré-
vélés. (Encyclique Pascendi, p. i5 et suiv.) « La ré-
vélation éclose aux contins de la subconscience, au
moment où elle apparaît dans la conscience, n'a
encore aucune portée intellectuelle : elle est un
simple mouvement ou sentiment religieux. Elle ne
révèle donc rien, sinon un liesoin profond du divin. »
— Us en concluront plus tard que Noire-Seigneur ne
nous a révélé aucun dogme et qu'il n'a apporté au
monde qu'une impulsion religieuse. L'évolution du
dogme aurait donc commencé par zéro. Autant dire
qu'ils sont tout entiers, un produit humain. (Cf.
Prop. 5g du décret Lamentahili.) Alors survient
1 intelligence, celte maîtresse d'illusions, qui va tenter
de traduire ce qui est ineffable, en lui donnant un
corps et une expression intelligible, pour l'utilité
personnelle et sociale do tous les croyants.
C'est cette concej)tion intellectuelle et citte formule
verbale, facile à retenir et à transmettre à d'autres
hommes, qui sera le dogme.
(^ette formule symbolique est elle-même un besoin,
car l'homme doit penser sa foi, mais toute sa valeur
consistera à nous cire utile pour soutenir et déve-
lopper le sentiment religieux, né de la révélation in-
térieure, et pour satisfaire un besoin de nos conscien-
ces. Et c'est ce besoin humain qui, d'après les
modernistes, suffit à tout justifier et à rendre cette
mythologie et ces symboles arliliciels non seulement
nécessaires, mais légitimes et adorables! Grâce à la
nouvelle notion philosophique de vérité, le même
dogme ou le même fait i)ourra être à la fois faux
pour l'historien ou le savant, et vrai pour le croyant,
s'il est adapté à ses besoins religieux.
En conséquence, dès que cette utilité pratique sera
devenue nulle pour certains esprits, à certaines épo-
([ues de la civilisation, le dogme sera devenu par là
même caduc, aussi, pour vivre, doit-il évoluer sans
cesse avec les idées ambiantes.
Au surplus, dans cette évolution ils ne sauraient
échapper à de multiples contradictions, — puisque,
d'après la philosophie « nouvelle », la contradiction
est le fond même du réel et la loi des choses. Aussi
le dogme catholique fourmillera-t-il de contradic-
tions flagrantes. En cela, rien que de tout naturel aux
yeux des modernistes, qui osent faire de ces sym-
boles incohérents le plus bel effort de l'esprit humain
pour atteindre l'inconnaissable et le plus bel hom-
mage à l'Infini.
Ecoutons ce magistral résumé de l'Encyclique ;
« Les dogmes I ils foisonnent de contradictions
llagrantes(disentles modernistes): mais sans compter
que la logique vitale les accepte, la vérité symboli-
que n'y répugne pas : est-ce qu'il ne s'agit pas de
l'infini ! et est-ce que l'infini n'a pas d'infinis aspects?
Enfin, ils tiennent tant cl si bien à soutenir et à
défendre les contradictions, qu'ils ne reculent pas
devant celte déclaration, que le plus bel hommage à
rendre à l'Infini, c'est encore d'en faire l'objet de pro-
positions contradictoires. En vérité, quand on a
légitimé la contradiction, y a-t-il quelque chose que
l'on ne puisse légitimer... » (Encyclique Pascendi,
p. 57.)
Comme on saisit ici sur le vif l'influence délétère
de cette philosophie du non-ètre, qui identifie les con-
tradictoires et les fusionne dans les « profondeurs
supra-logiques » 1
Et comme on est porté à plaindre les victimes de
cette « torsion » bergsonieune, qui cultivent l'art
de penser au rebours du sens commun, au rebours
de ce qu'ils reconnaissent être « la métaphysique
naturelle de l'esprit humain » 1
Le Credo quia ahsurdum n'est plus une lij'perbole,
ou une plaisanterie calomnieuse des libres penseurs,
mais une maxime sérieuse qui doit être prise à la
lettre par les nouveaux croyants!
Le lecteur entrevoit les conséquences théologiques
d'une telle méthode combinée avec une telle méta-
physique. Ce n'est plus seulement la fameuse ques-
tion : Qu'est-ce qu'un dogme ? qu'il faudrait poser,
mais plutôt celle-ci : Y a-t-il un dogme? Peut-il dé-
sormais y en avoir? — Il est clair que non. Puisqu'il
n'y a plus aucun dogme de simple bon sens, com-
ment y en aurait-il de révélé ? Et puisqu'il n'y a plus
de vérité naturelle, au sens classique du mot, com-
ment 5' en aurait-ildesurnalurelle?
Au lieu du point d'interrogation respectueux de
663
MODERNISME
6(j4
M. l.cRoy.M. Loisy, en cela plus franc, pose vine
nésatioii brutale : « Les grands tlogiues cliréliens,
ose-t-il écrire, sont des poèmes seuii-mélaphysiqiies
où un pliilosoplie superliciel pourrait ne voir qu'une
mythologie uu peu abslraile. Us ont servi à yuider
l'idéal clirélien, c'est ce qui fait leur mérite. En tant
que délinition scientifique de la religion, ce qu^'ils ont
voulu être, ils se trouvent nécessairement arriérés
dans le temps présent, étant par rapport à la
science d'aujourd'hui(l) des œuvres d'ignorance(! 1). »
(Loisy, Quelques lettres, p. 71.)
Que s'il y en avait, des dogmes, ils ne pourraient
échapper à la loi de cette évolution universelle du de-
t'enir pur, où tout change incessamment : ils se défe-
raient donc à mesure qu'ils tenteraient de se faire.
Mais il n'y en a pas, répétons-le, il ne peut y en
avoir dans une philosophie anti-intellectualiste, qui
a nié la valeur théorique des axiomes du sens com-
mun, pour n'}' voir que des règles pratiques, sans
aucune portée intellectuelle. Les dogmes ne seraient
donc plus que des collections de receltes pratiques :
agis comme si... tel dogme était vrai. Ainsi, après
avoir mis en doute la personnalité de Dieu, M.Loisi'
ajoute : « pratiquement, nous de\ons nous conduire
comme si la loi de noire vie nous était donnée par
une volonté personnelle qui aurait un droit absolu
sur la nôtre ». (Quelques lettres, p. 6g; — Cf. Le
Roy, Dogme et morale, p. 26.) SJais comment pour-
rions-nous prendre tel ou tel dogme pour règle de
conduite après avoir admis que la véi-ité ou la faus-
seté des dogmes est inconnaissable ?... L'action
suit la pensée et ne peut la contredire : ruiner la
pensée c'est donc ruiner l'action.
On entrevoit pareillement les autres conséquences
de l'Immanentisme combiné avec l'évolution la plus
radicale, — soit en histoire religieuse et en exégèse,
où les nouveaux postulats de la trans/igurulion et
de la (léformation continue du réel, achèveront d'ex-
tirper de nos Saints Livres toute parcelle de surna-
turel, par une critique renanesque, le niant a priori.
— soit en théologie, en apologétique, et jusqu'en
droit canon, où la discipline sera facilement énervée
par une évolulion sans frein. L'Encyclique a fort
bien décrit toutes ces conséquences, étrangères à
notre point de vue strictement philosophique. Elles
seront traitées dans d'autres articles de ce Diction-
naire. On nous permettra cependant de les résumer
en deux mots :
Le Modernisme théologique ou religieux ne diffère
du protestantisme libéral absolu, c'est-à-dire de la
libre pensée la plus naturaliste et la plus anti-chré-
tienne, que par une étiquette mensongère : le nom
de catholique qu'elle entend conserver.
La religion « intérieure » qu'elle se vante de res-
taui-er est la même que celle de Luther, codifiée en
système par Kant et Hegel, Lessing et Schleierma-
cber, Hitschl, Harnack, Sabatier... et autres docteurs
protestants de l'agnosticisme, de l'anti-intelleelua-
lisme, de l'immanenlisme et du symbolisme. Elle
est une religion sans dogme et sans autorité régula-
trice, où l'indépendance, <i l'autonomie » absolue de
l'esprit et de la volonlé est le seul credo possible,
attendu que « recevoir » du dehors serait subir,
parait-il, une coutrainle et une humiliation intolé-
rables. De là leur méfiance — ou pouj- mieux dire,
leur haine — de l'intelligence, cette 0 concubine du
diable », disait Luther, que son objet étrajiger, la
vérité objective, avec toutes les règles de la Logique
dominent et tyrannisent. De là ce « primat » du
sentiment, seul critère du vrai et du bon, et leur
amour eschisif pour le libre jeu de la sensibilité et
des instincts, pour l'expansion du moi sentant, vou-
lant et vivant, révolté contre l'ordre chrétien.
D'après eux, nous ne « recevons «jamais la vérité,
car la vérité n'est pas; elle devient et c'est nous
seuls qui la faisons, en tenant pour vrai non pas ce
(jui e>t, mais ce qui satisfait nos besoins; d'où la
duplicité et l'opposition inévitables de la foi et de la
science, du dogme et de l'histoire : ce qui est dit
vrai pour l'un, pouvant être dit faux pour l'autre.
Le vrai est relatif, son critère est l'utile, c'est la
vérité qui paie. Aussi chacun est-il libre de croire
ce qu'il désire, ce dont il a besoin, et d'interiiréter à
sa manière les prétendus dogmes de la tradition
chrétienne.
L'orgueil luthérien et moderniste ayant ainsi pris
le moi pour centre de la croyance et de la vie, c'est
bien en vain qu'il s'efforce ensuite de le relier à
Dieu dont il occupe la place. La solution Cnale
d'une telle antinomie sera de confondre les deux
termes en divinisant le -moi humain, soit individuel,
soit collectif ou national. Leur force, étant divine,
c'est leur force qui crée leur droit. El c'est cette
théorie monstrueuse que les surhommes et le sur-
peuple d'outre-Rhin ont tenté de mettre en pratique.
La religion nouvelle est ainsi devenue si « inté-
rieure » que Dieu lui-même s'est évanoui et qu'il ne
reste i)lus que le moi. La « foi en Christ » se résout
en un sentiment religieux très obscur, en une aspi-
ration instinctive et vague vers on ne sait quoi,
sorti des profondeurs du moi et variable avec chaque
individu.
Une telle religion pseudo-chrétienne, se dissout
fatalement ou dans l'illuminisme mystique, ou dans
un hypercrili(i.>;nie où rien n'est prouvé, pas même
si Jésus-Christ a existé « historiquement ». C'est le
prélude de sa dissolution totale dans le nihilisme
intellectuel cl moral.
Revenant sur le terrain purement philosophique,
et récapitulant les innombrables conU-e-vcrilés c,ue
synthétise le modernisme, nous pouvons conclure,
sans la moindre exagération, qu'il est le rendez-
vous des pires erreurs contre la raison et le sens
commun, — de même qu'au poiut de vue théologique
l'Encyclique l'ajustement délini « le rendez-vous de
toutes les hérésies ».
Et de même que toutes ces hérésies, quoique, en
apparence éparses et sans lien, forment en réalité
un corps de doctrine homogène et parfaitement or-
ganisé; — ainsi, nous avons essayé de le montrer,
il y a un lien logitjne qui unit ces erreurs philoso-
phiques et en forme un sjstème cohérent, malgré
son extrême complexité : (7 est la systématisation
réfléchie de l'ahsiirde.
C'est ce lien, ce iil d'Ariane, qvie le lecteur ne de^'ra
jamais perdre de vue lorsqu'il voudra parcourir en
détail tous les détours de ce labyrinthe obscur et
compliqué du Modernisme.
• Conclusion
Tel est, dans ses grandes lignes, le plan général de
cette tour d'ivoire « sans portes et sans fenêtres »
où le subjectivisme agnostique a eu la prétention,
d'enfermer la raison humaine comme dans nne pri-
son sans issue. Telle est la Babel de la philosophie
moderne où règne la plus invraisemblable confusion
des idées et des langues.
Descaries, par son subjectivisme, en a posé les
fondements, bien involontairement sans doute;
liant en a élevé l'édifice gigantesque, et l'a pourvu
d'un aménagement aussi compliqué que peu confor-
table; Hegel en garde les sommets perdus dans les
nuages opaques du non-être. Après eux, Bergson,
sviivi par les Modernistes, a voulu, sans ébranler le
monument, y ajouter un étage, non pas dans les
hauteurs, vers la lumière et le grand air, mais dans
665
MODERNISME
666
les sous-sols du moi profond et du subconscient. El
c'est dans leurs ténèbres souterraines que « son ima-
gination créatrice », émancipée de toute discipline
intelleclueUe, a allumé ces lueurs phosphorescentes
que plu'iieurs ont pris pour des éclairs de génie.
Ses intentions de corriger Kant et de reconquérir
le réel et l'absolu, déclarés à jamais perdus et in-
connaissables, étaient bonnes et louables assurément.
Mais il s'est trompé de méthode et de plan : ce n'est
jamais dans un souterrain qu'on établit des portes
et des fenêtres; ce n'est point en éteignant les lu-
mières de l'intelligence qu'on éclaire le monde.
En lançant ses anathèmes contre cet audacieux
édilice anti-intellectuel et anti-rationnel, ce n'est
donc pas seulement une menace contre la foi chré-
tienne que Pin X a écartée, c'est la raison humaine
elle-même qu'il a vengée ou défendue contre un sui-
cide insensé. Tanlùt, dans son fol orgueil, elle se
déilie et élève des autels à la déesse Raison ; tanlùt,
par une réaction fatale, dans un accès de découra-
gement et de désespoir, elle se renie elle-même. Aussi
jamais un magistère divin n'était apparu plus
nécessaire pour la préserver de l'une et de l'autre
folie.
BibliograpMe. — F.iROBs, La Philosophie de
M. Vergson, 2« édit. (Bonne Presse) ; Etudes philo-
sophiques. Théorie fondamentale... tome I (Berche
et Tralin), "j" édil. ; — J. Makitain, la PhUosuphie
hergsonienne (Rivière); — GARHiooB-LAanANGB,
A« .Sens commun, la Philosophie de l'être (Beau-
chesne); — Dumesnil, La Sophistique contempo-
raine (Beauchesne); — Gaudeau, Les erreurs du
modernisme, i4 conférences à l'Institut catho-
lique de Paris, 1908 (Foi catholique); — Maritai.v,
Le rôle de l'Allemagne dans la philosophie mo-
derne (Conférences igi^-iy !•''); — Sur les origines
du modernisme, cf. Goyaxj, L'Allemagne religieuse,
le Protestantisme (Perrin, 1898); — Bertrand, La
pensée religieuse au sein du protestantisme libé-
ral (Paris, igoS) — et d'innombrables articles de
Revues.
A. Farges,
Prélat de Sa Sainteté.
II
L'ENCYCLIQUE ET LA THÉOLOGIE MODERNISTE
Introduction,
CiiAriTRE I. — Les pniNciPBs on modernisme.
Autonomie de la conscience, — autonomie de la
science, — indépendance de la science el de la
foi, — critique philosophiaue, — critique scien-
tifique, — manifestations au modernisme.
Chapitre II. — La théologie du modernisme.
Nature de la révélation, — sa valeur de vérité, —
le dogme chrétien, son origine et ses progrès, —
les formules de foi, — la règle de foi, la con-
science et l'Eglise.
Chapitre III. — Les conséquences religieuses du
modernisme.
L'attitude religieuse des modernistes, — consé-
quences du modernisme pour le chrétien, —
pour l'Eglise. — Conclusion.
Appendick. — Le sentiment de saint Augustin sur
r excommunication.
Introduction. — Parmi les encycliques pontiti-
cales, il y en a peu d'aussi graves que l'encyclique
Pascendi; il y en a peu d'aussi difficiles à compren-
dre. Le nombre de commentaires qu'elle a suscités
de tout cùlé montre l'intérêt qu'elle éveille, et la
diversité des interprétations qu'elle a reçues en fait
assez voir la dillicullé.
Les questions à débattre sont les plus vitales de
la religion. Et, cependant, on ne peut éviter la dis-
cussion; ces problèmes ont été soulevés de bien
des côtés, cl avec éclat; le pape les a tranchés ; il
importe de comprendre et de faire comprendre la
question en litige, el les motifs de l'arrcl.
Cet effort est aussi d'autant plus nécessaire, que
seule l'extrême gi-avilé du cas peut moliver la sévé-
rité exceptionnelle de la sentence. Le pai)e nous dit
que les erreurs qu'il condamne sont le rendez-vous
(le toutes les hérésies, qu'elles conduisent au pan-
lliéisme et à l'athéisme, et il décrète contre elles des
mesures de répression et de préservation très
rigoureuses. Il y aurait là une injustice et un abus
de pouvoir, si ces doctrines n'étaient, en cU'el, rui-
neuses pour la foi.
Il importe aussi do dissiper une équivoque que les
modernistes ont trop d'intérêt à créer. Dans le
manifeste qu'ils ont publié en Italie (// programma
dei modernisti. Risposta aU'enciclica di Pio X « Pas-
cendi dominici gregis ». Roma, Società inlernazio-
nale scientilico-religiosa éditrice. 1908, îS'J pp.
in-8"), ils se représentent comme les tenants de la
science, indépendants de tout système philosophi-
que, amenés aux positions qu'ils défendent par le
seul souci de la probité scientilique. A les entendre
([). 2i), le modernisme est la méthode critique. Dans
l'exposé qu'ils font de leurs thèses, ils ont soin de
mettre en première ligne certaines opinions criti-
i|ues qui ont été défendues par beaucoup de catho-
liques, par exemple sur l'antériorité de saint Marc,
sur les logia, source commune de saint Mathieu et
de saint Luc.
On ne peut tolérer une interprétation aussi fausse
du document pontitical ; on ne peut laisser croire de
part et d'autre, à nos adversaires el à nos amis, que
tout travail sincère d'histoire el d'exégèse est doré-
navant condamné par le pape. Pour dissiper c^tte
erreur il n'est qu'un moyen, c'est de montrer ce que
sont en effet les doctrines qui viennent d'être con-
damnées.
Mais comment les connaître? Les modernistes
n'ont point écrit un manuel de théologie à leur
usage, où l'on puisse trouver l'expression intégrale
et authentique de leurs conceptions religieuses.
L'encj'clique est peut-être le j)remier document où
soit contenue la synthèse de leurs doctrines '. Cet
exposé, assurément, frappe tout observateur impar-
tial par la vigueur de sa construction et, toutautant,
par la sûreté et Pétendue des informations qu'il
suppose. Cependant, si l'on veut en apprécier l'exac-
titude, il est clair qu'on ne peut, sans pétition de
principe, le prendre pour point dedéjiarl; c'est des
travaux des modernistes qu'il faut partir, cl la diffi-
culté renaît. Dans leurs livres ou leurs articles on
trouvera bien des thèses éparses d'exégèse, de phi-
losophie, d'histoire, mais a-t-on le droit de les
organiser en système? L'exégète mettra son point
d'honneur à se déclarer indépendant de toute théo-
rie philosophique, et le philosophe plaidera son
1 . Rcndont compte dans le [libbert Journal (juillet 1907,
p. 921) de la Ninwelle Théologie de M. Campbkll,
.M. Haslidall rappelait comhieti il était diiScile JDsqu'aiors
de trouver lui livre (jui exposât d'une façon synthétique et
accessible aux non-initiés l'ensemble de la Théologale
libérale. Le livre de .M. Campbell lui-même n'indique que
les positions extrêmes.
667
MODERNISME
6C8
incompétence en malière d'exégèse. Un fait, cepen-
dant, frappe les moins attentifs, c'est que philosophes
et exégètes se sentent en communion d'idées, et se
comprennent à demi-mot. Le seul philosophe que
cite M. Lois}' dans L'£fangile et l'Eglise est
Ed. Gaird, le même qui devait plus tard prêter sa
collaboration au Rinno^ainenlo: inversement quand
Tyrrell veut esquisser les origines de la révé-
lation chrétienne, c'est sur M. Wernle qu il s'ap-
puie.
Un autre fait est plus signiUcatif encore. On sait
que, dans les différentes confessions iirotestantes,
s'est formé, au cours du dernier siècle, un parti de
gauche, dit libéral, dont les tendances et les métho-
des sont conscientes, connues de tous, et relative-
ment faciles à analyser. Or, ces protestants libéraux
reconnaissent dans le mouvement moderniste une
manifestation de l'esprit qui les anime eux mêmes ;
quelles que soient les diflérences de surface, ils sen-
tent que le même courant profond qui les entraine,
entraine aussi les philosophes et les exégètes libé-
raux de la communion romaine. « Dans toutes les
Eglises, écrivait M. Campbell, ceux qui croient à la
religion de l'Esprit peuvent se reconnaître comme des
frères. » (The «en T'neology [Londres, lyo^], p. i3)
On retrouve la même impression chez des moder-
nistes catholiques : « Une grande crise des âmes,
écrivent les modernistes italiens, crise qui ne date
pas d'aujourd'hui, mais qui atteint aujourd'hui un
plus haut degré d'Intensité, travaille toutes les con-
fessions religieuses positives en Europe : le catho-
licisme, le luthéranisme, l'anglicanisme. Ce sont, en
général, les nouvelles alliludes de la conscience pu-
blique qui contrastent avec les formes tradition-
nelles de l'esprit religieux; ce sont les résultais de
la science qui, aisément vulgarisés, répandent une
déliance instinctive vis-à-vis des titres métaphysi-
ques et historiques dont se réclame l'enseignement
dogmatique des Eglises. » {Il programma dci moder-
iiisli, p. icSo)
De part et d'autre on sent que l'accord sur cette
critique fondamentale du dogme fait disparaître
comme des divergences accessoires les contradictions
qui opposaient jusque là les uns aux autres les
symboles de foi des dilTérentes Eglises ' ; et, chez
les protestants, on salue déjà le jour prochain « où
le mouvement libéral catholique deviendra le mou-
vement catholique libre, dans lequel le protestan-
tisme et le romanisme seront dépassés ou récon-
ciliés dans l'unité supérieure d'une religion sans
dogme -. »
•1. '< Non seulement les Eglises garderont toutes leurs
fonctions de gardiennes de la vérité prophétique ou révé-
lée, et de la Ûexible unité du dogme analogue ù l'unité
des rites et des observances, mais débarrassées de leur
prétention indéfendable à l'inerrance scientifique — pré-
tention aussi surannée que celle & la juridiction tempo-
relle ou coercitive — elles recouvreront leur dignité et
leur crédit gravement compromis. Bien plus, leurs divi-
sions doctrinales, le fruit le plus amer du mensonge
dogmatique, cesseront d être regardées comme des diffé-
rences de foi, quand la nature prophétique de la vérité
dogmatique sera plus intelligemment reconnue. »
(G. TvRKiiLL, T/ie riglila and limits of Theoloffi/. Quar-
teily Iiii'iei\\ octobre 1905, p. 491). Eu reproduisant cet
article dans Sctjlla and Charybdis, Tyrrell a corri(jé
« divisions doctrinales » en « divisions purement théo-
logiques » (p. 241); l'expression change, le sens reste le
ménie. étant donné la valeur que l'auteur prête au mot
« théolo^'itjue » .
2. J. Llotd Tuomas, The frec cathoUc idéal [Hlbbert
Journal, juillet 1307), p. 801. Cf. .). Bruce Wallace. An
altempt to realise Mr. CampbeU's proposai [ibid.),
pp. 903-905. — On peut lire, dans le mime sens, l'article
On peut donc, sans injustice, s'aider de la connait-
sance qu'on a déjà du christianisme libéral pour in-
terpréter à sa lumière la théologie moderniste. Au
reste, on ne prétend point par là imputer aux mo-
dernistes toutes les thèses libérales, ni même les
rendre tous solitaires les uns des autres. Le moder-
nisme, comme le libéralisme, est une méthode avant
d'être une doctrine; on peut en restreindre ou en
étendre plus ou moins le champ d'action; je l'expo-
serai ici sous sa forme la plus radicale ' : c'est elle
qui est le plus directement visée par l'encyclique, et
c'est par elle que l'on peut le mieux discerner la
portée du mouvement. Je serai attentif à n'imputer
à ijcrsonne que les thèses qu'il a soutenues; le lec-
teur voudra bien n'en point étendre la responsabi-
lité à d'autres. L'exposition me sera d'ailleui-s gran-
dement facilitée par le manifeste italien; la plupart
des thèses modernistes y sont formulées avec toute
la clarté désirable.
Ch. L — Les principas du modernisme. —
Pour faire comprendre la direction du mouvement,
il est indispensable, je crois, d'en esquisser très
brièvement l'origine. Les modernistes italiens, cités
plus haut, en marquent exactement les deux causes
principales : l'attitude de la conscience religieuse, la
critique philosophique et scientiiique.
Dans une conférence sur la foi catholique (Katko-
liicher Claube urul die Entwicklung des Ccisteslebens.
Oeffentlicher Vortrag gehalten in der Krausgesell-
schafl in Miinehen am lo januar igo5 von D'' Karl
Gebert. Miinehen, igoô. Selbstverlug der Krausge-
sellsehaft) prononcée et publiée sous les auspices de
la Krausgesellschaft, M. K. Gedbrt répète avec in-
sistance que la foi d'autorité est la caractéristique
de l'homme du moyen âge, et qu'elle répugne à
l'homme moderne. (P. tiÈ, etc.) La reiuarque est
juste, et par ce côté les modernistes appartiennent
bien à leur époque; ils revendiquent l'entière auto-
nomie de leur conscience; ils veulent bien être des
fils de l'Eglise, mais des fils émancipés.
« En face d'el[e, écrivait ïyrbiîll, l'Eglise de
Rome ne Irourera ni l'hérésie ni le schisme, mais
une multitude d'excommuniés soumis, croyant fer-
mement à ses justes droits, mais décidés à résister
à ses extravagantes prétentions — assistant à ses
messes, pratiquant son bréviaire, observant ses
abstinences, obéissant à ses lois et, dans la mesure
où elle le permettra, partageant sa vie. Et ces
excommuniés, en bien des cas, seront de nécessité,
non seulement les |)lus intelligents et les plus
cultivés, mais encore les plus ardemment sincères,
les jilus désintéressés parmi ses enfants, les plus
profondémentreligieux et évangéliques.Mais, ce qui
ne laissera pas que de causer de graves inquiétudes
à l'Eglise, ils parleront néanmoins librement et sans
crainte, dans lintérét même de l'Egiise, ils réclame-
ront, ils exerceront le droit de parle.-, le droit
d'écrire, aujourd'hui monopolisés par une confédéra-
tion d'ecclésiastiques réactionnaires-... L'existence
et l'accroissement continuel d'une telle classe de
de M. MÉ\Écoz sur II Santo de Fogazzaro {Revue chré-
tienne, \" janvier 1907, pp. 1 sqq). M. Dudon en a cité
quelques extraits (Etudes, 5 octobre 1907 pp. 150-151).
1. Je veux dire, sous la forme la plus radicale qu'il ait
revêtue jusqu'ici chez les catholiques; je n'exposerai pas
le pur paalbéisme tel qu'il se trouve, par exemple, dans
la Nouvelle Théologie de M. Campbell, parce qu'aucun
catholique, à ma connaissance, n'y a encore adhéré.
2. Tyrrell invoque ici l'autorité de saint Augustin;
le même texte est cité par les auteurs anonymes du
Programme (p. 141); je le discuterai plus bas, dans
l'appendice.
669
MODERNISME
670
catholiques protestalaires (excommuniés ou ])rêls à
èlre des prosélytes) — telle est la clillîcuUé pro-
chaine à laquelle l'Eglise de Rome, représentée du
moins par ses gouvernants actuels, doit se résigner.
Jusqu'au jour où elle aura enlin appris que répo(iue
de la coercition juridique et pb^-sicpieest pourjuuiais
passée; où elle saura enlin que l'intelligence ne peut
être contrôlée que dans la mesure où ses lois et ses
droits sont respectés; où elle comprendra comuieiit
l'amour et l'obéissance doivent être libres — ■ ou ne
pas être ; où elle reconnaîtra que les victoires spiri-
tuelles doivent être gagnées par des armes spirituelles,
non par l'épée de la coercition juridique et physi-
que. » [L'excommunication salutaire (Gramme lievue,
10 oct. 1907, pp. 6'jo-672). La direction de la Jlpvuc
avertit par une note placée en tète de l'article (p.06i),
que ces pages ont été écrites par M. Tyrrell — alors
le P. Tyrrell — le 18 mai igoiJ.J
Les Italiens sont moins violents, mais non moins
décidés : « L'autorité ecclésiastique, écrivent-ils, nous
arrête brusquement dans notre chemin, et condamne
notre travail. Eh bien, nous nous sentons le devoir
de lui l'aire une amoureuse violence, le devoir de dé-
fendre, àquelque prix que ce soit, la tradition catho-
lique dont elle a la garde, et cela d'une manière qui
pourra mériter pour un temps les condamnations de
l'autorité, mais qui, nous en sommes certains, linira
par prévaloir, pour son propre avantage. » (// pro-
gramma, p. 182.) Cf. ib., p. II : « Par une série de
circonstances, qu'il est inutile d'analyser, les catho-
liques ont perdu le sens élémentaire de la responsa-
bilité et de la dignité personnelle. Tous les actes de
l'autorité suprèuie, au lieu de trouver chez eux
l'hommage d'une soumission qui soit raisonnable,
et par conséquent qui les juge, trouvent l'abandon
inconscient des Irresponsables. »
Avant de revendiquer celte autonomie pour la re-
ligion, on l'avait réclamée pour la science, el, quel-
que illégitimes qu'elles fussent, ces réclamations
étaient plus spécieuses, et pouvaient s'autoriser d'ar-
guments plus plausibles : pendant bien des siècles,
disait-on, on avait prétendu coordonner ou plutôt
subordonner les vérités scientiliques à ce qu'on ap-
pelait les vérités révélées; cette discipline n'avait
abouti qu'à une contrainte violente, qui avait entravé
l'essor de la science et compromis l'honnevir de la
foi *. Désormais ces prétentions étaient condamnées;
ni le croyant n'avait le droit d'imposer celte sujé-
tion, ni le savant de l'accepter ; quiconque voudrait
travailler loyalement, sincèrement, scientiliquement,
devrait le faire en pleine indépendance et liberté,
sans parti pris dogmatique.
« La première condition du travail scientilique,
écrivait M. Loisy, est la liberté. Le premier de-
voir du savant, catholique ou non, est la sincérité.
L'auteur de V Evangile et l'Eglise avait traité des
origines chrétiennes selon son droit d'historien,
sous sa responsabilité personnelle. Il avoue ne pos-
séder point, dans le ehélif répertoire de ses connais-
sances, 1 idée de la science approuvée par les supé-
rieurs. » {Autour d'un petit livre, p. x)
Non moins que le contrôle extérieur de l'autorilé
ecclésiastique, on déclina pour la science le contrôle
de la foi. On lit remarquer d'abord quedeson propre
aveu, la foi ne pouvait jamais être blessée par la vé-
rité ; liés lors, qu'avait-on à craindre? « La foi et la
raison ne peuvent entrer en conflit; c'est suint
Thomas qui l'afGrme (C. G., i , f). Nous devons, sans
1. Le livre de M. A. While {.4 hhlory nf the warfarc
of icience with theology in c/uistendunt. L"ndres, 18'.);;)
n'est qu'une compilation sans critique : il a fait ])ourtant
grande impression sur certains, en particulier sur Tyrrell
(Througk Scylta and Charybdis, p. 200).
crainte, appliquer notre critique à l'élude de la reli-
gion, persuadés que si quelque élément de notre
dogmatique doit tomber sous ses coups, c'est qu'elle
n'appartenait point à la substance de la foi reli-
gieuse. )) (// programma, p. -j^) Cet argument, bien
qu'on y insiste avec couiplaisance ', est manifeste-
ment illusoire, et je doute qu'il ait persuadé ses au-
teurs eux-mêmes : quelque estime qu'on ait pour la
science, on ne peut la tenir pour infaillible ; on sait
que les meilleures intentions el même les meilleures
méthodes ne peuvent pas toujours nous préserver
de l'erreur, et que par conséquent il peut se produire
des conflits entre les vérités révélées et les conclu-
sions de la science.
Aussi a-t-on recours à un argument plus radical,
qui supprime la possibilité même de tout conllil : la
foi sera regardée comme indépendante des concep-
tions intellectuelles, et par conséquent comme hors
de la portée de la science. « Puisque la religion, dit
M. Gebert, est une forme des relations du sentiment
et de la volonté, et, par conséquent, appartient à
l'activité pratique de la conscience, elle ne peut èlre
aucunement intéressée par les résultats des recher-
ches de la science libre, les produits de l'activité
tliéorétique, quels qu'ils puissent être d'ailleurs. »
(KailioUscker Glaube, p. ■jS) b Les modernistes, dit
le manifeste italien, en plein accord avec la psycho-
logie contemporaine, distinguentnellementlaseience
de la foi. Les démarches de l'esprit qui aboutissent
à l'une et à l'autre leur semblent entièrement étran-
gères et indépendantes entre elles. Ceci est pour
nous un principe fondamental. La servitude préten-
due à laquelle nous réduirions la science vis-à-vis de
la foi est un non-sens. >■ (P. 121) Et plus bas : «Nous
avons acquis la conviction que la parole de la
science la plus révolutionnaire ne peut en aucune
façon attaquer les alTirmalions de la foi religieuse,
parce que les démarches de l'esprit, d'où la foi et la
science procèdent respectivement, sont indépen-
dantes entre elles, et se développent d'après une lo-
gique entièrement différente. » (P. i32)
Ces principes sont très graves, car ils impliquent
l'adhésion à toute une philosophie religieuse et en
étendent l'action à toutes les recherches ultérieures.
Les auteurs du manifeste iirotestent, au début, de
leur pleine indépendance vis-à-vis des théories mé-
taphysiques; ils prétendent avoir entrepris et pour-
suivi leurs recherches scientiliques, libres de toute
concepLion a pri-jri ; la philosophie religieuse, à la-
quelle ils adhèrent, a été la conclusion de leurs tra-
vaux, non leur point de départ. Et voici cependant
que leur méthode de travail est dominée tout entière
par des jjostulals philosophiques.
Cette constatation ne fait que confirmer ce que
tant d'autres indices démontraient déjà : c'est que la
critique philosophique a eu sur le mouvement moder-
niste une influence plus décisive encore que la critique
exégétique et historique, et que c'est la philosophie
religieuse qui a donné aux exégètes et aux historiens
les principes fondamentaux de leur méthode.
L'ancien doyen de la Faculté de théologie proies-:
tante de Paris, A. Sabatier, l'écrivain français qui
a le plus ellicacement répandu et accrédité ces thèses
dans les milieux catholiques et protestants, écrivait
dans son Esquisse : a Les esprits qui pensent se
1. Ib., p. 108 : « N'est-ce pas un axiome reconnu parmi
les théoloffiens. que la foi ne peut contredire la science
parce que l'une et l'autre sont des rayons d'une même lu-
mière initiale. Dieu ? En parlant ainsi, on ne veut pas
dire naturellement que l'harmonie n'existe qu'entre la foi
et une science ad usum delphini : ce serait une offense à
la véracité divine, i)
671
MODERNISME
G72
peuvent aujourd'hui diviser en deux classes : ceux
qui datent d'avant Kant et ceux qui ont reçu l'initia-
tion et comme le baptême philosophique de sa criti-
que. a{Estjaisse, p. 359)
Les catholiques modernistes n'en disconviennent
pas et se réclament en effet de cette initiation. (Ge-
BKRT, KaChoUscher Glaiibe, pp. 28 sqq.) Mais dès lors
les anciennes assises de la foi sont renversées,
comme Us le constatent eux-mêmes : « Les préten-
dues bases de la foi nous sont apparues comme
incurablement caduques. » (H programma, p. 11)
M. MiiNÉGOz, professeur à la Faculté de théologie
protestante de Paris, a raconté la crise religieuse
qu'il traversa, lorsque 0 Kant réussit à démolir ses
quatre bonnes preuves de l'existence de Dieu, et
à lui enlever ainsi toute certitude religieuse ». (Le
fidéisme el la notion de la foi \Reyue de ihéol. et des
qaest. re//,'., juillet igoS], p. 48). La même crise se
reproduit chez les catholiques : « Avant tout il faut
reconnaître, dit le manilesle italien, que les argu-
ments fournis par la métaphysique scolastique pour
démontrer l'existence de Dieu — arguments tirés
du mouvement ; de la nature des choses Unies et
contingentes; des degrés de perfection et de la
finalité de l'univers — ont perdu aujourd'hui toute
valeur. Dans la revision générale que la critique
post-kantienne a faite des sciences abstraites et em-
piriques et du langage philosophique, les concepts
qui servent de base à ces arguments ont perdu le
caractère absolu que leur avaient attribué les péri-
patéticiens du moyen âge. » {Il programma, p. 98)
La crise étant totale et renversant toute l'orienta-
tion de la pensée, on ne peut rien sauver de l'ancien
intellectualisme; pour le moderniste, il est impen-
sable et quiconque s'y attache encore s'exile de
la pensée contemiioraine. Désormais on désespère
d'atteindre l'absolu par la conception intellectuelle,
mais on croit le trouver par l'action el la vie :
(1 Puisque notre vie, disent les modernistes italiens,
est pour chacun de nous quelque chose d'absolu, ou
plutôt l'unique absolu, tout ce qui en émane et tout
ce qui y retourne, tout ce qui en alimente et en enri-
chit le développement, a également la valeur d'un
absolu, n {Il programma, p. 112). Nous suivrons
plus bas l'application de ce principe dans la théo-
logie des modernistes. Il suflisait ici de marquer
l'orientation générale de leur pensée'.
Leur exégèse et leur histoire a été dominée par
ces thèses; c'est, par exemple, sous l'influence de
ces préoccupations qu'ils ont imaginé à l'origine du
christianisme « une forme religieuse amorphe et
adogmatique » (// programma, p. 79. Cf. infra,
p. 187); mais ce qui a été encore plus décisif pour
l'orientation de leurs travaux, c'est ce principe ini-
tial de l'indépendance récijjroque de la science et
de la foi. Leur exégèse, nous l'avons vu, s'inspirait
en cela de leurs théories philosophiques ; mais, par
un contre-coup inévitable, elle en a, à son tour,
accru la portée.
1. Il faut toutefois remarquer dès maintenant combien
le subjectivisme de Kant rendait précaire l'adhésion à
une religion d'autorité. On peut lire, à ce sujet, les
remai'ques très justes de 0. Plleiderer, reconnaissant le
principe même du protestantisme dan» la critique kan-
tienne: « On conçoit, dit-il, {la défiance envers Kant)
dans nue Eglise qui repose depuis quinze siècles sur le
principe tle rautorité sacerdotale. Mais TEglise protes-
tante, qui a secoué le joug de cette autorité, nui a reven-
diqué les droits de la conscience individuelle, qui a pris
pour unique principe la foi, c'est-à-dire le don du cœur
à la volonté divine, celle Eglise ne devait-elli^ pas recon-
naître dans la religion de la conscience, telle que Kant
l'a conçue, l'esprit de son esprit? » [Geschichte dcr Reli-
gionsphilosopfiie, p. ti).
On pouvait prévoir les ravages que devait faire
une science ainsi émancipée ; même si elle fût restée
neutre, elle pouvait faire fausse route, et ébranler
les fondements mêmes du christianisme; mais sur-
tout cette neutralité était illusoii'e; comme il arrive
toujours en jiareil cas, le ressentiment de la sujé-
tion provoqua une réaction : toute thèse tradition-
nelle fut tenue ijour suspecte, toute hypothèse har-
die pour probable, et les documents, jusque-là les
plus vénérés, du christianisme furent traités avec
une déliance et un mépris que les textes profanes
ne rencontrent pas. (On peut lire à ce sujet la pro-
testation qu'élevait, il y a quelques années, Fr. Blass,
au nom de la philologie, contre la théologie libérale
et ses méthodes de critique. Acta apostolortim, editio
philologica, Gôttingen, iSgô, p. 3o).
Des travaux de détail inspirés par ces préoccupa-
tions et conduits d'aiirès cette méthode, se multi-
plièrent de tout côté, surtout dans les Universités
protestantes d'Allemagne. Le public non spécialiste
prêtait peu d'attention à ces dissertations et à ces
thèses, mais à la longue les efforts convergents de
tous ces travailleurs, dont certains étaient d'admi-
rables érudils, élevaient une construction scientifi-
que, qui se dressait en face des croyances li'adition-
nelles. Le sens des dogmes les plus fondamentaux
se trouva ainsi mis en question, et aux mêmes
problèmes la science et la foi semblèrent donner
désormais deux réponses contradictoires : ainsi en
fut-il, par exemple, pour la conception virginale du
Christ, pour sa résurrection, pour sa préexistence et
sa nature divine. Une option s'imposait alors, impé-
rieuse, cruelle, entre la science et la foi; ce que
furent pour beaucoup d'âmes les angoisses de ce con-
flit, Dieu seul le sait; c'était alorsque la philosophie
religieuse que j'esquissais plus haut, s'olfrait comme
la solution libératrice : sans se mentir à soi-même
on ne pouvait nier la science, et sans briser sa vie on
ne pouvait renier la foi; pour échapper à l'alterna-
tive, il suflisait de comprendre enfin que la toi
n'était point enchaînée à une forme déterminée des
croyances, et que si le savant devait abandonner à
la critique toutes les croyances de son enfance, il
pouvait quand même maintenir l'intégrité de sa foi.
(( Cette conviction (que nous sommes sauvés par la
foi, indépendamment de nos croyances) libère notre
conscience vis-à-vis des données scientifiques, histo-
riques et philosophiques que l'orthodoxie voudrait
nous présenter comme des éléments constitutifs de
la foi chrétienne. Et en nous rendant indépen-
dants à l'égard de ces facteurs d'ordre profane, elle
nous alTermit dans notre foi religieuse et nous donne
une paix et une joie qui contrastent singulièrement
avec le trouble angoissant que produit le doute dans
une conscience dominée par les principes de l'ortho-
doxie. Quand je fais ces affirmations, je parle d'ex-
périence, car j'ai passé par ce trouble et je connais
cette joie. Je voudrais communiquer mon bonheur à
tous ceux qui, comme je le fus autrefois, sont tour-
mentés par ces doutes... » (E. Ménégoz, Une triple
distinction théologique, p. 22. Paris, 1907)
C'est d'abord et surtout au sein des Eglises protes-
tantes que celte attitude s'est manifestée. Depuis
longtemps, elle frappe tous les observateurs atten-
tifs, ceux-là mêmes qui sont le moins soucieux
d'orthodoxie (Guyau, L'Irréligion de Va^'enir, pp. xv,
i3i-i56); l'histoire du protestantisme libéral serait
trop longue à suivre ici, et bien des parties, d'ail-
leurs, en ont été excellemment racontées '.
1. Pour l'Allemagne, le livre de M. Goyau IL'AHenia-
gne religieuse, le Protestantisme. Paris. 1898} fournit
des indications très abondantes et très sures. On peut
673
MODERNISME
674
Mais, au sein inêiue du catholicisme, le chris-
tianisme libérai n'a-t-il pas fait des recrues? C'eut
été un véritable miracle que tout accès lui lût fermé :
les prolestants avaient, il faut le reconnaître, pris
sur nous une grande avance dans le cours du der-
nier siècle; pour l'établissement et l'interprétation
du texte biblique, pour la théologie de l'Ancien et
du Nouveau Testament, pour l'histoire des ori-
gines chrétiennes et du développement ultérieur
des dogmes, nul ne pouvait, nul ne peut encore,
sans présomption et sans dommage, se passer de
leurs travaux. Or, il était dillicile d'en proliter sans
en subir l'inlluence, sans se laisser attirer, par le
prestige d'une science incontestable, vers des thèses
que la foi condamne. Certains esprits étaient plus
sensibles à l'altrail de la j)hilosophie religieuse, telle
qu'elle est exposée, par exemple, dans les livres de
A. Sabalier; les conceptions idéalistes qu'ils préfé-
raient les avaient prédisposés à subir celte influence,
et ils croyaient entrevoir, par delà l'étroit horizon
des formules dogmatiques, alfranchie des entraves
lliéologiques qui leur pesaient, une foi désormais
libre et sereine.
Nous n'avons point à condamner ici ceux que ce
mirage a séduits; nous ne sommes point leur juge,
et leurs écrits, d'ailleurs, portent la trace de trop de
soulîrances pour que nous puissions les lire sans
pitié. Nous attachant seulement à décrire leurs idées,
nous remarquons l'impression qu'elles ont produite
eu dehors même de l'Eglise. Les libéraux les plus
avancés ont reconnu leurs thèses, et ont salué avec
joie ces nouveaux frères d'armes, sur l'appui des-
quels ils n'avaient pas compté. L'un des plus avancés
parmi les lil)éraux anglais, l'apôtre de la Nouvelle
Théologie, M. G.i.Mi'BELL, disait, en [larlanl du mou-
vement qu'il s'attache à pi'omouvoir : « 11 n'y a point
d'Eglise où ce mouvement soit plus accentué, à
l'heure actuelle, que la vénérable Eglise de liome
elle-même, l'Eglise-mère de la chrétienté occidentale.
C'est exactement le même mouvement qui, sous une
forme légèrement dill'ére nie, est représenté dans notre
pays par la Nouvelle Théologie, el est développé en
ilalie el ailleurs par les catholi(iues romains sous un
autre nom. » (R. J. Campbell, The aiin of ihe jVen'
Theology movement [Uibberi Journnl, avril 1907],
p. 4*^9) Un autre faisait remarquer que le mouvement
était plus profond et plus puissant (|u'il le pouvait
paraître à ceux qui en jugeaient seulement d'après
ses manifestations les [ilus bruyantes, c'est-à-dire
d'après les publications de Loisy, de Kogazzaro el de
compléter ces indications par deux thèses de théologie
pi-ùle.Hta:iLe, tiolit la seconde surtout a un grand intérêt ;
.\. AitxAL, La pLTsonne du Christ et le ratioiialisnie
alUinattd contemporain (Paris, l'JO'j); M. Gogukl, Wilhelrn
Herrrnunn et le problème reiigieiix actuel (Paris, 1906), —
L'histoire du protestantisme libéral français a été
esquissi-p par M. A. Bertrand qui appartient lui-même à
ce parti 1 La pensée religieuse au sein du protestantisme
libéra! Ses déficits actuels, son orientation prochaine.
Paris. 1003): ses doctrines ont été exposées par M. J. Ué-
vill'- (/.f protestantisme libéral, ses origines, sa nature, sa
mission. Paris, 1903); on trouve sur le niéuie sujet une
discussion inttTessante dans Libre pensée et protcstan-
'.isme libéral, l'uris, 1903, par V . Buisso.n et Gli. Wacnek.
Le syrabolo fidéisuie. aujourd'hui très rapproché du
libei-ali-me, a été surtout exposé et défendu \>ar A. Saha-
tier lEsffuisse d'une philosophie de la religion d'après la
psy< hilogie et l'histoire et Les Ueiigions d'autorité et la
Heli^ion de l'esprit) et E. Alénégoz {Publications diverses
sur le fidéisme et son application à l'enseignement chrétien
iradilionnel. Paris, 1900). Parmi les auteurs ))rotestaiits
qui ' <^'nl combattu, on peut ciler H. Bois (De la connais-
sance religieuse. Essai critique sur les récentes discussions.
i'nris, 1894) et E. Doumergue (Les Etapes du fidéisme
Paris, s. d.).
Tome IIL
Tyrrell : « Les catholiques romains, disait-il, sont
formés à une forte discipline... Les libéraux parmi
eux ont, nous pouvons le supposer, un peu de cet
empire sur soi, de celte prudence, de cette diplo-
matie, voire même de ces finesses où nous voyons
un mérite, ou un démérite, de leur Eglise. Le fait
même qu'ils jugent prudent d'écrire sous des pseu-
donymes est, de soi, assez signilicalif. L'étendue el
la puissance de ce mouvement ne peut donc pas èlre
justement ap|)réciée par ce qui apparaît à sa surface.
Au-dessous, le courant entraîne, puissant el silen-
cieux. » (J. L. Thomas, The free cutholic idéal [Hib-
bert Journal, juillet 1907], p. 800)
En même temps que cette confiance prématurée —
qu'autorisaient mal des observations inexactes et des
jugements très exagérés — se manifeslait assez fré-
quemment la surprise et même le scandale que des
catholiques crussent pouvoir concilier une critique
si radicale des dogmes ehréliens avec la soumission
qu'ils iirofessaient envers leur Eglise'. Nul ne son-
geait à s'étonner qu'un chanoine anglican, ou qu'un
professeur de théologie dans une université protes-
tante d'Allemagne s'appliquassent à ruiner les croyan-
ces traditionnelles, mais on ne pouvait accorder la
même licence à un prêtre catholique romain. C'était
équivalemment rendre témoignage à la fermeté dog-
matique de l'Eglise romaine, el l'acte que nous com-
mentons est venu montrer à tous qu'on n'en avait
point trop présumé.
Dans cette crise qui ébranle la chrétienté to>il
entière, une seule voix [)ouvait se faire écouter et
respecter, c'était la voix du pape. Déjà, elle avait fait
entendre plus d'un avertissement; mais la parole
qu'elle a prononcée enfin est si grave et si solennelle,
qu'elle fait oublier toutes les autres.
A beaucoup de chrétiens, elle a révélé un danger
qu'ils ne soupçonnaient pas, et l'exposé des doctrines
modernistes qu'elle leur a fait entendre a été pour
eux une leçon i)lus éloquente que toutes les censures.
Cet exposé n'était [loint i:ne charge, encore moins
une caricature; un des plus qualifiés parmi les mo-
dernistes écrivait : « Le portrait du moderniste qu'on
nous présente eslsi séduisant pourtoutesprilcuUivé,
et les thèses qu'on lui oppose sont si repoussantes,
que l'Encyclique est une lecture dangereuse pour les
enfants du siècle. (G. Tyurbll, dans le Times du
3o septembre 1907) M. Aulaud en jugeait de même
dans un article, d'ailleurs peu bienveillant, qu'il a
communiqué très liliéralement à plusieurs journaux
de province : « L'exposé du modernisme, dit-il, est
détaillé, intéressant, tout à fait curieux... Ce qui est
notable, nouveau, c'est que l'Encyclique expose le
j modernisme non sous forme de caricature, mais avec
! une sorte d'objectivité et presque dans lotit son
charme. On voit là, dans leur ampleur et leur agré-
ment, les idées de ceux qui veulent adapter le catho-
licisme à l'état actuel des esprits, aux besoins actuels
des sociétés... Toutes les tendances novatrices des
catholiques en matière de foi, d'exégèse, ou dans les
questions politico-sociales sont élégamment résu-
mées, parfois développées dans cette longue encycli-
que. Toutes y sont condamnées comme absurdes,
1. M. Campbell, après avoir cité un long fragment de
l'article-programme du Hinnovamento, signé (le M. T.
ScoTTi, remarque : « Ce passage eût pu être écrit par
Auguste Sabatier lui-même, car il i-espire l'essence de la
religion de l'esprit... Comment l'auteur l'éconcilie celte
thèse avec l'obéissance due à l'autorité ecclésiastique,
c'est ce qu'un outsider a quelque peine à comprendre. »
(Ilibbert Journal, avril 1907, p. 490.) Cf. sur M. LoisY,
SandAï, The Criliciêm ofthe fourth Gospel, p. 2S. Oxford,
1905: Mason, dans Cambridge theological essays, p. 455.
i Londres, 1905.
22
675
MODERNISME
676
après qu'on les a exposées dans ee qu'elles ont de
plus séduisant, sans que jamais cette condamnation
ressemble à une réfutation... « {Prugrèa de Saùne-et-
Loire, 27 septembre 1907)
Je ne sais quelle peut êti-e l'impression des « en-
fants du siècle >•, mais celle des enfants de l'Eglise
n'est point douteuse : de toute l'énei'gie de leur foi
ils repoussent ces doctrines déictères.
Pour fortilicr cette impression et l'éclairer davan-
tage, je voudrais opposer, en quelques traits, ces
deux conceptions contradictoires du christianisme :
la conception catholique et la conception moderniste ;
et, ne pouvant reprendre l'une après l'autre toutes
les questions que les deux doctrines résolvent,
chacune dans leur sens, je voudrais m'atlacher ici
exclusivement au problème fondamental : la foi,
considérée dans son origine, la révélation; dans son
expression, le dogme ; dans sa règle, l'autorité de la
conscience et l'autorité de l'Eglise.
Ch. II. — La théologie du modernisme. — Si
l'on demande à un catholique : « Que croyeji-vous,
et pourquoi? » il répondra d'après la formule même
de son acte de foi : o Je crois ce que Dieu a révélé,
et parce qu'il l'a révélé. » Jusqu'ici la réponse est
commune à tous; mais que l'on insiste davantage:
» Qu'entendez-vous en disant que Dieu a révélé ? »
ici le moderniste ne fera plus la même réponse que
le catholique.
Quand nous disons que Dieu a révélé, nous enten-
dons que Dieu a parlé aux hoiiimes pour leur- mani-
fester quelque vérité, et que les hommes ont reconnu
sa voix '.
Les livres prophétiques nous font comprendre,
par des exemples manifestes, ce qu'est la révélation
divine. Quand les prophètes comnmniquaienl aux
juifs les volontés de Dieu ou ses desseins, ils avaient
conscience de n'être que ses hérauts : " Voici ce que
dit Jahvé », disaient-ils. Parfois découragés et
effrayés par la persécution, ils essayaient d'éloulTer
en eux la voix divine : « Voici longtemps que je
parle, dit Jérémie, que je maudis l'iniquité, que je
prédis la dévastation ; et la parole de Jahvé n'a été
pour moi que sujet d'opprobre et de dérision; je me
suis dit : je n'y penserai plus, je ne parlerai plus
désormais au nom de Jahvé. Mais sa parole est deve-
nue en mon cœur comme vin feu dévorant, enfermé
1. Nous n'entendons point par là réduire la révt^lntionà
un phénomène perce[>til)le par les sens ; c'est à l'Ame et
dans l'àme que Dieu parle; celte pai-ole intime est quel-
quefois accompagnée de signes extérieurs, mais l'essence
même de la rèvélalion consiate dans l'illumination psyclio-
1ogî(pie, et non pas dans la vision ou l'audition corpoi-el-
les. Cette doctrine est traditionaelle dans l'Eglise : voir
saint Thomas (11^ 11^^, q. clxiii, urt. 2) citant saint Augus-
tin. Nos advei'saii-es souvent s'y méprennent et se ballent
contre des fantômes; ainsi M. J.-M. Wilson {Re^'etation
and modern A'/iotv/erf^e.dans CambridgeTheolo-^ical Essai/s^
p. -2S, n. Londres, 1905), oppose ainsi la conception tra-
ditionnelle qu'il appelle objective, à la sienne qu'il appelle
subjective : « Par révélation objective, j'entends tonte
communication de vérité nui parvient à l'esprit dans et
par le monde des phénomènes. Par révélation subjective,
j'entends une communication de véi'ité dans et par le
monde des personnes. » M. Sanday a très justement pro-
testé contre cette méprise [Journal of theolo^ical studies.
janvier 1906, t. Vil, p. 17i) : « Qui conçoit réellemeïit ou a
jamais réellement conçu l'inspiration prophétique — le
type de toute inspiration — comme phénoménale .? Ce
qu'on appelle le mode subjectif de révélation n'est pas
une découverte moderne, mais remonte à peu près aussi
loin que les idées correspondantes d'inspiration et de
révélation ; « Nulle prophétie ne vint jamais par la vo-
« Ion té humaine, mais des hommes mus par l' Esprit-Saint
« parlèrent au nom de Dieu,» (// Pet., i, 21). Que pour-
rait-on trouver de plus complètement subjectif? »
dans mes os, et j'ai défailli, ne pouvant le suppor-
ter. » Mais après ce cri de douleur, ie prophète se
relève, conscient de la force divine : « Jahvé est
avec moi comme un guerrier ; et ceux qui me persé-
cutent seront renversés, a De pareils accents se re-
trouvent chez les autres prophètes ; on sent qu'une
force impérieuse les pousse, à l'encontre de leurs inté-
rêts, de leurs instincts nationaux les plus profonds,
du sentiment populaire exalté autour d'eux et qUi
les maudit, et cette force n'est point une impulsion
aveugle et indéterminée, c'est une idée transcendante
à toutes leurs vues personnelles, portant sans doute,
chez chacun d'eux, l'empreinte de leur caractère et
de leur milieu, mais se développant cependant avec
une continuité et une unité qui la font reconnaître
pour divine.
Pour les modernistes, la révélation s'entend tout
autrement ; chacun de nous la perçoit immédiate-
ment dans son âme. Ce n'est point d'ailleurs la ma-
nifestation divine d'une vérité; c'est une émotion,
une poussée du sentiment religieux qui, à certains
moments, alUeure, pour ainsi dire, des profondeurs
de la subconscience, et oii le croyant reconnaît une
touche divine.
Cette émotion provoque, par une réaction sponta-
née, une ru[)résentation Imaginative ou intellectuelle
qui, à son tour, la soutient et la nourrit. Cette image
ou ce concept ne sera point immédiatement révélé
de Dieu et n'aura point par conséquent une valeur
souveraine et infaillible ; il aura été, sans doute,
provoqué par ce frémissement, cet éveil de Dieu
dans l'àme, mais il doit sa forme déterminée aux
habitudes mentales du sujet ; c'est ainsi que chez un
homme endormi le rêve peut être provoqué par une
cause extérieure quelconque, mais il dépend entiè-
rement, pour sa forme et son caractère, des images
qui hantent le cerveau.
Voici en quels termes Tvrrrll expose la nature
de l'émotion religieuse ressentie par les prophètes,
et explique comment ils sont amenés à prendre pour
une révélation divine ce qui n'est qu'une réaction
spontanée de leur esprit : « On ne peut guère douter
qu'un sentiment, une passion, une émotion intense
ne s'incarne parfois dans des images ou des concepts
qui répondent à sa nature ; celte émotion, tout en
surgissant elle-même, sait, des trésors de la mémoire,
attirera elle, par une sorte de magnétisme, la forme
intellectuelle qui la revêtira le luieux. Par rapport à
ces conceptions et à ces visions, !e sujet est à peu
près aussi passif, aussi déterminé qu'au regard de
l'émotion psychique qui y est contenue. Ainsi ces
représentations du monde surnaturel semblent être
tout spécialement inspirées, possédei' une autorité
plus haute et venir moins indirectement de Dieu que
celles qu'on a délibérément recherchées pour expli-
quer la vie religieuse. En fait, leur seule supériorité,
c'est qu'elles peuvent indiquer une impulsion plus
forte, plus pure, plus profonde de l'espritdivin, mais
non qu'elles aient aucun titre à représenter plus
directement ces invisibles réalités qui ne nous sont
connues que par les tâtonnements aveugles de
l'amoiu-. Toute révélation véritable est, en quelque
mesure, une expression de l'intelligence divine dans
l'homme, de l'esprit de Dieu ; mais elle n'est point
une expression divine de cet esprit ; car l'expression
n'est que la réaction spontanée ou réfléchie, provo-
quée dans l'intelligence humaine par la touche
divine sentie dans le cœur, tout ainsi que les rêves
d'un homme endormi sont créés ou formés par quel-
que cause extérieure; et cette réaction est entière-
ment caractérisée par les idées, formes et images qui,
dans chaque cas donné, hantent l'intelligence. »
{Riglits and limits of theology [QiiarUrly ii'eiieiv.
677
MODERNISME
678
octobre igo5, p. 4o61. Les dernières lignes de ce
passage onl été légèrement atténuées par Tyrrell
dans rliroiigh Scylla and Charybdis, p. 208.)
Celte description s'éclaire encoi'e si l'on compare
l'une à l'autre, dans leurs traits principaux, la
notion catbolique et la notion moderniste de la
révélation : Pour le catholique, les vérités que Dieu
nous révèle sont, en partie du moins, hors de noire
portée naturelle; nous ne les pourrions connaître
s'il ne nous les avait manifestées par une bonlé
gratuite. Pour ,1e moderniste, toutes les vérités
religieuses sont implicitement contenues dans la
conscience de l'homme ; Sci lia and Cliaryhdis, p. 277 :
« Parce que l'homme est une partie et une parcelle
de l'univers spirituel et de l'ordre surnaturel, parce
qu'en Dieu il a sa vie, son mouvement et son être, la
vérité de la religion est en lui implicitement, aussi
sûrement que la vérité de tout l'univers physique
est enfermée dans chacune de ses parties. S'il pou-
vait lire les besoins de son esprit et de sa conscience,
il pourrait se passer de maître. Mais ce n'est
(|u'en tâtonnant, en essayant telle ou telle sug-
gestion de la raison ou de la tradition, qu'il décou-
vre ses besoins réels. »
Il suit de là que, pour le catholicfue, la révélation
est essentiellement la communication d'une vérité ;
pour le moderniste, elle est essentiellement l'exal-
tation ou l'excitation du sens religieux. De là ces
antithèses où ils aiment à opposer l'une à l'autre
les deux doctrines : « La révélation appartient plutôt
à la catégorie des impressions qu'à celle de l'expres-
sion « ; Ib.,\). 280 : « Révélation belongsrather to tlie
category of impressions than to that of expression. »
« La révélation n'est pas une afDrmation mais une
expérience »; Ib., p. 280 : « Révélation is not state-
ment but expérience. » C'est dans le même sens
qu'un protestant, M. Wilson, écrivait : « La révéla-
tion n'est pas une instruction mais une éducation. >>
Cambridge tlieological Esxays^ p. 287 : 0 Révélation
is éducation, not instruction. »
Pour le catholique enlin, c'est Dieu qui par la ré-
vélation communique à l'homme une vérité ; pour
le uioderniste, c'est l'homme qui se parle à lui-
même : « C'est toujours et nécessairement nows-mèmes,
qui nous parlons à nous-mêmes ; qui (aidés sans
doute par le Dieu immanenl) élaborons pour nous-
mêmes la vérité. » Scylla and Cliarybdis, p. 281 :
« There it is ahi'ars and necessarily \ve ourselves
who speak to ourselves : who (aided no doubt by
tlie immanent God) Tvork out truth for ourselves. »
(Souligné par l'auteur)
De ces deux conceptions foncièrement opposées,
que catholiques et modernistes se font de la révéla-
tion, découlent nécessairement deux appréciations
contradictoires de sa valeur de vérité.
Pour le catholique, cette vérité est absolue, puis-
qu'elle vient de Dieu ; elle ne consiste point d'ailleurs
dans l'adaptation de notre croyance à nos besoins
religieux, mais dans sa conformité avec la réalité
divine qu'elle a pour objet. « La foi, disait jadis
saint Irénée, s'appuie sur les choses qui sont réelle-
ment, et ainsi nous croyons à ce qui est, et tel que
cela est ; et parce que nous croyons à ce qui est, tel
que cela est, notre assurance est entière. » (Démons-
tration de la prédication apostolique [Leipzig, 1907I,
ni, p. 3. Trad. française [Berthoulot et TixerontJ
âans Hecherclies de science religieuse, 1916)
Le moderniste ne peut avoir cette assurance : l'ac-
tion divine ne se termine point immédiatement à la
communication d'une vérité, mais à la propagation
d'une vie; la conception intellectuelle, ou le dogme,
est le fruit d'une réaction purement humaine ; elle
n'est donc pas directement garantie de Dieu, et n'a
d'autre titre à notre respect que son rapport avec
l'émotion religieuse qui l'a fait naître '.
En résumé, nous avons ici une inversion du rap-
port iondamental qui fonde la vérité de la foi: pour
le catholique, la révélation est une communication
surnaturelle qui impose à la foi son objet, et la foi
à son tour est la règle de la piété subjective ; pour
le moderniste, la révélation est une émotion qui ex-
cite la piété, et la piété à son tour engendre la foi.
Dans le premier cas, la vérité de la foi est absolue et
lui vient de sa conformité avec son objet; dans le se-
cond elle est relative, et lui vient de son rapport
avec le sentiment religieux. C'est, en d'autres terraes,
ce c^u'énonçait SahalicT (Esquisse, p. 268): « Le phé-
nomène religieux n'a donc pas que deux moments :
la révélation objective comme cause, et la piété sub-
jective comme elTet ; il en a trois, qui se succèdent
toujours dans le même ordre : la révélation intérieure
de Dieu, laquelle produit la piété subjective de
l'homme, laquelle, à son tour, engendre les formes
religieuses historiques. » Cette thèse n'est qu'une
application du principe philosophique énoncé plus
haut: « Puisque notre vie est pour chacun de nous...
l'unique absolu, tout ce qui en émane et tout ce qui
y retourne, tout ce qui en alimente et en enrichit le
développement, a également la valeur d'un absolu. »
Il est facile maintenant de comprendre le reten-
tissement qu'auront ces diiïérentes thèses sur la con-
ception de la révélation chrétienne, de sa transmis-
sion, de l'adhésion que nous lui devons.
Le catholique croit que toutes les vérités de foi
qu'il possède lui viennent du Christ et des apôtres.
Dieu, avant la venue de Notre-Seigneur, avait bien
des fois parlé aux hommes, en particulier par les
prophètes. Mais sa révélation suprême nous a été
donnée par son Fils. Depuis lors, sans doute, le ciel
n'est pas fermé; mais les paroles divines qui reten-
tissent au fond de nos cœurs, quelque précieuses et
chères qu'elles nous soient, ne nous révèlent point
des mystères nouveaux et n'ont point pour nous la
certitude infaillible de la révélation publique et offi-
cielle, qui est le patrimoine de tous les chrétiens et
que l'Eglise nous transmet.
Nous n'avons point l'illusion de reporter à l'ori-
gine de notre foi chrétienne les formules que l'Eglise
a depuis élaborées peu à peu. Nous savons que la
connaissance religieuse qui procède immédiatement
de la révélation n'a point la forme d'une théologie ;
l.« En quel sens, dit Tyrrell, les révélations religieu-
ses sont-elles divinement autorisées.' Quelle sorte de vé-
rité leur est garantie par le sceau de l'esprit.' D'accord
avec ce qui précède nous devons répondre : Une vérité
qui est directement une vérité pratique, une vérité de pré-
férence, une vérité appro-ximative, et seulement indirec-
tement une véiité spéculative. Ce qui est directement
approuvé, d'une façon pour ainsi dire expérimentale,
cest une manière de vivre, de sentir, d'agir en relation
avec l'autre mon de. Les conceptions explicatives et justifica-
tives que notre esprit construit par lui elTort délibéré [ou
même par une activité spontanée et nécessaire] comme
postulées par cette manière de vivre, ne sont point directe-
ment approuvées de Dieu; [elles sont tout au plus une réac-
tion purement naturelle de l'esprit humain répondant à une
excitation surnaturelle du cœur]. De plus, l'approbation
divine donnée à une voie, à une vie, et donc indirectement
à la vérité explicative, n'est guère qu'une approbation de
préférence, recommandant une alternative, non comme
idéale, comme parfaite, mais comme une approximation
vers l'idéal, comme un mouvement dans la bonne direc-
tion. » The Rights and Ijmits of llieulogy [Quarterly He-
view, octobre 1905), p. 4fi7. En reproduisant son article
dans Scylla and Cliarybdis (p. '210), l'auteur a eftacé les
mots que j'ai mis entre crochets.
679
MODERNISME
680
dans les premiers documents clircliens, nous ne
trouvons pas cal elïorl rclléclii de la pensée qui coor-
donne des données et les organise en système; nous
y trouvons par contre l'expression naturelle cl
spontanée d'une croyance, d'une adhésion de l'esprit
à une réalité révélée.
Cette adhésion primitive à la réalité divine, celte
perception toute c>>ncrcle et toute vivante, est la
source unique d'où tous les dogmes ont découlé.
Longtemps, sans doute, beaucoup d'entre eux sont
restés latents dans la richesse de celte perception
première, qui ne cessait d'alimenter la pensée cl la
vie de l'Eglise ; peu à peu, sous l'effort d'un travail
])lus ardent, d'une piété plus vive, ou souvent sous
le choc d'une contradiction, l'Eglise, éclairée par le
Saint-Espril, prenait plus clairement conscience de
ces vérités qu'elle portait en elle ; et ses arrêts infail-
libles n'ont jamais été réformés ; jamais non plus
nul n'a pu corriger le sens que l'Eglise leur avait
une fois donné. Jlinc sacrorum quoque dogmatiim is
sensus perpétua est retinendus, quem semel declava-
177 .Sanctii Mater Ecclesia, noc nnquam ah eo sensu,
altioris intelligentiae specie et /lomiiie, recedendum.
(Ciincil. Vatic.)
Dans ce progrès vital, ce n'est point la révélation
qui croît, c'est l'Eglise qui en acquiert peu à peu
une prise plus consciente et plus neltement définie.
Crescat igitur et multum l'ilieinenierque proficiat,
iam si/'.gulnriim, quant omniiuni, tam unius hominis,
quani tutius Ecclesiae, aetatum et saeculoriini gradi-
hus, inielUgentia, scienlia, snpienlia ; sed in suo
diimtiixat génère, in endem scilicet dogmaie, eodem
sensu, eademque sententia. {Il>-)
Sur tous ces points, les modernistes ne peuvent
s'accorder avec nous. A l'origine, la ré^ élation chré-
tienne, comme toute révélation, a élé d'après eux
une impulsion, plus ((u'une lumière. Les auteurs du
Programma italien indi(]uent ainsi où aboutissent,
d'après eux, les recherches impartiales de l'histoire :
« Les conclusions de cette méthode, appliquée à
l'histoire du catholicisme, ont été d'une ellicacité
désastreuse pour les vieilles positions de l'enseigne-
ment thcologique. Au lieu de trouver aux origines,
ne fùlce qu'en germe, les aflirmations dogmatiques
formulées au cours des siècles par le magistère ec-
clésiastique, nous avons trouvé nue forme religieuse
qui, amorphe et adograatique à l'origine, est parve-
nue par un lent développement à des formes con-
crètes de pensée et décrite; ce développement était
dû aux exigences des relations collectives, à la né-
cessité d'exprimer abstraitement les principes qui
devaient informer l'activité religieuse des lidèles, à
l'efTorl des penseurs chrétiens, aux contre-coups de
la lulte contre les hérétiques. Le message évangéli-
que n'eût pu vivre ni se répandre dans sa simplicité
spirituelle. » (P. 79)
Tyrrell écrivait de même : « La première forme
de la révélation chrétienne fut cnlièrement celle
d'une prophétie, d'une vision. L'enseignement moral
de l'Evangile n'était point considéré comme en fai-
sant partie, ni comme contenant rien de nouveau.
Le royaume du ciel, sa nature, son avènement voilà
quelle était la bonne nouvelle. ;. (Tlie rights and
limits of tlieology [Qunrterly Review, p. 468]. Scrlla
and Cliaryljdis,Y>. 211).
Cependant, il fallut vivre et penser; on se mit à
interpréter la première expérience chrétienne ; voici,
à titre d'exemple, comment les auteurs du Pro-
gramme nous retracent les adaptations successives
qu'on lit subir à la première conception du Christ:
a Les Actes, se faisant l'écho de l'enseignement chré-
tien primitif, décriventJésus comme un homme au-
quel Dieu a rendu témoignage par les miracles, les
prodiges, les signes qu'il a opérés par son entre-
mise (Act., II, 22). Il est le Jlcssie ; sa mort ignomi-
nieuse lui a conféré la gloire céleste et il doit revenir
pour inaugurer son royaume. Voilà la foi naïve et
intense des premiers disciples. Mais le Christ a ap-
pelé les membres de la famille humaine fils de Dieu
et s'est donné comme leur modèle. Il est le fils de
Dieu par excellence, d'après la synonymie que la
tradition messiani(|ue établissait entre ce titre et
celui de Messie .. Mais, ce qui marque le point cul-
minant de cette élaboration, c'est la traduction du
concept hébraïque du Messie par le concept platoni-
cien du Logos; c'est l'identilàcation du Christ, tel
qu'il était apparu aux âmes attendant dans l'angoisse
la rédemption d'Isracl, avec la notion abstraite,
germée en terre hellénique, de l'intermédiaire cos-
mique entre l'Etre suprême et le monde ; c'est la
transcription, pourrait-on dire, delà valeur morale
et religieuse, inhérente à une conception hébraïque
inintelligible ])our le monde gréco-romain, en lan-
gage alexandrin, lui conservant ainsi la même
valeur éthique et religieuse. » (// programma dei
niodernisti, pp. 8i-83. J'ai omis au milieu un déve-
loppement concernant le progrès du dogme de l'Es-
pril. — On trouvera, pp. 70 sqq., un exposé analo-
gue des adaptations successives de la christologie.)
Un chrétien dont la foi est ferme, et qui n'est pas
initié à cette théologie fuyante, sera déconcerté par
ces exposés. Il essaiera de presser les auteurs ; de
ces croyances que vous énumérez, laquelle est la
vraie ? Est-ce la « foi ingénue » des jiremiers disci-
ples, est ce le messianisme des Juifs, est-ce la spécu-
lation des Grecs ? On lui répondra que toutes le
sont au même titre, puisque toutes ont « la même
valeur éthique et religieuse » ; a-t-il donc si vite
oublié que » pour chacun sa vie est l'unique absolu,
et que tout ce qui la nourrit a la valeur d'un
absolu K ?
Ainsi, sous cette bigarrure des symboles, la foi
reste toujours identique. Il n'y a plus à jiarler de •
progrès du dogme et, par là, les modernistes se flat-
tent d'être plus orthodoxes que leurs contradicteurs,
plus même, peut-être, que le concile de A'nlican. (Cf.
G. Tyrrell, Tliénlogisme [Revue pratique d'Apologé-
tique, i5 juillet iyo7l, pp. 5a'j, 523) « Tout a changé
dans l'histoire du christianisme, pensée, hiérarchie
et culte : mais tous les changements ont été des
moyens providentiels pour la conservation de l'es-
prit de l'Evangile, et cet esprit religieux s'est con-
servé identique à travers les siècles. Les scolastiques
ou les l'ères du concile de Trente ont eu sans doute
un patrimoine théologique infiniment plus riche
qu'un chrétien du premier siècle ; mais l'expérience
religieuse qui les a faits chrétiens a élé la même en
eux qu'en lui. Elle est encore la même aujourd'hui
en nous, bien qu'elle tende peu à peu, par delà les
barrières de la scolastique, vers une nouvelle formule
où elle s'exprime. Les formules du passé cl celles do
l'avenir ont été et seront également légitimes pourvu
qu'elles respectent lidèlemenl les besoins de la reli--
giosité évangélique, avide de trouver dans une
pensée réfléchie les instrumenls de saconservation. »
(// programma dei niodernisti, p. 90)
Leurs conceptions respectives sur la vérité du
dogme chrétien commandent l'attitude du catholique
et du moderniste vis-à-vis des symboles de foi que
l'Eglise impose à ses enfants. Le catholique sait que
les réalités divines qui lui sont révélées, dépassent
infiniment sa portée. Il sait que les formules mêmes
que l'Eglise lui propose sont très inadéquates à
leurs objets. Il y adhère, cependant, de toute son
âme, sachant que seules elles éclairent infaillible-
ment sa roule vers Dieu. A mesure qu'il y avance,
681
MODERNISME
682
il sent qu'il approche de la lumière, et ce Credo si
simple et, pour rincro3'ant, si pauvre, lui apparaît
chaque jour plus riche de vérité et de vie. 11 ne s'ar-
rête point aux images symboliques qu'il reiilerme ',
il ii'encliaine point non plus sa foi aux systèmes hu-
mains que queh|ues-uns de ses énoncés rappellent;
il va droit an sens que l'EjjIise a donné une fois pour
toutes à ses formules, et que son enseignement au-
■ lorisé lui fait connaître.
Ainsi, plusieurs des définitions conciliaires qui ont
pour objet les sacrements, sont énoncées en fonction de
la théorie de la matière et de la forme. Le catholique
n'est point obligé, pour s'y soumettre, d'adhérer à la
physique d'Aris'ote. Le principe qui doit nous guider en
cette matière, c'est la règle formulée par le concile du
N'atican et rappelée plus haut : k dogmatum is sensus
pcrpeluû est retinendu;, quem semel declaravit Suncta
Mater Ecclesia »; or on constate que lors même que
l'Eglise emprunte certains termes à des systèmes philo-
sophiques ou théologiques, elie ne les emploie pas dans
la rigueur de leur sens technique, et par suite n'enchaîne
point notre foi à une construction systématique. C'est
dans ce sens que Frauzelin ((/e Eucharistia^\t . ^9!]), après
avoir exposé !a théorie des accidents, coricluait ainsi sa
thèse sur les espèces eucliaristiques ; « Veritas theolo-
gîca physîcae realitatis specierum ab hac aut quavis nlia
speciali explicatione philosophica modi non pendet;
gratulabimur ergo ei, qui modum aptiorem et probabi-
liorem nos docueril. dummodo reipsa sit integrae vei-ita-
tis theologicae explicatio. » — Sur ce point, qui est très
délicat et qui ne peut être traité en quelques lignes, que
le lecteur me permette de le renvoyer à deux articles de
la Reloue pratique d'Apologétique^ 15 mai 1907, pp. 19'i-197;
15 juillet 1907, pp. 527-535.
Le catholique regarde cette adhésion aux dogmes
comme obligatoire, et, par conséquent, comme né-
cessaire au salut. Il n'oublie point certes que Dieu,
qui veut le salut de tous, n'exige de tous que ce
qu'ils peuvent faire, et qu'il excuse l'ignorance in-
vincible de ceux qui n'ont point adhéré aux vérités
révélées faute de les avoir pu connaître; mais il sait
aussi que quiconque a connu suUisamment la révé-
lation et ses preuves, a le devoir de lui donner son
adhésion, et qu'il ne saurait dans la suite avoir
aucun motif légitime de la rétracter.
Pour le moderniste, au contraire, les formules que
l'Eglise propose à ses fidèles, ne sont point des
énoncés irréformables; elle sont l'expression plus
ou moins heureuse des expériences religieuses des
chrétiens ; elles renferment de la vérité et de l'erreur,
c'est un rainerai où l'or est mêlé à bien des scories,
mais peut-être n'en pouvons-nous pas avoir de plus
riche ici-bas. (G. ïyurell, A inuch-abused letter,
p. ';8 sqq.) Elles sont bonnes et bienfaisantes pour
notre âme, en tant qu'elles y provoquent et qu'elles
y nourrissent le sentiment religieux. Aussi les meil-
leures d'entre elles ne sont point ces énoncés in-
tellectuels, qui nous donnent l'illusion d'une con-
naissance, mais dont l'àme se lasse vite, quand
l'illusion s'est dissipée; ce sont ces symboles fami-
liers tpii, sans prétendre percer le mystère, en don-
nent à l'àme l'impression. « Les récils de la nais-
sance de Jésus, disait Sabatier, ne sont que de la
poésie; mais combien cette poésie est plus religieuse
et plus vraie que les définitions du symbole Quiciim-
que'^l »
1. C'est une expression de ce genre que nous trouvons,
par exemple, dans la descente aux enîcYs ; le catholique
n'est pns obligé de croire que les enfers sont au-dessous
de la terre et que Noire-Seigneur y est descendu.
2. Esquisse, p. ilO. Cf. Bv\ssoti, Lilire pensée et Protes-
tantisme libéral, p. 33 : « Il se trouve qu'à nos yeux la
gronde supériorité des quelques pnroles auxquelles se
réduit l'enseignement authentique de Jésus, c'est d'être
volontairement des images, des allégories, des paraboles.
Tyrrell décrit ainsi le Credo qu'il rêve : o Dans
l'état de choses idéal dont nous pouvons approcher
chaque jour davantage, on devrait avoir un Credo
vivant et croissant, un ensemble de dogmes et de
mystères qui refiélerait et incarnerait la croissance,
le développement spirituel de la conimunauté; il
serait un, non par la cohérence logique d'un sys-
tème, non d'après la valeur littérale de ses proposi-
tions et de ses articles, mais par la cohésion des
manifestations diverses d'un même esprit; ce serait
un Credo vivant et flexible qui représenterait les
besoins spirituels de la masse, les besoins passés
des plus avancés, les besoins futurs des plus retar-
dataires'. »
Le chrétien respectera ces formules et s'en servira,
car, outre le secours qu'il y trouve pour sa vie spiri-
tuelle, il leur doit encore d'être uni aux chrétiens
de toutes les nations et de tous les temps, mais
encore faut-il que ces formules soient pour lui un
secours et non un fardeau. 11 peut arriver et, d'après
beaucoup de modernistes, il est arrivé en effet, que
la plupart des formules que l'Eglise nous propose,
soient aujourd'hui stériles; elles ont pu jadis fécon-
der la foi, parce qu'elles étaient en harmonie avec
les besoins religieux et les habitudes intellectuelles
des chrétiens d'alors ; aujourd'hui, nous dit-on, elles
ont perdu pour nous toute signification ; nous ne
pouvons les penser ni en vivre. Que doit faire alors
le chrétien, sinon agir, autant qu'il est en lui, sur
son Eglise, pour l'amener à desserrer l'étreinte de
cette plante parasite et morte qui étoufi'e le christia-
nisme?S'il n'y peut réussir, il saura du moins reven-
diquer pour lui et pour ceux qu'il pourra atteindre,
la pleine liberté chrétienne, et briser la contrainte
que la théologie prétend lui imposer. (ÏYnnELL, A
much-abused lelter^ p. 87 sqq. ; lH^lits and limits of
Theology. Qiiarterly Hevietv, p. 490; atténué dans
Scylla and Charybdis, p. 289)
Cette attitude pratique, qui est parfaitement logi-
que avec le reste du système, est l'attitude même
des protestants, et nul ne peut s'y méprendre. Pour
mettre ce point mieux en lumière, rappelons encore
ici la doctrine catholique, et voyons quel est, d'après
des métaphores fnmilières qui parlent au cœur et à
l'imagination, mais qui sont foncièrement réfractaîres à
une cristallisation dogmatique : Dieu est «un père, » les
hommes sont ses « enfants ». Essayez donc de faire une
théologie rigoureuse avec ces mots père et enfant ! Essayez
donc de leur donner un sens piécis, une définition en
règle! N importe, ils sont clairs pour le sentiment... »
C'est, il me semble, dans le même sens que Tyrrell,
étudiant l'expression de la révélation, oiiposait la « pure
imagerie » dont la valeur est, en grande partie, perma-
nente, aux catégories ou conceptions intellectuelles qu'il
juge précaires. [Théologisme, Reçue pratique d'apologéti-
que, 15 juillet 1906, p. 510; reproduit dans Scylla and
Charijbdis, p. 358; cf. Lex credevdi,p. I'i3,14'i|.
1. The righis and ttniits of theologq (Quarlerly Review,
p. 488, Throuoh Scylla and Charybdis, p. 237). Si l'on
veut pleinement apprécier le caractère de cette doctrine,-
on peut la comparer à ce jugement d'un théologien pro-
testant : « Au sens catholique de ce mot, le dogme est
une croyance officiellement définie, promulguée et impo-
sée par l'autorité conijiétenle, c'est-à-dire par l'Eglise. Il
va de soi que cette notion ne pouvait passer telle quelle
dans le protestantisme. L'esprit même de la réforniation
est en contradiction formelle avec l'idée d'une doctrine
qui sei-ait imposée de l'extérieur par n'importe quelle
autorité. Le dogme protestant doit êti-e, selon Lobstein,
l'expression et l'affirmation scientifique de la foi protes-
tante, d'une manière qui réponde aux intérêts de l'époque
actuelle et de la génération présente. » {M. GocutL,
W . Ilerrmaitn, p. 283.) Entre ces deux conceptions du
dogme, très justement opposées, il est aisé de recon-
naître quelle est celle à laquelle adhère Tyrrell.
683
MODERNISME
684
elle, le rapport entre les deux règles de foi, la con-
science individuelle et l'autorité de l'Eglise.
Le devoir de la foi, comme tout autre devoir, est
intimé à chacun par sa conscience ; on perçoit 1 obli-
gation de croire Dieu, s'il nous a parlé, de même
qu'on perçoit l'obligation de lui obéir ou de l'aimer.
Mais quel critère nous fera discerner la parole de
Dieu ? Sera-ce notre conscience, sera-ce une autorité
extérieure ?
Cette question ne se pose évidemment que pour
quiconque a déjà adhéré en eCfel à une autorité
extérieure en qui il reconnaît une autorité divine.
Si une telle autorité n'existe point pour lui, il n'a
qu'un critère de foi, sa conscience ; à lui s'applique
ce que saint Paul disait dos païens : « Ipsi siii sunl
lex. » S'il entend parler de Jésus-Christ et de son
Eglise, il n'aura, pour discerner la vérité de leur
message, que la gràee divine et ses lumières person-
nelles. On ne pourra, d'autorité, lui dicter son choix,
mais seulement lui faire prendre contact avec la
véiité chrétienne, lui faire saisir les titres qu'elle a à
sa créance, prier Dieu de l'éclairer et le remettre
entre les mains de son conseil.
Mais, du jour ofi il a reconnu dans l'Eglise ca-
tholique l'interprète autorisé de Dieu, il engage par
là même sa foi à toute la doctrine qu'elle lui pro-
pose; il devra ainsi adhérer à bien des dogmes, sans
pouvoir en contrôler la vérité intrinsèque, et avant
d'en sentir l'inlluence bienfaisante sur sa vie. Sa
conscience lui parle encore, elle lui intime l'obli-
gation de croire aux différents dogmes chrétiens;
mais cette voix est l'écho de la voix de l'Eglise,
celte règle est assujettie à une règle supérieure, le
magistère de l'Eglise, en qui elle vénère l'autorité
même de Dieu : « Mes frères, disait Newman aux
anglicans de Birmingham, peut-être me direz-vous
que, si toute recherche doit cesser du joiu- où vous
deviendrez catholiques, vous devez être bien sûrs
que l'Eglise vient de Dieu avant de vous joindre à
elle. Vous dites vrai; nul ne doit entrer dans
l'Eglise sans être absolument décidé à s'en tenir à sa
parole dans toutes les questions de doctrine et de
morale, et cela parce que l'Eglise vient directe-
ment du Dieu de vérité. 11 faut regarder l'entreprise
en face et en calculer le prix. Si vous ne venez pas
dans cet esprit, vous n'avez qu'à ne pas venir du
tout. » Discourses to mixed congrégations, XI (Failli
and doubl). (On a cru voir dans la doctrine moder-
niste du t( primai de la conscience i une consé-
quence de la doctrine de Newraan; je crois avoir
montré que l'on s'était mépris : 7?ei'ue pratique d'A-
pologétique, i" mars igo';, pp. Gô'j-ôjô).
Le moderniste ne peut admettre cette thèse, toute
sa théologiela repousse. La révélation, nous l'avons
>Ti, est pour lui strictement individuelle, incommuni-
cable. Comment dès lors admettre qu'une autorité
extérieure, si sacrée soit-elle, puisse s'interposer
entre Dieu et lui, pour lui notifier cette révélation
que lui seul perçoit, ou même pour la lui interpré-
ter? i Le catholique religieux et formé par la cul-
ture moderne tient pour vrai ce à quoi le pousse
l'amour de Dieu; il tient quelque chose pour vrai,
non parce que Dieu, considéré comme autorité e.r-
iérieure, l'a dit, mais parce que la voix de Dieu est
en même temps sa voix, et qu'il est intimement
uni à Dieu. » (Docteur K. Gbbkht, Katholischer
Glaiihe, p. ^6)
Le dogme, à son tour, n'est qu'une représenta-
tion intellectuelle provoquée par l'émotion reli-
gieuse, et apte à l'éveiller chez d'autres consciences.
Puisqu'il n'est point infailliblement vrai, on ne peut
l'imposer à la croyance de personne; et puisque
toute sa valeur est une valeur d'utilité, chacun
doit en user selon les besoins de sa conscience.
D'où cette règle qu'énonçait déjà Samuel Vincent,
un des précurseurs du protestantisme libéral en
France : « Tout dogme qui n'éveille pas un écho dans
l'àme, qui ne lui fait pas rendre un son, n'est pas
nécessaire pour le salut.» (Cité par A.-N. Bertrand,
La pensée religieuse au sein du protestantisme li-
béral, p. 22). Tjrrell écrit de même : « Noire ex-
périence religieuse, étant le sens des relations dj-na-
miques qui relient notre esprit à l'esprit universel,
nous donne un critère pratique en vertu duquel
nous liouvons écarter toute théorie incompatible
avec cette expérience » (Quarlerly Re^iew, octo-
bre igo5, p. 483; Througk Scjlla and Charybdis,
p. a3o) ; et à un catholique, qui se plaignait de ne
pouvoir adhérera l'enseignement ofQciel de l'Eglise,
il écrit : a Si le germe primitif suffit à votre vie, vous
pouvez vous dispenser du développement, surtout
s'il vous choque et vous entrave. >■ (A mucli-abused
letter, p. 86). Il exposait plus clairement encore sa
pensée dans l'introduction de son dernier livre :
« (Les pionniers du progrès) sont déférents, autant
que le permet la conscience et la sincérité, vis-à-vis
des interprètes officiels de la pensée de l'Eglise,
mais ils doivent cependant interpréter leurs inter-
prétations d'après la règle plus haut et suprême de
la vérité catholique, c'est-à-dire la pensée du Christ.
C'est lui qui nous envoie vers eux ; ce ne sont pas
eux qui nous envoient vers lui; il est notre première
et suprême autorité. S'ils interdisaient l'appel, ils
ruineraient leur propre autorité subalterne. «{Through
Scylla and Charybdis, p. 19).
Cet appel, du pape au Christ ou à l'Esprit, est
trop évidemment protestant pour ne point choquer
un catholique : conQant aux promesses du Christ
et soumis à ses ordres, il sait qu'en écoutant l'en-
seignement du pape, il écoute l'enseignement du
Christ, et qu'en méprisant l'enseignement du pape,
il mépriserait l'enseignement du Christ; il sait que
le chrétien n'est point seulement enseigné de Dieu
individuellement etdansle silence de sa conscience,
mais aussi collectivement par le magistère officiel de
son Eglise. Mais ce qu'il faut remarquer surtout,
c'est que la thèse protestante, qui se manifeste ici
avec tant d'évidence, est la conséquence inélucta-
ble de tout le système : si la révélation est com-
muniquée immédiatement à chaque àme, si elle
n'est essentiellement qu'une émotion religieuse, si
le dogme n'est qu'une conception humaine plus ou
moins intimement liée avec celte émotion et plus
ou moins bienfaisante pour notre vie, si la formule
n'est qu'un pur symbole et n'a qu'une utilité prati-
que, iln'j' a plus de place pour une autorité dogma-
tique infaillible; en d'autres termes, quiconque ad-
hère à la philosophie religieuse telle que Sabatier
l'expose dans son £squisse, ne peut se refuser à
l'option qu'il propose entre la religion de l'autorité
et la religion de l'espx'it, ni la trancher dans un-
autre sens que lui.
Dans ces conditions, l'Eglise peut encore être re-
gardée comme une institution bienfaisante, qui
nous transmet les expériences religieuses du passé,
et nous unil entre nous par la profession des
mêmes formules et par la célébration des mêmes
rites ; elle peut, à bon droit, nous demander une at-
titude déférente, respectueuse de sa hiérarchie et de
ses définitions. Elle peut, en un mot, être encore
un gouvernement et compter que, même au prix
de quelques sacriGces, nous conformerons nos dé-
marches à ses règlements. Mais elle n'est plus le
corps du Christ, dans lequel et par lequel toute
grâce est communiquée du chef aux membres.
685
MODERNISME
686
De là, cette thèse, si tristement soutenue par
Tyrrell et par les auteurs du Programme, de
« l'excommunication salutaire » : « Non seulement
l'excommunication a été dépouillée de la plupart
des terreurs du moyen àg:e, terreurs temporelles
et spirituelles, mais encore, lorsque des raisons
de conscience l'ont motivée, le sacritice qu'elle
impose la rend en quelque sorte séduisante pour
les coeurs héroïques et honorable aux yeux du
petit nombre dont, en définitive, le jugement seul
nous préoccupe; elle est un baptême de feu, un
moyen de sanctilication pour l'homme pieux. .Te dirai
plus, les circonstances au milieu desquelles se débat
acluellement l'Eglise sont telles que préférer souf-
frir l'excommunication plutôt que de se rétracter,
devient un devoir strict pour un nombre croissant
de catholiques plus intelligents et plus sincères, sans
parler du nombre considérable de ceux qui, tout
disposés à être des prosélytes, admettent avec cer-
taines réserves indispensables les droits de la com-
munion romaine à leur soumission totale. » (^Grande
Revue, lo oct. 1907, p. 666)
Ch. in. — Les conséquences religieuses du
modernisme. — Ce que nous venons d'exposer fait
déjà pressentir assez clairement les conséquences
du système. Je crois cependant qu'il ne sera point
inutile d'y insister davantage; les modernistes se
méûenl volontiers de la logique, mais aiment à juger
les arbres d'après leurs fruits. Les auteurs du ma-
nifeste italien nous conviaient à cet examen, et
profitant de l'anonymat qui couvre leur modestie,
ils nous disaient (p. iSg) qu'ils « avaient conscience
d'être les plus méritants parmi les promoteurs du
règne du Christ dans le monde », « les fils les plus
dévoués et les plus actifs de l'Eglise », les représen-
tants « des plus pures traditions chrétiennes. »
Il est fort délicat de poursuivre la discussion sur
ce terrain; et s'il fallait juger au fond la valeur mo-
rale et religieuse des auteurs que je combats, j'y
renoncerais simplement. Le pape, au début de son
encyclique, a soin de réserver au jugement de Dieu
les intentions des modernistes; une semblable ré-
serve m'est plus nécessaire encore; il me semble
cependant qu'elle me laisse le droit de critiquer fran-
chement les attitudes extérieures et de montrer, si
je le puis, que les doctrines modernistes vont à rui-
ner la vie chrétienne.
Et tout d'abord, on est surpris et peiné, en lisant
ces publications, d'y trouver si souvent le A'un sitm
siciit ceteri hominum. Les modernistes se donnent
comme « les plus intelligents et les plus cultivés >•,
« les plus ardemment sincères, les plus désintéres-
sés », « les plus profondément religieux et évangéli-
qucs », etc. On est peu habitué à trouver ces expres-
sions sur les lèvres des vrais réformateurs catholi-
ques, de saint Bernard, par exemple, ou de saint
François d'Assise.
Mais ce qui choque plus que ces litanies un peu
naïves, c'est l'esprit de caste, c'est la préférence donnée
au jugement d'un petit groupe d'intellectuels plutôt
qu'aux décisions de la hiérarchie et au sens chrétien
du peuple fidèle. On nous dit que le catholicisme
large, — celui d'Erasme', — « a toujours été rcpré-
1. Je ne puis ra'empêcher de relever cet appela Erasme,
qui revient si souvent sous la plume de certains moder-
nistes. C'est une grande tristesse de voir l'auteur de tfarf/
sayiriî^s et de A'oca et Vetera; se réclamer plus tard
d'Érasme et de Coict, comme des ancêtres de sa vie chi-é-
tienne (Cf. le Times du 1"' octobre 1907); ce n'en est pas
une moindre de voir son accent, naguère si vraiment et si
profondément religieux, devenu, sous l'empire des ten-
dances modernistes, si amer, si âpre, et parfois si violent.
sente par une minorité faible et opprimée, et stigma-
tisé par la masse. On peut dire la même chose des
prophcles d'Israël et des pionniers du progrès dans
toutes les manifestations de la vie humaine. Ils ne
prétendent pas représenter la masse ni parler en son
nom. Ils prétendent pénétrer plus profondément l'es-
prit de l'Eglise, discerner plus clairement ce qu'il
renferme implicitement, prévoir plus distinctement
ses développements futurs, et par conséquent non
seulementégaler, mais dépasser la fidélité de la niasse
à l'Esprit du Christ, qu'elle n'incarne qu'imparfaite-
ment. » (TvRaELL, 'J'Iiraii^h ScjUa and Cltarylidis,
p. 19) Et ailleurs : « Quand il est clair qu'une cro3'ance
opposée (aux croyances traditionnelles) gagne du
terrain de telle sorte qu'elle représente le a consen-
sus i> de l'avenir; quand différents penseurs arrivent
simultanémentet indépendamment à la même conclu-
sion, on peut et parfois on doit suivre la croyance qui
vit dans l'esprit (quelque faible que soit le nombre
de ses défenseurs) plutôt que celle qui dort dans la
formule (quelle que soitla multitude de ses adhérents
passifs). » (/b., p. 369)
Il est facile de voir combien cette règle est déce-
vante: quand le même courant philosophique entraîne
partout les esprits aux mêmes négations, il n est pas
surprenant que « différents penseurs arrivent simul-
tanément et indépendamment à la même conclu-
sion » ; il est un peu gratuit de voir dans cet accord
un signe de l'action. du Saint-Esprit et un présage de
la foi de demain. Quant à cette confiance dans une
élite de penseurs et à ce mépris de la masse chré-
tienne, on a le droit de le trouver peu catholique et
d'y reconnaître un écho de cette parole pharisaïqne
que nous rapporte l'Evangile : « Turba liaec, quae
non novit legem, maledicti sunt. » Le catholique n'a
ni cet engouement, ni ces dédains; il ne reconnaît
ici-bas que deux règles de foi assurées, les décisions
de l'autorité doctrinale et le sens du peuple chrétien ;
il aime à redire, après saint Paulin de Noie : « De
omnium ûdelium ore pendeamiis, quia in omncm
fidelem Spiritus Del spirat. » {Epist. xxiii, 26; P. L.,
LXl, 381).
Les modernistes nous répètent encore qu'ils sont
les seuls loyaux parmi les savants catholiques et les
seuls sincères; et vraiment nous sommes las de ces
plaidoyers pour la sincérité, si souvent colportés
dans des publications clandestines, ou répandus dans
des brochures anonjones ou pseudonymes. Il faut
discuter à fond cette question et voir où on nous
conduit sous prétexte de sincérité.
On veut, dit-on, travailler sans parti pris, et l'on
entend par là, sans contrôle dogmatique, sans souci
de la règle de foi ; et il arrive ainsi souvent que,
les données historiques ou exégétiques étant insuf-
fisantes ou la méthode fautive, on est conduit à un
résultat que la foi ne peut accepter; et alors, si
l'on s'obstine dans cette voie, ou bien la foi cède ou
bien elle ne se maintient que par inconséquence;
et, au bout de ces démarches que l'on croyait seules
sincères et seules probes, on se trouve acculé à cette
position éminemment insincère du savant qui nie au
nom de la science les mêmes faits qu'il professe
comme chrétien, et qui travaille à contresens du
credo qu'il répète.
Un tel conilit est trop douloureux pour pouvoir
durer longtemps. Entre les deux conceptions contra-
dictoires, celle de la croyance et celle de la science, il
faut que l'une succombe, et si c'est la croyance, que
devient la foi ? A cette question angoissante, des
(>tte transformation, dont on pourrait citer d'autres exem-
ples, est UD grave avertissement pour ceux «lui veulent
discerner la portée religieuse de ce mouvement.
687
MODERNISME
688
réponses diverses sont faites par les libérau-s, dans
les diverses confessions; certains veulent réserver
quelques croyances privilégiées, qu'ils estiment
seules essentielles à la foi. C'est ainsi que M. Rash-
dall, définissait la position doctrinale de son parti,
le broad chtirch : « Je pense que nous pouvons
dire que nous adhérons aux trois principes essen-
tiels de la religion chrétienne, la croyance à un Uieu
personnel, à l'immortalité personnelle, et, sans
vouloir restreindre l'idée de révélation à l'Ancien et
au Nouveau Testament, à une révélation unique et
souveraine de Dieu dans le Christ historique. »
{The broad church party, dans Ckrislus in Ecclcsia,
p. 385. Edinburgh, 190^). C'est, au catalogue près, la
méthode des articles fondamentaux, chère aux an-
ciens réformés.
La plupart des libéraux répudient celte thèse et
acceptent franchement la logique de leur position :
la religion chrétienne ne consiste pas dans l'adhé-
sion à des dogmes, mais dans l'orientation du
cœur et de la conscience (J. Kévillk, Le Protestan-
tisme libéral, \^^. /|8et49, A. Sabatieu, Esquisse,
p. a88); les lidéistes les rejoignent ici en enseignant
« le salut parla foi indépendamment des croyances »,
et il semble bien que celte position soit la seule
que puissent accepter logiquement les modernistes.
Ne nous onl-ils pas répété que la foi, étant d'un
autre ordre que la science, n'avait rien à craindre
de ses conclusions, quelles qu'elles fussent? Ne
nous ont-ils pas dit que les formules du passé et
celles de l'avenir ont été et seront également légi-
times, pourvu qu'elle» respectent lidèlemcnt " les
besoins de la religiosité évangélique? » ou encore
que 0 la question capitale n'est pas : Que croit-on?
mais : Comment croit-on?» (Gebert, Katholischer
Glaube, p. 74)
On aura l'indiscrétion de les pousser d'un peu
plus près, et de leur demander, par exemple, si on
peut encoi-e être chrétien sans croire même à l'exis-
tence de Jésus-Christ. L'hypothèse n'est pas chimé-
rique; nous savons que, dans l'Eglise luthérienne,
certains pasteurs n'ont pas reculé devant cette néga-
tion, et, récemment encore, un professeur améri-
cain, M. W. B. Smith, écrivait un livre pour
démontrer que Jésus n'a point existé {Der VurcUrist-
licheJesus riebst aeiteren l'orstiidien ziir Entstehiin^s-
geschichte des l'rcliristentunis (Giessen, 1906), et
le savant professeur de Zurich, M. Schmiedel, l'ho-
norait d'une préface louangeuse. Au reste, les pro-
testanls lidéistes ne reculent pas devant cette con-
séquence et suivent jusque-là leur principe de
l'indépendance de la science et de la foi'. Je ne vois
pas comment les catholiques modernistes, s'ils veu-
lent être logiques et sincères, peuvent se dérober à
cette conclusion. Mais quiconque soutient cette
thèse, doit être logique Jusqu'au bout, et se dire sim-
plement libre penseur; il doit surtout être sincère
et ne point accréditer par son altitude une
croyance qu'il ne partage plus.
1. « La foi est-elle conciliable avec l'absence de toute
croyance en .Îésus-Christ ? Pour pousser les choses h
l'extrême, un homme qui penserait que Jésus-Christ n'a
jamais existé, peut-il avoir la foi qui sauve? M. Ménégoz
a le courage de prononcer un oui qui eût, à coup sûr,
étonné saint Paul. D'api'ès le professeur de Paris, si un
homme qui a donné son cœur à Dieu a l'esprit assez mal
fait pour rcToquer en doute toute 1 histoire de Jésus et
ion existence même. Dieu ne le condamnera pas pour
cette bizarrerie intellectuelle. Il ajoute, non sans une cer-
taine désinvolture : Au paradis, cet original verrait
qu'il s'est trompé et se jetterait aux pieds du Seigneur. »
fBABUT, De la notion biblique et de la notion symbolofi-
déiste, de la foi justifiante, cité par Doumergue, Les
Èlapei du fidèisme, p. 16, n. 1.)
M. F. Buisson écrivait à ses amis du Protestant :
a Si vous n'avez et ne voulez avoir ni credo, ni caté-
chisme, ni pape, ni synode, si vous ne croyez ni à
l'infaillibilité d'un homme ou d'un livre, ni à l'im-
mortalité d'aucune doctrine ou d'aucune institution,
ayez le courage de vous appeler de votre nom, vous
êtes des libres penseurs Vous pouvez être des libres
penseurs religieux; les deux mots ne se contredisent
que pour des oreilles catholiques. Toujours est-il
que vous appartenez bel et bien à ce que Sainte-
Beuve appelait le grand diocèse du bon sens. Soyez
logiques en le reconnaissant. Mais c'est plus, bien
plus que la logique qui vous fait un devoir d'aller
prendre voire place là où elle est réellement ; c'est
la probité. Le pire danger que coure le protestan-
tisme libéral, son seul danger grave, — mais il l'est
mortellement, — c'est d'encourir le reproche de
manquer de sincérité pour avoir manqué de netteté.
Et il n'y a qu'un mo3'en d'y parer, c'est de mettre lin
à toute équivoque en vous laïcisant sans réserve et
sans ambages, n {Libre pensée et Protestantisme
libéral, p. /J'i)
Ce réquisitoire, sans doute, n'atteint directement
que les protestants; mais les catholiques progres-
sistes ne risquent-ils point de se laisser entraîner à
de pareilles inconséquences?
Sans sortir du présent, nous avons le droit de
leur demander si leur conduite est conforme à leurs
principes. Ils pensent que nulle formule dogmatique,
même délinie, n'est infailliblement vraie; ils n'ac-
cordent au dogme aucune vérité absolue, sinon en
tant qu'il nourrit notre vie religieuse; et cependant
ils protestent de la plus grande vénération pour
ces énoncés dogmatiques; ils les tiennent pour
« sacrosaints ». et digues de tout respect. Mais com-
ment justitient-ils cette attitude? Quoi qu'on en
puisse dire, un dogme n'est pas un sacrement, une
délinilion de l'Eglise n'est pas un simple rite; si on
ne lui reconnaît pas en elle-même une valeur de vé-
rité, pourquoi la répèle-t-on? pourquoi la tient-on
pour sainte? On nous dit que les formules dogmati- ,
ques sont bienfaisantes et protectrices; mais com- !
ment? Ce n'est pas, je pense, comme des formules
magiques, par la prononciation matérielle des syl-
labes ; c'est donc par lasignilication qu'elles portent,
par le jugement qu'elles traduisent; et si on prétend
que ce jugement intellectuel n'a point une valeur de
vérité absolue et infaillible, de quel droit en im-
pose-t-on l'énoncé? ■
Les mots ont un sens ; on ne peut pas me faire I
redire : a Le Christ est Dieu », comme on peut me
prescrire l'ablution baptismale ou la fraction du
pain, simplement pour développer ma vie religieuse,
pour me rattacher par un rite et un signe extérieur
à la société chrétienne'; si le Christ n'est pas Dieu,
en effet, selon le sens propre et naturel de cette for-
mule, ni l'Eglise n'a le droit de me l'imposer, ni
moi je n'ai le droit de la répéter; ce serait une ty-
rannie, d'une part, et un mensonge, de l'autre.
Supposons, cependant, quelesmodernistes sachent 1
régler toujours scrupuleusement leur attitude sur |
1. « Parmi eux (les dogmes), quelques-uns, comme la 1
divinité du Christ, sont fondamentaux dans le sens où
certains rites — le baptême ou la fraction du pain — sont ,'
fondamentaux, unissant entre eux les époques et les na- ';
lions, formant un noyau permanent autour duquel se
groupe un ensemble d'usages variables, et servant de signe
extérieur et effectif de l'unité de l'esprit intérieur qui unit
tout, w G. Tyrkell, The rigitts and limita of tlieology .
{Quarter ly Ret'iew, p. 486.) Dans Scylla and Charybdis,
p, 234, celte assertion est maintenue, à cela près que le
rôle prêté ici à quelques dogmes, eet là attribué ù tous.
689
MODERNISME
690
leurs croyances, el qu'ils ne rcpètenl jamais de for-
mules qui ne soient l'expression sincère et naturelle
de leur loi, une dernière question se pose et la plus
grave de toutes. Que devient la foi et la vie reli-
gieuse dans ce système?
Au jour de la crise, quand l'àme adhère pour la
première fois au libéralisme doctrinal, elle croit y
trouver le salut; le conilit de la science et de la foi a
été en elle trop douloureux pour ne point lui faire
cliérir l'expédient qui l'en délivre, el comme tout
l'elTort religieux de l'àme, se détournant de la re-
cherche intellectuelle dont elle désespère, se con-
centre sur la vie ad'ective, il arrive parfois que le
sentiment religieux en reçoit un éclat maUuiif, sans
doute, mais, pour un moment, plus vif; cet épa-
nouissement est précaire. Quand l'esprit ne croit plus,
comment l'àme pourrait-elle prier encore? et qui
prierait-elLe? Le Christ? mais il faudrait croire à sa
divinité, ou du moins à sa survivance. Dieu? mais
il faudrait croire qu'il est personnel, et qu'entre lui
et nous il peut y avoir échange de pensée et
d'amour.
Du christianisme que resle-t-il alors sinon une
vénération que l'habitude seule justilie pour les
symboles religieux qui jadis ont nourri la foi, et
qui restent riches de souvenirs? et cette vénération
elle-même, accordée aux symboles chrétiens de
préférence aux symboîcs bouddhiques, est-elle bien
assurée quand aucune croyance ne la justilie plus?
Voici par quelle « hypothèse » M. P. Stapfer essaye
de justifier la prière adressée an Christ ; « Une hypothèse
vraisemblable, en faveur de nos jours, estime que lu vie
d'oulre-tombe n'est point la condition naturelle et utd-
vei'selle de l'huïnainté. que ce privilè^j^e n'appartient
qu'aux Ames d'élite qui l'ont mérité en triomphant, par
l'efTort, du mal qui règne dans le monde et de tous les
obstacles opposés, par l'empire de la matière, à la
royauté de 1 esprit: par qui les instincts bas de la nature
furent-ils plus terrassés que par l'homme divin qui est
venu prêcher au monde la « nouvelle nais.^-ance », lu
charité, l'amour, le sacrifice.''... Quel rigorisme sectaire
et pédantesque de taxer d'idolâtrie la prière (lui, natu-
rellement, monte vers lui île nos cœurs! » (Lu Crise îles
croyances rcli^iruse^^ dans la llihtiuthi'que urtiferseltc de
Lausanne, juillet iy05, pp. 87, 88).
M. F. Buisson, après avoir discuté la doctrine de
M. J. Réville {Le Protestantisme libéral, p. 58), sur le
R Dieu vivant >', conclut : « Le credo du protestantisme
libéral ne contient pas même la foi a un Dieu personnel.
Et sur la relation de l'homme à Dieu, qui est l'objet et
le fond mèmede la religion, M. Réville dit expressément
dans une note fp. 59) : « La souveraineté absolue de Dieu
« et la dépendance absolue de l'homme à l'égard de Dieu
« est ce que la science moderne appelle la souveraineté
« de l'ordre univei-sel. C'est le point où la foi et la science
i( se rencontrent ». Elles se rencontrent, soit, mais sur
une équivoque, diraient nos adversaires. Ils auraient
tort, car il n'y a pas équivoque là où l'on prévient que
l'on recherche non pas une formule mathématique, mais
au contraire ime image, une sorte d'expression approxi-
mative, ai-lmettant sur pied d'égalité deux ou plusieurs
versions ou explications différentes du même fait »
[Libre pensée et Protestantisme libéral^ p. 36)
En 1869, ,M. F. Buisson écrivait ; « Quel est le rôle que
vient jouer le protestantisme libéral.' Il vient dire aux
hommes : distinguez entre les deux éléments du christia-
nisme traditionnel. Vous tous, hommes de science et de
raison, — naturalistes, physiciens, géologues, historiens,
critiques, — qui ne pouvez plus souscrire ?i la théologie et
aux légendes dont l'Eglise a enveloppé Jésus, n'y sous-
crivez pas, et vous n'en serez pas moins légitimes chré-
tiens. Jetez à bas l'échafaudage extérieur; le véritable
édifice qui est au dedans de ces constructions fragiles et
provisoires, mis à nu, n'eu sera que plus beau. Sapez,
détruisez, démolissez toute l'ortliodoxie, vous n'aurez pas
]tour cela porté la moindre atteinte au véritable christia-
nisme, à celui do l'Evangile et de Jésus. Car celui-lî* est
d*une nature toute morale ; il est bâti sur le roc de la
conscience et non sur le sable mouvant d'un système
quelconque. » En transcrivant, il y a quatorze ans, ce pas-
sage dans sa brochure sur la Libre pensée (p. 5:i, n. 1),
M. F. Buisson ajoutait : « Il y avait là, on le voit, au
moins dans l'expression, des atlirmations globales en fa-
veur du christianisme que je ne répéterais pas aujourd'hui
sans y ajouter les réserves que les progrès de la critique
religieuse nous forcent Ji faire, celles menus que font
expressément .M. Sabalier et M. Albert lléville, par
exemple. Le propre delà libre pensée en religion, comme
en philosophie, est de suivre la marche de la science et
de rester toujours ouverte aux enseignements nouveaux
que peuvent lui apporter l'expérience, l'étude ou la ré-
licxion. » Cette déclaration honore la sincérité de son
auteur, et ne saurait d'ailleurs surprendre persoiïne;
mais il me semble que la page écrite en 18(19 — si sem-
blable, hélas ! à celle (pie nous er.tendons ;iutour de nous
— la faisait a*isez prévoir, malgré son apparente ferveur
chrétienne. La foi survit mal aux croyances.
Naguère, M. Schmiedel concluait ainsi une confé-
rence donnée devant des protestants libéraux de
Suisse : « Permettez-moi d'ajouter un mot sur la
signilication que la personne de Jésus a pour notre
piété personnelle. SI, dans toute la liberté de nos
recherches, nous nous attachons, comme je fais, à
des points que d'autres rejettent, ceci n'intéresse
en rien noire culte. Pour moi, je ne dis pas même de
Jésus qu'il soit unique; car ou bien ce terme ne dit
rien, — chaipie homme étant unique en quelque
façon, — ou il dit trop. Mon avoir religieux le plus
intime ne souffrirait aucun dommage, si je devais
me persuader aujourd'hui que Jésus n'a point existé.
J'y perdrais peut-être de ne pouvoir jilus attacher
mes regards sur lui comme sur un homme réel ; mais
je saurais que toute la piété que je possède depuis
longtemps ne serait point perdue, pour ne pouvoir
plus se rattacher à lui... Mais comme historien je
puis dire que cette hypothèse n'est pas vraisembla-
ble. Ma vie religieuse ne serait point troublée non
plus, si Jésus m'apparaissait comme un exalté à
cause de ses prétentions à la messianité, ou si je
voyais en lui quelque autre chose que je ne pusse
approuver. Mais comme historien je tiens pour vrai-
semblable ce que j'ai exposé ci-dessus. Ma piété n'a
pas besoin non plus de voir en Jésus un modèle
absolument parfait, et je ne serais point troublé, si
je trouvais quelque autre qui l'eût surpassé; au
reste, il est hors de doute que sous certains rapports
il a été surpassé... Mais jusqu'ici nul ne m'a montré
encore un homme, qui ait été plus grand que Jésus
dans ce c|ui fait sa valeur propre. » {Die Persun Jesa
imStreile der Meinungeii der Gegem\art, Leipzig. 1906,
P- ^9-) , , .
Encore une fois, cette attitude est logique; mais
quiconque pense ainsi peut-il encore se dire chré-
tien?
Les conséquences du libéralisme doctrinal, si
graves pour les individus qui le professent, le sont
plus encore pour les confessions n ligieuses qui le
tolèrent. Une Eglise en elfet est une réunion de
croyants, et elle doit pouvoir exprimer la foi de ses
membres dans une formule qui leur soit commune; que
fera-t-elle, si elle ne peut assurer ni chez ses mem-
bres ni même chez ses ministres l'uniformité des
croyances? M. Ménégoz pose ainsi le problème et le
résout à sa manière : « Une Eglise sans confession
de foi, comme la rêvent quelques idéologues libé-
raux, est une chimère, et une Eglise dont tous les
membres seraient tenus d'avoir les mêmes croyances,
comme y aspirent quelques champions de l'ortho-
doxie, porterait en elle-même le germe de la disso-
lution. Que nos frères réformés maintiennent à la
base de leurs organismes ecclésiastiques respeclifs
691
MODERNISME
692
leurs confessions historiques — anciennes ou récen-
tes — en en autorisant rinterprétation dans l'esprit
(Je foi et de liberté des réformateurs, et ils auront
établi la paix dans l'Eglise, et libéré les consciences
d'un poids qui pèse d'autant plus lourdement sur les
esprits qu'ils sont plus consciencieux. » (Le fidéisme
et la notion de la foi. Bévue de théologie et des
questions religieuses, juillet igoS, p. ■)/,) M. Ménégoz
rappelle ensuite avec quelle angoisse les jeunes
pasteurs, les meilleurs surtout, souscrivent les con-
fessions de foi en s'engageant au service de l'Eglise,
et il pense que seul le symbolo-fidéisme peut libérer
leurs consciences.
11 faut convenir que cette situation est exlréme-
ment douloureuse, mais qui ne voit que le remède est
pire que le mal? N'est-ce pas, aux yeux des moins
croyants, un scandale, de voir les Eglises répéter
des professions de foi en en éludant la portée,
demander à leurs ministres d'y souscrire par un
engagement solennel et public en les laissant libres
de les interpréter à leur guise ? Qu'on me permette
de reproduire ici un jugement que j'ai déjà eu l'occa-
sion de citer ailleurs; il est de M Jacks, l'éditeur du
Hiliiert Journal ; <i L'intelligence des Eglises, dit-il,
semble éprise de passion pour les paroles vagues.
Dans la sjibère de la croyance religieuse on peut
s'engager dans tons les sens sans se sentir entraîné
ici ni là. La liberté d'interprétation privée est reven-
diquée pour les engagements solennels et publics. Le
langage, en passant des autres domaines dans celui
de la croyance religieuse, semble avoir changé de
valeur; ailleurs les mots sont censés signilier quel-
que chose; ici ils peuvent signilier à peu près tout
ce qu'on veut. Non seulement il est devenu impossi-
ble de dire le sens qu'a un dogme particulier; mais
il est devenu très dilïicilc de dire le sens qu'il n'a
pas; car à peine pourrait-on imaginer une interpré-
tation que l'ingéniosité ne puisse lui donner.
Qu'arriverait-il, nous avons le droit de le demander,
si en justice un témoin se permettait ce libre usage
des mots que l'on tolère dans quelqu'une des sphères
religieuses les plus élevées ? » (Chiirck and World,
Ilibhert Journal, octobre 1906, p. i3)
Qu'on y prenne garde, ces condamnations sévères
et méritées tomberaient sur l'Eglise romaine, si elle
tolérait chez ses membres et surtout chez ses prê-
tres cette interprétation fuyante des dogmes. On a
crié à l'intolérance, parce que le décret du Saint-
Office et l'encyclique elle-même a proscrit d'écarter
de l'enseignement et des ordres les adhérents des
doctrines modernistes, et, en protestant ainsi, on
croit plaider pour la sincérité. Les auteurs du Pro-
gramme ont été jusqu'à comparer Pie X à Julien
l'Apostat écartant de l'enseignement les maîtres
chrétiens (p. 128). Qu'on veuille bien j' réfléchir, et
qu'on se demande si la sincérité s'accommode de ces
interprétations équivoques. Ce n'est un mj-stère pour
personne que parmi les modernistes il en est qui
rejettent la conception virginale du Christ, et sa
résurrection et, quelques-uns, même sa divinité,
entendue au sens propre et strict du mot ; et l'on
voudrait qu'ils vinssent, comme ministres de l'Eglise,
réciter ofliciellement son symbole : Deum de Deo,
lumen de lamine, Deum verum de Deo vero... Et in-
carnalus est de Spiritu sancto ex Maria Virgine... Et
resurrexit tertia die, secundum Scripiuras... Et ils
seraient chargés de l'apprendre aux iidèles, et de le
leur interpréter 1
Qu'on se rappelle aussi que les fidèles ont des
droits, et avant tout celui de n'être point instruits
dans In foi par des incroyants. Un pasteur, M. Kœnig,
disait, dans un rapport présenté aux conférences
évangéliqucs libérales de novembre 1902 : o Nous,
pasteurs, quand nous réunissons les enfants, l'espoir
des générations futures, la pépinière de nos églises,
la plupart du temps nous sommes gênés dans notre
enseignement: nous sentons que nous marchons sur
un terrain crevassé, arcliicrevassé, et, en répétant les
vieilles histoires dont notre enfance a été bercée,
nous avons le sentiment très net que nous manquons
lie sincérité et que nous ne prononçons pas toujours
des paroles de vérité. » De la sincérité dans l'ensei-
gnement de l'histoire sainte de l'Ancien Testament
aux enfants, p. 4- Paris, 1908. Il ne saurait en être
autrement dans les Eglises qui tolèrent chez les pas-
leurs et chez les aspirants aux ordres la libération de
toutes les croyances. Mais, encore une fois, est-ce là
ce que rêvent pour nous les opposants à l'Ency-
clique ?
Dans son article du 1='' octobre 190;;, 'Tj'rren
écrivait : « Ce que le moderniste regrettera le plus,
c'est que l'Eglise ait perdu l'une des plus belles occa-
sions de se montrer le salut des peuples. Rarement,
dans son histoire, tous les yeux ont été fixés sur elle
dans une attente plus anxieuse ; on espérait qu'elle
aurait du pain pour ces millions qui meurent de
faim, pour ceux qui souffrent de ce vague besoin de
Dieu que l'encyclique méprise si fort. Le protestan-
tisme, dans la personne des penseurs qui le repré-
sentent le mieux, n'était plus satisfait par sa néga-
tion brutale du catholicisme, et commençait à se
demander si Rome elle aussi ne se départait pas de
son médiévalisme rigide. Le mouvement moderniste
avait transformé tous les rêves vagues de réunion
en espérances enthousiastes. Hélas I Pie X vient
vers nous avec une pierre dans une main et un scor-
pion dans l'autre. »
Un catholique, même s'il ne veut point relever
l'injure finale, n'a pas de peine à reconnaître dans
cette page l'étroitesse des vues humaines jugeant et
condamnant les pensées divines. Oui, certes, des
millions d'âmes meurent de faim et fixent leur regard
vers Rome, mais qui pourra les rassasier sinon la
parole de Dieu ? De tout côté les Eglises abdiquent
leurs prétentions dogmatiques, et laissent tomber
comme des barrières pourries les professions de foi
qui les séparent; et certains acclament déjà la res-
tauration de la grande unité chrétienne, et deman-
dent à Rome de renoncer, elle aussi, à son intransi-
geance et de se mêler à la foule. Et Rome ne descend
point vers eux, mais reste debout, sur sa colline
sainte, comme un signal levé parmi les nations. Elle
sait qu'elle ne peut point déserter son poste, parce
qu'elle est le témoin de Dieu, et la lumière du
monde.
Appendice. — Le sentiment de saint Augustin sur
l'excommunication. — Ce n'est pas sans surprise
qu'on a vu dans la Grande Reyue (10 oct. 1907,
p. 671), Tyrrell évoifuer l'autorité de saint Au-
gustin pour confirmer sa thèse de !'« excommuni-
cation salutaire ». Sans doute, les lecteurs de la
Grande Bévue connaissent peu le saint docteur;
mais quiconque est tant soit peu familier avec ses
ouvrages sait que nul autant que lui n'a prêché
l'unité de l'Eglise et l'union à la hiérarchie. L'argu-
ment a cependant semblé si convaincant aux mo-
dernistes italiens qu'ils en ont fait la conclusion
même de leur libelle. Il ne sera donc pas inutile de
le discuter.
Voici le texte qu'on nous oppose. (Je corrige, en
le citant, quelques contresens commis par Tyrrell ou
sou traducteur.)
« Souvent la divine Providence permet que, à la
suite de séditions ou de troubles soulevés par des
693
MODERNISME
694
liommes charnels, on voie expulser de l'assemblée
chrétienne même des hommes vertueux. Lorsqu'ils
supportent avec une grande patience, pour la paix
de l'Eglise, cet afl'ront ou cette injustice, lorsqu'ils
ne défendent aucune nouveauté schismatique ni hé-
rétique, ils montrent aux hommes avec quel amour
et quelle charité sincère il faut servir Dieu. Ce qu'ils
se proposent, c'est de reprendre la mer, si les Ilots
sout apaisés, ou, s'ils ne le peuvent (soit que la tem-
pête dure encore, soit qu'ils craignent de lu redou-
bler par leur retour), ils gardent du moins la volonté
de secourir ceux dont les troubles et les soulève-
ments les ont chassés; ils ne forment point de
groupes séparés, ils défendent jusqu'à la mort, ils
soutiennent par leur témoignage la foi qu'ils savent
être prêchce par l'Eglise catholique. Le l'ère céleste
qui volt dans le secret, les couronne dans le secret.
Ce genre d'hommes seuible rare; cependant les
exemples ne manquent pas, il y en a même plus
qu'on ne pourrait le croire. »
Saepe etiam sinit divina providcntia, pcr nonnullas
niœiiim turbulentas carnalium liominum seditiones,
expelli de congregatione ciiristiana, etiam bonos viros.
Quam conlumeliam veliniuriam suam cum patientissime
pro Ëcclesiae pace tulerint, neque allas novitates vel
scliismatis vel haeresis molili fuerint, docebiuit homines
quam vero oiTectu et quanta sinceritate caritatis Dco
serviendum sit. Talium ergo virorum proposilum est,
aiit sedatis remeare turbinibus; aut si id non sinantur,
vel eadem tompestate persévérante, vel ne suo reditu
lalis aut saevior oriatur, tenent voluntateni consulendi
etiam iis ipsis quorum motibus perlurbationibusque ces-
serunt, siue nlla conventicu'oruin segregatioue usque ad
morlem defeauentes, et lestimonio iuvantes eam fidem
quam in Ecclesia catliolica praedicari sciunt. Hos coronat
in occullo Pator, in occulto videns. Rarum hoc videlur
geuus, sed tamcn exempla non desunt : iino phira sunt
quam credi potest. (De vera relig. , vi, 11 . I'. L., XXXIV,
128).
Après avoir transcrit ce passage, Tyrrell a soin
de faire remarquer que saint Augustin ne l'a jamais
rétracté ; il eût pu ajouter que cette page n'est point
isolée dans ses œuvres.
Dans le De bapilsmo contra Donaitslas l^ xvii, 26, P. L.,
XLIII, 123), saint Augustin, après avoir parlé des hom-
mes cliarnels qui sont en dehors de l'Eglise, ou qui n'en
font partie que par un lien extérieur, non par la partici-
pation de la vie, poursuit ain.si : « De nullo iamen despe-
randum est, sive qui intus talis apparet, sive qui foris
manifeslius adversatur. Spirituales autem sive ad hoc
ipsum pio studio proficientes, non eunt foras : qoia et
cum aliqua Tel perversilate vel neces^itale hominum
videntur expelli, ibi magis probantur, quam si intus
permaneant, cum adversus Ecclesiam nullatenus erigun-
tur, sed in solida unllatis petra fortissimo cai'itatis robore
radicantur. »
Mais comment Tyrrell peut-il reconnaitre dans
l'attitude décrite ici celle des « catholiques protesta-
taires » ?
Les hommes dont parle saint Augustin, ne sont
point et ne veulent pas être des fauteurs de nou-
veautés; même chassés de l'assemblée des chrétiens,
tls continuent à rendre témoignage à la foi que prê-
che l'Eglise catholique. Les imite-t-on quand, de son
propre aveu, on n'a d'autre ambition que de promou-
voir une nouvelle cro3ance, ou, plus exactement
encore, une contre-croyance (counler-helief) opposée
à la croyance générale de l'Eglise? (Tlii-ou^h Scylta
and CJiar) hdis, p. SGg) Rend-on témoignage à la foi
qu'on sait prêchée par l'Eglise catholique, quand on
la représente comme une plante parasite étouffant
l'arbre évangélique?
Au reste, il sufQt de connaître un peu l'histoire
ecclésiastique pour comprendre la portée de la doc-
trine de saint Augustin : le De vera religione date
en\iron de 3go, le De baptismo, de 4oo. A ces dates,
et depuis plus de cinquante ans, que d'alius de pou-
voir n'avait-on pas eu à déplorer de la part d'évê-
ques souvent indignes, parfois hérétiques! que
d'excommunications lancées contre leurs lidcles ou
leurs collègues par des évêques ariens ou semi-ariens!
A la lin du siècle, ce fut l'origénisme et l'anli-origc-
nisme qui devint l'occasion de ces violences : enSgiJ,
saint Térôme est persécuté par son évéque, Jean de
.lérusalem; en /|Oo, le prêtre Isidore et les moine.s
les plus vénérés de l'Egypte sont excommuniés et
expulsés par le patriarche Théophile d'Alexandrie,
en attendant que saint Chrjsostome succombe, lui
aussi, à ces intrigues.
En Afrique, de tels abns semblent avoir été assez
fréquents en dehors même de tout prétexte dogmati-
que. Nous avons une lettre de saint Augustin (Ep. ccl)
adressée à un jeune évéque, Auxilius, qui, pour pu-
nir un certain Classicianus d'une démarche qu'il
jugeait offensante pour lui, l'avait frappé d'anathème
avec toute sa famille. Saint Augustin remarque, à
celte occasion, que ces condamnations collectives ne
sont pas sans exemple, mais que, malgré tous les
précédents, il n'a jamais osé en porter lui-même.
.A.udisti foi'tasse aliquos raagni nominîs sacerdotes cum
domo sua quempiom anathemasse peccanlium : sed
forte si essent interrrogati, reperirentur idonei reddere
inde rationem. Ego autem, quoniam si quis ex me quaerat
utrum recte fiât, quid ei respondeam non invenio,
nuraquam hoc facere ausus sum. [P. L., XXXIII, 1066).
Que l'on veuille bien, à la lumière de ces indica-
tions que les faits eux-mêmes nous fournissent,
relire le texte cité plus haut, et l'on en comprendra
sans peine tous les détails : quel conseil le saint
docteur eiit-il pu donner aux victimes de ces abus de
pouvoir, à Classicianus, par exemple, et à sa fa-
mille, sinon de supporter patiemment l'épreuve, de
donner l'exemple de la charité, de se réconcilier dès
qu'ils le pourraient, de ne point former des groupes
séparés, de défendre la foi de l'Eglise, et, pour le
reste, de compter sur Dieu qui voit dans le secret?
Ce cas évidemment n'a rien de commun avec celui
de ces « catholiques protestataires », qui ont été
frappés par le pape, pour s'être révoltés contre un
jugement dogmatique porté par ia plus haute auto-
rité doctrinale, et auquell'Eglise tout entière a sous-
crit. Si, sur ce second cas, on veut avoir le jugement
de saint Augustin, qu'on relise ce qu'il écrivait à,
Julien d'Eclane, qui refusait de se soumettre au
pape Innocent (Contra Julian., I, xiii, P. L., XLIV,
6^8).
Et si l'on veut savoir ce que saint Augustin pen-
sait de la nécessité pour le catholique de rester uni
à l'Eglise, qu'on veuille bien relire ces quelques
textes, choisis entre beaucoup d'autres (Cf. Th.
Specht, Die l.ehre t'on der Kirche nach dem h!. Au-
gustin [Paderborn, 1892], pp. 29^ sqq. ; Portalié,
art. Augustin, Dict. de ikéol., I, 2^09) dans la lettre
synodale écrite par lui au nom des évêques d'Afri-
que : s Quiconque, dit-il, est séparé de l'Eglise
ealholiqxie, quelque louable que lui paraisse d'ail-
leurs sa vie, est mort, pour ce seul crime d'être sé-
paré de l'unité du Christ, et la colère de Dieu est sur
lui. » (P. L., XXXIII, 5^9). Et, — pour ne point ter-
miner cette discussion par des paroles si sévères, —
dans ses homélies sur saint Jean : « Nous recevons
le Saint-Esprit, si nous aimons l'Eglise, si nous
sommes unis par la charité, si nous nous réjouissons
du nom et de la foi catholiques. Croyons, mes
Frères ; dans la mesure où on aime l'Eglise du Christ,
dans cette mesure on a le Saint-Esprit. Accipimus
ergo et nos Spiritum Sanctum, si amamus Ecclesiam,
695
MOÏSE ET JOSUÉ
696
Si carilale compaginamur, si calholico nomine et
/ide gaudemus. Credamits, fratres ; quantum quisqne
amat Ecclesium Christi, tantum habet Spiritum
Sanctum (in. fo., Iracl. xxxii, 8; P. L., XXXV,
i645).
Jules Lbbreton.
moïse et JOSUÉ. — 1. — Le nom de Moïse
est inséparable de celui <le Josué. — En premier lieu,
le fondateur de la nation juive a, pendant une partie
notable de sa carrière, compté le (ils de Nun parmi
ses auxiliaires les plus dévoués; il l'a constamment
trouvé docile à ses ordres et à la voix de Yahweli.
— Mais, en deuxième lieu, c'était Josué qui devait
compléter et mener à bonne fin l'œuvre de Moïse.
Celui-ci avait, sans doute, tenu un rôle admirable et
d'une incomparable importance. Il avait tiré les en-
fants d'Israël de la maison de servitude; il les avait
fait sortir de l'Egypte, où les pharaons les oppri-
maient. Au Sinai, il avait créé, en même temps que le
lien qui devait unir Israël à Yahweli, celui qui enser-
rerait en un tout organique les divers éléments cons-
titutifs du peuple de Dieu. Puis, comme à toute nation
il faut une patrie, il avait conduit les Uls de Jacob
vers la demeure que le Seigneur avait promis aux
patriarches de donner à leur postérité. 11 ne devait
pas toutefois introduire Israël en Canaan; il s'arrête-
rait au pajsde Moab, en vue de la terre où coulaient
le lait et le miel. A Josué de passer le Jourdain et,
par les victoires magniliques de Jéricho, de Ilaï, de
Gabaon, des eaux de Mérom, d'assurer aux émigranis
un séjour délinitif; à Josué, en un mot, d'acliever
l'œuvre de Moïse. — En troisième lieu, entin, les
livres qui nous reUacent les missions de ces hommes
de Dieu présentent entre eux les plus étroites allini-
tés. On a toujours remarqué les points de contact par
lesquels ces deux œuvres se rattachent l'une à l'autre,
un peu comme les deux parties d'un même tout. La
critique moderne a encore accentué ces traits de
parenté. Elle unit, sous le nom A'IIerateuque, le livre
de Josué et les cinq livres de la Loi; elle prétend
qu'ils sont réductibles aux mêmes documents, que
ceux-ci, à une exception près, poursuivaient leurs
récits depuis l'origine du monde, ou au moins depuis
l'origine du peuple de Dieu, jusqu'à l'entrée des Israé-
lites en la Terre Promise; elle soutient que l'his-
toire de ces livres a connu les mêmes vicissitudes.
Bref il est devenu pratiquement impossible de suivre
les controverses récentes sans adopter, au moins
provisoirement, cet usage et celte terminologie.
Pour toutes ces raisons, pour la seconde en parti-
culier, nous traiterons en cet article et de Moïse et de
Josué. — Une première partie sera consacrée aux
sources d'information. — La seconde aura pour objet
l'œuvre même de ces hommes de Dieu.
Prkmièue Partis
SOURCES D'INFORMATION
S. — La principale, à beaucoup près, est constituée
Tpav\e Pentateuque et le livre de Josué: aussi est-ce
à ces documents que nous réserverons très principa-
lement notre attention. Une seconde section toutefois
aura pour objet les sources extrabibliques.
Premiers Section
Le Pentateuque. — Le livre de Josns
3. — Notre but, en parlant de ces ouvrages, n'est
pas de traiter les diverses questions qui s'y ratta-
chent ; on en trouve l'exposé dans toutes les Inlro-
ducliunsi'i iJncien Testament. Le problème que nous
avons à résoudre est celui-ci : Quelle confiance pou-
vons-nous donner au Pentateuque et k Josué pour la
reconstitution de l'iiistoire des deux premiers chefs
du peuple de Dieu? Ce problème trouve sa raison
d'être dans les controverses qui ont défrayé les études
bibliques au cours du xix' siècle et qni, anjourd'liui
encore, s'imposent à l'attention des exégètes; sa
solution dépend de l'attitude que l'on adoptera en
présence des systèmes qui font l'objet de la discus-
sion. Ici encore, force nous est de procéder à des élimi-
nations. Il ne s'agit pas de faire un exposé tant soit
peu compréhensii' du débat, de son liistoire, de ses
phases diverses. Cette œuvre a été, maintes fois déjà,
réalisée dans les Encycloi)édies et Dictionnaires qni,
d'une manière ou d'une autre, s'intéressent à la Bible;
en France en parliculier,nous pouvons consulter avec
grand prolit l'ouvrage de M. M.^ngenot, /.\4utlienti-
cité mosaïque du Pentateuque (1907). Le point de vue
spécial ilu Dictionnaire auquel notre article est des-
tiné nous indique la marche à suivre en notre exposé.
Ce qu'il nous faut avant tout préciser, c'est la situa-
tion actuellement faite à l'apologétique catholique
dans les débats relatifs à l'authenticité et à la valeur
historique du Pentateuque. La question sans doute
est pratiquement résolue par la décision que la Com-
mission Jliblique a promulguée le 27 juin igo6. Aussi
ne manquerons-nous point d'accorder à ce décret
toute l'attention désirable. Il faut toutefois le recon-
naître : l'inlelligçnce de la décision ne peut qu'être
singulièrement facilitée par une esquisse historique
dont le but principal sera de mettre en relief l'at-
titude qu'au cours des siècles, l'Eglise a gardée en
ce domaine. De là le sous-titre et les divisions qui
suivent :
Aperçu historique de la queslon du Pentateuque
au sein de l'Eglise catholique.
I. Chez les Pères.
II. Au A'VI' siècle.
III. Au AVIf' siècle.
IV. Au XVIIl' siècle.
V. Au -V/.V siècle.
VI. Hypothèse graficnne.
VII. Exposé de la théorie documentaire.
VIII. La théorie documentaire et les exégètes
catholiques,
IX. Art décision de la Commission hihlique.
X. Après la décision de la Commission biblique.
XL Conclusions.
Historique de la question du Pentateuque
au sein de l'Eglise catholique
î. Chez les Pères
4. — ^ i'>)On peut, sans exagération aucune, parler
de l'unanimité complète des Pères de l'Eglise au sujet
de l'authenticité mosaïque du Pentateuque. Toute-
fois un texte de l'apocryphe IV Esdras exerça une
grande innuence sur les sentiments de plusieurs
d'entre eux touchant la composition du f'entateuque
actuel. D'après le récit de sa septième vision (/F
Esdr., XIV, 18-47), Esdras, ayant reçu de Dieu la
mission d'instruire et de réprimander le peuple au
déclin des temps, lui répond que le livre delà Loi a été
brûlé (sans doute pendant l'exil), qu'en conséquence
personne ne sait ce qui est arrivé ni ce qui doit ad-
venir. 11 le prie donc de lui envoyer l'Esprit-Saint
pour qu'il puisse écrire tout ce (jui s'est passé depuis
l'origine et qui se trouvait dans la Loi. Dieu dit alors
à Esdras d'annoncer au peuple que, quarante jours
durant, il sera soustrait aux regards; il l'invite à
prendre avec lui cinq scribes très rapides et lui pro-
met ses lumières. Après avoir exécuté l'ordre divin.
697
moïse et JOSUE
698
Esdras vient dans la plaine. Dieu lui ordonne
d'ouvrir la boucbe et de boire ce qui va lui être pré-
senté : c'est une coupe d'eau couleur de feu. A mesure
qu'il l'absorbe, Esdras sent la sagesse croître en son
cœur; en même temps, les scribes sont remplis d'in-
telligence. Quarante jours et ipiarante nuits durant,
sans s'interromjire durant la nuit sinon pour leur
repas, ils écrivent sous la dictée d'Esdras. Le travail
aboutit à la reconstitution de quatre-vingt-quatorze
livres, dont vingt-quatre représentent les écrits cano-
niques, accessibles aux dig^nes et aux indignes, dont
les soixante-dix autres doivent être réservés aux
sages. U'après cette légende, Esdras aurait été favo-
risé d'un véritable don d'inspiration pour rétablir
les anciennes Ecritures.
S. — 2") Le crédit dont l'apocryphe a joui dans
l'antiquité elirélienne a fait prendre ce récit en
considération par plusieurs Pères de l'Eglise.
Parlant de l'inspiration des Septante et voulant
prévenir l'élonnemenl de ses lecteurs, saint Irénée
allègue ce qui se passa au temps d'Arlaxerxès. Les
Ecritures avaient été détruites durant l'exil; mais, |
quand les Juifs furent revenus dans leur pays, Dieu |
inspira à Esdras, prêtre de la tribu de Lévi, de rap-
peler toutes les paroles des prophètes anciens et de
rétablir pour le i>euple la Lui qui avait été donnée
par Moise'. Chîment D'Ai-KXAKnniE parle à peu près
dans les mêmes termes^. Dans son commentaire sur
les Psaumes, Origène déclarait qu'Esdras les avait
rappelésaveclesaulresEerilures'.Apropos des Lieux
Saints, saint Basile mentionne la plaine où, sur
l'ordre de Dieu, Esdras rétablit toutes les Ecritures
inspirées^. Saint Jean Chkysostomk voit dans cette
inspiration d'Esdras pour le rétalilissement des Ecri-
tures brûlées pendant l'exil, une des preuves de la
bienveillance et de la bonté divines; on remarquera
d'ailleurs que, d'après ce grand Docteur, Esdras se i
servit pour son oeuvre de ce qui restait (à-i /ci'^kvwv)
des livres anciens'. Plus tard le souvenir nous appa-
raît un peu déformé dans le Pskui>o-Athanasr : Par
suite de la négligence du peuple et de la longue du-
rée de l'exil, les Ecritures avaient été perdues ; mais
1 . Kai QÙSiv '/£ ôy.uij.y.7T0v,rQ-J &£Qv TOÛTO kvr,p'/rtXivVAj £5 -/£ xy.i
h 7Ç £7T£ N«/25up;5(55yOîO/0 VÀyjJ-V.'/M'siv. TCÙ J.OiOÙ ëtVfdrApSl70}V
■7C1V Vyj.'^Ci-jy y.vÀ fj.l-zv. kjîôOfJ.flx'i-^Ty. £Tï7 rCtv 'l'j-jov.t'oiv é'.vû.0yj7ri>v
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Îlsp7w y5a7i/éwij èvéTZvâ-jaiv 'KzSpy. t^ Upzî iy. "zr.i f;u//;? A£uî,
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«ro/c^TK5Tïi7&:t Tôï /aîô r'f;j otà Mojtî'w; voas^Ejt'Kv {Contra
Haerrsi's. tih. Ill, cap. xxi, 2; P. G.. VU,' 948, 949).
2. Où ùTi ^évcv è~i—-jocv. 0£cû, TsO T/iy 7:/35pr,Ts£'av OsSwzfjTOï,
X«( Tf^y £p^r,v£tav, oicvs'i 'E//.ï;viz/.v 7T/05j^v;t£(Vv, tjep-/£c'7$y.i'
ÈTTli xvy Tô ^v.fioùyrjOOJOJOp (/.lyil.vj,tt)>s(a. ^tu.:^d«p£t.fjCiv T&jv
r^«^î»v, y.v.rv Tc'ji 'Aprv.^ép^ou^ TOJ IÏe/îîûv /3aai/£w;, ypsyfj'jÇj
tTlcKv&ui "K7§py.i à Aetx'iïjç, è (£p£Ù;, ysyd/j.svo^, T.diau.^ rà^
7ri<va(à; vjjQi^ c/.'jv.'JEOÛfj^'jo^ "KoosfrlTZuve Fûccaç {Siromaium
lib. I, cnp. xxii; P. G., Vlli, 8'.l3|.
3. "Htoi 'E^Spv. x«£ zv-ùzv. ixlT'y. TÛv vXj.Oi'> Vpv.'^orj v.TTOy.-jyi-
^cyrJiavTo; [Selecta in Psalmos, Ex Commeniarlls in P$al-
mos:P. G.. XI!, 1075).
4 . 'E>Tv.ûOv. z6 TlîSi'Zv h Ut v.'jv.yr^prtiv.;, 'E^S/jaç, TTaya; t«5
$zir.vvJ7zojt ^i^^j^j-j^ r/507TK'///aTt Oizù ilr,p£u^yTo (Epistolarum
Classis I, Epistola \Lit, ^, Ad Cliilonem discipulum auum :
P. C, WXII, 357i.
5. Ky.t èp&.Ts i/.-jtii^vj^ î-jy, p.d9r,'rï t5û 0£OÛ t/:v y.^y.To-j
fùyyOpoiTt'y.v' 'Evirvf'jffe tw fxow.y.pi'ù} MûjUTsf , t«? tt/kzk; È/.d^.X'i'E,
xv~i7yev v.ùtôj T£77y.pK/,ovry, r,p-épy.i irri toO op'jUi, y.y.i "nccMV
TOff«JTaç iTépy.^^ Si7TS ^'i'j-JVA ri/'j 'jô^o-j. Mfrà 5e TK'jra 7ïp5pï;'T«4
ETtsy.'yE ^'jpiv. -ny.do'vTyi Stt'jy.. 'Etï-^/Se TTo'/E/y.îi, kviï/ov ttkvtkç,
xariyoiy.v, iveTzp/)76-rt7y.v y.i /3£'/3/C£. 'Eté^w 7Ta/£y £i:v5^£ 6y.u-
fiK77ôj £véTry£u7£v, oJ7T£ aÙT«; kxO=70y.t^ zù "E75py. /r/ûJ, y.y.l kt.ô
/££,ia>&]v 7jVT£0f,vvA éT:oir,ie [In Epislolnm ad Ucbraeos, cap. v,
!lomil. VIII, 4; P. G., LXIII, 74).
Esdras les avait soigneusement gardées avec lui
(xy.S'iy.tjzrn) et il put les rendre au peuide'. Autre dé-
formation chez LÉONCE DE Byzance : Quand Esdras
revint à Jérusalem il constata que tous les livres
avaient été brûlés pendant l'exil, mais on rapporte
qu'il les récrivit de ménioiie-.
6. — Parmi les Latins, Turtulmkn parle de la res-
tauration des documents de la littérature juive par
Esdras^. Le témoignage de saint Jékùme est particu-
lièrement intéressant. C'est à jirojios d'une de ces
formules (( jusqu'à ce jour » qui reviennent à plu-
sieurs reprises dans le fentuiciiqae, notamment
Veut., XXXIV, G. Le « jour )> en question doit être en-
tendu du jour où l'histoire a été rédigée; mais peu
importe qu'on applique ce terme à l'éiioque de Moïse,
auteur du l'eiitateuque, ou à celle d'Esdras, le res-
taurateur de cet ouvrage. Comme on le voit, le soli-
taire de Bethléem ne se refuse pas à admettre
qu'Esdras ail introduit dans le Penlateuque, en le
rétablissant, quelques modilications de détail '. Enfin
saint Isidore de Skville parle d'Esdras comme du
rénovateur et du second promulgateur (aller lator)
de la Loi brûlée par les nations^.
7. — ij ) li est intéressant de mettre en relief les
principales idées qui se dégagent de ces textes. —
n) On notera d'abord que ces'Pères ont émis leurs
théories sans aucune préoccupation d'apologétique
et de polémique ; on ne peut donc, en aucune manière,
parler de concessions faites à des systèmes et à des
opinions adverses. — h) Aucun d'eux ne songe à
nier que le Penlateiif/ue soit l'œuvre de Moïse. —
c) Ils admettent toutefois que, sous sa forme actuelle,
le Pentateuque ne vient pas directement de lui.
L'ouvrage du fondateur de la nation Israélite a subi
de nombreuses vicissitudes au cours des siècles;
comme le reste des Ecritures, il a été détruit, brûlé
durant l'exil. Pendant plus de cent ans, la tradi-
tion littéraire des cinq volumes a été purement et
1. 'IiTO/iEfrcf ôir.vÀ Toùzc Ttspi Tou "E7Spy., ÔTf, «■nsio/j.ivav
TùJ ^£/5/£'wv £^ £y./ji£/££V,ç Tûv Ày.fjiVy xKi Qlv. Tfi'J Tloïuypovtov y.lyjj.u.
ytiisiav, aûri; E^o^y^, j. £>>ox(/j.o; w xy.l £Ùj;uï;ç, xài àvayws-ïjs,
£'j?ù/K5£ TTayrK y.y.6 ' ky.UTÔ-j , y.y.i /5£77Ôy Tzp-^rivîyy.e, xy.i Tzy.aiv
éySéSotx£j y.vÀ 5Ùt&j^ Oiv.7fj]ÇzryA tv. (it^Mv. [Synopsis Scripturae
Sarrae Liber XII^ Esdrae primas ci srcundus : P.G.jXXVIII,
.'Î32). — A propos des Psaumes: 0 yoûv 'EiÔ^k;, 7u-jy.yy.yùv
TOÙTOl/ç 7r«yra; TOÙ; T<y,p 'ïy.y.7z'jU z'. yr,p.éyo'Ji tpulfAO^JZ^ eti /m'v.v
ajy£?»iK£ ^ij3).ov.{Lib. XIII, Psalteriùm Danidit ; P.G., X.VVIII,
332).
2. '0 51 'K7Spy.i 7-j-JZypy:py.ro zh-j 1-ny.JOÙov ySjz&iv' y.y.i é).Oùv
e/i ZK ^lip070%p.v., xy.l ziip'^-j on Txy.yzoc zv. ^ijiM'y. ^o-eyy
y.y.uôivzy., hvcyy. r,yjj.y.}/j)zi7Ô/^7yjy y.Trè p.vviy.r,i 'jéyezy.i 7W/ypKéy.7dy.i
zv. y.ji' jit^).iy.[Ue Sectis, Actio secundo, viii; P. G., LXXXVI,
1212.)
3. Qui'madmodum et Hierosolyinis Babylonia expu-
gnatione deletis, omne instrumentum judaicae litteialu-
rae per Esdrani constat re.stauraium [De cultii foeminaj uni
Lib. I, cap. III ; P. L. 1, 1308).
4. Item ill fine Deuteronomii : Et defuncliis est Mnyses
servus IJi>iiiini in terra Moab per verbiim Domini, et
sepelioriuit euoi in Gcth, prope (îomum Phe^or, et nemo
scit sepiilcrum ejus nsque in dicm istum [Dent., xxxiv,
Ti, sec. LXX). Certe liodierniis die s illius temporis aesti man-
das est, quo liistoria ipsa contesta est. sive Moysen dicere
volueris auctorem Penlaleticlii, sive Ezram ejusdem ins-
lauratorf*m operis, non recuso [De perpétua virginitaie
Deatae MJiriae advenus Uetvidium liber^ 7; P. L., XXIII,
190).
5. Artaxcrxes, an. Xt. Esdras incensam legem rénovai
[Etymoloiiiarum lib. V, De legibus et temporibu.i, cap.
XXXIX, De discretione tcmporuni ,quinla ne Las : P.L., LXXXll,
22ti). — Esdras sacerdos Dji, qui a plei-isque Malachias,
id est angélus Dei viicatur. Ilic sacrae scriptor extitit
liistoriae, atque aller lator legis post Moysem, namque
posl captivîtatem legem incensam ex gentibus renovavit
(De orlu et obitu Patrum, cap. lx ; P. L., LXXXIII, 14G).
699
moïse et JOSUE
700
simplemenl interrompue ; saint Jean Ghrysostome,
il est vrai, sait qu'il en demeurait des fragments
dont on a pu faire usage dans la suite. — d) Notre
fentaieuque actuel remonte à Esdras et à l'époque
d'Artaxerxès. Le prétre-scribe, au dire de saint
Irénée, de Clément d'Alexandrie, de saint Jean
CUrysostome, rétablit l'œuvre de Moïse sous l'in-
fluence de la même inspiration divine qui avait pré-
sidé à son élaboration première. Les autres Pères,
qui ne mentionnent pas explicitement cette inspi-
ration, ne doivent pas être censés la méconnaître;
les données de IV Esdras ne permettaient pas de se
méprendre. La seule réserve à faire concernerait le
Pseudo-Athanase, au regard dmiuel Esdras aurait
eu en sa possession un exemplaire de la Loi. C'est
l'œuvre d'Esdras qui est venue jusqu'à nous. —
d) Aucun de ces Pères ne précise le degré de confor-
mité de l'édition du prêlre-scribe avec celle de Moïse.
Il va de soi qu'ils admettent plus qu'une conformité
substantielle. Mais, si un exégote tel que saint Jérôme
pai-ait disposé à reconnaître de légères modilications,
rien n'indique la mesure que l'ensemble de ces
docteurs prétendait garder '.
8. — 4°) On trouve facilement dans la tradition
juive uu écho de la légende de / F Esdras. Qu'on en
juge par ces deux textes du Talmud : « La Tliorah
était oubliée des Israélites jusqu'à ce qu'Esdras vint
de Bal>yl<)ne et la restaura : elle était oubliée jusqu'à
ce qu'Hillel, le Babylonien, vint et la restaura »
{Soiiklia. 20"). « Quoique la Thorali n'ait pas été
donnée par lui [Esdras), l'écriture a cependant été
écrite par lui. » (Sanhédrin, io^)
IL Au XVI' siècle
9. — I*) Pendant le moyen-âge, les catholiques se
désintéressent de ces questions; mais les Juifs font
quelques remarques utiles. Déjà, tout en admettant
l'authenticité mosaïque du Pentatcuque, les JurFS
TALMUDisTEs faisaient exception pour les huit der-
niers versets du Deutéroiiome (xxxiv, 5-i2; récit de
la mort de Moïse)qu'ils attribuaientà josué (Cf. Baba
Batlira, fol. i4''-i5'). Au xi' siècle, un rabbin espa-
gnol, IsAAC BEN Jasus (ySz-i oS^), avait remarqué
que, dans Geii., xxxvi, 3i,Ie titre de la liste des rois
d'Edom « Voici les rois qui ont ré^né dans le pays
d'Edom avant qu'un roi râsinàt sur les enfants d'Is-
raël » ne pouvait avoir été écrit qu'au temps de la
royauté Israélite; il assignait ce chapitie ensaforme
actuelle au règne de Josaphat. Cette opinion ne nous
est connue que par Aben Ezha (io8y-u6j), qui la
I. Dès ces époques loînt»iiies toutefois, on tronve des
auteurs qiii s'en prennent à l'authenticité même du Pcn-
lateuque. Tout en distinguant, parmi les lois juives, celles
qui venaient de Dieu, celles que Moïse avait promulguées
de sa propre autorité, celles qu'avaient promulguées les
anciens, ProLÉMiîE, disciple de Valenlin {Lettre à Flora,
citée par saint Epiphane, //««/es., xxxiii, n" 3-7). ne paraît
pas avoir nié que la rédaction définitive ne soit l'œuvre
de Moïse. A en croire saint Ëpiphane [Ilaeret., xviii, n» 1)
et suint Jean Damascène (Haercs.. six), la secte judéo-
cUiétienne des Nazaréens professait une opinion beau-
coup plus radicale : la loi donnée aux Juifs par Moïse
didévait de celle que contient le l'enialeur/ue, et ce livre
n'était pas de lui. Mais c'est dans les Homkliks Gléme.n-
TINES, écrit gnostique du troisième siècle, qu'on trouve
les données les plus précises. D'une part, saint Pierre
déclare que la Loi donnée par Dieu à Moïse et confiée ora-
lement aux anciens n'a été mise par écrit qu après la
mort du grand prophète; d'ailleurs, successivement per-
due et retrouvée, elle a été brûlée au temps de Nabucho-
(lonosor. Cette assertion ne va pas sans preuTes, et l'on
s'appuie sur le récit de la mort de Moïse que ce dernier
ne peut avoir écrit (llomil. m, n» kl). D'autre part, des
réserves sont faites (Homil. u, u» 52) sur la vérité du
contenu de cette première section de la Bible.
réfute. En revanche, d'après R. Simon', ce célèbre
docteur juif fait des réserves sur six passages du
Pentaleuque ; d'ailleurs, afin de laisser à la critiifue le
moins de prise possible, il s'exprime en termes assez
équivoques. D'après lui, la formule « Le Cananéen
était alors dans le pays », Gen.,xu, 6, a été nécessai-
rement écrite après l'expulsion des terribles adver-
saires des Israélites, donc longtemps après Moïse.
De même, Gen., xxii, i4, la remarque « d'où l'on
dit aujourd'hui : « Sur la montagne de Yahi\eh il
sera vu », n'est pas seulement de beaucoup postérieure
au sacrifice d'Isaac; elle ne peut se placer qu'à iin
âge où l'on portait un intérêt spécial au mont
Moriah, c'est-à-dire après Salomon etla construction
du Temple. Demême, Z/e»/., i, i, les mots h de l'autre
coté du Jourdain » n'ont pu être écrits que par quel-
qu'un qiti vivait en Cisjordane, non par Moïse qui
est mort dans les plaines de Moab. Dans Dent., m, 1 1 ,
la reuiarque relative au lit de fer de Og, roi de
Basan, ne se comprend pas dans le livre d'un con-
temporain de ce roi. Dent., xxxi, g, 1 emploi de la
3= pers., Moïse écrivit, suppose que le récit est,
non de Moïse, mais d'un tiers. Enfin Aben Ezra
parait avoir fait les mêmes remarques que les
talmudistes sur Deut., xxxiv, 5-i2. Comme on le
voit, ces remarques aboutissaient, non à contester
l'origine mosaïque du Pentaleuque, mais à relever
des additions de dates diverses.
10. — 2°) Ce furent les assertions des premiers pro-
pagateurs (le la Réforme qui ramenèrent l'attention
sur ces difiiciles problèmes. Dans un essai ^ publié à
Wittemberg (1620), Carlstadt fut le premier à se ser-
vir de l'argument du style. Constatant que Deut.,
XXXIV, 5-12, qui ne pouvait être de Moïse, ne trahis-
sait pas une autre main que ce qui précède, il en con-
clut à la légitimité de l'assertion que le Pentaleuque
n'avait pas été écrit par le grand législateur. Toute-
fois la mention de l'activité littéraire de Moïse et
de Josué (Deut., xxxi, g; Jos., xxiv, 26), le récit de
la découverte de la Loi sous Josias (II Iteg., xxii),
l'empêchaient de descendre jusqu'à Esdras. L'auteur
demeurait inconnu. — De son côté, Luther, qui avait
remarqué la difficulté de Gen., xxxvi, 3i, se deuian-
dait quel inconvénient il y aurait à ce que Moïse
n'eiit pas lui-même écrit le Pentaleuque.
11. — 3°) Le premier auteur catholique qni envisa-
gea le problème avec quelque précision fut André
Mars; son ouvrage^ (1574) fut mis à l'index donec
corrigalur (ibç)6). Il rapprochait le Pentateuque des
1 . Cf. Richard Simon, Histoire Critique du Vieux
Testament, Livre premier, chap. vu (édit. de 1685,
p. 4'i sv.). C'est nous qui, sauf une exception ou deux,
soulii^nons les raisons qui militent contre l'authenticité
mosaïque de ces versets. D'ordinaire Aben Ezra emploie
des formules évasives ; a C'est un mystère : que ceux qui
le comprennent ne divulguent pas! » Ou encore : « Vous
en comprendrez le véritable sens si vous concevez le
secret des douze (sans doute de douze passages qui font
difficulté, ou encore de Deut , xxxiv, 1-12) ».
2. De Canonicis Scripturis libellus, Wittemberg, 1520.
3. Josuae imperalons histuria iliustrala, Anvers, 1574,
praef. , p. 2. Cf. Migke, Cursus conip'ettts Scripturae iacrae.
VII [fn Jnsitarn Masli Praefutio), col. 853 : « Mlhi certe ea
est opinio, ut putem Esdram, sive solum, sive nna cum
aequalibus, insigni pietate et eruditione viris, coelesti
spii-itu alilatum, non solum hune Josuae, verum etinm
Judicum, Regum, alios, quos in sacris, ut vocaut, Bibliis
legimus libros, ex diversis annalibus apud Ecclesiam Dei
conservatis compilasse, in eumqvie ordinem, qui jnm olîm
habetur, redegisse atque disposuisse. Quin ipsum eliam
Mosis opus, quod vocant TTivrâr^j/^v, longo post Mosen
lempore, interjectis saltem hic, illic, verboruni,et senten-
tiarum clausulis, veluti sarcitum, atque omnino explica-
tius reriditum esse, conjecturée bonae aiTerri Facile poa-
«uiit. Nam ut unam, exempti causa, dicam, Cariath-Arbe
701
MOÏSE ET JOSUE
702
écrits qui le suivent (/os., Jtid., Sam., He^.), rédigés,
d'après lui, |);ir Jes hommes de piété, tels qu'Esdras,
à l'aide de iiialéi-iaux préexistants et sous la direc-
tion du Saint Esprit; de ces sources il relevait la
trace dans la mention du livre du ïa.iar(Jos., x, i3).
Quant au Pi:/italeii/jue, il y signalait des traits,
selon lui évidents, d'une réduction ou de remanie-
ments postériouis à Moïse, celui-ci en particulier :
fréquemment la Genèse (xiii, i«; xxiii, 2, ig; xxxv,
27; xxxvn, i/|) parle d'îlébron, alors que, d'après
Jos., XIV, 1/1 (cf. Vos., XV, l'ô, i!i ■,Jnd., I, 10), cette ville
porta jusqu'à la conquête le nom de Cariath-Aibé.
— Le jésuite BenoIt Pekeira (i5g4) entrait dans le
même courant d'idées'.
III. Au XVir siècle
13. — 1°) Le problème prend une importance
croissante. Le jésuite Bonfrèrb(i625)- admet que de
légères additions ont pu être faites au i'eniateuque
par des écrivains sacrés; puis, s'appuyant sur Jos.,
XXIV, 26, il déclare que Josué a pu faire des addi-
tions à la Loi, spécialement au DeiUéionome. Le
P. TiBiN (i06g) devait tenir un langage analogue^.
saope illic Hebron norainatur el tameii lioc illi ui-bi
nouieu a Galebi lilio Hebr<me iuipositum esse graves
aucloi't^s tratluierunt. Quapropter uecpic divus llierony-
mus, iti actione contra Helvidiuni, aliter de Pentateuchi
scriptore sentire videtur. Caeleruia priscit» temporibus
apud Ecclesium fuisse diiiriu et annaleo, in quibus res
gestos, ut quueque notatu dîgtiissimae, ad doctrinae
sacrai propagatioiieni utilissimae videbuntur, continuata
série inscribebant ii qui quoquo tempore elegariti erudi-
tione, pietateque praestantes in populo Dei vivebant, satis
docent, cuui aliae quae saepe laudaatur, quamvis jaoi
intei'ciderint, Regum liistoriue, tuui liljer bellorniu
Domini, et liber Hecli, in quo et Josnac nostri, et Samueiis,
Saiilisque geala fuisse inscripta certum est ».
î. Prior Tumus Coninientat luruni et disputationum in
Genesini, Lyon, 5« éd. 1597, t. I, p. 13-14 : « Ego, ut
credani uiaximam Penlateucbi parteni esse Mosls, uddu-
cor, tum couseulietite omnium auctoritate, lum eliam
quod in sacris libris Ex., xva et xxiv, et Deut., xxxi
niulta in scriptis Mosen relit[ui8se comi)erio... Placet
etiam mibi eorum seutentia, qui existiiuaiil hoc Pentateu-
cbum longo post Mosen tempore inlerjectis mnltifariam,
verborum et sententiarum clausulis, veluti sarcitani et
explieutius reddilum, et ad contiauandatn liistoriae seriem
meJius esse dispositum ». Dans le dévoloppemeot de ce
thème, Pereira suit Maes de très près.
2. Petilateuchus, Anvers, 1G25, p. y.3-94 ; Ayant allégué
certains des passages qui font difficulté sous le calame
de Moï^e [Gfn., xiu, IS; xiv, 14; Num,, xii, 3; xxi, 14,
15; etc.) il dit: c< Sed nibil vetat dicere haec et alias id
genus paucuUis sententias postea ab Uagiographis Scripto-
ribus locis suis additas fuisse, a Moyse toiuiu horum
librorum corpus, exceptisbis pauculîs, quae poslea acces-
sere, esse formatum )ï. — • Josue, Judlces et liutfi, Paris,
1()31 , p. I.S.'i (à propos de Jos., xxiv, 26) : « Scripsit qnoqne
arnnia verba /lacc m voLuniine legls Domini. liitelli^ril, ut
recle Masius et Serarius, de admonitionibus et stipula-
tionibus, (pios Josue in praecedentibus fecerat, ac populi
deinde i'e.<-pon8ionibus, publicaque reiigionis suae, quam
fecerat, pi-ofessione ; uno verbo, scripsit Josue verba
rcnovati foederis aeu quae in eo dicta factave essent. Sed
quodnam illiul volumen ? Respondoo volume» istud intel-
lîgî,inquo .Moyses Deuterononiuni consci'ipserat. . . , equo
verisiuiiliter Iticta suiit et proposita illa praecepta et
judicia, de quibus agit versus praccedens ».
3, Conunentarius in Sacrant Scripturain, edit. novîssima,
Lyon, 1702, t. I. p. 74. A propos de Deut., xxxiv, 6 :« Et
quibus eliain vcrbis patet, boeo non a Moyse, sed ab alio
quopiam buic libi-o inserta fuisse, et verisimilius a .ïosue
successore ilîius, et rerum post morlem ejus gestarum
«ccurato scriplore, ut patebit ex Hbro sequenti. Quin imo
totum hoc caput. et plura quoque alia loca ab eodem Josue
hînc inde in Peiitateucho, maxime ubi Moyses effuse lau-
datur, inserta fuisse, ]^lurimorum est opinio, qui.>d cen-
seant, viruni tam modestumiii laudes proprias numquam
ta m ample excursurum ». On lira aussi avec intérêt ce
On insistait sur Gen., xiii, 18 (yid. supy. 11); A'uni.,
XII, 3, éloge que Moïse n'avait pu écrire à son propre
sujet; .Vu;»,, xxi, i4, i5, mention el extrait du Li^'re
des Guerres de ïahu'eh; / eu<., xxxiv, 5-ia, récit de
la mort de Moïse.
13. — 2°) La question était étudiée avec beaucoup
plus d'indépendance chez les reformés. Le Hollandais
Eriscoi'ius (i65o)', le pliilosophe anglais Hobbks
(i65i)-, le calviniste Isaai; i>b la PiiVRisnE (i655)3,
faisaient des constatations et émettaient des théories
dont plusieurs ont été retenues. Toulefois c'est avec
B.vnucu Spinoza (1650) ■ que l'on voit s'esquisser
un sj'stème proprement dit de critique littéraire et
historique.
a) Le Pentateuque actuel ne saurait être de Moïse;
la manière dont on parie de lui à la 6" pers., les
éloges qu'on lui décerne supposent que la rédaction
est l'œuvre d'un tiers; les passages tant de fois allé-
gués nous reportent à des dates bien postérieures
au grand [)rophète. — /;) Ce n'est pas à dire que le
Pcnlateaqiie ne renferme pas de traces de cette acti-
vité littéraire que des textes explicites attriliuent à
Moïse. On ferait volontiers remonter jusqu'à lui le
Livre des Guerres de Yaluveh. Spinoza met aussi à
part le Code de l alliance (Ex., xx, 22-xxiii) et l'iden-
lilie avec « les paroles de Yahweh et ses jugements »,
dont il est question £x., xxiv, 3, /|. Mais cette acti-
vité est impossible à préciser par delà les retouches
qui en ont atteint les résultats c) L'œuvre actuelle
vient d'Esdras et a été réalisée eu deux étapes. La
loi promulguée par le prêtre-scribe (A'e., viii-x) n'est
autre que noire Deuiéronorue, qui forme un tout à
part, dont la connaissance était particulièrement
indispensable au peuple. Après l'avoir publié, Esdras
l'inséra, à la place qui lui revenait, dans un récit
comprenant toute l'histoire du peuple juif depuis la
création jusqu'à la ruine de JtTusalem. Le Penta-
teuque se trouve ainsi constituer une sorte d'Intro-
duction aux autres livres historiques du Canon. —
d) Pour réaliser son œuvre, Esilras s'est servi de
documents anciens. Mais, d'une part, il a retouché
les sections législatives pour les mettre en harmonie
avec les besoins de ses contemporains; d'autre part,
il n'a pas coordonné selon une méthode précise les
extraits historiques. De là les répétitions et les inco-
hérrncfs que l'on peut facilement relever; Spinoza
s'attache de préférence à celles qui ont trait à la
chronologie.
14. — 3") C'est pour lui répondre que Richard
SiMox composa son Histoire critique du Vieux Tes-
tament (i685). — fl) D'après le célèbre oratorien,
iu;;emout de Cornélius a Lapide [Commentaria in Penta-
teuciium Mitsin. .-ir^umentunt . édil. Vives, Paris, 1806,
t. I, p. 27) : « Ubi adverte Mosen Pentateuchum simpli-
citer coDscripaisse per modum diarii vel annalium; Josue
tamen, vel quein simitem eosdcui bos .Ylosis annales in
ordiiiem digessisse, distinxisse, et sent«ntias nonnullas
addidisse et întexuissen.
Noter que Tirin ne parle que d'additions fuites par
Josué.
1. Opéra theotntiica, Amsterdam, 1650. I Insîitntiones
theologtcae in quatuor libros distinctac, lib. II, De Reve-
laiione Mosl fada, seciio l. De leîfe i\Tosis in génère, p.49-G0,
mais surtout sectio v, De libris Veterii Tesiamenti, p. 217.
— Œuvre posthume; Epi.-tcopius était mort en 1643.
2. LevlatUan or the niatter, forme and power of a Corn-
monwealtit ecclesiasticat and civil : Londres, 1651. Part III,
cap. xxxni, Of the Nu/nber, .-i ntit/uity, Scope, Aûihoriiy
and l nterpreters of the Books of ïfoty Scripture, p. 200.
^i. Praeadamïtae sive Exercitatio r^uper i^eraihus 12,13,
î'i capitis t Epistolae D . Patili ad Romanos, 1655 ; Pars I,
lib. IV, cap. i el II, p. 16'.»-185.
4. Tractaius tlieoloi^ico-poUticus, 1670; cap. viii-ix ;
édit. Tauchnilz, t. III, p. 125 «v.; Irad. Appuhn, Paris,
1913, l. II, p. 180-190.
703
MOÏSE ET JOSUE
704
les histoires et généalogies de la Ce/ièse se présentent
comme si Moïse les avait prises dans quelques livres
authentiques ou empruntées à une tradition con-
stante. Ces documents dilféraient les uns des autres
quant à leur style et leur contenu, même lorsqu'ils
se rapportaient à un même sujet. De là les confusions
que l'on peut relever, par exemple, dans Gen., i, ii,
ou encore dans le récit du déluge (Gen., vi, i-ix, 17)
D'ailleurs on peut aussi penser à des déplacements
des feuillets ou rouleaux sur lesquels les livres
étaient écrits. — l) Dans Ex.-Deut., les législations
ont clé divinement inspirées à Moïse lui-même. —
c) On noiera avec un intérêt spécial la place que
Richard Simon fait aux scribes de Moïse. Le grand
législateur n'avait pas besoin que Dieu lui dictât le
récit des événements qui se passaient de son temps.
Il avait sous lui des scribes qu'il avait établis et qui
n'étaient pas sans analogie avec les scribes publics
des âges postérieurs. Ce sont eus qui ont rédigé
pour la postérité les récits des faits dont ils étaient
les témoins. Ils ont ensuite fait des recueils, juxta-
posant plusieurs de ces récits sans se préoccuper de
les harmoniser parfaitement. Ce sont ces recueils que
le Penluteiique nous a conservés; ils ont une autorité
divine parce que ces divers scribes étaient inspirés ;
on peut en une certaine manière les attribuer à Moïse
puisqu'ils avaient été faits sous ses ordres'.
IV. Au XVIII' siècle
13. — L'œuvre du xviii' siècle fut de poursuivre
d'une façon méthodique les résultats précédemment
obtenus.
I") Les premiers pas furent faits en ce sens par un
médecin catholique français, Jean Asinuc, de Mont-
pellier. Il développa ses idées dans un livre qu'il pu-
blia en 1 yôii à Biuxelles sous le voile de l'anonyme :
Conjectures sur les méintiires originaux dont il /jaraii
que ,1/ovse s'est servi pour composer le livre de la
Genèse. D'après le titre même de l'ouvrajje, Aslruc
limite son examen à la Genèse, à laquelle il adjoint
toutefois Ex., 1, 11.
a) Il part d'un fait que l'on avait sans doute remar-
qué auparavant, mais sans lui donner l'attention
qu'il réclamait : c'est que, dans certaines portions du
premier li\ re du l'entatcuque. Dieu est désigné par
le nom propre Yalnveh, tandis que, dans les autres,
on retient le nom commun Elohini. — h) De plus,
alors que ses prédécesseurs avaient surtout insisté
sur l'unité d'ensemble de la Genèse, Astruc met en
relief les confusions que l'on remarque en maints
endroits. — <')11 est d'abord amené à distinguer deux
grands documents dont il suit la trace depuis
Gen., I jusqu'à E.v., 11. Us sont antérieurs à Moïse, à
l'exception de la partie renfermée E.r., i, 11, qui est
attribuée à Amram, père du législateur (Er. , vi, 20) ;
ils alimentent le courant principal de Ihisloire pa-
triarcale. L'un deux, A, est élohisle ; l'autre, li, est
1. R. Simon fut attaqué par l'arminien Jean Lccleuc
dans l'ouvrage nnoliyme intitule Sentiments de quelques
th^olvi^ieiis de Hollande sur Vilistoire critique du Vieux
Testament (Amsteidam, 1685, surtout p. 107-130). A la
base du Pentateuque sont des documents de caractère
privé, dont plusieurs peuvent cire antérieurs ù Jloïse.
Faite on pays chaldéen, l'œuvre de fusion serait due au
prêtre qui fut envoyé de l'exil enseigner aux habitants
de l'ancien royaume de Samarie comment honorer
Ynliweh (cf. Il Reg^., xvii, ?,4-2S). La partie essentielle
de l'œuvre serait constituée par la Loi découverte au
Temple sous Josias (cf. II Reff., xxii). Richard Simon
réfuta ces assertions dans Défense des sentiments de
quelques théologiens de Hollande (.Amsterdam, 1686), sur-
tout lettre Yll, p. 166-168. Leclerc atténua plus tard ses
opinions.
yaliwiste'. — d) A côté de ces documents fondamen-
taux, Astruc en distinguait neuf autres, CM, qui se
rapportaient à des sujets plus accessoires et qui
avaient pris naissance dans les divers milieux avec
lesquels Moïse avait été en relation. Ces nouveaux
documents se réduisent parfois à des fragments de
minime étendue. — e) Le médecin de Montpellier at-
tribuait à Moïse la première coordination de ces
documents, qu'il avait disposés en quatre colonnes
parallèles. Mais, dans la suite, tout avaitété mal-
adroitement ramené à une colonne et à un récit, et
c'est ce qui explique les confusions que l'on est
obligé de constater.
16. — 2") Astruc avait été un précurseur :
a) Vite trentaine d'années plus tard, Joiîann Gott-
i-iuKD Eionnonx (Einleitung in das Aile Testament,
Leipzig, 17S0-1 783) arrivait à des résultats analogues
par des investigations personnelles, à propos des-
quelles il employait pour la première fois le nom de
Haute Critique. — k) Comme Astruc, il distinguait
dans la Genèse un document élohiste et un document
yahwisle, auxquels il en ajoutait trois autres, sinon
cinq (v. gr., Gen., xiv et encore Gen., xux, 1-27). Le
récit du déluge lui donnait l'occasion de préciser le
caractère littéraire de chaque écrit et, par exemple,
de noter la méthode chronologique de l'élohiste.
Eiclihorn poursuivait, lui aussi, l'application de son
système jusqu'à Ex., 11. — /5; Il ne se faisait pas
fort de déterminer l'origine des documents. 11 pensa
d'abord que Moïse les avait utilisés dans la rédac-
tion de Gen. cl d'Ex., i, 11; ensuite ses allirmations
furent jilus imprécises. — /) A la différence d'As-
Iruc, Eichhorn s'occupait du reste de l'E.iude et du
I.évitiqne ; mais il n'y voyait qu'une collection de
documents séparés, souvent incomplets et fragmen-
taires, remontant aux temps mosaïques; il ne cher-
chait pas à établir des connexions entre ces pièces.
— h) Karl Davii> Ilgek poussera plus loin encore
l'analyse de la Genèse et, au lieu d'un élohiste, en
distinguera deux, qui, comme le yahwiste, formaient
chacun un tout indépendant, avec des caractères
})ropres (Die Vrkunden des jerusalemischen Tempel-
archivs in ihrer Urgestalt, I, 1798).
3") C'est ainsi que l'effort criticjue du xviii* siècle
aboutissait à l'exposé d'une Première forme de
l'hypothèse documentaire.
V. Au SIX' siècle
17. — 1°) Le xix' siècle devait voir se poursuivre
l'étude du l'cnlateuque en deux manières. D'abord
on allait appliquer aux cinq livres qui le composent
l'œuvre de critique jusque-là à peu près exclusive-
ment limitée à la Genèse. Ensuite on allait coordon-
ner en systèmes les résultats obtenus.
2") Malheureusement on commença par s'engager
dans des hypothèses fantaisistes ; leur élaboration
ne fut pas, il est vrai, sans entraîner la constatation
d'un certain nombre de faits qui furent retenus dans
la suite. Uhypolhèse des fragments- ne fut guère au-
Irechose qu'unerégressionpure et simple. Mais, avec
Vliypothèse des compléments", on s'achemine vers la
1. Astruc dit : jcho^iste.
'2. D'une manière générale, Vhypoihèse des fragments
substitue aux documents continus un grand nombre de
njorceaux, plus ou moins étendus, réunis et mis en un
ordre tout relatif par un i-édacteur. Les principaux par-
tisans sont: A. Geddès (17y2), Vatku (18ùi-lS05), de
Wette (1805-1807), Beuthold (1813), Hartmann (183t), etc.
3. Dans Vhypothèse des compléments, on met à la base
du Pentateuque un noyau primitif ou écrit fondamental
(Grundschrifi) formant une histoire complète et suivie,
autour de laquelle ont été rattachés des suppléments de
toute sorte et de toute étendue. Ses principaux partisans
705
MOÏSE ET JOSUE
706
Nouvelle Hypothèse des Documents, à laquelle
l'avenir appartient. Elle consiste, comme l'ancienne,
à réduire le Pentuleuque ou, ainsi que l'on com-
mence à dire, \' Hexateuque en une série de docu-
ments suivis.
18. — a) Inutile de nous arrêter aux essais de
GuAMnERG {l.ibri Gene.-^eos seciincUuii fontes rite
digriDscendos adumbrat'w noi'a, 1828), de Stahelin
(h'rilisclie L'ntersuchung iiber die Genesis, i83o), de
Blrek (avant son adhésion à l'hypothèse des complé-
ments, Beitràge zii den Forschungen l'iher den Penta-
teucli dans Studien und Kritiken, i83i), de Knobel
{Kommentare zur Genesis, iSSa et 1860; su Exudiis
und I.e^'iticiif, 1867; zu Numeri, Denteronumium
und Josiia, 1S61). Il y a même assez peu de résultats
détiuilifs à recueillir dans la théorie proposée par
EwALD {Gescliickte des Volkes Israël bis Christus,
i843), revenu de l'hypothèse des compléments. —
b) C'est surtout d'HKRMANN Hupfeld {J>ie Quellen der
Genesis und die Art Huer Zusammensetzung, i853)
que la critique moderne tient sa première orienta-
tion. La Genèse renferme, d'après lui, trois docu-
ments :1e Gr«/!(/st/ui/'((EcritfondamentaI)ouPre7n/e;-
Elohiste, dont le récit commence avec la création et
se poursuit, en dehors de la Genèse, jusqu'à l'entrée
des Israélites en Canaan ; le Yalwiste, qui commence,
lui aussi, avec la création ; un second Elohiste, qui
s'occupe surtout des patriarches et présente beau-
coup d'affinités avec le i'ahn iste. La Genèse est due
à une fusion de ces documents, dans laquelle le
Yahtfiste et le second Elohiste ont été plus étroite-
ment amalgamés. Généralement reproduits mot
pour mot, les documents ont assez souvent subi
des corrections et des modilications en vue d'une
plus parfaite harmonie. — c) Theodor Nôldekk
(Untersuchungen zur Kritik des AUen Testaments,
1869) appliqua cette théorie à V Hexateuque tout
entier et insista, plus qu'on ne l'avait fait jusque-là,
sur la question de dépendance et de chronologie.
D'après lui, le second Elohiste est plus ancien que le
Yahivisle, qui lui fait des emprunts. D'autre part, il
doute de la légitimité de l'hypothèse d'après laquelle
le Grundschrift était généralement considéré comme
antérieur aux deux documents précédents. D'ailleurs
l'origine de ces trois écrits se place aux x-ix* siècles;
ils ont été réunis par un rédacteur qui a poussé son
œuvre jusqu'à Josué. Le Deutéronome, qui a été
introduit ensuite dans ce recueil, est de peu de
temps antérieur à la réforme de Josias (622). Le
Pentateuque a pris sa forme définitive sous Esdras,
qui l'a promulgué et fait accepter du peuple.
19. — dy En résumé, les critiques dont nous
venons de parler reconnaissent les quatre documents
auxquels on réduit aujourd'hui la Loi et Josué, Ils
admettent un travail progressif de fusion, à beau-
coup d'égards analogue à celui qu'aujourd'hui encore
on aime à décrire. IVlais ce qui, en cette première
phase, est le plus caractéristique de la Nouvelle
hypothèse des documents, ce sont les dates respec-
tivement attribuées aux sources. Si l'on adopte les
sigles actuellement en vigueur (J =^ le Yahwiste ;
E = le [second] Elohiste: P ^ [du mot allemand
Priesterkodex] le Premier Elohiste, aujourd'hui
nommé Code sacerdotal : D ^ le Deutéronomiste),
on exprimera l'ordre de succession des documents
le plus généralement admis par la formule PEJD.
— e) C'est en ee domaine de la chronologie que les
changements les plus profonds allaient être intro-
duits par Vhypotlièse grafienne, désormais la plus
universellement reçue.
furent : Kelle (1812], H. Ewald (1823), F. Bleek (à partir
de 183G|, E. TucH (1838), de Wette (à partir de 1840), etc.
Tome III.
VI. Hypothèse graflenne
20. — 1°) Elle est encore appelée : théorie ne//-
hausienne, à cause de celui qui davantage a contri-
bué à sa précision et à sa diffusion; liollandaise
ou allemande, à raison de l'origine de ses premiers
tenants; théorie du développement, à cause des
principes qui sont à sa base.
21. — 2°) K. H. Graf avait eu des précurseurs.
Surtout en la personne d'En. Reuss, professeur à
l'Université de Strasbourg et son maître (cours en
i833 ; article Judenthum, dans Jllgemeine Encyklopd-
die de Ersch et Gruber, 1869; cf. La Bible, Ancien
Testament ; troisième partie, L'Histoire Sainte et la
Loi [Pentateuque et Josué], t. I, Introduction, 1879),
qui appliquait plus strictement qu'on ne l'avait fait
jusque-là le principe du développement religieux à
la critique littéraire de Vllexateuque. Sans parler de
Vatkb (Die Religion des Alten Testaments nach den
kanonischen Biichern entivickeli, t. I, i835), J. F. L.
George (/>/e âlteren judischen Feste mit ciner Kritik
der Gesetzgebung des Pentateuchs, i83ô),
23. — 3") K. H. Graf (Die geschichtlichen Bûcher
des Allen Testaments, 1866) renchérissait encore sur
le principe du développement posé par son maître.
— a) La première conclusion qu'il en tirait était que
le code lévitique n'avait pas été en usage, ou même
n'avait pas existé, depuis l'entrée des Hébreux en
Canaan jusqu'à la prise de Jérusalem par Nabucho-
donosor (586); il constatait d'ailleurs que ce code
n'était pas homogène. — h) Le document le plus
ancien e=t VElohisIe, c'est-à-dire, non seulement le
second Elohiste de Hupfeld, mais la partie historique
du Grundschriftou premier Elohiste (surtout dans la
Genèse). — c) Le Yahis'iste de la Genèse n'est qu'un
simple reviseur de VElohiste, auquel il ajoute des
compléments ; il serait du temps d'Achaz et il fau-
drait lui attribuer Ex., xiii, xx-xxni, xxxiv. —
d) C'est Deut., iv, ^o-xxviii, 68 qui a été découvert
en 622; mais les chap. xxi-xxv sont de date plus
ancienne et pourraient avoir d'abord formé un sup-
plément à l'Exode; Jérémie serait peut-être le Deu-
téronomiste, — e) En tout cas, c'est Ezéchiel qui est
l'auteur de Zei., xvii-xxvi (loi de Sainteté, V^ des
modernes) et d'Ei., xxxi, 12-17 ('°i '^" sabbat).
D'autre part, une portion notable du code lévitique
n'est guère antérieure à Esdras, si elle n'est pas, au
moins partiellement, son œuvre : Ex., xii, 1-28,
/IS-ôi ; /.et'., i-xvi (xi renfermerait vme loi plus an-
cienne); ixiv, 10-16; Num., I, 48-x,28; xv-xix ; xxviii-
xxxi; XXXV, 16-XXXVI, i3. — f) C'est avec Esdras
que le Pentateuque aurait reçu sa forme définitive.
On y aurait encore ajouté dans la suite Lev., xxvii
et quelques éléments d'importance secondaire. —
g) Cédant aux critiques de Kuenen et autres. Graf
renonça bientôt à séparer les parties historiques du
Grundschrift de ses éléments législatifs et acheva
ainsi de donner à la théorie la forme que, pour
ses grandes lignes, elle garderait à jamais. A la
formule P EJ D on substituerait E J D P.
23. — à") Dix années durant, les idées de Graf ne
trouvèrent que peu d'écho. Mais, en 1876, elles reçu-
rent une adhésion qui allait assurer leur succès et
leur diffusion : celle de JuLius W'ellhausen. — a) Les
principales de ses œuvres relatives à ce sujet sont :
Dié Composition des Ilexaieuchs, d'aiboTd dans Jahr-
biicher fiir deutsche Théologie (iS'^è, 1877), puis dans
Skizzen und Vorarbeiten (i885), enfin à part (i88g) ;
article Pentateuch and Joshua, dans Encyclopnedia
Britannica (i885); Geschichte Israels (1878, i883 et
sv.); Israelitische und jiidische Geschichte (1894 ;
5' éd., 190^); article Ilexateuch (revision de Pen-
tateuch and Joshua par l'auteur lui-même), dans
23
707
MOÏSE ET JOSUE
708
Encydopaedia Biblica (1901). C'est surtout des
deux derniers travaux que nous nous inspirons. —
h) Wellliausen retient la distinction déjà classique
de trois couches dans VHe.xateuque : le .léhuviste (JE;
le mol est formé par l'adaptation des voyelles du
mot Z^/o/i /m aux consonnes du mot Yah^veh: Yeliowih)
ou document prophétique, formé lui-même par la
fusion de VElohiste (E)el du Yahwiste (J); le Deuiéro-
7!ome(D); le Code sacerdotal (P). — c) La méthode à
adopter pour (îxer l'ordre de ces éléments présente
deux aspects. Il faut d'abord comparer entre elles ces
trois conciles. Il faut ensuite chercher à les placer
dans leurs relations propres at'cc les dii'erses pliases
de l'histoire d'fsrael, telles que d'autres données
indiscutables nous permettent de la reconstituer; ce
tiavail ne va pas sans que l'on introduise des modi-
fications nombreuses dans les idées traditionnelles
touchant la composition et la date des autres livres
bibliques. — d) Le procédé est abrégé si l'on regarde
comme acquis que la date du Deutéronome nous est
fournie par II Iteg., xxii (récit de la découverte du
« livre de la Loi » sous Josias); on a alors un point
fixe autour duquel les autres peuvent se mouvoir. —
e) Cette méthode doit également s'appliquer aux
parties historiques et aux parties légales de VHe.ra-
teiiqtie. D'une part, en effet, JE renferme des législa-
tions {Ex., xx-xxiii; xxxiv), tandis que le Deutéro-
nome et le Code sacerdotal contiennent des sections
historiques; d'autre part, on constate dans chaque
couche une influence réciproque du point de vue légal
et du point de vue historique. Wellhausen toutefois
insiste surtout sur la comparaison des lois, notam-
ment des ordonnances rituelles (lieux de culte, sacer-
doce, taxes sacrées) avec les données des livres
historiques et prophétiques. — /) Voici quelles sont
ses conclusions touchant l'ordre et la date des docu-
ments. Non sans avoir changé d'avis, il regarde le
Yaln\iste comme le plus ancien et en place la com-
position en Juda, au cours du neuvième siècle ;
VElohiste, qui est Israélite, serait du huitième. Il faut
d'ailleurs remarquer qu'il s'agit de la rédaction prin-
cipale de chacun de ces documents; ceux-ci, en elVet,
renferment des éléments antérieurs. Leur fusion en
un récit par le rédacteur jéhoviste aurait pris place
avant le Deutéronome. Or on ne saurait avoir de
doutes sur la date approximative de ce dernier
écrit; il a été composé fort peu de temps avant sa
découverte par Helcias, en 622. C'est pendant l'exil,
ou aussitôt après, qu'il a été réuni avec l'histoire
jéhoviste. Quant au Code sacerdotal, dont plusieurs
éléments, notamment la Loi de Sainteté, remontent
au temps de l'exil, il est allé se développant pendant
la première période de la restauration nationale. 11
était achevé et déjà combiné avec les autres docu-
ments avant la promulgation de la Loi par Esdras
(Wellhausen adopte pour cet événement la date
de 440; •! se peut d'ailleurs qu'Esdras ait eu une
part danscelte combinaison définitive.Aussi bien, au
moment de la promulgation, le Pentateuque était
détaché du livre de Josué, et c'est lui seul qui a été
publié. Quelques suppléments sont postérieurs à
Esdras.
84. — 5') L'hypothèse de Wellhausen a eu une
immense diffusion. — a) On peut dire qu'elle est
aujourd'hui classique dans le monde des critiques.
Les Einleitung in das Aile Testament de C. H. CoR-
NiLL, H. HoLziNGER (^i>(/e(/Kno' in den Ilexateuch), de
D. C. Stkukrnagel, etc.; les Geschichte der Volkes
Israël de B. Staue et autres, l'ont vulgarisée en Alle-
magne; elle l'a été en Angleterre par l'Introduction
io the I.iterature of the Old Testament de S. R.
Driver, en France par l'Introduction à l'Ancien Tes-
tament de L. Gaiïtier. L'accord, ainsi que le remarque
ce dernier auteur, s'est fait sur le nombre des sources,
leur nature, leurs caractères, sur la façon de répartir
entre elles le contenu des cinq livres. — b) On
signale, il est vrai, quelques dissidences partielles,
concernant les dates à assigner aux documents.
A. DiLLMANN, R. KiTTKL, W. W. BaUDISSIN, C. BrUS-
Tos ont persisté et persistent encore à soutenir que
le Code sacerdotal n'est pas aussi récent que le pré-
tendent Graf et Wellhausen. D'après Kiltel (6'e-
schichte der Ilebrâer, i" éd. 1888; d'après la traduc-
tion anglaise A Ilistory ofthe Ilebreas by R. Kittel,
Ordinary Professor of Theology in the University of
Breslau, translatedby John Tayloh, D.Lit., M.A. : I,
p. 2^-1 34), les plus anciens éléments de D remon-
teraient aux dixième et neuvième siècles et le Code
Sacerdotal aurait été achevé vers l'époque de Jéré-
mie; on trouverait même dans ce prophète des
traces d'opposition à ce travail des scribes. Dans sa
seconde édition (1912), Kittel atténue sa thèse pour
ce qui regarde la rédaclion finale du recueil. —
c) En dehors des exégètes catholiques, les parti-
sans de l'authenticité mosaïque du Pentateuque
sont en nombre très restreint. Au xix' siècle, Franz
Delitzscu, après avoir soutenu cette thèse, se ratta-
cha à la théorie documentaire; Hengstenbiïhg (1802-
1869), Keil (18071888) et Havernick (i8i:-i845)
sont deiueurés jusqu'au bout les représentants de
l'opinion traditionnelle en Allemagne. A notre
époque, l'Anglais Haroi-u-E. Wiener s'est fait le
défenseur acharné de l'origine mosaïque. 11 a beau-
coup insisté sur l'impossibilité de fonder sur les
noms divins la distinction des documents; il s'est
pareillement appliqué à battre en brèche les autres
arguments des critiques ; mais, il faut le reconnaître,
ses discussions, peu courtoises et très tranchantes,
ne lui ont pas gagné d'adeptes. D'autres exégètes,
Orr, Eerdmanns, Klostermann, Moller, Halévy,
ont, pour des raisons diverses, rejeté un nombre
plus ou moins considérable des conclusions des
critiques, mais sans pour cela revenir aux opinions
traditionnelles'.
VII. Exposé de la théorie documentaire
SS- — Telle est l'importanco de la théorie des critiques
que nous ne pouvons nous dispenser d'en faire un exposé
succinct.
1° Ses fondements
Elle se ramène aux points suivants : — A. Le Pentateu-
que, sous sa forme actuelle, a été rédigé longtemps après
Moïse. — B. // se compose de documents de dates fort
1. Pour cet exposé de l'histoire des systèmes, nous
avons surtout consulté et utilisé ; E. Mangenot, L'au~
tlienticité mosaiçue du Pentateuque, Paris, 1907 ; J. EsTLIN
Carpenteh et G. Hakfohd-Batteksby, The Uexaieuch
according to the Hevised Version arranged in lis constituent
documents by memhers ofthe Society of Historical Theo-
logy, Osford, cdited iyith Introduction, Notes, .Marginal
Références and Synoptical Tables; tomo I, 1000. — Nous
nous sommes pareillement servi d'un ouvrage plus an-
cien, mais utile ù lire : Edouard Reuss, L'Histoire Sainte
et la Loi {Pentateuque et Josué), dans La Bible, traduc-
tion nouvelle avec Introduction et Commentaires, Ancien
Testament, troisième partie, 1879. — Nous avons encore
consulté les nombreux exposés qui figurent dans les diver-
ses Introductions à l'Ancien Testament (surtout Driver,
G.vrTinR, Steuernagel) et dans les divers Dictionnaires
et Encyclopédies bibliques. Impuissante contrôler toujours
les systèmes des auteurs dont nous ne faisons que l'ap-
porter les noms, nous nous sommes appliqué à n'analyser
aucune opinion que d'après les ouvrages mêmes de ceux
qui l'avaient proposée ; en quelques cas seulement, les
circonstances nous ont contraint de nous en remettre à
des résumés antérieurs.
709
MOÏSE ET JOSUE
710
diverses. — Or de nombreux indices permettent de regarder
ces deux positions comme solides.
A. Le PliNTATKUQUE A KTÊ Hl^DIGi: LONGTEMPS APltKS
Moïse. Ou peut à ce sujet recueillir des indices négatifs
et des données positives.
S6. — ai Indices négatifs. — Nulle part le Pettiateuquc
ne se présente lui-même comme l'œuvre de Moise ; bien
plus, nombre de textes tendraient à faire penser qu il tient
sa forme actuelle d'un auteur distinct du grand K'-gislateur.
k) Dans Ex.-Nuni, , les récits parlent constamment de
Moïse a la 3' personne. Si l'on en juge d'après nos pro-
cédés de composition, rhypolhèsela plus naturelle est qu'on
se trouve en présence d'un narrateur qui nous retrace la
carrière de Moïse. Bien n'invite k penser qu'à la date où
Moïse écrivait et dans son milieu, le stj'le indirect fut la
teneur reçue d'un mémoire personnel; la Bible elle-même
nous fournit des indications en sens contraire . — ,^) D'autres
indications contribuent à afl'erniir ces impressions : Notices
dans lesquelles l'intervention d'une tierce personne apparaît
plus sensible : " Tels Aaron et Moïse, auxquels Yahweh a
dit : Faites sortir les fils dlsrael du pays d'Egypte, selon
leurs troupes. Ce sont eux qui ont parlé à Pharaon, roi
d Egypte, pour faire sortir les fils d'isracl de l'Egypte; tels
Moïse et Aaron » [Ex . ^ vi, 26, 27; cl. aussi Aum., xv,
22, 23). Epithètes et formules de louanges qui eussent été
étranges sous la plume de Moïse lui-même : « Et Yahweh
donna grâce au peujile aux yeux de 1 Egypte et l'homme
Moïse fut très grand au pays d'Egypte, aux yeux des
serviteurs de Pharaon et aux yeux du peuple » (AV., xi, 3);
« Et l'homme Moïse était tout à fait doux, plus que tout
homme qui est sur la face de la terre » (iVum,, xii, 3;
cf. Deut., xxxiv, 10-12). — y) Si certains textes d'Ex.-
Num., témoignent de l'activité littéraire de Moise, celle-ci
est toujours limitée à une péricope précise, facile à détermi-
ner. Ainsi on lit, Ex., xvii, i4 : " Yahweh dit à Moïse :
Ecris ceci en souvenir dans [le] livre et place-/e dans les
oreilles de Josué, car j'effacerai sûrement le souvenir
d'Amaleq de dessous les cieux. » La seconde partie du ver-
set montre clairement que l'ordre donné par Dieu ne vise
que le récit de la défaite d'Amaleq. Il est vrai qu'on parle
du livre, et l'on pourrait songer à un ouvrage d'une am-
pleur plus considérable, à une sorte de mémoire, par exem-
ple, sur lequel on eût relaté, à mesure qu'ils se produisaient,
les événements les plus importants. En fùt-il ainsi, qu'on
no serait pas autorisé pour autant à identifier cet ouvrage
avec le t*entateuque. On ne saurait même s'appuyer, pour
soutenir cette identification, sur ce fait que les massoretes
semblent l'avoir consacrée. D'une part, en eiïet, si l'exis-
tence « du livre 0 était démontrée, il serait tout aussi natu-
rel de le regarder comme l'une des sources utilisées par
l'auteur de notre Penlateuque . D'autre part, la lecture avec
l'article déterminé repose uniquement sur la ponctuation
massorétique {basstp^'ér). Or une tradition plus ancienne,
représentée parles Septante (et'; /3(;;/<'ov [var. èv /?(;ï/t'w, AK],
dans un livre, b*sêp^'èr), ignore cet article déterminé; on ne
saurait donc en faire le point de départ d'une argumenta-
tion trop rigoureuse. Ex.^ xxiv, 4, à son tour, vise le Code
de l alliance [Ex., xx-xxiii) qui précède ; Ex., xxxiv, 2^, 28
se rapporte à la petite législation des vers 10-2S ; Num.^
xxxiii, 1 , a ne concerne que la liste qui suit. — o) Le cas
du Deutérononie diffère notablement des précédents. Les
chap. i-xxx ne sont qu'une série de discours dans lesquels
Moïse s'adresse directement au peuple et parle de lui-même
à la i'^ personne. Des textes ex[ilicites attribuent à Moïse
la rédaction do ce grand coàQ: Deut., xxvu, 2. 3 (cf. vers. 8
et /os., vni, 3o-35 ; on pent se demander s'il s'agit seu-
lement de la se-;tion législative [xii-xxvi], ou s'il faut pen-
ser aussi aux discours de i-xi); Deui,, xxviii, 58, 61 et
xxix, 19 (Vulg. 20), 20 (31), 26 (27), 28 {2(jl, où l'on parle du
livre renfermant la Loi, les menaces de maladie et de
fléaux, etc. ) ; Deut., xxxi, 9, 10-1 3, 24-27, où cette loi appa-
raît écrite par Moïse (les vers. 16-22, 28-80 se rapportent
au cantique du chap. xxiini. D'après ces indices, on est
amené à conclure que Moïse a écrit un livre de lois substan-
tiellement identique à notre Deuièronome actuel, que ce
dernier en renferme des extraits littéraux plus ou moins
considérables. Toutefois en parlant de Moïse h la 3* per-
sonne iDenf., I, 1-5; iv, /ii-43; iv, 44-^'. M xxvu, 1, Ç). 11;
xXTiir, fig [Vulg. XXIX, il; xxxi-ixxiv), le rédacteur final
semble avoir pris soin de se distinguer du grand personnage
dont il reproduit les paroles.
S7. — b) Indices positifs. — Les critiques modernes
ont repris les remarques qui avaient amené nombre d'anciens
à recunnailre dans le Pcnlateuque des interpolations* pos-
térieures à lépoque de Moïse et ils en ont allongé notable-
ment la liste:
Gcn., xii, 6 ; « Le Cananéen était alors dans le pays (à
Sichem ; cf. xui, 7), ce qui n'a pu être écrit qu'aprus
l'expulsion des Cananéens par les Israélites.
Gen.. xni, iS (cf. xxui, 2, 19; xxxv, 2;j ; xxxvu, i4) : meji-
tion d'Hebron, alors qu'au temps de Moïse, la ville s'appelait
Qiryath-'Arba' (Jos., xiv, i5 ; cf. xv, i3, i4; Jud.^ », »o;.
Gen., XIV, i4 : mention de la ville de Dan, alors qu'au
temps de Moïse, elle s'appelait Lésèm (Jos., xix, 4?; cf.
Jud,^ xvu, xvui).
Gcn.^ xxxvi. 3i ; « Et voici les rois qui ont régné au pays
d'Edom avant qu'un roi ne régnât sur les fils d Israël »,
n'a pu être écrit qu'après rétablissement de la royauté.
Gen.^ XL, i5. où Joseph parle du « pays dos Hébreux »,
terme inexplicable avant l'exode.
Gen.^ L, 10 : « L aire d'Atad au delà du Jourdain », locu-
tion qui ne peut provenirque d'un écrivain établi en Canaan
et, par conséquent postérieur à Moïse (cf. Dent., 1. 1, 5;
m, 8; IV, 4i. 46, 49 [eu revanche Deut., ni, 20, 25, dans
un discours de Moïse, la locution désigne très logiquement
Canaan] ; i\um., xxu, i: [xxxn, 19^^ il s'agit de Canaan];
xxxu, 19^, 3a ; xxxiv, i5 ; xxxv, i4).
Ex., XV, 19, qui semble supposer que Jérusalem est
conquise et le Temple bali.
Ex., XVI, 35, qui n a pu être écrit qu'après la cessation
de la manne, par conséquent pas avant Josué (cf. Jos. , v, 12).
Ex.^ XX, 10, où l'on parle de « l'étranger qui est dans tes
portes )), ce qui ne convient pas au séjour du désert (cf.
Deut., v.i4).
Ex.j XXVI, 18,22, où le Midi est désigné par néff^bàh^ fers
le néi^éb, et l'ouest par yammâh^ vers la mer., deux exprès-'
sions qui n'ont de sens que pour un auteur établi en
Canaan.
Num., XXI, i4. où Ion parle du Livre des Guerres de
Yahiveh, sûrement postérieur à Moïse (il doit avoir conte-
nu les « guerres de iabweii » de I Sam., xviii, l'j ; xxv, 28).
Num.. XXIV, 7, où Balaam annonce la victoire sur Agag,
roi d'Amalec et contemporain de Saul (cf. I Sam., xv, 8, 9
sv.).
Deui., m, 1 1 : La présence du lit d'Og, roi de Basan, à
Rabbath et la description qu'où eu donne s'expliquent mal
au lendemain delà défaite de ce roi par Moïse.
Deut.^ m, i4 '• Ayant conquis le pays d'Argob, Jaïr «les
[villages de Basan] appela selon son nom Hawwoth-Yà'ir
jusqu'à ce jour. » Celte expression ne se comprend pas sous
le calame de Moïse à propos d'une dénomination qui a été
donnée de son vivant.
Jos., X, 12, i3 renferme un extrait du livre du îâïâr.
Or cet extrait ne peut avoir été fait du temps de Josué. Le
livre du Yasar, qui renfermait entre autres éléments l'élégie
sur la mort de Saiil et de Jonathas {cf. II Sam., i, 18), est
d'une date bien postérieure à celle du grand conquérant.
Sans doute, remarque-t-on, il est telle de ces remarques
qui n'est pas à l'abri de tout conteste. Mais les critiques esti-
ment qu'en les considérant dans leur ensemble, on ne peut
s'empêcher de conclure, non seulement que V IJexateuque a
reçu des additions de détail, mais encore que sa rédaction
est de beaucoup postérieure à l'époque de Moïse et de
Josué.
58. — B. Le Pentateuque est composé d'i'léments
DR DATES FOWT DiVEKPES, — Pour mettre en relief cette pro-
position, Wellhausen insiste ; a) sur le développement de la
législation relii^ieuse : i'i sur les différences dans la pré-
sentation des mêmes faits historiques .
59. — a) Développement de la législation relii^ieuse.
— On s'attache surtout aux lois qui concernent les lieux de
culte, \e sacerdoce, les redevances sacrées. Nous ne dévelop-
perons à cet endroit que la première de ces considérations.
Lieux de culte. — Nous avons sur ce sujet trois séries
de textes. — a) £';r.,xx, 22-26 1. D'après ce texte, Yahweh
1. Des critiques regardent les vers 2'}^, 23, où l'on
parle aux enfants d'Israël à la 2' pers. plur., comme
étrangers à la rédaction primitive du précepte. D'autre
part, un certain nombre d'auteurs doutent de l'unité
primitive des vers 2'i-26. Il en est même qui, à raison de
la place occupée par toute cette ordonnance avant le
titre d'Ex,, xxi, 1, se demandent si elle n'était pas étran-
gère à la teneur originelle du Code de l'alliance.
711
MOÏSE ET JOSUÉ
712
est prêt à venir vers les siens pour les bénir et. sans doute,
pourl-eoevûir leurs homiudges, dans lousles l.eux qui seront
consacrés par ses interventions et son souvenir. C est, on le
voit, l'allinnation de la légiliniite des sanctuaires mullit,les.
Dans ces lieux de culte on olèvera, pour y oûiir les holo-
caustes et les s;.criliLes paciliques do menu et gros bétail,
des autels laits de terre ou de pierres non dégrossies; ils ne
comporteront pas do degrés. - ..=) Ueut, xn, .-i4. L idée
principale de ce passage est que les Israélites ne devront
avoir Tiuun seul lieu de culte, que \ahweU prendra soin de
déterminer ■ là, et là seulement, pourrout s'accomplu- les actes
spéc liqueinent rituels. Une diUérence est établie entre le
te'iips où la loi est formulée, pendant lequel chacun suit
uniquement les directions de sa conscience, et la période à
laquelle le sanctuaire sera édiùr au lieu choisi par \ahweh.
Le précepte est fondaaienUl dans la législation deuterono-
mique et on y revient en une série d'ordonnances de détail :
XII 17-19. 26-28; XIV, 22-27; ^*"> '-8. 9-'^i i3-i5, iG-17;
ivi'i, S-i3; xviii, G-8; xxvi, i-ii. — -/) Lorsque après leur
entrée en Terre Sainte, les Israélites concentreront leurs ado-
rations autour du seul lieu de coite, ils ne feront autre chose,
selon une autre s.;rie de documents, que continuer ou re-
produire ce qui existait déjà au désert. Au cours des migra-
tions en effet, les liturgies ne se développaient qu'autour du
tabernacle ou sanctuaire portatif et de l'arche qu'il renfer-
mait. Ejc., xxiv, i5'-xxxj, 1 1 et xxxv-xi, contiennent les pres-
criptions relatives à la construction de ce lieu de culte et le
récit de leur exécution ; ic Li-iiti;ue est presque tout entier
consacré a la régleinentalion dos rites qui s'y doivent accom-
plir (cf. aussi .\ "/M., 1, 48-53; 11, i-x, 10 ; xvi-xix [xvi seu-
iemenl en partie]; xivi, ô^-Ca; xxviii-ixx, une série de
législations complémentaires au sujet de ce même taber-
nacle). ô) Si, appliquant la théorie du développement,
on compare entre elles les législations A'E.r.. xx, 22-26 et de
Driti., xu, on ne peut manquer de conclure à la priorité
clironologique de la première. Le précepte deutéronomique
est un précepte de stricte observance, de rigoureuse ortho-
doxie; il est d'ailleurs on ne peut plus favorable a la sau-
vegarde de la pureté du culte, à la vigilance et au contrôle
qui sont si utiles pour, maintenir les liturgies à 1 abri de
toute intrusion de paganisme. On n'aurait jamais abandonné
ce précepte, dans les milieux d'observance, pour lui en sub-
stituer un qui, l'histoire le prouve, devait être, en Juda
{Jcr., II, 20-25». 25!>-28; m. 2. «i. 9, i3, 21, aS, 24; vu, 17, ij>,
3o-34; xiii, 27; etc.) aussi bien qa en Israél [Am., iv, 4,5;
v, 4, 5; vu. 9; viu, i4; ix, i ; Os., iv, isiy; v, 1-7: vi,
C-10; VIII, 1-7; etc.). fécond en toutes sortes d'abus. Au
cmtraire, on envisagerait facilement l'ordonnance concernant
l'unité de sanclu;iiie à la façon d'une réaction contre les in-
convénients qui, à certaines époques surtout, étaient la consé-
quence de la loi trop libérale du C'.de de l'alliance. — e^ Or
l'uistoire vient confirmer point par point cette remarque.
Nieme après la construction du temple salonioiiieu et long-
temps encore, les chefs d'lsrai-1 agissent comme si le précepte
d'£.r., XX, 22-n6 était seul on vigueur. Des rois pieux, dont
quelques-uns très zélés pour la réforme des abus (I Heff.,
XV, 12. i3; xxii, 47). no songent en aucune manière à détruire
les hauts lieux que les Israélites ont élevés en l'iionneur de
Yahweh (I Hes;., xv, i4: xxii, 44: Il H'-g-. xii, 3, 4; xiv, 3,
4 ; XV, 3, 4. et 34, 33). Si, d'autre port. Jéroboam 1«- etses suc-
cesseurs complètent le schisme politique par un schisme
religieux, ce n'est pas du seul fait qu'ils favorisent les sanc-
tuaires de Béthel et do Dan ; c'est, d une façon très précise,
parce qu'ils s'efl'orcent de détacher les Israélites du grand
sanctuaire national de Jérusalem (1 Reg , xn, 26-3oj. Des
prophètes d'ailleurs, et des plus illustres, un Elle par exemple
li Re£^,, xviii, 3o-33),vont jusqu'à rétablir les sanctuaires de
Yahweh que leurs adversaires ont abattus. Aussi bien, les fils
d'Israël se croyaient autorisés à ces pratiques par des exemples
venus de très haut; quand ils écrivaient l'histoire de leurs
ancêtres, ils aimaient à raoutrer les patriarches consacrant les
sanctuaires en honneur par leur dévotion, ou même à leur
en attribuer l'ofigine {Gen., xii, 7, 8; xni, 4^ ^xi, 33; xxii,
9; xxvi, 25 [cf. XLvi, i]; xxviii. 10-22 [cf. xxxi, i3]; xxxi,
46-54; xxxiii, 20; XXXV, 7, i4)- — Çi II en fut ainsi jus-
qu'au déclin du vin" siècle. Encore la réforme réalisée par
Ézéchias (Il Re^ , xviii, 4' n'eut-elle p.is d'effet durable.
L'œuvre ne fut reprise que la dix-liuiiième année de Josias( 622)
après que l'on eut découvert au Temple ce « livre de l'al-
liance » (Il Re<;., sxii) que tous les critiques identifient avec
ie Deiiteronome. Tous les hauts lieux furent abolis, tous les
objets de culte communs aux Israélites et aux Cananéens
furent détruits (cf. Deul., xu, 2-4) ; Josias étendit sou action
reformatrice partout où il put faire recoiinaitre son autorité
(Il Ueg., xxiii, 1-241. C'est ainsi que, par celte découverte et
j>ar cette réforme, prenaient lin les désordre^ quo, depuis
deux siècles, les prophètes Jenonçiiient comme coalaiiiinant
la vie religieuse de Juda aussi bien que d'Israël. 11 va de soi
qu'au sentiment des critiques, la première entrée eu vigueur
du Deutcrouonic coïncide avec la réforme de Josias et que sa
découverte n'est que de très peu de temps postérieure a sa
composition. — ï;1 La nouvelle loi se réclamait d une origine
divine et du nom de .Moïse ; son existence était ainsi reportée
aux débuts mêmes de la nation. Dans la troisième série de
te.vtes que nous avons rapportée [vid. supr, y), on \a plus
loin. Cette loi apparaif en vigueur même pendant les migra-
tions du désert. A cette date, le tabernacle tient la même
place que le temple de Jéiusalem occupera plus tard. De la
sorte, le culte des hauts lieux a beau paraître appuyé par les
exemples des patriarches ; il est opposé, non seulement à la
loi divine, mais à la pratique des temps de la plus grande
ferveur yAm . , v, 25 : Os., xi, i , 3, t^\ Jer,, 11, 3, 3 . Toutefois
on remarquera que, dans les ordonnances relatives au taber-
nacle portatif, la loi de lunité de sanctuaire n'est pas l'objet
d'une prescription explicite; elle est plutôt tenue pour acquise,
présupposée ^cf. Lei-., xvii, 1-9). ^Vellhau5en en conclut que
le Code sacerdotal suj)pose déjà réalisée la fin poursuivie
par le Deutéronome, qu'il veut encourager la fidélité à une
pratique déjà en vigueur, montrer jusqu'à quel point elle
s harmonise avec les usages suivis aux temps nù la volonté
divine était la mieux observée. Comme c'est seulement après
l'exil que la loi de lunité de sanctuaire fut appliquée sans
défaillance, c'est jusqu'à celte période qu'il faut reparler la
composition du manuel liturgique suivi au désert.
30- — b) Dt/j'èrent es dans la présentation des mêmes
faits historiques. — Wellhausen s'étend beaucoup moins sur
ce sujet, dans l'article de V Encyclopaedia Bihlica, que sur
celui de la législation. — «) L'étude et la comparaison des
sources aboutit à constater la parfaite correspondance qu'elles
présentent entre elles, quant à l'arrangement de la matière
historique qu'elles renferment et quanta de nombreux détails ;
c est précisément à cause de cette parité des récits qu'il a été
possible de les unir si étroitement dans un livre. La reaUté
est que ces documents apparaissent comme des reprises
successi\es de la tradition historique, en manifestant le
développement graduel. — ;3) Or ce que l'on constate, c'est
qu'en reprenant les mêmes événements, chaque documeat
a sa manière propre et très nettement caractérisée de les
raconter. 11 est inutile de développer cette considération sur
laquelle nous aurons immédiatement à revenir.
a° Documents et travail rédactionnel
SI. — Les principes que nous venons d'exposer ont ëlè
retenus par les disci[des de W'clihausen, c'est-a-dire par la
très grande majorité des représentants de la Haute Critique.
C'est sur ces principes qu'est l'ondée la distinction des docu-
ments généralement admise ; Elohiste, Yaliwistc, Ecrit deu-
teronomii/ue. Ecrit sacerdotal. Assez nombreuses l<.)utefois
sont les divergences de détail ; on comprend sans peine que
nous les négligions pour nous en tenir à une vue d'ensemble.
En celle-ci nous nous inspirerons volontiers du dernier tra-
vail un peu compréhensif qui ait paru sur le sujet : Lehrbuch
der Einleitung in das .itte Testament de Cari Stelerxagel,
professeur à l'Université de Halle; des notes signaleront à
l'occasion les divergences un peu notables des autres cri-
tiques.
33. — A. Avant les documents. — a'\ Aucun de nos
documeuts ne remonte jusqu'à l'époque des événements qu'il
raconte, même quand il s'agit des faits do la période mosaï-
que. Tous reposent sur des traditions orales. — b) Ces tradi-~
lions étaient d'origine populaire. Ayant pris naissance autour
d'un souvenir local, s inctuaire. source, etc., ou encore d'une
institution particulière, elles avaient un caractère épisodique
et fragmentaire. Remontant à des dates dilTéreutes, elles
portent lempreinledu milieu intellectuel, moral, religieux de
ces diverses époques. De là ; tant de différences de f rme
(simples lisles généalogiques, avec ou sans notices interca-
lées; petits récits: anecdotes plus développées, mais encore
très sobres; histoires riches en détails; etc); les niveaux
divers des eonceplions théologiques (anthropomorpbismes
naifs de certaines ajiparitions ; anthropomorpbismes plus
relevés; Dieu restant in\isible et transcendant, tout en se
' servant d'intermédiaires pour apparaître aux hommes ; etc.);
713
MOÏSE ET JOSUÉ
714
les variantes proprement dil6s {même incident attribué, ici à
Abraham, là à Isaac; même anecdote localisée, ici à Géraro,
là en Egypte). — c) Ces trailitioiis avaient [>our la plupart
un car.ictère sacré; elles tendaient :i signaler une action très
spéciale de Dieu dans l'histoire des anc^-tres d'Israël, dans
la fondation même du peuple et d^ns son établissement en
Canaan. — d\ Ces traditions ont, en outre, un caractère
esscntifllement légendaire. Elles ont trait, en eflet, à des
faits do plusieurs siècles antérieurs à l'organisation de la
nationalité israélite par l'institution de la royauté, c'est-à-
dire à des faits dont on n'a pu garder le souvenir exact; elles
donnent souvent un reliel cgal à des événoiuents considé-
rables et à des incidents sans importance ; elles multiplient les
miracles, les interventions divines et angéliques. Bref elles
sont pareilles aux traditions qui existent chez tant de peuples
touchant leurs origines, pareilles à toutes les traditions
orales et populaires. — e) Ces traditions et légendes sont de
diverses sortes. Laissons de côté les mythea^ dont on parle
à propos des périodes antérieures à l'àgo mosaïque et même
à l'époque patriarcale. — a) Il y a d abord les légendes que
l'on pourrait nommer historiques. Elles conservent la sub-
stance du fait. Mais elles en modernisent l'aspect, en proje-
tant sur ce fait les particularités des milieux dans lesquels
elles sont nées ; les liens assez lâches, par exemple, qui unis-
saient les tribus à l'origine seront représentés sous une forme
qui évoquera l'idée de l'unité nationale réalisée au temps de
Salojnon. Elles en idéalisent le contenu, en transformant en
miracles les grands événements dans lesquels l'action pro-
videntielle était la plus facile à diï^cerner. — /3) Dans les
légendes que l'on peut appeler semi-historiques, la substance
même du fait est atteinte ; c'est ce qui arrive, par exemple,
quand on met au compte d'un héros éponyme les traditions
qui concernent les tribus. — y\ On distingue encore : les
légendes étiologiques [y.ixi'x, cause), qui donnent la raison
d'un nom, d'une expression populaire, d'une institution, d'un
usage; d'ordinaire elles se rattachent à des légendes plus
étendues, appartenant à l'une des catégories précédentes. —
5) Certaines légendes servent de revêtement à une idée re-
li odieuse : l'épisode du sacrifice d'Isaac {Gen., xxn, i-i4; E)
souligne la substitution des animaux aux premiers-nés de
l'homme dans les sacrifices. — e) L'histoire do Joseph enfin
nous montre comment certaines légendes finissent par re-
vêtir la forme d'un véritable roman historique'.
33. — B- Le Yahwiste. — a) De nombreux indices
marquent que ces traditions ont, en co qui concerne leurs
éléments les plus nombreux et les principaux, pris leur furme
à l'époque de la royauté indivise, au temps de David et de
Salomon. Comme elles revêtent nettement les caractères de
traditions orales, leur transmission de bouche en bouche a
nécessairement dépassé la date du schisme ; c'est après gi35
'933 j qu'elles auront été fixées par écrit. — b) On s'imagine
facilemontque les deux royaumes s intéressèrent à ces tradi-
tions d'une origine commune. De fait, chacun d'eux en vit
naitre une rédaction. L'histoire, qui tient la place principale
en ces deux documents, a le même objet : histoire d Israël
et de ses aïeux depuis la création jusqu'à la mort de Moïse
(de Josué). Si les premiers extraits de VEÎohiste ne remon-
tent pas au delà de la période patriarcale, ce n'est pas une
raison de croire qu'il no renfermait pas primitiv^-ment une
section consacrée aux commencements du monde et de l'hu-
manité. — r) Dans les deux documents, cette histoire est
envisagée au même point de vue : souligner l'action de Dieu
conduisant les événements d'après des plans très précis,
formulés dès l'origine eu des prédictions; triomphant, pour
les réaliser, de toutes sortes de difficultés; faisant ainsi
éclater sa puissance, sa souveraineté, sa sainteté. Le plan
peut ainsi s'exprimer : Abraham choisi du milieu de l'huma-
nité pour devenir le père d'une nation que Dieu traitera
comme son peuple et à laquelle il donnera en héritage la
terre de C;uiaan. Les difficultés à vaincre sont, entre autres,
la stérilité de Sara, la migration des patriarches hors de la
Terre Promise, l'oppression égyptienne et. d'un autre cuté,
les multiples infidélités d'Israël. — d) Dans les deux docu-
1. D'une manière générale, M. Lucien Gautier se
montre plus réservé dans le jugement qu'il porte sur la
crédibilité des traditions qui sont à la base des documents ;
il nianifestc ).orticulit'rement celte réserve quand il s'agit
du yahi\'iste et de V Eiohisie, plus spécialement encore à
prq)Os des récits concernant la période mosaïque (cf.
IrUrt.duclion..., 2» édit., t. I, p. Î4't st.}. — R. DrivëR ne
traite pas ex professa celte question.
menta, l'histoire demeure épisodique, faite de sections indé-
pendantes comme les traditions. D'ailleurs, bien quelle
résulte de l'idée dominante du document beaucoup plus que
de la rédaction elle-même, la connexion générale est, en
certains cycles surtout, admirablement réalisée. — e) On
notera enlin que les deux documents présupposent déjà des
sources écrites. VEL'hisle moniionne explicitement le Z-fcre
du y'a^ar (Jos., x, 12 sv.) et le Livre des Guerres de Yahivek
[Num., XXI, i4 sv ) . Il serait possible de relever, soit dans
le Yafi^visle, soit dans l'^'/oZ/ti^e. d'autres extraits, de carac-
tère surtout poétique, qui remonteraient ou bien aux recueils
que nous venons de citer ou à d'autres écrits similaires.
34. — f) C'est dans le royaume du Sud ', en Juda, que
parut le premier de ces documents, le y'ahiviste (J). Seul, on
efi'et, il renferme les traditions propres à cette fraction du
peuple de Dieu, celles notamment qui concernent le sanctuaire
dllébron. C'est de même aux institutions religieuses du
royaume du Sud qu'il porte le plus vif intérêt : la fête du
printemps est pour lui la solennité judéenne de la Pâque.
Toutefois, en tant que judéen, il n'admet pas la légitimité
du schisme. En conséquence, il peut à l'occasion s'intéresser
à ce qui concerne le peuple tout entier. — i^) Postérieur au
schisme, le }a/itvi>;c est, comme d ailleurs l'i'/o/d's/c, certai-
nement antérieur au Dentcronome, ou au moins à sa décou-
verte (G22). On n'y relève, en elTet, aucune influence des
lois spécifiquement deutéronomiques, notamment de la loi
de l'unité de sanctuaire; aucune trace non plus de certains
épisodes caractéristiques conservés dans le dernier livre du
Peutateuqiie (v. g, conquête du nord de la Transjordane
par Moïse, son attribution à Manassé), ni du style de ce
document. Bien plus, on n'y découvre aucune des idées ca-
ractéristiques du prophélisme inauguré en Juda par Isaïe.
C'est donc au ix^" siècle que le Yakwisic aura vu lo jour. On
notera que Jos., XV, 03 etJud.^ i, 21, qui appartiennent à co
document, n'ont pu être écrits qu'à un moment où il y avait
encore des Jébuséens à Jérusalem, c'est-à-dire, d'une part,
après la prise do lavi'lepar David, mais, d'autre prrt, avant
que cet élément étranger n'eût été expulsé ou absorbé par
Israi'l : celle remarque parait bien nous reporter dans la
première moitié du ix" siècle 2. — h) En exploitant les
sources traditionnelles, le Vafnvisie a fait son choix, il a
des épisodes qui lui sont propres, souvenirs auxquels peut-
être on attachait plus de prix dans le royaume du Sud : seul
il raconte l'attaque de iMoïse par Yahweh (Eu\, iv, 24-aG;, la
longue résistance du prophète à la parole divine. Il a sa
manière de présenter les événements qui lui sont communs
avec VElohiste. On s'en aperi^oit surtout dans les récits
relatifs à l'entrée en Canaan [Num,^ [éléments de xiii, i-xiv,
45]; XXI. 1-3 ; /O.S., xni, i3 ; xv, i3- 19, 63 ; xvr, 9^ [?], 10 ;
XVII, ii-i3,[i4-i8]; XIX, 47 ; Jud.^ i) : au lieu d'une conquête
en masse réalisée par lEst sous la conduite de Josué, il
nous présente une conquête progressive, commencée par le
Sud, due à l'elTort isolé de chaque tribu ou, en certains
cas, :"i l'efTort combiné d'un groupe de tribus. — i' Ce n'est
pas tout. On perçoit dans l'utilisation des traditions l'in-
fluence de certaines préoccupations théologiques et morales.
Le Yakivisie laisse subsister des anthropomorphisme* encore
naïfs (cf. Gen., m. 8, ai, 22). Mais déjà pourtant Yahweh ap-
paraît à Moïse dans une flamme de feu (£'.t., m 2); il appa-
raît en songe {Gen., xxvi, a4;, il intervient par le ministère
de son ange {Gen.^ xvi, 7 sv! ; cf. £'x., m, 2). Dans le culte
populaire, on critique déjà les idoles de métal fondu(;/'a.ssc/:''rt/i.'
iV., XXXIV, 17) ; on réagit déjà coiitre les idées morales par
trop primitives. — /) A noter encore les préoccupations
d'érudition en certaines retouches des récits tra<litionnels
[Gen., Il, 10 sv., les fleuves du paradis ; Gen., x. divers élé-
ments dt la table ethnographique; etc.). — A^ Ces dernières
retouches ne sont peut-être pas à rattacher aux éléments les
plus anciens du Yahwiste (Ji). On distingue, en effet, dans
1. L'unanimité n'est pas complète touchant la prove-
nance du Yahyviste: des critiques renommés, tels que
SiiiiBADER, Reuss et KuKNTN le raltacheut au royaume
du Nord (cf, Cari H. Cohmll, Einleitung in dus Alte
Testament, § 11, 5). Mais l'autre opinion est sûrement pré-
pondérante.
2 II y a pareillement des diverofences touchant les
dates respectives du Yahwiste et de VElohiste. Des criti-
ques qui jouissent d'une hau'e autorité sont favorables ù
l'antériorité de VElohiste : Dillmann (E, 900-S50 ; J, 750^
KiTTEL (E, 900-850; J, 830-SOO). RiruM (E, 'JOO-SoO;
J, vers 850). Wei.i.hausen, Kurnpn, Stade, placent le
Yahivisle vers 850-800, VElohiste vers 750.
MOÏSE ET JOSUÉ
716
715
1- .„„„nflalrp9 oui d'oiUeurs sont de ■
ce document des ^°^'Yl.^.lZ''^,'Z,^^sïocle .u milieu du
dates assez diverses et ^^'^S^'^'^^^^ 1^ „ison collective J^
v„. (avant C2.) ; on les S;°"P«/Jf.£,„^, et les Nombres,
Nous n'y insistons Pf ■ ""• ^J^',"' and rôle dans la Genè.r,
ces éléments, qui jouent »» ^f f" j^^e
-i'S-^-V UE^Va -7- : l: V: aume du Nord devait
^•^•,~ „i ses œuvres littéraires consignant par écrit
avoir, lui »"ssi ses œu^ ;„; Qn les reconnaîtrait parti-
'^lT"'^'rt"l'impor^^^^^^
culièrement a 'mp°r ^ ^^^^_^^ ^^^^^^
pays 5'^'')=™''"''"^^ if:^ XX J) en rapport avec l'usage de
temps, loi ="'^\^"'^'i.ia„f,ée'M'arche; etc. D'autre part, s.
Sichem ; "^ on ^nt^on de anctuaires de l'extrême Sud.
ces ''^"'"^p"';, °"et^ c .ers à toutes les tribus, elles pardent
f'T«nce'surTeU;u du culte spécifiquement judéen d'Hebron_
le ^''.«"^^«^"■^'^'^Xin quelles emploient, ces œuvres sont
* "'T. LZX nom général d'£/oAi,«- (E). - b) De la
groupées !»"« "',,"/37ei) les fragments se laissent surtout
première d entre f^^^J^^l concernant l'exode (£x. et Num.).
reconnaître "^"^ , f^„'''7\".„rporé les prophéties de Balaam,
C'est elle qui ad «'','^7 '"^^',P°fie rèLe et les victoires de
oracles « -" oui lès entou7e elt nofablement plus récent
David. ^'''^''''■'^;''}ZTX\odeoù Moab s'étendait au Nord
,1 nous '""^P°7j,^j'^ >; Tu bien aux temps antérieurs à la
■^^ ' Yîe d'Omrfters S80) ou plus probablement aux temps
les exploits do Jéroboam il l^verb v>"' t^ . q
feraZZe E a fait son choix dans l'exploitation des ta-
S.vrri"Kr.;™:x'5rr=
Consiste en un enRagement basé sur la loi [Ex., xxi" , a?.'-
EpTacè la promulg^^atfon de la loi «près le rite q"' do, unir
nieu et le peuple'. On notera encore, dune part, que J'
eônsifne lis cycles parallèles d'Abraham et d'isaac sous
eur form prSitive Isaac), tandis que,E^,(-™™« ^ '^^
ranporte sous leur forme secondaire (Abrahaml- - e) Ve
meTe que le Va/nriste, VElo/Uste laisse transparaître dans
Tut^^ isal"on dos traditions, ses idées théologiques e' morales
et elles sont plus élevées que celles dnral..,.e. La colonne
de eu par exemple, le symbole de larche. les nuages qui
voilent ï) eu Tl'Ho^eb, les songes, sont autant de moyens
l'u^uer les «nthropomorphismes .D'autre par. auteu
témoigne d'une plus çrande ant.palh.e P»";, ''^^^^^^^''''^^'^é.
lions du culte populaire, teraphim, dieux étrangers, repré
sentitionde Dieu sous la forme d'un taureau sacrifices hu-
ntai^s "es sïèles (masscb^'âl,) ne sont le plus souvent que
Ses svmbole commémoratifs. Enfin E'^ éprouve le besoin
d'atténuer l'impression causée par certains actes qui, mis au
passif des patriarches, lui paraissent en desaccord avec son
idéal moral déjà très élevé (cf. G«., xx, 12; xxxi, 4-iJ). -
V) Les préoccupations d'érudition sont, à leur tour, plus fré-
îlientesVue chez le Valn.iste : noms des personnages secon-
daires des léeendes iGen., xv, 2; xxxv. b ; Air., 1, lO),
f^uci de la couleur locale dans le récit des événements qui
se sont déroulés en Egypte [Ge,,., xxxvn 36; xl. 4i, 4& ,
Ex I 11- etc). indications de sources littéraires (A«m.,
xx/'il' ni de 'chronologie (Ge«.,xT. i3) ; etc. —g) A no-
'e^uss\ quelques particularités de langage: //o«i au heu
de5,'««, ■ Amnrrheen au lieu de Cananéen :! ffer on Ut ro
au lieu de 1Ifib''âb\ fih de R'-ui-l. pour désigner le beau-
père de Merise; sans parler des noms divins. 11 y aurait
1. C'est au moins ce qui ressortirait A'Ex., xxiv, 12
(ES Cl), qui vient après le récit de la rénovation de 1 aj.
liance (F..-., xxiv, 3-8). D'après E (cf. Ex., xx.x, 12),^ les
lois auraient été données, non pour être la base d une
alliance, mais comme point de départ d'enseignements
et de décisions destinés au peuple (cf. Ex., xviil, \6-li,
surtout vers. 15, 16).
encore à signaler des formes spéciales au point de vue de a
grammaire^ du lexique, du style. - M De même que le
^Yaln^iste. \ Elohiste [^^) a reçu des compléments suc essifs
(E-'). Les premiers sont de peu postérieurs a '» rédaction
principale et ont pris place dans le royaume du Nord. Mais
S^rTs ,22, E--' fut admis en Juda, ainsi que les -"ts Prophé-
tiques avec lesquels il présentait tant d'affinités. On verra
dans la suite qi'il y fut entouré de toutes sortes d eS«''d=-
Les derniers éléments de E3, sûrement antérieurs a Ca., ont
pu éti^ ajoutés dans le royaume du Sud, et il n'y aurait pas a
être surpris d'y reconnaître l'influence de certaines idées
ludéennes. . , . , ,
36. — D. Code de l'alliance. - «) Le }«A.v<»(e et
l-£?o/,»(. étaient avant tout des récits. Ils ren erma.ent néan-
moins des éléments législatifs Celait, pour le J.«'-'"«^;/
auil y a de plus fondamental dans le petit code d^x xxnv,
T.J. Il est plus difficile de dire quelles étaient les lois pri-
mitiv;ment renfermées dans VEloln.te. Qu il «" contint on
en a la preuve dans Ex , xxxi, 18*1 .• xxxii, 10 , b ( E, ) ,
xxxîv 1 4 28 (m ; XXIV, . 2 (m. - b) Ce n'est pas le Deca-
l^lueiFx À -.7). \.<> Deutéronome (v, 19 [Yulg. 22];
i 1 "d'entïfie bien a4c le contenu des deux tables e pierre^
Mais cette identification était encore inconnue du rédaceur
(Rie) qui a combiné le Yah.vistc et \ Elohi'te , si ' on tient
eornote d'£r xxx.v, si l'on rapproche Ex., xxxiv, 2-, 28
dTx xxxiv".',; on arrive à conclure que le contenu des pre-
ISes tables était pareil a celui des deuxièmes lequel est
renfermé dans Jïx., xxxiv, 1 1-26 (cf. vers. 28 ). D autre pan,
emo if donné a l'observance sabbatique £x., NX, 1 1; cf. G^^^^^^
, 2 3i prouve que le D,!calogue n'a été inséré dans 1 Exode
q^'a'pr -savoir slbi linflyence du Code -''-'''"'•'-• -J»^,^
n"est%asle Code de Vailiance (Ex., xx. ^^ -^YjvVuhisU
fonne-ictuelle^ Si, en effet,Re l'avait trouve dans 1 £/oAis<e,
U ruraîrïas songé à idemifier '« contenu des première
tables avec celui des deuxièmes. Mais on peut al er clier^
chei dans £x.,xx. 22-xx,.i, 33 les paroles qui, d après E-
(F3 étaient gravées sur les tables de pierre. Ce seront
elles qùef dehors des retombes destinées à accentuer
la ressemblance, se rapprochent davantage du contenu d Ex^
xxxtv . -26; ckles que d'au.res indices encore peuvent
Sr à ratta<;her au récit élohisto : Ex., xx, ^i; d-ms E'
XX 2> 23 2/,'' (dans E'-); xx, 2,5, 26 et xxni, io-i6 (+ peut-
,onèé à élaborer un droit civil et criminel. — ,' 1 .",'^,*^^
uaifs' d'ordre linguistique invitent à ^iter cette égislation
comme originaire du royaume du Nord ; elle «st donc ante
rieure à 722. - f) On ne saurait dire au juste à queue
5^S';.râ*:!:'rfUrr.'.'r'Js;z
nu-ri'or fine tous les commandements se présentaient
comme de simples énoncés de préceptes sans aucune
auTgation de motifs en faveur de leur observation le,
COHMLL [au moins dan a 4 ea a^Mchte],
r£?cA»^u serait antérieur et remonterait aux pre^
mfèrerpériodes de la royauté, sinon aux premiers temps
de l'e^tablissement en Canaan KiTXHL).^ ces ordonnances
nour?aît''p ov^nir desTo"! de SicLm dont il est question
?:". «iv^, 25:"6. On rapproche £x. xx 25 de ce qui est
dit de l'autel de Sichem, /oj., viii, i^\i\.
717
MOÏSE ET JOSUÉ
718
Sériode de la royauté elle remonte ; la question est même
autant plus complexe que le recueil est composite. Nul
indice ne nous ramène à la période mosaïque ; divers traits
nous conduisent, en revanclie, à la vie sédentaire et agricul-
luralo. Que si l'on place la rédaction au ix' siècle ou au vin*,
il faudra admettre que cette législation a incorporé, tantôt
sous leur forme primitive, tantôt sous une forme adaptée
aux besoins nouveaux, nombre de décisions juridiques
depuis longtemps en vigueur. — g) Les rapports très
réels avec le code de Hammurapi ne peuvent s'expliquer
par un emprunt direct de document à document. Il faut
plutôt penser à un béritage commun des vieux temps. De
très bonne boure. Babylone a été en rapport avec le pays de
Canaan et lui a fait subir linfluence de sa civilisation. Les
Cananéens ont pu prendre aux Baljyloniens diverses déci-
sions juridiques que les Israélites leur auront empruntées
dans la suite.
37. — E. Fusion de l'Elohiste et du Yahwiste (Rje).
— a) Quand l'Elohiste fut reçu dans le royaume du Sud, on
ne fut pas longtemps sans remarquer, d'une part, les nom-
breux points de contact qu'il présentait avec le Yaliwisic, de
l'autre, les compléments qu'il apportait aux souvenirs judéens
des origines . L'idée devait assez naturellement venir de com-
biner ces deux récits pour obtenir un monument plus com-
plet de Ibistoire du passé. — b) Cette idée fut réalisée
avant 622. Sans doute les sections bistoriques des discours
deutéronomiques n'utilisent que E, jamais JE; mais rien
n'oblige à penser qu'après la fusion des documents, les
exemplaires qui les renfermaient a l'état isolé aient été tout
d'un coup supprimés. D'autre part, si Rje s'était mis à
l'œuvre après 622, il lui aurait fallu tenir compte du Dt'uié-
ronome et mettre la nouvelle loi mosaïque parmi les pro-
mulgations du Sina'ï. Or, à ses yeux, les tables de pierre ne
contiennent encore que les seules paroles de J et de E3.
— ■ c) L'attitude de Rje i)ar rapport à ses sources a été très va-
riable. Tantôt, comme dans la premiore partie de la Genèsr,
il n'utilise guère que J ; tantôt, comme dans le récit de
l'entrée en Canaan, il le laisse entièrement de côté; ailleurs,
c'est une question de simple prédominance en faveur de
l'un ou de l'autre document ; parfois ils sont employés dans
des proportions à peu près égales. — d) D'une manière gé-
nérale, le rédacteur a respect'' le teste des sources. II en a
reproduit le langage, le style, les particularités, les diver-
gences : c'est ainsi, par exemple, que l'on voit encore le nom
d'Elobim prendre dans E' la place de Yahweh après la
vision de l'IIorob {E.i\, m), tandis que E'- adopte avec déci-
sion le deuxième de ces noms. Ce respect ne l'a pas d'ailleurs
empéclié de fusionner si étroitement les divers éléinents de
son récitqu'en une foule de cas il est i\ peu près impossible
de les séparer. — e) Le sigle Rje désigne avant tout le rédac-
teur auquel nous devons le fond do l'histoire jéhoviste JE;
mais il englobe aussi les auteurs auxquels il faut attribuer
les retoucTies et surcharges successives, qui sont assez
faciles à discerner. Certaines de ces retouches sont très se-
condaires. Les plus importantes sont celles qui ont pour
but d'harmoniser ces données divergentes des récits que le
premier rédacteur avait respectées. On en trouve un spéci-
men dans Gf/ï,. XVI, 8 sv. D'après J, Agar s'est enfuie avant
la naissance d'Ismaèl (Gen., xvi, 1-6) ; d'après E, elle a été
chassée après la naissance d'Isaac {Gcn., xxi, 9-1A). L'n
reviseur a établi la conciliation en faisant revenir Agar après
son premier départ {Gen., xvi, 9).
38. — F. Le Deutéronome. — a) On distingue à première
vue, dans notre Deutéronome^ un corps de lois [Dent., xii-
xxvi) et des discours qui les encadrent {Deut.j i-xi et xxvii-
XXX ; cette dernière section est mêlée d'éléments étrangers,
v. g. chap. xxvii, et suivie d'un appendice composite, xxxi-
xxx;v). — A) Après en avoir éliminé les surcharges,
M. Steuernagel ramène les lois à six groupes : ï. Lois de cen-
tralisation du culte : xii, i3-2S; xiv, 22-29 (auquel se ratta-
chent les fragments liturgiques de xxvt, i-ii, i2-i5) ; xv, 19-
23; XVI, i-i^ ; II. Lois des /",ifc.«, réglant les questions de
justice et concernant les juges de profession : xvi, 18-20 ;
XVII, 8-i3; XIX, i5-2i ; III. Lois de la guerre : xx, 1-20
lo-i^; IV. Lois d'/iumanité
; ïxi,
xv, 1-18; xxn, 1-4, 6-8; xxm,
21 (20), 25 (a'i), 26 (zS) : xxiv.
10 (Vulg. 1.5), 17 (16), 20 (19;
6, 10-22 : XXV. 1-4 ; V. Lois des anciens^ attribuant des fonc-
tions judiciaires aux anciens de la cité : xii, i-i3; xxi, 1-9
l5-2i ; XXII, 13-29; XXIV, 1-5; xxv, 5-!o; VI. Lois d'abonii-
natinn^ prohibitions motivées par la formule « car c'est une
abomination à Yahweh » : xvi, 21-xvii, i ; xviii, 9-12; xxn, 5;
xxiii, 19 (Vulg. i8j; XXV, i3-i6; [xxn, g.12]. — c)' C'est en 622
que le Deutéronome parait pour la première fois dans l'his-
toire. G est du Deuli!ronome, en effet, qu'il s'agitdans ce récit
de la découverte, de la promulgation et de l'application du
« Livre de la Loi » qui ligure 11 Iteg., xxu-xxiii et dont les
éléments fondamentaux '.xiii, 3, 4", S^, 8-i4, i5»..., i8aba,
19a»/, aoaab; xxiii, i-4a».', 6-8», 11-12», i3, 14I', i5,ai-23)et
ctrtalnséléments secondaires (v. g. xxiii, 5, S*", 10, 12'», i4»)
sont absolument dignes de foi. Tous les critiques et la plu-
part des autres cxégètos sont d'accord sur l'identificaton
foncière du « livre de la Loi » avec le cinquième tome de
notre Pcntatcutiue. — d)Ma\s, au regard de M. Steuernagel,
l'identilication ne porte que sur les parties les plus fonda-
mentales de la législation (Urdeuteronoutiuiu). c'est-à-dire
sur les groupes I, V, V'I. Encore une distinctiim s'inipose-telle.
Ce qui, à beaucoup près, était le plus caractéristique, c était la
loi de centralisation du culte ou de l'unité de sanctuaire.
Elle-même n'apparaissait pas comme entièrement nouvelle ;
on la pouvait traiter comme une reprise et une codification
de l'essai do réforme du pieux roi Ezëchias. (Juant aux
lois des anciens (V) et aux lois d'abominations fvi), elles
étaient loin d'être totalement ignorées auparavant. L'Urdcu-
teronomium (Di) se ramènerait ainsi à : Deut., xii, i3-28;
XIV, 32-29: XV, 19-23; XVI, 1-17, 21, 22; xvii, 1, 2-7(.');
xviii, 9-12 ; XIX, i-i3, i4 (?) ; XXI, 1-9, i5-2i, 22-23 (.'); xxii,
5, 9-29; XXIII, i-i5(.'Vulg. XXII, 3o-xxiii, i4), 18 (1 1-)] 19
(18), 22-24 (? 21-23); XXIV, 1-5; xxv, 5-io, i3-i6; xxvi,
i- j5 J]. C'est ce document qui aurait été promulgué en 622',
— e) Mais à quelle date en remonte la composition ? L'au-
teur auquel nous nous attachons rejette l'hypothèse d'une
pieuse fraude, chère jadis à un trop grand nombre de criti-
ques. La prohibition des '«.ii-rim et des efféminés (û««(. ,
XVI, 21 ; xxiii, i8[i7l I9[i8]) nous ramène en deçà ^ 900
(cf., I Ileg., XV, 12, i3, la réforme attribuée à Asa) ; la prohi-
bition du culte de Moloch (Dent., xviii, 10) nous fait des-
cendre jusqu'au temps d'Achaz (cf. II Lteg., xvi, 3) ou
deManassé (cf. II rieg.,x-xi, (i). Avec l'interdiction du culte
des astres (Deut., xvii, 2-7) nous serrons de plus près
encore la date de ce dernier roi (cf. II Reff., xxi, 5); c'est
là de nouveau que nous ramène la comparaison de la loi de
lunitéde sanctuaire avec la réforme d'Ezéchias. h'Urdeute-
ronvmium aurait donc été composé au début du règne de
Manassé, vers 697. — f] 11 est probable que, des l'origine,
celte loi se présentait comme mosaïque. C'était par une de
ces fictions littéraires dont l'antiquité ne se faisait aucun
scrupule. On entendait dire parla que la nouvelle loi n'était
qu'une simple application à des besoins nouveaux des
principes posés par le fondateur et le premier législateur
de la nation'. Ici la fiction souffrait d'autant moins d'ob-
jections que l'œuvre était aussi peu personnelle que possible.
11 n'y avait, en réalité, de personnel que le groupement
des lois. Celui-ci fut fait pour un but très précis. La réaction
de Manassé contre les réformes religieuses d'Ezéchias, la
faveur accordée au syncrétisme, aux désordres moraux
auparavant censurés dans Mi., vi. vu: autant de maux qui
appelaient une protestation. L'auteur de D' recueillit dans
le legs du passé les lois les plus aptes à constituer un
véritable programme de réforme. Mais les temps deve-
naient si mauvais qu'il n'csa pas publier son œuvre ; en
attendant de.s jours meilleurs, il la déposa au Temple. C'est
là qu'IIelcias la trouverait en (>22. — g) On notera qu'au
regard de M, Steuernagel et contrairement à l'opinion de
beaucoup de critiques, D' n'a aucunes relations de dépen-
dance avec le Code de C alliance : les lois communes, dont la
présence ne s'explique pas par des remaniements concilia-
teurs, proviendraient d'une même source perdue.
39-' — h) Devenu loi d'Etat, D' jouit aussitôt de la plus
haute estime parmi les partisans du culte orthodoxe de
Yahweh ; ceux qui avaient quelque influence la mirent en
œuvre pour accréditer ces ordonnances. De là les discours
dans lesquels on encadra la législation. Le premier est D-b,
dont il ne nous reste que le prologue qu'il faut chercher dans
Deut., IV, 45; v, i-4, =0-28 (Vulg. 23-3i ) ; ix, g-xi, 28. Il est
rédigé à la 2" pers. plur.; le texte législatif qu'il encadrait
était celui de D', avec déjà ses premiers suppléments. —
1. En recueillant et en codifiant les lois des groupes
I, V, VI, le rédacteur auquel on doit V Urdeuleronomium
avait déjà, selon toute probabilité, ajouté des remarquas
destinées à mettre ces ordonnances en rapport avec la
situation qu'il envisageait. De très bonne lieure, de nou-
velles additions fournirent des précisions nouvelles.
Parmi ces additions, il faudrait mettre en première ligne
les péricopes munies d'un point d'interrogation ; mais les
autres elles-mêmes n'ont pas été exemptes de retouches.
719
MOÏSE ET JOSUE
720
i) La deuxième édition est celle de D'à. 11 en reste un long
prologue (I, I», 5-iv, 2 [3,4 sont additionnels]), en grande
partie historique (1, 5-iii, 29, mais aboutissant (iv, 1, 2) à
une exliortalion. C'est après cette osliortation que venait le
texte législatif (xii, 8-12 parait en provenir). 11 était suivi
d'un épilogue, dont les éléments hoinilétiquos sont conservés
Deul., iv,°ô-S, dont divers éléments historiques sont renfer-
més dans Dent., ïxxi-mxiv. La seconde édition était, comme
la première, à la 2' pers. du plur. C'est entre ces deux édi-
tions qu'il faudrait distribuer ce qui, dans la section législa-
tive no'.is a été conservé des rédactions à la 2' pers. plur. —
/) En revanche, la troisième édition (D-c) était à la 2' pers. du
sing. et avait un caractère surtout homilétique. Sans parler
do quelques versets de X et xi, les éléments du prologue sont
à cheicher dans Dfid., vi, 4->x, 7, ceux de 1 épilogue, dans
Deiit., xxviii-xxx. Comme la plus grande partie de la légis-
lation actuelle est rédigée à la a» pers. sing. on doit penser
que le texte nous en est parvenu surtout sous la forme qu il
revêtait dans D'-c. Cette édition renlermail beaucoup d'ordon-
nances qui ne figuraient pas dans les précédentes, notam-
ment les lois d'huiiianilé, les lois de la guerre, les lois des
ju^es, empruntées à d'autres codes qui ne nous ont pas été
conservées. Par ces additions, par d'autres plus secondaires,
on rendait la loi de plus en plus apte à gouverner les détails
de la vie civile et religieuse. — Aj Dans les sections histori-
ques, les divers éditeurs suivent constamment le récit élohiste,
qu'ils devaient encore posséder à 1 état isolé. D autre part,
les péricopes homilétiques qui remontent sûrement à ces
éditions ne font pas d'allusion à l'exil. On est ainsi amené à
penser que D-b, D-a, D-c ont suivi d'assez près la promul-
gatiorvdo D'; ces éditions sont vraisemblablement anté-
rieures à 600, voire à 605'. Tant qu'elles ont subsisté à l'état
indépendant, ces éditions ont reçu, en leurs diverses parties,
de nombreux compléments. Le travail de fusion s'est fait
sans doute pendant 1 exil; il a d abord abouti à l'union de
D'-b -\- D-'c; 1 addition de D'-a est un peu postérieure. C'est
le texte législatif de D'c qui l'a emporté ; dans les prologues
et épilogues, l'œuvre de combinaison a entraîné des sup-
pressions dans chacune des éditions. L'œuvre composite
ainsi réalisée a, à son tour, reçu nombre d'additions, d'élé-
ments secondaires. Il faut spécialement noter le grand Con-
tique {Dent., xxxi, ilj-22; XXXI, 2S-XXXI1, 47)*- — ') La
littérature deutéronomique se présente avec des traits net-
tement caractéristiques. Elle a son style i> elle, aisé à re-
connaître, et dont les particularités sont décrites dans toutes
les Introductions. Elle a son allure générale, à la fois incli-
née vers le légalisme et encore très pénétrée d'esprit pro-
phétique. Elle se fait remarquer par ses hautes idées théo-
logiques et morales (cf. Juif [Peuple], dans Dictionnaire
ApoloL;étique... (t. I', col, iS^^-iSSo). — m) Le Deutéronome,
en ses codes et en ses homélies, ne traçait pas seulement
des règles de vie. Il posait des principes qui permettaient
une appréciation de l'histoire : sa lecture n'avait-elle pas
éveillé dans l'âme de Josias le sentiment de la culpabilité de
la nation, depuis tant de siècles infidèle à ces volontés divines ?
Le nouveau document fournissait ainsi des bases de juge-
ment très solides ù ceux qui, écrivant I histoire du peuple
choisi, se préoccupaient d'y reconnaître l'action de Dieu. De
fait, tous les livres historiques furent soumis à un travail de
1, Dans les parties des homélies qui sont exemptes de
retouches, on ne trouve, en effet, aucune allusion pré-
cise à l'exil et aux diverses catastrophes politiques qui,
depuis 607, éprouvèrent le malheureux pavs de Juda.
2. On peut dire que, dans l'état actuel de la critique, il
y a tendance à affirmer le caractère composite de la sec-
tion légale du Deuiêronome et à faire une histoire com-
pliquée du travail de fusion qui l'a unie aux homélies qni
l'encadrent. La tendance est fréquente chez les exégètee
allemands; M. Lucien Gautikr semble vouloir l'acclima-
ter chez nous. Mais nulle part la solution du problème
n'est poussée avec autant do détail ni yjeut-étre d'une
façon aussi systéuialique que chez M. Steuernagel. En
revanche, S. R. Driver maintient l'unité substantielle de
la partie légale (Dent., xii-xivi) et y rattache étroitement
les éléments parénétiques de Deut., vxi et xxviii. Il se
montre même disposé à y rattacher les éléments fonda-
mentaux de Deut., i, i-iv. 40 et xxviii, 69 ,'VuIg. xxix, 1)-
ixx, 20. En dehors du chap. xxvii, dont la structure est
étudiée à part par la grande majorité des critiques. Dri-
ver ne reconnaît l'intervention d'un auteur secondaire ou
d'ui! rédacteur que dun.» : Deut., m, 1417; iv, 29-31,
41-43, 44-49; xxix, fl-ÎS (Vulg. 10-29); xxx, MO.
révision dominé par les idées deutéronomiques. Cette activité
se reconnaît tout particulièrement au livre de Josué . Du
principal reviseur, 1 œuvre est à peu près complètement con-
servée dans 7os., i-xii : mais on n'en retrouve plus ensuite que
quelques fragments. Malgré un certain nombre de particula-
rités très saillantes, le récit demeure fidèle à la tradition de
V Elohiste : il se rattache à D- et remonte, en conséquence, aux
environs de Goo. Pendant le siècle et demi qu'il a existé à
l'état séparé, ce documenta naturellement reçu des additions
de natures fort diverses.
40. — G. RÉDACTION DEUTÉno.NOMiQUE (Rd). — a] Dès
que l'on vit dans D' une nouvelle loi mosaïque, il fut tout
naturel de lui donner une place dans l'histoire du fondateur
do la nation. A un moment où .1 et E existaient encore à
côté de JE, on pouvait hésiter sur le document dans lequel
on l'intercalerait ; on choisit JE. — A) Quand se fit l'inser-
tion, D' avait reçu tous ses compléments et encadrements.
Or, tandis que les premiers cadres plaçaient la promulgation
de D' très peu de temps après le départ de l'Horeb, le der-
nier faisait de D une loi publiée au pays de Moab, en face de
la Terre Promise. C'est pourquoi la partie principale du
Deutéronome fut introduite entre le récit de l'attribution de
la Transjordane à Ru!;en et à Cad {.\nm., xxxti) et celui de
lintronisation de Josué {Dent., xxxi, i4 sv.). Il ne peut être
question de combinaison proprement dite et de fusion de D
et de JE que dans la péricope des derniers jours de Moïse
[Deut., xxxi-xxxiv). Si l'on doit regarder comme certain que
l'œuvre de Rd n'est pas antérieure à l'exil, on ne peut en
fixer la date précise; elle se fit durant la captivité ou de bonne
heure après le retour. — c) En plus du rédacteur principal,
le sigle Rd désigne tous ceux qui ont travaillé au nouveau
recueil (JEDi avant la période oii 1 influence passa à l'écrit
sacerdotal. A ces rédacteurs secondaires appartient d'abord
l'insertion de quelques éléments importants : Cantique de
Mo'ise après le pas:>age de la Mer Roufie {E.V., xv, 1-18),
Bénédictions de Moïse [Dent., xxxiii), surtout Code de l'al-
liance (f.T., XX, 22-xxin, 33), placé au milieu dos « paroles
de l'Horeb » de VElohiste et fusionné avec elles. Il faut
ensuite mentionner, dans JE et dans D, une foule de retou-
ches de détail, tendant à atténuer des divergences trop sen-
sibles ; on reconnaît un assez grand nombre de ces rema-
niements dans le Cotle de l'tillianee. — d) Le résultat le plus
important de la fusion de JE avec D fut l'extension à JE
d'une part au moitié du prestige dont jouissait D en tant
que livre officiel de la Loi.
41. — H. Ecrit sacerdotal (P, du mot allemand Pries-
terhodex). — a] D'une manière générale, M. Steuernagel
place la composition de toutes les grandes sections du Code
sacerdotal dans les i<ériodes exilienne ou postexilienne. 11
s'appuie, comme le faisait déjà Wellhausen, sur deux consi-
dérations. D'abord sur ce que les prophètes du viir siècle et du
vil*, ceux-là mêmes qui, comme Jérémie, ét.'ùent d'origine
sacerdotale, n'ont point eu connaissance d'une organisation
cultuelle aux temps du désert [A/n., v, 21-25; Os^, \i. G; Is.,
I, 10-17; '''' ? '*'■• 6-S; Jer., vu, 21-23). Ensuite sur ce que
les principales sections de P présupposent l'existence du Deu-'
téronome. Il faut d'ailleurs le noter: plusieurs des éléments
qui ont pris place en ces sections peuvent remonter à des
dates bien antérieures, peut-être à la pratique primitive. —
b) La section la plus ancienne est la Loi de sainteté (Ph ; h =
/feili^/ieitsorsetz): elle est renfermée dans Ztff., x^■^-xxvI.
Texte légal, embrassant la morale, le droit civil et criminel,
en même temps que le culte, ce document est une collection
dont les éléments, d'origines diverses, se sont groupés par
étapes successives. La main du dernier collectionneur se ,
reconnaît dans l'homélie finale iLer., xxvi), puis dans les
formules d'introduction et de conclusion, dont la principale est
« Soyez saints, car moi, Yahvveh, votre Dieu, je suis saint»
(ice.", XIX, a; XX, 7, 26; xxi. 6, 8); c'est d'après elle que la
loi a reçu son nom'. Par son contenu même, cette loi se
rattache à la révélation sinaitique; mais comme le Code de
Vaillance et le Deutéronome, elle vise la période de l'éta-
blissement en Canaan. Elle suppose acquise l'unité de
sanctuaire et commence, notamment en ce qui regarde les
1. Les critiques admettent d'ordinaii-e que cette Loi de
sainteté n'a pas été conservée dans son intégrité, mais a
subi dr*s mutilations, des interversions, des bouleverse-
ments. Il se pourrait même que divers éléments de ce
code fussent dispersés en d'autres sections de l'écrit
sacerdotal (E.r., xixi, 13, 1 'i> ; Ler., xi, 43, 45; jVum.,
XV, 37-41, etc.).
721
moïse et josue
722
sacrifices (Aec, xvn), à tirer les conséquences delà concen-
tration (lu culte en un seul lieu. Les prescriptions d'ordre
moral, les censures des cultes étrangers, en attestant leurs
rapports étroits avec le code de G22, invitent à traiter comme
antérieures à l'exil les plus anciennes sources de Pli et leurs
premiers groupements. Kn revanche, l'importance attribuée
aux sabbats, notamment dans l'homélie finale (Aec., xsvi)
indiquent que le dernier coUectionnement a été fait au cours
de l'exil ; l'insistance sur les régies de pureté témoigne d'un
milieu sacerdotal. Si aujourd liui 1 on renonce à bon droit à
attribuer celte œuvre à Ezechiel, il faut maintenir qu'elle
s'est réalisée en des cercles soumis à son influence; on
peut des lors songer aux abords de .'>;!o'.
4S. — c) L'élément fondamental de P {Pg;g=^^rùrtdlich)
est un grand récit bistoriquo s'étendanl, h la façon de ceux
de J et de E, depuis la création jusqu'à rentrée en Terre
Promise. Mais, dans cette histoire. Pg se place à un point
de vue tout à fait spécial ; ce qui l'intéresse avant tout,
c'est le culte et ce <[ui concerne les origines des institu-
tions religieuses. Aussi s'attache-t il surtout a la période
m osaïque. aux directions cultuelles que Dieu donne à MoVse,
insistant, tantôt sur la perpétuité des ordonnances, tantôt
sur lo caractère idéal des pratiques du désert, qui devaient
être remplacées dans la suite. Pour les périodes anté-
rieures, sauf quand les origines liturgiques sont on jeu,
Pg se contente de généalogies, de séries chronologiques, de
maigres narrations. Bref, sous le revêtement d'un récit his-
torique, il donne avant tout une instruction sur le culte.
— d) Non seulement Pg fait son choix dans les matériaux
qui sont à sa disposition, mais, lui aussi, a sa matiière de
les utiliser. Il a ses principes, celui-ci, en particulier, que
iMoVse a du régler et en partie faire pratiquer les ordon-
nances qui seules lui paraissent légitimes. Il a ses cadres,
qui lui font ramener l'histoire à deux périodes : celle do la
préparation (avec ses trois étapes : I. avant toute alliance;
il alliance noachique [que no connaissaient pas J ctE];
111. alliance patriarcale); celle des réalisations, ou période
mosaïque. — e) Il a ses conceptions théologiques, notam-
ment son idée de la transcendance divine, qui l'amène à
supprimer des anciens récits une multitude d anthropo-
morphismes. Il a ses idées morales, spécialement ses
préoccupations de purification, se traduisant par une multi-
tude de rites expiatoires qui donnent limpression de perpé-
tuelle culpabilité dans la communauté ; on notera d'ailleurs
qu'il ne s'agit pas seulement d'infractions rituelles, mais
souvent aussi de transgressions d'une plus haute portée.
— f) Ces inlluences diverses contribuent à éloigner de plus en
plus l'auteur de l'exactitude historique. Sans doute il a uti-
lisé des sources. C'est, avant tout. .1 et E, soit encore isolés,
soit déjà combinés dans JE. Certaines divergences suppo-
sent l'existence d'une autre source ; c'est elle qui lui a im-
posé, par exemple, la création en huit actes, qu'il a fait
entrer violemment dans son cadre des six jours. Mais, même
quand il utilise VElo.'iiste (les traces de .1 sont plus rares ;
on ne suisit aucune trace do D-), les libertés qu'il prend
aboutissent à créer de sérieuses divergences ; c'est ainsi qu'il
supprii.ie toute trace de culte avant Moïse, qu'il crée de
toutes pièces certains épisodes ■ Geii.. ix. i-i^ ; xvii'). Aussi ne
doit-on pas se laisser impressionner parles traits d'érudition
qu'on rencontre en son œuvre ; cadres généalogiques ou
chrotiologiques. détails techniques, dates des événements
notables, etc. Toute cotte exactitude n'est qu'apparente ; qui
peut croire, par e.xeraple, à l'exactitude delà chronologie des
patriarches antédiluviens, ou admettre que 2.600,000 hommes,
sans parler des animaux, aient pu vivre dans la péninsule
du Sinaï? — j^) Pg est certainement postérieur au Dcutero-
iiome. îl ne s'explique que comme une conséquence de la
grande réforme de 62a. Il l'encbérit sur les prescriptions
alors mises en vigueur, loi de l'unité de sanctuaire, système
Iiiérarcliique, système sacrilieiel. etc. L'importance attribuée
à la technique liturpique conduit à la même conclusion :
en consacrant d'une façon si solennelle et si exclusive les
1. S'il est probable que la mi.jorîté des critiques
regraido actuellement la Loi de saintrté comme postérieure
à E/.écbiel, il y a néanmoins quelques dissonances. Aux
yeux de plusieurs e.vég'ètes de même école, non seule-
ment divers éléments du code, lïiuis ea rédaction elle-
méniô avec 1 liomélie iinule (iec, xxvi) seraient antérieurs
au jfrnnd prophète de la captivité et pourraient remonter
aux dernières années de la monarcliie (cf. S. R. Dhiver,
Intr,>duciion . . ., 9* éd., p. 145-152; Driver est lui-même
de cet avis).
usages du temple hiérosolymitain, on nous transporte à une
date où ils sont les seuls légitimes dans le seul sanctuaire
légitime. Autant déconsidérations, sans parler de beaucoup
d'autres, qui nous amènent après l'exil. D'autre part, le ter-
minus ad qui-ni nous est fourni par le récit de :Ve/; . , vui-x.
Il faut, en elTet, admettre qu'entre autres éléments, la loi
promulguée par Esdras renfermait les couches jjrofondes de
Pg. Or. M. bleuernagel place la grande assemblée en 444^-
C'est do Babylonio, que le pretre-scribe apportait cette loi
en 4''8 [Esdr ^\\\), mais il n'en était pas l'auteur; trop grandes
sont les différences entre le style de ses Mémoires et celui
du document qui nous occupe. On peut penser que, vers
5oo, le rétablissement du culte à Jérusalem suggéra à un
prêtre juif de Chaldée l'idée de proposer la pratique (idéale)
des temps mosaïques comme le modèle à suivre. Ce qui fut
l'œuvre d Esdras et ce qui lui valut le titre de scribe dans
le lirman d'Artaxerxès [Esdr.^ vn, 1 1 [cf. vu, 6]), ce fui sans
doute la fusion de Pg et do Ph ; la comparaison de AV//., vin,
i4 sv. avecZ.i?t'., xxui, 34-43 sv. ne permet pasde douter en
tout cas que cette combinaison fut opérée lors de la grande
assemblée'-'. — h) Au point de vue du style, Pg a ses procé-
dés caractéristiques. 11 a le goùl du schéma, du tableau synop-
tique, dos divisions et des subdivisions. L'histoire prémo-
saïque, par exemple, est divisée en dix sections ayant [lour
litres : « Voici les générations de (^ô/'t/'^oï'')... « Quand la
ioléd^'âh ne concerne qu un seul personnage, elle ne com-
mence qu'après la mort de son père; son histoire antérieure
fait partie de la tùléd^'àh qui précède (cf. Gen., xxxvn, 2,
pour Ihistoire de Jacob). Si \qs iôU-d^'ôi^' se rapportentà plu-
sieurs personnages (Esaû et Jacob"!, celle du principal d'entre
eux ne vient qu'en second lieu. Sur les autres particularités
de style et sur celles, elles aussi très saillantes, du vocabu-
laire, cf. les Introduciions,
43. — i) La fusion de Pg avec Ph entraîna dans l'un et
dans l'autre diverses retouches Mais Ph ne fut pas !e seul
complément que reçut Pg ; 11 lui en vint bien d'autres. Ce
sont d'abord des sections légales nettement tranchées et
elles-mêmes composites : la loi des sacrifices (Po ; o =
Opfergesetz; Lcu.^ ï-^^O» 'î^^ sépare deux sections histori-
ques étroitement unies par leur, contenu (É'x., xxxv-xl et
Lcf'., vni) ; la loi de pureté (Pr; r =: Reinheiisi^esetz ;
Let'.^ xi-xv) qui rompt la connexion entre Lev., x etZ,et'.,
XVI. Viennent ensuite les innombrables fragments de toutes
sortes groupés sous les sigles Ps (s= secundares) et Rp
(= Rédacteur [final] du Peniateuqne)^. Dans le domaine des
législations, qui presque toutes ont trait au culte, ces addi-
tions, relatives à l'organisatioïi du sanctuaire, à la sainteté
du personnel, au calendrier des fêtes, aux sacrifices, ont
pour but de mettre sans cesse à jour le programme de Pg, en
le précisant, le complétant, parfois aussi le modifiant; elles
tendent à une codificalion de plus en plus parfaite des mani-
festations extérieures du cuite, auxquelles elles attachent
une importance sans cesse croissante. Il est facile de les
répartir en couches successives, mais leurs auteurs appar-
tiennent tous à la même école et aux mêmes milieux sacer-
dotaux. Pans les récits, les compléments sont d'espèces très
variées, d'étendues très diverses; mais il est rare qu'ils ajou-
tent quelque chose de substantiel à l'histoiro. — • /) Quelles
que soient les dates des éléments qu'elles consacrent, au-
cune de ces additions ne peut être antérieure à la consti-
tution de Pg (vers 5oo). Plusieurs d'entre elles ont pu être
faites par Esdras lui-même. Toutefois divers traits du récit
de .VeA., VIII, des engagements rapportés par AV/i., x, 29 sv.
(Vulg. 28 sv.), montrent que nombre de ces suppléments
sont postérieurs à la promulgation de la Loi (444). Ils se sont
1. Cette date n'est pas à l'abri de tout conteste. « L'an 7
d'Artaxerxès y) {Esdr,, vu, 7) pourrait se rapporter au
règne d'Artaxerxès II (39S), et il n'est pas inadmissible
que telle soit la date de la première venue d'Esdras à
Jérusnlcm (cf. J. Touzahd, Les Juifs au temps de la
période persane, p. 5^-77).
2. Noua avons noté plus baut qu'un groupe de critiques
continuait à placer le Code Sacerdotal avant l'exil. En
dehors de ce groupe, on adopte assez généralement,
abstraction faite de ce que nous avons dît de la Loi de
sainteté, une datation voisine de celle de M. Steuernagel.
Rares parmi les critiques sont ceux qui attribueraient à
Esdra.'5, comme le faisait Wellbausen, la promulgation
d'un Pentateuque substantiellement complet (JEDP).
3. Beaucoup de critiques sont plus sobres de distinc-
tions que M. Steuernagel et ne multiplient pas nu même
degré les couches et additions secondaires.
723
MOÏSE ET JOSUE
724
multipliés surtout dans le premier siècle qui suivit la Grande
Assemblée. Ils étaient achevés au moment où la communauté
samaritaine se sépara délinitiveinent de l'orlhodoxie hicroso-
lymitaine, en emportant le l'enlatcutjue (vers 33o, d'après
M. Steuernagel) '. — -A) Dans Josiii\ le récit sacerdotal n est
conservé que pour la deuxième partie (xui--\xiv). Comme dans
les cinq livres, il se conforme aux données générales de la
tradition élohislique. Il renferme toutefois des particularités
qui permettent, ici comme plus haut, de songer à des sources
indépendantes.
44. — I- RÉDACTION SACERDOTALE (RpK — a) .Après la
publication de l'écrit sacerdotal, on eut deux représenta-
tions parallèles et également autorisées de l'histoire îles
origines et de l'époque mosaïque. On devait être tenté de
les combiner, comme on avait fait pour J et E. — b) La
fusion eut lieu de bonne heure, sans doute avant 4oo, à une
date en tout cas où tous les éléments de Ps n'existaient pas
encore. — c) Le rédacteur sacerdotal a autant que possible
respecté ses sources, mais en donnant ses préférences h P.
Quand il avait le choix, c'est toujours P qu'il a adopté,
supprimant d'importantes sections de JEDqui auraient formé
des doublets ou introduit des contradictions, n'empruntant
aux anciens documents que des fragments complémentaires :
dans Gert., X, par exemple, la table etiinogr.iphique est avant
tout celle de P, bien que J soit représenté par des extraits
assez importants. Rarement Bp se livre à une combinaison
proprement dite des sources, comme dans le récit du déluge;
il préfère, surtout dans les épisodes les plus importants,
juxtaposer les récits parallèles. — d) Comme celle de D et
do JK, la combinaison de P avec .lED a été l'occasion et le
point de départ de nombreuses modifications dans les par-
ties constituantes, surtout dans P : retranchements, additions,
déplacements, etc. Toutefois les limites ne sont pas toujours
faciles à préciser entre ce qui provient de Ps et ce qu'il
faut attribuer à Rp. D'ordinaire on saisit la raison de ces
changements. Parfois elle échappe, comme pour le déplace-
ment à'E.v,, XV, 22-xviTi, 2;;, dont une bonne part devait se
trou\er primitivement après la grantie péricope du Sinaï.
— e] Vers 33o, non seulement lo développement progressif du
Pcniateiiquc est achevé, mais l'ouvrage est déjà considéré
comme canonique. Dans la suite, il y aura encore des clian-
gemenis. Les moindres, qui relèvent surtout de la critique
textuelle, trouveront accès dans los exemplaires officiels. Los
plus importants seront rejetés par la communauté juive; ils
ne seront reçus que dans le PeiiiateiKjue samaritain et sur-
tout dans les Septante. — ■ f] L'ouvrage ainsi réalisé était
si considérable que l'on eut besoin de plusieurs rouleaux
pour le transcrire. D'où la répartition en livres. F^es limites
delà Genèse et du Deulérononie sont déterminées par la na-
ture même des choses. Pareille considération aurait amené
à faire les autres sectionnements après ir.r., xix, 2 et.Vani.,
X, 10. Mais les parties ainsi obtenues auraient été par trop
disproportioni.ées. On a adopté un compromis en consti-
tuant un livre purement légal, le Lefitiçue, entre deux
autres qui unissent à peu près dans la même proportion des
récits et des législations.
45. — J. RÉDACTION DE JosuÉ. — a) Le récit du livre de
Josué est le complément indispensable de celui du Pentateu-
que et nombreux sont les liens par lesquels il s'y rattache.
On sait d'ailleurs que los sources du Pentateuque, J, E, P.
ont leur continuation dans lo livre qui vient ensuite; D lui-
même y est représenté par la suite des récits de D-a qui
entrent dans la constitution de la finale du Deutéronome.
— b).\ beaucoup de signes néanmoins, on reconnaît que la
rédaction du Pentaieuque et de Josue n'a pas été réalisée en
même temps ni d'un seul trait. Xu moment de la séparation
des Juifs et des Samaritains, Josué formait un livre distinct
du Penlatew/ue qui, à lui seul, constituait le Canon. D'autre
part, la combinaison des documents n'est pas la même dans
les deux livres. — c| Nulle part dsns Josué, on ne trouve
de traces de cet écrit composite JE qui tient une si grande
place dans Gen.-JVum.-^Dcut., xixi-xxxiv. Deux documents
sont à la base du sixième livre de Yllexateuijue : P, d'une
part, et, de l'autre, la continuation historique de D-a, déjà
enrichie à la vérité de nombreuses additions et retouches
(Rd^. Le travail de fusion, qui s'opéra peu après iH. ne fui
pas l'œuvre du même rédacteur (Rp) que dans le Pentaieu-
que. Dans Josué, en effet, c'est D'-a qui a la préférence.
1. La date de la constitution définitive du schisme
samaritain ne nous parait pas devoir être reportée il une
date si tardive (et. J. TouzAitD, op. cit., p. 50-53).
Dans les chap. i-xii, on ne rencontre que quelques frag-
ments de P : si, dans les chap. xin-xxiv, le récit est surtout
de P, les cadres (xiii, 1*, ^■'; xvni, 3-10*; etc.) sont de D'-a.
Il \a de soi que le travail de combinaison n'a pas été réa-
lisé sans quelques retouches des éléments constitutils.
— d) Au moment où D'-a et P furent réunis, J et E existaient
encore à l'état séparé. Bien que D'-a eût surtout exploité E,
celui-ci renfermait des détails qui ne figuraient pas dans le
récit deuteronomi(jue ; on en inséra quelques-uns {Jos., 11 ; v,
2 sy., i3 sv.;vii, a sv. ;etc.). On introduisit pareillement des
extraits de J (xv, iS-ig, C3; xvi, 10: xvii, ii-i3*; etc.!.
•Sans parler des retouches à grouper sous le sigle Ps, on
notera que, dans Josué. J est plus pur que E, qui a été
remanié dans l'esprit do D. — e) .Même une fois constitué,
le livre de Josué subit des modifications et reçut des addi-
tions qui ne figurent pas encore dans les Septante.
VIII. La théorie documentaire 6t les exégètes
catholiques
1'^ Fin de non-i'ecevoir et réfutations
46. — Ces théories nouvelles ne pouvaient man-
quer d'avoir leur répercussion dans l'Eglise; on peut
mcnie être surpris de constater que les exégètes ca-
tholiques ne s'en soient guère préoccupés avant le
dernier quart du dix-neuvième siècle. A cette date,
ces opinions sont le plus souvent traitées comme
absolument incompatibles avec le catholicisme. Elles
sont l'une de ces formes multiples que revêt la lutte
de l'hétérodoxie et du rationalisme contre la vraie
foi ; d'autre part, elles constituent un péril redoutable
pour les croyants qui, sans une préparation sufli-
sante, auraient la témérité de se familiariser avec
elles. Bref, on reste sous l'impression des sentiments
hostiles, tantôt à l'orthodoxie et à la foi romaines,
tantôt à toute idée de surnaturel et de miracle, qui
tenaient une trop grande place dans les premières
manifestations de la Haute Critique. C'est pourquoi
exégèles et apologistes se préoccupent avant tout
de repousser en bloc des thèses qu'ils qualifient
purement et simplement de rationalistes et de leur
fermer l'accès de la science ecclésiastique. Ainsi se
constitue une sorte de Code ou Manuel de Contie-
Critique, synthétisant l'ensemble des principes et
des remarques de faits que l'on opposera aux théo-
ries et aux assertions de la Haute Critique littéraire,
historique et doctrinale. Sans parler de M. Paulin
Martin, dont l'ouvrage {Introduction à la Critique
Générale de l'Ancien Testament : De l'Origine du Pen-
tateuque : Leçons professées à l'Ecole Supérieure de
Théolo-^ie de Paris, 1886-1887, 1889-1888, 1888-1889;
3 vol. in-4°) est demeuré polycopié et dont les voies
spéciales ne sont pas toujours les plus sûres, les
deux noms qu'il convient de prononcer en ce con-
texte sont ceux de M. Vigouhoux, S. S. (dans le
Manuel Biblique, t. I, V éd. en 187g, et dans les
Livres Saints et la Critique rationaliste, i''° éd. com-
mencée en 1884 [la thèse de l'aulhenticilé du Penta-
teuque est surtout traitée dans le tome IH,) et du
R. P. CouNELY (Iniroductio Specialis in llistorieos
Veieris J'estamenti Libros, vol. II, i Ael'JListorica et
Criiica Introductio in U. T. Libros Sacros [Cursus
Scripturae Sacrae, auctoribus R. Cornkly, 1. K>'A-
BENBAUER, Fr. DE HuMMF.LAUBR aliisque Soc. lesu
presbyteris], 1887). L'œuvre apologétique devait se
poursuivre sur un double terrain : preuves de l'au-
thenticité mosaïque du Pentaieuque, réfutation des
objections adverses. Il nous semble inutile de re-
produire in extenso ce qu'on peut lire dans des traités
facilement abordables et ce que l'on trouve monnayé
dans une foule de publications secondaires. Nous
nous bornerons en conséquence à tracer un rapide
aperçu de la thèse de rauthenlieilé mosaïque du
Pentaieuque, telle qu'on la trouve en ces divers
ouvrages.
725
MOÏSE ET JOSUÉ
726
47. — A. Position de la thèse dh l'authenticité
— Il) Au regard des dilïérents auteurs que nous
venons de nommer, la thèse de l'authenticilé mosaï-
que du Pentatciiqiie n'implique nullement que Moïse
ait tiré de son propre fonds ou reçu par révélation
divine tous les éléments qu'il a mis en œuvre. On
peut fort bien admettre que, dans la Genèse en parti-
culier, il a utilisé d'anciens documents, qu'en certains
cas il s'est borné à l'insertion pure et simple de tel ou
tel d'entre eux. Pour qu'un écrivain mérite d'être re-
gardé comme l'auteur du livre qui porte son nom, il
faut et il sufBtqu'il en ait conçu le dessein elle but,
qu'il ail rédigé intégralement les parties principales
de l'bistoire qu'il retrace, qu'il ait accommodé à son
but et à son dessein, au point de les faire vraiment
siens, les éléments qu'il a pris ailleurs. — b) D'autre
part, l'authenticité mosaïque du Pentaieuque n'im-
plique pas que tout ce qui ligure dans l'ouvrage ac-
tuel remonte à Moïse. Son œuvre a pu, comme toutes
les œuvres de l'antiquité, souffrir, en nombre de dé-
tails, de la négligence et des hésitations des copistes.
Il a pu arriver pareillement que des termes plus
récents, plus facilement intelligibles, aient remplacé
des mots devenus obsolètes. Des gloses ont pu être
insérées en vue d'expliquer des vocables anciens ou
des passages difficiles à comprendre. Même, à l'œuvre
achevée par Moïse, des écrivains inspirés ont pu
ajouter des compléments : par exemple, le récit de la
mort du grand fondateur de la nation Israélite. —
c) Bref, M. Vigouroux n'hésite pas à dire : i< Nous
n'avons donc à défendre l'authenticité du Pentaieu-
que que dans sa substance, sans nous occuper des
menus détails que la critique peut suspecter d'inter-
polation ou de modification. » (Livres Saints. ..,S' éd.,
IH, p. 7)
48. — B. Arguments extrinsèques. — n) L'un
des traits qui séparent le plus profondément l'argu-
mentation traditionnelle des procédés critiques, c'est
l'importance relative attachée aux divers genres de
preuves. Tandis que les tenants de la Haute Critique
insistent plus volontiers sur l'étude interne des
textes, les représentants de la tradition attachent
une bien plus grande importance aux preuves ex-
trinsèques, aux témoignages.
49. — h) Or celui qu'ils invoquent en premier
lieu, c'est le témoignage de Notre-Seigneur. Ils
alignent les nombreux endroits dans lesquels Jésus
parle du livre de Moïse (Marc., xii, 2G), de la Loi
de Moïse (Luc., xxiv, 4i5), déclare que Moïse a
ordonné {Mail., viii, 4 [Marc,, i, 44 ; Luc, v, i4])telle
démarche, permis (Mattli.,ii\K, 8) tel adoucissement,
dit (Marc, vu, 10), donné (.Varc., x, 5; cf. Pleut.,
sxiv, i-/| ; de même Joan., vu, a2) tel précepte ou
même (Joan., vu, ig) la Loi tout entière. Ils souli-
gnent des i)assages (Joan., v, 45-47) dans lesquels
il est évident que Jésus a voulu, non seulement se
conformer au langage de son temps, mais expri-
mer sa pensée personnelle. — c) Le langage des
Apôtres et des disciples ne peut manquer d'être
pareil à celui du Maître (Pue., 11, 22; xxiv, 27;
Joan., I, 17, 45; -4c<., m, 22; xv, 21; xxviii, 28;
Rom., V, i3, i4 ; IX, i5; X, 5, ig; I Cor,, ix, g ; II Cur.,
III, 7-i5; Hehr., vu, i4; ix, ig; Apoc, xv, 3); leur
manière de parler ne permet pas de douter qu'ils
attribuassent le Pcntateuque tout entier à Moïse.
50. — à) Nous avons vu, au début même de cet
article, que la tradition chrétienne est unanime à
témoigner dans le même sens. — e) La tradition
juive est tout aussi explicite. Elle est universelle au
temps de Noire-Seigneur, commune à toutes les
sectes: Pharisiens (cf. .Maltli., xix, 7; Joan., viii, 5;
Ad., XV, 5) ; Sadducéens (cf. Matth., xxn, 24 [Marc,
XII, ig]); Samaritains (cf. JosÈPHE, Antiq., Xlll, m,
4); Esséniens (cf. Josèpiie, Guerre, II, viii, g); Hel-
lénistes (cf. Philon, Vie de Moïse, lib. 11; Josèpiie',
Antiq., I^V, vin, 3, 48; Contre Appion,l, 8). — /■) Cette
tradition s'est maintenue avec toute ça rigidité dans
le Judaïsme orthodoxe, comme le prouvent divers
textes du Talmud (ISaba Batiira, \b^, etc.) et autres
(Pirké Abût/i, 1, 1).
SI. — g) Cette tradition n'est aussi ferme que
parce qu'elle est très ancienne et qu'elle plonge ses
racines jusque dans les temps les plus lointains
de l'Ancien Testament. On allègue d'abord des
lej-tcs dans lesquels il est explicitement parlé de la
loi de Moïse, du livre de la loi de Moïse : Jos., i, 7;
VIII, 3i, 35; xxir, 5; xxiii, 6; I lieg., 11, 3; II Ileg.,
XIV, 6; xxiii, 25; II Chron., xxiii, 18; xxv, 4; xxxv,
12 ; Esdr., III, 2; VI, 18; vu, 6; Neh., vui, i, i4 ; x, 3o
(Vulg. 2g); XIII, 1. Parmi les prophètes : P)an., ix,
1 1 ; Mal., III, 22 (Vulg. iv, 4). Parmi les Jeutérocano-
niques : Tob., vi, i3 (Septante); vu, 11, 12, i3 (Sep-
tante; II et i3 seulement dansSinaïl.); II Macli., i,
2g; II, II ; vu, 6, 3o; Dan., xiii, 3, 62; Bar., i, 20;
II, a, 28; Eccli., XXIV, 22; xLv, i-5.
S3. — /') D'autres textes prouvent que, depuis
Moïse, ?e Pcntateuque a toujours été connu des Juifs.
— v) C'est, pour Pépoque de Josué et dans le livre
qui porte son nom, un ensemble de textes si impo-
sant que les critiques regardent ce volume comme
un complément du l'entateuque et une partie inté-
grante de l'//e.ra<e;((7i(e. Références directes : cf. Jos.,
IV, 12 (Num., xxxii, 28 sv.); xi, 12 (Nuni., xxxiii, 62
sv.); XIV, I (Num., xx, 25 sv.); xiv, 2 (Num., xxxiii,
54; XXXIV, i6-2g); xxi, i sv. (Num., xxxv, 2-8);
XXI, 4-42 (A'khi., III, 17-37; cf. XXVI, 57 sv.); cf. aussi
Jos., I, 3, i3; IX, 24 ; xi, i5, 23, etc. Allusions qui ne
trouvent leur explication que dans le Pentaieuque :
cf. Jos., XXIV, 2-10 (Gen., xi, 3i; xii, i-5; xxi, i-3;
xxv, 1-4, ig-26; xxxvi, 6-8; xxxvii, i-xlvii, 12; etc.);
xxiv, 32 (Ex., XIII, 19). — /3) Pour l'époque des
Juges, le livre de ce nom fournit peu de rappro-
chements aussi précis; mais on y trouve de telles
préoccupations concernant l'observation de la Loi
et de plusieurs observances de détail, qu'aucun doute
n'est possible sur leur portée : cf. Jud., 11, 1 1 ; m, 7,
12; IV, I ; VI, i; VIII, 23; xvii, 7-18; xx, 18, 23, etc.
Cf. aussi Jud., i, i sv. (Ex., xxiii, 23, 82 sv.; xxxiv,
i5, 16) ; III, 5 et 6, xiv, 3 (Ex., xxxiv, 16; Dent., vu,
3); XIII, 4-l4 ('V»hi., VI, 1-2 1). De même, pour les allu-
sions historiques : cf. Jud., I, 16 et iv, 11 (Num., x,
29-82); I, 20 (Num., XIV, 24); II, I (Ex., III, 8-10, 16,
17, etc.); VI, i3(£'.r.,vii, 8-i3; vu, i4-x, 29; xii, 2g,
3o; xrii, 21, 22; xiv; etc.). A remarquer aussi les res-
semblances de style : cf. Jud. ,11, i-'i(E.r., xxui, 82 sv.;
XXXIV, 12, l'i; Deut.,\u,b); vi, 8 (Cr. , xx, 2); vi, 16
(Ex., m, 12); VI, 89 (Gen., xviii, 82); etc.
33. — v) Les temps de Samuel et de Saûl nous
sont connus pari Samuel. On signale des rapproche-
ments étroits : cf. I Sam., viii, 5 (Deut., xvii, i4);
xii, 3 (.\um., XVI, i5; Deut., xvi, ig); xv, 29 (Num.,
xxiii, 19); des allusions historiques précises : cf.
I Sam., XII, 8» (Gen., XLVi. 5-7); iv, 8 (/ï.r., vu, i4-
XII, 3o); XII, 6, 8b(Ex., ii, 23-iv, 3i); xv, 2 (Ex., xvii,
8). — ô)LeI Chroniques ajoute ses témoignages, et
ils sont des plus explicites, à ceux de 1 et II Samuel, à
propos de David; c'est pour nous montrer C|u'à cette
époque la vie sociale et religieuse du peuple est tout
entière pénétrée par l'inlluence des législations et
directions du Pentateuque; cf. II Sam., r, 21 (Lev..
VII, i4 [t'rùmâli]); II Sam., vi, i3, 17 et xxiv, 25
[I Chron., xv, 26; xxix, 21] (l.ev., i, m); II Sam.,
VII, 22-24 (Deut., IV, 7; X, 21); I Ileg., 11, 3 [I Cliron.,
1. On n'oubliera ] as que JosèpLe était un Juif hellé-
niste.
727
MOÏSE ET JOSUÉ
728
XXII, la; Vulg. i3] (Deui., xvii, i4-2o);I Chron., xiii,
2 {Num., XXXV, 1-8); I Chron., xv, 4-i5, xxin(7VHm.,
m; n-; xviii); I Chron., xvi, 4o OVHm., xxviii, 3-8);
I Chron., xxiii,. 29» (iei'., xxix, 6-9); I Chron., xxiii,
3i (£■.»■., xxviii, 9, II, i9-2i5, 27-30; XXIX, 2-5, 8-1 I,
etc.'; I Chron., xxviii, 4 (Gen., xlix, 8-12); etc.
£) Constatations analogues au sujet du règne de
Salomon (I Jleg., i-xi; II Chron., i-ix). D'abord rela-
tion si étroite entre le Temple (I lieg., vi; H Chron.,
III, iv) et le tabernacle {Ex., xxv, i-xxxi, 1 1) que les
critiques regardent la description du tabernacle
coninie faite d'après celle du Temple. Ensuite, nom-
breux points de contact entre le discours de Salo-
mon au jour de la Dédicace et les livres mosaïques :
cf. I iîe^., vin, 29 (/>ei(/., xii, 11); viii, 3i, 32 (iei., v,
I ; Dent., xxv, 1); vni, 33, 3/| {Lev., xxvi, 17); vin,
35, 36 (2. ei'., XXVI, 19); vin, 37-40 (/.ci'., xxvi, 23 sv.);
viii, 46-5o(iei'., XXVI, 33).
54. — Ç) Après le schisme, tout devait contribuer
à détaclier le royaume du Nord de Jérusalem et de
ses usages. Or, malgré tout, les écrits mosaïques
sont reçus et jouissent d'une grande influence dans
la région scliismatique. On en a une preuve dans
l'histoire d'Elie et d'Elisée : cf. I /^e^.,xviii, 33, 38, etc.
(iei'., I, 6-8; ix, 24; Deut., xviii, 5, 20); I Beg., xxi,
3 (iei'., xxv, 23; Num., xxxvi, 8); xxi, 10' {Deut.,
xvii, 6, 7; XIX, i5); XXI, io'> (l.ev., xxiv, i5, 16; £'.<■.,
XXII, 27, Vulg. 28); II Heg., IV, I (iei'., xxv, Sg); iv,
i6(6'e;i., xviii, 10); vu, 3 (Lev., xni, 46). Mais les
références abondent surtout dans les écrits des pro-
phètes, et non seulement jiour le Yahuisie eil'Elo-
histf, mais encore pour le Veiitéronome. On 3' trouve
mention : de la prévarication d'Adam (0*., vi, 7), de
la destruction des villes coupables (Os., xi, 8; Am.,
IV, 1 1), de divers épisodes de la vie de Jacob (Os., xii,
5, i3 [Vulg. 4, 12]; Am., I, II), de la sortie d'Egvpte
{Os., Il, 16, 17, 20" [Vulg. i4,i5, 18=1] ; VII, 16; IX, 10;
XI, 1; xn, 10 [Vulg. 9], i4 [i3]; xiii, 4, 5; ^m., 11,
10; III, i ; V, 25; IX, 7), des châtiments réservés à la
désobéissance à la Loi (Os., iv, 6; Am.. u, 4), de
préceptes particuliers, parfois d'importance secon-
daire, concernant les fêtes (Os., 11, i3 [Vulg. i i];xii, 10
[Vulg. 9]; Am., v, 21; VIII, 5, 10), les sacrifices (Os.,
IV, 8, 9; V, 6; VI, 6; ix, 4; Am., iv, 4, 5; v, 22), la
distinction des aliments (Os., ix, 3), le nazaréat
(Am., II, II, 12), la reddition des gages (Am., 11, 8),
la fixité des bornes (Os., v, 10; cf. Deut., xxvii, 17),
le respect des prêtres (Os., iv, 4 ; cf. Dent., xvii, 12).
En tenant ce langage, les prophètes ne font pas
seulement allusion à des données traditionnelles; ils
connaissent des lois écrites (Os., vin, 12) et diverses
aflinilés de style sont caractéristiques : cf. Os., 11,
10 [Vulg. 8] (Deut., va, i3); n, 19 [17] (Ex-., xxiii,
i3); IX, 10 (Deut., xxxii, 10); xi, i (^.r., iv, 22); xn,
6 [Vulg. 5] {E.r., m, i5); Am., ni, a(/>c»^, xiv, 2); iv,
&^, 8'', g^, 10'' (Deut., IV, 3o sv.); v, 11 (Dent., xxviii,
3o). — n) On s'attend bien à ce que les références
soient plus nombreuses dans les livres d'origine
judéeune. On les trouve dans les écrits historiques :
II Chron., xvii, 7-9; xxiii, 11 [II ïteg., xi, I2];xxxiv,
i4-32 [II Beg., XXII, 8-xxin, 3]. Mais elles sont plus
fréquentes dans les livres prophétiques. On peut s'en
rendre compte à propos d'y*., i; cf. i, 2(Deut., xxxii,
1-6); I, 2^ (Gen., XII, 2; Ex., iv, 22; Deut., xxvi, 19;
xxxn, 20); I, 3, 4 (Gen , xxxu, 28 sv. [Vulg. 27 sv.];
Ex., XIX, 5, 6; Deut., i, 8; xiv, i ; xxvi. 18); i, 5-7
(iei'., xxvi,33; Deut., xxvin, 33, 35, 5o, 5î); i. 7'-, 9
{Gen., XIX, 1-29 [noter le terme consacré du vers. 7I'
qui se retrouve fle»r, xxix, 22, Vulg. 2i; Aju., rv, 11;
Jer., L, 4o]); i, ii-i5 (Ex., xxxiv, 28; Deut., xxsi,
II); I, 16, 17 {Ex., xxn, 21, 22 [Vulg. 22, 23j); i, 19
(Z?eu/.,xxviii,3; xxx, i5, 19). Les allusions sont aussi
nombreuses dans la suite du livre d'Isaïe. On en
pourrait relever de semblables dans les écrits de
Jérémie, d'Ezéchiel, des prophètes du retour (Aggée,
Zacharie, Malachie) et rejoindre ainsi la période à
laquelle les critiques placent la rédaction définitive
et la diffusion du Pentateuque. Mais il est d'autant
plus inutile d'insister que ces critiques eux-mêmes
admettent des affinités entre Jérémie et le Deutéro-
nome, entre Ezéchiel et les parties les plus fonda-
mentales du Code sacerdotal. — 6) On peut donc
conclure avecFr. Delitzsch (Z)/e Genesis, 2' éd., i853)
que « les livres historiques, prophétiques [didactiques
et poétiques[ d'Israël ont leur fondement et leurs
racines dans la Loi de Moïse » (cité dans F.Vigouhoux,
Les Lii-res Saints..., III, p. i4).
55. — G. Arguments intrinsèques. — Ils sont tirés
du contenu même des documents. — à) C'est une
série de textes témoignant de Vactnité littéraire de
Moïse. D'abord E.r.. xvii, i4; xxiv, 4; xxxiv, 27;
Num., xxxiir, 2, qui ne se rapportent qu'à des sec-
tions nettement déterminées. Quant à Deut., 1, 5, il
annonce Vexplication (hfi'er) d'une loi qui, nécessai-
rement antérieure, ne peut être que la partie légale
à'Ex.-Num. On a encore Dent., xxviii, 58-6i ; xxxi,
g-i3, que certains exégètes, il est vrai, entendent du
^e\\\ Deiitéronome, mais que d'autres interprètes, soit
l)ar des arguments directs, soit à l'aide de déduc-
tions, appliquent à tout le Pentateuque. — b) C'est
ensuite Vanité du litre, sensible dans le plan d'en-
semble et dans une multitude de détails ; elle est telle
qu'elle ne peut s'expliquer que par l'unité d'auteur.
On sait que les critiques en mettent la réalisation au
compte du rédacteur sacerdotal (Rp). — c) C'est en
troisième lieu le but poursuivi dans le livre, but si
précis qu'il nous permet d'en indiquer la date et, par
voie indirecte, d'en nommer l'auteur. On a manifes-
tement en vue dans la Genèse, en rappelant les pro-
messes divines, en énumérant les litres acquis à la
possession du pays de Canaan, de décider le peuple
à quitter la fertile Egypte pour les aventures d'une
conquête laborieuse. Les récits de l'E.rode et des
.\ombres tendent, en rappelant encore les promes-
ses, en consignant le souvenir des interventions du
Très-Haut, à calmer le peuple irrité par les souf-
frances du désert, à entretenir sa persévérance, à
vaincre ses résistances. Ces données nous ramènent
à l'époque de Moïse, elles nous ramènent à lui. Un
auteur de date tardive n'aurait pas recueilli tant
d'anecdotes défavorables aux ancêtres. De même,
la disposition des législations, dans lesquelles, par
le mélange des ordonnances cultuelles avec les pres-
criptions morales ou sociales, on s'applique à mettre
en relief le caractère unique de la constitution
politico-religieuse d'Israël, invite à les regarder
comme remontant aux origines mêmes de la nation.
— d) On insiste enfin sur des faits spéciaux, inex-
plicables en dehors de l'hypothèse de l'authenticité
mosaïque : caractère progressif et lacunes dos légis-
lations, inexplicables si ces législations avaient vu
le jour dans une société déjà constituée; traits nom-
breux qui reportent le lecteur au temps de Moïse, au
désert, avant l'entrée en Canaan, peu après la sortie
d'Egypte; certains archaïsmes de langage, parmi
lesquels l'usage du pron. de la 3* pers. sing. masc.
(hù ') pour les deux genres. — e) Tous ces arguments,
qu'on les étudie chacun en particulier ou qu'on en
examine la force cumulative, aboutissent à établir
victorieusement la thèse de l'authenticité mosaïque
substantielle du Pentateuque.
2" Prise en considération de certaines données
de la thèse des critiques
56. — A. Au Congrès de Fribourg. — a) II était
facile de constater, et ou l'avait fait, que plusieurs
729
MOÏSE ET JOSUÉ
730
de ces argumentations des exégètes conservateurs,
davantage encore leurs réponses aux objections de
la critique, n'étaient pas de tout point concluantes.
Il était assez naturel dès lors qu'on en vint à consi-
dérer lestlicses adverses sous un nouveau jour et à
se demander si tout en devait être rejeté. Des essais
timides furent d'abord réalisés dans diverses ^^cikm.
Mais c'est surtout au Congrès internalionul des Ca-
tholiques, tenu à Fribourg (Suisse) en août 1B97, que
le problème fut envisagé avec quel<|ue ampleur. Deux
travaux retinrent l'attention : celui du baron von
HiiQEL, La Méthode Historique en son apjilication à
l'étude des documents de l'JIexateuque' ; celui du
R. P. Lagrange, Les Sources du J'entuteuque'^.
57. — ,';) Le baron von HiioEL n'était pas un spé-
cialiste de l'Ancien Testament ; mais les « six ans
d'études fort minutieuses » qu'il avait consaciés au
problème de VlJexaleiique lui permettaient de faire
œuvre de vulgarisation. Son mémoire fut, avant
tout, un exposé de la théorie de Wellbausen sur la
séparation des quatre documents, des adhésions
qu'elle avait reçues chaque jour plus nombreuses,
des principes sur lesquelles elle s'appuyait; à ce
dernier point de vue, l'auteur insistait surtout sur
l'évolution des législations. Deux séries de remar-
ques lui étaient plus personnelles. Il soulignait que
la question de la sé[iaration des quatre documents
était distincte de celle de leur âge absolu ou relatif;
de celle du degré auquel leurs divergences aiiparentes
(il suffit qu'elles soient apparentes pour autoriser la
séparation des sources) en matières chronologiques,
géographiques, historiques, morales, lhéologi(|ues,
sont seulement apparentes ou bien réelles ; de celle
du degré auquel ces documents sont fondés sur une
tradition authentique ou même sur des documents
antérieurs. D'autre part, il s'appliquait, pour prévenir
certaines déliances des exégètes catholiques, à expli-
quer comment une loi de date relativement récente
Ijouvait être dite mosaïque, soit parce que tel de ses
éléments remontait jusqu'à Moïse, soit parce qu'elle
se bornait à appliquer à des circonstances nouvelles
les principes posés par le fondateur de la nation
juive; il s'attachait, pour cette fin, au Deuléronome
et à la loi de l'unité de sanctuaire. En même temps
il montrait comment la distribution du Pentateuque
en documents réduisait à néant l'accusation d'inco-
hérence, tant de fois formulée contre les ré-îlls et les
législations. Enlin, contre l'objection d'invraisem-
blance, parfois exprimée à propos des théories des
critiques, il alléguait le Dialessaron de Tatien.
58. — c)Beaucoup plus important était le mémoire
dans lequel le P. Laguanqk émettait son avis sur les
rapports du problème des sources du Pentateuque
avec la théologie traditionnelle. Parmi les remarques
préliminaires, il en est une qu'il faut souligner :
réminent professeur do l'Ecole Biblique de Jérusalem
établit dès l'abord une distinction très nette et d'une
importance capitale entre les données de la critique
littéraire et les systèmes de critique historique en
faveur desquels on veut les utiliser. Il ramène ensuite
son travail à l'étude de cinq questions préjudi-
cielles qui jusqu'à présent ont empêché les catholi-
ques d'aborder l'examen des sources du Pentateuque.
39. — d) La première est celle do la rédaction des
Litres Saints. Ceux-ci ont été composés en Orient.
Or, en Orient, les principes et modes de composition
sont très différents des nôtres. Le livre est, là-bas,
perpétuellement in fieri et sa rédaction va sans cesse
se poursuivant. Il jouit d'une autorité immense,
mais il vaut surtout par lui-même et l'on ne se
1. Publié séparément, Paris, Picard.
2. Publié dans la Revue Biblique, jaayioT 1898, p. 10-32.
préoccupe guère de connaître son auteur. 11 devient la
chose de tout le monde; on le copie avec soin, mais
sans scrupule, et on ne se fait pas faute, si l'on est
auteur à son tour, de lui emprunter des extraits
même importants. La Bible n'a pas échappé à ces
procédés et ou peut les voir fréquemment en exer-
cice : dans Gen., xlvii, 1-7, par exemple, les Septante
nous montrent encoie simplement juxtaposés des
éléments qui sont beaucoup plus étroitement fusion-
nés dans le texte massorétique. On ne saurait dire
que le dogme de l'inspiration rende suspectes de
telles constatations. Si ce dogme exige que le dernier
rédacteur soit inspiré, il n'est pas nécessaire d'ad-
mettre rins|>iration des documents qu'il emploie.
Mais, dCit-oa l'admettre, qu'il faudrait simplement
conclure à une plus grande diftusion de ce don sur-
naturel.
60. — e) Deuxième question : l'évolution législa-
tive. Hormis la seule loi naturelle, dont les principes
premiers sont absolus, toute loi doit tenir compte
des circonstances dans lesquelles se trouvent ceux
auxquels elle s'adresse et, quand ces circonstances
viennent à changer, elle doit évoluer avec elles;
cette considération s'applique, sinon à son fond
même, du moins aux détails de la loi divine positive.
Quand il s'agit de la loi mosaïque, l'inconvénient
d'une telle constatation est d'autant moindre que
cette loi constitue une discipline essentiellement
transitoire. D'autre part, les avantages sont immen-
ses. Si l'on admet, dans l'évolution du code mosaïque,
des étapes successives et sullisamment distantes, on
justifiera sans peine les prétendues contradictions
signalées jiar les critiques hostiles à la révélation
entre les diverses sections du Pentateuque : on se
trouvera simplement en présence d'abrogations ou
de modifications, répondant aux variations des cir-
constances auxquelles la Loi doits'adapter. Beaucoup
de ces lois, il est vrai, sont précédées de la formule
Dieu dit à .Moïse. On ne l'entend pas d'ordinaire d'une
révélation proprement dite; la loi ancienne n'est
pas une création, elle est avant tout le résultat d'un
choix fait entre des usages antérieurement existants.
Ce choix a été fait par l'auteur humain avec l'assis-
tance et l'approbation de Dieu. Or, d'après Dent.,
XVII, II, les prêtres de Jérusalem avaient compé-
tence, non seulement pour résoudre les questions de
fait, mais encore pour fixer des points de droit. Que
si les unes ou les autres de ces décisions, dans les-
quelles les prêtres devaient strictement s'inspirer des
Ijrincipes antérieurement en vigueur, venaient à obte-
nir force de loi, ne pouvait-on pas dire que, média-
tement sans doute, mais tout de même d'une façon
très réelle, ces législations nouvelles étaient divines
et juosaïques?
ei. — O Troisième question : le témoignage de la
Bible. Aucun «des textes qui attribuent à Moïse une
activité littéraire quelconque ne le présente comme
auteur de tout le Pentateuque. De certains d'entre
eux(£.r., XVII, 14"; XXIV, (J ; XXXIV, 27; Nuni., xxxiii,
•2) on peut soutenir que la portée est limitée à la péri-
cope à laquelle ils sont directement annexés. Les
plus importants sont ceux du Deutéronome. A les
prendre à la lettre, ils s'appliquent à l'ensemble, si-
non à tous les détails, du cinquième livre. Mais il en
est de la formule Moïse a écrit comme de Dieu dit à
Moise ; des livres canoniques, telle la Sagesse de
Saloinon,ne sont-ils pas nettement pseudépigraphes?
Le Deutéronome se présente comme une seconde loi;
c'est une revision législative qui prend pour base le
Code de l'alliance (Ex., xx-xxiii). Si, dans cette revi-
sion, on est demeuré fidèle au droit mosaïque, aux pré-
misses antérieurement posées, ne peut-on pas la trai-
ter elle-même comme mosaïque? Ces considérations
731
MOÏSE ET JOSUE
732
permettent de comprendre comment, dans le Nou-
veau Testament, Notre-Seigneur et les Apôtres ont
pu en toute vérité, d'une part, indiquer Moïse comme
auteur de la Loi prise dans son ensemble, de l'autre,
quand leur langage est clair et explicite en ce sens,
lui attribuer d'une manière concrète telle ou telle
ordonnance.
63. g) Quatrième question : la tradition. Dans
l'Eglise, la tradition est, en importance, parallèle à
l'Ecriture. Mais c'est évidemment quand elle touche à
la foi- en tout autre domaine, le consentement même
unanime des Pères ne suffit pas à rendre certaine
une donnée traditionnelle. De nombreux exemples
montrent, en particulier, qu'en matière d'attribution
littéraire, les sentiments les plus universels des
Pères ne sont pas une garantie. Pour la question qui
nous occupe, une distinction s'impose entre ce qui
ressortit à la critique littéraire et ce qui ressortit à
la critique historique. La tradition historique aura
pour formule : Moïse est le législateur d'israol, le
niosaïsme est à la base de toute l'histoire du peuple
de Dieu. Parfaitement unanime et claire, cette tradi-
tion a tous les caractères d'une tradition qui oblige;
la Bible, en effet, ne serait plus l'histoire du salut et
la foi serait gravement menacée, si les plus grands
faits du royaume de Dieu devenaient incertains. De
la tradition littéraire la formule sera : Moïse a rédigé
le Penlaieuque que nous possédons. D'une part,
l'unanimité n'est plus si complète, ni chez les Juifs,
ni chez les chrétiens. Le rôle attribué à Esdras par
certains rabbins et plusieurs Pères de l'Eglise en est
une preuve. On remarquera que, dans celte hypothèse,
la tradition littéraire du Pentateuque a été interrom-
pue pendant plus de cent ans après l'incendie de
Jérusalem et que toute son autorité rei>ose sur Esdras
inspiré; et qui sait si, dans cette tradition, il ne faut
pas voir le dernier écho du 3ouvenir d'une refonte
générale de la Loi par le prètre-scribe? D'autre part,
il est de toute évidence que la question littéraire est
d'une portée tout autre que la question historique.
On dira sans doute que le Concile de Trente parle du
Pentateuque de Moïse. C'est vrai ; mais il faut noter
qu'en se prononçant sur la question de canonicité, il
a évité de trancher celle d'authenticité. Que si l'on
voyait dans sa manière de parler une direction disci-
plinaire, au moins ne faudrait-il pas en tirer des con-
clusions plus strictes qu'à propos de VEpitre aux
Hébreux ; le Pentateuque sera toujours le Pentateuque
de Moïse si ce grand homme a jeté les fondements de
sa législation.
63. — h) Cinquième question : la valeur liistori-
que. L'apologétique catholique recourt volontiers
à des principes aussi absolus que celui-ci : « Tout le
monde admet que le récit de Moïse est vrai, s'il est
réellement de lui, tandis qu'on peut prétendre qu'il
est indigne de foi et n'est qu'un tissu de mythes, s'il
a été écrit à une date postérieure » (F. ViGounoux,
Manuel Inbliqne, y éd., 1, p. ^oo). Sur quoi il est aisé
de faire plusieurs remarques : — k) D'abord que la
date de rédaction d'une histoire, surtout quand le
rédacteur a simplement reproduit et juxtaposé ses
sources, importe beaucoup moins que celle des docu-
ments eux-mêmes. 11 faut môme noter qu'à ce dernier
point de vue, un mouvement heureux se dessine
parmi les exégètes indépendants. — 5) Que d'après
les critiques, les documents anciens (J et E) ont été
utilisés dans ceux qui les ont suivis (P), même que F
n'avait d'autres sources que J, E et D. Dès lors il ne
peut être question de contradictions fondamentales
entre ces documents; et c'est ce qui explique qu'on
ail songé à les fondre en un seul récit. — ■/) On dit,
il est vrai, que P a une allure très particulière, qu'il
a altéré la vérité de pai-ti pris, qu'il a généralisé,
idéalisé, systématisé l'histoire. Rappelons qu'il ne
se peut agir que de détails. Que si nous nous plaçons
au point de vue de l'histoire du règne de Dieu, ils
sont sans importance. Que si nous nous plaçons au
point de vue des conséquences de l'inspiration, il
conviendra de se poser la question du genre litté-
raire adopté par P, de ses règles, de ses méthodes;
il conviendra de se demander si Dieu a voulu nous
enseigner ces détails ou s'en servir comme de véhi-
cules pour un enseignement plus haut; n'en serait-il
pas de ces détails du récit de P comme de nombreux
détails des oracles messianiques? D'autre part, inter-
dirons-nous à un législateur de se servir de cas de
conscience pour rendre plus claire telle décision ? (v.
g. A'um., XXVI, 33 ; xxvii, i-i i ; xxxvi, i-ia). — S) D'ail-
leurs on sera, en toute hypothèse, dans l'impossibi-
lité de savoir à quoi s'en tenir par rapport à certaines
circonsliinces secondaires des récits. Qu'à propos de
la chronologie, par exemple, on rejette l'idée d'un
thème systématique, on se heurtera aux variations
des manuscrits, puis à l'impossibilité de faire concor-
der avec les diverses histoires anciennes des chilTres
qu'on finira par déclarer altérés. — s) Enlin, à l'en-
contre des affirmations de certains critiques, il de-
vient de plus en plus évident que P avait ses sources
propres; il devient donc impossible de le convain-
cre de mensonge s'il se borne à les reproduire.
64. — B. Autour du Conguès, — 11 faut regretter
que le P. Lagrange n'ait pu aller au delà de l'exposé
de ces questions préjudicielles, A en juger par ce
qu'il a écrit en passant soit en divers travaux et
comptes rendus de la Revue Biblique, soit dans La
Mélliode histurique surtout à propos de VAncieii
Testament (igo3), on entrevoit que la partie posi-
tive et constructive de son système eût été des plus,
caractéristiques et des plus intéressantes. Malheu-
reusement, des controverses s'élevèrent qui, surtout
en certaines publications secondaires, allèrent s'en-
venimant de plus en plus. Notre but n'est pas de les
exposer. Nous voulons seulement signaler quelques
vues particulières, de nature à éclairer les décisions
qui vont suivre et les attitudes qui en résulteront.
65. — a) Dans les séances mêmes du Congrès de
Fribourg, le P. Bruckkr avait déclaré « ne pouvoir
accepter toutes les conclusions du U. P. Lagiange ».
Il lui semblait que, dans le Mémoire du doete Domi-
nicain, « la tradition ne recevait pas le rôle prépondé- i
rant qui lui appartient » (cf. Joseph Bbuckbr, S. J.,
dai\s Etudes, t.LXXVIll, 1899, p. 671-67^). Quelque
dix et onze ans auparavant, le P. Bruclcer s'était
expliqué sur le sujet qui nous occupe dans une série
de quatre articles dont les trois derniers se rappor-
taient directement à la question du Pentateuque :
Questions actuelles d'exégèse et d'apologie biblique,
I. Principes, dans Etudes, t. XLIII, 1888, p. 71-90;
II. L'authenticité des livres de Moïse, ibid., p. 82 1- ^
340 ; III. Les objections contre l'origine mosaïque du
Pentateuque, ibid., t. XLIV, 1888, p. S;-;^, 382-3y6. '
Nous n'insistons pas sur les réponses aux objections,
bien qu'on y trouve des points de vue spéciaux qui 1
manquent aux travaux similaires. Il est ])lus inté- |
ressant de relever ce que le savant Jésuite déclare
au sujet de la rédaction du Pentateuque par Moïse.
Que celui-ci soit, dans un vrai sens, l'auteur des cinq
livres, « c'est une vérité de foi divine, en tant qu'il
s'agit de certaines parties déterminées de ces livres,
pour lesquelles l'origine mosaïque est directement
affirmée par la Bible. C'est au moins une vérité cer-
taine (theologice certum), quant à l'ensemble du
l'entateuque, pris dans sa substance; parce que c'est
une conséquence qui se déduit nécessairement des
textes dont nous avons indiqué la longue série. »
(Etudes, XLIII, 1888, p. 827). Mais il faut préciser ce
733
MOÏSE ET JOSUÉ
734
rôle d'auteur : a 11 resterait vrai de dire que Moïse
est l'auteur des cinq livres qui iiortenl sou nom,
même s'il s'était borné à les faire rédiger sous sa
direction et sa responsabilité, c'est-à-dire s'il s'était
contenté d'en fournir les matériaux et les idées, en
chargeant un ou plusieurs secrétaires d'y mettre la
forme, l'arrangeuient et le stjle. L'œuvre ainsi com-
posée, puis revue et adoptée par lui à la lumière de
l'inspiration divine, aurait pu, en toute vérité, être
appelée son œuvre. » (Ibid., p. 3-27 sv.) Comme on
le voit, le P. Brucker rajeunit la théorie des « scribes
de Moïse », chère à Richard Simon. 11 s'explique
aussi à propos des documents : « Moïse a-t-il utilisé
des documents antérieurs?^ priori, cela est possible
et n'a rien d'incompatible avec l'inspiration, ni avec
la vraie notion du rôle d'auteur qui appartient à
Moïse; tous les théologiens et exégètes catholiques
le reconnaissent... Supposé que, [pour expliquer
divers faits], on ait un réel besoin de cette hypotlièse
de plusieurs documents antérieurs, insérés plus ou
moins complètement par Moïse dans son œuvre,
rien, du côté de l'enseignement catholique, n'empê-
cherait de la mettre à prolit. Remarquons seulement
qu'elle ne peut être un vrai secours que dans la
Genèse. Dans les livres suivants, où Moïse ne rap-
porte guère que ce qu'il a vu ou entendu, dit ou fait
lui-même, on peut difficilement parler de documents
préexistants qu'il aurait utilisés, — à moins qu'il ne
s'agisse de documents préparés sous sa direction par
ses secrétaires, comme on la vu dans la réponse à
la première question. » (/bid., p. 33o sv.)
66. — i>) Plus explicite que la simple note du
P. Brucker était, à propos du Mémoire du P. La-
grange, l'article du R P. Méchineau, La thèse de l'ori-
gine mosaïque du Pentaleuque, sa place dans l'apo-
logétique, son degré de certitude (Etudes, t. LXXVU,
1898, p. 289- 3 11). Ce que l'on veut surtout mettre
en relief, c'est que, sous le prétexte qu'« ilsullità la
démonstration comme à la défense de la foi par les
Ecritures de sauvegarder la canonicité et l'inspiration
des Livres Saints »..., il n'est pas permis de traiter
les questions d'authenticité avec tant de désinvolture
que l'on aille « droit à essayer de renverser l'une
des bases sur lesquelles repose l'apologétique, tant
juive que chrétienne »... C'est qu'on ne peut, sans une
grave erreur, rejeter une thèse « affirmée par trois
autorités irrécusables : la tradition juiiaïque consi-
gnée au.x Livres Saints; l'enseignement formel de
Jésus-Christ et des apôtres; enfin la tradition chré-
tienne et l'enseignement de l'Eglise » (cf. Etudes,
LXXVU, p. 291, 3oo, 3o4). Le même auteur devait
-.consacrer, l'année suivante, toute une étude à mon-
trer que c'était un concessionisme dangereux que de
sacrifier trop facilement la valeur humaine des Ecri-
tures et par conséquent leur authenticité (L'Autorité
humaine des Litres Saints et le « Concessionisme »,
dans Eludes, LXXX, 1899, p. 433-448, 765-780).
67. — c) Cependant le P. Phat publiait deux arti-
cles sur /,« Loi de Moïse; l'un était consacré à Ses
Origines (Etudes, LXXVI, 1898, p. 87-114), l'autre à
Ses Progrès, Conséquences pour ta question du
Pentaleuque (ibid., LXXVII, 1898, p. 29-.%). Dans ce
deuxième travail, le seul qui se rapporte à la ques-
tion présente, l'auteur commence par admettre que
la Loi a pu recevoir des compléments du vivant de
Moïse. Mais il admet aussi qu'elle en a reçu après la
mort du législateur, que telles ou telles consultations
prophétiques ou sacerdotales, que tel commentaire
plus ou moins autorisé de la Loi ont pu passer dans
le texte actuel du Pentaleuque. Et il ajoute: « Nous
ne songeons pas à restreindre l'authenticité du I^enta-
teuque. Nous sommes cependant persuadé que la
thèse catholique gagnerait en clarté et en force
probante, si l'on distinguait toujours bien soigneuse-
ment entre l'auteur de la Loi et l'auteur du l'entateu-
que... Ainsi nous ne croyons pas que le Pentaleuque
se donne lui-même pour l'œuvre de Moïse, Les passa-
ges cités à l'appui ont trait seulement au iJeutéro-
nonie et à quatre fragments particuliers, le Code de
l'alliance, le Décalogue, les haltes des Hébreux dans
le désert et la défaite des Anialécites, passages que
Moïse écrit par ordre exprès de Dieu. Nous ne
croyons pas non plus que cette appellation, assez
fréquente dans les livres sacrés, la Laide il/oi.seoule
Livre de la Loi de Moïse prouve que l'ouvrage entier,
où cette loi est consignée ait Moïse pour auteur...
Une fois il est question du Livre de Moïse ; mais,
justement, il s'agit de savoir si le livre de Moïse
veut dire nécessairement le livre écrit ou composé
par Moïse... Pourquoi le livre de Moïse ne pourrait-il
pas signifier : le livre où Moïse joue le principal rôle,
ou bien, le livre qui renferme la législation mosaï-
que ? Il y a cependant un texte de saint Jean qu'on
ne peut, sans lui faire violence, empêcher de témoi-
gner en faveur de l'authenticité, au moins substan-
tielle, du Pentaleuque. Et il reste toujours l'argu-
ment de tradition, le meilleur, dont la force probante
est égale, et pour le croyant, et pour le véritable
historien. » (Etudes, LXXVU, 1898, p. 48 sv.)
68. — d) On ne lira pas non plus sans intérêt ces
lignes du P. Dur.a.nd (L'état présent des Etudes
/iibliques en France, 2' art., dans Etudes, XC, 1902,
p. 33o-358) : « Une conclusion s'impose au nom de la
logique, c'est que, sans s'écarter des habitudes de
l'école la plus strictement conservatrice, on peut
attribuer à un autre que Moïse tous les passages du
l'entateuque qu'on prouvera ne pas pouvoir être de
lui Dans cet alliage, reconnu de tous, quelle part
faut-il faire au Législateur? Sur ce point l'accord
cesse; mais les deux opinions ne dilTèrent entre elles
que comme le plus du moins... Par le fait, il n'est
pas nécessaire de résoudre le problème avec tant
de précision. Au point de vue religieux, le principal
est assurément que ce livre reste, en son entier, écrit
sous l'inspiration d'un même Esprit; à part peut-
être quelques gloses qui seraient là, comme dans le
reste l'Ecriture, d'origine purement humaine... L'af-
firmation traditionnelle qui attribue en bloc le
Pentaleuque à Moïse est quand même à conserver,
parce qu'elle reste vraie; non plus au sens rigoureux
qu'on a pu lui donner et que beaucoup lui gardent
encore; ni en ce sens purement conventionnel qui
nous fait parler couramment du Code Aiipoléon, à
propos d'un livre où l'empereur n'a peut-être per-
sonnellement rien écrit; mais néanmoins en un
sens suffisamment objectif. Le Pentaleuque contient
nombre de documents vraiment rédigés par Moïse, et
il est en son entier l'expression autorisée de sa Loi »
(p. 35i sv.).
69. — e) Enfin nous ne saurions passer sous si-
lence le seul commentaire un peu complet du Penta-
leuque qui ait paru chez les catholiques depuis que
se discutent les problèmes qui nous occupent; c'est
celui du P. DE HuMMELAUEn, dans le Cursus des
Jésuites allemands. C'est surtout dans l'Introduction
au Deutéronome (jgoi) que l'auteur s'exprime sur la
question du jour. Voici ses propositions principales.
Partant du cinquième livredu Pentaleuque, il soutient
d'abord que Moïse écrivit une thorah (cf. Deut,, xx.xi,
9) qu'il identifie avec Deut., v-xi -|- xxviii, 1-69 [Vulg.
XXIX, 1]. Dans cette thorah, Samuel inséra son
« jugement de la royauté » (cf. I Sam., x, 25) renfermé
dans Deut., xii, i-xxvi, i5'. Déjà Josué y avait inséré
1. Il n'est pas sans intérêt de noter que, de ce chef, soiie
chapitres du Deutéronome sont enlevés à Moïse.
735
MOÏSE ET JOSUÉ
736
ses paroles (cf. Jos., xxiv, 2G), dont un fragment
semble représenté par Deut., xxvi, i6-xxvii,26'. C'est
cette tkorah, augmentée de l'écrU de Samuel, qui
fut retrouvée par Helcias sous Josias. Non seulement
celte thorah, mais tous les écrits de l'âge mosaïque
étaient, à l'époque d'Esdras, réunis en un seul Penta-
îeuqiie, qui prit souvent dans la suite le nom de
Tkorah. Le PerUaieuque n'est pas sorti tel que nous
l'avons du calame de Moïse, mais il est dû à la fusion
de plusieurs écrits mosaïques. Ces écrits n'étaient
pas parvenus à ceux qui les combinèrent dans un
état d'intégrité parfaite; ils étaient plus ou moins
détigurcs, mutilés et restaurés. Notre texte du Penia-
teuque est un texte rétabli au prix d'un labeur consi-
dérable et très ardu. Ce travail a été accompli ou
par Ksdras, ou par les Juifs exilés en Babylonie, ou
même avant la destruction de Jérusalem. Se plaçant
ensuite en présence des documents chers aux criti-
ques (P, J, E), l'auteur fait les remarques suivantes.
11 est légitime de distinguer dans Ex., i, i-IJeut., i,
3 + XXXI, i4-xxxiv, 12 (ce que le R. P. appelle le /W^er
hipariitus) une source P, avant tout législative. Les
lois auraient été écrites ou dictées au jour le jour
par Moise, puis réunies en un corps; rien d'aillem-s
n'empêche que des lois nouvelles aient été ajoutées
dans la suite, qui, fidèles à l'esprit des institutions
primitives, pouvaient être couvertes par la formule
Dieu dit â .Voise. Quant aux péricopes historiques
de P, dont le P. de Hummelauer semble réduire le
nombre, elles auraient pu être composées plus à
loisir après les événements. Le Deutéronome mosaï-
que (D; vid supr.) présuppose le document légal P;
il présup[)Ose pareillement les récits d'£:x.-Aum.,
que la critique attribue à JE. Si, d'autre part, on
admet que Moïse a eu recours, pour la rédaction
des sections historiques, à des secrétaires, rien
n'empêche de reconnaître l'existence des deux
documents J et E, fondus ensuite dans l'unité com-
posite JE. Bref, le P. de Hummelauer se rallie au
thème JEPD des anciens critiques. Mais, à ses yeux,
les documents historiques J,E (parties de P) remon-
tent à Moïse. Il en est de même des éléments fonda-
mentaux des législations (P et D); mais celles-ci ont
pu recevoir, au cours des siècles, de notables accrois-
sements (cf. p. 61, 9^, 107, i45-i52).
IX. La décision de la Commission Biblique
70. — Ces hypothèses et controverses ne pou-
vaient manquer d'attirer l'attention des autorités
ecclésiastiques et de provoquer leurs décisions.
Fondée en 1902, la Commission Biblique publia un
décret sur la question, le 37 juin 1906. Nous en
donnons le texte avec la traduction de M. Mangenot
(V Authenticité mosaïque du Pentateuque, p. 5 sv.).
Propositis sequentîbus
dubiis Consilium Pontifi-
cium pro studiis de re bi-
blica provehendis respon-
dendum censuit prout se-
quilur :
I. Utrum argumenta a
criticis congesta ad inipu-
gnandam nutkentiam Mo-
saicam Bacrorum Lîbro-
runi, qui PentateucLi no-
mine designantur, tanti
sinlponderis ut,posthabitis
quampluribus testimoniis
utriusque Testamenti col-
La Commission Pontifi-
cale, chargée de promou-
voir les études bibliques,
a pensé deroir répondre
comme il suit aux doutes
suivants qui lui étaient pro-
posés :
ï. Les arguments accu-
mulés par les critiques
pour attuquerrauthenticité
mosaïque des Livres saints
désignés sous le nom de
Pentateuque, ont-ils tant de
poids que, sans teuir comp-
te des très nombreux té-
moignages des deux Testa-
1. Le p. de Hummelauer attribue aussi à Moïse le pre-
mier discours \Deui.j i, i-iv, 13) ainsi que Deut., ïxix, l
(Vulg. 2)-xxxi, 13.
lective sumptis, perpétua
consensione populiJudaici,
Ecclesiae quoque constanti
traditione nec non indiciïs
internis quae ex ipso texlu
eruuntur, jus tribuant alBr-
mandi hos libros non Moy-
sen habere auctorêm, sed
ex foDtibus maxima ex
parte aetate Mosaica poste-
rioribus esse confectos?
Resp. Négative.
II . Utrum Mosaica au-
thentia Pentateuchi talem
necessario postulet redac-
tionem totius operis, ut
prorsus tenendum sil Moy-
sen omnia et singula manu
siia scripsisse vel amanuen-
sibus dictasse; an etiam
eorum hypothesis permitti
possit qui existimant eum
opus ipsum a se sub divi-
nae inspira tioni s a fil a tu
coneeptum alteri vel pluri-
bus scribendum commi-
sisse, ita tamen ut sensa
sua tideliter redderent, ni-
hil contra suam volunla-
tem scriberent, nihil omit-
terent; ac tandem opus hac
ratione conlectum, ab eo-
dem Moyse principe inspi-
ratoque auctore probatum,
ipsiusmet nomine vulga-
retur?
Resp. Négative ad pri-
ma m partem, alHrmative
ad secundam.
III. Utrum absquepraeju-
dicio Mosaicae authentiae
Pentateuchi concedi possit
Moysen ad suum conticien-
dum opus fontes adhi -
buisse, scripta videlicet
documenta vel orales tra-
ditiones, ex quibus, secun-
dum peculiarem scopum
sibi propositum et sub di-
vinae inspirationis afflatu,
nonnulla iiauserit eaque ad
verbum vel quoad senten-
tiam, contracta vel amplifi-
cata, ipsi operi inseruerit?
Kesp. Aflirmative.
IV. Utrum, salvasubstan-
tialiler Mosaica authentia
et inlegrilate Pentateuchi,
admitti possit tam longo
saeculorum decursu non-
nullas ei modificationes
obvenisse, uti : addita-
menta post Moysi mortem
\e\ ab auctore Inspiiitta
apposita, vel glossas et
explicaliones textui inter-
jectas. vocabula quaedam et
formas seruione antiquato
in sermonem recentiorem
translatas; mendosas de-
mum lectiones vilio ama-
nupnsium adscribendas, de
quibus fas sit ad normas
artis criticae disquirere et
judicare ?
Resp. Affirmative, salvo
Ecclesiae judicio.
ments pris collectivement,
du sentiment perpétuel du
peuple juif^ de la tradition
constante de l'Eglise et
des indices internes qui
sont tirés du texte lui-
même, ils donnent le droit
d'atlirmer que ces livres
n'ont pas Moïse pour au-
teur, mais qu ils ont été
formés de documents pour
la plus grande partie pos-
térieurs à l'âge mosaïque.
Rép. Non.
II. L'authenticité mosaï-
que du Pentateuque exige-
t-elle nécessairement la
rédaction de l'ouvrage
entier telle qu'ii faille tenir
que Moïse a écrit de sa
main ou dicté à des copistes
tous et chacun des détails ;
ou bien peut-on permettre
l'hypothèse de ceux qui
estiment qu'il a confié à un
ou plusieurs secrétaires le
soin d'écrire l'œuvre elle-
même, conçue par lui sous
le souffle de l'inspiration
divine, de façon toutefois
que ces secrétaires rendent
fidèlement ses pensées, n'é-
crivent et n'omettent rien
contrairement à sa volonté,
et qu'enfin l'ouvrage ainsi
composé, approuvé par
Moïse son principal auteur
inspiré, soit publié sous son
propre nom ?
Rép. Non à la première
partie, oui à la seconde.
lU. Peut-on, sans préju-
dicepour raulhenticité mo-
saïque du Pentateuque, con-
céder que Moïse, pour com-
poser son oeuvre, s'est
servi de sources, documents
écrits eu traditions orales,
desquelles, conformément
au but particulier qu il se
l>roposait, et sous le souffle
de l'inspiration divine, il a
tiré plusieurs parties qu'il
a insérées dans son œuvre
propre, mot à mot ou
quant au sens, résumées
ou amplifiées ?
Rép. Oui.
IV, L'authenticité mosaï-
que et l'intégrité du Penta-
teuque étant sauvegardées
quant à la substance, peut-
on admettre que dans un
si long cours des siècles
quelques modifications s'y
soientproduites, comme par
exemple des additions faites
après la mort de Moïse
mais par un auteurinspfré,
ou des gloses et des expli-
cations insérées dans le
texte; certains mots et des
formes de discours traduits
d'un style veilli en un
style plus moderne; enfin
des leçons fautives, dues à
la maladresse des copistes,
qu'il soit permis de lecher-
cher et de fixer d'après les
règles de la critique?
Rép, Oui, sauf le juge-
ment de l'Eglise.
737
MOÏSE ET JOSUE
738
Die autem 27 junii an.
1O06, in Audienlia Rmis
Gonsultoriijus ab Actis Le-
nijjne concessa Sanctissi-
mus praedicta Responsa
adprobavit ac publioi juris
fieri luanJavit.
FULCRANCS G. VlGOUROUX,
p. s. s.
Laurentius Jansskns
O. s. H
ConsuUores ah Actis.
Le 27 juin 1906, à l'au-
dience bietiveillaniment ac-
cordée aux CûnsuUeui-8 se*
ciéluiri's, le Saint-Père a
approuvé les Réponses sus-
dites et a oï'donné de les
publier.
FULCKAN G. ViCOUROU.V,
p. s. s.
Lauhemt Janssens,
o. s. B.
Consulteurs secrétaires.
Il nous semble d'abord à propos de tenter l'exé-
gèse littérale et méthodique d'un texte appelé à être
la norme de l'enseignement des Ecoles catholiques
touchant la grave question du Pentuteuque.
i" Moïse auteur du Pentateuque
71. — a) Les premières question et réponse met-
tent d'abord en conflit deux séries d'arguments.
D'une part, ceux que les critiques ont entassés pour
attaquer l'authenticité mosaïque des Livres Saints
connus sous le nom de Pentuteiiijue. Ces arguments
ne sont pas autrement détermines, ni quant à leur
détail, ni quant aux groupes auxquels on pourrait
les ramener. Mais il n'y a pas à s y tromper. Il s'agit
des considérations auxquelles, depuis les origines
du mouvement critique, les adversaires de l'authen-
ticité mosaïque du Penlateitqiie ont fait appel. On
peut penser, d'une manière particulière, aux théories
de l'école wellhausienne, puisque ce sont celles-là
précisément qui ont davantage troublé les conscien-
ces catholiques. Naturellement, arguments et théories
sont envisagés tels qu'on les présentait en igoS-igoô.
— h) D'autre part, les preuves traditionnelles, en
tête desquelles tigurent celles que fournissent les té-
moignages très nombreux des deux Testaments. On
remarquera que ces témoignages sont envisagés col-
leclivenicut, collective suniptis, comme si la Commis-
sion évitait de se prononcer sur la valeur dirimante
et délinitive que certains représentants de l'ortho-
doxie attribuent à tel texte en particulier, aux |iaroles
de Notre-Seigneur par exenn)le. Aux données de
l'Ecriture se joignent celles qui attestent et le con-
sentement perpétuel du peuple juif et la constante
tradition de l'Eglise. Enlin si, à rencontre de la
méthode des critiques, mais en conformité avec les
procédés de la défense catholique, la Commission
donne la première place aux preuves externes, ce
n'est pas qu'elle oublie les indices tirés du texte lui-
même; à ces remarques basées sur le texte et que
nous avons signalées plus haut, elle attache une très
grande importance. — c) En présence de ce conflit
le décret prend une position très nette. Il donne
sans hésiter la préférence aux considérants de la
thèse traditionnelle; il déclare que les arguments des
critiques ne sont pas décisifs'. On peut se demander
d'oii provient l'inellicacitè de ces arguments? Elle
tient, sans aucun doute, à leur valeur intrinsèque; si
cette valeur s'imposait, rien ne pourrait prévaloir
contre elle. Mais il semble que la Commission veuille
nous dire autre chose. Il ne parait pas qu'elle entende
condamner ni la recherche ni la méthode des cri tiques,
et il demeure permis de soutenir que, considérés en
eux-mêmes, ces procédés sont légitimes et peuvent
aboutir à de précieux résultats dans la question qui
nous occupe. La Coonnission signale un danger,
une lacune de cette métliode, telle que les critiqvies
1. Il parait juste de remarquer que. tout en étant très
nets, les termes du décret sont très modérés; les argu-
ments des critiques ne donnent pas le druil d'affirmer,
c'esl-i-dire, sans doute, de présenter comme certain...
Tome III.
étrangers à l'Eglise en font usage, et c'est sans doute
ce <iui explique que leurs conclusions ne soient pas
décisives. Elle leur reproche leur unilatéralisme, elle
les blàuie de ne pas tenir compte des données
diverses du témoignage ou au moins de les rejeter à
rarrière-plan,/;os(/(«(;(/i.s,- elle les blàrae de ne pren-
dre en considération que certaines catégories d'indi-
ces internes.
73. — (/) Le grand excès, la grande erreur des
criticiues étran gers au catholicisme, dans l'importaii te
question qui nous occupe, ont été d'arriver à celte
conclusion que le Pentateuque n'a pas Moïse pour
auteur. Le sens que le mot auteur doit prendre en ce
contexte n'est pas précisé; il n'est nullement indiqué
qu'on doive lui attribuer la signification très stricte
que ce mot reçoit chez nous ; il n'est nullement
interdit de songer au sens notablement plus large
que ce terme aurait en Orient. La suite des questions
et réponses à venir indique sullisamment que nous
pouvons rester à distance de son acception la plus
étroite. Une chose est certaine. De même qu'on doit
regarder Moïse comme i>renant une place prépondé-
rante au début des institutions sociales et reli-
gieuses d'Israël, de même faut-il le regarder comme
ayant eu un rôle prépondérant à l'origine de l'œuvre
littéraire que représente le Pentateuque. — e) L'er-
reur des critiques ne nous est pas seulement présen-
tée sous sa forme négative Ils sont encore bliimés de
prétendre que le Pentateuque a été composé de sour-
ces en très grande partie postérieures à l'époque
mosaïque. Ce reproche est avant tout la contre-partie
du précédent, mais il en éclaire la portée. Les expres-
sions sont modérées ; on les dirait à dessein un peu
vagues. Il semblerait, à première vue, qu'en ce qui
regarde l'origine du Pentateuque, la Commission
tienne à l'époque de Moïse avant même détenir à sa
personne. Et cela se comprend sans peine, puisque au
fond, ce qu'elle veut surtout garantir, c'est la valeur
historique des premiers livres de la Bible. Mais, de
plus, ne semble-t-il pas qu'elle censure l'hypothèse
critique surtout parce que celle-ci situe la plupart des
sources du Pentateuque, sinon toutes, à des époques
postérieures à l'âge mosaïque? Ne semble-t-il pas, en
conséquence, que, si on attribuait à Moïse une part
assez grande dans la composition du Pentateuque
pour qu'en un sens réel, mais large, il piit en être
proclamé l'auteur, on aurait le droit de reconnaître,
en cet immense ouvrage, telle source d'une date
notablement postérieure? Admettons, en employant
le langage de la critique, que les documents yahwiste
et élohiste remontent nettement à Moïse : serait-il
permis, strictement parlant, de soutenir que, dans le
C(jde sacerdotal, 1res vaste et d'apparence nettement
composite, telle ou telle section assez notable, v. g. la
Loi de sainteté(l.ev., xvii-xxvi) provient d'une source
plus récente que l'époque mosaïque? Ce problème
est évidemment délicat et il se peut que, pour le
moment, les éléments fassent défaut qui permettent
de le solutionner. Il faut toutefois se souvenir que
les réponses canoniques doivent être interprétées
dans leur sens le plus littéral.
2" Les scribes de Mo'ise
73. — La plupart des cléments du Pentateuque
remontent à Moïse; mais en quelle manière ? C'est
ce que va préciser la seconde partie du décret. Nous
le constaterons de nouveau : si les argumentations
des critii[ues ne prouvent pas tout ce qu'ils avancent,
la Commission n'estiuie pas pour cela qu'elles soient
complètement à dédaigner. Sans condamner les opi-
nions plus rigides, chères à plusieurs apologistes, elle
envisage la possibilité de certains terrains d'entente.
24
739
MOÏSE ET JOSUE
740
— à) En premier lieu, on n'est pas forcé d'admettre
une telle rédaction de l'ouvrage entier qu'il faille
dire que Moïse a écrit ou dicté à des copistes tous
et chacun des détails. En d'aulres termes, nous ne
sommes pas tenus de souscrire à la thèse de l'unité
absolue d'auteur, même pour les parties qui remon-
tent à l'époque mosaïque. — b) On peut admettre des
documents. Moïse a pu recourir, en effet, au ministère
d'un ou plusieurs secrétaires. Leur activité est ainsi
déterminée : Ce n'est pas à eux qu'il faut attribuer
le projet, la pensée, le plan de l'œuvre ; celle-ci a été
conçue par Moïse lui-même, sous le souflle de l'inspi-
ration divine. Les secrétaires ont eu mission de
l'écrire et de l'exécuter, de façon toutefois à rendre
(idèlement les pensées de Moïse, sans rien écrire ni
omettre contrairement à sa volonté. Ainsi composée,
l'œuvre a été approuvée par Moïse, que l'on doit
considérer comme son principal auteur inspiré, elle
a été publiée sous son propre nom.
74. — c) Il est intéressant d'euvisayer ces décisions
dans leurs rapports avec les assertions des critiques.
On remarquera qu'il s'agit d'un ou de plusieurs
secrétaires ; le nombre n'en est pas limité. Hien n'est
dit non plus touchant la part de travail qui leur fut
assignée. Rien n'indique, par exemple, qu'il s'agit de
secrétaires successifs, dont l'un aurait été au service
de Moïse depuis la sortie d'Egypte jusqu'au Sinaï,
un autre à Cadcs, un autre dans les plaines de Moab.
On n'est pas davantage invité à penser que chacun
de ces secrétaires n'a eu à s'occuper que d'une partie
de l'œuvre mosaïque , que l'un ait été chargé de la
Genèse, un autre de l'histoire du séjour en Egypte et
des premières migrations jusqu'au Sinaï, un troi-
sième d'un groupe de législations, et ainsi du reste.
On peut fort liien comprendre que les secrétaires, ou
au moins plusieurs d'entre eux, aient eu mission de
traiter le même sujet : une histoire des origines du
monde, des origines du peuple de Dieu, de sa fonda-
tion, de sa première organisation. La remarque a son
importance. Les memlires de la Coiitmission connais-
saient les théories des critiques pour lesquels plusieurs
des documents, le YalH\iste, VEloliisle, le Code
nacerdotal sont des œuvres en grande partie paral-
lèles ; ils savaient que l'hypothèse de plusieurs secré-
taires serait facilement et naturellement invoquée
comme constituant une explication plus orthodoxe
de la thèse des sources. Il leur était facile d'exclure
cette interprétation, s'ils avaient voulu le faire.
— d) La Commissionse garde de confondre ces secré-
taires avec les simples copistes dont elle parlait
dans la première partie de cette deuxième réponse.
Les secrétaires ont une mission d'écrire, de com-
poser. Par le fait qu'on présente Moïse comme un
auteur principal, on qualiiie les secrétaires d'au-
teurs, secondaires sans doute, mais d'auteurs véri-
tables.
73. — e) Aussi bien les précisions ne manquent-
elles pas. De Moïse, qui l'a conçu sous l'inspiration
du Saint-Esprit, les secrétaires reçoivent le plan de
leur travail : conception générale sans doute, mais
avec assez de lignes distinctes pour qu'ils se rendent
un compte exact de ce qu'ils ont à faire. On peut
même entrevoir ici la raison pour laquelle on sup-
pose ou on admet plusieurs secrétaires. Les critiques
ont signalé entre plusieurs des documents, entre le
Yaluriste par exemple et le Code sacerdotal, des
différences caractéristiques. L'explication en peut
être assez simple. Tout en donnant à ses secrétaires
le même sujet à traiter, le même plan de travail, les
mêmes idées d'ensemble. Moïse a pu suggérer à cha-
cun d'eux des points de vue particuliers. L'un aura
été invité à s'en tenir principalement aux récits et
aux lois d'une i^orlée plus générale, en un mot à
ce qui intéressera l'ensemble du peuple ; un autre
aura eu mission de faire une œuvre idutôt litui'-
gique, à l'usage du personnel du sanctuaire, dont
le point central serait constitué par l'exposé des
lois cultuelles, dont le cadre serait fourni par les
récits plus spécialement en rapport avec les origines
et le développement des institutions religieuses. —
f) Une autre explication est sans doute possible. Au-
teurs secondaires, les secrétaires sont de véritables
auteurs et il semble, de ce fait, que les différences
dont nous venons de parler puissent être mises à
leur compte. L'un d'eux, par exemple, aura pris goût
à une histoire populaire ; il aura parlé le langage du
peuple, saisi les faits les plus susceptibles d'inté-
resser le peuple, les racontant de la façon pittoresque
et avec les expressions et métaphores qui ont davan-
tage prise sur le peuple. Un autre secrétaire, un
liturgiste je suppose, avide de législations cultuelles,
de rubriques minutieuses et précises, érudit par ail-
leurs et aimant à rechercher les origines des usages
consacrés par Moïse, réalisera son œuvre d'une tout
autre manière. Il fera sa spécialité de tous les règle-
ments qui, d'une manière ou d'une autre, se rattachent
au service de l'autel; dans l'histoire, il s'intéressera à
tout ce qui concerne les origines des rites les plus
en honneur, il aimera à les voir en vigueur ou au
moins en (igure dans le passé, il saisira avec empres-
sement ce qui peut s'y rapporter soit dans les récits
concernant les origines, soit dans l'histoire patriar-
cale, soit dans les événements du désert. — g) Mais
des uns et des autres l'œuvre devra demeurer con-
forme aux intentions de Moïse. Comme garantie de
cette conformité, il faut admettre, sans parler d'une
surveillance générale, une approbation de l'ouvrage
par Moise, ai^probation telle et si complète que l'ou-
vrage puisse être publié sous son nom, qu'il doive
lui être attribué comme à l'auteur principal et in-
spiré La teneur dvi texte ne permet pas de douter
que l'approbation portera, en celte hypothèse, sur
l'œuvre de chaque secrétaire, que, par conséquent,
l'œuvre de chaque secrétaire devra être attribuée à
Moïse et traitée comme inspirée'. Et l'on voit par là
quel'inspiration des divers documents est compatible
avec les divergences secondaires qu'y peuvent pré-
senter les narrations parallèles des mêmes faits ;
ces divergences de détail n'atteignent pas ces traits
caractéristiques du fait lui-même qui seuls consti-
tuent la matière de l'enseignement de Dieu inspira-
teur et de Moïse son principal intermédiaire et ins-
trument.
76. — II) Dans toutes ces considérations, nous
avons évité de parler du Deutéroiiome. Il ne nous pa-
rait pas, en effet, assimilable aux autres documents.
Nous sommes ici en présence d'une œuvre à part et,
si Moïse en a confié la rédaction à un secrétaire, celui-
ci ne se trouvait pas dans les mêmes conditions que
les précédents; son œuvre n'est pas parallèle à la
leur, mais lui sert de complément. — i) Il y a toute-
fois une ressemblance entre le Deutéronome et les
autres documents. 11 faut, en effet, le remarquer :.si
le décret parle de l'œuvre de chacun des secrétaires,
il ne dit rien, ni explicitement, ni implicitement, du
travail rédactionnel qui a abouti à fusionner ensem-
ble ces travaux séparéselàconstituer le Pentaleiique
tel que nous l'avons aujourd'hui ; il n'y a pas un
mot pour attribuer directement ou indirectement
celte activité rédactionnelle à Moïse. Il semble donc
qu'ici encore la Coniinissiuti n'ait pas voulu opposer
1 . Il va de soi que ce n'est pas l'approbation de Moïse
qui crée ou constitue l'inspiration des œuvres composées
par ses secrétaires; elle ne fuit que la reconnaître et la
constater.
741
MOÏSE ET JOSUÉ
742
une Un de non-recevoir aux arguments que les criti-
ques mettent en avant pour repousser à une date
bien postérieure à l'âge mosaïque la rédaction déû-
nilive de la Tluiruli. On peut donc admettre, semble-
t-il, qu'aucun travail de fusion n'a été t'ait du temps
de Moïse; que les documents, y compris le IJeutéio-
nome, ont continué d'exister à part longtemps après
la mort du grand législateur; aucune donnée n'est
fournie sur la date à latiuelle aurait pris Un cette
existence séparée. Gomme, d'autre part, aucune indi-
cation n'existe sur la manière dont la fusion se serait
opérée, il semble tout aussi loisible de retenir un
travail progressif de fusion, analogue à celui dont
parlent les critiques (J + E ; JE + D ; JED -\- P),
qu'une combinaison réalisée en un acte unique, v. g.
par Esdras. L'exégète catholique pourrait suivre les
opinions qui, du point de vue d'une critique sage et
sensée, apparaîtraient les plus fondées. — y) Deux
conditions toutefois semblent nécessaires. La pre-
mière c'est que l'œuvre mosaïque ne reçoive aucune
altération qui, en modiliant les données indépen-
dantes des Mémoires émanes des secrétaires, compro-
mettrait les intentions de l'auteur principal. Cette
remarque est utile. On le conçoit, en effet, cl les
criti(]ues sont là pour nous le dire : le travail rédac-
tionnel entraînera des suppressions dans les pas-
sages parallèles des documents; ailleurs il faudra
introduire quelques formules de liaison entre des
péricopes empruntées à deux Mémoires distincts;
parfois encore, la juxtaposition de sections venant
d'auteurs différents pourra avoir pour résultat de
nuancer les récits ou les prescriptions d'une manière
un peu nouvelle. Tout cela est possible, tout cela est
inévitable ; mais l'œuvre mosaïque doit être demeu-
rée et venue à nous telle que l'auteur principal l'a
conçue, telle qu'il l'a voulue en présidant à sa réali-
sation et en lui donnant son approbation. — k) En
second lieu, il semble absolument nécessaire que
l'œuvre linale de rédaction soit couverte par l'au-
torité d'un écrivain inspiré. Cette œuvre linale, en
effet, aboutit à notre Peiiialeuque, et c'est notre
Pentaieuque qui figure dans la liste des Ecritures
sacrées et canoniques du Concile de Trente.
3° Les sources
77. — a) S'il faut soutenir que, au moins dans
es principaux documents qui le composent, notre
'^entati'uqite actuel remonte à Moïse, seul ou aidé de
>es secrétaires, on n'est pas obligé d'admettre qu'ils
.'aient construit de toutes pièces ; on peut soutenir
ju'ils ont eu recours à des sources. Celles-ci peuvent
ître ou écrites ou orales. — h) Ces dernières partici-
peront évidemment aux caractères de toutes les tra-
litions orales, même les plus Udèles. Tandis qu'un
frand nombre de traditions dénaturent le fonds
uème et la substance des faits, les plus Udèles, celles
|ue l'on peut rencontrer de préférence en ces milieux
>rientaux où les dires des anciens se transmettent
l'âge en âge avec une réelle Uxité, gardent, il est
frai, la substance du fait, mais sans qu'on puisse
ivoir en les consultant la garantie d'une exactitude
ainutieuse des détails. On y constatera souvent, par
ixemple, la tendance à projeter dans le passé quel-
[ue cljose du présent, à revêtir de couleurs contem-
)oraines les faits et usages des temps anciens ; onre-
uarqucra pareillement que les traditions relatives au
uème événement présentent, dans les divers milieux
>ù on les recueille, de nombreuses variations d'ex-
)osé. Telles étaient les traditions orales auxquelles
)ouvaienl recourir les auteurs principaux et secon-
laires du Pentateuque. — c) Ils pouvaient aussi avoir à
eur disposition des documents écrits. Rien n'indique
[ue ceux-ci fussent inspirés. A considérer les choses
in ahstracto, indépendamment de la consécration et
des garanties spéciales qu'ils reçoivent du fait de
leur insertion dans un livre sacré (i/rf. infr. Ii, /, 79),
la valeur de ces documents sera proportionnée à leur
caractère strictement historique ou plus ou moins
légendaire {iniJrascUique, comme on dira plus tard),
à la distance chronologique qui sépare l'époque de
leur rédaction de celle où se seront passés les faits
qu ils consignent, à la place plus ou moins grande
qu'ils font aux traditions orales et à la manière
dont ils les critiquent et les consignent, etc.
78. — ii)Dans l'hypothèse rigide de Moïse seul au-
teur du Pentateuque tel que nous le possédons, il ne
peut guère être question de sources qu'à propos de la
Genèse ; il est permis de jjcnser que traditions orales
et textes correspondent à ces documents que les cri-
tiques ont dès l'abord discernés dans le premier livre
de notre Bible. — e) Dans la théorie de Moïse auteur
principal et des scribes auteurs secondaires, les
sources interviendraient encore d'une manière pré-
pondérante pour la composition de la Genèse. 'Tou-
tefois, si la grande période d'activité littéraire était
fixée aux dernières années du séjour à Cadès, on
pourrait penser à l'utilisation de rédactions partielles
préliminaires, concernant les faits les plus impor-
tants de l'exode, consignant les législations fonda-
mentales; elles seraient de préférence identifiées
avec ces écrits dont il est question Ex., xvii, i4;
XXIV, 4 ; XXXIV, 27 ; A'um., xxxiii, 2. Il serait évi-
demment plus difficile de supposer que, pendant une
période de trente-huit ans et du vivant de la généra-
tion qui avait été témoin des événements, des tradi-
tions orales parallèles aient pu se former avec des
variantes de détail tant soit peu notables. — /) La
question des sources peut encore s'entendre en un
autre sens quand il s'agit des sections législatives
du Pentateuque. Ni les lois sociales d'Israël, ni ses
lois religieuses ne sont des créations e.r nihilo. Sans
doute, le texte biblique déclare à maintes reprises
que Moïse les tient de Dieu : Dieu (Yali»elt) dit à
.Uoise. Mais, dùlon prendre ces paroles en leur sens
le plus strict, que la constatation précédente n'en
serait pas atteinte. Dieu, en effet, ne révèle pas
nécessairement des choses jusque-là inconnues ; il
peut tout aussi bien suggérer au prophète un choix
parmi les choses existantes. De fait, l'étude des lois
sociales d'Israël montre qu'elles présentent beau-
coup de points de contact avec diverses législations
anciennes, surtout avec des usages et législations
sémitiques. De même les pratiques cultuelles décrites
dans les livres du milieu {Exode-Nombres) offrent
plus d'une ressemblance avec les rites des autres
Sémites et des Cananéens. D'autre part, on ne sau-
rait douter que l'ordre nouveau fondé au Sinaï ait
consacré nombre d'usages auparavant en vigueur
dans la famille de Jacob, ou dans telle ou telle des
tribus. On peut donc admettre qu'en ce domaine et
pour cette partie de leur œuvre, Moïse et ses scribes
se trouvaient en présence de nombreuses traditions
orales et peut-être aussi de plusieurs documents
écrits.
79. — g) Quel usage fit-on de ces traditions et
documents? Il semble que, dans la théorie des
scribes, c'est à ces derniers qu'il faut attribuer la
manipulation de ces textes sous le contrôle et
l'action de Moïse. Ce contrôle et cette action étaient
dominés par le but même que l'homme de Dieu pour-
suivait, ils étaient guidés par l'influence de l'Esprit
inspirateur. C'est dans ces circonstances que, soit
par lui même, soit par ses scribes, Moïse a tiré de
ces traditions et documents des éléments divers pour
les insérer dans son œuvre propre, tantôt les repro-
duisant mot pour mot, tantôt en exprimant le sens.
743
MOÏSE ET JOSUE
744
Il est dit ensuite qu'il a pu les résumer, mais il est
prévu aussi qu'il a pu les amplilier, contracta lei
amplificata : ne peut-on pas penser, à titre d'exemple,
aux développements que le secrétaire pour le Code
sacerdotal aurait introduits en vue de signaler les
rapports de tels ou tels épisodes du passé avec les
origines et l'histoire des institutions religieuses ? —
II) Une autre question se présente naturellement à
propos de l'utilisation de ces sources par Moïse :
Quelle garantie leur insertion dans, le Pentateuque
assuré-telle aux données empruntées à telle tradi-
tion orale, à tel document écrit? Une chose est évi-
dente : si la source était d'origine profane et même
païenne, la sélection opérée par Moïse aurait eu pour
but d'écarter, soit des récils, soit des codes, tous
les éléments indignes du yahvvisme le plus pur. Si,
par exemple, il s'agissait d'expliquer par une source
commune, orale ou écrite, les ressemblances qui
existent entre le poème assyrobabylonien du déluge
et le récit delà Genèse, on pourrait, en comparant
ces derniers, se rendre compte de l'importance des
éliminations et des changements opérés par l'auteur
inspiré. Mais le problème a une autre face : quelle
valeur historique leur insertion dans le Pentateuque
confore-t-elle, v. g., à tels récits concernant les patri-
arches, que l'on prendrait toute liberté de discuter si
on les lisait dans les sources primitives ou si on les
recevait directement de la tradition orale? La réponse
la plus simple et la plus naturelle paraîtrait être
qu'en faisant un choix et un triage, l'auteur inspiré a
voulu précisément éliminer les éléments qui ne pou-
vaient être l'objet de l'enseignement divin, parce
qu'ils n'étaient pas conformes à la vérité. La conclu-
sion serait alors qu'abstraction faite de minuties in-
différentes à l'enseignement, l'insertion dans le Penta-
teuque des emprunts faits aux traditions et aux
documents est une garantie de leur crédibilité.
— i) Toutefois il parait opportun de mentionner en ce
contexte une décision antérieure de la Commis-
sion biblique (i3 février 1906), relative aux cita-
tions implicites. Tout en se souvenant que de tels
principes ne doivent pas être facilement invoqués
et qu'il faut réserver soigneusement le jugement
de l'Eglise, on pourrait songer à traiter ces textes
comme des citations implicites, dont sans doute l'au-
teur sacré prend la responsabilité quand il s'agit des
grandes lignes et des faits principaux, mais sans se
prononcer pour tous les détails. Ce serait un nuire
moyen de résoudre un certain nombre de difficultés,
sérieuses à la vérité, mais se rattachante des sujets
relativement secondaires sur lesquels l'Eglise ne s'est
pas prononcée. Je citerais, à titre de spécimen, les
listes relatives à la succession et à la longévité des
premiers patriarches, ou encore le récit du déluge;
dans ce dernier cas, il ne s'agirait pas de nier le fait,
cela va sans dire, mais de rendre plus aisée l'inter-
prétation du récit (cf. A. Durand, Inerrance biblique,
dans Dictionnaire Apologétique..., II, col. ■jSa sv., sur-
tout 776-784).
4" L'intégrité du Pentateuque
80. — Une question délicate est celle des modifi-
cations que le Pentateuque a subies au cours des siè-
cles. — a) Remarquons que la Commission parle d'au-
thenticité et d'intégrité substantielles à sauvegarder.
Tous nos lecteurs connaissent le sens de ces termes.
L'authenticité concerne l'origine même du livre; elle
se dit avant tout d'un ouvrage qui est réellement de
l'auteur dont il porte le nom. L'intégrité concerne
l'histoire du texte; elle se dit d'un écrit qui nous
est arrivé tel qu'il est sorti des mains de son auteur.
On peut concevoir une intégrité absolue, v. g.,
quand un texte, livré à l'imprimerie après que l'au-
teur a donné le bon à tirer, est délinitivement fixé
par le clichage. Ce n'est ni d'une telle intégrité, ni
d'une telle authenticité qu'il est ici question. La
Commission n'exige que le maintien de l'intégrité
substantielle; elle laisse par conséquent déjà entre-
voir des modifications qui peuvent être plus ou
moins nombreuses, mais qui pourtant ne sauraient
être telles, par leur multitude et leur importance,
que ce qui constitue la substance du livre en soit
altéré. Inutile d'ailleurs de remarquer que ce terme
de substance est un peu indécis, que des variations
pourront exister touchant l'interprétation qui en
sera donnée. De môme qu'il parle d'intégrité sub-
stantielle, le décret parle d'aulhenticilé substan-
tielle. Il est évident que les altérations qui porte-
raient atteinte à l'intégrité substantielle finiraient
aisément par compromettre l'authenticité substan-
tielle elle-même ; un livre pourrait être à ce point
altéré qu'il ne représenterait plus du tout l'œuvre
de l'auteur auquel il est attribué, et ne devrait plus
être dit authentique. — i) On peut admettre que,
dans un si long cours de siècles, des modifications
se soient produites, ■;ioh/(h//«s ei modificationes obve-
nisse. Le mol nonnutli est souvent et dans beaucoup
de contextes classiques traduit par quelques : il sem-
ble toutefois qu'au point de vue de l'étymologie et
eu égard au langage ecclésiastique, il serait exacte-
ment rendu par un ternie moins restrictif : des, di-
verses, plusieurs. La décision ne vise nullement la
question du nombre et, au point de vue de la sauve-
garde de l'intégrité substantielle, il faudrait sans
doute attacher beaucoup plus d'importance à la na-
ture des modifications qu'à leur quantité. Aussi bien
les auteurs du décret n'ignoraient pas les multitudes
d'altérations de détail que la critique textuelle révèle
dans la plupart des écrits bibliques.
81. — <■) ha. Commission prend soin de signaler
quelques exemples de ces diverses modifications. Il
sullit de mentionner ici les leçons fautives dues à la
maladresse des copistes et qu'il est permis de recher-
cher et de fixer d'après les règles de la critique. On
sait de reste que de telles altérations sont très nom-
breuses. Personne n'ignore non plus qu'elles remon-
tent pour la plupart aux temps antérieurs à l'ère
chrétienne, que, depuis le début de notre ère, depuis
le deuxième siècle surtout, le texte hébreu canonique
a été fixé ne yarietur: auparavant d'ailleurs, le texte
de la Loi était déjà copié avec une sollicitude toute
particulière. — d) Il n'y a pas davantage à insister
longuement sur les mots et formes de discours tra-
duits d'un style vieilli en un style plus moderne.
Notons d'abord que le cas n'a rien de chimérique.
Sans doute les manuscrits que nous possédons du
texte massorétique sont trop restreints pour que
nous puissions nous livrer à des comparaisons pro-
pres à éclairer le sujet. Mais, parmi les fragments
hébreux de l'Ecclésiastique découverts depuis 1896,
nombre de feuillets se rattachent à un manuscrit(B)
très soigné et pourvu de notes marginales. Or plu-
sieurs de ces notes invitent précisément à substituer
à des termes classiques des mots plus récents. II est
question, au sujet du Pentateuque, non seulement de
mots, mais de formes de discours, et c'est tout aussi
facile à concevoir. Une remarque ne sera pas inutile
concernant la période durant laquelle les documents
auraient existé à l'état séparé. L'œuvre de rajeunis-
sement peut être envisagée comme se poursuivant
d'une manière progressive, et alors il y aura des
termes et locutions remontant à toutes les périodes '
de l'histoire de la langue hébraïque. Mais il est
permis de penser à un travail de revision s'exerçant
à un moment donné sur tel ou tel document et
I
ï45
moïse et JOSUE
746
contribuant dès lors à lui assurer une physionomie
nouvelle et très caractérisée. On peut songer par
exemple à une revision du Code sacerdotal exécuti'e
durant l'exil, par ces prêtres lévitiques qui, sous
l'intluence d'Ezéchiel, se préoccupaient de préparer
la restauration du culte et de garantir l'observation
aussi parfaite que possible des anciennes règles
liturgiques. L'un des moyens les plus ellicaces pour
atteindre cette dernière lin était de procurer de ces
lois une rédaction aussi claire que possible, aussi
adaptée que possible aux exigences du temps. Gela
voudra dire d'abord qu'on remplacera les mots et
formes d'une allure trop ancienne et d'une intelli-
gence trop diflîcile par des éléments du langage
actuellement parlé : cela voudra dire encore et, par
voie de conséquence, qu'on uniûera la langue des
divers codes et spécialement la terminologie techni-
que des rubriques. De ce travail de revision, le Code
sacerdotal sortira avec une forme très caractérisée,
avec un style à lui, une langue à lui. A propos de
ces transformations, le décret ne parle pas d'auteurs
inspirés; il faut du moins supposer, pour quiconque
opère des retouches susceptibles, par leur nombre
BU leur nature, d'altérer notablement l'œuvre mosaï-
[jue.un secours surnaturel qui le prémunisse contre
:e danger. — e) Jusqu'ici il n'a été question que
i'allérations accidentelles ou de substitutions d'élé-
ments secondaires. La Commission envisage aussi
l'hypothèse d'additions proprement dites. Elle en
distingue d'abord un groupe qui, lui non plus, ne
parait pas réclamer l'intervention d'auteurs inspirés ;
elle parle de gloses et explications insérées dans le
texte. II y a une réelle ailinité entre cette catégorie
et la précédente ; c'est ainsi que le travail de revi-
sion dont nous parlions à propos du Code sacerdotal
s'imagine dillicilement sans qu'il soit question d'an-
notations introduites pour expliquer des rubriques
et des usages anciens. Mais le sujet est envisagé ici
avec plus d'ampleur. 11 ne s'agit plus seulement de
jloses destinées à élucider et à mettre à jour les
textes législatifs. Mais on peut encore penser à ces
notices, archéologiques, historiques, géographiques,
ethnographiques, etc., qui avaient déjà attiré l'at-
tention des rabbins et auxquelles les premiers adver-
saires de l'authenticité mosaïque attachèrent tant
l'importance.
82. — f) L'étendue de ces gloses et annotations
sera nécessairement restreinte ; elles ne constitue-
ront pas ce que l'on pourrait appeler des « parties »
ie l'Ecritiire. Autrement elles rentreraient dans le
domaine des additions qui réclament, en conformité
ivec la doctrine de Trente, l'intervention d'un au-
teur inspiré. Le décret admet, en effet, l'hypothèse de
telles « additions faites, après la mort de Moïse, mais
par un auteur inspiré ». L'exemple typique sera pré-
3isément le récit de la mort de Moïse, au dernier cha-
pitre du Deuléronnme : il y a longtemps qu'il a attiré
l'attention des exégctes. Il ne saurait toutefois être
regardé comme une sorte de norme, indicatrice des
proportions et de l'importance que peuvent avoir de
telles additions. La seule réserve imposée, ici comme
précédemment, est la sauvegarde de l'intégrité sub-
stantielle du Peniateaqiie.
83. — ^) Au sujet des lois sociales et religieuses,
la question est assez simple. 11 se peut agir d'une loi
ou d'un complément de loi qu'on rédige exprès pour
l'introduire dans le code à côté d'une ordonnance
similaire; tels pourraient être divers règlements de
la fête des Tabernacles, destinés à préciser, pour
une époque tardive, des usages antérieurs. En d'au-
tres cas, une loi déjà existante, transmise par tra-
dition ou même rédigée par écrit, aura été insérée
après coup dans le grand recueil sacerdotal. S'il était
prouvé que les sacrifices pour le péché et pour le
délit ne remontent pas aux origines de la théocratie,
les règlements qui se rapportent à ces sujets fourni-
raient d'excellents exemples de telles additions; ni
elles n'altéreraient l'intégrité substantielle, ni elles
ne seraient contraires à l'esprit de l'œuvre mosaïque.
84. — /i)Le problème est plus complexe quand on
envisage les additions faites aux récits. Il n'y a pas
à supposer que celui qui les a introduites les ait tirées
de son propre fonds. Il faut plutôt admettre qu'à
l'ouvrage déjà constitué, il a ajouté des compléments
empruntés aux documents qui auraient encore sub-
sisté à l'état isolé ; semblables additions ne semblent
devoir créer aucune dilliculté.
85. — 0 Mais, en un certain nombre de cas, ne
faut-il pas aussi penser à des sources non inspirées,
écrites ou orales? Le problème se complique alors à
raison des valeurs fort diverses que peuvent avoir
ces sources. On sait de reste que, surtout après l'exil,
les récits des origines du peiiple de Dieu ont été fré
quemment repris et souvent surchargés d'abondantes
amplifications. Les exemples sont nombreux dans
la littérature apocryphe, en des recueils tels que le
Livre des Jubilés, l'Assomption de Moïse, les Testa-
ments des Douze patriarches, etc., sans parler des
écrits de Josèphe et de Philon. Mais il est plus inté-
ressant de voir à l'œuvre des auteurs de livres cano-
niques. Négligeant certains psaumes déjà instructifs
à cet égard (f 5., lxxviii [lxxvii |, cr [civ], cvi [cv], etc.),
allons directement au livre grec de la Sagesse de
Salomon. La troisième partie de cet ouvrage a pour
objet les manifestations de la Sagesse divine dans
l'histoire. L'un des thèmes le plus longuement déve-
loppés est le contraste entre la manière dont Dieu
traite les païens idolâtres et les faveurs qu'il réserve
au peuple fidèle. C'est dans ce cadre que prennent
place de nombreux souvenirs de l'exode. Or il est
rare qu'en les rapportant, l'hagiographe n'ajoute
pas aux données fournies par le Pentateuque. Malgré
tout l'intérêt qu'il y aurait à entrer en quelques dé-
veloppements, bornons-nous à emprunter un exemple
au récit des plaies d'Egypte. La plaie des lénèlires
est sommairement décrite dans l'Exode : « Et Yah weh
dit à Moïse : « Etends ta main sur le ciel et qu'il
« y ait ténèbres sur la terre d'Egypte et qu'on sente
« (touche) les ténèbres! » Kt Moïse étendit sa main
sur le ciel et il y eut ténèbres obscures sur toute la
terre d'Egypte pendant trois jours. L'on ne se voj'ait
pas l'un l'autre et personne ne se leva de sa place
pendant trois jours ; mais pour tous les enfants d'Is-
raël, il y eut lumière dans leurs séjours. » {£x., x,
21-23.) La Sagesse ajoute beaucoup de détails (^Sap.,
XVII, i-xviii, II). La plaie surprend les Egyptiens
au milieu de leurs projets d'oppression; ils se trou-
vent subitement enchaînés par les ténèbres et restent
sur leurs couches, enfermés dans leurs maisons
(xvii, 2), séparés les uns des autres (xvii, 3) et d'au-
tant plus accessibles à la crainte (xvii, 4). De fait,
des bruits effrayants (xvii, 4), des fantômes (xvii, 3),
des spectres aux visages lugubres (xvii, 4) l^s obsè-
dent. D'ailleurs, pas n'est besoin de phénomènes
extraordinaires : le passage de petits animaux, le
sifflement des serpents suffît à les effrayer (xvii, g;
cf. vers. 17, 18). Un sort commun enveloppe ceux
qui sont dans les maisons, petits et grands, pauvres
et seigneurs (xvii, i3-i5); ceux que leurs occupa-
tions ont conduits aux champs sont pareillement
retenus par la puissance des ténèbres (xvii, 16).
Celles-ci sont à ce point épaisses que ni feu, ni astre
ne peut éclairer la nuit profonde (xvii, 5) ; de temps
en temps pourtant, la vision de masses de feu (des
éclairs?) ajoute d'autant plus à l'effroi qu'on n'en re-
connaît pas la cause (xvii, 6). Bref la terreur est
747
MOÏSE ET JOSUE
748
telle qu'on ferme les yeux pour ne pas voir (xvii.g).
Alin de rendre plus sensible l'intervention divine,
l'écrivain sacré note que, pendant ce temps, le vent
continue de souffler, l'oiseau de faire entendre des
chants mélodieux, l'eau de couler, la pierre de rou-
ler, l'animal de courir et de gambader, le fauve de
rugir, l'écho de répercuter tous ces sons(xvii, 17, 18).
La paix règne, d'autre part, dans le reste du monde
(xvii, 19) tandis que les Egyptiens ont devant eux
l'image de l'obscurité qui les attend au i»'o7(xvu, 20).
Quant aux Israélites, ils sont en pleine lumière par-
tout où ils résident, — on dirait au milieu des Egyp-
tiens eux-mêmes, — si bien que ceux-ci doivent
reconnaître la main du Seigneur (xviii, i-^). Notons
encore une curieuse addition touchant la manne :
elle procurait toute jouissance et s'appropriait à tous
les goûts ; s'accommodant au désir de celui qui la
mangeait, elle se changeait en ce qu'il voulait (Sap.,
XVI, 20, 2i). Cette donnée cadre difficilement avec
ce que les yombres disent et de la saveur du pain
céleste et du dégoût que les Israélites finirent par en
éprouver (.\um., xi, 6, 8). — /) Toutes ces données
sont fort intéressantes; mais où donc l'auteur de la
Sagesse les a-t-il puisées? Certains de ses dévelop-
pements pourraient n'être que des commentaires
des textes anciens, dont on devrait lui attribuer la
responsabilité. 11 faudrait quand même se demander
si ces détails présentent les mêmes garanties de
vérité historique que ce qui est emprunté à \' Exode ;
plus d'un exégète catholique estimerait peut-être
que de telles particularités, au caractère très secon-
daire, ne sont objet d'enseignement proprement
dit, ni pour l'auteur, ni pour l'Esprit inspirateur.
Mais cette solution ne peut rendre raison de tous les
cas. Plusieurs des additions de l'hagiographe corres-
pondent étroitement à ce qu'on peut lire dans Josè-
phe, dans les rabbins et surtout dans Philon. 11 faut
évidemment songer à des traditions conservées, ora-
lement ou par écrit, et que ces auteurs ont exploitées.
Un critique catholique allemand, M. Heinisch', a
prononcé le nom de midras. On sait qu'un m'idras est
un développement plus ou moins artificiel des récits
bibliques, en vue de rendre plus sensible l'action de
Dieu dans la vie de son peuple; ces ampliUcations
procèdent souvent par manière de grossissement,
surtout quand il s'agit de miracles. Mais si l'auteur
de la Sagesse a fait des emprunts au midras, leur a-
t-il conféré une autorité historique qu'ils n'avaient
pas auparavant, une autorité que personne ne songe
à attribuer à ces sortes de productions? Ne pensera-
t-on pas qu'en insérant ces détails, il a voulu édifier
sans prétendre ajouter à l'enseignement de la Loi
elle-même? N'est-ce pas le cas de signaler encore les
principes de solution prévus par les décisions de la
Commission biblique relativement aux genres litté-
raires et aux citations implicites et de rappeler que
la nature spéciale du livre de la Sagesse peut suggé-
rer le recours à ces principes?
86. — A) Mais, on le sait, le genre midras n'a pas
pris naissance seulement aux dernières années de
l'ère ancienne. L'auteur des Chroniques connaissait
déjà ces sortes de produits littéraires; il en a inséré
des extraits dans son œuvre (II Cliron., xiii, 22; xxiv,
27). Tout porte à croire que, dès l'origine, à ce que
les Livres Saints racontaient des ancêtres d'Israël
et de la formation du peuple de Dieu, les tradi-
tions populaires ajoutaient d'autres détails, ana-
logues à ceux dont les midràsim devaient plus tard
s enrichir. Peut-on penser que telles ou telles de ces
1. Cf. D' Paul Heinisch, Das Buch der Weisheii
ûbersetzt und erkldrt (dans Exegetisches Handbuch zum
Allen Testament du D' Johannes NiKEL, p. -127).
traditions aient pris place, sous forme d'additions,
dans l'un ou l'autre document du Pentateuque, un
peu comme dans les dissertations de la Sagesse?
Peut-on penser que le lait de leur insertion n'a pas
changé leur caractère d'amplifications, dont tous les
détails n'auraient pas la même valeur que le contenu
des récits authentiques? Peut-on penser, par exemple,
que l'on trouverait en cette hypothèse la solution de
certaines difficultés spéciales aux récits du document
sacerdotal, telles que le grand nombre des Israélites
mis en mouvement dans le désert du Sinaï, le carac-
tère en apparence artificiel de certaines particularités
des marches et des campements, les différences que
l'on relève entre les récits parallèles du Code sacer-
dotal et des autres documents, etc.? La question
vaut la peine d'être posée, alors même que l'on n'ose-
rait prendre la responsabilité de formuler une solu-
tion. J'en dirai autant des problèmes qui vont suivre.
87. — 0 II reste, en effet, à se demander quelle
peut être l'importance des additions. Nous l'avons
déjà dit. La Commission ne se prononce ni sur leur
nombre ni sur leur étendue; elle se borne à exiger la
sauvegarde de l'intégrité substantielle du Pentateu-
que.Dès lors, une certaine latitude est laissée à l'ap-
préciation des exégètes catholiques. Mais jusqu'où
peut-on aller sans mettre en péril l'intégrité substan-
tielle? La question ne laisse pas d'être difficile à ré-
soudre.— m) S'il s'agit des parties législatives, il est
à prévoir que les exégètes catholiques ne feront pas
difficulté de reconnaître que l'on ait introduit un cer-
tain nombre de lois nouvelles dans les codes anciens.
Mais peut-on aller plus loin et admettre, à une date
éloignée de Moïse, la revision d'un code, non pas
seulement limitée à un renouvellement de la forme
extérieure, comme nous l'avons supposé à propos de
la loi sacerdotale, mais s'altaquant au fond lui-
même? L'exemple typique serait fourni par la section
législative du Deutérunomc. Nous avons précédem-
ment remarqué qu'il se présentait comme une sorte
de récapitulation de la loi sinaïtique, faite par Moïse
dans les plaines de Moab, en vue de la Terre Promise.
Nul doute qu'il ne faille retenir cette donnée. Mais
ne pourrait-on pas la restreindre à un noyau du livre
actuel, à un code analogue, par l'étendue et par le
contenu, au Code de l'alliance ? L'œuvre actuelle se
présenterait comme un travail de revision dans
lequel les modifications et les additions auraient eu
pour but d'adapter le code primitif aux besoins de
la société judéenne, au début du septième siècle.
Réalisé à la fin du règne d'Ezéchias en vue d'une
application immédiate, le lésultat de ce travail de
revision aurait été déposé au Temple pendant la
persécution de Manassé, puis retrouvé par Helcias
en 622. Que penser de ces théories et dans quelle
mesure seraient-elles compatibles avec une inter-
prétation sincère du décret de la Commission bibli-
que ? Ce sont encore des questions pour lesquelles
nous n'oserions pas formuler de réponses. — n) Il
en est de même de celles qui ont trait aux sections
historiques du Pentateuque. Nous avons pratique-
ment admis plus haut que le fond des parties nar-
ratives du Yahwiste, de VElohiste, du Code sacerdo-
tal remonlail à Moïse et à ses secrétaires, que c'était
à ces derniers que les documents devaient leurs
caractères distinctifs. Il est évident que cette inter-
prétation demeure la plus sûre. Mais est-il impossi-
ble d'envisager une autre solution? Les critiques ont
unanimement signalé les nombreux points de con-
tact de toutes sortes qui existent entre le document
élohiste, dont ils placent l'origine dans le royaume
du Nord, et le document yahwiste, qui aurait vu le
jour en Juda; on sait aussi qu'ils en séparent la com-
position par un siècle de distance au plus. Serait-il
I
749
MOÏSE ET JOSUÉ
750
légitime de ne faire remonter à Moïse que le proto-
type de ces documents', d'expliquer les particularités
qui caractérisent chacun d'eux par un double travail
de revision, opéré sur ce prototype et avec des pré-
occupations sensiblement dilTérentes, dans les milieux
prophétiques d'Israël et de Juda? Une hypolluse
analogue pourrait elle cire invoquée pour rendre
compte de l'allure assez spéciale du Code sacerdotal:'
Laquestion peut se poser^, mais il nous semble que
la solution allirmative ne serait pas selon l'esprit de
la Coinniisfiou: c'est par l'hypollièse des secrétaires
qu'elle parait vouloir expliquer toutes ces différen-
ces. o) La réponse de la Commissinn suggère de
réserver le jugement de l Eglise quand on émet des
opinions touchant les additions que le Pcntateuque a
pu recevoir. Cette réserve nous parait s'imposer avec
non moins de force à propos des questions que nous
ne faisons que proposer ; elles sont assez graves
pour que l'énoncé lui-même en soit timide et
modeste.
X. Après le décret de la Commission biblique
88. — Le décret de la Commission allait devenir,
cela va sans dire, la règle de l'enseignement catholi-
que. Il est intéressant, par conséquent, de voir com
ment on allait l'interpréter. — o) Le premier travail
un peu im[i()rtant qui en ait suivi la promulgation
me paraît être l'article Peutateuqiie de M. Mangbnot,
dans le Dictionnaire de la Bible, article bientôt suivi
du volume VAulhenlicité mosaïque du Pentaieuque
(1907). Entre autres questions, l'auteur y traite de la
note qui' convient à la thèse traditionnelle. L'origine
mosaïque de certains éléments du Pentateuque, de
ceux notamment que l'Ecriture attribue directement
au prophète, s'impose comme une vérité de foi
divine. Pour l'ensemble de l'ouvrage, le fait même
que la Commission s'en est occupée prouve que le
problème n'est pas purement littéraire, mais que
c'est une question religieuse, doctrinale même en
quelque façon, et qui n'est pas libre dans l'Eglise
catholique. D'autre part, comme la Commission
n'articule aucune note particulière, on jouit d'une
grande liberté d'appréciation dès que l'on regarde
comme ne pouvant être soutenue sans témérité
théologique la thèse opposée à l'origine mosaïque.
L'authenticité s'impose-t-elle au nom de la foi divine?
Il ne semble pas qu'on puisse le dire avec certitude.
Est-elle théologiquement certaine? On peut le dire,
bien que la Commission ne l'ait pas déclaré. Au
moins faut-il reconnaître que c'est une opinion
commune ; c'est la note la plus inférieure qui soit
attachée à une thèse appartenant en quelque chose
à la révélation. Quant à la nature et aux limites de
l'authenticité mosaïqiie substantielle, aux modifica-
tions et additions, M. Mangenot croit admissibles,
entre autres théories, celles des PP. Brucker et de
Hummelauer .
89. — /') L'année 1907 vit encore paraître L'Eglise
1. Dans son introduction au Deuirronomc {p. 153), anté-
rieure au décret de la Commission biblique, le P. de Hum-
melauer, envisageant l'hypollièse des documents J et E,
expliquait leurs différences pur la théorie des sot-rétaîres
de Moïse. Toutefois, prenant en considération l'opinion
d'après laquelle l'un de ces documents serait plus ancien
que l'autre, il ajoutait : « In liiic hypothe«i unica illa pri-
migenia narratio facilius Mojsi concedelur Quctori, sed
magnum dillicultatem patitur illa narrationis diiBssio ac
postmodum restitutio. »
2. Dans cette hypothèse, il resterait encore place pour
la plurnlîlé des scribes. Mais les objets de leur activité
seraient différents, les uns se partageant les diverses
périodes de l'histoire inclue dans le Pentateuque, les
autres travaillant aux diverses collections législatives.
et la Critique biblique (Ancien Testament), ouvrage
important dans leciuel le P. Brucker, reprenant plu-
sieurs des théories qu'il avait jadis émises, les com-
parait avec les décisions récentes. — v) Les trois
conditions indiquées par la Commission dans l'hypo-
thèse des secrétaires, — conception du travail par
Moïse, contrôle sur l'exécution, approbation, — sont
présentées comme suffisantes, non comme néces-
saires. En réalité, pour être qualifié en toute justice
du titi'c d'auleur, deux conditions sont nécessaires
et suffisantes : avoir procuré eihcacemenl la compo-
sition d'un livre, soit par son propre travail, soit par
mandat accompagné de suggestion des idées (profes-
seur chargeant un de ses élèves de reproduire ce qu'il
lui entend improviser), soit par mandat seul (pape
demandant à un de ses secrétaires de rédiger une
bulle sur un sujet donné); avoir approuvé le livre
de manière à manifester clairement qu'on en |)rend
la responsabilité. S'il s'agit des auteurs bibliques, il
faut en plus l'inspiration divine. — /?) L'hypothèse
des secrétaires, complétée par celle des sources, per-
met de rendre compte d'un certain nombre de diffé-
rences de fond, secondaires à la vérité mais réelles,
que les critiques signalent entre leurs documents ;
surtout elle explique les divergences de langue, de
style, de procédés d'exposition dont il est impossi-
ble d'éluder l'évidence. Cette hypothèse pourrait, de
ce chef, donner satisfaction à ceux qui, tout en
reconnaissantles quatre documents, s'efforcent d'en
sauvegarder l'inspiration et la vérité historique; il
suffirait d'admettre que les quatre documents doi-
vent à Moïse lui-même ou à ses secrétaires leur être,
au moins quant à l'essentiel. — •/) Il se peut que les
trois ou quatre écrits aient longtemps existé séparé-
ment et il n'est pas interdit de retarder le moment
de leur fusion complète et définitive jusqti'à l'exil
ou jusqu'à l'époque d'Esdras. Aucun témoignage de
l'Ecriture ne les signale comme réunis avant cette
date. — S) Une si longue histoire n'a pas manqué
d'être mouvementée et le travail de fusion ne s'est
pas fait sans des manipulations et des modifications
dans les éléments. L'essentiel est que ces vicissitudes
n'aient pas porté atteinte à la substance du dépôt
sacré. L'intégrité substantielle est avant tout l'inté-
grité doctrinale; il faut exclure toute corruption de
la doctrine inspirée. Quant aux interpolations qui,
sans l'altérer, porteraient sur la doctrine, elles sont
de la catégorie pour laquelle il convient de faire
intervenir un auteur inspiré. En revanche, d'une
manière générale et sauf des exceptions faciles à
justifier, l'intégrité substantielle ne paraît pas inté-
ressée à la forme même des livres. On peut admettre,
pour des écrits d'un usage constant, un travail de
rajeunissement successif du langage qui, sans avoir
fait disparaître toutes les traces d'archaïsme, ait
modifié la forme extérieure du texte et abouti à lui
donner le revêtement d'un style récent; il convient
de rappeler que, malgré leur respect pour les Livres
Saints, les copistes d'avant notre ère ont procédé avec
beaucoup plus de liberté que ceux de la période
rabbinique. Aussi bien ces modifications n'ont pas
atteint au même degré tous les documents; les textes
légaux ont eu besoin d'être plus constamment mis à
jour que les autres et cela peut expliquer qu'à part
quelques restes d'antiquité, le Code sacerdotal se
présente avec la teinte de l'époque des derniers pro-
phè'es et du temps de l'exil. — e) Rien n'empêche
non plus d'admettre, réserve faite de ce qui touche
à la substance, des modifications dans le fond, soit
de la doctrine et de la législation, soit de l'histoire.
90. — c) Dans l'article Genèse qu'il a publié dans
le Dictionnaire de Théologie cntlioUque(\<)i !^,iomeVl,
col. Ii85-ia2i), M. Mangenot nous paraît traiter et
751
MOÏSE ET JOSUE
752
résoudre le problème dans le même sens que le docte
Jésuite (cf. surtout col. 1 1 96, 1 1 96). — rf) On peut dire
que telles ont été les principales manifestations de
l'opinion catholique, louchant la question qui nous
occupe, pendant la période qui a suivi le décret.
Elle n'a pas été féconde en travaux sur le Pentaleii-
rjiie. M. HoBERG, dans la 2" éd. de Die Genesis nacli
dem lileralsinn erkliirt (igo8), continue d'admettre
que le Penlateuque actuel n'émane pas de Moïse
selon tout son contenu et reconnaît des additions
de morceaux historiques et de lois; d'autre part, il
consent à ce que Moïse se soit servi de sources écri-
tes. En revanche, il rejette l'hypothèse de sources
réunies par un rédacteur; un rédacteur est pour lui
presque nécessairement un faussaire. Au regard de
M. Engelkempkk (Heitiglum iind Opferstùtien in
den Gesetzen des Pentateucli, 1908), il serait, en
certains cas surtout (v. g. à propos des lieux de culte),
moins important de soutenir que Moïse a rédigé le
l'cntaleuque tel que nous le lisons, que de prouver
qu'il a vraiment édicté les lois qui s'y trouvent.
Encore peut-on admettre que quelques lois ont été
ajoutées dans le cours des siècles. Il parle de lois
insérées vers la fin de la période des Juges, d'une
nouvelle rédaction du Deiiléronome peu avanll'exil,
etc. Dans une tout autre direction d'idées, M.Arthur
Allgkier [i'ber Doppelberichte in der Genésis, 1911)
soutient que les prétendus récits en double de la
Genèse n'existent pas et qu'ils seraient incompa-
tibles avec la notion d'inspiration.
XI. Conclusions
91. — Au terme de cet exposé, il nous parait
utile de formuler avec précision nos conclusions.
Nous nous placerons nettement sur le terrain apolo-
gétique. Ce que nous avons dit jusqu'ici met sudisam-
menl en relief, ce nous semble, les directions pro-
posées aux savants etexégètes catholiques lorsqu'ils
traitent entre eux des graves problèmes du Penta-
teuqiie. Mais il est intéressant de déterminer en quels
points d'une spéciale fermeté il faut placer les postes
avancés de la défense catholique, en quels points
aussi on a le plus de chances de rencontrer, en des
entrevues paciliques, ceux qui, lassés des aventures
d'une critique échevelée mais n'étant pas disposés à
recevoir les directions de l'Eglise Romaine, cher-
chent néanmoins un terrain sûr et reposant. Nous ne
ferons qu'énoncer ces conclusions. La seconde partie
de notre travail en sera le plus souvent le dévelop-
pement et la mise en œuvre.
93. — 1° Non seulement on peut et on doit mettre
Moïse au point de départ de la grande œuvre reli-
gieuse, morale, sociale, législative, nationale, que
notre Penlateuque lui attribue, mais encore on peut
et on doit le mettre au point de départ de l'œuvre
littéraire que représentent les cinq premiers livres
de notre Canon, on peut et on doit lui attribuer une
part dans leur composition. Le temps est passé où,
sans exciter de surprise, d'aucuns se demandaient si,
après avoir séjourné en Egypte pendant de si longues
années, cet esprit éminent était capable d'écriture et
de production littéraire. Le temps est passé où ils
pouvaient à ce point méconnaître l'importance de son
intervention qu'ils consentissent à admettre qu'il ne
s'était pas préoccupé de fixer en un texte les bases
de la constitution qu'il voulait donner à son peuple.
93. — 2" Sous le bénéfice de cette première remar-
que, il est légitime et il est à propos d'envisager la
théorie documentaire de la composition du Penta-
teuque. Inutile de méconnaître que les arguments mis
en avant par les critiques sont impressionnants. En
une multitude de détails, sans doute, leur distinction
des sources prête le flanc à des objections nombreu-
ses et graves; mais, pour ce qui est des grandes lignes,
et c'est ce qui importe, l)eaucoup d'esprits calmes et
impartiaux jugent que le point de départ de leur
sj'stème est fondé.
94. — 'i" L'activité littéraire de Moïse s'est d'abord
exercée dans le domaine de l'histoire. 11 est deux
documents dont les critiques admettent volontiers
l'antiquité relative : VEluhisle et le Yaiuviste, Mais
l'antiquité qu'ils leur attribuent est trop récente. Ce
n'est pas au viii" siècle ou au va" seulement que
l'on peut et que l'on doit remonter, c'est au temps
de Moïse. Les critiques trouvent souvent les preuves
d une date plus récente dans le niveau élevé des idées
religieuses qui se font jour en ces beaux récits. Ce
faisant, ils nous semljlent méconnaître la haute
pensée religieuse et sociale de celui qui mit le Yah-
wisme moral à la base de la constitution même de
son peuple. Sans doute il serait peut-être dillîcile de
prouver invinciblement que VElohiste et le Yalixiste
remontent tous deux à Moïse et de réfuter une
o|>inion d'après laquelle ils représenteraient comme
deux versions, deux interprétations, d'un seul docu-
ment mosaïque. Peut-être qu'à la rigueur l'apologé-
tique se pourrait contenter de cette opinion. Peut-être
serait-ce à l'avantage de VElohiste (au moins de E')
qui, à raison de son caractère plus complètement
dégagé des attaches locales, aurait chance de re-
présenter plus fidèlement le document primitif. On
aurait toutefois le droit et le devoir de remarquer
qu'à prendre les clioses en elles-mêmes, rien ne
s'oppose à ce que les deux sources aient pour point
de départ deux relations de l'époque du grand
fondateur.
93. — !)" Nous sommes déjà bien loin, il est aisé de
le reconnaître, de l'opinion de M. Steuernagel et des
critiques d'extrême gauche. Nous nous en écarterons
davantage encore dans la position que nous prendrons
au sujet de la valeur historique de ces documents.
Laissons de côté ce qui concerne les patriarches, dont
nous n'avons pas à nous occuper ici, mais dont nous
tenons l'histoire pour très objective. Pour ce qui re-
garde l'époque mosaïque, on peut et on doit traiter
ces documents comme dignes de toute confiance.
Loin d'être un tissu de données légendaires, parmi
lesquelles il serait dillicile de discerner un fonds his-
torique plus ou moins appréciable, on peut et on
doit admettre qu'ils nous fournissent une représenta-
tion, partielle sans doute, fragmentaire, incomplète,
mais exacte, de l'œuvre et de la carrière de Moïse.
96. — 5° Cette constatation ne doit pas nous
faire perdre de vue un autre fait. Les critiques, on le
sait, signalent d'assez nombreuses divergences de
stj'le et de fond entre les documents. D'une part de'
ces difîérences la Commission fournit l'explication en
permettant d'admettre, à la base du Penlateuque,
l'intervention de plusieurs secrétaires de Moïse ; elle
fournit le moyen d'en expliquer une autre part en
reconnaissant la possibilité de modifications et d'ad-
ditions survenues aiirès coup dans les œuvres de ces
scribes. Dans l'un et l'autre cas, les différences ne
doivent pas porter atteinte à la substance même des
faits . C'est la seule limite qui soit tracée d'avance aux
constatations que peut faire une critique sage et ju-
dicieuse. Rien d'ailleurs n'empêche de rattacher à une
période déterminée le plus grand nombre des modifi-
cations qui ont contril)ué à donner à ces documents
leur physionomie définitive. On peut en conséquence
penser que le Yahtviste et VElohiste ont pris leur
forme actuelle aux ix' et vin' siècles, c'est-à-dire aux
dates que les critiques marquent pour leur éclosion.
On expliquera par là, si l'on veut, les traits et carac-
tères de ces documents qui les rapprochent de la
753
MOÏSE ET JOSUÉ
754
littérature prophétique. Il est, d'autre part, tout à fait
loisible d'admeltre, si l'on s'y croit fondé au point de
vue criLi(]ue, que, vers le milieu du vif siècle, ces
deux documents ont été fondus en un seul récit (.lE).
97. — 6° La reconnaissance des documents et de
leurs divergences entraîne des conséquences quant à
leur utilisation. Sur ce terrain plus qu'ailleurs, la pru-
dence et la discrétion seront les règles de l'exégèle
catliolique; mais il ne faut pas hésiter à formuler
les principes. 11 n'y a pas de raison de se refuser à
admettre que, soit par respect pour leurs sources,
soit pour d'autres motifs, les rédacteurs ont pu con-
server deux recensions du même récit; en d'autres
termes, rien n'oblige à exclure a priori la présence
des doublets. D'autre part, quand il s'agit de recueil-
lir les données de ces récits parallèles, l'historien
ne doit pas se croire obligé de juxtaposer les ren-
seignements particuliers aux divers documents,
comme s'ils devaient nécessairement se compléter les
uns les autres. Souvent, au contraire, il devra faire
abstraction de ces divergences pour s'attacher à la
substance même des faits.
98. — 7° Le cas des sections historiques du Code
sacerdotal est plus complexe. Les critiques y recon-
naissent une part dont le fond est le même que celui
du Yahwiste et de VElohiste. Il serait dillicile sans
doute de les amener à voir dans ces récils autre chose
qu'un remaniement de ceux qui ont pris leurs pre-
mières formes dans les documents dont nous venons
de [larler. Ici encore, toutefois, on aurait le droit
de faire remarquer qu'à prendre les choses en elles-
mêmes, rien ne s'op[iose à ce que cette source ait
pour point de départ une troisième relation de l'épo-
que du grand fondateur de la nation israélile. Une
eonséipience en découlerait au point de vue de l'uti-
lisation pratique de ces sections. Le secrétaire de
Moise auquel elles remonteraient pouvait poursuivre
un bvit spécial en sa rédaction ; mais, au point de vue
de la fidélité, il se trouvait exactement dans les
mêmes conditions que ses collègues. C'est donc
à d autres considérations qu'il faut recourir pour
expliiiuer certaines particularités que les critiques
se plaisent à relever. Cette explication pourrait être
fournie par les modifications et retouches que ces
récits auraient subies au cours des siècles et spé-
cialement à une époque déterminée, v. g. au temps
de l'exil.
99. — 8° Les critiques, d'autre part, admettent
pour les récits du Code sacerdotal des emprunts faits
à des sources particulières, autres que J et E. Rien
n'empêche de supposer de telles additions; rien ne
s'oppose non plus à ce que l'on reconnaisse des
insertions qui tirent leur origine de la tradition orale.
La seule garantie exigée est que ces additions, si
elles sont tant soit peu notables, aient été faites par
un auteur inspiré.
100. — 9" Quand il s'agit d'apprécier la valeur
historique des changements que ces modifications et
ces additions ont apportées à la teneur primitive de
l'histoire, diverses considérations sont à faire. Il faut
se demander si l'auteur inspiré qui a fait ces additions
a voulu, non seulement consigner une tradition,
mais encore la prendre sous sa responsabilité, la
faire entrer dans son enseignement. Au cas où l'on
constaterait avec la certitude voulue que l'auteur
sacré ne s'est pas prononcé, il y aurait à voir si
l'on ne se trouve pas en présence d'un développe-
ment analogue à ceux qui se rattachent au genre
midraschique, ou encore en présence d'un épisode
relevant d'un autre genre littéraire. On sait, v. g.,
qu'à propos des éjjisodes des filles de Salphad, on a
parlé de cas de conscience (.Vi/m., xjcvii, i-ii; xxxvi).
Il va de soi que les conclusions auxquelles on
aboutirait, en ces constatations, ne sauraient porter
atteinte à la substance même de l'histoire.
101. — io° l'arrai les documents légaux, il en est
un qu'il faut tout d'abord mettre à part pour en
revendiquer l'authenticité mosaïque. C'est le Déca-
logue. Débarrassé des quelques amplifications qu'il a
reçues dans l'Exode et le Dcutéronome, le Dccalugiie
primitif n'est autre chose, en dehors du précepte du
sabbat, que l'énoncé des conséquences les plus fon-
damentales de la notion du Dieu unique, jaloux et
moral, que Moïse a mise à la base de son enseigne-
ment. D'autre part, il faudrait avoir des certitudes
bien précises sur l'origine du sabbat pour prétendre
qu'il n'en pouvait être question à l'époque des mi-
grations du .Sinaï, pour soutenir que la seule présence
d'une ordonnance relative au sabbat nous ramène
ou temps de l'exil. Autre est la date à laquelle
remonte le principe même de l'institution, autre
l'époque à laquelle certaines modalités ont prévalu
dans la pratique.
lOS. — 11° On peut et on doit pareillement faire
remonter à Moïse le Code de l'alliance. Nous pensons
à ses éléments principaux ; il est fort possible que
divers préceptes aient été ajoutés dans la suite en
vue de l'adapter à des circonstances et à des besoins
nouveaux. Les points de ressemblance avec la loi de
llamraourapi montrent que, longtemps avant l'époque
de l'exode, beaucoup des législations du Code de
l'alliance faisaient partie du patrimoine commun des
races sémitiques. D'autres ordonnances se rattachent
à ces usages des nomades qui remontent à une haute
antiquité et qui n'ont cessé de prévaloir jusqu'à nos
jours. Quant aux règlements qui se rapportent à
l'agriculture, ils suggèrent deux remarques : d'abord
que, conformément aux indications de la Genèse, les
Hébreux du temps de Moïse étaient plutôt des semi-
nomades, en voie de se fixer, que des nomades pro-
prement dits; ensuite que, dans ses législations, Moïse
avait en vue leur prochain établissement. — Les
mêmes réflexions s'appliquent au petit Code de la
rénovation de l'alliance. (Ex., xxxiv, i 1-26)
103. — 12* A propos du Denléronome, on peut
et doit admettre cette donnée des sections historiques
qu'un rappel de la Loi et une rénovation de l'al-
liance ont pris place dans les plaines de Moab,
qu'un nouveau code a synthétisé les obligations sur
lesquelles Moïse voulait provoquer de nouveaux
engagements. Quelle était l'étendue de ce code? Il se
peut que, par ses proportions et par les préceptes
qu'il mettait en relief, il rappelât d'assez près le
Code de l'alliance^ . Dans cette perspective, la plu-
part des lois nouvelles qui figurent en notre Deuiéro-
nome auraient été insérées à des dates postérieures
pour faire face à des besoins nouveaux. Il est tout
aussi permis de s'arrêter à l'époque de Josias (En-
gelkemper) qu'à celle de Samuel (de Hunimelauer).
D'ailleurs de telles additions se conçoivent, mieux
que de toute autre façon, dans l'hypothèse d'une
revision générale de la législation. 11 va de soi que
nous n'adhérons pas pour autant aux théories si
compliquées et d'ailleurs si spéciales de M. Steuer-
nagel.
104. — 13° D'une part, rien ne s'oppose à ce
qu'un bloc assez considérable des ordonnances qui
figurent au Code sacerdotal remontent à Moïse ou
même aux temps antérieurs; il s'agit surtout des
1. Le Code de la rcnovatlon d^ l'alliance ne se borne-t-il
pas déjà à renouveler les ordonnances les plus fondo-
iLientales du Code de l'alliance ? Il n'est pas s.'ins intérêt
de rappeler que certains critiques rattachent le Code de
l'alliance aux plaines de^loab comme 6 son contexte pri-
mitif et aussi que certains critiques traitent le Deuléro-
nome comme une revisio.i du Code de l'alliance.
755
MOÏSE ET JOSUE
756
règlements qui consacrent des pratiques cultuelles
d'un usage général dans les milieux sémitiques.
Mais, d'autre part, aucune partie des codes du Penla-
teuque n'est plus aple que le rituel à recevoir de
nombreux accroissements au cours des siècles. On
pourrait en conséquence, si un examen sérieux sug-
gérait une telle adhésion, souscrire à bon nombre
des conclusions des critiques touchant les travaux de
coordination, de revision, d'amplilication, auxquels
les diverses sections du Code sacerdotal auraient
été soumises dans la suite des temps, notamment
pendant l'exil et à l'époque d'Esdras.
Deuxième Section
Les sources extrabibliques
105. — I. Témoignages directs. — Si nous avons
insisté si longuement sur V He.rateuque, c'est qu'il
constitue à beaucoup près notre principale source
d'information pour la période dont nous avons à
esquisser l'histoire. Le reste des Livres Saints, il est
vrai, renferme de nombreuses allusions aux temps
de la sortie d'Egypte et de la conquête de Canaan, et
nous ne manquerons pas de leur prêter attention.
Mais aucun de ces écrits ne contient une présenta-
tion nouA elle des faits et de l'époque qui doivent
nous occuper. D'autre part, nous n'avons pas, en
dehors de la Bible, de témoignages directs dont la
valeur soit à l'abri de tout conteste. Sans doute,
JosKi'iiB, en ses Antiquités, s'appesantit sur la période
mosaïque; il y revient encore dans son traité Contre
Appion. Mais c'est à peu près constamment en sui-
vant et en glosant les récits du Penluteuque ; si
quelquefois il en déborde les données, c'est souvent
pour faire place à des légendes qui ne méritent aucun
crédit. Dans le traité Contre Appion, il allègue bien
l'autorité de Manéthon, mais c'est seulement pour
quelques détails particuliers: d'ailleurs, on ne peut
se lier aveuglément aux assertions de cet historien
lui-même.
106.^ II. Témoignages indirects. — Heureuse-
ment d'autres sources d'information projettent sur
le sujet de notre étude une lumière qui, pour l'at-
teindre indirectement, n'en concourt pas moins à
éclairer nombre de points auparavant obscurs.
1° Ce sont d'abord les inscriptions et papyrus égyp-
tiens. Les relations des Hébreux avec la vallée du Nil
ont été plus nombreuses à l'époque qui nous occupe
qu'à aucune autre de leur histoire. Les documents
qui, même sans nous fournir aucune donnée directe
sur Israël (liste deTouthmèsIII, stèle de Ménephtah),
nous renseignent sur l'état du royaume des pharaons
au temps du séjour en Egypte et de l'exoile sont des
plus intéressants à consulter (cf. A. Mallon, Egypte,
dans Dictionnaire Apologétique de la foi catholique,
t. I, col. i3oi-i3:53).
107. — 2" Les rapports des (ils d'Israël avec la
vallée du Tigre et de l'Euphrate ne prendront place
qu'à une période beaucoup plus avancée de leur his-
toire. Mais certains documents cunéiformes présen-
tent des renseignements précieux sur l'état des
diverses régions de l'Asie occidentale au temps de
Moïse, notamment sur l'état de Canaan. Les lettres
de Tell el-Amarna sont pour nous d'une valeur ines-
timable (cf. A. COXDAMIN, BaBVLONE ET LA BiBLE,
dans Dictionnaire Apologétique..., t. I, col. 327-390).
108. — 3" On ne saurait passer sous silence les
fouilles palestiniennes. Les documents que l'on en
a retirés sont, il est vrai, pour la plupart anépigra-
phes, puisqu'on n'a rencontré de rares inscriptions
qu'à Tell el-Hesi, Tell Ta'anak et Tell el Jezari. Mais
grâce aux classifications dont elles ont été l'objet à
mesure qu'elles se multipliaient, les trouvailles ont
leur langage à tenir, leurs dépositions à faire enten-
dre. — a) S'il s'agissait surtout de l'exploration
superficielle du sol, il faudrait mentionner en premier
lieu les expéditions de M. Victor Guérin; elles ont été
racontées et décrites, sans parler du volume spécia-
lement consacré à Jérusalem, dans le bel ouvrage
Description géographique, historique et archéologi-
que de la Palestine, dont les sept volumes se sont
échelonnés entre les années 1868 et 1880. Cet ouvrage
fait aujourd'hui encore autorité; mais au point de
vue de notre sujet, il ne fournit que quelques iden-
tifications toi)ographiques d'importance tout à fait
secondaire. 11 faut porter à peu près le même juge-
ment sur les campagnes (187 1 -1877 pour la Palestine
occidentale, i88i-i88ii pour la Palestine orientale)
du Palestine Exploration Fund, dont les résultats
ont été consignés dans les trois volumes des Mémoire
of the i'Krs'er 0/ H'estern Palestine (1881, 1882, i883;
sans parler de An Introduction to the Surver of
ll'estern Palestine par Trelawny S-^unders, 1881) el
dans le volume des Memoirs of the Surfey of Eastern
Palestine du Captain C. R. Conder (1889; ouvrage
précédé d'une série de monographies sur diverses
étapes de l'exploration).
109. — l>) Mais, fondée en i865, la société bri-
tannique dont nous parlons s'est proposé un autre
but, à savoir les fouilles et l'exploration du sous-sol.
Cette partie de son œuvre est pour nous du plus vif
intérêt. Déjà les résultats obtenu.s sont considéra-
bles; ils ont été exposés, au fur et à mesure de leur
réalisation, dans le Oua: terly .étalement de la Société
et dans une série de publications spéciales. Jéru-
salem devait d'abord attirer l'attention des savants
chercheurs; son exploration fut l'objet d'une pre-
mière série de campagnes (1867-1870; cf. NValter
MoRitisoN, The Recovery of Jérusalem, 1871; Captain
Warhek, Underground Jérusalem, 1876; et le qua-
trième volume des Memoirs ofthe .S'iir-ev of Western
Palestine, 1884). Jamais on ne la perdit de vue dans la
suite et la société encouragea les travaux de M. Cler-
mont-Ganeau et du D' Schick ; une nouvelle série de
fouilles eut lieu dans les années 1894-1897 (cf. F. J.
Bliss, Excavations at Jérusalem 180i-1897, publié en
1898). — c) Cependant des chantiers étaient ouverts
en divers endroits de la Judée : à Tell el Hésy (Lachis)
en 1890-1892 (cf. W. M. Flindbrs Pktrie, J'ell el Ilesy
[l.achish], 1891 ; F. J. Buss, -J Mound of Many Ciiies
[l.achish\ 1894); à Tell Zakariya, Tell es Safi, Tell
el Judeideh et Tell Sandahannah, en 189S-1900
(cf. F. J. Bijss et R. A. Stewart Macalisteh, Ex-
cavations in Palestine, i89S-lS00, publié en 1903),
à Tell el Jezari (Gezer) en 1902-1905 et 1907-1909
(cf. R. A. Stewart Macalisteh, Bible Sidelights front
the Mound of Gezer, 1906; The Excavation of Gezer,
i90-:>-l905 and 1907-1909, publié en 1911); à .Ain
Shems (Beth Sliemesh), en 1911-1912 (cf. Duncan
Mackbnzie, The Excavations at Ain Shems, dans
The Annual du Quarterh Statement, 2= vol., 1,912-
1913 ; un premier article siu- le même sujet avait été
publié par le même auteur dans l'Annual de 1912).
La dernière campagne du Fund avant la guerre a été
consacrée, en 1913-191 '1, à l'exploration de la Pales-
tine méridionale (négéh, notamment région de Cadès ;
cf. G. L. WooLLKY and T. E. L.*.wrbnce, The Jl'il-
derness of Zin, dans The .4nnual,'i' -vol., I9i4-i9i5);i
déjà le désert de l'Exode avait été exploré en 1869-'
1870 (cf. Professor Edward Palmbr, The désert of'
Exodus, iSji)^ I
1, Sur les travaux du Palestine Exploration Fund, cf
Col. Sir C. M. Watso.n, Fifty yenrs' Work ia the Holy Land
A Record and Summary, 1S65-Î915 ; 1915.
757
MOÏSE ET JOSUÉ
758
110. — d) Les Anglais n'ont pas été seuls à explo-
rer les pays bibliques; au cours îles années igoS-
igoS, le Deutsche PaUistina-Vercin a fouillé Tell el-
Muteselliui, emplacement de l'ancienne Megidilo,
sur la bordure méridionale de la grande plaine
d'Esdrelon (cf. D' G. Schumacher, Tell-el-Mutesel-
lim, liericUt iiber die 1903 bis 1905 mil Untentutziiiig
Sr. Maj. des Deutschen Kaisers und der Ùeutsc/ieu
Orienl-Gesellschafl fon Deutscheii Verein ziir Erfor-
schuiig Piiliistinas feianslaltenen AusgraOungen.
I Band : Objelcti\'er FundherichI, 1908 [nous ne pen-
sons pas qu'un deuxième volume ait été livré au
publie avant la guerre]). — e) De son cùlé, une
mission autrichienne commençait en 1902 l'explo-
ration de Tell Ta'annak, à S ou 9 kilomètres au
Sud-Sud-Esl de Tell-el-Mulesellim; elle la poursui-
vait au Cours de l'année suivante, pendant un laps
de temps étroitement limité par les lirmans, et avait
l'avantage de mettre au jour trois tablettes cunéi-
formes (cf. Ernst Sbllin, Tell Ta' annek, hericht
iiber eiiie... Aasgrabung in Paliistina, nebsl eineni
Anhang von F. IlHOsrsS: : Die Keilschrifttexie von
Ta'annek, 190/1); M. Sellin, cette fois au nom de la
Deutsche Orient- Geseltschuft, revenait au terrain
de la fouille en 1904 et découvrait huit nouvelles
tablettes (cf. Ernst SEi.u:i, Eine Nachlese auf dem
Tell Ta'annek in Paliistina, nebst einem Anhang
von F. Huos.Nv : Die neugefundenen Keilschrif'tte.xte
von Ta 'annek, 1906). Sous les auspices favorables des
deux mêmes sociétés, autrichienne puis allemande,
M. Sellin, accompagné de plusieurs notabilités scien-
tifiques, inaugurait, en 1907, les fouilles de Jéricho;
il les poursuivait en 1908 et 1909 (cf. Ernst Selli.n
und Cari 'Watzingkr, Jéricho, Die Ergebnisse der
Ausgrabiingen, igiS). — /) Entre temps, au nom de
l'Université américaine de Harvard, MM. D. G.
Lyon, G. A. Reisner, G. Schumacher et G. S. Fisher
exploraient à Sébastiyeh le site de l'ancienne
Samarie (cf. D. G. Lyon, T!ie Harvard Expédition to
Samaria, Extrait de The Harvard Theologicnl Review,
190g, 12 pages ; G. A. Reisnbh, Ï^Ve Harvard Expédi-
tion to Santaria : Excavations of 1909, luèrae Revue,
igio, 16 pages). — g) Mentionnons enlin : les fouilles
exécutées à Jérusalem sur la colline de l'Ophel, en
1909- 1910, par une société de savants anglais et dont
les résultats ont été publiés par le R. P. Vincent,
d'abord dans la Bévue Biblique (igii.p. 566-5gi;
1912, p. 86-1 II, 424-453, 544-574). puis dans un
volume à part: Jérusalem souterraine ; les fouilles
réalisées, au cours de l'hiver de igiS, sur le terrain
delà cité de David, par M. Raymond Weill, pour le
comitte (le M. le baron Edmond de Rothschild (cf. la
note de la Bévue Biblique, igi5, p. aSo).
Seconde Partie
L'ŒUVRE DE MOÏSE ET DE JOSUÉ
m, — L'œuvre de Moise comprend deux élé-
ments très distincts. — D'une part, la série d'inter-
ventions qui eut pour résultat de faire sortir d'Egypte
les tils de Jacob et de les amener en vue de la Terre
Promise. En ce domaine l'activité de Moïse a pour
complément celle de Josué, qui aboutit à l'installa-
tion des Israélites en Canaan; les rapports sont si
étroits entre les œuvres de ces deux grands person-
nages qu'elles doivent être envisagées comme les
parties intégrantes d'un même tout. — D'autre part,
c'est au nom du seul Moise que se rattachent les do-
cuments législatifs qui tiennent une si grande place
dans le Pentateuque. — De là les deux sections
suivantes :
I. De l'Eqypte a la Terre Promise.
II. La législation mosaïque.
Première Section
De l'Egypte à la Terre Promise
113. — Si nous voulons nous rendre un compte
sutlisamment exact de l'œuvre de Moïse et de Josué,
du rôle qu'ils ont joué dans la délivronce ilcs fils de
Jacob oppriuiés en Egypte, dans la constitution du
peuple d'Israël, dans l'introduction de ce peuple en
terre de Canaan, il impoi te d'abord de reconstituer
brièvement le milieu historique au sein duquel ils
ont évolué. La Bible nous fournil à cet égard des
données précises et explicites. A les extraire on
gagnera avant tout de se faire une idée plus juste,
[)lus concrète, de la i)hysionomie de ces hommes qui
furent puissants en discours et en actes. Mais aussi
l'apologétique y trouvera une preuve des plus frap-
pantes, bien qu'assez peu exploitée, des droits qu'ont
à la confiance de l'historien les récits du Pentateu-
que. — Quand le terrain aura été préparé de la sorte,
il sera beaucoup [)lus aisé de tracer le tableau, néces-
sairement sommaire, de l'activité de Moïse et de
Josué. Nous ne manquerons pas d'ailleurs en cette
esquisse de tenir compte des systèmes qui, souvent
élaborés en dehors ou en marge des données biljli-
ques, ont dénaturé nombre des faits de l'exode. —
Le simple exposé de cette grande œuvre et de ses
résultats suffirait à en mettre en relief le caractère
surnaturel. La Rible toutefois nous fournit à cet
égard des indications plus précises. Les carrières de
Moïse et de Josué nous apparaissent, en des mo-
ments particulièrement décisifs, fécondes en prodiges,
en miracles proprement dits. L'apologétique ne peut
se désintéresser de ces faits; elle doit au contraire
les prendre en très particulière considération. — De
là ces trois sous-titres et subdivisions :
I. Le milieu historique de Moïse et de Josué,
II. L'œuvre de Moise et de Josué.
III. Les miracles de Moïse et de Josué.
I. — Le milieu historique de Moïse et de Josué
1" Points de repère géogi;^pIiiques
113. — Les allusions géographiques ne sauraient man-
quer d'être nombreuses dans une esquisse historique de
l'œuvre de Moïse et de Josué. Pour éviter les parenthèses
et digressions qui ralentiraient notre marche, il nous
parait à propos de poser dès maintenant quelques points de
repère. Les régions dont nous avons ;"i parler sont, avant
tout, la Palestine et la péninsule du Sinaï. La topographie
de la Basse Egypte et du pays de Gessen est suffisam-
ment connue pour que nous n'ayons pas à y insister.
114. — 1° La Palestine. — A. Les frontières. — a) 11 De
Dan à Bersabée » (Jud.. xx, 1;I Sam., m, 20; U Sam.,
III, 10; XVII, I I ; etc.. cf. I CAron., xxi, 2 ; Il C/irnn., xxx,
5), « De l'entrée de Hamath jusqu'au torrent d Egypte »
{I Heg., vin, 65; II C/iron . , vu, 8; cf. les expressions
similaires I Chrun., xiu, 5; Am., vi, 14; Ez., xlvii,
19, 20, etc.), telles sont les deux formules les plus synthé-
tiques employées pour désigner les limites de la Pales-
tine au Nord et au Midi. Elles ne sont pas absolument
synonymes. — b) Le site de Dan est unanimement identilié
avec Tell el Qadi, sur celle des sources du Jourdain qui
donne naissance au bras appelé Nahr el Leddan. La limite
septentrionale qui passerait à Dan rejoindrait assez natu-
rellement, en travers.int le Merdj et '.4t/tin, le cours in-
férieur du Llfàni ou Qâsimlyé. Or le Merdj el ' Ayân n'est
autre chose tpie la partie la plus méridionale de cette
vallée de Cœlésyrie [aujourd'hui El-Biqà') qui, située
entre le Liban et l'Antiliban, correspond à l'entrée de
Hamath. Vers l'Est, la ligne septentrionale poussei-ait sans
doute jusqu'à Bâniyàs, à la source la plus orientale du
Jourdain. De la sorte les deux terminologies « depuis
Dan » et « depuis l'entrée de Hamath » sont à peu près
équivalentes. — c) Au Sud, Bersabée se trouverait sur
une limite qui, partant de l'embouchure du wâdi Ghazzé
et suivant d'abord le cours de cette vallée, se continuerait
759
MOÏSE ET JOSUÉ
760
par le ivâdt el Mll/t, puis, sans doute, par le i\'âdî
ez-Zuivtra^ pour aboutir vers le Midi de la mer Morte.
Le torrent d'Egypte, identifié avec le wâdl cl 'Ari'sh, nous
conduit bien plus au Sud; la frontière dont il serait le
point de départ nous amènerait au wàdi el Fîqra qui se
]ette dans la région marécageuse du Ghôr es-Safiyeh^ au
Sud de la mer Morte et ou Nord du ivâdi el 'A'aba. Du
côté de l'Est, la frontière méridionale lapins naturelle est
le torrent de Zéréd {i^'ddi el //<'««)» ^"i '^^ jette au Sud
de la mer Morte. — d] La frontière d'Occident est plus
facile à tracer; c'est la mer Médilerrance. On noiera
toutefois que le territoire ph<^nicien de Tyr constitue une
enclave. — e) La limite d'Orient est formée parles grands
déserts syrien et arabique. Au Nord, la plaine inféconde
est interrompue par de vastes territoires volcaniques, ter-
rains plots ou légèrement ondulés et montagnes : D/oîàn,
Jiauràn [Djébcl ed-Drûz), etc.; mais au Midi, ce sont les
vastes étendues de sol aride, tantôt tout en sable, tantôt
couvert de pierres.
115- — é. La topographie. — fl) La vallée du Jourdain
distribue la Palestine en deux régions tiès distinctes. La
division est singulièrement accentuée par l'extraordinaire
dépression du lit du fleuve. Au point où se joignent les
sept brandies qui vont constituer le cours d'eau, on est (\
quarante mètres au-dessus du niveau de la Méditerranée;
le niveau du lac Ilouleli n'est plus qu'à deux mètres. Puis
la déclivité s'accentue avec une extrême rapidité; la sur-
face du lac de Tibériade est déjà à doux cent buit mètres
au-dessous de celle de la Grande Mer; h la latitude de
Jéricbo, le pont du Jourdain nous fait descendre à trois
cent soixante-quinze mètres; l'embouchure du fleuve est
à quatre cenis mètres environ. D'autre part, la vallée,
presque toujours encaissée, en dehors de la i-égion située
au nord du lac Houleh et de la plaine de Jéricho, est
dominée par des sommets souvent assez élevés au-dessus
du niveau méditerranéen etaux pentes parfois très rapides.
On o : sur les berges du cours supérieur, des hauteurs
de 900 mètres {Djébél IJfinln) à l'Ouest et de 1.29'i mètres
[Tell esrh-Schëcha) ô l'Est; la plaine de Jéricho est domi-
née, à l'Ouest parles hauteurs de Jérusalem (790 mètres),
à l'Est par celles de //cNAân (87't mètres). A l'Ouest de la
mer Morte, on s'élève à plus de 1.000 mètres aux environs
d'Hébron; à l'Est, el Kerah est ù 9'j9 mètres. C'est donc
]>ar une véritable crevasse que sont séparées les régions
de Transjordane et di* Cisjordane.
116. — b) La Transjordane (région orientale) est
divisée en plusieurs zones par les affluents du Jourdain ou
de la mer Morte. 0*1 notera surtout: — «) Entre le ScrTat
el-Mciiâdiré [Yarmuk du Talmud) et le Nahr ez-Zerqà
[Yabbôq de la Bible) la région fertile et boisée du 'Adjlun
(ancien pays de Galaad), — /3) Entre le Nahr ez-Zertjà et
le ivâdi MOdjib (ancien 'Ârnôn), une région dans laquelle
la zone cultivable, assez étendue au nord du ivâdi Hcsbân^
va se rétrécissant au Sud et qui fut le pays des Ammonites.
— y) A peu près pareil à celte seconde zone est le pays
compris entre le ivâdi el Môd/'ib (Arnon) et le ivâdl el Ilesâ
(torrent Zéréd de la Bible) ou pays de Moab.
117. — c] La Cisjordane. — «) Elle est divisée en deux
régions très distinctes par cette grande plaine du Nahr el~
Muqatla' (plaine d'Esdrelon de la Bible) qui a son point
dedépart au Djébél Fuqn' a {x\\oni% Gilbô^' de la Bible) et
aboutit à la Méditerranée entre le promontoire du Carniel
et Saînt-Jean-d'Acre; parla trouée de Zé'.rln {yizi-''é[ ']/ de
la Bible) cette plaine communique, à l'Est, avec celle de
Bcsân [Bé\y\t^'* .v'ôn de la Bible) qui aboutit au Jourdain. Au
Nord, la Galilée ; au Sud, la Samarie, puis le pays de Juda.
— /3) Au Sud de la frontière de Bersabée et surtout de celle
du torrent d'Egypte, s'étendent des espaces désertiques
sur lesquels nous aurons à revenir. Bersabée, qui est à
2'iO mètres, appartient déjà à la région du Négéb [nég'^^éb^)
de Juda. — y) Par des pentes, tantôt assez douces, tantôt
escarpées, on s'élève à la deuxième région ou région de
la montagne (^ar). Elle commence avec la montagne
d'Hébron et se continue jusqu'à la plaine d'Esdrelon par
une ligne faîtière qui partage les eaux entre les affluents
de la mer Morte et du Jourdain, d'une part, et, d'autre
l)art, les cours d'eau qui se jettent dans la Méditerranée;
les hauteurs varient entre 1.050 mètres et 700 mètres. Sauf
aux environs d'Hébron, la montagne de Juda est pauvre,
dénudée; très peu de ouadis ont des cours d'eau perpé-
tuels; la montagne d'Ephraïm est plus fertile et le de-
vient davantage à mesure que l'on avance vers le Nord.
— 5, Du côté de l'Est, le sol s'affaisse par des pentes très
rapides, sillonnées de ravins très profonds, vers la vallée
du Jourdain; dans la région judéenne, ces pentes ont un
caractère nettenieiit désertique. La vallée est appelée
aujourd'hui El Gkôr. Depuis l'endroit où elle s'élargit
jusqu'à la mer Morte, elle porte dans la Bible le nom de
'Arâb'^âh; la fertilité de la grande plaine de Jéricho fut
toujours proverbiale. — «} Vers la Méditerranée, les
pentes {'^sëd^ot^) de la montagne de Juda sont assez ra-
pides et participent un peu aux caractères du négéb : elles
aljoutissent à la plaine large et féconde que la Bible
appelle 'S'^t'é/fl/i. Cette plaine côtière va se rétrécissant
vers le Nord, surtout au delà de Jafla, le long de la mon-
tagne d'Ephraïm (plaine de Saron); les contreforts du
Carmel viennent presque jusqu'à la mer. -- t) Au Nord
de la plaine d'Esdrelon, la Galilée, par sa ligne faîtière,
par les déclivités rapides qui mènent au Jourdain ou au
lue de Tibériade, par les pentes douces qui descendent du
côté de la Méditerranée, rappelle à beaucoup d'égards la
montagne de Samarie; toutefois, en dehors de la plaine
de Snint-Jean-d'Acre, les pentes atteignent le plus souvent
jusqu'au rivage. D'autre part, la Galilée est la partie la
mieux arrosée et la plus fertile de toute la Cisjordane.
118- — G. Canaan et Terre Promise. — a) Dans Gen.,
X, 15-19, Canaan apparaît comme le territoire occupé par
toutes les tribus et tous les peuples de race cananéenne. Le
vers, 19 lui assigne comme limite septentrionale Sidon ;
mais, d'après les vers. 17, 18, il faudrait remonter beaucoup
plus haut, jusqu'au Nord de Tripoli, jusqu'à Hamath sur
l't^ronte. D'après le vers 19, la frontière méridionale
descend à l'Ouest jusqu'à Gaza dans In direction de Gérare
(h'hirbei Vmm D/arrâr, au Sud-Est de Gaza [?]), à l'Est
jusqu'à Lésa' dans la direction de Sodome. — b) Mais celte
acception Inrge est absolument exceptionnelle dans la
Bible. D'ordinaire Canaan désigne, d'une façon très
concrète, la Terre Promise aux patriarches. Or le pays
dans lequel pussent ou séjournent les patiiarches et dont
la possession est assurée à leurs descendants, n'est autre
que la Cisjordane {Gen., xii, 6-9; xiii, 1-4, 12-18; xxiil,
1, 2, 17-19 ; XXXIII, 18»; xxxv, 6 ; XLvm, 3,7; xlix, 30) .
C'est dans ce pays que les fila d'Israël veulent retourner
au sortir d'Egypte; c'est vers ce pays que Moïse envoie
les espions {Num., xui, 2. 17, 21, '^2 [Vulg. 3, 18, 22, 23]),
qu'à deux reprises les Israélites, châtiés pour leurs muti-
neries, tentent inutileanent de monter (Nurn., xiv, 39-45;
XXI, t-3 ; cf. xxxiii, \0). Quand, après avoir contourné
Edom et Moab, Israël a conquis le royaume de Séhon
l'Amorrhéen et y a établi deux de ses tribus, il n'est
encore ni en Terre Promise, ni en Canaan {Nitm.^ xxxii,
17, 19, 28-32). Canaan, au sens précis de ce mot, n'est
donc autre chose que la Cisjordane. C'est aussi ce qui
résulte de la description dos frontières de Num., xxxiv,
2-12, bien que le tracé de la limite, au Nord et au Nord-Est,
prête à quelque confusion (cf. vain Kasteren, La frontière
septentrionale dr la Terre Promise, dans Revue Biblique,
1895, p. 23-36; M. J. Lagrange, À la recherche des sites
bibliques^ dans Conférences de Saint- Etienne y 1910-1911,
p. 3-56).
119. — 2" La péninsule du Sinaï. — A, Ses limites. —
La péninsule du Sinaï fait immédiatement suite au négéb
de Bersabée et an Sud de la Palestine. — a) Elle a pour
frontière septentrionale : depuis le canal de Suez jusqu à
l'embouchure du ivâdi el \4rîsh, la mer Méditerranée;
ensuite le ivâdi el Abi/ad, un des aflluenls du r'âdi el
'Arfsh) les dernières pontes du négéb; enfin le massif
monta^^neux cjui constitue la berge occidentale du it'âdi
el 'Araba. prolonijation méridionale de la dépression du
Jourdain et de la mer Morte. — /') La continuation de ce
massif constitue d'abord la frontière orientale ; puis c'est
le golfe élnnitique ou golfe d'Aqaba. — c) Au Sud, la
péninsule se termine en pointe [Ras Mnhammed). — d) Du
cap, le golfe sinnïtique de la mer Rouge constitue d'abord
la frontière occidentale jusqu'à Suez; elle se continuait
jus<prà la Méditerranée par la série des Lacs Amers,
auxquels correspond approximativement le tracé du canal.
On sait qu'au delà du golfe de Suez, à l'Occident, s'étend
l'Egypte. — e] Il est à propos de signaler un point de
la péninsule arabique qui est en bordure du golfe élani-
tique. C'est le pays de Mu?ur (Musrî des inscriptions
assyriennes, Musran des inscriptions minéennes); un des
centres paraît avoir été Ma 'on. On remarquera que ce nom
de Mtisri est le même (parfois Misri) qui, dans les textes
761
MOÏSE ET JOSUÉ
762
cunëifornies, désigne l'Egypte. Mois les niinales us»y-
l'ieniies n'en ilistingiient pas moins liés rictti'iiiint les
deux régions. — f) Ce pays purait avoir été aussi le centre
du territoire des Madianites qui tiennent une place
importante dans l'histoire de l'exode et des precnicrs
temps de l'éloblissement en Canaan. Plolémée et divers
géogrophos arabes ont, en ell'et, signalé une ville de
Madianu dans ces régions; celait sans doute le point
de fixation des tribus qui peu à peu s'attachaient
à la vie sédentaire. D'autres tribus, (jui avaient gardé
les instincts nomades, s'écartaient souvent à de gran-
des dis lances, conduites tanlùt par la nécessité d'as-
surer des pâturages à leurs troupeaux, tantôt par les
hasards de la razzia (cf. Jud., ti-tiii).
120. — B. Sa lnpo«raph'ie. — a) La nature elle-même
a divisé la péninsule du Sinai en deux régions des plus
distinctes. Elles sont délimitées )iar la longue chaîne de
montagnes qui porte le nom de Djébél et-Tih (montagne
de l'égarement).
b) La régiou que cette chaîne laisse uu Nord et au Nord-
Est est de beaucoup la plus vaste de la péninsule. —
a) C'est un immense plateau calcaire qui va s'inciiriant
vers la Méditerranée, très aride et d'aspect désertiiiuc. 11
ne faudrait pourtant pas s'en exagérer l'uniformité. Au
Nord-Est se trouve une série d'élévations assez accentuées,
qui se rattachent aux dernières ramifications du négt'b
judéen. De ces hauteurs descendent une série de ouadis
qui constitueront, en rejoignant ceux qui \iennent du
Vjébcl et-rih, le wddi el 'Ariscli ou torrent d'Egypte.
— ^) Ces ouadis n'ont pas d'eau j^ermancnte. Les pluies
sont rares; on ne compte guère plus d'une vingtaine
d'orages par an, dans les mois de décembre à mars.
Toutefois leur répétition même fait que l'eau pénéti-e le
sol ; on la trouve parfois en creusant le sable ù peu de
profondeur; il reste assez d'humidité en tout cas pour
entretenir, sur les rives du ouadi, une \égétation plus ou
moins abondante. On rencontre donc, au travers <lu pla-
teau, de véritables oasis ; elles deviennent plus nombreuses
vers le Nord et le ntgéb que vers le Sud. Mais, telle tiue la
nature l'a faite, celte contrée ne peut être habitée que [jar
des bédouins et des pasteurs. — y) L'un tles caractères
les plus saillants de cette région septentrionale, c'est
qu'elle renferme les routes qui mettent en communication
l'Asie et r.ifritpie. Il y a d'abord la très impoitante route
de la côte qui, du Nord arrivant à Gaza et de là passant
par le Qala'at ft ^Arîsh^ à l'embouchure du ouaili de ce
nom, atteint, après un parcours de trois jours, le niveau
à' Et Qanfara; ce fut toujours l'un des principaux
moyens de communication. Plus secondaire était la route
de Sûr {dérèk^ ^''^), qui descendait d'Hébiouù Bersabée,
inclinait ensuite vers l'Uiiest et rejoignait la précédente;
elle desservait sui'tout le Sud de la Palestine. Une troisième
route traversait la péninsule de l'Ouest à l'Est; parlant
des environs de Suez et passant p.rr le Qala'at en-Nakel,
elle aboutissait à Aqaba, au Nord du golfe élaniticpie. De
lii, elle se divisait en plusieurs ramitications ; 1 une allait
vers le Musur ei l'Arabie méridionale, une antre contour-
nait la rive orientale du wtidi el 'Araba et remontait veis
le Nord, ù la lisière des déserts; une outre emprunt -ît le
wâdi el ^Araba lui-même pour contluire soilen Pale-tine,
soiten Transjordane. Au Qala'at en-i\a/iel^unp quatrième
route coupait la précédente à angle dioit; du Sud de la
péninsule elle montait à Cadés et, de là, vei s la Palestine.
Des voies secondaires s'njoataient aux |)i-écédentes : telle
celle (jui de Cadès menait directement en Egypte.
ISl. — 5) Dans cette même région septenti-ionale, un
cei-tain nombre de points sont à discerner. Le grand désert
s'appelle aujourd'hui, comme la montagne qui le limite,
désert de Tih; c'est le désert de Pavan i miil>>bai p,i[']i nu)
de la Bible, dont le chef-lieu Paran n't'-tait pevit-être autre
que Nakel. 11 s'étendait jusqu'au néf^éb et aux fr'ontières
de la Palestine et renfermait Cadès. Toutefois, en plu-
sieurs textes, nullement inconciliables avec l-s précédents,
In région désertique qui entoui-e Ciidès prend un nom
particulier; c'est le désert de Sin ('>m). Peut-être qu'au
Nord-Ouest, vers la frontière d'Egypte, on avait aussi le
nom particulier de désert de Sûr. — £) Tirs importants
& noier sont les monts So îr. On sait que les monts Séir
étaient au pays lies Edomilos. Mais on ne doit pas pour
autant identifier Séir et Edom. Le pays des Edomites a
présenté, en effet, au cours de l'histoire, des extensions
très variables ; à certaines dates il a compris les deux ver-
sants du ^\-âdi el 'Araba. Or les textes bibliques et même
certains documents égyptiens ne permettent pas de don-
ner une telle extension à la dénomination de monts Séir.
Les monts Séir sont à chercher au Nord-Est de la pénin-
sule sinaïtiipie, au Sud du pays de Juda, dans le voisinage
de Cudès (Gen., xiv, (î, 7; Num., sx, 1(1; xxxiii, 2, 37-40;
XXXI V, 3; Deut,, i, 2, 'i4, 4(1 ; il, 1 ; yoj.. xi, 17; xii, 7 ; xv,
1, 10, 21). Il faut donc songer principalement au plateau
des 'Azâzimé qui constitue la frontière occidentale de lu
section sO[itealrionale du ifiidi el 'Araba. — ;) Enfin,
dans le Nord de la péninsule du Sinai, il faut signaler
Cadès (Qâd'>'êi), C'est une oasis qui, on le sait, lient une
grande place dans les récits de l'exode. Elle est située
au i\ord de la montagne imposante qui porte le nom de
Djébél Araif, au .Nord du Djebel .ineiga et du Djébél
.Miii^ratlt; le nom de Aïti Qadeis (ou Gadis) semble perpé-
tuer le souvenir du vieux site biblique, bien que l'on
puisse hésiter à identifier avec cette source celle qui joue
un si grand rùle dans les récits de la migration. D'autres
sourcesjaillissentdans le voisinage -.'Aùiet UuUeral, 'Ain
Qossaima, 'Aïii Muneilleh, etc. — i) On notera <pie le
grand désert de Paran fut le territoire propre des tribus
amalécites.
ISS. — c) Le Djébél et-Tih, qui forme la limite du pla-
teau désertique, envoie de sa partie Ouest-Siid-Oueet un
certain nombre de ramifications qui aboutissent au golfe de
Suez; à l'Est, la région montagneuse s'étend jus(pi'à Aqaba.
Mais au Sud-Ouest, uu Sud et au Sud-Est, une plaine sablon-
neuse (Uebhet er-Hamlé) sépare le Djébél el-Ti'b du grand
massif méridional qui constitue la pointe de la péninsule.
Cette région forme avec la précédente le plus saisissant
des contrastes. — a) .\u lieu de la plaine monotone aux
légères ondulations, on se trouve en présence d'un inexti'i-
cable enchevêtrement d'arêtes de montagnes que dominent
des pics de granit rouge, parfois fort élevés. Les hauts
plateaux sont souvent arides; mais les vallées, arrosées
par des cours d'eau perpétuels, sont aptes à la culture; la
vaste oasis de Férân est sans doute l'un des endroits les
plus attirnnls el les plus fertiles de l'univers. Bref, ce n'est
plus le désert dans lequel seuls les bédouins peuvent con-
duire leurs troupeaux de ouadi en ouadi, c'est un séjour de
sédentaires qui, de fait, donna asile, ii certaines époques,
i\ des multitudes de moines. — /3) Du cftté de l'Est, le
massif alleinl jusqu'à la mer. A l'Ouest, il est séparé du
golfe de Suez, par une glande plaine de sable {el Qa'a)
dominée, entre autres sommets, pur ceux du Djébél Serbâl
(2,0GÛ m.). A l'intérieur du massif, celle magnifique mon-
tagne est tout proche de celte oasis de Fêrân, si capable
de retenir un peuple en migration; une large vallée
(wâdi 'Aleydt), propre aux campements et renfermant
quelques palmeraies, conduit jusqu'aux premiers gradins
du rude escalier qui mène aux pics. — •/) Nous dirons
que le Djébél S'erAii/ dispute l'honneur d'avoir été le pié-
destal de Yahweh à une autre montagne, qui se troi;ve
uu centre même du massif el au pied de laquelle se déve-
loppe la vaste plaine er-Hiilia: c'est le Djébél Mûsa
(2.292 mètres), à moins que ce ne soit l'un des pics voi-
sins ; Djéb. Safsaf, Djéb. Kdierin (2.fi06 mètres).
S° Les flls d'Israël et les grands peuples
123. — Les mouvements qui se sont déroules
dans l'Asie occidentale ont toujours été conditionnés
par les vicissitudes de l'histoire des deux grandes
nations qui sans cesse ont cherché à englober dans
leur domaine le rivage de la Méditerranée : les maî-
tres de la grande plaine du Tigre et de l'Euplirale,
d'une part, et, de l'autre, les maîtres de la vallée du
Nil. Dès que l'un de ces empires s'est développé au
détriment et aux dépens de l'aulre, la Palestine en a
di'i reconnaître, de gré ou de force, la stipréniatie.
Elle n'a joui de l'indépendance, elle n'a |)u vivre de sa
vie propre et s'organiser à son aise que dans l'un des
deux contextes suivants : quand les deux empires
étaient l'un et l'autre trop puissants pour être tentés
d'einpicler sur leurs domaines respectifs; quand, au
contraire, ils étaient trop all'aiblis pour étendre leurs
convoitises au delà de leurs frontières naturelles. On
entrevoit sans peine que les migrations patriarcales,
le séjour des Ois de Jacob en Egypte, leur exode et
763
MOÏSE ET JOSUE
764
leur inslallalion en Canaan ont été conditionnés iiar
la situation des grands empires à l'époque où ces
événements ont pris place. Si nous remontions
jusqu'aux ancêtres d'Israël, nous constaterions sans
doute que la migration des Aljraliamides se rattache
à une période où des ennemis extérieurs — les Ela-
niites(?) — mettaient en situation pénible les grou-
pements de Sémites installes en Chaldée. On sait de
reste que l'arrivée des Hébreux en Egypte eut lieu
à un moment où des Asiatiques, les Hjksos, exer-
çaient la suprématie dans la vallée du Nil. L'exode,
à son tour, et la pénétration en Canaan se placent à
une période où, d'un côté, les pharaons nationaux
montraient de l'hostilité envers les éléments de po-
pulation étrangère cantonnés en divers districts de
leur empire, où, d'un autre côté, leur autorité sur
l'Asie antérieure n'était pas telle qu'ils pussent
empêcher des immigrants de s'y établir et d'y fonder
et organiser des nationalités nouvelles. Mais les
articles Bauvlonb et la Bible (.\. Condamin, Dic-
tionn. Apoloi;., I, col. 827-390) etEuYPTE (.A. Mallon,
Vict. Jpolof;.^ 1, col. i3oi-i343) nous dispensent d'in-
sister sur ce sujet.
30 Les fils d'Israël et les petits peuples
de Palestine
184. — Aussi bien y a-t-il plus d'intérêt, au point
de vue du sujet qui nous occupe, à insister sur les
petits peuples avec lesquels les vicissitudes de l'exode
et de la conquête amèneront les tils d Israël en contact
ou en conflit. La manière dont les renseignements
fournis par la Bible, d'une manière tout occasion-
nelle, cadrent avec les données des documents étran-
gers est une des preuves les plus palpables que les
récits sacrés ne procèdent pas des souvenirs plus ou
moins vagues d'une tradition toute légendaire. De
ces petits peuples il est question en divers contextes.
La Genèse en parle en ses listes ethnographiques
et quand elle ouvre devant les patriarches les per-
spectives de l'avenir, leur décrivant la terre que
leurs descendants doivent un jour occuper. L'Exode
et les Nombres y font allusion, soit quand ils repren-
nent les promesses, soit quand ils racontent les pre-
mières péripéties de l'expédition. On les retrouve
dans le Deiitéronume, comme on y retrouve une
foule d'allusions aux événements et aux promesses
dont il est question dans les livres antérieurs. Les
récits de la conquête, en Josiié, entraînent, comme
tout naturellement, la mention fréquente des peuples
à déposséder. Le plus souvent, hélas ! nous n'avons à
relever que des listes, plus ou moins développées, de
nations et de tribus. Mais nous rencontrons à l'oc-
casion des allusions historiques que nous n'aurons
garde de négliger.
1S3. — 1° Les pHiis penphs de Palestine. — a)L'!Iexa-
leur/ue coniinit, en ])remier lieu, des groupes de peuples
autochtones, aborigènes, disperses eu Transjordaue et en
Cisjordanc. Ceux qui les voient sont t]a|)pés de leur haute
taille; ce sont lies géants, en présence desquels ils se sen-
tent pareils à des sauterelles (A'«m.,xiii, 33 [Vulg. 34]). Un
nom générique les désigne, nom étrange, le même en appa-
rence que celui qu'on donne aux mânes du . ''"'/; on les
nomme R'p^à'im (Gen., xiv, 5; xv, 20; Deut., 11, 11,
20; m, 11, l'i-.Jns., xii.4;xiii. 12; xyii,15). Toutefois,
selon les endroits où ils résident, leurs divers groupes
portent des noms plus spécifiques : 'Enum [Gen., xiv, 5 ;
Deul., Il, 10, 11), 2amjummi'm (Gfn., XIV, 5; Deut., il, 20),
Ilôrim [Gen., xiv, 6; Deut., II, 12), 'Enài/im {'"iiiiqi'm,
Deut., 11, 10. 11,21; /os., 11, 21, 22; xiv, 12. 15) ou fils de
'Endq [b'né[y'\hâ'''nàq : JVum., xiii, 33 [Vulg, 3'*]; Z)eii<.,ix,
2; Jos.. XV, 14 = Jud., i, 20).
1S6. — h) Les premiers immigrants dont on s'occupe
sont les Abrahamides, dans lesquels les Israélites recon-
naîtront des consanguins plus ou moins rapprochés. La
Bible les suit pendant trois générations. Ce sont d'abord
les tils de Nachor et d'Aran, frères d'Abraham, qui, comme
lui et ses lils, sont appelés à devenir des chefs de peuples.
Les descendants de iNaclior se meuvent en dehors du con-
texte qui nous occupe. lien va autrement des descendants
d'Aran qui, [>;ir son fils Lot, est l'ancêtre des Aimiionites
et des Mocibites . Le premier tils d'.\hraham sera Isniael,
père d'! toute une série de tribus du désert qui, tout en étant
reconnues pour npparteni à la race sémitique* demeure-
ront en marge de 1 histoire que nous avons à esquisser.
Il en sera de même des descentlants de la plupart des tils
qui viendront à Abraham par Ccïura. L'un d'eux toutefois
sera Vancdlie dvs Madiunites ; cette ti'ibu, avec laquelle
Mo'ise et les enfuitts de Jacob entretiendront des rapports,
sera donc, elle aussi, une tribu sémitique de même sang
qu'eux. L'héritier principal d'.\braham sera /saac, auquel
ou attribue seulement deux fils, les deux jumeaux Jacob
et Esaii, celui-ci l'ancêtre des Edonntes.
137* — c) Plus importants pour l'histoii-e que nous
écrivons sont les immigrants qui occupent la Terre Pro-
mise et qui en seront chassés par les fils de Jacob. \}n nom
générique les désigne, celui de Cananéens (A''«a '"«/'[y]).
Ce nom est parfois seul employé (Gen., xii, 6; xxiv, 3,
37 ; L, 11 ; Num., xxi, 3 ; Jos., xvi, 10[éi5] ; xvii, 12, 13, 16,
18); il est alors en corrélation avec le terme de Canaan
qui, nous l'avons vu, est l'appellation ordinaire de la
Cisjordane et de la Terre Prouiise. A l'occasion toutefois
on associera aux Cananéens, pour une région particu-
lière, tel ou tel autre peuple, T. g., les Pbéréiéei^s [Gen.,
xiii, 7; xxxiv, 30), Amalec [Num., xiv, 25, 43, 45) ; ou bien
encore on notera qu'à côté des Cananéens, le pays renferme
d'autres habitants (Jos., vu, 9). .Mais, le plus souvent,
ce nom prend place dans des listes de peuples, plus ou
moins stéréotypées, renfermant trois [Ex., xxiii, 28), cinq
(Ex., XIII, 5; iVum., xiii, 29 [Vulg. 30]), six [Ex., 111,8, 17;
XXI II, 23; xxxiii, 2 ; xxxiv, 11 ; Deut., xx, 17j; Jos., ix, 1 ;
XI, 3; XII, 8), sept (Deul., tu, 1 ; Jos., m, 10; xxiv, 11)
noms de peuples. 11 est possible d'ailleurs que certaines
variations dans l'étendue des listes soient imputables
aux copistes ; la liste la plus étendue est celle de Gen,,
XV, 19-21 (dix peuples). Les critiques ont cherché à carac-
tériser les documents de VHexateuque, par le nombre
de nations qu'ils signalaient en Canaan; on a remarqué
notamment que le Yahwiste est seul à s'en tenir à l'appel-
lation générique de Cananéens. Les peuples que VEluhtste
(ou JE) et le Deutt-ronomisie mentionnent, à côté de ces
derniers, sont : les Amorrhéens ou Emorites (''niùr![y'];
Gen., XV, 21; Ex., m, 8, 17; xxiii, 23; xxxiii, 2; xxxiv,
II; Nnm., xiii, 2y[30] ; Deut., i, 7; TU, 1; xx, 17; /o».,
m, 10 ; V, ! ; IX, 1 ; xi, 3 ; xu, 8; xiii, 4; xxiv, 8, 11) ;
les Héthéens ou Hittites (hUti[y\; Gen., xv, 20; Ex., ni,
8,17; siii, ô; xxiii 23, 28; xxxiii, 2 ; xxiiv, 11 ; jViim.,
xui, 29[30j; Deut., vu, 1 ; xx, 17; Jos., ili, 10; ix, 1; xi, 3;
XII, 8; XXIV, 11); les Phérézéens ou Perizzites {/>'r<. -:![!/];
Gen., XIII, 7; xv, 20; xxxiv, 30; Ex., m, 8, 17; xxiii, 23;
XXXIII, 2; xxviT, 11; Deut.,ti\, 1 ; xx, 17; Jos., lu, 10; 11, 1 ;
XI, 3; XII, 8 ; xxiv, 1 1 1 ; les Hévéens ou Tlivviles (/iiniiv([y];
£x.,iii,8, 17; XIII, 5; xxiii, 23, 28; ixxiii, 2; xxxiv, 11 ;
Deut., VII, 1; xx, 17; Jos., iii, 10: ix, 1; 11, 3; xii, 8;
xiii,3; XXIV, 11); les Jébuséens ou Yebusites (y'b^itsi[y'\\
Gen-, XV, 21 ; i'.r., m, 8, 17 ; xiii, 6 ; xxiu, 23 ; xxxiii, 2;
xxxiv, 11 ; .Vum.,xiii, 29[30]; Deut.. vu, 1 ; xx, 17; 7o«.,iii,
10; IX. 1; XI, 3;xii, 8; .xiiv.ll); les Gergéseens ou Gir-
gaschites (,?"'^«i''[.'y]; Gen., xv, 21 ; Deut., vu, 1 ; Jos., ni,
10; XXIV, li); Amaîec ('«mô'êy ; A'««i.,xiii, 29[30]; xit,25,
43,451. La liste de Gen., xv, 19-21, ajoute trois autres noms;
les Cinéens ou Qènites (q<{y]"i[y]), 'es Cénézéens ou
Qenizzites (q'ai:zi[y'\), les Cadmonéens ou Qadmoniles
{qadnu,ni[y]).
138. — d) Aussi intéressantes que la présence de tels ~
et tels noms dans les listes bibliques sont certaines omis-
sions. Celle notamment des Philistias dans les séries du
Pentateuque. Elle est même d autant plus frappante à cet
endroit que dans Josué (xiii, 2, 3) u tous les districts
des Philistins » et les « cinq princes des Philistins » sont
mentionnés dans « le pays qui reste à conquérir ». On
notera qu'il est question des Philistins dans la grande
liste elhnograiihique de la Genèse (Gen., x, 14).
1S9. — 2" Situation ethnographique des peuples
palestiniens au moment de la conquête. — Cette situa-
tion présente beaucoup de différences selon les divers
peuples dont il est question. — a) Les Repltaïm se
présentent dans un étal de profonde décadence. Au
765
MOÏSE ET JOSUE
766
temps d'Abraham et de Chodorlahomor, on a l'im-
pression d'une race encore vigoureuse, constituant
des groupes capables d'atlirer l'altenlion d'un con-
quérant (Ceri., XIV, 5,6). Une très longue période
s'écoule avant qu'ils ne reparaissent sur la scène de
l'histoire. On les retrouve dans le rapport des
espions que Moïse a envoyés explorer la Terre Pro-
mise; une des causes de l'elfroi que ces émissaires
ont éprouvé a été la rencontre des lils d'Enac dans
le voisinage d'Uébron ; mais déjà on compte ces lils
d'Enac et les explorateurs insistent sur leur haute
taille et leurs caractères de géants (An;»., xiii, 22,
28, 33 [Vulg. 23, 29. 34;; cf. Deut., i, l'i). Le Deuté-
roiiome renferme des renseignements concrets. Les
Rephaïm(ii, 10, 21) sont nettement répartis en quatre
groupes ou races : Emim, Zamzummim, Horim ('?),
Enaclm. Mais ces peuples sont des peuples du passé
et ils ont été supplantés comme les Cananéens le
seront un jour par les Israélites (/Jeiit., 11. 10, 11,12,
20, 21, 22, 23 ; III, i3; cf. Gen.^ xxxvi, 20-3o). Au mo-
ment où les tils de Jacob arrivent dans les plaines
de Moab, dans cette Traiisjordaiie qui est une vraie
terre de Rephaïm(fle(((., 11, 20; m, i3), on ne connaît
plus qu'un roi de race aborigène. C'est Og, de Basan
{Deut., III, 8-11; cf. Jos., XII, 4, 5); encore est-il pré-
senté comme le souverain d'un royaume amor-
rhéen {Deut., m, 8-1 i). De nouveau la race est en
voie de disparaître; comme on lit ailleurs, Og est le
dernier reste des Rephaïm {Jos., xiii, 12). Quant aux
Enacîm, c'est bien en Gisjordane qu'il les faut cher-
cher {Deut., IX, 2). Au temps où Josué va les réduire,
ils sont cantonnés dans la montagne, montagne de
Juda et d'Israël {Jos., xi, 21, 22; cf. xvii, i5), mais
surtout région d'Hébron {Jos., xi, 21 a ; xiv, 12, i5;
XV, i3, i4; XXI, 11; Jud., i, 20). Dans la Sephélah,
ils ne sont plus qu'à l'état de survivance à Gaza, à
Geth, à Asdod {Jus., xi, 22; cf. I! Sam., xxi, 16, 18,
20, 22; cf. I Citron., XX, 4, 6, 8).
130. — i) Parmi les Abrahamides, les tribus
demeurées nomades n'ont pas d'histoire. Il n'en est
pas de même de celles qui se sont fixées à l'état sé-
dentaire et organisées en peuples. Tels d'abord les
Moabites. Nous n'avons à peu près aucun renseigne-
ment sur leur histoire jusqu'au temps de l'exode et
il y a peu à prendre dans l'allusion à l'allure prophé-
tique du Cantique de Moïse {E.i., xv, |5). Les Nom-
bres et le Deutéronome nous fournissent des données
plus fermes. On y apprend que Moab forme mainte-
nant un peuple qui a son roi {i\um. , xxii, 4> 10; Jus.,
XXIV, 9), autour duquel gravitent des princes et des
anciens {Num., xxii, ■j, 8, i4; xxiii, 6). Les Moabites
ont chassé du pays qu'ils occupent les aborigènes
connus sous le nom d'Emîm {Deut., 11, 10, 11). Leur
frontière méridionale parait être le torrent de Zéred
(7Vum.,xxi, II, 12; Deut., 11, i3; ci.Num., xxxiii, 44)i
sans doute identique au wâdi et Ahsà ou el Hésil.
Entre la dépression de la mer Morte et le désert
oriental, le territoire s'étend jusqu'à l'Arnon (norfi
Mûdjiti). Telle est du moins la frontière septen-
trionale au moment de l'arrivée des Israélites; au
delà s'étend le pays de Séhon l'Araorrhéen (A'/im.,
XXI, i3, i5; XXII, 3G ; cf. Deut., 11, 18, 19 [Ar, aujour-
d hui 'Arâ'iv, est sur l'Arnon], 36). Ou remarquera
toutefois qu'en plusieur> textes on nomme pa\s de
Moab la région dans laquelle les Israélites s'arrêtent
en face du Jourdain, avant et après avoir vaincu Séhon
{IVuni., XXI, 20; XXII, I ; xxvi, 3, 63; xxxi, 12 ; xxxiii,
48, 49, 5o; XXXV, i ; xxxvi, i3; Deut., 1, 5; xxxiv, 1,
6, 8; Jos., xiii, 82); c'est le pays qui entoure le
Pisga {Num., xxi, 20), les sommets de Nébo et d'Aba-
rim(A'Hm., xxxiii, 47. 48; Deut., xxxiv, i, 5); la ré-
gion orientale de la vallée du Jourdain el notamment
les environs de Sillim en font également partie
{Num., XXV, I ; Deut., xxxiv, 6, 8). D'ailleurs la
population de ce district renferme encore des élé-
ments moabites, comme le |)rouve l'épisode des filles
qui corrompent les Israélites {Num., xxv, 1). Il est
clair qu'à une période antérieure à celle qui nous
intéresse, Moab s était étendu au delà de l'Arnon; la
mille d'ailleurs le dit explicitement et allribue le
refoulement à Séhon l'Amorrhéen {J\um., xxi, 26;
cf. vers 29). Déjà afi'aiblis, les Moabites redoutent
que les Israélites leur causent de nouveaux dom-
mages {Num., XXII, 4); de là les démarches en vue
d'obtenir les malédictions de Balaam (Num., xxii-
xxiv).
131. — c) D'après Deut., 11, 18, ig, il semblerait
qu'en quittant le pays de Moab, on arrive aussitôt
chez les Ammonites. Ceux-ci sont, en effet, censés
s'étendre depuis l'Arnon juscju'au Yabboq {Deut., n,
37; cL Jud., XI, l3, 22), sur le territoire primitive-
ment occupé par lesZamzummim(We(((., II, 20). Mais,
à l'époque qui nous occupe, ils avaient subi des ré-
ductions. A l'origine, en ell'et, leur domaine allait
du désert de l'Est à la rive du Jourdain; ils s'en sou-
viendront lorsque, à l'époque des Juges, ils voudront
recouvrer leurs anciennes frontières {Jud., xi, i3).
Mais il y a longtemps déjà que les Moabites ont
passé l'Arnon et les ont refoulés {vid.supr. b.). Depuis
lors, les Amorrhéens sont venus et ont occupé la
partie orientale dé la vallée du Jourdain, les pentes
qui conduisent aux plateaux, les plateaux eux-
mêmes, ne laissant aux Ammonites qu'une bande
de territoire à la lisière du désert {Jud., xi, 22, pré-
sente la conquête comme plus complète encore); à
leur tour les Amorrhéens s'étendent depuis l'Arnon
jusqu'au Yabboq {Nuhr ez-Zerqâ; Num., xxi, 24;
Deut., II, 36, 3^; Jos., xu, 2 ; cf. />eu<., ui, 16; Jos., xiii,
10, 25, 26).
133 — d) Ammonites et Moabites ont donc subi
de nombreuses vicissitudes attestant que leur consti-
tution est déjà ancienne. Tout autre est la reijrésen-
talion que la Bible nous donne de l'état des Edo-
mites, ou descendants d'Esaii, à la période qui nous
occupe. Dune part, la montagne de Séir, dans laquelle
ils se sont établis {Gen., xxxii, 4 LVulg. 3J ; xxxiii,
i4, 16; xxxvi, 8, 9; Num., XXIV, i^; Deut.,u, !\, b, 8,
29), ne favorise peut-être pas une organisation aussi
stable et aussi régulière que les territoires de Moab
et surtout d'Ammon ; elle est, en outre, contiguë au
désert méridional dont l'attrait ne manque pas d'être
séduisant pour des tribus qui sans peine se souvien-
nent de leur étal nomade. D'autre part, les Edomites
sont un peuple plus jeune que les précédents et ils
n'ont pas encore eu le temps de prendre une physio-
nomie propre, ni leur place définitive dans l'histoire.
Au premier abord, la population apparaît comme très
mélangée; c'est l'impression que donne la Genèse,
ce chapitre xxxvi notamment, qui pousse l'histoire
bien au delà de la période patriarcale. Les Edomites
occupent l'ancien lerritoire des Horréens {/^eu/., 11,
12, 22); mais l'expulsion ou l'extermination n'ont
l)as été complètes (^/'e/i., xxxvi, 20-3o). Ce n'est pas
non plus sans conséquence (ju'Esaii épouse des fem-
mes étrangères à la race sé[uitique(6^eH., xxvi,34, 35;
XXXVI, 1,2; cf. vers. 20) ou même une femme appar-
tenant aux tribus nomades du désert (Ge«., xxviii, 8,
9); ces unions contribueront à accentuer la diversité
des éléments constitutifs de la nation. Défait, Edom
paraît se composer d'un centre de population stable,
bien campé dans la montagne de Séir; il est organisé
de bonne heure et possède des rois bien avant qu'il
n'en soit question pour Israël {Gen., xxxvi, 3i -39).
Quand les fils de Jacob, partis de Cadès, arriveront
à la frontière, Edom aura déjà un roi et pourra
lever un peuple nombreux et une armée forte pour
767
MOÏSE ET JOSUE
7e8
s'opposer au passage des émigrants(i\^»m.,xx, i4-2i)
et les contraindre à contourner le pays (^JVum., xx,
21, 22; XXI, 4 [cî.Jucl.,xi, 17, 18]; cf.Deut., 11, 1-8, 29,
uneprésenlation de l'incident, légèrement dittorente).
Autour de ce noyau stable toutefois, gravitent des
tribus qui, tout en s'y rattachant par des liens plus
ou moins lâches, n'ont pas encore renoncé à la vie
nomade (Geii., xxxvi, lô-ig, 4o-43).
133. — e) Parmi les immigrants étrangers à la
race patriarcale, ceux qui attirent d'abord l'attention
sont les Cananéens. On remarquera la situation qui
leur est faite ilans la table ethuograpliique de Cen., x.
Cette table, personne ne l'ignore, relève et souligne
des afBnités ethniques et géographiques, aussi sou-
vent, sinon plus, qu'elle ne signale des parentés pro-
preuient dites. Or, malgré des atlinités de langue,
de type et d'usages, les Cananéens sont nettement
détachés des Sémites; ce sont des descendants de
Cham {Gen., x. 6). Toutefois ce qui est plus frappant
encore, c'est l'énorme progéniture qui est mise au
compte de Canaan; laissant de côté les peuples qui
n'intéressent pas notre sujet, nous voyons groupés
autour de lui les Héthéens, les Jébuséens, les
Amorrhéens, les Gergésoens, les Hévéens (Gen., x,
16, 17), c'est à-dire, exce[)tion faite des Phérézéens,
la totalité des noms qui ligurent dans les listes des
habitants de la Terre Promise. C'est dire qu'au
moment où cette table ethnologique a été rédigée,
les Cananéens dominaient en cette région tous les
autres groupes nationaux, soit (pie ceux-ci appar-
tinssent à la même race, soit qu'ils fussent d'origine
différente. Pour la même raison, le nom de Cananéen
suflît, en nombre de contextes, à désigner tous les
habitants de la Gisjordane {Ex., xm, 1 1 ; /«</., i, 3,
9, 10, 1-;), et c'est en ce sens qu'on peut dire(yH(/., i, y)
que les Cananéens habitaient la montagne, le riégéb
(cf. I, 17), la Sepliélah, et, d'une façon plus concrète
encore, la région d'Hébron(/i(rf., i, 10; cf. A'urn., xiv,
25; [toutefois, dans un texte parallèle à ce dernier
passage, Deut., i, 44, l'Amorrhéen est substitué au
Cananéen et à l'Amalécite]; xxi, i, 3). Quand il ne
les remplace pas tous, ce nom ne manque jamais de
figurer dans les listes de peuples {Gen., xv, 21;
E.I., xxiii, ïi, 28; XXXIV, ii; Deut., vu, i; xx, 17;
Jos., IX, 1; XII, 8; XXIV, 11), souvent en premièie
place(£'jr., ui, 8, 17; xm, 5; xxxiii, 2; Jos., m, 10;
vu, 9; XI, 3; Jud., i, 4, 5). Mais il faut faire atten-
tion aux textes qui précisent la situation de ces Ca-
nanéens par rapport aux autres éléments delà popu-
lation. On les voit d'abord, au temps d'Abraham,
dans la région de Sichem (GeH., XII, 6; cf. xxxiv, 3o),
dans celle de Béthel et de Haï {Gen., xm, 7), d'une
manière plus générale, dans tout le pays où séjourne
le patriarche (Gen., xxiv, 3, 37, [il n'y a pas à tirer
de conséquences de Gen., l, 11, le seul texte, d'ail-
leurs diiUcile à interpréter, qui paraisse les signaler
eu Transjordane]). Us semblent, par conséquent, cou-
vrir à cette date à peu près tout le pays. On dirait
qu'au temps de l'occupation leur domaine s'est déjà
un peu rétréci. On nous les montre spécialement
sur la cote méditerranéenne et dans la vallée du
Jourdain ou 'Arâb^àk (Num., xm, 29 [Vulg. 3o] ; cf.
Deiit.,i, 7 [?|et/os., V, i, pour la côie; Dent., xi, 3o
pour la ' ardh''dh). Il est d'ailleurs surtout question,
à l'épo(pie de Josué, de la partie septentrionale de
la côte, au Nord d'Ekron (Jus , xm, 3; cf. Jud., m,
3), ou encore, depuis (?) M^'ârâh qui est aux Sido-
niens jusqu'à Apliec (dans la plaine de Saron;/os.,
XIII, 4). Nous trouvons aussi les Cananéens à Gézer
à la lisière de la plaine de Saron (Jos., xvi, 10;
cf. Jud., I, 29), sur la côte de Dor (Taniûra) au Sud
du Carmel, dans la plaine d'Esdrelon et dans celle
de Bethsan [Jos., xvii, 11, 12, i3, 16, 18 [?]; ci. Jud.,
I, 27, 28). Ils sont dans les contrées les plus fertiles
du pays et ils y sont si fortement implantés que
tout d'abord les Israélites ne pourront pas les en
chasser. On les voit de nouveau dans la Galilée,
pays plus accidenté sans doute, mais non moins
prospère; ils sont dans les districts qu'occuperont
plus tard les tribus de Zabulon (Jud., 1, 3o), Aser
(Jud., I, 3i, 32) et Ncphtali [Jud., 1, 33). Toutefois,
quelle que soit leur force et la richesse de leur ter-
ritoire, on a l'impression d'un commencement d'af-
faiblissement. Non seulement la contrée qu'ils
occupent n'est pas continue; non seulement il y a
des enclaves qui sont aux mains d'autres groupes
ethniques; mais il semble que, sur ces groupes et
ces enclaves, les Cananéens ne sont plus en mesure,
au moment où arrivent les Hébreux, de faire pré-
valoir leur autorité.
134. — /) Entre ces groupes, déjà secondaires, il
faut surtout prendre en considération les Amor-
rhéens et les Héthéens. Ues Amorrhéens il est
d'abord question à propos de l'expédition de Chodor-
lahomor. Le roi élamite les rencontre à Has'sôn-
Tâmâr (Gen., xiv, 7); c'est au retour de Cadès et
après qu'il a frappé les Amalécites du désert et du
négéh; c'est donc dans la montagne de Juda (cf. xiv,
i3, qui les met en relation avec Hébron; xv, 16, qui
parait témoigner dans le même sens). L'épisode
des espions nous ramène dans la même région
(Num., xm, 29 [Vulg. 3o]) ; de même le récit de
la tentative faite par les Israélites pour entrer
en Terre Promise vers le Sud, malgré la défense
de Mo'ise (Deut., i, 7, 19, 20, 27; cf. Num., xiv,
39-45, où n Amalécite » et « Cananéen » ont sans
doute remplacé » Amorrhéen ■•). En ce dernier
contexte d'ailleurs, ces ennemis apparaissent re-
doutables et, quand la bénédiction divine lui man-
que, capables d'iniliger un désastre à Israël. D'autre
part, la portion que Jacob a prise aux Amorrhéens
avec son épée et son arc et que, sur le point de mou-
rir, il donne à Joseph (Gen., xlviii, 22; allusion
possible à Gen., xxxiii, 19 ou xxxiv, ou à une autre
tradition concernant les mêmes faits) semble nous
conduire à Sichem. Aussi bien, les textes ne man-
quent pas qui signalent ce peuple comme habitant
d'une manière générale la montagne de Cisjordane
[Jos., V, i [par opposition aux Cananéens qui sont
sur la côte]; vu, 7; x, 6, 12; xm, 4; xxiv, i5, 18;
cf. Jud., VI, 10; I Sam., vu, i4; dans Jud., i, 36
''môri'fi] est sûrement à remplacer par ''dômi\y]).
Une autre série d'épisodes nous signale un royaume
amorrhéen en Transjordane, au nord de l'Arnon et
du pays de Moab, entre ie Jourdain et la bande de
territoire ammonite. C'est le royaume de Sélion,
dont la capitale est Hésebon (Hésbàn) et que les
fils d'Israël devront conquérir pour aborder au Jour-
dain (Num., XXI, i3, 21, 32 [cf. vers. 24]; xxii, 1, 2;
xxxii, 33, 39; Deut., I, 4; II. 24 ; 'U) 2; IV, 46; XXXI,
4; Jos., xu, 2; xm, 10, 21 ; etc. [cf. Deut., m, 8; iv,
47; Jos., II, 10; IX, 10]). De toutes ces données une
impression se dégage. Au moment de la conquètg,
il y a longtemps que les Amorrhéens ont pied en
Canaan et ils sont encore singulièrement forts. Dans
la Cisjordane du Sud, ils sont capables de tenir tète
à Isr.iél ; dans la Transjordane, ils se croient assez
puissants pour le braver. Mais ce n'est pas sans
raison qu'on nous les montre à peu près constam-
ment confinés dans la montagne. Ils ont été exclus
par les Cananéens de la partie la plus convoitée du
territoire, de toutes les plaines. C'est une première
marque de leur affaiblissement. D'autre part, on peut
croire que l'influence cananéenne n'a pas été étran-
gère au mouvement qui, à une date sans doute assez
récente, les a portés en Transjordane pour s'y tailler
769
MOÏSE ET JOSUÉ
770
un territoire au détriment des Moabiles et, indi-
rectement, (les Anuuonites. Une troisième marque
de leur alfaiblissement paraît encore dans le récit
même de la conquête de la Cisjordane; c'est dans
la montagne seulement, et donc seulement dans les
territoires proprement amorrhéens, queles Israélites
parviendront d'abord à s'implanter.
135. — g) Sur les Héthéens les données sont plus
sommaires. Une fois et dans un texte sans analogue,
le i( pays des Héthéens » est synonyme de tout Canaan
pris en son sens large (/«*., i, 4 ; cette leçon manque
dans les Septante). Au temps des patriarches, le
récit de l'achat par Abraham de la caverne de Mac-
pélah nous montre les « fils de Hetli » dans la région
d'Hébron (Gen., xxm; cf. xiv, 9, 10 et xlix, 29, 3o,
82); c'est dans le voisinage, sinon plus près de la mon-
tagne de Séir, qu'Esaii prend des femmes de la même
race (GcH., XXVI, 34, 35; cf. xxxvi, 2); le rapportdes
espions signale le Héthéen dans la même monta-
gne (A'dm., XIII, 2g [Vulg. 3o]). D'autres textes
donnent une autre impression pour le moment de la
conquête. Le pays des Héthéens est distinct de la
Terre Promise {Jud., i, 26). Il est au Nord, dans la
montagne du Liban, vers l'Hermon, selon le sens
probable de Jos., xi, 3 et Jud., m, 3, où le mot « Hé-
véen » paraît avoir remplacé « Héthéen «(t'iti.in/r./.).
C'est là qu'au temps des rois d'Israël les Héthéens
formeront un royaume puissant (cf. I Reg., x, 2g;
XI, 1). Ainsi donc, à l'époque des patriarches, les Hé-
théens, dont le vrai séjour étaitla Cœlésyrie, où on
les verra plus tard former un état important, avaient
débordé dans la Palestine et, envahissant le terri-
toire, poussé jusqu'à Hébron. Pour ce motif, ils ligu-
rent dans les listes des peuples à conquérir et à dé-
posséder de la Terre Promise; mais déjà, au temps
de l'invasion, on a l'impression que leur prestige a
singulièrement diminué en Canaan.
136. — /')Nous ne ferons guère que citer les autres
peuples qui prennent place dans les listes : Jébu-
séens, Hévéens, Phérézéens, Gergéséens, Ci-
néens, Cénézéens, Cadmonéens. De plusieiu's
d'entre eux on ne connaît que le nom. Le groupe sur
lequel les renseignements sont les plus précis est
celui des Jébuséeus. Ils sont peuple de montagne
(■fus,. XI, 3). Le rapport des espions les signale dans
la montagne de Juda, plutôt dans la région d'Hébron
(jVum., xni, 2g [Vulg. 3o]). Mais ils sont surtout en
conne.xion avec Jérusalem (Jus., xviii, 16) qui, de ce
fait et contrairement aux données des inscriptions
(Tell el-Amarna), prend sous le calame de certains
rédacteurs le nom de Jébus (Jud., xix, 10, 11;
cf. Jos., XV, 8 et XVIII, 16). Ils y constituent une force
avec laquelle les envahisseurs doivent compter et que
tout d'abord les fils de Juda (Jos., xv, 63) ou, selon
une autre source, les flls de Benjamin (Jud., i, 21)
ne peuvent réduire. Israël ne les dominera et ne con-
queri-a sa capitale qu'au temps de David et grâce à
son action vigoureuse (II Sam., v, 6-g ^ I Cliron.,
XI, 4-6). — ï) Pour le temps des patriarches, on men-
tionne des Hévéens au pays de Sichem (<en.,
xxxiv, 2). Mais c'est plus au Sud qu'est leur véri-
table séjour. L'un de leurs principaux centres à
l'époque de la conquête est Gabaon (El-Djib; Jos.,
IX, 3 sv. ; cf. XI, ig); ils forment une petite confé-
dération qui groupe autour de ce chef-lieu les loca-
lités de K'p^iiâh, B''erot^ et Qiryat''-Y' ârim (Jos.,
IX, 17). — j) Ce sont les Phérézéens qu'il faut sur-
tout chercher vers le Nord, près de Bétliel et de
liai, à l'époque d'Abraham (Gen., xiii, 7), près de
Sichem au temps de Jacob (Gen., xxxiv, 3o), sur
le bord méridional de la plaine d'Esdrelon dans les
jours de Josué (Jos., xvii, i5); Jud., i, 4, 5 semble
toutefois les mettre en relation avec le pays de
Tome m.
Juda. — k) On notera que les Cinéens, les Céné-
zéens et, sans doute aussi, les Cadmonéens ne
sont pas vis à-vis d'Israël dans la même situation
que les peuples qui précèdent; lils du désert, plus
ou moins étroitement apparentés à la race sémitique,
ils pourront contracter des relations d'amitié avec
le peuple de Dieu et même se fondre avec les fils
d'Israël; nous le verrons plus loin à propos des
Cinéens.
137. — l) Au terme de celte étude, les Philistins
méritent une attention spéciale. Nulle part dans le
Pentateuque ils ne figurent aux listes des peuples à
conquérir. En revanche, lorsque Josué, devenu vieux,
a conscience d'avoir accompli sa tâche, il ne manque
pas de signaler parmi les pays et les peuples à ré-
duire <i tous les districts des Philistins (Jos., xiii,
2), les cinq princes des Philistins » (Jos., xiii, 3;
cf. Jud., ni, 3). Au début de la période des Juges, ce
peuple ne semble pas constituer un danger pour
Israël. L'épisode auquel fait allusion Jud., m, 3i ne
parait pas avoir une portée générale et d'ailleurs le
texte est douteux (un certain nombre de manuscrits
des Septante [54, 58, 69, ^5, 76, 106, 121 , i34, Aldina,
Slave] répètent ce verset après Jud., xvi, 3i, où il
trouve un contexte beaucoup plus naturel). Au con-
traire, à partir de l'époque de Sarason et pendant
les premiers temps de la royauté, les Philistins vont
jusqu'à mettre en péril l'existence du peuple de
Dieu. Or on sait que les Philistins étaient, eux aussi,
des immigrants, qu'ils venaient de Caplitor et, pour
cette raison, étaient dits descendants des Caphtorim
ou même appelés Caphtorim (Gen., x,i4 ^ 1 Cliron.,
i, 1 2 [lire : et les Caphtorim, d'où sont sortis les Phi-
listins]; Deul., II, 23; Am., ix,^; Jer., XLvii, 4). Dès
lors, si les Philistins sont absents des listes de la
Genèse et de l'Exode, ne serait-ce pas qu'au temps
des patriarches, ils étaient encore absents du pays,
qu'aux jours de Moïse ils n'y étaient pas encore
fermement installés ? A l'époque de la conquête, au
contraire, et dans les derniers jours de Josué, ils
avaient l'organisation qu'ils devaient garder dans
la suite, ils apparaissaient comme des adversaires
dangereux, dignes d'être traités à la façon des Cana-
néens (/os. , XIII, 3). Bref, l'immigration philisline
coïnciderait à peu près avec l'immigration Israélite.
C'est précisément parce que les deux peuples
seraient en même temps en voie de s'établir et de
se chercher un territoire fixe, que les conflits et les
luttes deviendraient si âpres dans la suite. A cette
conception on peut faire une objection. En effet, si
les Philistins n'y figurent jamais sur la liste des peu-
ples à conquérir, leur nom n'est pas pour autant
absent de la Genèse et de \'E.rode. C'est ainsi
qu'Abiraélech, roi de Gérare (Gen., xx, 1,2; xxvi,
I, 17-25), avec lequel Abraham et Isaac entretiennent
des relations et contractent des alliances (Gen.,
XXI, 22-34; XXVI, 20-33), est appelé roi des Philistins
(Gen., XXVI, 1,8); son pays est appelé pays des Phi-
listins (Ce»., XXI, 82, 34 ; cf XXVI, i4, i5, 18). Mais
beaucoup de critiques estiment que la mention des
Philistins à cet endroit est un anachronisme impu-
table à un rédacteur d'une date postérieure à l'épo-
que mosaïque. La même explication rendrait pareil-
lement raison d'y?.r-., XIII, 17 et xxiii, 3i (xv, i4 se pré-
sente comme prophétique).
138. — 3» Siluation politique des peuples de Pa-
lestine au moment de la conquête. — Les constata-
tions qui précèdent nous laissent déjà entrevoir la
population de Canaan comme très morcelée, du fait
de la multiplicité des races. Les détails que nous pou-
vons recueillir sur la situation politique du pays sont
de nature à confirmer cette impression. — a) Il y a
toujours intérêt à consulter la table ethnographique
25
771
MOÏSE ET JOSUÉ
772
de Gen., x. Or, bien que neltement asiatique par son
origine et son territoire, Canaan est dans cette liste
associé à trois groupes africains, Kiii, Misraim et
J'iil, comme descendant de Jfam (Geii., x, 6). On en
peut sans doute conclure qu'au moment où le cata-
logue a été dressé, Canaan se mouvait dans l'orbite
de la grande puissance africaine, était en dépen-
dance de l'Egypte. Les liens étaient, nous le verrons,
des plus lâches. — l>) Il est vrai que nous n'avons,
pour la période patriarcale, que des renseignements
très maigres et très vagues. La facilité avec laquelle
les ancêtres d'isracl passent en Egypte montre que
les Asiatiques de la côte regardent toujours volon-
tiers du côté de la vallée du Nil. D'autre part, la
liberté avec laquelle les petites nations, Moab,
Ammon, Edom, peuvent s'organiser, permet de
]ionser que les pharaons n'ont ou n'exercent, en
dehors de leurs frontières naturelles, qu'une autorité
limitée. Pour ce qui concerne le Canaan proprement
dit, les patriarches n'ont que rarement alîaire avec
ces principicules qui auront bientôt une grande
importance, mais dont, pour le moment, le rôle
paraît effacé. Chodorlabomor en frappe cinq au
Sud de la mer Morte, donc hors de Canaan (Cen.,
XIV, 8). Le roi de Gérare est pareillement en dehors
delà frontière du pays; d'ailleurs les affaires qu'il
traite avec Aiiraham et Isaac sont d'ordre essentiel-
lement local (Gen., xx, xxi; xxvi). Le seul prince
vraiment cananéen avec lequel les patriarches aient
affaire est Melcbisédecli de Salem (Jérusalem ?) ;
mais sa démarche n'a, semble-t-il, rien qui puisse
intéresser son suzerain {Gen., xiv, 1^-20).
J39. — c) Des renseignements précis nous sont
fournis par le livre de Justié et le récit de la conquête.
Au moment où les Israélites envahissent le pays,
Canaan apparaît comme divisé en une multitude de
« royaumes ». La liste des rois vaincus (^os., xii, 9-2^)
en mentionne trente et un. Il est à croire qu'elle
n'est pas exhaustive; rien ne démontre, en effet, que
tous les souverains du pays se soient levés contre
les Hébreux ou aient été frappés par eux. De l'éten-
due du territoire de ces principicules on peut se faire
une idée quand on voit un roi de Haï à côté d'un roi
de Béthel, un roi de Debir à côté d'un roi d'Hébron,
un roi de Lachis à côté d'un roi d'Eglon; quelques
kilomètres séparent parfois une capitale de sa voi-
sine. — d) Non moins que par le nombre de ces
« royaumes » et par l'exiguïté de leur territoire, on
est frapjié par leur indépendance réciproque. Aucun
lien ne parait les rattaclier ; ni l'autorité prédomi-
nante de l'un d'entre eux ne les groupe, ni, semble-
t-il, l'influence d'une suprématie étrangère. On nous
dit bien qu'à la nouvelle de l'arrivée des Israélites
et du passage du Jourdain, tous les rois des Amor-
rhéens et des Cananéens sont atterrés et perdent cou-
rage (./ys., v, i; cf. II, 9-1 3). Mais on ne les voit pas, dès
le début, tenter un essai de résistance commune et
coordonnée. Les rois de Jéricho (Jos., vi), de Haï
(Jos., VII, VIII ; cf., pour Béthel, JucL, i, 22-26) sont
seuls en présence d'un ennemi qui est pourtant l'en-
nemi commun. Sans doute, deux coalitions se for-
ment ensuite, celle des rois du Midi (.los., x) et celle
des rois du Nord (705., xi). Mais, d'une part, ni
Adonisédec de Jérusalem, ni Jabin d'Asor n'agis-
sent comme ayant une suprématie quelconque sur
ceux qui les entourent; ils usent simplement du
prestige que leur assure leur situation et l'impor-
tance de leur capitale. D'autre part, leur action
apparaît restreinte. Le roi de Jérusalem, à propos
duquel les données sont plus concrètes, ne groupe
que quatre rois, ceux d'Hébron, de Yarmuth, de
Lachis, d'Eglon (Jus., i, 3). Ni celui de Libna (los.,
X, 29, 3o), ni celui de Debir {los., x, 38, io) ne
faisaient partie de l'alliance; quant à celui de Gézer,
il s'est ravisé après coup, pour venir porter secours
au roi de Lachis {Jos., x, 33). — e) Nous nous trou-
vons donc en présence d'une sorte de féodalité, d'un
agrégat de princes qui traitent sur un pied d'égalité
et ne reconnaissent aucune suprématie locale. Us
ne semblent guère non plus se préoccuper de la su-
prématie égyptienne ; ni ils ne consultent les pha-
raons sur leurs mouvements, ni ils n'implorent leurs
secours. L'Egypte est loin et, au moment où son
prestige est menacé, elle n'a pas l'air de songer à le
dél'endre. De nouveau nous sommes en présence
d'un grand morcellement, d'un véritable émiettement
de territoire; la situation politique complète, à cet
égard, l'oeuvre de la multiplicité des races. On peut
ajouter que cet état de Canaan facilitera singulière-
ment la conquête.
4 " Les données bibliques et les documents
étrangers
140. — De la consultation biblique qui précède, il
faut tirer une double conséquence : — a) Les rensei-
gnements que nous avons groupés ne sont en aucune
manière extraits d'un tableau d'ensemble de la
migration Israélite. Tout au contraire, ils sont pris
à droite et à gauche, empruntés à des contextes très
multiples. On ne saurait donc être surpris de relever
assez fréquemment des discordances de détail. Elles
témoignent de la variété des sources auxquelles nous
avons puisé et du respect avec lequel les rédacteurs
en ont conservé les particularités. — h) Ce qui, toute-
fois, est beaucoup plus frappant, c'est l'accord général
de tous ces éléments pour nous fournir, de la période
et du milieu auxquels nous nous intéressons, un ta-
bleau à la fois très compréhensif et très nuancé.
Cette constatation a déjà par elle-même une grande
valeur apologétique. Un pareil tableau présente, en
efl'et, toutes les chances d'être conforme à la réalité.
Dès lors, il faut se refuser à regarder les documents
sur lesquels il repose comme de plusieurs siècles pos-
térieurs à l'époque qu'ils décrivent'. A i)lusieurs siè-
cles de distance, on ne saurait répandre, au travers
d'une œuvre disparate, une i)areille série de détails
concrets, parfois minimes, qui aboutiraient à former
d'une période ancienne une peinture parfaitement
cohérente et, en plusieurs endroits, très délicate-
ment nuancée. La tradition orale est, de son côté,
impuissante à conserver à l'état dispersé des éléments
qui puissent se réunir en un tout aussi harmonique.
Sans doute les canaux par lesquels ces renseigne-
ments nous parviennent peuvent être très divers,
les dates où ils ont pris leurs formes propres peu-
vent être, elles aussi, fort variées. Mais ils dérivent
tous d'un même courant dont la source remonte à
l'époque et aux événements qu'ils illustrent. La com-
paraison de ces données avec celles des documents
étrangers ne fera qu'accentuer ces conclusions.
141. — 1' Les données de l'archéologie palesti-
nienne^.—ha plupart des documents de l'archéoio-
gie palestinienne sont anépigrai)hes ; on ne saurait
donc y rechercher des données d'une trop grande
précision technique et surtout chronologique. Ils ont
toutefois leur langage, que tiennent, chaque groupe
à sa manière, les poteries, les restes de mobilier, les
bibelots, le matériel funéraire, le matériel cultuel;
la place que ces éléments occupent dans les couches
superposées, telle ou telle inscription qui, à un étage
1. C'est suitout l'époque mosaïque que nous avons en
TUP.
2. Cf. P. Hugues Vincent, Canaan d'après l'rrploralion
récente, surtout le chap. TU, Canaan dan» l'histoire gé-
nérale.
73
AlOÏSE ET JOSUÉ
774
u un autre, vient par hasard les accompagner, per-
lettent de dater avec quelque approximation leurs
éposilions. Au début, ce langage ne fut retenu et
iterprété qu'avec de très grandes hésitations. Mais
1 constance et la similitude des renseignements
btenus, à mesure que s'ouvraient de nouveaux clian-
iers de fouilles, ont permis de procéder avec une
récision et une exactitude toujours croissantes. —
) Les découvertes réalisées remontent jusqu'aux pé-
iodes paléolithiques et néolithiques. C'est au terme
e cette dernière, au moment où se multiplient, le
jng de la vallée du Jourdain et notamment sur les
lateaux de la Transjordane, les monuments mégali-
liiques de toutes formes et de toute proportion,
u'on peut coordonner les nombreuses traces de la
ude civilisation de ces peuples auxquels, sans pré-
iger d'ailleurs la question de leur origine, nous
vous appliqué l'épithèle, toujours relative, d'auto-
btoncs. Une grande invasion va bientôt leur por-
îr un coup fatal, sans pourtant les exterminer à ce
oint que, çà et là et longtemps encore, il n'en puisse
iibsister des restes puissants.
143. — i) C'est dans la première moitié du troi-
ièmo millénaire (3ooo-25oo) qu'il faut placer l'in-
asion. Elle est sémitique par ses origines et ses
iractères ethniques; nous avons vu que, consultée
vec discernement, la Bible n'y contredit pas. Celle
uraigration couvre un immense territoire, tout celui
uquel, dans son sens le plus large, s'applique le
îrme biblique de cananéen (Gen., x, lô-ig). Avec
ux, ces nouveaux venus apportent une civilisation
elativement avancée et ils n'auront à faire que de
ares emprunts à ces aborigènes desquels les distin-
ueront, dès l'abord, des pratiques très caractéristi-
ues, surtout en matière d'usages funéraires. Ces
îiiniigrants sont les Cananéens. Leur emprise sur
2 pays sera telle qu'elle se maintiendra pendant de
angs siècles. Leur civilisation jouira d'une très
rande stabilité; les influences étrangères n'en alté-
eront pas les lignes essentielles, surtout quand il
'agira des pratiques funéraires et cultuelles; les
nvasions, toujours limitées et transitoires, n'y pro-
uiront que des perturbations de surface. Pour long-
emps, le pays et ses habitants mériteront cette
ppellation de « cananéens » qui, malgré sa généra-
té, paraîtrasullisante à tel document du T'enlaleuque.
143. — c) Toutefois une civilisation ne demeure
amais complètement à l'abri desinlluencesqui résul-
ent des relations internationales, tantôt paclUques
t tantôt hostiles. Les Sémites cananéens n'appor-
ent pas en Palestine, comme leur héritage propre,
Il culture des grands peuples qui, aux plaines de
Euphrate et du Tigre, ont supplanté les Sumériens
t les Accadiens. Mais, pendant de longues périodes,
es empires orientaux imposent leur su[iréniatie à
oute l'Asie occidentale et jusqu'à la côte méditerra-
léenne; on ne saurait donc être surpris de relever
n Canaan des traces nombreuses de l'influence
labylonienne, sinon même de l'influence de l'Elam
t de Suze. — d) Une autre nation, elle aussi très
luissante, semble appelée, il est vrai, à exercer sur
a Palestine une action plus profonde. Quelques
ournéea de désert seulement la séparent de la côte
ananéenne et celle-ci est la voie normale pour les
léboucliés de son industrie. On a nommé l'Egypte,
léanmoins son influence est lente à percer; tout
e qui se rapporte au culte et aux usages funé-
aires est, en particulier, longtemps hors de son
itleinte. Mais, peu à peu, dans les autres branches
le la civilisation, on saisit la présence de ce nou-
eau facteur. Bientôt même on le sent plus efficace
;t on a l'impression d'une mainmise plus éner-
gique, sinon violente; on va jusqu'à troiM'er des
dieux égyptiens au milieu des divinités cananéennes.
Jamais néanmoins ces emprunts et ces infiltrations
ne sont assez caractéristiques pour marquer une
période déterminée. — e) Il en va autrement d'une
autre civilisation qui entre, à son tour, en contact
avec Canaan. Le centre en est dans l'ile de Crète;
de là elle a raj'onné, avec des vicissitudes et des
adaptations diverses, dans les Cyclades, dans la
Grèce proprement dite, à Tyrinthe et à Mycènes; elle
est arrivée jusqu'en Chypre et en Asie Mineure.
D'abord anonyme, l'influence de cette culture va
chaque jour croissant, dans la Syrie méridionale,
jusqu'au moment où on la voit s'incarner dans un
peuple d'immigrants qui vient s'installer sur les
côtes de Palestine. Cette fois l'action est profonde,
et à la dénomination de civilisation cananéenne des
archéologues vont substituer celle de civilisation
éj;éo-cananéenne. — /') Malgré ces divers apports, le
type primitif s'est conservé avec ses traits essentiels
inaltérés; au milieu du deuxième millénaire (i5oo)
comme au début du troisième, la Cisjordane, pour ne
parler que d'elle, demeure un vrai pa3s de Canaan.
— g) Ce sont ces Cananéens que les patriarches
ont rencontrés sur ce sol, lorsque, pour suivre leurs
destinées propres, ils se sont détachés de cette se-
conde invasion sémitique — les Aramécns — qui de
l'Orient est venue une fois encore vers l'Occident.
144. — 2° Les données de l'archéologie bahylo-
nienne et égyptiennes . — Les documents écrits si
nombreux que les découvertes modernes ont versés
dans l'archéologie babylonienne et dans l'archéolo-
gie égyptienne, ne peuvent manquer de préciser ces
premiers renseignements. Ils nous permettront très
spécialement, et de mieux comprendre nos listes de
peuples à exterminer, et de mieux apprécier la situa-
tion politique de la Terre Promise au moment de
la conquête. — a) Leurs premières données abou-
tissent à nous faire saisir l'énorme influence que la
Babylonie a exercée sur l'Asie antérieure pendant
de longues périodes de la civilisation cananéenne.
C'est ce qu'indiquent de la façon la plus évidente
ces tablettes fameuses de Tell el-Aniarna (temps
d'Aménophis IV et début du qiialorzième siècle,
iS^o-iSôo [?|) auxquelles celles qui ont été décou-
vertes à Tell Ta'anneik apportent leur complément
d'informations convergentes. Un millénaire environ
après l'invasion cananéenne, l'emprise chaldéenne
est telle que les petites chancelleries palestiniennes
emploient l'écriture et la langue assyro-babylonien-
nes; bien plus, ils s'en servent jusque dans leur
correspondance avec leurs nouveaux maîtres, les
pharaons d'Egypte.
145. — b) A cette date, il y a, en effet, bon temps
déjà que Canaan n'est plus sous l'hégémonie orien-
tale. A la suite des troubles qu'a occasionnés l'en-
trée en scène de l'Assyrie, la Chaldée a dû renoncer
à faire prévaloir son autorité sur l'Asie méditerra-
néenne. Un certain temps, les diverses i)euplades
qui s'y côtoyaient ont pu s'agiter à leur gré. Mais de
nouveaux maîtres sont intervenus. Aux environs de
i6oo,un grand changement s'est opéré dans la vallée
du Nil. Des souverains thébains ont entrepris de
l'émanciper de la domination des princes étrangers et
asiatiques, — les Hyksos, — qui y faisaient peser
leur joug. Le fondateur de la dix-huitième dynastie,
l.Gf. G. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'O-
rient classique, surtout t. If. Lire pareilleuieut P. I'iiokme,
Les pays bibliques au temps d El-Arnarna (extrait de la
Revue Biblique, janTiei-juillel 1909). — On sait que, pour
la dix-huitième et la dix-neuvième dynasties, la clirono-
logie est loin d'être fixée d'une manière définitive: en
conséquence, les dates proposées sont seulement approxi-
matives.
775
MOÏSE ET JOSUE
771
Ahmès, a réussi à les chasser hors du pays et à les re-
fouler en Asie. L'un de ses successeurs, Thoutmès 111,
qui rêvait de revanche, a sans doute proûté des
troubles qu'y causait le frottement des races, pour
s'emparer de l'Asie antérieure(entre i5oo et i45o). Au
temps des Hyksos, les relations pacifiques entre la
Syrie et la vallée du Nil avaient favorisé l'importa-
tion de quelques usages égyptiens en Canaan;
l'influence fut naturellement plus accentuée au temps
de la vassalité. Cette dépendance fut très elTeclive
pendant la période qui suivit immédiatement la con-
quête. Mais sous les derniers pharaons de la dix-
huitième dynastie, notamment sous Aménophis IV
(i3;o-i358; Tell el-Amarna), les liens allèrent se
relâchant. Heureusement, parmi les souverains de la
dynastie suivante, il y en eut qui furent en me-
sure, soit de rétablir l'autorité de l'Egypte sur
Canaan (Ramsès II, iag2-ia25 [?]), soit de la main-
tenir (Ménephtah) ; même du temps de la vingtième
dynastie, Ramsès III (i200-i 179) peut encore pacifier
la région et y faire reconnaître son pouvoir. C'est
ainsi que l'histoire documentaire éclaire le témoi-
gnage des fouilles palestiniennes touchant l'in-
fluence, importante quoique secondaire, de l'Egypte
sur la civilisation cananéenne.
146. — c) Les alternatives de pliaraons conqué-
rants et de monarques impuissants favorisaient la
reprise, au moins intermittente, de la vie nationale
chez les peuples de l'Asie antérieure. Abstraction
faite de ceux qui ne jouent qu'un rôle plus effacé,
Jébusécns, Gergéséens, etc., il en est deux sur les-
quels la Bible attire spécialement notre attention :
les Amorrhéens et les Hélhéens. Les documents
nous fournissent à leur sujet des renseignements
précis. Les Héthéens ou Hittites, les Hatii des in-
scriptions cunéiformes, les Il-ta ou Kltéta des hiéro-
glyphes, ont leur centre national eu Asie Mineure;
leur capitale (emplacement de Boghaz-Keui mo-
derne) est sur la frontière des futures provinces de
Bithynie et de Galatie. Mais, depuis longtemps, ils
se sont montrés remuants et envahisseurs. De temps
à autre, ils ont poussé vers l'Est ; mais c'est vers
le Sud qu'ils se sont sentis spécialement attirés. Nul
doute qu'au temps des Hyksos, ils ne soient des-
eenilus très bas dans la Palestine, et ce sont pro-
bablement leurs menées qui ont provoqué l'expédi-
tion de Thoutmès III en Sjrie; il y a certainement
eu des périodes où le pays cananéen tout entier a
pu être justement qualifié de héthéen (/os., i, /|).
Au temps de Tell el-Amarna, leurs tentatives d'ex-
pansion se font au détriment des provinces vassales
de l'Egypte. Leur présence est signalée en Canaan
et les pharaons ont à compter avec eux. Un certain
Laabaia, dont le centre d'action paraît être à Si-
chem, suscite dans toute la région des troubles
que l'Egypte a grand'peine à réprimer. Bien iilus,
on la voit reconnaître cette puissance au point de
mettre des souverains héthéens à la tête des petites
seigneuries de Canaan. Détail piquant : le roi de
Jérusalem, Arta-hipa, appartient à cette race. On
ne doit donc pas être surpris de voir la Bible
nous signaler des îlots héthéens dans la Terre Pro-
mise. Au surplus, cette influence n'est pas res-
treinte à l'époque de Tell el-Amarna , A' Xaiéjio'ph.K III
et d'Aménophis IV. Le Khéta traite avec Ramsès I,
guerroie avec Séti I, puis avec Ramsès II, jusqu'au
moment où. après la bataille de Cadès, il conclut
avec ce dernier pharaon une paix plus durable; il
faut arriver au règne de Ramsès III pour constater
l'affaiblissement de ces durs rivaux. — d) Avant
d'entrer en Canaan proprement dit, les Héthéens ren-
contraient un autre Etat, le pays d'Aniurru, autre-
ment dit des Amorrhéens. Les limites en sont
précisées par les inscriptions : il s'étendait depui
Arwad et, à l'Est, Cadès sur l'Oronte, jusqu'au Suc
de la Cœlésyrie (jusqu'au Lit ànî); il englobait Damas
Sous la poussée violente des envahisseurs, le
Amurru se trouvaient fatalement, eux aussi, entra;
nés vers le Sud, c'est-à-dire en Canaan. Sans dout
leurs succès ne furent jamais si complets ni leur
influences aussi sensibles que ceux des Héthéens. Il
trouvèrent dans les habitants du paj's des advei
saires capables de leur résister, disposés à ne leu
céder que ce qu'ils ne pourraient leur refuser. Ej
Canaan proprement dit, ils ne se fixèrent guère qu
dans la montagne aride de Juda et en Ephraïm. Ces
seulement en Trausjordane qu'ils fondèrent de
établissements plus caractérisés. — e) De l'intluenc
des Héthéens et des .\morrhéens on ne saisit guèr
la trace, pour des raisons diverses, sur la civilisa'
tion cananéenne. Mais, à l'époque à laquelle nom
sommes arrivés, l'action de la culture égéenne et'
des plus importantes. Elle n'est pas encore sensibl
au début de la dix-huitième dynastie (vers i58o
mais, au temps de Tell el-Amarna, elle pénètre d
toutes parts. Ce n'est encore, il est vrai, que l'en;
preinte d'une civilisation, résultat de relations com
merciales et pacifiques. Mais le temps n'est pas loi
où Canaan va exercer un puissant attrait sur ce
races qui sont à l'étroit dans lejir domaine maritimi
Les « peuples de la mer » vont causer des inquii
tudes toujours croissantes aux pharaons de la dij
neuvième dynastie, aux Séti et aux Ménephtah. Soi
Ramsès III, les Philistins seront signalés par lev
nom dans la plaine qu'ils occuperont par la suit
Tout porte à croire qu avant d'inquiéter l'Egypte, i
avaient déjà jeté leur dévolu sur la Sephélah.
147. — /) Les documents, surtout ceux de Telle
Amarna, nous fournissent une dernière donnée. I
nous renseignent sur la situation politique de Canaa
au temps d'Aménophis IV. OBiciellement la Palestir
est toujours sous l'hégémonie des pharaons. Ce soi
eux qui y établissent les « rbis », les gouverneur
les intendants, les surveillants. Tout ce personnel ei
en perpétuelle correspondance avec eux et continu
de multiplier lesformules protocolaires les plus hun
b!es. Mais les lettres révèlent, de la façon la plus ei
plicite, que cette suzeraineté n'est plus que nominab
L'Egypte est impuissante à gouverner les pay
situés en dehors de ses frontières naturelles. Lf
troubles se multiplient dans la Syrie méridional!
du fait des mouvemnnts héthéens et amorrhéens
des bandes de pillards, tels les Ilabiru, pénètrei
dans la région et y augmentent le désordre ; des mot
vements d'origine locale tendent à rendre au paj
son indépendance. Non seulement les pharaons r
préviennent pas ces perturbations par la vigueur d
leur autorité et de leur administration; non seule
ment ils ne prennent pas l'initiative de les réprime:
Mais ils ne savent plus répondre aux appels déses
pérés des roitelets qui invoquent leur appui. N'étar
plus reliés par une suprématie efficace, ces gouvei
neurs s'isolent les uns des autres, poursuivent chacu
leurs intérêts, s'habituent à ne compter que sur eu:?
mêmes. Canaan va s'émiettant en une foule de petite
principautés sans cohésion. Les lettres offrent de et
état de choses un tableau très vivant et très facile
interpréter. Sans doute l'action de Séti I, de Ramsès IJ
de Ménephtah fera à nouveau prévaloir le nom égyp
tien en Palestine; mais jamais plus ne sera réalisée I
grande et forte unité queTouthraèsIlIavaitinauguréf
148. — C'est ainsi que les documents extérieur
apportent leurs dépositions de tout point conforme
à celles de la Bible, c'est-à-dire de VHexateuque. Le
deux tableaux que l'on peut établir en coUigeant le
unes et les autres présentent les ressemblances le
MOÏSE ET JOSUE
77S
us frappantes. C'est la preuve évidente que les
noignages scripturaires ont pour point de départ
s sources qui prennent naissance à l'époque où les
énements se sont déroulés. Ni la tradition orale,
des documents notablement postérieurs n'auraient
1 réperouler un écho si fidèle de la situation
ilors. llétliéens, Amorrhéens, Cananéens se sc-
ient vaporisés et nous n'aurions que des types de
nvention évoluant au hasard; les Rephaini, du fait
e, même au temps de Moïse, ils sont du passé,
csententdéjà ces caractères indécis.
II.
li'œnvre de Moïse et de Josuô
149. — On voudra bien se souvenir, ici autant
ion i>lus qu'ailleurs, du but nettement apologéti-
e de notre travail. 11 n'entre pas dans notre plan
raconter par le détail l'histoire de l'exode et de la
nquète de la Terre Promise. Bien plutôt : suppo-
al connues les grandes lignes de l'œuvre de Moïse
de Josué, nous nous proposons d'insister sur les
inls qu'il importe davantage de signaler, soit à
son des dillicultés, objections et systèmes dont
ont été le point de départ, soit à cause de leur
portance intrinsèque.
1" Les Hébreux en Egypte
L50. — Le texte sacré nous raconte d'abord comment,
xédés de Joseph et attiz'és par lui, Jacob et ses fils
reiil le chemin de l'E^rypte et s'y établirent (Gen . , x,\xvii,
?-36, XXXIX, 1-XLTii, 12). Mais de plus il nous donne cer-
rxes précisions. Jacob partit avec tout ce qu il possédait
Ti, 1); Jacob et ses fils prirent aussi leurs troujieaux
:e3 biens qu'ils avaient acquis en terre de Canaan (xlvi,
. La fauillie l'taitau complet; Jacob emmenait avec lui
iils,lâs lilsde ses fils, ses filles et les filles de ses fils,
un mot toute sa descendance (xlti, 6^, 7). Le nombre
1 « fils J'Israiil » qui descendirent en Egypte et qu'on se
it à catulo.;uer (xlti, 8-25) était de soixante-six, sans
upter It s femmes des fils de Jacob. Qnand le père et ses
icendants eurent i-ejoint Joseph et ses fils, ils se trou-
•ent soixante-dix (xlti, 26, 27). On notera, si l'on veut,
ï catalogues et évaluation numériques remontent à P,
; c'est aussi ce document sacerdotal qui insiste (vers. 6,
iur la migration de toute la famille patriarcale- Mais
audra remarquer aussi que, d'après J ou au moins JE,
aél se mit en chemin avec tout ce qu'il avait (vers, 1).
Des opinions récemment formulées tendent à mettre en
lie ces données et nous amènent à nous poser les deux
îstions suivantes : Les enfants d'Israël sont-ils réclle-
nt venus en Egypte ? Y sont-ils tous venus ?
ISl. — A. Les enfants d'Israël sont-ils réelle-
nt venus en Egypte ? — a) Pour l'intelligence des
inions que nous avons à critiquer, il est nécessaire
rappeler comment les lils de Jacob se distribuent
treles diverses femmes du patriarche. On distingue
?H.. xLvi, 8-«5; cf. Gen., xxix, 3i-xxx, 2!) et xxxv,
■26) : les /ils de Hacliel, Joseph et Benjamin; les
î de Lia, Ruben, Siniéon, Lévi, Juda, Issachar et
bulon; les fils de llala, servante de Rachel, Dan
Nephthali; les /ils de Zelpha, servante de Lia, Gad
Aser. Au regard de beaucoup de critiques, ces
ms sont purement patronymiques et, dans l'his-
re des Uls de Jacob, il faut savoir lire celle qui
ncerne l'origine des triljus qui portent leurs
ms. Une autre opinion tend à gagner du terrain.
!st qu'à l'origine ces diverses tribus, bien que
ur la plupart venues des mêmes régions, étaient
liées les unes des autres, vivaient très indépen-
nles les unes des autres, s'ignoraient les unes les
très. Loin d'être primitive et toute naturelle,
nité est factice et elle n'est pas antérieure à David,
elle n'est pas son œuvre propre; le caractère de
Ite unité est si nettement artificiel qu'elle n'a
survivre au règne de Salomon. Loin donc qu'à
ses débuts, l'histoire d'Israël ait été marquée par
ces mouvements d'ensemble que les soutiens de
l'unité ont ensuite imaginés, chaque tribu a d'abord
vécu son histoire propre; c'est même par la combi-
naison des souvenirs particuliers à chaque clan que
l'on est arrivé plus tard à retracer le tableau d'une
histoire générale. Il ne faut donc pas être surpris, si
nombre de critiques mettent le séjour en Egypte,
puis l'exode, au compte de quelques tribus seule-
ment.
15S. — i) Hugo Winckleb' est beaucoup plus ra-
dical. La seule tribu qu'avec lui on rencontre sur la
voie des migrations sinaïtiques est celle de Juda. Mais
elle n'est jamais allée en Egypte. La donnée tradi-
tionnelle est née de la confusion du mot Misraim
qui désigne l'Egypte et du mot Musru qui désigne
en gros la région d'Edom-Séir et le pays situé sur la
côte orientale du ^vadi el-'Araha et du golfe élaniti-
que (vid. supr,, H9, e). C'est dans le Mnsru qu'il
faut cherclier le séjour primitif de Juda. C'est là qu'il
a grandi, s'alliant et sefusionnant avec diversestribus
nomades des mêmes déserts : CalébitesouCénézéens-
Qenizzites {Num., XXXII, 12; -los., xiv, 6-i5; xv, i3-
19; Jud., I, i3-i5; m, 9, 11), Cinéens ou Qénites
(A'Hm., XXIV, 21, 2a; 1 Sam., xv, 6; xxvii, 10; xxx,
29), Yerahmélites (I Sam., xxvii, 10; xxx, 29), etc.
C'est de là que Juda est monté en Palestine. C'est de
là aussi que Yahweh l'a accompagné, soit qu'il eût
été son Dieu dès l'origine, soit que la tribu principale
l'eût emprunté à tel ou tel des clans qu'elle s'asso-
ciait. — c) Ces idées ont pris une jjlace de plus en
plus grande dans les articles ou i)arties d'articles
que T. Iv. Cheïne a fournis à VEncyclopaedia Biblica.
Mais c'est dans les dernières publications du profes-
seur d'Oxford- que la folie yérahmélienne a atteint
son paroxysme. Toute l'histoire d'Israël trouve son
explication dans Yérahméel, dans les déserts et les
dieux du négéb, toute l'histoire, jusqu'à la période
d'Esdras et de Néhémie; les noms les plus fameux
de l'histoire universelle, Cyrus, Darius, Artaxerxès,
sont corrigés, dénaturés, remplacés, pour témoigner
plus éloquemment en faveur de cet axiome.
133. — (/) On pourrait s'appu3'er sur ces abus
pour essayer une réfutation par l'absurde. Mais cène
serait ni juste, ni exact. Il cstmême probable qu'on
ne doit pas opposer une fin absolue de non-recevoir
à l'hypothèse générale d'après laquelle le nom de
Misraim =z Egypte aurait été parfois dans la Bible
substitué à celui de ilusur. En certains cas, en
effet, ce dernier terme serait en situation, aussi
bonne, sinon meilleure, que l'Egypte. Par exemple
les liens qui rattachent avec le négéb les épisodes
concernant Agar inviteraient à traiter cette dernière
comme une esclave musrite tout aussi bien que
comme une esclave égyptienne {Gen., xvi, 3). De
même la femme d'Ismaël, habitant du désert de
Paran {Gen., xxi, 21) et ancêtre de nombreuses
tribus arabes, pourrait être une musrite, et non une
égyptienne. — e) Mais qu'on le remarque bien. Dans
l.Ct. H. WiNCKLER, Geschiclite laraeli in Ein:eldar-
siellungen, Teil î, siirtoutles titres Uber die Einivanderung
der Israeliten in Palàsiina et Die davidische Einheitsidce
bri den Propfteten iiiid dif^ gleichzeitigen Zeugen, I. Die
Sage vont .iufenihalte in Agypien : — Sur le Musru en
général, cf. : Le même. Alttestamentlic/ie Untersuchungen :
Musri, Mâsâr, .Misraim (p. 168-174); Eberhaid Sceiraiiek,
Die Keiliuschriftcn und dasAUe Testament, 3' éd. (H. Zi.m-
MERN et H. Wi.nckler), p. 145-148,212-213 : Alfred Jebe-
MiAs, Das .ilte Testament im Lichie des Alten Orients,
p. 155-156.
2. Cf. T. K. Cheyne, The traditions and belle fs ofancieni
Israël , a ne^v study of Gencsis and Exodus ; — The veil of
hebrew histury, a further attempt to lift it, 1913 ; — Fresh
voyages on unfrequented waters, 1914,
779
MOÏSE ET JOSUE
78C
ces exemples et dans la plupart de ceux que l'on
pourrait alléguer, ou bien l'on n'a que le seul mot
.}Iisraïm,oii bien l'on manque de détails circonstan-
ciés. Tout autres sont les récits de l'exode. Ici, tout
est précis et les détails concrets abondent qui nous
ramènent dans la vallée du Nil et au royaume des
pharaons. Les données sont à ce point déterminées
que, non sans vraisemblance, on en a pu prendre
argument pour établir que les récits ont été composés
à répoque même des événements qu'ils racontent. Si
donc il y avait ici confusion, il faudrait reconnaître
que non seulement on a perdu le souvenir du Miisur,
que non seulement on lui a substitué un autre nom,
mais encore qu'on a élaboré une conception géogra-
phique et historique qui nous en écarte complète-
ment. Or il est impossible d'assigner une date com-
patible avec une pareille transformation. Ce ne peut
être évidemment celle des événements eux-mêmes
et il est à propos de se rappeler que les tenants de
cette hypothèse ramènent volontiers jusqu'au temps
des Juges et de David l'époque à laquelle les Judéens
et leurs alliés ont quitté le r)égéb pour venir habiter
larégiond'Hébron. Apartirde David, les confusions,
qui auraient été à la rigueur possibles durant la pé-
riode obscure qui suivit Moise, deviennent de plus
en plus difficiles à imaginer. Le Miisur prend dans
l'histoire une place de plus en plus grande précisé-
ment jusqu'à ces dixième-huitième siècles, au cours
desquels les critiques placent la composition du
Yaht' isie et de VElohiste. D'autre part, il faut faire
disparaître le nom de l'Egypte et le souvenir des
épisodes qui s'y rattachent, non seulement diiPetiia-
teuqiie, mais encore de nombreux textes prophé-
tiques dans lesquels on les rencontre (cf. Jni., ii,
lo; ni, i;iv, lo; v, a5, 26; ix, 7; Os., 11, 16, 17 [Vulg.
i4, i5]; XI, I, 2; XII, 10, i4; XIII, /t-6; etc.). L'opéra-
tion réussit toujours, mais au préjudice des procédés
et méthodes que l'on y met en œuvre. Il faut donc
retenir que les Israélites sont allés dans le véritable
pays de Misraïm, c'est-à-dire dans le royaume des
pharaons.
134. — B. Mais les fils de Jacob r sniit-ils tous
allés .' — a) 11 est encore des critiques qui font à cette
question une réponse alTirmative. E. Renan' admet-
tait que l'immigration des Beni-Isracl s'était faite
en deux coups. Le premier groupe, celui qu'on devait
appeler le clan des Joséfel on les Beni-Josepli, devait
toujours, à raison de ses initiatives, garder vis-à-vis
de ses frères des airs de supériorité; il apparaît
comme doué d'une culture supérieure. Etablis en
Egyple ou plus exactement dans les environs de San,
au pays de Gessen, les Joséphites s'j- développent.
Mais, loin d'oublier leurs frères, ils les appellent près
d'eux, peut-être à l'occasion d'une famine ; bientôt
tous les Beni-Jacob sont dans l'empire des pharaons.
On lit de même sous la plume de C. Piepenbring - :
« Nous pensons... que les ancêtres d'Israël ont réel-
lement fait un séjour en Egypte, qu'ils y ont été op-
primés, qu'ils ont réussi à secouer ce joug. . . Nous
croyons historiques le séjour des Israélites et leur
oppression en Egypte, parce que la délivrance de la
servitude d'Egypte est le fait capital de toute l'an-
cienne histoire d'Israël, comme l'attestent, non
seulement les légendes de VExode, mais encore d'au-
tres passages nombreux et, en partie, fort dignes de
foi. De là nous pouvons conclure que les récits de la
Genèse qui se rapportent à Joseph reposent sur un
fonds historique... Une tribu..., après avoir souffert
1. Cf. Ernest Renan, ///5/0/rtf du peupie d'Israël, tome I,
surtout cliap. x. Les Ileni-lsraî-I en Egypte.
2. Cf. C. PiEPENBRi.'SG, Histoire du peuple d'Israël,
p. l'i-15.
de la malveillance d'autres tribus parentes, a immi-
gré dans ce pays et y a prospéré ; [elle] fut rejointe là
par des tribus sœurs, leur accorda sa protection e)
acquit ainsi sur elles la suprématie. » Cari Cornill
professe des idées sensiblement analogues.
155. — ^) 11 y aurait plus d'une critique de délai
à faire sur la manière dont ces théories sont présen
tées; au moins sauvegarilent-elles la substance de
données bibliques. Il en va tout autrement avec le:
systèmes dont nous avons à parler. Beaucoup d'his
toriens d'Israël n'admettent aujourd'hui le séjour ei
Egypte que pour un groupe de tribus. On remarquer;
d'ailleurs que, parmi ces dernières, celles qui se rat
tachent aux servantes Bala et Zelpha n'attirent qui
secondairement l'attention. Volontiers on les traiti
comme étant à l'origine plus ou moins contaminée
par le sang étranger (Wkllhausbn-) ; volontiers 01
les regarderait comme des tribus cananéennes, con
quises d'abord, puis assimilées par Israël. Au rcgan
de Wellhausen^, le long séjour en Egypte pourrait n
convenir qu'à la tribu de Joseph. La tribu de Benjs
min, pareillement rattachée à Rachel, aurait pri
naissance en Canaan, mais seulement après l'immi
gration; tel serait le sens de l'épisode raconté Gen
XXXV, 16-20. Quant aux tribus dérivées de Li
(Ruben, Siniéon, Lévi, Juda, Issachar, Zabulon), i
n'est pas sur qu'elles soient allées en Gessen; il es
fort possible que ce soit de leur séjour oriental (d
Musrii) qu'elles aient tendu la main aux Cls d
Rachel, avec lesquels elles auraient ensuite contracl
les liens de l'unité future. Le voyage (d'après la Bible
le retour) de Moïse du pays de Madian en Egypt
(,Ex., IV, i8-3i; cf. II, i5-j2) trouverait en celte hypt
thèse une explication facile. Comme on s'en douti
c'est le rôle fait à Joseph dans la Genèse (Gen
xxxvii-l) qui sert de base au système de Wellhausen
d'autre part, la théorie expliquerait et les prêtez
tiens des tribus descendant de Lia à un âge plu
avancé et celles de Ruben à l'hégémonie. Enfin toute
ces vues sont dominées par un postulat; l'unité di
tribus ne remonte pas aux origines du peuple d'I
raël. Wellhausen toutefois la regarde comme ant
rieure à la conquête de la Palestine propremei
dite.
156. — c) Le même postulat est à la base du sy
tème de Bernard Stade '.Mais, d'après lui, ce sont li
tribus issues de Lia qui se sont établies dans le dése
de Gessen et qui ont connu les années de servitud
En revanche, celles qu'il faut rechercher au Sud d
négéb, ce sont celles que l'on présente comme issui
de Rachel; elles y vivaient en union intime avec h
bédouins madianiles, formant avec eux une sorte (
confédération et honorant le même Dieu. C'est pri
d'elles que Moïse, échappé d'Egypte, s'est réfugi-
c'est dans le négéb qu'il a eu la vision de Yahwe
c'est de là qu'il est retourné en Egypte proclamer, a
nom de son nouveau Dieu, la délivrance de se
peuple; c'est là qu'il est revenu à la lëte de ce de
nier; c'est là, autour de Cadès, que s'est réalise
l'union nationale. B. Stade paraît préoccupé, €
énonçant cette théorie, de tenir compte des liei
qui unissent Moïse avec l'Egypte et de ceux qui
rattachent à la tribu de Lévi (issue de Lia).
157. — </) Une autre théorie, qui gagne aujou
d'hui de la faveur, est beaucoup plus radicale. -
a) Nous rentrons en contact avec les idées chères
1. Cf. Cari HeinrichCoKMLL, Getehichle des Volkeshrai
p. 39-40.
2. Cf. J. WELLiiAL'StN, Israelitische und jiidische Ge
chichte, ô* éd., p. 16.
3. Ibid.
4. Cf. B. Stade, Die Entstehung des Volkes Israël, 3« ée
p. 10-13.
781
MOÏSE ET JOSUÉ
782
Hugo WiNCKLEn. Les tribus qui sont à la base de
l'unité Israélite viennent toutes du même réservoir de
peuples, sans doute des bords occidentaux du golfe
Persique. Mais elles ont suivi des voies assez diffé-
rentes. L'une d'elles, celle qui portera le nom de
Juda, est d'abord venue se lixer dans le négéb; elle
y a rencontré les tribus nomades dont plusieurs fois
déjà nous avons parlé et s'est unie avec elles. A l'une
d'elles elle a emprunté le nom de Yahweli. — ;5) Au
regard de H. Winckler, nous l'avons vu, c'est dans le
négéb que cet élément du futur peuple de Dieu au-
rait vécu jusqu'à son entrée en Canaan. Ceux qu'ef-
frait un pareil radicalisme et un tel dédain des
textes, Léon CAnTi,par exemple, mettent la pénétra-
tion et le séjour en Egypte au com[)te de ces groupes
du négéb: ils auront, en se réfugiant en Gessen,
suivi une voie que les bédouins de la péninsule
sinailique ont toujours suivie et suivent encore
volontiers. D'ailleurs, autour de Juda, plusieurs de
ces auteurs groupent volontiers les tribus de Siméon
et de Lévi; pour autant, le rôle attribué à Moïse y
trouve son explication. En revancbe, l'histoire de
Joseph attirant tous les fils de Jacob en la terre des
pharaons n'est qu'une superbe fantaisie destinée à
donner plus de relief à l'un des principaux éléments
de l'Israël du Nord. — •/) Revenus au négéb après la
sortie d'Egypte, Juda et ses alliés y séjournent à nou-
veau un certain temps. Mais ce n'était pas en vain
que, dans le pays de Gessen, ils s'étaient initiés à la
vie sédentaire; ils en avaient subi le charme. Aussi
du négéb jetèrent-ils bientôt un regard de convoitise
sur les régions plus fertiles de la montagne d'Hébron.
Ils y montèrent directement à une époque que plu-
sieurs des tenants de cette opinion maintiennent en
relation avec les temps mosaïques-, mais, d'après
H. Winckler, à l'époque même de David '. Ce dernier
n'était pas le jeune élu que nous présente la Bible
(l Sam., XVI, i-i3), qui fait brillamment son appren-
tissage à la cour de Saiil (I Sam, xvi, i4-23) et dans
la vallée du Tcrébinthe (I Sam., xvii). C'était un
aventurier, un chef de bandes, assez vraisemblable-
ment un chef calébile (on allègue, à l'appui de celte
théorie, v. g. I .Sam., xxv, où David épouse la veuve
du calébite Nabal). Sa première œuvre fut l'unifica-
tion des Calébites et des Judéens, auxquels il assura
la possession du Sud de la Palestine. — 5) Mais ses
exploits aboutirent à un résultat plus vaste. La
Palestine du iS'ord était occupée, en dehors de ce qui
restait de Cananéens, par un groupe puissant de
tribus apparentées à Juda; c'étaient les tribus Israé-
lites, celles qui plus tard constituèrent le royaume
schismatique. Ces clans y étaient directement arrivés
de l'Est; comme Juda, ils venaient de l'Orient, de la
Chaldée. Longtemps ils avaient séjourné, non pas
sans doute en Harran ou Mésopotamie, comme cer-
taines traditions le laissent entendre (Gen., xi, 28-
82; XXIV, 4, 10; XXVII, 43 [ces textes sont de J] ; xi,
3i, 32 et xxv, 20 [d'après P]), mais plutôt au désert
des B nè{y] Qédém{Gen., xxix, i, d'après E), situé au
delà de la Transjordane et des rivages orientaux de
la mer Morte (cf. Jtid., vi, 33; viii, 10; etc.)'. De là
ils étaient progressivement passés en Canaan. Peu à
1. Cf. Léon Gart, .4u Sinaï et dans l* Arabie
(dans le BiilU-tin de la Société Neuchâteloise de Géog
XXIII, 1914, p. 1-524J, Appendice, p. 513 sv.
2. Cf. Léon Cart, op. cit., p. 516-519.
3. Cf. Hugo WiM'.KLER, Geschichle Israeh in Einzel-
darsiellun!;en. Teil I, p. 24-28.
4. Cf. Eiluar.l Metek und Bernhard Lutiieb
raelitfn und ihre Ifac/ibarstumme, 1906, p. 242.
auas-i, bien qu'il soit moins précii et moins ex
Hugo WiNC.KiEK, Geschichte..., I,p.l3 sv., 30,126
ST., 156 ST.
Pétrée
rapliie.
Die Is-
- Voir
plicite,
ST., 134
peu, sous l'influence du sang et pour la nécessité de la
défense, ils s'étaient rapprochés les uns des autres ;
au temps de Débora et de plusieurs autres Juges, ils
avaient formé des unités, toujours transitoires, mais
de plus en plus compactes. David fut assez heureux
pour les conquérir et leur imposer sou hégémonie.
— i) Une pareille fusion n'allait pas alors sans
l'unité religieuse. Le culte judéo-lévitique de YahweU
supplanta chez les Israélites du Nord ceux des élohim
variés auxquels ils rendaient leurs hommages; une
croyance et des pratiques cultuelles communesache-
vèrent l'œuvre d'unification déjà réalisée sur le ter-
rain politique'.
158. — ~) A l'appui de cet étrange système, on
allègue d'abord le vieux cantique de Débora (Jud.,v).
Les tribus du Nord y sont mentionnées : la plupart
sont louées pour leur empressement à répondre à
l'appel aux nrmes{Jud., v, i4, i5a|Ephraim, Benja-
min, Machir, Zabulon, Issacliar], 18 [Zabulon, Neph-
thali ); d'autres sont blâmées pour leur indolence
{Jud., V, i5h, 16, 17 [Ruben, Galaad, Dan, Aser]).
Mais sur Juda le silence est complet, ainsi que sur
Lévi et Siméon : tandis qu'au regard de Wellhausen^,
ces deux dernières tribus n'existaient déjà plus,
L. Cart^ préfère penser qu'à l'instar de Juda, elles
étaient complètement en dehors du champ de vision
de l'héroïne. Ces trois tribus n'appartenaient pas au
groupement Israélite, elles habitaient encore le
négéb ; on sait que dans la suite le lien le plus étroit
fut conçu entre les territoires de Siméon et de Juda.
Le silence qui frappe dans le cantique de Débora est
constant dans le livre des Juges (Jud., m, 7-1 1 est
additionnel). — i) On se plaît à relever ensuite quel-
ques indications sporadiques renfermées dans V Ilexa-
tetique. Isolé de son contexte très tendancieux, le récit
àeNnm., xxi, ai-aS» nous montre Israël conquérant
sur Séhon les territoires orientaux compris entre
l'Arnon et le Yabbok; c'est qu'Israël vient de l'Est.
D'ailleurs le roi amorrhéen va à sa rencontre dans
le désert, c'est-à-dire vers les steppes des B'né[)\
Qédém. Ce texte, où il n'est pas question de Moïse,
n'a rien à voir avec l'exode traditionnel. Débarrassés
des innombrables retouches de D^, les éléments fon-
damentaux de /os»é(E, document Israélite) fournis-
sent des renseignements qui convergent dans la
même direction. Ils présupposent (/o5., Mil, 3o,3ib;
XXIV, 35) une conquête de Sichem, une alliance con-
clue à Sichem, avec promulgation de lois et d'ordon-
nances. Or c'est à cette même conquête que fait
allusion Gen., xlviii, 22, la reportant ainsi en pleine
période patriarcale; de cette mainmise sur Sichem,
on peut rapprocher ce que dit Jud., i, 22-26 de la
prise de Béthel par les Joséphites, non encore divisés
en Ephraïmites et Manassites. Ces traits divers con-
courent à nous montrer la Palestine centrale conquise
par les tribus du Nord '. — 6) Il n'y a pas d'ailleurs
à distinguer entre deux invasions, l'une remontant
aux patriarches, l'autre postérieure à Moïse. Une
telle distinction n'est autre chose que le résultat des
nombreuses retouches faites aux documents primi-
tifs. Il serait assez facile de discerner les principales
d'entre elles. Celles d'abord qui ont mis Josué, au(|uel
on fait l'honneur de la conquête, en relations si
intimes de dépendance, puis de succession, avec
Moïse. Celles surtout qui ont trait à l'arche. A l'ori-
gine, r<i arche d'^'/o'Ai'm «(expression la plus fréquente
dans I Sam., iii-vii et II Sam., vi-xv) n'était autre
1. Cf H. WiKCKLEB, GfscAiVA/e..., p. 29-42.
■J. Cf. .1. WELLUnvszTt, Israelilische..., p. 37.
3. Op cit., p. 487-491.
4. Pour toute cette argumentation, cf. L. Cart, np. cit.,
p. 49C-50:î.
783
MOÏSE ET JOSUE
784
chose qu'un emblème religieux des Israélites du
Nord, propre au sanctuaire de Silo, et elle n'avait
peut être aucun rapport avec Yalnveh. Mais quand,
après la conquête, David l'introduisit dans son
tabernacle (Il Sam., vi), d'où elle devait passer dans
le temple de Salomon, elle devint naturellement
l'arche du Dieu judéen; elle fut, par une conséquence
facile à prévoir, mise en relation avec le Sinaï et
Cadès'. — 0 Enfin on tient compte des données de
divers documents extrabibliques. On relève d'abord
ce que les lettres de Tell el-Amarna nous disent des
Habirii qui, peut-être attirés par les Hittites et les
Àmorrbêens, envahissent la Palestine au temps
d'Aménophis IV, c'est-à-dire au quatorzième siècle.
L'identitication est adoptée de ces Ifabiru, non pas
strictement avec les Israélites, mais avec ces enva-
hisseurs araméens auxquels se rattachaient les
Hébreux du Nord. On remarque d'ailleurs que, parmi
les endroits auxquels se fixent ces immigrants, Arta-
hipa, roi de Jérusalem, signale le pays de Sichem^.
La mention de Jacobel et de Joséphel sur la liste des
peuples soumis par Thoutmès III (i5oi-i447) attire
pareillement l'attention ; il y faudrait voir deux noms
de localités de la Palestine centrale pi'ès desquelles
les Hébreux s'installèrent et qui servirent ensuite à
en désigner les groupes principaux 3. Enlin il y a le
fameux texte de la stèle de Ménephlah I (vers 1220).
Au milieu de diverses allusions à des succès militaires,
notamment à la prise d'Ascalon et de Gézer, on lit :
.( Israilu, ses gens sont peu de chose, sa demeure
n'existe plus ». C'est une allusion évidente à la pré-
sence d'un pouvoir Israélite en Palestine au temps du
successeur de Rarasès II '• et nul doute qu'avant
d'être si profondément atteint, ce pouvoir avait eu le
temps de s'établir et de se fortilier.
159. — e) Nous ne pouvons indiquer dans le détail
les formes diverses que peut revêtir cette théorie, la
manière, par exemple, dont, avec une très ample
documentation, Wilhelm Erbt* la présente. Mieux
vaut en tenter une appréciation : — «) Tout d'abord
le postulat général sur lequel s'appuient ces systè-
mes ne s'impose nullement à notre créance. Un peu-
ple peut se former de deux manières. Par la fusion
de tribus auparavant distinctes, étrangères les unes
aux autres ou n'ayant entre elles que des rapports
lointains de consanguinité. C'est ainsi que les
Cinéens ou les Génézéens ont pu s'introduire au
désert parmi les Israélites. Mais un peuple peut aussi
bien se former par le développement progressif,
rapide parfois, d'un clan important; les usages du
désert actuel fournissent des analogies s. Il n'y a rien
qui répugne en soi dans l'idée de l'unité primitive des
tribus Israélites. — /3) Bien plus, cette unité primi-
tive s'impose à l'histoire. Elle n'est pas seulement
attestée par tels ou tels documents concrets. 11 faut
reconnaître, et les tenants de l'opinion contraire en
font l'aveu, que, sous leur forme actuelle, tous les
documents qui sont à la base de Vllexateuque té-
moignent en ce sens. — ■/) Sans doute on peut ob-
jecter que l'union des deux groupes, judéen et Is-
raélite, a été assez éphémère ; on peut ajouter
1. Cf. H. WiNCKLEK, Gcschichtc..., I, p. 29-30 35-38,
59-66, 69-70, 70-77.
2 Cf. H. WmcKLER, Getchichte..., I, p. 16-21.
3. Cf. Léon Cart, AuSinaï.,.., p. 503, avec renvoi à Max
Mui.LBR, Asien und Europa nach AUàgyptiscken Denk-
mdUrn, p. 162-164.
4. Cf. Ed. Mkter, Die UraeHlen...,-p. 249,251 sv., 2S1 sv.
5. Wilhelm Erbt, Die Hebraer, Kanaan im Zeitalter der
hebrdisc/ien Wanderung und hebràiacher Slaatengriindun-
gen. 1906.
C, Cf. p. Antonin Jaussen, Coutumes des Arabes aupays
de Moab, notamment le chap. 11, La tribu.
qu'elle n'a jamais été parfaitement harmonique,
qu'au temps des Juges, de Saiil et de David, on
voyait poindre les germes des dissensions qui de-
vaient aboutir au schisme. Il n'en est pas moins
vrai que tous les documents qui parlent de ces dé-
saccords insistent sur la fraternité primitive; de
part et d'autre, en Israël et en Juda, se manifeste
le regret de la rupture; de part et d'autre, les vi-
sions prophétiques mettent au rang des espérances
celle de la restauration de l'unité antique. Or une
telle unanimité de témoignages est inexplicable dans
l'hypothèse d'une union qui aurait duré, tant bien
que mal, pendant quelque soixante-dix ans seule-
ment; elle est surtout inexplicable si la réuuion
éphémère n'a été réalisée que par la violence de la
conquête et par une volonté jugée abusive et tyran-
nique. — i5) Il y a plus : les documents sont aussi
unanimes en faveur de l'unité religieuse primitive
qu'à l'égard de l'unité sociale et politique. On sait de
reste que l'unité religieuse durable est de toutes la
plus difficile à réaliser. On peut obtenir, il est vrai,
une adhésion temporaire au culte extérieur du vain-
queur; mais, quand la conti-ainle aura disparu, les
vaincus retourneront d'instinct aux usages natio-
naux qu'ils n'auront pas eu le temps d'oublier; il
faudrait une série de générations avant que la reli-
gion imposée de l'extérieur prit pied dans les âmes.
David pouvait introduire l'arche d'Elôbim dans le
tabernacle de Yaliweh et en changer le vocable;
mais cette mesure elle-même n'allait qu'à indisposer
contre le culte judéen ceux qu'il avait dépossédés de
leur palladium. En tout cas, ce n'est pas au bout de
soixante ans que ces Yahwistes malgré eux se se-
raient à ce point attachés au Dieu de Juda qu'ils en
gardent à jamais le souvenir. C'est pourtant ce qui
est arrivé. Ils ont pu retourner à leurs pratiques cul-
tuelles d'origine suspecte; mais à tout jamais ils
ont retenu le nom de Yahweh ; plusieurs siècles
après la sécession, ils ont compris les prophètes
Elle et Elisée, même le judéen Amos, quand ceux-ci
leur parlaient de Yahweh et de ses exigences. La
vigueur de David ne suffit pas à expliquer cette fer-
meté d'adhésion; moins encore l'intervention de la
qénite Jahel, aux côtés de Débora, pour contribuer,
avec l'appui de Yahweh, son propre Dieu, au salut
d'Israël (/(/(/., V, itt; cf. iv, i^-aa)!...
160. — £) Pareils souvenirs de l'unité primitive
supposent que cette unité a des racines plus profon-
des qu'on ne se plait à le dire. Il faudrait des
arguments très forts et très précis pour ébranler
cette conclusion; or ces arguments n'existent pas.
Le silence du cantique de Débora au sujet de Juda
trouve son explication toute nalm-elle dans les dif-
ficultés que cette tribu éprouva à s'installer parmi
ses montagnes arides. D'autre part, les mêmes do-
cuments qui sont unanimes à faire venir du Nord
les Israélites le sont pareillement, dans leur état
actuel, à distinguer une double phase de migra-
tion. Les Abraharaides ont d'abord séjoiirné en
Canaan à la façon de peuples encore nomades, attirés
déjà sans doute par la vie sédentaire, mais ne s'ins-
tallant pas encore à proprement parler; les tribus
vivaient d'une vie propre, assez isolée, ne constituant
en aucune manière ce que l'on appelle une nation.
Mais les fils d'Israël sont revenus ensuite sous la
conduite de Moïse et de Josué ; ces tribus étaient
alors plus étroitement unies, elles constituaient un
peuple et elles étaient à la recherche d'une patrie.
Entre ces deux invasions, les textes placent ic séjour
de tous les fils d'Israël en Egypte. — ï) Inutile de
l'ajouter. L'unanimité est pareille quand il s'agit
de l'unité religieuse primitive : c'est le même Elohim
que les patriarches adorent avant de descendre en
785
MOÏSE ET JOSUÉ
786
Egypte. El ce Dieu des pères, les descendants sont
d'accord, après les tbéopbanies du Sinai, pour le
révérer sous le nom de Yaliweb et sous le sj nibole
de l'arche. On n'a pas le droit de méconnaître la
valeur de témoignages aussi explicites dans leurs
dépositions. Il faudrait, d'autre part, des raisons
tout à fait majeures pour préférer à de telles don-
nées celles que pourrait fournir un lambeau de
texte, isolé de son contexte : on doit y regarder à
deux l'ois avant d'admettre, ou bien que les rédac-
teurs ont méconnu le sens des documents qu'ils
utilisaient, ou bien qu'ils en ont volontairement
altéré la portée.
161. — ''■) Nous retiendrons que tous les fils de
Jacob, moralement parlant, sont venus en Egypte.
Nous n'avons pas, en dehors de la liible, de témoi-
gnages explicites à ce sujet. Jlais on l'a souvent
remarqué : ce que nous savons de la situation de la
vallée du Nil au temps des Hyksos éclaire admii-able-
ment les récits bibliques. Rien d'étrange à ce qu'à
cette époque, des tribus sémitiques, poussées par la
famine, descendent en cette vallée qui fut l'un des
greniers principaux du monde antique. Tout naturel,
d'autre part, l'accueil qu ils reçoivent des pharaons
leurs congénères; et, si ces derniers accordent aux
Hébreux le séjour du pays de Gessen, ce n'est pas
avec un parfait désintéressement : ils ont toutavan-
tage à poster aux marches orientales du royaume,
des sujets reconnaissants qui, en cas d'alerte, se-
ront des veilleurs attentifs et, au besoin, des défen-
seurs dévoués. Il n'est pas jusqu'à l'histoire de la
brillante carrière de Joseph qui n'ait reçu des do-
cuments hiéroglyphiques les lumières capables de
l'expliquer. — 0)En adoptant cette conclusion, nous
n'avons pas la prétention de dire que toutes les dif-
licultés disparaissent comme par enchantement. La
présence de Jacobel et de Joséphel sur la liste de
Thoutmcs III indiquerait, si ces noms avaient
quelque rapport certain avec les Israélites, que des
clans hébreux se trouvaient en Palestine entre la
date présumée de la descente en Egypte et celle de
l'exode. Quand ces découvertes furent publiées pour
la première fois, des apologistes catholiques recou-
rurent, pour expliquer ces textes, à l'hypothèse de
plusieurs exodes, dont l'un antérieur à Moïse et
contemporain d'.\hmès I'. Il serait peut-être aussi
simple d'admettre que tel ou tel clan de la famille
de Jacob ou même de la tribu de Joseph ne descen-
dit pas dans la vallée du Nil; la Bible signale seule-
ment les enfants qui naquirent à Joseph après son
arrivée à la cour du pharaon. On pourrait aussi pen-
serque, pendanlle séjouren Gessen, tel outelgroupe
restreint aurait eu la nostalgie de ses montagnes.
.\ussi obscure que celle de Jacobel et de Joséphel est
la question des Habira. Leur idenlilieation avec les
Hébreux soulève toujours des dillicultés et est objet
de controverses. Tel texte assyrien, récemment étu-
dié par le P. Scheil, serait plut6t favorable à la
thèse de la distinction-; en tout cas, les Habiru y
1. Cf. Fr. DE MooR, L'E^yptoJo^ie et la Bible dans La
Science catholique, 1897-1898, p. 899-920, 1058-1078 sur-
tout 899-920.
2. Cf. V. Scheil, Les Habiri au temps de Rim-Sin {No-
tules, dans la Rei/ue d' Assyriologie, XII, 1915, p. 114 sv.).
Ces llablri, mentiontiéB en un texte provenant de Larsa et
de six cents ans antérieur h l'époque de Tell-el-Amarna,
paraissent avoir été, à l'origine, une peuplade élamite,
kassite ou ba.»-mésopotamienne. Ils servaient dans les
milices de la dynastie élamite de Larsa; on les employait
sans doute aussi dons les contrées lointaines de l'Ouest
où la suprématie des monarques orientaux devait se
maintenir avec plus ou moins d'autorité, grâce à la pré-
sence de quelques troupes armées. Il resta encore possible
que, conformément a l'opinion de H. Winckler, ce nom.
apparaîtraient plutôtcomme des émissaires à la solde
des Babyloniens, en vue de troubler la Palestine et
de créer des embarras aux pharaons. Aussi bien, si
l'on est favorable à l'identilicalion, on n'en pourra
rien tirer contre la descente de toutes les tribus en
Egypte; il y aura plutôt lieu d'examiner quel rejail-
lissement cette thèse peut avoir sur la discussion
touchant la date à attribuer à l'exode. Il en faut dire
autant de la mention d'Jsraitu sur la stèle de Méne-
pbtah I.
S" La sortie d'Egypte
192. — A. D'après la Bible. — Les données bibliques
sont ici de nouveau fort claires. .\près la mort de Joseph
et de tous ceux de sa génération {Ex., i, fi; J), les Israé-
lites connurent encore de longs jours de prospérité {Ex.,
I, ■/; P) sous des pharaons qui leur étaient favorables.
Mais survint ensuite un roi qui ne connaissait pas Joseph;
son avènement fut pour les Hébreux le point de départ
d'une terrible persécution [Ex., i, 8-10, l'j* 201), J • \\
12,15-22*, E; 13, 14*, P). Cependant Dieu préparait en
Moïse le libérateur de son peuple [Ex., ii, 1-10, E). Ce (ils
de Léïi [Ex., il, 1; E) fut vivement affecté par le spec-
tacle de la misère de ses frères [Ex., ii, 11-14; J ou E).
A la suite de divers incidents et pour échopper à la colère
du pharaon, il se retira au pays de Modian ; il y entra
en relations avec un prêtre, Kaguel selon le récit yabwiste
[Ex., II, 18; à moins que, d'après Num., x, 29, il ne faille
corriger; Hobab 61s de Hnguel [Rt'uél]], Jelbro (i'ilMrô)
selon le récit élohiste (Ex., m, 1 ; iv, 18; xviii, 1, 2, 5
6, 9, 10,12) ; il épousa une de ses filles [Ex., ii, 15-22; J)!
Son séjour en .Madian se prolongea et le pharaon oppres-
seur mourut (£'i-., ii, 23a5< ; J). A cette occasion les cris de
détresse des Israélites montèrent plus pressants vers le
ciel [Ex., II, 23a:i-25 ; P). Or, comme Moïse conduisait le
troupeau deson beau-père (( deri-ière le désert» ['ahar ham-
mid^bûj), il arriva à la montagne de Dieu, à l'Horeb
{Ex., m, 1 : E). Là eut lieu l'apparition divine en forme de
flamme, du milieu du buisson. Dieu confia à Moïse la mis-
sion de délivrer son peuple; en même temps il lui révéla
son nom de Yaliweb, multiplia les signes les plus capa-
bles de le réconforter, lui donna à lui-même le pouvoir
d'en accomplir et de se servir à cette fin de son bâton.
Moïse retourna vers son beau-père et obtint de lui la per-
mission de revenir en Egypte. Sur le chemin du retour, il
eut h affronter la colère de Yahweh ; en arrivant, il ren-
contra son frèie Aaron qui venait au-devant de lui. Tous
deux se présentèrent au phaiaon; s'appuyant sur l'auto-
rité de Yahwob, ils lui demandèrent de permettre aux
Israélites de se rendre au désert, à trois jours de marche,
pour célébrer une fête en l'honneur de leur Dieu. Mais
le roi s'endurcit et rendit plus terrible encore le sort des
Israélites (J ; Ex., m, 2-4a, 5, 7, 8*, 16-20*; iv 1.14a-^
19, 20a, 24-26, 29*, 30b, 31a ; v, la*, 3, 5-23 : vi, 1. — E !
£a-., III, 1,4b, 6, 9-15,21, 22 ; iv, 17,18, 20b [21-23]', 27, 28
29*, 30a, 31b; y, 1*,2,4. — P ; Ex., vi, 2-30 ;vii, 1-13). 11
ne fallut rien moins que les dix plaies pour avoir raison de
sonobstinotion{J : Ex.. vu, 14, 15a, 16, 17*, 18, 21a. 24 25,
26-29 [Vulg. vm, 1-4]: viii, 4-llao: [Vulg. 8-15a..], 16-28
(Vulg. 20-32]; IX, 1-7,l.i-2!, 23b, 24, 25b-30, 33, 34; x, 1-1 1,
13b. 14a,j-19, 24-26, 28,29; xi, 4-8 ; xn, 21-23, 27b, 29,30.
— E : Ex., VII, 15b, 17b*, 20*, 23; ix. 22, 2.3a. 25a 35a;
X, 12, 13a, 14a«, 20, 21-23, 27; xi, 1-3. — Rd : Ex., xil,
24-27a._P:£j-., vu, 19,20a*, 21b, 22;ïiii, 1-3,11* [Vulg.
5-7, 15], 12-15 [Vulg. 16-191: IX, 8-12 [Glose; 31, 32: Rp. :
35b]: [Kp. : xi,9, 10]; xii, 1-20, 28). Après celle qui attei-
gnit les premiers-nés, le pharaon lui-même invita les
Israélites à quitter le pays, lis partirent aussitôt, au
nombre de six cent mille, sans compter les femmes et les
enfants, sans compter non plus une grande multitude de
gens de toute sorte qui monta avec eux ; ils avaient
séjourné quatre cent trente ans en Egypte. Leurs premières
stations furent Ramsès, Socotb, Etham h l'extrémité du
désert, Pbibahirotb près de la mer. Cependant le pharaon
se ravisa et se mit à la poursuite des Hébreux. Grande fut
d'abord ethnique, soit devenu, dans la suite des temps,
appellatif.
1. Quand elle n'indique pas les particularités de la
Vulgate, la paienlbèse à crochets signale ou bien les élé-
ments rédactionnels, ou bien les attributions douteuses.
787
MOÏSE ET JOSUÉ
788
leur détresse; mais Moïse étendit son bAton sur la mer et
les Israélites y passèrent k pied sec. Les eaux rcTinrent
ensuite sur elles-mêmes et engloutirent les Egyptiens qui
s'étaient aventurés dans le lit de labime. Moïse composa
un chant d'action de grâces que Marie, sa sœur, inter-
rompait par des refrains de délivrance |J : Sx. , m. 31, 32,
38; XIII, 21, 22 ; xiv, 5-7'*, 10', 11-14, ly'', 20a, 21a?, 24,
25 27a!b, 30, 31. — E : Ex., xii, 33, 36, 39; .\iii, 17-19;
.\iv 5-7* 10*, lôai, 16aa, 19a, 20»; .w, 20, 21.— Rd : Ex.,
\Iii' 3-l(j' — P: XII, 37, 40-42, 43-51 ;xiii, 1, 2, 20; xiv,
1-4 8 9, 10b-., 15*, 16a.î.l8, 21a«b, 22, 23, 26, 27a», 28, 29.
R : Ex., XV, 1-19)1.
163. — B. Moïse. — a) Le pays où séjournèrent
les Israélites dans l'empire des pharaons, porte deux
noms; il s'appelle pays de Gessen (Gvsén; Geii.,
XLV, lo; XLvi, 28, 34; XLVii, I, 4, 6, 27; Ex., vin, 18
[Vulg., 22]; IX, 26; tous textes de J) et pays de
Ramsès (Geii., xlvii, ii; £.r., xii, 3-j; ^'um., xxxiii,
3, 5; textes de P). Les Septante ont généralement
traduit 'éré.^ gôsén par yf, Ti^iu; deux fois ils ajoutent
un complément : -/fi Fctsu 'Ap«/3ïa? (Gen., xlv, 10) ou
'Apx,îty. {Gen., xlvi, 34); deux fois ils remplacent par
y.v.d' 'Hp'^uj T.on-j {Gen., xlvi, a8, 29); une fois enfin
ils ont la leçon conciliatrice z^S' 'V\p'M>j tto/iv lii -/vj
'Px/ii^-ir: (Gen., XLVI, 28). Les détails fournis par le
texte biblique au sujet de Gessen sont peu nombreux,
mais caractéristiques. C'est moins un pays de cul-
ture que de pâturage (Gen., xlvi, 34''; xlvii, 6, 1 1);
il est, par conséquent, situé au delà des terres attein-
tes par les inondations du Nil, bien qu'une branche
du Ueuve en soit assez rapprochée (^.r., 11, 3-io).
C'est une région assez distante de la résidence du
pharaon et de Joseph, donc éloignée du centre du
royaume (Gen., xlvi, 28, 29); elle est située à la
frontière orientale (E.T., xii, 87; xiii, 20; xiv, 2) et
les Egyptiens n'y habitent guère (Gen., xlvi, 34'^).
On y trouve les villes de Pithom et de Ramsès (A'.r.,
I, II). En ajoutant à deux reprises le complément
'Apx^ixi, Wpcrîiy., le traducteur grec avait probable-
ment en vue le nome d'Arabie que les auteurs anciens
mettent constamment en relation avec celui de Bu-
baste; la traduction i près d'Héroopolis », véritable
traduction par équivalence, nous ramène au même
endroit; de même, les premières stations des Israéli-
tes à leur départ (Ex., xii, 87 ; xiii, 20). Enlin la dé-
couverte de Pithom (Héroopolis) parM. Naville(i883)
apporte sur le sujet une lumière définitive. Pithom
correspond au Tell el-Maskhuia actuel, dans \t\yâdi
Tumilat, sur la voie ferrée de Zagazis; (Bubaste) à
Ismaïlieh. Nul doute que tel ne soit en gros le site du
pays de Gessen-.
164. — by Dans cette région, nous l'avons dit avec
la lîible, les fils de Jacob connurent, sous les Hyksos
et les rois-pasteurs, des jours heureux. 11 en fut
autrement à partir de l'époque où .\hmès, le fonda-
teur de la dix-huitième dynastie, entreprit de libérer
la vallée du Nil de la domination étrangère ; les Asia-
tiques immigrés devinrent suspects aux pharaons,
ceux-là surtout qui, établis près de la frontière
orientale, pouvaient être plus facilement soupçonnés
de faire le jeu des ennemis. De là, à défaut d'une
expulsion violente, les vexations de toutes sortes
auxquelles les Israélites furent en butte. Sans doute
les corvées dont parle la Bible étaient le sort ordi-
naire des étrangers, de ceux-là surtout que l'on trai-
tait en prisonniers de guerre. Mais les Israélites, qui
n'avaient pas perdu le souvenir de leur ancienne
î. La répartition en documents, que nous somnïCB loin
de donner pour certaine, est conforme à celle de Cari
Steueknagel, Lehrbuch .. .
2. Cf. Kr. M.-J. Lacrasge, L'itinéraire des Israélites du
pays de Gessen aux bords du Jourdain, dans Revue lîiàli'
que, 1900, p. 63 st., surtout p. 71-80. L'auteur ne démon-
tre pus ces idenlilications, il les suppose acquises.
indépendance, firent monter leurs gémissements
vers le ciel. Le ciel les entendit. Dieu leur envoya
Moïse.
16S. — c) On ne saurait entreprendre de traiter
ici tous les points de détail qui, dans la vie du grand
législateur, intéressent l'apologétique, de chercher,
par exemple, à rendre compte des particularités que
la Bible a relevées touchant son enfance (Ex., 11,
i-io). Une constatation plus importante est à faire.
On ne traite plus aujourd'hui l'existence de Moïse
comme étant seulement « très probable », ainsi que le
faisait E. Rbnan '. Les critiques qui comptent sont
unanimes à reconnaître la nécessité d'un personnage
de très grande envergure à l'origine de la nationalité
Israélite et du Yahwisme. Ceux-là mêmes qui rédui-
sent à si peu de chose les groupements de tribus qui
montèrent de Cadès déclarent ne pouvoir s'en pas-
ser. Il en est de même à plus forte raison de ceux
qui rattachent au Sinaï la fusion de tous les éléments
qui devaient constituer le peuple d'Israël. Le nom
de Moïse (Moséh) est égyptien; c'est un indice sé-
lieux touchant le lieu de sa naissance. On ne fait
plus guère difTiculté de le rattacher à la tribu de Lévi
(cf. Ex., II, vi,E;i, i6-20, P);son rôle dans l'établisse-
ment du culte de Yahweh, qui sera l'apanage de cette
tribu, confirme cette donnée du texte sacré. D'autre
part, on reconnaît assez volontiers que le séjour de
Moïse près de la fille du pharaon favorisa son éduca-
tion, qu'il participa en quelque manière à la culture
intellectuelle de la haute société égyptienne (cf. Act.,
VII, 22); on ne songe plus en tout cas à le traiter
comme un illettré, ne sachant ni lire ni écrire. Enfin
les critiques se montrent moins sceptiques que jadis
touchant l'existence et le rôle d'.\aron.
166. — 1/) Le premier fait qui attire l'attention est
ce voj'age de Moïse au pays de Madian au cours
duquel il reçut sa mission et la révélation du nom de
Yahweh. Sur cette mission et cette révélation, cf. J.
ïouzARD, Juif (Peuple), dans Dictionnaire apologéti-
que de la foi catholique, lome II, col. i565-i65i, sur-
tout i6oo-i6o3. Nous nous bornerons ici à quelques
observations en rapport avec certaines opinions en
cours. Nous savons que le nom de Madian a désigné,
au moins à une époque donnée, le pays qui s'étend
sur la côte orientale du golfe élanitique. Est-il néces-
saire d'admettre que Moïse soit allé jusque-là? On
pourrait d'abord remarquer que, d'après diverses
données bibliques (cf. Gen., xxxvi, 35; xxxvii, 28,
36; IViim., XXII, 4, 7; xxv, 6-i8; xxxi; Jud., vi-viii),
les Madianites apparaissent comme des bédouins
pillards qui poussent leurs migrations en diverses
directions et parfois très loin. Mais on peut arriver à
une plus grande précision. Le beau-père de Moïse est
qualifié tantôt de Madianite (Ex., 11, 16, J; m, i, E;
A'um., X, 29, J) et tantôt de Cinéen-Qènite (Jud., i,
16; IV, II); c'est un indice ([u'il y a entre ces deux
tribus une affinité étroite, celle au moins qui relie un
clan à une tribu plus étendue. Or des textes nom-
breux placent le séjour des Cinéens-Qênites dans le
négéb de Juda (Jud., i, 16; I Sam., xv, 6; xxvii, -10
sv. ; XXX, 29 sv.; etc.). C'est peut-être en cette ré-
gion que Moïse a rencontré le prêtre de Madian. —
(■) Une autre remarque est plus importante. 11 ne
résulte nullement des textes que le lieu où Moïse a
reçu sa vision fut au pays de Madian. Dans le récit
élohiste (Ex., m, i), la montagne de Dieu ou Horeb
est « au delà du désert » ou » derrière le désert »
(peut-être : à l'occident du désert), d'une certaine
manière sur le chemin du retour en Egypte, comme
l'indique Ex., iv, 27. Le rédacteur qui a fusionné J
et E a du trouver une indication pareille dans le
1. E. Reman, Histoire..., I, p. 159.
789
MOÏSE ET JOSUE
790
Yahwisle à propos du buisson; c'est thi moins ce qui
explique le mieux les rapprochements qu'il a éta-
blis. Des critiques pensent d'ailleurs que le buisson
se trouvait, lui aussi, sur la voie du pays de Gessen ;
ils lisent, en elJ'et, Ex., iv, ig, 20 (24-26) entre E.r.,
II, 2lja«, et Ex., III, 2 (dans les Septante, E.r., 11, aS»»
est répété avant Ex., iv, 19). Les textes, par consé-
quent, ne favorisent aucunement l'iiypolbcse d'après
laquelle la montagne des révélations divines aurait
été au pays de Madian (ou de .yii.^ui), aurait été un
sanctuaire en vue dans ces régions.
167. — /) 11 n'y a de même aucun appui dans les
textes pour cette autre hypothèse selon laquelle
Woïse aurait emprunté aux Madianites ou aux
Cinéens-Qônitcs le nom et le culte de Yahweh. On
l'ait état d'un certain nombre de données dignes à la
vérité d'être soulignées. Il est incontestable qu'en
sa fuite Moïse entre en relations avec les Madia-
nites, relations si étroites qu'elles seront consa-
crées par un mariage; il convient même de noter
que ces rapports s'établissent avec le sacerdoce
madianite {E.v., 11, 16-22, J). Ces relations ne de-
meureront pas purement personnelles ; lorsque
Moïse retournera au désert à la tête de son peuple,
elles aboutiront à des liens durables avec les en-
fants d'Israël. Le récit inachevé de iV;//»., x, 2g-32, J,
semble Iciuoigner en ce sens à propos des Cinéens-
Qênites; en tout cas des textes tels que Jud., i, 16;
IV, II, 17-22; V, 24-2^ tendent à faire accepter cette
interprétation ou du moins à faire retenir les consé-
quences qui en découleraient. D autres passages
(fos., XIV, 6-i5; XV, i3-iij; Jud., i, i2-i5) nous mon-
trent d'autres tribus du rtégéO, les Céuézéens-
Qenizzites (Galébites), entrant à leur tour dans
l'unité Israélite. Il y a plus : certaines de leurs atti-
tudes, certaines manières de parler (i'j-., xviii, y-12,
E; iVum., x, 29-82, J; /o.s., xiv, 6-12) imiteraient à
regarder ces tribus comme connaissant Yahweli et
pratiquant son culte. On remarquera toutefois qu'en
serrant de près les textes, on découvre qu'ils n'ont
pas une portée aussi précise; si, par exemple, ces
bédouins parlent eux-mêmes de Yabweh, c'est en
s'adressant aux chefs d'Israël et apparemment par
déférence pour eux. Ce n'est pas qu'à prendre les
choses en soi, il ne puisse y avoir des atlinités entre
la religion des Madianites et celle des fils d'Israël.
Madian est fils d'Abraham par Cétura (Gen. xxv, 2);
par Eliphaz, ûls d'Esaii, Cénez, l'éponyme des Coné-
zéens-tjenizzites, se rattache à son tour à la famille
patriarcale (Gen., xxxvi, 11). Rien d'impossible à
ce que, eux aussi, ces lils du désert aient (idèlement
gardé le souvenir de l'Elohim du père des croyants;
à ce titre, le Dieu des Madianites aurait pu dire à
Moïse qu'il était le Dieu des ancêtres {ISx., in, 6, E)
communs. Mais rien ne sert de s'arrêter à ces pos-
sibilités ; les textes ne se prêtent pas à ces interpréta-
tions. La scène du buisson et de l'IIoreb est racontée
comme un événement imprévu, subit. Il se pourrait
que l'appellation de « montagne de Dieu» (Ex., m, i)
évoquât l'idée d'un sanctuaire qui, d'abord païen et
peut-être consacré au dieu Sin (lune), fût devenu,
sous un nouveau vocable plus rapproché du mono-
théisme, cher aux bédouins du négéb ou de la pénin-
sule sinaïtique. Rien toutefois n'autoriserait à voir
dans le passage fameux de l'Exode le récit d'une
initiation à la religion et au culte des Madianites.
Les paroles de Dieu à Moïse témoignent nettement
que la préparation à la révélation du nom de Yalnveh
s'est opérée au sein des tribus Israélites elles-mêmes,
que c'est parmi elles qu'il en faut rechercher les
antécédents. Ce qu'il y a de plus spëciliqueraent
nouveau, c'est la révélation du nom sous lequel
ce Dieu veut être honoré des flls d'Israël, c'est une
manifestation plus précise de la personnalité et des
attributs de ce Dieu.
168. — C. I)ii pays de Genen au delà de la mer
Itoiif;e. — Eclairé par les révélations dont il avait
été favorisé, soutenu par son patriotisme, secondé
par son frère. Moïse revint en Egypte pour alfran-
chir son peuple. Malgré l'obstination du pharaon,
malgré certaines difficultés que les Israélites eux-
mêmes lui suscitèrent, il aboutit à faire sortir ces
derniers de la maison de servitude. — a) Nous ne*
reprendrons pas la discussion si savamment contluite
par A.,MAM.oN(art. Egypte, dans Dictionnaire apolo-
iiétiquc (/(■ la fui catholique, tome I, col. i3oi-i343)
sur la date de l'exode. On sait que la diversité des
opinions provient en partie des ressemblances qui
existent entre les vicissitudes des dix-huitième et
dix-neuvième dynasties égyptiennes. La première a
pour point de départ un acte vigoureux d'Ahraès
pour rétalilir l'autorité nationale et traditionnelle
sur la vallée du Nil; elle atteint son apogée lorsque
Thoutmès III impose avec une irrcsistiljle énergie le
joug égyptien à l'Asie antérieure, y compris la Pales-
tine; la décadence commence avec Amènophis III et
se consomme avec Amènophis IV. U y a plus d'un
trait de ressemblance entre Ahmès et le pharaon
restaurateur Harmhabiqui inaugure la dix-neuvième
dynastie, entre ïhoutmès 111 et Séti I ou Ramsès II,
entre Amènophis III et Ménephtah. Toutefois ni
Ramsès II n'agit avec autant de vigueur que ïhout-
mès III, ni surtout Ménephtah n'est faible comme
Amènophis III. En comparant ces deux dynasties,
on arrive à celte conclusion que Thoutmès III et
Ramsès II se présentent sous les traits qui carac-
térisent le pharaon oppresseur des Hébreux, Amè-
nophis III et Ménephtah dans les conditions qui
expliquent la facilité relative de l'oeuvre de déli-
vrance. S'il était établi que les Jlabiru sont identi-
ques aux Hébreux, on serait presque nécessairement
amené à placer l'exode sous Amènophis III et l'entrée
en Canaan sous Amènophis IV. A défaut de la
certitude voulue touchant cette identification, il faut
prêter attention à ce qui est dit des Israilu sur la
stèle de Ménephtah. Ils y apjjaraissent comme un
peuple déjà lixé en Palestine de la même manière
que tous les autres dont parle le vainqueur. D'auire
part, l'importance qui est attachée à leur déroute
ne permet guère de songer à un petit groupement
demeuré en Canaan lors de la descente de Jacob
en Egypte, moins encore à quelques émigrés ayant
quitté la vallée du Nil avant Moïse. Aussi l'hypo-
thèse qui rendrait plus facilement compte de la
situation serait celle qui placerait lexode à la lin de
la dix-huitième dynastie. Arrivés en Canaan sous
Amènophis IV, les Israélites auraient eu le temps
de s'organiser et de grandir avant d'inspirer des
inquiétudes au successeur de Ramsès 11. Ce n'est
pas tout. Dans cette perspective, la lin de la période
des Juges correspondrait facilement au temps de la
vingtième dynastie; on s'explique alors que les der-
niers juges et les premiers rois aient autant à lutter
avec les Philistins dont la présence en la Sepliélah
est attestée pour l'époque de Kauisès III. Il faut aussi
le noter, la lin delà dix-huitième dynastie constitue
un cadre admirablement adapté au récit de la sortie
d'Egypte. Fatigués de la tyrannie de Thoutmès ill,
excités par Moïse, les Israélites ne pouvaient que
trouver tout naturel de profiter de la faiblesse
d' Amènophis III pour se soustraire à une autorité qui
les avait exaspérés. En même temps ils ne quittaient
pas l'Egypte sans un but précis, ainsi qu'on se plait
quelquefois à le dire. Ils n'étaient pas dénués d'in-
formations sur ce pays de Canaan dans lequel leurs
pères avaient séjourné; ils savaient en quel état
791
MOÏSE ET JOSUÉ
792
d'éniietlement et d'anarebie il se trouvait; ils ne
pouvaient manquer de le regarder comme une proie
facile que les pharaons alfaiblis ne les empêcheraient
ni de convoiter ni de conquérir. L'occasion étrjt
propice; ils se laissèrent sans trop de difficulté
convaincre de la nécessité de la saisir; ils se prépa-
rèrent au départ.
169. — /') Il n'entre pas dans le plan de cet arti-
cle de procéder à l'identilication minutieuse de leurs
étapes successives. Nous indiquerons seulement l'opi-
nion qui tend à s'accréditer parmi les catholiques
touchant l'endroit où se lit la traversée de la mer
Rouge. Les documents indiquent les étapes suivan-
tes : Ramsès (Ex., xii, 3^, P; Num., xxxui, 3, P),
Sukkôlh (Ex., XII, 3^, P; xiii, 20, P; Nitm., xxxiu, 5,
P), Elham (Ex., xin, 20, P; Num., xxxiii, 6, P),
Pihahirôlh (Ex., xiv, 2, P; Num., xxxm, 7, P).
Ranisès était à un endroit où l'on pouvait choisir
sntre la voie de la côte et celle du désert, sans
ioute non loin de San. Or Yahweh ne conduisit pas
les enfants d'Israël par le premier de ces chemins
[Ex., XIII, 17, E); par conséquent, ils ne se dirigèrent
pas vers la Méditerranée, vers El-Qantara. Ils suivi-
rent l'autre route et les stations de SukkôtU et
cl'Elham les amenèrent aux confins du désert (Ex.,
XIII, ao, P; Num., xxxiii, 6, P); c'était l'itinéraire
normal et l'on peut penser qu'il passait à El-Djisr, au
N'orddulac Timsali. Mais Yahweh les lit changer de
direction, si bien que le passage par Pihahirôlh a
ious les caractères d'une contre-marche (!^x., xiv, 2,
P) destinée à préparer la manifestation de la gloire
livine (Ex., xiv, 3, 4, P)- Or Pihahirôth se trouve
iutre Migdol et la mer, en face de Baalsephùn (E.r.,
XIV, 2, P; Num., xxxiil, 7, P). Ils campèrent donc
ievant la mer (Ex., xiv, 2, 9, 16, 21-23, 26-3o; xv,
1,4,8, 10; cf. I.S., xLiii, 16; Li, 10; Lxiii, 11; Ps. LXVI,
5; Lixviii, i3, 53;cxiv, 3) ou, comme on dit ailleurs,
devant la mer des roseaux (Yam siip^ : Ex., xiii,
18; XV, 4i 22; Deui., II, i; Jos., 11, 10; iv, 23; xxiv,
B; cf. Ps. cvi, 7, 9, 22; cxxxM, i3, i5). Personne,
ou à peu près, ne doute qu'il s'agisse de la mer Rouge.
Mais, à réi)oq Lie de l'exode, « la géographie du temps
de la dix-huitième dynastie nous montre la mer
Rouge remontant, quoique par des jiassages à peine
continus et par conséquent à peine inondés, jus-
qu'aux environs de Pithom ou Héroopolis,qui donna
son nom au golfe » (Lagrange). C'est dans cette
région, peut-être au Sérapéuni, entre le lac ïimsah
et les lacs Amers qu'aurait eu lieu le passage'.
170. — c) La principale difficulté de ce contexte
provient du nombre des émigranls; et cette difficulté
s'accroît singulièrement quand on songe que qua-
rante ans durant, cette multitude énorme devra vivre
dans les steppes arides du SLiiaï. « Le total des per-
sonnes de la maison de Jacob qui vinrent en Egypte
était de soixante-dix. » (Gen., xlvi, 27'', P). Au
bout de quatre cent trente ans (Ex., xu, 4°. P), l^s
Israélites s'étaient singulièrement accrus. Us sorti-
rent au n nombre d'environ six cent mille piétons
(mâles) sans compter les enfants « (Ex., xii, 3j^,
P[JE, ?]); cette donnée est conûrmée par Num., xi,
21, J[?]. Le texte ajoute d'ailleurs qu'une grande
foule composée d'éléments hétérogènes, comme il
s'en pouvait trouver près de la frontière, s'adjoignit
à eux (Ex., XII, 38, J). On connaît, d'autre part, les
deux recensements du Code sacerdotal, le premier
aboutissant (Num., i, /J6) à six cent trois mille cinq
cent cinquante hommes en état de porter les armes,
sans compter les lévites, les femmes et les enfants;
le deuxième aboutissant (Num., xxvi, 5i) dans les
1. Fr. M.-J. Lagraxce, L'itinéraire..., surtout p. 71 81.
La citation ci-dessus reproduite provient de la p. 7b.
mêmes conditions au total de six cent uu mille sept
cent trente. Beaucoup de commentateurs ont remar-
qué combien il est difficile d'admettre qu'un si grand
nombre d'Israélites — en tout plus de deux millions
— ait pu vivre même dans le pays de Gessen, à
plus forte raison dans le désert de Cadès. La diffi-
culté, il faut le reconnaître, est des plus graves. La
critique textuelle n'offre pas d'éléments de solution,
puisque les nombres en question sont les mêmes
dans les textes et les versions. La critique littéraire
serait peut-être plus accommodante. On pourrait par
exemple, faire appel au caractère schématique, arti-
ficiel, du Code sacerdotal, aux exagérations à ten-
dances midraschiques de certains remaniements
qui y ont été faits après coup, aux amplillcalions
et déformations de certaines traditions qu'il a insérées
sans que ses auteurs se prononcent sur leur valeur;
il serait d'ailleui-s peut-être juste de noter qu'il s'agit
ici de détails n'atteignant pas la substance des
faits. Cette hypothèse aurait pour complément
assez naturel celle de retouches harmonistiques
faites après coup à YElohiste ou au Yahwisie (Ex.,
XVI, 37''; Num., X, 2O. Mais a-t-onle droit de s'avan-
cer de pied ferme sur un terrain aussi brûlant?
3" Dans la péninsule sinaïtiqne
171. — A. Données bibliques. — Si l'on fait provisoi-
reiueut abstraction des incidents secondaires qui y sont
rattachés, des législations multiples qui y sont insérées, le
récit du voya;^e des Israélites au travers de la péninsule
du Sinaï, se laisse, dans l'état actuel du texte, résumer
comme il suit : — a) Au sortir de la mer Rouge, les émi-
granls marchent trois jours dans le désert de Sur {sûr},
arrivent à Alara {mârâh}, puis à Elim ('e[y]!îm: Ex., xv,
22-2fia [JE], 27 [P]: 25b serait de E, 26 de Rd). D'Elim ils
vont ou désert de Sin {sin), qui est entre Elim et le Sinaï
(Ex., XVI, 1, P). — b) Du désert de Sin, suivant les mar-
ches réglées par Yahweh, ils viennent à Rophidim
{r'p^'id^im: Ex., zyi\,\, P). Dans ce contexte est raconté
le miracle des eaux de Massah [massà/t] et Méi-ibuh
[tn'n'b^'âh], h un endroit où se trouve un rocher qui ©si en
Horeb (Ex., xvii, Wi-1, J et E ; noter le vers, fia».), D autre
part, en connexion explicite avec Raphidim est mise la
victoire des Israélites sur Amalec (Ex., xvii, S-lfi, E). —
c) La suite du récit suppose, ou bien que Raphidim est la
montagne de Dieu (cf. xvii, 6aa), ou bien que, par une nou-
velle marche sous-entendue, on y est arrivé. C'est, en effet,
d la montagne de Dieu (Ex., xviii, 5) que Moïse reçoit la
visite de Jétliro, son beau-père (£j'., x\'iii, 1-27; surtout
E. avec «juelques traits de R). De fait, on dit ensuite, d'une
manière expresse, que de Raphidim les Israélites sont
venus au Sinaï où ils sont arrivés au début du 3' mois après
la sortie d'Egypte; ils campent dans le désert vis-à-vis
delà mont.igne (Ex., xix, 1, 2^^ p ; ^b. Ej — ,i) Le séjour du
Sinaï (Ex., xix — Xum., i, 10), si fécond au point de vue
delà constitution de la nation israélile, se prolonge jusqu'au
20 du 2= mois de l'an 2 de la sortie d'Egypte (Num., x, 11,P).
Quand tous les préparatifs ont été prévus et réalisés,
Israël se met en marche au signal donné par Yahweh lui-
même. On dirait d abord que d'un trait il arrive au désert
de Paran (pà'rân; iXum., x, 11, 12, Ps). Toutefois on s'aper-
çoit bientôt que les premières stations sont : Thabéera
(tab'''êrâh: A'«m.,xi, 1-3, E), Qibroth-Haltaava (Qib^'rdt''
Uatla'<^\vah; .Vnm. , xi, 4-34, surtout J avec traits emprun-
tés à E), Qaséroth (HHérot^ ; I\'um., xi, 35, J ), enfin Pa-
ran (Num., xii, lC[Vulg., xiii, 1], J). — e) La suite im-
médiate du récit (Num., xiii-xiv ; très composite, JEP)
donnerait à entendre que déjà l'on est à Cadès; c'est du
désert de Sin (sin), en effet, que les espions parlent pour
explorer Canaan (Num., xiii, 211' [Vulg. 22^], P), Ils re-
viennent, il est vrai, dans le désert de Paran (.Vum., xiii,
26a [Vulg. 27a], P) ; mais on sait que le désert de Sin, où
se tfouve Cadès. n'est qu'une région du grand désert de
Paran ; d'ailleurs le texte ajoute expressément que le lieu
du retour des espions est Cadès (A'wm., xiii, 26a [Vulg. 27a],
P). C'est dans le désert de Cadès que les Israélites, à la
suite de faiîs sur lesquels nous reviendrons plus loin,
paraissent être condamnés à errer pendant quarante ans
793
MOÏSE ET JOSUÉ
[Num., xiv,31 [E ?], 34 [P.'J), laque semblent se produire
les incidents et se développer les législations dont il est
question Num., xv-xix. Néanmoins c est seulement avec
I\'um, XX, la-x (P) que nous voyons les Israélites arriver
au désert de Sin dans le premier mois, que nous appre-
nons {.Vk/h., xis, la?i>, E) que le peuple séjcuirna i\ Oadès
et que Mûrie, sœur de Moïse, y mourut. Suit (jVk/«., xx,
2-13, E et P) le miracle des eaux de Méribah. Après quoi
se préparent les étapes qui de Gadès conduiront Israël
dans les plaines de Moab, — f) On ne saurait dissimuler
les heurts que produisent en ces récits la juxtaposition
et la combinaison des divers documents. Mais il est deux
points d'une absolue certitude. Dans les récits actuels, les
Israélite» n'arrivent à Cadès qu'après être passés au Sinaï.
D'autre part, le Sinaï se trouve dans la partie méridionale
et montagneuse de la péninsule. — g) Jusqu'à ces derniers
temps, aucun doute ne s'était élevé sur les grandes lignes
de cet itinéraire. On discutait seuleoient au sujet d'identi-
fications locales parfois très difficiles ; on se demandait
si, dans le massif méridional, c'était le Serbdlou \e Dj'ébcl
Miisa ou le Safsâf qui avaient servi de marcbcpied à
Yahweh. Mais des opinions se sont récemment produites
auxquelles il nous faut prêter quelque attention.
l'7S. — B. Les opinions des critiques. — C'est
une idée à peu prés courante dans l'école de Well-
BAUSBN, que les Israélites sont allés directement
de l'Egypte à Gadès sans passer par le Sud de la
péninsule sinaïlique. — a) Un argument d'ensemble
domine cette théorie. C'est que, dans le cas où les fils
de Jacob quittaient l'Egypte pour s'acheminer vers la
Palestine, telle était, à défaut du chemin de la côte
méditerranéenne, la voie normale pour s'approcher de
la frontière à conquérir. C'est que tel était aussi l'iti-
néraire tout indique au cas où, sans un but ultérieur,
les Israélites eussent simplement voulu échapper
à la servitude, regagner le désert, c'est-à-dire peut-
être leur point de départ et leur séjour primitif. Le
détour par le massif méridional ne correspond à
aucun itinéraire rationnel. — b) Du voyage condui-
sant directement les émigrants de l'Egypte à Cadès,
les critiques prétendent retrouver les traces dans les
récits eux-mêmes. D'après Ex., m, i8, E [?], Yahweh,
du milieu du buisson, invite Moïse à demander au
pharaDU la permission de faire, à la tête des Hébreux,
un voyage de irais jours pour aller sacrifier à l'en-
droit même de l'apparition. De fait (Ex., v, 3, J),
Moïse présente cette requête au roi qui refuse de
l'accueillir. Mais, à la suite du passage de la mer
Rouge, on voit les Israélites marcher trois jours dans
un pays sans eau, c'est-à-dire dans le désert (Ex.,
XV, 22*', JE). Cette indication a pour suite Ex., xvii,
i''(JE), qui de nouveau nous remet dans un désert
sans eau. C'est alors que prend place le miracle de la
source de Massah-Méribah (Ex.. xvii, 2^--j, JE). Ce
miracle serait identique à celui de la source de Mé-
ribah qui est racoi.té A'um., xx, 2-i3 (i"»'', 3^, 5,
gaab.^ g*, iiaby^ de E ; le reste de P) et explicitement
localisé à Cadès. — c) Nous aurions donc déjà un
doublet. Il y en a d'autres : celui de la manne (Ex.,
XVI, 2-36, et Num., xi, !\-çj), celui de l'adjonction des
anciens à Moïse pour le jugement et le gouverne-
ment du peuple (Ex., xviii, i3-26 [E]et Num., xi, lo''-
25 [J, sauf 1 1*, 12, i4, i6, 17, a4*, a5, qui se rattachent
à Ej). Il est clair que ces doublets ne se rapportent
en chaque cas qu'à un seul et même événement, que
tantôt les documents primitifs (J, E, P; ila pour la
manne et les anciens), tantôt les rédacteurs (RJE ;
les eaux de Cadès) ont placé en des contextes et en
des cadres locaux différents. Dans les deux hypo-
thèses, ces doublets attestent des variations tou-
chant l'itinéraire des Hébreux au désert.
173. — d) Le premier itinéraire conduisait direc-
tement les Israélites à Cadès (Wellhausen ', Bernard
l.Cf. J. W'ellhaushn, hraelitische..., p. 13-14; Prole-
gomena zur Geschichte Iiraels, 3» éd . , 1899, p. 357-359.
Stadb ', Bruno Baentsch^, Edouard Meyeh-'). C'ctail
celui de J' que M. Raymond Weill', par exemple,
reconstruit comme il suit : E.r,, xv, 22'' (en ajoutant :
et ils arrivèrent à Cadès); Num., xx, 1»"; Ex., xvii,
ib?, 2»« [= Num., XX, S""], aa.-'J, b^, ù^, ■jab»; XV,
25'' : Après trois jours de traversée dans un désert
sans eau, on arrive à Cadès. Ici non plus il n'y a pas
d'eau ; le peuple s'en prend à Moïse qui leur en pro-
cure par une opération miraculeuse dont le détail a
disparu des éléments de J' qui nous ont été conser-
vés; on donne à l'endroit, à la source, les noms
symboliques de Massah et Méribah. Le peuple lit à
Gadès un long séjour pendant lequel Yahweh, en
même temps qu'il l'éprouvait, lui donnait une légis-
lation. Cadès apparaît ainsi comme un sanctuaire;
qu'auparavant il fût, ou non, consacré à un autre
dieu, il est considéré, au temps de Moïse, comme le
sanctuaire de Yahweh. Moïse en est le prêtre. En
effet, Gadès n'est autre chose que le sanctuaire du
buisson ardent de J. Par sa lutte avec Yahweh
(Ex., IV, 24-26), Moïse a acquis des droits sur ce
lieu dont la vision (éléments de J dans Ex., m, 2-6)
lui a révélé le caractère sacré s.
174. — e)Mais, bien que sans rapport avec la lé-
gislation, le Sinaï avait sa place dans la tradition
primitive (Wellhausen f"). Gadès n'était qu'un sanc-
tuaire secondaire, le pied à terre de Yahweh pour ses
relations avec son peuple; la demeure f'ivine vérita-
ble, c'était la montagne sainte, le Sinaï. Cette subor-
dination de Cadès par rapport au Sinaï a trouvé son
expression dans la relation établie entre Moïse,
prêtre de Cadès, et le prêtre de Madian ou du Sinaï,
son beau-père (Weill'). — /) Dans J', c'était
Yahweh qui, du Sinaï, venait à Gadès 8. Déjà toute-
fois on trouve dans le Yalnviste des traits qui nous
montrent le peuple à la montagne sainte (Ex . , xix,
18, 20, à lire 20=» -(- 18-)- 20''). Il faut donc admettre
que J2 conduisait les Israélites au Sinaï ; mais tout
porte à croire que le voyage était intercalé dans le
séjour^ Cadès. Il va de soi que, du moment où les fils
de Jacob allaient au séjour principal de la divinité,
le prestige de ce dernier allait nuire au sanctuaire
secondaire. D'une part, l'œuvre législative allait être
rapprochée de la montagne sainte; de l'autre, le
séjour propre de la divinité tendrait à devenir le but
du voyage'.
175. — g) On admet assez volontiers chez ces cri-
tiques que VElohiste est plus récent que J-, bien plus,
qu'il s'en est inspiré. Or tandis que, dans J, Yahweh
donne rendez-vous au buisson, autrement dit à Cadès
(Ex.,n\, 18), c'est à sa montagne, à l'Horeb, que, dans
E, Dieu appelle les Israélites (Ex., m, 1, 12). Par
1. Cf. B. Stade, Geschichte..., 1, p. 129-134; Die Enlstr-
hung des Vol/ces fsrnel, p. 12 8V.; Stade, au moins dans
son Histoire (cf. p. 132, note 2), se défend de rodierchci-
le véritable emplacement du Sinaï. Mais les allées et
venues des tribus ont pour théâtre le Nord de la péninsule,
même jusqu'au Musiir.
2. Cf. Bruno Baentsch, Exodus-Leviticns-Numeri l'iber-
seizt und erhîàrt (dans Uandhomnientar zurn AUen Te.'?(o~
ment, de W. Nowack), p. 139 (cf. p. l'i, 18, etc.).
3. Cf. Ed.MiïTEii et Luther, Die hraelilen..., p. (ÎO-VI.
4. Cf. Raymond Wfill, Le séjintr des Israélttes au dé-
sert et le Sinaï dans la relation primitlee, V ri'oltiiiùn du
texte bibUcjue et la tradition c/iristiano-nwderne, p. fJ9-77.
5. Cf. R. Weill, Le séjour ..., ç. .56-r,9 ; Ed. Mfter
et U. Luther, Die Israeliten.. ., p. 62 et 3-fi. 56-59.
6. Cf. J. Wellhausen, Israetitische..., p. 13-14. On
notera d'ailleurs que, contrairement à R. Weill, J. Well-
hausen identifie le Buisson avec le Sinaï.
7. Le séjour..., p. 77-89. Cf. Ed. Meyek, Die Israeli-
ten..., p
8. Cf. J. Wellhausen, Israelitische..., p. 14, note I. —
Prnlegomena..., p. 349 (où il allègue Deut., xixiii, 2).
9. Cf. R. Whill, te séjour.. ,p. 89-94.
795
MOÏSE ET JOSUE
796
conséquent, pour r^/oAiAie.l'Horebqui, d'après nom-
bre de critiques, est identique au Sinaï de J, sera
l'endroit vers lequel les Israélites s'achemineront au
sortir de l'Eyyple. Sans doute, E retiendra Cadès
que lui impose" la tradition. Mais Cadès n'aura plus
qu'une importance secondaire; ce sera simplement
l'endroit d'où l'on monte en Palestine. C'est cette in-
trusion de la montag-ne de Dieu avant Cadès qui a
été le point de départ de tous les remaniements
opérés dans les données de J', l'occasion des dou-
blets. U faut, dans ces bouleversements, voir une
œuvre progressive, commencée par E, puis continuée
d'abord par le rédacteur de JE. L'auteur du Code
sacerdotal aurait encore renchéri en deux manières.
D'abord par la multiplication des détours et des
stations qui conduisent d'Egypte à Cadès en passant
par le Sinaï (c'est le nom qu'il garde pour la montagne
divine). Ensuite par la substitution au nom de Cadès
d'expressions plus vagues, désert de Paran, désert
de Sin (cf. pour l'identilication de ces termes, Num.,
XXXIII, 36; Num., xxvii, 12-14 = Deut., xxxii, 48-5i);
il se pourrait que des préoccupations d'orthodoxie
l'eussent porté à diminuer l'importance du sanc-
tuaire du négéb (Welluausen', Weill'-). — '0 L^i
localisation de Cadès ne présente plus aucune difli-
cullé; l'identilication avec l'oasis de 'Ain Qadeis,
d'une manière plus générale avec toutes les oasis
qui se groupent en cette région, est aujourd'hui recon-
nue unanimement. Si, même considérées dans leur
ensemble, elles sont absolument insuflisantes pour
assurer le ravitaillement de deux millions d'émigrés,
on peut dire qu'elles permettent d'envisager le séjour
prolongé d'un campement déjà considérable.
176. — (\ Mais où se trouve le Sinaï? Notons d'ubord
que beaucoup de Cl itiques admettent l'identité réelle, sup-
posée pur E, del'Horeb avec le Sinaï de J'-, l'identité de l'un
et de l'autre avec le Sinaï de P. Ils ue se préoccupent, en
conséquence, que de lu localisation du Sinaï. D'aucuns,
nous lavons dit, le placent sur la cûle orientale du wâcli el-
'Araba, ou du golfe élaidtique: Bkke^ qui, en 1878, l'iden-
tifiait avec leDjéht'l en-A'ur ; Wellhausen*, qui d'hilleurs
n'attache qu'une importance secondaire à cette locali-
sation; Moore', qui plus tard aura des hésitations;
Baentsch ^, etc. Telle sera l'opinion de plusieurs de ceux
qui traiteront le Sinaï comme un volcan et verront dans
les récits de VExode la description d'une éruption ; telles
sont, avec des nuances diverses, les théories de lï. Gunkfl",
H. Gi;kssman!< *• et Ed. Meyeu^. — j) La théorie de Von
Gall '" est plus complexe. Le Sinaï de J serait distinct de
l'IIoreb de E et du Sinaï de P. Dans Ex., xiii, 17, 18, le
récit élohiste conduit évidemment les Israélites vers le
Sud, sur la côte orientale du golfe de Suez; l'Horeb est
donc dans le massif méridional de la péninsule. De son
côté, le récit sacerdotal reprend la même marche pour
conduire le peuple à son Sinaï {IVum,, x.vxiii, 10, 11). En
revanche, le Sinaï de J est à l'Est du golfe élanîtique. Ces
divergence» s'expliquent sans doute parce que, d'une part,
les jiadianites, avec lesquels le Sinaï est en relation,
avaient leur berceau et centre principal à l'Est d'Ayaba
1. Cf. J. Welluausen, Prolcgomena..., p. 370.
2. Cf. M. WniLL, Le séjour. ..,-p. 109.
3. Cf. C. T. Beke, Origines biblicae or Researchet on
Primcval Uistorij, 1834; Mount Sin ai a Volcano, 1873;
Discovery of ilie Irue Moiuit Sinaï. 1873: Discoueries of
Sinai in Arabia and of Madta7i, 'ih~&.
4. Cf. J. Wellhausem, l'rolegomena...,^. 359, note 1.
.5. Cf. Rev. George F. Moohe, A critical and excgeii'
cal Commentary on Jtidgfs^ 1895, p. 140, 179.
G. Cf. lIugoBAEXTSCH, A'xodus..., p. 138-140.
7. Cf., au sujet de H. Gv.nkel, Deutichc Literatwzei-
tung, 1903. p. 3058.
8. Cf. H. GuESSMAXN, Mose und leine Zeit, 1913, p. 192
ST., 409 sv.
9. Cf. Ed. Meteb, Die hraeliten..., p. 60, 69-70.
10. Cf. Von Gall, Aliisraelilische KuUstàiten (dans Bei-
hefle zur Zeiiaclu ift fiir die alltestameniliehe Wissemchaft],
p. 1-37.
et parce que, d'autre part, un de leurs clans avait émigré
au Sud de la péninsule. ■ — A) D'autres auteurs toutefois
ont tendance h rapprocher le Sinaï de Cadès. Ils font volon-
tiers état de deux textes : Jud., v, 4, 5, qui met le séjour
primitif de Vahweh (peut-être explicitement le Sinaï) en
relation avec Séir d Èdom, dont on retient l'emplacement
ii l'Ouest du w'âdi cl-'Araba : Veut., xxxiii, 2, qui met en
corrélation le Sinaï, Séir, le mont Paran et Mérihath-
Cadés (leçon du grec pour 2a.i) . Déj^ Gkàtz' plaçait le
Sinaï BU Djébcl 'Arâif, au Sud de 'Ain Qadeis. D'autres
songeraient au massif de Séir ou d'Edom : Greenk-, Dill-
MANN^, S.MEND ^; SAycE^,qui d'ailleurs place assez étran-
nement le passage de la Mer Kouge au golfe d Aqaba ;
WiNCKLEK^, qui adoptera ensuite une autre opinion ;
MOOKE*. D'autres se contentent d'une situation générale
près de Cadès, Holzingek^, Chetne^.
177. — l) Il faut noter la seconde théorie de WiNC-
klek'*^. Le Sinaï de 1 ancienne tradition est en rapport avec
les Qénites du négéb; Deut., xxxiii, 2, le met en relation
avec Edom. 11 est donc situé d'abord au Sud de Juda,
mais à l'horizon visible de Juda; dans la suite toutefois
et à mesure que les perspectives se développeront, il recu-
lera de plus en plus vers la partie méridionale de la
jiéninsule. Dans cette conception du Sinaï qui se déplace,
est plus ou moins implicitement renfermée l'idée d'une
montagne irréelle et mythique. La pensée de Winckler
év(due en ce sens et rattache à cette conception la dis-
tinction des deux sommets Uoreb et Sinaï. Le concept d'une
montagne mythique est particulièrement cher îi Raymond
\Veili- ", qui raj)plique nu Sinaï de J, à l'Horeb de E. au
Sinai de P. qui ne font qu'un. C'est le séjour principal
du Dieu dont Cadès est le sanctuaire secondaire: dépen-
dance exprimée, et dans la filiation du sacerdoce de Cadès
(Moïse) par rapport à celui de Sinaï (prêtre de Madian ou
du Sinai), cl par la ressemblance entre le mot t'néh, buis-
son (de Cadès), et le nom yahvviste et sacerdotal de la
montagne [Sinai), Dès lors, il ne peut être question poui'
le Sinai d'une localisation précise. Il est situé derrière
Codés, en Séir, en Paran. Il n'est pas loin de Cadès
et de la Palestine, puisqu'un dieu doit toujours être près
do son peuple, il est derrière l'horizon immédiat d'Israël,
à une distance idéale de trois jours, selon l'évaluation de
J'-, que l'on trouve reproduite par E (!!) dans Num., x,
,'^;îa I-; mais il est dans le désert où on ne pénètre pas.
L'IIoreb de l'Elo/iiste, situé entre l'Egypte et Cadès, esttout
aussi indéterminé et Weill n'admet pas qu'Ex., xiii, 17-
18 soit à entendre d'un voyage vers le Sud de la pénin-
sule. En revanche, l'épisode de la victoire de Raphidim
1. Cf. H. Gkatz, Monalschrift fiir Geschichte und Wis-
senicltaft des Judenlhums, 1878, p. 327-360.
2. Ci. Baker Gkken, The Hebrew Migration from Egypt,
2« éd., 1883, p. 138 sv., 170 sv.
3. Cf. DiLLMANN, Exodus, 1880; Exodus und Leidiicus,
3- éd., RïSSEL, 1899, p. 31.
4. Cf. R. Smend, /-e/irirucA der altteslamentliclien Reli-
gionsgeschichle, 2* éd., 1899, p. 35, note 2. Le Sinaï ;Horeb)
est à l'Ouest du pays de Madian (situé à l'Est du golfe
Elanilique), donc vers Séir.
5. Cf. A. H. Sayce, The early History of tke IJebrens,
1897, p. 188-189.
6. Cf. H. Wi.NCKLER, Das Nordarabische Land Musn in
den Inscliriften und der Bibel, dans Altorientalische Fnrs-
chungen, 1 (1893), p. 24-30, 337-338; — Musri, Meluhha,
Ma' in, dans Mitteilungen der Vorderasiatische Getell-
schaft. 1898, fasc. 1 et 4.
7. C'est du moins ce qui peut résulter de G. F. MooBE,
Exodus, dans Encyclopaedia Biblica, II, 1901, col. 1443
(voir surtout parag. v) .
8. Cf. H. HoLziNGEB, Exodus (dans Kurzer Jland-Com-
nienlar zum Alten Testament, de Karl Makti), p. 65 66.
9. Cf. T K. C11EYNE, Moses, dans Encyclopaedia Bi-
blica, m, surtout col. 3208 (n" 5).
10. Cf. H. Wi.NCKLKH, Sinai' and Horeb, dans Encyclo-
paedia Biblica, IV, col. 4629-4543, surtout col. 4638-4641
(n"' 14-17). Au point de vue du concept mythique (astral,
cosmologique), voir col. 4629-4633 (n"' 1-6).
11. Cf. R. WtiLi.. Le séjour..., p. 36-40, 50-55, 77-80,
94-104, 109-114.
12 A cet endroit, E transcrit J- : « Ils partirent de la
montagne de Dieu pour un chemin de trois jours... »,
mais il supprime le nom de Cadès, terme du retour du
voyage au Sinaï, inséré par J- dans la tradition de J '.
79:
MOÏSE ET JOSUÉ
708
(Ex., XVII, 8-16) nous ramène vers le séjour d'Amalec,
c est-à-dire vers le né^éb et Cadès. Mais il y a Mara et
Elim,qui semblent indiquer U[i vojajfe vers le Sud !.. La
direction parait d'autant mieux marquée que Wcill, à la
suite de Meyer, s'a|qiuie sur des comparaisons d'Ex., x\,
23-27 avec de» teites d'auteurs ]>rol'anes pour idcntiGer
Mara-ELim (ils en font une seule localité) avec l'oasis et
la palmeraie de ïor. 11 ne faut pas céder ii cotte illusion:
la mention de Maïa-Elim en ce contexte a une tout autre
raison d'être. Au huitième siùcle, quand VEluhiste écrivait,
l'oasis de Tor était un lieu de cures miraculeuses où af-
fluaient de nombi-eux pèlerins. Gomme on y venait d'Israël,
l'auteur du récit éprouva le besoin d'attribuer à « Yaliweb
qui guérit » (£x. , xv, 26) l'origine delà source bienfaisante.
11 ne tr-ouva pas d'autre moyen que de inettreMara-Elim sur
le cbemin suivi par les Hébreux, précédés de leur Dieu,
au sortir de l'Egypte. Sans doute, au point de vue géo-
graphique, le crochet était extraordinaire, puisque l'ilo-
reb est près de Cadès. Mais le narrateur, grAce à l'ex-
trême indigence de ses connaissances topographiques,
trouvait cela tout simple. Non moins floltuutes étaient
les notions du rédacteur sacerdotal, bien que son texte
jjaraisse de tous le plus précis. Comparant la liste de
;Yum., xxxui, avec les éléments antécédemment fournis
par P, Weill conclut : <c On voit que cette liste de
Nombr., xxxiii.qui est considérée en général comme ap-
partenant à une couche tardive de P, est partout d'accord
avec les détails acceptés ou introduits par P et donnés
par lui d'autre part, et que toute son originalité consiste
dans lintercalation d'un nombre considérable de sta-
tions que le récit antérieur ne tonnait pas. Il est inutile
de dire que toute tentative de locolisation géographique,
ici, serait absurde ; le rédacteur qui inscrivait ces noms
àla 61e avait de tout autres préoccupations que celles de
savoir s'ils correspondaient à une réalité quelconque '. »
178. — m) La plupart des critiques esliment que
c'est l'itinéraire direct qui correspond à la vérité his-
torique. De ce chef, Cadès acquiert une importance
extraordinaire. De par son nom même (ÇiZi/cs), c'est
un sanctuaire, et il y a lieu de croire que, longtemps
avant l'époque mosaïque, c'était pour les bédouins
du désert un lieu de prière et de pèlerinage. L'objet
sacré était une source ; dès le temps des patriarches,
elle s'appelait Source du Ju^ement(' Ain Miipâi; Gen.,
XIV, •)) : preuve que l'endroit revêtait un caractère
sacré bien avant l'exode. C'est cette même source
que désignent les noms, de sens analogue, de Mas-
sah et Méribali, « eau d'épreuve », « eau de déci-
sion 11, et il est possible que ces vocables remontent
à un lointain j)assé. Les récits qui les concernent
sont nettement étiologiques et ont pour but d'expli-
quer ces noms. Mais les explications varient. Ici,
c'est Yaliweh qui tente son Fidèle et querelle avec
lui {Dcut., xxxiii, 8, lo; cf. A'uin., xx, 12, i3[P]); là
(Ex., XVII, i--], JE), c'est le peuple qui tente Yaliweh
ou Moïse. Cadès, c'est donc le sanctuaire de la
source, le sanctuaire des décisions. C'est aussi le
sanctuaire de l'oracle, de Viiiim et du tummim
(Deut., xxxiii, 8^). C'est là que Moïse trouve accès;
là que, selon les uns, en contact avec la confédéra-
tion du Sinaï, il est initié au culte du vieux dieu,
1. Cf. R. WiuLL, Le séjour..., p. 111. Nous ne ferons
que mentionner l'opinion de L. Gart (cf. L. Cart, Au
Sinaï et dans l'Arabie Pétrce, .Appendice : La Géographie
de l'Exode, à partir de la paije 373 ; voir surtout : p, 378,
384-385, 386, 387, 418-420, 430-431, 441-442, 451-460).
Il rejette l'idée d'un itinéraire ]iriinitif allant directe-
ment d'Egypte h Cadès. Tous les itinéraires portaient:
Egypte, Sinaï ou Horeb, Cadès. Il distingue entre le
Sinaï et l'Horeb. Le Sinaï, qui n'est autre que le buisson
{s'néh). esl près de Cadès, ainsi que l'indiquent IJeut.,\wiii,
2 et Jud., V, 4, et coriespond peut-être au D/é/>éi Maqraon
au Djébél Muwcilleh. Quruit à l'Ilorel), il n'est pas ptrè.s de
Cadès; il est plus an Sud, à trois jours de marche
{Num.,x, 33), k onze journées d'après lo Dcutéronome
(D-| qui suit d'ordinaire E [Deul., i, 2); l'histoire d'Elie
(I Reg., XIX) suppose aussi une longue distance. LeSinaï
de P est pareillement dans le massif du Sud.
peut-être qènite ou madianite; là que, selon les
autres, il substitue au culte d'un élôhim imprécis celui
de YahweL (jui lui est apparu dans le buisson. C'est
là qu'il reçoit la législation qui présidera à la for-
mation de son peuple, là pareillement qu'il recueille
ces ordonnances et ces moyens cultuels dont il
léguera le dépôt aux héritiers de sa fonction, les
Lévites. Cadès est le véritable berceau de l'unité
nationale et religieuse d'Israël.
179. — C. L'itinéraire des Israélites au désert.
— Il faut bien se garder d'accepter sans contrôle les
théories que nous venons d'exposer. — o) Il est incon-
testable que le chemin normal pour aller d'Egypte à
Cadès ne comporte pas le long détour jiar le massif
méridional de la péninsule du Sinaï. Seule une rai-
son spéciale peut expliquer un pareil crochet. Mais
précisément les documents qui jiarlent de l'Horeb
et du Sinaï donnent cette raison. Laissons de côté,
par égard pour la mentalité de certains critiques,
ce que la Bible nous dit de la révélation et de la
convocation divines {lix., m, 12, E; m, 18, J). Il
reste que la réputation d'un sanctuaire vénéré ex-
plique très adéquatement une telle déviation d'iti-
néraire; or, quand Moïse revint en Egypte, le
Sinaï-Horeb avait pour lui ce caractère et à un degré
éminent. — b) 11 faut ajouter une deuxième remar-
que préliminaire. Il ne convient pas de s'attacher à
des théories qui vont à l'encontre des données les
plus claires et les plus universelles des textes, si on
ne peut les élayer qu'avec des arguments d'une
probabilité très tenue. Or, d'une part, la question
de l'antiquité respective de J et de E admet encore,
dans le monde des eritii|ues, des solutions très va-
riées ; beaucoup d'exégètes diraient que les deux
conclusions ont sensiblement les mêmes chances de
certitude; la thèse de l'antériorité de E est soutenue
par des personnalités imposantes. D'autre part, si
l'on peut, avec quelques vraisemblances, reconnaî-
tre en J la présence de plusieurs couches succes-
sives, il est, dans la plupart des cas, tout à fait dé-
licat de vouloir les séparer : qui oserait regarder
comme délinitive la reconstitution de J" telle que
H. Weill, par exemple, nous la représente? C'est
là pourtant l'un des éléments les plus fondamen-
taux du système.
180. — c) Que si maintenant l'on aborde les ar-
guments positifs, on voit qu'à leur tour ils prêtent
le liane à de sérieuses contradictions. Ainsi en est-il
de celui qui repose sur le voyage de trois jours. Il
est, en effet, impossible de démontrer avec certitude
que le terme de ce voyage soit Cadès. Dans Ex.,
m, 18, c'est au Buisson que Yahweh fixe le but de
ce pèlerinage; mais l'identité du Buisson et de
Cadès est loin d'être prouvée, loin d'être admise par
tous les critiques. De même, le contexte actuel d'£-<-.,
XV, 22 n'a aucune relation immédiate avec Cadès,
et le lien avec Ex., xvii, i^ n'est rien moins qu'é-
vident. Quand on sort de l'Egypte au niveau du
Sérapéum, nombreuses sont les directions dans les-
quelles on peut, trois jours durant, errer dans le
désert, sans eau potable. Mais il y a plus. La dis-
tance de trois jours ne se présente pas comme une
distance précise. D'une part, la mention de cet iti-
néraire a pour but d'obtenir plus facilement du
pharaon la permission de quitter l'Egyjite; elle n'est
donc pas nécessairement exacte. D'autre part, elle
peut être une évaluation générale et plus ou moins
symbolique. EnGn il est capital de noter que la
distance réelle qui sépare la mer Roug^e de Cadès est,
en ligne directe, non de trois, mais de plus de sept
jours. Il n'est donc nullement prouvé que le voyage
de trois jours mène directement à Cadès.
181. — d) SI nous parlons d'une évaluation
799
MOÏSE ET JOSUE
800
symbolique, ce n'est pas que, pour nous, les docu-
ments évoluent autour de données vagues, plus ou
moins mythiques. Loin de là. Les indications concer-
nant Cadès, le Sinailloieb, les stations, correspon-
dent à des entités réelles et précises. Quelle que soit
la date de la composition des documents, on ne
saurait arguer, en vue d'une conclusion opposée, de
l'ignorance de leurs auteurs. Au neuvième siècle ou
au huitième, par exemple, les écrivains de Palestine
avaient toute facilité de connaître par eux-mêmes,
par les récits des pèlerins ou des bédouins, les sites
dont ils parlaient. La péninsule du Sinai, qu'il s'a-
gisse du désert ou du massif méridional, était acces-
sible à tous et parcourue dans toutes les direc-
tions. Il y a quelque naïveté, par exemple, à pré-
tendre que XElohiste ne se rendait pas compte du
site de Mara-Elim-Tor par rapport à Cadès. Sans
doute, il eût été, aussi bien que le bédouin ou le fel-
lah de nos jours, incapable de lixer sa science topo-
graphique sur une carte; mais, comme le bédouin
de nos jours, il était en mesure d'exposer un itiné-
raire, d'énumérer les stations, de les décrire, de
dire la durée des étapes qui les séparent; il n'eût pas
mciue sans doute commis la bévue de R. Weill qui
ideutitie le désert de Sin (sin) entre Elîm et le Sinaï
(Aj-., XVI, i) et le désert de Sin (sin) qui est autour
de Cadès {IS'um., xx, i)'. On peut, en conséquence,
regarder les données des documents comme se rap-
portant à des réalités concrètes. De même les rela-
tions qui peuvent exister entre le Sinaï et Cadès ne
sauraient être traitées comme des relations d'ordre
purement logique.
18â. — e) 11 faut d'abord rappeler (virf. supr.
166, e) que le Buisson de J et la montagne divine
de E sont eu dehors de Madian, sur le chemin du
retour en Egypte. Rien n'indique, nous l'avons vu
(l'/rf. supr. 186, rf), que le Madian où Moïse a ren-
contré le prêtre soit à l'Est du golfe d'Aqaba; c'est
plutôt au iiégéb, au pays des Cinéens-Qênites qu'il
faut penser. Mais dût-on situer le Madian en Arabie,
qu'on ne serait nullement obligé d'y mettre le Sinaï,
dont le caractère volcanique n'est par ailleurs nulle-
ment démontré. D'autre part, nous croyons à l'iden-
tité topographique du buisson et de la montagne de
Dieu. Admettons que l'on puisse formuler des réser-
ves sur la compétence du rédacteur RJE; il est en
tout cas impossible de lui attribuer gratuitement
une erreur sur les données les plus fondamentales
des récits qu'il amalgame. Si, dansiT.r., m, il a fondu
étroitement les données relatives au buisson et
celles qui concernaient la montagne de Dieu, c'est
évidemment que, par leur teneur même, les deux
documents présentaient ces quantités comme identi-
ques. De cette constatation, une autre conséquence
découle : c'est que le buisson n'est pas à Cadès. Nulle
part cette équation n'est établie et ce que nous
venons de dire de l'identillcation du buisson et de la
montagne la rend impossible. Dès lors le voyage
de trois jours perd toute attache avec Cadès; quel
que soit le sens dans lequel on le veuille entendre,
il est en relation avec le buisson, avec la montagne
de Dieu, avec le Sinaï. — /) Les critiques tiennent
que les itinéraires de E et t'e P placent l'Horeb et le
Sinaï avant Cadès; c'est, en effet, de toute évidence.
D'autre part, on n'a que des lambeaux de textes
pour appuyer l'hypothèse d'après laquelle J^ met-
trait le vo.yage au Sinaï pendant le séjour de Cadès,
tandis que J' ignorerait complètement ce voyage.
Au lieu de donner crédit à des constructions aussi
chancelantes, n'est-il pas plus rationnel de faire fond
sur les textes clairs des documents en même temps
1. R. Weill, Le téjour..., p. 110.
que sur la manière dont les a interprétés le rédacteur
qui les a combinés ensemble? On est ainsi amené à
penser que toutes les sources anciennes, J aussi bien
que E et P, i)laçaient le Sinai-lloreb avant Cadès et
cela avec un sens très précis des réalités. On est
ainsi amené à conclure que tel fut en effet l'itinéraire
suivi par les Israélites.
183. — ^)Si nous attachons une valeur au témoi-
gnage des rédacteurs pour nous faire une idée des
lignes fondamentales des documents, il ne nous en
coûte pas pour autant de relever des méprises de
détail dans l'utilisation des sources, U est fort possi-
ble qu'il y ait de véritables doublets. Les noms de
Massah-Méribah {Ex., xvii, 1-7) et de Méribah
(Xuin., XX, 2-i3) peuvent désigner la même source et
les récils se rapporter au même fait. Des critiques
distinguent dans chaque récit l'inlluence de plusieurs
documents (J et E dans Ex., xvii, 1-7; E et P dans
Num., XX, 2-i3). Il se peut que chacun des auteurs
situât le miracle de la source d'une manière un peu
différente par rapport à Cadès; il est possible aussi
que les noms fussent divers (Massah dans un docu-
ment, Méribah dans les autres). Le rédacteur aura
pu voir deux faits alors qu'il n'était question que
d'un seul, il a pu hésiter sur la manière de les
situer; la mention de l'Horeb, Ex., xvii, 6, aura pu
être ajoutée pour préciser les rapports de l'un des
récils avec son nouveau contexte; l'addition aura
d'ailleurs été assez maladroite puisqu'au chap. xvii,
on n'est pas encore à la montagne de Dieu. Des
raisonnements analogues pourraient être faits au
sujet des récits concernant la manne et les anciens.
D'ailleurs de tels dédoublements ne sont pas sans
exemples faciles à constater. On sait que saint Marc
place la guérison de l'aveugle de Jéricho à la sortie
de la ville (.Marc, x, 46), saint Luc à l'arrivée de
Jésus dans la cité(i»c., xviii, 35), que saint Mathieu
parle de deux aveugles à la sortie de la ville
{Math., XX, 29-80); des commentateurs n'ont pas
hésité à voir eu ces textes les récils de trois mira-
cles différents. — h) Pour conclure, nous nous atta-
chons donc à l'itinéraire : mer Rouge, Sinaï-Horeb,
Cadès'.
184. — D. Le Sinaï. — a) Le Sinaï-Horeb n'est pas,
nous 1 avons vu, identique à Cadès; rien n'indique
qu'il soit en son voisinage immédiat. 11 faut d'abord
le reconnaître : les raisons tirées de ce qu'un dieu
doit habiter à portée de son peuple tiennent d'autant
moins qu'au regard de ceux qui les font valoir,
Yahweh aurait à Cadès un sanctuaire et séjour véri-
tables, quoique secondaires. — b) D'autre part, les
textes de Dent., xxxm, 2 etJud., v', 4, 5 n'ont point
la portée qu'on leur attribue. Dans le second, où le
mot Sinaï (vers. 5) n'est peut-être pas authentique,
Débora, parlant des marches de Yahweh pour ve-
nir au secours des siens, en met le point de départ
en Séir-Edom; mais, pas plus à ce sujet qu'à propos
à'Hah., m, 3, on ne peut faire état de l'absence du
mot Sinaï pour conclure à l'identilication du Sinai
avec le massif de Séir; il serait plus juste de dire
que, pour Débora, l'étape de Cadès avait une impor-
tance qu'on ne lui donne pas ailleurs. Le texte de
Deut., xxxiii, 2 est beaucoup plus explicite. Le point
de départ des marches de Yahweh est désigné par
les noms Sinaï, Séir, mont de Paian, Méribath (Mé-
ribolh)-Cadès. Or rien ne prouve que ces termes
soient synonymes; il est beaucoup plus naturel d'y
voir la désignation des étapes successives avant que
le Dieu n'ait rejoint son peuple. En tout cas, on ne
peut opposer les données, toujours un peu vagues,
1. Cf. Fr. M.-J. Lagrance, Le Sinaï biblique, dans
flecue biblique, 1899, p. 369-392, snrtcut p. 379-389.
801
MOÏSE ET JOSUÉ
802
de ces textes poétiques à celles que peuvent fournir
des récits circonstanciés.
18S. — f) Or, bien que moins nombreux pour
celte partie du voyage, ces textes existent. Nous
avons d'abord le récit de JE dont il serait peut-être
imprudent de vouloir séparer les éléments. Il nous
fournit les étapes : désert de Sur {Ex., xv, aa), Marah
(Ex., XV, 23), Elim{Ex. ,Ti\, 27)', liaphidim{Ex., xvir,
8). Cet itinéraire nous reporte vers le Sud de la pénin-
sule. Qu'on l'identilie avec le nâdi Gharandel on avec
l'oasis de Tor, la palmeraie d'Eliiu témoigne en ce
sens ; on n'en rencontre pas de pareille sur le chemin
qui mène directement de la mer Rouge à Cadès. Des
critiques prétendent que le récit du combat contre
Amaîec n'est pas à sa place, qu'il se rattache au cycle
de Cadès, que le nom de Raphidim y a été ajouté
après coup et sous l'inlluence de P (cf. Ex., xvii, i).
L'argumentation ne nous parait pas décisive. Il est
vrai que le centre des Amalécites était dans le négéb,
non loin de Cadès; mais on n'est pas autorisé à nier
qu'ils ne lissent des razzias dans le Sud de la pé-
ninsule, qu'ils ne s'y trouvassent un peu chez eux; la
venue d'un groupe d'émigrants qui leurdisputeraient
leurs ressources était de nature à les inquiéter et à
leur faire prendre une altitude hostile. On remar-
quera que le défaut général des opinions que nous
étudions provient de ce que leurs auteurs, se conli-
nant dans la critique littéraire, ne se préoccupent
pas assez d'en contrôler les résultats par les réalités
objectives. M. Wbill, par exemple, tient un tel con-
trôle pour une faiblesse'. — (/)Soit au cours des ré-
cits de l'Exode et des Nombres, soit dans la grande
table de Nain., xxxiii, attribuée à une couche secon-
daire, le Code sacerdotal, reconnaissable à son slyle
très caractéristique, nous fournit les stations sui-
vantes : le désert [Etham] (Nuni., xxxni, 8''); Marah
(Num., xxxiii, SI"); Elim {Num., xxxiii, 9); campe-
ment près de la mer Rouge (Num., xxxiii, 10); désert
de Sin, qui est entre Elim et le Sinaï (Ex.,xvi, i;
Num., xxxin, 1 1); campements indiqués par Yahweli
(Ex., xvn, 1), qui sont Duplica et .4tus(iVum., xxxiii,
12, i3), Kapilidim (Ex., xvii, i ; Num., xxxiir, i/|),
désert du Sinaï (Ex., xix, 1, 2; Num., xxxiu, i5).
Avec les stations de Mara et d'Elim, cet itinéraire
nous ramène, comme celui de E, vers le Sud de la
péninsule; la mention du campement près de la
mer Rouge, que l'on peut maintenir malgré certaines
difficultés de critique textuelle, prouve que, sur le
chemin, on retrouve la côte orientale du golfe de
Suez. — e) Nous n'avons pas de raisons de nous
attarder ici à l'identiQcation des stations 3. Notons
qu'on fait d'ordinaire coïncider le désert de Sin avec
la plaine maritime de 'Ain .Markha. Mais, tandis qu'on
plaçait volontiers Raphidim à Voasis de Férân, des
auteurs aussi compétents que le P. Lagrange songe-
raient plutôt au Debbet er-Hamleh, au pied du Djébél
et-Tih. Les derniers détails de l'itinéraire sont
modifiés en conséquence.
186. — f) En toute hypothèse, on arrive au Sinaï.
C'est une question secondaire, en comparaison de
celles que nous avons abordées, que de savoir s'il
faut identilier la montagne avec le Serbâl ou avec le
Djébél Mùsà. Nous n'entreprendrons pas de discus-
sion à ce sujet. Les arguments d'ordre purement
topographique ne permettent pas de résoudre le
1. C'est une idée assez particulière a Steuernagel que de
rattacher Ex., xv, 27 à P.
2. Cf. Le séjour, p. 22, 23.
3. On peut lire à ce sujet tous les commentaires, à
quelque école qu'il» appartiennent. Cf. aussi Fr. M.-J. L.v-
CKA.XOE, L'itinéraire des Israélites du pays de Gessea aux
bords du Jourdain, 1" article, dans lleiue Biblique. l'JOO.
p. 63-86. 1 • >
Tome m.
problème. De part et d'autre, on a des sommets
imposants, dignes de servir de piédestal à Yahweh;
de part et d'autre, on a des emplacements (plaine
er-Iiàha au pied du Djébél Mùsà : wâdi 'Aleyât et
wâdi Férân au pied du Serbâl) favorables à un
campement considérable et prolongé. Les documents
historiques tendent à prouver, au dire de bons
juges, que les traditions anciennes sont en faveur
du Djébél Mùsà; l'antiquité voyait dans les envi-
rons du Serbâl le site de Raphidim et le lieu du com-
bat avec Amalec'.
187. — g) D'après les évaluations du Code sacer-
dotal (et. Ex., XIX, I et.V«m.,x, 1 1), le séjourauSinaï
dura près d'un an. De toutes les étapes du voyage,
ce fut de beaucoup la principale. Il nous sullira de
résumer ici ce que nous en avons dit ailleurs
(cf. Ji'iF (Peuple) dans Dict. Apolog. de la foi catho-
lique , tome II, col. i565 à i65i). C'est au Sinaï que,
dans son premier voyage, Moïse était entré en rela-
tion avec Yahweh; c'est là qu'à son tour le peuple
participa à la manifestation de la majesté divine.
Une alliance fut solennellement contractée entre les
tribus et Yahweh. D'ailleurs les tribus qui se ratta-
chaient à la famille de Jacob n'étaient pas seules en
présence. Lorsqu'elles avaient quitté l'Egypte, une
multitude bigarrée s'était attachée à elles (Ex., xii,
38, J); on y voyait sans doute des descendants
d'.-Vsia tiques, immigrés ou prisonniers de guerre,
établis en Gessen comme les Israélites; il pouvait y
avoir aussi des Egyptiens. Ailleurs on parle du
ramassis de peuple (jui était au milieu d'Israël
(Num., XI, 4> J). Or l'alliance conclue avec Yahweh
devait avoir pour complément l'union intime de ces
divers éléments en une fédération, disons mieux, en
une nation. De la permanence de cette union le
gage serait avant tout la permanence de l'alliance
avec la divinité; il fallait que les événements qui se
déroulaient eussent un grand éclat et une grande
pussance pour que leur inlluence et leur souvenir
puissent sulhre à grouper, malgré certains heurts et
certaines dissensions, des éléments aussi dispa-
rates. — • h) Aussi bien avait-on posé la base d'insti-
tutions destinées à perpétuer les effets de ces grandes
théoplianies. De là la première ébauche de la légis-
lation sociale qui allait régir le nouveau peuple;
de là la première organisation de la vie religieuse,
dorainéepar la personnalité de Yahweh, Dieu unique,
jaloux et moral ; la première réglementation du
culte autour d'un sanctuaire portatif qui abritait
l'arche; la première institution d'un sacerdoce et la
reconnaissance du privilège de la tribu de Lévi. —
Bref, les lils de Jacob étaient arrivés au Sinaï à l'état
de clans qui avaient conscience de leur parenté,
mais poursuivaient encore chacun leur voie pro-
pre; ils en devaient partir en forme de peuple 2.
188. — E. Cadès. — a) Les documents présentent
de nouveau des difficultés, quoique d'un ordre plus
secondaire; les uns sont fragmentaires à l'excès;
d'autres ont subi de sérieux bouleversements. JE,
dans lequel nous hésitons toujours à opérer des dis-
sections, fournit les données suivantes : départ de la
montagne de Yahueh (Num., x, 33), marche de trois
jours en vue de trouver un lieu de repos ((6irf.) ; il
n'est nullement dit ni insinué que cette marche con-
duise à Cadès et elle est d'ailleurs topographique-
ment insuffisante. Il est tout naturel de penser
qu'elle mène à la station iminédiateiiient mentionnée
dans la suite, ou à une station dont le nom aurait
1 . Cf. Fr. M.-J. Lagra.ngf, Le Sinai l>ibliqut dans Revut
Biblique, 1899, p. 3G9-392, surtout p. 389-392.
2. Cf. les commentaires et Fr. M.-J. Lacramge, L'iti-
néraire..., 2* article, dans Revue Biblique, 1900 p 273-
280. '^'
2G
803
MOÏSE ET JOSUÉ
804
disparu des textes. Les stations suivantes sont :
TItubéera {,\itm., xi, i-3, E [?|), Qlhrolh-Hatlaava
(iVuni., XI, 4-34; surtout J [?]), Ilaséroth (Num., xi,
35, J), désert de Paran (Niim., xii, i6 [Vulg. xiii,
i], J [?]), où l'on se trouve à Cadès (/V»m., xiii, 26
[Vulg., ■i^], E L'?]; cf. XX, i".', E [?]). — II) Pour celte
partie de l'itinéraire, le Deatéronume (D-) nous four-
nit un renseignement. Il y a onze jours depuis
l'Horeb, par le chemin de la montagne de Séir, jus-
qu'à Cadès-Barné (Dent., i, 2); c'est en traversant un
désert vaste et affreux que, parti d'Horeb, on se
dirige vers la montagne des Amorrhéens et Cadès-
Barné (Dcul., I, 19). — c) Au cours des récils, le
Code sacerdotal ne renferme que deux indications:
désert de Paran {IVum., xiii, 3 [Vulg, 4]), désert de
Sin (A'»H^., xx, t^'^). Mais il nous fournit d'amples
détails dans le catalogue de Ntim., xxxiii. Malbeu-
reusemenl celte liste a subi des bouleversements.
Les vers. i6-35 signalent dix-neuf stations entre le
Sinaï et Asiongaber; on va ensuite d'Asiongaber à
Cadès en une étape (vers. 36). Or le site général
d'Asiongaber est connu; c'est aux environs d'Aqaba,
au fond du golfe élanitique, d'où il est impossible
d'aller d'une traite à Cadès. D'autre part, le Deuléro-
nome (Diitt., 1, 2, 19; 11, 1-8; D^) présente très nette-
ment l'ordre Sinaï-Cadès- Asiongaber. On remarquera
enlln que, tandis que P fait moui'ir Aaron au mont
Hor (Num., xxxiii, 38), D^ le fait mourir à Moséra
(Deut., X, 6). On peut penser que les deux traditions
ne présentaient pas de variantes fondamentales;
Hor et Mosérali seront donc deux points très
rapprochés l'un de l'autre, loin d'être très distants
comme le catalogue le suppose. Ces diverses consi-
dérations doivent entrer en ligne de compte pour
un essai de restitution du texte. Le plus souvent on
adopte l'ordre suivant : Num., xxxni, 3o^, départ
de Hesraona; 3G'% désert de Sin, qui est Cadès; 3^,
départ de Cadès, mont Hor; 38-4o (mort d' Aaron; un
trait de l'épisode du roi d'Arad); 4'^. départ du
mont Hor; 3o'', Moséroth (=: Moséra de D'-'). Que si
cette restitution est fondée, on n'a plus «jue quatorze
stations entre le Sinaï et Cadès, et l'on peut songer à
un itinéraire assez direct.
189. — d) Lidentilication de Cadès est ferme
(cf. 131, Ç). Les Hébreux devaient faire un long sé-
jour dans l'oasis et les déserts environnants. Dans le
Deuiérunome,oii\^ar\e d'abord de longs jours (Z>e«<.,
I, 34-46; II, ■)> puis de quarante ans (Dent., 11, 'j),
dont trenle-luiit employés à contourner le mont
Séii {netit., II, i4; cf. vers. i). Déjà JE connaît ces
quarante ans, au cours desquels les Israélites feront
paître leurs troupeaux dans le désert (Num., xiv,
33, E [?]). Le Code sacerdotal mentionne à son tour les
quarante ans {Num., xiv, 34) passés dans le désert
de Paran (A'/(m., xiii, i-3 [Vulg. 2-41, 26* [27=']), dont
le désert de Sin, où se trouve Cadès (Num., xx, i,
22; xxxiii, 36) n'est distinct (Num., .xiii, 31 [Vulg.
22]) que comme une région qui porte un nom spé-
cial. Chaque document présente ainsi des variantes
de détail, mais la donnée générale est constante :
les Hébreux demeurent longtemps autour de Cadès.
— e) Sans doute cette prolongation de séjour,
contraire au but premier du voyage, ne s'explique
que par un contretemps dont nous aurons à parler
dans la suite. Mais Cadès était favorable à cet
arrêt. Les tribus retournèrent un peu à la vie
nomade et durent se dissocier à nouveau pour con-
duire leurs troupeaux dans les diverses directions
de ces vastes solitudes où les lieux de pâture sont
maigres et peu nombreux. Mais le système d'oasis,
dont 'Aïn Qadcis peut être regardé comme le centre,
formaitun pointde ralliement très favorable. Aujour-
d'hui encore, il y a en toute cette région des champs
cultivés; les ruines des temps byzantins attestent
qu'avec plus de méthode, on arrivait jadis à de meil-
leurs résultats. A l'époque des Hébreux, des groupes
pouvaient demeurer avec plus de fixité autour de ce
centre, cultivant les terres arrosées, étendant artifi-
ciellement l'irrigation, s'aecoutumant à nouveau à
la vie sédentaire, attirant en même temps leurs
frères pour des rendez-vous plus ou moins réguliers.
190. — /) Aussi croyons-nous que Cadès a eu,
dans la vie d'Israël au désert, une importance beau-
coup plus considérable qu'on ne le dit d'ordinaire. Au
Sinaï, le point de départ de la nouvelle vie nationale
avait été posé sur des bases précises; mais c'est à
Cadès que l'on commença de vivre cette nouvelle vie.
11 était infaillible que la mise en pratique des prin-
cipes posés et des mesures prises au pied des saintes
montagnes n'eût pour conséquence la nécessité d'y
introduire de nombreuses précisions. Le récit bibli-
que l'indique lui-même pour quelques cas (iVum., xv;
xviii; xix), mais il est fort probable qu'il faille son-
ger à en augmenter le nombre. Ceux qui ont coor-
donné les divers codes qui se ratlachent à la pénin-
sule sinaïtique n'avaient aucun intérèl à distinguer
minutieusement ce qui avait été promulgué à la
montagne de Dieu et ce qui avait été ajouté à Cadès.
Rien n'empêche, par exemple, de penser que, dons
le Code de l'alliance (Ex., xx-xxiii), à côté d éléments
remontant au Sinaï, à côté d'additions plus récentes,
il y ait un nombre assez notable de prescriptions
portant le reflet d'une première adaptation à la vie
semi-sédentaire et agricole que l'on menait à Cadès.
— ^') Si nous ne nous faisons illusion, c'est à Cadès
que l'unité nationale s'est puissamment alTermie.
Dispersées pendant de longues périodes dans les
ouadis du désert, les tribus venaient y reprendre
conscience de leur unité. En même temps, d'autres
clans se joignaient à Israël : celui des Cinéens-
Qêniles (selon l'indication probable de Num., x, 29-
32, J; cf. Jud., I, 16), celui des Génézéens-Qenizzites
(cf. Jos., XIV, 6-i5; xv, 13-19; Jud., i, i2-i5), etc. —
h) Le centre de ce commun rendez-vous était le sanc-
tuaire. Le nom même de Cadès indique que le lieu
de culte était fort ancien; ses origines pouvaient être
plus ou moins pures. Mais, à l'arrivée de Moïse, il
devint le lieu de culte du seul Yaliweh; le tabernacle
portatif, placé sans doute près de la source et abri-
tant l'arche, en fut l'élément principal. Là des inter-
prètes de Yahweh faisaient valoir, avec une préci-
siontoujourscroissante,ses exigenceset ses volontés,
les liens qui lui rattachaient tous les ûls de Jacob,
la nécessité de maintenir ces liens pour perpétuer
l'unité nationale. Le culte à son tour évoluait, notam-
ment à l'occasion des grandes panégyries annuelles.
Les droits du sacerdoce se trouvaient précisés, à
mesure que les circonstances l'indiquaient et non
sans quelques heurts et contestations (cf. Num.,
xvi; xvii). En même temps, les essais de vie agri-
cole entraînaient des adaptations nouvelles du droit
alors assez généralement en vigueur dans le monde
sémitique. Nous oserions presque employer celte
formule à l'allure ecclésiastique : le séjour à Cadès
fut comme le noviciat de la vie nationale dont la
règle avait été promulguée au Sinaï '.
4° Vers les plaines de Moab
191. — Nous en avons fini avec les questions les
plus délicates, on pourrait dire les plus scabreuses.
1. Cf. les commentaires et Fr. M.-J. L.4Gkange, Le
Sinai biblique, duas Reçue Biblique, 1899, p. 369-3y2, sur-
tout p. 372-378; — Ain Kedeis, dans Hevue Biblique, 1890,
p. 440-451. Voir aussi : C. Léonard Woollet-T. E. Law-
RENCP, The Wilderness of zin {.4rc/iaeologlcal Report], An-
nual 1914-1915 du Palestine Exploration Fund.
805
MOÏSE ET JOSUÉ
806
Les diflicultés qui demeurent sont, ou secondaires, ou
relativement aisées à élucider. Aussi ne prendrons-
nous en considération que la principale d'entre elles,
après un exposé des particularités de l'itinéraire tel
que le présente la Bible.
19â. — K. L'itinéraire. — a) Une question préalable se
pose : A quoi bon le long détour parla Transjordane, alors
qu'à Cades on était aux portes de la Palestine? On sait
pourquoi les fils de Jacob n'ont pas pris le chemin de la
mer (Ex., xiii, 17) : les Cananéens, qui occupaient encore la
Sepkéiah au temps de la sortie d'K^ypte, conslituaieiit une
puissance avec laquelle on pouvait redouter d engager le
combat ; dans la suite d'ailleurs, les Israélites devaient
reconnaîtra leur infériorité en rase campagne. Mais pour-
quoi retarder la pénétration dans la montagne et l'entrée
en lutte avec les Amorrhéens ? Le i-écit de ,Vum., xiii-xiv
est la réponse topique à cette difficulté. Dès l'arrivée à
Cadès, Moïse, guidé par Yahweli, songe à monter directe-
ment en Canaan et c'est pourquoi il fait explorer le pays
{.Vum., XIII, 1-20 [Vulg. 2-31 : l-17a, p ; le reste, JE]).
.Mais, à l'exception de Caleb, les espions donnent au
peuple une impression défavorable et décourageante
[Num., xiii, 21-J3 iVulg. 12-ik : il, 25, 26a", 32, F; le
reste, JE; 23,24, 2^, 28% 30, 31, 33. probablement de E]).
De là une mutinerie du peuple, ciiâLiée par la condamna-
tion à un séjour prolongé dans le désert et par quelques
mesures plus terribles encore [?fuin., iiv, t-39 :la'y.,2, 5-7,
10,26-2», 34-3S, P; le reste JE; 22-24*, 25b, 30, 31. proba-
blement do E) . Toutefois le peuple se ravise et, malgré
.Mo'ise, se décide à tenter un etl'ort (piiaboutità une défaite
■iXum., XIV, 40-45, E [mention des Amalécites et des Cana-
néens, HJj. Telle est la raison pour laquelle le peuple ne
monta pas en Palestine, pour laquelle il demeura si long-
temps dans le désert de Sin. • — b) Si, au moment d'en
partir, il se décida à allonger démesurément son parcours,
ce fut sous i'influencede raisons impérieuses sur lesquelles
les itinéraires nous renseigneront. Ils sont plus nombreux
pour cette partie du voyage que pour les précédentes ;
mais ils ne sont pas tous complets, ni en parfait état.
193. — c) Un trait que l'on attril>ue volontiers au
YahuHste est la victoire sur le roi d'Arad (Xum., xxi, 1-3).
.Nous aurons à y revenir; disons, pour le moment, qu'il
s'agit d'une tentative de pénétration qui, malgré le succès
des Israélites, n'a pas de suite immédiate. — d] C'est une
question parmi les critiques de savoir s'il faut attribuer
au i'a/inusie une section d'itinéraire avec stations. Il s'agit
dans l'espèce de Deut., x, 6,7. que tout le monde regarde
comme étranger à son contexte iictuel et qui, à l'aison de
frappantes affinités de style, est rattaché à .\um., xxi,
12-20. Tandis que divers critiques attribuent ces deux
fragments à E, d'autres sans plus de précision à JE, que
d'autres encore les décomposent entre J et E, le P. La-
grange, s'appuyant sur la mention du Litre den Guerres
de Yahiveh ', les attribue à J. Les stations mentionnées
sont : Béeroth-Bené-Jafian; Mosér^, où mourut .\aron;
Gadgad: Jrtébatha [Deut., x, 6,7) ; ouadi Zared (IS'um., xxi,
12); L'autre cêtè de VArnon, dans le désert, sur la frontière
amorrhéenne (Kum., xxi,13); Béer {y/irn., xxi, 16); diverses
autres stations (^i^m.,xxi, 19;, qui aboutissent à la vallée
qui est dans la plaine de Moab (\um., xxi, 20). —
e) L'itinéraire élohiste est très fragmentaire. On part de
Cadès l.Xum., xx, îaib). Des messagers sont envoyés au
roi d'Edom pour obtenir la permission de traverser son
pays; il s'y refuse et accompagne son refus d'une démons-
tration hostile (.V«m., XX, 14-2!a). Israël se décide alors à
contourner ce territoire en allant vers le golfe clanitique
{?fum., XX, 21'J ; xxi, 4a:; suit [4b-9] l'épisode du serpent
d'airain). Peut-être faut-il attribuer à E l'arrivée dans le
désert qui est en face de Moab à l'Orient (i\'um., xxi, 11b).
Le récit de la victoire remportée sur Séhon l'Amorrhéen
{i\um., XXI, 21-30) lui appartient sûrement quant à ses
lignes principales, peut-être aussi celui de la campagne
contre Og de Basan {Num., xxi. 33-35 [ou bien Rd]|. Enfin,
par delà l'épisode de Balaam, la dernière étape de Seltim
(Num., XXV, ta), en face de Jéricho. — f) Le Deutéronome
(D'-l nous fournit ici une série d'étapes assez précités :
après le long séjour à Cadès (Deut.. i, 46), le détourvers
le golfe élariiti(jue. le long de la montagne de Séir, pour ne
pas violer la frontière des Edomites [Deut., ii, 1) ; avec la
1. Cf. Fr. .M.-J. Lagrange, L'itinéraire..., 1" article,
dans Refue Biblique, 1900, p. 63-SG, surtout p. 66, 67.
même préoccupation, on remonte d'Elah et Aeiongaber
dans la 'arûbâh (n'ddi el 'Araba, Deut., il, 2-8a [interpré-
tation de sa d';n)i-ès le grec, qui seul présente un sens ac-
ceptable]) ; détourvers le désert de Moab (Deut., ii, Sb) ;
avec la préoccupation de ne pas violer la frontière de ce
dernier pays, passagedaasleouadi Zared (Deut . , ii, 9-13);
avec la préoccupation de ne pas violer 1* territoire d'Am-
mon et lassurance de vaincre les .\morrhéens, passage de
l'Arnon (Deut., il, 16-25) ; victoire sur Séhon l'Amorrhéen
{Deut., Il, 26-37), puis sur Og de Basan (Deut., m, 1-7) ;
occupation du territoire par les Rubénites, les Gaditv'S
et plusieurs clans de Manassitcs (Deut., m, 12-17); ar-
rivée et séjour dans la vallée, vis-à-vis de Beth Pliogor
(Deut., III, 29). — g] Les éléments de l'itinéraire sacer-
dotal qui sont renfermés dans le récit du voyage et que
leur style, toujours très caractéristique, permet de recon-
naître sont peu nombreux : de Cadès au mont 1/or (Num.,
XX, 22); départ du mont Hor (Num., ixi, 4aK) ; arrivée à
Oboih [Num., XII, 10) ; d'Oboth à Jeabarim (Num., xxi,
llb?); les plaines de Moab, au deli du Jourdain de Jéricho
(Num., XXII, 1). Après que l'on y a rétabli 1 ordre primi-
tif, le catalogue de Num., xxxiii présente les indications
suivantes : de Cadès au mont Hor (37) ; départ du mont
Uor (41a), Moséroth (30b; cf. Deut., x, 6); de Moséroth à
.isiongaber par Bené-Jaacan, llor-Gadgad, Jétébatha (et.
Deut., X, 7), Hébrona (31-35); d'Asiongaber, \mr Sabnona,
Phunon, Obol/i (d. Num., xxi, 10), Jeabarim (cf. Num.,
XXI, 11), Dibon-Gad, Helmoii-Deblathaïm, monts .ibarim en
face du Nébo, jusqu'aux plaine» de Moab ('.4rbôt^^ Mù 'àb)
en face du Jourdain de Jéricho (41b-48) ; campement près
du Jourdain, depuis Bellisimotli jusqu'à Abel-Setiim, dans
les plaines do Moab (49).
194. — A) On ne saurait méconnaître les variantes
de détail qu'une étude attentive fuit découvrir en ces
divers catalogues. Un certain nombre d'entre elles,
surtout quand il s'agit d'omissions, sont dues aux
rédacteurs; c'est à eux, par exemple, que, selon toute
vraisemblance, il faut attribuer la suppression de la
victoire sur Séhon dans le Yalnùste et le Code sa-
cerdotal: ils ont voulu éviter les surcharges et les
repétitions ; d'autres différences tiennent à la teneur
des documents eux-mêmes. Mais si Deut., x, 6, 7 +
V\'((m.,xxi, 12-20 appartiennent à J, si l'on a le droit
de se servir de D'- pour combler les lacunes de E, il
devient évident que, pour les lignes générales, l'ac-
cord est aussi parfait qu'on peut le rêver. — i) En
partant de Cadès, on contourne le mont Séir et on
arrive au golfe élanitique. On remonte ensuite le
ti'ddi et Araha ; la station de P/tunonforme un point
de repère précieux depuis que, dans une de leurs ca-
ravanes, les Dominicains de l'Ecole Biblique de Jé-
rusalem ont découvert dans ce ouadi le site très ca-
ractéristique de FénaiiK Au Sud de la mer Morte, un
détour introduit les Israélites dans le ouadi Zared
(u drfi el Ifésii). frontière méridionale de Moab. Par
ce pays de Moab, ou plutôt par le désert qui l'entoure
à l'Orient, ils arrivent aux frontières du royaume
amorrhéen. La victoire de Jasa sur SéLon ; la dé-
faite de Og, qui aurait pu les surprendre par der-
rière ; la prise de possession de ces deux territoires
leur permettent de descendre en toute sécurité les
pentes de la grande vallée et de venir s'établir dans
la plaine de la rive orientale du Jourdain ; ils y
attendront le moment favorable pour pénétrer en
Canaan-.
19S. — B. Les tribus méridionales. — Nous enten-
dons par tribus méridionales celles qui devaient occu-
per le Sud de la Palestine, à savoir Juda et Simcon;
d'aucuns y ajoutent celle de Lévi, au moins avant
qu'elle ne disparût de la liste des clans attachés au
1. Cf. Fr. M.-J. Lagrange, Phounon (Num., xxxiii, 42)
dans Reçue Biblique, 1898, p. 112115. Cf. Cleb.mont-G„-
NEAU, L'L'dil bi/zantin de Bersabée, dans Reçue Biblique,
1906, p. 412-432, surtout p. 427-428.
2. Cf. avec les commentaires, Fr. M.-J. Lagrange, /.'/ii-
néraire..., 2" article, dans Reçue Biblique, 1900 p. 280-
287; 3» article, ibidem, p. 443-449.
807
MOÏSE ET JOSUÉ
808
sol. Beaucoup de critiques ont des vues très par-
ticulières sur l'entrée de ces tribus en leurs sé-
jours.
19Q. a) Le point de départ de ces théories est le
fragment jahwiste A'uin., xxi, i-3. On y lit qu'Israël
venait (ou entrait) par le cliemin d'Atharim et que le
roi d'Arad, au iiégéb, voulut s'opposer à sa marche.
L'entreprise échoua d'abord (vers.i); Israël fut
vaincu et on lui fit des prisonniers. Israël lit alors
vœu, pour le cas où Yahweh lui accorderait le succès,
de dévouer les villes à l'anathème (vers. 2). De fait,
après la victoire, on extermina les villes et leurs ha-
bitants (vers. 3) et on appela l'endroit Hormah (Ana-
thème). Le chemin d'.\tharim est inconnu, mais le
négéb et Arad (aujourd'hui Tell Arad, à 80 km. 1/2
au Nord-Nord-Est de Cadès, à 3o km. au Sud
d'Hébron) sont des quantités précises. Il s'agit, eu
conséquence, d'une tentative faite par Israël en vue
de pénétrer par le Midi dans la montagne d'Hébron.
Le contexte général place cet essai après la station
du mont Hor; mais le lien du récit avec ce qui l'en-
toure est assez làclie.
197. — h) Cet épisode ne doit pas être traité iso-
lément. 11 faut, en premier lieu, en rapprocher le
récit de .Yiim., xiv, 4o-45, que les critiques attribuent
volontiers dans son ensemble à JE. Il s'agit d'une
tentative analogue à la précédente, mais qui aurait
pris place presque aussitôt après l'arrivée à Cadès et
le retour des espions. Accomplie malgré Moïse et en
dehors du secours divin, elle eut une issue fatale ;
l'Amalécite et le Cananéen qui habitaient la monta-
gne taillèrent en pièces les enfants d'Israël et les
poursuivirent jusqu'à Horma (même nom que xxi, 3).
— c) U faut encore établir le rapprochement avec
Jud., I, 1-17, qui, dans ses lignes générales, est
traité comme provenant du Valut iste. C'est après la
mort de Josuéel, d'après le contexte d'ensemble, on
est dans la plaine du Jourdain. Les enfants d'Israël
sont réunis et consultent Yahweh pour savoir quelle
tribu montera la première à la conquête du territoire
qu'elle doit occuper {Jud., i, i). Juda est désigné; il
s'adjoint Siméon (vers. 2, 3). Montant vers les bat-
teurs, il remporte un premier succès sur Adonibésec,
sans doute dans les environs de Jérusalem (vers.
4-7 [le vers 8 serait additionnel; cf. vers. 21 et II
^■(lHi., V, 6-9]). De Jérusalem on descend vers le Midi
(vers. 9). Juda, ou plus exactement Caleb (les Calé-
iDites ; cf. Jos., XIV, 6-i5; xv, i3-ig) s'emparent
d'Hébron et de Dabir (ed-Dùhariyé (?] ; vers io-i5).
Avec les flla de Juda, les Cinéens-Qênites mon-
tent aussi de la Ville des Palmiers vers le désert de
Juda qui est au négéb d'Arad (vers. 16); dans leurs
luttes contre les Cananéens, Juda et Siméon arri-
vent jusqu'à Séphaath (vraisemblablement6"e/>ai7a,
à 35 km. au Xord-Nord-Est de Cadès, à 60 km. au
Sud-Ouest d'Arad); ils les taillent en pièces, détrui-
sent la ville et lui donnent le nom de Horma (vers.17;
cf. -Vh/»., XIV, 45; XXI, 3).
198. — d) Si l'on se contente de lire les textes tels
qu'ils se présentent, il semble qu'on est en présence
de trois faits distincts : tentative de tout le peuple,
dès l'arrivée à Cadès, en vue d'entrer en Palestine
par le Midi, issue fatale ; tentative renouvelée par
tout le peuple après la station de Hor et aboutissant,
après une période d'angoisse, à une victoire, dont
d'ailleurs on ne prolite pas ; occupation de la mon-
tagne d'Hébron et du négéb par les tribus de Juda et
de Siméon venues de Jéricho avec les Calébiles et les
Cinéens.
199. — e) Toutefois la présence du nom de Horma
dans les trois récits a souvent attiré l'attention des
critiques et en a porté un certain nombre à n'y voir
que la description de plusieurs phases du même
événement. Ceux qui attribuent à J les traits princi-
paux de A'iim., xiv, 4o-45 ' et Num. xxi, i-3, sont à peu
près nécessairement amenés à conclure qu'il y a eu
deux tentatives par le Sud, l'une aboutissant à un
échec, l'autre Unissant par un succès; Stbuernagel,
qui attribue le premier texte '■' à E, se rallie quand
même à cet enchaînement des faits'*. — /") D'autres,
tels que Babntscii, poussent plus loin l'analyse de
Num., XIV, 39-45. Ils distinguent d'abord des restes
d'un récit élohiste (39^, 4oab«/, 41"", 4^, 4'i, 45"'") qui
se termine à la défaite de Horma. Les autres éléments
sont de J ; il faut les rattacher à xxi, i , qui leur four-
nit une conclusion dans le même sens pessimiste
que celle de VEloliiste. Les deux traditions pla-
ceraient ainsi la première tentative dès l'arrivée à
Cadès. Seul toutefois le Yahwisie {?i'um., xxi, 2, 3)
aurait gardé le souvenir d'une seconde entreprise
couronnée de succès. Si l'on s'en tenait à Num.,
XXI, 2, 3, il semblerait que ce succès suivit l'échec
d'assez près; en tout cas, on pourrait croire que
l'anathème des villes et de leurs habitants eut pour
conséquence une installation dans le négéb. Mais
déjà cette hypothèse se concilie assez dillicilement
avec les malédictions prononcées contre les Is-
raélites à l'exception de Caleb {I\'um., xiv). Aussi
Baentscu se demande si la tradition n'aurait pas
généralisé en faveur de tout Israël un succès rem-
porté par les seuls Calébites-Cénézéens '. — g) Mais
il y a Jud., i. Ici l'établissement est placé après la
mort de Moïse et de Josué et c'est du Nord que Juda,
Siméon, Calébites et Cinéens viennent dans la mon-
tagne d'Hébron et le négéb; dans ce contexte, la
victoire racontée A'um., xxi, 2, 3, n'aurait pas eu de
résultat durable. Des critiques, il est vrai, attachant
une grande importance ày»(/.,i, 16, se sont demandé,
à la suite de Stkuehnagel->, si la Ville des Palmiers
(i'r hatt'mârîm), au lieu d'être identiliée avec Jéricho
(comme dans Deut., xxxiv, 3 ; Jud., m, i3; 11
Chron., xxviii, i5), ne devrait pas l'être avec Tha-
mar du négéb (aujourd'hui Kurnub [?]; cf. AcXLvii,
19; XXVIII, 28). Si c'était du négéb que Juda (Siméon)
et les Cinéens fussent montés vers la Palestine et
eussent pris le point de départ de la campagne qui
aboutit à la victoire de Horma {Jud., i, 17), on
pourrait aisément conclure que Jud., i, 16, 17 et
Nuin,, XXI, 3, 3, se rapportent exactement au même
fait. Mais le contexte de Jud., i, est tellement
contraire à cette interprétation que Steuebnagel se
borne à admettre la pénétration par le Sud pour
quelques groupes seulement''. D'autres préféreraient
dire que l'occupation consécutive à la victoire ra-
contée yum., XXI, 2, 3 fut transitoire ; Baentscb
convient que tel est bien le sens suggéré par le
contexte, mais qu'il ne se laisse pas déduire du
texte. Pour d'autres, tels que Wellhausen, le vœu
dont pai'Ie JYum., xxi, 2, n'a vraiment été exécuté
qu'après l'invasion par le Nord (cf. Jud., i, 17); mais
1. Cf. J. Estlin Cakpe.nter et G. HahfokdBattehsbt,
The Uexaieucfï according lo tite Hevised Version arrangea
in its constituent documents by metnbers of ihe Society of
Hisiorical Theology, Oxford, edited wiiti Introduction,
Noies, Marginal Références and Synoptical Tables ; t. II,
Text and Notes, ad loc.
2. Cf. Cari Stelebsacel, ieAriuc/i..., p. 167.
3. Cf. Steueknagel, Die Einwanderung der Itrael-
atiimme in Kanaan, 1901, p. 70 sv.
4. Cf. B. Baemtscii, Exodus-Lei^iticus-Xumeri tibersetzt^
und erkliirt (dans Handhoninientar zum .ilten Testant fnt
de W.Nowack", à propos de.Xum., xxt, 1-3. Cf. W. Nokack,
Richier.Ruih ubersetzt und rrKUiri (dans Handhommrntar
zum Alten TestamentdQ W. Nowack), à propos de Jud., i,
16, 17.
5. Cf. Cari Steuernagei., ieAriucA..., p. 166-167.
G. Cf. Cari STBUEHi-«Ai,EL, Die Iiini\anderung..., p. 73-77.
809
MOÏSE ET JOSUE
810
alors il faudrait réduire autant que possible la dis-
tance qui sépare entre eux les événements '. Dans ce
cas, Nuin., xxi, 3, serait, ou bien une anticipation de
Jiid., 1, i-i^, ou encore (No WACK-, BuDDF'')un résumé
destiné à remplacer Jud., i, 1-17 après qu'il fut vio-
lemment détaché de Num., xxi, 2, auquel il faisait
d'abord suite.
500. — /i) La théorie aujourd'hui la plus en faveur
est peut-être celle à laquelle Bakntscu '■ parait en
définitive donner sa préférence. Nous aurions vrai-
semblablement dans ces textes l'écho de deux tradi-
tions. L'une, élohisle, représentée par les éléments
principaux de Aiim., xiv, 3g-45, n'aurait connu que
le désastre de Horma, mais l'aurait étendu à tout
Israël; c'est que, d'après cette tradition, l'entrée de
toutes les tribus en Canaan se fait par l'Est. L'autre
tradition, yahwiste, aurait sans doute, sous sa forme
actuelle, repris cl mis au compte de tout Israël l'ccliec
de Cadès raconté par E et l'invasion par l'Est. Mais
sous sa forme première, telle que Jud., i nous la
laisse entrevoir, cette tradition ne se serait d'abord
intéressée qu'à Juda, Siuiéon et aux clans adventi-
ces; sa caractéristique principale aurait été de faire
pénétrer ces tribus par le Sud, dans le «p^éi d'abord,
puis dans la montagne d'Hcbron. — i) Et telle serait,
en efTet, la vérité historique: seules les autres tribus
auraient fait le grand détour par les plaines de
Moab. On comprend que, par ce qu'elle dit de Juda,
cette théorie ait l'assentiment de ceux qui, comme
WiNCKLKR, isolent complètement l'histoire des tribus
du Nord de celle des tribus du Midi.
501. — /)On ne saurait traiter d'une manière uni-
forme toutes les considérations que nous venons de
résumer. Dès que l'on se place dans le cadre de l'hy-
pothèse documentaire, il n'y a pas d'objection de
principe à formuler ni contre la distinction des
sources telle que Baentsch, par exemple, la pratique
dans Num., xiv, 3g-45, ni contre cette première con- I
clusion que E ne s'attachait qu'à l'entreprise infruc-
tueuse tentée par les Israélites lors de leur arrivée
à Cadès; dés que l'on ne spécule pas sur les raisons
du silence concernant les événements ultérieurs, la
constatation du fait lui-même est sans conséquence.
— h) Il est pareillement possible que les éléments
de .1 que l'on prétend découvrir en Num., xiv, Sg-^S
soient à rejoindre avec !\'inn., xxi, i, pour constituer
le récit de la même entreprise et du même échec que
raconte E. On l'a déjà noté, le lien de Num., xxi, i-3
1. J. Wellhûusen admet que toutes les tribus sont mon-
tées par le payi de Moab et que Juda est descendu du
Nord en la région qu'il devait occuper (cf. Die Israrliti-
tc/ie..., p. 36-37; DU Composition des iiexaieuchs uitd der
hitloriichen fiiicher des AHen Tesiamenl, 2« éd., p. 3't4-3'l5).
Il attribue la prise d'Hébron ;» Calelf [Die Composition...,
loc. cit.). Ed. Meyer reconnaît aussi que les tribus sont j
montées par l'Est [Kritik der Beriehte iiber die Krohernng
Paldstinas, dans Zeitschrift fur die alitestameniliche Wis-
senschafi, 1881, p. 117-150, surtout p. 140-141). Si l'on
admet avec Meyer, que Num., xiii, 22 (Vulg. 23) est du
Yahivisie, tout comme Jud., \, la comparaison de ce verset
avec Jud., i, 10, 20 semble entraîner la conclusion que
l'envoi des messagers, la tentative d'invasion par le Sud
(éléments de J dans Num., xiv, 39.45, et Num., xxi, 1-3),
i'orrirée par le Nord {Jud., i, 1-17) ont dû se produire
dans un laps de temps assez restreint (i^ùt-on, au bout
de quarante ans, retrouvé les trois fils d'Eniiq ?), Ln remar-
que est, entre outres, de H. Holzingek (Numeii, dans le
Kurzer Hand-Cnmmentar zujn AHen Testament de Karl
Marti), à propos des systèmes de Wellhansen et Meyer
(cf. Meyek, A'rid'A..., p. 140).
2. Cf. W. NowACK, Richter.... à propos de Jud., i, 17.
3. Cf. Karl Bl'DDk, Dos Buch der Richter erklàrl (dans
Kurzer Hand-Commentar zum AHen Testament de Marti),
i\ propos de Jud., i, 17.
4. Cf. H. Baentsch, £'xodu«. .,àproposde -Yum.,xxT,l-3-
avec son contexte est lâche; d'autre part, le vers, i
et les vers. 2-3 peuvent se rapportera des faits sépa-
rés par un certain laps de temps. Rien ne nous ren-
seigne sur la date du vœu du vers, a et rien ne prouve
qu'il ait été formulé aussitôt après l'échec. Quant à
la victoire dont parle le vers. 3, elle nous paraît
mieux s'expliquer dans le cadre d'une pénétration
par le Sud que de toute autre manière. L'exécution de
l'anathème aux dépens des villes cananéennes en-
traîna la possession du territoire du roi d'Arad.
Mais l'occupation semble devoir être considérée
comme transitoire, réserve faite de certains éléments
de tribus qui seraient demeurés au pays ; on pensera
assez naturellement à des clans cinéens ou calébites
s'attachant plus volontiers à un territoire voisin du
négéb, leur séjour primitif. — /) Toutefois nous ne
croyons pas absolument inadmissible, au point de
vue d'une saine critique, que Jud., i, 1-15, mainte-
nant résumé dans Num., xxi, 3, soit la suite immé-
diate de Num.^ xxi, 2. Il n'y aurait alors qu'une seule
campagne d'occupation, qu'une seule prise de pos-
session. Dans ce cas, au lieu de s'attacher à un
résumé plus que sommaire, c'est Jud., i, 1-17 qu'il
faut prendre en particulière considération ; il est, en
conséquence, nécessaire de dire que cette seule inva-
sion efficace s'est faite par le Nord.
SOS. — "') Il faut donc conclure, pour rester d'ac-
cord avec les textes auxquels on donne confiance,
que tout le futur Israël est venu par le pays de Moab :
toutes les tribus ont quitté ensemble la terre
d'Egypte, toutes ont pris part aux migrations et ont
séjourné à Cadès, toutes ont fait le grand détour par
les confins du désert sjrien. C'est seulement aux
plaines de Jéricho, et dans les circonstances dont
nous aurons à parler ensuite, que s'est opérée cette
séparation après laquelle chaque tribu a sui\ i, en
vue de son installation dans le territoire conquis, sa
voie particulière.
S03. — C. Dans les plaines de Moab. — Nous
n'avons pas de données bien précises sur la durée du
séjour des Israélites dans les plaines de Moab. Deux
faits de premier plan attirent l'attention : la mort
deMoïse(cf. Deut., xxxiv, 1-8) et l'entrée en chargede
Josué (Deut., XXXIV, g; cf. Jos., 1, i-g), auparavant
désigné comme son successeur (Num., xxvii, i5-a3;
Deut., i, 38 ; m, 28 ; xxxi, 3, 7, 8, i4, i5. 28). D'autres
faits plus généraux méritent encore d'être soulignés.
C'est alors que les tribus transjordaniennes com-
mencent à s'installer dans leurs séjours (A'Hm.,xxxii;
Deut., m, i2-ao). C'est alors aussi que les Israélites
commencent d'entrer en contact avec les païens.
Ces derniers n'étaient pas des Cananéens, mais des
Moabites ; les conséquences de ces premières relations
furent déplorables au point de vue moral et reli-
gieux (Num., XXV, 1-5, JE; l'impression est la même
à propos des Madianites, dont parle P, vers. 6-18).
Le châtiment fut sévère (Num., xxxi; P), mais il im-
portait de prévenir le retour de tels scandales. La
Bible représente le séjour des plaines de Moab
comme marquant, à la façon de Cadès, une période
active de législation. Des précisions apportées aux
décisions antérieures d'ordre civil (cf. A'um., xxvi;
XXVII, i-ii ; xxxni, 5o-xxxiv, ag; xxxv; xxxvi) ont
pu être occasionnées par l'installation même des
premières tribus ; tels ou tels compléments ajoutés
au rituel, sans doute assez élémentaire, de Cadès (cf.
Num., xxviii-xxx) ont pu, eux aussi, répondre à des
besoins nouveaux. Même si l'on admet que le Deu-
téronome a, autant sinon plus que tel autre code, reçu
des araplilications destinées à l'adapter aux besoins
des âges postérieurs, on ne peut opposer une fin de
non recevoir à la donnée biblique d'après laquelle
c'est dans les plaines de Moab que furent posées les
81i
MOÏSE ET JOSUÉ
812
première bases d'une législation avant tout destinée
à isoler le peuple de Dieu du contact avec l'étranger
impur.
S' La conquête de Canaan
g04. — A. Les données du livre de Josué. — L'his-
toire delà conquête est surtout racontée dans le livre de
Josuè. — a) Apres la mort de Moïse el sans que la date soîL
autrement précisée, Yahweli invite Josué à passer le Jour-
dain : tout le pays que foulera la plante de ses pieds sera
à lui ; sa fidélité à la Loi sera récompensée par une force
irrésistible. Josué donne ses ordres au peuple; il rappelle
aux Transjordaniens qu'ils doivent, en vertu de leurs [)ro-
messes elles-mêmes, prendre part à la conquête de Canaan
{Jos., i) . — b] Le jour venu, le peuple quitte Settim, passe
!e Jourdain, arrive à Galgula; il va en faire son campe-
ment prolongé et le point de départ de ses entreprises
ultérieures. Le temps des migrations est désormais passé,
on est en Canaan, Les Israélites se mettent en règle pour
le rite de la circoncisioi., qui parait avoir été négligé au
désert. Us célèbrent la Pàque, mangent des fruits dupays
et la manne cesse (/oj., iii-v). — c) Une terreur salutaire
s'empare des rois de Canaan. La première conquête à
réaliser est celle de Jéricho; son occupation assurera la
possession de l'oasis et de la plaine; Israël ne sera pas
exposé à être pris par derrière à mesure qu'il avancera
dans la montagne. Aus:>i, même avant le passage du Jour-
dain, Josué s'est-il fait renseigner sur l'état de la place
{/os., Il) ; il s'en empare maintenant et la voue à l'analhème
le plus complet (Jos., vi). — d] La conquête de la Terre
Promise s'opère ensuite en quatre actes : prise de Haï,
qui assure l'entrée dans la montagne d'Ephraïm et qui
semble aboutir à l'occupation de Sichem. où se fuit un re-
nouvellement de l'alliance {Jos, vii-vm); l'alliance avec
les Gabaonites, qui crée un point d'appui important î» peu
de dislance au Nord de Jérusalem {Jos., ix); la défaite de
la coalition des rois du Midi, qui permet ù Josué, tout
en laissant Jérusalem aux mains des Jébuséens. de pous-
ser vers le Sud jusqu'à Macéda. Libna, Lachis, Eglon,
Hébron, Debir [Jos., x, 1-39': ; la défaite de la coalition des
rois du Nord, ouvrant dans cette nouvelle direction la voie
à la conquête {Jos., \i, 1-15). — c) Des résumés donnent
limpression d'une occupation complète, soit de la région
du Sud depuis Cadès-Barné jusqu'à Gabaon {Jos., x, 40-
43), soit de la région du Nord et de tonte la terre promise
depuis le negéb et Séir jusqu'au Liban et à 1 Hermon [Jos.,
XI, 16-23). Une sorte de tableau synoptique achève cette
section; c'est la liste des rois vaincus : Séhon et Og en
Transjordane, trente et un roitelets en Canaan (Jos., xii).
SOS. — f) Puisque le pays est conquis, il semble qu'il
n'y ait plus qu'à le partager entre les tribus {Jos., xiii,
6t>, 7). Néanmoins, avant de lui donner des ordres à ce
sujet, Yahweh rappelle à Josué devenu vieux qu'il y a
encore beaucoup de territoire à gagner (/os., xiii, 1-Ga). Le
récit mentionne d'abord que la Transjordane a été répartie
par Moïse entre Ruben, Cad et une moitié de Manassé {Jos.,
-Mil, 8-33). Le partage de Canaan se fait en deux fois.
D'abord en faveur de Juda (et Galeb), puis de Joseph
(Ephraïm et Manassé ; 7os., xiv-xvii). On rencontre alors
un renseignement (/os., xviii, 1|, d'après lequel la tente
de réunion est installée à Silo ; le peuple s'y réunit devant
Yahweh. Sept tribus n'ont pas encore reçu l'indication
de leur territoire. Josué envoie explorer le pays inoccupé
et le fait distribuer en sept lots. On les tire au sort en
faveur de Benjamin, Siméon, Zabulon, Issachar, Aser,
Neplitbali, Dan; Josué reçoit pour lui la ville de Thamnat-
Saraa {Jos., xviii-xix). L opération a pour complément la
désignation des villes de refuge et des villes lévitiques
(Jos., XX, xxi). Les récits du retour des Transjordaiiiens
en leurs foyers, des derniers jours et de la mort de Josué
remplissent la fin du livre (Jos,, xxii-xxiv).
806. — g) Une impression générale se dégéige de
l'ensemble du volume et plus spécialement de la
deuxième partie. C'est que l'on opère sur un terrain
conquis, dont on dispose et que l'on distribue sans
résistance. Mais, quand on y regarde de plus près,
on saisit diverses réserves. D'abord celle de Jos.,
XIII, 1-6^, dont nous avons parlé. Celle encore de Jos.,
XIV, 6-i5 et XV, iS-ig où l'on voit les Calébites con-
quérir ou achever de conquérir Hébron et Debir alors
que, d'après Jos., x, Sô-Sg, ce serait Josué qui se
serait emparé de ces villes (cf. Jos., xi, 21, 22, où il
chasse de ces villes les flls d'Enac). Ensuite : Jos.,
XV, 63, où les fils de Juda sont impuissants à chasser
les Jébuséens de Jérusalem; xvi, 10, où les Epbraï-
mites ne peuvent déloger les Cananéens de Gézer ;
XVII, ii-i3, où les iManassites éprouvent la même
résistance dans le district des Trois-CoUines; xvii,
1/J-18, où les « fils de Joseph », désignés par leur nom
générique, ont à conquérir une partie du territoire
qu'ils convoitent; xix, ^7, où les Daniles, trop à
l'étroit en leurs territoires, émigrent en partie vers
le Nord. — li) Il est intéressant de rapprocher ces
données de celles que fournit /«rf., i, en un récit que
l'inscription du début reporte aux temps qui ont
suivi la mort de Josué. Juda et Siméon ont à conqué-
rir laborieusement le territoire qu'ils doivent occu-
per, sans même réussira s'emparer de la plaine (vers.
1-20); Benjamin (dans Jos., xv, 63, c'était Juda;
dans Jiid., i, 8, au contraire, Juda réussit en cette
entreprise) est impuissant à chasser les Jébuséens de
Jérusalem (Jud., i, ai). Désignée par un terme collec-
tif (cf. Jus., xvii, ii-18), « la maison de Joseph »
monte à la conquête de Béthel (vers. 22-2G); cepen-
dant on répète, à propos de Manassé (vers. 27, 28,
cf. Jos., XVII, ii-i3) et d'Ephraïm (vers. 29; cf. Jos.,
XVI, 10), et à peu près dans les mêmes termes, ce
qui en a été dit dans le livre de Josué. Zabulon,
Aser, Neplithali sont à leur tour impuissants à
chasser les Cananéens de leurs territoires (vers. 3o-
33). D'autre part, les Danites sont refoulés dans la
montagne par les .\morrhcens ou mieux les Cana-
néens (vers. 34, 35); d'où, sans doute, l'exode dont
parle Jos., xix, 4? et que raconte vraisemblablement
Jad., xvir-xviii.
807. — B. 'J'Iiéories des critiques. — Il est évident
que Josué nous présente un ensemble de fragments
empruntés à des documents divers, que le rédacteur
n'a pas pris soin de fusionner dans une parfaite
unité. De celte juxtaposition des sources, les criti-
ques tirent de graves conséquences. — a) D'après
eux, nous sommes en présence de trois documents
qui traitent exactement du même sujet — la pre-
mière con((uête de la Palestine, — mais présentent
les événements sous des jours très différents. — h) Le
principal de ces documents est le Deulérononiiste
(D"^); il a englobé l'£loliiste, dont quelques frag-
ments seulement ont été insérés après coup sous
leur forme primitive. D'ai>rès D'-, qui a fourni la
trame principale des récits de Jos., i-xii, la conquête
a clé l'œuvre des tribus réunies en un seul groupe,
sous la conduite de Josué. Non seulement Juda y a
pris part; mais, malgré qu'ils eussent déjà acquis
leur territoire, Kuben, Gad et le Manassé oriental
s'y sont associés. Cette conquête a été rapide, réali-
sée en une série de quatre campagnes qui ont assuré
aux vainqueurs la possession immédiate de tout le
pays convoité. Cette idée était déjà celle de E (cf.
200, /'); elle a été adoptée, développée par D- et les
rédacteurs de la même école, qui l'ont encore accen-
tuée. — c) De son côté, le récit sacerdotal, auquel on
doit la trame de Jos., xiii-xxi, est tout entier à cette
conception et renchérit encore sur ceux qui l'ont
précédé. La conquête est si complète qu'on peut
entièrement disposer du pays, le diviser en autant de
parts qu'il y a de tribus et tirer ces parts au sort.
— à) Mais toutes ces constructions sont purement
chimériques et c'est à un autre document qu'il faut
prêter attention, au Yahtviste, dont quelques frag-
ments ont été dispersés dans Jos., xin-xix, puis
groupés avec quelques autres dans Jud., 1. Dans ce
document, loin de s'accomplir en une série de vic-
toires éclatantes et décisives, la conquête apparaît sur-
tout comme une œuvre de pénétration progressive ;
813
MOÏSE ET JOSUE
814
Ire part, loin qu'il s'agisse d'une action com-
e, réalisée sous la conduite de Josuc, c'est
d'aut
mune
chaque tribu, associée tout au plus à une triliu voi-
sine, qui poursuit ses propres lins, sans pouvoir la
plupart du temps aboutir à un résultat complet.
208. — C. Appréciation. — Ici encore il importe
de faire la part du vrai et du faux en ces tliéories. —
a) Il nous parait incontestaljle que les textes, dans
leur disposition et état actuels, bloquent en leurs
assertions globales, à côté de résultais acquis au
temps de Josué, des progrès réalises à des dates
postérieures, parfois beaucoup plus tardives. C'est
iléjà le cas, semble-t-il, pour plusieurs résumés de
la lin de la première partie du livre qui nous occupe
(./os., X, !iO-lii; XI, i6-23; peut-être une part de xii).
On pourrait dire sans doute que l'auteur, un conti-
nuateur de D'^, tient compte, ce faisant, des droits
acquis sur tout le pays en vertu des victoires de
Josué et aussi, peut-être surtout, des promesses di-
vines. On pourrait dire aussi qu'écrivant à une date
notablement postérieure aux événements, ce reviseur
a rattaché à la première conquête des résultats qui
en étaient vraiment la suite, mais n'avaient été réa-
lisés que beaucoup plus tard. Il faudrait faire des
remarques semblables à propos des récits de la prise
d'Hébron et de Debir (Jos., x, SG-Sg). — h) A plus
forte raison convient-il de les renouveler et de les
accentuer en présence des données de P touchant le
partage de la Terre Promise. Non que P ail inventé
l'histoire. Dès le It mps de Josué, il y eut, sous une
forme ou sous une autre, un partage de Canaan :
chaque tribu se trouva fixée sur le point du territoire
vers lequel elle dirigerait ses convoitises. Mais à ce
cadre, sans doute très élémentaire, P et ses continua-
teurs ont donné d'extraordinaires développements.
Ils en ont fait comme la base d'une géographie de la
Palestine et de sa division entre les divers clans, tels
qu'ils se présentaient à leur époque. C'est ce qui
explique, par exemple, que des villes — notamment
celles de Philistie {Jos., xv, 4>-i7. même 33-4o) —
sont attribuées à Juda, qui certainement ne lui appar-
tenaient pas au temps de Josué; que d'autres, v. g.
Béthel (Jos., xviii, 22 ; cf. Jiid., 1, 22-26) et Jérusa-
lem Jos., xviii, 28; cf. (Jud., I, 21 et II Sinn., v, 6-9)
sont mises au compte de Benjamin qui, d'après des
textes très authentiques, ne lui revinrent que dans
la suite. On pourrait se figurer ces catalogues comme
autant de listes, rattachées à la conquête, des locali-
tés qui peu à peu s'ajoutèrent au territoire de chaque
tribu. — c) On est invité, semble-t-il, à considérer
les événements sous cet angle par le rédacteur lui-
même. Utilisant les dounées de P, il a éprouvé le
besoin de les tempérer par des insertions beaucoup
plus sobres, empruntées au Yah^iste.
209. — d) Ces constatations n'empècljent pas de
retenir le fond des récits du livre de Josué. On peut
ramener à quatre les données de premier plan. La
première concerne l'action conquérante de Josué lui-
même, dirigeant l'invasion à la tète des tribus réunies.
Il importe toutefois de bien préciser la nature de
ces expéditions. Elles revêtent surtout, pourrait-on
dire, le caractère de raids et de razzias; le récit le
marque avec toute la précision désirable. Le lieu de
séjour, le campement est etdemeure à Galgala {Jos.,
iv-v). C'est de là que l'on part à la conquête de Jéri-
cho. Sans doute, on ne dit pas que l'on y revienne
aussitôt après la prise de la ville. Il est très admis-
sible que les Israélites se soient hâtés de profiter de
ce premier succès pour faire de suite une poussée
dans la montagne {Jos., vu, 2); néanmoins l'épisode
d'Achan (/os., vu, i3-23), où l'on parle du campement
(vers. 21-23), pourrait peut-être permettre de penser
qu'on est retourné à Galgala entre la victoire de
Jéricho et la campagne définitive contre Haï. En tout
cas, on y revient après la bataille de Haï et c'est là
que les envoyés des Gabaoniles rencontrent Josué
{Jos., IX, 6); on y revient après la défaite des rois
du Midi (^05., X, 43). S'il en est ainsi, on ne saurait
dire que, d'aiircs le texte lui-même, les campagnes
victorieuses de Josué aient pour conséquence une
occupation immédiate. Ce n'est aflirmé nulle pari et,
si même il n'est pas anticipé, le récit de Jos., viii,
3o-35 n'entraine pas nécessairement cette conclusion.
310. — e) Mais à défaut d'une occupation immé-
diate, la campagne glorieuse a pour conséquences
des droits incontestables. Il se peut que les vain-
queurs ne se sentissent pas de taille à se maintenir,
après chaque combat, dans le territoire conquis; il
se peut qu'ils éprouvassent le besoin de se refaire
pour de nouvelles luttes. Mais ces triomphes, par-
fois difficiles, avaient trop bien réalisé le but que
l'on poursuivait avec la conviction de travailler à
l'accomplissement des promesses divines, pour que
l'on hésitât sur les résultats de tant d'ellorts. A
Galgala, au retour de l'expédition contre les rois du
Nord, on se regardait comme maître du pays envahi;
on étendait même cette prétention à toute cette terre
de Canaan que Dieu avait promise aux pères et sur
laquelle on avait pris pied d'une manièie si éton-
nante et si décisive. C'est cette conviction que consa-
crent des textes tels que ceux de Jos., x, 4o-43;
XI, 16-23.
gll. — f) Que s'il en est ainsi, il apparaît tout
naturel qu'à Galgala on ait, d'une manière ou d'une
autre, procédé à une répartition de ce territoire; il
fallait que chaque tribu sache vers quel point diriger
ses entreprises en vue d'un établissement durable.
Le texte de Jos., xiii, 1-7 paraît nous maintenir en-
core à Galgala; en tout cas, c'est ce que fait Jud., i.
D'autre part, Jns., xviii montre que l'opération
s'achève à Silo. C'est dire qu'elle ne se fait pas d'un
seul coup et de la façon méthodique que d'autres
textes pourraient suggérer; la même impression se
dégage des réclamations que, d'après /os., XVII, i4 sv.,
font entendre les Joséphites. Pendant (jue Juda et
Josepli,plus vite fixés sur leur sort, se dirigent, l'un
vers la montagne du Midi, l'autre vers la montagne
du centre (cf. Jos., xviii, 5), le reste des tribus est
encore hésitant et incertain. Les deux documents que
nous pouvons consulter sont, d'autre part, unani-
mes à dire que l'œuvre de répartition revêtit un ca-
ractère religieux; ici l'on consulte Yalnvch {Jud., i,
1 ; J), là on tire au sort en la présence de Yahweh
(/oA-., xiii, 6; xviii, 6). Rien en cela de surprenant
pour qui se rappelle la compénétration de la vie ci-
vile et delà vie religieuse à ces époques lointaines.
SIS — ^) C'est seulement après ces campagnes,
après un séjour plus ou moins long à Galgala, puis à
Silo, que chaque tribu se préoccupe d'une installation
plus définitive. Les extraits du Yahaiste qui sont
répartis dans le récit sacerdotal {Jos., xni-xix) le
disent clairement. C'est alors qu'intervient l'action
séparée de chaque tribu ou, comme dans le cas
de Juda-Siméon, de Joseph^Epliraïm-Manassé, de
tel ou lel groupe restreint de tribus. Elles s'ache-
minent chacune vers leur objectif, avec des succès
divers qui sont exprimés dans les textes avec un
juste sens des nuances. Juda monte d'abord {Jud.,
i, 2). Il conquiert la montagne du Sud {Jud., 1, 4-7,
9-17», 19") elle néféh {Jud., i, 9). Ses succès sont
limites dans la plaine (.furf., I, g, iS.ig''); même il est
obligé de céder une enclave importante aux Calébites
{Jud.,i, io-i5, 20) et de laisser les Siméonites s'instal-
ler à ses dépens (/os. , XIX, 1-9; cf. /»rf., I, 3). A son
I tour, Joseph, ou le groupe Ephraim-Manassé non
encore divisé, occupe de très bonne heure une portion
815
MOÏSE ET JOSUÉ
816
considérable de territoire (/os., xvi-xvn; Jud., i, aa-
29). Il emporte avec lui l'arche et le sanctuaire mobile
du désert, il pourvoit à l'installation du culte de
Silo, qui contribuera à assurer pendant longtemps la
supériorité à Ephraïm. Celui-ci s'agrandit aux dépens
de Manassé (Jos., xvi, 9; xvii 9) qui, de sou côté,
empiétera sur Issachar et Aser (/os., xvii, 11). Mais,
pour les fils de Joseph non plus, la conquête n'est pas
complète. Les Cananéens demeurent indéfiniment à
Gézer au milieu d'Ephraim qui parvient seulement à
les assujettir à la corvée (Jos., xvi, 10; cf. Jud., i,
29). Il en est de même en Manassé pour les Cananéens
des Trois-GoUines (Jos., xvii, la; et. Jud., i, 27);
c'est plus tard seulement que, devenu plus fort, Ma-
nassé pourra en exiger une redevance (/os., xvii,i3;
Jud., I, a8). Nous avons déjà dit le sort de Dan (Jos.,
XIX, 47; Jud., I, 34; xvn-xviii). Zabulon et Nephtliali
n'eurent à leur tour qu'un succès limité ; ils durent
tolérer des Cananéens dans plusieurs de leurs villes,
se bornant à en réclamer des redevances (Jud., i, 3o,
33). Plus précaire encore la situation d'Aser; c'est lui
qui fut réduit à demeurer au milieu des Cananéens
qu'il ne sut chasser (Jud., i,3i, Sa). On remarquera
qu'avec un sens très précis des réalités et au prix
de quelques répétitions, les rédacteurs ont placé les
éléments du Yalnviste et dans le livre de Josué et au
début de celui des Juges. C'est dire très clairement
que, commencée sous Josué, l'oeuvre d'occupation se
poursuivit après sa mort (/urf., i, i); elle fut longue,
laborieuse, et n'obtint, en ces premières périodes,
que des résultats partiels ; les tribus s'installèrent
dans la région montagneuse ; mais les plaines leur
échappèrent presque entièrement.
Conclusion
513. — C'est ainsi qu'en nous plaçant sur le ter-
rain de la critique documentaire, nous arrivons à des
constatations intéressantes pour l'exégèse catholi-
que. Bien comprise, l'œuvre de la critique littéraire
du dernier siècle n'a pas nécessairement, dans le
domaine de la critique historique, les répercussions
que de trop nombreux exégètes ont prétendu lui
assurer. On n'a pas le droit de s'en servir pour
bouleverser de fond en comble l'histoire des origines
du peuple de Dieu. En réalité, si ou l'interroge avec
un souci constant de ne pas altérer, par des interpré-
tations arbitraires, les données des textes, on arrive
à cette conclusion : Les lignes générales de la
mission de Moïse et de celle de Josué demeu-
rent celles qu'en lisant l'Hexateuque, tel qu'il
se présente â nous, l'exégèse traditionnelle
avait tracées. C'est une preuve nouvelle que les
documents n'ont pas pris naissance aussi longtemps
après les événements qu'on se plaît à le dire.
lU- — Les miracles de Moïse et de Josué
1° Idée générale des miracles
514. — A. Les miracles de Moïse. — « Il ne s'est
pas levé en Israël de prophète semblable à Moïse, que
Yahweh connaissait face à face. » (Deut., xxxiv, 10).
Personne ne voudrait protester contre cet éloge que,
plusieurs siècles avant Jésus-Christ, l'auteur du
dernier chapitre du Pentateuque faisait du fondateur
de la nation juive, du premier organisateur de cette
religion qui, considérée soit en elle-même, soit en
celles qui en sont dérivées, est devenue le culte de
la plus grande partie du monde civilisé. Mais l'auteur
sacré ajoute : 0 Ni quant à tous les signes et mira-
cles que Dieu l'envoya faire, dans le pays d'Egypte,
sur Pharaon, sur tous ses serviteurs et sur tout son
pays, ni quant à toute sa main puissante et à toutes
les merveilles terribles qu'il accomplit sous les yeux
de tout Israël. » (Deut., xxxiv, 11, la). Celte allusion
aux miracles de Moïse, à laquelle font écho presque
tous les textesqui parlent du grand prophète (cf., v.
g.,Eccli.,xi,v, 1-5), nous introduit sur un terrain beau-
coup plus brdlant. Nombre de critiques étrangers à
l'Eglise, plus ou moins teintes de rationalisme, re-
fusent de s'y aventurer et rejettent sans discussion
la réalité des prodiges racontes dans Ex-Deut. Les
exégètes chrétiens, au contraire, n'éprouvent au-
cune diiriculté à reconnaître, en quelque livre auto-
risé qu'ils en lisent le récit, l'objectivité des inter-
ventions divines et miraculeuses. Nous n'oublierons
pas, en abordant ce sujet, qu'il a été à maintes re-
prises traité par des savants catholiques ; ce sera
pour nous une raison d'être bref.
215. — 11 nous semble que la première chose à
faire est d'établir la liste des principaux miracles
que le Pentateuque rattache à l'intervention ou à
la présence de Moïse. Gomme précédemment, nous
indiquons la distinction des documents :
a) Apparition de Yahweh à Moï^e, Ex., m, 1-6. — 1,
4b, 6 E. — 2-4a, 5, J . — Cf. Ex., vi, 2-8, P.
b) Les signes du bâton changé en ger[>ent et de la lèpre,
Ex., IV, 1-9, J.
c) La lutte avec Yahweh, Ex., iv, 24-26, J.
d) Les plaies d'Egypte :
f) L'eau changée en sang, Ex., vu, 14-25. — 15b, l/b*^
20*, 23, E. — 14, 15a, 16, 17', 18, 21a, 24, 25, J. — 13.
2 la*, 21b, 22, P.
,3) Los grenouilles, Ex., vu, 26-Tiii, 11 (Vulp. viii, 1-
1:.). — vu, 27-29, vm, .'.-lia», J. _ vm, 1-3, 11*, P.
■/) Le» cousins, Ex., vm, 12-15 (Vulg. 16-19), P.
5) Les moustiques, Ex., vm, 16-28 (Vulg. 20-32), J.
t) La peste du bétail, Ex., ix, 1-7, J.
;) Les pustules, Ex., ix, 8-12, P.
r) Lo grêle, Ex., ix, 13-35. — 22, 23a, 25a, 35a, E. ■—
13-21, 23b, 24, 2.-.b-30, 33, 34, J. — 35b, Rp. _ 31-32,
glose.
6) Les sauterelles, Ex., x, 1-20. — 12, 13», 14aa, 2n, E.
— 1-11, 13b, I4-»,:19, .1.
<) Le» ténèbres, Ex., x, 21-29. — 21-23, 27, E. — 24-26,
28, 29. J.
>•) La mort des premiers-nés, Ex., il, l-iil, 30. — xi,
1-3, E. — II, 4-8; XII, 21-23, 27b, 29, 30, J . — m, 4-20,
28, P. — XII. 24-27a, Ud. — xi, 9, 10, Rp.
e) Colonne de feu et colonne de nuée, Ex., xili, 21,22,J.
/") Passage de la mer Rouge, Ex., xiv, 15-30. — 15a,;,
16a«, lya, 20b, E. _ (9h_ 20a, 21a.i, 24. 25, 27a.ib, 30, J.
— 15*. l(i»r.-18, 2]a«b, 22, 23, 26, 27aa, 28, 29, P.
g) Les eaux de Maïa. Ex.. xv, 23-25», JE.
h) Au désert de Sin, les cailles et la manne, Ex., xvi.
1.36. — 4ab«. 13b.l5a, 19, 20. 21b, J (?). _ 1-3. 9-13», 16b-
IS, 2Ia, 22-26, 29-32, 35, P. — 4b:-8. 27. 28, 33. 34, 36, R.
/) Les eaux de Mass.ih-Meribali. Ex., ivii, lb,;-7. JE.
j] Malgré le rAle de la i»rièrc de Moïse, la vict'tire Bur
Amalec ne paraît pas devoir être comi>tée pai-nii les mi-
racles proprement dits.
h) La première apparition de Dieu au Sinoï, Ex.. xix,
3-25, [xx, 1-17, Uécalogue], xx, 18-21. — x.x, 2b, 3a. le
fonds de 3b-8, 10, 13b, n, ig, 17, 19; xx. lS-21, E. — xii,
9a, 11.13a, \u, 20a, 18, 20b, J. _ xix. 21-2.5, Rje. — xix,
i-etouches de 3b-8, Rd. — xix, 9b, répétition erronée de
8b.
/) Deuxième apparition, Ex., xxiv, 1, 2 -(- 9-lS -|-
ixxi, 18.— xxiv, 1, 9-11, 12-15», 18b; xxxi, 18, E. — xiir,
]5b-18', P. — xxiT, 2,R.
m) Yahweh et .Moïse à la tente de réunion, ^x.,xxxiii,
8-11. E.
n] Troisième ajiparition divine sur la montagne, Ex.,
xxiiii, 18-xxxiv, 9-(-xixiv, 27-35. — xxxm, 18-23, J et
R (-'). — xixiT, 1, 4a«b. 28, E. — 2, :;, 4a,ï, 5-9, 27, J. —
29-32, P; 33-35, généralisation haggadique.
o) I^e feu de Yahweh à Thahéera, Nttm., xi, 1-3*. E.
p) Qihrolh-Hattaava, les cailles. Niiin., xi, 4-34. — 11*.
12, 14. 16. 17.24*. 25-30, E. — 4-6. (7-9). 10, lia*, 13, 15,
18-23, 24»*. 31-35. J,
y) La lèpre de Marie, Num., xii, 1-15, E.
/) Mort des espions qui ont murmuré contre Yahweh,
Num., HT, 36-38, P.
817
MOÏSE ET JOSUÉ
818
«) confirmation des privilèges sacerdotaux, JVuni., xvi-
XTii. — xri, l'J, 2»", 12-15, 25-34*, JE. — xvi, la. 2a:b,
:î-ll, IC 24*,27a* 35; XTii, 1-28 (Viilg, \vi, 3C-50; xtii,
l-13i,P.
t] Le serpent d'airain, Num., xxi, 4-9. — 4«iï-9, E. —
4a«, P.
u) Le» puits de Béer, Num., ixi, lfi-18, E.
516. — B. Les miracles de Josité. — «Josué, ûls
de Nun, était rempli de l'esprit de sagesse parce que
Moise avait posé les mains sur lui. » (Deut., xxxiv, g).
Tel est le jugement porté par l'auteur de la finale du
Pentateiique sur le successeur de Moïse. 11 n'est pas
question de prodiges coninie à propos du libérateur
d'Israël. De son côté, Ben Siracli, dans son Eloge des
l'ères, signale sans doute une des merveilles dont
nous allons bientôt parler; mais il se plaît surtout à
Aanter le courage de ce héros et à célébrer sa gloire
(Eccli., XLvi, 1-8). De fait, Josué, dans les récits que
contient le livre qui porte son nom, nous apparaît
surtout comme un conquérant qui, sans négliger le
recours à Dieu, met en oeuvre les moyens humains
les plus capables d'assurer le succès de ses entre-
jirises. Ce n'est pas à dire que les miracles n'aient
aucune place dans sa carrière; loin de là :
517. — a) Le passage du Jourdain, Jos., iii-iv. — m,
1*, 5, 14a; IV, 4, b, 71J, 20, E. — m 2, 3*, 4b*, 9-11*,
13-, t.5a. 16, 17 ; iT, Ib, 3*, 8*, 10-14*, D^. - iv, 19, P.
A) L'apparition divine, Jos., v, 13-15 (Vulg. 13-16). —
13, 14, E. — 15 additionnel.
C-) La prise de Jéricho, Jos., vi, 1-21. — 1012a*, 14a,s-
15a«, 16b, 17a, 18, 22-23*, E. _ J*j2*,3aa, 5*, 7a, 8a,î, 9, 12b,
li*, 15»?, ICa, 20a?. 21, 24, D-'. Le reste, additions rédac-
tionnelles de provenances diverses,
d) A Gebaon, l'arrêt du soleil, Jos., x, 9-14 D- avec
additions (12-14?) de Rd.
S" Les miracles et les critiques
218. — La plupart des critiques étrangers à l'Eglise
rejettent la réalité des miracles attribués à Moïse et
à Josué ou. du moins, émettent des doutes graves à
leur sujet. Pour un certain nombre d'entre eux, qui
implicitement ou explicitement se réclament des
principes du rationalisme, les récits de ces miracles
se heurtent à des iuii)ossibilités qui rendent inutile
toute discussion, tout essai de les élucider. Well-
iiAUSEN, par exemple, s'exprime sans ambages à
propos des apparitions du Sinaï. Il }' a dans les
relations des divers documents des impossibilités
intrinsèques : ou ne saurait admettre que Dieu ait
fait entendre sa voix, qu'il ait écrit de son doigt les
préceptes sur les tables de jiierre '. D'autres criti-
ques jirocèdent avec plus de précautions et d'égards.
On sait (i/rf. sitpr. 3S) comment Steurunaghl classe
les traditions orales légendaires qui sont à la base
des diveis documents de Vllexateiupie: il est facile
d'appliquer cette classification au sujet qui nous
occupe.
S19. — d) Un premier groupe de ces légendes
mérite encore d'être qualifié d'/i/sïorj'^^He; les traits
les plus fondamentaux des événements sont sauve-
gardés, mais sont enveloppés de détails qui n'ont
rien à voir avec la vérité. A propos de ce groupe,
l'auteur signale précisément les légendes mosaïques.
Dans ces traditions les faits ont été modernisés ; l'au-
teur emploie, à propos des tribus encore éparses ou
de l'une d'elles seulement, un langage qui fait pen-
ser à l'unité nationale réalisée par la royauté une et
indivise. C'est le cas de tous les récils de VExode
qui nous montrent les fils de Jacob se mouvant
dans une parfaite unité ; nous avons déjà vu ce qu'il
fallait penser de ces appréciations. — h)En d'autres
légendes historiques, la tradition a Idéalisé l'his-
toire ; là notamment où l'on pouvait et devait signaler
1. Cf. WELhHlvsEti, Die hraelitische.... p. 12-13.
des interventions providentielles de Dieu, elle a
accusé les couleurs en faisant intervenir des miracles
proprement dits. Certains d'entre ces derniers sont
de pures fictions. C'est assez probablement dans
cette catégorie que Wellhausen placerait les appa-
ritions divines dont Moïse et Josué sont favorisés.
— c) En d'autres cas, des événements purement
naturels sont embellis jusqu'à devenir des prodiges;
et Steuernagel cite le passage de la mer Kouge.
En cette subdivision il faudrait sans doute placer :
les plaies d'Egypte, les cailles et la manne, la mort
subite des espions pessimistes en leurs rapports, les
I)rodiges destinés à afiirmer les privilèges sacerdo-
taux, la lèpre de Marie, le passage du Jourdain, la
l)rise de Jéricho, l'arrêt du soleil, peut-être aussi ces
faits au caractère prestigieux à propos desquels nous
voyons Moïse en lutte avec les magiciens de Pha-
raon.
230. — d) Nous faisons probablement bien lon-
gue la liste des épisodes rattachés aux légendes
historiques; plusieurs d'entre eux, sans doute, passe-
raient dans la catégorie des légendes semi-histori-
ques, dans lesquelles le fonds authentique a subi
des atteintes qui s'en prennent davantage à la sub-
stance même des faits. — e) Parmi les légendes des
deux groupes qui précèdent, il en est qui entrent
dans une série à part; ce sont celles qui sont dites
étiologiqiies et expliquent l'origine d'un usage, d'une
désignation locale, etc. On y rangera les épisodes de
Mara, de Massah-I\'léribah,de Thabéera, de Oibroth-
Hattaava, de Méribah, peut-être de Béer. — f) Enfin
parmi ces légendes étiologiques, on fera une caté-
gorie spéciale de celles qui e.rpliquent un usage, un
symbole religieu.t : lutte de Moïse et de Yahweh,
éclairant le rôle delà circoncision; l'apparition de
Yahweh gravant les préceptes sur les tables de
pierre, légende destinée à fixer le caractère des deux
pierres conservées dans l'arche; efficacilé du sang
de l'agneau pascal lors de la dixième jilaie; épisode
du serpent d'airain. — Et c'est ainsi que tous ces
prodiges s'évanouissent en tant que faits proprement
miraculeux.
'6° Les miracles et l'exégèse catholique
221. — L'exégèse catholique ne se sent pas en-
traînée jiar des principes a priori à faire aux textes
de telles violences et à leur jeter de pareils défis. Il
ne lui en coûte pas plus de consigner un miracle,
quand un texte le lui signale, ([ue d'enregistrer un
événement d'ordre naturel. — Ce n'est pas à dire
qu'elle s'interdise la critique, même austère, des
documents, avant de recevoir leurs dépositions;
mais elle n'en appelle pas à l'impossibilité du mira-
cle pour rejeter un témoignage qu'en d'autres do-
maines elle jugerait recevable. — D'autre part,
quand elle retient les données des textes, elle
n'éprouve pas le besoin d'en atténuer la portée.
222. — A. La critique des documents. — Aucun
exégète catholique ne songe à nier que la critique
littéraire puisse servir à préciser le sens des récits
qui concernent les faits merveilleux. Mais, d'une
part, les résultats des travaux réalisés en dehors de
l'Eglise sont sujets à caution. D'autre part, les exé-
gèles catholiques n'ont encore abordé ces problèmes
(lu'avecune légitime réserve ; il n'y a pas encore, en
ce domaine, de ligne de conduite véritablement
tracée. C'est pourquoi nous ne nous aventurerons
qu'avec précaution sur un terrain toujours glissant.
Nous nous contenterons de donner quelques spéci-
mens des conclusions de la critique littéraire dite
indépendante et de montrer leur rejaillissement sur
la présentation des faits eux-mêmes.
223. — «) La première plaie : les eaux changées
819
MOÏSE ET JOSQE
820
en sang {Ex., vu, i4-25). On découvre en ce récit
des éléments yahwistes, élohistes et sacerdotaux.
a) A propos du l'ahiiiste, il faut tenir compte
d'un texte antérieur. Après que Yahweh a donné à
Moïse le pouvoir de réaliser les deux signes du bâton
changé en serpent et de la lèpre (£j-., iv, i-8), il
ajoute : a El s'ils ne croient pas même à ces deux
signes et s'ils n'écoutent pas ta voix, prends des eaux
du Fleuve et répands-les sur le sol, et les eaux que
tu auras prises du Fleuve seront en sang sur le sol. »
(Ex., IV, 9). Four des critiques, telles devaient être,
dans le Yalnrisle, les limites du changement des eaux
en sang; il ne devait pas y avoir d'action sur le fleuve
lui-même. Aussi les éléments de J qui sont entrés
dans le récit de la première plaie n'ont-ils rien à
voir avec le changement de l'eau en sang. Ayant
rejoint le pliaraon sur le bord du Fleuve (Ex , vu,
i5") et lui ayant reproché son refus délaisser partir
les Hébreux (16), Moïse lui annonce, à titre de signe
et au nom de "V'ahweh, que Yah-neh va frapper le
Fleuve (17)^
que le poisson va mourir, que le
Fleuve va être infecté, que les Egyptiens vont se
dégoûter de boire de l'eau du Fleuve (18). C'est, en
effet, ee qui arrive (■u»). Les Egyptiens creusent
autour du Fleuve pour avoir de l'eau (24)-Sept jours
se passent après que Yahweh a frappé le Fleuve (25).
— /3) Dans i'Elohiste, Moïse est invité par Yahweh
à prendre le Mton qui a été changé en serpent
(Ex., vu, ■5''). On le voit ensuite annoncer lui-même
qu'avec le bâton qui est dans sa main il va frapper
les eaux du Fleuve qui seront changées en sang (1 ->'*).
Kn eit'et, il [le nom d'.\aron a été introduit sous
l'influence de P, qui a fourni 19 et 20»] lève le bâ-
ton, frappe les eaux du Fleuve sous les yeux du
pharaon et de ses sen'iteurs, et toutes les eaui du
Fleuve sont changées en sang (20*); le pharaon de-
meure quand même endurci (23). — y) Dans le récit
sacerdotal. Moïse reçoit l'ordre de dire à Aaron de
prendre son bâton, d'étendre sa main sur les eaux
de l'Egypte, ses rivières, ses canaux, ses étangs,
tous ses réservoirs; elles seront du sang dans toute
la terre d'Egypte, dans les [vases de] bois et [de]
pierres (Ex., vu, 19). Moïse et Aaron exécutent l'or-
dre divin (20=*) et il 3- a du sang dans toute l'Egypte
(21''). Et les magiciens d'Egypte firent de même avec
leurs prestiges, et le cœur du pharaon s'endurcit
et il ne les [Moïse et Aaron] écouta point, selon
qu'avait dit '\ali\veh (aa). — c) 11 y a des réserves à
émettre au sujet de ces répartitions de textes et des
conclusions que l'on en tire. Je ne crois pas prouvé
que J n'evit pas un récit de la conversion des eaux
du Fleuve en sang; le rédacteur a parfaitement pu
supprimer des traits qui étaient communs à J et à E.
D'autre part, le récit d'Ex., iv, 9 apparaîtrait fort
bien comme racontant la manière dont Yalnveh
préparait Moïse à son œuvre en lui révélant les pou-
voirs dont il était favorisé. Quoi qu'il en soit, il est
aisé de voir que, par exemple, la comparaison de E
et de P permet de se rendre compte et des caractères
propres à chacun de ces deux documents, et de la
manière dont il convient d'interpréter les données
qu'ils fournissent. Mais, en même temps, il est facile
de constater que, dans E, P et même J. les traits
fondamentaux du fait miraculeux — changement de
l'eau en sang — sont nettement conservés.
3S4. — t>) Passage de la mer Bouge (Ex., xiv,
i5-3o, en limitant la péricope aux traits essentiels
du récit). Ici encore les trois documents seraient re-
présentés. — y.) Du récit élohiste, il ne resterait que
des fragments épars : a ...Pourquoi cries-tu vers moi?
(i5ai)... Et toi, é/èie ton bâton (16»»)... » Et l'ange
de Dieu qui marchait devant le camp d'Israël partit
et alla derrière eux (19^)... et ils ne s'approchèrent
pas l'un de l'autre toute la nuit (20'). — 3) Le récit
jahwiste commence, en cette section précise, par
un passage parallèle à 19» (E) : Et la colonne de
nuée partit de devant eux et se tint derrière eux
(19''), et elle vint entre le camp d'Egypte et le camp
d'Israël, et elle fut nuée et ténèbres, et elle éclaira
la nuit (20^)... Et Yahweh lit aller la mer par un
fort vent d'Est toute la nuit et il mit la mer â see
(ai a-). Dans la veille du matin, Yahweh observa le
camp d'Egypte dans la colonne de feu et de nuée et
il troubla le camp d'Egypte (2/1). Et il enraya la roue
de ses chars et il la fil aller avec pesanteur. Et
l'Egypte dit: Que je fuiededevantlsraël,car Yahweh
combat pour eux contre l'Egypte (20)... Et au retour
du malin, la mer revint à son flux normal et l'Egypte
fuyait devant elle; et Yahweh culbuta l'Egypte au
milieu de !a mer (■2-^''f^')... Et Yaliweh sauva en ce
jour Israël de la main de l'Egypte et Israël vit
l'Egypte morte sur le rivage de la mer (3o). — •/) Le
récit sacerdotal est plus développé. Yahweh dit à
Moïse d'ordonner aux Israélites de se mettre en mar-
che (i5'). Il invite Moïse à étendre la main sur la
mer pour la diviser, afin que les Israélites passent à
pied sec (iba;!»). Il va endurcir le cœur des Egyp-
tiens afin qu'ils entrent dans le lit de la mer; il
pourra ainsi manifester sa gloire à leurs yeux (17,
18). Moïse étend sa main sur la mer et les eaux se
fendent (2 13-''). Les enfants d'Israël entrent au mi-
lieu de la mer à pied sec et les eaux sont pour eux
un mur à droite et à gauche (22). Les Egyp-
tiens entrent à leur tour (aS). Yahweh ordonne
à Moïse d'étendre la main sur la mer pour que les
eaux reviennent sur les Egyptiens (26), Moïse étend
sa main sur la mer (27="). L'armée des Egyptiens
est englontie sans qu'il en échappe un seul (28); re-
tour sur l'idée du vers. 22 (29). — ô) On ne peut
comparer que E et P. C'est peur constater que le
récit sacerdotal accentue le caractère merveilleux
de l'événement. Il ne parle pas (du moins le rédacteur
n'a pas conservé ce Irait) du vent d'Est, et il insiste
avecemphase sur ladivision des eaux (vers. 22 et 29J
on peut d'ailleurs comparer ces derniers versets avec
XV, S, où les traits sont encore plus accentués). Mais,
pour le fond du prodige, les deux récits sont pareils.
3S5. — c) L'arrêt du soleil (Jos., x, g-i4). — "-) La
première partie du récit (9-1 1), que l'on attribue au
Deutévonomiste (D'-), est très simple. Josué, qui est
monté de Galgala pendant la nuit, fond subitement
sur les rois amorrhéens (vers. 9). En même temps,
Yahweh les trouble devant Israël et (celui-ci) les
frappe d'un grand coup à Gabaon et il les poursuit
sur la voie de la montée de Bélhoron et il les frappe
jusqu'à Azéca et Macëda (10). Cependant, comme ils
fuient devant Israël à la descente de Béthoron,
Yahweh fait tomber du ciel sur eux de grandes
pierres jusqu'à Azéca, et ils meurent; plus nombreux
sont ceux qui meurent par les pierres de grêle que
ceux que les Israélites tuent par l'épée (1 1). — î) 11
est incontestable que le récit qui précède se suffirait
pleinement à lui-même et qu'il a toute apparence
d'être terminé. Néanmoins on lui a rattaché un épi-
sode nouveau. Il importe de discerner les éléments
de ce supplément. La première partie est renfermée
dans les vers. 12 et iS^'. Le centre en est dans une
petite strophe qui chevauche sur les vers. 12
et 13»" :
Soleil, arréle-toi sur Gabaon,
et toi, lune, dons la vallée d Ajalon.
Et le soleil s'arrêta et la lune demeura
jusqu'à ce qile le peuple se lût vengé de ses ennemis.
Une petite note (i3«-) nous apprend que cette stro-
phe est extraite du Livre du l'aiar, recueil de vieilles
821
MOÏSE ET JOSUE
822
poésies se rapportant aux temps de l'exode et de la
conquête, et peut-être accompagnées depetites notices
en disant l'occasion. C'est peut-être une pareille no-
tice qui est reproduite vers. 12^ : « Alors Josuc parla
à Yaiiweli au jouroù Yahweb livra l'Amorrhéen de-
vant les lils d'Israël. » C'est celte notice en tout cas
qui établit le lien entre la strophe et le récit qui pré-
cède. — •/) Si on la lisait toute seule on même avec
la notice qui précède, il serait très dillicile de dire
quelle est la portée exacte d'une strophe poétique
ainsi conçue, dans laquelle on fait à la fois appel au
soleil et à la lune, dans laquelle le soleil et la lune
s'arrêtent de concert. Mais le vers. 1 3'' fournit un
commentaire. Il n'j' est plus question que du soleil :
(< El le soleil s'arrêta au milieu des cieux (en plein
midi) et il ne se hâta pas de s'en aller, environ un
jour entier. » Elle vers. 1 4 continue: « El il n'y eut
pas comms ce jour, ni avant lui ni après lui, pour
qu'Yalnveh entende [ainsij la voix d'un homme;
car Yahweh combattait pour Israël. » — S) Inutile
de remarquer que cette distinction des documents
peut avoir son rejaillissement sur l'interprétation du
récit.
SS6 — B. Interprétation des récits. — a) Les
aj parutions . — a) La théologie dislingue trois es-
pi'eesp.irmi les miracles, selon qu'ils se réalisent dans
1 ordre phj sique, dans l'ordre intellectuel ou dans
l'ordre m0r.1l. Nousn'avonsà parler ici que des deux
premières catégories. Or saint Thomas, qui réserve
le nom de miracle surtout aux phénomènes d'ordre
physique, désigne sous le terme générique de pro-
phétie ceux qui appartiennentà l'ordre intellectuel '.
— 3) C'est donc à la prophétie que se ratlaclient les
apparitions divines. On sait que l'objet de la pro-
phétie peut atteindre l'esprit du voyant, ou bien
d'une façon tout à fait directe, ou bien par l'inter-
médiaire de formes accessibles aux sens extérieurs
ou à l'iuiaginalion. 11 est parfois diflicile de discer-
ner dans les récits si ces formes ont atteint directe-
ment l'imagination, ou si elles ont d'abord frapjié les
sens externes. Aucun doute n'est possible touchant
l'apparition de l'inscription sur le mur de la salle
de Balthasar (Dan., v, 5). Il n'en va déjà plus de
même pour la vision de la chaudière bouillante
(Jer.. I, i3), que saint Thomas classe parmi les vi-
sions imaginatives^i on peut hésiter pareillement
quand il s'agit des visions inaugurales d'Isaïe
(/a., vi) ou d'Ezéchiel (£:., 1).
SS7. — v) Dans la carrière de Moïse, l'apparition
du Buisson (Ex., m, i-6) sera traitée comme sensible
à la vue et à l'ouïe. Il est dillicile toutefois de voir en
quoi elle consiste au juste et on pourrait croire que,
par un motif de respect pour Celui qui ne voulait
être représenté par aucune image, les rédacteurs des
documents ont évité de s'en expliquer. La mention
de l'ange de Yahweb (vers. 2) pourrait suggérer
l'idée d'une forme humaine (cf. Gen., xvi, 7-14; xxi,
17-19; ■^"d-, VI, 11-24; xiii, 2-23; etc.); mais, à s'en
tenir au récit, il semble que Moïse n'ait vu que la
flamme d'où la voix se faisait entendre. — S) L'épi-
sode de la lutte avec Yahweh (Ex., iv, 24-26)
s'explique mieux si Moïse a vu une forme humaine.
La colonne de nuée (ou de feu) qui marchait à la tête
des Israélites (Ex., xiii, 21, 22), celle qui descendait
sur la lente de réunion quand Moïse s'y rendait
et que Yahweh lui parlait face à face (Ex., xxxiii,
8-11) paraissent devoir être traitées comme la flamme
du buisson avec laquelle elles présentent de réelles
analogies.
1 . Cf. S. Thomas, Summa theo'.ogica, 2» '2«, quaest. clxxi-
CL.XXIV.
2. Quaest. cLxxiii, art. 11.
SS8. — £) X leur tour, les diverses apparitions du
Sinaï sont décrites avec parcimonie. Pour la pre-
mière (Ex., XIX, 3-25; xx, 18-21), on nous a surtout
conservé le récit du Yahuiste. Yahweh annonce
qu'il va venir dans une nuée, que le peuple va en-
tendre sa voix (Ex., xix,9"); il dit un peu plus loin
(ju'il descendra le troisième jour aux yeux de tout
le peuple sur la montagne du Sinaï, qui deviendra
sacrée et inaccessil^le (ii-i3"). Le récit de cette des-
cente sur le sommet de la montagne (ao») est
complété par celui des phénomènes concomitants :
le Sinaï est tout fumant, la fumée s'en élève comme
d'une fournaise, la raonlagnie tremble (18). C'est
alors que Moïse monte, appelé par Yahweh (10^).
On ne dit rien de la forme même sous laquelle Dieu
apparaît. Le récit élohiste n'ajoute que des détails
accessoires: tonnerres, éclairs, nuée épaisse, son de
la trompette, effroi du peuple (xix, 16, ig»; xx, 18-
20 ; le vers. 21 montre Moïse s'approchant de la nuée
où était Dieu). — Ç) Dans la seconde apparition (Ex.,
XXIV, I, 2 -|- g-i8 -j- XXXI, 18), le récit élohiste nous
montre Moïse, Aaron, Nadab, .\biu et soixante-dix
anciens qui gravissent la montagne, mais pour se
prosterner seulement de loin (xxiv, i); ils voient le
Dieu d'Israël sans danger (10^, 11). On dit que sous
ses pieds il y avait comme un ouvrage de brillants
saphirs, pur comme le ciel même (10''); on insinue
donc la ressemblance humaine, mais on n'insiste pas.
Moïse, avec Josué, est invité à s'élever plus haut pour
recevoir « les tables de pierre, la loi et le précepte,
que j'ai écrits pour les leur enseigner 11(12, 1 3). Ici c'est
donc Yahweh qui écrit sur les tables (cf. xxxi, 18),
nouvel indice de forme humaine. Le récit sacerdotal
ajoute un détail déjà connu : la nuée sur la monta-
gne (£j-,, XXIV, i5'', iG».iii, i8a). De plus il mentionne
l'apparition de la gloire de Y'ahweh comme un feu
dévorant (17*). — >;) Dans le récit de la troisième ap-
parition (Ex., xxxiii, 18-xxxiv, g -|- xxxiv, 27, 28),
les éléments yahwistes présentent)» un intérêt spé-
cial. Moïse demande à voir la face de Y'ahweh
(xxxiii, 18). Y'ahweh déclare que c'est impossible
(20). Mais, du creux d'un rocher. Moïse pourra voir
Y'ahweh par derrière (2i-23) : qu'il monte donc le
lendemain tout seul sur la montagne (xxxiv, 2, 3)1
C'est ce que fait Moïse (4"°)- Y'ahweh descend dans
la nuée, se tient avec Moïse, prononce le nom même
de Y'ahweh. révèle ses principaux attributs ; Moïse
s'incline, se prosterne et intercède pour son peuple
(5-g). Puis après l'énoncé des paroles de l'alliance,
Y'ahweh invile Moïse à les écrire (27). On a donc ici
une donnée précieuse : impossible de voir la face de
Y'ahweh. Le seul détail intéressant de VElohiste,
c'est le renouvellement de l'inscription des préceptes
sur les tables de pierre par Y'ahweh (xxxiv, i, 4"<'l>,
28 f?|).
SS9. — *) Il est facile de noter des particularités
dans la manière dont ces documents décrivent les
apparitions. Tous trois, ils semblent manifester le
sentiment d'impuissance à exprimer ce qui est inef-
fable; tous trois, ils paraissent éviter des anthropo-
morphismes dont des Israélites grossiers pourraient
tirer des conséquences fâcheuses. Ces sentiments et
préoccupations seront plus accentués dans le Yah-
wiste et le récit sacerdotal ; toutefois si VElohiste
laisse plus aisément percevoir une forme humaine,
il ne la précise jamais. Mais dans aucun de ces docu-
ments, on ne peut relever un trait permettant de
douter de l'objectivité des apparitions. — i) Dans
Jos., V, i3-i6(Vulg. 1 3-1 5), la ressemblance humaine
est nellement exprimée.
330. — b) Miracles d'ordre physique. — «) Du
miracle saint Thomas donne deux délinitions prin-
cipales : « Ce que Dieu fait en dehors des causes qui
823
MOÏSE ET JOSUE
824
nous sont connues » ' et « Ce qui est fait par Dieu
en deliors de l'ordre communément observé dans les
choses » 2 [c'est-à-dire : dans la nature]. — ,3) Et aus-
sitôt il distingue trois catégories dans les miracles,
selon qu'ils dépassent plus ou moins les forces de la
nature; et le même principe le conduit à discerner
plusieurs groupes dans ces diverses catégories. Au
haut de l'échelle, les prodiges dans lesquels l'action
divine « surpasse les forces de la nature quant à la
suljstance même du fait » ou encore « dans lesquels
Dieu fait quelque chose que la nature ne peut ja-
mais faire» : on allègue, comme exemples, l'arrêt ou
la rétrogradation du soleil, la division de la mer pour
ouvrir un chemin à ceux qui passent. En second lieu,
les prodiges dans lesquels l'action divine « surpasse
les forces de la nature, non quant à ce qui s'opère,
mais quant à ce en quoi il s'opère " ou encore « dans
lesquels Dieu fait quelque chose que peut faire la
nature, mais non selon le même ordre »; ainsi la
nature peut donner la vie, mais non à un mort. En
troisième lieu, les prodiges dans lesquels l'action
divine « surpasse les forces de la nature, quant à la
manière et à l'ordre de l'action » ou encore « dans
lesquels Dieu fait ce qui d'ordinaire s'accomplit par
l'opération de la nature, mais sans qu'interviennent
les principes de la nature » ; c'est ce qui arrive si
quelqu'un est guéri subitement de la lièvre sans
médication et en dehors du processus ordinairement
suivi parla nature ■'.
S31. — •/) 11 serait tout à fait intéressant de pou-
voir cataloguer les nombreux miracles de Moïse et de
Josuo dans l'une ou l'autre de ces catégories. Mais ce
n'est pas chose facile. Il est évident que, si l'on s'en
tient au commentaire de la petite strophe du Ydidr
que nous fournit Jos., x, i3'', i4. "1 s'agit d'un véri-
table arrêt du soleil; personne ne contestera que ce
prodige ne soit très justement placé par saint Tho-
mas dans la première catégorie. Au contraire, si l'on
prend en considération les variantes que présentent
les documents, on sera tenté de mettre le passage
de la mer Rouge dans la troisième catégorie. Il n'est
pas impossible que, par lui-même, un vent très fort
puisse rendre momentanément guéable un bras de
mer peu profond; mais les circonstances dans les-
quelles le fait se produit en faveur des Israélites suf-
lisentà le classer parmi les miracles. On peut penser
à une classification analogue pour le passage du
Jourdain. Ici toutefois le texte se borne à l'énonce de
l'événement, et le rapprochement avec ce qui arriva
au temps de Bibars, en 1267, n'est pas autrement
autorisé.
233. — à) A la même catégorie appartiendraient
encore la plupart des plaies d'Egjpte. Les fléaux des
grenouilles, des cousins, des moustiques, de la peste
du bétail, des pustules, de la grêle, des sauterelles,
des ténèbres, sont des fléaux naturels ou des consé-
quences de fléaux naturels; ils sont plus ou moins
fréquents dans la vallée du Xil (cf. \. Mallon,
Egypte, dans Dictionnaire apologétique de la Foi
catholique, t. I, col. i3o--i3o8). Mais ce qui est ici
surnaturel, c'est la manière dont on les annonce
avec une absolue certitude, la façon dont ils se pro-
duisent et dont ils cessent, leur intensité, leur
rôle approprié de châtiment, la distinction établie
en faveur des Hébreux et au détriment des Egyp-
tiens, leur rapide succession trahissant un plan
1. Cf. S. Thomas, Summa thcologica, I» pars., qnaest.
CT, art. VII (corps de l'aiticle).
2. Cf. S. Thomas, De veiitate catholicac /idel contra Gen-
tilcSf Lib, III, cap. ci.
3. Ces définitions sont tiréep, et de l'article viii dans
la mente çuesiion de la Somme T/icologique et du même
chapitre du De Verilate...
miraculeusement providentiel, etc. S'il était établi
que la mort des premiers-nés fût attribuable à quel-
que peste, analogue à celle dont on parle à propos
de l'intervention de l'ange de Yahweh dans l'armée
de Sennachérib {fs., xxxvii, 36), la dernière plaie
appartiendrait à son tour à la troisième série des
miracles. 11 en faudrait probablement dire autant :
de la plaie qui punit les espions révoltés à Cadès
contre Moïse et qui présente beaucoup d'analogies
avec la précédente; de l'apparition et de la dispari-
tion de la lèpre sur la main de Moïse et sur le corps
de Marie, sa sœur; des cailles amenées par le vent
d'Ouest; du châtiment (engloutissement dans une
fissure de la terre d'après JE ; feu venu d'auprès de
Yahweh, d'après P) frappant ceux qui se sont révol-
tés contre Moïse et Aaron et rappelant peut-être quel-
que commotion cosmique. D'autre part, les épisodes
de la verge d'Aaron qui fleurit, du serpent d'airain
avec ses vertus curatives seraient à ranger dans la
deuxième catégorie.
SS3. — c) Nous enregistrons ces faits tels qu'ils
se présentent dans les textes, comme si leur histori-
cité ne provoquait aucune réserve. Nous ne voulons
pas pour autant opposer une fin absolue de non-rece-
voir à ceux qui croiraient pouvoir invoquer ici telle
décision de la Commission liihlique (i3 février igoS)
en vertu de laquelle les auteurs sacrés pourraient
relater des traditions sans en garantir la véracité'.
Mais nous ne croyons pas que les directions actuelles
de l'apologétique catholique soient favorables à une
application étendue de ce principe, qui d'ailleurs ne
pourrait suflire à expliquer tous les récits que nous
venons d'énumérer.
234. — ?) .V raison des controverses mêmes dont
ils ont été l'occasion, certains prodiges méritent
une attention particulière. Telles d'abord la première
plaie et la manne. Malgré leurs variantes, les docu-
ments sont unanimes à parler du changement de
l'eau en sang, et le rédacteur a enregistré leur dire
avec fidélité. Il a pareillement consigné les détails
que lui fournissait en particulier le Yahuisle sur les
maux que causait l'eau du Nil, d'ordinaire si bienfai-
sante. On ne saurait douter qu'auteurs des docu-
ments et rédacteur n'aient pensé à du véritable
sang. Des exégètes catholiques, il est vrai, tels que
JI. ViGOiiROUx^ et M. LEsf:TnE3^ sembleraient dispo-
sés à concéder l'opinion d'après laquelle on serait
en présence d'une interprétation du phénomène
très connu du ?Cil rouge. Ils soulignent toutefois
deux traits, entre autres, qui témoignent du carac-
tère miraculeux des circonstances dans lesquels
le phénomène se produisit. D'abord il eut lieu en
février (conclusion tirée de la dixième plaie, Ex.,
XII, et de la durée présumée de celles qui ont pré-
cédé) tandis que d'ordinaire il se produit en juin-
juillet; ensuite il fut marqué par une série d'in-
fluences nocives qui ne l'accompagnent pas usuelle-
ment. On remarquera que M. Vigouroux se montre
beaucoup plus réservé, en présence de cette hypo-
thèse, que M. Lesêtre; on notera aussi que ce dernier
va plus loin dans son étude Les plaies d'Egypte
1. Il s'agit en réalité, dans le décret, de la citation im-
plicite d'un document non inspiré; mais nous ne croron»
]ias dépasser la portée du te-xie en l'entendant d'une tra-
dition orale ou déjà consit^née par écrit; ce qui importe,
au fond, c'est le contenu de la citation, quelle que «oit la
forme sous laquelle l'auteur sacré a pu le saisir.
2. Cf. La Bible et les DccoUi'erics modernes en Palestine,
en Egypte et en Assyrie. 6" éd., t. II, p. 314-32-2.
3. Cf. article Eau dans Dictionnaire de la Bible de M. Vl-
Gounoux. — Cf. aussi Les récits de VHîstoire Sainte; Les
plaies d Egypte, ànns Reçue pratique d Apologétique, t. III,
].. 404-41Ô, surtout p. 406.
825
MOÏSE ET JOSUE
826
de la lievue Praliijue d'Apologétique que dans son
article Eau du Dictionnaire de la Bible. En réalité,
cette opinion est inconciliable avec la lettre du
texte : auteurs et rédacteur ont certainement pensé
à du sang véritable. La seule manière dont on puisse
logiquement soutenir cette opinion nous parait être
la suivante. Partie d'un fait naturel, qui avait pu
paraître étrange et providentiel aux Hébreux, la tra-
dition orale, par une série d'altérations qui ont né-
cessairement réclamé un laps de temps assez notable,
en est venue jusqu'à l'élaboration d'un fait nette-
ment miraculeux dans sa substance elle-même. C'est
sous celte forme que les auteurs de nos documents
ont recueilli cette donnée traditionnelle, que le ré-
dacteur l'a, à son tour, consignée. 11 faudrait évidem-
ment faire de nouveau intervenir ce décret de la
Commission Biblique d'après lequel les auteurs
sacrés peuvent reproduire des traditions sans en
prendre la responsabilité et sans en faire la matière
de leur enseignement infaillible; mais c'est aussi
le cas de rappeler que l'apologétique catholique se
montre réservée dans l'application de ce principe.
S33. — >;) Les mêmes réflexions sont à faire à
propos de l'opinion qui veut identilier la manne avec
la gomme que produit le Tamaris mannifera du désert
du Sinaï, lorsqu'il est piqué par l'insecte appelé Coccus
mannipara. Ce que l'Exode nous dit de la chute de la
manne, de sa quantité, de ses propriétés nutritives,
des lieux où on la recueille (du désert du Sinaï jus-
qu'à Galgala) ne permet pas de penser qu'auteurs
et rédacteiu-s aient songé à la possibilité d'une telle
identiUcation. Aussi M. Vigouroux' s'y montre net-
tement hostile; M. Lesiïtre, très réservé dans l'article
Manne du Dictionnaire de la Bible, est lieaucoup
plus conciliant dans l'étude que, sous le même titre,
il a donnée à la Revue Pratique d'Apologétique'^ (il
allègue l'autorité du P. de Hum.melauer); d'ailleurs
il a soin de noter que le phénomène naturel se pro-
duit dans des circonstances et conditions sullisanles
pour constituer le miracle.
1336. — 6) A s'en tenir aux apparences, quatre
épisodes merveilleux concernent les sources : Mara,
BlassahMéribah, Méribali, Béer. Mais il faut remar-
quer que, pour ce qui concerne le puits de Béer, ni
le poème {Num., xxi, 17, 18), ni le verset qui précède
ne donnent d'indications précises établissant qu'il
s'agit d'un miracle proprement dit. Le miracle de Mara
rappelle celui (|u'accomplit plus lard Elisée (II Beg.,
II, 19-22) et ne donne lieu à aucune remarque spéciale.
Il n'en va pas de même des épisodes de Massah-Méri-
bah et de Méribah. Nous avons déjà vu que beaucoup
de critiques, se plaçant sur le terrain littéraire, re-
gardent les deux récits comme se rapportant au
même fait; la répétition aurait été la suite de boule-
versements rédactionnels. Mais certains exégètes
indépendants vont beaucoup plus loin. C'est à Cadès
que le récit principal (Aum., xx, 2-i3) place l'inci-
dent ; le miracle a été opéré pour satisfaire aux
besoins du peuple, car 0 il n'y avait pas d'eau pour
l'assemblée ». Or il y avait en réalité une source à
Cadès, ce 'Ain Mispnt dont il est question dans le
récit de la campagne de Chodorlahomor (Ge«., xiv,^).
Bien plus, les appellations '^ïnil/i'ï/jÂ/ (source du ju-
gement, de la décision, delà sentence), ' Ain M'rib^'dli
(source de la discussion), 'Ain Massâh (source de
l'épreuve [judiciaire])sont très connexes, en relations
très étroites dans le même ordre d'idées. Il y a tout
lieu de croire qu'elles désignent le même point d'eau.
Comme cette source est beaucoup plus ancienne que
Moïse, les récils de l'Exode et des Nombres ne font
1. Cf. La Bible, t. U, P. 459-i72, surlout 46li-4"l.
2. T. III, p. 722-728.
que consacrer des légendes étiologiques destinées à
expliquer les noms de Massah et de Méribah, peut-
être secondaires par rapport à celui de Aïn Mispat.
Bien que les arguments de l'analyse littéraire
ne soient pas dénués de valeur, il convient de
remarquer que des critiques indépendants, dont
l'opinion compte, maintiennent la distinction des
deux épisodes. En tout cas les conclusions delacri-
tique historique ne sont en aucune façon la consé-
quence nécessaire de la réduction desdeux épisodes
en un seul. D'abord on ne saurait être surpris de
voirdes désignations topographiques prendrenais-
sance à l'occasion des faits secondaires qui ont
marqué le séjour d'un cami)ement à un endroit
donné; la chronique du front de guerre (lyi^-igiS)
est riche en pareils exemples. D'autre part, rien
n'invite à conclure à l'identité de Aïn Massah avec
Aïn Méribah et avec la vieille source Ain Mispat. Le
site de Cadès renferme aujourd hui plusieurs sour-
ces voisines entre lesquelles répartirces appellations
connexes ; il est d'ailleurs évident qu'une seule
source aurait difûcilement préservé de la suif toutes
les tribus Israélites qui souvent se dispersaientdans
la région. Quant au récit du miracle, il est on ne
peut plus clair : une source, qui ne coulait pas au-
paravant, a été produite ovi amenée à jour (les deux
sens sont conciliables avec le texte: « et des eaux
sortirent... »; Num., xx, il) lorsque, sur l'ordre de
Dieu, Moise eut frappé le rocher de son bâton.
S37. — ') Nous consacrerons une dernière remar-
que à la prise de Jéricho. On notera que Jos., vi,
i sv., nous transporte in médias res. Nous n'avons
aucun détail sur la marche des Israélites vers la ville
cananéenne, ni sur le temps qu'ils sont demeurés
en face de ses murailles avant les manifestations
diverses dont il va être question; le récit de Jos.,
V, i3-i5 suppose déjà le séjour en Jéricho. Il en
résulte que Jud., vi, i sv. présente un caractère
purement épisodique; ce n'est nullement le récit
complet du siège de la ville. De ce chef, il faut déjà
s'attendre à ce que l'étude du texte présente des
dillicultés; elles sont augmentées, et du fait que la
distinction des documents est très complexe en ce
passage, et du fait des divergences que révèle la
comparaison du texte massorctique et des Septante.
Toutefois on observe aisément que Josué, se confor-
mant aux indications divines, a recours à deux sortes
de moyens. Aux moyens humains d'abord. Le vers.
VI, I nous montre la ville fermée devant les enfants
d'Israël; personne n'y entre, personne n'en sort.
C'est sans doute qu'elle est étroitement cernée par
les assaillants. Tel qu'il doit se traduire d'après
l'hébreu et le grec, le vers, vi, 3"", conûrme cette
impression : « Entourez la ville, vous tous, hommes
de guerre'. » La manœuvre est facile à saisir si
l'on remarque que le seul point d'eau qui fût à la
portée des habitants était en dehors des murs cana-
néens; sous un climat tel que celui de Jéricho, la
soif a, plus rapidement encore que la famine, rai-
son des assiégés. Faut-il d'ailleurs penser que, dans
cet encerclement de la ville, les soldats Israélites
demeurassent inertes, sans essayer d'éprouver la
solidité des murailles? Le texte ne nous oblige pas à
nous arrêter à une idée si peu naturelle et l'on peut
penser ijue, jusqu'à la lin, les assiégeants mirent tout
en œuvre pour avoir raison de la résistance-. Ce qui
1. Les hommes de guerre ne doivent pas être censés
remplir une fonction uniquement religieuse. — Il est pos-
sible que la fin du verset « entourer la ville une fois » ne
soit pas de la même source ; ces mots manquent dans
les LXX (B).
2. D'îiprès E, Sellin (Ernst Selliiv und Cari Watzi.n-
CEK, Je/ icho. Die Kn^ebnisse der Ausgraburigen , p. 181), les
827
MOÏSE ET JOSUE
828
est certain, c'est qu'en présence de cette puissante
cité et à cette heure décisive, les Israélites comptè-
rent moins sur les moyens humains que sur les pro-
messes et les interventions de Yahv\eh. De là les
rites qui se déroulèrent pendant sept jours. Ces pro-
cessions, qui revêtaient peut-être le caractère d'une
prise de possession du terrain au nom de la divi-
nité et qui pouvaient laisser présager l'anathème,
avaient vraisemblablement une double fin : impres-
sionner et décourager l'ennemi qui, dans son vulgaire
hénothéisme, ne songeait pas à nier l'existence et la
puissance des dieux étrangers, moins encore celles
de Yahweh, dont la renommée lui avait appris les
exploits (cf. /os., II, 8-11). Davantage encore, atti-
rer la bénédiction et la laveur divines. L'espoir de
Josué et de ses vaillants ne fut pas déçu. Le sep-
tième jour, au moment où la cérémonie se termi-
nait au milieu des clameurs des assiégeants, la mu-
raille s'effondra et le peuple monta dans la ville,
chacun devant soi. L'intervention divine était des
plus claires.
Deuxième Section
La législation mosaïque
338. — Sous peine de prolonger outre mesure
cette étude déjà si étendue, nous devons nous con-
tenter d'un simple aperçu sur la question de la légis-
lation mosaïque. Aussi bien, le sujet n'est pas neuf;
bien des fois, même en ces derniers temps, les au-
teurs catholiques l'ont étudié ou repris. Il ne se
prête pas d'ailleurs aux rajeunissements dont on
peut rêver sur un autre terrain. Nous nous borne-
rons à traiter brièvement les trois points suivants.
I. Caractères généraux de la Loi mosaïque.
II. Caractères particuliers de chacun des c()d<-s
qui la constituent.
lU. Développement de la Loi mosaïque.
I. — Caractères généraux de la Loi mosaïque
1» Les Codes du Peatateuque
S39. — 1° Le premier code est le Décalogue lui-
même. — a) Il se présente à nous sous deux formes.
Dans Ex., xx, 1-19, il parait à première vue se rat-
tacher au Code de l'alliance, qui le suit d'assez près.
11 en est toutefois séparé par un extrait de récit; il
peut en conséquence être traité comme un élément
distinct, comme un tout à pari. On le retrouve bien
comme un tout à part {Deut., v, 6-18; Vulg. 6-21)
dans les homélies préliminaires du iJeuléronome, —
b) C'est dans ce dernier contexte que l'identification
est établie avec précision entre le Décalogue et les
paroles de Yahweh écrites par lui-même sur deux
tables de pierre (Deut., y, 19 [22]). C'est même grâce
à ce texte précis que l'on peut rapporter au Déca-
logue certaines indications de i'Exnde où il est
question des préceptes écrits par Dieu svir des
tables de pierre. Autrement Ex., xxiv, 12 et xxxi,
18 seraient plus naturellement appliqués aux légis-
lations qui séparent ces deux versets. D'autre part,
Ex., XXXIV, I, li, 2'j, 28, ont, en eux-mêmes, toute
apparence de se rapporter à la législation renfermée
dans les versets 11-2G du même chapitre. — c) C'est
aussi dans les homélies deutéronomiques (Deut., iv,
i3 ; X, 4) que les préceptes A' Ex., xx, 1-17 sont expli-
citement désignées comme les « dix paroles » ; on y
lit, en même temps, que ces paroles, écrites d'abord
fondations de la muraille cananéenne demeurent encore
sur trois côtés. En revanche, du côté de l'Orient, elles sont
détruites jusqu'au sol; c'est sans doute que l'ennemi est
arrivé de ce côté. D'autre part, le chaînage de bois de la
forteresse, a de toutes parts, souffert de Tiacendie.
sur les premières tables, furent reproduites sur les
deuxièmes. Remarque précieuse, car Ex., xxxiv, 28,
laisserait croire, si on le lisait tout seul, que « les dix
paroles » sont les dix articles de la petite législation
qui précède. Ces incohérences de détail n'ont d'autre
explication que les heurts produits par la juxta-
position des documents.
S40. — 2' Il faut en second lieu mentionner le
Code de l'alliance (Ex., xx, 22-xxiii, 19). Indépen-
damment des préliminaires (Ex., xx, 1S-21) et con-
clusions (Z^a:., xxiii, 20-xxiVj 8) qui l'encadrent, cette
législation se présente avec des contours très précis.
Le nom qu'on lui attribue troure son explication dans
l'alliance qui, d'après Ex., xxiv, 3-8, parait conclue
sur la base des préceptes qu'il renferme. On remar-
quera (Ex., XXIV, 4) <l"e ce petit code est présenté
comme écrit par Moïse. Mais c'est en même temps un
ensemble de lois prescrites par Yahweh lui-même ;
il est à noter que le titre auquel nous devons cette
donnée (Ex., xxi, 1) sépare du corps de la législa-
tion le règlement (Ex., xx, 32-26) concernant les
autels.
3° Au Sinaï se rattache encore le Petit code Yah-
iiiste (E-t., XXXIV, 11-26); il forme à son tour une
série nettement délimitée. Nous l'avons déjà remar-
qué : le contexte qui les entoure immédiatement
paraîtrait dire que ces préceptes furent les dix
paroles gravées sur les nouvelles tables de pierre
après l'épisode du veau d'or (Ex., xxxii); mais les
allusions deutéronomiques mettent au point cette
impression (cf. Deut., iv, i3; x, 4). Des critiques
estiment qu'^j"., xxxiv, i, 4, 28, ne sont pas du
même document que le reste du récit. Le petit Code
de la rénoi'atlon de l alliance se présenterait, dans
l'autre document et à l'instar du Code de l'alliance
lui-même, comme écrit par Moise(Ex., xxxiv, 27).
4° C'est pareillement au Sinaï que se relient le plus
grand nombre des prescriptions du Code sacerdotal
(Ex., xxiv-i5'',-i8» ; XXV, i-xxxi, 17; xxxiv, 39-xL,
38; /.ev., i-xxvii; Num., 11, i-34; m, i-iv, 49; v, i-vi,
27; viii, i-x, 10). Mais, tandis que certains éléments
(législation de la Pàque) remontent au dernier temps
du séjour en Egypte (Ex., m, 1-20, 43-49; xiii, i, 2),
divers suppléments sont en relation soit avec Cadès
(Num, XV, xviii, xix), soit avec les plaines de Moab
(Num., XXVII, i-i I ; xxviii-xxx, xxxiu, 5o-xxxvi, i3).
La partie centrale de ce code est la Loi de sainteté
(P'' des critiques : ier., xvii-xxvi); c'est par elle
qu'il présente le plus de points de contact avec les
autres lois. Le reste du code est en grande partie
constitué par des législations d'ordre cultuel; les
suppléments de Cadès et de Moab toutefois se lais-
sent répartir entre les deux séries d'éléments reli-
gieux et sociaux.
5° Reste le Deutéronome qui, au moins en son
état actuel, se présente comme un code promulgué
dans les plaines de Moab. La section proprement
législative est confinée aux chap. xii-xxvi.
241. — 0° Tous ces codes se ressemblent par
un certain nombre de points communs, intéressants ~
à souligner. On peut les grouper sous deux chefs en
disant que la législation mosaïque se présente avec
un double caractère : caractère religieux et caractère
national.
2" Caractère religieux
242. — Il résulte à la fois des origines de la
législation mosaïque et de son contenu.
I" Il résulte des origines de la législation
mosaïque. — A. Sur ces origines, les principaux
renseignements nous sont fournis pas les formules
préliminaires aux diverses ordonnances. — a) Dans
son premier contexte, le Décalogue est annoncé en
829
MOÏSE ET JOSUE
830
ces termes : « El Dieu prononça toutes ces paroles
en disant » (Ex., xx, i). Au Deuléranome, il est très
étroitement idenlilié avec les paroles que YaliweU
adressa à l'assemblée sur la montagne, avec les
paroles écrites par Yaliweh lui-même sur les deux
tables de pierre qu'il donna à Moïse (Deut., v, 19
[Vulg 22]). — l>) Au début du Code de l'alliance, la
loi des sanctuaires est précédée de cette formule :
« Et Yabweli dit à Moïse » (Ex., xx, 22); elle est
suivie d'un titre : « Voici les lois que tu leur don-
neras» (Ex., XXI, I), qui sert d'introduction à tout le
reste de la législation. — c) Dans le Peiil Code yali-
udsle, les ordonnances dans lesquelles il est ques-
tion de Yaliweli, se groupent en deux séries. Dans
les unes, en effet, il est parlé de Yahweli à la Iroi-
sièiue personne (Ex., xxxiv, i4, 28, 24'', 26); dans
les autres, Yahweli lui-même parle à la première
personne (Ex., xxxiv, 11, i8, 19, 20, 24'S 25). Ces
divergences peuvent tenir à des remaniements
rédactionnels. En tout cas. Moïse reçoit de Yaliweli
l'ordre d'écrire ces paroles, « car c'est d'après ces
paroles que j'ai l'ait alliance avec toi et avec Israël »
(/i'.e., xxxiv, 27). Le petit code est donc, lui aussi,
présenté comme renfermant les paroles de Yaliweh.
343. — d) Le Code sacerdotal contient à son
tour des formules très explicites. La plus fréquente
est « Y'ahweh parla à Moïse en disant y>(Ex., xxv, i;
XXX, II, i'), 32; XXXI, i; Lev., iv, i; v, i4, 20 [Yulg.
VI, 1]; VI, i [8|, 12 [njl, 17 [24]; vu, 22, 28; viii, i;
XII, 1; XIV, i; XVII, i; xviii, i; xix, i; xx, i; xxi, [i],
16; XXII, i, 17, 26; xxiii, I, 9, 23, 26, 33; xxiv, i;
xxvn, i; Num., i, 48; m, 5, 11, [4o], 44; iv, 21; v, i,
5, 11; VI, I, 22; [vu, 4J; VIII, 1, 5, 23; ix, 9; x, i ; xiu, i
[Vulg. 2]; XV, I, 17, [3^]; xviu, 20; [xxvii, 7, 12];
xxviu, i); etc. Très rarement on a « Yahweli dit à
Aaron « (Num., xviii, i, 8, 20). La formule « Yahweh
dit à Moïse et à Aaron » (Ex., xii, i, 43; Lev., xi, i;
XIII, I ; XIV, 33; xv, i; jVain., 11, 1; iv, i, l'j; xix,
1 ; etc.) est plus fréquente que celle qui précède. On
notera enlin quelques indications plus précises et
plus détaillées se rattachant d'ordinaire à la première
des formules que nous venons de mentionner (Ex.,
xii, i; /.et'., I, i; vu, 3^, 38; xvi, i, 34''; xxv, i; xxvii,
34; Num., I, I ; m, i4; xxx, i, 2; xxxiii,5o; xxxv, i;
xxxvi. 5, etc.).
S44. — e) Dans le Deuléronome, qu'il s'agisse des
homélies initiales (Deut., 1, i-5; iv, 44-v, i) ou finales
(Deut., XXVII, i, 9, 11; XXVIII, 69 et xxix, 1^ [Vu!g.
XXIX, i, 2*1), qu'il s'agisse de la législation elle-même
(Deut., XII, I), c'est à vrai dire Moïse qui parle; natu-
rellement il le fait au nom de Yahweh. Les drclara-
tions des premières homélies sont explicites en ce
sens. Ce sont les commandements de Yahweh que
Moïse prescrit (iv, 2, 4o; viii, 1 1 ; x, 12, i3); c'est sur
l'ordre de Yahweh que Moïse donne des lois et des
ordonnances (iv, 5, i4; vi, i); à proprement parler,
c'est Yahweh lui-même qui instruit son peuple
comme un homme instruit son enfant (viu, 5, 6).
Non seulement Moïse s'explique à ce sujet, mais
Yahweh à son tour s'en exprime (xi, i3-i5). Bien
plus, on nous dit pourquoi Moïse joue ce rôle d'inter-
médiaire et d'interprète entre Dieu et les lils d'Israël.
Au début, quand il s'agissait du Décalogue, Yah^veh
lui-même traita directement avec le peuple (v, W')
sur la montagne, au milieu du feu, de la nuée, de
l'obscurité, d'une voix forte (v, 5, 19a [Vulg. i-i^]).
Mais le peuple eut peur de niouiir, il supplia Moïse
de s'approcher tout seul de Yahweh pour entendre
ses paroles et les rapporter ensuite à l'assemblée (v,
20-24 [23-2^]). Yahweh approuva ce désir (v, 25-3o
[28-33]). Ce sont donc bien les paroles de Yahweh que
Moïse communique. Toutefois, en lisant la législation
elle-même, on n'a pas l'impression d'une action
divine immédiate intervenant, comme dans le Code
sacerdotal, à propos de chaque ordonnance particu-
lière. Notons enfin que, non seulement Moïse fit
une promulgation orale de cette loi. mais qu'il l'é-
crivit, qu'il la confia aux prêtres lévitiques en leur
faisant à son sujet diverses recommandations (Deut,,
XXXI, 9-i3, 24-27).
343. — B. 11 importe de prendre ces formules en
considération et d'en apprécier les divergences. —
(i) Laissons de coté le Décalogue, dont la promulga-
tion se présente entourée de circonstances trè^ parti-
culières, attestant, autant ((u'il est possible, qu'il
s'agit d'une révélation au sens le plus strict de ce
mot. — h) Tous les autres codes apparaissent à leur
tour comme ayant une origine divine. Mais c'est sans
contredit à propos du Code sacerdotal que les dé-
clarations du texte sont les plus explicites. A les
prendre à la lettre et selon leur sens matériel, il
semblerait que chaque ordonnance a été directement
prononcée par Dieu aux oreilles de Moïse, qu'il
s'agit, par conséquent, d'une révélation immédiate
comme à propos du Décalogue. De quelle manière
convient-il d'apprécier ces formules?
546. — c) Certaines comparaisons sont de nature
à éclairer la question. — v) Le Code de l'alliance et
le Deuléronome sont, eux aussi, des collections de pré-
ceptes annoncés comme venant de Dieu. Dans ces
deux cas toutefois, on n'a plus l'impression d'une
intervention révélatrice aussi continue qu'à propos
du Code sacerdotal. — ;3) Sans doute on pourrait
expliquer les formules initiales de ces législations
en ce sens que Dieu aurait récité aux oreilles de
Moïse toutes les prescriptions à reproduire, que
l'homme de Dieu en aurait retenu le contenu, que,
soutenu d'ailleurs par une assistance divine toute
spéciale, il l'aurait ensuite promulgué avec la plus
parfaite exactitude. — ■/) Mais cette hyjiothèse n'est
pas la plus vraisemblable. On pourrait déjà, par
exemple, songer à une assistance plus générale,
dont la garantie ne concernerait que la substance
même de la législation; il ne serait plus alors
question ni de dictée orale, ni de fidélité minutieuse
des souvenirs. — ô) Il semble encore loisible d'envisa-
ger sous un autre jour le mode de la communication
divine à propos du Code de l alliance et du Code
deutéronoinique. Dieu aurait, d'un seul coup, mani-
festé au législateur le but et les lignes principales
des lois à promulguer. Se conformant à la direction
divine, bénéficiant d'une assistance qui en était
comme la continuation, soutenu par l'inspiration s'il
s'agit de la rédaction qui figure en nos textes sacrés,
le législateur aurait eu quand même sa part d'œuvre
personnelle dans l'élaboration de ces prescriptions ;
il aurait été à cet égard un peu comme les auteurs
de divers livres inspirés, des livres historiques, par
exemple, qui font suite au Peritateuque. Il ne semble
pas qu'il y ait quoi que ce soit à reprendre dans cette
manière d'envisager les cas du Code de l'alliance et
du Code deutéronomique. — e) Que s'il en est ainsi,
une question s8 pose : faut-il admettre pour le Code
sacei dotal une origine divine plus immédiate? Faut-
il lui assurer une place à part parmi les autres
codes mosaïques? Rien en vérité ne semble l'indiquer.
Dès lors les formules particulières qui le caracté-
risent ne seraient-elles pas à traiter comme des for-
mules de style, appliquant simplement au détail des
lois la formule générale qui figure au début des au-
tres législations, mais n'impliquant rien de plus au
point de vue de l'origine spéciale de chacune des
ordonnances? Nous estimons que la réponse aflir-
malive à celte question peut être proposée sans au-
cune témérité.
547. — d) Un autre rapprochement est de nature
831
MOÏSE ET JOSUE
832
à augmenter la lumière. 11 existe, en effet, une autre
série de livres sacrés dans lesquels les formules abon-
dent tendant à indiquer l'origine surnaturelle des en-
seignements qui y sont contenus; ce sont les recueils
d'oracles i>rophétiques. Prenons par exemple celui
qui porte le nom de Jérémie. En tète des principales
de ses sections ûgurent des titres analogues à celui-
ci : La parole de Yaltitelt me fut adressée (ou fut
adressée â Jérémie te prophète) en ces termes (Jer.,
I, 4 ; n, I ; "I, 6, 1 1 ; vu, i ; xi, i ; xiv, i ; xvi, i ; xviii,
1 ; etc.). Nul doute que les discours, parfois très
longs, auxquels ces paroles servent de préface ne
renferment des oracles provenant d'une révélation
authentique et immédiate de Dieu; on peut et on
doit dire que ces oracles sont la base et le point de
départ de tous les autres éléments et enseignements
qui viennent les compléter. Car il y a d'autres élé-
ments. 11 y a les commentaires que les hommes de
l'esprit font de la parole divine. Il y a leurs
réllexions personnelles; en certains cas (Jer., xiv-
xv), la parole divine et la parole humaine se répon-
dent comme en un dialogue. Il y a même les déve-
loppements que les scribes et les commentateurs
ajoutent, dans la suite des temps, au texte authen-
tique du propliète ; telles les compléments que ren-
ferme le texte massorétique de Jérémie et qui font
défaut dans les Septante. C'est donc que la formule
d'introduction n'est pas à prendre au pied de la lettre.
Sans doute, au cours des développements, d'autres
formules plus concises: Ainsi parle ïaln\'eh(.ler., ii,
a, 5; IV, 3, S'j; vi, 6, g, i6, 32; etc.), Oracle de i'ahifeli
{Jer., I, 8, i5, 19; II, 3, 9; m, 1,10, 12, i3, etc.), ramè-
nent l'attention sur l'origine divine de la parole pro-
phétique. Mais il ne semble pas que l'emploi de
ces formules elles-mêmes soit restreint aux cas de
paroles immédiatement révélées par Dieu; elles peu-
vent à l'occasion couvrir les réllexions du voyant. De
même, si les indications que renferment le Code de
l'alliance et le Code deutérononiique attestent qu'une
révélation divine est à l'origine de ces législations,
elles n'excluent pas la présence de développements
plus ou moins considérables qui, à des dates diver-
ses, ont pu être ajoutés par des auteurs successifs.
Rien n'indi(iue qu'il faille adopter une autre con-
clusion à propos des inscriptions qui, dans le Code
sacerdotal, figurent au début de chacune des ordon-
nances principales. On complétera d'ailleurs cette
remarque en notant que, dans la promulgation
de ces décrets. Moïse et ses successeurs ont été
favorisés d'une assistance divine toute particulière;
que, dans leur rédaction, ils ont écrit sous l'influence
de Tinspiration.
348. — e) D'ailleurs, qu'il s'agisse des éléments
directement et immédiatement révélés par Dieu,
qu'il s'agisse des développements que le prophète-
législateur ou ses successeurs ont pu y ajouter, la
question des origines peut s'envisager d'une autre
façon. Ces législations n'apparaissent presque jamais
comme des créations. Elles se présentent, le plus
souvent, comme la consécratién d'un choix fait
parmi des lois, des coutumes antérieureuient exis-
tantes. Sur tous les terrains qu'abordent successi-
vement les divers codes, il y avait, dans le monde
sémitique auquel se rattachait Israël, des usages
remontant à une haute antiquité. Sans doute ils se
ressentaient souvent des influences du paganisme au
sein duquel ils s'étaient épanouis. De ces usages, le
choix divin, sous quelque forme qu'il se manifestât,
devait éliminer tous ceux qui ne pouvaient être dé-
pouillés de leur caractère profane, polythéiste ou
immoral; il devait purilier ceux qui, au prix de quel-
ques modifications, étaient susceptibles de prendre
place dans la Loi d'un Dieu unique, très juste et très
saint; il devait appuyer de son autorité suprême
ceux qui se présentaient comme l'expression plus
ou moins adéquate de ces lois universelles que le
créateur a déposées au fond de la conscience hu-
maine. \ plus forte raison, ce choix conserverait-il
les coutumes propres à Israël, soit qu'elles fussent
déjà le résultat d'une influence surnaturelle, soit
qu'elles dussent à leur simplicité même d'être
exemptes de tout mélange impur. De là les ressem-
blances et les points de contact que les législations
du Pentateuque présentent avec les lois et coutumes
des divers peuples sémitiques; ressemblances entre
le Code de l'alliance et le code babylonien de Ham-
murapi ; ressemblances entre nombre de lois et d'usa-
ges Israélites et les coutumes en vigueur chez les
Arabes nomades ou demi-sédentaires; ressemblan-
ces entre le calendrier des fêtes, les rites des sacri-
fices consacrés par le Code sacerdotal et les prati-
ques chères à nombre de peuples de même race
qu'Israël; etc. Mais, par les dill'érences qu'elles ré-
vèlent, ces comparaisons ne font que mettre en plus
haut relief l'influence supérieure qui a présidé à la
constitution des législations mosaïques. Elles attes-
tent pleinement l'origine divine dont, au sens que
nous avons expliqué plus haut, elles se réclament à
tant de reprises.
S49. — 2" Il résulte du contenu de la législa-
tion mosaïque. — <i) D'abord l'élément religieux
tient une grande place dans les divers codes de cette
législation. Trois préceptes du Décalogue lui-même
ont trait aux devoirs envers Dieu. Ceux-ci remplis-
sent tout le Code de la rénovation de l'alliance {Ex.,
XXXIV, 11-26). Si les autres collections fontuneplace
plus ou moins étendue aux préceptes qui gouvernent
les rapports de l'homme avec lui-même et avec le
prochain, les ordonnances concernant la religion
n'en sont, quand même, jamais absentes. C'est peut-
être au Code de l'alliance (ju'elles sont les moins
nombreuses ; il y faut tout de même relever : Ex., xx,
22-26; XXII, 17 (Vulg. 18), 19(20), 27^(28^), 2S-3o
(Vulg. 2g-3i); xxiii, lo-ig. Dans le Code deutérono-
niique, de longues sections ont un objet exclusive-
ment religieux : /^SH^, XII ; XIII ; XIV ; xv ; xvi, i-i';,
21, 22 ; xvu, i; XVIII ; xxiii, 18 (Vulg. 17), 19 (18), 22-
24 (21-23); XXVI. Quant au Code sacerdotal, tout le
rituel proprement dit, par sa nature propre, se rap-
porte exclusivement à Dieu, liais, même dans la Loi
de sainteté (Lev., xvii-xxvii), le» préceptes d'ordre
religieux sont fréquents : /.ci., xvii ; xix, 2, 5-8, 12,
23-28, 3o, 3i; XX, 1-8 ; xxi-xxvii.
3S0. — 1)) Ce qui contribue encore à mettre en
relief le caractère religieux de la législation mosaï-
que, c'est la manière dont y sont réparties les ordon-
nances qui regardent les devoirs envers Dieu. Dans
le Décalogue sans doute, elles forment une section à
part, la première. .Mais les références qui précèdent
montrent que, dans les autres codes, ces prescrip-
tions surviennent un peu partout. Il n'y a pas de
frontières nettement établies entre une partie consa-
crée aux devoirs de l'homme envers son créateur et
d'autres affectées aux obligations qui lient l'individu
par rapport à lui-même et à ses semblables. Les
préceptes religieux sont disséminés au hasard, au
milieu des autres préceptes, comme pour marquer
que, dans la vie du ûls d'Israël, tous les autres de-
voirs sont inséparables de ceux qui ont directement
trait à la religion, que sa vie tout entière doit être
pénétrée de la ])réoccupation d'honorer Dieu. Sans
doute les critiques peuvent expliquer, en partie, ce
qui nous apparaîtrait comme un désordre, par des
combinaisons de collections primitivement distinc-
tes, ou encore par des retouches plus ou moins
harmonistiques. Leurs elTorts toutefois n'aboutiraient
833
MOÏSE ET JOSUE
83';
pas, sans sacrifier les faits à des considérations
d'ordre tout subjectif, à rétablir la disposition logi-
que qui donnerait satisfaction entière à notre goût
moderne. El si les rédacteurs ont contribué à aug-
menter ce que nous serions tentés de traiter de
confusion, c'est parce que les premiers législateurs
leur ont d'abord frayé la voie.
851. — c) On notera, en troisième lieu, que,
même dans les sections qui ont pour objet les devoirs
de l'homme envers lui-même et envers ses sembla-
bles, ce sont souvent des motifs d'ordre religieux qui
sont mis en avant pour provoquer la fidèle observa-
tion des préceptes. Déjà dans le />^ca/og^i(e, le qua-
trième commandement est appujé par une promesse
de bénédictions divines. Le Code de l'alliance ne fait
qu'une place très restreinte à l'élément homilétique
et à l'exhortation ; on peut tout de même relever en
plusieurs endroits des considérations et sanctions
au caractère nettement religieux (£■.»'., xxi, 6 ; xxii,
7-10 [Vulg. 8-ii], 21-23 [22-24]). C'est au Deuléronome
qu'on trouve en plus grande abondance les exhorta-
tions à observer la loi divine. Dans les homélies
d'abord, qui servent d'introduction {Beut. ,1x1) ou de
conclusion (Deut., xxvii-xxx) au code proprement
dit; et il serait superflu d'insister sur le caractère
religieux des considérations qui y sont mises en
avant. Mais aussi dans les énoncés des diverses
ordonnances, de celles-là en premier lieu qui présen-
tent quelque connexion avec la religion, de celles-là
encore dont l'objet apparaîtrait comme étant, par
lui-même, étranger aux devoirs envers Dieu {Deut.,
XVI, 20 ; XVII, 8-i3, i4-2o; etc.). Enfin les énoncés de
la Loi de sainteté revieaneni souvent, pour appuyer
les ordonnances les plus diverses, sur ce motif de la
sainteté divine qui entraîne des conditions de pureté
et de perfection très particulières dans le peuple que
Yahweh s'est choisi (^et'., xviii, 2, b^, 6'', 3o ; xix, 2,
3^ 4 , lob, 12'', I4^I6^I8'', etc.).
3" Caractère national
SSS. — a) A raison même de ses origines et de
son caractère religieux, la loi d'Israël l'emporte,
d'une immense supériorité, sur les autres lois de
l'antiquité. Les comparaisons établies, depuis 1902,
entre les codes mosaïques et le code babylonien de
Hammurapi (cf. A. Condamin, Babylone et la Biulb,
dans Dictionnaire apologétique de la foi catholique,
t. I, col. 360-867) n'ont fait que confirmer la vérité de
cette assertion. Aucune des législations antérieures
au christianisme ne s'est fait remarquer par un sens
aussi exact et aussi nuancé du droit, de la justice
et de la charité ; aucune n'est apparue comme
interprétant avec autant de précision, non seulement
les principes fondamentaux, mais aussi les conclu-
sions parfois secondaires de la loi naturelle inscrite
au fond des consciences. C'est la raison d'être de
la pérennité, on serait tenté de dire: de l'éternité, de
nombre de ces ordonnances antiques, de l'univer-
selle diffusion de beaucoup de ces prescriptions ;
pour une grande part, elles continuent de régler
dans le monde civilisé les rapports des hommes
entre eux.
S53. — l>) Il n'en est pas moins vrai toutefois que
la loi mosaïque est une loi essentiellement nationale,
est essentiellement la loi du peuple hébreu. Sans
'doute elle se réclame d'une origine divine et le Dieu
qui l'a donnée à Moïse est le Dieu universel du monde
et des hommes. Mais c'est le Dieu universel en tant
que manifesté à la race choisie, avec toutes les mo-
dalités dont il s'est revêtu en vue de cette manifesta-
tion à un peuple unique. Le plus souvent, c'est sous le
nom de Yahweh qu'il parle au législateur, c'est-à-dire
Tome m.
sous le nom sous lequel il s'est fait connaître au seul
Israël. Souvent encore il se proclame, en publiant
ses ordonnances, le Dieu du peuple auquel il les
adresse; il se réclame du choix qu'il a fait de la race
des fils de Jacob, de l'alliance qu'il a conclue avec
eux. Le législateur suprême, en un mot, c'est Dieu
sans doute, mais Dieu envisagé au point de vue par-
ticulier du peuple d'Israël.
SS4. — t)Que si l'on examine les ordonnances,
on constate (]ue, pour un très grand nombre, elles
sont conçues et formulées en fonction des conditions
spéciales dans lesquelles se trouve le peuple choisi.
Cette remarque ne vaut pas évidemment pour les
prescriptions qui ne sont que la promulgation ou
l'application immédiate des principes fondamentaux
de la loi naturelle. Mais les préceptes ne sont pas
rares qui, d'une façon très directe, visent les condi-
tions sociales particulières au peuple de Dieu : lois
sur la royauté (Deut., xvii, i4-2o), sur les villes de
refuge (Deut., xix, i-i3), sur les étrangers à exclure
de la communauté israélite (Dent., xxiii, 4-9 [Vulg.
3-8J), sur les héritages (A'»H).,xxvn, i-ii; xxxvi), etc.
Dans un plus grand nombre de cas, à défaut d'un
énoncé précis, les données de la législation sont
telles qu'elles ne peuvent trouver leur application
que dans les circonstances caractéristiques de la vie
nationale des seuls Israélites. On noiera encore qu'il
n'est presque jamais question des peuples étrangers
à Israël; en plusieurs cas d'ailleurs, notamment
dans la loi sacerdotale relative aux esclaves (Lev,,
XXV, 44-46), ils sont traités comme étant d'une con-
dition inférieure à celle des fils de Jacob.
355. — d) C'est surtout aux législations religieu-
ses que ces remarques s'appliquent de préférence.
Fêtes annuelles, sacrifices de toutes sortes, prescrip-
tions rituelles, tout est envisagé dans un rapport
étroit avec le culte national et, quand il s'agit des
codes deutéronomique et sacerdotal, avec le seul
sanctuaire national. C'est au Dieu national, ou
mieux à Dieu tel qu'il s'est fait connaître à la nation,
que vont les hommages; c'est au nom de la nation
qu'ils sont rendus et l'un des effets principaux des
grandes panégyries est de rendre plus vif le senti-
ment de la grande fraternité nationale. Bien plus :1a
plupart des rites et des cérémonies sont impossibles
à pratiquer en dehors du cadre national, en dehors
du sol national.
S56- — e) C'est précisément ce caractère national
qui entraînera la caducité de la loi mosaïque. Lors-
qu'au lieu d'être l'apanage d'un peuple, la religion
du vrai Dieu deviendra le patrimoine de l'humanité
tout entière, le problème se posera nécessairement
de l'attitude que les nouveaux convertis devront
garder vis-à-vis des lois données aux pères et des
traditions qui seront venues les compléter. La solution
ne saura demeurer longtemps douteuse. Le monde
chrétien ne sera pas appelé à entrer dans la nation
juive; on ne pourra donc lui imposer les ordon-
nances au caractère strictement national. Ce sera
l'oeuvre de saint Paul que de faire accepter des nou-
veaux convertis du judaïsme et de la gentilité l'abro-
gation de la loi mosaïque. L'abrogation sera pure et
simple pour ce qui concerne le culte et ses multiples
manifestations, c'est-à-dire pour les éléments les
plus strictement juifs de la Loi. Que si les autres or-
donnances sont maintenues, avec ou sans corrections
destinées à les purifier de leurs imperfections, ce ne
sera pas en tant qu'éléments constitutifs de la vieille
loi nationale d'Israël ; ce sera en tant qu'expressions,
plus ou moins adéquates, de cette loi naturelle dont
le christianisme s'efforcera, avant tout, d'assurer le
triomphe. La loi juive, en tant que loi juive, aura
fait son temps.
27
835
MOÏSE ET JOSUE
836
II. — Caractères particuliers des divers codes
mosaïques
1" Remarques préliminaires
257. a) Nous n'avons pas à insister ici sur le
Décalogue. Nous l'avons dit ailleurs (Juif [Peuple],
dans Dictionnaire apologétique de la fui catholique,
t. Il, col. 1G01-G02) : si l'on fait abstraction du pré-
cepte du sabbat, le Décalogue ne fait que consacrer
les principes les plus fondamentaux delà religion du
Dieu unique et moral. Il impose, en même temps que
les devoirs les plus essentiels du culte en l'honneur du
Dieu jaloux et digne de tout respect, les obligations
de justice, de moralité, de charité, qui doivent régler
les rapports des hommes entre eux et assurer la
dignité qu'un chacun doit sauvegarder en sa propre
personne. En ce domaine, nous l'avons aussi souli-
gné, le Décalogue va beaucoup plus loin que les autres
lois antiques, puisqu'il atteint jusqu'aux pensées et
aux sentiments les plus intimes de l'âme humaine.
Quant à la loi du sabbat, elle n'est autre chose que la
régularisation, par une ordonnance positive, de cette
obligation du culte public qui fait partie essentielle
et intrinsè(|ue de toute religion. On le remarquera
d'ailleurs : tandis que dans la première rédaction du
Décalogue (£'j:., xx, 11) l'obligation du sabbat est
motivée par le repos de Dieu' au lendemain de la
création, la deuxième rédaction insiste surtout sur
desconsidérations d'ordre bumanitaire(flel(^, v, i4'')
et sur le souvenirdel'esclavage et des travaux forcés
au pays d'Egypte (vers. i5). — b) Nous ne parlerons
pas non plus du petit Code de la rénovation de l'al-
liance. Outre qu'il est très restreint quant à son
étendue, la plupart des ordonnances qu'il renferme
se retrouvent, en termes à peu près identiques, dans le
Code de l'alliance.
538, — c) Nous ne nous occuperons donc en cette
section que des trois codes principaux : Code de l'al-
liance. Code deutéronomique, Code sacerdotal. A leur
sujet une remarque est à faire. Il n'est pas impossi-
ble en soi que ces codes aient exercé une influence
plus ou moins grande les uns sur les autres. Ils con-
stituaient avant tout des règles de vie pratique. Il y
avait dès lors intérêt à ce que les ordonnances rela-
tives à un même sujet se trouvassent unies et con-
densées en un mèmeendroit. Sansdoutelerespect qu'à
raison de leur origine divine, ces législations impo-
saient aux Israélites empêchait que le travail de
retouche ne fût poussé jusqu'au bout. Mais on ne
peut, semble-t-il, opposer une (in absolue de non-
recevoir aux assertions des critiques d'après les-
quelles, par exemple, les ordonnances du Code de
la rénovation de l alliance auraient été en partie
reproduites dans le Code de l'alliance pour y complé-
ter le sujet des préceptes religieux ; d'après lesquelles
certaines décisions aux énoncés plus sobres du Code
de l'alliance aLiiraient été complétées par des considé-
rations empruntées au Code deutéronomique. Autant
que possible, nous ferons abstraction de ces in-
fluences.
S° Code de l'alliance
539. — Sur la composition du Code de l'alliance
d'après les critiques iw'rf. supr., 36.
Ce code ne fait qu'une place très restreinte aux
considérations destinées à recommander l'observa-
tion des ordonnances. C'est donc de l'énoncé des
préceptes eux-mêmes qu'il faut dégager les caractères
du document et l'esprit qui l'anime.
380. — 1° Les préceptes spécifiquement reli-
gieux regardent : les autels {Ex., xx, 22-26), la ma-
gicienne (xxu, 17 ['Vulg. 18]), les sacriûees auxdieux
étrangers (xxii, 19 [ao]), le blasphème (xxii, 27^
[28"]), les prémices des fruits de la terre (xxn, a8*
[29*]; XXIII, 19^), les premiers-nés de l'homme et des
animaux (xxii, 28'^ lïy''], 29 [3o]), l'année sabbatique
(xxiii, 10, II), le sabbat (xxiii, 12), l'horreur des
dieux étrangers (xxiii, i3), les fêtes (xxiii, 1^-19^), le
chevreau cuit dans le lait de sa mère (xxiii, 19'').
— a) Il ne semble pas qu'on puisse se méprendre sur
le sens fondamental de l'ordonnance concernant les
autels : elle autorise la multiplicité des lieux de
culte. Le reste du contexte parait viser la simplicité
du culte Israélite et condamner le luxe, délétère au
point de vue moral comme au point de vue religieux,
des pratiques païennes. — b) Une addition deutéro-
nomique (xx, 23) ne fait que mettre en relief à cet
endroit une idée qui se trouve exprimée ailleurs :
l'horreur de l'idolâtrie. Celui qui sacrifie aux dieux
étrangers est voué à l'anathème (xxu, 19 I20]); on doit
même s'interdire de prononcer leur nom (xxiii, i3).
Mais cen'estpas assezd'exclure le culte idolâtrique;
il faut bannir de la religion de Yahweh toute impor-
tation païenne, la magie en particulier (xxii, i^ [18]).
— c) En revanche, le noiu divin doit être entouré de
toutes formes de respect, et le blasphème est sévère-
ment interdit (xxii, 27^ [28^). — d) Non moins que
son unicité et sa grandeur, les préceptes religieux
mettent en relief le souverain domaine de Dieu sur la
création. C'est pour le reconnaître que sont prescrites
les offrandes des prémices et des premiers-nés
(xxii, 28, 29 [29, 3o]; xxiii, 19), celles qui doivent
accompagner les grandes fêtes (xxiii, i4-i8) annuel-
les. C'est pour reconnaître le domaine de Dieu sur
les fruits du travail de l'homme que ces fêtes elles-
mêmes sont instituées, cependant que l'année sabba-
tique (xxiii, 10, II) et le sabbat (xxiii, 12) apparaissent
comme un tribut sur le temps mis à la disposition
de l'homme et sur le travail lui même.
261. — 2° Préceptes réglant les rapports de
l'homme avec ses semblables. — A. Dans cette
nouvelle catégorie de préceptes, le trait qui frappe
avant tout, c'est une préoccupation et un sens très
vif de la justice. — a) Us se manifestent d'abord
dans l'appréciation des dommages. S'agit-il de l'at-
teinte portée à la vie de l'homme ou à sa santé?
Autre est le cas du meurtrier volontaire, autre celui
du meurtrier involontaire (xxi, 1 2-1 4). Autre le cas
de celui qui, dans une querelle, tue un adversaire,
autre le cas de eelui qui, par les violences qu'il lui a
faites, l'oblige seulement à garderie lil(xxi, 18). Qu'au
cours de la discussion, l'un des adversaires heurte
une femme enceinte et la fasse accoucher, autre est
le cas d'accident, autre le cas où tout se passe sans
accident (xxi, 22-26). Des distinctions aussi équita-
bles sont établies à propos des dommages causés par
un animal : autre est la responsabilité du maître qui
ignorait le vice de sa bête, autre la responsabilité
du maître qui savait son défaut (xxi, a8-32, 35, 36).
On apprécie d'une manière toute différente le cas
du dommage entièrement involontaire (xxi, 28.
35) et celui du dommage attribuable à la négli
gence (xxi, 29, 3o ; 33, 34 ; 36).
S63. — b) Ces préoccui>ations éclatent encore
dans la fixation des pénalités. Divers principes sub-
sidiaires inspirent les décisions. — k) En premiei
lieu une estime profonde de la vie humaine. A 1e
base du code pénal se trouve la loi du talion .
n Vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent
main pour main, pied pour pied, brûlure pour brû-
lure, blessure pour blessure, meurtrissure poui
meurtrissure. » (xxi, 23-25). Loi très répandue dans
l'antiquité; mais, sous son apparence de stricte el
rigoureuse justice, loi terrible si l'application n'er
est pas dûment conditionnée. Elle est formulée à h
suite des mesures prévues pour le cas d'accouchement
837
MOÏSE ET JOSUE
838
prématuré. Mais, auparavant déjà, on l'a déclaré :
celui qui frappe un homme à mort doit être mis à
mort (xxi, 12). Il n'y a pas dans la société Israélite,
comme il arrivera dans les sociétés plus avancées,
de ministère public pour l'exécution de cette sen-
tence; c'est l'affaire du proche parent ou vengeur du
santj {<^o'ol) et il y a tout lieu de craindre qu'emporté
par la colère, il ne prenne pas le temps de peser les
responsabilités. Aussi ce pouvoir est-il limité parle
droit d'asile, dont l'eiBcacité ne garantit d'ailleurs
que le meurtrier involontaire (xxi, i3, i4). L'estime
de la vie humaine est telle que la loi du talion
pourra s'appliquer quand la mort aura été causée
d'une manière indirecte, par négligence plutôt que
par méchanceté (xxi, 2j). On l'appliquera même à
l'animal méchant qui aura tué un homme; il sera
misàmortel ou ne pourra manger sa chair (xxi, 28);
il est possible d'ailleurs que d'autres principes ins-
pirent cette décision, qui ne manque pas d'analogues
dans les législations antiques. Notons enfin que le
respect de la vie humaine peut protéger jusqu'au
voleur lui-même : il est vrai qu'en cas d'eifraction
nocturne, on ne sera pas responsable du sang pour
l'avoir frappé et tué; mais, si le soleil est levé, on
encourra cette responsabilité (xxii, 1, 2 [Vulg. 2, 3]).
563. — /5) La loi du talion ne rend pas compte de
toutes les pénalités prévues, et la réparation des
préjudices causés à la vie ou la santé du prochain
n'entraînera pas toujours un dommage analogue pour
la vie et la santé du coupable. Il y a aussi place pour
des dédommagements et des amendes : dédommage-
ment du chômage, sans parler des frais occasionnés
par le soin de la maladie, pour le cas où l'adversaire
a été atteint jusqu'à garder le lit (xxi, 19); compensa-
tion fixée par le juge dans le cas d'un coup mortel
donné à un esclave (xxi, 20); amende fixée, sous le
contrôle du juge, par le mari de la femme dont on
a précipité l'accouchement (xxi, 22).
564. — •/) Avec l'estime de la vie, le respect de la
propriété. hes cas sont multiples et appréciés avec un
vrai sens des nuances. On distinguera : les dommages
purement involontaires (xxi, 35), qui n'entraînent
aucune réparation; ceux qui sont dus à une négli-
gence ou une imprudence plus ou moins nettement
caractérisées (xxi, 33, 34, 36; xxii, 4, 5 [5, 6]) et qui
réclament une simple compensation. Le châtiment
du vol est sévère, mais dominé par le souci d'une
juste proportion avec la gravité du crime. Si l'on a
volé un bœuf ou une brebis, de deux choses l'une.
Ou bien l'on a consommé la faute jusqu'à égorger
l'animal ou le vendre ; il faut alors restituer cinq
bœufs pour un, quatre brebis pour une et, si le ravis-
seur est insolvable, on le vendra pour ce qu'il a
volé(xxi, 3^ et XXII, 2''[xxii, i, 3'^]). Que si l'animal
dérobé est encore chez lui, on ne lui demandera
que de restituer le double (xxii, 3 | 4 |). A noter aussi
les mesures particulières inspirées par le caractère
sacré du dépôt (xxii, 6-12 [^-13]) et par la nature
même de l'emprunt et de la location (xxii, i3, i4
[iL i51).
S63. — c) Toutes ces mesures seraient vaines si
l'on ne pouvait compter sur la parfaite intégrité des
jugements; aussi des avis sévères sont-ils donnés à
l'accusateur (xxiii, i»), au témoin (xxiii, i^). Accusa-
teur, témoin et juge doivent se garder de se laisser
guider par la multitude (xxiii, 2). Le juge, en particu-
lier, doit être impartial (xxiii, 3); il doit éviter toutes
les causes possibles d'erreur (xxiii, 7). Surtout il lui
faut refuser les présents, « car les présents aveu-
glent les clairvoyants et ruinent les causes justes »
(xxiii, 8).
S66. — B. Non moins que les préoccupations de
justice, éclate un sens d'humanité. Sans doute, il
n'est pas exprimé avec tant d'insistance ni appliqué
avec tant de force que dans le Deutérunome ; mais il
n'en est pas moins réel et c'est naturellement à
propos des faibles qu'il se manifeste de préférence.
— a) La femme n'a. pas dans l'ancienne loi la dignité
que doit lui assurer l'Evangile, et la polygamie con-
tribue singulièrement à l'amoindrir. Sa situation
toutefois n'est pas réduite à l'état d'infériorité que
supposent beaucoup de législations païennes anti-
ques. Vis-à-vis du Uls qui frappe ou qui maudit, la
situation des parents, mère et père, est absolument
pareille (xxi, i5, 17). De même, en présence de cer-
tains attentats de leur maître, la situation de la
femme esclave est la même que celle de l'esclave
mâle (XXI, 20, 21 ; 26, 27; cf. vers. 32). La femme
esclave a même une situation en certains points pri-
vilégiée, du fait qu'elle prend place parmi les con-
cubines de son maître (xxi, 7-11).
S67. — II) C'est encore l'Evangile qui devait
affranchir les esclaves. L'esclave hébreu est la pro-
priété,» la monnaie » de son mailre(xxi, 21*^). Aussi
les coups dont son maître le frappe ne sont pas
punis avec la même sévérité que ceux qui atteignent
l'homme libre (xxi, 20, 21a, 32). L'esclave toutefois
n'est pas entièrement livré à l'arbitraire de celui qui
le possède; certaines violences ont pour consé-
quence une punition du coupable à fixer par le
juge (xxi, 20) ou la restitution de la liberté (xxi,
26, 27). Un chacun d'ailleurs n'a pas le droit d'en-
treprendre sur la liberté d'autrui; il est défendu,
sous peine de mort, de réduire un Israélite (variante
des Septante; cf. Dent., xxiv, 7) en servitude, soit
pour le garder à son service, soit pour le vendre
(xxi, 16). En revanche il n'est pas défendu d'acheter
un esclave; mais, même alors, l'aliénation de la
liberté n'est pas définitive. Au bout de sept ans, il
peut sortir libre sans rien payer (xxi, 2). La situa-
tion de l'esclave marié est, il est vrai, sacrifiée s'il
a reçu sa femme de son maître et si elle lui a donné
des enfants : femme et enfants doivent demeurer à
la maison et l'esclave doit sortir seul (xxi, 4). On
entrevoit toutefois pour cet esclave une condition
si douce qu'il évite cet inconvénient en s'engageant
pour toujours et sous le sceau de la religion au ser-
vice de son maître (xxi, 5, 6).
368. — c) A côté des esclaves, les déshérités de
toutes sortes sont objet d'attentions spéciales. Les
pauvres d'abord, auxquels on ne doit pas réclamer
d'intérêt si on leur prête de l'argent (xxii, 24 L^S])-
Que si on veut exiger un gage, prendre leur man-
teau, par exemple, il faut le leur rendre avant le
coucher du soleil, « car c'est sa seule couverture, le
vêtement dont il s'enveloppe le corps; sur quoi
coucherait-il? S'il crie vers moi, je l'entendrai, car je
suis compatissant » (xxii, 26, 26 [26, 27]). Les pauvres
sont encore objet de recommandations spéciales
faites aux juges (xxiii, 6); ils doivent, en l'année
sabbatique, bénéficier des produits spontanés du sol
(xxiii. II). A leur tour, les étrangers qui se fixent en
terre Israélite sont signalés à une bienveillante sol-
licitude (xxii, 20 [21]; xxm, 9, lab), peut-être aussi la
veuve et l'orphelin (xxii, ai |23|). Il n'est pas jusqu'à
Vennemi envers lequel on n'ait des obligations ; il
faut lui ramener ses animaux égarés, l'aider à dé-
charger son âne qui succombe sous le fardeau (xxm
4,5).
S69. — C. On le remarquera enfin. Pour occuper
une moindre place, certains autres sentiments s'accu-
sent quand même d'une manière très explicite. —
a) Tel le sentiment du respect. Envers le prince,
représentant de Dieu : la malédiction proférée con-
tre lui est mise presque sur le même rang que le blas-
phème (xxii, 27'J[28''J). Surtout envers les /)«re/)<s .- on
839
MOÏSE ET JOSUE
840
ne peut les frapper ou les maudire sans encourir la
peine de mort (xxi, i5, i;). — h) Tel le sentiment de
délicatesse en matière de moralité proprementdite.
Certains crimes contre nature sont châtiés avec la
dernière rigueur (xxn, i8 [19]). La vierge est l'objet
d'une protection toute particulière. La séduction ap-
paraît comme une forme d'adultère; elle entraîne le
mariat'e et le paiement du moliar. La jeune tille tou-
tefois est la propriété de son père ; s'il refuse de la
donner au séducteur, celui-ci n'en doit pas moins,
à raison du dommage causé, payer le moliar ou prix
d'achat (xxii, i5, 16 [16, 17I). A noter encore la
mesure prise (xx, 26) en vue d'assurer la parfaite
décence dans l'exercice du culte.
370. — Tels sont les traits principaux qui signa-
lent le premier des codes qui sollicitent notre atten-
tion. On ne saurait en méconnaître la beauté. 11 faut
toutefois remarquer le point faible que seul le chris-
tianisme ell'acera. Le prochain se confond avec
l'Israélite. 11 n'est pas question de devoirs envers
l'étranger, en dehors du cas où celui-ci veut séjourner
dans le pays et prendre sa part de la vie nationale
igér). Le Code de l'alliance est étroitement nationa-
liste.
30 Code deutéronomique
271. — Sur les idées des criti<iues touchant la
composition du Deutéronome, i'id. siipr., 38, 39.
Deux remarques préliminaires auront leur utilité.
— a) Il est de toute évidence d'abord que le Code
deutéronomique prévoit un état de la société Israé-
lite notablement en progrès sur celui que suppose
le Code de l'alliance. La vie politique et civile y
apparaît dans le plein épanouissement qu'elle attei-
gnit aux jours les plus brillants de la monarchie
Israélite; les rapports familiaux et sociaux se res-
sentent, par leurs caractères et leur multiplicité,
du progrès général. La vie religieuse, à son tour,
est soumise à un ensemble de règles, de prévi-
sions, de précautions, qui témoignent d'une organi-
sation plus avancée. On n'oubliera pas que, d'après
ses données les plus fondamentales, le Deuléronome
ne devait pas entrer en vigueur avant l'époque de
Salomon et l'érection du grand Temple. — b) Nous
sommes abondamment renseignés sur l'esprit de
ce nouveau code. D'une part, les énoncés sont moins
succincts, moins arides que ceux du Code de l'alliance
et les considérations destinées à en presser l'exécu-
tion se mêlent souvent à l'exposé même des ordon-
nances. D'autre part, les homélies qui précèdent et
qui suivent le code proprement dit n'ont d'autre fin
que de mettre en relief le sens des préceptes et les
motifs de les observer. Or, même au regard des
critiques qui les regardent comme d'une date posté-
rieui-e à la législation, ces discours développent avec
une réelle fidélité les points de vue de l'auteur des
lois. Nous pouvons donc nous appuyer sur ces ho-
mélies aussi bien que sur les énoncés eux-mêmes.
27S. — A. lioia religieuses- — «) La principale
préoccupation du législateur est la pureté de la
religion. — «) Elle s'exprime en fonction des cir-
constances dans lesquelles se déroulera la vie d'Is-
raël, d'une manière plus spéciale, en fonction des
relations que le développement de sa vie nationale
lui créera avec les autres peuples. Dès son arrivée en
Canaan, il vivra avec les nations qu'il ne réussira
pas à totalement expulser. Plus tard il aura des rap-
ports avec les Cananéens de Phénicie, avec les
Syriens de Damas, avec les Assyriens et les Babylo-
niens. Ces fréquentations ne seront pas sans danger
quand elles seront pacifiques, et il faudra redouter la
contagion du relâchement religieux. Le péril sera
bien plus grand lorsque avec ces étrangers Israël
contractera des alliances ; l'union politique n'ira pres-
que jamais sans compromis sur le terrain du culte.
On comprend donc les sollicitudes de l'auteur du
code que nous étudions. Avant tout il faut assui-er
l'observation du plus rigoureux monothéisme. Dans
ce but, toute alliance est interdite avec les Cana-
néens lors de l'entrée en Palestine; il faut les exter-
miner, ils sont voués à l'anathème (Dent,, vu, at) 4).
A plus forte raison faut-il faire la guerre à leurs
emblèmes religieux et les anéantir (Dcut., vu, 5, 26;
XII, 2,3). Telle est la gravité de l'idolâtrie, qu'on doit
en écarter à tout prix le danger. Nul doute que la faute
elle-même sera châtiée avec la dernière sévérité. Le
prophète qui voudrait y porter le peuple doit être
mis à mort ; et aucun sentiment de pitié ne doit
empêcher de sévir contre le frère, le fils, l'épouse, la
fille qui inviterait un fils d'Israël à commettre une
action aussi criminelle. Quanta la ville qui se sera
laissé entraîner, elle est vouée à l'anathème (/'eut.,
un). Pas moins que la contagion des cultes cananéens,
le législateur ne redoute celle des cultes sidéraux,
chers à nombre de Sémites, aux Assyriens en parti-
culier (Dent., IV, 19; V, 9-9''; XVII, 2, 3). — fi) La pu-
reté de la religion et la lutte contre l'idolâtrie en-
traînent l'interdiction d'introduire dans la culte
de i'ahueh les emhlèmes et usages païens (Deut.,
XII, 4, 3o, 3i^). De là, la prohibition de certains
rites cruels {Dent., xii. 3i') ou simplement sus|iecta
(Deut., XIV, i^ , 2); la proscription de certaines ins-
titutionsau caractère honteusement immoral (/>«»/.,
xxiii, 18, ig[Vulg. 17. 18]); l'horreur pour tout ce qui
relève de la superstition et de la magie (Deut., xviil,
9 li), l'exclusion des emblèmes qui figuraient à côté
des autels païens (/>£(//., xvi, 21, 22).
273 — "/) Une si rigoureuse orthodoxie ne pouvait
alors être maintenue que par une étroite vigilance.
C'est en partie en vue de ce contrôle qu'est formulée
la loi la plus fondamentale du Code deutéronomi-
que, la loi de I unité df sanctuaire. Cette ordonnance
avait, il est vrai, une autre raison d'être : à une
date où il y avait autant de dieuxque d'autels, même
quand plusieurs de ceux-ci se réclamaient du même
vocable, il fallait à tout prix, pour rendre sensibles
et efficaces les exigences du seul Dieu qui n'admît
pas dérivai, concentrerles hommages quilui étaient
rendus en un lieu unique, prolongation normale de
l'unique tabernacle du désert. De là l'insistance du
législateur. .\ l'époque à laquelle il se place lui-même,
chacun fait ce que bon lui semble, parce que le peuple
n'est pas encore arrivé au repos ni à lliéritage que
YaliAveh, son Dieu, lui réserve; chacun peut sacrifier
à tel endroit qui lui plaît (l^eut., xii, 8, 9). Il n'en
sera pas toujours de même. Un temps viendra où
Israël possédera l'héritage que Yahweh lui destine.
C'est alors que Yalnveh se choisira, dans l'une des
tribus, un lieu pour y faire demeurer son nom (Deut. ,
XII, 5, ii=». 21^). C'est là et là seulement, qu'on lui
présentera ses prémices et ses dîmes, ses sacrifices et
ses offrandes, qu'on accomplira ses vœux (Deut. ,-^11,
II, i4. 17, 18, 26,27; ^■'*'- ^^- 2^, 25; XV. 20'; XVI, a;
6, 7, 1 1, i5, 16; xviii, 6-8; xxvi, 2). Désormais il
faudra bien se garder d'offrir des holocaustes dans
les lieux qui, par leurs sites ou par leurs souvenirs,
pourraient exercer sur les âmes quelque attrait spé-
cial (Deut., XII, i3).
374. — //) Ce n'est pas assez d'avoir écarté du
seul sancluaireles diverses influencesqui pourraient
compromettre la pureté du culte. Pour que celui-ci ne
dégénère pas en un vain formalisme, il faut préciser les
settiments reiiçiieux qu'il doit exprimer. Le légis-
lateur deutoronomiste s'en est occupé. — a) Tout
d'abord il faut éclairer les intelligences en déter-
minant l'objet de leur foi. De là les nombreuses
841
MOÏSE ET JOSUE
842
données des homélies et des ordonnances sur la
nature et les exigences du vrai Dieu el mr ses rap-
ports avec Israël. Nous les avons syiilliétisées ailleuis
(cl. }vw [Pbvpl,b], dans Oictioniiaire apologétique de la
foi catholique, t. Il, col. 1577-1680). Ou noiera que,
parlunUles attributs divins, nous avons relevé avec
un soin spécial ce qui concernait la lionlé de Yaluveh.
273. — /3) Or c'est précisément celle insistance
sur la bienveillance et la miséricorde divines qui
contribuera à donner à la religion deuléronomique
l'un de ses caractères les plus frappants. L'idée même
du sentiment religieux continuera de s'exprimer
toujours par la vieille formule qui tendait à montrer
en Dieu un être terrible avant tout :1a religion est la
crainte de Yalmeli. Non que celle locution figure une
seule fois dans le document que nous éludions; mais
très fréquemment l'on parle de craindre Yahweli et
l'on indique les motifs qui juslilient cette attitude,
les résultats bienfaisants qu'elle produit {Dent., iv,
I o; v, 26 [Vulg. 2g] ; vi, 2, i3, 2^ ; vm, 6; x, 12, 20;
XIII, 5 1 4 I, 1 2 1 1 1 1 ; xiv, 23 ; xxviii, 58). — •/) Il n'est
pas rare toutefois que les formules survivent aux
idées qu'elles ont d'abord exprimées ; celles-ci en tout
cas se modilienl fréquemment alors que les formules
restent les mêmes. En fait, la religion du Deutéro-
noine n'est guère plus une crainte. La joie l'envahit
de toutes parts (Dent., xii, 7,12,18; xvi, 11, i/(, i5).
C'est qu'en ellel un sentiment nouveau l'a pénétrée,
nn sentiment sur lequel le code revient avec une
insistance exceptionnelle, i'rtmour de i alineli.Le pré-
■ceple de cet amour accompagne celui de la crainte,
coramepouren préciser la véritable nature (/*««(., x,
12); des effets analogues sont attribués à l'un et à
l'autre (Deul., x, i3; xi, i3; xix, 9; xxx, 16, ig, 20).
Mais l'amour est objet de commandements tout à
fait spéciaux. Le principal est celui ci : « Ecoule,
Israël : Yahweh notre Dieu est seul Yahweh. Tu ai-
meras Yahweli ton Dieu de tout ton cœur, de toute
ton àme, de toute ta force. « (Deut., vi, 5); c'est la
formule de la plénitude de l'amour. — à) L'amour
s'exprime envers le Dieu très bon par la reconnais-
sance (Z>eu(.,vi, 20-25; VIII, 2, b, 17). Mais il doit sur-
tout aboutir à des résultats eflectifs. Aussi le troi-
sième élément que le législateur met à la base de la
religion est le service de Yahweh {Deut., x, 12, i3).
II consistera dans une attitude de soumission, de
dépendance, de déférence vis-à-vis du seul maître et
du seul souverain ; il se traduira par le labeur au
bénéûce de Yahweh, par l'observation de ses pré-
ceptes. — t) C'est ainsi que les sentiments dont le
législateur veut voir la réalisation en l'àme des
fidèles se trouvent admirablement synthétisés dans
cet appel : « Et maintenant, Israël, que demande de
toi Yahweh, ton Dieu, si ce n'est que tu le craignes
en marchant dans toutes ses voies, en l'aimant et en
le servant, en observant ses commandements et ses
lois que je le prescris aujourd'hui pour que tu sois
heureux? » {Deut., x, 12).
S76. — e) De fait, ces sentiments pénètrent toute
la pratique religieuse. — «) La religion a sa place
dans tous les détails de la vie de l'Israélite, qui doit
se rendre perpétuellement digne d'appartenir à la
nation sainte. Elle règle ses abstentions à la maison
et aux champs {Deut., xiv, i''; xxn, 5, g, 10, 11, 12);
elle a son rôle lors de la guérison de certaines mala-
dies {Deut., XXIV, 8, 9) ; elle réglemente le régime ali-
mentaire (/)e(j(., XIV, 3-2i), les pratiques à accomplir
lorsque, aux jours de fête, on veut manger la chair des
animaux domestiques (/)eH^, XII, 16, 23, 2^, 25; xiv,
21''; XV, 23). — ,5) Dans le Deutéronome, comme dans
le Code de l'alliance, elle exige que le Adèle recon-
naisse le souverain domaine de Dieu en lui faisant
hommage de ses biens ; il continue de réclamer les
premiers-nés du troupeau (fleu/., xv, 19, 21; xvii, 1),
les prémices de certains produits du sol (Z'('u(.,xviii, 4);
il demande de plus la dime du produit des semailles,
du ra[>port des champs {Deut., xiv, 22), il provoque
aux ollVandes spontanées {Deut., xii, 6, 17, 26, 27).
— ■/) L'exécution de nombre de ces prescriptions et
de ces conseils aura lieu au sanctuaire national,
autour duquel les [irètics de la tribu de Lévi exerce-
ront leurs multiples fonctions (fleiU., xvii, 9-i3, i8;
xviii, 5; XXI, 5; xxvi, 3); la Loi nous donne une
haute idée de ces hommes qui n'ont ni part ni héri-
tage avec Israël, dont Yahweh est le seul héritage
{Deut., XVIII, I, 2 [cf. X, 9; xii, 12; XIV, 27, 29]). Ils
ont sans doute pour auxiliaires les prophètes {Deut.,
XVIII, 9-22), probablement plus nombreux autour du
Temple que dans le reste du pays. Les pèlerinages
seront donc fréquents à Jérusalem; mais c'est aux
trois grandes fêles de Pâques, de la Pentecôte et des
Tabernacles, sur lesquelles le Code deutéronomique
fournit des détails étrangers au Code de l'alliance
{Deut., xvi). qu'ils entraîneront dans leur mouve-
ment la plus grande partie de la population.
877. — S) En ces manifestations du culte, un vif
sentimentde joie et de bonheur se fera jour, inspiré
[lar l'amour de Dieu. Il s'exprimera dans la participa-
tion aux rites saints, au cours desquels on se rap-
pellera les bienfaits que Dieu a multipliés en faveur
de son peuple (cf. Deut., xxvi, 5-io), davantage en-
core peut-être dans les repas sacrés et les fêtes qui
en seront le complément. L'àme Israélite sera toute
pleine du sentiment exprimé par le psalmisle :
« Yahweh n'a pas agi de même envers les autres
nations! i> (P5.CXLV11, 20). ^ £)Mais l'amour de Dieu
dilate les cœurs. Sous le regard de celui dans lequel
on s'accoutume déjà à voir un père (cf. Deut.,
xxxii, 6), on s'habitue aussi à considérer comme des
frères tous ceux qui participent à ses libéralités.
Les pèlerinages ne groupent souvent que des familles ;
mais, à côté des parents et des enfants, on voit les
serviteurs et les servantes, puis le lévite pauvre du
village, el encore l'étranger, la veuve et l'orphelin
qui habitent au milieu d'eux (/>e((7., xii, 12, 18; xiv,
27; XVI, II, i^). Aux jours des grandes panégyries,
c'est la nation tout entière qui se prend à dire :
0 Qu'il est doux, qu'il est agréable pour des frères
de se trouver ensemble I » {Ps. cxxxiii, i).
878. — B. Lois sociales et politiques. — a) Lors-
que, dans le domaine de la religion révélée, un pro-
grès est une fois réalisé, on ne constate jamais de
retour en arrière. Tout comme dans le Code de
l'alliance, on trouvera dans le Deutéronome un sens
très vif de la justice. — ^) Le respect de la vie
humaine est encore garanti parla loi du laVion (Deut.,
XIX, 16-21; Ii-i3). Que si l'homicide ne peut être
vengé parce que, par exemple, le meurtrier est
introuvable, on a le sentiment que le crime pèse sur
la société comme un mal redoutable ; il ne faut pas
moins d'une cérémonie solennelle pour ôter le sang
innocent du milieu d'Israël {Deut., xxi, 1-9). —
/3) Le respect de la propriété inspire les ordonnances
concernant les bornes et limites des champs {Deut.,
XIX, ili), l'usage des poids justes et des balances
exactes {Deut., xxv, i3-iC); il inspire, en même temps
que les recommandations faites aux juges {Deut.,
XVI, 18-20), l'institution du tribunal à double in-
stance(Oeu^,xvii, 8-i3)> les prescriptions concernant
le nombre et la sincérité des témoins (Deut., xvii,
2-7; XIX, l5-2l).
879. — Ij) Ce serait toutefois méconnaître la
note dominante des ordonnances deutéronomiques
que d'insister outre mesure sur la justice. Leur
caractère propre est dans ces attentions humani-
taires qui doivent adoucir les rapports des hommes
843
moïse et josue
84'^
entre eux et rendre l'existence moins rude. — a) Il
serait facile de relever de telles attentions à propos
des Israélites en général; on en trouverait des
traces dans les textes que nous avons signalés
touchant le respect de la l'ie. Mais si la vie est sacrée,
Vhonnear aussi a son prix, un très grand prix.
Qu'un Israélite soit condamné à la bastonnade, l'exé-
cuteur devra garder les mesures prescrites, entre
autres motifs, « de peur que ton frère ne soit avili à
tes yeux! -> {Dent., xxv, i-3).
380. — /2)A propos de la femme, le Deutéronome
maintient les deux taches qui pèsent sur le mariage
israélite. Il suppose la polygamie, tout en s'efforçant
d'en atténuer certaines conséquences funestes (Dent.,
XXI, i5-i7). Il autorise aussi le ài\OTCe {Deut., xxiv,
1-4). Toutefois, en introduisant tel empêchement de
mariage (Dent., xxiii, i | Vulg. xxii, 3oJ), en écartant
le jeune époux de la guerre {Dent., xxiv, 5), en fa-
vorisant par le lévirat la fécondité du foyer (Detit.,
xxv, 5-10), en assurant par des mesures diverses le
respect des enfants pour les parents (Dent., xxi, i8-
2i), il veille à assurer le caractère sacré de la famille.
Que si la femme entre dans le mariage par un véri-
table contrat d'achat, que si elle demeure la propriété
de son mari, les mesures édictées contre celui qui
déshonore une vierge (Dent., xxii, 2S-29) ou une
iîancée (Dent., xxii, 28-27), contre le mari qui sans
raison met en doute l'honneur de sa jeune femme
(Dent., XXII, i3-2i), contre les coupables d'adultère
(Dent., XXII, 22), tendent singulièrement à relever la
dignité de celle envers laquelle les lois antiques se
montraient si dures.
381. — ■/) Plus encore que dans le Code de l'al-
liance, Vescla\'e — il faudrait dire : le serviteur —
bénéficie de toutes sortes d'égards. Il fait partie de
la maison; dans les grandes fêtes et pèlerinages
religieux, il a sa place à côté des enfants ; il s'assied
à la même table que ses maîtres pour les repas sacrés
(Deut., XII, 12; XVI, II, i4). Les anciennes mesures
sont maintenues. Quand il s'agit du recouvrement
de la liberté dans la septième année, le législateur
insiste pour que le maître ne renvoie pas les mains
vides le serviteur qui a contribué à augmenter ses
revenus, surtout pour qu'il ne voie pas de mauvais
œil cet alTranchissement (Dent.^ xv, i2-i4, 18). Les
enfants d'Israël ne doivent jamais oublier qu'ils
furent esclaves en Egypte et que Dieu, lorsqu'il se
les attacha, les tira de la servitude (Dent., xv, i5).
— S) Le mercenaire (Dent., xxiv, i4, i5), le lévite
dépourvu de ressources (Dent., xii, la, 18, 19; xn',
27, 29), l'étranger (gcr) qui se fixe dans le pays, la
venve et l'orphelin (Dent., xiv, 29; xxiv, 17, 18),
sont à leur tour objet de recommandations spécia-
les, motivées parfois par les plus touchantes consi-
dérations. Quant aux pauvres, l'idéal serait que l'on
supprimât leur misère ; telle ordonnance est portée
« afin qu'il n'y ait pas de pauvre chez toi » (Dent.,
XV, 4). Mais il faut se rendre à la réalité, reconnaître
qu'il ne manquera jamais d'indigents dans le pays
(Dent., XV, 1 1). Le mieux est de veiller à amender
leur sort. Aussi, quand le malheureux se présente à
la porte du riche, celui-ci serait criminel s'il endur-
cissait son cœur, s'il fermait sa main ; que, tout au
contraire, il l'ouvre généreuse et libérale (Dent.,
XV, 7-11). Et c'est le même sentiment qui inspire une
foule de dispositions invitant celui qui dispose des
biens delà terre à se montrer favorable aux malheu-
reux(We«?., xv, 1-6; 7-1 1 ; xxiii, 20, 21 [Vulg. 19, 20];
XXIV, 6,io-i3, 19-22).
S8S. — s) L'humanité inspire les lois de la guerre.
Celles d'abord qui président au recrutement des
défenseurs de la patrie (Dent., xx, 5-8; xxn', 5),
après que le représentant de la religion, le prêtre.
aura rappelé aux combattants le devoir du courage
et la confiance en l'appui du Très-Haut (Dent., xx,
1-4). Celles encore qui dirigent certaines attitudes
vis-à-vis de l'ennemi, notamment les propositions
de paix antérieures au siège d'une ville (Dent., xx,
10, 1 1). Sans doute, le traitement infligé aux vaincus
nous apparaît dur, cruel (Dent., xx, i3 et même i4),
mais il est moins dur et moins cruel pourtant ([ue
les monstruosités dont les Assyriens se faisaient
gloire. On notera d'ailleurs les égards dont le légis-
lateur fait preuve envers les femmes captives
(Dent., XXI, io-i4). (Juant aux villes cananéennes,
si elles sont l'objet d'une rigueur toute particulière
(Dent., XX, 16-18), c'est à raison du danger que leurs
habitants feraient courir à la foi d'Israël. — ^) La
note de bonté et de tendresse se répercute encore
dans la sympathie dont le législateur fait preuve
envers la nature inférieure, envers la mère des petits
oiseaux que l'on prend en leur nid (/>ei(/., xxii, 6,7),
envers le bœuf qui foule le blé sur l'aire (Deut., xxv,
4), envers les arbres eux-mêmes (Dent., xx, 19).
883. — 11 est évident que si on compare la loi
deutéronomique avec l'Evangile, on y découvrira
beaucoup d'imperfections : si elle a grand souci des
déshérités, elle n'a rien qui prévienne les inimitiés
ou qui tende à les faire disparaître; l'étranger qui
ne tient pas à entrer dans la société israélite et à
s'y fixer pour toujours, l'étranger qui en est exclu
sont encore traités comme appartenant à des races
inférieures cl indignes d'égards. Tout cela est vrai et
on pourrait ajouter d'autres remarques semblables.
Mais le point de vue est mal choisi pour juger la
législation d'Israël ; c'est avec celle des peuples
voisins, des autres nations sémitiques, qu'il faut éta-
blir la comparaison. Alors on aura moins de peine
à comprendre tout ce qu'il y a dans cette parole :
« Yahweh t'a choisi pour lui être un peuple particu-
lier entre toutes les nations qui sont sur la face de
la terre. « (Deut., xiv, 2.)
4° Code sacerdotal
SS4. — 1° Il faut avant tout discerner, dans le
Code sacerdotal, ce qui en constitue la partie fonda-
mentale : la Loi de sainteté (Lev., xvii-xxvi).
A. L'esprit de cette loi se dégage d'abord d'un
certain nombre de données directes réparties dans le
texte même des ordonnances, ici simples formules, là
fragments de discours un peu moins laconiques ; l'ex-
hortation finale (l.ev., xxvi) complète et précise ces
renseignements par des déclarations plus explicites.
385. — a) Or il est un premier trait qui distingue
la Loi de sainteté du Code deutéronomique. Dans ce
dernier, c'était Moïse qui parlait au nom de Yahweh
et l'on avait le plus souvent une exhortation au
ton persuasif. Dans la Loi de sainteté, c'est Yalnveh
qui parle et c'est peut-être la raison pour laquelle
la note principale est l'autorité. La législation
s'exiirime sous forme d'impératifs très calégoriques
que contribue assez souvent à renforcer la formule
Je suis )rt/nie/i (/,ei'., XVIII, 5, 6, 21; xix, 12, i4, 16,18,
28, 3o, 32, 3-; XXII, 2, 3, 3o, 33; xxvi, 2, 45). Le
Dieu grand et unique apparaît comme tenant de
sa nature même le droit de commander, et l'on dirait
que la manifestation de sa volonté dispense de toute
autre considération; il est le souverain, il est le
maître absolu, celui auquel on ne résiste pas, celui
qui peut dire sans donner d'autre motif : « Voici ce
que Yalnveh a prescrit » (Lev., xvii, 2). De la sorte le
devoir paraîtrait se présenter iilulôt sous la formfr
d'un ordre venu du dehors que sous celle d'une
suggestion jaillissant de la conscience (Lev., xix, 87 ;
xxvi, 4C); c'est même ce qui explique que des pré-
ceptes relevant de la loi naturelle et des règlements.
845
MOÏSE ET JOSUE
846
J'orJre tout posilif puissent être indistinctement
associés (comp. Lei\, xviii, ig et xix, 19 avec ce qui
les entoure). On peut dire, il est vrai, que dans le
Code de l'alliance et le Code deiitéronomùjiie, les
énoncés de préceples rendaient un son sensiblement
pareil. Mais ici la note reste la même dans les petites
exhortations qui interviennent çà et là parmi les
ordonnances. On ne fait guère intervenir d'autre con-
sidération que la volonté du iMaitre pour détacher le
peuple des pratiques chères à l'Egypte et à Canaan
(iei'., xviH, 1-5; cf. xix, 37); tout au plus signale-
t-on la sanction (Lew, xviii, 5). A s'en tenir aux
grandes lignes, il y a beaucoup de points de contact
entre rhomélie qui sert de conclusion à la Loi de
sainteté {Les'., xxvi) et celle qui termine le Code
deuléronomique (Deiil., xxviii-xxx) : promesses ana-
logues de bénédictions récompensant la lidélité(/,ec.,
XXVI, 3-i3 et Dent., xxviii, i-iij), menaces toutes pa-
reilles de châtiments en cas d'inlidélité (Lev., xxvi,
i4-3i) et Dent., xxviii, i5-6S), perspectives sem-
blables de conversion et de retour des faveurs
divines (Lev., xxvi, 4o-/|5 et heiit., xxx, i-io). Deux
différences toutefois sont aisées à relever. Si, de part
et d'autre, les châtiments réservés à la désobéis-
sance sont terribles, il faut convenir que la Loi de
sainteté accentue davantage la régularité avec
laquelle les punitions se renouvellent pour sanc-
tionner les prévarications successives. Surtout, ce
qui manque dans la Loi de sainteté, ce sont ces
exhortations pressantes et chaudes dans lesf|uelles
l'homéliste du Deutéronome conjure Israël de détour-
ner par sa fidélité les maux qui frapperaient son
endurcissement. Le législateur sacerdotal s'adresse
à l'esprit et à la volonté; le deutéronomiste va jus-
qu'au cœur. — h) Parfois, il est vrai, on ne se con-
tente pas de parler de Yahweh en général, du Dieu
universel; on n'oublie pas que Yahweh s'est fait en
un sens très spécial le Dieu d'Israël et l'on dit
«Yahweh, votre Dieu» (tei., xviii, 2, 3o; xix, 2,3,4,
lo, 25, 3i, 34 ; XX, 'j ; XXIII, 3 2, 43; xxiv, 22; xxv, 55);
il arrive même que l'épithète soit complétée par une
indication touchant la sortie d'Egypte et les circon-
stances dans lesquelles Y'ahweh s'est attaché Israël
{Lev., XIX, 36; [xxii, 33]; xxv, 38, [42, 55]; xxvi, i3).
Mais, sauf en quelques cas particuliers (iet'., xxvi,
i3), on ne saurait dire si de tels rappels ont pour
but de témoigner de la bonté divine ou d'accentuer
le sentiment de la culpabilité de la désobéissance.
286. — c)Un second trait mérite d'être souligné,
celui auquel précisément la législation que nous étu-
dions doit son titre : à savoir, l'importance attri-
buée à l'idée de sainteté. Volontiers, pour exciter
les lils d'Israël à observer ses préceptes, Yahweh
rappelle qu'il est saint (xix, 2), qu'il a séparé son
peuple du milieu des autres nations pour qu'il soit à
lui {Lev., XX, 24'% 26'') et pour le sanctifier {Lev., xx,
8; XXI, 8; XXII, 32; de même, à propos des prêtres,
Lev., XXI. i5, 23 et xxii, 9, 16); aussi invite-t-il les fils
d'Israël à être saints parce qu'il est lui-même saint
(tef., XIX, 2; XX, 26''). — d) Le lien qui réunit toutes
ces déclarations est facile à saisir. Yahweh, par sa
nature même, est saint, et c'est peut-être à cet attri-
but qu'il tient davantage, tant le sens en est riche.
Aussi veut-il que le peuple qu'il a choisi et dans
lequel il entend reconnaître perpétuellement lamar-
que de son choix, soit un peuple saint : c'est dans
ce but qu'il l'a séparé des nations et qu'il se l'est
attaché. Aussi bien cette idée de sainteté n'est
pas étrangère au Code deuléronomique et elle s'y
présente avec les mêmes traits fondamentaux. En vue
d'écarter les Israélites de certains rites aux allures
païennes, Moïse rappelle qu'ils forment un peuple
saint et particulier à Y'ahweh, que celui-ci se l'est
choisi entre toutes les nations qui sont sur la face
de la terre (/>eH^, xiv, 2). On dit ailleurs que ce
choix, qui inclut une séparation et une consécration,
a été le résultat de l'alliance par laquelle, d'une part,
Y'ahweh s'est engagé à traiter Israël comme un
peuple spécial et à l'élever au-dessus des autres,
par laquelle, d'un autre côté, Israël s'est engagé à
observer les commandements {Deut., xxvi, 17-19).
Mais, outre que dans le Deutéronome cette idée est
plulùt rare, elle ne présente pas nécessairement les
mêmes nuances que dans la Loi de sainteté.
587. — e) La sainteté évoque avant tout une idée
de séparation, de mise à part. En Dieu, celte idée se
confond avec celle de sa transcendance; dans la
créature, elle indiquera l'isolement de ce qui estpro-
fane. En second lieu, la sainteté implique en Dieu
une idée de perfection; dans la créature elle suppo-
sera une consécration à la divinité, à propos de
laquelle il faut rappeler que le concept de sainteté
est d'ordre essentiellement religieux ; celte consécra-
tion n'ira pas sans une participation aux perfecliuns
et éléments constitutifs de la sainteté divine elle-
même.
588. — 1") Mais cette sainteté peut être envisagée
à un double point de vue. Il y a d'abord une sainteté
d'ordre physique et ontologique, qui tient à la nature
même des choses ou aux conditions dans lesquelles
elles se trouvent. On ne saurait nier qu'une telle
conception de la saintelé, à laquelle s'oppose l'idée
d'une souillure également physique, ait sa place
dans la loi qui nous occupe. Elle se manifeste, par
exemple, quand, après avoir énuméré les fautes par
lesquelles les Egyptiens et les Cananéens se sont
souillés, on ajoute que le pays lui-même en a été^
souillé et qu'il a vomi ses habitants {Lev., xviii, 25,
37, 28; cf. XX, 22); le péché est une tare, une souillure
qui pèse sur le sol comme la mauvaise nourriture
sur les entrailles {Deut., xxi, 1-9 décrit un rite qui
pourrait suggérer cette idée, mais elle n'est pas
exprimée). On pourrait rattacher à des préoccupa-
tions de même ordre les espèces de tabous attachés
aux fruits des arbres pendant les trois premières
années de leur croissance {Lev,, xix, 23), cette
prohibition relative aux aliments impurs qui est si
intimement unie à la formule « Vous serez saints
pour moi parce que je suis saint » {Lev., xx, 25, 26).
589. — g) Il faut considérer avec une attention
spéciale ce qui concerne la sainteté des prêtres. Il est
naturel qu'on réclame des prêtres une sainteté plus
grande que des simples fidèles {Lev., xxi, 6, 8), et
qu'on la veuille exceptionnelle au sommet de la
hiérarchie (xxi, 10, 12). Outre qu'ils ont à accomplir
des fonctions augustes {Lev., xxi, 8», 10'), les prêtres
ne sont-ils pas dans des relations particulièrement
intimes avec Y'ahweh qui les sanctifie? {Lev., xxi,
i5, 23; XXII, g, 16). Les ordonnances relatives aux
prêtres {lev., xxi, i-g) et au grand prêtre {Lev., xxi,
iO-i5) ne traitent pas de la sainteté intérieure; le
caractère juridique de toute cette législation explique
ce silence. Mais, parmi les prescriptions qui regar-
dent l'extérieur, il en est dont on doit dire qu'elles
ne dépassent pas les préoccupations d'une sainteté
toute physique {Lev., xxi, i-4 et même 10, 11). Il en
est de même des irrégularités qui doivent écarter
le prêtre de ses fonctions {Lev., xxi, 17-23); bien
qu'à propos de certaines d'entre elles on puisse in-
voquer des motifs de décence, il faut se rappeler
qu'il s'agit surtout de ne pas profaner le sanctuaire
{Lev., XXI, 23'>). Telles seraient encore les ordon-
nances concernant la participation aux choses sain-
tes, aux mets consacrés {Lev., xxii, 1-9). Telles enfin
celles qui tendent à éloigner les victimes qui présen-
tent certains défauts {Lev., xxii, 17-25); à leur sujet
S47
MOÏSE ET JOSUE
848
il est vi-ai.Malactiie invoquera des raisons de respect
et de dignité (Mal., i, 6-1 4).
390. — //) Mais l'erreur serait complète si l'on
prétendait que la Loi iie sainteté s'arrête aux préoc-
cupations de sainteté rituelle. Dans la liste des fautes
qui souillent le pays, il y a bien telle ordonnance
dont on ne voit pas nellement la portée morale (tec,
XVIII, 19); mais les autres sont inspirées par le souci
de sauvegarder les exigences essentielles de la reli-
"ion (Lev., xvin, 21) ou des bonnes mœurs (Lev.,
XVIII, 6-18, ao, 22, 23); de même dans la liste des
fautes qui attirent les plus sévères sanctions (Lev.,
XX, 2-21 ; sauf peut-être 18). Pareillement, dans la
série des prescriptions qui ont pour objet d'assurer la
sainteté des prêtres et à côté des ordonnances dont
nous parlions plus haut, on trouve des préceptes
dont les relations avec la religion (/ec., xxi, 5)
ou la morale (Lev., xxi, 7, 9, i3-i5) sont évidentes.
D'autres commandements d'ailleurs se présentent
comme des expansions ou des interprétations qui
se rattachent, aussi directement que possible, aux
exigences de la loi naturelle.
391. — B. C'est ce que révélera une vue d'en-
semble du contenu de cette législation.
a) Il est évident que les lois au caractère spécili-
quement religieux y abondent (Le^., xvn, 2-16;
xvni, 21; XIX, 3».', 4, 0-8, 12, 19, 21-22, 23-25, 26-28,
3o, 3i; XX, 2-5, 6-8, 23-27; xxi-xxii; xxiii-xxv; sans
parler de l'appendice du chap. xxvii). Il n'y a pas à
en être surpris, puisque c'est un code particulière-
ment destiné aux prêtres, à Aaron et à ses iils(/.ei.,
XVII, 2; XXI, i; XXII, 2). Parmi ces ordonnances, on
en citerait un grand nombre qui, loin de ne pourvoir
qu'à une régularité extérieure et à sauvegarder une
sainteté toute physique des personnes et des choses,
tendent à maintenir des principes fondamentaux de
la vie religieuse juive (/et., xvn, i-g au sujet des-
quels on peut rappeler ce que nous avons dit de la
loi de l'unité de sanctuaire; xviii, 21 : xix, 4. 12, 3i ;
XX, 2-5, 6-8, 27); un grand nombre encore qui ten-
dent à assurer l'expression des mêmes sentiments
que nous avons signalés dans l'élude des codes
précédents : jalousie du Dieu unique (/.er., xix, 4)i
respect du nom divin (f.ev., xix, 12), souci de la
pureté du culte (ter., xviii, 21; xix, 3i; xx, 2-5 [?J,
6, a^), reconnaissance du souverain domaine de Dieu
(/.ec, XVII, 5-'j, 8-9; XIX, a4 ; etc.). Mais un trait dis-
tingue celte loi de celles que nous avons aujjara-
vanl étudiées; c'est le souci du détail, du rituel. On
s'en rendra compte, par exemple, en comparant les
ordonnances du Deiitérononie (Deut.,i.\i) el ceUes de
la Loi de sainteté {Lev., xxiii) concernant les fêtes;
mais, de nouveau, celle différence tient au carac-
tère spéciûque du deuxième de ces codes. C'est peut-
être aussi ce caractère qui explique le prix attaché à
l'observance en tant qu'observance (/.et'., xix, 3»?'',
h^-'J, 3o). Noter encore les précautions en vue de
sauvegarder le caractère national du culte (Lev.,
XXII, io-i3).
392. — '') En ce qui concerne la vie sociale et
politique, on peut relever, dans la toi de sainteté,
des préoccupations analogues, malgré la sécheresse
et une certaine raideur du langage, à celles que nous
avons signalées à propos des autres codes, parfois
même des préoccupations plus délicates. — «) On
notera, au sujet de la justice, les ordonnances
concernant le vol et le mensonge {/.et'., xix, 11), les
jugements (/.et'., xix, i5, 16), les mesures (Aei., xix,
35, 36). — fi) Dans un autre ordre d'idées, le respect
dii aux parents (/-et., xix, i^'^ [ici ce précepte est mis
sur le même rang que celui de l'observation du sabbat,
dont l'importance est si particulière en ce code];
cf. XX, 9); les marques de respect à donner au vieil-
lard (tet'., XIX, 32 [sur le même pied que la crainte de
Dieu]). — -/) A propos des sentiments d'humanité, on
soulignera les ordonnances concernant les pauvres
(/et'., XIX, 9, 10), les faibles (/.et'., XIX, i3), les infirmes
{l.ey., xix,i4), les étrangers igéi:, Lev . , xix, 33,34). On
le remarquera même avec soin. C'est dans la Loi de
sainteté, et non dans le Deutéronome, qu'est formulé
le précepte presque évangélique de l'amour du pro-
chain comme soi-même (/.et., xix, 18»/), que sont
condamnées la haine (/.et., xix, 15^) et la vengeance
(/et., XIX, 18»»). — S) Toutefois l'une des notes distinc-
tives, dans la partie morale du code que nous étu-
dions, c'est la préoccupation de la moralilé propre-
ment dite. De là les règlements el sanctions dirigés
contre certains désordres particulièrement crianls
{Lev., XVIII, 22, 23 ; xx, i3, i5, 16), contre la prosti-
tution (Z,ei'., XIX, 29). De là les ordonnances qui ont
pour but d'assurer la sainteté et la dignité du ma-
riage: protection de la, liancée, même si elle est
esclave (Lev., xix, 20-22); longue liste des empêche-
ments de mariage (£ei'., XVIII, 6-18); sanctions contre
l'adultère (Lev., xx, io)et l'inceste (Lev., xx, 11, 12, i4,
l'j, 19-21); précepte touchant l'usage du mariage
(/.et'., XVIII, 19 ; XX, 18); etc.
S93. — 2°) Si la Loi de sainteté demeure l'élément
fondamental du Code sacerdotal, elle n'en est pas
la partie la plus considérable. U faut, en effet, men-
tionner, en s'en tenant à la stricte législation : le
rituel de la Pàque(£.r., xii, 1-20 -f- 43-49) ; les dispo-
sitions en vue de la conslruclion du tabernacle (Ex.,
XXV, i-xxxi, l'j), auxquelles il convient d'ajouter le
récit de leur réalisation (E.r., xxxv,i-xL,33); le rituel
des sacrifices (iei., i-vii); les lois, en forme de récits,
concernant l'installation des prêtres (Lev., viii-x);
les lois de pureté (Lev., xi-xv); le rituel du jour des
Expiations (Lev., xvi). De même, les suppléments
du livre des Nombres : les personnes impures ex-
clues du camp (Niim., v, i-4); loi sur la restitution
(.\um., V, 5-10); loi sur la jalousie (Aum., v, n-3i) :
loi du nazaréat (Ktim., vi, 1-21); formule de bénédic-
tion (Niim., VI, 22-27); ^'■^ lampes (A'um., viii, i-4);
loi sur l'installation des lévites (A'um., viii, 5-26); la
seconde Pàque (Num., ix, i-i4); les trompettes
(Num., X, i-io) ; les offrandes qui doivent accompa-
gner les sacrifices (Aiim., xv, 1-16); les prémices de
la farine (Num., xv, 17-ai); l'expiation des péchés
commis par erreur (Niim,, xv, 2a-3i); la violation
du sabbat (Num., xv, 32-36); les glands aux vête-
ments (Num., XV, 37-41); fonctions et revenus des
prêtres et des lévites (A'um., xviii); purifications avec
l'eau dans laquelle on a répandu la cendre de la
vache rousse (A'h;«.,xix); loi sur les héritages (A'wm.,
xxvn, i-ii); loi sur les sacrifices de tous les jours et
des fêtes (I\um., xxviii, i-xxx, i); loi sur les vceux
(A'um., XXX, a-17); les villes lévitiques (Num., xxiv,
1-8); les villes de refuge et les lois sur le meurtre
(Num., XXXV, 9-34); loi complémentaire sur les
héritages (Num., xxxvi).
294. — a) U est facile de constater que les lois
d'ordre social ou civil ne tiennent qu'une place très
restreinte au milieu de toutes ces ordonnances(Aum.,~
V, 5-1 o : V, ii-3i ; xxvii, i-ii ; xxxv, 9-34 ; xxxvi);
nous n'avons pas à nous y arrêter. — /) La plupart
des prescriptions ont un caractère cultuel. Nous ne
saurions être surpris de constater qu'on y relève le
souci du détail, la préoccupation d'assurer l'exact
accomplissement des cérémonies et de préciser les
conditions de cette pureté et sainteté extérieures qui,
nous l'avons vu, prend une importance si considéra-
ble dans la vie juive telle que la décrit déjà la Loi de
sainteté. Ces ordonnances et dispositions pourraient
faire l'objet d'une étude du plus haut intérêt; en
les rapprochant des usages en vigueur dans le reste
S49
MOÏSE ET JOSUÉ
850
(le rOrienl sémitique, on apporterait une contribu-
tion précieuse à Vllistuire comparée des reli'^iuns.
Mais on comprend que ce travail et ce point de vue
soient cliangei-i au sujet, déjà si vaste, que nous
avons entrepris de traiter.
395. — C-) Parmi les traits qui caractérisent ce
rituel, mentionnons, en premier lieu, l'importance
attachée à l'acte liturgique. Plus d'un critique
atlril)ue cette préoccupation à l'idée que l'acte litur-
gii|ue a une eîlicacité propre ou, comme on dit en
théologie sacramentaire, agit ex opère operato. Nous
n'oserions pas dire que cette concej)tion soit entière-
ment étrangère à l'esprit qui inspire et anime ces
prescriptions. Mais nous estimons qu'une j)lace plus
grande doit être attribuée à la pensée d'iionorcr
Dieu, au souci de la parfaite dignité du culte à ren-
dre à Celui qui est à la fois le Ïout-Puissant et le
Très-Saint; les discours de MalacLie favorisent
clairement ce point de vue (J/a/. , i, 6 i4 : nr, 6-12).
S98. — (0 Un deuxième caractère de celle législa-
tion consiste dans l'importance attachée au rôle du
clergé. Dans le />e«/éro/iome, nous assistons surtout
aux manifestations prescrites ou spontanées des lils
d'Israël; les lidèles viennent par groupes, générale-
ment par familles, apporter au Temple leurs prémices,
leurs premiers-nés, leurs dimes, s'acquitter des sacri-
fices réglementaires, accomplir leurs voeux, faire
leurs offrandes spontanées. Tous ces actes ont un
caractère nettement personnel, souvent individuel.
C'est un autre côté de la liturgie que nous dévoile le
Code sacerdotal. Nous voyons le clergé de Jérusalem
attaché au Temple pour représenter, dans l'exercice
de la [irière publique, le peuj)Ie auprès de son Dieu.
Alors même que les fidèles ne viennent pas solliciter
leur ministère pour des intentions particulières ou
en faveur d'individus ou de groupements détermi-
nés, les prêtres et les lévites, se conformant à une
réglementation précise et minutieuse, prient pour le
peuple tout entier, offrent des sacrifices pour le
peuple tout entier, utilisent dans ce but des reve-
nus qui leur sont assurés par le peuple tout entier.
597. — e) Enfin nous signalerons un troisième
et dernier trait du Code sacerdotal. Ce qui frappait
encore dans le DeiUéronome, c'était surtout la joie (|uc
les fils d'Israël goûtaient dans la prati(|ue de leurs
actes religieux. Le Corfe sacerrfoïa/ parait faire une
place aussi grande, sinon plus absorbante, au souci
de la pureté et à la crainte du péché. Cette dernière
préoccupation explique les préceptes relatifs à des
sacrifices et rites expiatoiresdont il n'est pas question
dans la législation deutéronomique. D'autre part,
elle ne s'arrête pas seulement aux fautes voulues et
consenties, dont on serait tenté de dire que seules
elles comptent au point de vue moral ; elle s'étend
jusqu'aux fautes commises par erreur ou inadver-
tance. C'est une application nouvelle des principes
déjà posés par la Lui de sainteté au sujet de la sain-
teté et de la pureté physiques.
598. — Remarque. — Il va de soi qu'en relevant
ces différences entre les divers codes, nous n'avons
en aucune manière l'idée de parler de contradictions
ou d incompatibilités, exclusives de la présence de
ces diverses ordonnances dans la même collection
générale. Les rédacteurs qui, d'après les critiques,
ont fondu ensemble ces législations primitivement
séparées, n'en ont pas, eux non plus, découvert.
III. — Développement et progrès
dans la législation mosaïque
1' Remarques préliminaires
599. — a) A la base de leurs théories sur le Pen-
lateuque, les critiques étrangers à l'Eglise mettent,
nous l'avons vu, la constatation d'un développement
législatif dont les diverses phases ne seraient pas
autrement difficiles à déterminer. Beaucoup d'exé-
gètes catholiques, de leur côté, n'hésitent pas, même
après les décisions de la Comiitissioii liitilique, à
reconnaître, au moins en certains cas, l'existence de
semblables développements; ils en concluent que les
anciennes législations ont subi des relonrlies, reçu
des comiiléments, destinés à les adajiter à des situa-
tions et à des besoins nouveaux. Souvent toutefois,
on ne parle de ces sujets que d'une manière générale
et forcément un ])eu vague. Il nous a paru utile de
fournir les éléments d'une appréciation plus objec-
tive en mettant au point quelques exemples con-
crets. — //) Ce n'est pas chose toujours facile et la
comparaison des documents doit être fuite avec un
juste sens des nuances. De ce qu'une loi manque
dans un des codes, on ne peut pas conclure que l'au-
teur de ce code l'ignorait, bien moins qu'il a fait
sa collection à un moment où elle n'existait pas
encore. On comprend aisément par exemple que,
même au cas où les lois rituelles du Code sacerdotal
auraient existé à l'époque où furent rédigés le Code
de l'alliance et le Code deutéronomique, ceux-ci ne
les aient pas reproduites; elles traitaient de sujets
trop spéciaux. Il arrive pourtant que le Deuiéroniime
renvoie à l'une de ces ordonnances. C'est à propos
de la lèpre; il recommande l'observation soigneuse
Cl de tout ce que vous enseigneront les prêtres lévlti-
ques ; tout ce que je leur ai prescrit, vous le mettrez
soigneusement en pratique » (Deul., xxiv, 8, 9); il
est de toute vraisemblance que la législation à la-
quelle l'auteur se réfère soit en substance celle de
I.ev., xnixiv. Nul doute que, si d'autres occasions se
fussent présentées, le /Jeutéronome ou le Code de
l'alliance eussent mentionné d'autres collections sa-
cerdotales. — c) Le terrain parait plus solide si
l'on compare entre elles les rédactions des lois qui.
dans les trois codes, traitent les mêmes sujets Encore
faut-il penser qu'à raison des détails qui se trouvaient
ailleurs sur le même sujet, tel auteur a pu simplifier
son texte législatif, tel rédacteur a pu abréger l'un
des documents qu'il retenait. Néanmoins c'est sur
ces textes parallèles que nous allons concentrer
notre attention, nous bornant d'ailleurs à un simple
exposé des faits.
2° Les esclaves
300, — La première loi d'oi-dre social à propos de
liiquelle pareilles coaiparaisons présentent de l'intérêt est
celle qui concerne les esclaves.
1) Le Code de VatUanre a strictement en Tue l'esclave
hébreu [Ex., xxi, 2). — a) L'esclave entre danslamaisonde
son maître par un contrat d'achat {Ex,^ 3txi,'2) ; il est la pro-
priété, la « monnaie » de son maître {Ex., xm, 21). Un
chacun toutefois n'a pas le droit de porter atteinte à la
liberté de son prochain et la peine de nioi-l cliâtierait celui
qui aurait dérobé son frère pour le vendre ou le prendre à
son service (£'x., XXI, l(i). C'est avec les ajartts drc»it,père,
etc., — sans parlei- sans doute de l'esclave lui-même —
qu'il faut entrer en néfjociations [Ex ., xxi, 7) ; on n'oubliera
pas non plus que certains des peuples voisins, les Phéni-
ciens par exemple, étaient de grands i>ourvoyeui's d'escla-
ves.— b) La situation de l'esclave mAle n'est pas de tout
poifit la même que celle des femmes esclaves. La liberté
de l'esclave mAle n'est pas aliénée pour toujours ; en la
septième année, il recouvre sa liberté sans rien payer {Ex.,
XXI, 2), La loi est dure pour l'esclave marié. Sans doute,
s'il avait une femme lors de son entrée en service, il la
ramènera avec lui ; mais s'il a reçu sa femme de son maître
et qu'il y ait eu des enfants, femme et enfants demeureront
chez ce dernier et l'esclave sortira seul {Ex., xxi. 3, 4). Une
ressource lui reste, il est vrai, et la situation prévue pour
lui jiar la loi est assez bonne ]>our qu'on puisse compter
qu il usera de cette faculté. Il peut demander à rester au
service de son maître ; un rite au caractère religieux
851
MOÏSE ET JOSUE
852
consacrera l'engagement, qui sera définitif {Ex., xxi, 5,6).
c) Le sort des femmes esclaves est difTcrent. Le cas
visé est celui de la femme esclave qui devient concubine
dans la maison de son maître; c'est, ou bien parce que
telle est la condition la plus fréquente, sinon normale, des
femmes esclaves, ou bien parce que le législateur ne vise
que ce cas particulier. L'esclave-concubine ne sort pas la
septième année {Ex.^ xxi, 7), sauf le cas {Ex., xxi,_ll)
où son maître n'aurait pas eu égard aux mesures prises
pour sauvegarder ses intérêts et sa dignité [Ex.. xxi, 8-10).
(l\ Toutefois les esclaves des deux sexes sont mis sur
le même rang quant aux brutalités dont ils seraient victi-
mes de la part de leurs maîtres; les réparations et sanc-
tions sont, il est vrai, beaucoup moins sévères que quand
il s'agitdes hommes libres [Ex., xxi, 20, 21, 26, 27; cf. 32).
301. — 2") Dans le Deutéronome, les ordonnances rela-
tives aux esclaves [Deut., xv, 12-18) se rattachent à celles
qui concernent l'année de rémission. Gomme dnns le Code
de Valli^nce, il n'est question que de l'esclave hébreu. • —
a) Il semblerait que seul l'esclave ait le droit de disposer de
sa liberté (selon le sens réfléchi que peut ayo'w yimmàk^ér ;
Deut,, XV, 12); en tout cas la sentence de mort est renou-
velée contre quiconque enlève son frère pour le vendre ou
le mettre à son service {Deut., xxiv. 7). — b) De nouveau
on parle de la libération de l'esclave au terme de la sixième
année {Deut., xv, 12). Des recommandations sont faites à
ce sujet, dans lesquelles on reconnaît le sens profond
d'humanité qui caractérise ce code. Non seulement l'es-
clave sort sans rien payer (cf. Ex., xxi, 2), mais on ne le
renvoie pas les mains vides; on lui donne quelque chose
du menu bétail, de l'aire, du pressoir. D'une part, on
n'oubliera pas que son travail a contribué à rendre effi-
caces les bénédictions de Dieu; d'autre part, on se rap-
pellera qu Israël lui-même a été esclave en Egypte [Deut.,
XV, 13-15). Le souvenir des services reçus doit même exclure
tout sentimetit pénible lors du départ de celui qui est
vraiment moins un esclave qu'un serviteur [Deut. , xv, 18) ;
rien de surprenant à ce qu'ici, comme dans le Code de
l'alliance^ on entrevoie le cas où l'esclave voudra se fixer
chez son maître (Deut., xv, 17j. — c) Ce qui doit davan-
tage attirer l'attention, c'est qu'au point de vue de la libé-
ration de la septième année, la condition est la même
pour les esclaves des deux sexes {Deut., xv, 12, 17). On
peut se demander s'il s'agit pour la femme-esclave du
même cas que dans Ex.^ xxi, 7-11. Tandis qu'en ce der-
nier passage, le cas visé est celui de l'esclave-concubine,
il se pourrait que le texte deutérotiomîque fît abstraction
de cette hypothèse. Il serait possible, d'autre part, que le
Deutéronoine \\se un état social dans lequel le concubinat
servile serait devenu plus rare. On le noiera : c'est en con-
formité avec cette législation que se présente la pratique
à laquelle il est fait allusion dans le livre de Jérémie {Jer.,
xxxiv, 8-16; il est question des esclaves des deux sexes)
pour l'époque du roi Sédécias. — d) D'après le Deutéronome
les esclaves des deux sexes, — mieux : les serviteurs et ser-
vantes, — ont leur place dans la famille, participent à sa
vie, notamment dans les actes religieux, dans les pèleri-
nages à la Ville Sainte et dans les repas sacrés qui s'y
rattachent [Deut., xii. 12, 18; xvi, 11, 14). Remarquer
encore l'ordonnnnce humanitaire concernant l'esclave fu-
gitif {Deut. y xxui, 16, 17 [Vulg. 15, 16]).
303. — 3"») Dans le Code sacerdotal {Loi de sainteté), la
question des esclaves est traitée a propos de l'année jubi-
laire (Z.ei'., XXV, 35-55). Après une exhortation sur l'atti-
tude à garder vis-à-vis des pauvres {Lei'., xxv, 35-38), le
législateur envisage le cas où un Israélite, devenu pauvre,
est contraint de se fendre {nimkar, même forme verbale
que dans le Deutt'rononie) au service d'un maître, israélite
comme lui (Lee, xxt, 39a). C'est bien lui, en effet, qui
se vend; on ne le vend pas comme on fait des esclaves
{Lev., XXV, 42b ). — . a) Une distinction capitale est, dès
lors, établie entre l'esclave hébreu et l'esclave étranger.
— «I En réalité, un Isruélite ne doit jamais traiter son
« frère n comme un esclave {Lcv.. sxv, 39^), mais bien
plutôt comme un mercenaire i.vâAhîV), comme un étran-
ger fixé pour un temps limité (^'.^iï^»h) dans le pays (/<«('.,
XXV, 4ûa). Non seulement on ne doit pas lui imposer un
travail d'esclave, mais sa sujétion ne durera pas tou-
jours. Il n'est pas question ici toutefois de la rupture de
son engagement en la septième année (cf. J?.r., xxi, 2-11
et Deut., XV, 12-18), mais seulement en l'année du
jubilé; il sortira alors avec ses enfants, sans que l'on
fasse les distinctions établies par le Code de l'alliance
[Ex., XXI, 3, 4); il retournera dans sa famille et la pro-
priété de ses pères [Lev., xxv, 40b, 41). pour appuyer
cette ordonnance, le législateur invoque un motif dont il
n'a pas encore été question : c'est que les esclaves, aussi
bien que leurs maîtres, ont participé à la faveur divine
lors de la libération de la servitude égyptienne {Lev.,
xxv, 42aj ; la clémence dont ou doit user à leur égard est
une conséquence de la crainte de Yahweh [Leu., xxv, 43).
— /3) Un autre cas est envisagé au sujet de l'Israélite
pauvre ; celui où il serait réduit à se vendre à un étran-
ger [gêr, (o.'îâèli) établi dans le pays ou à un descendant
de cet étranger {Lee., xxv, 47). !1 y aura alors un droit de
rachat que pourront exercer un des frères de l'esclave,
son oncle, son cousin germain, tout autre proche parent et
l'esclave lui-même, s'il recouvre des ressources {Lev., xxv,
48, 49); le prix du rachat se calculera d'après le temps
qui séparera la vente et le rachat de l'année jubilaire
(Cev., xxv, 50-52). En tout cas, le jubilé sera pour l'esclave
et ses enfants une date d'nlTranchissement (ici'. , xxv, 54),
Yahweh ne peut consentir à ce que les Israélites aliènent
leur liberté d'une manière définitive, car c'est de lui et de
lui seul qu'ils sont vraiment les serviteurs (/.rc, xxv, 55) ;
il ne peut davantage supporter qu'ils soient traités avec
dureté {Lei'. , xxv, 53 ; cf. 'i6t^). — b) Les véritables esclavps
seront pris par les Uébreux et achetés parmi les peuples
qui entourent Israël : on pourra de même en acheter aux
étrangers {toiàb^im) fixés pour un certain temps dans le
pays. Ces esclaves seront la propriété du maître dans le
vrai sens du mot; il les transmettra, comme tout autre
héritage, à ses descendants {Lei>., xxv, 44-46).
3° Le droit de refuge
303. — C'est encore une loi sociale qui, commune aux
trois codes, met bien en relief les préoccupations d'hu-
manité, en même temps que de justice, chères au législateur
hébreu.
1»; La formule du Code de Vaillance [Ex., xxi, 12-14) est
très brève; elle se ramène à trois points : — a] L'exposé du
principe (forme de la loi du talion) d'après lequel quicon-
que frappe un homme à mort doit être mis & mort {Ex.,
XXI, 12) ; on ne dit rien de l'exccnteurde cette sanction. —
b] Une réserve en faveur du meurtrier qui « n'a pas guetté
sa victime, maïs à la main duquel Dieu l'a présentée »,
autrement dit, en faveur du meurtrier involontaire. Dieu
fixera un lieu où il pourra s'enfuir ; c'est l'expression même
du droit de refuge. On remarquera la manière tout h fait
vague, d'allure primitive, dont le lieu de refuge est dési-
gné [Ex., XXI, 13). — c) Quant au meurtrier volontaire,
(( qui agit avec présomption contre son prochain pour le
tuer par ruse », il n'y a pas pour lui de droit de refuge;
on doit le prendre même « à mon autel » {expression à
noter) pour le faire mourir,
304. — 2") Le Deutéronome {Deut., xix, 1-13) renferme
de plus grandes précisions : — a) D'abord touchant le
choix des lieux de refuge. Ce seront des villes, car le nou-
veau code vise une situation sociale déjà avancée ; d'autre
part, dans une législation qui attache à l'unité de sanc-
tuaire une importance sans précédent, il ne saurait être
question d'un autel de Dieu à propos de chaque lieu de re-
fuge,Trois villes seront mises à part lorsque Israël entrera
en possession de Canaan {Deut., xix, 1, 2, 7 ; cf. tv, 41-
43) ; elles seront choisies de telle sorte que de tous les points
du pays, divisé en trois régions, le meurtrier puisse y avoir
accès facile {Deut., xix, 3). Même, si Yalnveh favorise l'ex-
tension du territoire et donne à son peuple tout le pays qu'il
lui a promis, il faudra ajouter trois autres villes [Deut.,
XIX, 8, 9). De plus les chemins qui y mèneront devront
être entretenus en bon état {Deut., xix, 3a). — b) Ces villes
doivent servir è ce que le sang innocent ne soit pas versé au
milieu du pays, qu'il n*y ait pas de sang sur Israël {Deut..
XIX, 10). Par conséquent, tout meurtrier n'aura pas le droit
d'y trouver refuge ; seul aura la vie sauve celui qui aura
tué son prochain sans le savoir et qui auparavant n'avait
pas de haine contre lui {Deut., xix, 4K Même un exemple
illustre ce principe : l'exemple classique du bûcheron
dont la hache, lancée sur l'arbre, s'échappe du manche et
atteint un compagnon {Deut.. xix, 5). Lin tel homme n'a
pas mérité la mort et il faut à tout prix le soustraire à la
colère du vengeur du sang qui pourrait l'atteindre et le
frapper si la ville de refuge était trop éloignée {Deut., xix,
6). On remarquera le sens psychologique très vif qui
anime cette appréciation de la responsabilité ; d'autre
853
MOÏSE ET JOSUl'.
854
pari on notera que le châtiment esl reserve au Tençeur
du sann I -"■<■( haJdàm). Celui-ci est le plus proche pa-
rent de la victime et l'on comprend qu'il puisse, au pre-
mier moment, agir sous linauence de la colère, san- ganier
le calme pour exiiniim-r attentivement le eus. — <) Kmt
autre est la situation du meurtrier qui avait auparavant
de la haine, qui, s'étuntmis en embuscade, s est precipile
sur son prochain et lui a assené un coup mortel. Au.ait-.l
trouvé accès dans la ville de refuge, que les anciens de sa
propre résidence l'enverraient saisir, pour le livrer au
Tengeur du sang afin qu il meure. Pas de pit.e pour lui;
ilfautéloignerd'Israëllesang inn.icent («<■««., xix, 11-1.>).
Comme on le voit, nous sommes à un stage de la vie so-
ciale disraëldans lequel, au moins pour les cas ordinai-
res (cf. Deui., xTii, 8-13), le pouNoir judiciaire esl aux
mains des anciens.
305 _ 3") Dans le Code sacerdotal (parties supplé-
mentaires .Vum., XXXV, 9-34), la législation est notaljle-
ment plus développée. - a) Quand les lils d Israël auront
passé le Jourdain et se seront lises en Canaan, on tlesi-
enera six villes de refuge, trois en ïransjordune et trois
In Palestine proprement dite {Num., xxxv, 9-14); elles
seront à l'usage de l'Israélite, et aussi de 1 étranger qui,
dune manière stable {gèr) ou transitoire (t.:.-;àb>') séjourne
dans le pays ('V«m., xxxv. 15). - b) Ces villes ne peuvent
servir qu'au meurtrier qui a tué quelqu un par erreur
protéger contrôle vengeur du sang (,V«m., xxxy, 12); celui-
ci demeure donc toujours l'exécuteur du châtiment. Mais
une nouvelle disposition intervient en faveur du meurtrier :
il ne peut pas élre mis à mort avant d'avoir comparu
devant l'assemblée {,\um., xxxv, I'2). On précise d ailleurs,
par des exemples qui sans doute n'épuisent point tous les
ca<i les signes auxquels on reconnaîtra le meurtrier in-
volontaire ; c'est lorsque soudainement, sans haine sans
le guetter, sans voir, sans lui chercher de mal, il aura
renversé son prochain, lui aura fait tomber quelque chose
sur la télé, une pierre par exemple, et que de ces acci-
dents la moit se sera suivie {Num., xxxv, 22, 2,i). 1^ est
d'après ces exemples que l'assemblée prendra une déci-
sion entre le vengeur du sang et le meurtrier; on suppose
clairement que celui-ci aura été ramené de la ville de
refu-e devant le tribunal, sans doute ù la demande du
vengeur (Num., xxxv, 24, 25). - <•■) iMêroe après une sen-
tence favorable, le meurtrier involontaire sera ramené
dans la ville de refuge et il y devra demeurer jusqu à la
mort du grand prêtre en fonction. Alors seulement il
pourra retourner chez lui; que s'il sortait auparavant, le
vengeur du sang pourrait le tuer sans encourir de culpa--
bilité juridique {Num., xxxv, 25-28). Cette mesure, qui
n'est pas sans témoigner de certaines lacunes dans 1 exer-
cice de la justice, s'explique, et par le souci de respecter
les droits du vengeur du sang, et parla preoccupi.ti-n
d'éviter autant que possible les violences auxquelles 1 exer-
cice de ces droits peut donner lieu dans les temps qui sui-
vent d'assez près la mort de la victime. Elle est en tout
cas regardée comme très importante,; une clause addi-
tionnelle détend d'accepter une rançon pour permettre au
meurtrier involontaire de revenir en son pays avant
la mort du grand prêtre (Num., xxxv, 32). — d) Divers
exemples sont allègues pour faciliter l'appréciation de
l'homicide commis de propos délibéré. Certains d'entre
eux trahissent à ce point la préméditation qu'il n'y a pas
à s'enquérir des dispositions du meurtrier; c est quand il
a & la main un instrument de fer, une pierre, un instru-
ment de bois capables de donner la mort (Num., xxxv,
16-181 Que s'il a seulement renversé sa victime, s il lui
a jeté 'quelque chose, s'il l'a frappée de sa main, on devra
s'assurer que c'est vraiment par h;.ine ou en un giiet-apens
(Num xxxv, 20, 21'''). Dans tous ces cas. le meurtrier volon-
taire doit être puni do mort ; le vengeur du sang pourra le
tuer quand il le rencontrera (.Vum., xxxv, 19, 21b). — <■) On
ne parle pas ici d'une comparution devant 1 assemblée ; en
revanche on semble sous-entendre le principe deutéro-
nomique qui exclut le coupable de la ville de refuge {Deut.,
XIX, 12). Déjà la comparution devant le tribunal pourrait
être conclue de ce qui est dit î> propos du meurtrier invo-
lontaire {Num., xxxv. 25; cf. 12). Mais il en est explicite-
ment question dans les clauses additionnelles. On y re-
quiert la déposition des témoins contre le meurtrier et on
note qu'un seul témoin ne suffiiait pas pour une sentence
de mort (Num., xxxv, 30). Que si le crime est établi, on
n'acceptera pas de rançon pour infirmer la condamna-
tion. Il faut h tout prix écarter la souillure du pays et il
n'y a pour le pays d'expiation du sang qui y a été ré-
pandu que par le "sang de celui qui la fait couler [Num.,
xxxv, 31, 33, 34).
4° Année sabbatique et année Jubilaire
306. — Ici se fait la rencontre des lois sociales et des
lois religieuses. Dés l'origine, en effet, la législation dont
il s'agit et dont le caractère social est nettement déter-
miné, tut mise en connexion intime avec la religion.
1») Au Code de l'alliance, la septième année est celle où
l'on n'ensemence pas tes champs, mais où on les laisse en
jachère, celle où l'on ne recueille piis les produits de son
champ, ni ceux de sa vigne, ni ceux de son oliveraie, mais
où on les abaridonne aux indigents du peuple et aux bêtes
des champs (Ej., xxiii, 10, 11). A elle seule, la rédaction
ne permet pas de décider s'il s'agit d'une année fixe, au
cours de laipielle tous les champs, vignes et oliveraies
se trouveraient soumis à celte loi, ou ^i chaque posses-
seur devrait suivre à cet égard sa pratique particulière en
rapport avec les circonstances dans lesquelles il aurait
acquis ses propriétés. On remarquera, en tout cas, le ca-
ractère humanitaire de cette ordonnance, la bienveillance
envers les pauvres et même la sympathie pour les ani-
maux dont sa rédaction porte le témoignage. Sur la libé-
ration des esclaves en la septième année de leur service
{Ex.,x%i, 1-11) fid. supra, 3O0, *, c.
307. — 2°) Le Deuléronome groupe en un seul contexte
[Deut., XV, 1-18) tes deux ordonnances concernant la sep-
tième année. Sur la libération des esclaves l'id. supra, 301,
b, c. L'autre loi explique le nom même que porte cette
septième année : année de rémission (s'nut^ hass'miftah,
Deut., XV, 9). 11 nppaiait nettement d'ailleurs qu'il s'agit
de la même année pour tous les Israélites (cf. Deut., iv,
1,9). Or cette loi, que le Code de l'alliance ne renferme
pas, est ainsi formulée : « 'Voici l'affaire de la rémission:
Tout possesseur d'un prêt de su main fera rémission de ce
qu'il aura prêté à son prochain et il ne pressera pas son
prochain et son frère, parce qu'on a proclamé rémission
pour Yahvveh. Tu presseras l'étranger (no/(r/[i/], celui qui
n'a pas de domicile en Israël); pour ce qui l'appartient
chez ton frère, ta main fera rémission.» (Deut., xv, 2, 3).
La phrase est un peu contournée, mais le sens général est
clair: la septième année, le créancier fera rémission au
débiteur Israélite de ce qu'il lui aura prêté. Une nuance
toutefois échappe, qu'il est absolument impossible desaisir
avec certitude. S'agit-il d'une rémission pure et simple,
définitive, de la dette? Ou bien le législateur veut-il seule-
ment dire qu'on ne la réclamera pas pendant la septième
année, quitte ù faire de nouveau valoir ses droits dans la
suite? Les anciens exégètes adoptaient de préférence la
première solution; il y a aujourdhui tendance à recevoir
la seconde interprétation. Quelque soit lavis auquel on
se range, cette ordonnance ne laisse pas d'être gênante.
Aussi le législateur se fait-il homéliste. Il insiste sur les
bénédictions que Yahweh accordera si l'on observe ses
prescriptions et qui compenseront largement les pertes de
la septième année [Deut., xv, 4-6). Visant ensuite un cas
particulier, celui d'un frère pauvre qui solliciterait un prêt
aux ap[>rocbes de l'année de rémission, il déclare qu'à
cette date comme aux autres, il faut ouvrir largement la
main il faut même bannir de son àme tout sentiment
d'aigreur ou de regret {flcu<. , xv, 7-11). Ici la note huma-
nitaire est encore plus accentuée que dans le Code de l'al-
liance. Noter que le Deuléronome ne parle pas des champs.
308. — 3°) Dans le Code sacerdotal (Lev., xxv ; Loi
de sainteté), la loi que nous étudions présente certaines
particularités etde nombreuses additions.— a) La septième
année apparaît comme une année de repos, de solennel
repos pour In terre (Le<:, xxv, 4, 5), un sabbat en l'honneur
de Yahweh (iei'., xxv, 2, 4). Sans doute la rémission dont
parlait Deut., xv, 2 était bien publiée en l'honneur de
Yahweh; mais le nom même de l'année évoquait le but
humanitaire de l'institution. Dans le document qui nous
occupe, le repos de la septième année esl avant tout,
comme celui du septième jour, un acte de culte et d hom-
mage en l'honneur de la divinité. Le repos prime le reste,
et c'est ici que l'appellation d'année sabbatique est tout a
fait de mise. 11 va de soi qu'il s'agit d'une même année
pour tout le pays et ses habitants. — b) De ce chef, l'or-
donnance que l'on attend en premier lieu est celle que le
855
MOÏSE ET JOSUE
856
Codede Valliance (Ex., xxiii, 10, 11) a consacrée :1a ces-
sation du travail des champs, des vignes. Ni semences,
ni tailles ; pas de moisson de ce qui naît des grains perdus
de l'année pi'ëcédenle, pas de cueillette de ce que produit
la vigne non taillée. Les produits spontanés du sol ser-
viront à la nourriture de l'Israélite, de son serviteur et de
sa servante, du mercenaire et de l'étranger [fosàb^^] établi
pour quelque temps dans le pays, sans parler du bétail
et des animaux sauvages {Lef., xxv, 4-7) ; c'est dire que,
pour ne pas occuper ici la première place, les considéra-
tions humanitaires ne sont pas absentes. Ici encore on
prévient les inquiétudes; assurance est donnée des béné-
dictions divines, grâce auxquelles la sixième année pro-
duira pour trois ans [Lev., xxv, lS-22). — c) Aucune indi-
cation en ce contexte touchant la rémission des dettes.
On peut penser que le nouveau code suppose le maintien
de ce qui est réglé par le Deuiéronome ; Il y a, en effet,
corrélation entre la suspension des paiements et la réduc-
tion des ressources en la septième année. D'autre part,
l'engagement dont il est question Neh., x, 32 (Vulg. 3'.)
et qui suppose au moins l'existence des éléments fonda-
mentaux du Code sacerdotal porte à la fois sur les deux
obligations.
309. — d) Mais ce qui est bien plus caractéristique dans
celle législation, ce sont les prescriptions relatives à la
cinquantième année. ■ — «) On a établi un rapprochement
entre cette cinquantième année, venant au bout d'une pé-
riode de quarante-neuf ans ou sept années sabbatiques
(icf., XXT, 8) et la fête de lu Pentecôte, qui prend place au
terme des quarante-neuf jours ou sept semaines qui sui-
vent laPâque. L'année jubilaire (L^('.,xxv, 10^, ]lajl2a;
du mot yôb^^H qui désigne probablement la trompette
[qérén /iayyfî^l'è/) primitivement en usage pour les signaux
importants [cf. Ex., xix, 13, etc.; Jos,, vi, 5, etc.]) est
annoncée le 10 du septième mois de la quoranle-neu-
vième année, au jour des Expiations, par le son de la
trompette (£,ei'., xxv, 9). — /3; Cette cinquantième année
a d abord les caractères d'une année sabbatique et en-
traine ie repos pour la terre (Lcc, xxv, 11, 121^). — vj Ce
sera aussi une année d'aflranchissement, il la fois pour les
personnes et pour les propriétés ; chacun rentrera dans
ses biens et dans sa famille [Lev.^ xxv, 10). Sur l'affran-
chissement des esclaves, vïd. supra, 30S, a. — 5; Un
principe domine la question des propriétés. Le pays est à
Dieu et les fils d'Israël sont chez lui comme des étrangers et
des gens en séjour (/.fc, xxv, 23). En réalité, ce qui est objet
de contrat entre les hommes, ce n'est pas le sol, ce sont les
récoltes {Let'., xxv, 15*^, 1G'>). C'est pourquoi, en l'année du
jubilé, chacun rentrera dans sa propriété (/.e('.,xxv, lO^J),
— e) Sous peine de porter préjudice h son frère, il fau-
dra tenir compte de ce principe dans le contrat de vente
(Z,f('.,xxv, 14'\ 17) et fixer le prix d achat selon les an-
nées qui demeureront jusqu'au jubilé [Lev., xxv, 15, 16). —
Ç Bien (dus, le contrat de vente doit prévoir l'exercice du
droit de rachat, soit en faveur de celui qui aura acquis
de quoi recouvrer son bien, soit en faveur de son proche
parent ; la considération de la proximité du jubilé inter-
viendra encore dans la fixation du prix de ce rachat (Ace,
xxv, 24-27). — >î) Ces règles, concernant le jubilé et le
droil de rachat, s'appliquent avant tout aux terres, mais
aussi aux maisons situées dans des villages dépourvus de
niur.iilles {Lef., xxv, 31). En revanche, des législations
particulières interviennent pour les maison;- sises en des
villes entourées de murs [Leu., xxv, 29, 30) et pour les
propriétés des Lévites (Z-ec., xxv, 32-34). D autre part,
l'appendice de la Loi de sainteté [Lev., xxvii) envisage les
cas spéciaux des champs consacrés à yahweh(Z,ffc., xxvii,
16-25). Noter aussi ^Vum., xxxvi, 1-9.
5** Les sanctuaires
310. — C est dans le domaine des législations cul-
tuelles et liturgiques que les traces de développementsont
les plus nombreuses. On ne saurait en être surpris : plus
que toutes les autres, les ordonnances concernant les rites
extérieurs ont, dans toutes les religions, besoin d'être
mises à jour, adaptées aux milieux et aux circonstances.
D autre part, soit que l'on étudie les textes législatifs eux-
mêmes, soit qu'on les rapproche des données fournies par
les livres historiques, c'est sur ce terrain que le progrès
est le plus facile à constater.
Nous avons vu avec quel intérêt les critiques indépen-
dants ont suivi les vicissitudes des réglementations qui
concernent les sanctuaires. Nous ne pouvons mieux faire
que de renvoyer nos lecteurs à l'expose que nous en avons
esquissé, les invitant seulement à ne tenir compte que des
seuls faits et à négliger les théories élaborées à leur
sujet [vid. supr,^ S9). Les critiques ont pareillement
étudié avec sollicitude les ordonnances concernant le
sacerdoce et les revenus du clergé.
6° Sacerdoce
311. — a) Soit dans le Code de Valliance^ soit dans le
petit Code de la rénotfaiion de l'alliance [Ex., xxxiv, 11-
28), pourtant tout entier consacré au culte, il n'est pas dit
un mot des prêtres.
313- — i) Us tiennent, en revanche, une grande place
dansle Dcutéronome. — K)Une tribu, celle de Lévi, est dis-
cernée pour porter l'arche de l'alliance de Yalnveh, se tenir
devant lui en vue du ministère liturgique, bénir en son nom
{Deut.y X, 8; cf. xxxiii, 8-11). Elle na pas d'héritage au
milieu des entants d'Israël, Yahweh est sa part {Deut., x,
9 ; cf. xii, 121»; xiv, 27t>,2ya; xviu, laj ; elle se nourrira des
sacrifices de Yahweh et de son héritage (/Jeui. , xviii, 1^).
Aussi le lévite vit-il en étranger, en métèque, dans les di-
verses résidences des fils d'Israël ; son sort est précaire, assi-
milé à celui des déshérités, orphelin, veuve, étranger; il est
recommandé à la charité publique {Deut.^ xii, 19 [cf. xiv,
27a]; XII, I2i3, 18a; xïv, 27, 29 ; xvi, 1], 14; xxvi, 11, 12,13).
— /3) Toutefois, poussé par l'ardent désir de son âme, ce
lévite j»eut quitter son séjour, après avoir vendu ce dont il
dispose ; il peut venir au sanctuaire pour faire le minis-
tère {.sàréi^) au nom de Yahweh, comme tnus ses frères
les lévites qui se tiennent là devant Vahiveh {'àmad^
li/j^'né[y] Yakiveh). En dehors de la bénédiction au nom
du Seigneur, on lui attribue toutes les fonctions (servir,
se tenir devant Yahweh) qui sont l'apanage de la tribu
sncerdotale (x, 8: il n'est plus question de porter l'arche
CMinme au désert); il a aussi, comme les autres, sa part
des revenus du Temple (xviii, 6-8). — y) Ce n'est pas que
le Deutéronome omette de mentionner les prêtres par
leur nom technique [kôhén^ plur. kôh<^ntm\ xx, 2; xxvi, 3,
4} ; mais plus souvent il est question des prêtres-lévites
ou des prêtres fils de Lévi [hahkôh^nim hal'w'iyyîm, kak-
koit'^nîin b'ney Lê<.vi ; xvii, 9, 18; ixi, 5: xiiv, 8). —
ë) Mais on ne trouve pas d indication précise touchant une
distinction hiérarchique essentielle entre les membres
de la tribu sacerdotale. En nombre de textes, les termes
prêtre et prêtre-lcclte paraissent synonymes {cf, xvii,
12 et 9 ; xvm^ 1 et 3); les mêmes fonctions sont attribuées
aux prêtres, aux prêtres-lévites ou même aux lévites
(cf. d'une part xii, 17 et, de l'autre xvii, 9 ; d'une part,
XVII, IS [cf. xxxi, 9] et, de l'autre, xxxi, 24-27).
313. — c) Il va de soi que le Code sacerdotal parle
souvent des prêtres; nous ne pouvons qu'alléguer les textes
principaux : — a) Nombreuses données sur les privilèges
de la tribu de Lévi {Num.,j, 47 : li, 33 ; m, 5-10 ; m. 14-39
et XXVI, 57-62 [place à part dans le recensement]; m,
11-13, 40-51- [sa substitution aux premiers-nés]: xvi-xvii
1 intervention divine pour venger ses privilèges]). Ici les
évites, loin d errer en étrangers dans le pays, ont à eux
des villes entourées de champs pour leurs troupeaux (iVum,,
XXXV. 2-8 ;cf. icc, xxv, 32-34). — /S) Mais ce qui frappe
])ar-dessus tout, c'est une organisation hiérarchique très
précise. A la tète du clergé est le grand prêtre (hakkôkén
hags^âd'*''6l : Num.^ xxxv, 25, 28) ou prêtre oint (hakhâkén
hammài^r'^h : Ler.^ iv, 3, 5, 16 ; vi, 15 [Vulg. 20]). Consacré
par une onction spéciale (£'.r., xxix, 7; xi,, 13; Lef., viii,
12 ; XXI, 10, 12^1, revêtu d'ornements très particuliers [Ex.,
XXVIII,' 2-39; xxix, 29. 30; xxx), 10; xxxv, 19; xxxix, 41),,
obligé à une pureté légale très stricte {Lev., ixi, 10-12, 13-
15), il occupe au milieu du peuple une place tout à fait à
part. Il apparaît dans ses fonctions comme le vicaire du
peuple auprès de Dieu [Lev., iv, 13-21 ; La., xvi, surtout
32, 33) ; son péché rejaillit sur la communauté tout entière
(Lee,, IV, 3 ; cf. 4-12, le mode d'expiation pareil à celui
des péchés du peuple) ; sa mort marque une date pour
certaines atîaires civiles [Num.^ xxxv, 25, 28, 32). — y) Au-
dessous du grand prêtre vient l'ordre proprement sacerdo-
tal, uniquement composé des descendants d'Aaron [Lcv.f
I, 5) par ses deux fils Eléazar et Ithamar (Nadab et Abiu
sont morts sans enfants ; Num., \\\, 1-4 ; cf. Ex .^ xxviii, 1).
Aux prêtres sont attribuées les principales fonctions litur-
giques (A'u/«., III, 10); seuls ils entrent dans la tente du
témoignage, ils approchent de l'autel et des ustensiles du
8h.7
MOÏSE ET JOSUE
858
sancluaiio (A'am., itiii, 2, 3); seuls ils font le service
{sàmar iiiisméri-t'^) de l'autel, du sunctuuire et de ce qui est
au dedans du voile (jVum., xviii, 5-7). Cf. if c, i-vii ; xv;i,
3-7; Xïii, 1016; Num., t, 5-10; iv, 22-31 (sacrifices);
Lef., xii-xv; xix, 20-22 ; A'iim ,, v, 11-31 ; xii, 1-10 (divers
rites purificatoires); Lev., xxiii (têtes); Ldc, xxvii, 1-29
(estimation des choses vouées). — 5) Vient ensuite ce
qui reste de la tribu de Lévi (Cauthiles, Gersoniles, iMéra-
rites). Les Lévites sont au service des prêtres (Num., m,
6 9 ; xviii, 2, 4, 5, 6) et sous la surveillance des chefs
du sacerdoce (£'x., xxxviii, ïl ; Num., m, 32 ; iv, 19, 28,
33). Sortes de sacristains, ils ont la charge du matériel
de la tente de réunion, ils font le ministère du tabernacle
(jVum.. m, 7, 8), mais sans pouvoir ni approcher de l'autel
et des ustensiles du sanctuaire proprement dit (jVi/m., iv,
17-20; ïvm, 3), ni toucher les choses sacrées [h'um., iv,
15). Cf. A'um., 1,48-53: III, 17-37; it, 4-15, 24-27, 29-32;
Tii, 4-9, [Kx., xxxviii, 21].
314. — d) Si mainlenant on consulte les livres histo-
riques, on fait un certain nombi-e de constatations inté-
ressantes. — a) A l'origine, les [onctions sacerdotales
n'apparaissent pas comme strictement monopolisées dans
une tribu; les exemples du danite Manué, père de Samson
[Jud., xiii, 19, 20; cf. vi, 19-24), de l'éphraïmite Micah
(yurf., XVII, 5), de David (II 5am., VI, 17 ; cf. I Ckion., xvi,
1, 2), de Salomon (I Reg., m. 4 [cf. Il C/iron., i, 6] ; I lieg.,
Tiii, 63, 6'< [cf. II Chron., vu, 4-7), voire de jéroboam I
(I Reg., XII, 31) paraissent décisifs eu ce sens. — /3) Cepen-
dant, dès les temps anciens, les fils de Lévi sont considérés
comme spécialement désignés pour le sacerdoce [Jud., xvii,
7-13 ; xviii, 1-31 [noter le vers. 30]l. Ils sont, à l'époque de
Samuel (I Sam., vi, la) et de David (II Sam., xv, 24), en
relation particulière avec le sanctuaire de l'arche, et il
n'y a pas lieu de douter qu'il en fût de même au temps des
Juges à Silo (cf. Jos., xxi, 1, 2). C'est ce qui leur assure la
prééminence. — y) Ce qui est le plus caractéristique, en ces
anciens récits, c'est l'absence de toute allusion claire à une
organisation hiérarchique proprement dite. On signale bien
dans les sanctuaires (..4m ., vu, lo; I 5am., sxi, a, 3 [Vulg.
1, 2], etc.; XX m, g), à Silo {\Sam., i, g; ii, ii), à Jérusalem
au temps de David et de SaTomon (lî Sam., viii, !•); xv,
37, 35; XVII, i5; xix, 12 [Vulg. 11]; xx, 25; I Reg., i, ;;,
8, etc. ; IV, 4), puis aux époques d'Athalie (II Reg , xi, 9,
10, i5, etc.), ûAchaz (Il Reg., xvi, 10, 11, i5, 16), de
Josias (Il Reg., ixii, 4, o. >o, 12, etc.), des prêtres qui émer-
gent parmi leurs collègues et semblent exercer des fonctions
de chefs, qui même, comme Joiadjih (I! Reg., xii, 11 [^'ulg.
10]) ou Helcias(ll Reg., xxii, 4, 8; xxiii, 4; cf. II Chron.,
XXXIV, 9) portent le titre de grand prêtre. Mais ils n'ap-
paraissent pas à la distance et dans la situation unique où
Ex.-Nurn. mettent Aaron par rapport au reste du clergé. Il
arrive même que la situation privilégiée soit commune à
deux prêtres (Il Sam., viii, \-] ; xv, 35 ; xvii, i5; xix, 12
[Vulg. Il]: XX, a5; I Reg., iv, 4). D'autre part, les anciens
documents ne signalent pas de di^ tinctions nettes entre divers
ordres du clergé; le témoicnage de I Reg., viii, 4 sera
difficilement reçu comme décisif, si l'on remarque que les
mots a les prêtres et les lévites » manquent dans le grec
et que le texte parallèle de II Chron., v, 5 porte : « les
prêtres-lévites n. On dirait même que les fonctions de
moindre importance aient été remplies au Temple par des
serviteurs étrangers à la tribu de Lévi ou même ;i la
race isiaelîte (cf. le reproche A'Ex., xliv, 6-g) : Gabao-
nites(/o,^., IX, 23, 27), Carions ou Céréthiens (Y?'\\\ Reg.. 11,
4-2o), esclaves (étrangers ?) de Salomon (cf Esdr ., 11, 55 =
JVeh . , VII. 5;;, où l'on parle de leurs de.'^cendants), esclaves
(étrangers ?| donnes par David et les chefs au clergé (d'où
sans doute le nom de N'i^^înîni [racine ndt^an, donner] appli-
qué à leurs descendants ; cf. Esdr., viii. 20).
31s. — ô) Ces diverses conditions, qui rappellent d'assez
près celles que suppose le Deutt'ronome, ne subissent aucun
changement notable jusqu'à la réforme de Josias (II Reg.,
XXIII. 1-24). Or, après avoir souillé les hauts lieux où ils
avaient brûlé des parfums, le pieux roi fit venir à Jérusa-
lem (( les prêtres des villes de Juda ; toutefois les prêtres
des hauts lieux ne montaient pas à l'autel de Yahweh à
Jérusalem, mais ils mangeaient des pains sans levain au
milieu de leurs frères » (Il Reg.. xxiii, 8, 9). Ce récit
suggère quelques remarques. Les prêtres qui montent à
Jérusalem sont des prêtres de Yahweh, demeurés fidèles au
Dieu d'israèl; d'après le vers. 5, en etTet, les prêtres des ido-
les sont impitoyablement chassés. Ce sont, par conséquent,
des prêtres-lévites, comme parle le Deutéronome. Bien plus.
il y a lieu de croire que ceux l.'i seuls sont amenés au tem-
ple de la capitale qui ont à coeur de garder les privilèges
de leur sacerdoce; leur cas est, de ce chef, comparable à
celui que vise Deut. ,xviii, 6-8. Mais aussitôt une dillérence
attire lattcntion. Le lévite dont parle le texte deutérono-
mique doit, non seulement avoir une portion égale à celle
de ses frères les fils de Lévi qui se trouveront è Jérusalem
devant '\'ah\veh ; mais, comme eux aussi, il doit être admis
à faire le service au nom de Yahweh, son Dieu. Au contraire,
d'après II Reg., xxiii, 9, les prêtres des hauts lieux sont
exclus des fonctions proprement sacerdotales et n'ont qu'une
part restreinte aux revenus du sanctuaire.
316. — t) Cette difl'érence est accentuée, en même temps
que justifiée, dans le programme cultuel tracé par Eïéchiel
(xL-xLviii). notamment dans la section xLiv, lo-iG. La dis-
tinction est clairement établie entre les anciens prêtres des
hauts lieux (et leurs descendants) et les fils de Sadoq qui
constituaient le clergé hiérosolymitain. En récompense de
leur fidélité, ceux-ci auront seuls le privilège parfait de la
pri'trise; ceux là. en revanche, seront chî'itiés pour leurs
prévarications, dégradés, exclus des fonctions proprement
sacerdotales. Dans ce texte, les prêtres des hauts lieux sont
simplement appelés /ériies, tandis que les fils de Sadoq sont
dits prélies-lérites. Mais ailleurs (xL, 45, 46) on parle des
« prêtres qui gardent le service de la maison » et des npré-
Ires qui gardent le service de l'autel ».
317. — ?) Après l'exil le grand prêtre occupe une place
unique dans le clergé (A'e/i. , m, i , 30, ai ). Son nom figure à
côté de celui du gouverneur qui représente l'autorité i)ersano
{Agg. I, I, 12, i4;ii, 2 ; Esdr., u,2[=i\'e/i., vu, 7] ; m, 3, 8;
IV, 3; v, a), à coté de celui du souverain des temps mes-
sianiques (Ziich., III, i-io; IV, 1-6», lo*", II, i3, i4; vi, 12,
i3 [i3 d'après le grec]). Bientôt il sera le chef véritable et
unique du judaïsme. En même temps le clergé est divisé on
ordres très précis : />rf<re» (Esdr. , 11, 36-3g\= Ne/t., vu,
3ci-42]; VIII, i5-ao, 24-3o, 33; x, 18-22; JVe/i , m, aa, 28;
XI, 10-14.20; XII, I, 12-21); ^fi-j'^es [Esdr., 11, 4o [= JVfA . ,
VII, 43; Vulg. 43, 44]; viii, i5-20, 24-3o, 33; x, 23; A't/i.,
X, 10-14 [Vulg. g-i3] ; 11, i5-i8, 20, 30; xii, i, 22-3O) ; puis
chantres [Esdr., il, 4i [= I\'eh.,vn, 44; Vulg. 45]; x, 24;
Neh., X, 29 [Vulg. 28]; XI, 22), portiers {Esdr,, 11, 4a
[= JVeh., VII, 45 ; Vulg. 46]; x, a4; Aeh.,n, 29 [Vulg.28];
XI, iq), n'Û^ini'm et descendants des esclaves donnés par
David et Salomon {Esdr., 11, 43-58 [= Neh., vu, 4G-f.o;
Vulg. 47-60]; VI II, 17, ao: jVeA., m, 26, 3i ; x, 2g [Vulg. 28];
XI, ai). Dernier détail : on sait qu'au regard des critiques,
les Chron.'r/ues reflètent l'état des institutions religieuses
aux époques notablement postérieures à l'exil ; or dans
I Chron., vi; ix, 10-34; xxm-xxvi (cf. xv, 2-^4; ^vi, 4-6),
les officH-rs «econdaires, chantres et portiers, sont généa-
logiquement rattachés aux lévites (cf. iVe/i., xii, 24-26). On
notera que cette organisation p^slexilienne est en rapport
assez étroit avec la législation du Code sacerdotal.
7" Redevances sacrées
318. — a) D'après le Code de ValUance {Ex., xx-xxiii),
on ofl're à Dieu : les prémices de son aire et de son pressoir
[nt'leàh, dénia*), le premier-né [b'h}^6r) de ses fils, de son
petit et gros bétail (xxii, 28, ag [Vulg. 2g, 3o]), les prémices
des premiers fruits 'rê'.w'fh biiihtlrim; Ex., xxiii, ig) du
pays. De même dans le Code de la rénovation de l'alliance
(£aT., xxxiv, 19,30,26"). Aucun détail n'est fourni ni sur la
manière de présenter l'offrande, ni sur l'usage qui en sera fait.
319. — b] D'après le /)eulc'ronoffie, les Israélites doivent
offrir à l'unique sanctuaire, en plus des holocaustes, sacri-
fices pacifiques, vœux, dons siiontanés : les premiers-nés
(é''/.h(<>oili) du gros et du petit bétail et les dimes {ma's'rôi^
[il n'est pas question des prémices, à moins qu'elles ne soient
désignées par le mot t'rûmat^ ytuO^, élévation de la main, ce
qui est peu probable] : /Je»/., lEi, 6, 11,17-ig/ De plus, ce
code indique la manière d'accomplir ces oflrandes. A[irè3
avoir prélevé les dîmes et choisi les premiers-i.és du gros
et du petit bétail, on va les consommer devant Yahweh
[Deut., XIV, 22, 23; cf. m, 7, 11, la). Si l'on est trop loin
du sanctuaire, on vend la dîme sur place; avec le prix,
on achètera au lieu choisi par Yahweh tout ce qui plaira
pour le repas sacré {Dent., xiv, 24-27). Dimes et premiers-
nés sont offerts à Yahweh, conformément aux ordonnances
des Codes de l'alliance et de la rénovation : mais ils sont
consommés dans des agapes par ceux qui les présentent au
Temple. Une part sans doute est préalablement brûlée sur
l'autel; les prêtres ont leur portion (Deut,, xivi, i-ii), au
859
MONACHISME
860
moins en ce qu'ils sont admis au festin {Deut., i:v, a~). La
(lime triennale sert à son tour à un repas fraternel et chari-
table dans les villes et villages du jiays {Deut., xiv, aS, 29;
XXVl, I2-l5) .
320. — c) Dans le Code sacerdotal, le système destiné
à assurer les revenus du sanctuaire et du clergé est plus
complexe. On énumèro d'abord les parts qui reviennent aux
prêtres dans les diverses espèces de sacrifices (ifc, vi,
7-v!i,38[i4-vii, 38]; cf. A'«m.,xviii, 8-11). On leur attribue
en outre : les premiers fruits et prémices {.\um., xviu, 12,
i3), ce qui esl dévoué par anathème (Num., xviii, i4), les
premiers-nés (Num., xviii, 1.5-19 [^^^'^ de l'homnie et des
animaux impurs doivent être rachetés à un taux fixé]). De
plus, les lévites recueillent la dîme dans le pays et prélèvent
une dime de la dime pour Yahweh, c'est-à-dire pour les prêtres
{Num., xviii, 20-32). Tel est le casuel du clergé; pour
l'entretien du sanctaire, chaque Israélite paie un impôt d'un
denii-sicle [Er., xxx, 11-16).
331. — d) Dans les livres historiques les plus anciens,
le seul texte un peu explicite est 1 Sam., viii, i5, d'après
lequel « la dime de vos moissons et de vos vignes ■ est signa-
lée comme un tribut que le roi aura tendance à s'approprier.
f) l,es premiers renseignements précis sont fournis par le
livre de Nchémie. Dans jV<?/j. , xii, 44-4^ {Vulg. 43-46), que
le contexte rapporte à la première mission du patriote (444-
43a), on parle de magasins du Temple destinés à recevoir les
ofi'randes, les prémices et les dîmes, on parle des préposés
qui recueillent du territoire des villes les portions assignées
par la Loi aux prêtres et aux lévites; il est aussi question
des portions des portiers et dos chantres. Dans A'eA., xm,
io-i3, 3i (extrait du il/c'moire de Néhémie se rapportant à sa
deuxième mission; après 432), le patriote nous est représenté
prenant des mesures pour assurer la régularité dans la
venue des portions des lévites et des chantres, dans l'olfrande
du bois et des prémices. Le texte le plus important est celui
de A'cA., X, 33-4o \Vulg. 32-39). Il se rattache à la promul-
gation de la Loi par Esdras (peut-être après la seconde mis-
sion de Néhémie, ou même après la septième année d'Ar-
taxeriès II [SgSjl et consacre par des engagements spéciaux
l'observation de quelques prescriptions plus importantes ou
plus dil'Uciles ii maintenir : impôt d'un tiers de sicle pour le
Temple ; oQ'rande annuelle du bois ; prémices du sol, premiers
fruits de tout arbre, premiers-nés; divers dons en nature;
dime du sol recueillie par des lévites accompagnés d'un
jrêtre et sur laquell ■ on prélèvera une dime de la dime pour
e Temple, c'est-a-dire pour les prêtres. C'est avec le Code
sacerdotal que, malgré certaines dilTérences assez caracté-
ristiques, ces détails suggèrent des rapprochements.
Conclusion générale
332. — Lorsque jadis nous entreprenions l'étude
de ces problèmes, nous n'étions pas sans quelques
inquiétudes sur l'issue de notre travail. Nous nous
étions accoutumé depuis longtemps à saluer en
Moise l'un des premiers personnages de l'histoire de
la religion révélée. Mais nous nous demandions si,
en présence du grand mouvement de la critique indé-
pendante,nous étions en mesure de montrer que, dans
ce qu'elles ont d'essentiel, les données traditionnelles
touchant les origines du peuple de Dieu, touchant le
rôle et le ministère de son fondateur, pouvaient encore
être maintenues. A mesure que nous avancions dans
notre élude, notre conQanee est devenue jilus grande.
Sans doute nous avons constaté que la critique litté-
raire n'aboutissait pas toujours, en ses dissections
de textes, à des résultats aussi certains que pou-
vaient le croire tels ou tels de ses tenants. Mais ce
qui surtout a attiré notre attention, c'est la témérité
des conclusions que, des données parfois incertaines
de cette critique, beaucoup d'historiens étrangers à
l'Eglise prétendaient tirer en vue de la reconstitution
des périodes lointaines de Moïse et de Josué. Ces
conclusions ne découlent pas des textes; elles leur
sont le plus souvent tout à fait contraires. Même
après qu'ils ont été soumis à des dissociations vio-
lentes, les textes rendent un tout autre son. L'his-
toire qu ils permettent d'écrire est conforme, pour
ses grandes lignes, à celle qu'aux Juifs et aux chré-
tiens ont enseignée leurs ancêtres dans la foi. Que si
i
les législations sont allées se développant au cours
des temps, s'adaptant aux besoins des âges successifs,
le fonds en remonte jusqu'à l'époque du Sinaï et de
Cadés, et ce sont les principes posés par Moise, à la
lumière des révélations divines, que, dans la suite
des siècles, tous ceux qui ont pris intérêt à la légis-
lation d'Israël se sont appliqués à faire triompher.
J. TOL'ZARD.
MONACHISIME. — Le monachisnie est la forme
sous laquelle la vie religieuse se manifeste durant les
premiers siècles de l'histoire de l'Eglise et une bonne
partie du moyen âge. On retrouve en lui tous les
caractères essentiels de cette vie, auxquels les fon-
dateurs des Chanoines réguliers, des Ordres men-
diants, des Clercs réguliers et des Congrégations
modernes ont ajouté des pratiques et des tendances
motivées par leur lin spéciale. Nous traiterons donc
sous ce titre et du raonachisrae proprement dit et
de ce qui le continue dans les formes diverses que
la vie religieuse a prises.
l. Origines. — Luther, Calvin et, en général,
tous les réformateurs du xvi" siècle ont, à la suite
de WicLKi", nié les origines divines du monachisme
et, par le fait, de la vie religieuse. Ce n'était, à leurs
yeux, qu'une institution humaine, imaginée au
IV' siècle et aux périodes suivantes par les Antoine,
les Basile, les Benoit; elle n'avait rien à voir avec ;•
Jésus-Christ ni avec son Evangile. |
Cette assertion ne résiste pas à l'épreuve de la cri-
tique. On voit par la vie de saint Antoine et par celle
de saint Pachome que, loin de créer un état nouveau,
ils ont été les disciples d'hommes, menant déjà ce
genre de vie et se réclamant eux-mêmes de toute une
tradition. Ils ont contribue pour une part très large
au développement du monachisme ; ils ne l'ont pas
institué. C'est une opinion généralement admise.
Pendant les trois premiers siècles, il y eut, dans
un certain nombre d'Eglises, des chrétiens et des
chrétiennes qui, seuls ou par groupes, se vouaient à
la recherche de la perfection et pratiquaient des ver-
tus que l'on ne demandait pas au.'c simples fidèles,
la chasteté parfaite, la pauvreté, l'obéissance par 1
exemple. Les premiers chrétiens de Jérusalem en 3
étaient tous là {Jet., 11, 44, 45 ; iv, 34-37 ; v, i-ii).
Cette ferveur primitive diminua. Les parfaits ne
furent bientôt qu'une exception. On les rencontrait
parmi les femmes sous le nom de vierges, l'irgines,
et quelquefois de vein'es. On reconnaît les hommes
sous les noms de continent.'), d'eunuques, de confes-
seurs, ou d'a5cè(es. C'est ce dernier nom qui sert
présentement à les résigner. Leur présence est si-
gnalée par saint Ignace, saint Justin, Athénagore,
Tertullibn, saint Cyprien, Clément d'Alexandrie.
Mais d'où viennent ces ascètes? Quelques-uns alTec-
teiit d'y voir une adaptation au christianisme de
l'ascétisme pa'ien ou juif. Le paganisme eut. en elTet,
ses ascètes. Le géographe Strabon parle, d'après IMé-
gasthène, Aristobule et Onésicrite, desBrachmanes
et des Garmanes qu'Alexandre le Grand rencontra
dans l'Inde {Géographie, 1. XV, c. lix-lxvi). Mais
on ne trouve Jiucune trace de l'influence de ces phi-
losophes ascètes et de leur genre de vie sur l'Asie
occidentale et l'Egypte. Il n'y a aucune relation à
établir entre saint Siméon Stylite et les ascètes qui
auraient occupé le sommet des colonnes du temple
de Hiérapolis. Preuschen et ,\mélineau ont vaine-
ment tenté de rattacher saint Pachome aux reclus du
Sérapéum de Memphis. Alexandre Bertrand n'a
pas réussi davantage à faire sortir les monastères
irlandais du v^ et du vi« siècles de communautés
druidiques converties. Les traits communs que l'on
8Ô1
MONACHISME
862
voil chez les vestales et les vierges sont tout exté-
rieurs ; il n'y a pas eu d'influence réciproque. La
même observation s'impose au sujet des ascètes
chrétiens et de certains philosophes ascètes païens.
Toutefois les moines d'Egypte qui écrivirent sur la
vie monastique et ses devoirs prolitèrenl des ensei-
gnements des Néoplatoniciens d'Alexandrie, parmi
lesquels l'ascèse était en honneur, et de certains phi-
losophes grecs. Les maximes deSsxTius, popularisées
par la traduction de Kufin, sont sorties de cette
école. Saint îsiL ne craignit point de paraphraser le
Manuel d'Epictète pour l'éililication de ses moines
du Sinaï. Le christianisme prit dans l'ascèse néopla-
tonicienne tout ce qui lui était assiuiilable.
Les Juifs eurent leurs ascètes ; les Thérapeutes et
les Esséniens sont les plus connus. Philon décrit le
genre de vie que les premiers menaient, dans son
traité De la v/e contemplative. Ei'skhk et Cassien les
ont pris pour des moines de l'Eglise primitive
d'Alexandrie; c'est à tort, car rien ne permet de
voir en eux des disciples de saint Marc. On ne voit
aucune trace de l'influence que cette institution aurait
pu exercer sur le monachisrae égyptien. Les Essé-
niens formaient une colonie d'ascètes juifs dans les
parages de la mer Morte. Il y a des traits communs
entre eux et les disci;)les du Sauveur. Mais certaines
ressemblances dans les pratiques extérieures ne suf-
fisent pas pour conclure à une influence et surtout à
une influence d'origine.
Les disciples qui s'attachaient à la personne du
Seigneur, après avoir renoncé à tout, voilà les véri-
tables ancêtres des moines. Les textes de l'Evangile,
qui rapportent les conditions imposées par Jésus-
Clirist à qui voulait le suivre, sont précisément
ee\ix que l'on allègue pour établir les origines évan-
géliques de la vie religieuse. Les plus caractéristi-
ques se trouvent au chap. xix de S. Matthieu. Les
disciples formaient autour du Sauveur, avec les apô-
tres et les saintes femmes, une communauté vérita-
ble. Un instant dispersée par les événements de la
Passion, elle se reconstitua après Pâques. Elle était
réunie au Cénacle," le jour de la Pentecôte. Les nou-
veaux fidèles, en s'y adjoignant, contractèrent ses
habitudes. C'est ainsi que l'Eglise primitive de
Jérusalem prit le caractère indiqué plus haut.
II. L'ascèse. — Le monachisine sépare l'homme
du monde pour lui faciliter l'union avec Dieu; il lui
impose une lutte continuelle contre ses appétits
inférieurs, dans le but de rendre son âme plus libre.
Cette lutte s'elTectue par tout un ensemble de prati-
ques; et elle est réglée par une doctrine. On donne
le nom d'ascèse ovi d'ascétisme à ces pratiques ou à
cette doctrine. Ses lois essentielles sont formulées
dans la Bible et commentées par les interprètes de
la tradition.
L'ascèse oblige dans une certaine mesure tous les
chrétiens. Mais les religieux, en raison de leur obli-
gation de tendre à la perfection, s'y adonnent avec
lUus de générosité pour leur avantage personnel et
pour l'édification commune. Ce caractère essentiel de
la vie religieuse semble plus accentué chez les
moines des premiers siècles et leurs héritiers directs ;
on le retrouve aussi dans les divers ordres qui
ajoutent une fin particulière à la poursuite de leur
propre sanctification. Les vœux de pauvreté, de chas-
teté et d'obéissance caractérisent toujours l'ascèse
monastique; chaque famille religieuse leur donne
pour complément les pratiques de mortification et
de pénitence qui lui sont propres. La fidélité à les
suivre contribue pour une part très large au succès
de ses œuvres d'apostolat et de charité. C'est par ce
moyen surtout que ses membres se maintiennent
dans l'esprit de leur état. De là l'importance qu'elles
ont aux yeux des saints fondateurs d'ordres. Les
ordres les plus actifs n'échappent pas à cette condi-
tion. Le clergé séculier, se rendant compte du pres-
tige que les moines devaient à l'ascèse, leur a
emprunté quelques-unes de leurs pratiques, telles
que la séparation du monde par un habit spécial, la
célébration de l'office divin, et, à certaines époques,
la vie en coiumun. L'influence des moines n'est pas
étrangère à la législation de l'Eglise latine sur le
célibat des clercs.
C'est parmi les moines et les religieux des divers
ordres que l'ascèse a recruté ses maîtres les plus
autorisés. Cassikn a fait passer dans ses Conférences
et dans ses Jnstitutionsle meilleur de l'enseignement
oral des solitaires égyptiens. Les recueils connus
sous le nom de Verhn seniontm, jipoplitliegniata
Patriim, les vies de saint Antoine, de saint Pachome,
de saint Ililarion et de quelques autres les complè-
tent. Les œuvres de saint Isidorr de Péluse, de
saint Nil du Sinaï et de saint Jean Climaque sont
exclusivement ascétiques. Les biographies monasti-
ques de TuÉoDORET et de Jean Mosch ont le même
caractère. Dans ses règles, saint Basile se préoccupe
avant tout de la formation spirituelle des disciples ;
il en est de même de saint Benoit. Les Morales de
saint GnÉGoiHE le Grand, son Liber pastoralis et
les récits édiUanls contenus dans ses Dialogues,
s'ajoutèrent à la littérature ascétique des moines
orientaux. On peut dire que l'Eglise en véculjusqu'à
l'âge d'or de la scolastique.
L'ascèse alors ne fut point modifiée essentielle-
ment; mais elle participa aux progrès de la philoso-
phie et de la théologie. Saint Grégoire, Cassien, et
les Pères restèrent néanmoins les maîtres incontestés.
Dès lors chaque ordre religieux eut son école spé-
ciale. Ceux i[ui furent fondes ou restaurés dans la
suite n'échappèrent pas à cette nécessité de leur vie.
A i)eu près partout, l'école dérive d'un maître, qui
n'est pas toujours le fondateur. L'école ascétique
dominicaine part de saint Thomas d'Aijuin; celle de
l'ordre de saint François, de saint Bonaventure,
auquel on peut ajouter DuNS Scot; celle des Carmes
a pour docteurs sainte Thérèse, et saint Jean de
LA Croix. L'école de la Compagnie de Jésus sort des
Exercices de saint Ignace et celle des Rédempto-
ristes, des œuvres de saint Alphonse de Liguori.
Le développement de cet enseignement ascétique
dans les ordres religieux se confond avec leur his-
toire. On le suit dans Ijur histoire littéraire, dans
l'histoire de leurs œuvres apostoliques et dans l'his-
toire de leurs saints. Il s'est manifesté chez quel-
ques-uns d'entre eux par des pratiques de piété que
l'Eglise leur a empruntées pour les étendre aux
fidèles. L'usage de la confession comme moyen de
formation spirituellevient des moines. La récitation
du rosaire est d'origine dominicaine. Les Francis-
cains ont mis en honneur le chemin de la Croix. Les
Carmes ont propagé la coutume de porter le scapu-
laire. On sait la part (|ui revient aux Jésuites dans
l'importance donnée aux retraites annuelles ou
mensuelles et à la méditation quotidienne.
III: Sainteté. — Le monachlsme se recommande
par le nombre et les mérites des saints (|u il a pro-
duits. Il s'agit ici des saints dont les vertus héroï-
ques ont été officiellement reconnues par un juge-
ment de l'Eglise ou par un culte liturgique. Cela est
manifeste pour les premiers siècles de son histoire,
les quatrième, cinquième et sixième, comme pour
les périodes suivantes. Les diverses familles reli-
gieuses, qui ont toujours vu dans les saints leur
meilleur sujet degloire et d'édification, ont publié les
803
MONACHISME
8C4
vies de ceux qui leur appartiennent. L'énumération
des recueils, où elles sont réunies, est par elle-même
un hommage rendu au raonacbisme et à sa fécondité
surnaturelle. Les Bénédictins ont le Menolugmm
beiiediclinum de Bucelin, Weldkirk, i655, in fol.;
le Marlyrologium Sanclonan ordinis saticti Benedicti
de Dom Hugues Menard, Paris, 1629, in-8*; les Acta
Sanctorum Ordinis sancti Benedicti de Luc d'Acheby
et Mabillon, neuf volumes in-fol. Paris, 1660-1701,
et Venise, lySS-i^^o; l'Année bénédictine de la
MÈUE DE Blémur, Paris, 1667, 7 vol. in-4'. Plusieurs
des ordres ou congrégations, qui suivent la règle
bénédictine, ont eu leurs recueils hagiographiques.
C'est, pour les Gamaldules, le Catalogus sanctorum
et beatoruni ioliiis ordinis Camaldulensis de TaoMAS
DE MiNis, Florence, i6o5, 2 vol. in fol. ; les Vile
de Sanli e Beati del ordine de Camaldoli de Silvano
Razzi, Florence, 1600; pour les Vallombrosiens, le
Catalogus iirorum illustrium congregalionis Vallis-
Umbrosae de Vbnance Simio, Rome i6y3; pour les
Cisterciens, le Fasciculus Sanctorum ordinis Cisler-
ciensis de Henriqubz, Bruxelles, 162^ et Cologne,
i63i, 2 vol. in-fol., son Menologium cisterciense,
Anvers, i63o, in-fol. et le Mcnologe cistercien, pair un
moine de Tymadeuch.
Les Franciscains ont le Martyrologium Francis-
canum d'ARTHUR du Moustier, Paris, i638, in-fol.,
souvent réédité depuis et le Menologium de Hueber,
Munich, l6y8. Les Prémontrés, les Aatnles et Vita
Sanctorum ordinis Praemonstratensis de Van den
Steerk, Anvers, 1626, et les Sacrae litaniae Beatoruni
ordinis Praemonstratensis, de Tong-Tamines, 1893.
Les Ermites de saint Augustin le Martyrologium
augustinianum de Maigret, Anvers, lôaS, et le
Panthéon augustinianum de .\rpe, Gènes, 1709. Les
Dominicains ont le Martyrologium ordinis Praedica-
toruni de Sicco, Rome, 1687, in-fol., et V Année domi-
nicaine, qui est en cours de publication. Il y a,
pour l'ordre du Garmel, le Décor Carmeli religiosi in
splendoribus sanrtorum et illitsirium religiosorum
et monialium du P. Puilipi-e de la Sainte-Trinité,
Lyon, i665, in-fol., et le Ménologe du Carmel du
P. Ferdinand de Sainte-Thérèse, Lille, 1879,
3 vol. in-8. Le Jésuite Tanner publia un Menologium
Societatis Jesti, Munich, 1669; repris en sous-œuvre
et complètement transformé par d'autres, notam-
ment par le P. de Guilhkrmy, Paris. Pour les
autres ordres ou congrégations, l'hagiographie ou la
biographie pieuse se confond avec leur histoire.
Leurs membres, qui s'imposent à l'attention par
une sainteté éminente, ont presque tous été l'objet
d'une monographie. Ceux qui sont familiarisés avec
la littérature hagiographiquesaventque les religieux
y figurent en très grand nombre. On fait une cons-
tatation semblable en parcourant la listedes person-
nages béatifiés ou canonisés par l'Eglise romaine.
IV. La science. — Le moaachisme n'a jamais eu
une fin scientifique. L'examen des faits amène
cependant à conclure qu'il favorise généralement les
aptitudes de ses membres pour les travaux intellec-
tuels. On les a vus réussir de préférence dans les
éludes religieuses, qui concordent mieux avec leur
vocation. Ils n'ont pas exclu de parti pris les études
profanes.
Au IV' et au v' siècle, les monastères d'Orient et
d'Occident n'ouvrirent point d'école proprement
dite, mais les hommes qui avaient fréquenté avec
succès les écoles du monde romain s'y trouvèrent
fort à l'aise pour se donner une culture religieuse.
Ce fut le cas de saint Bamlk, de saint Grégoire de
Nazianze, de saint Jean Chrysostome, de saint
Jérôme et de saint Augustin ; qu'on le remarque, ils
ont reçu le titre de Docteurs de l'Eglise universelle.
L'Eglise a, dans la suite, ajouté d'autres noms aux î
leurs. Ce sont presque tous des noms de religieux : 1
saint Grégoire le Grand, saint Jean Da.mascènk,
saint BEDE, saint Pierre Damibn, saint Anselme,
saint Bernard, saint Thomas, saint Bonaventurb
saint Alpuonse de Liguori ; saint François de .Sales,
qui ne fut pas religieux, a fondé l'ordre de la
Visitation.
Durant les premiers siècles, les solitudes de
l'Egypte, de la Palestine, de la Syrie et de l'Asie
Mineure furent habitées par de nombreux écrivains
ecclésiastiques ; ils se sont exercés un peu dans tous
les genres. Tous n'avaient pas reçu une formation
dans les écoles romaines. Saint Epiphane, par exem-
ple, et saint Ephrem, qui avaient embrassé la vie
monastique dès leur jeunesse, eurent tout à appren-
dre parmi les moines. Ce rie sont pas les seuls. Les
études sont restées en honneur dans de nombreux
monastères orientaux. En Occident, les monastères
devinrent, par la force des choses, presque les seules
écoles. On faisait profession de n'y cultiver que les
sciences sacrées. L'exclusivisme fut moins radical
qu'on n'est généralement porté à le croire. C'est
grâce à cela que les œuvres de l'antiquité classique
nous ont été conservées.
Les monastères de l'Irlande et de la Grande-Bre-
tagne se tirent remarquer par leur application aux
éludes. L'activité intellectuelle dont Charlemagne
se fit le promoteur fut dirigée tout d'abord par Paul
Diacre, un moine, et par ALCuiN,qui vécut longtemps
de la vie des moines, au point de se faire prendre
pour l'un d'entre eux. Leur œuvre fut continuée sur-
tout dans les monastères. C'est à l'ombre des cloîtres
que furent ouvertes les écoles monastiques des x* et
XI' siècles. Les chanoines réguliers jouèrent un rôle
important dans les écoles cathédrales et autres, qui
furent le berceau des Universités du moyen âge. Les
Dominicains, les Franciscains, les Augustins ensei-
gnèrent avec éclat dans ces Universités. L'en-
seignement oral ne leur suffit pas plus qu'aux re-
ligieux de la période précédente. On doit aux uns et
aux autres des ouvrages nombreux, où sont traités
les sujets les plus divers. Il en fut ainsi durant tout
le Moyen Age.
La découverte de l'imprimerie et la Renaissance
généralisèrent les études. Les laïques y prirent
davantage goût. Les clercs n'en eurent donc plus le
monopole ; cependant les religieux s'y adonnèrent
comme par le passé. On sait le rôle joué par les Jé-
suites. Us eurent des émules. La production scienti-
fique fut ainsi très abondante dans la plupart des
ordres jusqu'au moment de leur suppression. Ils ont
recommencé, au xix' siècle, dès qu'ils ont pu se res-
taurer. Les limites de cet article ne permettent pas
de donner des noms; il y en aurait trop. Presque
tous les ordres ont leur histoire littéraire ; on y trouve
les preuves manifestes de leur activité scientifique.
L'enseignement des enfants a sollicité de tout ,
tenips leur zèle. Mais on ne les voit organiser des
collèges guère qu'à partir du xvi' siècle ; ce fut la
grande œuvre des Jésuites. Les Bénédictins suivi-
rent leur exemple, en Autriche et en Bavière surtout.
De nouvelles congrégations furent fondées avec le
but direct de l'enseignement. Saint Joseph de Cala-
SANS fonda les religieux des écoles pies ; saint Jean-
Baptiste DE LA Salle, les Frères des Ecoles chrétien-
nes ; César de Bus, les Pères de la Doctrine
chrétienne ; etc. Il y eut pour les filles les Ursulines
de sainte Angèle de Mérici, les religieuses de Notre-
Dame de la bienheureuse de Lesto.vac, etc., etc. Les
congrégations enseignantes se sont multipliées au
xixe siècle dans tous les pays.
865
MONACHISME
866
Qu'il exerce son activité intellectuelle dans une
école ou dans un travail personnel, le religieux est
guidé parles principes de sa vie ascétique. Il s'occupe
en moine. Son enseignement et ses oeuvres scientifi-
ques sont le fruit de sa vie religieuse. Plus il mène
cette vie avec ferveur, plus, dans une certaine mesure,
les fruits sont abondants. Le relâchement de la dis-
cipline a pour conséquence inévitable l'abandon des
études. Ce lien étroit qui unit la science et la vie re-
ligieuse fut contesté au xvii= siècle par l'abbé de
Ranck. Mabillon n'eut aucune peine à lui prouver
qu'il était dans l'erreur. Pour les maîtres de l'ascèse
traditionnelle, l'étude alimente l'oraison et fournit
l'occasion d'accomplir le précepte du travail et
d'exercer une charité très élevée, celle qui s'adresse
aux esprits.
V. L'apostolat. — La vie monastique ou reli-
gieuse crée et développe chez ceux qui l'ont em-
brassée les aptitudes pour l'apostolat. C'est un fait.
Les moines d'Orient s'y adonnèrent. Mais ils furent
dépassés par leurs frères d'Occident. Saint Martin,
qui est leur type, évangélisa les campagnes des Gau-
les avec ses disciples. C'est par les moines que le
paganisme fut extirpé des pays que les Francs oc-
cupaient au vi' et au vii« siècle. Us entreprirent vers
la même époque la conversion des peuples païens
de la Grande-Bretagne, des pays du Nord et de
l'Est. Cette évangélisation se poursuivit en Bavière,
en Saxe, en Bohème, en Hongrie, en Prusse, en Po-
logne, dans la Frise et les Pays Scandinaves; ils
allèrent jusqu'en Islande et au Groenland. Les Bé-
nédictins, les Cisterciens et les Prémontrés y tra-
vaillèrent tour à tour ou simultanément. Pendant
ce temps, les Basiliens évangélisaient les Bulgares,
les Ruthènes, les Russes.
Les ûls de saint François et de saint Dominique
étendirent vers l'Orient le domaine de l'Evangile.
Ils allèrent à la conquête des âmes dans les pays
ouverts à la civilisation au xvi" siècle. Les Jésuites
et presque tous les ordres religieux en firent autant.
Les religieux sont encore les ouvriers ordinaires de
l'Evangile en pays de mission. Des congrégations
nombreuses ont été créées à cette lin dans le courant
du XIX* siècle. On sait quel précieux concours les
missionnaires apportent au progrès de la civilisa-
tion.
Les aptitudes apostoliques du religieux s'exercent
encore dans la lutte contre l'hérésie. Ce sont les
Dominicains et les Franciscains qui ont mis à la
raison des hérétiques du xiii* et du xiv* siècle. Les
protestants n'eurent pas d'adversaires plus redouta-
bles que les Jésuites et les Capucins.
VI. Œuvres de charité. — La charité, qui est une
vertu chrétienne, reçoit dans le monachisme un
développement qui a pour conséquence des œuvres
aussi variées qu'utiles. Durant les premiers siècles
de leur histoire, les moines s'y adonnèrent. Leurs
œuvres d'assistance se groupent autour de l'hospita-
lité donnée aux voyageurs, des secours distribués
aux indigents et de l'assistance accordée aux infir-
mes. Les hôtelleries monastii(ues rendirent les plus
grands services durant le .Moyen âge. On bâtit, à
partir du vin» siècle, le long des routes qui menaient
à Rome, des monastères spécialement destinés à rece-
voir les pèlerins venus de la Grande-Bretagne. Les
grands pèlerinages de Jérusalem et de saint Jacques
de Gompostelle (xi'-xiv* siècles) nécessitèrent un
développement de l'hospitalité religieuse. Les ab-
bayes existantes ouvrirent dans leurs dépendances
des asiles pour les pèlerins. On créa de nouveaux
instituts, à la fois hospitaliers et militaires, dans le
Tome III.
but de les héberger et de les protéger. Les Hospita-
liers de saint Jean de Jérusalem, connus plus tard
sous le nom de chevaliers de Malte, sont les plus
célèbres. Il y eut en Gascogne et dans le Nord-Ouest
de l'Espagne des fondations du même genre. L'ab-
baye canoniale de Roncevaux fut le centre d'un ser-
vice hospitalier considérable. L'hôpital d'Aubrac
fut fondé pour l'assistance des pèlerins. Les reli-
gieux s'occupaient un peu de tous les voyageurs.
L'hospice du Saint-Bernard, sur les montagnes qui
séparent la Suisse de l'Italie, a été créé, à cette fin,
par saint Bernard db Mbntuon. Le dévouement
chrétien des religieux eut une manifestation écla-
tante dans la fondation des Frères pontifes de saint
Bénézet, qui construisirent des ponts sur le Rhône.
Les hôpitaux, destinés aux malades ou aux orphe-
lins, eurent dès les iv', v' et vi* siècles, en Orient
comme en Occident, des moines pour les servir; de
grandes abbayes, telles que celle de Fontenelle au
viii= siècle, eurent des asiles où leurs habitants soi-
gnaient des infirmes. Ces institutions charitables
prirent un grand développement à partir du xi* siè-
cle. On fonda un peu partout des Ilôtels-Dieu. Leur
service était assuré par des religieux et des reli-
gieuses, qui suivaient généralement la règle de saint
Augustin. Leurs communautés étaient presque tou-
jours indépendantes les unes des autres. Quelques-
unes formèrent cependant de véritables congréga-
tions, celles du Saint-Esprit de Montpellier et de
Saint-Antoine de Viennois par exemple. Mais à par-
tir du XVI' siècle, il se fonda des congrégations spé-
ciales chargées de l'assistance sous toutes ses for-
mes, soit dans les hôpitaux, soit à domicile.
Plusieurs eurent des saints pour fondateurs : saint
Jean de Dieu, saint Camille de Lellis, saint Jérôme
Emilien, saint Vincent de Paul. Ces institutions se
sont multipliées au cours du xix' siècle. On peut dire
que toutes les misères matérielles ou morales ont
une famille religieuse destinée à les soulager. Leurs
membres s'adonnent à ce service dans un but de
sanctification. Le travail, que nécessite l'assistance,
sort directement de la vie religieuse.
Les incursions des Maures sur les côtes de la
Méditerranée provoquèrent la fondation de deux
congrégations religieuses, qui prirent à tâche la
rédemption des captifs emmenés en Afrique par les
Barbares. Saint PisnnE ?^olasque fonda celle de
Notre-Dame de la Merci, saint Ficlix de Valois
et saint Jean de Matha celle de la Trinité. Là en-
core, le service à rendre provient d'une préoccupa-
tion ascétique. Longtemps avant les fondations
du xiii" siècle, des moines prenaient intérêt au ra-
chat des captifs. C'était une œuvre de prédilection
de saint Grégoire le Grand. Les abbayes du vii= siè-
cle suivirent son exemple.
Les règles monastiques ont toujours imposé le
travail, parce que le moine est tenu de gagner sa
vie et parce qu'il lui faut faire pénitence. L'ac-
complissement de ce devoir religieux a eu pour con-
séquence immédiate la transformation des campa-
gnes qui entouraient les abbayes, elles sont deve-
nues de puissants moyens de colonisation. Cela
commença au vi« siècle pour continuer jusqu'au
xiii". Les Cisterciens se firent remarquer par le
fonctionnement de leurs granges, ou fermes exploi-
tées par des convers. L'apostolat des monastères
bénéficiait largement de leur action civilisatrice.
On ne saurait trop le répéter, le travail du reli-
gieux, réglé par l'obéissance, sanctifié par la pensée
de plaire au Seigneur, procédait de sa vie ascéti-
que elle-même. Il suffit, pour s'en convaincre, de
lire les règles des divers ordres, les ouvrages de
spiritualité d'après lesquels Ils formaient leurs
2«
867
MONDE (LE SYSTÈME DUj
868
pensées et leurs sentiments, et les vies soit de leurs
fondateurs soit des saints et bienlieureux, en qui on
peut reconnaître leurs types authentiques.
BiBLiOQRAPHiB. — Dom U. Berlière, Les origines du
monachisme et la critique moderne, dans Revue
Bénédictine, VUI (1891), 2-12. — Dom Besse,
D''où viennent les moines? Paris, 1901, in-i6. —
Holever, Professer Ilarnach und die katholische
Ascèse, Dusseldorf, 1902, in-8. — PreuscUen,
Mônchlum und Serapiskult. Giessen, 1908, in-8.
Sylvain Lévi, Le liouddliisme et les Grecs,
da.ns Revue del'hisioire des Religions, X\Ul{i8<^i),
36-49. — Regeffe, La secte des Ssséniens, Lyon,
1898, in 8. — Wendland, Die Therapeuten und
die ulatonische Schrift voin heschaulichen LeOen,
Leipzig-, 1896, in-8. — Hugo Koch, Virgines
Cliristi, Die Geliihde der Gotlgeiveihlen Jung-
frauen in den ersten drei Jahrhunderten, dans
Texte und Unterschungen zur Geschichle der ait-
christ. Litleralur, XXXI, 2, pp. ôg-na. — Zockler,
Askese und Monchtum, 1897, in-8, II. — Brockie,
Codex regularum monasticaruni et canonicarum,
Augsbourg, i-jSg, 5 vol.in-fol. — Hëlyot, Histoire
des ordres monastiques, Paris, \')il\, 8 vol. in-4,
réédité par Migne sous le titre de Dictionnaire
des ordres religieux, Paris, i848, 4 vol. in-4. —
Heimbucher, Die Orden und Kongregationem, Pa-
derborn, 1908,8 vol. in 8. — Dom Besse, Les moi-
nes d Orient, Paris, 1899, in-8. — Montalembert,
Les moines d'Occident. Paris, 1878, 8 vol. in-8. —
Martin, Les moines et leur influence sociale dans
le passé et l'avenir, Paris, i865, in-8. — Dom
Besse, Les moines de l'ancienne France, Paris,
1906, in-8. — Keller, Les congrégations religieuses
en France, leurs œuvres et leurs services, Paris,
1889, in-8. — QuicUerat, Cluny au xi* s. Son in-
fluence religieuse, intellectuelle et politique, Au-
tun, 1886, in-i2. — Sackur, Die Cluniacenser in
iliren kirchlichen und allgemeingeschichtlichen
Wirksamkeit, Halle, 1891, 2 vol. in-8. — Wiater,
Die Cislercienser des nardostliclien Deutschlands
bis zum Austreten der Bettelorden, Gotha, 1868-
1871, 3 vol. in-8. — Hilaire de Barenton, Les
Franciscains en france, Paris, 1908, in-i6. — R.P.
M. Jaequin, O. P., Le Frère Prêcheur, autrefois ?
aujourd'hui, Paris, 191 1, in-8. — Deslandres, La
Sainte Eglise et le rachat des captifs, Paris, 1902,
in-i2. — L. Le Grand, Les Maisons-Dieu. Leur ré-
gime intérieur au moyen âge, dans Revue des Ques-
tions historiques, t. LXUl, g8-i'|6. — L. Lallemand,
Histoire delà Charité, Paj^-is, I902sqq. — Delbrel,
Les Jésuites et la pédagogie au xvi«, Paris, 1894,
ln-8. — Henrion, Histoire générale des Missions,
Paris, 1847, 2 vol. in-8.
J. M. Besse, O. S. B.
MONDE (LE SYSTÈME DU). — 1. Ce qu'est un
Système du Monde. — II. Les Systèmes primitifs.
— UI. Les Systèmes de l'Astronomie helléniqut. —
IV. Les Systèmes du Monde au Moyen Age. —
V. Les Systèmes modernes.
I. Ce qu'est un système du monde. — Au
moyen d'observations plus ou moins précises des
phénomènes astronomiques, chacun peut acquérir
une certaine connaissance sensible de l'Univers.
Cette représentation sensible est substantiellement
la même pour tous les hommes; elle peut être plus
ou moins exacte et détaillée : l'astronome moderne
observe, comme les bergers de Chaldée, des dépla-
cements de corps lumineux; il dispose pour les mesu-
rer d'instruments plus perfectionnés. Ensuite se fait
une élaboration intellectuelle de cette connaissance
sensible, élaboration qui consiste à rapprocher et
comparer les diverses indications fournies par l'ob-
servation, à en déduire des résultais non directement
observables. Enlin se construit une représentation
intellectuelle de l'Univers, un système du monde,
représentation dont les éléments sont d'une part les
données, élaborées par l'intelligence, de la con-
naissance sensible, et d'autre part des hypothèses
conçues sous l'inlluence de divers principes philoso-
phiques. En dépit de l'incertitude des hypothèses,
les progrès de la connaissance sensible de plus en
plus détaillée et précise, de son élaboration intel-
lectuelle de plus en plus profonde, ont en quelque
sorte forcé la représentation intellectuelle à se faire
de plus en plus satisfaisante. Les diverses représen-
tations, les divers systèmes successivement adoptés,
semblent former comme une série convergente d'ap-
proximations successives, dont la limite, hors de
notre atteinte, serait la vue compréhensive des
choses.
Cette évolution se retrouve sans doute dans toutes
les sciences. Elle apparaît avec une particulière net-
teté dans le développement de l'astronomie.
II. Les systèmes primitifs. — Tout au début, la
connaissance sensible se réduit aux seules impres-
sions frappant les sens. Le système du monde est
très simple ; ce n'est guère qu'une combinaison
d'images. La Terre est un disque plat que recouvre
comme une cloche la voiite du Ciel, lieu des phéno-
mènes météorologiques et astronomiques. Tel est le
système que l'on trouve dans les monuments primi-
tifs des diverses littératures (Paye, Origine du
Monde, p. 8-27).
Les nécessités de la navigation et de l'agriculture
obligent bientôt à un peu plus de précision dans
l'observation. Les progrès de la géométrie permettent
une certaine systématisation des résultats. La Terre
est sphérique, isolée dans l'espace; par rapport à
elle, les astres ont un mouvement d'ensemble de ro-
tation diurne; le soleil, la lune, les planètes ont en
outre leursmouvemcnts particuliers. A ces éléments,
fournis par l'élaboration directe de la connaissance
sensible, et par suite certains, s'ajoutent des élé-
ments hypothétiques qu'imposent les principes phi-
losophiques reçus : immobilité de la Terre au centre
du Monde, nature divine des astres, perfection du
mouvement circulaire et de la forme sphérique. .\^insi
se constitue le système hellénique primitif, celui de
Platon et d'ARisTOTiî. Le monde a pour limite la
sphère des étoiles fixes, concentrique à la sphère
terrestre; sept sphères intermédiaires, toutes con-
centriques à la Terre, portent respectivement Sa-
turne, Jupiter, Mars, le Soleil, Vénus, Mercure, la
Lune. La première sphère est le premier moteur;
elle tourne autour d'un axe lixe, et communique à
chacune des autres, comme par des engrenages, un
mouvement de rotation autour du même axe ; la
mesure de son mouvement est le temps. A cette même
époque, l'école pythagoricienne adopte l'hypothèse
du double mouvement de la Terre (Paye, Origine du
Monde, p. 86). Celte hypothèse est enseignée par
PiiiLOLAÛs, NicBTAS de Syracuse, au v<= siècle av. J.-Ç.
(Alliau.mb, Eléments d'Astronomie, p. 282). Mais cet
enseignement ne parait pas s'être étendu au delà
d'un petit cercle de disciples choisis (Fayb, Origine
du Monde, p. 66).
III. Les systèmes de l'astronomie hellénique.
— A mesure que s'enrichissent et se précisent les
données de la connaissance sensible, il resle moins
de place, dans la construction du système, aux
869
MONDE (LE SYSTÈME DU)
870
I)rincipcs d'une métaphysique douteuse. Pour tenir
compte lie la uon-oniformité des mouvements angu-
laires des astres errants, Euuoîe de Cnide, disciple
de Platon (iv siècle av. J.-C.), puis Gallippk, cons-
truisent le système dit des sphères homocenlriinies.
C'est le système d'Aristole, dans lequel les huit
sphères coJicenlriques tournent respectivement au-
tour de huit axes tixes, diversement inclinés. Dans
cette hypothèse, les dislances des astres errants à
la Terre restent constantes. Mais, à défaut de mesures
précises, les variations d'éclat de ces astres donnent
a penser que ces dislances ne sont pas constantes.
Dès le v" siècle avant J.-C, Héraglide du Pont,
qui, pour expliquer le mouvement diurne de l'en-
semble des astres, adoptait l'hypothèse de la rota-
lion de la Terre (Alliaume, ELémenis d'Astruiiomie,
p. aSa), foil circuler le Soleil autour de la Terre,
Mercure el Vénus autour du Soleil (Tu. H. Mahtin,
Hypothèses astronomiques des Grecs, cli. v, § 3. —
DuHBM, f.a Physique néoptatonicieune au Moyen Age,
p. 1 1). A.U commencement de la période alexandrine
(m" siècle av. J.-C), on admet sans dilUculté des
mouvetnents circulaires dont les centres ne coïnci-
dent pas avec le centre de la Terre. Hipparque
(il» siècle av. J.-C.) fait circuler la Lune et le Soleil
sur des circonférences excentrées. Alors apparais-
sent les premières mesures numériques : du rapport
des dislances de la Terre au Soleil el à la Lune, par
Aristahqub de Samos (iii« siècle av. J.-C.), du rap-
port du rayon de la Terre à la distance de la Terre
à la Lune, par Hipparque. Enfin, au commencement
de l'ère chrétienne, Ptolémée d'Alexandrie achève la
construction du système qui porte son nom. Chaque
astre errant est porté par un cercle, nommé épicycle,
qui tourne autour de son centre, pendant que ce cen-
tre se déplace sur un autre cercle, concentrique ou
non à la Terre. Ayant développé son système jusqu'à
la détermination numérique de tous ses éléments,
Plolémée a obtenu une représentation, assez exacte
au point de vue qualitatif, des variations de distance
des astres errants, et figurant les mouvements angu-
laires, au point de vue quantitatif, avec toute l'exac-
titude que comportait alors la précision des obser-
vations.
Cependant, pour un esprit imbu des principes de
la physique péripatéticienne, un tel système était
peu satisfaisant. Aussi les commentateurs, tels que
Proclus el SiMPLicius, qui étudiaient ces questions
plutôt en philosophes, en physiciens disaient-ils,
qu'en astronomes, ne regardaient-ils tous ces cer-
cles que comme des fictions de géomètres destinées
à faciliter le calcul des movivements (Duhem, lissai
sur la Motion de Théorie physique, p. 2'j). Ils admet-
taient bien qu'une science particulière ne doit se
préocciii)er que de la valeur explicative de ses hypo-
thèses et non de leur vérité objective. Mais peut-être
sentaient-ils confusément le déficit de ce système,
l'absence de lien entre la nature des corps célestes
et leurs mouvements. Cette nature des corps célestes,
la physique péripatéticienne avait cru pouvoir la
déduire de principes métaphysiques. Proclus et
SiMPLioius pressentaient-ils qu il fallait suivre la
marche inverse? En tout cas, une représentation
vraiment satisfaisante restait encore à trouver.
IV. Les systèmes du inonde au Moyen Age. —
.\près les invasions des Barbares, le Moyen Age
s'occupa d'abord de faire en quelque sorte l'inven-
taire des connaissances acquises, en particulier dans
ie domaine astronomique. Au temps de Charles le
:-hauve (ix" siècle), Soot Erigènk écrit un traité en
cinq livres De dii'isione Naturae (Migne, P.f.., GXXII),
dont le troisième est en partie consacré à l'astronomie.
Il s'inspire des homélies de saint Basile sur l'He.xa-
méron, de la Géographie de Ptolémée, du Com-
mentaire de saint Augustin sur les Catégories d'Aris-
tole, du Commentaire de Chalcidius sui- le Timée de
Platon. 11 y rapporte l'hypothèse d'Uéraclide du Pont,
qu'il élargit même en faisant circuler autour du
Soleil toutes les planètes sauf Saturne (Duuiini, Phy-
sique néoplatonicienne, p. 3o). Guillacme de Con-
çues (1080-1 i5o), auteur d'un Commentaire sur le
Timée d'après la traduction de Chalcidius et d'un
traité De Philosopliia Mundi, distingue, avec une re-
marquable netteté d'esprit, entre la rei^résentation
des apparences et l'étude de la nature des choses
(DuHKM, Physique néoplatonicienne, p. 71). Bien que
ses connaissances astronomiques soient assez con-
fuses, il expose néanmoins assez clairement le sj'S-
tènie d'Uéraclide du Pont.
Au début du xiu' siècle, se répandent les traduc-
tions latines des œuvres des astronomes arabes, des
commentaires et versions arabes d'Aristole. Après
s'être d'abord contentés d'étudier, de commenter, de
réduire en tables le système de Ptolémée, certains
astronomes arabes, tels que Thabit-in-Kourrah (fin
du ix° siècle) et Ibn-al-Haitan, auteur de la Perspec-
tive d'Al-lIazon, prétendent en conclure la réalité
objective des hypothèses de Ptolémée. Alors Ibn-
UosKHu (.\vEMPACF.), Ian-Tofail (Abou-Bacer),
Iiin-Badia (AvERHoiis), Al-Bitrogi (Alpetragius),
défendent, au nom des principes d'Aristole, la réa-
lité objective du système des sphères homocentri-
ques. Us affirment avec raison que l'accord avec les
observations du système de Ptolémée ne prouve pas
nécessairement la vérité objective de ses hypo-
thèses. Mais le désaccord du système homocenlri-
que avec l'expérience n'ébranle pas leur aveugle
confiance en la physique péripatéticienne. Plus rai-
sonnable, le juif Moïse Ben Maimoun (Maimoniuk),
revient aux idées de philosophie scientifique de Pto-
lémée, Proclus, Simplicius : la science humaine ne
peut atteindre à la pleine connaissance des choses
célestes, elle peut seulement en donner d'im-
parfaites représentations intellectuelles (Duhbm,
Théorie physique, p. 3g). Idée en partie exacte, mais,
comme celle de Proclus, trop agnostique et trop
influencée par l'affirmation gratuite d'une différence
de nature entre les corps célestes et les corps ter-
restres.
La scolastique chrétienne du xiii» siècle se trouvait
donc en présence d'un seul système d'astronomie
proprement dite, celui de Ptolémée, pratiquement
applicable à la prévision des phénomènes astrono-
miques, — et de trois systèmes de philosophie
astronomique. Celui d'Averroés et d' Alpetragius
admettait tous les principes de la physique céleste
d'Aristole, et, par suite, imposait a priorila cosmo-
graphie des sphères homocenlriques. Celui des pre-
miers astronomes arabes estimait que l'accord avec
l'expérience prouve la réalité objective des hypo-
thèses de Ptolémée. Celui de Proclus, Simplicius,
Maïmonide prenait à l'égard des principes péripaté-
liciens, une position agnostique, el donnait à l'astro-
nome le droit de n'en pas tenir compte dans la
construction de son système du monde.
Le premier de ces trois courants d'idées est suivi
par Roger Bacon (Duuem, Théorie physique, p. 4i-46).
Saint BoNAVENTURE (In II Sent., disl. i^, p. 2, q. 2)
el saint Thomas d'AQUiN (Exp. sup. lib. de Caelo, in
lib. Il, lect. 17) y semblent plutôt favorables. C'est
pleinement la manière de voir de nombreux repré-
sentants de l'école à tendances averroïstes de Padoue,
tels que Alessandro Acuillini ((^^hh^ho;- /(/;;•; de Or-
hibus, Bologne, 149^), Agostini Niro (Traduction
commentée des quatre livres De Caelo, Venise, i54y),
871
MONDE (LE SYSTÈME DU)
872
Frascator (Livre des Homocentriques, i535), Gian-
BATTisTA Amico {De motibus Ctirporum caelestium,
Venise, i536).
Le deuxième courant d'idées, celui en faveur de la
vérité objective du système de Ptolémée, paraît
avoir eu moins de partisans. M. Duliem ne cite que
le franciscain Bernard db Vbrdun, au xiii" siècle, et,
au xv^, Francisco Capuano, d'abord professeur d'as-
tronomie à l'Université de Padoue, puis chanoine
régulier de Latran. On ne le retrouvera qu'au moment
où tous les péripatéliciens se ligueront contre l'en-
nemi commun, le système de Copernic.
Le troisième courant d'idées, celui qui s'oriente,
avec quelques restrictions, dans la direction indi-
quée par Proclus, Siraplicius, Maïmonide, se mani-
feste dans la condamnation que portèrent en 1277,
contre un aristotélisme exagéré, les docteurs de la
Sorbonne, sous la présidence de l'évèque de Paris,
Etienne Tempier, et à la demande du pape Jean XXI
(DcHEM, Mollement absolu et Mouvement relatif,
p 61. — R. P. Denikle et E. Châtelain, Chartula-
rium Unisersilatis Parisiensis, t. I, pièce n° 4^3,
p. 546). 11 a pour lui saint Thomas (op. cit., in lib. I,
c. 3; Sum. theol., I", q. Sa, a. 1, ad 2), Pierre
d'Abano {Lucidator Astro7wmiai'),el, malgré ses pré-
férences averroïstes, Jean de Jandun (Aculissiniae
quaesliones..., lib. XII, q. 20) : les hypothèses doi-
vent expliquer les phénomènes; il est légitime de
se servir de toutes hypothèses fournissant cette
explication; mais il ne faut pas en conclure à leur
vérité objective. Ainsi pensaient sans doute les
astronomes techniciens de l'Université de Vienne,
fondée en i38o par Henri Heinbuch de Hesse, maître
es arts et bachelier en théologie de l'Université de
Paris. Ils se consacrèrent, notamment Georges de
Peurbach et Jean Muller de Koenigsberg (Regio-
MoNTANUs) à la t.iche vraiment scientilique de per-
fectionner le détail des théories, de construire des
instruments, d'imaginer des méthodes d'observation
(Duhem, Tliévrie physique, p. 53). Ces mêmes prin-
cipes de philosopliie scientifique étaient afDrmés
par le dominicain Sylvestre de Prierio (Commen-
taire de la Théorie des Planètes de Georges de
Peurbach, Paris, i5i5), par Giovanni Gioviano
DE PoNTANo (Oe re/(Hs coelestibus ,^i^â\e, i54o), et sur-
tout parle cardinal Nicolas de Cubs (Z>e docta igno-
ranlia, Bàle, lô^S), par son disciple Lefèvrb d'Eta-
ples (.J.s/rono/niiim theoreticnm, Paris, i5io), et par
Luiz Goronel, professeur de physique au collège de
Montaigu (Pliysicae perscruUitiones, Paris, i5ii).
Avec ces trois derniers apparaît pour la première
fois cette idée : il y a lieu de distinguer deux physi-
ques; non pas, comme le faisait Proclus, une physi-
que terrestre accessible et une physique céleste radi-
calement inaccessible; mais d'une part la physique
des phénomènes, lois et hypothèses, et, d'autre part,
la physique des essences et des causes, qui sont
choses inaccessibles à la connaissance directe mais
néanmoins susceptibles de représentations intellec-
tuelles abstraites (Dohbm, Théorie physique, p. ■ji).
Vers la Un du xv' siècle, l'apparition du système
de Copernic, système proprement astronomique,
différent de celui de Ptolémée, mais représentation
aussi exacte des phénomènes, fait entrer la question
philosophique dans une nouvelle phase. Dès li"}"),
Nicole Orbsme, grand-maître du collège de Navarre,
évèque de Lisieux, dans un ouvrage resté manuscrit
(Traduction et Commentaires des quatre livres du
Ciel et du Monde d'Aristote), énonce l'hypothèse de
la rotation diurne de la Terre (Duhem, Un précurseur
français de Copernic, dans la Revue générale des
Sciences, i5 novembre 1909). Dans le système de
Copernic, le Soleil est au centre du Monde ; toutes les
planètes, y compris la Terre, décrivent, d'un mouve-
ment uniforme, des circonférences ayant leurs cen-
tres au centre du Soleil ; la Terre tourne sur elle-même
autour d'un axe de direction lixe. Le mouvement
héliocentrique de chaque planète est alors déilni par
le plan de la circonférence décrite, son rayon, et la
vitesse angulaire. On en déduit le mouvement géo-
centrique compliqué, que le système de Ptolémée
délinissait directement.
En présence de ce nouveau système, trois courants
d'idées se dessinent dans la philosophie scientilique.
Les idées que nous avons vues triompher à l'Univer-
sité de Paris s'appliquent à ce nouveau système
exactement comme à l'ancien; c'est un ensemble de
suppositions rendant plus simple l'explication des
phénomènes. Ainsi pensait l'éditeur de Copernic,
HossMANN (Osiander), et la plupart des astronomes
jusqu'à la fin du xvi° siècle (Duhem, Théorie physique,
p. 'j7-io4). Ainsi pensaient les astronomes pontifi-
caux de la Commission pour la réforme du Calen-
drier, qui utilisaient dans leurs calculs les « Tabulae
prutenicae », tables astronomiques construites, en
i55i, d'après le système de Copernic, par Erasme
Reinhold, à Wittemberg (Duiiem, Théorie physique,
p, 108). Cette manière de voir semble se retrouver,
au moment du procès de Galilée, chez le cardinal
BBLLARMiN,danssaletlreauP. Foscarini, 12 avril i6i5
(citée par Domenico Berti dans son Copernico e le
Vicende del Sistema copernicano in Italia, p. 121-
1 25), et chez le cardinal Mafi'eo Barberini, plus tard
Urbain Vlll, dans son entretien avec Galilée, rap-
porté par le cardinal Orbgio (Philosophicum Praelu-
dium, p. 1 19).
Mais bientôt se développe un courant réaliste en
faveur de la vérité objective des hjpothèses de
Copernic, et, par réaction, un courant réaliste en
faveur des hypothèses de Ptolémée. Dans un camp
comme dans l'autre, l'eflort se porte sur l'étude cri-
tique des hj'pothèses fondamentales, étude faite à la
double lumière des principes d'une physique bien
douteuse et des textes de l'Ecriture sainte. Copernic
lui-même, dans sa dédicace au pape Paul 111, semble
bien présenter son système comme conforme à la
nature des choses. En conséquence d'un principe a
priori, dernier vestige de la physique péripatéti-
cienne, il n'introduit que des mouvements par-
faits, c'est-à-dire circulaires et uniformes. En tout
cas, c'est bien la vérité objective du sjstème que
défendent, par des arguments philosophiques et
théologiques, Rheticus (De libris JRevolutionum...
Copernici... Aarratio prima, Genadi, i54o), Giordano
BRUNo(£e Opereitaliane,\ol.l, p. i5o-i52), Kepler
(Mysterium cosmngraphicum, Epitome Astronomiae
Copernicanae), et enfin Galilke. De l'autre côté nous
voyons Georges Hohst de Torgau, qui enseignait
à Wittemberg en i6o4 (Duhem, Théorie physique,
p. 116), Galilée, au début de sa carrière (Traité de
Cosmographie, 1606), le P. Clavius, jésuite, qui
attribue au système de Ptolémée au moins une pro-
babilité objective (//( Sphneram Joannis de Sacro
Jioseo Commentarius, p. 4>6-442). Beaucoup, sans
pour cela rien affirmer du système de Ptolémée,
tiennent, au nom de la raison et de la foi, le système
de Copernic pour objectivement faux ; ainsi les
théologiens protestants, tels que Mklanchton (Initia
doctrinae physicae, Wittemberg, i55o); ainsi les;
juges des deux procès de Galilée de 1616 et de i633
(voir article Galilée).
De cet exposé des systèmes astronomiques au
Moyen Age, il paraît résulter que le grand obstacle
au développement de la science astronomique fut
la singulière persistance des principes de la physi-
que péripatéticienne, ou, d'une façon plus précise, de
873
MONDE (LE SYSTÈME DU)
874
celte grave erreur de philosophie scienlilique consis-
tant à vouloir déduire des principes de la métaphy-
sique ceux des diverses sciences particulières. Cette
prétention était pourtant contraire à la théorie sco-
lastique de la connaissance des choses sensibles.
Mais la loi du moindre effort explique bien des
choses, elle explique notamment que ce moyen com-
mode de tout expliquer sans rien étudier ait été si
longtemps en honneur dans la physique des corps
célestes, où les moyens d'investigation faisaient tota-
lement défaut. CopEKNiG et Keplur, tout comme les
averroïsteshomocentriques, avaient cru déduire leur
physique céleste de la métaphysique péripatéti-
cienne. Malheureusement cette physique céleste ne
valait guère mieux que celle d'Arislote (Duhem,
Théorie physique, p. 126), et, à ce point de vue, la
condamnation de Galilée n'est pas à regretter.
Mais il est juste de remarquer que les maîtres de
la scolastique, surtout à l'Université de Paris, si pro-
fondément attachée aux dogmes de la foi et aux
enseignements de l'Eglise, avaient nettement dégagé
les éléments d'une vraie philosophie scientifique con-
forme à une saine théorie de la connaissance. L'op-
position que les Averroïstes de l'Ecole de Padoue, au
nom des principes péripatéticiens, firent au système
de Ptolémée, n'avait pas trouvé d'écho dans l'Eglise.
Celle-ci, tout en couvrant de son autorité les doc-
trines d'Aristote et allant dans cette voie jusqu'à la
condamnation de Galilée, n'avait pas voulu défendre
à la science d'utiliser, dans les applications prati-
ques, les hypothèses les plus commodes. Il devait,
sans doute, en résulter, chez les esprits désireux
d'aller au fond des choses, un dualisme fâcheux;
mais il ne faut pas oublier que le développement des
sciences humaines ne rentre pas dans la mission de
l'Eglise, que cette mission est plus haute, et peut,
dans telles circonstances historiques, justifier tels
actes qui seront des obstacles temporaires au pro-
grès de telles ou telles sciences.
V. Le système moderne. — Perfectionner, préci-
ser notre connaissance sensible, en développer l'éla-
boration intellectuelle, utiliser des principes philo-
sophiques certains, non comme axiomes pour en
déduire nos hypothèses, mais comme principes
directeurs dans le choix de celles-ci, telle est la
marche qui s'impose à notre esprit pour obtenir une
bonne représentation intellectuelle des choses de la
nature. Et cette représentation nous en donne une
véritable connaissance, la seule à laquelle puissent
prétendre les forces naturelles de notre esprit. Les
efforts de Copernic, Kepler, Galilée pour établir la
vérité objective de leurs hypothèses étaient en
dehors de cette voie, et ont été stériles. Au contraire,
les observations astronomiques de Tycho-Brahé,
les calculs que Kepler effectua sur ces observations
et qui l'amenèrent à formuler ses trois fameuses lois
du mouvement planétaire, les découvertes de Galilée
en physique et en astronomie (thermomètre, pendule,
lois de la chute des corps, phases de Vénus, satellites
de Jupiter, etc.) fournissent des exemples frappants
de la fécondité d'efforts faits dans la bonne voie.
Le système de Copernic devait donner à Kepler
l'idée de chercher la forme de la trajectoire héliocen-
trique d'une planète, d'établir une relation entre
son mouvement angulaire héliocentrique et la varia-
tion de sa distance au soleil. Ces angles et ces dis-
tances, il les a tirés d'observations et de mesures
faites de la Terre. Théoriquement il aurait pu les
déduire des cléments du mouvement géocentrique
que lui fournissait le système de Ptolémée. Ayant
obtenu ces lois : que chaque planète décrit une ellipse
dont le soleil occupe un foyer, que la surface décrite
par le rayon soleil-planète croit proportionnellement
au temps, que les carrés des révolutions sidérales
sont proportionnels aux cubes des grands axes des
orbites, Kepler possède une représentation intellec-
tuelle, autre que celle de Ptolémée, mais des mêmes
mouvements des mêmes corps. Toutefois la repré-
sentation képlérienne est plus simple, et va permettre
de construire une représentation, non seulement des
mouvements, mais aussi de leurs causes.
Newton montre que les postulats de la dynamique
formulés par Galilée, joints à l'hypothèse d'une force
attractive émanant de la Terre et s'exerçanl avec
une intensité inversement proportionnelle au carré de
la distance, expliquent aussi bien le mouvement delà
Lune que celui d'un projectile quelconque. Les progrès
du calcul infinitésimal permettent d'établir ces deux
propositions einémaliques : 1° si le mouvement d'un
point B, relativement à des axes de directions fixes
passant par un point A, se fait suivant les lois de
Kepler, son accélération est à chaque instant dirigée
suivant la droite BA et inversement proportionnelle
au carre de cette distance; 2° la réciproque est vraie.
Si, à ces deux propositions einématiques, on ajoute
le postulat dynamique de la proportionnalité des
forces aux accélérations, les mouvements planétaires
supposent une force attractive émanant du Soleil et
s'exerçant sur les diverses planètes avec une inten-
sité inversement proportionnelle au carré de la dis-
tance. Si l'on ajoute enfin le postulat dynamique de
l'égalité de l'action et de la réaction (Painlevé, De
la Méthode dans les Sciences ; Mécanique, p. 890),
postulat dû à Galilée suivant les uns, à Newton sui-
vant d'autres, on arrive à l'hypothèse newtonienne
de la gravitation universelle : attraction mutuelle,
de molécule à molécule, proportionnelle aux masses
et inversement proportionnelle aux carrés des dis-
lances. Mais alors les lois de Kepler ne peuvent plus
être une représentation tout à fait exacte des mou-
vements planétaires, chaque planète étant soumise
à l'attraction du Soleil et à celle des autres planètes.
Toutefois, à cause de la prépondérance de l'attrac-
tion solaire, la représentation képlérienne demeure
très approchée.
Une fois admis les postulats de la Mécanique et la
gravitation universelle, si l'on donne, à un instant
arbitraire, la position et la vitesse de chacun des
astres, tous les mouvements sont complètement
déterminés. L'objet de la Mécanique céleste est de
calculer les positions à un instant quelconque, de
manière à comparer aux observations les conséquen-
ces de la théorie. Ce problème, dans sa généralité,
dépasse de beaucoup les ressources actuelles de
l'Analyse mathématique. Depuis peu, on en possède
une solution théorique exacte, dans le cas très sim-
plifié de trois points uniquement soumis à leurs
attractions mutuelles (Revue générale des Sciences,
t. XXIV, igiS, p. 722). Mais on connaissait déjà des
solutions approchées du problème général. Elles
suffisent à montrer, entre les observations et les
conséquences de la théorie, un accord assez satisfai-
sant dans son ensemble. On sait l'éclatante confirma-
tion que vint apporter à la théorie la découverte de la
planète Neptune, cause assignée par les calculs aux
irrégularités observées du mouvement de la planète
Uranus.
Une des préoccupations de la science moderne est
d'opérer des rapprochements entre les phénomènes
de divers ordres, entre les représentations intellec-
tuelles qui en ont été construites. Ainsi les mêmes
postulats sont à la base de la mécanique terrestre et
de la mécanique céleste. Et toutes les conséquences
que l'on en déduit, sous forme de prévisions de phé-
nomènes sensibles, sont vérifiées par l'expérience,
875
MONDE (LE SYSTÈME DU)
876
dans la mesure des précisions que l'expérience com-
porte. Ainsi encore les mêmes postulats sont à la base
de la science des phénomènes calorifiques, lumineux,
magnétiques, électriques, qu'ils se passent à la sur-
face de la Terre ou dans les espaces célestes. Leur
représentation a pour élément essentiel la propag'a-
tion des ondulations de l'étber. Mais ici, la précision
croissante des observations montre que l'harmonie
du système n'est pas parfaite. Ainsi le déplacement
de l'observateur relativement à l'éther devrait pro-
duire certains phénomènes optiques que les expé-
riences les plus délicates n'arrivent pas à constater
(LoRENTz, Considérations élémentaires sur le Prin-
cipe de Relativité, dans la Revue générale des Scien-
ces, t. XXV, n" 5, i5 mars igiii, p- 179-186). Un
postulat proposé pour expliquer ee fait, le « prin-
cipe de relativité », s'accorde mal avec les postulats
de la gravitation (H. Poincaré, Science et Méthode.
— Max Abraham, La Nouvelle Mécanique, collection
5c!en<ia, janvier 191^. — Voir aussi Revue générale
des Sciences, i5 avril igii, p. 286-287), et, si rien
n'est modifié par ailleurs, conduite des conséquences
de nature à troubler les notions communes d'espace
et de temps. 11 faut en conclure, non pas que ces
notions devront être modifiées dans ce qu'elles ont
d'essentiel et de certain, mais simplement que notre
représentation intellectuelle du monde, dans son
stade actuel, n'est pas entièrement satisfaisante.
La critique philosophique peut aussi s'exercer sur
les concepts d'espace et de temps al>svlus qui figu-
rent en effet dans les postulats de la Mécanique,
et en particulier de la Mécanique céleste (Nbwton,
Philosopitia naturutis, Principiii niatlientatica, Uh.lll,
De Mundi Sjstemate. — Duhkm, Mouvement absolu
et Mouvement relatif, Extrait de la Revue de Plii-
losopliie, 1909, p. i86-ao8. — Emile Picard, De la
Métliode dans les Sciences, la Science, p. 22. —
Painlevk, ibid., la Mécanique, p. Sgi. — Cari Neu-
MANN, Ueber die Principien der Galitei'JVe»ton'schen
Théorie, p. i4-2i. — Duhem, Commentaires aux prin-
cipes de la Thermodynamique, dans le Journal de
Mathématiques pures et appliquées, 4' série, t. VIII,
1892, p. 270-271). A ces concepts, certains, comme
Henri Poincaré, semblent refuser toute valeur objec-
tive (PoracARÉ, La Science et l'h'rpothèse, passim).
Quoi qu'il en soit, il résulte de ces postulats que cer-
tains mouvements, par exemple celui de l'extrémité
libre d'un pendule, ont des apparences différentes
suivant qu'on les rapporte à des axes de directions
« absolument fixes » ou à des axes de directions varia-
bles; ils conservent au contraire les mêmes appa-
rences quel que soit le mouvement de « translation »
des axes de directions « absolument fixes » auxquels
on les rapporte. Or le mouvement d'un pendule,
observé à la surface de la Terre, rapporté à des axes
de directions déterminées par rapport à l'ensemble
des étoiles, présente sensiblement l'apparence (mou-
vement circulaire dans un plan vertical fixe) que la
théorie prévoit dans le cas où les directions des axes
sont a absolument fixes ». Ce même mouvement,
rapporté à des axes liés à la Terre, présente sensi-
blement l'apparence que la théorie prévoit dans le
cas où les axes sont entraînés dans un mouvement
« absolu de rotation uniforme ». Le philosophe ne
peut en déduire la vérité objective de tous les postu-
lats de la Mécanique moderne, ni la valeur objec-
tive de tous les concepts qui y entrent, car rien ne
prouve que d'autres explications ne soient pas possi-
bles. Mais il peut légitimement en conclure au moins
que la distinction entre mouvement « absolu » et
mouvement « relatif» n'est pas un pur jeu de l'esprit.
De divers côtés on rencontre donc des dilTicuIles
de détail, propres à nous rappeler que la science
humaine est toujours courte par quelque endroit.
Néanmoins il est bien certain que la représentation
moderne du monde est singulièrement plus détail-
lée, plus précise, plus riche, plus grandiose, plus
satisfaisante en un mot, que les représentations
anciennes rencontrées au coxirs de cet article. Celle
représentation moderne fournit-elle, aussi bien qiie
les anciennes, un point d'appui au mouvement de
l'àme qui veut remonter de la créature au Créateur?
S'il s'agit d'un mouvement de sentimentalité, au-
cune de ces représentations intellectuelles ne vaut
l'impression purement sensible d'une nuit étoilée.
Mais s'il s'agit du mouvement de l'àme cherchant à
s'élever, par l'intelligence, à une certaine connais-
sance des perfections de la Cause première, connais-
sance qui doit éveiller l'admiration et un certain
amour, il est clair que la représentation actuelle
fournit à ce mouvement un point d'appui incompa-
rablement plus solide. Dieu a permis à l'intelligence
humaine de découvrir la notion de gravitation uni-
verselle. Cette unique notion d'une force inhérente à
la nature matérielle explique tout à partir d'un état
initial donné. Mais elle ne s'explique pas elle-même,
et n'explique pas cet état initial. La gravitation et
l'état cosmique initial postulent une Cause. Si l'on
reste dans l'ordre de la Mécanique céleste, on ne
peut rien allirmcr de plus ; quel que soit cet état ini-
tial, l'ensemble des mouvements est complètement
déterminé ; l'ordre qui règne dans les mouvements
des astres ne prouve pas à lui seul l'intelligence de
leur Cause. Mais si l'on réfléchit à l'évolution des
phénomènes cosmogoniques, mécaniques, physiques
et chiraiciues que contenait pour ainsi dire en puis-
sance cet état initial et qui s'est faite suivant les lois
d'un absolu déterminisme, si l'on réfléchit que de celte
évolution a résulté, entre tous ces phénomènes et
les phénomènes biologiques, l'équilibre stable que
nous constatons aujourd'hui, on est amené à conr
clure que la Cause de l'état cosmique initial a dû
prévoir, ou plus exactement voir, dans cet état, tous
les détails de cette évolution multiple. Si l'on réflé-
chit ensuite à la dilficulté de prévoir les seuls mou-
vements de trois corps, on peut se faire par là quel-
que idée de l'infinie transcendance de l'intelligence
de cette Cause. Et voilà, serable-t-il, comment, avec
une éloquence austère et abstraite sans doute, mais
singulièrement expressive pour qui sait la compren-
dre, les Cieux de l'Astronomie moderne continuent
de « raconter la gloire de Dieu ».
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tion : De la Méthode dans les Sciences, Paris,
Alcan, 1909). — Pierre d'.Vbano, I.ucidator Astro-
nomiae (Bibl. Nationale, fonds lat., ms. n' 2698,
fol. 99- 125). — Henri PoiycAnÉ, Hypothèses cosmogo-
niques (Paris, 191 1);— La Science et l'Hypothèse;
— Science et Méthode. — Erasme Reinhold,
Prutenicae Tahulae caelestium Motuum (Wittem-
berg, i55i); Theoriae novae Planetarum Georgii
Purbiichii plurihus /iguris auctae et illustratae
scholiis (Wittemberg, 16^2; Paris, i556, 1557,
i558). — Joacliim Riiaeticus, De l.ibris Revolutio-
num... Copernici... Narratio prima (Genadi, i5.'(0;
Thorn, 1873). — Ernest Renan, Averroés et l'Ayer-
roisme, essai historique (Paris, i852). — Jean
ScoT Ehiqène, De Divisione Nalurae {Migne, P. L.,
t. CXXII). — F. Sylvestre de Phierio, O. P., //(
novas Georgii Purbachii Theorius Planetarum Corn-
mentaria (Milan, i5i4 ; Paris, i5i5). — S. Thomas
d'Aquin, Expositio super Libros de Caelo et Mundo.
Maurice Potron.
MONISME. — I. Origine du mot et ses significa-
tions diverses. — L'origine est récente et les sens
multiples : i) même restreint à l'ensemble des
choses créées, il est antiphilosophique : 2) dans un
sens particulier et rarement en usage, il n'est pas
nécessairement entaché d erreur ; 3) au sens absolu,
il admet une interprétation, soit purement logique,
soit ontologique ; c'est à ce dernier point de vue
qu'il est directement étudié dans cet article.
II. Monisme moderne ; ses rapports avec l'a-
théisme ET LE PANTHÉISME. — f.e monisme n'a plus
aujourd'hui la rigidité de sa forme primitive et ne
nie point la réalité des distinctions phénoménales. —
A la différence de l'athéisme, il n'exclut Dieu que par
prélérition. iXous le distinguerons du panthéisme par
son point de départ et sa méthode.
HI. Monisme humanitaire et sociologique. — La
« religion de l'humanité », défendue surtout au siècle
dernier par Saint-Simon, Fourier, Leroux, Comte,
Proudhon, etc., inspire encore le sociologisme positi-
viste contemporain ; mais, sans doctrine métaphysi-
que définie, elle échappe par suite, en tant que sys-
tème unitaire, à une discussion de principes . Cette
discussion ne portera donc que sur les divers monis-
mes à forme philosophique ou scientifique.
IV. Monisme idéaliste. — L'idéalisme le plus
intransigeant n'exclut pas d'ordinaire l'existence de
Dieu, personnel ou non: même quand il prend la
forme d'un monisme athée, il n'e.xige pas de } éfutation
spéciale .
V. Monisme spiritualiste. — A. Sous cette quali-
fication paradoxale de spiritualisme, c'est un vérita-
ble monisme athée qu'a soutenu Vacherot, sinon dans
l'Histoire de l'école d'Alexandrie, du moins dans la
Métaphysique et la Science. Résumé du système :
l'Etre parfait n'est qu'un idéal et ne peut exister; le
seul Etre réel est le Cosmos, c'est-à-dire l'existence
universelle, notis apparaissant sous la variété infinie
des formes qui la manifestent. Modifications apportées
à la doctrine par le Nouveau Spiritualisme de l'au-
teur.
R. Réfutation. — 1) Il est faux cfue la perfection
soit un obstacle à l'existence ; origine de l'erreur de
]'acherot sur ce point. J) Sa théorie de l'Etre réel
est construite a priori et aboutit à des contradic-
tions : l'Etre universel se développe en vue d'un but
qu'il ignore: son existence d'abord purement virtuelle
s'actualise par elle-même ; le progrès est attribué à
une abstraction. En résumé, Vacherot ne fait que
traduire le positivisme en langue métaphysique et
encourt ta plupart des reproches qu'il adresse, sou-
vent injustement, à ses adversaires. Le Nouveau Spi-
ritualisme lui-même ne dépasse guère le panthéisme
et n'est spiritualiste que d'intention.
879
MONISME
880
VI. Monisme matérialiste et biologique. — Succé
dané actuel de V ancien malérialisme, il prétend absor-
ber dans la biologie la science et la philosophie,
A. Le monisme liaeckélien, dont son fondateur pré-
tend faire une sorte de religion nouvelle, n'est fondé,
comme système philosophique, que sur des affirma-
tions sans preuves, déjà réfutées à l'article Matéria-
lisme.
B. La théorie de Le Dantec est une tentative
clairement avouée de réduire la vie, la sensation et
la pensée à un mécanisme quantitatif; mais l'auteur,
se bornant à affirmer son « transformisme philoso-
phique », n'a expliqué l'origine ni de la matière elle-
même et du mouvement, ni de l'organisme, ni de la
conscience, ni surtout de la personnalité.
C. Bref exposé de systèmes moins connus, spéciale-
ment : 1) en Allemagne, a) Strauss, b) Noire,
c) Dûhring : — 2) en France, a) Lapouge, Soury, Pio-
ger ; b) Charles Lemaire et ses atomes animés;
c) Clémence Royer et le dynamisme atomique ;U) Conta
et sa théorie de l'ondulation universelle.
D . Conclusion : le monisme biologique, loin d'ex-
pliquer le monde, n'e.rplique pas même la vie.
VII. Monisme natubaliste. — Il fait de l'esprit et de
la matière le double aspect d'une même réalité. En
germe dans certains des systè/nes précédemment
discutés, il se présente aujourd'hui sous plusieurs
formes :
1) Telle qu'elle est formulée par quelques-uns
(Patilhan, Lange, Verworn), l'interprétation du dou-
ble aspect, prise à la lettre, aboutirait à la négation
de toute réalité.
?) Chez plusieurs elle ne fait guère que voiler un
matérialisme véritable.
3) D'ordinaire, elle aboutit à l'idéalisme ou au
pampsycliisme. Ainsi entre autres : a) L'indistinct
d'Ardigo, soumis à une différenciation croissante,
mais dans lequel les déterminations sont purement
subjectives, œuvre de l'esprit individuel réellement
identifié avec l'indistinct lui-même : contradiction
inhérente à la théorie, b) le mindstuirrfe Clifford, qui
prétend conclure du parallélisme, par un raisonne-
ment à forme mathématique sans valeur en l'espèce,
que la réalité primitive est de nature psychique. —
c) t'évolutionnisme des idées-forces de Fouillée, mo-
nisme immanent et e.vpérimental, dans lequel l'évolu-
tion est expliquée par une « volonté de conscience »
tendant sans cesse à se réaliser. Brève indication
des objections principales soulevées par ce o volonta-
risme intellectualiste » ; vice dans la méthode em-
ployée; échec dans la tentative de réduction à l'unité.
— De plus, l'auteur mérite la plupart des reproches
adressés par lui au.r doctrines qu'il combat. —
d) Le naturalisme monisle de Gurau, sorte de pan-
animisme, dans lequel l'évolution est identifiée avec
le progrès de la vie ; ici encore, le dualisme de la sen-
sation et du mouvement n'est résolu qu'en apparence.
VIII. RÉFUTATION GKNÉhALE. — A. Le mouisme est
une hypothèse gratuite et sans fondement. — a) Son
postulat du progrès universel, n'étant ni évident a
priori, «! appuyé sur une induction légitime, n'a d'au-
tre valeur que celui de l'unité de l'Etre, dont il est la
conséquence. — 1)) Cette unité elle-même ne s'impose
nullement à l'esprit: les données de la conscience et
de la raison ne la suggèrent point et invitent seule-
mentà conclure à l'harmonie universelle et à certaine
unité logique. — c) De cette unité logique on ne peut
inférer immédiatement l'unité ontologique, sans sup-
poser admis le postulat, tout aussi gratuit, dusubjec-
tivisme ou du relativisme.— d) On ne peut davantage
ta conclure de la loi de l'évolution immanente, sans
commettre une pétition de principe, — ni des données
de l'expérience, qui écartent cette interprétation.
— e) L'invraisemblance de l'hypothèse est confirmée
par la diversité même des solutions proposées. —
f) Impossible, d'autre part, de voir, avec une école
contemporaine, dans la multiplicité des êtres, ou le
<i morcelage », un pur postulat. — g) Impossible
aussi d'expliquer le dualisme psychologique avec
Roberty par « l'identité des concepts surabstraits »,
ou h) avec Durkheini par la sociologie et l'opposition
du profane et du sacré. — Conclusion.
B.Le monisme est une hypothèse fausse et contra-
dictoire. Ce n'est pas seulement une théorie dénuée de
preuves et moins plausible que la doctrine d'un Dieu
créateur. C'est encore, au seul regard de la raison,
une hypothèse : i) évidemment fausse, puisqu'elle nie
l'e.iislence de Dieu et la création, vérités victorieuse-
ment démontrées par la philosophie ; 2) intrinsèque-
ment contradictoire ; a) par son concept d'un être en
soi « l'état d'embryon : b) par la virtualité infinie
qu'elle attribue à cet Etre embryonnaire ; c) par
l'évolution qu'elle prête à l'Etre nécessaire ; d) par
l'inexplicable différenciation de l'Un tout; e) par le
progrès purement immanent du monde. — Conclu-
sion. Ces contradictions résultent toutes du postulat
irrationnel fondamental d'un devenir absolu. Ainsi le
monisme, en opposition radicale avec l'enseignement
catholique, rompt en visière avec les premiers prin-
cipes de la raison.
I . Origine du mot et ses signiâcations di-
verses. — Ce terme de monisme (de ,«»;, seul, uni-
que), d'origine récente, ne date guère, en France du
moins, que d'une quarantaine d'années : on le cLer-
clierait en vain dans le Dictionnaire philosophique
de Franck, et Littré lui-même ne le relève que dans
son supplément. lia joui au siècle dernier d'une for-
tune rapide, mais qui semble déjà décroître. Il sert
d'ailleurs d'étiquette aux systèmes les plus di-
vers, comme le constate le Vocabulaire technique de
la philosophie (Bulletin de la Société française de
philosophie, 1911, p. 167-160), qui conclut: «...Même
en laissant de coté les applications secondaires, ce
mot a reçu des sens très divergents. »
i) WoLFF, qui l'a créé, l'appliquait à la théorie
métaphysique qui, par opposition au dualisme,
ramène tous les êtres finis soit à la matière, soit à
l'esprit. — C'est dans un sens analogue qu'il sert
parfois, de nos jours, à a désigner la doctrine physi-
que d'OsTWALD, pour qui il n'y a qu'une seule réa-
lité subsistante, l'énergie, dont matière, gravitation,
chaleur, électricité, pensée, ne sont que des modes ».
— Enfin, dans les pays de langue anglaise, le mot
est souvent appliqué à la théorie dite du parallé-
lisme psycho-physique, entendu comme une iden-
tification réelle des phénomènes matériels et men-
taux.
Même en ce sens restreint, le monisme professe,
ou du moins suppose nécessairement des aflirma-
tionsincompatiblesavecune saine philosophie, puis-
qu'il nie la distinction essentielle et radicale de la
matière et de la vie, du corps et de l'âme, du con-
scient et de l'inconscient (voir aux mots Ame,
Idéalisme, Matérialisme). Mais, abstraction faite
d'autres erreurs qui peuvent l'accompagner chez ses
partisans et en tant qu'il se borne à l'interprétation
unitaire du monde phénoménal, il n'exclut pas né-
cessairement l'existence de tout être supérieur à ce
monde et ne réclame pas de ce fait une réfutation
supplémentaire .
2) Cette dernière remarque s'applique, à plus forte
raison, aux acceptions plus clroitçs encore et gé-
néralement plus vagues attribuées parfois au terme
monisme : chez Paul Garus, par exemple, et aussi
881
MONISME
882
dans la revue américaine « The Monist », il parait
exprimer avant tout, sinon exclusivement, une ten-
dance logique ou doctrinale, visant à la conciliation
des dilTcrenls ordres de vérités. — Parfois cnlin il
s'emploie, avec une signilication tout à fait limitée,
pour l'unité d'explication d'une seule catégorie de
faits ou d'idées ; c'est ainsi que certains auteurs par-
lent de monisme esthétique ou moral.
Dans ce second sens, le monisme, réserve faite,
liien entendu, d'interprétations exagérées ou inad-
missililes, est en lui-même exempt d'erreur : la ré-
duction de nos connaissances à une unité logique
toujours plus parfaite est en effet un besoin de notre
intelligence et a son fondement, nous l'expliquerons
plus loin, dans l'harmonie des choses.
3) Le jilus souvent, le motestpris dans son sens
absolu et naturel pour caractériser les seules philo-
sophies rigoureusement unitaires ; mais, même en
ce cas, il reste susceptible d'une double signilication,
qu'il importe de distinguer :
a) Quelques auteurs, en elïet,corameleP.F. Klimkb,
S. J., dans son ouvrage l)er Moniamus und seine
pliilosopinschen G naid lu gcii {if rUiourg, llcrder, igi l),
appliquent le nom de miiriisme tunique ou monisme
de la connaissance à toute théorie qui, se canton-
nant dans le problème crilériologiqup, poursuit une
méthode universelle capable d'aboutir à une con-
ception strictement une du donné. Dans la pratique,
assez généralement ce monisme de la connaissance
en vient à se confondre avec l'une ou l'autre forme
de la méthode dite d'I.MMANiîNCE (voir ce mot.
Tome II, col. 56g et 679).
Sans doute, la conséquence possible et même par-
fois le but avoué de celle tentative est de transporter
à la réalité elle-même le procédé et le résultat de
l'unification mentale, ou plus exactement, suivant
le postulat subjectiviste, d'identifier cette réalité avec
la représentation que s'en forme la conscience ; c'est
à cette identification que semble tendre entre autres,
nous aurons à y insister plus loin, le V)^ Ludwig
Stein dans son Dualismus oder Monismus ? (Berlin,
ReichI, 1909) Mais, comme on peut le voir à l'arti-
cle indiqué (col. 696), le monisme de la connaissance
n'est pas de lui-même nécessairement exclusif du
dualisme ou du pluralisme objectif. Quoi qu'il en
soit, les difficultés auxquelles il se heurte sous ses
multiples formes sont suflisamment exposées dans
les discussions consacrées au problème de la con-
naissance, spécialement aux mots Idkalismh, Imma-
nence, Positivisme, Sensualisme. Dans la mesure
d'ailleurs où le monisme logique a pour but avoué
d'appuyer la négation de Dieu, nous aurons à l'ex-
poser brièvement et à l'exclure dans le paragraphe
consacré plus loin à la réfutation générale.
h) EnGn et surtout le monisme sert à désigner la
doctrine métaphysique qui professe l'unité ontolo-
gique de tous les êtres sans exception : c'est là le
sens le plus rationnel du mot, le plus fréquent aussi
et le seul que nous ayons à retenir dans cet article.
A le prendre dans la rigueur de cette dernière si-
gnification, il devrait être réservé à la seule philo-
sophie assez audacieuse pour prétendre réduire
toutes les réalités à l'identité absolue. Sous cette
forme, le monisme n'est que la transposition illégi-
time de l'unité purement logique de l'être abstrait à
l'ordre de l'existence actuelle et, loin de constituer
une nouveauté, il a reçu dès le v" siècle avant J.-C.
sa formule la plus étroite : c'est le système de Pah-
.MÉ.NiuE, ou plutôt de Mklissus, le véritable inventeur
du monisme transcendantal, comme l'a montré
Paul Tanneuy (Revue philosiiphifjue, 1887, t. II,
p. 75).
Sans entrer dans le détail des contradictions
impliquées dans une telle interprétation de la réalité,
notons seulement qu'elle se heurte au témoignage
formel de la conscience : tout homme porte en lui-
même l'indéniable conviction de sa personnalité et
elle lui sullità distinguer essentiellement son être de
tous les êtres, raisonnables ou non, vivants ou inor-
ganiques, qui l'entourent.
II. Monisme moderne; ses rapports avec
l'athéisme et le panthéisme. — Aussi le monisme
ontologique a-t-il d ordinaire aujourd'hui une signi-
fication moins rigoureuse : sans nier la distinction,
au moins jihénoménale, des choses actuellement
existantes, il lente de les expliquer toutes par l'évo-
lution aussi lente que fatale d'un seul principe
éternel et nécessaire. C'est dire que le nouveau mo-
nisme, non plus que celui des Eléates, ne se dis-
tingue guère que par son nom du panlliéisme pro-
prement dit et même de l'athéisme. N'est-il pas
logique d'ailleurs qu'une métaphysique amenée à
refuser à la seule réalité qu'elle reconnaisse les at-
tributs implicitement renfermés dans le concept de
Dieu, sauf la nécessité de son existence éternelle,
bannisse du titre qu'elle adopte tout vestige du nom
divin?
Autrement dit, tandis que I'athéisme, d'après son
étyniologie même (voir ce mot) est une erreur essen-
tiellement négative, attaquant directement la légiti-
mité de la notion du Divin et battant surtout en
brèche l'existence d'un Dieu Créateur et Providence,
le monisme, sans se proclamer toujours ouverte-
ment athée, vise au même but par prélérilion, en
se faisant fort de trouver dans le monde lui-même
l'explication dernière des choses et de leur harmo-
nieuse diversité.
Il est plus dillicile, au moins dans la plupart des
cas, de discerner les syslcnics strictement monistes
des doctrines communément appelées panthéistes.
Ces dernières, il est vrai, gardent, ne fût-ce que dans
leur nom, trace du Divin et prennent de ce fait une
certaine teinte religieuse étrangère aux premiers.
Sans conteste possible, pour ce motif et pour d'au-
tres encore peut-êlre, la philosophie de Spinoza est
un panthéisme, tandis que l'interprétation du monde
d'un Haeckelou d'un Fouillée n'est qu'un monisme.
Mais sous quelle étiquette ranger finalement la
« théologie » ondoyante d'un Vaciierot ou d'un
Henan, le volontarisme d'un ScHorENHAUEn ou d'un
Hartmann, l'hégélianisme lui-même? Bon nombre
de doctrines dites [lanthéistes ne conservent vrai-
semblablement aujourd'hui leur état-civil que pour
l'avoir refu avant l'apparition du terme de monisme,
postérieur de deux siècles à son rival.
Quoi qu'il en soit, la ligne de partage entre ces
deux classes de systèmes qui s'accordent à rejeter un
Dieu distinct du monde reste forcément plus ou
moins arbitraire et dépend surtout du point de vue
auquel ils sont envisagés. On s'est donc cru autorisé,
pour délimiter la matière de l'article sur le monisme,
à faire état moins de l'emploi ordinaire et restreint
du mot, que de la plénitude de son sens naturel,
llenvoyant au terme Panthéisme les seules théories
qui ont la prétention de partir de l'Etre nécessaire,
sous quelque nom d'ailleurs qu'elles le désignent —
Dieu, l'Infini, le Moi, l'Absolu, la Volonté, l'Incon-
scient, etc., — pour en déduire, grâce à l'hypothèse
d'une émanation ou d'une évolution, la totalité des
choses, nous étendrons, dans les pages qui suivent,
notre étude à tous les systèmes, abstraction faite
de leur qualification la plus usuelle, qui veulent au
contraire trouver dans le monde lui-même la raison
dernière de toute sa réalité. Bref, si on nous passe
cette formule un peu simpliste, mais qui, mieux que
883
MONISME
884
toiile autre peut-être, traduit la distinction à la-
quelle nous nous arrêtons, tandis que pour le
panthéisme Dieu seul ou l'Absolu existe réellement
et se fait monde, pour le monisme, c'est le monde
qui existe par lui-même et devient Dieu.
m. Monisme humanitaire et sociologique. —
De cette déilication de la nature, c'est généralement
l'homme lui-même que, sous une forme on sous une
autre, le monisme athée prétend faire bénéficier.
Ce dessein était nettement proclamé, au siècle der-
nier, par les apôtres de ce que, dans sa première
édition, notre dictionnaire appelait le panthéisme
mystique des socialistes. Le vrai fondateur du sys-
tème fut, on le sait, Henry de Rouvroy de Saint-
Simon (1760-1825) et les représentants de l'école les
plus fameux après lui, deux autres Français,
Cliarles FouniHR (1772-183^) et Pierre Leroux
(1797-1871). Tous trois sans doute se montrent pro-
digues, dans leurs écrits, du nom divin, de même
qu'ils conservent bien des termes ou des formules
empruntés à l'Evangile et au catholicisme. Mais ce
langage à teinte religieuse a été, le plus souvent,
vidé par eux de son sens traditionnel et légitime,
pour servir en réalité d'enveloppe à « une forme nou-
velle de l'athéisme, l'athéisme humanitaire ».(C.4.ro,
Etudes morales sur le temps présent, 4" édition,
Hachette, 1879, P- ''t*') P'"s voilé chez Pierre Leroux,
en qui cei tains croient même reconnaître un déiste
(voir Hei'iie néoscolastii/ue, 190^, p. 38o), il est ma-
nifeste dans le pkvsicisme des premiers ouvrages
de Saint-Simon et dans l'immoralisme hylozoique
de Fourier. Au reste, les questions métaphysiques
tiennent peu de place dans les élucubrations de
ces « Messies positivistes » : ce qu'ils cherchaient
surtout dans l'atlirniation de l'identité de Dieu et de
l'homme, de l'esprit et de la matière, c'est une base
théor:que à la révolution sociale qu'ils rêvaient, ou
à la religion nouvelle qu'ils se flattaient de fonder
(voir Caro, Ouvrage cité, 2« étude : les Religions
nouvelles — l'Idolâtrie humanitaire).
A ces noms on pourrait joindre ceux non moins
fameux d'Auguste Comte (1798-1857) et de Joseph
Proudhon (1809-1866): le premier en effet, malgré ses
préjugés positivistes contre le problème des ori-
gines, se propose de «construire une religion pres-
que mystique, en prenant pour base un matérialisme
absolu » (Caro, ib., p. 78). Quant à Proudhon, qui
n'a guère parlé de Dieu que pour le blasphémer avec
sa violence coutumière de langage, si son athéisme
apparaît çà et là pluraliste plutôt que moniste, il
n'en professe pas moins le principe hégélien de
l'éternel devenir; bien plus, il admettrait volontiers,
lui-même nous l'assure, l'hypothèse d'une « sub-
stance amorphe, que l'on pourrait nommer assez
heureusement le pantogène », d'où » seraient sorties
toutes choses » {l'hilosnphie du Progrès, Bruxelles,
1853, p. 49); nous avons là déjà, peu s'en faut, la
formule du monisme aujourd'hui dominant, tel que
nous le retrouverons tout à l'heure. En résumé, ce
fut une ambition commune au socialisme et au po-
sitivisme de la première moitié du xix" siècle, que de
remplacer l'antique adoration du Dieu personnel
parla religion de l'Humanité elle culte du Progrès.
(Caro, ib., 3' étude : La Religion positiviste)
La même prétention de substituer à Dieu l'homme,
ou plutôt l'Etat, se retrouve chez les socialistes con-
temporains; mais, en général, ils se préoccupent
moins encore que leurs devanciers de fonder sur des
arguments rationnels ou sur une doctrine philoso-
phique définie les droits absolus qu'ils revendi-
quent pour l'individu ou pour la société.
Il n y a pas lieu, croyons-nous, de faire, sous ce
rapport, une place à part au sociologisme positiviste
dont Emile Di-rkheim (1858-1917) était naguère en
France le chef incontesté : sans doute la thèse qu'il
s'était donn« mission de faire triompher, l'identifi-
cation [irétendue du phénomène religieux avec le
fait social, suppose, nous ne dirons pas le dogme
(celte école faisant profession d'ignorer toute méta-
physique), du moins le postulat moniste; mais, si ce
postulat est sous-jaeent à la théorie tout entière, il
n'est nulle part, ((ue nous sachions, expressément
énoncé, à plus forte raison appuyé d'un essai de
démonstration.
Aussi, pour trouver un terrain de discussion au
sujet de la nature et de l'évolution du monde, ce
n'est pas aux sociologues, mais aux philosophes
proprement dits ou du moins aux savants qu'il faut
nous adresser. Même chez ceux-ci, il est vrai, le but
avoué ou secret des théories professées sera tou-
jours la substitution de l'homme au Dieu des siècles
de foi ; du moins la donnera-t-on comme la conclu-
sion plutôt (pie comme le point de départ du sys-
tème.
Au reste, si les monistes s'accordent à exclure
tout Etre transcendant, ils varient presque à l'infini
sur la notion qu'ils se font, soit de l'élément primor-
dial unique des phénomènes, soit de l'évolution
grâce à laquelle il revêt à nos yeux tant de formes
diverses, route classification sera donc ici encore,
on le comprend, plus ou moins discutable. Le
P. Klimkb, dans l'ouvrage déjà mentionné, distin-
gue en premier lieu le monisme phénoménal du zao-
nisme transcendantal. puis subdi\ise l'un enmatéria-
liste et spirilualiste, le second en rationaliste, cos-
mulogique et éfvlutionniste. Quoi(|ue rationnelle,
celte division, sans échapper d'ailleurs à toute ob-
jection de principe, — le monisme transcendontal
pouvant par exemi>!e, non moins que l'autre, s'in-
spirer soit du matérialisme, soit du spiritualisme, —
a surtout l'inconvénient de comprendre plusieurs for-
mes proprement panlhéisliques. Aussi, renonçant à
la tentative peut-être chimérique de renfermer dans
des cadres rigides la mnltiplieité si variée des inter-
prétations unitaires et sans autre but que d'aider à
la clarté de l'exposé et de la discussion, nous nous
contenterons de les ranger, dans les paragraphes
suivants, sous quelques qualifications générales,
d'après le caractère qui semble prévaloir en chacune
d'elles.
IV. Monisme idéaliste. — Pour les idéalistes ab-
solus, tout ce (|ui existe se résout en phénomènes
mentaux, dont les phénomènes dits matériels ne
sont qu'une création illusoire ou une manifestation
extérieure. Dans cette théorie, suivant le mot du
littérateur psychologue américain Ralph- Waldo
Emerson (1808-1882), « la matière est de l'esprit
mort » (yataral flistory of intellect) et « le monde
est de l'esprit précipité » (Nature. Cf. M. Ddgard,
Emerson, Paris, .A.. Colin, 1907; p. l!^\■\!^^i)\ ou bien
encore, pour employer la formule de Félix Ravaisson
(iSi3-igoo): «La nature, pourrait-on dire, estcomme
une réfraction ou dispersion de l'esprit » (I.a philo-
sophieen Franceau XIX' siècle, a^édition, Hachette,
iS85, p. 271). M. Jules Lachelier (né en i832) croit
de son côté pouvoir ainsi conclure sa thèse du Fon-
dement de l'induction (Alcan, 1907, p. 102) : « Tout
être est une force et toute force est une pensée qui
tend à une conscience de plus en plus complète
d'elle-même » ; ailleurs, il nous dit que l'homme
seul « compose ce mirage permanent qu'il appelle le
monde extérieur » (ib.. Psychologie et Métaphjsi-
que. p. i4o). Bref, « |)Our l'idéaliste, il n'existe abso-
lument que des représentations, les unes sensibles et
885
MONISME
886
individuelles, les autres inlcUeetuelles et imper-
sonnelles I) {bulletin de la Société française de plii-
lonophie, Vocabulaire, au mot Idéalisme; observa-
tions de M. Laclielier, p. 3o/S).
Nous le reconnaissons cependant volontiers, il est
rare tpie l'idéalisme, soit objectif, soit subjectif.revèle
la forme strictement moniste ; la plupart des auteurs,
même modernes, qui s'efl'orcent de tout réduire au
phénomène mental, comme l'Allemand Rudolf-Her-
mann Lotze (1817-1881), le Suisse Charles Secrktan
(1815-1895), Ravaisson, m. LACHEUKn, Charles Re-
NouvrER (i8i5-i9o3), pour ne citer que les principaux,
font place dans leur motaphysi(:[ue à un Dieu plus ou
moins personnel, (juantà l'idéalisme transoendantal
et aux conceptions qui s'en rapprochent, on s'accorde
à les considérer plutôt crmme des formes du pan-
théisme éiuliiti/ {voir au mot Panthkismk). Notons
entin que noudjre d'idéalistes se sont beaucoup
moins préoccupés du problème des origines que de
questions pyschologiques, morales, esthétiques ou
même sociales, et aussi que le nom divin, générale-
ment conservé par eux, semble bien, chez plusieurs,
ne recouvrir qu'un idéal sans réalité ou une pure
abstraction. Contentons-nous de citer, à titre d'exem-
ples plus caractéristiques, tout d'abord EjiEHsoN.qui
n'est jamais parvenu à se faire une conviction sur
la vraie nature de cet « éternel Un, qu'il appelait
l'Esprit» (The Oi'er-Soul — voir ouv. cité, p. i36,s.);
puis le Russe Afrikan Spir (i83'j-i890), pour qui
Dieu n'est en aucune manière « le créateur supposé
de la nature », mais seulement » la nature normale
des choses opposée à leur nature phjsii[ue » {Es-
quisse de philosophie critique, Alcan, 1887, p. /(6);
enlin Jean-Jacques Gourd (1860-1909), né en France,
mais professeur, durant les trente dernières années
de sa vie, à l'Université de Genève, où il avait suc-
cédé à Araiel; son essai sur L/^s trois dicileciiques
(Genève, Georg, 1897) et surtout un ouvrage pos-
thume. Philosophie de la religion {\lcan, i9ii)nous
livrent, sur la religion et sur la divinité, les pensées
dcliuitives de ce phénoménisle impénitent qui avait
dans sa jeunesse soutenu devant la Faculté de Théo-
logie de Genève une thèse sur la Foi en Dieu. Pour
lui, la religion n'est plus que « la fonction de l'im-
prévisible, de l'indépendant, de l'incoordonnable »
{Phil. de la rel., p. 262), de cet incoordonnahle,de ce
hors la loi que la science et la philosophie laissent
en dehors de leur domaine. Quant à Dieu, qu'on
l'envisage tour à tour comme immanent, comme
transcendant ou comme personnel, toujours sa no-
tion « nous représente un vaste sjstème de hors la
loi striés, concentrés, personnalisés » (ib.,p. 3oi): le
Dieu immanent, c'est l'ensemble des manifestations
de l'incoordonnable, données dans le monde; le
Dieu transcendant n'est qu' « un centre lumineux
systématisant nos espérances et nos consolations
possibles » (ib., p. 283); enOn, pour avoir le Dieuper-
sonnel, il suflira de choisir parmi les hors la loi un
symbole plus saisissant que les autres, le Christ
par exemple, qui concentre en lui-même idéalement
à la fois les incoordonnables concrets de toutes les
religions et les divers traits que nous prêtons au
Dieu transcendant.
Nous ne nous attarderons pas à réfuter cette forme
subjeclivis'.e du monisme contemporain : outre les
objections insolubles soulevées, nous le montrerons
plus loin, par l'hypothèse de l'évolution immanente,
fut-elle purement de nature mentale, elle n'échappe
à aucune des contradictions de I'Idhalisiwe (voir ce
mot).
V. Monisme spiritualiste. — A. — Ces deux mots,
d'après les idées qu'ils éveillent d'ordinaire,paraissent
mutuellement s'exclure et il semble que, moins encore
que l'idéalisme, le spiritualisme puisse faire abstrac-
tion d'un Dieu personnel. De fait, le représentant le
plus qualilié de cette nouvelle forme de monisme,
mienne VACHEitor (1809-1897), a protesté avec indi-
gnation contre le reproche d'athéisme qu'on lui avait
adressé,» ce mot odieux » (c'est l'expression qu'il em-
ploie en i85i dans une réponse au journal rt'niier.v)
supposant un grossier matérialisme qui a répudié tout
idéal. Toutefois, si matérialisme et athéisme vont
logiquement de pair, il n'en est pas moins vrai que,
pour croire en Dieu, il ne sulfit pas de le proclamer « le
plus grand mol des langues humaines » (Vacherot,
Le Nouveau Spiritualisme, Paris, Hachette, i884,
p. 187), en ne voyant au surplus derrière ce mot
qu'une création de la pensée ; de même que, pour
croire à l'àme, il ne suffit pas de décorer de ce beau
nom l'ensemble des harmonies de la matière vivante.
Aussi l'éclectisme spiritualiste de Vacherot,en dépit
des dénégations de l'auteur, en dépit aussi d'une évo-
lution marquée au sujet de l'idée de Dieu, indénia-
ble dans ses écrits, n'a jamais, nous allons le voir,
fait qu'osciller entre le panthéisme et le monisme.
Dans son Histoire critique de l'école d'Alexandrie
(Paris, Ladrange, 1846) qui eut tant de i-etentisse-
ment, il n'avait guère fait que s'inspirer, au sujet de
Dieu, des formules plus ou moins panthéistiques de
son maître Victor Cousin, ou même les reproduire
presque textuellement : « 11 est tout aussi impos-
sible, y affirmait il, de concevoir Dieu sans le monde
que le inonde sans Dieu » (t. Ill, p. 29a). « Toute raison
libre et saine, ajoutait-il plus loin (p. zgS), voit en
Dieu l'Etre universel ; danslemonde étemel et infini,
la totalité de ses manifestations individuelles ; dans
le rapport du monde à Dieu, l'identité substantielle
de l'universel et des individus, de l'idéal et de la
réalité. Elle ne conçoit point la création comme l'éma-
nation d'une substance surabondante, ni comme
l'œuvre libre d'un Démiurge organisant une matière
préexistante, mais comme l'acte nécessaire, imma-
nent,éternel d'une cause infinie. » Déjà, remarquons-
le, dans l'énoncé et surtout dans l'interprétation de
ces formules, Vacherot se rapproche plus de la con-
ception de Hegel que de celle de Plolin et de Cousin
lui-même : non seulement la doctrine de l'émanation
doit être abandonnée ; mais l'évolution de Dieu
dans le monde n'est plus, selon lui, comme dans
le panthéisme alexandrin, une procession et une
déchéance; c'est au contraire, conformément au
principe hégélien « un progrès continu, de l'être
infime à l'être par excellence, de la matière à l'esprit
pur, à l'intelligence » (p. 328) ; c'est qu'en efTet « la
loi de l'être est de monter, non de descendre, de se
perfectionner, non de se dégrader » (p. 329) ; on
saisit déjà, sous la généralité des expressions, une
ébauche de monisme évolutif.
L'ouvrage le plus important de Vacherot, La Méta-
physique et la Science (Paris, Cliamerot, i858), déve-
loppe sur la notion de Dieu un exposé tout nou-
veau et entièrement personnel, clairement résumé
dans ces quelques phrases : « S'obstiner à réunir
sur un même sujet la perfection et la réalité, c'est
se condamner aux contradictions lesplus palpables...
Un Dieu parfait ou un Dieu réel : il faut que la théolo-
gie choisisse. Le Dieu parfait n'est qu'un idéal; mais
c'est encore, comme tel, le plus digne objet de la
théologie : car qui dit idéal, dit la plus hante et la plus
pure vérité. Quant au Dieu réel, il vit, il se développe
dans l'immensité de l'espace et dans l'éternité du
temps ; il nous apparaît sous la variété infinie des
formes qui le manifestent : c'est le Cosmos » (t. H,
p. 54/1). Plus de doute cette fois : la théologie de l'au-
teur, quoiqu'il s'en défende, n'estqu'un pur monisme.
S87
MONISME
888
« Dans celte seconde pliase de sa philosophie, notait
Paul Janet près de trente ans après, M. Vacherot...
sépara la réalité de la vérité. Pour ce qui est du
monde et de la réalité, il fut hardiment athée ; pour
ce qui est de la vérité et de l'idéal, il fut hardiment
théiste. 11 (Le Testament d'un philosophe dansla Revue
des 1). M., !«■■ juin i885, p. 56i)
Enlin dans le Nom'eau Spiritualisme, la théodicée
de Vacherot parait se modilier encore. Renonçant à
cette douille conception « d'un Dieu parfait qui n'est
pas vivant, et d'un Dieu vivant qui n'est pas par-
fait », l'auteur n'admet plus qu'un seul Dieu, le
Dieu réel. Etre universel et nécessaire, principe éter-
nel des choses, cause première et fin dernière du
monde. Au reste, il maintient toujours que ce Dieu
réel ne saurait être parfait: u Qui dit perfection, dit
idéal; qui dit idéal, dit pensée pure, c'est-à-dire un
type supérieur à toutes les conditions de la réalité »
(p. 3o2). De plus, dans l'explication des rapports de
ce Dieu avec le monde, 11 demeure fidèle à la théorie
de 1 immanence : « Dieu est la puissance infinie, éter-
nellement créatrice, dont l'œuvre n'a ni commence-
ment ni fin. 11 n'est pas le monde, puisqu'il en est
la cause... Il reste distinct de ses créations, non pas
comme une cause étrangère et extérieure au monde,
mais en ce sens qu'il garde toute sa fécondité, toute
son activité, tout son être après toutes les œuvres
qu'il crée, sans les faire sortir de son sein. Il en reste
distinct, en demeurant au fond detout ce quipasse... »
(p. 3o8)
B. — Après avoir résumé les conceptions succes-
sives de Vacherot, il nous faut insister sur celle qui,
sous un vêtement spiritualiste, ne diffère pas au fond
du monisme aujourd'hui en vogue. Quelle philoso-
phie nous propose la Métaphysique et la Science,
si on prend soin de dégager la doctrine des presti-
gieuses draperies dont l'a parée moins encore le
style brillant que l'incontestable élévation d'esprit
de l'auteur ?
i) Elle prétend tout d'abord, on l'a vu, nous faire
admettre comme un axiome que le Dieu ira/, celui
qui se conçoit essentielleiuent comme l'Etre parfait,
ne saurait exister: « Perfection et réalité impliquent
contradiction. La perfection n'existe, ne peut exis-
ter que dans la pensée. Il est de l'essence de la per-
fection d'être purement idéale » (II, p. 544)- L'idée
de l'Etre parfait est la plus haute des idées de l'es-
prit humain, mais ce n'est qu'une idée : « Oii le cher-
cher..., s'il n'est ni dans le monde ni au delà du
monde, s'il n'est ni le fini ni l'infini, ni l'individu ni
le tout? Où le chercher, sinon en toi, saint Idéal de
la pensée ? Oui, en toi seul est la vérité pure, l'Etre
parfait, le Dieu de la raison » (p. 587). Vacherot sup-
pose partout, comme un postulat évident par soi-
même, note à ce propos Paul Janet (/.a crise phi-
losophique, Paris, Germer Baillière, i865, p. i58),
« que le parfait ne peut exister, par cette raison que
l'idéal ne peut être réel; mais la question est préci-
sément de savoir si le parfait est un idéal et un pur
concept. On a pu contester aux cartésiensque l'exis-
tence fût une perfection, il serait étrange pourtant
qu'elle fût une imperfection ».
Nous n'avons pas à montrer ici combien est con-
traire à la saine raison celte idée d'une contradic-
tion essentielle entre la perfection absolue et l'exis-
tence ; BossuET lécartait par ces questions brèves,
mais péreraptoires : « Pourquoi Dieu ne serait-il
pas? Est-ce à cause qu'il est parfait et la perfection
est-elle un obstacle à l'être? Erreur insensée : au
contraire, la perfection est la raison d'être. Pourquoi
l'imparfait serait-il et le parfait ne serait-il pas? »
{/" Flévation sur les Mystères). Indiquons seulement
l'origine de l'erreur chez Vacherot et l'inanité du seul
argument par lequel il cherche à la justifier : comme
le remarque finement Ollé-Laprunh, « Ce puissant
jiensexir est un Imaginatif... Dans l'exposition même
de sa métaphysique, l'imagination met à la place et
sous le nom d'idées de purs fantômes... Eùl-il à l'Idéal
suprême, à l'Etre parfait refusé l'existence de peur
de le dégrader, si, en concevant l'existence, il se fiit
défait de l'image des êtres existant dans l'expérience
et des conditions de celte existence inférieure ? n
{Etienne ]'acherût, Paris, Perrin, 1898, p. 96-99) De
fait, comment prélend-il appuyer cette invraisem-
blable affirmation que l'existence est incompatible
avec la perfection absolue? — Sur l'expérience , nous
attestant qu'aucune réalité ne peut être conçue comme
parfaite, à moins d'être idéalisée. — Mais encore,
qu'entend-il par réalité? — Il nous le dit lui-même :
« Toute réalité (est) un phénomène qui passe >i (La
Métaph. et la Science, II, p. 5i4). « Ce sont (donc des)
définitions exclusivement empiriques qui créent celle
incompatibilité prétendue entre la perfection et la
réalité. Il est trop évident que si nous appliquons...
à la perfection divine les caractères de la réalité
empirique, nous la réduisons à un non-sens. La
question est de savoir s'il n'y a vraiment d'existence
et de réalité possibles que sous la forme que l'expé-
rience nous révèle » (Caro, l'Idée de Dieu et ses
nouieau.T critiques. 7* éd.. Hachette, i883, p. 255). La
mélapliysi(iue de Vacherot peut être spiritualiste
d'inspiration et de tendance; comme philosophie du
réel, elle s'en tient au plus étroit positivisme.
2) La même conclusion s'impose à nous, si nous
en venons à l'explication des choses que l'auteur pré-
tend substituera la doctrine de la création e.r niliilo :
i( Pour nous, déclare-t-il (II, p. 545), le Monde n'étant
pas moins que l'Etre en soi lui-même, dans la série
de ses manifestations à travers l'espace et le temps,
possède l'infinité, la nécessité, l'indépendance et tous
les attributs métaphysiques que les théologiens ré-
servent exclusivement à Dieu. Il est clair, dès lors,
qu'il se sudit à lui-même, quant à son existence, à
son mouvement, à son organisation et à sa conser-
vation, et n'a nul besoin d'un principe hypercosmi-
que ». El plus loin (p. 606) : « 11 est... entendu (|ue
la raison pose a priori le Cosmos, c'esl-à-dire l'Etre
universel dans sa réalité, sans avoir besoin de lui
supposer une cause, un principe, un antécédent quel-
conque I.
Comment cet Etre universel, « parfaitement un
dans son infinité et son universalité » (p. 607), est-il
devenu le monde actuel, si complexe et si varié,
objet de notre admiration et de notre curiosité pas-
sionnées? — Rien de moins mystérieux, d'après Va-
cherot: puisque le second est sorti du premier, c'est
évidemment qu'il y était virtuellement contenu,
comme les phénomènes sont contenus virtuellement
dans la substance. El en efi'el, 0 la substance, dans
un être donné, n'est pas autre chose que la virtualité
plus ou moins féconde opposée à l'acte ou à la série
d'actes par lesquels elle se réalise et se détermine »
(I, p. 423). Or. on a eu soin de nous en avertir déjà,
il n'en va pas autrement de l'Etre infini : « Toute
réalité est imparfaite ; mais l'essence même, le type
naturel de cette réalité est virtuellement parfait. Je
dis le type naturel, pour ne pas le confondre avec le
type idéal qui n'a d'existence que dans la pensée. El
si chaque type naturel a son genre de perfection vir-
tuelle, r.\rchétype suprême, le Père de la Nature et
de l'Esprit, l'Etre universel a la perfection virtuelle
absolue. » (II, p. 73, 74)
Quant à l'actualisation contingente de cette virtua-
lité nécessaire, elle nous est expliquée par la loi
même du progrès qui « a aujourd'hui l'autorité d'une
vérité scientifique n (II, p. 626), mais qui, « pour
889
MONISME
890
être une révélation de l'expérience, n'en trouve pas
moins son explication dans la raison... Si le Dieu de
la théologie est la perfection en acte, le Dieu de la
cosmologie est la perfection en puissance. Donc le
progrés est inhérent à la réalité, de même que la per-
fection l'est à l'idéal. » (p. b3fi) .\u reste, ce mouve-
ment progressif n'est pas livré au hasard, puisquil
n'est pas moins dirigé que déterminé par l'idéal même
à réaliser : « A toutes ses phases et dans toutes ses
directions, l'Etre universel procède du simple au
composé, de l'abstrait au concret, de l'inorganique
à l'organique, du moindre être à l'être plus complet...
L'Etre cosmique, le Dieu vivant aspire sans relâche
et sans repos à la perfection idéale; sa loi est de
s'en rapprocher, sans jamais pouvoir y atteindre. »
(p. 624)
Est-il besoin de discuter pareil système? Nous
pourrions nous en dispenser d'après l'adage connu
« quod i;ratis afprmatur, gratis negatur », cette théo-
rie de l'Etre réel n'étant, pas plus que celle du Dieu
idéal, appuyée d'aucune preuve : tout est donné
comme évident pour la raison, guidée par les don-
nées de l'expérience. Mais ces prétendues évidences
s'imposent-elles vraiment à l'esprit? Ne lui apparais-
sent-elles pas plutôt comme une série d'atlîrraations
gratuites ou contradictoires? Pour commencer par
la dernière, comment concevoir que 1 Etre universel
se développe en vue d'un but qu'il ignore? « L'Idéal
n'existe pas en soi; il n'est pas substantiellement
distinct du monde, puisque le monde est sa réalité ;
enlin, il n'est pas antérieur au monde, puisqu'il est,
non à l'origine des choses, mais au terme de leur dé-
veloppement... Comment la sollicitation de l'Idéal,
qui n'est pas encore en acte, peut-elle éveiller de leur
obscure torpeur les puissances de l'être indéterminé ! »
(Caro, Idée de Dieu, p. 201-252) Invoquer, pour ré-
soudre la difficulté, la loi du progrès, c'est « oppo-
ser à une question sérieuse un mot, au lieu de satis-
faire l'esprit par une idée » (i7'., p. 2^7) : la loi du
progrès continu des choses, fût-elle moins contestable
et moins contestée qu'elle ne l'est, ne nous appren-
drait jamais pourquoi le monde évolue; elle se bor-
nerait à exprimer dans quel sens il évolue.
D'autre part, en appeler à la virtualité de l'Etre
pour expliquer son actualisation, et ajouter que le
Dieu de la cosmologie est lu perfection en puissance,
c'est évidemment affirmer ce qui est en question;
c'est, chose plus grave, l'aflirmer en dépit des pro-
testations du sens commun, qui, au nom même du
principe de raison suffisante, se refusera toujours à
faire sortir le plus du moins et l'acte de la pure puis-
sance. En vain Vacherot cherche-t-il à prévenir
l'objection. Dès son premier ouvrage il déclarait :
« De ce que la Nature va du pire au meilleur, de l'être
à la vie, de la vie à la pensée, il faut bien se garder
d'en conclure que le pire engendre le meilleur, que la
vie et la pensée ont pour principe la pure matière.
Ce serait confondre la cause avec la condition, le
principe avec l'antécédent nécessaire. » (Histoire de
l'école d'Alexandrie, t. 111, p. 33o) Et il ajoutait :
« Le vrai et seul principe de toutes ces créations suc-
cessives de la Nature, de tous ces règnes qui s'éelie-
lonnent depuis le minéral jusqu'à l'homme, c'est l'Etre
infini, universel, dont tout procède, dans lequel tout
rentre, et qui, dans son inépuisable fécondité, pro-
duit, par un progrès continu, la matière, puis l'âme,
puis l'intelligence... » (p. 33i) Cette explication a
beau être répétée, en termes d'ailleurs moins clairs,
dans /.a Métaphysique et lu Sciencr (t. II, p. 65o et
sulv.); elle n'en reste pas moins un déli à la raison
humaine. Aucune pure puissance, même « cachée
dans les profondeurs de l'Etre universel i> (ib., p. 652),
même décorée, en vue du rôle à jouer, du titre de
virtualité, n'est capable, pour employer l'argument
même de l'auteur contre le matérialisme vulgaire,
<( d'engendrer ni l'âme, ni l'intelligence, par la rai-
son très simple qu'elle ne peut produire plus qu'elle
ne contient » (Histoire de l'école d' Alexandrie, III,
p. 33o); et avec Ravaisson « on demandera... com-
ment on peut comprendre qu'une existence toute vir-
tuelle puisse d'elle-même, par elle seule, devenir
réalité. On demandera ce que c'est que d'être virtuel
seulement, et si c'est être. On demandera enlin si
l'être inUni de M. Vacherot, en qui il veut mettre
toute la force efficace qu'il refuse à son Dieu, si cet
être, réduit à une virtualité, n'est pas, comme ce
Dieu, une pure conception, entièrement semblable,
à ce titre, à toutes ces substances de la métaphysique
vulgaire auxquelles on veut le substituer, et si enfin
il ne se réduit pas, comme l'a dit M. Lacuelibr
dans un article de la Revue de l'Instruction publique
(23 juin i8G4)..., à l'abstraction de l'être en général,
c'est-à-dire à laplus vide de toutes les abstractions. »
(La phil. en l<'rance au XIX" siècle, p. 126)
Le Dieu réel de Vacherot ne supporte donc pas
plus l'examen que son Dieu idéal. Au reste, le double
échec de sa tentative était une conséquence inévitable
de la méthode même qu'il avait adoptée, comme le
montre M. I'arodi dans deux articles de la Revue de
Mélupliysique et de Morale (i8yg, p. 463 et ^32),
dont on ne peut par ailleurs admettre ni l'inspira-
tion franchement kantienne, ni les principales con-
clusions. Vouloir, comme le prétendait l'auteur de
l.a Métaphysique et la Science, « adopter en lin de
compte le positivisme, tout en y superposant une
philosophie véritable; mieux encore, incorporer la
métaphysique à la science » (Parodi, p. 739), en un
mot tenter une « métaphysique » purement « posi-
tive » et, pour cela, « juxtaposer les deux concep-
tions et les maintenir au même titre » (p. 740),
n'est-ce pas s'acculera une « position intenable «i
(p. 739) Car II si la métaphysique doit exister, ce
n'est pas la science qui peut la contrôler et la légi-
timer, mais bien plutôt elle qui peut légitimer et
contrôler la science » (p. 466). Cependant, <; dominé...
par le double sentiment de la vérité métaphysique
et de la réalité scientifique, Vacherot hésitera sans
cesse entre eux : ne voulant jamais sacrifier l'un à
l'autre, et ayant pour plus liaute ambition de les
concilier en faisant à chacun sa juste part, il ne
parviendra justement pas à les concilier, parce qu'il
se refuse à toute subordination entre eux » (p. 468):
de fait, « sans en avoir bien conscience, c'est le
point de vue métaphysique qu'il sacrifie au point de
vue scientifique » (p. 467). D'ailleurs « distinguer la
réalité que nous donnerait l'expérience de la vérité
que nous donnerait la raison, n'est ce pas leur ôter
à l'une et à l'autre toute autorité, car, qu'est-ce
qu'une réalité qui ne serait pas vraie, ou une vérité
qui ne correspondrait pas au réel ? » (p. 73g)
Ce qui étonne, ce n'est donc pas l'insuccès de l'en-
treprise, c'est l'illusion de Vacherotàcesujet, illusion
qui lui a fait écrire cette phrase déconcertante :
« Que ma théologie soit vraie ou fausse, au nioiiis
me rendrez-vous cette justice qu'elle est intelligible
sur tous les points. » (La Métaphysique..., t. II,
p. 596) Lui, si méprisant d'ordinaire pour la théo-
logie orthodoxe, et qui ne voit dans la scola'^tique
qu' (( un chapitre très curieux, des plus curieux
peut-être de l'histoire de l'esprit humain travaillant
dans le vide et sous le joug de la théologie »
(p. 2o3);lui, si sévère pour les philosophes de génie
qui auraient, à l'en croire, « réuni de force des mots
qui hurlent d'effroi de se voir accouplés, pour
essayer de nous faire comprendre un Dieu incom-
préhensible et même impossible dans les conditions
891
MONISME
892
où on l'imagine » (p. ■):>); lui enfin, qui a écrit quel-
que part, à propos de la création ex niliilu : « Quand
la science rencontre un mystère, elle ne s'arrête ni
à le discuter, ni à le démontrer; elle lui ferme sa
porte » (p. 594); comment a-t-ilété le seul à ne pas
voir, non seulement les mystères qu'il introduisait
dans sa cosmologie soi-disant scjentitique, mais les
contradictions sur lesquelles s'écbafaude son mo-
nisme : pure virtualité qui se réalise, — idéal
qui agit avant d'être conçu, — monde seule cause
de tous ses effets, — Etre nécessaire, iutini et éter-
nel, seul Uieu réel et fi\'anl, constitué par la totalité
dos individualités contingentes, — enlin un autre
Dieu, le frai, ce Dieu parfait qui n'existe pa> !
Cette dernière opposition toutefois entre le Dieu
infini, seul réel, et le Dieu parfait, pur idéal,
VacUerot, nous l'avons reconnu, a Uni par l'alian-
donner ; mais si le A^oin'eau Spiritualisme marque
un incontestable progrès dans sa conception du
Divin, 11 ne s'élève pas en réalité au-dessus du pan-
théisme, ou peut-être du punenthétsme. Par là du
moins, la doctrine de cedernierouvrag-e,touterronée
qu'elle demeure, dépasse les bornes de cet article.
Elle a été exposée et discutée, avec les principales
opinions métaphysiques de l'auteur, par Paul Jankt
dans l'article déjà cité (Le Testament d un philoso-
phe, Het'. des D. M., i'^' juin i885, ou Principes
de Métaphysique et de Psychologie, t. II), par
Mgrn'HuLST (Le Nouveau Spiritualisme de Vache-
rot, Ann. de ph. chrétienne, avril i885 ou Mélanges
philosophiques, p. 433), surtout par M. l'abbé
Elle Blanc (L'n spiritualisme sans Dieu, dans La
Controverse et le Contemporain, aLvr\\-no\emhTe i885
— tiré à part, Lyon, Librairie catholique).
Notons seulement que ce terme de « nouveau spiri-
tualisme », touten traduisant les intentions très sin-
cères de l'auteur et répondant dans une certaine
mesure à sa psychologie et à sa morale, toutes deux
d'inspiration élevée, ne doit pas faire illusion sur le
vrai caractère de sa théodicée et de sa cosmologie.
Même à propos de ce dernier ouvrage, on pourrait
retourner contre Vacherot, en n'y changeant qu'un
seul mot, un reproche que, dans La Mitaphysique et
la Science (II, p. 118), il adresse, avec bien moins
de fondement, à plusieurs des grands idéalistes du
passé : « C'est le souille puissant d'un principe
étranger... qui a introduit le spiritualisme dans les
conceptions (positivistes) de (sa) philosophie. Mais
sur ce fond ingrat la doctrine spiritualiste ne pousse
pas de profondes racines. Au lieu de se fortifier et
de se développer en s'appuyant sur sa propre base,
elle se corrompt, se dessèche, se perd en s'enfonçant
de plus en plus dans le sol (du positivisme). >> Con-
scient de sa noblesse d'idée et de caractère, trompé
d'ailleurs par la sonorité des pins grands mots du
langage humain, qu'il continue à employer après
les avoir vidés de leur sens légitime, Vacherot a pu,
de bonne foi, se croire fidèle aux leçons de ses maî-
tres sur Dieu et sur l'âme; mais comment, sans
s'exposer à de regrettables confusions, décorer du
nom de spiritualisme une métaphysique, qui, toute
pénétrée de ce [lositivisme contre lequel elle s'obs-
tine à protester, ne garde guère elle-même qu'en
paroles la distinction entre la matière et l'esprit,
entre le monde et Dieu?
VI. Monisme matérialiste et biologique. — Le
plus ordinairement, le terme de monisme, surtout
employé sans épilhète, désigne une forme spéciale
et récente du matérialisme, généralisation de la
théorie du transformisme darwinien.il y a longtemjJS
sans doute que certains philosophes et surtout cer-
tains savants ont émis la prétention d'expliquer,
avec les seules données de la matière et du mouve-
ment, le problème de l'univers, vie et pensée com-
prises; mais, au siècle dernier, les progrès considé-
rables faits par les sciences biologiques et la vogue
accordée au darwinisme inspirèrent à des natura-
listes, surtout anglais et allemands, l'ambition et
1 espoir de trouver une explication moins mani-
feslement insuiUsante de l'origine matérielle des
vivants.
A. — Marchant sur les traces du Hollandais Jacobus
MoLEscuoTr (1822-1893), des Anglais John Tyndall
(1820-1898) et Thomas Huxley (1 825-1896), des Alle-
mands Karl VoGT (181^-1895), Friedrich Buchner
(1824-1899) et Rudolf ViRCHOw (182 11 902), M. Ernest
Hae<:kbl (ne en i834), professeur à léna, se propose
de résoudre le problème cosmologique, en partant
de la théorie évolutionniste et en la poussant jusqu'à
SCS dernières conséquences. Il entend bien d'ailleurs
que son système soit le seul qui ait le droit de se
qualifier de monisme, de même que — ambition bien
moins justifiée encore — il n'hésite pas à accaparer
à son profit le beau nom de science. Ce monisme,
cette science, dont il se réserve ainsi le monopole,
il a la prétention d'en faire une religion, la seule
religion de l'avenir : 0 La religion monistique de
la Nature, oii nous devons voir la véritable Reli-
gion de l'avenir, a-t-il écrit lui-même, n'est point,
comme les religions que professent les Eglises, eu
contradiction, mais en plein accord avec la connais-
sance de la nature. Tandis que celles-ci n'ont d'autre
origine que des illusions et la superstition, celle-là
se fonde sur la vérité et la science ». (Naliirliche
Schœpfungsgeschichte, Berlin, 7= éd., p. 681) A la
diffusion de eetle religion nouvelle doivent contri-
buer, dans l'intention de son fondateur, outre ses
propres ouvrages, des congrès monistes périodiques,
dont le premier s'est réuni à Hambourg en septem-
bre 191a.
Dans la conférence qu'il y a fait lire, Haeckel a
affirme, paraitil, une fois de plus que « la théorie de
l'évolution nous apporte des preuves que l'Univers
s'est formé d'une substance primitive, d'après des
lois éternelles, sans le concours d'un Dieu planant
sur les eaux » (Revue Scientia, t. XI, p. 4^9). Le
malheur est que, ces preuves, on ne les chercherait
pas moins en vain dans le compte rendu du congrès
que dans les écrits mêmes de l'auteur. Sans doute
les ouvrages de M. Haeckel ont eu, en Allemagne
du moins, un succès de librairie retentissant, dont
on a pu dire que ce fut un des grands scandales
scientifiques, ou plutôt antiscientiliques, de notre
époque; mais, si ce succès jette uu triste jour sur la
mentalité intellectuelle et religieuse des masses con-
temporaines, il ne peut pourtant pas suppléer à
l'absence totale de démonstration.
Le monisme biologique du professeur d'Iéna tra-
duit, il est vrai, en termes empruntés à la science
d'aujourd'hui, les alfirmations du vieux matérialisme
d'Epicure et de Lucrèce; mais, à son exemple, il
remplace les arguments par des postulats : postulat
d'une matière éternelle et indestructible; postulat
d'une génération spontanée, rejetée dans un lointain
inaccessible; postulat d'une mo/iè/e primitive, cellule
sans noyau, d'où seraient sorties, par une différen-
ciation lente et progressive, toutes les espèces vi-
vantes actuelles ; poui' relier l'homme à la monère,
postulat d'une généalogie d'ancèti'es aussi inconnus
à la paléontologie qu'à la zoologie; enfin, pour ex-
pliquer l'intelligence humaine, postulat du pampsy-
chisme de la matière.
A quoi bon discuter en détail pareilles fantaisies,
en fa\eur desquelles l'auteur n'invoque, à tout pren-
dre, qu'une seule raison, toujours la même, la
893
MONISME
894
nécessité de se soustraire à l'iiypothèse d'une création
ex niliilu et par suite de trouver, dans une substance
nécessaire et éternelle, l'explication adéquate de
l'état actuel du monde ? On a d'ailleurs déjà donné,
à l'article Matérialisme, une réfutation péremploire
du système liaeckélien.
B. — 11 y a quelques années, un biologiste fran-
çais, Félix Le Danthc (iSûi^-igi^) avait repris la
thèse sous une forme qui peut sembler, au premier
abord, moins étrangère aux exigences scienliQques;
l'arbitraire garde cependant une troj) large place
dans sa méthode pour ne pas enlever toute valeur à
ses conclusions. C'est ainsi que, à titre de prélimi-
naires obligés du système, sont supposées explicite-
ment ou implicilemeut quelques allirmations contre
lesquelles protestent à la fois une science sérieuse
et une saine philosophie. D'après Le Dautec, par
exemple, toutes les doctrines, sans excepter les théo-
ries philosophiques, morales et religieuses, sont du
domaine de la biologie, par le seul fait que toutes
sont des créations de l'intelligence humaine, qui
relève elle-même de l'organisme cérébral. Rien
d'étonnant dès lors que, à rexemjile de M. Haeckel, il
se croie le droit d'écrire (Vtie«ce et couAci'ence, Paris,
Flammarion, 1908, préface, p. 6 et 7) : « La biologie
générale est surtout une religion;... elle résout les
problèmes les plus passionnés qui se posent à nous,
ceux qui intéressent notre nature même et auxquels
nous tenons par-dessus tout. »
D'autre part, cette biologie générale, qui a ce mer-
veilleux privilège d'absorber toutes les connaissan-
ces humaines, à quoi se réduil-elle pour l'auteur? —
Lui-même nous le dit : à un pur matérialisme quan-
titatif : « La biologie que je rêve, assure-t-il, est une
philosophie, ou, si vous préférez (c'est tout un pour
moi), une mécanique des êtres vivants » (De Vhomme
à la science, Flammarion, 1907, préf. , p. v). La vie
n'est, en elfet, à ses yeux, qu'un phénomène méca-
nique ; c'est même là le titre d'un des chapitres de
ses Eléments de philosophie biologique {Wcan, 1907).
De preuves, il n'en apporte aucune : bien plus, il
croit inutile d'en apporter, la chose lui semblant évi-
dente, puisque les phénomènes dits organiques
peuvent être soumis à la mesure: « Je crois que tous
les faits sont susceptibles d'une narration mathéma-
tique... c'est pour cela que je ne suis pas linalisle. n
(Science et conscience, p. 6) D'ailleurs, la vie ayant
succédé sur la terre aux transformations de la ma-
tière inanimée, n'enfaut-il pas conclure, en vertu du
déterminisme universel, que celle-là est sortie de
celle-ci? Ce « transformisme philosophique »,
comme il l'appelle lui-même quelque part (Crise du
transformisme, Alcan, 1908, p. 21), explique non
seulement l'origine des premiers organismes, mais
leur dilTérenciation progressive jusqu'aux espèces
actuelles et spécialement jusqu'à l'homme : 0 Le
transformisme croit à l'apparition de l'intelligence
de l'homme dans un monde où il n'y avait rien de
comparable à l'intelligence de l'homme. » (ib.) L'évo-
lution s'opère par progrès insensibles et, comme l'a
établi Lamarck, sous l'influence prépondérante du
milieu : a Les êtres vivants ne sont pas séparables
du milieu : ils n'existent que par lui. » (De l'homme
à la science)
F. Le Dantec ne peut ignorer ce qu'a de contraire
aux convictions courantes cette réduction de la per-
sonnalité humaine à un pur mécanisme matériel; il
ne desespère pas cependant, sinon de la démontrer
(à cela, nous l'avons dit, il ne songe même pas), du
moins d'établir qu'elle ne répugne point. A cet effet,
posant en principe que le prolilème de la vie, trop
complexe chez les êtres supérieurs, ne peut s'étudier
utilement que dans les vivants les plus rudimentai-
res, il cherche à établir que tous les phénomènes
constatables à l'expérience chez les organismes infé-
rieurs peuvent s'expliquer par les lois pliysico-chi-
mi(jues. Puis, s'elTorçant de ramener par lanalyse la
vie des êtres perfectionnés à ses cléments les plus
simples, il étend à ces derniers son explication mé-
c.mique et croit pouvoir conclure : « 11 n'y a qu'une
physique, qu'une chimie, qu'une mécanique, aux lois
desquelles sont éternellement soumis les éléments
constituant tous les corps vivants ou bruts. Le fonc-
tionnement de ces corps vivants ou bruts, si com-
plexe qu'il puisse paraître, ne saurait donc faire
exception au déterminisme le plus rigoureux,
puisqu'il est toujours et uniquement la synthèse de
phénomènes élémentaires rigoureusement détermi-
nés par les conditions dans lesquelles ils se produi-
sent. » (Rei'ue encyclopédique Larousse, 28 avril 1898,
la Conception moniste, p. 358, col. i)
Reste, après cette ex[)lication audacieuse de l'orga-
nisme, une dilliculté plus redoutable encore que la
précédente, le mystère de la vie consciente. L'auteur
croit y échapper, en affirmant que le psychique n'est
qu'un épiphenomène, sans réalité propre comme sans
influence sur le déterminisme universel, ombre ou
tout au plus simple reflet du phénomène biologique :
« Notre conscience n'est qu'un reflet extérieur de
l'état structural de notre corps... Le mot épipheno-
mène a été inauguré pour rappeler que cette con-
science n'a aucune qualité directrice, qu'elle est seu-
lement témoin, dans chaque molécule, de l'existence
de cette molécule. » (Truite de biologie, Alcan, 1902,
p. 4^5) Au reste, cet épiphenomène, comme tel, n'a
pasplusbesoind une explication spéciale qu'il n'a d'ac-
tivité réelle; en effet, nous assure toujours l'intrépide
écrivain, « la matière jouit, en dehors de ses pro-
priétés physiques et chimiques, de la propriété de
conscience »; d'ailleurs, gardons-nous de l'oublier,
(I tout se passerait exactement de la même manière
dans la nature, si cette propriété de conscience était
retirée à la matière, ses autres projjriétés restant les
mêmes » (Le déterminisme biologique et la personna-
lité consciente, Alcan, 1898, p. 34). C'est assez dire
que la liberté humaine n'est qu'une illusion : « La
pensée résulte d'un mécanisme déterminé ; je ne crois
pas à la liberté, et cela est fondamental chez moi »
(/.'athéisme, Flammarion, 1907, p. 7); et encore (/,es
limites du connaissable, Alcan, 1908, p. 84) : « Nous
sommes tous des pantins soumis à ces lois (les lois
du déterminisme). »
En somme, F. Le Dantec semble ne vouloir
faire rentrer dans la biologie générale les sciences
philosophiques et morales que dans le but de les sup-
[>rimer. S'il traite de la connaissance humaine, c'est,
nous venons de l'entendre, pour nier la pensée en la
réduisant à un pur mécanisme; il n'est pas jusqu'à
la connaissance sensible, qu'il n'éprouve le besoin
de mutiler, en limitant ses données utiles au seul sens
de la vue, pour la plus grande gloire du monisme
intégral (voir Lois naturelles, Alcan, igoi, p. 24l).
La volonté, de son côté, n'étant pas libre et n'ayant
même aucune influence sur le cours des phénomènes,
n'a pas plus de réalité que la pensée. Quant à la
personnalité individuelle, dont la conscience atteste
invinciblement à chaque homme l'unité et l'identité,
l'auteur a cru devoir lui consacrer tout un livre. Le
déterminisme biologique et la personnalité consciente ;
mais c'est pour la réduire à une simple somme, la
somme de ces consciences élémentaires, qu'il attribue
gratuitement aux atomes matériels. Une telle inter-
prétation équivaut, après qu'on a déjà supprimé la
pensée et la volonté, à nier le Moi lui-même. Que
reslc-t-il dès lors de la psychologie? La morale et la
sociologie ne sont pas da\anlage épargnées : « Le
895
MONISME
89o
sens du bien et du mal, c'est, déclare-t-il sans amba-
ges, une particularité de notre cerveau qui résulte,
comme nos autres caractères, des hérédités ances-
trales. » (Limites du connaissable, p. i3i) Peu d'an-
nées après, il précisera encore : la biologie générale,
cette science universelle, la seule légitime d'après
lui, 0 la biologie ignore le bien, le mal, la justice, la
responsabilité, le mérite : elle répudie toutes les no-
tions qui sont la base d'une organisation sociale.
Parler d'un individu responsable est, en biologie,
une absurdité. " (De l'homme à la science, préf.,
p. vi) Inutile de nous demander ce que Le Danlec
pense de la religion : la réponse est donnée par le
titre même d'un de ses ouvrages déjà cité, l'Athéisme.
Si le mot de religion est conservé par lui, c'est, nous
l'avons vu, pour en faire honneur à la biologie
telle qu'il l'entend, c'est-à-dire, suivant l'exemple de
M. Haeckel, à ce monisme pour lequel il a écrit tant
d'articles et tant de livres.
Il n'entre pas dans notre sujet de discuter les
hypothèses scientiUques qui y sont exposées, parfois
agrémentées d'attaques sans indulgence à l'égard
des adversaires : un savant, qu'on ne saurait soup-
çonner d'incompétence en cette matière, a cru pou-
voir, à propos d'un mémoire sur VHérédité, qualilier
en ces termes sévères le procédé habituel de l'auteur:
ï Fournir des explications verbales qui n'expliquent
rien, vagues et simplistes, sans se soucier des objec-
tions capitales, qui restent dans l'ombre, et des la-
cunes énormes, qui restent béantes, i (Yves Uelage,
Année biologique, 1902, p. lvii) Quoi qu'il en soit
de ce point, passant condamnation sur les théories
strictement biologiques, discutons la construction
philosophique qu'on prétend élever sur ce fondement :
quelques courtes remarques suffiront à en montrer
l'irrémédiable inconsistance. L'auteur eùt-il rigou-
reusement démontré, ce qu'il est loin d'avoir fait, ce
que personne d'ailleurs ne pourrait faire, que les
phénomènes de la vie végétative s'expliquent tous
par les seules lois de la matière, de quel droit éten-
drait-il son interprétation purement mécanique aux
manifestations, si évidemment supérieures, de la
sensation et de la pensée? On ne se débarrasse pas
de ce redoutable problème en iniligeant, contre
l'évidence des faits, à la vie consciente tout entière,
dont la puissance s'exerce si visiblement sur la di-
rection du déterminisme matériel, l'éliciuette A'épi-
^/ie'/io/iièHe, qui d'ailleurs, supposerait elleaussi, bien
qu'à un autre titre, la négation des lois rigides de ce
même déterminisme dont on se fait un argument.
(Voir, sur ce point secondaire. Eludes, t. CXVIIl,
Conscience et monisme, p. 3i3, 3i4)
De plus, la méthode analytique, chère à F. Le
Dantec, et qui l'amène à combattre ce qu'il appelle
l'erreur individualiste, a le défaut de méconnaître, et
de laisser par suite sans explication, le problème de
l'unité et de l'identité, incontestables pourtant, de
l'être vivant. Enlin et surtout, a-l-on donné la raison
suffisante de l'existence d'une machine, pour avoir
fait l'analyse de tous les éléments qui la composent
et exposé la théorie de son fonctionnement? Dans la
prétendue démonstration de son monisme, il y aune
question que ce fécond écrivain a obstinément laissée
dans l'ombre, et c'est justement la principale, la
question des origines : origine, sinon de la matière
qu'il suppose éternelle, au moins de son mouvement,
origine de la vie, origine de la conscience, origine de
la pensée, origine de la morale, de la société, de la
religion; croyait-il avoir tout dit en affirmant que
toute réalité, étant susceptible de mesure, a nécessai-
rement son explication dernière dans les éléments
matériels? L'affirmation ftit-elle aussi vraie qu'elle est
manifestement fausse, elle resterait une pure affirma-
tion, nullement une explication des choses, tant
qu'elle n'aurait pas montré comment le plus peut
spontanément sortir du moins. Peut-être, après tout,
l'auteur qui a été capable d'écrire sur le problème
de la mort les pages étonnantes publiées récemment
par la Iteyue philosophique (février 1916), n'a-t-il
jamais compris le véritable sens de ce mot de pro-
blème en science pas plus qu'en philosophie.
C. — Si nous avions à faire ici 1 histoire complète
du monisme biologique, il faudrait, aux noms plus
représentatifs de MM. Haeckel et Le Dantec, en ajou-
ter bon nombre d'autres, sinon toujours de pliilo-
sophes proprement dits, du moins de naturalistes,
de tous ceux, pourrions-nous dire, qui ne croient pas
à un Dieu personnel. Sans doute la plupart, se limi-
tant d'ordinaire au point de vue scicntiiique, se
contentent, dans leurs ouvrages, de supposer claire-
ment les postulats du monisme : ainsi, en France,
Alfred Giard, MM. Yves Delage, F. Houssay,
CuKNOT ; les Allemands BiirscHLi, Driesch, Ostwalu,
le Suédois Svante Arhhénius, le biologiste améri-
cain Jacques Loeu. Mais c'est ouvertement que d'au-
tres professent la philosophie athée et unitaire et
s'en font les vulgarisateurs. Bornons-nous à citer
les plus connus.
1) — a) En Allemagne, David Strauss (iSoS-iS'jii),
le trop fameux auteur de la Vie de Jésus, publiait
peu d'années avant sa mort un dernier ouvrage sous
ce titre : L'ancienne et la nouvelle foi (187a). Le pre-
mier, parmi les philosophes allemands, il y faisait
une adhésion retentissante à l'évolutionnisme haec-
kelien et, trente-sept ans après avoir renié le Dieu
de l'Evangile, il en venait à répudier même le Dieu
personnel du théisme. Il n'apportait d'ailleurs à la
doctrine nouvelle que son nom et un enthousiasme
aveugle pour la science expérimentale, sans enrichir
le monisme d'aucun argument, ni même d'aucune
conception nouvelle.
b) Trois ans plus tard, Ludwig Noire (1829-1889)
donnait à son tour son grand ouvrage, Der monitis-
clie Gedanke (Leipzig, 18^3) suivi d'autres publica-
tions qui, tout en révélant de notables changements
dans sa pensée, le montrent constamment fidèle à
l'évolutionnisme absolu. Quelques passages emprun-
tés à La l'ensée monistique donneront une idée suf-
tisante des vues de Noire : « La matière, y lisons-nous,
est l'être, la substance, le principe éternel, que la
science poursuit jusque sous sa forme la plus simple,
dans sa première manifestation à laquelle on donne
le nom d'atome. L'atome ne contient rien de plus
que les deux attributs primordiaux et constants de
l'être, le mouvement et le sentiment » (p. 68). a Le
sentiment ne se développe que par l'efTet du chan-
gement, lia pour propriété essentielle de se modifier
sous l'action du temps, c'est-à-dire par la répétition
fréquente des mêmes impressions » (p. 49). -^u reste,
l'élément substantiel et fondamental des choses, tel
que l'entend Noire, rappelle plutôt la monade leib-
nizienne que l'atome du pur matérialisme : « Cha-
<[ue être, nous dit-il encore (p. laS), est une monade
dont l'essence intime est exclusivement de nature
spirituelle, dont le corps est une matière en mouve-
ment, un composé mécanique qui doit sa forme, sa
grandeur à l'action du principe spirituel, auquel il
est associé. » Mais une telle interprétation du mo-
nisme n'équivaut-elle pas à un véritable dualisme?
Quant aux théories biologiques et transformistes de
l'auteur, elles ne sont guère que la reproduction de
celles de Haeckel, dont Noire accepte, les yeux fer-
més, les hypothèses les plus hasardées.
c) Sans rester aussi lidèle, il s'en faut, aux postu-
lats darwiniens, Eugen DiiHRiNO, le philosophe
aveugle (né en i833) qui eut en 1875 son heure do
897
MONISME
898
célébrité(voir Revue des Deux Mondes, 1877, V" vol.,
p. 210), peut èlre joint aux philosophes allemands
procéilents, en raison du moins ilu caractère biologi-
que de son monisme, exposé surtout dans son Cur-
sus der Philosophie (Leipzig-, Koschny, 1875). La
sensation consciente est pour lui non seulement le
terme, mais le but de la tendance c\olutive de la
matière vers la vie ; malheureusement cette évolution
Unale se montre, s'il est possible, bien plus inexpli-
cable encore dans son système que dans les précé-
dents. Il refuse en efTet de voir dans la sensation
une pure transformation du mouvement matériel,
cjui ne serait qu'une condition de la conscience,
comme de toute autre manifestation chimique ou bio-
logique de l'Etre; il n'admet pas, d'autre part, qu'on
doive, avec Haeckel, reconnaître à toute matière un
psychisme rudimentaire. 11 n'en faut pas moins affir-
mer, comme un postulat nécessaire, que la vie a
soudain surgi du sein de la matière, dès qu'ont été
réalisées les conditions mécaniques favorables. C'est
du fond même de l'Etre, jusque-là purement maté-
riel, que seraient nées ces énergies nouvelles, dont
est sortie peu à [leu, avec la vie et la conscience, la
diversité spécltique des individus. Ajoutons que
Diiliring rejette catégoriquement quelques autres
dogmes communément admis par les monistes, spé-
cialement l'inlinilc du monde, l'éternité de l'évolu-
tion et la sélection naturelle.
2) — a) En France il suffira de mentionner : Vachhh
DR Lapouge, traducteur et admirateur de Haeckel,
et qui a trouvé le secret de rivaliser avec son maitre
en attaques imbéciles et haineuses contre le christia-
nisme (Le Monisme, Paris, Schleicher, 1897 — voir
surtout Préfîtfe, p. 6-8); un autre traducteur des
o?uvresdu biologiste d'Iéna, Jules Soury (i842-igi5),
philosophe en même temps que physiologiste, qui
n'hésite pas à considérer l'univers » comme un
nuage de matière cosmiqvie, passant par différents
états de condensation, et produisant tout ce qui
existe, sans but ni dessein » (Itiéviaire de l'histoire
du matérialisme, Paris, 1881, Ill« partie, C), et qui
fait sienne la théorie de la conscience épiphénomène
(Sisti'mc neiveuj- central, Paris, 1899, t. Il, p. 1778);
enlin le docteur Julien Pioger qui expose dans le
Monde physique (.\lcan, 1892) une « théorie inlinité-
simale de la matière », composée, suivant lui, d'élé-
ments ultimes indifférenciés et équilibrés j)ar cou-
ples; dans un second ouvrage (l.a Vie et la Pensée,
Alcan, 189.3), couiplélé par un article de la Revue
pliilosophifjue (juin i8g/|, p. 634), il tente de réduire
tous les iihénomènes, vie morale et sociale comprise,
à la sensation, et la sensation elle-même à des vibra-
tions moléculaires. Pour conûrmer son interpréta-
tion, il en appelle à la loi du solidarisme organii/ue
qui régirait le monde entier des vivants, et à celle de
Véiiuilihration universelle, à laquelle se ramèneraient
toutes les lois particulières de l'évolution. C'est dire
que sa manière se rapproche de celle de F. Le Dan-
tec, avec plus de tenue toutefois et de sérieux dans
la forme : tout autant que ce dernier, il semble pren-
dre pour des explications décisives de pures formules
et des néologismes sonores ; comme lui encore, sous
l'apparat décevant d un style à prétentions scienti-
fiques, il ramène en réalité le monisme biologique
aux conceptions enfantines d'un matérialisme su-
ranné.
Trois auteurs toutefois, quoique assez peu connus,
méritent, semble-t-il, d'être mis en relief, à cause de
la contribution vraiment personnelle que, à des de-
grés divers, ils ont tenté d'apporter à la doctrine que
nous discutons.
i) Dès 1842, un philosophe aujourd'hui oublié et
qui n'eut pas, à vrai dire, même de son temps grande
Tome III.
notoriété, Charles LEMAins proposait, sous ce titre
assez vague : Initiation à la philosophie de la liberté,
une théorie à visées franchement iiolltiques et démo-
cratiques, mais «pii, de fait, contenait en germe tout
le monisme biologique actuel. Maintenant contre les
anathèmes d'Auguste Comte la légitimité de la méta-
physique, il affirmait que l'induction fondée sur
l'expérience contraint la raison humaine à voir dans
l'univers le proiluil nécessaire d'une multitude d'ato-
mes éternels, étendus, spontanément actifs et pour-
vus d'une connaissance instinctive, qui fait déjà
songer à l'inconscient de Schopenhauer et de Hart-
mann. A l'appui de cette dernière affirmation, il
invoque un argument que développeront aussi plus
tard les volontaristes : « Si la cause n'était pas
nécessairement savante, remarque-t-il, comment
concevrait-on la pro|iortion, la régularité, l'harmo-
nie qui se révèlent dans les formes géométriques des
minéraux et dans les organisations diverses? »
(Initiation..., t. 11, p. 11) Sans parler des autres
objections auxquelles succombe tout monisme bio-
logique, il est aisé de voir que cette preuve, logique-
ment poussée à ses dernières conséquences, suffit à
condamner l'hypothèse en faveur de laquelle on la
produit.
c) A la fin du siècle, une Bretonne, que l'engofiment
alors à la mode [lour la science et pour les utopies
sociales avait rendue infidèle à toutes ses convictions
premières, Clémence lioYER (1830-1902), renouvela,
probablement sans l'avoir connue, la tentative d'ex-
plication de Charles Leniaire. En 1881, dans le livre
intitulé Le Rien et la Lui 7»o/fl/e (Paris, Guillaumin),
elle esquissait son système, dont elle donna vingt
ans après l'exposé définitif dans son dernier ouvrage
(La Constitution du monde. Dynamique des atomes,
Paris, Schleicher, 1900). Elle y défend sous le nom
de siitistantialisine, une sorte d'atomisme dynamique
et vitaliste, d'après lequel la substance cosmique
éternelle, à la fois matière, force et esprit, se pré-
sente, suivant le degré de force expansive de ses
éléments individuels, sous trois états, l'état éthéré,
l'état matériel et l'état vitali/cre.
Inutile de résumer cette indigeste élucubration de
900 pages, à plus forte raison de discuter une cosmo-
gonie toute fantaisiste, arbitrairement déduite a
priori, en dépit de visées pseudo-scientifiques, et
dont le moindre défaut est de heurter à chaque in-
stant les conclusions géiiérakment admises par les
savants autorisés, dès qu'elles ne cadrent pas avec
les exigences de la théorie. Signalons seulement,
dans le domaine plus proprement philosophique,
deux affirmations dont l'auteur a cru l)on d'enrichir
l'atomisme vulgaire. Elle attribue à chaque élément
premier de la matière cosmique, au lieu du pur in-
stinct imaginé par Charles Lemaire, la capacité
d'acquérir, par ses rapports avec les éléments voi-
sins, une perception sourde sans doute, mais analo-
gue à la sensation consciente. D'autre part, le
monisme biologiste, pour faire honneur à la matière
de ces virtualités psychiques, se borne en général à
invoquer la nécessité d'expliquer l'existence actuelle
de phénomènes mentaux : on connaît là-dessus les
déclarations de MM. Haeckel et Le Danlec, et nous
venons de dire que c'est aussi la position de Lemaire.
Clémence Hoyer ne recule pas devant une tentative
autrement hardie : celle de déduire de la nature
même de la matière ses propriétés psychiques. H lui
parait que l'étendue, loin d'être incompatible avec
ces propriétés, comme l'affirment couramment les
spiritualistes, est au contraire la condition première
et essentielle de la pensée, parce qu'elle est la condi-
tion du contact, sans lequel la sensation, et, par
suite, la conscience seraient impossibles : « Quelle
29
899
MOiNISME
900
est en somme, nous dit-elle, la condition et la nature
de toute sensation? C'est le contact, c'est la limita-
tion réciproque qui en résulte... L'être ne devient
conscient que s'il rencontre d'autres êtres qui le
modilient en le limitant. » {Le Bien et la Loi morale,
W partie, C. iv, passim) Bientôt elle ajoutera intré-
pidement : a S'il est établi que la pensée et la
conscience ne peuvent exister sans le coi^cours d'une
matière étendue et impénétrable, il cesse de répu-
gner que toute matière étendue et irapénétraljle
puisse penser ; il devient probable, au contraire,
que chacun de ses éléments est individuellement
capable d'un minimum de conscience et de pensée
qui, dans la collectivité organique, se manifeste par
des volitions autonomes externes, d'un ordre seule-
ment plus élevé. »
On voit assez que cette manière d'entendre et de
prouver les propriétés psychiques de l'atome n'est
pas faite pour supprimer ou diminuer les dillicultés
communes à tout matérialisme. N'y a-t-il pas une
vraie gageure contre le sens commun dans cette
prétention d'enchaîner la pensée à l'étendue et de
faire ainsi dépendre toute connaissance d'une con-
dition qui est la négation même de l'unité essentielle
à la conscience? De plus, si l'obscurité des notions
d'instinct et d'inconscient réussit à voiler quelque
peu l'opposition entre le matériel et le psychique,
cette contradiction n'apparait-elle pas dans tout son
jour, dès qu'on prèle à l'atome une véritable per-
ception analogue à la sensation consciente? L'ou-
vrage de Clémence Royer, fruit d'un labeur inces-
sant poursuivi pendant plus d'un demi-siècle, et
célébré de confiance par des admirateurs imprudents
comme un clief-d'œuvre au moment de son appari-
tion, était voué d'avance à un oubli rapide et mérité.
(1) Avant qu'elle se fût elle-même décidée à livrer
au public La Constitution du monde, un autre écrivain
qui se rattache par son âge à la génération suivante,
mais dont la carrière devait se terminer prématuré-
ment, imaginait, lui aussi, une cosmogonie stricte-
ment moniste. C'était un Roumain, Basile Conta
(1816-1882). professeur de droità l'Université de Jassy
et unmomentminislre de l'Instruction publiquedans
son pajs, mais dont les ouvrages principaux ont été
soit édités, soit du moins traduits en français. Celui
dont nous avons à nous occuper ici, La Théorie de
l'ondulation uriii^erseUe, terminé peu de temps avant
sa mort, ne parut en volume que douze ans plus
tard, dans une trailuction due à Rosetti Tescanu
(.Mcan, i8j3). L'auteur, pour faire de sa théorie un
monisme absolu, va jusqu'à idenlilier la force et la
matière, la première n'étant pour lui que l'ensemble
des propriétés matérielles. L'univers, infini et divi-
sible à l'infini, est constitué par six éléments phy-
siquement inséparable?, le vide, les atomes, le mou-
vement, la nécessité, l'espace et le temps, bizarre
mélange où, comme dans certaines philosopliies
primitives, l'abstraction coudoie la réalité. La loi
de cet univers est la variabilité, la métamorphose
étant comme l'essence de ta mat'ère. Toutes les for-
mes sont passagères, quoique à des degrés dilTé-
rent^; mais les unes sont évolutives, les autres ne
le sont pas, et les premières seules importent. Chaque
forme évolutive, qu'elle soit, étoile ou animal, pla-
nète ou brin d'herbe, homme ou microbe, passe par
une série de degrés, d'abord ascendante, j)uis des-
cendante. La courbe de cette évolution est appelée
onde par l'auteur, et la vie n'est pour lui que « l'éfO-
lutlon ondutiforme de la matière » (ouvrage cité,
p. 62). Mais si chaque forme évolutive, prise en elle-
même, peut être ainsi assimilée à une onde, chacune
de ces ondes en renferme d'autres et fait partie elle-
même d'une onde supérieure, et cela indéfiniment :
c'est ainsi par exemple que, pour Conta, ce qu'on
appelle la vie organique n'est que l'évolution maté-
rielle, sous forme d'onde, des parasites de la terre,
elle-même forme évolutive plus élevée. En somme,
l'ondulation universelle est la loi fondamentale de
la matière : de là le titre de l'ouvrage.
Ce résumé, tout incomplet qu'il est, et qui laisse
en particulier de c6té les théories de l'auteur sur
l'origine autogonique de la vie et la formation des
espèces, théories inspirées surtout de Lamarck et de
Haeckel, sulTit à manifester l'inanité du système. La
conception dominante, la plus originale aussi, celle
de l'ondulation, peut être une idée ingénieuse, mais
n'est qu'une hypothèse et, défaut plus grave, une
hypothèse dont le caractère essentiel d'universalité
que lui attribue Conta n'a aucun fondement dans
l'expérience. D'ailleurs, cette prétendue loi fonda-
mentale de la matière, fût-elle aussi conforme aux
faits qu'elle l'est peu, n'avancerait en rien la solu-
tion du seul problème important, celui de l'explica-
tion du monde. Quel savant s'imaginerait avoir ré-
vélé la raison d'être d'une loi, par le seul fait iju'il
en a exactement dessiné la courbe? Sans faire res-
sortir les autres postulats gratuits ou même anti-
scientiliques de la théorie, conteutons-nous d'en
tirer une conclusion qui vaut en réalité contre toute
explication strictement unitaire des phénomènes.
Pour échapper sans doute au reproche de dualisme
déguisé qu'on peut faire aussi bien au dynamisme
de Clémence Royer qu'à la plupart des cosmologies
monisles. Conta, nous l'avons dit, identifie absolu-
ment la force et la matière; mais cette identification,
vrai défi porté à la raison non moins qu'à la science,
montre assez que le monisme ne peut être logique
jusqu'au bout sans trahir sa contradiction fonda-
mentale.
D. — On le voit, les systèmes biologiques, loin
d être plus heureux que les précédents dans leur
tentative de nous donner l'explication adéquate des
choses, n'arrivent même pas au but spécial qu'ils se
sont assigné, celui de nous montrer comment la vie
peut sortir, par dilTérenciation progressive, des seu-
les forces de la matière, et ils succombent à plus
forte raison à toutes les objections justement op-
posées, soit au matérialisme, soit à l'évolutionnisii.e
absolu.
Vil. Monisme naturaliste. — Parmi ces objec
lions, il en est une qui leur est commvine avec le
monisme idéaliste : c'est l'irréductibilité mutuelle
que nous venons de signaler, du phénomène ma-
tériel ou mécanique et du phénomène menial
ou seulement conscient. Du Bois Reymond, dans
son fameux discours de Leipzig (Les bornes de lo
philosophie naturelle, voir Fei'ue scientifique, 187'),
10 oct , p. 343). y reconnaissait une énigme inso-j
lubie. DilTérents philosophes ont cependant lentt '
de la résoudre. L'explication la plus en vogue a été i
désignée sous le nom de théorie « du dedans ou du
dehors r>, ou encore « du double aspect ». Défendue
avec des nuances diverses, par Fechnbr, par Taixb.
par Ardigo et les autres écrivains de la. Hivista ita-
liana di filosnfia, par bien d'autres encore, elle est
clairement exposée en ces termes par Mgr d'Hulst
{Conférences de iSgr, p. 378): « Selon le mot de
AI. Taine, les phénomènes sp'rituels et corporels se-;
raient identiques dans leur réalité propre, mais dis-j
tincts seulement par la manière dont on les ob
serve. 'Vus du dehors, ils sont corporels ; vus du
dedans, ils sont d'ordre idéal. L'unité devient ainsi
plus étroite encore entre toutes les choses qui s'é
chelonnent dans l'univers : il n'y a pas seulement
entre elles un lien de succession, il y a une sorte
901
MONISME
9Ù2
d'identité. L'esprit, comme dit M. Paulhan, est une
fonctiuu de la matière; mais la matière est une
conception de l'esprit. Qu'on cesse donc de nous
demander comment l'esprit, qui est plus, sort de la
matière, qui est moins. Il n'en sort pas, il la pénè-
tre. Avant d'apparaître et de se manifester par les
pUénomènes de pensée consciente, il existait déjà
dans l'univers physique à l'état de pensée incon-
sciente, qui en dirigeait l'évolution, et l'état con-
scient n'est que le dernier terme où est venue abou-
tir cette évolution, n
Malgré les protestations que le sens commun fait
entendre contre cette dernière conception de la
théorie unitaire, il est facile de montrer qu'elle est
l'aboutis'^ement naturel et, pour ainsi dire, néces-
saire de tout monisme pleinement logique. La doc-
trine exige, en elVet, par délinition le rejet de tout
dualisme objectif, par suite de la distinction réelle,
non seulement de l'intini et du Uni, mais de l'esprit
et de la matière. D'autre part, le matérialisme ab-
solu s'est montré aussi impuissant à faire dériver le
mental du physique, que l'idéalisme strict à ex[)li-
quer l'étendue par le psychique. 11 ne restait donc
d'autre ressource, si on ne voulait supprimer ni
l'un ni l'atltre, que de les identilier. 11 serait aisé
d'interpréter déjà dans ce sens plusieurs des sys-
tèmes précédemment exposés, spécialement ceux de
Vacherol, de Noire, de Charles Lemaire et de Clé-
mence Royer. En tout cas, c'est le parti auquel s'ar-
rêtent, plus ou moins explicitement, presque tous
les monistes contemporains, ceux surtout qui se
sont spécialement préoccupés du point de vue philo-
sophique de la théorie.
i) Ajoutons néanmoins que, sous cette commu-
nauté de doctrine, se retrouvent encore bien des
nuances, dues en grande partie, semble-t-il, aux
habitudes d'esprit dominantes des différents au-
teurs. Quelques-uns craignent tellement de dédou-
bler la réalité, qu'ils en viennent à la supprimer, si
du moins on prend à la lettre leurs délinitions suc-
cessives de l'esprit et de la matière. Qu'on se rap-
pelle laformulede M. Paulhan, citée par Mgrd'Hulst.
C'est une impression semblable que laisse, à une
première lecture, L'Histoire du matérialisme de Frie-
drich-Albert Lange (1826-1875. Geschichte der Ma-
terialismus, Iserlobn-Leipzig, 1866-1875; traduction
de B. Pommerol, Paris, Reinwald, 1 878- 1 880). L'auteur
semble vouloir y montrer tour à tour que la pensée
peut se réduire à une modification du i>liénomène
matériel, puis, que la matière n'est qu'une création
de l'esprit; si bien que certains critiques, comme
Gonzalez, font de Lange un simplematérialiste (///s-
toire de la phil., traduct. Pascal, Lethielleux, 1891,
t. IV, p. 235), tandis que d'autres, avrc plus de fon-
dement d'ailleurs, voient en lui un idéaliste décidé.
Enlin M. Max VERWonN (né en i8G3). dans la préface
de sa Plirsinlofiie générale, affirme d'abord : « Si je
m'en tiens toujours et uniquement au seul fait incon-
testable que le monde matériel est ma propre repré-
sentation, j'aboutis, par une plus mûre réffexion, à
la conclusion que, seule, mon àme existe réelle-
ment » {Allgemeine Physiologie, i8g5, p. /|r);puis,
quelques pages plus loin (p. 53) : « Jamais il ne se
trouvera pour la physiologie un autre principe d'ex-
plication des phénomènes vitaux que celui de la phy-
sique et de la chimie, relatif à la nature inanimée. »
2) Le plus souvent toutefois, il y a effort réel pour
identilier « le dedans et le dehors » sans sacrifier ni
l'un ni l'autre ; mais, même dans ce cas, l'un des deux
tend presque toujours à dominer. Ainsi chez beau-
coup d'auteurs, encore férus de préjugés scientistes,
on se trouve en définitive vis-à-vis d'un matérialisme
honteux qui se voile à peine çà et là de quelques
formules plus ou moins spiritualistes; par exemple,
chez i\l. Emile Fehrière (/.a cause première d'après
les données expérimentales, Alcan, 1897); chez
M. Lucien Arréat, qui écrit : « Tout ce qui existe se
résout, pour le monisme moderne, en atomes qui
sont à la fois matière, vie, esprit, en éléments sub-
stantiels où résiderait, comme dans le germe, la
puissance de tout développement ultérieur s> (/.es
croyances de demain, Alcan, l8g8, p. i35); chez
le médecin belge Ch. HmioN (Essai de synthèse évo-
lutionniste uu monaliste, .\lcan, 1900); chez M. An-
dré Cresson {Les bases de la philosophie natura-
liste, Alcan, 1907), qui a d'ailleurs la modestie,
rare dans cette école, de ne proposer son interpré-
tation du monde qu'à titre d'hypothèse; enfin, tout
récemment, chez M. L. Bardonnkt, dont le néo-
monisme, beaucoup plus dogmatique, sinon mieux
étayé, se résume en celte affirmation péremptoire :
Il La mécanique des choses est en même temps l'es-
prit des choses. « (L' Unii-ers-Organisme , Paris, Fic-
ker, 1914)
Quelques philosophes au contraire, surtout parmi
les psychologues, mieux pénétrés de l'impuissance
absolue de tout matérialisme à expliquer la con-
science, se trouvent par là même rejetés vers l'idéa-
lisme, tout en se défendant de faire du phénomène
matériel une pure création de l'esprit; mais, s'ils se
rapprochent par cette orientation générale de leur
pensée, ils ne laissent pas d'accuser, eux aussi, de
singulières divergences dans la conception qu'ils se
font du sujet et de la nature de l'évolution univer-
selle, non moins que dans la méthode qu'ils adoptent
pour établir ou exposer leur système. Au lieu de
nous perdre dans cette variété de théories, souvent
aussi peu viables qu'arbitraires, nous résumerons
celles qui peuvent passer pour les plus représenta-
tives par leur originalité ou leur notoriété.
a) En Italie, le premier et le plus connu des défen-
seurs du monisme du double aspect est un prêtre
apostat, devenu positiviste intransigeant, Roberto
Ardigo (né en 1828). Dès 1877, il exposait toute une
cosmogonie dans un ouvrage dont le titre ne laisse
guère deviner les visées philosophiques (l.a forma-
zione naturale net fatto del sislema solare, Padoue).
L'auteur ne fait qu'y transformer en monisme athée
l'évolutionnisme spencérien, d'où il commence, dans
ce but, par exclure l'Inconnaissable : c'est en effet,
d'après lui, pour n'avoir pas été fidèles jusqu'au bout
à la vraie méthode empirique et pour s'être laissé
inconsciemment dominer par les préjugés d'une
métaphysique désuète, que les écoles positivistes an-
glaises aussi bien que françaises ont posé des bornes
infranchissables à la connaissance humaine. A la
notion injustifiée de l'inconnaissable il faut sub-
stituer la notion de [inconnu et tenir pour certain
que la science fera constamment reculer cet inconnu.
Dès maintenant, nous pouvons affirmer qu'il n'y a
ni Absolu, ni Cause première, ni transcendant d'au-
cune sorte; il n'y a mêuie ni sujet, ni objet : ce sont
là autant d'abstractions, sous lesquelles nous ran-
geons les phénomènes perçus et parfaitement con-
naissables; il y a le fait, que nous donne seul la
sensation immédiate; le fait est divin, l'explication
est humaine (La dutlrina spenceriana deULnconos-
cibile, Rome, 1899).
Que nous apprend donc du monde, d'après Ardigo,
la science positive? Elle nous dit que le fond des
choses, l'être est l'indistinct, infini et éternel, soumis
à une évolution incessante et rigoureusement con-
tinue, dont la loi absolument générale et universelle
est la différenciation croissante; au reste, ce devenir
des choses consiste dans le passage incessant, non
seulement de l'indistinct au distinct, mais encore du
903
MONISME
904
distinct à l'indistinct. La distinction se manifeste à
nous de devix manières : dans l'espace, elle porte
sur la matière et produit des formes et des figures
nouvelles; dans le temps, la distinction porte sur la
force et donne naissance à des phases diverses et à
un rytlime spécial. Miiis, dans sa réalilé, le fait est
à la fois et indivisiblemenl force et matière, la force
correspondant à l'aspect temps ou succession, la ma-
tière à l'aspect espace ou coexist<nce. — De niêiue,
le sujet el l'objet ne sont que des ])roduits de l'ac-
tivité mentale, dus au jeu de l'associalion ; les don-
nées primitives, loin de les supposer, sont les maté-
riaux qui servent à les former. Ainsi les distinctions,
qu'elles portent sur la matière ou sur la force, sont
purement subjectives et ne rompenl en aucune ma-
nière la continuité de la réalité. Inutile donc d'ima-
giner quelque cause extérieure que ce soit pour ex-
pliquer l'action d'une partie de la matière sur une
autre ou la liaison d'un moment de la force avec un
autre moment : la réalité de l'indistinct fonde la so-
lidarité de toutes les parties de la malière aussi
bien que l'homogénéité de tous les instants succes-
sifs où se déploie la force. Inutile aussi d'imaginer
une Providence ou une linalité : ce sont là encore
des illusions dues aux limites actuelles de l'humaine
connaissance. Le chaos absolu n'est ([u'une concep-
tion abstraite comme celle delà matière sans forces :
qu'on remonte aussi haut que l'on veut, on trouve
toujours la matière dans un état déterminé et se
préparant, par l'établissement d'un ordre qiielcon-
que, à l'établissement d'un ordre su|iérieur. Pour
qu'un être existe, il faut sans doute (]u'il ait trouvé
des conditions favorables et, celles-ci disi)araissant,
il disparaîtra avec elles; mais l'ordre est dans le dé-
tail, il ne s'étend pas à l'ensemble. Bref, pour con-
clure encore par les paroles mêmes de M. A.Espinas,
de q>ii nous nous sommes surtout inspiré dans le ré-
sumé qui précède : « On peut dire du système Ardigo
que c'est un mécanisme où le monde sans Dieu est
gouverné pour le mieux par le hasard. »{Pliiluso/)hie
expérimentale en Italie, Revue philosoiihiijue, jan-
vier 1879, p. 37)
A l'exposé de celte cosmologie rudimentaire, bien
gratuitement portée par l'auteur au compte de la
science, fût-elle positive, on peut se demander tout
d'abord ce qui la distingue du plus vulgaire maté-
rialisme. Mais, à y regarder de plus près, le peu que
nous en avons dit sudit à montrer qu'elle linil par se
résoudre, comme celle de Lange, en un idéalisme ab-
solu. Les déterminations qui font pas'^er le continu
de l'indistinct au distinct sont, en eiïel,i Pieuvre de
la seule pensée, non pas de la pensée en général,
mais de l'esprit de chaque homme, tel qu'il se trouve
à un moment donné, à un point de l'espace, dans
un état particulier, en raison de l'évolution anté-
rieure et des conditions présentes de l'ensemble.
Cette pensée au reste est identique à la nature même
sur laquelle elle s'exerce, multiple el successive
comme elle. Se représenter l'esprit comme un être
simple qui entrerail en communication avec une ma-
tière extérieure, c'est le condanmer à ne rien savoir,
puisqu'il ne pourrait sortir de lui-même pour aller
contrôler dans la réalité la conformité île ses con-
ceptions avec leur objet. Force est donc de lui attri-
buer la multiplicité et la succession qu'il met dans
la matière et dans la force. D'ailleurs, n'est-il pas
nature lui «aussi, puisqu'il fait partie de ce monde
qu'il se représente? Quoi d'étonnant dès lors qu'il se
rattache, en tant t|ue ilislinct. à l'indistinct universel,
qu'il soit un fragment du double continu qui fait
le fond des choses'.' Quelle est, en dernière analyse,
la ïialure de cet ensemble, de ce continu, de la
réalité fondamentale se manifestant ainsi par son
évolution même sous ce double aspect d'espace et
de temps, de matière et d'esprit? A ces questions,
d'après Ardigo, il n'y a point de réponse : expliquer
en elTet, c'est distinguer ; par suite, vouloir expliquer
le continu, c'est le sup[)rimer en le déterminant. !
La seule chose qu'on puisse dire, c'est qu'il s'impose
comme la condition préalable de toute pensée et que
c'est de lui que se dégagent simultanément les deux
distincts qui s'ojjposent comme moi et nan-mui.
N'insistons pas sur la parenté évidente de plusieurs
de ces assertions étranges avec celles qu'on lit
chez les panthéistes allemands. Contenions-nous de
noter pour le moment que vouloir expliquer la
détermination de l'indistinct par le travail d'un esprit
qui lui demeure identique, c'est, à leur exemple,
transporter la contradiction au sein même de l'être.
b) Celle absurdité inhérente à tout monisme est
peut-être moinsapparen le dans une autre cosmologie
ébauchée à la même époque que celle d'Ardigo. Un
mathématicien anglais d'un certain renom, métaphy-
sicien à ses heures, le professeur William-Kingdon
r.Lii'i'ORD (1845-1879) publiait en janvier 1878 dans
le Alirtd, « sur la nature des choses en elles-mêmes n,
un article qui (it sensation. Partant de l'analyse de
la conscience humaine, il prétendait, parune dialec-
tique d'ailleurs des plus arbitraires, pouvoir en con-
clure à l'élément primordial des choses. Gel élément,
qui est représenté dans notre esprit comme matériel,
serait en réalilé sentiment (feeling), mais sentiment
rudimentaire et inconscient et pourrait être appelé
mind-slull', cette expression, sans équivalent en
français, signilianl surtout, semble-t-il, que l'étoffe,
pour ainsi dire, dont tout est fait, est de nature psy-
chique. Pour établir cette conclusion, l'auteur part
du parallélisme |)sycho-physiologique, qu'il croit
scietitiliquement établi comme fait universel ; cet
antécédent posé, il cherche à montrer, au moyen
d'un raisonnement d allvire malhénmtique, basé sur
les propriétés des proportions, que ce parallélisme
est en réalité une identité rigoureuse.
Nous ne nous attarderons pas à l'exposé et à la
réfutation de cette déduction bizarre: on a montré
{lieiue philosophique, i883, t. II, p. 48S) que, en
renversant les termes de la proportion établie par
l'auteur, on conclurait tout aussi légitimement à une
réalité dernière purement matérielle; et c'est encore
là peut-être le moindre défaut de celte argimienta-
t on. Nous nous contenterons de remar<|uer que les
démonstrations mathématiques n'ont pas cours en
])hilosophie el que, au surplus, le raisonnement de
l'auteur est fondé sur un double postulat, non seule-
ment gratuit, mais évidemment faux : celui de l'uni-
versalité du parallélisme et celui du subjectivisme
kantien. Aussi le véritable intérêt de l'hypothèse du
mind-stu/f de Clilïord, c'est, tout en rappelant par
plus d'un point les idées de Schopenhauer, de four-
nir, autant et mieux encore que l'indistinct d'Ardigo,
comme la première ébauche du monisme qui allait,
(imdqu'S années plus tard, être développé par un
philosophe français, sous le nom d'évolutionnis'me
des idi'es-forces.
c) C'est à exposer et à défendre ce système qu'Al-
fred Fouillée (i 838-1 g 12) a consacré toute son activité
pliilosophique et la plupart de ses très nombreux
écrits ; on le trouve encore résumé dans un ouvrage
posthume, Esquisse d'une interprétation du monde
( \ban. 1918), qui a été j>ublié par les soins d'un de
ses anciens élèves, Emile Boirac, et auquel nous
]>ouvoiis demander la pensée délinilive de l'auleur.
I :(>ttp pensée est résumée dans le nom même de la
théorie, nom qui sert de titre au livre principal où
elle est expressément formulée (//e\'o/H(/oHnisme des
idées-forces, Alcan, 1890). Nous croyons utile de
905
MONISME
906
Vexplifiuer et de la discuter avec quelque détail, parce
qu'elle nous semble demeurer jusqu'ici l'eiroil le plus
vigoureux pour donner une apparence de logique et
de vriiiseaiblance à la métaphysique unitaire, sous la
dernière forme qu'elle ait revêtue à notre cpo(|\u\
Celle lliéorie est, avant tout, une philosophie de
l'évolution universelle, comme nombre d'ailleurs de
cosmologies contemporaines et, très spécialement,
comme la cosmologie spencérienne. Jlais, tandis que
chez Spencer « la théorie de l'évolution manque
d'unité » et « laisse l'esprit en présence de trois
termes dont le lien échappe : d'abord un inconnais-
sable, puis deux séries <le faits connaissables (faits
physii|ues et faits psychiques) dont la seconde vient
se surajouter on ne sait comment à la première... »
{L'éioluiiurmisme..., Introd., p. vi), Fouillée essaie
« d'établir les principes d'un évolutionnisrae vrai-
ment moniste, mais immanent et expérimental »
(p. xi). Un Ici évolulionnisme ne saurait être exclu-
sivement inccaniste, sans aboutir à l'explication
scientiliquement et philosophiquement inadmissible
de la conscicnce-éftiphénomèrie ou de Vidée-reflet. Kt
c'est pour marquer le caractère propre de son sys-
tème, en opposition avec les précédents, que l'auteur
l'a appelé « philosophie des idées-forces. Si nous
avons adopté, ajoute-t-il (p. xi), cette expression
très générale A'idée-force, c'est précisément pour y
envelopper tous les modes d'influence possible que
l'idée |)eul avoir, en tant que facteur, cause, condi-
tion de changement pour d'autres phénomènes, etc.,
en un mot toutes les formes d'efficacité quelconque,
par opposition aux idées-reflets... En outre, nous
prendrons le mot d'idée ou de pensée au sens carté-
sien, comme exprimant les étals de conscience iiou
seulement avec leur côté intellectuel, mais aussi avec
le sentiment et l'appétition qui en sont inséparables. »
Le caractère général de la théorie ainsi établi,
voyons comment l'auteur entend et justiUe l'interpré-
tation nouvelle du monde qu il propose.
D'après lui, la raison, travaillant sur les données
expérimentales élaborées par la science, nous fait
concevoir le monde comme une réalité intelligible
(^Ssqiiisse..., c. i), « inlinie, infiniment inlinie, mais...
eu mène temps une, cohérente, solidaire en l'inlinité
de ses parties », parce qu'elle est « la causalité inlinie
et réciproque, partout causante et causée » (ib.,
p. 20y). Sans doute, « il y a discontinuité, au moins
apparente, dans les choses sensibles, et cette appa-
rence est bien fondée dans des rapports qui sont
exacts. Mais, sous la discontinuité, nous retrouvons
toujours la continuité ; jamais le vide absolu ne se
révèle. Si donc il y a du fini, il y a toujours aussi, du
Coté quantitatif, dans le temps et dans l'espace, de
l'inlini où le lini lui-même se détache. Toute étendue
tinie enveloppe en soi l'inlini et est enveloppée par
l'inlini; de même pour toute durée. » (,ib., p. 27)
Même, à vrai dire, « l'infini seul existe. Le fini n'est
qu'uu certain nombre de relations considérées seules
par abstraction et n'ayant qu'une indépendance
relative, (pi'une limitation relative. » (p. 34) « Tout
baigne dans l'infini et est infini. La réalité n'est pas
dans un élément dernier; elle est dans le tout et
dans les touls concrets qui sont eux-mêmes dans le
tout. Il n'y a point d'éléments et le tout lui-même
n'est pas un eo«i/.iosé d'éléments; il est, et les divers
êtres ne sont qu'en lui, et par lui. » (p. 35)
D'autre pari, « les êtres que nous connaissons et
approfondissons finissent toujours par nous révéler
en eux-mêmes un mouvement, tout au moins un
changement, un devenir... La réalité n'est point en-
fermée dans l'adage géométrique et spatial de Par-
ménide : l'être est, le non-étre n'est pas. L'être tend
à être plus et autrement qu'il n'est : il n'est pas
immuable, parce qu'il n'enveloppe pas en soi la
perfection, la satisl'aolion complète de soi. L'être est,
en eifel, un ni.ius, un conalus. S'il est ainsi, on ne
peut jamais dire qu'il soit comjjlet, achevé, lixé
dansdes limites immobiles, comme un portrait dans
son cadre. » (p. 26) 0 Leconcept de (cette) continuité
dans le changement selon une règle, conduit à l'iilée
d'érotution,... série de changements réglés qui va du
permanent au changeant, du changeant au perma-
nent, pour aboutir, comme synthèse, à des existen-
ces de plus en plus individualisées, de plus en plus
capables de retenir en elles les changements passés
et de reproduire des changements nouveaux. »
(p. 177) « D'ordinaire, on considère surtout l'évolu-
tion sous le rapport de la permanence et du devenir,
lîien plus, l'écf>le spencérienne la voit sous un aspect
àpeu près exclusivement i|uantitatif et mécanique,...
tandis que nous avons montré la nécessité de la
saisir sous un aspect dynamique, qui ne peut plus
être un simple mécanisme. » (p. 178) En effet, si « la
représentation humaine de l'univers... est statique,
l'évolution même de l'univers est dynamique, et en
même temps rationnelle. » (p. 189) En d'autres
termes, si le mécanisme universel, sous forme de
déterminisme absolu, est la seule explic-ation scien-
tifique des phénomènes matériels, « le philosophe,
lui, à ses risques et périls, doit se poser le grand
problème de la production et de l'activité vraiment
causale » (p. xxix), « de l'évolution en train de se
faire. » (p. 178) Ce problème, le dogme de l'évolution
universelle, tout incontestable qu'il est, ne le résout
pas, mais ne fait que l'introduire; car « l'évolution
mécanique présuppose... une évolution interne, et
celle-ci présuppose des lois plus radicales encore,
dont elle n'est que le complexus... H fautse souvenir
(en elTel) que l'évolution n'est pas une loi antérieure
aux facteurs mêmes et les régissanlcomnie un code,
mais qu'elle est la forme et le si^ne du processus
appétitif qui constitue l'existence interne en nous
et, vraisemblablement, en toutes choses. » {Evolu-
lionnisme... Introd., p. Lin)
Ce processus, comment le saisir et en déterminer
la nature réelle ? Pour Fouillée, la seule méthode lé-
gitime, c'est l'introspection psychologique, puisque
« c'est... dans la conscience qu'il faut descendre pour
trouver ce qui est. 0 (Esquisse..., p. xxxiv) Le
principe de la méthode ainsi posé, que nous révèle
notre propre expérience? Elle « nous montre à la
fois et le processus mécanique et le processus con-
scient de l'appétition ; et ce ne sont pas là deux
réalités disparates qui pourraient être indifférentes
l'une à l'autre, ni deux « aspects » dont l'un, le
mental, serait l'épiphénomène d'un phénomène ;
mais c'est une même réalité en voie de développe-
ment qui se diversifie par la diversité des moyens
de la saisir. » {Evolulionnisme...,'^. lix) En un mot,
elle nous conduit à la théorie de Vidée-force.
L'auteur nous a déjà avertis que, dans celle for-
mule, il entend donner au mot idée un sens très
large : « Nousappellerons i(/e'e.s...,précise-t-il dès les
premières lignes de VEtulutionnisme des idées-
forces, tous les états de conscience en tant que sus-
ceptibles de réflexion et, par réflexion, de réaction
sur eux-mêmes, sur les autres états de conscience,
enfin. gràceà la liaison du physiqueet du mental, sur
les organes du mouvement. » (p. 1) L'idée ainsi en-
tendue n'est donc pas pure représentation d'un
objet, elle est encore et surtout émotion et tendance :
« Toute idée... implique ce processus à trois termes
que nous avons appelé le processus appétitif : repré-
sentation, émotion, appétition... » (p. xxxvii) Ces
j trois éléments, distingués par la réllexion, se trou-
■ vent unis, quoique à des degrés divers, dans une
907
MONISME
908
même réalité psycliologique ; toute idée, par le fait
même qu'elle éveille un sentiment, tend à se réaliser,
autrement dit est une idée-force, « a une efficacité
pour modilier ce qui est et faire exister ce qui peut
être. » (p. xii) Bref, « tandis que, pour les systèmes
purement méeanistes, la force de l'idée n'est qu'une
apparence,... la force de l'idée sera pour nous la
conscience même de la réalité agissante, qui est de
nature appétitive et perceptive, par conséquent men-
tale. » (p. xv) De là « le caractère primordial et irré-
ductible de la volonté ou appétit. Si les idées sont
des formes mentales, c'est parce qu'elles sont des
directions de la volonté, d'abord sourdement con-
scientes, puis se multipliant par la conscience plus
vive qu'elles acquièrent. » (p. xxxix) « L'évolulion
de la conscience recouvre donc une évolution de la
volonté. » (p. xl) (1 La force que nous attribuons
ainsi aux idées, explique par ailleurs Fouillée, ne
consiste pas à créer des moui'emenls nouveaux ni
même des directions nouvelles de mouvements qui
ne résulteraient pas des mouvements antérieurs une
fois donnés : mais il s'agit de savoir si, dans la réa-
lité, nos mouvements peuvent être donnés sans des
conditions psychiques en même temps que mécani-
ques, et si l'abstraction des facteurs psj-ohiques,
légitime en physiologie, est légitime en philosophie. »
(p. xiii) Concluons avec l'auteur: « Outre qu'elle est
un monisme, la doctrine des idées-forces est donc
un évolutionnisme à facteurs psychiques, et non
plus à facteurs exclusivement mécaniques. » (p. li)
Jlais, nous le savons, « nous ne pourrons jamais
nous représenter le monde que d'après ce que nous
trouvons en nous-mêmes : puisque nous sommes le
produit du monde, qui nous fait à son image et à sa
ressemblance, il faut bien qu'il j' ait dans le grand
tout ce qui est en nous. De là l'impossibilité pour un
être vivant, sentant, pensant, de concevoirun monde
où ne subsisterait rien de la vie, du sentiment, de la
pensée ; un monde mentalement mort, sans trace
d'énergie psj'chique, serait aussi physiquement
mort : ce ne serait plus qu'une abstraction, — et
conséquemment encore une pensée. » (p. Lxxxii)
Donc « on en vient nécessairement à dire : — D'une
part, les éléments des changements physiques sont
à ces changements mêmes comme les éléments des
changements psychiques sont aux changements psy-
chiques; d'autre part, les changements psychiques et
les changements physiques sont inséparables; si
donc l'élément des processus mentaux est le proces-
sus élémentaire de Vappétition-sensation, il est
naturel, le monde étant i(r(,de transporter un proces-
sus analogue, mais plus rudimentaire, sous les mou-
vements physiques. Si on ne le faisait pas, on en
resterait à un dualisme inintelligible. » (p. XLViii)
Ou bien encore : « Le processus réel de la nature, qui
aboutit à faire tomber un corps, est tout différent de
ce que nous appelons la loi physique de la chute des
cori)S... Métapliysiquement, le corps ne peut tomber
qu'en vertu de certaines actions et passions, de cer-
tainesénergiesintimes.Ou biennousne pouvonsnous
faire de ces énergies aucune représentation, quelle
qu'elle soit, pas plus une mécanique qu'une autre,
ou nous ne pouvons nous en faire qu'une représen-
tation par analogie avec nous, avec ce que nous fai-
sons et sentons nous-mêmes. » (p. lui)
D'après ce bref exposé, le monisme des idées-forces
est, comme le caractérise son inventeur lui-même
dans un ouvrage postérieur, un « volontarisme in-
tellectualiste j {La pensée et tes nouvelles écoles
antiintellectualisles, A\can, igii, p. /5o4). Le fond de
l'être, de tout être, est « la volonté de conscience »,
ou « l'immanence de l'être à la pensée n {ih., p. i8).
Cette affirmation est sans cesse répétée et reparaît
encore dans l'ouvrage posthume (Esquisse..., p. 3) :
« Selon nous, cette réalité constitutive de l'être con-
scient est la volonté ». Cette philosophie est sans
doute un idéalisme, mais « un idéalisme volonta-
riste Il (p. i3), « un idéalisme relatif », qui « con-
siste à croire que, partout, la réalité et la conscience
sont inséparables. Si faible et si rudimentaire que
puisse être la vie consciente, elle est, pour l'idéaliste,
la seule vie possible et la seule existence possible;
il y a partout quelque sentiment obscur, quelque
obscur appétit, quelque volonté qui est le vrai sujet
delà conscience. » (ib., p. i4, note) En un mol, toute
interprétation de la nature du réel apjmyée sur la
science et élaborée par la raison « aboutit nécessai-
rement au monisme psxcliiqne, c'est-à-dire à une doc-
trine d'unité fondée sur les faits intérieurs et qui
représente le monde entier comme analogue à la vie
consciente ou subconsciente. » (ib,, p. 212)
Il serait aisé, mais bien inutile, de montrer que
l'évolutionnisnie des idées-forces, malgré la virtuo-
sité dialectique d'Alfred Fouillée, n'arrive à voiler
aucune des contradictions qui, nous aurons à l'établir
plus loin, condamnent à l'avance toute interpréta-
tion strictement moniste de la réalité ; on peut même
avancer que le talent incontestable du philosophe et
spécialement ses dons de clarté et de logique se re-
tournent contre son système, parce qu'ils contribuent
à y mettre en relief les incohérences. Nous n'exami-
nerons pas davantage en quoi cette interprétation
nouvelle se rapproche, en quoi elle prétend se dis-
tinguer de philosophies contemporaines analogues,
entre autres du volontarisme de Schopenhauer (voir
au mot Panthéisme), de la volonté de puissance de
Nietzsche, du pragmatisme de William James; cet
examen, l'écrivain a pris le soin de le faire lui-même,
notamment dans La Pensée et les nouvelles écoles...
(voir surtout Préface, p 11, suiv. et Conclusion). Nous
nous contenterons, en renvoyant pour le fond de la
théorie à la réfutation générale qui termine cet ar-
ticle, de signaler ici brièvement quelques graves
difficultés plus spéciales à la méthode de Fouillée et à
son interprétation personnelle de l'unité.
Les premières tiennent au desseiu, avoué par lui.
de tenter, au lieu de l'éclectisme vieilli du siècle der-
nier, une sorte de syncrétisme des principaux sys-
tèmes philosophiques de toutes les éjioques, jninci-
palement de la nôtre. De fait, il emprunte tour à tour,
parfois en même temps, au phénoménisme et au sub-
stanlialisme (voir, par exemple, £\olulionnisnie...,
c. m), au subjectivisrae et au réalisme (id., c. 11 et
Esquisse.... c. i), au mécanisme (Esquisse..., c. vu)
et à l'idéalisme, (//'., p. i3), au pragmatisme el à l'in-
tellectualisiue (La pensée..., p. /lOo), à l'empirisme et
au rationalisme ((/;., p. 4oi), à l'intuitionnisme et au
conceptualisme (ib.), au déterminisme el au contin-
gentisme (Esquisse..., c. xii), au pluralisme même
cl au monisme (ih., c. xni). Sans doute il a la pré-
tention de ne demander à chacun des systèmes op-
posés que la vérité partielle ou relative qu'il peut
contenir; mais cette prétention, d'ailleurs chimérique
en elle-même, n'a abouti chez lui qu'à une série
d'échecs évidents. Déjà dans sa thèse sur ia Liberté
et le Déterminisme (1872, 2= éd., Alcan, i884), son
essai de conciliation avait entraîné de fait la sup-
pression du libre arbitre, el il n'en pouvait être
autrement : c'est vainement en effet qu'on se fait
gloire d'avoir rendu a le déterminisme aussi dilatable
qu'il est possible », dès lors qu'on l'a « toujours
maintenu sous sa forme intellectuelle et morale
comme la loi de la pensée etde l'action >i(Esquisse...,
p. 202). Appeler la contingence une idée-limite (ib.,
p. 2o3) et la liberté une idée-force dans le sens donné
à ce mot par l'auleur, c'est en nier la réalité, contre
909
MONISME
910
le témoignage irrécusable de la conscience indivi-
duelle.
Défaut non moins "■'"ave : celte conscience, à la-
quelle il fait continuellement appel comme au seul
témoin autorisé de l'objectivité de nos connaissances,
nulle part il n'en explique l'unité et l'identité; il les
allirme sans doute comme des données premières,
mais toute sa pliilosophie en exige impérieusement
la négation : non seulement en clfet s'enfermer dans
le pUénoménisme, c'est renoncer à l'unité du moi;
mais écrire : « 11 y a un tout inlini et continu donné
d'un seul coup et dans lequel, après coup, nous tra-
çons des divisions, nous opérons des analyses cod-
cepluelles suivies de synthèses ou compositions non
moins conceptuelles » (Esquisse..., p. 33), n'est-ce
pas ou bien nier équivalemment l'individualité réelle
du moi, ou bien la faire dépendre de cette conscience
même qu'il s'agit d expliquer?
La contradiction est d'ailleurs au cœur même de
la théorie, et le nom d'idée-force, qui a pour but de
la dissimuler, la fait éclater de toutes parts. En vain,
aux objections pressantes de M. Lalande dans ce
sens (Uev. philùsophique, t.LXXlII, Le volontarisme
intellecluatisie), Fouillée répondait encore, peu de
mois avant sa mort ('i., p. ■ji): o Nous n'admettons
pas d'opposition et de dualité radicale, mais seu-
lement des degrés de développement et de -npo^^oi
entre vivre et agir, entre agir et vouloir, entre vou-
loir et penser » ; la question est précisément de sa-
voir s'il n'y a pas irréductibilité absolue entre les
phénomènes qu'onréunit arbitrairement sous le nom
commun d'idées. L'auteur a beau nous aflirmer, par
exemple, que « nos idées abstraites sont des symbo-
les d'images, dans lesquels uneimage simpleet pour
ainsidire aisément maniable, le son, devient un sub-
stitut d'autres images plus compliquées» {Evolution-
n;sHie..., p. 8o); ce nominalisme, renouvelé de Taine,
demeure impuissant à expliquer le caractère imma-
tériel de l'idée, qui la distinguera toujours essentiel-
lement de toute opération organique.
L'expression d'idéeforce couvre une autre équi-
voque. On l'a fait justement remarquer (Ch. Diîlmas,
L'éi'olutionnisme des idées-foices, Etudes, t. LU,
p. ^6), une idée, comme telle, n'est pas agissante
au sens qu'exprime le mot force, c'est-à-dire à titre de
cause eflicienle; son iniluence, quand elle s'exerce,
appartient à l'ordre de la cause finale et exem-
plaire; les exemples d'apparence contraire qu'accu-
mule Fouillée établissent seulement l'intime union
des puissances de l'àme, union connue de tout temps
et mise peut-être mieux en relief à notre époque. Mais
union n'est pas unité et, si on peut admettre l'identité
entre agir et vouloir, du moins quand il est ques-
tion d'une action proprement humaine, impossible
d'identifier penser et vouloir. En vain nous fait-on
remarquer, pour parer l'objection, que <i c'est notre
être tout entier qui a^it et réagit en prenant à ses
propres yeux la forme d'idée, de sentiment, de
désir, etc. » (/.a pensée..., p. içji); l'indéniable fait
qu'une foule de représentations ne sont accompa-
gnées d'aucun vouloir interdit de « considérer les
idées comme des pulsations de la vie et des tendan-
ces de la volonté » (il>., p. 197). Sous une forme ou
sous une autre, comme le remarque M. Lalande dans
l'article déjà cité, les termes mêmes de volonté de
conscience supposent donc un dualisme foncier.
La même conclusion apparaîtra, et de façon plus
évidente peut-être, si, sortant du moi, nous consi-
dérons l'ensemble des choses. Admît-on l'identité
réelle de l'idée et de la force, l'unité parfaite de la
volonté de conscience dans le vivant, « identifier
cette tendance à l'essor total de l'être, proteste encore
M. Lalande, quelle amplification inconciliable avec
les faits! » (H. philosophique, t. LXXIII, p. i4) Est-
ce vraiment, comme on en afiirme la prétention, « se
placer en pleine réalité » et proposer une philo-
sophie/o/irfee sur l'expérience » (/.a pensée..,, pré-
face, p. xiv), que d'interpréter la matière brute en
termes de volonté de conscience?
De toutes les réductions qui s'imposent à un mo-
nisme consé(juent, aucune n'est plus laborieuse
(partisans comme adversaires l'admettent) ijue celle
qui tend à unifier le mental et le physiciue. Fouillée
se déclare sur ce point, non seulement contre le maté-
rialisme et l'idéalisme absolus, mais contre la théo-
rie du double aspect : a N'y a-t-il pas quelque chose
d'un peu puéril, demande-1-il (Esquisse..., p. 817),
dans la division en deux de l'univers, dans la dicho-
tomie du mouvement et de la pensée, qui iraient cha-
cun de son côté et par soi, et qui se trouveraient ce-
pendant toujours parallèles? » Et aussitôt il ajoute :
Il II n'existe, selon nous, t|u'une seule et unique
réalité, océan immense dont les faits dits physiques
et les faits dits psychiques sont tous des flots, contri-
buant pour leur part à la tempête éternelle. Physi-
que ouy).s></i/V/»e,c'est simplement affaire de di'grés.n
Et pourtant il dira quehiues pages plus loin (p. 3-20):
'< Il n'y a donc ni appétition sans mouvement, ni
mouvement sans une obscure appétition : le mouve-
ment est un extrait du phénomène total, l'appétition
en est un autre extrait, avec celte dilférence que
l'appétition représente quelque chose de beaucoup
plus fondamental et qu'elle est, pour le philosophe,
la vraie cause... Le mécani((ue, conmie tel, s'explique
mécaniquement et est l'objet des sciences de la
nature; le psychique, comme tel, s'explique psycho-
logiquement et est l'objet des sciences de l'esprit;
mais, au point de vue de la réalité concrète, qui est
celui où se place la philosophie générale, où se place
aussi la morale, le psychique et le mécanique sont
toujours unis, et c'est le premier qui est le fonde-
ment du deuxième. » Auparavant il avait dit plus
nerveusement (p. i53): <i Mécanique et télcologique
sont deux aspects abstraits du réel, l'un de surface,
l'autre de fond. » En quoi pareilles formules s'écar-
tent-elles des hypothèses parallélistes ou du dou-
ble aspect ? Plus loin pourtant (p. 867) il affirmera
de nouveau: « Nous n'avons jamais conçu lephysique
et le mental comme parallèles, ni comme double
aspect, ni comme rapport d'un phénomène à un épi-
phénomène. Nous avons réfuté toutes ces théories
dans V Evolutionnisme dos idées-forces, pour y sub-
stituer un rapport de simple correspondance et de
coopération en'.re le mental et le physique. Cette
correspondance n'est pas une reproduction de l'un
par l'autre, maisun retentissement final de l'un dans
l'autre sous des formes qui ne sont plus [laralloles. »
Mais , si cette correspondance n'est pas un parallé-
lisme, et surtoutsi elle entraîne coopération, ne snp-
pose-t-elle pas dans la réalité ce dualisme fonda-
mental qu'on prétend exclure? Hu rapprochement
de textes de ce genre, M. Parodi croit pouvoir con-
clure : « Il semble... qnel'idéalisme volontariste..., si
séduisant f|u'il soil dans son aspiration à tout con-
cilier, tendance et raison, force et idée, niccanisnie et
intelligibilité, reste suspendu entre deux conceptions
opposées, sans consentir à opter entre elles : le natu-
ralismed'une part, l'idéalismepurde l'autre. » (llevue
philosophique, t. LXXVltl, p. 201-202) A moins
qu'on ne préfère dire simplement avec M. Uourb
(et cette interprétation nous parait plu-; objective
encore que la précédente) : « M. Fouillée substitue à
V/dée-re/let le Mécanisme-reflet. Nos sens perçoivent
en nous et autour de nous des mouvements, des
changements que nous appelons physiologiques,
physiques, chimiques, mécaniques, et sous lesquels
911
MONISME
912
nous supposons des activités de même ordre, parce
que nous n'y voj'ons rien de ce que nous concevons
comme mental et conscient. Erreur, ces forces n'ont
rien de réel ; sous les apparences mccaniques sB
cachent des réalités mentales; le mécanisme, c'est-
à-dire tout le matériel, est une sorte de fantasma-
gorie, tout au plus un rellel, une ombre chinoise. Le
mécanisme n'est pas, il n'agit pas : il représente.
Toujours la philosophie de fanlaisie substituée à la
philosopliie d'observation! » (Les idées-forces de
M. Fouillée. Etudes, t. LXl, p. ;lo5)
Avant de quitter le monisme des idées-forces,
n'est-il pas permis de se demander si le champion
d'un pareil système était en droit de se montrer
aussi âpre qu'il avait pris l'habitude de l'être à
l'égard des philosophies opposées à la sienne, sans
se faire toujours scrupule d ailleurs de les dénaturer
pour en triompher plus aisément ? Dans un écrit
que nous avons déjà cité, le dernier peut-être qui
soit sorti de sa plume, il se gendarme contre les
divers inconnaissables que certains modernes invo-
quent comme suprême raison des choses, « Force
imaginée par Spencer,... vouloir-vivre diabolique
comme celui de Schopenliauer,... je ne sais quel
divin essor de vie non moins mystérieux,... sub-
stance des anciens, X transcendant qu'on n'a plus le
droit d'appeler volonté... » {Ke^'. pliil., t. LXXIII,
p. 72) et leur oppose victorieusement sa « volonté
de conscience » ; mais ce « certain vouloir spontané,
au delà duquel l'analyse ne peut descendre )),il are-
connu autrefois qu il est « impossible de le délinir »
et que son opération « doit échapper non seulement
à la délinition, mais à la représentation proprement
dite » (E\>olutionnisme..., p. xLii)- S'il en est ainsi,
comment se distingue-l-il « des noumi nés inaccessi-
bles, principes cachés dans un éternel abîme » dont
il ne veut à aucun prix (art. cité, p. 72)? Il nous
répondra sans doute que vouloir, à la différence
des inconnaissables, est du moins saisi immédiate-
ment en nous par la conscience. Fort bien; mais
alors, pourquoi avoir toujours parlé avec tant de
dédain du Créateur admis par le spiritualisme en le
qualifiant, très injustement d ailleurs, d' « Homme
éternel » (Efolutionnisme..,. p. xlix) ? Ce reproche
d'anthropomorphisme, fût-il mérité, ne se retourne-
t-il pas contre 1 hypothèse qui explique la chute des
corps par une « volonté de conscience » ? Relevons
enlîn, toujours dans le même article, cette confes-
sion qui a son prix : « Quant à l'existence du mul-
tiple au sein de l'unité, sans laquelle il n'y aurait
pas de monde, c'est le mystère premier, qu'aucune
philosophie ne peut ni nier ni expliquer. » (art. cité,
p. 73) Nous concédons volontiers que la coexistence
de l'un et du multiple, ou mieux de l'inlini et du
fini, du nécessaire et du contingent, reste pour la
raison humaine un mystère, idenliipie d'ailleurs à
celui de la création ex niliilo, à la((uelle l'auteur
déclarait préférable « même l'hypothèse la i)lus
grossière » (Ai'enir de lo métaphysique, Alcan, 1889,
p. 5, note). Seulement il nous semble évident que ce
mystère se transforme dans lout monisme, quel
qu'il soit, en une inéluctable contradiction, contra-
diction dont la tentative avortée de Fouillée est,
pensons-nous, une confirmation éclatante.
d) A Fouillée il est tout naturel de joindre un
autre philosophe qui lui était étroitement uni par
les liens de la famille et de la doctrine, Jean-Marie
GuYAU (1 854-1 88S). Plus sociologue, il est vrai, que
métaphysicien et moins logicien que psychologue,
âme de poète et d'artiste plutôt qu'intelligence péné-
trante et, somme toute, en dépit des affirmations
de ses admirateurs, littérateur brillant plus peut-
être que penseur de marque, il ne s'est pas tant
préoccupé de réduire en système cohérent ses idées
sur le monde que de fonder ce qu'on a appelé depuis
une « philosophie des valeurs ». On n'en trouve pas
moins chez lui l'alUrmalion du monisme à « double
aspect », toutefois sous un concept nouveau ; bien
qu'il souscrive dans une certaine mesure à l'hypo-
thèse des idées-furces (Esquisse d'une morale sans
obligation ni sanction, 4° éd., Alcan, 1896, p. 108), il
croit trouver dans la fie « une notion plus humaine
peut-être, plus subjective, mais, après tout, plus
complète et plus concrète ((ue celle de mouvement
cl de force » (Irréligion de l'avenir, !,' éd., Alcan,
1890, p. 433).
C'est donc dans l'idée et dans la réalité de la vie
que se résout, d'après lui, le prétendu dualisme de
l'esprit et delà matière. Au surplus, ce mot de vie,
remarquons-le, Guyau ne le prend pas dans le sens
biologi(iue du monisme transformiste, mais « en un
sens psychologique, ou même plus que psychologi-
que, comme objet et sujet d'expérience immédiate à
la racine de tout phénomène externe ou interne, de
toute sensation, de toute idée, de tout ce que pré-
suppose ce que nous éprouvons quand nous disons :
Je me sens vivre. » (FouiLLiiE, l.a doctrine de la vie
chez Guyau, liev. de mélaiili. et de morale, t. XIV,
p. 53o) Vie, dans ce sens, dit avant tout 0 sponta-
néité interne » (/7^, p. ôi'j) et aussi « fécondité »
(p. 522 et Irréligion..., i).438). Cette théorie moniste
n'est donc " ni un pan-mécanisme, ni un pan-dyna-
misme, ni un pan-psychisme; elle est un pan-ani-
misme » (FouiLLiiiî, ih., p. 629). Entendons-le d'ailleurs
nous exposer brièvement lui-même son interprétation
personnelle (Irréligion..., p. 437) : « L'unité fonda-
mentale que désigne le terme de monisme n'est pas
pour nous la substance une de Spinoza, l unité ab-
solue des Alexandrins, nila force inconnaissable de
Spencer, encore moinsunec»((se/in«/e préalablement
existante comme dans Aristote. Nous n'aflirnions
pas non plus une unité de figure ou de forme qu'of-
frirait runi\ers. Nous nous contenions d'admettre,
par une hypothèse d'un caractère scientifique en
même temps que métaphysique, l'homogénéité de
tous les êtres, l'identité de nature, la parenté con-
stitutive. Le vrai monisme, selon nous, n'est ni
transcendant ni mystique, il est immanent et natu-
raliste. Le monde est un seul et même devenir; il
n'y a pas deux natures d'existence ni deux évolu-
tions, mais une seule, dont l'histoire est l'histoire
même de l'univers. Au lieu de chercher à fondre la
matière dans l'esprit ou l'esprit dans la matière,
nous prenons les deux réunis en cette synthèse que
la science même, étrangère à tout parti pris moral
ou religieux, est forcée de reconnaître : la vie. La
science étend chaque jour davantage le domaine de
la vie, et il n'existe plus de point de démarcation
fixe entre le monde organique et le monde inorgani-
que. Nous ne savons pas si le fond de la vie est
« volonté», s'il est « idée », s'il est « pensée », s'il
est 0 sensation », quoi(]ue avec la sensation nous
approchions sans doute davantage du point central;
il nous semble seulement probable que la conscience,
qui est tout pour nous, doit être encore quelque
chose dansledernier desêtres, et qu'il n y apas dans
l univers d'être pour ainsi dire entièrement abstrait
de soi. Mais, si on laisse les hypothèses, ce que nous
pouvons affirmer en toute siireté de cause, c'est que
la vie, par son évolution même, tend à engendrer la
conscience; le progrès de la vie se confond avec le
progrès même delà conscience, où le mouvement se
saisit comme sensation. Au dedans de nous, tout se
ramène, pour le psychologue, à la sensation et au
désir, même les formes intellectuelles du temps et de
l'espace; au dehors de nous, tout se ramène, pour le
913
MONISME
914
physicien, à des mouvements; se/inr el se moiiioir,
voilii donc les deux formules qui semblent exprimer
l'univers intérieur et extérieur, le concave et le con-
vexe des choses; mais senlir qu'on se meut, voilà la
formule exprimant la vie consciente de soi, encore
si peu fréquente dans le grand tout, qui pourtant
s'y dégage et s'y organise de plus en plus. Le pro-
grès mèuie de la vie consiste dans celle fusion gra-
duelle des deux formules en une seule. Vivre, c'est
en fait évoluer vers la sensation et la pensée. »
Si l'on voulait désigner d'un nom spécial cette
dernière forme de monisme, on pourrait l'appeler
soil aveeGuYAU lui-même, le Xaturalisme moniste,
soit plus simplement, bien que le mot ait d'ordi-
naire un autre sens, le ÎSattirisnie. Au reste, morne
en |)assant condamnation sur les hypothèses gra-
tuites, voire les contre-vérités évidentes qui émail-
lent celle page de l'Irréligion de /'«i'e«(>, la théorie
du double aspect, pas plus sous ce nom et sous
celle forme que sous les autres, ne supporte le plus
superflciel examen. L'idée de vie peut sans doute
servir, comme d'autres idées très générales, à uni-
fier les connaissances philosophiques, en les grou-
pant de façon utile ou harmonieuse, surtout quand
on se propose, comme Guyau, de les envisager au
point de vue esthétique, moral ou sociologique;
mais, transportée dans l'ordre du réel, une telle so-
lution du dualisme manifesté par les choses, n'est
pas vme explication, c'est un pur escamotage. De
même que dire avec Taine que toule chose a un de-
dans et un dehors, n'est pas expliquer comment le
même être traduit au dehors des i)ropriétés aljs<jlues
contradictoires de celles qui le constituent au de-
dans; ainsi alTirmeravec Guyau que la vie consiste à
o sentir qu'on se meut n ne dinjinue en rien le mys-
tère de l'évolution, grâce à laquelle « le mouvement
se saisirait comme sensation ».
Une réfutation plus complète de ce dernier sys-
tème, comme de tous les précédents, ressortira
au surplus de la discussion générale du monisme
qui nous reste à présenter dans un dernier para-
graphe.
VIII. Réfutation générale. — A. Le monisme
BST UNR HYPOTHÈSE GRATUITE ET SANS FONDEMENT. —
Avant de mettre en lumière les absurdités que re-
couvre toute interprétation strictement unitaire du
monde, il ne parait pas inutile de présenter quel-
ques remarques préliminaires sur les procédés d'ex-
position et de déraonstralion généralement suivis
par ses partisans : tels sont en effet les vices de
méthode révélés par ce premier examen, (juils
sutliraient pour enlever toute valeur aux conclu-
sions.
En parlant de ces vices rédhibitoires, nous ne
faisons pas allusion aux préjugés d'ordre moral ou
religieux, qui dans bien des cas imposeraient plus
ou moins inconsciemment à l'esprit le sens de ses
recherches dans ces hauts problèmes spéculatifs qui
dominent nécessairement toute la pratique de la vie.
Même sans faire état de certains aveux dépouillés
d'artifice et à condition de réserver la question de
bonne foi, on peut, il est vrai, alTirmcr sans témé-
rité que les convictions philosophiques des monis-
tes, comme celles des athées, procèdent le plus sou-
vent, psychologiquement parlant, de considérations
étrangères aux seules données de l'expérience et de
la raison; toutefois, si ces dispositions subjectives
sont une mauvaise préparation à la recherche im-
partiale de la vérilé, elles échappent, de leur nature,
à la discussion et n'infirment pas nécessairement
l'objectivité delà thèse soutenue, tant, bien entendu,
qu'elles ne sont pas, comme il arrive parfois, sous
une forme ou sous une autre, transformées en ar-
guments.
C'est à l'ordre logique, au contraire, qu'appar-
tiennent les vices essentiels de méthode qu'il im-
porte de relever dans les prétendues démonstrations
du monisvne. Le premier et le plus grave de tous,
c'est qu'elles reposent finalement tout entières sur
deux postulats qui, s'ils ne constituent pas une pure
pétition de principe, ne sont rien moins qu'évi-
dents. Ces deux postulats sont ceux de l'unité onto-
logique de l'être et de la nécessité de son évolution
progressive.
») Pour commencer par le dernier, comment
établir que le progrès est la loi universelle et con-
stante de l'être? Plusieurs auteurs contemporains,
étrangers pourtant aux préoccupations religieuses,
le contestent absolument, au nom même de l'expé-
rience et dans des matières bien diverses : tels Ue-
NOUviER et M. Gaston Kichard, M.Vi, André Lalandh
et D. Parodi, le physiologiste belge Jean Demoor
et l'anthropologiste américain Franz Boas, d'autres
encore. Peut-on, en dépit des faits en apparence con-
traires invoqués par ces auteurs, donner la loi du
progrès comme la conclusion d'une induction légi-
time, basée sur un nombre sullisant de vérifica-
tions indubitables? Ce semble être la pensée de
Vacherot, suivant lequel, nous l'avons vu, « la loi
du progrès, pour être une révélation de l'expérience,
n'en trouve pas moins son explication dans la
raison... Le progrès est inhérent à la réalité, de
même que la perfection l'est à l'idéal. Il est certain
que cette loi essentielle de la réalité, cet attribut du
Dieu vivant n'a pu être conclu de la nature même
de l'Etre universel qu'après avoir été signalé par
l'expérience... La réalité est nécessairement en pro-
grès, parce qu'elle est l'acte d'un principe qui est la
perfection en puissance. Tel est le caractère de la
plupart des explications rationnelles. C'est le fait qui
révèle l'idée; mais c'est l'idée qui marc[ue le fait du
sceau de la nécessité. » (/.a Métaphysique et la Science,
II, p. 636-637) Autrement dit, l'état actuel du monde,
tel que nous le révèle l'expérience, ne peut s'expli-
quer, dans un système strictement unitaire, cpi'en
faisant de l'évolution progressive la loi même de la
réalité : les monistes n'ont pas en effet, sous peine
de grever leur système d'une contradiction de plus,
la ressource de faire, avec M. Georg Simmel (voir
liev. de Met. et de Mor., t. XX, p. 855, suiv.), de
cette loi du progrès une pure idée du sujet pen-
sant. S'il en est ainsi, c'est, en dernière analyse, de
l'unité même de l'être qu'ils infèrent, sous une
forme ou sous une autre, la nécessité de l'évolu-
tion; mais, dans cesconditions, l'objection n'est pas
résolue, elle n'est que reculée et le postulat du
progrès n'a d'autre valeur de certitude que celui
même de l'unité ontologi«jue de l'être, dont il est la
conséquence.
b) Or, cette unité de l'être, principe essentiel de
toute leur doctrine, de quel droit les monistes l'affir-
ment-ils ? A en croire iilusieurs, elle s'imposerait à
la raison comme une évidence immédiate : c'est ce
que répète, par exemple, Vachtrot en toute occa-
sion :« Cet Etre universel, infini, nécessaire, absolu,
nous est donné tout d'abord dans toute sa réalité
par la raison, au sein des choses finies, contingentes,
relatives, que nous atteste l'expérience... Il est donc
entendu que la raison pose a priori le Cosmos, c'est-
à-dire l'Etre universel dans sa réalité. >) (La Métaph .
et la Se, II, p. 6o6) « Que nous dit la raison sur le
Monde? Qu'il est infini, nécessaire, absolu, que l'être
y est continu... Or, si l'être est partout et toujours,
s'il n'est pas possible d'y supposer le moindre vide,
le moindre intervalle, il s'ensuit que les distinctions
915
MONISME
916
et séparations que nos sens y perçoivent sont pure-
ment relatives aux formes de Téire, qu'elles n'ex-
cluent en rien la continuité et l'unité substantielle
de l'Etre universel. Voilà la conception cosmique,
dans sa pureté rationnelle ; l'analogie et l'induction
n'y sont pour rien.» (ii., p. 608) a La raison conçoit
a priori l'unité de l'Etre universel. » (p. 609)
Que penser de ces allirmations audacieuses, qui
rompent si ouvertement en visière avec le sens com-
mun ? Vaclierot demeure-t-il fidèle à sa prétention
d'appuyer sa métaphysique sur la science positive?
L'expérience et la conscience même de notre person-
nalité ne nous attestent-elles point l'irréductibilité fon-
cière des substances créées, surtout des substances
intelligentes ? N'est-ce pas le pluralisme qui parait à
nombre de penseurs contemporains, en dehors
même de la question de la i)ersonnali[é divine, im-
posé par l'élude approfondie de la nature? Pour ne
parler que des théories les plus récentes, qu'il suf-
fise de rappeler, outre l'opinion catégorique des
praginalistes américains, de Schiller, surtout de
William Jasiks, le livre d'un auteur français, M. Boex-
BoREL, plus connu sous son pseudonyme de roman-
cier (J. RosNY aîné), mais qui, dans Le Pluralisme
(Alcan, igoy), se montre au courant des sciences
physiques non moins que des sciences morales.
Sans doute les monistes nous répondent que le
pluralisme phénoménal ne peut être, pour la philo-
sophie, qu'une attitude provisoire : «. Apercevoir la
multiplicité du tout, cela est bien ; apercevoir en
même temps l'unité du tout, cela est mieux encore. •
(FoniLLÉE, Esquisse..., p. 206) « Les pluralistes recon-
naissent que l'expérience même nous montre les
p.irlies reliées à d'autres parties par des relations
observables. » (it., p. 208) (L'expérience) « vous
montre seulement certaines parties reliées à d'autres
parties, c'est par un besoin de l'esprit que vous uni-
versalisez ; soyez logique et comprenez que c est
précisément la conception plus ou moins claire d'un
tout-un, systématiquement lié par la loi de causalité
réciproque, qui vous fait chercher des causes parti-
culières pour chaque chose, pour chaque partie. Dès
que vous allirmez une cause, vous allirraez toutes les
causes » ('i-, p. 20g). Il y a bien des années que
BomAC avait écrit avec plus de clarté et d'exacti-
tude (Idée du phénomi^ne, Alcan, 1894, p. 3i!i) '■ « Si
nous nous demandons quelle est la tendance domi-
nante de la philosophie spéculative à notre époque,
nous pouvons, ce semble, la désigner par ce seul
terme: Le monisme. — En un sens, tout? philosophie
est raonisle par définition, par essence : car le but
de tout système philosophique, n'est-ce pas de ra-
mener la multiplicité infinie des choses à l'unité
d'un principe qui les explique? »
A cette dernière formule nous souscrivons sans
peine, mais nous contestons absolument les consé-
quences arbitraires que les monistes veulent en
tirer. Nul doute qu'un aspect m>me superficiel des
choses et, à plus forte raison, les découvertes inces-
santes des sciences d'observation n'attestent l'ordre
admirable du monde et la philosophie traditionnelle
en a même tiré un de ses arguments les plus classi-
ques en faveur de l'existence d'un Dieu personnel et
intelligent. La doctrine de la création une fois
admise, rien d'étonnant que notre raison cherche à
mieux saisir et à retrouver, autant que le lui permet
sa faiblesse, au sein de la multiplicité des choses
contingentes, l'harmonie et l'unité de plan conçues
par la sagesse divine ; rien d'étonnant non plus que
nous puissions réunir logiquement, sous le concept
universel de l'être, tous les objets de notre connais-
sance, puisque, si imparfaits soient-ils, ils imitent
Ions à leur manière l'Essence infinie, exemplaire
éternel de toute réalité. La réduction ainsi entendue
de la (I pluralité donnée par les sens u à 0 l'unité
conçue par la raison », Ernest Xaville, dans son al-
locution présidentielle au congrès de philosophie de
Genève en 19O4, non seulement l'admettait, mais ne
craignait pas de la déclarer, à rencontre de tout
monisme athée, la seule rationnellement recevable:
o La doctrine de la création, y aflirmait-il avec une
courageuse franchise, de la création au sens absolu
du terme, est la seule qui offre une solution satis-
faisante du problème. .. Je pense que tout monisme
qui, pour affirmer l'unité de l'univers, ne remonte
pas jusqu'à l'acte d'un créateur libre, est un monisme
faux, y {Congrès international de philosophie, Genève,
Kiindig, igoô, p. 46)
Contentons-nous, au point où nous en sommes de
la discussion, d'aflirmer du moins que les exigences
de notre raison se bornent à nous suggérer, à nous
imposer, si l'on veut, pour notre conception des
choses, une unité logique sans cesse plus parfaite,
fondée sur l'ordre et l'harmonie que révèle la réalité ;
eu d'autres termes, le monde, loin d'être un toui-bil-
lon d'éléments chaotiques, se manifeste à nous
comme cosmos, comme univers. Dans ce sens, mais
dans ce sens seulement, nous acceptons la formule
de Focillée sur le 0 tout-un systématiquement lié »;
nous admettons aussi avec lui ce qu'il écrit quelques
pages plus loin {Esquisse..., p. 2i4): « Comprendre
philosophiquement, ce n'est pas se contenter de ra-
mener au moi, je veux dire, au fond conscient ou
préconscient du moi, tous les autres objets de la
pensée »; mais nous refusons de le suivre, quand il
ajoute immédiatement : 0 Cela consiste aussi à les
ramener chacun au tout, à les interpréter par le tout,
autant que nous pouvons le concevoir. H y a dans
chaque être particulier quelque chose de tous les
autres, quelque chose du tout: le tout est dans cha-
cun. C'est ce quelque chose que la philosophie doit
retrouver, de manière à lire l'universel dans l'in-
dividuel. Supprimez ce monisme essentiel qui pré-
suppose, mais domine le pluralisme, et vous suppri-
mez la philosophie elle-même. » Prétendre identifier
la philosophie avec le monisme ainsi entendu et,
dans ce but, conclure de l'unité conceptuelle de l'idée
d'être à l'unité ontologique de l'être réel, c'est, de
toute évidence, commettre une formidable pétition de
principe.
c) Le plus étrange, c'est que de cette pétition de
principe, nombre de monistes ne semblent pas se
douter. A les lire, on croirait qu'ils s'imaginent vrai-
ment avoir cause gagnée par le seul fait que tout le
connaissable peut être réduit à un systèmed'explica-
tions logiquement lié. 11 est facile de voir que cette
supposition est sous-jacenle, par exemple, comme
nous l'avons signalé déjà (col. 881), à la conclusion
du U' Stei.n, dans son opuscule Dtialismus oder.Vo-
nismus ? De la tendance inéluctable de notre pensée
à l'unité logique, il infère sans hésiter le monisme
ontologique. Le même postulat parait bien dominer
toute l'argumentation de Focillée; mais il na de
valeur et même, à vrai dire, de sens intelligible qu'à
condition d'admettre le subjectivisnie absolu, c'est-
à-dire de s'appuyer sur un nouveau postulat, plus
gratuit encore et plus ruineux que le premier. Vai-
nement semble-t on parfois faire appel à un autre
principe un peu différent, mais tout aussi contesta-
ble et qui de plus, fût-il accordé, n'autoriserait nul-
lement la conclusion qu'on en tire, au principe du
relativisme:sile non-moi ne nous est pas inaccessible,
du moins ne pouvons-nous, assure-ton, le concevoir
qu'en fonction du moi ; d'où nécessité, toujours
d'après Fouillée, d'admettre que toute réalité n'est
que volonté de conscience plus ou moins imparfaite :
917
MONISME
918
1 Ce qu'on ne peut sui)poser, aflirnie-l-il après avoir
réfuté l'idéalisme absolu, ce n'est pas l'annihilation de
tout être pensant, au sens propre du mol, mais de
tout être qui n'aurait absolument rien des éléments
psychiques que nous découvrons en nous-mêmes par
la conscience ou pressentons dans la subconscience.
Ce qui n'ollrirait plus absolument rien d'analogue à
noire existence psychique, ce qui n'en pourrait èlre
conçu comme une diminution ou une amplilicalion,
n'est pas pour nous concevable d'une conception po-
sitive: c'est un X qui ne peut pas se distinguer de
zéro. » (/i5ijr«'S5C..., p. i ')) Ici encore, comment n'a-l-il
pas vu que la distinction très siuqde qui vient de lui
servir à renverser victorieusement le sophisme des
idéalistes tiré de la nécessité de la pensée, se re-
tourne contre lui, dès qu'on la transpose en termes
de i'olonté de cunscience ? « Si je suppose l'absence
de toute volonté de conscience, pouvons-nous lui
dire en empruntant ses formules (voir ih.), je ne
place pas cet anéantissement au moment même où
j'ai conscience, ce qui serait en effet contradictoire,
mais avant que moi et tous les autres êtres conscients
ayons commencé d'avoi- conscience, ce qui n'est nulle-
ment contradictoire. » De ce que nous nous atteignons
directement par la conscience comme êtres psychi-
ques, il ne suit en elTet nullement, la raison fondée
sur l'expérience nous l'atteste, que toute réalité en
nous et hors de nous nous apparaisse comme psychi-
que : pour la pensée normale, le contradictoire du
néant, c'est l'être, ce n'est ni l'idée-force ni la vo-
lonté de conscience.
(/)L'évolutionnisme, pour justifier, dans la question
de l'unité de l'être, le passage du subjectif à l'objec-
tif, recourt à une considération d'un autre genre :
la connaissance étant le terme de la lente évolution
du cosmos et les organes qui nous mettent en com-
munication avec l'extérieur étant à la fois tirés de
l'étofTe même des choses et façonnés par la longue
interaction de l'objet et du sujet, la nature du réel
se révèle nécessairement dans le mental qui en dé-
rive, ou, pour parler plus exactement, le second
n'est que le premier prenant pleine conscience de
lui-même. Nous avons rencontré ce raisonnement
chez Ardioo, et Fouillée à son tour ne se lasse pas
de le répéter : « Le fil de l'analogie avec notre con-
science ne nous abandonne jamais, nous dit-il, dans
le labyrinthe de la Nature... L'intelligence n'est pas
en dehors du reste, en dehors du réel; elle est le réel
même parvenu à l'existence pour soi » (Esquisse...,
p. Lxii), et plus loin : « L'âme entière est la réalité
même parvenue au plus haut point de son évolution.
On a donc le droit, (juand on interprète le monde,
de placer au fond des choses le germe de tout ce que
nous trouvons développé en nous-mêmes. » (ib,,
p. Lxiv ; comparer Evolutionnisme..., p. lxxxii)
Nous ne prétendons pas au reste que, en invoquant
ainsi l'explicaticn évolutionniste de la connaissance
pour justifier l'accord qu'ils affirment, sur cette ques-
tion du monisme, de l'être avec la pensée, nos ad-
versaires aient l'intention d'apporter un argument
proprement dit, qui constituerait une pétition de
principe trop évidente, cette explication supposant
nécessairement la vérité même de l'Iiypothèse qu'il
s'agit d'établir. Leur seul dessein est sans doute de
faire ressortir la cohérence interne de leur système.
Si l'intelligence humaine, veulent-ils dire apparem-
ment, est, comme nous l'admettons, le terme der-
nier de l'évolution de l'être primitif, rien d'étonnant
qu'elle porte l'empreinte et qu'elle garde comme
l'obsession de l'unité réelle de son principe.
Même entendue dans ce sens, l'interprétation pro-
posée nous parait insoutenable, tant elle dénature
les vraies données de l'expérience. Autant, en effet,
la conception harmonique de l'ensemble des choses
à laquelle tend naturellement notre esprit répond,
comme nous le remarquions plus haut, à l'idée d'un
plan extérieur réglant l'influence réciproque d'êtres
essentiellement difl'érenls, autant elle écarte l'hypo-
thèse de l'évolution nionistique. Nos adversaires ont
coutume de traiter d'illusion anthropomorphique la
doctrine des causes finales telle que l'admettent
ceux qui croient à la Providence divine; mais, de
bonne foi, ne s'imposc-t-elle pas à une raison exempte
de préjugés comme la seule explication valable du
cosmos? Surtout n'y a-t-il pas anthropomorphisme
bien moins justifiable dans la prétention de trans-
porter à l'univeis entier la finalité purement imma-
nente qui nous apparaît comme le privilège exclusif
de l'être pensant?
e) De plus, s'il est vrai, comme le remarque E. Boi-
RAC,que « lebutde toutsyslème philosophiqueest de
ramener la multiplicité infinie des choses à l'unité
d'un principe qui les explique », impossible de nier,
en présence de la diversité des interprétations pro-
posées, que la tentative apparaît singulièrement la-
borieuse, dès lors qu'on entend demander ce prin-
cipe au monde lui-même. Insistons sur cet argument
de fait, dans lequel les monistes mêmes ne peuvent
refuser de voir une grave objection contre leur hypo-
thèse : ce sera le résultat le plus fructueux, et peut-
être l'excuse des développements qu'on a cru devoir
donner à l'exposé des systèmes. Ce que Cousin disait,
il y a un siècle, de la a. guerre civile du panthéisme »,
es.1 toul aussi vrai de son succédané actuel, le mo-
nisme. On a pu le constater : d'accord pour écarter
la solution déiste, nos adversaires cessent de s'en-
tendre dès qu'il s'agit de la remplacer et de ramener,
dans ce but, l'opposition apparente des phénomènes
à l'unité réelle d'une existence s'expliquant par elle-
même. Les uns, mutilant la connaissance, ou bien
n'admettent d'autre donnée objective que celle qui
tombe sous les sens et qualifient sommairement
1 autre d'épiphénomène ; ou bien, tout au contraire,
pour se débarrasser de l'élément matériel, le rédui-
sent à une représentation subjective et à un concept
idéal. Les autres, faisant profession d'accepter tout
le donné, veulent nous persuader que la réalité, sous
les deux aspects en apparence irréductibles qu'elle
revêt pour les sens et ])our la conscience, demeure
au fond identif|ue à elle-même : suljterfuge aussi
vain que les précédents. La pluralité foncière du
monde fait éclater de toutes parts le monisme con-
ceptuel sous lequel on prétend l'emprisonner; la
rupture dont on pense avoir eu raison en un point
reparaît soudain ailleurs : bref, la multitude même
des explications qui se succèdent et souvent se com-
battent ne fait que mettre en plus vive lumière le
peu de vraisemblance du postulat initial commun.
Comment, en effet, expliquer et la difficulté inex-
tricable du problème et la diversité des solutions
apportées, si le monisme ontologique est la vé-
rité? Comment, si l'être saisi sous la succession
incessante et prodigieusement variée des phéno-
mènes est unique, ne trahit-il sa vérilalile nature
par aucune propriété, aucun attribut universel et
constant ?
f) Ce problème insoluble, il s'est trouvé sans doute,
de temps à autre, des philosophes pour tenter de le
supprimer, en mettant audacieusemenlsur le compte
d'une illusion la multiplicité des êtres réels : c'est
leur prétendue distinction qui, loin d'être une don-
née de l'intuition immédiate ou une exigence de la
science, constituerait, à en croire certaine école con-
temporaine, un pur postulat, le postulat du niorce-
tage. (voir Bergson, Matière et Mémoire, 2" éd.,
Alcan, 1900, p. 2i8, 219)
819
MONISME
920
A cette fin de non-recevoir, vraiment trop som-
maire, il suffit de répondre avec Mgr Farces (L'acte
et la puissance, ■)' éd., Berclie et Tralin, igog, p. i6i):
« Lequel des deux prétendus postulats, du « morce-
lage » ou du « monisme », mérite réellement ce nom
plus ou moins dédaigneux de « postulat »? Le raor-
celage, c'est-à-dire la distinction réelle des êtres cos-
miques, par exemple, de vous et de moi, du fils et
du père, ou des hommes et des animaux entre eux,
est-ce vraiment un postulat, une supposition nou
évidente et gratuite? Ne serait-ce pas au contraire un
fait, le plus universel et le plus indéniable des faits;
une donnée première de l'expérience, laquelle pose
à la fois le mouvement réciproque des êtres cosmi-
ques et leur multiplicité? Au contraire, est-ce un
fait sensible et évident que cette continuité sub-
stantielle et cette unité du grand Tout dont on nous
parle? Qui a pu jamais la voir et la constater, cette
unité?... En conséquence, le postulat du monisme...
est une hypothèse systématique et artificielle, qu'on
ne saurait prendre pour point de départ de la philo-
sophie, sans une énorme pétition de principes, v
Cette conclusion sera aussi la nôtre.
^) Il nous reste toutefois, pour compléter cette
première partie de notre réfutation et pour préparer
la seconde, à discuter une solution plus radicale en-
core que la précédente, solution remontant à une
vingtaine d'années et dont l'inventeur ne se propo-
sait d'ailleurs nullement de faire triompher la doc-
trine de l'unité ontologique de l'être : à titre de
positiviste convaincu, Eugène de Robkrty (i8.V3-
igiô), sociologue d'origine russe devenu professeur
à l'Université nouvelle de Bruxelles et à l'Ecole des
hautes études de Paris, ne voit en effet dans ce qu'il
api>elle a le monisme uUrarationnel ou transcen-
dant... qu'une fin de non-recevoir et une défaite de
l'idée unitaire elle-même. » (Recherche de l'unité,
Alcan, 1893. p. 211) Aussi le seul monisme qu'il
convienne, d'après lui, d'établir et que lui-même
poursuive d'une recherche incessante, c'est un mo-
nisme logique: mais ce monisme logique, tel qu'il
l'entend, étant plus absolument encore que l'autre,
exclusif de toute croyance en Dieu, force nous est
bien de l'exposer et de le juger aussi brièvement que
possible.
L'auteur, en dehors de ses recherches sociologi-
ques, semble, d'après ce qu'il nous déclare lui-même,
avoir assigné à son activité intellectuelle un double
objet : tout d'abord (/.'.ancienne et la Sou^'elle Philo-
sophie, Alcan, 1885), fonder la vraie philosophie,
la seule digne de ce nom, la philosophie des sciences,
destinée à remplacer enlin « ces hypothèses générales
qui suppléent au savoir absent », décorées du
nom de métaphysique et qui sont à la philosophie
de la raison « ce que l'alchimie est à la chimie mo-
derne et l'astrologie à l'astronomie » (p. 3i4); mais
il s'est proposé une seconde mission, plus modeste,
encore que laborieuse, et d'ailleurs en relation étroite
avec la première, celle à'exorciser l'/ncnnniiissable,
ce dernier « fantôme du passé théologique de l'hu-
manité » (Inconnaissable, Alcan, 1889, p. 56). Le
procédé ébauché à celte fin dans ce dernier ouvrage
a été développé dans la Recherche de l'unité; il s'ap-
puie sur ce que l'auteur nomme « l'identité des con-
traires surabstraits ». « Si la loi de l'identité des
contraires, nous assure-t-il, était reconnue comme
une véritable découverte psychologique, la croyance
à la chose en soi, le dualisme de la connaissance
aurait sûrement vécu. » (Recherche de l'unité, p. 46)
Voici en quoi consiste cette loi merveilleuse, .appe-
lons « surabstraits » les idées tellement générales
qu'elles ne peuvent faire partie d'un genre supérieur
et rangeons-les en couples où l'une apparaisse comme
l'opposée de l'autre : par exemple, chez Descartes,
l'Infini et le fini, Dieu et le monde, et aussi l'esprit
et la matière, — chez les modernes l'Absolu et le
relatif, le noumène et le phénomène, l'Inconnaissa-
ble et le connaissable. Cette classification opérée,
l'auteur, avec l'assurance si plaisamment dogmati-
que qui caractérise son « hyperpositivisme », nous
révèle que l'opposition nominale apparente entre les
deux termes de chacun de ces couples voile une par-
faite éipiivalence et une identité réelle. Ainsi « l'in-
fini n'est, selon la loi de l'identité des contraires, que
le fini pur ou abstrait, soit, en ce sens, l'universel,
l'attribut présent dans toutes les réalités. » De même
« Dieu ne signifie rien, s'il ne signifie l'univers ou
l'idée abstraite quenous enavons. »(id., p.47)En ap-
plication de la même théorie, l'auteur nous avait déjà
déclaré plus brutalement dans L'/nconnaissulite
(p. i5a) : <c Dieu est une négation,... la négation ca-
chée du concept positif de l'univers, qui comprend
ces deux autres concepts, le monde et l'homme. »
El plus loin (p. 160) : .< On ne saurait trop insister
sur celte vérité que Dieu est la notion qui rassemble
en une classe universelle toutes les négations par-
tielles, déjà préalablement réduites à deux grands
genres : la négation du monde et la négation de
l'homme. C'est la négation suprême, le zéro le plus
zéro, si l'on peut s'exprimer ainsi, car il contient et
embrasse tous les autres zéros. Mais en vertu de la
même loi, et quand on analyse les cléments isolés qui
composent ce concept (ce que l'humanité a toujours
fait inconsciemment), c'est aussi l'être par excellence,
car c'est le monde et l'homme. » Il nous assure en-
core que a le bon et le mauvais sont deux degrés,
deux espèces, deux variétés <rune seule et même qua-
lité » (p. 175); d'où il conclura, dans une œuvre
postérieure, à l'idenlilé essentielle du bien et du
mal (Le Bien et le Mal, .\lcan, iSgô, § xi). L'op-
posilion de l'esprit et de la matière n'est pas d'une
autre nature : c'est l'opposilioa du moi et du non-
moi, ou du temps et de l'espace, deux « synonymes
de l'existence, de l'attribut universel des choses. »
(Recherche de l'unité, p. 82)
Comme on le voit, cette solution du dualisme psy-
chologique, cauchemar de toute doctrine unitaire, est
aussi simple que radicale et on s'étonne qu'il ait fallu
attendre Eugène de Roberty pour s'en aviser. Le
malheur est, comme on l'a fait remarquer dès long-
temps à l'auteur, que ces aUirniations singulières ne
s'appuient sur aucun commencement de preuve : les
arguments qu'on attend sont remplacés par des sar-
casmes à l'adresse des théologiens et des philosophes
(L'Inconnaissable, p. i4'^). On nous dit. il est vrai,
que n la théorie des contraires, condamnée par l'in-
trospection vulgaire, rejetée par la logique abstraite,
par le mécanisme sj'llogistique fonctionnant à vide,
est due entièrement à l'emploi des méthodes indi-
rectes de la psychologie et de la sociologie >• (ib.,
p. i84); que, si « nous ne connaissons pas les lois
psychophysiques qui président à la différenciation
psychologique de ce qu'on pourrait appeler... des
concepts isomères,... cela ne doit pas nous empê-
cher... de constater leur isomérie » (p. i85); qu'enfin
« l'induction sociologique vient corroborer l'induc-
tion psychophysique » (p. 189); quelque appel que
l'on fasse ailleurs à une psjchologie de l'avenir
« mieux informée que la nôtre » (Recherche de l'unité,
p. 80), quelque espoir qu'on puisse fonder sur a les
recherches psychophysiologiques » et sur 0 l'étude
sociologique des lois de l'évolution hyperorganique,
c'est-à-dire de la variation et de la transformation des
phénomènes psychiques complexes » (L'Inconnaissa-
ble, p. 2) ; en dépit enfin d'attaques intéressées con-
tre « les tristes ergoteurs qui dînent des miettes
921
MONISME
922
tombées delà table de la scolastique... en ral>àclianl
ranlicjue distinction entre la contrariété pure, la
contrariété par négation et la simple corrélalivilé »
{Aii<;iisle Comte et Jleiheit Spencer, Alcan, i8y5,
p. uji-iyS); — aucune induction n'arrivera jamais à
ramener les contraires à de simples contradictoires,
aucune raillerie ne décidera la raison Luniaine à
avouer (pie, en concevant Dieu, l'esprit, l'inlini, l'ab-
solu, elle n'a qu'une idée purement négative. L'au-
teur ajoute bien encore en terminant que la thèse
défendue dans Vliiconiiaissolile « n'est pas aussi
isolée qu'elle doit nécessairement le paraître dans
un ouvrage de ce genre », (ju' « elle a une Uaisoniii-
time avec d'aulres tliéories qui la soutiennent et qui
sont, à leur tour, soutenues par elle » (p. 190); moins
qu'à personne, après sa dédaigneuse lin de non-rece-
voir à l'adresse des tenants de l'Inconnaissable, il
lui est loisible d'ignorer que pareille métUode aboutit
à il une de ces fabuleuses pétitions de principe dont
la philosophie hypothétique est coutumiére et qui,
excusables aux époques de grossière ignorance, ne
sauraient plus être tolérées aujourd'hui » (p. 74)-
Il ne semble pas, en somme que, malgré ses lon-
gues années d'un « travail ininterronq)u, mais tou-
jours se hâtant vers les théories suprêmes, les quint-
essences, les abstractions nucléales, comme vers la
seule chose pressante » (/.e-fiicH elleMal, Préf., p.vi),
Eugène de Koberly ait, plus que d'aulres, évité l'er-
reur qu'il déclare « la manie du siècle et, peut-être,
la folie de toutes les époques : se croire inliniment
supérieur, par l'horizon élargi de l'intelligence, aux
périodes écoulées, s'attribuer le mérite d'une réforme
radicale dans la manière de comprendreet d'expliquer
le monde. Que d'Amériques n'a t-on pas découvertes
de cette façon, coup sur coup, les unes après les au-
tres ! » (ii., p. 4o) «
/() Signalons, pour terminer, une autre tentative
plus récente et plus modeste, mais non moins illu-
soire, d'expliquer, par les seules lois subjectives de
la connaissance, au moins le dualisme de la nature
humaine. C'est le titre d'un des derniers articles
d Em. DcRKHEiM (Scientia, vol. XV, p. 206). Après
avoir mis en relief, non sans vigueur, la dualité
constitutionnelle de l'homme et montré l'impuis-
sance du monisme tant empirique qu'idéaliste de
l'expliquer par une sinqde ai>parence, il apporte sa
solution, puisée dans les principes généraux de son
système philosophique : « La dualité de la nature
humaine, assure-t-il, n'est... qu'un cas particulier de
cette division des choses en sacrées et en profanes
qu'on trouve à la base de toutes les religions et elle
doit s'expliquer d'après les mêmes principes. u(p. 217)
11 suffira de noter que, même abstraction faite des
autres dilficultés inhérentes à l'interprétation uni-
taire, le problème, dans le seul cas envisagé par
l'auteur, n est que reculé. Quand même on admettrait
l'insoutenable prétention d'expliquer par la socio-
logie l'évolution de l'âme humaine, qu'y aura-ton
gagné, dès lors que, pour suffire au rôle qu'on veut
lui faire jouer, l'action sociale, destinée à rendre
compte de la notion de. sYicrc, doit nécessairement sup-
poser déjà, sous une forme ou sous une autre, la
merveilleuse diflférenciation dont on la prétend le
principe ? Toujours l'erreur positiviste : prendre
pour une explication des faits leur description minu-
tieuse, vraie ou prétendue telle !
Conclusion. — De cette première partie de notre
discussion, il nous est permis de conclure, croyons-
nous, que toute conception monistique du monde,
contrairement à ce qu'ont coutume d'alfirmer ses
partisans, reste, à tout le moins, essentiellement
hypothétique de sa nature. Ceux d'entre eux qui
prétendent la tirer de l'expérience n'y parviennent
qu'au moyen d'une pétition de principe, variable
dans sa forme et plus ou moins dissinmiée, mais
qu'il n'est jamais bien malaisé de mettre en lumière.
La [ilui)art se contentent, après avoir posé 1 unité
ontologique del'èue comme un postulat de la raison,
de tenter d'en déduire, en s'appuyanl sur lu conscience
ou sur l'expérience externe, l'évolution cosmique
tout entière.
B. Le monismk est une hypotuèse fausse et con-
TRADiGToiRK. — Faut-il s'en tenir à cette [iremière
conclusion et concéder au monisme ce titre d'hypo-
thèse, gratuite, il est vrai, indémontrable peut-être,
mais qui, indépendamment de la doctrine révélée et
aux yeux de la raison laissée à elle-même, resterait
une a interprétation du monde « après tout recevable
comme celle du créationisme '.' L'explication évolu-
tionniste, même restreinte à une portion de l'histidre
du monde, jiar exemple à la transformation d'une
nébuleuse primitive en constellations distinctes, ou
à la dilïérenciation progressive des es|)èces végétales
et animales à partir de quelques cellules rudimen-
taires, demeure en somme, elle aussi, malgré ce
qu'elle olfre de séduisant à la pensée, une puie
hypothèse encore grevée de bien des difficultés et
(|ui attendra sans doute longtemps une démonstra-
tion rigoureuse, mais après tout vraisemblable ou
possible. La méuie explication ne ijeut-elle, sans
[lerdre complètement ce caractère de vraisemblance,
être étendue à l'ensemble de la réalité'.' Les objec-
tions bien plus graves et, si l'on veut, proprement
insolubles qu'elle soulève, en se généralisant ainsi,
contraignent-elles la raison à lui préférer la doctrine
dualiste qui admet un Dieu différent du monde ? Cer-
tains philosophes, même en dehors des tenants du
monisme, ne l'ont pas pensé. Spk.nci.r, par exemple,
dont l'agnosticisme déclaré ne permet pas de faire
un athée proprement dit (voir Aunosticismk, col. 6
et 22), tient pour également inconcevables les trois
seules hypothèses admissibles sur l'origine de l'uni-
vers, celle du théisme, du panthéisme et du monisme
athée (l'remiers principes, traduction Guymiot,
Paris, Schleicher, 1902, p. 23 et s.). De son côté, la
Grande encyclopédie , avant d exposer, au mot
Création, les différentes solutions métaphysiques du
même problème, et après avoir constaté avec raison
que « quelque étrange (|ue puisse i)araitre. au premier
abord, l'idée de création, les philosophes spiritua-
lisles même les plus dégagés de toute attache reli-
gieuse l'ont cependant adoptée », se contente d'ajou-
ter : « Cette hypothèse leur paraît plus iilausible
(|u'aucune de celles que l'on j)eut faire sur l'origine
du monde. » Pareille formule, qui nous semble
exprimer d'une manière insuffisante les convictions,
très arrêtées sur ce point, du spiritualisme classique
(voir, dans le Dictionnaire philosophique de Fhanck,
aux mots Création, Lieu, l'anihéisme, etc.),nerépond
en tout cas nullement à la valeur objective des doc-
trines ainsi comparées. En réalité, le monisme athée
est une hypothèse, non pas sans fondement, non pas
moins plausible que celle de la création ex niliilu,
mais, aux yeux de la seule raison, nous allons le
montrer, évidemment fausse et intrinsèquement con-
tradictoire.
1) Le monisme est une hypothèse fausse. — Pour
établir ce point, nous pourrions nous contenter de
renvoyer aux pages de ce dictionnaire qui trai-
tent de Dieu et delà création. S'il est prouvé que le
monde a été tirédu néant, ou seulemenlqu'il existe
un Dieu personnel distinct de lui, aucune théorie
strictement moniste ne saurait être vraie; or la créa-
tion ex ;i/7u7o et l'existence de Dieu peuvent être ri-
goureusement démontrées, abstraction faite de
923
MONISME
924
toute réfutation préalable du monisme, par exemple
sur la seule constatation des cliangements et des
imperfections que l'expérience nous montre partout
dans le monde (voir Création, 111= partie, '6\ col.
726, s , surtout col. ^So, au bas; — Dieu, III' par-
tie, col. lOiO, s., surtout 1022).
Le monisme donc se trouve déjà amplement con-
vaincu d'erreur par les preuves antérieurement dé-
veloppées dans les articles cités, d'autant plus que
telles d'entre elles visent expressément l'évolution-
nisme immanent (voir spécialement Ckkation, col.
■^27-729). Néanmoins, il ne sera pas inutile d'indi-
quer brièvement les raisons qui établissent direc-
tement l'absurdité de toute interprétation unitaire
des choses; aussi, sans nous étendre sur les consi-
dérations déjà développées, soit dans les paragra-
phes précédents, soit dans les arliclcs auxquels
nous venons de renvoyer, nous tâcherons de met-
tre en lumière la contradiction essentielle à la théo-
rie prise en elle-même et dans sa généralité.
2) Le monisme est une hypothèse contradictoire.
Cette contradiction, peut-on dire, se trahit dans
chacune des allirmations qu'elle suppose.
a) Elle réside tout d'abord dans le concept même
de l'Etre que se forme le monisme. A moins en
effet de n'être plus qu'un mot, l'Etre en soi, dans
tout système qui y cherche l'expiication dernière
des choses, apparaît nécessairement, sous quelque
nom d'ailleurs qu'on le désigne et quelque idée
que l'on s'en fasse, comme la réalité essentielle
et suprême, existant en dehors de toute condition
et en vertu même de sa nature, en un mot comme
l'Absolu. Impossible sans doute à la raison hu-
maine d'en pénétrer l'essence, ou de s'en former
une notion positive qui ne demeure irrémédiable-
ment inadéquate; il n'est pas vrai cependant de
dire avec Spencer, à l'endroit déjà cité {Premiers
principes, p. 2'j), dans le sens où il l'entend, que
« l'existence par soi est inconcevable..., quelle que
soit la nature de l'objet auquel on attribue l'exis-
tence ». Cette affirmation, appuyée sur des argu-
ments qui font sourire un penseur averti, démontre
seulement l'impuissance radicale de l'auteur à se dé-
gager de la puérile imagerie que les positivistes
anglais prennent trop souvent pour une explica-
tion scientilique et philosophique de la réalité
(voir l'article Dieu, col. 972). De fait, la raison, en
dépit de son incurable déficience et de l'impossibi-
lité qui en résulte pour elle de saisir l'Absolu en
lui-même, peut du moins indirectement, au rnoyen
de l'analogie, s'en former un concept d'où soit ban-
nie toute contradiction. A qui, par exemple, pourrait
paraître absurde a priori la notion de Dieu tel
que le définit la philosophie spirilualiste, c'est-à-
dire réalisant en lui, par la nécessité même de son
Etre, la perfection inlinie? Peut-on en dire autant
de r.\bsolu par lequel les monisles prétendent rem-
placer le Dieu de la théodicée traditionnelle? Que
nous proposent-ils comme Etre par soi, comme réa-
lité nécessaire et justifiant par elle-même ses titres
à l'existence? Quelque nom qu'ils lui donnent, ma-
tière ou énergie, nébuleuse infinie ou poussière ato-
mique, pensée diffuse et impersonnelle de l'idéa-
lisme athée ou « perfection en puissance » de Va-
cherot, « substance primitive » d Erne?t Haeckel ou
atomes psychiques de Clémence Royer, ondes infi-
nies de Conta ou bien « éther lumineux, au plus
haut (duquel) se prononce l'axiome éternel »
(Taine, Philosophes classiques du X[.\'' siècle, 4' éd..
Hachette, 18^6, p. 870), homogène de Spencer ou
« indistinct » d'Ardigo, « volonté de conscience »
de Fouillée ou « fond de la vie » de Guyau, « pur
devenir» du mobilisme moderne, ou même simple
« possible 1) que, selon Renan, « un secret ressort
(pousse) à exister » {Hevue des Deux Mondes, i863,
t. V, p. 769), moins encore, selon la trouvaille
d'un pragmatiste américain cité par Fouillée (La
pensée..., p. 325), « fonction sans contenu d'une
impulsion universelle » — , que nous offre-t-on tou-
jours, sous la variété des formules, qu'un embryon
informe du monde, ayant aux yeux de la saine
raison d'autant moins de titre à exister par soi
qu'il confine davantage au néant?
Tout autre est, parait-il, la manière d'en juger
des monistes, dictée au reste par la logique même
de la théorie. Dès lors, en effet, que l'.^bsolu est
soumis à la loi d'un progrès continu et éternel, à
mesure qu'on remonte par la pensée les étapes de
cette évolution infinie, on est amené à réduire de
plus en plus la réalité actuelle de l'Etre, on tend
vers le néant d'existence. S'arrêter au cours de cette
régression, en prétendant exprimer enfin 1 essence
de r.\bsolu en soi, c'est, de toute nécessité, se heur-
ter à la contradiction. Dans cette ligne, si l'Acte
pur de la théologie traditionnelle représente, na-
turellement, pour emprunter une comparaison l'e
Janet (La crise philosophique, p. 161-162), un maxi-
mum, comment trouver à l'autre extrémité, ainsi
que l'exige pourtant l'hypothèse, un minimum qui
ne se confonde pas avec le néant? S'en tenir à
l'indétermination absolue, c'est réaliser une abs-
traction : l'être logique, Vens ut sic des scolastiques,
en dépit de son indigence, offre encore à l'esprit un
objet positif qui le distingue du néant, parce que,
sans exprimer aucune réalité définie, il n'en est au-
cune qu'il n'enveloppe de façon confuse et implicite;
l'èlre rée/, au contraire, ne peut être supposé plei-
nement indéterminé sans se confondre avec le fa-
meux être-néant hégélien, c'est-à-dire sans apparaî-
tre à la raison comme la contradiction réalisée, D'un
autre cc'ité, lui attribuer une détermination, si mi-
nime soit-elle (et aucun mnniste n'a pu se soustraire
à cette nécessité impérieuse de l'intelligence), c'est
introduire l'illogismedaiis la théorie de l'évolution
indéfinie, mais déplus porter un véritable défi au
bon sens. A quel titre, en eftet, tel mode limité
d'existence s'imposerait-il comme nécessaire de
préférence à tout autre ? En vertu de quel privilège
l'imparfait, comme tel, se confondrait-il avec l'Etre
en soi? N'est-il pas puéril d'imaginer, comme pa-
raissent vraiment le croire les évolutioiinistes, que
r.4.bsolu ne peut se faire pardonner d'exister par
lui-même, qu'à condition d'être assez chétif pour se
distinguer à peine du néant?
b) Contradiction dans la nature de l'Etre par soi.
— Nos adversaires protesteront peut-être ici, en
prétendant que le concept sous lequel ils cherchent
à se représenter isolément l'élément priraonlial du
monde n'est que le résultat d'une abstraction, que
l'Absolu, dans sa réalité, n'est pas différent des as-
pects infiniment variés sous lesquels se manifeste
son éternelle évolution et n'a, par conséquent, rien
de l'indigence que nous lui attribuons : « Je n'ai
jamais songé, nous affirme Vacherot (La Métaphy-
sique et la Science, II, p, 52/|), à isoler l'Etre inlini,
absolu, nécessaire, universel..., des réalités finies,
relatives, contingentes et individuelles qui le mani-
festent. » « Le monde est son acte nécessaire, sa
réalité intime et identique avec son essence. « (p. 627)
En un autre endroit, nous l'avons vu, il déclare :
« Le progrès est inhérent à la réalité » (p. 636), et
encore : « La réalité est nécessairement en progrès,
parce qu'elle est l'acte d'un principe, qui est la per-
fection en puissance. » (p. 687)
N'insistons pas sur la difficulté d'accorder entre
elles ces deux séries d'affirmations, entre lesquelles
925
MONISME
926
semble toujours flotter la pensée de VacLerot, comme
de la plupart des monisles : « le monde est l'Etre
par soi » — « le monde est le résultat de l'évolution
de l'Etre par soi ». Ces deux formules sont loin d'être
synonymes : de ce que le chêne est le résultat de
l'évolution du gland, il ne suit pas que le chêne soit
le gland. Prenons-les toutes deux pour ce qu'elles
valent et posons à nos adversaires le dilemme sui-
vant :
Ou. bien on s'en tient strictement au premier
énoncé : « le monde est l'Etre par soi » ; l'Absolu,
dans ce cas, ne se distingue pas réellement de l'uni-
versalité des choses et n'est qu'un pur concept, isolé
par abstraction des phénomènes divers et contin-
gents que révèle l'expérience, tout au plus une for-
mule exprimant la loi générale du progrès, comme
l'attraction universelle exprime la loi générale du
mouvement matériel. Dans cette hypothèse, le vrai
problème de l'origine des choses n'est même pas
abordé et la prétendue eiplicalion du cosmos au
moyen de l'évolution n'est que l'histoire, telle que la
science s'essaie à la reconstituer, des transformations
successives par lesquelles ce cosmos est lentement
arrivé à l'état actuel. Il reste, pour le philosophe, à
chercher, en dehors du monde, la cause du monde
lui-même et de son évolution, ou bien, si l'on n'admet
pas de cause de ce genre, à montrer que, aux yeux de
la saine raison, la prodigieuse fécondité de la nature
peut s'expliquer par elle-même. — En d'avitres termes,
s'en tenir à la question du « comment », sans abor-
der celle du « pourquoi », c'est faire de la science,
non de la philosophie; n'admettre la légitimité que
de la première, c'est se déclarer positiviste, par suite
nier la métaphysique et mutiler l'intelligence ; mais
prétendre résoudre les deux en identiliant la seconde
avec la première, comme semblent parfois le vouloir
nos adversaires, c'est un véritable escamotage (voir
DE Broglie, Le Positivisme et la Science expérimen-
tale, Inlrod., p. vi-xvi. Consulter aussi Fonshgrive,
De la niiture et de la valeur des explications, lievue
philosophique, nov.-déc. igiâ).
Ou bien, et c'est, croyons-nous, la véritable pensée
de la plupart des monistes, on admet la seconde des
formules proposées : « le monde est le résultat de
l'évolution immanente de l'Etre par soi ». Autre-
ment dit, on se fait fort de montrer que, du Principe
premier des choses, si rudiraenlaire qu'on se le re-
présente, a pu, par progrès insensible et purement
autonome, sortir l'admirable complexité que nous
révèle rex[)érience. Pour y arriver, on allirnie que
l'état actuel du monde était de toute éternité en
germe dans l'Etre nécessaire, on nous parle, à
propos de celEtre, de « puissance », de « virtualité »,
de « formule créatrice », de « ressort interne » :
bref, on le dote a priori de toute l'activité requise
pour produire notre univers. Qu'on le remarque en
e(Tet : cette puissance du germe, destinée à une évo-
lution si merveilleuse, ne peut se concevoir, pour
employer le langage de l'Ecole, comme une pure
puissance passive, telle qu'est, par exemple, dans
la matière l'inertie, a[>titude à recevoir le mouve-
ment, mais impuissance absolue dés qu'il s'agit de
le produire ou de le modilier. Non ! l'Absolu doit être
doué d'une virtualité proprement dite, d'une réelle
énergie, d'un pouvoir positif et vraiment créateur :
ne lui faut-il pas tirer de ses seules ressources inter-
nes les richesses inépuisables du monde intellectuel
et du monde sensible ? Plus encore ; au cours de son
déveloiipement, il a besoin, sous une forme ou sous
une autre, d'une idée directrice, de celte loi idéale du
progrès à réaliser, dont nous a parlé Vacherot, ou
de la linalité immanente invoquée par les hégéliens.
Que la satisfaction de ces exigences soit aisée dans
la doctrine d'un Dieu infiniment parfait, c'est ce qui,
de nouveau, ne parait guère contestable : sans doute,
pour nos intelligences bornées, le concept de créa-
tion garde son mystère, l'ordre du monde décourage,
par sa merveilleuse complexité, les recherches infa-
tigables de la science, le problème du mal surtout
est loin de livrer tous ses secrets ; du moins la puis-
sance et la sagesse qu'atteste l'univers n'ont rien qui
répugne à la notion d'un Dieu infini. Mais comment
en doter, sans contradiction, un Etre en soi qu'on 8,
au préalable, vidé de toute perfection actuelle et,
ainsi que nous l'avons montré, assimilé à un quasi-
néant? Gomme on l'a souvent remarqué, un des pro-
cédés familiers au monisme, c'est, après avoir afiirmé
l'inutilité d'un Dieu créateur, d'en garder les princi-
paux attributs, pour en faire honneur au fantoche
d'absolu par lequel il prétend le remplacer. Au dix-
huitième siècle, quand l'incrédulité était encore dans
l'enfance, c'est la Nature, c est-à-dire une pure abs-
traction qui jouait ce rôle; aujourd'hui que l'athéisme
a grandi et prétend avoir sa métaphysique, est-ce
vraiment beaucoup mieux qu'on nous offre, sous le
nom d'Etre en soi, pour porter le formidable héritage
de la toute-puissance et de la pensée universelle?
c) Contradiction dans l'idée d'évolution de l'Etre
par soi. — Passons néanmoins condamnation sur
celte double absurdité d'un Etre en soi essentielle-
ment déliclent et d'une virtualité hors de toute pro-
portion avec la nature qu'on en gratifie. Reste que
cette virtualité, pour s'exercer, suppose un change-
ment dans l'être qui passe ainsi de la puissance à
l'acte ; et voilà derechef la contradiction installée au
sein de l'Absolu, « l'Etre nécessaire étant nécessaire-
ment immuable ». Au sujet de cette dernière asser-
tion, nous renvoyons à la démonstration péremp-
toire qui en a été donnée à l'article déjà cité sur la
Cré.4.tion(co1. 726-';3o). Cette démonstration emprun-
tera d'ailleurs une lumière nouvelle aux considéra-
tions qui suivent immédiatement.
d) Contradiction dans la différenciation de l'Etre
par soi. — L'un des plus anciens et des plus fameux
problèmes de la philosophie est celui de l'an et du
multiple, problème qu'on voit surgir dès l'origine de
la métaphysique grecque, et sur lequel, au commen-
cement de ce siècle, Ernest Navillb croyait devoir
ramener encore l'attention des philosophes contem-
porains, dans l'allocution d'ouverture du Congrès de
Genève à laquelle nous avons déjà fait un emprunt :
(I La question, y disait-il, est de trouver un monisme
qui ne soit pas exclusif delà nmltiplicité, c'est-à-dire
qu'il faut trouver une détermination de l'unité qui
renferme dans l'unité même du principe du monde
l'idée de la multiplicité possible des existences. Sans
cela, on se trouve en présence de l'argumentation
de Parménide : La raison affirme l'unité de l'être. Si
l'être est un, d'où pourrait procéder le multiple ?
Qu'y a-t-il en dehors de l'être? Rien. On ne peut pas
admettre que le non- être, qui n'est rien, produise la
division de l'être. La raison ne trouve donc aucun
moyen de comprendre l'origine du multiple. Ce que
nous appelons le monde dans la diversité de ses
existences n'est donc qu'une illusion . » {Congrès inler-
natiofial..., p. /|6)
Que la distinction con(,'ue par l'esprit entre les
différents êtres soit, sinon une illusion, du moins
« le produit d'une élaboration mentale opérée en vue
de l'utilité pratique et du discours » (Le Rov, Revue
de met. et de morale, 1907, p. i35), — ce qui nous
parait seulement une façon plus nuancée de faire
entendre la même chose, — c'est, nous avons eu l'oc-
casion de le signaler, une thèse chère à certains
philosophes contemporains, moins apparentés d'ail-
leurs à Parménide qu'à Protagoras ; mais c'est aussi
927
MONISME
928
ce qui ne peut résister au plus sommaire examen.
Parviut-on à réduire lapparenle discontinuité du
monde matériel, comment nier la distinction réelle
des vivants, spécialement des animaux, entre eux ?
(Juel sophisme surtout prévaudra jamais contre la
conscience immédiate qu'a chacun de nous de sa
personnalité individuelle et autonome'.' Les phéno-
ménistes sont ingénieux, il est vrai, à poursuivre
ce qu'ils nomment « l'illusion du moi substantiel » ;
mais il suUit de les lire pour constater qu'ils ne
parviennent à le supprimer en paroles qu'en le pré-
supposant de fait à toutes leurs explications. (On
peut consulter surce point Mgr Meucier, Psychologie,
y éd., Louvain, igoô, t. 11, p. 238 s.)
Cette multiplicité incontestable d'êtres si divers
n'a rien, encore une fois, qui ne s'accorde avec la
doctrine d'un Dieu réellement distinct de ses créatu-
res, dont il a voulu faire, à dilïérents degrés, autant
d'images de son existence substantielle ; mais com-
ment la faire cadrer avec rh,vpotbèse du monisme,
même d'un monisme qui laisserait subsister, dans
l'unité de l'ensemble, toutes les différences de l'ordre
phénoménal? Comment expliquer 1 apparition sou-
daine et successive, au sein du grand Tout, de ces
innombrables consciences dont chacune s'allirme
comme une substance aussi différente des autres, que
vraiment une et toujours identique à elle-même? En
ap|ieler à une « sjnthèse de sensations associées »,
à une (1 relation de relations », à un « l'oj'er de coor-
dination », à « un centre de perspective », à o l'idée-
force du moi tendant à se réaliser elle-même », —
n'est-ce pas expliquer par un jeu de miroirs la pro-
duction de la lumière ?
e) Coniradictiun dans le progrès immanent de
l Etre. — Toutefois l'absurdilé de la thèse de l'im-
manence absolue n'apparaît peut-être nulle part plus
évidente que dans son interprétation de l'évolution
progressive des choses. Sans doute Vacuehot n'avait
pas tort, dans son premier ouvrage, de rejeter le
principe alexandrin (.de \i\ procession, en contradic-
tiou manifeste avec la réalité » (Ecole d'Alexandrie,
t. III, p. 32^). « La Nature, ainsi que nous le révèle
l'expérience, va du pire au meilleur, non du meilleur
au pire; elle passe de l'être inorganique à la vie, de
la vie à la pensée... » (p. 328) Quelque contestable
que soit l'universalité de celle loi, impossible, en
elfet, de nier que, dans le monde tel que nous le
révèle la science moderne, la vie a succédé à la pure
matière inorganiiiue et (|uc l'homme raisonnable est
l'un des derniers venus, sinon le dernier, parmi les
êtres vivants. Mais ce fait suUirait à lui seul pour
exclure l'hypothèse que « le monde ])orte en soi sa
raison d'être, en d'autres termes, que la cause des
choses est immanente au système dont elles font
partie » ; car, dans une telle théorie, l'Etre nécessaire
se donnerait à lui-même les perfections qu'il n'a
point, ce qui équivaut à nier les principes rationnels
les plus évidents.
Cette contradiction, on s'ingénie en vain de toutes
manières à l'atténuer ou à la dissimuler. On fait
remarquer que le passage de l'état moins parfait à un
état plus parfait se réalise par progrès lent et con-
tinu, conçu sur le modèle de l'organisme vivant qui,
d'abord germe informe, évolue par degrés impercep-
tibles jusqu'à son complet achèvement ; on s'elforce
ainsi d'estomper jusqu'aux contrastes les plus
criards, ceux qui opposent par exemple le minéral
au vivant, 1 homme à la brute. De plus, on proteste
parfois, comme le fait Vacukrot, a que les [«liéno-
menes, les èlres, les règnes, les époques se succèdent,
mais ne s'engendrent pas. Chaque progrès d'un être
à un être, d'un règne à un rogne, d'une époque à une
époque, ne peut s'expliquer que par le développement
d'une puissance nouvelle, cachée dans les profon-
deurs de l'Etre universel, et qui arrive à l'expansion
à son heure après une certaine préparation. » (Z,û
Mélapliysiqiie et la Science, II, p. 652) Enfin l'on
assure que l'évolution laisse immuable le fond de
l'Etre, l'Absolu indéliniraentfécond, dontellen'alTecte
que les modalités éphémères. — Ce ne sont là mani-
festement que vaines échappatoires. Si infiniment
lente, si rigoureusement immanente, si exclusivement
phénoménale qu'on imagine celte évolution, il n'en
reste pas moins que, dans la thèse anticréationiste,
tout comme dans la doctrine de la création, l'Etre
par soi est seul la raison sutlisante de l'univers tel
qu'il apparaît ànos yeux ; dès lors, c'est de ce quasi-
néant chaotique mis, sous un nom ou sous un autre,
par le monisme, à la place du Dieu créateur, qu'il
faut faire sortir tour à tour l'ordre, la vie, la
conscience personnelle, la science, l'art et la mora-
lité ; n'est-ce pas tirer le plus du moins et renier le
principe de causalité ?
Conclusion. — On le voit, de quelque côte qu'on
aborde le monisme, qu'on s'en prenne, soit à l'idée
qu'il prétend nous donner de l'Etre nécessaire et de
sa nature, soit aux explications qu'il peut fournir de
l'évolution des choses, de leur dilïérencialion, de
leur progrès, toujours on se ti-ouve finalement
acculé à d'inévitables contradictions. Ces contradic-
tions au surplus, loin de rester indépendantes les
unes des autres, ne sont, à vrai dire, que diverses
traductions du même postulat irrationnel, néces-
sairement sous-enlendu par la théorie, quand il n'est
pas formulé en termes exprès. Se déclarer moniste,
c'est, qu'on le veuille ou non, substituer à la méta-
physique de l'Etre l'hypothèse du devenir absolu ;
mais n'est-ce pas, par le fait même, professer avec
Renan que le possible, comme tel, est en état de se
réaliser par lui-même ? En d'autres termes, n'est-ce
pas, en dernière analyse, affirmer que le néant expli-
que l'être?
Après ce qui a été dit, il nous semble superflu de
montrer en détail sur combien de points l'évoln-
tioBnisme immanent, expressément condamné par
le concile du Vatican (voir Denzinger-Bannwart,
i8o3), est en opposition directe, avec l'enseignement
catholique. Sans même parler des dogmes qui ne
nous sont connus que par la révélation, et qui n'ont
plus de sens dans le système unitaire,' Trinité des
personnes en Dieu, élévation de l'homme à l'état
surnaturel, péché originel, Incarnation et divinité
de Noire-Seigneur, Iléderaption et économie actuelle
du salut; — -à s'en tenir aux seules vérités reli-
gieuses accessibles à la raison, existence d'un Dieu
personnel. Providence, obligation morale et sanc-
tion, spiritualité et immortalité de l'àme, il n'en est
pas une seule que le monisme, aussi bien que
l'athéisme, ne nie explicitement ou implicitement.
Peut-être sera-t-il plus utile d'attirer en Unissant
l'attention sur une dernière remarque. Si, comme on
l'a dit avec raison, il esl diflicile, pour qui est au
courant de la doctrine révélée, d'admettre la création
et la Providence sans être logiquement conduit jus-
qu'à l'acceptation du catholicisme intégral, en revan-
che il est impossible, dans l'état actuel de la science,
de rejeter le dogme de la création sans adopter, sous
une forme ou sous une autre, le monisme évolution-
niste ; impossible aussi, nous croyons l'avoir montré,
d'admettre le monisme sans faire violence aux exi-
gences les plus impérieuses de la raison, sans répu-
dier le principe de raison sutlisante et le principe
même de non-contradiction.
BiBuoGHAPHiB. — Outre les nombreux auteurs cités
au cours del'article, on pourra utilementconsulter.
929
MONUMENTS ANTIQUES (DESTRUCTION DES)
930
parmi une foule d'autres : i) Sur l'école sociologi-
que de Durkheiiu, Simon Deploifïe, Le Conflit de
la Murale et de la Sociologie, Bruxelles, Uewit,
ou Paris, Alcan, 1911 ; — 2) sur la Mélaj/h)sique
et la Science de Vacherot, le P. V. iMaumus, Les
Philosophes conlcmporains, Lecoftre, 1891, pre-
mière élude ; — 3) sur le monisme matérialiste du
siècle dernier, Caro, Le Matérialisme et la Science,
1868, Hachette, 5= éd., 1890; — .',) sur les théories
de Haeckel, a) Vigouroux, Les Livres saints et la
Critique rationaliste, 3= édit., Paris, Roger, i8go,
t. m, p. 363-436; — li)¥v. Dierckx, S. J., Origine
de l'homme d'après Ernest /laeckel, Hevae des
questions scientifiques, avril 1900; — 5) sur le sys-
tème de F. Le Dantec, a) Chollet, Quelques consi-
dérations sur une conception moniste de l'univers,
Hevuedes Sciences ecclésiastiques, t. LXXX, p. 28;
— b) Docteur Grasset, Les limites de la biologie,
Paris, Alcan, 2" édit., 1903 ; — c) Joseph Ferchat,
les articles déjà signalés sur Conscience et Mo-
nisme, Etudes, t. GXVIll, p. 3o5 et 535 ; — 6) sur
dilTérentes formes du monisme biologique, a)
Revue de philosophie, 1904 et 1900, les articles de
M, P. Vignon sur le Matérialisme scientifique et
sur la Philosophie biologique : — /;) J.-B. Saulze,
Le Monisme matérialiste en France, Paris, Beau-
chesne, 1912 ; — c) Nolen, Le Monisme en Allema-
gne, lievue philosophique, janv. et févr. 1882; —
d) Grégoire, Le mouvement antimécaniste en bio-
logie, Hev . des quest. scientif., octobre, 1900; —
7) pour la réfutation générale, a) Mgr d'Hulst,
Conférences de i8gi, notes 23 et 24 ; Conf. de 1892,
note5; — //)Guil)erl, Les Origines, Faris, Letouzey,
3' édit., 1902; — c) Ilalleux, Discussion du monisme,
Lievue néoscolastique, i^o'^, p. 'ioti-'i^S; — <f)Duilhé
de Saint-Projet, Apologie scientifique de la foi
chrétienne, édition Senderens, Paris, Poussielgue,
1908.
Paul Mallebrancq.
MONUMENTS ANTIQUES (Destruction
des). — On a longtemps voulu rendre l'Eglise res-
ponsable de la destruction des monumentsantiques.
Le reproche lui en est fait dès le xv» siècle par
Ghîberti, au siècle suivant par Vasari, au xviu'
par Gibbon ; il passe de là dans la langue courante, et
nous l'entendons répéter au xix" par les orateurs et
les historiens. Cependant l'étude des faits a montré
sa fausseté. Dès le siècle dernier, Carlo Fea, dans les
notes jointes à sa traduction de l'LListoire de l'Art
de Winckelmann, revendiquait pour les chrétiens
de Rome l'honneur d'avoir conservé intactes, pen-
dant plusieurs siècles, les œuvres d'art qui déco-
raient leur ville. De nos jours, de Rossi a donné à
cette assertion le poids de son expérience et de son
autorité en de nombreuses pages de son lUilletin
d'archéologie chrétienne ou de sa Lioma sotterranea.
En 1887, dans le Journal des Savants, M. Eugène
MÛNTz rendait sur ce point justice aux chrétiens,
en la tempérant à peine de quelques réserves. L'opi-
nion qu'une étude plus ap[)rofondie de l'archéologie
et de l'histoire démontre aujourd'hui aux esprits
non prévenus, a été ainsi résumée, en 187g, par le
directeur de l'Ecole française de Rome, Gf.ffroy :
« Les empereurs, après avoir abjuré le paganisme,
se sont abstenus, surtout dans Rome, de mesures
violentes contre les monuments et les statues de
l'antiquité. Le christianisme comprit très vite que
les monuments de Rome païenne faisaient partie
d'une gloire qu'il ne lui convenait pas de renier,
puisqu'elle avait servi, selon les secrets desseins de
la Providence, à grouper les nations et les préparer
à recevoir l'Évangile. »
Tome III.
A défaut même d'une idée plus haute, l'intérêt
aurait sulli à persuader aux empereurs d'agir de la
sorle, à une époque où le paganisme comptait encore
de nombreux adhérents. Constantin, en donnant
au christianisme la prépondérance politique, n'es-
saya pas d'une réaction violente. 11 proclama, au
contraire, la liberté de conscience, se bornant à
mettre, ofliciellement, la religion chrétienne sur le
pied d'égalité avec les autres cultes, et à lui prodi-
guer, personnellement, les marques de sa faveur.
Mais il n'abdiqua pas la dignité de grand pontife,
qui mettait dans sa main la police des cultes païens :
aussi laissa-t-il leurs temples ouverts. Cela résulte
d'une loi de 319 (Code Théodosien, IX, xvi, 2), d'un
édit rapporté par EvsKBE(Vita Constantini,l\,XL\ii-
Lx),d'un discours prononcé par l'empereur dans les
dernières années de sa vie (Oratio ad sanctorum coe-
tum, xi). Certaines paroles d'Eusèbe ou d'historiens
postérieurs, Tiiéodoret,Socratb, Sozo.mk.ve, Ouosr,
d'où l'on a déduit l'opinion contraire, ne peuvent
s'entendre que de cas exceptionnels : ainsi, les
temples d'E^culapc à Egée, de Vénus à Héliopolis
et à Aphaque, furent renversés parce qu'ils abri-
taient des scènes de débauche ou de malsaines jon-
gleries.
Les fils de Constantin s'éloignèrent à certains
égards de sa politique, puisque, par des lois souvent
inexécutées, ils prescrivirent la fermeture des tem-
ples : mais toujours ils les laissèrent debout. « Quoi-
que toute superstition doive entièrement disparaître,
dit un rescrit adressé au préfet de Rome en 346,
cependantnous voulonsquelestemplessitués aux en-
virons delà ville soient cou serves intacts et sans souil-
lure. » {Code Théodosien, XVI, x, 3) En 356, CoNs-
tanck visita Rome pour la première fois; non seule-
ment il ne prit pas de mesures contre les monuments
du paganisme, mais il parut sensible à leur beauté.
<( Il considéra les sanctuaires d'un œil tranquille, lut
les noms des dieux inscrits sur leurs frontons, s'in-
forma de l'origine de ces édifices, et témoigna de son
admiration pour ceux qui les avaient construits. »
(SYMMA(iUE, lip., X, Lxi) Un écrivain païen ajoute :
« Le temple de Jupiter Tarpéien lui parut l'emporter
sur le reste autant que les choses divines l'emportent
sur les choses humaines. » (Ammien Marcellin, XVI,
x) Aussi, dans son éphémère tentative de restau-
ration du paganisme, Julien n'eut-il pas à recon-
struire les temples: il lui sulBt de les rouvrir. Après
la chute de Julien, les monuments continuèrent d'être
respectés. Une inscription montre Valentinifn res-
taurant le Capitole deThamugas, enNumidie(C.I.L.,
t. VIII, 2388). La liberté du culte païen paraît même
avoir été complète sous ce prince (saint Augustin,
De Civitate Dei, H, iv, 26). Gratien, le premier em-
pereur qui ait refusé les insignes du souverain pon-
tificat, le fervent chrétien qui fit ôter de la curie la
statue de la Victoire, ne toucha pas aux temples ;
mais, en 382, il en confisqua les immeubles. Parmi
ces biens confisqués, parait avoir été le domaine de
la confrérie des Arvales, près de Rome, qui fut donné
à l'Eglise, déjà propriétaire, en ce lieu, d'une cata-
combe : les édifices qui couvraient le domaine arva-
lique furent conservés, et des dessins exécutés douze
cents ans après Gratien les montrent encore intacts
(de Rossi, lioma sotterranea , t. III, p. 689-697 ; C. db
LA Beiic.e, art. Arvales, dans le Dictionnaire des
Antiquités, l.l, p. 45o). En SgS, le païen Symmaque,
préfet de Rome, fut chargé par un rescrit impérial
de faire le procès des fanatiques ou des malfaiteurs
qui dégraderaient les murailles des temples (de
Rossi, /. c, p. 694).
Sous Tiiéodose même, qui abolit définitivement le
paganisme, les temples restèrent debout. En Egypte
30
931
MONUMENTS ANTIQUES (DESTRUCTION DES)
932
seulement, après l'émeute suscitée par les païens
retranchés dans leSérapeion d'Alexandrie, ce magni-
fique sanctuaire l'ut démoli, et avec lui périrent
d'autres temples de la province ; cependant, au
viî" siècle, le Tycheon, ou temple de la Fortune,
existait encore à Alexandrie, avec les statues qui
le décoraient (ïuÉoi'iiYLACTE, cité par Lumbroso,
l.'Esitto ul tempo ilei Greci e dei Romani, p. i34).
La seule mesure officielle dont les temples aient été
l'objet dans le reste de l'empire, l'ut l'ordre, tant de
fois déjà donné et transgressé, de les lermcr délini-
tivement(Co</e Théndosien, XVI, x, lo, 1 1). Toutporte
à croire que, sous la forte main de Tliéodose, il fut
cette fois exécuté, i Marnas pleure enfermé dans son
templedeGaza », écrit saint Jérôme (fy;. cvii). Cepen-
dant celte fermeture même souffrit des exceptions,
autorisées par l'empereur. Ainsi, le principal temple
d'Edesse, remarquable par la beauté de son architec-
ture comme par ses vastes proportions, était devenu
le lieu de réunion des lial)ilants, une sorte de musée
et de promenoir public : Théodose, sur la demande
du préfet de l'Osrhoène, en autorisa la réouverture ;
les statues qui le décorent seront conservées, dit-il,
à cause de leur valeur artistique, non comme objet
de culte (Code Théodosieii, XVI, x, 8).
S'il y eut (en dehors de l'Egypte) des temples ren-
versés sous "Théodose, ce fut sans son aveu, par le
zèle des particuliers : révèi|ue d'.A.pamée, saint Mar-
cel, se crut obligé de détruire les temples de sa ville
et de la campagne environnante, en i)ui il voyait le
principal obstacle à la conversion des habitants, et
fut pour ce fait égorgé par les païens (Sozo.mknk,
//.£., VII, xvi). Même après la révolte de l'usurpateur
Eugène, fomentée par le parti païen, aucune repré-
saille ne fut exercée svir les anciens sanctuaires. Les
fils de Théodose, Honorius et Arcadios, mirent de
nouveau les temples sous la protection des lois.
« Plus de sacrifices, écrit Honorius, mais que les mo-
numents soient respectés. » {Code Tkéodosien, XVI,
X, i5.) « Que personne n'essaie de renverser les tem-
ples, désormais vides de toute superstition. Nous
ordonnons que ces édilices demeurent intacts, u
(Ibid., i8.) Ces deux lois sont de 3gy. La fermeture
des temples, la conservation de leurs œuvres d'art,
c'était la réalisation du vœu prophétique mis par un
poète contemporain de Théodose dans la bouche du
martyr saint Laurent : « Je vois dans l'avenir un
prince serviteur de Dieu : il ne permettra pas que
Rome soit souillée de l'ordure des sacrifices; il fer-
mera les portes des temples, il en clora les battants
d'ivoire, il en condamnera les seuils impurs, il en
tirera les verrous d'airain. Alors les marbres res-
plendiront, purs de tout sang versé ; alors les statues
de bronze, adorées aujourd'hui, resteront debout,
désormais innocentes. » (Prudence, Péri Stephiinon,
II, 4^3-484.) Il sullit de lire les descriptions de Rome
parles poètes païens du commencement du V siècle,
Claudien (fle VI consulalu Honorii, 35-5i), Rutilius
Namatianos {Itinerarinm, I, gS), ou les statistiques
dressées par les topographes de ce temps (Jordan,
Topographie der Stadl Rom im Altertham, 1. II,
p. 54 1-5^4), pour reconnaître qu'après Théodose tous
les temples et toutes les statues étaient encore de-
bout dans la capitale de l'Empire.
Cependant, si les monuments païens des villes
furent ainsi respectés, les sanctuaires idolàtriques
des campagnes, qui n'avaient pour la plupart aucun
droil au titre de monuments, n'obtinrent point les
mêmes égards. Il sulfil de rappeler ici les destruc-
tions qui accompagnèrent l'apostolat de saint Mar-
tin et descs disciples dans les campagnes du centre de
la Gaule, encore couvertes des ténèbres les plus
épaisses. Les dieux vaincus s'y étaient réfugiés et
avec leur culte y régnaient en maîtresses la supersti-
tion et les mauvaises mœurs. Paysan, paganus était
devenu le synonyme d'idolâtre. La destruction des
rustiques chapelles des idoles par les missionnaires
du iv« et du V' siècle fut un service rendu à la civili-
sation. L'art, généralement, n'y perdit rien. On en
jugera par la description d'un sanctuaire de cam-
pagne, dans un pays cependant plus ouvert que nos
contrées d'Occident aux iniluences helléniques :
« C'est un parallélogramme de quinze pas de long
sur dix de large, construit sur un tertre peu élevé,
au milieu des arbres. Le pourtour est formé par
des pierres d'un mèlre et demi de long et de cin-
quante centimètres de haut. Cette chapelle était seu-
lement une enceinte qui ne parait pas jamais avoir
été couverte. La table qui porte l'inscription occupait
une des extrémités. On ne trouve aucun vestige
d'ornement d'aucune sorte ; le sol était pavé de bri-
ques. Ces ruines permettent de se figurer ce qu'était
un sanctuaire rustique dans les campagnes de la
Thrace gréco-romaine. » (Albert Ddmont, dans les
Archives des missions scientifiques, 1876, p. 184.)
Aussi comprend-on aisément les termes d'une péti-
tion adressée aux empereurs, en Sgg, par le concile
de Carthage: « Ordonnez de renverser tous les tem-
ples qui, étant situés dans les lieux écartés ou dans
les champs, ne contribuent pas à l'ornement public. »
(Haroouin, Concilia, t. I, p. 898.) La même pensée
inspira la loi rendue, cette année même,, par Arca-
nius et Honorius : <i Que les temples des campagnes
soient détruits, mais que cela se fasse sans combat
et sans tumulte. Quand ils auront été ruinés de fond
en comble, la superstition n'aura plus d'aliments. »
(Code Théodosien, XVI, x, 16.) Le protestant Jacques
GoDEFROY, savant commentateur du Code Théodo-
sien au xvii^ siècle, a écrit cette i>hrase. qui résume
tout ce que nous venons de dire : « On dut songer à
démolir les temi)lcs situés hors des murs; mais,
pour les temples situés dans l'enceinte des villes, la
question ne se posa pas : car en eux résidait la
principale beauté de celles-ci. » (T. V, p. 203, de son
édition du Code Théodosien.)
A quels usages, cependant, furent destinés ces édi-
fices, après avoir été purifiés du culte des idoles ?
Nous avons dit qu'il y en eut de rouverts, parce que
les objets d'art dont ils étaient remplis en avaient
fait de véritables musées. D'autres furent transformés
en églises, comme l'Augusteumd'Ancyre, le temple de
Jupiter à Dodone, le Tycheon d'Antioclie, le Thé-
seion, l'Erechtheion et le Parthénon d'Athènes, le
temple d'Isis à Philé, plusieurs temples de Sicile,
enfin le Panthéon de Rome (voir P. Allard, L'art
païen sous les empereurs chrétiens, ch. xi). Les tem-
ples transformés en églises furent cependant, à Rome,
beaucoup moins nombreux qu'on ne l'a cru souvent ;
non par aucun scrupule religieux, mais par les
difficultés d'appropriation que présentèrent souvent
des édifices construits en vue d'un culte tout diOe-
rent (voir Duchbsne, iVotes sur la topographie de
Rome au Moyen Age, II, p. 4 0- J^" province, certains
temples reçurent une destination civile, et furent
affectés à des services administratifs : des lois de
4 12 et 429 ordonnent de verser au Capitole de Car-
thage les contributions de l'Afrique (Code Théodo-
sien, XI, I, 32-34).
On voit combien il serait injuste d'imputer la ruine
des monuments antiques soit aux empereurs, qui
firent tant pour les protéger, soit à l'Eglise qui, dans
un de ses conciles, refusait le titre de martyr au chré-
tien tué pour avoir renversé une idole (conc. d'Elvirc,
can. 60). Beaucoup d'édifices païens furent détruits
par les Barbares : en Orient, lors des invasions mu-
sulmanes; en Afrique, par les Vandales d'abord, les
933
MORISQUES (EXPULSION DES)
934
Musulmans ensuite; en Europe, par les envahisseurs
de race geriuanique ou slave qui la ravagèrent à tant
de reprises. Dès le milieu du m" siècle, les Alenians
ont anéanti par le feu le plus bel édifice des Gaules,
le temple élevé par les Arvernes à Mercure Duniias
surlel'iiy-de-Dùme(GRKr.oiHisDii Touns, Uisl. Franc,
1, xxx).
On se figure le sort des monuments de Rome en se
rappelant que, do l'an 4io à la lin du vi" siècle, la
mallieureuse capitale fut six fois prise par les Bar-
liares et reprise par les soldats de l'empire. En 455,
ses temples et ses églises sont indifïéremmeiit dé-
vastés par les Vandales, durant quatorze jours et
((uatorze nuits. En 538, les soldats qui défendent con-
tre les Gotlis le mausolée d'Hadrien transformé en
forteresse sont obligés, pour se défendre, de jeter sur
les assiégeants du haut des murs les admirables
statues qui le décoraient. Des ravages exerces i)ar les
Gotlis aux environs de Tibur en 546, date la déca-
dence d'un autre monument du même empereur, la
villa d'iladrien : « A partir de ce moment, la ruine
commença pour elle; ses grandes salles s'elîon-
drèrent. u (Hoissier, Promenades archéulogiijues,
p. i8i.) En 452, le Nord de la péninsule italienne
avait été parcouru par les Huns d'Attila ; Altinum,
Padoue, Aquilée, JuUa Concordia, étaient réduites
en cendres; le cimetière chrétien, qui servit ensuite
à la sépulture des rares habitants demeurés sur le
territoire de cette dernière ville après sa ruine, est
rempli de tombeaux construits avec des fragments
d'architraves, d'autels, de statues, de monuments
de toute sorte renversés par le passage du Fléau de
V)ien{HiiUettin<) di archeologia cristiana, i8';4,p. '33-
i44)- La peur des Barbares amène d'autres destruc-
lions : menacées par eux, les villes ouvertes sont
obligées de s'enfermer; pour construire à la hâte
leurs remparts, elles font main basse sur d'anciens
édifices : en Gaule, en Italie, en Mésie, en Asie Mi-
neure, on trouve encastrés dans les murailles des
villes, dès le m" siècle, des tronçons de colonnes, des
fragments de corniches, des dalles tumulaires, des
marbres ornés d'inscriptions (Pekhot, De Galatia
jirovincia romana, p. i65; DuRUV, Histoire des lio-
mtiins, t. VI, 387-444).
Un exemple saisissant fera comprendre et l'avidité
des Barbares et le sort des villes qui avaient le
malheur de se trouver sur leur route. A partir de l'in-
vasion de Genséric, en l^bô, la grande cité commer-
ciale d'Oslie, à l'embouchure du Tibre, est le che-
min naturel de tous les hardis pirates que tentent
les richesses accumulées aux environs de Rome. Sac-
cagée à plusieurs reprises, les habitants Unissent par
l'abandonner. « Les pillards entraient dans les mai-
sons désertes et se chargeaient en toute hâte de ce
qui leur semblait précieux et pouvait s'emporter ai-
sément. Quelquefois ils violaient lessépultures quand
ils esprraient y faire un riche butin. Sur la voie qui
menait de Rome à Ostie, la large dalle qui recouvrait
une des plus belles tombes a été brutalement sou-
levée par un levier et jetée au milieu de la route, où
on l'a retrouvée. Les temples surtout les attiraient.
Dans celui de Cybèle, on voit, le long des murs, des
revêtements de marbre en éclats et des crampons de
fer tordus. Au dessous, des iuscri|)lions nous ap-
prennent (pie d'opulents dévots avaient consacré, en
cetendroit, des statues en argent qui représentaient
des empereurs ou des dieux. Les inscriptions y sont
encore, mais les statues ont disparu, et ce fer tordu
ainsi que ce marbre brisé nous indiquent avec quelle
brusquerie et quelle violence l'opération s'est accom-
plie. Mais si Ion prenait les statues d'argent, on
laissait celles de marbre, dont on ne soupçonnait pas
lu valeur, et qui auraient été trop embarrassantes. On
ne pouvait pas non plus emporter les maisons. Voilà
comment, malgré tant de ravages, il subsiste encore
tant de débris de la vieille Ostie. Quand il n'y resta
rien de ce qui pouvait tenter les pillards, ils n'y re-
vinrent plus, et laissèrent la ville périr de vieillesse.
Peu à peu les murailles se sont clfondrées, les co-
lonnes de brique et de pierre sont tombées l'une sur
l'autre, s'écrasant mutuellement dans leur chute;
puis, avec le temps, une couche de terre a tout re-
couvert et l'herbe a poussé sur les ruines. » (Bois-
siEU, Promenades archéologiques, p. zïji-^S^.)
Les Barbares sont donc les princi|)aux auteurs de
la destruction des monuments antiques; mais des
causes secondaires la continuèrent après eux. Quand
la tempête des invasions eut cessé, les ressources
matérielles manquaient pour entretenir ou réparer
des édilices dont l'usage ne répondait plus aux be-
soins d un monde renouvelé : on les laissa s'écrouler
peu à peu, trop souvent on leur emprunta des maté-
riaux pour d'autres constructions. Les hommes du
moyen âge, excusables de ne plus comprendre toute
la beauté des œuvres classiques, n'ont pas été seuls
à agir de la sorte : ceux de la Renaissance, artistes,
humanistes, érudits, ont causé peut-être plus de dé-
gâts encore. Ce sont eux qui, soit pour chercher des
statues, des mosaïques, des peintures, soit pour éle-
ver des monuments nouveaux, achevèrent <le démo-
lir les édifices antiques. Beaucoup de ces édilices, qui
avaient traversé intact le moyen âge, périrent à
l'aurore des temps modernes. De là, le dicton cé-
lèbre : Qiiod non fecerunl Barbari, fecerunt Barbe-
riiii. Les papes eux-mêmes se laissèrent entraîner
par l'esprit de l'époque. La nouvelle Rome s'éleva en
partie aux dépens de l'ancienne.
En résumé, la ruine des monuments de l'antiquité
doit être attribuée aux Barbares, à l'action naturelle
du temps, à l'ignorance ou à l'incurie des hommes
du moyen âge, à l'indiscrète émulation de ceux de
la Renaissance : Constantin et ses successeurs,
l'Eglise chrétienne du iv" et du v" siècle, n'y eurent
presque aucune part.
Paul Allard.
MORISQUES (Expulsion des). — On dési-
gnait, en Espagne, sous le nom de Morisques, les
Maures fpii avaient accepté la domination des rois
chrétiens et obtenu d'abord le libre exercice de
leur culte. Cette appellation est postérieure à la
conquête du royaume de Grenade et remplaça celle
de Mudéjares qu'on donnait jusque-là aux Maures
soumis de Castille et d'Aragon; c'est un diminutif,
à sens plutôt méprisant, du mot espagnol More,
Maure. En i6og, ces Morisques furent expulsés en
masse en vertu d'un décret de Philippe lU, et l'on
n'a pas manqué de faire valoir contre le catholicisme
le fanatisme et la cruauté que les Espagnols auraient
montrés en cette circonstance. Nous allons exami-
ner cette objection.
I. Histoire des Morisques: IL Causes du décret
d'expulsion : III. Conséquences de l'expulsion.
I. Histoire des Morisques. — A partir de la
capitulation de Sena (io38), l'usage s'était établi de
permettre aux Maures de rester dans les territoires
conquis par les chrétiens et d'y pratiquer librement
leur religion. Celte tolérance pouvait constituer en
bien des cas un danger public, ainsi que les révoltes
des vassaux maures le démontrèrent à plusieurs
reprises (Fernandez Gonzalez, Estado social y poli-
tico de los Madejares de Castilla, Madrid, i866,
chap. V, VII et via). En 1266, le pape Clément IV
conseilla au roi d'Aragon Jayme le Conquérant de
profiter de la révolte des Mudéjares de Valence
935
MORISQUES (EXPULSION DES)
936
pour les expulser; le roi, en effet, les chassa de ses
domaines, mais les seigneurs ne consentirent pas à
se priver de leurs services (Gaspar Escolano, De-
cada de la historia de la insigne y coronada ciudad
yreynode Valencia, i(>i\, eo\. i4o4-i426).
La capitulation de Grenade (26 novembre i49')
ne différait pas des autres Cartas pueblas — c'est le
nom qu'on donnait aux chartes concédées à des
communautés maures — et stipulait en faveur des
vaincus une large autonomie religieuse et civile.
Dès l'année suivante, les Maures se soulevèrent une
première ibis ; les rois catholiques les obligèrent à
se concentrer dans les deux faubourgs de Grenade,
Antequerula au sud et l'Albaycin au nord. Le nou-
vel archevêque Hernando de Talavera se mit à tra-
vailler avec un zèle discret à la conversion de la
population musulmane, et ses premiers succès
furent merveilleux. Toutefois il faut l'avouer, ces
succès ne dépassaient guère l'enceinte de Grenade ;
les monts Alpujarras étaient infestés de bandes de
brigands maures, que des pirates africains venaient
souvent renforcer et qui poussaient leurs incursions
jusqu'au cœur même de la ville. La pacilication du
royaume de Grenade devint une question à l'ordre
du jour, et deux partis se formèrent dans les con-
seils des rois catholiques : le parti de la temporisa-
tion, qui voulait tout attendre du temps et de la
douceur, et le parti de l'action, qui réclamait l'aboli-
tion du traité de capitulation.
A la tête du premier s était placé Thomas de
Torquemada, grand inquisiteur de Castille et
d'Aragon. L'autorité de ce personnage lit d'abord
pencher la balance en faveur des moyens paciliques
(Mabmol Carvajal, Historia de la rehelion y cas-
tigo de los Moriscos de Granada, 2= édit., Madrid,
'■797' t. I, p- 1 > > ; — Jayme Blkda, Coronica de los
Moros de Espaiia, Valence, 1618, p. 64o). Toutefois
les rois résolurent d'adjoindre à l'archevêque de
Grenade le cardinal Ximénès, archevêque de 'Tolède,
pour activer l'œuvre de la conversion des Morisques.
Ane considérer que les qualités éminentes du cardi-
nal, le choix semblait heureux; en réalité, il réduisit
à néant tous les efforts, toutes les espérances du
parti de la temporisation.
El cela exaltado y la férrea condicion de Jimenes
de Cisneros airopellaron las cosas, écrit l'historien
catholique Menendez Pblayo {Historia de los hété-
rodoxes espanoles, t. II, p. 628), et ce jugement con-
corde parfaitement avec celui que porte Vicente de
La Fue.nte : u Les moyens dont Ximénès se servit ne
furent pas ceux que la religion recommande le plus,
et ne contribuent pas beaucoup à la gloire du célè-
bre franciscain. » (Historia eclesiastica de Espana,
2' édit., t. V, p. 391.) — Une émeute furieuse se dé-
chaîna dans les rues de Grenade; les montagnards
des Alpujarras se révoltèrent, et, comme l'insurrec-
tion est contagieuse, le mouvement se propagea à
travers l'Andalousie dans plusieurs centres de
population maure. Naturellement l'insurrection fut
étouffée, non sans effusion de sang ni sans crimes
commis de part et d'autre. Les Maures durent rece-
voir le baptême ou émigrer en Afrique, et enlin, au
mois de septembre i5oo, les capitulations de Gre-
nade furent délinitivement abolies et remplacées par
le système administratif en vigueur dans les villes
de Castille.
Toutefois les rois n'avaient pas touché aux privi-
lèges des groupes maures andalous qui ne s'étaient
point soulevés. Ces pauvres gens, dont la seule
chance eût été de se faire oublier, voulurent secouer
le joug; en i5oi, les montagnards de Ronda et
de Villaluenga se révoltèrent et écrasèrent un corps
de troupes espagnoles envoyé contre eux. Ce succès
sans lendemain leur coûta cher, car Ferdinand les
mit en demeure de recevoir le baptême ou de se
retirer en Afrique en payant dix ducats par tête de
chef de famille.
Ainsi, peu à peu, par toute une série de révoltes
sanglantes, les Maures d'Andalousie avaient com-
promis et perdu leur cause. Ces précédents étaient
pleins de périls pour les groupes mudéjares qui sub-
sistaient en Castille et en Aragon, et ces malheu-
reux s'en aperçurent, lorsque la reine Isabelle, par
la pragmatique du 12 février i5o2, ordonna aux
Mudéjares de Castille de choisir entre le baptême
ou l'expulsion ; encore l'expulsion était-elle aggra-
vée par des mesures exceptionnelles : défense d'em-
porter de l'or ou de l'argent, de se retirer dans les
Etats barbaresques ou en Turquie, mais seulement
dans les domaines du Soudan d'Egypte, ordre de
s'embarquer dans les ports de la seigneurie de Bis-
caye, de sorte que la sortie d'Espagne était rendue
moralement impossible aux Mudéjares de Castille
(Novisima Becopilacion de las leyes de Espana, Ma-
drid, i8o5, t. V, lib. xn, til. 11, ley 3).
En i5ig, les artisans de Valence baptisèrent de
force, le couteau sur la gorge, les Morisques de l'an-
cien royaume que leurs seigneurs avaient appelés
aux armes pour se défendre contre une insurrection
de caractère démagogique. Les légistes de Charles-
Quint commirent l'iniquité de considérer ce baptême
comme valide. Toutefois, en face de la résistance
passive que les prétendus convertis opposaient aux
prédicateurs, Charles-Quint résolut de les expul-
ser, puis il se laissa toucher par leurs prières et
consentit à les garder, à condition toutefois qu'ils
embrasseraient le catholicisme, et la même alter-
native fut imposée aux mudéjares d'Aragon et de
Catalogne qui n'étaient pour rien dans les affaires
de Valence.
Charles-Quint avait donc réalisé le plan de Ferdi-
nand et d'Isabelle, et l'unité catholique régnait en
apparence dans le pays autrefois possédé par les
Maures. Cette situation se maintint jusqu'en i5C8;
au fond, les Morisques n'avaient pas cessé d'être mu-
sulmans, mais l'Inquisition ne les poursuivait guère,
et le pouvoir civil les laissait en paix. Toutefois, la
chancellerie de Grenade ayant obtenu de Philippe II
une pragmatique qui prohibait l'usage de la langue
arabe, du costume et des habitudes propres aux
Morisques, une révolte terrible éclata dans les Al-
pujarras, et la répression ne fut guère moins atroce
que les excès des rebelles. Beaucoup de fugitifs se
sauvèrent en Afrique, d'autres se cachèrent dans
les montagnes du royaume de Valence, d'autres
enlin, par ordre du gouvernement, furent transpor-
tés en Castille. Il était difficile d'imaginer pire solu-
tion ; ces vaincus exaspérés se livrèrent à toutes
sortes de crimes, vols, sacrilèges, assassinats, com-
plots contre la sécurité du pays. Désormais les Mo-
risques étaient irréconciliables; un jour ou l'autre,
l'expulsion devait s'imposer comme mesure de salut
public. Ce fut le duc de Lerme qui rédigea rédit,~et
Philippe III le signa (1609). Le texte de cet édit se
trouve dans un ouvrage fort répandu : Le protestan-
tisme comparé au catholicisme, de Balmès, t. II,
p. 4oo et s.
II. Motifs de l'édit d'expulsion. — Le véritable
motif de l'édit fut la crainte qu'inspirait une alliance
des Maures avec les puissances mahométanes. Au
xvi= siècle, la domination sur la Méditerranée était
âprement disputée entre chrétiens et musulmans;
toute l'Afrique du Nord, Egypte, Tripolitaine, Al-
gérie, Tunisie, Maroc, était aux mains de peuples
d'origine arabe ou maure, encore pleins d'énergie et
937
MORISQUES (EXPULSION DES)
938
de fanatisme, qui désolaient par leurs pirateries les
plus belles contrées de l'Europe méridionale. Depuis
la chute de Constantinople, l'empire ottoman était
devenu une puissance maritime redoutable ; au mo-
ment raomc où les montagnards des Alpujarras se
soulevaient, Philippe II préparait la cainpat,'ne qui
se termina en lôyi à Lépante par la victoire des flot-
tes chrétiennes alliées.
Les pirates des Etats barbaresques ne se privaient
pas de faire des descentes sur les côtes d'Andalousie
et de Valence, et ils trouvaient dans leurs frères
d'Espagne des compagnons pour les renseigner sur
le coup à faire, des guides pour les conduire dans
des lieux qu'ils connaissaient mal; la razzia accom-
plie, les pirates se rembarquaient avec les produits
du vol et les esclaves chrétiens capturés, pendant
que les Morisques rentraient tranquillement chez
eux ou parlaient avec les pirates s'ils ne se sentaient
plus en sécurité. Ceci n'est pas un tableau d'imagi-
nation, c'est une peinture fidèle de la situation, telle
que la représentent Escolano (Oecarfa, etc., 001.1760,
1766), les lettres de saint Thomas de Villeneuve à
Philippe II et autres documents de l'époque. Ce qui
décida le duc de Lerme à rédiger l'édit, ce fut la dé-
couverte d'intrigues secrètes des Morisques auprès
des Etats barbaresques pour obtenir leur concours
en cas de révolte.
Les rois d'Espagne avaient cru que, pour mettre
fin à un étal de choses aussi dangereux, il était né-
cessaire que les Morisques entrassent dans la société
chrétienne, et, sans espérer beaucoup de la première
génération baptisée, ils avaient pensé que ses des-
cendants seraient sincèrement catholiques. C'est
pourquoi ils ne reculèrent pas devant l'emploi des
moyens de coercition. Il y avait des précédents his-
toriques : Charlemagne s'en était servi contre les
Saxons, Stefner et Tliankbrand contre les Islandais
païens, Olaf Tryggvason, roi de Norvège, contre
ceux de ses sujets qui s'opposaient à l'introduction
du christianisme, et quoi qu'on doive penser de ces
violences, il faut convenir que les résultats avaient
été heureux. En Espagne, au contraire, ils furent
détestables, parce que les rois chrétiens avaient en
face d'eux une race sémitisée, complètement diffé-
rente de la nation espagnole et, comme tous les
peuples musulmans, à peu près irréductible; l'apos-
tolat conquérant, qui avait triomphé dans quelques
branches de la race germanique et Scandinave, de-
vait fatalement échouer contre la résistance des
Morisques.
Peut-être, cependant, serait-on venu à bout non
de la première génération, mais des suivantes, sans
l'aliment que la présence des escadres liarbaresques
el les descentes des pirates fournirent au fanatisme
religieux et politique des anciens maîtres du sol.
D'autre part, les vieux chrétiens refusaient de
s'unir aux nouveaux par des alliances, de crainte de
souiller dans leurs enfants la pureté du sang espa-
gnol, de sorte que les villages morisques, en dépit
de leur prétendue conversion, demeuraient à l'état
de communautés fermées.
Certes, il eût été désirable que les Espagnols tolé-
rassent les anciens conquérants du sol, comme les
Russes tolèrent encore aujourd'hui les descendants
des Tartares et leur laissent le libre exercice de
leur culte. Toutefois, on peut se demander si les Es-
pagnols du xvi« siècle étaient disposés à faire ou
même à comprendre ce sacrifice. Depuis la prise de
Grenade et l'établissement de l'Inquisition, la mar-
che, autrefois si lente, vers l'unité nationale s'opé-
rait à une allure accélérée, et le catholicisme avait si
profondément pénétré les idées et les mœurs que
l'unité espagnole ne semblait réalisable que dans
l'unité catholique. Comme la Castille et l'Aragon
s'étaient unis pour ne former qu'un seul royaume,
ainsi clirétiens et Maures devaient, aux yeux des
hommes d'Etat, se fondre en un seul peuple, et ce
peuple ne pouvait être <iue catholique,
La tolérance du culte mahométan dans l'Espagne
d'alors faisait l'efTet d'un anachronisme. C'était
l'époque du développement complet de la race, ce
moment unique dans la vie d'une nation où elle
réalise tout ce qu'on est en droit d'attendre d'elle, et
par un privilège singulier, la plénitude de la foi et
le triomphe de la sainteté coïncidaient avec le maxi-
mum de la puissance politique et du génie artistique
de l'Espagne. La nation espagnole était, par ses mis-
sionnaires et ses soldats, le champion du catholi-
cisme dans les deux mondes, et la foi avait acquis
en elle un degré d'intensité que des croyants dégé-
nérés auraient peine à comprendre. Pendant l'insur-
rection de 1670, des milliers de femmes et d'enfants
espagnols tombèrent aux mains des Morisques révol-
tés ; tous sans exception sul)irent le martyre, et dans
cette foule, qui pouvait se racheter de la mort en
reniant le Christ, il ne se rencontra pas un apostat.
D'autre part, il y avait dans le tempérament es-
pagnol une énergie farouche et une absence de
sensibilité qui aboutissaient facilement à des actes
de cruauté sauvage comme ceux que le bienheureux
évêque de Chiapa, Barthélémy de las Casas, a si
justement reprochés à ses compatriotes à l'époque
de la conquête du Nouveau Monde, C'était sans
doute un elTet, devenu héréditaire, de la grande
guerre de huit siècles entre chrétiens et musulmans;
cette perpétuelle croisade avait endurci les cœurs
et bronzé les tempéraments. Quelle qu'en fût d'ail-
leurs l'origine, cette disposition existait, et les Es-
pagnols n'éprouvaient pas, à l'égard de vaincus, tou-
jours redoutables, cette pitié que des écrivains,
étrangers aux implacables passions de la race et à
ses longues rancunes, souhaiteraient qu'ils eussent
possédée.
Quant au rôle de l'Eglise d'Espagne dans cette
douloureuse histoire, il a toujours été subordonné
à la volonté du chef de 1 Etat. L'Inquisition, qui
avait procédé avec rigueur contre les judaïsants et
les luthériens, se montra en général indulgente pour
les Morisques, bien qu'elle n'ignorât nullement leurs
dispositions secrètes. De nombreux et saints per-
sonnages, depuis Hernando de Talavera jusqu'à
saint Thomas de Villeneuve et à Juan de Ribera,
s'occupèrent de leur conversion avec douceur ut
sollicitude. Lorsque le grand Inquisiteur Bernardo de
Sandoval, frère du duc de Lerme, voulut obtenir de
Paul V un bref autorisant et approuvant rex[)ulsion,
il fut repoussé avec perte; le pape entendait laisser
au pouvoir civil toute la responsabilité de cet acte.
Clément VII avait délié, il est vrai, Charles-Quint
du serment que celui-ci avait prêté, comme roi
d'.\ragon, d'observer le fuero de Monzon qui pro-
hibait toute innovation concernant les Morisques
d'Aragon et de Catalogne; mais il l'avait fait à son
corps défendant et après avoir résisté aux sollicita-
tions du roi, défenseur du catholicisme dans l'empire
et maître de Naples en Italie, En cette circonstance
comme en beaucoup d'autres, l'Eglise servit d'ins-
trument à la politique du gouvernement espagnol;
elle n'en tira aucun profit et en souffrit plus qu'on
ne saurait dire. C'est l'inconvénient ordinaire d'un
régime à prétentions césariennes de réduire l'Eglise
au rôle de servante, tout en la cond)lant d'hon-
neurs,
m. Conséquences de l'ejspulsion. — Le gou-
vernement espagnol paya cher, par la ruine de
939
MORTARA (AFFAIRE)
940
l'agriciilture en liien des lieux, le décret d'expulsion
des Morisques. La noblesse de Valence garda les
terres, mais perdit ses rentes. Les Espagnols ne tar-
dèrent pas à s'etTrayer de leur solitude, et les Cortès
de 1617 annoncèrent la ruine prochaine du royaume;
dès lors, en elTet, la décadence avait commencé.
Il est vrai que la sécurité intérieure de l'Espagne
fut assurée du coup; le brigandage, qui alongtemps
été l'une des plaies de ce pays, ne disparut pas tout
entier avec les Morisques; mais il perdit ses agents
les plus redoutables et en même temps son carac-
tère de conspiration permanente avec l'étranger.
Nous ne connaissons pas le cliiit're exact de la po-
pulation expulsée, et les calculs varient depuis
iSo.ooo âmes jusqu'à 900.000. 11 est difficile d'édi-
lîer une conclusion solide sur cette statistique de
fantaisie. J'incline, pour ma part, à penser que le
nombre des expulsés fût très élevé, de plusieurs
centaines de mille.
En tout cas, il faut convenir que ce fut une grande
perte matérielle pour un pays qui tendait à se dé-
peupler de plus en plus. La diminution des habi-
tants chrétiens était due à des causes très diverses:
l'émigration en Amérique; les guerres européennes,
qui tirent périr sur les champs de bataille d'Italie,
de France, d'Allemagne et de Flandre, la (leur de la
population raàle des deux Castilles; la misère crois-
sante produite par la ruine de l'industrie, les frais
de guerre, les impôts excessifs, un certain dégoût
du travail manuel et la banqueroute de Pliilippe II,
furent les principaux agents de la dépopulation.
L'expulsion des Morisques aggrava le mal, elle ne le
créa pas; antérieurement à l'expulsion et indépen-
damment d'elle, l'Espagne était déjà frappée dans sa
vitalité. Le remède ne pouvait venir que du temps,
d'une lente amélioration des conditions sociales du
pays. Du moins l'avenir fut réservé, et l'expulsion
empêcha une population exotique de se substituer
peu à peu dans les campagnes aux laboureurs indi-
gènes dont le nombre diminuait.
L'édit de Philippe III ne constituait pas, dans
l'Europe du temps de la Réforme et des guerres de
religion, un procédé anormal, isolé, unique. Les Elec-
teurs protestants d'Allemagne avaient, au xvi' siè-
cle, chassé de la Saxe, du Brandebourg et du Pala-
tinat les catholiques lidèles qui étaient pourtant
de race allemande aussi bien que les luthériens, et
même les Electeurs palatins, devenus calvinistes,
avaient chassé aussi les luthériens récalcitrants.
Les lois draconiennes d'Elisabeth et, plus tard, le
triomphe des puritains obligèrent une foule d'An-
glais et d'Irlandais catholiques à s'expatrier. Vers
la lin du xvii* siècle, la révocation de l'édit de
Nantes mettait les protestants français en demeure
de choisir entre l'exil et l'exercice public du culte
calviniste; cependant ces protestants étaient fran-
çais eux-mêmes, quoique les alliances fréquentes de
leurs ancêtres avec des gouvernements ennemis
eussent pu laisser des doutes sur leur véritable
nationalité. Aujourd'hui même, n'a-t-on pas vu les
Polonais de la province de Posen privés par la loi
prussienne du droit d'acquérir des terres sur leur
propre territoire ? En France, il s'est trouvé une
majorité sectaire pour prononcer la dissolution des
congrégations religieuses, conlisquer leurs biens et
contraindre les propriétaires légitimes à se disperser
ou à chercher la liberté religieuse à l'étranger,
comme les protestants et les Morisques. Le gouver-
nement maçonnique du Portugal, après avoir promis
à ses administrés de leur faire connaître « la liberté
dans son essence virginale », a fait connaître en
réalité l'exil et la prison aux meilleurs des ci-
toyens.
Ceci prouve que la violence et la méchanceté hu-
maines sont de tous les temps; seulement les victi-
mes de la force sont plus ou moins intéressantes, et
les restes des conquérants ou des insurgés maures
ne pouvaient intéresser beaucoup les Espagnols du
XVII' siècle. En somme, l'expulsion fut une mesure
cruelle, désastreuse à bien des points de vue tant
pour les expulseurs que pour les expulsés; mais ce
fut aussi l'aboutissement normal, inévitable peut-
être, d'une série de révoltes sanglantes et de procé-
dés politico-religieux injustes ou maladroits. Les
Maures vaincus aspiraient à l'indépendance, les
Espagnols victorieux à l'unité nationale; en agissant
ainsi, les uns et les autres restaient iidèles à leur
passé et à leur tempérament. Comme l'a écrit
Vicente de la Fuente, « le caractère espagnol, trop
impétueux, tend toujours à imposer son opinion
plutôt par la force que par la conviction » {loc. cit.,
p. 891). Encore n'estil pas certain que les procédés
de douceur eussent abouti à l'assimilation des tribus
morisques; et en tout cas, les complices ou approba-
teurs des iniquités d'aujourd'liui auraient mauvaise
grâce à se constituer les avocats de la tolérance et
de la liberté.
BiDUOGRAPUiB. — Outre les ouvrages cités dans le
texte, on peut consulter A. de Circourt, Histoires
des Mores miidéjares et des Morisques, Paris, i846,
3 vol. in-S"; Morel-Fatio, L'Espagne au XVl' et au
XVII' siècle, Heilbronn, 1876; L'Eglise d'Espagne
et les Morisques, Science catholique, mars et
avril 1891; Damian Fonseca, Justa expulsion de
los Moriscos de Espaita, Rume, 1612; Relacion de
la expulsion de los Moriscos det reino de Valencia
(nouvelle édition donnée en 1878 par la Société
des Bihliophiles de Valence'); Juan de Ribera,
Instancias para la expulsion de los Moriscos,
Barcelone, 1G12; Marcos de Guadalajara, Mémora-
ble expulsion y Justisiino destierro de los Moriscos
de Espaùa, Pampelune, i6i3; Florencio Janer,
Condicion social de lus Moriscos, Madrid, 1867;
Gams, Kirchengescliiclite \on Spanien, III B. II
AbtheiKp. 254et ss.; H. Ch. Lea, The Moriscos of
Spuin. Their Conversion and. Expulsion, Phila-
delphie, 1901.
Jules SouBEN, O.S.B.
MORTARA (AFFAIRE). — Cet article sera
divisé en trois parties : 1° Historique de la question;
1" Examen juridique et théologique ; 3° Conclusions.
I. Historique de la question. — Dans le cou-
rant de novembre 1867, Marianna Bajesi, de Bolo-
gne, ville des Etats ponlilicaux, informa spontané-
ment l'autorité ecclésiastique que l'un des enfants de
Salomon Mortara, juif originaire de Modène, avait
été baptisé, en danger de mort, par une servante
chrétienne, Anna Morisi. Le petitEdgar était revenu
à la santé et avait alors sept ans environ. Anna
Morisi fut aussitôt mandée par l'inquisiteur de
Bologne qui procéda à une enquête minutieuse. II
demeura établi que l'enfant avait été baptisé valide-
ment. Edgar fut enlevé à ses parent.-*, et Pie IX le fit
entrer au collège de San Pietro in Vincoli. Les époux
.Mortara reçurent l'autorisation d'aller l'y voir aussi
souvent qu'il leur conviendrait.
L'acte de Pie IX devint l'occasion d'un concert de
plaintes et d'injures contre le gouvernement ponti-
fical dans la presse lil)érale et maçonnique du
inonde entier. Tout partit à l'origine de la commis-
sion juive d'Alexandrie, en Piémont, qui protesta
contre « l'acte cruel et barliare » dont avait été vic-
time la famille Mortara. Elle réclamait « l'appui de
941
MOYEN AGE
942
la presse universelle pour fnire appel à l'humanilé
tout entioi-e, aCin que, par tous les moyens possibles,
on tâchât lie réparer les maux passés et de prévenir
ceux qui pourraient atteindre leurs coreligionnaires
lialiilant des pays où les lois ne peuvent rien contre
de si lioiiililes atlenlats ».
La (ommission avait sans doute des moyens d'ac-
tion auxquels la presse résiste mal, car celle-ci obéit
avec un ensemble et un zèle comparables à ce que
notre époque a vu de mieux réussi en ce genre.
L'émotion générale fut eu parut telle que des gou-
vernements s'en mêlèrent et intervinrent diplomati-
quement auprès de Pie IX pour obtenir que le jeune
Mortara fût rendu à ses parents. L'illusion libérale
et un sentimentalisme excessif les poussèrent à ces
représentations qui demeurèrent du reste inutiles.
Pie l\. en effet, ne pouvait, sans trahir ses devoirs,
agir autrement qu'il Ut.
II. Examen juridique et théologique. — D'aI)ord,
il n'est pas douteux que, par rapport aux lois des
Etats de l'Eglise, la famille Mortara fiit en faute.
Elle avait pris à son service une femme chrétienne,
ce que les lois pontificales interdisaient pour deux
raisons : il avait paru vraisemblable aux papes que
cette cohabitation domestiipie du lidèle avec l'inlidèle
entraînait d'ordinaire, pour des personnes simples
et peu inslruites, quelque danger de perversion;
ensnile, ils avaient voulu précisément éviter les si-
tuations délicates comme celle qui venait de se pro-
duire dans la famille Mortara. Seulement le gou-
vernement pontilical, tout paternel, ne pressait
guère l'exécution des lois et s'en remettait à la
bonne volonté des citoyens. Pour un motif quelcon-
que, la famille Mortara n'avait pas tenu compte de
cette prohibition, et ce laisser-aller la conduisit à
un cas d'opposition formelle entre le droit de l'Eglise
et celui des parents sur le même enfant.
De tout temps, les papes avaient reconn>i et pres-
crit de respecter le droit des parents infidèles sur
leurs enfants. Ils avaient pleinement adopté la solu-
tion traditionnelle proposée par saint Thomas
{Samm.theuL, p. 111, p. 68, a. lo). Pour mieux défen-
dre ce droit contre des ingérences fanatiques,
Jules III avait décrété que toute personne, qui se
permettrait de baptiser sans l'assentiment des pa-
rents un enfant juif n'ayant pas l'âge de raison, se-
rait frappée d'une amende de mille ducats. Toutefois,
si le baptême était administré selon les rites essen-
tiels prescrits par l'Eglise, il était tenu pour valide,
et il fallait bien qu'il le fût ou que l'Eglise renonçât
à son enseignement sur le baptême. L'assentiment
des parents inlidèles est reipiis pour que l'adminis-
tration de ce sacrement soit licite; mais il ne peut
rien pour ou contre sa i'atidité. Ce n'est pas la foi
des parents, c'est la foi de l'Eglise qui est imi)utée
aux petits enfants. Administré intentionnellement
à un enfant juif, le baptême agit sur lui par son
énergie propre comme il le fait sur des enfants de
chrétiens ou de païens sans distinction de race ni
d'origine.
Or, l'effet du baptême est de conférer à qui le re-
çoit validement le varactère indélébile de chrétien,
d'enfant de Dieu etdel'Eglise. Par conséquent, le bap-
tisé doit être désormais instruit, élevé en chrétien,
faute de quoi il y aurait profanation du sacrement
et violation des droits de Dieu, en tant qu'auteur de
l'ordre surnaturel, aussi bien que des droits acquis
par l'Eglise et par celui-là même à qui le baptême a
été conféré. Sans doute, le droit des parents sur
l'enfant est parfaitement certain et d'origine divine,
bien que d'ordre naturel ; mais, par là même qu'il est
d'ordre purement naturel, il est inférieur en valeur
et en dignité à celui que la régénération surnaturelle
a donné à l'Eglise. De là un conilit, assurément pé-
nible et que les papes voulaient éviter, entie le droit
naturel des parents et le droit surnaturel de l'Eglise.
La domestique chrétienne, qui avait baptisé le petit
Mortara, pensait bien que la mort couperait court
à une situation anormale. Mais, contrairement à
toutes les i)robabilitcs, I enfant était revenu à la
santé, portant désormais en lui le caractère ineffaça-
ble du baptême. Etant chrétien, il avait droit à une
éducation chrétienne, et l'Eglise avait le devoir de
la lui procurer. Cette éducation, les parents juifs
n'étaient pas aptes à la donner; laisser entre leurs
mains l'enfant arrivé à l'âge de raison, c'était l'ex-
poser au danger prochain de retour au judaïsme.
Pie IX conforma exactement sa conduite au.'c règles
tracées sur ce point par Benoit XIV, qui ne passe ni
pour un esprit faible, ni pour un fanatique. Les lois
de l'Etal pontilical étaient connues ou devaient l'être
de tous les Juifs qui y résidaient; c'est à eux qu'il
appartenait de prendre les précautions nécessaires
pour ne pas s'exposer à de fâcheux contre-coups.
111. Conclusions. — Parvenu à l'âge d'homme, le
baptisé de Hologne a non seulement persévéré dans
sa foi de chrétien, mais il est devenu librement prê-
tre et religieux et conserve un souvenir reconnais-
sant à Pie IX de toutes les amertumes que le Souve-
rain Pontife avait affrontées pour lui. Cela devait
contribuer à faire taire les faux bruits répandus sur
le compte de cette prétendue victime de la liberté de
conscience. D'autre part, les sympathies, que le
public libéral de l'époque affectait de ressentir pour
les Juifs opprimés, se font, de nos jours, plus dis-
crètes. Enfin, toutes les forces de la franc-maçonnerie
sont appliquées, aujourd'hui à la solution d'un pro-
blème qui rendrait embarrassante l'évocation de
l'alfaire Mortara : par quels moyens de perversion,
scolaires ou autres, peut-on arriver plus vite et plus
sûrement à faire perdre à des enfants baptisés la foi
et la prali(iue chrétiennes?
Mais on aurait tort île juger du passé par le pré-
sent. En soi, l'alfaire Mortara n'aurait pas dû exci-
ter l'émotion, en partie factice, qui souleva les lec-
teurs des feuilles libérales; de fait, la presse en
profita pour battre en brèche le pouvoir temporel du
Saint-Siège. Pie IX et son gouvernement ne pouvaient
se dissimuler que leur acte leur aliénerait beaucoup
de sympathies utiles; mais le pape savait aussi que
l'Eglise sacrifie volontiers au bien des àmis les avan-
tages passagers du temps. C'est pourquoi il se mon-
tra inébranlable dans la ligne de conduite que son
devoir lui traçait.
BiBLioGBAPiinî. — Instruction de flenoit XIV à l'ar-
chevêque de Tarse De baptismo Judaeorum, sive
infantium, site adultoriini : Magnum Biillarium ro-
manuni, t. XVII, Luxembourg, 1763, ou Bene-
dicti .\'IV Bullarium, t. II, p. 170 et ss., textes
principaux dans Denzinger-Bannwart, Enchiri-
dion, n. 1/(80-1490 (i333-i342); Mélanges de Louis
Veuillot, a" série, t. V, p. 3-i3i.
Jules SouBEN, O. S. B.
MOYEN AGK. — Il y a peu de sujets sur lesquels
on ait formulé des jugements plus contradictoires et
[dus passionnés que sur le moyen âge. Il semblerait
même à première vue (|ue la question relève de la
polémique politique plutôt que de l'investigation
scientifique, tant elle est âprement débattue tous les
jiuirs dans les milieux les plus étrangers à l'érudi-
tion. Le moyen âge, à entendre certains écrivains,
943
MOYEN AGE
944
c'est une nuit de mille ans, une époque de ténèbres
et de barbarie qui fait tache dans l'iiistoire, et l'ad-
jectif nioveriiigeiix, inventé de nos jours, est l'expres-
sion du même jugement. D'autre part, on se plaît
à mettre en relief les qualités brillantes de cette
époque : son esprit chevaleresque, sa passion pour
la liberlc, la splendeur de son art. On ne s'étonnera
donc pas de trouver chez les historiens les tableaux
les plus opposés du moyen âge ; qu'on lise, par
exemple, pour avoir une idée des principaux types,
rintroduclion de VInnocent 111 de Hurter, celle de
la Saillie Elisaielh de Montalembeht, celle de
l'Histoire de l'Inquisition de Lea, celle des Cunimiines
françaises de Luchaire. On peut même dire que les
jugements sur le moyen âge s'inspirent du point de
vue religieux des auteurs : les croyants lui sont
généralement favorables, les autres point. A noter
toutefois les pages de Litthé dans Les Barbares et le
Moyen Age, et d' Arnold dans Verfaisiingsgeschiclite
der Deutschen Freistcidte,\. II, pp. I2i-i23; elles ont,
celles du premier surtout, la sérénité d'une appré-
ciation objective et entièrement contraire à l'in-
fluence des passions de parti.
Une autre erreur très répandue au sujet du moyen
âge consiste à l'identitier avec l'ancien régime. Toc-
QHEviLLE a relevé et combattu avec vigueur une
bévue aussi étrange ; l'ancien régime, en effet, qu'on
peut tout au plus dater, quant à ses origines, du
règne de Philippe le Bel, c'est à proprement parler
la négation ou l'antithèse du régime médiéval, celui-
ci consistant dans le morcellement de la souveraineté
et dans le triomphe des libertés locales, celui-là se
caractérisant par une centralisation à outrance et
par le triomphe de la royauté absolue.
Si l'on veut serrer de près le sujet et qu'on se de-
mande ce qu'il faut entendre par moyen âge, on
s'apercevra bientôt qu'il règne à ce sujet des idées
aussi confuses que possible. Tout le monde, à la
vérité, nous dit que par moyen âge il faut entendre
une époque intermédiaire entre l'antiquité et les
temps modernes, et les programmes de l'enseigne-
ment ont eux-mêmes consacré cette division de
l'histoire en trois périodes. Mais lorsqu'on demande
où commence et où finit le moyen âge, les réponses
deviennent des plus contradictoires. Pour les his-
toriens des siècles passés, ils le faisaient commencer
avec la chute de l'Empire romain d'Occident (^76)
et finir avec l'Empire romain d Orient (i453);
c'étaient là des limites très nettes, qui avaient, le
grand avantage de satisfaire les chronologistes, mais
qui étaient sans valeur au point de vue scientifique :
car enfin, quelle intluence appréciable la chute de
Constantinople a-t-elle eue sur le monde ?
Aussi cherche-l-on de nos jours des limites plus
profondes et plus larges. Tout en gardant générale-
ment la date de 4^6, que quelques-uns cependant vou-
draient remplacer par celle de l'édit de Milan 3i3,
on a imaginé tour à tour de clore le moyen âge avec
l'invention de l'imprimerie (1^43), la découverte de
l'Amérique (1492), l'apparition du protestantisme
(i5i7); certains historiens allemands ont même cru
l'avènement de Frédéric II de Prusse (l'j^o) assez
important pour servir de délimination entre deux
âges, et pour n'appeler moderne que la période qui
suit cette date.
Avant de dire quelles sont les limites du moyen
âge, il convient tout d'abord de se rendre compte
de ce qu'il est. Si, comme l'ont fait sans exception
tous les historiens, on y veut voir une é/îoçue inter-
médiaire, il faut remarquer que cette définition pu-
rement verbale est elle-même le résultat d'une
étrange confusion. Dans la pensée de ceux qui ont
créé l'expression, moyen âge n'a jamais signifié autre
chose que l'âge moyen de la latinité, allant de Cons-
tantin à Charlemagne et compris entre l'âge classique
et l'âge infime. La conception du terme moyen âge fut
élargie par quelques-uns qui firent durer l'âge moyen
delà latinité jusqu'aux humanistes et commencèrent
avec ceux-ci l'âge de la Renaissance. Celte division
chronologique était parfaitement justifiée par la na-
ture même du sujet ; elle cessa de l'être lorsque, par
le fait des pédagogues, elle fut transportée de l'his-
toire de la langue dans l'histoire de la société. C'est
à la Un du xvii" siècle que le professeur allemand
Christophe Keller (Cellarius) en a pris l'initiative
dans son llistoria Medii Ae^i, et depuis lors le mot a
fait fortune. Il n'est toutefois, comme on vient de le
voir, que le résultat d'une confusion. Ce serait un
petit malheur si la confusion n'avait elle-même in-
flué sur la définition du terme, et si de la délinition
n'avait découlé l'idée qu'on se fait de la chose. Voilà
comment, par une bévue à la seconde puissance, en
quelque sorte, on est parvenu à faire du moyen âge
une époque intermédiaire entre deux autres, qui sont
l'une celle de la civilisation antique, l'autre celle de
la civilisation moderne. Par délinition, il est lui-
même exclu de la civilisation et doit n'être, par con-
séquent, que l'époque d'une longue nuit.
En réalité, le moyen âge, malgré son nom, n'est
pas une époque intermédiaire; il est la jeunesse du
monde moderne, et celui-ci, loin de s'opposera lui,
ne fait, comme on le verra, que le continuer dans
une très large mesure. Et c'est cette constatation qui
va nous permettre de le délimiler. Il commence moins
avec la chute de la société antique qu'avec la nais-
sance de la société moderne, caractérisée par la fon-
dation du premier roj'aume catholique, celui des
Francs; c'est donc de l'avènement de Clovis (48 1) que
date à proprement parler le moyen âge. La chute de
l'empire romain et la naissance du royaume des
Francs coïncident d'ailleurs à peu près ; les deux
dates (476, 48') n'en font qu'une pour l'historien.
D'autre part, le moyen âge cesse vraiment à partir
du jour où il perd le trait distinctif qui l'a caracté-
risé pendant toute sa durée millénaire, c'est-à-dire
l'unité religieuse : c'est donc la promulgation des
fameuses thèses deLutheren 1617 qui marque vrai-
ment sa Un.
Etant l'époque de la jeunesse du monde moderne,
le moyen âge présente tous les caractères de la jeu-
nesse. On y voit une civilisation nouvelle naître sur
les ruines du monde antique. Cette civilisation
embryonnaire se forme peu à peu sous l'influence
j)répondérante de l'Eglise, en utilisant des éléments
fournis le? uns par l'antiquité et les autres par le
monde barbare. Brisant l'unité politique qui a pesé
sur le monde, des royaumes nouveaux se forment;
les uns, ceux qui s'appuient sur l'Eglise (Francs et
.\nglo-Saxons), atteignent à une vitalité pleine d'a-
venir; les autres, nés dans l'hérésie arienne, crou-
lent presque aussitôt après avoir été édifiés. A l'unité
politique se substitue l'unité religieuse; pendant
mille ans, les peuples occidentaux n'auront qu'une
foi et qu'un chef religieux, qui est le pape. Ils consi-
dèrent cette unité de foi comme le plus précieux de
tous les biens, ils en sont Uers, et lorsqu'ils la voient
sérieusement menacée à partir du xi' siècle par l'hé-
résie albigeoise, c'est, comme l'ont montré les re-
cherches récentes de Ficker et de Julien Havet, la
voix populaire elle-même qui réclame contre les hé-
rétiques le supplice du feu, bien avant que la création
de l'inquisition en 1239 consacrât contre l'hérésie des
peines corporelles. Il y a un prince chrétien, ou,
comme on l'a dit, une république chrétienne d'Eu-
rope dont la législation civile repose sur la base de
la morale catholique, elle élève l'Eglise très haut;
945
MOYEN AGE
946
elle donne au pape et à beaucoup d'évèques et
d'abl)cs des territoires où ils sont souverains ; le
pouvoir temporel du pape et les principautés ecclé-
siastiques sont issus de la même source et ont dis-
paru sous l'empire de la même cause, à cette diiré-
rence près que l'Etat de l'Eglise a survécu presque
un siècle aux autres principautés ecclésiastiques.
Ajoutons que le pape, comme chef de la société
religieuse, est coUaleur de la couronne impériale ; il
est suzerain de royaumes qui se sont spontanément
faits ses vassaux (Deux-Siciles, Aragon, Angleterre);
s'il ne dispose pas des couronnes royales, en géné-
ral, il revendique et exerce le droit de délier les su-
jets du serment de fidélité à des rois indignes.
.Cependant, tout en brisant l'unité politique du
monde ancien pour en tirer la nation moderne, le
mojen âge n'a pas renoncé entièrement à l'institu-
tion majestueuse qui représentait autrefois l'unité,
c'est-à-dire l'Empire. Il en a gardé le titre et les in-
signes et il se persuade volontiers le continuer.
L'Empire est resté dans les imaginations comme un
rêve prodigieux; ce rêve reprend corps avec Cliarle-
magne et si, après lui, l'idée impériale pâlit, ses
successeurs les plus rigoureux, Othon 1, Henri III,
Frédéric Barberousse, s'en font les représentants
énergiques. Les prétentions rivales des papes et des
empereurs n'ont jamais été complètement conciliées
pendant tout le temps que l'idée impériale a subsisté.
Selon la doctrine pontificale, le pape avait le droit de
choisir comme aussi celui de déposer l'empereur;
selon les impérialistes, non seulement l'autorité im-
périale n'émanait pas du pape (déclaration de Rentz,
i338), mais l'empereur avait même le droit de nom-
mer celui-ci, la pratique du xi' siècle et les nom-
breux antipapes de création impériale veulent que
pour les empereurs ce droit ne restât pas confiné
dans le domaine de la théorie.
La persistance du titre impérial n'est pas le seul
legs de l'antiquité au moyen âge ; nous retrouvons
soniniluence très vivace dans le domaine intellectuel,
où deux noms, ceux d'AnisTOTn et de Virgile, résu-
ment en quelque sorte le prestige immense et pres-
que surnaturel dont la pensée antique jouissait dans
l'imagination médiévale. Dante, qui est dans l'ordre
intellectuel le représentant le plus complet du moyen
âge, appelle Arislote le maître de ceux f/iii stifeiit et
se proclame l'élève reconnaissant de Virgile. A par-
tir du xi= siècle, une troisième autorité antique vien-
dra prendre place à côté d'.\ristote et de Virgile dans
le culte fervent des hommes du moyen âge : ce sera
le Corpus Juris Cifilis de Justinien, qui devait exer-
cer à la longue une action des plus fâcheuses sur le
développement de la société politique. Ce qui est
digne de remarque toutefois, c'est que, pendant la
plus grande partie du moyen âge et surtout aux
jours de son apogée, la pensée chrétienne garda sa
forte originalité, malgré des influences si considéra-
bles. Le moyen âge se mettait volontiers à l'école de
l'antiquité païenne pour apprendre d'elle le trésor de
ses connaissances et la méthode de l'investigation;
mais il les faisait servir à l'édifice de la civilisation
chrétienne, dont le plan lui était fourni par l'Evan-
gile. C'est seulement lorsque les humanistes, enivrés
du vin de l'antiquité, oublièrent de se retremper aux
fortes sources de l'Evangile, que la société dévia vers
le paganisme : il est vrai qu'alors la période du
moyen âge était close.
Si, ces réserves faites, on veut pénétrer au cœur de
la société du moyen âge pour voir en quoi elle est nou-
velle et se distingue de la société antique, on remar-
quera que, sous l'influence du christianisme, l'orien-
tation de la vie individuelle et le but de la vie sociale
sont complètement transformés. Les esprits dirigeant s
du moyen âge ne conçoivent la vie d'ici-bas et par
suite la société elle-même que comme une prépa-
ration à une vie et à une société meilleure, qui est
le royaume de Dieu. Le royaume de Dieu est un
idéal dont chaque individu doit tâcher de se rappro-
cher, autant que possible par l'application du com-
mandement nouveau, qui est l'amour de Dieu par-
dessus toute chose et l'amour du prochain comme
soi-même pour l'amour de Dieu. La pénétration gra-
duelle de la société moderne par cet idéal constitue
en dernière analyse le fond de l'histoire du mojen
âge ; elle a eu des résultats presque incalculables,
dont il faut nous borner à signaler ici les princi-
paux.
Dans l'antiquité, la société humaine ne savait ni
d'où elle venait, ni où elle allait; elle plaçait dans
ce monde la réalisation plénière des destinées humai-
nes ; son passé et son avenir étaient couverts d'épais
nuages. L'homme ne connaissait et n'aimait que sa
patrie, et dans sa patrie que ses égaux ; l'étranger et
l'esclave étaient sans droit; la perfection de l'individTi
était d'ordre intellectuel, c'est-à-dire aristocratique
et, en dernière analyse, égoïste. La société du moyen
âge a une idée très nette et très claire des problèmes
(pie l'antiquité laissait sans solution; par delà la
Cité, elle voyait l'Eglise, c'est-à-dire l'humanité ; elle
s'intéressait à toutes les âmes, surtout aux plus
déshéritées; la perfection, pour elle, était d'ordre
moral. La civilisation antique ne savait qu'absorber
ou anéantir les autres civilisations; celle du moyen
âge reconnaissait à toutes un droit d'existence, mais
les groupait pacifiquement dans une unité plus haute
qui était la communion des saints. Cette largeur de
cœur dilatait l'horizon intellectuel lui-même, on s'éle-
vait à l'idée de l'humanité, de la fraternité de tous les
hommes descendants d'un même père, de la fraternité
de tous les peuples. L'historiographie chrétienne,
inaugurée au iv* et au v^ siècle par Eusèbk et par
saint Augustin, introduisait pour la première fois
dans les chroniqueurs du moyen âge l'idée d'une
histoire universelle.
Outre celte dilatation de l'idée d'humanité et de
civilisation, nous avons â noter les traits caractéris-
tiques suivants, qui creusent entre le moyen âge et
l'antiquité une ligne de démarcation profonde.
Distinction da spirituel et du temporel, sur la base
de la parole évangélique : « Rendez à César ce qui
est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (5. ilathieu,
XXII, 21 ; Marc, xn, 17; lue, xx, 25). Il y a au moyen
âge et il y aura désormais, tant que subsistera l'hu-
manité, deux sociétés, la religieuse et la politique.
La question de leurs rapports est, de tous les problè-
mes qui se sont posés au moyen âge, le plus élevé,
le plus vaste, le plus permanent ; il se pose encore
de nos jours et se posera aussi longtemps qu'il y
aura une humanité. Le moyen âge ne l'a pas résolu,
puisqu'il en avait deux solutions opposées; le pro-
testantisme a essayé de l'écarter par son principe
cujus regio ejus religio ; la civilisation moderne ne
p,iralt pas sur le point de lui donner une solution
définitive. Mais, quoi qu'il en soit, c'est la distinc-
tion du temporel et du spirituel qui a introduit et
qui maintient dans le monde la grande notion de
la liberté de la conscience.
!>uppression de l'esclavage. — En principe, l'es-
clavage est incompatible avec le christianisme, qui
veut que l'on obéisse à Dieu plutôt qu'aux hommes :
aussi a-t-il été d'emblée supprimé en droit (v. la
lettre de S. Paul à Philémon), et graduellement en
fait, moins encore par la multiplication des afTran-
chissements que par l'adoucissement progressif de
la condition faite aux esclaves. C'est en violation
de l'esprit de l'Eglise qu'à certaines époques on a
947
MUSIQUE RELIGIEUSE
948
vendu des esclaves en Europe el qu'après la décou-
verte de l'Amérique on a rétabli l'esclavage des
noirs malgré les protestations des souverains pon-
tifes; pour le reste, il faut remarquer que les serfs
que l'abbaye <le Saint-Claude dans le Jura possédait
encore au xvin" siècle, au grand scandale des plnto-
sophes du temps, n'avaient rien de commun avec
l'esclave que le nom, et jouissaient d'une condition
meilleure que l'immense multitude des travailleurs
industriels de nos jours.
Le Gouvernement constitutionnel. — C'est l'orga-
nisme qui sert de conciliation entre ces deux né-
cessités en apparence antinomiques : un pouvoir
fort et un peuple libre. L'antiquité ne l'a point
connu; au moyen âge, nous le voyons naître et se
développer sur tous les points de l'Europe.
La Grande Cliarle d'Angleterre n'est que l'un
des innombrables documents qui l'ont consacré en
France, en Belgique, en Allemagne, en Espagne et
dans tous les pays clirétiens. Il consiste dans la li-
ifiitalion du pouvoir souverain par l'intervention de
la nation, dans la représentation de celle-ci auprès
du souverain par un conseil de députés élus par elle
et réunis en assemblée déliiiérante. C'est en Angle-
terre que les traits de ce régime se sont le mieux
conservés, tandis que sur le continent ils étaient
effacés à partir de la Renaissance par le despotisme
des rois; mais l'Angleterre le tient du moyen âge.
Les Universités. — Ces grandes institutions de
science et d'enseignement sont une des créations les
plus originales du moyen âge. L'antiquité les igno-
rait : cliaque philosophe avait son école, ce qui est
tout justement le contraire d'une université. Qui dit
université, dit groupement de maîtres et internatio-
nalité de l'enseignement. Les universités se sont
formées spontanément et sans intervention de l'Etat.
à Paris et à Bologne d'abord, puis les pouvoirs
publicsenont créé sur le type de celles-ci, consacrant
ainsi l'œuvre de la liberté. C'est dans les Universités
que s'est élaborée peu à peu la science moderne el
c'est de là qu'elle s'est répandue dans le monde.
Elles ont perdu par l'intervention delà bureaucratie
une partie de leur fécondité primitive, mais tout ce
qu'elles ont d'essentiel et de durable est d'origine
médiévale.
L'art gothique. — Celte forme nouvelle et sublime
de l'architecture est une création originale du
moyen âge et mérite d'être signalée comme une de
ses caractéristiques. Tout l'Occident, depuis York
jusqu'à Orvieto etSéville, depuis Rouen jusqu'à Mag-
debourg, est rempli d'édilices merveilleux élevés par
les gens du moyen âge et qui restent ce que l'ère
moderne possède de plus précieux en fait de trésors
artistiques. Chacun représente une incalculable
valeur d'art, de poésie et d'idéalité, et permet de
pénétrer dans la vie profonde de la civilisation dont
il est issu. A ces œuvres de l'art plastique, il con-
vient d'ajouter trois livres merveilleux qui n'auraient
pu être écrits à une autre époque et qui pour cette
raison doivent être considérés comme l'expression
intellectuelle du moyen âge religieux, philosophique
et poétique : ce sont V Imitation de Jésus-Christ, \a
Somme de saint Thomas d'Aquin et la Divine Comé-
die de Dantk Alighieri,
On a déjà pu voir, par tout ce qui vient d'être dit,
que notre société moderne n'est que l'héritière et la
continuation du moyen âge, bien loin d'en être l'an-
tithèse ou la négation, comme certains voudraient
le faire croire. Cela ne veut pas dire qu'il n'.v ail
aucune dilTérence entre elle et lui, mais ces diffé-
rences sont de même nature que celles qui, dans le
même individu, distinguent la jeunesse de l'âge
mûr, et elles sont loin d'être toutes à l'avantage de
ce dernier. Au moyen âge, la vie sociale laisse un
plus libre jeu aux forces naturelles et trouve son
expression dans une riche variété d'organismes;
de nos jours, elle est plus centralisée et plus
disciplinée par l'action prépondérante de l'Etat. Les
institutions sociales du moyen âge jaillissent spon-
tanément du sol : féodalité, chevalerie, commerce,
corps de métier, universités, tout y a une liberté
d'allure, une souplesse qui s'adapte à toutes les exi-
gences de la vie, alors que les organismes créés par
l'Etat moderne ont la raideur et le mouvement auto-
matique des machines. On trouve une image saisis-
sante de cette apparition dans la topographie de nos
vieilles villes : le cœur, qui en est la partie médiévale,
estun dédale de rues irrégulières, s'enchevètrant dans
un désordre et un pittoresque plein de vie ; les fau-
bourgs et quartiers excentriques, qui sont d'origine
moderne, offrent par leur régularité monotone
l'aspect d'un échiquier et se trahissent comme des
conceptions nées dans un bureau et réalisées d'une
seule pièce par des agents publics.
C'est Philippe le Bel en France et, avant lui, Fré-
déric Il dans le royaume des Deux-Sicites, qui ont
inauguré le mouvement centralisateur ; il est allé en
s'accélérant depuis lors, surloutà partir du xvK siè-
cle, qui a assisté à l'avènement des monarchie»
absolues. Dès lors, la vie publiciue semble se con-
centrer dans les cours royales, en même temps que
les institutions locales et provinciales s'anémient et
s'éteignent. L'idéalisme du moyen âge, qui a trouvé
son expression la plus haute dans les croisades, fait
place à une politique d'intérêt dynastique chez les
souverains et à des préoccupations d'ordre économi-
que chez les peuples. Le commerce deviendra, à la
place de la foi, la principale détermination des poli-
tiques nationales ; Venise est déjà, en plein moyen
âge, avec ses préoccupations mercantiles qui la
mettent presque toujours en dehors du concert euro-
péen, le précurseur de ce changement profond dans
l'orientation de la société.
La diltérence peut être la plus profonde entre le
moyen âge et les temps modernes est d'ordre intel-
lectuel pur. Le moyen âge ne sait pas ce que c'est
(|ue la critiiiue, c'est-à-dire la connaissance qu'a l'es-
prit humain de lui-même, de ses lois, de ses défauts,
de ses limites. Le moyen âge introduit le principe
d'autorité (magister ditit), même dans l'étude des
questionsqui relèventavant toutde la librerccherche.
C'est seulement après que la Renaissance a eu mis
sous les yeux du monde médiéval un tableau complet
de la société antique et opposé à l'homme du moyen
âge le type de l'homme et du citoyen selon l'an-
tiquité, que la critique a pu naître. Celle-ci est avant
tout l'apanage de l'âge mùr et même de la vieillesse;
elle est d'ailleurs à distinguer très nettement de
rhypereritique,qui, s'inspirant d'une fausse philoso-
phie, fait de la négation de tout surnaturel un nouvel
article de foi.
Si nettes et si profondes que soient les différences
entre le moyen âge et nos temps, elles ne sauraient
empêcher que la civilisation moderne soit lille de la
civilisation du moyen âge. Elle lui doit ses éléments
les meilleurs, et c'est en s'acheminant à la suite de
sa mère dans la voie royale du progrès chrétien
qu'elle remplira la mission assignée à l'humanité.
Godefroid Kurtu.
MUSIQUE RELIGIEUSE. — Il est à peine
besoin de rappeler les aUînités de nature el les re-
lations de fait, qui, de tout temps, chez tous les peu-
ples, ont uni la religion et la musique. Il semble
bien d'abord que la musique soit par excellence l'art
949
MUSIQUE RELIGIEUSE
950
religieiiK, qu'elle le soit dans l'acception double et
dans la plénitude du mot, liant ou " reliant », du
li*n esthétique le plus étroit et le plus fort, premiè-
rement Dieu avec les hommes, et puis les hommes
entre eux. On a souvent nommé la musique l'art
socioloj,Mque ou social. Nous l'appellerons, nous,
charitahle et fraternel. Aucun art mieux que celui-
là ne sait agir sur la multitude et la rassembler,
créer entre des centaines, des milliers d'êtres, non
seulement l'union, mais l'unanimité. L'areliilectnre
elle-même, à cet égard, possède une moindre puis-
sance. Asile de la foule, une catliédrale en est pour
ainsi dire l'expression aussi, mais immobile et
muette. La musique en est l'àme, une ànie qui se
meut et qui chante.
Rapprochés les uns des autres par la musique,
nous le sommes, par elle également, de Dieu. Rap-
pelez-vous le vers du poète : « Dieu parle, il faut
qu'on lui réponde. » La musique est la forme la plus
pure de ce dialogue nécessaire et mystérieux. Dans
la question, fort obscure, on le comprend, et sans
doute insoluble à jamais, des origines de l'art mu-
sical, riiypolhèse de l'origine religieuse n'apparaît
pas comme la moins défendable. Et surtout, entre
la religion et la musique, pour peu qu'on y réflé-
chisse, de naturelles conformités apparaissent. A
quel art, et par un plus juste privilège, serait dévolu
l'ordre ou la catégorie supérieure de l'idéal, si ce
n'esta celui-là, dont la matière, aflinée et subtile, a
le moins de consistance, le moins de persistance
aussi, puisqu'à peine formée en quelque sorte, elle
se dissipe et s'évanouit.
Sur les correspondances profondes de la musique
et de la religion, le Chaleauluiand du Génie du Cliris-
tiiinisme a dit des choses un peu vagues, et de fort
belles choses. « Le chant nous vient des anges et la
source des concerts est ilans le ciel. » Cela pevit
faire doute. Mais ceci est plus sur : « Toute institu-
tion qui sert à purilier l'àme, à en écarter le trouble
et les dissonances, à y faire naître la yertii, est, par
cette qualité même, propice à la plus belle musique,
ou à l'imitation la plus parfaite du beau. Mai? si
cette institution est en outre de nature religieuse,
elle possède alors les deux qualités essentielles à
l'harmonie : le beau et le mystérieux. oEnlin ce qui
suit, particulièrement la remarque dernière, pour
être d'un grand poète, en prose, n'en est pas moins
d'un historien et d'un philosophe de la musique
religieuse: ^ C'est la religion qui fait gémir, au milieu
>de la nuit, les vestales sous ses dômes tranquilles;
c'est la religion qui chante si doucement au bord
du lit de l'infortuné. Jérémie lui dut ses lamenta-
tions, et David ses pénitences sublimes. Plus lière
sous l'ancienne alliance, elle ne peignit que des
douleurs de monarques et de prophètes; plus mo-
deste et non moins royale, sous la nouvelle loi, ses
soupirs conviennent également aux puissants et aux
faibles, parce ([u'ellca trouvé dans Jésus-Christ l'hu-
milité unie à la grandevir. >
Entre la religion et la musique, d'autres rapports
existent, plus simples, plus précis, et qui peu-
vent s'exprimer avec plus de précision et de sim-
plicité. Par exemple, on voit tout de suite comment
la musique touche en quelque sorte de plus près
que les autres arts à la vérité religieuse : il'ov'i la
faculté, pour elle, d'y être plus profondément con-
forme ou contraire. La peinture, la sculpture, ne
représentent de Dieu que l'apparence sensible, l'hu-
manité et la mortalité qu'il a prise comme nous et
pour nous. Mais la musique se lie — avec quelle
étroitesse I — à la parole, au Verbe même, au Verbe
qui était dès le commencement, qui était en Dieu,
qui était Dieu. La musique d'église, la musique à
I l'église, n'accompagne et ne traduit pas seulement
la prière, ou ce que nous disons à Dieu, mais ce
que Dieu nous a dit et continue de nous dire : d'où
la nécessité d'une appropriation plus stricte et plus
sévère. Un tableau d^ Uubens ou de Véronèso, une
statue du Bernin sera moins déplacée dans le sanc-
tuaire, qu'une mélodie de salon ou d'opéra. L'archi-
tecture même, plus symbolique et plus idéale que la
peinture et la statuaire, est pourtant moins que la
musique la servante de la liturgie. Elle a le droit de
construire la maison de Dieu suivant des types di-
vers. La messe peut se dire partout; mais nulle part
elle ne se dit qu'en des paroles invariables et con-
sacrées. Etsi la formede l'édilice importe moins que
celle du chant, c'est que l'architecture ne fait pas
corps avec les paroles mêmes; c'est que, sans leur
cire étrangère, elle leur est du moins extérieure. La
mélodie au contraire est en elles; elle les inspire et
les anime, elle leur est en quelque sorte incorporée.
Sur la vertu religieuse de la musique, les Docteurs
de l'Eglise ontabondammenl raisonné. Saint Thomas
peut-être a le mieux connu la nature, posé les prin-
cipes et proclamé l'éminente dignité de la musique
sacrée. « La louange vocale, a-t-il dit, est nécessaire
pour élever les cœurs vers Dieu. Tout ce qui donc
est capable de produire cet heureux effet, peut être
employé dans la louange de Dieu. » (II» 11"=, q. gi,
art. 2) La musique, observe til encore, accroît la
piété des saints et la contrition des pécheurs. Elle
soulage ceux qui sont accablés, elle nous fortilie dans
le combat et nous relève après la chute. Enfin, —
et ce dernier effet n'avait peut-être pas été signalé,
— elle insiste plus que la parole sur les mots, c'est-
à-dire sur les pensées; elle s'y attarde, elle y revient
s'il le faut, et devant les yeux de l'esprit elle arrête
ainsi plus longtemps la vérité. Ce que nous devons
chanter à Dieu, ou devant Dieu, c'est sa grandeur,
sa bonté, et c'est aussi nos péchés. Ainsi la musique
religieuse exprimera notre admiration, notre gra-
titude et notre pénitence. Unis par elle à Dieu, nous
le serons encore entre nous, entre nous tous. Dans
le cœur de chacun, elle créera comme une région
d'innocence (regionem innocuam) où se répare l'in-
justice mutuelle, où s'cITace le mal que les hommes
se font. La musique alors, humainement et divine-
ment religieuse, aura rempli sa mission tout entière.
L'Eglise n'a pas seulement, par la voix de ses
Pères et de ses docteurs, parlé de lii musique; par la
volonté, par les décrets de ses papes, pour elle et
sur elle, afin tantôt de la contenir et tantôt de
l'étendre, elle a constamment agi. « A peine l'Eglise,
au IV" siècle, est-elle libre de se développer, que
nous voyons le chant liturgique être l'un des objets
des préoccupations de ses pontifes. >i (M. A. Gas-
Touii, l'art grégorien) De la (in du vi' siècle à nos
jours, de saint Grcgoii-e à Pie X, à travers le Mojen
Age, la Renaissance et les temps modernes, l'his-
toire sidt la glorieuse et longue théorie des Papes
musiciens. L'influence de la foi s'est même répandue
au delà du sanctuaire et la musique extra-liturgique
en a ressenti le bienfait. Un saint aimable a créé
l'oratorio, et depuis trois cents ans les innomlirables
chefs-d'œuvre de ce genre ou des genres connexes,
voire quelques chefs-d'œuvre de théâtre, en certaines
pages du moins, ont été jusque dans le « monde »,
ou le « siècle », des messagers, des témoins assez
éloquents et fidèles de l'idéal religieux.
L'Eglise enlîn s'intéresse à la musique au delà de
la mort, ou plutôt elle ne veut pas que la musique
meure. Dans le Purgatoire et dans le T'aradis, Dantk
nous a montré mélodieuses et chantantes les âmes
des pénitents et celles des bienheureux. Il assure
même ([ue la voix des élus, par eux de nouveau
951
MUSIQUE RELIGIEUSE
952
« revêtue » (/a rWestita voce alleluiando), sera plus
vivante que celle des vivants {in voce ossai pii'i clie
la nostra viva). Cette assurance, le plus théologien
des grands poètes n'a fait que l'emprunter au plus
grand des thcologiens. Saint Thomas avait écrit
d'abord : « Credibile qiiod posi resitrrectionem erii
in sanctis laiis vocalis. (Il* U^", q. i3, art. 4) H est à
croire qu'après la résurrection les saints chanteront
les louanges de Dieu. »
Croyons-le donc, e*t soyons heureux de le croire.
Pour la musique il n'est pas de plus glorieuse pro-
messe et, pour les musiciens, de plus douce espérance.
Le Verbe, qui s'est fait chair ici-bas, sera loué là-
haut par des lèvres de chair et, seule de tous les arts,
la musique au ciel survivra. Que dis-je, elle revivra
plus pure et plus belle. Elle dépouillera tout ce
qu'elle eut d'humain et de passager : la sensualité,
la passion, la douleur; mais ce qu'elle contient de
divin et d'impérissable, l'ordre, la raison, l'amour,
demeurera seul en elle et s'y épanouira pour jamais.
Ainsi, comme les autres créatures, elle trouvera près
de Dieu la plénitude, la perfection de son être, et
l'alliance de la musique et de la foi, commencée
dans le temps, se consommera durant l'éternité.
Quand on parle de la musique religieuse, quand
on en étudie la nature, ou les caractères et l'histoire,
il faut avant tout la partager en deux : la musique
d'église, ou liturgique, d'une part; de l'autre, la mu-
sique sacrée. La distinction est fondamentale. Elle
est nécessaire et suffisante pour prévenir ou corriger
les erreurs dans la doctrine et, dans la pratique, les
excès; pour assurer à la fois la dignité, la sainteté
de l'art ecclésiastique et l'indépendance de l'art seu-
lement religieux.
Il y a, chacun le sait, deux formes par excellence,
bien qu'inégales entre elles, de la musique d'église
proprement dite. Pratiquées successivement, puis
ensemble, l'une et l'autre ensuite plus ou moins ou-
bliées, dénaturées et corrompues, le temps paraît
enfin venu de leur renaissance commune. La pre-
mière de ces deux formes, par l'âge et par la par-
faite convenance avec la liturgie, c'est le chant gré-
gorien ou plain-chant ; la seconde, relativement
jeune, mais qui déjà depuis quelques siècles a mérité
d'être associée à l'autre, est la polyphonie vocale,
appelée aussi le chant a cappella.
Le chant grégorien cependant l'emporte. Des rai-
sons de plus d'une espèce en ont fondé la préémi-
nence et l'assurent à jamais. L'histoire et la tradition
nous l'imposent. Un maître en ces matières l'a fort
justement rappelé :« Le chant grégorien, ce n'est pas
seulement une forme de la mélodie religieuse, c'est la
seule forme adoptée et prescrite par l'autorité. C'est
le chant de l'Eglise. Donc il peut y avoir des chants
divers, de forme différente, usités, goûtés, ici ou là;
il peut y avoir des chants exceptionnels pour
diverses circonstances, des chants même approuvés
par l'Eglise : il n'y a qu'un seul chant de l'Eglise :
c'est le grégorien. " (.\médée Gastouk : La musique
d'église, Lyon, Janin frères, 191 1) Il le fut dès le
commencement. X l'origine, il se constitua par la
rencontre des deux éléments hébraïque et gréco-
romain. Il Eppure è nostra mamma 11, nous disait un
jour le Souverain Pontife Pie X, en parlant de la reli-
gion d'Israël. « Malgré tout, elle est notre mère. »
Les recherches et les découvertes récentes ont révélé
mainte analogie entre le chant de la Synagogue et
celui de la primitive Eglise. Il parait désormais
incontestable que dans la Jérusalem nouvelle, dans
ses chants comme dans ses prières, quelque chose de
l'ancienne a subsisté. Il est également certain que
le christianisme naissant ne pouvait pas soustraire
sa musique plus que son architecture à l'influence
de l'art gréco-romain. Dans l'ensemble comme dans
le détail de l'ordre sonore, dans la mélodie, la ryth-
mique, la métrique, un Gevaert a montré tout ce que
le chant de l'Eglise latine a retenu du chant de
l'antiquité. Et s'il est vrai que ces deux sources ne
sont pas également pures, ou plutôt si pas une des
deux n'est d'une parfaite pureté, c'est peut-être que
le christianisme voulut étendre même à la musique
le caractère de la rédemption. Il a deux fois racheté
le chant de l'Eglise nouvelle : de la gentilité et de
l'imperfection de l'ancienne Loi. Dans cette opéra-
tion deux fois salutaire, on peut trouver une double
leçon. L'origine hébraïque du chant chrétien con-
firme les paroles de Jésus : « Je ne suis pas venu
pour abolir la Loi, mais pour l'accomplir. » L'origine
gréco-romaine peut être prise pour un mémorial de
la vocation des Gentils. Et puis, et surtout, il faut
reconnaître ici la démarche habituelle du génie de
l'Eglise, le don merveilleux et vraiment divin qu'elle
a reçu de s'approprier, pour en vivre d'une Aie
renouvelée et plus riche, les éléments étrangers,
contraires même, dont on aurait pu craindre qu'elle
risquât de mourir. En tout temps, en toute chose,
elle a construit ses propres édifices avec les ruines
que ses victoires avaient faites. C'est le cas de rappe-
ler le triomphant exorde de Bossuet : » Nous lisons
dans l'histoire sainte que, le roi de Samarie ayant
voulu bâtir une forteresse qui tenait en crainte et
en alarme toutes les places du roi de Juda, ce prince
assembla son peuple et fit un tel effort contre l'en-
nemi, que non seulement il ruina cette forteresse,
mais qu'il en fit servir les matériaux pour construire
deux citadelles, par lesquelles il fortifia sa fron-
tière. » (Voir l'ouvrage de M Gastoué : Les origines
du chant romain; Vantiphonaire grégorien, Paris,
Picard, igo'j)
Après les origines, il suffira de rappeler, car tout
cela vraiment est connu, les caractères qui font reli-
gieux entre tous le sentiment, ou, comme les Grecs
auraient dit, Vélhos de l'art grégorien.
L'art grégorien n'est que chant. Telle est sa pre-
mière marque et la raison première aussi de sa
vocation rituelle. Il semble bien que la mélodie des
lèvres humaines constitue la musique où le moins
de matière se mêle à la parole pour l'appesantir, la
contraindre ou l'altérer. On trouve dans saint Tho-
mas la confirmation et la justification de ce privi-
lège de la voix. Le théologien de la Somme ne se
pose — pour j' répondre par l'affirmative — que cette ■
question unique: « Utrum Deus sit Inudandiis per
CANTUM. I) Quant aux instruments, il les bannit du
sanctuaire, différant jusqu'au dernier jour l'inter-
vention, alors, il est vrai, décisive, delà trompette,
qu'il nomme a instrumentalis causa resurrectionis »
(In IV'" sent., d. 43, art. 2, q. 2, etc.). Que si les ins-
truments furent admis autrefois dans le temple, si
le Psalmiste a commandé de « louer le Seigneur avec
la harpe et de célébrer sa gloire sur le psaltcrion »,
c'est que le peuple juif, « ce peuple à la cervelle dure,
étant plus obtus et charnel, avait besoin d'être excité
par des instruments à grand fracas, de même qu'il
fallait des promesses terrestres et l'appât des biens
matériels pour l'attacher au Seigneur. » (11^, Ila<',q. 91,
art. 2. ad 4") Mais 'e peuple chrétien, plus spiri-
tuel, doit se contenter de la voix. Elle est supérieure
aux instruments, qui ne font que l'imiter, autant
que l'original est au-dessus de la copie et que la
réalité l'emporte sur l'apparence.
.4.ussi bien, la nature des choses et des lieux
mêmes s'accorde avec la conception purement vocale
de l'art liturgique. Il se trouve que les instruments
ne sont pas plus à leur aise qu'à leur place dans une
953
MUSIQUE RELIGIEUSE
954
église. L'acoustique des nefs est infailliblement
funeste au solo non moins qu'à la symphonie. Deux
seules voix instrumentales, celle de l'oryuc et celle
de la cloche, l'une au dedans, l'autre au deliors du
temple, sont dignes de se mêler, pourvu qu'elles ne
l'étoulTent point, au concert des lidèles, et de s'y
mêler saintement.
Après la vocalilé pure, un caractère essentiel du
plain-chant est la verbalité. Tandis que noire
moderne polyphonie demande à l'harmonie, aux
timbres, la vérité et la variété de l'expression, la
mélodie grégorienne l'obtient de la seule parole.
Elle n'est pas la parole « mise en musique », mais
la musique issue, jaillissant de la parole, oùelleétait
contenue et cachée. La parole ici, loin d'être l'esclave,
ou seulement la servante des sons, en est la mai-
tresse et la reine. Et son règne est conforme aux
principes, aux lois de l'ordre chrétien. Saint Thomas
encore a dit: « La Création est la voix du Verbe et
toutes les créatures sont comme un chœur de voix
qui répètent ce même Verbe. » (In /"' Sent., d. 27,
q. 2, art. a, q. 2 ad 3™) Dans l'attache et la soumis-
sion au Verbe consiste la dignité, la sainteté du
cliant. Le Verbe, le Verbe seul, est <i au commen-
cement » de l'art grégorien.
Entre cet art et son objet, ou sa fin, il y a d'autres
convenances encore. Le plain-chant, en même temps
que vocal, est homophone; ne se seivant que des
voix, il fait d'elles toutes une seule voix. L'unisson
nombreux, voilà peut être la forme sonore la plus
capable d'exprimer et de créer l'unité : non seule-
ment l'unité des fidèles entre eux, mais celle de
chacun, son unité spirituelle et tout intérieure. Loin
départager l'àme, cet art la rassemble. 11 la fait
concorder, concourir en toutes ses parties et de
toutes ses forces. « Qu'ils soient un comme mon Père
et moi nous sommes un. » Les voix de l'unisson
grégorien sont unes de cette manière, et cela con-
stitue encore une fois entre l'objet de la musique
d'église, lequel est divin, et cette musique même,
une nouvelle et divine conformité.
L'antiquité de l'art grégorien en accroît aussi le
caractère religieux. Plus que tout autre chant, le
plain-chant est contemporain de ce qu'il chante; ce
mode d'expression parut en même temps que l'ordre
des idées, des sentiments qu'il exprime, et c'est
beaucoup, pour qui célèbre les choses éternelles, de
les célébrer sur le mode le plus ancien, le plus pro-
che du temps où ces choses furent révélées.
Contemporain du christianisme, le plain-chant en
est égaleuient un peu le compatriote. Des souilles de
l'Orient ont passé, nous l'avons vu, dans les mélo-
dies primilives de l'Eglise. Aucun charme ne leur
manque, ni celui du lointain, ni celui du mystère.
Parce qu'elles sont anonymes, elles sont humbles.
11 semble ainsi qu'une vertu s'ajoute à leur beauté.
Tout ce qu'elles eurent des hommes, ne fût-ce qu'un
nom, a péri. Elles n'ont gardé que ce qui leur vint
de Dieu. Dieu enfin, qui voulut cet art impersonnel,
le voulut aussi populaire, semblable à la foule, pour
laquelle et ([uelquefois par laquelle il fut créé. Entre
les chants de l'Eglise et les chants du peuple, au
Moyen Age, les échanges furent nombreux. Il ne
faut pas s'étonner, encore moins s'indigner de telles
rencontres. Au contraire, il convient que l'art chré-
tien par excellence, le plusprès d'être divin, ne soit
pas celui des grands et des habiles, mais celui
des ignorants et des petits, de ceux auxquels le
royaume de Dieu a élé jiromis.
Après avoir défini la nature du chant grégorien,
faut-il en résumer l'histoire? On sait, et le nom
seul d'un saint Ambroise en témoigne, que ce chant
a précédé saint Grégoire. Il était, et depuis fort
longtemps, avant d'être nommé. Le répertoire ro-
main des mélodies ecclésiasliques est formé de
pièces dont une partie iuiportanle, sinon la plus
grande partie, existait avant le vu" siècle (Gastoué).
Mais ce répertoire, antérieur au Pontife, et qui devait
lui survivre et se développer après lui, la mission, ou
l'une des missions du grand pape fut de l'ordonner
et de le codifier. On a disputé parfois cet honneur à
saint Grégoire. Il parait impossible de ne pas le lui
reconnaître aujourd'hui. L'œuvre de Grégoire ne fut
pas seulement de fixer, de rassembler, mais (déjà !)
de réformer. Cette œuvre, dans un esprit et par des
moyens pareils, l'Eglise, à travers les âges, n'a pas
cessé de la poursuivre. Toujours favorable au pro-
grès, conslamment sévère aux excès connue aux dé-
fauts, elle a veillé sans relâche sur un mode de beauté
qu'elle avait fait et qu'elle entendait conserver sien.
Envers et contre tout, elle a su tour à tour le garder
et le développer. Nombreuses furent les vicissitudes
du chant grégorien, tantôt florissant et glorieux, tan-
tôt — quelquefois par sa faute — en danger et près
de périr. La reforme de saint Guégoire eut d'heureux
et durables effets. Tout fut grégorien dans l'Eglise,
et le fut avec pureté jusqu'au ix° siècle. Alors les
abus se reproduisent et de nouveau la Papauté doit
sévir. La bulle /l'e.t una de saint Léon IV assure
pour deux cenls ans le retour à l'ordre ancien. Mais
voici qu'il se trouble de nouveau. La polyphonie était
née. Consciente d'abord, puis orgueilleuse et comme
enivrée de son génie, elle menace de détrôner la
uionodie grégorienne. Par une décrétale célèbre,
Jean XXll, au xiv« siècle, en veut corriger les excès.
Elle se réforme et se purifie; elle suscite les maîtres
qui feront sa gloire et le xvi= siècle voit son triom-
phe. Alors le chant grégorien, par esprit de réaction
et croyant ainsi peut-être se mieux défendre, se
jette dans un excès de sécheresse et de rigueur. Le
xvii" siècle le néglige, à moins qu'il ne le corrompe,
et le grand musicien qu'est notre Du Mont n'ose
lui-même en retracer qu'une ombre. Le xviii" siècle
et la première moitié du xix* paraissent en achever
la ruine. Pour la musique d'église, les temps sont
venus que Lamennais déplorait avec éloquence :
« Au temple succéda le théâtre, image d'une société
qu'abandonnait l'esprit austère du christianisme
ancien. Les hommes n'habitaient plus les régions
idéales du dogme; las du calme des cieux, de la
contemplation du Beau et du \ rai dans leur source
éternelle, il leur fallait le mouvement de la terre,
ses vives émotions, ses enivrants prestiges et ses
illusions passionnées. » (Esquisse d'un philusophie)
L'Eglise témoigna tro[) d'indulgence à de profanes
désirs et longtemps elle souffrit un triste partage
entre les excès de la musique du monde, ou du
« siècle », et les débris de sa musique à elle, contre-
l'aile et méconnaissable.
Elle ne devait pourtant pas s'y résigner toujours.
Vers le milieu du siècle dernier, les fils de saint
Benoît lui présentèrent de nouveau l'idéal grégorien
dont leur génie de savants et d'artistes avait su re-
connaître et restituer les traits immortels. On fut
longtemps sans croire au ujiracle de celle résurrec-
tion. Quand on n'en put douter, on voulut en em-
pêcher l'elîct. Pour l'attester, pour en assurer le
triomphe, il ne fallut rien moins que la volonté
d'un Pape, d'un Pape musicien. Pie X a été celui-là,
et l'admirable Molu propria du 22 novembre igoS,
« code juridique de la musique sacrée », établit ou
rétablit enfin dans la musique de l'Egliise l'excellence
et la suprématie du chant grégorien restauré.
Nous disons l'excellence, et non le privilège, le
Pontife lui-même ne l'ayant pas dit. Un autre mode,
i une autre catégorie de l'idéal sonore garde son rang
955
MUSIQUE RELIGIEUSE
956'
(lanB la musique liturgique, à la condition que ce
rang ne soit pas le premier. Chacun sait quel hon-
neur a l'ait, depuis des siècles, à l'Eglise, et quels
honneurs en a reçus le chant que souvent on nomme
alla Patesiriria, du nom tle l'un des plus fameux
parmi les maîtres qui le portèrent à la perfection.
L'histoire de la polyphonie, de beaucoup moins an-
cienne que celle du plain-chaiit, suit en outre une
direction opposée. Tandis que la raonodie grégorienne
partit de Rome à la conquête de l'Europe du Nord
(Angleterre, France), c'est du Nord au contraire que
le nouveau style de la musique d'église descendit en
Italie. Les origines d'un art qui devait avoir une si
glorieuse fortune se trouvent dans les formes primi-
tives et presque barbares encore de la polyphonie
vocale, lurgatnim ou diaphonie, et le dédiant. Le*
plus récents historiens allirment que ces formes, dès
le commencement, furent nôtres . Elles auraient pris
naissance chez nous, et non seulement en France,
mais au cœur de Paris, dans le cloître encore ina-
chevé de Notre-Dame, vers l'an 1200 (voir sur ce
sujet : 1° M. A. Gastouk : l.a musique d'église;
2" M. l'abbé Villktard : L Oflice de Pierre de Corbeil,
Paris, chez Picard, 1907). Curieux et noble exemple
de l'échange, ou du retour que tout à l'heure nous
signalions. La France autrefois, la France de Ghar^
lemagne, avait reçu de Rome le chant grégorien ;
maintenant elle produit les premiers éléments d'un
autre chant, de cette polyphonie dont Rome, après
trois cents ans, fera ses délices et consacrera la
gloire. Un dessein mystérieux semble avoir ainsi
partagé l'honneur de créer l'art lilurgi((ue entre
l'Eglise et notre patrie, et, jusque dans l'ordre esthé-
tique, notre plus vieille histoire nous permet, que
dis-je, nous commande de nous reconnaître et de
nous déclaipr à la fois, avec le même orgueil,
Romains et Français.
Par sa nature même, comi)osée et collective, la
polj'phonie courait, plus que l'unisson grégorien, le
risque de se compliquer à l'excès. Mainte fois elle
tomba dans ce danger et faillit y périr. La célèbre
décrétale de Jean XXII fut édictée en partie contre
des abus de ce genre. I^u xiV siècle au xvi', on con-
naît mal, et seulement par fragments, par éclats,
dispersés et sans suite, l'histoire de la composition
musicale. C'est à la lin du xv" siècle que l'art poly-
phonique nous apparaît pleinement lui-même, con-
stitué comme un organisme harmonieux et vivant.
De cette constitution, les musiciens du Nord ont été
les premiers auteurs. Pendant les xiv" et xv" siècles,
il n'est pas jusqu'aux chapelles des papes — voire
des antipapes — qui ne soient composées pres(pie ex-
clusivement de musiciens français (voir sur cette
période le Pnlestrina de Michel Bhenrt, Paris, Alcan,
1906). Mais à la lin, le progrès, ou plutôt la [lerfec-
tion de l'art polvphonique se partage. Avec les
Gallo-Belges, les Italiens, les Espagnols y concou-
rent et le grand siècle, le xvi", est également celui
d'un Roland de Lassus, d'un Palbsthina et d'un
Victoria.
Alors, et pour longtemps, usurpant les droits
consacrés de la monodie grégorienne, la polj'phonie
règne seule. Mais avec le temps un jour arrive où,
de même qu'elle n'épargna point, elle n'est pas non
plus épargnée. « Le xvin' siècle, surtout en sa se-
conde moitié, et la première moitié du xix* ont
été partout l'époque la plus déplorable et la plus
néfaste en fait de musique d'église. » (A. Gastoui; ;
La musique d'église) Il n'est rien en elîet, ni l'oubli,
ni l'outrage, que, sous l'une et l'autre de ses deux
formes par excellence, polyphonie vocale et plain-
chant, la musique d'église alors n'ait souffert. L'es-
prit du monde et du théâtre l'envahissait, la corrom-
pait tout entière. Les paroles citées plus haut de
Lamennais recevaient leur entier et funeste accom-
plissement. Cependant, pour la l)olyphonie du
xvi" siècle comme pour le chant grégorien son allié,
son frère, l'heure des justes réparations ne pouvait
pas ne pas venir. Elle vint au xix" siècle, annoncée
de loin en loin par de faibles signes : les leçons
d'un CnoRON ou d'un Nikoeriikykk, les livres d'ua
Fklix Clément ou d'un d'Oktigue. En France, en
Allemagne, tantôt une société se créait, tantôt
une publication était entreprise. De grands noms, de
grandes oeuvres du jiassé revenaient au jour. Enlin
— il y a quelque trente ans à peine — un Charles
BoKDBS, fondant la Société des Chanteurs de Saint-
Genuiis, nous découvrait l'immense horizon de la
musique alla Palestrina. L'initiation qu'il nous
conférait achevait pour nous, chez nous, l'clfet de la
restauration bénédictfiie, et la lin du siècle voyait se
rétablir et se rejoindre ainsi les deux principes, les
deux modes supérieurs du chant vraiment religieux.
Le Motu proprio de Pie X les a constitués l'un et
l'autre les seuls maîtres du sanctuaire. Maîtres iné-
gaux, il est vrai, mais leur inégalité, moins forte
que leur alliance, ne risque en aucune façon de
troubler leur accord et leur concours. Après avoir
conlirmé, pour des raisons nombreuses et profon-
des, la suprématie liturgique duchant grégorien, le
Molu proprin^ passant à la polyphonie du xvi" siècle,
et plus particulièrement à celle de l'école romaine,
en délinil, dans les termes que voici, la valeur et le
rôle, ouïe rang : n La polyphonie cliissique se rap-
porte parfaitement bien à celte forme par excellence
de la musique d'église qu'est léchant grégorien. Par
cette raison, elle a mérité d'être associée au chant
grégorien dans les cérémonies les plus solennelles
de l'Eglise, comme celles de la chapelle pontificale.
Il faut donc la restituer elle aussi, largement, dans
les ollices ecclésiastiques. »
De ces deux genres de musique, si le premier
possède « in grado sonimo » (au suprême degré) le
cacactère vraiment religieux, l'autre en est doué
encore à un degréexcellent, « in ollimo grado ». Ainsi
la hiérarchie n'est pas douteuse, mais elle n'a rien
non plus de rigoureux, et l'expresse volonté de Pie X
n'est pas d'opposer les deux types, mais de les dis-
tinguer légèrement et de les réunir.
Aussi bien, ils diffèrent sans doute par la forme
ou par la surface; au fond et par le sentiment ils se
ressemblent et se rejoignent. Mainte beauté, mainte
vertu leur est commune. Moins ancien que son rival,
ou plutôt que son maître, l'art polyphonique a ce-
pendant pour lui déjà quelques siècles de gloire, et
d'une gloire où toutes les gloires sont mêlées : celle
des grands hommes qui l'ont fondé, soutenu, et
celle des chefs-d'œuvre qu'il a produits ; celle de
l'Eglise romaine, qui l'a protégé, dans quelle ville
et dans quels sanctuaires! celle enlin de tant de
génies, même profanes, qui ne dédaignèrent pas ses
leçons : depuis Mozart enfant, dont l'un des pre-
miers miracles fut de retenir et d'emporter en son
cœur le secret encore inviolé des harmonies sixtines,
jusqu'à Wagnpr vieilli, qui, dans son dernier chef-
d'œuvre, a fait planer sur le cristal rougi du sang
divin les divines consonances de Palestrina.
Tout justilje, tel que l'a réglé le Moiu proprio de
1903, le rapport entre les deux modes sonores de
l'art vraiment liturgi(iue. Le plus pur de la substance
même du plain-chant, une mélodie, un thème,
n'est-il pas quelquefois entré, comme l'élément ou
la cellule vitale, dans l'organisme complexe de la
polyphonie palestrinienne ? S'il est vrai que celle-ci
nous rassemble moins étroitement que l'unisson gré-
gorien, elle sait pourtant nous rapprocher encore.
957
MUSIQUE RELIGIEUSE
958
Elle est encore un signe assez sensible, un assez
clair symbole de sympathie et d unanimité. So[irano,
contralto, ténor et basse, toute l'étendue, tous les
degrés et tous les timbres de la voix humaine sont
compris en ces quatre voix. Et parce que jamais,
ou prescpie jamais, dans le clianl a cappella, elles ne
se séparent, parce que l'interprétation personnelle,
égoïste, qu'est le iû/o, leur est interdite, leur concert
fraternel et doublement religieux est encore une
adiniralile expression, par la musique, non seule-
ment de la foi, mais de la charité.
Nous disons par la musique et surtout par elle,
car léchant alla Paleslrina — sa nature polyphoni-
que en est cause — ne saurait être un serviteur de la
parole aussi lidèle et soumis que le chant grégorien.
Il laisse moins entendre le texte. 11 lui donne moins
de valeur et de relief. Sans jamais le contredire, il
l'enveloppe toujours et quelquefois il le voile. Mais,
si la polyphonie est inférieure au plain-chant pour
ce que nous avons nommé plus haut la verbalité,
pour la vocalitc pure elle l'égale. Elle aussi ne sait
et ne veut que chanter. Elle ne se sert que des voix
et des voix cachées, mystérieuses ; elle redoute et
défend que le moindre spectacle détourne l'attention
des lidèles et trouble leur piété.
Et puis, de l'art palestrinien comme de l'art gré-
gorien, 1 idée, ou plutôt le sentiment, est l'objet à
peu près unique. Indifférent aux dehors, cet art, qui
ne fait aucune place au i monde », n'accorde pres-
que jamais rien non plus à l'univers et à la nature.
Art de prière et de méditation, il se recueille et se
concentre plutôt qu'il ne se déploie, il est admirable
moins par l'étendue que par la profondeur. « Tôt ou
tard », disait le philosophe, « on ne jouit que des
âmes ». Le mot pourrait être la devise du chant
alla Paleslrina comme du chant grégorien, et parce
que ces deux genres ou ces deux modes de la
mmi(iue en sont les plus spirituels, les plus inté-
rieurs, ils en sont aussi les plus religieux.
Par le Mota proprio de 1908, le chef de la religion
a renouvelé, confirmé leur privilège tant de fois
séculaire. « C'est plus qu'une réforme », s'écrièrent
alors (|uelques vendeurs chassés du temple : « c'est
une révolution ». Non : seulement un retour, et qui
s'accomplit sans aveuglement et sans injustice, dans
un esprit de tolérance et de liberté. La preuve en est
qu'après avoir partagé le service de l'Eglise entre
le chant grégorien et la polyphonie alla Paleslrina,
l'au^juste législateur prend soin d'ajouter ceci :
« L'Eglise a toujours reconnu et favorisé le pro-
grès de l'art, en admettant au service du culte tout
ce que le génie a su trouver de bon et de beau dans
le cours des siècles, sous la réserve des lois de la
liturgie.
« En conséquence, la musique plus moderne est
admise à l'église, offrant, elle aussi, des compositions
que leur bonté, leur sérieux et leur gravité ne fait pas
indignes des cérémonies sacrées. »
Le .yfoiu proprio s'attache ensuite à caractériser,
par des traits généraux, l'esprit au moins de ces com-
positions. Pour le définir en quelques mots, ce serait
peut-être assez de dire qu'il doit se rapprocher le
plus possible de l'esprit grégorien ou palestrinien tel
que nous venons de l'analyser. Ainsi l'Eglise n'in-
terdit, selon sa coutume, ni le mouvement, ni le pro-
grès. Hospitalière à la musique même contempo-
raine, même nouvelle, elle subordonne seulement à
certaines conditions, à certaines convenances, l'oc-
troi de son hospitalité. Par de telles décisions elle
fixe l'art liturgique et ne le fige point. Elle en pré-
vient les erreurs et les écarts sans en rompre le
cours, sans en arrêter la vie. Elle lui procure la con-
dition ou l'état le plus favorable : celui de la liberté
sous la loi. Omnia inslaurare in Chrislo. Quand le
Souverain Pontife se fut donné cette devise et cette
mission, il voulut que la musique même en éprouvât,
et sans tarder, l'eltet. Moins de quatre mois après
son avènement, Pie X édictait (ces mois sont les
siens) le « code juridique de la musique sacrée ».
Au printemps de l'année suivante (avril lyo^),
fidèle tout le premier à ses proprescommandements,
le Pape célébrait dans Saint-Pierre une messe
solennelle où se mêlaient au plain-chant diverses
pièces, anciennes et modernes, de style i)alestrinien.
Ce jour-là, je me souviens qu'un détail de la cérémo-
nie me parut le symbole de la réforme ordonnée
et comme un présage aussi que tôt ou tard elle s'ac-
complirait. La messe s avançait. Les yeux baissés
sur un admirable missel, qu'avaient enluminé pour
lui, dans l'exil, nos moniales de Solesmes, le Pape
achevait de chanter la Préface. Le cardinal-diacre qui
l'assistait tourna la page du Sanctas et le Saint-Père
y vit une lyre d'or où le Clirist en croix élait étendu.
La miniature exquise dut charmer, peut-être retenir
un instant le regard du Pontife dont la main ferme
et douce venait de replacer sur la lyre l'image du
Grucilié.
Maintenant, si nous passons de l'église à la salle
de concert d'abord, puis à la salle de théâtre même,
combien de fois, depuis trois cents ans, l'une et
l'autre ne s'est-elle pas ouverte au soulUe de l'esprit
religieux! Dans l'ordre extra-liturgique, aussi vaste
et plus libre que l'autre, l'étude, non plus des prin-
cipes mais des œuvres, ou des chefs-d'tcuvre seule-
ment,serait infinie. Il n'est pasjusqu'à la niusiquede
chambre qui n'ait subi, recherclié de pieuses influen-
ces. Dès le xvii' siècle, Kuhnau, l'un des créateurs de
la sonate, composait pour le clavecin des sonates
« bibliques » sur des sujets tirés de l'Ecriture. Plus
tard, beaucoup plus tard, l'adagio du quinzième
quatuor de Beethoven portera ce titre ([ue nous tra-
duisons de l'italien : « Chant d'actions Je grâces
offert à la Divinité par un malade guéri, dans le mode
lydien ». Le répertoire de Varia d'Italie ou du lied
allemand abonde soit en cantiques spirituels, soit
en pelits poèmes ou tableaux religieux. Enfin — et
nous prenons au hasard du souvenir ces exemples
éloignés et divers — parmi les compositions pianis-
tiques de Liszt le diptyque de Saint François d'As-
sise prêchant aux oiseaux et de Saint François de
Paule marchant sur les flots occupe une place d'hon-
neur.
Ainsi les choses de la foi ne sont étrangères à
aucun des genres de la musique. Elles occupent
même, elles remplissent deux de ces genres tout
entiers, et non des moindres, la cantate sacrée et
l'oratorio. Nous ne saurions, bien entendu, raconter
ou seulement résumer ici l'histoire ni de l'un ni de
l'autre. Les origines et le développement, les maîtres
et les chefs-d'œuvre en sont connus. On sait que
saint Philippe dk Néri fut le fondateur à la fois de
l'Oratoire et de l'Oratorio. « Il aimait fortement la
musique )■, a dit son plus éminenl biographe, « et
elle fut toujours à la tête de ses pensées. » (Vie de
saint Philippe de Néri par S. E. le cardinal C.iPK-
CBL^THO, archevêque de Capoue; trad. de P. Bezin,
1 vol., l'aris, Poussielgue, 1S89) Oui, même de ses
pensées monastiques, et dans le premier chapitre des
constitutions de son ordre il est écrit : « Musico con-
centu excitentur ad cœlestia conlemplanda. U faut,
par le chant en commun, s'exciter à la contempla-
tion des choses célestes.» Au nombre de ses amis et
pénitents, saint Philippe compta non seulement Pa-
LBSTRiNA, qui mouTUt entre ses bras, mais l'un des
premiers parmi les musiciens de l'époque, le premier
959
MUSIQUE RELIGIEUSE
960
peut-être à Rome jusqu'au jour où Palesti-ina « le
chassa du nid », le pieux et pur Animuccia. Saint
Philippe avait l'ait de lui le inaitre de chapelle de sa
congrégation. II l'avait également prié de composer
quelques œuvres extra-liturgiques pour lédilicnlion
et le divertissement des jeunes gens qu'il aimait à
rassembler autour de lui. On désignait générale-
ment sous le nom de « Laudes » les diverses pièces
de musique destinées à ces réunions, qui ne tardè-
rent pas à devenir de vrais concerts spirituels.
Animuccia lui-même en témoigne dans la prélace
de son second livre de Landes. « Il y a déjà quel-
ques années <|ue, pour la consolation de ceux qui
venaient à l'oratoire de saint Jérôme, je publiai le
premier livre des Laudes. Je m'elforçai d'y garder
une certaine simplicité qui paraissait convenir aux
paroles, à la qualité de ce livre de prière et à mon
dessein, qui était seulement d.'excitcr la dévotion.
Mais le sus dit Oratoire étant venu parla grâce de
Dieu à s'accroître avec le concours de prélats et de
gentilshommes très principaux, il m'a paru conve-
nable d'aceroilre aussi dans ce second livre les har-
monies et les accords, variant la musique de diver-
ses façons, la faisant tantôt sur des paroles latines,
tantôt sur des paroles italiennes, tantôt avec un
plus grand nombre de voix et tantôt un moindre,
avec des vers tantôt d'une façon et tantôt d'une autre,
m'embrouilianl le moins possible avec les fugues et
les inventions pour ne pas obscurcir l'intelligence
des paroles; aUn que par leur efficacité, aidées par
l'harmonie, elles pussent pénétrer plus doucement
le cœur de celui qui les écoute. » (Cité par S. E. le
cardinal Capecelatro)
Nous trouvons ici l'idée première et comme l'ébau-
che de ce que fui à Rome, cinq ans après la mort de
saint Philippe, en iboo, la Happresentiizione d'anima
e di curpo, d'EmiLio del Cavalière. Représentation
véritable en elfet, la figuration matérielle se mêlant
avec le symbolisme et l'abstraction dans ce mystère
dramatique et religieux. Il avait pour sujet notre
double nature et notre vie tout entière, non seule-
ment en ce monde, mais dans l'autre. Anima e
covpo, ces deux mots rapprochés, ou plutôt opposés,
nous disent tout de nous-mêmes. Ils nous apparais-
sent aussi comme les deux aspects ou les deux faces
de cet art, non plus d'église, mais sacré encore, que
se partageront deux à deux, après l'avoir complète-
ment dégagé du théâtre, quatre célèbres musiciens
des âges suivants. Un Gauissimi d'abord, et plus lard
un Hakndbl chanteront de préférence les grands
drames et les grandes ligures des livres saints, les
événements et l<es héros. Un SciuiTz, un Sébastien
Bach après lui, pénétreront plus avant : ce que cher-
chera, ce que saisira leur génie, c'est le sens et le
goût du divin, c'est le rapport intime et mystique
entre l'âme et Dieu. Ainsi, l'histoire et l'épopée d'une
part; del'aulre, le lyrisme sous toutes ses formes, avec
toutes ses nuances, voilà les deux pôles entre lesquejs
va s'étendre durant trois siècles et jusqu'à nos jours
le vaste domaine de l'art religieux. L'Allemagne,
l'Italie et la France, les trois grandes nations musi-
cales, l'occuperont, le cultiveront ensemble. U n'y
aura pas un fruit qu'il ne produise en abondance.
Rien de surhumain, pas plus que d'humain, ne sera
désormais étranger à la musique. On saura tout ex-
primer dans l'ordre des choses qu'on peut appeler
divines : la foi, la piété même, et la croyance aussi
bien que l'amour.
Oratorios, Histoires sacrées. Concerts spirituels.
Cantates, voilà quelques-uns des genres où se mani-
festa, sous des aspects divers, en dehors de l'église,
l'idéal religieux. Souvent aussi, se conformant alors
à la lettre même, cet idéal ou cet esprit inspira des
compositions extra-liturgiques par le style, mais
dont le texte était pris dans les offices de la liturgie.
C'est le cas de certains Psaumes, ou recueils de Psau-
mes: ceux d'un Marckllo naguère, ou, depuis, ceux
d'un Rameau, d'un Liszt, d'un Cksar Franck,
d'un GouNoD. C'est le cas des Passions, de ce genre,
issu naguère de la récitation chantée de l'Evangile,
et qui devait, se développant à travers les âges,
aboutir aux chefs-tl'œuvre d'un Jban Sébastien Bach.
C'est le cas encore des « hjinnes » ou des a proses »
telles que ie Slabat Mater ou le Te Beum, enlin et
surtout le cas de la .Uesie elle-même, commune ou fu-
nèbre (messe de Requiem). En un mot, il s'agit ici
de toutes les prières ecclésiastiques, dont la musi-
que, plas ou moins religieuse, n'est faite eu aucun
cas pour l'église et n'y doit pas être exécutée.
Un tel répertoire est d'une incalculable richesse. 11
constitue un trésor, une « somme » de beauté mu-
sicale et sacrée, sainte quelquefois, dont nous ne
saurions en quelques pages dénombrer et distinguer
les éléments. Il y a du moins une distinction que, dans
cette beauté même, on a parfois prétendu faire et qui
nous parait devoir être rejetée : c'est le pai lage de
la musique religieuse entre l'idéal catholique et
l'idéal prolestant. « U faut convenir, écrivait un
jour Brunetière, qu'il y a des arts protestants et
qu'ils sont naturalistes, n S'il y a des arts, en elïet,
comme la peinture hollandaise ou le roman anglais,
qui confirment cette assertion, il semble bien que la
musique, même celle des plus grands musiciens
protestants, et nommément de Bach, le plus grand de
tous, y contredise. Nous ne voyons pas très bien ce
qu'est la musique protestante, et si même elle pour-
rait être. Pour sujet et pour texte de l'un de ses
plus magnifiques chefs-d'œuvre, c'est la -l/esse, autre-
ment dit la prière et l'ollice catholique par excellence
que Bach a choisie. U nous a laissé dans ses canta-
tes — à nous catholiques — un véritable bréviaire
de la vie intérieure et mystique, une série de dialo-
gues enire Jésus-Christ et l'âme, comparables seule-
ment à ceux que nous offre l'Imitation. Dans l'ordre
de la forme pure, est-ce le choral qu'on prétendrait
nous donner comme l'élément propre et le signe in-
faillible de la musique luthérienne? Alors n'oublions
pas que Lltheh, s'il a fait du choral en quelque
sorte la figure sonore de la Réforme, ne l'a pas
le moins du monde créé. Luther a pris les éléments
du choral dans les chants populaires et dans le
chant grégorien. L'un des plus récents historiens de
Bach, et non l'un des moins bien informés, M. Al-
bert Schweitzer, a parlé quelque part de « la musi-
que sacrée latine, dont le choral est issu ». Reven-
diquons cette filiation. Rappelons au besoin, avec
M. Schweitzer encore, que le fameux thème luthé-
rien : Eine Burg lui-même, « est tout parsemé de
réminiscences du plain-chant » et que « la mélodie
que Nicolas Décius composa pour le Gloria alle-
mand : « Allein Gott in der Ilohe set Elire », repose
sur un Gloria pascal grégorien ». .\insi, loin de repré-
senter et, pour ainsi dire, de formuler le caractlère
confessionnel de cet art, le choral servirait plutôt,
en le dépassant, à le démentir. Ainsi nous voyons
l'idéal catholique rentrer, ou mieux, persister au
cœur même de l'art protestant. Ainsi la musique est
religieuse ou non, elle n'est pas confessionnelle. La
parole est sujette à l'hérésie, mais non pas le son.
Vainement un Sébastien Bach n'était pas des nôtres ;
son génie, plus large que sa croyance, est à nous,
est avec nous. Dans la messe en si mineur et même,
en dépit des chorals, dans la Passion selon saint
Jean, dans la Passion selon saint Mathieu, rien n'est
dissident, rien n'est séparé, l'art, plus heureux que
la foi, n'a souffert aucune déchirure.
961
MUSIQUE RELIGIEUSE
962
A cette foi religieuse — nous parlons de la nôtre,
de la foi catholique — la musique de théâtre elle-
même, en plus d'un chef-d'œuvre, a rendu lénioi-
i;nage. Elle ne l'a pas fait tout de suite. Les musiciens
dramatiques du xvn' et du xviii' siècle n'ont guère
demandé qu'à l'antiquité, grecque ou romaine, des su-
jets et des héros. C'est au romantisme, et aa roman-
tisme français, qu'il était réservé d'introduire dans
l'esthétique de l'opéra le christianisme, et l'égli.se
même. l)n a très justement appelé Meyeububr un
grand liturgique. Il est vrai que par le sujet du
drame et par la façon dont il est traité, par le
caractère du principal motif— ou leitmotiv' — musi-
cal (lequel n'est autre que le choral luthérien Eine
/este Barg), les Huguenots pourraient passer pour le
type et le chef-d'œuvre de l'opéra protestant. Mais
nous venons ds voir aussi tout ce qui, jusque dans
le genre du choral, est venu de nous, de notre art,
et doit lui revenir. Et puis n'oublions pas que le
musicien Israélite des Huguenots était déjà celui de
« ce grand drame catholique de Robert » (George
Sand). Bientôt après il allait être celui du Prophète,
l'architecte d'une cathédrale sonore, et faire voir —
■Wagner l'a dit, autrefois — « comment il faut, sur
le théâtre, parler des choses de Dieu ».
Plus d'un l'a fait voir encore après Meyerbeer.
C'est le GouNOD de Faust (scène de l'église), de Homéo
et Juliette (allocution nuptiale de Frère Laurent) ;
voire de Polyeucte (duo de la prison). Enfin et sur-
tout, c est Wagner, qu'il serait juste d'appeler avec
Nietzsche, mais pieusement et non par ironie, le
musicien de la rédemption. L'idée, ou le dogme,
du sacrifice expiatoire est à la base, au sommet
aussi d'un chef-d'œuvre comme Tannhàuser, et de
cet autre chef-d'œuvre, supérieur encore, qu'est
Pars if al.
Il y a plus, et, si l'on poursuivait l'analyse de ces
différents exemplaires de la musique sacrée au théâ-
tre, on y rencontrerait parfois une inspiration non
seulement religieuse, mais liturgique, le sentiment
et l'usage même, instinctif ou volontaire, des for-
mes que pour sa propre musique, la plus pure et la
plus pieuse, nous avons vu l'Eglise élire et consa-
crer. Parsifal en particulier nous offre la plus su-
blime représentation que l'Eglise ait jamais rencon-
trée (en dehors du sanctuaire) de ses mystères les
plus sublimes. Et pour les représenter, la musique
n'a trouvé rien de mieux que de revenir — sans
rien sacrifier, il est vrai, de son génie moderne, —
de revenir, par un libre mais fidèle retour, aux
deux formes de l'art ecclésiastique : la monodie gré-
gorienne et la polyphonie alla Paleslrina.
Les scènes religieuses de Parsifal ne comportent
pas un solo, par un morceau qui sente le théâtre, ou
seulement le concert; pas un éclat, pas même un
soupçon de ce style profane où se développe et
s'épanouit pour elle-même une musique étrangère —
quand elle n'y est pas opposée — aux paroles ainsi
qu'aux rites sacrés. L'orchestre même, — l'orchestre
de Wagner! et de sa dernière partition 1 — ne
craint pas, à l'occasion, de s'effacer devant la voix,
ou mieux, car l'ensemble des scènes est choral,
devant les voix; tantôt devant leur unisson et tantôt
devant leurs accords. Mais il est un instrument ou
du moins un organe sonore, et vraiment d'église,
dont cet orchestre a reconnu et subi volontairement
ici la souveraineté sainte : c'est la cloche. Lamen-
nais, dans sa Philosophie de l'art, avait défini le
caractère grandiose et surnatjirel de la cloche ;
Wagner, dans Parsifal, l'a rendu sensible et ma-
gnifiquement réalisé.
Parmi les thèmes religieux de Parsifal, celui qu'on
peut nommer le principal, parce qu'on l'entend
Tome III. \ l!
d'abord et que peut-être, en ampleur comme en
beauté, il surpasse tous les autres, ce thème appro-
che du type grégorien. 11 en possède les caractères
essentiels. A peine accompagné, il n'est que mélo-
die; il n'existe et ne vaut, du moins en son premier
état, que par la succession et non par la combinai-
son des notes. Par le rythme — auquel il obéit plu-
tôt qu'à la mesure, — pai' le mode, il est quasi gré-
gorien encore. Enfin, par le sentiment ou parVéthos,
il est vraiment surnaturel et comme divin. Aussi
Wagner l'a-l-il choisi pour traduire les paroles de
la consécration. « Prenez et mangez, ceci est mon
corps. Prenez et buvez, ceci est mon sang. » Paroles
saintes entre toutes, si redoutables à la musique,
qu'elles lui sont même interdites par la liturgie, et
que, dans la réalité du sacrifice, le prêtre les parle à
peine et les prononce tout bas. Jean Sébastien Bach
les avait chantées avant Richard Wagner. Mais le
musicien de Parsifal l'emporte ici sur celui de la
Passion selon saint Matthieu, et c'est l'honneur du
génie, ou de l'idéal grégorien, qu'une mélodie qu'il
inspira nous paraisse, plus que toute autre, digne
du plus grand de tous les mystères et de tous les
miracles chrétiens.
Cette mélodie est un unisson. Et le chœur des
chevaliers, sur un rythme de marche, en est un au-
tre encore. Mais bientôt, à ces chants homophones,
d'admirables polyphonies vocales répondent et font
équilibre. Partout, en ces pages véritablement litur-
giques, partout et toujours dominent les voix. Les
voix, non l'orchestre, expriment tous les degrés et
tous les modes de la prière, de la méditation, de
l'adoration et de l'extase. Elles prient, elles ne font
que prier. Et voici que leur prière, qui tout à l'heure
se rassemblait, pour ainsi dire, en une seule coulée
sonore, se divise maintenant, se décompose en sub-
tils accords. De mystérieux, de mystiques murmu-
res promettent au martyre d'Amfortas le sauveur
« innocent et pur, instruit par la compassion ».
Telle ou telle phrase, polyphonique aussi, l'est avec
plus d'abondance et se développe davantage. Ailleurs,
un thème très court, mais très caractéristique, est
tout simplement la formule d'un Amen en usage
dans l'Eglise de Dresde. Enfin, de plus en plus il
semble que des harmonies sixtines remplissent et
fassent chrétienne, catholique, presque romame, la
chapelle du Montsalvat.
C'est ainsi que la musique de théâtre, en l'un de
ses derniers chefs-d'œuvre, ne s'est pas contentée
d'être d'église par l'esprit ou par l'àme. Elle a voulu
l'être, avec plus d'exactitude et de fidélité, par la
forme, par le style même et rendre hommage non
seulement à la foi, mais à la liturgie.
Entre la religion et la musique nous avons essayé
de montrer quel ensemble de rapports forment de-
puis l'origine un échaii;,e et pour ainsi dire un com-
merce esthétique et sacré. L'une et l'autre en reti-
rent profit et gloire. Dans l'ordre sensible, dans le
domaine de la forme — et d'une forme, on l'a vu,
plus étroitement unie que celle des autres ai'ls au
fond, ou à l'idée religieuse, — l'Eglise ne saurait
trouver un serviteur comparable au chant. Mais
aussi de quel prix elle a paj'é ses services ! Que ne
doit pas la musique à la religion et à l'Eglise I Que
ne leur rendrait-elle pas, pour tant de biens qu'elle
en a reçus 1 Les saints, les docteurs, l'ont honorée
et défendue; ils l'ont protégée contre tous, au be-
soin contre elle-même. Comme les autres arts, pein-
ture ou sculpture, la musique liturgique, ou seule-
ment sacrée, a trouvé dans l'histoire et dans la
doctrine, dans les événements, les dogmes et les
textes religieux, le sujet et l'inspiration de chefs-
d'œuvre sans nombre. Elle est redevable à la foi
31
963
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
96^
catholique d'une partie, et, comme diraient les phi-
losophes, d'une catégorie de son propre idéal.
Ce n'est pas tout, et la musique a été choisie entre
les arts pour être, non seulement l'interprète, mais
l'associée de la foi. L'Eglise l'a mêlée, aussi étroite-
ment qu'il est possible, aux paroles comme à l'es-
prit de sa prière. Et celte participation confère à la
musique liturgique une beauté supérieure à toute
autre, parce qu'il y entre en quelque sorte plus de
vérité et plus de sainteté. Un oflice vraiment litur-
gique, un de ceux, par exemple, que naguère on
pouvait entendre à Solesmes, réalise le parfait ac-
cord du beau, du vrai et du bien. Dans l'art reli-
gieux, tel que ces religieux — hors de notre pays
hélas! — lepraliquent, nonseulenientrien n'estfaux,
mais rien n'est lietif ou Uguré. Sur quelle scène ou
dans quel orchestre, chez quels virtuoses, chez
quels artistes même, trouverait-on pareille sincérité !
Des moines qui chantent ne représentent pas, ils
sont. Ils n'empruntent, ne simulent, n'alTectent
rien. Leur art ne se distingue pas de leur pensée ;
il est leur pensée elle-même, et tout entière ; il
est le fond de leur âme et la substance de leur être;
il ne fait qu'un avec la vérité qu'ils croient et qu'ils
aiment. Et cette vérité, pour peu qu'on y réfléchisse,
apparaît comme infiniment supérieure à toutes les
vérités, fût-ce les plus hautes, dont les plus purs
chefs-d'œuvre peuvent être les témoignages, dont les
plus grands artistes savent se faire les interprètes.
Vérité de drame ou d'opéra, vérité de nos joies et de
nos douleurs, de nos amours et de nos haines, de nos
passions changeantes, toutes les vérités humaines
retombent au rang des vérités secondaires et relati-
ves, reculent et s'effacent devant la vérité primor-
diale, nécessaire, absolue et divine, celle qui ne varie
ni ne passe, qui ne dépend de rien et d'où tout dépend.
Inséparable du vrai, le beau, tel que la musique
d'église l'exprime, n'est pas lié moins étroitement
au bien. Songez que cet art n'a qu'un seul objet : la
prière, c'est-à-dire les rapports de l'àme avec Dieu.
Et ces rapports ne sont que d'amour. L'art vrai-
ment liturgique, non seulement ne va jamais contre
Dieu, mais jamais il ne lui est étranger; jamais il
ne se sépare ni ne se passe de lui. Tout sentiment
terrestre, fût-ce le plus légitime, le plus saint, en
est absent. Il ne se partage pas entre le Créateur et
la créature; il ne sert pas deux maîtres; rien de
mauvais ni d'impur ne le corrompt, ne le trouble,
ou seulement ne l'agite.
Assurément il faut sortir de soi-même, il faut
s'élever au-dessus de la vie commune et de l'idéal
humain, si haut soit-il, pour comprendre, pour goû-
ter cet idéal et cette vie. Il faut, ne fût-ce qu'un
jour, une heure, se faire ^nne âme pieuse et rien
que pieuse. Il faut — disons plutôt, et plus hum-
blement, il faudrait — arriver à sentir pleinement
une phrase telle que celle-ci, de Dom GuÉRANGEn :
0 La prière est pour l'homme le premier des biens. »
Alors seulement, mais sûrement alors, la musique
de la prière par excellence, le chant grégorien, nous
apparaîtrait, dans l'ordre de la beauté, comme
l'équivalent de ce «premier des biens ». Alors, parmi
les plus admirables chefs-d'œuvre de l'art profane,
même le plus pur, on n'en trouverait pas un seul à
placer au-dessusde l'humble cantilèneque modulent
quelques moines à genoux. On rapporte ce mot de
Beethoven : « Je suis plus près de Dieu que les
autres hommes. » Ces hommes qui prient en chan-
tant, sont peut-être plus près de Dieu que Beethoven
lui-même. Leur art est tout entier divin; venu de
Dieu seul, c'est à Dieu seul qu'il retourne; pour lin
comme pour origine, il n'a que Dieu.
Voilà ce que gagne la musique au contact ainsi
qu'au service de la foi. Telle est la dignité vraiment
éminente où la religion l'élève. Nous l'avons vu la
musique liturgique n'a pas seule éprouvé l'influence
ou le bienfait religieux. Et celui-ci pourrait encore
aujourd'hui s'étendre au delà de la musique sacrée,
jusqu'à la musique profane, théâtrale même. Quels
sont en effet les deux types musicaux oii le Motu
proprio de Pie X ordonne à l'Eglise de revenir ? Le
liremier est le chant grégorien, purement vocal et
mélodique. Le second, le chant alla Paleslrina, est
polyphonique, mais vocal et rien que vocal aussi.
Or, s'il y a deux éléments qui se retirent de plus en
plus de la musique moderne et dont la retraite lui
soit funeste, c'est la mélodie et c'est la voix. Que
l'un et l'autre, grâce à l'Eglise, viennent à repren-
dre leur rang et leur rôle dans l'organisme — qui
souffre de leur absence — de la musique en général,
de toute musique, cet organisme alors ne tardera pas
à retrouver l'équilibre. Alors on verra quel bien,
même en dehors de l'Eglise, l'esprit ou le génie de
l'Eglise est toujours capable d'accomplir.
Camille Bellaiqde.
MYSTÈRES DIVINS. — Voir article Révé-
lation.
MYSTÈRES païens (LES) ET SAINT
PAUL. — I. Exposé des systèmes : histoire de
la question. — II. Les mystères païens : 1. Les
sources; 2. Les mystères de Cybèle et d'Attis ;
3. Les mystères de Dionysos et d'Orphée: i. Les
mystères d'Osiris-Isis : 5. Les mystères d'Eleusis ;
G. Les cultes syriens, les mystères de Mithra et les
écrits hermétiques ; 7. L'extension des cultes de
mystères : la connaissance qu'a pu en avoir saint
l'aul. — III. Terminologie et doctrine pauli-
niennes : leur comparaison avec la terminologie et
les doctrines des reliifions de mystères. — IV. Les
conceptions centrales des religions de mystères.
— V. Les rites du baptême. — VI. /^es rites de
l'eucharistie. — VII. Conclusions. — Bibliographie.
I. Exposé des systèmes : Histoire de la ques-
tion. — Sous l'appellation : Die Religiongeschicht-
liche Méthode, « la méthode historique religieuse »,
s'est formé en Allemagne un système, soutenant
que le christianisme est le développement normal
des religions qui l'ont précédé; en d'autres termes^
qu'il est sorti du mélange des doctrines religieuses
de l'époque où il est né. Ce point de vue est loin
d'être absolument nouveau. Déjà Herdeu, i^^o,
Dupuis, 1794, J. A. RiCHTEK, 181g, avaient prétendu
retrouver dans les religions des Perses et des Hin-
dous, l'origine de plusieurs dogmes chrétiens. Baur,
Hase et d'autres encore avaient émis des idées ana-
logues. Renan avait soutenu que le christianisme
grec était sorti du gnoslicisme, issu lui-même de
courants multiples, dont les principaux sont le dua-
lisme persan et l'idéalisme alexandrin. Pour Havbt,
il pro\ iendrait tout entier de l'hellénisme, et surtout
du platonisme. Hatch admet l'influence des mystères
sur le développement du baptême et de l'eucha-
ristie. D'après Uksener, le culte de Dionysos aurait
exercé une certaine influence sur quelques rites
chrétiens. Kroll l'admet pour la liturgie du bap-
tême. Ainsi que Havet, B. Baukr (Christus und die
Cùsaren, Berlin) avait soutenu que les documents
évangéliques étaient apocryphes, que Jésus était
un personnage mythologique et que tout, dans la
religion chrétienne, dérivait de la philosophie
gréco-romaine. Pfleiderer ( Vorbereitung des Chris-
tentums in der griechischen Philosophie, Halle,
1904 ; Das Urchristenium, Berlin), affirme aussi que
965
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
966
la philosophie grecque a été une préparation posi-
tive au cliristianisme. Dans son ouvra^'e sur le
christianisme primitif, il essaye de montrer toutes
les inlluences : prophétie juive, doctrine ralibini-
que, gnose orientale, philoso|)hie grecque, qui ont
contribué à former le portrait du Clirist dans les
évangiles. Faisons observer qu'ANRioii (/Jas aiilike
Mysterieiiwesen iitseinem Einfluss auf das Cliristeii-
tum), de ses études sur les mystères anciens et leur
iniluence sur le christianisme, avait conclu qu'on
ne peut discerner celle-ci quant au christianisme pri-
mitif. WonKERiuy(l!eligioiigescliichtliclie Studieit ziir
Frage der lieein/liissuiig des Urcliristentums durcit
das J>Ijsterieiii\ esen), n'est pas de cet avis; il trouve
des ressemblances avec les mystères païens dans
l'emploi qui a été fait par le christianisme primitif
de certains termes, Stii carr,p, ©si; /jo'joyevr;^, afpxyii,
^tt)Tl7[J.0i.
■j, usités dans la liturgie des mys-
tères. Soi.tau (/à/s Fortlehen des Heidentums in der
altchristUchen Kirclie, Tiibingen, 190G), i>rétend
aussi avoir découvert dans les récits évangéliques
des traces de rites païens. Signalons encore sur le
même sujet les travaux de Hutler {Tlie greeh Myste-
ries and the Gospel Narratis'es ; Nineleenili Century-,
igo5, p. 490, London), Heinrici (Ilellenisniiis und
Christentiim), Ad. Baukr (Voni Griechentum zum
Christenliim, Leipzig, igio), Jacoby {Die antiken
Mysterien und das Cliristenlum).
GuNKEL(/r»m religiongescli. )'ersitindnis des A'euen
Tesiamenis, Leipzig, igoS), Zi.m.mern (Valer, Solin,
und Fiirsprecher in der Gottesverelirung, Leipzig,
1896), Jeremias (Baliylonisclies im IVeiien 7'eslainent,
Leipzig, igoS), Jensbn (Das Gilgnmescliepos in der
Weltliteralur, Leipzig, 1906), ont cherché dans les
mystères babyloniens l'origine de quelques récits de
la vie de Notre-Seigneur. On a surtout essayé de
retrouver dans Jésus, mort et ressuscité, les mythes
d'Osiris et principalement la légende d'Adonis.
D'après BniicKNKR (Der slerhende und aiifersleliende
Gottlieiland in den orienlalisclien Religioiien und ihr
Verhiiltnis zum Chrisienlum), on rencontre dans les
religions orientales le concept d'un Dieu sauveur,
mort et ressuscité; l'image du Messie est d'origine
mythologique. Reitzbnstein (Die Itelienistisclien Mys-
terienreligionen, ihre Grundgedanken und Wirkun-
gen), s'est attaché à montrer surtout les emprunts du
christianisme aux mystères grecs, et Wendland (Die
hellenistich-romisclie Kultur in iliren /ieziehungen
zu Jiidentum und Christentum), a prétendu signaler
dans la philosophie grecque et dans les mystères
grecs l'origine de certaines doctrines chrétiennes et
de quelques rites sacramentels du christianisme.
Dans une étude intitulée : Prechrislian Belief in the
Résurrection (The American Journal of Tiieulogy,
vol. XX, p. 1, Chicago, 1916), A.Berthollbt constate
l'existence dans tout le bassin de la Méditerranée
orientale de la croyance à des dieux morts et res-
suscitants; mais il fait remarquer que ces divinités
symbolisent des phénomènes de la végétation ou sont
des divinités astrales, ce qui explique la croyance
à leur mort et à leur résurrection. Le croyant, s'iden-
tiliant à son dieu, en a conclu à sa propre résurrec-
tion.
On a soutenu aussi que les mystères de Mithra
avaient inlUiencé les récits évangéliques et surtout
qu'une partie de la liturgie chrétienne était emprun-
tée à la liturgie mithriaque. Nous renvoyons pour
les indications sur ce sujet à l'article Mithra de ce
Dictionnaire. Signalons enQn les inlluences du
Bouddhisme qu'on a prétendu exister dans les récits
évangéliques. Voir article Inde.
J. Weiss (Die Aufgaben der neutestamentUchen
U'issenschaft in der Gegemvart, p. ^9, ss. Gultingen,
1908), a relevé toutes les influences qui, d'après cer-
tains critiques, se seraient exercées sur le christia-
nisme, et dont on trouverait des traces dans le
Nouveau Testament : « Gomment peut-on expliquer
historiquement la naissance de ce nouveau mouve-
ment religieux (le christianisme) qui est né du sein
maternel du judaïsme et qui a grandi rai)idemcnt au
souffle religieux de l'hellénisme? L'histoire des reli-
gions s'olfreà nous ici comme un guide, et en vérité
surtout l'histoire générale comparée des religions et
l'histoire spéciale du judaïsme tardif, de l'hellénisme
et des religions de l'empire romain. Elle incline en
particulier nos regards vers le grand mélange des
religions qui, sur le sol de l'empire des Perses, puis
dans les territoires de l'empire grec des Diadoques,
impose à l'historien un étonnement toujours nouveau.
Des fragments des religions babylonienne et égyp-
tienne, phénicienne, perse, syrienne, juive, helléni-
que, des noms de divinités, des usages cultuels tour-
billonnent ici l'un autour de l'autre, et engendrent
d'eux-mêmes une religion syncrétiste universelle du
genre le plus varié et le plus compliqué. Sur ce ter-
rain nait ce quenousappelons la religion du judaïsme
tardif, religion indiscutablement syncrétiste. Le
tronc ancien-testamentaire parait ici comidètement
submergé par des éléments étrangers... Sur ce sol a
grandi le christianisme, qui est certainement dans
(fuelques-unes de ses parties un développement de la
religion des anciens prophètes, mais qui, dès le com-
mencement, s'est enrichi de conceptions eschatologi-
ques, apocalyptiques, dualistes, démonologiques qui
trahissent ouvertement leur origine tirée du sj'ncré-
tisme des siècles précédents. Et à peine est-il entré dans
la sphère de l'hellénisme, qu'il est enlace et fortifié des
milliers de fois par les conceptions et les idées de son
nouveau milieu : les spéculations du Logos, la morale
stoïcienne, le dualisme psychologique, les spécula-
tions des Grecs sur la vie d'au-delà, les tendances
sacramentelles des religions de mystères. C'est pour-
quoi on a nommé d'une façon jjrovocante le christia-
nisme lui-même une religion sjncrétiste. Pour nous
se pose donc la f|uestion. Est-il possible d'expliquer
historiquement le christianisme comme un produit
du syncrétisme babylonien-perse-égyptien-helléni-
(|ue ? » J. Weiss passe en revue les diverses concep-
tions chrétiennes qui seraient résultées de ces reli-
gions. Nous n'avons pas à le suivre dans cet exposé;
nous retrouverons ailleurs ce qui concerne notre
étude : l'influence des religions de mystères sur les
doctrines et sur le culte du christianisme.
En ces dernières années, l'attention s'est portée
spécialement vers l'influence qu'auraient exercée sur
l'apôtre Paul les religions de mystères. G. Anrich
(Das antike Mysteriemvesen, in seinem Einfluss auf das
Christentum), avait déjà examiné la question et con-
clu que l'influence grecque avait été à peu près nulle
sur la théologie de Paul. Fr. CvMofn(/.es religions
orientales dans le paganisme romain, Préface ; Paris,
2" éd. 1909), a cru aussi que l'Apôtre n'a eu aucun
point de contact avec les religions de mystères, de
Mithra par exemple.
En sens contraire, Martin BniicKNBn(/)er5<er/;(?nrfe
und auferslehende Gotlheiland in der orientalischen
lieligionen und ihr Verhaltnis zum Christentum),
prétend retrouver le Dieu rédempteur, analogue au
Dieu rédempteur de Paul, dans les religions orien-
tales. K. Lake (The earlier Fpistles of Paul, p. 385 ;
London, 191 1) soutient que, pour Paul et ses lec-
teurs, le baptême est toujours et sans conteste accepté
comme « un mystère », un sacrement qui opère ex
opère operaio. Heitmiiller (Taufe und Abendmahl
bei Paul) étudie le baptême et la cène dans les cpî-
tres pauliniennes et en retrouve des analogies dans
967
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAL\T PAUL
C63
les festins anciens, où l'on dévorait des prisonniers
de guerre. Albert Eichuorn (Das Abendmahl im
A'eiten Testament), soutient que c'est dans la gnose
orientale que Ion a l'origine du repas où l'on man-
geait le corps du Seigneur et où l'on buvait son sang.
Fabnell {The Evolution of Iteligiun, Loudon, 1909,
p. 88-162), a rapproché le baptême des mystères
païens et de la religion des Aztèques. Wendland {Die
kellenisliche-rumische Kttltur in ihren Beziehungen
:u Judentum and Christentum), soutient que le bap-
tême et l'eucharistie ont leur origine dans les mys-
tères païens.
Dans le Ilandbuch ztim .\euen Testament, édité
par Hans Libtzman^ (B. III, Tiibingen, 19 13), celui-
ci, dans son commentaire sur les épîtres aux Romains,
aux Corinthiens et aux Galates, et son collaborateur,
Martin Dibblils pour les épitres aux Thessaloni-
ciens, aux Philippiens, aux Colossiens, aux Ephé-
siens et les épitres pastorales, expliquent certains
passages de ces épitres en fonction des religions de
mystères. J. Weiss, dans son commentaire sur la
première épitre aux Corinthiens {Der erste Korin-
therbrief, p. 289, n. 1, Gottingen, 1910), se réfère
aussi aux rapports qui existeraient entre l'eucharistie
et les raj'stères païens. En plusieurs passages de
son ouvrage, Krrios Christos, W. Boussbt {Kyrios
Christos ; Geacinchte des Cliristusglaubens ron den
Anfàngen des Christeniums bis Irenaeus, Gottingen,
1918), adopte l'hypollièse qu'avait émise Deissman.n
(Liclil \oni Osten, 11' Aull., p. a63 ss.'), à savoir
que le titre de K^pi;;, donné à Jésus-Christ, l'aurait
été tout d'abord par la communauté d'Antioche,
qui l'aurait emprunté au milieu religieux syrien.
C'est par Paul qu'il se serait répandu ensuite dans
toutes les communautés chrétiennes issues du paga-
nisme. L'apport spécial de Paul dans la mj-stique
chrétienne est sa théorie de l'opposition entre
l'homme spirituel et l'homme charnel, ainsi que le
pessimisme qui en résulta, du fait que la nature
humaine est essentiellement <7zc;'. « Ce n est ni dans
l'Ancien Testament, ni dans l'Evangile que saint
Paul a puisé les principaux éléments de cette pré-
tendue synthèse paulinienne ; il lésa reçus du milieu
païen syncrétistequi l'enviionnait. C'était l'époque où
se mêlaient hellénisme et orientalisme, philosophie
et piété, spéculation et mystique. »
Cette fusion a dunné naissance en des cercles
nombreux à un pessimisme anthropologique et à un
it supranaturalisme » dualiste, fort semblable à
celui de saint Paul. Sur le terrain païen nous avons
le témoignage des traités hermétiques, dont les par-
ties les plus anciennes remontent au premier siècle
de l'ère chrétienne; au second siècle, les ouvrages
des grands hérétiques gnostiques, les Valkntin, les
Basilide, les Ptolésiée, développeront les mêmes
idées et les pousseront à leurs conséquences extrê-
mes. Mais on peut allirmer qu'avant de prendre
corps dans ces écrits, ces tendances existaient à
l'état diffus dans l'atmosphère intellectuelle; elles
s'étaient emparées de maint esprit et saint Paul a
subi fortement leur inlluence. Son christianisme
n'est pas encore un gnosticisme systématisé, mais
il contient en geruie plusieurs des conceptions fon-
cières de la gnose du second siècle. C'est à bon droit
que les auteurs de ces systèmes hérétiques, préten-
dront se rattacher à saint Paul; ils ne feront que
tirer les conclusions logiques du pessimisme et du
dualisme anthropologique de l'Apôtre. (Résumé du
1. A remarquer cependant que Deissmann reconnaît que
la parole de Paul, cl- c-Jjv.iSs rpv.zi^r,^ K'^ot'cj tj.t~iysvj, I Cor.,
X, 21 . lui Tient plutôt de passades de l'Ancien Testament,
italachie, i, 7, 12; Ezéchiel, ixxix; xliv, 16.
système de Bousset par le P. J. IIuby : Le Christ Sei-
gneur, d'après un livre récent; Hecherches de science
religieuse, t. V, p. 694. Paris, 1914.)
R. Reitzenstkin et A. Loisy ont présenté un en-
semble du système, dont nous aurons à étudier les
détails dans la suite de ce travail. Voici d'abord un
exposé succinct des théories de Reitzenstein {Die
liellenistisctien Mysterienreligionen, ilire Grundge-
danken und Wirk uiigen). Xus. environs de l'ère chré-
tienne, l'hellénisme se transforma par le sentiment
du péché et de la dette, qui s'éveilla dans les con-
sciences par la croyance à la magie et par la recher-
che de l'extase. En opposition avec la doctrine pla-
tonicienne de Dieu transcendant, on adore des dieux
faits hommes, qui meurent et qui ressuscitent, tels
que.Osiris, Attis, Adonis; on espère par la communion
avec eux obtenir l'immortalité et même une sorte de
déification. L'initié à ces nouveaux mystères, diffé-
rents des anciens, éprouve lui-même ce qu'ont éprouvé
Osiris ou Horus; il devient Osiris ou Horus; il est
uni au dieu par la foi, 7:1:71;, il est dieu. D'après la
littérature hermétique, lemysteest devenu le Logos,
l'homme de Dieu, le Fils de Dieu et lui-même Dieu.
Des communautés sont fondées et des missionnaires
répandent la doctrine qui s'adresse à tous; la religion
est universaliste. Des le commencement du u^ siècle
avant J.-C, on célèbre en Italie des orgies hellénis-
tiques, qui doivent procurer le salut, ^a-zr.pia., aux ini-
tiés. La magie, elle aussi, garantit l'immortalité à ses
adeptes. Outre la révélation primitive, transmise par
la tradition, les croyants, dans l'extase, sont favo-
risés parDieu de révélationsparticulières. Celte union
avec les dieux, qui communique au myste la science
et l'immortalité, est spirituelle, mais quelquefois
aussi matérielle et même sexuelle. On obtient le salut
par la science, y^zii, communiquée par l'initiation,
la vue, ii'j., de Dieu, qui est une grâce, ^cipis/xx, et
qui consiste dans une vision et un sentiment immé-
diat du Tout de l'univers. Cette divinisation du
myste lui confère le privilège d'avoir des visions,
de faire des miracles et lui donne une sorte de sain-
teté personnelle, qui efface les souillures passées et
lui assure le bonheur pour l'avenir.
Reitzenstein prétend que ces religions de mystères
ont exercé leur influence sur la doctrine et la langue
de saint Paul. Voici, en résumé, l'exposé de cette
hypothèse, telle que l'a présentée et développée
A. Loisy {lieiue d histoire et de littérature reli-
gieuses: nouvelle série, t. II, p. 585, Paris, 1911).
Pour se répandre dans le monde gréco-romain l'Evan-
gile devait se transformer en mystère oriental, et
cela put s'effectuer parce que ses éléments primitifs
pouvaient s'interpréter dans la langue et dans les
idées des mystères païens. Dans son fond, l'Evan-
gile de Jésus, c'était un honime inspiré, envoyé par
Dieu pour être le Sauveur des justes d'Israël, lequel
était mort pour son œuvre, que l'on croyait ressus-
cité et dont on attendait l'avènement glorieux. Qes
idées pouvaient être adaptées à celles des mystères,
où un être divin, mourant et ressuscitant, devenait
un tjrpe et un principe d'immortalité pour tous
ceux qui participaient à son culte, qui étaient initiés,
associés au mystère de sa mort et de sa résurrec-
tion. Adonis, Attis et Osiris étaient des dieux sau-
veurs. Autant que nous sommes informés, les rites
des mystères comportaient une mort symbolique
ou Active du néophyte, à l'instar du dieu, et une
résurrection, une régénération, une participation à
l'esprit de ce dieu, participation qui garantissait le
partage de son immortalité. C'est ainsi que Paul
a conçu le Christ comme un homme divin, pré-
existant à la mission terrestre de Jésus et qui se
manifeste sur la terre, non pas précisément pour
969
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
970
y faire ce qu'a lait réellement Jésus, annoncer la
venue prnchaine du royaume de Dieu, mais pour y
mourir, lui juste et saint, pour les hommes injus-
tes et pécheurs, alin de tuer, en mourant lui-même,
le pcclié qu'il avait amené sur lui. Le Christ divin
avait bien pu mourir, mais il n'avait pas dû rester
dans la mort; il était ressuscité, il avait pris la forme
de Dieu et c'est maintenant selon cette forme de vie
immortelle que, nouvel Attis, nouvel Osiris, nou-
veau Millira, il donnait de ressusciter bientôt avec
lui dans la {gloire à tous ceux qui le suivaient par la
foi dans la mort. C'était là le mythe du salut, le
mystère à croire, tout à fait analogue aux mythes des
mystères, à l'immolation d'Attis et d'Osiris, à celle
du taureau divin dans les mystères de Mithra. Le
mystère que l'on pratiquait était le même de part
et d'autre. Dans les rites des mystères, le myste
était assimilé au dieu mourant et ressuscitant :
ainsi, les rites de l'initiation chrétienne, le baptême
et la cène eucharistique, devinrent des symboles de
la mort salutaire. Par le baptême, le chrétien était
assimilé au Christ morl ; il était enseveli avec lui,
mais pour ressusciter. Le baptême, en le purifiant
de ses péchés, le réfrénerait dans l'esprit du Christ
immortel, faisait de lui un autre Christ. La cène
devenait aussi la commémoration mystique de la
mort du Christ; le pain rompu était pour la foi son
corps, le vin son sang. Les fidèles, en mangeant ce
corps et en buvant ce sang, étaient unis au Christ
pour ne faire qu'un avec lui.
Ce mystère comprenait donc une mort mystique
et une union spirituelle au Sauveur divin, comme
les rites d'initiation aux mystères païens. Ce n'est
plus moi qui vis, disait l'Apùtre, Gui., ii, 20, c'est
le Christ qui vit en moi. El il entendait cela à la
lettre. Ceci nous explique que Paul n'attachait au-
cune importance à la vie terrestre de Jésus, qu'il dit
même ne pas vouloir connaître le Christ selon la
chair. Ce qui lui importait, c'était la mort du Christ,
indépendamment de ce qui l'avait amenée et accom-
pagnée. Paul ayant transformé la passion de Jésus
en mythe de salut, le Christ de l'histoire n'avait
aucune place dans sa religion.
Dans une suite d'articles de la /?. //. /,. B., Loisy
a repris ces idées, les a développées et a essayé de
les prouver en s'appuyant sur les épitres de saint
Paul, interprétées dans le sens' de la mystique et de
la liturgie des mystères païens (N. S., t. IV, Les mys-
tères païens et le mystère chrétien, p. 1-19; Dionysos
et Orphée, p. i3o-i54; fes mystères d'Eleusis, p. ig3-
aaS; Cybèle et Attis, p. 289-32G; /sis et Osiris, p. 385-
^21 ; Mithra, p. 49;-53g; Paris, igiS; — t. V, L'Evan-
gile de Jésus et le Christ ressuscité, p. 1-26; 1,'Et'an-
gile de Paul, p. i38-i74; L'initiation chrétienne,
p. 193-226 ; La conversion de saint Paul et la nais-
sance du christianisme, p. 289-332, 191 4)-
Ces hypothèses n'ont pas été acceptées par tous
les critiques. A. Schweitzku {Geschichle der pauli-
nischen Forschung, Tiibingen, 1912), les a discutées
et par des arguments, que nous ne pouvons pas, il
est vrai, tons accepter, il a établi qu'elles n'étaient
pas fondées sur les documents bien interprétés. Et
d'abord, ce n'est qu'ausecond siècle que l'on constata
l'extension dans le monde gréco-romain des cultes
orientaux; saint Paul n'a donc pu les connaître sous
la forme qu'ils prirent à cette époque, grâce à l'in-
fluence de la pensée grecque. De plus, le syncrétisme
religieux qu'on rapproche du christianisme est une
abstraction, plus qu'une réalité; c'est une construc-
tion artificielle faite d'éléments empruntés à diverses
religions, et qui n'a jamais existé telle quelle, sur-
tout à l'époque de saint Paul. Les analogies qu'on
signale sont donc des analogies de détail, non d'en-
semble, (]ui paraissent moins frappantes quand on
les examine de près. Tout ce (ju'on peut accorder,
c'est l'emploi de mêmes termes, en petit nombre
d'ailleurs, par r.\pôtre et par les religions de
mystères. Schweitzcr met enfin eu parallèle la doc-
trine sacramentaire de Paul avec la signification
qu'on attribuait aux rites analogues dans les reli-
gions de mystères, et aboutit à cette conclusion qvie
la doctrine sacramentaire de l'Apôlre ai)partient à
un tout autre monde d'idées que celles des religions
de mystères.
E. Manghnot (A.a Doctrine de saint Paul et les
mystères païens ; Revue du clergé français, t. LXXXIV,
p. 1-32 et 267-289. la langue de saint Paul et celle
des mystères païens; ib., t. LXXV, p. 129-161.
Paris, 1913), a étudié aussi les théories de Reitzens-
tein et a conclu qu'un examen attentif des textes
suflit à montrer que les prétendus emprunts faits
par saint Paul aux doctrines des mystères païens sont
imaginaires. Partout il a trouvé des pensées diffé-
rentes et, chez saint Paul, des doctrines essentielle-
ment juives ou chrétiennes. Si les termes employés
pour les exprimer étaient communs à l'Apôtre et à
la mystique païenne, ils rendaient un son différent.
Reitzenstein a été dupe de rapprochements pure-
ment verbaux. Il s'est trompé en donnant partout
aux mêmes expressions un sens hellénistique qu'elles
n'ont pas sous la plume de l'Apôtre. On voit donc
que saint Paul, s'il a connu les mystères païens, ne
leur doit rien, ne leur a rien emprunté et n'a pas
altéré le christianisme primitif en l'enrichissant de
doctrines païennes. Dans une autre suite d'articles
(Saint Paul et les mystères païens : Revue pratique
d'apologétique, t. XVI, Paris, 1913), Mangknot abou-
tit à des conclusions identiques. La thèse de Reitzens-
tein, que saint Paul s'est considéré lui-même comme
un mystique païen et a agi à la manière des initiés
aux mystères païens, n'est pas prouvée. Elle ne re-
pose que sur de fausses analogies, fondées pour la
plupart sur une connaissance inniarfaite de la doc-
trine et de la langue de l'Apôtre. Nous recomman-
dons l'étude de ces articles de I\L Mangenot. Le
lecteur y trouvera un clair exposé des théories
de Reitzenstein et une réfutation, solide et bien
appuyée sur les textes, de ces théories du critique
allemand.
Dans un premier ouvrage (Religinngeschichtliche
Erhlârung des Neuen Testaments : Die Abhéingigkeit
des lillesten Christentums von nichtiiîdischeii Peligio-
nen und philosophischen Syslemen), C. Clkmen avait
étudié les emprunts que le christianisme naissant
aurait faits aux sources non juives, religieuses et
philosophiques et avait conclu à sa profonde origi-
nalité; dans un second (Der Einfluss der Mysterien-
religionen auf das ûlteste Christenlum), il examine
l'influence qu'auraient exercée les religions de mys-
tères sur le christianisme le plus ancien. 11 mesure
le champ d'action des religions de mystères, et
détermine le sens des termes, soit dans les mystères,
soit dans la langue commune. D'après Clemen, les
religions de mystères n'ont eu sur le christianisme
qu'une influence très restreinte; elle s'est tout au
plus exercée à la périphérie. Elles ne lui ont apporté
aucun usage nouveau; beaucoup de cérémonies, que
l'on trouve chez elles, n'ont rien d'analogue dans le
christianisme. Par contre, le christianisme se dis-
tingue des religions de mystères par son caractère
historique et par l'importance spéciale qu'il donne à
la mort du Sauveur et par l'attente de son prochain
retour.
K. A. Kennedy {St. Paul and ihe Mystery Reli-
gions), a examiné les rapports qui pouvaient exister
entre saint Paul et les religions de mystères. L'Apôtre
971
MYSTERES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
972
a employé des termes qu'on trouve dans les reli-
ijions d« mystères, mais dans un autre sens que
celles-ci. Les conceptions centrales de ces religions
appartiennent à une atmosphère différente de celle
dans laquelle se meut l'Apôtre. Il est vain d'essayer
de trouver des points de contact entre Paul et les
religions de mystères au point de vue du culte. Les
idées fondamentales de la doctrine de Paul n'ont
aucune idée correspondante dans les religions de
mystères.
H. BôHLio (Die Geisteskultur yon Tarsos im augus-
teiscken Zeitalter mit Beriicksichligung der paidinis-
chen Schriften), croit aune influence du syncrétisme
cilicien, mélange de doctrines babyloniennes, perses
et cappadociennes, et principalement du culte de
Mithra sur Paul, né à Tarse, ville où ce culte était
très développé, mais il restreint celte influence beau-
coup plus que Reitzenstein, 11 la retrouve surtout
dans son mysticisme et sa « piété extatique ». Paul
aurait employé les termes xJ/sn;, twt/^o dans le sens
qu'ils avaient dans la religion anatolienne. C'est de
la religion persane que lui seraient venues les idées
qu'exprimaient les termes Soîv., ffli et i7«Vjç, r.fiipv. et
vjç, ix/.r,0;ty. et iei/ôo;. Le dualisme qui, d'après l'Apôtre,
se révèle dans l'âme humaine, Wom.,viii,i/| ss., aurait
des analogies avec celui de l'école stoïcienne, repré-
sentée par Poseidonios et surtout Athenodoros de
Tarse. C'est à ceux-ci qu'il aurait emprunté ses idées
sur la conscience. Son universalisme lui viendrait
aussi des stoïciens.
Résumant les travaux faits en ces dernières an-
nées sur saint Paul et les religions de mystères,
M. JoiNES (St. Paul and tite Mystery Iteligions, dans
The i\e»' Testament in the twentieth Centiiry, p. lao-
iGi ; London, i gi 4), conclut : Les conceptions centrales
de Paul, sa doctrine de la rédemption et son ensei-
gnement sur les sacrements chrétiens, son mysti-
cisme ne sont pas purement le résultat de son contact
avec les religions de mystères hellénistiques et
orientales. Il s'est servi de termes dérivés de la lan-
gue des mystères, mais cela ne prouve pas qu'ils
signifiaient pour lui la même chose que pour les reli-
gions de mystères. En définitive, la place que tient
la croix du Christ dans le champ de la pensée et de
l'expérience de Paul n'a rien d'analogue dans les re-
ligions de mystères, ce qui rend impossilile toute
comparaison entre ces deux systèmes de doctrines
ou d'idées.
D'après Burton Scott Easton (Theologv and Ilel-
lenism, Amer. Journal of Theology, vol. XXI, p. 358),
la doctrine du baptême, comme purification, venait
à Paul du judaïsme; celle de l'union mystique du
chrétien avec le Christ, de son expérience religieuse.
La conception du baptême comme ensevelissement
avec la mort du Christ, lui viendrait des mystères;
mais le baptême du prosélyte comme un ensevelisse-
ment se retrouve chez les Juifs (cf. J. Wbiss, Das
l'rchristenlum, p. a5). Les religions de mystères
n'ont jamais enseigné que leurs déités, Osiris, Attis,
aient une valeur rédemptrice. La conception du
pardon n'est pas hellénique (cf. Reitzenstein, Poi-
mandrès, p. i8o). Les religions de mystères n'avaient
aucune valeur morale : l'idée de salut était automa-
tique chez elles. Chez Paul, au contraire, le bap-
tême purilie et ouvre la voie à une vie nouvelle qui
dépend de la liberté du chrétien (Rom., vi, 4). Pour
W. H. Pai.ve ïI/lTch (The pautine idea of failli in ils
relation to jeuish and hellenistic religion), le chris-
tianisme de Paul n'est pas une religion de mystères:
c'est une religion basée sur la foi et évoluant dans
la sphère de la psj'chologie et de la morale et non
dans celle du mystère ou de la magie. Le P. Lagrange
(Le sens du christianisme d'après l'exégèse allemande,
p. 269 ss.) a démontré les points suivants : La doc-
trine de l'esprit n'a pas été empruntée par saint Paul
au Corpus hermeticum : elle est chez lui la coïnci-
dence des prophéties anciennes et du fait historique
de la manifestation de Jésus et de lEsprit. Le bap-
tême chrétien dilTère profondément des purifications
païennes. Ce qui opère dans le baptême, ce n'est
pas une force naturelle, mais une vertu divine. Il
n'y a aucun rapport réel entre les dieux souffrants,
morts et ressuscites du paganisme et Jésus-Christ,
mort et ressuscité pour nous racheter du péché. En
fait, aucun des personnages plus ou moins divins
qu'on a mis en avant, Atlis, Osiris, n'était propre-
ment, du moins nu temps du Christ, un dieu mort et
ressuscité. De plus, jamais les souffrances ou la mort
du dieu n'ont été acceptées en vue du salut des
hommes ni même regardées comme utiles à ce salut.
Les ressemblances de rite entre la communion chré-
tienne et la manducation des victimes immolées aux
idoles existent, mais elles sont très éloignées et ne
permettent pas de mettre sur la même ligne les
fondements des deux initiations.
Nous allons à notre tour comparer la terminologie,
ainsi que les doctrines de saint Paul avec la termi-
nologie et les doctrines des religions de mystères,
mais auparavant il est nécessaire d'exposer ces reli-
gions de mystères et leurs principales doctrines.
II. Les mystères païens. — i. Les sources. —
Avant d'étudier les rapports qu'il pourrait y avoir
entre les enseignements de saint Paul et ceux des
religions de mystères, il est nécessaire de décrire
succinctement ces mystères et, tout d'abord, de
rechercher à quelles sources nous en puisons la
connaissance. Il est bon aussi de fixer exactement
la date de ces sources, alin de savoir si Paul a pu
connaître les doctrines qu'elles nous transmettent.
Nous sommes très peu renseignés sur les rites et
les doctrines des niystères, au i='' siècle de l'ère
chrétienne, et cela s'explique par le secret imposé
aux initiés. Le secret a été bien gardé. Nous en
sommes réduits, sur la plupart des points, à des
conjectures, et nous n'avons de renseij;neinents éten-
dus que pour les mystères de Déméter à Eleusis,
des Cabires à Samothrace et d'Isis en Egypte. En
dehors de cela, les seuls documents que nous ayons
sur les mystères soet quelques formules mystiques,
citées incidemment par les écrivains païens ou chré-
tiens, un petit nombre de prières et d'hymnes aux
dieux, la plupart mutilés, des incantations magiques
que nous ont conservées les papyrus, le récit des
initiations, ainsi que la description de la liturgie qui
les accompagne. Les rites des cultes exotiques ont
excité la verve des satiriques, et la pompe de leurs
fêtes a fourni aux romanciers la matière de des-
criptions brillantes. Juvénalraille les mortifications
des dévotes d'Isis; Lucien dans sa « Nécj'omancie j>
parodie les purifications interminables des mages,
et Apulée dans les « Métamorphoses » nous a re-
tracé les scènes d'une initiation isiaque. Mais, en
général, on ne retrouve chez les littérateurs que des
remarques incidentes, des observations superficiel-
les. Même le précieux traité « Sur la déesse sy-
rienne », oïi Lucien nous raconte une visite au tem-
ple d'Hiérapolis et rapporte les récits que lui ont
faits les prêtres, n'a rien de profond : il relate ce
(pi'a vu en passant un voyageur intelligent, curieux
et surtout ironique (Cumont, op. cit., p. 20).
On a aussi quelques informations isolées chez les
écrivains du temps, surtout chez les philosophes.
Le traité de Plutarque <r Sur Isis et Osiris » est une
source très importante pour reconstruire la légende
de ces divinités. Mais les philosophes n'exposent
973
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
974
presque jamais les doctrines étrangères objective-
ment et pour elles-mêmes. Ils les font rentrer clans
leurs systèmes, auxquels elles doivent servir de
preuves et d'illustration; ils les entourent d'une
exégèse personnelle ou les noient dans des commen-
taires transcendants (Gl-mont, op. cit., p. 21)-
On trouve aussi chez les Pères de l'Eglise quelques
renseignements infiniment utiles, mais auxquels
nous ne pouvons nous lier entièrement. Les écri-
vains ecclésiastiques, saint Justin, Clément
d'.Vlexandrie, surtout TertuUien, nous ont rapporté
des rites des cultes de mystères dans lesquels ils
avaient trouvé des analogies avec les rites chrétiens,
mais il est possible qu'ils aient forcé ces analogies
pour mieux établir leur thèse, à savoir que les dé-
mons avaient singé le christianisme dans ces cultes
des mystères.
Pour la plupart des documents, formules mysti-
ques, incantations magiques, hymnes aux dieux, il
est impossible de Uxer leur date d'origine; celle
même de leur transmission est souvent incertaine.
Ce qui nous est rapporté par les poètes satiriques,
les philosophes, les Pères de l'Eglise, est peut-être
plus ancien qu'eux ou peut ne dater que de leur
temps. Le recueil des écrits hermétiques contient
des pièces d'époque très différente et relativement
récente. La liturgie mithriaque, qui remonte peut-
être assez haut, ne nous est connue que par des
textes des 11' et m" siècles après J.-C. On a essayé de
la reconstruire (Dibterich, Eine Mithraslilurgie),
d'après un papyrus, mais, au jugement de Cumont,
ce morceau n'est ni liturgique ni mithriaque (cf. ar-
ticle MiTURA, col. 58o ss.).
Nous avons cependant quelques données chrono-
logiques. La description de l'initiation de Lucius
aux mystères d'Isis à Cenchrées a été écrite au
II* siècle par Apulée, mais le rituel minutieux et
les pièces qui l'accompagnaient sont certainement
de date beaucoup plus ancienne. Il en est de même
de queUiues formules mystiques, qui offrent tous les
caractères de l'antiquité. Un peu partout et à diffé-
rentes époques nous rencontrons les idées de com-
munion avec la divinité et de régénération, ce qui
nous oblige à conclure à leur ancienneté.
Reste à savoir si saint Paul a connu les doctrines
des mystères telles que nous les connaissons main-
tenant. C'est seulement au commencement du
II' siècle après J.-C. que les cultes des mystères, sur
lesquels nous avons des renseignements précis, se
sont répandus dans l'empire romain, et à ce moment
ils avaient subi l'intluence de la philosophie grec-
que et surtout des cultes orientaux. Il s'exerça à
cette époque sur ces cultes des mystères une façon
de syncrétisme. Saint Paul n'a pu connaître ces cul-
tes des mystères dans cette forme développée, puis-
que, de son temps, elle n'existait pas. En sup-
posant qu'il ail connu les religions de mystères,
il les a connues dans un état simple et non tels
qu'ils furent lorsqu'ils se développèrent sous l'in-
fluence du <lésir grec de rédemption que manifestait
l'esprit hellène, au 11= siècle après J.-C. Il y a donc
toujours lieu de se demander à quelle époque re-
monte un document, ([ui nous transmet une doc-
trine ou un rite. Et sur ce point nous n'arrivons
pas toujours à la certitude.
Observons que, sur les données inconsistantes
que nous venons de signaler, on a élaboré des
constructions qui ont donné aux religions de mys-
tères une consistance et un développement qu'elles
ne possédaient pas.
2. Les mystèrbs db Cybèlk et d'Attis. — Bibliogra-
phie : G. Showerman, The Great Mother of the
Gods : llulletin of the University of Wisconsin,
n' 43, 1901; Attis : Encyclop. of Iteligion and
Ethics, vol. II; Kybele, Ib.", vol. IV. llm-imm, Attis,
seine Mythen undsein huit, Gies-sen, igo^ ; Frazer,
Adonis, Attis, Osiris, London, 1907; F. Cumont,
/.es religions orientales dans le paganisme ro-
main, 2' éd. Paris, 1909; Id., Attis, Healencyklopâ-
die de Paulv-Wissowa; Ka.pv, Attis, Kybele, Leri-
kon der griech. and roni. Mythologie de Roscuer;
TouTAiN, La légende de la déesse phrygienne Cy-
bèle ." Kevue de l'histoire des religions, t. LX,
p. 299, Paris, 1909.
Le culte de Cybèle, la grande déesse de Phrygie,
adorée à Pessinonle et sur l'Ida, que les Romains
appelèrent Magna Deum Mater, Mater Deuni Magna
Idaea, est très ancien et se répandit de bonne heure
en Occident. Nous reviendrons plus loin sur l'exten-
sion de ce culte. Nous n'avons pas à rechercher
comment s'opéra la fusion de Ma ou Cybèle, la
Grande Mère, et de son Dis et époux Attis, divinités
anatoliques, et du dieu phrygien Dionysos-Sabazios,
mais seulement à marquer ce qui en fut le résultat.
Comme Vénus et Adonis, Isis et Osiris, Cybèle et
Attis étaient ordinairement associés dans la célé-
bration du culte, et formaient une dualité qui sym-
bolisait les relations de la Mère Terre avec ses pro-
duits. La naissance, la croissance, la castration
volontaire, la mort d'Attis symbolisaient la nais-
sance, la croissance et la mort de la végétation. Les
Phrygiens pleuraient la mort de la végétation, et
célébraient sa renaissance par des orgies sauvages
mais « ces mutilations volontaires, ces souffrances,
qu'ils s'imposaient, témoignent d'une aspiration ar-
dente à s'affranchir de la sujétion des instincts char-
nels, à délivrer les âmes des liens de la matière. Ces
tendances ascétiques étaient d'accord avec certaines
idées de renoncement, prêchées par la morale philo-
sophique des Grecs » (Cumont, op. cit., p. 57).
Les sectateurs de Cybèle prali([uaient très ancien-
nement des mystères où l'on révélait par degrés aux
initiés une sagesse considérée toujours comme di-
vine, mais qui varia singulièrement dans le cours
du temps. On célébrait la mort d'Attis et sa résur-
rection, symboles de celle de ses adeptes. De même
qu'Attis mourait et ressuscitait chaque année, de
même ses fidèles devaient après leur mort renaître à
une vie nouvelle : Réjouissez-vous, ô mystes, disait
le prêtre quand il oignait les lèvres de l'initié, car le
dieu est sauvé et, pour vous aussi, de vos épreuves
sortira le salut. Le trépas d'Attis (Reit/.enstein, Poi-
mandres, p. 93) a fait de lui un dieu et pareillement
ses fidèles seront par la mort égalés à la divinité. Il
se célébrait des repas mystiques, dont Clément
d'Alexandrie nous a transmis une formule d'initia-
tion : a J'ai mangé au tambourin ; j'ai bu à la cym-
bale ; j'ai porté le kernos (vase sacré); je suis entré
sous le rideau nuptial » {Protrept, 11, l5). Fihmicus
Matbrnus (De errore profanarum religionum, éd.
ZiEGLER, p. 57; n° xiv) nous a conservé la même for-
mule avec une variante : a J'ai mangé au tambou-
rin; j'ai bu à la cymbale; je suis devenu un myste
d'Attis. » L'initié pouvait dire, comme dans une
ancienne formule liturgique à laquelle fait allusion
Démosthène (De Corona, 269) : « J'ai fui le mal, j'ai
trouvé le meilleur. »
Voici la conclusion de LoiSY (C)bèle et Attis;
R.II.L.H., t. IV, N. S., p. 326) sur ce qui se dégage
du culte et des mystères de Cybèle-Attis : « Origi-
nairement le rite sanglant (la castration et les muti-
lations) n'avait pas pour objet de rendre immortels
ceux qui y participaient, mais de les faire capables
de coopérer aux œuvres de la Mère et d'Attis, c'est-à-
97;
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
976
dire aux œuvres de la nature, tout comme l'initiation
dionysiaque rendait les bacchants et bacchantes
capables de coopérer à l'œuvre de Dionysos. Les
cérémonies magieo-religieuses qui tendaient à régler
la vie de la nature étaient aux mains des inities.
Quand et comment l'idée d'immortalité bienbeureuse
auprès des dieux se lit-elle jour dans ce culte barbare
entre tous, on ne saurait le dire. On doit compter
sans doute, pour les anciens temps, avec l'inlluence
de la Tliraceetdes idées qui s'attachaient au culte de
Dionysos-Sabazios, plus tard avec les iniluences
helléniques et perses '. L'évolution de l'ancien culte
de Pessinonte en économie de salut devait être réa-
lisée, dans la mesure où elle s'est accomplie, avant
le commencement de l'ère chrétienne. »
3. Les MYSTÈREi. OB DlONYSOS ET d'OrPHÉE. — Bi-
bliographie : P. Foucart, Le culte de Dionysos
en Atiique, Mémoires de l'Académie des Inscrip.,
t. XXXVU, p. 22, Paris, 1904 ; Fahnell, Culte
of the greek States, V, ch. iv-vii, London, 1907;
HiiODE, Psyché, II; S. Reixach, La mort d'Orphée,
dans Cultes, Mythes et religions, t. II; Perdrizut,
Cultes et Mythes du Pangée, Paris; Kern, Diony-
sos : rteal-Encyclopaedie de Pauly-Wissowa ;
VoiQT, Dionysos : Lexihon de Roscher, Bd. I;
YoiGT, Orpheus,Ib. Bd III; P. Monceaux, Orpheus
et Orphici; Dictionnaire des antiquités grecques
et romaines de Darbmbbrg et Saclio, Paris; Dio-
nysos, Ib'id.; J. E. Harrison, Prolegomena to the
Study of Greek Religion, pp. 455-659, London;
O. Habhrt, La religion de la Grèce antique : les
3Iystères et l'orphisme, pp. 5o9-55o; A. Loisy, Dio-
nysos et Orphée, Revue d'hist. et de litt. rel., t. V,
N. S., p. i3o; Orphica, éd. Adel; Hauck, De hym-
norum orphicorum aetale, 191 1 ; Dieterich, De
hymnis orphicis, 1891.
Les mystères de Dionysos soutirés anciens, peut-
être du ix'-vm* siècle avant J.-C, mais ils sont assez
peu connus. Le Dionysos hellénique serait, croit-on,
identique au dieu thrace Sabazios. « Son culte, dit
Loisy, paraît avoir été, dès les plus anciens temps,
orgiàstique et mystérieux; on s'y livre à un enthou-
siasme bruyant et délirant. En s'introduisant dans
la religion des cités helléniques, ce culte s'était,
jusqu'à un certain point, tempéré et assagi » (Dio-
nysos et Orphée, R. II. L. R., t. V, p. i3o). 11 semble
que la partie essentielle du rite consistait dans
l'union de l'initié avec le dieu ; par celle union mys-
tique et morale, se formait une sorte d'amitié re-
ligieuse entre le dieu et l'initié. La vertu divine est
communiquée à ce dernier et elle est censée demeu-
rer en lui.
Le rite essentiel des mystères dionysiaques était
l'omopiiagie, la mauducation de la chair vive, par
laquelle on entrait en communion avec le dieu, dont
on recevait l'esprit et qui assurait à l'initié l'immor-
talité bienheureuse. On ne sait pas comment naquit
et se développa cette croyance à l'immortalité; elle
semble avoir existé de bonne heure chez les Thraces.
A ces anciens mystères de Dionysos, se rattachent
les doctrines orphiques, qui en synthétisent et en
purllient les idées essentielles. Cependant, le rite
fondamental des mystères orphiques est toujours
l'omopbagie, la manducation de la victime vivante,
et l'initiation était préparée par des rites puriCca-
toires. Le culte comportait des purifications, des
libations, des invocations aux dieux jjour toute
1. CvMONT, op. cit., p. 98, croit que l'influence du
judaïsme s'est vraisemblablement exercée sur le culte de
Cjbèle, bien qu on ne puisse la discerner aussi nellement
que sur celui de Sabazios (N. du réd.);
l'assistance, la représentation des légendes sacrées .
Quelques passages des hymnes orphiques font sup-
poser que la manducation de la chair d'un taureau
vivant était encore pratiquée au commencement de
l'ère chrétienne. En mangeant les chairs crues du
taureau, on s'identifiait avec le dieu (P. Monceaux,
Orphici ; Dictionnaire des antiquités gr. et rom. de
Daremberg et Saglio, p. 253).
Nous n'avons pas à nous demander si Orphée a
été un personnage historique; ce qui nous intéresse
surtout, ce sont les doctrines qui lui ont été attri-
buées ou qui ont été mises sous son patronage.
Vers le vm'-vn= siècle avant J.-C, eut lieu une
certaine rénovation religieuse qui porta les esprits
vei's des cultes moins sauvages que ceux de Dionysos
ou de Cy bêle; dans ces cultes, l'initié, spiritualisant
les rites sanglants, aboutit aux idées d'union spiri-
tuelle avec la divinité. C'est à cette époque que
doivent remonter les doctrines orphiques, bien que
leur rédaction doive être placée beaucoup plus tard,
probablement au vi' siècle. Ces doctrines peuvent
provenir de sources différentes : d'abord des anciens
mystères, peut-être d'influences orientales et égyp-
tiennes, et enfin elles ont été produites par le besoin
duitelligibililé qui caractérise l'esprit grec. En l'ait,
l'orphisme est, à un certain degré, une doctrine
philosophique, puisqu'on y relève une cosmogonie,
une psj chologie et une théologie. Cette dernière
seule nous intéresse. Voyons ce qui la caractérise.
« Le renouveau mystique, dit Habkrt {La religion
de la Grèce antique, p. 540, auquel répondait l'Or-
phisme, parait avoir été dirigé par quatre pensées
capitales : 1' La persuasion que l'àme est d'origine et
dénature divines et qu'elle survit au corps; 2° Un
sentiment très douloureux des peines attachées à
l'existence; 3" La conviction que la divinité est juste,
bonne et secourable ; 4° que le salut consiste à lui
ressembler, à s'unir à elle par la purification, la
compassion, l'amour et l'extase... Deux croyances
fondamentales paraissent au conlluent de ces pen-
sées : l'àme souffre dans son corps, en punition de
fautes antérieures, mais avec des purifications appro-
priées et après un cycle de nouvelles naissances ou
incarnations, elle pourra reprendre sa place auprès
des dieux. » On retrouve ici la trace de la métempsy-
ohose pythagoricienne et de la théosophie hindoue;
on croyait à la réincarnation des morts.
La légende de Dionysos-Zagreus expliquait le dua-
lisme qui divise l'homme, la lutte qui se produit
dans son cœur entre le vice et la vertu, entre le désir
du bonheur et les peines de cette vie. L'homme a
donc à briser par le renoncement, par l'ascétisme, les
liens de la chair, et à se détacher de plus en plus des
attraits du monde. « Les souffrances subies dans
l'Hadès achèveront les expiations et les pénitences
de ceux que les existences successives n'auraient pas
entièrement délivrés. Dans cet effort, l'àme a la con-
solation de dégager de plus en plus l'élément éternel
et divin qui la constitue et de préparer son retour
avec les dieux immortels » (Habert, op. cit., p. 547).
L'Orphisme subit un certain déclin, mais il ne
disparut jamais complètement et il eut un renouveau
au commencement de notre ère, en s'imprégnant
toutefois des idées et des croyances des religions
orientales, lesquelles en se répandant dans le monde
occidental, lui ont emprunté aussi quelques idées.
Concluons avec Loisy {Art. cit., p. i54) : « La tra-
dition particulière de l'orphisme ne donna point
naissance à une secte organisée ; elle se perpétuait
par des prêtres initiateurs, qui vantaient l'efficacité
de leurs rites purificatoires; elle aboutit spéculative-
I ment à des théories panthéistes et à un symbolisme
1 subtil, pratiquement à une sorte de magie; une
977
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
978
littérature spéciale en perpétua l'inlluence. Celte
influence, quia été considérable, est dillicile à recon-
naître et à mesurer dans le détail et elle paraît s'èlrc
exercée de diverses manières ; elle a pénétré plus
ou moins de son esprit, sinon de ses doctrines et de
ses rites, les mystères d'Eleusis. Et l'on sait ce que
lui doit Platon, d L'action de l'orpliisme sur le syncré-
tisme gréco-romain et sur le christianisme aurait été,
d'après Loisy, plutôt indirecte et dilfuse que directe,
ce qui revient à dire qu'on ne peut la discerner et
surtout la prouver.
4. Les mvstkkbs d'Osiris et d'Isis. — Bihliograpliie :
PtUTABQUE, De Iside et Osiride : Apulûk, Méta-
morphoses, XI ; Frazsr, Adonis, Altis, Qsiris,
London; V. Cu.mo.nt, J.es religions orientales dans
le paganisme romain, Paris, 1309; Lafaye, Isis :
Dictionnaire des Ant. gr. et ront., t. III, Paris,
1899 ; Drexler, /sis : Lexikon der Mytltol. de
RosouEn ; Grupi'e, Griechische Mythologie und
Religiongesch., p. i563-!58i; A. Morbt, Mystères
égyptiens, Varis, I9i3; Id., Rois et dieux d Egypte,
Paris, i;j09 ; A. LoisY, Isis et Osiris, li. //. L. R.,
t. IV, N. S., p. 385, Paris, 191 3 ; Lai-aye, Histoire
du culte des dii'inités d'Alexandrie, Scrapis, Isis,
Ilarpocrate et Anubis hors de l'Egypte, depuis les
origines jusqu'à la naissance de l'école néo-plato-
nioienne, Paris, j884.
Ainsi que nous le dirons plus loin, les mystères
d'Isis eurent une très grande extension. On a cepen-
dant nié qu'il ait existé en Egypte des mystères au
sens propre du mot, c'est-à-dire un ensemble défini
de cérémonies et surtout de doctrines régulièrement
réservées à un certain nombre de fidèles préalable-
ment initiés (S0URDILLES, Hérodote et la religion
de l'Egypte, p. 333, 887, Paris, 1910). Moret {Mystères
égyptiens, p. 3, 19), d'autre part, affirme 0 qu'à côté
des rites où se formulait l'adoration quotidienne des
dieux, les temples d'Egypte connaissaient des céj-é-
monies d'un caractère plus spécial, d une signiûoa-
tion réservée à une élite de prêtres et de spectateurs,
célébrées dans des édifices isolés, à des dates déter-
minées ou à d'autres heures que celles du culte ré-
gulier. Les Grecs appelaient ces cérémonies des
0 Mystères » ; en langue égyptienne, le mot qui les
délinit le mieux semble être iuhou quia le sens vague
de (I choses sacrées, glorieuses, proUlables »... Les
monuments nous montrent que des rites secrets
rappelaient chaque jour les péripéties de la passion
et de la résurrection d'Osiris » . Il parait certain qu'il
y eut dans le culte d'Osiris des rites publics et des
rites secrets, réservés au moins d'une certaine ma-
nière à des personnes initiées. Les rites secrets
étaient comiilémentaires des rites publics et faisaient
partie d'une même religion oilicielle : ce n'étaient pas
des rites d'initiation privée, en dehors ou à côté de
la religion commune. Les uns et les autres se ratta-
chent au même ensemble rituel et cori'espondent
aux divers moments des mythes osiriens. (Cf. Loisy,
art. cit., p. 387)
Nous n'avons pas à décrire ces rites secrets ; cela
nous entraînerait trop loin, et d'ailleurs n'importe
pas à notre étude. Nous devons nous borner à l'in-
terprétation qui a été donnée au mythe d'Osiris-Isis
dans la transformation qui a été faite, au temps des
Ptoléniées, m" siècle avant J.-C, de l'ancien culte
d'Osiris-Isis, pour l'adapter aux idées grecques. C'est
le culte qui s'est répandu plus tard dans le monde
gréco-romain et qui nous est surtout connu par les
écrits de Plularque et d'Apulée.
De toutes les solennités des mystères d'Isis, la plus
suggestive était la commémoration de 1' « Invention I
d'Osiris », le dieu mort et ressuscité, qui Gnit par
devenir le prototype de celui de tout être humain,
qui observait les rites des funérailles. Le défunt, s'il
a pieusement servi Osiris, sera assimilé à lui; il
partagera son éternité dans le royaume souterrain.
Il vivra non seulement comme une ombre, mais en
pleine possession de son corps comme de son âme.
Par son initiation, le myste renaissait à une vie
surhumaine et devenait l'égal des immortels.il jouira
de la présence divine, et attachée étroitement à elle,
son àme inassouvie s'abreuvera des délices de cette
ineffable beauté. (Plutari^jub, de Iside, lxxviii ;
ArULiÎE, Métam., XI)
L'initiation aux mystères d'Isis comportait d'un
côté, ainsi que nous le voyons dans l'initiation de
Lucius (Ai'ULÉc, Métam., XI, ch. xvni-xxv), des pra-
tiques d'abstinence, un baptême solennel, la com-
munication de formules mystiques ; de l'autre, il est
parlé de la préparation du cœur, du symbole de la
purification, de la régénération et de l'identilication
avec la divinité. Grâce à cette description d'Apulée,
les mystères d'Isis nous sont bien connus.
Signalons une analyse dans la Retue biblique
(XIII" an., p. 292. Paris, 1916, N. S.), d'un texte grec
publié dans les Oxyhynchiis Papyri, t. XI. Cette
invocation à Isis rapporte les noms que porte Isis
dans les divers lieux où elle est adorée, et men-
tionne ses hauts faits, qui sont surtout des bienfaits
pour le genre humain. Parmi ces titres qui lui sont
donnés, relevons ceux de t!.jtji/;k, i.Mp'^(p'jirsipv.,aoi:ojt!!/.,
Hien n'indifjue cependant qu'elle sauve en donnant
une vie immortelle. Isis est pour les hommes la bien-
faitrice par excellence, mais il n'est pas fait mention
des avantages de son culte pour une autre vie. Peut-
être ce point était-il réservé aux initiés.
5. Les mystèkb» d'Eleusis. — Bibliographie : Har-
RisON, Prolegoniena to the Study of Greek Religion,
p. 478-671, London ; Farnhll, TIte Cnlts of the
Greek States, lIl, ch. 11, p. 126-198, London, 1907 ;
Bloch, Der Kull und die Mysterien von Eleusis,
1896 ; P. FoucART, Recherches sur l'origine et la
nature des mystères d'Eleusis, Paris, 1896; Les
grands mystères d'Eleusis : personnel, cérémonies,
Paris, 1900; Les drames sacrés d'Eleusis, igia;
Les mystères d'Eleusis, 2" éd., igi^ ; Gruppe,
Griechische Mythologie, p. 45-58 ; Aora dans Lexi-
kon de RoscHER ; Denteler dans Real-Encyklopaedie
de Pauly-Wissowa; F. Lenobmant, É. Pottier,
Eleusinia, dans le Dictionnaire des antiquités :
A. Loisy, Les mystères d'Eleusis, R. H. L. R., t. IV,
N. S., p. ig3, Paris, igi3.
Les mystères d'Eleusis avaient conservé toute
leur faveur aux temps contemporains du christia-
nisme, et l'apôtre Paul a certainement rencontré à
Athènes et à Corinthe des initiés à ces mystères,
car ils étaient nombreux dans le monde grec. On ne
lui a pas révélé ce qui en constituait le secret: les
rites, les formules liturgiques, les cérémonies qui
acconipagnaieul l'initiation ; il n'a pas vu les objets
sacrés du culte, mais il a pu apprendre ce qui était
connu de tous, à savoir le don de l'immortalité ac-
cordé aux initiés et la vertu de l'initiation. « La com-
munion des initiés, dit Loisy (Art. cit. p. 211), à
Déraéter, la déesse que l'on honorait à Eleusis, était
signifiée et opérée par un double symbole, celui de
la participation au kykéon', breuvage mystique,
sacré, divin, nourriture d'immortels, et parle contact
d'objets qui, simple figure du mariage sacré, ne
1. Le kykéon était un mélange d'eau, de farine d'orge,
Pt de pouliot (sorte de menthe) et de pavot. Duns l'Iliade,
le kykéon est composé d« farine d'orge, de fromage râpé
et de vin de Pramnos (X. du R.).
979
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
980
laissaient pas d'effectuer l'union spirituelle de l'ini-
tié à la déesse du mystère. La communion alimen-
taire et la communion sexuelle tendent à se résou-
dre en communion morale aux sentiments de la
déesse et en gage de sa bienveillance. Les rites ne
deviennent pas pour cela de purs signes ; ils restent
les moyens sacramentels de l'union mystique à
Déméter. »
Nous n'avons pas à décrire les rites de l'initiation.
Ils comportaient quatre degrés: la purification, les
rites et les sacriiices qui accompagnent l'initiation,
l'initiation et enlin l'époptie, ou contemplation des
mystères. A l'initié du plus haut degré, i-no-n-rni,
étaient montrés les objets sacrés, et cette vue lui as-
surait le bonheur dans l'autre monde. Son âme ou
son ombre après sa mort descendait aux enfers où
elle était heureuse ; il n'y avait pas de résurrection
des corps. Il n'est pas question de mérite ; c'est le
fait de l'initiation qui assure l'immortalité bienheu-
reuse. Peu à peu cependant on en vint à croire que
l'amitié des dieux était le fruit d'une vie pieuse.
L'initié menait une vie pieuse (cf. Aristophane,
Les Grenouilles, v. 445 el 4-J6). Plus tard, au second
siècle après J.-C, on en vint à parler des rémunéra-
tions futures, de sorte que la consécration de l'initié
impliqua la pureté de sa vie comme condition de la
vie future bienheureuse. Il est difficile de dire d'une
façon précise quelles étaient les doctrines révélées
aux initiés; les savants ne s'accordent pas sur ce
point. Cf. P. Lagbangb, Les mystères d'Eleusis et te
christianisme, R. B., p. 167, 191g.
6. Lbs cultes syriens, les mystères db Mitiira et
LES écrits hermétiques. — Lcs cultes syriens se ré-
pandirent de bonne heure en Occident, surtout par
l'entremise des esclaves syriens, faits prisonniers
pendant les guerres contre Antiochus le Grand,
nie siècle avant J.-C. Au début de notre ère, des né-
gociants syriens colonisèrent les provinces latines
el l'on rencontre dans les comptoirs de la côte d'Asie-
Mineure, au Pirée, dans l'Archipel, des associations
qui adoraient les dieux syriens, Hadad et Atergatis.
Cependant, « les religions syriennes, dit le P. L.a-
GRANGB(£es religions orientales, dans Mélanges d'his-
toire religieuse, p. 80), n'ont point eu de mystères,
s'il faut entendre par là des initiations successives,
associant les niystes du plus haut degré à des spec-
tacles dont on leur révélait l'énigme ». Au milieu de
pratiques révoltantes, on trouve dans ce culte syrien
une doctrine élevée sur les destinées de l'ànie. Après
la mort,ràme remonte au ciel pour y vivre au milieu
des étoiles divines; elle participe à l'éternité des
dieux sidéraux qui l'environnent et auxquels elle est
égalée (cf. CuMONT, op. cit., p. 186). Nous n'avons
pas à relever cette théorie astrologique où il est
parlé des âmes qui, débarrassées de tout vice et de
toute sensualité, pénétraient dans le huitième ciel
pour y jouir d'une béatitude sans lin (Cumont, op.
cit., p. 187).
Les origines du culte de Mithra sont encore in-
connues. Ce que nous constatons, c'est sa diffusion
rapide en Occident au commencement de l'ère chré-
tienne. A cette époque, il était florissant à Tarse, la
patrie de saint Paul, et y répandait les doctrines
mazdéennes. Il resterait à savoir si, à cette époque,
ses doctrines et surtout son culte avaient atteint le
développement qu'ils reçurent plus tard ; cela nous
paraît peu probable. Ainsi que nous le dirons, quoi
qu'en pense Bôhlig (Die Geisteskultur von Tarsos
im augusteischen Zeitalter, p. 9-), ce n'est pas aux
spéculations milhraïques que Paul aurait emprunté
le sens particulier qu'il a donné aux termes ôcifa,
f&i, et nxoTo; (cf. article MiTHRA, col. 5^8 ss.).
La littérature hermétique était très composite et
n'a dû être rédigée que tardivement, au n' siècle
après J.-C, au plus tôt (L. Mknard, Hermès Tris-
mégiste : traduction complète, précédée d'une étude
sur l'origine des livres hermétiques. Nouvelle éd.,
Paris, 1910) comme nous l'expliquerons plus loin;
elle parait être née d'un mélange de la religion
égyptienne et de mystères grecs. Nous n'avons pas
à faire un exposé détaillé de ses doctrines, puisqu'il
est très peii probable que saint Paul les ait connues.
Il sutPira de rappeler celles auxquelles se réfèrent
les critiques qui prétendent trouver des rappro-
chements ou des analogies entre elles et les épitres
pauliniennes.
Les doctrines, que nous rapportent les écrits her-
métiques, auraient été révélées : Hermès décrit ce
qu'il a vu ou ce qui lui a été révélé par son père
divin. Un prophète proclame la révélation qu'il a
reçue d'un dieu qu'il a appelé par la prière et qui
demeure en lui, ou qu'il a reçue en montant au ciel,
avec l'aide de la divinité. Dans un dialogue, Hermès
s'entretient avec son ûls Tat de la régénération. Tat
rappelle à son père qu'il lui a appris que personne
ne pouvait être sauvé sans la régénération, qui
n'était possible qu'à celui qui ^'était détaché du
monde. Tat a renoncé au monde et demande à son
père de lui communiquer le secret. Hermès lui
répond que cela doit être une révélation au cœur
par la volonté de Dieu. Pendant qu'Hermès parle,
Tat sent qu'il est transforme el déclare : « Mon
esprit est illuminé. » C'est donc la révélation qui a
produitla régénération, et le résultat est la vraie con-
naissance, /ï'iii:, de Dieu, et celte connaissance déifie
le régénéré. « Ceci est la lin bienheureuse pour ceux
qui ont atteint la connaissance d'être déifiés. » (Poi-
mandres, llermetic Corpus, l, §a6)
Malgré les ressemblances qvie trouve Reitzenstein
entre ces doctrines et celles de saint Paul, nous
verrons plus loin qu'elles n'ont que des analogies
apparentes et que d'ailleurs il est plutôt impossible
que l'Apôtre ait connu la littérature hermétique.
7. L'extension DES cultes des mystiïrbs; connais-
sance qu'a pu en avoir sai.nt Paul. — Il n'est pas
nécessaire pour notre étude de détailler tous les
lieux où l'on rencontre des cultes des mystères :
quelques indications suffiront. Le culte de Dlonjsos
a été très répandu en Grèce; au Pirée, vers 180
avant J.-C, nous trouvons des associés à ce culte,
appelés iiîvuTiKjTai ; à Philippes, en Macédoine, des
yùTTKc Ais/ÙTîj. Les inscriptions d'Asie Mineure en
signalent d'autres.
Le culte de Cybèle, la Grande Mère, a eu une
extension encore plus considérable. On le retrouve
partout dans le monde antique : en Asie Mineure,
dans les îles de l'Archipel, à Byzance, à Olbia ;
à Rome, il fut établi légalement en l'an 2o4 avant
J.-C. ; lise répandit en Italie et dans les provinces
sous la domination de Rome. Au i" siècle de l'ère
chrétienne, il eut plus d'adeptes qu'aucune autre
religion de mystères. Célébré avec pompe, il gagna
de nombreux adhérents par la doctrine de la renais-
sance de ses initiés après la mort.
Nous n'avons pas de données sur l'extension des
mystères d'Orphée. Nous devons constater cependant
que l'orphisnie exerça une profonde influence sur
l'esprit grec, et il est possible que ses doctrines se
soient infiltrées dans certaines religions de mystères.
Nous les retrouvons chez les poètes et les philoso-
phes grecs.
Les mystères d'Osiris-Isis remontent probable-
ment, très haut, dans leur forme égyptienne ; tels
qu'ils furent transformés au 111" siècle avant J.-C.,
nous les retrouvons dans tout le monde gréco-
romain : à Athènes, au 111= siècle avant J.-C, nous
981
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
982
trouvons le culte d'Isis, auquel se joint celui de
Sérapis ; à Ponipei, à la lin du second ; à Home, dans
le premier quart du i"' siècle après J.-C. 11 est en
Syrie et dans toute la Grèce, en Asie Mineure, en
Thrace, dans les iles de l'Arcliipel, en Sicile et dans
le sud de l'Italie, et dans les premiers siècles du
christianisme nous en relevons l'existence dans tout
l'Occident de l'empire romain.
Quant aux mj'stères d'Eleusis, comme tels ils res-
tèrent locaux, bien que l'on retrouve ailleurs le
culte des déesses éleusiniennes, Déméter et Coré :
ils ont cependant pour notre étude un grand intérêt
parce qu'ils sont de ceux qu'a pu connaître saint Paul.
Examinons maintenant l'état religieux que sup-
pose rintluence qu'eurent ces mystères les uns
sur les autres. Aux environs de l'ère chrétienne, le
mouvement syncrétique, où se mélangèrent les mys-
tères licUéniques et les religions orientales, provo-
qué par l'extension de la Grèce en Asie à la suite
des conquêtes d'.\lexandre, grandit rapidement par
la propagation qu'en tirent de zélés missionnaires.
Us usèrent de tous les moyens de séduction : specta-
cles impressionnants au milieu de la nuit, musique
séduisante, danses délirantes, communication de
formules mystérieuses. « Les prêtres orientau.x, dit
CuMONT (Op. cit., p, Gi) apportaient notamment en
Italie deux choses nouvelles : des moyens mysté-
rieux de purification, par lesquels ils prétendaient
etracer les souillures de l'àme, et l'assurance que
l'immortalité bienheureuse serait la récompense de
la piété. »
Bientôt se répandirent desdoclrinesésotériquessur
les démons, sur les sept archons planétairesquidéter-
minaientles destinées des hommes. Originairesde la
Babylonie, elles ont pénétré dans les religions de la
l'erse et de l'Egypte ; elles se retrouvent dans l'apo-
calyptique juive, dans la littérature orphique, dans
les écrits hermétiques, dans les textes grecs astrolo-
giques et dans le gnosticisme. Ne serait-ce pas de
ces archons que parlerait saint Paul aux Epliésiens,
II, 2, lorsqu'il leur dit (|u'ils marchaient autrefois
selon le prince, upx'jn, de la puissance de l'air ? Et ne
ferait-il pas aussi allusion à ces esprits élémentaires
qui, d'après les idées de cette époque, courbaient les
hommes sous leur joug de fer, quand il écrit aux
Galates, iv, g : « Comment retournerez-vous encore
à ces faibles et pauvres éléments, ■:-:r,iyii%^ auxquels
vous voulez être asservis encore de nouveau? » Cette
traduction de jtsi>;£i"x par « esprits élémentaires u
n'est pas acceptée par tous les exégèles (voir plus
loin, col. 983, n. i).
C'est d'ailleurs à cette époque que naquirent et se
développèrent les premiers systèmes gnostiques qui
durent leur origine à un mélange de spéculations
grecques et de doctrines orientales. IIippolyte l'avait
déjà vu : parlant des Séthiens, secte gnostique, il
remarque : Tout le système de leur doctrine est
dérivé des anciens théologiens. Musée, Linus et
Orphée, qui introduisirent spécialement les cérémo-
nies de l'initiation et aussi les mjstères eux-mêmes.
Il rattache une de leurs doctrines aux rites bacchi-
ques d'Orphée.
Nous constatons des traces de ce syncrétisme re-
ligieux dans les papyrus magiques, récemment dé-
couverts en Egypte ; ils nous apportent des fragments
d'hymnes et d'alphabets, où nous lisons des noms
mystiques d'origine babylonienne, égyptienne, hel-
lénique et même juive. Dans les textes rituels et
liturgiques, sont mélangées des théogonies et des
cosmologies dont quelques-uucs remontent à Hésiode
et d'autres aux apocalypses juives. Que ces livres
magiques aient été nombreux au i'"' siècle, cela res-
sort d'un passage des Actes des apùlres, xix, 19, où
il est rapporté que ceux qui, à Kphèse, avaient
exercé des arts occultes apportèrent leurs livres qui
furent brûlés; ils valaient ôo. 000 pièces d'argent.
Un des facteurs les plus puissants de la diffusion
de ces religions de mystères furent les associations
tout à la fois fraternelles et religieuses, les thiases,
('<5'.7;i et les ipr/'.Mt;, très répandues dans le inonde
gréco-romain, au milieu des basses classes de la
population. On en trouve surtout dans les ports de
la Méditerranée, au Pirée, sur les côtes de l'Asie Mi-
neure et dans les iles de l'ArchiiJcI. Smyrne, Ephèsc
et Corinthe ont été des centres importants de ces
fraternités mystiques. Chacune de ces associations
avait ses dieux : Dionysos Sabazios, la Grande
Mère, .\donis, Sérapis, Osiris et Isis, les Cabires de
Samothrace, dont elles célébraient les mystères et
adoptaient les doctrines. Elles avaient pour carac-
tères communs les purilications, les danses orgiasti-
ques, les symboles d'un naturalisme grossier.
Paul, dont la prédication s'adressait à toutes les
classes de la société, mais surtout aux classes infé-
rieures des cités grecques, a dû être en contact avec
ces associations, et c'est probablement parmi elles
qu'il a recruté bon nombre de ses adhérents. Nous
ne pensons pas que l'on puisse supposer, comme l'a
fait Reitzenstein, que Paul se soit instruit des mys-
tères païens en lisant les écrits magiques et les livres
liturgiques des mystères. Il a dû apprendre ce qu'il
en a su par le commerce qu'il a eu avec les gens
qu'il a fréquentés. 11 était né et avait grandi à Tarse,
vieille cité païenne, centre de culture hellénique, où
les mystères de Mithra s'étaient implantés de bonne
heure; il a donc pu apprendre à connaître les mys-
tères en en entendant parler autour de lui. A Antio-
che, où il a vécu longtemps, il a pu rencontrer des
adeptes des mystères syriens; à Athènes et à Co-
rinthe, il a dû être en rapport avec des initiés aux
mystères d'Eleusis; dans les ports de la Méditerra-
née il a été en contact avec les adhérents de toutes
les divinités grecques et orientales. Il est évident
que, désirant convertir à Jésus-Christ ces initiés aux
mystères, il a cherché à s'instruire de leurs doctrines
pour les discuter ou même pour se servir de ce
qu'elles avaient de meilleur afin d'amener leurs
adeptes au Dieu véritable. C'était sa façon de procé-
der dans son œuvre missionnaire, ainsi que le prou-
vent ses discours aux Juifs, Act., xiii, 16 ss.; aux
Grecs d'Athènes, xvii, 1% ss. Or, tous ces mystères
parlaient d'un Dieu sauveur, de purification des
fautes, d'initiations qui assuraient au fidèle la vie
bienheureuse. Paul a dû partir de ces idées pour
enseigner à ces initiés le véritable Dieu Sauveur,
Jésus-Christ, les conditions nécessaires du salut,
gage de la future vie bienheureuse.
Nous allons d'ailleurs voir que ce n'est pas dans
les religions de mystères que l'Apôtre a puisé les
termes par lesquels il exprimait ses doctrines, et
qu'aucun de ses enseignements ne lui est venu de
celles-ci, mais de l'Ancien Testament et de la révéla-
lion qu'il en a reçue directement de Jésus-Christ et
indirectement par la tradition apostolique.
III. Terminolcgie et doctrines pauliciennes :
leur comparaison avec la terminologie et les
idées des religions de mystères. — Saint Paul a
emi)loyé dans ses épilres des termes qui avaient
reçu dans les liturgies des mystères un sens plus
ou moins technique. Il ne pouvait en être autrement
puisque, des deux côtés, nous avons la même lan-
gue employée, le grec, et que, de plus, ces termes
étaient connus de tous, que Paul a été en rapport
avec des initiés aux mystères et enfin, que les épi-
tres pauliniennes et les religions de mystères ont
983
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
98«
subi, i^lus ou moins, dans leurs conceptions prin-
cijiales, l'influence du mysticisme inhérent à l'esprit
humain.
La question est de savoir si Paul a donné à ces
vocables : /J.J7'r/:piiVj -ysùy-a, 'io-/-/;, vsù;, -/vwTt^, ô'^ça, le
sens qu'ils avaient dans les rituels ou dans la litté-
rature magique et hermétique; en d'autres termes,
d'examiner si l'usage des mêmes expressions indi-
querait une dépendance des doctrines pauliniennes
à l'égard de celles des mystères.
Que saint Paul ait connu certains termes qui, à
cette époque, avaient reçu un sens spécial, nous en
avons, dit-on, pour preuve l'emploi répété qu'il fait
du terme nT'uyvy., au sens d'« esprits élémentaires »
qu'il déclare faibles et pauvres et auxquels le chré-
tien, qui a connu Dieu, ne peut retourner pour leur
être asservis de nouveau. Gai. iv, 3, g. De même
dans l'épitre aux Colossiens, u, 8, il adjure ses lec-
teurs de ne pas se laisser séduire par la philosophie
et par une vaine tromperie, selon la tradition des
bonimes, selon les éléments du monde, ri a-ror/ûy toO
xiruîu, et non selon le Christ. Ici encore Paul fait
allusion à ces pouvoirs cosmiques, des divinités
astrales, que certains mettaient en opposition avec
le Christ. Il aurait donc connu le sens qui était
donné au terme uratyùm dans la religion du tem])S et
dans la magie. On prêtait serment par les quatre
éléments, -x rh^v.px azoïyt'"'- Dans le grec moderne
les démons locaux sont appelés TTci;i;sr«'.
D'après des inscriptions, le terme rotosuiiy. était
employé dans le sens de <t venue » du roi ou de
l'empereur dans une province, mais il l'était aussi
dans l'usage cultuel au sens de c, retour « d'un Dieu.
Paul a pu connaître les deux sens de ce terme, que
nous trouvons employé au second sens dans le Tes-
iament de Jtida, xxii, a : jw; rv;; ■nxpojiix-, 0toj
(H. Charles, The greek Versions of tlie Teslaments
of tlie hcelfe Patriurchs, p. 99. Oxford, i9o8).etdans
un écrit du 11" siècle, le Testament d'Abraham, xiu :
lJ-é)^ot T>;^ //r/a/y;; xy.l évôl,^Oij aùrsû (0£oO) 7T«^0'j7(k;. (^The 7'eà'-
tament of Abraham, by M. R. James; Xexts and
Studios, II, p. 92. Cambridge, 189a).
Mais doit-on croii-e, ainsi qu'on l'a soutenu, que
saint Paul connaissait aussi certains termes employés
dans les rituels liturgiques et quelques-unes des
idées courantes chez les initiés aux mystères, et
même qu'il y a fait allusion lorsqu'il écrivait aux
Corinthiens dans sa première épitre, n, 6, ss. : « Mais
nous prêchons une sagesse de Dieu parmi les par-
faits, sagesse non de ce siècle, ni des princes de ce
siècle qui ont été anéantis ; mais nous prêchons une
sagesse mystérieuse de Dieu, sagesse cachée... Dieu
nous l'a révélée par l'Esprit, car l'Esprit sonde
tout, même les profondeurs de Dieu. » Nous dirons
plus loin quelle est la vraie interprétation de ce
passage.
Enlin, la langue des religions de mystères a-t-elle
donc influencé la terminologie de saint Paul, et par
1. Remarquons que celte traduction de ct5i;<:<-x par
« esprits élémentaires », « divinités astrales », n'est pas
acceptée par de nombreux exégètes . Examinant Gai., iv,
3, 9, et Col., II, 8, 20, le P. Lvcraxge conclut : « Dans ces
deux passages les éléments du monde sont les principes
de conduite naturels, fort inférieurs à la vie dans le ChiisI,
ce qui convient parfaitement à notre passage pour qualifier
l'état du monde religieux avant lui... Cette solution, qui
est celle de Jérôme, Gennadius pscudo-Primasius, Light-
foot, Sieffei-t, ScUaefer, parait certaine. )> (L'épitre aux
Calâtes, p. 99.1 Le P. Pkat a discuté avec soin le sens de
<tTOtysty. et conclut ; « Les éléments du monde sont des
doctrines *l des coutumes opposées à l'enseignement du
Christ; et la Loi mosaïque elle-même, après son abroga-
tion, peut être comprise sous cette appellation. " La Théo-
logie de saint Paul, u, p. 164, Paritf, 1912.
suite ses doctrines, au degré qu'a prétendu Reitzens
tein? C'est ce que nous ne pouvons admettre. Nou:
avons donc à examiner les différents termes com
muus à la liturgie des mystères et à saint Paul, alii
de constater l'emploi qui a été fait par lune et pai
l'autre, et de préciser le sens que tous les deux lu
ont donné.
Et d'abord étudions le terme fxu^rr.otm. Mv7T^pi>y
du verbe «ùw, fermer, se tenir la bouche close, si
gnitie chose tenue secrète, chose non inconnaissabh
de soi, mais qui a besoin d'être révélée, cérémoni.
religieuse qui doit être tenue secrète, le sens cachi
d'un passage, la signilication mystique d'un terme
Reitzenstein, p. g5, fait remarquer que ni le mo
y.j7T/;iiiv, ni T£/ir/} (célébration de mystères), ne com
portent une idée stal)le. De la conception de secre
on passe à celle d'une action cultuelle, rituelle 01
magique. Les deux termes désignent aussi un livr
de révélations ou la prière révélée par Dieu et pro
ductrice de miracle. Enlin, ,u-j7zr,pt!>'j était surtoH
emploj'é au pluriel, rx fi.vTrr,pix, les mystères, c'esl
à-dire des doctrines religieuses, secrètes, commun!
quées seulement aux initiés, d'où doctrines, dont i
faut recevoir la communication et qui doivent ètr
tenues cachées.
Avant d'étudier la signiQcation que le terme </v;
zr.pLO-.' a dans les épîtres pauliniennes, il faut s
rendre compte du sens qu'il a reçu dans les Sep
tante, car l'Apôtre a été fortement iuduencé pa
ceux-ci. Deux fois, dans le livre de la Sagesse, //^:
Tï^,ii5/ est employé au sens de rites ou cérémonies
« Un père allligé a institué des mystères et des ce
rémonies », xiv, i5; .< (Les idolâtres) célébraieu
des cérémonies homicides de leurs enfants et de
mystères cachés », xrv, a3. Partout ailleurs, dans le
Septante, wjiT/,pfM signilie secrets, plans secrets d
Dieu ou des hommes. Dans le livre de Daniel, 11, 18
19, 27, 3o, 47; 'V, 6, .uvTT-/;,îi« signilie ce que Dieu ;
mystérieusement annoncé et qui a besoin d'inler
prétation.
Dans les évangiles, Jésus dit à ses apôtres qu'i
leur a été donné de connaître les mj'stères di
royaume de Dieu, rà uLu^-rripix zf,; ^x'nj.ua.i rîO 6s;:
Me., IV, II ; Le, VIII, 10 ; Mt., xin, 1 1 ; c'est-à-dir
les doctrines cachées du royaume de Dieu, secret qi
n'a pas été révélé aux hommes, ib., mais qui l'es
par Jésus-Christ. Il s'agit ici probablement des des
seins de Dieu pour le salut des hommes.
Pour saint Paul (Cf. la note : On the meaning 0
ujcT/ioiw in the ;Veir Testament, dans St. Paul'
Epistle ta the Ephesians by J. A. RoniNsoN, p. 234
London, 1908), lijr^zr.piov signihe les choses cachée
qui ont besoin d'une communication spéciale 01
d'une révélation, Rom., xi, 25 : a Je ne veux pas
frères, que vous ignoriez ce mystère, . . . c'est qu"un<
partie d'Israël est tombée dans l'endurcissement
jusqu'à ce que la plénitude des gentils soit entrée
et ainsi tout Isracl sera sauvé. » C'est dans le mêm
sens que Paul emploie le terme ,u.'jurr.pi'y.i quand i
apprend aux Corinthiens le mj'stère de la Iransfor
mation des croyants, lors de la parousie du Seigneur
I Cor., XV, 5i . 11 l'emploie aussi pour désigner le mys
tère par excellence, le dessein secret de Dieu pour l
salut des hommes, mystère qui lui a été révélé e
qu'il est chargé de faire connaître : « C'est par rêvé
lation qu'il m'a été donné de connaître ce mystère.,
mystère qui n'a point été dévoilé aux (ils des hom-
mes... comme il a été révélé maintenant dans l'Es
prit à ses saints apôtres et prophètes, à savoir qm
les païens sont cohéritiers et font partie du corps e
sont participants à la promesse de Jésus-Christ pai
l'Evangile. » Epk., m, 3 ss. Paul appelle ce mystère
B l'économie de la grâce de Dieu », 16., m, i. Cf.
985
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
986
pour le même sens du terme itiiTrr,pio-> , Rom., xvi,
25, î6 ; Col., I, a6, 2-j; et Epli., i, g, lo : «Le mystùre
de la volonté de Uieu, qu'il avait résolu en lui-
même, était de réunir toutes clioses dans le Christ. »
Pour saint Paul, le terme ,</.jjt/,,c(o> désigne donc une
vérité cachée, qui est révélée par l'Esprit. Enlin,
jx:j^zf,pi.cj est employé quelquefois dans son sens
ordinaire ; il désigne la vérité chrétienne cachée aux
païens : ixjiTipioj rf,i ttittsw;, I Tim., m, g, i6. Le
a.i^rr,',i',j Tf,i à-jo/jLtxi, 11 Tliess., Il, 7, c'est le dessein
formé par l'inique en opposition avec le dessein sau-
veur de Dieu.
Nous devons examiner un passage de la première
épitre aux Corinthiens, 11, i-i5, oùil semblerait que
Paul a fait allusion aux mystères et s'est servi de
leur terminologie. Il parle de la façon dont il a
prêché Jésus-Christ, il n'a connu parmi eux que
Jésus crucilié, qui est une folie pour les païens, atin
que leur foi soit fondée non sur la sagesse des hom-
mes, mais sur la puissance de Dieu. Et, ajoute-t-il,
t 6, « nous prêchons une sagesse parmi les parfaits,
h rôti TUsicii, sagesse non de ce siècle..., mais
nous prêchons une sagesse de Dieu mystérieuse,
£v ij.j'7Tr,piu, sagesse cachée, que Dieu a décrétée
avant les siècles pour notre gloire et qu'aucun des
princes de ce monde n'a connue ». Dieu a révélé par
son Esprit les choses que l'homme ne connaissait
pas, « lesquelles nous annonçons, non avec des dis-
cours qu'enseigne la sagesse humaine, mais avec
ceux qu'enseigne l'Esprit, appropriant les choses
spirituelles à ceux (jui sont spirituels, mîjuxzixoîi
TrvE^juaTizà ^■j-jxptvyjrsi. Or, l'homme naturel, 'i-j/ix<ii, ne
reçoit point les choses qui sont de l'Esprit de Dieu,
car elles lui sont une folie et il ne peut les connaî-
tre, parce que c'est spirituellement, TOîj/ty.TixfO;, qu'on
en juge. Mais l'homme spirituel, ms^/iKTixcç, juge de
toutes choses. »
Saint Paul se rappel!e-t-il ici les mystères païens
et veut-il dire qu'il va enseigner aux Corinthiens une
sagesse sous forme de mystère, qui ne sera révélée
qu'aux parfaits? En d'autres termes, veut-il instituer
des mystères chrétiens analogues aux mystères
païens, ou identihe-t-il les doctrines chrétiennes, qui
seraient en mystère, avec celles des cultes des mys-
tères ? Pour se rendre compte de la pensée de l'Apô-
tre, il faut d'abord déterminer la signification exacte
de la phrase: Ac/./cj//£v 0£5û Tî^tav èv //j7tï;^(î.j rr,v ùnoxî-
)rp-..,u/i;v<;v. A quel mot devons-nous rattacher £v ij.ouTnpiu'!
On ne peut grammaticalement le joindre à tv-,v ccnoxs-
xpu/).[i.ivr,v, ce qui signifierait la sagesse cachée sous
forme de mystère, car, si telle était la pensée de Paul,
il aurait dû écrire : Tr,> tj p:jf:Tr,ptu a::o/.î/.p-ju.p.évr,v, ce
qui d'ailleurs aurait été un pléonasme. Quelques
exégètes rattachent j» ixjTzr,pit,> à 't.a.'/.'^jp.i/. ce qui ferait
dire à Paul que la sagesse de Dieu qu'il enseignait
était un mystère qui ne devait être révélée qu'à quel-
ques-uns, aux initiés, ce qui est contraire à l'idée
que Paul avait du salut qui était destiné à tous les
croyants.
Il resterait à joindre è» p-juT-opia à tojpi'kv ; nous
avons une phase analogue dans liom., v, i5; SupiUh
■/.«pm. Dans ce cas, il faudrait traduire : Nous prê-
chons la sagesse mystérieuse de Dieu, celle qui est
cachée, que Dieu avait décrétée auparavant pour
notre gloire : sens qui rentre dans la signification
que Paul donne ordinairement au terme iJ-uarripim.
Nous ne pensons donc pas que l'Apôtre ait voulu
dire qu'il enseignait la sagesse de Dieu comme un
mystère qui ne doit être révélé qu'aux initiés.
Paul dit cependant qu'il prêche une sagesse parmi
les parfaits, h toTç, rùsioti. Ne semble-t-il pas qu'il
identifie cette sagesse, prèchée aux parfaits, aux
doctrines des mystères, qui n'étaient révélés qu'aux
initiés, T^eiei, ceux qui étaient complètement instruits
par opposition aux novices ' ? Paul aurait donc
emprunté, dit-on (Loisv, art. cit., p. i63), cette
expression à la terminologie des mystères. Mais
remarquons qu'il n'existe a-icun passage des auteurs
grecs où T£/£io5, signifie initié aux mystères. Celui-ci
était appelé T£Ti/t-Tui«;, T£/=5«ei;, ^ùr,ùp.f.mi et surtout
//mtï;;. Nous savons seulement que, dans les livres
hermétiques, de date irai)récise, ceux qui ont reçu le
baptême du m^; divin, deviennent rs/ii^t (Hkitzens-
TEiN, Myslerien-Religionen, p. i63).Ce n'est donc pas
à la langue des mystères que Paul a emprunté le terme
■zùiioi. Le tiendrait-il de Pythagore, qui divisait ses
disciples en rù.iwi et envïimoi ? Dans la même épitre,
I Cor., XIV, 20, l'Apôtre parait en effet opposer les
voT.ioi aux T£;£<o< : « Frères, dit-il, ne soyez pas des
enfants en raison, mais, en fait de malice soyez des
enfants, v/;7rià^£T£, et pour ce qui est de la raison soyez
des i)arfaits, TÙiM « c'est-à-ilire des hommes faits.
L'opposition est ici entre l'enfant et l'homme arrivé à
son plein développement. Cette opposition est très
marquée dans l'épitre aux Ephésiens.iv, i3s. : « Jus-
(|u'à ce que nous soyons tous parvenus... à l'état
d'homme fait, môpc/. té/eiw, afin que nous ne soyons
plus des enfants, vy;77«i. » Il est inutile de chercher
l'origine de ces termes : Paul leur a donné le sens
qu'ils avaient dans la langue courante.
L'idée est différente dans le passage que nous dis-
cutons : Tiiso; y est l'équivalent de msvp.o.Ttxôi. Déve-
loppant la pensée qu'il a émise, d'une sagesse ensei-
gnée aux parfaits, Paul dit, II Cor., 11, i3, qu'il
annonce les choses de Dieu, non avec des discours
qu'enseigne la sagesse humaine, mais avec ceux
qu'enseigne l'Esprit, appropriant les choses spiri-
tuelles à ceux qui sont spirituels, rv£u/A«T«îr;. Et une
autre preuve que tt^-j/^tizoî égale ri/uoi, c'est que
dans la même épitre, m, i, au lieu d'opposer comme
ailleurs ts/£io; à ■■"ttiî;, il remplace te/siî; par iTvsj/ic<7i«ç.
Le sens que l'Apôtre donne à ■n-jij/i'y.rix-.i nous indi-
quera donc celui qu'il donne àré/ic^:.
Pour saint Paul, le msu^y.rtxii est celui qui a reçu
l'Esprit qui vient de Dieu, celui qui est doué de
l'esprit, meùixx. Nous avons donc à rechercher la
signification qu'a pour lui le terme msOp.v., le sens
dans lequel il l'emploie, et cela d'autant plus que
Keitzrnstkin (Ihid., p. i4o) prétend que Paul s'est
inspiré du sens qui était donné à miùa-A dans les papy-
rus magiques, dans la littérature, la philosophie,
l'éloquence et la poésie païennes. Il en serait de
même pour les termes 'i-j-/ix6: et msjaxrix.oç, et vsO; serait
l'équivalent de r.yeûyc/ . D'après lui, dans les papyrus
magiques et les écrits mysthiues, comme dans Paul,
r.veCfiy., au sens d'esprit de l'homme, d'àme humaine,
est opposé à na/m et à ^c/.p-. Voici les citations qu'il
donne des divers sens de ce terme : 'EmxKhOpxi as ri»
x-isc/yza... 7r«T«v m.pxx x«i ttkv -veù^k. (Kenyon, Greeli
Papyri,\. p. 80. Cf. Pap. Berol.,'\, 179). Il est appelé
saint : 'K-nixaicxtuM m Upi-j TJiûpM, (Wessely, Zauber-
papyri,\, p. i4o). Dans d'autres papyrus (Ib. I, p. 68;
Kbnyon, op. cit., I, p. 284), il est qualifié de Dieu,
1. LoiSY {L'Evangile de Paul, H. H. L. Vi.,N. S., t. V,
p. li').'i) reconnaît cependant que Paul n'instituait pas deux
degrés d'initiation. La distinction est seulement analogue
à celle des degrés d'initiation des mystères d'Eleusis. Paul
n'entend pas dire qu'il ait un petit symbole secret, qu'il
réserve aune catégorie spéciale de mystères, mais il n'en
a pas moins l'idée et lu pratique de quelque chose qui y
correspond et qu'il ne sait expiimer autrement que
dans le langag-e des mystères. Loisy pense répondre ainsi
à rohjeciion de Clomcn, qu'il n'y avait pas de doctiine
secrète dans le christianisme piiniilif et que, lorsque Paul
parle de mystère, ce n'est pas du tout dans le sens des
cultes païens.
987
MYSTERES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
988
To ôîfov r.vivfj.«. Dieu est l'homme Trvsv/^y.TcâoT»;; (Wes-
SELY, Op. cit., I, p. 7y) et l'homme l'invoque (Dikte-
Ricn, Abraxas, 196, 19). L'homme qui est gralilié de
cette faveur est le temple ou la maison de Dieu ou de
l'Esprit et il doit être pur corporellement ou spiri-
tuellement, ainsi qu'il appert d'un passage d'ApULKi!
(jipo/., XLiii) : Ut in eo... divina potestaa quasi bonis
atdibus digne diversetur ; et de la « Déclamation
d'Arcllius Fusciis » sur Galchas (M. A. Seneca, Siia-
soriae, m, 5) : Cuv iste in [/er] ejas ministerium pla-
cuit ? Car hoc os deus elegit ? Car Iwc sortitur pulis-
siinum pectus, quod tanto niimine impleal ?
Rkitzenstkin {Ibid., p. ^3-46), soutient que ces
divers sens du terme cts^^c- se retrouvent dans saint
Paul, lequel n'a pas une psychologie particulière et
ne s'est pas fait une langue secrète qui l'exprime.
Chez lui, 7:»c0f/K désigne tantôt Dieu d'une manière
générale, tantôt ce qui est intime dans la divinité,
tantôt un don presque substantiel, un lluide que
Dieu met dans notre cœur, une puissance, et à côté
il est la partie spirituelle de l'homme, sans aucune
sigiiitication surnaturelle ou extra-humaine, la-
quelle s'oppose à»û,"« et à ^z^^ijiS'égalant pleinement
ou s'échangeant avec le terme 'i-jy.'i. Reitzenstein se
demande comment Paul a pu désigner ce qui est
sensible et matériel par 'iu;;izo», si 'luyy, est conversif
de TTïsûvc;, qui désigne ce qui est suprasensible et
spirituel. 11 croit que l'explication se trouve dans la
langue des mystères. Ainsi, dans la liturgie de
Milhra, le Saint-Esprit respire et vit dans le myste,
non plus sa I^jx^,, puisqu'il a laissé sa personne sur
la terre (Hbitzenstein, Ibid., p. 45). Dans cette ma-
nière de voir, hellénistique et antérieure à Paul,
-vijyx et tiu-x-f, sont en opposition directe; où est la
liu^, ne peut être le tivîù.uk ; où est le Tfjtûy.a, ne peut
être la •l'^'yj,. C'est de cette vue qu'antérieurement à
Pciul sont nées ces idées de -»£v//«7izo'; et de 'J.uyjxii
{Ibid., p. 45, 46)- Les preuves qu'en donne Reitzens-
tein nous paraissent faibles, car il ne trouve ces
termes cités qu'une fois dans un papyrus (Wkssely,
op. cil., 1, p. 89).
Examinons maintenant ces hypothèses. Nous ne
nierons pas qu'il existe une certaine analogie entre
le sens qu'a donné Paul au terme rvjû,ua et celui qui
lui est donné dans la littérature du temps, mystique ou
I^rofane. Il ne pouvait en être autrement, mais nous
croyons que les ressemblances sont, à un certain
degré, suj)erûcielles. 11 y a donc lieu d'étudier les
divers sens que Paul a donnés au terme H'i-jp-j., et de
voir s'il a emprunté ces différentes signilicatious à
la langue des mystères ou à l'Ancien Testament.
Faisons tout d'abord quelques observations. Les
diverses signilicatious du terme vvsjijlx, que dégage
Reitzenstein des papyrus magiques ou mystiques,
nous paraissent un peu forcées; elles ne ressortent
pas aussi clairement qu'il le dit des textes cités. De
plus, ces textes ne sont pas datés avec certitude.
Sont-ils antérieurs ou postérieurs à l'ère chrétienne?
C'est ce qu'il faudrait établir exactement, et ce qui n'a
pas été fait pour la plupart d'entre eux. N'ont-ils
pas subi des iniluences étrangères à la mystique
l>aïenne? La plui)art sont d'origine égyptienne. Or,
on a relevé dans un certain nombre de ces papyrus
l'influence de conceptions juives, et cela s'explique
par le rôle (ju'ont joué les Juifs dans la littérature
alexandrine. De plus, les gnostiques, à moitié chré-
tiens, ont bien pu exercer une influence sur les idées
et la terminologie de la littérature mystique. En ré-
sumé, il y eut, au i"' siècle, un tel remuement d'idées
qu'il est bien dillicile, sinon même impossible, de
déterminer exactement l'origine et la liliation de
chacune d'elles.
Nous ne pouvons entreprendre d'examiner dans
le détail les diverses signiûcations données par saint
Paul au terme tzjiùu.o'. ; on le trouve i46 fois dans ses
épilres. Nous devons nous borner aux sens princi-
paux.
I. Uj-xj/jv. signifie le souflle de la bouche : « Alors
se manifestera l'impie que le Seigneur détruira du
souflle, -ôj r.jfJiiy.Ti, de sa bouche », Il Tliess., 11, 8.
a. Ujsiyy., employé au sens psychologique, désigne
la vie intérieure de l'homme. « Car qui est-ce qui
connaît les choses de l'homme, si ce n'est resi>rit de
l'homme, qui est en lui », to 7i»êûu.K roù mOp'jnro'j x6 h
aùzCi, 1 Cor,, II, II.
3. nv€JiJ.(/. est distinct de <P<jyr; ; « Que votre être
entier, l'esprit et l'àme et le corps, to Trvsû/tK y.ai ri
•^■j'/y, y.xi To 7-:iy-a, soit Conservé irrépréhensible »,
I Thess.,v, 23. Le m-i/ay. est ici la partie la plus élevée
de l'homme, celle par laquelle il est mis en relation
avec Dieu, même naturellement; la 'i'^yr, est l'élément
de la vie que l'homme a en commun avec tous les
animaux.
4. Ihijyv. est surtout employé dans les rapports
surnaturels de l'homme avec Dieu, dans sa vie
religieuse : Dieu, que je sers cv zû ■n-jîù/uKri fio'j, llom.,
I, 9. 11 est le j)rincipe divin de sa vie : « Mais vous,
vous n'êtes point dans la chair, mais dans rEsi)rit,
s'il est vrai que l'Esprit de Dieu habite en vous,
zir.ip T.'jt\iti.y. 0;;û cha h ùyl-j », Koin., viii, 9. Il est un
principe actif de \\e dans l'homme : « Si nous vivons
par l'Esprit », £i' iCiftij T.viùyy.Ti, marchons aussi selon
l'Esprit, Gai., v, 20; il est le principe divin de vie
nouvellement communiqué à l'homme : « Si vous
vivez selon la chair, vous mourrez; mais si par
l'Esprit, TTvjuitKTi, vous faites mourir les actions du
corps, vous vivrez », llom., viii, i3. « Car, pour
nous, c'est par l'Esprit de la foi, 7T»sii//>.Ti ix -ittôw;,
que nous attendons l'espérance de la justice », Gai.,
v, 5. Cet esprit reçoit des qualilicatifs divers : m-iiy.y.
•jt'jOiiiy.i, liom., VIII, l5; 7Tï=û//.« 7r(5»T>)T^;, Gai., vi, I ;
7TvcO//.« 6jvà//.£W5 y.yl y.yv.nr,i y.y.t CTWÇ./50vtcr//50, Il Tint., I, '^.
5. L'esprit est en nous puissance et vie, principe
de la vie et de la justice : « Car ceux qui vivent
selon la chair pensent aux choses de la chair; mais
ceux qui sont selon l'esprit, aux choses de l'esprit.
Car la pensée de la chair est mort, mais la pensée
de l'esprit est vie et paix... Si le Christ est en vous,
le corps est mort par le péché, mais l'esprit est vie
par la justice », Rom., viii, 5-io.
G. L'esprit est une lumière et une force : « L'esprit
scrute tout, même les profondeurs de Dieu... Nul ne
connaît ce qui est de Dieu, sinon l'Esjjrit de Dieu.
Mais nous, ce n'est pas l'esprit du monde que nous
avons reçu, c'est l'Esprit envoyé de Dieu, afin que
nous sachions les dons que Dieu nous a faits »,
I Cor..^ II, lo-ia. u Afin que vous abondiez en espé-
rance par la puissance de l'Esprit », Rom., xv, i3;
cf. £pl'., III, 16; I Tim., 1,5.
7. L'esprit de l'honnne, uni à l'Esprit de Dieu,
reçoit la révélation intime du mystère de la vocation
du chrétien, Eph., i, 7. L'esprit est dans le chrétien
le principe de la vie future ; c'est lui qui ressuscitera
le corps et le viviliera : « Si donc l'Esprit de celui
qui a ressuscité Jésus d'entre les morts habite en
vous, celui qui a ressuscité des morts le Christ Jésus
vivifiera aussi vos corps mortels par son Esprit qui
est en vous », Boni., viii, 11.
8. L'Esprit est un principe divin, personnel,
distinct du Père et du Fils. L'Esprit habite en nous,
Rom., VIII, 10; il produit et distribue les dons dans
l'Eglise, I Cor., xii, 11. Saint Paul parle de l'Esprit
de Dieu, Rom., vin, 9, i4; de l'Esprit du Seigneur,
II Cor., III, 17, 18; de l'Esprit du Fils, Gai., iv, 6;
de l'Esprit de Jésus-Christ, Pliilip., i, 19.
En résumé, l'Esiirit peut être considéré dans les
989
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
990
épitres de saint Paul sous trois aspects : i. L'esprit
pensant dans l'iiomme ; a. L'activité de l'Espvit-
Saint en l'homme, ou l'homme sous l'inlluence de
l'Esprit Saint; 3. La personne du Saint-Esprit. C'est
la division proposée par le P. Prat (Théologie de
saint Paul, t. II, p. io8, Paris, igia).
On reconnaîtra qu'entre la doctrine de saint Paul
sur l'Esprit, qu'il soil considéré dans l'homme ou
qu'il le soit comme personne divine, et la littérature
des mystères, il n'y a d'autre point de contact que
l'emploi du même ternie et qu'il n'y a ressemblance
que lorsque Paul et les mj stères s'en servent dans
sa signiflcation générale de partie pensante de
l'homme. Le terme ttvsOuv a reçu chez l'Apôtre une
variété et une plénitude de sens inconnues à la
littérature des mystères; c'est à peine si, sur quel-
ques points, que nous allons signaler, il y a une
certaine analogie. Et encore celle-ci ne prouve nulle-
ment dépendance, car on ne voit pas comment, du
sens donné à 7:vsû/i« par la liturgie des mystères,
Paul aurait pu dériver les magnifiques développe-
ments qu'il a donnés à ce terme.
L'analogie la plus proche est dans la description
qui est faite de l'action de l'esprit, produisant
l'extase dans l'âme de l'initié aux mystères, ou du
délire prophétique de la Pythie et dans celle de
l'action du Saint-Esprit dans l'homme qu'il régénère,
qu'il vivifie, d'après saint Paul. Tout au plus pour-
rait-on rapprocher les premiers de l'action de
l'Esprit dans l'homme qui ])rophétise ou qui parle en
langues, I Cor., xiv, i-a5. Et encore ceux-ci ne sont
pas en extase: le premier sait bien ce qu'il dit et il
est compris de tous ; le second ne se comjjrend pas
lui-même, mais ses jjarolos peuvent être interprétées
par celui qui les comprend.
On trouve bien un papyrus où le -KxOfi'j. reçoit les
épilhètes de Od'^v et de icp'yj, mais nulle part saint
Paul ne qualifie ainsi l'Esprit-Saint. Chez lui, d'ail-
leurs, l'Esprit de Dieu, l'Esprit du Fils, l'Esprit du
Christ n'est pas vine qualité de Dieu ou du Fils,
c'est une personnalité distincte du Père et du Fils.
Quant aux passages d'ApuLRE et de Sénùque, cités
par Reitzenslein pour établir que, d'après eux
comme d'après Paul, l'homme est le temple de Dieu
ou de l'Esprit, on fera remarquer qu'ils sont de date
tardive et d'ailleurs assez oljscurs.
Reitzenslein afiirme que, dans la littérature hellé-
nistique antérieure à Paul, -vaù/j-x et ■^u;^; étaient en
opposition directe, que l'un ne pouvait coexister
avec l'autre. Il ne donne aucun texte établissant
celte proposition. En tout cas, ce n'est pas l'ensei-
gnement de l'Apôtre. D'après lui, le -»£û//.k et la •{■■j'/'i
coexistent dans l'homme tant qu'il est vivant; non
pas en ce sens qu'ils sont substantiellement distincts,
mais en ce sens qu'ils ne désignent pas exactement
les mêmes qualités de l'àme.Le t:v=û//v, c'est la partie
supérieure, intellectuelle de l'homme et la 'i-uy/, c'est,
d'ordinaire, le principe de vie animale. Mais l'Apô-
tre n'emploie pas toujours ces termes avec cette
précision : '{■JX'i désigne quelquefois l'àme tout entière,
comme distincte du corps. Dans la deuxième èpitre
aux Corinthiens, i, 23, il prend Dieu à témoin sur
son âme, êri t/,v èfir,» -^vy/,.!. 11 semble même que pour
lui les termes -n'jsii/jix et 'P'^'/.'' sont convertibles. Dans
l'épitre aux Philippiens, i, î'j.il veut apprendre que
ceux-ci demeurent fermes dans un même esprit, h kvi
Trjsù/j.y.Ti, combattant ensemble d'une même âme, //lâ
'puxj, pour la foi de l'Evangile. A diverses reprises,
il exhorte ses lecteurs à faire de toute leur âme,
U ij'y'.i, la volonté de Dieu, Eph., vi, 6 ; à accomplir
leurs actions avec âme, u •^'■>-/i,L, Col., m, 28, ce qui
prouve (|ue Paul employait le terme iuyr,, pour dési-
gner toute la partie de l'homme opposée à di/j-y. et
que, dans ce terme, était englobé le mvj;j.y.. Nous
avons dit que m^'j/j-v. et ^iv^;/; coexistent dans l'homme
tant qu'il est vivant; ajoutons : avant la résurrec-
tion du corps, car à ce moment la '{■■jy.', disparaîtra
pour être remplacée par le 7t»£J//K.
Remarquons cependant que, pour saint Paul, les
adjectifs dérivés de 'piiyn et de 7i»=0//k, 'l-jx"-'k et
7iv5i///.KTi)!o;, sont employés dans un sens adversatif :
\e'pijy,mi est celui qui est en dehors de l'influence de
l'Esprit de Dieu, et le m'.j/jv.zudiesl celui qui est sous
l'infiuence de cet Esprit. L'opposition n'est donc
pas au point de vue psychologique, mais au point
de vue religieux. Quant à l'aflirmation que ces deux
termes avaient été employés antérieurement à saint
Paul dans le même sens que par lui, elle s'ai>puie sur
des textes postérieurs au christianisme.
Reitzenslein a soutenu que la division qu'établit
l'Apôtre entre îy^z-izo*', pvyu.oi, r.-Ji.>iJ.o~'./.oi^ I Cor., m,
I, 3, lui a été inspirée par les religions de mystères,
qui distinguaient trois classes de personnes : les in-
croyants, les prosélytes, retigiosi, et les initiés. La
seule ressemblance est la division tripartite. Remar-
quons seulement que les ïk/szizsi de Paul ne sont pas
des incroyants, pas plus que les 'yjyixoi ne sont des
religioti.
Le même auteur retrouve aussi dans les religions
de mystères le même dédoublement de personne que
l'on constate dans Paul, lorsqu'il dit : « Ce n'est plus
moi qui vis, mais c'est le Christ qui vit en moi »,
Gai., II, 20. Mais il n'y a pas désintégration réelle,
puisque l'Apôlre ajoute : « Mais la vie que je mène
maintenant dans la chair ». Il n'y a là aucune
ressemblance avec ce passage de la ^ ision de l'al-
chimiste ZosiME (BiïHïiiELOT, Les alcIuDiisles grecs,
p. 109, Paris) ; a Les hommes qui veulent atteindre la
vertu entrent ici et deviennent des esprits T-^iJ/iv--/,
fuyant le corps.» Il en serait de même pour la Pythie,
d'après Lucain (Pltarsale, V, 1C7, sqq.) : ^piritiis
iugessit vali... inriipii paean menieinque priorem ex-
pulit alque hominem loto sibi cedere jussit pee^ore.
Il n'y a en fait aucun rapport entre cet état et
celui du m'j/ic/.Tiy.o'i de Paul, lequel n'est pas un exta-
tique, mais un fidèle vivant de sa vie normale de
chrétien, c'est-à-dire de fidèle uni au Christ; son
état n'est pas passager, mais permanent, et il vit
réellement de sa vie propre, puisqu'il doit prendre
garde à lui de peur d'être tenté. Gai., vi, 1.
Reitzenstein (Op. cit., p. 117) affirme que, dans
les écrits hermétiques, voO; est employé pour r.-ji'jii.v.
et qu'il en est de même en saint Paul. Cela nous
parait peu prouvé par les deux textes cités, de date
incertaine ou tardive. Quant à l'emploi qu'a fait
saint Paul du terme «ûî, il a pu être influencé par
les Septante, où »iC/; a quelquefois le sens d'esprit.
Mais d'ordinaire l'Apôtre paraît l'avoir employé
dans son sens courant, et il distingue très bien icû; et
■Kisûjj.x. Dans sa première épitre aux Corinthiens,
XIV, i4, il écrit : o Car si je prie en langues, mon
esprit, ri -viùy-x (j-oj, prie, mais mon intelligence, 0 iï
M'j\j%liM, est sans fruit. Quoi donc? Je prierai en es-
prit, tottusi/z/kti, mais je prierai aussi par l'intelligence,
y.rjX ni V5I, je chanterai en esprit, zù mi'ju-y-i, mais je
chanterai aussi par l'intelligence, tû voi. » Par to=û/^.k,
Paul désigne ici la vie intérieure de l'homme sous
l'influence de l'Esprit, l'homme inspiré, et par vîj;,
la faculté de l'àme qui comprend et juge.
Nous pouvons déjà conclure de cet examen, que
saint Paul n'a pas emprunté aux religions de mys-
tères les doctrines qu'il exprime par les termes,
TzvsOfiv., vcû;, p'jyô 7Tv«u//«T(j<'J;, i'jyiy.ài ; il s'est servi à la
vérité des mêmes termes grecs que la littérature des
mystères, mais le fond de sa doctrine sur ce point
1 lui venait de l'Ancien Testament.
991
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
992
Et d'abord, au point de vue naturel, it-u/^^, dans
les épîtres pauUniennes, signiûe la personnalité
humaine, composée de corps et d'àme, liom., n, 9 ;
XIII, I ; un être animé, doué de vie, I Cor., xv, 45,
comme dans l'Ancien Testament, Geti., xiv, 21 : Le
roi de Sodome dit à Abram : Donne-moi les âmes
(les personnes) et prends pour toi les biens. Cf.
Gen., XXXVI, 6; xlvi, i5, 18, 2a ; Ex., i, 5, etc. Il
sio-nifie aussi, dans Paul, la vie : Saluez Prisca
et Aqiiila... qui ont exposé leur vie, l-jy,',', Rom.,
XVI, 3, sens que l'on retrouve dans le troisième
livre des Rois, xix, 10: Ils cherchent à m'ôter la
vie. Cf. Nomb., ixiii, 10; Job., xxxvi, i^ ; Ps., xl,
i4, etc.
Rappelons que, comme l'Ancien Testament, Paul
emploie le mot rvsû/«f. pour signifier le souffle de la
bouche: Ps., xxxiii, 6; haie, xi, 4 et II Thess., 11, 8,
ou les pensées, les désirs, les alTeclions de l'homme:
tous ceux dont l'esprit était bien disposé, Exod.,
XXXV, 21 ; Anne dit à Héli : Je suis une femme affli-
gée dans son esprit, I liois, 1, i5. Cf. Nombres, v, i4;
Ps., XXXIV, 8; ysflîe, LXi, 3, etc. et 1 Cor., iv, 21 ; vi,
20; II Cor., II, j3 ; Col., 11, 5, etc. U serait facile de
multiplier les exemples; on pourrait montrer aussi
que Paul s'est inspiré de l'Ancien Testament dans
l'emploi qu'il fait des termes /.xpSiy, voùi, Simaïa.
Mais c'est surtout au point de vue religieux que
nous relevons de nombreuses ressemblances dans
les signilications qui sont données au terme msi/jx,
en saint Paul et dans r.\ncien Testament. Kt
d'abord, il est souvent parlé dans celui-ci de l'Esprit
de Dieu et de son action sur l'homuie. L'Esprit du
Seigneur vint sur lui. Juges, m, 10: vi, 34; xi, 29, etc.
L'Esprit du Seigneur Dieu est sur moi, Isaïe, lxi, i ,
l'Esprit du Seigneur tomba sur moi, Ezéelnel,-s.i, 5;
à comparer avec liom., viii, i4 : Car tous ceux qui
sont conduits par l'Esprit de Dieu, ceux-là sont lils
de Dieu, et ib., vni, 9 : Vous êtes dans l'Esprit s'il
est vrai que l'Esprit de Dieu habite en vous. Cf.
I Cor., II, i4; VII, 4o; Il Cor., m, i3; Epli., iv,3o, etc.
Rappelons encore que cette idée de l'Esprit de Dieu
habitant en nous, qu'a développée l'Apùtre, a pu
lui être suggérée par la conception de l'Esprit de
Dieu (roiiach) qui était la source de l'inspiration
prophétique, Ezéchiel, 11, 3.
La doctrine de Paul, que l'Esprit est en nous puis-
sance et vie, Rom., vi, 4; v», 6-11; xv, iS-ig, lu-
mière et force, I Cor., 11, 10-16, lui vient aussi de
IWncien Testament où, dans la Genèse, 1, 2, on voit
l'Esprit se mouvant au-dessus des eaux pour les
vivifier; dans les Psaumes, civ,3o, l'Esprit crée et re-
nouvelle la face de la terre. Cf. Isaie, xxxii, iS-i^;
Ezéchiel, xxxvii, 8-10.
Cette doctrine a été très bien résumée par le
P. Lebrbton (Les origines du dogme de la Trinité,
p. 337, Paris, 1910) : « Cette rapide description de
l'action de l'Esprit d'après saint Paul fait assez re-
connaître l'origine de sa doctrine; elle est sans doute en
continuité avec la théologie de l'Ancien Testament :
dans les livres prophétiques et dans les Psaumes, on
peut retrouver la plupai't des conceptions pauli-
niennes. L'Esprit est là aussi lumière, force, vie; il
est la source des dons extraordinaires et parfois,
quoique plus rarement, il apparaît comme un prin-
cipe de sainteté. Mais dans saint Paul toutes ces
doctrines sont transformées ; elles sont beaucoup
plus profondes, et, par suite, elles manifestent une
unité jusque-là insoupçonnée. » Ch rôle personnel
de l'Esprit siu" l'homme, que Paul a marqué si vi-
goureusement dans ses épîtres, ne lui a donc été
suggéré ni par la littérature des mystères, ni par le
judaïsme contemporain, mais par la révélation du
Christ. U a tout au plus reçu du judaïsme quelques
formules : Esprit saint.Esprit de sainteté. (Lebrbton,
op. cit., p. 137-139)
Passons à l'examen d'autres termes qu'emploie
l'Apôtre pour exprimer ses doctrines principales.
Parmi les dons spirituels, il range la parole de
science, /îy^ç yMieui, l Cor., xn, 8. En quel sens
a-t il employé ce terme /vûti;, et a-t-il été influencé,
dans la description qu'il a faite de la yvauti, par les
religions de mystères? En d'autres termes, l'emploi
commun de ce mot chez Paul et dans les mystères
païens implique-t-il la communauté des idées ou
plutôt la dépendance de Paul à l'égard des religions
de mystères? Reitzenstbin a soutenu l'allirmative.
D'après les écrits hermétiques, dit-il (op. cit.,
p, 38), la vision de Dieu fait devenir Dieu et donne
le salut, riiTypix-, cette vision supérieure s'appelle
/ïûvai ©iiv. La -/vûn; est une expérience immédiate,
un don gracieux de Dieu, yxpt7/jiot, qui illumine,
s&itÇîi, l'homme, et en même temps change sa sub-
stance ; elle l'élève par le moj'en du corps dans le
monde suprasensible. C'est une sorte de vie nou-
velle, la plus haute perfection de l'àme, la déli-
vrance du corps, le chemin vers le ciel, la véritable
adoration de Dieu et piété. Celui qui a la //Sijii ou
qui est dans la /jûjiç, est déjà un homme divin.
■Voici les textes sur lesquels Reitzenstein (op. cit.,
p. 1 1 3) appuie ses aflirmations. « Dieu est loué qui
veut être connu, et qui est connu par les siens,
•/tvwTxcTKi toi; l'ôi'îu » (Corpus Ilermeticum, I, 3i). La
signification de la /aim; ressort assez nettement,
d'après lui, de la prière finale du Aç/î; té/eio; du pa-
pyrus Mimant, dont le teste grec a été restitué par
Reitzenstein à l'aide d'une traduction latine qui se
trouve dans VAsclepius du pseudo-Apclke (Archiv.
fiir die Religions-Wisserischaft, 1904, p. 3g3-39'7. Ce
papyrus est probablement du in* siècle après J.-C,
mais il provient d'un original beaucoup plus ancien).
« Par ta grâce, dit l'adorateur, nous avons reçu
cette lumière de la gnose, -c^izc ri fû; t?,: /vcicrîwç. Par
grâce tu nous as donné... la gnose, afin que t'ayant
reconnu, nous nous réjouissions. Ayant été sauvés
par toi, nous nous réjouissons de ce que tu t'es
montré à nous tout entier, nous nous réjouissons de
ce que, étant dans nos corps, tu nous as déi ^és,
àrîSEtuiTKç, par la vue de toi-même r?, r=Kvrcû fri...
T'ayant ainsi adoré, nous ne demandons rien de ta
bonté, sinon qu'il te plaise de nous garder dans ta
gnose, tj -rr, !rr, /vwjEi; entends notre supplication, que
nous ne nous éloignions pas, ri fir, iça/^vyi, de ce
genre de vie. »
Reitzenstein cite encore ce passage (Poimandres,
T 26) : c( Cela est le bon résultat pour ceux qui possè-
dent la gnose, d'être déifiés, SiuBf.jcA, » La gnose
est essentiellement un don surnaturel qui ne peut
être atteint par le moyen de la réflexion intellec-
tuelle. Ailleurs (Corpus Ilerm.. XIII, 18), la -/«ûti;
y./i'-t est implorée comme source d'illumination.
S'appuyant sur ces textes et d'autres encore, Reit-
zenstein soutient que le sens de /vs-^'i, est identique
dans la littérature des mystères et dans les épitres
pauUniennes. Paul emploie, dit-il, ce terme en des
sens assez divers. Et d'abord, il regarde la yvâjeî
comme un don surnaturel, ■/</.oi^ij.-x, I Cor., xu, 4. 8.
Dans la même épitre, xin, 12, il dira, comme dans"
les écrits hermétiques : « Maintenant, je connais en
partie, mais alors je connaîtrai, comme j'ai été aussi
connu. B La /aûc^i: consistait donc à avoir la vision de
Dieu, à le voir face à face. Dans l'épitre aux Fhilip-
piens, in, 8-10, la •/vûci; et -/jùjct sont donnés comme
la plus intime union entre le chrétien et Jésus-Christ.
Même pour le passage de l'cpître aux Romains, u,
20, où il est question du Juif qui prétend avoir dans
la Loi la forme de la connaissance, yMaa;, et do la
993
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
994
vérité, Reitzenslein ne veut pas y voir le sens de
connaissance intellectuelle en général, mais celui de
vision. 11 soutient que /vûîij n'a jamais dans les épi-
tres pauliniennes le sens de connaissance intellec-
tuelle. C'est pourtant bien ainsi qu'il faut l'entendre
dans la première épitre aux Corinthiens, xiv, 6 : « Et
maintenant, frères, si je venais à vous, parlant en
langues, à quoi vous serais-je utile si je ne vous
parlais pas ou par révélation, ou par connaissance,
iv -/Mail, » Le sens est très clair: Paul prêchait aux
Corinthiens ou ce qui lui avait été révélé par Dieu
ou ce qu'il déduisait par son intelligence. Il ne s'agit
pas ici de la vision de Dieu.
Examinons maintenant la valeur de l'hypothèse
de Heilzenstein. Ses preuves sont presque toutes ex-
traites des écrits hermétiques. Gomme nous rencon-
trerons encore des propositions appuyées sur ces
écrits, il est nécessaire de se rendre compte de leur
autorité par rapport aux épîtres pauliniennes. Et
d'abord, à quelle époque remontent-ils? Remarquons
que le Corpus Uermeticiun est formé de livres divers
et de fragments qui ne sont probablement pas de la
même époque. Le plus complet : o Le Livre sacré »
est un mélange de doctrines égyptiennes et d'idées
grecques : « Il appartient, dit L. Ménard {Hermès
Trismégistc, j). Lxxxiv), à cette période de rénova-
tion religieuse produite par la rencontre de la phi-
losophie grecque et des doctrines orientales et
égyptiennes ; mais ce mouvement a duré plusieurs
siècles... Il est probable que ce livre a dû être écrit
après la naissance du christianisme. Pour le « Dis-
cours d'initiation », ordinairement appelé .-/sc/e/i/os,
cela est certain, puisque, dans un passage, Hermès
annonce, sous forme de prophéties, le triomphe du
christianisme. On le croit écrit sous Constantin. »
Ménard, qui a traduit en français les livres hermé-
tiques, conclut qu'ils sont les derniers monuments
du paganisme. W. Kroll (Hermès Trismegistus,
dans Pauly-Wissowa, Uealencyklopddie), ne croit
pas que le Corpus hermeticum renferme des pièces
antérieures au i" siècle ou même du i'' siècle et
regarde le m' siècle comme le terme moyen de la
composition. Etant donnée cette date récente, est-il
bien nécessaire de discuter les rapports qui pour-
raient exister entre eux et les épitres pauliniennes?
On pense cju'ils ont peut-être rapporté quelques-unes
des doctrines des mystères égyptiens ; c'est possible,
mais comment distinguera-t-on entre ce qui est an-
térieur au christianisme et ce qui lui est postérieur?
Pour ne pas paraître fuir la discussion au moyen de
cotte question préalable, examinons si vraiment il y
a des rapports de dépendance de Paul à l'égard des
écrits hermétiques.
Reitzenstein soutient que Paul, tout comme les
mystères païens, emploie le terme //oj^i; au sens de
vision de Dieu. Or, il ressortira de l'examen des pas-
sages où se trouve ce terme, que jamais il ne signifie
vision de Dieu. Son sens général est connaissance,
II Cor., II, i4 ; X, 5, puis discernement, Rom., xi, 33 ;
XV, il\. Il est souvent joint à ctpiK ou à ùj.rfja-x, Rom.,
XI, 33 ; I Cor., xii, 8; Col., ii, 3 ; Rom., ii, 20. Lorsque
Paul parle du /i/^; ac^ftv.i et du )o-/Ci yvcJKwî, il établit
une distinction entre ces deux termes, mais quelle
est-elle? Il semble que c^fi-y. désigne l'objet de la
science et /viTi; sa connaissance.
Examinons les passages des épitres pauliniennes
où Reitzenslein soutient que /vSjtc; a le sens de
vision. La /vfjai; était un don surnaturel et il était
rangé par Paul parmi les autres charismes, I Cor.,
xii, 7, ss. : la parole de sagesse, de science, les gué-
risons, la prophétie, le discernement des esprits,
tous dons transitoires qui sont accordés par le même
Esprit, et cette manifestation de l'Esprit est pour
Tome III.
l'utilité (de tous). Et que l'on remarque que -/vaii; ne
peut signifier vision, puisque c'est un don de i>arole,
La -/jCiyti d'ailleurs passera, comme tous les autres
charismes. I Cor., xiii,8-ii ; et il ressort bien qu'elle
n'est pas la vision de Dieu dont il est parlé au ^ 12:
« Soit les prophéties, elles seront abolies ; soit les
langues, elles cesseront; soit la gnose, elle sera
abolie. Car maintenant nous voyons dans un miroir,
en énigme, mais alors nous verrons face à face. »
En d'autres termes, en cette vie nous connaissons
Dieu dans un miroir, celui de ses œuvres, Rom.,
I, 20, tandis que dans la vie future nous le verrons
directement. La vision de Dieu est donc réservée
pour l'autre monde, et saint Paul ne dit pas qu'elle
nous déifiera.
Même dans le passage de l'épîlre aux Romains, 11,
20, où il est question du Juif qui prétend a^■oir la
forme de la connaissance et de la vérité, Reitzens-
lein soutient que cette /vari; a le sens de vision,
tandis qu'il est évident qu'il faut l'entendre dans le
sens de connaissance intellectuelle.
Dans un autre passage, II Cor., iv, 6, Paul dit à
ses lecteurs: a Car le Dieu qui a dit que la lumière
resplendit hors des ténèbres, celui-ci a resplendi
dans nos cœurs pour l'illumination de la gloire de
Dieu en la personne du Christ. » Nous trouvons
réunis ici les termes ^uzi^jj-ci et yii^ii, mais du con-
texte il ressort seulement que Dieu a resplendi dans
le cœur des apôtres, afin qu'ils répandent la lumière
de la science de la gloire de Dieu sur la personne du
Christ. Il n'est pas question, comme dans les mys-
tères, d'une lumière de vision qui déifie l'initié et le
rend immortel. Saint Paul a d'ailleurs déclaré que
nul homme n'a vu ni ne peut voir le Seigneur des
Seigneurs, ov etSiv ciB-'t^ ùvdpoinoiv cùèz iSUv èùw.TCf.i, 1 Tûn.,
VI, i6.
Nous pouvons conclure que ce n'est pas à la li-
turgie des mystères que Paul a emprunté ses idées
sur la gnose, connaissance des mystères du royaume
de Dieu, que Jésus-Christ avait enseignée à ses apô-
tres ; et cela d'autant plus que nous pouvons en
trouver les premiers linéaments dans l'Ancien Tes-
tament et dans la prédication du Seigneur.
Des textes que nous allons citer, il ressort que,
pour les prophètes, la vision de Dieu était, en quel-
que sorte, expérimentale; c'était une révélation de
Dieu dans leur être intérieur. i< Je te fiancerai à moi
dans la fidélité et tu connaîtras Yahvé », Osée, 11,
20. <i L'Esprit du Seigneur rejiosera sur lui, l'Esprit
de sagesse et d'intelligence... l'Esprit de science,
■/■m:!îu; », Isaie, XI, 2. Cf. l'row, II, 5. Dans le Sermon
sur la montagne, le Seigneur donne les conditions
pour voir Dieu : « Heureux les purs de cœur, car ils
verront Dieu », M t., v, 8. Ce n'est donc j)as par la
science, -fCiiii, mais par la pureté du cœur qu'on
verra Dieu.
Pour compléter cette étude, examinons la question
de l'ascension de l'àrae au ciel, dont il est parlé dans
la liturgie mithraïque, laquelle avait emprunté cette
croyance au parsisme (Dikteuich, Milliruslilurgie,
p. 180. F. CuMONT, Les mystères de Mitlira, p. 120,
Paris, 1902). Depuis Platon, l'ascension de l'àrae vers
un monde supérieur paraît avoir été un élément
important dans les couches profondes de la religion
grecque (Dieterich, op. cit., p. 199). Poseidonios,
i35-5i avant J.-C, paraît l'avoir connue. Roiide
(Psrche., II, 91) en a donné des exemples anciens.
On l'a retrouvée aussi dans les livres hermétiques.
Faut-il voir un souvenir de cette croyance dans le
récit que fait saint Paul dans sa seconde épilre aux
Corinthiens, xir, 1-6? « Il faut se glorifier; cela ne
convient pas, à la vérité, mais j'en viendrai à des
995
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
996
visions et à des révélations du Seigneur. Je connais
un liomnie dans le Christ qui, il y a quatorze ans,
fut enlevé jusqu'au troisième ciel — si ce fut dans
son corps, je ne sais ; si ce fut hors de son corps, je
ne sais; Dieu le sait — et je sais que le même
homme — si ce fut dans son corps ou hors de son
corps, je ne sais; Dieu le sait — fut enlevé au para-
dis et y entendit des paroles ineflabîes, qu'il n'est
pas permis à un homme d'exprimer. »
Cet enlèvement de Paul au troisième ciel est un
fait, et il faudrait douter de la véracité de l'Apôtre
pour croire qu'il a été suggestionné dans son récit
par les croyances anciennes à l'ascension de l'âme
au ciel. Nous devons voir là un état extatique,
auquel il fait encore allusion dans la même épitre,
V, i3, et dont nous avons de nombreux exemples
dans la vie des saints. Saint Jean, lui aussi, fui ravi
au ciel, Apoc, i, lo ; n', 2 ; les prophètes, Isaïc, vi,
I ; Ezéchiel, 1,1, le furent aussi. Il en a été de même
d'Hénoch et d'Isaïe, d'après le livre d'Uénocli et
l'Ascension d'Isaïe. Nous pourrions citer d'autres
exemples dans La Vie d'Adam et d'Eve (Kautscu,
Die Âpoliryphen, II, p. 626), le Talmud de Babylune,
Chagiga, 16, dans les Oracula chaldaica (Kroll,
p. 5o). On trouverait aussi d'autres mentions de
cette croyance, plus ou moins altérée, chez les
gnosliques, dans Cklse, Porphyre, etc. Relevons en
passant une singulière interprétation qu'a faite
Ileitzenstein (Op. cit., p. 198) du passage déjà cité,
II Cor., v, i3. Réunissant £vflz;v.oJvT£; et Uùr,u:jj-zti du ^ 9
à îi'TS '/KO £çâ'rr>7ur> 0£oj* âfTî îw ç;^2vsù/jiîv '^f^^'^t il traduit :
« Nos extases se sont faites ou se font pour Dieu ;
elles sont ]>our lui un service, un culte qui rend
l'homme agréable à Dieu, » Pour aboutir à cette in-
terprétation, il sui)prime toutes les paroles de Paul
entre les versets g et i3, dont la lecture prouve à
l'évidence qu'il n'est nullement question d'un culte à
rendre à Dieu.
Examinons maintenant les ressemblances que l'on
prétend trouver entre la transformation de l'homme
dont il est parlé dans la littérature mystique et
magique, et celle dont parle saint Paul dans ses cpi-
tres. Nous avons vu que, d'après Reitzenslein, la
•/vûTi^ était un chemin pour une transformation
de l'homme, aboutissant à la déification. Cette idée
est nettement exprimée dans un discours d'Hermès
à son fils Tal : « Celui qui est parvenu à la gnose, ne
peut plus penser à autre chose, ni rien regarder, ni
entendre parler de rien, pas même mouvoir son
corps. Il n'y a plus pour lui de sensation corporelle
ni de mouvement: la splendeur qui inonde toute sa
pensée et toute son àme l'arrache aux liens du corps
et le transforme tout entier dans l'essence de Dieu. »
(Hennés Trismégiste, traduction Miînard, p. 56).
On retrouve la même doctrine dans la Liturgie Je
Milhia,i!i,i(> ss., et dans un papyrus magique : « J'ai
été uni avec ta forme, iJ-'pffi, sacrée; j'ai été fortitié
par ton saint nom. » (Wessblv, Griecli. Zanberpap.,
I, p. 48 ; Rbitzenstkin, p. 69). Cette forme nouvelle
paraît être le résultat de l'initiation. Dans la vision
de Zosime, déjà citée, celui-ci parle aussi d'un chan-
gement de corps, /i£TK7w//.!z-où</îv(3;, par lequel il
devient esprit, rïsC',ua.
En face de ces textes, on place divers passages
des épîtres de saint Paul qui auraient avec eux des
ressemblances. Ecrivant aux Romains, vin, 29, il
leur dit : « Parce que ceux qu'il a connus à l'avance,
il les a aussi prédestinés à être conformés, r;jy;iipy'y\j:,
à l'image de son Fils. » Il s'agit évidemment ici seu-
lement d'une transformation spirituelle. Il en est de
même du passage, /îom., xii, 2 : « Ne vous conformez
pas au siècle présent, mais soyez transformés par le
renouvellement de l'intelligence, s
Dans la seconde épitre aux Corinthiens, m, 18,
Paul leur dit : « Ainsi, nous tous qui, à visage décou-
vert, contemplons la gloire du Seigneur comme dans
un miroir, nous sommes transformés, ,usT«//opf.o^/y»5<z,
de gloire en gloire jiar l'Esprit du Seigneur. » Le
contexte indique qu'il n'est pas question ici d'une
transformation réelle du corps pour devenir esprit.
Dans les versets précédents, i3, 16, Paul parle de
Moïse qui se couvrait la tète d'un voile, et ce voile
restera sur les yeux des Juifs à la lecture de l'Ancien
Testament, jusqu'à ce que leur cœur se soit converti.
Moïse, au contraire, enlevait son voile pour parler
au Seigneur, Exode, ■axxiv, 34 ; de même, le chrétien,
pour qui le voile a été enlevé, contemple à visage
découvert la gloire du Seigneur en un miroir qui,
reflétant cette gloire, le transforme en la même image.
Nous avons ici une suite de métaphores et non une
description de réalités. « Les chrétiens, dit Mange-
NOT, n'ont point de voile sur les yeux et ils reflètent
comme dans un miroir la gloire du Seigneur... La
gloire de Dieu nous transforme intérieurement et
nous la réalisons. En reflétant cette gloire, qui reluit
en nous par suite de notre foi et del'inhabitation du
Saint-Esprit en nous, nous la réalisons toujours de
plus en plus en nous. L'image que nous avons reçue
ainsi en nous et que nous rellélons en dehors par
notre vie, est capable d'être augmentée et perfec-
tionnée. Elle s'accroit de plus en plus et elle sera
parfaite à la résurrection, quand notre corps sera glo-
rifié et, pour ainsi dire, spiritualisé. » (La doctrine de
saint Paul et les mystères païens ; Revue du Clergé
français, t. LXXIV, p. 388. Paris, 191 3)
Les autres passages des épitres pauliniennes par-
lent, il est vrai, d'une transformation réelle de
l'homme, mais qui s'effectuera dans l'autre vie. « Car
pour nous, dit-il aux Pliilippiens, m, 20, notre
citoyenneté, ■noJ.i-e-jao:, est dans les cieux, d'où nous
attendons aussi comme Sauveur le Seigneur Jésus-
Christ qui transformera le corps de notre humilia-
tion pour le rendre conforme au corps de sa gloire. »
Paul fait certainement allusion ici à cette transfor-
mation du corps psychique, tj,u)rtxiv, en corps pneu-
matique, msjactnxi'j, qui aura lieu, lors de la résur-
rection, I Cor,, XV, 44. C'est cette même tr^insforma-
tion dont il parlait aux Romains, vm, 23, à laquelle
il aspirait et dont il avait reçu les prémices par
l'Esprit.
Mais quels que soient les points de contact que
l'on découvrira entre la pensée de Paul et l'idée des
mystères sur la transformation de l'honiiue par la
vision de Dieu, observons avec ICe.nnedy (Op. cit.,
p. i83) qu'il y a entre elles une différence fonda-
mentale. Dans les religions de mystères, on insiste
surtout sur une transmutation presque magi<iue de
la substance, tandis que, chez Paul, la conception du
TTiîùyo'. place au premier rang le point de vue moral;
on ne peut y voir aucune spéculation métaphysique.
Mais peut-on soutenir que c'est de la littérature
des mystères que Paul avait reçu cette idée du jû,«3t
svîu/À'xri/îiv et de la ôolc. qui est accordée à ce corps ?
C'est ce que fait Rkitzenstein (Op. cit., p. 169-181)
dans une suite de considérations qu'il n'est pas facile
de tirer au clair : tenons nous-en à l'essentiel.
Reitzenstein met en rapport direct la conception
du corps pneumatique avec la notion des vêtements
célestes que, dans certaines religions orientales, les
âmes purifiées recevaient à travers les sept sphères
au séjour de la lumière infinie. Cumont nous apprend
que 0 c'est une vieille croyance orientale que les
âmes, conçues comme matérielles, portent des
vêlements... De là vient l'idée, qui se retrouve jus-
qu'à la fin du paganisme, que les âmes, en traver-
sant les si>hères planétaires, se revêtent, comme de
997
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
998
tuniquea successives, des qualités de ces astres ».
Mais quel rapport peut-il y avoir entre cette idée et
la conception du corps pneumatique chez Paul, dans
laquelle le rvrjfirz n'est pas quelque chose d'extérieur,
un vêtement sur le corps, mais un principe d'action
qui anime le corps?
Pour étayer son hypothèse, Reitzenstein cite les
passages suivants des écrits hermétiques : Hermès
(Corpus Hermelicum, VIII, 2) exhorte les hommes à
chercher un pilote pour les conduire vers les
portes de la Gnose, où brille l'éclatante lumière... et
à déchirer la robe qu'ils portent, ce vêtement d'igno-
rance principe de la méchanceté. Constatons de
nouveau que la conception paulinienne est tout autre.
Dans un autre passage des mêmes écrits, XVIII, il
est parlé du a^i/jot à7ùij.y.zm, mais le contexte indique
(pie nous sommes là dans une spéculation métaphy-
sique, qui ne peut être mise en rapi)ort avec la
conception tout objective de Paul. Ailleurs encore,
XIII, i4, Tat, qui vient d'être régénéré, demande à
son père Hermès si ce corps, composé de puissances,
se décompose jamais. Hermès lui répond : Le corps
sensible de la nature est loin de la génération essen-
tielle (du corps régénéré). L'un est décoinposable,
l'autre ne l'est pas ; l'un est mortel et 1 autre inmior-
tel. Ignores-tu que tu es devenu Dieu et fils de l'Un,
ainsi que moi ? 11 est question dans ce passage d'une
transformation essentielle de l'iiomme qui devient
Dieu. Cette idée est tout à fait étrangère à saint Paul,
pour qui, dans le passage du corps psychique au
corps pneumatique, il n'y a pas un changement de
substance, mais de principe d'action.
Quelle est donc chez lui la conception du -•:>u.y-
-TvîvuaTixov ? Pour l'expliquer dans son entier, il fau-
ilrait exposer toute la doctrine de l'Apôtre sur la
résurrection des morts, travail qui a été fait ail-
leurs et auquel nous renvoyons le lecteur (Mangknot,
OTi. cil. Ueiue du Clergé français, t. LXXXIV,
p. 257-'289) : restreignons le sujet au nécessaire.
Uemarquons que Paul met en opposition le corps
psychique et le corps pneumatique : ^TreicsTai 7û/j.y.
^•jyiv.iv, iysipzrvA aSi[j.v. "n-Jijij-v.Tt'/Av, I Cor.^ XV, /|/i. Or, le
corps psychique, c'est le corps animé par la l'uyr: ; le
corps pneumatique sera donc le corps animé par le
TTJsj/iv.. En cette vie, le corps humain est surtout sous
l'influence de la ^'jz^,, principe de vie animale, siège
des sensations, des instincts, des sentiments; il est
corps psychique, quoique l'action du r>;-3//« s'exerce
déjà en l'homme dès cette vie, soit au point de vue
naturel, soit, chez le chrétien, an point de vue
surnaturel. Mais le corps ressuscité sera dégagé de
toute opération animale, et il aura pour principe de
vie le TJi\j/j!/.. Ce tosî/jioc n'est pas, comme on pourrait
le conjecturer, le Saint-Esprit, c'est l'esprit, élément
supérieur de la personnalité humaine, agissant en
union avec le Saint-Esprit. L'homme ne sera donc
pas divinisé, comme l'enseignent certains passages
de la littérature des mystères, que nous avons cités.
Ce corps pneumatique sera semblable au corps
glorifié de Notre-Seigneur, nous dit saint Paul, Phi-
lip., III, 21 : Celui-ci (Jésus-Christ) transformera le
corps de notre humiliation pour le rendre semblable
au corps de sa gloire, roi 7oJ//«Tt t^ç oo'çï;; «ùtoj j
cf. ( Cor., XV, liÇj. Ce corps du Christ a donc pour
caractéristique spéciale d'être un corps de gloire,
c'est-à-dire un corps glorieux. Devrons-nous admet-
tre avec Reitzenstein que Paul a emprunté aux mys-
tères cette idée de la ôo?«, lumière brillante ?
Dans les écrits hermétiques, l'âme transformée est
représentée comme joigTiant le choeur des dieux, et
cela est la gloire la plus parfaite, r, zùnozdrr, ti-v., de
l'âme. Dans un papyrus magique, un magicien prie
Isis de la façon suivante : AiçKjov ,«; dj; iSi^Kiy. t« iv5«ot
wj jio'j 10-j 'Cipci'j. On peut établir un curieux rappro-
chement de cette prière avec celle de Jésus, s'adres-
sant à son Père : ïlccr^p, od^txvjv q'/j riv •jiivj îvk 6 uii^
ioidrr, 15. Joan., xvu, I, et un peu plus loin, ^ 4, ^/<^ Ȕ
Dans un traité attribué à Koraarios il est parlé de
ceux qui revêtiront la îciçK ix toO n-jpii. Mais ce sens
est inconnu à la langue grecque courante. Or, Paul
a employé le mot oà-v. très souvent, 77 fois, et d'or-
dinaire au sens qu'il reçoit dans les Septante. Dans
son expression, aùiiy. ri-^ i5of>iç, on pourrait retrouver
le sens donné à ôi|K dans Jsaie, lu, i4 : Mriuç y.Soïïjii''
àrrà vydptîiTTuv zà sië^i G-oy, xv.i yj ôo'çk co'j kttô tôiv v.vdpûnoiv.
où il entre dans ce terme quelque chose de physique,
comme dans plusieurs écrits apocryi>hes, Hénoch,
XLv, 3 ; IV Esdras, vu, 78-91 ; Apoc. jiarucli, XLviii,
49, 5o, dans lesquels la gloire est assimilée à une
grande lumière.
Il nous semble que l'on devrait rattacher cette
idée du corps de gloire de Jésus-Christ à la vision
que Paul en eut sur le chemin de Damas, où le Sei-
gneur lui apparut enveloppé de lumière ; il n'y voyait
pas à cause de l'éclat de cette lumière, Jifa ^oZ j-wri^
ir.si-K'j, Jet., XXII, II. Il y a aussi dans cette expres-
sion un souvenir des théoj)hanies de l'Ancien Testa-
ment, où Dieu apparaissait à l'homme dans sa gloire,
/.et'., IX, 23; Nombres, xir, 28, etc. et de laShekinah,
gloire de Dieu, souvent mentionnée dans les Tar-
gums.
Dans sa première épitre aux Corinthiens, Paul leur
apprend que nous porterons l'image, rr.v sUiw.^ du
Céleste, c'est-à-dire de Jésus-Christ, xv, ^9 ; nous
devons être transformés à la même image, celle du
Seigneur, H Cor., m, 18. Pour lui, d'ailleurs, l'homme
est l'image et la gloire de Dieu, ii/.ôrj xy.i ôi;a &aoû,
I Cor., XI, 7; l'homme est renouvelé selon limage de
son Créateur, H Cor., in, 10 ss. Et, en effet, d'après
l'Apôtre, le croyant est conforme à l'image du Fils
de Dieu, ffoni,, vin, 29, lequel est l'image de Dieu,
II Cor., IV, 4 ; Col., I, i5. Le croyant est donc trans-
formé à l'image de Dieu.
Paul aurait-il emprunté ce terme et l'idée qu'elle
exprime aux liturgies des mystères qui enseignaient
la déification de l'initié ? Nous ne le pensons pas,
car l'idée et l'expression lui venaient directement
de l'Ancien Testament. Dieu a fait l'homme : Il l'a
fait suivant l'image de Dieu, tot \m-j« @:i-j, Gen.,
I, 27. Dieu a créé l'homme pour l'immortalité et il
l'a fait image de sa propre nature, cixz-jv- if.c, iSiai
iôc;T»:Tî;, .Sagesse, 11, 28; le Seigneur a fait l'homme
de la terre... il la fait à son image, xv.t \ix6-j% «jtsû.
Ecclésiastique, xvii, 3, L'enseignement de l'Ancien
Testament est tellement précis sur ce point qu'il
est parfaitement inutile d'aller chercher cette ex-
pression et cette idée dans les liturgies des mys-
tères, qui d'ailleurs l'expriment beaucoup moins
clairement.
De ces études de détail, passons maintenant à un
examen portant sur les rapports qu'on a prétendu
relever entre les conceptions centrales des mystères
et les doctrines de saint Paul.
IV. Les conceptions centrales des religions de
mystères et les doctrines de saint Paul. —
Avant de traiter directement cette question, il est
bon de nous demander si nous ne trouverons pas
ailleurs que dans les religions de mystères quel-
ques-unes des idées que l'on prétend que saint Paul
leur aurait empruntées.
Parmi les idées que nous avons rencontrées dans
plusieurs des religions de mystères, il 3' a celle de
la déification de l'initié, lequel reçoit la communica-
tion directe de la vérité par la révélation divine. Or,
999
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
1000
dit-on, nous rencontrons cette même conception
dans Paul. Il nous dit, en effet, que le Christ vit en
lui, qu'il est dans le Christ, qu'il a été crucilié avec
le Christ, qu'il a été baptisé en sa mort, et qu'il est
ressuscité avec lui. Il nous parle de ses visions, de
ses révélations, de son ascension au troisième
ciel. De ces passages, il ressort qu'il vivait en
intime union avec le Christ, c'est-à-dire avec Dieu,
et que c'est de lui directement qu'il avait reçu la
vérité.
Il n'est nullement nécessaire d'avoir recours à la
littérature des religions de mystères pour compren-
dre cet état et cette mentalité mystiques del'Apôtre;
il suffît de nous reporter à l'Ancien Testament, où
nous trouverons des idées et des états analogues.
Les prophètes, eux aussi, étaient directement in-
struits par Dieu et avaient des visions extatiques;
Dieu vivait en eux et parlait par leur bouche : « Le
Seigneur, Yahvé, a parlé », dit Amos, m, 8. « l'useras
comme ma bouche », dit le Seigneur à Jérémie,
XV, ig. Isaïe donne ses prophéties comme la parole
de Yahvé,!, 2. « Dieu est avec nous, viii, lO, ii,
car ainsi m'a parlé Yahvé, quand sa main me sai-
sit. » Dieu promet à Osée de le liancer à lui pour
toujours et il connaîtra Yahvé, ii, ig, 20. Le psal-
misle, Li, i3, sentait en lui même la présence de
Dieu, lorsqu'il s'écriait: « Ne me rejette pas loin de
ta face, ne me retire pas ton Esprit saint », ou
encore, lxxiii, 28, 24 : « Je serai à jamais avec toi :
Tu m'as saisi la main droite ; par ton conseil tu me
conduiras et lu me recevras ensuite dans ta gloire. »
Mais c'est surtout dans un des derniers prophètes,
EzécUiel, que nous allons retrouver des actes et des
paroles qui nous rappelleront des passages des épi-
tres pauliniennes. Comme Paul, il a eu des visions.
Pour lui, les cieux s'ouvrirent et il vit des visions de
Dieu, I, I ; il aperçut l'image de la gloire de Yahvé.
A cette vue, il tomba sur sa face et il entendit une
voix qui lui parlait, et l'Esprit entra en lui et il
entendit celui qui lui parlait, i, 28-n, 2. Yahvé lui
dit:(( Fils de l'homme, toutes les paroles que je dirai,
reçois-les dans ton cœur et écoute-les de tes oreil-
les », III, 10 et l'Esprit l'enleva, m, 12. Et plus loin, il
raconte qu'il vil encore la gloire de Yahvé et que
l'Esprit entra en lui, m, 28, 2^. La main du Sei-
gneur, de Yahvé, tomba sur lui... l'Esprit l'enlera
entre le ciel et la terre, viii, 1, 3; xi, i . Et l'Esprit
l'enleva et l'emmena en vision auprès des captifs, en
vision dans l'Esiirit de Dieu. De tous ces passages,
que nous pourrions multiplier, il résulte qu'Ezé-
chiel reçut de l'Esprit de Yahvé la connaissance de
tout ce qu'il devait enseigner au peuple d'Israël et
qu'à diverses reprises il vil la gloire de Yahvé.
Nous trouvons là, beaucoup mieux que dans les reli-
gions de mystères, les idées de Paul et l'idée d'un
enseignement donné directement par Dieu. Obser-
vons cependant que, pour lui, c'était un fait d'expé-
rience et qu'il n'avait pas à chercher ailleurs qu'en
lui-même pour en être convaincu. Notre démonstra-
tion n'a donc de valeur que contre les critii[ues qui
soutiennent que, dans cette affirmation, l'Apôtre
dépendait des doctrines helléniques de son temps.
Reconnaissons néanmoins que son enseignement
sur l'Esprit de Dieu a pu lui être suggéré par les
nombreux passages où le prophète parle de l'Esprit
de Y'alivé.
Et si ma.intenant nous étudions l'apocalyptique
juive, de peu antérieure à Paul, et même contempo-
raine dans quelques-unes de ses parties, nous trou-
vons encore cette idée de l'Esprit de Dieu instrui-
sant le voyant et parlant par sa bouche. Esdras
prend une coupe, pleine d'une eau brillante comme
du feu, et quand il eut bu cette eau (l'Esprit), la
connaissance coula dans son cœur ; sa poitrine se
dilata de sagesse, son âme conserva le souvenir,
IV Esdrcis, xiv, 89, ^0. Le voyant était préparé à
cette extase mystique par les pratiques ascétiques.
Le Seigneur dit à Baruch : « Va et purilie-toi pendant
sept jours, ne mange pas de jiain et ne bois que de
l'eau et ne parle à personne. Et ensuite viens à cette
place et je me révélerai à toi et je t'instruirai du vrai
et je te donnerai le commandementen ce qui regarde
la méthode des temps. » Apocalypse de Baruch, xx,
5, 6. Cf. IV JCsdras, ix, 24, 26.
Nous trouvons aussi, dans la littérature apocalyp-
tique, mentionnée à diverses reprises l'ascension au
ciel de l'àme du voyant. « Et en ces jours, dit
IIknoch, XXXIX, 3, des nuages m'enlevèrent et un
tourbillon me transporta hors de la terre et me
déposa à la lin des cieux. Et là je vis une autre
vision : les demeures des saints et les lieux de repos
des justes. » Dans le Livre des .S'ecre/5 (<'//énot/i,xxi,5,
Ilénoch est enlevé par l'ange Gabriel et placé devant
la face du Seigneur ; il tomba aux pieds du Seigneur
et l'adora et le Seigneur lui parla, x.xii, 4; sur
l'ordre du Seigneur, Gabriel lui enleva son vêtement
de la terre et l'oignit de l'huile sainte et le revêtit
du vêtement de la gloire du Seigneur et il devint
comme un des bienheureux.
On remarquera qu'en aucun de ces passages le
prophète ou le voyant, admis en la présence de
Dieu, n'est absorbé en Dieu; il n'est jamais parlé
d'une union mystique avec Dieu qui le déiOe. C'est
là une différence profonde avec les religions de
mystères, dans lesquelles l'initié est, au sens strict,
déilié; différence que nous retrouverons dans les
épîtres pauliniennes : l'union avec Dieu par la grâce
n'implique pas la déilication du croyant.
Passons à un autre ordre d'idées. D'après LoiSY
(L'Evangile de Paul, li. II. l..Ii., t. V, N. S., p. 187 ss.
Paris, 1914), c'est dans la théologie et la pratique de
certains mystères païens que Paul, rompant avec les
idées nationales des Juifs et même avec celle de
Jésus, pour lesquels le salut aurait été réservé aux
seuls Israélites, avait trouvé son principe de la
participation de tous les peuples, Juifs et Gentils, au
salut par la foi au Christ rédempteur. Lorsque Paul,
dit-il, écrit aux Koinains, m, 29, 3o : 0 Dieu n'est-il
que (le dieu) des Juifs? Ne l'est-il pas aussi des
Gentils? Oui, il l'est aussi des Gentils; car il y a un
seul Dieu, qui justiliera le circoncis parla foi et par
la foi l'incirconcis », cf. Gai., m, 26; Rom., i, 16, etc.
Qu'il s'en soit ou non aperçu, ce point de vue est la
négation même du judaïsme; et ce n'est pas le point
de vue de l'Evangile..., c'est le point de vue d'Isis,
détaillant à Lucius ses titres et son pouvoir(^;7. cit.,
p. i45).
En opposition à l'affirmation de Loisy, nous sou-
tenons que cet universalisme du salut, cette réunion
de tous les peuples en un seul devant Dieu, avait été
entrevue par les prophètes d'Israël, et que, par con-
séquent, c'est dans l'Ancien Testament que Sdint Paul
a puisé cette idée, dont il a développé ensuite toutes
les conséquences. « L'Eternel, dit Isaïe, xx>', 6, pré-
pare à tous les peuples un festin succulent » ; les
peuples, II, 3, se rendront en foule à la montagne de
l'Eternel. Enfln, Dieu dit à son Serviteur : « C'est peu
que tu sois mon Serviteur, pour relever les tribus
de Jacob et pour ramener les restes d'Israël; je
t'établis pour être la lumière des nations, pour por-
ter mon salut jusqu'aux extrémités de la terre », Is.,
XLix, 6. Cf. LUI, i5. Pour Habacuc, 11, i4, la terre
sera remplie de la connaissance de la gloire de
l'Eternel.
Mais c'est surtout dans les enseignements du Sei-
gneur que l'Apôtre des nations a puisé sa doctrine
lOOi
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
1002
de l'universalUé Ju salut pour tous les peuples, de
l'appel de toutes les nations à faire partie du royaume
de Dieu. Jésus est le salut que Dieu a préparc pour
tous les peuples, la lumière <pii doit éclairer les na-
tions, Le. II, 3o-32; par lui toute cliair vei-ra le Salut
de Dieu ' Le, m, 6; Isaïe, ii, 3o ; il viendra des
hommes de l'Orient et de l'Oceidenl s'asseoir à table
dans le royaume de Dieu, Le, xiii, 29; la pénitence
et le pardon seront prêches au nom du Messie à toutes
les nations. Le, xxiv, 46, 47 i l'Evangile doit être
prêché à toutes les nations. Me, xiii, 10; Jésus
ordonne à ses apôtres de faire toutes les nations ses
disciples, Mt., xxvni, 19; la vocation des gentils au
salut est clairement enseignée par la parabole des
vignerons homicides, Mt., xxi, 33-46; Me, xii, i-ia;
Le, XX, g-iQ- n serait facile de multiplier les textes;
ceux-là sullisent.
Comparons maintenant les conceptions centrales
des religions de mystères à celles de saint Paul. Les
conceptions que nous rencontrons dans presque tou-
tes les religions de mystères se résument dans les
suivantes : Les initiés obtiennent le salut, trwTvjpia; ce
salut les délivre de la tyrannie du destin, dont
l'épreuve la plus cruelle est la mort. L'initié est
donc assuré de l'immortalité, qui lui est conférée
par la régénération, Kva/ewâTJai, -a'tv/-/s.Jîzia., Une vie
divine est accordée à l'initié qui est déilié, Ot'J)r;,'j.i,
à-5*£w«r.vai, ce qui lui procure l'union avec la divinité.
On a voulu trouver dans ces idées les origines de
la conception chrétienne du salut et de l'immortalité
bienheureuse : « Les mystères païens et le christia-
nisme avec eux, dit LoisY (Les mystères païens et le
mystère chrétien, II. IL. L. R., t. IV, N. S., p. lo),
promettaient à leurs adeptes l'immortalité des
dieux... C'est du Christ lui-même que le chrétien
reçoit l'assurance de l'iinmorlalité ; il la tient donc
de celui qui, ayant connu la mort, a connu le
premier la résurrection et la gloire auprès de Dieu.
C'est parce qu'il est uni, assimilé au Christ, mort et
ressuscité, que le chrétien est assuré de ressusciter
lui-même après sa mort. De même, dans les mys-
tères païens, c'est dans une relation intime, une
étroite union avec les divinités des mystères que
les initiés puisent la garantie d'une vie heureuse
dans le monde éternel. Ces divinités aussi sont spé-
cialement qualiQces pour procurer aux hommes une
telle grâce. » Et ailleurs encore il dira {The Christian
Mystery, dans The Hibbeit Journal, vol. X, p. 5i.
London, 1911) : « Jésus-Christ fut un dieu sauveur
d'après la fai,^on d'un Osiris, un Attis, un Mithra.
Comme eux, il appartenait par son origine au monde
céleste; comme eux il est apparu sur la terre;
comme eux il a accompli une œuvre de rédemption
universelle, efficace et typique; comme Adonis,
Osiris et Attis, il est mort d'une mort violente et
comme eux il a été rappelé à la vie; comme eux il a
préliguré dans sa destinée celle des êtres humains
qui prendraient part à son culte et commémoreraient
sa mystique aventure; comme eux, il a prédestiné,
préparé et assuré le salut de ceu.x qui deviennent
participants de sa passion. r>
Examinons d'abord les données des textes sur ces
conceptions des religions de mystères, et mettons-les
en présence des enseignements de saint Paul sur ces
mêmes points. On constatera (]ue ces conceptions
sont peu précises, plutôt obscures, et n'ont avec celles
de l'Apôtre que certains rapports de termes. Obser-
vons encore que les idées que nous trouvons, en
particulier dans les liturgies milhriaques ou les
écrits hermétiques, sont quelques-unes peut-être
anciennes, ce que nous ne pouvons savoir, mais en
tout cas nous ont été transmises par des documents
postérieurs aux épitres pauliniennes.
Dans l'exposé que nous avons fait des différents
mystères, nous avons relevé cette conception très
ancienne de la communion avec la divinité, obtenue
par la manducalion d'une victime qui la représentait.
Dans les rites qui se concrétisaient dans la ligure
mysti<iue de Dionysos Zagreus, le taureau, représen-
tant le dieu lui-moine, était mis à mort et dévoré.
Sa vie se transfusait dans ses adorateurs. Les initiés
aux mystères de Dionysos, dit Clkment d'Alexan-
DRiK {l'rutrej/t., 11, 12; cf. Scholion ancien sur i, 2),
mangent de la chair crue; cette initiation symbolise
le dépècement de son corps que Dionysos a subi par
les mains des Titans.
Une communication moins matérielle de la divinité
est celle que la religion grecque nommait l'inspira-
tion divine, 'i-jOmi«.^iA'Ji. La prière à Hermès (Kenyon,
Greek l'apyri, I, s. 116): « Viens en moi. Seigneur
Hermès, comme l'enfant dans les entrailles des
femmes », précise cette idée. A cette conception de
l'inspiration, se i-elie celle de l'extase, ézttkti;, état qui
est produit par l'entrée d'un élément divin dans
l'extatique, lequel devient i-^Oioi, animé par Us dieux.
Du même ordre est la /vcûhî, ou la vision de la divi-
nité, qui transforme l'àine en la divine essence. Dans
la littérature hermétique, la communication de la
révélation régénère. L'âme est rendue capable de
s'élever dans la demeure divine et de devenir un
avec la divinité. Cette sorte d'union mystique pro-
vient probablement en partie des anciennes spécu-
lations physico religieuses et en partie de leur
interprétation pythagoricienne ou stoïcienne, ensei-
gnant que les hommes atteignent la vision de Dieu
par le moyen des éléments, dont les premiers princi-
pes existent dans la divinité. On a conçu quelquefois,
et cela devait se produire, comme un mariage spirituel
de l'âme avec Dieu (Undbkiiill, Mysticism, p. 496.
London).
Dans les mystères d' Attis, l'initié est sauvé de ses
tourments eomme le dieu a été sauvé. Par (juel
moyen était-il assuré de l'immortalité ? On l'ignore.
Dans la description que fait Apulke de l'inilialion de
Lucius aux mystères d'Isis, cette initiation est décrite
par le grand prêtre comme une mort volontaire,
suivie d'une nouvelle naissance. Sallustils parle des
nouveaux initiés aux mystères d'Attis, recevant du
lait en nourriture, comme étant nés de nouveau.
Dans le culte d'Osiris, l'adorateur, uni au dieu qui
vit, partageait sa vie divine.
D'après Sopater, dit Uamsay {Mysteries, dans
VEncyclopaedia Britannica, 9' éd., London), l'initia-
tion établit une parenté de l'âme avec la nature
divine et Tuéon de S.myrne affirme que le degré final
de l'initiation est l'état de bonheur et de faveur
divine qui en est le résultat. Mais quel est pour notre
sujet la valeur du témoignage de Sopater, auteur
du vi' siècle après Jésus-Christ ou même celui de
Théon, qui est de l'an 1 17 après J.-C. ' ?
Examinons maintenant la doctrine de saint Paul
sur le salut de l'homme par le Christ, afin de faire
ressortir ce qui la différencie absolument des idées
des liturgies mystiques que nous venons d'exposer
sommairement.
Si nous comparons le personnage que fut Jésus à
ce qu'étaient Osiris et Attis, une différence essen-
tielle s'affirme iiumédialenient. Jésus est un person-
nage historique qui a vécu, qui a enseigné à ses
disciples une doctrine de salut, qui a souffert et qui
1. Sur la communion de l'homme avec la divinité, on
pourra consulter lea divers articles, publiés dans VEncy-
clopaedia II/' Religion and Ethics, sur cette question, exa-
minée chez divers peuples, en particulier chez les Baby-
loniens, le.s Chaldéens, les Egyptiens, les Giecs et les
Romains, les Hébreux, etc. Vol. lil,p. 736. Edinburgh, 1910.
1003
MYSTERES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
1004
est mort réellement. Sa résurrection est un fait his-
torique qui a été attesté par de nombreux témoins.
Osiris et Attis, au contr;iire, sont des personnages
mythiques, représentant d'une façon symbolique les
changements annuels de la végétation, qui s'arrête
en hiver, qui meurt dans les conceptions populaires
d'autrefois et qui reprend vie au printemps, qui
renaît. Le meurtre d'Osiris et la mort d'Attis, opérée
par lui-même, n'avaient rien de méritoire et n'ont
jamais été considérés comme ayant une elVicacilé
rédemptrice; ils ne sont que la transformation
mythologique de phénomènes naturels ou, comme
dans le culte de Mithra, l'explication légendaire d'un
mythe astral. La sotériologie des mystères ne com-
porte donc ni participation morale chez l'homme ni
collaboration méritoire et etBcace chez les dieux. 11
n'j' a aucune relation entre la mort des dieux et les
péchés des hommes. Ces morts des dieux peuvent-
elles donc être comparées à la mort du Christ don-
nant sa vie pour l'humanité? Il n'y avait, en outre,
aucun rapport entre les lamentations rituelles des
femmes, pleurant à une époque déleriuinée la mort
d'Osiris et d'Attis, et la participation du chrétien
aux soutTrances du Christ qui le transforment et lui
donnent une vie nouvelle, laquelle se poursuit dans
toutes les actions de sa vie quotidienne; il n'y arieJi
là de rituel ou de momentané.
Dans les religions de mystères, le salut, ^orr.pix,
n'impliquait pas la rémission du péché, mais était la
délivrance de ces fardeaux, le destin, la nécessité,
les maux physiques, et entin la mort qui oppriment
l'homme ; la vie immortelle était analogue à la vie
sur la terre. EnQn, ce salut était obtenii par l'accom-
plissement strict, mécanique des cérémonies sacrées;
la volonté de l'initié n'était pas nécessaire pour
l'obtention des effets de l'initiation. En fait, le salut
était tout extérieur, n'atteignait en rien l'intérieur de
l'initié et n'inlluait en aucune façon sur sa conduite
morale. L'initié n'assumait aucune obligation mo-
rale. C'est seulement au temps de l'empire, dit le
P. L.\GHANGE (Suint Paul, l'Epitre aux Homains,
p. 19. Paris, 1916), que l'idée du salut prit corps dans
les mystères. Encore est-il que le salut consiste à
obtenir l'immortalité bienheureuse, à échapper aux
périls de l'enfer ou aux embûches des démons, à se
purifier par les rites et l'ascèse, non à être délivré
du péché par le pardon (de même RBiTZEKSTBiN,i'oi-
niandres, p. 180, note i).
Chez saint Paul, l'idée du salut était toute diffé-
rente; elle procédait d'abord de l'Ancien Testament,
/s., xLvi, i3; m, 10, où le salut comportait la déli-
vrance des maux matériels et spirituels. Pour l'Apô-
tre, les termes sci-zr.pix et o^'^ïm ont un sens strictement
spirituel. Le salut est la justification du pécheur, une
réconciliation avec Dieu, une participation à la vie
du Christ, opérée par l'amour de Dieu. « Dieu, écrit-
il aux Romains, v, 8-10, prouve son amour envers
nous en ce que le Christ est mort pour nous quand
nous étions encore des pécheurs; à bien plus forte
raison donc, étant maintenant justifiés par son sang,
serons-nous sauvés par lui de la colère, car si, lors-
que nous étions ses ennemis, nous avons été récon-
ciliés avec Dieu par la mort de son Fils, à bien plus
forte raison, étant réconciliés, serons-nous sauvés
par sa vie. n II suit de là que la vie morale de l'homme
justifié est transformée. Nous ne devons plus vivre
selonla chair, llom.,\iu, 12. « L'amour du Christ nous
presse... il est mort pour tous, afin que ceux qui vi-
vent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui
qui est mortet ressuscité pour eux. «Il Cor., v, i4-i5.
Nous sommes ici dans une atmosphère bien diffé-
rente de celle des religions de mjstéres. On ne
retrouve pas d'ailleui's dans ces dernières cette idée
paulinienne du salut accordé par la foi an Fils de
Dieu, dans laquelle vit le fidèle, Gai., 11, 20 : « Je vis,
non plus moi-même, mais le Christ vit en moi. Et la
vie que je vis maintenant dans la chair, c'est une vie
dans la foi à Dieu et au Christ qui m'a aimé et qui
s'est livré lui-même pour moi. » Il y a donc entje le
Christ et le fidèle une union qui produit dans celui-ci
une lloraison de bonnes actions, et cela dès ici-bas.
<i Ceux qui sont au Christ, dit saint Paul aux Galates,
V, 2:5, ont crucifié la chair avec ses passions et ses
désirs. » Les religions de mystères n'offrent rien de
semblable.
Nous devons examiner ce que signifiaient chez
r.\pôtre la mort et la résui'rection du fidèle baptisé
dans la mort du Christ et ressuscité avec lui. Obser-
vons d'abord que cette mort et cette résurrection
ne ressemblent en rien à celles de l'initié aux mys-
tères d'Osiris, qui participait à la renaissance du
dieu au printemps. « Notre vieil homme, dit saint
Paul aux Romains, vi, 6, a été crucifié avec le Christ,
afin que le corps du péché fût détruit, pour que nous
ne fussions pas assujettis au péché. » Dans la pensée
de Paul, il s'agit de la mort au péché et de la résur-
rection à une vie de sainteté, conceptions morales,
nous le répétons, que l'on ne trouve pas dans les
mystères d'Osiris ou en d'autres, qui reproduisent
dans un certain degré les idées mystiques inhérentes
à la nature humaine.
Enfin, remarquons qu'on ne retrouve nulle paît
dans les é|)itres pauliniennes cette conception de la
déification de l'initié, que nous avons signalée ]ilu-
sieurs fois dans les religions de mystères. Le fidèle
est l'enfant, rexvo», le fils, ^■'o;, de Dieu : « Vous avez
reçu, dit l'Apôtre aux Romains, vni, i5, 16, l'esprit
d'adoption par lequel nous crions Abba, Père.
L'Esprit lui-même rend témoignage à notre esprit que
nous sommes enfants de Dieu. Or, si nous sommes
enfants, nous sommes aussi héritiers, cohéritiers du
Christ », ce qui ne veut pas dire que nous sommes
déifiés; car, ainsi que Paul l'affirme aux Corinthiens,
dans sa seconde épîlre, m, 18, nous sommes trans-
formés en l'image du Christ. Or, être conforme à
l'image de quelqu'un ne signifie pas être de même
nature que lui. Le chrétien, cependant, participe à
la nature de Dieu par le don de la gi-àce. C'est dans
ce sens qu'il faut interpréter tous les passages, où
il est parlé de l'union du fidèle avec le Christ, de sa
vie dans le Christ, par le Christ.
Nous compléterons cet exposé en établissant qu'il
n'y a dans les doctrines de saint Paiil sur le bap-
tême du fidèle et sa participation à la cène eucharis-
tique aucune ressemblance, sauf peut-cire de termes,
avec les liturgies des religions de mystères.
V. Les rites dn baptême. — Les Actes des
Apôtres nous apprennent que, dès les premiers joujs
du christianisme, les apôtres baptisèrent ceux qui
crurent en Jésus-Christ, 11, 4i ; iv, 4- Us accomplis-
saient ainsi l'ordre de leur Maître, qui leur avait
enjoint de baptiser toutes les nations au nom du
Père, du Fils et du Saint-Esprit, il//., xiviii, 19. Il
est souvent ensuite parlé dans le courant du même
livre, vin, 12, 16; x, 48; xvi, i5; xviii,8,elc.,de ceux
qui furent baptisés. Saint Paul parla à diverses
reprises, Rom., vi, 3; I Cor., i, i5, 16; xn, |3;
Gui., m, 27, de ceux qui ont été baptisés; du bap-
tême et de ses effets, Rom., vi, 4; Eph., iv, 5; Col.,
Il, 12. et de son enseignement, il ressort que le bap-
tême est un bain de régénération et de renouvelle-
ment : Dieu nous a sauvés, i-w7£v, par l'abluliondc la
régénération et du renouvellement de l'Esprit-Saint,
qu'il a répandu abondamment sur nous par Jésus-
Christ, notre Sauveur, Tiie, m, 5.
1005
MYSTÈRES PAÏExNS (LES) ET SAINT PAUL
1008
Peul-on voir, ninsi que l'ont fait quelques criti-
<iues, en particulier LoisY (L'iniiiiition chrétienne,
jR. H. L. H., t. V, p. 198 ss.) et P. Gardner*, dans
le baptême chrétien et dans les enseignements de
l'Apfitre à son sujet, une reproduction des rites de
purilication des religions de mystères? L'examen
des documents prouvera que, s'il y a eu entre les
deux une certaine analogie de ternies, il n'y a pas
eu dépendance.
Il est inutile de rappeler les rites de lustration
du culte d'EriJa en liabylonie, les purifications
chez les Parsis, le baptême de la religion man-
déenne (On trouvera une étude sur le baptême chez
dilïérents peuples dans les articles Banlisrn, vol. II,
et Initiation, vol. Vil de i'Encycloiiicrlia of Religion
rt/irf i'fAfts, Eldinburgh, 1909 et 1914). Nous recon-
naissons que des relig'ions anciennes ont eu des
rites de purification : c'est une cérémonie qui ressort
de la nature même des choses. Rappelons seule-
ment le bain de purification dans la mer des futurs
initiés aux mystères d'Eleusis, l'ablution des initiés
dans les mystères d'Isis. Teutulmiîn (De baptismo, v)
nous en a parlé : Nam et sacris qui bu s dam per la-
vacruni initiantur Isidis aUcujus aut Milkrae... cerle
ludis Apallinaribus et Eleusiniis linguuntur, idque
se in regenerationem et impunilatem perjurioruni
suorum ugere praesuiniinl.
On a même voulu retrouver dans un papyrus
{Papyrus de Paris, li")) du ii' siècle avant J.-G. l'idée
de mort rattachée, comme dans saint Paul, à celle du
baptême. Un novice du temple de Serapis,.'\.pollonios,
aurait écrit à son directeur spirituel Ptolemaios, qui
différait son initiation sous prétexte que la mort
serait la punition d'une initiation prématurée, qu'il
ne pouvait mourir et que, s'il voyait qu'il devait
être sauvé, qu'alors il soit baptisé, zai où Sw^/j-tSy.
àrc9avstv, y.v.v (2/;: on y.£^ii^a£v 7ù}0cvry.t, to'ts i3amiÇ'Siif.î6x.
Telle est, du moins, l'interprétation de Reitzenstein
(Die hellenistichen Mysterienreligionen, p. 7^); mais
MiLLiGAN (Sélections from tlie greel: Papyri, p. 22.
Cambridge, 1910) explique ce passage tout autre-
ment. ApoUonios éci'it à Ptolemaios que toutes
choses sont fausses, et ses dieiix semblablemenl,
parce qu'ils nous ont jetés dans une grande forêt, où
nous pouvons mourir, même si tu vois que nous
sommes sur le point d'être sauvés, alors que nous
sommes enfoncés dans l'embarras. Il n'y aui'ait donc
dans cette lettre aucune allusion à la mort concomi-
tante au baptême.
Signalons tout d'abord quelques-unes des idées
qui différencient profondement le baptême chrétien
des purifications des mystères. La plus capitale est
que ces dernières purifiaient le candidat à 1 initiation
des souillures physiques, matérielles, de son impu-
reté cérémonielle, tandis que le baptême chrétien
purifiait du péché le catéchumène. Celui-ci devait
mener désormais une nouvelle vie morale, tandis
que le myste continuait sa vie précédente; ce n'était
pas un converti. Au point de vue de l'efficacité
morale, les ablutions des mystères païens sont
nulles, ainsi que l'alfirme Tkrtullibn (De Bap-
tismo, v); elles sont purement rituelles, mécaniques,
inelUcaces, viduae aquae, dit-il, Ib. Voici sur ce
point le témoignage de ForcAnT {Op. cit., p. 4o3
1. The religious expérience of saint l'aul, p. 81. London,
19Î3. — D'après Gardneh, répétant le sommaire donné
par Ankicii, Das antike Mysterienwescn, p. 37, les mys-
tères uvuienl trois cariiclérisliques notables : 1. Tous
avaient des rites de puriticution, cérémoniels ou moraux;
2. Les initiés communiaient avec la divinité; 3. Celte
communion leur assurait une vie heureuse dans l'autre
monde. Les enseignements de saint Paul sont, dit Gardner,
conforutes à ces idées.
et 289) : « L'initiation était dans la vie des initiés un
événement considérable, propre à exalter leur foi
en Démêler et dans ses promesses, mais non le
début d'une existence nouvelle. » (p. /io3) Et sur les
purifications, il dit : « Cette pureté est toute maté-
rielle. Que, plus tard, les philosophes aient voulu y
voir une image, un symbole de la pureté de l'âme
bien supérieure à celle du corps; que, dans quelques
inscriptions de l'époque gréco-romaine, le règlement
prescrive aux visiteurs du dieu d'avoir l'âme pure
aussi bien (pic les mains, c'est possible. Mais parmi
les témoignages qui nous sont parvenus sur la pré-
paration aux iiij'stères, il n'y a pas trace d'instruc-
tion ou de purilication morale, pas de prescription
pour réparer ou expier les fautes commises, pas
d'exhortation à les éviter dans l'avenir. » (p. 2B9)
Il n'y a d ailleurs aucun rapport entre les rites de
l'initiation aux mystères païens et le rite du bap-
tême chrétien. Ces rites païens de purilication sont
en outre des préparations à l'initiation. Dans les
mystères d'Eleusis, il y avait d'abord la purification
à la mer, puis, le surlendemain, des sacrifices, des
processions, et alors commençait la célébration des
grands mystères qui initiaient le candidat au grade
de imT--r,i. Il n'en était pas de même dans le baptême
chrétien, lecpiel était tout à la fois une purification
du péché et une introduction du néophyte dans le
corps de l'Eglise et une union mysti(|ue avec Jésus-
Christ. « Car, dit saint Paul dans sa première épître
aux Corinthiens, xii, 12, comme le corps est un et
que tous les membres de ce seul corps, quoiqu'ils
soient plusieurs, ne forment qu'un seul corps, il en
est de même du Christ. Car nous avons tous été
baptisés dans un seul Esprit pour n'être qu'un corps,
soit Juifs, soit Grecs, et nous avons tous été abreuvés
d'un seul Esprit. » Cf. le passage de l'épitre aux
Romains, vi, 3, que nous citons plus loin.
Enfin, dans le baptême chrétien, l'effet n'était pas
produit, comme dans l'ablution de l'initié païen,
d'une façon mécanique, magicpie, mais d'une façon
spirituelle. Pour nous convaincre de ce fait, il suffit
de lire quelques passages des épitres pauliniennes.
« Ignorez-vous, dit l'Apôtre aux Romains, vi, 3, que
nous tous qui avons été bajjtisés en Jésus-Christ,
c'est en sa mort que nous avons été baptisés? Nous
avons donc été ensevelis avec lui par le baptême en
sa mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des
morts par la gloire du Père, de même nous aussi
nous marchions en nouveauté de vie, car si nous
sommes devenus une même plante avec lui par la
ressemblance de sa mort, nous le serons aussi par
la ressemblance de sa résurrection, sachant bien que
notre vieil homme a été crucifié avec lui, afin que le
corjis du péché fût détruit pour que nous ne soyons
jilus esclaves du péché, car celui qui est mort est
liliéré du péché. » Et aux Galales, m, 26, 27,
il dira : « Tous vous êtes ûls de Dieu par la foi dans
le Christ Jésus. Car vous tous qui fûtes baptisés dans
le Christ, vous revêtîtes le Christ. » Et encore il
écrira aux Colossiens, 11, 12: «Ayant été ensevelis
avec lui (le Christ) par le baptême dans lequel vous
aussi vous êtes ressuscites avec lui par la foi de la
puissance de Dieu qui l'a ressuscité des morts. Et
vous, lorsque vous étiez dans vos oll'enses, dans l'iu-
circoncision de votre chair, il vous a vivifiés avec
lui, nous ayant pardonné toutes nos offenses. »
Il ressort, d'une façpn claire, de ces divers pas-
sages que nous sommes ici dans la sphère des cho-
ses spirituelles et que, de même que la mort du
Christ et sa résurrection n'ont rien eu de magique,
le baptême qui unit le catéchumène à la mort et à la
résurrection du Christ, qui es tune similitude de celles-
ci, n'est pas une opération mécanique ou magique.
1007
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
1008
Commentant le passage de Gai., m, aô-a'j, le P. Prat
en fait ressortir les enseignements : « Baptisés dans
le Christ, vous avez revêtu le Christ, vous avez la
forme du Ghristet, par conséquent, la liliation adop-
tive, inhérente à cette forme. C'est, en effet, l'union
au Christ qui nous fait enfants de Dieu, et celte
union est opérée jiar la foi et par le baptême; mais
ni l'union effective du baptême ne peut se produire
sans l'union affective de la foi, ni Punion affective
de la foi sans quelque relation intrinsèque à l'union
effective du baptême; c'est parce que l'union affec-
tive de la foi tend essentiellement à l'union effective
du baptême, qu'elle devient elle-même effective ; et
les deux conceptions, loin d'être opposées, se rejoi-
gnent. » Donc, puisque saint Paul a étroitement uni
pour la production de la justification du pécheur
la foi et le baptême, celui-ci n'a aucun effet magique,
il n'opère pas mécaniquement et, par conséquent, il
est profondément différencié de l'ablution des cultes
de mystères. Déjà, Notre-Seigneur, 3Ic., xvi, i6,
avait uni la foi et le baptême comme conditions du
salut.
Faisons une dernière observation. La plupart des
religions de mystères, et en particulier les mystères
d'Eleusis, assuraient à Pinitié l'immortalité de l'àme
et la jouissance d'une vie heureuse après le trépas.
Saint Paul aurait-il emprunté à ces religions ses en-
seignements sur le baptême, unissant le iidèle au
Christ et lui assurant par cette union la possession
de la vie éternelle? Il n'en est rien. Sur ce point,
l'Apôtre a développé l'enseignement du Seigneur,
Me, XVI, i6 : Celui qui croira et sera baptisé, sera
sauvé, et par conséquent aura la vie éternelle ; en-
seignement que nous trouvons mis en pratique dès
les premiers temps chrétiens, Actes, ii, 38, Iti; viii,
12. Il n'a jamais été soutenu que Jésus ou ses apô-
tres aient subi Pinfluence des religions de mystères.
Et d'ailleurs cette doctrine de saint Paul se rattache
à toute sa théologie et en est une conséquence. Le
fidèle, uni à Jésus-Christ par la foi et le baptême,
vit avec lui, ne fait qu'un avec lui et, par consé-
quent, participe à la vie du Christ. Or, le Christ res-
suscité ne meurt plus, il vit éternellement auprès de
son Père. De même, le chrétien, mort au péclié par
le baptême, ressuscite comme le Christ et vivra un
jour éternellement heureux avec lui.
Terminons cet exposé par les observations très
justes que fait db Backer {Sacramenlum, p. 3o4) au
sujet des emprunts qu'aurait faits le christianisme
aux religions de mystères : « On reconnaît que ce
serait une absurdité de prétendre que les premiers
chrétiens auraient emprunté les plus anciens de
leurs rites, particulièrement le baptême, qui déjà
était pratiqué chez les Juifs avant la venue du
Christ. (GoBLBT d'Alviell.\, Revue de V Histoire des
relij^ions, igoS, p. 169. Sabatier, La Didaché, p. 85.
Paris) D'après Harnack lui-même {Dos U'esen des
Christentiims, p. 126, 187, i38, 1^8. Berlin, 1900),
Loisv (L'Evangile et l'Eglise, p. 178, 179. Paris,
1902), les emprunts liturgiques n'ont pas été faits
par l'Eglise avant le iv" siècle. Si l'Eglise n'a pu
emprunter la forme, elle n'a pu davantage emprun-
ter le fond, car la prédication du Christ n'a pas subi
Pinffuence de l'hellénisme (Wendland, Die lielle-
Jtistisclirumische Kultiir,p. 120). Or, dès le début du
christianisme, le baptême apparaît avec ses attributs
essentiels (renaissance, purification, illumination),
Uébieux, V, 4, à une époque on la philosophie n'est
pas encore entrée en contact avec le christianisme'.
1. Harnack, 1. c, rapporte la première introduction de
la pensée et de la vie grecques dans le christianisme envi-
ron Ji l'an 130 après J.-C.
Les premiers docteurs chrétiens ont approfondi la
signification du baptême dans toute son ampleur et
sa profondeur (renaissance spirituelle à la vie sur-
naturelle de la grâce), alors que les idées à peu près
semblables au sujet des rites païens correspondants
ne se manifestent que plus tard; en même temps, ils
rapportent ces conceptions à la doctrine même du
Christ » (Justin, I .iput., lxi ; Teutullien, de Ba/it.,
XII, xiii).
Rappelons que plusieurs Pères de PEglise ont
accusé les païens d'avoir plagié le christianisme.
D'après eux, si certaines doctrines des mystères sont
très anciennes, celles qui se rapprochent le plus des
idées chrétiennes, telles, par exemple, que l'etlicacilé
morale attribuée aux purifications dans les mys-
tères, sont une copie de la valeur attribuée au bap-
tême chrétien. Il y a donc toujours lieu de chercher
l'époque où sont nées les doctrines des mystères,
recherche assez difficile pour ne pas dire impossible.
Nous avons vu que plusieurs d'entre elles, celles que
l'on peut dater avec certitude, n'ont que des attesta-
tions postérieures au christianisme et surtout à saint
Paul. — Voir ci-dessus, article Initiation chré-
tienne.
VI. Les rites de l'Eucharistie. — On a soutenu,
avons-nous déjà dit, que l'on retrouvait dans cer-
taines religions de mystères des traces de festins
analogues à la cène eucharistique. L'attestation docu-
mentaire de ces faits est assez faible. D'après un
fragment du rituel des mystères d'Eleusis qu'a rap-
porté Clément d'ALEXANORiB (Protrepl., 11, 21), le
néophyte disait : « J'ai jeûné, j'ai bu le kykéon, j'ai
pris dans la ciste et, après avoir goûté, j'ai déposé
dans le calathos et du calathos mis dans la ciste. »
L'initié buvait et mangeait; mais Folcart (op. cit.,
p. 382) rejette l'opinion de ceux (jui supposent par là
que le myste s'unissait à la substance des déesses :
ces aliments n'étaient pas divins, mais sacrés. De
plus, qu'on le remarque, il s'agissait ici de prélimi-
naires à l'initiation. Le néophyte qui avait bu le
cycéon n'était pas un initié, ce qui constitue déjà
une différence fondamentale entre lui et le chrétien
qui reçoit l'eucharistie.
Il n'y a rien non plus à tirer de concluant du texte
de FiRMicus Maternus (De errore profiinarum reli-
gioniim, xviii), qu'on a appelé en témoignage. Le
voici: In ijiiodiim templo, ut in interioiihus partihus,
Itoino moriturus possit admitti, dicit : De tympano
manducavi, de cynibalo bibi et teligionis sécréta per-
didici. La même formule, avec des variantes, a été
donnée par Clément d'Alexandrie (Protrept., 11, i5).
Nous n'avons encore là que des cérémonies prépara-
toires à l'initiation.
On a essayé de trouver des rapports entre la man-
ducation du corps eucharistique du Seigneur et les
mystères dionysiens et orphiques, dans lesquels
l'initié dévorait la chair crue d'un animal, qui était
censé représenter le dieu, offert en sacrifice. Mais on
ne voit pas que les mystes de Dionysos aient cru, en
mangeant le taureau, symbole de Dionjsos, manger
la divinité et s'en incorporer la force. En fait, cette
omophagie du taureau symbolise probablement
l'épisode de la destruction et de la manducation de
Dionysos par les Titans ou les transports sauvages
de Dionysos et des thiases ; tout au plus pourrait-on
parler d'une union mystique avec le dieu. Cf. de
Backer, op. cit., p. 326.
Cette conception de la manducation d'un animal,
représentant la divinité, est très ancienne et se re-
trouve dans d'autres cultes, jus(iue chez les Aztè-
ques du Mexique et chez d'autres peuples, où la
manducation de l'animal conférait au participant la
1009
MYSTÈRES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
1010
force de celui-ci, bien iiu'il ne soit pas dit qu'il
mangeait le dieu ; mais celte conception ne parait
pas avoir passé dans les rituels liturg^iiiues contem-
porains de Paul. Les religions de mystères de son
temps n'ont aucune aflinilé avec les conceptions an-
ciennes de la manducation d'un animal, symbole de
la divinité, et il ne semble pas que l'Apôtre ail pu
avoir connaissance de ces conceptions anciennes.
Dans les religions de mystères, la liturgie consistait
essentiellement dans la reproduction des actions du
dieu, la(|uelle devait être pour l'initié une partici-
pation à la divinité. Mais tout cela était symbolique
et non réel. Ce n'était donc pas au moyen de repas
sacrés que s'elfectuait l'union avec la divinité.
On a soutenu que primitivement le sacrilice avait
pour but d'unir l'adorateur avec le dieu en le fai-
sant participer à celui-ci par la manducation de l'a-
nimal sacrilié. Et d'abord, est-il certain qu'il s'agit
ici d'autre chose que d'une participation malérielle
à la cliair d'un animal qui représentait symbolique-
ment le dieu'? Conception bien éloignée de celle de
saint Paul, comme nous le dirons plus loin. El
d'ailleurs, de son temps, personne n'adhérait plus
à celte croyance. Témoin la question posée i)ar le
prêtre épicurien Cotta (Cicéron, De iiatitra dcuiutn,
III, XVI, /)i) : t Quand nous appelons le blé Cérès et
le vin Bacchus, nous employons une manière usuelle
de ))arler. Pensez-vous qu'il y ait quelqu'un d'assez
insensé pour croire que ce qu'il mange est dieu?
Ecqueni tant amentem esse pillas qui iltiij, qito i es-
catiir, ileum credal esse.' »
On fait remarquer aussi qu'il y avait, au temps
de saint Paul, des repas de confréries, analogues à
ceux dont il parle dans sa première épitre aux Co-
rinthiens, XI, 17 ss. Ces repas servaient, en efl'et, à
maintenir l'union entre les compagnons, mais on ne
voit pas qu'ils aient comporté un acte de culte ou
qu'ils aient eu une signilication religieuse.
Trouverons-nous dans les repas sacrés des mys-
tères de Mitbra la preuve que le niyste aurait cher-
ché, en mangeant la divinité, une union intime,
même une union corporelle avec celle-ci? Il n'y a
aucun document établissant que les fêtes de Mithra
aient exercé une influence quelconque sur le chris-
tianisme. Dans son plein développement, le mitliria-
cisme est postérieur à celui-ci. (Cf. l'article MiTiinA,
col. 578 ss.)
« En fait, ainsi que l'a fait remarquer de Backkr
(op. cit., p. 827, 329), pas un auteur chrétien ne
témoigne, d'une manière formelle, de la croyance à
la manducation de la divinité dans les mystères
païens... Les repas des mystères ne peuvent donc
produire une union corporelle du myste avec la
divinité. L'union qu'ils opèrent est tout au plus une
union mystique : cette union est censée réalisée
avec le dieu par l'union au mythe ou drame sacré
dont le repas est la commémoraison, et à une épo-
que plus tardive par lacollalion des vertus morales,
symbolisées par les aliments que l'on consomme
dans ces repas. »
Il en est tout autrement dans la cène eucharisti-
que, telle que la présente saint Paul dans sa pre-
mière épitre aux Corinthiens, xi, aS : « Car moi,
j'ai reçu du Seigneur ce que je vous ai aussi trans-
mis, que le Seigneur Jésus, la nuit où il fut livré,
prit du pain et ajjrès avoir rendu grâces, il le rom-
pit et dit : Ceci est mon corps lequel est ' pour vous;
faites ceci en mon souvenir-. De même aussi, le ca-
lice, après avoir soupe, disant : Ce calice est la
1. Lequel est rompu, z/ci/zE/ov, d'aprts les mss. ËFGKLP,
des minuscules; ne l'ont pas les mss. NItAC
2. A-jû/rjr.zi^ signiiie action de rappeler au souvenir.
nouvelle alliance en mon sang; faites ceci, chaiiue
fois que vous boirez en mon souvenir. Car cliaiiue
fois que vous mangez ce pain et buvez ce calice,
vous annoncez la mort du Seigneur jus(|u'à ce qu'il
vienne. De sorte que celui qui mangera le pain ou
boira le calice du Seigneur indignement, sera cou-
pable du corps et du sang du Seigneur. Que (tout)
homme donc s'éprouve soi-même et qu'ainsi il
mange de ce pain et il boive de ce calice. Car celui
qui mange et boit' (indignement), mange et boit sa
propre condamnation, ne discernant pas le corps
du Seigneur. » Auparavant, I Cor,, x, 16, Paul
avait dit aux Corinthiens : « Le calice de bénédic-
tion que nous bénissons n'est-il pas une commu-
nion au sang du Christ? Et le pain que nous rom-
pons n'est-il pas une communion au corps du
Christ? »
De ces textes il ressort clairement que le fidèle
qui communiait participait au corps et au sang de
Jésus-Christ; en d'autres ternies, qu'il recevait en
lui le corps et le sang de Jésus-Christ, corps et
sang du Christ glorieux. La manducation du corps
du Christ est donc réelle, mais elle n'est pas gros-
sière et matérielle, comme l'était la manducation du
corps des animaux pratiquée par les participants
aux mystères de Dionysos ou d'Orphée. D'ailleurs
le concept d'une communion à la fois réelle et spi-
rituelle, qui est au centre du christianisme, ne se
trouve pas dans les cultes des mystères.
Comment admettre d'ailleurs (jue l'Apôtre ait
emprunté aux mystères païens ses enseignements
sur la participation au corps du Christ et ses or-
donnances sur lacélébralion de l'eucliarislie, lui qui
a flétri si vivement les pratiques païennes et inter-
dit avec tant d'énergie l'assistance aux repas sacrés
des religions païennes? « Ne formez pas avec les
incroyants, dil-il aux Corinthiens, un attelage dis-
parate. Qu'y a-t-il de commun entre la justice et
l'iniquité? Ou bien quelle union peut exister de la
lumière avec les ténèlires? Quel accord peut-il y
avoir du Christ avec Bélial? Ou bien quelle part le
croyant peut-il avoir avec l'infidèle? Quel rapport
du temple de Dieu aux idoles? » II Cor., vi, i/| ss.
Paul avait déjà dit aux mêmes Corinthiens ; « Je ne
veux pas que vous entriez en communion avec les
démons. Vous ne pouvez boire en même temps la
coupe du Seigneur et la coupe des démons. Vous ne
pouvez participer en même temps à la table du Sei-
gneur et à la table des démons. » I Cor., x, ao, 21.
VII. Conclusions. — Les conclusions de cette
enquête peuvent être résumées en quelques lignes.
L'apôtre Paul connaissait à fond les Saintes Ecritures,
dont il s'était instruit dès sa jeunesse; elles étaient,
on doit l'affirmer, la base de sa mentalité reli-
gieuse. Il avait reçu les enseignements des rabbins
qui l'avaient initié aux spéculations de la théologie
juive. Enfin et surtout, Paul avait reçu directement
de Noire-Seigneur la révélation de l'Evangile et, de
plus, il avait été instruit de la vie et des enseigne-
ments du Seigneur par la tradition apostolique.
N'oublions pas la puissante personnalité morale et
religieuse de l'Apôtre, éclairé tout d'abord par les
lumières qui lui venaient des Saintes Ecritures, puis
par la révélation directe du Seigneur et par l'ensei-
gnement apostolique.
On peut donc allirmer a priori que l'esprit de Paul
ne devait pas subir profondément des influences en
dehors de celles-ci, sauf, pour ainsi dire, à la péri-
phérie de son esprit. Des conceptions aussi étran-
gères aux conceptions juives et chrétiennes que
1. Les mss. NBAC n'ont pos «vkÏim.;,
1011
MYSTERES PAÏENS (LES) ET SAINT PAUL
1012
celles des religions de mystères, ne pouvaient qu'être
extérieures à celles qui formaient un tout bien uni
dans son esprit.
Nous reconnaissons que l'Apôtre a connu certaines
doctrines des religions de mystères, et même des
rites de ces mystères ; il ne pouvait en être autre-
ment, car ces idées étaient, on peut le dire, du do-
maine public, elles n'étaient pas secrètes. En outre,
Paul, en fréquentes relations avec des convertis
païens, dont quelques-uns avaient été initiés aux
mystères, a dû apprendre de ceux-ci les conceptions
et les rites des mystères: les premières pour les com-
battre et les secondes pour les juger. Que certains
termes, tels que yvâsi;, ôof^, zvt'ju.v., «jj, aient traduit
dans les religions de mystères des conceptions ana-
logues à celles que nous retrouvons dans les épitres
pauliniennes, cela ne prouve en aucune façon que
Paul leur ait emprunté ces idées. Ressemblance n'im-
plique pas dépendance. Les idées que représentaient
ces termes venaient d'ailleurs à l'Apôtre, en très
grande partie, de l'Ancien Testament.
Il peut y avoir eu aussi des analogies d'idées. « Des
idées très générales, remarque L. Venard (Les ori-
ifines clirdtiennes, dans : Où en est l'histoire des reli-
gions, t. II, p. 225. Paris, igi i), peuvent se retrouver
à la base de beaucoup de religions dilïérentes, sans
qu'il y ait lieu de supposer une influence réciproque,
connue par exemple l'idée de la participation à la
vie d'un Dieu Sauveur, idée qui peut naître sponta-
nément des besoins religieux communs à l'huma-
nité. Pour pouvoir affirmer que saint Paul l'a em-
pruntée aux cultes d'Adonis onde Millira, il faudrait
que la ressemblance s'étendit à la conception même
du salut et au mode de sa réalisation. Or, tout le
monde doit reconnaître qu'en dehors de l'idée géné-
rale commune, il y a plus de dilTérences que d'ana-
logies entre le christianisme paulinien et les diverses
formes du paganisme mystique. »
En délinitive, la théologie particulière de l'Apôtre
était fondée sur des conceptions absolument étran-
gères aux conceptions païennes, à savoir sur la foi
en Jésus-Christ crucitié, envoyé dans le monde par
son Père pour sauver l'hiimanité par sa mort rédemp-
trice.
Quant aux rites sacramentels, tels que le baptême
et l'eucharistie, il les avait reçus de la tradition
apostolique ou de Jésus-Clirist lui-même, et il les
conservait intégralement, tout eu les éclairant à la
lumière de ses doctrines. L'explication qu'il en
donne, représentant le sacrilice complété par la
manducation de la victime comme une communion
du lidèle avec la divinité, est une idée sémitique et
juive, plutôt qu'hellénique.
u Quelles que soient d'ailleurs, alBrme VENAnD(o/).
cit., p. 226), les analogies de surface qu'on peut rele-
ver, il y a une différence profonde, au point de vue
moral et religieux, entre les cultes orientaux et le
christianisme tel qu'il apparaît dans l'enseignement
de saint Paul. Sans doute il y avait des âmes d'élite
qui cherchaient dans la mystique païenne la satis-
faction d aspirations élevées. Mais, sans parler même
de l'immoralité de certains rites, il faut reconnaître
que, en général, on attendait de l'initiation aux mys-
tères une pureté rituelle, obtenue par des procédés
presque magiques, et sans lien direct avec la prati-
que de la vertu, plutôt ([u'une vraie puritication
morale. La mystique chrétienne au contraire vise à
changer les âmes, elle tend à la réforme de tout
l'homme, à la création d'un homme nouveau, en
qui l'action de l'Esprit divin se manifeste par la
sainteté de la vie et des œuvres. » Le P. Lagrange
conclut ainsi son étude sur l'école du syncrétisme
judéo-païen. « Les religions païennes — surtout
celles d'Osiris, d'Adonis et d'Attis, vieilles religions
naturalistes — essayèrent en vain de dépouiller l^ur
grossièreté native par un symbolisme transcendant.
Le christianisme, religion de l'esprit, aurait plus
d'une fois été contaminé par elles, si l'autorité ecclé-
siastique n'avait préservé les ûdèles. Le dieu souf-
frant qui lutta le plus énergiquement contre le
Christ et qui vraiment lui disputa les àm^s, fut
Attis, le plus méprisé de tous, avec ses tauroboles
ou baptêmes de sang, qui se donnaient pour plus
efficaces que le baptême par l'eau. Mais quelles spé-
culations philosophi(|ues pouvaient réhaLiliter celle
douche de sang, semblable, disait Cumont, op. cit.,
p. 88, à quelque orgie de cannibales. »
Bibliographie générale. — Dupuis, Origine de
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013
MYSTICISME
1014
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burgh, igi8.
E. Jacqi'ibh.
MYSTICISME. — \. Objet en question. — II. Mé-
thode. — 111. Notion générale. — IV. Description
de l état mystique. — • V. Explications pathologi-
ques : hystérie, nervosisme, somnambulisme, psy-
chasthénie, monoïdéisme, érotomanie. — VI. Mysti-
cisme et Subconscient. — VU. Etat mystique et
Doctrine catholique.
I. Objet en question. — On n'a pas ici le dessein
d'étudier théologiquement la nature intime de l'anicn
mystique selon ses divers degrés, en <iiseulant les
opinions admises parmi les théologiens catholiques.
On se propose de revendiquer contre le nalnralisme
la réalité des états mystiques, d'établir qu'ils ne peu-
vent se ramener à des phénomènes d'ordre naturel,
normaux ou anormaux, mais qu'ils jouissent de
caractères propres qui les rangent dans un ordre à
part.
II. Méthode. — La méthode vraiment scientifique
à suiA-re en cette matière est d'écouter impartialement
ce que disent les mystiques reconnus comme tels,
sans le déformer par des systèmes ou des idées pré-
conçues, et d'étudier ces données expérimentales en
les laissant dans le cadre des circonstances concrè-
tes où elles se sont produites. Spécialement, ce qu'une
personne rapporte de son expérience psychologique
ou morale ne se peut juger et interpréter selon sa
vraie valeur qu'en fonction de l'ensemble de la vie
psychologique et morale du sujet.
m. Notion générale. — A consulter l'origine du
mol, Mystique désigne ce qui s'enveloppe de mystère,
ce qui se dérobe dans le nuage. Dans l'antiquité grec-
que, Mystique se dit des cultes secrets, réservés aux
seuls initiés. C'est le domaine obscur qui a été entr'
ouvert devant leurs yeux, sur lequel ils doivent
/'er»ier leurs lèvres (Mi/arwo», de 'SVm fermer) el garder
le secret. De ce domaine, rien n'est comraunicable
aux profanes que par voie d'images et de symboles.
Le mot mystique passe, avec ce double sens de chose
secrète et de chose symbolique, des anciens comme
Hérodote, Eschyle, Aristophane, Thucydide, Stra-
bon, aux Pères de l'Eglise. Saint Irénée, Clément
d'Alexandrie, saint Hippolyte, parlent de ce que
renferment d'inaccessible et de secret soit les vérités
de la foi, soit les institutions sacramentelles comme
l'eucharistie et le baptême : choses mystiques. (Voir
l'article Mystèhes )
De nos jours, certains auteurs qualifient de mysti-
cisme toute doctrine de sentiment ou de croyance,
par opposition aux doctrines rationnelles. Le mot a
été employé dans ce sens particulièrement par Victor
Cousin (Histoire de la Philosophie moderne, t. II,
IX* leçon) et les éclectiques ses disciples. (Voir Du
Mysticisme parJ. de Bonniot. Etudes de juillet 1858,
p. i-3o.) Tout ce qui était objet de foi religieuse,
tout ce qui se réclamait du catholicisme était traité
de mysticisme. On arrivait à rapprocher le sentiment
religieux et ses manifestations des rêveries de Plotin
et de ses extases, enveloppant les unes et les autres
de la même dénomination dédaigneuse de mystiques,
terme rare, d'ailleurs, chez l'auteur des Ennéades.
La seule forme religieuse compatible avec la raison
était la religion naturelle. Le Mysticisme est un rêve
nécessairement extravagant. (Cousin, Du Vrai, du
Beau, du Rien, V leçon)
1015
MYSTICISME
1016
D'autres étendent le mot mystique à toute ten-
dance à vivre clans une région supérieure à ce qui
est directement palpable, selon un certain idéal lit-
téraire, artislitiue, social.
Danslecatliolieisnie.les mois mystique, mysticisme,
ont pris peu à peu un sens spécial et assez délini.
Ebauché par le Pseuuo-Dunys, écrivain sans doute
du milieu du v' siècle, plus net et plus précis à par-
tir du XI" siècle avec Hugues du SAiNT-VrcïOR et saint
Bernard, un certain enseignement s'organise dans
l'Eglise. Une théologie se forme autour de l'idée d'une
union avec Dieu, plus intime que la simple union de
foi commune. Et on entend par tiiystit-isme toute
communication directe de l'àme avec Dieu.
C'est dans ce sens précis que nous prenons ici le
mot mysticisme.
IV. Description de l'état mystique. — Les états
mystiques, quelque divers et variés qu'ils soient, ont
ceci de commun qu'ils font percevoir et sentir Dieu
immédiatement présent. L'àme élevée à l'état mjsti-
que saisit Dieu par une connaissanceexpérimentale.
Sainte Thérèse, en qui le don mystique le plus
sublime se trouve uni aune admirable tinesse d'ana-
lyse, a décrit maintes fois ce rai)proeliement entre
l'àme et Dieu.
« Pendant que je me tenais en esprit auprès de
Jésus-Clirist ou bien au milieu d'une lecture, j'étais
saisie soudain d'un vif sentiment de la présence de
Dieu. Je ne pouvais alors aucunement douter qu'il
ne fût en moi ou cjue je ne fusse moi-même tout abî-
mée en lui. Ce n'est pas là une vision; c'est ce qu'on
appelle, je crois, théologie mystique. » (Vie par elle-
même, chap. x)
Et plus loin : n L'àme se sent près de Dieu, et il
lui en reste une certitude qui ne lui permet pas d'en
douter... J'avais, dans lescommencements, cetteigno-
rance de ne pas savoir que Dieu est dans tous les
êtres. Or, d'un côté, la présence si intime dont je
parle me semblait incroyable, et de l'autre, il m'était
impossible de ne pas croire que Dieu fût là, car
j'avais comme une vue claire de sa réelle présence. »
( Vie, chap. xvii)
Ailleurs : « Dieu s'établit de telle sorte au plus
intime de cette àme, qu'en revenant à elle, il lui est
impossible de douter qu'elle n'ait été en Dieu et que
Dieu n'ait été en elle. Cette vérité s'imprime si bien
dans notre esprit que, des années se fussent-elles
écoulées sans que Dieu lui ait renouvelé celte grâce,
elle ne peut l'oublier ni douter qu'elle n'ait été en
Dieu. ..Vous médirez : Comment a-t-elle vuetentendu
<|u'elle a été en Dieu, puisqu'en cet état elle ne voit
ni n'entend? Je ne dis pas qu'elle l'a vu alors, mais
qu'elle le voit clairement ensuite, et cela, non au
nioj'en d'une vision, mais par une conviction qui lui
reste et que Dieu seul peut donner. Je connais une
personne qui ignorait (jue Dieu fût en tous les êtres
par présence, par puissance et par essence. Après
une faveur de ce genre qu'elle reçut de lui, elle en
demeura si convaincue, qu'ayant demandé, à l'un de
ces demi-docteurs dont j'ai parlé, de quelle manière
Dieuétaiten nous, lui, qui n'en savaitpas plus qu'elle
avant cette révélation, eut beau l'assurer cjue Dieu
n'était en nous que par la grâce, elle ne put aucu-
nement le croire, tant elle était sûre du contraire.
Ensuite, elle en interrogea d'autres qui lui dirent ce
f|u'il en était, ce qui la consola beaucoup. » {Châ-
teau intérieur. Cinquièmes demeures, chap. i")
Saint Jean de la Croix dit, de son côté : « Les
connaissances sublimes et amoureuses sont propres
à l'état d'union; elles sont l'union même, et consis-
tent dans une mystérieuse touche de la Divinité au
fond intime de l'àme. C'est Dieu lui-même que l'àme
ressent et qu'elle goûte, mais non sans doute avec
la plénitude et l'évidence de la claire vision béati-
li<jue... Ouelciues-unes de ces connaissances et de ces
louches, par les(iuelles Dieu alleint la substance
de l'àme, l'enrichissent merveilleusemenl. Il suffit
d'une d'entre elles pour enlever tout d'un coup à
l'àme certaines imperfections, dont elle n'avait pu se
défaire durant le cours de sa vie, et de plus pour la
laisser ornée de vertus et comblée de dons surnatu-
rels. » {Montée du Carmel, l. 11 ; chap. xxvi)
Et commentant le vieux Denys, Gehson se
demande ce qu'est la Sagesse supérieure ou le fait
mystique. « L'union expérimentale de l'àme avec
Dieu, clit-il, est une perception simple et actuelle de
Dieu, procédant de la grâce sanctiliante, laquelle
commence ici-bas et s'achève dans la gloire par la
grâce consommée. Celle union est donc un avant-
goût de la gloire, une promesse et un gage de l'éter-
nelle félicité... On aboutit ainsi à celte délinition,
par les notes essentielles et propres, de la Théologie
mystique, qu'elle est une perception expérimentale
de Dieu. Si l'on emploie le mot perception plutôt que le
mot connaissance, c'est c(ue 1 union se fait aussibien
par les puissances alVectives que par les puissances
appréhensives de l'àme. » {Super Magnificat, Trac-
iatus vii"s )
Les états mystiques ne sont ni fixes ni d'une espèce
unique. Ils forment comme une série dont l'àme pri-
vilégiée est appelée à parcourir les divers degrés,
chacune dans la mesure de la grâce accordée. Ces
degrés ne nous apparaissent pas comme le dévelop-
pement naturel l'un de l'autre. Ils sont cependant
disposés selon un certain ordre dont on retrouve les
principales étapes chez les plus célèbres mystiques.
C'est une progression vers une pénétration toujours
plus intime de la créature par le Créateur.
Au premier degré est VUnion commencée ou la
Contemplation imparfaite. L'âme reste attachée à
Dieu par un regard simple et amoureux, et Dieu
prend possession de l'àme de telle sorte que ses
puissances, la mémoire, l'entendement, la volonté,
n'interviennent plus que par une spontanéité réduite.
Dans ce premier degré d'union, tantôt l'àme goùle
une quiétude pleine de suavité qui se répand sur tou-
tes ses puissances, tantôt elle s'épanche en transports
de louanges, comme possédée d'une sainte ivresse.
Au-dessus est la Contemplation parfaite ou VUnion
pleine : l'àme s'unit à Dieu avec une suspension to-
tale de ses puissances, s'abimant et se transformant
en lui, conversant avec lui sans le secours des mots
et des images. Un degré plus haut, c'est VUnion exta-
tique : les sens extérieurs perdent leur activité, tant
Dieu absorbe l'essence de l'àme; la connaissance de
Dieu devient ténébreuse, c'est la nuit obscure, mais
ces ténèbres indiquent les profondeurs divines où
l'àme pénètre, non une diminution de lumière.
Enlin le terme de ces ascensions mystiques est
VUnion consommée ou Mariage spirituel : les ténè-
bres disparaissent, l'àme s'établit dans la claire vi-
sion de Dieu, et d'une façon presque permanente ;
les puissances de l'àme et les sens corporels recou-
vrent leur activité ; l'union sublime persiste parmi
les occupations du dehors, l'âme reprend comme
pied sur la terre, portant avec elle le don divin.
Telle est, avec ses divers degrés, la montée ou
l'échelle mystique. On voit assez l'erreur des psy-
chologues ou des physiologistes qui confondent plus
ou moins état mystique et extase, qui ramènent à
l'extase tout état mystique. L'extase n'est qu'une
forme, et non la plus haute, et plutôt extérieure, de
l'union mystique. Erreur aussi de déQnir le mysti-
cisme par le symbolisme. Ainsi pour E. Récéjac,
« Le mysticisme est la tendance à se rapprocher de
1017
MYSTICISME
1018
l'Absolu moralement et par voie de symboles. »
(A'ssrti sur les Fundemenis de la cuniiaissaiice mysti-
que. Paris, Alcan, 1897, p. 66) C'est le sens ploli-
nien. Dans le mysticisme orthodoxe, plus le mys-
tique s'élève, plus il écarte les symboles.
L)e cette description de l'état mystique, on trouve
tous les cléments et aussi le développement chez les
mystiques catholiques. Citons parmi les plus grands:
après saint Paul, Hugues de Saint-Victou, saint
BuRMAUi), lliciiAiiD DE Saint-Victor, saint BONA-
VENTUHE, saint Thomas d'Aquin, sainte GRRTRUDE,la
bienheureuse Angélk du Foligno, Tauler, Suso,
sainte Catherine de Sienne, la véncr. Julienne de
NoRWicH, KuYSBROECK, Gerson, Denis le Char-
treux, sainte Catherine de Gi":neb, le vénérable
Louis de Blois, le P. Iîalthazar Alvarez, sainte
Thérèse, saint Jean de la Choix, saint Alphonse
Uodriguez, saint Fran(,:ois de Sales, sainte Jeanne
deChantal, la vénérable Marie de l'Incarnation,
ursuline, la bienheureuse Marguerite-Marie Ala-
COQUE, saint Alphonse de Liguori, le bienheureux
CURÉ d'Ars.
Des mystiques catholiques approuvés, il importe
grandement de distinguer les mystiques hétéro-
doxes. Les principaux sont des quiétisles, comme
MoLiNoset Mme GuYON.Chez quelques-uns, ont pu se
réaliser, au début, des états mystiques véritables, ou
des parties véritables d'états mystiques. Ils y ont
bientôt introduit l'activité naturelle, souvent très
calculée, de leurs facultés, surtout de leurs facultés
Imaginatives et émotivesagissant sans le contrepoids
de la grâce divine ou sans le contrôle de la sagesse
humaine. Quand ils traitent du mysticisme, nombre
d'auteurs profanes, psychologues, médecins et mo-
ralistes, les confondent dans un même groupe avec
les mystiques catholiques. La conséquence est qu'ils
attribuent à ceux-ci tous les caractères psychologi-
ques et toutes les tares de ceux-là, qu'ils faussent en-
tièrement la nature du mysticisme reconnu dans
l'Eglise catholique, lis ont alors beau jeu pour rame-
ner tout mysticisme à quelque anomalie (isycho-
physiologique. C'est imiter ceu.v qui prétendent
juger des hommes religieux par les scrupuleux ou
les fanatiques.
A plus forte raison, faut-il distinguer des faits
mystiques catholiques certaines manifestations trou-
bles et morl)ides, comme celles des Gonvulsionnaires
et des Camisards, ou les Revivais. (Voir le liéteil
gallois de igo^-igoS dans Eludes du 5 août 1908,
p. 363-36g.)
'V. Explications pathologiques. — Les états ou
accidents pathologiques, dont il va être question,
sont proposés tantôt comme l'explication pure cl
simple du mysticisme, tantôt comme l'explication
des phénomènes physiques constatés chez les mys-
tiques (extases, évanouissements, visions), tantôt
comme concomitants au mysticisme. On dira : Le
mysticisme, c'est de l'hystérie; ou : l'anesthésie des
mystiques est hystérique; ou : il y a de l'hystérie chez
les mystiques. En général, les auteurs naturalistes
s'inquiètent peu de poser nettement là-dessus l'état
de la question.
Etat mystique el Hystérie. — Nvstérie (v. ce mot)
est un terme imprécis quia successivement désigné,
dans le langage des cliniciens, des symptômes de
caractères très divers. Aujourd'hui, ceux dont l'au-
torité est le mieux reconnue pour l'étude des névro-
ses et des psychoses, déclarent qu'on ignore la cause
profonde des phénomènes hystériques, qu'on ignore
même si l'hystérie constitue une maladie spéciale.
On garde cependant la qualification d'hystérique
à certain tempérament caractérisé par une grande
émotivité, la suggestibililé, une réactivité exagérée.
Au point de vue moral, les sujets dits hystériques
sont inconstants dans leurs passions, allant sans
raison proportionnée, pour le même objet, de
l'amour à la haine, et se montrant spécialement dis-
simulateurs. Tout le monde reconnaît que les stig-
mates somatiques, contracture, raideur, anesthésie,
œdèmes sont des symptômes contingents et tout
secondaires. Selon les sens successifs du mot, beau-
coup de cliniciens ont traité d'hystériques les mysti-
ques catholiques : tels Chaucot, Bourneville, Paul
llicuER, Gilles dk la Tourette, Lkorand du Saulle,
et aussi Pierre Janet, première manière, Georges
DU.MAS.
Il faut noter que nombre de mystiques, comme
sainte Thérèse (voir Vie écrite par elle-même, chap.
ix), saint Ignace, sainte Jeanne de Chantai, ne sont
nullement des Imaginatifs, et ils présentent les
mêmes phénomènes psychiques et les mêmes acci-
dents physiologiques (extases) que les mystiques
plus Imaginatifs et plus émotifs. Chez les uns et les
autres, sont fréquentes les visions intellectuelles
« où, comme s'exprime sainte Thérèse, l'on voit clai-
rement sans qu'aucune forme frappe les yeux de
l'âme». — Leur émotivité n'est pas désordonnée :elle
répond à un grand objet. Dieu, la destinée humaine,
la perfection humaine. Et cet objet les conduit et les
domine, leur inspire de fortes résolutions et de
grands desseins en vue desquels ils combinent avec
sang-froid et prudence des moyens appropriés, loin
qu'ils soient la proie des suggestions du moment,
qu'ils obéissent au hasard des circonstances. Ils se
défendent contre tout ce qui ne va pas à leur
« grande idée » ou à leur idéal, et cette idée ou cet
idéal, ils savent se le justifier à eux-mêmes. Rien de
constant comme le fond de l'âme des mystiques ca-
tholiques : toute leur vie n'est qu'un effort continu
vers Dieu mieux [)ossédé; les agitations qui se pro-
duisent en eux n'attaquent pas cette continuité. Le
besoin de sincérité avec eux-mêmes, avec les autres,
est encore une marque des mystiques. Humbles, ils
confessent leur indignité et leur misère; ils cachent
les faveurs reçues ou les rapportent toutes à Dieu.
Faut-il admettre, au moins, que les mystiques sont
tributaires, plus que les autres, des accidents ner-
veux? Ce ne serait pas chose extraordinaire que la
vie intense dont vivent à certains moments les mys-
tiques, la tension de leur être en une direction uni-
que, la profondeur des émotions qui les envahissent,
que tout cela, joint aux austérités qu'ils s'imposent,
ail ]>our elïet d'alfaiblir leur organisme et de le
disposer à certains accidents nerveux. (Brenier de
Montmorand, /les Mystiques en dehors de l'Extase.
Hew /ihilos., décembre 190^, p. 6o3) Mais ces acci-
dents n'atteignent pas la santé fondamentale de leur
mysticisme tel que nous venons de le décrire.
Celte santé fondamentale de toute la vie mystique
est manifeste particulièrement dans sainte Thérèse.
(D'Goix, Le Surnaturel et la Science. Les Extases de
sainte Thérèse, dans Annales de philosophie chré-
tienne, mai 1896, p. 148-169; juin, p. 268-280) A l'oc-
casion du troisicme centenaire de sa mort, l'évêque
de Salamanque avait, en 1882, mis au concours,
entre autres questions, celle du caractère et des
révélations de sainte Thérèse en face des savants
incrédules. Un jésuite belge, biologiste de mérite, le
P. Hahn, crut pouvoir afiirmer, dans son mémoire,
qu'au point de vue physique, Thérèse fut, jusqu'à
un âge avancé, afiligée d'une hystéro-épilepsie (type-
Charcot) aux symptômes accumulés; mais par une
dérogation exceptionnelle à la loi qui établit une
corrélation à peu près constante entre le caractère
physique et le caractère mental des hystériques de
1019
MYSTICISME
1020
ce type, elle n'avait été nullement atteinte d'bystérie
mentale; bien plus, par ses dispositions intellec-
tuelles et morales, elle se plaçait au pôle opposé des
hystériques. Le mémoire fut com-onné.
En 1886 un décret de Rome le mettait à l'index.
En même temps, un des collègues du P. Hahn, le
P. DE San, professeur de théologie à Louvain, éta-
blissait, dans son Flude pathologico-tliéologique sur
sainte Thérèse (Louvain, Fonteyn, i88G),que la cause
générale des accidents morbides qu'on relève chez
sainte Thérèse doit être cherchée dans sa complexion
délicate, mais nullement névropatliique, la cause
particulière dans le traitement d'un empirique igno-
rant. Il croit à une gastrite aiguë aggravée d'une
maladie de cœur. De son côté, le D' Imbert-Gourbryre
penche pour une chlorose grave, compliquée d'un
empoisonnement médical {La Stigmatisation, t. II,
p . 54 '). tandis que le D' Goix opine pour une intoxi-
cation paludéenne se manifestant par des lièvres
intermittentes avec accès pernicieux {Annales de
philosophie chrétienne, juin i8g6, p. 272). Ce qui
importe, c'est l'absence des symptômes de l'hystérie
selon le type médical.
Pour faire de sainte Thérèse ou de nos autres mys-
tiques des hystériques, il faut créer à leur intention
une hj'stérie sui generis, sans représentants ailleurs.
(H. Delacroix. Bull, de la Soc. franc, de philosophie,
janvier igo6, p. 24)
Etat mystiqueet Nervosisme. — Ce que nous venons
de dire montre assez que les mystiques, lors même
qu'ils seraient sujets à des accidents nerveux — ce
qui est loin d'être général — ne sont ni des névrosés
ni des névropathes : qualifications qui indi(|uent un
état chronique plus ou moins aiga de trouble mental.
Etat mystique et Somnambulisme. —Ce qui carac-
térise l'Iiypnose ou le somnambulisme à ses divers de-
grés, c'est la tendance au dédoublement de la i)er-
sonnalité. Dans l'état hypnotiqueousomnambulique,
le sujet jouit d'une seconde existence psychologique
qui tend à se distinguer de l'existence normale et
alterne avec celle-ci. Des éléments de la vie normale,
souvenirs, images, habitudes affectives, apparaissent
bien au cours de la période somnambulique. Mais
surtout quand il s'agit du somnambulisme profond,
le sujet, revenu à l'état normal, ne garde qu'un sou-
venir très affaibli de ce qui s'est passé en lui à
l'état somnambulique. Il y a même parfois amnésie
plus ou moins complète.
Au contraire, la vie des mystiques est nne, d'une
admirable unité. D'une part, leur vie consciente et
volontaire, normale, les dispose, par la pratique de
l'ascétisme, à vi^Te les états mystiques; d'autre part,
cette vie normale réalise ce qu'ils ont ressenti ou
résolu dans ces mêmes états. Les grands initiateurs
comme sainte Catherine de Sienne, les fondateurs
d'Ordres, nn saint François d'Assise ou un saint
IgTiace, les manieurs d'hommes et les pionniers
apostoliques, un saint Paul ou un saint François
Xavier vivent, en état normal, leur idéal mystique.
Quelques-uns racontent leur a seconde vie » en des
pages qui comptent parmi les meilleures de la lit-
térature psj'chologique, tels saint Augustin et sainte
Thérèse. Tous y font appel dans les travaux de la
vie extérieure, pour se justifier à eux-mêmes ou
justifier aux autres leur conduite.
Etat mystique et Psychasthénie. — Pour certains
auteurs, loin de s'expliquer par une exaltation, au
moins momentanée, de la vie individuelle, l'état
mystique se ramènerait à un état de dépression
physique et morale. Chez les mystiques, il y aurait
psychasthénie, alTaiblissement de tonte la vie affec-
tive et volontaire. Ils se révéleraient comme des
douleurs, des abouliques, des scrupuleux. En eux,
on remarque diminution de la volonté, mollesse, len-
teur, hésitation à prendre un parti, difiiculté de
mener rien à terme. Ce sont aussi des instables : ils
passent brusquement et sans sujet de la confiance à
l'abattement, de la joie à la tristesse, de l'ivresse à
l'angoisse. De là, le besoin de direction. Tous sont
en quête d'un appui, d'un guide auquel ils remet-
tent le soin de leur conduite, qui décide pour eux.
(Ainsi Pierre Janet, dernière manière. liuU. de
l'Inst. psyck., année 1901, p. 287-240. — Les Obses-
sions et la Psychasthénie, 1908, passim. — E. Moni-l
siBR, Les Maladies du sentiment religieux, Paris,
1903, p. iG-2g, 89-40
Mais ce (]ui tourmente les mystiques, ce n'est pas
le doute ; c est la difficulté qu'ils éprouvent à attein-
dre le but qui leur est apparu. Ce but, ils peuvent le
chercherquelque temps avec angoisse. Une fois leur
vie orientée, ils marchent sans hésitation. Les doutes
qui leur restent ne sont pas les peurs injustifiées,
les irrésolutions puériles qui caractérisent les scru-
puleux. Ces doutes portent sur les meilleurs moyens
à mettre en œuvre ; et ils se résolvent selon les
exigences du plan à réaliser, non aux hasards d'un
tempérament impulsif. Mais si la volonté ne lâche
pas, de fait, la résolution prise, on conçoit qu'ils
n'ont pas toujours la conscience claire de leur persé-
vérance, de là des troubles et des inquiétudes. H
faut dire aussi que les mystiques sentent beaucoup
plus vivement que le commun des hommes leurs
imperfections, leurs faiblesses morales, et que ce
sentiment leur est très douloureux. — Dans les crises
d'abattement, l'aboulique s'abandonne : le mystique
réagit. Beaucoup accomplissent des œuvres grandio-
ses au milieu de ces luttes intimes, ou n'en laissent
rien soupçonner au dehors. — Les psychasthéniques
subissent passivement l'empire de la première volonté
forte qui s'exerce sur eux. Les mystiques, avec le ,
sentiment intime du besoin d'une direction dans le
monde si plein d'imprévus où ils se meuvent,
adoptent un guide bien plus qu'ils ne le subissent.
Beaucoup le cherchent longuement, le choisissent
entre plusieurs. Tout en déférant d'ordinaire à son
jugement, ils se réservent, le cas échéant, de
soumettre son avis à l'avis de Dieu, directement
consulté. (Voir Brenibu de Montmoranu, dans la
lieviie philosophique, décembre 1904, p. 6o5-6o8)
Etat mystique et Monoidéisme. — Quelques-uns, .
comme James H. Lbuba (/fei'ue/j/n/oso/jAi/^Htt, novem- '
bre 1903, p. 468-4yi), Pierre } k-urt (loc . ciV.), E.-Mu-
nisiEH (ouvrage cité, p. 42-53), A. GoDFEUNADx(flei'i(e
philosophique, février 1902, p. 166-167). rangent les
mystiques parmi les appauiTis et les simplifiés. Les
mystiques feraient d'abord en eux le vide moral par
une série d'exercices ascétiques. Puis ils concentrent
leur esprit sur un nombre toujours plus restreint
d'objets. Il y a rétrécissement progressif du champ
de la conscience, rétrécissement qui va jusqu'au mo-
noidéisme. Toute l'activité mentale évolue peu à peu
vers un point central qui l'attire et l'absorbe. Toute
idée, toute image qui ne fait pas groupe avec ce qui
a été pris pour système principal, n'arrive plus dans
le champ de la conscience. il
Ce qu'on décrit ainsi, c'est le Nirvana bouddhique, »
la Yoga de l'Inde, la nudité des quiétistes. Mais à côté
de la simplification par appauvrissement, il y a la
simplification par coordination. A côté de l'idée fixe
du dégénéré ou du maniaque, il y a l'idée centrale ,
vers laquelle le penseur, le savant, l'artiste, l'homme
saisi par un puissant idéal fait converger toute son
activité. Et lobjet auquel le mystique ramène tout
ce qu'il a de vie, c'est Dieu, Dieu principe premier ■
et terme final de tout être. Ainsi, d'une part, le
mystique se concentre en Dieu, d'autre part, il se
1021
MYSTICISME
1022
répand sur ce qni est hors de Dieu pour le ramener
à Dieu. Vie magnitiquenient intense dans sa riclie
simplicité. (B. db Montmorand, Hev. philosophique,
mars 1904, p. 25^-262)
Elat mystique et Urotom/inie. — D'antres rappro-
client l'aïuour divin de l'amour sesuel, les délices
mystiques de l'ivresse charnelle. Tels : Lri^ua (/?«>■.
philosophique, novembre 1902, p. 459-408), E. McRi-
9IER (ouvra^'e cité, p. 3o-33), en général tous ceux qui
voient de 1 hystérie chez les mystiques, et tous les
partisans de ce qu'on a appelé le « matérialisme médi-
cal ». Us insistent sur cette remarque, que le langai;e
est le même départ et d'autre. C'est une apiilication
da freudisme de l'école de Vienne, qui met la libido,
ilisposition sexuelle par essence, au fond de toutes
nos tendances, même de l'amour maternel ou de
l'amour filial.
Assimilation brutale, qui méconnaît la préparation
morale si intense des mystiques, leur long entraîne-
ment par l'épuration des sens vers un idéal sublime,
leurs luttes contre les tendances inférieures, la vie
de l'esprit, souvent la vie d'apostolat entretenue par
le renoncement aux jouissances personnelles. Les
écrits des nijstiques renferment aussi nombre de
locutions empruntées au domaine de la paternité,
de la maternité, de l'enfance. Nos langues ont un vo-
cabulaire restreint pour l'expression des sentiments,
surtout des plus rares. Force est souvent de recou-
rir à l'analogie: la transposition à faire est indiquée
par le contexte et la personnalité de l'auteur.
« Il me semble, écrit William Jamrs, qu'il y a peu
de conceptions plus vides de sens que cette manière
d'interpréter la religion comme une perversion de
l'instinct sexuel... Nous pourrions aussi bien dire
que la religion est une aberration de la fonction di-
gestive... 11 faut bien que le langage religieux se
serve d'images empruntées à notre pauvre vie... Les
métaphores tirées du boire et du manger sont pro-
bablement aussi fréquentes dans la littérature reli-
gieuse et mjstique que celles empruntées à l'union
des sexes. » (L'Expérience religieuse, p. 9-10)
VI. Etat mystique et Subconscient. — C'est
l'explication préférée des auteurs naturalistes qui
comprennent que le mysticisme dépasse toute inter-
prétation purement pathologique. William James :
« Quand on tient compte, non seulement des phéno-
mènes d'inspiration, mais encore du mysticisme
religieux, des crises violentes de la conversion,...
on est forcé de reconnaître que la vie religieuse a
des rapports étroits avec la conscience subliminale,
rései'voir des idées insoupçonnées et des énergies
latentes... De là viennent toutes les expériences
mystiques... Chez les hommes où la vie spirituelle
est intense, la conscience subliminale semble avoir
une activité qui n'est pas ordinaire. » (L'Expérience
religieuse, p. 4o3-4o4) A la fin de son livre, James
propose la surcroyance que notre moi conscient et
supérieur « fait partie de quelque chose de plus grand
que lui, mais de même nature, quelque chose qui
agit dans l'univers en dehors de lui, qui peut lui
venir en aide ». [Disons simplement que ce surplus
d'explication est un liors-d'œuvre : l'auteur s'est
attaché à rendre compte des principales expériences
religieuses par le seul jeu des forces subliminales.
Et cette explication a tous les vices du monisme.]
Voir aussi F. VS^ H. Myers, Etudes d'histoire et
psychologie du mysticisme, Paris, Alcan, 1908. —
Fr. Von Hugel, dans son livre The Myslical Elément
vf Religion, as studied in saint Catherine of Genoa
and her Friends (London, 1908), adopte la pensée de
W. James. Mais, pour lui, la tendance mystique, élan
vers la connaissance intuitive et émotive de Dieu, se
trouve dans tout homme (Cf. L. nii Grandmaison,
Hecheiches de Science religieuse, j\\i\rf,-a-vi-\\, 1910,
p. 180-208). — U. Delacroix : « Le subconscient
rend compte de tous les caractères que les mystiques
attribuent à leurs visions et à leurs paroles inté-
rieures. 11 n'est pas plus difficile d'y rattacher ces
grandes inluitions confuses, magniliques et inatten-
dues qui émergent soudain, couvrant d'ombre la
conscience ordinaire du moi et des choses... L'intui-
tivité qui est le fond de l'esprit mystique et qui appa-
raît obscurément sous les elforts qu'il fait pour se
dégager de la pensée logique et de l'action volon-
taire..., se dégage, lorsque le travail de préparation
le lui permet, sans qu'il y ail proportion entre la
richesse naturelle ainsi libérée et l'elfort qui la met
au jour... Une profonde activité intérieure et sub-
consciente, soutenue par la solidité d'une tradition,
la puissance d'une intelligence construclive et cri-
tique et une haute énergie morale, produit à la fois
les richesses de l'intuition et de l'action, et sur un
fond de névrose, les étals hallucinatoires et tous les
phénomènes pathologiques, si abondants chez les
mystiques. » (Etudes d'histoire et de psychologie du
Mysticisme, Paris, Alcan, 1908, p. 4o5-4o9)
La subeonscience peut rendre compte de certains
faits d'habitude ou d'automatisme, qui, d'abord vo-
lontaires et conscients, sont passés dans un domaine
plus ou moins organique. Elle rendra compte aussi
de sentiments vagues, sj'inpathies ou antipathies,
conlianee ou phobie, de pressentiments, d'appréhen-
sions, de rêveries et de rêves plus ou moins inco-
hérents. Mais il y a toujours lieu de rechercher
l'origine des éléments qui entrent en composition de
la subconscience. Sont-ils transmis? Sont-ils acquis?
Et quand? El comment? C'est cette analyse que l'on
entreprend pour expliquer telle hallucination d'un
somnainbulique ou le cas de glossolalie de Mlle Hé-
lène Smith qui prétendait parler la langue qui se
parle dans la planète Mars. Mais dire simplement,
en présence d'un phénomène : cela prend naissance
dans la subconscience, ce n'est rien exi)liquer. Car il
s'agit de savoir comment cela est entré ou s'est
formé dans la subconscience.
En outre, tout ce que l'on sait expérimentalement
de la subconscience, montre que son rôle est très
modeste : garder et combiner hors du contrôle de l'in-
telligence et de la volonté les résidus de notre vie
psychologique. II est tout gratuit de lui demander le
secret des intuitions de l'élan mystique on du génie.
U y a dans le génie une part de réllexion,de recher-
clie, d'elfort, qui est de tout premier plan. U y a dans
l'état mystique l'action d'un pouvoir transcendant.
(Voir l'article SDucoNScir.NT)
VII. Etat mystique et la Doctrine catholique.
— Selon la doctrine catholique telle qu'elle ressort
des descriptions faites par les mystiques orthodoxes,
l'âme en état mystique expérimente Dieu. Dieu lui-
même agit sur l'àme, se communique à elle, s'unit à
elle, produit en elle perception et jouissance. L'âme
se prête à l'action divine. " Elle soull're, par son expé-
rience, des choses divines », comme disait déjà le
p8eui)0-Dk.\ys l'Aréopagite (De Nom. divin., cap. 11,
§ 9). à la fois active et passive. Elle est sous l'in-
llueiice d'une force transcendante. Et c'est parce
qu'on écarte a priori la réalité de cet absolu distinct
de l'homme, ou qu'on redoute d'être amené à la
reconnaître, que tant de systèmes n'étudient le mys-
ticisme qu'en le déformant. L'action de Dieu sur
l'àine rend seule et rend adéquatement raison des
manifestations sui geueris, des intuitions, des niodi-
(ications atïectives que nous révèle lu vie des grands
mystiques reconnus dans l'Eglise catholique.
1023
NANTES (RÉVOCATION DE L'ÉDIT DE)
1024
Bibliographie. — Avant tout, les grands mystiques
catboliquesdansleur texte, surtout sainteTLérèse,
particulièrement Vie écrite par elle-même et le
Château intérieur; et aussi sainte Catlierine de
Sienne Dialogues; sainte Catherine de Gènes, le
Purgatoire; la B" Angèle de Foligno, le Litre des
Visions et Instructions ; saint Jean de la Croix, la
Montée du Carmel et la Auit obscure; saint Fran-
çois de Sales, Traité de l'Amour de Dieu, liv. VI
et Vil; saintAlphonse Kodriguez, ^'ie et Mémoires,
Paris, Relaux, 1890. — Traités OKNiiRAUx : René
de Maumigny.S.J., Pratique de l'Oraison mentale,
IP partie, Oraison Extraordinaire, Paris, Beau-
cbesne, igo'j; Aug. Poulain, S. J., Des Grâces
d'Oraison, Paris, Beauchesne, 1909; Saudreau,
l'£tat mystique, Paris, Aiuat, igoS; E. Laniballe,
eudiste, La Contemplation, Paris, ïoqui, igiS.
— Etudes apologétiques : J. Maréchal, S. J., A
propos du Sentiment de Présence chez les Profanes
et citez les Mystiques. Itetue des quest. scient.,
Bruxelles, cet. 1908, janv. et avril igog; Idem,
Science empirique et Psychologie religieuse. Re-
cherches de science religieuse, Paris, janv.-févr.
1912; Idem, Sur quelques traits distinctifs de la
Mystique chrétienne. Revue de Philosophie, 1912,
XXI, p. 4 16-^88. — L. Roure, En face du fait
religieux, chap. iv. Le Mysticisme et ses explica-
tions pathologiques; chap. v. Autour du Mysti-
cisme catholique, Paris, Perrin, igo8; Idem, 71/v5-
tique ou Illuminée. Etudes, 5 mars igi8; L. de
Grandmaison, L'Elément mystique dans la Reli-
gion. Recherches, mars-avril 1910; II. Joly, La
Psychologie des SniH<s, Paris, Lecoffre, iSg^; J. Pa-
cheu, L'Expérience mystique et l'activité subcon-
sciente, Paris, Perrin, igu; G. Micbelet, Dieu et
l'Agnosticisme contemporain, Paris, Gabalda, 1909
(chap. Il); Brenier de Montmorand, J'Erotomanie
des .Mystiques chrétiens. Revue Philosophique, oct.
igoS; Ascétisme et Mysticisme, ibid., mars 1904 ;
Les Mystiques en dehors de l'Extase, il)id., déc.
1904 ; Les Etats Mystiques, ibid., juil. igo5; Hys-
térie et Mysticisme, ibid., mars igo6. — Le Déve-
loppement des Etals mystiques chez sainte Thérèse,
dans Rul. de la Soc. franc, de philosophie, janv.,
igo6. (Exposé non ortliodoxe de systèmes divers.)
Lucien Rourb.
IV
NANTES (RÉVOCATION DE L'ÉDIT DE). —
1. En quelles circonstances avait été octroyé
l'Ed;t db Nantes(i597-i598). — II. La législation
de l'Edit de Nantes (Avril iSgS). — 111. L'accueil
rencontré par l'Edit de Nantes (1598-1600) :
i" En France; 2° A Rome. — IV. La disparition
des PRIVILÈGES POLITIQUES (lÔOO-ïGîg). — V. De LA
Paix de 1629A l'Edit de Révocation : 1° Au temps
de la Fronde; 2° Llole de la Compagnie du Saint
Sac/-emenl ; 3° Vers la Révocation; 4° Conversions
et résistances. Premières « dragonnades »; b" Le
dénouement. — VI. L'Edit de Révocation (Octo-
bre 168Ô). — VII. L'accueil rencontré par l'Edit
DE RÉVOCATION : 1° En l'rance ; 2° A llome. — Vlll.
Conséquences de l'Edit de Révocation : i° Gain
pour le catholicisme ; 2" Le « Refuge» à l'étranger ;
3" Les vraies « dragonnades' ; 4° Consultation et
Ordonnance de 1698. — IX. Appréciation des
responsabilités. — X. Bibliographie.
I. En quelles circonstances avait été octroyé
l'Edit de Nantes (1S97-139S). — L'Edit de Nantes,
par lequel Henri IV organisa, pour les protestants
français, un régime légal de liberté religieuse et
d'égalité civile, fut essentiellementune œuvre de cir-
constance.
Loin de proclamer aucun principe universel et
théorique d'égale liberté des cultes, loin de subir
l'illumination mystique qui saisit, par exemple,
Henri Martin lorsqu'il décrit leur œuvre, les auteurs
de l'Edit de Nantes ne songeaient qu'à parer le moins
mal possi!)le aux besoins des circonstances. Ils adop-
tèrent, faute de mieux, une solution transactionnelle
dont personne ne fut pleinement satisfait, mais à
laquelle chacun finit par se résigner comme à la fata-
lité des circonstances. Benoit, l'hislorien protestant
de l'Edit de Nantes, caractérisait judicieusement la
situation : « Il y avait des catholiques qui murmu-
raient de ce qu'on avait tant accordé. 11 y avait des
réformés qui se plaignaient d'avoir si peu obtenu.
Il y avait enlin des uns et des autres qui trouvaient
l'avantage égal des deux côtés et qui, ne désirant
que la paix, estimaient tolérable tout ce qui pouvait
la donner. »
Le dispositif de l'Edit ne fut nullement, de la
part de Henri IV et de ses conseillers, l'objet d'une
libre et solennelle décision étudiée à loisir. Chacun
des articles est littéralement arraché au roi par l'as-
semblée politique du j)arli calviniste, réunie succes-
sivement à Loudun, à Vendôme, à Saumur, à Chàtel-
lerault, qui avait siégé en permanence durant plus de
deux années, bénéliciant sans vergogne des effroya-
bles périls extérieurs et intérieurs avec lesquels la
Couronne était aux prises.
Converti du calvinisme au catholicisme, Henri IV
dut, pour conquérir son royaume, vaincre ou désar-
mer la puissante Ligue catholique, repousser l'inva-
sion espagnole qui menaça la Bourgogne, la Picardie
et l'Ile de France, et subir en même temps les exi-
gences comminatoires de ses anciens coreligionnaires
protestants. Tel est le morne;;/ historique où apparaît
l'Edit de Nantes.
Les plus considérables d'entre les avantages poli-
tiques et financiers reconnus aux huguenots par cet
Edil, nous voulons parler du privilège exorbitant des
places de sûreté avec les subventions correspondantes,
furent même accordés en bloc, le 25 juillet 1697, par
le commissaire royal Schomberg, à l'insude HenrilV,
pour obtempérera un ultimatum del'assemblée pro-
testante de Chàtellerault. Les Espagnols sont maî-
tres d'Amiens, Paris est menacé, le roi fait adjurer
l'assemblée de surseoir aux querelles intérieures
et d accorder le concours militaire indispensable au
salut du royaume: et l'assemblée i^rolestante menace
de reprendre immédiatement la guerre civile si l'on
ne lui concède pas les garanties politiques qu'elle
réclame. Pour éviter à tout prix la catastrophe,
Schomberg prend sur lui de concéder l'inévitable.
Et Henri IV, mis en présence du fait accompli, jugera
nécessaire de ratifier ce qu'il ne se sent pas assez
fort pour refuser ou pour révoquer. La mort dans
l'ànie, il accordera ainsi aux huguenots ce qu'il avait
dénié aux ligueurs : un véritable partage de la sou-
veraineté politique.
D'ailleurs, les clauses religieuses de l'Edit de Nantes
répondaient à une nécessité sociale plus forte que la
volonté des hommes. A la fin du xvi' siècle, qua-
rante années de luttes civiles avaient abondamment
démontré : d'abord que la grande majorité des Fran-
çais restait et resterait ardemment catholique; mais
1025
NANTES (RÉVOCATION DE L'ÉDIT DE)
102G
aussi que le calvinisme gardait pour lui une mino-
lilc redoutable et impossible à réduire. Minorité que
l'on estime à i.25o.ooo protestants sur t/, millions
de Français : soit un douzième de la population
totale du royaume, mais avec une répartition fort
inégale selon les provinces. L'unique moyen de
sauver la paix publique était dès lors, ((u'on le vou-
lût ou non, de reconnaître au protestantisme une
liberté sérieusement garantie, tout en laissant au
catholicisme le rang de religion dominante et natio-
nale.
Cette transaction trouvera sa formule législative
dans l'Edit de Nantes.
II. La législation de l'Edit de Nantes (avril
iSqS). — Quatre documents législatifs : les (.jh ar-
ticles généraux (i3 avril iSgS), brevets relatifs aux
jjlaces d» sûreté et à l'indemnité des pasteurs
(3o avril), les 56 articles particuliers (2 mai).
Préambule : Henri IV veut que Dieu soit prié et
honoré par tous les sujets du royaume. « Et s'il ne
lui a plu (à Dieu] permettre que ce soit pour encore
en une même forme et religion, que ce soit au moins
d'une même intention et avec une telle règle qu'il
n'y ait point pour cela de trouble et de tumulte entre
eux... » Aussi <i nous avons jugé nécessaire de donner
maintenant, sur le tout, à tous nos dits sujets une
loi générale, claire, nette et absolue, par laquelle ils
soient réglés sur tous les différends qui sont, sur ce,
survenus entre eux et pourront encore survenir
ci-après... un Edit perpétuel et irrévocable... aOn
d'établir entre eux une bonne et perdurable paix u.
Disposition initiale et essentielle : l'Eglise catlio-
liq)ie est rétablie dans la pleine jouissance de ses
droits et privilèges dans le royaume tout entier, là
spécialement où, por suite du la domination protes-
tante, l'exercice publie de son culte aura été entravé.
Quant aux Français appartenant à la « Religion
prétendue reformée ", ils jouiront dans tout le
royaume de la liberté de conscience. L'exercice public
de leur culte sera autorisé : partout où il existnil de
fait ou 3i août 1697, et, en outre, dans deux villes ou
localités de chaque bailliage ou sénéchaussée, ainsi
que chez les seigneurs ayant haute justice ou « plein
lief de haubert u. Au total : environ /|.5oo lieux régu-
liers d'exercice du culte protestant. Les affaires reli-
gieuses des (( réformés » seront délibérées et réglées
par ceux-t'î dans leurs consistoires, colloques et
synodes.
Les ministres de la « Religion prétendue réformée »
seront, comme les membres du clergé catholique,
exemplsde l'impôt direct et de toute charge militaire.
Pour contribuer à leur subsistance ou à l'entretien
de leurs écoles, collèges et université, la couronne
leur accorde une subvention de 45. 000 écus jiar an.
Les protestants obtiennent amnistie complète pour
le passé; ils seront, au point île vue du droit civil,
dans une condition parfaitement identique à celle
des catholiques. Ils pourront vendre, acheter, tester,
hériter, épouser en justes noces, être admis dans les
universités, collèges, écoles et hôpitaux. Pour con-
naître des affaires civiles ou criminelles où seront
impliqués des protestants et assurer aux a réformés »
des juges non suspects, une chamhrc de l'Edit sera
constiluée au Parlement de Paris et exercera juri-
diction sur tout le ressort des Parlements de Paris,
Rouen et Rennes. Une autre chanilire de l'Edit con-
tinuera d'exister à Castres pour le ressort du Parle-
ment de Toulouse. Deux cliamhres mi-fiarties seront
créées, l'une à Grenoble, pour le Dauphiné et la Pro-
vence, l'autre à Ilordeaux ou Nérac, pour le ressort
du Parlement de Bordeaux.
Au même litre que les catholiques, les protestants
seront, dans tout le royaume, admissibles à tontes
les charges et dignités publiques.
La garantie des libertés religieuses et civiles recon-
nues aux protestants par l'Edit de Nantes sera la
jtossession des places de siueté. Durant huit années
[et la concession est indéliniment renouvelable], les
« réfornu'S >> demeureront en possession des cent
quarante-deux places fortes qu'ils occupent en i5g8,
sauf Vcndùme, Pontorson, Aubenas et Chavigny.
On distingue, parmi les villes susdites, les places
particulières, enlrelrnues aux frais des seigneurs à
qui elles appartiennent. Telles : Rohan, Valognes,
Domfront, Grenoble, Montélimar, Alais, Mauléon.
D'autres places sont des i'iltes libres rinules. Par
exemple : la Rochelle, Montauban, Nimes, Sainte-
Foy, Uzés. D'autres encore, les pinces de mariaf^e,
sont gardées par un détachementdela garnison d'une
autre ville plus importante avec laquelle on les a
mariées. Dans celte catégorie (igurent Vitré, San-
cerre, Cardaillac. Enlin il y a les placer de sûreté
proprement dites, appartenant au parti calviniste
lui-même, considéré comme organisation politique.
Telles : Saumur, Loudun, Chàtellerault, Figeac,
Mont-de-Marsan, Tournon, Bergerac, Castres, Mont-
pellier.
Les gouverneurs seront toujours des protestants,
nommés par le roi, d'accord avec le " colloque 1.
huguenot de la cité. Pour entretenir les garnisons
protestantes des places de sûreté, la couronne ver-
sera une subvention annuelle de 180.000 écus, —
plus une allocation spéciale pour le Dauphiné.
m. L'accueil rencontré par l'Edit de Nantes
(i5(j8-i6oo). — i'' En France. — Nous serions aujour-
d'hui portés à croire que les clauses religieuses de
l'Edit de Nantes furent accueillies avec une résigna-
tion générale et que les clauses politiques et finan-
cières furent l'objet de protestations exaspérées. De
fait, c'est le contraire qui arriva.
Les clauses politiques et linancières figurent dans
deux brevets royaux, mais non pas dans les articles
généraux et particuliers constituant l'Edit lui-même
et soumis aux formalités parlementaires de la véri-
fication et de l'enregistrement. Toutefois, sans con-
naître les textes secrets, chacun constate que les
calvinistes restent en possession (et aux frais duroi)
de leurs multiples villes d'otage et places de sûreté.
Mais on ne se scandalise qu'à demi de ces privilèges
exorbitants dont profite un parti factieux. Lesvilles
et places de sûreté se trouvaient déjà au pouvoir des
protestants depuis nombre d'années. La reconnais-
sance légale d'un tel état de choses ne détermine
aucune innovation matérielle. Les textes contempo-
rains ne font mention de nul émoi à ce sujet.
Aucontraire, dansplusieursprovinces catholiques,
où les précédents édilsde tolérance(Poitiersen 'S^^,
Nérac en iS^g, Fleix en i58o. Mantes en iSgi, Saint-
Germain en iSgi) sont restés lettre morte, l'exercice
public du culte protestant est regardé comme une
nouveauté inouïe et révoltante. Malgré le vo-u d'une
majorité considérable de la population, l'hérésie
recevra droit de cité, paraîtra au grand jour. Ce ne
sera plus seulement dans des tiefs privés, mais en
territoire public, dans deux localités par bailbage
ou sénéchaussée, que pourront s'assembler consis-
toires, colloques et synodes, que s'élèveront des
temples et des écoles calvinistes. Les commissaires
royaux chargés d'appliquer l'Edit rencontreront tou-
tes sortes d'hostilités et d'obstacles dans les régions
les plus catholiques. En maint endroit, se réveillera
quelque chose des vieilles passions ligueuses.
LadilDculté sera pire encore pour assurer, en
vertu de l'Edit de Nantes, le libre et public exercice
Tome ni.
33
1027
NANTES (RÉVOCATION DE L'ÉDIT DE)
1028
du culte callioliqiie Jans les contrées où dominent i
les protestants : par exemple, à la Rochelle, en
Bcarn, en de nombreux districts de la Guyenne et
du Languedoc. Henri IV parviendra cependant à
faire peu à peu ol)server l'Kdit deiôgS dans l'ensem-
ble de ses dispositions essentielles. Lorsque le pays
de Gex passera, en 1601, de la souveraineté elTeclive
de Genèveàla souveraineté de la France, saint Fran-
çois de Sales demandera et obtiendra de Henri IV
l'application immédiate de l'Edit de Nantes, qui. après
une longue tyrannie calviniste, deviendra la cliarle
d'affrancbissenient des catholiques du pays de Gex.
Les clauses religieuses de l'Edit de Nantes, impo-
sant aux cultes rivaux une tolérance mutuelle,
lurent donc subies plulùt qu'acceptées. Elles rencon-
trèrent, chez les catholiques et les protestants, — par-
tout où elles imposaient aux uns ou aux autres de
respecter laliberlé d'autrui, — une mauvaise humeur
assez vive.
Henri IV aura besoin de toute son énergie et de
toute sa diplomatie pour obtenir sans trop d'esclan-
dre l'enregistrement des articles publics et particu-
liers de l'Edit de Nantes par les divers Parlements
du royaume. Le Parlement de Paris ne s'exécuta
(lue le 25 février 1699, *'P''^s avoir opposé des remon-
trances au roi et avoir introduit quelques amende-
ments dans le texte législatif : notamment sur la
proportion de magistrats catholiques et protestants
qui composeraient les Cliamlires de l'JiJit. Les Par-
lements de provineeflrent tarder plus encore la veri-
lication légale : Dijon, Toulouse, Grenoble, Aix et
Rennes en lOoo; Rouen, pas avant 1609. Sous une
forme ou sous une autre, tous opposèrent desremon-
Irances et attendirent des lettres de jussion. Les
Universités maintinrent presque partout leur exclu-
sive à rencontre des élèves protestants.
Les assemblées du clergé de France montrèrent
peu d'enthousiasme, mais s'abstinrent de protester
formellement. Elles jugèrent à bon droit plus oppor-
tun de requérir l'application intégrale des clauses
qui devaient tourner à l'avantage de la religion ca-
tholique. Henri IV sut tenir l'engagement qu'il avait
pris envers le clergé dç France, en répondant, le
28 septembre 1698, à la liarangue du président de
l'assemblée François de la Guesle, archevêque de
Tours : ( Mes prédécesseurs vous ont donné des
paroles avec beaucoup d'apparat, et moi. avec ma
jaquette grise, je vous donnerai des ell'ets. Je suis
tout gris au dehors, mais je suis tout d'or au dedans. »
u' A Home. — Le silence résigné du Pape Clé-
ment VIII fut beaucoup plus dillicile à obtenir. Le
droit canonique servait alors de règle fondamentale
à la législation de tous les pays catholiques. Or,
l'exercice (l'un culte dissident, l'ouverture d'écoles
hérérodoxes, l'admission des hérétiques aux char-
ges de l'Etat, la légalité des mariages protestants,
étaient choses notoirement incompatibles avec les
principes du droit canonique. Le pouvoir civil
n'était donc pas regardé comme maître d'adopter en
cette matière tel changement que bon lui semblerait.
Si une dérogation s'imposait, elle ne devait se faire
que d'accord avec la plus haute autorité spirituelle,
arbitre suprême du droit canonique. C'était néan-
moins sans l'aveu du Saint-Siège que Henri IV venait
de régler toutes ces graves questions au profit des
protestants. Les Edits de tolérance, promulgués en
1677, 1579, i58o, avaient été juridii|uement abrogés
en i585 au traité de Nemours L'Edit de Blois, en
i588, mis par les Etats généraux au nombre des
« lois fondamentales de la Monarchie », avait rétabli
en droit l'exercice exclusif de la religion catholique,
rigoureusement prohibé l'exercice du culte protes-
tant, ainsi que l'accès des hérétiques aux charges de
l'Etat. Henri IV, ceiiendant, adoptait tme législation
toute contraire. A aucun moment, le Ponlifede Rome
n'avait été fait juge des concessions accordées aux
huguenots. Et tandis qu'il contrevenait ainsi, en fa-
veur du protestantisme, aux régies du droit canon
et du droit public alors admis dans l'Europe entière,
le roi de France se déclarait impuissant à faire
incorporer à la législation française des décrets dis-
ciplinaires du concile de Trente. Les apparences
étaient, à vrai dire, contre Henri l\ . Clément VIII,
apprenant la promulgation de l'Edit de Nantes, crut
d'abord avoir été dupé par le roi.
La longue lettre du cardinal d'Ossat, en date du
28 mars 1699, rapporte en détail les audiences ora-
geuses où les représentants de Henri IV à Rome,
cardinaux de Joyeuse et d'Ossat, durent subir les
doléances et les menaces indignées de Clément VIII :
i( Que cet Edit que vous lui avez fait en son nez était
une grande plaie à sa réputation et renommée, et
qu'il lui semblait qu'il avait reçu une balafre en son
visage. Et, sur ce propos, il se laissa transporter si
avant qu'il ajouta que, comme il avait alors franchi
le fossé pour venir à l'absolution, aussi ne se fein-
drait-il pas de le franchir une autre fois, s'il fallait
retourner à faire acte contraire»... Rarement réponse
de diplomates fut plus sincère, plus véridique, que
celles des cardinaux de Joyeuse cl d'Ossat. Henri IV
avait agi comme il avait agi parce qu'il lui aurait été
rigoureusement inqiossible de prendre une autre dé-
cision, quelle qu'elle fût. Ou bien il aurait fallu (ce
qui était inadmissible sans contredit) accepter la pro-
longation indétinie et sans issue des guerres civiles,
aussi désastreuses pour la religion que pour le
royaume ; ou bien il fallait se résigner à l'inévitable :
c'est-à-dire à un régime légal de tolérance mutuelle,
que les circonstances réclamaient avec une impé-
rieuse clarté. Clément VIII finit par agréer, mais non
sans tristesse, les explications réitérées des cardi-
naux français et de Henri IV lui-même. Le Pontife
de Rome, à son tour, subit l'édit de Nantes avec rési-
gnation, comme on subit un mal nécessaire.
Clément VIII avait réprouvé la législation fran-
çaise d'avril 1598 par attachement aux droits exclu-
sifs de l'Eglise catholique, mais non pas par pré-
disposition spéciale et personnelle à l'intolérance
envers les dissidents. Pierre de l'Estoile, qui n'est pas
suspect de complaisance ultramontaine, le regarde
comme un Pape pnciji(]ue et bon Français. Il ajoute,
en parlant de Clément VIII : les huguenots eux-
mêmes « ne le haïssaient pas, s'étant toujours com-
porté en leur endroit fort gracieusement et plus que
pas un de ses prédécesseurs, jusques à leur octroyer
des passeports pour aller et venir librement à
Rome ».
Toujours est-il que l'Edit de Nantes n'eut pas une
entrée Iriomphaledans l'histoire. Chacun s'y résigna
de mauvaise grâce, comme à la fatalité des circon-
stances. Joseph de Maistre ajouterait sans doute que
c'était une raison pour vaincre toutes les résistances
et pour durer longtemps.
IV. La disparition des privilèges politiques
(1600-1629). — 11 est incontestable que. depuis l'Edit
de Nantes jusqu'à la lin de son règne, Henri IV mul-
tiplia les témoignages de faveur à la religion catho-
lique et encouragea le mouvement de conversions
parmi les protestants. Mais il respecta en toute
loyauté chacun des articles de l'Edit de tolérance. Les
huguenots se plaignirent parfois du contraire : mais
leurs plaintes n'avaient d'autre origine vérilableque
leur perpétuelle hantise des persécutions d'antan.
Pierre de l'Estoile caractérise finement leurs récrimi-
nations de 1609: Il Ils parlaient en lermesasscz hauts.
1029
NANTES (REVOCATION DE L'EDIT DE)
1030
selon leur coutume, el trop pour sujets qui se disent
réformés. »
Malgré tout, par lassitude et nécessité, leslialiilutles
(le tolérance mutuelle tendirent généralement à pé-
nétrer dans les mii-urs. Lors de l'assassinat de
Henri IV, les huguenots seront, pour la première fois,
témoins d'un désastre national sans tenterdc recou-
rir aux armes pour un mouvement insurrectionnel ;
el le peuple catliolique ne marquera nulle velléité de
menacer leurs vies ou de troubler le libre exercice
de leur eulle. 11 y eut, au contraire, dans le deuil
publie de toute la France monarchique au mois de
mai iGio, un authentique phénomène d'union sacrée
enire catholiques et protestants.
Mais le privilège des places de siireté demeurait,
pour le parti protestant, une trop redoutable tenta-
tion de troubler la paix du royaume, de rallumer les
guerres civiles, de faire échec à l'autorité royale.
trest précisément ce qui allait arriver durant la mi-
uorilé de Louis XUI, quand les protestants eurent
renoué la tradition de leurs assemblées politiques,
non plus réunies avec l'autorisation préalable de la
couronne, comme sous Henri IV, mais en dehors du
roi et bientôt contre lui.
Concédé en lôgS pour huit ans, le privilège des
[)laics de sûreté avait été renouvelé en i6o5 pour
liuit autres années, puis renouvelé encore, dès )6ii,
par la régente Marie de Médicis pour une période
igale. On en était là quand, le 27 novembre i6l4,
sans pouvoir alléguer aucune violation de la liberté
religieuse, sans aucun grief avouable, l'assemblée
politique du parti huguenot, réunie à Nimes et
dominée par le duc de Rohan, décida d'intervenir
ians la guerre civile contre la reine régente et de
prendre les armes en faveur du prince de Condé,
-hef de la rébellion. Sur quoi, l'éminent historien
iu cardinal de Richelieu, M. Gabriel Hanotaux, dé-
clare sans ambages : « De ce jour, le parti protestant,
reconstitué en parti d agression, rompt en visière à
la royauté. C'est donc lui qui, pour la jiremière fois,
léchire de ses propres mains l'Edit de Nantes et qui
[•ouvre la période desguerres de religion. «(Tahleau
de tu France en I61i, chapitre iv, paragraphe der-
nier)
Les révoltes protestantes qui se succédèrent entre
i6i4 et 1629, nous n'avons pas ici à en raconter les
péripéties. Mais nous ne ferons que rappeler un fait
listorique de notoriété certaine en disant que le
parti huguenot se comporta purement et simplement
somme un parti factieux, faisant une guerre civile
jue n'excusait aucun dommage subi par le culte
protestant, déchirant de gaieté de cœur l'unité fr.nn-
jaise, négociant des alliances avec tous les rebelles
;t même avec les ennemis extérieurs, avec la protes-
ante Angleterre, avec la protestante Hollande, avec
a catholique Espagne. Paradoxe déconcertant ! Ce
"ut, en 1620, l'application effective de l'Edit de Nan-
tes en Béarn, où le protestantisme était religion do-
ninante et refusait toute liberté au catholicisme, qui
levint le prétexte de la grande assemblée de la Ro-
jhelle, tenue en 162 1, où les huguenots eurent l'au-
lace de subdiviser la France en huit régions militai-
res et de se donner une organisation générale et per-
manente en vue de la guerre intérieure, prenantainsi
l'attitude avouée de belligérants armés contre la
Couronne.
A la Rochelle, à Montauban, à Nîmes, dans les
Mvennes, le parti protestant contracta une lourde
letle envers la Monarchie, envers la France. Une an-
Lipathie profonde fut excitée contre lui dans beau-
lîoup d'âmes catholiques et françaises. Cette antipa-
thie demeurera tenace et expliquera, pour une part,
le puissant mouvement d'opinion qui, sous Louis XIV,
aboutira (inalement à la Révocation de l'Edit de
Nantes. Le parti protestant restera suspect de vou-
loir, à la première occasion, s'insurger contre le
j)ou voir royal, s'allier avec l'étranger contre la France.
11 passera pour un élément réfractaire, inassimilable
à la communauté française. La Bruyère traduiraplus
tard celte impression, dans le cha[>itre />» Souverain
ou de la Hépul>lique, en appelant le protestantisme
« un culte faux, suspect et ennemi de la souverai-
neté ».
La capitulation des protestants français, alliés des
Anglais, après le siège trop fameux de la Rochelle,
eut lieu le 28 octobre 1628. Puis vint la dernière équi-
pée du due de Rohan dans le Vivarais el le Langue-
doc, avec l'appui de la couronne d Espagne. Mais
Privas, Alais, Nimes, Montauban, Castres, Millau
furent bientôt réduites ou cernées par Louis XIII,
Richelieu et les lieutenants du roi. Durant le mois
de juin 1620, une dernière assemblée politique des
huguenots fnttenue, avec autorisation royale, à An-
duze, non plus pour négocier un contrat bilatéral,
mais pour entendre notilication des volontés formel-
les de Louis XUI. Le duc de Rohan était frappé de
la peine de bannissement. Le privilège des places de
sûreté, qui avait été concédé naguère comme garan-
tie politique des libertés protestantes, était à jamais
révoqué. Plus de gouverneurs prolestants ni de gar-
nisons, ni d'allocations royales pour l'entretien des
forces protestantes. Les citadelles et fortifications
(le toutes les villes qui avaient pris part à la rébel-
lion seraient impitoyablement rasées ou démante-
lées. Le roi ne tolérerait plus aucune organisation
ni assemblée politique du parti protestant.
C'est la lin des concessions exorbitantes arrachées
à Henri IV par les huguenots à la faveur des désor-
dres civils et de la guerre étrangère. Louis Xlll et
Richelieu ont pu faire disparaître ces clauses politi-
ques et linancières, adjointes à l'Edit de Nantes, qui
constituaient un partage de la souveraineté, un Etat
dans l'Etat.
Par ailleurs, les clauses religieuses et civiles de
l'Edit de Nantes demeuraient intactes et recevaient
une confirmation nouvelle. Assurément, l'Edit de
Nantes aurait pour conséquence la restauration inté-
grale du cjilte catholique, la restitution pleine et
entière des biens ecclésiastiques, à la Rochelle, en
Béarn, en Languedoc, dans toutes les régions pro-
testantes, sans parler des faveurs royales assurées à
la propagation au catholicisme. Mais l'Edit de Nantes
continuera d'assurer aux protestants la liberté de
conscience, une très large liberté du culte publie, une
complète égalité de droits civils avec les catholiques,
l'admissibilité aux charges et fonctions publiques,
el même une garantie spéciale devant la justice par
le maintien des chambres de l'Edit.
Telle est la portée de l'Edit d'Alais, du 28 juin
1629, qui succédait à l'Edit de Montpellier (i6a8) et
à l'Edit de Paris (1626), et discernait judicieusement
dans la législation de l'Edit de Nantes les articles
abusifs et caducs, dont la disparition s'imposait au
nom de l'intérêt majeur de l'Etat, el les articles de
tolérance religieuse et civile, dont une sage politi-
que semblait recommander la conservation perma-
nente au nom de la pacification intérieure du
royaume.
■V. De la Paix de 1629 â l'Edit de Révoca-
tion. — 1° Au temps de la Fronde. — Pendant les
troubles de la minorité de Louis XIV, c'est-à-dire
pendant le désordre des deux Frondes conjuguées
avec la guerre étrangère, vit-on une résurrection
politique et militaire du parti protestant, prenant
les armes comme allié des rebelles du de(ians ou
1031
NANTES (REVOCATION DE L'ÉDIT DE)
1032
des ennemis du dehors ? — On ne peut di)nner à
celte question une réponse péremptoire et sommaire.
L'alUrmalive et la négativerépondraienlmal, si eiles
se produisaient sans quelques nuances, aux amlti-
ples complexités du réel.
Le regretté Augustin Cocliin a démontré, en i(jo4,
dans la Réunie des Questions hisloriques, que des
tractations existèrent, durant l'année i65i, entre
Gromwell et un certain nombre de personnages no-
tables du parti huguenot fiançais, tels que Caumont
la Force : tractations tendant à créer une républi-
que protestante daas le midi de la France avec ces-
sion de ports et de villes aux Anglais. Le même
auteur a signalé la participation decliefs protestants
au soulèvement de iG43, dans les Gévennes, l'Angou-
mois, l'Aunis et le Poitou, contre la lourdeur des
impôts nécessités par la guerre étrangère. Il y eut
une révolte protestante àNimes en i65o et une autre
dans le Vivarais en lOâa et i053. A la même époque
fut organisée la « confédération des gentilshommes,
conseils et conseillers, habitants des villes et com-
munautés, capitaines, olficiers et soldats des Eglises
du Bas-Languedoc, Cévennes et Dauphiné b. Pareil-
lement, les pasteurs et gentilshommes protestants
de Nîmes dirigèrent une importante concentration
armée de forces protestantes au « Camp de l'Eter-
nel ». Bref, il y eut des tentatives locales et partiel-
les, des velléités d'insurrection politique et militaire
des huguenots, prolitant des embarras du royaume
et négociant avec l'étranger. De tels laits, connus du
gouvernement royal, ne purent que prolonger la sus-
picion dont les protestants avaient été précédem-
ment l'objet. Même privés de leurs places de sûreté,
dépourvus de leur grande organisation politique,
les huguenots conservaient la tendance à devenir
un élément de trouble et de division, à s'unir aux
factieux du dedans et aux ennemis du dehors, dès
que les circonstances leur en fournissaient l'occasion.
Concordant avec le souvenir des rébellions anté-
rieures à 1629, ces diverses tentatives protestantes,
durant la jeunesse de Louis XIV, contribueront à
développer en France l'état d esprit qui dictera ou
favorisei-a plus tard la Uévocation de l'Êdilde Nantes.
Néanmoins, il est indispensable de reconnaître
que les incidents dont nous avons parlé n'eurent
qu'un caractère local ou ne consistèrent qu'en pro-
jets superliciels et lointains. Soit sentiment d'ira-
l)uis3anee, soit même assagissemont sincère, les
protestants français ne tirèrent pas parti des désor-
dres de la Fronde pour une réorganisation générale
cl permanente de leur ancienne force militaire et
politique, moins encore pour une insurrection armée
dans toutes les provinces où ils constituaient une
minorité nombreuse. Les chefs prolestants qui vou-
lurent préparer, dans le midi de la France, un mou-
vement sécessionniste, appuj'é par les Anglais, ren-
contrèrent une oppasition au moins passive de la
part de beaucoup de leurs co-religiounaires et le pro-
jet ne put avoir aucun commencement de réalisation.
Cette attitude des huguenots durant la Fronde mar-
que un progrès (relatif) sur leur attitude factieuse
des années antérieures à l'Edil de 16^9. Il y a quel-
que vérité dans la parole fameuse (et un peu llal-
teuse) attribuée au cardinal Mazarin : « Je n'ai pas à
me plaindre du petit troupeau. S'il broute de mau-
vaises herbes, il ne s'écarte pas. »
Lestroublesde la minorité de Louis XIV n'auraient
certainement pas suiU à déterminer un changement
dans la législation royale au sujet des protestants.
La suppression des privilèges politiques aurait été
maintenue plus que jamais après la victoire du prin-
cipe d'unité et d'autorité. Mais les articles garantis-
sant la liberté religieuse cl civile des hu^'uenols
semblaient devoir être, eux aussi, maintenus en vi-
gueur pour les mêmes raisons, toujours subsistantes,
de sagesse politique et de pacilicalion intérieure qui .
avaient été tenues [)our décisives sous Louis XIII
comme sous Henri IV. (
L'élément nouveau dont il faut ici faire mention )
est une f^ioussce grandissante de l'opinion catholique
contre les franchises octroyées en France au protes-
tantisme. A la formation de ce courant d'opinion,
contribua puissamment la Compagnie du Saint-
Sucrement, aujourd'hui célèbre, alors secrète, qui fut
l'un des plus puissants foyers de Contre-Uéforma-
lioncalholique durant le second tiers du dix-septième
siècle. Iniluence qui concordait avec celle des grands
évéques réformateurs de cette période, ainsi que des
collèges de Jésuites, des maisons de l'Oratoire, des
séminaires de Lazaristes, Sulpiciens cl Eudisles.
Mais la Compagnie du Saint-Sacrement offrait cette
particularité de constituer un centre d'action métho-
dique et positive sur la conduite générale des afTaireSv
religieuses du pays. '
2" Hôle de la Compagnie du Saint-Sacrement. —
Parlant de celte Compagnie du Saint-Sacrement
(voir l'article Cabale des IJkvots, tome l"', colonnes
43 1 à 435), M. Mariéjol écrit avec justesse, dans
l'Histoire de France dirigée par M. Lavisse : «C'é-
tait une sorte d'ollice central de bienfaisance et de
propagande catholique... Elle a prodigieusement
entrepris ; et c'est même à la grandeur de ses am-
bitions et de son action qu'on peut le mieux mesu-
rer la force du niouvement catholique, n Or, parmi
les buts que la Compagnie du Saint-Sacrement
avait assignés à sa propre activilé, Ggurait une
énergique propagande contre la religion protes-
tante, adversaire déclarée du dogme de la présence
réelle de Jésus-Christ dans la sainte Eucharistie.
Par la douceur ou même par la force, on tenterait
de mettre un terme au scandale de l'hérésie.
Non seulement la Compagnie du Saint-Sacremenl
intervint à mainte reprise pour faire rc[)rimer les
offenses commises par les huguenots ou leurs em-
piétements à rencontre de la religion catholique;
luais la puissante association intervint pareillement
pour réduire en fait les avantages que garantissait
aux protestants la législation en vigueur. Exem-
ple : en i633, la Compagnie, ayant eu connaissance
de la candidature <ie vingt-cinq jeunes huguenots à
l'oirice de procureurs au Parlement de Paris, fait
agir ses membres auprès des conseillers chargés de
l'enquête : tant et si bien que, sur les vingt-cinq 1
candidats, les conseillers « n'en trouvèrent pas un
seul capable d'être reçu procureur ». Inl'raclion évi-
dente à l'article 27 de l'Edit de Nantes, qui procla-
mait la pleine admissibilité des huguenots à tous
les emplois publics.
La lactique habituelle de la Compagnie duSainl-
Sacrement ne fut pourtant pas de rèclajner la Ué-
vocation de l'Edit de Nantes. On le prit, au con-
traire, comme un texte légalement indiscuté. Mais
on résolut de le faire interpréter à la rigueur: c'est-
à-dire de faire supprimer toute liberté acquise peu
à peu par les huguenots et qui ne serait pas men-
tionnée dans la formule primitive de l'Edit. Le
champ d'action était immense : car le dévelop-
pement du culte protestant vers le milieu du
XVII' siècle avait pris des proportions tout autres
que celles décrites par les rédacteurs du texte de
1.598 : et ce développement, conforme aux lois de la
vie, ne constituait pas, de tous points, une déroga-
tion véritable au sens et à l'esprit de l'Edit de Nantes.
La Compagnie du Saint-Sacrement procédera par
enquêtes pour constituer un arsenal de jurispru-
dence contre les extensions de la liberté religieuse
1033
NANTES (RÉVOCATION DE L'ÉDIT DE)
103'(
des prolestants l'raiiçais. En i638, les aUlxércnts de la
Gornpa^ftiie sont invités à « recueillir tf-ms les édits,
déclarations et arrêts donnés sur celte matière ».
De multiples dcciiments sont hifiitôt rassemblés.
La copie en est adressée à un confrère de Poitiers,
l'avocat Jean Fillean, qui, durant vingt-cinq ans,
continuera de préparer son volumineux recueil de
décisions catlxiliques. En iG^|5, on recommande en-
core une fois de faire parvtnirà Poitiers « tous les
arrèls donnés cunlre les hérétiques ».
La même métliode est ensuite employée par la
(Jompas'nie du Saint-Sacrement, non plus pour con-
Iribuer à la rédaction d'un recueil de jurisiirudence,
mais pour déterminer, auprès du g^ouvernement
royal, l'inlervenlion ellicace des Assemblées du
Cierge de France « par le nioytii des évcques de sa
conliance et zélés pour le bien de la religion ».
Après consultation raétliodique de Ions les groupes
de province, la Compagnie peut fournir de nom-
breux rapports sur les contravenlinns que les hu-
guenots faisaient aux édits en plusieurs endroits du
royaume v .
La Compagnie du Saint-Sacrement nomme, en
itiS'i, plusieurscommissaires, charges de faire abou-
tir les conclusions de ces rapports. Grâce à la do-
cumentation ainsi préparée, l'Assemblée du Clergé
de France, tenue en i655, prend le parti de reven-
diquer auprès du jeune Louis XIV l'interprétation
liUérale et restrictive de l'Edit de ^'antes. Tel sera
le thème du discours adressé au roi j),;r le prcsidcnl
de l'Asseiublée, Gondrin, archevêque de Sens. Peu
à peu, et malgré la tendance contraire de Mazarin,
le gouvernement royal entrera dans celte voie. Par
exemple, l'Edit de Nantes (après vérilication au Par-
lement) avait subordonné à l'autorisation préalable
du roi la réunion des synodes provinciaux et na-
tionaux, qui étaient les asseml)lées. non pas politi-
((ues mais religieuses, de la communauté protes-
tante. Eu 1654, à la clôture du synode national de
Saumur, le commissaire royal signilie à l'assemblée
que ce synode aura été le dernier de tous : car le
roi, usant de la prérogative que lui réserve l'Edit
de Nantes, refusera désormais l'aulorisalion néces-
saire.
En 1660, nouvelle Assemblée du Clergé de France.
Alors vient l'effort principal de la Compagnie du
Saint-Sacrement au préjudice des protestants. Une
commission executive est encore élue d'après le voeu
de plusieurs prélats spécialement [)réoceupés de la
destruction de l'hérésie. A la tète de la commission
est placé un catholique de haute valeur, Chris-
tophe Leschassier. maître des comptes. Celui-ci
adresse aux GoiMpagnics de province trente et un
articles sur les intraclions commises par les hugue-
nots à la teneur primitive de l'Edit de Nantes dans
tous les domaines auxquels peut s'étendre l'activité
des comniunaulés protestantes : culte, édifices, pré-
dication, enseignement, assistance, librairie, fisca-
lité, professions manuelles, carrières libérales, dé-
lits et empiétements. Grâce aux réponses venues de
toutes les provinces, Christophe Leschassier pos-
sède bientôt un dossier considérable. Le prince de
Conti fait agréer par la Coinpa^nie du Saint-Sacre-
ment le choix de l'évéque de Digne, Toussaint de
Forbin-Janson, pour comluire l'alfaire avec vigueur
dans l'Assemblée du GlergédeFrance.Forbin-.lanson
obtiendra gain de cause auprès de l'Assemblée, et
l'Assemblée obtiendra gain de cause auprès de
Louis XIV. La déclaration royale de 1661 nommera
des ci>mmis3aires chargés de visiter les provinceset
de réduire les institutions protestantes, et notam-
ment les centres d'exercice public du culte, aux li-
mites prévues par le texte législatildc iSgS : toutes
les extensions ultérieures étant considérées comme
des usurpations abusives et punissables.
A cette époque, la Compagnie du Saint-Sacrement
va disparaître. Mais l'œuvre qu'elle a déployé tant
d'elforts à promouvoir s'accomplira pourtant. Les
commissaires du roi dans les provinces feront dé-
truire des temples calvinistes, adopteront d'antres
mesures restrictives; bref, pratiqueront l'i/iterpré-
liiliortde l'Edil à la rigueur. Ei ils ignoreront la force
invisible qui a su les mettre en mouvement.
Désormais, est créé, dans la France catholique du
xvii» siècle, le courant d'idées qui, par antipathie et
suspicion contre la minorité protestante, par zèle
passionné pour l'unité religieuse et nationale, dé-
terminera l'ajiplication de plus en plus limitative,
puis la disparition totale du régime de tolérance reli-
gieuse établi [)ar Henri IV. Terminant, dans son
mémoire de iGg'i, le récit des faits que nous venons
de résumer, le comte Mené I! de Voyer d'.Vrgcnson
conclut non sans justesse ; « Et c'a été le commen-
cement de la destruction de l'hérésie dans le
royaume. »
3° Vers la Iléfocalion . — Les Assemblées du Clergé
de France conlinueronl périodiquement de requérir
des mesures nouvelles tendant à restreindre la li-
berté religieuse des protestants français. Et les dé-
clarations rovales, — inspirées à la fois par cette
sollicitation \ cnue de l'opinion catholique et par la
suspicion politi(pie du péril que pourrait encore
faire courir à l'unité nationale la minorité protes-
tante,— accentuent de plus en plus la politique de
rigueur.
La déclaration de lijù'i, conforméuienl à la re-
quête du clergé, frappe des pénalités en vigueur
contre les relaps tout catholique qui, ajant abjuré
le protestantisme, retournerait ensuite à l'hérésie.
La déclaration de 1G66 ramène, sur plusieurs
points où l'interprétation tolérante avait prévalu
jusqu'alors, la liberté des huguenots à la littéralité
stricte et primitive de l'Edit de Nantes. Des facilités
nouvelles sont accordées, en outre, aux prêtres ca-
tholiques pour pénétrer auprès des huguenots
mourants, malgré l'opixisition des familles.
En i66(j, Louis XIV supprime les Chambres de
/'/i«/j< dans tous les Parlements du royaume. Mais,
la même année, il promulgue une déclarHlion en
quaraute-nfuf articles, d'une inspiration qiu'lijuepeu
différente, et « portant règlement des choses quidoi-
vent être gardées et observées par ceux de la Reli-
gion prétendue réformée ». Ordonnance destinée à
rassurer les protestants étrangers, que Colberl atti
rail en France pour des raisons industrielles et com-
merciales. Quelques garanties légales sont accordées
aux huguenots. Par exemple, les jeunes protestants
qui marqueraient le désir d'embrasser lecathoUcisme
ne pourront être soustraits à la puissance paternelle
avant douze ans pour les filles et «luatorze pour les
garçons.
L'Assemblée du Clergé de France, tenue en 1675,
adressaau roi un mémoire en 68 articles indiquant
des mesures à prendre contre les protestants par un
retour à la stricte littéralité de l'Edit de Nantes. La
plupart des propositions du Clergé allaient bienlùl
se traduire en ordonnances royales.
Enumérons quelques-unes des mesures adoptées.
Aggravation des peines contre les relaps (déclara-
tion de nmrs 1679), interdiction des prêches aux
jours où les évêques font leur visite pastorale dans
le même endroit (arrêt dejuin 1679), défense à tout
catholique de pa«ser en aucun cas au prolcstanlisme
(édit de juin 1680), prohibition de tout mariage
entre conjoint catholique et conjoint protestant
(édit de novembre 16S0), ordre aux juges ordinaires
1035
NANTES (REVOCATION DE LEDIT DE)
1036
d'interroger les protestants malades pour savoir s'ils
ne désirent pas recourir au ministère d'un prêtre ca-
tholique (déclaration de novembre lOSo), liberté pour
les enfants protestants de faire profession du catho-
licisme à partir de l'âge de sept ans (déclaration du
fj juin i68i)i suppression pour les protestants de
l'accès aux fonctions de notaires, procureurs, huis-
siers et sergents (déclaration de juin i685), défense
aux ministres de résider dans les localités oîi l'exer-
cice du culte protestant aura été interdit (arrêt de
juillet i68a), défense aux protestants de jamais s'as-
sembler autrement que dans leurs temples et en
présence des ministres (déclaration d'août 1682),
défense aux protestants de tenir des écoles partout
où l'exercice public de leur culte n'est pas autorise
(arrêt de janvier 1 683), autorisation de soustraire à
la puissance paternelle alin de les faire élever dans
le catholicisme les jeunes huguenots qui auront ab-
juré le protestantisme (déclaration de juin i683),
translation aux hô|)itaux des fondations alTcrentes
aux consistoires supprimés (déclaration d'août i684),
obligation imposée aux ministres de payer la taille
(arrêt dejanvier i68î), défense aux prolestants de
prendre des serviteurs catholiques (déclaration de
juillet i68/|), interdiction à tout protestant d'exercer
la profession de libraire ou d'imprimeur (arrêt de
juillet i685), interdiction aux prolestants d'avoir un
cimetière là où ils n'ont pas un centre légal d'exer-
cice de leur culte (arrêt de juillet i685), défense aux
juges et avocats d'avoir des clercs appartenant à la
religion protestante déclarationde juillet i685), édu-
cation et tutelle catholique uniformément ordonnée
pour tout enfant dont le père sera mort dans le pro-
testantisme, mais dontlamère sera catholique (décla-
ration dejuilleti685), interdiction duculteprotestant
et destruction des temples dans toutes les villes
épiscopales (arrêt de juillet 1680).
/(J Conversions et résistiuice^. Premières « dragon-
nades ». — L'Assemblée du Clergé de France tenue en
1682, la même qui promulgua la déclaration fameuse
lies Quatre Articles, promulgua pareillement trois
documents d'une haute importance à proposdu pro-
testantisme : une circulaire C'niiersis per Gallias
Episcopis, recommandant le grand œuvre de la
conversion des dissidents par les voies de la per-
suasion et de l'apostolat ; une circulaire Fratrihus
Secessionis caUnnianae, adjurant en un très beau
langage les protestants français de revenir à l'Unité
catholique et donnant à entendre qu'ils attireront
de grands malheurs sur leur propre tête s'ils s'obs-
tinent dans l'hérésie; un mémoire enlin, proposant
aux controversistes catholiques seize arguments ou
chefs de démonstration aptes à éclairer les dissi-
dents au sujet de la vérité du catholicisme. Le
10 juillet 1682, une lettre de Louis XI'V aux évêques
de France s'inspira du même esprit et recommanda
la conversion des huguenots par les voies de dou-
ceur.
Une vive impulsion fut alors donnée à toutes les
(Puvres d'apostolat auprès des hérétiques, notam-
ment aux missions dans les villes et campagnes
protestantes.
Il y eut, à cette époque, un nombre considérable
de conversions au catholicisme. On ne peut mécon-
naître que, chez beaucoup de convertis, les consi-
dérations humaines se joignirent dans une pro-
portion variable aux Aues surnaturelles et aux
argunientsdesapologistes. D'année en année, demois
en mois, les rigueurs législatives se multipliaient,
rendant toujours plus précaire la situation du pro-
testantisme et des protestants. Au contraire, la pro-
fession du catholicisme permettait d'échapper à des
contraintes et ouvrait toutes grandes les avenues
des fonctions ou dignités interdites désormais aux
huguenots. Pour les protestants auxquels leur con-
version pouvait faire subir quelque dommage de •
fortune ou de situation, par suite de l'hostilité de
leur famille, la caisse des com-ersioiis, fondée en
lô-yô par Louis XIV et gérée par un converti de grand
renom, l'illustre avocat Peilisson, garantissait les
compensations nécessaires. L'exemple donné aux
hommes de cette génération par Peilisson, par Dan-
geau, par ïurenne, accentuait d'ailleurs, chez les
])roleslants, le mouvement de conversions que
travaillaient à promouvoir par leur apostolat reli-
gieux les membres les plus éminenis du Clergé de
France : Bossuet, Fléchier, Bourdaloue, Fénelon,
Mascaron.
Parmi les contraintes qui auraient multiplié abu-
sivement le nombre des prolestants con\'ertis au
catholicisme pour de tout autres motifs que ceux
de la persuasion intérieure, on cite fréquemment les
premières dragonnades, antérieures à l'Ëdit de Révo-
cation. Sous le nom de dragonnades, on désigne une
vexation consistant à faire peser d'une manière ex-
clusive et prolongée sur les protestants cette forme
de redevance qui consiste dans le logement des
troupes. Sachant qu'ils avaient affaire à des sujets
tenus pour réfraclaires aux intentions du roi, les
soldats (spécialementlesdragons, d'onlenom de dra-
gonnades), hébergés durant de longs mois chez les
prolestants se seraient livrés, avec plénière impunité,
à toutes sortes de déprédations et de violences odieu-
ses. La conversion au catholicisme aurait élé, pour
les huguenots, un moyen de s'exonérer des dragon-
nades.
De fait, il y eut des dragonnades, répondant à
cette description, d'abord dans la généralité de Poi-
tiers en 1681. sur l'oi'dre de l'intendant Marillac ;
puis dans leBéarn en |6S5, sur l'ordre del'intendant
Foucault; dans la généralité de Montauban, à la
même époque, sur l'ordre de l'intendant La Ber-
chère, et dans quelques autres régions. Mais on
doit reconnaître que ces brimades odieuses et stupi-
des eurent alors un caractère purement local et fu-
rent exécutées à l'insu de Louis XIV et de ses minis-
tres. Quand le gouvernement royal en eut été averti,
elles provoquèrent presque toujours des ordres en sens
contraire, avec un désaveu et une réprimande pour
les intendants responsables, et, finalement, détermi-
nèrent la révocation de Marillac. Les dragonnades
antérieures à l'Eilit de Révocation n'engagent donc
pas la responsabilité du gouvernementde Louis XIV,
moins encore de l'Eglise de France; elles ne peuvent
être comptées parmi les causes importantes du mou-
vement de conversions qui s'accentua, tantôt pour
motifs religieux et tantôt pour motifs d'intérêt poli-
tique et humain, de 1682 à 1680.
L'Assemblée du Clergé de France, tenue du 25 mai
au 28 juillet i685, se montra impressionnée, beau-
coup moins par la conversion d'un nombre appré-
cial)le de protestants que par la résistance opiniâ-
tre de l'immense majorité d'entre eux : résistance
quiavait trouvé sa formule dans un écrit retentissant
du ministre Claude : Considérations sur les Lettres
circulaires de l'Assemlilée du Clergé de France de
l'année lôS'i. Par ailleurs, les protestants du Midi
avaient répondu en maints endroits, par des attrou-
pements séditieux, aux sollicitations de l'Eglise et
aux rigueurs législatives de l'Etat. Dans une assem-
blée tenue à Chalençon en juillet 5683, ils avaient
marqué la résolution de rouvrir par la force les
temples interdits. Aussi, une commission fut-elle
nommée, en i685, par r.\ssemblée du Clergé de
France, pour « rechercher et ramasser les calomnies,
les impostures et les injures que les prétendus
I
103-;
NANTES (REVOCATION DE L'ÉDIT DE)
1038
réformés avaient inventées contre la religion calholi-
qne ». De la part de cette commission, une requête
fut présentée au roi par Noailles, archevêque de l'a-
ris. Il La très band)le prière qne le Clergé fait à
Votre Majesté n'est pas pour la Révocation d'aucun
Edit... 11 n'y en a point et il ne peut y en avoir
aucun qui permette aux prétendus réformés de dire
des injures à l'Eglise catliolique. « Puis, sur treize
pages in-folio, sont reproduites les principales allé-
:»ations récentes des docteurs du protestantisme
français, allégations calomnieuses coutre les croyan-
ces de l'Eglise catholique et mises en regard des dé-
Ijnitions dogmatiques du Concile de Trente sur la
même matière. Celle énumération des hérésies pro-
teslantes reflétait et excitait, en même temps, l'indi-
gnation des catlioliques français contre l'obstination
des huguenots.
La réponse immédiate fut un édit de Louis XIV,
interdisant « aux ministres et à toutes personnes de
la Religion prétendue réformée de composer aucuns
livres contre la foi et la doctrine de l'Eglise ».
3" Le dénouement. — Trois mois après la clôture
de l'Assemblée duGlergé,allaitparaitre un document
de toute autre importance : l'Edit de Révocation.
Le Clergé de France s'était défendu de solliciter
cette mesure, mais on doit avouer qu'elle était
l'aboutissement logique de la politique suivie depuis
une trentaine d'années par le gouvernement royal,
sous la poussée de l'opinion catholique et d'accord
avec l'Eglise des Gaules : polilic|ue tendant à ré-
duire toujours davantage les franchises légales du
culte prulestanl.
Deux causes, en apparence opposées, contribuè-
rent à précipiter le dénouement.
D'une part, le nombre considérable des conver-
sions, tel que le présentaient les statistiques com-
plaisantes des intendants, suggérait l'impression que
les huguenots ne seraient ))lus désormais qu'une
minorité insignifiante, et que les libertés reconnues
au culte protestant par l'Edit de Nantes allaient per-
dre leur principale raison d'être.
D'autre part, la résistance un peu farouche du
noyau obstinément réfraclaire à l'égard des tenta-
tives de réconciliation religieuse raviva l'aigreur des
querelles religieuses et des suspicions politiiiues. De
vieilles et profondes antipathies suggéraient, pour
en finir, le recours à la manière forte.
El, dans cette ambiance, le gouvernement de
Louis XIV voulut trancher le nœud gordien.
VI. L'Edit de Révocation (octobre i685). —
Préambule : l'Edit de Nantes est devenu désormais
inutile, parce que « la meilleure et la plus grande
partie de nos sujets de la Religion prétendue réfor-
mée ont embrassé la catholique ».
Article premier : sont révoqués tous les Edits et
arrêts favorables à la Religion prétendue réformée;
les temples hérétiques seront détruits.
Article 2 : aucun exercice du culte protestant ne
sera permis en quelque lieu que ce soit.
Article 3 : le culte protestant est interdit même
dans le domicile privé des seigneurs hauts-justiciers,
sous peine de confiscation.
Vrlicle 4 : les ministres de la Religion prétendue
réformée qui ne voudront pas faire profession du
catholicisme devront passer hors des frontières du
royaume dans les quinze jours.
Article 5 : les ministres de la Religion prétendue
réformée qui feront profession du catholicisme gar-
deront le bénéfice des immunités dont ils jouissaient,
comme ministres du culte, [lar rapport aux impôts
directs et au logement des troupes; ils toucheront
une pension dépassant d'un liersleurs appointements
ecclésiastiques. Pension dont la moitié' sera réver-
sible sur levirs veuves.
Article 6 : une fois devenus catholiques, les mi-
nistres de la Religion prétendue réformée qui vou-
dront devenir avocats ou docteurs ès-lois pourront
passer les examens qui donnent accès aux susdites
fonctions sans être astreints à subir le stage de trois
années d'études préalables exigé des autres candi-
dats. Ils ne payeront que la moitié des droits d'exa-
mens.
Article 7 : toute école protestante est interdite
dans le royaume.
Article 8 : les enfants à naître de parents protes-
tants seront baptisés, catéchisés, élevés dans le
catholicisme, sous peine decinqcents livresd'amende
pour les parents réfractaires.
Article 9 : les protestants français ayant quitté le
royaume avant le présent Edit recouvreront tous
leurs biens s'ils y rentrent avant quatre mois ; si-
non, leurs biens seront confisqués définitivement.
Article 10 : défense absolue aux protestants fran-
çais, autres que les ministres, de sortir du royaume
sous peine de confiscation pour les femmes et des
galères pour les hommes.
Article 11 : sont maintenues en vigueur les lois
existantes contre les relaps, c'est-à-dire contre les
hérétiques qui, après conversion, redeviendraient
hérétiques.
Clause finale : les protestants qui refuseront de
faire profession du catholicisme garderont la liberté
de vivre, posséder et commercer dans le royaume,
pourvu qu'ils ne tiennent aucun exercice ni aucune
réunion de leur culte.
Signé : Louis. Contre-signe : Le Tellier, Colbert.
Enregistré à la Chambre des vacations du Parlement
de Paris : 22 octobre i685.
(Léon Pilatte Edits, Déclarations et Arrêts, p. 289
3 2^5. Paris, 1880, in-12.)
VII. L'accueil rencontré par l'Edit de Révoca-
tion. — 1° En France. — Dans la France catholique
du XVII* siècle, l'Edit de Révocation fut salué par
une véritable explosion d'enthousiasme unanime.
Les témoignages qui attestent ce fait sont trop caté-
goriques, trop nombreux, trop concordants malgré
la diversité extrême de condition et de tendances des
contemporains dont ils nous transmettent l'impres-
sion, pour que l'on puisse révoquer en doute la
réalité et la sincérité de l'approbation publique. Les
quelques témoignages allégués parfois en sens con-
traire, comme ceux de F'énelon et de Vauban, datent
de plusieurs années après l'Edit de Révocation, se
réfèrent toujours aux outrances malheureuses aux-
quelles donna lieu l'application de cet Edit, en face
de résistances tenaces qu'on n'avait pas su prévoir,
mais ne contestent à aucun degré l'Edit lui-même de
Révocation, dont le principe essentiel est visiblement
tenu pour supérieur à tout reproche. Les sentiments
qui dictèrent, en iG85, l'approbation unanime de la
France catholique furent le double zèle pour l'unité
religieuse et l'unité nationale.
Le régime légal organisé par l'Edit de Nantes avait
été subi par la France catholique comme une néces-
sité malheureuse : le vœu manifeste de la généra-
tion qui accomplitlaContre-Réforme étaitque l'exer-
cice public du culte protestant cessât d'être autorisé
dès que les circonstances cesseraient elles-mêmes
d'imposer une tolérance tenue pour abusive. En
outre, le mouvement national vers l'unité et l'auto-
rité, qui trouvait son expression dans le gouverne-
ment de Louis XIV, tendait à la destruction des fran-
chises légales du culte huguenot, considérées comme
prolongeant et protégeant l'existence organisée
1039
NANTES (RÉVOCATION DE LEDIT DE)
1040
d'une minorité dissidente qui avait causé tant de
dommages à l'unité du royaume par ses rébellions
coupables et ses alliances plus coupables encore
avec l'étranger. La France catholique de 1 685 crut
que la Révocation des articles subsistants de l'Edit
de 1698 consacrerait la victoire religrieu^^edu catholi-
cisme et la victoire politique de l'unité française sous
l'égide de la Monarchie très chrétienne. En contre-
signant l'Edit de Révocation, le vieux chancelier
Le Tellier récita le \unc dimitlis.
Tel est le sentiment que traduisent avec un sin-
gulier relief tous les témoignages contemporains.
Les plus notables de ces témoignages ont été repro-
duits, par exemple, dans l'ouvrage de Michel :
l.ouvois et les PnUestants (p. 807 à 3i3). Qu'il sullise
d'énumérer ici les contemporains de Louis XIV qui,
chacun dans son langage, expriment l'approbation
enthousiaste de la France catholique pour la Révo-
cation de l'Edit de Nantes: Bossuet, Fléchier, Bour-
daloue, l'abbé de Rancé, le grand Arnauld, l'abbé
Fleury, Racine, Thomas Corneille, La Fontaine.
La Bruyère, Dacier, Bussy-Rabutin, Mme de Sévigné,
Mlle de Scudéry, Mme Deshoulières...
Nous citerons, du moins, le plus célèbre de ces
témoignages, celui qni formule avec le plus d'élo-
quence et d'autorité l'impression moralement una-
nime de la France catholique du siècle de Louis XIV :
c'est le témoignage de Bossuet dans l'oraison funèbre
du chancelier Michel Le Tellier, prononcée à l'église
Saint-Gervais, le 20 janvier 1686 :
Ne laissons pas cependant de publier ce miracle de nos
jours; faisons-en passer le récit aux siècles futurs. Prenez
TUS plumes sacrées, vous qui composez les annales de
l'Eglise. Agiles instruments rf'un prom;)< écrivain et d'une
main dilii;ente, hâter-vons de mettre Louis avec les Cons-
lanlins et les Théodoses. [Citation de Sozomcne sur la
répressiiin légale de l'hérésie an temps des Césars chré-
tiens ) Ainsi tombait l'hérésie arec son venin, et la dis-
corde rentrait dans les infers d'où elle était sortie Voilii,
Messieurs, ce que nos pères ont admiré dans les premiers
siècles de l'Eglise. Mais nos pères n'avaient pas vu, comme
nous, une hérésie invétérée tomber tout à coup; les trou-
peaux égarés revenir en foule et nos églises trop étroites
pour les recevoir; leurs faux pasteurs les abandonner,
sans même en attendre l'ordre, et heureux d avoir à leur
alléguer leur bannissement pour excuse ; tout calme dans
un si çrond mouvement; l'univers étonné de voir dans un
événement si nouveau la marque la plus assurée comme
le plus bel usage de l'autorité, et le mérite du prince plus
reconnu, plus révéré que son autoîilé même.
Touchés de tant de merveilles, épanchons nos cœurs sur
la piété de Louis. Poussons jusqu au ciel nos acclamu-
lîoDS, et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau
Théodose, à ce nouveau Marcien, h ce nouveau Ctiarle-
magne ce que les six cent trente Pères dirent autrefois
dans le concile de Ghalcédoine : Vous arez alfertni ta foi,
roKs avez exterminé les hérctit^ues. C'est le dl^ne ouvrage
de votre rè^ne, c'en est le caractère . Par potts^ l*/iérésie n'est
plus : Dieu seul a pu faire rrtie merveille. Bol du ciel,
conservez le Roi de la terre. C'est le vœu de:: Eglises^ c'est
le vœu des évéques .'
L'Edit d'octobre i685, pour parler la langue des
constituants de 89, fut indubitablement « l'expres-
sion de ia volonté générale » : ce qui, à nos yeux, ne
suffit d'ailleurs pasà le légitimer ou à le rendre digne
d'éloges.
2" A Home. — L'altitude duPape Innocent XI nous
est connue par les copieuses dépê lies diplomatiques
du duc d'Estrées, ambassadeur de France, et de son
frère le cardinal d'Estrées, protecteur des afTaires de
Franco à la cour pontificale. (Etude de Ch. Gérin
dans la Ueviie des questions historiques. ToiaeWlV .
Année 1878)
En 1685, il y a grave querelle entre Innocent XI
et Louis XIV à cause de la trop fameuse Déclaration
gallicane de ifiSî. Tant que cette Déclaration n'est
pas retirée par la couronne de France, Innocent XI, au
grand dépit de Louis XIV, refuse d'accorder l'insti-
tution canonique à aucun des évéques nouvellement
nommés par le roi aux sièges vacants depuis i68a.
Cette situation tendue mettra quelque froideur dans
les éloges du Pape pour le zèle de Louis XIV contre
les huguenots.
Bien plus. Innocent XI avait, antérieurement à
l'Edit de Révocation, marqué un certain déplaisir
de voir Louis XIV s'engager plus avant dans une
politique de rigueur à l'égard du protestantisme.
Politique qui peut avoir pour contre-coup de rendre
intenable la situation de Jacques II, roi catholique
de la protestante .Vnglelerre. Louis XIV, jugeant la
chose du point de vue français, estimait au con-
traire qu'une politique d'ailirmation catholique, tou-
jours plus ferme, à Versailles et même à Londres,
aurait l'avantage de contraindre Jacques II à se jeter
sans réserve dans l'alliance avec la France. Nouveau
motif de froideur de la part d'Innocent XI.
Néanmoins, quand parvient à Rome la nouvelle
de l'Edit de Révocation, le Pape en est informé offi-
ciellement par le cardinal d'Estrées, puis par l'am-
bassadeur: et Innocent XI accueille avec de grands
éloges ce témoignage éclatant du zèle de Louis XIV
pour la cause de l'Eglise. Les éloges sont à présumer
réels, car le eardin'il et le duc d'Estrées, qui nous
relatent ce lait, ont pour tendance continuelle, dans
leur courrier diplomatique, d'exciter Louis XIV con-
tre Innocent XI, en accusant le Pontife de déliance
injuste à l'égard des plus louables initiatives du roi,
y coin|>ris la conversion des huguenots. En date du
i3 novembre i685, Innocent XI adresse à Louis XIV
un bref élogieux où il loue « le zèle vraiment digne
d'un roi très chrétien, qui a porté le monarque à ré-
voquer toutes les ordonnances rendues en faveur
des hérétiques de son royaume et à pourvoir, comme
il l'a fait pardetrès sagesEdits, à la foicallioUque •>.
Le Pape assure le prince de la gratitude de l'Eglise
et lui parle de la recompense à espérer de la bonté
divine.
La réponse de Louis XIV est datée du 7 décembre
168.5. Aux formules courtoises de respectueuse re-
connaissance pour le bref pontilîcal, le roi joint une
invitation transparente à Innocent XI, afin que Sa
Sainteté veuille bien contribuer au progrès de la reli-
gion en France ■ par tous les moyens que Dieu lui a
conl'és » : c'est-à-dire en conférant aux nouveaux
évéques l'institution canonique. Dans ses lettresdes
7, i^et 27 décembre. Louis XIV manifeste aucardi-
nal d'Estrées son mécontentement de la froideur du
Pape, répondant à l'Edit de Révocation, non pas par
l'institution canonique des ésêques, mais simple-
ment par un bref de félicitations.
Au réveillon de Noël, 26 décembre 1 685, le cardinal
d'Estrées communique aux cardinaux et autres di-
gnitaires de la cour romaine une lettre du P. de la
Chaise au P. Fabri. Des centaines de missionnaires
travaillent en France à la réconciliation des hugue-"
nots, deux cent cinquante églises nouvelles ont été
ouvertes dans les contrées où abondaient les pro-
testants.Louis XIV a dépensédeux millions de livres
pour cette propagande, et, au dire .des intendants,
il y aurait près de 700.000 huguenots convertis.
Le 18 mars 1686, Innocent XI. dans uneallocution
consistoriale, décerne à Louis XIV, pour l'Edit de
Révocation, des louanges publiques, « prémices de
celles que lui donnera la postérité, tant que durera le
souvenir de ce grand acte ». Le Pape décrit en ces
termes la politique religieuse du roi de France :
« Notre cher fils, ayant abrogé les Edits que des
traîtres hérétiques avaient arrachés à ses ancêtres
les rois très-chrétiens au milieu des ardeurs et des
141
NANTES (RÉVOCATION DE L'ÉDIT DE)
1042
îngrers de la yiici-re, et les ayanl remplacés par des
rdoniiances qui dct'endenl à ces sectaires l'usage
e leurs temples et la liberté de leurs assemblées,
ieu a manilesté sur eux sa puissance. »
Mnlin, le 'jf) avril 1686, à la clôture des fêtes pasca-
:s, Sdleunitcs religieuses et profanes avec feux de
lie, dans tous les établissements français de Koine,
our la liévocation de l'Edit de Nantes. Le 3o mai,
■ponsede Louis XIV, qui approuve le zèle du cardi-
al et du duc d'Estrées, mais ajoute qu'Innocent XI
"accorde toujo\irs pas aux nouveaux évéques les
Mlles d'institution canonique.
.Vu total, il y eut quelque froideur dans l'altitude
u Pape Innocent XI. en raison île la querelle ton-
mrs pendante du gallicanisme et des Ouatre Ar-
cles. Mais le Pontife approuva cependant et loua
irnielleiuent l'Edit de Révocation. Ce serait déligu-
■r la vérité historicjue que d'affirmer le contraire,
)mnio l'ont fait, pour dégager la responsabilité du
ège de lîome, certains apologistes maladroits.
VIII. Conséquences de l'Edit de Révocation. —
> Gain pour le catholicisme. — Le premier rcsul-
tde fait, qu'il importe de retenir et qu'on oublie
:esque toujours de signaler, est ([ue la propagande
iligieuse conduite avec méthode par l'Eglise de
rance et le gouvernement de Louis XIV chez les
uguenots, concurremment avec la politique royale
; rigueurs législatives contre le protestantisme,
joutit au retour elVectif et durable d'un nombre
iiportant de calvini-tcs français à la religion catho-
qne. A e6lé des émigrés, à côté des réfractaires
es derniers convertisuniqueraent par contrainte et
1 apparence), il y eut des convertis authentiques
irmi les protestants de cette génération. Il y en eut
îaucoup plus encore dans la génération suivante,
li fut élevée par des éducateurs catholiques.
Aujourd'hui encore, il y a des families très catho-
rjuesqui saventtjueleurs ancêtres furent protestants
revinrent au catholicisme à l'époque de la Kévo-
ition de l'Edit de Nantes. U y a telle province
ançaise, par exemple le Béarn, où le protestan-
sme était dominant au xvi" et avi xvii' siècle
qui, de nos jours, ne compte presque plus de
•otestants. Le souvenir même du protestantisme y
irait éteint dans la popvilation; et les croyances
1 c itholieisme y conservent une indiscutable fa-
!ur : le Béarn contemporain est beaucoup moins
ivagé par l'indillerence religieuse que d'autres pvo-
nces de la même région qui comptèrent une prn-
>rtion beaucoup moindre de protestants sous le
gime de l'Edit de Nantes. Par ailleurs, dans un
lys occupant la situation géographique du Béarn,
: n'est certainement pas par l'émigration en terre
rangère (en Espagne sans doute?) que l'on peut
;pliquer la disparition de la ([uasi totalité des liu-
lenots durant les années qui précédèrent et suivi-
:rit l'Edit de Kévocalion. Force est donc de recon-
vitre qu'il y eut un nombre assez considérable de
rotestants fr.ini,'ais, en Béarn et ailleurs, qui, soit
la première, soit à la seconde génération, furent au-
lentiquement réconciliés avec l'Eglise catholique,
-àce à la politique religieuse de Louis XIV et aux
uvres d'apostolat et de conversion, que, lors de
Révocation de l'Edit de Nantes, le Clergé (leFrance
ierça parmi les protestants.
Quand on fait le bilan des conséquences de l'Edit
■: Révocation (et de l'ensemble dos mesures au mi-
!!u desquelles il prend place), la vérité historique
îlige iidire qu'il y eut un gain notable et certain
>ur le catholicisme.
Mais il y eut, à tous égards, un dommage plus no-
ble encore.
■2' Le « Refuge » à L'élran^cr. — On avait cru sur
paroleà Versailles les rapports, généralement opti-
mistes à l'excès, des intendants royaux. Ou s'était
ilonc exagéré l'ampleur et la rapidité du mouvement
de conversions parmi les protestants. On s'était alors
figuré qu'un acte éclatant, comme serait l'Edit de
Révocation, porterait le coup de gr,^ce au protes-
tantisme et donnerait le signal décisif de la conver-
sion en masse. Illusion désastreuse, à laquelle l'ex-
périence apporta un démenti péremptoire.
En grande majorité, les liu-nenols français demeu-
rèrent attachés au calvinisme, malgré les rigueurs
légales et malgré l'apostolat des missionnaires
catholiques, Les plus résolus d'entre les réfrac-
taires, cojitinuant un mouvement d'émigration
commencé depuis plusieurs années déjà, et contreve-
nant aux prohibitions de l'Edit de i685, passèrent
par groupes en Suisse, en .'VUemagne, en Angleterre
ou en Hollande : les pays du « Refuge ». Les autres
restèrent sur place et gardèrent leur tenace lidé-
lité au protestantisme, tout en étant, presque
partout, nominalement et légalement tenus pour
convertis au catholicisme : on les appelait les nou-
veaux réunis : ce qui signiliail eu réalité les no«-
réiinis.
Quelle fut l'imporlancede i'émigration protestante
dans les pays étrangers pendant les années qui pré-
cédèrent et suivirent l'Edit de Révocation? Les élé-
ments d'une statistique précise font défaut. On ne
peut procéder que par évaluations conjecturales,
qui, de fait, varient de 60.000 à 600.000. Vauban,
dans un Mémoire fameux, parle de 100.000 protes-
tants émigrés, parmi lesquels 9.000 matelots, 13.000
soldats et plus de 600 officiers. Cette approximation
paraît la plus sérieuse de toutes.
Il n'est pas douteux que semblable mouvement
d'émigration, accompli malgré l'Edit de Htvocation,
mais résultant de cet Edit, représenta pour la France
une perte importante d'hommes, de capitaux et de
ressources économiques, qui profita notamment au
Brandebourg, à la Hollande, à r.A.ngleterre. La Ré-
vocation de l'Edit de Nantes compte ainsi parmi les
causes (mais comme cause très partielle, à vrai dire)
de la crise économique (explicable avant tout pur
une longue série de guerres ruineuses et acharnées)
qui éprouva la France durant les vingt-cinq derniè-
res années du règne de Louis XIV. En outre, la Ré-
vocation donna quelque allure de guerre religieuse
à la grande guerre de la Ligue d'.Vugsbourg :
Louis XIV faisant (igure de champion (très peu ro-
main) du catholicisme, et Guillaume d'Orange étant,
sans aucun doute possible, malgré le nombre et la
puissance de ses alliés catholiques, le champion du
protestantisme en Europe. Nonobstant les circon-
stances atténuantes que les proscriptions subies par
eux en France et la conception moins rigide que l'on
avait .alors du patriotisme peuvent donner à leur con-
duite, il est difficile de ne pas llétrir comme une tra-
hison l'altitude des protestants français du «Refuge »
qui, dans la guerre de la Ligue d'Augsbourg, com-
battirent avec acharnement contre les armées de
Louis XIV et de la France.
Quant aux protestants réfractaires à la conversion
et demeurés en France, les nouveaux réunis, leur
condition fut cruelle et devint, pour le gouverne-
ment royal, l'occasion de terribles embarras,
3'> Les vraies « dragonnades ». — Ceux ((ui refu-
sèrent formellement et persévéramment d'abjurer,
comme l'Edit de Révocation leur en reconnaissait le
droit, finirent par être conduits à la frontière manu
militari en i68S et bannis du royaume à perpétuité.
.Mais la plupart des récalcitrants notoires avaient
abjuré par contrainte, ou avaient été considérés
1043
NANTES (REVOCATION DE L'EDIT DE)
1044
comme ayant abjuré. Ils demeuraient cependant
aussi étrangers à chacun des actes <listinctifs du
catholicisme qu'avant leur abjuration piélendue. A
leur égard, le pouvoir royal se trouvait dans une
situation paradoxale : l'état-civil étant alors consti-
tué par les registres ecclésiastiques du baptême et
du mariage, et l'Edit de Révocation ayant supprimé
l'organisation légaleet publique duculte protestant,
les itoiifeait.r réunis devraient se marier devant le
prêtre catholique, faire baptiser leurs enfants par le
prêtre catholique, se faire enterrer à l'église et au
cimetière catholique, bref faire profession du catho-
licisme, ou bien devenir des sujets du royaume qui
n'auraient pas d'étal-civil régulier et dont la puis-
sance publique ne connaîtrait légalement ni la nais-
sance, ni le mariage, ni la mort. Le paradoxe du-
rera jusqu'au jour où, plus d'un siècle après l'Edit
de Révocation, Louis XVI restituera l'état-civil aux
protestants. La législation d'octobre i(')S5 supposait
prcsomptueusement que, désormais, il n'y aurait
plus de huguenots en France (sauf les adultes de la
génération présente qui refuseraient d'abjurer) et
que, dans le royaume de France, on ne comjjlcrail
plus que des sujets catholiques. Devant une réalité
différente, le gouvernementde Louis XIV fut entraîné
à des mesures violentes et absurdes.
On voulut résoudre le problème en décidaMl, [lar
des mesures de coiilrainle, les nouveaux réunis à
devenir des catholiques croyants et pratiquants.
L'apostolat des missionnaires catholiques, fi'it-ce de
Fénelon et de Bourdaloue, ne suflisait nullement à
changer leur cœur. C'est alors que des dra-^onnades
furent réellement ordonnées par Louvois comme mé-
thode ollicielle de contrainte à l'égard des niinfeaux
réunis. Lorsque ceux-ci refuseraient de participer
aux cérémonies obligatoires du catholicisme, ou, du
moins, de se laisser instruire dans le catholicisme,
les intendantsauraienl le pouvoir de leur imposeren
permanence le logement et l'entretien des gens de
guerre. Ceux-ci étaient, d'ailleurs, avertis qu'on les
verrait sans déplaisir faire sentir lourdement aux
récalcitrants le désagrément de leur présence. Ils
n'y manquèrent pas. Au nombre des colonels et des
capitaines qui, en présidant à de tels logements de
dragons ou d'autres soldats, se distinguèrent par
leurs vexations chez les nouveaux réunis, on cite les
noms de Tcssé, Boufders, La Trousse, Choiseul-
lîeaupré, Saint-Ruth. C(unme on devait s'y attendre,
il y eut pire que des brimades onéreuses, il y eut
des cruautés, des obscénités, généralement imim-
nies. Bien qu'on ne doive pas exagérer la propor-
tion où de pareils excès furent réels, et bien que
Louis XIV les eût positivement interdits, — et,
sans doute, les ignorât dans la plupart des cas, —
c'est là une page douloureuse de notre histoire.
Malgré toutes les contraintes, les nouveaux réunis
continuaient d'être réfractaires à la conversion au
catholicisme. Us reconstituaient peu à peu, mais
dans le secret, les assemblées de leur culte. Des pas-
teurs, revenus de l'émigration, y reprenaient l'exer-
cice de leur ministère religieux. En diverses régions,
d'importantes assemlilées s'organisaient au « Dé-
sert » et provoquaient, dans beaucoup d'âmes pro-
lestantes, une exaltation mystique et passionnée. Il
y eut des visions, des extases, de grands et de petits
prophètes, et toute une littérature apocalytique où
tombaient sur Louis XIV et sur la Papauté les for-
midables catastrophes prédites naguère à la grande
prostituée par le voyant de Pathmos.
Devant celte effervescence mysti(|uc, les rigueurs
légales demeuraient inopérantes, ou plutôt ne fai-
saient qu'exaspérer la résistance des huguenots. Et
pourtant, le zèle des intendants ne connut aucune
relâche : ces loyaux fonctionnaires s'appliquèrent en
toute conscience, par leurs brutalités incessantes, à
répandre de l'huile sur le feu. Une mention particu-.
Hère est due au célèbre et implacable intendant du
Languedoc, Lamoignon de Hàvillc.
Dans les diocèses de Nîmes, Alais, Uzès, Mende,
Viviers, on en viendra, de 1 702 à 1710,4 l'insurrec-
tion atroce des « Camisards », qui dégénérera en
une guerre civile aux péripéties de plus en plus-
effroyables.
k° Consultations et ordonnance de lU'JS. — Avant
même cette insurrection des Cévennes, le gouverne-
ment royal eut le bon sens de comprendre qu'il lui
était impossible de persévérer indélinimenl dans la
même voie de rigueur. En 1698, Louis XIV institua
une enquête auprès des évêques sur la conduite à
tenir à l'égard des nouveaux réunis, qui étaient tou-
jours, en réalité, des protestants. Devait-on tenir
pour opportun de continuer à exercer une contrainte
légale pour amener ceux-ci à la messe paroissiale du
dimanche ? Ne vaudrait-il pas mieux renoncer à une
exigence dont les résultats s'allirraaient plus nuisi-
bles qu'utiles?
Nous possédons les réponses motivées des dlifé-
rents évêques auxquels fut posée la question. La
plupart se prononcèrent pour le maintien de la con-
trainte : une politique plus clémente aurait, à leurs
yeux, le caractère d'unrecul pour la causecatholique
et d'un encouragement pour les huguenots, à s'obsti-
ner dans l'hérésie. Tel fut le sentiment de onze [iré-
lals : Godet des Marais (Chartres), Fléchier (Nîmes),
Mascaron (Agen), La Garde-Cliambonas (Viviers),
Chevalier de Saulx (Alais), La Berchère (Albi), La
Broue (Mirepoix), Le Camus (Grenoble), Colbert de
Ooissy (Montpellier), Ncsmond (Montauban), Ber-
thier (Rieux). Il y eut un hésitant : Fortin de la Ho-
guette (Sens). Mais six autres prélats conseillèrent
l'abandon de la contrainte jiour l'assistance des
nouveaux réunis aux offices catholiques : Bossuet
(Meaux), Le Tellier (Reims), Noailles (Chàlons), Sil-
lerj- (Soissons), La Frézelière (la Rochelle), La
Brunetière (Sens).
Louis XIV adopta, en fait, leur manière de voir
par la déclaration du i3 décembre 1698 et le mé-
moire explicatif de janvier 1G99. L'Edit de Révocation
est maintenu et renouvelé dans son intégralité. Seu-
lement, l'application pratique en est confiée, non
plus aux intendants, mais aux évêques et auxcurés.
Le roi recommande à tous ses sujets l'exacte obser
vation des préceptes de l'Eglise catholique, sans
aucune rigueur ni sanction particulière à l'égard des
nouveaux réunis. « Sa Majesté, dit le mémoire ex-
plicatif, ne veut point qu'on use d'aucune contrainte
contre eux pour les porter à recevoir les sacrements.
Il n'y a pas de différence à faire à cet égard entre eux
et les anciens catholiques. » On rentr:iit dans la
voie de l'exhortation morale, substituée à la méthode
péna
torité
servan
daleu
sur place à la fréquentation des catéchismes et des
écoles catholiques : leur conscience serait juge delà
rigueur avec laquelle ce contrôle devrait être exercé,
l'ar contre, un certificat de catholicité serait exigé
pour loblention de tout ollicc de judicature.
Dès lors, sauf dans les diocèses où la situation
était sans remède et où l'exaspération farouche des
nouveaux réunis allait aboutir à la guerre des
Cl Camisards ». un régime de demi-tolérance tendit
à s'établir (mais avec des flux et des reffux) pour les
protestants français. On s'abstenait généralement de
les inquiéter pour fait de conscience. On fermait les
1045
NANTES (REVOCATION DE L'EDIT DE)
104G
yeux siu' les assemblées extra-légales où s'accom-
plissait la célébration de leur culte. Souvent nicine,
on inscrivait le mariage sur le registre paroissial,
sans aucune mention de céiénionie religieuse. A dé-
faut de libre accès aux charges publiques, les protes-
tants exerceront en paix les earrièi-es commerciales
et industrielles. Malgré bien des heurts, qui tiendront
à des circonstances particulières et qui résulteront
de l'illégalité de cette situation, telle va être, en
gros, la condition des protestants, — minorité dc-
soruiais très réduite, — au xvin' siècle.
Les prolestants d'Alsace n'auront jamais été in-
((uié|os dans la jouissance du statut particulier ({ui
les régissait depuis l'annexion de leur pi'ovincc à la
France.
Le législateur de i685 avait cru qu'au bout d'un
petit nombre d'années, il n'existerait plus de hu-
guenots français. Tout avait été calculé en consé-
quence. Mais une minorité protestante continua de
subsister: et ce fait bouleversa l'application prévue
de lEdit de lîévoeation. Après de douloureuses ex-
périences. Il fallut en venir à s'accommoder, par ma-
nière de tolérance extra-légale, d'une partie des
franchises religieuses et civiles qui avaient été au-
trefois sanctionnées légalement par l'Edit de Xanles.
Le dommage (pourtant énorme) causé au protes-
tantisme français jtar la politique religieuse de
Louis XIV fut beaucoup moins considérable encore
que le dommage moral qui résultera de l'Edit de
Révocation pour l'Eglise et la Monarchie. Dommage
moral dont les conséquences durent toujours, après
deux cents ans accomplis, et se sont même aggravées,
depuis que la Révocation de l'Edit de Nantes, sépa-
rée des circonstances historiques qui aident à la
comprendre, a reçu de la légende les surcharges fan-
tastiques qui lui donnent le caractère d'un symbole
et d'un épouvantait.
IX. Appréciation des responsabilités. — La
Révocation de l'Edit de Nantes est un événement
considérable et complexe qui ne saurait être l'objet
d'une approbation ni d'une réprobation sommaire,
l'anl du point de vue doctrinal que du point de vue
historique, bon nombre de distinctions s'imposent,
distinctions d'une nuance pyrf<'is délicate.
1° L'Edit de Nantes (même libéré de ses exorbi-
tantes clauses politiques) constituait une déroga-
tion au droit publicde toutes les nations catholiques
ou protestantes de cette époque.
2' L'Edit de Xanles n'avait pas été, en iSgS, l'ob-
jet d'une libre et solennelle délibération, mais avait
été arraché à Henri IV par une nécessité impérieuse
de sagesse politique.
3" L'attitude séditieuse des protestants français,
dans la plupart des circonstances où il leur avait été
po'îsible de s'insurger ou de conspireravcc l'ennemi
du dehors, eut pour effet de créer, chez beaucoup de
Français d'alors, cette conviction que la minorité
calviniste constituait un grave péril pour l'unité
uationale.
4" Le mouvement de Contre-Réformalion catho-
lique qui marcjua surtout le second tiers du dix-
septième siècle détermina un grand elTort d'aposto-
lat religieux auprès des protestants et un puissant
courant d'opinion contre les franchises légales dont
jouissait en France le protestantisme. Ici, intervin-
rent la Compagnie du Saint-Sacrement et les Assem-
blées périodiques du Clergé de France.
5* Subissant l'influence de ce courant d'opinion et
gardant le souvenir des périls nationaux qu'avait
précédemment (ait courir à la France et pourrait lui
faire courir encore la minorité protestante, le gou-
vernement de Louis XIV commença par interpréter
l'Edit de Nantes à la rigueur (comme le lui deman-
daient avec insistance les Assemblées du Clergé),
puis crut en linir avec le protestantisme par la lîé-
voeation totale de l'Edit de Henri IV.
6" L'api)laudissement chaleureux et unanime de
la France catholique montra combien FF^dit de Révo-
cation répondait exactement au.x tendances générales
de l'époque. Il ne faisait, du reste, (jue réduire les
prolestants français à une condilion semblable à
celle des catholiques dans les FUats protestants de
l'Europe du xvu" siècle.
7° Malgré le notable mouvement de conversions
au catholicisme qui précéda et suivit l'Edit de Révo-
cation, la majorité des huguenots conserva son atta-
chement au protestantisme. Parmi les jjrotesta'.its
obstinément lidèles à leur religion, beaucoup (peut-
être 100.000) cherchèrent asile hors de France dans
les paj's protestants : et leur départ causa évidem-
ment à la F'rance un dommage sérieux (bien que ce
domraageait été exagéré). Les protestants demeurés
en France furent, pour le gouvernement royal, l'oc-
casion d'embarras plus graves encore.
H' L'Edit de Révocation n'ayant pas prévu qu'une
minorité protestante subsisterait et voudrait demeu-
rer lidèle au culte calviniste, l'existence tenace de
cette minorité accula le gouvernement royal à
l'a'oandon partiel d'une légalité abusive et mal-
adroite : ce qui fut fait par la déclaration de 1698.
Jlais, avant de battre en retraite, le pouvoir royal
tenta de contraindre à la conversion les huguenots
rél'ractaires. Pendant plusieurs années, il recourut
donc contre eux à des mesures tracassières, violen-
tes, ou même odieuses, qui furent généralement
inellicaces et qui, par le souvenir qu'elles devaient
laisser, causeraient plus de dommage encore au ca-
tliolicisuie qu'an protestaniisme.
9" Dans l'ordre des principes, l'Edit de Révocation
s'inspirait de la doctrine catholique du droit exclu-
sif de la vérité religieuse, doctrine qui ne reconnaît
à l'erreur aucun droit d'èlre professée au grand jour.
Mais le même Edit de i685 méconnaissait un autre
aspect des choses, dont le législateur catholique a le
devoir de tenir compte : la grave considération de
sagesse et d'équité politique qui, dans un pays divisé
de croyances, exige d'accorder aux dissidents cer-
taines libertés légales, sous peine d'un notable dom-
mage pour l'ordre social et la paix publique.
10" Quant aux rigueurs qui suivirent l'Edit de
i6S5, non seulement le mode en fut excessif, mais
l'objet même en était mal justilié. La doctrine qui
donne au pouvoir chrétien le droit de mettre la force
des lois humaines au service de la vraie religion, pré-
tend arrêter ou punir ta diffusion de l'erreur, mais
non pas imposer des actes religieux qui supposent la
conversion intime du cœur et qui ne sauraient être
exigés par voie de contrainte.
Il' Le Siège apostolique semble na\()ir été nul-
lement tenu au courant avec précision des violences
abusives dont nous venons de parler. Innocent XI
connut seulement l'Edit lui-même de Révocation et
en loua le principe, conformément aux traditions du
droit public de l'Eglise. Du reste, il y mit quelque
froideur, en raison du dissentiment qui existait alors
entre Louis XIV et la Papauté.
13" Dans toute la mesure où la Révocation de
l'Edit de Nantes fut un acle malheureux et donna
lieu à des mesures repréhensibles, on ne saurait trop
redire que l'explication fondamentale en est fouruie
par les conceptions politiques alors régnantes dans
toute l'Europe, catholique et protestante. Le régime
appliqué depuis l685 aux protestants français ne
dilfère pas du régime que subissaient, à la même
époque, les catholiques d'Angleterre, ou des Etats
1047
NATALITÉ
1048
luthériens d'Allemagne cl de Seandinavic. L'erreur
commise en cette circonstance fut, sans aucun doute
possible, l'erreur du temps.
X. — Bibliographie
L'astérisque désigne les ouvrages protestants
"Allier (Raoul), /.a Cabale des We'i'ots (1627- 1666). Pa-
ris, 1902, iu-8". — Anquez (L.), Histoire des As-
semblées politiques des réfiirmés de France (iS^ii-
sBîg). Paris, Uiirand, i85y, in-8°. — Baudrillart
(Alfred), l.'E^lisa callioli/jui'. In lienaissance, le
Protestantisiue, Paris, Hloud. 190,5, in-i6. — Benoît
(Elle), Histoire de l'Edil de Aantes. Delft, 1698.
2 vol. in-8". — "Bert (Paul). Histoire de la Révoca-
tion de l'Edil de Naulcs à Ilordeaux. Bordeaux,
1908, in-8". — Bouienf;er (Jacques), f.es Protes-
tants à Siiiies au temps de V Edit de Nantes. Pa-
ris, igoS, iu-8°. — Bourlon (1.), Les Assemblées du
Clergé et le Protestantisme . Paris. Bloud, 1909.
Brocb. in-iO. — Claude (Pasteur), f.es plnintes
des Protestants cruellement opprimés (16S0). —
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cardinal Muzarin et Croniivcll. Revue des Ques-
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Ses causes, ses conséijuenci's. Paris, Bloud, 1904,
Brocb. in- 16. — *Felice (G. de), Histoire des Sy-
nodes nationaux des Eglises réformées de France.
Paris, i86/|, in-i-j. — Faurey (Joseph), Henri IV et
l'Edil de Nantes. Bordeaux, 1903, in-8°. — Fau-
rey (Joseph), Droit ecclésiastique matrimonial
des Proteslanls français. Paris, Larose, 1910,
in-8°. — l'^illeau, Décisions catholiques on Recueil
général des Arrêts concernant la Religion préten-
due réformée, Poitiers, 1C68, in-l' . — "Gacbon,
Quelques préliminaires de la Révocation de l'Edil
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1899, in-8". — Gérin (Charles), Le Pape Innocent XI
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Tome m, I" partie. Paris, Beauchcsne, 1910, in-iG.
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iii-8". 2= édition depuis 1S77. — *Juriou, An Politi-
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Brocb. in-8". — La Brière (Yves de). Ce que fut la
« Cabale des Dévots » (i03o 1660) Paris, Bloud,
1906. Brocb. in-16. — Leboitteux, les Huguenots
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envers les Réformés (iCg8). Paris, Picard, 1902,
in-8". — Lestra<le (Abbé), Les Huguenots dans le
Diocèse de Rieux. Paris, igoij, in-8". — Maiiu-
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in-8". — Rébelliau (.Vlfred), Bossuet historien du
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Vllistnire de France de Lavisse (2' partie du
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nistration. Paris, i8G3. 4 vol. in-8". — Soulier,
Histoire du Calvinisme en France. Paris, i863.
in-4°. — Vigneaux, La Véritable Date de l'Edil de
Nantes et de ses Actes additionnels. Paris, 1909.
Broch. in-S».
Yves DB i.A BniÙRR.
NATALITÉ. — Au point de vue de l'apulogé-
tique, la question de la natalité a pris depuis un
certain nombre d'années une importance in^itten-
due. Sur les principes, l'Eglise n'a jamais varié : les
époux peuvent, d'un rautnel consentement, s'abs-
tenir de tout rapport conjugal; mais, s'ils y procè-
dent, ils ne doivent rien faire, ni l'un ni l'autre,
qui rende la conception ini|K)Ssible, à supposer
qu'elle soit possible par ailleurs. Telle est la loi
naturelle et divine. Il faut rappeler ici la malé-
diction portée dans la Genèse contre le crime d'O-
nan : Semen fundebat in terram, ne liberi nasce-
rentur. Et idcirco pereussil eiim Dominas, quod rem
detestaOilem f:ceret(Gen.,7iX-x.vui, gct 10). Peul-ètrc
bien certains versets de l'épilre aux Romains font-
ils écho à. cette malédiction {Rom., i, 2O).
Mais ce n'est encore que la solutii>n morale ou pra-
tique ; autrement dit, ce n'est pas encore autre
chose que la règle de conduite. De cela, il est vrai,
l'humanité eut toujours besoin : car elle ne peut
pas exister sans une loi naturelle f|ui lui soit révé-
lée de quelque manière et qui s'impose à la cons-
cience, tandis qu'elle [lent subsister de longs siècles
dans l'ignorance des lois économiques et des mys-
térieux desseins à travers lesquels la Providence
dissimule toutes les plus secrètes harmonies de son
oeuvre.
Le problème reste toujours celui-ci : étant don-
née la nature humaine avec ses instincts, y a-t-ilà
craindre une surpopulation par le mariage et la vie
conjugale? Et si on pouvait la craindre, comment
pourrait-on l'éviter? C'est l'économiste anglais
Malthus qui a posé le problème ; puis les consé-
quences, «nie l'on a déduites de ses conclusions, se
sont incarnées dans le néo-malthusianisme, dont les
ravages ont été plus grands en France que nulle
part ailleurs, à tel point qu'une réaction énergique
est devenue de la plus impérieuse nécessité pour
l'heure actuelle.
Tel sera donc notre plan :
I. /.a théorie de Malthus :
II. Valeur scientifique de la théorie de Malthus :
III. La théorie de Mallhus au regard de l'apologé-
tique catholique ;
IV. Le néo-malthusianisme ;
1049
NATALITE
1050
V. L'élal acliicl de la question eu Fiance;
VI. /.a nécessité de la lutte contre l'immoralité
néû-malthusicnne, et les /ormes possihles de cette
lutte.
1. La théorie de Malthus — Y a-l-il une corré-
lation nécessaire cnlre la quantité possible des sub-
sistances et le nombre d'iioniiiiesqul les produisent
par leur travail? Si oui, l'é<|uilibre ne sera jamais
rompu et le problème n'existe pas : un milliard
d'iioninies vivra sur un espace donné, aussi facile-
ment que cent millions ou un million. Seulement,
il y a un élément dont nous ne pouvons pas faire
abstraction : c'est l'espace. Multipliés à l'excès, les
hommes en manqueraient i)our eux-mêmes, comme
pour les ciilUires ou travaux quelconques auxquels
ils s'adonneraient. Ainsi en estîl pour les espèces
animales et vcufétales, dont ])resque chacune par-
viendrait à couvrir toute la zone de la terre où elle
peut vivre, s'il n'y avait pas de causes extérieures
de destruction qui refoulent un excès de dévelop-
pement. En esi-il de même pour le genre humain?
On n'ignore ni la réponse de I'laton dans la
liépiiiiliqiie et le-; Lois (1. V, ch. viii et x), ni celle
d'AnisTOTE dans la l'olitique (1. V, ch. xiv, § lo; item
§6). Avec eux, le retard de l'âge du mariage, l'a-
bandon des enfants nés difformes et surtout l'avor-
lement prémédité et systématique doivent obvier
aux dangers de surpeuplement. A ces conditions,
la cité n'accroîtra pas le nombre de ses membres
au delà des limites fixées par la loi ; car les anciens
n'ont pas la même idée que nous de la liberté civile
et ils n'en ont aucune du progrès.
Mais l'imuioralilc devait dissoudre les sociétés
païennes. Deux siècles jdus tard, Polybe se déso-
lait de voir jusqu'à quel point la Grèce s'était sté-
rilisée et rendue impuissante par son égoïsme {His-
toire, l. XX.XVII, ch. IV, édit. Uidot, I. III, p. i33) ; et
\in autre siècle après, pour enrajer le fléau, au
moins dans les classes riches, Acgustb allait essayer
des lois caducaires — lois Papia et Julia Poppaea,
— qui, dans les successions, avantagèrent les patres
aux dépens des orhi et surtout des caelihes.
Puis le problème disparaît des préoccupations.
Avec les barbares, les mœurs sont redevenues con-
formes sur ce point à la loi naturelle, comme elles
le sont du même coup avec la loi chrétienne ; les
artilices d une civilisalion corrompue ne sont plus
en usage; quant au tropplein, s'il y en avait un
que les malheurs des temps ne pussent pas refou-
ler, bientôt la vie monastique, si florissante et si
répandue au moyen Age, va sullire pendant bien
des siècles à l'absorber. A peine une inquiétude re-
parail-elle au xiv siècle avec le Sumniam viridarii
(le Songe du vergier) de Raoul de Pkeslcs ou de
Philippe db Maizièrks (i3^G).
Sous la Renaissance, tout au cours du xvii' et
même du xviir siècles, on considère un chiffre élevé
de population comme un signe ou une cause de ri-
chrsse et de puissance d'un Etat. « Il ne faut jamais
craindre, dit Bodin, qu'il n'}' ait trop de sujets, vu
qu'il n'y a richesse, ni force, que de citoyens.» {De
la liépiiblique, 1. V, ch. ii, 15^6.) BoTuuo, a» même
temps, développait la même considération dans son
traité Dclle cause délia graiidezza délia Città (1698)
et dans sa Ragione di Stato (1699). Au xviii' siècle,
Mirabeau, surnommé » l'Ami des hommes » à
cause du litre de son grand ouvrage, }.'.4mi des
hommes: Traité de la population (i^à^), fait encore
consister la richesse dans la population ; mais
comme celle-ci est limitée par la subsistance, c'est
par l'amélioration de l'agriculture que l'aceroisse-
ment de la population doit être obtenu.
L'Anglais Malthus (i^GC-iSS^) va poser résolu-
ment la question. Fils d'un pasteur anglican et ])as-
tcur lui-même, élevé dans une famille qui a eu pour
Ilotes Hume et Rousseau, il a entendu louer autour
de lui Gonwi.N, qui, dans son Inquiry coiicorning
political justice and ils in/luence on morals and liap-
pfuiss (1793), a attribué la misère des pauvres à la
durelé des ricins. Malthus soutient une Ihcse toute
différente. Selon lui, cette misère provient d'un
excès de population, à lel iioint que, si cet excès ou
cette tendance à l'excès persistent, aucune aumône
ne pourra jamais relever la condition des malheu-
reux. Sur ce thème, il écrit en 1798 son Essai sur
le principe de population. Puis il entreprend de
grands et longsvoyages dans les pays du Nord, en
Suisse et en Savoie, afin de recueillir sur i)hice les
documents st.ilisliques qui lui manquent cl qui du
reste sont partout fort rares. A cette époque enl'iii il
donne (en i8o3) son Principe de population sous sa
forme délinilive. 11 appartient dès lors tout entier à
l'économie politique, sans que ses leçons au collège
d'IIaileybury ni ses autres ouvrages ajoutent quoi
que ce soit à sa renommée.
Sa théorie tient tout entière en trois proposi-
tions, dont la troisième sort logiquement du con-
traste des deux premières. — 1" « Lorsque la popu-
lation, dit-il, n'est arrêtée par aucun obstacle, elle
va doublant tous les vingt-cinq ans, et croit de pé-
riode en période selon une progression géométrique :
— -1 II D'après l'état actuel de la terre habitée et
dans les conditions les plus favorables à l'iiulustrie,
les nioj-ens de subsistance ne peuvent jamais aug-
menter plus rapidement que selon une progression
aritJimétique {Principes de population, 1. 1, eh. i, éd.
Guillaumin,p.8 et 10). — Donc : 3° « I.es hommes ont
une tendance à se niultijilier plus rapidement que
les subsistances dont ils auraient besoin. Nous au-
rons par exemple, pour les existences humaines,
la série des nombres 2, /p, 8, 16, 32; pour les subsis-
tances, la série des nombres 2, ^, G, 8, lo. Au bout
de quatre périodes de vingt-cinq ans, soit dans
100 ans, les hommes devront ctro Sa millions au
lieu de 2 millions : mais ils auront tout au plus à
manger pour 10 millions, .\insi, comme l'a dit Char-
les l'ÉBiN, professeur d'économie politique à l'Uni-
versité catholique de Louvain, <' la force mystérieuse
qui préside à la mullijilication de l'espèce humaine
tend à dépasser dans son inipctuosilé les progrès du
travail; la population s'avanceeontinuellement à la
limite des subsistances. » (Charles Pkhin, l.a Ri-
chesse dans les Société» chrétiennes, 18O1, 1. IV,
ch. I, t. I, p. 552)
« Je sais bien, dit Malthus, que les millions excé-
dant dont j'ai parlé n'ont jamais existé. » (Us n'exis-
tent pas, parce qu'ils sont empêches par des obsta-
cles ou checlis.)
A cet égard, Mallhus distingue :
i"> Les obstacles préventifs, qui empêchent les
naissances. Ils se subdivisent en deux sortes : les
obstacles vicieux (débauche, prostitution, etc., toutes
causes qui stérilisent), et les obstacles raisonnables
(relard à se marier, el moral resliaini ou abstention
de l'acte conjugal dans le mariage). Les « manœu-
vres anticonceplionnelles » doivent-elles être clas-
sées parmi les obstacles raisonnables ou parmi les
obstacles vicieux? Malthus ne traite nulle part ce su-
jet : cependant il y a lieu de croire qu'il pense aune
conlinence absolue, quand il parle de moral restraint
comme si d'une façon générale il demandait aux
époux un effort assurément difDcile à obtenir;
2° Les obstacles répressifs, qui font disparaître
des vies déjà commeiuées : et ici Malthus nomme
les épidémies, les guerres el les famines, comme s'il
1051
NAF ALITÉ
1052
s'inspirait de la menace du prophèle dad au roi Da-
vid (Il /l'ois, XXIV, 12 et i3).
Bref, conclut-il, si la misère est si intense, c'est
parce que, à côté des obstacles préventifs vicieux qu'il
faut toujours combattre, on lailoulaisse fonctionner
les obslacles répressifs dont cette ndsère fait elle-
même panie. Alors il faut que l'on en vienne aux
obstacles préventifs raisonnables, c'est-à-dire à la
prudence dans la formation et l'usage de l'union
conjugale. Notons en passant que le fameux agro-
nome anglais Arthur You^<;, parcourant la France
de 1787 à l'jgo, avait pareillement allirmé que « la
France aurait été plus puissante et plus llorissante,
si elle avait eu 5 ou 6 millions d'habitants de moins 'i.
(Arthur YoUNC, Vuyugcs en France, Paris, 179^, an II
delà République, t. Il, p. 2i5etsuiv. — /(em, p. a^)-
Avec cela.Malthus est un phi!anthro[ie : il voudrait
voir monter les salaires et surtout leur taux réel, et
il ferait bon marché d'une réduction des exporta-
tions anglaises, s'il ne fallait que cela pour que les
ouvriers anglais fussent mieux nourris, mieux velus
et mieux logés (/^/iVicipes d'économie politique, éd.
Guillauiuin, p. 36i).
II. Valeur scientifique de la théorie de Mal-
thus. - Quelle est la valeur scientifique de l'œuvre
(le Malthus? L'admiration a élé unanime au début, et
l'on citera toujours ce conseiller aulique d'Allema-
gne, Weinhold.qui le félicitait d'avoir découvert des
lois aussi importantes que celles de Newton.
Puis les contradicteurs ont surgi. Le principal
d'entre eux a été l'Américain Henri-Charles Caiiev
(1793-1879), qui, voyant tout le Far-West s'ouvrir
aux trop-pleins du monde entier, démontrait heu-
reusement les facilités croissantes de vie dont peut
jouir une population de plus en plus dense. Enlin,
et plus près de nous, le ralentissement considérable
de la nalaliLé a impressionné très défavorablement
la plupart des économistes contemporains, par
exemple M. Levassedr, dans son traité de la Popu-
lation française (l. III, ch. i, t. III) et M. Paul Leroy-
lîBAULiKU, depuis son Essai sur ta réftartition des
richesses, de 1881, jusqu'à son magistral Traité
d'économie politique, de 1896, et sa Question de la
population, i\e 1910 (VU" partie, cli.i; 2* édit., 1896,
t. IV, p. 507 et s.). On donnait donc tort à Malthus.
Cependant, au point de vue purement rationnel et
.Tbstraction faite d'une action particulière de la Pro-
vidence, la thèscde Malthus paraitexacte. Si unepo-
pulation double naturellement en un temps quel-
conque, la progression géométrique doit se poursuivre
tout aussi naturellement ; et à su|)poser même que les
subsistances puissent, de leur côté, se développer
sans limites, quelque chose du moins ne grandira
pas : ce sera l'espace, dont toutes choses, hommes,
animaux et vé^jélaux, ont un égal besoin.
Là contre, il ne sert de rien d'objecter avec Sis-
tioNDi{youi'eaux principes d'économie politique, 1827,
I. VII. ch. m) et le P. Liberatore, S. J. (Principes
d'économie politique, i889,ch. v, art. 2; tr. fr., p.i i5),
qui s'inspire de lui, que les animaux et les végétaux,
c'est-à-dire tous les êtres qui fournissent à l'homme
des richesses infiniment renouvelables, ont une pro-
lificité supérieure encore à la sienne, de telle sorte
que la vie puisse ou doive être plus facile de généra-
tion en génération.
Peu importe enlin qu'une période de doublement
par vingt-cinq ans soit trop courte : car il est bien
clair qu'une humanité qui aurait doublé de nombre
seulement par cinquante ans depuis le déluge n'au-
rait déjà plus l'espace nécessaire pour se tenir et à
plus forte raison pour se nourrir et pour vivre. Le
globe lui serait incontestablement trop petit.
— II n'en a pas élé ainsi, dira-t-on.
— Oui; mais n'est-ce pas parce que les obstacles '
ont fonctionné, vicieux ou raisonnables selon les
milieux et les temps? Alors, ce qui semble donner
tort à Malthus^ peut tout aussi bien lui donner
raison.
Ue fait, au xix" siècle, on n'a vu que dans l'île de
Java une population doubler par vingt-cinq ans;
car les Etals-Unis, qui s'en sont rapprochés, ontfail
un large appel à l'immigration; en tout cas, si la
richesse et les facilités d'existence y ont plus que
doublé en vingt-cinq ans, il faut y tenir compte de
l'immensité de l'espace et de l'accumulation des ré-
serves naturelles du sous-sol, comme de circon-
stances exceptionnelles. Par ailleurs cependant —
quoique, à vrai dire, la formule de Malthus pa-
raisse toujours donner vingt-cinq ans de sécurité et
que, sous ce rapport, elle ressemble trop à l'ensei-
gne du barbier : 0 Aujourd'hui l'on paye et demain,
gratis a — , un homme de bon sens acceptera dillici-
lement que l'Inde anglaise puisse avoir 5oo mil-
lions d'haliitants en njft/t, le Japon, 120, et la Chine,
800. .\insi, quoi qu'il arrive, l'événement justifiera
toujours la première proposition de Malthus, si la
population croît très rapidement, ou bien la seconde,
si elle ne croit guère ou pas du tout, parce que, dans
ce second cas, ce seront les obstaclesqui auront joué.
En résumé, pour que la thèse de Malthus fût
démontrée fausse, il faudrait trouver d'autres lois
nalurelles placées en dehors de ses formules.
On a cru en découvrir.
M. Lehoy-Beauliku, par exemple, se fait l'inter-
prète de bien des économistes actuels, lorsqu'il
donne ce titre à un des chapitres de son Traité : a La
civilisation tend à diminuer graduellement la fécon-
dité. » (Traité d'économie politique, Vil* partie,
ch. 11; 2' édit., 1896, t. IV, p. 572 et s. — Voj'ez aussi,
du même auteur, la Question de la population, 1913,
p. 93) El là serait la clef de la décroissance présente
de la natalité dans tous les pays civilisés.
Mais pourquoi en serait-il ainsi? Serait-ce l'effet
de lois physiologiques, étrangères à toute action de
la volonté? La question est importante, pour qui-
conque veut apprécier au point de vue moral la di-
minution actuelle de la natalité, dans le monde entier
pour ainsi dire. En ce premier sens, l'économiste
italien Nitti croit résumer l'opinion commune, en
concluant à la « loi entrevue par Donbleday et for-
mulée par Spencer, à savoir que la genèse est en
raison inverse de l'individuation ». (Population et
système social, tr. fr., p. 282 et s.)
En réalité, il y a là deux formules différentes.
Pour DoL'HLKDAY, la répiétion — c'est-à-dire la
suralimentation et la diminution des elTorts phy-
siques — atténue la fécondité naturelle, comme on
dira plus tard qu'elle diminue la supériorité relative H
des croissances masculines : puis la dépléiion a des |
elTets tout opposés. (Tlie true /i/ir 0/ population slnni'u
to be connectée wit/i tlie food of the pcople, i84()
Une loi providentielle, dit Doubledaj', veut que la
nature réagisse avec plus d'intensité lorsque des
causes accidentelles menacent l'espèce de dispa-
raître : ainsi l'arbre qui va mourir fructilie davan-
tage, et les espèces animales les plus délicates et les
plus faibles sont aussi les plus prolifiques. j
Autre est la théorie de Spe.nceh (développée dans '
A tlieory of population produced from the gênerai
laiv of animal fertililr, Westminster Revie^v l852),
adoptée ouvertement par M. Charles Gidb (Princi-
pes d'économie politique, 4' éd., p. 3d2), mais heu-
reusement contredite par M. de Felicb (Les Nais-
sances en France, 1910, p. 118). Suivant Spencer,
c'est le développement des qualités intellectuelles.
1053
NATALITÉ
1054
c'est l'éducalion et l'instruction qui conibaUcnldirec-
temenl la l'éconditc, comme si les a[)titudes géncsi-
ques étaient en raison inverse des ai>liliides céré-
brales. Ainsi les animaux supérieurs — les
mammifères — prolilient moins que les poissons et
les insectes, situés plus bas dans l'échelle des êtres;
et les (leurs doubles de nos jardins ne deviennent
plus belles que par la transformation de leurs éta-
mines en pétales.
Mais l'une et l'autre théories — celles de Dou-
bleday et de Spencer — ne nous fournissent point
de sullisar.ts arguments pour expliquer les déclins
actuels de la natalité, malgré la large part de vérité
sociale qui est, croyons-nous, dans la formule de
Doubleday et sur Uiquelle nous reviendrons.
Surtout les auteurs qui, à l'exemple de M. Lcroy-
Beaulieu, invoquent la civilisation comme un frein
naturel contre la surpopulation, évitent de préciser
la manière dont elle agirait. La civilisation refroidit-
elle les appétits sexuels? Le contraire résulte de
l'observation et de la statistique criminelle. Hend-
elle l'acte conjugal plus fréquemment infécond?
Non sans doute, en dehors des cas morbides : d'ail-
leurs la fécondilé reniarqualile de l'élite intellec-
tuelle de la France catholique est une réponse sufli-
sante. Enfin cette civilisation, avec la soif de
jouissances cl l'égoisme qui l'accompagnent, inspire-
l-elle la perversion de l'acte conjugal et les
manœuvres anticonceptionnelles? Alors, si ce n'est
que cela, nous sortons du domaine physiologique
pour entrer dans le néo-mallhusianisme et les
ob>tacles préventifs vicieux.
Pourtant, cette distinction, M. Leroy-Beaulieu ne
la fait pas, tandis que M Arsène Dumont parait bien
ne croire qu'à l'action de la volonté, lorsqu'il imagine
l'expression « capillarité sociale » pour désigner le
besoin instinctif d'ascension qui pousse les démo-
craties à limiter leur progéniture en vue d'une amé-
lioration de ses conditions d'exi^-tence. {Dépopulatiun
et civilisation, 1890; — Natalité et déiiiocralie, i8g8)
La loi que M. Paul Leroy-Beaulieu a formulée, à
savoir une diminution naturelle de la fécondité par
la civilisation, a été elle-même très vivement com-
battue par M. PiKRSON, jusque dans les éléments
statistiques sur les(|viels P. Leroy-Beaulieu croyait
pouvoir l'appuyer (Pirrson, Traité d'économie poli-
tique, tr. fr., 19161917, t. II, p. 422 et s.). De fait, si,
par l'action de la loi de Doubleday, il y avait une
tendance à la stérilisation relative par l'elTet physi-
que du bien-être, d'un autre côté il pouvait y avoir
une tendance inverse à la fécondité, grâce à une
moralité supérieure qui n'aurait rien eu d'incompa-
tible avec lu civilisation et qui en aurait été au con-
traire une forme supérieure. Par là éclate le vice de
logique de M. Paul Leroy-Beaulieu, ne discernant
pas les causes matérielles et physiologiques qui
peuvent agir dans un sens, d'avec les causes morales
qui peuvent agir dans ce même sens-là ou bien dans
le sens opposé.
Il faut sans doute reconnaître, comme nous le
verrons bientôt, que les conclusions rationnelles de
Malthus ont été singulièrement dérangées par ces
grands mouvements de l'histoire à travers lesquels la
Proviilence a révélé peu à peu les secrets de la créa-
tion et les forces mystérieuses cachées en elle. Tout
aussi bien, les sombres pronostics de Ricardo, émis
quinze ans plus tard, sur les diflicultés croissantes
de l'alimentation, ont été démentis encore plus
cruellement que ceux de Malthus. Mais rien de tout
cela ne pouvait ni ne peut être découvert par une
méthode purement scientifique, que ce soit sur la
déduction (juc l'on s'appuie ou bien sur les inductions
que fournissent la démographie et la statistique.
Nous tenons donc pour juste la thèse scientifique
de Malthus.
II(. Maltbus au regard de l'apologétique
catholique. — Actuelleiuent la plupart des auteurs
catholiques, de plus en plus impressionnés par les
ravages de la stérilité volontaire, condamnent sévère-
ment Malthus, et généralement sans l'avoir lu.
Cependant le P. Antoink S. J., si ojiposé qu'il soit,
ainsi que le P. Libkuatore (^Principes d'économie
politique, 1889, I" p., ch. V, tr. fr., 1894, p. 100 et s.)
à la théorie scientifique, avoue bien que « par le
devoir de contrainte morale, Malthus n'entendait
aucunement l'emploi des procédés illicites pour en-
traver la reproduction ». (Eléments de science sociale,
Poitiers, 1893, p. 5^3)
Quoi qu'il en soit de ce dernier point, nous avons
oublié beaucoup trop Joseph de Maistre et son éloge
de Malthus, éloge qui, « aujourd'hui, dit-on, provo-
que une certaine surprise » (P. Vkhmkkhscu, S. J.,
La peur de l'eufant dans les classes dirigeantes,
dans l'opuscule l'our Vhonnéteté conjugale, Louvain,
>9'0. P- Tj)-
C est que Joseph db Maisthb était heureux de
trouver, chez un pasteur protestant, une apologie in-
directe du célibat des prêtres et des congrégations
religieuses, après toutes les condamnations portées
contre lui par Montesquieu, Diderot et les Encyclo-
pédistes. 11 appelait donc le Principe de population
« un de ces livres rares, après lesquels tout le monde
est dispensé de traiter le même sujet » (Du Pape,
1. m, ch. m, 15 3). Il allait, s'il se peut, plus loin
encore quand il écrivait, dans son Essai sur le
principe générateur des constitutions politiques, que
« toute loi tendant directement à favoriser la popu-
lation, sans égard à d'autres considérations, est mau-
vaise, et qu'il faut même tâcher d'établir dans l'Etat
une certaine force morale qui tende à diminuer le
nombre des mariages et à les rendre moins hâtifs »
(Essaisur le principe générateur, préface). Et, seule,
selon lui, « l'Eglise, par laloi ducélibatecclésiastique.
avait résolu le problème avec toute la perfection que
les choses humaines peuvent comporter, puisque la
restreinte catholique est non seulement morale, mais
divine u. (Du Pape, loc cit.)
Dans ce sens, l'hommage le plus démonstratif qui
ait été rendu à Malthus, d'autant plus suggestif que
l'auteur qui l'a rendu n'a pas cité Malthus et l'a
peut-être ignoré, est le jugement que porte le P. Ta-
PAHRLLi u'A/.KGLio, S. J., dans son Essai sur le droit
naturel (iSS^.l. V, ch. vi). « L'accroissement déme-
suré de la population, dit le P. Taparelli, est un
véritable fléau pour l'honnêteté comme pour l'ai-
sance publique. Par conséquent, s'il est possible de
l'empêcher sans injustice et sans dommage, ne
serait-ce pas un devoir pour l'autorité sociale d'ar-
rêter, au moyen de ces obstacles, la misère prête à
fondre sur la société avec toutes sortes de calami-
tés, et le débordement des mœurs qu'elle entraî-
nerait à sa suite?... Or, c'est ici le point capital
et le plus dillieile... Je suis forcé de l'avouer, la
nature seule ne présente ici aucun remède : et voilà
pourquoi nous devons, dans notre gratitude et notre
admiration, nous prosterner aux pieds de l'Auteur
et du Législateur du christianisme. Dans la pléni-
tude des temps, il a rendu la continence vénérable
par les éloges qu'il lui a prodigués, possilile par sa
grâce, et facile par les institutions qui existent dans
son Eglise... La société catholique est la seule qui
soit capable de résoudre parfaitement cette grave et
délicate question : opposer une barrière à l'accrois-
sement excessif de la population, sans diminuer la
félicité sociale, sans entraver les mariages, sans
1055
NATALITE
1056
ouvrir la voie au crime, el même en facilitant les
unions el leur fécoiidité. » (Op. cit., tr. IV., i8p5, t. I,
pp. 5o7-5oy, Î^S 1118, 1120, 1122 el 1123)
Terminons par ce témoignage d'un positiviste
militant et convaincu, M. Okherme, fondateur des
Universités populaires: « Ce qui nous guérira de la
dépopulation présente, dil-il, obviera à la surpopu-
lation future... C'est parce qu'elle sait retenir où il
faut, que l'Kglise peul pousser où il faut. » (Croilre
ou dispuraitie, 1910, p. 179 et 2^4)
En résumé donc, si la pratique commune de la
morale évangélique n'écarte i>as la nécessité du
malheur ou du vice, il n'y aura plus que l'un ou l'au-
tre, vice ou mallieiir, pour prévenir naturellement
les excès de population; mais gardons-nous, par ail-
leurs, d oublier les révélations économiques ou géo-
graphiques dont la Providence s'esl réservée l'heure
el le secret
ce l'récisément, comme nous disions dans notre
Cours d'économie politique, le xix" siècle a été
l'une des plus admirables périodes de ces révéla-
lions. Aucune époque ne le fut à un tel degré. Dans
l'ordre géographique, ce fui la conquête effective des
immenses territoires de l'Amérique du Nord, puis
la pénétration du continent africain. Dans l'ordre
économique, nous avons eu les transports faciles,
qui accroissent les forces productives des popula-
tions en appelant les individus el les régions à se
spécialiser toujours davantage; nous avons eu la
vulgarisation de la pomme déterre, qui triple le ren-
dement des terrains légers; nous avons eu 1 art
d'utiliser la betterave à sucre, qui a doté nos climats
tempérés de productions auparavant réservées aux
tropiques; nous avons eu la houille et le pétrole, qui,
sans parler de l'essor donné par eux à l'industrie,
ont rendu disponibles pour l'alimentation i)ropre-
ment dite presque tous les terrains absorbés jusque-
là par les exigences du chaufTage el de l'éclairage;
enfin l'utilisaiion des forces hydrauliques a mis des
millions de chevaux à notre dispositiim, el l'élec-
Irochimie, entre autres résultats, révolutionnera
probiiblement l'agriculture par la lixalion de l'azote
de l'atmosphère.
« C'est ce spectacle qui avait inspiré à M. Leroy-
Beanlieu son charmant apologue des trois Malthus
(Essai sur la répartition des richesses, 1881, introd.,
pp. 16 et s.; Traité d'économie politique, 2' édil.,
t. IV, p. 532).
« Aux premiersjoursdumonde, dit-il ensubslance,
quand le genre humain, fait de quelques familles
seulement, vivait de fruits sauvages el des produits
toujours incertains de la chasse, quelle épouvante se
fût partout répandue, si un Malthus chasseur avait
semé une théorie de la population d'après les seuls
faits économiques dont on avait été Umoin 1
a L'humanité cependant marchait toujours, et la
loi de la vie commandait sans relâche aux familles.
Celles-ci se mullipliaient donc, mais en même temps
elles allaient apprendre à s'adonner à l'élève du bé-
tail. « A quoi songez-vous donc? leur cria alors le
Malthus des peuples pasteurs. Les pùlurages vont
manquer à vos troupeaux, el la faim vous fera périr
dans ces angoisses, imprudents qui ne savez pas com-
mander aux forces de vie que vous portez en vous I »
a Ilélas! on n'écouta pas davantage le Mallhus
pasteur. Seulement, quand l'herbe commençait à de-
venir trop rare pour les troupeaux, on eut un Tri-
plolème qui inventa la charrue; et la terre fouillée
par le soc donna des trésors de plus en plus abon-
dants.
ic Enfin, après de longs siècles de celle vie cultu-
rale, quand la vieille Europe paraissait épuisée,
quand la jeune Amérique était à peine traversée par
les voyageurs les plus hardis, quand l'Afrique et
l'Océanie, vues seulement du bord des navires qui en
contournaient les rivages, restaient encore à péné-
trer, alors surgit un troisième Mallhus. Celui-là, c'est
celui que nous venons d'étudier, et il s'est trompé
comme les deux autres. » (Cours d'économie politique,
1910-1911, t. 11. p. 25 et s.)
Le problème psychologique et moral n'est pas ce-
pendant supprimé. Combien de siècles, en effet, l'hu-
manité chrétienne n'a-t-elle pas vécu sur son étroite
Europe, à peine occupée encore tout entière, alors
que celle humanité, ignorant l'Amérique et l'Océanie.
ne connaissait de l'Asie, de l'Afrique et même des
régions orientales de l'Europe, rien autre chose que
les Musulmans et les Tartares barrant la route ;i
toute émigralion !
Les infranchissables limites que Mallhus devait
décrire plus tard n'avaient donc alors rien de chimé-
rique et Charles Pbuin a eu toujours raison d'écrire
son chapitre : « Comment les doctrines de l'Eglise
catholique luellent les sociétés dans les conditions
de leur équilibre et de leur progrès naturel quant ,1
la population » (La Hichesse dans les sociétés cli, '■-
tiennes, 1861, 1. IV, ch. iv, t. I, p. 624).
IV. Le néo-malthusianisme. — Mallhus avait
fourni sans le vouloir des arguments au vice et au
crime. On ne manqua pas de les exploiter. Des éco-
nomistes sans conscience recommandèrent ouverte-
ment les manoeuvres anticonceptionnelles ; quelques-
uns préconisèrent en propres termes lesavorlemenls
et rétouffement des nouveau-nés, tJie painless ex-
tinction. Les apôtres de la prudence conjugale. Sis-
MONDi, DuNovEK, Josiii'u Gabnibr en France, y pré-
parent l'opinion dès la première moitié du xix' siècle
En Angleterre, le trop fameux Stuart Mill, un des
hommes les iilus étrangers à tout concept religieux
et moral, et grand apôtre de l'émancipation des
femmes, écrit que « l'on ne peut guère espérer que
la moralité fasse des progrès, tant que l'on ne con-
sidérera pas les familles nombreuses avec le même
mépris que l'ivresse ou tout autre excès corporel »
(Principes d'économie politique, l848, 1. II, ch. xiii,
S ')•
Même aujourd'hui en France, renseignement de
nos Facultés de droit est, pour le moins, d'une in-
différence déconcertante. On peut en juger par
V Histoire des doctrines économiques de MM. Gide et
HiST (1910), ou par le Précis d'économie politique
de M. BnouiLiiET (1913) : ce dernier professeur con-
state sans plus de blâme ni de regret que « si
l'homme n'a pas renoncé à l'amour, il a dissocié
habilement ce que la nature avait fortement uni >>
(Op. cit., p. 10).
Le mot « néo-mallhusianisine » n'est cependant
apparu que vers 189^, introduit par un néo-m;il-
thusien militant. Van Houten, qui fut depuis mi-
nistre des Pays-Bas.
Des ligues nombreuses se sont formées pour-vul-
gariser ces pratiques soit anticonceptionnelles,
soit aborlives. Un grand nombre de médecins y ont
donné leur concours. Parmi les apôtres les plus con-
nus ou les plus actifs, nous nous bornerons à citer
en Angleterre Annie Besant, versée depuis lors à
la théosophie, et le docteur Drvsdalk; puis en I
France Paul Robin-Robin, qui, fâcheusement illus-
tré par les immoralités de la u coéducation m à Cem-
puis, se suicida en 1912. (Sur la propagande néo- 1
malthusienne, voyez entre autres Lkroy-Bbaoi.ieu,
/.a question de lu population, igiS, p. 297, et db
Femce, Les Naissances en France, 1910, p. 280 et s.)
Tout serl actuellement celle j)ropagande. De
l'axeu du docteur Behtillon, l'apôtre très la'ique de
1057
NATALITÉ
1058
la repopulation, la franc-maçonnerie ne dédaigne
pas d'y collaborer {La Dépopulation de la Franco,
191 I, p. 320).
Quant au socialisme, il la seconde très activement.
La 1. grève des ventres » a été un mot d'ordre sou-
vent donné dans les Bourses du travail, après les
doctrines que le trop fameux Bebel avait formulées
dans son Vivre La Femme {Die Fia 11), parvenu lui-
même à une si effrayante diffusion. M. Maxime Le-
roy, syndicaliste autorisé, s'exprime ainsi sur ce
sujet : (1 La limitation volontaire et raisonnée des
naissances est une idée qui a pénétré dans la classe
ouvrière par les militants anarchistes, influencés
par l'initiateur et théoricien du néo-malthusianisiue,
Paul Roliin. Sans être statutaire, si elle doit jamais
le devenir, elle tend à se transformer en une sorte
d'obligation morale tvl's préciae... » Le résultat sera
de <i libérer la femme du joug masculin et de lui
éviter la triste ressource de l'avortement ou de
l'infanticide... Le néo-malthusianisme, c'est encore
un droit de contrôle revendiqué sur la production
au nom de la solidarité prolétarienne » {La Coutume
ouvrière, Syndicats, Bourses du trai'ail, etc., igiS,
t. I, pp. 265-270).
Il est profondément regrettable que beaucoup
d'économistes libéraux, étrangers à nos croyances
ou timides et illogiques avec elles, aient plus ou
moins prêté les mains à cette propagande. Quelques-
uns, comme de Molinari (1819-1912), ont calculé
froidement qu'il en coûte moins d'importer un
homme que de l'élever, et qu'il y a par conséquent
un bénéfice économique à introduire des étrangers
en France, plutôt qu'à procréer des Français.
Mais aucun auteur, parmi les théoriciens de l'é-
conomie politique, n'a prêché le néo malthusia-
nisme plus ouvertement ([ue M. Pikrson, ancien
président du Conseil des ministres des Pays-Bas et
auleur d'un Traité d'économie politique qui vient
d'être traduit en français. « U n'est pas chimérique,
dit-il, de supposer, que ce système (le néo-malthu-
sianisrae), recommandé avec force et dans de larges
cercles par des personnes qui inspirent confiance,
sera un jour pratiqué d'une manière extensive... Je
n'ai jamais trouvé de démonstration claire de l'im-
moralité de tous les moyens préventifs. » {Op. cil.
(1896), tr. fr., 1916-1917, t. II, p. ^87 ; p. 44' "■)
M. Lrroy-Beauliei;, lui-même, en louant trop
exclusivement la famille de trois enfants, qu'il ap-
pelle la famille « normale » — il aurait dii dire
« moyenne •> et de faillie moyenne, — a trop laissé
croire que, s'il y a une certaine morale conjugale
jusqu'à la troisième grossesse inclusivement, il yen
a ensuite une autre, et néo-malthusienne celle-là,
si l'on veut.
Pourquoi aussi n'avoir pas développé, avoir
laissé même ignorer cette grande vérité, que Carey
avait mise en pleine lumière, à savoir que l'homme
produit en même temps qu'il consomme, et que
peut-être bien avec lui, tant que le point de satura-
tion n'est pas atteint, la production n'est pas inca-
pable de devancer même les besoins? C'est ce que le
docteur Bertillon exprimait par ce mot saisissant:
« Malthus oubliait que les convives du banquet en
sont aussi les cuisiniers... et que, lorsque les con-
vives sont nombreux, les rations à bien des égards
sont plus grosses. » (/,« Dépopulation de la France,
191 1, pp. 30 et 43)
V. L'état actuel de la question en France. —
Nous ne nous arrêterons pas longtemps sur les ra-
vages du néo-malthusianisme, plus grandsen France
que nulle part ailleurs.
Ils sont mesurés par le déclin delà natalité.
Tome III.
On appelle coefficient de natalité le nombre des
naissances par 1.000 habitants et par an. Or, le
voici pour la France, par période de dix ans de-
puis 1800 :
1S01-1810 32,5
i8ii-i8ao 3i,6
1821-1830 3o,5
i83i-i84o 28,9
i84i-i85o 29,4
i85i-i86o 26,7
1861-1870 26.4
1871-1880 24,5
1881-1890 23,8
1891-1900 22,1
igoi-1910 20,5
1911-1913 18,8
La proportion des mariages {coefficient de nuptia-
lité) est restée stationnaire; celle des naissances
naturelles a haussé légèrement. Il faut noter du
reste que les mariages — mariages civils — après
divorces, faisant repasser une seconde fois devant
le maire l'un des conjoints du vivant de l'autre,
commencent déjà à fausser assez sensiblement notre
statistique officielle des mariages (i5.ooo divorces
par an avant la guerre).
Le rapportdu chiffre des naissances légitimes avec
celui des mariages n'est pas moins concluant, quoi-
que les naissances d'une année se réfèrent à des
mariages de bien des années différentes. De vingt en
vingt ans, nous trouvons, en face d'un mariage, le
chiffre d'enfants qui suit :
1800 4,a4 enfants légitimes.
1820 4,08 —
i84o 3,26 —
1860 3,04 —
18S0 3,09 —
1900 2,95 —
'9'o 2,46 —
La proportion des mariages sans enfants, plus
grande à Paris que dans les villes moindres et sur-
tout que dans les campagnes, est sensiblement,
dans l'ensemble de la France, ce qu'elle est dans les
pays voisins (De Felice, Les Naissances en l''rance,
191 1, p. 100 etia2). Ce qui est inférieur en France,
c'est donc la fécondité moyenne des ménages ayant
des enfants ou en ayant eu.
Quelle est l'origine du mal ? Quelles en sont les
causes immédiates? Quelles en sont les formes visi-
bles et palpables?
Le vice, à coup sûr, est apparu bien avant la Ré-
volution. L'abbé Jaubert le signale des 1167 comme
sévissant dans les classes élevées {Causes de la
dépopulation, 1767, p. 39).
Un peu plus tard, Moheau le montre pénétrant
dans les campagnes et menaçant l'Etat d'un mal
« plus funeste que les pestes qui le ravageaient au-
trefois ». {Recherches et considérations sur la popu-
lation de la France, 1778, t. Il, p. 102) Cependant,
en ce temps-là encore, Messanci-; notait un coeffi-
cient de natalité de 4i. 6 pour l'Auvergne, de 42,1
pour les villes du Lyonnais, etc., bien que déjà
la Normandie, tombée aujourd'hui à i3 et i4, se
fût assigné un rang défavorable, avec seulement
36,3 (Voyez Arthur Young, Voyages en France,
Paris, 1793, t. III, p. 201 et s.) Pour Lyon en parti-
culier, où les naissances comparées aux mariages
étaient tombées de 483 "/n, dans la période malheu-
reuse de 1Ô99 * '7"8. à 433 et 4o8 pour celles infini-
ment plus prospères de 1739-1748 et 1749-1 758, on
peut se demander si déjà le vice ne s'y introduisait
pas {Almanach de Lyon de 1760, que nous citons à
3i
1059
NATALITE
1060
notre Cours d'économie politique, t. II, p. 4o). « Ce
sera peut-être, disait aussi Neckkr en i'j84, un des
maux de l'avenir, et l'on aperçoit déjà les indices
d'un coupable relàclienient. » (De l'Administration
des finances de la France, 1784,1, 9)
Parcourons les causes possibles de cette stérilité
toujours croissante.
Dans l'ordre pliysiologique, nous écartons réso-
lument un déclin naturel ou fatal de notre race.
L'alcoolisme lui-même, très discuté, parait être un
facteur de mortalité infantile beaucoup plus que de
stérilité : en tout cas, la Basse-Bretagne, quoique
adonnée à l'alcool, garde relativement à peu près le
premierrang en France, et les localités industrielles
de la Seine-Inférieure sont aussi parmi les meilleu-
res, quoique la consoraiiiation de l'eau-de-vie ne soit
nulle part plus élevée Restent les maladies véné-
riennes : elles doivent jouer un certain rôle (De Fe-
MCB, Les naissnncfs en France, p.io3 et s.), mais
pas très considérable, en rentrant bien ouverte-
ment dans les obstacles préventifs vicieux de Mal-
tbus.
Dans l'ordre économique, nous ne croyons pas
pouvoir rien expliquer par les diincullés de l'exis-
tence. Là contre protestent et la natalité meilleure
de nos classes misérables et l'immigration cons-
tante des étrangers, venant vivre chez nous pour
nous prouver que nos enfants aussi pourraient y
vivre. En tout cas, — mais ce serait de bien-être
et d'ascension intellectuelle qu'il s'agirait, et non
pas de misère et de paupérisme — en tout cas, ni la
loi de Spencer, ni celle de Doubleday ne pourraient
s'appliquer, sinon à une faible partie de notre po-
pulation; elles seraient, par conséquent, sans effets
appréciables sur sa masse numérique. De la loi de
Doubleday nous ne retiendrons que le renouvelle-
ment nécessaire et incessant des aristocraties, par
une mystérieuse volonté de la Providence sur les
sociétés.
Les causes d'ordre moral proprement dit sont de
braucoup les plus actives. On n'a pas d'enfants, parce
qu'on ne veut pas en avoir. On recourt alors soit à
l'onanisme conjugal et aux précautions anticoncep-
tionnelles, soit à ravortement, malgré ses réels dan-
gers. M. Prévost, dans son opuscule Les Avorte-
ments (19 12), conclut à 100.000 par an pour Paris et
à io.ooo pour Lyon (ce dernier chiffre est celui qui
est avancé par le docteur Lacassagnk dans son
Précis de médecine lésiule). Le docteur Bddin n'en
admettrait bien que 1 85. 000 pour toute la France;
eej)endant les gynécologues les plus autorisés accep-
tent le nombre de ijoo.ooo. La 0 Société obstétricale
de France » a conclu que, « d'après les plus récentes
statistiques des maternités des grandes villes, l'avor-
tement détruit prématurément le tiers des produits
de la conception » (Cité par Dbhrrme, dans Croître
ou disparaître, pp. 69-71). Les 700.000 naissances
eflTectives en seraient ainsi les deux autres tiers, et
ces chiffres sont bien concordants entre eux, tout
en laissant une immense marge pour les manœuvres
anticonceptionnelles proprement dites, si l'on eu
juge par les capacités naturelles de reproduction
que la race française devrait présenter.
Ainsi envisagé, le néo-malthusianisme fleurildans
les conditions sociales les plus diverses.
11 e«t vrai que les couches tout à fait inférieures
de la population, incapables de prévoyance, s'aban-
donnent sans calculer aux instincts de la nature et
<iue, d'un autre côté, les familles sincèrement et pro-
fftudément chrétiennes font une heureuse exception
dans ttms les rangs de la société, dans les milieux
les plus riches comme dans les milieux intermé-
diaires ou les milieux les plus humbles. La haute
bourgeoisie lyonnaise en est un exemple frappant,
auquel M. Lbvasseur a rendu un juste hommage
{Ln Population française, l. V, ch. v, 1. 111, p. 169).
Très souvent, les classes riches sont spécialement
incriminées de néo-malthusianisme, et les statisti-
(|ues dressées par quartiers pour Paris et Berlin
notamment appuieraient cette conclusion. Nous n'y
souscrirons pas. Nous pensons qu'il faut tenir
compte: i" de la proportion des domestiques céli-
bataires, plus élevée dans ces quartiers; 2" des lon-
gues absences de villégiature, qui marquent en quel-
que sorte d'un coefQcienl moindre les individualités
recensées officiellement dans ces quartiers comme
des habitants d'année entière ; 3° de l'action de la
loi de Doubleday, qui, sans effet sensible sur toute
une population composée en immense partie de tra-
vailleurs manuels, en a bien une sur la fécondité na-
turelle des classes sociales amollies par le luxe, a II
n'y a pas, dit M. dk Felice, de famille dont la fécon-
dité puisse résister à cinq générations de surali-
mentation ï, à cause de l'arlhrilisme et de l'hérédo-
arlhritisme qui en sont la conséquence. (Les nais-
sances en France, p. 108. Voyez aussi Carry,
Priiiciples of social science, ch. 11, p. 3o3 et s.) Quoi
qu'il en soit, les familles sincèrement catholiques du
haut commerce de Lyon et de la gTande industrie
du Nord sont justiliées sullisarament par leur saine
et robuste fécondité.
La proportion différente des sexes suivant les
milieux et les temps va aussi nous ouvrir des aper-
çus bien singuliers et sans doute bien suggestifs.
C'est un fait d'observation que les naissances mas-
culines sont plus nombreuses que les naissances
féminines : mais cette supériorité n'est pas invaria-
blement la même, elle a notablement décru depuis
le x\ii<: et le xvui" siècle [à Londres, 1.076 garçons
contre i.ooo filles dans la période 16 18- 1682 (William
PcTTY, OEuvres économiques, tr. l'r., 1905, t. Il, p. 4 la);
en France, 1.067 garçons contre 1.000 au xviii* siècle,
suivant Moueau (Op. cit., 1778, t. I, p. i38); et
actuellement, moins de i.o/|0 garçons contre i 000
tilles]. 11 y a en notoirement une baisse régulière et
continue, tout au cours du xix" siècle. Enlin, celte
supériorité des naissances masculines était toujours
sensiblement moins forte parmi les naissances natu-
relles que i>armi les naissances légitimes. Quelle peut
bien être la cause de ces phénomènes ou plutôt quelle
est la loi à laquelle ils obéiraient? (On peut étudier
Corrado GiNi, // sesso dat punto di vista statisiico,
Milano, 1908; Worms, La se.rualilé dans les nais-
sances françaises. 1912. Voyer notre Cours d'écono-
mie politique, t. Il, p. 3o)
Deux opinions ont été soutenues. Elles sont pro-
bablement vraies l'une et l'autre à la fois, avec des
inllnences tantôt convergentes, tantôt divergentes.
D'une part, la vie abondante et facile — la réplé-
tion, selon Docdleday, et l'état anabolique. selon
GiNi — diminue la masculinité, que favorisent au
contraire la déplétion et l'état calaliolii/ue. D'un autre
côté, le jeune âge de la femme et surtout l'infériorité
de son âge par rap[>ort à celui de l'homme accrois-
sent les chances de naissances féminines, la pre-
mière explication — réplétion où état anabolique —
suffirait à faire comprendie pourquoi le rapport des
sexes s'est altéré en France au cours du xix» siècle,
parce que l'aisance s'y est beaucoup accrue; elle
ferait aussi comprendre une proportion relativement
plus élevée de filles dans les familles riches, si ce
phénomène était bien reconnu partout, comme il l'a
été en Suède. Mais celte explicalion-là ne peut pas
donner raison d'une différence de proportion des
sexes selon que l'on observe les naissances légitimes
ou bien les naissances naturelles, différence qui
1061
NATALITE
1062
embarrasse visiblement M. Worms. {Op. cit., p. 117
et s.) Donc il faudrait bien faire intervenir ici le
jeune àf-e de la tille séduite.
Mais, du même coup, nous tirerons une autre
conclusion au point de vue du néo-malthusianisme :
c'est que la décroissance de la masculinité en France
au XIX" et an commencement du xx' siècles, en
contraste avec une masculinité plus élevée et plus
constante en Allemagne, est un indice déplus du néo-
malthusianisme français. Ainsi, en France, la supério-
rité naturelle du sexe masculin a diminué et diminue
toujours, parce que les Françaises, acceptant le pre-
mier ou les deux premiers enfants, quand elles les
acceptent, accouclient moyennement plus jeunes
qu'autrefois, alors qu'elles repoussent systématique-
ment d'une façon plus ou moins active ou passive
les grosBesses qu'elles auraient à trente, à trente-cinq,
à quarante ans et même au delà.
La France, au point de vue des ravages du néo-
malthusianisme, tient incontestablement le premier
rang dans le monde entier. Elle est cependant sui-
vie d'assez près par la Nouvelle-Zélande et l'Aus-
tralie, — pays, comme l'on sait, du « socialisme
sans doctrines » le plus complètement réalisé qui
soit encore. — Le Nord-Est des Etats-Unis — Maine,
Vermont, Gonnecticut, etc., — ne vient pas en-
suite à une bien grande distance.
Pour la moyenne de la période igoi-1910, on peut
tenir pour sensiblement exacts, en ce qui concerne
l'Europe, les coefficients de natalité qui suivent :
France
ao
Belgique
26
Angleterre
37
Hollande
3o
Italie
32
Espagne
34
Allemagne
34
Autriche
34
Hongrie
36
Russie
38
Depuis lors, la natalité allemande a considéra-
blement diminué, tout en étant restée, jusqu'à la
guerre de igi^, supérieure de beaucoup plus de moi-
tié à la nôtre.
Nous ne nous arrêterons pas aux conséquences
économiques, militaires, politiques, etc., de cette si-
tuation. Les événements les ont fait sentir et voir à
beaucoup d'hommes qui n'y voulaient prêter aucune
attention ; et les journaux, presque de toutes les opi-
nions, ont attiré sur ce point les préoccupations
d'une partie du public.
« La mort de la France, disait le docteur Bp.rtil-
LON, sera un des faits marquants du xix« et du
XX'" siècles. Le mal est absolument spécial à notre
pays... » « La population de la France, disait le jour-
nal japonais le Tniyo (octobre 1904) diminue de jour
en jour, et il n'est point déraisonnable de croire (]ue
la France disparaîtra du rang des nations vers la lin
An XX» siècle. » (/.a dépopulation de la France, 1911,
p. a, 3 et i3)
Le tout est donc de savoir si elle parviendra à
triompher du fléau qui la ronge, et qui la fera périr
si elle n'en triomphe pas.
VL La latte contre le néo-malthusianisme.
— Ainsi, la natalité a considérablement diminué et
la France est menacée de se dépeupler. Déjà les
années 1890, i8gi, i8ij2, 1896, 1900, 1907 et 191 1 ont
présrnté des excédents des décès sur les naissances
(bien entendu, nous ne disons rien des années de la
guerre), il est vrai que les facilités olTertesaux étran-
gers et enfants d'étrangers pour acquérir la qualité
de Français ont permis que le nombre des étrangers
olliciellement reconnus comme tels ne variât pas,
tandis que le nombre des habitants recensés était
cependant en légère progression dans chaque période
quinquennale. Nous laissons de côté les appels faits
aux étrangers pour <iu'ils viennent combler nos
vides.
Nous ne nous arrêtons pas non plus aux mesures
diverses par lesquelles la mortalité et particulière-
ment la mortalité infantile peuvent élre combattues :
car ces mesures méritent toujours d'oire approuvées,
si florissante que la natalité puisse être, l'ar ailleurs
il est vrai, dans une société systématicjuement néo-
malthusienne comme la nôtre, il n'est pas rare que
la mort d'un preraier-né provoque la naissance d'un
second enfant qui vienne le remplacer. Ainsi l'hy-
giène, qui est un bien, peut inciteràun mal. Finale-
ment, c'est la volonté des ménages qu'il faut mou-
voir. Et comment l'atteindre?
On a proposé les considérations tirées de l'inté-
rêt national compromis. Mais ni le vice, ni les sug-
gestions de ce que l'égoisme croit être l'intérêt privé
ne céderont devant des arguments de cet ordre. Nos
politiciens et nos gouvernants en sont la preuve.
On a proposé surtout les avantages ptciiiiiaires,
soit sous forme d'exonérations d'impôts, soit sous
forme de primes ou allocations de l'Étal, soit enfin
sous forme de déchéances de droits de succession.
Mais d'abord les exonérations d'impôts et les déchéan-
ces de droits de succession n'atteindraient guère
ou pas du tout les milieux pauvres, ou à peu près
pauvres, très modestes, par conséquent sans beau-
coup d'impôts directs et sans perspectivesd'héritages
à recueillir; en un mot, elles n'atteindraient pas les
milieux ouvriers urbains, où fleurit cependant le
néo-malthusianisme, accompagne de déformations
morales de tous les genres.
Convenons que parfois l'on est un peu hanté par
le souvenir des lois caducaires d'Auguste, frappant
les caelibes et les orbi, regardant ai eo indifférence
les solidi cnpaces et réservant aux seuls patres les
parts défaillantes ou caduc, 1 ou bien in causa caduci.
Le docteur Bektillon croit pouvoir sans doute ex-
pliquer par ces lois l'augmentation considérable du
nombre des citoyens romains après Auguste, et il
réclame des mesures analogues. Mais il ignore que
les affranchissements conféraient dans la généralité
des cas la civitas romana, si le niunnmissor la pos-
sédait déjà ; il ignore également que cette civitas
romana fut étendue déplus en plus largement après
Auguste, avant de l'être sans distinction à tous les
habitants de l'Empire, par Caracalln, au début du
m* siècle. De fait, toutes les lois caducaires ne cor-
rigèrent rien.
Pourtant, dans cet ordre d'idées, on nous a proposé
récemment les combinaisons les plus variées : par
exemple, que l'Etat eût une part d'enfant et fût un
copartageant si le défunt ne laissait qu'un ou deux
enfants (docteur Bertillon), ou bien que les divers
cohéritiers venant en concours entre eux eussent
chacun autant de parts à prétendre qu'ils auraient
eux-mêmes d'enfants (commandant Toulée). Sans
noter une fois de plus que des lois de ce genre n'in-
téresseraient jamais que les milieux où l'héritage a
une certaine importance, c'est-à-diie une partie seu-
lement de la population, il faudrait aussi ne pas
méconnaître que ces lois seraient manifestement in-
justes, non seulement à l'égard du ci'libat vertueux
et continent comme celui des prêtres, des religieu-
ses et d'une foule de laïques des plus honorables et
des plus utiles à la s<iciété, mais injustes aussi à
l'égard de frères et sœurs qui auraient été empêchés,
par leur santé ou tout simplement par leur plus
1063
NATALlïl
106
grande jeunesse, d'avoir eu déjà une aussi nom-
l)reusfi postérité que leurs aînés; injustes enfin à
l'égard de quiconque, sans avoir eu jusqu'à présent
ou sans jamais avoir une noralireuse descendance,
serait moralement innocent de son peu de fécondité.
Tels un veuf ou une veuve ayant été marié peu de
leraps.
Enlin beaucoup de personnes pensent qu'un élar-
gissement de la liberté testamentaire, une extension
des pouvoirs du père et de la mère de famille sur
leur succession, aurait une puissante action pour re-
lever la natalité. Lu Pi.av et ses disciples ont accré-
dité cette opinion, (jue le partageé^al est une innova-
tion du Code Napoléon et que ce régime a introduit
ou développé le nco-inaltbusianisiue ; dans cette
situation, disent-ils, la restriction volontaire est le
seul moyen qu'on a d'erapéclier la destruction du
foyer familial avec la dccbéance de situation des en-
fants ; par consc(|uent, le retour à la liberté testa-
mentaire, qui dispenserait de ce calcul, serait le
remède le plus ellicace contre la stérilité volontaire.
Sans doute nous croyons, quant à nous, qu'il
serait utile d'accroître le pouvoir testamentaire des
parents, pour relever leur autorité domestique, et
nous avouons que le souci de laisser après soi une
postérité au moins aussi ricbe qu'on l'a été soi-
même, inspire et conseille dans une foule de cas les
restrictions néo-mallliusiennes. Mais cela dit, nous
pensons que Le Play et son école commettent ici
une erreur en histoire, et que la réforme réclamée
serait sans aucune pnicacilé appréciable.
En effet, au moins en ce qui concerne les biens
roturiers, le droit coutumier et l'ancienne Krance
avaient, dans l'immense généralilé du territoire na-
tional, le partage égal et les droits de réserve des
enfants, sans que pour cela l'on y fût néo-maltbusien
(Voyez, pour les détails, René Worms, Natalité et
régime successoral, 1917). Ensuite, les parents usent
trop peu de la liberté testamentaire qu'ils ont, pour
qu'on puisse penser qu'une liberté plus grande dut
être beaucoup plus pratiquée. Kaut-il ajouter enlin
que les milieux ouvriers urbains, pour qui les suc-
cessions de famille importent peu et dans lesquels,
du reste, les parents peuvent si aisément avantager
tel ou tel enfant par des dons manuels de titres mo-
biliers s'ils en ont, ne seraient nullement atteints
par la réforme que l'on présente comme la clef de
voûte d'une régénération sociale? Bonne en soi, cette
réforme n'atteindrait pas le but que l'on vise.
Sans doute, des mesures législatives peuvent être
salutaires, car, ainsi que vient de le dire M. Jordan,
chargé de cours à la Sorbonne, dans son très re-
marquable rapport sur ce sujet à la journée diocé-
saine des œuvres de Paris, en igi'j, « il est bon de
placer les hommes dans des conditions telles que
l'accomplissement de leur devoir ne leur soit pas
trop dillicile >■ {Contre la dépupiilation, le point de t'ue
catholique, \>. 9). Mais il ajoute presque aussitôt que,
« en n'ayant jamais à la bouche que primes, dégrève-
ments ou surtaxes, ou parlant toujours d'utiliser
l'égoïsme, on commet la très grave imprudence de
faire appel à cet esprit de calcul, sans penser que
par là même on l'encourage, avec la certitude de le
voir se retourner contre la lin que l'on poursuit ».
Il faut faire appel — et faire ouvertement appel —
à la notion du devoir chrétien, en le réapprenant
d'abord à ceux qui, chrétiens et souvent catholiques
pratiquants, l'ignorent ou n'y croient qu'à demi,
parce qu'on le leur a laissé ignorer, mal connaître ou
oublier.
Cette oblitération de la notion du devoir conjugal
a deux causes : chez les uns, l'ignorance, le dédain,
le mépris même de la vérité religieuse et de la
morale clirétienne; chez les autres, je veux dire che
les catholiques, l'inertie, le souci d'une tranquillit
à ne point troubler en soi ou d'une bonne foi à n
pas inquiéter en autrui, parfois aussi unecertaine pu
dcur ou plutôt une certaine pruderie qui pousse à n
[las remuer ces problèmes de la moralité conjugale
he docteur Bkutillon elles économistes en généra
sont parmi les premiers. Ils ne croient pas à la pui:
sance d'une foi à laquelle elle-même ils n'adhèren
point. 0 L'idéal chrétien s'est évanoui, dit le docteu
Beutillon, et aucun autre ne lui a été substitué ju:
qu'à ce jour. » Pouri[uoi même ne pas douter d
« i'etlicacité pratique de cet idéal »? (La Uépopulo
iion française, p. 119 et 126) M. Lbroy-Buxulibi
il est vrai, accepte bien ou même réclame le concoui
des prêtres « au moins jusqu'au troisième enfant
(/.(i Question de la population, igiS, p. 43^); mais 1
foi lui manque en la vertu surnaturelle de cette rel
gion qu'il appelle à sou aide. On parle plus voloi
tiers d'eH^e'Hiime et d'une adaptation phj'sique, dur
sélection à double lin, qui seule povirra donner t
beaux produits (Bboch.iiet, Précis d'économie polit
que, 1912, p. li'i et s.); mais on oublie ou l'on m
prise la morale. 11 faut que nous en restions sur cet*
page brutale et cynique de M. Charles Gide : « L'
mobiles (de la reproduction), dit-il, précisémes
parce qu'ils sont sociaux, n'ont aucun caractère m
cessaire, peruianent, universel », — on a l'ait ui
» confusion biologique » entre « l'instinct sexuel
qui est n d'origine animale », et « l'instinct de repr
duction », qui « a surtout des origines sociales
religieuses 11 ; aussi bien, « dans des milieux sociai
nouveaux, de nouveaux mobiles de reproducti<
pourraient surgir, je le crois, mais ils nous so
complètement inconnus n {Histoire des doctrines éc
nomiques, 1911, p. i53-i5'i, par MM. Gidb et Charl
RisT, professeurs d'économie politique et sociale, 1'
à l'Université de Paris et l'autre à l'Université <(
Montpellier). Et voilà, puisque ce sont les livr
classiques des professeurs de l'Etat, la iiâtnre inti
lectuelle que reçoit notre jeunesse des Ecoles!
En face de ces vices de la vie journalière et de c
monstruosités révoltantes de la doctrine, quelle
donc été l'attitude des catholiques?
Ici nous souscrivons tout à fait au jugement
M. Jordan, dans le rapport que nous citions tout
l'heure de lui et que S. H. le Cardinal archevêque
Paris, le faisant précéder de quelques lignes de pi
face, a loué très hautement comme « clair, préc
mesuré, courageux, de nature à servir grandeme
une cau'ie qui intéresse au plus haut point l'avei
de la France ».
« Lors même, dit M. Jordan, que personuellcrae
les catholiques n'ont pas de reproches à se fai
ils ont leur part de responsabilité dans la faute c
leclive du pays. Ils ne sont pas les premiers à rav(
signalée, étudiée, dénoncée. Encore aujourd'hui,
comprennent-ils bien la gravité?...
0 11 ne faut pas ss flatter (|u'un retour à la pra
que religieuse relèverait aussitôt le chiffre des na
sauces, ni qu'on travaille à guérir le mal d'u
manière indirecte, mais elUcace, par le seul f
qu'on s'occupe en général de promouvoir la religit
C'est une illusion séduisante, parce qu'elle exci
l'abstenlion et endort la conscience; mais, en r^
lité, rien ne peut dispenser d'aborder de front
question, si épineuse qu'elle puisse être. » {Op. c
pp. 28-39)
L'Eglise, dirons-nous ici nous-mêrae, n'a pas
rougir de ce qu'elle a toujours enseigné, et elli
d'autant moins à en rougir que de là dépend le s
lui, c'est-à-dire la conservation des peuples et de
l'rance.
1065
iNATURlSME
1066
« C'est un crime énoiiue, dit le catéchisme du
Concile de Trente, que celui des gens maries qui
usent de moyens, soil pour empêcher la concei)tion
soit pour procurer l'avorlenicnt. Cela ne peut s'ap-
peler ([ne la conspiration de deux homicides. »
{Catéchisme du Cnncile de Tienle, II, viii, lû) El
Bossuct, dans son Cati'c/usme de Meaiix, ne craignait
pas de préparer pour plus lard la conscience des
entants à la pratique de ces devoirs primordiaux
dune conduite chrétienne. « O. — DitfS-nous quel
mal il faut éviter dans l'usage du mariage. — K. —
C'est de refuser injustementle devoir conjugal. ..c'est
d'éviter d'avoir des enfants, ce qui est un mal abo-
minable. » (Catéchisme de Meatix, v° partie, in fine)
Cela s'appelait, il est vrai, le grand catéchisme ;
mais c'était celui qui était enseigné tout simplement
pour la i)remiére communion, par opposition au
(I petit catéchisme », fait pour les tout jeunes
enfants.
« Ce langage, demande à ce propos M. Jordan,
serait-il encore possible aujourd'hui ? Je doute
qu'aucun catéchisme le tienne. Est-ce un progrès
de ne plus pouvoir l'entendre ? Et pourquoi ne le
supportons-nous pas non plus ? Est-ce par l'effet
d'une pudeur plus susceptible'.' Ou bien parce que
nous avons perdu riial)itude '.' Mais pourquoi ne
nous le tenait-on plus, même dans tel livre où le
sujet ramènerait naturellement ; même dans les
examens de conscience et les manuels de confes-
sion ? N'a-t-on pas réservé le sujet pour la confes-
sion, sous prétexte qu'il était trop délicat pour être
abordé en [jublic '.' El n'a-t-on pas ensuite évite de
l'aborder en confession, sous prétexte de a ne pas
éteindre la mèche qui fume encore », et pour lais-
ser à des fautes, qu'on n'espérait plus empêcher,
du moins le bénélice et l'excuse de l'ignorance' ?
Craignait-on de vider les églises et de faire brusque-
ment apparaître, derrière la façade catholique effon-
drée, des réalités décourageantes ? Autant de (|ues-
tions intéressantes et délicates, (pi'il serait prématuré
et présomptueux de traiter. » (Op. cit., p. 3o)
Le danger cependant, et avec le danger la néces-
sité de laisser voir que l'Eglise a tout ensemble le
devoir et la puissance de sauver les sociétés qui
meurent, ont commencé à inspirer en sens contraire
d'illustres enseignements. Le cardinal MEnciEU, ar-
chevêque de l.ouvain, a tracé la voie avec une har-
diesse tovit apostolique par son mandement de 1909
sur les /)ei'Oirj delà fie cnri/ugale, auquel s'est asso-
cié tout l'Episcopal belge. Et cependant alors la na-
talité belge était encore de 35 °/, supérieure à la
natalité française : elle était, en un mot, ce que la
n6tre n'était plus depuis Napoléon Ul ou les toutes
|iremicres années de la République, alors qu'en
Erance pas un catholique, en ce temps-là, n'aurait
encore ouvert les yeux et élevé la voix pour regarder
le péril et pour le dénoncer. Citons cependant <|ue
plus près de nous, en igiS, les archevêques et
évêques de Bordeaux, de Viviers, de Cahors et de
Verdun ont abordé le sujet avec plus ou moins de
développements et de clarté ; mais il faut bien com-
prendre que les allusions voilées ou discrètes pas-
sent tout à fait incomprises ou inaperçues.
J. Rambaud,
CorresponHont del'lnBtitut,
Professeur d'économie politique
à la Faculté catholique
de droit de Lyon.
1. Faut-il croire autant ix In bonne foi ? Nous en dou-
ions, pour une loule de ménages apparemment très
chrétiens.
L'auteur très regretté de l'article qui précède n'a
pas connu la conlirmation apportée à ses parole»
par un acte colleclif de l'épiscopat français, conlir-
mation qui honore sa clairvoyance et eût grande-
ment réjoui sa foi de chrétien Nous croyons remplir
une do ses dernières volontés en reproduisant ici la
déclaration singulièrement grave des arclievéqucs
el é\ê((iies de France, dans leur lettre publiée au
C(unmencement de juin lyig.
« La lin principale du mariage est la procréation
des enfants, par laquelle Dieu fait aux époux l'hon-
neur de les associer à sa puissance créatrice et à sa
paternité. C'est pécher gravement contre la nature
et contre la volonté de Dieu que de frustrer par un
calcul égoïste ou sensuel le mariage de sa (in. Elles
sont aussi funestes que criminelles, les théories et
les pratiques qui enseignent ou encouragent la res-
triction de la natalité. I a guerre nous a fait loucher
du doigt le péril mortel auquel elles exposaient le
pays. Que la leçon ne soit pas perdue II faut com-
bler les vides faits par la mort, si l'on veut que la
France reste aux Français, et qu'elle soit assez forte
pour se défendre et prospérer. >
\y. D. L. R.]
NATURISME. — « Partout et à quelque époque
qu'on l'observe, l'homme est un animal religieux;
la religiosité, comme disent les positivistes, est le
plus essentiel de ses attributs, et personne ne croit
plus, avec Gabriel de Morlillet et Hovelacque, que
l'homme quaternaire ail ignoré la religion. » (Salo-
MON Reinach, Cultes, M\llies et Religions, Paris, I,
igo5; Introduction) — Mais d'où vient ce phéno-
mène? « A moins d'admettre l'hypothèse gratuite et
puérile d'une révélation primitive, il faut chercher
l'origine des religions dans la psychologie de
l'homme, non pas de l'homme civilisé, mais de celui
qui s'en éloigne le plus. » {Ibid.)
Et maintenant, les premiers représentants de
l'Espèce humaineayant disparu sans laisser de traces
appréciables de leurs croyances, ne pourrait-on con-
sidérer les populations de culture inférieure, encore
nombreuses sur la terre, comme les plus voisines,
par tout l'ensemble de leur vie, des populations pri-
mitives? Dans cette hypothèse, assez conforme aux
données de la préhistoire, nos sauvages actuels ne
seraient pas, en général, en état de décadence, mais
de stagnation, arrêtés dans le lointain état social de
leurs ancêtres et des nôtres. C'est donc chez eux,
« en remontant jusque dans les régions les plus éloi-
gnées el les plus primitives de l'activité intellectuelle
do l'humanité ))(Tylob), qu'on aura le plus de chances
de retrouver les premiers éléments d'où les religions
actuelles sont sorties.
Or, l'étude de ces peuples montre, selon plusieurs,
que le point initial de l'évolution religieuse dut être
le Naturisme, c'est-à-dire a la personnilication de la
Nature devant tout objet qui peut suffire à déter-
miner la révérence de l'homme simple ». Et la pre-
mière religion, d'après A. Rkville, aurait été « celle
qui eut pour objet direct des phénomènes, des corps
ou des forces de la Nature tenus pour animés et con-
scients i>. (ia religion des peuples non civilisés, I,
p. 67, Paris, i883) Sous d'autres systèmes et d'autres
noms, le préanimisme, l'animisme, le mànisme, le féti-
chisme, la magie, le totémisme, ïylor, H. Sprnceb,
J. S. Fhazer, W. Wundt, Hubert et M auss, Dorkheim,
A. vanGennep, Goblktd'Alviella, SalomonRrinach,
etc. découvrent aussi l'origine des religions dans le
contact révérentiel des premiers hommes avec la
Nature extérieure : c'est de là que, par un processus
qu'on s'évertue laborieusement à reconstituer, se-
raient sorties les idées d'âmes, d'esprits, de dieux.
1667
NATURISME
1068
de Dieu enlin, en même leiups que les pratiques
variées du culte prive et publie.
l'rimus in orhe deos fecil timor,
avait déjà dit le poète antique : c'était un précur-
seur.
En réponse à ces théories, qui prétendent détruire
par la base toutes les données de la Révélation cl
montrer que la Religion est sans objet, il sulfira de
faire les observations suivantes :
1" A supposer que le Naturisme, l'Animisme, la
Magie, le Fétichisme et le Totémisme forment la base
des religfions ou pseudo-religions dessauvages actuels
et même des plus lointains représentants de notre
Espèce, la lîible — puisque c'est d'elle qu'il s'agit —
est ici hors de cause. La Bible enelTel nous dit bien
que lepremier homme fut créé « à l'image de Dieu »,
et dès lors vraisemblablement pourvu des premiers
cléments de ce qui s'est appelé la « Révélation » ; mais
elle ajoute que, par suite de la déchéance originelle,
ses descendants se dispersèrent dans le vaste monde
qui s'ouvrait à leur activité, sujets à toutes les fai-
blesses phj'siques, intellectuelles et morales de leur
nature, privés désormais des immunités exception-
nelles accordées à l'Ancêtre et, à l'exception de quel-
ques familles privilégiées, bientôt livrés à toutes
les divagations religieuses dont l'homme est capable
et que nous pouvons remarquer aujourd'hui parmi
les populations de culture inférieure. C'est en cet
état de dispersion, de dégradation apparente et
(le vraisemblable dénûmenl intellectuel, que la préhis-
toire retrouve aujourd'hui quelques-uns de leurs
représentants.
2" Libres d'accepter le Naturisme tel qu'on le repré-
sente, sans que notre Foi religieuse en soit atteinte,
nous avons cependant le droit de nous demander
quelle est la valeur de cette hjpothcse et, d'abord,
quels sont les savants qui la proposent. Or, il est
assez remajquable qu'aucun de ces derniers ne
connaît, pour les aAoir fréquentées et étudiées sur
place, les populations primitives dont ils nous expo-
sent par le menu les croyances et les plus intimes
pensées. En fait, tous ont un système auquel ils sem-
blent vouloir attacher leur nom et s'appliquent à
chercher dans les relations des voyageurs et des
missionnaires les menus faits qui peuvent leur être
favorables, en laissant de côté ceux qui leur sont
contraires : c'est ce que leur reproche avec juste
raison l'un des premiers disciples de Tjlor, devenu
bientôt un maître, Andrew Lang (7'lie Making of
Reiigioii),
3* Aussi, n'y a-l-il pas lieu d'être surpris des omis-
sions, des méprises et des erreurs qu'on rencontre
en ces divers systèmes, lesquels, d'ailleurs, se détrui-
sent réciproquement. — La première de ces erreurs,
qui est fondamentale, consiste à confondre sous la
même appellation — la « religion » — des croyances
cl des pratiques dont quelques-unes sont en effet
(l'essence religieuse, mais dont les autres relèvent de
la superstition et de la magie. (Jue penser de l'écri-
vain chinois qui, voulant donner à Pékin un exposé
de la religion des Français de Paris, confondrait
ensemble les cérémonies de Notre-Dame et celles du
Grand Orient'?
4° Or, si les a sauvages >/ de l'Afrique et de l'Océa-
nie, de l'Asie et de l'Amérique, présentent en effet
nombre de mythes et de faits qu'on peut rattacher
au Naturisme, à l'Animisme, au Totémisme, à la
Magie, c'est-à-dire à la Superstition et même à la
Jémonolàtrie, il y a d'autres croyances et d'autres
pratiques de nature plus élevée qui sont proprement
religieuses.
Et, ce qui n'a pas été sans surprendre, il est au-
jourd'hui constaté que, à mesure que l'on pénètre les
secrets des populations les ])lus primitives, les Pyg-
mées d'Afrique, les Ncgritos d'Asie, les Australiens,
on découvre chez elles des notions plus simples et
plus pures, telles que l'idéed'un Etre suprême, d'une
survie, de la prière et du sacrilice. Ces constatations,
faites sur place et soigneusement contrôlées, ne cor-
respondent guère au portrait que, d'abord et de
loin, on nous avait trace du sauvage, lequel ne dis-
tinguerait pas t. l'animé de l'inanimé » et adorerait
stupidement les arbres et les pierres !
5° lInnBEHT SpENCKH avail formulé la loi suivante,
valable, dit il, pour toutes les sphères de l'évolution
sociale : « Ce (pi'il y a de commun aux intelligences
dans toutes les phases de la civilisation, doit tenir
à une couche plus profonde que ce qui est spécial au
niveau supérieur, et si ces dernières manifestations
peuvent s'expliquer comme une modilieation et une
expansion des autres, il est à présumer que telle est
bien leur origine. « {Sociology, I. § 1^6) — Cette
double proposition peut être admise, mais à la con-
dition de ne pas écarter délibérément des « couches
profondes » de la civilisation les notions propre-
ment religieuses qu'on y trouve, sous le prétexte
qu'elles ne peuvent être cjuc le développement des
autres. La notion d'uu Etre supérieur, organisateur
du monde et maître des éléments, est à la fois très
simple et trésé levée: nos Pygmées d'Afrique,acluel-
lement, la regardent comme toute naturelle, et il n'y
a aucune invraisemblance à supposer que les pre-
miers hommes l'aient eue, en considérant le vaste
Univers qui s'étendait devant eux.
G" Mais, dira M.Sai.oiio.n Heinac.u, scandalisé, cette
doctrine n'est-elle pas contraire à celle de « tous les
grands théologiens de l'Eglise », d'après lesquels
a l'humanité est redevable de la connaissance de
Dieu à la révélation sklli; »? (Oiyi/icKSjp. 1 1) — Que
M. Salomon Reinach se rassure : les « grands théo-
logiens » du traditionalisme, qui ont en effet soutenu
cette thèse, ont été précisément condamnés, et le
Concile du '\'atican a délini, à la suite de saint Paul,
que l'homme peut parfaitement arrivera la connais-
sance de Dieu par les lumières naturelles de sa
raison.
En résumé, le Naturisme grossier, qui nous repré-
sente le sauvage actuel comme personniliant la
Nature et ne distinguant pas a entre l'animé et l'ina-
nimé », n'existe pas, et rien ne prouve qu'il ait jamais
existé. En tout cas, à eijté des croyances et des pra-
titpies pseudo-religieuses, naturistes, animistes,
loténiistes, inagi(iues, etc., il convient de relever des
croyances et des pratiques plus pures, qui, seules,
constituent la Religion. Ce double élément se re-
marque aujourd'hui partout chez les populations de
culture inférieure, et il est probable (ju'il remonte
aux origines mêmes de l'Humanité. Enlin, dans cette
question, la Rilile et la Révélation sont hors de
cause.
BiBLioGiiAPHiE. — E. U. Tylor, Piimiliyt Culture,
a vol. London, 1872; trad. franc., La Cnilisatioii
primitive, 2 vol. Paris, 1878; A. Réville, Les reli-
gions des peuples lion cii'ilisés, 2 vol. Paris, i883;
Andrew Laiig, The Making of Religion, London,
1900; A. Bros, La Ileligion des peuples non ciiili-
sé.s, Paris, 1907; Mgr A. Le Roy, t.a Religion des
Primitifs, Paris, 1909; A. Lemonnjer, I.a Révéla-
tion primitive et les données actuelles de laScience
(traduit l'allemand du R. I'. G. Schmidt), Paris,
1914.
A. Lb Roy,
nTè(|ue d'AIindd.
1069
NÈGRES (LA TRAITE DES] ET LES MISSIONNAIRES
1070
NÈGRES (LA TRAITE DES) ET LES MIS-
SIONNAIRES. — L'esclaviige antique avait pres-
que cnlièrement disparu de la société clirétiennc,
quand la cupidité des blancs d'Europe le fil revivre,
pour le raallieur de leurs frères noirs d'Afrique, avec
des horreurs inouïes jusque-là. On a pu lire dans
l'article Esclavage la lamentable histoire de cette
funeste résurrection, le hideux développement pris
par la traite des nègres, les efforts des Souverains
Pontifes pour arrêter ce cruel Iralic de chair humaine
Il reste quelque chose à dire de l'altitude des Mis-
sionnaires à l'égard de ces violences et de ces iniqui-
tés, dont ils ont pu avoir connaissance, parfois
comme témoins oculaires.
Nous devons exposer d'abord la situation des mis-
sionnaires en face de la traite : puis ce qu'ils ont fait
pour s'y opposer, soit par action directe, soit par
leur inlïuence.
I. Situation des Missionnaires en face de la
traite des nègres. — Uemèmeque, suivant les prin-
cipes du droit naturel et la doctrine des théologiens,
les missionnaires ne pouvaient condamner de façon
absolue l'esclavage, ils n'ont pas davantage dii con-
damner toute sorte de commerce d'esclaves. La ques-
tion était de savoir si la justice et l'humanité pou-
vaient y être sauvegardées. Et donc, au moins dans
les commencements, plus d'un a de très bonne foi par-
tagé l'erreur de Barthélémy de Las Casas. Ce grand
ami des Indiens s'accuse en elïel d'avoir conseillé de
transporter des nègres d'.^frique en Amérique, pour
les substituer aux indigènes du Nouveau Alonde dans
le travail des plantalions et des mines : « Il n'avait
pas assez examiné, avoue-l-il, comment les nègres
étaient tirés de leur patrie, et il avait trop facilement
préounié la légitimité du tralic d'hommes qui se
faisait sous le palronagedes rois de Portugal. Après
qu'il eut appris combien injustement ces malheu-
reux sont enlevés de leur pays et réduits en servi-
tude, il n'aurait plus donné pareil conseil pour rien
au monde, jt (IJistoria Je las Iiuliax. Madrid, 1876.)
Il n était pas facile, même aux missionnaires
d'Afrique, d'obtenir des renseignements précis et
dignes de foi sur la provenance de la marchandise
humaine, amenée de l'intérieur dans les ports, ni sur
la manière dont elle était acquise. Les trali([uanls
avaient grand soin de faire leurs opérations là où
ils n'avaient pas de témoins gênants à redouter. Ce-
pendant les missionnaires n'ont pas été lents à faire
tout le possible pour s'éclairer. C'est Sainl-Paul-de
Loanda, chef-lieu de la colonie portugaise d'Angola
(Afrique sud-occidentale), qui a été toujours l'en-
trepùl principal de ce tralic. Les premiers mission-
naires d'Angola y arrivèrent avec le premier gou-
verneur portugais, Paul Dias, en iSGa : ils étaient
quatre Jésuites, dont deux prêtres et deux Frères.
L'un deux, le P. Garcia Simoens, dans une lettre du
7 novembre iSjô, évalue à environ 3oo le nombre
des Portugais qu'il y avait alors dans le pays, mais
à 12.000 le chiffre des esclaves noirs qui étaient
exportés chaque année. Ce missionnaire nous rap-
porte en même temps ce qu'il a pu apprendre, en
cherchant à savoir comment toute celle foule avait
perdu sa liberté. « Je trouve, écrit-il, que presque
toute la nation est esclave du roi nègre, soit à la
suite de révoltes, soit en punition de quelque crime
contre lequel leurs lois édictent la mort, comme
l'adultère, les vols. Dans ces cas, au lieu de mettre
à mort les coupables, on les vend. D'ailleurs, on
allirme comme chose certaine que, s'il était prouvé
qu'un homme aurait acheté ou vendu une personne
libre, il serait puni de mort ; et l'on ajoute que les
esclaves qui ne le sont pas devenus régulièrement,
réclament aussitôt et ne se laissent pas vendre. »
(lielaràes de Angola. Ms. de la Bibliothèque natio-
nale Paris, F. Portug. 8.)
Supposé ces allégations vraies, les missionnaires
ne pouvaient « priiiri condamner tout ce commerce:
plusieurs, beaucoup |)eut-ctre de ces noirs, vendus
par leurs rois ou leurs chefs, étaient privés légalement
de leur liberté et pouvaientctre légitimement achetés
et revendus par les Européens. Mais combien étaient,
de fait, dans ce cas, parmi ces milliers de malheureux?
II. Action directe des Missionnaires.— Sur cette
question, l'expérience ne larda guère à apporter aux
missionnaires des réponses peu favorables. Ils n'ont
pas manqué de faire aussitôt ce qu'ont fait, toujours
et partout, les apôtres des indigènes, en face de la
violation des droits de leurs clients. Ils ont employé
toute leur influence auprès des autorités, et toute
l'éloquence de leurs admonestations auprès des par-
ticuliers, p<jur arrêter les injustices et en procurer la
réparation. Leurs efforts n'ont pas été vains: ils ont
réussi à faire rendre la liberté à beaucoup de nè-
gres injustement capturés, et, grâce à eux, un grand
nombre d'autres ne l'ont jamais perdue.
Il leur encoiitait cher, souvent, de lutter contre la
convoitise des trafiquants et les hauts protecteurs
qu'ils trouvaient parfois Le P. Jérôme Vogado, en
I 65a, se vit expulser de la colonie par le gouverneur
irrité des réclamations de son zèle contre les guerres
injustes, dont le seul but était de faire des prison-
niers et des esclaves. (A. Franco, Synopsis Annaliiim
Societalis Jesu in Liisitaiiia, Lisbonne, l'jaô)
Un autre grand marché d'esclaves était dans l'Ile
de Santiago, vis-à-vis du cap Vert. C'est de la Guinée
qu'on y amenait, également, par milliers, les noirs
qu'on relransporlait en Amérique. Ici encore, ces
infortunés, comme ceux de Loanda, trouvaient des
Pères, non seulement pour s'occuper de leurs âmes,
mais aussi pour défendre leurs droits d'hommes.
Par eux, ils obtenaient souvent desjuges, qui, après
enquête, prononçaient leur libération. C'est ce qu'at-
testent notamment les biographes du P. Balthazar
Barreira (Franco, Iniai^em de viriud ern 0 iioviciado
de Coimbra, II; Juventius, Historiae Societalis Jesii,
pars V, t. II, p. 690). Là encore, comme dans l'Angola,
c'étaient des Jésuiles portugais qui s'efforçaient, ne
pouvant la supprimer, d'amender et de réduire le
plus possible la traite, si fâcheusement inaugurée
par leurs compatriotes.
Tous les missionnaires d'Afrique ont efficacement
conlribué à la suppression de la traite noire, ne fût-ce
que par leurs travaux pour la conversion des indi-
gènes. Ils réussissaient en effet, généralement, à pro-
téger la liberté de leurs néophytes et de leurs caté-
cliumcnes. Et surtout, en gagnant au christianisme
les chefs noirs, ils enlevaient par là même aux
trafiquants d'esclaves leurs agents et leurs fournis-
seurs principaux. .Vussi, parlant du Congo, le P. Mo-
lina, vers la fin du xvi= siècle, pouvail-il écrire: «De
ce royaume, parce qu'il ne renferme que des chré-
tiens, on n'exporte point d'esclaves, et les crimes
n'y sont pas punis de l'esclavage. »
Malheureusement, l'apostolat des missionnaires
ne put s'étendre assez pour exercer partout cette
bienfaisante influence. La raison n'en est point dans
un défaut de zèle chez les apôlres, mais dans les dilli-
cultés spéciales, contre lesquelles ils avaient à lutter
dans ces pays noirs. Il y en a dont ni dévouement
ni abnégation nesaïu'aient toujours trionqjher. Telles
sont celles qui naissent du climat. L'Afrique tropi-
cale, encore aujourd'hui si peu hospitalière aux
Européens, a été particulièrement meurtrière aux
missionnaires d'autrefois, qui ne connaissaient pas
1071
NÈGRES (LA TRAITE DES) ET LES MISSIONNAIRES
1072
les moyens de se défendre qu'offre maintenant la
5.eience médicale. Si la ferveur des volontaires pour
ces missions de martyrs n'a jamais faibli, les Supé-
rieurs néanmoins étaient bien obligés de chercher à
limiter les pertes depersonnel. Cependant de grandes
dépenses d'hommes et de peine ont été faites pour
les indigènes africains, par les Dominicains au
Congo, dont ils furent les premiers apôtres (avant la
iînduxV siècle), et surtout dans l'Afrique sud-orien-
tale, où plusieurs périrent de la main des sauvages
Cafres; — par lesCapucins, depuis lô^o.dansle Congo
et l'Angola; — par les Augustins, dans le Zanguebar.
Les Jésuites ont fait les plus grands sacrilices en
faveur des Nègres, qu'ils sont allés trouver, pour leur
porter la foi et la civilisation, tout le long des cotes
de l'Afrique occidentale et sud-orientale, et souvent
assez loin vers l'intérieur du continent, dans les
bassins du Niger, du Zaïre, du Coanza, du Zambèse.
Ils y ont eu aussi leurs martjrs, comme le Vén.
P. Gonçalo de Sylveira (i56i) et d'autres. Il fallut,
pour leur faire quitter des postes si pénibles, qu'ils
en fussent arrachés en 1769 par la violence du persé-
cuteur Pombal.
III. Action indirecte. — Il nous reste à constater
une action indirecte, par laquelle les missionnaires
ont influé sur l'atténuation et puis la suppression
de la traite. Nous avons dit que les théologiens du
moyen âge admettaient, sous certaines réserves, qu'il
pouvait y avoir encore un tratic légitime des esclaves
dans les pays infidèles. Mais, dès le xvi« siècle, la
traite des noirs est énergiquement condamnée par
les théologiens les plus illustres, notamment par les
moralistes les plus autorisés des ordres auxquels
appartiennent les missionnaires d'Afrique. Que s'est-
il donc passé? On ne peut douter que cette opinion,
qui rallia l'unanimité des docteurs catholiques au
xvir siècle, ne se soit formée sous l'inspiration des
missionnaires.
Un des premiers théologiens qui aient traité la
question est le célèbre Molina, et il l'a fait avec une
ampleur et une solidité remarquables {De justitia
et jure, tract. II, disp. xxxiv et xxxv). Il conmience
par des détails extrêmement intéressants sur la
provenance des esclaves qui entraient dans la traite,
sur la façon dont les marchands les acquéraient : en
particulier, il signale les mauvais traitements qui
étaient infligés à ces malheureux. Molina déclare
expressément qu'il tient ses renseignements des
missionnaires, surtout des Jésuites. Arrivant ensuite
à la décision, il remarque que plusieurs docteurs
étrangers à son ordre ont déjà condamné ce commerce
comme un péché mortel. Quant à lui, voici son
jugement. « Pour moi, écrit-il, le plus vraisemblable
de beaucoup est que ce tralic d'esclaves achetés des
infidèles (en Afrique) et transportés de là ailleurs
est injuste et inique, et que tous ceux qui l'exercent
pèchent mortellement, et sont dans l'état de damna-
tion éternelle, à moins que l'un ou l'autre n'ait l'excuse
de l'ignorance invincible, que je n'oserais, du reste,
accorder à aucun d'entre eux. » En conséquence,
ajoute-t-il, le roi de Portugal et ses ministres, ainsi
que les évè(|ues et les confesseurs des marchands
d'esclaves, sont tenus d'examiner ces gens, et d'aviser
à une répression eflicace de leurs injustices. La rai-
son de celte conclusion, c'est que, d'après les faits
connus, il y a présomption légitime que les nègres
enlevés par la traite sont tous, ou presque tous,
injustement réduits en esclavage.
■Telle est la doctrine de Molina sur la traite des
noirs. Il n'est pas inutile d'ajouter qu'il l'enseigna
dans la principale chaire de l'université d'Evora, en
Portugal, et que le li\Te où il la reproduisit fut égale-
ment publié dans le pays qui avait inauguré ce hon-
teux commerce, et qui à cette époque en avait encore
en grande partie le monopole et en retirait de gros
prolits.
Les mêmes conclusions furent soutenues avec non
moins de fermeté par un autre professeur de théo-
logie, Portugais et Jésuite, le P. Fernan Rebkllo, au
commencement du xvii' siècle {Opiis de Obhgalioni-
biis jtistiliae, lib. I,quaest.io, Lugduni, 1608; appro-
bation portugaise de 1606). Un peu plus tard, Thomas
Sa>chez. le célèbre moraliste espagnol, si injuste-
ment vilipendé dans les Provinciales, se prononce
encore avec plus de décision dans le même sens
(Consilia moraha, lib. I, cap. i, dub. 4). Enfin, ces
auteurs invoquent à l'appui de leur jugement les
moralistes les plus estimés de l'époque, comme
Ledbsma, Soto, Navahro, Mercado, Fr. Garci-v et
d'autres.
Les décisions des théologiens en ce temps-là
n'étaient pas de vaines paroles, condamnées à se
perdre dans les régions de la théorie. Elles influaient
|uiissamment sur l'opinion pul)lique et dictaient
souvent la conduite des ministres et des souverains.
En Portugal, de même qu'en Espagne, les théolo-
giens étaient appelés dans les conseils royaux, pour
collaborer aux instructions qu'on donnait aux gou-
verneurs et aux chefs militaires des colonies. Molina
nous apprend, par exemple, qu'il a vu les instruc-
tions remises à des généraux chargés de deux expé-
ditions dans le pays d'Angola et dans la région du
Zambèse. Il atteste que ces instructions, élaborées
avec le concours des conseillers spirituels de la cou-
ronne, contenaient tout ce qu'il fallait pour sauve-
garder les lois de la justice à l'égard des indigènes.
S'il n'avait tenu qu'aux docteurs catholiques, in-
spirés par les missionnaires, letrafic des noirs aurait
cessé d'exister au xvn« siècle. Si, au contraire, il ne
fit que progresser et ajouter violences sur violences,
c'est qu'il était tombé entre des mains que ni les
décisions des théologiens catholiques ni les protes-
tations des missionnaires ne pouvaient arrcler. On
sait, en efifet, que les peuples protestants, et surtout
les Anglais, qui ont tant fait de nos jours pour
l'extinction de la traite des noirs, eurent le rôle le
plus actif dans ce commerce inhumain, jusqu'au
premières années du xixi^ siècle.
BiBUOGRAPBiB . — Outre les ouvrages indiqués dans
l'article, on peut voir : Margraf, Kircke iind Skla-
verei, ïiibingen, 1866; — P.J. Dutilleul, art. ^sc/a-
ra^e dans le Dictionnaire de Théologie catholique :
— liesoliitiones S. Ofjicii ad duhia circa Nigros, d.
2oMart.i686, dans Juris Ponii/icii de Propaganda
Fide, Pars secunda, cnxxxiii, p. 226, avec des
fautes rectifiées dans la note i, p. 628; cf. dxlvi,
p. 286, Rome, 1909; — Ms. de la Bibl. nat . à Paris.
F. Portug. 8, f. 266 : " Determinaciio de Letrados
S. comq.condicoens se podia fazer guerra aos fSeys ,
da Conquisia de Portugal. Fala especial do Mono-
motapa. » C'est sans doute une des consultations
auxquelles fait allusion Molina; elle est datée du
25 janvier lôGg et signée de sept juristes, dont au
moins un Jésuite. — Aux archives de l'archevê-
chc, à Malines (Belgique), se trouve un document
portugais, intitulé Informaroes do captiveiro dos
Cafres, et donnant les réponses de cinq anciens
missionnaires du Zambèse, interrogés par le
P. Michel de Amaral, visiteurdes Jésuites de l'Inde,
le 3o mai 1709, pour savoir ; 1° si, en général, les
esclaves exportés de r.\frique australe avaient été
faits légitimement esclaves; 2° si les marchands,
qui les avaient achetés pour l'exportation, exami-
naient avant les achats, pour n'exporter que ceux
073
NORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1074
qu'ils sauraient être esclaves à juste litre. Toutes
les réponses sont nésatives, et avec une netleti-
particulière en ce qui concerne la seconde question .
— Voir d'ailleurs l'article Esclavage.
J. BBUCKEn, S. J.
NÈPOMUCÈNE. — Voir Jean NiipoMUcÈNK.
fORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
I. Vue Gâ.MiRAi.K. — A. Délimitation géographi-
que de l'Europe du Nord.
B. Variété des races humaines de l'Europe du
Nord.
C. Variété des religions de l'Europe du Nord.
1). Le domaine des religions de l'Europe du Nord.
U. Religions ÉTEINTES et rbligions existantes ue
l'Europe dd Nord.
A. [.es Hyperboréens : Samoyèdes et Lapons.
1. Les Samoyèdes. 2. Les Lapons.
B. Les peuples de race finnoise, i. Les Finlan-
dais. 2. Les Finnois de la liussie orientale.
a) Les Zyrianes ; b) Les païens de la i'alléc
moyenne de la Volga ; les Votiaks ; e) Les Mord-
ves: d) Les Tchérémisses ; e) Les Tchouvuches :
f) Les Esthoniens ; g) Conclusion sur les reli-
gions finnoises.
C. Les populations composites du Sud-Est de la
Baltique.
D. Les populations slaies. i. L.es liasses, a. Les
Polonais. 3. Les Slaves de l'Ouest.
E. Les peuples ger/nano-scandinates. i. Obser-
vations générales. 2. Les croyances religieuses
des Germains d'après César et Tacite. 3.
Croyances religieuses des Germains au débat
du moyen dge. 4. /.es croyances religieuses des
Scandinaves. 5. Le culte. 6. Croyance dans la
vie future.']. Idées cosmogoniques des Germano-
Scandinaves.
Conclusion.
Un aperçu, même sommaire, des diirérentes reli-
ions qu'ont naffuère pratiquées les peuples de l'Eu-
ipe septentrionale ou qvie pratiquent encore, sous
ne forme plus ou moins altérée, quelques-uns de
•urs représentants actuels ne paraîtra peut-être pas
sa place dans un Dictionnaire apologétique de la
'oi catholique, l'n tel ouvrage n'est pas (dira-t-on
unsdoute) un dictionnaire de l'histoire des religions;
es lors, pourquoi y traiter un sujet si éloigné de
apologétique? L'objection est sérieuse; il ne sem-
le cependant pas impossible d'y répondre. Que l'on
onge au nombre des problèmes — souvent fort
élicats — d'ordre historique posés par l'histoire
cligieuse et morale de l'humanité; que l'on songea
1 complexité de ces problèmes et à la masse de
uestions subsidiaires qu'ils soulèvent. Un Diction-
aire apologétique peut-il ignorer ces problèmes et les
lisser systématiquement de côté ? Non, répondrons-
ous sans hésiler. Un tel instrument de travail, s'il
e prétend pas les résoudre tous, nimèmelesenvisa-
er toujours dans toute leur ampleur, doit du moins
!S eflleurer; à qui voudrait en aborder l'étude, il
oit indiquer sommairement en quoi consistent ces
robKmes et comment ils se posent.
Envisagé de celte manière, un Dictionnaire apo-
igétujiie de la L'oi catholique ne peut pas négliger
îs religions païennes, pas même les primitives; il
c déborde pas son cadre en traçant à grands traits,
e la manière la plus sommaire, un tableau des reli-
ions de l'Europe du Nord.
(I Des religions », disons-nous. En elïet, sur l'im-
lense surface continentale à laquelle nous donnons
le nom i'ICurope septentrionale, vivent des poi)ula-
tions à tous égards très différentes les unes des autres.
C'est ce dont permettra de se rendre compte le bref
coup d'ti>il qu'avant de pénétrer dans les détails il
importe de jeter sur l'ensemble de la contrée.
I. Vue généhalb. — Bien entendu, celle vue gêné
raie ne saurait être que très sommaire; elle est
cependant indispensable. N'importe-t-il pas de déter-
miner les bornes géographiques de la contrée à
laquelle nous appliquons ici la dénomination d'Eu-
rope du \ord ? de mettre en lumière la multiplicité
et la variété des races humaines (jui vivent à l'inté-
rieur de ces limites? et aussi de montrer comment, de
même que les types humains, nombreux sont les
types sociaux et très dilFcrentes les croyances des
habitants de celte partie considérable de l'Europe?
Sans cette base solide, nous manquerions des notions
élémentaires indispensables pour indiquer l'étendue
du domaine des religions de l'Europe du Septentrion,
comme aussi pour localiser exaclemcnt un certain
nombre de faits auxquels nous aurons à Caire allu-
sion par la suite.
Examinons donc, sans tarder davantage, les points
que nous nous proposons de traiter dans ce coup
d'oeil d'ensemble.
.\. Délimitation géographique de l'Europe du
Nord. — Ouvrons un atlas classique de géographie
et jetons les yeux sur une carte géologique de l'Eu-
rope dans son ensemble. Notre œil ne larde pas à y
distinguer une ligne très sinueuse et très irrégulière,
qui court d'Est en Ouest depuis les sources du Tobol
asiatique jusqu'au Sud des bouches du Rhin, de la
Meuse et de l'Escaut, et qui indique les limites
extrêmes des dépôts glaciaires du Nord. Après avoir
séparé dans la partie nord-orientale de la Russie
d'Europe le domaine des tleuves tributaires de l'océan
Glacial de celui de la Volga, cette ligne se dirige
vers le Sud en coupant les sources d'un des princi-
paux allluents de la Volga (la Kama), puis en lon-
geant de plus ou moins près, dans l'Ouest, les bords
de la Vellouga, de la Soura et entin de la Volga elle-
même. Parvenue à la hauteur du Si" parallèle, elle
modille brusquement sa direction et recommence à
courir vers l'Ouest, non sans dessiner de larges
boucles à travers les fertiles pays qu'arrosent le
Khoper et le Don, les sources de l'Oka (qui envoie
ses eaux à la Volga), puis le Dniepr vassal de la mer
Noire comme le Don l'est de la mer d'Azov. Sa der-
nière avancée vers le Sud est sur les rives du Dniepr,
en aval de Kiev et du conlluenl de la Desna ; dès
lors plus de sinuosités; de manière presque rigide,
la limite méridionale des dépôts glaciaires du Nord
court au Sud du Pripet et parallèlement à lui, coupe
les sources du Bug, du San el de la Vistule, évite
celle de l'Oder mais non pas, au revers septentrional
des monts des Géants el de Lusace, celles de la Sprée
ni du Havel. Après avoir franchi l'Elbe (en aval de
Dresde), puis la Saale, elle contourne les monts de
Thuringe que termine le plateau du Harz ; elle
franchit la Wéser au Sud des Portes de Westphalie,
touche à la source de la Lippe, traverse le Rhin au
connuenl de la Ruhr et la Murse vers Vanloo, puis,
par les marais de Peel et les landes de la Gampine,
elle descend sur l'Escaut un peu en amont d'Anvers
avant d'aboutir, par le pays de VVaes, à la mer du
Nord aux environs d'Heyst. De l'autre côlé de cette
mer plus ou moins fermée, l'ile de la Grande-Bretagne
porte, elle aussi, el dans les montagnes de l'Ecosse,
et jusque dans les plaines plus méridionales, des
restes indéniables des anciens glaciers quaternaires.
Le pays situé au Nord de la ligne très sinueuse dont
nous venons de suivre le tracé à travers l'Europe
1075
NORD (RELIGIONS DE I/EUROPE DU)
1076
entière englobe, à l'Est et au Sud de la Scandinavie,
toute la partie forestière et la partie septentrionale
de la zone cullivoe de la Russie, la plaine de l'Alle-
ina^'ne du Xord et ses prolongements occidentaux
du royaume des Pays-Bas et de la Belgique. 11 com-
prend en outre une bonne partie de la plus grande
des terres de l'arcLipel britaiinitjue, et loin au Nord,
sous le cercle polaire boréal, le » pays des glaces n.
l'Islande. C'est bien là, du moins pour les géologues,
loute l'Europe du Nord, puisque ce fut naguère le
iliamp d expansion, dans leurs différents stades, des
glaciers de l'époque quaternaire ; leurs dépôts sont
là pour en témoigner encore aujourd'hui.
Les géographes ne peuvent pas, par contre, appli-
quer cette dénomination à des pays qui se prolon-
gent jusqu'aux rivages les plus occidentaux de la
mer du Nord et qui appartiennent en fait à l'Europe
centrale. Peuvent-ils, d'autre part, comprendre la
montagneuse péninsule Scandinave dans ce qu'ils
appelleraient volontiers la « basse Europe n, ou
« l'Europe des plaines »'.' et peuvent-ils en exclure
une bonne partie de la Russie méridionale? Mieux
vaut avouer qu'au point de vue topographique notre
expression d'« Europe septentrionale » n'est guère
satisfaisante, car elle sépare les uns des autres des
pays dont l'homogénéité physique est indéniable, el
elle en groupe par contre de disparates. Adoptons-la
néanmoins, faute d'une meilleure, pour désigner
toute la partie de l'Europe qui, dans ses grandes
lignes, correspond aux contrées dont nous avons tout
à l'heure indiqué les limites. Entre l'océan Glacial
arctiiiue, d'une part, et, d'autre part, la lisière méri-
dionale de la zone forestière de la plaine russe et les
talus septentrionaux des montagnes qui, dans l'Eu-
rope centrale, constituent par delà le fossé du Danube
les glacis du grand massif alpestre, toutes les terres
concourent à former l'Europe septentrionale.
B. 'Variété des races humaines de l'Europe du
Nord. — Sur cet immense territoire, d'aspects si
divers suivant les pays — quel contraste entre les
montagnes de la Scandinavie, les plateaux de la
Finlande et les plaines russes! — vivent des popu-
lations très nombreuses et très variées. Aucune
homogénéité de race. Et la chose se comprend par-
faitement à la seule inspection de la carte.
Entre les rivages septentrionaux de ces petites
« méditerranées » que sont la mer Noire et la mer
d'Azov, et la lisière méridionale de la zone forestière,
se développent jusqu'aux bouches du Danube et jus-
qu'aux plaines arrosées par la Vislule une série de
steppes plus ou moins déprimées, qui constituent la
voie d'accès la plus commode pour passer d'Asie en
Europe. C'a été naguère un territoire de parcours
pour les peuples venus de l'Orient, au cours de leurs
migrations successives vers l'Ouest. Qu'ont fait,
alors, les êtres humains antérieurement établis dans
les steppes'? Pour sauver leur vie et leur indépen-
dance, à défaut de leurs pauvres richesses, ils se sont
réfugiés dans les profondeurs de la foret, où, à la
suite de nouveaux déplacements de peuples, d'autres
arrivants, d'autres fugitifs sont venus les rejoindre
à leur tour, et même les refouler plus avant. Tient-
on compte, d'autre part, de l'existence d'un second
chemin d'invasion tout à fait au Nord, de la conti-
nuité des toundras sibériennes jusque sur les bords
du golfe de Mezen, de la répétition — moins fré-
quente sans doute — des mêmes faits sur les terri-
toires baignés par l'océan Glacial arctique et sur les
steppes situés au Nord du Pont-Euxin, on s'explique
aisément l'extrême variété des populations établies
sur les différents territoires qui constituent notre
Europe du Nord. En réalité, chaque Invasion y a
laissé sa trace.
Si, dans les parties les moins accessibles et les
plus reculées tout à la fois (péninsule Scandinave)
ou encore les plus occidentales (pajs voisins de là
mer du Nord), les habitants appartiennent aujour-
d'hui, dans l'ensemble, à une seule race, il n'en va
pas de même plus à l'Est. Multiples et très différentes
les unes des autres par le type et par les caractères
somatiquessontles populations de la majeure partie
de l'Europe du Nord; tous les voyageurs le consta-
tent successivement et tous les savants le eonOrment.
Sans doute, les flots répétés de la colonisation
germanique ont-ils anéanti au cours des siècles, sur
les bords de l'Elbe et de l'Oder, bien des populations
de race slave dont seuls ou presque seuls les textes
historiques attestent aujourd'hui l'ancienne exis-
tence (dans la Lande de Lunebourg, par exemple).
Néanmoins, «juclques îlots sporadiques subsistent
encore çà et là; tels ces Wendes de la Lusace dont
le groupe le plus septentrional descend jusque dans
les paj s atteints par les dépôts glaciaires Scandi-
naves (région lacustre du Brandebourg). Plus à l'Est,
dans les plaines arrosées par la Vistule el par ses
aflluents et sur les rivages de la mer Baltique, voici
des poi)ulations d'origines très diverses, ici des
Slaves appartenant à des branches différentes et
plus ou moins altérées de cette grande race, là des
Allemands, ailleurs des Finnois... Que dire enfin du
bassin moyen de la Volga, sinon qu'il est, suivant
la très exacte expression d'un voyageur, o une mo-
saïque de races »? (Ch. Rahot.) On y rencontre en
effet des représentants de la race mongole et de la
famille ouralo-altaique (Ougro-Finnois et Turco-
Tartares), des Slaves, des Germains, se pénétrant
étroitement parfois les uns les autres. Point de terri-
toires nettement délimités où soient cantonnés ceux
ci et ceux-là; « à côté d'un groupe (innois vous
rencontrez un village tatar et, au milieu de Musul-
mans, des Russes u. En présence d'une eompénétra-
lion aussi intime de races différentes, on ne saurait
prétendre établir des frontières entre leurs repré-
sentants; la tâche est irréalisable dans un pays où,
comme de puissants torrents, les grands courante
des invasions passées par la vallée de la Volga oni
rompu la masse compacte des populations primitives
tout en laissant subsister, de l'ancien niveau humain
des témoins pareils à ces collines qui se dressent iso
lément au milieu des plaines, vestiges d'anciennes
formations géologiques.
C. Variété des religions de l'Europe da Nord
A cette variété de races répond — et d'elle découh
naturellement — une très grande variété de langues
de mœurs cl de religions très différentes les une
des autres.
Pour les langues, que d'exemples il serait facile d
donner 1 Voici ces Wendes ou Serbes de Lusace
noyésaujourd'hui au milieu d'une masse d'Allemand
qui les isolent de toutes parts des autres Slaves le
plus rapprochés. Tchèques, Slovaques et Polonais
Bien qu'ils ne soient plus 160.000, ils parlent deu:
idiomes distincts, et si dilTérents l'un de l'autre qu
les gens du peuple ont de la peine à s'entendre e
que beaucoup de linguistes y ont reconnu deux lan
gués particulières (L. Niedeblh). On connaît d'aulr
part la division des Russes en Grands-Russes, Petits
Russes et Biélorusses ou Russes-Blancs; là encore
on constate de nombreuses et importantes différen
ces dialectales. Et parfois, à cùté et même au mille
de ces populations slaves, vivent d'autres peuples
tout à fait dilTérents d'origine et parlant des langue
au génie absolument autre, voire même encore pri
milives. Telle cette langue des Tchouvaches, dont 1
plupart des termes sont empruntés, et qui ne pos
sède pas mille mots originaux.
1077
NORD (HELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1078
Comme les langues, lies diverses sont les mœurs
el les coutumes (les poiiulalioiisde l'Europe du Nord.
Les deux groupes wendes dont il vient déjà d'être
question ne dillèrent pas seulement de leurs voisins
allemands, mais même entre eux, à beaucoup dVjfards,
pour la vie domestique et pour le ccjslume. En dépit
de traits généraux analogues à ceux des Grands-
Polonais, les Mazuriens ont conservé dans leur région
foresiicre, comme les Petits-Polonais sur la Yistule
supérieure, une originalité marquée et des mœurs
locales. De telles dill'érencialions sont bien plus accen-
tuées encore en Russie. Parmi les Slaves eux-mêmes,
on constate des traits particuliers à tel ou tel
groupe, soit dans la vie domestique, soit dans le carac-
tère ou dans les traditions historiques; mais com-
bien plus apparentes encore sont ces divergences
entre les Slaves et les Finnois ou les Turco-Tartarcs
demeurés sur le sol de la Uussiel II y a là juxtapo-
sition de races, dont les unes suivent le mouvement
de la civilisation tandis que les autres demeurent
figées dans un lointain passé. Tel est le cas pour ces
(I Tcliérémisses des prairies », établis entre Vialka
el Volga, qui ne sont pas russifiés comme les a Tché-
réniisses de la montagne », et dont les femmes ont
gardé un costume très pittoresque, avec leurs blou-
ses agrémentées de larges broderies, portant sur le
devant deux placpies qui forment cuirasse, el ornées
de pièces d'argent qui se sonl transmises de géné-
ration en génération, « Un numismate (a écrit na-
guère Alfred Kamuaud) ferait de merveilleuses dé-
couvertes dans ces médaillers ambulants »; dont la
coifTure est également fort curieuse. Non moins
remarquable, el rappelant parfois celui des Tcliéré-
misses, est le costume des femmes tcliouvacbes.
Elles se coiffent d'une calotte surmontée d'une pointe,
comme un casque sarrasin ; elles portent sur leurs
reins une armure composée de cuir el de métal,
comme une croupière de destrier; elles jettent sur
leurs épaules, aux jours de fête, un manteau roide
et rectangulaire comme une chasuble de prêtre. « Chez
ce peuple étrange, nvii- est synonyme de beau, el
quand on veut se venger d'un ennemi, on va se pen-
dre à sa porte u (Alf. Kamkaud). Il y aurait égale-
ment beaucoup à dire sur le costume et les ma'urs
des Votiaks, un peu plus orientaux encore. Com-
ment, dans de telles conditions, ne pas trouver
parmi les populations du Nord-Est de l'Europe la
plus grande variété de religions? On jie j)ourrait
s'étonner que dn contraire, el, de l'ait, on y constate
1 existence et la juxtaposition de croyances forl
nombreuses el très dillérenles les unes des autres.
Il n'est pas exagéré de dire que les voyageurs y
ont renconlré naguère, dans des temps où la science
de l'histoire des religions n'était pas en honneur —
de là 1 imprécision et la pauvreté de nos connais-
sances — tous les stades de 1 évolution religieuse.
Alors les territoires de la Russie el de la Scandinavie,
les pays sarmates, germains et belges étaient habités
[lar des tribus i)ratiquant les vieilles religions païen-
nes : finnoises, slaves, Scandinaves et germaniques.
Peu à peu, sous l'action de conquêtes répétées et
d'évangélisations très dis|iarates venues de Byzance
au Sud, de la Gaule franque à l'Ouest et des pays
musulmans au Sud-EsL, ces vieilles religions ont
cessé de vivre, c'est-à-dire de prospérer; elles ont
reculé el même, la civilisation aidant, elles ont en
grande partie disparu. Néanmoins, multiples sont
encore les vestiges de l'ancien étal leligieux dans la
contrée. Depuis l'animisme le plus primitif et le
plus grossier, le chamanisme des Samoyèdes rive-
rains de la mer Glaciale, jusqu'au monothéisme mu-
sulman, qui ne reconnaît « de Dieu que Dieu, dont
Mahomet est le prophète », on passe, sur les terri-
toires de l'Europe du Nord, par de véritables degrés
intermédiaires; dans certains cantons de la Russie,
en effet, subsistent encore des épaves des anciennes
religions finnoises et slaves animistes, fétichistesou
anthropomorphiques. El ces épaves ne subsistent
pas seulement dans les limites géologiques ou géo-
gra])hiques que nous avons indiquées tout à l'heure;
on en constate également la trace plus au Sud, par-
tout où se rencontrent de vielles populations slaves.
El voici à côté d'elles, sans parler du Judaïsme,
voici d'autres religions qui les dominent de toute la
supériorité que leur donne un fadeur tout nouveau
el sans attaches dans le jiassè. Toutes, à des degrés
différents, procèdent delà Révélation chrétienne, el
l'orthodoxie russe avec ses diverses secies, et les
innombrables confessions protestantes des Pays-Bas,
de l'Allemagne et des pays Scandinaves, et enfin le
Catholicisme, Ce sonl là, à l'heure actuelle, avec
l'islamisme au<]uel adhèrent les Turco-Tartares, les
religions vraiment vivantes de l'Europe septentrio-
nale.
De ces religions dominantes, il ne sera pas ques-
tion dans les pages qui vont suivre: islamisme, reli-
gion grecque orthodoxe, sectes protestantes et sur-
tout Catholicisme fournissent en effet la matière de
presque toutes les études que contient ce Diction-
naire. L'apologétique ne se soucie guère, par contre,
des antiques religions des pays du Nord de l'Eu-
rope. Ces religions n'onlelles jias totalement dis-
paru? ou, blessées à mott, n'aclièvent-elles pas de
s'éteindre, étouffées par les j)rogrès de la grecque
ou de la musulmane? Elles méritent cependant un
souvenir. 11 convient de tracer un rapide aperçu de
ce qu'elles furent ou de ce qu'elles demeurent encore
de nos jours.
U. Le domaine des religions de l'Europe du
Nord. — Mais peut-on, pour tracer ce bref tableau
d'ensemble, négliger certains groupes de population
slave ou germanique, parce qu'ils se trouvent situés
au Sud des limites géologiques ou géographiques
que nous avons indiquées tout à l'heure? La chose
nous semble impossible. En réalité, au point de vue
des phénomènes religieux comme des phénomènes
ethnologiques el ethnographiques, l'Europe septen-
trionale s'étend plus loin qu'aux points de vue géo-
logique et géographique : elle comprend tous les
pays où se trouvent de vieilles populations appar-
tenant aux groupes des Slaves de l'Est et des Slaves
du Nord, la Petite Russie et la Russie blanche, et les
parties de la ['ologne siluées au Sud de celles dont
nous avons ])arlé plus haut. De même encore, elle
englobe le domaine de toutes les vieilles populations
germaniques, à l'Ouest el au Sud de la Bohème cl
des monts de Thuringe, et donc la Haute comme la
Basse Allemagne. Là, en ell'et, subsistent encore,
dans les croyances et dans les traditions populaires,
de curieux vestiges des antiques religions germa-
niques, en l'ranconie, en Sovialie, en Bavière, elc.
Etendons donc encore le champ primitif de notre
élude; au double point de vue ethnique el religieux,
l'Europe se|)tenlrionalc est en effet beaucoup plus
vaste que nous l'avons constaté d'abord. Elle atteint
les rivages qui, au Sud de la plaine russe, sont bai-
gnés par les Ilots de la Mer Noire ; par delà le môle
jiroéminent des Karpates et de la Bohème, elle va
jusqu'aux vallées alpestres de la Bavière. Elle gagne
ensuite, au long du Rhin, les plaines flamandes, et,
en face d'elles, celles de l'île de Bretagne, laissant
à l'Ouest le domaine des religions celtiques, qui sont
celles de l'extrême Europe occidentale.
Nous ne nous occuperons jias de ces dernières,
qui mcritenl à tous égards une élude particulière.
Les autres suniront, à elles seules, pour retenir, si
1079
NOKD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1080
brièvement que nous parlions tle chacune d'elles,
pendant un long temps noire attention.
II. Religions iîteintks et religions existantes de
l'Ecroi'k du Nord. — Passons-les donc en revue,
en commençant parlesjïlus septentrionales, qui sont
en même temps les plus ruilimeiitaires, par celles
des Hyperborécns qui vivent des deux côtés du cer-
cle polaire arctique. En descendant ensuite plus au
Sud, nous nous trouverons en contact, entre les
monts Durais et la Baltique, avec des populations
Ijnnoises plus ou moins pures, plus ou moins civili-
sées, puis avec les peuples baltiques intermédiaires
des Slaves et des Germains : Lettons, Lithuaniens
et lîorusses. Il ne nous restera plus ensuite à étudier
que les relijïions primitives des populations slaves
plus orientales ou plus méridionales, des Russes,
des Polonais et des Wendes, et celles, aussi mal
connues ou à peu près, des Germains et des Scandi-
naves. Ceux-ci, dont l'aire d'habitat se trouve dans
les péninsules Scandinave et du Jutland et dans la
grande plaine allemande, et dans les lies plus ou
moins perdues dans rAtlanti(|ue de l'Islande et de la
Grande-Bretagne, ont poussé au début de l'époque
médiévale leurs tribus les plus avancées jusque sur
les rivages les plus occidentaux de ce que nous appe-
lons l'Europe septentrionale, comme, plus au Sud,
jusqu'en Gaule et jusqu'en Ibérie;mais ils n'ont pas
tardé, dans ces derniers pays, à embrasser des confes-
sions chrétiennes, et plus rien, pour ainsi dire, n'y
subsiste des anciennes religions germaniques. Voilà
pourquoi, dans l'extrême Ouest du continent, nous
ne faisons pas place aux religion< de l'Europe sep-
tentrionale. Voilà aussi pourquoi Germains et Scan-
dinaves sont les derniers peuples de la religion
desquels nous allons essayer de nous rendre compte
dans cet article.
Peut-être estimera-t-on peu scientilique un tel clas-
sement, à la base purement géographique; du moins
est-il commode et pcrraet-il d'apporter quelque ordre
dans un exposé qui n'a rien d'une élude comparée,
mais qui vise uniquement à dégager les traits essen-
tiels des religions des dill'érents peuples dont il doit
s'occuper successivement.
A. Lks HvpBRitoRKENs : Samovèdbs et Lapons. —
Les Hyperborécns de l'Europe septentrionale sont
des Saïuoyèdes ou des Lapons. Parmi les seconds,
ceux qui sont Russes vivent dans la massive pénin-
sule de Kola, et les autres — Norvégiens et Suédois
— se trouvent sur les rivages septentrionaux de la
Scandinavie ou dans l'intérieur du large pédoncule
par lequel cette grande péninsule est rattachée à la
masse continentale. (Juant aux premiers, dont on
sait qu'ils occupent en .A.sie un territoire beaucoup
plus considérable qu'en Europe, et qu'ils y sont beau-
coup moins cl.iirsemés, ils noniadisent dans l'Ouest
de l'Oural jusqu'à la mer Blanche, à travers les
toundras et les forêts coupées de marais riveraines
de la Petchora; ils y chassent, ils y pèchent, ils y
paissent leurs rennes, menant une vie errante et mi-
sérable, plus précaire que ne le font leurs frères
asiatiques, et ils dépérissent rapidement.
I. Les Samoyèdes. — Que les Saraoyèdes Jouraks
de Caslren constituent un rameau particulier de la
branche ouralimne de la famille ouralo-altaïque ou
qu'ils soient autre chose, que leur langue soit dis-
tante ou proche de celles des autres fraclions du
groupe allaïque, peu importe ici. Ce qui nous touche,
ce sont les conceptions religieuses de ces pauvres
Ilyperborcens qui, nominalement, sont chrétiens,
mais qui ont en réalité conservé leurs anciennes
croyances. Celles-ci, telles qu'on peut les dégager
des renseignements fournis par les voyageurs, sont
très grossières et ne semblent guère dépasser le ni-
veau des superstitions animistes.
Les Samoyèdes adorent en cU'et, en Europe comme
en Asie, le soleil, la lune, l'eau (les sources et les
rivières, la mer et les lacs, auxquels ils font de
temps en temps des ollrandes), et les arbres, à
défaut des bois que ne porte pas l'aride toundra. Ils
vénèrent d'autre part de vieilles idoles, de pierre ou
de bois, de dimensions variables et de formes gros-
sières, dressées sur ces caps élevés de l'océan Gla-
cial arctique, dont la silhouette se voit de loin au
milieu des plaines environnantes. Au cours du mé-
morable voyage de la Vé^a autour de l'Eurasie, le
savant A. E. Nordenskjôld a visité un de ces lieux
sacrés dans l'île de Vaïgatch; il y a trouvé, sur une
colline, un groupe d'idoles samoj'èdes (hoh'any en
russe) entourées des ossements des animaux qui
leur avaient été offerts en sacrifice; il a vu ces
idoles barbouillées du sang des victimes, exactement
comme Stephen Buurougii l'avait déjà remarqué
dès i556 au cap septentrional de l'île Vaïgatch, où
il avait vu /|2o idoles, qui sonl raaintenant(et depuis
une date postérieure à 1 84^) renversées, mais peut-
être conservées en partie dans une grotte sacrée
dont parle Nordenskjidd dans sa relation. AKozinin.
à une vingtaine de kilomètres de Mezen, existait
naguère un autre lieu sacré dont les loo idoles ont
été brûlées par les Russes.
Pour gagner ces différents lieux sacrés, pour y
rendre à leurs antiques idoles, à leurs Jilegs, analo-
gues à celles que représente déjà une vieille gravure
hollandaise reproduite dans le Voyage de la Végn
(t. I, p. 78 de la Irad. franc.), l'hommage qulleur est
du, pour leur offrir des sacrifices — d'ours parfois,
mais surtout de rennes — , les Samoyèdes, même
baptisés dans la religion orthodoxe (et ils le sont
tous aujourd'hui) n'hésitent pas à faire de très longs
pèlerinages.
Les Samoyèdes pratiquent également le culte des
âmes des morts, car ils croient à une vie future. Ils
le prouvent en déposant ses habits, ses outils, son
traîneau sur la tombe d'un mort. Ils croient encore
aux esprits ou ladeplzio. Ils témoignent une vérita-
ble vénération à tous les objets qui les frappent, et
semblent, comme une foule d'autres peuples primi-
tifs, donner une puissance supérieure jusqu'aux ani-
maux qu'ils tuent, tout au moins à ceux qu'ils redou-
tent. A la manière dont ils se comportent envers les
loups ou les ours qu'ils ont abattus, ayant soin de
leur désigner des Russes, et non pas eux-mêmes,
comme leur ayant ôlé la vie, on est en droit de pen-
ser que les Samoyèdes voient dans ces fauves des
êtres dont l'esprit est susceptible d'exercer sa ven-
geance sur ceux qui leur ont fait du mal. Pour ces
Hyperboréens comme pour les populations qui les
entourent, l'ours est certainement un être à ménager,
sinon un dieu.
Certains auteurs signalent encore la croyance des
Samoyèdes à quelques dieux principaux : le bon
Sam-Noum ou A'dhiii, qui protège le bétail et qui
donne la vie, et qui est entourée de I.nkhètes, et le
mécliant Vézako. C'est de ce dernier, le mari de la
terre, Kliadako, la « mère puissante », que l'idole aux
sept visages était au milieu du xvi' siècle, au témoi-
gnage de Stéphen Burrough, entourée de 420 autres
idoles sur le cap septentrional de Vaïgatch. Mais ces
divinités sont très vagues et mal définies, surtout si
l'on songe que le mot JS'oum ou iA'um désignerait à la
fois le Ciel, la Divinité et même tous les agents sur-
naturels.
Ce qui, par contre, est bien net, c'est le culte de
chaque famille samoy ède à l'égard de son idole ou féti-
che familial (caillou enveloppé de linges et enjolivé
1081
NORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1082
de plaijues de lailon, avec une arêle pour tigurer le
visage d'un être humain, ligurine avec un morceau
de cuivre rccourljé en forme de nez, poupée avec une
léle de lailon, morceaux de fer forgé plus ou moins
grossièrement travaillés, etc.), véritable idole porta-
tive, exactement de la même catégorie que les grandes
et vieilles, mêlées à de toutes peliles, groupées dans
les lieux de sacrilice. De fait, les Samoyèdes, non
contents de posséder et de vénérer de telles idoles
ou boWany sous leur tente, les emportent toujours
dans leurs migrations et ne veulent pas s'en séparer;
ils ne font aucune différence entre elleset les images
sacrées des Orthodoxes.
Des chamans jouent le rùle de ministres du culte.
A la fois prêtres et sorciers, en même temps que
médecins, ces chamans portent un costume particu-
lier : une tunii[uc de peau à laquelle sont suspendus
de nombreux ornements en fer (couteaux, clés,
vieilles serrures, clous, plaquettes, poissons, etc.).
Ils exercent une très grande inihiencc sur les autres
Sanioyêdes, auxquels ils imposent par leur habile
prestidigitation.
2. Les Ijapona. — Rien donc que de très grossier
chez les (pulque 5.ooo Samoyèdes disperses entre
l'Oural et la mer Blanche ; Nordenskjôld les tient pour
inférieurs aux ïchouktchis et surtout aux Lapons
qui vivent à l'Ouest du Bielo Ozéro des Kusses, dans
la partie la plus septentrionale de l'Europe. Ceux-ci
ne semblent cependant pas avoir eu naguère des
croyances beaucoup plus rallinées ; mais qu'ils vivent
sur les côtes, dans les bois ou dans les montagnes,
qu'ils soient Russes, Finlandais, Suédois ou Norvé-
giens, ils ne pratiquent j>lus, et depuis longtemps,
leur ancienne religion. Tous sont convertis, ceux de
la péninsule de Kola au christianisme grec ortho-
doxe depuisle xvi" siècle, grâce au moineTrifan, ceux
de la Finlande et de la Scandinavie au luthéranisme
depuis le milieu du xviii« siècle. Mais ils n'ont fait
simplement, pendant longtemps, qu'« échanger des
superstitions anciennes pour d'autres plus nou-
velles », tant ils comprenaient mal les enseigne-
ments qu'ils avaient reçus. Lkopold de Buch raconte
que, de son temps (il y a maintenant plus d'un
siècle), les Lapons luthériens se présentaient aussi
fréquemment que possible à la Sainte-Cène, car ils
la regardaient « comme une espèce de sortilège cpii
les préseryait de l'influence des malins esprits ». 11
ajoute que, peu avant son voyage en Laponie (i8o6),
les indigènes de ce pays s'arrangeaient de manière à
partager le pain de la Cène avec les rennes de leurs
troupeaux, pour en détourner toute espèce de
danger... Rien d'étonnant à ce que de telles pra-
tiques aient été fort longues à disparaître, si l'on
sait que les pasteurs des Lapons ne parlaient pas la
langue de leurs ouailles ; ils leur prêchaient des ser-
mons que traduisaient ensuite des sacristains inter-
prètes!... Graduellement, grâce aux progrès réalisés
en Laponie, ce laïuentable état de choses s'est amé-
lioré, particulièrement en Finlande, où les Lapons
savent aujourd'hui lire et écrire. De ce chef, leurs
pratiques religieuses se sont heureusement inoli-
lices.
En voyant ce qu'elles furent après leur conversion
nominale à une religion chrétienne, on peut deviner
ce qu'elles étaient auparavant. De fait, la religion
primitive ou iincienne des Lapons était très gros-
sière. Un auteur qui a soigneusement étudié ces
Hypcrboréens et qui a recherché les faibles traces de
leurs antiques croyances dans les actes de leur \ie
journalière ou dans leurs superstitions, GirsTAF db
DiiBKN, veut qu'ils aient d'abord vénéré les forces de
la Nature, |iuis qu'ils leur aient donné une àme à
l'image de celle de l'homme. De là, chez eux, l'exis-
tence de nombreuses divinités naturelles, toutes indé-
pendantes, toutes bonnes, mais capables de se fâcher,
de se venger, de nuire et de devenir des divinités
malfaisantes. Le soleil, la Uuona-neila ou « vierge
verte » (la déesse du i)rinlemps), les forêts, les eaux,
la tempête, le tonnerre constituaient autant de divi-
nités pour les Lapons pour qui, d'autre part, cer-
tains arbres — l'aulne et le sorbier — et des serpents-
fétiches étaient les objets d'un véritable culte.
A cette mythologie animiste est venue, en dernier
lieu, s'en ajouter une autre, une véritable mythologie
d'importation, grâce à laquelle le panthéon des
Lapons présentait, à l'époque de leur conversion,
autant et i)eut-étre plus de ressemblances que de
divergences avec ceux des populations avoisinantes.
Radien, le maître céleste, Jubrael, dieu, qui rappelle
le Jumala des Finnois, Perkel, le diable, et aussi
Thor, qui est tenu pour un dieu doux et bienfaisant,
le promoteur des récoltes, le dieu qui lance des
(lèches à l'aide de l'arc en ciel, voilà les principales
divinités anthropomorphiques introduites en dernier
lieu dans le panthéon des Lapons.
Ces primitifs croyaient à une autre vie. Pour eux,
les morts la passaient dans le 5ai'ro, une demeure
infra-terrestre, voisine de la surface où se meuvent
les vivants ; et les premiers neeessaientdes'intéresser
aux derniers; parfois même ils leur rendaient visite.
Ainsi s'explique le soin qu'avaient les Lapons de
marquer la demeure des morts par des pierres auprès
desquelles des sacrilices étaient oITerts en leur hon-
neur; ainsi s'explique encore l'attention des vivants
de placer sur la tombe d'un défunt les objets dont
celui-ci se servait journellement Si on n'enterre plus
son chien avec lui, du moins jetle-t-on encore dans sa
tombe des espèces de coquillages appelés « âmes de
chien ». Tout cela témoigne des croyances desanciens
Lapons au sujet des morts, qu'ils tenaient encore
pour repassant au bout d'un certain temps chez les
vivants et s'incarnant dans le corps de leurs descen-
dants. Mais, comme ils ne savaient jamais quand
s'étaitopérée celte métempsychose, ils vcnéraientdes
Seitar, des dieux des ancêtres, auxquels ils faisaient
des sacrilices, etc.
Entre les Lapons et les divinités, quelles qu'elles
fussent, des sorciers ou chamans, des Noid, consti-
tuaient les intermédiaires. Ces sorciers, non contents
déjouer le rôle de prêtres, étaient encore devins et
magiciens. Gonmie tels, ils ont été réputés de très
bonne heure; le Kalevala (innoisen témoigne. Il parle
souvent avec effroi du redoutable [)ouvoir des sor-
ciers lapons, « des magiciens puissants, des savants
devins, des habiles ensoroeleurs qui chantent les
runots de Laponie ». Essayant de détourner son fils
de s'éloigner de sa demeure, une mère lui dit : « Ne
pars point pour les régions de Pojola, pour les lieux
où vivent les (ils des Lapons, avant d'avoir acquis la
science (magique), avant d'avoirenrichi ton espritde
connaissances. Le Lapon peut l'ensorceler; il peut le
précipiter, la bouche dans le charbon de forge, la
tête dans l'argile, les coudes dans les tisons ardents,
les poings dans la cendre brûlante, au milieu des
pierres ennamiuées. » Et elle ajoute : « Tu ne saurais
lutter en puissance magique avec les fils de Pojola,
car... tu ignores les chants de Laponie. » Le même
poème montre les sorciers lapons se dépouillant de
tous leurs vêtements pendant les nuits d'été, afin de
se soustraireaux influences magiques qu'ils pensaient
y être attachées, et se dressant debout sur des
pierres, a(in de donner plus de force à leurs opéra-
tions. Mais il ne parie pas des moyens dont ils se
servaient parfois pour pratic|uer leur art, à moins
que le Sampu convoité par eux ne soit, selon une
hypothèse de G. de Duben, le tambour magique de
1083
NORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1084
I)rovenance asiatique dont nous dirons quelques
mots tout à l'heure.
Quoi qu'il eu soit, voici ce que racontent des
auteurs plus récents que les runoiat du Kalevtda.
Pour déchaîner le vent et la tempête, ils défaisaient
les nœuds qu'ils avaient noués à des cordes magiques.
Parfois, tandis qu'ils étaient tombés dans une sorte
de catalepsie, leur ànie voyageant au loin allait, dit-
on, chercher une réponse à des questions posées.
Parfois encore, pour répondre à d'autres questions, les
eharaans lapons recouraient à de curieux tambours
magiques, comme le font encore aujourd'hui les
Ostiaks et les Samoyèdes ostiakisés. La boite,
oblongue le plus souvent, était fermée par une
peau de renne peinte en blanc et couverte de dessins
grossiers représentant le Christ et ses apôtres, une
foule de dieux, le soleil, la lune, les étoiles, des
oiseaux, etc. Du point où s'arrêtaient soit Vaifa ou
baguette divinatoire, soit des anneaux de laiton
placés sur le tambour et mis en mouvement lorsque
la caisse était battue, le chaman déduisait des pro-
nostics et tirait une réponse pour ceux qui étaient
venus l'interroger. Enlin, le sorcier lapon faisait
encore usage de pratiques particulières pour le trai-
tement des maladies, et donnait aux autres Lapons
les fétiches que ceux-ci désiraient avoir, mais dont
ils se débarrassaient lorsqu'ils n'en étaient pas satis-
faits(on a vu, par exemple, des Lapons jeterau feu des
fétiches impuissants à préserver leurs rennes d'une
épizootie)... La considération dont a joui, après la
conversion de ces Hyperboréens, le sacristain qui
traduisait aux tidèles les paroles du pasteur, n'est
qu'une suite de la crainte respectueuse dont le sor-
cier était naguère entouré.
Aujourd'hui, ici avec les progrès de la religion
orthodoxe qui amène les Lapons russes à faire
i5o jours de jeûne par an, là avec ceux du luthéra-
nisme et de l'instruction, le vieux prestige des sor-
ciers s'est évanoui ; mais, en même temps, ont disparu
les traces vraiment perceptibles des anciennes
croyances. Les Lapons n'établissent plus de liens de
parenté entre les rochers, comme au temps où les
visitait Uégnard, l'auteur dramatique ilu xvii" siècle;
ils ne traitent plus ceux-ci de pères, ceux-là de mères
et tels autres d'en/n/i/.'i .' ils ne les font plus se rendre
mutuellement des visites nocturnes. Us auraient
d'antre part (telle est la rumeur recueillie par G. de
Diiben) détruit vers le milieu du xix* siècle ledernier
» arbre des runes », c'est-à-dire les dernières écorces
de pin ou de bouleau sur lesquelles élaient tracées
par des sorciers des images d'instruments, d'hommes
et de dieux et qui élaient consultées par les Lapons
dans tous les actes de la vie. EnQn, c'est seulement
dans les musées qu'il faut aller chercher les feileli,
ces pierres bizarres, parfois grossièrement sculptées,
autour desquelles on célébrait naguère des rites reli-
gieux. Le vieux mélange de fétichisme et de poly-
théisme des derniers Lapons païens n'est donc plus
maintenant qu'un lointain souvenir.
B. Lus l'BUPLKs DE L.i RACE Fi.NNoisB. — I. Lcs Fin-
landais. — Si brèves soient-elles, ces indications
d'ensemble permettent de discerner chez les Lapons
l'existence de deux religions successives : un sub-
stratum purement fétichiste, puis un polythéisme
anthroporaorphique plaqué sur ce subslratura. De
ce polythéisme, les Lapons sont surtout redevables
à leurs voisins du Sud-Est ou du Sud (suivant la
partie du pays qu'ils occupent), à ces frères de race
avec lesquels ils se sont trouvés en contact et qui
sont devenus leurs ennemis historiques, les Finlan-
dais ou Finnois.
Ceux-ci (les Suomalaisel, comme ils s'appellent
eux-mêmes, les habitants du pays des marais, Stiomn)
sont dépeints par les auteurs anciens qui en font
mention (Tacite, PtoliLmkk) comme de véritables
sauvages, analogues aux Samoyèdes ou aux Ostiaks.
Mais ils ont assez vite réalisé des progrès considé-
rables, et ils ont su s'élever dans l'intervalle île
quelques siècles à un degré de civilisation très supé-
rieur, comme en témoigne le remarquable poème
épique national qu'est le Kalevalu.
Ce n'est pas ici le lieu de parler longuement du
Kalevala,ni de raconter comment il a été recueilli et
reconstitué au xix" siècle, ni non plus de dater les
différents chants quileconiposent. llsullira de remar-
quer que la presque totalité du poèmea étécomposée
à une époque absolument païenne et que, seul, le
dernier chant, la So'^ riino, annonce l'approche du
christianisme et en indique la supériorité sur les
anciennes croyances. Ce chant est donc incontesta-
blement postérieur aux autres ; on doit le dater du
XII" au xiv siècle, alors que l'on est en droit de faire
remonter les autres jusqu'à une époque bien anté-
rieure, du V' au viii" ou, plutôt, seulement du viK
au X* siècle de notre ère.
Quelque époque, plus ou moins précise, que l'on
assigne à la composition de sesdilTérentes parties, le
Kalevala ne laisse qu'entrevoir la religion primitive
des Finnois, celle dans laquelle le Ciel, la divinité
mâle, et la Terre, la divinité femelle, étaient l'objet,
de leur part, d'un culte fétichique. Ce qu'il fait beau-
coup mieux connaître, c'est la religion des temps où
les Finnois proprement dits, avant leur conversion
à la foi chrétienne, s'étaient élevés jusqu'à un poly-
théisme anthropomorphique incomplet.
11 débute par une curieuse et bizarre cosmogonie
qui met en pleine lumière le rôle d'une belle vierge,
d'une lille de l'air, Luonnotar, la force créatrice.
Lorsqu'elle quitta les hautes sphères où elle avait cessé
de se complaire, « vastes régions de l'air, espaces
immenses de la voûte éthérée, plaines désertes et
mornes », l'eau se sépara de l'air. Plus tard, un mou-
vement provoqué par la douleur détermina la des-
truction d'œufs qu'une canne aux larges ailes avait
déposés et commencé de couver sur son genou en
sortant de la mer; de là résulta la séparation du
« Ciel sublime », du n Soleil radieux », de la « lune
éclatante », des étoiles, des nuages et de la terre,
o mère de tous les êtres «. Plus tard encore, Luon-
notar modela la terre ; puis enCn, plusieurs siècles
après que la mer l'eût rendue féconde, elle donna
naissance au principal héros du Kalevala, au savant
runoia ou chanteur de runot, Waïnamoïnen.
Luonnotar est donc l'agent de la création ; mais
elle ne peut rien faire par elle-même. Au-dessus d'elle,
en effet, comme au-dessus des autres dieux secon-
daires, et des runoiat, et des hommes ordinaires,
existe un dieu suprême, Jumala, que le poème appelle
également Ckko. Jumala, « la demeure du tonnerre »,
c'était avant les temps du Kalevala le nom du dieu
mâle, du dieu du Ciel, dont il a été question plus
haut ; c'est devenu ensuite le nom généri(|ue de
toutes les divinités, encore que ce nom ait été surtout
accolé à celui d'Ukko, « le vieillard ». Celui-ci
« habite au haut du Ciel et règne sur les nuages » ;
il K supporte le monde ». Il n'agit pas toujours par
lui-même, jusque dans les circonstances les plus
importantes, mais rien ne se fait que de son assen-
timent. Il préside à I'ohutc de la création, et c'est à
lui que tout le monde a recours : Luonnotar pour être
délivrée de sesangoisses, Waïnamoïnen pour obtenir
la venue de la pluie, <i l'eau des hauteurs du ciel, le
miel des sources éthérées,sur les germes qui poussent,
sur les semences qui croissent et se développent ».
Ainsi donc, Juraala-Ukko permet la venue de tous les
événements qui se produisent dans le monde, et c'est
1085
NOUD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1086
lui, « le bon Juiuala », qui, de 1res huul, dirige tout.
Aussi le proclainel-on « le créateur très haut,
l'arbitre suiirérae du temps », celui qui « sépara l'air
de l'eau, et [qui], de l'eau, tira la terre », — « le dieu
suprême, le vénérable père céleste (pii parle à travers
les nuages, qui fait entendre sa voix à travers les
espaces de l'air », — le « inaitre so\iverain de la
foudre B et le « dominateur des nuages », — a le dieu
suprême entre tous les dieux, le Très-Haut, le Bien-
heureux ».
Jumala-Ukko est la seule divinité dont le Kalevala
(complété par ce recueil de poésies lyriijues ([u'est
le Kanleletar) permette de bien délinir le rôle et les
attributions. Au-dessous de cet arbitre souverain,
dieu suprême entre tous les dieux, qui commande
spécialement au Ciel et à l'Air, apparaissent dans la
mythologie finnoise de nombreuses autres divinités.
Celles-ci, plus ou moins importantes, personniûent
les forces multiples de la Nature. C'est que, pour les
Finnois comme pour les anciens Romains, des
influences occultes, des volontés immatérielles, sont
en quelque manière incorporées aux objets qu'elles
meuvent. Ces divinités sont en lutte cunstaiite les
unes contre les autres, celles-ci étant des divinités
de la lumière, de bons génies, et celles-là des divi-
nités des ténèbres, de mauvais génies. Elles sont,
d'autre part, d'ordinaire associées par couples — du
moins les plus importantes d'entre elles — , et ces
couples sont tous issus du sein de la Nature, qui les
contient et qui les occupe, mais sont susceptibles
d'avoir pour enfants des divinités inférieures, les-
quelles i)rocèdent d'eux de toutes les manières.
Dans ce Panthéon anthropomorphique, dont les
divinités sont de vagues personnifications au déve-
loppement très incomplet, il convient de placer au
premier rang l'épouse de Jumala-Ukko, Akka, « la
vieille ». Celle-ci dilTère de Maan-enno, « la mère
delà Terre », sans autre nom déterminé, qui est un
témoin des toutes premières croyances des Finnois,
cxaclement comme le nom de Juniala. Puis viennent
Anto ou Ahti « le roi des vagues bleues, l'ancien des
laux, A la barbe de gazon », et à côté de lui, comme
.Vkka auprès d'Ukko, VVellamo, « la souveraine des
ondes, la vieille femme au sein enveloppé de saules » ;
de même aussi, « le roi des bois, le dieu tutélaire
des forêts, à la barbe grise », le géant Tajiio (ou
Vuippana, l'homme au long cou) et sa femme Mie-
likki, « la mère de la forêt », et Pellervoinen, le
dieu protecteur des champs, qui exerce un pouvoir
souverain sur les arbres et sur les plantes. En
l'ace de ces divinités bienfaisantes, en voici de
uiauvaises: Euroni, le dieu de la mort, qui règne
sur la région des morts, dans la profondeur de la
terre, en compagnie de cette Tuonetar, la femme,
la mère, la reine de Tuonela, que le runoiat appelle
par antiphrase « la bonne hôtesse ».
.\utour deces divinités supérieures, la mythologie
finnoise eu place d'aulresencore, desdivinilés secon-
daires et vraiment inférieures, ayant chacune son
rôle déterminé. CesontdesHaltias, des esprits libres,
et ils foisonnent. Il en est dans les airs, comme An-
niki « la fille de la nuit, la vierge du crépuscule »,
et Terhenetar, la déesse des brouillards et des va-
peurs qui, du haut des régions étliérées, répand sur
la terre des nuées qu'elle passe au tamis, et Eteiiitar
la déesse des vents du sud. Il en est dans les forêts
et dans les campagnes, etqui sont légion: Suvetar,
une déesse des bois, et les déesses des pins, des gené-
vriers, des sorbiers, et celle des bois et des canards,
qui a pour nom Sotkotlar, etc. N'oublions pas non
plus Untamo, qui préside au sommeil et aux songes,
Suonetar, une des déesses de la santé, qui a pour
altributions spéciales la confection et l'entretien
des veines. Celle-ci a pour adversaires la déesse des
maladies, Kivutar, et la déesse des douleurs, Wam-
malar, deux divinités malfaisantes comme le sont
d'autre part Tursas ou Turso, à la figure mons-
trueuse, et Welehineii. ces mauvais génies des
eaux, et le lils sanglant deTuoni, aux doigts crochus,
aux ongles de fer, et ces lilles de ce même Tuoni, à la
taille courte et au corps rabougri, parmi lesquelles
se place au premier rang une autre déesse des mala-
dies, Kipu-Tyttô. Toutefois, c'est encore dans Hiisi,
ou Lempo, le dieu du mal, ((u'il faut voir le plus
redoutable de ces innombrables esprits malfaisants.
Tenons compte enlin de la foule des conqiarses, —
des haltias, eux aussi, — qui servent ces divinités
et qui exécutent leurs ordres, qui en procèdent ou
qui les accompagnent : « les belles vierges de l'air,
les lilles bien-aimées de la nature», et aussi les
vierges des rivages, à la parure de roseaux, avec
leurs longues boucles et leur riche chevelure » ou
encore les vierges des bois vêtues de bleu, qui habi-
tent Havulinna, le château construit en sapin... Et
n'oublions pas davantage ces lutins, qui sont par-
fois Us collaborateurs de divinités malfaisantes.
Telle est cette curieuse mythologie linnoise, toute
anthropomorphique, et dont certains dieux sont
aussi humbles que ceux des \ieux Latins, lien ressort
nettement qu'au moyen âge les habitants de la Fin-
lande actuelle croyaient à une nouvelle existence au
delà du tombeau, et dans cette autre vie, à des puni-
tions pour les méchants. Le Kalevala l'indique for-
mellement : « O vous, enfants des hommes, gardez-
vous, tant que durera cette vie, de pervertir les
innocents, de précipiter dans le crime ceux qui sont
purs; vous en seriez durement puais là- bas, dans
les demeures de Tuoni. Une place est réservée aux
criminels : un lit de pierres brûlantes, de rochers
de feu, une couverture de couleuvres, de vers et de
serpents. •>
C'est dans les entrailles de la terre que se trouve
cet enfer; y a-t-il, par contre, pour les bons, un
paradis dans ces horizons lointains, dans ces
espaces inférieurs du ciel, vers lesquels, à la (in du
Kalevala, le runoïa Wainamoïnen, dirige sa barque
en s'éloignanl des rivages de la Carélic? Le poème
ne l'indicpie pas.
Il doune à entendre, par contre, que les anciens
Finnois croyaient à une sorte de métempsychose.
L'histoire de la jeune Aino, qui s'est involontaire-
ment noyée et qui s'est transformée en un poisson
unique, en fournit une preuve très nette, comme
aussi celte parole du corbeau :a Jette de nouveau ton
lils dans la mer; peut être y deviendra-t-il un beau
morse ou une gigantesque baleine. »
Le Kalevala ne fournit pas non plus de renseigne-
ments sur le culte que les populations dont il raconte
la vie quotidienne et dont il chante les luttes contre
les Lapons rendaient à leurs divinités. Mais on a re-
levé chez les Finlandais certaines traces d'une véri-
table ophiolàtrie, qui ne semble pas avoir différé
beaucoup de celle qui existait chez les Lapons; on
a constaté aussi que le serpent jouait un très grand
rôle dans la magie finnoise. On a d'autre part, si-
gnalé dans le Kalevala des allusions au culte reli-
gieux dont étaient les objets la mer et les fleuves, et
les poissons, etc. Par ailleurs, il est question de
lieux sacrés, d'idoles, de sacrifices, et de fêtes sur-
tout agraires; on sait aussi que les Finlandais
avaient une fêle des ancêtres, une sorte de fête des
morts. Il semble enlin qu'ils eussent des nombres
sacrés, en séries (5, 6, ■;, 8), ou isolés : 3 surtout,
mais aussi 5. et 7, et g, qui est le carre de 3.
Un point sur lequel le Kalevala est presque inta-
rissable, c'est l'importance et la puissance des sorciers
1087
NORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1088
enclianleui's.Pour les Finlandais, l'homme n'est pas
du même sang que les dieux, mais les sorciers sonl
plus que de simples mortels ; c'est ce que donne à
entendre sans cesse le Kalevala, dans lequel Compa-
retti voit, non sans apparence de raison, l'épopée
des magiciens, Waïnaiiioïnen y étant le type du
sorcier intellectuel, lluiarinen celui du sorcier vul-
j^aireet routinier et Lemminkainen celui de l'amant,
un véiitable Don Juan barbare. De fait, il est des
sorciers de diverses sortes; tels, par la puissance de
leurs seuls regards, communiquent aux choses une
vertu magique. De même aussi, les femmes sont très
versées dans les sciences occultes. Celles ci, envieu-
ses du bonheur dont jouissent les Finlandais, leur
envoient de cruelles maladies et ne cessent de vou-
loir les accabler de toutes sortes d'épreuves ; celle-là,
après avoir péniblement recueilli les membres épars
de son dis et les avoir rapprochés les uns des autres,
arrive à réaliser le vrai miracle de rendre, en trois
opérations successives, la vie complète à son enfant.
Mais les plus puissants de tous les sorciers sont
sans contredit les runoiat. Ces compositeurs, ces
chanteurs de runot, ces bardes, ces aèdes sont doués
d'un pouvoir magique. Ce ne sont pas seulemenldes
charmeurs, aux lèvres desquelles sont suspendus,
quand ils chantent, tous les animaux delà création,
et les arbres des bois, et les fleurs des champs ; ce
sont aussi de redoutables magiciens. Ils savent (en
[larticulier « le runoia éternel, le vieux, l'impertur-
bable Wainiimoinen ») se servir de paroles qui leur
permettent d'accomplir les actes les plus extraordi-
naires; ils commandent aux éléments, ils ébranlent
des montagnes, ils fabriquent des baumes capables
de rejoindre les deux parties d'un tremble abattu et
complètement fendu, de combler les crevasses des
rochers, de supprimer les fentes des pierres ; ils en-
chantent leurs adversaires, ils font surgir des trou-
pes d'hommes et de femmes qui leur servent d'auxi-
liaires dans leurs entreprises; ils descendent aux
enfers et en sortent vivants, après avoir déjoué les
embûches des divinités infernales. Ils sont des in-
termédiaires entre les dieux et les houimes, et sinon
des prêtres, du moins des médecins et des sorciers
tout à la fois. A celui qui les répète, lesparolesqu'ils
prononcèrent doivent assurer le succès de ses entre-
prises : une opulente moisson s'il a récité, en ense-
mençant son champ, l'invocation de l'ensemence-
ment; une heureuse chasse si, au moment de partir,
il a dit le discours du chasseur; les ensorcellements
et les autres dangers si. avant de se lancer dans
une expédition, il a récté sous la poutre principale
du t.it les u paroles de précaution » ; une heureuse
délivrance à la femme qui dit le chant de l'accou-
chement, etc.
Ces indications si nombreuses et en même temps
si variées, que permet de compléter encore le recueil
de proverbes, d'énigmes et de chants magiques
publié par L. Lônnrott, ne sont pas les seules que
fournisse le Kalevala; combien d'autres encore on
peut extraire de ce curieux poème, ou plutôt de ces
différents poèmes juxtaposés I .\u sujet d'arbres
sacrés comme le chêne, « l'arbre de Jumala », et le
sorbier, d'oiseaux comme le coucou, qui est l'oracle
du bonheur tandis ([lie le corbeau et la corneille
présagent les malheurs par leurs croassements, le
Kalevala est plein d'allusionsou de menlionsqui com-
plètent et précisent cet aperçu d'ensemble. Il contient
aussi, sur les singulières cérémonies qui accompa-
gnent la mort de l'ours, de bien intéressantes indica-
tions. Enfin, sur ce chef-d'œuvre de la magie, cemys-
térieux sampo, qui a le pouvoir de créer toutes autres
choses, que <le renseignements dans le Kalevala lOn
en peut dégager la conclusion que voici : alors
même qu'une religion polythéiste et anthropomor-
phique s'est substituée chez eux au fétichisme primi-
tif, les Finlandais ont gardé nombre de leurs an-
ciennes croyances et coutumes religieuses; ils Us
ont accommodées à leur nouvelle religion et ont
continué de les pratiquer, plus ou moins modiliées,
en même temps que de récentes.
Telle était encore la situation au temps du roi de
Suède Eric IX, le saint, de la maison de Stenkill, qui
régna de 1 155 à i 160. C'est ce souverain, on le sait,
qui, après avoir conquis la Finlande, travailla à la
convertir (surtout par la force, semble-t-il) et qui
soutint l'apôtre et le martyr de l'évangélisation de
la contrée, saint Henri, le premier évêque d'Upsal.
Dès lors, la Finlande plus ou moins christianisée
obéit aux instructions du Saint-Siège jusqu'au jour
où, avec la Suéde, elle se sépara de Home, de par sa
conversion au luthéranisme, dans le second quart du
xvi' siècle, au temps de Gustave Wasa ; mais les
Finlandais conservèrent néanmoins toujours bon
nombre de croyances qu'ils tenaient de leurs an-
cêtres, et les traces en subsistent parfois encore dans
leurs superstitions.
a. Les Finnois de la Russie Orientale. — Les
Finlandais ne sont pas la seule population de race
finnoise qui vive sur le sol de l'Europe septentrio-
nale; on en trouve beaucoup d'autres encore, plus ou
moins importantes et plus ou moins civilisées. Les
Lapons hyperboréensdontil a été question plushaut
constituent un groupe de la race finnoise, mais un
groupe particulier, distinct (selon A. deQuatrefagks)
des deux groupes des Finnois blonds et des Finnois
bruns, et c'est encore à cette même race qu'appar-
tiennent d'autres populations de la zone forestière,
soit dans l'Est de la Russie, soit au Sud de la Fin-
lande proprement dite : Zyrianes, Votiaks, Mordves,
Tchérémisses surtout, ou encore Esthoniens, etc.
Occupons-nous d'abord des populations les plus
orientales, de celles qui conservent aujourd'hui
encore un paganisme plus ou moins vivant, sous des
apparences orthodoxes.
a) Les Zyrianes. — Au milieu des Samoyèdes,Ies 1
voyageurs signalent, dans la Russie septentrionale, ^
l'existence des Zyrianes ou Zirianes. Disséminés en
petit nombre, depuis la mer Blanche jusqu'à l'Oural,
au Nord du cercle polaire arctique, ces Finnois sont
surtout nombreux dans les cantons qu'arrosent, plus
au Sud, la haute Petchora, la haute Vitcliegda et la
haute Kama. Ce sont des Finnois du type blond, qui
descendent des Biarmes, dont parlentles Sagasscan-
dinaves et des Permiens des chroniques russes, mais
qui ont été vraiment scandinavisés par l'influence
normande, puis qui ont été convertis à la religion
orthodoxe.
Néanmoins, sur les rives des affluents delà Dvina
supérieure surtout, ils ont encore conservé quelqius
vestiges de leurs vieillescoulumes, même en matic ic
religieuse.
Naguère, en plein moyen âge, les Zyrianes avaient
des croyances se rapprochant de celles des Finlan-
dais ; les Sagas ne parlent-elles pas d'un temple
dédié à Jumala par les Biarmes (peut-être à Kolmo-
grod, à 47 milles de la mer Blanche, sur la Dvina,
un ])eu en aval du confluent de la Pinega); ne par-
lent-elles pas aussi d'une statue de cette divinité,
revêtue d'or et d'argent, qu'auraient détruite les
pirates Scandinaves d'un certain Tliore, au temps de
saint Olaf(xi" siècle)?
Mais, depuis la fin du xiv' siècle les Zyrianes ont
cessé d'adorer le soleil, le feu, l'eau, les arbres et la
« vieille femme d'or » ; ils n'ont plus leur «bouleau
de prophétie ». Seuls, actuellement, des sacrifices
d'animaux offerts devant les églises constituent les
1089
NORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1090
épaves visibles «le l'ancien culte de ces populations .
linnoises. Quant aux vieilles traditions religieuses, ]
elles se perpétuent toujours parmi les Zyrianes.
t>'esl ainsi que le Teljios Is (la pierre du nid du vent),
UP3 cime ouralienne de plus de 1.600 m., aux som-
mets dentelés, est le séjour de l'Eole zyriane ; dé-
Icnse aux bateliers de siffler ni de crier en passant
à la base de ce massif, de crainte d'attirer le vent.
0) Les païens de la vallée moyenne de la
Volga; les Votiaks. — Sur d'autres populations
(innoises de la zone forestière, la religion russe a eu
moins de prise encore que sur les Zyrianes. On
trouve encore, en effet, dans la vallée moyenne de
la Volfe-a, non loin de Kazan, plusieurs centaines
de milliers de véritables païens. Olliciellcment,
ces Finnois ont été convertis et nombre d'entre eux,
comme de bons orthodoxes, portent une croix au
cou et assistent aux exercices du culte; mais quel
scepticisme que le leur ! a Ma foi, déclarait l'un
d'entre eux à Stepben Sommier, je ne tiens pas à
changer de religion. Avec leurs chants et leurs
cierges, les Russes n'obtiennent pas davantage de
leurs dieux que nous n'obtenons des nôtres par
des sacrilices dans les bois. » Aussi, comme l'a très
bien dit Charles Rabot, « même chez les convertis
persistent les anciennes croyances ; dans leurs idées
religieuses, les saints du paradis orthodoxe ont sim-
plement pris place à côté des divinités de l'Olympe
indigène, et en leur honneur ils font des sacrilices
pareils à ceux qu'ils offraient jadis à leurs divinités.
Christianisme et paganisme se trouvent ainsi inti-
mement mêlés. »
Voilà ce que l'on peut constater entre Kama et
Viatka. Les Votiaks qui vivent dans cette partie de
la Russie ne sont chrétiens quede nom, et conservent
assez lidèlement ces anciennes croyances animistes
qui leur faisaient donner une âme à la plupart des
objets tout comme aux hommes. Pour eux, d'autre
part, un grand nombre d'esprits anthropomor-
phiqnes, les niourt, gouvernent les éléments et protè-
gent les humains. Les uns habitent la forêt, d'autres
les eaux. Ces mourt se mêlent aux hommes, partici-
pent à leurs travaux, à leurs jeux. Le plus puissant
d'entre eux, l'/ii-mourt, l'/nmar, est l'esprit du ciel,
qui est devenu le dieu suprême, habite les espaces
éthcrés et lutte contre les mauvais esprits, les cliai-
taiis. Ceux-ci sont d'introduction récente dans la
mythologie votiake. Naguère, en effet, celte mytho-
logie ne connaissait que des esprits obéissant à
leurs penchants et susceptibles, exactement comme
les hommes eux-mêmes, de faire tantôt le bien et
tantôt le mal; et c'est devant les chaïtans qu'ont
disparu les Vorchouds, ces esprits protecteurs des
familles ou des clans dont le souvenir subsiste seul,
attesté par un «. mot témoin » (si l'on peut dire) de
la langue votiake, désignant une idole... Dans tous
les cas, s'ils semblent avoir offert naguère des sa-
crilices humains à leurs divinités et s'ils ont peut-
être pratiqué même l'anthropophagie, les Votiaks
se contentent aujourd'hui de sacrilices d'animaux A
leurs dieux, parmi lesquels on doit (comme chez
tous les autres peuples delà race finnoise) classer les
arbres et les bois, les sources, les rivières et les lacs.
ils présentent des victimes (une chèvre ou un coq)
dont ils consomment ensuitelachairdans lesagapes
sacrées qui succèdent aux sacrilices eux-mêmes. En
témoignage de ceux-ci, ils suspendent à des arbres,
sur des poutres, etc., la peau des animaux égorgés.
Ainsi — et telle est bien la conclusion qui se dé-
gage des études de J.-N. Smirnov — les Votiaks soi-
disant orthodoxes sont en réalité tout autres; sous
une mince pellicule d'orthodoxie, ils sont encore
livrés au véritable paganisme.
Tome 111.
t) Les Mordves. — Chez les Mordves, comme
chez les Votiaks, il est actuellement question d'un
mauvais esprit qui a le nom de Sajtan : mais Sajtan
ne joue de rôle que dans leur cosmogonie, et ce nom
n'est pas le seul trait d'importation étrangère que
l'on puisse relever dans cette cosmogonie, dont
voici un bref résumé.
Au commencement, il n'y avait rien que le Ciel
(Skaj) et la matière, c'est-à-dire la terre et l'eau. Sui-
leur dos, trois poissons géants portaient la terre,
que recouvrait l'eau, au-dessus de laquelle Skaj na-
geait, ou voguait ^n barque. Un jour, Skaj créa la
terre; mais il avait auparavant, dans un moment de
distraction ou de dépit, donné naissance à Sajtan,
et celui-ci se mil à gâcher l'œuvre de Skaj. 11 en mé-
rita ainsi la malédiction, el dès lors commença une
lutte ininterrompue entre Skaj el Sajtan. L'homme
en pâlit, car Skaj ayant créé les bons esprits, Sajtan
créa les mauvais.
Celte cosmogonie est complètement indépendante
de la religion même des Mordves, qui ont pratiqué
naguère le culte des ancêtres. Poureux, comme pour
tant d'autres peuples païens, le mort (celui-ci n'était
pas inhumé, mais siraplementdéposé à la surface du
sol) conservait dans la vie d'outre-tombe les habi-
tudes, les besoins, les passions même qu'il éprouvait
durant sa vie terrestre. Les Mordves s'appliquaient
donc à leur donner satisfaction; ils les adoraient et
aussi les redoutaient (croyance aux vampires).
Actuellement, on constate chez eux de multiples
survivances de leur paganisme ancien et du culte
des ancêtres. Us vénèrent des esprits protecteurs qui
veillent sur la maison el sur ses dépendances, d'au-
tres esprits qui se dissimulent sous les phénomènes
de la Nature : esprits de l'atmosphère, des eaux, des
forêts... Ces esprits ont tous les caractères de l'an-
thro|)omorphisme ; le dieu suprême du Panthéon
mordve, celui du Soleil, source de toute lumière et
de toute chaleur, a la ligure humaine; de même, le
dieu du tonnerre. De même encore, les vir'u\>a, ou
esprits des forêts, sont des femmes de taille gigan-
tesque, auxquelles les Mordves attribuent des enfants.
Ces idées sont à rapprocher de celles qui sont énon-
cées dans le Kalevala, dont un des héros, invoquant
Mielikki, laqualiliede « reine des forêts, mère des
troupeaux, aux larges mains », et dont les auteurs
ont donné pour enfants, à celle même Mielikki,
« Nyyrikki, noble héros au casque rouge » et « Tel-
lervo, la vierge des bois au gracieux visage, à la
belle chevelure d'or, à la robe de lin moelleuse ».
A leurs esprits, récemment encore, les Mordves
offraient des simulacres de sacrilices humains. C'est
sur des collines et surtout dans des clairières, mais
aussi sur les rives des lacs, des fleuves et des riviè-
res, ou au milieu de simples bouquets d'arbres, que
ces Finnois implorent leurs dieux. Ils ont parmieux
des sorciers el des magiciens, ou plutôtdes sorcières
el des magiciennes que l'on peut assimiler aux cha-
mans sibériens.
d) Les Tcbérémisses. — Comme les Mordves et
les Votiaks, les Tchéréraisses sont de véritables
païens, qui, de l'adoration des phénomènes naturels
et d'un fétichisme grossier, sont passés à l'animisme,
mais n'ont guère été plus loin Leeiel {juiiia, ioiiina;
cf. le Jiitnala finlandais), les pierres, les montagnes,
les arbres ont d'abord été, directement, l'objet de
leur culte; puis, à toutes ces manifestations de la
Nature, ils ont attribué un sujet, et c'eslà ces esprits
que vont les prières el les sacrifices des Tchérémis-
ses. Mais ces esprits sont bien plutôt des êtres im-
matériels; ils ne sont guère encore anlhropomor-
phisés. Si, pour ces Finnois que sonlles Tcbérémisses
l'éclair et le tonnerre sont des frères inséparables^
35
1091
NORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1092
si le vent est leur compagnon, si les dieux du froid
et du givre sont des vieillards et de vieilles femmes,
si encore, dans l'ensemble, les divinités sont des
mères ou des !;rands-pères, c'est tout. Aucune repré-
sentation ligurée des esprits.
Ces esprits, ces divinités qui commandent aux
forces de la nature, se divisent en deux catégories :
endieux/fimos ou /umas, et en génies, ou esprits mal-
faisants, ou keremetes, qui différent d'un village à
l'autre. Parmi eux, les dieux seraient les plus éle-
vés, tandis que les avas ou « mères )),les kouhaï ou
grands-pères, les koaliozaï ou grand'méres, les ozas
ou maîtres de maison, les oiies ou souverains et les
pouirchosoxi créateurs, ne viendraient qu'au second
plan. Mais il ne faut pas conclure de ces titres à une
hiérarchie positive entre les divinités tchérémisses ;
les titres varient avec les localités et tel dieu qualilié
deyuma en tel endroit ne le sera ailleurs que d'av'a...
Quoi qu'il en soit, nombreuses sont les divinités
l.héréraisses. On en compte environ "jo chez les
Tchérémisses des montagnes et près de i4o chez
les Tchérémisses des prairies. Parmi les jumas
proprement dits, l'auteur qui a le mieux étudié
le paganisme des populations (Innoises des bassins
de la Volga et de la Kama, Jean N. Smirnov, cite
les dieux du tonnerre, de l'éclair, de l'aurore, des
étoiles, des vents, des plantes, des abeilles, de la
maison, de la justice, etc. Mais on signale encore le
grand dieu du jour brillant, le grand dieu du jour
« matériel », etc., voire même le grand dieu du tsar
et le créateur du dieu du tsar, qui sont sans doute
de date récente.
Pour se rendre favorables ces différentes divinités,
les jumos, auxquels on demande « l'abondance de
tous biens », et les keremetes, auxquels on se borne
à demander la guérison des maladies, les Tchéré-
misses doivent leur adresser des prières et des sacri-
ûces ; ne dispensent-elles pas, en effet, le bien et le
mal ? De là des invocations et des oraisons intermi-
nables, decertainesdesquelles les travaux de Gabriel
Iakovliev et de SiumNov donnent le texte; de là des
cérémonies religieuses accomplies dans des bois
sacrés, ceux-ci isolés dans les champs, ceux-là réser-
vés au milieu des forêts, y constituant de véritables
futaies de tilleuls et de sapins, ou de tilleuls et de
chênes, les uns consacrés aux jumas et les autres
aux keremetes. C'est surtout le vendredi qui est le
jour consacré au culte ; alors s'accomplissent ces
cérémonies qui se terminent toujours par des sacri-
tices et par des repas où l'on consomme les chairs
des victimes offertes aux dieux. De ces victimes, l'im-
portance varie tout à la fois suivant la place hiérar-
chique de celui auquel on s'adresse et l'intérêt que
le suppliant attache à la réalisation de sa requête.
il y aurait beaucoup à dire sur les repas sacrés
qui suivent les sacrilices, comme aussi sur les re|)as
funéraires ; de même encore sur la substitution
d'images figurant les victimes, de simulacres, aux
offrandes elles-mêmes. 11 suffira de noter ici que les
cérémonies religieuses sont de deux sortes chez les
Tchérémi-ises : les unes sont privées et particulières
à chaque fidèle ; d'autres au contraire sont générales
et vraiment publiques. Ces dernières se célèbrent
régulièrement (les fêles du printemps, de la charrue,
des récoltes, etc.) ou exlraordinairement, à des
intervalles indéterminés, — la fête des morts, par
exemple, — ou encore en cas de calamité publique.
Les travaux des Russes Iakovliev et Smibnov four-
nissent sur ces différentes cérémoniesdes indications
détaillées auxquelles il suffit de renvoyer le lecteur.
Des vieillards, des Kartes, président à ces cérémo-
nies et constituent les intermédiaires entre les divi-
nités tchérémisses et les humains. Comme ces Fin-
nois n'ont point de clergé, ni même de prêtres, ce
sont les kartes qui prononcent les prières, qui invo-
quent les dieux et qui leur présentent les offrandes,
assistés de sacrificateurs, les oussos, lesquels sont
chargés de tuer les animaux offerts aux dieux en
holocauste. Ce sont donc des prêtres occasionnels,
mais qui ne sont revêtus d'aucun caractère sacré, et
qui n'exercent leur office que temporairement ; pour
cliaque fête et pour chaque dieu, les Tchérémisses
élisent un karte particulier.
Ces indications générales montrent combien le
polythéisme anthropomorphique des Tchérémisses
reflète chacun des aspects de leur développement
social; elles permettent aussi de constater l'absence
de toute trace du culte des animaux chez ces Fin-
nois. Elles sont donc intéressantes à plus d'un titre.
Il convient toutefois de les compléter pour arriver à
se faire une idée plus précise des croyances reli-
gieuses des Tchérémisses. Geivx-ci, comme les Mord-
ves, tiennent la vie d'outre-tombe pour le prolon-
gement de la vie terrestre; il y a persistance des
besoins, des passions et des habitudes au delà du
trépas . L'âme est jugée selon ses mérites.
A en croire la cosmogonie tchérémisse, la terre
aurait été au début, comme dans la cosmogonie
mordve, noyée sous les eaux ; mais par la suite les
deux éléments se séparèrent et des forêts de sapins
poussèrentsur le sol asséché. Les premiers habitants
de ces forêts furent des géants (Ôn»r), puis vinrent
les hommes. Est-il bien utile de souligner combien
certains de ces traits diffèrent de ceux des autres
cosmogonies finnoises? Il y a là, semble-t-il, quelque
chose d'assez original.
e) Les Tchouvaches. — Comme celles des Tché-
rémisses, les croyances et les coutumes religieuses
des Tchouvaches mériteraient un examen développé.
Mais pourrait-on l'entreprendre ici sans allonger
démesurémentcette étude. Mieux vautdonc renvoyer
ceux qui désirent les connaître aux travaux de
Jean N. SMmNov et de Charles Rabot, et noter sim-
plement à cette place que les Tchouvaches sont des
animistes qui ne sont point arrivés à un véritable
anthropomorphisme. Ainsi ne diffèrenl-ils guère des
autres populations finnoises, dont l'anthropomor-
phisme est singulièrement incomplet, dont les figu-
res sont singulièrement vagues et pâles, jusque dans
le poème du Kalevala.
N'allons pas d'autre part, non plus que chez les
autres populations finnoises dont il vient d'être
question, tenir les croyances et les coutumes païen-
nes pour exclusivement en honneur dans les can-
tons où elles vivent. Aux environs de Kazan, celle-
ci à quelques verstes de distance de ceux-là, Charles
Rabot n'a-t-il pas rencontré une petite mosquée, une
église grecque et un bois sacré où les païens venaient
faire leurs sacrilices? De tels faits en disent long
sur l'enchevêtrement des religions qui continuent
de subsister en Russie.
/) Les Esthoniens. — Loin dans l'Ouest des
pays arrosés par la Volga et par son puissant affluent
de gauche IaKama, dansunautre canton de la Russie
également peuplé par des individusderace finnoise,
un tel enchevêtrement de croyances très dissembla-
bles ne se rencontre pas.L'Esthonie, que le golfe de
Finlande sépare de la Suomie plus septentrionale,
est bien, en effet, habitée par desFinnois, et surtout
par des Finnois du type brun, mais ces Finnois sont
presque tous luthériens. Seulement, de mènif qu'ils
sont demeurés très attachés à leurs anciens usages
et à des pratiques usitées, depuis des temps loin-
tains, dans les actes inqiortants de la vie, les Estho-
niens conservent encore nombre de souvenirs de
leur religion primitive.
I
L093
NORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1094
Celle-ci était moins avancée que celle des Finlan-
lais proprumeiil dits, cai- les Esthoniens pratiquaient
iinipleinent le fétichisme. Ils vénéraient les fleuves
;t les lacs, dont beaucoup portent encore, dans le
aays, la dénomination <i.'eau sucrée, de //eme ou dr
lac sacré. Tel était le cas pour ce tributaire du lac
Peipous qui couleà peu de distance de Dorpat, le
SVidihanda; il portait naguère le nom de Pulia jngge
[fleuve sacré), et on lui aurait sacrifié, non pas seu-
lement des animaux, mais de jeunes enfants. L)e
même, le lac Eiui était tenu par les Esthoniens en
iingulière vénération. — D'autre part, au début du
svi" siècle encore, ces mêmes Esthoniens considé-
raient comme sacrées des forêts, des arbres desquelles
3'eiit été une impiété que de briser un seul rameau ;
ils suspendaient à leurs branches des lambeaux
l'étoffe comme le font aujourd'hui les Ostiaks sibé-
riens aux perches de leurs sanctuaires, dans leurs
t>ois sacrés. A une époque plus rapprochée, on avait
îonservé l'usage de sacrifier une poule noire, à cer-
;ains jours, sous quelques arbres déterminés. Enfin,
îhaque maison de paysan gardait, sur un emplace-
ment soigneusement tenu, l'antique arbre tutélaire
ie la famille, chêne, frêne ou titfeul, dont on arrosait
jonctuellement les racines du premier sang de tout
inimal tué pour l'usage domestique.
Aujourd'hui même, les paysans esthoniens ont
;onservé quelque chose de leurs antiques croyances.
Crês superstitieux, ilsadmettent l'existencede génies
luxquels ils fout des offrandes (de petits morceaux
ie cire, de la laine, de menues monnaies), qu'ils dépo-
sent au pied de quelque arbre, auprès d'un ruisseau
judans des grottes. Ils n'oseraient pas, dans les anti-
ques forêts sacrées, cueillir la fraise ou la framboise.
g) Conclusion sur les religions finnoises. —
Comparées à celles des Finnois de Finlande, les
;royancesdes autres populations de la famille fin-
aoise apparaissent donc comme de même nature,
mais parvenues à des starles inférieurs d'évolution.
Elles n'en présentent pas moins leur très réel inté-
rêt. Elles reportent en eQ'et à des temps reculés ;
ïUes sont plus proches de celles qu'acceptaient les
Finnois primitifs quand ils quittèrent leur centre
l'origine, au coeur de l'Asie, pour marcher vers
l'Ouest, pour pénétrer en Europe en franchissant
l'Oural et pour s'avancer, non sans laisser d'impor-
tantes colonies sur leur route, jusque sur les rivages
orientaux de la mer Baltique.
C. Les populations composites du Sud-Est de la
BALTiQnB. — Au Sud des peuples Qnnois établis
>ur les bords orientaux de la mer Baltique, l'ethno-
s;raphe et l'historien constatent la présencedepopu-
lations eomposiles. En Courlande, en Livonie, en
Prusse orientale et en Lithuanie, comme aussi plus
lu Nord, en Estlionie même, il y a eu mélange de
Finnois et de Lettons ou Tchoudes. Que sont exac-
tement ces derniers? Les frères des Esthoniens et
donc des Finnois bruns, comme le veut de Quatre-
fages, ou des Aryo-Européens venus du Sud?...
Onoi qu'il en soit, c'estplus ou moins tard, du xin"
au xv' siècle, que ces populations lettes, qui font la
transition entre le domaine de la race finnoise et le
domaine actuel de la race germanique, ont été con-
verties au catholicisme. Elles l'ont été en partie par
la violence, sous la contrainte des Chevaliers « de
la Milice du Christ » ou « Porte-glaive » de Livonie
et des Chevaliers teutoniqucs de Prusse (Borusses,
Sémigalles, Samogitiens), en partie aussi (Litua-
niens) à l'instigation de Ladislas .lagellon, l'époux
d'abord païen, mais bientôt catholique de la pieuse
Edwige de Poiogne (i386). Ainsi partout s'est mani-
festée, sousdes formée différentes, la force supérieure
du Christianisme.
Le pagani.sme est donc devenu un anachronisme,
non seulement comme conception religieuse, mais
comme sjslèuie de civilisation, et il est mort assez
vite, et de manière définitive. On en a bien eu la
preuve au temps de la Réforme. Alors, des différen-
tes populations lettonnes, naguère si attachées à
leurs croyances païennes (comme le prouve la mort
de saint Adulbert chez les Pruczi ou Priitzi), les
unes sont demeurées fidèles à la foi catholique, tan-
dis que les autres ont embrassé au xvi" siècle la
réforme de Luther. Mais certains chants populaires
conservent toujours le souvenir des conversions for-
cées d'autrefois, comme aussi de l'ancienne religion.
Dans le passé, dit l'un d'eux, u les prêtres nous
étranglaient avec leurs chapelets... Le Père de la
Croix ravissait nos richesses, enlevait le trésor de
sa cachette, s'attaquait à l'arbre, à l'arbre sacré, à la
source, à la fontaine de salut. La hache s'abattait
sur le chêne de Tara, la cognée plaintive sur l'arbre
de Kiro. » Les faits sont là, malheureusement, pour
justifier de l'exactitude de ces souvenirs. Grâce à ces
chants populaires, grâce aussi à différents textes
relativement anciens du moyen âge ou môme du
xvi' siècle, on peut se faire quelque idée de la reli-
gion païenne des peuples lettons.
Dès 1826, PiEnuB DE Duisnoi'RG en a donné un fort
intéressant aperçu d'ensemble. « Toutes les choses
créées (a-t-il écrit en parlant des habitants de la
Prusse) étaient pour eux des divinités : le soleil, la
lune et les étoiles, les roulements du tonnerre, les
oiseaux, les quadrupèdes et le crapaud lui-même;
ils avaient aussi des forêts, des champs, des eaux
sacrées, tellement qu'ils n'osaient y couper du bois,
s'y livrer à l'agriculture ou y pêcher. » Entre Pierre
de Duisbourg et le chant populaire cité plus haut,
l'accord est complet; la religion des anciens habi-
tants de la Prusse était bien de l'animisme, une
déification universelle.
Que de divinités baltiques dont différents auteurs
du XVI' siècle ont conservé les noms 1 Certes, il ne
semble pas qu'on doive les retenirtoutes,ni attacher
une grande importance à la trinitédivlnede Patrollo,
Palrimpo et Perkuno; il en va autrement pour la
lune, la planète Vénus, ou pour Perkunas, ce dieu
du tonnerre à qui, en plein xvii* siècle encore, les
paysans de la Prusse orientale offraient des sacri-
fices pour en obtenir la pluie. Le dieu cheval des
Lettons. Usinj, est également authentique.
Ce sont là des dieux de la Nature, au-dessous des-
i|uels on trouve, comme chez les Finnois, une foule
d'intermédiaires plus rapprochés de l'homme. Les
uns sont des esprits domestiques, comme le génie
de la richesse, le génie ilu foyer, et surtout ce ser-
pent de la maison, pour qui tous les peuples lettes
ont un véritable culte. Plus tard encore, et presque
jusqu'à nos jours, les Lettons ne refusaient jamais de
lait aux serpentsqui se glissaient chez eux, et jadis,
en Lithuanie, chaque famille entretenait un ophi-
dien à son foyer. Des lutins, des kobolds, des reve-
nants ou (/e(V«s comptent encore parmi ces intermé-
diaires. De même en est-il aussi pour les génies qui
président à tous les phénomènes, naturels, à toutes
les circonstances de la vie, à tous les travaux
champêtres. Laima, la déesse du bonheur, qui pré-
side aux accouchements, est un exemple de ces divi-
^jités.
Bien entendu, chez les Lettes comme chez les Fin-
nois, toutes les tribus païennes ne sont pas arrivées
au même stade de développement. Les Lettons étaient
en progrès sur les Lituaniens, dont les divinités ne
semblent pasavoir acquis encore, au temps de Jagel-
lon, leur personnification complète. Au conlraire,
les génies lettons, dont le nom était accompagné du
1095
NORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1096
mot mate (mère), sont sûrement des personnitica-
tions d'idées abstraites.
Partout existait la croyance à une y\e future où,
dans un autre monde, le défunt était servi par ses
serviteurs, et faisait usage des animaux domestiques,
des vêlements, des armes qu'on avait incinérés avec
lui.
En ce qui concerne le culte, les auteurs anciens
parlent de grands temples remplis d'idoles précieu-
ses. On peut avoir quelque scepticisme à cet égard.
Qu'était-ce aussi que ce Homoveon A'omoiiv, ce sanc-
tuaire dont parle Pierre de Uuisbourg? Peut-être un
bois sacré, qui avait débuté par être un dieu et qui
était simplement devenu la demeure d'un autre dieu.
Là vivaient parfois des ophidiens sacrés — tel le
grand serpent que les Prussiens adoraient dans le
temple de Patrimpo; là aussi, sans doute, les Litua-
niens devaient olfrir aux serpents ces sacrifices
humains dont parlent quelques auteurs.
Ceux (|ui présentaient aux dieux ces sacrilices
appartenaient à un clergé organisé, à la tête duquel
se trouvait une sorte de grand prêtre oiunipolenl, le
Krwe, dont l'autorité ne s'étendait pas seulement
sur les Prussiens, mais encore sur les Lituaniens.
Pierre de Duisbourg, qui fournit ce renseignement,
ajoute, comme preuve du pouvoir du Kritve sur ces
peuples, que « son messager, porteur de son bâton
ou de quelque signe connu, était vénéré comme lui-
même ». Le Ivriwe avait donc des collaborateurs,
des assistants, des subordonnés, les n-aidâlotes, qui
se sont sans doute maintenus plus longtemps que
le grand prêtre lui-même. Peut-être, d'ailleurs, les
évèques calholiquesne se souciaient-ils pas assez de
l'évangélisalion des iulidèles de la contrée, comme
le donnent à entendre les chevaliers, dans un collo-
que tenu à Dantzig, en i366. Dans tous les cas, au
XVI9 siècle encore, des assemblées nocturnes se se-
raient tenues en Prusse, où des prêtres païens au-
raient sacrilié des boucs aux anciennes divinités.
D. Lks populations slaves. — Les LettesonTchou-
des, qui pratiquaient naguère les religions dont nous
venons de dire quelques mots sommaires, sont rat-
tachés par diirérents authropologistes des plus auto-
rises aux [)opulalions slaves, dont ils constitueraient
une branche spéciale. Les Slaves proprement dits,
aux<iuelsnous arrivons maintenant, ont peuplé pour
partie les territoires de l'Europe orientale; ils y conti-
nent aux Finnois méridionaux et s'insinuent même
parfois au milieu d'eux, pénétrant (nous l'avons
déjà indiqué) dans leur pays avec leurs mœurs,
leurs coutumes, leur religion propres. Au Nord éga-
lement, mais plus à l'Ouest, ils bordent d'autres
jiopulations plus ou moins dilTérentes, celles du
grouppe letton, et ils s'avancent en Allemagne jus-
que dans les territoires arrosés par les affluents de
rOJer. Ils y sont arrives en partant d'un point cen-
tral, de l'aire d'habitat de ce qui semble avoir été
le noyau primitif du peuple slave, le pays entre Oder
et Dniepr. De là, ce peuple a, dès les temps préhis-
toriques, atteint par endroits l'Elbe, la Saale, le
Danube, la Desna, le Niémen et la Baltique; puis il
s'est, aux temps historiques, désagrégé en trois
fractions distinctes. L'une, l'occidentHle, a produit
les branches slaves des Polabes, des Pomoriens ou
Poméraniens, des Polonais et des Tchéco-Slovaques;
la seconde, la méridionale, est celle des Jougoslaves;,
quant à la troisième, l'orientale, c'est la branche
russe, dont il n'est pas besoin d'indiquer les dilTéren-
tes subdivisions. C'est seulement de celle-ci, et des
branches polabe, poméranienne et polonaise, que
nous nous proposons d'esquisser ici très rapidement
les croyances.
Qu'ils soient aujourd'hui Russes, Polonais ou
Wendes, catholiques romains, protestants ou grecs,
ces Slaves ont eu naguère, probablement, un même
ensemble de croyances et de superstitions païennes,
avec des dilférences relativement peu considérables.
Mais nous ne savons rien d'elles. D'autre part, de-
puis le moment où ils ont quitté leur centre de dis-
persion, ces mêmes Slaves ont évolué dans des sens
différents, et cela même avant leur conversion au
christianisme. Rien donc que de naturel à les étudier
dans des paragraphes distincts, si nous les réunis-
sons dans un seul et même chapitre, d'autant plus
que nous sommes très inégalement renseignés sur
ceux-ci et sur ceux-là.
I. Les Russes. — C'est des Russes que nous con-
naissons le mieux (ou plutôt le moins mal) l'anti-
que religion. A cela, rien que de naturel, car ce
peuple est encore bien vivant et, en dépit des réfor-
mes de Pierre le Grand et de ses successeurs, est
demeuré jusqu'à ces tout derniers temps très atta-
ché à ses vieilles traditions. Sans doute les ancien-
nes unités de tribus se sont disloquées peu à peu pour
se fondre dans les trois grands groupes difîcrents
des Grands Russes, des Petits Russes et des Biélo-
russes ou Russes blancs ; mais des auteurs qui les
ont connues ont parlé de ces populations, de leurs
croyances, de leurs traditions. Puis les chants po-
pulaires, épiques ou autres, ont survécu, du moins
en partie. En groupant ces difl'érents éléments d'in-
formation, on arrive à se faire une idée de l'an-
cienne reljgion des Russes.
En tête, il convient de placer un certain nombre
de personnages dont le caractère divin est attesté
par le mot Itog, dieu. Si Svarog, le dieu du Ciel,
semble suspect à certains slavisants comme Louis
LÉGER, il n'en va pas de même de Daghbog, le dieu
du soleil, le père de la Nature, ni de Slribog, le dieu
des vents, le dieu du froid, auquel on ne connaît pas
d'analogue chez les autres Slaves. Ogoni, le dieu du
feu, Volos, celui des troupeaux, et surtout Peroun,
celui du tonnerre et de l'orage, sont aussi, presque
tous, sinon absolument tous, des dieux russes des
premiers temps de 1 époque historique; la plupart
sont cités par la Chanson d'Igor ou par la chronique
dite de Nestor. Chantepib de la Saussaye (traduo- i
tion franc, p. 6^3) note des rapports étroits au
point de vue religieux, entre Slaves et Persans ;
ces rapports ne sont pas les seuls à signaler, car
Koupalo ou larilo, le dieu du soleil d'été, que l'on
invoquait pour obtenir une bonne récolte, n'est
autre qu'Ivan-Koupalo im saint Jean Baptiste.
Quoi qu'il en soit, ces dieux que l'on peut quali-
fier de « supérieurs » sont loin d'être les si'uls dont
parlent les vieux textes ou les traditions populaires.
En groupant les renseignements fournis par ces do-
cuments, on arrive à un panthéisme complet, dont
la nalureetles phénomènes naturels constitueni les
bases. Voici Morena, la déesse de la mort, Kochtchéi
l'immortel, qui, comme Moroz, personnifie 1 impla-
cable froid de l'hiver, et le méchant roi de la mer,
qui entraîne les navigateurs dans sa demeure du
tond des eaux. Puis ce sont les es[)rils à l'existence
desquels, aujourd'hui encore, croient les classes
populaires; les belles roussalki, les nymphes des
eaux, qui attirent les hommes dans les abîmes, le
vodianoi ou génie des fleuves, ces esprits des forêts
que sont le liéchii (dont les Russes croient entendre
parfois le cri terrible au fond des grands bois) et le
liesnik, puis ce lutin du foyer domestique qu'est le
domovoï(de dont, maison) qui est souvent bienfai-
sant, mais qui joue parfois aussi de méchants tours.
Ce sont enfin des vampires, ces revenants qui sortent
des cimetières pendant la nuit pour boire le sang
des vivants; c'est cette méchante ogresse, la Baba
l!
11.97
NORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
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Yaga, qui habite à la lisière des forets dans une
cabane posée sur une patte de poule et tournant à
tous les vents. Tient-on compte, par ailleurs, des
héros tels que Sviatogor, ce géant dont la terre
peut à ppine supporter le poids écrasant, des
vainqueurs de drajîons, etc., on voit aisément com-
bien considérable et varié tout à la fois est le pan-
théon russe.
Quel culte, dans les temps anciens, les lidèlos
reiulaient-ils à leurs dieux ? quels sacrifices leurs
offraieat-ils ? Répondre à ces questions n'est pas très
aisé. Néanmoins, les textes permetlent d'allirmer
l'existence d'idoles de Peroun dressées sur des émi-
nences, au x' siècle, à Novogorod la grande et à
Kiev; on en peut conclure que des tertres, des col-
lines boisées ou non constituaient les teiuples des
divinilés russes. On sait que, dès la première moitié
du x* siècle, les Russes juraient par le urs épées, par
Volos et par Peroun. On sait aussi que saint Vladi-
mir — celui (lu'AUVed Uambaud appelle le « Clovis
des Russes » et qui régna de 972 à ioi.5 — on sait
qu'il érigea diverses idoles sur li>s falaises sablon-
neuses qui dominent le Dniepr à Kiev ; au milieu de
ces idoles se trouvait le dieu du tonnerre. Peroun,
en bois, avec une tète d'argent et une baibe d'or,
tenant une pierre à feu daus la main. Un feu de
bois de chêne était constamment entretenu auprès de
cette statue anlhropomorpliique, au pied de laquelle
Vladimir fit égorger deux Varègues cliréliens, ce
qui permet peut-être de conclure à la possibilité de
sacrilices humains en l'honneur de Pérouu. On sait
encore qu'en 988 Vladimir converti renversa les
idoles au milieu des pleurs et de l'épouvante des
Russes; alors Peroun fut fouetté, attaché à la queue
d'un cheval et jeté dans le Dniepr. « On montre
encore sur le flanc des falaises kiéviennes la Dégrin-
golade du diable et, plus loin, l'endroit où Peroun,
porté par les eaux, échoua sur le rivage : là le peuple
se remit à l'adorer, mais les soldats de Vladimir le
rejetèrent dans les flots. » (A. Rambaud) On sait
enlln que les Russes païens, non contents d'adorer
les grands fleuves sur les bords desquels ils vivaient,
faisaient des sacrifices aux lacs el aux fontaines.
C'est certainement une survivance d'un très ancien
état de choses que l'abandon, à litre d'actions de
grâces, de quelques menus objets, fait aujourd'hui
encore par les paysans aux rivières qu'ils ont tra-
versées, ou sur lesquelles ils ont navigué sans encom-
bres. Bien faible témoignage de gratitude, comparé
à celui de Stenko Razine, le chef des Cosaques du
Don ; au xvii» siècle, après une fructueuse expédition
sur les bords de la « mère Volga », il précipita dans
les eaux de ce fleuve une belle caplive persane qu'il
aimait tendrement. — Enfin, dans léchant que répè-
tent les paysannes de la Petite-Russie quand elles
vont chercher des fleurs et des branches de bouleau,
ne doit-on pas trouver le souvenir des olTrandes que
les ancêtres de ces mêmes paysannes portaient na-
guère au bouleau fétiche qu'elles adoraient — des
pâtés, des gâteaux, des omelettes?
Il ne semble pas que les anciens Russes possé-
dassent un clergé ; aucun texte n'en montre l'exis-
tence. C'était les chefs qui accomplissaient les sacri-
fices. Par contre, les chants populaires attestent
l'influence profonde des sorciers ou des devins ana-
logues aux charaans talars ; leurs conseils étaient
fort écoutés, et le sont encore en Russie comraechez
les autres peuples slaves, où le sorcier et plus encore
la sorcière jouissent d'un grand prestige auprès de
la masse. Si parfois le magicien est maltraité, il est
généralement bien vu el hautement considéré; on
le consulte sui' l'avenir, sur les présages; on a re-
cours à lui pour obtenir de bonnes récolles, pour se
préserver de maux de toutes sortes.CiiRARD dr Riallu
a vu en lui le prêtre populaire, lepontife d'une vieille
religion inoubliée et antérieure aux divinités du
polyihéisme national.
Ce sont probablement encore des vestiges de cette
vieille religion que les attentions des paysans rus-
ses pour les serpents qui viennent s'établir dans
leurs isbas; on leur tient toujours du lait prêt pour
boire; les tuer serait un crime. De même doit-il en
être pour les curieuses coutumes, de caractère païen,
pratiquées par les mêmes paysans au printemps ou
à l'automne, à l'époque des solstices. Là subsistent
encore des usages tout à fait archaïques, comme on
n'en rencontre plus guère, même dans les campagnes
russes, dans les cérémonies cependant si tradition-
nelles de la naissance, du mariage et de la mort,
dans les rites funéraires en particulier.
A ce dernier point de vue, l'érudit, aussi loin qu'il
peut remonter dans l'élude du passé, constate la
pratique de l'inhumation et de l'incinération des
morts. L'ànieerreau hasard sur les arbres jusqu'au
moment de l'ensevelissement; ensuite seulement, la
duslia peut entreprendre son long voyage et arriver
par le chemin des âmes — parla voie lactée ou par
l'arC-en-ciel — aux campagnes ou aux forêts des
esprits. Pour lui permettre de faire plus faeiUment
la route, on lui donne une petite échelle pour sortir
du tombeau, et quelque menue monnaie pour le
voyage. Telle était la conceplion des Russes qui
pratiquaient l'inhumation, ceux de l'Ilmen, par
exemple ; les autres incinéraient les défunts, mus
par un aiilie sentiment. L'un d'eux l'indiquait au
x' siècle à l'Arabe Ibn-Foszlan : « Nous les brûlons
en un clin d'œil, pour qu'ils aillent plus vite en pa-
radis. )) .\insi se trouve attestée la croyance à l'im-
mortalité de l'âme; mais la vie d'outre-tombe est une
vie singulièrement matérielle, et analogue à la vie
terrestre. C'est pourquoi on brûle des servantes et
des serviteurs avec le mort pour lui servir de com-
pagnons dans l'autre monde; de même aussi (les
fouilles des Kourganes l'ont prouvé) ou inhumait
avec les défunts des serviteurs et des femmes escla-
ves, des animaux domestiques tels que des chevaux,
des chiens, et aussi des armes, des ustensiles de na-
ture dilTérente, des bijoux, des grains de froment,
tout ce qui pouvait contribuer à leur bien-être dans
une existence nouvelle, ne ililTérant en rien de celle
qu'ils avaient menée sur la terre. Est-ce en souvenir
de ces vieux usages que les paysans russes placent
encore parfois, dans ou sur les tombeaux, des ali-
ments destinés aux morts que renferment ces mêmes
tombeaux?
■1. Les Polonais. ^ Comme en Russie, il existait
durant les premiers siècles du moyen âge, dans les
contrées qui devinrent plus tard la Pologne, de
nombreuses divinités païennes; mais il n'est guère
facile de les dégager des formes de la mythologie
classique dont l'historien Dlugosz les a enveloppées
au milieu duxv" siècle. Retenons du moins que les
PolonaisadoraientYesza(^ Jupiter), Liada(=: Mars),
Dzydzilelya (^= Vénus), Nyja (=^ Pluton), Dzewani
(^ Diane) et Marzyana (:= Cérès) ; ils avaient en
outre un dieu de la température nommé Pagoda et
un dieu de la vie appelé Zy wie. Ces divinités polo-
naises avaient, à en croire le même auteur, des prê-
tres, des temples bâtis de main d'homme el des bois
sacrés, enfin des représentations figurées, des idoles
que détruisit Mieczyslav, un des descendants de
Piast. On leur ofl'rait des sacrifices, et même des sa-
crifices humains. A des époques fixes de l'année, on
les fêtait dans de grandes cérémonies où des troupes
d'hommes et de femmes hurlaient éperdunient des
chants barbares.
1099
NORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1100
En dehors de ce souvenir, presque aucune trace
de tout un curieux passé religieux ne subsiste plus
actuellement. Il n'en va pas tout à fait de même des
croyances populaires, sur lesquelles les prédicateurs
latins du xv' siècle fournissent de précieux rensei-
gnements, montrant dans les Polonais des adora-
teurs des lleuves, qui tiraient des présages d'après
les remous des eaux. Certaines de ces croyances
persistent encore et témoignent, par exemple, d'une
très vieille opliiolâtrie ; les paysans de certaines
parties de la Pologne n'oCfrentils pas, en effet, avec
grand soin, des œufs et du lait à une sorte de ser-
pent noir (jui pénètre souvent dans leurs habita-
tions? Ils seraient désolés qu'on lui fit le moindre
mal et leurs enfants, qui n'en ont aucune peui-, le
caressent et boivent dans le même vase.
Il n'est pas sans intérêt d'ajouter que les Polonais
étaient polygames avant leur conversion au catho-
licisme, et que les historiens parlent de la célébra-
lion d'une cérémonie païenne de la tonsure pour
l'enfant arrivé à un certain âge.
3, Les Slaves de l'Ouest. — Après les Russes et
les Polonais, venons-en aux Slaves de l'Ouest, à
ceux qui sont établis en ])leineœur de la Germanie
(puisqu'ils s'avancent jusque sur la Saale et sur
l'Elbe) et dans les iles baltiques riveraines de la
côte allemande (Hiigen, WoUin). Sorabes, Wilzes
et Obolrites sont entrés dès le ix' siècle enconllitavec
les Francs, mais c'est par des auteurs très posté-
rieurs que nous possédons des renseignements sur
leur religion ; néanmoins ces renseignements sont
sérieux, aussi est-on beaucoup plus au courant de
la religion des Slaves de l'Ouest que de celle des
Polonais. Voici l'idée générale qui se dégage des
textes.
Sur les bords de l'Elbe et dans les provinces bal-
tiques, exactement comme chez les Finnois, les for-
ces de la Nature sont divinisées, et aussi certaines
abstractions de l'esprit; mais on a eu tort de repré-
senter les forces utiles et les forces nuisibles comme
recevant également les hommages des humains, car
il n'y avait pas là de dualisme analogue à celui du
Parsisme, et il existait chez les Slaves de l'Ouest un
dieu noir, Zcerneboh ou Tchernubog, mais pas de
dieu blanc. Des pierres, des sources, des arbres, des
forêts y étaient des temples, sinon même des dieux,
et y étaient tenus pour sacrés; Helmoi.d signale la
pratique du culte des fontaines chez les Slaves ipii
habitent les bords de la Baltique et la vallée de
l'Elbe ; Dietmak dk Mkrsbbourg parle de son côté
d'une source Gloinazi comme de l'oracle des tribus
slaves d'alentour : selon que cette source alimente
abondamment ou non l'étang dans lequel elle se
déverse, c'est signe d'heureux événements ou de
calamités. — Ces faits ne sont pas les seuls dignes
d'attention: certains fétiches sont, comme les sour-
ces et les arbres, tenus pour sacrés. Mais les Slaves
de l'Onest n'en sont pas demeurés là ; ils en sont
déjà venus, au témoignage des auteurs du moyen
âge, à posséder de véritables idoles anthropomor-
phiques, et à leur ériger des sanctuaires bâtis de
main d'homme. Ecarle-t-on, après Bruckner, le dieu
Radegast du panthéon wilze (et on peut se deman-
iler si cette proscription est bien légitime), du moins
subsiste-t-il encore d'autres dieux dont nous con-
naissons des idoles, et Svantovil, et Sloda, et le
dieu à trois tètes, Triglaf, vénéré à Brannibor
(Brandeboui-g), dont l'idole a été longtemps conser-
vée dans son temple transformé en une église dédiée
à la Vierge Marie, et d'autres encore.
Svantovil est le plus important de tous. C'est le
<iieu de la sainte lumière, dont l'idole polycéphale,
parée d'ornements magniliques, recevait dans le
temple vénéré d'Orekunda ou d'Arkona, dans l'île
de Iliigen, les hommages des ûdèles. Dans la main
droite de la statue, une corne à boire ; auprès d'elle
une selle et une bride de prodigieuses dimensions.
Il Un cheval était consacré à la divinité et rendait
des orales; Svantovil en personne le montait quel-
quefois la nuit, et le matin on voyait à sa place, cou-
vert d'écume et de boue, le noble coursier fatigué par
la chevauchée divine. » (E, Lavissb) On sait que le
roi de Danemark Valdemar le Grand conquit Rii-
gen en io68; il s'empara d'.\rkona, détruisit le tem-
ple et la statue de Svantovil et enleva son riche tré-
sor. Axel ou Absalon, l'archevêque dcLund, acheva
cette œuvre en réduisant les autres forteresses des
Wilzes, brûlant temples et images, et Triglaf et
Uugevit, le dieu à sept visages sous un même crâne,
avec sept glaives en main, et d'autres encore, impo-
sant partout, avec le baptême, une apparente con-
version.
Ainsi disparurent historiquement, officiellement,
les dieux païens des Slaves occidentaux, ou tout au
moins des Wilzes.
Avant cet elTondrement, ils étaient adorés dans
des temples érigés au milieu de bois sacrés, où les
ûdèles venaient faire leurs dévolions, prier et dépo-
ser des offrandes. On connaît l'existence de quelques-
uns de ces temples. Outre celui d'Arkona, WoUgast,
la A iUe des Circipaniens sur les rives de la Peene,
Rethra ou liedara possédaient des sanctuaires
fameux. .\ Brannibor s'élevait, sur une colline haute
de GG m., un temple de pierres, que le Roi-Sergent,
Frédéric-Guillaume 1<"', a fait démolir au xviii» siècle
seulement. Chaque temple avait son domaine, plus
ou moins étendu, et ses revenus régulièrement per-
dus sur la fortune des fidèles, leur commerce, leur
bulin. Il avait également ses prêtres, que l'on com-
blait d'honneurs, qui siégeaient parmi les nobles dans
les assemblées et qui, montés à cheval, participaient
aux batailles. Ces prêtres présidaient aux cérémonies
sacrées, aux sacrifices, à ces sacrifices humains dans
lesquels (à en croire Adelgatt de Magubbourg
en I io8) les Slaves païens immolaient des chrétiens
à Pripegala, au « glorieux » qui était peut-être le
soleil ; ils interrogeaient le sort ou le cheval sacré
qui rendait des oracles. Ils étaient au-dessus des
sinqiles serviteurs occupés aux menus détails du
culte, mais ils avaient eux-mêmes un chef, le grand
prêtre d'Arkona, devant lequel s'agenouillaient les
rois comme devant le révélateur de la volonté
divine.
Ces prêtres fortement hiérarchisés, qui offraient
parfois, nous venons de le dire, des sacrifices
humains à leurs dieux guerriers armés de casques et
de cuirasses (en io66, au début du grand soulève-
ment des Slaves contre les Allemands, des moines
furent ainsi sacrifiés par les Wilzes), ces prêtres
ont joué nn grand rôle dans la résistance nationale;
ils ont entretenu de tout leur pouvoir les vieilles
croyances parmi les peuples dont ils avaient la con-
fiance. Mais ils n'ont i)as pu faire l'impossible; peu à
peu, les Slaves ont disparu, anéantis par les vain-
queurs ou fondus avec eux. Le clergé catholique fit
une guerre très active à tout ce qui, dans les coutu-
mes et dans les mœurs, pouvait rappeler la religion
proscrite, si bien que rien ou presque rien ne sub-
siste plus actuellement des religions slaves les plus
développées. Plus d'anciennes idoles; aucun souvenir
de celte fête de Gerovit, le « dieu du printemps
rayonnant », que célébraient les habitants de Havel-
berg quand, en mai 1127, Olton de Baraberg arriva
dans cette ville pour lévangéliser. Comment s'éton-
ner de cette disparition complète des vieilles coutu-
mes religieuses, alors que la langue a totalement
1101
iNORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1102
cessé d'être parlée presque partout depuis un siècle
et demi au moins, alors que la messe a été célébrée
en langue slave pour la dernière fois, dans la lande
de Liincljours, en l'année i^Si ? C'est seulement cbez
les Wendes de Lusace — ces Serbes ou Sorabes qui
conservent si tidèlement l'usage de leur langue et
leurs vieilles coutumes — c'est seulement cbez eux
que l'on arrive peut-être à relever quelques traces
des anciennes croyances. Encore n'csl-elle nullement
caractéristique, l'idée de ces Wendes que les serpents
peuvent rendre service, les aider à devenir rapide-
ment riches et ne demandent, pour ce faire, que de
légères ollrandes. Le culte féticUique des serpents
n'est nullement spécial aux Slaves, et fut également
en honneur chez les anciens Germains. La croyance
aux vampires n'a rien de plus particulier.
.\joutons,pour terminer, que, comme leurs congé-
nères, les Slaves occidentaux croyaient en une vie
future. Au témoignage de saint Bonh-ace, chez les
Wendes voisins des Germains, les femmes refusaient
de survivre à leurs maris, et ces « sulties » se brû-
laient elles-mêmes ou se laissaient égorger sur leur
bûcher.
^ E. Lks peuples germ.vno-scandinaves. — Nous
voici maintenant, dans celte longue revue des reli-
gions des peuples de l'Europe septentrionale, arrivés
aux plus occidentaux : habitants de l'antique Ger-
manie à l'Ouest de l'Elbe, depuis les contins des
cantons occupés par les Wendes et les Wilzes, jus-
qu'avix ultimes rivages continentaux de la mer du
Nord et jusqu'aux plaines insulaires de la Grande-
Bretagne, habitants des deux péninsules Scandina-
ves de la grande péninsule suédo-norvégienne comme
de la petite péninsule danoise, hal)ilants de l'Islande
et peut-être mème(si les Varégues sont Araiment des
Scandinaves) dominateurs d'une grande partie de la
Russie, voilà tout l'ensemble des peuples dont les
religions sont dites germaniques.
I. Observations générales. — Ici les documents
sont moins rares et plus complets ; les matériaux
d'études ne manquent pas. Mais l'étude n'est pas
moins délicate qu'ailleurs; peut-être même l'esl-elle
davantage encore. Voici pourquoi.
Ni dans les Niebeliingen, ni dans les chants Scan-
dinaves, nous n'avons une œuvre totalement origi-
nale. Formés au xiio ou au xiii' siècles de divers
chants abrégés, allongés, complétés ou modifiés sui-
vant les exigences du système d'arrangement, les
chants des Nielietungen ont perdu leur aspect primi-
tif et une sérieuse partie de leur valeur documentaire
sous la main du collecteur et de l'ordonnateur; ils
produisent l'illusion de les avoir conservés, mais
cependant ils ne peuvent être tenus, dans l'état où
ils nous sont parvenus, pour des chants populaires
proprement dits. Voilà pour les Niebeliingen; et que
penser des Eddas Scandinaves, de l'Edda poétique
comme de l'Edda en prose? que penser des Sagas
islandaises et des chants des scaldes, sinon que leur
étude exige autant et peut-être plus de prudence
encore, et plus de méthode. En réalité, les bases
absolument sures font défaut, car les textes histori-
ques, tous de civilisation chrétienne sinon de civi-
lisation latine, déforment ou faussent inconsciem-
ment bien des faits.
Puis voici une autre dilliculté. Comme les popula-
tions linnoises et les populations slaves, Germains
et Scandinaves couvrent un terrain considérable,
dans les nombreux cantons desquels ils se sont
différemment adaptés, dans les nombreux cantons
desquels ils ont aussi, au cours des siècles histori-
ques, différemment évolué. De là l'impossibilité de
leur attribuer une seule et même religion, et dans
l'espace, et dans le temps. Ces peuples ont vécu trop
loin les uns des autres, ils se sont trouvés dans des
conditions de vie trop différentes pour qu'ils aient
pu la conserver partout la même..., s'ils l'ont jamais
eue telle.
Enfin est-il bien légitime de confondre dans une
même élude et sous une seule rubrique les Germains
et les Scandinaves? Leur religion, leur mythologie
sont elles unes? Et ne doit on pas morftrer en quoi
consistent les différences, comme aussi quelles sont
les ressemblances?
Pour tous ces motifs, nous n'hésiterions pas i
séparer les Germains des Scandinaves, si d'autres
considérations ne devaient pas, elles aussi, entrer
en ligne de compte. Germains et Scandinaves, tous
ces grands blonds dolichocéphales, groupés autour
des rivages continentaux de la mer du Nord et ayant
essaimé ailleurs, sont vraiment des frères de race;
ils ont manifestement des langues, des coutumes,
des croyances aussi qui leur sont communes. Dès
lors, est-ce surtout aux différences qu'il convient de
s'attacher? Et ne vaut-il pas mieux étudier simulta-
nément des religions dont les unes ont certainement
agi sur les autres? Aux religions germaniques et
Scandinaves s'appliquent admirablement, en effet,
les célèbres vers d'Ovide :
Faciès non omnibus una,
A'ec diversa lamen, qualem decet esse sororum.
Voilà pourquoi nous ne les séparerons pas ici les unes
des autres, mais nous nous elToreerons néanmoins de
préciser le plus possible ce qui appartient à chacune
d'elles. Sur un fond commun, des religions plus ou
moins différentes se sont constituées dans certaines
parties de l'Allemagne, en Suède, en Norvège et en
Islande. Il convient donc de ne pas attribuer à tou-
tes les populations germano-Scandinaves, indistincte-
ment, ce qui a été simplement — autant qu'on peut
le déterminer — de telle ou telle d'entre elles.
2. Les croyances religieuses des Germains
d'après César et Tacite. — Que le dieu du ciel
Zio-Tiwaz provienne de ce que Chantepie de la
Saussaye appelle « l'héritage ancestral des Indo-
Germains », qu'il ait été à l'origine le dieu principal
des Germains, ce sont là des idées très intéressantes,
et même très acceptables, mais qu'aucun texte his-
torique ne Vient formellement corroborer. Nous nous
refusons, pour notre part, à trouver dans le
chap. xxxix du Be moribus Germanorum de Tacitk
une conûrmation delà seconde de ces idées: Tacite
ne dit nullement, en effet, que les Semnons adorent
un dieu suprême, et qui régit tous les autres ; il se
borne à indiquer que, dans cette tribu, « c'est la
divinité qui règne; tout lui est soumis et obéissant
(Ihi regnalor omnium deus ; cetera suhjccta alque
parentia). Voilà précisément ce pourquoi les Sem-
nons ne pénètrent que garrottés (vinculo ligatus) à^ns
le bois sacré qui sert de temple à leur divinité (ainsi
attestent-ils leur propre faiblesse et la puissance du
dieu); voilà pourquoi, s'ils viennent à tomber, ils ne
se relèvent pas, mais sortent du bois en roulant sur
le sol. Ne demandons pas aux auteurs anciens ce
qu'ils n'ont pas voulu nous donner, et tenons-nous
uniquement sur le terrain des faits certains. Dans
de telles conditions, voici ce que l'on peut dire.
César et Tacite ont fourni sur les Germains de leur
lemps des renseignements trop peu précis, et surtout
des renseignements trop localisés pour qu'on en
puisse conclure à une religion des Germains leurs
contemporains. César attribue aux Germains trois
dieux de la Nature : Sol, Vulcanus, /.una, mais il ne
dit rien de plus, car il ne connaît pas assez les Ger-
mains pour être très explicite, et, d'autre part, nous
n'avons le droit de tenir conqite de son témoignage
1103
NORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
L104
que pour les Germains occidenlaiix. Au contraire,
lorsque Tacite parle de l'ensemble des tribus de la
contrée, nous ne pouvons pas récuser en doute ce
qu'il dit ; ne Iraite-t-il pas, dans son De Moribus
Germanorum, de l'ensemble de la contrée avant de
parler de chaque tribu en particulier ? Or Tacite ne
parle qu'une fois de divinités communes à tous ces
Barbares — Mercure, Mars, Hercule — et encore ne
semble-t-il pas indiquer que tous les Germains ado-
rent Mercure quand il dit, au début du chap. ix de
son ouvrage : Detirum maxime Mercurinm colunt.
Ailleuis, il ne parle que de divinités particulières à
des tribus déterminées : Mars est adoré chez les
Hermundures, et Mercure chez les Cattes, Isis chez
une partie des Suèves, les Alcis (dans lesquels les
Romains voientleséquivalents de Castor et de Pollux)
chez les Nahanarvales, et Nerthus, c'est-à-dire la
Terre Mère, chez sept tribus suèves des secretiora
Germaniae, du fond de la Germanie, comme aussi
parmi les Jesfaorum gentes. Certains de ces dieux
sont romanisés; un autre est appelé d'un nom où
l'on peut retrouver facilement un véritable nom ger-
manique (Nerthus, Erda, Hertha, ne sont-ils pas un
seul et même mot?); mais, pour les Alcis, il faut
renoncer à trouver l'équivalent germanique de ceux
que Tacite dit être- inteiprelatione romana. Castor et
Pollux. Avouons donc notre ignorance, et renonçons
à reconstituer le Panthéon complet des Germains de
l'époque de Tacite. Tenons-nous-en exclusivement
aux données positives fournies par les auteurs
romains, et, pour nous faire une idée générale de la
religion des Germains au i" siècle de l'ère chrétienne,
tlisons avec Fostrl de Coulanoes que celte religion
« était celle des âges primitifs de leur race ». Les
Germains « adoraient les dieux qu'avaient autrefois
adorés les plus vieilles populations de la Grèce et de
l'Italie : le soleil qui éclaire, la terre qui nourrit, le
glaive qui tue ». (/.'irii'asion germanique, éd. C. Jul-
lian, p. 283.) Aller plus loin serait sans aucun doute
imprudent, et l'on ne saurait sans danger prétendre
tirer autre chose qu'une mention intéressante de
l'inscription dédiée Marti Thingso par ces soldats
germains qui, loin de leur pays natal, veillaient
auprès du Mur d'Hadrien à la défense de l'Empire
romain dans le Nord de l'Angleterre (à Housesteads)
durant les temps de la domination impériale dans
1 ile de Bretagne.
3. Croyances religieuses des Germains au
début du moyen âge. — Ce sont les mêmes idées
générales que nous retrouvons quelques siècles plus
tard, au temps des grandes invasions barbares,
parmi les peuples germaniques qui, de tous les côtés, se
précipitent sur l'Empire romain et franchissent, soit
le limes, soit les fleuves frontières. Seulement, nous
sommes cette fois beaucoup mieux, ou plutôt beau-
coup moins mal renseignés que pour le premier
siècle après J.-C. ; les auteurs qui écrivent en langue
classique ne sont-ils pas très nombreux, et souvent
très prolixes, encore que trop brefs à notre gré ? et
ne disposons -nous pas, d'autre part, d'un certain
nombre de textes précieux d'origine germanique, de
poèmes en particulier, où il est question de la mytho-
logie, sinon des croyances religieuses, des peuples
partis de la plaine allemande à la conquête de
l'Empire romain ? Il devient possible, dans de telles
conditions, de tracer de la mythologie germanique,
avec quelque précision, un tableau d'ensemble, mais
non pas de constituer un Panthéon des Germains en
général.
C'est surtout à la légende héroïque des Anglo-
Saxons qu'il faut recourir pour obtenir ce résultat.
En effet la domination romaine avait déjà disparu de
l'île de Bretagne quand les Barbares y arrivèrent et
quand ils refoulèrent les populations indigènes des
Bretons chrétiens sans se mélanger à elles. Malheu-
reusement, là encore, notre curiosité est plutôt
excitée que satisfaite; Chantepie de la Saussaye
a raison de parler du « monde de légendes et de
mythes que le poème de Beowulf, joint aux légendes
danoises et au folklore du Holstein, nous fait con-
naître ou nous laisse deviner ». En réduisant à leur
plus simple expression les données que contient
toute cette littérature, nous arrivons aux résultats
suivants.
Après qu'eut pâli la figure de Zio-Tiwaz, du dieu
du Ciel, d'autres divinités apparurent, qui le sup-
plantèrent, et qui l'avaient certainement fait dès
l'époque de Tacite. De ces nou^•eaux venus, le plus
important de beaucoup est Donar, le grand dieu du
tonnerre, la divinité de l'orage proprement dit, qui
a fini par prendre la place de Zio-Tiwaz. C'est un
ami des dieux et des hommes, toujours en lutte con-
tre les géants malfaisants; armé de son lourd mar-
teau de fer, il ne cesse de jouer un rôle actif et le
plus souvent bienfaisant. A côté de Donar, à qui est
dédié le cinquième jour de la semaine (Donnerstag,
le jeudi), voici une autre divinité de premier plan.
Wodan (Wuotan), u le soufflant ». Mais, encorequ'il
occupe la place d'honneur dans ces tables généalogi-
ques contre lesquelles Daniel de Winchester con-
seille à saint Boniface de ne pas s'élever directement
et dans les noms propres anglo-saxons, Wodan
n'est nullement, au début du moins, un dieu popu-
laire, et il faut attendre des temps relativement assez
rapprochés de nous pour que, suivant le mot de
Paul Diache, Wodan devienne un dieu pour tous
les Germains (IJ'orfnM srtHe, quem adjecta litera Guo-
dan dixerunt,... ah unii'ersis Germaniae gentibus ut
deiis adoraitir). C'est lui que Tacite désigne (dit-on
toujours) sous le nom de Mercure, comme il désigne
Mars sous le nom de Donar; ses allril utions sont
multiples, voire même contradictoires, puisqu'il est
tout à la fois le dieu du vent, de la moisson, et aussi
de la fécondité, et celui de la bataille et de la mort.
Ces grands dieux sont loin d'être les seuls qui se
soient formés par la personnilieation distincte de
certains aspects de l'être et de l'activité du dieu du
ciel; mais ce sont les plus importants, comme le
prouve la formule d'abjuration prononcée en 8a6 à
Ingellieim par Harald Klak, prince du SIesvig et du
Jutland, en présence de Louis le Pieux. ICIak déclare
y oublier Thunaer. end U'oden, end alliim tliem
itnholdum tlie hira genolas sind, « Donar et Wodan et
tous les malins esprits leurs confédérés ». On peut
nommer plusieurs de ces <i malins esprits », et des
dieux, et aussi des déesses. Dans celles-ci, on a voulu
voir souvent, par analogie avec ce qui se passait
pour les dieux mâles, des personnitications plus
restreintes de la Terre Mère, de cette Nerthus, id est
Terra Mater, dont parle Tacite comme intervenant
dans les affaires humaines et parcourant les nations.
On constate effectivement que Frijja, « l'épouse »,
joue un rôle bienfaisant, visitant les cabanes des
humains et bénissant le travail domestique; mais
elle est souvent et même surtout une déesse de l'air
ou du ciel, qui passe dans la tempête avec Wodan,
son époux. Le sixième jour de la semaine, le J'reitag,
notre Vendredi, lui est encore consacré, tandis que
le mercredi a cessé d'être consacré à Wodan en
Allemagne (Milttioch), mais est deroeuré le jour de
ce dieu en Angleterre (Wednesdnr). Que dire main-
tenant de ces divinités féminines dont parle Tacite :
risis de certains Suèves, et la Tamfana des Marses?
Que dire encore de cette Nehalennia, vénérée sur les
bords du Rhin inférieur, que mentionnent certaines
inscriptions ? Que dire de Perschta, de Holda, des
1105
NOHD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1106
déesses citées à côté de Frijja dans la deuxième for-
mule magique de Mcrsebourg? De toutes ces divi-
nités, celles-ci de nom latin, celles-là de nom germa-
nique, nous ne savons que l'existence. Klles n'ont
aucune individualité, non plus que ce Fursele que les
Frisons adoraient comme le garant du droit.
Il en va tout autrement des divinités inférieures.
Tandis que, d'ordinaire, les dieux suiira-terrestres
deiiieurentd'une remarquable imprécision, les autres,
ceux qui senties plus rapprochés des humains, ceux
qui sont vaimenl mêlés à leur vie, agissent au con-
traire avec une activité étonnante et jouent un rôle
hors de toute proportion avec leur absence de noms,
de traits individuels et de vcrilal)le personnalité. Ces
êtres surhumains, innombrables et presque toujours
anonjmes, qui personnifient encore les forces de la
nature, sont souvent secourables et bienfaisants;
mais ils sont loin de l'être toujours. Parmi les elfes
et les nains, que de catégories dilTérenles! On sait
combien perverses et pertides sont le plus souvent
les ondines, et régulièrement les nixes, les trolls, les
trudes, les gnomes; à côté de ces esprits malfaisants
existent de « bons enfants», des « gens paisibles »,
ces elles domestiques que sont les kobolds et les
lutins, ou encore les minuscules forgerons des en-
trailles des montagnes, très malicieux parfois, mais
aimables et gracieux. Nombre de ces petits person-
nages survivent encore actuellement dans l'imagina-
tion populaire, dans le Harz en particulier, ce pays
de mines plein de vieilles traditions plus ou moins
altérées, mais toujours intéressantes à étudier et à
critiquer ; souvent aussi, dans les histoires populai-
res, des serpents jouent le rôle de bons génies...
Ainsi donc, auxx' siècle, les descendants des anciens
Germains conservent dans leur folklore quelque
chose de cette religion de la nature que pratiquaient
leurs ancêtres quinze siècles auparavant.
4. Les croyances religieuses des Scandinaves.
— Cette même religion, c'est celle des ancieusScan-
dinaves, autrement dit des habitants des plaines
suédoises, des Normands de la Norvège et des insu-
laires islandais. Mais elle a pris peu à peu parmi
ces peuples une ampleur tout autre que chez les
Germains, et vraiment extraordinaire. 'Telle a été la
conséquence d'une longue évolution dont le point de
départ remonterait jusqu'aux temps préhistoriques
— c'est-à-dire jusqu'aux iv' et v' siècles de notre ère
— si la pierre runique de Sanda (tle de Gottland)
représente bien la trinité eddaïque, et si les interpré-
tations proposées pour les scènes mythiques gravées
Sïir des cornes à boire, etc., sont vraiment exactes.
Dans tous les cas, on arrive à discerner dans les
chants Scandinaves des parties très différentes : celles-
ci sont naturalistes et celles-là étiologiques, d'autres
allégoriques, d'autres encore évhémériques, etc.;
d'autres enfin sont un amalgame remarquablement
habile d'éléments très disparates. On discerne très
bien, d'autre part, au cours des âges, une sorte d'évo-
lution de certaines divinités et (si l'on peut s'expri-
mer ainsi) de certaines localités célestes d'un poème
ou d'un cycle Scandinave à un autre. Thor, par
exemple, le vieil ase terrestre national norrois,
devient le fils d'Odin — undieu d'importation, nous
le verrons tout à l'heure — et de^Freia, dont le
culte est exclusif à l'Islande; le o veilleur des dieux »
dont il est question dans les anciens poèmes germa-
niques est transformé par l'imagination poétique des
scaldes norvégiens-islandais en Heimdallr, « celui
qui brille au-dessus du monde '■. Les scaldes se plai-
sent à énuméreret à décrire les belles et nombreuses
demeures del'Asgard ou séjour des dieux, et font du
Valliall, le primitif empire des morts, le paradis des
guerriers d'Odin. Sur le fond des raythologies ger-
maniques, les mythologies Scandinaves se sont donc
greffées et développées, tout au moins en partie.
Ainsi, peu à peu, s'est constitué un panthéon Scan-
dinave très intéressant, parfois très proche du pan-
théon germanique, mais beaucoup plus complet et
plus cohérent, si on se place pour le dénombrer
au temps de la composition de l'Edda en prose
(xiii"^ siècle de notre ère), encore que, comme les
dieux germaniques, les divinités en soient le plus
souvent particulières à des régions déterminées du
monde Scandinave.
Thor, le Donar des Germains, le grand dieu du
tonnerre,est vraiment la figure centrale du panthéon
Scandinave. C'est un héros nettement anthropo-
morphisé de très bonne heure, dès le temps où fut
sculptée la pierre runique de Sanda, dans l'île de
Gottland, et la poésie eddaïque a su lui donner des
traits vraiment typiques. Thor est jeune, il est beau, il
est fort; monté sur un char que traînent deux boucs,
ce brave guerrier va partout où sa présence est néces-
saire, armé de son marteau de fer, ganté (ajoutent
certains textes) d'énormes gantelets de fer et ceint
d'une ceint<ire magique qui centuple ses forces. C'est
toujours l'adversaire acharné des géants, qu'il va
combattre jusque dans leur pays sauvage et monta-
gneux, et contre lesquels son marteau de fer lui est
une arme puissante. Quand il est en colère, sa barbe
rousse frémit et ses j'eux étincellent Les poètes sep-
tentrionaux se sont plu à chanter les exploits de
Thor le fort, l'irrésistible ; ils en ont raconté les lut-
tes contre les mauvais géants : ils ont fait ressortir
le caractère bienfaisant et civilisateur de son action.
Il est le bienfaiteur du peuple, celui qui favorise
l'agriculture, qui veillesur la fidélité et sur la vérité,
le gardien des serments. Pour les Norvégiens et les
Islandais, il est le dieu par excellence et sans épi-
thète.
On est loin de se faire de Freyr, le dieu principal
de la Suède comme Thor est celui de la Norvège et
de l'Islande, une idéeaussinette. C'est « le Seigneur »
— tel est le sens du mot Freyr — une divinité de la
lumière, une transposition de Zio-Tiwaz dans l'opi-
nion de nombre de spécialistes. Freyr est également
un dieu de la fécondité, aux attributs et aux emblè-
mes phalliques; mais son caractère personnel est
absolument effacé, et il faut le voir ligui-er avec son
oie sur la pierre runique de Sanda, avec Thor et avec
Odin, pour comprendre son importance et pour
le mettre à la place qui lui est due.
On n'hésite nullement, au contraire, à assigner à
Odin (le Wodan des Germains) une place considéra-
ble. On tendrait même parfois, si l'on n'y prenait
garde, à tenir Odin pour plus important que Thor.
Celui-ci est cependant, sur la pierre de Sanda, le dieu
central, encadré d'Odin avec sa pique et de Freyr
avec son oie. C'est donc à tort que les poètes ont,
tardivement, prétendu faire d'Odin le dieu du ciel,
le père de tous les hommes et le directeur de la
course du monde; Odin n'est rien de tout cela.
C'est un dieu d'importation étrangère, comme l'at-
testent les légendes septentrionales qui en font le
dieu des Saxons, venu de la Germanie à travers la
mer. Il aurait apporté avec lui (est-ce une allusion à
la civilisation gallo-romaine ?) la sagesse et l'art
d'écrire. Rien donc que de naturel à voir en lui le
sage par excellence et un grand magicien. Tel est
Odin pour les poètes, d'après lesquels il est donc un
dieu aristocratique et lettré, si l'on peut dire, con-
trastant par conséquent avec Thor, le dieu popu-
laire et redresseur de torts. Mais Odin est autre
chose encore : il a gardé les traits primitifs du
Wodan germanique, et est demeuré le dieu du vent,
qui, comme tel, sème la fécondité et aussi la mort.
1107
NORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1108
suivant les cas, qui voyage beaucoup, qui prend les
formes les plus diverses. Le transformer ensuite,
lui <jui venait du Sud-Ouest, le pays des vents
chauds et féconds, de la civilisation et de la science,
en un être prévoyant et sage, en un sorcier, en un
éternel voyageur, changeant fréquemment d'aspect,
en un savant connaissant les runes, en un dieu des
soldats et un seigneur des batailles, ce n'était qu'un
jeu pour des poètes.
Tlior, Freyr et Odin, les dieux du tonnerre, de la
lumière et du vent, voilà donc la trilogie essentielle
des peuples Scandinaves. Mais combien d'autres
divinités se groupent autour d'elle! Un des plus inté-
ressants est Balder, lequel n'est sans doute qu'un
dédoublement de Freyr. Gomme lui, c'est le « Sei-
gneur » ; comme lui, c'est un dieu de la lumière, et
son nom signifie le « brillant », selon le sentiment
de plusieurs Dans tous les cas, Balder, le fils d'Odin
et de Frigg (dont nous parlerons tout à l'heure),
Balder, dont le niytlie ligure déjà sur une des plus
anciennes pierres runiques de l'Angleterre, la croix
de Rutbwell, est une ligure douce et passive ; il est
aimédelous les autres dieux, sauldesméebanlsquile
jalousent et qui Unissent par le tuer. N'insistons pas
ici sur tant d'autres divinités dont parlent les poètes;
signalons comme une divinité encore de même nature
mais beaucoup plus effacée que lialder, Heimdallr,
« celui qui brille au-dessus du monde », le dieu res-
plendissant de la lumière, qui ne cesse, chaque jour,
de lutter inlassablement contre Loki. Heimdallr, le
portier de l'Asgard, assis au bout de l'arc-en-ciel qui
forme un pont depuis la terre jusqu'aux cieiix, est
un produit de l'imagination poétique des scaldes
norvégiens-islandais, l)ien(|Ue, chez les anciens Ger-
mains, il ait déjà été tenu pour le veilleur des dieux.
Loki, l'adversaire de Heimdallr et l'assassin de
Balder, est beaucoup mieux caractérisé que ses enne-
mis, et on peut se rendre quelque compte de son
évolution, sinon lasuivre complètement. C'est « celui
qui termine », le « fermeur », le dieu du feu qui con-
sume tout. U débute par être simplement subtil et
rusé, puis il devient peu à peu le Démon, l'esprit
malin par excellence, le Diable envieux et fourbe
qui se fait redouter de tous et qui frappe mortelle-
ment Balder avec la seule arme capable de le tuer,
avec une lu'anche de gui. Loki, au total, met donc fin
à tout, au bien et au mal. On a voulu voir en lui la
personnilicalion de la nuit ténébreuse et du noir
hiver, la contre-partie de la lumière éclatante et du
brillant été par conséquent. Explication très sédui-
sante, mais sans doute un peu trop facile, delà haine
de Loki contre Balder et du meurtre de ce dernier,
qui met en deuil la nature entière.
A côté des dieux, la mythologie Scandinave place
des déesses, exactement comme la mythologie ger-
manique ; mais combien pâles sont-elles, et ijuc leur
personnalité est eiïacée ! Même Frigg, la femme
d'Odin comme Frijjaest celle de Wodan, est à peu près
quelconque. Cette déesse de l'air ou du ciel, qui est
u l'épouse », n'a guère de rôle que par son mari,
dont elle partage la puissance et qu'elle accompagne
lidèlement ; c'est une divinité complémentaire d'Odin,
si l'on peut dire, qui a dû être créée assez tardive-
ment par les Scaldes au détriment de Freyr et avec
les traits des autres déesses. On peut trouver une
conlirmation de cette manière de voir dans le fait
que le culte de Frijja était exclusivement islandais.
Quoi qu'il en soit, les autres déesses Scandinaves
sont encore plus incolores que Frijja, et même abso-
lument efTacées ; elles ne sont guère que des com-
parses dont les noms ne disent rien :Rinda, Gerda,
Menglod... Seule, Hall, la déesse de la mort, la sou-
veraine du royaume souterrain, tire de son rôle
même des traits distinclifs que n'a pas sa mère
Angrboda, la messagère de la peur, la femme du
mauvais Loki.
N'allons pas plus loin, et ne cherchons pas, à la
suite des auteurs de certains fragments de l'Edda en
prose, un système de douze grands dieux dans la
mythologie Scandinave, exncLement comme dans la
mythologie classique. Mieux vaut retenir, non pas
que les Scandinaves montrent leurs divinités en mé-
sintelligence les unes avec les autres (ce trait ne
leur est pas particulier), mais que les récits de leurs
poètes laissent transpercer quelque chose d'une
superposition de dieux nouveaux à des dieux plus
anciens. Odin (nous l'avons déjà indiqué) est un
dieu venu d'au delà des flots, et donc importé dans
la péninsule Scandinave. Avec lui sont arrivés les
Ases, qui combattent sous sa direction les dieux
Vanes, lesquels les voient d'un mauvais oeil. H serait
très intéressant de parvenir à localiser ces divinités,
à déterminer d'où elles vinrent; mais c'est là tra-
vail bien délicat et très hasardeux. On a voulu, par-
fois, voir dans les Vanes, comme aussi dans Nordr,
qui est apparenté à Freyr, des dieux germaniques
introduits en Suède à une époque antérieure à celle
ov'l les Ases arrivent en Norvège ; avouons qu'il n'y
a guère là qu'une aventureuse hypothèse. Onsemble
être sur un terrain plus stable quand on tient les
Valkyries, ces vierges des batailles, pour des répli-
(|ues Scandinaves des Idisi germaines, que le Danois
Hagnar Lodbrog, à la fin du chant célèbre qui lui
est attribué, dit venir le i)rendre pour le conduire
dans leur palais. On peut plus facilement trouver un
prototype (dans le Holstein) à ces divinités Scandi-
naves qu'aux Nomes, les exécutrices des arrêts du
destin.
Au lieu de leur en chercher, remarquons que les
mythologies Scandinaves possèdent des héros qui
sont parfois de très grande importance et ne sem-
blent nullement des dieux abaissés au rang d'hom-
mes. Héros de l'orage (Ingrio), de la tempête (Oren-
del, Hagen, Wate, (|ui semble rappeler Wodan), des
nuages (Hilda); Siegfried est aussi un héros, un héros
lumineux, dont l'Iiistoire est connue de tous, et sur
lequel il n'est pas besoin d'insister. Essayons, d'au-
tre part, de nous faire i]uelque idée de cette mytho-
logie inférieure qui, en Scandinavie comme en Ger-
manie, a pris un développement si remarquable.
Ici encore, on constate l'existence d'un véritable
monde d'êtres plus ou moins merveilleux. Ce sont
des géants doués d'une force extraordinaire, brutaux
et sauvages, prompts à se mettre en colère, mais
souvent loyaux, voire même sages et bons enfants :
ils sont dépeints comme d'irréconciliables ennemis
de l'agriculture, mais comme d'habiles bàlisseui -,
se disputant fréquemment avec les Ases. Thor ne
se lasse pas de les combattre ; souvent, par contre,
Odin va leur demander conseil. — Les nains, qui
contrastent par leur taille avec les géants. Sont
encore plus adroits qu'eux ; ils forgent le redoutable
marteau de Thor, ce marteau qui, comme le boome-
rang des Australiens, revient de lui-même dans la
maindecelui quil'a lancé; ilsconstruisent également
le vaisseau de Frejr et font d'autres ouvrages admi-
rables. Les elfes, les ondines dont parlent les
croyances populaires beaucoup plus que les chants
poétiques, achèvent de donner à cette mythologie
inférieure une étroite ressemblance avec celle des
Germains.
Ainsi (et c'est la conclusion qui se dégage, croyons-
nous, de cet exposé très succinct) Germains et
Scandinaves ont travaillé sur un fond commun de
croyances. Non pas, bien entendu, sur un fond ahso-
liiment commun, car on trouve parfois autre chose
1109
NORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1110
en Scandinavie qu'en Germanie, Mais, dans l'ensem-
ble, les croyances ont été les mêmes. Au cours des
siècles, Germains etScandinaves ont développé, enri-
chi ce fond de toutes les manières, comme les y pous-
saient leur nature, le milieu dans lequel ils vivaient
et leurs tendances particulières, et ils sont arrivés
ainsi à donnera leurs divinités quelques diirérences
de rôle et de personnalité.
5. Le culte. — De même, autant qu'on peut s'en
rendre compte, la manière d'honorer les dieux n'a
pas été, dans la plupart des cas, très dilTérenle en
Germanie et en Scandinavie.
C'est un témoignage négatif, mais formel, que le
De Monl/us Gerinanorum fournit sur l'absence de
représentation de leurs divinités par les Germains
contemporains de Tacite : « Ils ne croient pas que la
majesté des dieux permette de leur attribuer aucun
des traits des mortels ; neque in ullam huinnni orix
speciem assimilnre, e.i mapiitudinc caelestiiiiii urbi-
trantur. » Et l'historien latin ajoute, ce qui est très
digne d'attention : « ils apidiquent le nom de dieux
à ce que les seuls yeux de la foi leur font voir; den-
rum nominilias appellaiU secretiim illiid quod sola
reverentia vident ». On trouve une confirmation de
ces très remarquables paroles dans le passage où
Tacite parle du culte rendu par sept tribus germani-
ques kNerthus, id est Terra Matfr,
Dans un bois sacré d'une île de l'Océan se trouve
(raconte-t-il) un char voilé dédié à la déesse ; seul le
prêtre a le droit d'y porter la main. Quand il sait
que la déesse y réside, il y attelle deux génisses et
suit dans un profond recueillement. Ce sont alors
des jours de joie, ce sont des fêtes pour les localités
que la déesse daigne visiter, où elle daigne s'arrêter;
la paix règne dans le pays jusqu'à ee que le prêtre |
ramène à son bois sacré la déesse fatiguée des hom-
mages des mortels, et y lave dans un lac solitaire le
char et le voile et (prenez-en ce que vous voudrez)
la déesse elle-même. Nulle part, dans ce curieux
récit, Tacite ne parle d'une représentation figurée,
d'une statue de la Terre Mère; il ne le pourrait d'ail-
leurs pas sans se mellre en contradiction avec lui-
même. Ainsi donc, comme le dit Fusiki, dk Coulan-
o.ES, les idoles des Germains « étaient des objets in-
formes comme celles des plus anciens Grecs ».
Quelques .siècles plus tard, ilest dillicile d'affirmer
que les divinités des Germains soient anthropomor-
phisées. La lettre dans laquelle le pape saint Grk-
GoiKE parle au patriarclie d'Alexandrie Euloge, des
( idoles de bois et de pierres » des Angles, semble
bien ne rien prouver à cet égard, et les nombreux
passages de Bède relatifs aux idoles sont trop vagues
pour qu'on en puisse tirer des inductions précises.
Un peu plus tard encore, au temps de Charlemagne,
si l'Irrainsauldes Saxons est bien une idole sculptée
(rien que de naturel dans ce fait, puisqu'il s'agit
d'un homme divinisé, Arminius. le vain(jueur de
Varus), il n'en est pas de même pour Fricco, le dieu
qui dispense la paix et le plaisir aux mortels ; an
témoignage d'Adam de lîrênie. Tin priape colossal le
représentait. Quant au ^^'udan à l'œil unique, au
chapeau à larges bords ramené sur le visage, c'est
une fiction de poètes de basse épo(|ue.
Ce (jui fait question pour les Germains ne le fait
nullement pour les Scandinaves. De très bonne
heure, ceux-ci onlanthropomorphisé leurs divinités;
la pierre runique de Sanda en fait foi, et combien
d'autres documents archéologiques avec ellel Les
poèmes, de leur côté, — ils sont, il est vrai, Irien pos-
térieurs, — décrivent les dieux sous des traits
humains et leur donnent des costumes humains; ils
leur attribuent également toutes les habitudes et
toutes les passions humaines. On pourrait écrire un
curieux travail sur l'évolution de la conception
humaine d'Odin par les poètes Scandinaves, sur
l'addition successive de traits nouveaux à la con-
ception jirimili ve jusqu'au jour où le dieu Scandinave
a atteint, chez les Islandais, sa forme dernière, avec
tous ses attributs et ses deux corbeaux Hugin (l'Es-
prit) et Munnin (la Mémoire) perchés chacun sur une
de ses épaules.
Pas plus qu'ils n'ont eu des représentations anthro-
poiLiorphisécsde leurs dieux, les Germains n'ont eu,
si l'on s'en rapporte à Tacite, de temples à proprement
parler ; des bois sacrés leur en tenaient lieu. « La
majesté des dieux, dit formellement le grand auteur
latin, ne permet pas, à leur avis, qu'on les enferme
dans des murailles; ils leur consacrent des bois, des
forêts. .W'c cohihcre parielihus deos... c.r magnilu-
dine caelcsliiun avliitrantur. I.iicos ac neniora conse-
crant. » Et, eiTectivement, il parle d'une forêt qui
existe chez les Semnoiis et qui est n consacrée par
les augures de leurs pères et par une antique terreur,
silvam au^iiriis putruni elprisca fovmidine sacram ».
Ici encore, par conséquent, disons avec Fustel de
Goulanges que les Germains « n'avaient pas plus de
temples que les Italiens n'en avaient au temps
d'Kvandre » .
En a-t-il été de même quelques siècles plus lard, à
l'époque des invasions et ultérieurement? Les Ger-
mains ont-ils eu alors de véritables temples ? ou se
sont-ils simplement contentés, alors encore, de bou-
quets d'arbres ou de clairières au milieu de bois
sacrés? Le fait que saint Honiface bâtissait des cha-
pelles, au VIII» siècle, avec le bois des grands arbres
fétiches n'est pas pour infirmer cette opinion. Mais le
vénérable Bi>db parle formellement de l'existence de
temples chez les Germains del'ile de Bretagne, exac-
tement comme le fait le pai>e saint Grégoire dans ses
lettres ; il distingue même les temples et les enceintes
sacrées. Existait-il donc un temple, si modeste fût-il,
à Godmnndliam, le (c clos des dieux », près d'York,
au temps d'Edwin, le roi de Northumbrie ? Bède
raconte également que, de son temps, il y avait
encore en Eslanglie un temple où l'autel du Christ
faisait pendant aux divinités germaines.
On peut, semble-t-il, trouver l'explication de ce
fait dans l'existence de temples romains dans l'ilede
Bretagne au temps des invasions anglo-saxonnes.
Avant sa conversion, le roi de Kent Ethelbert ne
sacrifiait-il pas à ses dieux à Cantorbéry, dans un
ancien édifice romain? El une découverte tout
récemment faite à Cantorbéry même ne vienlclle
pas de vérifier l'exactitude de ce témoignage des
textes? Ainsi l'existence de temples chez les Ger-
mains de Bretagne ne prouve nullement l'existence
de temples dans les cantons du continent vierges de
l'innuence latine.
Dans tous les cas, les Scandinaves ont eu, quant
à eux, de véritables temples où ils ont particulière-
ment honoré certains de leurs dieux. Tels les sanc-
tuaires, à Seeland et à Upsala, de celte Rethra dont
le dieu Radigost. Radigast, était peut-être l'équiva-
lent chez les. Slaves occidentaux.
Voilà donc, autant qu'on peut les dégagerde l'exa-
men des textes, quelques dissemblances, ou quel-
ques divergences, entre Germains et Scandinaves.
En vient-on maintenant au culte proprement dit,
ces divergences disparaissent. Partout on invoque
les dieux, on les prie, on leur sacrifie; partout, à
côté d'un culte privé, individuel, il existe un culte
public, rendu par un clan, par une tribu. On offre
alors aux dieux des mets, des boissons, des céréa-
les, des fruits, des animaux, parfois même des vic-
times humaines. Tacite parle du sacrifice humain
solennellement offert chaque année par les Semnons
1111
NORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1112
dans leur bois sacré, an début de leurs rites barbares,
barbari ritus horrenda /;rimo;-<//'ff.llnous révèle aussi
l'existence de fêtes périodiques en l'honneur de
Nertlius, quand il parle du culte rendu à cette
déesse par It-s tribus confédérées des bords de la
mer du Nord. N'est-ce pas une fête de même nature
que l'on célébrait encore à Upsala, en Suède, en
l'honneur de Freyr, aux enviions de l'an looo? Là,
le cycle périodique était plus grand encore; c'est
tous les neuf ans que revenaient ces fêtes, où cou-
lait le sang de nombreuses victimes. Plus tard, le
pape saint Grégoire parle des grands sacritices de
bœufs que les Angles font au démon.
Prières et sacritices sont présentés aux dieux de
manière dllférente suivant les cas. Bien entendu,
chaque individu agit pour lui-même, individuelle-
nxent, au temps et au lieu où les puissances surna-
turelles se manifestent à lui ou quand il désire obte-
nir leur bienveillance ; ainsi agissent ceux qui, lors
de la célébration de leurs noces, offrent des sacri-
fices à Fricco, ce dieu phallique dont parle Adam de
Brème. A plus forte raison, des rois, des Jarls, se
comportent-ils de même; ils sacrilient aux dieux
au nom de leur peuple. Toutefois, l'intermé-
diaire régulier, le plus autorisé, entre les dieux et
les hommes, est le prêtre; comme tel, il offre les sa-
critices publics, il consulte ces oracles que sont, à
en croire Tacite, les hennissements des chevaux, le
chant et le vol des oiseaux, et aussi (selon Slrabon)
les chaudières des sacrilices, etc. En même temps,
il a soin des représentations des dieux, quelles
qu'elles soient, et il fait parfois disparaître les auxi-
liaires esclaves qui l'assistent dans cette besogne.
Grâce à ces fonctions i-eligieuses, le prélre se fait
très facilement écouter de tous. On en voit en Ger-
manie jouissant dès le temps de Tacite d'une Sé-
rieuse influence politique et d'un véritable pouvoir
judiciaire; n'ont-ils pas le droit de punir i'eUit deo
imperanti ? \\s font la police des assemblées popu-
laires qu'ils président ; ils peuvent enchaîner et frap-
per de mort; ils peuvent prononcer une sorte d'ex-
communication contre ceux à qui ils interdisent
d'assister aux cérémonies religieuses. Quelquefois,
ils sont astreints à des rites singuliers ; tel ce prêtre
des Nahanarvales qui, dans un bois très ancienne-
ment consacré, porte des habits de femme dans les
cérémonies du culte des Alcis.
Dans les premiers siècles du moyen âge, les
mêmes traits persistent, avec des variantes locales.
Chez les Anglo-Saxons, par exemple, ou plutôtchez
les Saxons de la Norlhumbrie, l'histoire de Coiti
montre qu'un prêtre ne peut pas loucher it'armeset
ne doit enfourcher qu'une jument, puisque, pour
avoir ceint une épée, pris une lance et monté un éta-
lon, les assistants s'attendent à voir ce prêtre fou-
droyé. En Islande, lesprêtres sont à la fois deschefs
et des juges.
A côté de ces prêtres, qui ne semblent d'ailleurs
constituer nulle part une caste sacerdotale fermée,
on trouve parfois trace de devineresses; telle cette
Bructère, Velleda; telles encore .\urinia, Gauva et
nombre d'autres.
De ces devineresses, dont les Germains n'ont garde
de mépriser les avis ni de négliger les réponses, à
qui ils attribuent quelque chose de saint et d'ins-
piré (s«nc/!<m aliquid et providum, dit Tacite), de ces
devineresses aux sorcières il n'y a pas très loin.
Chacun sait, sans qu'il soit besoin d'insister longue-
ment, le rôle joué par celles-ci dans une foule de cir-
constances, et pendant combien de siècles les Alle-
mands ont cru en leur pouvoir surnaturel. Rien à
cela que de très normal chez un peuple qui a pour
les auspices et pour la divination une crédulité sans
égale. Nous possédons deux formules magiques que
le célèbre historien Georges Waitza trouvées à Mer-
sebourg en iSttt, dans un manuscrit du x= siècle, et
qui attestent la persistance de pratiques de sorcelle-
rie à cette époque, comme les procès de sorcellerie la
démontrent fort longtemps après. De leur côté, les
populations germaniques de la Bretagne redoutent
fort les sortilèges; on sait, par exemple, combien le
roi de Kent Etiielbert craignait les enchantements
d'Augustin et de ses compagnons; aussi leurdonna-
t-il audience en plein air parce que là, pensait-il, il
n'avait rien à en redouter. Les Eddas, de leur côté,
contiennent de nombreuses formules de sorcellerie;
elles représentent les dieux islandais comme étant
eux-mêmes de grands sorciers. Que dire enfin des
runes, de leurs nombreuses vertus. « Que vous êtes
puissantes, ô runes I o'dit un vieux chant tout im-
prégné de christianisme, puisqu'il montre en termi-
nant un guerrier délivré par une chrétienne des sor-
tilèges dans lesquels l'ont enchaîné des chansons
magiques.
Il serait facile de pousser beaucoup plus loin
l'étude des croyances populaires, de montrer, par
exemple, comment (à en croire Jacob Grimm) l'eau
puisée à certains jours et dans certaines circonstan-
ces jouit, au témoignage des paysans allemands,
de vertus magiques ou curatives. Déjà, nombre de
peuples germaniques pensaient de même à l'époque
des invasions. Les Œstyens possédaient de vérita-
bles fétiches, au témoignage de Tacite, des images
de sangliers qui leur servaient de sauvegarde dans les
combats (/rf pro arniisoiuniumque tutela, securum
deae [ =: Matris detim] cuUorem etiam inter hostes
praestal). Ainsi se trouve confirmée par un exemple
topiqvie l'assertion du même historien que les Ger-
mains tirent des bois sacrés, pour les emmener a\ ec
eux au combat, des fétiches et des enseignes («//'-
!;ies et si^na quaeiiam detracia lacis in proelium
ferunl). Chez les Anglo-Saxons, il est possible de
relever de curieuses pratiques superstitieuses d'une
autre sorte. L'auteur du Pénitentiel dit de saint
TuÉoDOKE impose sept ans de pénitence à la femme
qui fait monter sa fille sur le toit ou qui la fait
entrer dans un four pour obtenir la guérison de la
fièvre; cinq ans, d'autre part, à qui fera brfiler des
grains à l'endroit où quelqu'un est mort. Deux cents
ans plus tard, les mêmes fautes sont encore prévues
et punies par le Pénitentiel de saint Egbert ; on fait
des vœux aux arbres, on (lousse des cris pendant
les éclipses pour écarter les maux qui menacent, on
pratique des malélices, on porte des amulettes. En
Norvège, à la fin du xviii" siècle encore, les paysans
de certains districts gardaient précieusement des
pierres rondes qu'ils lavaient soigneusement tous
les jeudis soir, qu'ils oignaient de beurre devant le
feu, qu'ils mettaient à la place d'honneur sur de la
paille fraîche et qu'ils plongeaient dans de la bière
à certains moments de l'année, convaincus que ces
pierres porteraient bonheur à la maison et à ses
habitants.
Partout, par conséquent, ce sont, dans les paj-s
germaniques et Scandinaves, les mêmes usages reli-
gieux et les mêmes idées supertitieuses, se manifes-
tant souvent sous des formes à peu près identiques.
6. Croyance dans la vie future. — Partout i
aussi on relève la croyance à une autre vie après la '
mort. Déjà Tacite la constate de manière implicite
quand il dit que les Germains brûlent avee le défunt ■
ses armes et quelquefois son cheval; mais combien
celte croyance se manifeste-t-elle mieux par la
suite I Avec le défunt, on brûle ses armes et ses
bijoux, des animauxdomestiques et des serviteurs;
la femme ne se sépare de son mari ni dans les
I
1113
NORD (RELIGIONS DE L'EUROPE DU)
1114
Niebeluugen (Brunhild et Sigfried) ni dans les Eddas
(Nana ellSalder). Kien d'étunnanl à ce iju'il en soit
ainsi, puisque le mort ne dispose dans l'autre monde
que de ce qu'il a emporte avec lui de celui-ci. Au-
jourd'hui encore, en Allemagne, celte croyance se
manifeste de manière naïve : dans la Ijiére du dé-
funt, les Souabes mettent des sal)ots, et les paysans
du Voigtland et de l'Erzgebirge desgaloches en caout-
chouc et un parapluie.
La Valholl, la demeure de Hel, la déesse de la
mort, e»l primitivement l'endroit où séjournent les
défunts. Chez les Scandinaves, la ValhuU germani-
que se transforme : tandis que la mort, ou Héla,
gouverne dans les régions inférieures neuf mondes
ditférenls, la Walhalla est une demeure céleste spé-
cialement réservée aux guerriers. Dans ce palais des
Ases, viennent se grouper autour d'Odin les héros
tombés dans les batailles, amenés jusqu'à la « salle
d'honneur » par les Valkyries, qui les y servent.
Ce sont là des faits siguilicalifs, des preuves ma-
nifestes de la croyance des anciens peuples germano-
scandinaves à une vie d'outre-torabe; voici d'au-
tres faits, plus significatifs encore : la croyance
populaire aux spectres, aux revenants, qui sont le
plus souvent hostiles aux hommes elsoiit des esprits
d'oppression (Mare, Alp, 2'rude, etc.), et la croyance
aux vampires. Tenons compte également de l'armée
d'esprits qui passe en hurlant lorsque la lempête
fait rage; tenons compte de ces « douze nuits « —
de Noël à l'Epiphanie — où les esprits sont lâchés à
travers le monde, durant le temps de l'année où les
jours sont le plus courts, et des nuits de la Walpur-
gis(i'''mai), de la Saint-Jean (ili juin) et de la Saint-
Martin (n novembre). Ne négligeons pas non plus
la croyance au « Chasseur-sauvage » (</er ll'itJe
Jà^er) et tant d'autres qui survivront encore long-
temps dans la superstition populaire comme autant
de souvenirs du temps où, alors que toute la nature
était divinisée, personne ne mettait en doute une
existence plus ou moins matérielle des défunts au-
delà du tombeau.
7. Idées cosmogoniques des Germano-Scan-
dinavea.. — Nous en aurions fini avec l'étude des
religions germaniques et Scandinaves s'il ne restait
à dire quelques mots des i<lées cosmogoniques de
ceux qui professaient ces religions.
C'est dans la Vulii.iiia, la prophétie de Vala (la
Voj'ante), un très important, mais non pas très
ancien morceau de l'Ediia poétique, qu'il faut
aller chercher les idées des Scandinaves en ces
matières. Ce poème, qui n'est pas antérieur
au x" siècle et qui est peut-être postérieur, résume
et systématise des notions éparses dans les chants
qui l'ont précédé; il traite de l'origine des choses, de
la mort de Balder el de la (in du monde. Bien qu'il
contienne, tout au moins dans son tableau de la
destruction universelle, des traits indubitablement
chrétiens, c'est là que sont le mieux exposées les
croyances des Scandinaves (et peut-être même des
Germaniques; cf. les Niehelu/i^eii) sur ces sujets.
Voici comment ces croyances peuvent se résumer.
Au début des temps, le monde actuel n'existait pas,
et rien ne permettait de présumer qu'il diit naître un
jour. C'était l'abîme, l'abîme sans fond, sans herbe,
sans semence, et deux régions distinctes : au Nord,
le ténébreux Niflheim, au Sud le brûlant Muspells-
heim, séparés par un grand goull're, le Ginnunga-
gap. Là aboutissaient les douze lleuves qui coulaient,
à travers les ténèbres du Nillheim, du mur de Hvei-
gelmer; là une eau empoisonnée se changeait en glace
et en frimas. Là aussi arrivaient des étincelles par-
ties de la région du feu, du Muspellsheira, et ces
élinceUes faisaient fondre la glaee elles frimas formés
dans le Ginnungagap par les eaux venues du Nill-
heim,
Or les gouttes ainsi liquéfiées furent viviliées; elles
formèrent un géant, Ymer, qui donna naissance à
une liguée de géants. Délies aussi provint peu
après une vache, Audhumla, des pis de laquelle cou-
lèrent quatre fleuves de lait qui nourrirent le géant
Ymer...l'our se nourrir elle-même, Audhumla léchait
des pierres couvertes de givre et de sel.
Or voici qu'en trois jours, des pierres ainsi lé-
chées par Audhumla, naquit un homme, Buri, dont
le (ils, Borr, épousa une géante et engendra lui-même
Odin, Viliet Vei. Ceux-ci tuèrent Ymer, et les flots
de -iang coulanl de ses blessures en noyèrent tous ses
descendants, sauf un. Traînant ensuite le cadavre du
géant, Odin, Vili et Véi le placèrent en plein abîme
du Ginnungagap, entre Nillheim et Muspellsheim, et
créèrent le monde actuel, et la teri'e, et la nier, cl le
tirmamenl. La chair d'Ymer devint la terre; ses os
formèrent les montagnes, ses dents et des fragments
d'os brisés les cailloux et les pierres, ses cheveux
les arbres et lair. Le crâne du géant, placé au-dessus
de la terre, forma le lirmament, que durent sou-
tenir quatre nains postés aux quatre coins du ciel,
et de la cervelle de ce même géant, jetée dans l'air,
les lils delîorr tirent les nuées [lésantes. (Juant à la
mer qui, de ses eaux, entoure la terre ronde, elle a
été constituée par le sang jailli des blessures d'Y''-
mer. Enlin, des sourcils du géant, ses meurtriers
firent une sorte de rempart, Midgard, le séjour du
milieu. Pour compléler leur oeuvre, Odin, Vili et
Véi utilisèrent des étincelles volées hors du Mus-
pellsheim et les transformèrent en étoiles qu'ils
placèrent dans le ciel et dont ils fixèrent la place et
réglèrent la marche, comme celles du soleil et de la
lune. Ainsi fut éclairé le monde.
Mais cela ne suP.isait pas encore. Déjà les Dis de
Bôrr avaient placé un nain sous chacun des quatre
coins du Ciel; ils en établirent d'autres sous la terre
et dans les rochers, en dotant d'un esprit et de for-
mes humaines les vers qui s'étaient formés dans les
chairs corrompues d'Ymer. Entin, de deux troncs
d'arbres (un frêne et un aulne) rencontrés au cours
d'une promenade sur les bords de la mer, ils créèrent
le premier cou|ile humain, Asker et Embla... C'est
d'eux que descendent tous les hommes qui habitent
dans l'enceinte de Midgard.
Est-il besoin de montrer combien, dans ce récit de
la création, se trouvent de traces de la littérature
classique, de l'influence chrétienne ou encore de
l'imagination des lettrés et des poètes islandais?
Est-il besoin d'y souligner le rôle du personnage
importé en Scandinavie qu'est Odin ? On y relève
cependant, sans aucun doute, des restes de croyan-
ces primitives. A déterminer ces vestiges avec le
plus d'exactitude possible, plusieurs savants se sont
essayés, durant les dernières années du xix" siècle,
avec un réel succès, mais sans avoir encore beau-
coup avani'é la tâche.
Plus apparentes encore sont les induences chré-
tiennes dans le récit de la Qn du monde que contient
la Voluspa.
A l'époque marquée, les puissances ténébreuses,
comprimées pendant tout un temps, recouvreront
leur pouvoir et reprendront leur lutte contre les
dieux. Tandis que le chien des enfers brise ses chaî-
nes, que le loup Fenns fait de même, que le serpent
qui entoure Midgard de ses anneaux dresse contre
le ciel une tête menaçante, le père des deux derniers
de ces monslres, Loki, arrive du Nord avec une troupe
de géants, les descendants de l'unique survivant de
la race d'Y'mer; en même temps, le Seigneur du
royaume du Feu, du Muspellsheim (Sui-tur est son
1115
OCCULTISME
1116
nom) marche avec son lils contre Odin et les siens.
Vn combat terrible s'enyaiie ; mais Surtui' lance
contre les dieux un feu destructeur, et la destinée
fatale s'accomplit. Le monde disparaît dans les
flammes; dieux et hommes, tout est anéanti... Tout,
sauf un seul couple humain, duquel naîtront des
hommes qui, sur une nouvelle terre produisant
d'elle-même ses fruits, vivront dans un bonheur
constant sous des dieux bons et pacifiques.
Goncluaion. — Nous voici enfin parvenusauterme
de cette trop longue et en même temps trop brève es-
quis'ie, dont nous n'avons à dissimuler ni les imper-
fections, ni les insullisances. Beaucoup des unes et
des autres tiennent incontestablement au rédacteur
même de cet article; celles-là pourrontètre rectitlées.
U ne saurait malheureusement en être autautde cer-
taines autres, qui tiennent à notre ignorance, je
veux dire à l'insullisance de notre documentation ou
à l'incompétence des observateurs. Naguère, à propos
du délicat problème des origines delà propriété fon-
cière, FusTEL DE GouLANGEs faisait remarquer u qu'il
n'est rien de plus dillicile et de plus rare ipi'une
observation bien faite... U y a... des nuances qu'un
voyageur pressé n'a pas pu voir... L'étude d'un ré-
gime social est chose dillicile, et on la rencontre
rarement, dans les récits d'un vi^yageur » (Questions
historiques, p. C)i). Les mêmes phrases s'appliquent
parfaitement à l'étude des religions de l'Europe
seplenlrionale ; historiens du moyen âge et voya-
geurs des siècles passés en ont parlé de manière
toujours très superlicielle et souvent aussi très
inexacte. C'est à peine si, depuis quelques décades,
l'histoire des religions est traitée — et encore pas
toujours — comme une véritable science, et non
comme une machine de guerre. Dès lors, combien
de problèmes considérables qu'il n'est plus possible
de résoudre aujourd'hui, ou qui attendent encore
leur solution 1 Gomme celles des peuples de toutes
les autres parties de notre planète, les religions des
peuples septentrionaux de l'Euroi)e ont leurs mys-
tères; de patientes et minutieuses études ultérieures
feront avancer notre connaissance sur certains
points; elles ne dissiperont jamais toutes les ténè-
bres.
Henri Fkoidevacx.
<3
OCCULTISME. — L Principes de l'Occcltisme.
— 1 . Essence. — a. Existence de l'Occultisme. —
3. Contenu de l'Occultisme. — 4- intérêt de l'Occul-
tisme au point de vue apologétique,
II. Bilan de l'Occultisme. — i. Prétendues
révélations des temps éloignés. A) Sur te passé. —
B) Sur l'avenir. ^ i) La divination; § a) L'état divi-
natoire; § 3. L'objet de la divination; § 4) Lî»
méthode de la divination ; ^ 5) L'intervention
préternaturelle ; § 6) L'hypnose et l'occultisme;
§ 7) Le cliarlatanisme; § 8) L'astrologie; § g) Con-
clusion.
1!. L'action à distance. A) Prétendues actions sur
la matière. § i) Inanimée. § 2) Vivante. — B) Pré-
tendues actions sur l'esprit. § 1) Télépathie. Té-
lesthésie. § 2) .\etion à distance de la matière sur
l'esprit. — C) Prétendue action de l'occultisme sur
lecomposé humain. ^ i) Intluences « bénéliques ».
§ 2) Malélices. § 3) Envoûtement. S 4) Prétendue
création d'horauncules. — D) Prétendue communi-
cation avec les morts.
CONCLISION.
BiBLIOGR.iPIIIR.
I. Principes de l'occultisme- — i. Essence. —
L'occultisme, qui (selon Mme Blavatskv elle-même.
Premiers principes sur le chemin de l'O., p. 7) « n'est
pas la MAGiB 1) (voye2 ce mot), est dillicile à délinir. Un
maître en délinitions, Littrk, s'en est abstenu dans
son Dictionnaire et n'a ([ue décrit les sciences
occultes en les opposant aux sciences ouvertes dans
sa Préface aux Sciences occultes de Salvertb (Ed.
Baillière, i856, pp. xxv-xxxii). Grasset, dans son
Occultisme hier et aujourd'hui, p. 4', a remplacé
par l'expression d'occulte préscientifique les termes
de science occulte qui jurent d'être accouplés comme
blancheur noire, et qui, dit-il, ne veulent « rien
dire ». Cependant les initiés maintiennent l'occul-
tisme, non pas tant comme la science de la seule
chose cachée, l'unité, ce qui serait, d'après Pagnat
(Occ. et consc. moderne, p. i5), « la meilleure défini-
tion » (celle des D" Beliard et Léo Gaubert), mais
surtout comme la science d'une chose à cacher :
Occultismus, dit un anonyme allemand {Die l.ehre
von den ohhultistischen Weltgesetzen, chez Besser,
Leipzig, i8y7, p. 8), « parce qu'il traite de choses
que tout le monde ne peut pas savoir, les journa-
listes notamment ».
L'objet donc de l'occultisme serait assez mysté-
rieux et redoutable pour n'être pas mis entre les
mains de tout le monde, comme la dynamite (Lead-
BKATKR, Occ. anc. et moderne, traduct. A. D., igog.
p. 56). A « la » science occulte qui, d'après Bosc
(alias Marcus deWèze, Dictionnaire d' Occ, aT\.'\c\e Oc-
culte), embrasse « les » sciences occultes qu'il énu-
raère et que Papus distingue aussi sous le nom d'arts
divinatoires (Papos, Qu'est-ce que l'O., p. 3), ne se-
raient initiés que « des hommes éprouvés, capables
de ne jamais employer pour le mal les connaissances
qu'ils ont pu acquérir > (Papl's, ibidem, p. 4) ■' faute
de quoi la « magie blanche » deviendrait « goétie ■
(Mme Blavatsky, p. 10, cf. Ladrbnt et Nagoor,
l'Occ. et l'amour, p. 4). Cette règle est essentielle à l'oc-
cultisme : elle a reçu le nom d'ésotcrisme (cf. BoiR-
OEAT, Magie, p. 8-g, avec exemples pp. 9-14) par op
position à l'exolérisme qui est le « communiqué »
public, la formule vulgaire des mystères occultes.
C'est plus qu'une règle, c'est une a loi inviolable »,
les «instructeurs » (i\Ime Blavatsky, op. e/<.,p. 5-6)
étant responsables des indiscrétions des « initiés »
jusqu'à ce que ceux-ci soient maîtres à leur tour.
L'objet de l'occultisme est donc déjà occulte, car les
délinitions à travers lesquelles on nous le laisse ap
préliender ne sont que des chimères : ainsi Bosc(/oc.
cit.) limite cetobjet aux k phénomènesqui sont com-
pris par notre sens inlime.ce que Paracelsb appelle
notre sixième principe ». Autantne rien dire 1 Cepen-
dant, c'est surtout la méthode desoccultistes qui est
secrète; ce n'est pas tant ce qu'ils savent que leur fa-
çon de savoir et surtout d'enseigner, a Successive-
ment » (Lancklin, Sorcellerie des Campagnes, p. 33
et note) ou non, 1' ■< enseignement supérieur d'Isis ou
culte de la bonnedéesse» (Lancelin), ou occultisme,
a passé par les trois phases ou revêtu les trois as-
pects de scientia occultali, occultans et occultata (cf.
Léon Marlet, article Occultisme de la Grande Ency-
clopédie) ou de scientia occulta, occultans, occultata.
(Cf. Papus, p. a6 de son Traité élém. de se. occ. et
p. 3-ti de Qu'est-ce que l'occultisme .') Quoi qu'il en
soit, l'occultisme est ce qui se transmet et s'enseigne
dans l'ombre, dans des « enceintes réservées » (Mar-
let) et, si l'onen croit Mme Blavatsky(/oc. ci(.)qul
117
OCCULTISME
1118
'en donne qn'" une iile'e approximative », il y faut
es conditions étranges : agencement de certaines
Buleursdans le local, nombre impair des disciples à
litier, purilication de l'esprit avant de se préparer
pour Dubjel) », autrement dit pour la clairvoyance.
Ainsi conçu, l'occultisme est [ilutôt défini par ses
loyens que par sa lin. 11 diffère de la science par
ne audace qui se propose d'emblée les plus mysté-
ieux secrets de Dieu, de la nature, de l'homme, de
avenir; il dilïère de la Révélation par l'inconstance
e ses résultats, le vague de ses origines, par l'ano-
yniat de son autorité, par son caractère téméraire
u trouble suivant qu'on l'envisage comme doctrine
u comme discipline. La science occulte ne demande
as ou ne livre pas les rapports qui existent entre
on objet et ses moyens. Lancelin (_loc. cit., p. 2^)
ite comme textes de l'occultisme la Table a'Ente-
aude d'HERMKS Tbismbqistk et les Lames de Thol,
lais ces documents, même publics, ne se révèlent
as au « public même savant », qui n'y « comprend
ien, absolument rien u ; les a sciences supérieures »
'ont été « enseignées aux initiés u que sous lecou-
ert d'une langue et d'une écriture mystérieuses allé-
oriques. L'illustre chimiste Bkrthblot paraît s'être
•ompé en considérant l'occultisme (Ori^'fne.s t/e l'Al-
himie, pp.vi-vii) comme l'apanage historique d'une
période... demi-rationaliste, demi-mystique, ...
•ansition nécessaire entre l'ancien état des esprits li-
res à la magie... et l'esprit actuel absolument posi-
f ». 11 est ine.^act qu'une pareille période ait jamais
listé: pour les contemporains de Zosime ou d'Olym-
iodore comme pour nous, l'esprit scientilique et
i foi dans la Révélation pouvaient coexister sans
ntinomie. L'ambition de les confondre, de « con-
ilier la superstition et la science «(Léon Daudet,
ilé par Bois, Le Monde i/tvisilile, p. i54), de créer un
terrain neutre » entre la « théologie moderne revue
t corrigée « (aiif^eOesserte, Blavatski, t. I, p. xvu
e l'éd. allemande), est irrationnelle. En fait.l'occul-
isme se reconnaît hostile à la science comme à
)ute révélation. « 11 a contre lui la philosophie lai-
ne... et la théologie » (PArus, Occ. et spiritual., p. lo-
i), il est une « autre forme de vérité ■> (Leaobrater,
p. cit., chap. Il) que la foi, et il croit suppléer la
cience qui fait « faillite » comme les religions qui
nt « vieilli » (Pagnat, L'Occ. et la cotise, mod.,
a. Existence de l'occultisme. — L'occultisme a tou-
)urs existé; ce n'est pas une vue de l'esprit. Les
chantillons de la littérature en sont des témoins
niversels. Les dramaturges auraient-ils fait tant
'emprunts à l'occullisme si tous les hommes ne con-
idéraient également comme possibleou comme pré-
jniable, sur le théâtre de leur propre existence,
intervention d'un deiis ex machina, qui n'a rien de
ivin, mais rien d'imaginaire non plus? (Cf. les thèses
e Fhibdrich, Leipzig, 1908, sur le théâtre français; —
e Staehlin, Naumhurg, iijii, sur Eschyle; — de
RUDRR, J)ie Ma^ie im en^lisclifn Draina des Elisabeth-
nischen /.eitalters ■ allusions de Shakespeare à la
[jiromancie, p. gl; de Lyly à l'hydromancie, p. gS,
le.) — Les adeptes de l'occullisme, comme les non-
litiés, y reconnaissent une doctrine aussi ancienne
ne la chute de l'homme: selon de Cauzons {La Mu^ie
t la .Sorcellerie, p. ag), « les vieilles races charaites
u touraniennes, dites de Summer et d'Accad, habi-
intlaChaldée avant les Assyriens classiques », ont
récédé les Babyloniens qui entretenaient des a étu-
iants es haruspices ». (Alfred Boissibr, Choix de
!xtes relatifs à la divination assyro-babylonienne,
ol. I, p. 122) De l'Assyrie, sinon même de l'Inde (cf.
4.i;oLLioT, L'Occultisme dans l'Inde, la Doctrine des
itris, 187g, iU= partie, p. 212 sq. ; — V. Henry, Magie
dans l'Inde antique, 190g, p. vu; — Blavatsky, op.
cit., p. xviii), la doctrine a passé à Pytu.\.goiui par un
certain Zaratas ou Zahhatus (Porimiyrk, xii)qui fut
maître en Egypte (cf. Ciiaignbt, Pylhagnre et les
l'Uhngnrtciens, p. 4o-4^), puis à Platon, puis aux
néoplatoniciens. IMalgré les elTorts de Gauen, déjà
signalés par VVier {Histoires, disputes et discours,
Ed du Progrés médical, t. H, p. 5a/|-525), les méde-
cins du II* siècle cherchent une cause occulte à la
vertu des simples, comme les .\ssyriens anti-
ques, chez qui u l'omen remplaçait la pilule >>
(Air. BoissiER, op. cit., vol. I, p. 65). Ce n'est
pas seulement la Grèce qui s'intéresse à la vulgari-
sation du mystère, par ses savants (cf. Suidas, art.
ro'.ni'x) et ses artistes (cf. AitT, Die Apolcigie des
Apuleius, Giesseii, 1908): à Rome même, quand elle
« eut été envahie par les démons de l'Orient et par
leurs dévots, l'ancienne magie italique s'enrichit, se
complique des apports de la magie perse, de la magie
juive, de la magie égyptienne n (Gagnât, Conférences
du Musée (tuimet, chez Leroux, Paris, igo4: .Sorcel-
lerie et sorciers chez les Homains, p. i38); et cela
« malgré la défense de la Loi desXIl Tables ». L'oc-
cultisme, populaire au Moyen Age dans les sombres
cachettes que la foi et la loi stigmatisent, s'étale de
nouveau à l'époque de la prétendue c. Réforme «, puis
à l'époque de l'Encyclopédie et de la Révolution.
Cornélius Agrippa (i486-i535) renoue la tradition de
Pythagore et de Platon, instruits par des « devins de
Memphis » (OEuvres, livre I, p. 5-6); au xviii* siècle,
Fabhb d'Olivet et surtout Cagliostro (cf. D'' Marc
Haven, Cagliostro, chez Dorbon, 1912) popularisé
sous son vrai nom (Joseph Balsamo)par Dumas père,
fontéclore une épidémie d'occultisme, sous le nom
de mesmérisme, puis de spiritis.me (v. ce mot). S'il
paraît exagéré de direavec Bouhgeat (.Ua^-ic, p.48)
que l'occultisme se transmet de génération en géné-
ration depuis cinquante mille ans, du moins peut-on
admettre que « pendant de longs siècles les pytho-
nisses, les sibylles, les augures elles haruspices, re-
gardés comme des êtres surnaturels, dirigent les so-
ciétés » (Bbghon, La Divination et sa répression dans
l'histoire, p. u). Et les manuels si instructifs de
Mannhardt {/.auherglaube..., etc. Leipzig, 1897) et
de Kiesewettkr (Der Occultisnms des .ilterlunts et
Die geheimnissenschaften, Leipzig, iSg.'') pourraient
se condenser dans ces remarques de L. Bertrand
{L'occultisme ancien et moderne, Bloud et Barrai,
iSgg, p. 42) : « L'occultisme moderne est calqué sur
l'occultisme ancien » ; il existe un lien entre le sa-
béismechaldéen.la Kabbale (voir ce mol), leTalmud,
la Franc-maçonnerie; « à travers le voile de toutes
ces allégories... sous le sceau de toutes les écritures
sacrées, sur la face noircie des sphinx, dans les em-
blèmes de nos vieux livres d'alchimie, dans les céré-
monies de réception pratiquées par toutes les sociétés
mystérieuses, on retrouve les traces d'une doctrine
partout la même et soigneusement cachée >i.(Eliphas
Levi, alias Constant, prêtre égaré, cité par L. Ber-
trand, ibidem, p. 52)
3. Contenu de l'occultisme. — L'occultisme existe
donc. Il oppose une doctrine à la vérité catholique.
En ce qui concerne Dieu, la tradition occultiste,
fidèlement recueillie par Fabrb d'Olivet (Commen-
taire des vers dorés de Pythagore, éd. Treuttel, i8i3,
p. 562-363), est apparemment vague, en réalité pan-
théistique ou athée. Qu'est-ce que ces ■■ sept façons
de concevoir Dieu », au nombre desquelles Harbison,
le théosoplie {Six conférences sur l'Occ, trad. alle-
mande, 1897, m" conférence) compte le 0 panthéisme
chrétien » et le a polythéisme chrétien »? Qu'est-ce
encore, dans l'univre de Fabre d'Olivet lui-même, que
cette divinité présentée tour à tour comme triple
Iil9
OCCULTISME
1120
à la façon de !'« univers », ou double à la façon
de la (i nature >', ou une dans sa cause, ou
inûnie à la façon de la matière? De la Trinité cliré-
tienne, cet occulUsle autorisé ne reproduit que la
déformation <c tliéosoiihique » nu « taoïste > (cf. p. 36'i,
note 3 : l'autorité de Lao-Tzé seule ici nous garantit
que Dieu est triple : Y est l'unité, Hi l'Existence uni-
verselle, — Ouai l'existence individuelle). Ce n'est
point là la Trinité, ni rien qui lui ressemble. Du
reste, les occultistes modernes se flattent de rendre
éblouissant, par un petit v diagramme », le mystère
de la Trinité, qui ne o paraît incomprébensible »
qu'aux malheureux dont ce diagramme est ignoré.
(LeADBBATBR, op. cit., p. /I9; cf. PÉLADAN, L'Occ.
colliolique, V, 1898, p. 819 : c Les liyposlases néo-
platoniciennes éclairent singulièrement le dogme de
la Trinité, n) .\utant dire que la mystérieuse Trinité
chrétienne n'est pas l'objet de leur théodicée. La Per-
sonne même du Cbrist y est toujours spécialement
trahie, soit qu'on en parle d'après des sjaibo'es des
« temples d'Egypte de l'an 2600 av. Jésus-Christ »
(Encaussb, L'Occ. et le Spiritual., 1902, p. 1) ou
de rborniétisme (interprétation symbolistique de la
conceptit)n virginale du Christ : Wirth, i.e Symbol,
herm., p. 54 ; — cf. W. Hack, HP vol. des Sudlta-
rana Dhurma Séries, Madras, 191 1, p. 1 1 : « "'« ""'J
well acccpt the hislorical crucifixion of Jésus at .leru-
salem as an allegor^:.. »), soit qu'on dénature la
figure divine sous les traits d'un « magicien » à
vrai dire « prodigieux » (Platon ; préface du AJérn.
de .ScHoi'ENHAUKR, siir les se. occ, 1912, p. xxxiv-
xxxv), soit qu'on la conteste (Blavatsky, op. cit.,
p. 2/) : « celui qui s'est, croit-on, oHerl en sacrifice
pour l'humanité »), soit enfin qu'on la blasphème
(cf. 1' « évangile » luciférien d'Alb. PiCK, cité par
Bois, 0^. cit., p. 1O8-170). Non seulement, d'ailleurs,
l'Incarnation du Christ est traitée comme l'échanlil-
lon d'un phénomène plus ou moins banal, plusieurs
« logos » pouvant « émaner de l'Absolu » (Briku,
Essai crit sur ta Forme, p. i3), mais « il n'y a pas
de création unique r> (ibidem). C'est la théorie même
du Démiurge im[)arfail, théorie prêchée par les occul-
tistes du roman de M. Anatole France (/.« fiâtisserie
de la R. P.), théorie déjà périlleuse et sacrilège sons
le voile aimable d'un a|)parent badinage, plus perfide
encore sous le couvert usurpé de « nos grands natura-
listes actuels 1), prétendument « convaincus de l'in-
existence d'une puissance surnaturelle » (Micha, l^ers
l'Eternel ahsulu) et conliants dans la seule Nature.
(Ces grands naturalistes se réduisent au seul
Haeckel !)
On voit que si l'occultisme, sous le nom de théoso-
phie (cf. D Fehrand, /?ei)/e de Philosophie, igi3),
ad'ecle les allures d'une religion dogmatique
(Mme Blavatski, p. 4 16 : « L'Etudiant doit croire •)
plus ou moins nuancée de spiritualisme en apparence
(Fhbimark, fl/e Okkull. /Jeireo^i/Ho, p. ■jg-^y), et prêchée
comme une doctrine protestante (cf. Mme A. Besant,
f.a vie occ. de l'Ii,, éd. théosophiques, igi^ — et
Mme Blavatski, Se. occ. et se. inod.), celle <s religion
irréligieuse » (Bois, Monde invisible, p. ■jS) emprunte
son germe aux jardins légendaires de la Chine et de
ITnde, au taoïsme ou à la Doctrine des Pitris (Jacol-
LioT, op. cit.: — cf. Mme Bfsant, op. cit., p. 65-66,
ajoutant aux préceptes de la charité chrétienne et à
ceux du « seigneur Bouddha » une démonstration (!):
« les vibrations d'amour éteignent les vibrations de
haine ») Dans l'esprit des malheureux qui s'imagi-
nent que lEvangile est dépassé par ce jargon, la
Divinité apparaît comme un principe universel,
incorporé au monde (triple comme elle : Ftihigkeit,
Kraft und Wirhiin^ sind zusammen Eiiis, a le poten-
tiel, la force, et l'effet, sont un ensemble », anonyme
cité, Die Lehre, etc. Leipzig, 1895). Même « considérée
dans rintelligence humaine » la Divinité <i se montre
sous remblème du Ternaire universel» (Fabrb d'Oli-
vET, loc. cit.). L'homme est identique au monde et
à Dien. « Par la façon dont se forme le ternaire »,
dit posément Papus (Traité éléni., p. 54), « nous
avons découvert une loi cyclique présidant à l'évo-
lution des nombres et par suite à celle de la Nature
entière... ». Delà cellule à l'univers, en passant par
divers chaînons d'agrégats, corps, humanité, astre,
il n'y a que des « octaves de l'unité toujours la même»
(Patus, ibidem, pp. 55-56), chaos où une métaphore
sert de preuve, et d'où l'on tire seulement que
l'homme n'est rien d'exceptionnel dans l'univers. On
lui promet un chimérique « sixième sens » (Micha,
op. cit., p. 3^), déjà rêvé par PAn.iCELSE(cf. supra, ^i)
sous prétexte que l'humanité va entrer dans soi
sixième àgc, cautionné par 1' « étude occulte di
l'Evolution •>; mais en échange de celte promesse ur
peu vaine, l'homme reçoit le titre immédiat de « cel
Iule de l'animalité » (Papits, Inc. cit.). En ce qui con
cerne la psychologie, les doctrines de l'occultisme si
lessenlent plus ouvertement de leur origine hindoue
la personnalité humaine se noie dans la fiction d'uni
« vie commune », d'un » réflecteur commun de ton
les les imaginations et de toutes les mémoires 1
(Elipuas Lkvi, Le grand arcane, p. 9). La paresseuS'
morale qui nous montre le bonheur cueilli san
effort comme une fleur fatale et merveilleuse, trahi
aussi l'ombre molle des pagodes. L'homme doit s'éle
ver sans doute hors de l'humanité; mais il porte ei
lui-même le principe de son ascension (Papos, Traite
p. 358-205; cf. Bosc, Yoghisme et Fakirisme, p. 9)
il est la « manifestation d'un pouvoir infini » (Hahi
M.\NN, La AJagie bl. et noire, trad. franc., p. 5i); s
volonté est le maître des énergies (Meisti-r de
Kriifte, Bi.AVATSKY, I, op. cit., p. 5^); par elle, i
unit sou 0 esprit à l'Esprit universel étendu à Ira
vers l'espace » (Haiitmann, op. cit., p. 25i). L'occu
lisme, qui n'a d'autre but que de régir {hemeisteri
celte force cachée dans les hommes el dans les chc
ses (Fueimark, Die Okk. Be^vegung, Leipzig, I9i2,p.5
parle sérieusement de la « divinité » de l'homni
(même auteur, Geheimlelire, etc., Leipzig, ii)i3, p. 28
de <c tout homme », puisque « tout homme est réeil
ment pour lui-même son juge, le dispensateur de f
gloire et de son obscurité, l'arbitre de sa propre vi
sa récompense, son châtiment ». (Leadreater, 0. c
p. 10) Si l'épreuve est raanquée entre la nais.sam
el la mort, si Ihomrae ne se récompense pas tout c
suite, il en sera quille pour une « réincarnation
(cf. Jacolliot, op. cit.). La crainte de l'enfer e
agréal)lement, mais dangereusement remplacée pi
celte fantastique espérance, que rien ne cautionni
On reconnaît là l'audace d'une doctrine dont les se
taleurs osent, dans leur ombre occulte et sléril
apostropher l'auguste Flambeau du monde(cf. Wro
ski, cité par Papcs, 0. c., p. 69-70, écrivant au pa|
qu il fallait laisser l'homme « opérer sa création pr
pre par la découverte de l'essence de l'absolu ». C
ne sait ce qui l'emporte ici, de l'orgrieil ou de l'ab'in
dilé). Mais sur quoi se fimde celle audace? D'où \ ie
aux occultistes celte notion de l'homme ternairj
« microcosme » résumant le « macrocosme » du mond< '
(Freimark, Gc/ieim/e/ire, p. 126., sq. — Pvpus, op. ci
p. 6) Qui nous prouve que « ces trois prinoip
divins, universel, terrestre et humain», sont ide,
tiques en Dieu, en nous, dans l'univers? Pour qu
prix, après quelle épreuve eourt-on le double ri „
que d'affoler l'homme en l'exaltant, d'anéantir eu 1 ,
la notion divine altérée? ,1
L'occullisrae a beau prendre un ton catéehistiqi;
(cf. Papus, Qu'est-ce que VO., p. 5), menacer 1
L121
OCCULTISME
1122
•écalcitrants(6ouRGBAï: a Vous n'eiupèclierez jamais
a iNalui'edelre ce qu'elle est v, op. cit., p. 3i). cilerdes
lulorilcs mal déliiiies d'ailleurs (cf. Kaiire u'Olivet,
r/i.s/ uliil. du genre humain. Dissert, introductive,
/o\. I, p. 7 : « livres sacres des nations u ; — cf.
Iacolliot, op. cit., p. 19: € Les inities de toutes les
latioiis 1 ; — cf. Papus, Occ. et Spir., p. 8y : « livres
nitiatii{ues » ; — cf. Elumias Lrvi, cité par Lanceljn,
)/>. cit., p. 26, empruntant aux « Hébreux » et au
( chevalier de Keicljenbacli » la révélation de l'Od,
I agent mixte, agent naturel et divin, corporel et
ipiriluel. médiateur plastique universel », etc.), les
rois principes de l'homme ne sont pas garantis. Il
f a des désaccords entre les auteurs, sur la nature et le
10m de ces principes (corps astral, corps visible,
'sprit de BoURGEAT, op . cit., ch. 11, p. aS sq; — par-
ie matérielle, esprit, fluide astral ou peiispril, Bosc,
Oicl. cité, art. Uuinme). .Vu sein même de la doctrine
exprimée par un seul auteur, il y ades contradictions
naurmontables : Encausse (Ucc. et spiritual., p. 89)
inseigne, par exemple, qu'Adam ne représente pas
in homme individuel, mais l'humanité. Gomment
lonc cet être collectif « occupait » il (à l'imparfait)
1 tout l'espace intra- ou mieux inter zodiacal, sur
equel il régnait en souverain s? Cruelle énigme!
Base fragile pour ce c messianisme spécial » auquel
iliaque race est appelée I (Pafus, op. cit., 26)
En réalité, l'occultisme ne révèle ni ses preuves
[qu'il serait bien en peine de fournir) ni ses sources.
IJuand il explique le corps astral par le sommeil lé-
thargique (BoURGEAT, p. 3o), il argumente en obsca-
rum per ohscuriiis ; quand il établit latrinité humaine
sur les trois prétendus <■ orilices » de la tète, de la
poitrine, de l'abdomen (oreille, nez, bouche), il se
moque du monde, pour plusieurs raisons, dont la pre-
mière est que l'oreille n'est pas un onlice (cf. P.\pus,
Occ. et spir,, avec schémas; Bosc n'est pas moins
vague ni moins jovial dans sa description, dilférenle
d'ailleurs, des sept centres de force, Yoghisme et
(akirisme, p. i8-ig : un de ces sept centres serait
l'odorat, moteur des organes sexuels, situé en bas de
la colonne vertébrale, p. 9, ibidem, et de couleur rouge
orangée, p. a6; — un autre serait l'ouïe, moteur delà
voix, de couleur argentée, p. 26, etc.) La seule preuve
que l'occultisme invoque, c'est l'analogie (Pai'us, o.c,
p. l'j : l'analogie... « vient appuyer la déduction et
î'iniiiiclion ». Cf. Briku, cité par Pagnat, o.c, p 12 :
(1 le l'ait analogique est abstrait, général, universel »).
Or s'il y a une vérité indiscutée, c'est que comparai-
son n est pas raison ; analogie n'est pas logique. Le
même i$rieu, cité par le même Pagnat, ibidem, p. 59,
l'avoue lui même : « on risque souvent de prendre
pour analogues des faits qui ne correspondent pas
du tout ». C'est par analogie qu'on nous apprend
que la croix du Rédempteur était connue aux Indes
de toute antiquité, et que l'inscription INRI dési-
gnait les quatre éléments(/«m r:= eau -|- JVoiir^ feu
-|- Itnach =^ air-)- labeshuh =; terre : Hartmann,
p. 43-">), ce qui rappellerait, si la gravité du sujet
autorisait un tel rapprochement, les étymologies
fantaisisies de l'humoriste Touchiitoiit : de S[dri-
tuelles analogies lui faisaient imputer à l'invention
des cabs l'origine du mot autnniédiin. La théorie des
n âmes sœurs « de Papus (o.c, pp. 4o-4 0 n'a pour elle
que d'être u très utilisée par les poètes n : c'est peu
pour la rendre vraie, voire vraisemblable. Mieux
vaut confesser, avec les occultistes eux-mêmes, que
leurs 11 expériences » et leurs « démonstrations «ont
besoin lie plus de rigueur (Pagnat, p. 17, amorce
ainsi un appel de fonds en vue de nouvelles '• expé-
rimentations »), et qu' « en se |ilonj;eant(lnns l'élude
de rcicciiltisme... on se forme une idée toute nouvelle
de ce qu'on appelait précédemment une preuve... on
Tome \\l.
apprend que ce mot perd sa valeur « (Steiner, I.a Se.
ucc, trad. Sauerweim, Perrin, 191 4, p. 19). Et en
ell'et, si l'occultisme [lart à la conquête d'un « fait mé-
taphysique » et prétend le trouver « dans les proprié-
tés générales des antinomies », dans les « contradic-
toires, à l'état abstrait » (Strada, Brieu, cités par
Pagnat, p. 1 2), si d'autre part, à défaut d'arguments,
les autorités se voilent sous les noms les jilus anti-
ques et les plus vagues (« collèges sacerdotaux de
l'antiquité, cryptes sacrées », Lanchlin, p. 23), le
profane de bon sens ne peut que dire de tels maîtres :
Sophistes impuissantsqui ne croient qu'en eux-uémes.
Quels sont leurs arguments et leur autorité?
4. Intérêt de l'occultisme au point de vue apologéti-
que.— Cette doctrine dont nous venons d'étudier l'es-
sence, l'histoire, et le contenu, est hostile à la foi,
donc dangereuse pour les croyants. Mais n'est-ce pas
lui faire trop d honneur que de l'analyser ou de lu
discuter'.' Empressons-nous d'ajouter que la concep-
tion fantastique de Dieu et de l'homme n'est pas
tout l'occultisme; que, par le lluide astral, on pré-
tend ex[iliquer la présence de l'homme hors de lui-
même, régir cette évasion et atteindre les objets
naturellement inattingibles. A l'occultisme se rat-
tachent donc les méthodes utilisées pour conquérir
ce qui est éloigné dans le temps ou dans l'espace.
Si ces méthodes donnent des résultats sans que lu
raison ou la Révélation en justilient le comment,
l'hypothèse d'une intervention préternalurelle est
seule soutenable. Si elles ne fournissent pas de ré-
sultats, ce sontdes entreprisesmensongères. Si enfin
elles fournissent des résultats troublants au prix de
désordres sociaux, moraux, mentaux, physiques, le
charlatanisme se double d'un péril constant et
complexe.
L'apologétique a donc, en général, à justifier
l'Eglise d'avoir toujours soutenu 1' « hypothèse »
d'une intervention préternaturclle dans certains cas,
et, en particulier, à montrer les principes du discer-
nement entre ce qui est dém<iniaque, charlatanes-
que, et pathologique, dans les iihénomênes de notion
ou d'action à distance. Avant de passer à celte étude
particulière, rappelons que l'Eglise est accusée :
u)d'avoirégaré le bras séculier en poursuivant les
sorciers qui ne méritaient qu'une chiquenaude ou
qu'une douche dans un temps où la « science et la
loi » n'avaient pas « diagnostiqué la névrose ou pro-
clamé l'imposture » (Bkcuon, op. cit., p. 9); en entre-
tenant « l'idée d'êtres humains et extra-naturels »,
l'Eglise nous « débilite» encore (db Cauzons, Sorcel-
Irrie..., p. xiii-xiv ; — cf. Debay, Ilist. des se. ncc.
depuis l'nnliquilé, 1860, p. 2). Mais on l'accuse aussi
t) d'imiter ce qu'elle cou ilamne, et de disséminer un
mal aggravé delà par ses foudres. « Songes, visions,
illuminations soudaines..., lieux de pèlerinage rappe-
lant les oracles d'autrefois, surtout les oracles médi-
caux, rien ne manque à la divination chrétienne. »
Telle est l'objection formulée par le savant Bouciié-
Leclercq, dans l'article /Jitinatîoii du /) et. des An-
liq. de .Saglio, p. 319, le crédit du maître laissant
croire aux naïfs qu'il y a similitude entre Epidaure
et Lourdes, du moment qu'il omet d'ajouter qu'il
n'a vu (lersonne vaticiner parmi nous 1 Mais on voit
combien la partie serait belle aux adversaires de
l'Eglise, s'ils pouvaient lui retourner les anathèmes
qu'elle lance à l'occultisme;
c) d'enrayer, par ses condamnations, un mouve-
ment peut être fécond, u Satanisme et occultisme
sontdcux pôles absolument opposés » (Bosc.,«/). cit.,
p. 11). Pourquoi traquer ces bons « marlinisles...,
philosophes et croyants sincères » (on ne dit pas de
quel credo : Papus, Calliol., satanismt, occultisme,
36
1123
OCCULTISME
1124
p. 34)? ces inoffensifs occultistes, antiniatérialistes,
antiathées (comme le démon d'ailleurs), dont la doc-
trine (Pai'US, Le Diable et Voce. p. 5) « entend appor-
ter une série d'hypothèses » (ni jjIus ni moins!)
« susceplililes d expliquer rationnellement la cons-
titution de l'homme » ? Pourquoi cette « levée de
boucliers du cléricalisme a ? (Bosc, Dialiol. et occul-
tisme, p. ili) Sait-on que « si le mouvement scien-
tilique a si fortement progressé dans ces dernières
années, on le doit surtout » à l'occullisnic? De quels
trésors le monde ne serait-il pas enrichi si l'Eglise
laissait dire (|ue Bernadette a vu « l'aérosome » de
la Sainte Vierge, les médiums étant très excités « par
l'odeur des l'oins », même le ii février? (Cf. Niigai-
HOK, A'. F), de Lourdes et l occ, p. 27) Au lieu de
cela, l'Eglise n'admet qu'une science « llu"ologi<jue,
bien plus. divine » (id., p. 4o — cf. Bosc, Diabol. et
occ, p. 21, etc.). Il ne reste plus qu'à lui suggérer
les i< fermes propos d'une vraie contrition », si l'on se
moque du monde (Péladan, p. 87, op. cit.), ou à crier
Cavele papnm! (Maack,) prél'ace à l'cd. du livre
d'Andréa, Berlin, igiS, p. liv) si l'on se sent touché.
II. Bilan de l'occultisme. — i. Phétbndubs
RÉVKLAriONS DES TK.MPS KLOIGKÉS. — A) SUR LB l'ASSK.
— La divination et l'action à distance ne sont pas
tout le programme de l'occultisme. Dans les temples
d'Egypte, s'enseigna t une u doctrine philosophique
et religieuse » (IIa.itan, Contiih. à l'élude de l'Al-
chimie, igo'i, p. 39), où venaient s'initier « les plus
grands hommes de tous les pays » ; en Grèce aussi
(Lanorlin, o. c, p. I2-|3) les mystères d'Eleusis ensei-
gnaient la « destinée de l'âme », et le mythe de
Proserpine suggérait la doctrine des réincarna-
tions. Les secrets de nos origines et de l'origine
du monde n'étaient pas absents îles préoccupations
des maîtres, comme aujourd'hui la constitution
occulte de l'univers, avec ses quatre éléments peu-
plés d'Elémenlals (gnomes de la terre, sylphes de
l'air, ondins de l'eau, salam.indres du feu, cf. Boso,
Gl)ssaire) et d'Elémentaires ('< fraction animale »de
l'homme " à l'étal très dilué et pourvue de son intel-
ligence »). Les occultistes de l'ancieiineGrèce auraient
été au courant «le la chute de l'homme (^.'noyjia. de
Speusippe, cf. Dutrns, Ori^. des f'écouv. allrihiiées
aux modfrne.'i, Londres, 1796, p. Sig) et de la créa-
tion du monde ((feiWem, p. 3i4); ceux du Moyen Age
se seraient ePTorcés de prouver qu'Ovide en ses Méta-
morphoses enseignait sous des allégories la constitu-
tion occulte de l'univers (Deucalion et Pyrrha =: or
et argent! cf. Ku.n'tzk. thè'^e de doctorat. Halle, 191 .!.
p. -29 etc.); ceux d'aujourd'hui professent, toujours
comme les romanesques éruilits de M. Anatole
France, qu'Adam aurait « eu commerce •> avec les syl-
phes et le-* salamandres (Gallais, Myst. de la Ma^ic,
p. 61) et que la couleur noire des descendants de
Cham viendrait de ce que Cliam avait préféré son
épouse aux sylphes (Soit diten passant, cette absurde
insulte à la sainteté du mariage porte une marque de
scandale qu'on retrouve dans tiuis les enseignements
de l'occultisme : l'alchimie ne (latte pas moins la
paresse; l'envoûtement, l'envie; l'a>itrologie, l'or-
gueil.) — On s'est elTorcé d'accommoder aux décou-
vertes me)dernes les enseignements de l'occullisme
en matière de chimie et de physique (^'APOS, la ma-
tière tle< œtivres magiques, ifjo3, p. 8 10) : air, eau,
terre, feu, seraient les états gazeux, liquide, solide
et radiant de la matière. Mais ces » analogies » dé-
couverle« après coup auraient été plus fécondes si
elles avaient devancé les travaux de Curie. De même,
l'anonyme qui nous as-sure qu'on • hypnotise avec
un navet parce que lecôté île la tiireesl positif comme
le front et le bout de la racine négatif » (X, '<ecret.i du
magnétisme, chez Garnier, 1910, p. i4). ou Papus qui
nous révèle que « le cœur est toujours complémen-
taire du cerveau, et i)ar suite positif chez la femme,
et négatif chez l'homme » (o. c, p. la), ont beau
mêlerdes conceptions scientiliques à leur empirisme !
Ces aphorismes revêtus de science font un peu l ell'et
de sauvages endimanchés. Le colonel de Rochas a
raillé la théorie surannée des quatre éléments. —
Une remarque s'impose aussi à la lecture de l'ouvrage
de Dutens (cité plus haut) atlrihuant aux anciens la
découverte de l'électricité (p. iy6). Dutens écrivait
en 1796 ; sa démonstration ne s'est pas étendue aux
découvertes postérieures à l'annéeoùil écrivait. Lan-
CBLiN (0. c, p. 8, note) prétend cpie vers l'an 1 v5o le
rabbin Jéchiché foudroyait de décharges électriques
les indiscrets qui pénétraient dans son laboratoire,
éclairé à la lumière électrique. Ce récit fantastique
rendu très invraisemblable par l'inexplicable igno-
rance où les héritiers de ce savant auraient vicu
depuis, ne prouverait pas, même vrai, que ces
résultats scientifiques aient été dus à l'occultisme :
car il n'a point produit de tels fruits depuis tors; et,
même aujourd'hui, en quoi devance-t-il le progrès
normal des sciences ouvertes? Infécond sur h- tir-
rain de l'expérience, l'occultisme est donc sujet i
caution sur les prétendues révélations qu'il nous
a])porte concernant l'origine et la constitution du
monde, la création de l'houmie, etc. Du reste, il y a
désaccord entre certains occultistes sur l'acquis
scientifique dont ils ont le prétendu monopole (cf.
Lancrlin, pp. Il et |3, critiquant Lbadueatkb).
B) Suit l'avbnih. — Mais l'objet principal des ora-
cles n'est pas quid est? quid fnctiim est? C'est qiiid
fiel? quid ageudam ? (Legrand, thèse de doct. es
lettres, Kontemoing, 1898, quo anima Graeci divina-
tiunem adhibuerint.)
%\) La divination. — La divination, pins encore que
la science du passé normalement accessible à rhomine,
a fait de tout temps le principal objet de l'occultisme.
Connaître l'avenir est la grande tentation de la cu-
riosité humaine. Nous pouvons parfois le conjecturer,
mais <l'aulant moins qu'il dépend de causes plus
libres. Sur la validité de certains éléments de conjec-
ture sont établis les paris, aléatoires dans des cas
isolés, prudents en masse (barèmes des Compagnies
d'assurances). La météorologie, l'agriculture, la stra-
tégie, la médecine sont des sciences qui com|iortent
nécessairement des pronostics, car il serait impru-
dent d'agir comme si certains effets ne devaient pas
résulter de certaines causes. On peut même faire des
conjectures plausibles sur les décisions des causes
libres, car il se mêle à leur liberté des inclinations
naturel! es et fa taies, quoique non fatalement eflicaces.
.Supposons maintenant (pie îe pronostic, au lieu c! être
raisonné, soit instiUctif, soit senti au lieu d'être
pensé, il prend le nom de pressentiment. Le pres-
sentiment est un pronostic accessible à l'animal
même, quelquefois génial chez l'homme, plus sou-
vent subconscient et réalisé ilans ces cas normaux
ou pathologiques où les facultés inférieures de con-
naissance sont exallées. I.e pronostic se base sur des
signes avant-coureurs, parfois en apparence insi};ni-
liaiit^ ; '( //«>(7Ta oi Xî5c.u/KKr£sy sv zv.ïç TTpotrt/.Sstvi^ x«c
7r5oat7^/)c-£»iy » (Galien',' Ort à vcciro^ tv.rpèz,,, flébut; et
Plutabqub, De Simitate prnpceptn, xi). Mais ce qui
est de faible importance est beaucoup niienx perçu
quand les sens et le souvenir sont aiguisés par 1' nat-
tention de l'ànie à l{)ut le superflu du décor. Le som-
meil naturel ou arliliciel (hjpnose) favorise donc le
pressentiment. Galikn le savait déjà (éd. Kiihn. t XIV,
p. 5()9 sq.); ARisrtiTE aussi : a '£v 5è tÇ KuOsijhitv,,, «e
fjLtxpy.l [cthSryjtu^ /j.e-/xixi ooK'jiisiv tivv.i, quand on dort, ce
qui est petit paraît grand »(Z)e divinatione in somno,
c. I, p. 5e3, éd. Didot).
1125
OCCULTISME
1126
^2) L'état divinatoire. — Mais l'élat particulier
qu'on appelle le sommeil, même normal, est un étal
dans lequel nos sens et nos facultés psychiques peu-
vent logiquement subir, et subissent réellement
parfois, l'action d'un esprit, ange ou démon, ou du
Saint-Esprit lui-même. Les anges étant les ministres
de Dieu, il ne reste pratiquement, en dehors des
songes naturels ou pathologiques, ((ue les songes dia-
boliques ou divins. De ces derniers, les saints Livres
nous fournissent quelques exemples (songe d'Abi-
mélcch, Gen., xx; ~ de saint Joseph, Mallk., 11; —
des mages, Malth., 11, etc., etc.). — Quelquefois la
nature d'un songe transcendant demeure douteuse,
et les théologiens discutent. — En matière de songes
ordinaires, il est quel(|uefois malaisé aussi d'établir
s'ils sont normaux ou pathologiques, si la clair-
voyance excessive dont ils témoignent dénote un
état morbide ou demeure compatible avec la nature.
Dans l'hypothèse de morbidité, il y a lieu d'établir
si les démons n'utilisent pas ou ne provoquent pas
un état favorable à leur action hypothétique, et qui
peut être la matière d'une tentation et d'un péché.
On voit combien la question est complexe.
Du reste, l'oniromancie ou divination par les
songes n'est pas tout l'occultisme divinatoire. Les
autres formes de la mantique postulent chez le devin
ouladevineresseun étal morbide ou prélernaturel au
moins aussi différent de l'élat normal que le sommeil.
En cela la divination se distingue bien nettement
de la prophétie; dans la divination, comme dans tout
pronostic ou pressentiment, il y a exaltation de cer-
taines facultés humaines qui vont au-devant de la
vérité; dans la prophétie, il y a démarche de la vé-
rité elle-même vers l'inlelligence humaine qui reçoit
sans effort une impression parfaite (cf. saint Tho-
mas, 11'' ll**^, q. CLXxi, a. 6 : la prophétie est une con-
naissance imprimée dans l'intellect du prophète par
une révélation divine). On ne s'exerce pas à la pro-
phétie; on s'entraîne à la mantique. Les Pythies et
Sibylles étaient des professionnelles de l'exaltation
divinatoire.
L'occultisme peut avoir fait appel au démon pour
réaliser ou perfectionner les états divinatoires, dans
un temps où la science était loin de pouvoir réaliser
ces états par ses seules ressources, loin de concevoir,
même, un rapport de cause à effet entre ces états et
les éléments éloignés du pressentiment qu'ils déclen-
chent. Mais toutes les f(jrmes de divination se ratta-
chent à un dédoublement de la personnalité, au gré
duquel les facultés psychi<]Ues inférieures augmentent
d'intensité. Si la divination est pratiquée à l'état de
veille, elle témoigne toujours d'une acuité excep-
tionnelle de facultés instinctives, d'une espèce de
« flair » discernant une relation que l'intelligence
elle-même n'explique pas, entre le symptôme inter-
préié et la conclusion du « devin ».
§3) /.'objet de la dii'ination. — C'est ainsi que,
dans le corps humain, les signes les plus cachés
peuvent être un élément de pronostic et de diagnos-
tic. L'arthritisrae, la tuberculose, la syphilis, se lisent
sur certains visages; et, dans l'état actuel de la
science, nous rattachons le signe à son sens par tous
les chaînons qui l'en séparent. A la rigueur, le grand
nombre des cas où le lien se vérilie autoriserait
encore scientifiquement la conclusion, si l'on ne com-
prenait pas le rapport entre le signe et l'état qu'il
trahit. C'est ainsi qu'en tout temps on a pu concevoir
un lien entre les traits du visage et le caractère (phy-
siognomonie), ou enire la furme de la main et les
apt itudes(ch iromancie),ou en Ire l'examen de l'arrière-
faixet le tempérament du noviveau-né (amniomancie,
Lancblin, op. ciV., ^2), ou enfin entre le type de l'écri-
ture et les dispositions révélées par les gestes qu'elle
ébauche (graphologie). Ilien d'occulte dans ces
sciences quand les rapports sont observés avec con-
stance, ce qui est le signe de la science, à plus
forte raison quand les rapports sont comjjris, ce qui
est déjà philosophique. Oo considère comme des
savants Lavater et Gall, mais à condition que leurs
conclusions soient analysées par des hommes épris
de rapports constants (cf. D^ Blondel, La Psyiho-
physiol. de Gall et ses idées directrices, thèse de
Paris, lettres, igii), et non mêlées de spéculations
fantaisistes sur les quatre humeurs (Cénia Lioumow,
/.es Visages et les Ames, p. 187 sq., après avoir invo-
qué Lavater, p. 17). 11 peut être scientifique d'étudierla
chiromancie ou chéiroacopie (Bosc, iJict.; cf. Vas-
CHIOH, /.a Psychologie de lu main, Collection Peil-
laube, éd. Rivière); celte science n'est qu'une forme
ancienne (cf. Hekmippk, De Astrologiu diaUigtis, éd.
Kroll,p. 5) de la physiognomonie ; et l'on peut même
étudier la main du singe (Combes, Le Cosmos, iyo8,
cité par Piobb, Année Phitus., 1908); mais il faut se
garder de tout pronostic établi sur un empirisme
incompris et hasardeux (Lamblin, Des vrais secrets
des se, occ., p. ^o sq. ; — cf. Stklla, Se. occ., 1900,
p. 25, joignant de stériles remarques pour les
« initiés » à des vraisemblances scientifi(jues sur la
séméiologie des phalanges, p. 22-24). H faut se gar-
der surtout de déterminer ce qui dépend de la liberté
de Dieu (ligne de vie) ou de l'homme (don de soi-
même, carrière, mariage, etc.) : Piobb cite une sep-
tuagénairedontlalignedevieétaitrudimentaire(yJnn.
pliil., 1907, p. i3.0); il y a de nombreux désaccords
entre les chiromanciens au sujet de l'inlerprétation
de la ligne de vie (Bois, Péril occ, p. 63), et l'on voit
des hommes partager un même destin avecdes lignes
différentes. — 11 n'en existe pas moins une solidarité
indéniable entre certaines formes de muscles et cer-
tains gestes habituels ou virtuels, et d'autre part
entre ces gestes et le tempérament. 11 peut donc y
avoir un rapport de cause à effet, scientifiquement
observé, non seulement entre la forme des mains,
mais même entre la démarche, le port de la canne,
l'usure des semelles, la tenue des vêlements d'une
part, et le caractère d'ailleurs (Echo du merveilleux,
i5-o4 et 01-06, 1907) : le bon sens et l'expérience de
la vie courante enseignent à juger les gens sur la
mine et sur ta tenue, et souvent le flair exercé ne s'y
trompe pas. Nul besoin d'occultisme pour remarquer
(Lamblin, op. cil.') que le rire en A est le rire des
gens francs. L'écriture aussi dispose favorablement
ou non les profanes; un homme peu exercé en gra-
phologie eoiinail des types d'écriture qui trahissent
le sexe, la profession, la nationalité; il n'est pas
jusqu'à certains ordres religieux où l'écriture ne
présente chez tous les profès un air de famille. Mais
dans le détail les rapports sont iii plus subtils :
l'expérience ne les justifie que « huit fois sur dix »
(Papos lui-même, /.es ails divinatoire^, p. 12); la rai-
son ne les saisit pas : pourquoi le scripteur qui liiirre
la première partie de sa signature veut-il cacher (|uel-
que chose de sa vie privée ■ (G. dr Fallois, conférence
à la suite de l'ouvrage de Duciiatel, cité in/ra, % télé-
pathie, p. 121) Les occultistes ici avouent que ce
qu'on « surprend » vaut mieux que ce qu'on c ap-
prend » (Stella, o/). cit., dédicace) : ils n'ont donc |)a8
de principes.
§ 4) /a méthode divinatoire. — Quand la divina-
tion s'exerce sur d'autres objets que le corps humain,
elle devient de plus en plus aléatoire; mais il s'y
mêle encore un principe scientiliijne de pronoslic
plus ou moins perceptible, dans la mesure même
où une personnalité humaine agit à son insu sur
l'instrument prétendu de la divination. De même
que ce n'était pas le coq qui avait averti saint
1127
OCCULTISME
1128
Pierre de son reniement (Clara Baillod, Alectryo-
mancii^, p. 23), mais le souvenir de Dieu qui lui
avait i>ài lé du coq, de même la divination par les
oiseaux (thèse de David, l.e droit uuf(iiriil et lu dimi-
nution o/f. des h'oinaiiis) empruntait à des re-
marques inconscientes des augures la seule sécu-
rité que donne un rapport constant de cause à
eir-l. S'il est vrai que Calclias (Homèrk cité par
CiOKBON, De Di'iri.) ail i,révu par le vol des oi-
seaux que la guerre de Troie durerait dix ans, de
deux choses l'une : Ou bien il y avait un rapport
entre le signe et la durée de la guei re, et ce rap-
port était pressenti sinon compris par le devin : par
exemple du sens des vents à l'atlenlc des secours
venus par mer, etc.; ou bien il n'y avait aucun rap-
port,et ce n'était pas une divination par les oiseaux.
Un ra()port de ce genre, plus ou moins « occulte »,
mais plus ou moins concevable, existe entre les
mouvements du devin et l'objet qu'il manie par sa
divination. C'est ainsi que des objets inanimés peu-
vent servir à la manlique. Le Calchas ancien ou
modrrne est alors le seul auteur du pronostic l'acile
ou non, fondé ou non sur de bons éléments de con-
jecture ; une fois son pronostic fait, il imprime in-
consciemment au cristal (cristallomancie : cf. Gras-
SKT, O. II. et aiiioiiia'liiii, p. i35 sq.), à la cou|ie
(lécunomancio, cf IIunoer, in Uipziger Si-mitische
.Sliiilien, pp. i-8o. FiscHiîn et Zim.mbhn, igoS), aux
dés et lettres (Heinevettrr, Les Oracles, Breslau,
igi2), aux cartes du jeu de tarots (Papus, l.e Tarot
dwinatoire; cf. Bois, op. cit., p. 48), au dépôt du marc
de café ou aux éclat, menls de l'éeaille de tortue
Iirûlée (procédé de la Chine antique, cf. Journal Ayia-
tifjue, janv.-fév. 1911) les mouvements qui signi-
fieront, d'après la 0 clé » convenue, le pronostic éla-
boré dans son esprit. Cela, certes, n'enipcche pas
le démon de « s'en mêler 0, comme je l'ai indiqué
ailleurs (/i'ei'. prut. Jpolo^., i5 mai 1914) au vénéré
niailre qu'un scrupule empêchail d'adopter ce point
devue(GRASsKT, pp. !,■; et 298 de l'Occ. Ii. et a. : « La
question des anges et des démons reste une ques-
tion ihéologique : la biologie l'ignore;— je pose en
principe qu'aucune doctrine religieuse ou philoso-
phique n'a intérêt au succès de ces recherches [sur
l'occultisme] «). Mais quand le pronostic est telle-
ment précis et troublant qu'il ne peut être humain
ni dû an hasard, comment refuser de présumer une
intfrveniion du démon? Une psychonévrose gré-
gaire (hypothèse de Duprat, dans Occ. et Spir.,
p. 12-1 3) n'explique pas un prodige, surtout isolé, de
clairvoyance et d'exactitude; et les médecins sont
aussi qualiliés que personne pour conclure, en pareil
cas, que l'explication par le préternaturel est logique.
§ 5) /.'intervention prélernuttirelle. — Nous n'ap-
profoiidinms pas ici des raisons qui seront traitées
à l'article SriBiTisMK. Nous dirons seulement, en ce
qui concerne rO(.c»i/i.<;me, que le concours des « mau-
vais anges I) est traditionnellement reconnu comme
possible et probable dans nombre d'interventions
divinatoires. " Je suis persuadé qu'il y a autour de
nous des élres intelligents et invisibles qui peuvent
quelquefois intervenir dans notre vie », dit le colo-
nel UB Uocuas (Front, de la Se, 2= série, p. 25). —
Se faisant l'écho de la tradition qui rapporte que
» les mauvais anges avaient enseigné l'astrologie à
Cham II ( ¥n?/e et astrotooie dans Vantiq. et au niuyeii
âge. p. !o5). ^^^.UR Y justifie l'Eglise et l'Etat de leur
rigueur séculaire contre certaines « pratiques vérita-
blement criminelles » de l'occultisme (ihid.,p. i45).
Des hommes indifférents on hostiles à l'Eglise en-
registrent cette tradition (cf. Hubkrt, article .Magie
du Dictionnaire de Saglio, col. iSoy) universelle et
bien antérieure au Christ {Babylonian Magic and
Sorcerr, par W. tvivo, London, 189G, p. 46 sq. — et
109 sq). — Et l'on dirait que Figuier (Histoire du
mrrweilleux, p. Sg), l'archiviste .VIarx (Fascicule ao6
de la Bihl. de l'Ecole des fîtes Etudes : 1914, Etude
sur le Développement et la répression de l'hérésie.
p. 36), le D' Laurent (op. cit., p. 34), le magistrat
Bi'xHON (op. cit., p. 34-35) ont voulu, par le récit
des scandales et des horreurs dont ils établissent la
réalité sur des textes, par l'exhibition de tant de
crimes monstrueux, par l'étalage de tant d'intentions
perverses des sorciers, infanticide, luxure, sacrilège,
ont voulu, dis-je, justifier les canons des souverains
Pontifes contre eux (cf. Joseph Hansbn, Quelten...
zur Gescliichte des Hexem\'ahns, pp. 16-17, ^tc),
et l'humble mais lumineux récit de saint Luc :
« 11 arriva qu'allant au lieu de la prière nous ren-
contrâmes une jeune fille qui était possédée de l'es-
prit de Python et qui rapportait à ses maîtres un
grand profit par ses divinations, n (Act., xvi, 16.) j
— Les livres modernes d'occultisme vulgarisent le j
culte infernal de Satan; leurs auteurs ne rougissent
pas de dresser •< autel contre autel .1 (Lancklin,
Le ternaire magique, p. 3; — cf. Elipuas Levi, op. cit.,
p. i3o-i3i : u Sache donc, ô toi qui veux être inilic
aux grands mystères, que tu fais un pacte avec la
douleur et que tu alTrontes l'enfer, o) Bien pis, hé-
las I Ces livres donnent la formule du pacte avec le
démon et signalent les conditions de l'appi-l infer-
nal (Lambun, o. c, pp. 2^5-280; Gallois, o. c,
p. H7-12Ç1) : un tel conseil, vulgarisé avec ou sans
conviction, est proprement un attentat non seule-
ment à la foi, mais à l'hygiène morale et mentale, ri
même physique, des lectrices naïves si>llicitées de
s'enivrer avant l'appel au démon et de s'aventurer
ensuite à minuit dans les bois ! Pareil scandale est
d'ailleurs aussi ancien que l'occultisme et ses mys-
tères. Aux mystères d'Eleusis, si savamment étudiés
par FoucART (' . li. Acad. Inscriptions et 8.-1...
t. XXXVll et Les Drames Sacrés d'Eleusis, 1912), les
cérémonies de la hiérogaraie (pp. i-'),op. ci/.) étaient
évidemmenl obscènes, et l'on s'étonne seulement
que leur docte historien puisse présumer que Us
emblèmes « n'éveillaient pas chez les initiés les idées
licencieuses qu'ils provoqueraient chez les moder-
nes I). L'orgueil des « adeptes » arrivés aux « som-
mets vertigineux de la haute et divine science »
(D' P. ui! UiioLA, parlant du « Kli6dja i.Omer Habbv
dans son livre posthume : El Klab, chez Mann);
leurs divisions dignesde Babel (Bois, op. cit., p. xv);
leurs railleries envers leurs dnpes ; leur feinte con-
viction que la personnalité de S;(tnn n'est qu'un
symbole (Lancelin, op. cit., p. 349; der Eiitlarvle
Lucifer, Berlin, 1857, p. 17), tout indique que, si l'oc-
cultisme ajoute à la divination un concours mysté-
rieux, c'est celui du démon. Ou le retrouve même
sous la forme du serpent, comme dans le récit de la
Genèse (voir notre article Gdérisons MiBArULEUSKs ;
cf. aussi Caqnat, op. cit., p. i43 : « Alexandre d'Abo-
notichos », le « Cagliostro de l'époque » de Lucien,
manipulait les serpents; cf. aussi le récit du fakir
cité par Don.*.to, La vie mystérieuse, p. 4). Comment
d'ailleurs expliquer la disproporliou constatée par
LiTTRK (loc.cit., p. XLiv) enU'e la " surprenante efiica-
cilé » des « arts • divinatoicss, à une époque où les
" sciences » étaient dans l'enfance, et la stérilité de
ces sciences mêmes? il semble qu'on puisse, avec
Huysmans, s'étonner à bon droit qu'après avoir vu
jadis le diable partout, on ne le reconnaisse aujour-
d'hui nulle part(préface au livre de Bois, p. vu).
5 G) L'hypnotisme et l'occultisme. — Les prodiges
de la divination occultiste peuvent d'ailleurs, dans
bien des cas, s'expliquer par un « état second >',
par un dédoublement de la personnalité, par une
1129
OCCULTISME
1130
« désagrégalion sus-polygonale » dont nous avons
décrit le inccanisme aux articles Hypnose ou Hysté-
HIE (V ces mots). Les Anciens connaissaieiil cel ëlat
spécial : CAcéi\oiiVap[>eilecuricituti(i{/)e i»à'.,I,xxxvii,
Cf. ihideni, 1, xxxu, et Aristotb, l'ruhlrm., xxx,
p.'iTi) La Pythie était choisie entre toutes les femmes
de Delphes (Luc.raNd, thèse citée, p. iji). Les prédic-
tions se faisaient dans l'hypnose, sinon dans l'étal
de possession (cf. Justin, xliii, i, cité par David u.c.,
p. 48 : <i Kutua, remplie et agitée de l'espi-it, prédi-
sait l'avenir »). Aujourd'hui encore, aidés ou non de
la « rallonge o infernale, les liseurs de pensées sont
des sujets spéciaux (cf. uk Miuville, Les Esprits,
vol. I, p. 17), dénommés, dans certaines fonctions,
médiums (cf. Si'ihitisme). W. Bouhgkat qui, dans son
livre sur la Magie, a cité deux faits personnels de
vue à distance qu'il explique par le corps astral
(p. 6G sq.), rapporte ailleurs un fait qui le montre
tout simplement somnambule (pp. 72-73). (^)uoi qu'il
en soit des causes, pathologiques ou préternatnrel-
les, qui exaltent la divination et favorisent la
(( transe » (cf. Kma, Occutt Research, i8y7, p. 7). il
n'existe aucun fait divinatoire, ancien ou moderne,
qui témoigne d'une clairvoyance supérievire aux fa-
cultés de pronostic d'un homme, surtout doublé d'un
esprit. On retrouve toujours, dans le pressentiment
divinatoire, des éléments empruntés au milieu, un
germe familier d'événements prévus. Le pronostic
des somnambules et des liseurs de pensées, occul-
tistes ou non, n'excède guère les facultés de prévoir
d'un rédacteur de Paris-S/<ort ou d'un ingénieur du
Bureau central météorologique (cf. par exemple l'an-
nonce delà guerre gréco-turque faite par un certain
Damalas, in Dict. d'occultisme de Drsormes et
Bazilr; cf. aussi la « vision » des rescapés de la
catastrophe de Gourières et les prédictions faites sur
leur sort par une voyante, in F. de CuAMpviLLn, l.a
liiciflité et la divination à trui'ers les tiges, p. 3g. La
prédiction est malheureusement postérieure aux
premiers renseignements recueillis sur les héroïques
survivants; en outre, l'heure et les conditions de
l'expérience ne sont pas notées, p. ^7).
S 7) l.e charlatanisme. — 11 faut aussi faire la pari
du charlatanisme, qui diminue d'une manière impor-
tante les résultats de l'occultisme (ce charlatanisme
a été noté par un Rochas, Les Frontières de la
science, i' série, p. 10, dans des séances de préten-
due suggestion mentale). Il éclate dans certains trai-
tés qui osent imprimer des prières superstitieuses
pour gagner aux loteries (X., L'Homme vainqueur
des puissiiiices infernales, p. 10g; et « professeur » i
liaraus, marchand de malélices et de tarots; envoi
contre remboursement : La foi dans les Science»
(ICC, pp. 28-24 et 56). Les diagnostics chiromanciens
de Mme de Thèbes(l'.KiCHBL, A trui'ers le monde, elc,
{). 2g) rappellent, à s'y méprendre, le vétérinaire de
vau<leville qui reconnaît si bien les entorses à l'exa-
men des yeux. Il existe des livres qui conseillent
l'hypnotisme à tous les malades et qui ne peuvent
être que l'oeuvre de fripons (J. Maximilien, L'/iypnot.
à la portée de tous, p. 1 1 3). Certains manuels vendus
par des librairies spéciales pour vulgariser la carto-
mancie, l'onomamancie, ele , ne méritent même pas
une critique sérieuse. On se demande si l'on n'a pas
affaire à de sinistres humoristes quand on voit des
auteurs interpréter une blessure à la face par : un
heureux changement s'est accompli (Decourukman-
lUE, Miroir de l'avenir. Le livre des lilessnres, p. ^\)
ou révéler qu'on est grossier dans la colère quand
■ ■n a les lèvres épaisses, comme si le contraire était
possible avec des lèvres minces! (Ibid., Le Qiafel
.\ameh, p. 100) Mais le comble est assurément de
conseiller aux membres vivants de ta société théo-
sophique (Lbadbeatuh, L'occ.daiis la Nature, p. 3),
(piand ils seront morts, de « se livrer à une sorte
d'inventaire, de se rendre compte de lu situation,
alin d'en tirer le meilleur parti possible » !
S 8) L'astrolii^ie. — Il est une science occulte qui
mérite une étude à part, et qui, de tout temps, (ut
essentiellement eharlatanesque, puisqu'elle s efforça
de présenter ses divinations sons les données lignu-
reuses et contrôlables de la mécanique céleste. Cette
science est l'astrologie. Elle dilfèrc essentiellement
de l'astronomie en ce qu'elle ne considère pas les
astres comme son objet, mais comme un moyen de
préjuger du destin des hommes par la situation des
astres au moment de leur naissance ou de leurs en-
treprises diverses Qu'il y ait une relation entre la
partie matérielle de notre cire et le milieu où nous
vivons, c'est de toute évidence : un bain nous refroi-
dit, une pile nous électrise, un rayon nous colore.
Que les limites de cette relation soient dilliciles à
déterminer dans l'espace comme dans le temps, cela
est moins évident, mais c'esl lationncl. (hiaiid ces-
sera l'elfet d'un bain trop froid'.' où s'arrête la zone
des sensibles? Nous sommes des duvets ballottés
dans un remous indéfini sur un océan sans limi-
tes. Qu'il y ail, enfin, des causes inconnues dansée
jeu d'actions que nous subissons, c'esl admissible.
Que les astres aient une action sur nous par leur
masse ou par leur température ou par leurs éner-
gies inconnues, c'est ce qiie nous admettons tous
plus ou moins Mais il y a loin de cette hypothèse,
même partiellement vérifiée, à un corps de doc-
trine prétendant établir des relations précises entre
tous les phénomènes célestes et tous les actes de
notre vie! Ici comme ailleurs, la science procède par
lentes étapes, arrachant progressivement à la vérité
des lambeaux cohérents et elairemcnl acquis. L'as-
trologie, au contraire, enseigne de toute antiquité
une prétendue doctrine proclamant l'existence, en-
tre nous et certains phénomènes célestes, de rap-
ports incompris el voilés (cf. la Bibliographie de
Bassi, Olivikbi, Boll, etc. Catalogus codicum, etc.,
Bruxelles, i8g8. — Viroi.lkauo, Astrol. chaldéenne,
P. Geuthner, igo8. — P. Haupt, Testes cunéiformes,
Leipzig, 1881. — S. Kaupph, Astrol. talmiidique,
Journal Asiatique, i8g.î. — Cumont, Astrnlof;y and
Religion among tlie Greeks and Romans, New-York
et Londres, igi2; — Boi'c.nÉ-LBOi.ERcr;, Les Précur-
seurs de l'Astrologie grecque. Annales du Musée
Ouimet, i8g7; — C. Bezold cl Boll, Réflexe asirolo-
gisclier Keilinschriften bel griechisclien Schriflslel-
lern, Heidelberg. 19:1; — BouonK-LnoLEHcy, L'As-
/ro/.^r., Leroux, 189g, et la bibliogr. des pages x-xx;
— id., L' Astrol. dans le Monde romain, 1897; —
Maury, op. cit., — Les traités latins de Maniliuset
de 1. Firmicus Malernus, Matheseos, Whr. VUI, Ed.
Silll, Teubner; — R.Vi.^.N, thèse de Halle, 1910, Ein
Mundwahrsageliucli , Ed. d un ms. du xiv" siècle, con-
cernant l'astrologie lunaire; — Ficuiek, Kepler ou
l'Astrologie et l'Astronomie, récit des influences
subies par la mère de l'astronome, p.xri-xiii; —
G. FnuRANu, Astrol. arahico-malgache, .lournal Asia-
tique, 1906). Rien n'est pluscatégorique pour ruiner
ces prétentions universelles et universellement dé-
nuées de toute autorité, que les notes manu'icrites
de Drlambhk sur un ouvrage imprimé de la Biblio-
thèque nationale (C. G. S. [Slephens], Mémoire ex-
plicatif sur la sphère, etc., p. i5) : « Nul vestige de
science véritable avant l'Ecole d'Alexandrie, dont
les commencements même sont d'une extrême fai-
blesse » ; et (p. 16) : « Les Arabes n'ont presque rien
ajouté à la science des Grecs. » Ne sachant rien de
rationnel en astronomie, comment auraient-ils pu
savoir ce qui est contingent? CKiunicn! auraient-ils
1131
OCCULTISME
1132
été instruits du complexe, quand ils ne déchiffraient
pas le simple? Les astrologues invoquaient tantôt
l'expérience des siècles, tantôt la « révélation des
dieux détrônés et révoltés » (Bouché Leclkrc.q, o. c,
p. a5). Mais l'expérience des siècles est muette sur
les résultats de l'astrologie, qu'on ne peut vérifier
au delà des limites d'une vie humaine; elle n'ensei-
gne que l'universalité d'une curiosité, non d'une
réussite; et quant aux anges ou « dieux » révoltés ou
détrônés, leur témoignage est très suspect.
Du reste, diabolique ou charlatanesque, celte
science était assez imparfaite pour limiter le nombre
des planètes a<ix proportions connues des profanes.
Bouché-Leclercq y a fait une allusion discrète (p. 24-
■!5, 0. c); mais les fervents de l'occultisme ne savent
que penser d'L'ranus et de Neptune (A. os Thyank,
Petit Manuel d'asiiol , p. g). Lbverbieb, comme on
sait, leur a révélé cette dernière planète, dont la
découverte est très grave « parce qu'elle porte atteinte
au se[)tenaire » (Haatan, Traité d'nstrul. judiciaire,
p. ly); mais Pionn (inlrod. à la réédit. de Fludd,
p. xix-xx) se console et venge les occultistes en nous
annonçant qu'ils ont non seulement devancé, mais
dépassé Leverrier. Ils parlent de deux autres planè-
tes qui restent à découvrir. Ainsi il y aura douze pla-
nètes! Mais oiisont « Vulcain » et « Pluton "? Leur
découverte promise reste aléatoire. Et le dogme
septénaire n'en a pas moins été ruiné par la décou-
verte d'Uranus.
Le bilan de l'astrologie se solde par bien des
erreurs. Et les fidèles eux-mêmes s'en aperçoivent.
L'horoscope (ou fixation du destin de l'homme
d'après la position des astres à la naissance), l'ho-
roscope, considéré encore de nos jours comme une
pratique savante(cf. Papus, Premiers éléments d'as-
Irosophie, pp. l[S-!ig; JuLiivNo, A'oh»'. Traité d'Astrol.
y)/ot , Chaoornac, 1906; — Pioui), Formulaire Je Haute
mafiie, liaragon, 1907), n'en est pas moins sujet à
caution et mainte fois erroné. <i La faute, disent les
initiés, n'est jamais imputable à la science, mais
à celui qui l'exerce » (Fludd, Etude du macrocosme,
p. 28 de la réédition); mais elle est toujours possi-
ble, donc la science est toujours précaire (Selva,
Traitéthéor. et prat. d'Astrol. ^énéihliaque, Chamucl,
1900 : « L'astrologue est obligé parfois d'attendre
toute sa vie., que le hasard lui fasse tomber sous
les yeux l'horoscope dont la constitution » résolve
« le problème qui s'est posé pour lui », p. ^a). En
outre, on ne peut se (ier à l'asirologie « comportant
(Fludil, p. 270) des pactes avec lesdémons » : autre-
ment dit. une part d'incertitude tient à la liberté, li-
mitée pourtant, des démons, à plus forte raison à
celle des hommes. Lesastres a inclinent et ne néces-
sitent pas "(p. 86 de Vanki. Ilist. de Tastrol., chez
Ghacornac, 1906); leur position à l'heure de la nais-
sance n'autorise pas « le fatalisme, mais la prudence »
(Bois, o. c-., p. 56). S'il en est ainsi, l'astrologie est
vaine; et, s'il n'en est pas ainsi, comment les mêmes
etTets ne sont-ils pas toujours observés sous les
mêmes latitudes ? Cahnéadb (Bouché-Lbclbbcq, op.
cit., 27) et Skxtus Empiricus (ibid.. p. 28) deman-
daient déjà pourquoi tous les gens qui meurent dans
une même catastrophe ne sont pas nés sous le même
signe, et pourquoi lesElhioiiiens qui naissent sous le
signe de la Vierge ne laissent pas que d'être noirs,
nonobstant l'efTet imputé à ce signe? .A quoi Ptolbméb
répondait déjà que les inihiencesuniverselles domi-
nent ces « génitures particulières » 1 Cf. aujourd'hui
JuLKVNO (ABC de l'Astral., p. 48). — Ce qui est cer-
tain, c'est que les seuls horoscopes exacts sont réus-
sis après coup, après la mort et non à la naissance
de l'intéressé : tel l'horoscope de Jeanne d'Arc (par
JoLEVNo, dans !,e Voile d'Isis, p. ^89-2^0 : « La lune
en aspect avec Jupiter, lui donnait la foi religieuse ;
avec Mercure, la vivacité d'esprit. " Il n'y a eu qu'une
Jeanne d'Arc pourtant, sur combien de créatures
nées le 6 janvier i4i2l); tel encore rhorosoo|)e de
Gambetta établi par Flambart (anc. élève de I Ecole
polytechnique. Traité sommaire d'astrologie scienti-
fique) : mais on ne nous apprend qu'en 1902 que la
« révolution solaire » du 2 avril 1882 mettait en
péril la « vitalité » de Gambetta, qui mourait en
effet quelques mois plus tard ! On a osé dire que la
nativité la plus illustre du monde, celle de N.-S., fut
une confirmation de l'astrologie, et que le " cas des
mages fut pour les exégètes et polémistes chrétiens
un embarras des plus graves », l'intelligence provi-
dentielle des trois Rois étant un « certificat de véra-
cité délivré à l'astrologie » (Bouché-Lkclehcq,
Asirol. gr., p. 611). Il y a 14 une confusion bien sin-
gulière : jamais, en astrologie, une étoile sp^iale
n'a été considérée comme ayant un sens particulier
pour la destinée d'un homme : on ne tient compte
que des positions variées d'astres toujours lesmèmes,
de leurs latitude et longitude géographiques et géo-
! centriques, de leur ascension droite et de leur dé-
clinaison (Flambart, op. cil., p. i3), ainsi que des
rapports entre les planètes et les signes du zodiaque
(maisons astrologiques, cf. Papus, Traité d' Astroso-
phie,p. 4Ô). — En second lieu, dans le cas de N.S. J.-C,
l'étoile des Mages était évidemment miraculeuse
puisqu'elle marchait : Kepler ne la reconnaît pas
dans l'astre qui apparut en iCo4, et dont une pré-
cédente apparition aurait pu coïncider avec l'époque
du Sauveur (cf. H. G. Voigt, die Geschichte Jesu
uud die Astrologie, Leipzig, 1911).
Ij 9) Conclusion, — Le principal effet de l'astro-
logie et des sciences occultes en général est de faire
douter du libre-arbitre et dé favoriser [lar suggestion
toutes les causes libres qui peuvent concourir au
résultat prédit. La divination trouve un concours
efficace dans la crédulité : la prétendue pré-ootion
de l'avenir est en réalité une pré-action. Qui ne con-
naît un récit authentique de malheureuses victimes
de la <i bonne aventure » ou d'une consultation de
chiromancienne, influencées à leur insu et réalisant
d'elles-mêmes, plus tar<i, un malheur ou une faute
que les lignes de la main ou le livre stellaire leur
ont fait croire inévitables?
2. L'action a distance. — L'occultisme vient d'être
étudié comme source de prétendues révélations.
Examinons maintenant ses secrètes influences. II
se flatte d'exercer sur la matière que nous déclarons
inanimée, et qu'il feint de croire vivante, une cer-
taine action dont il a le monopole. Il en exercerait
une autre sur les âmes humaines, et se jouerait de
l'espace comme il se rit du tenifis. Il établirait enfin
un lien entre la clairvoyance humaine et les secrets
de la nature. Ainsi les « trois mondes, le divin ou
archétype, le monde des orbes ou région ëthérée, et
le monde sublunaire ou région élémentaire consti-
tuent l'univers ou Pan ou Phanès » (Fabre d'Olivkt
cité par Haatan, Traité d'Astrol., Chamuel, p. 9).
Entre ces trois mondes, l'influence réciproque est
considérée comme l'abc de l'occultisme ; il y a un
lien entre l'astrologie et l'alchimie, entre l'alchimie
et la magie, entre la magie et la sorcellerie, entre la
sorcellerie et l'envoûtement, etc.
A) Phétendubs actions sur la matière. — | 1) Ina-
nimée. — Des prétendues conquêtes de l'occultisme
sur la constitution intime de la matière, il n'est
guère resté que les traditions de l'alchimie et de la
médecine « spagyrique » : non pas qu'elles fussent
plus convaincantes, mais parce qu'elles portaient sur
des objets si chers à l'homme (or et vie) que la per-
sévérance s'est cabrée contre les insuccès et les
1133
OCCULTISME
1134
hiviaisemblances. Si l'on juge l'arbre à ses fruils, le
liilan lie l'alchimie n'est pas à l'bonneur de l'occul-
tisme. On veut nous faiie admettre qu'elle a de-
vancé le présentât même l'avenir en pressentant que
les métaux ne sont pas des corps simples et que
les corps no sont pas intransmutables entre eux.
Mais les nouvelles conceptions de la science, nées de
l'expérience et de l'induction à la claire lumière des
laboratoires, peuvent et doivent èlie portées au
compte des « sciences ouvertes » et du progrès nor-
mal (le riiumanilé. Si BaissEr, professeur hono-
raire de matliématiques au lycée Saint-Louis, est
arrivé à se représenter les modalités les plus ca-
, liées do l'énergie universelle, c'est en partant de
.' pliénoniènes généraux sur lesquels tous les sa-
vants sont d'accord » (p. 107 de /a Matière et les For-
V.S- rfe la Nature, 191 1). Si lo V)' Lcbon est arrivéà
modilier la notion que nous nous formons de la ma-
tière, c'est à la suite d'expériences dont il livre la
progression (l.'Efol. de la 3Jalière, lyog). Si M.Per-
i;rx, professeur en Sorbonne et auteur du Traité de
C/nmie [ihysitjue (Paris ujoli), est arrivé à des résul-
tats sérieux sur le mystère en apparence insonda-
ble de la constitution des atomes, et s'il a pu calcu-
N
1er au moins approximativement le rapport —^,
(Les /l/omes, pp. 289-291), c'est par des voies dont la
convergence démontre la sécurité, soit qu'il parte de
l'équation de van dkk Waals sur la viscosité des gaz,
ou du calcul du mouvement brownien, ou des obser-
vations sur le « spectre du corps noir » : toujours il
fait de « l'invisible simple » avec du « visible com-
pliqué » (p. 10). Une telle méthode est le contraire
de l'occultisme.
Ce n'est pas par l'occultisme, mais par une voie
lente, laborieuse et sûre, que Bekthei,ot a entrevu
la « matière unique fondamentale » (Orig, de VAlcIi.,
p. 3i5-3i8). Ce que 1 alchimie était en mesure de
procurer à l'humanité du Moyen Age, c'étaient des
rapports imaginaires entre le nombre des astres
(alors connus !) et les métaux qui devaient être sept,
— entre les signes du zodiaque et tes pierres (stones)
de deuxième classe, qui devaient être douze comme
eux (//. E. Siapleton, Alchemical équipement in the
elei'enlli Century, in Memoirs of asiatic Soc. of Ilen-
i;al. Calcutta, 1906, p. 53). L'arbitraire le dispute
ici à l'ignorance : qui a inspiré le choix de ces
douze « pierres » ? qui a restreint le nombre des pla-
nètes aux limites de l'expérience contingente d'une
époque'.'
Malgré les efl'orts de quelques modernes pour ré-
habiliter l'alchimie (cf. Schultzk, Daslelzte Aiifflae-
cken der Alcheniie in Deulschlnnd, Leipzig, 1897, et
chez nous Figuibu, L'Alchimie et les Alchimistes ;
p. 289 et sq., voir l'éloge de la « confrérie alchimique
médicale, Ihéosophique, cabalistique, et même
thaumaturgique » des Rose-Croix), l'alchimie est
suspecte par ses intentions sacrilèges et ses résul-
tats frauduleux. Par ses intentions sacrilèges, car,
d'après Figuier lui-même, Paracelsb et d'autres
« recommandent d'avoir recours à diverses influen-
ces surnaturelles pour parvenir à la découverte de
la pierre philosophalc » (p. 28), et, d'après Nicolas
Flamel, cette pierre, prophétiquement désignée
par l'Apocalypse (!) ôterait la racine du péché
(p. 21-32). Nouveau baptême plus puissant puisque,
non content de procurer la grâce, il restaurerait la
naturel Mais on peut juger de celte doctrine par la
disproportion qui existe, dans l'ordre même de la
matière, entre les résultats et les promesses d'une
science uniquement tendue vers la production de
; or, el (|ui par conséquent n'a de la science (essen-
licUement générale, objective et désintéressée), que
le nom honlcnscraent usurpé. Cette science a ses vic-
times : le malheureux A. Poisson (auteur do V Initia-
tion alchimique, 1900) y ruina sa fortune, ses am-
bitions, sa santé, sa vie, mais ne trouva pas la
pierre philosophale, car son préfacier tout ému,
le D'' Marc Haven, ne le loue que de son u abné-
gation». On peut recueillir dans ses lettres pos-
thitraes le conseil platonique de « retirer de l'atmo-
sphère astrale n 1'» arcliée » de Paracelse, le » grand
serpent » des cabalisles (p. 12); on peut j>rncla-
mer que 1' « hypothèse » des alchimistes est ration-
nelle ou « vraisemblable « (Uklobkl, Cours d' Alchi-
mie rationnelle, p. 9) et décorer la pierre philoso-
phale du titre de « ferment » propre à « mûrir tous
les métaux »(id., p. io3-ioii). Mais l'essai de créer
une paillette d'or n'a pas encore réussi. Les Chi-
nois (F. DR MÉLY, Alchimie chez les Chinois, Journal
asiatique, i8y5)ont probablement réalisé la galvano-
plastie empiriquement « sans en comprendre la
technique », et ont obtenu peut-être une dorure su-
perficielle, mais cela n'a rien d'occulte, pas plus que
le lac de Fo-Kien (ibidem, p. 22 du tirage à p.) dont
l'eau verte changele ferea cuivre. Calignla avait es-
sayé de faire de l'or, et pratiquait « cet art » ^ enu
u de l'Egypte >< (Mauquardt, Culte chez les Homains,
p. i35, note 2), mais Pline qui signale le fait (W. A'.,
XXXIII, Lxxix, cité par Marquardt)ne dit pas qu'on
ait réussi. Même échec, ruineux pour la bourse ou
pour la vie des expérimentateurs, dans tous les cas
laborieusement exhumés par des archivistes érudits
(cf. L. JiiNY, Un méfait de l'Alch. à Bourges au
xvi= siècle, igoS; — Souhesme, Un épisode de
l'IIisl. de l'Alch. en Lorraine, 1899; — Bull, de la
Soc. de géogr. de Bochefort, 1894. — Ces deux der-
niers exemples témoignent de la minutie des expé-
riences, exécutéesparordre du duc de Lorraine et du
roi de France el contrôlées par des experts). — De
nos jours encore, M. JoLLivKT-CASTELOT(;Verc»re <£e
France, 1896) prétendit que le photographe Tiffe-
reau avait fait de l'or (p. 7G)... Il y avait réussi,
dit-on. . . en Amérique, « avec du cuivre, de l'argent,
el de l'ammoniaque >> (Bosc, La Transmutation des
métaux, p. iS); mais « il ne put jamais reproduire
sous notre climat les réactions qui avaient eu lieu
sous l'action du soleil brûlant du Mexique I » (Bosc,
ibidem.) Bosc cite aussi les expériences d'Emraens
qui aurait retiré de l'or d'un alliage dénommé par
lui argentaurum; il tombe sous le sens que, si l'argen-
Laurum était une inépuisable raine d'or, le cours du
précieux métal aurait baissé en Amérique, et même
chez nous.
§2) Vi>.'ante. — Si l'on juge l'arbre à ses fruits, la
médecine spagyrique des occultistes n'est guère
plus féconde que l'alcliimie. Elle est incompréhen-
sible dans ses dogmes (la trinité soufre-sel-mercure
de Paracelse, Traité des trois Essences premières,
p. 9, éd. Grillot de Givry, — vise des objets que
ces termes ne désignent plus); démentie dans ses
méthodes par la science moderne (ainsi la Spectro-
scopie a dénié aux astres leur spécificité arbitraire,
leur teneur exclusive en tel métal réputé curateur,
cf. Paracelse, ^rc/u'rfo.re magique; — ainsi encore
les expériences de Pasteur ont condamné Lucas,
auteur de la Méd. nouvelle occultiste, annonçant en
1854 qu'il allait « réaliser le globule, la cellulation,
etc. 11, p. igâ); dangereuse enfin dans ses préjugés
qui la feraient se contenter dos radiationsde l'homme,
< influx nerveux quintessencié n (Mavkbic, Essai
synthétique sur la méd. astrol. et spagyr., Vigot,
p. 3i) ou concentrer toute son action sur le i< corps
astral » identifié au grand sympathique (Gallais,
Myst. de la Magie, chap. xii) « au lieu de traiter
directement le corps du malade >'. comme les
OCCULTISME
1136
pauvres médecins chez qui le bon sens remplace
l'occultisme.
En principe, certes, ce qui agit le plus fortement
sur nous n'est pas toujours ce qui est le plus proche,
le plus imiiié'liat, le plus matériel, le plus grand. Et
il est scienlilique d'accorder du crédit à des causes
invisibles, luicroscopiques. médiates, éloignées, dans
le siècle qui suit celui de la microbiologie, des
rayons X, de la télégraphie sans lil, de l'électricité.
Mais il n'en faut pas moins observer que les agents
invisibles im lointains, quand ils sont scientilique-
ment observés, ne sont pas plus mystérieux que les
autres ; que leurs effets ne sont pas plus inconstants;
et que l'analyse de leurs propriétés n'a rien à gagner
à de fantaisistes théories plus ou moins couipatililes,
mais non solidaires, avec la condition de leur appari-
tion. Or, ce qu'on peut reprocher aux occultistes qui
ont mêlé leurs doctrines à la médecine (cf. Drz,
Z'xliiiloi^ie médicale ; Pbrhibr, thèse de Lyon, igo5,
n" lo; RoCHA, De l'influence médicale des astres sur
le corps humain^ par Hocha, étudiant de Montjcllier,
i5oi .éd. Des vernay, Lyon, igo4', cf. Boi'chk-Leclbrcq,
Astrot. sr., ch. xv, latromanlique), c'est l'audace de
leurs conclusions et la fragilité de leurs prémisses.
Nous accordons à Duz (p. 3) que « l'homme à sa nais-
sance » (mais pourquoi pas aussi à sa conception?)
« eslsi^né des qualités, du tempérament, des maladies
et des vices propres au milieu et aux éléments qui
ont concouru à sa conception » ; mais les astres et
les signes du zodiaque sont des facteurs bien peu
importants dans cette formule, ou du moins leur im-
portance n'est pas démontrée. On ne peut même pas
dire, avec Papus {Dp. rit., pp. 5/|-5.5), que les phases
de la lune à la conception de l'enfant ou à la précé-
dente délivrance de la mère déterminent le sexe de
l'enfant. Les dictons qui courent à ce sujet sont sou-
vent vérifiés et montrent que ce facteur joue dans la
formule du pronostic. Mais il n'est pas le seul, car
l'erreur des calculs basés sur lui est parfois mani-
feste, nous pouvons l'allirraer. De même, prétendre
que le soleil (p. 61, Perrier) a une influence sur la
fécondité parce que le testicule du fœtus « descend
vers la lumière », c'est une fantaisie peu à sa place
dans une thèse de doctorat. Il se mêle à tous ces
arguments des rêveries gratuites : qu'est-ce que ces
qimtre opérations de la matière (congélation, volati-
lisation, combustion, condensation, Duz, p. 4) qui
veulent donner raison à la théorie pythagoricienne
des quatre éléments? Pourquoi pas cinq opérations,
en y ajoutant la raréfaction, six avec la fusion, sept
ai'ce la dissolution?
Nous ne parlons ici du magnétisme que pour mé-
moire; ce que l'on entend, ce que surtout l'on enten-
dit par là n'est pas une force de la nature scienlili-
quement adaptée, comme l'électricité médicale,
à la restauration de l'organisme humain, mais un
ensemble complexe d'influences suggestionnellc;,
psychiques, dont l'éiude analytique est d'une c difli-
cullé pratiquement énorme » (Boirac, A'oiif. Hei'iie,
i-io-gS). De l'aveu du même auteur (p. 11 du tirage
à part), il est à peine possible « de reproduire
expérimentalement » les faits de magnétisme pré-
sumés purs, et r» on préfère tout supposer plutôt
que de croire à leur réalité. Quelques heures après
les avoir vus, on doute du témoignage de ses sens
et de sa mémoire «. Il est diflicile, après un tel aveu,
de classer les faits du magnétisme dans les phé-
nomènes physiques.
B) Priîtrndues actions sur l'esprit. — § 1) Télé-
patliie. Télesthésie. - Au nombre des privilèges que
revendiquent certains occultistes, figurerait en bon
rang la prétendue propriété d'impressionner à dis-
tance l'esprit d'un sujet. Ce phénomène, observé du I
côté du sujet, reçoit le nom de télépathie ou de téles-
thésie, suivant qu'il y a seulement un étal d'angoisse
et d'émotion ou une perception, une sensation du
moins ; du côté du transmetteur, le phénomène,
s'il est provoqué, reçoit le nom de suggestion mentale
ou de suggestion à distance. Distinguons ici les
principes et les faits.
En principe, un tel phénomène est parfaitement
concevable, sans heurter d'aucune manière les théo-
ries psychologiques d'.-\ristote ni de l'Ecole tho-
miste. On sait que normalement deux créatures
humaines ne peuvent correspondre que par leurs
corps, chaînons intermédiaires de leurs deux âmes.
La suggestion mentale ou la télépathie ne ferait pas
exception à la règle. Elle ne présenterait d'excep-
tionnel que l'insolite extension du « milieu » indis-
pensable aux organes transmetteur et récepteur.
Mais ce milieu indispensable à des êtres composés
d'une âme et d'un corps n'est pas supprimé (abbé
Gayhaud, Siiif^, mentale et télépathie, la Quinzaine
189C). La découverte de la télégraphie sans Cl a
rendu la télépathie moins mystérieuse en nous ren-
dant plus concevable ce milieu de nos organes. En
1893 (/.e Temps, 12. viii. gS), Pouciiht doutait de
la possibilité « d'une influence, d'une vibration ner-
veuse se propageant sans conducteur matériel * ;
douze ou quinze ans plus tard, le colonel dk Hoc.uas
(Frontières de lu Physique, sub iniliam) écrivait, en
parlant de In télépathie : a L'explication qu on peut
donner de ce phénomène n'est ni plus ni moins siire
que celle du télégraphe sans fil » (cf. abbé Véhon-
NRT, docteur es sciences, Itey. du Cl. Français, i5
fév. 0^, décrivant les centres cérébraux des deux
« télépathes » comme un transmetteur et un récepteur
de télégraphie sans fil). Aussi le phénomène de la
télépathie, malgré son caractère mystérieux à l'ori-
gine, sort-il du cadre de l'occultisme pour solliciter
les explications les plus naturalistes (Grasset, L'occ.
h. et a., pp. 3i4 sqq. — Joire, llevue du monde im'i-
sihlc, 1902, p. 625 sq. — Staiioiînmaikr, Die Magie
ats experinientelle Natuniissenschaft, 1912, Leipzig,
liv. VI, passim, et p. i33. — Bechterkw, I.a sugges-
tion, etc., pp., 54-55).
Mais l'occultisme rentre en scène dès que les faits
prennent des proportions extraordinaires. On admet
comme naturels et concevables des contacts de pen-
sée entre personnes qui se voient ou se touchent
(rHm/<e/7aftrfis»/e, Grasset, 0. c.,p. 120 sq. — « trans-
mission de pensée improprement appelée télépathie »,
— J. Filiathk, Hypn. et magn., etc., chez Genesl,
S' Etienne, p. 32i , — Muskellesen, Staudknm.\ier,I.c.).
Certains cas ont été bien étudiés, notamment
celui du tils du D' Quintard, qui lisait les pen-
sées de sa mère pourvu qu'il n'y efit pas d'écran
entre elle et lui (Itevue du monde irn'isihle, année
1902-08, p. 36o; cf. Mgr Fargbs, /.n Télépathie,
1919, lionne Presse).
Mais dès que les deux 0 télépathes » sont invisibles
l'un à l'autre, et à une distance telle qu'aucune per-
ception ne soit habituelle entre deux êires, de quelle
nature peut être leur communication? Electriques ou
non, (]ue peuvent représenter, les ondes qui vibrent
entre eux? Pourquoi et comment vibrent-elles?
Il faut convenir d'abord que les faits sont rares.
Les occultistes et théosophes vont souvent chercher
si loin leurs exemples, que leur expérience est ma-
nifestement pauvre (cf. Nralr, The unseen wortd,
pp. 35-38. citant deux faits datant respectivement de
l'an lij^oet de l'an iSSg; — G. Delannk, la Revue
spiritc, citant, en avril igi';, des cas anciens d'au
moinscinquanteans; — Ch. Marteaux, Annecj', 1906,
In cas de télépathie au Moyen Age). Mais les faits
récents sont rares, peu concluants (cf. Duchatbl,
1137
OCCULTISME
1138
L'nquêle sur des cas de psychométrie, janv.-déc. 1909,
citant des erreurs, p. 78, 70, et des résultais positifs
interprétables par coïncidence ou pronostic normal,
p. 5i ; — cf. Vascuide et Pii':i<on, sérieuse Cunliih.
expérim. à l'étude des phénom. létépatlt. iu Bull.
inst. général de psychol., mars-avril ii)02, i>. i5 :
« une fois sur vingt, il y avait cninoidence entre
[les] idées » d'ailleurs simples des deux expérimen-
tateurs). D'autres faits vraisemblablement authen-
tiques (cf. H. DE Pauvillk, Journal des Débuts, 27.
XII. 1906) ne concernent que des impressions vajjncs,
des sensations d'angoisse ou d'appel qui ne corres-
pondent pas exactement à la pensée du « corres-
pondant ».
Les occultistes tirent parti de cette imprécision
pour insinuer qu'il faut faire appel à leurs mysté-
rieuses ressources, au gré desquelles ils promettent
ce que la science officielle ne réalise pas. Mais, en ce
qui concerne les principes, ils ont tant et si stérile-
iiu'ut embrouillé la question par leurs théories
(matérialisalinndes esprits, du D'^Pol.\rcas, Athènes,
inipr. Hestia; — idéalisme adducteur de Monleait,
Eludes télépath., 1907; — chimie co/iVà'e d'ANiiEi-o,
cité par Mann, Cosmogonie et force pensée, p. 37)
([ue les psychologues et les psychiatres ont vu d'un
mauvais œil la télépathie. Vascuide a prononcé le
mot d'hallucinations télépathiques, ce qui peut con-
A enir aux 76 erreurs observées sur 78 cas (/.c.v //. t.,
p. 4o),mais non aux deux cas qui ne sont pas des
erreurs, l.e \i' Christian (Arch . de neurol., n° 86) est
allé plus loin : traitant la télépathie comme une hal-
liu'inaLion et l'hallucination comme une folie, il
lonclut que tous les phénomènes de vision, d'évoca-
tion, etc. <( ont pris naissance dans le cerveau des
hallucinés », et que tous les visionnaires, même
s'ils ont « changé la face du monde ii,sont des aliénés :
si l'on classe dans cette catégorie Socrate, Jeanne
d'.Arc, Luther, saint Ignace, sainte Thérèse, et Pascal,
génies très inégalement vertueux mais tous excep-
tionnels, sait-on encore ce que parler veut dire'.* —
Sur le terrain des faits, les occultistes ne réalisent
rien. Tous les faits de télépathie dûment contrôlés
sont spontanés (cf. /îui/. Inslit.gén. de psychol., année
1901, pages 20, 45, '|6, 76). On ne nous apprend pas,
et pour cause, à les provoquer. G. do Prki. (Die M, igie
als A'aturti'(ssenschnfl, t. Il, c. vu) a beau vouloir me
rendre fernsehend (lucide) : il faut que je sois déjà
tel (cf. D' OsTv, I. acidité et fntuilion, Alcan, 191 3).
Kii d'autres termes, la télépathie, la télesthésie exis-
tent, sporadiquement, sans savoir comment ni pour-
quoi ; la suggestion à distance, la transmission de
pensée n'existent pas. Il y a des phénomènes de coni-
raunication passive, non active. Il y a loin de luGedan-
l.enphotographie dont parlpSTAUr)ENMAiKR(lib. 'VI, 2)
a ces coïncidences fortuites qui font tout au plus
lisquer à "VAsoiiinE l'hypothèse d'une « harmonie in-
lellectuelle préétablie » (p 95 de ses Ilulluc. télép.).
L'occultisme n'a pas ajouté grand'cliose à la lélé-
[lalhie : des promesses charlatanesqiies sont à peu
près tout son lùlan (cf. le Traité de BfiLus pour la
deiouvrte des personnes disparues, 191 1 : « la
réussite dépend en partie de la valeur intuitive de
l'opérateur, p. 6 -i ; — cL slus^'i Se. et Magie de dim {">)
HniiNNUs DE Mfi.f.dm, p. 116-117 : conseil .-mx jeunes
lilles nnur voir leur futur mari. Les réclames dont
le livre est émaillé, voir p. ex. p. i6=S, montrent à
quelle espèce de science on a afTalre). Même les in-
lerventions diaboliques sont rarement prcsumables
dans l-i suggestion à distance. Le démon est recon-
naissable dans certains avertissements, dans cer-
taines notions des réalités lointaines; et lEglise,
comme on sait, a fait de la révélation des secrets
éloignés un signe de la possession diabolique. Mais
oc phénomène est bien différent de ia télépathie.
D'abord, il n'est pas constitué par un changement
d'état, par une simple émotivilé du « récepteur »,
mais par une notion intellectuelle : or, qui dit télé-
pathie ou Iclesihésie, dit sensation alVeclive ou per-
ception. En outre, le secret du transnielteur n'est pas
éii.is au loin comme un mess.Tge, puisqu'il n'est
même pas communiqué à l'entourage. Par déli-
nition, ce n'est pas là la télé|)atliie ; ce n'est
j>asun pliénomène humain, mais surhumain, expli-
cable par l'intervention d'un pur esprit. Dans cer-
taines (I épidémies » de possession, chez ces foules
troublées par des invocations i)lus ou moins expli-
cites du démon, comme on en a vu dans les luttes
de l'hérésie contre l'Eglise, par exemple à l'époque
des Couvulsionnuires (v. ce mot) de Sainl-Mcdard,
ou lors de la révolte des Camisards (cf. Blant, In-
spiration chez les Camisards, Pion, iSSg, et Le
Merveilleux dans le Jansénisme, i855; voir aussi
BizoUARD, Rapports de l'h. oirc le démon, 1. XI,
oh. m, t. III, p. 27), les phénomènes d'exaltation de
I intelligence (vision à distance, don de parler ou
d'entendre des langues inconnues z= xcnoglossic et
xénacousie, etc.) se manifesièrenl spontanément.
Nous croyons avoir montré (dans nos conférences de
1911 et de 1913 à l'Institut catholique : cf. lietue du
Clergé Français, t. LXXII, p. 5o et p. 17/1 sq.) que
ces phénomènes ne peu\ ent pas être expli(|ués par
la mémoire polygonale, ni par aucune des trois pré-
tendues ressources que l'on invoque pour éluder le
préternalurel : automatisme psychologique, conta-
gion mentale, forces inconnues. Pour puiser dans le
subconscient, il faut y avoir mis quelque chose. On
ne peut improviser dans une langue inconnue une
réponse inédile à un cas nouveau.
!^ 2) .4clioti à distance de la matière sur l'esprit. —
II semble qu'il existe des forces inconnues de la na-
ture quiouvrentà l'incrédulité des perspectives trou-
blantes, mais qui ne paraissent telles qu'à un regard
superliciel. Inconnues ou non, nous l'avons dit ail-
leurs (voir GuÉRisoNS miraculeuses), les forces de la
nature se reconnaissent à leur constance. En outre,
rinlelligence humaine entrevoit toujours, jieu ou
prou, un rapport entre la cause et l'elTel des lois de
la nature, et quelquefois rattache le proces-
sus des phénomènes à des lois générales qui en
expliquent plusieurs. Au contraire, l'occultiste vise
à mettre de l'imprévu dans les résultats, de l'incon-
ditionné dans les tentatives, de l'inconstant dans
les causes. Les phénomènes sont conditionnés pour
lui, non par des phénomènes, mais par des inter-
ventions libres, extemporanées. contingente'^, qu'il
affecte de régler ou de conjurer. Il tente de substi-
tuer des personnes aux choses, et traite celles-ci
comme celles-là. De là le pouvoir mystérieux attribué
aux fétiches, amulettes, talismans, philtres, incan-
tations. En dehors de l'effet normalement attrilmable
à la crédulité du porteur, qui agit [)lnB ou moins
inconsciemment dans le sens octrojé à l'amulette,
et qui fait réussir lui-même le prétendu agent de son
succès, il est clair que ces engins de la superstition
sont des restes d'une sauvagerie primitive dont
l'enicaciîé préternaturelle. discutée ailleurs (voir
mac.ik), est au moins contestable. En ce qui concerne
la baguette des sourciers (v. c. m.) il n'y a pas lieu
de considérer comme occulte le pouvoir ni même
l'intention de ceux qui s'en servent.
C) PnîVriiNDUB action de i.'occultismb sur. i,b com-
posv; HUMAIN. — Nous ne reviendrons pas ici sur ce
qui a été dit pius liant de la médecine spagyrique
el des recettes astrologiques à destination médi-
cale. Nous ne voulons psrlersous la présente rubrique
que des actions occultes sur le corps et l'âme à la
1139
OCCULTISME
1140
fois. Les prétentions de l'occultisme en ce sens sont
assez variées.
^i) influences » bénéfiquea n. — Elles sont rares. La
sorcellerie n'est pas bienfaisante par essence. Les
quelques recettes de médecine tunuaine (Lancelin,
SoiceVerie descamp., p. 355-44^) ou vitérinaire (Gil-
bert, Le sorcier des campagnes, pp. 252-253) qu'on
impute aux sorciers, sont généralement de menues
avances faites au rlient pour gagner sa conliance et
parce qu' « on ne prend ])as de mouches avec du
vinaigre » . La notion de guérison rituelle ou mysté-
rieusement régulière, dibtribuée pai- des procédés
spirituels, a pu trouver sa place dans des religions.
Le Talmud l'a entretenue concurremment avec celle
des causes morales des maladies (Brecher, /.a .Magie
et les guérisons magiques dans le Talmud, Vienne,
i85o, p. 162 sq.); par contre, le peuple juif auiait été
entretenu dans une sécurité complète à l'égard des
influences astrologiques (ibidem, p. i53-i54). — Le
catholicisme a fait une place aux charismes dans
l'amendement des souffrances même physiques (Dom
MARKCUAUX,/fe»'ue du monde iniisiljlt,i y02-o3, p. 3oo);
mais cette notion n'a rien decommun avec celle d'une
influence magique ou bénélique agissant e.r opère
operalo. — Au reste, l'occultisme diabolique pour-
rait opérer des guérisons non pas miraculeuses,
certes, mais encore étonnantes ; cela n'est pas contra-
dictoire avec la puissance du démon, ni même avec
sa malfaisance, car. en vue d'un mal plus grand, il
peut en suspendre un moindre (Ribbt, Mysl. di\; et
diat/iil., 111^ vol., p. 36i; voir GriinisoN«).
§ 2) .Uo/e/i'ccs. —Beaucoup plus habituels à l'occul-
tisme sont les nialélices. Ils ne sont pas rares, même
de nos jours. La suggestion et la crédulité pourraient
expliquer l'émotion universelle que déterminent
dans les campagnes ces seuls mots : jeter un sort
(Gilhrrt, op. cit., p. 171); mais les occultistes eux-
mêmes revendiquent ce pouvoir : <, autant vaut ne
pas frayer avec un sorcier », écrit Lanciîun (op. cit.,
p. 347) et il continue : u il peut sembler étrange
qu'en notre temps de scepticisme je donne un pareil
conseil... mes études m'autorisent quelque peu à
parler en connaissance de cause » . Bosc (glossaire,
sub verho) parle aussi de certains maléûces (ligatu-
res) propres à détourner le mariage de sa (in. Dans
tel cas particulier, il n'est pas toujours facile, en
pareille matière, de discerner l'inhibition pathologi-
que de l'effet préternalurel. Mais il existe au Rituel
de l'Eglise une formule ad hoc. qui abolit l'effet de
ces malélices mieux que toute suggestion médicale
dans les cas qui en déterminent l'emploi. Lors même
que le maléûce agirait comme une suggestion par
l'intermédiaire du système nerveux, ce serait encore
un maléfice; et l'occultisme n'en aurait pas moins
été inspiré par l'enfer, en découvrant une pareille
trouvaille bien avant que la science ail pu la
concevoir.
§ i) Envoûtement. — Parmi les maléfices les mieux
déiinis, les plus universellement connus, pratiqués,
ou essayés, il faut faire une place spéciale à l'envoû-
tement. L'envoûtement consiste en un essai magique
de substitution d'une chose à une personne, pour
nuire à la personne éloignée en s'acharnant sur la
chose (toit ou vultus, visage, forme, figurine, sta-
tuette ou poupée à l'image de la personne : cf.
Decrkspe, On peut envoûter, p. 10, et Kerdaniel, Re-
cherches sur l'Envoût., p. 1) — Que cet essai soit uni-
versel, voilà ce qu'on ne peut nier : « Que [les ligures]
proviennent de l'ancienne Italie, ou du Mexique, ou
de l'Allemagne moderne, elles ne dilTèrent point
sensiblement » (Hubert, col. iSi'j-iSiS, article Ma-
gie). Dans tous les temps et dans tous les pays, les
hommes ont cru qu'en frappant ou en piquant une
figurine (moyennant certaines incantations pour que
le coup subi par la figure fût éprouvé par la per-
sonne), ils pouvaient nuire à leurs ennemis. Hkho-
UOTR a noté les pénalités dont les Scythes punissaient
cette pratique; les XII Tables prévoyaient également
le cas (ICrhoanikl, p. 16), et à bon droit (cf. les
inscriptions commentées par U. Gagnât, loc. cit..
p. 164, etc. : (1 Je voue aux démons Rufa... »). Le
moderne /etlature ou jeteur de sorts trouve un
ancêtre dans l'aain des Arabes (Kbrdakiel, p. ■ja);
et les sortilèges auxquels Ovide ou Horace font allu-
sion (La.ncklin, Ternaire, p. 43) se recommencent de
nos jours en Ecosse (immersion de la poupée à
envoûter ou corp cher), en Malaisie, au centre
de l'Afrique, et même en France, s'il faut en
croire Fhazrr (Le Rameau d'or, pp. i3-i5 et ^3).
Ces pratiques ne sont pas incompatibles avec la foi,
qui les rend seule valides, autant qu'illicites, dans
l'esprit de ceux qui les accomplissent : celui-ci va
jusqu'à faire dire une messe noire (cf. Bladk, Çhu-
torze s uperstit ions, ci\,c\yaiTFR\zKR, p. ^3); celui-là con-
seille une prièreà saint Jean-Baptiste (BoL'RGEAT, luile
d'Isis, igi'i, pp. 242-2^3). Le même ose invoquer un
texte pViiPfél'q"" (" Vous ramasserez sur la tète de
vos ennemis un charbon ardent », id., :Vagie, p. i3a);
telautre joint le remêi'.e au mal, une lam[>e alimentée
de « l'huile du saint autel », ou aratty (Bosc, Petite
£ncrclop., p. y4-9t>)-
Mais que cette force soit occulte et efficace, c'est
autre chose. La cérémonie n'est pas toujours maléfi-
que. Hknry croit que, dès l'antiquité hindoue,
l'amant qui décochait une flèche au cœur figuré de
l'amante accomplissait un simple symbole (.Magie
dans l'Inde antique, p. lai). — L'envoûtement
d'amour n'est introuvable ni dans l'antiquité romaine
(Fahz, De poetarum Romanorumdoctrina seZec<«, thèse
1904, ch ii)ni dans les temps modernes (D''Rkgkault.
Les Env. rf'amoHr, Chacornac, 1909 ;Gallais, Mystères
de la magie, p. 338-339). Mais ces pratiques sont
faites en présence de l'objet qu'on désire fléchir et
tiennent de la fascination magnétique ou de la sug-
gestion hypnotique Efficaces peut-être dans des con-
ditions qui n'ont rien d'occulte, et qui blessent la
morale ou la raison, mais sans déconcerter aucune-
ment la foi, ces envoûtements ne sont pas intéres-
sants pour nous.
Autrement suspect et dangereux pour celui qui le
manie, mais d'une eflicacllé contestable pour son
ennemi, l'envoûtement de haine est occulte, au moins
d'intention, parce qu'aujourd'hui (C.\banès et Nass,
Poisons et sortilège^, W vol., p. 35i-353). et à plus
forte raison autrefois, les lois naturelles n'ont rien à
vor avec les règles empiriques de la sorcellerie.
Nombreux sont les récits d'envoûtement ; et, à lire
certains historiens, on croirait que les plus grands
personnages ont été victimes ou complices du malé-
fice. Mais il convient, pour mettre au point les res-
sources lie l'occultisme, de remarquer que les astro-
logues et envoûteurs de la cour royale (Defrancè,
Caih. de Médicis, ses astrologues et .ses magiciens
envoûteurs) n'arrivaient qu'à des résultats insigni-
fiants : si l'on trouve les marques de l'envoûtement
sur un cadavre, on ne leur attribue pas la mort (p. 107);
les effets sont" très lents» (|). 1 55); tout au plus l'en-
voûtement, criminel d'intention seulement, a-t-il
1 hâté la fin » d'une victime peut-être timorée, et
complice par crainte (p. 17O); d'autres envoûteurs
(Cahanks et Nass, p. 25o) se flattent de donner la mort
per venena et verha : c'est l'aveu de l'impuissance des
maléfices nus. U convient aussi de mettre au point
les responsabilités, et de justifier ceux qui, paraissant
détourner le maléfice par la superstition (Cabanes,
p. aSG-aS^) comme le pape Jean XXII, n'agissaient
1141
OCCULTISME
1142
qu'avec prudence et conformément aux rôgles de la
nature en s'entouranl d'objets propres à éprouver
les poisons et de chimistes aptes à en discerner les
priipriétés.
Dans des expériences modernes et retentissantes,
le colonel dk Rochas a rajeuni la (jueslion de
r.rivoùtemenl (^.c^e/ i"r. de la sensibilité, cli. ni-iv).
Mais il y a loin des résultats de ces expériences
(cC. I'ai'US, Peut-on envoûter, p. 8) praticiiiées sur un
sujet averti et voisin, à un en\oiilenient lointain:
de ce dernier phénomène, Rochas {Exléi . sensib,,
p. y-i-gS) déclare ne connailre qu'un seul cas, non
constaté par lui! La question reste en suspens (cf.
alihé GoNDK, Jteiue de PInl., igi^, p. 617).
^ /() Prétendue création d'homu/icules. — Une des
(iiftcntions les plus osées de l'occultisme est la créa-
lion des hoinuncules, hien à leur place dans le roman
déjà cité d'Anatole France, mais que beaucoup s'ima-
ginent avoir existé réellement. Paracelse enseignait
que l'homnie peut à son g^ré créer en son laboratoire
ces 0 hommes ou femmes artiliciels... par la concen-
tration d'une quantité déterminée de semence
humaine ». Cette immonde et monstrvieuse lêverie
» apparaît aujourd'hui ce qu'elle est : une impossibilité;
' la découverte des spermatozoïdes aurait appris à
Paracelse, si l'occultisme l'avait laissé croire qu'il
gnorail quelque chose, l'inaptitude radicale de la
si'inence humaine » à devenir tin homme. Il n'y a
|i;is, dans la nature, de parthénogenèse, même virile ;
■t le tissu génital de l'homme n'est pas plus de la
^(Miience humaine que l'ovule seul. 11 est regrettable
[uedcs « vulgarisateurs «comme ¥iGViEn{/.'. 41 chimie,
p. 3^-35 et 78) et des publicistes (comme Finot, /es
Uumuncules d'hier et d'après-demain , p. bo6 sq. delà
Revue des Jleviies, iSyj) aient cru devoir parler de
;elte chimère, — le premier il est vrai pour mettre
en lumière le fiasco retentissant de Bossi, i|ue son
homunculus « avait quitté » quand le nonce du pape
lemanda à le voir, et l'échec piteux de I'aracc;Ise
lui-même, réduit à donner le nom d'homvncules aux
Doupées des envoùteurs, — le second pour troubler
;ertains lecteurs naifs par des équivoques |ierlideset
des insinuations absolument anliscientifiques. Quel
I charme étrange » pourraient avoir ces a créatures «,
lont la description aurait « égaré la raison » de nos
lieux (p.5o';)? Comment peut on dire que leur exis-
;ence est hors de doute, sur la foi de Kiesewetter, et
iflirmer en même temps que ce sont des elfes (p. ôi 1)?
Comment sont-ce des elfes, s'ils mordent? Et com-
ment niordenl-ils, s'ils sont des automates (p. 5ii-
>i2)? Cet article « tendancieux » veut seulement
aous faire croire que les savants sont à la veille de
créer la vie ». Mais il est un peu tôt pour se
II mander ce « que vaudront ces organismes vivants
le es par l'homme en dehors de la femme » 1 L'occul-
isme, en pareille matière, ne saurait réussir que
les frau'les grotesques (cf. Figuikr, o/}. cit., p. 82).
Vlême au temps de Paracel<!e,oii pouvait s'en douter,
•ar WiKR (op. cit., pp. 4i5-^l7, vol. 1) a repoussé
;omme des u menteries 3 la prétendue parthénogé-
ticse (le certains hommes ou animaux fabuleux Même
m temps de Paracelse, on a surpris en flagrant délit
l'imposlure de prétendus créateurs non pas même
i liommes, mais d'yeux humains (Gilbert, Autre-
I /« et aujourd'hui, p. 64).
S: 5) Zoanthropie. — Les occultistes ont cru trou-
ler une justification de la théorie du corps astral
Jans une série de phénomènes plus ou moins cons-
lalés, plus ou moins fabuleux, auxquels on a donné
le nom générique de faits de zoanthropie. Certains
Ibommes auraient, spontanément ou par sorcellerie,
\e i)ouvoir d'apparailie à distance sous les traits
l'un animal, d'un loup par exemple (lycanlbropie) :
de là la croyance aux loups-garous. Le roman
d'Apulée, V Ane d'or, viserait une apparition du même
genre. Les occiillrsles expliquent le fait par une
extériorisation du corps fluidiqueou astral, ou aéro-
some, qui change de forme en s'évadant du corps
physique. Ils allégueraient même qu'on a photogra-
phié ceeorps astral (Paplis, H(nons invisibles, p. -i-j).
Maison ne l'ajamaispliotographié à grande distance,
ni sous les traits inhumains d'un àne ou d'un loup.
Et ces « sorties en astral » (Uocrgbat, p. 84-85) s'ex-
pliquent beaucoup plus simplement par un délire de
dépersonnalisation provoqué par des poisons doués
de cet effet habituel (bellador.e, haschisch ; Rochas,
p. 80 sq.). Une fois ce délire obtenu ou provoqué
parle sorciersur lui-même, celui-ci le fait partager à
d'autres, grisés du même principe, et chacun le voit
àne ou loup. Les faits cités par BouRGUAT(p.i07) et qui
lui sont personnels semblent donner a croire que des
jiersoniiages ont été frappés à distance du lieu où
ils se trouvaient, ou sous une forme méconnaissable
au lieu où ils se trou\ aient réellement. Mais nous ne
savons laquelle de ces deux alternatives l'auteur
entend soutenir, ce qui jette une certaine indécision
sur sa thèse. Les a faits » cités par Gi;lin (Légendes
de sorcellerie, Ligugé, i8g8) sont aussi peu éloquents
que des légendes. L'auteur dit lui-même . « On aura
rcurarqué dans la trame de ces récits légendaires une
certaine incohérence. C'est d'ailleurs le propre du
merveilleux d'échapper à toute logique. » Nous ne
savons pas, dans ces conditions, ce qu'on a voulu
nous prouver. Car ce n'estpas le propre d'une preuve
d'êlre illogique.
D) Prétendue commdnication avec lks morts. —
La question sera étudiée à l'article Spiuitisme.
III. Coûclusicn. — De cette longue étude on peut
dégager, croyons-nous, que la science n'a rien à
gagner à l'occultisme. Sans doute la vraie doctrine
contient une« manne cachée » (/mit., l,i), mais dans
l'ordre surnaturel. Dans l'ordre naturel, la vérité est
faite pour le grand jour, l'Evangile ne l'a pasdémei;li
(Malth., V, l5). L'occultisme favorise le mensonge,
l'équivoque et le trouble. Lancelin lui-même l'a avoué :
le sorcier, dit-il, n'a qu'un but, augmenter son ascen-
dant. Il Delà l'obscurité voulue de ses formules, qui
lui permet de s'enorgueillir de toute réussite, et de
rejeter tout échec sur la façon défectueuse dont on
les a mises en pratique. .> (O. c, p. 81) Un autre
méfait de l'occultisme est de faire douter du libre-
arbitre: fée vient de fatu (MmeGoYAU FiiLix-F'AURS,
/.(/ vie et la mort des fées, p. b-j). Mais le grand
danger de l'occultisme, son forfait, est de dénaturer
le transcendant, de le voiler sous des énergies expé-
rimentales, maniables, séduisantes, et de faire ainsi
le jeu (lu démon. Tout se passe, dans l'occultisme,
comme si une intelligence surhumaine, mall'aisanle,
analogue à elle-même dans tous les temps et lieux,
utilisait notre curiosité en vue d'obtenir de n(ms, à
la faveur de satisfactions précaires, un hommage et
un culte. Assemblées mystérieuses, doctrines inva-
riables, rits secrètement transmis, tout dans l'occul-
tisme a ras|)ect d'une religion à rebours, excepté ce
qu'on en voit du dehors, appât subtil et en appa-
rence inofl'ensif ou aimable d'une curiosité tant>'>t
cupide, tantôt impure, toujours orgtieilleuse et trou-
blante. Il n'en faut pas plus pour expliquer l'attitude
de l'Eglise vis-à-vis de l'occultisme, et il est témé-
raire et injuste d'alléguer qu'elle le rappelle ou
l'imite en quoi que ce soit. Infécond pour la science,
l'occultisme est dangereux pour la foi comme pour
la raison. Son espoir désespérant des réincarnations
ruine la dignité comme la charité. « L'Eglise catho-
lique promet moius et donne plus. » (Roohe)
1143
ORDINATION
114^
Bibliographie. — Nousn'njouterons pas grand'cbose
aux références que nous avons insérées dans le
texte uiéine de cette étude. Il y a toutefois un
certain nombre de Répertoires, etc. où l'on
puisera avec fruit. Nous les signalons ci-après :
Article Occultisme de la Grande Encyclopédie ; de
Gauïons, /Jist. de la tnas;ie et de la Sorcellerie en
Inance, Dorbon, 1910; Vve-Plessis, Essai d'une
flibliograpliie franiaisc, méthodî'/ue et raisannée
de la Sorcellerie et de la Possession démoninqne,
préface par de Rochas, 1900; Heinemann, volumi-
neuse Bihliograpliie en III volumes, Berne, 1901),
sous le titre : Aberglaube, etc.; King, Occull He-
Atarc/i, 1897 ; Gore, l.ist of ivorUs relalmg to ttitclt-
craft in Europe, New-York, igii ; /l'ei'nt (/« Monde
Invisible, passiiu; Heine d' Apologétique, V' février
19 10 (Mgr Farges); Itevue de Fiulosuphie, 1902,
11, 39'i(M. 1 abbé Pacheu) et igi4, pp. 5oii et 626
(M. l'abbé Gondé); J. de Tonquéilec, Introd. ù
l'Etude du Merveilleux et du Miracle, (ûi&z Beiiii-
cbesne, 1917; L. Roure, Le merveilleux spirite,
cbez Beauchesne, 1917.
Robert Van dkr Elst,
Docteur es lettres, Docleup en médecine,
Churgé deconfârences à l'Institut catholique de Paii-..
OFFICE (SAIMT). — Voir Saint-Office.
ORDINATION. — Parmi les questions d'une
portée générale relatives au sacrement de l'Ordre,
deux surtout s'imposent à la considération de l'apo-
logiste : les variations survenues dans le rite de l'or-
dination, et les variations du traitement appliqué
par l'Eglise aux ordinations accomplies par des
ministres liétérodoxes ou irréguliers. Comment
concilier ces variations, soit avec l'unité du sacre-
ment, soit avec l'unité d'enseignement dans l'Eglise?
— Nous traiterons :
I. De l'essence du sacrement de l'Ordre ;
II. Des Réordinations.
La question des Oiidin.4.tions anglicanes fera
l'objet d'un article distinct.
L'essbncb du sacrumext dk l'Ordre
La question vient d'être examinée dans un très
docte mémoire par Son Eminence le cardinal Van
RossuM, G. SS. R., De essentia Sacramenli Ordinis
Disqui.titio hi'torico-theologica, Friburgi Brisgoviae,
191 /i, in-8 (aoo pages). Nous tonimencerons par le
prendre pour gui. le.
I. Position de la question. — 11 appartient à
l'Eglise calUolique, gardienne des sacrements de
par l'institution du Glirist, de résoudre souveraine-
ment cette question. El les éléments d'une solution
sont fournis par la tradition chrétienne : Ecriture
sainte, œuvres des Pères, liturgie de l'Eglise, déci-
sions des Conciles et des Souverains Pontifes, ensei-
gnement des écoles catholiques. Mais voici la dilli-
culté qu'on rencontre immédiatement. Si l'on interroge
en historien les monuments de la tradition chré
tienne, on constate qu'ils répondent, avec un ensem-
ble imposant : l'évëque fait des prêtres par l'im-
position des mains sur la tête de l'élu, accompagnée
d'une prière où il invoque le Saint Esprit. D'autre
part, si l'on interroge en (idèle le magistère ecclésias-
tique, on se trouve en présence d'un document très
grave : c'est le célèbre Décret pour les Arméniens,
donné par le pape Eugène IV lors du concile de
Florence (22 novembre i^Sg). Ce décret dit en ter-
mes fort clairs, sur lesquels il ne semble pas possi-
ble de prendre le change : l'évëque fait des prêtres
p;ir la tradition des instruments — la patène avec
le pain consacré, le calice avec le vin, — et par la
formule qui accompagne cette tradition. Le décret
d'Eugène IV se trouve encadré par l'enseignement de
nombreux théologiens latins qui, depuis le xiii' siè-
cle jusqu'à nos jours, ont présenté la tradition des
instruments et la formule adjointe comme consti-
tuant, au moins en pcrtie, le rite du sacrement de
l'Ordre. En sorte que la question prend l'aspect d'un
conflit entre l'histoire, déposant depuis les origines
du christianisme en faveur de l'imposition des mains,
et l'enseignement officiel de 1 Eglise, se prononçant
il y a cinq siècles pour la tradition des instruments.
Tels sont — sous bënélice de précisions ultérieu-
res — les éléments essentiels de la discussion, avec
les deux réponses diamétralement opposées.
Pratiquement, la décision se complique par l'in-
tervention de plusieurs compromis entre les solu-
tions extrêmes. A l'examen de ces diverses solu-
tions, le cardinal Van Rossura consacre la première
— et non moins neuve — partie de son travail. C'est
une revue, aussi complète que possible et tout
entière de première main, des opinions émises par
les théologiens, depuis le treizième siècle jusqu'à
nos jours, sur l'essence du sacrement de l'Ordre.
Pour en faire apprécier l'importance, disons qu'on
n'y rencontre pas moins de 385 noms propres, dû-
ment classés. Ce sont tous auteurs dont Son Emi-
nence a pu aborder directement les ouvrages; il
s'est interdit de citer aucun de ceux sur lesquels il
ne possédait que des relations, même dignes de foi.
Outre les deux solutions extrêmes, déjà caractéri-
sées brièvement, on ne rencontre pas moins de
qiuitre solutions éclectiques. Il faut parcourir,
cette énumération. A l'analyse de chaque solution
nr)us joindrons les noms de quelques-uns de ses re-
présentants les plus notables.
i'" Solution. — L'essence du sacrement de l'Ordre
consiste dans la tradition des instruments, avec la
formule : « Reçois le pouvoir d'olfrir sacritice à
Dieu... pour les vivants et pour les morts. » Cette so-
lution a été proposée au xiii' siècle par les Francis-
cains Gilbert de Tournai et Richard de Middielon,
par le Dominicain bienheureux Albert le Grand.
C'est incontestablement la solution de saint Thomas,
de qui Eugène IV l'a empruntée : car le Décret pour
les Arméniens suit pas à pas et souvent reproduit
mot à mot l'opuscule du Docteur angélique sur Les
articles de foi et les sacrements deVEglise ; en parti-
culier la doctrine de la collation de l'Ordre par la
tradition des instruments est prise de saint Thomas.
Les premiers défenseurs de cette opinion, au xiii= siè-
cle, se bormnl à poser en principe que le sacrement
est conféré par le rite le plus expressif du pouvoir
qu'il communique. Plus tard, on s'ap[iuiera sur le
Décret de Florence. Parmi ces docteurs, il faut natu-
rellement compter la plupart des gra'ids thomistes.
Nommons, pour le xv« siècle, Capreolus et saint
Antonin; pour le xvie, Cajetan, Dominique Soto,
Martin de Leilcsnia; pour le xvi", Caponi de Por-
recta, Pierre de Ledesma, Gonet. D'ailleurs elle s'est
répandue dans toutes les écoles. .\u xviii', on la voit
décliner. Au xix', l'éminentissime auteur n'a pu
relever qu'un nom, d'ailleurs obscur.
2' Solution. — Les auteurs de cette solution consi-
dèrent que le sacerdoce chrétien comporte essen-
tiellement deux pouvoirs : pouvoir sur le corps
réel du Christ, qui s'exerce dans la consécration de
l'Eucharistie ; pouvoir sur son corps mystique, qui
s'exerce par l'alsolution sacramentelle. Et ils croient
1145
ORDINATION
1146
retrouver dans le rile de l'ordination la trace de celle
distinction. Au pouvoir sur le corps réel du Christ,
répond la tradition des instruments, avec la formule :
« Reçois le pouvoir d'ollrir sacrilice à Dieu... »; au
pouvoir sur le corps mystique, repond l'imposition
des mains, à la lin de l'ordination, avec la lorniule:
f Ueçois le Saint-Esprit; à ceux à (|ui tu remcltras les
pécliés, ils sont remis .. » Ainsi le rite essentiel de
î'ordinatior sacerdotale comporte deux éléments.
Proposée dès le eoramen cernent duxiv' siècle par Duns
Scot, cette solution jouit toujours d'une faveur jiar-
ticulière dans l'ordre séraiiliique. >'oninions, au
XVI' siècle, Elbel; au xvne,Maslrius; au xviii',l''rassen.
Au xvii= et au xvm'siècle, sa vojjueeslexlraordinaire
et s'élend à toutes les écoles. Parmi ses défenseurs,
on peut citer les Dominicains Jean de Saint-Thomas
et liilluart; les Jésuites Tolet, Vasquez,Sanchez, Bel-
iarmin, Lessius, Pallavicini, Busembaum, Escohar,
entre beaucoup d'autres ; des docteurs parisiens
comme Gerson au xv'siècle, Uamaclir, Vsambert.Hal-
liir au xvii^; des Ermites de saint Augustin, des
(larmes, des Barnabites, etc. A la lin du xvni'.la for-
tunedecetle opinion est bien ébranlée; ellenecompte
presque plus de représenlants au xix*.
,'j" ■'^otutioii . — Procède, comme la précédente, de
la préoccupation d'accorder la doctrine du concile de
Florence avec le sens attaché par 1 Ecriture et toute
1 antiquité chrétienne aurite de l'imposition de mains.
Seulement, au lieu de descendrejusqu'à la lin durite
de l'ordination, l'on s'arrête au eommencemenl, oii se
rencontre unepremiére imposition des mains. Et l'on
distingue deux éléments essentiels : imposition des
mains avec l'invocation du Saint-Esiu-it ; tradition
des instruments avec la formule: <' Reçois le ])ouvoir
d'olTrir sacrilice à Dieu. » Cette opinion n'est guère
anlérieiu'e au xviii' siècle. Elle compte encore au-
jourd'hui des défenseurs, tels que M. Tanquerey et
ie cardinal Billot.
'/" Siiltilion. — C'est la sjntlièsedes deux solutions
pi'écédenles. Elle n'attache une importance exclusive
nia la première ni à la seconde imposition des mains,
inais voit dans le rite sacramentel un ensemble
'omplexe, renferraanltroiséléments essentiels: l' im-
position des mains avec 1 invocation du Saint-Esprit;
■.radilion des instruments a\ec la formule : a Hec.'ois
e pouvoir d'offrir sacrilice à Dieu «; 2' imposition
les mainsavecla formule : « Reçois leSaint-Espril... »
— Parmi les défenseurs de cette opinion, qui n'ob-
;int.)aniais une très large diffusion, nommons le car-
linal de Lugo, S. J., le cardinal Gotti, O. P., Euscbe
\mort, des Ermites de saint Augustin.
5« Suldtion. — C'est un amendement de la troisième.
3n distingue encore deux éléments essentiels, qui
sont la première imposition des mains et la tradi-
ion des instruments ; mais au lieu de requérir l'un
•l l'autre pour l'œuvre sacramentelle, on admet que
'iii} ou l'antre petit snllire à la procurer. Le Jésuite
1 niçois .\niico (•)- i65i) fut des premiersà proposer
■ftle o[)inion.
G' Siiliiliiiii. — S'inspire de l'antiquité chrétienne
"l de la liturgie universelle, pour admettre un seul
rite essentiel de l'ordination sacerdotale : l'imposi-
-tion dos mains avec l'invocation du Saint-Esprit. -
.Cette solution ne peut s'appeler nouvelle : dès le
xiii'siècle, l'éminenlissime auteur la rencontre dans
l'université de Paris, avec Gnillaiime d'Auxerre et
■Guillaume d'Auvergne; dans l'ordre franciscain avec
.saint Ronaventure; dans l'cudre dominicain avec
Pierre de Tarentaise (Innocent V) et IluguesdeStras-
jbourg. .\u xiv« et au xv* siècle, elle subit une éclipse
presque complète, sous l'inlluence des causes qui
préparèrent le Décret deFlorencepourles Arméniens,
au xvi« on la retrouve dans les milieux les plus
divers, depuis Henri VIII d'Angleterre s'attaquant à
l'hérésie luthérienne, jusqu'au Dominicain Pierre
- oto et au Jésuiie Pierre Canisius ; au xvir, après
la renaissance des études de théologie positive, elle
recrute df nolablesadhérents: l'orientaliste Arcudius,
le Jésuite Petuu, lOratorien Morin, le Dominicain
Goar : tous ces auteurs se sont illustrés par leur
connaissance étendue de l'antiquité chrétienne. Au
xviii' siècle, les sorbonisles Witasse, Habert et
Tournély; Huet, évêque d'Avranehes; les Domini-
cains Noël Alexandre, Drouin et Concina ; les Béné-
dictins Martène et Chardon; saint Alphonse de Li-
guori. Au xix', elle règne décidément dans toutes
les écoles, et il devient inutile de citer des noms. Le
Père Chr. Pescli, S. J., a pu écrire, de nos jours :
« Parmi les auteurs modernes, ;\ peine s'en trouve-
t-il qui soient d'un autre sentiment. »
Le tableau suivant, où nous résumons les pré-
cieuses données fournies par le cardinal Van Ros-
sum, permet de saisir le mouvement des diverseï
opinions.
\" BOL.
2' SOL
3' SOL.
4' SOL.
5- SOL.
6' SOI .
Xllhsièc.
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1
4
4
3
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40
XX' -
"
"
3
"
"
12
Pour traduire cette statistique, disons que la
croyance à l'ordination sacerdotale par la tradi-
tion des instruments domina dans l'Ecole jusqu'au
XVII» siècle. A côlé de cette croyance, un nombre
grandissant de docteurs accueille l'idée d'un pouvoir
sacerdotal conféré par l'imposition des mains; mais
leur attention se porte de préférence sur l'imposi-
tion des mains qui termine l'ordination et se rap-
porte à la rémission des péchés. Cependant l'impo-
sition des mains initiale n'a jamais été complètement
perdue de vue. Son importance est remise en pleine
lumière au xvii' siècle par des hommes profondément
versés dans la connaissance de l'antiquité chré-
tienne, et les conclusions dogmatiques ap|)nyées par
de nombreux docteurs sur l'autorité du Concile de
Florence, en paraissent ébraiib'es. On élabore des
solutions mixtes, où, à l'imposition des mains ini-
tiale, est associée la tradition des instruments.
Mais l'avenir appartient à la solution radicale, (]ui
présente l'imposition des mains initiale comme le
seul rite essentiel de l'ordination. Dominante au
xviii' siècle, cette solution rallie de plus en plus,
au XIX", la presque unanimité des théologiens.
Très (d)jective d'intention et de fait, la statisti-
que du cardinal Van Rossum pourra être complétée-
elle pourra aussi être discutée en quelques-uns de
ses éléments. Tels disciples de saint Thomas font
observer que le saint docteur n'ignore pas le rôle
capital de l'imposition des mains. Le cardinal ne l'a
certes pas oublié ; aussi s'esl-il abslenu de ranger
purement et simplement saint Thomas parmi les
tinants de la première solution. Il reste vrai que le
saint tibcteur n'assigne à l'imposition des mains
qu un rolc préparatoire, et réserve à la tradition des
instruments le rôle essentiel. (Saint Thomas, In
I V [>., 2'i, q. 2, art. 3.) D'autres noteront (vt>ir J. on
GuiBKRT, Iteviie pratique d'.4/iol()f;élif/iie, t. XIX,
p. 212, décembre 1914) que la dernière solution doit
1147
ORDINATION
1148
être dédoublée : tel auteur cité en faveur de cette so-
lution parle bien, et parle exclusivement, de l'impo-
sition des mains, mais il a en vue la seconde cl non
la première. El parmi les autorités les plus ancien-
nes invoquées en faveur de cette dernière solution,
quelques-unes pourraient, avec non moins de raison,
être invoquées en faveur de la pr<-niière : tel parait
être le cas de saint Bonaventure et surtout de Fieire
de Tarentaise. Sans nous attarder à ces détails,
venons à la partie constructive du mémoire.
II. Enquête historique. — L'Ecriture, les Pères,
les décrets du Souverain Pontife, les documents
conciliaires, la liturgie de l'Eglise, toutes les sources
de la croyance catholique y sonlpasséesen revuepar
le cardinal Vun Rossum.
L'Evangile autorise des conjectures sur le rite
auquel le Christ voulut attacher la vertu de consa-
crer les prêtres de la Loi nouvelle; mais ni dans l'ins-
titution de l'Eucharistie ni dans l'apparition où le
Seigneur ressuscité conimuniqueà ses Apôtres le [>ou-
voir de remettre les péchés, nous ne trouvons à cet
égard un enseignement direct. Plus instructif est le
récit des .\ctes des Apôtres, où nous voyons
des diacres, des prêtres, des évéqnes consacrés par
rimp(isition des mains (Ad., vi, 6;xiv, 23; xni. A).
Saint Paul conlirme ces données en invitant son
disciple Timothée à réveiller en lui le charisme qu'il
a reçu par l'imposition des mains du collège saeer-
dotal(/ /ïm., IV, i4; cf. // Tim., i, 6), en lui recom-
mandant la prudence dans le choix de ceux que
lui-même consacre au service du sanctuaire par l'im-
position des mains (/ Jim., v, la). Là nous voyons
à l'œuvre ceux que le Seigneur avait constitués dis-
pensateurs du charisme sacerdotal; cet exemple est
une révélation de rinslitution faite par le Maître.
Ainsi l'ont compris tous les Pères qui rappellent le
rôle de ce geste traditionnel dans la transmission du
sacerdoce chrétien. On peut, à cet égard, consulter le
mémoire d'un savant anglican qui vient de reviser
avec un soin minutieux la tradition primitive de
l'Ordination : W. H. Frkrb, Eurly form of Ordina-
tion, dans lissars on the earlr Hislury ofthe Chiirch
and Ihe Min'-try, edited by H. B. Swete, Lomlres,
igi8. L'enquête est toute favorable aux conclusions
du cardinal.
Le langage du pape saint Corneille et de saint
Cyprien évêque de Capthage, au milieu du m' siècle,
est, à cet égard, particulièrement expressif. Au i\', les
noms se présentent en foule : Eusèbe de Cé^arée
pour la Syrie, saint Sérapion de Tlimuis, saint Timo-
Ihée d'.-Vlexandrie, le patriarche Théophile pour
l'Egypte; saint Ephreni pour la Mésopotamie; saint
Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire
de Nysse, pour l'-Vsie mineure, les recueils des Cons-
titutions apostoliques et des Canons apostoliques
pour les E^'lises d'Orient, l'Amlirosiastre et saint
Optât de Milêve par l'Eglise latine. N'épuisons pas
l'énumération que le cardinal \^an Rossum poursuit
consciencieusement jusqu'au ix» iècle; mais obser-
vons avec lui que ces témoignages établissent deux
choses : les Pères connaissent un rite d'ordination
sacerdotale qui est l'imposition des miins accom-
pagnée d'une prière; ils n'en connaissent pas d'autre.
On pourra, ici encore, contester quelques traits, se
refuser quelquefois à reconnaître le sacrement de
l'Ordre, là où le cardinal a cru le trouver. Mais qu'im-
porte que tel texie delà P'dnchè ou de Clément
d'Alexandrie puisse s'entendre du choix des clercs
plutôt que de leur consécration par l'évêque; fiue
tel texte de Tertullien s'applique aussi bien, sinon
mieux, à l'imposition des mains de la conlirmation
OU de la pénitence? La démonstration vaut par sa
masse; et la masse ne serait pas ébranlée par l'aban-
don de quelques témoijjnages. i.)ans la mesure où ils
témoignent du rite de l'ordination, les Pères sont
unanimes à reconnaître l'imposition des mains.
L'examen des textes conciliaires ne conduit pas à
une autre conclusion. Les conciles d'Ancyre, de
Micée, d'Antioche au iv" siècle, celui de Chalcédoine
au v», les ^ttitutii £cilr'suie anliqua qui, au v* et au
VI' siècle, résumaient l'œuvre disciplinaire des con-
ciles occidentaux, le ii'concile de Séville et le iv* con-
cile deïoléde au vii' siècle, le ii" concile œcuménique
de .Nicée au vin", le concile de Meaux au ix', au
XVI* siècle les conciles de Cologne, de Wayence et
celui de Trente dans son décret sur rextrènie-onc-
tion, peuvent être cités comme témoins d'une pensée
invariable qui rattache au geste de l'imposition des
mains la collation du pouvoir d'Ordre. Pour rendre
raison de l'exception unique présentée parle Décret
de Florence, Bellarmin s'est vn amené à plaider,
contre toute vraisemblance, que le concile ne s'est
pas proposé d'assigner la matière complète du sa-
crement, mais seulement une partie.
Le témoignage des livres liturgiques de l'Eglise ,
d'Oiient est ici, évidemment, d'un grand poiiis. ,
Etudiant la tradition liturgique de l'Orient chré-
tien, Benoit XIV, au milieu du xviii* siècle, rappelait
qu'on y distingue quatre rites trile grec, nie armé-
jiien, rite syriaque et rite copte : quatre courants
sortis d'une même source primitive. Leurs monu-
ments liturgiques sont aujourd'hui plus complète-
ment publiés, plus parfaitement étudiés qu'ils ne le
furent jamais. On peut y puiser des informations
exactes.
Le rite grec n'a jamais connu, il ne connaît encore
aujourd'hui aucune tradition des instruments dans
l'ordination sacerdotale.
Très particulière est la condition du rite armé-
nien. Dépourvu d'originalité, il emprunte de toutes
mains, à l'Orient et à l'Occident, les cérémonies pro-
pres à rehausser la splendeur du culte. Dans ce
vaste (lorilège liturgique, la tradition des instru-
ments de l'Ordre a trouvé place, à côté de l'imposi-
tion des mains : tradition du livre des évangiles
au diacre, tradition de la patène et du calice au piè-
tre, imposition du livre des évangiles sur les épaules
de l'évêque, font paitie d'un cérémonial compliqué,
où le consécrateurraulti|dieles impositions des maina
et les prières. On y reconnaît aisément des rites
adventices; l'histoire jette quelque jour sur leur
introiluclion. En 1 année i.i,'|i, les .arméniens, oppri-
més par les Sarrasins, avaient cherché un appui en
Occident. En accueillant leurs députés, le pape
Benoit XII mita l'octroi d'un secours elTectif une
condition préalable :1 Eglisearménienne répudierait
de graves erreurs dogmatiques auxquelles elle
demeurait attachée depuis îles siècles, et se rappro-
cherait de la liturgie romaine.
Un concile arménien, réuni l'année suivante à Sis
et groupant, autour du patriarche Mechitar, six ar-
chevêques, vingt-deux évéques, nombre d'abbés de
monastères, examina les remontrances du pape L'une
d'elles visait le rituel de l'ordination : Benoit XII
rrprocliait à l'Eglise arménienne de conférer le sacre-
ment de l'Ordre par le rite uniforme de l'imposition
des mains, accompagné d'une simple prière où était
spccitié l'ordre à conférer : diaconat, presbylérat,
épiscopat. Il lui fut répomiu que 1 Eglise arménienne
connaissait dè-i lors et pratiquait le rite de la tradi-
tion de-i instruments (lour les divers ordres; qu'elle
l'avait reçu, environ deux cents ans plus tôt, de
l'Eglise riinaine et l'observait facilement. Celle ré-
ponse lixe au milieu du xii" siècle l'introduction de
ce rite occidental dans le rituel arménien. Avant celte
1149
ORDINATION
1150
date, l'Eglise arménienne ordonnait par )a simple
imposition des mains, comme toutes les autres
Eglises «l'Orient.
Dans le domaine syriaque, le développement li-
turgiiiiie s'est poursuivi selon trois directions prin-
cipales que, ])our faire court, on peut rattacher aux
noms desJacol)iles, des Maronites et des Nestoriens.
Quel que soit le type tonsidoré, le rite syriaque
possède, comme élément fondiimental, l'imposiliun
des mains accompagnce d'une prière. Qu'il s'agisse
des Jaoobiles monophysilcs, des Maronites catholi-
ques, des Nestoriens, ce thème est identique. Là-
dessus, chaque communion a plus ou moins brodé :
tradition de vêteraenls (mais non des instruments du
sacrilice); onctions, etc.. Le rituel maronne se dis-
lingue par une e.xtrème prolixité; il multiplie les
impositions de mains et les oraisons. En plus de
l'imposition des mains essentielle, on en compte
cinq pour le diacre, trois pour le prêtre trois aussi
pour l'évéque. Ce sont là manifestement cérémonies
adventices. Il faut en dire autant de la Iradilion du
livre des évangiles pour l'ordination du diacre, se-
lon le rituel neslorien : cette cérémonie, que n'ac-
conipague aucune oraison, représente, à l'état em-
bryonnaire, la tradition des instruments qui s'est
largement développée dans le Pontilical romain.
Le rite copte observe, dans ^'ordination, une
sobriété antique. A part l'imposition des mains et
l'oraison correspondante, il ignore toute cérémo
nie. Nulle tradition d'instruments; pas d'imposi-
tion des mains Unale avec la formule impérative :
« Reçois le Saint-Es])rit. u
La validité des ordinations accomplies dans ces
dilt'érenls rites, selon la forme propre à chacun
d'eux, n'a jamais été mise en question par l'Eglise
romaine. Cliacun d'eux possède, iians son rituel, un
instrument propre à la transmission du pouvoir
d'Ordre. Et l'on vient de voir que, exception faite
pour le rituel arménien, qui se compliqua, au
xii' siècle, [lar la tradition des instruments, em-
pruntée à l'Eglise latine, tous témoignent d'un état
liturgique primitif où le rite unitiue de l'ordination
sacerdotale était l'imposition des mains de l'évéque
avec une oraison appropriée.
Le niènie témoignage se retrouve dans les plus
anciens livres liturgiques de l'Eglise romaine: sa-
cramenlaires Léonin, Gélasien, Grégorien ; Ordines
liomaiii; /'(iniificdlia. Jusqu'au ix." siècle, tous re-
tracent un étal de la liturgie où l'imposition des
mains parait être le tout de l'ordinali.m.
Ces faits ne sont pas nouveaux. Le mérite singu-
lier du carilinal Van Rossum est de les avoir grou-
pés en la synthèse la plus lumineuse qu'on eût
encore réalisée. C'est aussi d'avoir serré de plus près
la ilale(|u'il faut assigner aux origines de la nou-
velle liturgie latine du sacrement de l'Ordre.
Le rite de la tradition des instruments paraît
faire son apparition au x" siècle. On le rencontre
pour la première fois dans un recueil lituigi(|ue
d'origine italienne, composé vraisenddiiblementnon
loin de Rome, et dans quelques autres recueils du
même temps, notamment dans le Ponlitical de
Noyon. Au XI" siècle, un Ponlitical de Beauvais, qui
ne possède pas ce rite dans son texte, le porte en
marge, ajouté parune main plus récente Au xii* siè-
cle, on le trouve presque partout. Au xiii", il conti-
nue de s'étendre; les textes où il m.in(|ue peuvent
être tenus pour des exceptions. Ces constatations
répondent bien au sentiment de Beunit XIV. qui assi-
gfnait.ii l'intniduclifm de ce rite ilans l'Eglise latine,
une antiquité de 700 ans ou, tout an plus. 800.
L'iniroiluciion ne se Qt pas tout d'un coup, ni par
mesure législative, mais petit à petit et par des ini-
tiatives privées. Nous ignorons qui en eut la pre-
mière idée. On ne cite aucun acte conciliaire, au-
cun décret papal dans ce sens: mais les évoques du
Moyen .-Vge, qui exerçaient sur les livres liturgiques
de leurs Eglises respectives un pouvoir très réel,
a()préciértnt la beauté expressive de ce rite et vou-
lurent en faire bénélicier leurs lidèles. Ainsi gagna-
t-il de proche en proche, jusqu'au jour où l'usage,
devenu presque universel dans l'Eglise latine, pro-
duisit, aux yeux de certains observateurs, l'illusion
d'une haute antiquité.
Les auieurs contemporains appuient ces eonclu-
si<ms, jiar leur silence d'abord, puis par des allu-
sions de plus en plus fréquentes, de plus en plus
distinctes, à la tradition des instruments.
Au x" siècle, en vain en cherehe-l-on la trace
chez les liturgistes latins Kéginon de Prum, Al-
ton de Verceil, Gerbert (Sylvestre 11), aussi bien
que chez le Grec Siméon Méta()hraste.
Au XI' siècle, c'est encore l'imposition des mains,
— elle seule — qui constitue le rite de l'ordination,
aux yeux de Gérard de Cand)rai, de saint Pierre
Damien, d'Alexandre II, du bienheureux Urbain U,
du canoniste Burcliard de \\ omis.
Au xii' siècle, Honoré d'.Yutun, Richard archevê-
que de Canlorbéry, Pierre le Chantre, Hugues ar-
chevèquede Rouen ne font encore allusion qi.'à l'ira-
positiou des mains; mais d'autres mentionnent la
tradition des instruments et en expliquent le sens;
parmi ces derniers, nous rencontrons quelques-uns
des grands noms de la scolastique naissante : Hugues
de Saint-Victor et Pierre Lombard. Certains auteurs
reflètent, dans leurs écrits, la confusion propre à
une époque de transition : tel Yves de Chartres qui,
comme canoniste, s'attache au rite traditionnel de
l'imposition des mains et, comme prédicateur, expli-
que au peuple le symbolisme de la tradition des
instruments. Hildebert de Lavardin, évéque du Mans
puis de Tours, et Bandini s'égarent plus loin, en
paraissant faire consister l'essence du sacrement de
l'Ordre dans le rite, certainement accessoire, de
l'onction.
A la fin du xiu" siècle, Guillaume Durand, évé-
que de Mende, manifeste le changement qui s'est
opéré dans les esprits, quand, après avoir décrit,
dans son Jiationale divin or 11 m (i//icio' um, le rite
complet de l'ordination, il ajoute : la tradition des
instruments el l'onction constituent la substance du
sacrement; le reste est affaire de solennité.
Comme expliquer ce changement accompli, ainsi
que nous venons de le dire, au cours du xiie et du
XIII' siècle? On a vu qu'il ne faut pas essayer de le
rattacher à une direction du Saint-Siège, dont il
n'existe nulle trace; mais le silence des auteurs
ecclésiastiques, au c<inrs du x" et du xi« siècle, sur
les rites essentiels de l'Ordre, l'oubli de l'anllquité
chrétienne, l'interruption des relations avec les
Eglises orientales, enlin l'inlluence de la prédication
populaire, qui s'attachait de préférence aux rites
les plus voyants de l'ordination, en modilièrent la
perspective, au point que la tradition des instru-
ments, d'origine relativement récente et plutôt obs-
cure, éclipsa dans l'aiipréciation commune le geste
priniilif île l'imposition des mains. Dès le milieu du
xii« siècle, cf rite était assez accrédité dans l'Eglise
latine pour s'imposera l'Eglise d'Arménie.
Plus récente encore, sinon plus myslériense est
l'apparition et la mise en honneur d'un autr^^ élé-
ment du rituel de l'ordination, la seconde imposition
des mains, qui se fait tout » la fin et qu'accompagnent
ces paroles : « Reçois le Saint-Esprit; ceux à rjui tu
retm liras leurs péchés, ils Icursont remis... >• I, e car-
dinal Van Rossum ne l'a vue nulle part signalée dans
1151
ORDINATION
11Ô2
les livres liturgiques du x' el du xi« siècle.Auxn' siè-
cle, elle se rencontre dans un Ponlilical de Reims,
non pas comme partie inlé[,'rante du texte, mais en
marge el d'une main postérieure. Encore n'y occupe-
l-elle pas la place où elle devait plus tard aboutir,
maiselle vient aussitôt après la tradition des instru-
ments. C'est encore à cette même place qu'on la
trouve dans les Pontilicaux de Bari au xiii» siècle,
d'Arles au xiv , de Senlis au xv', de Rouen au xvi«.
Très insliuclif est le Ponlilical du Collège de Foix,
au xiii'^ siècle : il mentionne celte imposition des
mains comme usitée dans certaines Eglises, mais
ajoute expressément que l'Eglise de Rome n'est pas
du nombre; ([ue, là où se fait cette imposition des
mains, elle n'est accompagnée d'aucune formule pro-
noncée par l'cvêque; seuls, les prêtres assistants
disent: « Reçois le Saint-Esprit... •• Enlin elle atteint
la place où nous la voyons aujourd'hui lixée, dans
les Pontilicaux de Sens, au xili« siècle; de Rouen, de
Metz, de Noyon au xiv'; d'Angers et de Paris au xv',
el dans un Pontifical de la bibliothèque vaticane,
appartenant à la même période. Tel auteur parait la
mentionner dès le xi» ou le xiic siècle, mais sa dillu-
slon proprement dite n'est pas antérieure au xiii*. Et
il faut descendre jusqu'au -niv pour la voir prise en
considéralion par les auteurs qui décrivent l'essence
de l'ordination sacerdotale.
L'inq)ortance de ces constatations historiques ne
saurait échapper à personne. El le lecteur soupçonne
peul-ètie déjà que les divergences d'opinions signa-
lées au début de ce travail ne se seraient pas pro-
duites si le véritable étal de la tradition chrétienne
n'avait jamais été perdu de vue.
ni. Discussion théologique. — Ici la question
théologique se pose dans toute son acuité. Il faut
nécessairement opter entre la tradition immémoriale
de toutes les Eglises et une doctrine née, ce semble,
au X" siècle, adoptée au xii» et au xui» par plusieurs
grands scolastiques, appuyée au xiv« et au xv" par
les documents du Saint-Siège destinés aux Armé-
niens, par ailleurs sans appui dans la tradition; à
moins qu'on n'espère les concilier, ce qui ne va pas
sans dilUcullés sérieuses. Avant de passer outre, re-
marquons, avec le cardinal Van Rossum, la position
fausse des théologiens qui ont cru pouvoir faire la
pari du décret aux Arméniens en préconisant des
solutions éclectiques. Car ce que le décret aux Armé-
niens prétend désigner en termes fort clairs, ce n'est
pas un élément essentiel de l'ordination sacerdotale,
mais le tout de celte ordination; dès lors qu'on y
reconnaît un document du magistère infaillible, il
n'y a plus, semble-t-il, qu'une solution catholique :
celle qui consiste à faire table rase de toute la tra-
dition antécédente pour s'en tenir à l'essence du sa-
crement de l'Ordre telle qu'elle est assignée par ce
décret, en termes exclusifs de tout autre élément.
Geste assurément très hardi.
Il serait puéril de contester que le Concile de Flo-
rence ait eu en vue la matière et la forme du sacre-
ment de l'Ordre, telles que les entendait communé-
ment l'Ecole. 11 ne procède pas pour ce sacrement
autrement que pour les autres, mais suit pas à pas
saint riiomas qui, dans son opuscule sur les Siicre-
meiils ,ie /'A'^iise, assigne, conformément au langage
reçu dans l'Ecole, la matière et la forme de chaque
sacrement. Le cardinal Yan Rossum écarte avec
grande raison cette argutie, el se demande : existe-
t-il des raisons de révoquer en doute le caractère in-
faillible de l'enseignement donné par Eugène IV aux
.arméniens? Il n'hésite pas à répondre : non seule-
ment le doute est permis, mais la négation s'impose.
Les raisons veulent être soigneusement pesées.
I. On doit avoir égard d'abord à l'attitude de
l'Eglise, qui n'a pas coutume d'abandonner aux
disputes des hommes ses délinitions de foi, mais les
maintient, les renouvelle, les défend contre tout
retour offensif de l'opinion adverse. Rien de tel ne
s'est produit, depuis plus de cinq siècles, dans le cas
du décret aux Arméniens. Le Saint-Siège parait s'en
être désintéressé, en laissant aux théologiens toute
liberté d'opiner à l'enconlre, dans la question de
l'Ordre.
II. On doit encore avoir égard à l'altitude géné-
rale de l'Eglise envers les rites orientaux. Elle n'a
jamais élevé aucun doute contre leur légitimité ni
contre la validité des sacrements conférés selon ces
rites. Les prêtres grecs, syriaques, coptes, ordonnés
par la seule imposition des mains, sont tenus pour
aussi sûrement ordonnés que les prêtres latins el
arméniens, ordonnés avec la tradition des instru-
ments. Donc, d'après la croyance de l'Eglise, il faut
tout au moins allirmer que la tradition des instru-
ments n'est pas de nécessité universelle.
m. Non seulement l'Eglise n'a pas maintenu envers
et contre tous l'enseignement du décret aux Armé-
niens sur les sacrements, mais plusieurs Papes y ont
formellement dérogé.
C'est Clément VllI, dans son Instruction sur les
rites l^es Italo-grecs, du 3o août i5y5, autorisant
l'emploi, pour le rite de l'exlrème-onction, de l'huile
bénie par un simple prêtre, alors que le décret aux
Arméniens requiert la bénédiction de l'évêquc.
C'est Itenoît XIV, qui, dans son traité célèbre Du
Synode diocésain, tout en se défendant de porter un
jugement dogmatique sur la controverse pendante, se
montre pourtant nettement favorable à la thèse qui
admet, comme rite essentiel de l'ordination sacerdo-
tale, la seule imposition des mains. — Le cardinal
Lambertini composa cet écrit avanl son élévation au
souverain ponlilical; mais le pape Benoit XIV ne l'a
pas désavoué.
C'est Léon XIII, dans la Constitution Apostolicae
cnrae, du 3o septembre 1896, prononçant au sujet
des ordinations anglicanes une sentence dogmatique,
où il appuie la déclaration de nullité sur le seul vice
de la formule jointe à rimposition des mains, sans
faire aucune allusion à la tradition des instruments.
De tels actes commentent éioquemraent la pensée
du Saint-Siège au sujet du décret aux Arméniens.
IV. Un peu plus de cent ans après le concile de
Florence, le concile de Trente eut à reviser la doc-
trine des sacrements. Il déclare en passant, à propos
de l'exlrème-onction (sess. xiv, cap. 3), que les
ministres de ce sacrement sont, ou bien les évèques,
ou bien les prêtres qu'ils ont ordonnés par l'impo-
sition des mains. Traitant er professa du sacrement
de l'Ordre, il rappelle (sess. xxni, cap. a et 3) que
la distinction des prêtres et des diacres est fondée sur
l'Ecriture. Or, ni pour les prêtres, ni pour les diacres,
1 Ecriture ne mentionne aucune tradition d'instru-
ments. Le même concile caractérise la grâce propre
du sacrement de l'Ordre, comme conférée, selon
l'enseignement de saint Paul, par l'imposition des
mains.
V. La teneur même du décret aux Arméniens nous
éclaire sur sa portée. X la dernière page, le pape
énumère les diverses dispositions du Concile, pro-
posées à l'acceptation des Arméniens : capitula,
dectnrationes, diffiiiitiones, pruecepta.staïuia. oninis-
que doctrina. Dans cette énumération, les termes ne
sont pas synonymes. Di/finitiones coiwienthien pour
désigner le symbole de Nicée avec les délinitions
de Chalcédoine et de Nicée, expressément incorporés
à l'enseignement de Florence. Les autres chefs en
sont distincts, el la désignation générale de doctrina
1153
ORDINATION
1154
couvienl bien pour la section relative aux sacrements,
résumant la doctrine alors commune dans l'Eglise
latine.
VI. Si grave que soit le langage du décret aux
Arméniens, en vain \ chercherait-on les notes essen-
tielles d'une déUnition de foi, c'est-à-dire d'un ensei-
gnement i)résonté à l'Eglise universelle comme
s'imposant à l'acceptation de tous les lidcles. Destiné
aux seuls Arméniens, ce décret ne fut jamais porté
olliciellement à la connaissance de l'Eglise univer-
selle, dans la forme commune aux définitions de
foi. Cela est si vrai que le souvenir en était quelque
peu oblitéré quand, après cent vingt ans, en iSSg,
Kuard Tapper s'avisa de l'exhumer et d'en tirer
argument.
Vil. Quand l'attention des théologiens fut ramenée
sur ce grave document, la diversité de leurs attitudes
montra bien qu'en général ils ne songeaient pas à y
voir une définition de foi imposée à toute l'Eglise :
au lieu de s'incliner purement et simplement, beau-
coup le glosèrent, quelques-uns ne craignirent pas de
I s'en écarter sur certains jjoints. La diversité crois-
I santé des opinions sur l'essence du sacrement de
l'Ordre, après la mise en lumière de ce document, en
fournil une preuve éclatante.
Tels sont les sept arguments exposés dans le
mémoire De essentia Sacramenti Ordinis.
Xous croyons devoir faire ol)server en outre que
irs raisons très particulières ont dii influer sur la
y daction du décret aux Arméniens, en ce qui con-
•ine le sacrement de l'Ordre. Ce n'était pas la pre-
iuière fois que ce point était discuté entre Rome et
l'Arménie. Les anciennes relations de Home avec
l'Arménie qui, au xii' siècle, en des circonstances
restées mj'slérieuses, avait emprunté à l'Eglise latine
la tradition des instruments, puis, au xiv', avait
' solennellement afhrmé sa conformité liturgique avec
Rome au sujet de l'ordination, créaient un précédent
[ dont un décret d'union devait nécessairement tenir
■i compte. Eugène IV se garda bien de donner un
démenti à Benoit XII; il reprit, en i^Sg, la doctrine
qui avait servi de base aux tractations de l'an-
née i342 et qu'il trouvait formulée dans un opuscule
de saint Thomas. Mais la déclaration relative aux
sacrements demeura d'abord confinée dans le domaine
oii les circonstances l'avaient rendue opportune, le
domaine arménien. Quand, au siècle suivant, le con-
cile de Trente s'occupa de définir, contre les erreurs
protestantes, la doctrine catholique des sacrements,
il entendit à plus d'une reprise mentionner avec
lionneur le décret aux Arméniens — ses actes en
font foi; — mais ne crut pas devoir le prendre pour
luise de ses travaux.
Après avoir exposé les sept arguments qui lui
paraissent légitimer une certaine indépendance à
l'égard du décret au.x Arméniens, le cardinal con-
( lut (p. 169), avec saint Alphonse de Liguori :
0 Eugène IV, traitant du sacrement de l'Ordre, n'a
i' is voulu toujours énoncer des dogmes; sur plu-
^irurs points il sést conformé au langage courant
'[ui donne aux objets employés dans la collation de
pt ordres, à raison de leur valeur expressive, le
lu de matière du sacrement. »
Une conclusion si autorisée met le théologien à
l'aise pour restituer au rite primitif de l'imposition
(les mains la place qui lui est due dans la constitu-
tion du sacrement de l'Ordre. Ici, l'argumentation du
• ardinal se fait très intransigeante ; il n'admet aucun
.ironxmodement et pose en thèse que l'imposition des
mains n'a jamais cessé, en aucune Eglise, de con-
-^tiluer toute l'essence du sacrement. Accorder, à l'en-
; '"litre, une valeur quelconque au décret d'Eugène IV,
! ait, à ses yeux, admettre que le sacrement a
, Tome III.
changé; ce serait dévorer deux énormités dogma-
tiques :
1. Le saci-ement est autre dans l'Eglise d'Orient
que dans l'Eglise d'Occident, il y a en réalité deux
sacrements.
2. Dans l'Eglise d'Occident, le sacrement n'est pas
resté identique à lui-même.
Plus d'un lecteur trouvera que c'est là pousser les
choses bien au noir; et ceux qui ne partagent pas
sur ce point le sentiment du savant cardinal trou-
veront sans doutedes raisonsàlui opposer. Nous en
opposerons aussi, pour l'acquit de notre conscience.
Par ailleurs, la thèse principale est solide, et à
l'épreuve du cLoc des arguments.
Tout d'abord, relevons certaines indications ren-
fermées dans la pratique commune de l'Eglise.
Que, pour une raison quelconque, la tradition des
instruments vienne à faire défaut, l'Eglise veut
qu'on repi-enne toute l'ordination. Ce n'est pas
qu'elle prétende infliger aucun blàme à l'opinion qui
voit dans l'imposition des mains toute l'essence du
sacrement de l'Ordre; mais elle se refuse à disqua-
lifier les autres. Fidèle aux principes généraux qui
la guident en matière sacramentelle et qui lui pres-
crivent de procurer, à tout prix, la validité du sa-
crement, elle ne veut courir aucune chance de nullité.
Aussi a-t-elle égard à l'opinion recommandée par
l'autorité de saint Thomas et par celle du concile de
Florence. Telle était l'attitude personnelle de Be-
noit XIV; elle continue de faire loi. Simple mesure
de prudence, dira-t-on. Sans doute. Nous ne vou-
drions pas en exagérer la portée. Pourtant il faut en
noter le présupposé doctrinal.
Dira-t-on que ce présupposé mène, si on le presse,
à conclure que le sacrement de l'Ordre est autre
dans l'Eglise d'Orient que dans l'Eglise d'Occident,
et que dans l'Eglise d'Occident il n'est pas demeuré
identique à lui-même? Cela me paraît excessif, et
voici pourquoi.
Ce présupposé mènerait à une telle conclusion, s'il
était possible de parler de l'essence du sacrement
comme d'une grandeur immuable et parfaitement
définie, non seulement quant à l'intention du Christ,
d'où elle procède, mais dans toutes les conditions
concrètes de la réalisation. De fait, nombre de Ihéo
logiens l'ont entendue ainsi; ils admettent (avec
SuAHEz, Z>e ■Sacramen^is,Disp. 11,5. 6, éd. Paris, 1866,
t. XX, p. 5o-5i) qu'une matière et une forme valides
une seule fois valent également pour tous les temps
et pour tous les lieux. Mais ce n'est pas là une doc-
trine catholique; c'est une opinion Ihéologique, et
très contestable. La discussion que nous ébauchons
ici a été poussée plus à fond et mieux par le R. P.
Hahbnt : La part de l'Eglise dans la détermination
du rite sacramentel. Eludes, t. LXXIII, p. 3i5-336
(5 nov. 1897).
Sou Eminence revendique l'institution intégrale
du sacrement par le Christ. A merveille. Selon la
tradition de l'Eglise, il faut maintenir que le Christ
a déterminé, immédiatement et par lui-même, les
éléments essentiels de chaque sacrement; à celte
condition seulement lien peut être dit, ausens strict,
l'auteur. Une intention du Christ complètement in-
distincte, abandonnant tout à l'initiative de l'Eglise,
quant au nombre et à l'espèce, ne répond pas à
l'idée du sacrement chrétien. L'essence de chaque
sacrement est définie i)ar l'intention expresse du
Christ. Mais d autre part il ne faut pas perdre de
vue que l'objet matériel de cette intention du Christ
possède nécessairement une certaine amplitude.
Cette amplitude ne peut-elle comprendre des rites
aussi dissemblables matériellement que l'imposition
37
1155
ORDINATION
1156
des mains et la tradition des instruments ? A priori,
nous n'en savons rien ; a posteriori, certaines ana-
logies suggèrent que ce n'est pas impossible.
Le nom d'« essence du sacrement u ne doit pas
ici faire illusion ; car dèsqu'ondescend sur le terrain
des réalisations concrètes, on se trouve en pré-
sence d'une vraie multiplicité. Donnons un exem-
ple. Il a plu au Christ d'instituer le sacrement de
baptême sous forme d'ablution faite avec de l'eau
naturelle, en invoquant la Trinité. Absolument par-
lant, il aurait pu établir que le seul valide serait le
baptême conféré dans l'eau du Jourdain, comme le
baptême que lui-même reçut des mains de Jean. De
fait, l'amplitude de l'institution est plus grande ;
toute eau naturelle est propre au baptême : eau
douce ou eau marine, eau de Ueuve ou eau de pluie,
eau froide ou eau tiède. Cela, nous le savons, nous
ne pouvons le savoir que par la pratique et l'ensei-
gnement de l'Eglise, qualitiée pour nous dire que
ces diversités secondaires ne touchent pas à l'essence
du sacrement. On pourrait imaginer des rallinements
semblables pour l'essence de tous les sacrements,
sans en excepter l'Eucharistie. L'institution requiert
une certaine détermination de la matière et de la
forme ; mais celte détermination a des bornes essen-
tielles, que le cardinal Van Rossum connaît bien;
elle ne descend pas nécessairement aux dernières
distinctions imaginables, in ultima specie, '=/ iro/zo..
Or c'est ici qu'intervient l'Eglise, interprète auto-
risée de la pensée du Clirist.
Je n'examine pas la question ultérieure de savoir
si le ministère de l'Eglise est ici purement déclaratif
ou renferme l'exercice d'un pouvoir elTectif de dé-
termination. L'essentiel est qn"û convoie jusqu'à
nous la pensée authentique du Christ.
La notion d'essence d'un sacrement, que ce soit
l'Ordre ou tout autre, comporte donc nécessaire-
ment une certaine relativité; il appartient à l'Eglise,
gardienne des sacrements, d'en Uxer officiellement
les bornes, et ces bornes ne sont pas nécessairement
partout et toujours les mêmes, à travers la diver-
sité des temps et des lieux. Sera valide le sacrement
déclaré tel par l'Eglise, à laquelle appartient l'ap-
préciation des conditions concrètes et de leur con-
formité à 1 institution du Christ. Cette appréciation
peut, dans une certaine mesure, varier selon les
temps et les lieux. Une telle conclusion, formulée
par BiLtL'ART, fait bondir le cardinal Van Uossum
(p. igS). Je ne vois pas qu'elle doive inspirer tant
d'horreur, et le sacrement de l'Ordre n'est pas le
seul à propos duquel nous soyons amené à la for-
muler.
On a cité l'exemple du sacrement de mariage, et
l'exemple peut ne pas paraître décisif, car si l'appré-
ciation de la validité du contrat matrimonial relève
du jugement de l'Eglise, il reste vrai qu'il y a ma-
riage là seulement où il y a contrat valide entre les
époux. Néanmoins on pourrait représenter que les
mêmes actes matériellement, les mêmes consente-
ments échangés auront ou non la valeur d'un sacre-
ment selon qu'ils réaliseront ou non les conditions
de validité posées par l'Eglise. Et donc il appartient
à l'Eglise de déterminer, en dernière analyse, lescon-
ditions concrètes de l'existence du sacrement.
On aurait pu citer l'exemple du sacrement d'ex-
trème-onction, pour lequel se présente une diversité
non dépourvue d'analogie avec celle du sacrement
de l'Ordre. Le décret aux Arméniens assigne, comme
matière de l'extrême-onction, l'huile bénie par
l'évêque ; et les prêtres grecs l'administrent couram-
ment avec une huile dépourvue de bénédiction épi-
scopale.
Le décret aux Arméniens assigne encore, comme
matière du sacrement de confirmation, le chrême
béni par l'évêque. L'onction, aujourd'hui tenue pour
essentielle, l'a-t-elle toujours été'? C'est extrêmement
douteux. Nous voyons, dans les Actes des Apôtres,
saint Pierre et saint Jean confirmer les fidèles de
Samarie par l'imposition des mains; nous retrou-
vons la confirmation à Ephèse.U n'est fait nulle men-
tion d'une onction quelconque. Et cependant per-
sonne ne doute que le sacrement de confirmation ne
fût dès lors dans l'Eglise ce qu'il est encore de nos
jours. Il faut donc nécessairement admettre quelque
amplitude laissée à l'Eglise dans la détermination de
ce qui constitue l'essence de ce sacrement.
Je ne veux pas faire état d'une concession consen-
tie par saint Thomas à l'argumentation qui préten-
dait trouver dans les Actes des Apôtres la trace d'un
baptême conféré « au nom du Seigneur Jésus »,sans
la formule trinitaire prescrite au dernier chapitre de
saint Matthieu. Cette argumentation partait sans
doute d'un faux supposé ; car, ainsi qu'on l'admet
généralement de nos jours, dans les Actes des Apô-
tres, le baptême a au nom du Seigneur Jésus » dési-
gne tout simplement le baptême chrétien, sans
aucune spécification d'une formule précise. Donc je
ne songe pas à révoquer en doute l'usage de la for-
mule trinitaire, conformément à l'institution du Sei-
gneur, dans le baptême administré dès les temps
apostoliques. Mais ce qu'il faut observer, c'est la
réponse de saint Thomas. Devant cette difficulté
pressante, il ne craint pas de faire appel à l'hypo-
tliése d'une dispense temporaire accordée par le Sei-
gneur (p. 111, q. 66, art. 6 ad i"'), et en vertu de
laquelle les Apôtres auraient baptisé d'abord sans
l'invocation de la Trinité. En faisant appela cette
hypothèse, le docteur angélique ne croit pas faire
brèche au principe de l'unité du baptême chrétien.
C'est pourtant une brèche considérable à l'essence du
baptême, non seulement selon la lettre du décret
aux Arméniens, mais selon la définition du concile
de Trente. Saint Thomas était donc disposé, pour
faire face à l'objection, à reconnaître à l'essence du
sacrement plus d'amplitude que ne lui en accorde
présentement l'Eglise.
Ces considérations pourraient frayer la voie à une
conception de l'essence du sacrement un peu plus
élastique que celle dont le cardinal Van Rossum
s'est fait l'avocat avec tant de science et d'autorité.
Le concile de Trente, en affirmant le pouvoir de
l'Eglise sur les sacrements, a pris soin de déclarer
que ce pouvoir n'en saurait toucher la substance
(sess. XXI, c. a). Déclaration fondamentale, qu'il ne
faut pas perdre de vue, mais dont l'interprétation
exige beaucoup de circonspection. La substance
— ou l'essence — du sacrement n'est déterminée que
par l'intention du Christ, et l'on vient de voir que,
sous ce mot « essence du sacrement », une équivo-
que peut se glisser, si, au lieu de s'en tenir à l'in-
tention du Christ, on descend sur le terrain des
réalisations concrètes. Nous croyons l'avoir montré,
par des faits empruntés en partie au mémoire du
cardinal, théoriquement au moins il ne répugne pas
que certains rites, homologués par l'Eglise, consti-
tuent, relativement à certains temps et à certains
lieux, l'essence du sacrement, tandis que d'autres
rites, également homologués par l'Eglise, consti-
tuent celte essence relativement à d'autres temps et
à d'autres lieux. Cette conclusion n'est point par-
ticulière à une école: elle rallie la grande majorité
des théologiens depuis le concile de Florence, et
parmi eux plusieurs de ceux qui ont le plus con-
tribué à promouvoir la doctrine de l'imposition des
mains, rite unique de l'ordination sacerdotale. Qu'il
suffise de citer Jean Mori.v, Commentarius historiens
1157
ORDINATION
1158
et dogmaticus de sacrl uidinationibus,i).UÏ,exeTe.'j,
0. 6; n. 2 (Paris, i655). Elle nous parait renfermer
la seule justilication possible de l'indul^'ence té-
moignée par l'Eglise aux doctrines, autrement ir-
réconciliables, qui se font concurrence quant au
sacrement de l'Ordre. Effectivement irréconcilia-
bles du point de vue de la matière et de la forme
entendues au sens le plus matériel, ces doctrines
pourraient se réconcilier dans l'unité supérieure de
l'institution du Christ.
Ou'on veuille bien l'observer : la théologie sacra-
mentaire, 1res ample et très souple, vers laquelle
nous nous voyons orienlé par des considérations
d'ordre général, n'a aucune connexion nécessaire
avec une conception p.Trticulière des faits dogmati-
ques relatifs à l'histoire du sacrement de l'Ordre,
mais se prête à les encadrer tous. Aussi est-ce avec
une entière liberté d'esprit que nous abordons l'étude
de ces faits. A se conduire sur le terrain historique
par raisons d'histoire et sur le terrain dogmatique
par raisons de dogme, on évite bien des conllits entre
le dogme et l'histoire.
L'étude du décret de Florence vient d'être renou-
velée par trois remarquables articles du R. P. J. du
Sdibert, /.e Décret du concile de Florence ; sa valeur
dogmatique : dans Bulletin de Littérature ecclésias-
tique, iqiçj, pp. Si-gS; 160-162; 190-215. Désormais
nous voyons plus clair dans les relations entre
Rome et l'Arménie au xiv' et au xv' siècle ; en parti-
culier, nous savons le rôle capital tenu dans ces
relations par la congrégation arménienne des Frères
unis, fondée vers i33o par le Frère prêcheur Barthé-
lémy le Petit et le Vartabed Jean de Iverna, sous la
règle dominicaine, et passée en i356 sous l'obédience
du Maître général des Frères prêcheurs, à la manière
d'un tiers ordre régulier. Le P. de Guibert se ren-
contre avec le cardinal Van Rossum sur le terrain
historique pour constater d'une part le caractère
dogmatique du décret, d'autre part l'absence des
caractères essentiels à un décret infaillible. Par
ailleurs, il se sépare du cardinal sur le terrain théo-
logique, dans l'application du décret au sacrement
de l'Ordre. Car il croit ix)uvoir sauver en fait le texte
du décret de Florence, et plutôt que d'y reconnaître
une erreur subjective, il conclut à un tlolteraent de
!a réalité objective. En d'autres termes, il admet que
l'essence du sacrement a varié; que le décret en
licinne la formule exacte, relativement à la date de
sa promulgation ; et il se rallie à la troisième des
solutions exposées col. i iiJS. Sur ce terrain, nous ne
le suivrons pas, pour diverses raisons, dont la pre-
mière est qu'à notre avis une telle solution manque
précisément le but en vue duquel on l'a inventée. Ce
ïiut était de donner satisfaction au décret de Flo-
rence. Or ce décret, aussi bien que l'opuscule de
saint Thomas d'où il procède, prétend bien énoncer
autre chose qu'une vérité relative, fraîchement accli-
matée dans l'Eglise, en des conditions de temps et
de lieu impossibles à déGnir avec précision. Ce qu'il
prétend énoncer, c'est la vérité absolue, sans aucune
limitation de temps ni de lieu, selon l'institution du
Christ; on ne lui donnera pas satisfaction à moins
de l'entendre ainsi; et après avoir peiné pour sauver
une formule que d'ailleurs on ne croit pas infaillible,
on risque de perdre le bénéûce d'un tel effort. Au
.lemeurant, nous ne pouvons que souscrire aux
revendications en faveur du pouvoir que l'Eglise
possède sur le rite du sacrement.
Conclusion. — Si nous avons cru devoir plaider,
en tout désintéressement, la possibilité théorique
d'une intervention de l'Eglise modiliant, au cours
les siècles, le rite essentiel du sacrement, nous ne son-
geons pas, pour autant, à ébranler la thèse maîtresse
du cardinal, touchant l'imposition des mains, seul
rite essentiel, dans tous les temps et tous les lieux,
du sacrement de l'Ordre. C'est qu'à notre avis les
solutions les plus siuiples ont souvent chance d'être
les plus vraies, et qu'en abandonnant celle-ci, on
se lance dans des complications inextricables. En
effet, on se condamne à admettre que, tandis que
l'essence du sacrement de l'Ordre demeurait, pour
la plupart des Eglises orientales, ce qu'elle avait
été pour toutes les Eglises dès le temps des Apôtres,
elle est devenue autre pour l'Eglise latine, et à sa
suite pour l'Eglise arménienne, à une date relative-
ment récente, date d'ailleurs impossible à préciser,
mais qu'il faut situer aux abords du xii" siècle;
qu'un si grand changement s'est accompli non par
voie d'autorité, mais par voie d'inflltration lente,
et qu'il était consommé depuis environ deux siècles
avant d'être consacré par le décret du concile de
Florence; qu'en donnant acte aux seuls Arméniens
d'un si grand changement, l'Eglise n'a eu nul souci
de le notilier pareillement aux Occidentaux, qui
étaient les premiers intéressés ; qu'elle avait subi ce
changement sans en prendre conscience, et qu'après
l'avoir consacré par le décret aux Arméniens, elle
est restée indifférente à la réaction qui, depuis le
xviF siècle surtout, s'est prononcée contre le décret
de Florence.
Au cours de ce travail d'infiltration, qui ne s'est
pas accompli partout à la même date, mais a ré-
clamé des siècles, que penser de l'essence du sacre-
ment dans l'Eglise latine? Etait-elle une ou double ?
Demeurait-elle à la merci des initiatives indivi-
duelles? Ce système parait absolument impensable.
On ne s'arrêtera pas à l'idée que deux vérités dis-
tinctes aient pu coexister et se conipénétrer dans un
enchevêtrement inextricable. Rien ne saurait être
plus contraire au texte de Florence, qui ne pré-
tend pas innover, mais bien constater ce qui existe,
et ne soupçonne rien d'une telle complication.
Concluons, avec le cardinal Van Rossum, que
l'opinion qui reconnaît dans l'imposition des mains
le rite traditionnel et seul essentiel de l'ordination
sacerdotale, offre le meilleur terrain pour exposer
sur ce point la doctrine et justifier la discipline de
l'Eglise.
II
Les Réordinations
Cette matière confuse offre un vaste champ aux
attaques du rationalisme qui se plait à relever des
contradictions dans le passé de l'Eglise catholique.
L'étude en a été amorcée, au xvi= siècle, par Baro-
Nius ; poussée plus loin par J. Mobin, Commen-
iarius de sacris ordinationibus secundum antiquos
et recentiores Latines, Graecos, et Babylonios,
Paris, i655, avec une tendance excessive à la sim-
plification; reprise de nos jours par Hergenroe-
THER, Die Reordinationen der alten Kirche, dans Oes-
ierreichisclie Vierteljaliresschrift fur Katholische
Théologie, t. I, 18C2 ; par Doellinger, dans son
Janus (1869; réédition de 1892, p. ll^o■ll^i), qui
exagère la fixité de la tradition ecclésiastique lou-
chant la validité de l'ordination indépendamment
de la qualité du ministre ; par le P. Michael, S. J.,
dans un sens opposé à Doellinger, Zeitschrift f. ka-
tliol. Théologie, i8g3; par le protestant C. Mirbt,
Die Publizistik im Zeitalter Gregors Vil, Leipzig,
1894. On doit à l'abbé L. Saltet une monographie
savante, qui dispense de recourir aux travaux an-
térieurs. Les Réordinations, Etude sur le sacre-
ment de l'Ordre, Paris, 1907, 8", vui-420 pages.
1Î59
ORDINATION
1160
Nous ne pouvons songer à en présenter ici une ana-
lyse tant soit peu complète, encore moins à discuter
ce qui pourrait s'y trouver de discutable ; qu'il suf-
fise d'en dégager quelques idées directrices.
I Objet de la controverse. — En confiant à son
Eglise la dispensation de la grâce par le moyen des
sacrements, le Glirist a déterminé, jusqu'à un certain
point, le mode de cette dispensation. Ministres de la
plupart des sacrements, les prêtres ont reçu à cet
effet, avec une investiture durable, une qualité per-
manente, inséparable de leur sacerdoce : c'est le
caractère, ou le pouvoir d'ordre, qui agit dans les
âmes ex opère operato, selon l'expression de l'Ecole.
Mais ce pouvoir du prêtre demeure soumis au con-
trôle de l'Eglise, qui, dans une certaine mesure, en
règle l'exercice et en conditionne l'efficacité. L'har-
monie de ces deux facteurs, pouvoir d'ordie et direc-
tion de l'Eglise, nécessaire au bon gouvernement
intérieur des âmes, peut être troublée par des causes
accidentelles : qu'un prêtre s'engage dans les voies
du schisme ou de l'hérésie, ce pouvoir d'ordre dont
il est détenteur et dont le fonctionnement en quelque
sorte automatique pourvoyait aux besoins des âmes,
échappe au contrôle de l'Eglise. Dès lors qu'ad vient-il
de ce pouvoir émancipé? Que penser des sacrements
administrés parce prêtre schismatique ou hérétique?
Que Tjenser, en particulier, des ordinations accom-
plies par un évêque schismatique ou hérétique? Telle
est la question qui se posa de bonne heure dans
rE"-lise. Il en résulta l'éclosion d'une théologie, que
nous pourrions être tentés de juger toute simple,
l'ayant trouvée toute faite. Elle n'en est pas moins
le fruit d'une élaboration séculaire, traversée par une
foule de théories adventices, compliquée de régres-
sions imprévues, et qui n'atteignit son couronnement
qu'au plus beau temps de la scolaslique.
Et c'est là précisément la question, restreinte à la
transmission du pouvoir d'ordre, dont ce livre con-
tient l'histoire. Aujourd'hui tout catholique sait
que, pour pouvoir faire réellement des prêtres chré-
tiens, en observant le rite convenable, il suffit de
posséder réellement la plénitude du sacerdoce, autre-
ment dit, d'être évêque. L'exercice du pouvoir d'ordre,
dans la collation du sacerdoce comme dans tout
autre acte sacramentel, pourra être illicite, si
l'évêque va contre une prohibition de l'Eglise; il ne
sera pas pour cela invalide; et ainsi le sacerdoce
chrétien pourra exister et se perpétuer, le Christ
l'ayant ainsi voulu, hors des prises de l'Eglise, même
dans le schisme, même dans l'hérésie. C'est là une
vérité, non précisément de foi définie, mais cepen-
dant définissable; les théologiens disent : proxima
fidei. M. Saltet nous retrace les efforts, les défail-
lances, les conquêtes de la raison théologique aux
prises avec la donnée traditionnelle. Cette lutte dura
mille ans.
II. Histoire de la controverse. — La première
rencontre historique entre le pouvoir sacramentel,
autonome en un certain sens, et l'autorité de l'Eglise,
se produisit au milieu du m' siècle. L'.\frique chré-
tienne qui, depuis quelque temps déjà, rebaptisait
à leur entrée dans l'Eglise catholique les convertis
de sectes dissidentes, venait de se heurter à l'usage
de Rome qui, tenant pour valide le baptême con-
féré hors de l'Eglise, se contentait de réconcilier
ces convertis par l'imposition des mains. Le Pape
saint Etienne d'une part, saint Cyprien de Carthage
et bientôt Firmilien de Cappadoce d'autre part,
déployèrent dans cette controverse une fermeté qui
donne la mesure de leurs convictions. La même
opposition de principes se manifeste dès lors au
sujet des clercs prévaricateui-s ou bien ordonnés
dans l'hérésie : tandis que Rome ne se refuse pas
toujours à les maintenir à leur poste après une faute,
l'Afrique les considère comme déchus de leur ordre,
et croit faire beaucoup pour eux en les adme'itant
à la communion laïque; l'Asie dénie toute valeur
aux ordres conférés hors de l'Eglise. L'entente n'était
pas possible entre deux partis qui s'inspiraient de
vues différentes : le Pape s'attachait à la valeur
intrinsèque du rite institué par le Christ; ses contra-
dicteurs, revendiquant le droit essentiel de l'Eglise,
affirmaient qu'il ne peut y avoir de sacrement en
dehors d'elle. Le débat devait se prolonger long-
temps après la mort d'Etienne et le glorieux martyre
de Cyprien. — Voir ci-dessus, ai-liele Baptême des
UBHKTIQOHS.
Le concile de Nicée introduisit quelque unité dans
la discipline. Par son huitième canon, il stipula que
les clercs novatiens, s'ils demandaient à entrer dans
l'Eglise catholique, pourraient y être reçus et y con-
server leur rang, après s'être soumis à l'imposition
des mains. Cependant on continuait de tenir rigueur
à d'autres hérétiques, qui avaient corrompu la foi
dans la Trinité. En somme, le principe maintenu au
siècle précédent par le Pape Etienne, triomphait.
Une telle solution devait être accueillie sans peine
en Occident, où la doctrine rigoriste de Cyprien ne
comptait plus guèr j de partisans que dans quelques
sectes dissidentes. L'Orient, beaucoup plus livré
aux entreprises de l'hérésie, mit plus de temps à
faire siennes les règles prescrites à Nicée. Malgi-é
certaines démarches isolées, comme celles du concile
d'Alexandrie (36a) où saint Athanase fit prévaloir
la doctrine qu'il avait puisée à Rome, comme celles
d'Alexandre patriarche d'Antioche ('|i3-42o) qui se
montra disposé à recevoir dans son clergé les clercs
ariens, et de quelques autres, on continua de dénier
communément aux clercs venus du schisme ou de
l'hérésie, le pouvoir d'ordre. Un peu après le milieu
du V siècle, une lettre adressée par le patriarche
deConstantinopleà Martyrius d'.^ntioche, distingue
deux groupes d'hérétiques : un premier groupe dont
on admet seulement le baptême, ce sont les ariens,
macédoniens, quartodécimans et apoUinaristes ; un
second groupe dont on n'admet aucun sacrement, ce
sont les eunomiens, montanistes, sabelliens etautres.
Au VI' siècle, Jean le Scolaslique, patriarche de
Constantinople, soumettait à la réordination les
clercs monophysites. Il faut aller jusqu'au vu' siècle
pour constater une réaction en faveur des ordres
conférés hors de l'Eglise. Celte réaction se manifeste
dans les écrits de Timothée, patriarche de Constan-
tinople, qui divise les hérétiques en trois catégo-
ries: ceux dont on n'accepte aucun sacrement; ceux
dont on accepte seulement le baptême, et enfin
ceux dont on accepte le baptême, la confirmation et
sans doute aussi l'ordination : ces derniers sont les
messaliens, nestoriens et monophysites. En 692, le
concile In /■/■«//oconsacrarévolution déjà accomplie,
en élaguant de la lettre à Martyrius le passage relatif
aux réordinations deshérétiques macédoniens, nova-
tiens, sabbatiens et apoUinaristes. Cent ans plus
tard, au septième concile œcuménique, une enquête,
résumée par Tarase, patriarche de Constantinople,
établissait qu'on avait depuis de longues années cessé
d'inquiéter sur la valeur de leurs ordres les clercs
ordonnés dans la confession monothélile : au cours
des quarante années qui s'écoulèrent de l'Eclhèse
d'Héraclius (638) au sixième concile œcuménique,
quatre patriarches monothélites avait occupé la chaire
IJalriarcale de Constantinople, trois autres avaient
été consacrés par leurs prédécesseurs hérétiques.
Cependant, leurs ordinations n'avaient jamais été
contestées.
1161
ORDINATIONS ANGLICANES
i':»2
Tanilia que l'Orient secouait peuà peu les derniers
restes (le la coutume autc'uicoenne, en Occident la
théologie sacrainentaire, créée par saint Augustin,
allait passer par bien des épreuves. Le docteur
d'Hippone avait recueilli et développé la forte
doctrine traditionnelle du Pape Elionne; l'extinc-
tion grailuelle des sectes novalienne, donatiste, luci-
férienne, semblait devoir laisser le champ libre à
l'observance légitime ; mais à la place des antiq<ies
dissentiments de principes, surgirent des nialeu-
tenilus qui compromirent tout. Les termes énergiques
auxquels en diverses circons'.ances les Papes du v« et
du VI" siècle recoururent pour llétrir l'exercice scliis-
matique liu pouvoir d'ordre, furent souvent mal
interprétés, comme contraires à l'existence même du
pouvoir d'ordre dans le schisme : ainsi telles décré-
taies des Papes Innocent 1'', Léon le Grand, Péh-ige,
contribuèrent à créer un courant d'opinion que leurs
auteurs eussent été les premiers à déplorer. D'ailleurs
on relève même en Occident, à l'état sporadique, des
inliltrations de la théologie orientale. Au vir' siècle,
le moine grec Tiiéodore de Tarse, donné par le Pape
Vitalien pour réfoi-mateur et pour chef à l'Eglise de
la Grande-Bretagne, infligeait une réordination à un
évoque consacré par des prélats indigènes. Plus tard
se produisirent des faits de plus grave conséquence.
Ce fut d'abord en 76g la compétition de Constantin
et d'Etienne lU pour le Saint-Siège, et la déposition
par Etienne 111 des clercs ordonnés par Constantin.
En France, au ix' siècle, ce fut l'opposition faite
par les hauts prélats de l'empire carolingien aux
ordinations accomplies par les chorévêques, opposi-
tion appn3'ée par la législation apocryphe des Fausses
Décrétales(voir ci-dessus, t. I, 907-908); puis la lutte
entamée par lîincmar contre les clercs ordonnés par
Ebbo, son prédécesseur sur le siège épiscopal de
Reims. AConstantinopIe, le conflit entre le patriarche
Ignace et Photius donna au Pape Nicolas 1" l'occasion
d'écrire une lettre sévère, dont les expressions un [jeu
fortes purent être prises pour )ine condamnation
pure et simple des ordres conférés par l'intrus. A
Rome, l'inconséquence de Jean VIII qui, dans le temps
même où il admettait à l'exercice de leurs ordres
les clercs ordonnés par Photius, faisait, sous la
pression d'autres nécessités, renouveler la consécra-
tion de Joseph, évêque de Vereeil, préalablement sacré
par un prélat rebelle, accrut la confusion des idées.
En 897, le.s princes de Spolète faisaient déterrer le
corps du Pape Formose, accusé de trahison envers
leur dynastie; les ordinations de ce Pape furent
cassées et tenues pour nulles sous les pontilicats de
Serge III et de Jean X. En 964, la rivalité de Jean XII
et de Léon VIII renouvelait, en l'aggravant, le scan-
dale causé deux siècles plus tôt par la rivalité de
Constantin et d'Etienne III.
.Vu x^ siècle, apparaît dans son horreur la plaie
de la simonie, l'hérésie simoniaque, selon une expres-
sion bientôt reçue dans l'Eglise. Toute une école de
canonisles rejette purement et simplement, comme
nulles, les ordinations accomplies par les prélats
simoniaques, et, sur ce point, la pratique de la
Curie romaine oscillera entre la rigueur et l'indul-
gence, jusqu'auxjours de Grégoire Vil et d'Urbain II.
Tandis que saint Pieri'e Damien maintient la validilé
des ordinations même illicites, et que des canonistes
comme Cernold de Constance retrouvent, pour les
défendre, la théologie de saint Augustin, d'autres,
tels que les cardinaux Humbert et Deusdedit, con-
fondent persévéramnient validité et licéité.
Au XII' siècle, l'école juridique de Bologne élabore
une théorie subtile, qui distingue les ordres conférés
hors de l'Eglise par un évêque jadis consacré dans
l'Eglise, des ordres conférés par un évêque lui-même
consacré hors de l'Eglise. Cette théorie, exposée
ilaiis le Décret de Gratien, aura pour principaux
défenseurs Roland, Rufin, Jeande Faenza.
Une réaction ne tarda pas à se produire avec Gan-
dulph, qui, pour caractériser la propriété du pouvoir
d'ordre, Iransmissible pour ainsi dire automatique-
ment en dehors du contrôle de l'Eglise, crée la for-
mule expressive : Ordo e>t a/iihiilaloriiis. Peu à peu,
celte théorie gagne du terrain : l'un des docteurs de
la théorie adverse, Roland, devenu Pape sous le
nom d'Alexandre 111, lui fait déjà certaines conces-
sions ; elle triomphe avec saint Raymond de Penna-
fort. Les grands docteurs scolasliques, Alexandre
de Halès, saint Thomas d'Aquin, Uuns Scot consa-
creront définitivement cet enseignement, dominant,
dès le début du xin*^ siècle, dans l'Université de
Paris.
Malgré un retour olTensif au temps du grand
schisme, la théorie qui subordonne à l'autorisation
de l'Eglise la transmission dn pouvoir d'ordre était
dès lors délinitivement vaincue.
Conclnsions. — Une vue rétrospective sur la
controverse des Réordinations découvre dans cet épi-
sode une série de faits dont l'histoire des dogmes
offre bien d'autres exemples. A la vie latente du
dogme succède une période de lutte, puis l'épanouis-
sement définitif.
La période de vie latente répond aux deux pre-
miers siècles. L'Eglise n'a jamais ignoré complète-
ment les exigences de l'investiture donnée par le
Christ aux Apôtres et à leurs successeurs; une tradi-
tion ancienne en fait foi, et le Pape saint Etienne,
dansun rescrit célèbre, a rendu témoignage à ce germe
de vérité déposé dans la conscience de l'Eglise.
La période de controverse, ouverte au temps de
saint Cyprien, ne fut close qu'à l'avènement de la
scolastique. Saint Augustin, par les principes féconds
qu'il posa et le progrès décisif qu'il Cl réaliser à la
théologie sacramentaire, fut le principal ouvrier des
progrès à venir.
A ces progrès, l'enseignement de l'Eglise, depuis le
xiii* siècle, et particulièrement au concile de Trente,
a mis le sceau. Seule rinexpérience pourrait prendre
scandale des tâtonnements qui ont précédé; et seule
l'ignorance ou la mauvaise foi pourrait y trouver
une arme contre la réalité des promesses faites par
le Seigneur à son Eglise.
A. d'Alês.
ORDINATIONS ANGLICANES. — Sommaire.
/}ut de Vaitlcle. — Obiginb du schisme d'Henri VIII
(i53o- 10/17). SEPARATION d'avec LE PaPE, MAIS
MAINTIEN DES FORMES LITURGIQUES DU CULTE. NoU-
ieau.t: changements SOUS Edouard K/ (i547-i557).
— Innovations liturgiques. Doctrine nouvelle
que ces changements visaient à exprimer. Sources
du noKi'eau Prayer Book (le premier d'Edouard VI,
i549). '-" formula Missae de Luther. Le premier
Prayer Book, mutlation du Missel de Sarum. Le
deuxième Prayer Book d'Edouard 17(i552). Nou-
velles mutilations. — Introductio.v de l'Ordinal
d'Edouard VI (i55o). Les Eglises latiouales ont-
elles le pouvoir Je régler leurs rit^i sacramentels?
Innocent f. Morin. Type ancien c mmun à toutes
les formes d'ordination. La forme d'ordination de
Bucer sert de modèle à l'Orainal anglican. Evêqucs
consacrés sous Edouard VL d'après l Ordinal nou-
veau. Marie Tudor (i553-i558). Réconciliationavec
Rome, Elisabeth (i558-i6o5). Rétablissement du
schisme. Installation d'une nouvelle lignée d'évè-
ques et d'un nouveau clergé. Les ordres des nou-
veaux évoques dérivent tous de l'archevêque Parker,
1163
ORDINATIONS ANGLICANES
1164
— Rejet formel et absolu des ordres angli-
cans PAR LE Saint-Siège sous Marie Tudor, sous
Elisabeth et drpvis. Attitude pratique des autorités
catholiques à l'égard de ces ordres {in^licaiis. —
Nouvel EXAiMEN officiel de l'Ordinal anglican en
i6S5 et en 1704. Rapports de Geiietti, du Cardinal
Casanala et d'autres coiisulteurs. La décision de
I 704 n'est pas fondée sur l'absence de la tradition
des instruments dans le rite anglican. — Histoire
DE LA controverse THÉOLOGIQUE SUR LES ORDRES
ANGLICANS. Im légende de ta ïète de clieval. Sauf
quelques points superflus, les arguments apportés
dès le début contre les ordres anglicans sont iden-
tiques en substance à ceux que devait sanctionner le
Saint-Siège. Historicité de la consécration célébrée
à Lambeth e/MÔSg. Examen de la question de la
consécration de Barloty. — Résumé de la conduite
OFFICIELLE DE l'EgLISE ENVERS LES ORDRES ANGLI-
CANS. Stade final (1896-1897). La Bulle Aposto-
licae curae (1896). Accueil fait par les anglicans à
la bulle Ordines Anglicani. Relation de la oo.m-
MISSION instituée PAR S. E. LE CARDINAL HERBERT
Vaughan. La Responsio. La Vindicatio des évéques
catholiques. La bulle déclarée " irréformable »
PAR LÉON xni.
But de l'article. — L'organisation du clergé de
l'Eglise établie d'Angleterre, du clergé anglican
comme on l'appelle communément, diffère à plus
d'un égard de celle que présente le clergé dans la
plupart des autres églises protestantes. L'Eglise an-
glicane possède une hiérarchie à trois degrés, formée
d'évèques, de prêtres et de diacres, qu'elle députe
aux fonctions de leur ministère respectifs par trois
rites d'ordination, assimilables — du moins à pre-
mière vue — aux trois rites correspondants de
l'Eglise catholique. Les membres de ce clergé s'ap-
puient même précisément là-dessus pour alliriuer
qu'ils sont validenicnl ordonnés évêques, prêtres et
diacres, tout aussi bien que ceux de l'Eglise de Rome,
et pour soutenir avec insistance que le Saint-Siège
devrait les reconnaître comme tels. Aussi quand
l'un des leurs, comme il arrive parfois, se réconcilie
avec l'Eglise catholique et désire y exercer le saint
ministère, voudraient-ils que du moins on lui épar-
gnât la cérémonie, sacrilège à leurs yeux, d'une
deuxième ordination. D'autre part en Angleterre, où
la question a fait de tout temps l'objet d'âpres con-
troverses, la théologie catholique a toujours nié au
nom de ses principes propres la validité de ces or-
dres anglicans; et cette doctrine a eu pour elle la
pratique constante des autorités ecclésiastiques,
qui, se conformant en cela aux directions papales,
ont toujours traité en laïcs les ministres anglicans
convertis qui désiraient remplir les fonctions sa-
crées, et leur ont toujours conféré les ordres sans
condition. De leur côté, les controversistes angli-
cans sont souvent revenus à la charge, assurant que
l'approbation accordée par le Saint-Siège à cet usage
se fondait sur l'ignorance où l'on était à Rome des
véritables faits : l'autorité Y'ontificale, disaient-ils,
avait été trompée par les faux rapports des catho-
liques anglais, qui, emportés par leurs préventions,
n'avaient jau'ais pris la peine de chercher, à une
théorie qui h ur était trop chère, des fondements
historiques solides.
En 1896, des circonstances sur lesquelles nous
aurons à revenir altiièrent l'attention de Léon XHI
sur ces revendications anglicanes ; en conséquence
il donna ordre à une Commission d'enquête d'entre-
prendre une étude approfondie du sujet. Les con-
clusions auxquelles elle arriva l'amenèrent à publier
dans l'automne de cette même année la bulle Apos-
tolicae curae, par laquelle il confirmait les résultats
de l'examen qu'il avait fait faire, et déclarait o défi-
nitivement et irréformablement » la nullité absolue
des ordres en question.
Origine du schisme d'Henri 'Vni(1530-lS47).
Séparation d'avec le Pape, mais maintien des
formes liturgiques du culte. — Le schisme qui, au
XVI8 siècle, détacha du Siège de Pierre l'ancienne
Eglise d'Angleterre n'eut aucunement sa cause dans
une désaffection générale du peuple anglais pour
une religion que lui avaient transmise tant de géné-
rations d'ancêtres : la aeule et unique raison en fut
la tyrannie d'Henri VIII, exaspéré contre Clément VH
parce que ce pape refusait d'annuler son mariage
avec Catherine d'Aragon, c'est-à-dire de trahir la
doctrine de l'indissolubilité du lien conjugal : car,
si Catherine fut la veuve d'Arthur, frère du Roi,
l'empêchement dirimant qui en résultait avait été
levé par dispense de Jules II. Décidé à exécuter son
dessein et à répudier la Reine pour prendre une autre
femme, Henri usa de tout son pouvoir pour arracher
son peuple à la juridiction de Rome, qu'il remplaça
en proclamant sa sui)rématie personnelle, sa pri-
mauté suprême sur l'Eglise de ses domaines. Sous la
menace des plus terribles châtiments, il fit reconnaître
celle suprématie par tous les évêques et personnages
considérables du pays, tant civils qu'ecclésiastiques,
et il la fit ratifier par un Acte de Parlement de i53/|.
.Sans doute, un simple coup d'autorité royale ou par-
lementaire nt sullisait pas à rompre le lien spirituel
qui rattachait le peuple anglais au Saint-Siège; mais
par une clause de cet Acte, le Roi interdisait à ses
sujets toute espèce de commerce avec le Pape, et dé-
fendait en particulier aux évêques de lui demander
les bulles d'institution accoutumées. Et comme par
ses menaces il les empêcha toujours effectivement de
le faire, il réussit à soustraire la nation tout en-
tière à cette juridiction sans laquelle l'unité catholi-
que n'existe plus.
Mais, si Henri VIII, pour arriver à ses fins per-
sonnelles et pour se voir soutenu dans son schisme,
entraîna l'ensemble de ses sujets à une rupture avec
Rome, il n'avait pas pour autant le désir d'intro-
duire dans son pays un corps de doctrines protes-
tantes. A l'occasion, il lia bien partie avec les chefs
protestants d'Allemagne, pour faire bénéficier de
leur appui les projets qu'il formait contre le Pape;
mais afin d'abuser mieux son peuple, il voulait que
les crojances et les formes du culte divin auxquel-
les on était habitué demeurassent à peu près ce
qu'elles étaient auparavant. C'est ce qui apparaît
clairement dans les Articles about Beligion devised
by the Kiiig's llighness, publiés en i536; dans l'In-
stitution of a Christian Man, publiée en 153^ et com-
munément appelée le Bishops'Booh, parce qu'elle
s'ouvre par une préface signée des évêques et de cer-
tains membres du clergé ; dans lANecessary Doctrine
and Erudition of any Christian Man, publiée en i543,
ouvrage qui, bien qu'il ait été, dit-on, « vu par les
Lords spirituels et temporels et trouvé très à leur
gré », a pris néanmoins le nom de King's Bool-, en
raison de la Proclamation Royale placée au début et
qui en prescrit l'usage comme règle de saine doc-
trine. Ces trois documents n'en forment en sub-
stance qu'un seul : l'unique différence qui les sépare,
c'est que le second est le développement du premier
elle troisième le développement du second. L'objet
de leur exposition se diviseen quatre parties, quiont
pour thème: la première le Credo, la seconde le
Pater, la troisième les dix Commandements et la
quatrième les Sacrements. Sur les Sacrements, ces
traités sont incomplets, puisqu'ils n'en mentionnent
1165
ORDINATIONS ANGLICANES
1166
que trois; mais pour le reste, le fond Je leur ensei-
gnement est catholique, si ce n'est qu'ils gardent sur
le SacrilJce de la Messe un silence signilicatif, qu'ils
rejettent le Siège apostolique, et que, tout en per-
mettant les prières pour les morts, l'invocation des
Saints et l'emploi des images, ils font quelques ré-
serves prudentes destinées à couvrir la destruction
générale des châsses par ordre du Roi et le transfert
de leurs trésors à sa cassette. Ainsi, bien que surces
trois questions ces documents puissent, du point de
vue catholique, prêter liane à la critique, dans leur
enseml)le ils témoignent cependant que, pour
Henri VIII, les croyances religieuses et le culte tra-
dilionneldevaient resterles mêmes qu'avant, excepté
bien entendu ce qu'exigeait l'état de schisme résul-
tant de la rupture avec Rome. Et, conformément à
ces nouveaux règlements, on continua à conférer
les Saints Ordressuivant l'ancien riteduPontiiical. Si
d'autres changements n'étaient survenus dans la
suite, le proljlème des Ordinations anglicanes ne se
serait donc jamais posé.
Nouveaux changements sous Edouard VI
(i547-i553). — .Mais la mort d'Henri VIll, arrivée le
37 janvier 1647, en faisant monter sur le trône un
enfant de neuf ans, Edouard VI, ouvrait une période
nouvelle. Toute l'autorité de l'Etat tomba aux mains
d'Edouard Sej'mour, oncle maternel du nouveau Roi,
lequel se fit bientôt créer duc de Somerset. Cranmer,
l'archevêque de Cantorbéry, tigurait le second sur la
liste du Conseil de Régence. Or Cranmer et Somerset
étaient tous deux, — et depuis quelque temps déjà,
— en étroite alliance avec le parti protestant d'Alle-
magne. Le jeune Roi, bien qu'incapable, vu son âge,
de se former un jugement personnel sur les questions
religieuses, avait été élevé par des gouverneurs pro-
testants, portait en sol la persuasion que sa mission
serait de délivrer son peu[ile des erreurs du Papisme,
et possédait, pour le confirmer dans ce dessein, toute
l'opiniâtreté d'un ïudor. OutreSomersetetCranmer,
il y avait d'autres raeraljres dans le Conseil, mais
I leurs pouvoirs étaient très limités, à moins qu'ils ne
consentissent à se faire les instruments de Somerset
et de Cranmer, — et c'est bien là ce qu'ils firent
pour la plupart. Ainsi toutes les circonstances annon-
çaient qu'on allait abolir radicalement jusqu'à ces
0 restes de Papisme » qu'Henri avait voulu conserver.
On ne tarda pas longtemps à inaugurer ce travail
de destruction. A la cérémonie du couronnement,
— accomplie elle-même selon le rite du Pontifical, —
Cranmer adressa la parole au jeune souverain
comme au vice-régent de Dieu, et l'invita à se consi-
dérer comme un nouveau Josias, suscité par le ciel
pour réformer le culte divin, détruire l'idolâtrie,
enlever les images des églises, et n'avoir plus rien de
commun avec l'évèque de Rome. Les évèques furent
requis de se démettre de leurs sièges, pour en re-
prendre possession par lettres patentes du nouveau
Roi, afin d'exprimer par là plus clairement qtie toute
leur autorité spirituelle leur venait de l'autorité
royale. Pour préparer, dans la mesure du possible,
l'opinion publique aux changements qui devaient
suivre, un Premier Lit're d'Homélies fut composé, en
grande partie par Cranmer en personne, et, pour le
reste même, soumis à son approbation. Ce livre
était une attaque dissimulée contre la Necessary Doc-
trine and Institution of any Christian Man, et Strype
(Meniorials, Bk. 2, ch. m) nous le présente comme
ayant pour but n d'exposer clairement les bases et
« les fondements de la vraie religion, et de délivrer
le peuple des erreurs et des superstitions commu-
nément répandues ». L'exercice de la prédication
! lut interdit pendant un certain temps, sauf à quel-
ques personnages patentés en qui on pouvait avoir
confiance; les autres devraient remplacer le sermon
du dimanche par la lecture de ces Homélies. On
publia aussi une traduction des Paraphrases
d'Erasme, qui, sous couleur de reprendre les repro-
ches du Nouveau Testament contre les prêtres juifs
et leur direction du culte au temple, ne sont au fond
que la satire voilée des pratiques de dévotion catho-
liques. On donna ordre d'acheter dans toutes les
paroisses un exemplaire de ces Paraphrases et de le
placer dans l'église, attaché par une chaîne, en un lieu
où tous pussent venir le lire. Pour obtenir plus siire-
ment l'obéissance à toutes ces mesures, on commença
dans l'automne de i547 une visite du Royaume par
autorité royale. Strype {ibid., p. 209) donne une
liste des Visiteurs désignés, et il suffit de la parcou-
rir pour reconnaître que, sauf de rares exceptions,
c'étaient tous des hommes aux tendances protestantes
les plus accusées. Tout le temps qu'ils étaient à
l'œuvre dans un diocèse, l'autorité de l'évèque était
suspendue ; et les membres du clergé, à commencer
par l'évèque lui-même, étaient invités à passer de-
vant eux un examen sur leur vie et leur doctrine.
Les examinateurs exigeaient en particulier une
parfaite connaissance des Homélies et des Para-
phrases, ainsi que — cela va sans dire — l'adhésion
aux idées qui y étaient contenues. Ils étaient munis
en outre d'une série d'Injonctions royales ordonnant
la suppression de nombreux usages catholiques,
comme ceux de porter des cierges le jour de la Puri-
fication, de recevoir les cendres le Mercredi des
Cendres et de « ramper jusqu'à la croix » le Vendredi
saint. En vertu de ces Injonctions, les Visiteurs
devaient aussi enlever toutes les images et peintures
de « faux miracles » ; et comme il appartenait à
chacun de juger quels miracles étaient faux et les-
quels étaient authentiques, les Visiteurs prirent le
parti qui leur assurait le concours de la populace
protestante, et qui consistait à détruire toutes les
images et peintures sans aucune distinction. Il en
résulta un carnage de vitraux, et un badigeonnage
général des murs dont les fresques avaient charmé
jusque-là le regard des fidèles. Londres fut tout spé-
cialement éprouvé en novembre iSSy, quand les
Visiteurs vinrent à Saint-Paul. Cette cathédrale for-
mait, au dire du Chanoine Dixon, n un temple qui
« était une collection de temples, tant elle était vaste,
« et si innombrables étaient les chapelles, les autels,
a les statues, les peintures sacrées et les vitraux
« qu'elle contenait. » k Sur cet édifice rempli de pré-
« cieux trésors, continue-t-il, on lâcha une armée de
« vandales et de pillards, conduits par les Visiteurs
« eux-mêmes; en peu de jours tout n'était plus que
« désolation et que ruine. Et l'exemple ainsi donné
« dans la Cathédrale fut promptement suivi dans
(' toutes les églises de la grande cité. »
Innovations liturgiques. — La décision qui vint
ensuite, la plus importante qu'aient prise ces nou-
veaux réformateurs, portait sur la transformation
de la liturgie; et notre présente recherche exige que
nous accordions à ce i^oinl une attention toute spé-
ciale. Un Bill « sur le Sacrement » fut discuté et
adopté au Parlement, le 17 décembre 1547. Il statue
que « ledit très saint Sacrement sera communément
« donné et administré au peuple d'Angleterre, d'Ir-
« lande et des autres domaines du Roi, sous les deux
« espèces du pain et du vin, à moins que la néces-
« site ne requière autrement .1 (ll/id., p. 224). On
ne proposa au Parlement aucun texte déterminé ré-
glant le rite nouveau qu'il faudrait suivre pour se
conformer à ce décret : on lui demanda seulement
d'ordonner la rédaction d'un cérémonial convenable.
1167
ORDINATIONS ANGLICANES
1168
Qui furent au juste ceux qui se chargèrent de ce tra-
vail de rédaction, c'est ce qui reste enveloppé de
mystère ; mais la Proclamation royale qui tigura en
tête de ce cérémonial lorsqu'il fut achevé, et qui en
imposait l'adoption pour le jour de Pâques i548,
nous le présente comme composé par « plusieurs des
« prélats de Sa Majesté les plus graves et les mieux
« instruits, qui, après avoir longuement conféré en-
« semble et délibéré leurs avis, sont eniin tombés
« d'accord » sur ce texte. C'était là une formule or-
dinaire en ce temps des Tudors; et nous ne nous
tromperons pas de beaucoup en lui faisant signifier
que le Roi avait confié le travail à un petit comité
de personniiges qui partageaient ses vues, — nous
voulons dire celles du Conseil de Régence, — mais
manquaient d'autorité pour les imposer. Si, pour
faire accepter de la nation la mesure ainsi décrétée,
on jugeait ensuite nécessaire d y engager la respon-
sabilité de quelque corps régulier de dignitaires
ecclésiastiques ou civils, on n'avait plus qu'à con-
voquer ceux-ci et à user de menaces pour leur faire
signer le cérémonial rédigé en petit comité par les
« prélats graves et bien instruits » ou par toutes
antres personnes indûment chargées de ce travail.
Le texte qu'on voulait ainsi faire admettre de force
au peuple anglais, était imprimé le 8 mars i548, et
resta jusqu'en i549 à l'état de feuillet séparé. (Voir
7*1(0 Boof^s of Common Prayer. App.) Il comprenait
deux parties : la première conçue en forme de pro-
clamation à faire par le ministre, et celui-ci y an-
nonçait son intention d'administrer la Sainte Com-
munion selon la nouvelle méthode, le prochain di-
manche ou du moins quelqu'un des jours suivants. Ce
qui nous intéresse ici, c'est que la Sainte Communion
ne devait plus comme auparavant se distribuer in-
différemment à toutes les messes où quelqu'un se
présenterait pour la recevoir, mais seulement à
l'unique messe indi([uée d'avance parle ministre et
fixée par lui à l'heure qui lui conviendrait. Les au-
teurs de cette disposition savaient bien où ils vou-
laient en venir : l'intention de Cranmer, telle que
nous la connaissons par ailleurs, était d'abolir tou-
tes les messes où il n'y aurait pas de communiants,
et par là de déraciner l'habitude où l'on était de
considérer la Messe comme un sacrifice. La pre-
mière partie du nouveau cérémonial règle que la
Messe sera dite comme ci-devant jusqu'à la lin de
la communion du prêtre. Le seconde donne au cé-
lébrant les directions suivantes : « Sans modifier
« (jusqu'à nouvel ordre)aucun autre rite ou cérémo-
0 nie de la Messe, mais suivant ce que le prêtre a
« été jusiiu'ici dans l'habitude défaire avec le Sacre-
« ment du Corps, en préparant, bénissant et consa-
« crant autant qu'il est utile pour le peuple, ainsi
« continuera-t-on en même manière et forme, sauf
<i que le prêtre bénira et consacrera un grand calice,
«i ou bien une ou plusieurs belles et décentes coupes,
« emplies d'un vin mêlé de quelque peu d'eau. »
Puis, après communié lui-même, le prêtre devra
omettre la fin de l'ordinaire de la Messe, et se tour-
nant vers les assistants il leur adressera une longue
exhortation commençant par ces mots : « Bien-
n aimés au Seigneur qui avez intention de commu-
« niquer... ' », afin de s'assurer qu'ils sont bien dans
les dispositions qui conviennent; et s'ils n'y étaient
pas, il devrait se retirer aussitôt. Suit une prière
de confession générale que tous doivent dire en
semble, et une prière d'absolution adressée à tous
eeux qui veulent communier; puis on réelle quel-
1. Nous citons le Service de Couimunion d'oprès la
traduction française du Prn^-fr Boo/> publiée par ordre de
Jacques I" en IGIH.
ques « Paroles de Consolation » empruntées aux
évangiles et aux épitres du Nouveau 'Testament, et
enfin une prière d'» Humble accès », après laquelle
le célébrant doit donner la communion sous les es-
pèces du pain d'abord et sovis celles du vin ensuite,
en prononçant la formule ordinaire du rite catholi-
que qu'on a adaptée également à l'administration
du Précieux Sang. Aussitôt après, il doit congédier
l'assistance par ces mots : « La paix de Dieu la-
quelle surmonte tout entendement, etc. »
Cette juxtaposition du vieil ollice de la Messe sou-
dainement interrompue après la Communion du
Prêtre, et du nouveau cérémonial de Communion,
renfermait une incohérence manifeste : l'ancien
Ordinaire de la Messe -était imprégné en toutes ses
parties de l'idée de sacrifice, tandis que le nouvel
Ordinaire de la Communion avait été introduit,
comme nous allons le voir, avec l'intention expresse
de bannir du rite de la communion ce qui pouvait y
rappeler une pareille notion. Mais ceux qui médi-
taient un tel changement se rendaient compte que
leurs plans seraient mal accueillis dans le pays : car,
sauf quelques petits groupes protestnntisés qui
existaient à Londres et dans certaines villes de la
côte orientale, la population restait profondément
attachée à la foi catholique. Les Reviseurs compri-
rent donc qu'il fallait procéder avec prudence, et se
contenter d'introduire progressivement les innova-
tions projetées, sans jamais dépasser la mesure que
le pen[)le pourrait présentement porter. Quelques
mois plus tard cependant, ils se sentirent de force à
faire un pas de plus : le premier « Prayer Book »
d'Edouard VI l'ut publié, et un Ordre du Conseil en
imposa l'adoption en tous lieux. En février i549,
l'Acte d'Uniformité prescrivit qu'à partir delà Pente-
côte de cette même année ce livre devrait être partout
le seul en usage, sous peine d'amendes, de destitu-
tion, et même de prison en cas de persistance obstinée.
Doctrine nouvelle que ces changements vi-
saient â exprime!'. — Avant d'expliquer la nature
de ce nouveau livre, il pourra être opportun (l'établir
les sources dont il s'inspirait et la pensée à laquelle il
prétendait répondre. Les anglicans de « haute église »
sont enclins à y voir « une correction modérée, géné-
ralement conservatrice en ses tendances, de la Messe
romaine (Frkrk, History nf the Book of Common
Prayei\i>i>, 52-54), telle qu'elle figure dans le Missel.
De même Wakeman nous déclare que le but des
Reviseurs était d'obtenir un vite (i) simple, d'où la
suppression des complications qui rendaient l'ancien
oirice si peu intelligible aux laïques, (2) social, tel
que le peuple pût y prendre une part plus grande,
(3) phia scripturaire dans son langage, et (li) purgé
d'abus certains comme étaient l'invocation des saints
ou la commémoraison des âmes du Purgatoire. (Wa-
KE.-MAN, llislory of the Church of England, p. 270)
Le chanoine Brightman est plus près de la vérité
quand il voit dans le nouveau canon « une paraphrase
« et un développement éloquent de la conception du
« sacrifice eucharistique présentée à trois points de
» vue, savoir : (i) comme la commémoration de
« l'oblation historique du Christ par lui-même, dans
« sa mort sur la croix, (a) comme un sacrifice de
« louange et d'action de grâces pour le bienfait de
« la Rédemption, (3) comme l'offrande de l'Eglise, de
« nous-mêmes, denos corps et de nos âmes; ce canon
« concentre sur ces trois aspects toutes les expres-
» sions relatives au sacrifice. » (Buightman, English
Bite, Préface, cvi) Mais une pareille description
n'équivaut-elle pas à un aveu détourné que l'inten-
tion des Reviseurs était d'expulser tout ce qui, dans
l'ancien rite de la messe, formait, d'après la doctrine
1160
ORDINATIONS ANGLICANES
1170
Il aditionnelle de l'Eglise catholique, l'essence même
(iii sacrilice eucharistique, autrement dit l'olTrande
du Corps et du Sang du Christ, rendus présents sur
i'aalel par les pai-olcs de la Consécration? Dépouiller
la liturgie de toute trace de caractère sacriûcatoirc
pour la transformer en pur service de coiuraunion,
cesl-à-dire enunesimple cérémonie d'administration
d'- la communion au peuple, c'est là, on n'en peut
liciuler, l'intention qui domina d'un bout à l'autre le
f.M.'Qionial des Prayer JBooks d'Edouard VI. La pen-
si !■ de ceux qui le réglèrent était que, sur la croix,
le Christ s'était offert en sacrilice une fois pour
toutes, pour la Rédemption de tous les hommes
et la rémission de tous leurs péchés; que par
suite ce sacrifice n'avait plus à être renouvelé ni con-
tinué par aucun autre, et spécialement par celui que,
selon la doctrine papique, les prêtres prétendaient
ollVir sous les apparences du pain et du vin dans
chaque messe qu'ils célébraient; qu'eulîn le Sacre-
ment de l'Eucharistie n'ayant été institué que pour
donner une nourriture spirituelle aux croyants,
ceux-ci n'avaient point d'autre offrande à présenter
à Dieu en action de grâces que celle d'eux-mêmes,
et qu'ils n'avait nullement à Lui offrir le Corps de
son Kils, lequel d'ailleurs ne se trouvait pas là sur
l'autel de manière à pouvoir être reçu réellement
d.uis leur bouche, mais seulement dans leurs cœurs
par la foi.
Pour démontrer que tel était bien le but visé par
les Réformateurs, on pourrait citer d'innombrables
passages tirés des écrits de Cranmer et des autres
personnages sous le contrôle desquels fut rédigé le
nouveau Prayer Book. Bornons-nous aux suivants,
à titre d'exemples :
Pour parler un peu plus amplement du sacerdoce et du
aucriGce de Christ, c'était un si haut Pontife qu'il Lui a
suflB de s'ofTrir une fois pour abolir le péché jusqu'à la
iin du monde par une seule effusion de son sang. C'était
lin prêtre si eccompli que par une seul<; ohlation II a
f^xpié un monceau infini de péchés, laissant à tous les
pécheurs un remède facile et tout prêt, puisque son
unique sacrifice devait suffire pour beaucoup d'années à
tous les liommes qui ne se montroraient pas indignes. El
11 ])rit sur Lui non seulement les fautes de ceux qui
laient morts bien des années auparavant et avaient mis
?n Lui leur confiance, mais aussi les fautes de ceux qui
usqu'à son deuxième avènement devaient croire sincère-
ment en son Evanj^iie. Si bien que maintenant nous ne
levons plus cherch*^r pour remettre nos péchés d'autre
jrètre ni d'autre sacrifice que Lui et son sacrifice... Or,
mr ce 'jui vient d'être dit. tout homme peut aisément
jomprc'mlre que l'offrande du prêtre i\ la messe, ou l'ap-
->licatif»n de son ministère fait© ri son grè pour ceux qui
sont vifs ou morts, ne peut gagner ou mériter ni pour hii-
nénie, ni pour ceux à l'intention de qui il chante ourécite,
a rémission de leurs péchés; mais pareille doctrine
()apique est contraire h la doctrine de l'Evangile et inju-
-ieuse nu sacrifice de Christ. Car si seule la mort de
Christ est l'ohlation, sacrifice et rançon pour lesquels nos
>échés sont pai-donnés, il s'ensuit que l'acte ou le minis-
èro du prêtre ne peut avtdr le même oQjce. Aussi est ce
m blasphème abominable de donner à un prêtre l'ofTice ou
lignite qui n'appartient qu'à Christ seulement.
.-Vnssi longtemps que régnait la Loi, Dieu souffrait que
ies bêles sans raison Lui fussent offertes; mais inainte-
lant que nous somnies spirituels, nous «levons offrir des
^)blations spirituelles au lieu de veaui, de moutons, de
, loues et de colombes. Nous devons tuer le diabolique
|)rgueil, la furieuse colère, l'insatiable avarice, etc., et
ous ceux qui appartiennent ù Christ doivent crucifier et
nimoler ces vices pour Christ, comme II s'est crucifié
■>our eux. Tels soient les sacrifices des Chrétiens, et que
.le teiles hosties et oblalions soient acceptables à Christ.
Et toutes semblables messes papiques sont à bannir
jiimplement des Eglises chrétiennes, et l'usage véritable
de la Cène du Seigneur doit être lêfahli, en laquelle le
dévot peuple assemblé puisse recevoir le Sacrement
h !■ un pour soi, afin de déclarer qu'il se souvient du
bienfait qu'il a reçu par la mort de Christ et pour témoi-
gner qu'il est membre du corps de Christ, nourri de son
corps et abreuvé de son sang spirituellement. (CiiANMEU,
LurWs Suppc/', II, ."J'iô sq.)
A ces déclarations de Cranmer, nous pouvons en
joindre d'autres, en raison des circonstances parti-
culières qui leur tirent donner la l'orme d'une pro-
clamation royale. Ecoutons la première des « Six
« raisons publiées pour expliquer pourquoi le Révé-
(I rend Père Nicolas Ridley, Evèque de Londres, a
« exhorté les églises de son diocèse, où ponr lors
u les autels subsistaient encore, à suivre l'exemple
n de ces autres églises qui les avaient enlevés, et
a avaient dressé au lieu de la multitude de leurs
« autels une décente table en chaque église ».
La forme d'une table fera mieux passer les simples
des opinions superstitieuses de la messe papique au
légitime usage de la Cène du Seignem', Car l'emploi d'un
autel est d'y accomplir des sacrifices; l'emploi d'une
table est de servir aux hommes pour y manger. Or quand
nous venons au repas du Seigneur, pourquoi venons-nous?
Pour sacrifier Christ à nouveau et le crucifier à nouveau,
ou pour nous nourrir de Lui, qui n'a été qu'une seule
fois crucifié et oITert pour nous? Si nous venons pour
nous nourrir de lui, pour manger spirituellement son
corps et boire spirituellement son sang {ce qui est le
véritable usage de la Cène du Seigneur), alors nul homme
ne peut nier que la forme d'une table ne soit plus conve-
nable j)onr le repas du Seigneur que la forme d'un
autel. (RiuLEY, Œuvres, p. 321 et App. vi)
Sources du nouveau Prayer Book (le premier
d'Edouard VI, 1549). — Ces textes et d'autres du
même genre, qu'on rencontre dans les écrits des
Reviseurs, ne laissent place à aucun doute : s'il est
vrai jusqu'à un certain point que le Missel de
Sarum (identique, sauf quelques petits détails, au
Missel romain) a fourni la matière première de leur
travail de refonte, l'opération à laquelle ils l'ont
soumis ne visait pas seulement à rendre plus simple
et plus sociale l'expression de l'ancienne doctrine et
de l'ancienne piété, fidèlement conservées quant à
leur substance : le but poursuivi a été l'élimination
complète de tous les éléments, de tous les termes
qui donnaient à la Messe sa valeur essentielle aux
yeux des Catholiques d'avant la Réforme. Et le
modèle auquel on travaillait à se conformer n'était
point tiré de quelque source primitive : il avait été
fixé par les protestants continentaux de ce temps-là,
comme une multitude de preuves l'établissent et
comme il importe de bien s'en convaincre.
Strypb, dans ses Memorials of Arcliliishop Cranmer
(vol. I, pp. cxxiv et 584), nous expose comme
suit les préoccupations de Cranmer en l'année i548:
L'Archevêque poussait l'exécution d'un projet qui
devait procurer une plus grande union entre toutes les
églises protestantes. Ce projet eût consisté en l'adoption
d'une commune confession et harmonie de foi et de doc-
trine tirée de la pure parole de Dieu, telle que tous pus-
sent l'admettre d'un seul accord. Il avait remarqué
quelles différences s'éleviiient entre protestants sur la
doctrine du Sacreraient, sur les décrets divins, sur le gou-
vernement de l'Eglise et sur plusieurs autres matières.
Ces dissentiments avaient rendu les tenants de l'Evangile
méprisables à ceux de la communion romaine... Gela
lui faisait juger très expédient de procurer l'adoption
d'une pareille confession. Et pour cela il croyait néces-
saire que les principaux et les plus doctes théologiens
des diverses Eglises se réunissent ensemble et là, en
toute liberté et amitié, discutassent les points controversés
selon la règle de l'Ecriture, et, après mute délibération,
rédigeassent d'un commun accord un livre d'articles et de
points capitaux de la foi et de la pratique chrétienne,
lequel servirait de doctrine fixe aux protestants.
Cranmer, nous explique encore le même auteur,
pensait que l'Angleterre était à cette époque le pays
9
1171
ORDINATIONS ANGLICANES
1172
le plus iiulic|ué pour ce conciliabule des novateurs :
et il avait obtenu d'Edouard VI « une promesse de per-
mission et de protection ». Aussi envoya-t-il aux
membres les plus éniinents des communions réfor-
mées de Suisse, de France et d'Allemagne, c'est-à-dire
à BuUinger, Calvin et Mélanchlhon, des lettres où il
leur communiquait son plan, en demandant leurs
conseils et leur concours. {Lettres de Zurich, vol. I,
lettre cxxi, p. 263) — Que ces assertions de Slrype
soient exactes, du moins en substance, c'est ce que
prouvent plusieurs lettres de Cranmer, contenues
soit dans les éditions de ses œuvres, soit dans les
deux premiers volumes des Lettres de Zurich. Par
exemple, dans une lettre du 4 juillet i548 adressée à
Jean a Lasco et où il lui exprime son regret de ne
l'avoir pas vu encore passer en Angleterre, Cranmer
déclare qu'il en voie à Mélanclithonvine troisième lettre
pour le presser de venir au plus tôt. Il y dit aussi
qu' « alin de mettre à exécution cet important des-
« sein [il a| cru nécessaire de recourir à l'assistance
(( de savants qui, ayant comparé leurs opinions entre
<r elles, pussent en finir avec toutes les controverses
:. doctrinales et construire un système complet de
.. doctrine vraie » ; et il ajoute : o C'est pourquoi nous
« vous avons invité, vous et plusieurs autres savants;
« et, comme ils sont passés chez nous sans faire de
<i diflicultés, à peine avons-nous à regretter l'absence
K d'aucun d'eux, excepté la vôtre et celle de Mélan-
« chthon ; et nous vous exhortons sérieusement tout
« ensemble à venir vous-même et, si possil)le, à
« amener Mélanchthon avec vous. » Il semble que
d'autres lettres aient été adressées au même effet, un
an plus tard, à BuUinger et à Calvin. Parmi ceux qui
étaient déjà venus en .\nglelerre, on peut citer Uten-
liovius,Pollanus,PierreMartyret Juste Jonas le jeune.
A Lasco arriva en i548, Bucer en iS^g et Drj'ander
A-ers la même époque. (Ibid., c. xiii. pp. 277 sq.)
Ce projet d'une rédaction systématique et complète
d'un Credo protestant sur lequel tous pussent
s'accorder, avait déjà été discuté sous le règne
d'Henri VIII; mais il avait échoué devant l'impossi-
bilité où l'on s'était v>i d'amener à une entente les
différents réformateurs. La même e.xpérience se
renouvela au temps dont nous parlons : le congrès
obtint cependant un certain résultat local : il aboutit
aux quarante-trois Articles anglais de i553, qui sont
apparentés à la confession d'Augsbourg de Mélan-
chthon.
Mais ce qui nous touche directement, c'est la pro-
venance des nouveaux Prarer Books d'Edouard VI ;
et c'est là, peut-il sembler, une bien autre affaire.
Toutefois, et quoique nous en aj-ons trouvé peu de
traces dans les lettres échangées alors au sujet de
cette mesure plus générale qu'était la rédaction d'un
corps complet de doctrine, nous pouvons être sûrs
qu'on ne fabriqua pas la nouvelle liturgie sans con-
sulter ces illustres étrangers, invités en Angleterre
pour y apporter leurs conseils. Et nous ne constatons
que ce que nous eussions pu prévoir, quand nous
voyons Richard Hilles écrire le 4 jui" '549 — c'est-
à-dire peu de jours après la mise en usage du pre-
mier Prayer Book — au calviniste suisse Henri
BuUinger une lettre où se rencontrent ces mots :
« C'est pourquoi — maître Jean Butler [le porteur de
« la lettre] en informera votre Révérence plus coni-
<i plètement d'après ma lettre, — nous avons une
o célébration uniforme de l'Eucharistie dans tout le
« royaume, mais à la manière des églises de Nurem-
« berg et de certaines de celles de Saxe; car on ne se
n sent pas encore disposé à adopter vos rites [les
« rites calvinistes] au regard de l'administration des
« sacrements... Ainsi nos évèques et gouvernants
« semblent agir comme il convient, au moins pour le
« présent, puisque, pour sauvegarder la paix publi-
II que, ils évitent ce qui pourrait choquer les Luthé-
« riens, tiennent compte de vos très doctes théolo-
« giens allemands, et leur soumettent leur jugement
« tout en retenant quelques cérémonies papiques. »
{Lettres de Zurich, vol. I, p. 2C5, Richard Hilles à
Henri BuUinger, Londres, 4 juin i5.'i9) BuUinger était
calviniste, comme l'était aussi, à ce qu'il semble, ce
Hilles, marchand anglais, ami de Cranmer et son
homme de confiance, qui avait longtemps vécu à
Strasbourg et était entré dans l'intimité d'un bon
nombre de réformateurs allemands. Le mais de la
lettre que nous venons de citer exprime le déplaisir
que causaient à ces calvinistes quelques points de la
nouvelle liturgie. Dans l'ensemble pourtant ils l'ap-
prouvaient, comprenant les difficultés que ses rédac-
teurs devaient rencontrer dans l'hostilité d'un paj's
encore attaché aux rites et aux doctrines catholiques ;
et d'ailleurs ils gardaient l'espoir de voir l'œuvre
amendée quelque jour en un sens plus conforme à
leurs opinions.
La << Formula Missae» de Luther. — Beaucoup de
raisons ])urent incliner Cranmer à s'inspirer de ce
modèle de Nuremberg dans la rédaction de son livre
d'oCBee anglais. La Formula Missae et Commiinionis
pro Kcclesia Jl'ittembergensi, écrite par Lutuer
en 1623 et traduite ensuite en langue vulgaire, avec
quelques légères modifications sans importance pour
nous, dans sa Deutsche Messe de 1626, constituait le
prototype auquel se conformèrent les diverses
Kirchenorduungen des quelques années qui suivi-
rent; non point qu'elles en reproduisissent mot à mot
les prières, car ce n'était pas là aux yeux de Luther
une chose essentielle; mais elles se réglaient sur les
principes qu'il y avait posés et qui déterminaient les
changements à introduire dans l'ancienne liturgie de
la messe pour qu'elle s'adaptât à ses théories. Le
missel de Nuremberg-Brandebourg, composé par
Osiander, premier pasteur de Nuremberg, et Jean
Brenz, premier pasteur de Halle, fut mis en usage à
Nuremberg en i533. Si l'on se rappelle que cette
messe nurembergeoise fut un des plus importants
succédanés de la Formula luthérienne de Wiltem-
berg; que Cranmer, qui devait bientôt épouser en
secondes noces la nièce d'Osiander, se trouvait l'hôte
de celui-ci à Nuremberg peu avant l'introduction du
nouveau missel ; qu'il a même pu, par suite, avoir son
rôle dans les discussions qui aboutirent à le consti-
tuer; qu'il prenait aussi à cette époque uiî intérêt
spécial à la forme provinciale de service divin suivie
alors dans la ville, et qui était marquée des mêmes
caractères que celle qui allait (voir le témoignage de
Sir Thomas Eliot dans sa lettre au duc de Norfolk du
1 4 mars i553, ap.EtLis, Original Lett.) la remplacer,
— on comprendra sans peine que Cranmer ait pu,
quelque vingt ans plus tard, vouloir iiâtir sur ce
modèle son propre rite anglais.
Nouvel indice parallèle : les Reviseurs anglais sem-
blent s'être servis delà /'j'a Consultatio,aiu{re Kirchen-
ordnung du même genre, rédigée quatre ans plus
tôt par Mélanchthon à l'usage de la ville de Cologne,
sur la demande de l' Archevêque-électeur, l'apostat 1
Ilermann de Wied. Or ce prince avait voulu que la
liturgie de Nuremberg servit de liase à la liturgie
réformée qu'il projetait pour Cologne, laquelle en
porte effectivement des traces, — tout comme aussi
le Prarer Book porte des traces de la liturgie de
Cologne, principalement dans certains de ses rites
secondaires, tels que l'administration du Baptême et
de la Confirmation.
Nous ne pouvons omettre de mentionner encore,
toujours pour établir le même emprunt, un détail
1173
ORDINATIONS ANGLICANES
1174
n signilicalif relevé par Gasquet et Bishop
:^yard VI and tlie Book of Common Prayer,
.:lip. vi). A l'exception du texte mozarabe, — lequel
I. .1 guère dû inlluencer les Reviseurs anglicans, —
imites les versions du canon usitées dans les litur-
i:les catholiques donnent les paroles d'inslilulion de
1 Eucharistie sous une seule et même forme. D'autre
l'iut, la formule nurenibergeoise de ces paroles d'in-
stitution, le texte latin qu'en donne Juslus Jonas
dans son Catéchisme, la traduction de ce dernier
ouvrage par Cranmer, et la forme adoptée au temps
qui nous occupe dans le premier Prayer Book de 1 54g,
sont identiques entre elles, hormis quelques varian-
tes de pure expression, tandis qu'elles diffèrent essen-
tiellement de la forme usitée dans la Messe. C'est ce
que montre le tableau suivant :
RITE MOZARABE
Doniinus Noster Jpsus Christus
in qua nocte tradebatur
iiccepit paneni
et ^.'ii.tias agans benedixit
ïr. Iregit deditque
i^cipulis suis dicens :
Accipite et manducate.
lU'C pst corpus meum
;iiod pro vobis tradetur.
'.^'uctiescumque manducaverilia
!0c facile in meaiu comraenioratio-
tlPIU.
^iiîiiliter et calîcem
■ostquam coenavit
L fst calix novi testamenti
:ne() sanguine
|>ro vobis et pro multis elTunde-
III'
T I eoiîssionem peccatorum .
^luoliescumque biberitis
loc fQ<*ite in meam couimeniorutîo-
neni.
PHAYEK BOOK DE 1549'
Lequel,
en la mènie nuit qu'il fut trahi,
prit du pain,
et l'ayant béni et ayant rendu grâces
le rompit i-t le donna
à ses disciples^ disant :
Prenez, mangez,
ceci est mon corps
qui est donné pour tous.
Faites ceci en commémoration de moi.
Seinblablement aussi après le souper
il prit la coupe
et ayant rendu grâces illa leur bailla
disant ;
Buvei-en tous
car ceci est mon sang
du nouveau testament,
lequel est répandu pour vous et pour
plusieurs
en rémission des péchés.
Faites ceci toutes fois et quantes que
vous en boirez,
en commémoration de moi.
KOK.ME DE NUKKllIlKRG-nRANDEBOUKG
DE 15:i3
Unser Herr Jésus Christus,
in der nachl da er verralen wardt
nam Er das brot,
danket
und brachs und gabs
sein Jilngeren und sprach :
Nembt hin und essel.
Des ist mein leyb
der filr euch gegeben wirdt;
das thut zu meinem gedàchtniss
Derselben gleychen nam Er auch deii
Kelch
nach deni nbenlmal
und danket nnd gab ihn den
und sprach ;
Trinckt aile daraus.
Das ist mein blut
des newen lestamenles
das filr euch und fUr vil vergossen
wirdt
zur vergehung der sijnden.
Solchs thut 80 oft îrs trinckt
Zu meinem gedàchtniss.
Inutile de pousser plus loin les comparaisons mi-
-ulieuses : il suffit que notre examen nous ait indi-
iié les origines du rite d'Edouard VI. Ce qui, dans
e présent article, est jiour nous d'une importance
ajiilale, c'est de déterminer les principes qui prési-
èreut à la constitution de la liturgie anglicane.
)emandons-le donc maintenant à la source même où
ous nous sommes vus conduits par l'intermédiaire
u Missel de Nuremberg-Brandebourg, à la Formula
c niissa H'iltembergensi de Luther. En voici le pas-
age essentiel :
Iraprimis itaque profitemur non esse nec unquam
iis>e in animo nostro omnem cullum Dei prorsus abo-
■rr, sed eum qui in usu est pessimis additamentis vitia-
jiu repurgare et usum pium monstrare. iN'am hoc negare
"Il possuiMUs missam et communionetn panis et vini
iliim esse a Christo divinitus institutum... At ubi jam
centia lîebat addendi et mutandi, proul cuivis libehat,
cci'dente tuin et quaestus et ambilionis sacerdotalis lyran-
ide, tum coeperunt altaria illa et insignia Baal et omnium
eoium poni in templum Domini per impios reges nostros,
e. cpiscopos et pastores. Hic sustulit impius Ahaz altare
freum et constiluit aliud e Damasco petitum, loquor
utem de canone illo lacero et abominabili ex niiiltorum
c'iiiis ceu sentina rollecto, ibi coepit missa fieri sacriti-
iiiin, ibi addita offertoria et collectae mercenariae, ibi
•quentiae et prosae inter Sanctus et Gloria in ej-cehis
isertae. Tum coepit missa esse monopolium sacerdotale
iliiis mundi opes exhauriens, divites otinsos, potentes, et
"lii[iluarios, et inimundos illos coelibes toto orbe ceu
,i-lilalim ultimam cxundans. Hinc raissae pro defunctis,
tm itineribus, pro opibus. Et qiiis illos titulos solos nii-
lerot quorum missa facta est sacrilicium ?
Kn somme, Luther veut voir rayer du Missel, en
-:ige dans l'Eglise catholique depuis mille ans et
Nous soulignons les mots que nous avons du introduire
rif"rme au texte anglais de 1549.
plus, tout ce qui exprime l'idée de sacrifice; mais il
veut bien en tolérer tout ce qui n'impliquerait pas
cette doctrine et semblerait d'ailleurs, à son gré per-
sonnel, pieux et conforme à l'Ecriture. Il est prêt
notamment à accepter les Introits (excepté ceux pro-
pres aux fêtes des saints), le Ayrie, le Gloria, et les
Oraisons si elles sont « pieuses » ; de même aussi les
Epitreset les Evangiles,— sauf que les Epîlres, telles
que les marquait l'ancien Missel, donnaient trop de
place aux exhortations morales et ne parlaient pas
assez de la foi. Malgré cela, le Réformateur accordait
qu'on n'y toucherait pas pour le moment, et que jus-
qu'à nouvel ordre on s'en remettrait à la prédication
pour réparer ce déficit. Luther n'aime pas les Sé-
quences et les Proses, ni non plus la récitation du
Symbole de Nicée, mais il laisse le soin de décider
si on gardera ou non tout cela, aux évêques, — c'est-
à-dire aux évêques du genre d'Amsdorf, qu'en ce
temps-là on pensait encore à conserver. .Vinsi jusqu'à
cet endroit de la Messe, nous voulons dire jusqu'à la
fin du Credo, on pourra en pratique s'en tenir à
la liturgie existante. Mais, l'auteur de la Formule
continue :
Sequilur tota illa abominalio cui servire coactum est
quidquid in missa praecessit, unde et olîertorium vocatiir.
i^t abhinc omnia fere sonant et oient oblationem. In quo-
rum medio verba illa vitae et virtiitis (il s'agit des paroles
d'institution) ponuntur, uti olim arca Domini posito est
coram Dagone in lemplo idolorum. Proinde omnibus illis
repudiatis qiiae oblationem sonant cum universo canone,
retineoniiis quae pura et sancta sunt, et sic missam nos-
tram ordiamur.
Tels sont les points essentiels du plan de Luther
pour la reforme de la liturgie, et on voit comme ils
ou modifier dans la version française de 1616 pour la rendre
1175
ORDINATIONS ANGLICANES
117t
concordent avec les théories sui- la nature Je la messe
que Cranmer nous a livrées clans les citations don-
nées plus liaut. Quant aux autres détails contenus
dans la Formula de iSaS, il nous sullira d'en noter
quelques-uns : Luther donne comme direction de
déposer le pain et le vin sur la table sans cérémonies
ni prières d'aucune sorte ; il laisse indécise, quoique
non indiscutée, la (piestion de l'eau à mêler au vin ;
il insiste tout spécialement sur ce que les « paroles
d'institution », c'est-à-direlerécitscripturairederins-
titution eucharistique, devront être prononcées tout
haut (évidemment pour indiquer qu'on ne les pro-
nonce pas pour consacrer, mais seulement pour rap-
peler au peuple un événement hi:; torique île la vie
de Noire-Seigneur). Toutes les liturgies luthériennes
constituées dans la période qui suivit l'apparition
de cette Formula se distinguent par ces caractères.
Or l'examen des deux Prayer Books d'Edouard VI
prouve jusqu'à l'évidence qu'ils appartiennent à ce
groupe luthérien .
Le premier Prayer Bock, mutilation du Mis-
sel de Sarum. — Dans le premier Prayer llool:, le
texte du Missel de Sarum, forme ou variété du Mis-
sel romain la plus généralement usitée en .Angleterre,
fut adopté par les Réformateurs pour servir de base
à leur revision, si l'on peut donner ce nom de revi-
sion à une pareille œuvre de mutilation systémati-
que. On maintint les Inlroils (sauf (pie sous cette
appellation, et conformément encore au désir de
Luther, on introduisit un Psaume entier au lieu de
l'Introït classique de la messe romaine); on main-
tint le Kyrie, le Gloria, tout le système des Collectes,
des Epitres et des Evangiles des dimanches et même
de quelques rares fêtes en l'honneur de Saints men-
tionnés dans l'Ecriture; on retrancha seulement
toutes les Proses ou Séquences. Mais « toute celte
abomination qui est appelée offertoire « fut suppri-
mée. Le.Ganon, il est vrai, pour éviter l'émotion po-
pulaire qu'eût causée son omission complète, subsiste
quant à son ossature; mais toutes les phrases qui
pourraient sentir le sacrifice sont omises ou modi-
fiées, comme le sont aussi toutes les phrases ou
expressions similaires des autres parties de l'ancien
office. Gasquet et Moye.s, dans le rapport présenté
par eux au Saint-Oflîee en 1896, en cataloguent
seize exemples. (Gascjukt et Moyes, Ordines Angli-
cani, pp. 62, 63 et app. m) Les Reviseurs d'Edouard VI
retranchent en entier l'OlTertoire delà messe; ils
retranchent la prière pour l'olTrande de l'hostie ;
Suscipe Sancta Triniiaf: hanc oblalionem... ; ils re-
tranchent les prières : .ic-eptum sit Omnipotenli
Deo hoc sacrificiuni novum...; Sic fiât sacrificium
nostrum in conspectu tu<i hodie...; Orate fratres...
(à cause des mots : ut meum pariler et vestrum accep-
tum fiai Domino Deo sacrificiuni), avec le répons :
Accipiai Dominas digne hoc sacrificiuni lundis... Os
abolissent toutes les Secrètes, qui pour la plupart
parlent de sacrifice ou d'oblation. Ils ometlent dans
le Canon les mots : haec sancta sacrificia illibata;
hanc ohlationem servitutis nosirae... quant ohlatio-
nem tu, Deus..., hostiani puram,hostiam sanctam, lios-
tiam imniaculatam, et sanctam sacrificium, inimaca-
latani hostiani. De même, là où dans l'ancien missel
se reucoutraient les paroles : Agnus Dei qui tollis
peccata 7;iK/(rfi....les Reviseurs, les ayant interprétées
avec raison comme adressées au Christ présent dans
son sacrifice eucharistique, les transformèrent en une
déclaration faite par le ministre olficiant pour
publier que « Christ, notre agneau pascal, fut olfert
pour nous une /ois pour toutes quand il porta nos
péchés en son corps sur la croix ». Il est vrai que ce
premier Prayer Book recommandait au chœur de
chanter, pendant que se donnait la communion, le;
mots : « O Agneaii de Dieu... », exactement comm(
ils sont dans le Missel; mais pour déterminer le sens
où le chœur devait entendre ces mots, il faut tenii
compte de la déclaration que nous venons de citer ei
qui, dans l'intention des Reviseurs, avait justemeni
pour but d'éviter toute équivoque; car, comme If
remarquent Moyes et Gasquet dans l'écrit d'où nous
tirons ces citations, cette phrase : « Christ, notrt
agneau pascal, qui fut olfert pour tous quand il porte
nos péchés sur la croix », constiluaient un mol
de passe que les Réformateurs échangeaient conli
nuelleraent entre eux, pensant établir par là que
depuis la mort du Christ, toute sorte de sacrifice el
de sacerdoce sacrificateur avait pris fin. Enfin, outr(
les changements déjà énumérés, les Reviseurs
rayèrent encore la prière, propre au rite de Sarum
qui se disait avant la communion : Ave in aeternum.,
carnem qnam ego hic in mnnibus teneo, et les prière;
Ave in aeternum sanctissinta caro Chrisli... et Ayt
in aeternum caelestis potus..., ainsi que la prièrf
Placent tihi sancta Trinitas, qui contenait les mots
Praesta ut hoc sacrificium quod ego... obtiili... si
milti propitiabite.
Le deuxième Prayer Book d'Edouard Vl
(1538), nouvelles mutilations. — Ce n'est pas
tout. Quand le premier Prayer Book fut mis eu
usage et que tons eurent été requis de l'adopter
deux fails notables se produisirent : Gardiner, h
chef (lu parti protestant le moins éloigné de la doc
trine orthodoxe, s'empara de deux ou trois phrases
de la liturgie nouvelle sur lesquelles il croj'ait pou-
voir s'appuyer pour lui trouver un sens catholique;
et d'autre part Cranmer, l'àme du mouvement ré-
formateur, avait pour lors dépassé sur la nature d«
laSainte Communion, la doctrine de Luther, pour re-
joindre Calvin, apportant par là une grande cause
de joie au parti calviniste anglais. L'un des effets
de tout cela fiitiui'en i552 on publia une deuxième
édition du (( I-ivre delà Prière commune », où, à la
suite de revissions nouvelles, on supprimait les dé-
tails qui rassuraient ({uel(^ie peu Gardiner et ses
amis, pour donner satisfaction aux critiques soule-
vées contre le premier n Prayer Book » par Bucer,
rhéréli(;!ue de .Strasbourg. Car Bucer, arrivé à Lon-
dres juste après l'apparition de ce livre, au prin-
tenq^s de iS'ig, avait composé sur ce sujet, à la de-
mande de llolbeach évêque d'Ely, la Censura qu'on
peut trouver dans ses Scripta anglicci. Les nouvelles
modilications furent au nombre de neuf. Dans la
première édition on n'avait fait qu'abolir tous les
termes qui parlaient de sacrifice; mais l'enchaîne-
ment même des diverses parties de la Messe sub-
sistait, el il exprimait tellement cette idée que, pour
parler comme Luther (voir supra, col. i f^li), « tout ce
« qui précédait cet abominable Canon lui était as-
« servi ». Du point de vue prolestant, c'était dans le
premier Prayer Book un sérieux défaut; mais dans
le second il fut amplement réparé, et selon les prin-
cipes propres aux Calvinistes : car tandis que les
Luthériens cherchaient à garder ce qui leur semblait
bon de l'ancien rite et en éliminaient seulement cei
qu'ils en jugeaient contestable, le parti réformé
s'efforçait, dans ses nouveaux rituels, d'effacer au-
tant que possible toute trace de cette Messe abhor-
rée. C'est à cpioi on réussit pleinement dans le cas
présent : F^e Canon expurgé lui-même, qui figurait
dans l'édition précédente, se vit cette fois couper en
deux, et le morceau le plus long, relégué au début
de l'olTice, y devint une Prière pour l'Eglise mili-
tante, tandis que l'autre, très raccourci, prenait
place à la fin comme Prière d'action de grâces. Le
1177
ORDINATIONS ANGLICANES
1178
yii-nùer Prnyer liouk avait aussi conservé les mois
iliL Missel : Digneris beneiiicere et sancitficaie huec
iiia doua et crecituras panis et vini, ni sint nobis
: ,/;.(ti et saii'^uis dilectissimi Filii iui J<;su Ckrlst.
paroles, Gardiner les avait invoquées en faveur
;a iirésence objective du Corps cl du Sang du
si, et Craumer les avait défendues en faisant
rver « qu'elles ne demandent pas que le pain et
vin deviennent absolument le Corps et le Sang
; CUrist, mais seulement qu'ils le deviennent
I' lur nous en ce saint mystère ». Néanmoins le
ond l'rayer Dook change cette prière en cette au-
plus simple : « Fais (nous) la grâce que, recevant
,,■:, tiennes créatures de pain et de vin, selon la
sainte Institution de Jésus Christ ton Kils notre
sauveiM', en commémoration de sa mort et passion,
nous soyonsfaits parlicipantsdeson corps et de son
« sang très iirécieux. » De même, l'édition précédente
contenait, entre la Consécration et la Communion,
une prière de préparation pour les communiants
appelée 11 Prière d'Humble accès », que le Ministre
ngageait à réciter « humblement agenouillés
leurs genoux »; elle contenait, après le Ter
sdiutiis, les mots : « Benedictus qui tenit... »; pour
uliuinistrer la communion, on avait gardé la for-
tuule : <i Corpus Doinini nostri... custodiat animam
.< Itiiiin... »; et, comme nous l'avons vu, si VJgniis
.'ifi n'était plus récité par l'OfTiciant, il étaitdu moins
ncore chanté par le ehœur. Et sur tout cela aussi
iaidiner s'était appuyé comme sur autant d'indices
rii faveur de la Présence réelle et du Sacrifice eu-
charistique. Tout cela fut supprimé ou modiQé dans
le deuxième frayer Book. La k Prière d'Humble
accès » fut transportée avant la Consécration ; et
aux anciennes formules de communion, on substitua
celle-ci : « Prends el mange ceci en commémoration
u (jue Jésus-Christ est mort pour loi, elle repais de
.< Lui eu ton cœur par foi avec action de grâces. »
'■ r.ois ceci en commémoration que le sang de Christ
il été répandu pour toi, el rends grâces. » — Plus
lard, il est vrai, quand Elisabeth monta sur le trône
et que ce deuxième Prayer Book fut remis en usage,
un espéra gagner les Catholiques en rétablissant la
\icille formule, qu'on eut soin du reste de faire sui-
\ 1 <■ de la nouvelle pour bien montrer en quel sens
' - paroles devaient être entendues. Mais jusqu'à
la Un du règne d'Edouard VI, au temps où se pour-
suivait le travail de réforme, on n'employa que la
lurmule protestante, avec le sens hérétique, qu'elle
impliquait.
Si l'on tient compte de tous ces faits, il devient
impossible de reconnaître aux Prayer Bocks d'E-
■ iouard VI un autre but, un autre esprit que ceux
(lu'avail marqués Luther dans sa Formula de missa
Hitteinliergensi.Xe service de communion contenu
dans ces livres de la prière officielle anglicane, non
seulement ne cherche pas à exprimer la vraie no-
lion de Sacrifice eucharistique, mais vise même
précisément à répudier cette doctrine comme blas-
phématoire.
Introduction de l'Ordinal d'Edouard VI
(1330). — Mais ce qui nous intéresse le plus direc-
te aient, c'est l'Ordinal d'Edouard VI; et si nous
avins dû nous étendre si longuement sur les carac-
• -s du Service de Communion, c'est à cause de
lime relation qui existe entre le sacrifice et la
. . aie de ministère dévolue au sacrificateur. Passons
lune à cet Ordinal, qui fut composé de la même
uanicre mystérieuse et arbitraire que les autres
lis liturgiques. En janvier i55o, le Parlement
a un Acte approuvant d'avance un ordinal nou-
V., qui devait être rédigé « par six prélats el six
a autres hommes du Koyaunie, instruits dans la loi
ic de Dieu », dont les noms sont inconnus. Le livre
était imprimé et prêt à servir au début du iirintemps
<le I 5.50. Pendant quelque temps, il resta à l'élut de
fascicule séparé, distinct du Prayer Book; mais dès
lors on en faisait usage pour les ordinations quand
elles avaient lieu. En 1 552, quand le deuxième /-'/•«ver
Book vit le jour, le nouvel Ordinal y fut inséré
comme une de ses parties, avecuneou deuxmodiûca-
tionsde texte sans importance décisive, quoiqu'elles
accusent encore un progrès dans le sens du Protes-
tantisme. Mais avant de chercher à déterminer la
nature du nouvel Ordinal, demandons-nous à quel
besoin il prétendait répondre.
Les Eglises nationales ont-elles le pouvoir de
régler leurs rites sacramentels ? Innocent I".
Morin. — Si vraiment, comme le suggèrent en géné-
ral les auteurs anglicans modernes, les Reviseurs
d'Edouard VI ne voulaient pas répudier la vieille
doctrine catholique sur le sacerdoce en lui-même,
mais prétendaient seulement sujiprimer certaines
additions de date postérieure, inipliquan un sup-
posé doctrinal erroné, ils devaient, semlile-t-il, se
borner à éliminer quelques textes surajoutés à
l'Ordinal primitif, mais sans écarter en bloc un do-
cument d'une pareille antiquité, un document tenu
en vénération par toute l'Eglise d'Occident, et em-
ployé par elle depuis mille ans au moins, pour la
création et la conservation de son ministère. Que
l'on considère en efl'et le danger où celte attitude
devait jeter quiconque croyait réellement à la néces-
sité de la succession apostolique dans la hiérarchie.
On dil quelquefois que les rites de l'Ordination,
comme ceux de la Messe, étaient au Moyen Age très
dilîerenls les uns des autres; qu'on reconnaissait
alors universellement à chaque église locale, ou du
moins à chaque église nationale, le droit de régler
à son gré son rite d'ordination. 11 n'y a pourtant
pas la moindre trace d'une pareille croyance dans
les monuments du Moyen Age ou des âges précé-
dents; et il n'y a guère de vraisemblance qu'elle ait
jamais été admise. Si l'on compare entre eux le
rite usité en Occident el les divers rites établis en
Orient dès les tout premiers siècles du christianisme,
on remarque bien que ces derniers difïèrent les uns
d'avec les autres aussi bien que du rite occidental
dans les termes emplojés; mais tous ces rites restent
conçusd'aprèsuneseule elmèmeidèe: l'ordination se
fait par une prière solennelle, qui détermine claire-
ment l'ollice auquel les candidats doivent être pro-
mus par Dieu et sollicite pour eux les grâces néces-
saires. Quant aux variétés locales qui se rencontrent
dans les divers pays ou daos les diverses provinces
d'Occident, — tels les rites de Sarum et d'York en
Angleterre ou les rites gallicans en France, — ce ne
sont, comme le nom l'indique, que des la/ie^cs : tou-
tes sont conformes dans l'ensemble au rite romain,
spécialement dans cette préface solennelle, et endif-
fèrent tout au plus par l'addition ou le changement
de cjuelques phrases ou cérémonies sans impor-
tance. Inutile donc, dans une recherche comme la
nôtre, de nous occuper de ces particularités régio-
nales.
Ainsi il suQira de consulter le rite romain lui-
même, pour se rendre compte de tous les points sur
lesquels ce nouveau rite d'Edouard VI, qui de nos
jours encore forme toute la substance du culte angli-
can, a rompu avec les anciennes formes liturgiques
de l'Eglise universelle. Et que l'on compare la témé-
rité de ces réformateurs anglais, faisant ainsi table
rase de cet antique rite occidental, au traditiona-
lisme circonspect qui a toujours caractérisé l'Eglise
1179
ORDINATIONS ANGLICANES
1180
catholique dans le maintien de ses usages liturgi-
ques et sacramentaires... Ce Iraditionnalisme des
autorités catholiques, voici comment il s'exprime
dans la lettre qu'en 4i6 saint Innocbnt I" écrivait à
Decentius d'Eugubium.
Si les piètres du Seigneur voulaient garder dans leur
intégrité les ordonnances [institutaj ecclésiastiques, telles
qu'elles ont été transmises par les bienheureux Apôtres,
il n'y aurait nulle diversité dans les ordres et les consé-
crations mêmes. Mais parce que, au lieu de s'en tenir ù
ce qui nous n été transmis, chacun veut prendre pour
règle son goût personnel, on voit dans les divers lieux ou
dans les diverses églises des usages ou des rites divers ;
et le peuple s'en scandalise, car, ne sachant pas que les
traditions anciennes ont été coriompues parla présomp-
tion des hommes, il se dit, ou bien que les églises ne
sont point d'accord entre elles, ou bien que les .Apôtres
et les hommes apostoliques ont établi des institutions
contraires les unes aux autres. En effet, qui donc ignore
ou méconnaît que les traditions données à l'Eglise
romaine par le prince des .\pôtres Pierre et gardées jus-
qu'ici ce jour doivent être observées par tous, sans rien
y surajouter, sans rien y introduire qui ne s'appuie
point sur l'autorité, ou qui se recommande d'un autre
exemple? D'autant plus que très manifestement nul n'a
fondé d'églises, dans toute l'Italie, en Gaule, en Espagne,
en Afrique, en Sicile et dans les iles situées entre ces
pays, hormis ceux qui ont été établis prêtres par le véné-
rable apôtre Pierre ou ses successeurs. Que ces gens
cherchent plutôt dans les documents s'ils y trouvent ou
lisent que ces provinces aient été évangélisées par un
autre Apôtre. Que s'ils ne Vv lisent pas, ne l'y trouvent
nulle part, il faut qu'ils se conforment à ce qu'observe
cette Eglise romaine dont ils ont indubitablement tiré
leur origine, de crainte qu'en s'attachant à des assertions
étran^rèi-es. ils ne paraissent délaisser la source même de
leurs institutions. (Migne, Z'. i., XX, 551-552)
Voilà, posé par un pape écrivant au début du
cinquième siècle ce principe que nul changement ne
doit se faire sans la sanction de l'autorité, dans les
usages que, dès leurs premiers commencements,
toutes les Eglises d'Occident ont reçus de Rome.
Innocent I^'' ne parle pas spécialement du change-
ment des rites d'ordination, — encore queces mots :
a dans les ordres et les consécrations » paraissent
bien les inclure; — mais il spécilie plusieurs détails
de beaucoup moindre importance, tels que le moment
exact où la paix doit se donnera la Messe, la ques-
tion de savoir si, en l'absence de l'évcque, l'Extrême-
Onclion doit être administrée par un prêtre, etc..
Xous pouvons donc juger par ses paroles de ce qu'on
aurait pensé au début du cinquième siècle d'une
église locale qui aurait prétendu abandonner pure-
ment et simplement les formes d'ordre de l'Eglise
d'Occident, pour leur substituer, comme nous ver-
rons que cela s'est fait, l'élucubration toute fraîche
de quelques personnages inconnus et dénués de
toute autorité ecclésiastique.
Mais sur ce point on peut pousser plus avant. On
sait que l'ordinal occidental s'est accru dans le cours
des âges de plusieurs cérémonies additionnelles fort
imposantes. C'est ainsi qu'à une époque très reculée
s'introduisit la coutume de tenir le livre des Evan-
giles sur les épaules de celui qui devait être élevé à
l'épiscopat; plus tard vint la coutume d'oindre la
tète de ceux qu'on consacrait évèques, et les mains
de ceux qu'on ordonnait prêtres; plus tard encore,
celle de remettre aux nouveaux diacres le livre des
Evangiles, aux nouveaux prêtres le calice plein de
vin et la patène avec l'hostie, aux nouveaux évè-
ques l'annean et la crosse, et d'imposer à tous les
vêlements de leurs ordres respectifs. Comme on
pouvait s'y attendre, les théologiens ont discuté et
bâti des théories pour savoir si quelques-unes des
paroles ou des cérémonies ainsi ajoutées avaient pu
devenir essentielles et lesquelles. Mais ces questions 1
théoriques n'ont jamais causé aucune incertitude '
pratique sur la validité des ordinations accomplies,
en raison de la règle pleine de sagesse qu'a toujours
suivie l'Eglise catholique, et que Morin expose en
ces termes :
Nous croyons nécessaire pour le lecteur de savoir que
le Pontifical romain modei'ne contient tout ce qui se
trouvait dans les Pontificaux antérieurs, mais que les
Pontificaux antérieurs ne contiennent pas tout ce qui se
trouve dans le Pontifical romain moderne. Car divers
motifs de piété et de religion ont fait introduire dans les
Pontificaux récents certaines additions qui manquent dans
toutes les éditions anciennes , et plus les Pontificaux sont
de date tardive, plus aussi ces insertions se multiplient...
Mais, fait admirable et impressionnant, dans tous ces li-
vres, qu ils soient anciens, plus modernes ou contempo-
rains, il n'y a jamais qu'une seule forme d'ordination,
tant pour les paroles que pour les cérémonies, et les li-
vres postérieurs n'omettent rien de ce qui se rencontrait
dans les précédents. Ainsi la moderne forme d'ordination
ne dillère ni par les mots ni par les rites de celle usitée
par les anciens Pères. (MoitiN, De Sacris Ordinaiionibus,
P. III, p. 10)
Type commun à toutes les formes d'ordination.
— Ce serait nous égarer que d'esquisser ici l'his-
toire de l'évolution des rites sacramentaires dans
l'Eglise; mais pour qu'on puisse juger de la forme
anglicane, qu'on nous permette de citer comme
terme de comparaison la forme de l'ordination sa-
cerdotale telle qu elle a existé dans l'Ordinal catho-
lique depuis le xvi= siècle tout au moins, et telle
qu'elle se trouve, conçue en termes identiques, dans
les sacramentaires Gélasien, Léonin et Grégorien.
Invliatoire. Oremus, dilectissimi, Deum Patrem Omni-
potentem ut super hos famulos suos quos ad presbyterii
munus elegit caelestia dona multiplicet, quibus quod ejus
dignatione suscipiunt ejus exsequantur auxilio.
LitdJiies.
Prières. Exaudi nos, Dcus salutaris noster, et super
hos famulos tuos benediclionem Sancti Spiritus et gra-
tiae sacerdotalis effunde virtutem, ut quos tuae pielatis
aspectibus offerimus consecrandos perpétua muneris tu
largitate prosequaris.
Préface. Vere dignum... Deus honorum omnium et
omnium dignitatum quae tibi militant distrihutor, per
quem proficiunt universa, per quem cuncta iirmantur.
amplilicatis semper in melius naturae rationabilis incre-
mentis per ordinem congTua ratione dispositum. Unde
sacerdotales gradus et officia levilarum sacramentis mys-
ticis instituta creverunt; ut cum ponlifices summos re-
gendis populis praefecisses, ad eorum socîetatis et operis
adjumentum sequentis ordinis viros et secundae dignita-
tis eligeres. Sic in eremo per aeptuaginta virorum pru-
dentum mentes Moysi spiritum propagasti; quibus ille
adjutoribus usus in populo innumerabiles multitudines
facile gubernavit. Sic in Eleazaro et Ithamar filiis Aaron
paternae plenitudinis abundantiam transfudisti, ut ad
salutares hoslias et frequentioris ofEcii sacramenta suf-
ficeret meritum sacerdotum.
Hac proïidentia. Domine, Apostolis Filii tui doctore»
fidei comités addidisti, quibus illi orbem totum secundîs
praedicatoribus impleverunt. Quapropterinfirmitati quo-
que nostrae, Domine, quaesumus, haec adjumenla lar- 5
gire, qui quanto magis fragîliorea sumus, tanto his plu- t
ribus indigemus. Da, quaesumus, Pater, in hos famulos
tuos praesbvterii dignitatem ; innova in visceribus eorum
spiritum sanctitatis ; acceptum a te Deus secundi meriti
munus obtineant, censuramque morum exemple suae
conversationis insinuent. Sint probi cooperatores ordi-
nis nostri; eluceat in eis totius forma justitiae, ut bonam
rationem dispensationis sibi creditae reddituri, aeternae
beatiludinis praemia consequantur.
Comme nousl'avons noté, ce qui est essentiel dans
cette préface, c'est la désignation du degré ou di-
1181
ORDINATIONS ANGLICANES
1182
l'ollice auquel le candidat doit être élevé, ainsi que
la requête omcielle faite à Dieu de l'y promouvoir,
l.cs mêmes sacramenlaires anciens renferment des
formes similaires pour la collation de l'épiscopat et
du diaconat : les degrés en question s'y trouvent
clairement désignés, puis on ajoute une prière de-
mandant à Dieu de les conférer.
Tournons-nous vers l'Orient. VEuchologium de
GoAR nous fournit les rites d'ordination de l'Eglise
grecque orthodoxe; les liitus Orientales de Denzin-
GERnous donnent les formes Maroniles.Nestoriennes,
Arméniennes et Coptes. (Ces dernières se trouvent
aussi dans l'Appendice xxxiii, des Anglican Ordi-
nations du chanoine EsTcouRT.)Nous avons là toutes
les formes dont on puisse prouver que l'Eglise catho-
lique les ait jamais sanctionnées, soit en les em-
ployant elle-même, soit en acceptant les ordres con-
férés par leur moyen. Or ces formes, toutes diverses
entre elles quant au détail des expressions, gardent
toutes la même caractéristique essentielle : toutes
désignent clairement le degré ou la fonction et de-
mandent que le candidat y soit élevé, avec les grâces
nécessaires pour s'acquitter fidèlement de sa charge
nouvelle.
11 existe bien encore une ou deux autres formes
aberrantes : ce sont celles qu'on trouve dans les Con-
stitutions apostoliques, dans les Canons dits de
saint Hippolyte et dans ce qu'on appelle le livre de
prière de Sérapion (Voir l'article du D' Georges
Wobbermin dans la collection Texte iind Untersu-
ckungen de Leipzig, 1899, ou le tome II des Cnnsti-
tutiones Apostolicae, éd. Funk.Paderborn, 1906). Là
encore la forme des trois ordres est d'un type analo-
gue, sauf que, dans le dernier de ces documents, la
formule pour le presbytérat ne détermine pas clai-
rement ce degré; mais la faute en est peut-être à
une omission ou à une corruption du texte, acci-
dents qui menacent toujours les restes littéraires de
ce genre. Le chanoine Estcourt, dans l'ouvrage cité,
donne aussi un extrait de certaines formes Ethio-
piennes pour les troisordres, telles que les a copiées
Mgr Bel dans « certains livres Abyssins «(Voir aussi
le Month, juin 1914). Mais il ne semble pas que nous
ayons là le texte complet, et en tout cas, rien ne
prouve que le Saint-Siège ait jamais garanti de son
.Tutorilé la validité des rites schisniatiques perdus
dans ces régions reculées.
La forme d'ordination de Bucer sert de modèle
a l'Ordinal anglican. — Telle fut la témérité avec
laquelle on rejeta en bloc les formes d'ordination
traditionnelles : il nous reste à voir ce que les
l'u lormateurs anglicans imaginèrent pour les rem-
jilacer.
Ce qui frappe d'abord quand on examine le Prayer
liocik d'Edouard VI, c'est qu'il ne retient à peu près
rien des cérémonies anciennes. Si ensuite on veut
avoir dans quelle mesure le service nouveau consti-
;iu' une composition originale, dans quelle mesure
(irocède au contraire d'une source allemande —
lume on peut bien le soupçonner après ce qu'on a
AU du Service de Communion — on fera bien de
consulter un document intitulé : fle ordinatione légi-
tima Ministrorum revocanda, qui se trouve dans les
Si ripta anglica de ce réformateur Strasbourgeois
lîrcER, que Cranmer invitait à passer en Angleterre
|Hiur y collaborer à son travail de réforme. Le titre
lie cet écrit révèle assez clairement l'intention de
l'auteur : Bucer était de ceux qui, mécontents du rite
alors en usage pour la création des ministres dti
culte, souhaitaient de lui en substituer un autre, de
forme plus pure et plus légitime. Nous allons voir
quel lien rattache son ouvrage au nouvel Ordinal
d'Edouard VI, qu'on était justement alors en train
de composer. Mais interrogeons d'abord siu' ce sujet
MM. Dbnny et Lacky dans leur De Ilierarchia an-
glicana, ouvrage publié en 1896, appuyé d'une pré-
face approbative du Dr. Jean Wordsworth, évêque
de Salisbury, et composé en latin tout exprés pour
que lescatholi(|ues du Continent pussent y lire, au
moment même où la question se discutait dans une
Commission nonmiée par Léon XUl, les véritables
arguments pour la validité des Ordinations angli-
canes :
Rognante Eihvardo VI pluiirai adveneruiit in Angliam
exules quibus in votis erat Ecclesiam Anglicanam in
eandein refornialimiia viani redticcre quam ipsi in suis
patriis sGCnti erant. Id pi-aesertini fiugitubant ut penilus
aboleretur sHcerilotiutij, utque e ritu ordinationis omnia
deti-uderenlur f[nae Sancti iSpiritus coUationeui postula-
rent Horum omnitim longe praestaiilis'^imuB fuit Marti-
nus Bucer, ArgenLoratensia. Lullieranus ei'at, spectalo
nioderamine, qui, viris tani cui-ialibiis quam ecclesiusticis
pertJ;ratus, in Academiam Cuntabrigiensem ascilus pro-
fesser ei'uditioni niagnopere profuit, ecclesiae non mullum
nocuit. Is quideiu librum composiiit de oi-dinatione légi-
tima ministrorum revocanda qui propositum suumin ipso
titulo prae se fei't. Quippe non sacrum Ecclesiae minis-
terium, non saccrdotium. non verum episcopatum reli-
neri, sed ordinationes quasdam Apostolicas, quas jam
pridem desuetas fuisse 3omnial>at, instaurari volait.
Très ministrorum oïdines permisit, non tamen veros nec
inler se vere distinctos, Unam duntaxat formulam ordi-
nationis pro omnibus ordinibus exhibait quae bis verbis
enunliatar : « Manus omnipotentis Dei Patris et Kilii et
<( Spiritus sit super vos, prolegat et gabeniet vos, ut
« eatis et fructum atferatis, isque maneat in vitam aetcr-
« nani. » Hanc vero formulam ila explicat ut omnes
ministri aequo jure presbyteri, quamvis in très ordines
administrative dispositi, per eam ordinari intelligantur.
Inter prinii ordinis presbyterum et secundi ea tuntuui
ratione ut, cum ordinatur aliquis superinlendens, id est
episcopus, orania aliquanto pluribus et gravius gerantiir
et periiciantui- quam cum ordinatur pi-esbyter secundi
oi'dinis vel tertii. Ita etiani fit nonnullum discrimen inter
ordinationem secundi et tertii ordinis,
llunc tandem librum manibus versabant castigatores
rilus AnglicMhi, f|ui multum auctoritatis Bucero tribue-
bant, nec tamen cjus consiliis bac in rc obtemperaverunt...
Ce témoignage d'adversaires est intéressant à
enregistrer : donc l'intention de Bucer en inventant
ce rite était d'abolir le véritable sacerdoce, pour
restaurer en sa place une forme de ministère où il
s'imaginait follement reconnaître l'institution primi-
tivement établie par les Apôtres. Que les auteurs du
De Ilierarchia anglicana aient raison en ce point,
c'est d'ailleurs ce qui est clair pour quiconque étudie
l'écrit du réformateur Strasbourgeois. Mais est-il
également vrai que les réformateurs anglais de celte
époque aient repoussé délibérément les projets d'un
homme qu'ils tenaient en si haute réputation? est-il
vrai qu'en composant leur rituel ils aient pris soin
d'en exclure toutes les doctrines de Luther et des
autres hérétiques, afin de conserver et de perpétuer
par des ordinations valides l'authentique sacerdoce
de l'Eglise? En ce cas, ils choisirent un moyen bien
étrange pour réaliser un plan qui devait, de l'aveu
d'auteurs anglicans, leur apparaître diamétralement
opposé à celui de Bucer : de leur plein gré, sans rien
qui les y forçât, ils adoptèrent presque intégrale-
ment le rite nu'nie que Bucer avait proposé, avec
cette seule différence qu'ils substituèrent à sa for-
mule d'ordination unique trois fornmles distinctes.
La place nous manque pour donner ici le texte com-
plet des deux rites; citons-en du moins quelques
extraits : leur parallélisme illustrera la parenté qui
les unit, et qui, notons-le, ne porte pas seulement
sur le détail de l'expression, mais aussi sur l'or-
donnance de tout l'ensemble.
1183
ORDINATIONS ANGLICANES
1184
Les deux lilui-gies commencent par un paragraphe
prescrivant une exhortation sur la nature du minis-
tère auquel sont appelés les ordinands. Suit un
autre paragraphe sur les Psaumes à réciter ou à
chanter, sur les Epîtres et les Evangiles à lire : le
choix est identique dans les deux rituels. Puis vient
une allocution au peuple :
IIITE DE BfCEH '
Soient donc ceux-ci ceux
que nous nous proposons
avec l'aide de Dieu d or-
donner au ministère de
l'Eglise (il mentionne la
nature du ministère el le
lieu où il devra èlie exercé).
Car après leur examen ca-
nonique nous les trouvons,
autant qu'un tel objet peut
être reconnu par nous
autres hommes, légitime-
ment appelas et approuvés
pour celte fonction. Mais
si quelqu'un de vous con-
naît, etc..
Puis, si le peuple n'allègue pas de crime ou d'em-
pêchement, rOrdinant principal (selon Bucer),
l'Evèque (selon le rite anglican), s'adresse aux can-
didats en ces termes :
RITE D EDOUARD VI
Bonnes gens, soient ceux-
ci ceux que nous nous pro-
posons, s'il plaît à Dieu,
de recevoir aux saintes
fonctions de... Car après
dû examen, nous trouvons
non point le contraiie, mais
bien qu'ils sont... Et néan-
moins s'il est quelqu'un de
vous qui connaisse, etc..
Vous avez entendu, frères,
dans voire examen canoni-
que et tout ft l'heure dans
le sermon, el dans les le-
çons qui ont été lues des
Apôtres et des Evangiles,
combien grande est la di-
gnité, etc. . .
Vous avez en tendu, frères,
tant dans votre examen
privé que dans l'exhortation
qui vous a été faite tout à
l'heure, et dans les saintes
leçons tirées de l'Evangile
et des écrits des Apôtres,
de quelle dignité, etc..
Dans toute la longue allocution dont nous venons
de citer les premiers mots, le rite anglican
d'Edouard VI suit, avec cette même fidélité, le rite
de Bucer. Tous deux la terminent en introduisant
un questionnaire sur les croyances du candidat, —
questionnaire de neuf demandes dans le rite anglican,
de dix dans celui de Bucer, mais ovi par ailleurs
questions et réponses sont presque identiques dans
leur sujet et dans leur forme. 'Vient ensuite une tra-
duction de la collecte : Actiones nustras, après
laquelle les deux liturgies réservent un temps con-
venable à la prière privée pour les ordinands. Puis
commence une sup]dication, évidemment insijirée
par l'oraison du Pontitical catholique : Deus honoriim
omnium, bien que dans ces rituels protestants elle
ne s'associe plus à l'imposition des mains :
Dieu toul-jiuissant. Père
dp Notre-Seigneur Jésus-
Christ, nous rendons grâces
à Ta divine Majesté el ù
Ton immeneeamour et bien-
veilL-^nce envers nons, par
ce même Tien Fils Notre
Seigneur et Rédempteur...
Et Tu as voulu qu'après
qu'il eut achevé notre Ré-
demption par sa mort et
qu'il se fut assis. . . Il nous
donnât à nous, hommes
misérables et perdus, et
nous envoyât comme Tu
L'as envoyé, des Apôtres,
etc..
Dieu tout-puissant et cé-
leste Père, qui par Ton in-
fini amour el bonté envers
nous, nous as donné Ton
Fils unique et très chère-
ment aimé Jésus-CIirist
pourétre notre Rédempteur
et l'auteur de la vie éter-
nelle; lequel, après qu'il
eut achevé notre Rédemp-
tion par sa mort et qu'il
fut monté au Ciel, envoya
à travers le monde ses
Apôtr«s, ses Prophètes, ctc .
1. AngUca Scripia, pp. 255-259; voir aussi le Tablet,
janvier 1896, qui cite le texte complet de Bucer.
Pour ces si grands bien-
faits, pour Ton éternelle
bonté, et parce que Tu as
condescendu à appeler ces
Tiens serviteurs ici pré-
sents au même ofiBce et mi-
nistère du salut de l'huma-
nité, etc. . .
C'est pourquoi, pour ces
si grands et si ineffables
bienfaits de Ton élei'nelle
bonté, comme aussi parce
que Tu as daigné appeler
ces Tiens serviteurs ici
présents au ministère du
salut de l'homme, et nous
les présenter pour être or-
donnés à ce même minis-
tère, etc. . .
Puis c'est la formule que 1' « Ordinant principal »
et les « presbytres » (selon Bucer), l'n Evêque » et
les « prêtres » présents (selon le rite anglican pour
l'ordination presbytérale), doivent réciter en impo-
sant les mains aux candidats agenouillés :
Texte db Bucer :
La main du Dieu tout-puissant. Père, Fils et Saint-
Esprit soil sur vous, vous protège et gouverne, pour que
vous portiez beaucoup de fruit par votre ministère et
qu'il demeure à jamais. Amen.
Texte u'Edocahd 'VI 'et texte anglican actuel):
Pour le Diaconat :
Reçois autorité pour exécuter l'office de diacre dans
l'Eglise de Dieu à toi confiée : au nom du Père et du Fils
et du Saint-Esprit.
Reçois autorité pour lire l'Evangile dans l'Eglise de
Dieu, et pour le prêcher si tu y es autorisé par l'évêque
lui-même.
Pour la Prêtrise :
Reçois le Saint-Esprit. Ceux dont tu pardonnes les
péchés, leurs péchés sont pardonnes, el ceux dont tu
retiens les péchés, leurs péchés sont retenus. El sois
un fidèle dispensateur de la parole de Dieu el de ses
saints sacrements, au nom du Père, etc..
Reçois autorité pour prêcher la parole de Dieu et pour
administrer les saints sacrements dans la paroisse où ta
seras pour ce établi.
Pour l Episcopat :
Reçois le Saint-Esprit et te souviens d'exciter la grâce
de Dieu qui est en toi par l'imposition des mains; car
Dieu ne nous a pas donné l'esprit de crainte, mais celui
de puissance, d'amour et de sobriété. Applique-toi à la
lecture, à l'exhortation el à la doctrine. Pense à ces choses
contenues dans ce livre, sois diligeni en elles pour que
l'accroissement qui viendra par elles soit manifeste à
tous las hommes ; prends garde à toi-même et à ton
enseignement, et sois diligeni à ce faire, car en ce faisant
lu le sauveras toi même en même temps que ceux qui
l'écoutenl. Sois pour le troupeau du Christ un pasteur,
non un loup; nourris-les, ne les dévore pas. Soutiens Içs
débiles, guéris les malades, répare ceux qui sont brisés,
ramène ceux qui sont bannis, cherche ceux qui sont per-
dus» Soyez miséricordieux sans faiblesse; administrez la
discipline shus oublier la miséricorde: afin que, quand
viendra le suprême Pasteur, vous receviez l'immarcessible
couronne de gloire par Jésus-Christ Notre-Seigneur.
Amen.
Ces quelques extraits aident peut-être à saisir le
rapport q-ui unit les deux rites d'ordination. Si l'on
désire pousser plus loin cette élude, on n'aura qu'à
ouvrir n'importe quelle édition du Livre de la prière
communeà partir de celle de i552, et à en comparer
le cérémonial avec celui proposé par le réformateur
de Strasbourg dans son De ordinatione légitima
Minisirorum revocanda. On verra du premier coup
comme les deux textes se répondent en toutes leurs
parties : à pai-t la substitution de la triple formule à
la formule unique, la liturgie anglicane ne se diffé-
rencie de l'autre que par quelques perfectionnements
verbaux, d'ordre purement littéraire, et par quelques
1185
ORDINATIONS ANGLICANES
il86
abréviations dues, semble-t-il, à des motifs du
même genre. Mais alors, où découvrii' enli-e ces deux
rites une diverfrence dogmatique?
Il est vrai que l'Ordinal anglican est précédé d'une
courte préface, qui renferme la déclaration suivante :
Depuis le tem[is des Apôtres il y a eu dans l'Eglise du
Christ CCS trois ordres de ministres, les évoques, les
prêtres et les diacres, et nul ne devait présumer d'exercer
le» fonctions d'aucun d eux, si ce n'est qu'il eût d'abord
été appelé, éprouvé, examiné el reconnu doué des quali-
tés re(iuises, et que l'autorité légitime l'ciit approuvé pour
cet office par prière publique jointe à l'imposition des
mains... Et c'est pourquoi, afin que ces ordres soient per-
pétués et -respectueuseraent employés et' estimés dans
1 Eglise d'Angleterre, nul homme ne sera compté ou con-
sidéré légitime évéque, prêtre ou diacre de 1 Eglise
d'Angleterre, ni ne sera soulTert exercer lesdites fonctions
si ce n'est qu'il ait été éprouvé, examiné et accepté pour
cela d après la formule qui suit ci-dessous.
Mais rien dans ces lignes ne montre que l'auteur
veuille faire plus que d'affirmer l'existence, au temps
des Apôtres, d'un ministère à trois degrés; rien n'y
implique qu'il attribue à ce triple ministère le pou-
voir de conférer des sacrements vraiment efficaces et
d'offrir un véritable sacriQoe eucharistique. Et il
serait étrange qu'il en fût autrement : car l'auteur de
cette préface, on le sait par ailleurs, n'est autre que
Granraer lui-même, — Cranmer dont l'horreur pour
l'idée catholique de la Messe est bien connue et
s'atteste en des pages comme celles que nous avons
citées de lui.
D'autre part, si Bucer ne donne pour l'ordination
de tous les ministres qu'une formule unique, ce n'est
pas qu'il désapprouve la notion d'un triple ministère,
pourvu que celui-ci ne prétende pas à un pouvoir
mystique sur des sacrements efficaces ex opère ope-
rato : tout au contraire, il envisage lui-même l'em-
ploi à faire de sa formule pour la collation de trois
différents offices. Car dans le document même qui
nous occupe, après avoir proposé sa formule, il la
fait suivre de cette direction :
Puisqu'il y a trois ordres de presbytres et ministres de
l'Eglise, l'ordre des évèques, celui des prêtres ■^- que les
anciens appelaient cardinaux et qui ont la principale
administration de l'Eglise dans les lieux où il n'y a pas
d'évt'ques, — et enfin les presbytres qui assistent les sus-
dits et qui parmi nous sont appelés diacres ou assistants,
le service d'ordination doit être rendu correspondant à
ces trois déterrés ; de sorte que, quand un surintendant ou
évêquG sera ordonné, tout sera fait avec un plus grand
et imposant appareil que quand sera ordonné un pres-
bvtre du second ou du troisième ordre. Semblablement il
faudrait faire quelque différence entre l'ordination d'un
presbytre du second ordre el celle d'un du troisième.
Après cela, nous avons sans doute le droit de récu-
ser la théorie d'après laquelle la substitution de trois
formules à la formule unique de Bucer révélerait
chez les auteurs de l'Ordinal d'Edouard VI l'inten-
tion de conserver à leur Eglise un pouvoir mystique,
sacrificatoire et sacramentaire, au sens catholique
des mots.
Nous n'avons fait jusqu'ici que compai-er la for-
mule d'Edouard VI à celle de Bucer. Mais on nous
permettra de signaler dès maintenant un détail com-
plémentaire sur lequel nous aurons à revenir plus
loin : c'est que la forme anglicane pour l'épiscopat,
et même celle pour la prêtrise, sont déficientes : il
leur manque l'indication de l'ordre qui se confère. La
première dit : « Reçois le Saint-Esprit », mais sans
déterminer à quelle Un, — omission qui a fait dire
au D' Lingardque ces paroles ne seraient pas moins
appropriées pour l'établissement d'un sacristain de
village que pour la consécration d'un évêque. Et la
Tome ni.
forme de la prêtrise elle-même est loin de désigner
avec précision l'ordre administré; elle dit bien :
« Ceux dont vous pardonnez les péchés, leurs péchés
sont pardonnes, etc.. » Mais la puissance de pardon-
ner les péchés, bien qu'adjointe au sacerdoce, n'est
pas le constitutif essentiel du sacerdoce; et d'ailleurs
nous avons des preuves pour établir qu'en ce temps-
là et aux yeux des réformateurs, cette puissance de
pardonner les péchés a n'était rien d'autre que celle
de « réconcilier l'homme à Dieu ». Car Mason, un
des anciens auteurs les plus dûment approuvés par
son Eglise sur la question des ordres anglicans, nous
allirme que » l'Ecriture enseigne que Dieu se récon-
« cilié l'homme en ne lui imputant pas ses péchés »,
et que « à nous est donné le ministère de la récon-
« ciliation, que saint Paul appelle le ministère de la
« parole, auquel sans nul doute est adjoint le minis-
« tère des sacrements » (De Ministei-io aiiglicano,
lib. V, c. i4). Il faut seulement avertir ici nos lec-
teurs de ne pas juger la forme d'ordination anglicane
d'après le texte des éditions modernes du Prayer
Book; car, tout en reproduisant fidèlement le texte
du xvi' siècle cité ci-dessus, ces éditions y ajoutent
— et pour l'épiscopat et pour la prêtrise — une
détermination complémentaire; elles portent :
« Recevez le Saint-Esprit pour l'office et l'œuvre
d'évêque — ou de prêtre — dans VFglise de
Dieu. » C'est là un progrès assurément. Mais nous
n'avons pas à rechercher s'il a suffi ou non à rendre
le rite valide, car ces additions datent de 1662; c'est-
à-dire qu'elles sont postérieures d'un siècle à la con-
sécration des évêques d'Elisabeth; ells n'ont donc pu
en toute hypothèse valider les ordres précédemment
transmis par ces prélats.
Evêques consacrés sous Edouard VI d'après
l'Ordinal nouveau. — C'est d'après cet Ordinal, ré-
digé dans les conditions que nous avons dites, que fut
ordonné ou consacré tout le clergé anglican durant
tout le reste du règne d'Edouard VI. c'est-à-dire
depuis i55o, année où cet Ordinal entra en usage,
jusqu'à l'avènement de la Reine Marie, le 6 juillet
i553. Ceux qui reçurent alors la consécration épi-
scopale furent au nombre de six; c'étaient : Jean
Poynet, consacré évêque de Rochester le 29 juin i55o,
Jean Hooper, évêque de Gloucester, le 8 mars i55i ;
Miles Coverdale et Jean Scory, évêques l'un d'Exeter
et l'autre de Rochester, le 3o août i55i ; Jean Taylor,
évoque de Lincoln, le 26 juin i552; et Jean Harley,
évêque de Hereford,le 26 mai i553. Un certain nom-
bre de diacres et de prêtres furent aussi ordonnés à
cette époque, mais le chiffre exact n'en peut être
établi el leurs noms n'ont pas d'intérêt pour le
présent lra.\aiil. (^Ordines anglicani, p. 35 etApp. vi)
Marie Tudor (1553-15S8). Réconciliation
avec Rome. — Dès qu'Edouard VI fut mort et que
l'échec des partisans de Jeanne Grey eut laissé Marie
en paisible possession de son trône, on abandonna
complètement l'usage de l'Ordinal anglican et on
entra en négociations pour réconcilier avec Rome
tout le royaume, peuple et clergé. Quatre des évê-
ques nommés sous Edouard par le pouvoir civil,
Poynet, Barlow, Coverdale et Scory — ce dernier
après quelques tergiversations — s'enfuirent d'An-
gleterre; quelques prêtres intrus particulièrement
compromis en firent autant. Cranmer, Latimer,
Ridley, Ferrar et Hooper — consacres les trois pre-
miers selon le rite romain, les deux derniers selon
le rite anglican — furent arrêtés, et ne donnant pas
signe de repentir, ils furent jugés par une commis-
sion papale, déposés, dégradés, incarcérés et finale-
ment livrés au bras séculier pour subir leur châti-
ment. Jean Bird, évêque de facto de Chesler, et
38
lia:
ORDINATIONS ANGLICANES
1188^
Paul Busb, évêque de fado de Bristol, consacrés
tous deux selon l'ancien Pontifical sous le règne
d"Henri VllI, perdirent les sièges qu'ils avaient usui'-
pés : le premier fut déposé « propter conjugium », le
second sut démissionner à temps. Deux autres
prélats sacrés à l'anglicane, Taylor et Harley, furent
jugés et déposés, Taylor a propter nuUitatem conse-
crationis » et Harley a propter conjugium et haeresim
et ut supra » (c'esi-SL-divepropternullitatem consecra-
tionis). D'autres, comme Nicolas Heath, Cuthbert
Tunstall, Thomas Thirlby, Georges Day, Antoine
Kitchen.tous consacrés selon le Pontifical, donnèrent
des marques de repentir, reçurent l'absolution de
leiurs censures et furent soit canoniquement rétablis,
soit nommés à d'autres sièges. Remarquons donc
qu'aucun desévèques constitués par Pôle n'avait reçu
le caractère épiscopal d'après le rite d'Edouard VI.
Elisabeth (1558-160S). Rétablissement du
schisme. — La Reine Marie mourut le 17 novembre
i558, et le Cardinal Pôle deux jours après, ce qui
laissait vacant le siège primatial de Cantorbéry. Le
champ était ouvert aux transformations religieuses
qui devaient suivre. Elisabeth, la nouvelle reine,
n'attendit pas longtemps pour commencer à défaire
tout l'ouvrage si heureusement entrepris par sa
sœur et pour replonger tout son peuple dans le
bourbier du schisme.
Ce fut principalement au moyen de deux Actes
qu'Elisabeth imposa à ses sujets ce schisme qui
contredisait tous leurs vœux. Le premier fut VActe
de suprématie, qui abolissait en Angleterre toute
juridiction étrangère — c'est-à-dire toute juridiction
papale — et rétablissait la suprématie de la Cou-
ronne en matière ecclésiastique, telle que l'avait
pour la première fois revendiquée Henri VIII en
i53o. La seule différence était qu'Elisabeth, crai-
gnant le ridicule qu'il y aurait pom' une femme à
porter le titre de « Chef de l'Eglise », y fit substi-
tuer celui de « Suprême Gouverneur »; mais la dis-
tinction était purement verbale, le pouvoir et les
droits attachés à cette nouvelle appellation restaient
exactement les mêmes. Comme sous Henri VllI,
comme sous Edouard VI, on rédigea un serment
qui reconnaissait cette suprématie royale, et on
commanda à tous de le prêter sous menace de pei-
nes graves. L'autre Acte voté par le premier Par-
lement d'Elisabeth fut celui De la Prière Commune et
de l'Administration des SacremeJits, lequel abo-
lissait et déclai-ait illégal l'usage des livres liturgi-
ques catholiques et ordonnait de les remplacer par
le deuxième Prayer Book d'Edouard VI — celui où
les tendances protestantes s'accusaient le plus. On
y avait seulement introduit un tout petit nombre
de changements sans importance, dans le vain es-
poir de séduire ainsi plus facilement les partisans
du Catholicisme qui seraient par ailleurs peu pré-
parés au martyre. Au temps où cet Acte fut défini-
tivement adopté, il avait pris le nom d'Acte d'Uni-
formité, son objet étant d'imposer sous des peines
sévères l'uniformité dans les services de l'Eglise na-
tionale. L'histoire du temps atteste la dure pression
exercée par la Cour dans le vote de cet Acte (voir
Dom Norbert Birt O. S. B., The Elizahelhan Beli-
gious Seulement, chap. 11) et tout spécialement
l'opposition décidée qu'y firent tout l'épiscopat et
une très grande partie du clergé — le clergé dans
son Assemblée de convocation, l'épiscopat dans son
Assemblée de convocalion et à la Chambre des
Lords. L'évêque Quadra, ambassadeur du Roi d'Es-
pagne auprès d'Elisabeth et observateur attentif des
idées et des coutumes anglaises, rapporta même à
son maître qu'au dire des personnes instruites en
ces matières, les coutumes du Rojaume interdisaient
à ces statuts d'avoir force de loi, parce qu'ils n'avaient
été appujés par aucune portion du corps ecclésiasti-
que, ni en convocation ni à la chambre des Lords
(ihid., pp. 91,96). Mais l'Angleterre vivait alors sous
un régime despotique, non point peut-être d'après
la lettre de sa constitution, mais en fait et vu l'im-
puissance où se trouvait le peuple de résister à
l'arbitraire de ses souverains, dès que ceux-ci avaient
assez d'énergie pour recourir à la force. Aussitôt
l'Acte de Suprématie voté, on commença par de-
mander à tous les évêques de prêter le serment :
tous refusèrent, sauf Kitchen de Llandaff qui, grâce
à une réponse évasive, parvint à conserver son
siège pendant le peu d'années qui lui restaient à
vivre, mais qui ne consentit jamais à exercer son
ministère épiscopal, même sur l'injonction formelle
de la Couronne. Quantité de prêtres refusèrent
également le serment quand on le leur demanda; ils
perdirent leurs bénéfices et subirent diverses vexa-
tions.
Installation d'une nouvelle lignée d'évêques et
d'un nouveau clergé. — Le Gouvernement se
vojait donc dans la nécessité de créer une nouvelle
hiérarchie qui serait prête à servir ses desseins.
Un ancien chapelain de la mère de la Reine fut dé-
signé — bien contre son gré, semble-t-il — pour le
siège de Cantorbéry. Dociles au Congé d'élire voya\,
le Doyen et le Chapitre de cette église le choisirent
pour archevêque le 1"^ août iSSg. Jusque-là tout al-
lait bien ; mais une difficulté s'éleva aussitôt lou-
chant sa consécration : l'Acte de Parlement qui, en
rompant avec le Saint-Siège, avait institué les nou-
veaux règlements ecclésiastiques (2J Henri VIII
c. 8), prescrivait que, pour la consécration d'un évê-
que, le mandat royal lut adressé à un archevêque
et à deux évêques du Royaume, chargés le premier
d'officier et les deux autres de lui servir d'assis-
tants; et s'il s'agissait de consacrer un archevêque
et que nul autre archevêque ne pût être requis, le
mandat devait être adressé à quatre évêques du
Royaume, lesquels devraient conduire la cérémonie.
Mais dans le cas présent, tous les évêques du
Royaume refusant de prendre part à cette solennité
schismatique, le Gouvernement était bien en peine
de trouver des prélats dont la docilité voulût bien
le dispenser d'une infraction au statut légal. Car en
dehors des évêques catholiques qu'on était en train
de déposer, il n'existait pas « quatre évoques du
Royaume » — c'est-à-dire quatre évêques en pos-
session de sièges épiscopaux dans le Royaume.
Enfin de compte, on envoya le mandat à Kitchen,
Barlow, Scory, Coverdale et Hodgkins, qui tous,
sauf le premier, semblaient disposés à obéir. Mais
Barlow, Scory et Coverdale, s'ils avaient précédem-
ment occupé les sièges de Bath et Wells, de Ghi-
chester et d'Exeter, en avaient été privés sous le
règne de Marie. Et cette destitution était, en droit
civil, tout aussi valide que celle deBonner, de Tuns-
tall et des autres. Quant à Hodgkins, il n'avait ja-
mais été qu'évéque auxiliaire sans juridiction en
Angleterre. Que, de son point de vue légal, le Gou-
vernement ait trouvé là une difficulté, c'est ce dont
témoigne tine note du Secrétaire d'Etat Lord Burleigli,
écrite en marge d'un projet de la cérémonie de consé-
cration conservé au State Paper Office, cf. col. 1210.
Autre difficulté encore : il semble que !e rite d'or-
dination du deuxième Prarer Book d'Edouard VI
n'avait pas encore été remis en usage par l'autorité
du Parlement, comme l'aurait exigé r.A.cte (25
Henri VIII) que l'on invoquait. Consultés sur ce
double cas, les juristes de la Couronne conseillèrent
\
1189
ORDINATIONS ANGLICANES
1190
à la Reine d'alléguer la plénitude de son royal
pouvoir et de dispenser de l'observation de ces rè-
gles. Cet avis fut approuvé par la Couronne et la
consécralion finit par se faire. Elle eut lieu le 17 dé-
cembre i55g, dans la chapelle du palais archiépisco-
pal de Lnmbetli, à une heure singulière et où l'af-
fluence du public n'était guère à craindre : 5 lieures
du matin. On a même élevé des doutes sur le fait
lui-même, et contesté qu'il ait jamais eu lieu. Le
mystère qui l'entoura — ■ car on n'appela sur lui
l'attention générale que bien des années après — prê-
tait quelque fondement à ce soupçon.
Les ordres de cette nouvelle lignée épiscopale
dérivent tous de l'archevêque Parker. — Ainsi
consacré selon le rite anglican par le ministère de
Barlow, de Scory, de Coverdale et de Hoilgkins —
qui, nous dit le Registre, lui imposèrent loiis les
mains et récitèrent ensemble les mots : « Reçois le
Sainl-Esjtrit, etc. », Parker consacra, ffuatre jours plus
tard, quatre nouveaux évêques à Bow Church de
Cheapside. Cette église, qui formait dans le diocèse
de Londres une enclave relevant de l'archevêque de
Cantorbéry, servait souvent pour les cérémonies où
devait s'exercer la juridiction archiépiscopale. Les
quatre nouveaux évêques, respectivement destinés
anx diocèses de Londres, d'Ely, de Bangor et de
Worcester, étaient Edmond Grindal, Richard Cox,
Roland Meyrick et Edwin Sandys. Le a i janvier,
quatre autres évêques furent consacrés pour d'autres
sièges vacants, puis trois le 24 mars, un le i^ juillet,
un le I"' se[>tembre, — tous par l'archevêque Parker.
C'est donc, sans aucune contestation, de lui et du
sacre accompli à Lambeth le 17 décenilire i55g que
les prélats anglicans de la première génération tin-
rent les pouvoirs qu'ils devaient transmettre à leurs
successeurs. Et par suite il est vrai de dire que toute
la série des pasteurs de l'Eglise d'Angleterre, depuis
le temps d'Elisabeth jusqu'à nos jours, garde ou ne
garde pas le caractère du sacerdoce chrétien, selon
que le rite posé par Barlow et ses collègues en ce
matin do décembre, dans la chapelle de Lambeth, a
été etlicace ou non.
Voilà donc, en son essence, le problème des ordres
anglicans. L'Ordinal employé pour cette cérémonie
— c'était, ne l'oublions pas, l'Ordinal d'Edouard VI,
dont nous avons examiné la nature — fournissait-il
une forme d'ordination valide? et le consécrateur de
Parker était-il lui-même un évêque validement con-
sacré? Si à la première de ces deux questions on doit
répondre négativement, la seconde devient superllue,
puisque l'Ordinal d'Edouard VI a été depuis ce
temps le seul en usage dans l'Eglise d'Angleterre. Si
au contraire on concluait que ce rite, en lui-même,
est valide, il deviendrait absolument capital, pour
qui veut juger de la succession anglicane, de déter-
miner si Barlow, l'homme de qui dérive, par l'inter-
médiaire de Parker, toute la hiérarchie nouvelle, était
vraiment évêque ou non.
Rejet formel et absolu de ces ordres par le
Saint-Siège sous Marie Tudor. — Après avoir ainsi
défini le problème, voyons d'abord quelle a été, à
l'égard de ces ordres anglicans, l'attitude des auto-
rités ecclésiastiques. Sur ce point, il n'y a place pour
aucun doute : dès le début. les chefs de l'Eglise c.itho-
lique regardèrent ces ordres comme invalides et nuls.
Pour le temps du règne de Marie, nous avons déjà eu
l'occasion de le noter en passant, à propos de In dépo-
sition de quelques évêques d'Edouard VI (voir plus
haut, col. 1 186-7); mais il nous faut maintenant citer
les documents authentiques qui fomlèrent la pratique
universelle de réordonner sans condition tous les
ecclésiastiques anglicans convertis, que l'Eglise
catholique aduiettait au service de ses autels. Nous
n'aurons pour cela qu'à transcrire un long extrait de
la VinJication, lettre adressée en 1898 aux arche-
vêques anglicans (Temple et Maclagan) par le car-
dinal Vauuhan et les évêques catholiques d'Angle-
terre pour défendre la bulle Apostulkae ciirae contre
les conceptions erronées que s'en étaient formées
les prélats protestants et qui s'étaient révélées dans
leur critique intitulée : liespoiisio Archiepiscoporuni
Ani;Uae ad lileras apoxlolicas f.eonis Papae XIIl
de uidinationibus Anglicanis.
Pour nous renseigner sur le merle de reconciliation
adopté sous la reine Marie, il existe une série doctes
authentiques où, entre autres choses, se trouve claire-
ment exposée la conduite à tenir louchant les ordres an-
glicans; et c'est à ces documenta que Lé,on XIIl a fait
allusion. Cette série comprend : (1) la lettre Je Jules III
{Dudum duîn charissima) au Cardinal Pôle, datée du
8 mors 1.054, el qui cite les termes d'une lettre antérieure,
datée du 5 août Xhâ'i, pour renouveler et élargir les pou-
voirs qu'elle concédait; (2) une collection de lettres de
Pôle à ses suffragants, où il leur délègue une partie des-
dits pouvoirs : un passage d'une de ces lettres adressée à
l'évéque de Norwich figure dans la bulle Apnslolicae
curne; (3) la bulle de Paul IV [Piaeclaru charissimi), du
"20 juin 1555, dans laquelle le Pape, répondant à une con-
sultation de Pôle, ratifie l'usage fait de leurs pouvoirs par
le cardinal et ses suifragants et prend leurs actes à son
propre compte; (4) \e bTei(Reffimini unifersalis) an même
pontife, daté du 30 octobre 155.">, et où il corrige un mal-
entendu né à propos d une phrase de la bulle Praeclara
charissimi^ précisément sur la question des oi'dres
d Edouard VI. A ces quatre documents on peut en ajouter
un autre, bien qu'il ne soit pas ineutionné dans la récente
bulle : il a été découvert dans les archives du Vatican (le
texte en est donné dans l'ouvrage du P. Brandi, Rnmc et
Cantorbéry, p. 236) et renferme un sommaire des conces-
sions que Pôle désirait voir ratifiées dans la bulle Prae-
clara charissimi: or il se trouve que ladite bulle y est
conforme de tous points...
\'oici ce que nous rencontrons dans ces divers docu-
ments : (1) La lettre papale du 8 mars 1554, dans la cita-
tion qu'elle l'ait de la lettre précédente (du 5 août 1553),
partage en deux catégories les ministres qui, de fait,
accomplissaient alors en Angleterre les fonctions du
culte : « Ceux qui avaient été régulièrement et légi-
« limement {rite et légitime] promus 00 ordonnés avant
(( de tomber en cette sorte d'hérésie » et « ceux qui n'avaient
« pas été promus ». Les premiers pourraient exercer leurs
ordres, pourvu qu'ils fussent dûment relevés des censures
encourues ; les autres devaient recevoir tous les ordres, y
comprisla prêtrise, si on les en jugeait capables et dignes.
(2) La fin de cette même lettre du 8 mars, faisant manifeste-
ment allusion àceuxqui ont été qualifiés de « non promus »,
en parle comme de sujets ayant besoin de dispenses « quant
« aux ordres qu'ils n'ont jamais reçu.s ou qu'ils ont mal
« reçus (//«nr/uam ai^^ ma^e), ou quant au don de lacoDsécra-
0 tion qu'ils ont i eçu peu régulièrement [minus rite) et
« sans l'obserfalion de la forme accoutumée dans V Eglise ».
(3) La lettre de Pôle à l'évéque de Norwich lui donne le
pouvoir de permettre l'exercice de leurs ordr-es, — après
absolution de leurs censures ^ « même aux sujets onlon-
« nés par des évoques hérétiques et schismatiqnes, malgré
« que leur ordination se soit faite peu régulièrement
IX [minus rite), pourvu que la forme et l'intention de
({ l'Eglise aient été gardées » dans l'administration de ces
ordres. (4) La bulle Praeclara charissimi ne se borne pas
à confirmer et à approuver pleinement tous les actes de
Pôle — ce qui inclut déjà la direction par lui donnée de
considérer comme « n'ayant jamais été reçus » les ordres
conférés dans une autre forme ou intention que « la
« forme et l'intention de l'Eglise »; le pape y ajoute pru-
demment une nouvelle restriction afin d'exclure une autre
source possible d'invalidité que Pôle n'a pas directement
spécifiée dans ses recommandations à ses suffragants ;
c'e-'t que « si quelqu'un avait «té promu par l'usage d'un
« rite valide en soi. mais par le ministère d'un évoque ou
« archevêque «[uî lui-même n'aurait pas été <ltUnent et
a correctement ordonné», son ordination devrait pareille-
1191
ORDINATIONS ANGLICANES
1192
ment élre tenue pour nulle, et le sujet devrait être réor-
donné par son ordinaire, (5) Le bref du 30 octobre expli-
que que les termes « ovéques non dûment et correctement
« ordonnés » visent ceux et ceux-là seuls qui n'ont pas été
ordonnes et consacrés selon la forme de l'Eglise. v6; Le
sommaire dont la bulle ^/)os<o/r"rae cutae ne fait pas men-
tion nous intéresse par le litre suivant ; « Dispenses (accor-
« dées par le Révérendissime Légat et dont on demande
<( la ratification) pour des personnes ecclésiastiques, soit
a séculières, soit membres des divers ordres religieux,
« afin qu'elles puissent être promues tant aus ordres
II qu'aui bénéfices invalidemeut (nidliter) l'eçus pendant
II le scbisme. )>
Quand on rapproche les uns des autres tous ces passa-
ges, il devient tout h fait évident qu'il y avait à cette
époque certains ministres du culte faisant fonction d'évé-
ques, de prêtres et de diacres, qui pouvaient désirer se
réconcilier avec l'Eglise, mais dont les ordres étaient
tenus pour invalides: et la cause de cette invalidité,
t'était, à l'origine de ces ordres, la substitution d'une
certaine forme ou d'un cerlain rite ii la « forme de
l'Eglise ». Or cette « forme de l'Eglise », dont il' s'agit,
est manifestement la forme prescrite dans le Pontifical,
telle qu'elle li-urait dans l'un ou l'autre des testes quasi
identiques usités en Angleterre jusque vers ce temps.
La forme qu'on lui oppose ne peut donc élre que celle
d'Edouard VI, quiavail, au su de tout le monde, supplanté
la forme traditionnelle propre à l'Eglise catholique. Telle
est la conclusion très sage que tire la bulle ApostolUae
curae, en remarquant que, si l'on supposait visée dans ces
documents une autre forme que celle d'Edouard VI, on
devrail supposer que les lettres du Pape et les autres
ne fuisaicnl point allusion aux besoins réels de leurs
destinataires.
Les preuves données sur ce point suffisent ample-
ment à emporter la conviction ; mais il y en a d'au-
tres encore pour les confirmer, et dans un article
comme celui-ci on ne peut se dispenser de leur accor-
der au moins une mention sommaire. Ces ecclésias-
tiques qui ont besoin d'être ordonnés à nouveau, si
par ailleurs l'évèque du diocèse les y juge aptes et
trouve qu'ils réalisent les conditions requises, les
décrets de Marie Tudor du 4 mars !554 nous les
décrivent comme « toutes personnes ci-devant pro-
« mues à quelque ordre d'après la noin^eUe espèce et
a manière d'orJres, considérant qu'elles n'ont pas été
a ordonnées en toute réalité {in rery deed) ». Ici
l'Ordinal nouveau est directement désigné comme
cause de la nullité des ordres conférés. Il est vrai que
ces décrets furent publiés avant la venue de Pôle,
lequel ne fut institué légat que par une bulle du
8 mars suivant, et n'expriment par suite que l'opi-
nion de la Couronne ; mais outre que cette opinion
se fonde sans aucun doute sur une correspondance
avec Pôle et sur les commentaires qu'en ont fait des
ecclésiastiques orthodoxes et experts, comme Gar-
diner et Bonner, elle suffit en tout cas à nous montrer
quel était le vice dont on croyait fermement le rite
d'Edouard VI entaché; et nous pouvons par là
saisir plus clairement encore le point visé par le
Saint-Siège dans la condamnation subséquente. —
De même nous voyons Bonner dans son Profitalile
and Necessary Doctrine (publié en i554 ; voir Bonner
dans Calh. Encycl.) faire allusion à ces mêmes per-
sonnages pour les qualifier de « ministres récemment
« institués en temps des chisme, d'après l'ordination
« qu'on a nouvellement inventée... [lesquels] ont très
« pitoyablement abusé le peuple de ce Royaume, qui
« par ce moyen a été frustré des très sacrés Corps et
« Sang du Christ notre Sauveur... et aussi du sacri-
« fice de la Messe. » — .\ulre indice encore : lors-
qu'en février i555 Thirlby. Montague et Carne furent
envoyés en ambassade par Pôle à Paul IV, pour lui
expliquer l'usage fait par le Cardinal des pouvoirs
de légat qu'il tenait de Jules II, et pour obtenir que
le Saint-Siège, s'il approuvait les mesures adoptées,
voulût bien les confirmer et les prendre à son compte,
les ambassadeurs n'emportèrent pas seulement le
sommaire que nous avons mentionné i)lus haut et
qui leur rappelait les décisions à faire ratifier : ils, y
joignirent une copie des parties essentielles de l'Or-
dinal d'Kdouard VI (voir, pour le texte de ces
extraits, Lacey, Roman Diary,p. i8i), aûnque Rome
piit ainsi juger par elle-même du bien-fondé de ces
décisions. Le P. Brandi, dans son Home et Cantor-
bérvÇp. 71) cite les Archives du Vatican (7i'(i/i//n<Hra
di Inglttlterra, III, io3 et Bililiotheca l'ia, 2^0) pour
attester que l'examen eut lieu. Au reste, la nature
même de la question siiflit à nous en assurer : com-
ment supposer que Paul IV ait voulu confirmer de
son autorité des assertions et des décisions sembla-
bles, sans les avoir d'abord examinées avec soin ? Et
lui-même d'ailleurs nous en avertit équivalemment
dans la bulle Praeclara charissimi en accordant la
confirmation demandée : « Nos... praemissis omnibus
0 cum nonnullis ex iisdeni foiribus nostris, ipsius
« Romanae Ecclesiae Cardinalibus propositis et
n diligenter discussis, habitaque desuper delibe-
« ratione matura, singula... praedicta auctoritate
« Apostolica ex certa scientia approbanms et confir-
« mamus. »
Attitude pratique des autorités catholiques â
l'égard de ces ordres sous Marie. — La conduite
qu'on tint dans la suite fut en parfait accord avec
cette réponse de l'autorité. Noivs voj'ons (et la Vin-
dication ne manque pas de le noter) que lorsque se
jugèrent les accusations d'hérésie et les autres por-
tées contre les évêques et le clergé d'Edouard VI, les
condamnés furent régulièrement dégradés de tous les
ordres qu'ils avaient reçus selon le Pontifical, tandis
qu'on dédaignait comme inexistants tous ceux qui
leur avaient été conférés selon l'Ordinal nouveau.
C'est ainsi que Cranmer, Latimer et Ridiey, consacrés
tous trois d'après le vieux rite, se virent dégrader de
l'épiscopal; Hooper fut dégradé de la prêtrise qu'il
avait reçue lui aussi au mode ancien, mais non de
l'épiscopat qui lui avait été conféré selon la liturgie
nouvelle. Le cas de Ferrar est d'un intérêt spécial :
il avait été consacré évêque par Cranmer et Ridiey à
Chertsey le 9 septembre i548, donc plus d'un an
avant que fût imposé l'usage de l'Ordinal
d'Edouard VI; et cependant nous voyons qu'il fut
dégradé du rang sacerdotal seulement. La conclusion
s'impose : d'une manière ou de l'autre, les juges
devaient avoir appris que cette consécration avait
été accomplie par l'emploi d'une forme invalide. Et
la chose se trouve précisément confirmée par le
caractère suspect de la mention que fait de cette
cérémonie le Registre de Cranmer. « Idem Menevgn-
<t sis, porte-t-il, lectis publiée comraunibus suffragiis
» de more Ecclesiae anglicanae usitatis, consecratus
Il et benedictus per impositionem maniium Episcopo-
« rum praedictorum fuit. » Il est dit qu'on récita
ensuite quelques Psaumes, Hymnes et Prières, que
la Sainte Communion fut consacrée en anglais et
distribuée par le prélat consécrateur aux évéques
présents, y compris celui qui venait d'être consacré.
Ces détails ne s'accordent guère avec les rubriques
d'une consécration épiscopale telles que les règle le
Pontifical. Au contraire ils entrent parfaitement dans
le plan d'un service de consécration anglican, comme
celui que les lois d'Edouard VI devaient bientôt
imposer dans tout le pays. Il faut donc présumer
qu'en cette occasion les intéressés avaient d'un com-
mun accord substitué au rite traditionnel un autre
rite, identique en substance à celui qu'on projetait
déjà d'introduire et qu'on rendit obligatoire peu
après. (Voir pour le texte de la mention du Registre
119;
ORDINATIONS ANGLICANES
1194
de Cranmer et pour la discussion de ce point spécial,
EsTcouuT, op. cil., Appendice viii)
Ce cas est d'ailleuis le seul qui demandât quelque
explication. Hors de là, et pour autant que les docu-
ments subsistants nous permettent d'en juger, c'est
toujours la règle indiquée plus haut qu'on suivit, soit
pour faire, soit pour omettre la dégradation des pré-
lats condamnés. On n'a qu à se reporter à la statis-
tique de 26 exemples, tous tirés du règne de la Reine
Marie qui fut dressée par les auteurs de la responsio
au ne re anglicana de MM. Lacky et Puller, c'est-à-
dire Oïdines AnglUanl (pp. 174 à i^j).
On y trouvera ces exeuqiles rangés en un tableau
à deux colonnes, selon que les ecclésiastiques dont il
s'agit avaient été ordonnés d'après le Pontifical ou
d'après l'Ordinal anglican. De cette liste, nous ne
citerons qu'un cas, véritablement typique. Jean
Kogers et Jean Bradford, tous deux préljendiers à
Saint-Paul de Londres sous le règne d'Edouard VI,
furent accusés d'hérésie et cités en jugement à une
session qui se tint dans l'église Sainte-Marie Overy
de Southwark en janvier i555. Leur cause fut sou-
mise à une commission d'évéques, sous la présidence
d'Etienne Gardiner, évoque de Winchester. « Hi
a judices Joannem Rogers tanquam presbyterum
« condemnarunt, ipsiusque antequam morte allice-
« retur degradationem mandarunt, et Joannem Brad-
« ford ceu laicum [licet juxta ritum Edwardinum
« admissus fuerat] condemnarunt atque clausulam
« consuetam degradationem injungentem prorsus
» deleverunt. » Ce qu'il y a dans ce cas de particu-
lièrement frappant, c'est que l'original de la sentence
jjortée contre ce Jean Bradford se conserve à la biblio-
thèque du Britisli Muséum {Harleian Mss. A" i'21,
/'. 40. /;.),et ce texte, évidemment copié par un scribe,
contient la clause de dégradation usuelle : « Et eo
« praetextu degradandum et ab omni sacerdotal!
« ordine deponendumetexuendum fore debere, juxta
0 sacros canones in hac parte editos et ordinatos. »
Mais sur cette clause, le document porte en surcliarge
une rature très nette.
Comme le note Lkon XIII dans l'encyclique Apos-
tolicae curae, c'est le jugement formulé dans ces
lettres apostoliques de Jules III et de Paul IV qui
fonda la pratique — toujours observée dans la suite
— de réordonner sans condition tous les convertis
venus des rangs du clergé anglican qui, en passant à
l'Eglise catholique, désiraient entrer au service de
ses autels :
Aucloritates quas excitavimus Julii III et Pauli IV
aperte oslendunt initia ejus disciplinae quae tenore con-
stanti jarn tribus acteculis custodita est, ut ordinationes
ritu edwardiano habeientur înfeclae et nullae, cui disci-
plin.ie itmplissime suffragantur testiiuouia mulla earum-
dem ordinatiorium quue, in hac etiam Urbe, saepiu3 abso-
luteque iteratae sunt ritu catholico. 1d hujus igitur
disciplinae observantia vis inest opportuna proposilo.
Nani si quidqnam dubitalioois resîtieat in quamnam vere
sententiaoi ea Ponlificum diplomata sint accipienda, recte
illud valet: Consuetudo optima leguin interpres. Quoniam
vero firmum aemper ratumque in Ecclesia nianserit Ordi-
nis sacramentum nefas esse iterari, fier! nuUo modo
poterat ut t;dem consuetudinem Apostolica Sedes tacita
paterelur et toUrarel.
H }• a des arguments pour établir que le règne
mcrae de Marie Tudor vit s'ouvrir la longue liste des
convertis venus des rangs du clergé anglican, et que
dès lors, sans égard aux ordres qu'ils avaient reçus
suivant le rite nouveau, on se mil à suivre la règle
donnée à Pôle par Jules 111 et Paul IV, c'est-à-dire à
leur conférer sans condition et d'après le Pontifical
les ordres catholiques correspondants. Toutefois la
démonstration ne va pas sans diflicultés, en raison
du caractère incomplet des témoignages documen-
taires. Nous éviterons donc d'appuyer trop fort nos
conclusions sur cette preuve, et nous nous bor-
nerons à exposer les faits dans la mesure où ils nous
sont connus, sans leur attribuer ])lus de valeur qu'ils
n'en ont. Un érudit anglican, leU^W. H. Frbre, a fait
quelques recherches sur ce point et les a consignées
dans une brochure de la Chiirch Ilistarical Society,
intitulée : The Mariaii Réaction. « Si l'on compare
« entre elles, nous dit-il, les listes d'ordination du
« temps d'Edouard VI et celles du temps de Marie,
« pour tous les diocèses où, comme à Londres, à
'< Oxford, à Exeter, les deux ont été conservées, il
< est clair qu'un certain nombre de membres du
a clergé d'Edouard VI se firent ordonner par les
« évêques de Marie Tudor selon le vieux rite latin.
« A Oxford, il y en a au moins trois exemples et
« probablement quatre; à Exeter, deux; à Londres,
a au moins neuf et probablement dix. « Le D' Krere
a manifestement employé beaucoup de temps et d'at-
tention à recueillir dans les registres épiscopaux les
matériaux de ses statistii|ues; les travailleurs des
deux camps doivent lui en savoir gré. Mais on ne
peut dire que sa méthode de classement échapi)e à
toute critique. Ses comptes rendus des ordinations
de Marie Tudor sont bien plus sommaires que ceux
des ordinations d'Edouard VI, et paraissent négliger
des détails qui auraient pu aider à trancher les ques-
tions d'identité. De plus, il est visiblement peu fami-
liarisé avec les dispositions du Droit canonique
catliolique, ce qui le conduit parfois à des inférences
peu fondées. Nous ne sommes pas tout à fait sûrs
d'avoir identifié les seize cas de réordination dont il
a voulu parler, mais il semble que ce soient les
suivants.
Ordinations de Londres ,
Jacques Clayton. Né à Byrstall dans le comté d'York,
résidant à Hackney. Ordonné diacre suivant le rite
d'Edouard VI le 23 juin lô.îO, par Kidley ; et pareillement
ordonné prêtre en mai 1551. — « Probablement identique
(t à un citoyen du même comté portant le même nom,
(( ordonné sous-diacre à Londres en décembi-e 1554, diacre
<( et prêtre au mois de mars suivant. )) (Frère)
Jean Hawes. Ecolier à Gunwell (c.-à.-d. Gonvillej-
Hall. Cambridge. Né à Walsham in the Willows, Suffolk.
Ordonné diacre par Ridley, suivant le rile d'Edouard VI,
le 4 octobre 1551. — Probablement identique au Jean
Hawes ordonné sous-diacre, diacre et prêtre à Londres,
le 9 mai 1554. Devint ensuite recteur de Ryckyngale, au
diocèse de Norfolk.
Georges Uarrison. Membre du Collège Saint-Pierre de
Cambridge. Né à Willesley, dans le comté de Leicester.
Ordonné diacre pur Ridley à Saint-Paul, le 15 mai 1552.
— Reçut pareillement les ordres mineurs et majeurs, y
compris la prêtrise, à Londres le 9 mai 1554.
Thomas Degge. Membre du collège Sainte-Catherine de
Cambridge. Né à Ashby dans le comté de Leicester. Or-
donné diacre anglican à la même ordination que le pré-
cédent. Un Thomas Degge fut ordonné diacre a Londres
le 4 mars 1557. « Il était alors membre du Peterhouse
« de Cambridge, mais comme on ne connaît à cette date
<( qu'un seul gradué de ce nom, les deux mentions se
« rapportent probablement au même personnage. »
(Frère)
Robert Kynseye. Né à Warmynsham dans le comté
de Chester. Membre du collège de la Trinité de Cam-
bridge, Ordonné diacre anglican (et prêtre.') en août 1552
par Ridley, avec l'assentiment de l'évêque d'Ely . — Reçut
les ordres mineurs et majeurs, y compris la prêtrise, le 20
et le 21 déc. 1553 à Londres. Curé de Ware.
Ordinations d'Oxford.
Nicolas Arscot, sujet du diocèse d'Exeler. Ordonné dia-
cre anglican le 22 mars 1549 (vieux style) ', et prêtre an-
1. On sait que l'Angleterre garda jusqu'en 1753 le vieil
usage de commencer l'année au jour de l'Annonciation,
1195
ORDINATIONS ANGLICANES
1196
glican en avril 1550, les deux fois à TUame, dans le dio-
cèse d'Oxford, — Oi'donné diacre au rite calbolique le
9 mars 1553 (vieux style) et prêtre le 24 mars ISSi (id).
Robert Taynter. Membre du collège Sainle-Madeleiue
d'Oxford, et ijtnit évidemment diacre angflican, quoiqu'on
« ait pci'du les pièces mentionnant son ordination; — i-e-
« çut lui aussi les ordres, depuis celui de portier jusqu'au
« sous-diaconat, le 22 décembre 1553, lo diaconat et la
« prêtrise le lendemain, le tout à Londres. Posséda de
a nombreux bénéfices. » (Frerej
Cbristopbe Rawlina. Membre du collège Sainte-Marie
de Winton, h Oxford (c'est-à-dire du New Collège). Fut
fait sous-diacre le 6 avril 1549. t( E ait évidemment dia-
« cre anglican, (pioique nous n'ayons pas les pièces men-
« tionnant son ordination ; — fut aussi ordonné diacre le
« 19 mai et prêtre le 22 déc. 1554. Wood, Bislory vf
« Oxford CuÙef^cs and Halls, p. 185. » (Frère)
Richard Benêt, de Cbrist Church, à Oxford. Ordonné
diacre anglican ii Thame le 23 nov . 1550. — . « Peut-être
(c identique au recteur de Bucknell, au diocèse d'Oxford.
« qui fut ordonné (au i-ite catholique) sous-diacre le 17 fév.,
« diacre le 9 mars et prêtre le 24 mars 1553 (vieux style). »
(Frère)
Jean Addyson, du collège de la Reine (Queen's Collège),
à Oxford. Ordonné diacre anglican en même temps que
Richard Benêt. — Egalement ordonné au rite catholique
les mêmes jours que lui : sous-diacre le 17 fév., diacre le
9 mars et prêtre le 24 mars 1653 (vieux style).
Ordinations d'Exeier,
Jean Grose. Ordonné diacre et prêtre anglican le
1"^' janvier 1551 (vieufx style), à Exeter, par Coverdale.
— Reçut les ordres mineurs catholiques le 16 mai 1554,
et, la même année, le suus-diacooat à Exeter le 19 mai
et la prêtrise à Londres le 3 juin.
Guillaume lirydges. Ordonné diacre anglican à Exeter
le 3 juillet 1552. — Ordonné sous-diacre au rite catholique
le 1 1 février 1553 (vieux style), diacre le 10 mars et prê-
tre le 24 mars, à Exeter.
Ordinations d'Yhrk.
Antoine Askham M. B. Ordonné diacre anglican à la
chapelle d Eglon, dans le diocèse d'York le 1 août 1552.
— Reçut tous les ordres, depuis la tonsure jusqu'à la prê-
trise, les 20 et 21 déc. 1553. Recteur de .Methley à partir
du 10 août 1552. Cet exemple, absolument indufcitable, se
trouve encore confirmé ]»ar le texte (donné dans Frère,
op. cit. Appendice xvii) d'une dispense accordée par le
doyen et le chapitre de Cantorbéry, agissant comme gar-
diens des droits spii'ituels du siège métropolitain durant
sa vacance, pour autoriser le candidat à recevoir d'un évê-
que catholique à son choix les trois ordres majeurs. Cette
permission est datée du 15 déc. 1553. Cet Antoine Askham
fui un écrivain d'une certaine notoriété en matière médi-
cale.
Thomas Thomson . Ordonné diacre anglican h la cathé-
drale d'York le 2 juillet 1553, avec Léonard Cowll. —
Léonard Cowll reçut tous les ordres à Londres le 16 et
le 17 février 1553 (vieux style) avec un Thomas Thomson,
ce qui suggère que ce dernier pouvait bien être son com-
pagnon d'ordination tl'York de juillet précédent. Pour-
tant le nom de Thomas Thomson reste des moins distinc-
tifs, et le D' Frère nous avertit que trois personnages de
ce nom furent ordonnés plus tard à Londres.
Ce sont là tous les noms que nous avons pu iden-
tifier sur les tableaux du D' Frère ; nous n'en avons
trouvé pour Londres que six au lieu de neuf ou dix.
Mais un ou deux des ecclésiastiques qui avaient
reçu ailleurs les ordres anglicans reçurent ensuite à
Londres leurs ordres catiioliques, et peut-être est-ce
d'eux qu'il a voulu parler. En tout cas, et comme il
l'a noie lui-même, il faut ajouter à sa liste Thomas
Harding, le controversisle catholique. Dans la con-
troverse qu'il eut avec Jewell sous le règne d'Eli-
sabeth, Harding avoua qu'il était diacre anglican,
quoique la date de son ordination ne nous soit pas
ce qui avait pour effet de relarder d'un an sur notre pré-
sente manière de compter toutes les dates comprises entre
le 1"' janvier et le 25 mars.
connue. Or, d'après le D' Frère, il fut ordonné
acolyte et sous-diacre à Oxford le 19 mai i554, et
prêtre à Londres le 3 juin suivant. Il n'y a pas de
témoignage établissant qu'il ait reçu le diaconat
calbolique entre ces dates, mais nous avons le droit
de le présumer.
Les données fournies par le D' Frère nous donnent
une certitude morale que le plus grand nombre au
moins, sinon la totalité, de ces noms représentent
des personnages à qui les ordres catholiques furent
conférés sous le règne de Marie Tudor, sans égard
pour les ordres anglicans qu'ils possédaient. Tou-
tefois le docte chercheur lui-même ne croit pas que
ces exemples suffisent à établir notre thèse, et il eu
donne plusieurs raisons. Tout d'abord, c'est que les
cas cités sont en trop petit nombre pour qu'on ait
le droit de voir dans ces réordinations les indices
d'une politique arrèlce. C'est ensuite qu'ils appar-
tiennent tous aux six premiers mois du règne de
Marie, c'est-à-dire au temps où Pôle n'était pas en-
core entré en scène : il est remarquable au contraire,
nous dit-on, qu'à partir du moment où il parut, les
réordinations cessèrent complètement: Pôle devait
donc juger les ordres anglicans moins sévèrement
que n'avaient fait Bonner et autres prélats de Marie
Tudor. Enfin plusieurs membres du clergé anglican
paraissent avoir été laissés en possession de leurs
bénéfices sous le nouveau régime, ce qui s'expli-
querait dillicilement si leurs ordres avaient été te-
nus pour invalides.
Au fond, toutes ces considérations supposent que
le D' Frerè n'a pas bien interprété les termes elle
but des lettres de Jules IH et de Paul IV. Du vrai
sens de ces directions papales, nous avons déjà
traité. Disons un mot pourtant des raisons allé-
guées. D'après les calculs du D' Frère (p. io5), en
dehors des six évèques anglicans d'Edouard 'VI
dont le cas est clair, les registres conservent les
noms de 1 10 personnages qui auraient reçu les nou-
veaux ordres : 'j5 d'entre eux ne dépassèrent pas le
diaconat, mais 32 avancèrent jusqu'à la prêtrise.
Le D' Frère nous apporte aussi des témoignages
établissant qu'il y eut dans tout le Royaume une re-
marquable pénurie d'ordinands depuis le début du
schisme jusqu'à l'inlroduclion du nouveau rituel.
Un phénomène si général atteste les anxiétés qui
devaient arrêter toutes les âmes de tendances ca-
tholiques au seuil de la cléricatiire en un temps où
la situation religieuse du pays était si peu satisfai-
sante et si mal assurée ; peul-élre aussi rellèle-l-il la
répugnance que les éléments de la nation déjà
gagnés au protestantisme pouvaient éprouver à se
faire ordonner, tant que le vieux rite catholique se-
rait encore en vigueur. Si cette explicalion esl juste,
il n'est pas probable que beaucoup de ceux qui
s'étaient présentes aux ordinations anglicanes entre
i55o et i553 aient été disposés à embrasser le ca-
tholicisme lors de l'avènement de Marie Tudor. Et
si la proportion de ceux d'entre eux qui vnulurent
remplacer leurs ordres anglicans par les ordres ca-
tholiques dépassa dix pour cent, n'est-ce pas vrai-
ment plus qu'on ne pouvait attendre? Que les ré-
ordinations citées dans la liste du D' Frère
appartiennent toutes aux six premiers mois du
nouveau règne, c'est exact, du moins à peu de
chose près; et il est exact aussi que Bonner et les
évêi|ues ses associés agissaient bien peu régulière-
ment en entreprenant de traiter ces affaires d'ordi-
nations : car non seulement ils manquaient de pou-
voirs pour absoudre, dispenser et promouvoir les
autres, mais ils n'avaient pas encore été absous eux-
mêmes de leur participation au schisme. Aussi Pôle,
lorsqu'enUn il put prendre en main l'autorité, eut-il
1197
ORDINATIONS ANGLICANES
1198
à valider leurs décisions, y compris celles '.j ni nous
occupent. Mais étant donné qu'ils admettaient au
service des autels catlioliques des clercs précédem-
ment ordonnés à la nouvelle manière, ils avaient
raison de leur faire conférer les ordres de ma-
nière inconditionnée; et Pôle, fidèle aux directions
reçues du Siège, ne pouvait leur refuser sur ce point
sa plus complète sanction. Rappelons-nous d'ail-
leurs, comme le note le D' Frère, que, dès le mois de
juin 1549, le Pape avait entre les mains un exem-
plaire de l'Ordinal d'Edouard VI (Staie Papcrs
Dont. VU. 28), et que Pôle et la Reine étaient en
correspondance depuis l'automne de i553:lesévè-
ques d'Angleterre devaient donc avoir eu vent du
sentiment de Rome sur le rite nouveau. Que les ec-
clésiastiques anglicans n'aient pas tous été chassés
de leurs bénéfices en raison de la nullité de leurs
ordres, le fait peut être exact ou ne l'être pas : en
tout cas il s'expliquerait facilement par bien d'au-
tres motifs qui pouvaient conseiller de laisser en
paix quelques-uns au moins d'entre eux. D'ailleurs
nous n'oserions garantir avec la belle assurance du
D' Frère que la nullité des ordinations entraînât
par elle-même la nullité de la collation des bénéfi-
ces, et fournit ainsi un moyen simple et régulier
d'en expulser les occupants. Sans doute on gardait
la ressource de poursuivre ces derniers pour héré-
sie, et de les destituer à ce titre; mais le procès ris-
quait de présenter des difficultés. On pouvait aussi
— et on le fit pour quelques-uns — les (aire con-
damner pour ne s'être pas présentés au sacerdoce
dans l'année qui suivait leur entrée en charge. Mais
n'auraient-ils pas pu alléguer que, dans l'étal oii se
trouvaille pays, ils n'en avaient pas le moyen, ce
à quoi on eut peut-être été embarrassé de trouver
réponse?
Sous Elisabeth et depuis. — Si nous passons
au règne d'Elisabeth, nous y voyons s'élever une
question nouvelle : la hiérarchie constituée au
début de ce règne, et en particulier Matthieu Parker
qui en fui la source, possédaient-ils ou non le carac-
tère épiscopal? Nous avons déjà fait allusion à l'af-
faire de la consécration de Parker. Le mystère dont
elle s'entoura la déroba longtemps à la connais-
sance du public, et donc aussi à celle des catholiques
contemporains, ce qui donna lieu à une controverse
dont nous aurons à rappeler l'histoire. Mais, quoi
qu'il en ail été de cette cérémonie, on se trouvait en
présence d'un fait certain et manifeste : l'église offi-
cielle avait remis en usage l'Ordinal anglican, qu'elle
devait suivre désormais dans toutes ses ordinations.
Il n'y avait donc aucune raison pour que les autori-
tés catholiques, et le Saint-Siège à leur tête, se dépar-
tissent de la règle sanctionnée par les lettres de Ju-
les III et de Paul IV. On continua donc comme par le
passé à réordonner les ministres convertis qui dési-
raient remplir les fonctions du sacerdoce catholique.
La série de ces conversions et de ces réordinalions
s'est continuée sans interruption jusqu'à ce jour.
11 n'est pas essentiel au but de cet article d'appor-
ter des statistiques sur cette pratique constante, mais
il peut être intéressant de transcrire le tableau que
nous fournit le chanoine Estcoiht dans le travail
que nous avons cité (pp. i 38 sq.).
Nom:
Ëdmoud Campian
Nom
Ai'ant Dans rEglise
sa eoni^trsion: catholique :
Ordonné diacre. Ecrivit une Ict-
par Cheney, évê- Ire à Clieney, lui
que (le Gloucester. reprochant de lui
Ari-iva à Douai eu avoir conféré des
1570. Diaires df ordres invalides.
Douai, Entrédans laCoin-
Cutbert May ne
Thomas Blewett
Richard Simpson
Jean Lowe
Guillaume Rai-
nolds.
Jean Vivian
Thomas Huberley
Jean Adams
Jean Chapman
Everard Hanse
Avant
sa conversion
Prêtre dans
l'église anglicane.
Dodd, Clialloner.
Ministre de l'é-
glise d'Angleterre,
Dodd, Cfialloner.
Arriva à Douai le
19 mar» 1557. —
Dodd, Diaires de
Douai.
.Ministre de l'é-
glise d'Angleter-
re.—Z)o(/<i, Chal-
loner. Arriva à
Douai le 19 mai
1577. Diaires de
Douai.
Ministre protes-
tant.— Clialloner.
Reçut les ordres
vers l.'jUCi. — Wood
dans Aikenae .V^n-
seigne et prêche
avec conviction la
religion protes-
tante : Parsons.
Arriva à Reims le
11 avril 1578 ; re-
présenté coname
un la'ique. — Diai-
res de Douai,
Prédicant béné-
ficier . Arriva à
Reims lelôfévrier
1579. — Diaires de
Douai,
Ministre bénéâ-
cier de la secte
calviniste. Arriva
à Reims le 29 nov.
1579. Zlirti/fs de
Douai,
Ministre bénéli-
cier à Martinston,
dans le comté de
Dorset. Arriva à
Reims le 7 déc.
1579. — Diaires de
Douai, State Paper
Office, Eliz, Dom,
1582. Vol. 155, 8.
Voir Estcourt, Ap-
pendice XXV.
Ministre ordon-
né par l'évêque
de Wells; posséda
un bénéfice du
nom de Langton
Herring dans le
comté de Dorset.
.Arriva à Reims le
7 déc. 1579. —
Dinires de Douai,
State Paper Office,
ibid, : ses propres
aveux. Appendice
.\XT.
Ministre bénéfi-
cier et prédicant.
Arriva à Reims le
Dans VE^lise
catholique :
pagnie de Jésus à
Rome. Ordonné
prêtre par l'ar-
chevèque de Pra-
gue. — Bombini,
dans Vit, Camp.
Ordonné prêtre
le 24 avril 157().—
Diaires de Douai.
Sous-diacre le
19 .sept. 1577. Dia-
cre le !',) déc. 1577.
Prêtre le 24 févr.
157S. — Diaires de
Douai,
Ordonné prêtre
en 1577. — Diaires
de Douai.
Sous-diacre le
14 mars 1579. —
Diaires de Douai.
Minoré et sous-
diacre à Laon, le
20 sept. 1579. Dia-
cre à Ghâlons, le
24 févr. 1580. Prê-
tre à Châlons, le
31 mars 1580. —
Diaires de Douai,
Diacre le 18 a-
vril 1579. Prêtre
à Laon le 15 iuin
1579. — Diaires
de Douai, • — State
Paper Office, Eliz,
Dom, Vol. 178,
N» 47.
Sous-diacre à
Châlons,le24fêTr.
1580. Diacre à
Reims le 19 mars
1580.— Diaires de
/louai. Prêtre à
Chfllons,marsl580.
Sous-diacre à
Chàlons le 31 mars
1580. Diacre à
Soissonsle 25 mai
1580. Prêtre à
Soissûns le 15 déc.
1580. —Diaires de
Douai,
Sous-diacre à
Soissons le 15 déc.
1580. Diacre le
21 févr. 1581.
Prêtre à Chàlons
le 4 mars 1581. —
Diaires de Douai,
Ordonné prêtre
à Reims par l'é-
vêque de Ch&Ions,
1199
ORDINATIONS ANGLICANES
J200
Nom
Etienne Rousbam
Jean Lugar
François Walsin-
gham
Humphry Leach
Jean Goodman
Hugues-Paulin
Gressv
Eliennefioiïe
Jean Massey
Jean Placide
Adelham
Jacques Clifton
Avant
sa conversion :
11 juin 1580. —
Dlaireê de Douai^
Concertatio Eccle-
siae Cath., Dodd^
Challoner.
Ordonné par les
hérétiques. Minis-
tre à Sainte-Marie
d"Oxford, Arriva
à Heims le 23 a-
vril 1581. — Diac-
res de Douai, Chal-
loner.
Minisire à Can-
nock,dans le comté
de Stafford. —
Challoner,
Ordonné prêtre
par Heaton, évé-
qued'Ely, en 1603.
11 rend compte
lui-même de sa
conversion dans
Searcfi made into
niaiiert opieligion.
Reçu au collège
anglais de Rome
le 27 oct. 1606. —
Archives.
Vicaire de St-
.\llimund d«
Shrewsbury, puis
cliapelain de
CliristChurchàOi-
ford. — H'ood, dans
son Aihenae. Reçu
au Collège anglais
de Rome eu 1609.
Archives .
Ministre de l'é-
glise d'Angleterre.
Challoner. Porfe
ce titre dans la
Remontrance du
Parlement du 29
janvierl639 (vieux
style).
Prébendier de
Windsor et doyen
de Leighlin en Ir-
lande. — Wood,
dans Athenae.
Ecclésiastique
anglican, chape-
lain de l'archevê-
que Laud. — Pri-
deauXj Dodd, Le
Quien.
Diacre dans l'é-
glise anglicane et
doyen de Christ
Church à Oxford,
— Dodd, Wood
dans son Athenae.
Constable, p. 369.
Ministre protes-
tant.— Challoner.
Oliver dans ses
Collections.
Ministre de l'E-
vangile. Possède
un bénéficeparois-
sial. Reçu à titre
de laïc au Collège
anglais de Rome,
le 16 oct. 1702, —
Archives.
Dans l'Eglise
catholique :
le 25 mars 1581. —
Diaires de Douai.
Diacre à Sois-
sons le 21 sept.
158LPrétreà Sois-
sons, le 27 sept.
1581. — Diaires
de Douai.
Prêtre en 1601.
-Diaires deDouai.
Sous-diacre à
Rome, le 30 mars
1608. Diacre ii
Rome, le 5 avril
160S. Prêtre à
Rome, le Î2 avril
1608. — Archives
du Coll . anglais de
iîomc. Voir. appen-
dice .KXVIII.
Sous-diacre à
Rome. le 17 mars
1612. Diacre à
Rome, le 6 avril
1612. Prêtre à
Rome, lê 21 avril
1612. — Archives,
Estcourt: Appen-
dice XXTII.
Jugé et con-
damné comme
prêtre d'un sémi-
naire en 1640.
— Challoner.
Bénédictin à
Paris. Prêtre et
missionnaire en
.Angleterre ; cha-
pelain de la i-eine
Catherine deBra-
gance. — Dodd.
Ordonné à Pa-
ris. — Dodd, Le
Quien.
Réordonné par
l'évéque d'Arras.
— Constable.
BénéJictin à
Paris. Jugé et con-
damné comme prê-
tre d'un séminaire
le 17 janvier 1678
(vieux style). —
Challoner.
Mort il Rome le
2 janvier 1704. —
Estcourt, Appen-
dice ÎCXVIIl.
A la suite de ce tableau, le chanoine Estcourt exa-
mine en quelques paragraphes sommaires un petit
nombre d'exemples que les prolestants allèguent en
leur faveur. Le docteur F. G. Lee cite des cas où
des convertis de l'anglicanisme, ayant refusé de su-
bir la réordination, auraient obtenu la permission
d'exercer au service des autels catholiques leurs or-
dres reçus dans l'hérésie . On trouvera dans Estcourt
les assertions de certains controversistes anglicans
à ce sujet: comme elles ne reposent sur aucune
preuve solide, mais sur de simples conjectures et
sur des inférenees plus ou moins hasardeuses, nous
n'avons pas à nous y arrêter ici.
Nouvel examen officiel de l'ordinal anglican
en 168S et en 1704. — Cette coutume constante
et autorisée mériterait déjà par elle seule qu'on
lui appliquât, comme a fait Léon XIII, le fameux
axiome : Consuetiidn optinia legum interpres. Mais
il nous reste encore à mentionner un petit nombre
de cas historiques où, pour une raison ou pour une
autre, le Saint-Siège concéda une nouvelle enquête
sur le bien-fondé de l'usage établi. Ces cas sont pour
nous d'une importance toute spéciale : ils nous per-
mettent de pénétrer les motifs qui, dans l'aflaire des
ordinations anglicanes, ont dirigé le Siège Apostoli-
que. Car celui-ci, on le sait, n'a point coutume de
publier avec ses décrets les raisons des conclusions
doctrinales ou des mesures pratiques qu'ils imposent,
mais compte sur la confiance que les fidèles auront
en son autorité et en l'assistance (juc Dieu lui ac-
corde. La bulle Apostolicae ciirae de LiioN XIII fait
allusion à deux enquêtes de ce genre, datant respec-
tivement de i685 et de 170^. L'une eut lieu à pro-
pos d'un jeune calviniste français, dont le nom n'est
pas donné, qui, ayant passé en Angleterre, y reçut
la prêtrise suivant le rite anglican, et qui, réconci-
lié ensuite avec l'Eglise, demanda s'il était libre de
se marier. Une telle question équivalait évidemment
à demander si son ordination était ou non valide
aux yeux de l'Eglise romaine. L'autre enquête se fit
pour Jean Clément Gordon, qui avait reçu tous les
ordres anglicans, y compris l'épiscopat, des mains
d'un évêque épiscopalien écossais de Glasgow, lui-
même issu de la succession anglicane. Pour le pre-
mier de ces cas, la décision fut : Dilata ad mentem,
c'est-à-dire : « Laissons cette question pour le mo-
ment », — solution facile à expliquer. C'était l'épo-
qxie où Jacques II, monté depuis peu sur le trône,
travaillait à améliorer la situation des catholiques
en .\ngleterre, ou même à ramener son royaume à
la vraie religion, et peut-être jugeait-on préférable
de ne pas ajouter aux difficultés de l'heure, en Iran--
chant sans nécessité ce point de controverse. Quant
à l'affaire de Jean Clément Gordon, un décret fut
rendu — et cela non pas au nom de la Sacrée Con-
grégation mais au nom du pape — , décidant que
« Johannes Clemens Gordon ex integro et absolute
« ordineturad omnes ordinesetiam sacros, et praeci-
<i pue presbyteratus, et quatenus non fuerit confir-
<i matus, prius sacraraentum conûrmationis susci-
B piat ».
Rapports de Genetti Casanata, et d'autres
consulteurs. — Ce ne fut pas sans examen préala-
ble qu'on en vint à ces conclusions. La marche de ces
enquêtes — disons mieux : de cette enquête, car
les pièces amassées en 1 684-1 685 resservirent et s'ac-
crurent dans le procès de l'joi — nous est indiquée
dans la bulle Apostolicae ctirae, et un peu plus au
long dans la Vindicatinn des évêques catholiques
anglais. On trouvera cités dans les appemlices de
Rome et Cantorhéry du P. Brandi tous les documents
sur lesquels se fondait le jugement du Saint-Siège:
1201
ORDINATIONS ANGLICANES
1202
ils comprennent entre autres le texte complet de
l'Ordinal anglican, pris dans une édition du temps
de Charles 11. Ces » documents d'une autorité incon-
testable », comuie les appelle Léon XIll dans sa
bulle, nous montrent clairement quels principes pré-
sidèrent à l'enquête. On n'accorda aucune attention à la
question des consécrateurs de Parker : il n'y est fait
allusion qu'une seule fois, dans une lettre de Dom
Heskelh G. S. B., prieur des Bénédictins de Douai,
à qui Mgr Tanari, internonce à Bruxelles, avait de-
mandé des informations siu- ce fait. Mais Dora Hes-
keth n'en parle que comme d'un on-dit, sans ajouter
s'il le croit digne de foi. Mgr Tanari s'en lait dans
son rapport au Cardinal Casanata, rapporteur du
Saint-Ofliee pour cette affaire; Casanata s'en tait
dans son Votum. Et ce silence s'étend non seulement
à la légende de l'auberge de la Tête de cheval, mais
à toute la cérémonie de Lambetb, à la substance
même de l'événement comme à ses circonstances, et
cela chez Tanari aussi bien que chez Casanata. On
peut en dire autant de toutes les nouvelles informa-
tions recueillies en i yoi, comme aussi des rapports
et du décret auxquels aboutirent en Un de compte
tous ces divers documents. Le théologien consulteur
qui, en cette deuxième occasion, rédigea un Votum à
proposer au Saint-OlUce, commence par observer
que, pour prouver l'invalidité des ordres anglicans,
on ne saurait arguer du prétendu caractère burles-
que qu'aurait revêtu l'ordination célébrée à la
Tète de cheval : « Etiamsi pro vera adniittatur his-
« toria quae circumfertur de ordinatione memorata
« Parkerii in Londinensi taberna, cujus erat insigne
« equi seu manuli caput, peracta, constat quatuor
« praedictos episcopos iUi ordination! adfuisse, ubi-
« cumque factum fuerit, et cum precibus serio cele-
a bfatum fuisse, non ludicre et joevilariter. » (Brandi,
op. cit., p. i8o)
De même Mgr Genetti, dans un rapport daté du
i6 avril 170^ et adressé à Mgr Casoni, assesseur du
SaJnt-OUice, établit par des raisons concluantes
qu'on ne devra introduire dans les considérants du
décret projeté pour le cas Gordon aucun argument
emprunté aux circonstances de la consécration de
Parker. Dans ce mémoire, textuellement reproduit
par le P. Brandi {ihid., p. 260), Mgr Genetti raconte
qu'en i685 on consulta sur cette question, par ordre
de Sa Sainteté (Innocent XI), plusieurs théologfiens,
entre autres M. Joseph Charlas, l'archiprêtre Do-
rat et Mgr Genetti lui-même. Ils commencèrent par
étudier l'affaire séparément et chacun exprima son
jugement par écrit; puis ils se réunirent pour déci-
der de leur rapport. L'un d'eux alors a- outre plu-
€ sieurs autres raisons, fit valoir que la décision adé-
« quate devait se tirer, non du fait, qui dépendait
« de l'histoire fort embrouillée des divers change-
I menls survenus en Angleterre en matière reli-
0 gieuse, mais du défaut de l'intention et de l'in-
a sutlisance des paroles employées parles hérétiques
a anglicans dans l'ordination sacerdotale».
Cette consultation s était tenue à Paris. Mgr Ge-
netti relate ensuite une visite qu'il fit postérieure-
ment en Angleterre. Là il trouva que la question
faisait l'objet de nombreuses diseussions, et Mgr Ley-
burn. vicaire apostolique du district de Londres, lui
demanda son avis. Il s'ensuivit une autreconférence,
convoquée sur le désir du nouveau Nonce, le Cardi-
nal d'Adda. et qui réunit sous la présidence de
Mgr Leyburn sept ou huit des membres les plus sa-
vants du clergé anglais, notamment André Gilfard
et le docteur de Sorbonne Jean Betham. A tous Ge-
netti fit accepter l'opinion qui avait déjà emporté
tous les suflrages à l'assemblée de Paris : et il
ajoute que, durant les quelques jours qu'on se ré-
serva avant de prononcer un jugement final, il eut
l'occasion d'examiner du point de vue historique,
avec l'aide d'un controversiste réputé, M.Jean Bel-
son, le défaut de la succession anglicane. <i Comme
(' on vit que ce fait demeurait toujours douteux, on
« Unit par conclure à l'unanimité et pour les raisons
< susdites [c'est-à-dire pour le défaut de l'intention
« et l'insulfisance des paroles employées] qu'il fal-
» lait traiter et recevoir les évêques et les prêtres
« anglicans et écossais qui reviendraient à la foi ca-
t tholique comme de simples laïques. Et c'est la pra-
< tique qui a été suivie depuis, sans autre difficulté. »
Ni le P, Brandi, ni personne à notre connaissance,
n'a publié le nom du rapporteur du Saint-Office dans
l'affaire de i^oij, ni le texte de son mémoire. Mais
le mémoire présenté à ce tribunal par le Cardinal
Casanata en i685, et qui resservit en 170^, nous indi-
que suffisamment quels motifs décidèrent à cette
dernière date la Sacrée Congrégation — ou plutôt
le Pape, car il s'agit d'un décret de Feria ijuinta
— à prononcer que la forme et l'intention du rite an-
glican devaient être considérées nulles et vaines.
Qae ces formules [anglicanes], dit Casanata, soient
insuSsantes pour l'ordination des prêtres el des évêques,
cela résulte, senible-t-il, de cette raison fondamentale,
que les saciements n'opèrent que ce qu'ils signitient ex-<
pressémentou du moins implicitement; or, les paroles des
dites formules ne signiBant en aucune manière le pou-
voir le plus essentiel du prêtre et de l'évèque, c'est-à-
dire le pouvoir d'offrir le sacrifice et de consacrer le
corps de Jésus-Christ, elles ne peuvent ni opérer ni con-
férer ce pouvoir, ni faire un vrai prèlre; d'autant plus
qu'elles ne sont pas accompagnées de la tradition des
instruments du sacrifice, laquelle est en usage dans
l'Eglise latine. Et bien que l'Eglise grecque et certaine»
E:rlifles orientales ne connaissent pas la tradition des
instruments, néanmoins, dans la prière qu'on appelle
sacramentelle, elles confi-rent toujours clairement le pou-
voir de consacrer le corps de Jésus-Christ, ainsi qu'il ré-
sulte des informations que j'ai prises, faisant traduire les
formule» des ordinations des Arméniens, Maronites, Sy-
riens, Jacobites et Nestorieus, tant catholiques qu'héré-
tiques, formules qui sont rapportées ci-après. Or les
.\nglais n'ajont pas la tradition des vases sarrés, et ne
conférant pas dans la prière sacramentelle le pouvoir de
consacrer, il ne semble pas que l'imposition des mains
puisse suffire à elle seule, car elle n'est pas déterminée
à la collation d'un sacrement en particulier, et peut au
contraire signifier non seulement le sacrement de l'ordre,
mais celui de la pénitence, et celui de la confirmation,
suivant ce qu'ont fait observer ies théologiens dans leurs
commentaires sur l'Ecritare Sainte.
Tel est le passage essentiel du votum de Casanata.
Quant à la pensée qu'il développe ensuite, il nous
suffira de la résumer : le défaut signalé dans la for-
mule, dit-il en substance, ne se trouve pas réparé
par les paroles qui la suivent immédiatement, et par
lesquelles on donne à l'ordinand le pouvoir de prê-
cher, de remettre les péchés et d'administrer les
sacrements : car ces pouvoirs purement secondaires
ne sauraient être réellement conférés, dès là qu'on
a délibérément supprimé le pouvoir essentiel el dont
les autres ne sont que le complément, le pouvoir de
sacrifier. Et cela d'autant plus que les Articles
anglicans proposent de ces fonctions accessoires
elles-mêmes une notion très dilTérente de la notion
catholique.
La décision de 1704 n'est pas fondée sur
l'absence de la tradition des instruments dans le
rite anglican. — Mais, dans le décret de 170^, deux
points encore méritent d'être spécialement notés en
raison des objections anglicanes. Le premier, c'est
que, pour établir ses conclusions, le Cardinal ne partit
pas d'une description plus ou moins fidèle de l'ordinal
1203
ORDINATIONS ANGLICANES
1204
d'Edouard VI : il en examina le propre texte dans
un exemplaire authentique et complet. Car ce même
exemplaire, expédié en 168^ par ïanari et conservé
depuis lors aux archives du Saint-Ollice avec tout le
dossier de l'airaire, fut mis aux mains des enquêteurs
de 1896 durant les séances de leur Commission.
L'autre point à noter dans le %'otiim de Casanala,
c'est le sens exact de l'argument que lui fournit la
suppression dans la liturgie anglicane de tout ce
qui ressemblerait à la tradition des instruments. Car
on a suggéré qu'au milieu du xvi' siècle les auto-
rités romaines avaient dit nécessairement s'en référer
pour cette question au Decrelum pro Armenis, et par
suite tenir pour invalide tout rite qui omettrait celte
cérémonie ; mais qu'ensuite celte opinion était deve-
nue intenable eu face des données nouvelles appor-
tées en i65Jparle grand travail de Morin : De .Sacrj's
Ordinationiius. Or dans son yotum de i685, comme
on a pu en juger par l'extrait reproduit plus haut,
Casanata, écrivant après l'apparition de cet ouvrage,
sejuionlre parfaitement au courant de la question.
Il concède que les rites orientaux, dont le texte a
été par ses ordres soumis à un examen spécial, sont
certainement valides malgré l'absence de toute tradi-
tion d'instruments; mais il déclare qu'ils le sont
parce que, dans leurs prières sacramentelles, ils
parlent claii'ement d'un pouvoir sacrilîcaloire, tan-
dis que la liturgie anglicane, non contente d'éli-
miner à dessein cette cérémonie où ses auteurs
voyaient le symbole de ce pouvoir exécré, ne vou-
lut rien introduire en sa place pour déterminer au
sens particulier de la collation des ordres ce geste
de l'imposition des maiqs, si vague pourtant par
lui-même et tout aussi approprié jiour le sacrement
de confirmation ou pour celui de pénitence.
Ou ne saurait du reste accorder que, même avant
la publication du travail de Morin, les autorités
romaines aient été incapables de concevoir un rite
d'ordination valide sans tradition d'instruments.
Deux siècles avant l'apparition de cet ouvrage, un
concile s'était tenu à Florence qui avait réalisé
l'union des Eglises orientales avec celle d'Occident;
et si cette union ne se montra guère durable — du
moins avec le gros de ces Eglises — , elle avait eu
en tout cas pour effet de faire examiner, discuter et
admettre les rites d'ordination orientaux. On recon-
nut leiu- pleine validité ; on permit d'en continuer
l'usage; et jamais le Saint-Siège, soit à celle époque,
soit plus tard en réglant la liturgie uniate aux pays
rulUènes ou ailleurs, ne leur demanda de compléter
les cérémonies anciennes en y ajoutant la tradition
des instruments. Et même avant le Concile de Flo-
rence, il ne faudrait pas s'imaginer l'Eglise latine
plongée dans une si entière ignorance des liturgies
orientales que ce trait particulier de leurs rites d'or-
dination ail dû échapper à ses théologiens. Ne disons
rien du précédent concile d'union lenu à Lyon en
1274. où cependant le même contraste entre les
deux types de liturgie avait dû s'imposer à l'atten-
tion des Pères, et n'avait pas provoqué de la part
des Occidentaux la moindre protestation. Mais aupa-
ravant même et depuis des siècles, on pouvait voir
aux portes de Rome le monastère grec de Grolia
Ferrata, peuplé de moines grecs et qui suivaient le
rite grec tout en restant en parfaite communion
avec le Saint-Siège. Interrogeons plutôt Morin lui-
même. Au chapitre vui" de la I" partie de son grand
ouvrage, il oppose entre elles la conduite des Grecs
et celle des Latins à l'origine du schisme de Céru-
lairc :
Scopus igitur noster hic est demonstrare Ecclesiom
Homaaan:!, a data auni salutis 1053 epocha, nihil obstan-
tibus Graecorum injuriis et calumniis, Graecos ad catho-
licam Ecclesiam redeuntes in ordinibus quos apud suos
l'itu graeco accepci-ant admisisse, nuUa nova ordinalione
inducta; episcopos Giaecos episcopalia, sacerdotes sa-
cerdotalia, diaconos quae ad diaconum pertinent, Ponti-
ficum approbatione aut etiam provocatione exercuisse,
non modo in Graecia, quod scopo nostro abunde eufficeret,
sed etiam in ipsa Roma ceterisque Latinorum ecclesiis.
Et Morin cite saint Léon IX — le pape dont se sé-
para Cérulaire — , Célestin 111 et Innocent III, pour
prouver que telle resta toujours, malgré le schisme,
ratlitude et la conduite des papes envers les Orien-
taux.
Prétendre, en face de pareilles données historiques,
que la tradition des instruments ait jamais constitué
aux yeux du Saint-Siège une condition essentielle
de toute ordination valide, une condition dont l'ab-
sence suflisait à convaincre un rite de nullité, c'est
une assertion parfaitement gratuite et parfaitement
inadmissible. Û'aulre part, l'Eglise latine ayant de-
puis très longtemps fait servir cette cérémonie à
dclinir de manière si précise la nature du pouvoir
conféré, on s'explique aisément que son omission
dans le rite latin ait pu inspirer quelque inquiétude
à ceux mêmes qui reconnaissaient la valeur des rites
orientaux où elle était inconnue. Et, comme l'Eglise,
dès que la validité de ses sacrements se trouve en
cause, choisit toujours le parti le plus sûr, on conçoit
que dans les cas où cette omission se serait produite,
elle oblige à répéter l'ordination sous condition. On
peut démontrer que cette règle a été imposée par le
Saint-Siège à partir de l'année i6o4 ; et l'on peut tenir
pour certain qu'elle était déjà en vigueur bien au-
paravant. Nous comprenons maintenant ce que
veut dire Léon XIU quand, dans sa bulle, il conclut
que la raison pour laquelle les ordres anglicans de
Clément Gordon furent déclarés nuls n'a pu être
l'absence de la tradition des instruments dans le rite
de consécration : « lune enira praescriptuni de more
i( essel ut ordinalio sub conditione instauraretur ».
Nous le comprenons d'autant mieux que nous con-
naissons par Casanata l'avis donné au Saint-Office
en i685 et en 1704. et par lequel on l'engageait à
déclarer ces ordres nuls parce que le rite anglican ne
contenait aucune formule pour signifier l'intention
d'administrer celui-ci plutôt que celui-là des trois
ordres sacrés, ou même pour spécifier qu'on confé-
rait le sacrement de l'Ordre plutôt que celui de Con-
firmation ou de Pénitence. Et remarquons à cette
occasion que l'on peut appliquer le même raisonne-
ment à la condamnation du rite anglican par Jules III,
Paul l\ ou le Cardinal Pôle.
Histoire de la controverse théologique sur
les ordres anglicans. — Pour déterminer l'attitude
que prit le Cardinal Pôle sons le règne de Marie Tu-
dor à l'égard des ordres anglicans administres sous
Edouard VI, et celle qu'à partir de lôôg, date du
rétablissement de ces ordres, les autorités de l'Eglise
catholique conservèrent toutes les fois que les dé-
sirs de vie ecclésiastique d'un ministre converti les
obligeaient à une décision, nous n'avons jusqu'ici
apporté d'autre preuve que des documents officiels :
nous voulons dire les actes authentiques du Saint-
Siège, du Sainl-OlEce ou des prélats catholiques
agissant sous l'autorité et par les ordres du Pape.
Rome d'ailleurs n'arrête son jugement qu'ai>rès ie
plus soigneux examen de tous les témoignages mis
à sa disposition par ses consulteurs, qui eux-mêmes
ont été les chercher dans toutes les sources utilisa-
bles pour les consigner dans des rapports. Et ces
rapports sont ensuite précieusement conservés parmi
les archives des Congrégations — dans le cas présent
1205
ORDINATIONS ANGLICANES
1206
parmi les archives du Saint-OfBce — , pour pouvoir
resservir au besoin. Mais ordinairement, comme on
l'a dil, le Pape ne donne pas ses raisons : il se Itorne
à publier la décision qu'elles ont motivée, comptant
que, pour la l'aire accepter de ses lils dociles, son
autorité suflil. Parfois cependant, pour une raison
particulière, le Saint-Siège permet de livrer au public
les documents privés qui ont été à la base de sa sen-
tence : tel fut justement le cas pour jilusieurs des
pièces qui fondèrent la décision du Saint-Ollice dans
l'affaire Gordon en 170^ et dans celle qui l'avait pi'«-
cédée de quelques années. Tenues secrètes à l'époque
laéiue, elles n'ont vu le jour que tout récemment,
en 189C, à propos de la nouvelle enquête entreprise
à l'instigation de quelques anglicans de marque.
Nous avons analysé plusieurs de ces documents,
et en particulier les rapports du cardinal Casanata.
Nous savons donc maintenant par témoignage direct,
non seulement que le rite même de l'Ordinal
d'Edouard VI l'ut jugé invalide — ce qu'on connais-
sait depuis longtemps, — mais qu'il fut jugé tel
parce que la cérémonie de l'imposilion des mains n'y
est en aucune manière, ni explicitement ni implici-
tement, déterminée à signifier les pouvoirs essentiels
du sacerdoce ou de l'épiscopat, qui sont le pouvoir
de sacrilier et le pouvoir de transmettre à d'autres
ce même pouvoir de sacrifier.
A limiter ainsi nos arguments aux seuls documents
authentiques, il y avait un réel avantage : c'était éta-
blir clairement — et on va le voir mieux encore — ,
que la position adoptée par le Saint-Siège dès le
début de la (|uestion des ordinations anglicanes ne
varia jamais dans la suite. Quant aux simples théo-
logiens catholiques, anglais et autres, s'il est vrai
qu'ils s'intéressèrent toujours à ce problème et qu'ils
s'entendirent parfois inviter à justifier contre les
défenseurs des ordres anglicans l'attitude de leur
Église, il faut se rappeler aussi qu'ils n'avaient pas
accès aux archives secrètes du Saint-Office. Ils durent
donc suivre la méthode indiquée plus haut : pour
expliquer le rejet de ces ordinations, ils se mirent à
recueillir de leur mieux les données de l'histoire et
à les interpréter à la lumière des principes théolo-
giens communément admis. Méthode excellente, du
reste : c'était celle même, ils le savaient, qu'avait
suivie le Saint-Oflice pour préparer ses décisions.
Mais, ils le savaient aussi, les conclusions auxquelles
cette méthode avait conduit le Saint-Office avaient
autorité par elles-mêmes, tandis que les leurs ne
valaient que ce que valaient leurs raisons.
Un autre point encore mérite notre attention : bien
que les origines de la nouvelle succession anglicane
remontent au mois de décembre i55g, date de la
consécration de l'archevêque Parker à Lambeth, la
controverse sur la validité des ordres anglicans
n'éclata en Angleterre qu'un demi-siècle plus tard.
Le fait s'explique par plusieurs circonstances. Tout
d'abord, comme nous avons déjà dit, les catholiques
savaient que le rite nouveau avait été déclaré inva-
lide sous le règne de Marie Tudor par le Cardinal
Pôle, suivant les directions de Jules UI et de Paul IV,
ce qui suffisait à les convaincre de la nullité de ces
ordres; et d'autre part, durant ces premières années
du règne d'Elisabeth, les protestants ne soulevaient
sur ce point aucune opposition qui put donner nais-
sance à une controverse. C'est que les novateurs n'at-
tachaient aucune importance essentielle au caractère
épiscopal et n'y voyaient qu'une dignité utile pour
le bon gouvernement de l'Eglise d'Angleterre, si
bien qu'à leurs yeux, en cas de pénurie d'évéques
consécrateurs protestants, une consécration faite par
un simple prêtre eût été suffisante et valide. Déplus,
la cérémonie exécutée à Lambeth en assez petit
comité à la fin d'une nuit de décembre, n'était appa-
remment destinée à être connue du public ni quant à
sa substance ni quant à ses détails; et elle resta
certainement ignorée du parti catholique. On en voit
un indice dans une passe d'armes entre le contro-
versiste catholique Harding et Jewell, premier
évèque anglican de Salisbury, laquelle eut lieu
en i565 et les années suivantes, soit six ans environ
après la cérémonie de Lambeth. On trouvera cette
discussion dtxnsisxBéfulailun de l'Apologie (de iewell)
par Harding, et dans les réponses qu'y opposa
Jewell, — ou plus simplement dans Estcourt, qui cite
successivement les paroles des deux adversaires {op.
Ci(.,pp. ugsq.). Harding veut manifestement forcer
Jewell à révéler les circonstances de sa consécration,
si celle-ci a vraiment eu lieu. Jewell réiilique qu'il
est évèque, « par la libre et ordinaire élection de
« l'entier chapitre de Salisburj-, solennellement
a assemblé pour cet objet ». « Nos évêques, ajoute-
« t-il, sont institués en leur ordre et forme, comme
« ils ont toujours été, par libre élection des chapitres,
« par consécration de l'Archevêque et de trois autres
o évêques, et par l'agrément du Prince. » Mais Har-
ding insiste : « Et comment, je vous prie, a été con- ^
« sacré votre Archevêque? (Jui étaient les trois
« évêques du royaume qui furent là pour lui impo-
« serlesm"îrtns? 'Vous avez présentement porté contre
« vous-mêmes une charge plus lourde que celle qui
« avait été alléguée d'abord. Car votre métropoli-
« tain lui-même n'a pas eu de consécration légitime. »
— A cet argument, Jewell, qui cependant continua
la controverse, ne fit aucune réponse : signe évident
qu'il n'en avait pas de satisfaisante à présenter. 11
connaissait bien, sans aucun doute, l'histoire de la
cérémonie de Lambeth : mais il se rendait compte
qu'il valait mieux ne pas attirer l'attention du public
sur quelques-unes de ses circonstances.
La légende de la Tête de cheval. — Il n'y a
pas à s'étonner que ce mystère, dont les chefs du
protestantisme enveloppaient la source toute proche
(le leur hiérarchie, ait aidé les catholiques à se per-
suader qu'il n'y avait eu à l'origine de celle-ci au-
cune cérémonie de consécration épiscopale sincère-
ment accomplie. Ainsi s'accrédita une légende, qui,
si elle ne parut que quelques années plus lard dans
les controverses écrites, circula parmi les catholi-
ques presque dès les premiers temps, et qu'il nous
faut ici rapporter sommairement, en raison de la
place qu'elle occupe dans l'histoire de notre ques-
tion. C'est ce qu'on appelle la légende de la Tête de clie-
yal. Voici la version qu'en donne AntoineCuampnry
dans son De Vocatione Ministrorum, publié à Douai
en 1616 (p. ^97).
Au début du règne d'Elisabeth, quand les évêques ca-
tholiques eurent été déposés el jetés en prison..., il de-
vint nécessaire d'en créer d'autres jiour les installer en
leur place. Ceux qui avaient été nommés et élus à cette
dignité s'entendirent pour se rencontrer en une cer-
taine liûtelleiie sise dans la rue appelée Cheapside, à
Londres (et dont l'enseigne était une lètc de cheval).
L'é\éque de Llandafi' [c'est-à-dire Kitchen, le seul
évèque catholique qui oiU consenti è prêter le ser-
ment de suprématie royale sur l'ordre d'Elisabeth],
homme simple et timide, avancé en âge et tout décré-
pit, y avait été mandé. Les nouveaux candidats comp-
taient bien être ordonnés par lui, mais Bonner, l'évê-
que de Londres, nlors en ]irison poui- la foi, eut vent de
ce qui se préparait, et il le fit menacer d'excommuni-
cation s'il osait accomplir une telle céi-émonie. Terri-
fié à cette nouvelle, peut-être aussi intéiieurement tou-
ché par les remords de sa conscience, Kitchen recula,
et mit en avant la faiblesse de sa vue, )iour se refu-
ser à faire l'imposition des mains. Ainsi frustrés dans
1207
ORDINATIONS ANGLICANES
1208
leur attente..., les candidats durent essayer d'un nou-
veau plan : ils eurent recours à Scory, moine apostat
qui, sous le règne d'Edouard VI, avait usurpé l'épisco-
pat sans aucune conséci-ation [en réalité il avait été
consacré selon le rite anglican le 30 août 1551]. Cet
homme qui, avec l'habit religieux, avait répudié sa con-
science même, accomplit l'acte sur-le-cliamp, et voici le
rite qu'il employa. Tous s'étant mis à genoux devant lui
il plaça à chacun une Bible sur la tète, en disant : Re-
çois le pouvoir de prêcher sincèrement la parole de
Dieu. Et là-dessus tous se relevèrent évêques.
Champney cite ensuite sa source :
J'ai moi-même entendu plus d'une fois toute cette his-
toire de la bouche du vénérable prêtre Maître Thomas
Bluett, homme grave, érudit et prudent, qui disait l'avoir
entendue de Maître Neale, homme honorable et versé
dans les lettres, jadis professeur d'hébreu à l'Université
d'Oiford, lequel, au temps où ceci se passa, faisait par-
tie de la maison de Bonner. évéque de Londres ; c'est lui
que Bonner avait envoyé interdire à l'évêque de Llandaff
sous peine d'excommunication de procéder à cette con-
sécration sacrilège, et qu'il avait chargé de se renseigner
sur les suites de l'afVaire : aussi assista-t-il lui-même à
la cérémonie. Et de ce récit on peut avoir autant de té-
moins que vivent encore, de prêtres ayant été emprison-
nés pour la foi au château de Wisbeach avec maître
Bluett. Et c'est en ce même lieu que j'ai moi aussi en-
tendu cette histoire de sa bouche.
Les autres narrateurs apportent quelques varian-
tes, mais il semble bien que toutes aient leur ori-
gine dans les diverses relations de ceux qui, entre
lôgo et i6oo, avaient entendu Bluett à AVisbeach.
Ces discordances ne sullisent donc pas par elles-
mêmes à jeter un doute sur la substance du fait, et
bien moins encore à rendre Bluett et les autres sus-
pects de mensonge délibéré, comme le voudraient
d'ordinaire les polémistes protestants.
D'autre part, l'histoire n'est guère vraisemblable
en elle-même; et il est bien plus probable que Neal,
témoin de l'acte nsalériel qu'il rapporte, lui aura
donné une interprétation erronée Aussi n'avoiis-
nous eu à nous occuper de cette légende que parce
qu'elle se lie à l'histoire de la controverse sur les
ordres anglicans. Si on désire plus de détails, on
n'a qu'à consulter les ouvrages mêmes qui la men-
tionnent; mais elle est certainement inacceptable,
car elle ne peut s'accorder avec le fait de la cérémo-
nie de Lambelh. Or, si le mystère qui, durant un
demi-siècle, déroba celte cérémonie à la connaissance
du public, dut jadis inspirer sur elle, quelque dé-
fiance, maintenant que nous avons accès à tous les
documents, elle nous est garantie par trop d'indices
certains pour que nous puissions encore la mettre
en doute.
Sauf quelques points superflus, les arguments
apportés dès le début contre les ordres angli-
cans sont identiques en substance à ceux que
devait sanctionner le Saint-Siège. — Mais avant
d'apporter les faits qui établissent définitivement, ce
nous semble, que la consécration de Lambetli s'ac-
complit comme la relate le Registre, nous ferons
ici une observation : c'est que la légende de la Tête
Je chenal n'est pas l'unique motif sur lequel s'ap-
puyail ce Champney, en qui nous pouvons bien voir
le premier champion théologique du rejet des ordres
anglicans. Dans le traité que nous avons cité, il
l'onde son jugement sur cinq raisons distinctes :
(i)la vérité de l'histoire de la Tète de cheyal; (2) le
caractère apocryphe du Registre de Lambeth ;
(3) l'absence de consécration épiscopale chez Barlow ;
(4) l'insécurité du rite d'Edouard 'VI, en raison de ses
nombreuses omissions; (5) la probabilité qu'il ne
contient pas ce qui est essentiel à une forme d'ordi-
nation valide. De ces cinq raisons, la première, il
faut l'avouer, n'a plus pour elle aucun critique com-
pétent, et quant à la deuxième, si Cliampney fut bien
excusable d'avoir soupçonné de réponses évasives
un texte qu'on ne produisait qu'après un demi-
siècle, nous verrons que son opinion ne saurait plus
se soutenir aux clartés de la science historique mo-
derne. Mais les deux dernières raisons qu'il apporte
tiennent bon encore; seulement, nos connaissances
actuelles nous permettentde leur attribuer une force
bien plus grande, tandis que la troisième en a été
rendue, par des recherches récentes, encore plus con-
vaincante qu'il ne pouvait sembler à Champney. Au
reste, ilne sera pas superflu de noter en passantlarègle
si justement proposée par Champney comme critère
de la validité d un rite sacramentel :
La matière et la forme déterminées de quelques-uns des
Sacrements, et celles des Saints Ordres en particulier, ne
sont pas si clairement et distinctement déclarées par les
Conciles et les Pères, que diverses opinions, fondées sur
de graves raisons et autorités, n'aient été tenues et dé-
fendues avec une solide probabilité... Si donc les uns en-
seignent que l'imposition des mains est l'unique matière
de rOrdiîiation (ce que pourtant je ne trouve formelle-
ment athrnié que par un seul des auteurs modernes), si
d'autres y ajoutent l'onction d'usage en cette cérémonie
et la tradition des instruments, aucune de ces opinions
n'est ni certainement vraie ni certainement fausse, mais
chacune n'a qu'une probabilité de vérité, proportionnelle
à la nature et à la valeur des principes d'où elle est dé-
duite. Et tandis que, de l'accord de tous, la forme des
saints ordres consiste dans les paroles qui se prononcent
en même temps qu'est appliquée la matière, il existe une
semblable incertitude touchant les mots précis qui con-
stituent cette forme.. .
L'Eglise, ajoute Champney, ne subit (du fait de cette
incertitude) aucun mal ou dommage : car elle sait assu-
rément qu'elle possède dans sa liturgie la matière et la
forme authentiques prescrites aux Apôtres parle Christ,
bien que nul ne puisse déterminer en quelles choses et
paroles elles consistent exactement.. . Il suffit pour cela
qu'on n'omette aucune partie du rite dont l'Eglise a cou-
tume de se servir en l'administration de ses sacrements
et dans lequel tous reconnaissent d'un commun accord la
présence de celte malière et de cette forme. Mais si quel-
qu'un s'obstinait à ne vouloir suivre que soei propre avis
et à exclure de l'administration des dits sacrements tou-
tes les choses, actions et paroles, que personuellement il ne
croit pas essentielles, il rendrait ces sacrements douteux
etpar suite infligerait à l'Eglise le tort le plus grave (op.
cit., pp. 413).
Voilà, énoncé en bref par Champney, comme la loi
pratique établie dans l'Eglise, ce même principe que
Morin. écrivant quelques années plus tard, devait,
nous l'avons vu, énoncer et constater à son tour. ~
El ce que nous disons ici de Champney, il faut le
dire aussi des autres controversistes catholiques qui
écrivirent contre les ordres anglicans au svii« siècle
et au xviiio. Je n'ai pu, il est vrai, examiner le De
investigatione verae et visibitis Christi Ecclesiae de
Christophe Holvwood, ouvrage publié en i6o4 et
où, dit-on, se rencontre pour la première fois la lé-
gende de la Tête de cheval. Je ne saurais donc dire
si, en plus du passage qui traite de ce sujet et que re-
produit le Df F. G. Lee (Valuiity, p. igS), il apporte
d'autres arguments contre les ordres anglicans. Pour
Kellison par contre, si je n'ai pu consulter son^j-a-
men noi'aelteformationis, publié en 1616 et pareille-
ment cité par Lee comme donnant la même histoire,
il est sur du moins que dans son ouvrage antérieur,
An Eiiglish Sul^^■e^, il donne un autre argument:
l'absence de toute croyance à la prêtrise et au sacri-
fice. FiTz Simon, dans sa Britannoniachia publiée en
i6i4 (p Sig), faisant allusionaux Vindiciae de Mason
qu'il vient de recevoir et où il a vu alléguer le
1209
ORDINATIONS ANGLICANES
1210
Registre de Lanibeth, émet bien contre Ce document
quelques soupçons fondés sur l'histoire de la Tête
declieval, qu'il admet sur l'autorité de Neal; mais il
renvoie aussi à un passage antérieur de son livre, où
il a signalé un grande impedimentum contre la vali-
dité des ordres nouveaux: Suhlala itimiriim yerae or-
dinatiiinis siih Eda'ordo VI forma deOiiaqiie inten-
tione faciendi giiod facit Ecclesia. Et si nous pas-
sons à Pierre Talbot et à son Erasliis senior écrit en
1662, à Jean Constadlk et à son Clerophiles Alctltes
composé vers i^So, nous y trouvons toute la ques-
tion de la validité de la matière et de la forme étu-
diée aussi méthodiquement qu'on pourrait l'attendre
d'un auteur moderne.
Hien ne justilie donc l'assertion courante chez les
écrivains protestants, d'après laquelle les catholi-
ques n'auraient à l'origine basé leur rejet des ordres
anglicans que sur leur croyance à la légende de la
Télé de cheval, et auraient attendu de la voir défi-
nitivement réfutée pour s'aviser d'y substituer des
arguments d'un autre genre, dont ils n'avaient jamais
rien dit jusque-là.
L'historicité de la consécration célébrée â
Lambetb en 1559. — La première mention publi-
que de la cérémonie de Lambeth et du Registre (voir
le texte de ce registre chez Couraver, éd. de Haddan,
ou EsTcouRT, pp. io5 sq.) qui la relate, semble se
trouver chez François Mason, dans sa Vindicalion
of the Anglican Clntrch, publiée en i64i (livre 11,
chap. xv). Un événement ainsi révélé après tant
d'années de silence ne devait pas trouver créance
facile dans les rangs des catholi(iues. Champney, ré-
pondant (chap. xni) à l'édition primitive de Mason,
parue en 1616, s'étonne qu'au début du règne d'Eli-
sabeth, lorsque Sander, Harding et d'autres catho-
liques réclamaient la preuve de la consécration des
nouveaux évèques, ni Jewell ni les autres ne leur
aient jamais cilé ces pièces, où Mason prétendait dé-
couvrir cinquante ans après l'attestation authenti-
que du fait. Si ces documents existaient alors, et s'ils
étaient de nature à trancher délinitivement la con-
troverse, pourquoi, demandait Champney, les a-t-on
laissés si longtemps dans l'oubli? L'objection était
aiguë et elle prouvait tout au moins, comme nous
l'avons dit, qu'on avait dû précédemment juger le
contenu de ce témoignage peu satisfaisant ou peu
honorable par quelque endroit. Mais la tare était
probablement dans la personnalité même des consé-
crateurs, laquelle n'était certainement pas pour re-
hausser la cérémonie. En tout cas il est sûr que le
Registre de consécration existait dès le temps des
premières controverses; et maintenant ([ue nous
avons accès à tous les documents, nous ne saurions
plus douter raisonnablement ni que la consécration
de Mathieu Parker dans la chapelle de Lambeth
ait vraiment eu lieu le 17 décembre i55g, ni que les
circonstances de la cérémonie aient été réellement
telles que les décrit la mention portée au Registre de
Parker, — en d'autres termes que le consécrateurait
été Guillaume Barlow, ancien évoque de Bath et de
Wells, avec pour assistants (ou, si les anglicans pré-
fèrent, pour co-consécrateurs) Jean Scory, ancien
évèque de Rochester, puis de Chichester, Miles Co-
verdale, ancien évèque d'Exeter, et Jean liodgkins,
ancien évèque auxiliaire de Bedl'ord. Le Registre est
à croire encore quand il assure que le rite employé
fut celui de l'Ordinal d'Edouard VI, mais que, con-
trairement aux rubriques du Pniyer Book, d'après
lesquelles c'est l'évêque consécrateur seul qui pro-
nonce sur le candidat que lui présentent les prélats
assistants la formule accompagnant l'imposition des
mains, les quatre évèques proférèrent ensemble les
paroles rituelles : « Reçois le Saint-Esprit, etc. »,
en imposant les mains au nouvel élu.
Car non seulement le Registre lui-même, quoique
suspect à quelques auteurs, semble à des critiques
autorisés porter toutes les marques internes d'au-
thenticité (voir EsTcouRT, op. cil., p. 96), mais beau-
coup de témoignages s'accordent à parler dans le
même sens. Tout d'abord c'est la mention qui se
trouve dans le diaire privé de Parkkh (conservé
dans la bibliothèque du Collège de Corpus Clirisii
à Cambridge) : « 17 Decerab. anno iSSg. Consecra-
tus sum in Archiepiscopum Cantuar. Heul Heu!
Domine, in quae tempora servastime? » Ce diaire,
donné par Parker lui-même à la bibliothèque de ce
collège, ne semble par avoir attiré l'attention au
temps des anciennes controverses, — ce qui, pour
le cas présent, fortifie sa valeur probante, puisqu'on
ne saurait ainsi le soupçonner d'avoir été composé
pour les besoins de la polémique.
Nous possédons, en second lieii, la mention, éga-
lement contemporaine, du diaire de Macuyn : « Le
« XVII' jour de décembre, fut le nouvel évèque de
« Cantorbéry sacré là à Lambeth... Le xx' jour de
« décembre avant midi fut la vigile de Saint-Tho- ,
« mas; Mon Seigneur de Cantorbéry alla à l'église
« de Bow, et là furent sacrés de nouveaux évèques. » Ce
Machyn était un drapier de Londres qui notait ainsi
dans son diaire les événements d'intérêt public qui
venaient à sa connaissance. Sans doute lui avait-on
commandé du drap pour ces décorations de la cha-
pelle dont parle aussi le Registre (sur ces décora-
tions, voir également Col'raybr, op. cit., p. 332, dans
l'édition de Haddan). Et ce qui donne encore au
témoignage de Machyn une valeur documentaire
toute spéciale, c'est qu'il ne semble pas avoir été
remarqué avant la publication de ce diaire par la
Caniden Society au xix° siècle.
Troisièmement il existe au State Paper 0//ice une
pièce exposant la manière dont il faudra procéder
à la consécration de Parker. Le texte central est ma-
nifestement de la plume d'un employé quelconque.
La marge de gauche porte quelques notes de
la main du Secrétaire d'Etat Cecil, et la marge de
droite une autre note de la main de l'Archevêque
Parker. Ce document est d'un tel poids pour éta-
blir la vérité de la relation contenue dans le Re-
gistre de Lambeth, que nous croyons devoir le
donner en entier. En voici la référence : State Pa-
per Office, Domestic, Elizaheth, iSôg, July, vol. V.
\o\v aussi EsTcoURT, pp. 86 sq.
Copie en serait
envoyée ici.
1. Demande est
à faire de Lettres
Patentes de la Rei-
ne, dites Significa-
verunt, à J'Arche-
vêque de la Pro-
vince pour la
confirmation de
l'Elu et pour su
consécration.
Il n'yapasd'ur- 2. Quand le siège
chevêque ni IIII Archiépiscopal est
évèques â trouver vacant, alors, «près
présentemen t.
DoncQunerendum
etc.
élection, de pareil-
les Lettres Paten-
tes pour la confir-
mation de l'Elu
sont à envoyer à
tout nutie Archevê-
que des domaines
du Roi. Si tous sont
vacants, ù 1111 è-
véques à désigner
par les Lettres Pa-
tentes de la Iteine,
A.2r,.UenrIVIII,
cap. 20, l'ordre est
intimé universel-
lement, de manié
re que la restitu-
tion du temporel
soit faite après la
consécration, com-
me il me paraît
d'après le dit acte.
1211
ORDINATIONS ANGLICANES
1212
faisant connaître
rassenlimentro) al
(le sa Glace, avec
requête pour la
consécration et le
Pallium de l'Elu.
3. L'iiommag-e
pour le temporel
du Siège est à faire
à Sa Majesté; le
serment à prêter;
les frais ordinaires
à payer aux ofS-
ciers de Sa Ma-
jesté.
4. La consécra-
tion devra être tel
dimanche que les
cousecrateurs,avec
l'assentiment du
consécrand, choi-
siront li'uu com-
mun accord. Et en
tel endroit qu'on
jugera le plus
convenable.
Ce livre n'est 5. L'ordre du
pas établi par le livre du Roi E-
Parlement. douard est à ob-
server, parce qu'il
n'y en a pas d'au-
tie spécialement
institué en cette
dernière session
du Parlemanl.
Les noies de La note de cette
cette marge sont de marge est de Vccri-
Vécriture de Cecit. turede Parker.
Ce luénioire, qui esquisse la procédure à suivre
dans la consécration de Parker, a évidemment été
rédigé à l'usage de Cecil et de l'intéressé lui-iuème,
afin ([u'ils pussent y consigner leurs observations
au cas où ils verraient des modillcalions à intro-
duire dans la cérémonie projetée. Parker n'ajoute
qu'une remarque sur une matière importante pour
lui, mais sans aucun rapport avec la fonction litur-
gique. Cecil note deux points essentiels qui deman-
dent considération; et le premier, c'est qu'il est im-
possible de se conformer à la légalité telle que la
règle l'acte de Henri VIII qui veut qu'à défaut d'ar-
chevêque, la consécration soit faite par a quatre évè-
ques du Royaume » ; car « quatre évêques du
Royaume », c'est-à-dire quatre évéques en possession
légale de leurs sièges à l'intérieur du Royaume, sont
alors impossibles à trouver. Ceci montre qu'à la date
oii Cecil traçait ces lignes, l'œuvre de la destitution
des évéques catholiques était déjà assez avancée
pour qu'il n'en restât pas quatre qui pussent, même
s'ils l'eussent voulu, procéder légalement à la céré-
monie : en d autres termes, la note n'a pu être écrite
avant le 3o septembre iSSg, où la destitution (civile)
de Tunslall de Durliam réduisit aux trois noms de
Bourne, de David Pôle et de Kitchen la liste des
évéques alors régulièrement en charge. Le quaeren-
dum de Cecil fut, nous le savons, soumis à quatre
canonistes et juristesémiuents: leur avis fut d'y pour-
voir par une clause Supplenles dont ils rédigèrent le
texte, et qui devait remédier suprema auctoritate
nostra regia, ex mero motu et certa scientia, à tout
défaut légal qui pourrait exister en l'un quelconque
de ceux à qui était adressé le mandat royal de con-
sécration. Le rapport qui propose cette solution avec
le texte de la clause se trouve au Stale Paper Office
(Dom. EUzabeth, vol. VII, Oct. Dec; voir aussi Est-
court, pp. 8o). La Commission royale, munie de
cette clause, fut adressée à Kitchen de LlandalT, à
Barlow évèquc déposé de Bath et de Wells, à Scory
évèque déposé de Chichester, à Coverdale évèque
déposé d'Exeter, à Hodgkins évèque auxiliaire de
Bedford, à Salisbury évèque auxiliaire de Thetford,
et à Baie évèque déposé d'Ossory. Ce mandat de
consécration est consigné dans les Registres de
Chancellerie; il est donc impossible de nier son ab- u
solue authenticité. Et comme d'autre part l'authenti-
cité du mémoire annoté en marge par Cecil et Par-
ker est elle aussi indiscutable, on ne peut plus
contester sérieusement la réalité de la consécration
célébrée à Lambeth le 17 décen>bre i55g. Car une fois
prouvé que Cecil, Parker, et la Reine même, qu'ils
représentaient soit comme Secrétaire d Etat soit
comme Archevêque élu, comptaient sur une consé-
cration comme celle que pré vojait ce mémoire, une
fois établi que les destinataires des lettres royales
— ou quatre quelconques d'entre eux — furent re-
quis d'accomplir cette cérémonie, comment pourrait-
on encore raisonnablement mettre en Joule la véra-
cité du Registre de Lambeth, qui ne fait que relater
l'exécution du projet ainsi formé? Ces témoignages
sutBsent, senible-t-il, pour le but du présent article;
d'ailleurs on trouverait dans Estcourt (Joe. cil.)
d'autres conlirraations du fait.
U est un point secondaire, il est vrai, qui peut
prêter à discussion : la note du Registre en sa forme
primitive mentionnait-elle Barlow comme le consé-
crateur unique et les trois autres seulement comme
ses assistants, ainsi que le prescrivait la coutume et
le langage même du rituel anglican, ou bien cette
note fut-elle conçue dès l'origine en sa forme
actuelle, qui présente les quatre prélats ofliciant
sur le pied d'une complète égalité? Sur cette ques-
tion on trouvera encore le pour et le contre dans
Estcourt, mais elle a trop peu d'importance pour
que nous nous y arrêtions ici. Si vraiment on
employa quatre consécrateurs à la fois, il faudrait
sans doute chercher le motif de cette anomalie excep-
tionnelle dans un certain souci d'estoinper le mieux
possible ce qui dans la situation de Barlow pouvait
paraître peu régulier. Car, comme on peut l'établir
avec certitude, c'est Barlow qui tenait dans la céré-
monie le rôle principal; mais c'est pareillement là
une question que nous laisserons de côté, en ren-
voyant encore ceux qu'elle intéresserait à Estcourt
qui l'étudié avec grand soin. Pour nous, il nous suffit
d'être (ixés sur un fait indiscutable, c'est que la forme
employée en cette circonstance, comme dans toutes
les consécrations d'évcques anglicans, depuis cette
date, fut celle de l'Ordinal d'Edouard VI, et qu'à
plusieurs reprises l'autorité suprême de l'Eglise
catholique a déclaré cette forme absolument insuf-
fisante pour une consécration valide. Après la publi-
cation de la bulle Jpoftolicae curae, tous les petits
problèmes secondaires, comme ceux que nous venons
de signaler, ne sauraient plus garder pour nous
qu'un intérêt d'érudition historique.
Bxamen de la question de la consécration de
BarloTV. — Nous pourrions, pour le même motif,
nous dispenser de mentionner une autre question :
celle de savoir si Barlow, le principal consécrateur
de Parker, était lui-même en possession d'un épi-
scopat valide. Ceux qui voudraient connaître tout le
détail (le cette controverse fort complexe pourront
encore se référer à Estcourt. qui discute le problème
à fond et sans nulle partialité; et aussi, pour com-
pléter Estcourt sur un ou deux points, à une publi-
cation plus récente de la Catholic Truth Society, inti-
tulée : lieasons for rejectiiig Anglican Orders, et
composée par l'auteur du présent article. Si nous
donnons ici un résumé sommaire des points en
litige, c'est à cause de la grande place qu'a tenue
1213
ORDINATIONS ANGLICANES
1214
celle question Jans toute la littérature polémique
parue autour des ordres anglicans, et aussi à cause
de l'importance qu'elle aurait eue pour déterminer
l'allitude pratique de TEglise envers ces ordres, si
le rejet oHîoiel du rite même n'était venu la dc|)asser
à tous égards, jusqu'à la rendre pratiquement super-
llue; car si le cérémonial anglican n'avait pas été
déclaré nul en lui-même et pour des motifs certains,
le caractère douteux, ou pour mieux dire immensé-
ment improbable, de la consécration cpiscopale de
Barlow aurait certainement exigé qu'im réordonnât
sous condition tout ancien ecclésiastique anglican
désireux d'entrer dans le clergé catholique.
Jusqu'au jour où Mason publia ses VinJiciae en
i6i3, les circonstances de la consécration de Parker,
et par suite la part qu'y avait prise Barlow, él;iient,
nous l'avons vu, le secret de quelques inities; les
catholiques n'en connaissaient donc rien. Mais quand
Mason publia ce qu'il savait de cette cérémonie, il
y joignit un étalage de dates de consécrations et de
noms de consccrateurs, fournissant tous les détails
désirables sur la succession des évêques anglicans
depuis Parker jusqu'alors. Il donnait les mêmes pré-
cisions sur la consécration des trois prélats associés
à Barlow dans la cérémonie de Lambetli. Mais
quand il en arrive à Barlow lui-même, il doit avouer
qu'il ne peut trouver trace de sa consécration, et sa
seule ressource est de déclarer à ses lecteurs qu'ils
ont toute sécurité pourcroirequ'elleaeulieu, puisque
les contemporains considéraient Barlow comme un
évèque véritable et complet. Mason ajoute que
d'ailleursdansle Registre archiépiscopal de Warham
il ne trouve pas davantage mentionnée la consécra-
tion de Gardiner pour i'évêché de Winchester; si
donc, conclut-il, l'argument du silence vaut contre
la consécration de Barlow, ilfaut appliquer le même
principe à celle de Gardiner, — ce qu'évidemment
aucun catholique ne consentirait à admettre, Gardi-
ner étant un des évêques catholiques les plus consi-
dérés. Et Mason cite encore un ou deux noms de
prélats dont le sacre n'est pas relaté dans les re-
gistres archiépiscopaux de leur province.
Une telle argumentation est vraiment faible. Quand
bien même on ne trouverait nulle part mention du
sacre de ces quelques évêques, le seul fait qu'ils pro-
fessaient la foi catholique rendrait déjà incroyable
qu'ils aient accompli sur d'autres les cérémonies
d'ordination et de consécration sans avoir reçu eux-
mêmes le caractère épiscopal . Mais le cas de Barlow
est bien dilférent. Son opinion personnelle était pré-
cisément que la consécration épiscopale n'était pas
nécessaire, comme en témoignent les paroles qu'il
prononça dans un sermon prêché à la Cathédrale de
Saint-David le 12 novembre i536, peu de mois après
être monté sur ce siège, et qui nous sont connues par
les protestations que souleva parmi le Chapitre
l'énoncé de celte doctrine hérétique. U avait déclaré :
« Que si Sa Grâce le Roi, qui est suprême chef de
« l'Eglise d'Angleterre, choisissait ou désignait et
« élisait pour être évêque un séculier quelconque
« qui fût instruit, un tel élu, sans qu'on etit à faire
0 mention d'aucun ordre, serait aussi bon évèque que
« lui-même [Barlow] ou les meilleurs d'Angleterre. »
(V'oir, pour les sources officielles, Strvpe, Vl/eniono/,
▼cl. I, p. i8/|. Records, no' 69 et ■77) Et sans doute on
a pu ré[)ondre que, si cette déclaration révélait le
peu d'importance que son auteur, vu ses conceptions
doctrinales, devait attacher à sa consécration, elle
aflirmait du moins implicitement que cette consécra-
tion avait eu lieu. Mais si l'évêque de Saint-David
avait des raisons de tenir secrètes les circonstances
de sa promotion à l'épiscopat, il se pourrait fort
bien qu'il eût ainsi parlé pour se forlilier, au cas où
la vérité viendrait à percer un jour ou l'autre. On
conçoit d ailleurs que si le Roi et Cranmer parta-
geaient ses opinions théologiques, liait pudissimuler
l'omission de sa consécration dans la période obscure
de ses deux ambassades en Ecosse, qui tombèrent
justement vers l'époque où normalement il aurait dû
la recevoir. Or que telles aient bien été les idées de
Cranmer et du Koi, c'est ce qu'on peut conclure des
réponses de Cranmer jiux » Questions sur les Sacre-
ments )) posées par le Roi en i5/lo, et des notes du
Roi sur les réponses faites aux mêmes questions
par un autre évêque, — probablement Gardiner, s'il
faut en croire Estcourt (0^. cil., p. 70). Cranmer ré-
pond : « Que les ministres de la parole de Dieu soient
« sous Sa Majesté les évêques, curés, vicaires et tels
« autres prêtres qui seront nommés par Sa Majesté
« pour ce ministère... Que tous lesdits officiers et
« minisires de l'uhe comme de l'autre sorte [c.à-d.
« ecclésiastiques aussi bien que civils] soient nom-
' niés, assignés et élus en toutes places par les lois
« des rois et princes. Que dans l'admission de plu-
« sieurs de ces officiers soient employées diverses ^
« cérémonies et solennités appropriées, lesquelles ne
« soient pas de nécessité, mais seulement pour le bon
« ordre et les convenances, — car si lesdits oflices
« et ministères étaient contîés sans telle cérémonie,
<i ils seraient néanmoins réellement conliés. El il n'y
« a pas plus de promesse de la grâce de Dieu en la
« commission d'un office ecclésiastique, qu'il n'y en
« a en la commission d'un office civil. » (Burnet,
IJist. Réf., vol. I. App.,pp. 2i4-236)
Or un autre prélat — que ce soit ou non Gardiner
— avait donné à ce questionnaire des réponses dif-
férentes : « Etablir des évêques, disait-il, comprend
(I deux actes : les nommer et les ordonner. La nomi-
« nation, que les Apôtres durent de nécessité faire
0 par élection commune, et quelquefois par leur
« propre et particulière désignation, ne pouvait alors
« être faite par les princes chrétiens, parce qu'il n'y
« en avait pas en ce temps. » Contre cette réponse,
l'autographe porte cette note marginale de la main
de Henri VIII : « Où est celle distinction'? El puisque
« vous confessez que les .'Vpôtres exerçaient un des
« actes que vous confessez maintenant appartenir
« aux princes, comment pouvez-vous prouver que
« l'ordination n'est commise qu'à vous, évêques? »
{Ibid.. p. 467)
Pourtant, même une fois prouvé que Barlow ne
voyait nullement dans sa consécration épiscopale
une condition requise pour conférer les ordres aux
autres, il n'apparaît pas encore pourquoi il aurait
tenu à l'esquiver; car elle était tout au moins
exigée par les lois du pays, et, ne lui donnât-elle
aucune grâce particulière, elle ne pouvait en tout
cas lui faire aucun mal.,. — Mais il faut se souvenir
qu'à cette époque le seul rite en usage était celui de
l'ancien Ponlilical, que tout le parti de Cranmer et
de Barlow jugeait rempli de cérémonies supersti-
tieuses : c'est même pour cela qu'ils y substituèrent,
presque aussitôt qu'ils furent libres de le faire, le
rite d'Edouard VI, toujours employé depuis lors
dans l'Eglise anglicane. Il n'est donc pas très dilfi-
cile d'imaginer Barlow disant au Roi ; « Je pense avec
« Votre Majesté que votre nomination royale suffit à
« me conférer tout ce qui est nécessaire pour le plein
« exercice de la charge épiscopale. Votre Majesté ne
« voudrait-elle donc pas me dispenser de 1 obligation
« de subir une cérémonie de consécration, que j'abhorre
0 à cause des doctrines superstitieuses que notre
Il présent Ordinal contient et exprime? » El on se
représente aussi assez, bien Henri VIII apjirouvant
une démarche qui ne tendait qu'à exalter les attri-
butions de l'autorité royale.
1215
ORDINATIONS ANGLICANES
1216
Et quand on prétend assimiler le cas de Barlow à
celui de Gardiner parce que le Registre archiépisco-
pal — celui de Warham — ne mentionne pas sa
consécration, on oublie qu'en Angleterre on n'a pas
plus qu'ailleurs l'habitude d'exposer à tous les ha-
sards le souvenir authentique des actes importants
pour l'Eglise ou l'Etat, en le conliant à une seule et
unique relation. L'usage est de prescrire pour cha-
cun de ces actes toute une sérif de pièces et d'attes-
tations, qui se supposent les unes les autres; et ainsi
on ne risque guère d'en voir disparaître toute trace,
du moins aussi longtemps qu'il reste essentiel de
pouvoir établir que le fait a eu lieu. Celle méthode
était en usage en Angleterre sous Henri VIII, comme
elle le fut toujours avant et après lui. Il nous suffira
donc de dresser la liste des documents qui devaient
garder à l'histoire la preuve que lîarlow, Gardiner
ou tout autre évêque de ce temps avaient ou n'avaient
pas été régulièrement nommés et sacrés. Voici la
procédure qu'on suivit depuis i534, date de la sé-
paration d'avec Rome, jusqu'aux innovations intro-
duites sous Edouard VI : lorsque le chapitre cathè-
dral avait fait savoir que, docile aux injonctions du
gouvernement, il avait élu tel ou tel personnage
pour son nouvel évêque, la Couronne adressait à
l'Archevêque de la Province deux pièces, appelées
l'une V Assentiment lioyal (à l'élection du chapitre)
et l'autre le Signijicat'it. La première, d'usage fort
ancien, avait pour objet d'annoncer à l'Archevêque
que l'élection avait eu lieu et qu'il était libre d'ac-
complir selon la loi de l'Eglise tout ce qui était requis
pour installer le nouveau prélat, — comme de con
firraer sa nomination, de le sacrer, de l'introniser, etc.
Quand au Signi/icavit, d'institution toute récente,
c'était une des conséquences de la rupture avec le
Saint-Siège. Il commandait à l'Archevêque de confir-
mer la nomination de l'élu, de le sacrer et de l'in-
troniser dans les snngt jours qui siiifaieni la réception
de ce mandat, sous les peines de Praemunire. Le but
était de forcer l'Archevêque à accomplir tous ces
actes avant qu'il eût eu le temps de recourir à Rome
pour obtenir les autorisations prescrites par la loi
de l'Eglise catholique, et d'ordinaire ce document
mentionnait expressément l'.^cte de Parlement (25
Henri VIII, c. 20) qui en avait établi l'usage. Ces
deux pièces devaient ètreconsignées àleur expédition
dans les Registres officiels de la Chancellerie, et à
leur réception dans le Registre de l'Archevêque.
Dans le cas de Barlow, les Registres de la Chan-
cellerie contiennent bien V Assentiment royal pour
ses deux nominations successives à Saint-Asaph et
à Saint-David; mais aucune des deux fois il n'est
accompagné du Significavit. Or cet Assentiment royal,
notons-le, estici comme d'ordinaire conçu en termes
extrèmementvagues : « Nous vous signifions ce Royal
'< Assentiment, afin que vous puissiez faire ce qui
(1 vous regarde en cette matière. » — Les Registres
relatent pareillement la confirmation de Barlow au
siège de Saint-David, à la date du 2 1 avril 1 536 ; mais ,
ni vers cette date ni dans la suite, on ne parle de sa
consécration, soit dans les Registres de la Chancel-
lerie, soit dans celui de l'Archevêque. — Cette con-
sécration, si elle eut vraiment lieu, dut aussi être
portée dans le Registre de l'évêehé de Saint-David;
mais ici nous ne pouvons rien tirer de l'argument du
silence, et pour une bonne raison : c'est que Ferrar,
successeur de Barlow à ce siège, brfila tous les re-
gistres de son Eglise, — sur ordre rojal, nous dit-il,
et parce qu'ils étaient contenus dans d'anciens livres
liturgiques. Mais comme Ferrar partageait les idées
de Barlow, on se demande malgré soi si cet acte de
destruction, si inexplicable autrement, n'aurait pas
clé précisément destiné à protéger Barlow contre
toute tentative d'enquête indiscrète... Et si l'on vou-
lait objecter que peut-être Barlow a été ordonné
ailleurs qu'à Gantorbéry ou par un autre que par
Cranmer, il faudrait se rappeler qu'en ce cas le Re-
gistre archiépiscopal devrait nous garder le texte de
la commission adressée au prélat consécrateur, et que
la réception de celle-ci devrait être mentionnée dans
le Registre de ce dernier, ainsi que le fait et le lieu
de la consécration même. — Enfin il est un autre do-
cument encore qui, s'il était conçu dans les formes
ordinaires, devrait témoigner de la consécration de
Barlow : c'est l'acte qui lui restituait le temporel de
son évèché. L'usage était en effet que la Couronne
prit possession du temporel pendant la vacance du
siège; mais d'après la loicitéeplusliaut(25 Henri VIII,
chap. 20), il pouvait lui être redemandé, et elle
le restituait aussitôt après la consécration du nou-
vel élu. laquelle se trouvait par suite généralement
mentionnée dans l'acte de restitution. Or nous allons
voir que dans le cas de Barlow celte pièce, bien loin
d'attester sa consécration, apporte de nouveaux
motifs de la mettre en doute.
Mais notons d'abord en passant que, si le sacre de
Gardiner n'est pas mentionné dans le Registre de
l'Archevêque ^Varham, il est relaté dans le Registre
de Gardiner lui-même à Winchester. El ainsi en est-il
de tous les autres. L'évcque Stl'bhs a publié son Jiegis-
trum sacrum, une intéressante liste de la succession
des évoques anglais, tant avant qu'après la Réforme,
avec les dates de leurs consécrations et la dérivation
de leurs ordres. Grâce aux témoignages qu'il tire de
l'une ou de l'autre des sources énumérées ci-dessus,
il est en mesure de nous renseigner sur la consé-
cration de chacun de ces prélats, à la seule exception
de Barlow. En face de ce nom, il en est réduit à
mettre cette simple note : « Voir Haddan sur
Bramhall » — c'est-à-dire : voir les annotations de
Haddan sur le livre de Bramhall : Consécration and
succession of Protestant Bishops justified, i68g. Or
dans ces notes Haddan, érudit fort distingué, remar-
quable pour la diligence et l'exactitude qu'il a mises
dans ses recherches, ne peut apporter en faveur de
la consécration de Barlow que l'inférence contestable
qui se laisse tirer de quelques faits, de celui-ci en
particulier que les contemporains considérèrent tou-
jours ce personnage comme un évoque véritable et
complet.
Revenons maintenant à la pièce signalée plus
haut, et par laquelle Barlow obtint restitution du
temporel de Saint-David. Comme nous l'avons indi-
qué, le Roi voyait dans le temporel des siègesépisco-
paux des fiefs de la Couronne, dont celle-ci par suite
reprenait possession aussitôt l'évêehé vacant. Les
revenus perçus durant cette période de vacance ren-
traient donc au Trésor; mais ensuite ils étaient qiiel-
quefois attribués au nouvel élu à titre gracieux, par
une pièce qu'on appelait en termes de Chancellerie :
cusiodie du temporel. Au reste ceci ne regardait
que le temps de la vacance : car, par son installation
même, le nouveau prélat acquérait sur son temporel
un droit de franc-lief: il n'avait donc plus qu'à le
réclamer à la Couronne, qui le lui faisait rendre aus-
sitôt par un de ces actes que la coutume anglaise
appelait des Actes de Droit, voulant dire par là que
l'intéressé les exigeait en vertu d'un droit strict et
qu'on ne pouvait les lui refuser sans injustice. Et
comme la loi d'Henri VIII, que nous avons déjà deux
fois mentionnée, ne reconnaissait désormais ce droit
aux évêques qu'après leur consécration, celle-ci se
trouvait d'ordinaire relatée dans l'acte de restitu-
tion. Mais au lieu d'un acte de restitution de cette
espèce, on rédigea pour Barlow un acte de forme
exceptionnelle et jusque-là inouïe, et on le lui donna
1217
ORDINATIONS ANGLICANES
1218
dès que sa nomination eut été confirmce : car cette
confirmaliuu est du 21 avril i53G, et l'acte du a6.
Aussi ne saurait-il être question dans ce document
de consécration épiscopale reçue, — d'autant plus
que, du commun accord de tous les auteurs, siBai-low
a jamais été consacré, il n'a pu l'être avant le mois
de juin de cette même année.
Le texte de cette concession du temporel a été
pour la première fois publié par le Chanoine Est-
court en 1878 (voir son appendice iv) ; car Mason,
qui en cita une partie en iGi3, passa sous silence ce
que l'acte contenait de plus caractéristique, et en
donnaune fausse référence, renvoyant aux Registres
de Chancellerie, tandis qu'en réalité, comme on le
découvrit enfin, l'acte se trouve dans le Registre
des Memoranda du Greflier du Lord Trésorier (28
Henri VIII, Easter terni, lloll /). Ce que cet acte a de
particulier, c'est que ce n'est pas un Jcte de Droit
comme Barlow aurait pu en obtenir un s'il avait été
alors consacré, mais un acte de pure grâce, et qui
comme tel s'encadre des formules : <■ par spéciale
faveur », « de notre propre mouvement», « pour de
spéciales causes ». Or cet acte, bien qu'il accorde le
temporel du siège en vertu des droits de Régale, n'a
pas pour objet de concédera Barlow les fruits perçus
pendant la vacance :il vise le temps même que durera
son épiscopat. Il reconnaît que la vacance est ter-
minée par la conlirmalion du nouvel élu sur ce siège
comme évêque et pasteur, « sicut per litteras patentes
ipsius Archiepiscopi nobis inde dircctas nobis con-
stat », et cependant il ne présente pas cette restitu-
tion comme une justice qu'on rend, mais comme
une faveur qu'on accorde, laquelle devra s'étendre
non à une période déterminée, mais « durante vita
praedicti nunc episcopi », et mettre celui-ci en pos-
session de son temporel « in tam amplis modo et
u forma prout praedictus Ricardus Rawlins, nuper
(I episcopus Menev. et praedccessores sui nuper epi-
« scopi ibidem sede plena per chartas progenitorum
a nostrorum quondam Regum Angliae vel aliter,
« seu eorum aliquis, melius et liberius habuerunt
« seu perceperunt, liabuit seu percepit. »
Un pareil document est certainement signiûcatif.
Il n'a pas dû être ainsi rédigé sans raison; et s'il est
permis de conjecturer d'après son contenu même
l'intention qui l'a inspirée, comment ne pas voir que
c'était donner à Barlow sans aucune consécration
ce que les autres évêqucs ne i>ouvaient obtenir qu'en
se faisant consacrer, et ce qui seul — avec les idées
que nous lui connaissons — devait lui importer dans
l'épiscopat? Ajoutons qu'aussitôt après, le nouveau
prélat reçut sa convocation à la Chambre des Lords,
puisqu elle est datée du a^ avril, c'est-à-dire du
lendemain du joiir où lui fut accordé son temporel.
Et ceci fait tomber l'objection, qu'on a faite quel-
quefois, que Barlow n'aurait pu siéger dans cette
assemblée s'il n'avait été consacré : avec sa convo-
cation en mains, comment eût-on pu l'en exclure?
Voilà donc où en est la question du sacre de
Barlow. Nous ne prétendons pas avoir prouvé avec
certitude qu'il n'ait pas eu lieu : ce genre de thèses
négatives n'admet guère de démonstrations apodic-
tiques. Pourtant on ne peut contester que les argu-
ments énoncés ne jettent un doute sérieux sur la
réalité de celte consécration épiscopale et donc sur
celle de Parker dont Barlow fut le consécrateur prin-
cipal. Mais répétons-le : quoique ce problème ait été
souvent au premier plan dans l'histoire de la contro-
verse en Angleterre, jamais les autorités de l'Eglise
catholique n'en ont fait le point crucial dont dépendait
leur décision officielle. Dès i685, comme le notait
Mgr Genetti dans son rapport au Saint-Office, on
pensait que la pleine et complète solution devrait
Tome III.
se tirer, non pas de la question de fait (celle de
l'ordination de Parker), car celle-ci dépendait de
l'histoire fort compliquée des transformations reli-
gieuses qui s'étaient succédé en Angleterre, mais
bien du manque d'intention et de l'insuffisance de
la formule employée par les hérétiques anglicans
dans leurs ordinations sacerdotales (Brandi, 0/). cii.,
p. 260).
Résumé de la conduite officielle de l'Eglise
envers ces ordres. — Stade final (1896). — Re-
prenons maintenant l'histoire de la conduite ofli-
cielle de l'Eglise à l'égard des ordres anglicans.
Cette histoire atteint son stade définitif avec les
commissions d'enquête de iSgô et la publication, le
i3 septembre delà même année, de la bulle Apos-
tolicae curae, qui en fut la suite. Les circonstances
qui amenèrent le Saint-Siège à reprendre l'examen
de la question ont été exposées du point de vue
anglican parle Révérend T. A. Lacgy dans son lio-
man Diary and other documents rclatin^ to tlie Papal
Inquiry inlu £nglish Ordinations en lS9li, publié en
1910, et aussi par Lord Halifax dans son Léo XIII
and Anglican Orders, en 191a. Du côté catholique,
les faits ont été racontés par Dom Gasi^uet (depuis
Cardinal) dans ses Leaves of my Diary, lS9'i-lS96,
publiées en igiiàla requête de i|uelques amis qui
lui demandaient ce secours pour réfuter certaines
assertions du Roman Diary de M. Lacey. Le livre
du Cardinal Gasquet, bien moins volumineux que
les deux autres, a sur eux l'avantage d'avoir été écrit
par un membre de la Commission d'experts de
1896, et cela au temps même des événements dont
il parle ; de sorte qu'il oppose une relation authen-
tique des faits et gestes de la Commission à de pu-
res conjectures formées du dehors.
Dans quelle mesure l'initiative qui devait abou-
tir à cette nouvelle enquête vint-elle des catholiques
anglais, ou au contraire des anglicans, c'est un pre-
mier point sur lequel les trois ouvrages que nous
venons de citer ne s'accordent pas. Mais en tout cas,
sur l'autorité de tous les trois, nous pouvons affir-
mer sûrement que les premières démarches furent
faites par quelques catholiques français, poussés par
Lord Halifax et certains de ses amis. Les catholi-
ques anglais étaient dans l'ensemble opposés à la
réouverture d'un débat qui leur semblait définitive-
ment clos; mais c'est là «in point de trop peu d'im-
portance pour être ici discuté. On avait persuadé à
Léon XIII qu'en face des protestations bruyantes des
anglicans contre l'attitude officielle de l'Eglise à
l'égard de leurs ordres, il y avait lieu d'examiner si
vraiment les catholiques avaient toujours rendu à
leurs adversaires pleine et entière justice. Dans cet
esprit de parfaite loyauté qui était chez lui si carac-
téristique, le Pape décida donc d'instituer une nou-
velle enqui'te qui devrait dissiper jusqu'à l'ombre
des moindres doutes, et prescrivit pour cette en-
quête un mode de procéder assurant, dans la mesure
du possible, que tous les documents nécessaires fus-
sent pris en considération. On nomma d'abord une
Commission d'experts; ceux-ci durent forcément
être tous catholiques; mais on avait pris soin du
moins de les choisir en nombre égal parmi les repré-
sentants des diverses opinions. Ces Commissaires,
afa nombre de huit, devaient d'abord rédiger des rap-
ports sur la nature des ordres discutés et les en-
voyer au Pape. Puis on les convoquerait à Rome,
où ils se réuniraient au Palais du Vatican et tien-
draient douze sessions, dans lesquelles ils se com-
muniqueraient les rapports qu'ils auraient dû pré-
cédemment envoyer séparément, et discuteraient à
fond tous les points qui y seraient contenus. Le Pape
3'J
1219
ORDINATIONS ANGLICANES
1220
leur ferait communiquer tout ce qu'on connaissait,
tout ce qu'un poun-ait découvrir, de documents
ayant quelque rapport avec leur sujet, soit dans
les archives du Vatican, soit dans celles du Sainl-
Oflice. Après avoir ainsi échangé leurs vues, ils
devaient formuler leurs conclusions, et les maté-
riaux ainsi accumulés seraient envoyés aux Cardi-
naux constituant le Conseil suprême du Sainl-Ollice.
Ceux-ci, après s'être formé chacun son jugement
personnel, devraient dans une session solennelle de
Ferla Quinta, l'exposer au Saint-Père présidant en
personne. Il appartiendrait alors au Pape lui-même,
après avoir prié Dieu, de décider s'il y aurait lieu
de publier ou de différer la sentence définitive. —
Telle fut exactement la marche qu'on suivit. Elle
aboutit à un jugement unanime des Cardinaux du
Conseil suprême sur les deux propositions qu'on
leur soumettait, à savoir : que « la question avait
i< déjà été tranchée par le Saint-Siège en pleine
i( connaissance de cause, et que cette nouvelle dis-
« cussion et ce nouvel examen n'avaient servi qu'à
0 mettre mieux en lumière la sagesse et le soin avec
0 lesquels cette décision avait été prise ». En con-
séquence, Léon Xlll, après s'être réservé un inter-
valle de prière et de réflexion, décida, comme il
nous le dit dans sa bulle, que la matière était en soi
claire et qu'il n'y aurait point de bon elfet à dif-
férer l'annonce de l'unique sentence possible. La
bulle fut donc publiée le i3 septembre 1896.
La bulle « Apostolicae curae » (1896). — Cette
bulle, nous l'avons noté, suit dans sa composition
une marche peu ordinaire, — sans doute pour répon
dre aux exigences de ceux qui, n'étant pas catholi-
ques, ne se contenteraient pas de la simple autorité
du Siège Apostolique pour s'incliner devant son juge-
ment. Elle expose donc en grand détail les raisons
sur lesquelles ce jugement se fonde, ce qui est cer-
tainement un précieux avantage pour les apologistes
qui ont à défendre au tribunal delà raison chrétienne
cet acte du Saint-Siège.
Le ton pastoral affectueux qui règne d'un bout à
l'autre de ce document témoigne des sentiments dans
lesquels il a été écrit. Léon XIII désire ardemment
faire entendre au peuple anglais que ces décisions
sont celles qu'il a été contraint de prendre par ses
devoirs envers la vérité; et qu'elles sont en même
temps une lumière qui, si on voulait y prendre garde,
pourrait reconduire les errants à l'ancienne unité —
à cette unité qui leur avait jadis été si chère et que,
disait-on au Pape, ils désiraient si vivement voir
renaître. Cette Imlle devrait être lue et relue attenti-
vement par tous ceux qui prennent intérêt à cette
question sacrée de la réunion des Eglises ; il faut nous
borner ici à en résumer les idées principales. Elle
considère d'abord la coutume établie et les prescrip-
tions du Saint-Siège à l'égard des ordres anglicans,
ainsi que les origines et l'autorité de cette coutume.
Dans ce but, elle relate ce qui a été fait sous Marie
Tudor par le Cardinal Pôle agissant en vertu des pou-
voirs qu'il tenait de Jules 111, et expose comment ses
actes furent ensuite ratifiés par Paul IV, que l'évêque
Thirlby, dépêché vers lui par le Cardinal, avait mis
au courant de tout. Nous n'avons pas à reprendre
toute cette histoire : qu'il nous suffise d'inviter le
lecteur à comparer notre récit avec celui de la bulle :
il verra par lui-même s'ils sont d'accord entre eux.
Disons-en autant de ce qui suit sur l'usage, datant
des règlements de Pôle, de réordonner sans condition
les convertis précédemment ordonnés à l'anglicane,
La persistance de cet usage, dit la bulle, atteste en
quel sens ont de tout temps été entendus ces règle-
ments de Pôle et l'approbation que leur conféra
Paul IV. Léon XIII passe ensuite à la reprise de l'en-
quête par le Saint-Ollice en deux occasions, à la fin
du xvn« siècle et au début du xviii»; et ici il insiste
sur les motifs qui ont fondé les sentences portées
alors contre les ordres anglicans. Les documents
de ces enquêtes, déclare-t-il, établissent que le
nouveau jugement ne se fonda aucunement sur la
légende de la Télé de cheval, ni sur l'omission dans
le rite d'Edouard VI de la tradition des instruments,
ni même sur les circonstances de la consécration de
l'Archevêque Parker en i55g, mais uniquement et
entièrement sur l'insujlisance de la forme employée
soit dans cette cérémonie, soit dans toutes les autres
ordinations anglicanes, forme qui a été « comparée
« à cette occasion avec celles qu'on a recueillies dans
« les divers rites d'Orient et d'Occident ».
Arrivée là, la bulle conclut que seule une connais-
sance imparfaite des documents dont elle a exposé
l'existence et le caractère pouvait permettre à des
auteurs catholiques de compter encore la présente
controverse parmi celles que l'Eglise catholique
n'avait pas encore tranchées. Néanmoins le Saint-
Père, « dans son désir ardent de porter secours aux
(1 hommes de bonne volonté en leur montrant la plus
a grande considération et charité », avait voulu qu'on
refit à nouveau un examen soigneux de ce rite anglais
d'ordination, qui constituait le centre du débat. Dans
le paragraphe suivant, la bulle déclare donc quelle
est la nature du Sacrement de l'Ordre, et puis appli-
que les principes énoncés à l'Ordinal d'Edouard VI,
faisant ainsi ressortir ses multiples déficiences. Elle
répète ce qui avait déjà été noté et jugé deux siècles
plus tôt, au temps où s'examinaient les deux cas dont
nous avons parlé. Mais elle ne se borne pas à répéter :
elle explique et développe, avec toute la clarté et la
précision qu'on pouvait demander à un jugement qui
devait apporter sur une matière si débattue une dé-
cision définitive. Ici encore, c'est le texte même de la
bulle qu'il faudrait étudier attentivement ; mais dans
cet article nous nous contenterons d'en résumer l'ar-
gumentation.
Pour tous les rites sacramentels en usage dans
l'Eglise, Léon XIII distingue entre leurs parties essen-
tielles et leurs parties cérémonielles. Les sacrements
de la Loi nouvelle, étant des signes sensibles et effi-
caces de la grâce invisible, doivent signifier la grâce
qu'ils produisent et produire la grâce qu'ils signifient.
Cette signification doit être contenue dans l'ensem-
ble de leur rite essentiel, c'est-à-dire dans la synthèse
de leur matière el de leur forme; mais elle est prin-
cipalement exprimée par leur forme, puisque la
matière est dans le rite sacré l'élément indéterminé
en lui-même et déterminable par les paroles qui
l'accompagnent; et cela est spécialement clair dans
l'ordination, où la matière est l'imposition des mains
qui par soi ne signifie rien de défini, puisqu'elle sert
pour des ordres divers et même pour la confirmation.
Or dans l'Ordinal anglican la forme qui doit signifier
le deuxième ordre du clergé et qui est : « Reçois le
Saint-Esprit », n'exprime certainement pas a le saint
« ordre du Sacerdoce, ni sa grâce et sa puissance,
« qui est principalement celle de consacrer et d'offrir
« le vrai corps et le vrai sang du Christ Notre-Sei-
0 gneur (Conc. de Trente, Sess. xxui, can. i), dans
Il ce sacrifice qui n'est pas la simple commémoration
« du sacrifice offert sur la croix ». La bulle n'ignore
pas du reste l'addition : « jinur l'office et l'œuvre de
prêtre, etc., introduite en 1661; mais, déclare-t-elle,
il n'y a pas en tenir compte puisque, quelle que puisse
être sa valeur intrinsèque, elle est venue en tout
cas cent ans trop tard. Cependant les Anglicans ont
apporté un autre argument : c'est que si les mots ;
o Reçois le Saint-Esprit... » sont en eux-mêmes trop
1221
ORDINATIONS ANGLICANES
1222
peu déterminés, ce défaut se trouve réparé par d'au-
tres prières cpii, dans la même cérémonie, indiquent
expressément qu'il s'agit de conférer la prêtrise. A
cela la bulle répond que, de ces autres prières elles-
mêmes, les auteurs du rite nouveau ont délibérément
banni « tout ce qui spécifie la dignité et l'otlice de la
« prêtrise dans le rite catholique ». On ne peut donc
considéi-er comme suffisante pour le Sacrement une
lorme qui omet ce qu'elle devrait essentiellement
exprimer. De même pour le rite de consécration épi-
scopale : non seulement il lui manque, pour accom
pagner l'imposition des mains, une forme qui indique
le nom ou la nature propre de l'épiscopat, mais cette
omission ne peut être suppléée par la prière Dieu
Tout-Puissant qui précède, parce que de celle-ci les
Réformateurs ont enlevé les mots qui dénotaient le
Summum Sacerdotium; sans compter que, l'épiscopat
étant la plénitude du sacerdoce, il serait inconceva-
ble qu'il put être conféré par un rite qui ne confére-
rait pas le sacerdoce lui-même.
Puis la bulle, élargissant le champ de ses considé-
rations, examine les circonstances parmi lesquelles
est né l'Ordinal anglican, et note que toutes les alté-
rations faites dans le cérémonial ancien pour l'adap-
ter aux erreurs nouvelles, — altérations dont nous
avons noté et expliqué plus haut la nature et la
portée, — eurent pour objet direct d'éliminer toute
trace du sacerdoce et du sacrilice catholiques. Elle
conclut que le rite ainsi constitué, « ab origine ducto
« vitio si valere ad usum ordinatiouum minime po-
« tuit, nequaquam decursu aetatum, cum taie ipsum
« permanserit, futurum fuit ut valeret «.Telle étant
son origine, infère-t-elle encore, il est vain d'objec-
ter que les mots pris matériellement pourraient s'in-
terpréter en un sens catholique : « Nara semel novato
« ritu quo nempe negelur vel adulteretur sacramen-
« tura Ordinis et a quo quaevis notio repudiata sit
« consecrationis et sacrilicii, jam minime constat
« formula Accipe Spiritum .Ça«cf»m, quiSpiritus cum
« gratis nimirum sacramenti in animani infunditur,
« minimeque constant illa verba ad uffîciunt et opiis
« presbyteri vel episcopi , ac similia quae restant
n nomina, sine re quam instituit Christus. » Enfin
la bulle déclare en quel sens l'administration des
Ordres anglicans est dite nulle par défaut d'intention
de la part du ministre. L'Eglise ne juge de cette in-
tention du ministre que dans la mesure où elle est
extérieurement manifestée. « Jam vero cum quis ad
u sacramenlum conliciendum et conferendum mate-
« riam formamque debitam serio et rite adhibuit, eo
« ipso censelur id nimirum facere intendisse quod
« facit Ecclesia. Quo sane principio innititur doc-
« trina quae tenet esse vere sacramentum vel illud
<i quod ministerio hominis haerelici aut non bap-
« lizati duramodo ritu calholico conferatur. Contra
i( si ritus iramutatur eo manifesto consilio ut alius
« inducatur ab Ecclesia non receptus utque id repel-
« latur quod facit Ecclesia et quod ex institutione
a Christi ad naturam attinet sacramenti, tuncpalam
« est non solum necessariam sacramento intentionem
« déesse, sed intentionem imrao haberi sacramento
« adversara et repugnantem. »
Cet exposé, nous l'avons déjà observé et on peut
s'en convaincre par le texte des documents relatifs
aux décisions de 1704 (voir l'Appendice du P. Brandi),
ne fait qu'alïirmer à nouveau et expliquer les motifs
qu'on jugeait depuis longtemps concluants. G'estpour
ces motifs-là que, dans sa session de Feria Quinta
du 16 juillet 1896, le Saint-Office, sous la présidence
de LiioN XIII, décida qu'il n'y avait aucunement lieu
de modifier la pratique traditionnelle qui voulait
qu'on ne tint pas compte des ordres anglicans et
qu'on réordonnât purement et simplement leurs titu-
laires. L'unique point qui restât à considérer, c'était
si, pour éviter aux Anglicans une impression pénible,
il valait mieux, comme le conseillaient certains,
omettre de prononcer un jugement nouveau. Mais à
la réilexion, le Pape vit qu'à tenir la décision secrète
on n'aboutirait qu'à des malentendus. Bien des gens
ne manqueraient pas d'en conclure que les commis-
sions n'avaient pas trouvé d'arguments pour con-
damner ces ordres, et qu'on usait de diplomatie pour
dissimuler la chose. Il décréta donc que le jugement
serait publié, et il le fut par la Bulle Apostulicae
curae et dans les termes suivants : « Itaque omni-
« bus Pontilicura Decessorum in hac ipsa causa de-
a cretis usquequaque assentientes, eaque plenissime
« confirmantes ac veluti rénovantes, auctoritate
« nostra, motuproprio, certa scientia pronunciamus
« et declaramus ordinationes ritu anglicano actas,
i( irritas prorsus fuisse et esse, omninoque nuUas. i>
Léon XIII termine ensuite sa bulle par une invitation
très tendre adressée à tous les membres de l'Eglise
anglicane et spécialement à son clergé, leur deman- *
dant d'accueillir cette décision dans le même esprit
où elle a été prononcée, et de se tourner vers la com-
munion du Siège apostolique qui les rappelle avec le
cœur d'un père.
Accueil fait par les Anglicans à. la bulle. La
Responslo. — Ceux qui vivent à côté de ces repré-
sentants de la Haute Eglise anglicane prévoyaient
bien qu'ils ne songeraient pas un instant à accepter
cette décision pour ce que valaient les arguments
proposés, mais chercheraient seulement à en défigu-
rer le sens du mieux qu'ils pourraient. C'est ce qu'ils
firent sans plus tarder, d'abord en de nombreuses
publications et conférences privées, puis ofiicielle-
ment dans une lettre ouverte datée du igfévrier 1897,
communément appelée la Responsio. On ne pouvait
espérer mettre d'accord toute la hiérarchie anglicane
sur un texte à signer en commun, mais ceux qui
étaient intéressés à la question réussirent à obtenir
les signatures des deux Archevêques de Gantorbéry
et d'York, — Temple et Maclagan, — pour une lettre
composée par l'évêque Jean Wordsworth de Salis-
bury. L'adresse, qui prête un peu à sourire, porte :
« Les archevêques d'Angleterre à tout le corps des
évêques de l'Eglise catholique. » De ce long docu-
ment nous donnerions volontiers une analyse, s'il
était possible d'y trouver une suite d'idées à analy-
ser. Mais en réalité, il se borne à accumuler les dé-
formations captieuses de tout ce que, suivant ses
auteurs, Léon XIII aurait dit ou omis de dire; et il
montre que ses auteurs ont fait du contenu réel de la
bulle tout au plus une étude bien superficielle. En
outre, on y suppose implicitement que le Pape, ayant
à déterminer pour sa propre Eglise la méthode à
suivre pour admettre dans son clergé des convertis
munis d'ordres anglicans, aurait dû prendre pour
base de sa décision, non point la doctrine catholique
sur le sacerdoce et les rites aptes à le conférer, mais
la doctrine protestante qui seule se recommande à
nos critiques anglicans... Ceux que tenterait une
élude d'ensemble de cette polémique n'ont qu'à se
procurer le texte de cette lettre : elle a été publiée
en latin et en anglais. Après l'avoir lue, ils ne seront
probablement pas beaucoup plus fixés qu'avant sur les
idées précises que les auteurs ont voulu y mettre ;
bien moins encore le seront-ils sur la doctrine de
l'Eglise anglicane; mais à défaut d'autre avantage,
ils auront pu se convaincre qu'il y a vraiment peu
d'espoir de faire jamais saisir aux autorités de ladite
Eglise le sens des doctrines et des pratiques de
l'Eglise catholique.
l •
1223
ORDINATIONS ANGLICANES
1224
La « Vindicatio » des évêques catholiques
anglais- — Les chefs des catholiques d'Angleterre
comprenaient que, pour répondre à de pareilles
mystifications, il devenait nécessaire de rédiger un
nouvel exposé, tout à la fois moins technique en
son langage et plus détaillé dans ses explications
que n'était la Inille même, et dans lequel seraient
présentées au public les raisons qui avaient fait con-
damner les ordres anglicans. Vers la Un de l'année
■ Sot, parut une lettre signée par tous les évêques
catholiques d'Angleterre etadressée aux deux arche-
vêques anglicans. Cet écrit, qui a pour titre : A Vin-
dicaiion of ihe Uni! Apostolicae ciirae, examine suc-
cessivement les arguments contenus dans cette bulle.
11 pèse en premier lieu les motifs extrinsèques qvii
militent pour le rejet des ordres contestés, ceux qui
se tirent des décisions prises sous le règne de Marie
Tudor par le Cardinal Pôle d'après les directions de
Jules III, et de la ratification que leur accorda ensuite
Paul IV. Puis il donne les raisons qui firent condam-
ner ces ordres par Clément XI à l'occasion du cas
Gordon. Ensuite, passant à l'étude intrinsèque des
raisons examinées par la Commission de 1S96, la
Vindiculion expose d'abord les principes dont celle-
ci a dvi s'inspirer, et qui dérivent de thèses doctri-
nales sur la Présence réelle, sur le Sacrifice de la
Messe, sur le Sacerdoce, sur les éléments indispen-
sables d'un rite d'ordination, sur l'intention du
ministre. Puis elle cnumère les défauts internes du
rite d'ordination anglican ; lesquels proviennent soit
de l'indélerminalion de la forme essentielle, soit du
caractère général de l'Ordinal entier, formé en éli-
minant du vieux Pontifical tout ce qui y sentait la
doctrine catholique du sacerdoce, soit enfin du
manque d'intention dans le ministre : car celui qui
emploie un semblable rite, doit être censé agir avec
l'intention erronée que le rite lui-même exprime.
Lorsqu'elle en vient en particulier à préciser la
nature du seconddeces défauts, la F;n(/icrt<(on illus-
tre la pensée de la bulle par des citations (ju'elle
emprunte à des écrivains contemporains de la
Réforme et à toute une série de théologiens angli-
cans. 11 en ressort clairement que la doctrine angli-
cane des cinq principes, dont la bulle s'est aidée
pour juger l'Ordinal, diffère absolument de la doc-
trine catholique. Suivent huit Appendices où sont
discutées diverses questions connexes, telles que
l'instruclio pro Jrmenis d'Eugène IV, les formes
essentielles d'ordination des principaux rites
d'Orient et d'Occident, et les opinions de Cranmer,
de ses collègues et des théologiens anglicans posté-
rieurs sur la Sainte Eucharistie et le Sacrifice de la
Messe.
La bulle déclarée » irréformable » par
Léon XIII. — A peine la bulle Apostolicae curae
aux mains du public anglican, on s'etaitmis à déclarer
qu'il n'}' fallait pas voir une décision définitive, et
qu'avant longtemps le Saint-Siège se verrait forcé
de changer de position. Cette idée, il est triste de le
dire, fut aussi celle de quelques catholiques fran-
çais qui prirent pour organe la Revue an^lo-romaiiic .
Leur al tiHide attira au Cardinal Richard, alors arche-
vêque de Paris, une lettre de remontrances de
Léon XIII, datée ilu 5 novembre 1896. Le Pape y
déclare que son intention a été a déjuger absolument
et de trancher définitivement » le point en litige
(absoliite judicare et penilus dirimere), et qu'il l'a fait
a avec un tel poids d'argiiments, une telle clarté et
« une telle autorité dans la forme, que nul homme
a prudent et de bonne foi ne peut révoquer en dis-
n cussion sa sentence, et que tous les catholiques
(1 doivent accepter celle-ci avec pleine obéissance,
(I comme étant perpétua raiam, /iimam, irret'oca-
'( bileiii ». Poiu- des catholiques, un tel langage est
décisif; et pour les autres, il devrait au moins les
convaincre qu'ils ne peuvent jamais espérer voir le
Saint-Siège abandonner la position ainsi adoptée-
Ce jugement sur les ordres anglicans, notons-le,
ne porte pas sur un point de doctrine, mais sur un
fait dogmaliqiJfe. Si le Concile du N'atican n'avait pas
été interrompu par la déclaration de la guerre-franco-
allemande, la définition de l'Infaillibilité aurait
sùrementété complétée par unedéûnition sur l'exten-
sion de son objet. En ce cas, la question des faits
dogmatiques serait forcément venue en discussion ;
et sans aucun doute aussi, le Concile aurait dii pro-
clamer que l'infaillibilité s'étendait jusque-là: car un
fait dogmatique est un fait si étroitement connexe avec
un dogme, que le pouvoir de définir l'un deviendrait
illusoire s'il n'incluait le pouvoir de définir l'autre.
Au reste, ce point a déjà été précédemment défini
par le Saint-Siège lui même en plusieurs occasions :
l'exemple classique est celui de la bulle Vinea
Domini de Clément XI, qui, en i'ji5, mit fin à la
longue résistance des Jansénistes français. Ceux-ci
avait été requis de souscrire à la condamnation que
le Pape avait portée contre VAugiistiniis de Janse-
nius, déclarant y trouver cinq propositions contraires
à la doctrine catholique sur l'accord de la grâce et
du libre arbitre; mais ils avaient distingué entre la
doctrine qvie le Pape voyait dans ci s propositions et
le sens qu'elles prenaient dans l'Augustiiius, assu-
rant qu'ils étaient prêts à signer la condamnation
de la doctrine en elle-même, puisqu'ils admettaient
le droit de l'Eglise à trancher une question de foi,
mais que le Saint-Siège n'avait pas le pouvoir de
décider si cette doctrine était ou non contenue dans
les expressions de tel ou tel livre. Le motif que le
Pape mitalors en avant pourexiger de tous un assen-
timent interne portant jusque sur le fait, c'était que
le pouvoir de juger la doctrine en elle-même deve-
nait purement illusoire dès qu'on le séparait du pou-
voir de juger si celte doctrine était contenue dans
les expressions de tel ou tel ouvrage. Il est inad-
missible, concluait le Pape, de n'accorder au Saint-
Siège, sur les questions doctrinales, que cette ombre
d'autorité.
Cette condamnation de la thèse janséniste éclaire
bien la position de ceux qui voudraient voir dans
le rejet des ordres anglicans un acte étranger au
domaine de l'infaillibilité pontificale, et donc suscep-
tible d'être rapporté quelque jour : leur attitude est
entièrement parallèle à celle qu'adoptèrent en face
de la sentence de Rome les tenants de VAugiistiuus.
Bibliographie. — A. Ouvrages historiques sur la pé-
riode de la Réforme en Angleterre, et ouvragés
donnant le texte des documents essentiels.
Oairdner (James). Lollardy and tlie Reformalion.
3 vol. 1908.
Uixon (R. W-). IJistorv of the Cliurch ofEngland,
from the abolition of the Roman jurisdiclion.
4 vol. 1878...
Lingard (John) History of England, vol. V.
Haile (Martin). Life of Reginald Pôle. 1900.
Burnet (Gilbert). History of Ihe Reformation. Edi-
tion primitive en 1679. L'édition de Nicolas Po-
cock de i865 est la meilleure. Elle comprend
7 vol., dont les 4 derniers donnent le texte des
documents. Les notes de Pocock sont de grande
valeur, étant l'œuvre d'un érudit des plus cons-
ciencieux.
Strj'pe. Memorials of Archbishop Cranmer. 3 vol.
1693. L'édition d'Oxford de iS^oestla meilleure.
Le troisième volume contient des documents.
Î225
ORDINATIONS ANGLICANES
1226
Formulaiies of Vaith put fort h liy authoiitr diiring
tlie rei^'n of Henry VlII. Contient le texte des Ar-
ticles île i536, Vlnstitulion of a Clirislian Man de
ib'6j (ou llishops'Book) cl la Necessary Doctrine
and Eruditian of any Christian Man de i543 (ou
King's Book).
The t^u liooks ofComnwn Prayers set forth liy autho-
rity in tke reign of Edward VI. Edition rédigée
par Edouard Gardwell. Le texte de ces deux
Prayer Jiuoks (de lô^g et de i55a) y est mis, en
colonnes parallèles pour faciliter la comparaison.
Un appendice donne aussi l'Ordre de Communion
tel qu'il fut publié en feuillet séparé en i548.
Granmer. Œuvres. Edition de la Parker Society.
Vol. I, Lettres; vol 11, Treatise on the Lords Sup-
per.
Ridley. Œuvres.
Documentary Annals of the Church of England
(i546i7'6)- Contient une collection d'Injonctions,
de Déclarations, d'Ordres et d'Articles d'Enquête.
Edité par Edward Gardwell. Oxford. iSSg.
Ellis. Original Historical Leiiers. i846. Sir Henrj'
EUis qui a pul)lié cette collection était alors Bi-
bliothécaire Principal au BritisL Museiun.
Wilkins. Concilia Magnae Britanniue. 4 vol. Con-
tient le texte d'innombrables documents : décrets
de conciles, bulles de papes, proclamations de
rois, pièces oliicielles d'évèques, etc. Les vol. III
et IV donnent ce qui concerne la période de la
Réforme en Angleterre.
Stubbs. Registruni sacrum. i858. Donne la succes-
sion des évoques anglais (des évèques catholiques
jusqu'à la Réforme, des évèques protestants depuis
lors), avec les noms de leurs consécrateurs.
Jacobs D.D. (Henry Eyster). The Lutheran Morenient
in England during the reigns of Henry VIH and
Edward VI. Londres. 1892. Ce livre donne un utile
exposé du parallélisme qui exista entre le mou-
vement Luthérien d'Allemagne et le mouvement
qui en dériva en Ang'leterre. Les tendances d'a-
bord toutes luthériennes du Protestantisme an-
glais ne devaient se modilier que vers la lin du
règne d'Edouard VI, pour prendre alors une di-
rection plutôt calviniste.
Zurich Leiters. Original Letters. Parker Society.
1846-^17. i" et 2° Séries. Ces lettres témoignent
des étroites relations épistolaires qui existaient
entre les Réformateurs d'Allemagne et de Suisse
el leurs amis d'Angleterre, parmi lesquels setrou-
vaient nombre d'ecclésiastiques haut placés.
Gasquet and Bishop. Ednard VI and the Book of
Commun Prayer. 1890. C est ce livre qui, après un
examen soigneux de l'origine el despremierslemps
du Prayer Book, établit de fac,'on décisive sa pa-
renté avec les Kircherwrdnungen du Continent.
Richter. Die evangelischen Kirchenordnungen des
sechzehnicn Jahrhunderts. i846. a vol. — Collec-
tion complète.
Kliefoth. Die iirspriinglichen Gottesdienstordnun-
genin den deuischen Kirchen lutheranischen Be-
kenntnisses . 1867.
Daniel. Codex Liturgicus Ecclesiae Lulheranae.
Vol. I. Contient la texte de la Formula Missae de
Luther el d'autres Kirchenordnungen.
Luther. Œuvres. Formula missae et communionis
pro Ecclesia Wittenbergensi. |523. C'est le proto-
type auquel se conforment toutes les Kirchen-
ordnungen Luthériennes parues ensuite. La Deut-
sche Messe de Luther était une traduction de cet
écrit en langue vulgaire, avec quelques corrections
sans importance au point de vue qui nous occupe.
Pia Consultatio Archiepiscopi Hermanni. (Une tra-
duction anglaise de cet écrit parut à Londres en
i547 — évidemment en vue des innovations litur-
giques qu'on projetait.) Celte Consultatio a été
rédigée à Cologne en i543, pour servir aux réfor-
mes liturgiques qu'introduisait alors ù Cologne
rArchevêqueElecteur.l'apostat Hermannde Wied.
Elle a pour auteur Bucer. Elle a influencé en quel-
ques points la nouvelle liturgie anglaise, spécia-
lement dans la composition de ses rites secon-
daires.
Bucer (Martin). Anglica Scripta. Bàle. iSS^. Parmi
ces écrits se trouvent la Censura, critique du texte
du Prayer Book de 1649 et le De ordinatiune légi-
tima niinistrorum revocanda, qui ont une impor-
tance particulière pour déterminer le caractère de
la revision liturgique accomplie sous Edouard VI : .
la Censura a influé sur le remplacement du pre-
mier Prayer Book par le second, quant au De ordi-
natione, il y a toutes les raisons de croire que le
rite d'ordination, qu il esquissait, fut le modèle
qu'adoptèrent, avec très peu de corrections, les
auteurs du nouvel Ordinal. Sur ce dernier point
voir aussi trois articles du Tablei, janvier à juin
1896 (pp. 48, 84,204).
Maskell. The ancient liturgy of the Mass in the
church of England according lo the uses of Sarum,
York, Bangvr and Hereford, i852.
Maskell. Monnmenta ritualia Ecclesiae Anglicanae.
3 vol. i852. Les variétés anglaises du rite d'ordi-
nation sont données dans le 2° voltime.
Brightman. The English Rite. 2 vol. i5i5.
Wakeraan. Introduction lo the History of the Church
of England. i<ji/i.
Frère W. H. i\'eiv Uislory of the Book of Common
Prayer. I901.
Frère. W. H. The Marian Réaction S. P. G. K. 1896.
Ordines Anglicnni. Expositio hisiorica et theologica.
1896. — Rapport rédigé au nom delà Commission
nommée par le cardinal Vauglian pour étudier la
question des ordres anglicans à l'époque où quel-
ques amis français de Lord Halifax avaient solli-
cité l'intervention du Pape. Ce rapport, dîi au cha-
noine Moyes, à Dom F. A. Gasquet O. S. B.
(maintenant cardinal) et au R. P. David Fleming
O. S. F., expose s.ystéraatiquement les faits histo-
riques et les principes théologiques qui concer-
nent la question controversée; et nous pouvons
connaître par là ce que dut être l'exposé présenté
ensuite par les membres anglais de la Commission
nommée par Léon XUI.
Documenta adPoli legationem spectantia . Rome. 1896.
liâmes, Mgr Stapylton. The Popes and the Ordinal.
1896. Collection de documents touchant la question
des ordres anglicans, avec une introduction.
Brandi (S. M.), S. J., 1898. Roma e Cantorberv. Com-
mentaire de la Bulle Apostolicae curae. IL Exa-
men de la Réponse des Archevêques anglicans. —
Cet ouvrage est d'un auteur en relations étroites
avec les autorités romaines et leurs archives.
B. Ouvrages de controverse théologique traitant la
question des ordres anglicans du point de vue ca-
tholique.
Kellison. Survey ofthe ne»' Religion. Douai. i6o3.
Holj'wood. De investiganda vera et visibili Christi
Ecclesia. 1604.
Fitzherbert. Supplément to the discussion of Bar-
loiv's Ansiier. i(ii3.
Fitzsimon. Bri ta nno mac hia niinistrorum. Douai. i6o4.
Champney. De vocatione niinistrorum. Paris. 161 fi.
C'est, avec certaines additions, la traduction latine
d'un traité anglais précédemment publié en An-
gleterre.
Morinus. De Sacris Ordinationibus. i655. (Ce livre ne
mérite pas le nom d'ouvrage de controverse, mais
1227
ORIGENISME
i228
nous le mentionnons parce que depuis le temps de
sa publication tous les arguments tirés des condi-
tions essentielles de validité d"un rite d'ordina-
tion ont dû forcément s inspirer de lui.)
Talbol (Peter), S.J. (plus tard Archevêque de Dublin).
The KuUity of tlie prelatical clergy. lùb-}.
Constable (John), S.J.Clerophiles Alethes. Vers 1714.
Ilenaudot. Mémoire écrit pour la « Véritable
croyance de l'Eglise catholique » de l'Abbé Gould.
Reproduit aussi dans la dissertation de Cournyer.
Paris.1920.
Le Quien. Nullité des ordinations anglicanes. (Réfu-
tation de la Dissertation de Courayer.) 2 vol. 1725.
Williams (John), Canon. /.e</e;s on Anglican Oiilerf.
iSôg. Voici le jugement qu'en porte le Chanoine
Estcourt : « On ne peut se liera son livre pour une
seule assertion. L'auteur avait certainement de
bonnes intentions, mais c'était absolument incom-
pétent pour sa tâche. »
Kenrick (Peter), Archbishop of Saint-Louis. The vali-
dity of Anglican Orders examined. i84i.
Raynal, Canon, O. S. B. The Ordinal of Ed^\a)d VI.
1870.
Estcourt (E. E.), Canon of Birmingham. The qiies-
iionof Anglican Ordinations discussed. i8-)3.Lelivre
du chanoine Estcourt est l'un des meilleurs qui
aient été écrits du coté catholique. L'auteur s'est
pourtant laissé tromper sur un point par une er-
reur d'Antoine, qui cite comme un décret du Saint-
Office même un ]'otum d'un consullcur du Saint-
Office traitant de certaines ordinations abyssinien-
nes, lequel fut rejeté par Clément XI le 10 avril
1704. (Voir ce qu'en rapporte Franzelin, dans
Brandi, Rama e Cantorber) , App. xxiii.)
Hutlon (A. H.). The Anglican Minist:y. i8;9. Ouvrage
précédé d'une préface de John Henry Newman.
Smith {Sydney, F.).Reasons for rejecting Anglican Or-
ders. Cntholic Truth Society. 1896.
Moyes (J.), Canon. Trente et un articles sur les or-
dres anglicans, dans le Tahlet, février à décembre
i8g5. Ces articles n'ont jamais été réunis en vo-
lume, mais ils sont très précieux, en raison sur-
tout de l'examen soigneux qu'on }■ trouve desques-
tions soulevées par les bulles de Jules III et de
Paul IV, comme aussi par les lettres officielles et
la manière de procéder du cardinal Reginald Pôle.
The Vindication of the Bull ApostoUcae ciirae. 1858.
Lettre signée par S. E. Cardinal Vaughan et les
évêques catholiques d'Angleterre et adressée aux
archevêques anglicans de Cantorbéry et d'York.
L'occasion en fut la lettre dite liesponsio que les
deux archevêques anglicans avaient adressée, sous
la date du 19 février 1897, à « tout le corps des
évêques de l'Eglise catholique ». Cet écrit expose
sous une forme plus accessible les raisonnements
de la bulle Aposlolicae curae et la défend contre
les idées étranges que s'en étaient formées les
prélats protestants.
C. Ou\>rages de controverse écrits au point de fue
anglican.
Mason (Francis). Vindication of the Ordinations of
the Church nf England. i6i3. Ce fut la première
défense systématique des ordres anglicans, et ce
fut aussi le premier ouvrage qui fit connaître le
fait de la cérémonie de Lambeth et la pari qu'y
avaient prise Guillaume Barlow et les trois évê-
ques qui l'assistaient. Une deuxième édition latine
augmentée d'additions qui font allusion aux ré-
ponses opposées à la première édition parChamp-
ney et d'autres, parut à Paris en lè'ii.
Bramhall. Œuvres. Edition primitive de ses œuvres
réunies. 1677. Edition avec notes et préface du
Révérend A. W. Haddan, 1842-1 845. Le troisième
volume contient la discussion sur les ordres angli-
cans.
Prideaux (Humphrey). The yalidity of the Orders ot
the Church of England. 1688.
Burnet (Gilbert, A.). Vindication of the Ordinations
ofthe Church of England. 1677.
Courayer. Dissertation sur la validité des ordina-
tions anglicanes. 1724. — Défense de la Disserta-
tion sur les ordinations anglicanes. 1726. — Cou-
rayer publia encore en 1-82 sur le même sujet un
troisième écrit intitulé : Le supplément aux deux
ouvrages... Une traduction anglaise de ces trois
livres a paru en i844, enrichie de notes précieuses
par le Révérend A. W. Haddan. C'est la meilleure,
édition à consulter.
Elrington. The Validity of the Englisch Ordinations
established, 1818.
Haddan (A. W.). Apostolic Succession in the Church
of England.
Lee (F. G.). Validity of the Orders of the Church of
England, 1869.
Bailey(T.G.). English Orders and Papal Supremacy.
1871. Donne le texte de nombreux statuts et d'au-
tres documents, dont quelques-uns sont utiles.
Denny (Edward), ^n^/i'can Orders and Jurisdiction.
1893.
Denny (E.)et Lacey (T.A.). De Hierarchia Anglicana.
Préface par l'évêque Jean Wordsworth de Salis-
l)urj-. i8g5.
Lacey et PuIIer (Les RévérendsT. A. — etF. W.— ).
De re Anglicana. Publié à Rome et distribué parmi
les cardinaux durant le temps de l'enquête papale
de 1896 sur la question des ordres anglicans.
liesponsio ad Literas Apostolicas Leonis Papae XIII,
directa adtotum corpus episcoporum Catholicorum
ab archiepiscopis Ecclesiae Anglicanae. 1897.
Sydney F. Smith, S. J.
ORIGENISME. — Depuis dix-sept siècles.le nom
et rœuvre d'Origène sont l'objet de discussions pas-
sionnées. Nul ne conteste son génie; mais ce génie
aventureux, de son vivant et après sa mort, n'a
cessé de provoquer l'enthousiasme des uns, l'indigna-
tion des autres, et parfois des mêmes juges, pas-
sant d'un extrême à l'autre, comme saint Jérôme.
L'Eglise ne pouvait se désintéresser de ces conflits.
Elle s'est vue amenée à flétrir la mémoire d'Origène,
et cette flétrissure lui a été reprochée comme une
injustice envers l'un de ses plus glorieux enfants,
comme un outrage à des Pères illustres qui s'hono-
rent de tenir Origène pour leur maître. Il y a donc
lieu de rechercher ici dans quelle mesure Origène a
donné prise aux anathèmes de l'Eglise et quelle est
au juste la portée de ces anathèmes. Nous aurons
trois parties :
I. Aperçu historique sur l'origénisme.
IL Les doctrines origénistes.
III. Conclusions.
Bibliographie.
I. Aperçu historique. — Né vers i84, fils du
mart3'r Léonide, d'abord auditeur de Clément
d'Alexandrie, puis, à moins de dix-huit ans, son
successeur à la tète du Didascalée, Origène demande
à l'enseignement des lettres profanes et sacrées les
ressources nécessaires pour faire vivre six frères
plus jeunes. Sa ferveur chrétienne ignore toute es-
pèce de crainte. Un jour, les païens le saisissent, lui
rasent la tête, et, le conduisant au temple deSérapis,
l'obligent de présenter des palmes aux adorateurs
du dieu. « Recevez ces palmes, dit Origène à tout ve-
nant, non en l'honneur de l'idole, mais en l'honneur
1229
ORIGENISME
1230
du Christ. >> Pour mettre à couvert sa réputation,
dans les délicates fonctions de catéchiste, il s'inflige
unemutilation volontaire. Lui-même fréquente l'école
philosophique d'Ammonius Saccas. le père de l'éclec-
tisme. Après une période d'extrême activité ensei-
gnante, il commence d'écrire à l'âge de trente-trois
ans. Un ami opulent, Ambroise, ramené par lui de
l'hérésie à la vraie foi, met à sa disposition des secré-
taires et toutes les facilites d'une production littéraire
intense. Lors du sac d'Alexandrie par Caracalla (2 1 5),
il fuit à Césarée de Palestine : les évêqvies l'invitent,
quoique laïque, à expliquer l'Ecriture sainte au
peuple dans les églises. Blâmé pour ce fait par son
évcque Démétrius, Origène rentre à Alexandrie et
reprend son enseignement. A l'âge de quarante-cinq
ans, au cours d'un voyage, en passant par Césarée
de Palestine, il reçoit de l'évêque l'imposition des
mains sacerdotale. Démétrius d'Alexandrie voit dans
ce fait une grave atteinte à ses propres droits. Deux
conciles s'assemblent coup sur coup à Alexandrie :
Origène est déposé de son rang sacerdotal, excom-
munié. Retiré à Césarée de Palestine, durant plus de
vingt ans encore il enseigne avec éclat. Il confesse
la foi dans les tourments lors de la persécution de
Dèce, et meurt sous Gallus, à Tyr, âgé de soixante-
neuf ans (253). — Voir EusKBE, //.A'., VI et Vil, i;
saint JÉRÔMB, De yiris itlustrihus, liv et Lxii; saint
EpiPHANE, flaer., liiv, i , Photius, Bihlioth., cod.
cxvni.
Après une carrière traversée par bien des orages,
Origène repose en paix durant cent vingt ans. Le
surnom d' Aô«,uv:>ti^ç — l'homme de fer — traduit
l'admiration des contemporains pour la trempe in-
domptable de son esprit et de son caractère. Sa
gloire, propagée de son vivant par des disciples en-
thousiastes, tels que saint Grégoire Thaumaturge,
saint Firmilien de Césarée, saint Denys d'Alexan-
drie, sera encore célébrée par des hommes tels que
saint Athanase, saint Grégoire de Nazianze, saint
Basile. Quelques notes discordantes se font bien
entendre ; mais les critiques de saint Méthode
d'Olympe ou de saint Eustathe d'Antioche sont am-
plement couvertes par les éloges du martyr Pam-
phile et d'Eusèbe de Césarée. Alexandrie surtout
veille jalousement sur la gloire d'Origène, depuis que
son disciple Denys est monté sur le siège patriarcal
(247-8). Tour à tour Théognosle, Piérius,, Didynie le
commentent au Didascalée; le patriarche Théophile
lui emprunte des armes pour comljattre l'anthropo-
morphisme des moines de Scété. L'Orient vit de sa
pensée; un traducteur infatigable, saint Jérôme,
entreprend de le révéler à l'Occident.
Tout change de face le jour où saint Epiphane,
évêque de Salamine en Cliypre, entre en lutte avec
Jean patriarche de Jérusalem, qui, après avoir prêté
aux hérétiques ariens et macédoniens une oreille
indulgente, ne cachait pas sa sympathie pour les
rêveries origénistes(394). Un premier avertissement,
donné à Jean par celui qu'on nommait en Orient « le
père des évêques », fut mal accueilli. L'ordination
sacerdotale de Paulinien, frère de saint Jérôme,
accomplie par Epiphane dans un monastère de Pales-
tine sur lequel Jean prétendait avoir des droits,
envenima la querelle. Bientôt saint Jérôme, puis
Théophile patriarche d'Alexandrie, se rangèrent aux
côtés de révoque de Chypre. Ruiin d'Aquilée, après
avoir essayé de soutenir en Palestine la cause de
l'origénisme, partait pour l'Occident où il espérait
trouver des appuis (397). Le pape Sirice ne lui était
pas très opposé ; mais son successeur Anastase (899-
4oi) allait se prononcer avec la plus grande énergie
contre Origène.
Il existe trois lettres du pape Anastasb relatives
à l'origénisme. La première est adressée à Simplicien,
évêque de Milan; la seconde, après la mort de Sim-
plicien (i5 août 4oo), à son successeur Venerius; la
troisième à Jean de Jérusalem. On trouvera la pre-
mière et la troisième, P.L., XX, p. 5 1-80 (la première
également parmi les lettres de saint Jérôme, P. l.,
XXII, 772-774; la troisième également parmi les œu-
vres de RuIin, P.L., XXI, 627-632); la seconde n'a
été éditée que de nos jours [Bibliophile helge, t. VI,
p. 123-129 (1871); texte meilleur dans la Heiiie
d'histoire et de littéiatiire religieuse, t. IV, p. 1-12
(1899)]. A Simplicien, Anastase signale le danger
de l'origénisme, qui lui a été dénoncé par Théophile
d'Alexandrie; il déclare condamner « Origène et ses
blasphèmes ». />./., XXII, 774 : Theophilits, frater et
coepiscopus noster,circa salutis comnioda non desinit
vigilare, ne Dei populus per diversas Ecclesias, Ori-
genem legendo, in magnas incurrat blasphemias...
Quidnuid est fidei nostrae conlruriiim ab Origène
quondam scriptttm, indicavimus a nobis esse alienum
atque piinitum... Quaedam capitula blasphemiae...
nos non suliim horruimus et indicavimus, terum et
si qua alia sunt ab Urigene exposita, cum suo auctore
pariler a nobis scias esse damnata. A Venerius, Anas-
tase rappelle la lettre précédente et le presse d'en
porter les prescriptions à laeonnaissancedes évêques.
Quant à Jean de Jérusalem, détaché de l'origénisme
et complètement retourné, il avait consulté le pape
pour savoir si Rufln ne méritait pas d'être condamné
avec Origène, dont il s'était fait le traducteur. Le
pape s'en remet à la conscience de son correspon-
dant. Si, en traduisant Origène, Rufin s'est pro-
posé de livrer ses erreurs à l'exécration du peuple
chrétien, il faut louer son zèle. Si au contraire il s'en
est fait le complice et le promoteur, on ne peut l'ex-
cuser. Provisoirement, le pape veut l'ignorer; à lui
de se faire absoudre, s'il peut, iv, P. L., XXI, 63o A :
Discere hoc loco libet quid agat in romanam linguam
ista translatio. Approbo si accusât auctorem et exe-
cranduni factum populis prodit, ut iustis tandem
odiis teneatur quem iamdudum fama constrinxerat.
Si l'ero interpres tantorum malorum consensuin
praeslat et legenda prodit in populos, nihil aliud
sui opéra laboris exstruxit nisi ut propriae \ élut men-
tis arbitrio haec quae sola, quae prima, quae apud
catholicos christianos yera fide iam exinde ab Apos-
tolis in hoc usque tempus tenentur, inopinatae titulo
assertionis everteret... — vi, p. 632 : flaque, frater
carissime, nmni suspicione seposita, Rufinum prupria
mente perpende si Origenis dicta in latinum translulit
ac probnvit, nec dissimilis a reo est qui alienis vitiis
praestat assensum . lllud tamen tenere te cupio, ita
haberi a nostris partibus alienum ut quid agat, ubi
sit, nec scire cupiamus . Ipse denique viderit ubi
possit absoh'i.
En Orient, la lutte allait se prolonger quelques
années. Elle mit aux prises saint Epiphane et Théo-
phile d'Alexandrie avec saint Jean Chrysostome,
élevé, le 26 février 398, sur le siège patriarcal de
Constantinople. Théophile avait autrefois goûté les
doctrines origénistes. Mais à la suite de démêlés
avec les moines d'Egypte, un revirement s'opéra
dans son esprit. Des rivalités existaient entre les
moines de Nitrie, généralement imbus d'idées origé-
nistes, et les moines de Scété, inclinant, dans un
sens diamétralement opposé, à une hérésie grossière,
celle des anthropomorphites. Théophile crut don-
ner satisfaction à ces derniers en les excitant contre
leurs rivaux. Les monastères origénistes furent dé-
truits. Plusieurs moines fugitifs, parmi eux les quatre
célèbres « Longs frères », cherchèrent un refuge à
Constantinople. Sous la seule inspiration de la cha-
rité chrétienne, Chysostome les accueillit, sans
1231
ORIGENISME
1232
d'ailleurs leur remire la communion de l'Eglise,
qne le patriarche d'Alexandrie leur avait ôtée. Mais
il écrivit à Théophile pour obtenir leur réconciliation.
Théophile, qui jalousait Chrj'sostome et avait vu de
mauvais tpil son élévation sur le siè^'e de Constanti-
nople, s'estima lésé par la protection donnée aux
moines de son obédience. Par l'initiative de Théo-
phile et d'Epiphane, et avec l'appui de l'irapéralriee
Eudoxie, qui ne pardonnait pas à Chrysostome la
liberté de son langage contre les mœurs de la cour,
uuconciles'assembla à Coustantiuople. Chrysostome
se vit attaqué comme fauteur d'origénisme. Il trouva
d'ailleurs un appui dans un groupe nombreux
d'évêques, entre lesquels on distinguait le vénérable
Théotiine, évêque de Tomes. Epiphane repartit pour
Chypre et mourut en arrivant au port. Mais les
ennemis du patriarche de Constantinople s'assem-
blaient, sous la présidence de Théophile, dans un
faubourg de Chalcédoine (Conciliabule du Chêne,
aofit 4o3). Chrysostome y fut condamné. Exilé par
l'empereur, puis rappelé l'année suivante pour quel-
ques mois, il mourut au cours d'un nouvel exil
(i4 septembre 407).
Le point délicat, dans le jugement à porter sur le
mouvement origéniste, fut toujours l'interprétation
dti Tlep't kpyfi-t. Cet ouvrage, qui s'intitulerait bien :
n Principes de la science de la foi », composé par
Origène probablement entre sa trente-cinquième et sa
quarantième année, n'était pas destiné au grand jour.
L'indiscrétion d'un ami, Ambroise, le livra au puJdic.
Plus tard, dans une apologie personnelle adressée au
pape Fabien, Origène devait se plaindre amèrement
du procédé. Nous pouvons bien l'en croire ; le chré-
tien loyal qu'était Origène n'aurait pas, de sang-
froid, lancé dans l'Eglise un écrit aussi téméraire,
aussi troublant. D'après ses déclarations expresses,
il convient d'y voir, non l'expression réfléchie de sa
croyance chrétienne, mais une rêverie de métaphysi-
que religieuse, où des points d'ailleurs fort graves
sont soumis à un doute méthodique par le penseur
qui cherche sa voie.
Malheureusement, pour juger le Periarchon, nous
ne possédons qu'une traduction latine, due à la
plume souvent arbitraire de Rufin, qui, dans sa pré-
face, avoue s'être permis çà et là de corriger la doc-
trine d'Origêne sur la Trinité d'après la doctrine
constante de ses autres écrits; d'éclaircir d'autres
passages, toujours d'après Origène lui-même. La tra-
duction de Ruûn fut exécutée en 3g8, après son
retour d'Orient. Son infidélité fut bientôt remarquée
à Rome ; Pammaque et Oceanus prièrent saint
Jérôme de donner une autre version, conforme à
l'original. Celte version, faite en 4oi, a péri, sauf
une cinquantaine de fragments qui permettent d'en
apprécier le très grand mérite et de redresser, sur
des points délicats, les entorses données au sens par
Ruûn. Nous disposons, en outre, de deux grands
fragments grecs, sauvés par saint Basile et saint
Grégoire de Nazianze, qui les insérèrent dans leur
Philocalie; et de quelque trente menus fragments,
conservés pour la plupart grâce aux anathèmes de
Justinien. Ces reliques ont été, de nos jours, recueil-
lies et mises en œuvre par une critique plus que
jamais rigoureuse. Ed. P. Koetscuau, dans Origenes
Werhe, t. V, Leipzig, rgiS.
Evagre du Pont et Didyme l'aveugle, morts avant
la fin du ivt siècle, n'étaient pas entrés dans l'orbite
de ces luttes. Nous retrouverons plus tard ces illus-
tres disciples d'Origêne associés aux condamnations
qui atteignirent la mémoire de leur maître.
Après la mort deRufln (4io),rorigénismesubit une
^elipse. Néanmoins, peu après le commencement du
= siècle, on constate l'existence de foyers origénistes
en Espagne : Paul Orose les signsle à saint Augus-
tin, qui écrit (4i5) : Ad Orosiiim contra Prise illianis-
tas et Origenistas.
Quelques-unes des tendances de l'origénisme
devaient se retrouver dans l'hérésie pélagienne. Au
milieu du v» siècle, l'historien Socrate donne encore
à Origène des éloges emphatiques. Antipater, évêque
de Bostraen Arabie, compose contre Origène un livre
destiné à une grande vogue; mais il faut descendre
jusqu'au vi» siècle pour assister à une renaissance de
l'origénisme. Cette renaissance se produisit dans les
monastères de Palestine.
Sur la controverse origéniste avant le concile de
Nicée, voir : pour l'attaque, saint Méthode (éd. G. N.
BOiWVETSCH, Methodius, Leipzig, 1917); — pour la
défense, saint Pampuilk, martyr, Apvlogia pro Ori-
gène (Paraphile, martyr sous Dioclétien en 809,
avait composé en prison une apolog'ie d'Origêne en
cinq livres, auxquels Eusèlte de Césarée en ajouta
un sixième; seul, le premier livre s'est conservé,
dans la traduction latine de Rufin, P. G., XVII);
Edsùbe, //. E., \l.
Sur l'âpre controverse qui éclata à la fin du iv' siè-
cle, voir: pour l'attaque, saint Epiphane, //«er., lxiv,
P. G., XLI, 1068-1200; plus, deux lettres conservées
en latin, Epp., li et xcj du recueil de saint Jérôme ;
saint Jérômb (d'abord favorable), Epp., xxxrn, lxi,
Lxn, Lxm, LXXXI, lxxxiî, lxxxiv, lxxxv, lxxxvi,
Lxxxviii, xcvii, xcix, cxxiv, cxxvii, cxxxni, P.L.,
XXII; Contra loannem Hierosotymitanu, ad Pamma-
chiiini; Apologiae adversiis libros Ru fi ni librilll, P.l..,
XXIII; Théophile d'Alexandrie, huit lettres (ou frag-
ments de lettres) en latin, dans le recueil de saint
Jérôme, lxxxvii, lxxxix, ic, xcn, xcvi, xcvrn, c,
cxiii; dans le mêmerecueil, lettre de pape Anastase,
xcv ; lettres diverses, Lxvn, Lxxx, Lxxxiii, xcin,
xciv ; saint Augustin, Epp., xL, 6, 9 (dans le recueil
de saint Jérôme, lxvii); Ai Orosium contra Priscillia-
nistas et Origenistas, P. L., XLII, 669-678; — pour la
défense, Rufi.v, Apologiae in S. liieronymum libri If;
Apologia'altera ad Anastasiiim papam, P.L.,XXl ; en
outre. Ad libros Origenis de Principiis praefatio,
P. G., XI; Epilogus in Apologeticum S. Pampkiti
martrris, seu De adulteratione librorum Origenis,
P. G'., XVII.
Peu après le commencement du vie siècle, le feu de
l'origénisme couvait dans les monastères de Palestine
soumis à l'obédience de saint Sabas. Il paraît avoir
été allumé par un moine syrien nommé Etienne Bar
Sudaili, qui avait dû séjourner dans les monastères
d'Egypte, et, avec des éléments empruntés les uns à
Origène, les autres à la Gnose, d'autres à la Kabbale,-
s'était composé une sorte de panthéisme niliiliste.
E.Kpulsé d'Edesse à cause de sa doctrine, il trouva un
refuge dans un monastère voisin de Jérusalem et y
répandit quelques-unes de ses idées. En l'année 5i4,
la Nouvelle Laure, près de Jérusalem, possédait un
groupe origéniste, dominé par l'influence d'un cer-
tain Nonnos (-f- 547). Une autre figure marquante de
la secte est Léonce de Byzance, vraisemblablement
distinct de l'illustre théologien de même nom, son
contemporain. Découverts et chassés par l'abbé Aga-
pet, lesorigénistes de la Nouvelle Laure s'installèrent
à proximité, épiant l'heure favorable pour reprendre
pied dans le monastère. Ils y réussirent après la mort
d'Agapel,en 620. Cependant le vénérable saint Sabas
commençait à s'inquiéter de leurs agissements. En
l'année 53i, il se rendait à Constantinople, emme-
nant avec lui Léonce de Byzance. Celui-ci en profita
pour faire profession ouverte d'origénisme. Sabas
l'expulsa aussitôt, et dans une audience de l'empe-
reur Justinien, saisi, dit-on, d'un mouvement pro-
phétique, promit au prince l'honneur de déraciner les
1233
ORIGENISMR
1234
trois hérésies d'Arius, de Nestorius etd'Origène. De
retour en Palestine, il mourait nonagénaire (5 dé-
cembre 532).
Après la mort de saint Sabas, l'origénisme fit de
rapides progrès. Il eut pour promoteurs principaux
Doiuitien.higumènedu moiiasLère Marlyrios,etTliéo-
dore Askidas, diacre de la Nouvelle Laure. Ces deux
moines vinrent à Constantinople et, en allichant un
grand zèle pour le Concile de Glialcédoine, appuyés
par le patriarclie Eusèl)e, réussirent à gagner la
faveur impériale. Domitien fut élu évèque d'Ancyre
en Galalie, Théodore de Gésarée en Cappadoce
(vers Ô37). D'ailleurs ils ne quittèrent guère la cour,
s'occupant d'y protéger les intérêts de l'origénisme.
Dans les laures de Palestine, la lutte était plus vive
que jamais. L'abbé Gélase, deuxième successeur de
saint Sabas (587), déployait une grande énergie :
quarante moines origénistes furent chassés du cloilre
de saint Sabas. Ils se réunirent à la Nouvelle Laure,
citadelle de l'origénisme. Pierre, patriarche de Jéru-
salem, cherchaità concilier les partis. Mais Ephrem,
patriarche d'Antioche, se prononça nettement contre
les origénistes et les anatliémalisa dans un synode
d'Antioche (été ô^a). Bientôt une députation pales-
tinienne allait à Constantinople porterplainte contre
les enseignements de la secte. Inviter l'empereur Jus-
tinien à se constituer juge de la foi, c'était le prendre
par son faible; d'autre part, le patriarche Menas ne
demandait qu'à battre en brèche l'influence gênante
de Théodore Askidas. L'empereur et le patriarche se
mirent donc d'accord pour porter un coup décisif à
l'origénisme. Vers janvier 5^3, parut un édit impé-
rial où la question doctrinale est abordée de front
(Voir Mansi, Sacroriim Coiiciliorum nova et amplis-
sima Collectio, t. IX, p. 488 D-533D). Les opinions
origénistes y sont exposées, et condamnées par l'Ecri-
ture et les Pères. Ordre est donné au patriarche de
réunir tous les évêques et higuniènes de passage à
Constantinople (Ivâiî/xsJKTy.;), et de les inviter à con-
damner par écrit Origène et sa doctrine. La même
lettre a été adressée à Vigile patriarche de Rome, et
à tous les autres évêques et patriarches, nommé-
ment à ceux d'Alexandrie et d'Antioche. Suit
ane liste de vingt-quatre cilationsplus ou moins tex-
tuelles dn Hep't KpyCjj, à titre de pièces justificatives;
puis dix propositions (zcpa/aia) à souscrire. Nous
traduirons ici ces dix anathématismes: — Mansi,
t. IX, 533; Denzingbh-Bann-wart", 2o3-2ii.
1, Si quelqu'un dit ou tient que les ftmes humaines
préexistèrent à l'état d intelligences et de saintes puis-
sances ; que, s'étant dégoûtées de la contemplation di-
vine, a'étant gâtées et par là refroidies dans l'amour de
Dieu, elles furent pour cette raison appelées ûmes et, pour
leur châtiment, plongées dans des corps ; qu'il soit ana-
thàme.
2. Si quelqu'un dit ou tient que l'âme du Seigneur pré-
existe et fut unie au Dieu Verbe avant l'incarnation et lo
naiisance virginale ; qu'il soit anathéme.
^!. Si quelqu'un dit ou lient que le corps de Notre-
Seigneur Jësus-CLrist fut d'abord formé dans les entrail-
les de la sainte Vierge, et (lu'ultérieurement le Dieu
Verbe, avec l'àme préexistante, s'y unit ; qu'il soit ana-
théme.
4. Si quelqu'un dit ou tient que le Verbe de Dieu s'est
fait semblahle à tous les ordres célestes, chérubin avec
les chérubins, séraphin avec les séraphins, en un mot,
qu'il s'est fait semblable à toutes les puissances supé-
rieure» ; qu'il soit analhème.
•ï. Si quelqu'un dit ou tient qu'a la résurrection les
corps des hommes se relèveront sous la forme sphérique,
»''! nie que nous nous relèverons dans l'attitude droite,
qu'il soit anathéme.
6. Si quelqu'un dit que le ciel, le soleil, la Inné, les as-
tres et les eaux au-dessus du ciel sont des puiseancea ani-
mées et matérielles; qu'il soit anathéme.
7. Si iiuelqu'un dit ou tient que le Seigneur Christ, dans
le siècle à venir, sera crucilié pour les démons, comme il
le fut pour les hommes; qu'il aoit anathéme.
8. Si quelqu'un dit ou tient que la puissance de Dieu
est bornée ou qu'elle a créé seulement ce qu'elle pouvait
embrasser; qu'il soit anathéme.
y. Si quelqu'un dît ou tient que le cliàtimcut des démons
et des hommes impies est temporaire et prendra fin
quelque jour, ou bien qu'il y aura une restauration des
démons ou des hommes impies ; qu'il soit anathéme.
10. Anathéme à Origène, surnommé Adamantios, qui
a émis ces propositions, et à ses dogmes abominables,
maudits et criminels, ainsi qu'à toute personne qui lesap-
prouverait, les défendrait ou oserait jamais en quelque
mesure les faire siens.
Tout l'épiscopat oriental souscrivit ces anathé-
matismes, le pape Vigile les souscrivit aussi, au té-
moignage de Cassiodore qui, vers 544, écrivait dans
son De institutione di\inurum litlerarum, i, P. L.,
LXX, un D: Hune (Origenem) licet loi Patrum impu-
gnet auclorilas, praesfnti laineii U-mjiore et a Vigilio
papa viro heatissimo denuo constat esse damnatum.
Au lendemain de la humôo; 'e-j^-riwjiy. de 543, l'origé-
nisme pouvait sembler frappé à mort. Mais la sou-
plesse de Théodore Askidas atténua le coup. Avec
tous les évêques présents à Constantinople, il signa
les dix anathématismes ; Domitien d'Ancyre signa
également; et leur position à la cour fut plus forte
que jamais.
Théodore ne tarda pas à prendre une revanche en
détournant la théologie agressive de l'empereur vers
la condamnation de Théodore de Mopsueste, assez
généralement réputé ennemi de l'origénisme. Avec
l'appui de l'impératrice Théodora, on réussit à per-
suader à Justinien que le sur moyen de réconcilier
tous les monophysites avec le concile de Ghalcédoine
était d'abattre les restes de l'hérésie nestorienne, par
la condamnation de Théodore et de ses écrits, de la
lettre <lu Persan Ibas à Maris, enfin des écrits de
Théodoret contre les douze anathématismes de saint
Cyrille. C'est la fameuse affaire des Trois chapitres
— trois groupes d'écrits répréhensibles, mais non
formellement hérétiques.
Peu après l'acte de 543 contre l'origénisme, parut
un nouvel acte impérial contre les Trois chapitres.
Le texte ne nous a pas été conservé. Mais nous sa-
vons qu'il déplut fort aux patriarches Menas de
Constantinople, Zo'ile d'Alexandrie, Ephrem d'An-
lioclie, Pierre de Jérusalem. En somme, Théodore
Askidas avait atteint son but, qui était de mettre
ses adversaires en fâcheuse posture. Pourtant tous
se décidèrent à signer le texte impérial, Pierre de
Jérusalem sous la menace de déposition. Le pape
Vigile résista plus longtemps. Mandé à Constanti-
nople, où il arriva le 25 janvier 54^, il lutta pendant
six ans et demi, avant de donner an décret conci-
liaire de 553 contre les Trois chapitres une appro-
bation soigneusement limitée.
Sur la question origéniste, le pape Ut moins de
difficultés. 11 avait souscrit les dix anathématismes
de 543; il souscrivit également les quinze anathé-
matismes de 553, dont il nous reste à parler.
L'eil'ervescence origéniste en Palestine alla crors-
sanl au cours des années 543-553. Les origénistes de
la Nouvelle Laure, forts de l'appui de Théodore Aski
das, ne cessaient de molester les moines de la Grande
Laure ; un jour ils donnèrent l'assaut à l'hospice des
pèlerins, et il y eut mort d'homme. Dans sa détresse,
l'abbé de la Grande Laure, Gélase, se tourna vers
l'empereur. Il partit pour Constantinople; mais,
découragé par l'accueil qu'il y trouva, rebroussa che-
min. Vers le même temps, février 54;;, nu origéniste
nommé Georges pénétrait dans la Grande Laure à
main armée, et prenait possession de l'higuraénat.
Une persécution s'ensuivit ; les orthodoxes diu-ent
1235
ORIGENISME
1236
quitter la place, parmi eux le vénérable Jean Hésy-
cliaste, âgé de g3 ans. Ce jour-là même, Nonnos mou-
rut subitement. Après sept mois, l'abbé Georges était
expulsé par les siens et la paix rentrait au monas-
tère. On vit alors le parti origéniste se scinder en
deux caraps. Ceux de la Nouvelle Laure étaient trai-
tés par ceux de la Grande Laure d'iVo;//;i!;Toi, parce
que leur doctrine tendait à effacer la distance infinie
qui sépare le Christ des créatures : c'étaient les radi-
caux de l'origénisme. A d'autres on donnait les
noms — plus obscurs pour nous — de tt/jwtîxtiïtki
et de T£T/3aôrrac. Au milieu de ces luttes, un rappro-
chement se produisit entre les orthodoxes et les
origénistes modérés : les uns et les antres convin-
rent d'unir leurs forces contre le parti extrême.
L'abbé Conon, higumène de la Grande Laiire, et
l'abbé Isidore, higumène de la Laure de Firniinios,
se rencontrèrent sur la montagne de Sion; Isidore
renonça solennellement à la doctrine origéniste de
la préexistence des âmes. En septembre 552, tous
deux prenaient le chemin de Constantinople, pour
présenter à l'empereur leurs communes doléances
contre les origénistes irréductibles. Au mois d'octo-
bre, Pierre, patriarche de Jérusalem, mourait; les
gens de la Nouvelle Laure. en voulant lui donner un
successeur de leur choix, achevèrent de tout brouil-
ler et d'indisposer l'empereur contre l'origénisme.
Le crédit de Théodore Askidas baissait décidément.
Conon et ses compagnons tirent agréer de l'empe-
reur, pour le siège de Jérusalem, Eustochios, économe
de l'Eglise d'.\lexandrie, alors présent à Constanti-
nople. Vers le commencement de janvier 553, Eus-
tochios partit pour prendre possession de son siège;
de Palestine, il envoya des évêques et des bigumènes
pour le représenter au Concile général, qui allait se
réunir au sujet de l'affaire des Trois chapitres.
Les délibérations du V" concile sur les Trois cha-
pitres occupèrent huit sessions, du 5 mai au 2 juin
553. Les Actes, qui nous sont parvenus dans une
.incienne traduction latine, ne font aucune mention
de délibérations conciliaires relatives à Origène;
mais à deux reprises, dans les discussions de la
y session et dans les analhématismes déQnitifs
(Mansi, t. IX, 272 D et 384 B, anath. 1 1), le nom d'Ori-
gène est prononcé sous un anathème. Il n'est pas
douteux que le V' concile ait eu à s'occuper d'Ori-
gène; mais le nom d'Origéne ne Ugurait pas au pro-
gramme olliciel de la convocation, faite seulement
en vue de l'affaire des Trois chapitres. Aussi l'exa-
men de la question origéniste, fait, pour ainsi dire,
hors cadre, vraisemblablement durant les mois de
mars et d'avril, ne prit-il pas, aux yeux des contem-
porains, comme il n'avait pas dans l'intention de
Justinien, toute l'importance qu'avait le débat sur les
Trois chapitres. Quoi qu'il en soit, c'est an V' concile
qu'appartiennent les quinze anathématismes publiés
au xvu* siècle par Pierre Lambeck. Ils furent
souscrits par les Pères de concile, puis par tous les
évèques d'Orient, à l'exception du seul Alexandre
évéque d'Abyla, qui, pour ce fait, fut déposé. Comme
pour les anathématismes de 543,1a sanction du pape
Vigile paraît avoir été demandée et obtenue. Nous
traduirons encore cette série d'anathéniatismes, en
faisant ol>server la très grande différence qui existe
entre eux et ceux de 543.
rjvooi'j y.«vyj£i 0£za~£'vT£.
Publiés poiirla première fois par P. Lambeck, Comment
tar. de augustUsuna Bibl. Caesarea Viudobou .^ Liber VIII,
p. 435-438, Vindobonae 1679, ces canons ont été repro-
duits par diverses collections conciliaires; voir Mansi, IX,
p. 396-400. On les trouvera notamment chez Denzinger-
Stahl, Enchin'dion'', n. 187 à 201. Une collation très
soignée de l'unique manuscrit { Vindobonensis Caesareus
hist. 7) a été exécutée par G. Pfeilschitter à lintention
de Fr. Diekamp, et publiée par celui-ci dans ses Orige-
nislische Streilighcilen^ p. 90-96. Le texte de Lambeck
(et de Denzinger) était parfois inintelligible; celui de
Dieljamp l'amende très heureusement Comme les Orige-
niitische Streiligkeilen sont accessibles à peu de lecteurs,
on nous saura sans doute gré d'emprunter k cette publi-
cation les variantes essentielles à l'intelligence du texte.
— Can. 2, aÙTàç, ms. aùriv, Diekamp, «ÙTsJç. — Can. G,
6:r,-riç, foiîTo'v, ms.; Diekamp : ■/!Jr,r6i, -/iv-nTo-j. — Can. 7,
â/£7;TKVTa tiy.zK ■/c-.cfj.ijtfj, ms., Dielcnmp : iUnsK-jra. tvjv ci; jiaai
•/£v«//Év/jv. — Can. 14, aTant tutot»??, ajouter : r.vj.
1. Si quelqu'un défend la fabuleuse préexistence des
âmes et en conséquence la monstrueuse restauration;
qu'il soit anathème.
2. Si quelqu'un dit que tous les êtres raisonnables
furent produits à l'état d'intelligences incorporelles et
immatérielles, sans nombre et sans nom, ne faisant qu'un
par l'identité d'essence, de puissance et d'énergie et par
l'union au Dieu Verbe et la connaissance; que s'étant
dégoûtées de la contemplation divine, elles déchurent
chacune à proportion de son inclination en bas, et revê-
tirent des corps plus ou moins subtils et recurent des
noms, attendu qu il y a, entre les puissances supérieures,
des dilîérences de noms et de corps ; que par suite les
unes devinrent chérubins, les autres séraphins, les autres
principautés, puissances, dominations, trônes et anges
et autres ordres célestes, sous divers noms ; qu'il soit
anathème.
3. Si quelqu'un dit que le soleil, la lune et les astres,
appartenant à la même unité des êtres raisonnables, sont
devenus ce qu'ils sont par déchéance ; qu'il soit anathème.
4. Si quelqu'un dit que les êtres raisonnables, s'étant
refroidis dans la charité divine, furent revêtus de corps
grossiers coaime les nôtres et reçurent le nom d'hommes;
que les plus pervertis furent revêtus de corps froids et
ténébreux et sont appelés démons ou esprits du mal ; qu'il
soit anathème.
5. Si quelqu'un dit que de la condition d'ange ou
d'archange on peut déchoir à la condition d'âme, de la
condition d'Ame à celle de démon ou d'homme, et que de
celle d'homme on peut revenir à celle d'ange ou de démon,
fiifin que chaque ordre céleste est composé en totalité
d'êtres supérieurs ou d'êtres inférieurs, ou encore partie
d'êtres supérieurs, partie d'êtres inférieurs; qu'il soit
anathème.
6. Si quelqu'un dit que la race des démons a une
double origine, recrutée en partie d'àmes humaines et en
partie d'esprits supérieurs déchus; qu'une seule intelli-
gence, de toute l'unité primitive des êtres raisonnables,
persévéra immuablement dans l'amour et la contemplation
de Dieu, devint Christ et Roi de tous les êtres raisonna-
bles, s'éleva au-dessus de toute nature corporelle, du
ciel, de la terre et de tous les intermédiaires; qu'ainsi le
monde, renfermant les éléments primordiaux de sa
substance : sec, humide, chaud, froid, et l'exemplaire
d'après lequel il fut formé, prit naissance; que ce n'«st
point la très sainte et consubstantielle Trinité qui forma
le monde et en est l'auteur; mais que l'esprit ouvrier,
préexistant au monde et lui donnant l'être, est l'auteur
du monde; qu'il soit anathème.
7. Si quelqu'un dit que le Christ, dont il est écrit qu'il
existe en forme de Dieu, uni au Dieu Verbe avant tous
les temps, s'est en ces derniers jours anéanti en se
faisant homme, que le Christ ayant pris en pitié les élé-
ments multiples déchus de la même unité, et voulant les
réhabiliter, a passé par toutes leurs conditions, revêtu
divers corps et pris divers noms, se faisant tout à tous,
ange parmi les anges, puissance parmi les puissances,
et ainsi paimi tous les autres ordres ou genres d'êtres
raisonnables s'est transformé à la mesure de chacun;
qu'ensuite il a participé comme nous à la chair et au
sang et s'est fait homme parmi les hommes ; au lieu de
reconnaître que le Dieu Verbe s'est anéanti en se faisant
homme: qu'il soit anathème.
8. Si quelqu'un conteste que le Dieu Verbe, consubstan-
tiel nu Dieu Père et Saint Esprit, fait chair et homme,
une des personnes de la Sainte Trinité, soit proprement
Christ, et pas seulement au sens large à cause de l'in-
telligence qui s'est anéantie, qui est unie au Dieu Verbe
et (seule) proprement appelée Christ: s'il prétend que
1237
ORIGENISME
1238
celui-là est par celle-ci Christ, et celle-ci par celui-là
Dieu; qu'il soit anathème.
9. Si quelqu'un dit que ce n'est pas le Verbe de Dieu
incarné, d'une chair animée par une àme raisonnable et
intelligente, qui descendit aux enfers et remonta en pur-
tonne au ciel, mais que c'est l'intelligence qu'en leurs
blasphèmes ils appellent proprement Christ, [vroduit par
la contemplation de la Monade (divine), qu'il soit ana-
thème.
10. Si quelqu'un dit que le corps du Seigneur ressuscité
eit éthéré et de forme spliérique; qu'il en sera de même
des autres corps ressuscites; que le Seigneur le premier
déposera son corps et que ])ai-eillement tous les corps s'en
iront dans le néant; qu'il soit anathème.
11. Si quelqu'un dit que par le jugement ù venir il faut
entendre I anéantissement des corps, et assigne comme
dénouement h la fable (de ce monde) la nature immaté-
rielle, en sorte que rien ne subsiste des éléments de la
matière, mais l'intelligence nue; qu'il soit anathème.
12. Si quelqu'un dit que les puissances célestes et tous
les hommes et le diable et les esprits du mal seront unis
purement et simplement au Dieu "Verbe, tout comme
l'intelligence qu'ils appellent Christ et qui, existant en
forme de Dieu, se serait anéantie, selon eux, et que le
règne du Christ prendra fin; qn il soit auatlième.
13. Si quelqu'un dit qu'il n'y aura aucune différence
entre le Chi-ist et tout autre être raisonnable, soit pour
l'essence, soit pour la connaissance, soit pour l'infinité
de puissance et d'énergie; mais que tous seront à la
droite de Dieu comme leur prétendu Christ, comme ils
étaient dans leur fabuleuse préexistence; qu'il soit
anathème.
14. Si 'quelqu'un dit que tous les êtres raisonnables
seront réduits h l'unité par la disparition des hypostases
et des nombres en même temps que des corps; que la
connaissance des êtres raisonnables aboutira à la destruc-
tion des mondes, à l'abandon des corps, à la suppression
des noms, qu'il y aura identité d'hypostaKes ainsi que de
connaissance et que, dans la fabuleuse restauration, il n'y
aura que des intelligences nues, comme dans leur absurde
préexistence; qu'il soit anathème.
15. Si quelqu'un dit que 1 avenir des iîitelligences sera
identique à leur passé, avant leur descente et leur chute,
en sorte que le commencement réponde à la fin, et que la
fin soit la mesure du commencement; qu'il soit ana-
thème.
Sur les luttes origénistes du yi" siècle, notre
meilleure autorité est Cyrille db Scythopolis, bio-
graphe Je S. Sabas. Voir Vita Sahae, éditée par
J.-B. CoTBLiBR, Ecclesiae graecae Moiiumenta, t. III,
p. 220-376, Paris, 1688; rééditée en grec, avec une tra-
duction slave du xiii" siècle, par N. Pom.ialo\vskij,
S. Pétersbourg, 1890. Cyrille de Scythopolis (f 558?)
a jalonné de dates jjrécises la carrière de saint Sabas
(•}- 5 décembre 53a) et poursuivi l'histoire des luttes
origénistes jusqu'à l'année 555, pour montrer l'ac-
complissement d'une parole prophétique attribuée à
son héros. Il nous donne le moyen de reconstituer
cette époqueet, en particulier, d'opérerle discernement
entre les deux fériés de 9 (10) et de i5 analhéma-
tismes, dues à l'initiative de Justinien. La première
est inséparable de la Lettre à Menus qui la motive,
lettre qui nous a été conservée par une tradition
littéraire très ferme. Elle a été sanctionnée par le
Bynode local de 5^3. La deuxième se donne expres-
sément comme la pensée de i65 Pèresdu V concile;
elle n'a rien de commun avec le patriarche Menas,
mort le 2^4 août 502, plus de huit mois avant l'ouver-
ture oiricielle de ce concile; d'ailleurs elle co'incide
très exactement avec une lettre de Justinien au V
concile, qui nous a été conservée par le moine Geor-
ges Hamartolor, historien du ixi* siècle (Chroriicon,
IV, ccxviii, P. G., ex, ■jSo C-784 B; même texte chez
Cedrenos, llistoi-iaritm Cumpendium, P. G., CXXI,
920 D-724 D- Juxtaposition des i5 analhématismes et
de la lettre, chez Diekamp, Origenistische Streiiig-
keiten,Y). 90-9;;).
Autrefois on tenait pour certain que le 'V" Concile
œcuménique avait délibéré sur Origène et l'avait
condamné ; d'autant que plusieurs conciles subsé-
quents font allusion à cette condamnation et la re-
nouvellent. Otte conliance fut ébranlée par la publi-
cation, que lit Sunius, en lôfi'j, des Actes du Ve con-
cile, oii l'on ne trouve pas trace de ces délibérations.
Ces Actes font allusion (v' session, Mansi,IX, 272 D)
à un anathème récent, qui est expressément renou-
velé (vin* session, anath.ii, (i((/., 38iJ B). Mais comme
on n'en voyait pas l'origine, on a parfois supposé
que l'anatlième remontait à l'année 5/(3.
Cette solution, inaugurée par Henri de 'Valois,
reprise parllEFELE, ne peut se soutenir, carie synode
œcuménicjue de 553 est une tout autre personne mo-
rale que le synode local de 543. Les Actes portent,
Mansi, IX, 272 D : Necnuii eliam Origeriein et si ad
tempora Theophili sanctae memoiiae vel supeiius
aliquis recurreril, post mortem ini'eniet anatlientati-
zatiim : rjiiod eliam nunc in ipso fecit et vestra sanc-
titas et Vigilius religiosissimus papa antiqiiioris Ro-
mae. Il faut donc nécessairement admettre qu'avant
cette date une condamnation d'Origène par le même
V concile était intervenue. Tout concourt à prou-
ver que cette condamnation précéda l'ouverture of-
ficielle du concile, convoqué à propos des Trois
chapitres (Ad. Jûlicher, Tlieol. I.iteraturzeitiing,
igoo, p. lyG, soutient le contraire; mais je ne puis le
comprendre). C'est sans doute pour cette raison que
les Actes ofliciels du concile, tout entiers relatifs à
l'affaire des Trois chapitres (5 mai-2 juin 553), ne
s'étendent pas surl'origénisme : cette question a dû
être liquidée en mars ou en avril, et comme elle n'a-
vait pas figuré au programme olliciel de la convoca-
tion, la décision ne fut pas enregistrée à titre de dé-
cret conciliaire; mais on ne laissa pas de solliciter
l'approbation dupape Vigile, nous venons de le voir.
Et c'est bien cet acte du Y" concile que 'confirment
divers conciles subséquents : concile de Latran sous
Martin I (6^9), can. 18, Mansi, X, 1157 B; Vie concile
œcuméniqui- (G80), Art., xviir, Mansi, XI, 632 E; con-
cile in Triillo (692), can. t, Mansi, XI, 937 C; VU"
et VIII« conciles œcuméniques (787 et 870), Mansi,
XII, io38E, XIII, 377B et XVI, 180 DE. Le Liber diur-
niis Pontificum liontanornm, attestant le cérémonial
usité à Rome durant la première moitié du vin^ siè-
cle, rapporte la formule d'une profession de foi dite
par le pape lors de son sacre; après une allusion au
Ve concile (ccuménique, on lit {P. I ,, CV, 49 B- —
cf. éd. Th. Sickkl, Vindobonae, 1899) : In hoc Ori-
genes, cuni impiis discipulis et sequacihus Didymo
et Evagrio, et qui creatoreni omnium Deum et om-
nem ralionaleni eius creatiiram gentilibus fabulis po-
secuti sunt, aeleriiae sunt condemnationi suhmissi.
Le fait d'une sentence rendue par le V concile
œcuménique contre certaines doctrines d'Origène,
contre sa personne et quelques-uns de ses plus illus-
tres disciples, n'est pas seulement supposé par les
grands conciles du vu', du vin'' et du ix" siècles; il
est garanti par des témoignages conlenii)orain3. Dès
557, CYHtLLiîDE ScYTHoroLis affirme que le Ve concile
a frappé d'un commun anathème Origène et Théo-
dore de Mopsueste, avec l'enseignement de Didyme et
d'Evagre sur la préexistence des âmes et la restau-
ration universelle. Il écrit, Vita Sabae, p. 374 :
Tî34 TOi'vuv Kyiv-i y.y.l oi/.ouiJ.v/i/.f,t Tr£ij.7ïT/:4 auviëou h Kwvstkvti-
vcuTTO/ît 7Vvt/.ûpoi'7S£t^r,^^ y.Oi'jCi zO( XK^oiwtfj '/.v$\nie.Çlr,BtYsa.v
wjr/Mli-y.Ti Cifjf/évrii; T£ zai 0£C('i5w/5O; è Mo'pisusTriv.^^ xv.i tv. Tispl
On admettra dilTicilemenl que, si près des événe-
ments, la vérité historique ait été déformée par la
tradition de Jérusalem. La tradition d'Antioclie nous
est rapportée par Evagre le Scolastiquk, témoin
orthodoxe et véridique, qui avait dix-sept ans à
1239
ORIGENISME
1240
l'cpoque du concile et en résume l'histoire en homme
qui a les Actes sous les yeux. Il raconte que les hi-
gumènes Euloge, Gonon, Cyriaque et Pancrace ayant
déposé des mémoires contre l'origénisme, Juslinien
saisit le concile de la question, en lui communi-
quant, outre ces mémoires, la lettre qu'il venait d'a-
dresser à Vigile. Ue ces pièces, il résultait qu'Origène
avait mêlé à la pure doctrine des Apôtres la démence
des Grecs et des Manichéens. Le synode anatliématisa
Origène et réprouva ses adhérents. //. Ë.,IV,xxxviii ,
P. G., LXXXVI, 2, p. 27'j6-2';77 A. Des témoignages
à peine postérieurs, comme celui du chroniqueur la-
tin Victor dr Tun.vuna, établissent que la dillérence
mise apparemment par le concile entre la personne
d'Origène etcelle desesprincipauxdisciples,yas'obli-
térant au vu» siècle; elle n'existe plus pour saint
SoPHRONE DE JÉRUSALEM (634), pour l'empcreur Héra
clius et autres. Le concile de Latran, en ô/Jg, efface
toutes lesnuanc"S.
Comme pour la sentence de 5^3, la sanction du
pape Vigile fut demandée pour la sentence de 553.
On a vu plus haut que, d'après les .\ctes latins du
concile, cette sanction fut obtenue (Mansi, IX, 272 D).
Il n'y a pas lieu de révoquer en doute ce témoignage,
consigné dans une version latine destinée à faire foi
en Occident et où le mensonge, sur un tel fait, pou-
vait difficilement se glisser. Seulement il y a lieu de
remarquer la date de cette sanction papale et d'en
préciser la valeur. D'après le propre témoignage des
Actes, la sentence contre l'origénisme fut soumise à
la sanction papale avant les délibérations sur les
Trois chapitres. De là vient sans doute que les suc-
cesseurs du pape Vigile, Pelage I", Pelage H, saint
Grégoire lu Grand mentionnent l'œuvre du V con-
cile sans faire aucune allusion à la condamnation
de l'origénisme. Les quinze anathématismes (dont
nous admettons l'authenticité) furent présentés au
pape Vigile avant la sentence contre les Trois cha-
pitres, et sans doute à un rang inférieur ; cette ques-
tion, n'ayant pas ligure au programme officie! des
délibérations, resta plus ou moins en dehors de
l'œuvre ollicielle du concile.
Concluons que le V concile œcuménique, à l'exem-
ple du synode local de 543, s'occupa d'Origène; qu'il
prononça un anathème, atteignant sa doctrine, sa
personne et quelques-uns de ses disciples; que cet
anathème reçut la sanction papale; qu'il fut renou-
velé, pendant des siècles, par des conciles œeuméni-
(jues et par les papes en la profession de foi de leur
sacre.
Quelle en est la portée? Avant tout, il faut distin-
guer la question de doctrine et la question de per-
sonnes. La question de doctrine est au premier plan,
et les personnes ne tombent sous l'anathème que
dans la mesure où elles sont supposées adiiérer aux
doctrines réprouvées ; ni le V« concile ni ceux qui
lui firent écho n'ont prétendu définir qu'Origène avait
adhéré à ces doctrines avec un esprit hérétique.
Cette observation vaut a fortiori pour les disciples
d'Origène, Evagre et Didyme, dont les doctrines
seules furent primitivement mises en cause, et dont
les personnes ne furent associées à l'anathème
qu'ultérieurement, à une date difficile à préciser.
Quant aux doctrines, ni l'œuvre du concile local
de 543, ni même l'œuvre e.rtraconcilinire dvi concile
oecuménique de 553 n'a été transformée en définition
de foi proprement dite par le seul fait d'une sanction
papale dont la réalité même demeure enveloppée
d'obscurité. Quoi qu'il en soit, le V" concile œcumé-
nique a prononcé contre Origène un anathème global
et les conciles suivants l'ont répété.
Sur toute cette histoire, nous avons suivi de près
le solide et instructif mémoire de Fr. Diekamp, Die
origenistischen Slreitigkeitcn im F/''" Jahrhundert
und der V" allgaineine Concil. Munster i. VY., 1899.
Voir aussi F. Prat, Origine; le théologien et Vexé-
géte, p. Li-LX. Paris, 1907.
L'affaire des Trois chapitres semble bien avoir été
un coup monté par Théodore Askidas pour conjurer
la ruine de l'origénisme. La diversion manqua son
but. Au lendemain du décret rendu par le V concile
et de son acceptation moralement unanime par l'épi-
scopat oriental, l'origénisme palestinien avait vécu.
Néanmoins les tendances origénistes étaient compri-
mées plutôt que mortes. L'histoire de leurs multiples
renaissances déborde le cadre du présent article. On
en trouvera quelques linéaments chez J. Denis, La
philosophie d'Origène, ch. x : Origène au VF siècle
et jusque dans les temps modernes.
Au regard de la postérité, Origène se présente
avec un cortège imposant d'admirateurs. Ce sont,
parmi ses disciples immédiats, saint Grégoire Thau-
maturge, saint Denys d'Alexandrie, saint Firmilien
de Césarée; puis les évêques Alexandre de Jérusalem
et Théoctiste de Césarée en Palestine, qui lui ont
conféré le sacerdoce; des Alexandrins comme Théo-
gnoste et Piérius; plus tard, saint Pamphile martyr,
saint Victorin de Pettau, Eusèbe de Césarée; les
grands Cappadociens, saint Basile le Grand et saint
Grégoire de Nazianze qui compilrnt la Philocalie,
saint Grégoire de Nysse qui s'assimile largement la
pensée origéniste, Euzoïus de Césarée, Evagre du
Pont; en Eg}'pte encore, saint Alhanase, saint Isi-
dore de Péluse, Didyme; ailleurs, Tite de Bostra,
Jean de Jérusalem à ses débuts, saint Jean Ghry-
sostome, saint Théotime de Tomes, Pallade ; des
Latins comme saint Hilaire, saint Eusèbe de Verceil
et saint Ambroise, qui s'enrichissent de ses dépouilles,
Rufin surtout. Les adversaires sont plus rares, dans
cette période primitive. On hésite à ranger parmi
eux saint Pierre d'Alexandrie; mais il faut sûrement
compter saint Méthode d'Olympe, saint Eustathe
d'Antioche, saint Ei)iphane, saint Jérôme, Théophile
d'Alexandrie; puis, aux confins de l'hérésie, Marcel
d'Ancyre; au delà, Aétius, Apollinaire, Théodore de
Mopsuestc. « Etrange destinée que la sienne! 11
s'éteint à Tyr, loin de sa patrie d'adoption, et ne
peut pas même jouir en repos de l'exil qu'il s'est
choisi. Il arrive aux portes du martyre sans pouvoir
en cueillir la palme, comme Hippolyte, comme Lu-
cien, dont le sang a lavé les erreurs. Maître des
plus grands docteurs, il n'en a pas lui-même reçu
l'auréole, et son nom reste à travers les siècles une
pierre de scandale et un signe de contradiction. »
F. Prat, Origène, p. xxxix.
IL Doctrines origénistes. — Dans celte exposi-
tion, nous prendrons tout d'abord pour guides les
deux formulaires de Justinien.
En vain essaierait-onde faire co'incider la doctrine
des i5 anathématismes de 553 avec celle des 10 ana-
thématismes de 543. Sur quelques points sans doute
il y a coïncidence; mais sur d'autres, la doctrine
flétrie en 553 déborde largement la doctrine flétrie
en 543. Les anathématismes de 543 s'adressent, dans
l'ensemble, à la doctrine du Periarchon; ceux de
553 s'adressent à une autre doctrine, non plus im-
médiatement reçue d'Origène, mais directement
puisée aux sources pythagoriciennes et platoni-
ciennes. Avant de descendre au détail, nous montre-
rons par un tableau synoptique comment les erreurs
dites origénistes se trouvent reparties dans cesdeux
documents. Elles peuvent se ranger sous dix-sept
chefs; une première colonne contient les références
aux anathématismes de 543, une deuxième colonne
les références à ceux de 553 ; on voit aussitôt qu'une
1241
ORIGENISME
1242
très Torle proportion appartient exclusivement à la
deuxième série.
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i 0eÔs A&-/04 X/îtîTO^ XKT«-
ypr,T7ixGi^^ oO y.jptoi^
TCÔV ffW/iKTOJV cÛTe;.
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/KzTwç TravTa^ xkc Tzépt/,^
"£7S'3ÔiXt TY,i ^Katluff.Ç TOU
X^tCTOJ
Où5i /xi'c.v "e^et 6 X/sioràç Tt^ôç
oùck iv Ttfjy )/iyty.'7yj Oiv.oop&.y,
.2.3.
3.
4.
5.
6.
.2.3.4. i3.
2.3.4.
10.
3.
I . i4. >5-
2. 12. l3. l4. 1
G.
7.9.12.
12.
i3.
i" La préexistence des âmes.
Doctrine capitale Uans la pensée d'Origène, qui ne
voit pas moyen d'expliquer autrement la diversité
des destinées entre les êtres raisonnables. 11 admet
que tous sortirent des mains de Dieu égaux en fait
et en droit ; l'usage différent qu'ils firent de leur li-
bre arbitre créa des litres à une inégale répartition
des dons divins. Par cette hypothèse on sauve, en
même temps que la justice divine, l'unité spécifique
de la race liuinaine, méconnue par les gnostiques.
Voir, parmi beaucoup d'exemples, Periui'clion, II,
VIII, où la question de l'àme est étudiée dans toute
son ampleur; ihid,, ix, 6, Koetscuau, p. 170, 12-17:
Oiia raliune neque Creator iniustiis videhiliir, ciim
secundumpraecedentes causas promerito unumquem-
qite disirihuit, neque forlnila uniuscujusque nascendi
vel félicitas vel infelicilas puiabitur, vet qiialiscum-
(jue acciderit illa condicio, neque diversi crealores
vel dit'ersae naturae credeniur animarum. — IIuet,
Orif;enianii, 1. Il, c. 11, q. 6, 4'^! Capitaine, De Ori-
genis elhicu, Appendix i. — Une idée si étrangère
à la révélation chrétienne ne devait pas s'implanter
sans protestation. Dès le commencement du iv siè-
cle, à Alexandrie, on voit qu'elle était battue en
brêclie pas saint PiEunB, le patriarche martyr. Uad-
FORD, Three teachers of Alexandria, p. ^S-^ô.
2° liefriiidissement des âmes, entraînant leur chute
d-ans des corps.
Idée intimement liée à la précédente : pour s'être
refroidies dans l'ardeur de la contemplation et de
l'amour divin, les pures intelligences se sont vues
liées à des corps plus ou moins grossiers : l'àme est
essentiellement la substance intelligente déchue,
liée à un corps et en travail de relèvement. Le
nom grec de l'àme, ilu;^<i, exprime précisément
cette idée de refroidissement : ^\jy;o a re/rigescendo,
traduit llufin. Voir encore J'eriarchon, H, viii, 3.
— IIUBT, Origeniana, II, 11, q. 0,5°.
3" Le corps du Christ formé antérieurement à son
union à l'àme.
En général, selon la doctrine d'Origène, les corps
préexistent aux âmes qui viennent les animer. Il
applique ce principe spécialement aux corps célestes,
l'eriarclion, 1, vu, 4. ô. Il l'applique également au
corps humain (iiid.).h. cette loi générale, le corps du
Christ ne fait pas exception. Cela ressort do divers
textes sur l'Incarnation, tels que Contra Celsum, I,
XXXII, XXXIII. KOETSCHAU, t. I, p. 84.
4" Le Christ parcourant les divers ordres célestes,
se faisant tour à tour semblable à chacun d'eu.r.
D'après cette idée, répandue dans toute l'œuvre
d'Origène, le Christ, avant l'Incarnation, aurait
apparu chérubin aux chérubins, séraphin aux séra-
phins, et ainsi à tous les ordres célestes, se faisant
successivement tout à tous, avant d'apparaître
homme aux hommes. Voir In Gen., Hom., vin, 8,
/'. G., XII, 3o8 A; Lu Ml., t. XV, vu, P. G., XUI,
1272 A; In loan., t.I, xxxiv, /".G., XIV, 81 (Preuschen,
p. 39); Jn nom., 1. 1, IV, P. G., XIV, 848 A; cf. Contra
Celsum, VIII, lix, P. G., XI, i6o5 C (Koelschau,
p. 276). Origène s'inspire ici d'une idée très répan-
due dans l'exégèse des Pères anténicéens, qui
croyaient reconnaître la personne du Verbe divin,
dans les anges des théophanies bibliques; d'ailleurs
il y ajoute du sien, en supposant que cette trans-
formation du Fils de Dieu fut durable et qu'elle eut
pour but l'éducation des esprits célestes. — Hdet-,
Origeniana, II, 11, q. 3, 23.
5" Les corps ressusciteront suus forme de sphères.
Cette idée bizarre, reprochée par Juslinien aux
moines origénistes de Palestine, ne se rencontre pas
dans les écrits d'Origène, qui l'exclut même assez
nettement. Periarchon, II, x, 2 et III, vi, 1. Mais on
a pu la déduire de l'assimilation qu'il établit entre
les corps glorieux et ceux des anges (car il admet
que les anges ont des coriis). Voir In Mt., t. XVII,
XXX, P.C., XllI, 1569. Par ailleurs, il se représente les
corps ci'lestes sous forme de sphères. De orntione,
XXXI, P. G., XI, 552 B. Mais l'assimilation des
corps glorieux aux anges vise leur nature élhérée
et lumineuse, non leur forme, et il serait déraison-
nable de la presser, vu lindécision manifeste d'Ori-
gène en cette matière. — Hukt, Origeniana. Il, 11,
q. 9, 9; Rkdepenning, Origenes, t. II, p. 463-464.
6° J-es astres animés.
Doctrine aflirmée Periarchon I, vu; II, ix, 7, et
supposée dans un grand nombre de passages appar-
tenant aux autres écrits d'Origène. Ainsi, Jn loan.,
t. I, XVII, P. G., XIV, 52 C (Preusclien, p. 21, 21) :
Kaï yàp r, ^ifX'h ^^^ riMO'j 'çv ffE.iu.aTt x«t nâ7« yj xTicii, Tiepi *^5 ô
à-nàrr-.cJôi ir,'!t (Roni., viii, 22). Cette doctrine, ifu'Ori-
gène ne présente pas comme de foi {l'eriarchon,
prooemium, 10 : De sole auteiu et luna et stellis,
utrum aniinanlia sint an sine anima, manifeste non
tradilur), mais qu'il aflirme énergiquement comme
liée à la foi, peut être considérée soit en elle-même,
soit dans ses relations avec l'ensemble du système
origéniste. En elle-même, c'était une opinion libre.
Héritée des anciens philosophes grec3, Thaïes, Py-
thagore, Platon..., elle trouvfi bon accueil, non seule-
ment à Alexandrie, où Philon et Clément la soutin-
rent avant Origène, mais en beaucoup d'autres lieux
et chez nombre de Pères. Saint Augustin la tient pour
permise (Enchiridion, lviii; Contra Priscillianistas
et Origenislas, viii, u), et saint Thomas répétera le
1243
ORIGENISME
1244
jugement de saint Augustin. Considérée dans ses
relations avec l'ensemble du système origéniste,
l'hypothèse de l'animation des astres apparaît liée à
la conception générale de la préxistence des âmes,
et ceci est grave. Car si les astres sont, au même titre
que les corps humains ou peu s'en faut, des prisons
d'àmes, le contrecoup va se faire sentir dans plusieurs
parties de la doctrine catholique. D'autre part, Ori-
gène méconnaît la pensée de saint Paul touchant le
gémissement de la créature, attendant la révélation
lies enfants de Dieu. Saint Paul a réellement en vue
le gémissement de la création matérielle, non un
gémissement d'àmes. — Huet, Ori^e/iia/Jrt, II, ii, q.8.
y" Le futur crucifiement du Christ pour les démons.
Cette imagination déplorable ne se trouve pas sans
doute partout où on a cru la découvrir (ainsi Jn /.ev.,
tlom., I, i, P. G., XII, 4o8 D, Origène exprime seule-
ment cette belle idée que le sang répandu au Calvaire
a coulé sur l'autel céleste ; voir la note de Delarue
redressant Huet, P. G., XVII, 829). Mais il semble
(iillicile de ne pas la reconnaître, Periarclton,l\, xiii
(xxv) (P. G., XI, 398, 39g, et mieux Koetschau, p. 3^4,
345). Ici la version de lîviûn nous fait défaut, proba-
blementparcequele passage lui parut inguérissable;
mais elle est avantageusement sui)pléée par celle de
saint JÉRÔMB, Ep., cxxiv, 12, P. L., XXII, 1071; cf.
aussi Théophile d'Alkxandrib, Ep. synodica, ihid.,
xcii, 4. P- L., XXII, ')(>'); Ep.\ paschalis, ifcirf., xcvi,
10, p. 781. Cette imagination compléteraitcellequ'ou
a examinée ci-dessus, sous 4°. — Voir pourtant les
observations de Huet, Origeniana, II, 11, q. 3, 23-25.
8" La puissance dii'ine bornée.
Origène admet que Dieu a créé des cires raison-
nables en nombre Uni, autant que sa pensée en pou-
vait embrasser — car la puissance de Dieu est linie
comme sa pensée. De même, il créa de la matière
autant qu'il en pouvait ouvrer. Periurchon, II, ix, i.
— Huet, II, 11, q. i, i-3, a omis ce texte.
g* Pas de peines éternelles. L'unii-erselle restaura-
tion.
Si la préexistence des âmes est le principe des
erreurs origénistes, la restauration universelle —
àTTMKTdTTaai? — en est le couronnement. Ce mot
appartient à la langue du N. T. Il désigne, Act., m,
21, cette restauration de la création visible par
laquelle doit s'ouvrir la vie céleste, dans un ciel et
une terre renouvelés, Apoc., xxi, i-5. Mais sous la
plume d'Origène, ce mot paraît prendre une accep-
tion inédite et désigner la restauration universelle
des créatures raisonnables dans leur pureté origi-
nelle. A la lin des temps, toute puriûcatiou des âmes
par la captivité daus les corps étant achevée, elles
seront réintégrées dans la condition de purs esprits.
Telle est la conception que l'on rencontre ou que
l'on entrevoit à diverses reprises, Periarchon, I, vi,
I, a, Koetschau, p. 'jg-82 ; I, viu, 4i P- 102; II, x, 8,
p. 182, i83; III, V, '), p. 278, 1-23; III, vi, 3, p. 284,
3-io; III, VI, 6, p. 287, 21-288, 7; III, VI, 8, p. 28g, 28-
33. Voir en outre /« Lev., Hom., vii, 2, P. G., XII,
479 C-480 A; In Mt., t. XV, xxvii, P. G., XII, i336 B;
In loan., 1. I, xvi ; Preuschen, p. 20, 8-i4; Contra
Celsum,y, XV ; VIU, Lxxii, P. G., XI, 1201 D; i6a4-
1626 (Koetschau, t. II, p. 16; 288, 289).
Origène ne peut se défendre de rêver un triomphe
complet de la grâce et de la miséricorde. Il sait pour-
tant que les pécheurs ressusciteront pour le châti-
ment, et semble parler de feu éternel, Periarchon, II,
X, 3, 4. Koetschau, p. 176, 17-177, 2; du châtiment
éternel, Kit.ji'iî; zo/xîi^, Contra Ceisum, VII, xxvi, P. G.,
XI, i332 B (Koetschau, t. II, p. 96, 16). Le feu ven-
geur est allumé pour chaque homme par ses propres
péchés. L'ardeur d'une passion tyrannique en donne
quelque idée lointaine. Mais ici le coupable est iramu-
nisé contre l'action destructive du feu. Ce feu sévira
jusqu'à ce que la justice divine soit satisfaite et
l'ordre rétabli. Les mots «l'wv, aicjnc^ paraissent n'avoir
pour Origène qu'une valeur relative. Parfois il se
défend de prendre parti sur la question de l'éternité
des peines, qui ne lui semble pas clairement tran-
chée par l'Ecriture. Ainsi, commentant Mt., xxn, 11,
In loan., 1. XXVIII, vu (Preuschen, viii, p. 398, 10-18).
— Huet, Origeniana, II, 11, q. 11, 17, 26; Capitaine,
De Origenis ethica, app. 11.
10° La monade divine, principe et /in de toute
existence.
Doctrine nettement panthéiste, qui sans doute fut
professée au vi^ siècle et imputée à Origène par des
disciples compromettants, mais que nous ne sau-
rions retrouver dans ses ouvrages. Il s'en montre
fort éloigné quand il examine ex professa la question
de la nature de l'âme, Periarchon, III, iv. Après avoir
écarté la tricholomie platonicienne et même la dicho-
tomie de son maître Clément, il se montre disposé à
admettre que l'àme est simple, d'ailleurs sollicitée en
haut et en bas par des attraits contraires, qui don-
nent l'illusion d'une multiplicité substantielle. Mais
il se refuse à admettre qu'elle est de nature divine ;
le terme opsvTio; appliqué par Héracléon à l'àme,
comparée à Dieu, lui paraît absurde et impie, In
Ioan.,l. XIII, xxv. Saint Jérôme s'en est souvenu en
écrivant à Marcellinus et Anapsychia sur l'origine
de l'àine, Ep-, cxxvi, i, P. L., XXII, io85 : il n'a
garde de confondre la doctrine d'Origène avec celle
des stoïciens, qui font de l'àme une portion de la sub-
stance divine. Cependant le même saint Jérôme, écri-
vant à Avitus, £■/!)., cxxiv, i4i p. 1071, 1072, reproche
à Origène d'avoir dit que tous les êtres raisonnables
sont (I en quelque sorte » de même substance; il veut
bien reconnaître que ce correctif « en quelque sorte ■>
atteste chez Origène la préoccupation d'écarter une
doctrine impie, et pourtant ne le juge pas pur de tout
panthéisme. — Le problème de la destinée de l'âme
ramène la même incertitude et la même diversité dans
l'interprétation donnée à la pensée d'Origène. Il en-
seigne que le bien suprême de la créature raisonnable
consiste dans l'union à Dieu par la connaissance et
l'amour. De ce principe, qu'il emprunte à saint Jean
et à saint Paul (loan., xvii, 24, 21; 1 Cor., xv, 28), il
conclut à une absorption progressive de toutes les
puissances de l'âme dans la divinité ; quand cette
absorption sera complète, l'âme entièrement purifiée,
alors l'assimilation de la créature au Créateur attein-
dra son terme; Dieu sera tout en tous. Le corps lui-
même sera spiritualisé, glorifié, investi d'uno
splendeur dont les astres ne donnent qu'une idée
lointaine : car les astres passeront, le corps glorifié
ne passe plus. A la fin, la mort lâchera sa proie
(I Cor., XV, 26); le corps sgra immortalisé en restant
lui-même. Idées largement développées Periarchon,
III, VI, et souvent reprises ailleurs. On les retrouve
dans un traité ascétique, tel que VExhortatio ad
Martyrium, xivii, où il décrit l'ascension de l'àme
vers la région de l'intelligible pur et vers Dieu qui
surpasse toute intelligence. On les retrouve dans une
œuvre exégétique tel quel'/zi Ioannen,\. I, xvi (Preus-
chen, p. 20, I o-i 2) où il assigne comme terme à l'as-
cension de l'âme la contemplation de Dieu : ri
hyoïxév/i àTOxcTOTT«7£i . Les origénistes du vie siècle ne
rêvèrent pas seulement d'assimilation par la contem-
plation et l'amour, mais d'un écoulement proprement
dit de toute existence en Dieu. Il est sur que le prin-
cipe origéniste, d'après lequel, en toute chose, la fin
doit répondre au commencement, Per/arc/io/i, I, vi, 2,
Koetschau, p. 79, peut mener jusque-là, si l'on com-
mence par admettre le panthéisme au point de départ
1245
ORIGENISME
1246
du système. Mais nous ne l'y avons pas trouvé ; on
a vu qu'mn conseui- impitoyable comme saint Jérôme
ne l'y trouvait pas, dans ses heures d'équité. Ce prin-
cipe origénisle, du cycle formé décrit par la création,
revient par exemple In loa/i., 1. XIII, xxxvii, lin,
Preuschcn, p. 263; Contra Ce/s»m, VIII, lxxii, sans les
conséquences panthéistes qu'on en tire abusivement.
— HuET, Origeniana, II, i:, q. 6, 3 et q. ii, g (dans ce
2" passage, plus dur que dans le !«■■, et peut-être
inconséquent). Ici, et ailleurs encore, s'applique la
remarque suggestive de Redepennino, Origenes,
t. II, p. Sig : Nirgend ist sein System minder abge-
rundel und loserzusammengesclilossen als an diesen
Ausgangspunkten, in der Lehre von den ersten und
letzten Dingen; zum Beweise, dass er niclit von die-
sen Punkten her, sondern aus der Mille herausbante,
wobei sich zuletzt, gleichsam in der Peripherie des
Ganzen, unzulanglich erwies, was in seinen Anfan-
gen geniigend gefasst scliien.
II* Les anges dei'enant dénions ou hommes, et iice
versa.
Conséquence de la doctrine générale d'Origène
sur la déchéance et le relèvement des êtres raison-
nables. Le principe de la déchéance des esprits cé-
lestes au rang d'hommes est posé Periarchon, I, vi,
a (Koetschau, p. 8i ; texte grec conservé par Justi-
nien, ap. Mansi, IX, 628; version latine en saint
Jérôme, £/)., cxxiv,3, P. t., XXII, 1061). Le principe
du relèvement des démons au rang d'hommes,
Periarchon,\,vi,'i (Koetschau, p. 83; texte grec, Justi-
nien, ap. Mansi, IX, 629; latin, saint Jérôme, ibid.,
1062). Le principe général de la migration des êtres
raisonnables à travers toute l'échelle, des anges
aux démons et des démons aux anges, paraît avoir
été formulé plus complètement Periarchon, I, vji, 5
(texte rétabli par saint Jérôme, Ep., cxxiv, 4, P. L.,
XXII, 1062,1068). Tous ces textes ont été plus ou
moins mutilés ou supprimés par Rufin. — Huet,
Origeniana, 11, 11, q. 5, i 1 ; q. 6,i'j.
i^' L'àme du Christ, seule victorieuse de toutes
les épreuves, investie de lu fonction créatrice.
Fatal contre-coup de la doctrine de la préexistence
des âmes, dans la christologie. Comme toutes les
âmes, l'àme du Christ préexistait à la création ma-
térielle; a fortiori préexistait-elle à l'Incarnation.
L'ardeur incomparable avec laquelle cette àme s'at-
tacha au Verbe divin lui mérita le privilège de
l'union divine et fit d'elle le nœud de l'Incarnation.
Dès lors, l'élévation de l'humanité du Christ au rang
divin apparaît comme la récompense de méritesac-
quis, non comme l'eiTet d'une pure Initiative di-
vine; et la carrière du Christ commence bien en
deçà de l'Incarnation. Periarchon, II, vi, 3-5; Con-
tra Celsum, I, XXXII, xxxiii, Koetschau, p. 84. —
Huet, Origeniana, II, h, q. 3,6.
i3" Ce n'est point le Dieu Verbe qui s'est anéanti,
mais l'âme du Christ, unie au Verbe. Ainsi faut-il
entendre Phil., 11, ^.
Commentant le texte de l'Apôtre Phil., 11, 7, Ori-
gène s'est montré dépendant des théories alexan-
drines sur les intermédiaires divins. Il paraît sup-
poser que, dans l'œuvre de l'Incarnation, l'àme du
Christ accomplit une médiation nécessaire, le Verbe
divin ne pouvant s'unir directement à la matière;
voir Periarchon, II, vi, 3. Cette idée a été durement
relevée par Théophile d'Alexandrie, qui semble ne
l'avoir pas bien comprise et la dénature par son
commentaire, £p. Paschalis 11, inter liieronyiuianas
xcviii, i4, P. /.., XXII, 802. Le 7= anathémalisme de
553 fait écho à "Théophile. — Huet, Origeniana, H, 11
q.3,8.
14° Le Dieu Verbe n'est pas appelé Christ propre-
ment, mais abusivement.
Ce grief touche de près au précédent. Dans la
mesure où il est fondé, Origéne aurait méconnu la
communicatiu idiomatum et parlé en nestorien. En
pleine discussion des Trois cliapitres, une telle ac-
cusation ne pouvait manquer de se produire. Mais
il est douteux qu'Origène y ait donné prise. — Voir
Huet, Origeniana, U, ii, q. 3, 16.
ib' La création matérielle retombera dansle néant.
Encore une conséquence de la théorie origénisle
sur les épreuves des âmes. Si la création matérielle
n'a d'autre raison d'être que de servir à leurpurilica-
tion, il est naturel qu'elleretombe dans le néant, une
fois cette purification achevée. Encore faut-il dis-
tinguer entre la création purement matérielle et les
corps unis à des esprits. La création purement
matérielle doit être anéantie, selon Origéne; les
corps unis à des esprits ne retomberont pas dans
le néant, mais seront transformés et participeront à
la nature des esprits. En somme, Origéne atiirme la
conservation de la matière après la résurrection;
mais la raison qu'il en donne est tout à fait inatten-
due : c'est qu'il estime une certaine matière indispen-
sable à l'existence des êtres immatériels. L'idée d'un
pur esprit, autre que Dieu, est étrangère à sa méta-
physique, ou n'y entre qu'à titre d'hypothèse invrai-
semblable. Periarchon, II, i, i ; 11, 1,2; m, 3; x, 1,8.
Donc les corps ressuscitent, du moins pour aussi
longtemps que les intelligences créées ont besoin
d'un support; Origéne ne les conçoit pas autrement.
Mais le jour où ces intelligences viendront à se per-
dre en Dieu, selon le rêve origénisle, qu'adviendra-
til de ces corps? On ne le voit pas bien, et certains
passages donneraient à entendre que ces supports
provisoires des âmes retomberont dans le néant.
Periarchon IV, xxxvi (Koetschau, p. 36i, d'après
Justinien, ap. Mansi, IX, 532) ; 'kyy.-/y.r, ^i] T.por,yauii.iyn-j
T'y/;/av££v Tr:j tCi-j (7wa«r6)y pu^tv, v.).lv. 'tx 5(«^,stfjiui«Twy ûiît'TT«7-
Ov.t dta Tcvy. Tî^[j,7rr6>jj,«T« yevo'asvK TTî/îi rà \o-/ixv. $z6tj.îv« istiVi.v.-
Tùjv, /.y-i T.'j./.vi Tï^^ £TravOjo96Jo-£w^ re^Êtw? yr."3U.£v>;; zi^ rà u,ï] {ivv.i
KVK'/jz70v.t ry.îjTK, f"i<jTî TOxiTO vù yivî'jdv.i. — Huet, OrigB'
nj'a/ia. Il, II, q. 9 ; q. 12, a, 3.
16" Tous les êtres raisonnables — anges, hommes,
démons — seront enfin purement unis à Dieu, et le
règne du Christ prendra fin ,
Le rêve du salut universel hante perpétuellement
l'esprit d'Origène. Il n'y met qu'une exception abso-
lue : le diable refusera à jamais de se convertir à
Dieu, In Rom., 1. VIII, ix, P. G., XIV, ii85B : Istius
autem qui de caelo cecidisse dicitur, nec in fine
saeculi erit alla conversio. Et dans sa lettre apolo-
gétique à ses amis alexandrins, il s'indigne qu'on
ait pu lui prêter l'assertion contraire : c'est une folie
manifeste. Cf. saint Jérôme, Apol. Adversus libres
Rufini, II, xviii, 7'. L., XXIIl, 44o sqq. L'exception
concernant le diable, fùl-elle unique, sulFirait à
mettre en échec le principe origénisle d'après lequel
toute créature fait retour à son état initial. Il est
vrai que le diable, comme tel — c'esl-à-dire comme
déchu — n'est pas créature, il est tout entier son œu-
vre, In loan., 1. II, vu, P. G., XIII, i36 (Preuschen,
xiii; p. 69, 5). Mais cette considération vaudrait
pour toute autre créature qui se détourne de Dieu.
Periarchon, I, vi, 3, il traite la question d'ensemble,
et tout d'abord formule une distinction. Certains
dénions sont tombés si bas et opposent une telle
résistance aux forces d'en haut, qu'il faut, ce
semble, entièrement désespérer de leur salut. Mais,
en dehors de ces grands coupables, il y a, pour des
démons subalternes, chance de parvenir au rang
d'hommes; et même, absolument parlant, tout être
raisonnable peut, à force de purilications, s'élever de
degrés en degrés, jusqu'à atteindre l'héritage céleste.
Une fois tous les élus parvenus à ce rendez-vous
1247
ORIGENISME
1248
suprême, la médiation du Christ ne trouve plus à
s'exercer. Qu'alors le règne du Christ prenne (in, le
Christ rentrant tout le premier au sein de Dieu et
tous y rentrant avec lui, ce peut être dans la logique
du système, à supposer certaines déformations ini-
tiales. Mais nous ne trouvons pas cette conséquence
expressément déduite dans ses écrits et nous ne
voyons pas qu'elle lui ait été reprochée par les enne-
mis acharnés qu'il comptait à la tin du iv' siècle.
Pourtant cette génération connaissait l'hypothèse
d'après laquelle le règne du Glirist prend fin à la con-
sommation : saint Cyrille de Jbrusalkm le signale
comme ayant fait récemment son apparition en Gala-
tie, Catech., xv, i-), P. G., XXXIX, 909 ."V : allusion
manifeste à l'hérésie de Marcel d'Ancyre. Il ne songe
pas à y associer Origène. Si elle fut dénoncée au
vi' siècle, c'est moins par le fait d'Origène que des
origénisles palestiniens. — Huet, Origeniana, II, 11,
q. 3, 3o et q. 11, 24, 26.
l'j" Le Citrist confondu dans la foule des êtres
raisonnables. — Si l'on pose en fait que le terme de
l'évoluLion cosmique est l'é^'anouissenient de toute
personnalité au sein de la monade div.ne, si le Christ
tout le premier va s'y perdre et les créatures après
lui, la conséquence est fatale. Mais cet aboutissement
panthéiste est-il imputable à Origène? Nous avons
vu (sous 10") des raisons de reculer devant une con-
séquence aussi extrême. Le panthéisme origéniste est
éclos au vi" siècle.
Si maintenant on se réfère à notre tableau synop-
tique, on se rendra compte qu'il y eut, au milieu du
VI' siècle, plus d'un origénisrae, et l'on discernera
mieux les divers courants.
L'appellation de WpuTo^.ricicr.t ou de TtToc.ôrTKi, qui,
comme on l'a vu, désignait certains origénistes, pa-
rait trouver son explication plausible dans le 6' ana-
thématisrae de553. Voici l'étrange chrislologie visée
par cet anathématisme :
Une seule intelligence, de toute l'unité primitive
des êtres raisonnables, persévéra immuablement
dans l'amour et la contemplation de Dieu, devint
Christ et Roi de tous les êtres raisonnables, s'éleva
au-dessus de toute nature corporelle, du ciel, de la
terre, et de tous les intermédiaires. Ainsi le monde,
renfermant les éléments primordiaux de sa substance,
sec, humide, chaud, froid, et l'idée d'après laquelle
il fut formé, prit naissance ; ce n'est point la très
sainte et consubstanlielle Trinité qui forma le monde
et en est l'auteur; mais l'esprit ouvrier, disent-ils,
préexistant au monde et lui donnant d'être, est
l'auteur du monde.
D'après celte conception — que confirment les
anathéraatismes 7 et 8 — , le Christ n'est pas Dieu
au sens strict, mais le premier des esprits créés. La
fonction créatrice à l'égard du monde est exercée,
non par la Trinité divine, mais par le Christ, qui
prend ainsi rang — lui quatrième — au-dessus de la
création. Cette double condition, de Première créa-
ture elAe Quatrième personne quasi-diiine, rend bien
compte de ces deux appellations que les auteurs
anciens n'ont pas pris la peine de nous expliquer.
Quant à l'appellation d' '1io'j;/;itt-^i, désignant des
origénisles plus radicaux, elle traduit la coneep-
tionrépandue dans les analhématismes 13, i3, i4, i5,
d'après laquelle, tout devant faire retour à la monade
primitive, toute distinction s'effacerait entre le
Christ et les autres êtres raisonnables; l'égalité la
plus parfaite dans l'anéantissement de toute person-
nalité serait le terme de l'évolution cosmique. Con-
ception nettement panthéiste, sinon nihiliste, qui
dépasse en impiété la précédente; le sixième siècle
avait le sentiment très net de cette différence.
Outre ces deux recueils d'anathématismes qui
ont, au regard de l'Eglise, une valeur officielle, nous
possédons encore une formule de rétractation
imposée à un origéniste impénitent. Cet origéniste
était Théodoue db Scythopolis, lévêque de cette
même ville palestinienne d'où est sorti le biographe
de saint Sabas; la rétractation qui lui fut imposée
dut coïncider, à quelques semaines près, avec les
délibérations de V concile sur l'origénisme; car elle
parait dater du commencement de l'année 553. Le
1' libelle de Théodore» comprend douze anathéma-
tisnies : sur ce nombre, 9 reproduisent presque mot
pour mot les 9 premiers anathématismes de 543 ;
les 3 autres sont nouveaux, ce sont les 4'', ''* e' lï'»
ils ont d'ailleurs leurs pendants parmi les i5 ana-
thématismes de 553 : ce sont les J2', i3'etii». Donc,
de toute manière, le libelle de Théodore est une for-
mule de transition; dans la table de concordance en
17 articles que nous avons dressée ci-dessus, il
pourrait être distribué sous les numéros 1° — g° ; 15°
— 17". La doctrine abjurée par Théodore était, en
somme, celle des isochrisis.' On trouvera son
libelle, P. G., LXXXVI, i, 232-236. Cf. Diekamp,
Origenistische Streitigl;eiten, p. 125-128.
A côté de la lettre de Justinien à Menas, renfer-
mant 24 citations textuelles d'Origène, !'£/;., cxxiv
de saint Jérôme, Ad Avitum, par ses 25 extraits tra-
duits du Periarclion, offre une base solide pour la
critique du système origéniste.
La double liste d'anathématismes dressée par
ordre de Justinien reflète les préoccupations du
sixième siècle. D'autres siècles ont formulé contre
Origène d'autres accusations. Au début du qua-
trième siècle, Pamphile le martyr ramène à neuf
chefs le réquisitoire qu'il se propose de réfuter ;
P. G.,XVlI,578sqq.
1 . Origène aurait enseigné que le Fils de Dieu est
inengendré.
2. Il aurait enseigné, selon les rêveries valenti-
niennes, que le Fils de Dieu a été produit par voie
de projection.
3. Par une erreur toute contraire, il aurait en-
seigné, avec Artémas ou Paul de Samosate, que le
Christ Fils de Dieu est pur homme et non Dieu.
4 Par une nouvelle contradiction (la méchanceté
est aveugle), il aurait enseigné que les faits attri-
bués au Sauveur n'ont qu'une vérité d'apparence et
d'allégorie, non d'histoire.
5. Il aurait admis deux Christs.
6. Il aurait absolument nié la vérité des récits de
faits sensibles rapportés dans les diverses parties
de l'Ecriture touchant de saints personnages.
7. Sur la résurrection des morts elle châtiment
des impies, il aurait-— chose particulièrement grave
— nié les supplices infligés aux pécheurs.
8. Quelques-uns incriminent ses écrits ou ses opi-
nions touchant la condition de l'àme et l'économie
du salut.
9. Enlin on le livre à tous les mépris pour avoir
enseigné la métensomatose, c'est-à-dire le passage
d'âmes humaines, après la mort, dans des animaux
muets, serpents, bêtes de somme ou autres, et pour
avoir attribué à des animaux muets une âme rai-
sonnable.
Un autre réquisitoire, en quinze articles, est
dressé par l'apologiste anonyme d'Origène que Pho-
Tiis analyse, Bibt., col. cxvii, /•■. G., CIIl, 896.
III.
Conclusions
I. Genèse des idées origénistes. — Comment expli-
quer la genèse de ces idées ? Origène va nous }• ai-
der en exposant, dans le prologue du Periarchon, que
la révélation venue de Dieu ne dispense pasl'houuiie
1249
ORIGENISME
1250
de réfléchir, d'analyser el d'organiser sa croyance.
Praefat., m, Koetschau, p. 9 :
Il faut savoir que les saints apùtres, prédicateurs de la
foi du Cliiisl, ont sur quelques points enseigné très clai-
rement tout ce qu ils crurent nécessaire à tous, même à
ceux qui montraient peu d'empresnenient pour l'acquisi-
lion de la divine science, abandonnant l'analyse de la doc-
trine il ceux qui mériteraient les dons excellents de l'Es-
prit et recevraient particulièrement la grflce de la parole
de la sagesse et de la science par le même Esprit. Sur
d'autres points, ils se bornèrent U énoncer le fait, omet-
tant le comment et le pourquoi, afin de donner aux esprits
studieux et épris de sagesse occasion de s'exercer et de
faire frncliûèr leurs dons naturels ; à ceux, dis-je, qui se
prépareraient à recevoir dignement la sagesse.
Là-dessus, 11 entreprend de dresser d'une part le
catalogue des vérités delà foi, clairement enseign/es
par les Apôtres, d'autre part celui des points c^ la
réflexion est appelée à réaliser des progrès. L'un et
l'autre catalogue nous présenterait quelques sujets
d'ctonnement. Ne nous y arrêtons pas, mais allons
de suite jusqu'au bout de l'ouvrage, pour en ressai-
sir tout le dessein. Les articles de ces deux catalogues
y reparaissent constamment, développés et encLe-
vêtrés.
La préoccupation de supplémenter la révélation
divine authentique par la recherche scientifique, ca-
ractérise l'altitude d'Origène, croyant et penseur. Il
n'est pas de croyant ])lus soumisà tout ce qui lui pa-
rait porter le cachet delà parole venue d'en haut;
il n'est pas non plus de penseur plus audacieux, là
où il croit entrevoir une conquête possible pour le
travail de l'intelligence.
Or une série de graves problèmes, suggérés par les
contrastes et les conflits de la vertu et du vice, du
bonheur et de la souffrance, de l'esprit et de la ma-
tière, sollicitait son âme religieuse. Au cours du
siècle précédent, la gnose s'était attaquée à ces mêmes
problèmes, et avait prétendu les résoudre par des
constructions vertigineuses, où quelques matériaux
chrétiens se mêlaient à beaucoup de mythologie. La
réaction, sobre et sensée avec sainllrénée, se Ut plus
inventiveavecOrigène: au christianisme authentique
dont il puisaitla formule dans les Écritures, le maître
du Didascalée s'avisa de superposer un système nou-
veau d'hypothèses. 'Vingt fois pri^ s et reprises dans
tout le Periarclion, avec plus ou'^ noins d'outrance,
ces hypothèses peuvent se rameneV aux suivantes:
I" Dieu a créé des esprits ; il les p créés tous égaux;
2° Les différences qui, de fait existent entre eux,
procèdent uniquement de l'usaj' ; différent qu'ils ont
fait (le leur libre arbitre; 1
3" De la même source procède égalementl'assicia-
tion plus ou moins stable de ces esprits à des corps
plus ou moins parfaits: corps élhcrés ou aériens,
corps humains, corps plus grossiers encore ; la ma-
tière n'a été créée qu'en vue des esprits, soit pour les
enchaîner et les assujettir à diverses épreuves, soit
tout simplement pour les soutenir dans l'existence;
4° L'établissement de tel esprit dans un certain
degré de perfection ou de déchéance n'a rien de dé-
finitif: tous restent essentiellement capables de pro-
grès ou de déclin ; tous peuvent, à travers une lon-
gue série d'épreuves, soit s'élever au plus haut, soit
tomber au plus bas;
5" Ces transformations dépassent le cadre du
monde présent ; elles s'échelonnent sur une série in-
définie de siècles et de mondes, où les mêmes esprits
peuvent remplir successivement les rôles les plusdi-
vers : anges, hommes, démons.
Quel degré de consistance prirent, dans l'esprit
d'Origène, ces hypothèses? Comment un croyant si
ferme et un penseur si pénétrant a-t-ilpus'en accom-
Tome III.
moder? S'il en percevait l'aboutissement, que penser
de son christianisme? Et s'il ne le percevait pas, que
penser de son génie?
Ces questions, posées de tout temps, ont reçu de
tout temps des réponses fort dill'érentes. Chaquesiè-
cle, sans excepter le nôtre, à eusesapologistesd'Ori-
géne, résolus à sauver malgré tout l'auteur du /"«ri'er-
chon. Chaque siècle aussi a eu ses critiques, acharnés
à le flétrir. 11 semble qu'Origène ait pris soin de dé-
courager les premiers, en protestant contre l'indiscré-
tion qui avait livré au public une pensée trop peu
mûre pourvoir le jour. Et il semble qu'il ait répondu,
en quelque mesure, aux seconds, en se dégageant par-
tiellement, dans ses écrits les plus achevés, du réseau
d'hypothèses qu'il avait ourdi dans une heure de
fièvre métaphysique.
Dès la première page du Periarchon, il écrivait,
Praefat., 11, fCoetschau, p. 8, 27, 28: « On ne doit tenir
pour vérité que ce qui ne s'écarte en rien de la tradi-
tion de l'Eglise et des Apôtres. » Celte déclaration,
qu'il n'a jamais perdue de vue, permet de réduire à
leur juste valeur les rêveries plus ou moins ésotéri-
ques auxquelles il eut le tort de s'abandonner.
a. Doctrine sur Dieu. — La doctrine sur Dieu
échappe, en grande partie, à ces influences pertur-
batrices. Au sommet de l'échelle des êtres, Origène
reconnaît el adore le Dieu absolument spirituel, un
en trois personnes. Il repousse les concepts grossiers
que des exégèles maladroits prétendaient avoir puisés
dans l'Ecriture même. Si l'Ecriture, pour nousdonner
quelque idée de Dieu, recourt à certaines métaphores :
lumière, /eu, souffle, nous ne devons pas être dupes
de l'image matérielle, mais pénétrer jusqu au sens
spirituel que le contexte justifie. D'ailleurs, l'essence
divine est au-dessus de toute conception, et les ima-
ges empruntées aux créatures n'en procurent jamais
qu'une idée rudimentaire et lointaine. Il faut éliminer
de cette idée toute sorte de composition : Dieu est
absolument simple. L'âme se révèle aussi indépen-
dante de la matière en ses opérations propres. C'est
pourquoi elle peut approcher de Dieu, d'autant plus
qu'elle est plus pure. Dieu est, pur nature, invisible,
c'est-à-dire qu'il ne tombe pas sous les yeux du corps :
en ce sens, on peut et on doit direque le Fils ne voit
pas le Père, que lEspril-Saint ne voit pas le Fils.
Néanmoins, les personnes de la Trinité se connais-
sent d'une connaissance spirituelle, et les cœurs
purs ont — proportion gardée — le privilège de voir
Dieu.
Immuable en son éternité, mais non pas inactif,
car l'inaction répugne à une nature si bienfaisante.
Dieu crée incessamment. Que l'on remonte par delà
le point initial de ce monde, on rencontre Dieu
existant, donc déjà créant. Impuissant à comprendre
l'éternité, sinon tl'après le type d'une durée succes-
sive, l'auteur du Periarchon se refuse à admettre un
commencement absolu dans l'œuvre divine, el le
voilà déroulant des séries de mondes à l'iniini.
Océan de lumière inlellecluelle, Dieu est pourtant
limité comme puissance de connaître, par suiteaussi
comme puissance de produire. La raison qu'Origène
en donne est que toute connaissance implique dis-
tinction et limitation. Donc, sous peine de ne rien
concevoir du tout, Dieu n'a pu concevoir les êtres
qu'en nombre fini ; ceux qu'il a conçus, il les a réali-
sés, mais il n'en pouvait réaliser sans mesure.
Les trois personnes de la Trinité, l'ère. Fils el
Saint-Es])rit, sont éternelles. Cette affirmation,
maintes fois répétée, suffit à mettre un abîme entre
le Créateur et ses œuvres même les plus parfaites.
Par ailleurs, Origène insiste volontiers sur la préro-
gative du Père, seul inengendré ; dans son insis-
tance, il pourrait sembler méconnaître la dignité du
40
1251
ORIGENISME
1252
Fils et du Saint-Esprit, car il lui arrive de les men-
tionner avec les créatures et, jiour ainsi dire, au
même rang. Mais les termes dont il use pour dési-
gner leurs processions, les relèvent jusqu'à la divi-
nité. Génération du Verbe, image du Dieu invisible,
de qui il procède par la connaissance et l'amour ; non
pas image grossière, à la façon d'une statue, mais
image parfaite, comme un Fils, Verbe divin lui-même
dégagé de toute matière. Procession de l'Esprit-
Saint : en quoi elle diffère de la procession du Fils,
c'est là, dit Origène, un de ces mystères que l'Ecri-
ture ne nous dévoile pas. Bien qu'il attribue aux
trois personnes divines une même science, il leur
assigne trois sphères d'action distinctes et, pour
ainsi dire, concentriques : au Père, toute la créa-
tion, comme auteur de l'être; au Fils, les seules
créatures raisonnables, comme Verbe; à l'Esprit-
Saint, les seuls justes, comme auteur de la sancti-
lication.
Cette attribution, au Père, au Fils et au Saint-
Esprit, de sphères d'action inégales, devait heurter
l'orthodoxie du quatrième siècle, mise en éveil par
la lutte contre l'arianisme. Au reste, ce n'était pas
le seul côté par où Origène sembla favoriser l'hé-
résie. Mentionner le Fils parmi les œuvres de Dieu,
au premier rang, pouvait paraître inoffensif, car le
langage biblique autorise cette hardiesse; pourtant,
elle ne devait point passer inaperçue dans le Peri-
arckon. Origène s'avise-t il de dire que le Fils ne voit
pas le Père, aussitôt saint Epiphane et saint Jérôme
lui jettent l'anathcme ; pourtant, il n'entend qu'ex-
clure une vision corporelle. Après avoir affirme que
l'opération de Dieu est limitée par sa puissance de
connaître, et avoir rangé dans l'objet de cette con-
naissance le Fils même, il se demande si Dieu est
connu du Fils comme lui-même se connaît. II laisse
la question en suspens, mais enfin il impute au Fils
quelque sorte d'infériorité, puisqu'il veut qu'on
prenne en rigueur la parole évangélique : « Mon Père
est plus grand que moi. » Ruiin, qui a entrepris de
corriger la doctrine trinitaire du Periarclion d'après
les autres écrits d'Origène, s'est bien gardé de tra-
duire ce passage, sans doute parce qu'il désespérait
de le sauver. Par ailleurs, Origène affirme énergi-
quemenl l'éternité des trois personnes divines ; il
l'allirrae en des termes qui sont la contradictoire
exacte d'une proposition capitale d'Arius.
Le moins qu'on puisse dire de cet enseignement
sur la Trinité est que, pour l'excuser, il faut néces-
sairement l'entendre avec indulgence. La doctrine
sur l'Incarnation est entachée d'un vice plus indis-
cutable ; nous le retrouverons en rappelant la théorie
d'Origène sur la destinée des âmes.
3. /.fl destinée des créatures raisonnables. — L'hy-
pothèse initiale, de la création d'âmes toutes égales
entre elles, s'inspire d'une réaction salutaire contre
la conception gnosliqpie des trois catégories d'âmes:
âmes pneumatiques (ou spirituelles), orientées par
leur nature même vers la vertu et le salut; âmes
hrliques (ou matérielles), orientées vers le vice et la
perdition; entre deux, âmes psychiques, capables de
s'orienter par elles-mêmes dans un sens ou dans
l'autre.
Réaction d'ailleurs excessive, car, si elle corrige
efficacement l'immoralité du concept gnostique, c'est
au prix d'une restriction arbitraire apportée an sou-
verain domaine de Dieu, toujours maître de ses dons,
soit dans l'ordre de la nature soit dans l'ordre delà
grâce, et libre de les départir plus ou moins large-
ment à qui bon lui semble, sans devoir de compte à
personne. Celle restriction arbitraire implique encore
une idée fausse : celle d'un droit objectif qu'aurait
la créature, même inexistante, à être établie dans un
certain degré de perfection. En réalité. Dieu ne doit
à aucune créature quoi que ce soit, sinon les moyens
nécessaires pour tendre à la fin qu'il lui a marquée.
Liée à cette première hypothèse, la suivante, qui
explique par l'exercice du libre arbitre toute la
différenciation des créatures raisonnables, dénote
une louable intention de rendre hommage à l'ini-
tiative de la volonté créée; mais d'emblée elle
dépasse le but, en méconnaissant la diversité essen-
tielle des êtres, diversité expressément affirmée par
l'Ecriture et d'ailleurs irréductible dans le champ de
notre expérience. La foLproteste contre ce remanie-
ment arbitraire du plan divin, et la raison y dénonce
une infiltration étrangère. Car l'idée de rattacher
à une vie antérieure la condition présente des âmes
n'a pas germé toute seule dans le cerveau d'Origène :
encore qu'il prétende ne relever ici que de la Bible,
il subit inconsciemment quelque réminiscence pla-
tonicienne.
Réminiscence particulièrement inacceptable dans
le domaine de la christologie. Apres avoir posé
comme loi universelle que chaque âme fait à elle-
même sa destinée, Origène y assujettira même le
Dieu-homme. Une fidélité intégrale à toutes les indi-
cations du bon plaisir divin a mérité à l'âme du Christ
l'honneur incomparable de l'union avec le Verbe.
Elevée jusque-là pour prix de sa vertu, elle assuma
librement une chair sans tache, afin d'opérer notre
Rédemption ; pour elle seule, la vie terrestre n'im-
pliqua nulle déchéance, mais libre condescendance.
Mais voici une chimère plus extravagante encore :
l'âme du Christ aurait préludé à son incarnation
terrestre par une série de métamorphoses célestes,
se faisant tour à tour chérubin avec les chérubins,
séraphin avec les séraphins, pour visiter les divers
ordres des puissances supérieures.
L'hypothèse de la préexistence des âmes se com-
plique d'une atitre hypothèse non moins ruineuse,
touchant la raison d'être de la matière. Poser en
principe que la matière est requise pour corriger les
écarts du libre arbitre, et qu'en outre tous les esprits
créés ont besoin d'un support matériel, c'est ren-
verser les barrières qui séparent l'angclologie de
l'anthropologie; c'est encore introduire, dans le
domaine même de l'anthropologie, un trouble pro-
fond. Car, par là, on réduit le composé humain à
n'être plus une nature digne de ce nom, mais un pro-
duit de rencontre, dont rélément principal peut se
dégager des liens du corps, soit pour monter plus
haut, soit pour tomber plus bas et pour former,
avec d'autres éléments matériels, d'autres unions,
peut-être éphémères, peut-être violentes. L'identité
de la personne, fondement de toute psj'chologie et
de toute morale, périclite, ainsi que le dogme de là
résurrection, à travers la série des transmutations
possibles. D'autant que l'imagination du théologien
ne recule pas toujours devant l'idée d'une lointaine
métempsycose.
Il faut d'ailleurs savoir gré à Origène d'avoir pro-
clamé la suprématie de l'esprit et affirmé que la
matière existe pour lui. Parmi les conceptions plus
ou moins risquées qu'il grefTe sur cette doctrine spi-
ritualiste, plusieurs ne lui sont pas personnelles.
Telle la conception des âmes des astres. Après une
brillante fortune dans l'antiquité profane et sacrée,
cette idée séduira encore des scolastiques, et saint
Thomas l'accueillera dans la Somme. Telle encore la
conception des corps des anges. Il estime que nul
esprit créé ne saurait se passer absolument de corps ;
seulement, ces corps seront plus ou moins grossiers,
selon le degré de déchéance encouru par les esprits.
Il n'appartient qu'à la divine Trinité de dominer
toute matière.
1253
ORIGENISMR
1254
Plus grosse de conséquences est l'hypothèse qui
supprime le terme définitif assigné à toute vie
humaine, récompense pour la vertu, châtiment
pour le crime, et y substitue la perspective d'autres
migrations possibles à travers d'autres existences.
Si l'auffe peut encore déchoir soit au rang d'homme
soit au rang de démon, si Judas ou Satan peut
s'élever au rang de séraphin, tout vacille dans les
conclusions que nous tirons de l'Ecriture; il n'y a
plus rien d'assuré dans l'œuvre de Dieu.
Origène trace d'ailleurs d'excellents tableaux des
épreuves terrestres de l'humanité. II montre, d'après
l'Ancien et le Nouveau Testament, l'homme aux
prises avec les puissances ennemies. Sollicité d'un
côté par les esprits du niai, de l'autre par Dieu et
ses anges, l'homme demeure libre. Ses fautes ne pro-
cèdent pas toutes de tentations extérieures, car il
porte en lui-même des instincts très prompts à se
dérégler et dont le démon exphïite la complicité.
Contre tous les assauts il est assisté par la grâce
divine; il ne tient qu'à lui de vaincre, comme Jacob
assisté par l'ange, comme Job dont Dieu soutint la
patience.
Le cadre ouvert par Origène peut accueillir, entre
bien d'autres idées, celle du péché originel; mais
cette idée n'y occupe aucune place de choix. Et par
le rôle discrétionnaire qu'il assigne au libre arbitre,
il s'engage dans les voies de l'hérésie pélagienne.
Puisque l'exercice du libre arbitra trouve dès cette
vie une sanction dans la destinée propre à chaque
âme, ce monde présente comme une première
ébauche du jugement divin. Origène croit à la réa-
lité du jugement; il affirme aussi la résurrection des
corps. Les uns renaîtront spiritualisés, immunisés
par la gloire contre toute corruption ; les autres
seront livrés en proie à la souffrance, qui s'achar-
nera sur eux pour les torturer sans les détruire.
Aux justes, Dieu destine des biens ineffables; non
pas ces biens grossiers que rêvent quelques-uns,
lisant l'Ecriture, comme les Juifs, avec des yeux de
ehaii', mais des biens spirituels : connaître les choses
et les raisons des choses, voir tout dans la lumière
de Dieu, avec un regard d'autant plus perçant que
l'àme est plus pure. Aux damnés, le feu vengeur
allumé par leurs propres péchés. Condamnée à l'igno-
rance et rivée à la matière, l'àme souffrira jusqu'à
ce que les jours de sa purification soient achevés.
D'ailleurs, après une expiation convenable, tous,
hommes et anges, peuvent reprendre leur rang. Ils
semble même que cette réhabilitation soit réservée
à tous pour le dernier jour. Selon la conception
origéniste, l'entrée des créatures raisonnables en ce
monde fut une descente, une déchéance, du milieu
invisible et éternel où elles furent créées, vers les
réalités sensibles. Après que chacunede ces créatures
raisonnables eut, par son libre arbitre, fait sa propre
destinée, vers la (in des temps, comme tout, hommes
et anges, faiblissait, le Fils de l'homme vint en per-
sonne réparer le monde par l'exemple salutaire de
son obéissance. Sa soumission volontaire est le
principe de la nôtre; par des voies de persuasion,
dont le secret appartient à Dieu, elle nous subjugue
et nous conduit à ses fins. Le souverain bien,
pour la créature raisonnable, consiste dans le
retour à l'auteur de son être. Une fois l'évolution
cosmique achevée, la terre renouvelée sera comme
le vestibule du ciel pour les élus, qu'elle préparera
aux suprêmes révélations. Ils pénétreront dans le
ciel et Dieu sera tout en tous.
Ce dénouement suppose que Dieu aura pu remettre
plusieurs fois au creuset ses élus pour les parfaire.
Appelée par l'hypothèse des épreuves successives,
l'hypothèse de la pluralité des mondes est requise
pour fournir à celte sotériologie grandiose le cadre
qu'elledemande. Combinée avec l'interprétation spi-
rituelle des Ecritures, dont le quatrième livre du
Periarchon développe la théorie, elle produit des
pages d'un souffle puissant, dont le malheur est de
ne répondre à rien de réel.
Origène distingue trois sens des Ecritures, répon-
dant aux trois éléments de l'homme : le corps, l'âme
et l'esprit. (Voir ci-dessus article Exkgèsb par A.
DuHAND, t. I, 1823 ; surtout F. Prat, Origène, livre II)
Volontiers il négligera le corps, c'est-à-dire le sens
matériel, pour s'attacher à l'àme et à l'esprit, c'est-à-
dire aux sens les plus élevés. Ainsi se débarrassera-
t-il de tous les textes gênants. Dès lors qu'il les
juge peu convenables à la sagesse ou à la majesté
de Dieu, il se croit autorisé à les prendre au sens
spirituel, et ce principe d'exégèse le mène fort
loin.
Après avoir montré dans l'Israël selon la chair
— dans le peuple juif — la figure de l'Eglise, Isratl
selon l'esprit, il élargit cette conception et nous
invile à considérer encore selon l'esprit les peuples
voisins d'Israël. Pourquoi eux aussi, comme Israël,
n'auraient-ils pas leur type céleste? Et pourquoi,
aussi bien que l'Israël terrestre, ne seraient-ils pas
quelque tribu exilée du ciel pour des fautes com-
mises dans une existence antérieure, et attendant
ici-bas que le mystère de son expiation soit con-
sommé? Et pourquoi telle page de l'Ecriture, dont
le sens nous échappe, ne serait-elle pas, selon le
sens spirituel, l'histoire céleste, soit passée, soit à
venir, de quelqu'un de ces peuples mystérieux?
Pourquoi enfin l'histoire du Christ, y compris la
Passion, ne serait-elle pas la préface d'un évangile
éternel, l'image terrestre d'une rédemption meil-
leure qui doit s'accomplir dans le ciel, pour la ruine
des puissances célestes du mal? Celui qui aime la
vérité ne s'arrêtera pas aux mots ; il s'efforcera de
percer le voile des réalités sensibles, pour pénétrer
les mystères spirituels.
Ainsi le cycle se ferme : selon le programme tracé
dès le premier livre, l'état définitif de la créature
reproduit l'état initial.
4. le fond de l'origénisme. — 11 faut s'arracher à
la poésie de ces rêves, pour demander : l'esprit
d'Origène s'est-il, en définitive, reposé dans une
pensée ferme, et queile est cette pensée?
Avant tout, on lui doit cette justice que, s'il
énonce des idées insoutenables, il ne meta les sou-
tenir aucune opiniâtreté. Au contraire, il ne se lasse
pas de redire que c'est là spéculation pure, tâton-
nements dans un domaine mal exploré, où il se
résigne d'avance à quelques faux pas, la vérité ne
progressant qu'à ce prix. S'il ne le dit pas encore
plus souvent, et s'il s'oublie parfois à présenter
comme vérité acquise ce que, l'instant d'avant, il
énonçait avec toute sorte de précautions, on peut
croire qu'il agit ainsi par crainte de fatiguer son lec-
teur, ou plutôt parce que, en la droiture de son àme,
il considère comme bien entendu que l'on ne pren-
dra pas cela trop en rigueur. Rien n'est plus facile
que de glaner chez Origène les éléments d'un anti-Ori-
gène. De là les tentatives d'apologie si souvent renou-
velées en faveur du grand Alexandrin. Ses disciples
immédiats, instruits par son exemple à donner aux
choses leur valeur propre, se sont attachés à ce qu'il
y avait de plus durable dans son enseignement, et
leur altitude prouve que les échos du Didascalée
répétaient autre chose que les excentricités du
Periarchon.
Au déclin du quatrième siècle, Rufln, préoccupé
de rendre cet ouvrage acceptable à l'Occident, y
distingua deux parts : il retoucha les page» relatives
1255
ORIGEMSME
1256
à la Trinité, en s'inspirant des autres écrits d'Ori-
gène; il laissa le reste à peu près intact. Ce traite-
ment'ne devait pas suffire à désarmer la critique ; et
aujourd'hui nous inclinons à croire que les plaies
auxquelles Kulin porta remède n'étaient pas les plus
profondes. La controverse arienne est passée, volon-
tiers on excuse chez un Père du iii= siècle des
incohérences de langage qui, au siècle suivant, ont
dû faire scandale. Origène a d'ailleurs trop souvent
affirmé lacoéternité, la parfaite égalité, et en somme
la consubstantialité des trois personnes divines,
pour qu'on puisse, à un degré quelconque, le tenir
pour un ancêtre dArius. Mais le souci d'inculquer,
en regard du polythéisme, la prérogative du Père,
source de la divinité, devait fatalement se traduire
alors par des énoncés peu précis, tranchant la pro-
cession du Fils et de l'Esprit-Saint jusqu'à paraître
impliquer une réelle infériorité. Il nous en coûte
moins aujourd'hui de faire crédit à Origène sur la
doctrine de la Trinité, et d'admettre que sa pensée,
pour imprécise qu'elle soit, vaut mieux que son
expression. Telles ces ébauches de maîtres, où le
même détail a été repris vingt fois : les traits
s'entre-croisent, cherchant diversement la vérité de
l'image; onne saisit la résultante que dans un certain
recul. Avec un magnilique optimisme, l'artiste a
laissé subsister tout le faisceau dans l'œuvre délini-
tive, sans prendre garde aux maladroits qui, en iso-
lant un trait, prendront le change sur l'ensemble.
Plus délicat fcst le jugement à porter sur la doc-
trine concernant les créatures. A lire le Contra Cel-
sum ou les traités exégétiques, on goûte souvent
le plaisir d'une admiration sans mélange, tant la
pensée se déroule opulente et saine. De loin en loin
quelques détails surprennent, quelques doutes sur-
gissent, mais qui paraissent négligeables devant
une si réelle plénitude de sens chrétien. L'impres-
sion change si l'on quitte l'ccuvre d'Origène pour
les Origeniana de Huet : celte vaste compilation, où
sont cataloguées et classées méthodiquement les
assertions d'Origène, oblige à reconnaître que, du-
rant toute sa carrière, les principales chimères du
Periarchon ne cessèrent de hanter son esprit. On ne
les reconnaîtrait pas toujours si l'on n'était averti,
d'autant qu'elles sont parfois comme voilées. Le
christianisme vrai et traditionnel, dont vivait Ori-
gène, devait nécessairement l'amener à restreindre
ses horizons et à surveiller sa pensée. De ces vastes
ensembles où nous Tavons vu prodiguer les siècles
et les mondes, il retient surtout l'idée d'une Provi-
dence attentive à parfaire ses élus, à travers les
vicissitudes de la vie présente. 11 lui arrive d'en-
fermer nettement la destinée humaine dans ses
limites réelles et de lui assigner, pour terme défi-
nitif, soit l'éternelle vue de Dieu, soit l'éternelle
réprobation. Surtout il repousse l'idée d'une conver-
sion du diable, et s'indigne qu'on puisse lui imputer
une telle folie. Mais il n'a pas abjuré pour autant
l'hypothèse de la préexistence des âmes, et caresse
encore le rêve du salut universel. Comme il faut
désespérer de l'accorder parfaitement avec lui-même,
il faut également renoncer à prononcer sur l'en-
semble de son œuvre une sentence toute d'éloge ou
toute de blàrae. Le loyal et vaillant Athanase, qui
s'en inspire souvent sans s'y asservir, le sage
Didyrae, qui le commente et le ramène à l'ortho-
doxie, paraissent en somme les juges les plus équi-
tables, aussi bien que les plus qualifiés, du grand
Alexandrin.
Le geste de Sisyphe, roulant persévéramment un
rocher vers une cime inaccessible, symbolise assez
bien l'effort du penseur autodidacte que fut Origène,
pour amener son bloc d'hypothèses jusque sur les
hauteurs commandées par sa foi. Effort voué à un
échec certain. La postérité ne peut se défendre
d'admirer l'énergie du géant, mais elle constate la
folie de l'entreprise.
Au VI' siècle, les assertions les plus capiteuses
du Periarchon montèrent au cerveau de quelques
moines palestiniens. Telle fut alors la fermenta-
tion malsaine des esprits que l'origénisme parut
dégénérer en panthéisme émanatiste. Les textes
retenus par le filtre de Justinien ne montrent Ori-
gène responsable de ces excès que si on les glose;
mais on comprend que l'Eglise ait jugé nécessaire
d'endiguer le flot menaçant. De là les anathènies
conciliaires qui associent le nom de n l'impie Ori-
gène 11 aux noms des Arius, des Nestorius et des
Eutychès. Ces anathêmes visent l'œuvre, dont une
partie méritait une telle disgrâce. L'homme demeure
grand par le génie et plus encore par le cieur.
La conclusion dogmatique est très bien dégagée
par Mgr Freppel, Origène, t. II, p. 428 :
Nous tenons pour un fuit certain que l'auteur du
Periarchon a été condamné par quatre conciles généraux,
et tous les efforts que l'on tentera pour obscurcir cette
vérité historique ne serTÎi-ont qu'à la mettre mieux en
lumière. C'est de la mauvaise critique que de vouloir se
tirer d'emliarras en supprimant les pièces du procès, et
en traitant d'apocrvphe tout ce qui contrarie une thèse
préconçue. En pareil cas, il faut savoir accc-pter franche-
ment les données de l'histoire, au lieu d'ébratder la cer-
titude du témoignage par des négations peu mesurées.
L'essentiel, c est de bien fixer le sens des jugements ren-
dus contre Origène par les pouvoirs de l'Eglise. Sur ce
point, la maxime de Uuet restera comme le vrai mot de
la question : «Si l'on entend par hérétique un homme qni
erre sur un dogme de la foi, il est impossible de ne pas
appliquer à Origène cette qualification ; mais si l'on veut
désigner par là celui qui manifeste l'intention de persé-
vérer dans son erreur, îors même qu'elle aurait été réprou-
vée par l'Eglise, qui oserait dire pai-eille chose d'Origène? »
C'est dans le premier sens, et nullement dans le second,
que les conciles ont condamné l'auteur du Periarchon, Car
il est évident qu'un homme ne peut pas devenir plus
hérétique après sa mort qu'il ne l'était pendant sa vie. Or.
de son vivant, Origène n'avait pas songé un instiint à
rompre la communion avec l'Eglise.
Bibliographie. — On ne cherchera pas ici une biblio-
graphie complète d'Origène, que fourniraient d'au-
tres recueils ; mais seulement l'indication des
principaux ouvrages à consulter pour l'apprécia-
tion des doctrines origénistes. On peut nommer,
selon l'ordre des temps : Sixte de Sienne, O.P., dans
sa Bihliotheca sacra (Venise, i566 : renouvelle la
tentative paradoxale de Rufin, De adulteratione li-
hrortim Origenis, pour rejeter sur des faussaires
malveillants la responsabilité des écarts doctriaaux
d'Origène). — G. Genebrard, O. S. B., éditeur
d'Origène, Paris, ib-j!). — P. Halloix, S. J., Orige-
lies defensiis, Leyde, 16^8 fol. Apologiste oulran-
cier d'Origène. — P. D. Huet, évéque d'Avranches,
Origeniana, Rouen, 1668, fol. Ce vaste travail,
exempt de parti pris pour ou contre Origène,
demeure fondamental pour l'étude détaillée de la
doctrine. Il a été reproduit par Delarue dans son
édition d'Origène, i ■733-1759; on le trouvera dans
Migne, P. /.., XVII, avec des notes empruntées
pour une part à l'évêque anglican Georges Bull,
Hefensio fidei Nicaenae, Oxford, i685-i688, qui
estime l'enseignement d Origène pleinement con-
forme à la foi de Nicée, et à Dom P. Maran, Divini-
ias Domini Nostri Jesu Christi manifesta in
Scriptiiris et Traditione, Venise, i'746. — E. R.
Redepenning, Origenes. Eine Darstelliing seines
l.ebens und seiner Lettre. Bonn,i84i et i846, 2 iu-8.
Travail olijectif, d'un protestant qui a longuement
étudié Origène. — Al. Vincenzi, In S. Gregorii
1257
PAIX ET GUERRE
1258
IVvsseni et Origenis scripta et doctriiiam nova
recensio, cum appendice de actis synodi Vceeuni.
Rome, i86/t-i86ô, 4 in-8»; un 5" volume aparu, 1869.
La plus oulrancière des apologies d'Origène. —
E. Frepi)el, Origàne. Cours d'éloquence sacrée fait
à la Horhonne pendant les années 1866 et 1861.
Paris, 1S68, a in-8°. Œuvre de grand sens et de
large é<iuilé. — J. Denis, La philosophie d'Ori-
i:ène, Paris, i884 (Sur ce mémoire couronné par
1 Institut, voir le rapport de A. Franck, Mémoire
de VAcad. des sciences morales et politiques, t. XV,
p. 4i 1-447 ['^8;l)- — C. Bigg, The Christian l'iato-
nists of Ale.vandria, Oxford, 1886. — L. Atzber-
ger, Geschichte der christlichen Hschatologte inner-
halh der vornicaenischen Zeit, Freiburgi B., i8y6,
IX"" Abschnitt, p. 366-456. — G. Capitaine, De
Origenis ethica, Miinster i. W., 1898. — Fr. Die-
kamp, Die origenistischen Streitigkeiten im F""
Jahrhundert und das K'" allgemeine Concil,
Miinster I. W., 1899; voir les objections chrono-
logiques de A. Jiilicher, Theologische Literaturzei-
tung, igoo, p. 173-176, et la réponse de Diekamp,
Ilistor. Jahrbuch, 1900, p. 743-757. — Ch. L. F'eltoe,
nionysius of Alexandria, Cambridge, 1904. —
i. Brochet, Suint Jérôme et ses ennemis. II' partie :
La f|uerelle de saint Jérôme et de Ruiin.p. io3-423.
Paris, 1906. — F. Prat, Origène ; le théologien et
l'e.régéle. Paris, 1907 : importante introduction
sur « Origène et l'origénisme », pp. i-LXiii. —
L.B.Radford: Three teachers of Alexandria : Theo-
gnosliis, Pierius and Peter. A Study in the early
history of Origenisra and antiorigenism. Cam-
bridge, 1908. — G. Griitzmacher, Hieronymus .'Eme
biographische Studie, t. III, Kap. x, pp. 1-94 : Der
origenistische Slreit. Berlin, 1908. — G. Bardy,
Didjme l'aveugle, ch. vin : Didyme et les contro-
verses origénistes. Paris, 1910.
A. d'Alès.
PAIX ET OUERRE. — I. Fondements du droit
INTERNATIONAL CHKliriBN. — A. L'Evangile. —
B. L'Eglise primitive. ^- C. Enseignement de saint
Augustin. — D. Enseignement de saint Thomas
d'Aquin. — E. Enseignement de Vitoria et de
Suarez. — F. Enseignement actuel des Ecoles
catholiques.
II. Théoris catholique du droit de guerre. —
A. Juste guerre et justice vindicative. — B. Con-
duite des hostilités. — G. Dénouement des hosti-
lités. — D. Théories contredites par la synthèse
catholique. — E. La responsabilité des consciences
dans une guerre injuste. — F. Vertu providentielle
de ta guerre.
III. Théorie catholique dk l'ordre juridique
international. — A. Sens et position de ta ques-
tion. — B. Chrétienté du Moyen âge. — C. Equi-
libre des Puissances. — D. liégime de la Sainte-
Alliance. — E. Concert européen. — F. Solidarité
d'intérêts du monde contemporain. — G. OEuvre
des Conférences de la Haye {1899-1907). — H. Sanc-
tions internationales. — I. OEuvre du Traité de
Versailles {'28 juin 1919). — 3. Paix et Démocratie.
■ — K. Paix et Nationalités. — L. Participation du
Saint-Siège. — M. Conclusion.
Indications bibliographiques.
I. —Fondements du Droit international chrétien
A. L'Evangile. — La doctrine morale de l'Evangile
est un message de paix et de réconciliation. Au nom
du Père ijui est dans les cieux, la paix divine et sur-
naturelle est apportée au fond des âmes; une frater-
nité surnaturelle est établie entre tous les hommes,
devenus, sans aucune distinction de races, les en-
fants adoptifs de Dieu. Des préceptes et des conseils
d'une beauté sublime marquent les règles chrétiennes
de la charité fraternelle, du pardon des injures, de
l'amour des ennemis. La conséquence évidente d'une
telle doctrine morale, dans un monde où elle serait
observée comme elle devrait l'être, serait de faire
régner la paix, la justice, la charité entre les divers
peuples de la terre, comme entre les individus et les
familles. Le genre humain, nonobstant la multipli-
cité légitime et nécessaire des nations et des langues,
deviendrait une immense famille au sein de laquelle
régnerait à jamais la fraternité du Christ.
Cettedoctrineévangéliquenecomporterait-ellepas,
pour les disciples de Jésus-Christ, l'interdiction uni-
verselle et absolue de tout recours à la force des
armes, la condamnation péremptoire de toute espèce
de guerre, offensive ou défensive? Pas plus aux Etats
et aux peuples qu'aux simples particuliers, il ne
serait permis, en aucun cas, de tirer le glaive du
fourreau, car Quiconque fait usage de l'épée périra
par l'épée (Matth., xxvi, 02). On ne pourrait donc
pas parler d'un droit chrétien de paix et de guerre,
puisque la paix serait seule légitime et que la guerre
serait absolument proscrite, en toute hypothèse, par
le Code divin de la morale chrétienne.
A différentes époques, pareille interprétation de
l'Evangile fut soutenue par des sectes mystiques et
illuminées. De nos jours, elle a été propagée par
Tolstoï avec un succès prestigieux. Elle donne lieu à
de singulières évocations de renseignement de Notre-
Seigneur par les théoriciens de l'humanitarisme
maçonnique, révolutionnaire et socialiste.
En réalité, l'interprétation dont nous parlons
repose sur un énorme contresens, dont fait justice,
non pas seulement la Tradition catholique, mais une
saine exégèse rationnelle et critique des textes de
l'Evangile. Le contresens consiste à transporter
dans l'ordre social et politique les préceptes ou con-
seils d'ordre purement moral et religieux que donne
Jésus-Christ pour la sanctilication des âmes. Avec la
même méthode, on exclura, au nom du Sermon sur
la Montagne, la propriété, les tribunaux, tous les
organes d'une société hiérarchique, non moins que la
guerre et le service militaire. Mais on méconnaîtra,
en même temps, la signilication authentique et pro-
fonde du message évangélique, qui enseigne aux
ftmes le secret d'une rénovation morale et intérieure
par le détachement, le sacrifice, tout en adaptant
l'essor extérieur du royaume de Dieu ici-bas aux
exigences raisonnables et hiérarchiques de la société
humaine, aux conditions mêmes de la vie présente.
Le langage et l'attitude de Notre-Seigneur font
clairement comprendre qu'il tenait pour légitime,
pour nécessaire, de respecter les institutions et les
lois de l'ordre social, de rendre à César ce qui est à
César, tout en réservant à Dieu seul le domaine mys-
térieux et plus élevé qui n'appartient qu'à Dieu.
Le recours éventuel à la force des armes, et, par
conséquent, l'existence des institutions militaires,
compte parmi les nécessités raisonnables qui, dans
les conditions de la vie prosente, peuvent s'imposer
1259
PAIX ET GUERRE
1260
à la société civile en vue du bien commun. L'Evan-
gile de Jésus prétend tellement peu contredire cette
vérité qu'il admet positivement la légitimité morale
de la profession même des armes. Ainsi que l'ont
remarqué tous les commentateurs catholiques, lors-
que Jean-Daptiste, plus rigoureux cependant que le
Sauveur poui' imposer à ses disciples la rupture avec
le monde, est interrogé par des soldats de l'Empire
romain sur ce qu'ils doivent faire en vue d'obéir à
Dieu, il ne leur répond pas : « Déposez votre épée,
quittez le service de César, interdisez-vous de répan-
dre le sans; humain en aucune circonstance. » Mais il
leur prescrit simplement, dans l'exercice normal de
leur métier des armes, les lois universelles de
l'honnêteté morale. « Abstenez-vous de toute violence
et de toute fraude et conientez-vous de votre solde »
{Luc, III, lit).
Ceux-là commettent vraiment une lourde méprise
qui croient découvrir dans l'Evangile, fût-ce dans le
Sermon sur la Montagne et dans le précepte spirituel
de l'amour des ennemis, une réprobalion absolue de
la guerre et de la profession des armes, ou encore la
réprobation absolue des tribunaux et de la profes-
sion de magistrat.
B. I.'Egtise primitive. — La question a été métho-
diquement étudiée par des érudits impartiaux (en
dernier lieu, Mgr Batiffol, M. Vacandard, M. Yan-
obrpol), et les conclusions de leur enquête ne lais-
sent place à aucun malentendu. Pendant les trois
premiers siècles de l'Eglise, bon nombre de chré-
tiens servirent dans les armées romaines, sous les
Césars païens, quoiqu'ils n'y fussent communément
astreints par aucune obligation légale. Les chrétiens
qui se crurent tenus en conscience d'abandonner
l'état militaire ou de n'y pas entrer ne furent jamais
qu'une très faible minorité. Lorsque les Pères de
l'Eglise détournent les chrétiens d'adopter la profes-
sion des armes, c'est pour leur conseiller un genre
de vie qui favorise davantage la pratique de la piété
et de la perfection surnaturelle. C'est plus spéciale-
ment pour leur éviter certains périls graves d'ido-
lâtrie ou d'apostasie qui pouvaient se présenter
dans les légions de la Rome païenne, surtout aux
époques de persécution. Mais ce n'est aucunement
parce qu'une incompatibilité radicale existerait entre
la profession du christianisme et la légitimité de
toute participation éventuelle à la guerre ou la légiti-
mité de toute espèce de recours à la force des armes.
Ohigène, à vrai dire, s'avance assez loin dans cette
voie. Il ne formule pourtant pas de thèse universelle
et absolue. Thrtullibn lui-même, devenu monta-
niste, quand il déclare, avec son emportement ha-
bituel, qu'un chrétien ne peut sans forfaiture choisir
la carrière militaire, Tertullien ne tire pas argument
du précepte évangélique de l'amour des ennemis et
du pardon des injures, mais de telle ou telle coutume
alors en usage dans les armées romaines, coutume
que Tertullien considère(très àtort, d'ailleurs)comme
entachée d'idolâtrie (cf. Adh. d'Alks, La Théologie
de Tertullien, p. 4i4- 4i6, 420, ^77).
Le seul écrivain ecclésiastique dont les œuvres
nous soient connues et qui, dans l'antiquité chré-
tienne, ait formellement soutenu la thèse de la répro-
bation absolue de la guerre et du métier des armes,
au nom de la vérité chrétienne et catholique, est pré-
cisément un auteur réputé pour ses inexactitudes,
ses exagérations, ses surenchères de doctrine. Il s'agit
de Lactance. Son opinion, contraire à la doctrine
couramment admise et pratiquée de son temps, ne
manifeste pas plus lacroyance authentique de l'Eglise
que, par exemple, vers i83o, quelque violente bro-
chure de La Mennais en faveur de la Séparation de
l'Eglise et de l'Etat.
Enfin, lorsque l'Empire fut gouverné par des Césars
chrétiens, lorsque disparut, pour les ofliciers et sol-
dats, la question des coutumes païennes, la question
du péril spécial d'idolâtrie ou d'apostasie, tout désac-
cord disparut également au sujet du droit des chré-
tiens à embrasser la profession des armes: droit qui
suppose manifestementlalégitimilépossible.lalicéité
morale de l'étalde guerre en certaines circonstances.
Dureste,les docteurs des premiers siècles ne furent
pas amenés àdiscuterendélaillesproblèmesqui font,
pour nous, l'objet du Droit international chrétien, ni
les conditions qui pouvaient rendre une guerre légi-
time devant la conscience des chrétiens. Mais le fait
de ne pas regarder comme illicite le métier militaire
en tant que tel, équivaut à reconnaître qu'il pourra
devenir, dans tel ou tel cas déterminé, honnête et
juste d'avoir recours à la force des armes. L'Eglise
primitive, nul ne le conteste, avait en particulière
horreur l'effusion du sang. Elle ne tenait cependant
pas toute guerre pour nécessairement coupable.
C. Enseignement de saint Augustin. ■ — Dans plu-
sieurs de ses écrits, notamment dans la Cité de Dieu,
saint Augustin aborda certains problèmes de droit
naturel, de philosophie morale et sociale, que, nous
l'avons dit, les autres Pères de l'Eglise n'avaient
généralement pas eu lieu de traiter avec quelque am-
pleur : et, particulièrement, le problème de la paix
et de la guerre. Les principales considérations émises
par le grand docteur doivent être indiquées ici: car,
sur la guerre comme sur tant d'autres sujets, les idées
de saint Augustin ont fourni la moelle, la substance
des meilleures théories doctrinales qui, i)lus tard,
furent méthodiquement élaborées parles maîtres de
la pensée catholique au Moyen Age et dans les temps
modernes.
La matière comporterait de riches développements,
que l'on trouvera dans l'étude de M. Paul Moncbacx
sur :>aint Augustin et la Guerre. Contentons-nous
d'analyser un fragment delà Cité de Dieu (livre XIX,
chapitres vu, xii, xiii et xv. P. L., tome XLI.col. 634,
637, 64o, 643), oix l'on trouve les doctrines les plus
fondamentales et les indications philosophiques les
plus suggestives.il sera loisible de ramener à quatre
chefs l'enseignement de saint Augustin à propos de
la paix et de la guerre :
D'abord, il y a des guerres qui sont justes. Ce sont
celles qui tendent à réprimer, de la part de l'adver-
saire, une entreprise coupable. Iniijuitas partis ad-
wersae jusia hella ingerit gerenda sapienti.
Mais la guerre doit être considérée comme un
remède extrême, auquel on ne recourt qu'après
avoir reconnul'évidente impossibilité de sauvegarder
autrement la cause du bon droit. Fût-elle juste, en
effet, la guerre détermine tant el de si affreux-
malheurs, mala tam magna, tam horrcnda,tamsaeva,
qu'on ne peut s'y résigner que contraint par un
impérieux devoir.
Quant au but légitime de la guerre, ce ne sera pas
précisément la victoire, avec les satisfactions qu'elle
apporte. Mais ce sera la paix dans la justice. Ce sera
le rétablissement durable d'un ordre public dans le-
quel chaque chose soit remise à sa juste place. Tout
le monde connaît les admirables définitions que saint
Augustin, dans ce passage, nous donne de la paix et
de l'ordre: Pa.i omnium rerum tranquillitas ordinis.
Ordu est parium dispariumque rerum, sua cuique
loca tribuens, dispositio.
Enfin, les malheurs de la guerre constituent ici-bas
l'un des châtiments du péché. Même quand la défaite
humilie ceux qui avaient pour eux le bon droit, il faut
regarder cette douloureuse épreuve comme voulue de
de Dieu pour punir et purifier le peuple des fautes
dont lui-même doit s'avouer coupable. Omnis Victoria,
1261
PAIX ET GUERRE
1262
cum etiam malis protenit, dh-ino jiidicio victos hunri-
liat, vel emendans peccata, vel pitniens.
Cette dernière allégation est toute proche de ce qu'il
y a de juste et de résistant dans les vues audacieuses
de Joseph de Maistre sur la vertu proxidenlielle et
expiatrice de la guerre. Quant aux idées de saint
Augustin sur les conditions morales de la légitimité
de la guerre, elles seront à la base des enseignements
que donneront, à propos du droit de paix et de guerre,
les théologiens et philosophes scolastiques.
Dans ce domaine, les idées de saint Augustin sont
des vues de droit naturel, de philosophie rationnelle,
dont on retrouve les éléments chez certains sages
du paganisme, notamment chez Cicéron, mais qui,
chez le grand docteur chrétien, prennent une cohé-
rence, une noblesse, une lucidité nouvelles, dans le
rayonnement de la vérité catholique. Le R. P. Marcel
Chossat (La Guerre et la Paix d'après le Droit
naturel chrétien, p. 60, 67) montre avec justesse la
continuité de la doctrine, depuis l'antiquité jusqu'à
l'âge moderne, par une chaîne de transmission lidèle
dont saint Augustin fut le plus brillant anneau. Il
s'agit du concept de juste guerre : « Au troisième
livre De la République, Cicéron s'applique à réfuter
cette opinion que l'injustice est nécessaire au gou-
vernement de l'Etat. Sien au contraire, conclut-il,
la République ne fleurit et ne prospère que par la
justice. Les actes de l'Elat n'échappent pas à la loi
morale, ils doivent respecter toujours la loi naturelle.
Pour être permise, la guerre doit être juste. Et c'est
de ce troisième livre De la République que saint
Augustin et Isidore de Séville ont tiré leurs célèbres
déûnitions de la « juste guerre », que recueillit le
Décret de Gratien et que s'approprièrent tous les
théologiens, de saint Thomas d'Aquin à Suarez, et,
à leur suite, Grotius. »
D. Enseignement de saint Thomas d'Aquin. —
Saint Thomas d'AijuiN, dans la partie de la Somme
théologique où il étudie les vertus chrétiennes, la
Secunda Secundae, est amené à traiter des actes et
des pratiques contraires à la vertu théologale de
charité : notamment de toutes les formes de luttes,
de discordes publiques ou privées. C'est ainsi qu'il
aborde le problème de la guerre, auquel il consacre
un chapitre entier, la question quarantième.
L'article premier est le plus intéressant de tous:
car il contient la doctrine de saint Thomas sur le
fond même du problème, c'est-à-dire sur la licéité
morale de la guerre. Comme toujours, l'article est
d'une extrême brièveté, mais d'une profondeur et
d'une précision de doctrine, d'une netteté de langage
vraiment digne du Docteur angélique.
Saint Thomas énonce les trois conditions qui ren-
dent légitime en conscience le recours à la force des
armes :
1' Que la guerre soit engagée, non par de simples
particuliers ou par quelque autorité secondaire (ceci
contre les guerres privées de l'époque féodale), mais
toujours par l'autorité qui exerce dans l'Etat le pou-
voir suprême ;
2" Que la guerre soit motiiée par une cause juste;
c'est-à-dire que l'on combatte l'adversaire à raison
d'une faute proportionnée qu'il ait réellement com-
mise (d'où le problème de la juste guerre dans les cas
où apparait l'impossibilité certaine de donner aux
conflits internationaux une solution pacilique qui
satisfasse aux strictes exigences du droit);
3" Que la guerre soit conduite avec une intention
droite : c'est-à-dire en faisant loyalement effort pour
procurer le bien et pour éviter le mal dans toute la
mesure du possible (il'où le problème delà conduite
de la guerre, avec les règles que lui impose la
morale chrétienne, et le problème de la juste pai.r).
Ces trois principes, posés nettement par saint
Thomas, seront commentés avec ampleur dans les
écoles de théologie catholique, surtout par deux
grands docteurs espagnols du seizième siècle, Fran-
çois de Viloria et François Suarez, qui étudieront
les applications multiples, iëcondes, souvent déli-
cates de la doctrine de saint Thomas.
A la même doctrine de saint Thomas, une confir-
mation, indirecte mais éclatante, est donnée, d'autre
part, dan.s les bulles pontilicales, dans les décrets
conciliaires du Moyen Age, à propos de la paix de
Dieu, puis de la trêve de Dieu, ainsi que du règle-
ment pacilique et arbitral des conflits entre royaumes.
Documents qui, par leur concordance, traduisent la
pensée authentique de l'Eglise, l'esprit général de
son enseignement, au sujet des questions morales
concernant le droit de paix et de guerre. On discerne
par là plus nettement combien, dang ses lignes
essentielles, la doctrine constante des écoles théolo-
giques mérite le nom de théorie catholique de la
juste paix et de la juste guerre. La pratique des
Papes et des Conciles corrobore et accrédite l'ensei-
gnement des docteurs, dont saint Thomas met lui-
même en relief les trois principes fondamentaux.
E. Enseignement de Vitoria et de Suarez. — Le
Dominicain François de Vitoria (-{-1549) fut le
principal initiateur du mouvement de renaissance
philosophique et théologique à l'Université de Sala-
manque et dans toutes les Espagnes au temps de
Charles-Quint. Le traité De Jure iielli, qui fait suite
au traité De Indis, eul pour occasion le grave cas de
conscience soulevé par les guerres et les conquêtes
des Espagnols dans les Indes occidentales : dès les
premières lignes du De Jure Jfielli, François de Vito-
ria indique clairement la position du problème.
L'ouvrage précédent a établi que le seul titre au
nom duquel les Espagnols puissent raisonnablement
acquérir et conserver leur domaine colonial des
Indes est le droit de la guerre. Il convient, à présent,
d'examiner en quoi consiste ce droit de la guerre,
quelle en est la valeur morale et à quelles conditions
il [)eut s'appliquer légitimement. Le principe de la
licéité de la guerre et l'étude de chacune des trois
conditions formulées par saint Thomas constituent
la matière essentielle de l'ouvrage. La première partie
est intitulée : Quelques questions principales. La
deuxième partie est consacrée aux problèmes con-
cernant la guerre juste, et la troisième partie exa-
mine h'.'! choses permises dans une guerre juste.
Nonobstant quelques vues contestables, quelques
thèses vieillies, le De Jure Belli, de François de Vi-
toria est un excellent manuel de droit public chré-
tien au sujet de la paix et de la guerre. Il mérite de
rester ou de redevenir classique dans les écoles de
théologie catholique.
A son tour, le Jésuite François Suarbz (-j- 1617),
l'illustre théologien contemporain des règnes de
Philippe II et de Philippe III d'Espagne, qui résuma
les doctrines de lancienne scolastique dans une syn-
thèse lumineuse et puissante, a exposé méthodi-
quement les principes du droit de paix et de guerre
d'après la morale catholique. Sans parler des cha-
pitres substantiels qui touchent à ce problème dans
le second livre De legibus, la dissertation De Bello
se trouve dans le traité des vertus théologales,
De Fide, Spe et Caritate, où l'auteur commente la
Secunda Secundae de saint Thomas.
La critique des difTércnles solutions philosophi-
ques et théologiques est conduite ici, (^nnme par-
tout chez Suarez, avec autant de loyauté que d'ordre
et de solidité. Le De liello de Suarez doit être rap-
proché du De Jure Belli de son devancier Vi'ioria.
Les deux traites dilTêrcnt quant à la physionomie et
12G3
PAIX ET GUERRE
1264
aux allures, quant à la luanicre d'envisager telle
question complexe. Mais, sur le fond des choses,
la théorie est parfaitement identique. Désormais,
l'enseignement philosophique et théologique se
trouvera, au sujet du droit de paix et de guerre, fixé
ne varielur, à peu près intégralement. Cette ques-
tion demeurera l'une de celles où l'on observera le
moins de divergences appréciables entre théolo-
giens ou canonistes catholiques des différentes
écoles.
L'unique problème doctrinal qui demeura, quel-
que temps encore, débattu entre docteurs catholi-
ques fut de savoir si une guerre ne pourrait pas être
objectivement juste des deux côtés à la fois et si le
droit des belligérants ne pourrait pas être alors rat-
taché à la justice commutative plutôt qu'à la justice
vindicative. Nous aurons lieu de constater plus loin
que, malgré l'autorité de Molina et de Tanner, l'opi-
nion de "Vitoria et de Suarez demeura incontesta
blement prépondérante, chez les docteurs catholi-
ques, sur ce point comme sur tous les autres.
Dans le domaine du droit public chrétien, le nom
de Suarez garde une autorité exceptionnelle. Le
R. P. Chossat n'a pas eu tort de reproduire le té-
moignage significatif de Paul Janet, dont V Histoire
de la Science politique dans ses rapports «irc la
morale contient l'appréciation suivante : « L'écri-
vain [du seizième siècle] dans lequel on peut le mieux
étudier le mouvepient intérieur de la scolastique
depuis le treizième siècle, le plus grand nom de
riîcole dans la théologie, la philosophie, le droit
n.iturelet politique est le Jésuite Suarez. Sa mé-
thode, ses autorités, ses opinions, tout nous prouve
qu'il s'est attache à suivre la tradition beaucoup
plus qu'à innover... Ses principes sont élevés et
profonds. Il ne parait pas se servir de la science
comme instrument de domination. C'est un homme
à'école et non de parti. U représente la grande tra-
dition du Moyen Age. lien a la droiture, la sincé-
rité, la passion logique. C'est le digne élève de saint
Thomas d'Aquin. »
F. Enseignement actuel des Ecoles catholiques. —
Au dix-neuvième siècle, l'enseignement du droit
chrétien de la paix et de la guerre, avec une théorie
de l'Ordre juridique international, fut donné par le
Jésuite Taparelli d'Azeglio dans son grand Essai
théorique de Droit naturel.
La Collection des Actes du Concile du Vatican
(Schneeman et Granderath) contient un postulatuni
adressé au futur Concile par quarante Pères qui
demandent la définition des principes de la morale
chrétienne sur le droit de paix et de guerre. Un
autre postulatuni, rédigé à Constantinople par le
synode patriarcal des Arméniens unis, se rapporte
au même projet, auquel est adjoint le plan d'un tri-
bunal de justice internationale dont la direction
appartiendrait au Saint-Siège (Colonnes 86 1 à 866).
Les préoccupations résultant de l'état de paix ar-
mée et des menaces de guerre universelle qui en
étaient la conséquence, les tentatives d'organisa-
tion juridique internationale et le travail de codifi-
cation des lois de la guerre qui s'accomplirent aux
deux Conférences de I.a Haye, en 1899 et en 1907,
ramenèrent un certain nombre de catholiques, ecclé-
siastiques et laïques, du vingtième siècle à l'élude
méthodique des théories du droit de paix et de
guerre élaborées par les grands théologiens du
passé. L'enseignement doctrinal de saint Thomas
d'Aquin, de François de Vitoria, de François Suarez
sollicita de nouveau l'attention et la sympathie des
esprits avides de principes fermes et de solutions co-
hérentes. La tradition, un peu oubliée, des doctrines
catholiques du droit de paix et de guerre ss renoua
sans effort partout où le problème fut sérieusement
abordé.
Ceux-là mêmes qui ne partagent pas toutes les
tendances intellectuelles de M. Vandhhpol rendent
hommage aux services exceptionnels que rendit à
la cause du Droit international chrétien ce travail-
leur modeste et consciencieux. M. Vanderpul tra-
duisit en langue française tous les principaux textes
des théologiens et canonistes du Moyen Age et du
seizième siècle dans un recueil paru en 191 1. Puis,
il publia, en iijia,une solide étude sur i.a Guerre
det'ant le Christianisme, avec traduction française
intégrale du Z>e y»/e iîe//( de François de Vitoria.
C'est pareillement à l'initiative de M. Vanderpol
qu'est due l'apparition du volume /.'Eglise et la
^((erre, datant de 1912 et contenant huit études
substantielles, parmi lesquelles noi'.s citerons : Les
Premiers Chrétiens et la guerre, par Mgr Batii'i'ol;
Saint Augustin et la guerre, par M. Paul Monck.vux;
et, tout particulièrement, la Synthi'se de la Doctrine
théologique du Droit de guerre, par M. Tanqlerby.
Le problème de la licéité morale de la guerre était
résolu par M. Tanquerey dans les termes mêmes
qu'avaient adoptés Vitoria et Suaiez. Au sujet des
règles morales à observer dans la conduite de la
guerre, M Tanquerey adhérait chaleureusement aux
conventions internationales de La Haye, où il re-
connaiss.iit, à juste litre, une exacte et heureuse in-
terprétation des principes du droit naturel, en har-
monie avec les conditions matérielles et morales de
la civilisation contemporaire.
Durant la grande guerre de 1914-1918, ce même
problème du droit chrétien delà i>aix et de la guerre
fut étudié avec plus d'ampleur, approfondi avec
plus de méthode, parun plus grand nombre de théo-
logiens catholiques, qui, vu les circonstances, trou-
vèrent un accueil beaucoup plus attentif dans des
milieux beaucoup plus étendus. Nous signalerons à
la bibliographie : le U. P. Marcel Chossat et d'au-
tres rédacteurs des Etudes, le R. P. Ciiiaudano, le
R P. Janviiîr, le R. P. Pégcrs, M. l'abbé Miciibl,
M. l'abbé UiviÉKE, M. l'abbé Charmetant, M. l'abbé
Rouzic, M. le chanoine Gaudcau, et nous nous gar-
derons bien d'omettre le vénérable évêque de Nice,
Mgr CuAi'ON. Par ses écrits publics des jours de
guerre, par sa correspondance avec les autorités alle-
mandes d'occupation en Belgique, le cardinal Mer-
cimi donna aux thèses catholiques du droit de paix
et de guerre une illustration magnifique.
Aux théologiens de profession, il faut joindre un
jurisconsulte laïque de grande autorité, M. Louis
Le Vvr, au(|uel nous sommes reilevables d'un excel-
lent ouvrage de philosophie du droit intitulé :
Guerre /uste et juste paix. D'ailleurs, les positions
doctrinales demeurèrent identiques à celles des tra-
vaux publiés avant 1914, identiques aux thèses de
François de Vitoria et de François Suarez, fondées
elles-mêmes sur les traditions de saint Augustin et
de saint Thomas, sur les principes immuables du
droit naturel. L'immutabilité du droit naturel expli-
que la conformité remarquable de la théorie des
docteurs catholiques sur la paix et la guerre avec
les conceptions juridiques des plus sages parmi les
théoriciens non catholiques du droit international.
Ces derniers, généralement, sont tributaires du grand
ouvrage De Jure Belli et Pacis dédié au roi Louis XIII
par le protestant hollandais Hugo Grotius, qui, sur
beaucoup de points capitaux, s'inspire des mêmes
principes que Vitoria et Suarez : les règles de la
droite raison que Dieu a profondément gravées dans la
nature de l'homme et la nature des choses; et ce droit
naturel, éclairé à son tour par la longue expérience
de la sagesse antique et de la sagesse chrétienne.
1265
PAIX ET GUERRE
1266
D'autre pai-t, les enseigneraenls et les démarches
du Pape BrnoIi XV, durant toute la grande guerre,
ont nettement orienté le travail des théologiens ca-
tholiques vers le problème de la solution paciQqne
et arbitrale des conflits internationaux et, plus géné-
ralement, vers le problème de l'organisation juridique
internationale. Les projets ambitieux de « Société
des Nations », lancés par divers groupements étran-
gers ou hostiles au catholicisme, adoptés avec éclat
par le président Woodrow Wilson, projets qui ont
trouvé leur formule, plutôt médiocre, dans le traité
de Versailles, du 28 juin 1919, remettaient en hon-
neur, tout en la défigurant, une conception chère à
la Papauté romaine, la conception de ce système
catholique du Moyen Age où Auguste Comte salua
un jour « le chef-d'œuvre politique de la sagesse hu-
maine ». Benoit XV ne manqua pas de s'inspirer des
glorieuses traditions historiques du Saint-Siège. Il
réclama la substitution d'un régime de droit au ré-
gime de l'équilibre matériel des forces politiques et
militaires. 11 revendiqua l'arbitrage obligatoire, la
réduction générale et proportionnelle des armements,
la constitution d'une cour internationale de justice,
munie de sanctions appropriées à sa tâche. Il con-
via, par le fait même, les docteurs des Ecoles catho-
liques à étudier '.out ce que contiennent d'utile, de
viable les projets et systèmes actuels de « Société
des Nations », pour faire écarter les chimères et les
utopies malfaisantes, pour faire appuyer les solu-
tions heureuses et fécondes, pour montrer surtout
combien le succès d'une telle entreprise exigera la
puissance morale de l'idée religieuse et le concours
maternel de l'Eglise du Christ.
Après avoir exposé la théorie catholique du Droit
de guerre, il nous faudra donc exposer la théorie
catholique de l'Ordre juridique international. C'est
la réunion de ces deux synthèses doctrinales, théo-
rie de la guerre et théorie de la paix, qui constituera,
dans sa complexité harmonieuse, le Droit interna-
tional chrétien.
II. — Théorie catholique du Droit de guerre
A. Juste guerre et justice ^'indicative. — D'après la
théorie traditionnelle des docteurs catholiques, la
guerre ne pourra être moralement honnête et licite
qu'au nom de la justice vindicative. Le recours légi-
time à la force des armes devra toujours avoir pour
but de repousser (ou de prévenir) une injuste
agression, de faire échec aune entreprise gravement
coupable et d'en punir les auteurs.
Il faut donc qu'il y ait eu, de la part de l'adver-
saire, violation grave et certaine d'un droit authen-
tique et certain.
Il faut, en outre, que l'adversaire se soit obstiné-
ment refusé à terminer le conflit d'une manière équi-
table par les voies pacifiques : négociations directes
et amiables, médiation d'une tierce puissance, arbi-
trage International.
Mais, lorsque les choses en sont venues à ce point,
la puissance provocatrice se trouve sujette aux ré-
pressionsde la justice vindicative. S'il existe une cour
internationale de justice, armée du droit d'arbitrage
obligatoire, munie de sanctions internationales, la
guerre accomplie par les Etats qui se conformeront,
contre la puissance provocatrice, aux arrêts de la
Cour internationale aura indubitablement le carac-
tère d'une exécution militaire par autorité de jus-
tice.
Mais, en l'absence d'une autorité temporelle dont
les Etats rivaux seraient eux-mêmes justiciables,
c'est-à-dire si la Cour internationale n'existe pas ou
n'est pas en mesure de fonctionner, la puissance pro-
vocatrice devient, par le fait même de son crime
contre le droit d'autrui, ratione delicti, justiciable
de la puissance injustement provoquée; les chefs
temporels de la nation qui a subi l'injustice devien-
nent légitimes représentants de Dieu pour punir la
coupable et lui imposer une juste réparation de la
faute commise.
L'Elat (ou le groupe d'Etats) '/(// a juste guerre
sera donc en droit de repousser par la force des
armes l'injuste agression de l'adversaire : Vim vi
repellere oninia jura perniiltunt. 11 sera en droit
également, pourvu qu'il dispose de forces lui don-
nant des chances très sérieuses de succès, de prendre
lui-même l'oITensive armée sur le territoire de la
puissance adverse qui lui a causé un injuste dommage
et s'est refusée persévéramment aux réparations
paciûques.
Au pouvoir suprême de la nation gravement et
obstinément lésée, s'appliquera en toute rigueur, à
l'égard de la puissance coupable, le texte fameux de
saint Paul sur le droit de glaive et la justice vindi-
catiTe : Ce n'est pas en vain que le prince porte l'épée,
étant ministre de Dieu pour tirer vcni^eaiice de celai
qui a fait le mal et pour le punir (Honi., xiil, 4)-
B. Conduite des hostilités. — Une fois les hosti-
lités engagées, celui qui ajuste guerre pourra user
en sûreté de conscience des moyens habituels
de violence et de contraintedestinés à réduire l'adver-
saire, à briser sa force d'attaque et de résistance, à
lui imposer les conditions et réparations conformes
aux exigences de la justice. Mais ce droit de nuire à
l'ennemi en guerre ne saurait être illimité. Il y a
des violences que leur inutilité ou leur cruauté, leur
déloyauté ou leur immoralité interdit rigoureuse-
ment de jamais employer, quelque graves qu'aient
été les crimes de la puissance adverre. Les violences
directes et sanglantes de la bataille doivent être
épargnées à la population non combattante et em-
ployées exclusivement contre les armées ennemies,
qu'il importe de repousser ou de détruire, de captu-
\ rer ou de désarmer. Les destructions matérielles ne
I doivent jamais dépasser ce qu'exigent rigoureuse-
I ment les opérations militaires, au lieu de ravager
méthodiquement le pajs et d'y multiplier les désas-
tres irréparables. A un titre tout spécial, il faut
épargner les institutions et les monuments de l'art,
de la charité, de la religion.
Ces différentes obligations morales, concernant la
I conduite de la guerre, se fondent sur le droit natu-
rel, en même temps que sur l'esprit de charité chré-
j tienne. Mais la mesure exacte des choses permises
I ou défendues subira quelques variations d'après les
] temps et lieux, les coutumes et les mœurs, l'état de
j la civilisation. De nos jours, le problème est résolu
par décision contractuelle. Tous (ou presque tous)
les Etats de l'ancien et du nouveau monde sont si-
gnataires des conventions internationales de La
Haye (1907), qui déterminent avec une précision,
une lucidité, une sagesse remarquables les lois delà
guerre sur terre et sur mer ; les moyens licites et
illicites de nuire à l'ennemi ; les égards dus à la po-
pulation civile, aux blessés, aux prisonniers, aux
monuments religieux et artistiques; les règles du
droit des gens au sujet des parlementaires, au su-
jet de l'occupation des territoires ennemis, au sujet
de la cessation ou de l'interruption des hostilités. La
stricte observation de ce règlement international
est à la fois une obligation tirée du respect des con-
trats, et une obligation tirée du respect de la loi
morale, de l'honnêteté naturelle, dontlecontrat n'est
ici que ladéclaration juridiipie etl'adaptation précise
aux circonstances concrètes.
Lorsque l'on voudra pousser plus loin, dans de
futures conventions internationales, le discernement
1267
PAIX ET GUERRE
1268
des moyens licites et illicites de nuire à renneini,un
principe de droit naturel qui serait de natiire, non
pas à trancLer tous les cas litigieux, mais à suggé-
rer bon nombre de solutions fermes et utiles, nous
parait être le prin«ipe suivant : est illicite l'emploi
de tout moyen de destruction qui ne peut produire
que par accident un résultat militaire. Fondée sur la
nature des choses, cette règle interdirait le bombar-
dement aérien des centres de population civile, ou
leur bombardement par pièces à très longue portée,
car de tels bombardements ne peuvent habituelle-
ment atteindre que la populationnon combattante,
et n'atteindront que par exception fortuite les seuls
objectifs qu'il soit légitime de bombarder: casernes,
ouvrages fortiliés, dépôts de munitions ou de ravi-
taillement militaire. La règle susdite est toute voi-
sine de celles dont s'inspirèrent manifestement les
rédacteurs des conventions de La Haye. Puisque la
guerre demeure toujours une perspective possible,
il y aura lieu d'en reviser et d'en perfectionner les
lois contractuelles, à la lumière des expériences tra-
giques de la grande guerre.
Le principe des représailles est pareillement con-
forme aux exigences du droit naturel, si toutefois
l'on entend le terme de représailles dans la rigueur
limitative de sa signification juridique. Les repré-
sailles sont des actes de violence, interdits par les
lois ordinaires de la guerre, que pourra employer,
au cours même des hostilités, le belligérant qui a
juste guerre, pour contraindre, grâce à une terreur
salutaire, l'autre belligérant à cesser désormais de
commettre les grades i'iolations du droit de la guerre
dont il »;'est rendu notoirement et obstinément cou-
pable. En de leUesconditions, lesre^resai//es devien-
dront moralement licites, mais ne pourront jamais
consister dans l'emploi de n'importe quel moyen de
nuire à l'ennemi, sans en excepterles plus cruels ou
les plus immoraux. Certaines choses demeurent dé-
fendues en toutes circonstances par la loi naturelle
comme par ll'esprit chrétien. Mais, au nombre des
choses que prohibent à bon droit les lois ordinaires
de la guerre, il en est plusieurs, comme l'emprison-
nement de telle catégorie d'otages ou la destruction
de tel monument civil, qui ne violent pas, de soi, les
exigences absolues de la morale et qui peuvent
devenir temporairement légitimes, à titre de repré-
sailles, pour faire cesser des abus ou -des scandales
pires encore (Cf. Louis La Fdr, Des représailles en
temps de guerre, Paris, 1919).
Avec les représailles, qui ont lieu durant les hos-
tilités, il ne faut pas confondre les sanctions, qui,
dans la conclusion d'une juste paix, devront corres-
pondre aux plus énormes violations du droit com-
mises pendant la guerre. Si les auteurs vraiment
responsables de ces crimes peuvent être identifiés
avec certitude, nul doute que de telles sanctions
constituent la revanche de la loi morale, selon les
exigences manifestes de la justice vindicative.
C. Dénouement des hostilités. — Lorsque l'Etat
(ou le groupe d'Etats) qui a juste guerre aura rem-
porté la victoire sur la puissance adverse, il lui im-
posera une paix conforme au droit.
Non pas en écrasant l'ennemi vaincu et en lui
appliquant jusqu'aux dernières limites la loi du
plus fort, mais en restaurant la tranquillité de l'ordre.
Les droits du vainqueur dans une juste guerre peu-
vent se résumer ainsi : reprendre à l'adversaire tout
ce que celui-ci a usurpé indûment; imposer des répa-
rations matérielles pour les destructions accomplies
et des sanctions pour les crimes commis; exiger une
contribution financière pour indemnité des lourdes
dépenses de la guerre ; prendre possession de cer-
taines forteresses et de certains territoires, à litre de
châtiment pour les violations du droit et à titre de
garanties contre de nouvelles tentatives belliqueuses
et injustes. On rétablira ainsi chacun et chaque
chose à sa juste place par une juste paix.
La théorie catholique du droit de paix et de guerre
ne recule pas devant cette conception du dénouement
de la guerre par voie de justice vindicative. Vitoria,
Suarez et les autres théologiens ne réprouvent indis-
tinctement ni toute espèce d'annexion oiide conquête,
ni, à plus forte raison, toute espèce d'indemnité. Le
belligérant coupable et vaincu subira, par autorité
de justice, des contraintes pénales plus ou moins
analogues à celles que subirait un particulier juste-
ment condamné par les tribunaux pour lésion grave
du droit d'autrui. De même que le particulier serait
légitimement privé, par sentence du juge, de quelque
chose de sa fortune ou de ses droits individuels, de
même, le belligérant coupable et vaincu sera légiti-
mement puni d'amende, et, par quelque aliénation de
territoire, subira une légitime atteinte à son « droit
(normal) de disposer de lui-même » . Par rapport à ce
droit, et dans la mesure équitablement prescrite, il
sera juridiquement forclos, selon l'heureuse expres-
sion de Mgr Landrieux, évèque de Dijon.
L'esprit de charité chrétienne interviendra, d'ail-
leurs, pour prescrire la modération dans l'usage de
la victoire, pour en limiter les conséquences aux résul-
tats politiques ou économiques rigoureusement
nécessaires à la restitution de l'ordre et du droit,
pour exclure les exigences abusives ou superflues
qui causeraient sans nécessité des haines irrémédia-
bles et prépareraient de nouvelles causes de guerre
pour l'avenir.
La paix chrétienne est une œuvre de justice, mais
non pas une œuvre de vengeance. Elle ne saurait être
confondue avec une consécration païenne de tous les
caprices orgueilleux et de toutes les convoitises rapa-
ces de la force victorieuse.
D. Théories contredites par la synthèse catholique.
— 11 ne sera pas besoin d'expliquer comment la
théorie catholique du droit de paix et de guerre
exclut toutes les conceptions du recours à la force
des armes où la guerre est considérée comme ayant
sa raison d'être en elle-même et sa justification dans
la victoire, indépendamment delà justice de la cause.
Conceptions qui sont la négation formelle ou équi-
valente de la sainteté du droit. La force prime le
droit ; ou encore : la force engendre le droit; ou même:
la force manifeste le droit ; autant de sophismes
détestables qui érigent la loi du plus fort en règle
suprême des rapports entre les peuples et qui mécon-
naissent l'essence de la moralité, au point de propo-
ser à la société civile le même idéal qu'à une bande
de brigands.
Une autre conception, pourtant moins inadmissible
au premier abord, est pareillement interdite aux
■ gouvernants de l'Etat par les règles théologiques du
droit de guerre. C'est la conception qui fait du recours
à la force des armes un moyen juridique de dirimer
une question litigieuse. Deux nations, par exemple,
sont divisées par un grave conflit d'intérêts politi-
ques ou commerciaux. De part et d'autre, le droit est
douteux, le différend se prolonge, s'envenime. On ne
parvient à tomber d'accord sur aucune solution paci-
lique. La guerre est alors déclarée, avec cette clause,
tacitement acceptée chez les deux adversaires, que la
question de droit sera délinilivement tranchée par la
force des armes au prolit du vainqueur. Il n'est pas
douteux que cette conception, dérivée du paganisme
antique, ait été souvent admise avec une entière
bonne foi dans beaucoup de pays chrétiens.
Les théologiens catholiques, avec François de Vi-
toria et François Suarez, présentent les guerres entre-
1269
PAIX ET GUERRE
1270
prises d'après ce principe comme des guerres objec-
tivement injustes, et injustes des deux côtés à la fois.
C'est que la guerre est, de par sa nature niênie, essen-
tiellement inapte à trancher une question de bon droit,
essentiellement inapte à dirimer une question liti-
gieuse en montrant tiui avait raison et qui avait tort.
Bien plus, la guerre est tout autre chose qu'une solu-
tion inoirensive, comme pourrait être le tirage au sort
ou une partie d'échecs. La guerre déterminera néces-
sairement des ruines, des violences, l'abondante efTu-
sion du sang humain. La guerre est un lléau d'ordre
physi(]ue et d'ordre moral. II serait donc insensé, il
serait coupable de déchaîner volontairement pareil
fléau pour mettre un terme à un mal beaucouj) moins
grave, tel que l'absence de règlement d'une question
de politique internationale dans laquelle les droits en
présence sont branlants et douteux. Nul pouvoir
humain ne peut honnêtement, licitement, recourir au
terrible moyen de la guerre sans y être contraint par
un impérieux devoir de justice. Ce principe moral est
tenu à Ijon droit povir évident s'il s'agit de sacrilier
une seule vie humaine. Nous ne pensons pas qu'on
puisse le tenir jiour moins obligatoire ou moins clair
s'il s'agit de sacrilier, par la guerre, tant de milliers
de vies humaines et de causer le malheur de tant
d'innocents.
Quelques docleui'S catholiques, avec Molina et
Tannbk, sans admettre la funeste théorie que nous
venons d'exclure, ont cru cependant qu'une guerre
pouvait être objectivement juste des deux côtés à la
fois. Dans ce cas, le droit de guerre, chez l'un et
l'autre belligérant, se rattacherait à la justice com-
mutative et non plus à la justice vindicative. Et voici
comment. Par hypothèse, tel Etat possède des droits
authentiques et légitimes sur un territoire qui est,
de fait, occupé par une autre puissance. Mais cette
autre puissance estime de bonne foi être elle-même
en droit authentique et légitime de conserver le ter-
ritoire. On recourt finalement à la force des armes.
L'Etat qui possède le territoire en litige prétend faire
usage du droit de légitime défense et lepoinser une
agression injustifiée. La puissance adverse combat
pour recouvrer, au nom de la justice commutativc, la
province qui lui appartient, mais non pas pour
châtier, en vertu de la justice vindicative, un déten-
teur de mauvaise foi, présentement coupable d'une
faute grave. De la sorte, la guerre serait, de part et
d'autre, objectivement légitime, comme un procès où
chacune des deux parties agirait de bonne foi et où
chacune des deux thèses se réclamerait d'apparences
sérieuses ou d'arguments plausibles. Cette conception
diminuerait le nombre des guerres objectivement
injustes et augmenterait le nombre des belligérants
qui combattraient dans des conditions conformes aux
exigences du droit.
Néanmoins, l'ensemble des théologiens catholiques
parait avoir écarté ce point de vue et demeure fidèle
intégralement à la tradition de François de Vitoria
et de François Suarez. Même dans 1 hypothèse qui
vient d'être décrite, il semble que la guerre ne sera
objectivement juste que d'un seul côté. Il faut admet-
tre, en effet, que la puissance qui entendait recouvrer
le territoire n'aura pas déclaré la guerre sans avoir
tente, d'abord, de faire aboutir sa revendication par
des moyens pacifiques : négociations directes, ou plu-
tôt iirocédure arbitrale. Si les titres produits par la
partie plaignante établissent vraiment que son droit
sur la province est authentique et certain, l'autre Etat
cesse, par le fait même, d'être détenteur de bonne
foi, il est tenu d'obtempérer à une revendication
reconnue légitime, on, tout au moins, de se prêter à
une composition équitable. S'il n'y consent pas, il se
rend coupable d'une injustice grave, et la guerre qui
s'ensuivra sera formellement injuste de son côté. Au
contraire, si les titres produits par la partie plai-
gnante ne démontrent chez celle-ci qu'un droit con-
testable et douteux, le doute devra profiter au posses-
seur, melior est conditio possidenlis, et la partie
plaignante ne pourra, sans se rendre elle-même cou-
pable d'une injustice grave, déclarer la guerre pour
recouvrer jiar la force le territoire contesté. Dans
l'un et l'autre cas, la guerre sera juste de la part de
l'un des deux belligérants et objectivement injuste
de la part de son adversaire.
La vérité de la doctrine parait exiger que l'on
maintienne le principe de saint Augustin : Iniquitas
partis adi'ersne jusla bella ingerit gerenda sapienti;
principe répété en termes plus catégoriques jjar saint
Thomas : liequirilur causa justa; ut scilicet illi qui
iiiipugiiaiilur,jjroj)leraliqnaiii culpam impuguationem
mereinilur. Ce qui revient à dire, avec François de
Vitoria et François Suarez, que toute guerre juste
est, objectivement parlant, une mesure de justice vin-
dicative, déterminée par une faute grave de l'adver-
saire.
E. l.a responsabll'té des consciences dans une
guerre injuste. — On ne peut méconnaître la com-
plexité des problèmes de droit international ni
l'étrange, la déconcertante diversité d'aspect qu'ils
prennent selon qu'ils sont envisagés d'un côté ou de
l'autre de chaque frontière. U ne faut pas nier qu'en
bien des cas deux Etats rivaux ont recouru à la force
des armes avec la profonde conviction, de part et
d'autre, de repousser une provocation injuste, d'obéir
à une nécessité impérieuse, d'avoir pour soi le bon
sens et le bon droit. Bref, la guerre pourra souvent
paraître légitime des deux côtés à la fois si l'on exa-
mine, non plus la valeur objective des motifs de
rupture, mais l'estimation subjective, psychologique
et morale de chacun des deux adversaires au sujet
de la guerre qu'il provoque ou qu'il subit. Cette
considération de fait sera d'une haute importance
pratique aux yeux du moraliste.
Le cas de conscience sera, d'ailleurs, beaucoup
plus diflicile à résoudre pour les gouvernants ou les
législateurs qui ont le terrible pouvoir de décréter
le recours aux armes que pour les olliciers et soldats
conviés à prendre les armes en vertu de leurs obli-
gations militaires.
Ofliciers et soldats exécuteront leur consigne,
prendront part à la guerre dans l'intention droite
d'agir en vue du bien commun et de se dévouer jus-
qu'au sang pour leur patrie. Olliciers et soldats pré-
sumeront raisonnablement que les gouvernants qui
leur enjoignent de prendre les armes obéissent eux-
mêmes à des motifs justifiés, impérieux; motifs
dont l'autorité compétente, surtout en des circon-
stances aussi redoutables, n'est pas tenue de rendre
compteù ses inférieurs. Des cas tout à fait exception-
nels de flagrante et monstrueuse injustice dans la
déclaration ou la conduite de la guerre pourront
seuls retirer à la conscience du combattant l'excuse
subjective de la bonne foi.
Nous parlons de la bonne foi de l'oflicier ou du
soldat dans la participation normale aux opérations
militaires : car la bonne foi pourra devenir impos-
sible et la conscience pourra dicter (quel qu'en soit
le risque tragique) le refus catégorique d'obéir, s'il
s'agit d'actes de cruauté, d'injustice ou d'immoralité,
(|ui seraient prescrits par une évidente violation des
lois de la guerre, du droit international, de la
morale publique et privée. Ici, lit conscience indivi-
duelle de l'oflicier ou du soldat deviendra yi/^e beau-
coup plus directement responsable que dans l'appré-
ciation des causes générales et de la légitimité morale
de la guerre elle-même.
1271
PAIX ET GUERRE
1272
Quant aux chefs d'Elal et aux législateurs, ils
auront la très grave obligation de conscience de ne
jamais provoquer la guerre et de ne jamais se pro-
noncer en faveur de la guerre, tant qu'ils n'auront
pas acquis (à tort ou à raison), après mûr examen,
la conviction sérieuse et rélléchie que la puissance
adverse s'est rendue coupable, contre leur patrie ou
les alliés de leur patrie, d'une violation grave et cer-
tainedu droit, et que, par l'échec des moyensd'accom-
modement amiable, la guerre est devenue le seul
moyen possible d'en obtenir réparation. C'est la dis-
position que le Docteur Angélique réclame (du belli-
gérant qui a juste guerre) sous le nom d'intention
droite.
Les règles Ihéologiquesimposentdonc auxhomraes
d'Etat l'impérieux devoir moral de ne pas se
demander uniquement, à l'heure d'engager une
guerre, s'ils disposent de forces assez importantes
pour avoir chance de la terminer avec succès, mais
de se demander, avec une rigueur plus grande encore,
s'ils ont un motif assez grave, assez décisif, pour légi-
timer devant Dieu cette effroyable extrémité qu'est
lelïusion du sang humain par la guerre.
F. Vertu providentielle delà guerre. — Toutes les
explications doctrinales sur les conditions de la juste
guerre ne suppriment pas le problème philosophique
posé devant les âmes qui réfléchissent par l'existence
même d'un fléau tel que la guerre. C'est l'un des
aspects les plus troublants du problème plus général
de l'existence du mal physique et moral sur la
terre.
Comment le Dieu très bon et très saint laisse-t-il
s'accomplir d'aussi affreuses catastrophes ? S'il ne
peut les empêcher, où est sa toule-puissance? Si, pou-
vant les empêcher, il les permet néanmoins, où donc
est sa sagesse, où donc sa bonté ?
Les philosophes chrétiens répondent à juste titre
que, si Dieu permet ici-bas le mal, sous quelque
forme et à quelque degré que ce puisse être, Il ne le
permet que comme une épreuve miséricordieuse et
sahilaire, toujours en vue d'un bien d'ordre plus
élevé. Qu'il s'agisse des cruautés sanglantes de la
guerre, ou qu'il s'agisse de la maladie et de la mort,
de la peste et de la famine, des crimes et des scan-
dales, de chacune des douleurs et de chacune des
hontes de la condition présente, toutes ces choses
font partie de notre épreuve morale d'ici-bas. Epreuve
dont l'amertume constitue précisément la noblesse
et la grandeur. Epr«u\e qui nous oblige à opter
entre la raison et les sens, entre le devoir et le
caprice, entre le bien et le mal. Epreuve qui pose
le sacrilice plus ou moins douloureux, plus ou moins
tardif, des biens périssables de la terre pour condi-
tion méritoire à la conquête des vrais biens spiri-
tuels dont la valeur est impérissable. Epreuve aus-
tère et sublime qui, dans l'ascension laborieuse vers
l'immortalité, fait monter l'àme humaine par les
défilés sombres vers les sommets glorieux : per
angusta ad augusta.
Sur cette solution philosophique du problème, la
doctrine révélée de Dieu projette une lumière plus
intense. Les trois dogmes du péché originel, de la
Rédemption par le Christ et de la communion des
saints aident à mieux discerner à la fois la raison
d'être, la vertu méritoire et surnaturelle, le caractère
fécond et divin de notre épreuve morale. Le dogme
du péché originel nous apprend que les douleursetles
désordres de notre condition présente résultent d'une
déchéance primitive, causée par la désobéissance
même de l'homme à l'égard de son Créateur et de son
Père. Le mystère de la Réilemplion nous permet de
transfigurer notre épreuve ])ar l'union avec le sacri-
fice du Calvaire et par l'expiation libératrice de nos
péchés publics et privés. Le dogme delà communion
des saints nous enseigne la réversibilité sur les
pécheurs des œuvres saintesaccomplies parles justes
et l'ollraude magnanime des souffrances imméritées
des justes pour le salut des coupables. Les catas-
trophes douloureuses d'ici-bas prennent alors une
valeur privilégiée pour aider les âmes croyantes
dans la marche vers l'éternelle lumière par la voie
royale delà Croix.
Mais ce quiestvrai de chacune des calamitésde la
vie présente devient plus spécialement vrai de l'effu-
sion du saug humain par la guerre. Quelque crimi-
nelles que puissent être, en effet, les passions qui
ont rendu nécessaire l'appel à la force des armes et
qui trouvent dans la guerre elle-même tant d'occasions
détestables de s'assouvir, il ne faut pas nier que la
guerre peut posséder une valeur toute privilégiée
d'expiation et souvent aussi de régénération morale
et sociale.
11 y a une magnifique part de vérité dans les con-
sidérations brillantes, audacieuses et paradoxales que
Joseph de Maistrb met dans la bouche de son séna-
teur russeau septième Entretien des Soirées de Saint-
Pétersbourg. La guerre atteint, en effet, une horreur
tragique, l'épreuve de la guerre prend une extension,
se répercute par de lointains et douloureux contre-
coups qui n'apparaissent pas au même degré dans les
autres calamités publiques. La liberté humaine joue
dans la guerre un rôle autrement considérable que
dans n'importe quelle catastrophe plus ou moins
analogue. La guerre met directement en action des
sentiments très nobles, très profonds et très généreux
de l'ordre tuoral ; elle les exalte, les surexcite jusqu'à
leur énergie la plus intense.
Voilà pourquoi la guerre crée une atmosphère où
l'œuvre de Dieu peut s'accomplir avec une exception-
nelle splendeur; où la ferveur religieuse peut retrou-
ver toute sa puissante fécondité; où peuvent s'épa-
nouir, sous l'action intérieure de la grâce divine, les
hautes vertus chrétiennes qui sauvent les âmes et
transfigurent les peuples.
C'est donc très particulièrement dans la guerre que
se réalise l'expiation rédemptrice des fautes commi-
ses par les individus etles sociétés. Justes et pécheurs
subissent ensemble la cruelle mais sanctifiante
épreuve, et la dette plus lourde des coupables est
I acquittée au centuple par le religieux héroïsme des
meilleurs d'entre leurs frères. C'est encore dans la
guerre et par la guerre que les nations (si elles sa-
vent compren dre et veulent profiter)peuvent recueillir
les bienfaits divins d'une providentielle épreuve; et,
grâce à la pratique de l'effort et du sacrifice, grâce
à de viriles leçons de sens patriotique et de disci-
pline hiérarchique, trouver le secret de leur gran-
deur et de leur régénération à venir.
La méditation du croyant ne s'égare pasquandelle
discerne, au milieu des horreurs tragiques de la
guerre, l'exercice de la miséricorde divine et l'accom-
plissement d'un admirable dessein d'amour.
m. — Théorie catholique de l'Ordre juridique
international
A. Sens et position de ta question. — La doctrine
à la fois rationnelle et chrétienne du droit de guerre
suppose essentiellement que la guerre est légitime
lorsqu'elle devient le seul moyen possible de défen-
dre ou de restaurer le droit injustement violé. Mais,
avant que le recours à la force des armes soit rendu
indispensable, il faut que tous les moyens de résou-
dre équitablemenl le confiitpar des voies pacifiques
aient été d'abord employés avec le désir loyal d'abou-
tir, et que, par suite de l'obstination coupable de
l'un des adversaires, les solutions amiables aient été
1273
PAIX ET GUERRE
1274
irrémcdiableraent inefficaces et inope'rantes. Avant
d'admettre l'éventualité de la guerre, on est stricte-
ment tenu en conscience de faire tout le possible
pour rc'gler le condit grâce aux tractations diplo-
matiques, à la médiation des tierces puissances ou
à l'arbitrage international. Telle est, nous l'avons
dit plus haut, la condition requise, en vertu de la
nature même des choses, pour que l'un des belligé-
rants puisse avoir ensuite juste guerre.
Un problème d'importance souveraine sera donc
celui de l'organisation des rapports internationaux,
pour la solution paciljque des conflits qui surgiront
entre les dillérenls Etats. Comment peut-on conce-
voir et, historiquement, de quelle manière chercha-
l-on à réaliser une procédure quelque peu ellicace
pour le maintien de la paix et la sauvegarde perma-
nente du droit parmi les peuples? La question mérite
examen, soit pour apprécier avec justice les institu-
tions du passé, récent ou lointain, soit pour prépa-
rer dans l'avenir, aux règles du droit international
et à la paix du monde entier, de meilleures garan-
ties. C'est le problème fondamental en matière de
Droit chrétien de la paix. C'est le problème de l'Or-
ganisation juridique internationale.
Il convient dépasser en revue les solutions qu'il a
reçues à travers les siècles depuis l'époque où la dis-
location de l'Empire romain, sous la poussée des in-
vasions barbares du cinquième siècle de notre ère,
marqua pour jamais le terme de cette Pai.r romaine
qu'avaient saluée avec amour l'Antiquité païenne et
l'Antiquité chrétienne. Des nations et des cités indé-
pendantes, souvent ennemies les unes des autres,
toujours rivales, portées aux sanglantes querelles
d'ambition politique ou d'intérêts matériels, auront
peu à peu succédé à l'unité majestueuse de cette
organisationromaine etméditerranéenne qui soumet-
tait à un seul gouvernement et à une seule législa-
tion tous les peuples, occidentaux ou orientaux, du
monde alors connu et civilisé. Désormais, il n'y avait
plus d'Empire universel. Pourrait-on cependant faire
surgir, enti'c les peuples divers, quelque unité nou-
velle, d'ordre moral, social, juridique, pour sauve-
garder la paix du droit, la tranquillité de l'ordre,
conformément aux principes delà moi'ale et à l'es-
prit du christianisme ?
B. Chrétienté du Moyen Age. — L'Europe chré-
tienne du Moyen Age, particulièrement au douzième
et au treizième siècle, réalisa un effort mémorable
d'organisation juridique internationale pour le règne
de la paix selon les exigences du droit. L'organisa-
tion demeura toujours précaire et inachevée. Son
efficacité ne fut jamais que partielle et relative.
L'histoire n'enregistre cependant aucune tentative
du même onlre qui ait abouti à des résultats d'une
aussi haute valeur morale et sociale. Auguste Comte
déclare très noblement, au tome cinquième du Cours
de Philosophie positive (édition de 1867, p. 281),
qu'il voudrait communiquer à tous « la profonde ad-
miration dont l'ensemble de ses méditations philo-
sophiques l'a depuis longtemps pénétré envers celte
économie générale du système catholique du Moyen
Age, que l'on devra concevoir de plus en plus comme
formant jusqu'ici le chef-d'œuvre politique de la sa-
gesse humaine ».
Le système reposait sur la collaboration étroite,
sur la compénétration, mais non pas sur l'identité
on la confusion, de la hiérarchie spirituelle et de la
hiérarchie temporelle : l'Eglise catholique romaine
et l'Europe féodale.
Le pouvoir ecclésiastique, exercé par le Pape et les
évêques, le pouvoir séculier de l'Empire, des royau-
mes, des seigneuries et des cités, demeurent distincts
en droit et en fait. Mais ils se compénètrent intime-
ment. Les princes elles magistrats civils sont ad-
mis comme tels, et avec honneur, à une collabora-
tion qui ne paraîtrait pas aujourd'hui compréhensible
à beaucoup d'actes et de délibérations concernant
les all'aires de l'Eglise. Les hauts dignitaires ecclé-
siastiques et religieux «ont, en même temps, des sei-
gneurs féodaux exerçant des prérogatives de suze-
raineté séculière. La Papauté romaine unit à son
pouvoir direct sur les matières religieuses un pouvoir
indirect sur les matières civiles où la conscience est
engagée ratione peccati et, en outre, un grand nom-
bre de prérogatives de suzeraineté féodale. D'où ré-
sulte, pour le Saint-Siège, une haute magistrature de
suprême arbitrage, connexe avec sa mission spiri-
tuelle et acceptée par le droit public de la société
chrétienne.
De même que les assemblées politiques accordent
une large part à l'élément ecclésiastique, les assem-
blées conciliaires accueillent les représentants du
pouvoir séculier. Maint concile du Moyen Age pro-
nonce sur des questions que, de nos jours, nous re-
garderions comme appartenant plutôt à la compé-
tence d'un Congrès diplomatique.
Les décrets des Papes et des Conciles font peu à
peu prévaloir dans le droit public de chacune des ci-
tés, de chacun des royaumes de l'Europe chrétienne,
un cerlainnombre de règles uniformes qui tendent à
mettre un peu d'ordre et de justice dans la vie inter-
nationale.
L'arbitrage ou la médiation des Papes ou des hauts
dignitaires ecclésiastiques empêchera ou abrégera,
par des moyens de droit, bon nombre de conflits
sanglants. La proclamation du principe de la paix
de Dieu, puis l'institution (beaucoup plus réelle et
eiricace) de la trêve de Dieu, la réglementation du
droit d'asile et des immunités ecclésiastiques, par-
viendront indubitablement à restreindre les cala-
mités de la guerre, à en exempter certains temps,
certains lieux, certaines catégories de personnes
et de biens, au nom de la législation commune qui
s'impose à toutes les puissances de la Chrétienté.
L'influence de l'Eglise ennoblira et humanisera le
métier même de la guerre, en lui donnant, par la
chevalerie, une consécration religieuse avec un très
haut idéal moral, celui que développe éloquemmenl
saint Bernard dans l'admirable Liber ad Milites 'l'em-
pli. Les croisades pour la libération du Tombeau du
Christel des peuples chrétiens de l'Orient seront les
guerres, déclarées justes en leur principe, où les
Papes et les Conciles convieront les princes et les
peuples catholiques en leur enjoignant défaire trêve
à leurs discordes intestines.
Lorsque les droits de la religion et de la morale,
lorsque les lois communes qui protègent l'ordre et la
paix de la société chrétienne auront été l'objet de
transgressions scandaleuses et obstinées, les Papes
et les Conciles disposeront de sanctions spirituelles
universellement redoutées, l'excommunicaliop etl'in-
terdit, et même, si la chose devient indispensable à
la restitution de l'ordre, de sanctions temporelles,
comme l'appel adressé au suzerain du coupable ou à
d'autres princes catholiques. Appel qui leur enjoin-
dra, par devoir de conscience religieuse, de se faire
les exécuteurs d'une juste sentence et de tirer l'épée
pour l'œuvre sainte de la revanche du droit.
N'oublions pas les conditions historiques où se
développa le système cal holique et médiéval de légis-
lation internationale, de magistrature internationale
et de sanctions internationales pour la sauvegarde
de la justice et du droit parmi les peuples. La Chré-
tienté comprenait exclusivement l'Europe centrale et
occidentale : le schisme byzantin lui avait ravi l'Eu-
rope orientale, et l'on ignorait alors plus ou moins
1275
PAIX ET GUEKRK
127G
complèlement toutes les autres parties du monde.
Non seulement le domaine géographique de la Chré-
tienté était relativement restreint, mais les popula-
tions qui l'habitaient à cette époque constituaient
ensemble une même unité morale et sociale, dont le
monde contemporain, malgré tant de causes puis-
santes d'unilication, est loin d'olïrir l'équivalent.
Il y avait, entre tous les peuples de la Chrétienté
médiévale, unité complète de croyances religieuses
et d'obédience ecclésiastique. L'influence du catholi-
cisme dirigeait les consciences, pénétrait profondé-
ment la vie individuelle et collective, tendait à for-
mer chez tous les peuples chrétiens, nonobstant leurs
diversités multiples, un ensemble d'aspirations iden-
tiques, nous dirions volontiers une âme semblable.
On professait le même dogme, on participait aux
mêmes sacrements, on obéissait à la même autorité
religieuse. Partout, les écoles théologiques, philoso-
phiques, juridiques ou littéraires, partout la législa-
tion même de la cité temporelle et la législation de
la cité spirituelle parlaient la même langue univer-
selle, la langue de l'Eglise, qui colportait en chaque
pays les mêmes formules, les mêmes concepts, les
mêmes directions de la pensée. Dans ce milieu rela-
tivement homogène, une organisation sociale, com-
mune à tous les peuples, avec un pouvoir interna-
tional d'ordre législatif, judiciaire et coercitif, put
se constituer (à quelque degré) et apporter au droit
])viblic de l'Europe chrétienne mainte garantie pré-
cieuse.
Etpourlanl, combien l'eflicacité duremède demeura
partielle et relative! Combien de fois l'intervention
(les Papes et des Conciles ne fut-elle pas impuissante
à empêcher l'horrible elfusion du sang ! Combien de
fois l'intervention de la Papauté romaine eu faveur
de la morale et du droit ne rencontra-t-elle pas la
rébellion insolente, armée, longtemps victorieuse, des
princes ou des peuples prévaricateurs ! Que l'on con-
sulte simplement la table des matières d'une histoire
de l'Eglise ou de l'Europe à la plus belle époque du
Moyen Age, au douzième et au treizième siècle : et
l'on verra le nombre de guerres fratricides entre peu-
ples chrétiens que ne parvint pas à conjurer l'orga-
nisation catholi(fue de la Chrétienté médiévale...
En un mot, l'histoire de la Chrétienté nous paraît
deux fois instructive : et par les magniliques institu-
tions que l'Eglise fit naître et grandir pour la sauve-
garde de la paix conforme au droit, et par le carac-
tère précaire et imparfait des résultats qu'elles obtin-
rent, nonobstant un ensemble exceptionnellement
heureux de conditions morales et sociales pour favo-
riser leur succès. On peut en conclure à la fois com-
bien est enviable et combien est difficile à réaliser,
surtout dans un monde agrandi et divisé de croyan-
ces non moins que d'intérêts, l'établissement e//»cace
d'une législation internationale, d'une magistrature
internationale et de sanctions internationales.
C. Equilibre des Puissances. — Quand le dévelop-
pement politique des grands Etats modernes eut brisé
les cadres féodaux et internationaux de la Chrétienté
du Moyen Age, et surtout quand le protestantisme
eut déchiré l'unité de croyances religieuses et d'obé-
dience ecclésiastique qui avait fondé l'unité morale
et juridique de l'ancienne Europe chrétienne, la for-
mule politique qui, peu à peu, fut dégagée et adoptée
pour règle suprême des relations internationales fut
le principe fameux de l'Equilibre des Puissances.
Conception dont l'histoire indique la portée ori-
ginelle. L'Equilibre européen fut, en effet, consacré
par les traités de Westphalie, qui terminèrent la
guerre de Trente ans (24 octobre 16^8). Les puissan-
ces catholi(|ues et prolestantes coalisées contre les
Habsbourgs avaient obéi chacune à des motifs par-
ticuliers en prenant part au conflit durant les pério-
des palatine, danoise, suédoise et française. Mais
tous les belligérants de cette coalition avaient pour
objectif commun de faire échec à la suprématie euro-
péenne de la puissante Maison d'Autriche-Espagne
qui, par l'accumulation de ses domaines et de ses
héritages politiques, pouvait imposer éventuelle-
ment ses exigences dictatoriales à n'importe
quel Etat de l'Europe. On était en face d'une puis-
sance dominatrice qu'il fallait combattre, qu'il fal-
lait désormais contenir, balancer, équilibrer, en vue
de garantir la sécurité de tous.
Cette préoccupation donnera naissance au système
politique de l'Equilibre européen. Pour sauvegarder
l'indépendance de chacun des Etats de l'Europe, on
ne devra permettre à aucun d'entre eux de posséder
une prépondérance telle qu'il ne puisse être facile-
ment contenu par les autres puissances, dans le cas
d'une entreprise ambitieuse ou abusive de sa part.
C'est l'aspect initial et négatif du système. La théo-
rie s'achèvera dans la suite et prendra le caractère
d'une règle positive. Les principaux Etats de l'Eu-
rope sont censés représenter, par eux-mêmes oui)ar
le groupement de leurs alliances, des forces à peu
près équivalentes, qui s'équilibrent, se balancent
mutuellement, se font contrepoids. L'équilibre des
forces étant le gage de la paix européenne et de la
sécurité de chaque Etat, aucune rupture de cet équi-
libre ne saurait être tenue pour admissible. A tout
accroissement extérieur de la puissance d'un grand
Etat européen, devra correspondre une extension
équivalente de chacun des autres grands Etats, de
manière à conserver moralement intacte la balance
et la proportion des forces respectives.
Telle sera la conception qui régira le droit inter-
national de l'Europe durant le dix-septième, le dix-
huitième et le dix-neuvième siècle. De même que la
politique d'équilibre se sera exercée en faveur de la
France et de ses alliés aux traités de Westphalie
contre la prépondérance de la Maison d'Autriche,
elle s'exercera plus tard à rencontre de la supré-
matiefrançaisesouslerègne personnel de Louis XIV.
La politique de l'équilibre interviendra dans cha-
cune des coalitions européennes qui seront dirigées
contre la Révolution française, contre Napoléon I"'
et dans les divers remaniements territoriaux qui
correspondront à chaque traité de .paix au lende-
main de chaque coalition. La politique de l'équili-
bre aura pareillement son rôle dans les partages
de la Pologne, puis, beaucoup plus récemment, dans
les partages successifs de certaines fractions de
l'Empire ottoman, dans plusieurs partages de do-
maines coloniaux et dans la répartition des zones
d'influence en Afrique et en Extrême-Orient. A la
veille de la grande guerre de igi^, le système qui
était censé protéger la paix européenne, en contre-
balançant la force de la Triple-.\lliance par la force
(tenue pour équivalente) de la Triple-Entente, cons-
tituait une application mémorable de la politique
d'équilibre, inaugurée en i648 aux traités de West-
phalie.
Le système peut être considéré, soit comme une
recette politique, soit comme la règle souveraine du
droit public. Dans le premier cas, on dira: la politi-
que de l'équilibre; dans le second cas : le principe
de l'équilibre,
La politique de l'équilibre est une recette qui a
manifestement sa raison d'être depuis la disparition
de l'édifice social et juridique de la Chrétienté du
Moyen Age. Recette qui fut souvent dictée par des
considérations impérieuses de nécessité ou de sécu-
rité politicpie. Recelte qui pourra garantir à l'ordre
européen d'appréciables avantages, dès lors qu'elle
/
1277
PAIX ET GUERRE
1278
sera complétée, ennoblie par le i-especl de considé-
rations supérieures de droit et de justice. L'équili-
bre réel des forces peut rendre longtemps dilUciles
certains attentats contre la paix internationale. Il
j>eut donner à l'Europe et au monde quelques gages
de tranquillité précieuse dans le labeur séculaire et
le développement historique de chaque peuple.
Mais que l'on n'aille pas ériger celte recette poli-
tique en doctrine juridique, sous le nom Ae principe
de l'équilibre. Que l'on n'érige pas en maximes de
droit public les solutions empiriquesdonnées en i6/|8
aux problèmes européens par les négociateurs des
traités de Westphalie. Peu de théories jnridiques
méconnaîtraient aussi radicalement les caractères
essentiels du droit, que la théorie d'après laquelle
l'équilibredes puissances aurait la valeur d'une règle
adéquate, d'un principe qui se suffirait à lui-même:
en un mot, deviendrait la formule souveraine de
l'ordre international.
Non seulement l'équilibre des puissances pourra
ne donner à la paix européenne que des garanties
précaires, souvent fallacieuses (l'histoire des pre-
mières années du vingtième siècle suûirait à illus-
trer cette vérité); mais ce système, dès lors qu'il ne
serait plus conditionne dans ses applications par le
respect absolu de principes d'ordre plus élevé, pourra
servir de prétexte à des réglementations parfaite-
ment abusives ou absurdes. Il pourra même servir
de justilication prétendue à mainte iniquité mons-
trueuse.
Les Etals qui se sont, à diverses reprises, partagé
l'ancien royaume de Pologne par quotités propor-
tionnelles ont commis ce détestable attentat en res-
pectant avec une correction édifiante le principe
d'équilibre. Dans chacun des congrès tenus depuis
trois siècles par les puissances européennes, il serait
facile de relever les innombrables échanges, trocs,
marchandages de provinces et dépopulations, accom-
plis en contradiction avec le bon sens ou avec la
morale et le droit, pour appliquer le principe sacro-
saint de l'équilibre politique de l'Europe et du
monde.
Le caractère immoral du principe d'équilibre, con-
sidéi-é comme règle suprême du droit des gens, appa-
raît à ce résultat constant que les frais des opérations
compensatoires décrétées prr les diplomates des
grands Etats sont inévitablement supportés par les
puissances plus faibles. Dans cette voie perverse,
les tractations internationales prennent quelque ana-
logie avec les exploits d'une bande de brigands, dès
lors que ce sont des brigands de haut vol qui exer-
cent leur art avec les formes exquises de la courtoi-
sie diplomatique.
Le principe d'équilibre portera donc toutes les
mêmes tares indélébiles que les diverses morales de
l'intérêt. Comme elles, ce principe dénaturera le
caractère essentiel du devoir et du bien. Comme
elles, il justifiera de scandaleuses violations de la
justice et du bon sens, il autorisera de cyniques
marchandages au détriment des faibles ou des mal-
adroits, il sera l'excuse apparente et décorative des
entreprises odieuses delà raison du plus fort. En un
mot, faire de l'Equilibre des puissances la règle
suprême des tractations internationales, ce sera
ériger un droit prétendu qui sera la négation du
droit.
D. llégime de la Sainte-Alliance. — Le traité qui
porte réellement le nom de Sainte-Alliance est un
pacte de caractère purement moral et d'allure mysti-
que, par lequel les souverains de Russie, d'Autriche
et de Prusse, auxquels presque tous les autres sou-
verains de l'Europe allaient marquer leur adhésion,
prenaient, en date du 26 septembre i8i5, l'engage-
ment mutuel de s'inspirer dans leur gouvernement
des doctrines évangéliques de paix, de justice et de
charité sous l'égide du Sauveur des hommes, Jésus-
Christ, Fils de Dieu. Ce pacte servit ensuite de sym-
bole pour désigner l'organisation permanente que les
monarques de la Restauration donnèrent à la poli-
tique européenne par les travaux du Congrès de
Vienne et les traités de i8i5. Nous désignerons donc,
sous le nom usuel de régime de la Sainte-Alliance, le
statut et le directoire européen organisé par les diplo-
mates des grandes puissances victorieuses au len-
demain de la chute de Napoléon 1er.
L'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie
avaient contracté, le i'?'' mars i8i4, la promesse réci-
proque de poursuivre « dans un parfait concert »
leur guerre de coalition contre la France impériale,
jusqu'à ce que « les droits de la liberté de toutes les
nations » aient obtenu leur sanction légitime. Aucun
des quatre Etats alliés ne négocierait séparément
avec l'ennemi. Aucun ne déposerait les armes
« avant que l'objet de la guerre, nmtuellenient con-
venu et entendu, n'eiit été atteint ». La paix ne
serait conclue que d'un commun accord entre les
quatre puissances contractantes, et, dans le futur
traité, celles-ci aviseraient aux moyens de « garantir
à l'Europe et de se garantir mutuellement le main-
tien de la paix " ; elles aviseraient notamment à se
prémunir <■ contre toute atteinte que la France vou-
drait porter à l'ordre de choses résultant de cette
pacilicution ». Après bien des péripéties, ce pacte
devait avoir, au moins en partie, la réalisation
qu'avaient désirée ses auteurs.
En effet, le dernier des traités de i8i5, celui du
20 novembre, décide que les quatre confédérés de l'al-
liance de Chaumont, Angleterre, Autriche, Prusse,
Russie, demeurent unis d'une manière permanente
pour veiller à la stabilité de l'ordre de choses établi
en Europe par les récents protocoles et pour décider
les interventions diplomatiques on militaires que
les circonstances rendraient opportunes. L'article 6
prévoit même la périodicité des congrès européens :
0 Pour... consolider les rapports intimes qui unis-
sent aujourd'hui les quatre souverains pour le bon-
heur du monde, les hautes parties contractantes sont
convenues de renouveler à des époi|ues déterminées,
soit sous les auspices immédiats des souverains, soit
par leurs ministres respectifs, des réunions consa-
crées aux grands intérêts communs et à l'examen
des mesures qui, dans chacune de ces époques,
seront jugées les plus salutaires pour le repos et la
prospérité des peuples et pour le maintien de la
paix de l'Europe. »
Les congrès d'Aix-la-Chapelle (1818), de Troppau
(1820), de Laybach (i8ai) et de ■Vérone(i822) seront
l'exécution normale de ce dispositif du traité de
Paris, organisant un directoire européen, qui aura
pour méthode la politique d'intervention et pour
I)rogramme la sauvegarde de l'ordre public en
Europe.
Quel ordre public? En théorie, le statut européen
est censé avoir pour base et pour règle idéale le prin-
cipe delà légitimité, c'est-à-dire le respect des gou-
vernements consacrés par la tradition historique de
chaque pays. En pratique, il aura pour objet le
maintien des traités de 181 5, interprétés eux-mêmes
selon les convenances politiques des i>uissances diri-
geantes.
Du point de vue de l'organisation des rapports
entre Etats, ce régime du directoire européen, au
temps de la Sainte-Alliance, est l'institution politi-
que et juridique qui, dans toute l'histoire de l'Europe
moderne, se rapproche davantage du système per-
manent de juridiction et de sanctions internationales
1279
PAIX ET GUERRE
1280
que l'on instituera, cent ans plus tard, sous le voca-
ble de Société des Nations. La seule ditférence essen-
tielle réside dans le principe juridique à sauvegarder:
légitimité des gouvernements ou droit souverain des
peuples. L'organe directeur sera constitué, en i8i5,
parle groupe des grandes puissances européennes à
l'exclusion de toutes les autres. Il sera constitué,
en 1919, par la délégation delà totalité des grandes
et petites puissances, mais avec voix prépondérante
pour les quelques grands Etals qui auront conduit
la coalition victorieuse.
Le directoire européen de la Sainte-Alliance aura
une existence éphémère. Le régime est trop fragile
pour résister au choc brutal des événements con-
traires. Lesinterventionsrépressives seront fréquem-
ment abusives ou incohérentes : elles nuiront à la
popularité du régime jusque chez les partisans de la
Restauration européenne. En 1818, l'admission de la
France de Louis XVllI, représentée par le duc de
Richelieu, dans le directoire européen détendra la
solidarité politique qui avait longtemps existé, contre
la France elle-même, entre les confédérés de l'alliance
de Chaumont. Puis, la diversité des problèmes qui se
poseront en chacun des pays de l'Europe manifestera
peu à peu l'antagonisme profond des intérêts, des
sympathies, des aspirations politiques de l'Angle-
terre, de l'Autriche, de la Prusse, de la Russie, pour
ne pas parler de la France, dès lors qu'un extrême
péril commun ne les rassemble plus dans une entre-
prise commune et urgente.
Le désaccord s'accusera, au sein du directoire
européen, à propos de l'opportunité de chaque inter-
vention diplomatique ou militaire, et quelquefois à
propos du principe lui-même des solutions de droit
que requiert telle ou telle affaire pendante. En pareil
état de cause, le directoire européen cesse d'être et
de pouvoir être le régulateur permanent de la politi-
que internationale en Europe. A plus forte raison,
cessera-til de régir les affaires européennes quand la
Révolution de juillet en France, la proclamation de
l'indépendance de la Belgique, l'insurrection de la
Pologne auront porté, dès i83o, un coup mortel à
l'a'uvre politique et diplomatique des traités de 181 5.
Puis, les événements qui se succéderont de i848 à
187 1 vont constituer l'unité italienne et l'unité alle-
mande et créer (bien avant les traités de 1919) une
Europe toute dilTérente de celle qu'avaient organisée
les hommes d'Etat de la Sainte-Alliance.
Mais le régime européen de 181 5 demeure une
expérience utile. Car il nous montre comment peut
fonctionner un système de juridiction et de sanc-
tions internationales. Il nous montre aussi comment
le système peut s'alfaiblir et se dissoudre quand les
circonstances politiques viennent à détendre, puis à
briser l'étroite union qui avait d'abord rassemblé,
contre un ennemi commun et redouté, le faisceau
des puissances dirigeantes.
N'oublions pas les leçons que suggère aux hommes
du xx" siècle l'histoire diplomatique de la Sainte-
Alliance,
E. Concert européen. — Après i83o, il ne sera
plus question du directoire européen de la Restau-
ration, celui de 18 15 et de 1818. Mais, dans bon nom-
bre de circonstances graves, les principales puis-
sances de l'Europe se concerteront de nouveau pour
adopter en commun et imposer à autrui des résolu-
tions collectives qui, sans répondre à un système
cohérent et déterminé d'organisation politique, de-
viendront les formules ollicielles et successives du
droit international. Ce sera le Concert européen, tel
qu'on le connut de i83o à igi4-
Au temps de la Sainte-Alliance, existait une orga-
nisation internationale qui était censée répondre elle-
même à certains principes permanents de droit
public : politique d'intervention pour le maintien de
la légitimité en Europe. Le concert européen, après
i83o, prétendra bien sauvegarder la paix et l'équi-
libre entre les Etats européens, mais uniquement par
des solutions de fortune, si l'on peut dire : en d'au-
tres termes, par des compromis variables et empiri-
ques au milieu des forces et des prétentions rivales.
Plus de règle permanente, bonne ou mauvaise. Nous
parlons sans aucune ironie en remarquant que le
concert européen fut dépourvu de tout ce qui aurait
ressemblé à une boussole.
Le principe de la légitimité cesse d'être l'axe du
droit public. Mais on ne lui substitue aucun prin-
cipe ferme comme règle directrice. Tantôt le concert
européen ratiCera, encouragera ou tolérera certaines
applications du principe des nationalités; tantôt il
comprimera, au contraire, ce mouvement des natio-
nalités renaissantes vers l'indépendance et l'unité
nationales; et alors il agira en vertu de consi-
dérations tirées de l'équilibre européen oti des
convenances souveraines des puissances assez
fortes pour imposer à autrui leurs exigences
politiques. La politique d'équilibre, nous l'avons
précédemment établi, ne constitue pas un prin-
cipe juridique et s'accommode des interpréta-
tions les plus contradictoires, dès lors que n'existe
aucune règle lupérieure pour en diriger les applica-
tions diplomatiques. On s'en aperçoit lorsque l'on
considère les diverses solutions données par le con-
cert européen aux conflits internationaux du dernier
siècle.
Le principe d'intervention semblera, au premier
abord, partager la disgrâce de la légitimité monar-
chique et de l'ordre européen de i8i5. On voudra lui
substituer le principe de non-intervention qui inter-
dirait à chaque Etat de se mêler des affaires liti-
gieuses des autres puissances, res inter alios acta,
et consacrerait l'éparpillement européen, l'indi\ idua-
lisme international. Ce principe aurait eu pour con-
séquence logique de supprimer le rôle et l'existence
môme du concert européen. De fait, la constitiition
de l'unité italienne et celle de l'unité allemande se
sont accomplies comme si le concerteuropéen n'avait
pas existé. Mais la conception contraire continua de
subsister et de régir une partie des actes importants
de la vie internationale. Chaque congrès ou chaque
conférence par où s'alfirma le concert européen sup-
posait, chez les hautes parties contractantes, le droit
(réel ou prétendu) d'intervenir diplomatiquement ou
militairement dans les affaires litigieuses que l'on
voulait résoudre. Le règlement d'un grand nombre
d'affaires européennes ou extra-européennes, otto-
manes et balkaniques, africaines et asiatiques, par
le concertdesgrandes puissances, constitua un indis-
cutable retour au principe d'intervention. Les résul-
tats territoriaux de certaines guerres, par exemple
en 1878 (Bulgarie), en 1897 (Grèce), en 1913 (Macé-
doine et Albanie) furent modifiés profondément par
l'intervention comminatoire de puissances qui
n'étaientcependant pas belligéranteset qui agissaient
par le moyen et sous l'estampille du concerteuropéen.
Avec un incomparable éclectisme, la diplomatie con-
temporaine admet à la fois le droit d'intervention et le
principe de non-intervention, sans qu'on puisse dis-
cerner comment s'accomplit la synthèse des deux
méthodes.
Le concert européen est, non pas un véritable
organe de direction, mais, en quelque mesure, un
organe régulateur de la vie internationale. D'abord
il procède cérémonieusement à l'enregistrement offi-
ciel de certains faits accomplis. En outre, il peut
ménager les amours-propres, arrondir les angles,
1281
PAIX ET GUERRE
1282
dans les cas où quelque puissance doit subir un écheo
ou une déception politiiiue : au lieu d'obtempérer à
Vitltiniaium impérieux d'un Elut rival, cette puis-
sance obtempérera aux suggestions amiables et cour-
toises du concert européen.
Ue par sa nature même, le congres ou la confé-
rence diplomatique aura une tendance marquée aux
solutions conciliatrices, cciuilibristes, qui sauvegar-
deront quelque temps la paix européenne et pour-
ront empêcher les griefs mutuels de devenir inex-
piables. Lapropension babituelleduconcerteuropéen
sera plutôt défavorable au vainqueur qui a le tort
de trop grandi'', l, par conséquent, de mettre en
péril la sécurité d'autrui. Le concert européen sera,
par destination, le rempart de l'équilibre européen :
à cet égard, il rendra parfois d'appréciables ser-
vices.
Néanmoias,le c. ncerleuropéen, pas plus que l'équi-
libre européen, ne constitue vraiment une garantie
eUicace et suffî.'^ante de l'ordre moral et juridique
parmi les Etats souverains. Il faut qu'une règle su-
périeure soit r';connue, qui mesure les applications
légitimes de la politique d'équilibre et dirige ferme-
ment les décisions du concert européen. Sans quoi
le concert européen pourra homologuer, en ses pro-
tocoles solennels, les plus énormes violations du
droit, de même fpie la politique d'équilibre pourra
s'en accommoder avec une idympienne sérénité. Ce
qui frappe dans la série des protocoles diplomatiques
élaborés (en iS.'io, iS^i, i856, 1867, 18-8, igoS, igiS)
par le concert européen est le caractère contradic-
toire de leur dispositif en des matières d'importance
considérable (intégrité de l'Empire ottoman, éman-
cipation des nationalités danubiennes ou balka-
niques). Visiblement, le conci-rt euro^iéen subit l'ac-
tion des influences prépondérantes et variables, il
consacre avec une égale inconscience des principes
opposés, il est dépourvu de toute conception perma-
nente et cohérente qui soit, h ses yeux, la formule
objective du droit.
Le recrutement du concert européen ne désigne-
rail guère cette inslitution pour être l'organe d'un
ordre juridique confirme aux exigences supérieures
de la morale. Le concert européen est constitué, en
effet, par le syndicat des grandes puissances qui s'ad-
jugent la direction suprême des affaires internatio-
nales à l'exclusion des autres Etais et en obligeant
ceux-ci à suivre, bon gré mal gré, leurs décisions
impéralives autant que cérémonieuses. Fondé sur la
distinction entre grandes et petites puissances, le
concert européen a ponr résultat de soumettre habi-
tuellemo- les petits Etats aux caprices des grands
et de m' urer les conquêtes territoriales ou les dé-
velop 3nts politiques despuissances de deuxième
zone jirès les intérêts, les convenances et les cal-
.~uls . puissances de preuiière zone. L'horrible
iin i.-iglh) des affaires balkaniques est imputable,
pour une part sérieuse, au concert européen, par
lequel les grandes puissances exercent leur tutelle
collective sur les petits Etats considérés comme des
enfants mineurs ou des iils prodigues. Les puissan-
ces de deuxième zone, n'ayant pas voix au chapi-
lie et n'ayant pas la force sullisanle pour désobéir au
syndicat des puissances de première zone, n'ont qu'à
subir avec une humble résignation les amertumes de
leur destinée, quel que soit le déni de justice dont
elles puissent être victimes. Leur revanche, à cer-
tains jours, sera de profiter des querelles des grands
Etats et de provoquer dans la charpente de l'édilice
européen quelque formidable incendie.
Concluons que le concert européen n'offrait aux
Etats et aux peuples ni règle permanente d'ordre
juridique, ni ferme garantie du droit de tous. Des
Tome m.
transformations importantes et profondes étalent
hautement désirables dans les organes, les méthodes
et les sanctions du droit des gens.
F. Solidarité d'intéifH.s du monde contemporain. —
Si le monde contemporain offre le spectacle de
compétitions politiques ou économiques dont la gra-
vité, la complexité, l'àpreté même surpassent celles
de tous les différends analogues qu'ait enregistrés
l'histoire, on doit avouer que les conditions généra-
les de la civilisation moderne tendent à créer entre
les peuples une certaine uniformité d'existence, une
dépendanceel une pénélrati<m d'intérêts qui étaient
inconnues jusqu'à ce jour et (jui ont leur inévitable
contre-coup dans la vie internationale.
Uniformité d'existence par suite de la rapidité
toute nouvelle des moyens de transport et d'infor-
mation, par suite également de la facilité des échan-
ges commerciaux. Dans tous les pays de l'Europe,
dans tous les Etats de l'ancien et du nouveau
monde, y compris l'Australasie et l'Extrême-Orient,
l'habitation, le vêtement, la nourriture, les affaires,
la vie publique, la presse, les distractions, les sports
présentent, malgré la différence profonde des cli-
mats, des races, des croyances, des idées, une res-
semblance déplus en plus générale, grâce à la diffusion
de plus en plus étendue des mêmes usages extérieurs,
des mêmes besoins sociaux, des mêmes engouements
et des mêmes fantaisies.
A l'uniformité relative d'existence matérielle, cor-
respond la solidarité, ou, comme on dit volon-
tiers, l'interdépendance économique. Les exigences
cora[>lexes de la consommation, de même que le dé-
veloppement de l'industrie et les applications de la
science, font que tous les pays du monde, quel que
soit leur éloignement géographique, ont plus ou
moins besoin les uns des autres pour l'échange de
leurs matières premières ou de leurs produits manu-
facturés. Une crise industrielle ou commerciale sur-
venant à San Francisco, à Melbourne, à Hong-Kong,
aura sa répercussion, peut-être fort grave, sur le
marché de Bristol, de Marseille, de Hambourg.
A plus forte raison, un l>locus réciproque que,
dans une grande guerre, chacun des deux groupes
de belligérants tâchera, selon ses moyens, de faire
subir au groupe ennemi aura pour effet, dans le
monde entier, même durant la période qui suivra la
cessation des hostilités, de causer une perturbation
profonde, une rupture douloureuse de l'équilibre
économique.
On ne peut méconnaître la' multiplicité des liens
créés entre les peuples par la solidarité commer-
ciale, par l'interdépendance agricole et industrielle,
non moins que par l'uniformité croissante du cadre
extérieur de la vie.
Aussi, durant la dernière période du iix" ticcle et
et les quatorze premières années du xx", les condi-
tions nouvelles dont nous parlons avaient-elles
déterminé un progrès digne de mémoire dans le
droit international, tant privé que public.
Ce sont des conventions adoptées par dix, vingt,
trente puissances de l'ancien et du nouveau monde
qui ont établi un régime de concordance entre les
lois respectives des différents pays pour assurer par-
tout le respect de droits et d'intérêts identiques. On
trouvera une copieuse énumération de ces conven-
tions internationales dans les articles a8j à 296 du
traité de Versailles (28 juin 1919). Conventions pos-
tales, télégraphiques, radio-télégraphiques; conven-
tions concernant les chemins de fer, la navigation,
les douanes et péages; conventions prohibant le
travail de nuit pour les femmes (1906), réprimant la
traite des blanches (190^, 1910), et le colportage
des écrits pornographiques (1910), concernant la
41
1283
PAIX ET GUERRE
1284
procédure du mariage, du divorce, de la tutelle des
mineurs (1903, 1906, 1909). Il faut y joindre les con-
ventions relatives à la propriété industrielle (i88l3,
1891, 1900), à la propriété littéraire et artistique
(1886, 1908), et beaucoup d'autres protocoles inter-
nationaux du même ordre. Bien plus, en 1910, deux
conférences diplomatiques ont élaboré l'unilication
internationale du droit, c'est-à-dire l'adoption par
chacune des parties contractantes d'un texte législa-
tif rigoureusement uniforme en matière de lettres de
change, de billets à ordre et, en matière de droit
maritime, à propos de l'assistance et du sauvetage.
Uniformité des lois répondant à l'uniformité des
usages et des intérêts, des besoins et des mœurs.
Au même ordre de tendances et de préoccupations
se rattache, dans la zone plus périlleuse du droit de
paix et de guerre, l'œuvre juridique des deux confé-
rences de La Haye, réunies en 1899 et en 1907,
giùce à la très noble initiative du tsar Nicolas II.
G. OEiivre des Conférences de la Haye {1S99 et
,1907). — Nous avons parlé plus haut de la remar-
quable codilication, opérée à La Haye, des règles
internationales de la guerre sur terre et sur mer, des
droits et devoirs de la neutralité, des lois concernant
les prisonniers de guerre et des lois concernant l'occu-
pation militaire du territoire ennemi. Codilication
pleinement conforme aux principes et à l'esprit du
Droit international chrétien. 11 faut maintenant
analyser l'œuvre juridique des conférences de La
Haye en vue du règlement pacifique des conllils
internationaux par les voies de médiation et d'arbi-
trage ; en d'autres termes, l'étal de l'organisation
juridique internationale à la veille de la grande
guerre de igi^.
La convention pour le règlement pacifique des
conflits internationaux détermine la procédure qui
régira la médiation ou les bons offices d'une tierce
puissance (même au cours des hostilités), afin d'ame-
ner un accord équitable entre les parties en litige :
une ouverture en ce sens ne pourra jamais être con-
sidérée par aucun belligérant comme un acte peu
amical. La même convention organise une cour per-
manente d'arbitrage, composée de représentants de
toutes les puissances contractantes, au jugement de
laquelle pourront être soumis de bonne foi les liti-
ges internationaux. La cour désignera les juges
constituant le tribunal d'arbitrage qui dirimera paci-
liquemenl le conflit par les moyens de droit. C'est un
premier pas dans la voie des garanties juridiques de
la paix entre les peuples.
De 1899 à igitt, une douzaine d'affaires litigieuses
furent soumises à la cour permanente d'arbitrage de
La Haye, qui sut faire agréer, dans chacun des cas,
une solution équitable el pacilique. Parmi les ques-
tions à résoudre, il y en avait deux, tout au moins,
qui motivaient de réelles inquiétudes pour la paix
européenne : l'arbitrage de 1912, entre la France et
l'Italie, à propos de la saisie des vapeurs Cartluxge
et Maiiouha, et surtout l'arbitrage de 1909, entre la
France el l'Allemagne, à propos des déserteurs de
Casablanca.
Dans les cas de ce genre, de même que dans les
litiges de droit international privé, chaque Etat
comprend et admet sans trop de peine l'immense
avantage que lui assure l'observation d'un coele in-
ternational de règles juridiques, et, en particulier,
le recours loyal à une procédure d'arbitrage. On
sera vraiment trop heureux d'éviter le risque formi-
dable d'une guerre européenne en acceptant de bonne
grâce une solution conciliatrice, rendue possible par
l'existence même d'institutions tutélaires du droit
international.
Mais l'allreuse expérience de igi4 nous apprend
où s'arrête l'efficacité de la garantie. Quand il s'agira
de conflits politiques ou économiques dans lesquels
de puissantes nations croiront (à tort ou à raison)
qu'un redoutable danger menace leur sécurité, leurs
intérêts, leur honneur, ce ne sera plus à la sagesse
d'autrui et aux garanties juridiques de l'arbitrage
qu'elles accepteront de recourir. D'autres instincts
plus profonds, depuis l'instinct de conservation jus-
qu'aux ambitions et aux calculs des gouvernants,
jusqu'aux exigences économiques, aux aspirations
et aux passions nationales des peuples, imposeront
quelquefois le recours implacable à la force des
armes, contrairement aux stipulations les plus
claires, mais un peu platoniques, d'un droit interna-
tional qui possède lies juges, mais qui, jusqu'à pré-
sent, ne possédait pas de gendarmes.
Dans le domaine international comme dans le
domaine civil, il n'y a pas de loi véritable s'il n'existe
pas de sanctions pour la défendre. Toute règle qui
impose une contrainte onéreuse sera inévitablement
et scandaleusement violée si l'on ne peut mettre, en
temps utile, la force au service du droit.
Le problème capital, en matière de règlement paci-
lique des conflits internationaux, est le problème des
sanctions. Faute d'avoir trouvé des sanctions effica-
ces, on rendra illusoires les plus belles conventions
d'arbitrage dans les circonstances où, de fait, écla-
tent les grandes guerres, c'està-direquanddescauses
profondes opposent, entre peuple et peuple, la vio-
lence des passions ou l'àpreté des intérêts.
La question des sanctions du droit international
est elle-même connexe avec la question de l'arbi-
trage obligatoire, si l'on tient conqtte des consé-
quences qui résultent logiquement de l'introduction
de l'arbitrage obligatoire dans le code contractuel
des Etals civilisés.
L'Acte final de la deuxième conférence de La Haye
(18 octobre 1907) contient, en faveur de celte réforme,
une déclaration catégorique dont nul n'a le droit de
méconnaître l'importance : « La Conférence est una-
nime à reconnaître le principe de l'arbitrage obliga-
toire. » Elle espère que ce principe pourra se tra-
duire un jour par des obligations formelles et
juridiques pour tous les Etals du monde civilisé. Elle
formule également un vœu unanime en faveur de la
réduction générale et proportionnelle des armements
el charges militaires qui pèsent si lourdement sur
les nations contemporaines.
Quant à la cour permanente d'arbitrage interna-
tional de La Haye, sa compétence ne s'étendrait
qu'aux litiges qui lui seraient librement déférés par
les Etats en conflit. L'arbitrage n'était que facultatif.
Les puissances contractantes ne prenaient elles-
mêmes aucun engagement de recourir à la procédure
de médiation ou d'arbitrage. Elles se contentaient
de déclarer que la chose leur paraissait atile et dési-
rable et que le recours aux solutions juridiques
serait appliqué en tant ijue les circonstances le per-
mettraient. Le fonctionnement des commissions in-
ternationales d'enquéten'étailraême prévu que pour
les litiges internationaux n'engageant ni l'honneur
ni des intérêts essentiels et provenant d'une diver-
gence d'appréciation sur des points de /ait. Evidem-
ment, l'écart était considérable entre la théorie et
la pratique, entre la thèse et l'hypothèse.
Comme pour mieux souligner le contraste, la con-
férence de i()Oj juxtaposait au document consLitutif
de la cour permanente d'arbitrage établie à La Haye
le projet d'une future Cour de Justice arbitrale, qui
serait compétente de plein droit pour évoquer d'elle-
même à sa barre chacun des conflits internationaiix
dont, une fois pour toutes, la connaissance lui au-
rait été déférée par stipulation préalable et conlrac-
1285
PAIX ET GUERRE
1286
tuelle. On prcligurait ainsi l'organisation juridique
de l'arbitrage obligatoire.
Pourquoi les diplomates et jurisconsultes rassem-
blés à La Haye durent-ils se résigner à un tel écart
entre l'amplitude avouée de leurs désirs et le carac-
tère modpï.le et limité des réalisations accomplies?
Parce que plusieurs plénipotentiaires avaient reçu
de leur gouvernement consigne impérative de refuser
leur adhésion à toute organisation elfective et actuelle
de rar))itrage obligatoire. La réforme n'était pour-
tant réalisable que moyennant l'adliésion unanime
des principaux Etats de l'Europe et du monde. Or,
sur (piarante et une puissances qui intervinrent
dans les tractations de 1907, à La Haye, touchant
l'iirljitrage obligatoire, il y en eut trente-trois qui
donnèrent leur sulTrage au projet et huit qui, pour
dilférents motifs, refusèrent de contracter en ce sens
aucun engagement formel. La liste des huit puis-
sances dissidentes est curieuse à relire aujourd'hui :
Alleniagne, Autriche-Hongrie, Bulgarie, Turquie,
auxquelles il faut joindre la Grèce et la Roumanie,
et même (ce qui déconcerte davantage) la Belgiiiue
et la Suisse. Bizarres rencontres de l'histoire diplo-
niati<jue ! .\insi fut mis en échec le projet concernant
l'iirbitrage obligatoire. Pas d'arbitrage concevable
s'il n'existe, à la base de l'institution, un accord
unanime déterminanlles obligations et engagements
réciproques.
A vrai dire, on peut se demander siles trente-trois
puissances qui eurent le mérite d'appuyer cette mo-
tion de leur suffrage se rendaient compte exactement
de ce que comportait, pour devenir une réalité sé-
rieuse, l'institution de l'arbitrage obligatoire. On en
doute discrètement quand on constate que nul projet
de sanctions internationales ne fut adjoint au projet
de Cour de Justice arbitrale. Quelle efficacité aurait
un texte prescrivant l'arbitrage obligatoire, à l'égard
d'une puissance qui, en raison des ambitions de ses
chefs ou des passions nationales de son peuple, con-
treviendrait délibérément aux règles du droit inter-
national, refuserait de soumettre le litige à la Cour
de Justice arbitrale (ou d'en accepter les arrêts) : en
un mot, ferait appel abusivement et injustement à
la force des armes ? Le cas n'était pas même prévu.
Alors, comment prétendre que, légalement et juri-
diquement parlant, l'arbitrage fiit obligatoire? Existe-
t-il une obligation effective et légale, s'il n'existe pas
de sanction effective et légale?
Par suite de l'absence d'un système cohérent de
sanctions internationales, le projet d'arbitrage obli-
gatoire, tel qu'auraient voulu rado[iter trente-trois
(sur quarante-el-une) des puissances représentées à
la conférence de La Haye en 1907, ne serait pas de-
meuré beaucoup moins platonique, pas beaucoup
moins inopérant, dans les cas réellement graves de
danger de guerre, que le régime plus timide d'arbi-
trage facuUatif qui put seul réunir l'unanimité des
plénipotentiaires et constituer la règle olDcielle du
droit international.
Il faut donc reconnaître que, si remarquable qu'elle
fût sans contredit, l'œuvre juridique des deux con-
férences de 1899 et de 1907 demeurait essentielle-
ment inachevée.
Ce seront les terribles expériences de la grande
guerre de 191^-1918 qui imposeront entin à tous les
esprits sérieux la nécessité absolue d'organiser des
sanctions internationales pour donner une valeur
réelle à un système quelconque d'arbitrage obliga-
toire.
H. Sanctions internationales. — L'autorité la plus
haute qui ait revendiqué cette transformation déci-
sive du droit international est l'autorité du Ponti-
ficat romain par le Message historique du le^aoùt 1917,
où le Pape Benoit XV offrait à tous les belligérants
sa Médiation diplomatiijue. Il faut citer les paroles
mêmes du Pontife:
Le point fondamental doit être qu'à la force matéiielle
des ai'mes soit substituée la force morale du droit : d'où
un juste accord de tous pour la réduction simultanée et
réciproque des armements, selon des règles et des garan-
ties à établir, dans la mesure nécessaire et suffisante au
mointien de l'ordre public en chaque Ktat ; puis, en aub*
sfitutitin des armées, l'institution cte l'arbitrait', a\ec sa
boute fonction pacificatrice, selon des norints à concer-
ter etdes sanctions à déterminer contre l'Etat qui refuse-
rait, soit de soumettre les questions internationales à l'ar"
bitruge, soit d'en accepter les décisions .
Les diverses sanctions concevables sont réducti-
bles à trois espèces distinctes: sanctions morales,
économiques et militaires.
Les sanctions morales consisteraient dans la flé-
trissure jiublique que la juridiction suprême d'arbi-
trage international infligerait à toute puissance qui
aurait gravement violé les prescriptions du droit
international et, en particulier, qui aurait fait appel
à la force des armes au lieu de recourir à la justice
arbitrale ou d'obtempérer à la sentence n'yulière de
la cour d'arbitrage. Les mœurs des pays civilisés
pourront donner comme conséquence à cette flétris-
sure publique certaines exclusions portées dans la
vie sociale et mondaine contre les représentants de
l'Etat provocateur, certaines mises en quarantaine
qui auraient quelque analogie avec l'excommunica-
tion ecclésiastique.
Lea sanctions économiques consisteraient dans la
rupture aussi complète que possible des relations
commerciales avec les puissances violatrices dudroit
et condamnées à cette peine par jugement de la cour
suprême d'arbitrage. Malgré des infractions considé-
rables et inévitables, par désobéissance avouée ou
fraude tolérée, un blocus économique, même très
imparfait, qu'il soit continental, maritinje ou sous-
marin, détermine de graves embarras de toute es-
pèce pour le pays qui en est l'objet, surtout quand
il s'agit d'une nation en état de guerre et ayant
comme telle à opérer au dehors des achats excep-
tionnels. Si donc l'arrêt de la cour d'arbitrage, tra-
duisant la réprobation morale du monde civilisé
contre les puissances violatrices de la pai.x et du
droit, détermine contre elles un certain boycottage
économique, réduit (s'il ne tarit pas totalement)
leurs importations etleurs exportations dans un pa-
reil moment, la sanction économique deviendra re-
doutable. A côté des risques ordinaires de la guerre,
les Etats qui auront contrevenu aux règles de l'ar-
bitrage devront, en outre, suliir un dommage sen-
sible d'ordre matériel, louchant à leur bourse et à
leur ravitaillement.
Le dommage pourra qu^quefois atteindre les
proportions d'une catastrophe. La perspective de ce
péril supplémentaire rendra moins enviable le re-
cours injustifié à la force des armes. Grâce à une
sanction efïective sur le terrain économique, une ga-
rantie sérieuse, parfois même une garantie très
puissante, aura été donnée au règlement pacifique
des conflits entre Etals rivaux. Un progrès authen-
tique aura été réalisé par le droit international.
.\près les sanctions économiques, les sanctions
militaires. La cour suprême d'arbitrage aurait le
droit de requérir juridiquement l'intervention ar-
mée de certains Etals non encore mêlés au litige,
pour précipiter la défaite de la puissance qui au-
rait déchaîné la guerre en contrevenant aux obliga-
tions du droit international. Ce serait alors une
sorte d'exécution par autorité de justice. L'homme
d'épée deviendrait (dans toute la force du terme)
1287
PAIX ET GUERRE
1288
ministre de Dieu pour le bien, ministre dé Dieu jiuur
tirer vengeance de celui qui fait le mal.
Dans riiypothèse d'une réduction générale elpro-
portionnelle des armements, opérée sous le con-
trôle rigoureux des commissions internationales, la
guerre à prévoir n'aurait pas les extensions formi-
dables et désastreuses de celle qui vient de boule-
verser le genre humain tout entier. Les forces mili-
taires de chaque nation seraient exactement
limitées à une fraction déterminée de ce qu'elles
étaient sur le pied de paix à la veille de la grande
guerre de igi4: et cette diminution considérable des
effectifs, accomplie partout à la fois, selon une pro-
portion et une méthode identiques, permettrait de
libérer désormais les peuples contemporains de la
charge exorbitante du service militaire obligatoire
universel et de la charge non moins exorbitante
et ruineuse de nos budgets militaires en temps de
paix ((;7;ieV(sansparler de ceux du tempsde guerre).
l,es ellectifs à prévoir pour l'application éventuelle
des sanctions militaires du droit international ne
seraient donc jias analogues à ceux de la mobilisa-
tion géante que le monde vient de subir, mais nous
ramèneraient [irobablement à ceux des armées euro-
péennes du xvii^' et du xviu' siècle.
Quoi qu'il en soit des elfectifs de l'avenir, l'institu-
tion juridique de sanctions militaires comporterait,
pour certaines puissances, l'obligation de prendre
part à la guerre, uniquement pour oljcir à la cour
d'arbitrage et pour sauvegarder le droit internatio-
nal, tk' serait la consécration inattendue, mais i)é-
remploire, de l'enseignement doctrinal de Pie IX,
réprouvant, dans l'allocution consistoriale Nofos et
/xntt;, du 28 septembre 1860, et dans la pi-oposition
soixante-deuxième du Syllahus, le principe (alors
sacro-saint) de non-intervention. Le nouveau droit
jiublic de l'Europe et du monde comporterait, au
contraire, le devoir d'intervention.
Cette menace d'intervention armée de plusieurs
puissances non mêlées au litige, qui, sur requête de
lajuridiction inlernationale, viendraient combattre
les puissances violatrices du droit et précipiter leur
défaite, pourra faire reculer les gouvernements et
les peui>les qui seraient portés à tenter quelque en-
treprise injuste contre le bien d'autrui et contre la
paix du monde. Dans la tendance réiléchie des
Etals contemporains à envisager favorablement de
telles perspectives, on doit saluer un noble espoir
de progrès jiour le droit international, en confor-
mité avec la morale chrétienne et les traditions
catholiques.
Néanmoins, ne tombons pas dans l'illusion en-
fantine de ceux qui croiraient à la certitude de la
])aix universelle et perpétuelle, parce que tous les
Klats du monde auraient promulgué, pour la sauve-
garde du droit international, un système cohérent
de sanctions morales, économiques ou militaires.
Du fait que le Code pénal serait magistralement
rédigé ou que la police et la gendarmerie seraient
supérieurement organisées, on aurait quelque naïveté
à conclure que, désormais, il ne pourrait plus jamais
se commettre, et même se commettre impunément,
ni vol ni assassinat. Les passions humaines seront
toujours les passions humaines. Dans l'ordre in-
ternational plus encore que dans le gouvernement
intérieur de chaque pays, les sanctions du droit
deiuenr<ront. en bien des cas, inopérantes et seront
ajipliquétts d'une manière plus ou moins gravement
déiectueuse.
Les sanciiiins mnrales, nonobstant leur incontes-
table valeur, n'arrêteront pas toujours une grande
l)uissance belliqueuse qui veut à tout prix déclarer
la guerre et qui se croit assez forte pour réussir
dans son injuste entreprise. Bien plus, si l'injustice
vient à obtenir l'immorale consécration du succès,
l'opinion d'une grande partie des hommes et des
l)euples applaudira au succès et ne manquera pas de
donner un loutautrenom à l'injustice triomphante.
Les sanctions économiques seront excellentes,
pourvu que leur application soit sérieu.se et géné-
rale. Or, il est à craindre qu'elles soient souvent
l'objet de contraventions désastreuses. 11 existe au-
jourd'hui entre les peuples une si étroite solidarité
dans le domaine économique, que la cessation des
rapports commerciaux avec un Etat dont on est le
client ou le fournisseur (pour des échanges impor-
tants) constituera, en bien des cas, un dommage
matériel et Unancier non moins nuisible à la puis-
sance qui rompt les rapports qu'à l'Etat provoca-
teur que l'on voudrait punir. Ce sera donc récla-
mer un bien gros sacrilice, au nom de la justice
internationale, que de notifier aux Etats fournis-
seurs et clients notables de la puissance violatrice-
du droit l'obligation juridique de cesser leurs im-
portations commerciales chez les ressortissants
de cette puissance et d'arrêter par des mesures pro-
hibitives l'exportation des produits agricoles et in-
d\istriels de la nation frappée d'interdit. L'arrêt de
la cour d'arbitrage qui édicterait pareille mesure ne
se heurterait-il pas à la désobéissance formelle, ou
simplement au mauvais vouloir de plusieurs d'en-
tre les gouvernements qui auraient à en urger le
l)lus sérieusement l'exécution ? La fraude, tolérée
ou encouragée avec plus ou moins d'elirontcrie, ne
risquera-t-elle pas de rendre illusoire l'application,
si juste et si désirable, des sanctions économiques
de l'ordre international?
Et que dire des sanctions militaires ? l'ius encore
que pour les sanctions économiques, on peut se
demander si elles ne sui)posent pas, chez les gou-
vernants de la cité temporelle, un zèle bien pur et
bien généreux pour la sainteté du droit. Certains
exemples récents n'encourageraient qu'à demi l'espé-
rance de voir les Etats du monde contemporain se
transformer en chevaliers de la première Croisade.
11 est vrai que plusieurs grandes puissances du
nouveau monde sont entrées en guerre cuntre l'Alle-
magne, durant l'année 1917, avec la préoccupation
dominante de faire triompher les principes de la jus-
tice et les règles du droit international. Toutefois,
aucune des interventions armées dont nous parlons
ne se serait vraisemblablement produite si les Etals-
Unis et autres Républiques des deux Amériques
n'avaient subi de lourdes pertes matérielles par le
fait de la guerre sous-marine, n'avaient eu à venger
la mort d'un grand nombre de leurs nationaux,
n'avaient été bafoués dans leur honneur national par
l'attitude de l'Allemagne devant leurs protestations
énergiques et réitérées. Ces puissances entrèrent en
guerre après avoir été cruellement provoquées.
Le régime des sanctions internationales exigerait
cejjendant que chacun d'entre les Etats fùl disposé à
intervenir parles armes quand bien même il n'aurait
été victime lui-même d'aucun dommage ni d'aucune
olfense. Lasupréme juridiction internationale devrait
])ouvoir obtenir de chaque puissance dont l'interven-
tion semblerait requise piir le bien comnmn, qu'elle
acceptât de courir les risques, toujours onéreux, tou-
jours redoutables, de la guerre sur terre ou sur mer,
pour défendre et restaurer le droit. A en juger par
ce que nous apprend l'histoire et par les événements
politiques et internationaux du temps présent,
l)areille chevalerie ne peut être attendue avec certi-
tude, et dans la généralité des cas, de la part des
gouvernements de ce monde : ils ont coutume de
s'inspirer, avec un moins transcendant idéalisme,
1289
PAIX ET GUERRE
1290
des calculs utilitaires de l'égoïsme sacré. Aussi,
l'etticacilé des sanctions militaires du droit interna-
tional nous parait-elle, non pas purement et simple-
ment irréelle, mais quelque peu probléinati(iue.
Rien n'autorise à ijrédire le retour de l'âge d'or et
à croire que les hommes de demain vont être essen-
tiellement différents de ceux d'hier, essentiellement
meilleurs. Les poètes seuls ont le droit de s'écrier :
Magntis ab intégra saeclorum nascttur ordo.
Les mêmes passions profondes du cœur humain
font qu'à toutes les époques les conditions morales
de notre épreuve terrestre demeurent substantielle-
ment identiques, mais à des degrés divers, tant pour
les sociétés que pour les individus. Ce n'est pas en ce
monde que sera jamais réalisée la paix universelle
et perpétuelle.
Et pourtant, il faut mulllplier, avec métliode et
persévérance, les garanties du droit international. Il
faut rendre aussi sérieuses que possible les sanctions
morales, économiques, militaires du droit des gens.
Elles pourront avoir leur elllcacilé au moins par-
tielle : ellicacité répressive en certains cas, edicacité
préventive en d'autres cas. Ce sera déjà un résultat
d'une grande valeur pour le maintien de la paix en
ce monde et la sauvegarde de la justice chrétienne
parmi les peuples.
Jamais on ne libérera le genre humain de la mort
et de la maladie. Personne n'aura le droit d'en con-
clure qu'on doive regarder comme impossible ou inu-
tile toute espèce de progrès de la médecine et de la
chirurgie.
\. OKavre du Traité de Versailles (iS juin 1919).
— Les vingt-six premiers articles de ce traité ont
pour objet « le pacte qui institue la Société des
Nations ».
La Société des Nations aura pour membres origi-
naires les trente-deux Etats (anciens ou nouveaux)
qui furent en guerre contre l' Austro-Allemagne, aux-
quels sont invités ù se joindre immédiatement les
treize Etats demeurés neutres durant la grande
guerre. La majorité des deux tiers de ces quarante-
cinq puissantes sera requise pour l'admission ulté-
rieure de l'Allemagne, de ses alliés et des Etats nés
ou à naître de la décomposition de l'ancien Empire
de Russie, dès lors que ces diverses puissances
auront fourni les garanties nécessaires.
L'action de la Société s'exerce par trois organes
essentiels : une .\sserablée, un Conseil, un Secrétariat
permanent.
Dans l'Assemblée générale, dont la périodicité n'est
pas déterminée, chaque puissance disposera d'une
seule voix et ne pourra compter plus de trois repré-
sentants.
Le Conseil, qui se réunit au moins une fois par an,
se compose normalement de neuf membres. Cinq
d'entre eux seront les délégués respectifs des « prin-
cipales Puissances alliées et associées ■) (Etals-Uuis,
Empire britannique, France, Italie, Japon), qui rem-
plissent exactement aujourd'hui le même rôle que,
dans l'élaboration des traités de i8i5 et dans le
directoire européen de la Sainte-Alliance, jouèrent les
quatre gr.md^i Etats par lesquels avait été conduite
la coalition contre Napoléon !<■' (Angleterre, Autri-
che, Prusse. Russie). Aux cinq représentants des
puissances <lirigeantes, seront juxtaposés, dans le
Conseil exécutif de la Société des Nations, quatre
représentants des autres Etats, sur désignation de
r.-Vssemblée générale. Provisoirement, les quatre puis-
sances qui auront ainsi un représentant au Conseil
seront la lielgique, le Brésil, l'Espagne et la Grèce.
Sauf en matière de procédure, où la majorité suifira,
toutes les décisions de l'Assemblée et du Conseil
devront être prises à l'unanimité des suffrages. La
première réunion de l'Assemblée et la première réu-
nion du Conseil auront lieu sur la convocation du
l)résident des Etats Unis d'Amérique.
Le Secrétariat permanent est établi au siège de la
Société, c'est-à-dire à Genève. U aura pour chef un
secrétaire général nommé par le Conseil avec l'appro-
bation de la majorité de l'Assemblée. Tous les
bureaux internationaux déjà constitués, toutes les
commissions de contrôle international déjà en exer-
cice seront désormais rattachés à cette organisation
nouvelle, qui centralisera la totalité des institutions
ollicielles d'ordre international du monde contempo-
rain. Les représentants et agents de la Société des
Nations jouiront des privilèges et immunités diplo-
matiques. Les bâtiments et terrains occupés par les
services et les réunions de la Société seront inviola-
bles, en vertu du privilège d'exterritorialité dont
jouissent pareillement les ambassades, légations et
consulats.
La Société des Nations reconnaît que « le maintien
de la paix exige l.i réduction des armements natio-
naux au minimum compatible avec la sécurité natio-
nale et avec l'exécution des obligations internationales
imposées par une action commune ». La formule est
volontairement un peu élastique et un peu vague, mais
le principe est posé. Quant èrapplication,quele Con-
seil de la Société des Nations doit préparer, et dont les
modalités seront soumises à l'examen et à la décision
des diverses puissances, elle apparaît encore comme
assez lointaine et légèrement problématique. La
rédaction de l'article 8 du traité, qui concerne ce pro-
blème délicat, laisse une impression plulùl confuse.
Au sujet de la réduction des armements et de la
fabrication du matériel de guerre, on discerne que
tout reste à étudier et à résoudre, avec des diincultés
peut-être inextricables, d'autant que le traité admet
la nécessité de « tenir compte de la situation géogra-
phique et des conditions spéciales de chaque Etat ».
Du moins, les Etals participant à la Société des Na-
tions prennent-ils l'engagement réciproque « d'échan-
ger de la manière la plus franche et la plus complète
tous renseignements relatifs à l'échelle de leurs
armements, à leurs programmes militaires, navals
et aériens et à la condition de celles de leurs indus-
tries susceptibles d'être utilisées pour la guerre ».
Faute de toute réalisation actuellement possible, les
puissances contractantes se donnentou se promettent
ainsi un témoignage de bon vouloir. N'en diminuons
pas, mais n'en exagérons pas non plus l'importance.
Les Etats compris dans la Société des Nations
« s'engagent à respecter et à maintenir contre toute
agression extérieure l'intégrité territoriale et l'indé-
pendance politique présente de tons les membres de
la Société » .
Le Conseil de la Société des Nations, en présence
de toute menace de guerre, même si elle n'affecte di-
rectement aucun membre de la Société, devra se
rassembler pour aviser aux mesures qui seraient
propres à sauvegarder eflicacement la paix du
monde.
S'il s'élève, entre des Etals participant à la So-
ciété des Nations, un différend susceptible d'entral-
nerune rupture, ils s'engagent à le soumettre, soit à
la procédure d'arbitrage, soit au jugement du Con-
seil de la Société. L'arbitrage sera exercé par la ju-
ridiction que pourront choisir les parties en litige
ou par la juridiction a prévue dans les conventions
antérieures ». La cour permanente d'arbitrage inter-
national constituée à La Haye, en iSçijet en lyo^,
n'est donc pas supprimée. L'article i .'i du traité pré-
voit cependant la création d'une « Cour permanente
de Justice internationale », dont la compétence
1291
PAIX ET GUERRE
1292
parait devoir être plus étendue que celle de la juri-
diction acliiellement existante à La Haye.
L'arbitrage devient obligatoire en ce sens que cha-
cune des puissances conlraclanles se déclare tenue,
nous l'avons dit, de déférer le conllil, soit à une ju-
ridiction d'arl,)itrage, soit au Conseil lui-même de la
Société des Nations. Les mêmes Etats conviennent
également « qu'en aucun cas ils ne doivent recourir
à la guerre avant l'expiration d'un délai de trois
mois après la sentence des arbitres ou le rapport du
Conseil ». Ce rapport devra être établi dans les
six mois à dater du jour où le Conseil aura été saisi
dudifréreiul. i
Lorsqu'il y aura eu sentence arbitrale, « les mcm- j
bres de la Société s'engagent à exécuter de bonne i
fol les'sentences rendues et à ne pas recourir à la |
guerre contre tout membre de la Société qui s'y
conformera. Faute d'exécution de la sentence, le
Conseil propose les mesures qui doivent en assurer
l'effet ...
Lorsque c'est le Conseil de la Société des Nations
qui aura charge de dirimer le litige, les solutions
adoptées par le Conseil seront formulées dans un
rapport, u Si le rapport du Conseil est adopté à l'una-
nimité, le vote des représentants des parties ne
comptant pas dans le calcul de cette unanimité, les
membres de la Société s'engagent à ne recourir à la
guerre contre aucune partie qui se conforme aux
conclusions du rapport. » Mais quand l'unanimité
n'est pas obtenue, ou quand le Conseil reconnaît que
le différend porte sur une question laissée à la com-
pétence exclusive de l'une des parties, les méthodes
de solution pacifique sont épuisées; la guerre pourra
légitimement survenir après un délai de trois mois.
« Les membres de la Société se réservent le droit
d'agir comme ils le jugeront nécessaire pour lemain-
lien du droit el de la justice. »
Dans l'hypothèse où l'Assemblée générale aurait
été saisie du dill'érend, l'autorité décisive reconnue à
un vote de l'unanimité du Conseil sera reconnue à
unvotede 1 '.assemblée réunissant le suffrage des neuf
Etats représentés au Conseil et la pluralité des autres
(à l'exclusion, en chaque cas, des représentants des
parties).
L'article i6 cnumère les sanctions internationales
à édicter contre tout membre de la Société des Na-
tions qui aura recours injustement à la guerre, au
lieu de se conformer aux procédures arbilraleset pa-
cificatrices des articles précédents. La puissance vio-
latrice du statut international est, par le fait même,
« considérée comme aj'ant commis un acte de guerre
contre fous les autres membres de la Société ».
Voici les sanctions économiques : tous les Etats
participant à la Société des Nations s'engagent à
rompre immédiatement avec la puissance provoca-
trice « toutes relations commerciales ou financières,
à interdire tous rapports entre leurs nationaux et
ceux de l'Etat en rupture de pacte et à faire cesser
toutes communications financières, commerciales ou
personnelles entre les nationaux de cet Etat el ceux
de tout autre Etat, membre ou non de la Société ».
La formule est péremptoire. Nous avons dit pour-
quoi il est douteux que la réalité puisse toujours ré-
pondre intégralement à une formule aussi absolue.
Voici maintenan t les sanctions mi litaires:« Le Con-
seil a le devoir de recommander aux divers gouverne-
ments intéressés les elîectifs militaires, navals ou
aériens par lesquels les membres de la Société con-
tribueront respectivement aux forces armées desti-
nées à faire respecter les engagements de la So-
ciété. » Le ])aragraphe suivant insiste sur les
diverses formes de coopération que peuvent et doi-
vent se prêter les diverses puissances de la Société
des Nations au cours de la lutte commune contre la
puissance violatrice du droit. En outre, l'Etal en
rupture de pacte pourra être exclu de la Société des
Xations par vote unanime du Conseil : ce sera une
sanction morale, en même temps que juridique, une
manière d'excommunication.
Ce qui est défectueux dans l'énoncé des sanctions
militaires est l'imprécision des mesures prévuespour
l'exécution arméepar autorité de justice. Tout devra
être décidé après que l'injuste agression aura déjà
eu lieu, quand l'adversaire sera entré en campagne,
sans aucune organisation préalable et permanente
des contingents militaires dont pourra disposer la
Société des Nations. En de telles conditions, la sécu-
rité promise au droit de tous et à la paix du monde
semblera précaire et même un peu dérisoire. C'est à
bon droit que la délégation française aurait voulu
faire subir à ce dispositif une transformation sé-
rieuse. Mais, sous rinfiaence du président "Wilson,
l'amendement proposé par les délégués de la France
fut malheureusement écarté par la Conférence de la
Paix. On doit marquer ici l'une des plus inquiétantes
lacunes du traité de Versailles.
L'article 17 prévoit le cas d'un conflit où l'un des
Etats en litige n'appartiendrait pas à la Société des
Nations, et même il'un conflit où aucun des deux ad-
versaires ne lui ai.parliendrait. Une procédure juri-
dique est instituée pour aboutir, fût-ce en iiareille
hypothèse, à un règlement pacifique dont les métho-
des seraient analogues à celles des procédures envi-
sagées précédemment.
L'article 22 donne au problème de la Société des
Nations tout un ensemble d'extensions absolument
imprévues. La Société des Nations reçoit la tutelle
passablement épineuse de tous les anciens domaines
coloniaux de r.\llemagne et de tous les territoires
soustraits à la juridiction de l'Empire ottoman. Cette
tutelle comprendra trois degrés inégaux selon le
degré de civilisation et de développement social des
populations indigènes. Mais par qui sera exercée, en
fait, la tutelle dont la Société des Nations reçoit, en
principe, l'investiture'? Elle sera « déléguée à cer-
taines puissances développées, qui, en raison de leurs
ressources, de leur expérience ou de leur position
géographique, sont le mieux à même d'assumer cette
responsabilité et qui consentent à l'accepter : elles
exerceraient cette tutelle en qualité de mandataires
et au nom de l.a Société ».
Les mandataires adresseront à la Société des Na-
tions leur rapport annuel sur l'accomplissement de
la gestion politique qui leur est confiée. Le rapport
sera soumis à une commission compétente qui devra
donner elle-même avi Conseil de la Société u son
avis sur toutes questions relatives à l'exécution des
mandats ».
En réalité, cette institution des nia/i</a/s coloniaux
de la Société des Nations parait bien être une fic-
tion diplomatique pour accorder les résultats tan-
gibles et politiques de la grande guerre avec l'idéo-
logie wilsonienne. Diverses puissances victorieu-
ses reçoivent la souveraineté ou le protectorat de
territoires conquis sur l'Allemagne ou sur l'Euipire
ottoman. Toutefois, comme il est entendu que l'ère
des annexions, des conquêtes et des impérialismes
est close pour jamais, la tutelle de tous les domaines
à régir est dévolue nominalement à la Société des
Nations, qui est censée déléguer elle-même à titre
précaire, le fardeau de sa propre tâche aux puis-
sances partageantes. C'est un nouvel exemple, d'ail-
leurs assez piquant, qui s'ajoute à la liste déjà lon-
gue des euphémismes plus ou moins hypocrites où
excella toujours la diplomatie internationale.
La théorie du mandat n'est, d'ailleurs, pas sans
1293
PAIX ET GUERRE
1294
inconvénient possible. Elle donne au Conseil de la
Société des Nations le droit d'interférer dans le gou-
vernement du pays protégé en rappelant au manda-
taire qu'il a, non seulement des comptes à rendre,
mais encore des consignes à recevoir. L'article 33
énumére précisément un certain nombre de princi-
pes à suivre dans l'exercice du mandat colonial. Si
jamais il prend fantaisie à tel ou tel membre du
Conseil de provoquer des incidents de ce genre, on
verra reparaître, au milieu de l'aréopage des puissan-
ces dirigeantes, les contestations irritantes, voire
insolul)les, auxquelles ont souvent donné lieu dans
le passé les contrôles inlernalionaux, répondant à
des situations mal définies. Or, rien ne serait plus
" périlleux que de semblables conflits pour les desti-
nées d'un organisme naissant, comme la Société
des Nations, auquel tant de tâches redoutables et
laljorieuses sont déjà dévolues.
Résumons-nous. La Société des Nations, institiiée
par le traité de Versailles, est une tentative utile et
méritoire d'organisation juridique internationale.
Elle marque un progrès sur l'œuvre des conféren-
ces de La Haye dans la voie où étaient engagées les
éludes et les réformes du droit international, à la
lumière de tragiques catastrophes. Elle édicté (en
principe) la réduction générale et proportionnelle
des armements. Elle rend obligatoire, en cas de
conflits internationaux, le recours aux solutions
pacificatrices. Elle établit un système juridique de
sanctions internationales contre les violateurs de la
paix et du droit parmi les peuples. De même que la
cour d'arbitrage de La Haye, la Société des Nations
instituée en 1919 s'adapte aux cadres existants de
l'ordre international et compose son Assemblée géné-
rale et son Conseil directeur de délégués diplomati-
ques de chacune des puissances souveraines ayant
adhéré au pacte constitutif. Elle ne prétend pas
constituer, selon la stupide chimère que francs-
maçons et socialistes exaltent sous le nom de So-
ciété des Nations, un sur-Etat, un gouvernement
universel superposé aux gouvernements natio-
naux, avec un Parlement international élu au suf-
frage universel des hommes et des femmes par tous
les peuples du monde. Les règles du bon sens n'ont
pas été enfreintes.
Par contre, la rédactiondu pactede 1919 est défec-
tueuse et confuse. Elle paraît traduire en français un
texte anglais et formule certainement une pensée,
une conception anglo-saxonne. On n'y retrouve pas
l'admirable ordonnance logique, la lucidité française
des textes de La Haye, rédigées principalement par
Louis Renault. Si l'on veut aller au fond des choses,
on devra constater que la procédure de règlement
paciûquedes conflits internationaux est étrangement
compliquée, peu conforme aux exigences de la psy-
chologie des peuples qui, dans l'exaspération de
leurs passions nationales, ont envie de recourir aux
violences guerrières. Aucune mesure pratique n'est
prescrite ni même suggérée pour accomplir sans tar-
der la réduction générale et proportionnelle des ar-
mements : on se contente d'annoncer que des com-
missions internationales vont étudier les voies et
moyens. La formule des sanctions économiques est
tellement sommaire et absolue qu'elle dit trop pour
être praticable. La formule des sanctions militaires
dit, au contraire, beaucoup trop peu et ne fournit
au maintien de l'ordre international aucune assu-
rance actuelle et consistante :1e fait est d'une telle
évidence que, le jour même où fut signé avec l'Alle-
magne le traité de Versailles, l'Angleterre et les
Etats-Unis ont reconnu la nécessité de signer un
autre traité avec la France pour garantir celle-ci
contre une agression possible de la puissance alle-
mande. Contraste qui n'est pas sans ironie et cons-
titue le plus significatif des aveux. Les prescriptions
du texte de 1919, relatif à la Société des Nations, res-
semblent un peu à des étiquettes décoratives qu'on
aurait collées sur des caisses restées vides. Il y a
encore du travail pour l'avenir... Fala viam inve-
nicnt.
On voit donc que la Société des Nations, telle que
l'a organisée le traité de Versailles, mérite à la fois
des éloges pour l'elTort méritoire qu'elle réalise et de
sérieuses critiques pour l'aflligeante médiocrité du
résultat obtenu. Médiocre en sa rédaction, médiocre
en son dispositif, grevé dune lourde et dan-
gereuse hj'potbêque par l'invention bizarre des man-
dats coloniaux, le pacte constitutif de la Société des
Nations porte en lui-même bien d'autres causes de
fragilité que celles qui se rencontrent fatalement, sur
un pareil terrain, dans les grands échafaudages
internationaux.
Plus loin, nous marquerons les lacunes de l'œuvre
du traité de Versailles au point de vue religieux et
catholique.
J. Paix et Démocratie. — Beaucoup de prophè-
tes croient pouvoir prédire au statut international
de 1919 une merveilleuse longévité, en raison du
triomphe universel de la Démocratie, qui rendrait à
peu près impossible désormais le recours aux vio-
lences de la guerre.
Quelle est la valeur de cette prédiction?
Le terme de démocratie désigne l'organisation po-
litique qui accorde à l'ensemble des citoj'ens, ou à
leurs représentants élus, un rôle prépondérant dans
la confection des lois et dans le contrôle des actes
du pouvoir. H ne paraît pas douteux que cette ten-
dance triomphe aujourd'hui, mais à des degrés divers,
dans le régime gouvernemental, républicain ou mo-
narchique, parlementaire ou plébiscitaire, de tous
les pays du monde. Voyons dans quel rapport se
trouve la démocratie avec la stabilité de la paix
entre les peuples.
Le régime démocratique ne favorise pas les guer-
res longuement prévues et préparées. Il assure une
influence dominante sur la marche des affaires à la
masse des petites gens, préoccupés avant tout do
leur tranquillité immédiate et fort étrangers par
nature aux lointains calculs de haute politique qui
pourraient multiplier les occasions de conflits et de
guerres. En outre, l'organisation démocratique de
l'Etat se prête beaucoup moins que l'organisation
autocratique et aristocratique au développement de
la puissance militaire. Comparez la France et l'Alle-
magne en 1911^. La prépondérance universelle de la
démocratie constituera donc souvent un obstacle
d'efficacité réelle à la folie des armements, à l'en-
traînement excessif de quelques-uns vers les aven-
tures guerrières.
Toutefois ne concluons pas trop vite à l'incompa-
tibilité radicale de la guerre défensive, et même
offensive, avec le régime démocratique.
Si les démocraties demeurent étrangères aux cal-
culs de haute politique qui sont propres aux dynas-
ties et aux patriciats, les peuples démocratiques ont
cependant, comme les autres, leur instinct national
avec ses passions ardentes, ses aspirations profon-
des, ses susceptibilités irritables. Les peuples démo-
cratiques possèdent, comme les autres, la préoccu-
pation acrimonieuse de leur intérêt commercial ou
industriel, qui se heurte à la concurrence économique
ou à la politique douanière de certains peuples
rivaux.
Que survienne une circonstance (|ui exaspère
les intérêts menacés, qui provoque la colère de la
foule ou exalte l'enthousiasme national : et, malgré
1296
PAIX ET GUIÎRRE
1296
tous les pactes et protocoles de la Société des Na-
tions, la déniocrutie révoltée bouillonnera et défer
lera en tempête, poussera d'impétueuse» clameurs
de guerre, menacera et débordera ses gouvernants
temporisateurs, improvisera la guerre nationale,
avec toutes ses inexpériences, mais avec toutes ses
inexpiables fureurs. On acceptera les lourdes char-
ges de la levée en masse, on votera les crédits
militaires, on réclamera des canons et des muni-
tions. Puis, on se battra intrépidement, poussé par
In même passion profonde qui, sous tous les régimes,
rind possible l'exaltation et l'abnégation farouches
(les jours de guerre.
Néanmoins, dans ces brusques soulèvements popu-
laires d'enthousiasme guerrier, n'y aurait-il pas
quelque chose d'artillcicl, qui répondrait à un plan
concerté, non par la démocratie elle-même, mais
par des groupes riches et influents qui (pour un
motif ou pour un autre) seraient intéressés à sus-
citer la guerre et à y précipiter le peuple entier?
L'hypothèse est de toute vraisemblance; à une con-
dition toutefois : c'est que les hommes qui poussent
à la guerre et exploitent plus ou moins artiflcielle-
raent telle et telle circonstance favorable, puissent
faire appel à une anxieuse préoccupation d'intérêt
matériel ou moral, à une réelle et ardente passion
de haine ou d'enthousiasme, qui couve déjà dans
l'àrae du peuple et qui, brusquement exaspérée,
jaillisse de la foule anonyme comme une llamme
puissante pour tout embraser autour de soi.
Quant au fait même de l'initiative concertée de
quelques personnalités résolues, tirant adroitement
parti de telle occasion opportune, en vue de por-
ter à leur paroxysme les aspirations ou les fureurs
de la multitude, on ne peut guère s'en étonner. Hien
de moins anormal dans les mœurs politiques de la
démocratie.
Au cours de la grande guerre, telle fut la méthode
suivie par la minorité belliqueuse qui détermina la
violente commotion populaire d'où résulta l'intc'r-
vention armée de l'Italie en igib. Telle fut la mé-
thode encore que suivit le groupe dont le principal
membreétail Lord NorthclilTc, propriétaire du Times
et du Ddily Mail, et qui arracha aux résistances du
parlementarisme britannique l'organisation sérieuse
du comité de guerre et le vote du service militaire
obligatoire et universel. Telle fut la méthode suivie
avec un art plein de nuances par le président Wilsou
pour rallier peu à peu l'unanimité morale de l'opi-
nion américaine à l'idée de la guerre avec l'Allema-
gne et appuj-er sa politique de chef d'Etat belligé-
rant sur l'adhésion rélléchie du peuple des Etats-
Unis.
Ce sont là des exemples empruntés aux démo-
craties policées du nouveau nxonde ou de la vieille
Eurojie. Nous nous abstenons de parler des jeunes
démocraties nées du démembrement de l'Empire
russe : ni leur politique intérieure ni leurs rapports
mutuels ne suggèrent, à coup sur, l'image radieuse
de la paix perpétuelle...
Que l'on ne considère donc pas l'éventualité de
la guerre comme nécessairement exclue parle triom-
phe, même généralisé, du régime démocratique dans
le monde contemporain.
K. Paij: et Nalionalilés. — Une autre espérance
de paix universelle et perpétuelle est fondée un i)eu
prématurément sur le triomphe du principe des
nationalités, que voudraient consacrer à jamais les
négociateurs des traités de 1919 dans leurs statuts
territoriaux d'Occident et d'Orient.
L'erreur incontestable des diplomates européens
de i8i5 avait été de s'inspirer presque uniquement
des mélliodes de la politique d'équilibre, sans se
préoccuper de ce que pouvaient être les âmes, les
traditions, les aspirations de la plupart des peuples
dont ils avaient disposé souverainement. On n'avait
guère consulté d'autre règle que les convenances ou
les caprices, les calculs ou les ambitions des grands
Etats. Le résultat fut une construction artiflcielle et
fragile, que renversèrent de fond en comble les
poussées violentes du sentiment national au dix-
neuvième siècle.
Aujourd'hui, ne peut-on pas espérer la disparition
de ces causes douloureuses de discordes entre peu-
ples et peuples, maintenant que la paix du monde prend
pour formule lapplicalion universelle du principe
des nationalités, avec proclamation du « droit des
peuples à disposer d'eux-mêmea a ?
La raison de tenir pour douteuse pareille concep-
tion optimiste de l'avenir, est que le principe des
nationalités est fort loin de constituer une cause
nécessaire de paix. Il restera toujours beaucoup
plutôt une occasion de querelles internationales du
caractère le plus irritant.
On se tromperait lourdement si l'on croyait recon-
naître dans le principe des nationalités une règle
claire, certaine, incontestable, du droit public, et
surtout une règle à laquelle devraient être univer-
sellement sacriliées toutes les autres considérations
morales, historiques ou juridiques qui peuvent
intervenir raisonnablement dans la détermination
des frontières ou la distribution des souverainetés.
M. Henri Hauser n'a pas eu tort d'écrire en 1 ji6 :
(1 Le principe des nationalités, qui est la base de la
guerre actuelle, est le type de ce qu'on peut appeler
une fausse idée claire. » Au premier abord, en effet,
on admet sans peine que les groupes de poiiulation
formant une nationalité distincte doivent normale-
ment posséder une organisation politique qui leur
soil piopre : indépendante ou autonome. Mais rien
n'est plus difficile à déterminer avec précision que
ce qu'il faut entendre, dans la réalité historique et
concrète, par une nationalité.
Aucun des signes proposés comme caractéristiques
ne concorde avec la totalité des exemples connus.
Chacune des formules imaginées par les apôtres du
système vient se heurter à des contradictions écla-
tantes. Ni la religion, ni la race, ni le cadre géogra-
phique, ni la langue même ne constituent le sup-
port nécessaire et distinctif de la nationaliié.
Les théoriciens actuels invoquent un principe spi-
rituel, un phénomène de conscience nationale, un
vouluir-vivre collectif. Notion qui a sa haute valeur,
mais qui comporte des applications essentiellement
mouvantes et donnera toujours lieu à de» applica-
tions ligitieuses.
Le fait permanent, incontestable, est que les anta-
gonismes politiques fondés sur les aspirations con-
tradictoires des nationalités rivales (chacune récla-
mant comme sien tel rameau de population, tel
territoire, tel littoral) ont un caractère de violence
et d'âpreté beaucoup plus inexpiable encore que les
antagonismes fondés sur les ambitions des dynasties
ou des impérialismes.
Pour no citer que des peuples éloignés des fron-
tières de la France, nous délions les hommes d'Etat
[ces lignes sont écrites au mois d'août 1919] de
jamais trouver une formule de paix qui élimine
délinitivement, au moyen du principe des nationa-
lités, toutes les causes profondes de con Hits nationaux
existantes aujourd'hui : entre les Italiens et les
Yougoslaves, entre les Albanais et les Hellènes,
sur la côte orientale de l'Adriatique ; entre les Autri-
chiens, les Hongrois, les Yougii-Slaves,lesRoumains
et les Bulgares dans le bassin du Danube ; entre les
Grecs, les Yougo-Slaves, les Bulgares et les Ottomans
1297
PAIX ET GUERRE
1298
dans la ïlirace et la Macédoine ; entre les Polonais
et les Tcliéeo-Slovaques en Haule-Silésie ; entre les
Polonais et les Ruthènes en Galicie et en Uk"aine ;
entre les Allemands, Polonais, Lettons, Finlandais,
Lithuaniens, Grands-Russiens et Petits-Russiens
aux conlins du monde slave, du monde germanique
et du monde Scandinave. Et ne disons rien de la
liquidation de l'Empire ottoman d'Asie.
La cojiférenee delà Paix(oùIescaleuls de grandes
puissances ne sont, d'ailleurs, pas très différents de
ce qu'ils furent en i8i5) s'évertue à trouver des solu-
tions pacillcatrices. Elle s'aperçoit que le travail est
un peu ardu. Et une chose, tout au moins, est
unaniuieuient reconnue comme induhitatjle : c'est
que le nouveau statut international fera beaucoup
de mécontents; peut-ctie même aboutira-l-il à
mécontenter tout le monde à la fois. Nul ne le con-
teste : après comme avant la signature des traités
de paix avec l'Autriche, la Hongrie, la Bulgarie, la
Turquie et les anciens vassaux de l'Empire russe, il
y aura des doléances anières, des réclamations
tenaces, des agitations plus ou moins impétueuses,
fondées sur des interprétations ou applications con-
tradictoires du principe des nationalités.
Trêve aux formules fallacieuses! Le principe des
nationalités pose encore plus de problèmes qu'il n'en
résout. Il tend à passionner les conflits plutôt qu'à
les apaiser, il répand à travers le monde les semences
de guerres futures. Il apporte un obstacle redoutable
au succès de l'œuvre de paix et d'organisation juri-
dique internationale que voudrait légitimement
garantir la Société des Nations.
L. Participation du Saint-Siège. — Four procurer
à l'ordre juridique international, que menacent tant
de périls, une garantie de dural>le stabilité, il faut
lui donner une haute et souveraine consécration
d'ordre moral et religieux dans la conscience des
peuples.
On peut et on doit faire pénétrer de plus en plus
profondément dans les idées, dans les mœurs, dans
les préoccupations générales du monde contemporain
le principe du règlement pacilique et arbitral des
conflits entre les puissances, la notion, l'estime, le
respect des règles du droit des gens, avec leurs lois
et sanctions internationales. On doit faire régner,
dans les rapports mutuels des peuples, les préceptes
de la morale divine, avec l'esprit de justice et de
charité. On n'opposera évidemment pas, de la sorte,
une barrière infranchissable aux entreprises auda-
cieuses et injustes, dont la possibilité (même après
la réduction générale et proportionnelle des arme-
ments) réclamera toujours que les nations restent en
mesure de repousser la force par la force et de mettre
la force au service du droit. Mais on pourra, faute de
mieux, créer un état d'esprit, une ambiance, une atmo-
sphère, fjui favorise l'œuvre de la Société des Nations,
et qui rende pratiquement plus dilliciles, plus rares, j
plus dommageables à leurs propres ailleurs les viola-
tions graves de la loi des nations.
Or, i)our parvenir à un tel résultat, le concours du
Pontife de Rome est le plus enviable et le plus indis-
pensable de tous.
Plus que personne au monde, le Pape est désigné
pour être le messager, l'arbitre, le législateur de la
paix et du droit parmi les nations. Il a pour mission
religieuse d'être le Pasteur universel des ànics. Il
garde le dépôt de la doctrine évangélique de paix,
de justice et de charité. Les écoles théologiques dont
il est le suprême docteur, donnent, depuis de longs
siècles, un enseignement lumineux, cohérent, sur le
droit de paix et de guerre. Les institutions du catho-
licisme lui permettent d'agir piofondément sur la
formation morale et intellectuelle, sociale et spiri- î
tuelle, de plus de doux cents millions de consciences
humaines. A travers les siècles, le nom de la Papauté
romaine demeure associé, dans l'ordre du règlement
arbitral des conflits entre les peuples, dans l'ordre
même de l'organisation juridiijue internationale, à
l'elTort le plus magniflque et le moins inefficace qu'ait
enregistré l'histoire.
En même temps que sa juridiction spirituelle, le
Pontife de Rome possède une souveraineté tempo-
relle, non plus territoriale, mais personnelle, qui,
aujourd'hui même, est diplomatiquement et aulhen-
tiquement reconnue en droit international. A ce titre,
il est normal que les représentants diplomatiques
du Pape viennent siéger dans les assemblées inter-
nationales oii délibèrent les rei)résentants diploma-
tiques de toutes les puissances contemporaines :
surtout lorsque, comme dans la Société des Nations
et la Cour suprême de justice et d'arbitrage interna-
tional, l'objet de ces institutions est de garantir la
paix dans la justice entre les nations. Objet tout
particulièrement en rapport avec la mission distinc-
tive, le rôle historique et les préoccupations con-
stantes du Souverain Pontillcal romain.
Non seulement le Pape commande à plusieurs
millions de sujets spirituels dans chacun des Etats
du monde entier, mais il n'est inféodé à aucun sys-
tème d'alliances, à aucune combinaison politique,
diplomatique ou économique. Il n'est étranger nulle
part. En tous pays, les catholiques le reconnaissent
pour leur Pasteur, leur Docteur et leur Père, tandis
(jue les non-catholiques d'intelligence droite saluent
dans sa personne une puissance morale dont l'auto-
rité, sans égale ici-bas, est digne d'égards, de respect,
voire de vénération.
Peut-on contester de bonne foi que le Pape soit,
plus que personne, à sa juste place dans les assises
diplomatiques et judiciaires delà Société des Nations?
Imaginons que Léon .\I1I ait été représenté à la
première conférence de La Haye en 1899 et Pie X à
la deuxième en lyo^. Les règles tulélaires du droit
international, telles qii'elles furent alors promul-
guées, auraient bénélicié du prestige moral et sacré
que leur eût garanti la collaboration, l'adhésion
personnelle du Pontife de Rome. Les articles essen-
tiels des conventions de iSijg et de IQ07, concordant
parfaitement avec les règles théologiques du droit de
paix et de guerre, auraient été vraisemblablement
pronmlgués, synthétisés, commentés, à titre de
normes obligatoires de la morale des nations, dans
quelque document [lontilical adressé à l'Eglise uni-
verselle. Les mêmes principes de la morale et du
droit auraient été, en chaque pays du monde, in-
culqués à des millions de consciences croyantes par
la prédication ecclésiastique, par l'enseignement
théologique et catéchétique. C'est ainsi que l'ont été,
depuis trente ans, les applications les plus impor-
tantes des doctrines traditionnelles sur la justice et
la charité aux problèmes actuels du capital et du
travail. Personne ne contestera que cette intervention
de la Papauté dans le domaine social ait introduit,
au milieu îles redoutables péripéties de la guerre des
classes, un puissant élément de pacilication en vue
du règlement équitable des questions ouvrières.
Entre les nations rivales, de même qu'entre les classes
sociales en conflit, le Pape doit apparaître comme le
docteur des droits et devoirs de tous, le médiateur
auguste de la paix de Dieu.
En matière de morale internationale, l'altitude
adojjtée par la Papauté romaine n'aurait probable-
ment pas été sans provoquer, comme dans d'autres
domaines, l'émulation des Eglises dissidentes et des
groupements non chrétiens. De la sorte, il y aurait
eu de hautes influences religieuses, intellectuelles
1293
PAIX ET GUERRE
1300
et sociales qui, partout à la fois, se seraient exercées
le plus cnergiquenient possible, à faire connaître,
comprendre, respecter et ol)éir le Code nouveau et
conlracluel de la loi des nations.
Il n'est donc pas chimérique de croire que la colla-
boration de Léon XllI et de Pie X aux deux confé-
rences de La Haye aurait contribué, directement et
indirectement, à rendre plus auguste et plus efficace
cette grande œuvre de pacification fondée sur le
droit. Il est bon de rappeler que le grand juriscon-
sulte Louis Renault Ut libeller, à La Haye, le proto-
cole du règleuient paci(i(|ue des conlUts internatio-
naux de manière à rendre possible la collaboration
ultérieure du Saint-Siège aux travaux de la cour
permanente d'arbitrage inlernational. A la formule
qui prévoyait uniquement la convocation et l'admis-
sion des litats, il lit intentionnellement substituer le
terme de Puissances, parce que, depuis la chute du
pouvoir temporel, la Papauté n'est ])lus un Etat,
mais demeure indubitablement une Piiisfance.
Pour les mêmes motifs, nous considérons comme
indispensable la participation du Saint-Siège à l'œu-
vre actuelle de la Société des Nations. Durant la
grande guerre, Benoit XV a été l'apôtre infatigable
et désintéressé de la paix, de la justice et de la
charité entre les peuples en armes. Il a réalisé avec
un incontestable succès un admirable elTort pour
atténuer partout les horreurs de la catastrophe en
faveur des blessés, des prisonniers, des détenus
civils, des populations envahies, des régions dévas-
tées. Dans son message pacificateur du mois
d'août igiy.ila solennellement formulé (avec plus de
précision que ne l'avait encore fait le président Wilson)
les principes essentiels de l'organisation juridique
internationale, notamment le principe de l'arbitrage
obligatoire, le principe des sanctions internationales,
le principe de la réduction générale et proportion-
nelle des armements : bref, chacun des articles fon-
damentaux que les négociateurs du traité de Ver-
sailles devaient promulguer un peu plus tard dans le
Pacte (assez médiocrement libellé) de la Société des
Nations.
La collaboration elTective de la Papauté romaine
pourra donner aux nouvelles institutions juridiques
de l'organisation naissante (et combien fragile!)
quelque chose de l'autorité morale, du prestige et
de la solidité qui leur seront absolument nécessaires
et que nulle autre consécration ne sulTirait à leur
garantir.
La société contemporaine posséderait-elle et con-
naîtrait-elle trop de forces moraleset sociales qui mi-
litent en faveur de l'ordre, delà justice, de la charité,
du respect loyal de tous les droits ? Pourquoi la plus
haute puissance morale et religieuse dumondeentier,
la messagère traditionnelle de la paix de Dieu, se-
rait-elle la seule que l'on ne convierait pas?
M. Conclusion
L'organisation juridique qui assurera par des lois
et des sanctions internationales une garantie meil-
leure du maintien de la paix entre les divers peuples
du monde a besoin d'être protégée contre les causes
profondes qui tendront sans cesse à énerver son res-
sort et à désagréger ses institutions.
Il ne faut pas renouveler l'expérience du Concert
européen depuis i83o, organe dépourvu de tout prin-
cipe de direction, appareil enregistreur de solutions
contradictoires, ni même du Directoire européen delà
Sainte- Alliance, qui avait tiré toute sa solidité d'une
coalition politique et guerrière et qui se disloqua peu
à peu, lorsque les intérêts divergents s'alTirmèrent
entre les confédérés de la veille, après le danger dis-
paru.
Il ne faut pasdavantage fairedu principe deVEqui-
libre des Puissances la loi unique ou suprême de
l'ordre international : ee qui serait commettre un
sophisme désastreux.
Par contre, on ne devra jamais oublier la part de
vérité que contient non pas le principe, mais lapolili-
que de l'équilibre. La balance ou l'équilibre des
forces rivales est une « recelte politique » fondée
sur l'expérience, une considération raisonnable et
prévoyante dont il serait téméraire de ne pas tenir
compte. Un bon statut territorial est nécessaire pour
mettre les puissances provocatrices dans la salutaire
impuissance de troubler, selon leurs caprices de do-
mination, la paix de l'Europe et du monde. Un cer-
tain équilibre maintenu entre les principaux Etats
pevit contribuer à rendre moins fragile l'organisation
juridique internationale.
Mais cette légitime considération de l'équilibre de-
vra toujours être coordonnée à d'autres considéra-
tions non moins nécessaires, subordonnée à des
princii)es d'ordre plus élevé.
Sans trouver jamais de formule simple et adé(|uate
qui résolve toutes les complexités du réel, il faudra
faire droit aux « justes aspirations des peuples »,
tenir compte des nationalités renaissantes, comme
aussi des traditions reconnues salutaires et légiti-
mement consacrées par l'histoire. Toutes choses dont
la synthèse réclame un grand elTort mutuel de conci-
liation et d'équité C'est le domaine des compromis,
réclamés par l'intérêt général, et où s'exerce l'art di-
plomatique des grands négociateurs.
Onaurasurtoutle devoir deconduire les tractations
internationales d'après Iisrègles imprescriptibles de
la morale i>ublique, telles notamment que la fidélité
aux engagements, l'observation des contrats, le res-
pect sincère du bien et du droit d'autrui: en un mot,
le sens de la justice et de l'équité. Règle supérieure
dont Dieu même doit être reconnu comme l'auteur et
le garant suprême. Dans l'ordre international non
moins que dans les autres domaines de l'activité mo-
rale, une même vérité suprême s'imposera au genre
humain : .S; le Sei^'neur ne bâtit pas la maison, ceux-
là tratailtent en \ain qui prétendent la construire.
Quant à l'organisation juridique internationale,
qui porte maintenant le nom de Société des Nations,
sa tâche sera de découvrir les voies et moyens d'une
réduction générale et proportionnelle des arme-
ments, pour libérer les peuples contemporains du
poids exorbitant des charges militaires, sans que
cette réforme salutaire aboutisse à aucune duperie
périlleuse.
La Société des Nations devra travailler à rendre
effective et viable la procédure des sanctions morales,
des sanctions économiques, des sanctions militaires,
qui protégeront, contre de coupables entreprises
(toujours possibles), la paix des peuples et le droit
de chacun. Dans ce domaine des sanctions interna-
tionales, tout est encore à étudier et à organiser. De
là dépendra la valeur pratique du nouvel édifice.
Il est indispensable que la collaboration de la
Papauté romaine apporte aux lois et sanctions inter-
nationales une garantie dont rien ne saurait com-
penser l'absence. Garantie fondée sur le prestige
moral et religieux que pareil patronage vaudrait à
l'œuvre de la Société des Nations devant des cen-
taines de millions de consciences humaines.
Selon les enseignements que suggère l'exemple
mémorable de la Chrétienté du Moyen ^g'e, maisavec
les adaptations que requiert l'état moral et social
du monde contemporain :
une organisation juridique internationale, fondée
sur des engagements contractuels permanents et
réciproques entre puissances souveraines,
1301
PAIX ET GUERRE
1302
armée de sanctions morales, économiques, mili-
taires,
accomplissant son œuvre avec le concours mater-
nel de l'Eglise romaine,
tel serait le couronnement sniirême de la doctrine
catholique sur les devoirs mutuels des nations
et sur l'unité fondamentale du genre Inimain.
Le Code qui décrira el sauvegardera les droits et
devoirs de tous les peuples du monde, enfants d'un
même Père céleste, tenus aux mêmes règles ellicaccs
de paix, de justice et de charité chrétienne, consti-
tuera le Droit international chrétien.
Indications bibliograpihqubs
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Foundation (Boston). Brochures intitulées : I.eague
of Nations. — Voir en outre l'article Patrie.
Yves db la Brièrk.
PANTHÉISPidEi '. — Intuoductio.n. — Définilion
générale ; le panthéisme des poètes et celui des philo-
sophes.— L'essence du [)anthéiyDie : le panthéisme vul-
gaire et le panthéisme snvant. — De la uiéthode à suivre
dans la discussion du panthéisme ; les deux tâches qui
nous incomhenl, — Division de l'article.
PiiBMii^RB 1-ARTiB ! EXPOSE DU PANTHÉIS.ME
A. — Le panthéisme historique : deux systèmes types :
I. — Le panthéisme intellectualiste : Spinoza.
a) L'existence de Dieu ; — b) les modes ; — c) les
attrihiits; — d) rapports des modes aux attributs ;
— c) parallélisme des modes.
II. — Le panthéisme dialectique : Flchte.
Caractère des phih>sophies dialectique»; — l'essence
de la philosophie de Fichte.
B. — Le panthéisme en général.
Sa nature; — ta relation avec la morale; — sa rela-
tion avec lu religion ; le modernisme immanentiste.
nBVXiÈMKVAHTjB: IlÉFUTATIONDU PANTHÉISME
A. — Héfulation de l'argumentation panthéistique.
1) Argument tiré de la notion d'rtr-e.
2) Argument tiré de la nécessité d une opposition pour
explifpier la conscience.
1, Du grec Tràv Otot,, Le mot Panthéiste a été introduit
par John Toland [\\M(i-\l'Z'l) dans son ouvrage Socininnifnt
truly siaici { 1705), mais le mot t^anihéisme a été employé
poui' la première fois par son adversaire Fay, dans sa
Defensîo religionis (1701)}.
3) Argument tiré de ce que l'iiifiiii ne peut se compren-
dre lui-même.
4) .\rguuient tiré de ce que l'Inlini doit être Tout.
5) Arf^ument tiré de la notion de personne.
B. Réfutation de l'assertion panthéistique.
I. — ■ D'un premier genre de réfutation.
[Argument tiré des caractères opposés du fini et de
l'infini.)
H. — Réfutation plus générale.
(Argument lire du fait de la responsabilité, comme
impliquant la subsistence individuelle.)
a) Première forme de l'argument.
6) Autre forme du même ai-gument.
III. — Remarques et explicatii)ns.
1) L'argument contre le ponthéiame et la possibilité
de II ncarnation .
2) Le mèuje argument et la possibilité de la Trinité.
C. Le panthéisme et l'orthodoxie.
BlBLIOGHAPHlE.
DÉFINITION GBNÉRALB DU PANTHÉISME. Le rANTHÉl»ME
DES FOÈTKS ET GBLUI DUS rUILOSOl'HKS
Le panthéisme peut èlre défini d'une manière
générale et encore provisoire :1a doctrine qui admet
i'unité ou, ce qui revient au même, i'ideulilé du
monde et de Dieu.
Laissons de côté ce que nous appellerons le pan-
théisme des poètes. Nullement préoccupé de se
prouver ni même de s'expliquer, le panthéisme des
poêles, qui est celui de tous les rêveurs, ne vise
guère qu'à s'exprimer. Il n'implique pas de théorie
raisonnée ; il consiste dans le sentiment vague
qu'une même poussée de vie anime l'homme et la
nature, que toutes les essences sont fraternelles,
qu'intimement lié dans ses parties l'univers fait un
tout, et qu'il est le Tout.
On trouve des formules de ce panthéisme chez un
grand nombre de poètes modernes, chez V. Hugo,
Lamartine, Vigny, Leconte de Lisle, la Comtesse de
Noailles. — Les vers suivants sontassez caractéris-
tiques :
« Mon àme, abîme-toi dans le couchant vermeil...
Je suis eu tout ; mon souille est dans ce vent <jui fuit ;
Mon sang déborde et coule aux veines de ces plantes,
Et j'entends mes vieux pleurs, dans ces sources dolentes ;
,1'eiitends mon futur rire .^u chant de ces pinsons,
Et c'est ma chair qui va lleurir sur les buissons!
Victoire ! Je n'ai plus rien d'humain dans mon être.
L'Ame de l'univers immense me pénètre
Comme le grain de sable et l'étnile des cieux ;
Je suis une parcelle intégî'ule des dieux:
' Je me sens éternel et juste. . . etc ...»
(Jean Rameau. La Lyre haute.}
Au regard de la raison, le panthéisme des poètes.
n'e.riste pas. Un voudrait pouvoir dire qu'il n'existe
pas non plus en lui même et que c'est calomnier
l'homme que le représenter pensant avec autre chose
que sa pensée. Malheureusement ce panthéisme irra-
tionnel existe, et des âmes en meurent. Seulement,
comme il exerce son action non par le moyen d'ar-
guments, maisàla manière d'un charme, par l'incan-
tation de ses images, il n'est pas plus susceptible
d'examen (lue de réfutation. On 1 eut combattre son
influence en opposant à sa fausse beauté la beauté
réelle de la vérité ; quant à discuter avec lui, il ne
saurait en être question : ce serait le sommer de
fournir ses [ireuves, tout au moins d'énoncer avec
précision ses thèses; s'il le faisait, il ne serait plus
lui-même : nous aurions en face de nous ce que
nous appellerons le panthéisme des philosophes.
Celui-ci est dès lors le seul qui doive nous
occuper.
1305
PANTIIF.ISME
1306
Le panthéisme des philosophes se présente sous
deux formes. L'histoire nous les révèle, mais on
peut les déduire a priori. — En efl'et, la sorte d'unité
dont ratlirmalion constitue le panthéisme, i>eut être
obtenue de deux manières: on peut ou ramener Dieu
à la nature, ou ramener la nature à Uieu.
Suivant le sens dans lequel s'ojière la réduction,
elle a des portées bien différentes. Dans le premier
cas, c'est la nature qui lise l'attention; c'est dans
l'univers matériel qu'on voilla réalité par excellence.
Dès lors, idenlilier Dieu au monde, c'est atiainer
Dieu au niveau du monde : de ce point de vue,
impossible d'avoir de Dieu une idée spirituelle...
Mais si Dieu n'est pas conçu comme un esprit, il
n'est pas conçu du tout. On peut garder le mol; il n'a
plus de sens. C'est donc par abus qu'un panthéisme
obtenu de cette manière retient le nom de pan-
théisme ; il est à strictement parler un athéisme.
Tel fut le monisme des stoïciens ; tel est encore, et
nécessairement, tout matérialisme.
Dans le second cas au contraire, c'est au concept
de Dieu que l'esprit s'attache. Défini pour lui-même,
Dieu est considéré comme l'être absolu, l'être néces-
saire, dont un caractère essentiel est la spiritualité.
Dès lors, identifier le monde à Dieu, c'est é/ever le
monde au niveau de Dieu... C'est pexil-être nier le
monde, au moins virtuellement ; ce n'est pas nier
Dieu.
Ce panthéisme est le véritable panthéisme; il est
le panthéisme tout court ; il est très particulièrement
le panthéisme moderne.
L'bssknce du panthéisme. Lb panthéisme vulgaire
et lb panthéisme savant
Avant d'entreprendre l'étude de ce panthéisme, le
seul qui nous intéresse, nous allons essayer d'en
déterminer de plus près la signification.
Le panthéisme philosophique, disons-nous, est la
doctrine qui ramène le monde à Dieu, qui identifie
le monde à Dieu. Mais une telle prétention a-t-elieun
sens? Si on admet (comme selon nous peut le faire,
et le fait en réalité, le panthéisme), le cai acicre maté-
riel du monde et le caractère sj>irituel de Dieu, pro-
clamer l'identité du inonde et de Dieu, n'est-ce pas
affirmer l'identité des conlraciietoires et, par consé-
ijuent, ne rien dire ?
Dans celte question, lieaucoup pourraient être
tentés de voir déjà une réfutation du panthéisme :
cette question ne comporterait pas de réponse; le
panthéisme se condamnerait en se formulant. Pour
nous, qui voulons ici nous en prendre non i>;is seii-
Icnienl à une erreur, mais à une « doctrine »,
cette ([uestion préalable ne saurait avoir qu'un elVet,
celui de nous amener à distinguer dans le pan-
théisme des philosophes un premier panthéisme que
nous appellerons le panthéisme vulgaire, et un autre
panthéisme qui sera à nos yeux le pnnlliéixme savant.
Le panthéisme vulgaire est celui que la dilliculté
signalée prend au dépourvu, qui n'a pas dans ses
principes mêmes de quoi lui faire face : ce pan-
théisme-là, très répandu, et qui mérite certainement
qu'on le tue, n'a presque pas besoin qu'on le réfute.
Le p.mthéisme savant est celui qui se targue d'être
en règle avec le principe de contradiction et qui,
implicitement ou explicitement, a une réponse, au
moins un essai de réponse, à la question. En fait,
le panthéisme savant recourt pour s'expliquer (chez
.Spinoza explicitement, chez Fichle, Hegel, Scho-
penhaiier implicitement) à la distinction de la nature
et de la subsislence '.
1, Le mot aab.^istence est employé ici pour désigner
l'être qui s'appurlicnt, qui a uueciisteiice à soi.
Deux thèses, qu'on trouverait à peu près textuelle-
ment chez Spinoza, rendent compte de »a position :
Première thèse : Dieu et le monde sont réellement
distincts comme natures.
Seconde thèse : Le monde n'a pas de subsistenceà
part de Dieu ; il subsiste en Lui et par Lui. Dieu et
le monde ne sont pas réellement distincts comme
subsistants '.
S'il y a dans l'énoncé du panlhéismeainsi présenté
une contradiction, du moins elle n'est plus grossière;
le panthéisme en se formulant ne s'est pas détruit.
De la première thèse, il n'y a rien à dire : elle est
nôtre. Twute l'erreur panthéistique est dans la
seconde. L'opposition du Panthéisme et du Théisme
véritable est ainsi très nettement marquée; et le
problème que nous avons à résoudre se pose ainsi :
y a-t-il un Subsistant unique, de nature spirituelle,
en qui existe tout ce qui existe, ou y en a-t-il
plusieurs?
Db la MÉTHODE A SUIVRE DANS LA DISCUSSION DU
PANTHÉISME. Les DEU.V taches qui nous INCOMBENT
Quelle est la méthode dont il convient d'user pour
tirer au clair une telle question? — D'une manière
générale, une thèse n'a que deux moyens de s'établir,
elle le fait a posteriori ou a priori. — Le panthéisme
peut-il étayer sa prétention sur l'expérience? Y a-t-il
songé? Quand bien même on pourrait citer (et on le
peut) une multitude de témoignages, semblant prou-
ver que, dans une sorte d'extase, des âmes privi-
légiées ont pris conscience de leur identité avec
Dieu, ce n'est pas sur des documents de ce genre,
sur des révélations particulières, que l'on roussira
jamais à fonder une doctrine digne de ce nom. Un
I)anthéisme à base empirique ne saurait être rien
de plus qu'un panthéisme pour le peu])le. Aussi bien,
aucun grand philosophe n'a pris le change. Ce n'est
pas sur une expérience, même appelée « mystique »,
que s'appuient les théoriciens du panthéisme :
c'est sur un raisonnement. Ils procèdent a priori.
— Pour eux, établir le panthéisme, c'est essentielle-
ment établir, non point ce fait : « le monde et Dieu
ne font qu'un », mais cette nécessité : « il est impos-
sible que le monde et Dieu ne soient pas un, il est
impossible qu'il y ait deux subsistants ».
Pour réfuter le panthéisme il faudra donc com-
mencer par nous placer sur son terrain. Nous aurons
à miner ses arguments. Ce sera notre première tâche.
Cette tâche accomplie, une conclusion ressortira : il
n'est pas démontré qu' une pluralité de subsistants soit
impossible. Cette conclusion est toute négative. Bien
jdus, non seulement elle est négative, mais elle
laisse encore la porte ouverte à de nouvelles tenta-
tives, à de nouveaux arguments : il faudra donc la
compléter. Ce sera notre seconde tâche. Celle-ci
consistera à établir directement la vérité contraire
au panthéisme, en démontrant que « le monde et Dieu
sont di'ur Sul'sistants ».
De même que nos adversaires, nous 7ie disposons
pour celte démonstration que de deux méliiodes, la
niélhode a priori, et la méthode a posteriori. La
I)remière est bien tentante. Est- elle possible? Est-
elle applicable? — En 1 e.spéce, elle ne saurait con-
sister i|u'en ceci : convaincre d'absurdité la formule
même du panthéisme. Mais cela, pomons-nous
espérer le faire? — « Plusieurs natures, un seul
subsistant », telle est la formule du panthéisme ;
pouvons-nous dire qu'en elle-même elle enferme une
contradiction? non, sans doute, car, s'il en était
autrement, ce n'est pas seulement du panthéisme
1. On Hirait, en adoptant In terminologie éqiu^'oque et
malencontreuse de Spinoza ; comuie substances.
1307
PANTHEISMR
1308
que l'impossibilité sérail manifestée, mais encore de
l'Incarnation. Pour le catholique, il y a deux natures
dans le Clirisl, et deux natures qui s'opposent, l'une
composée et linie : la nature humaine, l'autre simple
et inûnie : la nature divine, mais il n'y a qu'un sub-
sistant, la seconde Personne de la Trinité.
Ce cas particulier va nous aider à déterminer avec
plus de précision encore le sens de la doctrine pan-
théistique. Ce que la théologie affirme de l'âme et du
corps de Jésus-Christ, le panthéisme l'affirme de
tons les esprits et de tous les corps. Dieu ne se serait
pas incarné une fois, dans une nature d'homme, et
librement; il serait incarné dans l'univers, et il le
serait nécessairement, rien ne pouvant subsister
qui ne soit divin, et Dieu ne pouvant rien produire
qu'il ne le produise en soi-même. Or il faut recon-
naître que, si l'incarnation de Dieu dans un corps a
été une fuis possible, son incarnation dans l'univers
l'est aussi.
Dès lors, ce n'est pas, entrele panthéisme et nous,
d'une question de droit qu'il peut s'agir, mais d'une
question de fait. Il faut renoncera le combattre par
une argumentation a priori. Nous aurons seulement
à montrer, nous appuyant sur des caractères cer-
tains de l'univers, que ces caractères étant ce qu'ils
sont, il est en conséquence impossible que l'unii'crs
soit dis'in. — Pour se référer à ce que nous savons
de notre monde, notre démonstration du dualisme
n'en sera pas moins rigoureuse.
Division du l'artiglb
Dans une première partie, nous exposerons la
doctrine du panthéisme. Nous la décrirons d'abord
sous la forme précise qu'elle a revêtue en deux sys-
tèmes que nous prenons pour types : celui de Spi-
noza et celui de Fichte ' ; nous l'envisagerons ensuite
en elle-même, dans ses traits généraux. (A. Le pan-
théisme historiipie; B. le lanthéisme en général.)
La seconde partie sera consacrée à la Réfutation;
et comme il ne sullil pas pour ruiner le panthéisme
de montrer qu'il n'est pas prouvé, mais qu'il faut
encore établir qu'il est faux, dans un premier cha-
pitre, nous détruirons Si-s arguments, et dans un
autre, sa thèse même. (A. Réfutation de l'argumen-
tation panlhéistique ; B. réfutation de l'assertion
panthéislique.)
Premièrb partie : EXPOSÉ DU PANTHÉISME
A. — Le panthéisme historique : deux systèmes
types
I. — Le panthéisme intellectualiste. — Spinoza
Plus préoccupé du bien agir que du bien penser,
Spinoza n'a construit une métaphysique que pour y
1, Le système de Spinoza est sans conteste l'expression
la plus tranche et la tentative de démonstration la plus
rigoureuse du panthéisme : c'est conlre lui, dans la suite,
que ])ortera principalement notie efl'orl. — Le système de
Fichte implique essentiellement le panthéisme : c est ce
que nous montrerons; mais ù rencontre de ce que l'on
croit souvent, il n'en est pas une exposition directe. Ce
système est d'ailleurs si complexe en lui-même, que ce
sera assez pour le but que nous avons ici en vue, d'en
faire saisir le aens général et la portée. — Nous ne dirons
rien des systèmes de .Schelling et de Hegel qui lui sont
apparentés ; c'est que, pour en présenter un aperçu qui
iùt par lui-même intelligible, il nous eût fallu entrer dans
de longues considérations, totalement étrangères à la
question du panthéisme, — ce que déjà nous n'avons pu
complètement éviter à propos de Fichte. On trouvera
sans doute, avec nous, que la place de tels « exposés »
n'est pas dans ce dictionnaire.
appuyer une morale. Son ouvrage principal s'appelle
Ethique. S'il y a donné à ses raisonnements une
forme qu'il voulait être rigoureusement géométrique,
c'est pour se justilier à lui-même une doctrine qu'il
avait admise d'emblée, dès que, sous la pression
d'une intense vie intérieure, il était arrivé à la con-
cevoir. Mais ici les sources psychologiques du Spi-
nozismene nous intéressent pas plus que ses sources
historiques; nous nous contenterons donc d'en déve-
lopper les thèses essentielles, dans leur enchaine-
menl, et sous la forme d'ailleurs la plus imperson-
nelle possible. Indépendamment de la critique qui
en sera faite dans la partie de cet article consacrée à
la Réfutation, nous signalerons, en cours de route,
les vices d'argumentation et les erreurs fondamen-
tales du système.
I. — L'existence de Dieu.
Les assises de la métaphysique spinoziste sont
constituées par trois propositions :
Première proposition: /-'£<re est.— C'est dans le fait
de sa pensée, c'est dans sa pensée actuelle elle-même,
que Descartes pensait trouver l'être. Détour inutile.
L'existence de l'être n'a pas besoin d'être constatée
pour être allirmée. Ce que Descartes disait du Par-
fait, que son existence est impliquée dans son
essence, il faut, par un nouvel argument ontologique
plus radical et plus profond, le dire de l'être. L'être
(et le mot qu'emploie Spinoza est le mot équivoque
de substance) l'être est, l'être existe ; cette proposi-
tion est évidente, car elle est tautnlogique. Dire:
l'être est, c'est dire: l'être est être ; l'attribut ne dif-
fère pas du sujet ; que peut-on exiger de plus ? Le
contraire serait: l'être n'estpas; proposition absurde
qui se détruit elle-même. Ainsi, pour allirmer que
l'être est, il n'y a pas à sortir de l'être ; l'être de l'être
est l'être lui même. Et d'ailleurs si l'être n'était pas,
on ne pourrait jamais dire de lui qu'il fût, car on
ne saurait rien lui attribuer qui ne soit lui-même '.
1. .\fin de serrer de plus près la lettre même de la
docti-ine spinoziste, établissons ici le raisonnement de
.Spinoza en nous appuyant, non plus sur le concept d'être,
mais sur le concept équivalent de substance. Nous allons,
retrouver la mén^e forme d'arj.'umentotion. Détinissons la
substance k ce qui est intelligible par soi )>, autant dire;
« ce qui existe par soi ». De cette définition, arbitraire
mais légitime comme toute délinition nominale, il suit
que, si la substance n'existe pas, elle n'existera jamais.
Comment ])ourrail-il en être autrement? Créée, la sub-
stance connoterait un créateur, elle ne serait donc plus
intelligible par elle-même, elle ne serait plus la substance
dont nous parlons. — Jusqu'ici noua n'aurions rien à^
reprendre au dire de Spinoza : une fois admis le sens con-
ventionnel du mot substance, le reste suit. Mais Spinoza
ne se contente pas de la conclusion que nous venons de
tirer. Pour lui, de ce que la substance e»t conçue comme
» ce qui existe par soi », il s'ensuit qu'elle existe réelle-
ment. Poursuivons donc avec lui : Si la substanre, telle
que nous l'avons définie, n'existait pas, elle serait impos-
sible, puisqu'il n'y a pas de milieu pour elle entre exister
de toute éternité et n'exister jamais. Cela revient à dire
que si la substance n'existait pas comme être, elle n'exis-
terait même pas comme essence; or, ells existe comme
essence (son concept, en d'autres termes, n'est pas ab-
surde) ; donc elle existe comme être.
En raisonnant de la sorte. Spinoza joue, sans le vou-
loir, sur le double sens des mots possible et impossible.
Une chose peut être impossible parce qu'elle est contra-
dictoire en elle-même (impossibilité intrinsèque), et elle
peut être impossible, parce qu'il est impossible qu'elle ait
jamais ce qui la ferait être (impossibilité extrinsèque).
La substance que définit Spinoza est possible, accordons-
le. mais d'une possibi'ité intrinsèque ; si elle n'existait pas,
elle serait impossible, mais d'une impossibilité extrin-
sèque. Celte impossibilité ne détruit pas cette possibilité;
— on peut donc voir dans la substance une esatnce sans
1309
PANTHEISME
1310
Deuxième proposition: L'Etre est infini. — Cette pro-
position est également évidente et au fond égale-
ment taïUologique. Dire : « l'èlre est Uni, l'être est
imparfait », ce serait dire : l'être n'est pas purement
et simplement; il est et n'est pas. Or on ne peut
dire : l'être n'est pas ; mais seulement : l'être est.
Donc l'être est inlini '.
Troisième proposition ; L'Etre est absolument
unique '-. — S'il y avait un autre être, univoque à
l'Etre, celui-ci communiquant dans le genre avec lui,
participerai! l'Etre au lieu d'êlre lui-même l'Etre, et
il serait Uni, ce qui est contre l'LypotUèse. — Ainsi
il n'y a pas d'êtres en dehors de l'Etre. Le mot être,
appliqué aux choses multiples que nous présente
l'expérience, n'est pas uiiivo(iue, mais équivoque.
11 en est de lui comme du mot chien appliqué à l'ani-
mal aboyant et à la constellation.
JI. — Les Modes.
Que ferons-nous cependant de tout ce qui parait
exister, de ce que le sens commun appelle « les êtres »,
de tout ce qui nous entoure, et de nous-mêmes, con-
sidérés comme composés d'un corps et d'une âme?
Dire que tout cela n'est pas, ce serait aller contre
l'évidence, car enlin une chose est, dès qu'elle est
donnée... Les choses existent donc; mais, multiples,
mobiles. Unies et en ce sens contingentes, nous ne
pouvons dire qu'elles sont l'Etre; elles sont au con-
traire réellement distinctes de l'Etre, lequel est
unique, immobile, infini, nécessaire. Reste donc
qu'elles existent, mais dans l'Etre et par l'Etre, c'est
à dire (pour donner à l'Etre son véritable nom) en
Dieu et par Dieu, unique Subsistant. A.insi se trouve
expliquée la présence du monde en face de Dieu :
dans le monde et par le monde, c'est encore Dieu
qui existe sous une forme spatiale et temporelle,
comme il existe en soi sous une forme d'éternité ; il
est l'Etre unique, mais il a deux natures : une nature
voir en elle uu étre^ — et l'argument de Spinoza ne porte
pas. .\u fond, il a le vice même de l'ar^^ument ontolo-
gique, dont il ne se distingue qu'en apparence.
1. l>lte démonstration renferme une pétition de prin-
cipe. On doit pou voii' dire ; l'être est et n'est p;is. Cette for-
mule n'est inadmissible que s'il s agit de l'être infini, de
l'être qui n'est qu'être. .Mais s'il existe un être fini (et un
tel être est précisément ce qui est en question), c'est son
caractère même d'être compoié d'être et de non-être; et
ce caractère n'a rien do contradictoire en soi, car on ne
dit pas que l'être fini en tant qu'il est n'est pas, mai;*
qu'il n'est pas en tant (jue fini. — On reconnaîtra là l'atBr-
matinn pure et simple de ce que les scolasliques enten-
dent par la fameuse distinction d'essence et d'être. Spi-
noza, qui re.\ploite ailleurs, n'a pas vu qu'ici elle sutlisait
è ruiner son argument,
2. Cette troisième proposition est capitale ; c'est avec
elle que nous entrons vraiment dans le panthéisme, La
démonstration qui la soutient peut également se formuler
en faisant appel à la notion de substance. — ■ Posé, dirons-
nous, la notion de Substance, celle-ci doit-être unique,
car s'il y avait d'au ti'es substances univoques ?i elle, elle ne
seiait pas intelligible par soi, mais par la notion générique
de substance ; ou encoi-e il faudrait faire entrer dans sa
définition ce par quoi elle diffère des autres, c'est-à-dire la
définir en fonction des autres, à quoi par définition
même elle répugne. Nous touchons ici l'erreur radi-
cale lin Spinozisme ; elle consiste en ce qu'il méconnaît
Verisience d'un moyen terme entre l nnivocité et l'étjnii'o-
cilê. Le mot être ne saurait être univoque, s'appH-^uer
exactement de la même manière à l'Infini et au Fini :
Spinoza a raison ; mais il ne saurait non plus être équi-
voque : Spinoza a tort. — \tec St Tlioinas et la philosi-
phia perennis^ nous soutiendrons que le concept d'être
rapporlé à l'Infini et nu Ft"i est un concept analoi^ue : ce
qui suffit ft ruiner l'argument principal, et même l'unique
argument, du panthéisme.
sans bornes, par quoi il est soi ; une nature limitée,
par quoi il est l'univers.
Comment maintenant désigner les choses, si le
mot être n'a pas de pluriel ? L'ancienne scolastique
nous offre un mot assez approprié : elle appelait
mode ce qui n'est ni ne peut être en soi mais est
nécessairement dans un autre et par un autre. —
Nous dirons que les choses sont les modes de Dieu.
Combien y a-t-il d'espèces de choses ? L'expérience
nous en fait connaître deux, car, extérieure et inté-
rieui-e, elle nous montre des corps et des esprits : il
y a donc deux espèces de modes, {'étendue et la
pensée.
III. — Les attributs.
Les modes vont nous aider à pénétrer plus avant
dans la connaissance de Dieu. Nous savons déjà
qu'étant infini et d'ailleurs n'étant qu'être. Dieu est
nécessaire, simple, immuable, éternel, souveraine-
ment indépendant. Mais dire cela, ce n'est pas encore
définir Dieu d'une manière positive, énoncer ce qu'il
est en lui-même, exprimer sa nature, son essence.
Aussi bien a-t-il une nature, une essence ? Stricte-
ment, non ; il est: son essence est d'être. Si l'être
avait une essence, il serait limité. Pourtant nous ne
pouvons nous empêcher de vouloir concevoir Dieu.
Nous avons besoin de nous le représenter comme
essence, car en tant qu'être il reste pour nous une
abstraction, — Ce besoin est légitime, mais il faut ne
le satisfaire qu'avec discernement : Nous pouvons
prêter à Dieu itne essence, mais à une triple condition :
1. — à condition d'allirmer que l'essence deDieune
se dislingue pas de son être, qu'elle lui est formel-
lement identique, qu'elle est donc seulement «e qui
en exprime pour nous la richesse;
2. — à condition que, quelle que soit l'essence sous
laquelle nous concevions Dieu, cette essence soit
toujours infinie autant qu'elle peut l'être, c'est à
dire infinie dans sa ligne. Toute autre a attribution »
serait illégitime ;
3. — mais comme une essence, même infinie dans
sa ligne, est toujours Unie simpliciter par le fait
même qu'elle est une essence, il faut encore ajouter :
à condition d'attribuer à Dieu, non pas une seule
essence, mais une infinité d'essences. La finitude des
essences est alors corrigée par l'inlinilude de leur
nombre.
Afin de rejoindre la terminologie de Spinoza,
désignons ces essences, ces natures, par le terme
très significatif, après ce que nous avons dit, d'attri-
buts ; nous pouvons alors définir Dieu : L'être dont
est alfirmable une infinité d'attributs Unis infinis '.
Mais quels attributs en particulier afiirmerons-
nous de Dieu? car il est bien clair qu'autre chose
est savoir que Dieu en a une infinité, autre chose
pouvoir les nommer tous. Nous ne pouvons attri-
buer expressément à Dieu que les essences, les
natures, les manières d'être, que nous connaissons ;
or celles-ci, comme on a vu, sont au nombre de deux:
il y a cette manière d'être, cette nature d'être, qui
s'appelle V Etendue, et cette nature d'être qui s'ap-
pelle la Pensée. Puist[iie Dieu a toutes les natures
d'êlre, il a celles-là : Dieu est Etendue, dirons-nous,
et il est Pensée ; ce sont là deux de ses attributs.
IV. — Rapports des modes aux attributs.
Les modes nous ont fait connaître les attributs,
mais ils s'en distinguent. L'étendue qui est un mode
est multiple, ce sont les corps, et celte étendue-là est
réellement distincte de l'Etre divin, puisque l'Etre
1, Finis en tant qu'ils désignent une perfection; infinii
en tant que, cette perfection, ils l'épuiscnt.
1311
PANTHÉISME
1312
est simple ; elle est réellement distincte par consé-
quent de l'attribut « Etendue », puisque cet attribut
à sou tour est identique à l'Etre et simple comme
lui. Nous pouvons donc dire sans contradiction :
ûetis est I es extensa, IJeiis est omnino finijitex. — De
même : autre est la pensée qui est un mode, autre la
pensée qui est un attribut. La pensée qui est un
mode est multiple, ce sont les âmes, et les âmes
sont réellement distinctes de leur être, de l'Etre
divin ; par contre, la pensée qui est un attribut est
simple et unique comme l'Etre même.
Enlin les modes, ou choses particulières, peuvent
être considérés de deux points de vue, en tant
qu'ils sont tels ou tels, et eu tant qu'ils existent,
dans leur essence et dans leur existence.
Du ])remier point de vue, à titre d'idées (comme
dirait Platon), d'essences logiques, les choses vien-
nent nécessairement de Dieu. Sans doute Dieu n'a pas
à les produire, puisqu'il n'est pas question de leur
existence, mais il faut que Dieu en soit la raison et
la source. Les choses comme essences, viennent de
l'essence de Dieu, comme les propriétés du triangle
viennent du triangle, c'est-à-dire par un processus
logique. Elles sont le développement, 1' « explica-
tion )i de la nature divine : l'un pose le multiple qui
l'etpriiue, comme une vérité pose l'inlinie série de
ses conséquences.
Maintenant, comme Dieu n'a pas qu'une seule
essence, qu'une seule nature, qu'un seul aLtril)ut,
mais qu'il en possède au contraire une infinité, et
comme il doit y avoir autant d'espèces d'êtres linis,
autant de modes, que d'attributs, il faut dire qu'en
dehors de l'univers dont nous faisons partie, et qui
n'est l'eipi-ession que de deux attributs divins,
l'Etendue et la Pensée, il y en a une infinité d'autres
dont nous n'avons aucune idée. — Si nous connais-
sions directement les attributs de Dieu, nous en
déduirions les clioses, les séries et types de choses,
nous en dériverions par un processus logique tous
les mondes existants ; bien plus, comme un processus
logique est un processus de nécessité, nous dédui-
rions tout ce qui se passe et se passera jamais dans
tous les mondes. Mais, des attributs de Dieu, nous
ne savons rien a priori^ nous remontons à eux par
les modes qui nous les manifestent, et c'est pour-
quoi, pour le dire en passant, nous croyons, mais à
tort, à la contingence'.
Ce que nous venons de dire des choses en les con-
sidérant du point de vue de leur nature, il faut le
dire aussi d'elles du point de vue de leur existence.
Même sous ce rapport le monde doit venir de Dieu;
il n'existe que parce que Dieu l'a produit dans l'être...
Sans doute, il ne peut s'agir d'une action transitive,
par laquelle Dieu poserait une existence eu dehors
de la sienne; nous avons vu que cela répugne; mais
il reste que par un acte immanent Dieu donne aux
choses d'exister, en les recevoni en lui-niôuie, en
les soutenant par son Etre, en les animant de sa Vie.
Pour autant, on dira tout de mèuie que Dieu les
crée, puisqu'il les fait être.
V. — Parallélisme des modes.
Faisons encore un pas. Les attributs de Dieu sont
1. Le luol contingence a deux sens : il y a la contincence
absolue, caraclère de ce qui, coiisifiôré en lui-même, aurait
pu no pas être : de ce point de vne, le monde. ]>nur Spi-
noza, est contingent, car (il le dit expressénient) son
essence n'est pas son existence ; — et il y a la contingence
lelalive, caractère do ce qui, consiiiéré par rapport à sa
cause, aurait pu encore ne pas èti-e : de ce xioinl de vue,
le monde pour Spinoza, ni dans son ensemble ni dans ses
détails, n'e«t contingent, car il découle nccessaîrenient de
Dieu.
adéquatement distincts, car l'étendue est concevable
sans la pensée, et réciproquement. Les séries qui
découlent des attributs sont donc aussi distinctes
entre elles. D'aulre i>art, l'étendue, attribut de Dieu,
n'est autre que Dieu même, et il faut dire la même
chose de la pensée. En traduisant parallèlement des
attributs parallèles, les séries modales traduisent
donc le même... il doit y avoir dès lors une corres-
pondance stricte entre cliaque stade de leur dévelop-
pement : partout où il y a un corps il doit y avoir
une âme: Umnia quam^'is diversis gradibus unimata
taineît sunt: et corps et âme doivent se développer
d'une manière concordante, le corps exprimant à sa
façon les états de l'àme, et l'âme les états du corps.
Cet accord est ce tju'on appelle l'union de l'âme et du
corps; la traduction des étals de l'un par l'antre est
ce qu'on appelle percer/ion.
II. — Le panthéisme dialectique : Fichte
Sous le nom de panthéisme dialectique, on peut
ranger les systèmes de Fichte, de Schelling et de
Hegel. La démonstration du panthéisme n'est pas
leur objectif direct ; mais le panthéisme est essentiel-
lement impliqué dans leurs prétentions et dans leurs
résultats.
Ce que ces philosophes se proposent, c'e-t d'ex-
pliquer l'univers. Mais expliquer l'univers, c'est
expliquer le Savoir, c'est expliquer la Pensée, car
l'univers n'est rien, selon eux, qu'une représenta-
tion de la Pensée, dans la Pensée, pour la Pensée. —
Quant à la Pensée même, elle est comme le lieu de
tout ce qui est, on mieux : l'unité formelle de tout ce
qu'elle contient, par conséquent à la fois des pensées
et des corps individuels. Mais alors expliquer la
Pensée, c'est luettre en évidence l'unité de son con-
tenu, c est montrer que tous les éléments de l'univers
sont tellement liés les uns aux autres qu'il siifBt
que l'un quelconque soit posé i)our que le soient
tous les autres.
Pour ce faire, la philosophie dialectique substitue
aux éléments de l'univers tels qu'ils nous sont don-
nés dans l'expérience les idées ou concepts que novis
pouvons y faire correspondre : c'est de ce inonde
logique, analogue à celui dont Platon doublait le
monde réel, qu'elle s'occupe : unifier et déduire les
êtres devient pour elle, unifier et déduire les idées,
car l'être, c'est l'idée rendue visible, l'idée réalisée,
— et l'idée, c'est l'être rendu intelligible, l'être
rationnalisé.
El comme il y a deux manières principales de
chercher à enchaîne;- toutes les idées, il y a essen-
tiellement deux sortes de Dialectique : l'une qiii
consiste à dériver toutes les idées d'un même prin-
cipe, l'autre qui consiste à les ramener toutes à un
niême terme. — Le i)remier processus est celui de
Fichte, le second celui de Hegel. Le processus de
Sclieiling est intermédiaire. — Fichte part de l'Esprit,
mais de l'Esprit impersonnel, et il descend de l'idée
de l'iSsprit aux idées des choses. — Hegel part de
l'idée d'être, mais prise à son plus extrême degré
de pauvreté, et remonte de synthèse en synthèse,
en traversant toutes les idées, jusqu'à la synthèse
dernière qui, prise en elle-même, est à la fois l'Unité
de toutes les Idées, le Tout, et l'Esprit.
Nous ne suivrons pas les philosophies dialectiques
dans leurs déductions, car il faudrait trop de déve-
loppements pour rendre ces déductions intelligibles;
aussi bien il importe peu, car, réduites même à ce
qui en constitue le sens général et l'inspiration d'en-
semble, ces philosophies laissent déjà voir leur
caractère panthéistiqne, donnent le moyen de faire
éclater leur vice intrinsèque. Il nous suffira de le
1313
PANTHÉISME
1314
montrer sur un exemple particulier en prenant pour
type le système de Fichte'.
1. Idéalisme et dogmalisme. — L'existence de
l'univers implique à la fois et indissolublement un
représenté et un représentatif, la Chose et l'Esprit.
Expliquer l'univers, c'est expliquer ces deux, éléments
en rendant compte de l'un à partir de l'autre, et de
cet autre à partir de soi. Qu'il faille essayer de
dériver la Chose de l'Esprit et non inversement, c'est
ce qu'on croit pouvoir établir par un certain nombre
de considérations, mais ce qu'ici, pour abréger, nous
supposerons acquis^.
La doctrine qui part de l'Esprit pour expliquer
l'univers, appelons-la idéalisme par opposition à
celle qui part de la Chose et que nous appellerons
dogmatisme.
Sous le nom de choses entendons non seulement
les corps, mais tout ce qui est objet d'expérience,
toal ce qui est donné, par consé(|uent les consciences
individuelles elles-mêmes, lesquelles, en tant que
perçues, sont des objets comme les autres et doivent
être expliquées par l'Esprit. Et sous le nom d'esprit,
entendons ce qui s'oppose à la chose, par conséquent
ce qui n'est pas donné, mais ce à quoi quelque chose
est donné, le Représentatif non représenté, le Moi
sans non-moi, le Moi pur.
2. La tâche de l'idéalisme. — L'idéalisme ne peut
se contenter d'énoncer cette proposition : l'Esprit a
produit l'univers. — Ce serait présenter l'univers et
sa relation à l'Esprit comme un fait. Mais dire qu'on
est en face d'un fait, c'est dire qu il n'y a rien à
comprendre, qu'il n'y a qu'à « constater >> : tout fait
comme tel est toujours en marge de l'intelligible.
Or, c'est, pense-t-on, l'essence de la mentalité pro-
prement philosophique de vouloir tout comprendre
et d'affirmer que tout doit pouvoir être compris;
a philosophie ne connaît pas de n faits ». Loin donc
de poser ce que l'on pourrait appeler le fait de la
création, l'idéalisme va essayer de rattacher l'uni-
vers à l'Esprit par un lien a priori. En d'autres ter-
mes, il va s'efforcer de montrer que posk l'esprit et
30N ACTIVITÉ, L'uNivEits s'ensi'it, — et tel univers,
composé de tels éléments, à savoir celui-là même qui,
indépendamment de notre volonté, se déploie autour
de nous dans l'espace et dont, à titre de réalités
empiriques, nous sommes nous-mêmes une partie s.
1. L'exposé qui suit est entrait d'un article plus étendu,
paru dans les Recherches df science religieuse, janvier-
tnnrs liM9, sous ce tilre : I.e sens panthéistique de la
Dialectique idéaliste chez Fichte. On la divisé en para-
graplies et on l'a complété par des remarques critiques.
2. Cf. article cité.
3. Kemarquons que dans ces lignes, le panthéisme est
déjà viri-nelU-ment affirmé trois fois :
îy — En ne voulant pus reconnaître l'existence de faits
qui ne soient que des faits, l'idéalisme décrète l'impossi-
bilité de toute coTitinr^ence, car une réalité contingente est
précisément une réalité dont on ne peut établir qu'elle
doit être : elle est, mais elle aurait pu ne pas être. Or nier
la contingence, c'est déjà virtuellement nier tout ce qui
pourrait se distinguer de Dieu, c'est poser Dieu comme
1 être unique, c'est affirmer le panthéisme.
2/ — En affichant la prétention de vouloir tout compren-
dre, en f>rofessant que notre pensée ne doit nulle part ren-
contrer de l'ojiuque, l'idéalisme fuit secrètement de notre
pensée i<i mesure absolue de Vintelli^^iblc , il la fait secrète-
ment Dieu, et c'est encore affirmer le jianthéisme. - Pour
une pensée linie, il y aura toujours des faits, c'est-à-dire des
vérités qui s'inifiosent à elle sans qu'elle voie pourquoi,
car telle» sont les vérités contingentes. Seule, la Pensée
infinie ne conn.iît pas de faits, car, mente lorsqu'il s'agit
des vérités contin;reutes, elle n'est pas le spectateur qui
les constate mais la source qui les produit.
3/ — Enfin, on se proposant d'établir ([ue l'existence de
l'univers est une suite logiipie el nécessaire de celle de
Tome lU.
Du coup, la doctrine criticiste est dépassée. En
faisant porter la connaissance a priori sur la seule
forme de l'expérience, en renonçant à déduire la
matière, c'est-à-dire le contenu, de la Keprésentation,
Kant posait des limites à l'intelligibilité. La tâche
que se donne Fichte est de supprimer ces limites.
3. /.'idéalisme el les sciences. Leur collaboration.
— Celte tâche, précisons-la, pour qu'on ne se trompe
pas sur sa portée, en comparant la Philosophie ou
Science des sciences (« Doctrine de la Science »,
Wissenschaftslehre) aux sciences particulières.
L'objet immédiat de la philosophie est fourni par
les seules déterminations nécessaires de l'Expérience
ou, ce qui est la même chose, par les productions
nécessaires de l'esprit. Les sciences particulières se
partagent ce qui tient à son activité libre. C'est la
philosophie qui donne aux sciences particulières
leur point de départ, leur communique la nécessité
et la généralité; et ces sciences pour se constituer
n'ont qu'à féconder le résultat de l'activité intellec-
tuelle en ce qu'elle a d'automatique par les produits
de l'activité intellectuelle en ce qu'elle a de spon-
tané. Par exemple, c'est en vertu d'un processus
inconscient que l'Esprit se représente la Nature
comme soumise à des lois; mais c'est par uu proces-
sus dont il a l'initiative et la direction, c'est par
une série d'expérimentations, que res|>rit arrive à
déterminer les lois particulières aux(|uelles la Na-
ture est soumise. — De même, c'est en vertu d'une
nécessité interne que l'esprit (et entendons l'esprit
en soi, l'esprit en général), c'est en vertu d'une
nécessité interne que l'Esprit se représente l'es-
pace; mais c'est parce qu'il le veut bien, qu'il
découpe des figures dans cet espace et par là rend
possible la géométrie ; ainsi la géométrie tient sa
forme, de l'espace qui est une construction néces-
saire ; et son contenu, des Ggures qui sont une con-
struction arbitraire.
Par le moyen de la philosophie et des sciences par-
ticulières, l'esprit doit pouvoir retrouver l'univers, le
reconstruire en pensée et par là même l'élever à
l'intelligibilité. Quand il aura tout tiré de lui-même,
l'esprit pourra dire qu'il a tout compris,
4. Le panthéisme, principe et fui de l'idéalisme.
— Si l'existence de l'univers est une suite nécessaire
de l'existence de l'Esprit, ce ne peut être que parce
que l'Esprit a été contraint de le produire et de le
produire tel qu'il est. Il nous faut donc concevoir
l'Esprit comme soumis dans son activité à des lois
rigoureuses, identiques d'ailleurs à sa nature même,
et en vertu desquelles soient comme prédéterminées
en lui toutes ses productions *. — Grâce à ces lois,
l'Esprit, c'est-à-dire de celle de Dieu, l'idéalisme postule
déjà, au moins comme hypothèse, que l'univers est aussi
nécessaire que Dieu même, qu'il fuit partie de l'essence
divine, ce qui est encore le panthéisme.
La première affirmation est réfutée, comme on le verra
plus loin, par l'existence de la liberté, ou ce qui, en l'es-
pèce, revient au même, de la contingence. — La deuxième,
celle qui déifie notre pensée, est contredite par l'«x-
périence, laquelle ne révèle que trop nos limites : l'on
peut dire f[ue le système de Fichte, lequel devi'aît jjrouver
cette affirmation par son Buccès, contribue lui-même, itar
sa faillite, à la réfuter, — car il n'arrive pas à supprimer
les faits, — Entin, la troisième affirmation, celle qui pose
la nécessité de la création, relève d'une i'éfntalion a/ï/turi,
car il est absurde et par conséquent impossible que la
création soit nécessaire. {N'oir le développement de ce
dernier p;)int dans la suite de cet article ; col, loio.)
1. Conception indispensable à l'idéalisme dialectique,
et qui fait morne le fond de sa doctrine: Dieu, .^elon lui,
est contraint de produire le monde, de créer une nature
qu'il assume; mais conception contradictoire, du moins
pour qui se fait de Dieu une idée juste : si Dieu est souve-
i2
1315
PANTHEISME
1316
el à condition de régler sur elles noire activité
logique comme elles ont réglé son activité créatrice,
il doit nous être possible de retrouver l'œuvre à
liarlir de l'ouvrier. Nous sommes du moins en pos-
session d'une métliode pour cette déduction. Mais
comment découvrir leslois de l'esprit aiin d'appliquer
notre méthode?
Ou pourrait crqire que la chose est facile. Ces lois
ont dit forcément s'exprimer concrèlement et comme
se projeter dans les faits qu'elles conditionnent;
l'Expérience étant leur œuvre doit nous parler
d'elles : il n'y a donc, semble-t-il, qu'à les dégager
de l'univers qui les réalise. — Travail analogue à
celui qui consisterait à rechercher, dans les raison-
nements tout faits d'une géométrie, les lois do l'esprit
qui les a faits. Kautn'a pas eu d'autre but ni d'autre
procédé lorsqu'il s'attachait à déduire les catégories.
Mais celte manière de faire ne saurait nous contenter.
On peut bien de la sorte mettre en évidence un cer-
tain accord entre l'esprit et la chose, mais on ne
manifeste pas une dépendance. — Supposé d'ailleurs
qu'on pût ainsi rattacher à l'esprit l'essence des
choses, assurément on n'y peut rattacher leur exis-
tence. Oes lois découvertes a /<o5/<?;iori peuvent bien
en elïct, à la rigueur, témoigner qu'une chose doit
être telle ou telle, si elle est, mais non pas, absolu-
ment, qu'elle doive être. L'expérience des choses res-
tera donc inexpliquée, elle sera acceptée comme une
donnée, avec tous les caractères irrationnels de ce
qui n'est qu'un fait : et cela est intolérable.
Pour assurer l'intelligibilité de l'Univers, les lois
de l'Esprit doivent être saisies par nous dans leur
source, en elles-mêmes, ou pour mieux dire (car une loi
en soi est une conlradielion dans les termes), dans
l'Esprit qu'elles déterminent, en tant que cet Esprit
agit sous leur contrainte.
Gela est possible, mais à une condition : c'est que
notre esprit soit identique à l'Esprit, car alors notre
activité logique coïncidantavec son activité créatrice,
n'eu étant pour ainsi dire que la doublure abstraite,
nous n'aïuvms qu'à penser pour savoir, pour voir et
saisir sur le vif, comment II pense.
/.'identité foncière de notre moi empirique, iiidivi-
dué, oersonnel, el du Moi absolu, transcendant à toute
multiplicité, — tel est le postulat fondamental de
l'idéalisme dialeptique : sans lui, impossible d'^avan-
cer<. •
D'aulre part, ce postulat a ceci de particulier que
si, comme on croit pouvoir le montrer, il éclia,ppe à
toute réfutation, il échappe aussi à toute preuve.
Rien contre lui, rien sans lui; mais aussi rien pour
lui. Sommes-nous dans une impasse?
Une simple remarque va nous faire sortir de cet
embarras. Ce que nous demandons à ce postulat, ce
n'est pas d'être une base pour une construction : il
faudrait qu'il fût une certitude ; mais, un point de
départ pour une déduction : il su/fil qu'il [luisse être
une hyputli'ese. S'il n'est pas absurde, il le peut. Or,
nous avons supposé accordé qu'il ne l'est pas.
Gomme hypothèse, ce postulat sans doute est en
l'air; mais le succès lui donnera ou tort ou raison.
L'épreuve sera sa preuve. Consentons que l'idéalisme
raineineiit indépendanl, si on -f oit en lui ce qu'Aristote et
la philosophie péL'ipàleticienne appelaient un Acte pur,
il est impossible de la soumettre à la nécessité de pro-
duire du fini, car, à ce compte, il ne se suffirait pas à lui-
même, il ne serait pas souverainement indépendant, il
serait acte pur et ne le «erait pas. — C'est là à notre sens
ce qui réfute péremptoiicnient le panthéisme de Fichle.
1. Ici éclate le paulhéisme jusqu'ici latent : par l'affir-
mation qu'un vient de lire, le moi humain se proclame
expressément identique au Moi absolu, l'homme se fait
Dieu.
reste en suspens non seulement quant à sa valeur,
mais quant à sa possibilité même, jusqu'à la (in de
la Déduction. Si celle-ci parvient à s'achever, si elle
rejoint les choses à partir de l'esprit, si l'a priori
recouvre l'a posterwri, si les idées viennent exacte-
ment se placer sur les faits, le succès même nous
justifiera : le panthéisme comme hypothèse nous
aura conduit au panthéisme comme vérité.
5. Des lois de l'Esprit. — Maintenant, notre
hypothèse ne nous servirait de rien si par hasard,
nous examinant nous-mêmes el les démarches de
notre esprit, nous arrivions à découvrir que notre
esprit n'a pas de lois, car, s'il n'a pas de lois, V Esprit
n'en a pas non plus el, si l'Esprit n'a pas de lois, le
inonde n'est pas nécessaire. Ce n'est pas seulement
le moyen de la déduction qui nous échappe, c'est
son objet même.
Heureusement pour l'idéaliste, le cas est irréel.
Notre activité intellectuelle a des lois, elle ne produit
pas ses concepts au hasard; libre de s'appliquer à ce
qu'elle veut, elle n'est pas libre de penser comme
elle veut. Tout le monde peut en faire reij)érieuce.
Pour prendre un cas infiniment simple, essayons par
exemple de nous représenirr deux cotés d'un triangle
et l'angle compris : Il ne tiendra i>as à nous que
surgisse dans noire conscience le troisième côté,
déterminé en longueur et en direction, sans que nous
y puissions rien changer. 11 y a une logique de la
Représentation, et elle est inllexible. — Que ])ar
ailleurs notre esprit produise aussi à propos des
mêmes choses des idées qui, n'étant pas liées en
système, n'olïrentpas le même caractère de nécessité,
c'est ce qu'on ne nie pas. Mais il sullil qu'il y ait
pour noire esprit un mode d'activité qui échappe au
libre arbitre, soit rigoureusement prédéterminé, pour
que l'hypothèse d'une identité foncière entre notre
esprit et l'Esprit ne soit pas vaine, el que la méthode
de l'idéalisme puisse être essayée.
6. A'ature de lu Dialectique. — Cette méliiode,
comment la mettre en œuvre pratiquement? Gem-
ment, en fait, exploiter l'activité nécessaire, les lois
inéluctables, de notre esprit?
Il ne faut pas songer à procéder de l'extérieur,
comme si les lois de l'esprit pouvaient être connues
en dehors de leur application ; c'est seulement en
s'atlachant à penser qu'on peut découvrir ce qui
s'impose à ])enser. Le tout est donc de trouver un
premier objet, à partir duquel, confié au jeu rigou-
reux de ses propres lois, notre esprit détermine (au
sens du verbe allemand, hestimmen) un autre objet,
puis, à partir de ce nouvel objet, encore un autre, et
ainsi de suite, comme il lui sulhl de penser l'essence
du cercle jxmr en voir surgir les propriétés. S'il est
réellement l'Esprit, et si le panthéisme est la vérité,
il engendrera de la sorte et dans leur enchaînement
nécessaire, tous les phénomènes objectifs dont se
compose l'univers.
Qu'on ne se méprenne pas d'ailleurs sur le sens de
celle reconslruction. Il s'agit d'une reconstruction
tout idéale, toute logique, et qui n'a rien par consé-
(pient d'une ellicacité créatrice. L'opération que
l idéaliste exécute est analogue à celle du mathéma-
ticien qui reconstruit un nombre à partir de ses
facteurs premiers ou qui retrouve le dessin d'une
courbe par la vertu de son équation : déterminer
a priori par des calculs l'existence et la marche d'une
planète, ce n'est ni la produire ni la moutoir.
Ajoutons, pour achever d'éclairer le sens de la
dialectique idéaliste, que si, dans la reconstruction
de l'Expérience, noire esprit va, synthétiqueinent,
d'un élément à l'autre, cela tient à sa nature, à sa
structure, laquelle leforce d'aller des parties au tout.
Mais l'Esprit n'a pas ces procédés: il est au-dessus
1317
PANTHEISME
1318
du multiple sous toutes ses formes. — De là il suit
que c'est une grave erreur d'interprétation de faire
intervenir le temps dans le procès dialectique, connue
si l'ordre de déduction était un ordre de genèse;
la logique, une histoire ; et l'Idéalisme, une cosmo-
gonie. Uans les Uauteursmétaphysiques où se place
l'idéalisme, le temps n'existe pas : on est au-dessus
de lui. Cesi en descendant que la dialectique, en
cours de route, le rencontrera, c'est-à-dire l'engen-
drera logiquement et à sa place, comme un des élé-
ments du Tout.
^. l'oint de départ de la Dialectique. — ■ Poursui-
vons : il faut que le premier objet que s'assigne
notre esprit ne soit pas différent du premier objet
qu'a eu l'Esprit : autrement les deux activités au-
raient beau être foncièrement identiques et égale-
ment nécessaires, leur développement (si l'on peut
dire) ne coïnciderait pas. Quel sera-t-il donc ?
On peut établir par trois voies différentes et dont
a convergence est déjà significative, que ce premier
)bjet ne peut être rien d'autre que l'Esprit lui-même.
1. — D'abord, l'essence même de notre entreprise
ionsistant à essayer de rattacher l'Univers à l'Esprit,
le rejoindre l'Univers à partir de l'Esprit, comment
'Esprit pourrait t-il ne pas être notre premier objet?
2. — Ensuite, notre premier objet, celui dont la
considération doit nous amener à poser tous les autres,
le pouvant lui-même être posé en vertu d'un autre,
loit être un absolu. Autrement nous aurions au
>oint de départ de la déduclion un principe qui,
levant être expliqué et ne l'étant pas, serait encore
m fait, un pur fait, un donné sans donnant, quelque
hose d'iniiitelligé ; toute la déduction en serait irré-
nédiablement viciée. Mais être un absolu, c'est ne
élever de rien, être posé en vertu de soi, être posé
lar soi. Or telle est la délinition même, l'essence
atime de l'Esprit. Nous allons y revenir.
3. — Enfin, l'objet premier de notre esprit ne peut,
lous l'avons vu, être autre que l'objet premier de l'Es-
irit. Or l'Esprit étant par hypothèse ce qui est au prin-
ipe de tout, l'origine à la fois effective et dialectique,
'origine en soi et l'origine pour nous, de l'Univers,
1 ne saurait avoir d'autre premier objet que lui-
aèrae. C'est nécessairement en fonction de soi qu'il
lose nécessairement le reste.
8. L Esprit. — Les raisonnements que nous venons
le fekire nous fixent un point de départ : ils ne nous
e donnent pas. Nous savons que la dialectique doit
larlir de l'Esprit, mais encore faut-il avoir atteint
Esprit pour en partir, et ce n'est certes pas dans
exiiérience qu'il doit tout entière fonder, que nous
louvons espérer le saisir.
Parsa nature il ne relève que d'une intuition, mais
l'une intuition pure et intellecluelle. Ivant était fort
'pposé, semble-t-il, à toute intuition de ce genre,
nais ce n'est qu'en apparence. L'intuition intellec-
uelle qu'il repoussait était une intuition séparée, et
(ui fût censée porter sur un être. . Or, une telle in-
uition est, en effet, impossible; nous n'avons pas de
onnaissance objective qui soit pure d'éléments sen-
ibles, et aucun être ne nous est donné que dans et
)ar l'expérience, c'est-à-dire comme une chose. Mais
ien n'empêche de concevoir une intuition inlellec-
uelle qui, d'une part, ferait corps avec l'intuition
ensible, en serait inséparable, n'en pourrait être
légagée que par abstraction, et qui, d'autre part, ne
lorterait pas sur un objet, sur un être, mais sur
m acte.
Le kantisme est si peu hostile à une intuition de
e genre qu'il en suppose partout l'existence. Pour
le parler point de l'Analytique transcendantale qui
»sl inintelligible sans elle, n'est-ce pas dans l'intuition
d'un acte absolu que consiste pour Kant l'expérience
du Devoir? On ne fait qu'expliciter la doctrine de la
Critique en disant que, par la conscience de l'impé-
ratif moral, nous saisissons confusément, et projetée
d'ailleurs sous la forme d'un idéal à réaliser, l'action
catégorique et absolue qui ne pose pas un objet, mais
se pose elle-même. Or nous savons que tel est l'Es-
prit. On arrive au même résultat par une autre voie.
Noua pensons l'Esprit, car nous pensonsune pensée
qui se pense, un sujet qui est son objet. Si nous n'ar-
rivons pas à surmonter la dualité de la pensée pen-
sante et pensée, ce n'est pas que l'unité de l'Esprit
nous échappe totalemeut, c'est que notre pensée est
finie; de là vient qu'ayant toujours besoin d'un objet
à quoi s'opposer, elle le suscite dans l'effort même
qu'elle fait pour se dépasser; le sujet n'est plus lui-
même, il est objet quand il s'est atteint La pensée
de la pensée, unité parfaite du sujet et de l'objet,
est pour nous une limite, limite indéfiniment recu-
lante, mais qui n'est telle que parce qu'elle est
d'abord un principe; pour que la Pensée se cherche
en nous, il faut qu'elle se soit trouvée en soi; notre
effort même pour nous dépasser témoigne que l'idéal
nous est immanent : nous connaissons l'Unité abso-
lue puisque nous y tendons.
Enfin il y a une manière plus rigoureuse encore et
plus technique de mettre en évidence le fait que nous
portons en nous l'idée, et l'idée véritable, de l'Esprit.
Pour manifester ce que recèle en soi toute pensée,
partons d'une proposition quelconque, mais absolu-
mentcertaine, indiscutée et indiscutable; et deman-
dons-lui «le nous livrer, par une abstraction proo-res-
sive qui la vide autant qu'il est possible de le faire
de tout contenu déterminé, la vérité la plus générale
qu'elle enferme, celle qu'enferme par conséquent
toute proposition.
Pour abréger, partons de cette proposition déjà
très épurée et que tout le monde accorde : A est A.
— Entendons-nous bien : nous ne savons rien de
A, et nous ne nous en préoccupons pas. Ce n'est
qu'un symbole. Nous disons seulement que A est A,
sans affirmer aucunement que A soit ou ne soit pas.
Ce qui est posé par cette vérité, au degré d'abstrac-
tion où nous la prenons, ce n'est donc pas A, mais
seulement une certaine relation conditionnelle en
vertu de laquelle il apparaît comme de toute évidence
et nécessité que 5/ A est A, il est A. — La vérité est
cette position conditionnelle elle-même. Uous sommes
déjà loin de A etnous n'avons plus à nous en occuper.
Son rôle est fini.
Considérons maintenant cette 0 position condi-
tionnelle ». Elle est elle-même — et c'est cela qui
est remarquable — absolument posée. Elle ne dépend
pas et ne peut pas dépendre d'une autre, elle est à
elle-même sa propre vérité, elle est position absolue,
auto-position. Si on demande en edei pourquoi A est
A s'il est A, il n'y a qu'une réponse possible : parce
que s'il est A, il est A. — Ainsi cette vérité se pose
et se garantit elle-même. Mais une vérité qui se pose
et s'engendre elle-même, n'estellej)as comme le fan-
tôme ou la projection logique de ce qu'on appelle
parfois la « Vérité subsistante », c'est-à-dire l'Esprit?
Ainsi dans n'importe quelle proposition vraie
nous voyons se profiler l'ombre de l'Esprit. C'est
quand, à force d'abstraire, nous avons vidé de tout
contenu l'une quelconque de nos vérités, que se mani-
feste à nous la Vérité pure et simple, on plutôt la
vérité de la vérité, c'est-à-dire l'Esprit. Quiconque
pense et tire au clair ce qu'il pense, saisit par là
même qu'il pense l'Esprit.
Au point où nous sommes arrivés, nous possédons
1319
PANTHÉISME
1320
tous les éléments qui peuvent faire comprendre la
nature, le sens exact, de l'idéalisme absolu ; en même
temps, son caractère nettement panthëistique doit
éclater aux yeux. Suivre l'idéalisme dialectique dans
sa déduction n'ajouterait rien à ce que nous avons
besoin de savoir' .
g. Résumé. L'essence de l'idéalisme absolu. —
Il nous reste, pour terminer cet exposé délibéré-
ment circonscrit, à en résumer brièvement les idées
essentielles :
L'idéalisme, tel du moins qu'il nous apparaît, se
présente avec un but nettement délini : établir qu'au
moins en un sens le monde est Dieu, en établissant
que poser Dieu, c'est nécessairement poser le monde.
— Son point de départ est Dieu même en tant
qu'Esprit, Action absolue. Unité parfaite, confusé-
ment présent à notre pensée; — sa méthode est de
montrer que l'Esprit pense nécessairement le monde,
et par là même nécessairement le produit en soi; —
son procédé, de se substituer à l'Esprit et de refaire
à partir de lui, a priori et en idée, ce qu'il est censé
faire réellement et nécessairement.
Le procédé de l'idéalisme acquiert un sens, du fait
qu'on pose en hypothèse l'identité de notre esprit et
de l'Esprit, par conséquent de notre activité logique
et de son activité productrice; et l'hypothèse à son
tour doit acquérir une vérité, du fait que le pro-
cédé réussit, que l'a jiriori rejoint l'a posteriori, et
que des deux activités supposées foncièrement iden-
tiques les résultats, en elîet, coïncident.
Le Panthéisme comme thèse, démontré jiar le
succès d'une déduction fondée sur le Panthéisme
comme hypothèse : en ces quelques mots tient,
selon nous, l'essence de l'Idéalisme absolu.
B. — Le panthéisme en général
Sa nature. Résumé de ce qui précède —
Quelque forme qu'il alfecte, lorsqu'il cherche à se
produire comme doctrine, le panthéisme philosophi-
que consiste toujours en l'affirmation de deux thèses
essentielles dont l'explication même varie à peine
d'un système à l'autre : Dieu et le monde sont réel-
lement distincts connue natures, il ne sont pas
réellement distincts comme êtres. — Pour le réalisme
spinoziste, il y a vraiment deux natures, la natura
naturans ou nature incréée, et la nalura naturala
ou nature créée. Dieu est en soi et il est en nous,
il existe comme indépendant et il existe comme
incarné; mais son incarnation dans le monde qu'il
crée est rigoureusement nécessaire; cela, en un
double sens : d'abord hypothétiquement, parce que,
selon Spinoza, si Dieu crée, il doit assumer ce qu'il
crée, rien ne pouvant subsister que dans et par l'Etre;
ensuite absolument, parce qu'il ne peut pas plus dé-
pendre de Dieu que le monde existe ou non, qu'il ne
dépend des prémisses d'un syllogisme, qu'en sorte
ou non leur conclusion.
Pour l'idéalisme allemand, qui ramène toute nature
àla pensée ou, comme nous dirions plutôt, à la con-
naissance, Dieu est la Pensée qui pense, le monde
est la Pensée pensée. 11 n'y a qu'une Pensée, éternelle,
infinie mais cette pensée ne se saisit pas immé-
diatement comme telle; incapable de s'épuiser elle-
même d'un coup, elle multiplie les réflexions par-
tielles d'elle-même sur elle-même, et se produit
ainsi, autant de fois, comme conscience. Nous nais-
1. Il doit être en effet apparu sulBsanimeDt. au cours
de cet exposé et si l'on se reporle aui notes, que quoi
qu'il eu soit de la manièie dont l'idéalisme «xécute ou
s'efforce d'exécuter son programme, il a déjà dans son
but, dans ses posInlaU. dans sa méthode, de quoi le
faire juger — et condamner.
sons quand la Pensée se réfracte et se brise; nous
sommes cette Pensée même, en tant qu'elle ne se
comprend que partiellement. Ainsi, distincts les uns
des autres dans la mesure même où nous sommes
constitués par une connaissance exclusive, telle qu'est
la connaissance sensible avec ses points de vue
différents, nous sommes un et identiques dans la
mesure oii, par la raison, chacun de nous pense ce
qui est pensé par tous : comprendre que 2 et 2 font /(
et eiunprendre qu'on le comprend, c'est (toujours
d'après le panthéisuie) au-dessus du temps et de
l'espace se poser et se saisir comme Pensée une en
soi et une en tous.
Sa relation avec la morale. — A première vue,
il doit sembler que le panthéisme, en niant la res-
ponsabililé individuelle, en introduisant partout le
déterminisme, rende superflue et même contradictoire
la tentative d'instituer une morale. En fait, les pan-
théistes, Spinoza en têle, se sont préoccupés de for-
muler une règle des mœurs. Ils déduisent de l'iden-
tité même de l'homme avec Dieu des principes de
conduite pour l'homme; ils disent, par exemple:
« Ce que l'homme est en réalité, il doit tâcher de l'être
aussi en apparence; abolissant par le renoncement,
l'abnégation, la charité, ce qui le constitue à part
des autres, chacun doit s'efforcer de s'idenlilier à
tous, afin que, de plus en plus, la multiplicilé des
phénomènes reflète l'unité de l'être. »
Nous n'avons pas à exposer les morales inventées
parle panthéisme. Que ces moralesprésentent beau-
coup d'analogies avec celle que prêche la christia-
nisme, cela peut expliquer la séduction qu'elles
exercent sur des âmes fjéncreuses; il n'y a rien là
qui puisse accréditer le panthéisme : on sait que de
prémisses fausses on peut Icgitimementconclure des
propositions vraies. — Le parallélisme apparent
des deux morales, panthéistique et chrétienne, s'ex-
plique d'ailleurs facilement : du point de i'»e des con-
séquences et de l'interprétation pratique, il n'y a pas
grande différence entre ces deux affirmations que
pourtant sépare un monde : l'homme doit faire le
dieu (principe de la morale panthéistique), l'homme
doit imiterDieu (principe de la morale chrétienne).
Ce que nous voulons seulement noter ici, c'est la
transposition radicale que le panthéisme est obligé
de faire subir à la notion de morale, pour lui donner
un sens. Il est clair que, le déterminisme étant posé,
il devient impossible de parler d'une morale impé-
rative. Proposer aux hommes un rfeioir, faire appel à
leur bonne volonté, comme s'il dépendait d'eux
d'être bons ou mauvais, c'est là ce qui est interdit
au panthéiste. A la morale impérative il est dès lors
amené à substituer une morale purement normative.
Désormais, ce dont il s'agit, c'est uniquement de
définir ce qui est conforme ou non conforme à la
raison. Faire connaître l'idéal et, par l'intermédiaire
de l'idéal, agir sur les volontés comme on agit sur
un mobile, tel est le but de Spinoza, quand il rédige
son Ethique. Ce faisant, il reconnaît deux fois l'exis-
tence du déterminisme, d'abord en s'avouant lui-
même déterminé à écrire ce qu'il écrit pour le plus
grand bien de ses semblables ; ensuite, en escomp-
tant le déterminisme même pour les entraîner du
côté de la raison. Ceux qui seront déterminés par
l'idéal, c'est-à-dire ceux que l'éthique de Spinoza
aura convaincus, seront heureux, et s'ils compren-
nent adéquatement cette éthique, ils seront même
déterminés à s'estimer heureux. Les autres, sur qui
le Bien est sans efficace, ne peuvent être tenus pour
responsables de leur résistance, on ne doit pas les
blâmer, mais on peut les mésestimer. Ou plutôt :
quiconque comprend les véritables rapports des
1321
PANTHEISME
1322
choses sera déterminé, non à les blâmer, mais à les
méseslimer;ilsont (les natures d'esclaves, puisqu'ils
subissent un autre attrait que celui tle la raison.
On le voit, si le panthéisme échappe en morale à
la conlrailiction, par trop forte pour être vraisem-
blable. Je vouloir commander à (pii ne peut obrir,
ce n'est ([u'en transformant radicalement la concep-
tion même delà morale. Sa morale n'en est pas une.
Nous ne dir(ms donc pas : le panthéisme se détruit
lui-même parce que, en contradiction avec ses prin-
cipes, il enseigne une morale; mais nous dirons: il
se détruit, parce qu'il détruit la morale.
Sa relation avec la Religion. — Le moder-
nisme immanentiste. — Que de la thèse essentielle
du panthéisme on puisse déduire une conception des
rapports de l'homme avec Dieu et, en ce sens, une
religion, rien d'étonnant ; mais celle religion doit
forcément, on peut en être sûr a priori, èlre radicale-
ment dilTcrente de la religion chrétienne, être tota-
lement incompatible avec elle. — Un a pourtant
fait, ces derniers temps, un elTort immense pour
exposer la religion du panthéisme avec les formules
de la religion chrétienne, on s'est livré à un travail
de re-interprélation des dogmes, on a transposé et
transformé les vérités de foi... Le résultat de cette
laborieuse falsification a été une contre-façon blas-
phématoire de la religion révélée : et c'est le moder-
nisme, c'est l'immanentisme.
Dieu, selon cette conception, est immanent à
l'homme, non pas en ce sens qu'il lui donne d'être et
d'agir, ce qui serait très orthodoxe, mais en ce sens
qu'il est livi-même la substance et l'activité de
l'homme. Nos pensées, suivant le modernisme, ne
sont pas nôtres, ou elles ne le sont que dans le monde
des apparences; elles procèdent d'une source sub-
îonscienle, elles viennent de notre Moi profond, qui
est le Moi divin. — Par ailleurs Dieu, en nous, ne
fait pas que disperser sa pensée à travers le prisme
du temps, il cherche, malgré l'obstacle qu'il s'est
donné, à se saisir lui-même comme Dieu, et, autant
que possible, à s'expliquer comme tel lui-même à
lui-même. Ce travail de Dieu en nous, cet elTorl
de la divinité pour s'exprimer par nous est ce que,
suivant l'immanentisme, on doit appeler la Révé-
lation. Subconsciente la plupart du temps, éloufTée
et comme opprimée par la mase de concepts ou
d'images qu'elle doit soulever pour se faire jour, elle
réussit parfois à faire irruption dans la conscience;
l'àrae alors se sent envahie par un Ilot de pensées
dont elle ignore la source, elle a l'impression que
ce n'est pas elle qui pense, mais qu'on pense en elle
et par elle... c'est l'inspiration proj'hétique.
"Tout homme, d'après le Modernisme, porte en
lui-même la Révélation ; mais ce n'est pas en tout
homme qu'elle devient consciente; et quand elle est
devenue consciente, ce n'est pas en tout homme
qu'elle parvient à se traduire assez pour devenir
communicable. Un homme plus que tous a laissé à
travers soi transparaître le Dieu, c'est Jésus-Christ.
— Dieu, il l'était, mais comme l'est chacun de nous ;
seulement nous le sommes sans le savoir, il l'a été en
le sachant. Le message divin, il ne l'a point gardé
pour lui, il a interprété à l'aide de symboles,
d'images, d'allégories, l'Expérience dont il était le
bénéliciaire. La valeur de son enseignement tient à
ce qu'il exprime cette Kxpérience : voilà pourquoi il
doit rester lettre morte pour qui ne porte pas en soi
de quoi le comprendre et l'interpréter ; mais pour-
quoi aussi il est éminemment évocateur d'expérien-
ces, analoguesà celle dont il procède.
A raison de sa richesse unique, transcendante, la
Révélation du Christ a été reconnue par un groupe
1 d'hommes pour le type et la norme de toute Révé-
lation; on a consacré, canonisé, les formes sous
lesquelles elle s'est produite : ce qui a créé une ortho-
doxie. Les expressions qui ont servi à traduire la
Révélation par excellence q^l dès lors, aux yeux de
ce groupe (l'Eglise), constitué le critère de toutes les
révélations ultérieures. C'est en vériliant qu'elles peu-
vent se couler sans effort dans le moule des formules
certainement inspirées, que les révélations privées
s'assurent d'être véritables Révélatious. Ainsi, du
point de vue personnel, l'expérience, que le moder-
nisme appelle mystique, celle expérience est tout :
les mots qui la traduisent ne sont rien : niais du
point de vue social, et par conséquent religieux,
ce sont les mots qui importent, car ils restent le seul
garant de l'authenticité des Révélations et de leur
accord. Qui a émancipé l'esprit se doit d'être un
conservateur intransigeant de la lettre.
Deuxième Partie : RÉFUTATION DU PANTHÉISME
A. — Réfutation de l'argumentation
panthéistique
L'argumentation panthéistique, dépouillée de ce
qu'elle doit chez les philosophes à l'esprit de sys-
tème, et traduite dans la langue de tout le monde,
peut se ramener à quelques chefs. Elle consiste en
un certain nombre de raisonnements élémentaires
qu'il nous sullira d'exposer et de réfuter pour faire
apparaître sur quels fondements illusoires se dresse
le panthéisme.
Premier argument
Exposé — Il est impossible de concevoir l'être comme
multiple, car lorsqu'on a dit : « l'être est », on a
tout dit; et comme il n'y a pas de milieu entre l'être
et le non-ctre, il faut que cela même qui semble, en
raison de sa multiplicité, distinct de l'être, soit l'être
ou ne soit pas. — Ou encore: Posé qu'il n'y a qu'une
idée d'être, c.-àd. posé Vanité à tous égards de celle
idée, il s'ensuit son unicité. Qu'est-ce qui multi-
plierait l'être ? On conçoit que la matière prime mul-
tiplie la forme, car elle lui apporte quelque chose;
mais à l'être on ne peut rien ajouter qui ne soit lui-
même.
Réfutation. — Nous avons cherché à donner à
l'argument panthéistique toute sa force ; c'est mal-
gré nous, si sa faiblesse éclate aux yeux. Dire qu'en
face de l'être pur et simple il n'y a que le non-être,
c'est poser arbitrairement l'unicité de l'être, et la
poser par simple affirmalion, non par raison; car
c'est la question, de savoir s'il faut tellement séparer
l'être et le non-être qu'ils ne puissent entrer en com-
position. S'il répugnait à l'esprit de penser l'être
autrement que comme être, le non-être serait en effet
exclu délînitivement de l'être. Mais s'il est possible,
comme déjà le voulait Platon, de mélanger l'être et
le non-être, de dire d'un être qu'il est ceci et qu'i7
n'est pas cela, l'alternative qu'on prétend nous
imposer, ou d'identiher purement et simplement le
multiple à l'être, ou de le reléguer au néant, cette
alternative est illusoire. 11 y a un moyen terme : en
face de l'être qui est purement et simplement, il y
a place pour l'être t]ui est et qui n'est pas, c'est-à-
dire pour le Fini.
Aussi bien, nous concédons volontiers pour notre
part, et bien que cela fasse discussion dans l'Ecole,
que si l'on admet Vanité à tous égards de l'idée
d'être, il faut admettre son unicité. Car si l'idée
d'être est réellement et simplement une, elle est en
effet immultipliable. Mais ce que nous nions abso-
lument, et ce qu'on ne peut prouver, c'est que
1323
PANTHEISME
132
l'idée d'être soit une comme on le dit. Elle est au
contraire, en vérité, simpliciler multiple : il y a
autant d'idées d'être que d'êtres et d'apparences
d'êtres. L'unité que l'idée semble avoir, et qu'elle a
en réalité quand nous pensons par elle plusieurs
êtres, est une pure unité d\inalof;ie, c'est-à-dire une
unité proportionnelle (Voir la Théorie de l'Analogie,
si importante pour la réfutation complète du pan-
théisme, à l'article Diku [P. Gabrigou-Lagbange],
col. I0I2 à 1016; cf. aussi article Agnosticismb
[P. Ghossat], col. 38 sqq.)'.
Second argument
Exposé. — Il est impossible de concevoir Dieu sans
le monde. Car si Dieu est, il est conscient; or nul
être ne saurait être conscient, c'est-à-dire se saisir
comme soi, sans se distinguer d'un autre, et même s'y
opposer. Il n'y a nulle part de lumière si nulle part
il n'y a de l'ombre. Pour se poser, il faut s'opposer.
La réflexion ne peut s'opérer qu'en vertu d'un choc en
retour; c'est en étant ramené à soi et comme rejeté
sur soi après une rencontre avec l'Autre, que l'esprit
peut arriver à s'atteindre. Immobile et simplement
en soi, l'esprit serait inconscient. Le non-moi est
nécessaire au moi pour qu'il se saisisse comme soi.
Mais de là il suit que, s'il est absurde de concevoir
Dieu comme ayant été à un certain moment incon-
scient, il est absurde de le concevoir comme ayant été
à un moment sans le monde. Le monde est sa con-
trepartie nécessaire, la condition même de son exis-
tence. — .\près cela, si l'on veut dire que le monde
émane de Dieu, on le peut, mais à condition de
signifier par là qu'il en résulte, non comme une créa-
tion temporelle, mais comme une suite logique,
essentielle; ce qui suffit au panthéisme.
Réfutation. — Cet argument repose sur une thèse
absolument fausse, celle qui fait de l'existence d'un
non-moi une condition d'existence pour le moi. Sans
doute, et c'est là ce qui fait l'apparente force de la
preuve, la réilexion chez nous ne s'éveille qu'à la
suite d'un contraste, d'une opposition; elle est replie-
ment et suppose au moins un certain effort d'expan-
sion, une initiative contrariée. Ce sont là desdonnées
que la psychologie moderne a mises en bonne
lumière et que nous ne songeons pas à rejeter. —
Mais nous ne sommes pas pur esprit, el les condi-
tions de l'éveil mental, les conditions de lo conscience
chez une intelligence comme la notre, ne peuvent être
légitimement regardées comme les conditions de la
conscience en général.
La véritable manière d'envisager les choses est
exactement inverse. A se placer au point de vue
de l'esprit, il n'y a pas à expliquer par un recours à
quoi que ce soit d'autre que lui la conscience qu'il a
de soi: elle se déduit immédiatement de ce qu'il est.
L'esprit, étant simple par nature, est complètement
et parfaitement identique à lui-même, à l'inverse du
corps dont une partie n'est pas l'autre; or c'est tout
un, de dire que l'esprit est identique à lui-même,
qu'il est en soi, et de dire qu'il es.i pour soi '.
— Qu'est-ce en effet que connaître? — C'est pos-
séder en soi l'intelligible comme tel. Or, qui pos-
sède mieux l'intelligible, que ce qui, étant soi-
même intelligible, n'a rien d'interposé entre soi et
soi, mais est parfaitement soi-même ? — Ainsi
1. Nous traitons nous-nième cette question dans le
travail où nous reprenons, avec plus de (iéveloppements.
lo sujet de cet article. Voir Pnnthéisme. Beaiicliesue, 1922.
2. c( Redire ad essentinm snara nîbil aliud est quum rem
subsi stère in ^eipsa. Forma eni 01, in quantum perficit mate-
riam dando ci esse, qnodani modo supra ipsam eflunditur;
in quantum vero in se ipsa habet tsse, in se ipsam redit. »
l'Esprit, tout esprit en tant que tel, est conscient d
soi. — Dès lors, s il y a un problème, il est exacti
ment inverse de celui que se proposait le panthéisme
étant donné Vtaçril humain, expliquer comment il
fait qu'il n'ait pas toujours et immédiatement cor
science de soi. — C'est pour expliquer V inconscienc
chez un moi spirituel, qu'il faut recourir à un nor
moi, à quelque chose du moins qui s'oppose
l'esprit... En l'espèce, il ne seraitpas bien malaisé d
montrer que, si l'àme humaine est naturellemer
endormie, si elle a besoin d'être éveillée à la con :
science d'elle-même, c'est parce que, à la différence d
l'esprit pur, elle n'est pas complètement et parfaite i
ment en soi, étant dans la matière et pour 1 1
matière.
Troisième argument
Exposé. — L'esprit infini ne peut, Justement parc I
qu'il est infini, s'épuiser lui-même en se eonnaissani
force est donc de le concevoirou comme progressai
indéfiniment dans la conscience qu'il a de soi, o
comme prenant sur lui-même une multitude infini
de vues partielles. Si l'on choisit la première hypc
thèse, tout invite à voir dans l'évolution de noti
univers l'évolution même de la conscience divine
on a de notre monde toujours en travail une vv
intelligible dès qu'on y reconnaît l'effort d'un Die
qui cherche indéfiniment à s'égaler ; le Multiph
qui est l'apparence, est rendu compréhensible, de
qu'on y voit l'expression développée de l'Un, qi
est la réalité. — Si l'on opte pour la second
hypothèse, on obtient une explication très claire d
l'existence de moi multiples; un moi individut
n'est rien d'autre que l'Esprit en tant qu'il pren
partiellement conscience de ce qu'il contient
l'homme est la forme sous laquelle Dieu se connaîl
Dans les deux cas (et ils ne sont i)as nccessairemen
distincts), c'est le panthéisme.
Réfutation. — Un esprit qui n'a pas de soi-mêm
une conscience immobile, qui doit se chercher, bie
plus, qui est condamné à ne se jamais trouver com
plètement, un tel esprit, essentiellement entaché d
« puissance », ne peut absolument pas être ce qu'o;
appelle un esprit infini. Un esprit infini est un espri
parfait, ou, ce qui revient au même, un Acte pur
aucun progrès n'est intelligible dans ce qui n'es
qu'Acte.
Si l'esprit parfait ne pouvait s'épuiser d'un coupei
se connaissant, il ne faudrait pas, même alors, lu
accorder du temps pour le faire, ni chercher ui
remède à son état : il vaudrait mieux déclarer qu^
le concept d'esprit parfait est un concept .contradic
toire. Mais on ne le peut. En vérité l'esprit inlin
n'a pas de peine à se comprendre, car il est simple
et son acte de connaissance <|Ui est lui-même, es
nécessairement simple comme lui. L'infinité de per-
fection n'est pas l'infinité de quantité : quand on c
compris cela, de l'argument dont nous parlons, il ne
reste rien.
11 faut cependant prévoir une instance. Le pan-
théiste dira : en argumentant contre moi commt
vous le faites, vous m'interprétez d'une manière sim
pliste. Loin de moi la pensée de mettrede la ûnitudf
au cœur de l'infini, de la puissance dans l'Acte pur
mais vous admettez vous-même, sans croire voiii
contredire, que l'Infini a pu, en Jésus-Christ, se sou-
mettre à un développement temporel, prendre de
soi-même une connaissance successive ; or, tout ce
que je dis, c'est que l'incarnation de Dieu, non dans
un homme mais dans l'homme, est essentielle à Dieu,
est pour lui une nécessité, comme, selon vous, c'est
une nécessité pour le Père d'engendrer le "Verbe...
1325
PANTHEISME
1326
La réplique est aisée : notre première réfutation
garde toute sa valeur, car elle ne procède pas
précisément de ceci, que Dieu ne pourrait se voir lui-
même à travers une forme humaine et dans le
temps; elle procède de ce principe certain, que
l'esiiril purfail rloit se suffire parfaitfineut à liii-
mi'iiip. Qu'il puisse créer du lini et même l'assumer
en le créant, en sorte que ce fini soit encore divin,
nous ne voyons là rien de contradictoire; mais que
Uicu se trouve clans la nécessité de créer du fini et
dans la nécessité de l'assumer, sous peine, pour Lui,
de n'être pas soi, voilà ce qui selon nous, de toute
évidence, fait l'inlini lini, subordonne le Parfait à
l'imparfait, entache de puissance l'Acte pur. — Il
n'v a qu'une nécessité admissible en Dieu, c'est celle
qtti'lc lie à lui-même : les trois personnes de la Tri-
nité étant la nature divine elle-mênie, une et indi-
visée, la nécessité pour Dieu d'être trinc n'est pas une
nécessité antérieure ou exiérieure à Lui, elle est la
nécessité ptfur Dieu d'être Dieu, et c'est tout.
Quatrième argument
Exposé. — L'inlini n'est infini que s'il est tout. S'il
y a quelque chose en dehors de l'inlini, on jiourrait
l'ajouter à ce qu'il contient, on pourrait augmenter
l'inlini, ce qui est absurde.
Réfutation. — S'il sutlisaitqu'il existàlun étrelini et
un èlreinlinipour qu onffit en droit deconcevoir leur
sontmc, l'ari;umcnt précédent serait irréfutable, car
il nous acculerait à cette alternative, ou d'admettre
que l'Infini peut grandir, nu d'admettre qu'une somme
pexit n'être pas supérieure à chacune de ses parties.
M. lis s'il est impossible de parler de somme, si Dieu
et le monde ne font pas deux êtres, l'argument tombe
de lui-même. Or pour envisager la possibilité d'un
rapprochement du Fini et de l'Intinisous la catégorie
de nombre, on .peut se placer à deux points de
vue :
1* Au point de t'iie réel. — La question est alors
celle-ci : puisque toute addition consiste en la répé-
tition d'une unité, est-il possible de trouver poxir le
Fini et l'Infini un concept parfaitement propre qui
valant pour l'un et pour l'autre, tienne lieu d'unité?
— Il semble que oui. Ce concept, n'est-ce pas le
concept d'être? Mais c'est là une grosse erreur. Posé
en effet que le mot être signifie le concept parfaite-
ment propre à Vlnfini, il faut trouver un autre mot
pour désigner le Fini; car assurément le Fini n'est
pas l'Infini, et si l'inlini est être, le Fini est non-être.
Ainsi, à parler en prenant les concepts selon tout le
sens qu'ils comportent objectivement, une seule
anirmalion est légitime: Dieu est, le monde n'est pas.
Mais alors Dieu et le monde ne font pas deu.c cires,
et Dieu plus le monde c'est flnfini plus zéro.
2" Au point de vue abstrait. — Ce n'est qu'en
s'é'rfvant par les degrés d'une proportion à UTi con-
cept analogue qu'il est possible de trouver l'unité
ca|)able de représenter à la fois le Fini et l'Infini.
Mais le nombre sous lequel on arrive alors à les
ranger est un nombre abstrait, celui que l'Ecole
aiipelle transcendantal. Or rapprocher le Fini et
fiiilini dans un nombre abstrait n'a plus aucun
inconvénient, n'entraîne aucune conséquence ab-
surile ; car le concept d'être, qu'on leur applique
alors d'une manière oommmie, fait abstraction, an
sens cxpUcile nà on le prend, des modes qui le réa-
lisent ; et ainsi ce n'est toujours pas le Fini comme
tel qu'on ajoute à l'inlini comme tel.
De toute façon, la dilïicullé qu'on tire contre
l'existence distincte du Fini et de l'Infini, de la con-
ception de leur somme, cette dilliculté n'existe pas;
car une telle somme est inconcevable.
I Cinquième argument
Exposé. — Un Dieu infini ne saurait être qu'im-
personnel. Qui dit personne dit limitation et par
conséquent Unitude : une personne s'oppose à d'au-
tres personnes, ou au moins à des choses : c'est un
être recueilli en soi et qui se possède par exclusion
du reste. Niez ce qui borne la personnalité, elle se
répand sur tout et du coup s'évanouit; ce qui était
personne devient impersonnel ; or tel est nécessaire-
ment l'être sans borne, Dieu.
Réfutation. — Cette manière d'argumenter tend
moins à démontrer le pantUcisrae qu'à établir
l'athéisme. Un Dieu impersonnel est un Dieu qui
n'existe pas, c'est l'iiumanilè ou la nature; danstous
les cas»c'esl une abslraelion. Bien des gens qui se
disent panthéistes ne sont en effet que des athées.
Aussi cet argument ne nous intéresse qu'indirecte-
ment. — Toute sou apparente force est en ceci, qu'il
fait état de la finitude comme si elle était essentielle
au concept de personne. Or il faut sans doute recon-
naître que la finitude est un élément dont nous ne
pouvons nous passer chaque fois que nous voulons
nous représenter la personne humaine, la seule dont
nous ayons une connaissance directe ; mais c'est la
question même, de savoir si le concept propre à la
personne /lumiu/ie est runi(|ue concept possible de
la personne, ou si la perfection qu'il désigne ne
répugne pas à se trouver quelque part, dégagée de
toute imperfection; — en sorte qu'après avoir
reconnu que Dieu ne saurait être une personne de
la même manière que nous, on puisse encore dire
qu'il est personne selon un mode analogue au
nôtre I.
Restreindre le concept de personne à sa significa-
tion univoque, c'est évidemment s'interdire d'en
faire usage pour Dieu, mais en vertu d'une pétition
de principe'.
B. — Béfutation de l'assertion panthéistique
Nous avons à établir directement, positivement,
la contradictoire de l'assertion panthéistique ; il
nous sufiira pour cela de prouver que « l'homme
n'est pas Dieu «, car si l'homme n'est pas Dieu,
l'univers dont l'homme fait partie ne l'est pas non
plus.
D un premier geure de réfutation. — L'entre-
prise est séduisante, de vouloir détruire l'assertion
panthéistique en montrant non seulement qu'elle est
fausse, mais qu'elle est en elle-même et de tout point
de vue alisurdc. 11 semble qu'en arrêtant le pan-
théisme au nom de la métaphysique, au lieu de l'ar-
rêter au nom de l'expérience, on en triomphe plus
complètement el qu'il soit mieux réduit en poussière
si l'on a prouA é qu'il répugne à la Raison, que si
l'on a seulement prouvé qu'il répugne aux Faits. De
là, une manière de le réfuter qui consiste à montrer
la contradiction oà l'on tombe quand on identifie
l'infini et le fini, le parfait et l'imparfait. — Cette
manière de réfuter le panthéisme est excellente
contre un certain panthéisme, le seul que connût le
moyen âge ; il la faut garder. Mais dirigée contre la
forme plus subtile du panthéisme que nous avons
1. La philosophie arri\e à démontrer que Diiu est person-
nel • la t"i nous ren^tigne dnvanlage : elle précise qu'en
Dieu il y a trois personnes. L'on peut dire ean* aucune
ineïaotitiide : Dieu est personnel ; mais ce n'est qu'.i In
la^eur(lune correction sous-enlcnduc, et en usant d'un
à peu (irès pour lequel il convient rl'ëlrc indulgent, qu'on
peut alBrmer : nDieu est personne » ou surtout « Dieu est
une personne ».
1327
PANTHEISME
1328
appelée, en nous référant aux modernes, le pan-
théisme (les pliilosophes, celte rél'utalion, sans perdre
sa valeur, se trouve perdre son ol)jet. On a vu que
Spinozn distingue expressément la nature incréée
et la nature créée, les « attributs » de Dieu et ses
« modes ». Des remarques analogues doivent être
faites au sujet de Fichte, et même de Hegel, dont il
devrait être entendu une fois pour toutes qu'il n'a
jamais soutenu l'identité des coniradicloires. —
Enlin, il faut prendre garde qu'à vouloir pousser
la sorte d'argumentation dont nous parlons conime
si, en tous cas, d'une distinction réelle de natures
on pouvait conclure à une distinction réelle d'êtres,
on ne va à rien de moins qu'à nier virtuellement
le mystère de l'Incarnation. Dès qu'il s'agit de
Jésus-Clirist, nous sommes bien en présence d'un
être qui concilie dans son unité le lîni et l'inlini,
d'un Iwinme qui est Dieu : c'est donc que l'iiomme-
Dieu est possible; s'il est possible une fois, il est
possible des millions de fois.
Conditions d'une réfutation plus générale
Elle devra consister à prouver directement que. con-
trairement à ce qu'atfirme le panthéisme, l'homme
et Dieu ont, en fait, des subsistences réellement dis-
tinctes; ou encore, ce qui revient au même, que
l'homme étant ce quil est, il est impossible qu'ilsoit
Dieu.
Pour être parfaitement exacte, la preuve que nous
avons en vue devra de plus être telle que ne soit pas
niée par elle l'absolue possibilité d'un être en plu-
sieurs personnes (mystère de la Sainte Trinité) ou
d'une personne en plusieurs natures (mystère de
l'Incarnation). Autrement, elle porterait plus loin
qu'il ne faut et trahirait un vice intrinsèque.
Vue générale de l'argumentation contre le
panthéisme. — Le fait capital sur lequel on peut,
comme sur une base sûre, édilier la doctrine du
Théisme, est l'existence de la liberté, telle qu'elle se
manifeste en chacun de nous.
Les hommes, dirons-nous, pris individuellement,
sont libres, et cette liberté, en les rendant respon-
sables, fait de chacun d'eux un a réel sujet d'attribu-
tion » par rapjiort à certainsaumoins de leursactes.
Or ce fait est inconciliable avec la thèse panlbéis-
tique. Cette thèse est donc fausse. — Bien plus : ce
fait bien compris, rapproché de certaines autres
vérités, implique la thèse théistique : cette dernière
thèse est donc vraie.
Nous n'avons pas à prouver ici la majeure de cet
argument; l'existence de la liberté et de la responsa-
bilité individuelles est un fait qui a déjà été solide-
ment établi ailleurs ' (voir art. Liberté). La réfutation
proprement dite est tout entière dans la mineure :
c'est elle seule strictement que nous avons à démon-
trer; nous le ferons par un argument susceptible
d'être présenté sous deux formes.
Première forme de l'argument
Posé la liberté en vertu de laquelle nos actes
nous sont réellement imputables, — le panthéisme
qui voudrait à la fois rester ce qu'il est et tenir
compte de ce fait, n'a qu'une ressource : d'une part
il doit, pour être fidèle à lui-même, ne point cesser
d'affirmer que c'est Dieu et Dieu seul qui agit dans
les créatures libres, soit A, B, C. Mais d'autre part, il
doit, pour faire droit au fait en question, dire que si
1, Nous reprenons nous-mêm« ce sujet dans le Iravail
plus développé que nous consacrons au panthéisme
(cf. op. cit.).
Dieu agit en A, c'est en tant qu'il est lui-même A;
que s'il agit en B, c'est en tant qu'il est lui-même B;
elainsi de suite... Car de la sorte seulement, on peut
admettre que A, B, C soient, chacun pour soi, res-
ponsables.
Maintenant, ti être responsable » ou, en termes
plus généraux, être par rapport à quelque acte
c( sujet réel d'imputation », qu'est-ce donc? C'est évi-
demment avoir été de cet acte le principe indépen-
dant; celui qui a pris sur soi de le produire; qui, à
ce tilre et en ce sens, est par soi la cause qu'il est.
Mais pour être cause par soi, il faut de toute néces-
sité avoir une existence à soi : car il ne saurait y
avoir quelque indépendance dans l'agir où il n'y a
nulle indépendance dans l'être. Cela revient à dire
que, pour être « sujet d'imputation », la première
condition est d'être en soi. Comme d'autre part, être
en soi, ou avoir une existence à soi, est cela même
que l'on appelle « subsister » (du moins lorsqu'il
s'agit d'une subsislence absolue), la même vérité
peut s'exprimer de la manière suivante : tout sujet j
d'imputation est comme tel un subsistant.
Nous pouvons continuer. Du fait qu'on reconnaît
en A, B, C des auteurs responsables, des « sujets »,
on reconnaît donc aussi qu'ils subsistent. A est un
subsistant, B est un subsistant, C est un subsistant...
Mais on ne dit pas nécessairement, — du moins
le panthéisme peut se flatter de le croire, — que
A, B, C fassent ensemble trois subsistants. Pour
rester lui-même, après avoir tenu compte du fait de
la responsabilité individuelle, le panthéisme n'a
encore qu'à dire : Et ces trais qui subsistent sont
en réalité le même subsistant, c'est-à-dire Dieu sous
trois formes différentes.
Apres avoir mené le panthéisme à ce point, il nous
faut donc le poursuivre et le pousser le plus loin
possible dans ses propres voies.
Soit donc la thèse panthéistique telle qu'elle vient
d'être obtenue.
Nous disons : de deux choses l'une,
OU BIEN,
en même temps qu'il le fait agir sous les apparences
de l'homme, le panthéisme refuse à Dieu toute acti-
vité propre : Dieu immanent aux êtres A, B, C,
n'agirait pas et ne pourrait agir en tant que Dieu;
il n'agirait qu'en tant que A, B, C. — Mais alors,
il faut dire que Dieu comme Dieu n'est pas un
subsistant. Loin d'exister en lui-même, il n'existe
qu'en A, B, C. En soi, il est une abstraction, ce qu'est
l'Humanité à part des hommes. Et alors peu importe
que les houmies soient un ou plusieurs subsistants;
nous pouvons avoir affaire encore à un monisme',
mais du panthéisme proprement dit il n'est plus
question, /l s'est détruit lui-même pour faire place
à l'athéisme.
OU BIEN, au contraire,
le panthéisme reconnaît à Dieu une activité propre
en dehors de celle qu'il est dit exercer à travers les
hommes; en ce cas le panthéisme ne peut plus se
contenter de dire : « par rapport aux actes de A,
c'est Dieu qui est sujet d'imputation, mais en tant
qu'il est A », et ainsi de suite... Il doit ajouter : « H
y a des actes par rapport auxquels c'est encore Dieu
qui est sujet d'imputation, mais cette fois en tant
qu'il est Dieu ».
Du coup. Dieu lui-même, Dieu comme Dieu, appa-
raît comme l'un des sujets d'imputation et l'on peut
dire avec vérité : « Dieu comme Dieu est subsistant. »
Dès lors la question devient intéressante de savoir
1. Ce monisme, on va d'ailleurs le rencontrer et le
réfuter en examinant le second membre de l'allernative.
(
1329
PANTHEISME
1330
s'il se peut agir d'un seul et unique subsistant, consi-
déré tantôt comme Dieu, tantôt comme A, tantôt
comme B, ou s'il faut reconnaître autant de subsis-
tants réellement distincts que de sujets apparents
d'imputation. Nous sommes à la croisée des routes.
Que doit dire le panthéisme de ces divers « sujets
d'imputation », pour continuer à tenir compte du
fait de la responsabilité tel qu'il se présente? Le
panthéisme ne doit pas, ne peut pas, se contenter de
reconnaître que A est sujet d'imputation par rapport
à certains actes; il doit encore concéder que A n'est
pas sujet d'imputation par rapport à certains autres
actes, à savoir par rapport aux actes de 15 ; que A
n'est donc pas le sujet d'imputation qu'est B; et, si
l'on préfère cette formule qui a l'avanta^ie de faire
voir que nous sommes toujours dans la perspective
panthéistique : que Dieu, en tant que A, n'est pas
Dieu en tant que B. Le panthéisme doit dire la même
chose de chacun des divers sujets d'imputation, et en
particulier de Dieu en tant que Dieu. Or cela revient
à reconnaître que les divers sujets d'imputation s'ex-
cluent comme tels les uns les autres. S'ils s'excluent
comme tels, ils sont comme tels réellement distincts
entre eux; il n'y a pas un sujet d'imputation qui
revêt plusieurs formes; il y a réellement plusieurs
sujets d'imputation. Mais s'il y a plusieurs sujets,
il y a, en vertu de tout ce qui précède, plusieurs
Subsistants : Dieu subsiste, le monde subsiste, et le
monde et Dieu font deux subsistants.
Ainsi le Panthéisme qui veut tenir compte du fait
de ta responsabilité se détruit lui-même et fait logi-
quement place au théisme.
Confirmation de l'argument. — A interroger
l'histoire de la philosophie, on constate que les doc-
trinaires du panthéisme ont tous nié la liberté hu-
maine. C'est qu'en efl'et, reconnaître la liberté hu-
maine, c'eût été reconnaître dans les créatures de
véritables i sujets d'imputation » et par conséquent
de véritables êtres, distincts entre eux et distincts
de Dieu. — L'accord des panthéistes confirme la va-
leur de notre argument.
Autre forme du même argument
Nous avons abouti ù une thèse qui est tellement conlra-
dicloire de celle du pjinlliéisme qu elle peut sembler-, par
un autre excès, opposer à l'absolu qui est Dieu un autre
absolu qui serait le uionJe. Quelqu'un pourrait nous dire :
On voit si bien que le monde est pliysiquenunt distinct
de Dieu, qu'on ne Ti.it plus comraenl il continue à tout
moment de lui devoir l'être et l'aijir. — Pour mettre en
lumière cet autre aspect de la vérité, il nous faut donc
maintenant, après avoir marqué l'indépendance du monde
à l'égard de Dieu, manifester sa dépendance et concilier
les deux : il suffira pour cela de donner à la même argu-
mentation un tour légèrement différent.
Partons encore de l'assertion même du panthéisme,
puisque c'est elle qu'il s'agit de faire éclater. Posons
que Dieu seul est être, que Dieu seul est cause. —
Dieu agit donc en A et par A, en B et par B, et ainsi
de suite, AetB étant des apparences humaines dont
nous essayons de nier qu'elles existent en elles-
mêmes (Thèse). Par ailleurs, l'expérience, une expé-
rience incontestable et que la raison garantit, nous
apprend que A et B sont comme tels et chacun pour
soi responsables (Fait). — En rapprochant ce fait
de cette thèse et en essayant de retenir de la thèse
tout ce qui peut s'accorder avec le fait et cela seul,
nous obtenons la formule suivante : Dieu a^it à tra-
vers A et à travers B (expression de la Thèse pan-
théistique) mais de telle sorte que l'imputabilité de
l'action^ au lieu de remonter jusqu'à lui, s'arrête vé-
ritablement, réellement, en À et en B (expression du
Fait d'expérience)... Or il suilit de bien considérer
cette formule pour s'apercevoir qu'elle n'a plus rien
de panthéistique. La seconde partie corrige la pre-
mière, et à elles deux, elles expriment à la fois la
dépendance réelle et la réelle indépendance des créa-
tures. Si les créatures agissent, c'est bien en elTet,
suivant la doctrine catholiqjie, parce que Dieu agit
par elles et en elles; aucune action créée n'est pos-
sible sans un concours divin, un concours qui soit,
non pas seulement un accompagnement et une aide,
mais un principe et une source. — D'autre part, si
les créatures sont responsables, c'est que leur action,
tout en étant celle de Dieu, est véritablement et
proprement la leur. Ainsi les créatures subsistent
par Dieu puisque leur action vient de lui, et elles
subsistent en soi, puisque leur action est à elles, —
ce qui est la doctrine même du théisme.
Remarques et explications
i) L'ahgoment contriî le panthéismk et la possi-
DiLiTÉ DB l'Incarnation. — La responsabilité étant
le caractère de l'être qui, maître de son action, peut
se la voir imputer, il est clair qu'une étroite solida-
rité relie la liberté à la responsabilité. Un être libre
peut seul être responsable, et tout être responsable
est un être libre. — Si dans l'argument contre le
panthéisme, nous avons expressément fait état delà
responsabilité plutôt que de la liberté, c'est qu'il
s'agissait pour nous de partir d'un attribut essentiel-
lement personnel: or, la liberté est rfe soi un caractère
de la nature; seule, la responsabilité est essentielle-
ment un caractère de la personne, en ce qu'elle
implique un sujet d'imputation. — Nous savons par
la foi qu'en Jésus-Christ la nature humaine ne se
possède pas; elle est libre, et par elle le Verbe est
libre comme homme; mais elle n'est pas formellement
responsable, car les actions que le Verbe produit
par elle ne sont imputables formellement ([u'au
Verbe. Qui pèsera ces considérations verra que l'ar-
gument pour prouver la subsistence de la nature
humaine en chacun de nous ne porte que sur nous.
Il détruit l'erreur du panthéisme, mais il respecte la
vérité de l'Incarnation.
2) L'argument contre lb panthhisme et la possi-
bilité DE L.i. Trinité. — Quelqu'un pourrait dire,
argumentant contre nousarf liominem : la distinction
des personnes, la multiplicité des subsistences ne
suflît pas à ruiner le panthéisme; car on pourrait
concevoir que la nature divine fût une , bien qu'en plu-
sieurs personnes ; ce serait encore le panthéisme, et
il n'y a là aucune absurdité manifeste puisque, selon
vous, la Trinité existe où le cas se vérifie. — A l'ob-
jection qui se présenterait sous cette forme, la ré-
ponse est aisée : il n'y a aucune parité dans les deux
cas : la nature qui appartient au Père n'a rien qui
l'empêche d'être celle qui appartient au Fils ni celle
qui appartient au Saint-Esprit; mais la nature qui
se manifeste dans l'homme ne peut pas être la même
que celle de Dieu, parce que la première est finie et
que la seconde est infinie. — Ce mode d'argumen-
tation, que nous avons reconnu sans portée quand
on veut l'employer contre les formes subtiles du pan-
théisme, a toute sa valeur contre l'objection actuelle;
et il est en lui-même si clair, si éviilent, si indiscu-
table, et à vrai dire, si indiscuté, que nous ne croyons
pas utile d'insister.
On pourrait donner à l'objection une forme plus
spécieuse. Au lieu de parler de nature, parlons d'être.
Comment le principe, sur lequel se fonde l'argumen-
tation que nous avons opposée au panthéisme, et sui-
vant lequel toute personne revendique comme telle un
être à soi, exclusif, incommunicable, comment ce
1331
PANTHÉISME
1332
principe n'esl-il pas contredit par le mystère de la
Sainte Trinité, puisque, selon ce dogme, nous croyons
à trois personnes qui ne sont qu'un être?
U nous fallait soulever, pour être complet, cette
difliculté théologique, mais on comprendra que nous
ne fassions ici qu'indiquer la solution qu'elle com-
porte.
Qu'on le remarque bien, dans l'argument contre le
panthéisme, nous avons eu soin d'énoncer le principe
dont l'objection fait état, en limitant expressément
son application aux subsistences absolues. Subsister,
disions-nous, quand il s'agit d'une subsistence abso-
lue, c'est avoir un être à soi, exclusif. Or sous cette
forme, le principe est évident; il constitue presque
une définition. On en déduit qu'il ne peut y avoir
une seule existence pour plusieurs personnes, puis-
que l'être serait alors à la fois exclusivement jirupre
à chacune et commun à toutes, ce qui est contra-
dictoire. Mais les personnes que la Révélation nous
enseigne à reconnaître en Dieu sont, de par le même
•enseignement, des subsistences relatives; elles sont
de pures Uelations. Or comme telles, elles ne reven-
diquent pas un être propre, un être à part, car,
comme telles, elles ne revendiquent pas d'être. Si
elles sont réelles, et elles le sont infiniment, si
(comme l'on dit) « elles posent de l'absolu », ce
n'est pas du tout, en etTet, d'après la doctrine des
plus grands théologiens, en vertu de ce qui les cons-
titue Personnes, c'est-à-dire Relations, mais en vertu
de leur identité avec la nature divine. Dès lors il n'y
a pas contradiction à ce que l'Etre (comme la Nature
avec laquelle il s'idenli(ie), soit commun aux trois
personnes de la Sainte Trinité : il peut appartenir
à toutes, puisqu'il n'est la propriété exclusive
d'aucune'.
C. — Le panthéisme et l'orthodoxie
L'incompatibilité radicale, l'opposilion absolue
du panthéisme et de l'orthodoxie est une chose évi-
dente. Après tout ce qui a été dit dans le cours de
cet article, nous n'avons pas à y insister. Il nous
reste seulement à signaler les différents documents
dans lesquels le jianthéisme a été expressément
condamné par l'Eglise.
1. — Le Syllabus de i864, n" i (Denzinger-Bann-
wart, n» 1701), condamne la proposition suivante :
« Nullum suprcmum, sapientissimum, providentissi-
mumqueNumendivinum existitab hacrerura univer-
sitate distinctum, et Deus idem est ac rerum natura
et idcirco immutationibus obnoxius, Deusque reapse
fit in homine et mundo atque omnia Deus sunt et
ipsissimam Dei habent substantiam ; ac una eadem-
que res est Deus cum mundo, ac proinde spiritus
cum materia, nécessitas cum libertate, verum cum
falso, bonura cum malo et juslum cura injusto. ■«
Ce qui est expressément désigné, et donc ce qui
est directement condamné, dans ces lignes est la doc-
trine qu'on entend généralement sous le nom de
panthéisme. C'en est la forme la plus répandue et
partant la moins savante ; mais par delà celle forme
poimlaire, c'est le panthéisme savant lui-même qui,
indirectement, est condamné, car la distinction que
celui-ci professe plus ou moins explicitement d'ad-
mettre entre Dieu et la Nature, n'est pas celle que
le Syllabus exige, puisqu'elle laisse place à cette
allirmalion que le Syllabus rejette : « omnia Deus
sunt ».
2. — Dans le bref <i Eximiam tuam » adressé le
i5 jviin iS.'i'j au Cardinal de Geissel sur la doctrine
1. Pour plus de ciéveloppement, voir par ex. Billot,
De Deo el uno trino. II, p. 80 sqq. , 104 sq. Rome, 1903.
Cf. S Thoma» in I D 26, q.2, a. 2.
de Giinther, Pie IX rappelle la doctrine catholique
Il de supreraa Dei libertate a quavis necessitale
soluta in rébus procreandis » (Denzinger, n" i656);
et dans le 5' canon de la 3" session du Concile du
Vatican (Denzinger, n" i8o5) on lit cet anathème :
« Si quis Deum dixerit non voluntate ab omni neces-
sitale libéra sed tam necessario créasse quam neces-
sario aniat seipsura, A. S. n C'est la condamnation
explicite de la doctrinepanthéistique(Spinoza, Fichte)
suivant laquelle l'exislence du monde découle logi-
quement et par conséquent nécessairement, de celle
de Dieu.
3. — Dans le 3* canon de la même session, le
Concile du Vatican s'exprime ainsi : « Si quis dixerit
unam eaniJemque esse Dei et rerum omnium sub-
stantiam vel essentiam, A. S. «(Denzinger. n° i8o3.)
Ce canon trouve son commentaire dans le texte de
la Constitution dogmatique, laquelle porte ([ueDieu
« cum situna singularis, simplex omnino et incom-
mulabilis snbstantia spiritualis, pracdicandus est
re et essenlia a mundo distinctus, in se et ex se bea-
tissimus, et super omnia quae praeter ipsum snnt ot
concipi possunt inelTabiliter excelsus » (Denzinger,
n" 1782). Ici, l'aflirmation d'une distinction re et
essenlia entre le monde et Dieu a pour résultat de
fermer toute échappatoire au panthéisme. Elle impli-
que qu'il ne sullit pas pour être orthodoxe de dis-
tinguer deux essences et comme deux natures :
l'une, la natura nalurans, qui serait infinie; l'autre,
la natura naturata, qui serait finie; mais qu'il faut
encore distinguer physiquement ces deux natures,
en sorte qu'elles fassent réellement deux êtres, —
pour autant qu'on peut employer à propos de Dieu
et du monde !e nombre « deux ».
4. — Le 4' canon est plus explicite encore : i' Si
quis dixerit, res finitas tum corporeas tum spiri-
tuales, aut saltem spirituales, e divina snbstantia
émanasse aut divinam sulistantiam su.i manifesta-
tione vel evolutione fieri omnia aut denique Deum
esse ens universale seu indeCnilum quod sese deter-
minando constituât rerum universitatem in gênera,
speeies et individua dislinctam, A. S. » (Denzinger,
n' 1804.) Ce canon enferme la condamnation expli-
cite du panthéisme sous les diverses formes que
nous avons décrites.
5. — Enfin l'encyclique Pascendi contient à la fois
une description détaillée et une condamnation
expresse du panthéisme spécifiquement moderniste
(immanentisme), c'est-à-dire du panthéisme en tant
qu'il se présente comme interprétation de la Vérité
catholique.
LITTÉRATUnE
Benedicti de Spinoza Opéra, Edition Van Vloten,
1895, 3 vol. — Olùivr.'s de Spinoza, Trad. Saisset,
t. il et III. Charpentier, 1872.
Fichte, OEuvres complètes, éditéesparson fils Emma-
nuel Hermann Fichte (i 834- 1 846) et Choix des
principales œuvres, par Fritz Medious (1900-1913).
Lire pour commencer : Sonneniclarer Bericht an
dus grossere Publicum liber das eigentliche Wesen
der neuesten Philosophie (Dans la petite édition,
t. m, p. 547 et sqq. ; dans la grande édition, t. II,
p. 325 sqq.); — Ersie Einleitung in die Wissens-
chaftslehre (Dans la petite édition, t. Ill, p. 1 sqq.;
dans la grande, t.I, p. 420 sqq.). Ces ouvrages n'ont
pas été traduits. Passer ensuite aux divers exposés
de la Wissenschaftslehre.
Sur Spinoza : Delbos, Le problème moral dans la phi-
losophie de Sjiinoza, Alcan, 1898; — l.e Spinozisme
(cours professé à la Sorbonne en 1919). Lecène,
1333
PAPAUTE
1334
Oudin, 1916. — A. Rivaud : Lés notions d'essence
et d'existence dans lu philosophie de Spinozn,
Alcan, 191O.
Sur Ficlile : Xavier Léon, La philosophie de Fichte,
Alcan, 1902; — Recherches de Science religieuse,
janvier-mars 1919, Aug-. Valensin : Le sens pan-
théisliqtie de la Dialectique idéaliste chez Fichte;
— Sir Frédéric PoUock : Spinoza hts life and
philosophy, London, Duckwortb, 1912.
Sur le panthéisme en général : Garrigou-Lagrange :
Dieu, son existence et sa nature, Beauchesne, 1920;
— Serlillanges : Les sources de la croyance en
Dieu, Perrin, igoS; — Ilontheim : Institntiones
Theodiceae, Herder, iSgS ; — Aug. Valensin : /'an-
théisme, Beaucbesne, 1922.
Auguste Valensin, s. j.
PAPAUTÉ.— L'article comprendra quatre parties:
I. Primauté de saint Pierre dans le Nouieau Tes-
tament.
II. Les origines de la Papauté.
\ll. Jiôle historique de la Papauté.
IV. L'infaillibilité pontificale.
I
LA PRIMAUTÉ DE SAINT PIERRE
DANS LE NOUVEAU TESTAMENT
La primauté de saint Pierre dans le Nouveau Tes-
tament est révoquée en doute au nom de deux sys-
tèmes entièrement opposés l'un à l'autre.
Ou liien les paroles que, d'après le Nouveau Tes-
tament, Jésus adresse à l'apôtre Pierre sont admises
comme paroles authentiques et historiques : mais
elles ne signitieraient pas que Pierre soit constitué
chef nécessaire et perpétuel Ue l'Église du (Christ.
Ou bien les paroles que, d'après le Nouveau Tes-
tament, Jésus adresse à l'apôtre Pierre sont admises
comme faisant de Pierre le chef nécessaire et perpé-
tuel de l'Église du Christ : mais ce ne seraient pas
des paroles authentiques ou historiques.
Le premier point de vue est, communément, celui
des schismatiques et des protestants orthodoxes.
Le second point de vue est communément celui de
la critique liliérale : c'est-à-dire des rationalistes, des
protestants libéraux et des catholiques modernistes.
Nous aurons, pins loin, à en détailler les nuances et
les divers aspects.
Ces deux solutions contradictoires, mais pareil-
lement négatives, compliquent et enchevêtrent le
problème de la primauté de saint Pierre dans le Nou-
veau Testament. Pour chaque texte notable, on doit
examiner deux i(uestions différentes. Le texte,
d'abord, est-il bien authentique et historique comme
les protestants orthodoxes en conviennent, et i.on
p<is apocryphe ou rédactionnel, comme le préten-
dent les critiques libéraux? Et puis, le texte lui-
même, reconnu authentique et historique, manifeste-
t-il bien la primauté nécessaire et nerpctuelle de
saint Pierre, comme le concèdent assez volontiers
les critiques libérjiux, et contrairement au dire des
protestants orthodoxes? Les deux questions exigent
une réponse affirmative, pour que la primauté du
chef des apôtres soit véritablement acquise à l'his-
toire, et, partant, à l'apologétique.
Avant d'aborder la discussion des textes classi-
ques, il parait utile de rechercher, comme éclaircis-
sement préalable, quelle était, pendant le ministère
public de Jésus, la place de Pierre parmi les apô-
tres.
Nous examinerons ensuite le Tu es Petrus,le Con-
firma fratres tuos, le Pasce Oi'es meas, tant au peint
de vue de leur crédibilité qu'au point de vue de leur
signification réelle.
I. — La place de Pierre parmi les apôtres
1° Pierre était le « premier ». — Les quatre cata-
logues du collège apostolique, conservéspar leNou-
veau Testament, didërenl l'un de l'autre, quant à
l'ordre des noms : tous, néanmoins, s'accordent à
désigner en première ligne, l'apôtre Pierre (Marc.,
m, 16-19; Matth., x, 2-4; Luc, vi, i4-i6; Act., 1, i3.
— Cf. Lattey, s. J., 77(6 aposlolic groups, dans le
Journal of iheological studies, octobre 1908, t. X,
p. 107-115). <• Le premier », dit formellement saint
Matthieu, « le premier était Simon, surnommé
Pierre ». IIîûto? Si/iwv i Myouvo^ Ilérco; {Matth, , X, 2).
Pourquoi Simon-Pierre est-il mentionné « le pre-
mier »? Simple ancienneté d'âge? Simple priorité
de vocation? Aucnn indice positif ne permet d'affir-
mer sérieusement l'ancienneté d'âge. Quant à la
priorité de vocation, elle n'est guère concevable, du
moins au point de vue spécial àt l'a postulat, puisque
les « Douze " paraissent avoir été clioisis tous en
même temps pour devenir « apôtres », et pour for-
mer un groupe bien distinct du reste des lidèles
{Marc, III, i3-i5; M'itth., x, i ; /.«r, vi, i3). A vrai
dire, la vocation initiale de Simon-Pierre on tant
que II disciple » du Christ précéda la vocation du
plus grand nombre des futurs « apôtres » : cepen-
dant, elle ne fut pas la a première » de toutes. Le
quatrièmeÉvangile nous alTirmeque l'appel du Christ
à Simon-Pierre, sur les bords dujourilain, ne fitque
suivre le double appel adressé d'abord à André, son
frère, et à un autre disciple (/oon.,i, 35-/|2). Dans la
scène ultérieure, qui eut lieu sur les bords du lac
de Tibériade, et dont les Synoptiques ont rapporté
difTérentes circonstances, la vocation des quatre
pécheurs galiléens, Pierre et André, Jacques et Jean,
apparaît comme moralement simultanée (Marc, i,
16-20; Matth., IV, 18-22; l.uc, V, i-ii). Il est donc
un peu dillicile d'attribuer à cette vocation de Pierre
une véritable priorité chronologique.
Mais supposons (gratuitement) que Pierre ait été
le plus âgé des « Douze ». Imaginons (malgré plus
d'un texte) que Pierre ait entendu avant tous les
autres l'appel du Seigneur, ces deux circonstances
n'expliqueront pas encore sulTisamment pourquoi
les évangélistes donnent à Pierre le premier rang
parmi les apôtres, de même qu'ils réservent unifor-
mément la dernière place autraitreJudas.il faudrait
concéder, à tout le moins, que l'ancienneté d'âge, la
priorité de vocation (et peut-être d'autres titres spé-
ciaux), faisaient réellement de Pierre l'apôtre princi-
pal, et lui valaient une prééminence habituelle. Car
c'est bien pour marquer une place à part, un rang
privilégié que les évangélistes désignent Pierre comme
le premier d'entre les o Douze n.
En parlant du groupe apostolique, il arrive à
saint Mare, et aussi peut-être à saint Luc, de dire :
« Simon et ceux qui l'accompagnaient », Si^wv xirA ol
//£T-'aÙToO (Marc, 1, 36; fuc, viii, /|5), exactement
comme ils disent, en parlant d'un chef et de son
escorte : « David et ceux qui l'accompagnaient »,
IfxusiS yMt ot yer' v-ùz^O (Marc.. Il, 26,26; Matth., -x.»,
3, l, ; l.uc , VI, 3, 4. Cf. Mfltlh., XXVII, 54).
Quand Jésus-Christ se fait suivre, dans les cir-
constances graves, de trois apôtres seulement : par
exemple, pour la résurrection de la tille de Jaïre
(Marc.,\,'i'}; l.uc, viii, 5i)ou bien pour le mystère
de gloire que fui la transfiguration (Marc, ix, i, 2;
Matth., xvn, i ; Luc, ix, 28), ou bien encore pour le
mystère de douleurs qui s'accomplit au jardin des
1335
PAPAUTÉ
1336
OIiyiers(.V,;/c.,xiv, 33; Mattli., ■s.-avi. 3-^.— Cf. Luc.,
XXII, 8, pour le rôle spécial de Pierre el de Jean dans
la préparation de la dernière cène), toujours le pre-
mier de ces trois privilégiés n'est autre que Pierre.
En certains cas, Pierre tout seul est associé au
Maître, en un rang exceptionnel. Lorsque les collec-
teurs du didrachme veulent s'assurer que Jésus
payera l'iinpùl du Temple, c'est Pierre qu'ils inter-
rogent comme le principal des disciples. Et Jésus,
après avoir fait entendre un utile enseignement à
son apôtre, l'envoie trouver miraculeusement la
pièce de monnaie qui acquittera la taxe, pour le
Christ et pour Pierre lui-même (Maiih., xvii, a^-î'j).
Durant les séjours à Capharnaiim, Jésus demeure
dans la maison de Pierre {Marc, i, 29; Mallh., viii,
i/i; Iaic,,\\, 38). Quelquefois, il prend la barque
même de Pierre pour sa chaire d'enseignement, face
au peuple groupé sur le rivage (Luc, v, i-/j. Cf.
Marc, IV, I ; Mallh., xiii, 1). 11 change le nom de
Simon, (ils de Jona, en celui de Pierre, avec une inten-
tion mystérieuse et chargée de promesses (Marc, jn,
16; itfa«/j., X, 2 ; XVI, i^-ig; L(/c., VI, \!i; Joan., i,
4a). A travers le récit entier des Évangiles, Pierre
joue un rôle prépondérant parmi les c Douze «, et
prend souvent la parole au nom de tous (Marc,, x,
a8; Mallh., xiv, a8; xv, i5; xviii, 21 ; xix, 27; Luc,
XII, 4i ; XVIII, 28; Joan., vi, 68; xiii,6-io).Malgré son
reniement, au cours de la passion, Pierre sera, dans
le groupe des apôtres, le premier témoin de la résur-
rection du Sauveur (Luc, xxiv, 12, 34; I Cor., xv,
5).
Bref, nul doute n'est possible sur la prééminence
habituelle de Pierre au milieu des « Douze >. Il est
bien Vapolre principal, tt/jûtî? : et l'on désigne à bon
droit le collège apostolique par cette formule : « Siinon-
Pierreetceux qui l'accompagnaient; »
2' Le Christ n'a pas exclu toule primauté. — Mais,
dira-t-on, cette primauté de Pierre est un simple
fait, et ne correspond à aucun droit véritable. Sans
parler de la double ancienneté (problématique)d'àge
et de vocation, qui a été iilléguée plus haut, le rôle
de Pierre ne s'explique-til pas suffisamment déjà
par le caractère même de l'apôtre : caractère ardent,
généreux, expansif et priraesautier, qui porte Pierre
à se jeter en avant, qui lui attire fréquemment des
éloges, et qui lui fait exercer quelque ascendant sur
le reste des « Douze » ? Inutile donc de supposer une
investiture authentique, par laquelle Jésus-Clirist
aurait formellement créé Simon-Pierre chef de ses
disciples.
Semblable désignation paraîtrait même contredite
et exclue par des textes positifs. A trois reprises,
d'après l'Évangile, les apôtres discutent pour savoir
lequel d'entre eux sera le plus grand, lequel obtien-
dra la première place dans le royaume à venir. Et
Jésus-Christ les réprimande avec force. Aucun, dit-il,
parmi les disciples, ne doit prétendre à la domina-
tion; et le plus grand, dans le royaume, sera celui
qui aura été le plus humble ; celui qui, par amour de
Dieu, se sera fait le serviteur de ses propres frères.
« Le passage (Matlh., xx, 20-28), dansson ensemble,
apporte de la primauté de Pierre, et généralement de
toute autorité ecclésiastique, une négation qu'on ne
saurait souhaiter plus nette. » (Ch. Guignebebt,
Manuel d'histoire ancienne du christianisme. I^es
Origines, p. a3i. Paris, 1906. In- 16)
L'acte même d'une contestation entre apôtres sur
la primauté suppose qu'aucun des « Douze » n'a
authentiquement reçu du Maître les pouvoirs de chef
dans le collège apostolique. En outre, la réponse de
Jésus, loin d'atlirmer la prérogative de Pierre, se pro-
nonce contre l'existence de toute autre primauté que
celle du renoncement et de la vertu (Marc., ix, 3a-
34; X, 35-45; Mallh., xviii, i-4; xx, 20-28; xxiii,
5-ia; Iaic, xxh, 24-27). Si donc Pierre apparaît
comme le personnage le plus en relief de la commu-
nauté des « Douze », on doit, semble-t-il, expliquer
cet état de fait par le rôle particulier de l'apôtre, et
nullement par la volonté du Maître.
En dépit de son apparente simplicité, la solution
négative que nous venons de résumer est des plus con-
testables. Examinons de près le double argument
sur lequel on veut l'appuyer : opinion des disciples
et réponse de Jésus.
D'abord, l'acte même d'une contestation entre apô-
tres sur la primauté suppose, dit-on, qu'aucun des
« Douze » n'a authentiquement reçu du Maître les
pouvoirs de chef dans le collège apostolique. Certes,
nous n'en disconviendrons nullement. Aussi long-
temps que Jésus-Christ demeure sur la terre d'une
manière sensible, aucun autre que lui-même ne sau-
rait être le chef de ses disciples. Lui seul est leur
Maître et leur Seigneur. L'existence d'une autorité
dirigeante parmi les « Douze » ne se conçoit que
pour la période qui suivra le départ de Jésus, alors
qu'il faudra subvenir à son absence, et jusqu'au jour
désiré de son retour glorieux. Mais, pendant la vie
mortelle du Christ, aucun apôtre ne setrouve encore
le véritable chef de tous les autres, et l'on s'explique
la possibilité d'une jalouse contestation entre frères,
au sujet d'un pouvoir et d'une investiture à venir.
D'autre part, nous le verrons, la primauléactuelle
de Simon-Pierre avait pour origine une désignation
du Maître, une promesse de Jésus qui lui garantis-
sait, comme /»<»r«, l'autorité suprêraedansia société
des fidèles. Or, le jour même o\\ cettepromesse était
devenue explicite et formelle, Simon-Pierre avait,
presque aussitôt, mérité la plus terrible des répri-
mandes : <i Arrière, Satan. Tu m'es un scandale, car
tu ne comprends pas les choses de Dieu, mais uni-
quementeellesdeshommes. » (Malth.,i.\\,'iZ; .Marc,
viii, 33) Plusieurs parmi les « Douze » pouvaient,
dès lors, avec leur psychologie quelque peu agreste
et enfantine, considérer la grande promesse comme
révoquée; ils pouvaient considérer la succession
comme ouverte; ils pouvaient discuter entre euxsur
le principal futur, sans aucunement ignorer que leur
Maître efit désigné Pierre.
Et puis, (|ue de choses furent entendues certaine-
ment par les apôtres, et néanmoins demeurèrent
longtemps incomprises! Est-il un enseignement plus
accentué, dans l'Evangile, que le caractère surnatu-
rel, et non pas temporel et politique, du royaume de
Dieu; ou bien le mystère qui voilerait toujours
l'époque de sa glorieuse consommation? — Cepen-
dant, les apôtres avaient si mal compris que, le jour
même de l'Ascension, iisposaient à leur Maître cette
question déconcertante : « Seigneur, sera-ce bientôt
que tu restitueras la royauté [la domination] à
Israël? » (t/.v ^Kai^Eiyv Tû Inpw) (Act., i, 6)
De même, après avoir annoncé la future préroga-
tive de Pierre, Jésus-Christ avait prophétiséde graves
catastrophes: " 11 faut que le Fils de l'homme soutTre
beaucoup: et qu'il soit réprouvé par les anciens et
les princes des prêtres et les scribes; et qu'il soit
mis à mort, et qu'après trois jours, il ressuscite. »
(Marc, VIII, 3i; Mallh., xvi, 21; Luc, ix, aa)
Cette prédiction, les évangélisles la rapportent caté-
goriquement une seconde fois (Marc, ix, 3o;
Matlh., XVII, 21; Luc, ix, 4'i); ^t encore une troi-
sième (.1/arc.,x, 32-34; Matlh., xx, 17-19; Luc, xviii,
3 1-33), sans omettre non plus d'autres paroles, fort
nombreuses, qui signifient les mêmes choses. —
Néanmoins, les disciples comprirent tellement peu, que
le scandale de la croix parut l'elTondrement de leur
espérance, et que le message de Pâques les trouva
1337
PAPAUTÉ
1338
incrédules et découragés, stulli et tardi corde ad cre-
dendum {Inc., xxiv, a5).
Ne serail-ce pas que, par un phénomène psycholo-
gique facile à pénétrer, ces âmes populaires et sim-
plistes revenaient comme invinciblement à ce qui
flattait leurs préjuges, leurs goùls, leurs secrets
désirs; et que, — malgré les affirmations les plus
manifestes, — elles restaient réfractaires à compren-
dre les vérités qui les contrariaient ou les déconcer-
taient?
Si donc la dignité à venir de l'un des « Douze »
pouvait (nous allons le voir) heurter, chez les autres
apôtres, quelque ambition latente, quelque vœu chi-
mérique, la promesse regardant Pierre aura été faci-
lement négligée, dillicitement comprise. Et, par con-
séquent, les disciples auront fort bien pu se quereller,
même ensuite, pour savoir qui deviendrait le plus
grand dans le royaume des cieux.
La réalité d'une désignation de Pierre parle Christ
n'est vraiment pas incompatible avec le fait de celle
eontestation jalouse.
Quant à la réponse de Jésus, les circonstances
nous en révèlent nettement la signilication. Les
douze apôtre*;, obstinément allachésà la conception
vulgaire du messianisme juif (cf. Lagrange, l.e
Messianisme citez les Juifs. Paris, 1909. In-8, p. 186
à 209). se représentent le règne du Christ et de sa
justice comme une ère de victoires, de domination et
de prospérités, non moins temporelles que spiri-
tuelles. Dans ce royaume fort terrestre, dans cet âge
d'or attendu, ils escomptent naïvement les hautes
dignités, les situations enviables, que leur garantira
l'intimité du Seigneur. Bien plus, ils recherchent
déjà Ti'5 //.tijwv (Marc, ix, 34; Matth., xviii, 1;
Luc, IX, 46) qui d'entre eux occupera le premier
rang, qui sera premier ministre : sera-ce décidé-
ment Pierre, sera-ce quelque autre des « Douze»?
Jacques et Jean, ûls de Zébédce, poussés par leur
mère, demandent à siéger dans h\ gloire, l'un adroite
et l'autre à gauche du Roi-Messie. Le reste des apô-
tres s'indigne contre les deux frères; car chacun,
parmi les a Douze », nourrit confusément pour soi-
même quelque ambition plus ou moins semblable.
Et, jusqu'à la dernière cène, ils discutent entre eux
sur la primauté future.
On comprend, dès lors, quel enseignement spirituel
et moraWésus-Christ veut leur inculquer. Dans les
empires de la terre, les chefs dominent avec osten-
tation et les grands font étalage de puissance. Tout
autre est l'esprit du royaume de Dieu, établi par le
Christ : « Ce n'est pas ainsi qu'il en est parmi vous.
Mais si quelqu'un veut devenir grand parmi vous, il
sera [se fera] votre serviteur. Et celui d'entre vous
qui voudra devenir le premier sera [se fera] l'esclave de
tous. Car le Fils de l'iiomme n'est pas venu pour cire
servi mais pour servir et pour donner sa vie comme
la rançon d'un grand nombre. » {Marc, x, 43-45)
En d'autres termes, le royaume de Dieu n'admet
pas de distinctions comme celles que les apôtres
avaient le tort de rêver. Il n'admet pas de primauté
qui soit un honneur mondain. Il n'admet aucune
prérogative ayant pour objet de contenter l'ambition
ou la vanité. Mais ce précepte moral n'exclut pas le
rang privilégié des « Douze », parmi les autres dis-
ciples de Jésus. Il n'exclut pas davantage la primauté
possible d'un apôtre spécialement désigné entre tous
par le Christ lui-même : pourvu que cette primauté,
de même que la vocation apostolique, loin d'être un
hochet de la vanité mondaine, soit un véritable
ministère, un véritable service, créé pour l'utilité
commune des fidèles et pour le bon gouvernement du
royaume de Dieu ici-bas. « Le plus grand d'entre
vous sera [se fera] votre serviteur. )i {Matth,, xxiii, 11)
0 Que le plus grand d'entre vous soit comme le plus
petit, et celui qui commande comme celui qui sert. »
{Luc, xxii, 26)
Un auteur protestant écrit, en termes fort judi-
cieux : 0 11 n'y a donc place ici j)our aucune pri-
mauté au sens humain ; ce qui ne veut point dire
qu'il n'y ait place pour aucune primauté que ce soit.
Jésus intervertit l'ordre des grandeurs ; le premier
de ses disciples, c'est celui qui se montre le plus
apte à ser^ir■, et c'est dans le service des autres qu'il
doit faire consister sa grandeur. » (Henri Monnier,
La Notion de l'apostolat, p. i3i. Paris, igo3. In-8)
Jésus-Christ entend si peu exclure toute primauté,
qu'il s'applique à lui-même la règle d'humilité,
d'abnégation, faite pour ses disciples. « Le Fils de
l'homme, déclare-t-il, n'est jias venu pour être servi
mais pour servir, n (Matth., xx, 28) « Quel estleplus
grand : celui qui est à table ou celui qui sert? N'est-
ce pas celui qui est à table ? Eh bien, moi, je suis au
milieu de vous comme celui qui sert. i>(Liic., xxii, 27)
Néanmoins, qui donc contestera sérieusement que
Jésus-Christ, « serviteur v de ses disciples, se con-
sidérât comme ayant, sur eux tous, pleine et réelle
autorité de « Maitre » et de « Seigneur»? (Matth.,
XXIII, 10 et Joan., xiii, i3-i5)
Bien plus, aussitôt après les paroles que nous
venons d'entendre, saint Luc relate une promesse
d'avenir attestant la situation toute spéciale qui,
parmi les fidèles du Christ, revient au collège des
cl Douze » (Luc., xxii, 28-3o). Puis il relate une autre
promesse d'avenir, celle-là ne s'appliquant qu'à un
seul d'entre les apôtres. En effet, Jésus a prié parti-
culièrement pour l'un des « Douze », afin que, dans
l'épreuve, sa foi ne défaille pas. Et l'apôtre privilé-
gié aura pour mission de raffermir ses frères (iuc.,
xxii, 3i,32).
Voilà une prérogative bien réelle, une prérogative
particulière à un seul, et une prérogative authenti-
quement voulue par Jésus-Christ. Ce n'est pas d'une
distinction honorifique et mondaine qu'il s'agit, mais
bien d'un ministère ou d'un service, créé pour l'avan-
cement du royaume et pour l'utilité commune des
fidèles. Pareille primauté correspondra, non plus au
messianisme vulgaire et charnel, mais à l'esprit de
l'Evangile, et elle vérifiera totalement la parole du
Christ : « Le plus grand d'entre vous sera [se fera]
votre serviteur. »
Or, l'apôtre privilégié, c'est Pierre.
Jésus Christ n'a donc pas prétendu exclure toute
primauté parmi ses disciples. Jésus-Christ n'est donc
pas étranger à la situation prépondérante de Simon-
l'ierre. A vrai dire, comment ce dernier aurait-il pu,
grâce uniquement à son caractère personnel, et mal-
gré la jalouse ambition des autres apôtres, exercer
en fait la constante prééminence que lui attribuent
les textes évangélique», si Jésus-Christ même ne lui
avait reconnu déjà une place réellement à part? Cette
désignation de Pierre par le Sauveur en personne,
comme son apôtre principal et comme le futur chef
de ses fidèles, ressort tellement des Évangiles, qu'on
devrait au moins la conjecturer avec une haute vrai-
semblance, quand bien même elle ne serait pas
exprimée en termes formels dans les textes capitaux
i)ue nous allons maintenant étudier.
Ce que nous avons dit, jusqu'à présent, de la pri-
mauté de Pierre est reconnu pour exact par bien des
représentants de la critique libérale. Mais nul n'est
plus affirmatif à cet égard que M. Loisy : « Jésus,
lisons-nous dans L'Evangile et l'Eglise, est le centre
et lechef, l'autorité incontestée. Les disciples ne sont
pas autour de lui comme une masse confuse; parmi
eux, le Seigneur a distingué les Douze, elles a asso-
ciés lui-même, directement et effectivement, à son
i33y
PAPAUTE
1340
ministère; même, parmi les Douze, il y en avait un
qui était le premier, non seulement par la i)riorilé de
sa conversion ou l'ardeur de son zèle, mais par une
sorte de désignation du Maître, qui avait élé acceptée,
et dont les suites se font sentir encore dans l'histoire
de la communauté apostolique. C'était là une situa-
tion de fait, créée en apparence par les péripéties du
ministère galiléen, mais qui, un certain temps avant
la Passion, se dessine comme acquise et comme rati-
fiée par Jésus. » (Alf. Loisy, L'Et'an^ite et l'Eglise,
p. 90. Paris, 1902. Iu-i6. Cf. Jean Héville, Les Ori-
gines de l'épiscopat, p. 89 et 4o. Paris, 1894. In-8. —
Item, Henri Monnier, Notion de l'apostolat, p. i3i-
i33 et 142, i43)
Il convient donc d'examiner les formules évangé-
liques appuyant la primauté de Pierre sur une
volonté publique et sur une désignation réelle du
Sauveur en personne.
Le texte principal est le Ta es Petras.
II. — Lie texte « Tu es Petrus »
Rappelons, d'abord, l'émouvant récit du premier
Evangile.
Aux environs de Césarée de Philippe, Jésus interroge
ses disciples : Dans le peuple, que dit-on du Fils de
l'homme? Bien variées sont les conjectures des Juifs.
Pour les uns, Jésus est Jean-Baptiste. Pour d'aulres
c'est Elle. Pour d'autres encore, c est Jérémie ou tel
autre prophète ressuscité. — Mais vous-mêmes,
reprend Jésus, que pensez- vous de moi ? — « Tu es le
Christ, le Fils du Dieu vivant », répond immédiate-
ment Simon-Pierre. Alors Jésus récompense la foi de
son apôtre : n Tues bienheureux, Simon, lils de Jona:
car, ce que tu viens de dire, ce n'est pas la chair et
le sang qui te l'a révélé, mais mon Père qui est dans
les cieux. El moi, je le dis que tu es Pierre; et sur
cette pierre je bâtirai mon Eglise; et les portes de
l'enfer ne prévaudront pas contre elle. El je te donne-
rai les clefs du royaume des cieux. Et tout ce que
tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux; et tout
ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les
cieux. » (Maith., xvi, 18, tg) .
Au sujet de la promesse qu'on vient de lire, et de
la prérogative qu'elle garantit à Pierre, quatre ques-
tions doivent être séparément résolues :
I" Ce texte esl-il authentique, et non pas interpolé?
2° Ce texte est-il historique, et non pas rédaction-
nel?
3" Quelle est la signification littérale des paroles?
If' QneWeesllaLt'aleur démonstrative du même texte?
1' Le <i Tu es Petrus » est-il « aiitlie/itique », et non
pas interpolé 1' — Plusieurs critiques libéraux consi-
dèrent celte réponse fameuse de Jésus comme par-
tiellement étrangère au texte primitif de l'Evangile.
C'est la phrase : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je
liâtiriii mon Eglise ; et les portes de l'enfer ne pré-
vaudront pas contre elle » (Matth., xvi, 18), qui est
surtout révoquée en doute. A vrai dire, le Tu es
Petrus ne se trouve pas textuellement cité avant
TertuUieu et Origène. Tous les auteurs chrétiens du
deuxième siècle ometlent de le transcrire, alors que,
cependant, ils relaient les autres paroles du même
passage. Bien plus, jusqu'au quatrième siècle, la for-
mule en demeure incertaine, comme le prouvent les
notables variantes des citations faites par Eusèbe et
par saint Epiphane. Le verset 18 (T'a es Tétras), au
moins dans sa teneur actuelle, serait donc une inter-
polation, et une interpolation visiblement tendan-
cieuse.
M. Adolf Harnack pense retrouver la leçon origi-
nale de Matthieu dans le Dia Tessaron deTatien, dont
le texte nous serait manifesté principalement par
saint Ephrem : 0 Tu es Pierre, et les portes de l'enfer
ne prévaudront pas contre toi. n [Die Acta Archelai
und dus « Diatessaron » Tatians, p. 149 et i5o.
Leipzig, 1 883. In-8(7'e.r/e und Untersuchungen, t. l,
fasc. 3.)] D'après l'Evangile authentique, Jésus
n'aurait donc pas présenté l'apotre Pierre comme le
fondement de l'Eglise, et de l'Eglise en tant qu'elle
est impérissable,
M. Alf. RtcsH admet ce point de vue, et croit
pouvoir fixer, en outre, l'époque et l'origine de
l'interpolation. C'est tout à la lin du deuxième siè-
cle, ou au début du troisième, qu'aurait été remanié
le texte de la réponse de Jésus à Pierre. La cause du
remaniement aurait été, d'une part, l'inlluence ju-
daïsante des écrits pseudocléraentins, et, d'autre
part, l'inlluence romanisante du traité De Aleato-
ribus. En elfet, la notion de l'Eglise fondée, cons-
truite sur Pierre, était alors commune aux judaï-
sants, qui vénéraient en Pierre l'apôtre de la
circoncision, et aux romanisants, contemporains du
pape Victor, qui croyaient voir en Pierre le prédé-
cesseur des évèques de Rome. Aussercanonische Pa-
ratlettexte zu den Evangelien T. II. Zu Matthaeus
und Marcus, p. 187-196. Leipzig, i8y4. In-S" [Texte
und Uritersitch., t. X, fasc. 2].
L'opinion de Resch a été reprise et développée,
quant à l'origine romanisante, par un professeur de
"Tubingue, M. Julius Grill (/?er Primat des Petrus.
liine Uulersuchung, p. 61-79. Tubingue, 1904. In-8)
En France M. Henri Monnier s'est prononcé de
même pour l'interpolation. Mais il se montre moins
catégorique à en restituer la conjecturale histoire.
(Notion de l'apostolat (igoS), p. i38-i42.)
Tel est également le point de vue d'un jeune doc-
teur, qui adopte et qui parfois dépasse les solutions
radicales de M. Holtzmann et de M. LoiSY, sur l'éla-
boration rédactionnelle des Evangiles synoptiques.
(Les Procédés de rédaction des trois premiers éfun-
gélistes. Paris, 1908. In-8). M. Firmin Nicolardot
s'abstient d'appliquer sa méthode habituelle au Tu
es Petrus, et d'y analyser le travail caractéristique
du rédacteur « matlhéen ». Il considère, en elfet,
ce texte comme probablement étranger à l'Evangile
de Matthieu, et comme devant résulter de quelque
insertion ultérieure.
Chez les savants catholiques, l'authencilé du Tu
es Petrus a élé remarquablement défendue, surtout
contre M. Resch, par le R. P. Knbllru (Petrus als
Felsengrund der Kirche,i. L des Stimmen aus Maria-
Laach (1896), p. I2g-i38, 288-2gg, 3^5-382); puis par
M. Michihls (l'Origine de l'Episcopat, p. ao-48. Lou-
vain,i900. In-8); par MgrBATiPFOL(/.'£'g'/ise naissante
et le Catholicisme, p. ioi-ii3. Paris, igog. In-12.
Excursus A.); et par le R. P. Fonck (Tu es Petrus,-
dans Bihlica 1920, vol. I, fasc. 11, p. 24o à 264).
Sans prétendre à l'inédit, examinons à notre tour
tous les arguments qui établiraient l'hypothèse de
l'interpolation. Nous suivrons la méthode régressive
qui pari du plus récent pour atteindre peu à peu le
plus ancien.
Est-il donc exact, en premier lieu, que les notables
variantes des citations faites du Tu es Petrus par
Eusèbe et par saint Epiphane alleslent qu'au qua-
trième siècle la formule de ce texte demeurait incer-
taine ?
M. Resch allègue avec raison trois passages de
saint Epiphane [Haeres., xxx, 24 et lvi, 3 (P. G.,
t. XLI, col. 445 et 998) ; Haeres., Lxx, 11 (P. G.,
t. XLII, col. 778)] et liuit passages d'EusÈDB [De
laudibus Constantini, xvii (/'. G., t. XX, col. i433).
— Praepar. e^'ang., i, 3 (P. C ., t. XXI, col. 33). —
Comm. in Psalm., xvii, i5, 16; Lix, 11 ; lxvii, 34-36
(P. G., t. XXIII, col. 173, 572, 720). — Comm. in
t341
PAPAUTE
1342
Isaiam, xxviii, i6; xxxiii, 2; xlix (/'. G., t. XXIV,
col. ■ii)'>., 339, 437)] où la ;>;irole du Christ est ainsi
présentée ; « Sur la pierre (sur le roc), je bâtirai mon
Eglise et les portes de l'enfer ne prévaudront pas
contre elle. » Mais, de là, il résulterait, selon le eri-
li<iue alleuiand, qu'une partie au moins des manu-
scrits lus par Epiphane et Eusèlje, ne disaient pas
Qocore que l'apùlre Pierre eût été constitué fonde-
ment nécessaire de l'Eglise ; en d'autres termes, ne
portaiejil pas encore la leçon : « ïu es Pierre, el sur
colle pierre je bâtirai mon Eglise... »
La conséquence est, à vrai dire, plus que fragile.
Nous-mêmes, qui admettons aujourd'hui comme in-
contestée la leçon traditionnelle, [uiurrions parfaite-
ment évoquer ce texte sous la même forme qu'Epi-
phane et Eusèbe, si nous avions à le produire dans
un contexte identique au leur.
En eflVl, les onze passages en question ne préten-
dent nullement rappeler les promesses de Jésus à
Pierre, moins encore prétendent-ils transcrire et
commenter le seizième chapitre de saint Matthieu.
Leur uni(]ue but (M. Michiels le remarque avec jus-
tesse) est de présenter l'Eglise chrétienne comme
impérissable, malgrélaragede ses ennemis. Epiphane
el Eusèbe choisissent donc, par manière d'allusion,
dans le l'u es l'etrus, les seules paroles qui vont
directement à illustrer el à confirmer leur thèse ;
paroles qui se trouvent en réalité dan^ le texte, et
qui s'y trouvent bien avec le même sens: b L'Eglise
est impérissable, puisque, d'aj>rès le Sauveur, elle
est bâtie sur le roc, fondée sur la pierre. »
L'exemple le plus caractéristique se trouve dans
le De laudibus Cunstantini, oii Eusèbe dé» eloppe
une antithèse oratoire entre la synagogue juive, qixi
devait disparaître, el l'Eglise clirétienne. qui ne doit
pas périr; de la S3'nagogue jui\e, le Christ a dit :
« Votre demeure sera laissée déserte », mais, de
l'Eglise : « Sur le roc je bâtirai mon Eglise, el les
portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle.
(/'. G., t. XX, col. 1^33 et Corpus de Berlin : Heikbl,
liusebins Werke, t. 1, p. 206. I.eipzig, lijoa. ln-8)
Vraiment, le procédé n'a rien d'illégitime. 11 pa-
raîtra encore plus normal si l'on songe à la grande
liberté, à l'approximation très large, dont usait l'an-
tiquité chrétienne en matière de citations ou d'allu-
sions scripturaires : non moins que l'antiquité
profane eu matière de citations et d'aUu&ions
littéraires. Comment donc serait-il raisonnable d'al-
ler conclure, des passages résumés tout à l'heure,
qiif; la rédaction actuelle du Ta es Petrus ne pouvait
uniformément se trouver dans les manuscrits qu'Epi-
phane et Eusèbe avaient eux-mêmes sous les yeux?
Pareille conclusion serait d'autant plus sophisti-
que et déraisonnable que, là où ils s'occupent direc-
tement de saint Pierre et de notre texte, Epiphane
et Eusèbe mentionnent, dans son intégrité, le Tu es
Petrus. Non seulement Eusèbe le cite littéralement
au second livre De liesurrectione [De Resurrectiune,
II. P. G., t. XXIV, col. iiii], mais, dans la Démons-
tration évaiijiélique, il le commente avec détail, et
reproJuil, mol [)our mol, tout le passage de Saint
Matthieu (xvi, iSig), exaclemenl tel que nous le
lisons aujourd'hui. {Démonstr. é<'ang , III, v. P . G.,
t. XXII, col. 216, 217) Xulle attestation ne pouvait
être plus catégorique. De même, saint Epiphane, à
deux reprises, déclare que le roc sur lequel Jésus-
Christ édifia son Eglise immortelle n'est autre que
Pieri'e en personne, le chef des apôtres el le témoin
de la vérité divine. Pierre sera donc i «pv}.KioTKr«;
Tfiv i7:577o/oiy, Ilaeres., Lix, 7 (F. G., t. XLI, col.
1029). ou encore T5V ttoût^w tûv «7T07t;'>'jjv (^Ancoratus ,
IX ; /'. C, t. XLIII, col. 33).
Ajoutons que, chez les autres Pères contempo- '
rains de l'arianisme, le 7'« <;»■ /'e/rns est mainte fois
cité, dans sa teneur actuelle, comme un texte bien
connu et admis de tous. Ajoutons, en outre, que les
doux manuscrits de la même époque parvenus jus-
qu'à nous, le Sinailicus el le Vuticatius, ne présen-
tent à cet endroit aucune hésitation ni aucune va-
riante. (Inutile d'ajouter que tous les manuscrits de
l'Evangile, toutes les versions connues, rapportent
intégralement le Tu es Petrus. Comme ce sont des
textes copiés depuis le quatrième siècle, on nous
objecterait qu'ils reproduisent l'interpolation précé-
demment opérée. Nous devons donc accepter la dis-
cussion pour la période antérieure à la plupart de
nos manuscrits actuels. Remarquons, du moins
qu'en un pareil état des textes la présomption est
pour l'authenticité réelle, et que la charge de la preuve
incombe tout entière aux partisans de l'interpola-
tion). Et l'on pourra estimera sa juste valeur l'alBr-
mation de M. Reseh : qu'au quatrième siècle, la for-
mule du Ta es Petrus demeurait flottante et
incertaine.
A vrai dire, le texte était indubitablement et uni-
formément reçu au temps d'Eusèbe. Si l'on prétend,
qu'il y ait eu interpolation dans les manuscrits grecs,
c'est à une date antérieure qu'on devra en marquer
les traces et en expliquer le succès .
Au troisième siècle, nous pourrions relever au
moins vingt-cinq citations du Tu es Petrus. Mais
Irouvera-t-on quelque témoignage similaire dans la
littérature chrétienne du deuxième siècle ?
Oui, d'abord, si le texte copie, partiellement tra-
duit par M. Eugène RÉviLLOUT, est bien identique â
VEiuingile des douze updtres, qui circulait dès le
deuxième siècle. Ce remarqual)le document contient
une paraphrase lyrique de toute la narration de
Matthieu. Pierre, miraculeusement éclairé d'en
haut, proclame que Jésus est le Christ, le Fils du
Dieu vivant. Et Jésus récompense la foi du disciple
par la plus glorieuse des prérogatives. Citons, au
moins, l'évocation directe du Tues Petrus: «Amenti
[enfer], prends deuil aujourd'hui, ainsi que tes puis-
sances, car j'ai promis à Pierre un testament éternel;
parce que ye bâtirai sur lui mon Eglise, et les portes
de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. >■ (L'Evan-
gile des douze apôtres récemment découvert, dans la
Revue biblique, 1904, t. I, de la nouvelle série,
p. 323)
La valeur de l'argument reste néanmoins condi-
tionnelle : si le texte en question est réellement
VEvangile des douze apôtres. Mais il est un autre
écrit dont l'attribution au deuxième siècle n'est
l'objet d'aucun doute: c'est le Dia Tessaron deTA-
TiEN. La formule intégrale du Tu es Petrus était-elle
donc contenue, oui ou non, dans cette Concordance
des quatre évangélisles'.' Voilà le problème décisif
pour le deuxième siècle.
Tout le monde s'accorde à retrouver chez saint
EpHRiî.M le texte évangélique du Dia Tessarân. Bien
que le diacred'Edesse écrivitseulemenlau quatrième
siècle, on n'a pas à craindre que la rédaction du Tu
es Pntrus lui soit parvenue interpolée ou défigurée.
Nous sommes, en ePfet, dans une Eglise de langue
syriaque, où ne s'exerce ni l'influence judaïsante, ni
l'influence romanisante, qui aurait pu altérer ten-
dancieusement la formule primitive. Nous sommes
dans nue Eglise de langue syriaque, où les manu-
scrits syriaques se transcrivent dépendamment les
uns des autres, et n'enregistrent pas les fluctuations
(hypothétiques) des manuscrits gréco-romains. Par-
tisans et adversaires de 1 anlhentirité du Tu es Pe-
trus admettent également que saint Ephrem possé-
dait, en substance, le célèbre passage, tel que 'Tatien
lui-même, dès le deuxième siècle, l'avait transmis
1343
PAPAUTÉ
1344
à ses compatriotes du royaume d'Edesse. Quelle est
donc, d"après le diacre d'Osroène, la vraie formule
du Tu es l'etrus ?
Nous l'avons dit plus haut : selon quelques criti-
ques, notamment M. Harnack, M. Resch, M. Mon-
nier, M. Grill, le texte d'Eplirem serait exactement
celui-ci : n Tu es Pierre, et les portes de l'enfer ne
prévaudront pas contre lui. t Pierre n'aurait pas été
proclamé fundement de l'Eglise impérissable.
Il est exact que saint Ephrem évoque le Tu es Pe-
irus dans les termes suivants : Tu es Petra, itla
petra quam ere.rit [Dominus], ut Salarias in eam
offenderet; ou bien : Et portae inferi te non vincent,
id est quod non destruetur fides ; ou bien encore :
]'ecles inferi non praetalebunl adt-eisus te. Ce sont
du reste les trois seuls passages mentionnés par
M. Resch, dans l'œuvre entière du diacre d'Edesse.
{Parallellexte, p. 188, 189)
Mais doit-on reconnaître ici la formule du Tu es
Petrus, celle qu'Ephrem trouvait littéralement dans
son texte évangélique? Ne seraient-ce pas plutôt des
citations larges, à la manière des anciens, ou des
allusions plus ou moins approximatives? Pour en
juger sans arbitraire, il faudrait, d'abord, examiner
tous les cas où le saint diacre allègue le Tu es Petrus
et noter les expressions qu'il adopte. Peut-être en
résulterait-il des indications plus précises et plus
fermes sur le texte de l'Evangile qu'Ephrem aura eu
sous les jeux. A cet égard, l'enquête de M. Resch
est gravement incomplète, car elle néglige beaucoup
de citations et d'allusions intéressantes. Xous-même
pourrons en signaler au moins huit (Lamy, S.
Ephraem Syri Hymni et Sermones. Matines, 1882-1902.
4 volumes in-4).
1" Sioionem,.. sanctum scilicet aposloloriim caput, Pe-
tram, Ecclesiae fuDdainenlum (1, 3T4. Serm. 2 1/1 hebd.
sanci., iv); 2*" Simon, discipule mi, ego te constitui fan-
dameotUDi Ecclesiae sanctae , Pelram vocaTi le. quia
tu susliiiebis lotum nieum aediâcium (I, ^l'2. Serm. k in
hebd. sanct , II; 3* Maria ad Simonem, fiindamentum,
cucurril prius, et ci, tamquam Ecclesiae nunliarit narra-
Tilquequod viderai (I, ô3l. Serm. ad. noci. dom.Resur., 11);
4* Superhancpeliamaedificabo l^cclesiam meain, et vecles
inîerni uon superabunl eam (lï, ISfi. Contm. in Isaiam.^
lïii. 2| ; .S* Simon nudivit revelalionem n Pâtre, pclra
incDncussa (IV, 53i. Uymn. de Eccl. et i'ir^.. xt, !S ;
6' Beatus es. ô Petre. quia Fiiius Dei te posuit in funda-
mento Ecclesiae, ut porlares pondus toliu» creaturae, sicat
ipse portât totum munduni (ÏV, 686. Hyrnn. de Sim. Peir.^
VII — cf. viii) ; 7' Beatus es, ô Simon, quia snper le aedifi-
cala est Ecclesia, decova lucis sponsa, cui promisit Filius
Dei portas inferni contra eam non praevalituras (IV, 688.
Hyn.n.àe Sim. Petr.. xii); S» Vae mihi, clamabal Petrus
in atrio domus Caïpha*-, alienus factus sum a ^'ilio, quia
abnejîhvt eum ; Petrum me vocaTerat : et factus sum ipsi
arena; Ecclesiam autem suam non aediâcabil super are-
nam: ego memetipsum everli (IV, 738, Uymn. dispers,,
TU De paeniteniia Petri\.
En présence de telles citations et allusions, il n'est
plus possible de tenir que, d'après saint Ephrem, la
formule évangélique du Tu es Petrus ait été simple-
ment : « Tu es Pierre, et les portes de l'enfer ne pré-
vaudront pas contre toi. » Ephrem, au contraire,
savait bien que Pierre fut proclamé par le Christ
« fondement » de l'Eglise, et de l'Eglise impérissable.
Ephrem lisait indubitablement, dans son texte évan-
gélique : " Tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai
mon Eglise; elles portes de l'enfer ne prévaudront
point contre elle » (Cf. Burkitt, ^'. Ephraim's Quota-
tions from the Gospel, p. 26-80. Cambridge, 1901.
In-8).
Mais, concèdent formellement tous nos adversai-
res, c'est la leçon même de Tatien, le texte du Dia
Tessarôn, que l'on retrouve dans saint Ephrem et
dans la vieille traduction sj-riaque. Voilà qui est
incontesté.
La conclusion sera donc rigoureuse : le Tu es
Petrus, littéralement tel que nous le lisons aujour-
d'hui, existait chez Tatien, dans la Concordance
é\'angélique, éditée vers 170. Notre texte rencontre
ainsi un témoignage antérieur au pape Victor, un
témoignage antérieur même au grand travail de
saint irénée. La formule intégrale du Tu es Petrus
possède une attestation catégorique, vingt-cinq ou
trente années avant la date de l'interpolation préten-
due. En outre, pour que le même texte ait été repro-
duit par Tatien, on doit avouer qu'il se lisait déjà
dans les recensions plus anciennes, dans les manu-
scrits grecs connu:! au deuxième siècle, et d'après les-
quels fut composé le Dia Tessarôn. Par là, nous
rejoignons enlin la période primitive et l'âge apos-
tolique.
Ajoutons un dernier signe en faveur de l'authen-
ticité du Tu es Petrus : le silence même de saint
Marc et de saint Luc. Quand nous nous demande-
rons si le texte, une fois admis pour authentique
en saint Matthieu, est bien historique, et non pas
rédactionnel, cette double omission deviendra une
dilUculté, que nous devrons examiner avec l'at-
tention la plus grande. Mais un tel silence rend, du
moins, inadmissible la présente hypothèse de l'in-
terpolation.
En effet, si le passage a été introduit peu à peu
dans les manuscrits de l'Evangile entre la tin du
deuxième etla fin du quatrième siècle, pourquoi donc
chez Matthieu seul? Pourquoi pas également chez
Marc et chez Luc? Le motif apologétique, auquel on
attribue l'insertion, réclamait évidemment que, pour
être plus vraisemblable, elle fût opérée, en termes
conformes, dans les trois narrations. Mise à part la
réponse laudative de Jésus à Pierre, le contexte est
entièrement parallèle chez Matthieu, chez Marc et
chez Luc : questions du Seigneur, confession de
Pierre, annonce de la passion et de la croix {.Marc.,
vm, 27-81, et Luc, 11, 18-22, correspondent entière-
ment avec Matt.. xvi, i3-2i, sauf les versets de la
réponse de Jésus à Pierre. .Valth., xvi, 17-19). Si on
voulait compléter cette page de l'Evangile, c'est à la
fois chez Matthieu, chez Marc, chez Luc, et au même
point du récit, qu'on avait intérêt à l'intercaler.
Quant à la dilEculté matérielle de l'insertion, elle
n'était pas plus insurmontable chez Marc et Luc que
chez Matthieu ; puisqu'il s'agit de contextes qui se
correspondent phrase par phrase. D'autre part, à ta
date où l'interpolation aurait eu lieu, c'est-à-dire pos-
térieurement à saint Irénée, vers la tin du 11' siècle,
l'Evangile de saint Matthieu n'était répandu nulle
part où ne fussent également admis, et au mênie
titre, les Evangiles de saint Marc, de saint Luc et de
saint Jean. Tous étaient alors inséparablement
réunis dans une même collection, l'Evangile quadri-
forme, ou tétramorphe; la vie du Christ d'après
« les Quatre », dia Tessarôn.
Par conséquent, s il y a eu interpolation par but
apologétique, on conviendra qu'elle a dû être faite
pareillement chez les trois synoptiques, dans le même
passage et le même contexte. Si la réponse laudative
de Jésus, promettant à Pierre les plus hauts privi-
lèges, existe chez Matthieu tout seul, et se trouve
omise chez Marc et chez Luc, c'est qu'elle n'est pas
le résultat d'une interpolation et d'une fraude. Elle
existe chez Matthieu tout seul, et non pas chez les
autres, parce que, véritablement, et depuis l'origine,
on la lisait, on la transcrivait chez Matthieu tout
seul, et non pas chez les autres.
Bref, le silence de Marc et de Luc est un indice non
équivoque de l'authenticité du Tu es Petrus,
1345
PAPAUTE
1346
La question à résoudre était la suivante : le Tu es
Petrtis est-il authentique et non pas interpolé?
Nous avons passé en revue les arguments qui éta-
bliraient l'interpolation; et nous avons constaté
combien ils sont inefficaces.
Par ailleurs, non seulement tous les manuscrits et
toutes les versions présentent le Tu es Pelnis coiniae
autbentique en saint Matthieu; mais de manifestes
citations et allusions témoignent positivement de son
emploi continuel au quatrième et au troisième siècle,
et même de son existence avérée en plein deuxième
siècle. Quant au silence Je Marc et de Luc, il fournil
un nouvel indice contre l'interpolation et pour
l'authenticité.
A vrai dire, parmi les textes de l'antiquité profane
les plus universellement admis, en est-il beaucoup
dont l'authentique attribulion repose sur un pareil
ensemble de témoignages concordants?
C'est donc à bon droit que la plupart des critiques
libéraux, d'accord avec tous les catholiques et pres-
que tous les protestants orthodoxes, avouent que le
Tu es Pelrus, dans sa rédaction actuelle, n'est pas
interpolé, mais appartient certainement et aulhen-
tiquement à l'Evangile grec selon saint Matthieu.
Reste maintenant à étudier si notre texte repro-
duit une parole véritable de Jésus-Christ, ou bien
s'il n'est pas l'œuvre artificielle du rédacteur évangé-
lique.
Ce sera le problème d'historicité.
a" Le Tu es Pelrus est-il historique, et non pas
rédactionnel? — Les critiques libéraux sont una-
nimes à nier que le Tu es Petrus, dans sa formule
actuelle, reproduise une parole véritable de Jésus-
Christ.
Quand ils avouent que ce texteappartientauthen-
tiquement à l'Evangile grec selon saint Matthieu,
ils n'entendent donc pas reconnaître pour autant son
historicité. Ils considèrent, en effet, la promesse
adressée à l'apôtre Pierre par Jésus-Christ, comme
étrangère à la tradition primitive, et comme élaborée,
peu à peu, entre la Passion du Sauveur et la compo-
sition de notre Evangile : c'est-à-dire pendant une
période longue, d'après eux, non pas seulement de
trente ou quarante ans, ruais de soixante ou soixante-
dix ans. Le Tu es Pelrus devrait être ainsi attribué
« à une couche secondaire, probablement à la der-
nière couche du travail rédactionnel d'où est sorti
le premier Evangile ». Tel est le sentiment de
M. Alfred LoisY {Les Evangiles synoptiques, t. U,
p. 2-i5. Ceffonds, 1908. In-8). Nommons, parmi ceux
qui, en France, ont adopté une position analogue :
Jean Rbville (Les Origines de l'épiscopat, p. 3i-43.
Paris, 1894. In-8), Auguste Sabatirr ([.es Religions
d'autorité et la Religion de l'Esprit, p. 209-212. Paris,
1904. In-8), M. Charles Guionebïrt (Manuel d'his-
toire ancienne du christianisme. Les Origines, p. 226-
a3i. Paris, 1906. In-i6. — Modernisme et traditian
catholique en France, p. 89-91 et 119-125. Paris, s. d.
<i9o8). In -12).
On peut ramener à quatre chefs les arguments et
les hypothèses qui, d'après ces divers critiques,
permettraient d'affirmer l'origine rédactionnelle du
Tu es Pelrus :
Le contexte de saint Matthieu lui-même;
Le silence de saint Marc et de saint Luc;
Le caractère ecclésiastique du passage;
Son caractère éhionite et judaïsant.
Nous allons donc examiner les quatre chefs de
démonstration, et rechercher si, véritablement, ils
excluent l'historicité de notre texte évangélique.
^ , En premier lieu, on objecte le contexte, médiat ou
immédiat, de saint Matthieu lui-même.
Tome III.
Le contexte médiat prouverait que Jésus-Christ
n'entendait pas réserver à Pierre une prérogative
comme celle dont le Tu es Pelrus fournit l'expression.
Le contexte immédiat prouverait que le Tu es Petrus
fait violence à la narration qui l'encadre.
Au sujet du contexte médiat, nous n'avons pas à
répéter ce qui a été dit plus haut sur la place de
Pierre parmi les apôtres. Jésus-Christ a fait suivre
d'un précepte d'humilité les naïves et ambitieuses
querelles entre disciples |)our le premier rang.
Jamais, toutefois, il n'a exclu de son royaume, ici-
bas, l'existence d'une primauté qui serait, non pas
un honneur mondain, mais un n service «, un minis-
tère, pour le bien spirituel de tous. Par ailleurs, dans
l'ensemble du récit évangélique, spécialement chez
saint Matthieu. Pierre apparaît toujours comme
l'apôtre principal et privilégié. Voilà, certes, un con-
texte « médiat » qui n'est en rien défavorable au Tu
es Pftrus. Inutile d'insister.
Mais, dit on, le premier Evangile attribue au Sau-
veur une déclaration manifestement incompatible
avec le Tu es Petrus.
Notre texte contient les paroles suivantes : " Et
tout ce ([ue tu auras lié sur la terre sera lié dans les
cieux; et tout ce que tu auras délié sur la terre sera
délié dansles cieux. » (Mutth,, xvi, ig)Or, le même
évangéliste rapporte, quelques pages plus loin, une
formule à peu près identique : i Tout ce que vous
aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel; et tout ce
que vous aurez délié sur la terre sera délié dans
le ciel. » (Malth., xvin, 18)
De part et d'autre, puissance efficace et plénièrede
« lier et de délier ». Mais, dans le premier cas, visi-
blement, « il s'agit d'une prérogative spéciale et
unique accordée à Pierre ». Dans le second cas, ce
même pouvoir est reconnu» à la masse des croyants»,
ou, pour parler plus juste, au collège apostolique
toutentier. (Lesraisonshistoriques ne font certes pas
défaut pour considérer le texte de .Vatth., xviii, 18,
comme adressé uniquement au collège apostolique.
Cf. LoisY, Synoptiques, t. II, p. 90, 91 ; mais ce serait
sortir de notre sujet que de vouloir fournir ici cette
démonstration.) Bref, entre les deux passages, appa-
raît une contradiction. « Il semble donc que, si xvin,
18 subsiste, xvi, 19, doivent tomber; et vice versa. »
Dureste, pour la critique libérale, ni l'un ni l'autre
des deux textes n'est historique et primitif. Mais ils
sont regardés comme ne pouvant assurément pas
remonter, l'un et l'autre, à la même date et à
la même origine. Or, le second texte portant
diverses marques d'antériorité relative, c'est le
Tu es Pelrus qui se trouverait le moins historique et
le moins primitif des deux passages opposés.
(Henri Mon.mbr, Notion de l'apostolat, p. i36, iSj.
Nous savons déjà que M. Monnier conclut, non seu-
lement contre l'historicité, mais contre l'authenticité
même du Tu es Petrus.)
Malgré lesaffirmationsconvaincues de certains cri-
tiques (Réville, Origines de l'épiscopat, p. 3;, 38.
GuiGNEBERT, Manuel, p. ■îZo. Modernisme, p. 90), nous
avons peine à comprendre cette incompatibilité radi-
cale entre les deux textes de saint Matthieu.
Un souverain dit à un homme d'Etat : « Je vous
confierai un portefeuille ministériel, avec la prési-
dence du conseil. » Le même souverain dit ensuite
à douze personnages politiques, amis les uns des
autres, et parmi lesquels se trouve le futur premier
ministre : « Messieurs je vous confierai, à tous, un
portefeuille ministériel. » Prétendra-t-on que la
seconde promesse détruise la première? La charge
de « ministre » garantie à douze hommes politiques
est-elle incompatible avec la « présidence du conseil »,
déjà promise à un seul d'entre eux?
1347
PAPAUTE
1348
N'assimilons pas la hiérarchie créée par le Christ
aux distinctions terrestres. Mais il existe, du moins,
entre la promesse évangélique faite à saint Pierre, et
l'autre promesse évangéliijue faite ensuite au collège
apostolique tout entier, un rapport analogue à celui
des deux successives promesses que nous venons
d'imaginer chez un roi d'ici-bas. La puissance de
lier et de délier est garantie à Pierre, d'abord, et
ensuite aux « Douze ». Il y aura donc, pour Pierre et
pour les « Douze », une fonction commune et identi-
que. Mais les clefs du royaume des deux sont, en
outre, promises à Pierre avec le rôle unique de fon-
dement perpétuel de l'Eglise. Il y aura donc pour
Pierre, une prérogative exclusivement réservée à
lui seul.
Bref, les deux textes de saint Matthieu (xvi, i8, 19
et iviii,iS)nous font entrevoir la mission de tout le
collège apostolique, et l'autorité spéciale de son chef.
Où est la contradiction? Où est l'incompatibilité?
Vraiment nous pouvons, sans davantage nous
attarder à pareille question, étudier maintenant le
contexte immédiat du Tu es Peirus.
<i Les privilèges décernés par Jésus à Pierre », dit
JeanRiiviLLE, ( sont évidemmentun liors-d 'œuvre qui
rompt l'unité du récit, et met le Glirisl en contradic-
tion avec lui-même ». (Origine de l'épiscopot, p. 3^)
Rupture de l'unité du récit, tel est le premier grief.
Danstoute la narration évangélique où se lit notre
texte, la série des idées apparaît exactement la même
chez les trois synoptiques : Jésus est, en personne,
le Christ de Dieu : non pas toutefois au sens juif,
mondain, charnel, du messianisme vulgaire. Le vrai
Chriat doit souffrir avec ignominie; doit mourir en
croix ; el ne parvenir que par les opprobres au
glorieux triomphe qui lui est finalement réservé.
Les disciples du Christ devront donc, à leur tour, se
renoncer eux-mêmes, porter leur croix, bref imiter
l'abnégation de leur Maître, pour avoir parla l'œuvre
messianique, et n'être pas exclus de la récompense
éternelle, (il/arc, viii, 38-89 (ix, i grec); Malt., xvi,
i5-28; Luc.:, 9, 20-27)
En introduisant, après la confession de Pierre,
une réponse laudative de Jésus à son apôlre privilé-
gié, le rédacteur du premier Evangile n'a-t-il pas
interrompu artilîciellement la marche du récit et la
suite naturelle des idées?
Autre grief, également tiré du contexte immédiat :
par le Tu es Petrus, Jésus est mis en contradiction
avec lui-même.
A peine vient-il de récompenser Pierre pour avoir
entendu, sur le Christ, la révélation du Père céleste,
que le Sauveur doit dire au même apôtre : « Arrière,
Satan ! Tu es pour moi un scandale, car tu ne com-
prends pas les choses de Dieu, mais [uniquement]
celles des hommes ». {Matih.. xvi, 28. Cf. Marc.,
VIII, 83) Ily a, dans ce contraste, une invraisemblance
que M. GuiGNEBBRT juge intolérable. « Comment est-
il possible que Jésus ait si mal placé sa confiance
qu'il lui faille tout de suite reconnaître son erreur
et accabler durement son ministre d'élection? Il me
semble évident que les versets 18, 19 (Tu es
Petrus) d'une part, et 22, 28 (Vade post me, Salami),
d'autre part, se rapportent à deux traditions d'ori-
gine dilTérente, peut-être aussi inauthentiques l'une
que l'autre sous leur forme actuelle, mais qu'il est
impossible de maintenir toutes deux côte à côte. »
(Manuel, p. 229, a3o) Or, s'il faut choisir, l'har-
monie du contexte, les morceaux parallèles et sur-
tout le témoignage de Marc, imposent manifestement
de regarder le Vade post me, Satana comme plus
primitif, el de lui sacrifier le Tu es Petrus. Telles
seraient donc, à double titre, les exigences du con-
texte immédiat.
Et, cependant, même si tout cela était indiscu-
table, il ne faudrait pas en tirer des conclusions par
trop altlrmalives. La preuve, sans doute, paraîtrait
faite que le Tu es Petrus n'est pas à sa vraie place,
el qu'il est artificiellement placé en dehors de son
cadre. Mais il n'en résulterait pas nécessairement
que ce fût un texte étranger à la tradition primi-
tive, et d'origine toute rédactionnelle. On ne doit
pas, en effet, oublier avec quelle liberté les narra-
teurs évangéliques dislribuenl leur récit, quant à
l'ordre littéraire, et quant au groupement simultané
de paroles prononcées en des circonstances diffé-
renles. (Cf. E.Mangknot, Les Eléments secondaires
et rédaclionnels du n Discours des paraboles », dans
la Heiue du clergé français, 1909, t. LVIII, p. i^i-
i54) La comparaison des textes parallèles ne laisse
guère de doute à cet égard. Voilà pourquoi le man-
que d'harmonie avec le contexte ne saurait être donné
comme un signe certain de nun-historicité.
Mais, à vrai dire, pour le Tu es Petrus, il ne paraît
y avoir aucune discordance avec le contexte. Un
examen plus attentif montrera que, loin de rompre
l'unité du récit, loin de mettre lo Christ en contra-
diction avec lui-même, la réponse du Sauveur k
l'apôtre s'encadre fort heureusement, au contraire,
dans la narration du premier Evangile.
Tout le passage a pour signification dominante,
non pas la prérogative de Pierre, mais la nécessité
de l'abnégation. Jésus n'est aucunement le Christ
du messianisme vulgaire : c'est un Christ destiné aux
opprobres et à la croix. D'où il résulte que ses dis-
ciples devront, à leur tour, se renoncer eux-mêmes
et porter leur croix, s'ils veulent parvenir au triom-
phe. Le Tu es Petrus ne serait donc pas indispen-
sable à la marche du récit: mais il s'harmonise avec
le contexte d'une manière très naturelle, et donne
beaucoup de relief à cette page de saint Matthieu.
Jésus est, en réalité, le Christ, le Fils du Dieu
vivant, lîienheureux qui le reconnaîtra pour tel I
(Tu es Petrus.)
Mais le Christ de Dieu subira les plus cruelles
ignominies et mourra crucifié. Tel sera, pour lui, le
chemin de la gloire. Malheur à qui ne le comprend
pas. (Vade post me, Satana.)
Donc, pour demeurer avec Jésus, il faut suivre la
voie royale de la croix. (.Si quis yult post me yenire,
ahneget semetipsum.)
Bref, au Tu es Christus, fait écho le Tu es L'etrus ;
puis, au Tu es Petrus, vient correspondre par con-
traste le Vade post me, Satana.
Pierre est loué pour sa foi ; il est blâmé pour son
manque d'esprit surnaturel. Pierre a mérité de
hautes prérogatives : car il a proclamé, sous une
lumière divine, que Jésus de Nazareth, malgré son
humble apparence, est le Christ lui-même, le roi
messianique, le fils du Dieu vivant. Pierre a mérité
ensuite une grave réprimande: car, cédant au pré-
jugé mondain et juif, il a protesté contre la per-
spective du mystère de la croix.
En tout cela, pas ombre de contradiction et pas la
moindre rupture de l'unité du récit. Le Tu es Petrui
s'encadre dans un ensemble véritablement homo-
gène et cohérent. On ne peut donc lui refuser l'his-
toricité au nom du contexte (médiat ou immédiat)
de saint Matthieu.
Plus délicate apparaît la question du silence de
saint Marc et de saint Luc.
Si, réellement, Jésus-Clirist avait adressé à Pierre
la magnifique promesse du Tu es Petrus, comment
saint Marc et saint Lue auraient-ils pu ignorer ou
négliger une chose de pareille importance? Gom-
ment aur.iient-ils pu omettre la réponse lautlativede
Jésus, quand ils rapportaient, l'un et l'autre, 1»
1349
PAPAUTE
1350
confession de Pierre, avec toutes les circonstances
notables du même dialogue et du même fait? Gom-
ment expliquer surtout le silence de Marc, c'est-à-
dire de l'évangéliste qui, d'après les témoignages
primitifs, rédigeait, pour les lidèles de Rome, la ca-
téchèse de l'ierre lui-même V « Le silence de Marc
est inexplicable»,ccritJeanRBViLLB, et nous oblige à
reconnaître qu'avant la rédaction de nolreMattbieu
actuel, il y avait une tradition relative à cette scène
capitale, où les privilèges accordés à l'ierre ne ligu-
raientpas. » {Orij;inesde l'épiscopat, p. 82. Cf. Mon-
NiKR, Notion Je l'apostolat, p. 189. Sabatirr, lieli-
gioris J'aiilorilé, l). 2ii.GuiG^EBRm, Manuel, p. 228)
« Le passage entier », dit à son tour M. Loisv, se
« présente comme une enclave dans le récit de Marc,
oii il a été importé d'ailleurs... Son contenu et son
caractère d'évidente interpolation dans le récit de
Marc, ne permettent pas d'y reconnaître une parole
autbentique de Jésus, n (Synoptiqaes, t. II, p. i3, i4.
Le lecteur sait que la plupart des critiques regar-
dent notre second évangile comme antérieur au pre-
mieretau troisième, et comme leur source commune.
C'est en ce sens que doit être comprise la phrase de
M. Loisy, et, de même, celle de Jean Réville.)
Avant toute autre réponse, il faut noter que l'ar-
gument ne saurait être donné comme péremptoire.
Un texte signilicatif est quelquefois rapporté par un
seul d'entre les synoptiques, et non par les deux
autres. Ceux-ci, pourtant, auraient eu occasion de
le mentionner, et on ne voit pas bien clairement la
raison de leur silence. Or, les critiques libéraux se
garderaient, à coup sûr, d'aflirmer qu'en pareil cas
et pour cet unique motif, l'historicité du texte doive
être nécessairement exclue: eux-mêmes retiennent
volontiers telle ou telle parole évangélique dont la
condition rappellerait, à cet égard, celle du Tu es
Petrii.t. A vrai dire, c'est précisément le mélange
des ressemblances et des variétés dans le détail, l'al-
ternance des parallélismes littéraux et des omissions
inexpliquées, qui forme l'étrange complexité du
problème synoptique: harnionia discors.
Au point de vue le moins dogmatique et le plus
purement historique, l'omission d'un texte chez deux
synoptiques (à supposer même qu'on n'en puisse
fournir aucune explication plausible) ne causerait
donc qu'une probabilité défavoralile, pas davantage.
Rendons justice à la modération que garde M. Gui-
GNKBrîRT sur ca point : « Le silence de Luc et de Marc
constitue ». dilil, « une présomption contre l'au-
thenticité [historicité] des deux versets de Matthieu. »
Ç\fanuel, p. 2ag) Une présomption, soit ; mais non
pas un argument ferme et certain. El la u présomp-
tion 11 elle-même devra, en bonne critique, être
négligée ; ou plutôt devra céder devant la vérité :
d'abord, si l'on apporte, du silence de Marc et de Luc,
une autre explication raisonnable que l'origine
rédactionnelle des paroles; en second lieu, si le
témoignage du premier Évangile se trouve corroboré
par des indices positivement favorables à l'histori-
cité de notre texte.
Une première hypothèse, forcément un peu gra-
tuite, m:iis qui ne présente aucune impossibilité,
serait que le Tu es Petrus n'ait pas été prononcé
dans les circonstances mêmes où l'encadre saint
Matthieu. Le silence de Marc et de Luc, en cet endroit,
deviendrait alors tout normal. Resterait seulement
à montrer que l'omission d'un texte de si haute gra-
vité pratique, dans tout le reste du second et du
troisième Evangile, n'est pas inconciliable avec le
caractère historique et primitif du Tu es Petrus.
Eosf.be, d'autre part, expliquait l'absence de notre
texte chez saint Marc, par la volontaire omission du
même texte dans le récit oral de Pierre lui-même. En
effet, le prince des apôtres aurait eu coutume, par
humilité chrétienne, de rapporter ce qui pouvait le
diminuer personnellement, comme sa tri]ile chute
durant la Passion ; et de taire ce qui pouvait le gran-
dir aux yeux des lidèles : comme la magnilique pro-
messe qui rémunéra sa profession de foi et d'amour
envers le Christ. Mais, si le Tu es Petrus ne figurait
pas dans la catéchèse de Pierre, il est normal qu'il
ne ligure pas davantage dans l'Evangile de Marc :
puisque Marc s'est contenté de lixer par écrit les sou-
venirs mêmes de Pierre. {Demonstr. évani;., 111, v.
P. a., t. XXII, col. 216, 217.) Bien que surtout ima-
ginée a priori, cette hypothèse d'Eusèbe est moins
gratuite, assurément, que plus d'un système de la
crilique liliérale.
Mais, sans exclure l'hypothèse d'Eusèbe, qu'il soit
permis d'en proposer une autre, directement suggé-
rée par le texte même de saint Matthieu. M. Michiels
est le premier, croyons nous, qui ait indiaué ce point
de vue : il le qualifie de « conjecture assez plausible ».
(Origine de l'Episcopat, p. 42)
Toute la réponse élogieuse de Jésus-Christ à saint
Pierre porte un caractère juif et biblique extrême-
ment accusé ; par exemple : Simon Har Juna, Ba^iwâ,
pour « tîls de Jona »; la chair et le sang, ni/.pi xxi
«l'ua, pour désigner la « nature humaine t; ies portes
de l'enfer,T.ù'Ay.i i^ôsu, pour désigner la <i puissance de
la mort » ; donner les clefs du royaume, roi; yMîSv.i rf}?
/îyjtiîiK;, pour signifier « l'autorité du majordome n ;
lier et délier, 0 ky.-j 5/57/:;, 0 ïkvjùrr,^, au sens de « défen-
dre et pcrniettre i>. (On pourrait y joindre l'antithèse
entre la terre et les deux. Toutes ces expressions
devront être expliquées au paragraphe 3, dont l'objet
sera la signification littérale du texte Tu es Petrus.)
Bien plus, la parole principale, Tu es Petrus, tire
sa vraie signification d'un jeu de mots sur le nom
araméen de l'apôtre. Ce nom, tel que Jésus l'em-
ployait, n'était autre que Kéfn (rocher), qui corres-
pond au grec Tlé-rpo; (Pierre). (Joan., i, ^2.) Notre
texte, dans la langue originale, se formulait donc
équivalemment ainsi : « Tues Rocher (AV/a), et sur
ce même Rocher (AV/'n) je bâtirai mon Eglise. » La
communauté des fidèles du Christ reposera sur
Pierre, comme une maison repose sur son fonde-
ment; et Pierre, le fondement de l'Eglise, est un
roc. (Cf. Matth., vu, a^, 25 et Luc, vi, 48) Ce jeu de
mots perd beaucoup de sa rigueur et de sa clarté en
grec, à cause de la différence de terminaison entre
Wi-rpoi et niroK, ainsi que du pronom et de l'article
féminins qui accompagnent TiirpoL. On lit, en effet,
chez saint Matthieu : SJ ù ïlirpoi, x«i Ijii rcOr/i rf, Txérpv.
oÎK'jù'jii.i.f-ii IJ.OU rnv 'EM:r,7iyv. Tu es Petrus, et super hanc
petram aedi/icabo Ecclesiani meam.
Or, on ne conteste généralement pas que Luc soit
un Grec, écrivant pour les Eglises de l'hellénisme.
D'autre part, les témoignages anciens, corroborés
par divers critères internes, affirment que Marc est
un Juif, qui écrit en grec pour les fidèles de Rome :
c'est-à-dire pour des lecteurs venus en majorité du
paganisme, et ignorant la langue, comme les usages,
de la Palestine,
Dès lors, ne sera-t-il pas croyable que .Marc et Luc
aient omis volontairement le Tu es Petrus à cause de
son aramaïsme par trop accentué? Non pas que cer-
taines locutions juives de notre texte, et d'autres
fort semblaliles, ne se rencontrent également chez
Marc, chez Luc, ou à travers les épîtres pauliniennes.
11 serait déraisonnable, en effet, de conlciler la pré-
sence de divers séniitismes dans le grec du Nimveau
Testament, sons prétexte que le nombre en a été
beaucoup exagéré naguère. Mais de tels sémitisraes
n'apparaissent, généralement, que très clairsemés.
Au contraire, la réponse de Jésus, après la confession
1351
PAPAUTÉ
1352
de Pierre, réunit en peu de lignes six ou sept for- ^
mules bibliques et palestiniennes; la phrase princi-
pale du texte consiste même en un jeu de mois ara-
méen; jeu de mots qui ne se retrouve qu'à demi en
langue hellénique. On s'explique donc avec vraisem-
blance que Mare et Luc aient évité de transcrire un
fragment que sa couleur exotique rendait assez peu
compréhensible à des lecteurs gréco-romains.
Il faut y mettre cependant une condition : c'est que
la réponse du Christ put èlre omise raisonnablement,
et sans dommage pour le sens principal du morceau.
Mais — nous l'avons déjà constaté, — bien que le
Ta es Peints s'harmonise avec le contexte d'une
manière très naturelle. et donne beaucoup de relief à
cette page de saint Matthieu, il n'est pas toutefois
indispensable à la marche du récit. Le passage a pour
signilication dominante, non pas la prérogative de
Pierre, mais la nécessité de l'abnégation : Jésus est
un Christ d_.estiné aux opprobres et à la croix; ses
disciples devront donc, pour le suivre au triomphe,
se renoncer eux-mêmes et porter leur croix. Tout ce
fragment évangélique garde la même valeur, sans
qu'il y soit insisté particulièrement sur le rôle de
Pierre. Le fait est si vrai que Luc a pu omettre, non
seulement le Tu esl'elrus, mais aussi la protestation
indiscrète de l'apôtre contre la future Passion du
Christ, et la réprimande grave qui eu résulte : Vade
posi me, Satana. Il y a donc, pour une parole de
Jésus à Pierre, silence de Marc et de Luc; et, pour
une autre parole de Jésus au même Pierre, silence du
troisième lilvangile. Néanmoins, chez saint Matthieu,
chez saint Marc, chez saint Luc, la signilication géné-
rale du morceau demeure visiblement identique.
Mais si le Tu es l'elnis pouvait être omis sans
dommage pour le contexte, l'importance même de
cette parole n'obligeail-elle pas Marc et Luc à la
reproduire, au moins en termes équivalents, dans le
cas où ils l'auraient connue? Ecoutons M. Guigne-
BERT : « Une pareille déclaration du Maître ne pou-
vait qu'être placée au premier rang parmi celles que
la mémoire des Udèles devait recueillir tout de suite
et garder précieusement. » (Manuel, p. 2a8) On voit
que l'objection porte même contre ceux qui explique-
raient le silence de Marc et de Luc en disant que le
Tu es Petrus est une véritable parole de Jésus-Christ,
mais non pas une parole prononcée dans les circon-
stances où l'encadre saint Matthieu. La présente
difficulté réclame une solution plausible de la part de
tous ceux qui admettent l'historicité du Tu es Petrus.
Il est indubitable que M. Guigneberl serait dans le
vrai si la première génération chrétienne avait par-
tagé nos préoccupations actuelles; si la controverse,
pendant la seconde moitié du premier siècle, avait
porté sur les mêmes problèmes qu'au dix-neuvième
et au vingtième. Pour nous, l'une des questions les
plus capitales à résoudre par l'Evangile, est la ques-
tion de l'Eglise. Le Christ a-t-il prévu l'Eglise? a-t-il
fondé l'Eglise? a-l-il hiérarchiquement organisé
l'Eglise? 'foute parole de Jésus regardant cet objet
nous parait être de celles que les évangélistes
devaient rapporter avec le plus grand soin et mettre
davantage en relief.
Mais d'une tout autre nature étaient les préoccupa-
tions apologétiques de la première génération chré-
tienne. Ce que l'on attendait surtout des narrateurs
évangéliques, c'était une évocation fidèle de la per-
sonne du Sauveur : Jésus Messie et Fils de Dieu, tel
que l'avaient connu les témoins de sa vie mortelle,
avec sa doctrine de pardon et de salut, avec son
miraculeux pouvoir sur le démon et sur le mal. Voilà
ce dont il s'agissait plus que de toute autre chose.
Les quelques textes directement relatifs à l'insti-
tulioD ou à l'organisation de l'Eglise, loin d'être
artiûcieusement mis en relief, se trouvent épars dans
l'Evangile, cités à propos d'autre chose, et comme
faisant allusion à une réalité manifestement comprise
du lecteur. Il y a là, pour ces textes, une puissante
garantie de sincorité et de fidélité, une valeur très
significative et probante. Les critiques libéraux ne
peuvent sérieusement nier qu'à l'époque où écrivaient
les évangélistes, il existât une hiérarchie ecclésiasti-
que, ni que la conscience chrétienne en attribuât
l'origine à une institution formelle de Jésus-Christ.
Mais celle origine était une vérité reconnue, incon-
testée, dont on ne cherchait guère à. détailler métho-
diquement les titres; et les Evangiles n'ont certes
pas été composés dans le dessein particulier de l'éta-
blir.
Voilà pourquoi, contrairementà ce que nous serions
tentés de croire aujourd'hui, l'importance ecclésias-
tique du lu es Petrus n'obligeait pas Marc et Luc à
reproduire cette parole, ou à manifester, d'une
manière équivalente, son contenu.
Bref, le Tu es Petrus ne se rapportait pas spéciale-
ment au but des ét'an^élistes, et, d'ailleurs, n'était
pas iiidispensahte au contexte qui l'encadre. Marc et
Luc ont donc pu, tout en le connaissant fort bien,
l'omettre délil>éreinenl, pour quelque raison plausi-
ble : par exemple (comme nous l'avons conjecturé),
à caus<! de l'aspect araméen du passage; à cau-se de
celte couleur juife qui le rendait malaisé à coiuiiren-
dre pour des chrétiens de la gentilité.
D'autre part, la même raison, la même couleur
juive, explique la présence du Tu es Petrus dans le
premier Evangile plutôt que dans les autres. \ cet
égard, les critiques anciens n'auraient eu aucun
doute. Un fragment aussi plein d'aramaïsme que le
Tu es Petrus leur aurait paru tout naturellement à
sa place dans un livre de telle origine. Ils considé-
raient, en eifet.le texte grec de notre premier Evan-
gile comme la traduction purement littérale de
l'Evangile araméen, écrit par l'apôtre saint Matthieu,
pour les fidèles de Palestine. La plupart des critiques
modernes admettent (avec bien des nuances) une
hypothèse plus complexe. Le recueil araméen, attri-
bué à sainl Matthieu, n'aurait contenu que des
paroles et discours du Seigneur, A6yix Kupm-j. (Juant
à notre premier Evangile, ce serait une leuvre grecque,
semblable au livre de sainl Luc. Deux sources prin-
cipales seraient communes au premier et au troi-
sième Evangile : un récit des faits de la vie du Christ,
c'est-à-dire l'Evangile de saint Marc ; et un recueil
des paroles et discours du Christ, c'est-à-dire les
A0-/1K réunis par sainl Matthieu. Si la conjecture est
fondée, on peut se demander pourquoi un fragment
palestinien, tel que le Tu es Petrus, serait plus natu-
rellement à sa place dans le premier Evangile que
dans les autres. On peut également dire, avec
Auguste Sabatier, que le Tu es Petrus ne devait pas
appartenir aux Ad/ca, source commune du premier
et du troisième Evangile, puisqu'il ne figure pas chez
saint Luc. (Heligions d'autorité, p. 211, 312)
Mais il est un fait patent que l'on ne saurait né-
gliger, même en admettant l'hypothèse probable des
deu.r sources. Tous les témoignages primitifs dési-
gnent catégoriquement notre premier Evangile
comme l'œuvre spéciale de l'apôtre Matthieu. Cela
suppose, au minimum et à titre de chose notoire, que
notre texte grec dépendait, plus étroitement que tout
autre, du recueil araméen de sainl Matthieu; que
notre texte grec s'était, pour ainsi dire, incorporé
les Ao/itt de l'apôtre palestinien. D'ailleurs, les cri-
tères internes corroborent indubitablement les té-
moignages extérieurs. La disposition même de la
généalogie du Clirisl, la constante évocation des
prophéties d'Israël, les allusions manifestes aux
1353
PAPAUTE
1354
coutumes, au langage, aux idées, aux institutions du
monde juif, tout, dans notre premier Evangile, porte
un caractère spëciliquement Israélite. Que l'on me-
sure le contraste avec saint Luc : et l'on reconnaîtra
que, si notre troisième Evangile a puisé largement
(peut-être) dans les Ao/ic/, c'est en les utilisant
comme une source documentaire. Mais notre premier
Evangile, allant plus loin, s'est vraiment incorporé,
assimilé, la relation aramcenne des Aoyi'/ : lui seul
demeure autlientiquement l'Evangile d'après saint
Matthieu.
Dès lors, on s'explique fort bien la présence, dans
le premier Evangile, d'un te.xte aussi chargé d'ara-
inaïsmes que le Ta es Petras. Nous y retrouvons lit-
téralement le récit palestinien. C'est dire que nous
atteignons par li un témoignage direct et primitif :
celui de l'apôtre Matthieu luimème; de Matthieu, l'un
des " Douze », l'un de ceux qui assistaient person-
nellement au dialogue de Césarée de Philippe, entre
Jésus et Pierre.
Ce témoignage immédiat est corroboré par de nom-
breux indices convergents. D'abord, le Tu es Pelrus
explique un fait bien établi par ailleurs : comment
l'apôtre Simon, tils de Jona,rei,ut du Christ le surnom
de « Pierre », ou Kéfa. En outre, le Tu es Petrus chez
saint Matthieu, le Confirma fratres tuas chez saint
Luc, le Pasce oves meas chez saint Jean, se complè-
tent, s'éclairent et se garantissent mutuellement. Et
surtout, enlin, le contexte général des Evangiles met
en relief la prépondérance habituelle et manifeste de
Pierre paimi les o Douze » ; or le Ta es Petrus rend
compte de celte situation : Jésus-Christ avait dési-
gné Pierre comme devant être le fondement de
l'Eglise et le suprême administrateur du royaume de
Dieu ici-bas. Pareille concordance entre des textes
et des faits aussi multiples, aussi complexes, est une
marque réellement certaine de vérité historique.
Que reste-l-il, maintenant, de la « présomption
défavorable » au Tu es Petrus, tirée de l'omission
du texte chez saint Marc et chez saint Luc?
Nous avons constaté que le silence de Marc et de
Luc admet une explication raisonnable, toute dilTé-
rente de l'origine rédactionnelle des paroles. Nous
avons constaté, d'autre part, que le Tu es Petrus est
garanti par le témoignage direct, immédiat, person-
nellement désintéressé, de l'un des « Douze ", l'apôtre
Matthieu. Nous avons constaté que le dire du pre-
mier Evangile se trouve conlirraé par tout un ensem-
ble d'indices positivement favorables.
Selon les lois de la critique, la « présomption »
contraire doit donc céder devant la preuve. Le Tu es
Petrus est solidement attesté comme parole véritable
de Jésus-Christ.
Reste à montrer, en peu de mots, la gratuité, l'In-
vraiserablance, des deux hypothèses qui, d'après
les critiques libéraux, expliqueraient la formation
rédactionnelle du Tu es Petrus.
M. LoiSY attribue à ce texte une origine ecclésias
tique.
Ce [l'est pas l'emploi d'un mol intisîté ailleurs [Eglise]
qui ronetilue l'objection la \t\\ii forte contre l'authenticité
[tiistoricilé] de ces [):issages {Maiih., xvi, Is ot -xvui, 17),
mais l'idée ménie d'une sociiîté terrestre, qui n'est ni la
communauté israélile ni le royaume des rieux [sous sou
agpect drtfinitif et glorieux], et fpii se substitue, pour ainsi
dire, h l'une et k l'autre. Jésus n'a jjimais prêché que le
royaume [il s'agit «lu royaume esr/i<itnlo:^iffue'\ et l'avène-
ment prochain tlu roj<:ume; il n'a pas réj^lê for-meliement
les conditions d'un établissement terrestre qui i-emplace-
rait l'économie judarVpie on tant que [>rélr m inaire à l'avène-
ment du royouiue. On n'a pu par-ler d'Et^lise ipie quand
l'Eglise a existé ; c'est-à-ilîre après qrie, le judaïsme avairt
rejeté la prérlicalion apostolique, lea groupes chrétiens
durent se constituer rie plus en plus, et définitivement, en
dehors An l'ori.(ani«ation religieuse d'Israël. H y eut alors
des coinrnuriatites, des églises, dont la réunion idéale, on
peut dire la raison commune, était l'Eglise... Plein de
sit^nifieation si on le remet dans son milieu d'origine [à la
lin du i" siècle], le discours que .Matthieu [ce noiu désigne
Ih r<Miacteur inconnu de notre Evangile] [)rête au Sauveur
n'aurait eu, i» la date indiquée, aucun seirs pour les apôtres
[Synoptiques, t. Il, p. 8, '.►)... Matthieu reunit ensemble et
idéalise les souverrirs fie l'Evangile et de l'âge apostoli-
rpio ; il les voit et les inter[)rète à la lumière du présent ;
if fait parler Pierre et Jvsus de telle frrçon qu'on entende
bien t[uftlle est la tradition de Pierre et ce qu'elle vaut.
(S;ploi,liques, t. Il, p. \?>)
Parmi les critiques libéraux qui, avant M. Loisy,
ont adopté une solution analogue, il faut particuliè-
rementciter M.HoLTZMANN. (/,e/irfc((c/( der N. T. Théo-
logie, p. 2to-2r5. Krib. Hrisg., iSrj'j. In-8)
L'argument revient à ceci : le Ta es Petrus suppose
la notion de l'Eglise, corps social hiérarchique, dis-
tinct du judaïsme, et devant procurer, préparer, ici-
bas, le règne éternel de Dieu. Or, pareille notion
demeure totalement étrangère à la pensée, à la per-
spective réelle du Christ. Donc notre texte, loin de
pouvoir être une parole véritable de Jésus, projette
artilicielleraent dans l'Evangile les préoccupations
doctrinales du rédacteur, rjui étaient celles du catho-
licisme naissant. Moins de soixante-dix années après
la Passion du Sauveur, on s'était habitué à voir une
institution ecclésiastiqvie et permanente dans la mis-
sion temporaire que Jésus avait conliée à Pierre et
aux « Douze », en vue de prêcher, à sa suite, l'irami-
neuce du dernier jour, de la Parotise glorieuse.
Tout cela suppose que le royaume des deux, dont
Jésus annonçait l'installation prochaine, devait être
le règne du siècle à venir : royaume purement et
exclusivement eschatologique. Seraient donc seuls
primitifs, dans l'Evangile, les textes qui s'accordent,
ou peuvent s'accorder, avec cette croyance à la fin
du monde imminente. Résulteraient, au contraire,
d'une élaboration ultérieure et d'un travail rédac-
tionnel, tous les textes qui prévoient l'essor de l'oeu-
vre messianique en ce mr)nde; particulièrement ceux
qui regardent l'Eglise : tel le Tu es Petrus.
Mais tout autre sera la condition du Tu es Petrus
et des textes analogues, s'il est démontré que, mal-
gré divers arguments spécieux et délicats, celte thèse
paradoxale de M. Loisy contredit aui vraies données
de la science historique sur les Evangiles ; et, mieux
encore, s'il est démontré que le royaume des cieux,
dont Jésus annonçait la prochaine installation,
n'était pas purement et exclusivement eschatologi-
que, mais comportait, avant sa consommation linale
et glorieuse, une première durée dans les conditions
mêmes de la vie présente. Alors le Tu es Petrus,
non seulement ne paraîtra pas incompatible avec la
doctrine réelle du Chris', mais concordera naturelle-
et positivement avec cette doctrine. Le royaume de-
vant comporter ici-bas l'existence d'une société
essentiellement visible, quoi de plus normal que de
pourvoir à son gouvernement et à son organisation?
(Cf. Batiffol, l'Es-lise naissante, p. g'i-iooet 109-1 |3.
— Lupin, Les Théories de .M. l.oi>y, p. aSi-Soo et
358-366. Paris, 1908. In-i6. — "VACANOAnn, /.'Insti-
tution formelle de l'Ef(lise par te Christ ' lietue du
clergé français, 1909, t. LVU, p. 20-3';].)
Traiter ici, en détail, la vaste question du royaume
de Dieu dans l'I^vangilc, serait évidemment sortir du
cadre de celte modeste étude. Rappelons, toutefois,
<\ue le R. P. Lagrangiî a établi inagistralement le
double principe d'une réponse péremptoire à M. Loisy:
1" la pensée juive, contemporaine dejésus, était loin
de confonrlre le messianisme et l'eschatologie ; l'avè-
nement du Messie d'IsraiM en ce monde, et la rétribu-
tion définitive des justes et des pécheurs dans le
1355
PAPAUTE
135(
mondekvenir {^fessianisme chezlesJuifs,p. i34-i35,
i58-a35); 3° /a fenwe du Fils de l'Homme sur tes
nuées du ciel n'est pas une préiliclion spéciale du
jugement ilernier, mais le symbole du règnedeDieu,
en tant que royaume de sainteté, venu d'en haut, et
bien dilïérentdesempires monstrueux qui surgissent
de la terre [Les Prupliélies messianiques de Daniel
{Revue bihlir/ue, igoî, p. ^glt-bio). Cf. L'Aiènemeut
du Fils de l'homme (lietnie bihliqae, 1906, p. 382-4ii
et 56i-57i5)- Voir, en outre, Revue liililique, iyo8,
p. aSi, 283]. Donc, lorsque Jésus-Christ déclare
imminente l'installation du règne messitinique, ou
encore ta venue du Fils de l'homme, on ne peut j
conclure que, par le fait même, il déclare imminent
le règne eschatologiiiue avec le jugement deruier.
Au contraire, cette proximité du règne messianique,
ou de la venue du Fils de t'Iiontme, s'harmonise par-
faitement avec les textes formels de l'Evangile qui
attribuent au royaume une première durée dans les
conditions mêmes de la vie présente.
Sans doute, l'humilité de cet avènement messia-
nique en la personne de Jésus déconcerta les espé-
rances d'Israël. c( Les Juifs réclamaient des prodiges »,
Judaei signa pelunt (I Cor., i, 22). On attendait, pour
la première installation du royaume, un coup vain-
queur de la droite du Très-Haut, une manifestation
glorieuse, la Parousie du Seigneur. Et ce que Jésus
venait opérer, c'était la conquête du monde par le
sacrifice de la croix. La Parousie n'aurait lieu qu'à
l'époque inconnue oi'i le jugement eschatologique
inaugurerait le monde à venir. Les disciples du
Christ ne purent imaginer que la Parousie dut se
faire attendre bien longtemps. Avec leurs compa-
triotes juifs, ils continuèrent d'espérer, comme toute
prochaine, la manifestation glorieusedu roi messia-
nique : toutefois, pour eux, la /"aroMs/e devait être la
consommation llnale du royaume, et non plus son
premier établissement. La génération apostolique
vécut dans une attente anxieuse du triomphal retour
de Jésus : mais cette illusion, héritée du judaïsme,
fut trompée. Aujourd'hui encore, non moins qu'au
temps des apôtres, ce que Jésus a déclaré devoir
être inconnu demeure totalement inconnu. Mais,
d'autre part, ce que le Christ avait déclaré imminent
s'est accompli sans retard. La génération contem-
poraine du Sauveur a pu constater le châtiment
d'Israël et l'apostolat des gentils; elle a pu voir le
règne messianique, le royaume des saints, bravant
tous les obstacles, se répandre par le monde, grâce
à la vertu d'en haut. C'était bien la vérilication du
symbole prophétique; l'établissement du cinquième
empire de Daniel, qui ne devait pas être semblable,
comme les quatre autres, à un monstrueux animal
surgissant de la terre, mais qui devait avoir pour
initiateur un Fils de l'homme descendant des deux
(Dan., VII, 3-12 et 17, 18).
Dès lors, le Tu es Petrus et les textes parallèles
rentrent sans elforl dans la perspective du Christ et
dans la conception évangéliquedu royaume de Dieu.
En outre, aupointde vue spécial du Tu es Petrus,
la critique interne permet de relever, dans l'hypo-
thèse rédactionnelle de M. Loisy, une invraisem-
blance grave.
Comme nous l'avons déjà constaté, la réponse de
Jésus à Pierre est saturée de formules juives. Cer-
taines paroles sonlempruntées à l'Ancien Testament:
les clefs du royaume, les portes de l'enfer. D'autres
sont empruntées au rabbinisme : le pouvoir de lier
et rfé/i'er. D'autres sont empruntées au langage pales-
tinien : comme Bar Jona, pour signifier « fils de
Jona », ou la chair et le sang, pour désigner « la
nature humaine ». Enfin, la déclaration capitale,
Ta es Petrus, consiste en un jeu de mots araméen
sur le nom de Pieire, h'éfa, jeu de mots qui ne S(
retrouve qu'à demi en grec. Bref, la couleur juive di 1
morceau tout entier est manifeste, et nous y avon;i
trouvé une explication probable et plausible du si j
lence de Marc et de Luc, c'est-à-ilire de deux évan-l]
gélistes qui s'adressaient directement à des lecteurs 1
gréco-romains, et ne prétendaient pas reproduire ur
écrit antérieur.
Mais, dans l'hypothèse de l'origine ecclésiastique
le Tu es Petrus se serait peu à peu élaboré vers 1;
lin du premier siècle, alors que le christianisme fai
sait la conquête de la gentilité; alors que l'Eglist
presque entière parlait grec; alors que les chrétien;
(non schismatiques) de langue araméenne n'étaieni
plus qu'une minorité intime et sans infiuence.
Comment donc, à une telle date, en de telles cir-
constances, la formule où s'exprimait la nouvetU
tendance hiérarchique de l'Eglise, la formule du
catholicisme naissant, aurait-elle porté ce cachel
primitif, cette saveur galiléenne, cet aspect malaist
à comprendre pour des hommes venus du paganisme
et de l'hellénisme?
On ne [leut sérieusement parler ici de fiction ha-
bile, d'archaïsme artificiel. Rien n'est plus étranger
aux mœurs littéraires des évangélistes. Souvent, au
contraire, ils traduisent une formule araméenne de
Jésus par quelque locution équivalente, plus acces-
sible au lecteur de langue grecque. Mais ils ne son-
gent pas à costumer en style palestinien telle ou
telle parole, pour la rendre plus vraisemblable dans
la bouche de Jésus. Les critiques incroyants qui ont
déployé l'ingéniosité la plus tenace, la plus raflinée,
à surprendre, dans les moindres textes, un artifice
rédactionnel, par exemple M. Firmin Nicolabdot
(Procédés de rédaction des trois premiers évangé-
listes, p. /17-54. 112-114, 123-129, 211-214,297-312),
n'ont jamais, croyons-nous, attribué aux évangé-
listes pareil souci de la couleur locale.
Donc la prétendue origine ecclésiastique du Tu es
Petrus n'est pas seulement contredite par les argu-
ments qui ruinent le système de M. Loisy, sur le
rapport de l'Eglise à l'Evangile, maiselle est rendue,
en outre, spécialement invraisemblable par le cri-
tère interne appliqué au texte lui-même. L'archaïsme
arainéen du Tu es Petrus est une marque non équi-
voque d'origine primitive et araméenne.
Toutefois, ne pourrait-on pas accorder l'origine
araméenne, sans reconnaître l'origine primitive ?
Certains criti(jues libéraux, tels Jean Réville, Au-
guste Sabalier, M. Guignebert, voient, dans le Tu es
Petrus, « une tradition judéo-chrétienne » (Révillb,
Origines de l'épiscopal, p. 32, 35, 36, 39), une inspi-
ration des cercles juduisanls ou éhionites » (Sab.v-
TiEB, Religions d'autorité, x>. 212). Le but de cette
légende aurait été de grandir Pierre, l'apôtre de la
circoncision, au détriment de Paul, l'apôtre des gen-
tils et l'adversaire du légalisme juif. Quant à l'adop-
tion du texte par le rédacteur de notre premier
Evangile, c'est chose facilement explicable, observe
M. Guignebert : « Le premier Evangile est, en elTel,
le plus/»,7e'o-c/ir^/i>n des trois synoptiques.» (Manuel,
p. 228, 229)
Semblable explication rend assurément compte de
la couleur juive et palestinienne (|u'a le passage
entier de saint Matthieu. Mais, d'autre part, elle con-
tredit à la tendance caractéristique, aux doctrines
parfaitement certaines de notre premier évangile.
Que ce livre soit un livre/»//", ce n'est pas nous qui
en disconviendrons, puisque nous le reconnaissons
pour être, à un titre spécial et authentique, l'Evan-
gile selon saint Matthieu. Mais « juif » n'est pas la
même chose que « judaïsant ». Nul, à coup siir, ne
fut lao'ms judaisant que saint Paul : et cependant
1357
PAPAUTE
1358
l'apôtre des gentils était lui-même rabbin juif, « pha-
risien et lils de pliarisien » {Act., xxiii, G). Pareille-
ment, le premier Evangile, malgré son origine juive,
est tout le contraire d'un évangile judaisant ou
judou-chrélien.
La thèse manifeste du premier Évangile peut se
résumer en ces termes: « Jésus est le Christ qu'avaient
annoncé les prophètes d'Israël, et que, néanmoins,
Israël a criminellement rejeté. Voilà pourquoi, dé-
sormais, la synagogue est maudite: le royaume de
Dieu est transféré du peuple juif à la foule des gen-
tils. » Mainte parole du Sauveur, chez saint Mat-
thieu, annonce la diffusion de l'Evangile à travers le
monde entier, et prépare la déclaration finale :
i Enseii^nez toutes les nations. » (.l/a(//( . , xxviii,
19) La critique contemporaine a mis en spécial re-
lief ce caractère universaliste et antijudaisant du
premier Evangile.
Contentons-nous de relever deux traits bien si-
gnificatifs. La. parabole des vignerons homicides est
commune aux trois synoptiques (.1/arc., xii, i-ia;
Matth., XXI, 33 4&; I-iic, xx, 9-19), et signifie, chez
tous trois, la réprobation d'Israël et la vocation des
gentils. Mais c'est chez Matthieu, et chez lui seul,
que la redoutable conclusion est péremptoirement
signifiée au peuple juif: <c C'est pourquoi je vous
dis que le royaume de Dieu vous sera ôté, qu'il sera
donné à un peuple qui en produira les fruits. »
(Matth,, XXI, 43) Quant à lu parabole des invités au
festin, elle est racontée, avec quelques variantes,
par saint Matthieu et saint Luc. (Matth., xxii, 2-10 ;
Luc., XIV, i6-a4) Dans l'une et l'autre relation,
l'enseignement est identique à celui de la parabole
des vignerons homicides. Mais, là encore, c'est chez
Matthieu, le narrateur juif, et non pas chez Luc, le
narrateur grec, que les allusions prophétiques aux
crimes du peuple juif et à la chute de Jérusalem,
sont le plus clairement et le plus fortement accen-
tuées. Chez Luc, en elTet, les invités se contentent
de trouver des prétextes pour ne pas venir au fes-
tin : le châtiment sera que d'autres prendront leur
place. Chez Matthieu, plusieurs invités s'emparent
des serviteurs royaux, les outragent et les mettent
à mort : justement irrité, le roi expédie une armée,
fait périr les coupables, et détruit même leur ville.
(Matth ., XXII, 6, 7) Certes, le rédacteur ne cherchait
pas à estomper les allusions ni à émousser les traits
pénihlespour Israël et le judaïsme. Vraiment, saint
Matthieu est l'évangéliste juif de la réprobation
d'Israël.
Il n'est donc pas permis de représenter le pre-
mier évangile comme « le plus judéo-chrétien des
trois » synoptiques. Il n'est pas permis de préten-
dre que le rédacteur de cet évangile ait accueilli le
Tu es Petrus pour complaire aux « cercles judai-
sants ou éhiunltes », et pour faire indirectement
échec à saint Paul, apôtre des gentils et de l'univer-
salisrae. Pareille hypothèse n'est pas seulement gra-
tuite: elle est positivement fausse; cur elle est en
évidente contradiction avec mainte donnée certaine
de l'histoire évangélique.
Par là, se trouve écartée l'origine cbionile et ju-
daisanle du Tu es Petrus; de même qu'a été précé-
demment écartée son origine ecclésiastique. Nous
savons, en outre, que ni le contexte médiat ou immé-
diat de saint Matthieu, ni le silence de saint Marc
et de saint Luc, ne s'opposent réellement à l'histori-
cité de tout le passage comme vraie parole du
Christ.
Mais cette longue argumentation défensive était-
elle bien nécessaire? Le fait capital ne dominc-t-il
pas de bien haut la broussailledes objections?
Xous possédons, en faveur du Tu es Petrus, le té-
moignage immédiat et désintéressé de l'un des
douze apôtres : témoignage spécialement corroboré
par l'archaisnie araniéen des paroles, et par l'ensem-
ble des informations évangéliques sur la personne
et le rôle de saint Pierre.
Donc, pour nous comme pour l'antiquilé chré-
tienne, le Tu es Petrus est une parole véritable de
Jésus-Christ; le Tues Petrus est a historique », et
non pas n rédactionnel ».
3» Quelle est la signification littérale des paroles,
dans le Tu es Petrus ?
Tu es Pierre, et sur celte pierre je bàtirni mon Eglise ;
et les portes de l'enter ne prévaudront pas contre elle.
Et je te donnerai les clefs du royaume des cieux. Et
tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les
cieux. et tout ce que tu auras délie sur la terre sera délié
dans les cieux.
Citons M. LoisY, avec lequel nous allons mainte-
nant nous trouver en parfait accord :
Il n'est vraiment pas nécessaire de prouver que les
paroles de Jésus s'adressent à Simon, fils de Jonn, qui
doit être et qui a été la pierre fondamentale de l'Eglise ;
et qu'elles ne concernent pas exclusivement la foi de Simon
ou bien tou3 ceux qui pourraient avoir la même foi que
lui ; bien moins encore la pierre peut-elle élre ici le
Christ lui-même. De telles interprétations ont pu être
proposées por les anciens commentateurs, en vue de
l'application morale, et relevées par l'exégèse protestante
dans un intérêt polémique; mais, si l'on veut en faire
le sens historique de l'Rvangile, ce ne sont plus que des
distinctions subtiles et qui font violence au texte. {Synop-
tique.":, t. Il, p. 7,8)
De Luther à Febronius, protestants et richériens
ont prétendu, sans perdre leur sérieux, que, d'après
le Tu es Petrus, le « fondement » de l'Eglise ne serait
pas l'apôtre Pierre ; et que les « clefs du royaume »
n'auraient été spécialement promises à l'apôtre Pierre.
(TunMBL, Histoire de la théologie positive, p. iS?.-
189. Paris, 1906. In-8) Mais le <i fondement » de
l'Eglise chrétienne serait Jésus-Christ lui-même; ou
bien la foi de Pierre en la divinité du Sauveur ; ou
bien encore le collège apostolique, représenté par
Pierre. Quant aux « clefs du royaume », elles auraient
été pTonùsesk l'Eglise universelle en la personne de
Pierre. Tout cela était appuyé sur différents textes
patristiques, contemporains de l'arianisme ou an-
térieurs au concile d'Ephèse. Mais l'exégèse protes-
tante et richcrienne se trouvait néanmoins seule
responsable de l'invraisemblable et de la bizarrerie
de ces interprétations. En effet, selon la juste remar-
que de M. Loisy (Synoptiques, t. II, p. 7, note 7),
les fragments patristiques mis en cause étaient des
applications morales du Tu es Petrus, ou encore des
accommodations un peu lointaines, qui. générale-
ment, ne comportaient aucune exclusion du sens na-
turel et obvie de notre texte.
Au point de vue de l'interprétation littérale des
paroles, alTîrmer que le Tti es Petrus ne regarde pas
saint Pierre lui-même, en tant que distinct du reste
des apôtres, vraiment c'est défier l'évidence. Com-
ment aurait-on pu désigner plus catégoriquement la
propre personne de Pierre? Nulle imprécision dans
les formules : « Tu es bienheureux, Simon fils de
Jona, car [ce que tu viens de dire] ce n'est pas la
chair ou le sang qui le l'a révélé... Et moi je te dis
que tu es Pierre... Et je te donnerai les clefs du
royaume des cieux. ..Et tout ce que tu auras délié... »
D'autre part, distinguerentre l'homme appelé Petros,
et l'homme ou la chose que l'on appellerait petra,
serait oublier que Jésus, parlant aramcen, n'a pu
formuler semblable distinction, mais a rt pété deux
fois le même terme, exactement le même : « Tu es
1359
PAPAUTE
1360
Rocher {Kéfa) et sur ce Rocher (Kéfa), je bàlirai
mon Eglise. »
A vrai dire, la posilion des vieux protestants et
des ricliériens est, aujourd'hui, abandonnée par le
très grand nombre des critiques. Presque tous la
qualilieraient aisément, avec M Henri Monmbr,
« d'interprétation par trop alamhiquée et tendan-
cicise » {Notiijn de Vapostolat, p. i33). Bien rares
deviennent les protestants orthodoxes qui plaident
encore la distinction entre Petros et petr<i, tels
M. WiLLOUGHBY C. Allen (A criticiil and exegetical
Commentary on the Gospel accorditig tn S, Matthew,
p. 176-180. Edinburgh, 1907. ln-8) et M. J. H. Habt
(Cephas and Christ [Journal of theolnoical studies,
1907, t. IX, p. 35]).
Parmi les hypothèses possibles pour expliquer
petra, M. Hart propose même une solution curieuse.
Au moment de la confession de Pierre, les apôtres
sont censés découvrir dans le lointain la montagne
où, six jours plus tard, aura lieu la transfiguration.
Jésus dit à Simon, fils de Jona : « Tu es Pierre; et
sur ce rocher que tu vois là-haut, je bâtirai mon
Eglise; puisque la manifestation de ma gloire devant
des témoins choisis va inaugurer la construction de
la Jérusalem immatérielle etcéleste. » Pareille hypo-
thèse était, à coup siir, inédite. Le liistingué scholar
aura, sans doute, voulu plaisanter. N'insistons pas.
Très généralement, les protestants, même les [dus
conservateurs, comme M. Zahn (Dus Evangelium des
Matthaeus, p. 536-547. Leipzig, igoS. In-8), revien-
nent à une exégèse rationnelle de notre texte. Non
pas, certes (on le verra plus loin), qu'ils soient d'ac-
cord avec nous sur la » valeur démonstrative » du
/"h PS />ei/««. Us contestent le caractère hiérarchi-
que et la durée perpétuelle de la prérogative de
Pierre. Mais, dn moins, ils ne cherchent plus à dis-
tinguer Petrosde pctra; ils avouent que, d'après ce
même texte, l'apôtre Pierre, et lui seul, est le « fon-
dement de l'Eglise 0 ; l'apôtre Pierre, et lui seul,
reçoit la promesse du i pouvoir des clefs ».
« Nous nous plaçons encore ici », écrivait déjà
P.-F. Jalaguibh, « sur le terrain qui leur est le plus
favorahle [aux catholiques], parce quil est à nos
yeux le seul vrai: etnous admettons que ce passage
renferme une promesse spéciale, faite à saint Pierre. »
(De l'Eglise, p. 219. Paris, 1899. ln-8)
Le sens littéral des paroles est donc relativement
facile à reconnaître et à déterminer.
En premier lieu, Simon-Pierre doit être le fonde-
ment de l'Eglise chrétienne : Tu es Pierre, et sur
cette pierreje bâtirai mon Eglise.
L'imsga d'un édifice moral bâti sur le roc, c'est-à-
dire sur un fondement indestructible, appartient,
sous diverses formes, à l'Ancien Testament [Psalni.,
Gxviii (Vulg., cxvii), 2a; Isaïe, xxviii, 16; li, 1, 2],
et se retrouve dans la langue évangélique. Citons,
au moins, la clausule fameuse du Sermon sur la mon-
tagne :
Quiconque entend ces miennes paroles et les met eu
pratique, je l'assimilerai à i homme prudent qui bâtit sa
maison sur le roc [îni rr.v r.irpv.v) . La pluie tomba, les
euux quittèrent leur lit, le* Tents souftîèrent et firent
ru^ife contre cette maison; et la maison ne succomba
point : car «lie était fondée sur le roc (t^ri Tr,v Trsroay).
Et quiconque entend ces miennes paroles et ne les met
pas en pratique, je l'assimilerai à l'iiomme insensé qui
bAlit sa maison sur le sable {iT:i TrrJ v^/iov) . La pluie
tomba, l'^s eaux quittèrent leur lit, les vents soufflèrent
et firent rage contre cette m«ison;et lamaisou s'écroula;
et gland fut le dcsastie. {Malth., tu, 24-'27.Cf.Z.i/<r., ti,
48-491
L'édifice moral qui sera bâti sur l'apôtre Pierre,
comme sur une assise de rocher, n'est autre que la
communauté visible des disciples de Jésus : l'Eglise
chrétienne. Le terme employé réellement par le
Christ fut l'un des mots araméens signifiant réunion,
assemblée, association. Le terme correspondant,
adopté pnr la traduction grecque, est le mot 'EiwJr.fjiv.,
qui désigne habiluelleraent, chez les Septante, la
communauté religieuse d'Israël (en hébreu : kahal).
Donc, nulle équivoque ; dans le Tu es Petrus, la for-
mule « mon Eglise » équivaut à celle-ci : ti la réu-
nion de mes fidèles ».
Mgr Batiffol énumère plusieurs textes évangéli-
ques où Jésus-Christ lui même se présente ainsi
comme le chef et le maître des adorateurs du vrai
Dieu, qui constituent véritablement ses propres dis-
ciples et son propre troupeau : mon Eglise. {Maith.,
XI, 27-80; xviii, 20 ; XXIII, 37. Cf. Mattli., xiii, 4' et
XVI, 28, etc.) Fort judicieuse paraîtra la conclusion
du docte prélat :
Jésus est celui qui appelle, qui rassemble, qui veut
qu'on vienne à lui, qu'on soit avec lui, qui impose un
joug pareil à celui de la Loi, mais doux et léger comme
celui de la Loi n'est pas. Il est tout autant celui qui peut
détiuire le Temple de Dieu et le réédifier trois jours après.
Ne sont-ce pas là autant de similitudes de l'expreviion ;
Je bâtirai mon Eglise ? {Eglise naissante, p. 105)
C'est bien la formule authentique de Jésus-Christ.
Plus tard, à l'époque de la rédaction de notre pre-
mier Evangile, les apôtres et leurs contemporains
ne parleront guère de l'Eglise du Christ (liom., xvi,
16. " Toutes les Eglises du Christ. »), mais diront
constamment : l'Eglise de Dieu. (E. g. 1 Cor., i, 2;
Il Cor., I, 1 ; Gai., I, i3; I Tim., m, i5)
De même, l'analogie entre l'Eglise et un édifice
recevra, chez saint Pierre (1 Petr., 11, 4. 5), chez
saint Paul (I Cor., m, 10-17; Efhes., 11, 19-22), chez
saint Jean {Apoc, xii, ii-i4), les applications les
plus variées : dans ce temple spirituel, la pierre
angulaire sera le Christ en personne; le fondement
sera la hiérarchie apostolique; les pierres vivantes
seront tous les fidèles de l'Eglise chrétienne.
La métaphore de l'Evangile demeure plus simple
et plus archaïque : sur l'apôtre Pierre, comme sur
un roc, Jésus bâtira son Eglise.
Le Sauveur continue : et les portes de l'enfer ne
prévaudront pas contre elle.
Cette parole alTlrme la pérennité de l'Eglise. La
formule employée admet deux explications plausi-
bles et, du reste, parfaitement équivalentes. Les
portes de l'enfer peuvent désigner : ou bien la mort,
ou bien le démon.
Si les portes de l'enfer dési^rnent la mort, le texte,
revient à ceci : jamais les portes de l'enfer (du sc/ieo/,
del'hadès)ne se refermeront sur l'Eglise comme
elles se referment sur les morts (cf. Jub, x, 20-22;
Jonas, II, 7); car l'Eglise du Christ ne périra jamais.
Si les portes de l enfer désignent le démon, la
métaphore signifie que jamais la puissance du mal
ne triomphera de l'Eglise, ne renversera l'Eglise;
car l'Eglise est indestructible. Dans l'Ecriture sainte,
les portes des villes apparaissent comme le siège
olficiel des princes et des tribunaux [Ruth., iv, 11 ;
II Sam., XIX, 8; Psalm., lxix {Vulg. lxviii), i3 et
cxxvii {Vu'g. cxxvi), 5 ; Prov., xxxi, 23]; d'où
l'usage d'attribuer le nom de portes de lu cité à la
cité même [Gen.,xxii, 17 ; Jud.,\,8; Psalm., lxxxvii
(Vulg., Lxxxvi),2],ou au gouvernement qui la régit.
■Tel est, d'ailleurs, le sens du titre que nous-mêmes
donnons encore à l'Empire turc: la Sublime Porte.
Notre texte, parlant des portes de l'enfer, désigne-
rait donc le démon, princedelacité infernale, ennemi
juré de l'Eglise du Christ (CoRi.VY,Spicilegium dog-
mutico-bihlicum, t. I, p. 44-45. Gand, 1884. In-8); et
1361
PAPAUTE
1362
Jésus annoncerait la victoire de son Eglise sur le
démon et l'enfer.
D'ailleurs, que la métaphore doive se traduire par :
u jamais les portes de la morl ne se refermeront sur
l'Église »; ou bien par : i< jamais la puissance Jiii-
boliqiie ne déirnira. l'Eglise », la signilication du
passage reste indubitaljle. L'Eglise du Christ ne
périra [las, l'Eglise du t:hrist ne sera pas vaincue;
l'Eglise du Christ durera aussi longtemps que le
monde, c'est-à-dire jusqu'à la l'arousie glorieuse.
Elle est construite sur le roc, et les portes de l'enfer
ne prévaudront pas contre elle.
Vient ensuite une autre formule remarquable : et
je le donnerai les clefs du royaume des cieu.r.
En pareil contexte, le pouvoir des clefs signilie
l'autorité de l'intendant ou du majordome. Chez Isaïe,
par exemple. Dieu marque la résolution d'arracher
à Sobna et de transmettre à EUacim la première
charge du royaume, la préfecture du palais. Or le
don d'une clef servira d'emblème à l'investiture
d'Eliacim :
Je melti'aî sur son épaule la clef de la maison de David ;
Rt, s'il ouvre, nul ne fermera
Et, s'il ferme, nul n'oviviira.
(haie, xiil, 22. Cf. GoitD.v.MiN, Le Livre d'Iaaie. Traduc-
tion criti'iue, p. 152. Pui-is, l'.iOô. ln-8.|
II' Apocalypse reprendra celte métaphore biblique
en l'appliquant au Christ lui-même. (Jpoc, m, 7)
L'intendant ou le majordome peut admettre dans
le palais, et il peut en exclure. Il surveille, il admi-
nistre toutes choses, au nom du maître, et plus
encore, durant l'absence du maître. C'est lui qui
détient les clefs de la maison.
Dans l'Eglise chrétienne, qui constituera ici-bas le
royaume de Dieu, sous son aspect extérieur et social,
qui procurera le royaume de Dieu, sous son aspect
intérieur et moral ; qui préparera le royaume de
Dieu, sous son aspect eschatologique et glorieux,
l'apôtre Pierre sera l'intendant ou le majordome, au
nom du Christ et jusqu'à son retour. Ce sera donc
Pierre qui possédera les clefs du royaume des deux.
Et, s'il ouvre, nul ne fermera;
Et, s'il ferme, nul n'ouvrira.
Les dernières paroles complètent bien la significa-
tion du passage :
0 Et tout ceque tu auras lié sur la terresera lié dans
les cieux, et tout ce que tu auras délié sur la terre
sera délié dans les cieux. »
Pierre obtient donc, non seulement, le pouvoir, de
lier et délier, mais encore de le faire par sentence
efficace.
D'abord, le pouvoir de lier et délier.
«Lier et délier signifient, en langage rabbinique,
défendre et permettre, et se disent des décisions for-
mulées par les docteurs dans l'interprétation de la
Loi. Ainsi l'école de Hillel déliait beaucoup de choses
que celle de Schammaï liait. >• (LoisY, Synoptiques
■ t. II, p. H) ri.
C'est en ce sens que nous disons aujourd'hui que
tel casuisteou jurisconsulle^erme/ une chose, et que
tel autre la défend. La formule revient à dire que le
premier docteur estime la chose licite, et que le se-
cond docteur la croit illicite. Mais le casuiste ou le
jurisconsulte ne saurait imposer [lar là-même aucun
précepte, ni concéder aucune dispense delà loi.
Tout autre est le sens dans lequel un supérieur et
un chef, un législateur et un iuf;e, permettent ou dé-
fendent. Une chose est prescrite, parce qïi'ils la pres-
crivent,prohibée,i)arce qu'ils la prohibent; autorisée,
par qu'ils l'autorisent. La sentence est efficace ; elle
orée une obligation, ou accorde une faculté.
Or, le pouvoir que le Sauveur promet ô Pierre, c'est
le pouvoir de lier et délier, Ae défendre et permettre,
par sentence efficace. (Ici, l'exégèse de M. Zahn pa-
rait esquiver la signilication littérale et manifeste des
paroles du Sauveur. Das Byaneetium des Matthaeus,
p, 5/13-546)
Tout ce (|ue Pierre aura lié ou délié sur terre sera
lié ou délié dans le ciel. En d'autres termes. Dieu
ratifiera et confirmera les senlenccs de l'apôtre. Quand
Pierre imposera une obligation, l'obligation existera
donc par le fait même, et quand Pierre accordera une
faculté, la faculté existera également par le fait même.
Bref, la décision de Pierre sera beaucouj) plus que la
sentence purement déclaratoire du rabbin, du ca-
suiste, du jurisconsulte.
Ce sera une décision vraiment autoritaire et juri-
dique, une sentence génératrice de droit et de de-
voir. Tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié
dans lescieiix. Tout ce que lu auras délié sur la terre
sera délié dans les cieux.
A vrai dire, tout le collège apostolique recevra de
Jésus le même pouvoir de lier et délier par sentence
efficace. (Matth., xviii, 18) Mais, — M. Loisy l'ob-
serve avec grande justesse, — >• il serait également
arbitraire de soutenir, en partant de ces textes, que
Matthieu ne connaît pas dans l'Eglise d'autre auto-
rité que celle de Pierre, ou de prétendre, malgré ces
textes, qu'il n'attribue à Pierre aucune autorité qui
n'appartienne au même titre à tous les autres apô-
tres >j. (Synoptiques, t. Il, p. 12) Tous les autres apô-
tres, en effet, ont la puissance de lier et de délier,
mais Pierre possède cette puissance avec une préro-
gative supérieure q-ii est propre à lui seul.
On ne peut raisunnablement en diseonvenir,après
avoir étudié de près la signification littérale des
paroles dans le Tu es Petrus.
!i° Quelle est la valeur démonstrative du texte Tu
es Petrus ?
C'est ici que nous rencontrons pour adversaires
les protestants orthodoxes Ils tiennent, en effet, que le
Tu es Petrus est un texte authentique, historique et
divinement inspiré. Ils accordent aujourd hui que le
même passage garantit à l'apôtre Pierre un rôle pri-
vilégié, une prérogative de choix. Mais ils préten-
dent que cette prérogative n'était pas une autorité
gouvernante ; moins encore une autorité transmissi-
ble par voie <ie succession perpétuelle. Notre texte
promettait simplement à Pierre une part prépondé-
rante dans la prédication initiale du christianisme.
Le Tu es Petrus, d'après M. Jules Bovon, « est une
promesse positive faite à Pierre, le premier des
croyants, et qui reçoit comme tel un privilège : celui
de s'emi)loyer, avant tout autre, à l'établissement de
l'Eglise ». Et le même auteur se réfère aux premiers
chapitres du livre des Actes ('Théologie du Nouveau
Testament, t. I, p 46.'i. Lausanne, 1902. ln-8).
l'.-F. Jalaguier précisait encore davantage :
Il Le sens de cette déclaration prophétique et symbo-
lique, comme de toutes les déclarations semblables,
doit se chercher surtout dans l'événement qui l'a
réalisée. Or, cet événement, nous l'avons à l'entrée
de l'histoire apostolique, où nous trouvons, par con-
séquent, l'explication la plus naturelle et la plus po-
sitive qui se puisse désirer de la parole du Seigneur.
Saint Pierre fut choisi de Dieu pour ouvrir l'Église
aux deux peuples parmi lesquels elle devait se for-
mer, aux Juifs (prédication du jour de la Pentecôte),
et aux Gentils (vision de Joppé, baptême du centu-
rion Corneille). Ainsi s'accomplit la promesse qu'il
en serait le fondement et qu'il enauraitles clefs. i(De
l'Eglise, p. aig.Cf. p. aai)
Tout autre est le point de vue des critiques libé-
1363
PAPAUTE
1364
raux. La plupart d'entre eux voient, dans le Tu ps
Pelrus, l'allirmation pcreniptoire d'une vraie supré-
matie hiérarchique reconnue à l'apôtre Pierre. C'est
même le motif principal et avoué pour lequel beau-
coup rejettent, soit l'authenticité, soit au moins l'his-
toricité de notre texte. Nul n'est plus catégorique, à
cet égard, que M. Julius Grill, en .Allemagne (Der
Primat des Peints, p. 9-17. Tuliingue, 190^. In-8), et
que M. Alfred LoisY, en France (.Sj no^/iVy»e.s, t. II,
p. 9-i5), dont l'exégèse concorde presqueenticremenl
avec celle des docteurs catholiques. D'autres critiques
libéraux, sans aller aussi loin, admettent, en grande
partie, la même interprétation. Tels, parmi nos com-
patriotes, M. Henri ÂJonnieretM. Charles Guigne-
bert.
La tignîBciition do ce passade parait claire, dit M.Mon-
NIKR. C'est la personne de Pierre qui doit servir de fonde-
ment à l'Eglise ; et cette Eglise, étant fondée sur le roc,
ne succombera point dans sa lutto contre la puissance des
ténèbres. Pierre, fondateur de l'Eglise ouvre et ferme le
royaume des cieux.
.. . Pierre a|.)paraît, à la lumière de ce passage, comme
le foudeineiit et le chef de l'Eglise, celui qui admet et qui
e-Tclnt. [Xotion de l'apostolat, p. 133 et 13J)
Le Tu es PeOHi, demande à son tour M.GuicNFBEnT,
correspond-il à « l'alTirmalion catholique )),en ce qui
regarde « l'Eglise et la primauté de Pierre »'?
Si le texte est authentique, aucun doute n'est per-
mis. On peut, à la rigueur, soutenir que, par Eglise,
il faut entendre l'ensemble des lidèles, et non encore
l'organisation ecclésiastique; mais la vocation de
Pierre qui, en ce cas, est certaine, rend cette interpré-
tation difficile; et il faut reconnaître que Jésus a, au
moins, prévu la constitution de l'Eglise, au sens
catholiquedu terme, puisqu'il lui donne un chef : n'est-
ce pasle commencementd'iineorganisatlon?(.U«/(He/,
p. 226, 227)
Les protestants orthodoxes ont raison de dire que
le rôle prépondérant de l'apôtre Pierre, dans l'éta-
blissement del'Eglise, dans la prédication initiale du
christianisme, constitue déjà une application, une vé-
rification du Tu es Petrus. Ils ont raison de dire que
Pierre lit usage du pouvoir des c/e/i, en ouvrant les
portes de l'Eglise: d'abord aux Juifs, parle message
de la Pentecôte ; puis aux gentils, par le baptême du
centurion Corneille, après la vision miraculeuse de
Joppé. Mais les mêmes protestants orthodoxes res-
treignent arbitrairement la valeur de notre texte,
lorsqu'ils prétendent que c'est là toute la vérification
de la promesse faite à Pierre, et que la prérogative
de Pierre ne comporte rien davantage : en d'autres
termes, lorsqu'ils nient que le Tu es Petrus garantisse
à Pierre une autorité gouvernante, et que le rôle de
Pierre soit celui d'un véritable chef suprême dans
l'Eglise du Christ.
Sans doute, la métaphore de la pierre fondamen-
tale pourrait signifier autre chose que l'autorité
gouvernante : elle pourrait s'entendre d'une action
privilégiée dans le premier établissement du chris-
tianisme ou de l'Eglise. Mais nous ne sommes pas
en présence d'une métaphore isolée. Tout le contexte
détermine et accentue la portée de chaque parole ;
il explique la nature des prérogatives de Pierre.
Aussitôt après l'image du « fondement s vient celle
des clefs du royaume. Or, le « pouvoir des clefs » ne
consiste pas uniquement à ouvrir les portes de
l'Eglise en deux circonstances particulières. C'est
une locution biblique et orientale, qui symbolise la
charge d'intendant ou de majordome. En vertu de
ce « pouvoir des clefs », Pierre devra donc régir et
administrer, comme un fidèle économe, le royaume
de Dieu ici-bas; le régir et l'administrer au nom
même de Jésus- Christ, et jusqu'à son glorieux retour.
Bref, il s'agit d'une fonction stable et d'une autorité
gouvernante. Pour mieux corroborer cette interpréta-
tion, vient une dernière métaphore, bien expressive :
le pouvoir de lier et délier par sentence efficace. Pa-
reille formule signifie manifestement le droit d'im-
poser wne obligation ou d'accorder une faculté; en
un mot, c'est la « juridiction ». Donc la promesse
formulée par le Tu es Petrus garantit au seul apôtre
Pierre, en un degré supérieur, — comme au prince
des apôtres, — la «juridiction « ecclésiastique, dont,
plus tard, le collège des « Douze » recevra tout en-
tier la promesse et l'investiture.
Fondement de l'Eglise du royaume des cieu.r,
pouvoir des clefs, pouvoir de lier et délier par sentence
efficace: les trois métaphores se complètent et s'éclai-
rent mutuellement. Nulle équivoque n'est possible.
La prérogative de Pierre consiste bien dans une
autorité gouvernante, et dans le rôle de chef suprême.
Par voie dogmatique, nous apprendrons la mesure
exacte des pouvoirs du chef dt l'Église et le sens
total du Tu es Petrus.Par Ve-aégèse purement ration-
nelle de ce texte, nous arrivons à la notion « généri-
que » de cliefsuprême : notion qui peut s'appliquer à
des prérogatives très inégales. Ainsi, dans l'ordre
politique, le nom de roi désigne également un souve-
rain absolu et un souverain constitutionnel. Présen-
tement, donc, nous constatons que la simple étude
critique du Ta es Peints fait discerner en saint Pierre
le chef (nécessaire et perpétuel) de l'Eglise : quoi
qu'il en soit des attributions plus ou moins larges
de ce chef suprême.
Du texte Tu es Petrus, il résulte que le privilège
hiérarchique de l'apôtre Pierre sera, dans l'Eglise,
un principat nécessaire et un principal transmissible
par voie de succession perpétuelle. Ce double carac-
tère doit sembler hors de doute à quiconque admet
que la métaphore de la « pierre fondamentale », ex-
pliquée par tout le contexte, désigne véritablement
une autorité gouvernante et le pouvoir du chef.
A'écessaire est, en elfet, l'autorité du prince des
apôtres, pour que l'Eglise demeure constituée d'une
manière conforme aux intentions de Jésus-Christ. La
société des lidèles s'écarterait gravement de la vo-
lonté de son divin Fondateur; elle détruirait, ou
rendrait illégitime, sa propre organisation, si elle
venait à répudier l'autorité gouvernante ()ui est sa
pierre fondamentale. Ainsi croulerait et s'elTondrerait
une maison, violemment détachée du roc sur lequel
on l'aurait construite. La formule évangélique est
ici d'un relief saisissant: Tic es Pierre, et, sur cette
pierre, je hâ tirai mon Eglise.
Un document, qui semble remonter au deuxième
siècle, paraphrase en ces termes le Tu es Petrus :
a Personne ne sera plus élevé ([ne toi et ton siège:
et celui qui ne participera pas à ton trône, sa main
sera rejetée et non acceptée. «[Eug. Revillout, L'Evan-
gile des douze apôtres récemment découvert, (lieviie
biblique, 1904, p. 324. Cf. p. 323) Nous avons déjà
noté plus haut que lidenlité n'est pas indiscutable
entre l'Evangile des douze apdlres,datanl du second
siècle, et le très curieux document publié par
M. Revillout.]
D'autre part, notre texte alTirme la pérennité de
l'Eglise chrétienne. Malgré toutes les causes d'échec
ou de destruction, l'Eglise durera jusqu'au retour
glorieux du Sauveur, jusqu'à la consommation des
siècles. Construite sur le roc, l'Eglise défiera la puis-
sance des ténèbres (le démon ou la mort) : et les
portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle.
Mais la pérennité de l'édifice comporte la péren-
nité du fondement. Si la maison doit subsister jus-
qu'à la consommation des siècles, le rocher qui lui
1365
PAPAUTÉ
1366
sert de base, la [lieri-e fonilamentale, devra pareillc-
meiil durer jusqu'à la consommation des siècles.
Et, puisque la pierre fondamentale est l'autoiité
gouvernante du prince des apôtres, il en résulte,
d'une manière obvie, que cette autorité gouvernante
durera aussi longtemps que l'Eglise elle-même, c'est-
à-dire jusqu'à la lin des temps. Le principal de
Pierre sera donc transniissihle par voie de succession
perpétuelle.
Ainsi le veut la nature même des choses. Tout
pouvoir permanent exige que, par la succession
continue et légitime de ses titulaires, subsiste la
même personne morale et juri(lii[ue. Si donc l'auto-
rité gouvernante de Pierre doit durer jusqu'à l'épo-
que mystérieuse de la lin du monde, et si l'apùtre
Pierre doit mourir avant le triomphal retour de
Jésus, l'autorité gouvernante de Pierre se perpé-
tuera, conformément à la loi générale des sociétés
humaines, chez les successeurs de Pierre.
Les protestants orlbodo-^ces, avec M. Zahn, con-
testent particulièrement cette conclusion, {/his Evan-
geliuin lies Mutihaeus, p. 5^7) La primauté de
Pierre, déclarent-ils, est analogue à la prérogative
du reste des apùlrcs ; prérogative purement person-
nelle, prérogative ne comportant pas de successeurs :
puisqu'elle a pour objet la prédication initiale et le
premier établissement du christianisme,
C'est là simplilier outre mesure la prérogative
apostolii]ue. Cette prérogative, d'après les textes,
conférait un double rôle: celui de jondateurs et
celui àe pasteurs, dans l'Eglise du Christ. Au rôle
de fondateurs, se rattachait tout un ensemble de pri-
vilèges extraordinaires, qui devaient disparaître
avec la personne même des apôtres. Mais au rôle de
pusteuis, correspondaient une autorité enseignante,
une fonction gouvernante, qui devaient durer,
comme l'Eglise elle-même, jusqu'à la consommation
des siècles, et donc se transmettre par voie de suc-
cession perpétuelle. (Maitk., xxviii, 18-20. Cf. xviii,
|8) C'est en ce sens que les évêques monarchiques
devinrent légitimement les successeurs des apôtres.
L'histoire de la première antiquité chrétienne expli-
qiie et détermine ici la portée des textes cvangé-
liques.
Or, la prérogative spéciale de l'apôtre Pierre,
décrite par le Tu es Petrus, est loin de se rapporter
uniquement à la première fondation de l'Eglise, à la
prédication initiale du christianisme. Par consé-
quent, on ne peut l'assimiler aux privilèges person-
nels des apôtres, à la fonction extraordinaire et
transitoire de l'apostolat. Mais la prérogative de
Pierre est une autorité gouvernante, le rôle de chef
suprême: c'est-à-dire une fonction qui, par sa nature
même et par l'indication positive du texte, comporte
une durée permanente et une succession perpétuelle:
exactement comme l'autorité pastorale du collège
aposloli(iue.
Si, oubliant le cadre restreint de notre élude, nous
interrogions les textes et les faits de la période qui
suit immédiatement l'âge apostolique : Clément de
Rome, Ignace d'Anlioche, Polycarpe, Hégésippe,
Denys de Gorinthe, Aberkios, Irénée, Victor, nous
constaterions comment la prérogative de Pierre a
été reconnue, dès l'origine, pour une fonction per-
manente, pour une fonction légitimement Iransmis-
sible. Bref, l'histoire de la première antiquité chré-
tienne, expliquerait et déterminerait, ici encore, la
portée du texte évangélique.
A cet égard, plusieurs critiques libéraux nous ap-
portent une conliruialion inattendue. Le lecteur n'a
pas oublié que divers savants d'outre-Rliin expli-
quent l'origne rédactionnelle ou l'interjiolation tar-
dive du Tu es Pei/'us par l'influence romaine. D'après
M. Julius GniLL, notamment, ce texte avait pour but
d'appuyer les prélenlions dominatrices des évêques
de Rome, vers la (in du second siècle. (Der Primat
des Petriis, p. ^S-^y) C'est reconnaître, au moins,
que le Tu ts Petrus ne siguitie pas un prérogative
exclusivement personnelle à l'apôtre Pierre, mais
une prérogative durable et perpétuelle. C'est recon-
naître que le Tu es Petrus donne bien à entendre
j c|u'il y aura des successeurs de Pierre, légitimes hé-
ritiers de sa prérogative.
Telle est également l'opinion de M. Loisv, le<iuel
place à la lin du premier siècle l'origine rédaction-
I nelle du Tu es Petrus ;
I Si r^vungéliste n'a pus seulenieitt en vue la personne
I do Simon-Fieire, ce n^est pas pour lui dénier le pouvoir
1 qu'il a exercé dans 1 Église ; c'est poree qu'il est préoc-
i cujié du pouvoir niême autant (jue de la personne, il n'a
pus songé à une inlluence, à une autorité, jt une uction
qui devaient dîspuraitre arec l'epôtie lui-n:ènie, et qui
n'aui'uient plus été, en son temps, qu'un souvenir déjà
lointain. Siino!i-Pierre n'est pas que le fondement liisto-
l'ique de l'Eglise, il est le fondement actuel et perma-
nent ; il vit encore, uux yeux de Matthieu, duns une puis-
sance qui lie et délie, (pii délient les clefs du lîoyaume,
et qui e^t l'autorité i\o V t^\\&& elle-même, non jias sans
doute son autorité dilTuse, le régime particulier des com-
munuulés, mids une autorité générale et distincte, qui est
uux autorités pai ticulieres ce que Simon-I'ierre a été par
rapport aux disciples et à Paul lui-même. I/intérèt que
l'évan^élisle prend ou chef des apôtres n'est pus seule-
ment rétrospectif mais actuel ; il n'a pour objet le
passé que dans la mesure où le passé importe au pré-
sent ; il atleale que Pierre vit encore que'cpie part. Une
ti'ndilion (le Pierre, qui importe à toute l'Église, subsiste
dans lEglise. Les critiques qui voient dans ce passage
de Matthieu le plus ancien témoignage des prétentions
de l'Eglise romaine rencontrent rinter']>rétution catholi-
que du texte.
, . , Ce n'est pas sans cause que la tradition cat/iolii/ue a
fondé sur ce texte le dof^me de la primauté romaine. La
conscience de celte primauté inspire tout le développe-
ment de Matthieu, qui n'a pas eu seulement en vue la
personne historique de Simon, uiuis aussi la succession
truditionnelle de Simon-Pierre. ! Synoptiques t. II, p. 0,
10, 13. C'est nous-mêmes qui avons souligné quelques
mots )
Nous ne nous méprendrons assurément pas sur le
point de vue de M. Loisy. Du moins constaterons-
nous que son interprétation corrobore, avec un sin-
gulier relief, la a valeur démonstrative « du Tu es
Petrus.
Texte authentique en saint Matthieu, parole histo-
rique de Jésus-Christ, le Tu es Petrus garantit donc
à Pierre le rôle de chef suprême dans l'Eglise: un
principal nécessaire; un principal Iransmissible par
voie de succession perpétuelle.
C'est le témoignage capital en faveur de la pri-
mauté de saint Pierre dans le jXouveau Testann nt.
III. — Les auti'ea textes évangéliques
r Le texte Confirma fratres tuos (Luc, xxii, 3 r, 82)
Ft le Seigneur dit : Simon, Simon, voici que Satan vous
a réclamés pour vous cribler comme le froment. Mais j'ai
prié pour toi afin que ta foi ne défaille pas ; et toi-même,
à ton tour \_ou : quand tu seras converti], affermis tes
frères.
Aucune controverse particulière sur l'authenticité
ou l'historicité de ce texte dans le récit du troisième
évangéliste, saint Luc.
Aucune incertitude véritable sur la signification
littérale du passage. A propos de la locution y.y.'t m
7IÎT5 lTti7Tyj£f«;, les uus croieut devoir traduire par à
ton tour, sens que suggérerait une analogie hébra'i-
que ou araméenne, iandis que les autres voient dans
1367
PAPAUTÉ
1368
1* contexte qui précède et qui suit un motif de regar-
der ces mois comme une allusion à la future défail-
lance de Pierre durant la Passion et traduisent par
l'incidente : quand tu .seras con\'erti. Mais la diver-
gence n'importe nullement à la valeur probante du
texte quant à la prérogative de Simon-Pierre. D'au-
tre part, certains exégèles attribuent au mol jot,
dans le même passage, le sens de confiance, ou plu-
tôt de fidélité, indiqué par le contexte. Mais, loin
d'exclure le sens de ciuyaiice au lémoignai;e divin
dont Jésus est le messager, l'idée de confiance en
Jésus et de fidélité à Jésus enveloppe nécessairement
la croyance aux cboses qu'il enseigne et, d'abord, à
la vérité de sa mission divine. Il s'agit donc bien
dos périls,que subira la foi des disciples du Christ
et du rôle dévolu à Pierre pour les alfermir dans la
conservation de cette /bi et de cette vérité. Considéré
dans sa teneur essentielle, le texte Confirma fratres
tuos est d'une signilioation claire et indubitable.
Le démon va multiplier ses efforts pour ruiner,
dans la société des disciples du Sauveur, la croyance
à la mission divine de .Jésus et aux autres vérités
que contient sa prédication. L'effort de l'esprit du
mal pourrait bien ébranler la foi des croyants, leur
fidélité au Maître et à sa doctrine. Mais Jésus a spé-
cialement prié, de sa prière toute-puissante, pour que
la foi de Simon Pierre demeure intangible, et {à son
tour, ou quand il sera converti) Simon-Pierre aura
pour tâche de ralTermir, de guider et de conOrraer
ses frères dans la /idelite au Christ, dans la croyance
authentique à sa mission et à ses enseignements.
Rapprochons le Confirma fratres tuos du texte
Tu es Petrus. La tâche de confirmer ses frères dans
leur attachement au Sauveur et à la doctrine du
Sauveur est manifestement l'un des aspects de la
haute prérogative déjà signiUée par la triple image
du Fondement perpétuel de l'Eglise, àel» possession
des clefs du royaume des deux et du pouvoir de
lier et délier par sentence efficace. Le privilège indi-
qué par le Confirma fratres tuos concerne plus spé-
cialement la charge d'enseigner la doctrine, de main-
tenir les âmes dans la vérité du Christ. Pour cette
tâche, est promise à Simon-Pierre, en vertu de la
divine prière de Jésus lui-même, une assistance
souveraine qui le préservera d'enseigner l'erreur et
lui permettra de confirmer ses frères.
Texte de haute valeur et riche de magnifiques pro-
messes pour la primauté de l'apôtre Pierre, telle que
la décrit le Nouveau Testament.
a' Le texte P«sc(" oii'5 meas{Jean, xxi, i5, i6, 17).
Pais mesagneaux. Pais mes agneaux, Pais mes hrehis.
TtpoCard you.
L'authenticité et l'historicité du texte sont les
mêmes que celles de toutes les autres paroles conte-
nues dans le vingt et unième chapitre de l'Evangile
johannique. L'attestation est d'autant plus sûre que
les critiques qui attribuent ce chapitre à une autre
origine que le Quatrième Evangile ne sont autres
que les adversaires de l'historicité du Quatrième
Evangile : et, d'après eux, le chapitre additionnel
enregistre une tradition analogue à la tradition
synoptique, c'est-à-dire antérieure à la composition
(artificielle el symbolique, selon leur sj'stème) du
Quatrième Evangile et d'un caractère beaucoup plus
historique. Outre les arguments qui prouvent, en
saine eyégèse, l'authenticité et l'historicité du Qua-
trième Evangile, notre texte aura donc en sa faveur
l'aveu accordé à sa valeur d'historicité par les con-
tradicteurs mêmes des faits rapportés dans ie reste
de l'Evangile johannique.
La démonstration qui a été faite, dans l'article
Jiîsus-Christ, au sujet de la Résurrection corporelle
de Notre-Seigneur établit combien est abusive et
injustifiée la fin de non-recevoir en vertu de laquelle
les rationalistes prétendent écarter comme légen-
daire toute parole de Jésus ressuscité pour le seul
motif que les textes (même primitifs) attriliuent
cette parole au Sauveur ressuscité. Apriorisme anti-
scieulilique au premier chef. Le fait de la Résurrec-
tion de Jésus est historiquement établi. De même,
plusieurs paroles de Jésus, depuis sa Résurrection,
sont historiquement attestées. Parmi elles, le Pasce
oves meas.
Il n'est pas besoin de longs commentaires pour
mettre en relief la valeur probante du texte. Jésus-
Christ ressuscité confère à l'apùtre Pierre la charge
de régir le troupeau tout entier de ses disciples.
Le troupeau tout entier : agneaux et brebis, fidèles
et pasteurs de tous les degrés de la hiérarchie, sont
placés ensemble sous la houlette du même berger,
le prince des apôtres, déjà désigné par le Tu es
Petrus el le Confirma fratres tuos. L'emploi de
l'image du troupeau pour désigner la société des
disciples du Christ appartient déjà au langage évan-
gclique, el, plus spécialement, au Quatrième Evan-
gile, où nous trouvons la touchante allégorie du
Bon Pasteur (./(JrtH., X, i4-i6). Le tenue Boaxi, 7t5i>»cv!,
adopté par Jésus dans notre texte, signifie: dirige,
fais paitre (le troupeau), et indique sans contesta-
lion possible la transmission d'un pouvoir de com-
mandement. Bien plus, le mot Tisi/iat»; est un terme
reçu pour signifier l'autorité du chef indépendam-
ment même de la métaphore du pasteur et du trou-
peau. Dans leNouveau Testament, Troiuxiwi» s'applique
souvent au pouvoir royal {.Matth., 11,6; Apoc, 11,
37, xii, 5, XIX, i5) et à la juridiction ecclésiastique
{Act., XX, 28; I Petr., v, 2).
Conclusion : Pierre est constitué suprême pasteur,
chargé de régir, de gouverner le troupeau tout
entier des disciples de Jésus-Christ. C'est l'accom-
plissement de la promesse divine par laquelle le
Sauveur lui avait précédemment annoncé une pri-
mauté néce^,saiie, perpétuellement transmissible,
sur l'Eglise chrétienne, avec pouvoir d'ouvrir et de
fermer, comme de lier et de délier, avec mission de
confirmer ses frères dans la foi. En un mot, la
société visible et permanente des disciples du Christ
reçoit un organe visible et permanent de juridiclioa
spirituelle et de magistère doctrinal.
Cet organe est la primauté de Pierre el de ses
successeurs.
IV. — Les Actes et les Epîtres
1° Les .ictes des Apôtres. — La première partie
du livre des Actes nous rapporte l'histoire du chris-
tianisme naissant durant les douze années qui suivi-
rent l'Ascension du Sauveur. Dans ces pages, où l'on
reconnaît des caractères spécialement frappants d'ar-
chaïsme juif et de vérité historique, saint Pierre
apparaît sans conteste comme le pasteur principal
de la jeune communauté chrétienne. C'est lui qui
parle et agit au nom de tous et qui prend l'initiative
des démarches décisives. Tous les faits s'accordent
aisément avec l'exercice de la hante prérogative que
lui attribuent, dans l'Evangile, le Tu en Petrus, le
Confirma fratres tuos, le Pasce oves meas. L'histoire
primitive de l'Eglise chrétienne vérifie positivement
et atteste la primauté permanente de Pierre, prince
des apôtres. ''
Qu'il suffise d'énumérer les diverses mentions du
rôle de saint Pierre dans tous les chapitres de la
première moitié du livre des Actes, oeuvre de l'his-
torien saint Luc.
Entre l'Ascension et la Pentecôte, c'est Pierre qui
1369
PAPAUTE
1370
préside à la désignation de Mathias pour compléter
le collège lies Douze et remplacer le traître Judas
(i, i5-26). Au jour de la Pentecôte, c'est Pierre ([ui
prend la parole et se comporte comme cljef de la
communauté chrétienne : le texte distingue même
Pierre et les Onze, Pierre et les iiutres a/ivtres (ii,
i4-/ii). Même rôle de Pierre lors de la guérison du
boiteux à la porte du Temple, puis de la prédication
au peuple et de la nouvelle extension de l'Eglise
naissante qui est la consé(iuence de l'événemenl
(m, 1-26, IV, 1-/1). C'est Pierrequi, traduit avec Jean
devant leSanliédrin d'Israël, rend témoignage ofllciel-
lement au nom de la communauté entière des disci-
ples de Jésus (iv, 5-2a). C'est Pierre qui agit comme
ministre de Dieu et principal pasteur de l'Eglise du
Clirist dans le châtiment d'Ananie et de Saphire (v,
l-ii). C'est Pierrequi, une seconde l'ois, comparait
devant leSanliédrin et parle au nom de toute la jeune
chrétienté. Pour désigner le groupe des pasteurs,
l'historien Luc dit encore : Pierre et le.t apôtres
(v, a^-S'i). Pierre, accompagné de Jean, va en Samarie
imposer les mains aux convertis qui ont été baptisés
par le diacre Philippe, et c'est Pierre qui prononce
contre Simon le Magicien une redoutable malédic-
tion (viii, \!i-it\). Pierre accomplit d'éclatants mira-
cles tandis qu'il visite les Eglises chrétiennes, de
villeen ville (ix, 3i-43). Pierre remplit un rôle déci-
sif, lors de la conversion du centurion Corneille et
de sa famille, en admettant au sein de l'Eglise du
Christ, conformément à une lumière reçue d'en-haut,
des convertis venus du paganisme sans avoir passé
par la circoncision et autres observances du culte
judaïque (x, i-48, xi, 1-18). Quand Pierre est empri-
sonné par ordre du roi Hérode Agrippa et va être
miraculeusement délivré par Dieu, toute l'Eglise est
en prières pour la libération de son suprême pas-
teur, libération qui causera aux lidèles une immense
joie (xii, 3-17). EnQn, le rôle exercé par Pierre dans
l'assemblée conciliaire des pasteurs de l'Eglise à
Jérusalem s'interprète aisément comme celle du pré-
sident de l'assemblée (xv, 6-12).
Dans cet ensemble de faits, la primauté de Pierre,
fondée sur l'institution du Christ, apparaît en exer-
cice et en acte. L'Eglise naissante possède un chef
visible, et ce chef est Pierre, le prince des apôtres.
a" Les Epilres apostoliques. — Les deux Epitres
qui portent le nom de l'apôtre Pierre ne contiennent
rien que de parfaitement conforme à la primauté de
leur auteur dans l'Eglise, mais ne contiennent pas (et
n'avaient aucune raison de contenir) l'aUirmation de
cette primauté.
Che2 saint Paul, il est fait mention de l'apôtre
Pierre, ou Képhn, et de son autorité, danslapremière
Epitre aux Corinthiens et dans l'Epltre aux Galales.
La manière dont Pierre est mis en cause, fût-ce avec
l'intention de le contredire, atteste, ou indique, ou
suppose que Pierre est indubitablement regardé
comme jouissant d'une prérogative exceptionnelle
dans l'Eglise du Christ. Rapproché de tous les textes
et de tous les faits que nous connaissons déjà, pareil
indice est de haute valeur pour conlirnier l'existence
de la primauté de Pierre, en faveur de laquelle les
témoignages indirects corroborent ainsi les témoi-
gnages directs.
Au sujet de la première aux Corinthiens (i, ii-i3;
m, 3-8, ai-a3; ix, 4-6), nous ne saurions mieux faire
que reproduire la juste conclusion du regretté
P. Xavier Roiron dans son étude sur Saint Paul
témoin de la primauté de saint Pierre (Recherches de
Science relif^ieuse, igiS, p. 498 et 499) : « En résumé,
par la première aux Corinthiens, nous savons qu'aux
yeux de l'Eglise de Corinthe, et bien qu'il n'eût eu
encore aucune relation avec elle, Pierre était le pre-
mier des apôtres, le plus grand après le Christ. Ce
point ne fait pas de doute. 11 n'est pas moins cer-
tain que Paul, par qui nous connaissons l'état
d'esprit des Corinthiens à cet égard, ne tente rien
pour modilier l'idéequ'on avait là-bas de sa[ilacehors
de pair dans l'Eglise. Au contraire, son langage est
fait pour conlirmer les lidèles dans leur manière de
voir. Enlin, il est au moins très probable que les
idées des Gorinlhiens en la matière n'ontpas d'autre
origine que saint Paul lui-même. »
Si l'on critique chez l'apôtre Paul telle ou telle
manière d'agir, voici quelle sera la réponse : Paul
n'a-l-il pas le droit de se comporter comme font les
autres apôtres et les frères du Seigneur et hepha,
c'est-à-dire Pierre lui-même le prince des apôtres, le
premier des pasteurs de l'Eglise?
Dans l'Epître aux Galates, deux notables frag-
ments concernent les rapports mutuels de Pierre et
de Paul et leur divergence relative aux observances
judaïques (i, 1 1-19 ; 11, 7-14)-
Tous les incidents rapportés au premier chapitre
de cette Epître, et au second chapitre ju<^qu'au ver-
set II, ne font que suggérer ou appuyer la même
conclusion qui vient d'être citée à propos des textes
de la première aux Corinthiens. C'est un nouveau
témoignage réel, quoique indirect, en faveur de la
croyance de la chrétienté naissante à la primauté de
saint Pierre.
Pour le récit paulinien du différend d'.\ntioche
{('•al., II, Il-i4)> on doit remarquer, d'abord, qu'il
accuse simplement une diversité d'attitude entre
Pierre et Paul, non pas une diversité de doctrine ou
d'enseignement. Pierre, qui avait mené la vie commune
avec des chrétiens venus de la gentilité sans passer
parla circoncision mosaïque, s'était laissé intimider
ensuite par les envoyés de Jacques de Jérusalem et
n'avait plus voulu prendre ses repas qu'avec les
chrétiens convertis du judaïsme et Udèles aux obser-
vances mosaïques. Voilà de quoi Paul crut devoir
blâmer publiquement Képha, lui déclarant en face que
sa manière d'agir était répréhensible. Et pourquoi
répréhensible? Non pas parce que la docirine de
Pierre sur les observances judaïques était contraire
à la doctrine de Paul. Pierre, nous le savons, profes-
sait que les convertis du mosaïsrae pouvaient et
devaient être admis au baptême sans passer par la
circoncision juive. Bien plus, Pierre, quand il n'avait
pas devant lui les judaïsants de l'Eglise chrétienne
de Jérusalem, s'aflranchissait des observances
mosaïques (désormais caduques) et partageait sans
scrupule le genre de vie des chrétiens venus de la
gentilité. D'où le reproche de Paul à Pierre : Toi qui
es né Juif et qui vis à la manière des gentils, non pas
à la manière juive, comment veux-tu contraindre les
gentils â s'astreindre aux pratiques judaïques .' La
raison pour laquelle l'attitude de Pierre à Anlioche
est tenue par Paul pour répréhensible, est donc que
le retour de Pierre aux observances mosaïques, sous
l'empire des récriminations du groupe judaïsant de
Jérusalem, aboutissait à imposer une contrainte abu-
sive aux chrétiens convertis de la gentilité. Contrainte
consistant à les astreindre eux-mêmes aux pratiques
rituelles du judaïsme s'ils voulaient mener la vie
commune avec l'apôtre Pierre et les commensaux
de l'apôtre Pierre. Voilà le sens indubitable du texte
de saint Paul sur le différend d'Antioche.
Mais le texte prend ainsi un grand intérêt du point
de vue de la primauté de saint Pierre. Si l'exemple
même de Pierre équivaut à une contrainte exercée sur
les convertis de la gentilité; si cet exemple a déter-
miné d'autres Juifs, précédemment en contact avec
les gentils, à reprendre les observances mosaïques;
bien plus, si l'exemple de Pierre a déterminé, en ce
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PAPAUTE
1372
même sens, le cliangement d'altitude d'un apolre des
a-enlils comme Barnabe, dont les Actes nous font
pourtant connaître l'indépendance de caractère...,
n'est-ce pas la preuve claire et certaine de Vautorité
exceptionnelle qui appartenait à l'apôtre Pierre dans
l'Eglise de Dieu, autorité reconnue par les circoncis
et les incirconcis ? Autoritédont Paul ne conteste pas,
d'ailleurs, la légitimité, car, s'il blâme la conduite
pusillanime de Pierre, s'il veut le ramener à sa pré-
cédente manière d'agir en faveur des convertis de la
gentililé, il n'a pas un mot pour metlre en doute les
droits et les titres de saint Pierre à exercer un tel
ascendant parmi les lidèles et les pasteurs de la com-
munauté chrétienne. (Voir Roiron, ibidem, pp. 5o6-
521)
Donc, la situation dont témoigne l'Epitre aux
Galates concorde positivement avec les faits qui
nous sont connus par d'autres textes du Nouveau
Testament : le Christ Jésus avait institué, pour
régir ici-bas la communauté visible de son Hglise,
une primauté perpétuellement transmissible, une
prérogative enseignante 'et gouvernante de suprême
Pasteur, dont il confia le dépôt à Pierre, prince des
apôtres.
Voilà l'investiture de droit divin qui allait se per-
pétuer jusqu'à la consommation des siècles chez les
évéques de Rome, successeurs légitimes de l'apôtre
Pierre en sa souveraine primauté.
Yves db la Brikrk.
LES ORIGINES DE LA PAPAUTE
Entre l'investiture donnée par le Seigneur à
Pierre et le plein exercice de la souveraineté ponti-
licnle, il s'est écoulé des siècles. Ces siècles ont vu la
venue de saint Pibrrb a Ro.me (cf. cet article), l'éta-
blissement d'une lignée sacerdotale issue de lui,
l'organisation de l'Eglise locale de Rome sous un
chef unique, le rayonnement de l'influence partie de
Rome sur toutes les Eglises d'Occident et d'Orient.
Aux yeux des croyants, ces faits répondent à la
pensée opérante du Christ, faisant passer dans le
domaine des faits les promesses par lui adressées à
l'apôtre Pierre. Gela sans doute ne peut se montrer
historiquement. Mais ce qui peut se montrer aux
incroyants mêmes, c'est l'exacte conformité de l'insti-
tution pontilicale, telle qu'elle est sous nos yeux,
avec l'intention du Christ consignée dans le Nouveau
Testament, et la continuité du mouvement qui, en
amenant peu à peu le successeur de Pierre au premier
plan de l'histoire chrétienne, rattache la monarchie
pontificale à l'intention du Chrlst.Mouvement déter-
miné non par des ambitions sacerdotales et par
une contrainte partie de Rome, mais par les aspira-
tions profondes de l'Eglise universelle vers l'unité
qu'a voulue le Christ.
Les pages suivantes, simple raccord entre les pages
consacrées à la primauté de Pierre d'après le Nou-
veau Testament et les pages consacrées au rôle his-
torique de la Papauté, espèrent contribuer à cette
démonstration. Au préjugé rationaliste, qui ne voit
dans la monarchie pontilicale qu'un produit de fac-
teurs humains, sans attache dans la révélation
divine, sans raison d'être providentielle, nous oppo-
sons quelques-uns des plus anciens titres historiques
de la Papauté. Nous ne visons pas à être complet, mais
amorçons quelques lignes, en suivant l'ordre des
temps.
Le vo siècle, qui vil la chute de l'empire d'Occident,
vit aussi l'avènement de la Papauté en tant que pou-
voir politique. C'est vers cette date que notre enquête
atteint naturellement son terme. Nous n'avons pas
cherché à marquer une frontière précise entre les
origines du pontifical romain et son histoire.
Voici l'ordre du développement :
//' siècle. Premiers actes du Pontificat romain.
llh siècle. Influence universelle de la Papauté. —
Cartilage. Conflit entre saint Cyprien et le pape
saint Etienne. — Ale.randrie : Origéne et saint Denrs.
— Antioche.
IV' et V' siècles. — I.e schisme donatiste : concile
d'Arles. — L'arianisme : concile de A'icée. — Les con-
ciles du IV^ et du V siècle. — L'Eglise grecque : saint
Jean Clirysostome. — L'Eglise syriaque ; saint
Ephreni. — L'Eglise latine; saint Jérôme et saint
Augustin. — Les papes saint Célestin, saint Léon,
saint Hormisdas.
Il" siècle. — On a cité plus haut, art. Eglise, t. I,
p. 126^-7, les premiers témoignages oii s'allirme la
prééminence de l'Eglise de Rome.
Témoignage de saint Clément : dès avant la fin du
i" siècle, l'Eglise de Rome intervient avec autorité
dans la vie intérieure de la chrétienté troublée de
Corinlhe.
Témoignage de saint ItiNACE d'Antiochb, au début
du II' siècle, saluant l'Eglise de Rome comme la pré-
sidente de la fraternité chrétienne — tel parait bien
être le sens des mots -np^ySmuiv-n t?4 à:/à.T.ri-., Rom.,
inscr., — faisant appel, non sans une intention visi-
ble, au souvenir des apôtres Pierre et Paul, Rom.,
IV, 3.
Témoignage d'HÉGÉsii'PE, qui a visité Rome comme
le centre d'une vie chrétienne intense, et dressé la
liste de succession de ses évéques jusqu'à Anicet
(ap. EusÈBE, //. £■., IV, XXII, P. G., XX, 3;:;).
Témoignage de Denys de Corinthe, qui, dans une
lettre écrite aux Romains, félicite leur Eglise de con-
server le tombeau des apôlres Pierre et Paul, et rap-
pelle que l'Eglise de Corinthe garde et relit la lettre
jadis à elle adressée par Clément de Rome (ap.
Edsèbb, h. E., Il, XXV et W, xxiii, P. G., XX, 209 et
388 B).
Témoignage d'ABKRKios, le pèlerin d'Hiéropolis en
Phrygie,qui a visité Rome, contemplé la majesté sou-
veraine, vu la reine aux vêlements d'or, aux
chaussures d'or... Voir l'art. Epigraphib, par L. Jala-
BKRT, 1. 1, 1^35-8.
Ces témoignages trop rares, d'une époque mal con-
nue entre toutes, jettent du moins quelques lueurs sur
les origines, particulièrement augustes, de l'Eglise
romaine et de son pontifical.
Au temps du pape Eleulhère (175- 189), nous voyons
le prêtre Irénée député à Rome par les martyrs de
Lyon, avec une recommandation pressante. Ei'SÈbe,
//. E., V, IV, P. G., XX, 44o.
Le nom de saint Irénéb évoque le souvenir du
témoignage célèbre par lui rendu à l'Eglise romaine,
en quelques mots dont le grec original ne nous est
point parvenu et dont la version latine renferme plus
d'une énigme. Ils ont été reproduits, avec leur con-
texte, ci-dessus, art. Eglise, t. I, 1263. Bornons-nous
ici à l'essentiel ; Contra Haereses, 111, m, 2.
Ad hanc enim Ecclesiam propter poliorem princi-
palitatem necesse est omnem convenire Ecclesiam,
11. e. eos qui sunt undique fidèles, in qua semper, ab
his qui sunt undique, conservata est ea quae est ab
Apostolis traditio.
(Texte de Massuet, reproduit par Migne, P. G., Vil,
849. — Au lieu de potiorem, texte du Claromontaniis,
d'autres mss. portent potentiorem, préféré par l'éd.
Harvej'. — Diverses conjectures ont été propo-
sées pour expliquer le second qui sunt undique.
1573
PAPAUTÉ
1374
lom G. MoRiN croil à une erreur de copiste, ftew
|en., 11J08, p. 5i5. M. u'Ukhihgny, >'. J., ibid.,igio,
io3-io8, a conjecture.' que le texte primitif portail :
Ifc liis qui siini undecim : allusion aux douze évèi|ucs
lui se sont succédé sur la chaire de saint Pierre jus-
lu'au présent évêque, Eleuthère.)
L'importance capitale de ce texte, comme témoi-
l;nage en faveur de la primauté romaine, n'est point
J:ontestée; mais son exégèse précise soulève de
Ifrandes dillicultés.dans le détail desquelles nous ne
Ijouvoiis entrer ici. L'histoire de la controverse est
(résumée par Dom J. Chai'Man, Hes'ue Hénédicline,
|i8y5, p. 4cj-64. Plus récemment, F. X. Roiron, S. J., a
(repris la discussion avec une rigueur quasi mallié-
Imatique, Reckerclies de Science religieuse, 1917,
p. 36-5i . Il aboutit à la traduction suivante : .• A cette
' Eg'lise, à cause de sa primauté autoritaire, toutes les
Eglises iloivent se conformer...; de fait, c'est en elle
que toutes ont gardé la tradition des Ap6tres. » —
0 On rejoint l'interprétation de Massuet, si longtemps
classique parmi les catholiques; c'est la plus simple,
celle qui se présente tout d'abord à tout esprit non
prévenu; c'est la seule aussi qui conserve au raison-
nement de saint Irénée toute sa valeur et en écarte
toutes les incohérences ou les insuifisances que nous
avons signalées dans les autres hypothèses. » (Roi-
ron, p. 5i) — Voir encore, sur ce texte, M. l'abbé
L.Saltet, [iuJleiin de Liliéralnre ecclésiastique, 1920,
p. 180-186.
L'importance des paroles d'Irénée est soulignée par
le soin qu'il prend aussitôt après de dresser la liste
de succession des évcques de Rome, soin qu'il ne
prend pour aucune autre Eglise. III, m, 3, 8^9-851.
Au déclin du ii* siècle, l'observance pascale mit en
conflit les Eglises d'Occident et d'Orient. Tandis que
les chrétientés d'Asie, appuyées sur une tradition
ancienne, célébraient la Pàque du Seigneur à la date
précise d)i \l\ nisan, conformément à la coutume
juive, toutes les autres chrétientés s'autorisèrent
d'une tradition apostolique pour célébrer cette fête le
dimanche suivant. Pareille diversité d'usages amenait
des conflits. Pour y mettre un terme, des synodes
s'assemblèrent en Palestine, sous Théophile évêque
de Gésarée et sous Narcisse évoque de Jérusalem ;
dans le Pont, sous l'évêque Palmas; en Gaule, en
Osroène et ailleurs; à Rome enfin, sous l'évêque Vic-
tor (189-1 99). L'Asie maintint contre tous son usage
propre, et Polycratk évêque d'Ephèse se Ût l'inter-
prète de l'éiiiscopat asiatique, dans une lettre adressée
à Victor et à l'Eglise romaine; lettre qu'Eusèlie nous
a conservée //. E., V, xxiv, P. G., XX, 493-497- Après
avoir rappelé les grands hommes de l'Asiechrétienne,
l'apôtre Philippe, l'apôtre Jean qui a reposé sur la
poitrine du Seigneur, Polycarpe de Smyrne, évêque
et martyr, Thraséas d'Euraénie, Sagaris, Papirius,
Méliton de Sardes et autres, après avoir ajouté qu'il
est le huitième évêque de sa famille et qu'il a des
cheveux blancs, il aflîrme sa resolution, qui est celle
des évêques par lui réunis sur l'invitation de Victor :
s'en tenir à la tradition de son Eglise, car de plus
grands que lui ont dit : Mieux vaut obéir à Dieu
qu'aiix hommes,
Victor résolut de briser cette résistance; il déclara
retrancher de la communion de l'Eglise de Rome
toute Eglise qui n'entrerait pas dans ses vues. Une
mesure si énergique souleva de vives protestations.
Irénée de Lyon écrivit respectueusement à Victor pour
l'engager à ne pas rompre la communion avec des
Eglises entières, attachées à une observance ancienne.
II représenta que les évêques avant Soter, — Anicet,
Pie, Hygin, Télesphore, Xyste, — avaient su vivre
en paix avec des Eglises dont ils ne partageaient pas
l'observance, et auxquelles ils ne laissaient pas d'en-
voyer l'Eucharistie en signe de communion; que déjà
au temps d'Anicet la question pascale av;;il été sou-
levée, lors du voyage que fit à Rome le bienheureux
Polycarpe évêque de Smyrne; qu'Anicet ne put con-
vaincre Polycarpe ni Polycarpe Anicet, mais qu'ils
ne laissèrent pas de communier ensemble, Anicet
cédant à Polycarpe la célébration de l'Eucharistie
dans son Eglise. En quoi, poursuit Eiisèbe, Irénée
montra qu'il méritait bien son nom (Pacifique).
De fait, les menaces de Victor paraissent être res-
ées à l'état de lettre morte. Cependant le temps Ut
tée
son œuvre, et dès avant le concile de Nicée, l'obser-
vance quartodécimane avait cédé à la tradition delà
grande Eglise. Le geste de Victor, prenant à l'égard
de l'Asie chrétienne une attitude de commandement
et parlant de l'excommunier, n'en est pas moins
plein de sens : il montre que la papauté n'était plus
à naître, au déclin du 11= siècle.
Les historiens étrangers à notre foi s'accordent
généralement à reconnaître, dans l'Eglise du ni" siè-
cle, tous les trails essentiels du catholicisme romain.
Ecoutons l'un des représentants les plus autorisésdu
protestantisme libéral. Ad. Hahnack, Entstehung
und Entu-ickelung der Kircheiuerfassiing und des
Kirclienrechts in den zwei erslen Jahrhunderten,
p. 119, Leipzig, 1910 :
Tous les éléments de l'éTalution ultérieure de la consti-
tulioEi de l'Eglise étaient, dès ia fin du ii- siècle, et mèjne
plua lot, déjà préls. Aucun fadeur nouveau ne devait plas
inlcrvenir, sauf rem]>eieur chrétien; encore une lévoln-
tion ne fut-elle pas nécessaire pour obtenir les résultats
acquis an m", au iv' et au v, au ix« et au xi', au xvi» et
au xixf siècle.. .
D'autre part, un auteur anglican décrit ainsi, par
le dehors, le rôle primitif de l'Eglise romaine.
H. M. GwATKiD, Early Cliurch Ilistory to A . D. 313,
t. II, p. 2i3-2i4, London, 1909 :
Si riiglise de Rome n'était pas le centre de la chré-
tienté latine — nous trouverons ce centre de l'autre coté
de la mer à Cartilage, — elle était le centre du christia-
nisme pris dans son ensemble. Sa position centrale était
pleinement reconnue par Irénée; elle devint de plus en
plus définie au cours des temps, jusqu'à l'essor de Cons-
tantino|de. Rome était le principal et presque l'unique
siège apostolique en Occident. Aussi exerçait-elle l'in-
fluence plénière d'une grande et opulente Eglise, noble-
ment fameuse par son universelle charité. Dès l'origine
— celle pratique était déjù ancienne au temps de Soter,
— elle envoyait ses dons aux pauvres et aux confesseurs
dans les mines, sur tous les points de l'empire. Puis
l'Eglise romaine puisait une grande force dans ses rela-
tions étroites avec l'empereur. Le palais fut toujours sa
citadelle, et « ceux de la maison de César » ses guides les
plus influents. Des scènes qui eussent été insignifiantes
en province pouvaient, à Rome, devenir le signal de la
lutte à mort, toujours imminente avec le pat,'anisme. En
outre, Rome était le Irait d'union naturel entre l'Orient et
l'Occident. En qualité de colonie grecque dans la capitale
latine, elle était le représentant de la chrétienté occidentale
pour les Orientaux, et l'interprète de la pensée orientale
pour l'Occident latin. Toutes ces causes faisaient de Rom*
le centre naturel de la discussion. Son orthodoxie était
sans tache. Si toutes les hérésies, semblables aux flots
de l'Oronte syrien, confluaient dans la grande cifé,
jamais aucune n'y prit sa source. Les étrangers de tout
pays, qui arrivaient à Rome et aux tombes des grands
apôtres, étaient accueillis au siège de Pierre par la majes-
tueuse bénédiction d'un Père universel. L'Eglise de Dieu
résidant à Rome, était le conseiller immémorial de toutes
les Eglises; et le conseil prenait insensiblement l'accent
du commandement...
III" siècle. — Dans les assertions de Tbrtullikn
relatives à l'Eglise de Rome, on ne s'étonnera pas
d'avoir à distinguer deux séries : la série catholique
et la série monlaniste.
1375
PAPAUTÉ
1371
Glorieuse Eglise apostolique, Rome a bu la doc-
trine de Pierre et de Paul avec leur sang; elle a vu
Jean sortir sain et sauf d'un bain d'huile bouillante.
Clément, ordonné par Pierre, la relie à la tradition
des Apôtres. Tout semble indiquer que Rome adonné
naissance aux Eglises de l'Afrique latine; elle appa-
raît comme le centre de la prière et de l'action. Des
sectaires comme Marciou et Valentin ont adhéré à
cette Eglise, sous l'épiscopat du bienheureux Eleu-
Ihère, mais n'ont pas su lui rester lidèles. Ainsi
parle TertuUien, peu après l'an 200, dans le traité
De piaescriptione haereticorurn, ixxvi.xxxii.xxx;
éd. Oehler, t. Il, p. 34, 3o, 26. Un peu plus tard, il
dit encore que le pouvoir des clefs a été laissé par
ie Seigneur à Pierre, et par l'entremise de Pierre, à
l'Eglise, Scorpiace, x : Mementu claves (caeti) hic
Dominum Petro et per eum Ecdesiae reliqiiiase.
Ed. Oehler, t. I, p. 523.
Lors du traité Adfersus Praxean,\e vent a tourné :
l'évêque de Rome — probablement Zéphyrin, —
après avoir paru prêter une oreille favorable aux
prophètes montanistes, les a éconduits. Cela suUit
à ruiner l'inlluence delà secte, TertuUien le constate
avec amertume. Pra.r., i, éd. Oehler, t. II, p. ùbl).
Un peu plus tard — probablement au temps de Cal-
lisle, — il se scandalise de l'indulgence témoignée
par l'Eglise aux fautes de la chair et, se donnant à
lui-même un éclatant démenti, alllrme que Pierre a
reçu du Seigneur le pouvoir de délier à titre pure-
ment personnel, ses successeurs n'en ont pas hérité.
De padicilia, xxi : Praesumis et ad te deri^'asse sol-
vendi et alligandi potestatem, i.e. ad oinnem Eccle-
siam Pétri propinqiiam ? Qualis es, everteiis atqae
commutans manifestam Domini iittentionrm, perso-
naliter hue Petro con/erentem? Ed. Oehler, t. I,
p. 8/|3. Les titres pompeux et nouveaux que Tertul-
lien, dans ce même écrit, donne à l'évêque de Rome :
pontifex maximus, episcopus episciporum {Pitd., 1),
benedictus papa (ib. , xm), apostoliciis (ib., xxi) ne
sont destinés qu'à lancer l'injure avec plus de force.
Voir notre Théologie de TertuUien, p. 216-217, Pa''is,
1906.
Quant au témoignage de TertuUien en faveur du
Tu es Petriis, il est éclatant. On vient de rencontrer,
Scorp., X et Piid., xxi, deux textes d'autant plus
notables qu'ils appartiennent à la série montaniste.
Des citations plus explicites encore se lisent/* aescr.,
XXII ; IV Adv. Marcion.,xi; Adv. Prax., xxi; Monog.,
vin. Mais passons outre : ces textes témoignent en
faveur de la primauté de Pierre, non précisément en
faveur de la primauté romaine.
L'histoire des relations entre saint Cyprien de
Garthage et l'Eglise de Rome est particulièrement
instructive. Car elle montre, d'une part, que, dès le
milieu du m' siècle l'autorité du pontife romain
rayonnait hors d'Italie; d'autre part, que l'étendue
de ses prérogatives restait discutée.
Au premier plan de la littérature qui éclaire pour
nous cette histoire, se présente le traité De catho-
licae Ecdesiae unitate, composé par saint Cyprien
au commencement de l'année 261 pour prémunir
l'Eglise d'Afrique contre l'entreprise schismatique
de Félicissime. Nous en détacherons le passage cen-
tral, IV, éd. Hartel, p. 212, 8-21 3, i3 :
Loquiiur Dominus ad Petritm... (.Vt., xvi, 18-19).
Super unum aedifical Ecclesiam,et qiiamvis aposlolis
omnibus post resurrectionem suum parem potestatem
tribuat et dicat...{Io., xx, 21-22), tamen ut iinitatem
manifestaret, unitatis eiusdem originem ab uno inci-
pientem sua auctoritate disposuit. Hoc erant utique
et ceteri apostoli quod fuit Petrus, pari consortio
praediti et honoris et potestatis, sed exordium ab
unitate proficiscitur, ut Ecclesia Christi una nions-
tretur. Quam unain Ecclesiam etiam in Caniico can\
ticuruni Spiritus sanctus ex persoiia Domini designa\
et dictt...{Cant.,vi, S). Ilanc Ecdesiae unitatem qu\
non ienet.tenere se /idem crédit? qui Ecdesiae reni-]
titur et resistit, in Ecclesia se esse confidilp quandoX
et beatiis uposlulus Piiulus hoc ipsum doceat et sacra-
mentum unitatis oslendat, dicens... {Eph., iv, 4. 5).
L'intention de cette page est très claire. Montrer 1
l'Eglise du Christ, qui est une, résumée dans la per-
sonne de Pierre, comme dans la source et le prin-
cipe permanent de son unité; dénoncer le schisme
comme un attentat contre cette unité que ie Seigneur
a fondée sur Pierre, sur l'autorité de Pierre. Quant
à la signilication typique de la personne de Pierre,
la pensée de saint Cyprien n'est pas douteuse, nous
le verrons.
Cette même intention ressort avec un surcroît
d'évidence si, au lieu de s'attacher, comme nous ve-
nons de le faire, à la vulgate de saint Cyprien (disons
la version A), on s'attache à une autre version, au-
torisée par une tradition ancienne (nous l'appelle-
rons la version it); les traits relatifs à la primauté '
de Pierre }■ sont plus accusés. Nous la donnons égale-
!Uent, d'après l'apparat criliciue de llartel.
Loquitur Dominas ad Petram.,.(Mt.,^vi,iè,ig).Et
eidem post resurrectionem dicit. .. (lo. , yixi, i&). Super
illum aedijicut Ecclesiam et illi pascendas oves man-
dat. Et quamvis apostolis omnibus parem tribuat
potestatem, unam tamen cathedram constiiuit, et
unitatis originem atque ralionem sua auctoritate
disposait, /{oc erant utique et ceteri quod fuit Petrus^
sed priinatus Petro dulur, et una Ecclesia et cathedra
una monstratur . Et pastores sunt omnes, sed grex
unus ostenditur, qui ub apostolis omnibus unanimi
consensione pascatur. liane Ecdesiae unitatem qui
non tenet, tenere se fidem crédit? Qui cathedram Pétri,
super qnem fundata Ecclesia est. deserit, in Ecclesia
se esse confiait? Quando et beatus apostolus Paulus
hoc idem doceat et sacramentum unitatis ostendat,
dicens...{Eph., iv, 4).
Cette deuxième tradition manuscrite (suivie par
l'éd. Baluze-Migne, Z^. /.., IV,498-5oi) soulève un pro-
blème de critique dont la discussion ne saurait trou-
ver place ici. Qu'on nous permette de renvoyer à
notre Théologie de saint Cyprien (sous presse, chez
Beauchesne). Disons seulement qu'on peut d'autant
moins l'écarter à la légère, que tous les détails por-
tent, au plus haut degré, le cachet personnel de saint
Cyprien. Aussi n'est-ce pas sans vraisemblance qu'on
a cru y reconnaître une deuxième édition, due à saint
Cyprien lui-même, qui, après avoir composé le De
catholicité Ecdesiae unitate en vue du schisme afri-
cain de Félicissime, l'aurait adapté aux besoins de
la lutte contre le schisme romain de Novatien. [Voir
à ce propos Dom J. Chapman, dans Revue Béné-
dictine, t. XIX, p. 246-254; 357-873 (1902); t. XX,
p. 26-62 (igoS). — M. l'abbé L. Saltbt vient de com-
battre cette opinion, dans le Bulletin de litt. ecclé-
siastique, 1920, p. 186-206. Il pense que la version B
est d'une main étrangère.]
Cependant le lien que, de tout temps, la pensée
chrétienne a cru voir dans cette page de saint Cyprien,
entre la promesse du Seigneur et la chaire perma-
nente de Pierre, ne serait pas personnel, mais pure-
ment tj'pique, d'après tel critique allemand, prêtre
évadé de l'Eglise catholique. Voir Hugo KocB,Cy prian
und der roemische Primat, dans Texte und Untersu-
chungen, XXXV, i, Leipzig, 1910. Dans ce livre, qui
est le manifeste d'une sécession, l'auteur s'exprime
ainsi, p. 1 1 :
Le fait quô le Seigneur commence par conférer à un
seul, à Pierre, le même pouvoir qu'il devait plus tord
communiquera tous,eatun sigae authentique de 1 unité que
1377
PAPAUTE
1378
doit posséder l'Eglise du Christ. Tout d'abord il n'y eut
qu'un upiUre investi de pleins pouvoirs ; avec lui l'Eglise
commença, Pierre l'ut la pierre première et fondamenlale
sur laquelle devait s'élever lédilîce. L'unie numériipie,
au moment où le Seigneur adressait à Pierre les paroles
mémurahleSj est une image, un pyml>ole, un type de l'unité
morale (jui. par la multiplication du pouvoir de Pierre,
doit succéder à l'unile num»''rique... Quand Cyjjrien mar-
que la parfaile égalité des A]nMres, il nomme Pierre; quand
il fait ressortir sa position unique, il par-le d'un seul, sans
le nommer. Avec un seul. l'Eglise commença d'exister :
Toilà pourliiile principal. Cet «« fut précisément Pierre :
voilii l'accessoire. Cet apôtre devait plus tard partager
avec d'autres son rang et son pouvoir. Toute son impor-
tance consiste en ce qu'il fut pour un temps le seul, et
par là même la figure prophétique de l'unité de l'Eglise.
Voilà tout!
La difficulté est de réconcilier celte explication,
passablement abstraite, avec les textes nombreux où
saint Gyprien,commentantrEvangile, parle de Pierre
comme fondement réel, et non purement figuratif et
clironologique, de l'Eglise du Glirist. Elle est encore
de la réconcilier avec les textes nombreux et très
concrets où le personnage de Pierre est mis en rela-
tions expresses avec le siège de Rome. Elle est enfin
et surtout de la réconcilier avec l'ensemble de cet
écrit. De cath. Eccl. un., iv, où l'effort de Cyprien
tend à rallier les fidèles dispersés du Christ sur le roc
permanent de Pierre. La conception du critique alle-
mand arrachait à Dom Chapman cette exclamation :
Oii ! !>■ roc étrange! Wliat a funiiy kind of rock. Rei'.
Bén., XXVIl, p. 53 (igio). Saint Cyprien n'a pas en
vue la préhistoire du pontificat romain, mais son
histoire présente; non le rôle initial de l'apôtre Pierre,
mais le rôle permanent du successeur de Pierre,
principe d'unité ecclésiastique.
Mieux inspiré que M. Koch, dans un livre moins
paradoxal et plus durable, le primat anglican Ben-
son avait parfaitement saisi la portée concrète du
texte de saint Cyprien, et prenant parti a j/rioii
contre la version B, il déclarait que saint Cyprien
n'a pu s'exprimer ainsi, car s'exprimer ainsi eût été
souscrire d'avance toutes les thèses romaines, ce que
Cyprien n'a pu faire. Bknson, Cyprian. His life. Ilis
times. His iior/i. London, 1897, p. 2o3 : The ^vords in
italics admittedly miist be fium tlie pen of one n'Ito
taught the cardinal doctrine of tlie Roman see. If
Cyprian ii'rnle iliem, he held lliat doctrine. There is no
disgnising the fact. Benson n'avait sans doute pas
prévu sous quel aspect se présenterait un jour, d'un
point de vue critique, la thèse de l'authenticité cy pria-
nique du texte B. Son aveu demeure bon à retenir,
pour nous ramener, du domaine de la fantaisie, à
celui de la réalité tangible.
Sur la thèse de M. H. Koch, voir les réfutations
distinguées dues à deux prêtres catholiques : Anton
Sbitz, Cyprian iind der rîjniische Primat, Rcgens-
burg,' 191 1, et surtout Johann Ehnst, Cyprian und
da.'! Papsttnm, Mainz, 191a.
Avant de quitter le texte De cath. Eccl. un., iv, no-
tons encore que le mot primatits (particulier à la
version B) se représente ailleurs quatre fois chez
saint Cyprien : De bon. pat., xix, p. 4'1, i-4; Epp.,
Lxix,8,p. 757, i5-20 ; Lxxi, 3, p. 778, 1 1-17 ; Lxxiii,a5,
p. 798, 5-8. Il est remarquable que ces (jTKatre exem-
ples mettent précisément en cause la primauté du
siège de Rome. Le premier et le quatrième exemple,
par le moyen d'une comparaison biblique : reconnaî-
tre à Novatien, usurpateur de la primauté romaine,
le droit de conférer le baptême chrétien, ce serait
imiter la conduite d'Esaii, abandonnant à vil prix
son droit de primogéniture. Le deuxième, par le
moyen d'une autre comparaison biblique : les parti-
sans de Novatien sont comparés à Goré, Dalhan,
Tome m.
Abiron, pour avoir voulu s'adjuger la primauté dans
l'Eglise. Le troisième, plus ouvertement encore :
Cyprien loue l'humilité de Pierre, qui, dans la ques-
tion des rites judaïques, s'inclina devant les raisons
de Paul, au lieu de revendiquer sa primauté : c'est
pour engager le pape Etienne à suivre cet exemple,
en admettant les représentât ion s des Eglises d'Afrique
dans la question baptismale. On croira dillUilement
que le lien mis par le langage de saint Cyprien entre
ce mot et le siège de Rome, à l'exclusion de tout autre
siège, soit purement fortuit. Encore moins réduira-
t-on cette primauté à un sens chronologique.
Quant au texte évangélique où le Seigneur promet
de fonder son Eglise sur Pierre, il se représente bon
nombre de fois dans l'œuvre de saint Cyprien et dans
les lettres de ces correspondants. Signalons De hab.
i'irg., X, p. 194, 25; Ad Fortun., xi, p. 338, i5; De
bon. pat., IX, p. /|03, 16; Sentt. episc.,-x.vu, p. 444. i ;
Epp., XXXIII, I, p. 566, a; xLiii, 5, p. 594, 5; lv, 8,
p. 63o, i ; 9, p. 63o, i4; lix, 7, p. 674, 16; i4,p. 683, 9;
Lxvi, 8, p. 782, 25; Lxx, 3, p. 769, 16; lxxi, 3,
p. 773, 11; Lxxin, 7, p. 783, i4 ; Lxxv, 16, p. 820, 24;
17, p. 821, i4. — Au moins dix-sept exemples, sans
parler d'autres traces plus fugitives. Que l'on prenne
un à un ces dix-sept exemples, et l'on constatera que,
abstraction faite de B'p., xxxiii, i, où Pierre fait sim
plement figure d'évêque, il fait partout figure de pri-
mat, dans ses relations avec l'Eglise universelle.
Cette primauté est plus ou moins définie selon les
cas, mais elle assure à l'église locale de Rome le
premier rang parmi les Eglises. Ep., lix, i4, p. 683,
9-14 : Navigare audent et ad Pétri cnlhedram atqae
ad Ecclesiam principalem unde unitas sacerdotalis
e.rorta est..., nec cogitare eos esse Romanes, quorum
fides apostvlo praedicante laadaia est, ad quos per-
fidia habere non possit accessum. Voilà ce que ré-
pèlent ces dix-sept textes, dont quatorze empruntés
à saint Cyprien, un à l'un des évéques d'un concile
par lui présidé (Senti, episc, xvii) ; deux à son cor-
respondant Firmilien de Césarée {Ep., lxxv). Le té-
moignage du bouillant évêque de Césarée n'est pas
le moins remarquable : il a commencé par rendre
hommage à la primauté du successeur de Pierre,
avant de flétrir la conduite du pape Etienne, qu'il
accuse d'avoir trahi son mandat.
Dans ces conditions, on s'étonne que tel historien
ait cru lire chez saint Cyprien que le texte Tu es
Petrus est par lui « ravi au successeur de Pierre, pour
être adjugé à l'épiscopat n. J. Turmel, Histoire du
dogme de la papauté, des origines à la fin du iv' siè-
cle ; p. i34. Paris, 1908. Une contrevérité si mani-
feste ne mérite aucune discussion. Sur cet ouvrage,
qu'il suUisede renvoyer à l'exécution magistrale due
à M. Y. DE LA Brièkb, Etudes, t. CXVII, p. 339-35o
(5 nov. iyo8).
Cependant on a souvent cru tirer de ce même
récit De cath. Eccl. unitate une doctrine ép!>;copa-
lienne. L'évèque de Rome serait bien le premier évê-
que de la chrétienté, mais primus inter pares, sans
aucune primauté de juridiction. Cette doctrine, dont
les critiques anglicans se sont fait une spécialité,
est rattachée surtout à Cath. Eccl. un., v, p. 2i3,
i4-2i4, 2 :
Quam anitatem tenere firmiter et vindicare dehe-
mus, nia.rime episcupi qui in Ecclesia praesideiuus,
ut episcopatuni quoque ipsuni unum atque indivisum
probemus. Nemo fraternitatem menducio fallut, nenio
fidem veritalis perfida praevaricatione corrumput.
Episcopatus anus est, cuius a singulis in sididum
pars tenetur.
On a cru voir dans ce texteque l'épiscopat estuue
sorte de corps sans tête, une confédération d'égaux.
Cette idée ne résiste pas à une exégèse atteiilivc.
44
1379
PAPAUTE
1380
D'ai)rès l'usage constant de saint Cyprien, epiicopa-
tus désigne le pouvoir épiscopal, non le corps de
l'cpiscopat. Voir Catli. Eccl.un., x, p. 218, 26; £/)/).,
LV, 9, p. 63o, 1 i-i3; 2^, p. 642, 14 ; 6^3, 3; Lxvn, 5,
p. 739, 22 etc. Il serait d'ailleurs absurde d'enten-
dre que le corps épiscopal est un bien que les cvê-
ques possèdent solidairement. Voir sur ce point
R. P. Kneller, Der heilige Crprian und das Kenn-
zeichen der Kirche, p. 61 sqq. (ii5 Ergdnzungshefl
zu den Slinuiien ans MariaLaach, igii). In soUdiim
est une expression juridique, dont-il faut demander
la clef aux juristes. Plusieurs personnes possèdent
in solidum un bien dont la totalité appartient à
chacune d'elles, mais non à litre exclusif. Telle est
la définition de Ulpien, Dig., XLV, ir, 3; cf. XIII, vi,
5. Tel est précisément le cas du pouvoir épiscopal,
auquel tous les évèques ont part simultanément.
Voir D. O. Casel, Eine missverstandene SIelle
Crprians, dans /«'et'. Bénédict., t. XXX, p. 4'3-420
(igiS). L'objet de cette possession indivise est jus-
tement le pouvoir découlant de Pierre, comme
Cyprien l'explique aussitôt après. Parce que la
source est unique, nul n'anra pari aux biens qui en
découlent, s'il ne communique avec la source, c'est-
à-dire avec Pierre, par l'intermédiaire de ces canaux
réguliers que sont les évèques. Catli. Eccl. un., v,
p. 2i4, 2-12 :
Ecclesia unaest qtiae iiimultitudinem latins incre-
mento fecunditatis exlenditur, (juumodo solis miilti
radii, sed lumen unum, et rami arhoris multi, sed
rohur unum tenuci radice fundatum, etcum de fonte
uno livi plurimi de/luuni, numerositas licel diffusa
videatur e.Tundantis copiae targitnte, unitas tamen
servatur in origine. .4felle radium sotis a corpore,
divisionem lucis unitas non capit ; ah arbore frange
ramum, fructus germinare non polerit : a fonte prae-
cide rivuni, praecisus arescit. Sic et Ecelesia Domini
luce perfusa per orbem totum radios suos porrigit:
unum tamen lumen est quod uhique diffanditur, nec
unitas corporis separatur.
Pour l'exposition des thèses anglicanes, voir
J. Fkll et J. Pearson, Annales Cyprianici, Oxoniae,
1682; H. DoDWELL, Dissertationes c^prianicae,
Oxoniae, i684; Benson, Cyprian, His life. /lis
tiiiies. His i\ork. London, 1897. Tout récemment, le
D"' J. K. Bernard, archevêque anglican de Dublin,
dans un mémoire intitulé : The Cyprianic Doctrine
of tke Ministry (Essays on tlie earty Ilistor) of the
Cliurcli and the Minisiry, ediled by H. B. Swete,
London, 1918), a cru bon de rajeunir les thèses
anglicanes par des emprunts au livre de M. Hugo
Koch. On ne peut pas l'en féliciter beaucoup.
La doctrine du De catholicae Ecclesiat unitate
s'éclaire à la lumière de la correspondance échangée
par sainl Cyprien avec l'Eglise de Rom*.
Nous possédons dix lettres échangées entre Rome
et Carthage durant la vacance du Saint-Siège, entre
le martyre du pape Fabien et l'élection de son suc-
cesseur Corneille ; onze lettres échangées entre
Cyprien et le pape Corneille; une lettre de Cyprien
au pape Lucius ; deux lettres au pape Etienne, sans
compter d'autres documents qui complètent l'infor-
mation. Examinons ces diverses séries.
10 lettres écrites durant la vacance du Saint-Siège
(20 janvier 25o-mars 201). — Quatre de ces lettres
émanent du clergé de Rome (viii,xxx, xxxi, xxxvi);
six émanent de sainl Csprien (ix, xx, xxvii, xxvin,
XXXV, xxxvii). Parmi les lettres romaines, la pre-
mière (vui) ne porte aucun en-tête; les trois autres
sont adressées Cypriano papae, selon le style du
temps. Parmi les lettres de Cyprien, quatre (ix, xx,
xxvu, xxxv) sont adressées Preshyteris et diaconi-
bus Romae consisientibus fratribus; les deux autres
aux prêtres Moj'se et Maxime et aux autres confes-
seurs emprisonnés pour la foi.
Cette correspondance montre que le clergé de
Rome, même privé de son chef, a conscience de son
rôle éminent. A l'Eglise de Carthage, qu'au début il
croit plus ou moins abandonnée par son pasteur, il
trace son devoir avec fermeté; à Cyprien lui-même,
quand les raisons de sa retraite temporaire sont
mieux connues, on ne ménage ni les félicitations ni
les avis. L'Ep., xxx surtout, due à la plume habile
de Novatien, montre Rome étendant sa sollicitude
sur toutes les Eglises. Si l'on assure Cyprien qu'il
n'a ici-bas d'autre juge que Dieu, on ne laisse pas
d'affirmer qu'à 1 évèque de Rome appartient l'initia-
tive des mesures les plus graves, encore qu'il importe
d'en faire partager la responsabilité à l'opisccpat.
De son côté, Cyprien attache à l'approbation de
Rome un prix très grand; même en lempsde vacance
du Saint-Siège, il tient les clercs romains au cou-
rant de tous les événements qui intéressent l'Eglise
d'Afrique et de sa propre administration.
2" Lettres datant du pontificat de Corneille (mars
a5i-juin 253). — Durant son court pontiticat,
Corneille fut en relations suivies avec le primat de
Carthage, comme en témoignent neuf lettres à lui
adressées par Cyprien (xliv, xlv, xlvii, xlviii, li,
LU, Lvn, Li.v, Lx), et deux lettres qu'il lui écrivit
(il, l). Les lettres de Cyprien portent la suscrip-
lion : Cypriaiius Cornelio fratri {à&nsVEp., lvii, qui
est une lettre synodale, les noms des évèques sié-
geant au synode sont joints à celui de Cyprien) ; les
lettres du pape portent la suscription : Cornélius
Cypriano fratri.On peut y joindre trois lettres échan-
gées entre Cyprien et les confesseurs romains (xLVi,
LUI, Liv). Deux objets surtout remplissent cette cor-
respondance : d'une part, les blessures de la persé-
cution, à guérir; d'autre part, le schisme, qui, à Rome
avec Novatien, en Afrique avec Félicissinie, déchire
l'Eglise. La dernière lettre de Cyprien porte à Cor-
neille ses félicitations fraternelles pour sa glorieuse
confession, prélude de son martyre.
L'Ep. XLVIII renouvelle au pape l'hommage de
l'Eglise d'Afrique, et l'assure qu'en s'atlachant à lui
les évèques d'outremer ont conscience de s'attacher
à l'Eglise catholique, m, p. 607, 7-9 ; 1 2- 1 8 : Ao.ç cn/m
siiig':lis nayigantilius, ne cum scandalo ullo naviga-
rent. rationem reddenles, nos scimus hortatos esse
ut Ecclesiae catholicae matricem et radicem agnos-
cercnt actenerent... Placuit ut... te universi collegne
nostri et communicationem tuam, i. e. catholicae
Ecclesiae unilatem pariter et caritatem probarent
firmiter ac tenerent. Certains détails d'interpréta-
tion sont ici controversés ; ils doivei.t nous retenir.
Que signilîe au juste : ^cc/esi'ne C(((/io/icae matri-
cem et radicem .^ On a souvent entendu : la racine
mère de l'Eglise catholique, et appliqué simplement
cette qualification à l'Eglise romaine, mère de toutes
les Eglises. Un tel sens va bien dans le contexte.
Mais il demeure discutable.
Matricem et radicem ramène une image déjà con-
nue. Nous l'avons rencontrée dans Cath. Eccl. un.,
v, p. 2i4,4. On la retrouve Calh. Eccl. un., xxru,
p. a3i, 712; Ad Fortun., xi, p. 338, i5-i7; Epp.,
XLIV, 3, p. 599, 3-6; XLV, i, p. 600, 1-6; xlvi, i,
p. 6o4, 16-19; XLVII, I, p. 6o5, 16-17 ' i-ïiiii II P- 701,
i6-22 ; Lxxi, 2, p. 772, 22-28; Lxxm, 2, p. 779, 19-22.
La plupart de ces exemples visent, en fait, l'Eglise
romaine; mais non pas tous; quelques-uns (à com-
mencer parceux tirés de Cath. Eccl. hh.) s'entendent
bien de l'Eglise universelle, comme telle; ils flétris-
sent les entreprises du schisme, qui déchire le sein
maternel de l'Eglise. Pour justifier une telle inter-
prétation, il suUit de donner au génitif dépendant
i-
1381
PAPAUTE
1382
de matricem et radicem une valeur épexégétique;
d'entendre : " celle racine mère qu'est l'Eglise » au
lieu d'une valeurobjeclive : « cette racine mère qu'est
(dans l'Eglise universelle) l'Eglise de Home ». Cela
ne répugne i)as à la langue de Cyprien.
Tout dépend du sens que l'on attribuera auxmots:
Ecclesiae catholicae : l'Eglise catiiolique, c'est-à-dire
universelle; ou, dans l'Eglise particulière de Konie,
le troupeau catholique, par opposition à la secte scbis-
matique. Dans le premier cas, la recommandation
de Cyprien aux cbrétiens d'Afrique en partance pour
Bome signiiie: « attachez-vous à l'évoque de Home ;
il est la source de l'unité catholique ». Dans le
second cas, elle signifie : « attachez-vous à l'évcque
Corneille : il représente, en face du schisme, l'unité
catholi([ue a. Pour trancher la question, il est néces-
saire d'étudier le sens de ces mots : Ecclesiae catho-
licae, selon l'usage de saint Cyprien. On peut rele-
ver dans son œuvre (et celle de ses correspondants)
plus de cinquante autres allusions à la catholicité.
Catti, Eccl. un., tit., p. 209, i; Senti, ep., v, p. 4^0,
à; vm, p. 44'i >3; xxvii, p. 447> Ti X.LV, p. 463, 7.9;
XLvi, p. 452, la; Lxxii, p. l\bj, i3; lxxv, p. 458,
i\-\i; Epp., XXV, 1, p. 538, 20; xliv, i, p. 597, i3;
3, p. 5y8, 20; xLv, I, p. 599, 16; 600, 5; xlvi, i,
p. 6o4, II ; XLviii, 4. p. 608, 6; IL, 2, p. 611, 9.16;
Li, I, p. 6i4, i3; 6i5, 6; a, p. Gi5, 24; liv, 5, p. 623,
19; LV, i, p. 624, 7-i3; 7, p. 628, 19; ai, p. 639, i.5;
a4. p. 64a, 16; Lix, 5, p. 671, 22; 9, p. O'jG, iS.aS;
LXV, 5, p. 735, 12; LXVI, 8, p. 733, 9; LXVIII, I,
p. 74'i, 7; 2, p- 745, 10; Lxix, I, p. 749, 8; 750, 12;
7, p. 756, 7; Lxx, I, p. 767, 1.3; lxxi, 1, p. 771, u ;
772, 8; 4, p. 774. «6; lxxii, i, p. 775, 9; lxxiii, i,
p. 779, 6; a, p. 779, i4; 20, p. 794, i3; lxxv, 6,
p.8i3, 27; i4, p. 819, i5; 16, p. 831, 7; 22, p. 824, 7.
Cette statistique est éloquente. Si l'on met à part
deux exemples qui n'appartiennent pas à Cyprien
mais au pape Corneille (^/>., (L, 2, p. 611, g, 16),
exemples qui paraissent bien désigner l'Eglise par-
ticulière de Rome par opposition au schisme, on
trouvera que tous les autres — ou presque tous —
s'entendent plus naturellement de l'Eglise univer-
selle. D'où il suit que l'Eglise de Rome est bien pré-
sentée par Cyprien comme la racine mère de toutes
les Eglises. Conclusion pleinement conforme au
texte déjà cité de Ep. lix, i4, p. 683, lo-ii : Pelri
cathedruni atqne... Ecclesium principalem unde uni-
tas sacerdotalis exorta est.
Telle n'est pas l'opinion de H. Dodwell, Disserta-
tiones Cyprianicae, Oxoniae, 1684. Il étudie, vu, 78,
plusieurs des cinquante exemples que nous avons
cités, et s'efforce d'en restreindre la portée à une
Eglise particulière. On pourrait lui accorder cela,
sons souscrire aux conclusions qu'il en lire. Mais
nous croyons qu'il erre sur le fait, aussi bien que
sur les conclusions.
Particulièrement importante est la longue Ep„
LIX, de Cyprien au pape Corneille. Elle comprend
trois parties : la première consacrée à l'apologie per-
sonnelle de Cyprien (1-8); la seconde à l'état présent
du schisme en Afrique (9-1 3); la troisième au droit
de l'épiscopat (i4-2o). Nous ne retiendrons ici
que la troisième partie, comme allant droit à notre
sujet.
Cyprien pose en principe l'autorité indépendante
de l'évêque dans sa sphère, sous la seule réserve du
compte qu'il doit à Dieu de son administration.
Cette idée lui est familière; on la retrouve plusieurs
fois par lui formulée presque dans les mêmes ter-
mes. Voir Senti, episc, prooera., p. 436, 5-io\Epp.,
Lv, 21, p. 639, 4-7; "x, i4, p. 683, 9-684, 7; Lxix, 17,
p. 765, 21-766, a; LXXII, 3, p. 778, 1-7; lxxiii, aé,
p. 798, 9-12.
Ces textes, pris en eux-mêmes, paraissent fort
clairs, et l'on a pu s'en autoriser pour présenter
Cyprien comme partisan d'une doctrine selon
laquelle le pouvoir épiscopal ne comporterait aucune
espèce de tempérament. Il ne faut pourtant pas fer-
mer les yeux sur une autre série de textes, qui com-
mentent les précédents, et montrent fonctionnant
autour de Cj'pricn — sous sa présidence elfective
quant à l'Afrique — un véritable gouvernement col-
lectif de l'épiscopat, investi du pouvoir de lier par
ses décrets les évèques eux-mêmes. Bon nombre de
lettres de Cyprien notilientdes résolutions arrêtées
par les conciles de Carthage. Le concile évitait toute
ingérence indiscrète dans les affaires des Eglises;
mais il édictait des lois et prétendait bien être obéi.
Voir Epp.,iu. IV. Lvi, 3, p. 649. a3-65o, 3; lix, 10,
p. 677, 15-19; LXiv, 1, p. 717, ia-2i; a, p. 718, i-8;
6, p. 731, 3-5; Lxv, I, p. 721, i5-i8.
Résumons l'impression d'ensemble laissée par
cette correspondance de Cyprien avec le pape Cor-
neille.
De même qu'entre le clergé de Rome et le primat
de Carthage durant la vacance du Saint-Siège, il y
eut enire le pape Corneille et Cyprien quelques
malentendus passagers, mais jamais un conflit. Et
on a l'impression que (Ijprien use de sou ascendant
personnel, soit pour, au besoin, raffermir le pape,
moins clairvoyant ou moins résolu, soit pour lui
tracer son devoir. Les lettres de saint Cyprien ne
sont pas précisément d un subalterne qui demande
un mot d'ordre; elles sont d'un collègue qui croit se
tenir à sa place en joignant la hardiesse à la défé-
rence.
S" Lettre au pape Lucius. — Au cours d'un ponti-
licat de huit mois (juin a53-mars 254), le pape Lucius
reçut de Cyprien au moins une lettre qui nous a été
conservée (lxi). Lettre pleine de respectueuse sym-
pathie pour l'Eglise de Rome et pour son évêque,qui
a déjà confessé la foi dans l'exil.
4° Lettres datant du pontificat d'Etienne (mai a54-
aoùt257). — Les documents de cette période ont déjà
été analysés à propos du BAPTf:MB des hérétiqubs
(Ci-dessus, t. I, 391-394). Bornons-nous à dégager
quelques observations.
Cyprien n'est pas tellement confiné dans l'Afrique
romaine qu'il ne s'intéresse au gouvernement des
Eglises d'outre mer. Il en dit nettement son avis au
pape, dont il trouve l'initiative parfois peu éclairée
(Ep., Lxvii, affaire des évèques espagnols), parfois
trop molle (Ep., lxviii, affaire de Marcien d'Arles),
parfois franchement indiscrète (Lipp., lxix-lxxiv,
affaire du baptême des hérétiques). Ce groupe ren-
ferme deux lettres adressées directement au pape
Etienne par Cyprien, l'uneen son nom propre (lxviii),
l'autre au nom d'un synode africain (lxxii). La pen-
sée de Cyprien sur l'autonomie de l'évêque dans sa
sphère s'y affirme très nettement, Ep., lxxii, 3,
p. 778, 4-7 : I^ec nos vim cuiqiiam facimus atit legem
damus, quando habeat in Ecclesiae adminiatratione
voluntatis suae arbitriuni liberuni unusquisque prae-
positus, rationem actus sui Domino redditurus.
Mais le pape Etiennb allait prendre dans la ques-
tion baptismale une position aussi ferme que son
prédécesseur Victor, soixante ans plus tôt, dans la
question pascale. On sait la teneur du fameux res-
crit conservé dans une lettre de saint Cyprien :
« Pas d'innovation, s'en tenir à la tradition », Ep.,
lxxiv, i, p. 799, 16 : Nihil innovttur, nisi quod ira-
ditum est... — C'était la réponse d'un supérieur hié-
rarchique.
Saint Cyprien ne la comprit pas. Car s'il n'avait
pas de doute sur la primauté du siège de Rome, il ne
pensait pas que cette primauté emportât le droit
1383
PAPAUTE
1384
d'intervenir dans une question qu'il estimait tran-
cliée par l'Evangile. Firmilien de Césarée ne le com-
prit pas davantage et, dans sa lettre à Cyprien,
s'emporta violemment contre le successeur de Pierre
— l'évoque de Home avait à ses yeux ce litre indis-
cutable, — si oublieux de son devoir. Ep., Lxxv,
16-17, p. 820-821.
Faut-il conclure à une évolution dans la pensée
théorique de Cyprien à l'égard du siège de Home ?
On l'a fait quelquefois ; on a même cru pouvoir
jalonner cette évolution avec une précision inquié-
tante. Voir Otto KiTSCHL, Cyprian ton Kartliago uiul
die Verfassiing der Kirche, GOttingen, i885.
Telle ne sera pas notre conclusion. A toutes les
étai)es de sa carrière, Cyprien manifeste les mêmes
convictions très fermes, avec les mêmes lacunes. Les
circonstances devaient amener ces lacunes à se ré-
véler, dans une crise qui fut pour lui singulièrement
douloureuse. Le christianisme africain retardait un
peu sur la doctrine dès lors claire à Rome et en
d'autres points de l'Eglise ; on pourrait parler d'un
(1 africanisme », non dépourvu d'analogie avec le
futur gallicanisme. Le temps devait emporter cela.
Ce qui ressort clairement de la crise baptismale,
c'est, en même temps que la sincérité de Cyprien,
la conscience qu'avait le pape Etienne, et l'Eglise
avec lui, d'un droit supérieur inhérent au siège de
Pierre.
L'importance de controverses qui s'éternisent au-
tour de saint Cyprien nous excusera peut-être d'avoir
donné à cet épisode un développement dispropor-
tionné à l'ensemble de l'histoire où il se détache.
Au milieu du troisième siècle, trois sièges patriar-
caux dominent l'Eglise chrétienne : Rome, Antioche
Alexandrie, avec une déférence marquée d'Alexan-
drie et d'Antioche à l'égard de Rome.
Les relations de l'Eglise d'Alexandrie avec celle
de Rome, au cours des deux premiers siècles, échap-
pent à l'hisloii-e. Nous savons qu'Origène, condamné
dans Alexandrie, écrivit, pour se justiûer, au pape
Fabien (236-ïâo) et à d'autres chefs d'Eglises. Voir
EusÈBE, //. /.'., VI, XXXVI, P. G., XX, 597. Un peu
plus tard, la querelle baptismale eut son contre-coup
en Egypte. Saint Dknys d'Alexandrie (289-264),
correspondant avec le pape Etienne, s'efforçait de
faire prévaloir une solution amiable. Eusébb, VII,
H-v, /'. G.,XX,G4o-645. Une détente se produisit sous
le successeur d'Etienne, saint Sixte II (aoiit aSy-
aoùt258),qui cessad'urger l'exécution durescritbap-
tismal. Denys d'Alexandrie continua de correspon-
dre avec ce pape et avec les prêtres romains Philémon
et Denys; ibid., v-ix, 6!i4-657. Cependant l'hérésie
sabellienne, qui menait en Egypte une propagande
active, i>aralt n'avoir pas rencontré dans le patriar-
che d'Alexandrie un adversaire parfaitement éclairé.
Denys DE Romk(259-268) donna une orientation dog-
matique, en signalant deux écueils opposés :récueil
sabellien, où sombrait la foi en la Trinité, et l'écueil
trithéiste, où sombrait la foi en un Dieu unique.
Texte cité par saint Athanase, De decreiis Aicaenae
synodi, XXVI, P. G., XXV, 46i CD-465 A. Et Denys
«l'Alexandrie s'inclina devant la sentence venue de
Rome, par une adhésion exi)liLite à la doctrine de
l'i.usoÙT.sî. Ibid., XXV, P. G., XXV, 46i AC. A l'égard
du schisme novatien, qui avait voulu s'emparer de
toute l'Eglise, Alexandrie, en la personne de son
grand évêque, garda l'altitude la plus catholique.
Voir la lettre de Denys d'Alexandrie à Denys de
Rome, EusKBE, //. E. VII, viii, P. G. , XX, 662, et sa
lettre à Novatien, ibid., VI, xLv, 633.
Dans le même temps, l'Eglise d'Antioche se vit
plus profondément troublée. Son évêque Fabius in-
clinait au schisme : Denys d'Alexandrie joignit ses
efforts à ceux du pape Corneille, pour le rafl'ermir
dans l'orthodoxie. Eusébb, //. E., VI, xuri, xliv,
P. G., XX, 61 6-633. Un peu plus tard, Paul dk Samo-
SATE, autre patriarche d'Antioche (260-268), double-
ment scandalesx pour la foi et pour les moeurs, sou-
levait la réprobation de l'Orient chrétien. Denys
d'Alexandrie et Firmilien de Césarée lellétrissaienl;
des conciles s'assemblaient contre lui et finissaient
par le déposer. La sentence rendue par les érèques
réunis à Antioche notilie la déposition « à Denys (de
Rome) et à Maxime (d'Alexandrie, successeur de
Denys) et à tous les évèques et prêtres et diacres
associés au service divin, et à toute l'Eglise catholi-
que sous le ciel », Eusèbe, //. E., VIII, xxx, P. G.,
XX, 70g. Cependant Paul refusait d'évacuer les édifi-
ces ecclésiastiques; pour le contraindre, il fallut re-
courir au pouvoir civil, et la sentence rendue à cette
occasion par l'empereur .\urélien mérite d'être
remarquée, d'autant qu'elle vient du dehors. Les édi-
fices de l'Eglise devaient être remis à l'évêque en
union avec l'évêque de Rome. Tel était dès lors le ju-
gement de l'équité païenne.
IV et V' siècle. — Les premiers débats relatifs
au Donatisme nous montrent en acte la prérogative
du siège de Rome, selon la pensée de cet é\ êque du
dehors que voulait être Constantin. C'est à Rome
que se tint un premier synode, présidé par le pape
Milliade (3i3). L'année suivante, un nouveau synode
parut nécessaire, il se réunit à Arles: le pape Syl-
vestre s'y lit représenter par deux prêtres et deux
diacres (3i(i). Les Donatistes ayant fait appel en-
core une fois, l'empereur, après leur avoir fait en-
tendre qu'ils devaient tenir le jugement des prêtres
pour irréformable comme le jugement même de Dieu,
les lit mander et conlirma la sentence des papes Mil-
tiade et Sylvestre (3 16). — Voir HEKEHi-LECLEBCQ,
Histoire des Conciles, t. I, ch. m, p. 260-298, Paris,
1907.
Le cadre du concile de Nicée (325), qu'emplit l'éclat
du pouvoir impérial, ne laisse aux légats clu pape
saint Sylvestre qu'un rôle effacé. Néanmoins, dès
qu'on oublie le personnage encombrant de Cons-
tantin, ce rôle apparaît le premier de tous. Nous en
avons pour garant le témoignage non suspect
d'EusKBE DE CÉSARKE, qui éorit, Vita Constantini, lll,
VIT, P. G., XX, 1061 R : Il L'évêque de la ville impé-
riale ne vint pas, à cause de son grand âge, mais
quelques-uns de ses prêtres tinrent sa place. » T^;
TTpzvQvTipot Ô'kvT^Û TTV.fAJvTî^ Tr.v V.ÙtoO zà^cj 'êTT/v^'/JOUV, La
ville impériale ne peut être que Rome, car la fonda-
lion de Constantinople date de 829. Par les repré-
sentants du i)ape, il semble bien qu'il faille entendre
non pas seulement les prêtres romains Vituset Vin-
cent, mais d'abord Hosius évêque de Cordoue, qui
exerça la présidence effective des débats conciliai-
res et signa le premier la définition de foi. On ne
voit pas en effet quelle autre délégation aurait pu
assurer à l'évêque de Cordoue le pas sur tous les
personnages ecclésiastiques d'Orient, y compris les
patriarches d'Alexandrie et d'Antioche. Constantin
avait ou^•e^t le concile en qualité de président d'hon-
neur ; après quoi il céda la parole aux présidents
ecclésiastiques, Eusèbe, Ibid., xiii, 1069 B : UapiSiSou
Tsv /0-/0» Tof; T^4 hmHou T.pcéhpoii. Par ces présidents, il
faut entendre tout d'abord Hosius, qu'Eusèbe vient
de désigner dans un rang à part, vu, 1061 A, et que
saint Athanase nomme expressément, Apcdogia de
s'ita sua, v, P. G.. XXV, 6^9 B: Quel concile n'a-
t-il point présidé? Tloic/.ç -/v.p où /(oi.0rty/i7c/.To swi^iw, cette
tradition était ferme au v" siècle; voir Tubodoret
1385
PAPAUTE
1386
//. E., II, xn, P. G.,LXXII, io33 A jSocratk, //. E.,
I, XIII, P. G., LXVII, loS G. Au v* siècle, GiIlase de
Cyziqub, complélant le récit d'Eusèbe, dit posilive-
vement que Hosius tint la place du pape Sylvestre,
avec l'assistance des prêtres Vite et Vincent, Uisl.
Conc. Nie. II, V, et xii, P. G., LXXXV, 1229 C et
ia/49 B;ou éd. Loeschke-Heineniann, 4^, 20 et i>o, 26;
Leipzig, iQiS.Le VI' concile œcuménique (680) répèle
que le concile de Nicée fui convoqué, d'un commun
accord, par l'empereur Constantin et le pape Sylves-
tre. Acl., XVIII, Mansi, XI, 661 A. Sur ce point, on peut
consulter Hefele-Lkclercq, t. I, p. 5a-58 et i^ab-iiaj;
mais on fera bien de contrôler les références.
En 344, le Concile de Sanlique, par trois de ses
canons (3, 4> 5) consacrait le principe de l'appel à
Rome, pour les évoques condamnés par sentence
épiscopale. Cette mesure était un cou]) droit porté
aux évêques orientaux qui, dans un concile d'An-
tioclie (340, venaient, après un concile de Tyr, de
déposer saint Athanase. L'authenticité des conciles
de Sardique, contestée de nos jours par FiuKonicii,
Sitzun^sherichte der... Akademie der Wissenscliaf-
ten, Miiuchen, 1901, a été défendue victorieusement
par CIL TuRyF.a, Journal of Theological Studies, Ml,
p. 870-397 (1902), et par F. X. Funk, Ilislorisches
Jahiliuch,t. XXIII, p. 4o7-5i6 (1902). Cf. J. Zbillbr,
Les origines chrétiennes dans les provinces danu-
biennes de l'empire romain, p. 243-256. Paris, 1918.
— Texte de ces canons chez Hefelb-Lkclercq, t. I,
p. 762-7C9.
L'attitude de la papauté durant la crise arienne
exigerait des développements qui ne peuvent trouver
place ici. Rappelons qu'un article spécial a été con-
sacré ci-dessus à l'épisode du pape Libèbk.
Sur le rôle des pontifes romains dans la convoca-
tion, la présidence, la confirmation des premiers
conciles œcuméniques, nous renverrons à l'article
Conciles, t. I, col. 594-60';.
Bien avant l'hommage éclatant rendu à la chaire
de Pierre par les Pères de Clialcédoine (45i), l'auto-
rité d'enseignement et de gouvernement du pontife
romain s'exerçait dans toute l'Eglise. Les témoigna-
ges des Pères ont souvent été recueillis dans des ou-
vrages spéciaux. Citons par exemple D. Palmieri,
J)e Romano Pontifice, Prati, 1891. Il sulTil d'ouvrir
l'Enchiridion Patrislicum de RoiiET de Journel au
mot RoMANUs PoNTiFEx, pour trouver une première
moisson de textes.
Nous devons nous borner à quelques témoins
illustres.
Entre tous les Pères Grecs, saint Jean Ghrysos-
TOMEse distingue par son attachement passionné au
siège de Rome. Ce trait de son caractère et de sa
doctrine n'avait pas échappé aux historiens ; il vient
d'être mis en plus complète lumière par une mono-
graphie due à Son Eminence le cardinal Marini. //
Primato di >'. Pietro e de' siioi siiccessori in San Gio-
vanni Crisostomo, Roma, 1919.
Saint Jean Chrysoslome eut mainte occasion de
citer et de commenter les textes du Nouveau Testa-
ment relatifs au prince des Apôtres. 11 l'a fait au sens
plénier de la tradition catholique, en montrant dans
le personnage historique de Pierre et de ses succes-
seurs le fondement permanent de l'Eglise du Christ,
principe actif et nécessaire de cohésion et d'unité.
Voir notamment /n Ml., Ilor.i., liv (lv), P. G., LVIII,
53 i-64o ;/« /oan., Hom., lxxxviii (lxxxvii), P. G,,
LIX, 477-48j; De sacerdoiio, L. II,i.ii, P. G., XLVIII,
63i-633. Mais une objection se présente, et elle naît
du texte même de Chrysoslome. On sait le culte ar-
dent qu'il a voué à l'apôtre saint Paul : dans son
enthousiasme, il semble parfois l'égaler ou même le
préférer à saint Pierre. Voir notamment la série De
laudihus .S. Pauli Apostoli (■) homélies prononcées à
Anlioche), P. G., L, 473-5i4- Mais ces poussées ora-
toires n'empêchent pas Clirysostoine de distinguer
les fonctions de l'apostolat, pour lesquelles Paul
marcha de pair avec Pierre, l'un ayant une mission
spéciale à remplir parmi les Gentils et l'autre parmi
les Juifs, et l'autorité primatiale, prérogative exclu-
sive du siègede Rome. In Act., Ilom., xxxiii, P. G.,
LX, 289-246; In Gai., i et 11, P. G., LXI, 611-648.
Deux circonstances manifestèrent avec éclat la foi
de Chrysoslome aux prérogatives du siège de
Pierre: l'extinction du schisme d' Anlioche, à laquelle
il prit une part prépondérante, dès son élévation au
siège de Constantinople (398); voir F. Cavalleba.
I.e schisme d' Anlioche, p. 289-293, Paris, 1905 ; et
son appel réitéré au pape Innocent I", après le trop
fameux conciliabule du Clièiio, lors de ses grandes
épreuves (années 4o4 et 4o6). P. G., LU, 529-536.
Saint Ephrem témoigne pour l'Eglise de Syrie. Lui
aussi ^ oit dans la personne de Pierre le fondement
de toute l'Eglise ; l'inspecteur (évêque) de tous les
ouvriers apostoliques; le pasteur de toutes les
nations ; l'héritier de tous les trésors de Seigneur,
qui lui a remis les clefs du royaume. .S. Ephraem
.S'vi Ilymniet Sermones,ed. T. J. Lamy, t. 1, p. 4 '2,
Mechliniae, 1882.
Les Pères latins étaient attachés à Rome, non seu-
lement par la communauté de langue, mais plus
encore par un sentiment filial ([ui leur montrait dans
le successeur de Pierre le maître de la doctrine. In-
terrogeons le plus grand de ses exégètes, saint
Jérôme, et le plus grand de ses théologiens, saint
Augustin. Leur réponse aura d'autant plus de poids
qu'elle vient de plus loin: car, si tous deux ont
connu Rome, presque toute leur vie s'est écoulée
loin d'elle.
Du fond du désert de Chalcis, où l'a poussé un
besoin de prière et de pénitence, saint Jérô.mb se
tourne vers le pape Damase pour lui demander la
solution des controverses qui déchirent l'Orient. Il
rappelle l'hommage rendu par l'apôlre Paul à la
chaire de Pierre et à la foi des Romains. 11 mendie
la nourriture de son âme, là où jadis il reçut au
baptême le vêtement du Christ. C'est au successeur
du pécheur, du disciple de la croix qu'il recourt,
pour trouver le Christ. Il sait que l'Eglise est fondée
sur cette pierre. Il ne veut rien connaître en dehors
de cette demeure : ni Vitalis, ni Mélèce, ni Paulin,
qui se disputent le siège d'Antioche, ne sont rien à
ses yeux, que des antéchrists, s'ils ne communient
avec le vicaire du Christ. C'est un mot d'ordre qu'il
attend de Damase. Ep., xv, P. /.., XXII, 355-358 : Ego
nullum primum, nisi Ckristum, sequens, Beatitudini
tiiae, i. e. cathedrae Pétri, communiuni' consocior.
Super illam petram aedipcatam Ecclesiiiui scio...
Non noi'i Vttalem, Meletium respuo, ignoro Pauli-
num... Quicuinque tecum non colligit, spargit... Ciii
apud Antiochiam debeam communicare significes...
Le sentiment de saint Augustin sur les préroga-
tives du siège de Rome ressort avec une grande
.clarté de toute son œuvre. Dès l'année 4oo, pour
affermir la foi d'un catholique, Generosus, contre
les diatribes donatistes, il l'invite à se tourner vers
Pierre, représentant toute l'Eglise et comme tel
recevant du Seigneur la promesse d'une assistance
indéfectible ; il énumère tous les évêques de Rome,
depuis Pierre jusqu'à Anaslase. Ep., i.iii, 2, P. /..,
XXXIll, 196. Dans la controverse donatiste, il a
coutume de se référer à la sentence portée dès
l'année 3i3 par le concile que présida le pape Mil-
liade; voir Rreviculus collât, cum Donatistis, III,
XVII, 3i-32, P. L., XLIII, 642-644. Dans la contro-
verse pélagienne, il demeure étroitement uni aux
1337
PAPAUTE
1388
papes Innocent, Zosime, Boniface,Célestin, comme en
témoignent sa correspondance et sa polémique. Voir
la lettre synodale des Pères de Milève (4 17) à Inno-
cent I", i'/»-, CLXxvi, /"./-. XXXlll, '583-4, faisant appel
à l'autorité du Saint-Siège pour flécliir les hérétiques ;
une autre lettre, Ep. CLXSVU, 764-772, sollicitant une
sentence doctrinale. La réponse d Innocent afflrme
l'autorité du Siège de Pierre, £/>., cixxxi, 1, 780 ;
revendique la sollicitude de toutes les Eglises, Eji.,
CLXXxii, 2, 784 ; menace d'analhème les adhérents de
Pelage, Ep., CLXxxni, 5, 788. .\ugustin se félicite de
cette réponse, telle qu'on pouvait l'attendre du
Siège apostolique, Ep., clxxxvi, 1, 2, 817 Nous
trouvons dans un sermon de cette même année 4i7
sa pensée définitive sur toute cause portée à Rome :
c'est une cause jugée. Serm., cxxx, 10, P. /..,
XXXVIII, 734 : /ain eniin de Iiac causa duo concilia
missa sunt ad Sedeni apostulicam ; inde etiani re-
scripla veneriinl. Causa finilaest: utinam ali(juandt>
finiatur error .' — Nous empruntons ces références
au P. PoRTALlK, art. Augustin, Dictionnaire de Ihéid.
cath., I, 241 5. On trouvera, sur le sujet que nous
venons d'effleurer, les développements les plus
nuancés et les plus complets dans le beau livre de
Mgr P. Batiffol: Le Catliolicisme de saint Augustin,
Paris, 1920.
Ainsi parlait l'Eglise du iv" et du v* siècle, par
l'organe de ses grands docteurs.
En même temps que l'Empire d'Occident s'effon-
drait sous la poussée des barbares, le rôle de la
Papauté allait grandir sans mesure.
Le pape saint Célrstin (4 22-432) qui, au lendemain
de la mort de saint Augustin, avait consacré par une
sentence dogmatique la pensée du docteur d'Hippone
sur la grâce, réglait, par ses légats, la procédure du
concile d'Ephèse contre Nestorius, et revendiquait
devant ce concile la primauté permanente du Siège
de Pierre. Mansi, Sacrorum Conciliorum A'oi'a et
amphssinia Collectin, t. IV, 1296 B; ou D. B., lia.
Saint Lkon (44o-46i), par ses légatsencore, traçait au
concile de Glialcédoine la voie orthodoxe contre Eutj'-
chès. Mansi, t. V, i 87 i D sqq., ou D.B., i43-4 (i32-3).
Il était réservé au même pape d'arrêter Attila aux
portes de Rome.
Dès le début du conflit inonophysite, saint Pierre
Chrysologue écrivait de Ravenne à Eutychès pour
l'engager à la docilité envers le l)ienheureux Pierre,
vivant dans la personne du pape de Rome. Ariiéc
iig, P.l.., LIV, 743. Le concile de Chalcédoine. en sa
deuxième spssion (10 oct. 45i), avait acclamé l'épitre
dogmatique du papesainlLéon à Flavicn d'Antioclie,
comme l'expression autorisée de la tradition aposto-
lique : ■■ Pierre a parlé par Léon ! » Dans son épitre
sj'nodale au même pape (nov. 45i). il revenait sur la
même pensée en déclarant que le pape, présent en
la personne de ses légats, avait mené le concile,
comme la tète mène les membres (Inter Epp.
S. l.eonis, xcviir, 1, P.L., LIV, 952C). Cependant le
même concile, dont la détinition de foi a reçu la
sanction du pape et jouit d'une pleine autorité dans
l'Eglise, a promulgué des canons dont l'un, le 28",
fut expressément condamné par le pape, comme
une atteinte portée à la primauté romaine. Déjà le
concile de Constantinople, en son 3= canon, avait
revendiqué, pour l'évèque de Constantinople, une
primauté d'honneur immédiatement après révèque
de Rome, en invoquant la majesté de Constantinople,
qui est la nouvelle Rome, Mansi, III, 56oD. Les Pères
de Chalcédoine renouvelèrent cette prétention,
dans leur canon 28, Mansi, Vil, 869. La protestation
du pape Li'iONne se lit pas attendre ; elle se produisit
à maintes reprises, et d'abord dans une lettre à l'em-
pereur Marcien, du 22 mai 452. Le pape reiiousse la
raison alléguée: la dignité de la ville impériale est
ici hors de cause, Ep., civ, 3, P.L., LIV, ggSA : lia beat,
sicut oplamus, Constantinopulilana civitus gloriam
suam, ac protegente dextera Dei diuturno clementiae
lestrae fiuatur imperio. Alia tamen ratio est rerum
saecularitim, alia divinarum ; nec praeter illam
petram, quam Dominus in fandaniento posait, sla-
h:lis erit ulla constructio. Voir encore Eip., cv, à
Pulcbérie, même date; Ep., cvi à Anatole, patriar-
che de Constantinople, même date; Ep., cvii, à
Julien évéque de Cos. même date; Ep., oxix, à
Maxime d'Antioche, 11 juin 453; Ep., cxxix, à Pro-
terius d'Alexandrie, 10 mars 454; ^/'.i cxxvii, à
■lulien de Ces, 9 juin
Cette coirespondance
manifeste, chez le pontife romain, la volonté arrêtée
de ne laisser prescrire aucun des droits souverains
qui appartiennent à son siège.
C'était depuis longtemps un lieu commun d'invo-
quer le témoignage rendu par saint Paul {Itom., i, 8)
aux fidèles de Rome, dont la foi est annoncée par le
monde entier. Les Pères en prenaient occasion
d'alUrnier, avec la constance des Romains dans la foi,
l'autorité particulière de leur Eglise. Nous avons déjà
rencontré tel de ces textes; groupons ici quelques
références, commentées par Dom J. Chapman, Fides
romana, dans liev. Bén.. i8g5, p. 546-557.
Saint Irénke, C.Haer., III, m, 2, P. G., VII, 848B;
NovATiKN, inter Epp. Cypr., xxx, 2, éd. Hartel,
[). 55o ; saint Cyprien, Epp., lix, i4. p. 683; lx, 2,
p. 692; Origène, In Rom., 1. I, ix, P. G., XIV, 855;
saint Jean Chrysosto.mr, In Boni., Jlom., 11, i, /■". G.,
LX, 4oi; Thkodorbt, Epp., cxiii, P. G., LXXXIII,
i3i3 B; cxvi, i324D; saint JiiHùME, Epp., xv,i, P. /,.,
XXII, 355; xLvi, 11, ib., 490; lxiii, 2,607; lxxxiv,
8.750; cxxx. 17, 1120; In Gai., 1. III, prol., P. /..,
XXVI. 355 B; Apologia adv. lihr«s B.ifini, III, xii,
P. /.., XXIII, 466 C; XI, 472 A; Adi' lofinian., II,
XXXVIII, 337; saint .Augustin, Depêccat. orig., viu, 9,
P. /.., XLIV, 389; Epp., XXXVI, 19, 21, P. /.., XXXIU,
i45; LUI, 1,195; cxciv, 1,875; saint Léon, Serm., m,
4, P. /.., LIV, 147 C; évèques de la Tarraconnaise
écri%-ant au pape Hilaire, nov. 465, ap. TiiiEL, Epi-
stotae Romanorum Puntipcum, p. |56.
Peu après le commencement du vi» siècle, le pape
HoRMisDAs (5 1 4-025) proposait à la signature des
évêques d'Orient et d'Occident une formule de foi
qui constitue le plus solennel hommage à la doctrine
immacnlée du Siège de Pierre. Voir, ap. P. B., 171
{il\\),\a formule proposée aux évêques d'Espagne, à
la date du 2 avril 517 : Prima salus est reclae fidei
regulam cuslodire et u constitutif Patrum nuUntenus
deviare. Et quia non potest Domini nosiri lesu Cliristi
prttetermilti sententia dicentis : Tu es Peirus et super
hanc petram aedificaho Ecdesiam meam.., haec quae
dicta sunt rerum prohantur efj'ectihus, quia in Sede
Aposialica citra maculam semperestcatholica servata
religio... — Presque identique est la formule sous-
crite par Jean, patriarche de Constantinople, C.S.E.l..,
XXXV, C08 sqq. — L'acte d'Horraisdas ne faisait que
consacrer par une reconnaissance officielle une situa-
tion acquise.
A. d'Alôs.
III
ROLE HISTORIQUE DE LA PAPAUTE
I. la Papauté de Constantin à Charlemagne.
II. De Charlemagne à saint Grégoire VU.
III. De saint Grégoire VII à Boniface VIII.
IV. Les papes des XIV' et XV' siècles.
V. La Papauté en face de la Réforme protestante.
1389
PAPAUTE
1390
VI. l.es papes et la politique moderne : le
XVll" siècle.
VU. Les papes du XVU l' siècle et les préparatifs de
la liétolution.
VIII. La Papauté au A7,l* siècle.
IX. Objections contre l'action moderne de la Pa-
pauté. — Conclusion.
1. La Papauté de Constantin à Charlemagne.
Les débuis de la Papauté et les grandes questions
qui s'y rattachent ayant été déjà traitées, nous avons
seulement ici à esquisser son rôle historique, depuis
que, sortie des catncouibes sous Constantin, appa-
raissant enfin au yrund jour de l'histoire, elle com-
mença à remplir le monde de son action et, disons-
le tout de suite, de ses bienfaits. Il nous faudra
aussi, chemin faisant, réfuter les principaux repro-
ches ipii lui ont été adressés. La tâche ne laisse pas
que d'être complexe, et, en plus d'un point, assez
délicate. Heureusement aujourd'hui les bons livres
sur ce sujet ne font pas défaut. En utilisant les meil-
leurs travaux pour chaque époque, en laissant de
côté les détails discutés, l'apoloifiste, même sans
être historien, peut espérer arriver à tracer quelques
grandes lignes assez nettes et assez sûres, sulTisantes
peut-être pour redresser bien des erreurs, j)our mon-
trer la fausseté de bien des caricatures.
Aussitôt que Constantin fut devenu le premier
empereur chrétien, une question toute nouveile se
posa. A la persécution succédait pour le christia-
nisme la protection de l'Etat. Mais quels allaient
être les rapports entre la puissance spirituelle et la
puissance temporelle devenue chrétienne? Question
épineuse, en elle-même d'abord, car, au simple point
de vue théorique, elle offre déjà des dilUeultés, que
la théologie catholique n'a pas toutes résolues
du premier coup avec une clarté entière; plus épi-
neuse encore sur le terrain pratique, en raison des
circonstances complexes dont il faut tenir compte,
des intérêts mis en jeu, des passions soulevées pres-
que toujours, qui bien souvent empêchent de cher-
cher uniquement le vrai dans la doctrine et le mieux
dans les applications.
Les empereurs de Byzance n'étaient guère pré-
parés à avoir de leur pouvoir et de celui de la Pa-
pauté une conception qui concordât avec celle des
papes. Ils succédaient aux Césars païens, grands
pontifes du culte otficiel de Rome. C'était pour eux
clMse bien nouvelle qu'une religion indépendante de
l'autorité civile, et tous étaient bien portés à dire,
comme Constance: « Ma volonté tient lieu de
canons. »
Ils ne rencontrèrent pas toujours dans les évéques,
voire dans les conciles, une résistance aussi ferme
qu'il auraitfallu. Heureusement les papes veillaient.
lîux du moins surent maintenir, malgré toutes les
menaces, l'indépendance du pouvoir spirituel. Gk-
LAKB en donnait déjà la formule entière, lorsqu'il
écrivait à l'empereur Anastase : « Il y a deux choses
par lesquelles ce monde est gouverné: 1 autorité
sacrée des pontifes et la puissance royale, entre les-
quelles la charge des prêtres est d'autant plus lourde
qu'ils doivent rendre compte à Dieu, au jour du juge-
ment, même de l'àme des rois. Vous n'ignorez pas,
cher lils, que, quoique votre dignité vous fasse pré-
sider au genre humain, dans les choses divines vous
courbez avecdévotion votre tète devant les pontifes...
Pour ces choses vous dépendez de leur jugement et
n'avez pas le droit de les régir à votre volonté. »
ÇP. L., t. LIX, col. 4a)
Les papes eurent plus d'une fois à expier cette
Cère altitude. Sous les empereurs païens, un bon
nombre avaient confessé la foi dans les supplices ;
sous les empereurs chrétiens, l'exil et les mauvais
traitements furent encore le partage de plusieurs.
L'Eglise honore comme martyrs Silvère, victime de
ïhéodora, et Martin P', victime de Constant 11.
L'exemple de Constantin et de sa famille avait
entraîné beaucoup d'imitateurs. L'Eglise avait vu en
peu de temps le nombre de ses enfants prodigieuse-
ment augmenté ; mais toutes ces recrues n étaient
pas de même valeur. La ferveur déjà se refroidissait.
Echappée aux persécutions, la société chrétienne
allait se trouver aux prises avec les dillicultés intes-
tines, lui venant de ses propres adhérents. Les
grandes hérésies allaient surgir, qui trouveraient
généralement dans les empereurs leurs meilleurs
soutiens.
D'où provenaient ces hérésies ? Avant tout, de
l'attachement au sens propre, qui refusait de se
soumettre aux décisions de l'autorité religieuse, mais
en même temps d'ordinaire de vues trop exclusives.
L'esprit hérétique est exclusif en un sens ou en l'au-
tre; il exagère certains aspects de la vérité révélée,
et en voile certains autres. Les hérésies sengea-
draient ainsi entre elles, la réaction extrême contre
une erreur conduisant à une erreur opposée. Rome,
d'une main ferme, maintenait, au milieu de ces raf-
finements, la parfaite mesure qui caractérise l'ensei-
gnement catholique. Elle condamnait également les
Sabelliens qui sacrifiaient la distinction des per-
sonnes à l'unité de la nature divine, et les Ariens
qui, non contents de distinguer les personnes, niaient
leur identité et leur égalité de nature. Saint Céleslin,
avec le concile d'Ephèse, frappait d'anathéme les
Nestoriens, qui admettaient deux personnes en
Jésus-Christ ; et saint Léon, avec le concile de Chal-
cédoine, retranchait de l'Eglise les Eutychiens qui,
dans le même Jésus-Christ, ne reconnaissaient
qu'une nature.
Mais cette juste mesure elle-même peut aussi être
contrefaite, ou plutôt caricaturée. Entre l'orthodoxie
catholique, que l'on considère comme un extrême, et
telle doctrine hérétique, on cherche un milieu, une
sorte de compromis entre la vérité et l'erreur.
Méthode de tout temps fort en honneur parmi les
politiques, qui traitent volontiers les questions de
principes comme des questions d'intérêt; prêts à ac-
cepter les vérités révélées, à les modifier, à les aban-
ilonner suivant les besoins du moment. L'orthodoxie
et l'hérésie sont deux puissantes rivales; elles ont
bien droit l'une et l'autre à certains ménagements.
L'on transporte ainsi sur le terrain des vérités divi-
nes les procédés de la diplomatie terrestre. 11 n'est
d'ailleurs pas difticile de donner à ce marchandage
des couleurs séduisantes, propres à gagner les bon-
nes âmes ; on mettra en avant le 'désir de ramener
les errants, on ne parlera que du besoin de s'unir,
sans songer tout d'abord à bien définir le terrain de
la vérité dogmatique, sur lequel seul peut s'accom-
plir une union véritable. Ainsi, entre les catholiques
et les ariens, vit-on surgir les semi-ariens; ainsi,
pour rétablir la paix entre monophysites et défen-
seurs du concile de Chalcédoine, parurent plus tard
les monothélites. Les empereurs, désirant la con-
corde à tout prix, pour des raisons politiques, favo-
risaient de tout leur pouvoir ces fusions; et ils espé-
raient, par des édits d'union, calculés en tenant
compte des forces des différents partis, mettre fin
aux controverses. Tels furent Vllénoiicon de Zenon,
VEcthèse d'Héraclius, le Type de Constant H.
En face de ces compromis malheureux, les papes
maintenaient, sans se lasser, la sainte intransigeance
de la foi. Souvent les défenseurs inébranlables de
l'orthodoxie — dont le plus beau type est s.iint
Athanase, — qui à certains moments pouvaient
1391
PAPAUTE
1392
passer, aux yeux du gros public moutonnier, pour
des fanatiques et des exaltés, persécutés par les sec-
taires ambitieux, abandonnés des faibles comme
trop compromettants, ne trouvèrent qu'à Rome un
endroit où ils fussent compris et appuyés sans
réserve *.
Dans ces combats, oii il fallut souvent mettre en
jeu une énergie surhumaine, il y allait avant tout de
l'indépendance de la conscience chrétienne. 11 s'agis-
sait de savoir si les vérités à croire continueraient à
être tixées uniquement par la Parole de Dieu et par
ses interprèles légitimes, ou si les croyants devraient
se soumettre aux décisions changeantes du pouvoir
qui avait la force en main.
Les empereurs cependant dès lors travaillaient à
opposer à cette Rome, trop indépendante, une autre
capitale religieuse qui fût plus docile. Telle fut l'ori-
gine du patriarcat œcuménique de Constantinople,
dont on prétendit faire une puissance rivale de la
Papauté. Rome maintint sa prééminence, qui con-
tinua pour l'instant à être reconnue ; mais entre ces
deux sièges qui représentaient deux conceptions si
diCférentes de l'Eglise, éclaterait un jour le désac-
cord délinitif et complet.
Constantin ayant transporté à Byzancele siège de
l'empire, le pape restait à Rome le personnage le
plus en vue. Parles circonstances allait lui être dé-
volu un rôle singulièrement ditlieile et délicat; mais
du même coup son influence dans les affaires hu-
maines se trouverait singulièrement accrue. Avec
le v^ siècle commençaient les invasions des Bar-
bares. Rome était prise et reprise, livrée au pil-
lage, saccagée. L'empereur était bien loin pour dé-
fendre ses sujets, et les fonctionnaires impériaux se
montraient souvent bien impuissants. Au milieu de
l'anarchie et de la confusion universelle, la Papauté
apparut comme la première autorité morale qui pût
mettre un terme aux destructions, imposer un peu
d'ordre et d'organisation. Lorsque Attila menaça
Rome et l'Italie de la ruine, ce fut saint Léon le
Grand qui, par l'ascendant de sa parole, l'arrêta.
Mais quelle allait être à l'égard du christianisme
l'attitude de ces peuples nouveaux qui, de toutes
parts, débordaient les frontières de l'empire? Les
querelles théologiques nées en Orient menaçaient de
les séparer à jamais du centre de la catholicité;
presque tous, Burgondes,Visigoths,Ostrogoths, Van-
dales, étaient gagnés à l'arianisme. La face des
choses fut changée par la conversion de Clovis; avec
les victoires de ce même Clovis et de ses Francs sur
les Burgondes et les Visigoths, elle décida du triom-
phe de l'orthodoxie nicéenne sur l'arianisme en
Occident. Désormais les Francs seront les alliés
lidèles de la Papauté qui saura utiliser ces nouveaux
auxiliaires. Au vin* siècle, conduits par Charles
Martel, ils sauveront la chrétienté de l'invasion mu-
sulmane; ils défendront contre les Lombards l'indé-
pendance du Saint-Siège; ils travailleront sous Char-
lemagne à la conversion de l'Allemagne; plus tard à
celle des Pays-Bas; les peuples Scandinaves rece-
vront des missionnaires francs les premières étin-
1. Inutile, je pense, de faire remarquer que, dans un
exposé de ce genre, nous ne pouvons tracer que les gran-
des lifrnes. Forcément donc nous employons des formules
générales contre lesquelles on pourrait objecter plus d un
fait particnlier, mais qui restent vraies néanmoins quant
à l'ensemble. Nul besoin donc de discuter si Libère n'a
pas. dans un moment de faiblesse, abandonné la cause
de saint Allianase, ni de rappeler qu Honorius, par une
négligence cnipablf, n favorisé le développement du mo-
notUéhsme. (Cf. Uonohius, LibiïbE, Vigile. ) Y aurait-il
trois fois plus de réservts à taire, nos aiSrmations reste-
raient encore justifiées. Cela soit dit une fois pour toutes.
celles de la foi. L'alliance féconde de cette nation
ardente avec l'Eglise romaine va être un des faits
dominants des époques qui se préparent.
Cependant, à Rome même, la situation des papes
devenait de plus en plus prépondérante. C'est surtout
sous saint Grégoire le Grand que cette prééminence
se manifeste avec éclat. Dans sa correspondance il
n'apparait pas seulement comme un chef spirituel,
préoccupé de l'extension de la foi, il est encore le
grand pourvoyeur des nécessites temporelles du peu-
ple. Propriétaires d'immenses domaines, les papes
en usent pour le bien de tous, et se préparent ainsi
à leur rôle de souverains qu'ils exercent presque
déjà.
Sous ce même saint Grégoire, la conquête du
monde par les missionnaires de l'Evangile prend une
allure nouvelle. Jusque-là, il n'y a pas eu de plan
d'ensemble; on s'est agrandi suivant les circonstan-
ces, Grégoire soumet la propagation de la foi à une
organisation méthodique. A lui revient l'initiative
de la conversion de l'Angleterre ; il y envoie saint
Augustin avec des instructions précises oà l'on
retrouve le génie romain. Deux siècles plus tard ce
sera de même Ghi-;goihe II qui rattachera la Germa-
nie à l'Eglise, en y envoyant saint Boniface. Ainsi
. apparaît de plus en plus manifeste le rôle auquel est
destinée la Papauté. Elle sera le centre des con-
quêtes, comme le centre de l'unité. De Rome parti-
ront les missionnaires et de Rome ils seront dirigés.
En face de cas de conscience souvent nouveaux, ne
sachant parfois dans quelle mesure il faut se plier
aux vieilles coutumes locales, dans quelle mesure il
faut se montrer inflexible pour maintenir l'intégrité
delà foi, c'est Rome qu'ils consulteront. On le voit
dès le temps de saint Grégoire. C'est grâce à cette
action, à la fois excitatrice et modératrice, que leur
marche restera toujours assurée, et que les frontières
de l'Eglise iront toujours se dilatant. Citons le beau
tableau par lequel J. db Maistrb résume cette épo-
que, si féconde et si glorieuse, malgré ses malheurs :
a N'est-ce pas lui (le Souverain Pontife) qui a civi-
lisé l'Europe, et créé cet esprit général, ce génie fra-
ternel qui nous distinguent? A peine le Saint-Siège
est affermi, que la sollicitude universelle transporte
les Souverains Pontifes. Déjà dans le v' siècle ils
envoient saint Séverin dans la Xorique, et d'autres
ouvriers apostoliques parcourent les Espagnes... Dans
le même siècle, saint Pallade et saint Patrice paraissent
en Irlande et dans le nord de l'Ecosse. Au vi», saint
Grégoire le Grand envoie saint Augustin en Angle-
terre. Au vii«, saint Ivilian prêche en Franconie, et
saint Amand aux Flamands, aux Garinthiens, aux
Esclavons, à tous les Barbares qui habitaient le long
du Danube. EIulTde Werden se transporte en Saxe
dans le viii« siècle, saint Willebrod et saint Swidbert
dans la Frise, et saint Boniface remplit la Saxe de
ses travaux et de ses succès. Mais le ix' siècle sem-
ble se distinguer de tous les autres, comme si la Pro-
vidence avait voulu, par de grandes conquêtes, con-
soler l'Eglise des malheurs qui étaient sur le point
de l'affliger. Durant ce siècle, saint SifTroi fut envoyé
aux Suédois, Anchaire de Hambourg prêcha à ces
mêmes Suédois, aux Vandales et aux Esclavons ;
Rerabert de Brème, les frères Cjrille et Méthodius
aux Bulgares, aux Chazares ou Turcs du Danube,
aux Moraves, aux Bohémiens, à l'immense famille
des Slaves ; tous ces hommes apostoliques ensemble
pouvaient dire : Hic tandem stelimus, nobis ubi
defuit urbis. » {Du Pape, liv. III, ch. i)
II. De Charlemagne â saint Grégoire 'VII. —
Ces Francs, que nous avons vus devenir les meilleurs
auxiliaires de la Papauté en Occident, allaient faire
1393
PAPAUTÉ
1394
plus encore; ils fonderaient déflnitivement la puis-
sance leniporelle des papes. Ceux-ci, menacés par les
Lombards et ne pouvant guère compter sur le secours
des empereurs de Conslantinople, firent entendre
leur appel de l'autre côté des Alpes. Pépin le Bref à
deux reprises, Gliarlemagne ensuite y répondirent.
La situation que nous avons vue se préparer dès le
temps de saint Grégoire le Grand était conlirmée;
la suzeraineté des Césars d'Orient, qui n'avaient
rien su faire pour défendre la Ville élernelle, fut dès
lors ouliliée; le pape se trouva le vrai maître à Rome
et aux alentours.
Cette action de la nouvelle dynastie franque en
faveur de la Papauté ne devait pas rester sans
récompense. Léon 111 voulut reconnaître solennelle-
ment à Gliarlemagne le rôle de protecteur du Saint-
Siège en le couronnant empereur d'Occident. Les
temps postérieurs le montreraient, cette cérémonie,
qu'on eût pu croire de pure forme, était grosse de
conséquences, et de conséquences, disons-le tout de
suite, qui ne seraient pas toutes à l'avantage des
papes et de leur tranquillité. Les difficultés sont le
lot ordinaire de l'Eglise sur terre; le nouvel empire,
institué par son initiative, ne les lui épargnerait pas
plus que l'ancien. Mais nous ne devons pas cesser
d'admirer les grands faits de l'hisloire chrétienne
parce que certains inconvénients les ont accompagnés
ou suivis. Gomme la conversion de Constantin,
comme le baptême de Glovis, le couronnement de
Gliarlemagne était un triomphe pour l'Eglise; et de
tels triomphes méritent d'êlre célébrés, malgré ce
que nos conditions d'ici-bas leur laissent toujours
de précaire et d'incomplet. C'était une grande chose
de voir le Vicaire de Jésus-Christ disposer de la cou-
ronne impériale dans cette Rome où ses lointains
prédécesseurs avaient été martyrisés par les Césars,
et la mettre sur le front du grand conquérant, au
moment où celui-ci faisait de si nobles elTorts pour
relever la civilisation en Occident; c'étaitune grande
chose et pleine de promesses, de voir ainsi scellée
l'alliance entre la Papauté et cette jeune race franque,
à laquelle souriait l'avenir ; au moment où, dans
l'Orient, le Bas-Empire s'enfonçait de plus en plus
dans la décadence.
Cependant il est bien rare qu'une protection puis-
sante ne se paye pas. Charlemagne montrait un
dévouement incontestable pour l'Eglise, il donnait
force de loi aux canons des conciles pour la réforme
ecclésiastique; mais il était fort jaloux de son pou-
voir, et il ne se privait pas toujours d'empiéter sur
le spirituel. On a reproché aux papes de son temps,
particulièrement à Aoiuen I"', trop peu d'indépen-
dance à son endroit, trop de déférence à ses désirs.
Ainsi senible-t-il que, quoi que fassent les papes, ils
ont toujours tort. Montrent-ils pour des bienfaits
signalés une reconnaissance certes bien justifiée, qui
se manifeste par quelque condescendance, on crie à
la servilité; revendiquent-ils avec fermeté les droits
de l'Eglise, on les accuse d'oublier ce qu'ils doivent
à César et de prêcher la révolte. Soyons donc justes.
Ne disons pas que les papes n'ont jamais excédé dans
un sens ou dans l'autre. Mais avouons que, placés
souvent dans des circonstances dilliciles, la con-
science de leur haute responsabilité les a fait d'ordi-
naire naviguer assez heureusement entre les écueils,
gardant la dignité dans la déférence, respectant le
caractère sacré de la souveraineté, alors même qu'ils
en dénonçjiienl les usurpations. En réalité, Adrien I"
et Léon 111 n'ont pas plus été des courtisans, que
Grégoire Vil n'a été un révolutionnaire.
Après ce moment glorieux, il faut marquer les
tristes humiliations qui suivirent. Nous touchons à
l'établissement de la féodalité sur tout le sol de
l'Europe. A ses débuts elle fut, pour l'Eglise et pour
la Papauté, une cause de graves dangers. Déjà le
ix" siècle avait été loin d'être pacifique pour l'Italie ;
il y avait eu plus d'un conflit entre les Souverains
Pontifes et les empereurs carolingiens, ces nouveaux
protecteurs qu'ils s'étaient donnés. Mais l'époque
suivante fut bien pire encore. Depuis la sinistre
comédie d'EiiENNE VI (896-897) faisant juger en plein
concile le cadavre déterré de son prédécesseur For-
mose, jusqu'aux équipées juvéniles de Benoit IX
(io33-io45), installé encore enfant sur le siège de
saint Pierre, et épouvantant Rome de ses déborde-
ments, c'est un temps, sombre entre tous, de com-
pétitions acharnées, parfois sanglantes, autour du
Souverain Pontificat et durant lequel, ni les violen-
ces les plus atroces, ni les scandales, ne font, hélas 1
défaut •.
Cependant cette page lugubre doit, elle aussi,
avoir pour nous ses leçons. Elle nous ra[ipelle
d'abord que le pouvoir conféré aux papes par Jésus-
Christ ne dépend pas de leurs qualités personnelles;
selon le mot de saint Léon, digiiilas l'etri etiam in
indigna lierede non de/icil. Voltaire lui-même
témoigne, sans qu'il s'en doute, de celte vérité, lors-
qu'il écrit, à propos du x" siècle : « On s'étonne que,
sous tant de jiapes si scandaleux et si peu puissants,
l'Eglise romaine ne perdit ni ses prérogatives, ni ses
prétentions. » (Essai sur les Hlœurs, t. I, ch. xxxv)
Sur quoi Joseph de Maistuk de noter avec raison :
(( C'est fort bien dit Aos'étonner ; car le phénomène est
humainement inexplicable. » {Du Pape, liv. II,
eh. vir, art. a)
Ensuite il nous faut remarquer que si la Chaire de
saint Pierre a été alors environnée de violences et
parfois souillée de scandales, c'est avant tout faute
d'indépendance. Le Souverain Pontificat, tombé sous
la sujétion de petits potentats italiens, devait néces-
sairement devenir le jouet de l'intrigue et de l'ambi-
tion sans scrupule. Pour se maintenir à la hauteur
que demandent ses sublimes fonctions, il fallait que
le pape fût et parût affranchi pleinement de toute
puissance séculière. Ce serait l'œuvre de l'époque
1. Les hontes de celle époque n'auraient-elles point
cependant élé exagérées? A-t-on vraiment \\i alors une
succession de courlisones gouverner l'Eglise romaine et
in«lnller sur le siège de saint Pierre leurs fils ou leurs
amants ? Des hommes bien informés le révoquent en doute
aujourd'hui. Le Saint-Siège se trouvait alors le point de
mire des deux influences rivales qui se disputaient l'Italie,
l'influence byzantine et l'influence germanique. Cela expli-
que non geuleraent bien des violences, mais aussi bien
des récils passionnés et peut-êlre bien des caloninieB.
Or, la source presque unique (\vù nous renseigne sur
ces scandales invraisemblables, c'est le fameux l,tiTPit A^'n,
évêque de Crémone, l'homnie du parti alleniami, plein de
l'ancunes et d'antipathies contre Romains et byzantins,
qui n'a j>as même la prétention d'être impartial (il intifule
son livre Antapodosi», la Revanche !) Un érudit italien con-
temporain, M. Fedelk, professeur A l'Université de Turin,
a repris ce procès. 11 venge les Théodora et les Marozie
des imputations de Luitprand, qu'il ne craint pas d'appe-
ler un calomniateur de femmes {Hicerrhe fur la storia
di Roma e del papnio, nel secolo .V, dans l'Arr/iifin délia
Socteta romana di stnria patria. t. XXXIII, 1907K 11 reste-
rait le scandale d'influences féminines s'exer(;anl dans les
élections pontificales, de façon passahlement irrégulière,
mais il faudrait rejeter au rang des fables les accusations
infamantes trop lonp^temps répétées, et devant lesquelles
les plus illustres défenseurs de la Papauté, depuis Baro-
nius justju'à Joseph de Maistre, se sont souvent voilé la
face. Le regretté Godefroip Kuhth, nous le savons de
source certaine, se rangeait entièrement à cet avis; à ses
yeux, la question n'en était plus une, et, ajoutait-il, s'il
ne s'était agi des papes, il y a longtemps qu'on n'en par-
lerait plus.
1395
PAPAUTE
1396
suivante d'affirmer fortement celte idée et de la faire
passer dans les faits.
Pendant ce temps, l'Orient aclievail de se séparer
de l'Occident. Nous n'avons pas à raconter ici com-
ment Photius prépara la rupture au ix« siècle et
comment, au xii:, Michel Cérulaire la consomma.
(Voyez [Eglise] Grecque) Uu mot seulement pour
indi(]uer le sens de ce conflit entre papes et patriar-
ches. 0 Home, remarque M. Goyau, voulait faire
prévaloir auprès des Orientaux l'esprit du Christia-
nisme, la pureté de sa morale et la conception de la
liberté de TEglise : il n'y a qu'une façon d'être chré-
tien. Les Orientaux chicanaient les Latins sur la
lettre, sur des détails d'observance et de liturffie : il
est mille façons d'être dévot. Rome, dès celle épo(|ue,
admettait la variété de ces détails; l'intolérance était
du côté des Grecs, qu'offusquait celle variété, n (/.e
Vatican, l" partie, ch, i, J; g)
Par l'usUice de Photius et de Michel Cérulaire, la
communion entre les deux Eglises a cessé. Les
papes cependanl ne se sont jamais résignés à cette
séparation. A deux reprises, à Lj'on en la^^, à Flo-
rence en i/(3g, la réunion fut décidée, mais elle ne
tint pas. De nos jours encore on ne laisse passer à
Rome aucune occasion imporlante sans inviter les
« frères séparés « à revenir au bercail.
m. De saint Grégoire YIÏ â Boniface VIII. —
Nous disions un mol, à l'instant, de la dépendance ovi
se trouva la Papauté au x° siècle vis-à-vis des petits
polenlals de la campagne romaine. Cette situation
n'était [las parliculicrc à Rome. Sur loule la surface
de l'Europe, l'Eglise élail menacée à celle époque
d'être absorbée par la féodalité; il faudra les efforts
gigantesques de GnisGoiBB VII pour la délivrer.
C'est donc ici que prend place la querelle des inves-
titures. Puisqu'elle a fait dans ce dictionnaire le sujet
d'un article spécial (voir I.nvbstiturks), nous n'avons
pas à la raconter. Contentons-nous de quehiues
réflexions pour en faire saisir le sens et la portée.
D'un mol, ce que les papes avaient alors à recon-
quérir, c'était la liberté de l'Eglise. Ils devaient
d'abord se libérer eux-mêmes. Les empereurs, ap-
puyés sur les concessions de quelques papes, s'at-
tribuaienl le droit de conlirmer l'élection pontificale.
A tel moment, lorsque Henri III par exemple, appelé
par la saine partie du clergé et du peuple d'Italie,
mettait Cn aux scandales du règne de Henoit IX,
cette intervention, affranchissant le Siège de Rome
d'une tyrannie locale, avait pii paraître un bienfait.
Mais changer demailre, ce n'était point recouvrer la
liberté. La liberté fut l'œuvre du moine Hildebrand,
qui, d'abord archidiacre de l'Eglise romaine sous
cinq papes consécutifs, puis pape lui-même sous le
nom de Grégoire VII, se donna pour tâche de rendre
à l'Eglise son indépendance. En faisant remettre la
désignation des pontifes entre les mains des cardi-
naux, sous Nicolas II, il l'affranchit pour toujours
de la domination exclusive des laïques.
Une fois libre, la Papauté devait encore briser les
liens des Eglises locales, qui, enserrées dans le réseau
de la société féodale, n'apparaissaient plus que
comme simples propriétés des rois et des seigneurs.
Il y allait de l'essence même de la religion catholique.
Il s'agissait de savoir si oui ou non un évêché, une ab-
baye, une paroisse étaient des organisations autono-
mes, indopendantes du souverain tem( orel Au prix
d'elTorls persévérants et d'une lutte presque sécu-
laire, Rome arriva enfin à faire triompher la thèse
affirmative. La thèse contraire ne devait reparaître
qu'avec la Réforme, qui, pour gagner l'appui des
princes temporels, ne trouverait rien de mieux que
de remellre la religion entre leurs mains.
Par les nécessités mêmes de la lutte, la Papauté
avait été amenée à gouverner d'une façon plus im-
médiate pour rétablir l'ordre. Cette centralisation,
contre laquelle dans la suile on a tant déclamé, s'im-
posait alors comme une mesure de salut public. De
même, en raison de l'union étroite, au moyen âge
plus qu'en aucun temps, entre le spirituel et le tem-
porel, pour affranchir le premier, les papes avaient
dii plus d'une fois affirmer leur pouvoir indirect sur
le second. Nous n'avons pas à étudier ici cette der-
nière question, qui sera traitée à part dans ce dic-
tionnaire (voir Pouvoir indirkct); mais nous ne
pouvons nous dispenser d'examiner comment les
papes ont usé de l'aulorité si considérable (ju'ils
avaient alors sur la société européenne, et quels ont
été les résultats généraux de leur action.
En dehors des deux grandes causes, unies ensem-
ble, de l'indépendance ecclésiastique et du célibat
des clercs(voir Investiturbs, Sacerdoce Chrétibn), il
n'en est pas pour laquelle les papes aient tant com-
battu alors que pour la sainteté des mariages. Au
IX* siècle, l'intrépide Nicolas I^^, dans lequel on a
vu, non sans raison, " une effigie anticipée de Gré-
goire VU », excommunie Lolhaire, qui avait répudié
sa femme 'Theutberge pour épouser Waldrade. Au
XI* siècle, Urbain II, pape français d'origine, excom-
munie Philippe I"'. roi de France, qui avait rompu
son premier mariage pour épouser une femme mariée.
Au xii" siècle. Innocent III force Philippe-Auguste à
reprendre sa première femme Ingeburge et à ren-
voyer Agnès de Méranie. Ces exemples suffisent à
montrer ce que les papes osaient faire alors en pa-
reille matière; ce qu'ils étaient seuls, disons-le, à oser
faire d'une manière pleinement indépendante. Lo-
lhaire avait su faire approuver son adultère par
deux synodes particuliers; Philippe- Auguste avait
obtenu d'évêques complaisants l'annulation de son
premier mariage. Sans l'intervention souveraine de
la Papauté, l'épiscopat livré à lui-même n'eiil pas
été assez libre, en présence de princes puissants et
violents, pour porter et maintenir des censures effi-
caces. Or, il y allait de toute la morale et de loule
la société chrétienne. Supposez que ces rois, encore
à demi barbares, livrés souvent aux plus frénéti-
ques passions, et qui, ne voyant rien au-dessus
d'eux sur leurs terres, se croyaient volontiers tout
permis, supposez qu'ils n'eussent pas trouvé dans la
résistance inffexible de la Papauté une barrière à
leurs instincts, c'était tout le progrès, assuré au
genre humain par la loi de l'Evangile, remis en ques-
tion. Le divorce, la polygamie même se fussent vile
installés sur les trônes, et bientôt, par une suite
inévitable, dans la société entière. Puis, comme der-
nière conséquence, c'était la dégradation de la
femme, l'abaissement de la famille, les mœurs
païennes reprenant partout le dessus. Si Taine a pu
dire avec raison que tout ce qu'il y a dans nos
sociétés modernes de pudeur, de douceur et d'huma-
nité est dû à linffuence du christianisme, nous pou-
vons ajouter, avec non moins de vérité, que le main-
tien de ce patrimoine incomparable, nous le devons
à la Papauté. — Voir art. Divorce dbs princes.
,\près cela on nous permettra, je pense, de ne pas
nous étendre sur la fréquence des excommunications
et des interdits. Elle eut sans doute parfois de
graves inconvénients. Mais encore doit-on recon-
naître, si l'on songe aux principes qu'il s'agissait de
défendre, que c'était un mal nécessaire.
Avoir appris aux souverains, en dépit de tant
d'entraînements, que les règles de la morale privée
doivent rester inffexibles pour tous, c'est avoir rendu
à tout le genre humain un immense service. Mais
les papes, dans leurs luttes mémorables avec les
1397
PAPAUTE
1398
princes de ce monde, leur enseignèrent encore
d'autres leçons. J. de Maistre a écrit qu'ils établirent
à la fuis et l'origine divine de la souveraineté et le
droit divin des peuples. De fait, leur cause se con-
fondit souvent — et surtout dans les affaires ita-
liennes — avec celle de la liberté des peuples.
Alkxandhk 111 revendiquant les droits du Saint-Siège,
en face de frédéric Barberousse, GiuicomB IX et
Innocent IV luttant contre les entreprises despoti-
ques de Frédéric 11, avaient avec eux les cités ita-
liennes, qui refusaient, elles aussi, de subir le joug
allt-mand. Mais n'allons pas nous imaginer pour cela
les Papes soutenant une sorte de Déclaration des
droits de l'homme anticipée. H n'était nullement
question de contester à la souveraineté ses titres
véritables. Pour l'empire en particulier, on ne voit
pas que la Papauté, qui l'avait elle-même rétabli, en
ail jamais manifesté du regret. Seulement, en rele-
vant cette institution antique, il s'agissait de l'adap-
ter aux principes de la civilisation chrétienne. Les
théologiens catholiques, dans la vaste synthèse
rationnelle qu'ils élaboraient alors, déiinissaient la
loi un acte non de la volonté ou du caprice, mais de
la raison. En conformité avec cette doctrine, les
papes ne pouvaient tolérer la remise en vigueur,
avec interprétation païenne, du vieil axiome: « Ce
qui plaît au prince a force de loi. » Ce n'était point
là certes se montrer ennemis de la souveraineté. En
lui imposant des bornes, en lui rappelant qu'elle ne
devait point prétendre à un pouvoir illimité, les
papes travaillaient à la consolider. Rien de commun
entre cette action et celle de nos réformateurs mo-
di'rnes, toujours plus ou moins en révolte contre le
principe d'autorité.
Reconnaître le caractère sacré des institutions
nécessaires, alors même qu'on en condamne les abus,
c'est tout le secret de cette action féconde des pa])es
sur les alfaires humaines. Jamais, au milieu de leurs
luttes incessantes contre les empereurs allemands et
contre bien d'aiitres souverains, les papes du moyen
âge n'ont oublié qu'à cûté de l'autorité religieuse il
fallait une autorité politique, et que, dans sa S])hère
propre, elle devait être forte et respectée. Bien plus,
cette Eglise, qu'on nous représente volontiers comme
luttant, à toutes les époques, et spécialement au
moyen âge, contre les prétentions légitimes de l'Etat,
fut la première alors à prôner, à invoquer la notion
de l'Etat. Elle luttait, nous l'avons dit, contre la con-
ception païenne de l'empire menace pour la liberté
chrétienne, mais elle ne luttait pas moins cimtre
l'anarchie féodale, obstacle à l'ordre et à la sécurité
de tous. Pour limiter les abus des guerres privées,
grand fléau de l'Europe médiévale, elle établit la
Trè\'e de Dieu, Là encore nous retrouvons l'action
directe des papes, puisque la Trêve de Dieu, procla-
mée d'abord par quelques conciles particuliers, reçut
toute son extension d'UnsAiN II, au concile de Cler-
mont. Mais si l'Eglise pouvait susciter d'ardentes
bonnes volontés en faveur de la paix, si elle pouvait
porter des lois d'ntililé générale, elle manquait d'une
condition indispensable pour en imposer l'observa-
tion : la possession d'une foroc armée Aussi, même
en plein moyen âge, ne se montra- t-elle pas disposée
à se prendre elle-même pour l'Etal. Personne alors,
au milieu de l'émiettement féodal, ne conserve,
autant que les hommes d'Eglise, l'idée de l'Etat, de
ses droits et de ses devoirs. Papes et évêques com-
prennent très bien que ce qui fait défaut à leur temps,
ce qu'aucune bonne volonté ne saurait suppléer, ce
qui est indispensable pour sortir de l'anarchie féo-
dale, c'est une organisation politique sérieuse. C'est
au roi, c'est aux princes qu'ils imposent l'obligation
de réprimer les abus, répétant volontiers, comme le
moine, biographe de notre Louis VII : « Si le pouvoir
royal ne s'adonne avec le plus grand soin à protéger
la chose publique, les plus forts oppriment outre
mesure les faibles » ; ou comme Si'Qkr : « C'est l'olfice
du roi de rétablir la paix dans le pays. » (Garread,
l'Elut social de ta France au temps des Croisades)
De fait, la suppression des guerres privées devait être
l'œuvre des monarchies.
Nous n'avons pas à nous étendre ici sur le rôle des
papes comme inspirateurs des Groisauks (voir ce
mot). On sait assez du reste que l'honneur principal
leur en revient. Les princes séculiers, préoccupés de
leurs querelles personnelles, se faisaient souvent
prier pour prendre la croix. Mais toujours les Sou-
verains Pontifes leur rappelaient le devoir de la con-
corde et de la guerre sainte pour le salut commun :
c'était contre les inlidèles, péril de l'Europe et de la
civilisation chrétienne, que les armes bénies jjar
l'Eglise devaient être tournées. Aucun fait peut-être
ne montre mieux la place tenvie alors par la Papauté,
centre unique où la chrétienté, menacée du dehors
ou du dedans, pût prendre conscience d'elle-même et
de ses besoins.
Arrêtons-nous davantage aux interventions des
papes sur le terrain social, qui sont pour nous bien
instructives aujourd'hui. Les plaintes contre la cons-
titution de la société ne manquaient pas alors, non
plus qu'en aucun temps de civilisation un peu bril-
lante. Les plus fréquentes, les plus aiguës s'élevaient
contre la richesse de l'Eglise elle-même et contre les
abus nombreux et incontestables qu'elle engendrait.
On était frappé du contraste avec l'idéal proposé par
l'Evangile, et l'on parlait d'j' ramener l'Eglise. Par-
fois aussi l'on s'en prenait tout criiment à l'inégalité
des conditions. Les abus en effet ne manquaient pas
non plus dansla société civile, pour donner prétexte
à la critique : abus féodaux, abus du commerce et de
la banque naissante, abus du luxe un peu partout.
En présence de cette question angoissante, l'attitude
des papes fut très nette : toutes les réclamations sub-
versives furent absolument rejetées, toutes les sectes
plus ou moins communistes — Vuudois, Apostoli-
ques, etc. — furent impitoyablement condamnées.
Une chose apparut bien clairement, c'est que, dans
la doctrine catholique, le droit de propriété est sacré
et doit être toujours respecté; et. pour l'Eglise en
particulier, que, sans être de la terre, étant néan-
moins sur la terre, elle doit subir les conditions ter-
restres, et donc que, pour sa subsistance, des biens
lui sont nécessaires, qu'elle possède en toute légiti-
mité.
Repousser les excès n'était cependant pas tout; il
fallait encore, au milieu de ces aspirations confuses,
discerner ce qui pouvait être accepté; les papes ne
s'y refusèrent pas. Les riches restaient libres de con-
server leurs richesses et même de travailler à les
augmenter; mais l'Eglise leur rappelait qu'ils étaient
tenus à l'aumône, que, dans le plan providentiel,
leur superflu était destiné à subvenir à la misère de
leurs frères, et qu'ainsi ces biens, propres quant à
l'administration, devaient devenir en quelque
manière communs quant à l'usage, tant leurs posses-
seurs devaient se montrer faciles à en faire part aux
indigents. En même temps, des lois pontificales
sévères contre l'usure, contre les spéculations injus-
tes, contre la fraude commerciale (lois dont les
corporations s'inspirèrent dans leurs règlements),
prévenaient les abus de la lutte pour la possession
des richesses, si facilement désordonnée. Quant aux
biens ecclésiastiques, il demeurait entendu que c'était
proprement le patrimoine des pauvres, et qu'ils
devaient servir à faire face à tous les besoins de la
charité.
1399
PAPAUTE
1400
Mais à côté de ces règles pour l'acquisition et
l'usage lies ricliesses, ne fallait-il donc rien retenir
de ces ardents appels à la pauvreté évangélique, qui
avaient fait illusion à bien des âmes généreuses, qui
poussaient, par exemple, un Pierre Valdo, fondateur
des Vaudois, d'abord à un dépouillement héroïque,
puis à de dangereuses chimères? C'est là qu'apparaît
le rôle des Ordres mendiants, et particulièrement des
Franciscains. Sans rien critiquer dans la société qui
les entoure, ils viennent donner l'exemple du renon-
cement le plus absolu. Ceux-là, bien loin de les con-
damner, la Papauté les approuve, les encourage, les
comble de faveurs. Ainsi apparaît dans toute son
ampleur et sa délicate complexité la solution chré-
tienne du problème social. Nos orgueilleux réforma-
teurs modernes ne savent nous proposer comme idéal
qu'un alTreux nivellement. L'Eglise, quand on la
laisse libre, sait mettre en œuvre pour remédier à
l'antagonisme des classes de bien autres ressources.
Pas d'égalisation artilicielle. L'injustice est condam-
née sous toutes ses formes, mais la hiérarchie sociale
est maintenue. Ceux qui ont acquis par leurs efforts
personnels, ou qui doivent à des services autrefois
rendus, au mérite de leurs ancêtres, une grande
situation temporelle, peuvent la garder. Voilà donc
déjà l'inégalité dans la jouissance des biens de ce
monde. Mais elle va être corrigée ou contre-balancée
par une autre inégalité. Bien au-dessus de l'aristo-
cratie de la naissance ou de celle de la fortune, le
christianisme fait surgir l'aristocratie de la vertu et
de la sainteté. Toutes les âmes, même fidèles, ne
profitent pas également de la Bonne Nouvelle. La
masse se contente de l'observation des préceptes. Le
petit nombre, l'élite cherche la perfection, et la cher-
che, spécialement à cette époque, et sous l'influence
de saint François, en poussant le plus loin possible
le dépouillement. Ainsi tous apprennent à ne point
trop se plaindre de l'inégale distribution des riches-
ses, en voj'ant ceux que l'Eglise infaillible propose
comme des héros à l'admiration de tous, volontaire-
ment s'en priver. Bien plus, le Tiers-Ordre francis-
cain, encouragé et soutenu par Rome, fera pénétrer
jusque chez les grands du monde quelque chose de
cet esprit. On en A-erra beaucoup, à l'exemple
de saint Louis, roi de France et de sainte Elisa-
beth de Hongrie, fuir le luxe dans les vêtements,
distribuer d'immenses aumônes, montrer un juste
sentiment de la justice et du respect dus aux pe-
tits.
Mais, qu'on le remarque, le souille chrétien qui
agit à l'intime des âmes ne suffit pas pour rendre
compte de ces faits. Enlevez le contrôle de la
Papauté, et vous n'avez plus qu'un mysticisme incon-
sistant, allant des plus sublimes inspirations aux
plus insoutenables utopies. Nous voyons cela se pro-
duire jusque dans la famille de saint François, chez
ceux de ses fils. Spirituels et Fraticelles, qui n'ont
pas hérité de son obéissance parfaite à l'Eglise
romaine. Les papes (et nommément Jean XXII)
seront obligés de lutter contre eux et de les con-
damner.
Il serait intéressant de faire ici le tableau de la
grande époque du moyen âge, lexiie et le xia« siècles.
La chrétienté passionnée tout d'abord pour le culte
divin, et se revêtant delà blanche robe de ses cathé-
drales où les arts viennent à l'envi se consacrer au
service de la religion, soulevée vers le dévouement
et riiéroïsrae militaire par la chevalerie et les croi-
sades, édifiée et préservée des germes de corruption
tout près d'éclore et de pulluler, par les vertus subli-
mes des Ordres monastiques et des Ordres men-
diants, éclairée et lancée dans la voie des plus hautes
spéculations par les Universités, où se composent
ces Sommes de tout le savoir humain organisé autour
de la Révélation ; les fils des Barbares apprenant
ainsi à s'enthousiasmer pour la science, mais en la
soumettant toujours à l'Esprit de Dieu. Et nous
pourrions montrer dans la Papauté le centre et
l'âme, pour ainsi dire, de cette grandiose civilisation.
C'est elle, nous l'avons vu, qui donne le branle aux
croisades, elle qui encourage et approuve les Ordres
religieux, elle encore qui soutient les Universités, en
les prenant sous sa tutelle directe, et qui au
xni<" siècle, dans les Universités même, oblige à faire
place aux Ordres mendiants, c'est-à-dire à l'élément
actif et novateur. Sans elle, les plus hauts génies, un
saint Bonaventure, un saint 'Thomas d'Aquin lui-
même, se fussent trouvés exclus de l'enseignement
par des coalitions d'intérêts I Nous ne pouvons insis-
ter longuement. Cependant, devant un pareil spec-
tacle quelques réflexions s'imposent, fort utiles })our
bien comprendre la destinée historique de la Papauté.
Quelle différence entre les papes du x" siècle et ceux
de la période présente I Les premiers, réduits souvent
au rôle d'administrateurs de gros bénéfices temporels
ou de chapelains impériaux ; les seconds, remparts
inébranlables de la liberté des peuples, gardiens de
la justice et de la paix, promoteurs de toutes les
saintes et généreuses, entreprises. Comment la
Papauté s'est-elle élevée d'un si prodigieux coup
d'aile au-dessus des monarchies féodales environ-
nantes, avec lesquelles, à certains moments, elleavail
paru presque se confondre? Qui voyons-nous à
l'origine de ce mouvement? Un grand vaincu, saint
Gbi!Goibk VII, mort en exil, témoin de l'échec appa-
rent de son œuvre. Les politiques du temps ont pu
le considérer comme un imprudent qui ne savait
point calculer les résistances, et depuis, bien des
sages lui ont reproché de s'être inspiré d'une foi trop
absolue dans les principes, de n'avoir pas su assez
se plier aux circonstances. Pourtant, c'est lui en
définitive qui a triomphé et qui a ouvert à la Papauté
une des périodes les plus glorieuses, les plus extra-
ordinaires de son histoire.
Un point cependant reste à examiner : ces papes,
qui exercent une telle maîtrise sur tout l'Occident,
que l'on consulte de toutes parts et sur tous les
objets, qui, d'un bout à l'autre de la chrétienté, doi-
vent assumer le rôle de remettre toutes choses à
leur place, ne vont-ils pas être tentés de sortir de la
leur, de ne plus se sentir assez hommes, de se croire
enfin tout permis? Laissons la parole à M. Goyau
pour répondre à cette question :
« Que les papes à leur tour aient eu des caprices,
cela est vraisemblable et cela est vrai. Lorsqu'on
gouverne le monde, ce qu'il y a dans le monde de
plus difficile à gouverner, c'est soi-même. Et puis,
ils agissaient au nom de Dieu : pensée troublante,
susceptible d'exalter l'orgueil du vicaire, en lui per-
suadant que son orgueil même est un hommage à
Dieu. Mais cette pensée porte en elle son remède ;
elle effraie le pontife par la perspective de sa res-
ponsabilité; et lorsqu'il considère cette demi-solida-
rité par laquelle Dieu et saint Pierre lui sont ratta-
chés, ces liens qui l'unissent à la série des Papes et
qu'aucun de ses successeurs ne pourra dissoudre ni
désavouer, lorsqu'il sent qu'au jour le jour ses paro-
les et ses actes s'insèrent parmi les paroles et les
actes du Saint-Siège, alors dans son âme, l'épou-
vante s'accroit. On rencontre, chez les pontifes du
moyen âge, et en général chez les grands papes, ce
mélange singulier d'orgueil et de timidité... Gré-
lioiRE Vil, I.NNOCBNT III, BoNiFACE VIII, maîtres des
âmes, des trônes et des camps, échappèrent au péril
de la toute-puissance; on compte les occasions —
elles sont peu nombreuses, eu égard à ce péril— où
1401
PAPAUTE
1402
il leur manqua d'être complètement maîtres d'eux-
mêmes. » (Up. cit., l'« partie, ch. ii,S 2)
IV. Les papes des XIV* et XV' siècles. —
Nous n'avons pas à nous arrêter sur Bonikace VUI,
SHT les Papks d'Avignon et sur le Sciiismï d'Occi-
dent, qui sont l'objet d'articles spéciaux de ce Dic-
tionnaire. (Voir ces mots) Notons seulement un
trait important du mouvement qui s'opère en Eu-
rope au xiv' siècle; les conséquences en seront gra-
ves pour l'iiisloire de la Papauté. Nous venons de
montrer la grande place tenue par les papes du
moyen âge au centre de la clirétienté. Cette chré-
tienté formait comme une immense famille, qui en-
globait tous les peuples de l'Occident. Le dogme
catholique leur donnait à tous une façon de penser
commune, l'action de la Papauté leur assurait même
à l'extérieur une certaine unité, et les croisades nous
ont montré que cette unité arrivait parfois à être
assez consciente pour les faire s'accorder contre
l'ennemi musulman. 11 y avait dans celte unité
chrétienne de grands avantages, et surtout une très
noble inspiration. Ne doit-on pas y voir une belle
tentative pour réaliser la parole du Christ : Ut sint
unum sicitl et nosl Toutefois, ne nous ligurons pas
un Eldorado. Nous l'avons dit : l'Eglise ne pouvait
assumer les charges essentielles de l'Etat. Pour
maintenir dans ce vaste ensemble un ordre suffisant,
il fallait un bras de chair, toujours prêt à s'abattre
sur les malfaiteurs. La conception de l'empereur,
protecteur de la chétienté, répondait à ce besoin.
Mais la suzeraineté impériale qui, dans certains
pays, comme la France, ne fut jamais reconnue, était
ailleurs beaucoup plus nominale que réelle. Restaient
les pouvoirs féodaux, d'un caractère essentiellement
local, qui maintenaient, tant bien que mal, un peu
d'ordre dans la société. Entre ce corps, trop étendu
pour former un Etat régulier, et ces petites seigneu-
ries, trop multipliées pour assurer aux hommes de
ce temps cette large sécurité, ce puissant développe-
ment de vie commune, qu'on trouve dans une grande
patrie, les nationalités se cherchaient encore. Les
royautés modernes ne faisaient que de naître, elles
s'essayaient à leur rôle, sans pouvoir entièrement
le remplir, et nous avons vu que ce qui manquait
précisément au monde féodal, c'était une organisation
politique fortement constituée.
Tous ces traits commencent à se modifier profon-
dément à partir du xiv" siècle. Les diverses parties
de la chrétienté s'organisent, chacune à part, en
nations compactes, serrées autour de leurs rois. 11 y
a là un heureux progrès pour l'ordre administratif,
et bien des abus du régime féodal disparaissent peu
à peu. Mais d'autre part,l'idée de la grande commu-
nauté chrétienne va s'elïaçant. Le moyen âge avait
tendu à l'universalité. A cette idée vient s'opposer
désormais avec plus de force celle de nationalité;
entre les deux, il ne sera pas toujours facile d'éta-
blir l'équilibre. En tout cas, l'on voit du premier
coup d'œil ce que ce nouvel ordre de choses avait de
contraire à l'influence de la Papauté. (Cf. Baudril-
LART, De l'intervention du Souverain Pontife en ma-
tière politique dans Revue d'histoire et de littérature
religieuses, t. 111; surtout la conclusion, p 333-337)
La transformation d'ailleurs ne se Gl pas sans
violence ni sans excès; la royauté, dans sa lutte
contre les obstacles qui arrêtaient son développe-
ment, se montra trop souvent brutale. Que l'on se
rappelle seulement les procédés de Philippe le Bel à
l'égard de Boniface VIU. Et puis, s'il y avait amé.
Uoration pour l'ordre et la sécurité matérielle, le
grand idéal chrétien et chevaleresque baissait de
façon inquiétante. L'influence prédominante du
Saint-Siège avait maintenu dans l'Europe du moyen
âge, en déjjit de toutes les violences, un sentiment
élevé de la justice, et la persuasion du caractère sa-
cré de tous les droits. Avec la nouvelle politique qui
commençait à se faire jour, les relations internatio-
nales risquaient de n'être plus réglées que par la
force et par la ruse. A l'intérieur même de chaque
Etat, il n'y avait pas lieu de trop se réjouir de voir
la prépondérance passer décidément à la puissance
civile, c'est-à-dire à celui des deux pouvoirs qui
abuse le plus volontiers de ses avantages. Dans tout
cela il n'y avait certes pas progrès.
Par malheur, à la même époque, des circonstances
néfastes — le séjour à Avignon, puis surtout le
Grand Schisme, — contribuaient encore à diminuer
le prestige de la Papauté. Des embarras du schisme
naquit la théorie conciliaire, qui mettait le concile
au-dessus du pape. (Voir la section du présent arti-
cle concernant I'InI'Aillibilitk pontificale et l'his-
toire de ce dogme.) Allirraée d'abord à Constance,
elle fut mise à l'essai à Bàle par des hommes dont
plusieurs étaient animés d'un zèle sincère, mais qui,
ayant perdu de vue la vraie constitution de l'Eglise,
crurent qu'ils pouvaient la réformer en s'élevant
contre son chef. Le pa[)e Eugène IV unit par l'em-
porter siu- le synode révolté; mais toutes ces discus-
sions contribuaient à relâcher les liens qui unissaient
les peuples au Saint-Siège. Les princes naturelle-
ment appuyaient les doctrines nouvelles ; ils sen-
taient bien qu'en face d'une Eglise livrée à une
sorte de régime parlementaire, ils eussent été plus
forts pour étendre indéliniment leurs empiétements.
En France, la Pragmatique Sanction de Charles VU
ne fut que l'application des décrets de Bàle. Pie II la
jugeait ainsi : « Cette loi, à l'abri de laquelle les
prélats français croyaient trouver la liberté, leur a,
au contraire, imposé une lourde servitude; elle a fait
d'eux les esclaves des laïques. » (Goyau, op. cit.,
\" p., ch. III, Si 2)
Cependant ne nous laissons pas entraîner par les
doctrines fatalistes. Au moyen âge, nous l'avons dit,
on avait soulïert de l'absence d'organisation poli-
tique ; il était nécessaire qu'on s'essayât à combler
ce vide. Il fallait s'attendre encore que les Etats
modernes, qui commençaient à se constituer forte-
ment, entrassent sur un point ou sur l'autre en conflit
avec l'autorité papale et cherchassent à la diminuer.
Mais il ne suivait pas de laque la grande oeuvre de
l'unité chrétienne, ébauchée dans les siècles précé-
dents, dût périr. La chrétienté, malade, n'était pas
dissoute. Après les crises pénibles qu'elle venait de
traverser, elle pouvait retrouver sa splendeur sous
une forme différente, adaptée aux temps nouveaux.
Avec des langues, des coutumes d'une variété plus
tranchée, rien ne rem])échait de conserver encore,
grâce à la communauté de croyances, une sulfisante
unité. Certes, le Saint-Siège ne pouvait pour une
époque nouvelle promulguer une doctrine dilTcrente
de celle des âges antérieurs; il est même à remar-
quer que la théorie du pouvoir indirect, mise en
pratique par les papes du moyen âge, reçut dans la
théologie catholique sa forme définitive, précisé-
ment au xvi° siècle, sous la plume de Bellarmin et
de Suarez, pleinement approuvés de Rome. Mais
cette même Rome, si inflexible sur la doctrine, a
toujours montré que, dans les applications, elle
savait se plier aux nécessités des temps. Le natio-
nalisme moderne, dans ce qu'il a de légitime, ne
s'opposait pas à l'idée de chrétienté, il ne tendait
nullement, de sa nature, à devenir antipaiial. Le
crime inexpiable de la rupture est le fait de la seule
Réforme. C'est la liberté humaine, agissant sous
l'influence de passions souvent très basses, qui a
1403
PAPAUTÉ
1404
produit ce résultat. Donner cette dissolution de la
société chrétienne comme la suite nécessaire du
mouvement des xiV^ et xv« siècles, c'est se payer de
mots. Regardons les faits, et notre idée sera tout
autre : nous verrons ce même mouvement aboutir
d'un coté, en Angleterre, à l'horrible schisme de
Henri VIII, consommé pour les raisons que l'on sait,
de l'autre, en France, au Concordat de Bologne (i5iG)
entre Léon X et François I", qui, de quelque ma-
nière qu'on l'apprécie, ne saurait être regardé
comme le point de départ d'une décadence religieuse
irrémédiable.
Arrctons-nous un peu sur ce grand acte, qui mar-
que dans riiisloirc de la Papauté une date impor-
tante, d'aucuns diraient volontiers : la date d'une
déchéance. Est-ce bien exact ? Son premier effet était
d'abolir la Pragmatique Sanction; les doctrines de
Bàle étaient donc répudiées, les droits essentiels du
Saint-Siège reconnus. Par contre, le roi recevait des
privilèges énormes dans la collation des charges ec-
clésiastiques, pratiquement les nominations aux
évêchés et aux abbayes étaient mises entre ses
mains. C'était l'accord établi par transaction entre
les principes immuables de l'Eglise et la situation
prépondérante de la royauté en France, telle que les
circonstances historiques l'avaient faite. Certes, il
est facile de signaler dans un pareil traité des imper-
fections très graves. Mais, à le juger par les faits, il
faut reconnaître qu'il a atteint la haute lin que la
Papauté en attendait. Au milieu des troubles déchaî-
nés par la Héforme, la France resta toujours unie à
Rome, et peut-être les avantages substantiels accor-
dés au roi François et à ses successeurs, ne furent-ils
pas inutiles pour les empêcher de prendre le chemin
de Henri VUl. Quoi qu'il en soit, les principes
catholiques, maintenus par cette union avec Rome,
devaient encore assurer de beaux jours à la religion
en France; une fois le calme rétabli après les tem-
pêtes du xvie siècle, ils produiraient une des plus
belles floraisons de vertus et d'institutions chré-
tiennes dont l'histoire ait gardé le souvenir. Le mal
fut que les rois, et surtout leurs parlements, cher-
chèrent à faire prévaloir, malgré le Concordat, l'es-
prit de la Pragmatique Sanction. C'est par là surtout
que l'ennemi devait entrer.
En parlant de la Papauté au xv* siècle, impossible
de ne pas dire un raot de la Renaissance ; d'autant
que les papes sont sujets sur ce point à beaucoup
d'attaques, qui leur viennent des côtés les plus
divers. On les représente parfois se lançant dans un
mouvement tout païen, et reniant la civilisation
chrétienne du moyen âge, œuvre de leurs prédéces-
seurs. En réalité il faut distinguer davantage.
Remarquons-le d'abord : en tout ordre de choses, ou
peu s'en faut, le moyen âge lui-même avait fait
constamment effort pour se mettre à l'école de l'an-
tiquité. L'empire romain, le droit romain, la philo-
sophie d'.^ristole, autant de parties de l'héritage
antique pour lesquelles on s'était enthousiasmé à
cette époque, et jusqu'à l'engouement. Dans les let-
tres et les arts il n'en allait pas autrement ; depuis
Bède et Alcuin jusqu'à Dante, les humanistes de la
Renaissance peuvent compter, durant toute la
période médiévale, de très nombreux et très zélés
prédécesseurs. Au xv» siècle sans doute on connut,
on s'assimila bien mieux l'antiquité; mais c'était en
grande partie le fruit des efforts précédents. Les
papes ne s'étaient jamais opposés à cette tendance ;
ils avaient seulement veillé à ce que l'imitation de
l'antiquité ne fut point un esclavage, à ce qu'en lui
dérobant ses trésors, ses institutions, ses méthodes,
on les mît toujours au service de la civilisation chré-
tienne. Eux-mêmes ils avaient relevé l'empire ; mais
avaient lutté ensuite contre ses maximes de despo-
tisme païen. Ils avaient fondé, encouragé, comblé
de privilèges les Universités, où se transmettait
l'héritage de la culture antique. Ils avaient condamné
la philosophie d'Aristote, interprétée par les Arabes,
mais avaient plus tard prodigué leurs faveurs à cette
même philosophie, corrigée et mise au service de la
théologie par le génie de saint Thomas d'Aquin. Ues
papes humanistes, comme Nicolas V ou Pie II, en
favorisant la renaissance des lettres antiques enten-
due d'une façon chrétienne, ne faisaient, on le voit,
que se conformer à une tradition déjà ancienne, ou,
pour mieux dire, perpétuelle. Malheureusement, il
faut avouer qu'on ne s'en tint pas là. Sous ces papes
déjà un peu et plus encore sous leurs successeurs,
les SixTB IV, les Jules II, les Léon X, la courpontiti-
caleelle-mè;ne se laissa envahir par l'esprit mondain
de la renaissance païenne ^ ; les pires écarts des
humanistes furent traités avec une étonnante indul-
gence, et il fallut la grande secousse de la Réforme
pour ramener le Saint-Siège au vieux programme de
la culture chrétienne : traiter l'antiquité non en
maîtresse, mais en servante, et n'oublier jamais
de soumettre tous les emprunts qu'on lui faisait à la
loi de Jésus-Christ.
Mais la Renaissance n'était pas seulement le
retour à la belle antiquité ; c'était, d'une manière
plus générale, un effort de l'esprit humain, pour se
développer, s'enrichir, acquérir à la fois plus de
lumière et plus de liberté. Tout provoquait alors les
intelligences à s'élancer dans des espaces pour ainsi
dire illimités: la découverte du Nouveau Monde qui
semblait élargir subitement l'univers, comme l'in-
vention de l'imprimerie qui permettait de multiplier
presque indéfiniment les trésors du savoir. Ce mou-
vement, qui n'était pas mauvais en soi, mais où les
dangers certes ne manquaient pas, était comme l'au-
rore de ce prodigieux déveloiipement des connais-
sances qui caractérise les temps modernes. En face
de ces nouvelles tendances, quelle fut l'attitude de
la Papauté ? Volontiers on lui fait ici un reproche
opposé à celui de tout à l'heure. On s'ai)puiera sur
l'établissement du Saint-Oflice et de l'Index et sur
le fait isolé de la condamnation de Galilée, pour
représenter les papes comme opposés aux dévelop-
pements les plus légitimes de l'esprit humain. Sans
doute, dans ces temps troublés, ils eurent à prendre
des précautions spéciales pour sauvegarder la foi et
les mœurs, mais il s'en faut bien qu'ils aient pré-
tenifu condamner en bloc toutes les acquisitions
nouvelles Dans sa constitution contre les lectures
perverses, Léon X débute en célébrant avec enthou-
siasme l'invention de l'imprimerie. Elle a été donnée
à la terre « par la faveur du Ciel » et a procuré
d'immenses avantages à l'humanité et à l'Eglise.
Grâce à elle, tout le monde peut acquérir beaucoup
de livres à peu de frais; les esprits bien doués peu-
vent étudier facilement ; les savants catholiques, que
l'Eglise romaine désire voir se multiplier, ont le
moyen de se bien former et de gagner les incrédules
à la vraie doctrine. (Pastoï^, Histoire des Papes, trad.
fr., t. VIII, p. 2^9)
Cependant, plusieurs maîtres imprimeurs abusant
de leur nouvel art pour répandre des écrits perni-
cieux, le pape, qui a le devoir de veiller à ce que
cet instrument, si précieux pour le bien dans les
desseins de Dieu, ne se change pas en un fléau, inler-
1. Notons cependant que le plus beau poème de l'épo-
que, la Cliristiade de Vidii. fut composé à la requêta de
Léon .'^ lui-même, pour célébrer la Rédemption. Cela
suffit à prouver, remarque Pastor, 1 injustice de l'accusa-
tion élevée par Luther, que la Papauté se mettait en tra-
vers du Kédcmpteur et des rachetés.
1405
PAPAUTE
14(6
dit l'imiiression de tout ouvrage, sans l'approbation
de i'évêque et de rin<iuisiteur. Cette loi devait être
dans la suite élargie ; on voit pourtant ([ue, même
en sa rigueur primitive, elle n'est point le Cruit d'une
intolérance systématique, mais plutôt d'une saine
prudence, qui n'exclut pas un enthousiasme géné-
reux pour la diffusion des lumières. Cette attitude
générale de large bienveillance pour l'augiuenlotion
(lu savoir, et de vigilance en vue de ne pas le laisser
se détourner de sa lin, devait toujours rester celle
de la Papauté.
V. La Papauté en face de la Réforme protes-
tante- — Durant tout le moyen âge on avait pro-
noncé le mot de réforme ; les plus saints personnages,
témoins des désordres de l'Eglise, avaient souhaité
ardemment de ta voir revenir à sa pureté primitive
par la suppression des abus. Le mal datait de loin,
et malheureusement le xiv» et le xv« siècles n'avaient
fait que l'aggraver. Le concile de lîàle avait eu en
vue la réforme de 1 Eglise, mais, en suscitant des
embarras aux Souverains Pontifes, en les obligeant
à s'occuper avant tout de défendre leur pouvoir,
il n'avait abouti qu'à la comi)romettre et à la retar-
der. Puis, dans les temps qui suivirent, la Papauté
elle-même laissa trop pénétrer chez elle l'esprit du
siècle. A partir de Sixte IV, on vit se succéder sur
la chaire de saint Pierre toute une série de pontifes
plus politiques que religieux. Quoi d'étonnant d'ail-
leurs qu'au milieu des troubles de l'Italie les préoccu-
pations séculières les aient gagnés? Il fallait bien
pourvoira la sécurité du Saint-Siège. Disons même
qu'en ce début des temps modernes, au moment où
de toutes parts les monarchies se concentraient et
s'organisaient pour la lutte, un des plus pressants
besoins était de fortifier le pouvoir temi)orel et de
rétablir d'une façon un peu définitive. Telle fut l'œu-
vre de JuLiîs II, qui, avec sa belliqueuse nature,
semble avoir été fait exprès pour s'en acquitter. Mais
cela ne saurait excuser entièrement les papes de
ce temps d'avoir accordé tant de place à la politique
humaine, au détriment ])arfois de leurs fonctions
spirituelles. A plus forte raison devons-nous déplo-
rer les scandales d'un Alexandre VI (voyez ce mot),
dont le mauvais elïet contribua sans doute beaucoup
à précipiter les sinistres événements qvii suivirent.
Ainsi, dans les premières années du xvi" siècle,
tout le monde, depuis plusieurs générations, par-
lait de réforme, tout le monde en sentait le besoin
de plus en plus urgent, et, malgré des efforts isolés
fort louables, personne ne savait trouver le moyeu
vraiment elTicace de l'accomplir. C'est alors qu'éclata
la révolte de Luther. Le moine évadé entraîna dans
sa rébellion, d'une part, certains esprits zélés mais
trop peu dociles, frappés des abus qu'ils voyaient
autour d'eux et sincèrement désireux d'y porter re-
mède ; d'autre part, tous ceux qui voulaient secouer
le joug de l'Eglise pour vivre plus librement. Les
premiers durent être bien déçus quand ils virent
l'allure que prenait le mouvement et les résultats
qu'il amenait. Les humanistes, qui ne pardonnaient
pas à l'Eglise romaine de mettre des bornes à leur
liberté de penser, s'y rencontraient avec des princes,
jaloux, comme Henri VIII, de s'affranchir des lois de
l'Evangile sur le mariage, comme Albert de Brande-
bourg et bien d'autres, de se tailler des domaines aux
dépens des biens du clergé. Et cet appui des princes
dépravés ou cupides. Imposant par la force le nou-
veau culte à leurs sujets, fut sans doute un des fac-
teurs les plus importants dans le succès de la
Réforme.
En face de ce péril, le plus grand, peut-être, qu'elle
eût encore affronté, qu'allait faire la Papauté? Les
I hérétiques mettaient en question la plupart des dog-
mes chrétiens; et en même temps rejetaient les cou-
tumes les plus vénérables de la piété catholique.
Quelques esprits songèrent à discuter avec eux en
vue d'une entente, et à entr 'ouvrir ainsi la porte aux
concessions. En général les princes temporels (à l'ex-
ception des rois d'Espagne) penchaient vers ce parti
qu'ils jugeaient plus fa\orable à leurs intérêts poli-
tiques. Pour des raisons analogues, et sans faire plus
attention aux droits de l'Eglise, ils songeaient à pren-
dre la même attitude que nous avons déjà rencontrée
chez les empereurs d'Orient. Quand on voit Charles-
Quint, par l' Intérim d'Augsbourg, concéder aux
protestants, de sa propre autorité, le mariage des
prêtres et la communion sous les deux espèces
(matières de discipline en elles-mêmes, mais tou-
chant de bien près au dogme), ne se croirait-on pas
dans la lîyzance du vi« siècle? Mais s'imaginer qu'il
serait loisible de mettre lin par de tels compromis
aux dissensions religieuses, c'était se faire grande-
ment illusion. Quelle transaction pouvait-il y avoir
entre le principe de l'autorité doctrinale et celui du
libre examen ?
Les papes avaient un tout autre programme. Au
lieu de chercher à gagner les protestants par des
concessions, on opposerait à chacune de leurs néga-
tiousautantd'aflirmations solennelles etirrévocables
de la croyance catholique. En même temps, cette
autorité religieuse qu'ils prétpndaient rejeter, on en
consacrerait plus que jamais les droits. Aux appels
à l'anarchie et à la dissolution de tous les liens reli-
gieux, on répondrait parla concentration de l'Eglise
sur elle-même. C'était aussi le programme de tous
les grands saints réformateurs que Dieu suscita
alors pour réparer les ravages de l'hérésie. Sainte
Thérèse l'exposa mieux que personne : « A mon avis,
dit-elle, la conduite à tenir (pour briser l'eflort de
l'hérésie et arrêter ses progrès), est celle que l'on
tient en temps de guerre, lorsqu'un puissant ennemi,
entrant dans un pays, porte partout la désolation et
l'effroi. Le prince qui se voit pressé de tous côtés, se
retire avec l'élite de ses troupes dans une ville qu'il
fait extrêmement fortifier. De là il fait de fréquentes
sorties, et comme il ne mène au combat que des
braves, souvent avec une poignée d'hommes il fait
plus de mal à l'ennemi qu'avec des troupes plus nom-
breuses, mais sans vaillance. Par cette tactique sou-
vent on triomphe de ses adversaires, et si l'on ne
remporte pas la victoire, au moins n'est-on pas
vaincu. Pourvu qu'il ne se renconlre pas de traître
dans la place, on est invincible. » (Chemin de In per-
fection, ch. ni) C'est ce plan que devait réaliser le
concile de Trente. Non seulement les dogmes mis en
question furent afTirmés avec plus de rigueur et de
précision, mais l'autorité enseignante elle-même,
spécialement l'autorité ponlificale, fut d'autant plus
exaltée qu'elle étaitattaquée davantage. Les conciles
antérieurs n'avaient laissé que des textes, que cha-
cun commentait librement. Pour prévenir les abus
qu'avait entraînés cette pratique, les Pères de Trente
remirent au pape seul le soin d'interpréter leurs
décrets; une congrégralion spéciale fut créée à cet
effet. On s'abstint, il est vrai, alors, par égard pour
l'opposition des théologiens français, de rien défi-
nir relativement à la supériorité du pape sur le con-
cile. Mais la manière même dont la sainte assemblée
avait procédé — s'en référant conlinuelleraenl au
pape, et lui laissant trancher les questions les plus
délicates, — avait assez inculqué cette vérité. Les
définitions de i8';o, manifestant dans toute son ex-
tension la pleine autorité doctrinale et disciplinaire
du Saint-Siège, ne seront qu'une conséquence de
l'impulsion donnée à Trente.
1407
PAPAUTE
1408
Pour achever de fortifier tout ce que les nouveautés
du jour menaçaient, les papes organisèrent alors les
congré^çations du Saint-Office et de l'Index. La pre-
mière recevait les pouvoirs les plus étendus pour
rechercher l'hérésie dans toute la sooiété chrétienne
et la dénoncer aux fidèles, là même où l'hostilité de
l'Etat ne lui permettait pas de la réprimer; la se-
conde devait veiller sur les livres, dont le nombre se
trouvait prodigieusement accru par la découverte de
l'imprimerie. Cependant la Papauté ne se contentait
pas de cette œuvre négative; elle suscitait encore au
service de l'Eglise un mouvement scientifique. La
réaction contre la Réforme amena ainsi un merveil-
leux progrès de la science catholique; les noms de
Baronius, de Bellarmin, de Melchinr Gano, de Mal-
donat et de bien d'autres, dont l'œuvre devait être
glorieusement continuée et complétée par les géné-
rations suivantes, sulTisent à le montrer.
Tandis qu'ils défendaient ainsi le dogme attaqué,
les papes n'oubliaient cependant pas que c'était le
relâchement de la discipline et des mœurs qui avait
amené la Réforme. Le mal, nous l'avons indiqué,
s'était étendu partout, et la Curie romaine était loin
d'en être indemne. Il fallait, suivant l'expression du
temps, (i réformer l'Eglise dans son chef et dans ses
membres ». C'est là surtout que l'on sent l'action
surnaturelle de Dieu, veillant sur son uuvre. Une
pléiade de saints se leva, dont le zèle ardent ne recu-
lait devant aucun obstacle pour restaurer la piété
chrétienne dans les âmes. Mais, bien dilférents des
réformateurs de Bàle, dont nous avons vu le lamen-
table échec au siècle précédent, ces saints ne vou-
laient rien faire qu'en union avec Rome, et comp-
taient avant tout sur elle pour accomplir l'œuvre
nécessaire. Leur espoir nefut pas déçu. Aux pontifes
politiques ou lettrés de l'époque précédente, succéda
une série de pasteurs vigilants qui, sans hésitation,
attaquèrent le mal à sa source. Sous le règne de
Paul 111 on voit déjà se produire plus qu'à moitié
cette heureuse transformation. Après lui, .Marcel II,
qui ne fait que passer sur le trône pontifical, Paul IV,
Pie IV, avec son neveu Charles Borromée, Pik V,
Grégoire XIII, Sixtk-Quint, sont entièrement acquis
à la cause de la réforme catholique. Plus de complai-
sances mondaines pour le paganisme et la belle lit-
térature. La Cour romaine devient austère, et, sans
tomber dans le pharisaïsme, elle exclut impitoyable-
ment tout ce qui jurerait avec les principes de
l'Evangile. A la suite du concile de Trente et de ses
décrets réformateurs, la même œuvre s'accomplit
dans les diverses provinces de la chrétienté, et
l'Eglise tout entière revêtit comme un nouvel aspect.
Parmi les moyens providentiels qui contribuèrent
au succès de la vraie réforme catholique, il nous
faut signaler en première ligne les nombreux
Ordres religieux qui surgirent alors. Une mention
spéciale est due aux Capucins, rameau détaché du
vieux tronc franciscain, et à la Compagnie de Jésus,
fondée par saint Ignace. Chez celle-ci, nous trou-
vons, plus accusés que partout ailleurs, les traits
caractéristiques des instituts nouveaux : tendance à
la vie active et à l'apostolat conquérant, et la con-
temijlation elle-même tournée vers l'action ; puis,
d'autre part, obéissance absolue et sans réserve au
Souverain Pontife. Les Jésuites profès s'engagent,
par un vœu spécial, à partir immédiatement et sans
excuse, sur le moindre signe de Rome, pour n'im-
porte quel pays. Par ce culte de l'obéissance, et par-
ticulièrement de l'obéissance au Saint-Siège, l'œuvre
de saint Ignace est ainsi, comme on l'a souvent fait
remarquer, l'antithèse de celle de Luther. Dès la
seconde moitié du xvi' siècle, sa compagnie est par-
tout au combat :ici regagnant à Rome des royaumes
qui s'en étaient à moitié détachés, ailleurs arrêtant
du moins le flot envahissant de l'hérésie ; ail-
leurs, ettout particulièrement en Angleterre, par une
revanche plus éclatante encore, donnant au dogme
de la primauté papale ses plus nombreux et ses plus
glorii'ux martyrs. Une institution qui recrute de
pareils serviteurs n'est pas près de disparaître ni de
décliner. La Réforme avait eu beau enlever à la
Papauté une moitié de l'Europe, on peut dire en un
sens que celle-ci n'en était pas affaiblie. Si son
domaine avait perdu en étendue, par contre elle
était maintenant à la fois plus pure elle-même, plus
fidèle à son principe, et plus maîtresse que jamais
des consciences catholiques.
Du reste, même pour l'étendue, n'y avait-il pas
plutôt progrès? On cédait du terrain en Europe,
mais quelle large compensation dans les contrées
nouvellement acquises à l'Evangile ! Déjà au moyen
âge les Souverains Pontifes avaient envoyé au loin,
en Asie centrale ou en Afrique, des Dominicains ou
des Franciscains, hardis pionniers chargés d'éten-
dre le règne du vrai Dieu. Mais ce n'était là que des
essais isolés et relativement peu importants, auprès
de ce qui fut tenté désormais à partir du xvi' siècle.
A la suite des audacieux navigateurs qui venaient
d'ouvrir les routes du Nouveau Monde et des Indes,
sur un mot de Rome les missionnaires s'élancèrent.
Là encore les Ordres religieux qui venaient de se
fonder, comme aussi ceux qui venaient de se réfor-
mer, furent les principaux auxiliaires du Saint-
Siège. Pour mieux diriger ces lointains combattants,
Grbgoiuk XV et Urbain VIII organiseront bientôt la
Propagande. Du Vatican, les regards s'étendront non
plus seulement sur l'Europe civilisée, mais littérale-
ment sur tout l'univers.
VI. Les papes et la politique moderne ; le
XVII' siècle. — Tout ce que nous venons de dire
regarde exclusivementle rôle religieux de la Papauté.
Il nous faut maintenant indiquer ce qu'allait être
son rôle politique dans la nouvelle période qui com-
mençait et qui différait notablement du moyen âge.
Il semble au premier abord que ce rôle devrait cire
simplifié, sinon supprimé. Dans les Etats protes-
tants, on ne reconnaît plus le Vicaire de Jésus-
Christ. Les princes décident souverainement de la
religion de leurs sujets, ils la transforment au gré de
leurs caprices. Dans ces conditions il ne saurait plus
être question de débattre des accords entre l'autorité
religieuse et l'autorité civile ; non seulement celle-ci
se proclame de tout point indépendante, mais encore
elle a entièrement absorbé sa rivale. Dans les Etats
catholiques eux-mêmes, il y a tendance marquée à
rendre la politique plus indépendante de la religion.
Sans doute nous sommes bien loin encore des
sécularisations brutales de la Révolution. Qui
donc aurait pensé alors à enlever à la foi son
empire sur l'éducation ? Mais, dans les rapports
des princes avec leurs sujets ou des princes entre
eux, les maximes régaliennes, de plus en plus en
honneur, refusent aux Souverains Pontifes tout pou-
voir, même indirect, même exercé en vue des inté-
rêts religieux. Et pourtant c'est chose tellement
naturelle, tellement inévitable de voir politique et
religion se rencontrer et s'emmêler, quejes papes,
au moment même où on leur conteste le droit d'inter-
venir souverainement dans les intérêts d'Etat, vont
avoir plus que jamais à s'en préoccuper et à exercer
sur ce terrain une influence qu'il faudrait bien se
garder de croire négligeable.
Voyons-les donc à l'œuvre au milieu des conflits
de l'Europe. Saluons en passant saint PiR V, qui
parait encore se rattacher au mojen âge. En Italie
1409
PAPAUTE
1410
il active les poursuites de l'Inquisition; il excommu-
nie Elisabeth d'Angleterre comme hérétique et re-
lapse, et délie ses sujets du serment de lidélilé ; enlin
il organise contre les Turcs la croisade victorieuse
deLépante (1571). Politique grandiose et hardie, qui
n'est que l'application en ligne droite, si l'on peut
dire, des principes traditionnels du Saint-Siège. Ses
successeurs vont avoir à se frayer leur chemin au
milieu de dillicultés bien plus complexes.
C'est SixTB-QuiNT qui inaugure vraiment, semble-
L-il, la politique pontificale moderne. Ses vues sur
l'Europe peuvent se ramener à deux idées. Evidem-
ment il faut avant tout soutenir la cause catholique ;
inais en même temps il faudrait, si c'était possible,
auvegarder l'indépendance du Saint-Siège. Or, à ce
moment, en face de l'Angleterre et de la Hollande
onquises à l'hérésie, de l'Allemagne divisée, de la
France se débattant dans la guerre civile, l'Espagne
;st la seule nation qui reste tidèle à la vieille foi et
jui la défende. Donc, si les choses ne changent pas,
ii aucun autre secours humain ne vient s'olTrir —
spécialement contre Henri de Navarre, le prétendant
i la couronne de France, — Rome marchera d'accord
ivec l'Espagne, elle acceptera l'aide de Philippe U,
lont les intérêts coïncident avec ceux du catholicisme.
Cependant, ce n'est là qu'un pis-aller. Favo-
■iser au prolit de la foi les rêves de domination uni-
'erselle où se complaît l'orgueil castillan, cela em-
lorte deux inconvénients fort graves. Le Saint-Siège
isque d'y perdre son indépendance : si le roi d'Es-
lagne devient maître de la France et par là de l'Eu-
■ope, le pape ne sera plus que son chapelain. Et puis,
a domination espagnole n'est goûtée nulle part ; tôt
lU tard une réaction formidable se produira ; la reli-
gion catholique, confondue avec i'espagnuUsme,
'est pour elle, à plus ou moins longue échéance, la
uine assurée. Faire alliance avec Philippe II, c'est
lonc simplement pour le pape, placé en présence de
leux dangers, l'un imminent, l'autre éloigné, se rési-
;ner à courir ce dernier.
Mais voici précisément qu'en France la situation
:hange. Les catholiques se rallient de plus en plus
lombreux à Henri IV ; celui-ci n'est plus le captif
les huguenots ; sa conversion, naguère impossible,
levient probable et même inévitable, imposée par la
■olonté de la France. Dès lors, la solution est trou-
'ée : Sixte-Quint ne songe plus qu'à se dégager de
es liens avec l'Espagne. Il peut désormais espérer
oir la Papauté occuper en Europe la position qu'il
•évait pour elle; elle ne sera pas abandonnée aux
>ienfaits d'une seule puissance et l'obligée d'un seul
)euple. Deux dynasties au moins se disputeront
'honneur de la seconder, et ainsi elle pourra main-
enir son indépendance. (Cf. Hubner, Sixte-Quint,
.. H, pp. 355-369)
Les successeurs de Sixte-Quint furent fidèles à
;ette politique d'équilibre. Mais au premier abord il
jeut sembler qu'elle ait échoué. La Maison de France
le s'est-elle pas dérobée à ses obligations envers le
•atholicisme, quand, sous Henri IV, sous Louis Xlll,
;lle s'est alliée contre l'Empire aux protestants
l'Allemagne, pour aboutir enlin à cette paix de
^Vestphalie, si fatale aux intérêts catholiques en
Europe? Ce n'est point le lieu de traiter en entier
îelte question très complexe, contentons-nous de
juelques remarques. Malgré tout ce que la Maison
l'Autriche a pu faire pour la religion, ce serait une
llusion de ne voir dans sa politique que la défense
jhevaleresque de la cause catholique et dans celle de
la royauté fi-ançaise qu'abandon et trahison de cette
même cause. Ni l'une ni l'autre en réalité n'a témoi-
gné à l'Egliseun dévoùment désintéressé. Xi l'une ni
l'autre ne pouvait d'ailleurs, c'est trop évident, ou-
Toœe III.
blier les grands intérêts nationaux dont elle avait
la charge; ni l'une ni l'autre ne songea, semble-l-il,
d'une façon assez constante à les subordonner aux
intérêts généraux de la chrétienté. Osons mime dire
que le rôle le moins généreux, le moins catholique,
ne fut pas toujours du côté de la France. Lorsque
les Bourbons prenaient la tutelle des Etats faibles
pour assurer un meilleur équilibre de l'Europe cl
sauvegardaient les libertés du catholicisme chez
leurs alliés prolestants et turcs, ils s'écartaient peut-
être moins de l'idéal du droit chrétien que les Habs-
bourg, lorsque ceux-ci se livraient — comme plus
d'une fois ils le tirent encore — à leur chimère de
monarchie universelle. Aussi Rome écoutait-elle
avec faveur les ambassadeurs de Henri IV, lorsqu'ils
alléguaient que « laliberlé et l'autorilé du Saint-Siège
étaient conjointes à la liberté de 1 Italie », laquelle
était conjointe à la liberté de l'Europe. (Cf. de Meaux,
La Réforme et la politique française en Europe
jusqu'au traité de Westplialie) Mais passons. Lais-
sons aux historiens de la France le soin de peser les
raisons sérieuses de la politique de Richelieu, et
arrivons au traité de WeBtphalie(i648), qui marque,
on peut le dire, d'une façon déûiiitive, la lin de la
chrétienté. Là encore, ni la France, ni l'Autriche
n'aidèrent la Papauté autant que celle-ci eût pu y
compter. L'Autriche, pour s'entendre plus facilement
avec ses adversaires protestants aux dépens de la
France, ne craignit pas de provoquer des séculari-
sations; la France, de son côté, avait été pour beau-
coup dans le succès des hérétiques. Ajoutons toute-
fois qu'elle utilisa son iniluence auprès de ses alliés
pour modérer leurs prétentions; et cinquante ans
jilus tard, au traité de Ryswick, Louis XIV prolitera
de son triomphe sur la ligue d'Augsbourg poui sti-
puler des clauses de liberté en faveur des catholi-
ques d'Allemagne, sujets de princes prolestants.
Le vrai mal d'ailleurs ne résidait pas pour l'Eu-
rope dans ces conflits d'intérêts entre puissances
catholiques. Parmi les hommes on n'arrivera jamais
à supprimer ces sortes de luttes. Même eu plein
moyen âge, mèmeen face del'enyahisseur musulman,
combien les papes avaient eu de peine à les faire
cesser momentanément! Le vrai mal de l'Europe,
c'était la division religieuse, le schisme introduit
dans les consciences, qui établissait entre les peu-
ples des séparations autrement profondes. La divi-
sion de la chrétienté n'était point le fait de la polili-
que française, mais du protestantisme. Cette affreuse
guerre de Trente ans, avec le traité de VVeslphalie
qui si tristement la termine, c'était le fruit direct de
la Réforme. Par ce traité, l'Europe cessait ofBcieUe-
ment d'être une famille de peuples unie par la com-
munauté de croyances; l'indifférence en matière de
religion faisait son entrée dans le monde politique
moderne. D'immenses spoliations de biens ecclésias-
tiques étaient sanctionnées. Enfin l'axiome mons-
trueux : Cu/us regio, illiiis religio érigeait en loi
dans le domaine religieux, celui qui échappe le plus
à sa compétence, la volonté arbitraire et changeante
du prince. C'était le renversement de tous les prin-
cipes que nous avons vu les pontifes du moyen âge
défendre avec tant de vaillance.
Innocbnt X ne manqua pas de protester contre des
clauses si préjudiciables aux inlérêls dont il avait la
gardt. Mais il n'était pas au pouvoir de la Papauté
d'arrêter le cours des événements. Dans l'Europe
nouvelle, si différente de celle des Grégoire VII et
des Innocent III, le Saint-Siège était désormais ré-
duit à un rôle plus effacé et assez ingrat. Avec cela,
les dillicultés n'en étaient peut-être pas moindres, au
milieu des complications de la politique moderne et
des roueries de la diplomatie. Certes, les papes ont
45
1411
PAPAUTÉ
141Î
pu sur ce terrain commettre plus d'une faute ; ce
n'est point en pareille matière qu'ils revendiquent
le privilège de l'infaillibilité. Néanmoins, à qui jette
un regard d'ensemble sur leur action à cette époque,
elle apparaît souverainement raisonnable, amie
avant tout du tact et de la mesure. Rome continue
à être le centre d'où l'on juge les affaires de l'Europe
avec les vues les plus hautes. Les victoires orienta-
les des armes chrétiennes sur les Infidèles — que ce
soit celles du Polonais Sobieski, ou celles du prince
Eugène de Savoie, commandant les armées de l'Em-
pire — y provoquent toujours un sursaut de joie.
On s'y intéresse aussi, comme il est juste, au
triomphe des princes catholiques sur l'hérésie; on
s'y montre inquiet des avantages, même purement
politiques, obtenus par celle-ci. Au début du xviii'
siècle, C.LKMBNT XI protestera contre l'érection en
royaume de la Prusse luthérienne; en 174^ encore,
Benoit XIV ne sera pas indifférent à la tentative du
prétendant Charles-Edouard pour reconquérir le
trône d'Angleterre sur la dynastie protestante. Et
pourtant Rome n'aime point voir une couronne ca-
tholique remporter des succès trop éclatants. Elle
craint toujours, non sans motif, pour la liberté de
l'Europe et pour sa propre indépendance. Nous avons
déjà vu Sixte-Quint se refuser à seconder les vues
ambitieuses de Philippe II. Lorsque, plus tard,
Louis XIV poussant trop loin l'œuvre de Henri IV
et de Richelieu, l'équilibre se trouva de nouveau
rompu, cette fois en faveur de la France, Inno-
cent XI, à qui ne manquaient pas les raisons de se
sentir menacé par l'orgueil du Grand Roi, se porta
davantage du côté de l'Allemagne.
Sur les questions religieuses qui se débattent alors
dans les différents Etats, la politique pontificale se
fait remarquer par la même modération. On est loin
à Rome de se montrer impitoyable envers les héréti-
ques. De même que les Papes du xvi"' siècle sont
intervenus à plusieurs reprises pour adoucir les ri-
gueurs de l'Inquisition espagnole, de même Inno-
cent XI, à la grande stupeur des conseillers gallicans
de Louis XIV. découvre des inconvénients à la poli-
tique de rigueur contre les huguenots et accueille
un peu froidement la nouvelle de la Révocation de
l'Edit de Nantes.
Nous avons montré de quelle large condescen-
dance la Papauté avait fait preuve au concordat de
Bologne, quelle prudence elle avait montrée plus tard
vis-à-vis de Henri IV et de la Ligue. Au xvii' siècle,
cette politique conciliante fut splendidement récom-
pensée. Les parlements avaient bien essayé de s'op-
poser à la réception des décrets de Trente, comme
contraires aux libertés gallicanes ; ces sages déci-
- sions furent néanmoins appliquées en France, et
leurs effets y furent peut-être plus consolants que
partout ailleurs. Sous une royauté forte et res-
pectée, souvent sans doute trop jalouse de ses
droits, mais attachée du fond du cœur à la religion
et bien résolue à ne jamais rompre avec le Saint-
Siège, voici venir, après les tempêtes de l'époque
précédente, une des plus belles efDorescences de
vertus et d'œuvres saintes que le catholicisme ait
jamais suscitées. Les Souverains Pontifes ne se sen-
taient peut-être pas aussi puissants dans la France
d'alors que dans celle du moyen âge, mais en défini-
tive ils pouvaient se réjouir d'y voir leur voix obéie,
les doctrines qu'ils condamnaient — le jansénisme
en particulier — rejetées, et la religion à laquelle
ils présidaient y portant de si beaux fruits. Le mal
fut, nous l'avons dit, que les rois, et plus encore
leur< parlements, voulurent opposer aux doctrines
romaines une doctrine soi-disant nationale, dont nous
verrons bientôt les déplorables effets. Sur la fin du
siècle, Louis XIV, mal inspiré par son orgueil, ne
sut pas résister au désir d'humilier la Papauté en
lui opposant les vieilles maximes gallicanes, et il
trouva des évèques complaisants pour se prêter à
ses vues. L'assemblée de i68a codifia, sous une
forme, il est vrai, relativement modérée, ces préten-
tions surannées. Mais là encore il faut admirer la
modération et la longanimité du Saint-Siège. Il pro-
testa contre la déclaration des quatre articles, et
toutefois évita tout ce qui aurait pu amener une
rupture avec la France. Et quelle délicatesse encore,
de ne jamais avoir voulumettre à l'Index la Defensio
cleri gallicani, pour ne pas jeter une ombre sur la
gloire théologique de Bossuetl Mais, hélas I les papes
pouvaient bien s'abstenir de prendre leur propre
cause en main; les conséquences qui allaient sortir
des principes qu'on venait de poser se chargeraient
assez de les venger.
VII. Les papes du X VIH" siècle et les préparatifs
de la Révolution. — Tandis que le catholicisme,
réformé à Trente, produisait, spécialement en France,
des merveilles de sanctification et de charité, le
libre examen avait continué de dissoudre le protes-
tantisme, déjà si variable dès l'origine. En Angle-
terre il avait rapidement amené un certain nombre
d'esprits au rejet de toute religion positive et à
l'incrédulité complète. C'est de là que le mal allait
gagner la France, pour se répandre ensuite dans
toute l'Europe. Le philosophisme et la franc-maçon-
nerie viendront de l'Angleterre protestante, de même
que la théorie subversive de la souveraineté du peu-
ple sera empruntée par Rousseau aux théologiens et
publicistes protestants. De tout cela sortirait une
des conjurations les plus dangereuses qui se soient
jamais attaquées au christianisme. Les principes
mêmes sur lesquels reposait la société chrétienne
allaient être mis en cause; on essaierait de la ren-
verser pour lui substituer un ordre tout nouveau,
fondé sur des principes contraires. Or, dans cette
crise décisive, tout ce qui avait été fait pour dimi-
nuer l'autorité des papes allait se trouver affaiblir
d'autant la défense catholique.
Dès l'joô. Clément XI, s'adressant à Louis XIV, lui
faisait remarquer qu'en défendant l'autorité du Saint-
Siège il défendait par le fait même toutes les autres
autorités. On demi-siècle plus tard, en 1753, d'Argen-
son se faisait inconsciemment l'écho de la parole du
saint pontife en écrivant : « Dans l'esprit public
s'établit l'opinion que la nation est au-dessus des
rois, comme l'Eglise universelle est au-dessus du
pape. >i Ainsi, chose qui eût bien étonné sans doute
les conseillers gallicans du Grand Roi, cette doctrine
mortelle de la souveraineté du peuple, qui devait
tout bouleverser en France et en Europe, trou-
vait un appui préparé comme exprès dans les
maximes gallicanes. Pendant ce temps, les querelles
du jansénisme sur le droit et le fait, la bulle Unige-
nitiis, les billets de confession, — querelles fati-
gantes, sans cesse renouvelées par les parlements,
toujours heureux de tenir Rome en échec, — épui-
saient les forces de l'Eglise, qu'on aurait eu tant
besoin de pouvoir grouper pour la défense. (Voir
Galucanisme, col. 262-264)
Les papes cependant ne manquaient point à leur
devoir de vigilance. Clkmknt XII, en 1788. puis
Benoit XIV, en 1751, condamnaient la franc-maçonne-
rie; et r//irfea; romain inscrivait sans relâche dans ses
colonnes les productions de l'impiété. Hélas I là
encore on se lieurtait aux préjugés gallicans. Les
décrets contre les sociétés secrètes, n'ayant pas été
enregistrés au parlement, passèrent, aux yeux des
meilleurs, pour non avenus; et l'on reste dans la
L413
PAPAUTE
1414
tupeurà la vue des noms augustes qui se rencontrenlS
ur les listes de la secte perverse. Quant à Vlndex,
)om Guéi-anger faisait remarquer, il y a déjà long-
emps, qu'à cette époque, où l'autorité de la religion
tait encore respectée dans l'ensemble des familles,
l pouvait sulUre à préserver la société clirétienne;
ue de fait il avait protégé l'Espagne et l'Italie, qui
e furent infectées profondément (jue plus tard, à la
uite des guerres de la Révolution. .Mais en France
Index n'était pas reçu; c'était une des libertés de
Eglise gallicane, qui s'en remettait, pour l'inter-
iction des écrits impies ou immoraux, à la cen-
ure royale. Or, quand on songe qu'au moment
ù les philosophes donnèrent leur assaut décisif, la
?nsure se trouvait entre les mains de Malesherbes,
:nr disciple ; quand on songe que pendant vingt
as il ne s'occupa que d'aider leur propagande,
rservant ses sévérités aux quelques écrivains cou-
igeux qui les combattaient, on ne peut s'empêcher
! penser que nos dévots ancêtres, avec leur idée
instante de se garder contre les empiétements de
urne, avaient pris tous les moyens de se livrer à
ennemi.
Tout cela ne sullisail pas encore ; pour que le plan
s sectes put réussir, il fallait que les défenseurs
de l'ancien ordre de choses détruisissent eux-
èmes leurs citadelles. Est-il exagéré de dire que
tte trahison suprême était au bout de la pente
où le gallicanisme avait placé les rois ? Ce
Hait plus d'ailleurs une maladie particulière à la
ance; sous le nom de régalisme il s'épanouis-
il partout. Partout les souverains avaient ten-
ace à étendre indéûniment leurs attributions, même
matière religieuse, aux dépens de l'autorité de
glise, quand ils n'allaient pas jusqu'à considérer
droits de l'Eglise comme émanant de leur bon
lisir. De là à certaines conceptions révolutionnaires,
l'y avait pas très loin. Si le pouvoir royal est l'ori-
le de tout, il peut aussi tout détruire. En défiance
lire l'Eglise, lescouronnes catholiques se laissaient
convenir par les philosophes et séduire par leurs
anges perlides. Bientôt, sous cette influence, la
issance publique s'orientait vers les a destructions
iessaires » et l'on voyait apparaître, sous le nom
« despotisme éclairé », une sorte de politique radi-
e pratiquée par les rois.
ja. première institution que les novateurs devaient
er, c'était la Compagnie de Jésus. Maîtresse d'une
nde partie de l'instruction de la jeunesse, peut-
e eût-elle pn à elle seule paralyser tous leurs
>rts. Mais ils trouvaient pour l'attaquer beaucoup
Iliés : les protestants, les jansénistes, et de plus
s ceux qui, à un degré quelconque, étaient hos-
s à l'influence romaine. Les princes catholiques,
î les Jésuites avaient si bien servis, tout spéciale-
nt les Bourbons, se laissèrent égarer par des
ïistres gagnés eux-mêmes aux plans de l'impiété,
après avoir supprimé la Compagnie dans leurs
ts.ils n'eurent de cesse qu'ils n'obtinssent du pape
)olition de l'Ordre dans tout l'univers.
1 la même époque on voyait en France une Com-
ision des réguliers, nommée par le roi, sous prê-
te de réformer les abus, préluder aux séculari-
ionsrévolutionnaires . En Allemagne se propageait
lystème de Fébronius. Cet auteur avait poussé si
1 la défiance vis-à-vis de Rome que l'assemblée du
gé de France, effrayée de son radicalisme, avait con-
oné son ouvrage. Gela ne l'empêchait pas de comp-
de nombreux disciples de l'autre c6té du Rhin,
omme toujours, en réclamant la liberté à l'égard
pape, on se préparait à recevoir des chaînes delà
in de l'Etat. Le fcbronianisme en effet frayait la
e an joséphisme. Ami des philosophes et passa-
blement imbu de leurs maximes, Joseph II considéra
réellement les matières ecclésiastiques comme des
matières d'Etat. Sans plus de respect pour la législa-
tion canonique que pour les coutumes immémoriales
de ses peuples, il prétendait tout réglementer et toiit
bouleverser, même et surtout dans le domaine reli-
gieux, pour rendre tout conforme à ces grands prin-
cipes abstraits de liberté, de tolérance et de bienfai-
sance dont on lui rebattait les oreilles, et qui
convenaient à cette époque d'affranchissement et de
lumières. En vain Pie VI voulut-il faire en personne
le voyage de Vienne pour l'amener à résipiscence; il
ne put rien obtenir.
Pauvres souverains! ils inauguraient dès lors celte
politique, si souvent reprise par leurs successeurs au
xix' siècle, d'exécuter de leurs propres mains le tra-
vail de la Révolution, comme pour se faire pardonner
de régner au nom du droit chrétien et d'avoir reçu
sur leur front l'onction sainte. Peine inutile, d'ail-
leurs! les sectes, après s'être servies d'eux, devaient
tôt ou tard les briser. Malgré toutes leurs avances,
ils restaient les descendants des rois protecteurs de
la croix, ils pouvaient un jour se souvenir de leurs
ancêtres, des serments de leur sacre, ou du moins
comprendre leurs propres intérêts. Aussi l'œuvre de
destruction commencée par eux ne devait pas épar-
gner leurs trônes. 11 fallait arriver à tout confier à la
masse et à l'opinion anonyme. Alors les sectes, con-
naissant les moyens, peu reoommandables du reste,
de fabriquer cette opinion souveraine, jiourraient
être vraiment maîtresses. Mais alors aussi, par un
concours providentiel de circonstances, la Papauté
apparaîtrait en face d'elles, investie d'une force
toute nouvelle, et bien résolue p<iur son compte à ne
leur rien céder.
Mais revenons au xviii* siècle; c'est peut-être la
période la plus ingrate qu'ait connue la Papauté; la
qualité même de l'action pontificale semble quelque
peu s'en ressentir. Ce n'est point qu'on ne puisse
citer à cette époque plus d'un beau trait de courage
apostolique. Tel le décret par lequel Benoit XIII éten-
daitàl'Egliseuniverselle la fête de saintGrégoire Vil
avec un oflîce qui proclamait les vérités les plus
opposées aux erreurs gallicanes ; telle surtout la bulle
Apostolicum munus(i'j6b), par laquelle Clément XIII
décernait à la Compagnie de Jésus la glorification la
plus magnifique, au moment oii toute l'Europe était
conjurée contre elle. C'est par de semblables actes
qu'au milieu des époques les plus sombres on réserve
l'avenir. L'on peut citer aussi, dans ce siècle scep-
tique, un pontife dont le nom rayonne d'un vif éclat.
Benoit \IV, l'éminent canoniste, par sa haute culture
et ses grandes qualités d'esprit, sut s'attirer l'admi-
ration même des philosophes. Ajoutons que, par sa
politique prudente, il parvint, mérite plus solide, à
pacifier l'Eglise de France, agitée par le Jansénisme.
Cependant déjà chez lui on peut signaler la tendance
à plaire aux couronnes par des concessions parfois
excessives. Ainsi, n'y a-t-il pas lieu de s'étonner
quand on le voit étendre encore les prérogatives
déjà si exorbitantes du Portugal dans les pays de
missions, au moment où le gouvernement de cette
nation s'apprêtait à entrer en lutte avec l'Bglise?
Clkmbnt XIV poussa cette tendance plus loin encore.
Pour le bien de la paix, il se crut obligé de sacrifier
la Compagnie de Jésus à l'odieux parti pris des cours
bourboniennes. Encore la mesure en elle-même pour-
rait-elle se justifier, s'expliquer au moins, par
l'extrême difficulté delà si tuation.Mais la rédaction du
bref de suppression est vraiment attristante. On
souffre de voir le pape désavouer l'acte le plus glo-
rieux de son prédécesseur. En vérité, cette fin de
l'ancien régime prenait, pour ainsi dire, à tâche
1415
PAPAUTÉ
1416
d'accumuler autour de la Papauté les épreuves et les
humiliations.
VUI. La Papauté au XIX' siècle. — Jusqu'alors
cependant les puissances, tout en prodiguant par-
fois l'outrage à la Papauté, avaient respecté son
existence temporelle. On ne tenait guère plus compte
d'elle dans la politique européenne; et même dans
les affaires ecclésiastiques on lui permettait de
moins en moins d'exercer son action. Mais on la
laissait régner à Rome dans une assez banale quié-
tude. Avec la Révolution, tout change brusquement.
En 1797, PiB VI était détrôné par le Directoire,
déporté en France, el venait mourir à Valence
(39 août 1799). Quelques-uns crurent alors que
c'était la Un de la Papauté. C'était en réalité le com-
mencement d'une période qui, pour l'inlluence que
les papes y exerceraient, ne le céderait peut-être à
aucune autre. Depuis la fin du moyen âge, bien des
causes, nous l'avons vu, avaient contribué à res-
treindre leur pouvoir. .\u xix« siècle, au contraire,
la plupart des nouveautés, aussi bien celles qui
étaient dirigées contre l'Eglise que celles qui lui
étaient favoraliles, se trouveraient concourir à ren-
dre plus ellicace leur autorité.
La Révolution, par la Constitution civile du clergé,
avait prétendu reconstruire arbitrairement l'Eglise,
elle avait disposé d'elle sans la consulter ; mais en
1801, après dix années de troubles, l'évidence indi-
quait à Bonaparte qu'il fallait mettre fin à cet état
violent. Impossible de le faire sans recourir à la
Papauté. La France révolutionnaire reconnaissait
donc, en traitant avec Pie VII, qu'elle ne pouvait
rien raodilier dans l'Eglise sans le concours du
pape ; pour reconquérir la paix, elle désavouait sa
conduite passée. C'était déjà un grand triomphe
moral pour le Saint-Siège. Il y eut plus encore. Du
point de vue politique, il paraissait bien dilUcile de
rétablir les évêques restés lidèles, qui se trouvaient
liés par laforcedescirconstancesàtout l'ancien ordre
de choses. Il fallut demander à Pie VII de les déposer
pour créer un épiscopat nouveau. Fait inouï dans
l'histoire de l'Eglise, propre à déconcerter tous les
canonistes gallicans de l'ancien régime: le pape pri-
vant de leurs sièges 85 évêques légitimes, sans arti-
culer contre eux aucun grief, sans mettre en avant
autre chose que la nécessité des circonstances et sa
souveraine autorité I Ainsi, dans le pays où l'on
avait le plus disputé pour limiter les droits du pape,
les événements, plus forts que les hommes, condui-
saient à le supplier de s'élever, pour sauver la reli-
gion, au-dessus de tous les canons.
Les violences de Napoléon contre Pie VII purent
ensuite faire croire un instant que dans ce monde
nouveau, affranchi de la tradition, la Papauté,
livrée aux caprices de la force, allait perdre toute
indépendance. Devrait-on regretter le xviii" siècle,
qui, si dur pour elle, lui avait du moins laissé quel-
ques garanties matérielles? Mais le résultat final fut
bien différent. Le Souverain Pontife sortit de la lutte
agrandi par le courage indomptable qu'il avait mon-
tré, quand tout en Europe pliait devant le despote,
aussi bien que par la délivrance providentielle qui
mit fin à sa captivité. La chute de l'édifice impérial
ouvrait en même temps pour la diplomatie pontifi-
cale une ère de négociations lab»»rieuses ; le concor-
dat français n'allait pas rester isolé. .\près les
grands bouleversements amenés par les guerres de
la Révolution et de l'Empire, dans nombre de pays
la situation ecclésiastique avait besoin d'être régu-
larisée. Elle était fixée auparavant par des règle-
ments d'Etat ou des lois fondamentales reposant sur
la coutume. Tout cela se trouvait maintenant plus
ou moins périmé et ne correspondait plus aux faits
récents. Là encore il fallut s'entendre avec le Saint-
Siège, pour élaborer des statuts nouveaux. Il appa-
raissait ainsi que la Révolution, en renversant les
établissements anciens, avait ouvert les voies pour
une action plus imuiédiate et plus assidue de la
Papauté sur les Eglises particulières. Leur réorga-
nisation est son œuvre, et de celte œuvre, elle reste
— à charge de s'entendre avec l'Etat cosignataire —
la première interprète. Puis, dans le courant du
siècle, les accroissements du catholicisme en Améri-
que, le renouveau catholique en Angleterre, le pro-
digieux développement des missions, aidé par la
facilité moderne des communications, donnent encore
à la Papauté l'occasion d'intervenir pour relever
d'anciennes Eglises et en constituer de nouvelles.
Taine a donc pu écrire avec vérité que <i toutes les
grandes Eglises actuelles de l'univers catholique sont
l'œuvre du pape et son œuvre récente ». Voilà un
surcroit de puissance pour Rome, qui eiil fort étonné
sans doute les contemporains de Benoit XIV.
La Révolution avait introduit de bien autres nou-
veautés. La plus importante, hélas! et la plus déplo-
rable, c'était la sécularisation de la société. Parlant
des restrictions apportées par l'ancien régime à la 1
liberté ecclésiastique, Mgr Baudrillarl nous dit : 1
< Elle pouvait bien, cette vieille Eglise gallicane, '
passer à l'Etat quelques libertés prises à son égard,
quehjues empiétements, quelques usurpations, car
l'Etal était un ami, ami jaloux sans doute, mais un
ami qui voulait comme elle et avec elle le triomphe
de Jésus-Christ dans les âmes el dans le monde. »
(Baudhillart, ÇHa(re cents ans de Concordat, p. i^î)
En 1789, cet état de choses cesse d'un seul coup,
et, lorsque le culte est relevé par le premier consul,
le pouvoir civil n'abandonne pas pour cela le prin-
cipe de la sécularisation. « De l'ancien régime ecclé-
siastique, remarque justement M. Seignobos, Napo-
léon n'avait restauré que des formes et le pouvoir
du gouvernement laïque sur l'Eglise. De la Révolu-
lion il conservait le principe fondamental, l'abolition
de toute autorité publique du clergé, la liberté et
l'égalité religieuse. » (Sbignobos, Histoire politique
de l'Europe contemporaine, ch. xxin, p. 654) Du-
rant tout le xix* siècle, les gouvernants essaieraient
de maintenir celle position illogique, de perpétuer
des usurpations qui n'avaient eu prétexte de s'éta-
blir à l'origine que comme contre-partie de l'autorité
reconnue à l'Eglise dans la vie publique. Mais le
résultat inévitable allait être de pousser le clergé en
masse du côté de Rome. Ne possédant plus de privi-
lèges, n'étant même plus propriétaire, el ne recevant
guère de l'Etal à titre spécial qu'un supplément de
surveillance et de contrainte, il était naturel qu'il
tournât désormais les yeux uniquement vers son
chef spirituel, qui seul continuait de s'intéresser à
lui, seul pouvait lui assurer aide et protection.
C'était donc, à bref délai, la fin des tendances galli-
canes, el de ce côté encore, la puissance pontificale
allait se trouver singulièrement accrue.
Autre nouveauté du régime moderne, qui s'est
étendue un peu partout et qui a exercé une iniluence
immense: la liberté de la presse. Les papes, certes
ne lui ont pas fait la cour, pas plus qu'aux avitres
idoles du jour (voir Libkbalis.mk, Syllabcs); ils ont
parfaitement montré ce qu'il y avait d'insoutenable
à reconnaître à chacun le droit de propager toutes
les doctrines, y compris les plus perverses. Néan-
moins, le fait étant donné, il faut reconnaître que
si la presse a causé d'effroj'ables ravages, elle a ren^
versé aussi certaines barrières dont l'Eglise avait eu
beaucoup à souffrir. C'avait été la prétention cong
tante des Etats d'ancien régime d'établir une douane
1417
PAPAUTE
1418
à leurs frontières pour empêcher le libre passage des
documents romains. On les soumettait au placet
royal. Le prétexte, c'était que, les lois de l'Eglise
étant alors lois de l'Etal, celui-ci, qui en urgeail au
besoin l'exécution, devait au préalable, disait-on,
les avoir approuvées en connaissance de cause. Ce
motif n'existait plus, par le fait que l'Etat était sécu-
larisé; mais, nous l'avons vu, ce n'était pas uneraison
pour que la prétention disparût aussitôt. D'une
manière plus décisive, la liberté de la presse a rendu
toute cette législation, déjà surannée, totalement illu-
soire. C'est ce qu'exprimait très bien Mgr Manning,
à la veille du dernier concile, alors que d'autres
s'alarmaient plus que de raison de la mauvaise
volonté des Etats à l'égard de certaines déûnilions
éventuelles. « Nous vivons en des jours, écrivait-il,
où le regiiini placitam et les exeqiialtir et les arrêts
des parlements sont choses mortes. II peut avoir été
possible d'empêcher la promulgation du Concile de
Trente. Il ne saurait être possible d'empêcher la pro-
mulgation du Concile du Vatican. La liberté même,
dont nos contemporains sont si tiers, sullira pour le
publier. Dix raille presses en tout pays promulgue-
ront chaque acte de l'Eglise et du Pontife à la face
de tous les pouvoirs civils. Une fois publiés, ces
actes entrent dans le domaine de la foi et de la
conscience, etaucune législation humaine ni autorité
civile ne peut plus les effacer. Les deux cents mil-
lions de catholiques connaîtront les décrets du con-
cile du Vatican ; les connaître et leur obéir ne feront
qu'un. »
Redevenue ainsi pleinement maîtresse de ses rela-
tions avec les Eglises particulières, Rome est encore
amenée de maintes manières à rendre ces mêmes
relations plus étroites que jamais. Les conditions de
la vie politique moderne obligent les catholiques à
intervenir comme catholiques pour la défense de
leur foi. Les gouvernements ne la protègent plus
ofliciellement, mais ils reconnaissent à tous les
citoyens le droit d'influer sur la marche des affaires
publiques. Il ne s'agit pas ici de proclamer ce régime
le régime normal d'un peuple chrétien, mais c'est un
devoir évident de se servir des armes qu'il offre.
Tribune, presse, droit de pétition, de réunion, d'as-
sociation, tous ces moyens n'ont rien d'illégitime en
eux-mêmes. Les méchants en usent pour pousser à
la persécution; pourquoi les bons n'en useraient-ils
pas pour imposer le respect de leur religion? C'est
ce que surent se dire O'Connell en Irlande, Lacor-
daire, Monlalemberl, L. Veuillot en France, Wind-
thorst et Mallinckrodt en Allemagne ; ils créèrent
ainsi des partis catholiques avec lesquels les gouver-
nements eurent à compter. Regardons-les à l'iiuvre,
en France surtout. Sur ce terrain encore, nous allons
voir le jeu des circonstances nouvelles agrandir le
pouvoir de la Papauté. Ces catholiques, ardents et
actifs, veulent obtenir que l'Eglise jouisse sans res-
triction des libertés communes. Le premier obstacle
qu'ils trouvent en face d'eux dans cette entreprise,
ce sont les hommes d'Etat, armés des maximes gal-
licanes et régaliennes et de tout ce que l'on peut
ressusciter des législations d'ancien régime. Les
voilà donc engagés par la force des choses dans une
lutte à fond contre le gallicanisme. Ultramontains
par conviction, ils le seront encore par nécessité de
position, et leur action, si vivante, si conquérante,
s'exercera tout entière dans ce sens.
Ce n'est pas tout. Cette opposition catholique,
sérieusement organisée, peut créer au gouvernement
des embarras sérieux. Celui-ci sera trop heureux
alors, pour se tirer d'affaire à meilleur compte, de
s'entendre directement avec le Saint-Siège, espérant
bien trouver de ce côté un esprit plus accommodant.
Sur le moment, le calcul pourra réussir; mais les
conséquences lointaines seront graves. Voilà donc
ces gouvernements, occupés depuis des siècles à iso-
ler les lidèles du centre de l'Eglise, qui implorent
maintenant l'intervention de Rome et lui ouvrent la
voie pour s'immiscer davantage dans les alfaires
locales. De ce chef encore, l'action de la Papauté est
en progrès.
C'est ainsi que la Providence a su faire tourner au
bien de son Eglise les moyens mêmes qu'on avait
employés contre elle. Laissée davanlage à elle-même,
destituée davantage de tout secours humain, elle est
devenue aussi plus unie et partant plus forte. Cette
période si agitée et si troublée du xix'' siècle, aura
en somme été meilleure pour elle que celle par exem-
ple du despotisme éclairé. C'est ce qui fera dire
excellemment à Vkuillot : « Nous acceptons très sin-
cèrement l'état présent, non comme bon, car en réa-
lité il est anarchique, mais comme moins mauvais
que l'état antérieur, état d'unité fictive et de servi-
tude réelle, le plus opposé de tous au rétablissement
et au progrès de la véritable unité... Là où l'Eglise
n'est pas reine, nous l'aimons mieux sim[)le citoyenne
que principale employée ou favorite. » (Home pen-
dant le Concile; irs.'y)
Cependant, chose curieuse, ce régime des concor-
dats modernes, qui déjà est à plus d'un égard — du
moins dans la plupart des pays — un régime de
séparation, ce sont les Etats qui, malgré les avanta-
ges qu'ils s'y sont réservés et dont ils abusent, ce
sont eux qui, tout le long du siècle, menacent de le
rompre, et c'est l'Eglise, ce sont les papes, qui
s'efforcent de le conserver. Serait-ce donc qu'ils ont
peur de ce qui viendra ensuite? Nullement. Veuillot
encore nous expliquera très bien leur conduite.
« Si l'Eglise, écrit-il, continue de repousser quelques
consé(]uences extrêmes de la séparation, c'est par
miséricorde, pour ne pas léser le principe d'une union
nécessaire et que tôt ou tard le besoin de l'humanité
rétablira. Ils lui coûtent plus qu'ils ne lui prolitent,
ces restes de liens qu'on menace de lui ôter ! Lors-
qu'elle en sera dégagée, comme elle a lieu de le pré-
voir, elle ne les pleurera point. Elle sait qui traver-
sera la mer Rouge et qui restera au fond. Au delà
des déserts, elle sait qu'il y a la terre féconde. « (fhid.)
Ce dernier acte de la séparation est aujourd'hui en
France un fait accompli ; et l'on a pu déjà se rendre
compte que la Papauté y a plus gagné que perdu.
Jamais son autorité ne s'était exercée avec plus de
plénitude; jamais non plus, serable-t-il, elle n'avait
rencontré dans l'ensemble une obéissance plus tiliale.
Et ce n'est point l'obéissance de la mort ; partout au
contraire on signale, malgré les lois de persécution
et le mauvais vouloir des gouvernants, un renouveau
de la foi et de la piété catholique. C'est là le résultat
de tout un siècle de luttes, où les fidèles ont com-
battu vaillamment pour afl'ranehir le pouvoir spiri-
tuel de toutes les entraves qu'on prétendait lui
imposer. C'est bien aussi en grande partie grâce à
cette lutte ardente, que les circonstances même les
plus défavorables ont fini par tourner au profit de la
Papauté.
Nous n'avons point ici à parler du Pouvoir tbm-
POHBL (voir ce mol). Notons seulement que sa perte
n'a pas été non plus sans compensation. Les
malheurs de Pib IX, si dignement supportés, contri-
buèrent à augmenter la vénération pour le Vicaire
de Jésus-Christ chez les fidèles du monde entier.
Jamais pape ne fut aussi passionnément aimé. Dans
cet élan d'amour qui transportait les peuples, tout
ce qui pouvait rester de particularisme local dans
certaines Eglises se trouva vite éloufl'é. Enfin, au
moment même où le pouvoir temporel allait sombrer.
1419
PAPAUTE
1420
le concile «lu Vatican couronnait l'édifice de l'au-
torité spirituelle, par une déûnilion solennelle qui
mettait Un à toute contestation sur l'étendue de ses
droits.
IX. Objections contre l'action moderne de la
Papauté. — 11 est temps d'en venir aux objections
que l'on fait contre cette action moderne de la
Papauté. La première est d'avoir changé la constitu-
tion de l'Eglise pour la transformer en monarchie
absolue. Nous y avons répondu ailleurs (cf. Gouver-
nement ecclésiastique).
D'autres vont plus loin et prétendent qu'à force
d'exalter l'obéissance au pape, les catholiques sem-
blent y réduire toute la religion. « Jadis, écrivait
sous le dernier pontificat un de nos académiciens,
exposant avec faveur les idées des modernistes, jadis
l'autorité jouait dans l'Eglise le rôle d'un intermé-
diaire, d'un moyen. La source de la vie chrétienne
était expressément l'Esprit-Saint lui-même; comme
la fin en était l'union avec Dieu par Jésus-Christ. Il
semble parfois aujourd'hui, estiment ces esprits
inquiets, que l'autorité soit devenue la base même de
la religion, et que l'on tende à voir dans l'obéissance
pure et simple au pouvoir ecclésiastique le tout de
la vie chrétienne. » Pour penser de telle sorte, il faut
être totalement étranger au catholicisme et ne pas
se douter de ce qui se passe dans l'Eglise. Quand
l'autorité a-t-elle montré plus clairement que de nos
jours qu'elle ne se considérait que comme un mojen
au service de la Vérité divine? Qu'à certaines épo-
ques, au XV» siècle par exemple, les papes, absorbés
par trop de soucis terrestres, aient pu oublier par
moments que leur autorité n'était qu'un moyen pour
établir l'union des âmes avec Dieu par Jésus-Christ,
soit I Même alors l'obéissance ne cessait pas d'être
sainte et de mener à Dieu par Jésus-Christ les âmes
qui en vivaient. Mais sous un pape comme Pie X,
dont tous les actes n'ont été inspirés que par des
vues surnaturelles, qui a travaillé constamment non
au succès de telle ou telle politique, mai.s à rendre
plus intense la vie chrétienne et à la défemlre contre
les germes de corruption, venir prétendre que le
développement de l'autorité pontificale a fait oublier
les fondements du christianisme, comment qualifier
une pareille appréciation? La vérité est qu'à notre
époque plus qu'à aucune autre, en face d'une société
de plus en plus séparée de Dieu et comme matéria-
lisée par ses propres richesses, l'autorité pontificale
apparaît avant tout non pas comme un pouvoir de
police extérieure, mais comme la voix infatigable
qui rappelle aux âmes que leur destinée n'est pas de
ce monde.
Mais voici à l'opposé une objection plus sérieuse
qui peut-être troublerait parfois même des catholi-
ques. Le pape jouissant maintenant d'un si grand
pouvoir sur les Eglises particulières, et, d'autre part,
ne pouvant pas toujours se refuser aux demandes
des gouvernements avec lesquels il est en rapport,
n'est-il pas à craindre que la libre défense de la foi
n'en soit souvent entravée? La politique, qui ne peut
plus songer sérieusement, l'expérience l'a prouvé, à
séparer les (idèles de leur Père, prendrait ainsi sa
revanche en amenant celui-ci à mettre obstacle aux
plus généreux efforts de ses enfants. On peut citer
plus d'un fait à l'appui. Quel ne fut pas, en i845, le
désappointement des catholiques français qui s'orga-
nisaient si bien pour la résistance légale sur la ques-
tion des jésuites, quand ils virent le gouvernement
de Louis-Philippe obtenir, par une pression sur
Rome, la dispersion spontanée des religieux mena-
ces 1 Qui ne se rappelle les cris de douleur échappés
à Montalenibert à cette occasion? Plus près de nous,
les chefs du Centre allemand ne se plaignirent-ils pas
à plusieurs reprises de voir Léon XIII trop concéder
à Bismarck, et leur demander en sa faveur des sacrifi-
ces qu'ils ne jugeaient pas opportuns? U serait facile
de multiplier les exemples.
Cependant ne nous hâtons pas trop de porter sur
ces sortes d affaires des jugements sans appel. 11 est
souvent facile d'indiquer les effets fâcheux de telle
ou telle politique — et quelle est la politique quin'ena
pas quelques-uns? — il serait sansdoute plus difTicile
d'établir, preuves en mains, que les maux qu'il
s'agissait d'éviter ne justifiaient pas ces sacrifices.
Mais enfin, en mettant les choses au pis, en suppo-
sant que lespapes du xixf siècle, toutes les fois qu'ils
ont pesé sur les catholiques, à la prière des gouver-
nements, se sont toujours trompés, il n'en faudrait
nullement conclure que l'extension de la puissance
papale n'a pas été bienfaisante. Nous avons assez vu
le mal causé, au xviii« siècle, par les obstacles
apportes à l'action de Rome. Cela n'a point
empêché les souverains d'alors d'obtenir de Clé-
ment XIV par surcroît une concession qui dépasse
sans doute en gravité toutes celles qu'ont pu se lais-
ser arracher ses successeurs. Soutiendrait-on d'ail-
leurs que la docilité générale de l'épiscopat et des
fidèles ait pu porter dans quelques cas les derniers
papes à céder trop facilement à certaines requêtes
intéressées, il resterait que cette même docilité
donne une force incomparable pour les résistances
nécessaires. L'attitude de Pie X et de l'Eglise de
France, lors de la loi de Séparation, l'a bien montré.
El certes, il y a là bien plus que compensation.
Au reste, il ne faut pas s'imaginer que les inter-
ventions des papes pour demander aux catholiqries
l'acceptation d'une mesure gouvernementale aient
toujours imposé à ceux-ci des sacrifices douloureux.
On peut citer tel cas où ce fut un pur bienfait.
Ainsi pour la loi de i85o sur la liberté d'enseigne-
ment. On avait fait à cette loi des objections de
principe qui n'étaient pas sans gravité; la discu»-
sion entre catholiques avait été fort vive et l'épi-
scopat lui-même était divisé. Pourtant elle réalisait
un progrès considérable sur le régime antérieur et
permettait de faire beaucoup de bien. Une fois votée,
Pie IX dit à tous de l'accepter. Aussitôt les plus ar-
dents opposants, qui en général étaient aussi les
plus ardents ultramontains, annoncèrent que dès
cette heure ils la défendraient de toutes leurs forces.
Seul, Mgr Clausel de Montais, qui se piquait d'être
gallican, essaya de s'entêter dans une opposition
irréductible et d'ailleurs parfaitement stérile. Les
progrès de la discipline romaine ne permettaient
plus que cette attitude fût autre chose qu'un fait
isolé et sans conséquence. Qui 'ne voit ce^ oue le?
intérêts religieux y gagnaient ?
Conclusion. — Nul ne saurait contester aujour-
d'hui que la Papauté jouisse d'un prestige incom-
parable dans le monde entier. Le développement
des missions au xix^ siècle (développement dont
elle a eu l'initiative et gardé la direction souve-
raine) a rendu son influence plus œcuménique que
jamais. Et dans nos vieux pa3's d'Europe, au milieu
de gouvernements tous plus ou moins assujettis à
l'opinion et livrés aux luttes des partis, c'est un
spectacle singulièrement digne d attention que ce
pouvoir destitué de toute force matérielle, conser-
vant seul une impartialité sereine et une indépen-
dance absolue. On l'a remarqué surtr ut à propos
(le la question ouvrière, ce tourment de notre âge,
sur laquelle chacun raisonne et déraisonne à l'envi:
de Rome seule sont venues, lumineuses et fermes,
ne flattant personne, les paroles indiquant à tous le
1421
PAPAUTE
1422
chemin à suivre pour arriver à la paix sociale. C'est
ce que faisait tiés bien ressortir la Sainl-James
Gazelle, organe du torjsme anglais, à propos de l'en-
cyclique Beriim nntarum de Léon XllI. Après avoir
remercié le pape des couragevises paroles par les-
quelles il avait rappelé la nécessité de retenir, dans
nos temps deeupidités elTrénées, les multitudes dans
les limites du devoir, elle ajoutait : « Comliien de
nos hommes politiques, qui ont des suffrages à con-
server ou à tfagner, auraient osé tenir un langage
aussi in Iréjiide'? Mais nous serions injustes envers
le pape, si nous traitions son encyclique comme
l'œuvre d'un capitaliste. Chaque paragraphe res-
pire l'amour pour les ouvriers, et lieaucoup de pas-
sages sont animés d'une éloquente indignation con-
tre lesahus inhumainsqui s'insinuent dans l'industrie
et le commerce. » (Cité par T'Serclaf.s, Le l'ape
Léon Mil, t. 11, ch. xxvii, p. 8C)
Bien i)lus,dans les questions internationales elles-
mêmes, où l'arbitrage papal semblait cire une vieil-
lerie du moyen âge, on l'a vu se renouveler de nos
jours. On se rappelle le rôle joué par Léon XUIdans
l'affaire des Carolines, pour maintenir la paix entre
l'Espagne et l'Allemagne. On a parlé beaucoup de
cette intervention, parce qu'elle se produisit d'une
façon éclatante, m.iis on peut ajouter que bien sou-
vent, d'une manière plus discrète, le Vatican se
trouve en raestire de rendre service à la paix du
monde.
Hier encore, au milieu du cataclysme sans précé-
dent qui a bouleversé l'Europe et le monde, les atta-
ques mêmes dirigées contre le Souverain Pontife,
qu'on trouvait trop inactif et trop neutre, ont mon-
tré à leur manièrequel prix on attachnilà sa parole.
11 est d'ailleurs étrange que ceux qui avaienttout fait
pour diminuer l'influence pontificale et la resserrer
dans le domaine strictement religieux, lui aient
tout à coup reproché de ne pas s'exercer avec assez
d'audace. A qui la faute, si Benoît XV ne pouvait
plus être, dans l'Europe du xx" siècle, le grand jus-
ticier des princes et des peuples que le moyen âge
avait vu dans lepape? A qui la faute, si les moyens
diplomatiques même lui faisaient partiellement dé-
faut pour exercer parmi les puissances l'action sou-
vent heureuse des papes du xvi' et du xvii" siècle?
Mais il est du moins une prérogative dont on n'avait
point pu le dépouiller, c'est celle des oeuvres de mi-
séricorde en faveur de ceux qui souffrent. Les ini-
tiatives pontificales en faveur des internés civils, des
blessés, des malades, des prisonniers, ont fait bénir
le nom de Benoit XV dans toutes les familles éprou-
vées par la guerre. Ainsi a-t-il continué la fonction
la plus ordinaire, la plus perpétuelle, peut-on dire,
de la Papauté, au milieu des troubles et des souf-
frances de toutes les époques. Les papes du moyen
âge ne s'étaient pas occupés seulement d'excommu-
nier les rois injustes ou dépravés et de liguer les
chrétiens contre les Turcs ; ils avaient aussi donné
tous leurs soins à organiser le rachat des captifs.
Et par delà les papes du moyen âge, dans cette
tâche toujours ancienne et toujours nouvelle de
secourir les malheureux, Benoit XV retrouvait le
souvenir de ses plus lointains prédécesseurs; sous
lui, comme aux temps reculés d'un saint Ignace d'An-
tioclie et d'un saint DenysdeCorinthe, on n vraiment
pu redire dans l'univers entier que l'Eglise romaine
« présidait à la charité ».
Que si nous nous demandons comment la Papauté,
de son côté, envisage ce monde moderne, dans
lequel elle tient encore tant de place, nous répondrons
d'abord ([u'elle ne peut considérer l'état actuel des
choses sans une tristesse profonde. A d'autres épo-
ques elle a pu déplorer des disputes stériles déchi-
rant le sein de l'Eglise, ou bien le relâchement de
la discipline engendrant parmi les fidèles et jusque
parmi les clercs les plus regrettables abus. Aujour-
d'hui ces maux ont à peu près disparu, mais elle voit
les nations jadis chrétiennes rejetant délibérément
le divin message et se précipitant dans l'athéisme ;
soit sur le terrain de la politique, soit sur celui de la
science, des attaques plus radicales qu'en aucun
temps dirigées contre les fondements mêmes de la
religion et prétendant la détruire. Si encore le mal
n'était qu'au dehors! Mais — c'est là le plus cruel
souci du Saint-Siège — aumilieu de cette atmosphère
de doute et de discussion universelle, où les princi-
pes les plus élémentaires sont journellement mis en
question, nombre de croyants, voire des prêtres se
laissent pénétrer, à leur insu, de maximes équivo-
ques, et en viennent parfoisà vaciller dans la foi.
Cei)endant, forts de l'assistance divine, les ponti-
fes ne se laissent point décourager. Avec quelle
vigueur apostolique Pik X a maintenu, contre les
assauts du modei'uisme, le dépôt intégral de la doc-
trine révélée, pas n'est besoin de le rappeler. Et si
les causes de tristesse sont nombreuses, les motifs
de consolation ne manquent pasnon plus. Au milieu
de la conspiration de tant de forces hostiles
contre l'Eglise, on sent plus que jamais que la pa-
role divine n'est point enchaînée : Veihiini Dei non
eut alUgaUim. Jamais la voix c|ui se fait entendre à
Rome n'a réveillé dans le monde entier plus d'échos.
Bien des erreurs, bien desmalentendus, <iui nuisaient
autrefois à la docilité des catholiques, ont aujour-
d'hui disparu. Si elle est entourée de nombreux
ennemis, l'armée des fidèles peut du moins compter,
pour leur résister, sur la force de ion unité. Les papes
d'ailleurs savent bien que l'Eglise ne doit point périr,
que ses plus grandes tribulations lui préparent ses
plus beaux triomphes, et que sa destinée est d'arri-
ver à la victoire par la croix.
Gustave Neyron, S, J.
IV
INFAILLIBILITÉ PONTIFICALE
I. Sens du dogme.
1° Explication de Vinfuillibililé pontificale d'après
la définition et tes actes du Concile du Vatican.
2" Ce que n'est pas l infaillibilité pontificale.
II. Adversaires db l'inpau.ijbilitb pontificale.
f" catégorie : Ceux qui rejettent tout magistère
infaillible.
2* catégorie: Ceux qui rejettent l'infaillibilité spé-
ciale du Pape.
1" Les scliismatiques orientaux.
2" Les gallicans.
m. DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA CONTROVERSE
ENTRE CATHOLIQUES SUR L'INFAILLIBILITÉ DU PaPB.
i'' époque: Les origines. Le grand schisme d'Occi-
dent et le .\'V' siècle.
a* époque : La décadence de l'anti-infaillibilisme
au -VF'/* siècle.
1° Universités.
a" Théologiens.
3" époque : l.e retour de l'anti-infaillibilisme au
XVII' siècle.
A. l'initiative de Richer. V La théorie du Libellus.
2° Accueil fait au Libellus dans l'Eglise de
France, a) Théologiens; b) Actes officiels.
3° Quels sont les résultats de l'initiative de
Richer ?
1423
PAPAUTE
142^
B. La Déclaration de 1682.
i» La marche du gallicanisme et la défense de
l'infaillibilité pontificale jusque dans les dé-
buts du gouvernement personnel de Louis XIV.
a" Les événements de 1663, prélude de ceux de
1682. a) Les circonstances ; b) Les thèses;
c) La déclaration de 1663.
3" La déclaration de i682 ; et spécialement son
4' article, sur l'infaillibilité du Pape.
Remarques sur le i' article, a) Bossuet
s'écarte ici de la formule de la Sorhonne en
1663; b) Objection principale de Bossuet
contre l'infaillibilité du Pape; c) Concession
faite par lui à l'infaillibilité du Saint-Siège.
!," Suites de la Déclaration de 1682 :
t. L'édit royal; la résistance de la Sorbonne.
a. Opposition faite à la Déclaration par d'au-
tres universités et en d'autres pays, surtout
sur l'article de l'infaillibilité.
3. Fermeté des Papes. Le roi, en 1693, retire
son édit de 1682, qui imposait l'enseigne-
ment des quatre articles. — Esprit nouveau
qui se montre surtout : a) dans l'affaire de
Fénelon à Borne ; h) à l'occasion de la bulle
Vineam contre le jansénisme,
t^' époque : La crise aiguë des « appelants » et
des Parlements de Louis XV, avec set consé-
quences jusqu'au Concile du Vatican.
A. Ao première lutte contre ta bulle Unigenitus.
i" Résumé des faits.
a"" L'idée d'infaillibilité dans cette lutte.
B. Usurpation des droits épiscopaux et royaux par
le Parlement de Paris, devenu chef du jansé-
nisme et de V ultragallicanisme (o partir de 1730).
Ce que devient en France la doctrine de l'infail-
libilité.
1° La première lutte du Parlement avec le roi
et les évéques .
2° Les longues intrigues du Parlement pour
imposer de nouveau l'enseignement des articles
de 1882.
3° Le Parlement attaque l'institut des Jésuites.
4» L'assemblée du Clergé de 1765; sa lutte
avec le Parlement et le Roi pour les droits et
l'infaillibilité de UEglise.
C. L'écho, à l'étranger, des maximes parlemen-
taires et de la crise ultragallicane sous Louis XV.
1° Hollande.
2» Russie.
3° Autriche et Allemagne.
4" Italie, i) La République de Venise.
a) Le duché de Milan.
3) Le duché de Parme et le royaume
de Naples.
4) Le grand-duché de Toscane, a.) Dé-
tails préliminaires sur Léopold et
Ricci; b) Les 57 articles du grand-
duc sur les réformes religieuses ;
c) Historique du synode de Pistoie;
d) Assemblée épiscopale de florence;
e) La bulle de Pie VL.
D. Conséquences de cette crise en France, après
Louis XV :
I» Louis XVL. — 2° Révolution. — 3° Pre-
mière moitié du .XIX' siècle français.
E. Progrès de l'infaithhilisme dans le monde ca-
tholique dès le pontificat de Pie IX.
F. Le concile du Vatican.
iv. récapitulation des principales preuves de
l'infajllibilitk pontificale, et principale» objec-
I. SENS DU DOGME
Le i8 juillet 1870, le Concile du Vatican définis-
sait comme « un dogme divinement révélé, que
lorsque le Pontife romain parle ex cathedra, c'est-
à-dire, lorsque dans l'exercice de sa charge de
pasteur et de docteur de tous les clirétiens, et en
vertu de sa suprême autorité apostolique, il déGnit
qu'une doctrine sur la foi ou les mœurs doit être
tenue par l'Eglise universelle, alors, grâce à l'assis-
tance divine qui lui a été promise dans la per-
sonne du bienheureux Pierre, il jouit de cette in-
faillibilité dont le divin Uédempteur a voulu doter
son Eglise, quand elle déQnit une doctrine sur la foi
ou les mœurs; et que, par conséquent, de telles déû-
nilions du Pontife romain sont irréformables par
elles-mêmes, et non par le fait du consentement de
l'Eglise ». Dknzingbr-Bannwart, n. 1889.
Depuis 1890, on a beaucoup parlé de l'infaillibi-
lité pontilicale. Souvent, soit information superfi-
cielle, soit préjugé sectaire, on l'a dénaturée dans
les milieux protestants ou incroyants : aussi sufTi-
rait-il de comparer ce qu'ils nous prêtent et ce que
nous croyons en réalité, pour faire tomber la plupart
de leurs objections contre notre foi; elles reposent
sur un faux supposé. D'autre part, bien des catholi-
ques peuvent trouver, dans la déGnition que nous
venons de voir, des espressions techniques qui les
embarrassent. Il faut donc, avant tout, fournir une
explication exacte de notre dogme, en précisant
i* ce qu'est l'infaillibilité pontificale d'après le con-
cile, — 2° ce qu'elle n'est pas.
i* Explication de l'infaillibilité pontificale
d'après la définition et les actes du Concile du
Vatican. — Parcourons d'abord les expressions
principales ou plus dilTiciles de la définition.
a) Qu'est-ce que parler « ex cathedra »? — Cette
locution métaphorique « parler du haut de la chaire
(de Pierre) n resterait obscure par elle-même: mais
un visage conventionnel des théologiens en a fait
depuis longtemps une sorte de formule algébrique
commode en sa brièveté, par laquelle sont vague-
ment désignées toutes les conditions essentielles du
suprême magistère pontifical, de celui auquel est
attachée l'infaillibilité. Le tout sera de bien désigner
ces conditions. Quelles %ont-elles, le concile l'expli-
que lui-même : « c'est-à-dire lorsque dans l'exercice
de sa charge, etc. ». — L'expression ex cathedra a
été ajoutée à l'énuinération des conditions d'infail-
libilité, sur le désir de plusieurs Pères du Concile,
qui voulaient maintenir une formule reçue en théolo-
gie, et dont l'amendement a été accepté. Acta Concilii
Vaticani, dans la Collectio Lacensis conciliorum re-
centiorum, VrihouTg en Brisgau, 1890, t. VII, col. 356
et 4i I.
Quelles sont donc les conditions d'infaillibilité
d'un document pontifical? — Laissant pour un
instant celle qui regarde i) l'objet enseigné, il faut
2) pour 5H/e< enseignant, le Pape lui-même, et, comme
disait au Concile l'évêque rapporteur, « le Pape, non
en qualité de personne privée ou de docteur parti-
culier, mais de personne publique, c'est-à-dire dans
le rapport qu'il a comme Chef avec l'Eglise univer-
selle )>. Acta Conc. Vaticani, Coll. Lacensis, t. VII,
col. 399. — (t Mais il n'est infaillible que lorsque par
un jugement solennel il définit pour l'Eglise univer-
selle les questions de foi et de morale, n Ibid. Il faut
donc encore 3) le mode d'enseignement. « Un mode
quelconque ne suffit pas, même quand il exerce sa
fonction de suprême pasteur et docteur, mais il faut
qu'il manifeste l'intention de définir, c'est-à-dire de
mettre fin à la fluctuation des esprits sur une doctrine,
en prononçant une sentence définitive elenprésentSinl
1425
PAPAUTE
1426
H l'Eglise universelle cette doctrine avec obligation
de la tenir (tenendam, c'est-à-dire par une adhésion
intéricuri" et ferme; cf. S. Thom., Ilallae, q. i, à
lo). !■ lbid.,co\. t\\t{. Ailleurs la définition est appelée
0 une sentence définitive et terminative .>, col. 4i6;
« une sentence péreniptoire », col. a88. C'est sur ces
explications du rapporteur que le Concile a voté : de
là leur importance capitale. — Les tbéclogiens, avec
plus ou moins d'autorité, sont venus ensuite donner
des développements et des exemples. Voir surtout
le card. Billot, De Ecd ., 2' éd., igoS, p. 65(5 sq. ; de
Groot, O. p., Summa apologet. de Eccl., 3" éd., 1906,
p. 6o5 sq.
/<) Que t'eut dire cette autre expression deux fois
employée : « une doctrine sur la foi ou les moeurs » ?
« Elle énonce Vohjet de l'infniUiliilité (l'espèce de
questions ou de doctrines dans lesquelles le Pape
est infaillible), mais seulement d'une manière géné-
rale », dit l'évêque rapporteur de la commission,
Acta Concilii Vaticani, col. ^16. Déjà dans sa Ses-
sion m', au cours de son décret, traitant de l'infail-
libilité de l'Eglise comme interprète des Ecritures, le
concile avait employé cette formule. Reproduisant
les paroles mêmes d'un décret du concile de Trente
(D. H., 'j86), le concile du Vatican déclarait vrai et
obligatoire pour les lidèles tout sens scripturaire
tenu par l'Eglise ou par l'unanimité des Pères » dans
les choses de la foi et des mœurs appartenant à la
structure («e(ii/ic«/ionem) de la doctrine chrétienne »
(D. B., 1788). Et le rapporteur avait rappelé, aupa-
ravant, que lorsque l'on oppose ce qui concerne la
foi à ce qui concerne les mœurs, on entend par les
choses de la foi » les dogmes qu'on pourrait appeler
spéculatifs >', Acta., col. a^o. C'est donc la division
actuelle de la doctrine chrétienne en dogme et en
morale, en doctrine plutôt spéculative et en doctrine
pratique; ce que le chrétien doit croire (comme la
Trinité), et ce qu'il doit non seulement croire, mais
encore pratiquer (comme les commandements de
Dieu). — Notons que cette formule traditionnelle in
rébus fîdei et morum est restrictive et limite l'infail-
libilité du Pape; Acta, col. ^oi.
Mais l'objet de l'infaillibilité du Pape se complète
par la phrase qui suit dans la définition du Concile :
« Le Pontife a la même infaillibilité qu'a l'Eglise
quand elle définit » (c'est-à-dire dans un Concile œcu-
ménique). « Par cette phrase, suivant l'exposé du
rapporteur, cet objet est déterminé par comparaison
avec celui des définitions de l'Eglise ; tellement qu'on
doit dire de l'iiii ce qu'on dit de l'autre. » Acta, col. ^ 16.
< L'infaillibilité, dit-il encore, a été promise pour
garder dans son intégrité, en le développant, le dé-
pôt de la foi (ou des vérités réfélée.^). Mais les vérités
qui se rapportent i'i la doctrine de la foi et des mœurs
chrétiennes ne sont pas toutes au même degré néces-
saires à la garde du dépôt. » fbid., 4i4. " Quand elle
définit les dogmes de la foi (comme révélés), il est
de foi que l'Eglise est infaillible (le nier serait une
hérésie)... Mais d'autres vérités, sans avoir été révé-
lées elles-mêmes, sont requises i)our bien garder le
dépôl, le bien expliquer et le définir eflicacement :
ces vérités, où sont compris tout spécialement le.s
faits dogmatiques, sont pour l'Eglise, du consente-
ment de tous les théologiens, un objet de définition
infaillible, et le nier serait une grave erreur. Mais
l'infaillibililé de l'Eglise, quand elle définit ces choses,
est-elle de foi, et serait-on nérétique à la nier; ou
bien est-elle seulement déduite de la révélation, et
tliéologiquement certaine? Sur cette différence de cer-
titude, les théologiens sont partagés... Même ques-
tion peut se poser à propos de l'infaillibilité pontifi-
cale, puisqu'elle a même objet que celle de l'Eglise...
Mais les Pères de la Commission ont pensé, à l'una-
nimité, que cette controverse-là ne devait pas être
définie, du moins maintenant (à propos du Pape), et
qu'il fallait la laisser dans le statu quo. 11 s'ensuit
nécessairement que notre définition doit être telle-
ment conçue, qu'elle oblige à tenir sur l'infaillibilité
du Pontife romain absolument le même objet que l'on
tient pour celle de l'Eglise. » Ibid., col. 4i5. Il s'en-
suit aussi que le Pape (comme l'Eglise) applique
infailliblement aux erreurs contre la foi ou les nneurs
les censures inférieures à la note d'hérésie, et que ce
serait une erreur grave de le nier. Ibid., et col. 475.
— Voir Lucien Chocpin, Valeur des Décisions... du
S. Siège, 2' éd., Paris, 1918, p. 38 sq.
c) Qu'entend on par « infaillibilité » ? — Au concile,
tout en écartant certains sens faux de ce mot,
comme nous le verrons ci-dessous, on n'a pas insisté
sur le sens vrai, parce qu'il était assez connu de
tous les catholiques instruits, qui ont toujours et
unanimement professé le dogme de l'infaillibilité de
l'Eglise, et conçu assez clairement ce que le mot
« infaillibilité » veut dire. Cependant il sera bon de
préciser ce qui, dans cette idée assez claire, peut
rester d'un peu confus ; d'autant plus que, dans la
question qui nous occupe, cette idée est fondamen-
tale. On peut éviter l'erreur et atteindre la vérité
de deux manières fort différentes. Quelquefois,
d'une manière purement fortuite et accidentelle, où
l'on rencontre le vrai comme par hasard, sans
preuve, ou avec des preuves insuflisantes. Je hasarde
l'explication d'un fait : il se trou\ e ensuite que j'ai
bien rencontré : mon acte intellectuel était sans er-
reur. On peut donc lui atlril)uer l'inerrance, mais
une inerrance de fait, et non pas de droit, parce que
rien en moi, quand j'ai hasardé cette hypothèse, ne
fondait un droit à la vérité, une nécessité de l'at-
teindre, une impossibilité d'erreur. D'autres fois au
contraire, le sujet évite l'erreur, non point par
hasard, mais en vertu d'un principe qui crée en lui
une nécessité d'atteindre le vrai, une impossibilité
de se tromper. C'est le cas de l'infaillibilité, iner
rance de droit: il y a alors dans le sujet ou dans son
acte quelque chose qui réclame le vrai, qui rend
impossible le faux; ce qu'indique en latin la com-
jiosition du mot lui-même: fallt-bilis, qui peut se
tromper; in-fallibilis, qui nepeutpas se tromper.
L' « infaillibilité » peut ne porter que sur un actt
passager, considéré en lui-même; cet acte intellectuel
peut avoir une inerrance de droit, à cause de sa
perfection individuelle, de sa valeur logique, par
exemple de son évidence immédiate, ou de la force
(le la preuve qui lui sert de base et qui lui donne sa
valeur. On dira alors que cet acte est d'une certi-
tude « infaillible », et le concile de Trente parle ainsi,
Sess. VI, can. 16, />. B-, 826. Mais dans le plein sens
du mot, le seul qui doive ici nous occuper, l'infailli-
bilité ne porte pas seulement sur un acte de la per-
sonne, mais d'une manière générale sur la personne
elle-même. Ainsi parlons-nous de l'infaillibilité de
Dieu ou de celle du Pape : avec cette différence que
Dieu tient de son essence l'infaillibilité illimitée et
alisolne, tandis que le Pape reçoit du bon plaisir de
Dieu une infaillibilité limitée et relative: limitée à
une certaine matière, c'est-à-dire à la doctrine sur la
foi et les mœurs ; relative à une circonstance bien
déterminée, à savoir, quand le Pape fait appel à sa
suprême autorité doctrinale: alors, mais alors seu-
lement, nous serons sûrs, comme a priori, que sa
parole est sans erreur. Et pour nous en convaincre,
nous n'aurons pas à étudier la valeur logique des
raisons par lesquelles a passé l'esprit du pontife. Ce
qui serait nécessaire s'il s'agissait d'une personne
quelconque, dont l'affirmation vaut ce que valent
ses preuves, n'est plus nécessaire quand il s'agit
1427
PAPAUTE
1428
d'une personne à qui une garantie surnatiuellc d'in-
failliliililé est fittscliée d'i.ne manière re'gulière et
constante, toutts les fois qu'elle fait appel à sa su-
prême autorité doctrinale; comme cet appel est
un fait extérieur et public, il est facile à vé-
rifier, sans entrer ni dans les actes intérieurs de
la personne, ni dans une série compliquée de preu-
ves thcologiques ou historiques; de là, pour tous
les fidèles, l'utilité pratique d'un tel don fait à leur
chef. Voir Eglisr, col. 1241, nijs.
(/) Le mot Eglise, trois fois répété dans cette défini-
tion du concile, a-t-it toujours le même sens? — Non,
et ses divers sens en trois passages différents ne
sont pas sans causer quelque obscurité, du moins
pour qui ne serait pas familiarisé avec les doctrines
et les formules catholiques, naturellement emploj'ées
par le concile Pour expliquer ces trois passages ou
membres de phrase, nous partirons donc du sens
ordinaire de ce terme parmi les catholiques. Par
0 l'Eglise )> ils entendent une société hiérarchique
et insiile ici-bas, cf. Eglise, col. 12^8; et parmi les
sociétés de ce genre aujourd'hui existantes, ils enten-
dent la véritable Eglise, celle qui par ses notes se
montre identique à la société fondée par Jésus-
Christ, cf. ibià., coi. 1268; laquelle n'est autre que
l'Eglise catholique romaine, cf. ibid., col. 1291,
1396, 1297.
Premier passage : « Lorsque le Pape définit...
qu'une doctrine... doit être tenue par VEfflise univer-
selle. » Ici, le concile a très justement ajouté l'ad-
jectif « universelle » : car il veut dire admise avec
fermeté, par tous sans exception, non seulement par
les simples fidèles, mais encore par le clergé, les
évêques et le Pape lui-même, obligé à cela en con-
science devant Dieu. Dans ce passage, a l'Eglise >' est
donc prise (on peut dire) dans son universalité, bien
qu'évidemment on n'y considère pas les enfants
baptisés n'ayant pas l'âge de raison, qui ne sont pas
capables de « tenir une doctrine ».
Deuxième passage : « il jouit de cette infaillibilité
dont le divin Rédempteur a voulu doter son Eglise
quand elle délinil une doctrine ». Ici le terme
<: Eglise » a un sens bien plus restreint que dans le
passage précédent. Comme il s'agit de 0 l'Eglise qui
définit », on ne peut désigner ici sous le nom
d' « Eglise » ceux qui ne peuvent pas définir : or,
d'après les principes reçus de tout temps chez les
catholiques, ce ne sont pas les simples fidèles qui
peuvent définir, ni même les prêtres et le clergé infé-
rieur, ni même un évèque isolé ou quelques évêques,
mais cette grande réunion d'évêques associes au
Pape, que l'on appelle le concile œcuménique. Ici
donc, « l'Eglise » signifie ce concile, où est repré-
sentée toute la hiérarchie enseignante, Ecclesia
docens ; et ceci supposé, on revendique pour le Pape
seul et en dehors du concile, la même infaillibilité
qu'ils en concile et qu'il partage alors avec les évê-
ques enseignant et jugeant avec lui.
Troisième passage : t les définitions du Pontife
sont irréformables par elles-mêmes et non par le
fait du consentement de l'Eglise ». Ceci rejette direc-
tement une théorie gallicane qui revendiquait pour
x l'Eglise » c'est-à-dire pour l'ensemble des évêques,
réunis ou dispersés, le droit d'accepter ou non la
définition pontificale : s'ils l'acceptaient, elle deve-
nait infaillible et conséquemment irréformable,
n'ayant point cette qualité par elle-même, mais seule-
ment par le fait de cette acceptation des évêques au-
tres que le Pape, acceptation qui était appelée « le
consentement de l'Eglise ». Ici donc « l'Eglise a un
sens encore un peu plus restreint. C'est toujours le
corps épiscopal; seulement il n'est pas pris avec son
chef et en tant que renfermant scn chef, comme il
fallait le prendre tout à l'heure pour qu'il y eût vrai*
ment concile œcuménique; mais il est considéré en
dehors du chef, revisant en quelque sorte sa défini-
tion, acceptant ou n'acceptant pas celle-ci, lui don-
nant ou ne lui donnant pas sa valeur.
Aux questions que nous ont suggérées les terme»
mêmes de la définition du Vatican, ajoutons-en quel-
ques autres qui achèvent de nous faire saisir la
pensée du concile.
e) L'infaillibilité pontificale peut-elle être appelée
une infaillibilité « personnelle c ? — Il y a du pour et
du contre. Elle n'est pas personnelle quant à sa fin :
comme tous les pouvoirs ecclésiastiques, elle tend
au bien de tous les fidèles, et non pas à la jouissance
personnelle du titulaire. Mais de ce qu'elle est pour
tous, il ne s'ensuit pas qu'elle soit en tous : au con-
traire, faisant partie de la primauté du Pape (Con-
cile du Vatican, sess. iv, e. 4, O- tl., 1882), elle doit
résider en lui seul, et en ce sens on pourrait l'appe-
ler (I personnelle ». Encore faudrait-il noter qu'elle
n'est pas personnelle pour être attachée à la per-
sonne privée, mais au personnage public : en ce sens,
ce n'est pas une prérogative de la personne, mais de
la fonction. On pourrait d'ailleurs l'appeler « per-
sonnelle » pour la distinguer de l'infaillibilité rési-
dant non dans le Pape seul, mais aussi dans les
évêques réunis avec lui en concile œcuménique; ou
pour l'opposer à cette idée gallicane, que l'infailli-
bilité d'une définition du Pape dépend du consente-
ment ultérieur des évêques à cette définition. On est
donc en droit de parler d'une infaillibilité « per-
sonnelle ». Cependant, à cause de l'ambiguïté que
présente cette expression, le concile du Vatican ne
l'a pas employée. La question a été discutée au
concile; Acia..., co\. 284, 286, et 898, 899. Cf. Gr.vn-
DERATH, dans l'opuscule Constitutiones concilii Vati-
cani ex ipsis ejus Actis illustratae, dissert, viii,
Frihourg en Brisgau, 1892, pp. 175-177; et dans son
Uistoire du Concile du Faïican, trad. franc., Bruxelles,
1912, t. III, i" part., chap. ix, pp. 277-280.
f) L'infaillibilité pontificale peut-elle être appelée
une infaillibilité « séparée »? — Cette expression,
venue plutôt du camp opposé, n'est pas heureuse.
L'enseignement infaillible du pape ne le « sépare »
pas du corps de l'Eglise : au contraire, la tête in-
flue alors sur le corps auquel elle est unie, et les
liens mutuels n'en sont que plus raCTermis, comme
le remarque la commission du concile; disons donc
plutôt que l'infaillibilité appartient au pontife » même
en dehors du concile, et sans le concours des autres
pasteurs ». Acta, col. 286, sq. A ce titre, on peut
l'appeler « distincte », plutôt que séparée : distincte
d'une autre infaillibilité qui est celle de l'Eglise
ou du concile œcuménique, ainsi que le notait plus
lard l'évêque rapporteur de la commission. La dé-
finition pontificale, ajoutait-il, est inséparable du
consentement de l'Eglise, car ce consentement ulté-
rieur ne peut jamais lui manquer, la Providence de
Dieu veillant à ce que l'Eglise ne soit jamais séparée
de son chef. Mais que l'on ne fasse pas de ce con-
sentement une condition à laquelle serait suspendue
l'infaillibilité de la définition, ou du moins lacertitude
que nous en avons;, 4e<rt, col. 899-^00. CLGranderath,
opusc. ci'/., pp. 177, iHo;Hist. du Concile du Vatican,
I. c, pp. i46, 278. Comme condition d'infaillibilité,
et sous prétexte de moins « séparer » le Pape et les
évoques, quelques Pères du Concile auraient voulu
que le Pape, avant de définir, consultât tous les
évêques et que le concile exprimât cette condition
comme nécessaire. Il est vrai, leur répondait le rap-
porteur, que le ponlife, ne recevant pas du ciel une
nouvelle révélation, doit laborieusement se rendre
compte que la vérité à définir est contenue, au moins
1429
PAPAUTE
1430
implicitement, dans la révélation ancienne, et em-
ployer pour cela des moyens convenables, parmi
lesquels se trouve assurément cette consultation
des évéques du monde entier, que Pie IX a pratiquée
avant de détinir l'Immaculée Conception. Mais si
cette consultation est un bon moyen, parfois oppor-
tun ou même quasi nécessaire, elle n'est pas néces-
saire en toute circonstance, nécessaire strictement et
absolument; le pontife peut arriver au même but par
une autre voie, par exemple en prenant l'avis des
cardinaux, en consultant les théologiens, en étudiant
directement les textes sacrés et la tradition des
Pères. Laissons-lui le clioix des moyens, comme il
convient à son autorité souveraine, et comme ont
toujours fait les papes, pour qui délinir n'est pas
chose nouvelle. Bien que le pontife ail là à remplir
un devoir de conscience, l'infaillibilité de sa délini-
tion ne doit pas dépendre d'une condition invérifia-
ble pour nous, île sa conscience que Dieu seul connaît
et seul peut juger, mais uniquement de l'acte public
et olliciel de délinir, acte que Dieu n'aurait pas laissé
se produire s'il allirmail l'erreur. Autrement, on
aurait beau reconnaître, en théorie, son infaillibilité,
elle perdrait, par l'exigence d'une condition dillicile
à réaliser ou à vérifier, son ellicacilé pour le bien de
l'Eglise, et cette utilité pratique qui est toute sa rai-
son d'être; Acia, col. 4oi, sq ; D. B., i836. Voir
Dogme, col. 1 1^3.
g) /.'iii/aillihilité pontificale peut-elle être appelée
une infaillihilité « lial/itueUe », un don « permanent » ?
— Oui, en ce sens qu'une garantie surnaturelle d'in-
faillibilité est attachée d'une manière régulière et
constante à l'acte pontifical de définir, toutes 1rs fois
qu'il se ]iroduit dans la suite des temps. C'est en rai-
son de sa suprême autorité, permanente de sa nature,
que le pape possède l'infaillibilité, lors même qu'il
n'en use pas; il j' a beaucoup de papes qui n'ont rien
défini, ni jamais parlé à l'Eglise universelle. « L'in-
faillibilité, dit Sc.HEKBEN, doit être envisagée à la fois
comme actuelle et comme habituelle ; non pas, il est
vrai, sous la forme d'une habitude (liahitiis) acquise
ou infuse, mais sous la forme d'un concours surna-
turel prêté par l'auteur même de l'autorité, joint
habituellement et essentiellement à l'autorité de la
personne, et se révélant selon une loi constante et
invariable. » Dogmatique, t. 1, § 3a, trad. franc.,
Paris, 1897, p. 349. Le célèbre théologien a raison de
noter qu'il n'y a pas lieu de s'imaginer, sans néces-
sité, dans l'âme du pontife, un haliilu.s, une qualité
spirituelle qui produirait l'inerrance, à la façon de
la vertu infuse produisant son acte. C'était déjà la
remarque de Murray, Tract, de Ecclesia. Dublin,
1862, t. II, p. 179.
h) Quel nom et quel caractère devons-nous donner
à ce concours ou secours surnaturel, cause de l'in-
faillibilité? — C'est l'a assistance » divine, qui n'est
ni 1' n inspiration » ni la « révélation ». Dieu est
l'auteur du livre « inspiré » ; il n'est pas l'auteur des
textes pontificaux, même infaillibles. Tout en pré-
servant d'erreur la définition, Dieu laisse au Jiape,
dans le choix du moment de jiarler on d'écrire, dans
le choix des choses à délinir et de leurs formules,
une plénitude de liberté et d'initiative d'où résulte
un texte plutôt ecclésiasliiiue que divin, tellement
qu'on ne peut pas en attribuer à Dieu la |uilernité
avec le titre d'auteur. Aussi le concile du Vatican a-
t-il distingué soigneusement ces detix charismes, et
condamné ceiix qui (comme Jahn) voulaient réduire
l'inspiration des Ecritures à une simple préservation
de toute erreur. Sess. îu, ch. 2, /). /?., 1787. Voir
Inspiration de la Biblk, col. 899-901.
Si l'inspiration ne suppose pas nécessairement une
« révélation » faite à l'hagiographe et lui enseignant
des choses nouvelles (Même article, col. 901-904);
a fortiori l'assistance, don inférieur, ne suppose pas
qu'une révélation nouvelle soit faite au Pape. « L'Es-
prit-Sainl a été promis aux successeurs de Pierre,
dit le concile du Vatican, non pour leur révéler et
leur faire publier une doctrine nouvelle, mais pour
les assister (eo assisleute) et leur faire religieusement
conserver et interpréter fidèlement la révélation
transmise par les Apôtres, le dépôt de la foi. »
Sess. IV, ch. 4,0. /!., i83ô.
Cette assistance, une du côté de Dieu, est multiiile
dans les effets qu'elle produit. Ces effets sont-ils pu-
rement négatifs, par exemple, préserver le Pape de
certaines idées fausses, ou, s'il les avait et voulait
les faire passer dans une définition, l'empêcher de
définir, par une direction providentielle des événe-
ments?— Nous répondons que, si l'on considérait seu-
lement la fin principale de l'infaillibilité, c'est-à-dire
le bien de l'Eglise consistant en sa préservation d'une
erreur qui l'envahirait tout entière, des effets néga-
tifs pourraient atteindre ce but. Toutefois, si l'on
considère qu'à certains moments critiques ce n'est
pas tout pour l'Eglise d'éviter une solution erronée
de la question qui s'agite, mais qu'il y aurait alors,
sinon une nécessité, du moins un immense avantage
à recevoir de son chef la solution vraie et définitive
du problème; si l'on considère surtout la manière
suave et harmonieuse dont In Providence divine a
coutume de s'exercer, en s'adaptant à la nature des
êtres qu'elle gouverne, on aura peine à croire que
l'assistance donnée au pontife ne comporte que des
effets négatifs. Car il est dans l'ordre et dans la
nature de l'enseignement, que le maître non seule-
ment s'abstienne d'enseigner l'erreur, mais qu'il
conçoive et enseigne le vrai. L'influence de l'Esprit-
Saint, du moment qu'on l'admet pour rendre le
Pape infaillible, s'adaptera donc à cette nature des
choses, et ne se bornera pas toujours à arrêter une
définition erronée. Et puis, la grâce divine a coutume
de produire des effets positifs et des lumières inté-
rieures, soit dans ceux qui sont chargés de diriger
les autres, soit même dans les simples fidèles pour
la direction particulière de leur vie ; ceci s'appliquera
à plus forte raison au chef suprême et infaillible ; il
y aura donc, dans l'assistance surnaturelle qu'il re-
çoit, des efTels positifs et des lumières intérieures.
Parmi ces lumières, écartons une nouvelle révélation,
c'est entendu. Mais tandis que le Pape emploie les
moyens humains afin d'arriver à résoudre une ques-
tion embarrassante pour l'Eglise, que de grâces po-
sitives et de lumières divines ne peut-il pas recevoir
à cet efTet sans qu'il y ait proprement rcvélalionl
Une « révélation » au sens propre entraîne dans
celui qui la reçoit la certitude absolue que Dieu non
seulement agit en lui, mais encore lui atteste quel-
que chose, et qu'il faut ajouter à ce qu'il dit une foi
souverainement ferme. Or le Pape n'aura point celte
certitude, quand, pendant son travail, l'opération
secrète de Dieu appliquera son intelligence au vrai
et l'éclairera ; il croira peut-être arriver à ses con-
clusions par le jeu normal de ses facultés, ou s'il
soupçonne qu'il se passe en lui de l'extraordinaire et
du surnaturel, il n'en sera pas certain; et en fût-il
certain, il n'y a pas nécessairemenl là une attesta-
tion divine, dans laquelle Dieu demande de le croire
sur parole et engage sa véracité. Cf. PALMteni,
Tractatus de Boni. Pontifice, a' édil., Prato, 1891,
p. 5g5.
■i" Ce que l'infaillibilité pontificale n'est pas. —
Nous avons dit que les milieux protestants ou
incroyants ont souvent dénaturé notre dogme et le
dénaturent encore parfois jusqu'à lui substituer de
véritables caricatures, des énormités. 11 est inté-
1431
PAPAUTE
1432
ressant pour l'apologétique pratique d'en indiquer
les principales, avec leur réfutation.
a) L'infaillibilité n'est pas l'impeccabilité. — Les
papes n'ont pas été proclamés irréprochables dans
leur vie, à l'abri de tout péché; ce qui serait un
défi à l'histoire, et au soin que les papes ont
gardé de s'adresser à un confesseur. L'infailli-
bilité et l'impeccabilité sont deux prérogatives
parfaitement distinctes et séparables : la première
empêche l'intelligence de tomber dans l'erreur, la
seconde empêche la volonté de tomber dans le pé-
ché. Ce qui a pu donner occasion à la confusion,
c'est que dans certaines langues le mot qui signifie
8 infaillible » peut signifier aussi « impeccable » :
par exemple unfehlbar en allemand. En français,
c< faillir » peut signifier «pécher »,eequi pourrait
prêter aussi à confondre o infaillible i> avec « im-
peccable ». Malgré tout, on n'aurait pas fait la con-
fusion, si l'on avait rélléchi que, dans la langue de
l'Eglise, infallibilis ne peut aucunement signifier
« impeccable » : jamais le mot latin fatti n'a eu le
sens de c. pécher », mais seulement celui de « se
tromper ». De plus, précisément dans le but d'em-
pêcher cette confusion, le concile a accepté l'amen-
dement d'un évêque : au litre primitif /VeromaHi pon-
ti/icis infaltibilitate, il a substitué : De romani pon-
tificis infallihili magislerio. Un « enseignement
infaillible » ne peut signifier autre chose qu'un
enseignement sans erreur, n 11 faut qu'on voie du
premier coup (par le titre) qu'il ne s'agit pas ici de
l'impeccabilité du pape dans ses actions, mais de
son infaillibilité dans son enseignement. » Acta...,
col. ^o6.
b) Vinjaillihililé n'est pas le pomoir de gouver-
ner despotiquement l'Eglise ou même la société ci-
vile. — On s'est plaint que la définition de l'infail-
libilité avait changé dans l'Eglise la forme de
gouvernement; que, même dans l'ordre politique,
elle avait fait du pape le roi des rois, a Les monar-
ques sont les préfets de sa puissance », s'écriait au
sénat M. Clemenceau (Journal Officiel, 3i oct. igoa).
Mais cette accusation croule par la base, si l'on
réfléchit que l'infaillibilité n'est pas un pouvoir de
gouvernement quelconque, despotique ou autre;
c'est, comme son nom l'indique, une préservation
d'erreur, surnaturellement adjointe au pouvoir d'en-
seigner, pour lui faire atteindre sa perfection : in-
fallibile magisferium. L'Eglise a un triple pouvoir
sur ses fidèles : celui de les sanctifier par les sacre-
ments (o pouvoir d'ordre )'), celui de les gouverner
dans l'ordre spirituel (« pouvoir de juridiction »),
enfin celui de leur enseigner la religion et la mo-
rale (» magistère »), Ce dernier pouvoir, malgré sa
connexion et son afiinité avec celui de juridiction,
en est différent, comme l'a fort bien exposé le car-
dinal Franzblin, De Eccle^ia, Rome, 1887, thèse v,
p. 46 sq. On pourrait avoir un magistère infaillible
sans aucune juridiction : au cours de l'Ancien Testa-
ment les prophètes juifs, dans leurs révélations et
dans l'énoncé qu'ils en faisaient, étaient infaillibles
et regardés comme tels, et pourtant ils n'avaient ni
le gouvernement politique de leur pays, ni même
une place dans la hiérarchie religieuse des prêtres
et des docteursde la Loi, et ils ne venaient pas fon-
derune hiérarchie nouvelle, un nouveau pouvoir de
gouverner. Déclarer le Pape « infaillible », n'est donc
pas lui attribuer un pouvoir quelconque de gouver-
nement dans l'ordre temporel et politique ; dans
l'ordre spirituel, ce n'est pas changer quelque chose
au gouvernement de l'Eglise, ni au pouvoir de juri-
diction qu'a, par ailleurs, le Souverain Pontife. Il
peut déléguer sa suprême juridiction, mais non pas
son infaillibilité : et autres différences.
c). — ■ L'infaillibilité n'est pas le pouvoir de décla-
rer bien ce qui est mal, comme si le Pape se vantait
de changer les règles éternelles de la morale. Au
contraire, la doctrine traditionnelle, parmi les ca-
tholiques, a toujours été de regarder la distinction
du bien et du mal comme absolue, invariable et in-
tangible même à la toute-puissance divine. Quand
Baius, à la suite des premiers protestants, a fait
dépendre de l'arbitraire divin, non pas précisément
la distinction du bien et du mal, mais au moins
celle des péchés graves et des péchés légers, le Pape
Pie Va déclaré que cette distinction ne vient pas du
bon plaisir de Dieu, mais de la nature des choses,
et qu'il y a des péchés véniels parleur nature même:
Condamnation de la 20" proposition de Baius, D.B.,
1020. Si les papes ne reconnaissent pas même à Dieu
le pouvoir de déclarer bien ce qui est mal, faute lé-
gère ce qui est faute grave, comment pourraient-ils
logiquement s'attribuer un tel pouvoir? Leur infail-
libilité, telle qu'ils la conçoivent, consiste, non pas
à fabriquer à volonté le bien et le mal, le vrai et le
faux, mais seulement à reconnaître sans erreur ce
qui est objectivement bien ou mal, vrai ou faux. Ce
n'est pas chez les papes, c'est chez les protestants et
les incroyants que s'est développée l'erreur qui ose
nier l'existenceobjective d'une morale, la même pour
tous et que nul ne peut changer.
d). — L'inlaillibilité n'est pas l'inspiration qu'ont
reçue les écrivains sacrés, ni la révélation qu'ont
reçue les ])rophètes — Voir plus haut, col. 1429.
e). — L'infaillibilité, enfin, n'est pas la science uni-
verselle, prétention monstrueuse, que nous prête
généreusement tel ou tel auteur protestant. Cf.
T.VNQUEnRY, Synopsis theologiae fundamentalis,
10' éJit., 1906, p. 46s. D'abord, l'infaillibilité ponti-
ficale est loin de s'étendre à tous les domaines de la
pensée. Ensuite, une fois qu'on l'a restreinte au do-
maine religieux et moral, res fideiet mnrum, il ne faut
pas la confondre avec la science infuse, autre es-
]>«ce de don surnaturel possible, par lequel Dieu
donnerait miraculeusement à quelqu'un, tout à coup
et sans peine, les mèmescbnnaissanceset les mêmes
habitudes de pensée qu'il aurait pu acquérir jiar un
long travail : encore moins faut-il la confondre avec
une science infuse complète, idéale et parfaitement
synthétisée. Peut-èlre des catholiques mal instruits
se représentent-ils l'esprit du pontife nageant dans
la lumière, contemplant dans une merveilleuse syn-
thèse toute la morale rationnelle, toute la révélation
chrétienne avec les innombrables conclusions qu'on
en peut tirer, toute l'Écriture et le sens précis de tous les
textes, enfin toute l'ancienne tradition. Mais il n'en est
pas ainsi. Les conciles et les papes — l'histoire de
l'Eglise est là pour le prouver — ont besoin d'enquêtes
prolongées, même sur un seul point, et il faut du temps
pour que le fruit de ces travaux arrive à la maturité
d'une définition. Dieu ne prodigue pas les miracles;
et comme il a créé la raison humaine avec un fond
de rectitude naturelle, avec des critères de vérité et
des garanties contre l'erreur, il la laisse travailler
dans les dépositaires du magistère infaillible, en les
aidant au besoin de secours surnaturels de détail, et
en les protégeant enfin contre toute définition erro-
née. La science universelle, si on l'avait, enlèverait
toute ignorance; l'infaillibilité n'enlève que l'erreur,
en laissant subsister bien des ignorances et des obs-
curités dans la pensée. Qui dit ignorance, ne dit pas
nécessairement erreur. L'erreur est un jugement
faux; quand on ignore la solution d'un problème, on
évitera l'erreur en suspendant son jugement.
L'homme, il est vrai, n'a pas toujours cette patience
et cette modestie de le suspendre : il juge précipi-
tamment, par imprudence, par présomption ou par
1433
PAPAUTE
1434
enlraineinent naturel, et par là il tombe souvent
dans l'erreur. Si Dieu laisse parfois le Pape se trom-
per ainsi pour son compte personnel, du moins ne
pernietlra-t-il jamais qu'il délinisse son erreur pri-
vée.
Le nombre si restreint de documents pontificaux
qui soient sûrement des définitions, dans le cours des
siècles et même depuis le concile du Vatican, doit
rassurer ces politiques qui ont peur que le Pape, à
chaque litige qu'il aura avec les gouvernements, ne
définisse à son avantage un point de droit naturel.
D'ailleurs, s'il est infaillible en se prononçant sur
une vérité révélée ou sur un « fait dogmatique » in-
téressant l'Eglise universelle, il ne l'est pas sur le
« fait particulier » d'un prince, d'une nation, etc.
(S. Thomas, Quodlib. ix, art. i6). Enlln il ne l'est pas
dans les considérants de son jugement, même dog-
matique, dans la partie argumentative, ou historique,
narrative, qui sert de préambule, mais dans le dis-
positif, dans la sentence finale, si liée qu'elle soit au
reste par une conjonction, ou même dans la pensée
du Pape. Ainsi en est-il dans la bulle L'nam sanctani
de BoNiFACE VUI, d'après Wernz et autres cano-
nistes; voir Choupin, op. cit., p. i3 sq. Cf. art. BoNi-
FACB VIU. — Pour nous catholiques, nous croyons
que l'assistance divine l'empêchera d'errer même
dans sa propre cause.
De cette confusion entre l'infaillibilité et lascience
universelle, provient une objection classique chez
les protestants. « Si l'Eglise romaine est infaillible,
disent-ils, pourquoi ne publie-t-elle pas un commen-
taire infaillible de tous les versets de l'Ecriture?
Pourquoi refuser jalousement aux âmes la lumière
qu'elle pourrait leur donner en définissant le sens
de chacun? > — CinLLiNGwoRTn, et autres, cilés par
MuRHAY, J)e Ecclesia, t. II, p. 36 1, 368, et
t. III, p. 54. La réponse est dans ce que nous
venons de dire. Notons que cette objection en
contredit une autre des mêmes adversaires, quand
ils se plaignent que les définitions gênent la li-
berté de la science chez les catholiques; nouvelle
raison pour que tout ne soit pas défini, et les pro-
testants ne peuvent donc nous reprocher le petit
nombre des définitions qui nous jalonnent la roule.
Pour avoir écarté les idées fausses que l'on se fait
de l'infaillibilité, nous ne prétendons pas avoir déjà
prouvé l'existence de ce privilège. Cependant nous
sommes déjà en droit de conclure que, dans son con-
cept, il n'a rien d'exorbitanlni de contraire à la rai-
son, et qu'il est même bien plus raisonnable et plus
modéré que la prérogative attribuée par mainte
secte protestante à ses fidèles, dont chacun est censé
illuminé de nouvelles révélations divines, etconsé-
quemnient infaillible. Entre une pareille prétention
et la position catholique, il y a une multiple dilfé-
rence, toute à notre avantage. Ils font de tous leurs
fidèles autant de prophètes. Pour nous, nous ne re-
connaissons pas même au chef de l'Eglise, comme
base de son infaillibilité, le don de prophétie ou de
nouvelles révélations. Ils multiplient outre mesure
les phénomènes anormaux et mystiques, et, en les
généralisant, sont forcés de les prodiguer même à
des gens sans discrétion, sans prudence, qui abuse-
ront de prétendues révélations soit pour l'extrava-
gance, soit pour le crime, comme l'histoire du pro-
testantisme en fait foi. Nous réduisons, nous, le don
surnaturel d'infaillibilité à une personne choisie avec
soin et présentant des garanties d'instruction, de
bon sens et de prudence. Ils ne fournissent aucune
preuve des nouvelles révélations qu'ils supposent,
comme le remarquait déjà Luther, quand il deman-
dait aux prophètes anabaptistes de faire des miracles
pour prouver leur charisme prétendu. Le Pape, au
contraire, ne peut être mis en demeure de faire des
miracles, étant sufiisarament désigné comme infail-
lible i)ar sa charge même, du moment qu'une fois
pour toutes l'infaillibilité a été attachée à cette
charge, comme nous le prouverons ; d'où il suit que
les fidèles, de leur côté, peuvent aisément découvrir
par une marque extérieure l'enseignement infailli-
ble, et grâce à la sécurité qu'il produit, bénéficier
eux-mêmes de ce privilège destiné au bien de tous.
Quand nous parlons du protestantisme, ce n'est pas
seulement à son histoire ancienne que nous faisons
allusion. Plusieurs de ces sectes d'illuminés subsis-
tent encore, notamment en Angleterre et aux Etals-
Unis ; d'autres se sont fondées récemment, et même
en dehors do ces sectes spéciales, beaucoup de pro-
testants attribuentà Ieurs« expériences religieuses »
une sorte d'infaillibilité et, sans plus de critique,
mettent d'emblée au-dessus de toute objection les
suggestions d'origine douteuse qui hantent leur
pensée et dirigent leur vie. — Voir Expérience reli-
gieuse, col. 1802, sq.
II. ADVERSAIRES DE L'INFAILLIBILITÉ
PONTIFICALE
On peut les diviser en deux catégories, d'après
la différente méthode apologétique à suivre avec eux.
!'<= catégorie : Ceux qui rejettent l'infaillibilité du
Pape parce que, plus radicaux dans leurs négations,
ils rejettent tout magistère infaillible dans l'Eglise,
et aussi bien dans la leur que dans la nôtre. Tels
beaucoup de protestants . Plusieurs d'entre eux con-
çoivent mal l'infaillibilité en général et nous prêtent
à ce sujet des absurdités que nous ne disons pas :
nous venons de réfuter ces fausses imputations. Cela
fait, l'apologiste catholique, avant de chercher à les
convaincre de l'infaillibilité spéciale du Pape, devra
leur prouver uneinfaillibilité résidantd'une manière
plus générale et plus vague dans l'Eglise de Jésus-
Christ. Cette preuve a été donnée plus haut à l'arti-
cle EoLisB, col. 1244-1246. Cf. Z>ic^ dethéol. cathol.,
art. Foi,co\. i5i-i58.
3' catégorie : Ceux qui, tout en admettant un
certain magistère infaillible dans l'Eglise, rejettent
l'infaillibilité spéciale du Pape. Et ici la méthode doit
encore varier suivant ce qu'ils admettent : ce qui
donne lieu à une subdivision :
1° Les schismatiques orientaux reconnais-
sent l'infaillibilité des anciens conciles où l'Orient
et l'Occident étaient représentés; mais à dater delà
séparation des Eglises, ils n'admettent (au moins
pour la plupart) ni chez nous, ni chez eux, aucun
magistère vivant et infaillible, pouvant définir et
juger les nouvelles controverses sur la foi et les
mœurs. Voir Eglise, col. I2(j4-H95; et Grecque
(Eglise), col. 365-366. La méthode apologétique à
suivre avec eux a été donnée dans ce dernier article,
col. 385-389.
La théorie des schismatiques orientaux a trouvé
des imitateurs dans la fraction de l'anglicanisme qui
se ressent du mouvement d'Oxford. On y admet
l'infaillibilité des anciens conciles et des Pères; mais
depuis leur temps, plus de magistère vivant qui
puisse infailliblement définir, sinon peut-être un
concile général après la réunion rêvée et probléma-
tique de ces « trois branches de l'Eglise du Christ )■:
l'Eglise anglicane, l'Eglise grecque, et l'Eglise catho-
lique romaine. On n'admet donc pas, en pratique,
de magistère vivanlel infaillible. Voir Dict. de théol.
cutli.,loc. cit., co\. i54, i55, 1 58 160.
2° Les gallicans, bien moins éloignés de la
vérité, admettaient un magistère vivant et infailli-
ble, celui du concile œcuménique (composé unique-
ment d'évêques catholiques, comme à Trente, par
1435
PAPAUTE
1436
exemple), ou même le magistère du Pape, quand sa
définition est acceptée par tous les évèques catholi-
ques (ceux ijui sont en communion avec la chaire de
Pierre, centre de l'unité). Mai» ils niaient l'infailli-
bilité spéciale du Pape, celle qu'il a en dehors du
concile et de tout consentement des évèques. C'est
cette infaillibilité, la seule niée par les gallicans,
qui est précisément l'objet de cet article. C'est donc
le point de vue des gallicans, les objections galli-
canes, qu'il nous incombe directement d'étudier et
de critiquer ici. — On dira peut-être que la contro-
verse gallicane a perdu son importance, le gallica-
nisme étant mort au concile du Vatican. Mais quand
il serait bien mort, notre apologétique devrait encore
reprendre les pièces du procès, si elle veut juslilier
le jugement du concile en face de l'hostilité protes-
tante, schismatique et rationaliste ; elle devrait
montrer à leurs critiques, à leurs historiens des
dogmes, que le dogme de l'infaillibilité spéciale du
Pape est renfermé dans les sources anli(iues du
christianisme, dans l'Ecriture et dans l'ancienne tra-
dition, comme ses défenseurs le montraient jadis aux
gallicans; sans parler de l'intérêt que présente la
controverse gallicane pour l'histoire de l'Eglise et
l'histoire de notre pays. Du reste, toute erreur récem-
ment condamnée laisse après elle quelques vestiges
et quelques préjugés, et je ne sais quelle facilité
de recommencement. Enlin, les gallicans n'ont pas
disparu partout, puisque, après le concile du Vatican,
un petit nombre d'anti-infaillibilistes, plutôt que
d'accepter la délinilion de l'infaillibilité, a préféré
sortir de l'Eglise, et qu'il reste encore quelque chose
de ce schisme, dit des « vieux-catholiques », Voir
Gallicanisme, col. a34- Parmi les anglicans de la
« haute Eglise », plusieurs ont continué le système
gallican, ou ont utilisé ses objections.
Le système gallican, si on le prend dans son
ensemble, déborde notre sujet.
Il renferme :
a) One négation de l'infaillibilité spéciale du Pape,
que traite le concile du Vatican au cliap. 4 de sa
rv* session, D. B., i832-i84o; c'est notre sujet.
fc)Des théories sur le gouvernement ecclésiastique,
dans lesquelles, en laissant au Pape la première
place, on diminue beaucoup son autorité pour aug-
menter celle des évèques ; point traité au cbap. 3
de la même session, D. B., i826-i83i.
c) Des théories sur les rapports de l'Eglise et de
l'Etat chrétien, que le concile interrompu n'a pas eu
letemps d'examiner. En particulier, le gallicanisme
refuse aux Papes tout pouvoir, même en des cas
extraordinaires, de déposer un roi, comme ils l'ont
fait quelquefois. Des quatre propositions de 1682,
qui résument la doctrine gallicane, la première roule
sur les rapports du Pape et du roi, la deuxième sur
les rapports du Pape avec les évèques assemblés
en concile général, la troisième sur les libertés de
l'Eglise (et du royaume) de France, la quatrième
seulement parle de l'infaillibilité pontificale. Voir
Gallicanisme, col. igS-ig^.
Nous n'avons donc rien à faire avec ce qu'on a
nommé le gallicanisme « politique», concernantles
rapports de l'Eglise avec les pouvoirs politiques,
mais seulement avec le gallicanisme « ecclésiastique »
concernant le droit public interne de l'Eglise (Ibid.,
col. 198). Et encore n'avons-nous pas à étudier, dans
le gallicanisme ecclésiastique, la partie qui regarde
le gouvernement de l'Eglise, \a. juridiction du Pape
dans ses rapports avec celle des évèques : mais seu-
lement la partie qui concerne le suprême magistère
du Pape et son infaillibilité, que les gallicans font
dépendre de la collaboration ou du consentement
des évèques, comme d'une condition nécessaire.
ni. DEVELOPPEMENT HISTOIUQVE
DE LA CONTROVERSE ENTRE CATHOLIQUES
SUR L'INFAILLIBILITÉ PONTIFICALE
11 existe d'importantes études sur l'histoire du
gallicanisme. Mais en abordant ce vaste sujet, les
historiens ont été naturellement amenés à y voir de
préférence les questions d'un caractère plus exté-
rieur, plus semblable aux questions politiques qui
sont familières à l'histoire. Telle est la question de
la forme du gouvernement dans l'Eglise et du rôle
qu'y jouent le Pape, les évèques, le concile. Telleest,
et encore plus, la question des rapports du Pape avec
les pouvoirs politiques, et de leur indépendance
réciproque. Les liisloriens ont relativement laissé
dans l'ombre la troisième des grandes controverses
gallicanes, celle qui roule sur l'infaillibilité pontifi-
cale, comme étant plus spécifiquement théologique,
moins saisissable au grand public, moins directe-
ment importante pour les conséquences extérieures
et sociales. Nous avons donc à compléter l'étude
historique du gallicanisme sur ce point qui est pré-
cisément notre sujet, en apportant notre modeste
contribution de documents spéciaux. Clit appel à
l'histoire sera une plus vivante manière de saisir et
d'apprécier le grand mouvement des esprits pen-
dant plusieurs siècles — pour et contre l'infaillibilité
du Pape — plutôt qu'un long et abstrait catalogue
d'arguments et d'objections. On verra mieux les
tristes conséquences de la négation de ce dogme.
\" Bpoque : Les origines : Le grand schisme
d'Occident et le XV siècle. — Le gallicanisme
ecclésiastique ne commence pas, quoiqu'on l'ait dit
souvent, à la Un du xm* siècle ou au début du xiv*,
avec Philippe le Bel, ce qui n'est vrai que du galli-
canisme politique. Voir Gallicanisme, col. ai4-ai6.
11 faut allerjusqu'au grand schisme d'Occident(i378)
pour voir les débuts réels du gallicanisme ecclésias-
tique ; iiirf., col. 219. Ce n'est pas même dans les
premières années du grand schisme qu'il commence,
du moins quant à la négation de l'infaillibilité pon-
tificale. L'Université de Paris, où il se développe, et
Pirrred'Ailly, qui en sera le fondateur, surtout par
son disciple Gbhson, fournissent encore en 1 388 un
beau témoignage à cette infaillibilité. Pierre d'Ailly
fut envoyé alors à Avignon pour défendre devant
Clément VII la cause de l'Université contre le domi-
nicain Jkan de Montson. A cette occasion il composa
pour le Pape un long mémoire (tractatus), d'après
les délibérations de l'Université et en son nom. Ce
mémoire nous a été conservé en entier par d'Argbn-
TRÉ, Colleciio judiciorum de novis erroribus, etc.,
Paris 1724, t. I, 2* partie, pp. 75-129, C'està d'Argen-
tré que nous renvoie, pour ce mémoire, Deniflb,
Cliartularium universitatis Parisiensis, Paris, 1894,
t. III, p. 5o5. Jean de Montson, dont quelques pro-
positions avaient été condamnées par la Sorbonne et
l'évéque de Paris, en avait appelé au Pape, et allé-
guait comme principal moyen de défense l'incompé-
tence de ses juges, vu qu'il appartient au Pape seul
de juger en matière de foi. Pierre d'Ailly dislingue
ici entre le jugement suprême qui appartient au
Pape, le jugement inférieur etsubordonné qui appar-
tient à l'évéque dans son diocèse, et la censure théo-
logique ou « scolastique », sans autorité judiciaire,
qui appartient à la faculté de théologie.
« C'est au Saint-Siège Apostolique, dit-il, qu'il ap-
partient de définir judiciairement, et d'une autorité
suprême, les choses de foi. Nous le prouvons par ce
syllogisme : C'est à celui dont la foi est indéfectible,
qu'il appartient de définir avec l'autorité d'un juge
suprême les choses de foi: or la foi du Saint-Siège
143/
PAPAUTE
1438
est indéfectible : donc, etc. La majeure est évidente.
La mineure s'impose : c'est de ce saint Siège, dans la
personne de l'apôtre Pierre qui devait y présider le
premier, qu'il a été dit : Pierre, j'ai prié pour toi, alin
que ta foi ne défaille pas, J.uc, xxii, Sa. » Et après
avoir renforcé la preuve d'Ecriture par celle des
Pères, d' Villy ajoute à son raisonnement spéculatif
un corollaire d'actualité: « En conséquence, au dé-
but de ce travail, nous déclarons soumettre humble-
ment à ce saint Siège et au Souverain Pontife qui
l'occupe, tout ce que nous dirons, afin qu'il le juge
et le corrige ; voulant imiter S. Jérôme quand il
disait au Saint Père : « [Telle est la foi que nous avons
a apprise dans l'i^glise catholique; si, par hasard,
u nous y avons mêlé quelque chose de peu exact,
t nous désirons être corrigés et repris par vous, qui
« avez hérité de la foi de Pierre et de son Siège. «D'An-
OENTHii, ihid., p. 76. Rien de plus clair : d'.^illy
reconnaît l'infaillibilité spéciale, non seulement " du
Saint-Siège » — expression plus vague, — mais
encore du Pape. Et quelles qu'aient pu être alors ses
opinions personnelles sur l'infaillibilité pontiiicale,
le fait qu'il parle ici au nom de l'Université et en
résume les débats, explique en tout cas qu'il ne
s'éearte pas de la doctrine encore communément
admise.
Venons au temps du concile de Constance, et mon-
trons alors la genèse complète du gallicanisme ecclé-
siastique. Le schisme traînait en longueur, et rien
n'avait réussi à éclaircir ni à trancher le problème
de la succession légitime : au contraire, au lieu de
deux prétendants, on en avait trois. Dans le conllit
tumultueux des thèses sur le pouvoir du concile, il
y avait un point sur lequel on pouvait générale-
ment s'accorder : c'est qu'au besoin le concile, pour
arriver à uuclief incontesté, est au dessus des papes
problématiques comme ceux d'alors ; qu'il pouvait
donc, s'il était nécessaire, déposer les divers préten-
dants, et, avec les cardinaux des diverses obédien-
ces, procéder à l'élection d'un pape certain pour tout
le monde. De fait, le schisme fut heureusement ter-
miné par l'élection de Martin V ; et dès lors, les théo-
logiens et les canonistes gardèrent l'axiome : Papa
dubius, papa nitllus, susceptible d'un sens parfaite-
ment orthodoxe ; cf. Wernz Jus decretaliitm, Rome,
1906, '2= éd., t. II, n. 618, pp. 355-357.
Mais quelques théologiens de cette époque trou-
blée et violente, frappés de la supériorité que le con-
cile de Constance exerçait, de l'aveu de tous, sur les
papes d'alors, ne comprirent pas qu'elle se justiûait
seulement par un doute raisonnable sur le fait de la
légitime élection de ces papes rivaux, chacun d'eux
ayant contre lui une probabilité plus ou moins
grande. Ils interprétèrent plutôt les faits par une
théorie abstraite de la supériorité du Concile en géné-
ral sur le Pape en général ; l'énorme distance qu'il y
a entre le cas d'un pape douteux et celui d'un pape
incontesté, ils la franchirent d'un bond. De là ces
conséquences, que le concile est le juge naturel du
Pape, et qu'on a toujours le droit d'en appeler du
Pape au Concile, comme à un premier supérieur qui
peut réformer ou abroger les mesures disciplinaires
prises par son subordonné. Et encore, parmi les
pionniers du gallicanisme naissant, tous n'allaient
pas si loin. Le cardinal d'Ailly lui même, à la lin
d'un opuscule écrit à Constance après la déposition
de Jean XXlll, en i^i^, concluait que « le Concile
général peut en bien des cas juger et condamner le
Pape, et qu'on peut en bien des cas appeler du Pape
au Concile, c'est-à-dire dans les cas qui menacent
l'Eglise de destruction ». Tractatus de Ecclesiae, Con-
cilii generalis, lioniani Ponli/icis et Cardinalium
auctoritate ; dans les œuvres de Gerson, édition EUie
Dupin, Anvers, 1716, t. II, col. gag, 960. U ne s'agit
donc pas, pour Pierre d'Ailly, d'un pouvoir régulier
du concile sur le Pape, mais seulement d'un pouvoir
exceptionnel en des cas extraordinaires. Quand les
défenseurs de la primauté du Pape alléguaient à
Constance les textes du droit canon où il est dit que
le Pape ne reçoit pas de loi du Concile, ne lui est
pas soumis, ne peut être jugé par lui : « C'est vrai,
régulièrement parlant et dans la plupart des cas,
répondait d'Ailly ; seulement il y a des exceptions. »
Ihid.
Restait un dernier pas à faire pour compléter le
gallicanisme ecclésiastique, c'était de prétendre qu'on
peut appeler du Pape au Concile, même dans les con-
troverses de foi terminées par un jugement ou « dé-
finition » du Pape ; c'était la négation de l'infaillibi-
lilé pontificale. Gerson, qui avait succédé à Pierre
d'Ailly dans la charge de chancelier de l'Université
de Paris, fit ce dernier pas en i 4i8, vers la Un du con-
cile, dans un opuscule intitulé : Tractatus quomodo
et an liceat in causis fidei à Summo Pontijice appel-
lare, seu ejus judicium declinare ; Opéra, éd. citée,
t. II, col. 3o3 sq. — Bien qu'avec quelque ménage-
ment, et en ajoutant à la Un qu'il ne prétend expo-
ser son opinion que pour contribuer à la recherche
de la vérité, il prend à partie Marlin V lui-même,
pour avoir dit dans une constitution ponliUcale:
Niilli fas est a supreino judice, videlicet Apostoliea
Sede seuHomano Pontijice... appellare aut illiiis judi-
cium in causis fidei declinare. Après avoir combattu
la première partie de cette assertion en tâchant de
prouver la supériorité absolue du Concile sur le
Pape, Gerson attaque la seconde (sur les causae
fidei) comme étant « encore moins soutenable que
la première, au jugement de quelques-uns, qui la
qualifient d'hérétique et fondent leur dire sur quel-
i|ues principes regardés par eux comme des vérités
catholiques ». Voici le premier de ces principes :
« Dans les causes de foi, il faut que le jugement
s'appuie sur une règle infaillible et que le juge su-
prême, dont on est tenu d'accepter la sentence comme
vraiment catholique, ne puisse dévier de la foi :
autrement on serait tenu d'adhérer à une chose con-
traire à la foi. » Ce principe est vrai, mais le suivant
est une déplorable négation de l'infaillibilité ponti-
Ucale : « Dans les causes de foi, il n'y a sur terre
aucun juge infaillible, ou qui ne puisse dévier de la
foi, si ce n'est l'Eglise universelle ou un concile géné-
ral qui la représente suffisamment. » Des principes
qu'il vient de poser, Gerson n'a pas de peine à tirer
cette conclusion pratique : k Dans les causes de foi,
une décision judiciaire de l'évëque ou même du
Pape, prise à part et en elle-même, n'oblige jamais
les Udèles à croire comme vérité de foi ce qu'on y
déclare tel, parce que le Pape, ainsi que l'évëque,
peut dévier de la foi ; elle oblige néanmoins sous
peine d'excommunication ceux qui leur sont soumis
à ne pas soutenir extérieurement le contraire de
cette décision, à moins qu'on ne voie dans l'Ecriture
ou dans un jugement de Concile une raison mani-
feste de résister. » Ihid., col. 307.
Voilà bien Vaiiti-infaillibilisme, non seulement
inconnu à saint Thomas et aux autres grands doc-
teurs de l'Ecole, comme nous le verrons, mais op-
posé à ce qu'avait écrit le maître de Gerson, Pierre
d'Ailly, au nom de l'Université de Paris, comme
nous l'avons vu. Un grand érudit en matière théo-
logique, Théophile Raynaud, ne craint pas d'ajou-
ter : « On pourrait citer pour l'infaillibilité du Pape
tous les théologiens qui ont vécu avant le concile de
Constance. C'estseulement à partir de celui de Bàle,
que cette vérité a commencé d'être controversée
parmi les catholiques . Tous ceux qui out précédé ce
1439
PAPAUTE
1440
temps-là ont enseigné à l'unanimité .que les dclini-
tions pontilicales, même faites en dehors du concile
général, obligent à croire leur objet, et que tout
jugement sur la foi appartient ûnalement au Siège
apostolique. » Opéra omnia, Lyon, i665, t. XX (sup-
plémentaire), p. 389.
Quant à l'autorité de Gerson lui-même, si grande
qu'elle puisse être sur d'autres terrains, — ce qui
explique les partisans assez nombreux qu'elle lit au
gallicanisme, — « elle est faible en ce qui concerne
la papauté, parce qu'il écrivait au temps du schisme ».
Ce sont les paroles du docteur de Sorbonne, André
ïyirv AI., De s upreina romani pnniificis potestnte, 2' par-
tie, quest. I, édit. Puyol, Paris, 1877, p. io5. Les
mêmes causes d'ailleurs qui diminuent l'autorité de
ces premiers «gallicans, à savoir la confusion d'idées
qui régnait alors dans les esprits, les circonstances
extérieures auxquelles ils pliaient leur pensée, peu-
vent servir aussi à excuser l'ardeur téméraire de
leurs innovations, suivant la remarque d'un adver-
saire, Thyrse Gonzalrz, général de la Compagnie de
Jésus : (i Ils voyaient, dit-il, qu'on ne pouvait arri-
ver à linir le schisme qu'en posant en principe la
supériorité du concile sur les papes rivaux, et son
pouvoir de les déposer s'ils ne voulaient se démet-
tre par leur propre choix ; c'est donc par un saint
zèle, et dans un but excellent, que ces docteurs se
mirent à exalter l'autorité du concile, el avec succès.
Mais ils s'avancèrent imprudemment, quand ils
étendirent ce pouvoir du concile jusqu'à un Pape
certain et incontesté, ce qui n'était nullement néces-
saire à leur grand but : il leur suffisait de dire que
l'Eglise oppressée par un tel schisme a le droit
naturel d'en sortir et de pourvoir à son unité par une
élection certaine, en déposant des papes douteux qui
s'obstinent à garder la tiare. Ils eurent le tort aussi
d'ajouter d'autres erreurs, par exemple, que le Pape
peut se tromper dans ses délinitions de foi, s'il les
fait sans la participation du concile. C'est faux, et
ce n'était pas nécessaire à leur but : l'infaillibilité
d'un Pape incontesté s'accorde parfaitement avec
la supériorité du concile sur des papes douteux. '
De infaUibilitate romani puntificis, Rome, 168g',
pp. 596, 597.
Cette négation gallicane de l'infaillibilité pontifi-
cale, quel accueil rencontra-l-elle parmi les catholi-
ques? Loin de prévaloir parmi eux, elle se heurta
dès son origine à une opposition qui ne devait plus
finir, et à une magistrale affirmation de la doctrine
traditionnelle, dont nous donnerons quelques exem-
ples : car il est important de montrer que jamais il
ne s'est rencontré un consentement unanime de l'Eglise
en faveur de l'anti-infaillibilisme.
En -Vngleterre, Wiclbff, précurseur des proles-
tants, avait nié, au milieu de nombreuses doctrines
catholiques, l'infaillibilité pontilicale ; et les docteurs
gallicans, si opposés qu'ils fussent à cet hérésiarque,
avaient le malheur de se rencontrer avec lui sur ce
point particulier. Le carme anglais Tho.mas NRXXBn,
plus connu des théologiens sous le nom de Wal-
DBNsis, nous a laissé un grand ouvrage d'apologéti-
que contre toutes les erreurs de son compatriote et
contemporain WiclelT; il soumit son livre en i^aô à
l'approbation de Martin V, qui lui donna les plus
grands éloges. On y lit, entre autres passages affir-
mant l'infaillibilité du Pape : « Tous les orthodoxes
recourent au jugement du vicaire du Christ, pour
avoir enfin la vérité toute pure... Les Pères de
l'Eglise regardent sa décision comme d'une vérité
irréfragable... Voilà contre quoi blasphème Wicletï...
Ce qu'il veut avant tout dans son hérétique folie, c'est
que le Pape n'ait pas un pouvoir plus grand que les
autres pour déterminer et approuver les vérités catho-
liques, pour condamner et démolir les constructions
hérétiques. » Et Thomas continue en citant au long
les témoignages des Pères : Doctrinale jîdei catho-
licae, t. I, 1. II, c. 47; Venise, 1757, col. /|88.
En Espagne, nous trouvons un dominicain, depuis
cardinal, Jean de Tohqi'kmada (plus connu sous le
nom latin de Turrecre.mata), qui, docteur lui-même
de l'Université de Paris, discuta avec les gallicans
au concile de Bâle (i 43 1); c'est le premier théologien
qui ait composé un « Traité de l'Eglise n — souvent
cité dans l'Ecole pour son érudition et sa profondeur,
et d'ailleurs intéressant pour l'histoire des contro-
verses de son temps. Il donne ce titre à l'un de ses
chapitres : « Que le jugement du Siège apostolique
ne peut errer dans les choses de foi et nécessaires
ausalut. » Summa de Ecclesia,liv. H, ch. cix; Venise,
i56j,p.252. a II convenait assurément, dit-il, que ce
Siège, établi d'en haut comme chaire de l'enseigne-
ment de la foi, comme soutien de toutes les Eglises
dans les choses révélées et nécessaires au salut,
reçiit de Dieu même, dont la Providence ne peut se
tromper dans l'accomplissement de ses desseins, un
don particulier d'infaillibilité i> — don qu'il prouve
ensuite par l'Ecriture et les Pères.
En Allemagne, Gabuikl Bikl, d'un grand renom
auprès des théologiens des âges suivants, et qui mou-
rut en 1495 après de longues années d'enseignement
dans l'université de Tubingue, a laissé des ouvrages
où, si dévoué qu'il soit en général à Ockam, fonda-
teur du nominalisrae, il se garde bien de suivre ses
assertions héréti(]ues sur la papauté, ou même les
thèses du gallicanisme d'alors. Voir, sur la plénitude
de juridiction spirituelle dans le Pontife romain, son
Expositio canonis missae, Brescia, 1676, p. i46; et
son Cominentarius in lili . /T Sentent., dist. xvu,
q. 2, Brescia, 1574, p. 564, 569, 6i3. Il ne traite pas
explicitement de l'infaillibilité pontificale.
En Italie, à la fin du x\' siècle et au début du xvi',
un dominicain, Isidore de Isolanis, est l'auteur d'un
ouvrage sur l'Eglise, moins important que celui de
Torqueiuada, mais curieux parfois par ses allures
mystiques. A celte question : « Le jugement du Pon-
tife Romain est-il irréfragable? >i il répond: « On doit
tenir pour irréfragable le jugement d'un Pape véri-
table el incontesté, s'exerçant juridiquement dans
une matière qui concerne la foi ou le salut du peu-
ple fidèle... Le Pape, comme personne particulière,
peut errer; comme pasteur universel et jugeant les
choses de foi, il ne le peut absolument pas; et cela
à cause de l'assistance du Christ. » De imperio mili-
tnntis Ecclesiae, Milan, 1617, 1. II, lit. vu, q. 2, sans
pagination. — Du même payse! du même ordre reli-
gieux, l'illustre cardinal Cajbtan publie, en i5ii, un
opuscule sur la comparaison de l'autorité du Pape
avec celle du concile. Bien qu'il les compare seulement
quant au pouvoir de gouvernement, nous y trouvons
sa pensée sur l'infaillibilité lorsqu'il réfute les argu-
ments classiques du gallicanisme. Un de ces argu-
ments, plus Imaginatif que logique, consistait à oppo-
ser deux tableaux : d'un côté une Eglise splendide
l)ar la multitude et les dons variés de ses membres,
l'Epouse surnaturellement ornée par l'Epoux; — de
l'autre un pauvre pape, réduit à sa seule personna-
lité, inférieur de toute manière! — Et l'on concluait :
« Est-il possible que celui-ci règne en souve-
rain sur celle-là? » Nous rencontrons déjà ce
procédé en i4'5, dans un document de l'Uni-
versité de Paris, d'.\rgentrb, Collectio, t. I,
2' partie, p. 199, 200. Un siècle plus lard, Gajelan
renconlrechezles gallicans le même genre de preuve:
« L'Eglise universelle, disent-ils, ne peut errer, tan-
dis que le Pape peut errer même dans la foi, comme
le reconnaît le droit canon; donc l'Eglise doit tenir
1441
PAPAUTÉ
1442
les clés la première et d'une manière plus excellente
que le Pape, et même elle peut le juger. » On joue
sur les mots, répond Gajetan : « Distinguons l'erreur
personnelle i/i cret/fnrfo, et l'erreur judiciaire in de/i-
niendo; distinguons aussi l'Eglise vraiment univer-
selle, où le Pape est compris, ell'Eglise dite univer-
selle, mais entendue sans le Pape et par opposition
à son autorité. S'il s'agit de l'erreur personnelle,
certainement le Pape, n'étant qu'une seule personne,
peut plutôt se tromper dans la foi que tout le reste
de l'Eglise (pris collectivement) : mais ceci est en
dehors de la question. S'il s'agit de l'erreur judi-
ciaire sur la foi, alors c'est l'inverse. Enlevez l'infail-
libilité du Pape, l'erreur de la communauté tout
entière, qui suivrait la sienne, serait pire; l'erreur
du Pape in de/lniendo deviendrait nécessairement
l'erreur de toute l'Eglise, de l'Eglise vraiment uni-
verselle, comprenant le chef et les membres : puis-
qu'il appartient au Pape (d'après la tradition) de défi-
nir ce qu'il faut croire, pour que tous y adhèrent
d'une foi inébranlable. Or il est impossible que
l'Eglise universelle erre dans la foi; donc il est
impossible que le Pape se trompe dans un jugement
sur la foi, ce qui n'est pas impossible à d'autres
(évèques). L'argument se retourne ainsi en notre
faveur, et pour le bien général de la foi, le Pape doit
être infaillible... Ne nous laissons donc pas tromper
par les mots. Dans un jugement sur la foi, ni le
Pape, ni l'Eglise, c'est-à-dire le concile général pris
en entier (avec son chef), ne peut errer, c'est certain :
mais si l'on parle du concile acéphale, je ne trouve
rien (qui en garantisse l'inerrance). » Opuscula
omnia Thomae de Vio Cajetani, \enise, i6ia, tract. I,
De anlorilale Papae et Concilii, c. xi, p. 6. — Un
docteur gallican de la Sorbonne, Jacques Almain,
fut chargé par le roi de réfuter ce traité de Gajetan ;
voir Gallicanisme, col. 224.
Après les livres des grands théologiens d'alors,
si nous examinons l'intérieur des Universités, et les
incidents qui s'y produisirent au xv» siècle après les
conciles de Gonstance et de Bàle, nous voyons bien
l'Université de Paris allinner à l'occasion contre di-
vers religieux les principes gallicans sur \a Juridic-
tion du Pape et des évèques (cf Gallicanisme, col.
aaa); mais l'infaillihililé poniiùcale ne semble pas y
avoir été mise en cause par aucun incident. Elle le
fut en Espagne par lesthèses d'un théologien, Pibkbe
d'Osma, qui causèrent grand émoi à Salaraanque où
il enseignait, et à Alcala. Les professeurs de ces deux
universités déférèrent neuf propositions extraites
de ses écrits à l'archevêque de Tolède, primat d'Es-
pagne. Voici la septième : « L'Eglise de la ville de
Rome peut errer. » D. B., 'j3o. Nier l'infailliljilité de
l'Eglise particulière de Rome revient à nier l'infail-
libilité spéciale du Pape. L'archevêque examina ju-
ridiquement la cause dans un synode de théologiens
et de canonistes tenu à Alcala en 1478, où les neuf
propositions furent expliquées et défendues par
leur auteur et ses quelques partisans, et longuement
disculées. On recueillit sous la foi du serinent le suf-
frage de chacun. A la suite de ce vote, la sentence
du prélat condamna toutes les propositions comme
hérétiques, erronées, scandaleuses et malsonnantes,
d'Argenthr, ihid., p. 299. Pierre d'Osma se soumit,
et monta en chaire pour faire son abjuration, que
nous avons encore, et à la un de laquelle il déclare
« être de même sentiment que le Siège apostolique,
ettenirla même foi que le seigneur Sixte, Pape ré-
gnant ». SixTR IV, après une enquête sur la procé-
dure et un nouvel examen des propositions par les
cardinaux, approuva par une bulle ce qui s'était
fait, d'Argkntrk, pp. 3oo-3oa. Il ajoutait sa propre
sentence, D. B., ^33.
Tome III.
S" Epoque : La décadence de l'anti-infaillibi-
lisme au XVI' siècle. — Elle s'annonce déjà, même
en France, dans la seconde moitié du xv» siècle; voir
Gallicanisme, col. 228. Et il est curieux de voir la
Sorbonne prendre la défense de l'infaillibilité du
Pape dans la canonisation des saints, d'autant que
ce cas particulier de l'infaillibilité pontificale a été
parfois plus contesté que les autres. En i/|86, elle
condamne maître jEANLAiLLEnà rétracter en public
plusieurs erreurs; entres autres, on lit au procès-
verbal de la rétractation: t ... Je confesse avoir dit
que, si le Pape canonise un saint, je ne suis point
tenu de croire sur peine de péché mortel, qu'il soit
saint. En quoi j'ai mal prêché, et la révoque (celte
proposition) comme scandaleuse, pernicieHse, fausse
et hérétique... Et suis tenu de croire au moins pieu-
sement, si le Pape canonise un saint, qu'il est saint. »
D'Argknthé, Co//ec<io, t. I, part. Il, p. 3i 2. — Inno-
cent VIII félicita la faculté de théologie de son zèle
pour l'orthodoxie. Ibid.
La décadence du gallicanisme a lieu surtout au
xvie siècle, sous l'influence de diverses causes. La
principale est le danger où le protestantisme met
l'Eglise, et par suite le besoin qu'on éprouve, même
ilans les régions ecclésiastiques atteintes par le gal-
licanisme, de serrer les rangs et de concentrer tou-
tes les forces autour du chef de la catholicité, ce qui
contribue à faire tomber des passions et des préju-
gés. Dès la révolte de Luther et dans le courant du
xvr siècle, l'infaillibilité pontificale (pour nous en
tenir striclement à notre sujet) est soutenue comme
certaine, souvent même comme étant de foi, par pres-
que toutes les universités catholiques, et la thèse
contraire est très sévèrement jugée.
I' Universités. — Nous citerons celles qui étaient
situées loin de Rome, en divers pays, pour que leur
témoignage soit moins suspect à l'adversaire.
L'université de Gambridge, encore catholique, est
représentée par son chancelier, le bienheureux
Jean Fishkr, évêque de Rochester, plus tard marty-
risé par Henri VIII. Dans un ouvrage où il réfute
les articles de Luther condamnés par Léon X en
1620, il attribue au Saint-Siège le jugement définitif
des controverses : ad Pétri cathedram pro dirimen-
dis cunlroversiis confugiendum est. Assertionis lutlie-
ranae con/'ulatio, Paris, i545, 3'' %'eritas, p. 10.
Plus loin, il montre ainsi à Luther la nécessité de la
papauté: « Toutes les fois qu'il s'élève des querelles
sur les choses de la foi, des controverses sur le sens
des Ecritures, il faut que nous ayons un juge su-
prême, au jugement duquel on s'en tiendra. Et puis,
quand un concile général sera nécessaire, il pourra
bien plus facilement être convoqué par ce chef
de l'Eglise, aux ordres duquel tous devront obéir ;
autrement les évêquespourraient ne pas venir, etc. «
Ibid., art. 25, p. 2i3. Et comme Luther disait qu'il
n'est pas an pouvoir de l'Eglise ou du Pape de faire
des articles de foi (D. 11., 767), il répond que sans
doule il ne dépend pas d'eux de faire à volonté le
vrai et le faux, le révélé et le non révélé, mais que
néanmoins « tout ce que l'Eglise ou le Pape nous
donne à croire comme article de foi, tous les chré-
tiens doivent le croire comme tel » : ce qui impli-
que nécessairement l'infaillibilité de l'Eglise ou du
Pape pour donner comme article de foi ce qui l'est en
réalité. SI ailleurs l'évêque de Rochester insiste plus
sur l'infaillibilité du Pape définissant avec le Con-
cile, que sur son infaillibilité en dehors du Concile
(par exemple art. 28, p. 2^6), c'est que la première
infaillibilité était reconnue de tous les catholiques,
tandis que la seconde avait été mise en question par
les gallicans : l'apologiste veut donc obtenir avant
tout que Luther admette le point le plus indubi.
4G
1443
PAPAUTÉ
1444
table ; car l'hérésiarque, après avoir paru admettre
cette infaillibilité du concile (art. 28, D. /?., 'j68),par
une de ces variations qui lui étaient familières, en
était venu à la nier (769).
La profession de foi catholique de l'université de
Louvain contre les erreurs de Luther, publiée en
82 articles le 6 décembre i54i, nous a été conser-
vée (et commentée en partie) par Ruard Tappkr,
chancelier de celte université, célèbre théologien
hollandais qui assista au concile de Trente. Le
25' article est ainsi conçu : n II faut tenir d'une foi
certaine non seulement leschoses contenues expres-
sément dans l'Ecriture, mais encore celles que la
tradition de l'Eglise catholique a transmises à notre
foi, et celles qui en matière de foi et de mœurs ont
été définies par la chaire de Pierre, ou par les con-
ciles généraux légitimement assemblés » (ici les dé-
finitions de» la chaire de Pierre », étant explicitement
distinguées de celles des « conciles généraux », ne
peuvent évidemment signifier que le suprême magis-
tère du Pape exercé en dehors du concile). Explica-
tionis articulorum venerandae facuUatis theologiae
Lovaniensis tomus 1, Louvain, i555, p. l^01 sq. — Le
6 décembre 1644, l'université de Louvain renouvelait
sous la foi du serment cette solennelle profession
faite cent ans auparavant.
La Pologne est représentée par son grand cardi-
nal Stanislas Hosius. Dans un ouvrage très répandu
au XVI* siècle et traduit en plusieurs langues, il a
commenté la « Confession de foi catholique » qu'un
synode d'évêques polonais, en i55i, avait opposée
aux envahissements du protestantisme. De nom-
breux témoignages des Pères, Hosius conclut que
dès l'origine du christianisme on a eu recours au
jugement de l'Eglise de Rome dans les controverses
religieuses et regardé sa foi comme indéfectible.
0 Et il y a pourtant des gens, ajoute-t-il qui préfè-
rent soumettre leurs écrits à la censure de je ne
sais quel maître de Wittenberg, et d'une Église née
d'hier, plutôt qu'au jugement de l'Église la plus
sainte et la plus ancienne de toutes, à qui les Apôtres
Pierre et Paul ont laissé toute leur doctrine en y
répandant leur sang, et qui a été regardée comme
tellement catholique et apostolique, qu'elle n'est
jamais entachée d'hérésie. «Confessio catholicae fidei,
Lyon, i562, ch. xxviii, p. 1 10.
L'université de Douai exprime sa pensée par l'or-
gane de son plus éminent docteur, le grand contro-
versiste anglais Staplkton. Il commence par distin-
guer deux opinions extrêmes, celle d'un théologien,
Pighius, qui ne veut pas que le pape puisse
errer dans la foi, même comme personne privée, et
celle des protestants, qui veulent qu'il puisse ensei-
gner l'hérésie, même s'il définit. « Le milieu entre
ces deux extrêmes, qui est la vraie doctrine, dit-il,
c'est que le Pontife romain, comme personne pri-
vée, n'est pas indéfectible dans sa foi, de même
qu'il n'est pas impeccable dans ses mœurs; mais
que, comme personne publique, c'est-à-dire quand,
consulté sur la foi, il répond et décide en vertu de
sa charge, il n'a jamais jusqu'ici enseigné l'hérésie
et jamais ne pourra l'enseigner. Cette vérité, qui
tient le milieu, est maintenant reçue par les catholi-
ques comme certaine, sinon comme une vérité de
foi. Et l'assertion contraire serait erronée, scanda-
leuse, offensive, mais peut-être pas hérétique. » Sla-
pletoni Opéra, Paris, 1620, t. I, p. 706.
L'université de Salamanque, au xvi' siècle,
affirme sa conviction par la voix de ses docteurs.
Citons deux dominicains très connus, qui se sont
succédé dans sa cathedra primaria, Melchior Cano,
et Banez. « On nous demandera, dit Cano, s'il est
hérétique d'affirmer que l'Eglise de Rome puisse
dégénérer comme les autres Églises (tombées dans
l'hérésie) et que le Siège apostolique lui-même
puisse se détourner delà foi du Christ. Voici en deux
mots notre réponse. Nous ne voulons pas prévenir
ici la sentence de l'Eglise ; mais si la question était
déférée à un concile général, cette erreur serait
flétrie de la note d'hérésie. » Plus loin il rappelle
queles hérétiquess'acharnent.et pour cause, contrece
privilège du Pape et que ceux qui le soutiennent contre
eux sont regardés comme les vrais catholiques, et il
ajoute : « Je ne comprends pas pourquoi certains
fidèles aiment mieux favoriser les opinions des hé-
rétiques que celles des catholiques... Quant à nous,
suivons donc la doctrine qui est commune parmi les
catholiques: elle est sûre, précisément parce que
c'est le sentiment commun. « De locis theologicis,
t. VI, ch. VII; dans Migne, Theologiae cursus com-
pletus, Paris, 1889, 1. 1, col. 345, 847. « Dans un ju-
gement public porté sur la foi, dit à son tour Baâez,
le souverain Pontife ne peut se tromper. » Et après
avoir sur ce point rappelé la tradition des Pères, il
conclut : « Je pense donc que cette doctrine doit être
tenue comme une tradition apostolique. Et elle serait
regardée comme telle par tous les fidèles, si, à par-
tir du Concile de Constance, l'ennemi n'avait semé
l'ivraie dans le champ du Seigneur. Jusque-là, les
seuls Grecs (schisinatiques) erraient sur ce point ;
aussi saint Thomas énumère-t-il cette erreur parmi
celles qui sont propres aux Grecs (Opusc. i, sub fin.).
Sûrement, si la question était soumise à un concile
légitime, la doctrine de l'infaillibilité pontificale se-
rait dèfiniecomme étant la vraie foi et l'opinion con-
traire frappée d'anathème. » Scholastica commenta-
ria in II'"" 11" S. Thomae. Douai, i6i5, q. 1, a. 10,
concl. 4, p. 60.
Dans l'université de Paris elle-même, la décadence
du gallicanisme Unit par devenir si complète que
vers l'an 1600 on cesse d'y soutenir les thèses galli-
canes. Voir Gallicanisme, col. 226 ; cf. Puyol, Ed-
mond nicher, Paris 1876, t. I. p. 129. — En France,
du reste, n ce qui montre combien les vieilles doc-
trines (du gallicanisme) avaient perdu de terrain,
c'est la Ligue elle-même. Une telle explosion n'a été
possible que parce que la France était, en majeure
partie, gagnée aux opinions dites alors ultramon-
taines ». Puyol, ibid.. p. 36, cf. p. 126. Mais les excès
de la Ligue et le triomphe d'Henri IV devaient occa-
sionner une réaction, dont la Sorbonne et le clergé
subiraient l'influence, et dont les premiers instiga-
teurs furent les parlementaires, invariablement atta-
chés au gallicanisme par son côté politique, souvent
même imbus de préjugés protestants ; ibid., p. 20,
sq.
2° Théologiens. — De cette même époque
(xvi" siècle et commencement du xvii'), nous avons
déjà cité plusieurs grands théologiens. Avant le con-
cile de 'Trente, le cardinal Cajbtan, dominicain
(■j- i534); pendant le concile, le cardinal Hosius, un
des légats (■[■1579), Ruard Tappbr (-j- 1559), Mbl-
cuioR Cano, dominicain (-j- i56o). Jprès le Concile
de Trente, et dans le renouveau de théologie qu'il
produisit, Staplbton (+ iSgS), Ba.nez, dominicain
(71604).
La Compagnie de Jésus, constituée en i54o,
apporte un nouvel appoint à un mouvement com-
mencé avant elle. Citons, sur l'infaillibilité pontifi-
cale, quelques-uns de ses grands théologiensd'alors :
ToLET (-f- 1096), qui a tant contribué à la réconcilia-
tion d'Henri IV avec l'Eglise catholique ; Valbntia
(7 1608), professeur à l'Université d'ingolstadt;
Bbllarmin (7 1621), dont les Con/rot erses, publiées
dès i586, furent si renommées, et en divers pays
tant de fois rééditées à l'époque dont nous parlons,
14'i5
PAPAUTE
1446
qu'elles ont dû notablement contribuer à la déca-
dence du gallicanisme; enlin Suakbz (•{• 1617).
< Le Pontife romain, dit le cardinal Tolet, ne peut
errer dans le juijement qu'il porte sur la foi et les
moeurs, c'est-à-dire quand il détermine judiciaire-
ment ce qu'il faut croire ou ce que la morale dit de
faire. Celle conclusion n'est pas une simple opinion :
la contradictoire est une erreur manifeste contre la
foi. » Enarralio in siimmatn S. Thomae, Rome, 1869,
t. II, p. 70. — « Toutes les fois que le Pontife use de
l'autorité qu'il possède pour délinir les questions de
foi, dit Grégoire de Valence, la doctrine qu'il
déclare être de foi doit être, en vertu d'un précepte
divin, reçue comme telle par tous les tidèles. Nous
devons admettre qu'il use de cette autorité, lorsque
dans une controverse de foi il décide en faveur d'une
des deuxopinionsopposées, eumanifestanlla volonté
d'obliger toute l'Eglise à la recevoir. » Commentarii
theologici, Lyon, i6o3, t. 111, col. 2^9. Et à propos
de quelques auteurs dont la pensée à ce sujet n'était
pas assez nette : « S'ils entendent, dit-il, que le
Pontife..., comme personne publique, puisse délinir
réellement une erreur contre la foi, ils errent eux-
mêmes très gras'ement en matière de foi. » Ihid., col.
a56. — « Que le Pontife... ne puisse jamais définir
quelque chose d'hérétique comme devant être cru par
toute l'Eglise, c'est la doctrine très commune de pres-
que tous les catholiques », dit le cardinal Bellarmin;
et plus bas, il l'appelle « très certaine » et juge ainsi
l'opinion contraire de Gerson : 0 Nous n'osons pas
dire qu'elle soit proprement hérétique, parce que
nous voyons ses partisans tolérés encore par l'Eglise ;
cependant elle parait tout à fait erronée et appro-
chant de l'hérésie, en sorte qu'elle pourrait à bon
droit être déclarée hérétique par le jugement de
l'Eglise. » Controf., l. IV, de Rom. Pont., ch. 11;
OEut'res, éd. Vives, t. II, p. 79, 80. — Suarez est
encore plus affirmatif, peut-être parce qu'il écrivait
dans un temps où la décadence de l'opinion galli-
cane était devenue complète; car son ouvrage sur la
foi, où il traite de la question de l'infaillibilité pon-
tiflcale, est le dernier fruit de son enseignement et
ne fut publié qu'en 1621. « C'esl une férité catholique,
dit-il, que le Pontife définissant ex cathedra consti-
tue une règle de foi infaillible, quand il propose
avec autorité quelque chose à l'Eglise universelle
comme devant être cru de foi divine. Ainsi l'ensei-
gnent aujourd'hui tous les docteurs catholiques, et
selon moi cette vérité a une certitude de foi. » De Fide,
disp. V, sect. 8, n" 4; OEuvres, éd. Vives, t. XII,
p. 162. Quelqu'unavait voulu esquiver une ancienne
définition pontificale, sous prétexte que l'infaillibi-
lité du Pape, définissant en dehors du concile général,
n'était pas une vérité de foi. « Cette réponse, dit
Suarez, est non seulement bien téméraire, mais
encore erronée. Bien qu'autrefois quelques docteurs
catholiques aient émis (sur l'infaillibilité du Pape
sans le concile) un doute ou une erreur, peut-être
sans s'y obstiner, aujourd'hui le consentement de
l'Eglise à celte vérité est si constant, le sentiment
des écrivains catholiques si unanime, qu'il n'est
aucunement permis de la révoquer en doute. » Ihid.,
disp. XX, s. 3, n* 22, p. 617.
Terminons par le témoignage de saint François
DE Sales dans ses Controverses, rédigées à la fin du
xvi= siècle. Après avoir parlé de l'infaillibilité de
saint Pierre comme chef de l'Eglise : « L'Eglise,
dit-il, a toujours besoin d'un cou firmateur infaillible
auquel on puisse s'adresser, d'un fondement que les
portes d'enfer, et principalement l'erreur, ne puisse
renverser, et que son pasteur ne4(^uisse conduire
à l'erreur ses enfants : les successeurs donc
de S. Pierre ont tous ces mêmes privilèges, qui ne
suivent pas la personne, mais la dignité et la charge
publique. » OEuvres, éd. d'Annecy, i8ya, t. I, p. Bo.'j.
On sait que « la lecture de la page autographe du
saint Docteur, où le Souverain Ponlife est qualifié
du titre (le « Conlirmateur infaillible » produisit une
impression profonde sur l'esprit des Pères du Con-
cile, et en détermina plusieurs à souscrire à la défi-
nition de l'infaillibilité pontificale. » Ibid., Préface
des Controverses, p. cxiii.
3' Epoque : Le retour de l'anti-infaillibilisme
au XVII' siècle. — Il dérive de deux faits prin-
cipaux : l'initiative de Richer, et la déclaration
de 1682.
A. — L'initiative de Richer
1" La théorie du Libellas. — Cette doctrine de
l'infaillibilité du Pape, devenue à la fin du xvi» siè-
cle commune parmi les théologiens catholiques, fut
soudain attaquée par un docteur de Sorbonne qui
l'avait professée d'abord avec l'énergie d'un ligueur
EoMOND RicuER. Sous l'influence des passions politi-
ques et de la réaction contre la Ligue, gagné d'abord
au gallicanisme des parlementaires, il en vint à se
donner la mission de restaurer le gallicanisme ecclé-
siastique. Sectaire habile et tenace, il fit servir à ce
but sa charge de syndic de Sorbonne, soit par diver-
ses mesures qu'il prit à l'intérieur de la faculté de
thôologie, soit au dehors en attaquant ceux qui fai-
saient obstacle à ses idées, paj exemple, en poussant
l'Université et le parlement de Paris à des poursuites
iniques contre les jésuites, rendus complices de
l'assassinat d'Henri IV, et en intervenant d'une
manière scandaleuse dans la solennelle dispute de
théologie donnée à Paris chez les dominicains à
l'occasion de leur chapitre général en 1611, où figu-
raient, entre autres thèses à soutenir, l'infaillibilité
du Pape et sa suprématie. C'est alors qu'iUit paraître
un opuscule anonyme : De ecclesiastica et politica
putestate ; voir Gallicanisme, col. 226, 227. Sa
brièveté l'a fait surnommer le Libellas.
Richer travailla à une édition de Gerson, écrivit
une apologie de Gerson, déclara en 162a n'avoir écrit
son opuscule que n pour montrer sommairement
quelle était l'ancienne doctrine de l'Ecole de Paris » ;
cf. PuYOL, Edmond liicher, t. II, p. 178 sq. Mais en
réalité il va beaucoup plus loin que le grand ancêtre
dont il se couvre. Ouvrons les œuvres de Gbrson :
« La papauté, dit-il, a été instituée par le Christ sur-
naturellement et immédiatement, comme une pri-
mauté monarchique et royale dans la hiérarchie
ecclésiastique... Quiconque a la présomption d'atta-
quer ou de diminuer cette primauté... est hérétique,
schismatique, impie et sacrilège. » Tract, de statibus
ecclesiasticis, au début; Opéra, éd. Dupin, t. II,
col. 529. 0 Le Christ a voulu, dit ailleurs Gerson,
que son Eglise fût gouvernée principalement par un
seul monarque, de même qu'il y a une seule foi, un
seul baptême et une seule Eglise; en sorte qu'il y ait
unité de chef, soit qu'on regarde le chef principal,
soit qu'on regarde son vicaire : parce que c'est la
meilleure forme de gouvernement, surtout dans les
choses spirituelles, pour conserver l'unité de foi, à
laquelle tous sont obligés. » Tract, de potestate eccle-
siastica, consid. IX, col. 288. Et il ajoute qu'il n'en
est pas de même dans l'ordre civil, où il y a plusieurs
nations avec une législation spéciale pour chacune,
et où une semblable « monarchie universelle » ne
conviendrait pas. i Le pouvoir ecclésiastique en sa
plénitude, dit-il encore, est formellement et subjecti-
vement dans le seul Pontife romain. » Ibid., con-
sid. X, col. 289. Toutefois, Gerson ajoute que le
Concile général a le droit de juger et de déposer le
1447
PAPAUTE
1448
Pape en certains cas, et a le droit de prescrire des
lois ou règles selon lesquelles la plénitude de la
puissance papale doit être modérée et réglée, non
pas en soi. puisqu'en soi elle reste toujours la même,
mais dans son usage n.
Kicher, au rebours de Gerson, dit « que le régime
aristocratique est le meilleur de tous, et le plus con-
venable à la nature ». Hf ecclesiaslica et politica
potestale, Paris, 1611, principe r, p. 5. Il ne nie pas
que le Christ ail institué la papauté; pourtant son
Libellas n'est pas très clair là-dessus, et son disciple
ViGOR a pu s'y tromper et en faire une instiiution
purement ecclésiastique, que par suite l'Eglise pour-
rait abroger. Enlin, pour Gerson, le Christ a voulu
un seul monarque, comme il a ioitlu une seule foi,
un seul baptêaie, une seule Eglise, points essentiels
dans le christianisme ; pour Richer, le pape n'est
point un rouage essentiel. Il distingue entre le chef
« essentiel », qui est le Christ seul, et le chef
« ministériel ». II nie que le Pape soit essentiel à
l'Eglise, sous le beau prétexte qu'à sa mort l'Eglise
n'en subsiste pas moins pendant la vacance du
Siège; comme s'il n'en était pas ainsi de toute
société où le chef est élu à la mort de son prédéces-
seur, ce qui ne l'empêche pas de pouvoir être un
rouage essentiel, de par la constitution! Et parce que
l'Eglise peut exister quelque temps sans Pape, il s'in-
digne de ces formules : « Comme l'édifice ne peut
subsister sans fondement, l'arbre sans racine, etc.,
ainsi l'Eglise sans le Pape. » Mais ces formules sont
patristiques ; et c'est puérilité de sa part que d'exi-
ger, pour ce qui est nécessaire ou « essentiel » dans
l'ordre des choses morales, absolument les mêmes
conditions que pour ce qui est « essentiel » dans
l'ordre physique ou métaphysique. Quant au titre
de 0 chef ministériel » donné au Pape, il a un sens
vrai si le mot u ministériel » est employé par rapport
eui Christ, dont le Pape n'est que le ministre, le
vicaire, le subordonné, tout en étant chef de l'Eglise;
mais il sonne faux s'il est employé par rapport à
l'Eglise ou au concile dont le Pape serait le commis
et le subordonné, et c'est bien la pensée de Kicher.
Cf. PuYOL, op. cit., t. I, p. 5o3 sq.
Sur la question de l'infaillibilité, qui nous inté-
resse directement, voici les termes du Libellas :
« L'infaillibilité des décrets appartient à toute
l'Eglise ou au concile général qui la représente, en
quoi consiste la nature du régime aristocratique.
Ceci est démontré soit par la lumière divine (révé-
lation), soit aussi par la lumière naturelle (raison)
puisque plusieurs yeux voient mieux qu'un seul. «
Principe n-, p. 8. — Comme si l'infaillibilité, don
surnaturel, suivait forcément la loi des yeux du
corps ou en général des connaissances naturelles!
Après cette « démonstration » par la raison, le
Libellas accumule des textes qui ne prouvent pas
davantage, comme Hebr., v, i. Et Richer de conclure
que « c'est au Concile général que reviennent toutes
les controverses, comme au dernier et infaillible
tribunal, contenant toute la plénitude de la puis-
sance ». Ibid., p. 10.
3° Accueil tait au Libellas dans l'Eglise de
France, spécialement sur le point de l'infaillibilité
pontilicale.
a) Théologiens. — Si Richer eut pour lui les
parlementaires, dont le gallicanisme poli ti(]ue n'avait
pas désarmé, et dont trop souvent il sollicita l'inter-
vention, plus que déplacée dans les controverses
religieuses; s'il troubla bien des esprits, il ne put
faire triompher ses vues à l'Université de Paris, ni
dans l'Eglise de France. Aussitôt paru, le Libellas
fut réfuté par divers ouvrages, soit en dehors de la
Sorbonne, comme par l'abbé de Beaulieu, aumôQier
du roi, et Pelletier, protestant converti qui com-
para la doctrine nouvelle avec celle des chefs de la
Reforme; soit par des docteurs de Sorbonne, comme
Durand, Bouchek, Dival, Forgemont; cf. Puyol,
ibid., p. 298 sq. Dans une lettre à Casaubon en 1612,
le carbinalDupBRRON rappelait que Richer, du temps
qu'il était pour la Ligue, avait mis, dans une thèse
théologique, les Etals Généraux du royaume au-
dessus du roi, et qu'appliquant maintenant à l'Eglise
« ce levain de vieille doctrine », il soutient encore
« l'excellence du régime aristocratique par-dessus
le monarchique ». Ambassades et négociations, Paris,
1628, p. 6i|5. — Chose remarquable, aucun contra-
dicteur ne se plaça sur le terrain de l'ancien galli-
canisme, ni ne reprocha à Richer d'avoir dépassé
Gerson; l'ancien gallicanisme était bien oublié. Ce
que l'on opposait alors à Richer, c'étaient les doctri-
nes dites « ultramontaines », c'était la monarchie
pure et sim[)le du Pape, avec son infaillibilité. Pre-
nons par exemple un des principaux docteurs de
Sorbonne, André Duval, que sa science et sa piété
iirenl choisir à sain^t Vincent de Paul pour son con-
fesseur. Sans parler de l'Elenclius qu'il oppose au
novateur dès 1G12, il réfuie Richer et son disciple
Vigor en 161 4, dans un ouvrage magistral, où il dit,
à propos de l'infaillibilité : « Vigor veut que le Pon-
tife, quand il délinit en dehors du'concile, ne soit
pas infaillible, bien qu'agissant comme Pontife : ce
qui est absolument faux. » De snprema romani
ponti/icis in Ecclesiam potestate, part. II, q. i; nou-
velle édit., Paris, 1877, p. 96. Cette infaillibilité du
l'ape sans le concile ne semble pas à Duval être de
foi « au moins ce n'est pas évident qu'elle le soit;
mais pourtant elle est absolument certaine et indu-
bitable, puisque le Saint-Esprit assiste perpétuelle-
ment le Pape pour qu'il ne lui échappe pas la moin-
dre erreur (|uand il délinit ». Ibid., p. io5.
Ce mouvement d'opposition à Richer, en particu-
lier au sujet de l'infaillibilité du Pape, continue les
années suivantes parmi les docteurs de Sorbonne.
Citons l'ouvrage du docteur Maucleh, De monarchia
difina, etc., Paris, 1622, où il dit à propos de l'in-
faillibilité du Pape, que ceux qui l'attaquent « sont
hérétiques, schismatiques et impies »; que les con-
troverses sur la foi doivent être considérées comme
terminéespar le jugement du Pontife romain, et que
c'est « l'enseignement courant des professeurs de
théologie » ; part. II, liv, ch. 4- — Un gallican, l'avo-
cat Fleury, nous raconte que a en i634 le quatrième
juillet, les sieurs Duval, Ysambert, Lescot, Cornet,
docteurs régents des collèges de Sorbonne et de Na-
varre, s'assemblèrent avec quelques autres de leur
faction au collège d'Ainville, et formèrent six pro-
positions pour les envoyer dans toutes les univer-
sités du royaume comme les senliments de celle de
Paris... La première est : Summus Pontifex ex tra-
ditione ditina falli non potest nec falsam dicere
circa veritatem fidei. » Cf. Puyol, Edmond Hicher,
t. II, p. io3, — Nous lisons dans les OEuiTet de Ni-
colas Coëffeteau, O.P., conseiller du Hor en ses con-
seils, et nommé à Vévéché de .Marseille, Paris, 1622,
ces paroles qu'il adresse à Jacques I'' : « Une chose
vous semble insupportable en ce sujet : c'est que
nous disons que le Pape ne peut errer. Mais, Sire,
nous ne l'avons jamais dit de sa personne particu-
lière. Car nous savons qu'il est homme pécheur
comme un autre, et partant qu'il peut errer en la
doctrine et es mœurs, si on le considère en parti-
culier; mais en qualité de successeur de saint Pierre,
il ne peut rien enseigner de contraire à la piété, il
ne peut proposer à l'Eglise aucune pernicieuse doc-
trine, il ne peut induire les peuples à embrasser
une hérésie, vu que notre Seigneur a prié pour la
1449
PAPAUTE
1450
foi de saint Pieri'e, uliii qu'elle ne put défaillir. ■■
liéponse à l'adxertissement adressé par le Sérénts-
sime lioy de la Grande Bretagne à tous les princes et
potentats de la chrétienté; QBuA'res, p. 359.
Citons enfin un célèbre commentateur de saint
Thomas, François Sylvius, docteur et vice-cliance-
lier de l'université de Douai, et chanoine delà même
ville, dans ses Controten^es. publiées en i638. « Il
est de foi certaine, dit-il, que le jugement du Pon-
tife romain dans la décision des choses de foi est
infaillible ; tellement que, lors<|u'il définit e.r cathe-
dra, c'est-à-dire lorsque, agiseani comme Pontife, il
propose à l'Eglise quelque chose à croire comme de
foi, il ne peut en aucun cas se tromper, soit qu'il
délinisse avec le concile général, soit (]u'il détinisse
sans lui.« Depraecipuis fidei contro^'ersiis, L.IV,q. 2.
a. 8; Opéra, Anvers, 1714, t- V, p. 3i3.
b) Actes officiels. — En 1612, le Libellas fui
condamné en France comme « contenant des pro-
positions fausses, erronées, scandaleuses, schisraa-
tiqueset hérétiques i>,^ar deux conciles provinciaux ;
l'un en mars, tenu à Paris sous la présidence ducar-
dinal Duperron, archevêque de Sens et primat, dont
le siège de Paris était suffragant; l'autre en mai, tenu
à Aix. Le récit des travaux préparatoires et des di-
verses démarchesqui précédèrentces condamnations
se trouve dans Puyol, op. cit., t. I, p. 346-36 1 ; les
pièces officielles, ibid., p. 36^, sq. C'est en vain que
Richer voulut introduire au parlement un appel
comme d'abus de la censure de son livre ; et il fut
déposé par la Surbonne de sa charge de syndic la
même année ; ibid., p. 873 sq.
En 1617, un autre acte officiel de la Sorbonne vint
manifester sa pensée sur les graves questions théo-
logiques soulevées par Richer. L'archevêque de
Spalato, Marc Antoi.ne de Dominis, avait passé à
l'anglicanisme et venait de publier à Londres son
De republica ecclesiastica,où, à l'appui de plusieurs
de ses idées, qui étaient celles de Jacques I"'^, il invo-
quait la Sorbonne elle-même. Ainsi mise en cause,
et sur la requête d'Ysambert alors son syndic, la
faculté de théologie examina l'ouvrage et en censura
47 propositions « choisies parmi un grand nombre
d'autres». Voir d'Argentré, Collectio...,t. Il,part.II,
p. io5 sq ; cf. Duval, De suprema Hum. Pontif. po-
testale, Paris, 1877. p. 28 sq. Sans doute, l'évêque
apostat allait en général beaucoup pins loin que
Richer ; et ce dernier pouvaitn'être pasatleint quand
on déclarait hérétique cette 6" pi'oposition : <i Monar-
chiae formam non fuisse immédiate in Ecclesia a
Christo institutam. » Mais quand on déclarait « hé-
rétique dans toutes ses parties » la 11' proposition
empruntée à Jean IIuss : « qu'il n'y a pas en l'Eglise
d'autre chef suprême ni d'autre monarque que le
Christ ; que par ses nomlireux ministres le Christ
gouverne parfaitement son Eglise en se passant de
ce monarque mortel », — ne réveillait-on pas le
souvenir de cet endroit du I.ibellus où le Christ est
déclaré » le seul monarque essentiel », où l'Eglise
est montrée comme se passant très bien du Pape
pendant la vacance du siège ? Quand on rejetait
comme 0 une imposture pure et simple contre la
faculté de Paris » cette \\' proposition de Domi-
nis : «... L'école de Paris est à nous, et en réalitéelle
tient pour un pouvoir aristocratique et non pas mo-
narchique » — , cctait en effet une imposture de
dire cela de la Sorbonne, ancienne ou nouvelle ; mais
Richer, lui, n'avait-il pas proie à cette calomnie
contre le corps savant auquel il appartenait, et ne
donnait-il pasà l'Eglise» en réalité «uneforme aris-
tocratique et non pas monarchique? Enfin, quand
on censurait comme erronée la 8" proposition visant
directement l'infaillibilité de saint Pierre et indi-
rectement celle de ses successeurs: ■; Pierre déchut
presque aussitôt de cette foi qu'il avait eue en con-
fessant le Christ {.Matth., xvi), et ce n'est pas une
seule foismais plusieurs, qu'il chancela, même après
l'.\scension et la Pentecôte » — , le seul fait que l'on
choisit parmi beaucoup d'autres cette proposition
pour la censurer ne montre-t-il pas que la Sorbonne
tenait alors à la doctrine de l'infaillibilité du Pape,
attaquée par Richer, aussi bien que par de Dominis?
On peut donc interpréter cet acte solennel de la
Faculté dans quelques-unes de ses censures, comme
une nouvelle manifestation de la pensée du grand
nombre contre le gallicanisme de Richer. Un doc-
teur de Sorbonne se proposait même de publier un
livre pour montrer les rapprochements entre les
erreurs de Richer et celles de de Dominis; mais le
nonce Bentivoglio l'en dissuada, dans la crainte de
pousser au désespoir un prêtre et un docteur. Lettre
du 17 janvier 1618, dans Puyol, 1. 11, p. 1 54
En 1620, « un Irlandais ayant soutenu publique-
ment dans ses thèses Vui/aillibililé du Pape, le doc-
teur Hennequin, richérisle, se plaignit au syndic
qu'il eût permis d'imprimer et de soutenir une sem-
blable thèse; mais le syndic riposta qu'il l'avait
approuvée et l'approuverait encore en toute autre
occasion. Dans l'assemblée de Sorbonne qui sui-
vit, le syndic Besse se plaignit des richéristes..., lit
apporter les registres de la Faculté et lire solennel-
lement deux anciens décrets faits à des époques
différentes, conformes de tous points à la thèse ré-
cemment soutenue sur l'infaillibilité du Pape... Ces
décrets furent approuvés de tous, sans aucune op-
position... On a connu en cette occasion la grande
faiblessedes richéristes. Si on en fût venu aux votes,
pour un mauvais, il 3' en aurait eu dix bons. »
Lettres de Rentivoglio du 28 mai et du 3 juin i6ao;
ibid.. p.i55-i58.
3" Quels sont les résultats de l'initiative de
Ricber ? — De son temps, il n'a pu retourner toute
la Sorbonne vers les idées gallicanes : mais il est
arrivé à en détruire l'union el à la diviser en deux
camps. Il n'a pu gagner tout le clergé de France :
mais il a rendu au gallicanisme en décadence un
commencement de vogue dans les milieux ecclésias-
tiques.
Vers un avenir plus éloigné, l'influence de Richer
a eu un double prolongement :
a) En se faisant l'éditeur et l'apologiste de Gerson,
en invoquant à tout propos « l'ancienne tradition »
gallicane — combien peu ancienne à vrai dire et
combien rapidement déchue, nous l'avons vu — ,
Richer a travaillé sans le savoir pour un gallicanisme
plus modéré que le sien, et qui en 1682 réussira à
s'établir en France.
b) Par le caractère outrancier de son gallicanisme
personnel, il a préparé les voies aux révoltes et aux
essais de schisme qui apparaîtront de loin en loin
après lui dans l'histoire, surtout chez lesjansénistes
qui ne tardèrent pas à se rallier au richérisme.Ainsi
en 1717, quatre évêques jansénistes appellent de la
bulle Unigenitus au futur concile, avec adhésion de
la Sorbonne, du Parlement et de plusieurs prêtres et
laïques : les « appelants » tendent à provoquer un
schisme national; voir Jansénisme, col. 11 7g et Gal-
licanisme, col. 23o. C'est lamême racede jansénistes
révoltés et d'ultra-gallicans qui, au commencement
de la Révolution, élabore la Constitution civile du
clergé et introduit le schisme en France, voir Jansé-
nisme, col. 1184. On comprendra mieux l'influence
de Richer en ces occasions, si l'on prend garde à deux
points secon<lairesde son système, secondaires parce
qu'ilss'y font moins remarquer, mais importants par
leurs conséquences. Il laisse une porte ouverte sut
1451
PAPAUTÉ
1452
le presbytérianisme entendu dans le sens du gou-
vernement de l'Eglise par les simples prêtres, et
une autre sur le mulliludinisme ou gouvernement de
l'Eglise par les laïques. Mais la preuve de ces deux
points nous ferait sortir de notre sujet.
B. — La Déclaration de 1682
Nous examinerons «"par manière do préliminai-
res, la marche du gallicanisme et la défense de l'in-
faillibilité pontificale en France, à partir de la réac-
tion contre Kiclier, que nous avons décrite, jusque
dans les débuts du gouvernement personnel de
Louis XIV (i66i); 2" les événements de iG63, pré-
ludes de celui de 168-2; 3» la fameuse déclaration
elle-même, en ce qui concerne l'infaillibilité du Pape ;
4»ses suites jusqu'à la lin du règne de Louis XIV.
I" La. marche du gallicanisme et la défense de
V infaillibilité pontificale jusque dans lesdébuts
du gouvernement personnel de Louis XIV.
Nous n'avons pas à exposer ici le grand dévelop-
pement du gallicanisme politique dans la France du
xvii* siècle (y compris le clergé), sous l'influence du
parlement, de Richelieu et d'autres causes. Sur ce ter-
rain-là, Richer a vu le triomphe de ses idées. Nous
voudrions seulement noter un point très important:
c'est que legallicanisme politique alors prédominant
n'entraînait pas nécessairement le règne de l'autre
gallicanisme, le seul qui nous intéresse dans cet ar-
ticle. Ces systèmes, voisins par le nom, portent sur
des objets différenls el ne forment pas un seul bloc,
comme on se l'imagine trop souvent de nos jours.
On peut soutenir l'un sans faire profession de l'autre,
attaquer l'un sans vouloir se prononcer sur l'autre :
et nous en avons plusieurs exemples à l'époque dont
nous parlons.
Premier exemple. Saint François de Sales sou-
tenait l'infaillibilité du Pape, nous l'avons vu. Mais il
s'abstenait de soutenir le pouvoir,même indirect, du
Pape sur le temporel des rois, pour les déposer, etc.
Un magistrat de Bourgogne, son ami, avait publié en
i6n un traité Delà puissance légitime des juges sécu-
liers sur les personnes ecclésiastiques. François y
blàrae délicatement et sans descendre au détail» tout
plein de choses qui lui semblent devoir être extrê-
mement adoucies » ; mais le sujet même, cette con-
troverse entre catholiques sur les rapports des deux
pouvoirs, lui déplaît comme dangereux au temps
présent. » Aussi, dit-il,je n'ai pas même trouvé à mon
goût certains écrits d'un saint et très excellent prélat
(Bellarmin), èsquels il a touché du pouvoir indirect
du Pape sur les Princes. » OEuires, .\nnecy, 1908,
t. XV, p. g5. Consulté par une femme de magistrat
« sur l'autorité que le Pape a sur le temporel des
royaumes ", il lui montre que cette controverse entre
catholiques est dangereuse et inopportune. Ilnelui
donne que l'aflirmation générale a de la souveraine
autorité spirituelle du Pape sur tous les chrétiens,
même princes » et celle de l'obligation mutuelle du
Pape et des rois, l'un devant donner le spirituel
même au péril de sa vie, les autres l'aider de leur
temporel, ibid., p. 191 et suiv. Enfin dans une lettre
en italien à un archevêque (1612), pour être mise à
l'occasion sous les yeux du Pape, il constate qu'en
France « la discussion touchant l'aulorilé du Saint-
Père surles roiss'étend de plus en plus... La majeure
partie des Parlements et des hommes d'Etat, même
catholiques, penchent vers l'opinion la moins favo-
rable, ou pour mieux dire la plus contraire à l'au-
torité papale, l'estimant plus convenable et plus
utile à l'autorité royale ». Il voit venir « une lamenta-
ble division du royaume » ; quand le roi en prendra |
bientôt le gouvernement, « il sera facile au parti hos-
tile à l'autorité du Saint-Siège de tourner ce prince
du côté où il verra quelque apparence d'agrandir ses
droits ». Remarquable prophétie de ce qui devait se
passer sous Richelieu, el surtout sous Louis XIV.
Il conclut « qu'il est expédient pour le moment, d'é-
touffer ces discussions dans le silence » — même les
meilleurs théologiens doivent se taire là-dessus.
Ibid., p. i83 et suiv.
Second ejeni^/e. Le docteur Du val et ses partisans
à la Sorbonne soutenaient, nous l'avons vu, l'infail-
libilité pontificale comme certaine, sinonde foi. Mais
en même temps, et sans manquer à la logique où ils
étaient passés maîtres, ils évitaient constamment de
se prononcer surles questionsdélicates des rapports
du Pape avec les rois et les Etats. Ils ne voulaient
pas soutenir la thèse du pouvoir indirect, défendue
par Bellaimin et jadis prédominante en France au
temps de la Ligue, thèse qui n'était pas logiquement
liée avec celle de l'infaillibilité pontificale et qui
n'avait pasia même certitude. Toutefois, sans la sou-
tenir, et en la regardant comme inopportune et par
là même dangereuse, ils ne voulaient pas qu'on trai-
tât d'erreur dogmatique une thèse, qui, hors de
France, avait de si nombreux partisans. Aussi blà-
mèrent-ils la Sorbonne, quand elle fut amenée mal-
gré eux à censtirer comme « erronée et contraire à
la parole de Dieu » cette thèse de Bellarmin telle
qu'elle était exposée par Santarelli, autre jésuite,
dans un livre publié à Rome avec l'approbation du
Cardinal-vicaiie et du Maître du Sacré Palais.
Troisième exemple. Richelieu soutenait le galli-
canisme politique, soit raison d'Etat, soit conviction
personnelle. Mais quand, pour apaiser le méconten-
tement du Pape, il exigea en 1C27 que la Sorbonne,
dont il était proviseur, retirât cette censure de l'ou-
vrage de Santarelli, et que le parlement ne s'en
mêlât plus, le puissant ministre, tout en traitant de
« méchantes et abominables » les doctrines de San-
tarelli, ajouta qu'il était» non seulement juste, mais
nécessaire d'empêcher le cours d'un si pernicieux
livre..., mais par la voie de l'Eglise, en le faisant
condamner par une censure authentique, seule capa-
ble de calmer beaucoup d'esprits... Vous savez. Mes-
sieurs, qu'il y a beaucoup d'esprits mélancoliques,
à qui il importe grandement d'ôter tout sujet de
penser que le Roi soit mal avec Sa Sainteté, prin-
cipalement pour un point de doctrine, dont la déci-
sion appartient à l'Eglise. » D'Argentré, Collectio,
t. 11, 2" partie, p. 255; cf. Puyol, t. H, p. 3^3. Ainsi,
d'après lui, c'est au Pape qu'il faut s'adresser pour
avoir la censure authentique d'un livre, la décision
d'un point de doctrine. Bien plus, en 1629. Richelieu
composa lui-même une déclaration qu'il fit signer
par Richer devant témoins et dans laquelle ce vieux
sectaire déclarait se soumettre 0 avec le livre susdit
(le I.ibellus), ses propositions, leur interprétation
et toute ma doctrine, au jugement de l'Eglise catho-
lique et romaine et du Saint-Siège apostolique, que
je reconnais pour la mère et la maîtresse de toutes
les Eglises et pour le juge infaillible de la vérité ».
D'Argentré, ibid., p.3o2 ; cf. Puyol, p. 352 sqq. Riche-
lieu tenait donc pour l'infaillibilité pontificale, en
même temps que pour le gallicanisme politique. Et
la manière dont il réussit adroitement à pacifier la
Sorbonne fut précisément de lui imposer à la fois,
par une sorte de compromis, ces deux choses non
contradictoires. Après la rétractation,du moins exté-
rieure, de Richer, le cardinal ministre réunit dans sa
maison les chefs des deux partis opposés, et après
avoir obtenu ce qu'il voulait du parti richériste, il
demanda à Duval et à ses principaux partisans s'ils
entendaient que le Pape eût pouvoir sur le tempo-
rel : ils répondirent que non. De fait, ils n'avaient
1453
PAPAUTE
1454
jamais prolesse celle thèse; et vainement les riclié-
ristes et les parlementaires avaient cherché à les
mettre en contradiction avec eux-mêmes : s'ils ad-
mettaient l'infaillibilité romaine, leur disait-on, la
logique les forçait d'admettre la doctrine enseignée
à Rome Ju pouvoir des Papes sur le temporel des
rois. Mais il n'y avait pas contradiction, quoi qu'en
dise PuYOL (t. 11, p. 358 sq.), parce que cette doctrine
u enseignée à Rome » n'avait et n'a jamais été vrai-
ment définie, et qu'on n'admettait l'infaillibilité du
Pape que dans ses définitions. Par la même raison,
les jésuites ne reniaient pas l'infaillibilitc du Pape,
quand, sous la menace du redoutable ministre, ils si-
gnèrent un désaveu du livre de Santarelli, ou quand
ils renouvelèrent plus tard cette profession de galli-
canisme politique; ibid., p. 280, 3o^.
Que Richelieu soit arrivé plus lard à cliercher,
même sur la question des rapports spirituels du Pape
avec les évoques, des formules du gallicanisme adouci
dont il demandait la rédaction à Marca, cela ne
prouve pas qu'il y ait une nécessité logique de pas-
ser d'un gallicanisme à un autre, mais seulement
qu'il y a un danger pratique de le faire, sous l'in-
fluence de la volonté excitée par l'intérêt et la pas-
sion. Les passions ont, pour ainsi dire, une logique
qui n'est pas celle de la raison; en ce sens seulement,
on pourrait pai'lerici de nécessité logique. Le gallica-
nisme ecclésiaslique est logiquementindépendantdu
gallicanisme politique : voir Gallicanisme, col. 197,
198. A plus forte raison, si le gallicanisme ecclésias-
tique n'est considéré que dans la question particu-
lière de l'infaillibilité pontificale, comme nous le
considérons ici ; cf. ibid., exemple de Pierre Pithou,
col. 195.
L'infaillibilité pontilicale continua donc, dans le
courant du xvii" siècle, à être soutenue même par des
docteurs de Sorbonne. Nous citerons deux de ces
docteurs, Abelly et Bail, en deux ouvrages qui, de
leur temps, et même après eux, eurent une véritable
influence, plusieurs fois réimprimés en France el à
l'étranger.
Abklly, dans son célèbre manuel intitulé Medulla
iheoloffica (Paris, i65i, 1689, etc.), parle ainsi : « De
cette doctrine de S. Bernard, commune dans toute
l'Eglise, il s'ensuit 1" que toutes les fois qu'une con-
troverse en matière de foi vientà se produire, toutes
les fois que surgit une nouvelle doctrine, et qu'on
doute si elle est contraire à la foi, le moyen très
certain de discerner la vérité et de la séparer de
toute erreur, c'est de recourir au Siège Apostolique,
où la foi ne peut défaillir. Il s'ensuit a" quelorsqu'en
matière de foi il a été défini quelque chose par le
pontife romain parlant ej- cathedra, c'est-à-dire, non
pas comme docteur privé, mais comme vicaire du
Christ et chef de l'Eglise, en observant la forme d'un
légilime jugement, soit qu'il s'agisse d'une propo-
sition condamnée comme hérétique, ou d'une vérité
définie avec obligation de la croire, alors tous les
chrétiens sont tenus d'adhérer à son jugement et
d'obéir à ses décrets, de condamner ce que le Siège
Apostolique condamne, d'approuver ce qu'il ap-
prouve. » Medulla, part. I, traité I, ch. iv, sect. i,
§4; 14' édit., Cologne, i'jo5, p. 5o.
Bail, dans VApparatus qui précède son recueil
abrégé ou « Somme » des conciles, publiés à Paris
en 1659 el 1672, pose celle question: «Est-il vrai qu'en
dehors des conciles généraux il n'y ait aucune défi-
nition certaine dans les choses de foi? — C'est, ré-
pond-il, l'opinion de quelques-uns ; elle ouvre le
champ libre aux auteurs de nouvelles hérésies, ou à
ceux ipii remettent à neuf des erreurs condamnées,
et leur permet d'en propager la contagion à travers
les Eglises, dès lors que l'on n'admet plus de juge
constitué par Dieu pour les réprimer dans l'inter-
valle des conciles, et qu'ils pourront toujours oppo-
ser cette lin de non-recevoir : Personne ne peut rien
définir de certain. Les premiers siècles de l'Eglise
n'ont pas vu de concile général; entre le 4' concile,
œcuménique et le 5*, loa ans se sont écoulés; entre
le 5* et le 6«, 129 ans; entre leôoet le 7", 109 ans; entre
le ')• et le 8=, 120 ans; entre le 8" et le 1" de Latran,
223 ans; et depuis le concile de Trente, voilà déjà
plus de cent ans. Quelle ruine des âmes, si dans ces
intervalles il est permis de penser que les décrets
des Pontifes romains sont sujets à l'erreur, comme
le disent les fauteurs des derniers troubles de
l'Eglise (les jansénistes). Aussi est-il une meilleure
opinion, c'est que le Christ a mieux pourvu que cela
au bien de son Eglise et à la tranquillité des cons-
ciences, c'est que le souverain Pontife parlant ex
cathedra des choses de foi ne peut ni se tromper ni
nous tromper. » ^'nmnia co«ci7ior»m, Paris, 1672,1.!,
p. 84. « Et l'on voudrait nous faire croire, dit-il plus
loin, que le Pontife est assis sur la chaire de pesti-
lence pour nous enseigner des choses fausses et per-
nicieuses s»r /es dogme» nécessaires au salut (nous
mettons cette restriction aiin qu'on ne dise pas, pour
jeter sur nous l'odieux, que nous le prétendons
infaillible sur les affaires séculières du royaume). On
voudrait nous faire admettre, d'une part, que l'Eglise
est infaillible et ne peut recevoir aucun dogme erroné,
ce que nous reconnaissons volontiers, — el d'autre
part, que le Christ lui aurait assigné un Docteur qui
lui enseignerait les pires erreurs. » Ibid., p. 85.
Quant aux évéques de France, ils reconnaissaient
encore bien nombreux l'infaillibilité pontificale en
i65i, à en juger par la lettre que 85 d'entre eux
écrivent à Innocent X pour lui soumettre les cinq
propositions extraites par eux du livre de Jansé-
nius. La voici, d'après une traduction officielle :
« Très Saint Père, la foi de Pierre, qui ne défaut
jamais (nunqaani deficiens) désire (postulat) avec
grande raison que cette coutume reçue et autorisée
dans l'Eglise (solemnis Ecclesiae mos est) soit con-
servée, qui veut que l'on rapporte les causes majeu-
res au Saint Siège apostolique. Pour obéir à celle
loi si équitable, nous avons estimé qu'il était néces-
saire d'écrire à Votre Sainteté touchant une affaire
de très grande importance qui regarde la religion. »
Après un exposé de l'affaire : « Nous la supplions
de vouloir examiner et donner son jugement clair et
certain surchacunedes propositions qui s'ensuivent.
Votre Sainteté a depuis peu reconnu par expérience
combien a été puissante l'autorité du Siège apostoli-
que pour abattre l'erreur du Double chef de l'Eglise
(en 1647, voir D. B., n. 1091); la tempête a été
incontinent apaisée, et la mer et les vents ont obéi
à la voix et au commandement de Jésus-Christ. Ce
qui a fait que nous vous supplions, T. S. P., de pro-
noncer un jugement certain et assuré sur le sens de
ces propositions, auquel (jugement) M. Jansénius
étant proche de sa mort a soumis son ouvrage, et
par ce moyen, de dissiper toute sorte d'obscurité,
rassurer lès esprits noltanls, empêcher les divisions
et rétablir la tranquillité et l'éclat de l'Eglise. »
Recueil des actes, titres et mémoires, concernant
les affaires du clergé de France, Paris, T}68, t. I,
col. 221 sqq.
On dit qu'à partir de i652, dans les pièces où il
rappelait contre les erreurs des jansénistes la con-
damnation pontificale, l'épiscopat français employa
des formules tellement calculées par son secrétaire
Marca, que la valeur infaillible de la condamnation
ne parût pas venir du Pape seul, mais du Pape avec
l'iidliésion de l'épiscopat catholique. C'est la remar-
que de PuYOL, qui reproche à dom Guéranger el à
1455
PAPAUTE
1456
d'autres défenseurs de rinfaillibilité, d'avoir utilisé
ces pièces pour montrer que le clergé de France
jusqu'en 1660 était de leur avis; Edmond itidier,
t. I, p. ^4 sq. Si la remarque est juste, du moins elle
n'est pas applicable au document épiscupal que
nous venons de citer, antérieur à i652, où Marca ne
tenait pas la plume, et où il n'y a pas traces de sem-
blables formules. •
En 1Û61, après la mort deMazarin et dans les débuts
du gouvernement personnel de Louis XIV, le parle-
ment, le parti ricliériste et les jansénistes menèrent
grand bruit autour d'une lUèse soutenue par un
jésuite au collège de Clermont à Paris. « Jésus-Christ,
disait-il, a accordé à saint Pierre et à ses successeurs
parlant ex cathedra la même infaillibilité qu'il avait
lui-même. » Ce qui pouvaitêtre pris dans un bon et un
mauvais sens. Ensuite la thèse semblait mettre sur
la même ligne, comme également certaines de 0 foi
divine », l'infaillibilité que possède le Pape sur la
« question de droit » et celle (fort discutée alors)
qu'il a sur la a question de fait » — ; et cela sans dis-
tinguer explicitement entre un fait dogmatique et
tout autre fait: confusion qui déplut à la Sorbonne,
d'après d'Argbntré, t. III, 2' part., p. 3o2, 3o3. On
en profita pour attaquer en général l'infaillibilité du
Pape. Aussitôt Le Tellier, ministre d'Elat, demanda
au nom du roi un examen de cette thèse de Clermont
à l'archevêque Pibhhb de Marca, qui répondit par
un Mémoire confidentiel resté manuscrit. La meil-
leure copie quenous en ayons, signéeelauthentiquée
par le célèbre Baluze, alors secrétaire de Marca, se
trouve à la Bibliothèque nationale (mss. fr. 17614),
cf. Puyol, op. cit., t. Il, p. 4'|6. L'archevêque insiste
sur la question principale, celle de l'infaillibilité du
Pape prise en général, et veut renseigner exactement
le jeune roi et son ministre sur la place que cette
doctrine occupe dans le monde catholique au mo-
ment présent, pour que leur politique religieuse soit
éclairée et prudente. Les renseignements qu'il donne
sont d'autant plus précieux pour notre histoire, que,
gallican lui-môme, et ayant écrit en faveur du gal-
licanisme un livre qui avait été mis à l'index, il n'est
pas suspect de partialité en faveur des privilèges
pontificaux . que d'autre part, on ne peut lui refu-
ser de vastes connaissances, la curiosité de tout ce
qui se disait dans le monde catholique à propos de
rinfaillibilité; enfin qu'il résumait dans ce dernier
travail les recherches d'une vie déjà minée par la
maladie et destinée à finir dans quelques mois.
Or ce témoignage d'une valeur exceptionnelle
présente la doctrine infaillibiliste sous le nom de
«doctrine commune » et il ajoute : a Cette opinion
est la seule que l'on enseigne et l'on embrasse dans
l'Italie, l'Espagne et autres provinces de la chré-
tienté. 1) Et ailleurs : « L'autorité de pouvoir être
juge infaillible, parlant ex cathedra en matière de
foi, est acquise au Pape par le consentement de tou-
tes les Universités, excepté l'ancienne Sorbonne. Le
pape aurait sujet de se plaindre que, lorsqu'il souf-
fre et tolère l'opinion contraire qui est de peude per-
sonnes, on ne puisse avoir la considération de souf
frir et tolérer l'opinion générale, qui appuie ouver-
tement ses droits. > (Mémoire, § xxi) « ... La plus
grande partie des docteurs, non seulement de théo-
logie, mais encore de droit, suivent l'opinion com-
mune et se moquent de celle de l'ancienne Sorbonne. »
(§xxni) Observons qu'en théologie et en droit cano-
nique l'opposition d'un petit nombre de docteurs
n'empêche pas d'appeler une opinion « commune ».
En France même, Marca reconnaît que la doctrine
commune garde encore des défenseurs. Même à pré-
sent, dit-il, on enseigne cette doctrine dans la Sor-
bonne; car le même jour, la' de décembre, lors-
qu'on disputait au collège de Clermont sur les thèses
précédentes, on soutenait en Sorbonne la même
thèse en substance, qui est conçue aux termes sui-
vants : Romanus Pontifex conlro^'ersiarum eccle-
siasticarum est constitutus judex a Cliristo, qui
ejiis definitionibus indeficientem fîdem promisit, etc.
— D'ailleurs, ajoute-t-il, il n'y a là aucun danger
pour l'Etat : « Les craintes que l'on veut donner de
la doctrine commune sont sans fondement, et n'ont
d'autre dessein pour le présent, comme il a paru par
les livres écrits et imprimés par les jansénistes, que
d'émouvoir l'autorilé séculière sans cause afin de
former un grand schisme dans toute l'Eglise. »
Enfin, dil-il, « pour conclusion de l'examen de
cette thèse on soutient qu'il n'y a rien qui mérite
censure, et de plus il importe au service du Roi et
à la paix publique de l'Eglise et du royaume,
qu'on ne traite point de cette matière en Sorbonne
ou ailleurs, d'autant que ce serait faire une injure
très sensible au Pape et introduire un schisme, en
censurant une doctrine qui regarde la foi, laquelle
on tient, pour le moins, probable. »
En face de cette « doctrine commune qui est reçue
dans les écoles », il présente « celle qu'on appelle
ailleurs (qu'en France) la doctrine des Parisiens, à
savoir celle deOerson, AUiacensis, Almayn, Major
et autres;... celle qui enseigne que, sans les con-
sentements (du corps épiscopal) précédents, con-
joints ou postérieurs, les décisions du Pape seul
n'obligent point les fidèles à les recevoir comme
articles de foi divine. Néanmoins ils ajoutent une
maxime constante, qu'en ce cas même, les décrets
obligent tous les fidèles à y obéir avec un respect
extérieur, en s'abstenanl de parler, écrire ou dogma-
tiser au contraire, jusqu'à ce que la matière ait été
entièreuient éclaircie en un concile général ou parle
consentement et acceptation de l'Eglise... Tout ce
que l'on a pu obtenir de l'équité des Romains et de
l'universalité des docteurs qui les suivent, est de ne
point condamner cette opinion comme hérétique ni
schismatique, se contentant de la nommer opinion
tolérée, comme font Navarrus, Bellarmin, Suarez et
autres écrivains du parti contraire. «(Mémoire, §xxv)
— Malgré tout, Marca préfère comme plus probable
à son avis et cherche à étayer l'opinion « des Pari-
siens », tout en avouant que la doctrine commune
« a des fondements assez dilUciles à résoudre ».
C'était l'homme des compromis et des tolérances
mutuelles.
Ce mémoire manuscrit de Marca n'a point échappé
aux théologiens qui défendirent plus tard la doc-
trine commune de l'infaillibilité contre la Déclara-
lion de 1682, comme Thyusb Gonzalkz, De infalli-
bilitate Rom. Pont., Rome, 1689, pp. 388 sqq., 577
sqq; le cardinal Sfondbate, Gallia vindicata, 170a,
p. 786; Soardi, De suprema Rom. P. auctoritate,
Avignon, 1747, t. I, p. 2a 1. — Il atteignit momen-
tanément son but; car Le Tellier d'abord, puis le
conseil de conscience du roi, adoptèrent l'attitude
tolérante conseillée par Marca, qui fut alors élevé
de l'archevêché de Toulouse à celui de Paris. Dé-
fense fut faite au parlement et à la Sorbonne de
s'occuper d'une censure de la thèse de Clermont ;
cf. PuYOL, ibid., p. 494. C'est peu après (mars i66a)
que Louis XIV, à propos d'un décret d'Alexandre VII
favorable à la canonisation de saint François de
Sales, écrivait à l'évèque du Puy une lettre, décou-
verte par Gérin dans un manuscrit de la Bibliothè-
que nationale, où il parlait dans le sens le plus
romain de « l'infaillibilité » du Pape; Giinm, Re-
cherches histor. sur l'assemblée de 1682, a" édit.,
Paris, 1870, p. aa.
3' Les événements de 1663, préludes de ceux
1457
PAPAUTE
1458
de 1682. — Ces événements sont racontés, d'après
les manuscrits <lu temps et les registres du parle-
ment et de la Sorbonne, par le P. Gazkau, Etudes,
juin 1869, p. 8^5. Louis .YiV, Bossuet et ta Surhonne
en 1663; article admiré et utilisé par Gbhin dans sa
2' édit.; cl', p. ai. Nous insisterons sur cette période,
parce que souvent elle n'est pas assez exactement
présentée.
a) Les circonstances. — En août 1662, à Rome,
une querelle fortuite entre des domestiques de l'am-
bassade de France et des Corses de la garde ponti-
licale, nialheureui incident grossi et envenimé par
l'ambassadeur, qui partit de Rome avec éclat elvint
en hâte préoccuper l'esprit de son maître, avait
exaspéré Louis XIV contre Alexandre "VU, l'avait
porté à chasser le nonce, à confisquer Avignon, à
préparer une invasion des Etats romains; voir
Gérin, op. cit., p. 3 sqq. Ces violences dans l'ordre
purement politique eurent vite un retentissement
dans l'ordre spirituel lui-même. Ce qui diminue la
responsabilité du roi, alors âgé de 24 ans, dans les
fautes commises, ce sont des influences qu'il faut
énumérerici, vule rôle néfastequ'elles joneronldans
toute la suite des événements : l'inlluence des jan-
sénistes, celle des ministres du roi, celle du parle-
ment.
La secte janséniste en voulait surtout à Rome, et
en particulier au Pape régnant Alexandre VII, pour
avoir déliiii en octobre i656 que les cinq proposi-
tions antérieurement condamnées étaient bien dans
le livre de Jansénius (I>.-B., 1098). Elle en voulait à
la Sorbonne qui, la même année, avait censuré et
rayé de la liste de ses docteurs le chef de la secte,
Aniauld (cf. d'Argenthk, t. UI, i'''' part., p. 08, 6y),
et en 1G61 avait approuvé et imposé à tous ses mem-
bres la signature d'un nouveau formulaire de foi,
rédigé par l'assemblée du clergé de France, et envoyé
à la Sorbonne par le roi, où l'on protestait de .sa sou-
mission sincère aux bulles d'Innocent X et d Alexan-
dre VU (i7;/(/., p. 87). Elle en voulait aussi, sans aucun
doute, à Louis XIV, qui, par une déclaration, avait
imposé ce formulaire à tous les ecclésiastiques du
royaume, et forcé le parlement à enregistrer cette
déclaration ainsi que la bulle du Pape, et en pressait
l'exécution. Mais voici que le roi, en tournant ses
armes contre Rome en 1662, semblaitmellre les jan-
sénistes à l'abri de nouveaux coups, et même leur
promettre une revanche : aussi se rapprochèrent-
ils de lui pour l'aigrir de plus en plus contre le Saint-
Siège. Us avaient su garder une grande influence en
plusieurs provinces, et surtout à Paris, et ils excel-
laient à faire valoir contre Rome les idées gallicanes
ou même richéristes qu'ils avaient adoptées.
Les principaux ministres du roi. Le Tellier, Col-
bert et Lionne, avaient étéles créatures de Mazarin,
hostile lui-même à Alexandre VU, et restaient ses
imitateurs De plus, chacun d'eux avait un jansé-
niste pour conseiller; cf. Etudes, I. c, p. 884.
Us garderont le même esprit les années suivantes,
d'après la correspondance du i^nce Barokllini. 0 Le
conseil de conscience avait été supprimé... Pour ré-
gler les alTaires religieuses, Louis XIV consultait
Michel Le Tellier, Colbert et Lionne. Selon Bar-
gellini..., les ordonnances contre les religieux, celles
sur l'abrogation de certaines fêtes, les manigances
en vue de priver les religieux du droit de voteen
Sorbonne, les intrigues pour pousser, par l'octroi
dépensions et debénélices, les docteurs de Sorbonne
à défendre des propositions contraires à l'infailli-
bilité pontificale, tous ces méfaits étaient l'œuvre du
conseil d'Etat, composé du roi et de ses trois minis-
tres. La politique (de ceux-ci) est nettement galli-
cane, plus gallicane même que celle de Louis XIV à
cetle époque. » Cauchib, lief. d'Itist. ecclés., Louvain,
1902, t. 111, pp. 9S2-984. Sur le gallicanisme person-
nel de Louis XIV, voir Gallicanismci, col. 239-262.
Enfin le parlement, réduit par la royauté à ses
fonctions judiciaires depuis les troubles de la Fronde,
était prêt à s'en venger sur l'Eglise qu'il haïssait,
et à sortir de son rôle pour trancher les questions
religieuses elles-mêmes au profit de la couronne.
Cette classe de légistes fut toujours en France, sui-
vant l'expression de Guizot, « un terrible et fu-
neste instrument de tyrannie». Et cela sous couleur
de liberté. Comme le clergé français, pendant le
grand schisme, s'était appuyé quelquefois sur l'au-
torité royale pour maintenir ses anciens usages con-
tre les prétentions de papes douteux et contestés, ces
usages commencèrent ainsi à s'appeler <i les libertés
de l'Eglise gallicane ». Les légistes s'emi)arèrent du
terme et l'élondirent à t(mtes les usurpations qu'au
nom de la royauté ils commettaienlsur les droiisdu
Pape ou du clergé français. GériiN, op. oit , p. 16,17.
Uc là ce mot de Bossubt, à proi)os d'un sermon où
il avait parlé des libertés de l'Eglise gallicane : « Je
me proposai... de les expliquer de la manière que
les entendent les ét'êques, et non pas de la manière
que les entendent tes magistrats. » Lettre au curd.
d'EsIrées, décembre 1681. De là ces deux interpréta-
tions diverses du gallicanisme ecclésiastique, que
souvent l'on appelle, l'une gallicanisme épiscopal
ou des évêques, l'autre gallicanisme parlementaire
ou des magistrats; voir Gallicanisme, col. 198, sqq;
cf. col. 25i.De là enfin co caractère « anticlérical et
la'icisateur » du parlement, dont parle Lavisse (Hisl.
de France, Paris, 1907, t. VU, 21= part., p. i6). — ■ De
plus, en i663, plusieurs membres du parlement de
Paris étaient dévoués au jansénisme, surtout ses
avocats généraux Jérôme Bigno;* et Denis Talon,
celui-ci gallican si fougueux, que plus d'une fois ses
harangues, allant jusqu'à l'hérésie, avaient été cen-
surées à Rome et à Paris.
b) /.es tltèses. — Si l'on ne tenait compte de tou-
tes ces circonstances, on ne pourrait s'expliquer
l'orage que déchaîna en janvier i663 la thèse bien
inoffensive allichée par un bachelier de Sorbonne,
Drouet de Villeneuve. On sait que des gallicans
extrémistes, surtout à Constance (voir Gallicanisme,
col. 608), pour mieux remplacer le magistère infail-
lible du Pape par celui du Concile, présentèrent ce der-
nier comme absolument nécessaire pour trancher les
controverses de foi et écarter ainsi les hérésies, et
qu'en conséquence ils décrétèrent la singulière uto-
pie d'un concile général à réunir tous les dix ans.
Contre ces énormités et avec le sentiment commun
des théologiens indépendants de toute attache jan-
séniste, la thèse de Sorbonne disait : Concilia f;e-
neralia ad extirpandas liaereses, scliismata, et alia
toltenda incommoda, admodum sunt utiiia, non ta-
men absolute necessaria. Ce fut la proposition la
plus incriminée par le parlement, avec deux autres
plus facilement défendables encore. Le procureur
général se précipite au Louvre, et Louis XIV lui
ayant demandé ce qui l'amène: « G est pour savoir
de Votre Majesté si elle veut que le Pape ait le pou-
voir de vous ôter la couronne de dessus la tête,
quand il lui plaira. » El il lui montre la bulle de
Boniface VIII contre Philippe le Bel, bien étrangère
à la question, puisque le parlement n'avait pu rele-
ver dans la thèse aucune proposition sur les rap-
l)orts du Pape et de la suprême autorité teuiporelle
du roi, aucune attaque contre le gallicanisme poli-
tique. Mais l'impression était faite et la permission
d'agir contre la Sorbonne, obtenue. Etudes, Le,
p. 885, 836; GKaiN,p. 20.
Mandé par huissier devant le parlement « pour
1459
PAPAUTE
1460
rendre raison de ladite thèse », le syndic de Sor-
bonne, Martin Gbandin, Ihëologien d'un renom
bien mérité (comme on peut le constater eu lisant
ses Opéra tlieologica, Paris, 1710), n'eut pas de peine
à justilier les trois propositions incriminées, que
des gallicans modérés eussent pu admettre eux-
mêmes. Mais l'avocat général, Talon, s'écrie que ces
propositions <■ sont fausses, téméraires et scanda-
leuses, en quelque sens qu'on les prenne » ! Parcou-
rant toute l'iiisloire ecclésiastique depuis le temps
des apôtres, il conclut enlin son réquisitoire en de-
mandant pour le syndic et le bachelier un châtiment
exemplaire, en leur attribuant des blasphèmes, et
en rappelant aux légistes qu'ils ont pris sous leur
protection les canons et les conciles. Là-dessus le
parlement rend le célèbre arrêt du 22 janvier i663,
où non seulement il interdit de soutenir la thèse,
mais encore « fait inhibitions et défenses à tous
bacheliers, licenciés et docteurs et autres personnes,
d'écrire, soutenir et disputer, lire et enseigner, di-
rectement ni indirectement, es écoles publiques ni
ailleurs, aucunes semblables propositions ni autres
contraires à l'ancienne doctrine de l'Eglise, aux
saints canons, aux décrets des conciles généraux et
aux libertés de l'Eglise gallicane et anciens décrets
de la Faculté de Théologie de Paris, à peine d'être
procédé contre eux ainsi qu'il appartiendra... Et sera
le présent arrêt enregistré es registre de ladite Fa-
culté, etc. » d'Akgentbk, t. III, ve part., p. 89;
cf. Etudes, l.c, pp. 886-889. Ce n'est pas sans une
vive opposition, au sein même du parlement, qu'un
tel factum fut voté, tant l'usurpation était révol-
tante.
Après de longues délibérations, la Faculté
décida d'envoyer une députation au parlement
K pour lui demander respectueusement qu'il daigne
s'expliquer, et dire que sa pensée n'a pas été de
s'attribuer un jugement doctrinal en matière de foi
et de dogmes de l'Eglise, ni de violer les droits de
la Faculté, ni d'insinuer qu'un concile général soit
absolument nécessaire pour extirper un schisme ou
une hérésie quelconque, par exemple l'hérésie péla-
gienne ou l'hérésie janséniste, dont la condamnation
n'exige j)as un Concile général, lequel ne peut être
dit absolument nécessaire que dans certains cas
seulement; que si l'on n'arrive pas à conclure ainsi
l'affaire avec le parlement, il faudra faire prier le Roi
très chrétien par l'illustrissime archevêque d'Auch
de sauvegarder à la Faculté le droit qu'elle a et
qu'elle eut toujours de proférer son jugement doc-
trinal sur les choses qui regardent la foi. » d'Argen-
TBK, 1. c, p. 87,88.
Les députés de la Sorbonne furent d'abord reçus
par le premier président de Lamoignon. Il leur dé-
clara « qu'il ne fallait pas poser des questions au
parlement, si la Faculté ne voulait éprouver sa sévé-
rité; que d'ailleurs, loin de vouloir s'ingérer dans
un jugement doctrinal en matière théologique, le
parlement, s'il s'élevait un doute sur la foi, sau-
rait consulter et entendrait d'abord la Faculté,
dont il voulait sauvegarder les droits ». Les députés
intimidés n'entrèrent à la séance du parlement
qu'avec une formule écrite qu'ils avaient fait censu-
rer d'avance par le premier président et les trois
ministres du roi, et qu'ils lurent en public : à quoi
Lamoignon répondit avec hauteur « que tout sujet
du roi devait obéir aux arrêts du parlement ; que
s'ils avaient encore besoin qu'on leur expliquât pour-
quoi avait été interdite la proposition sur les conci-
les généraux, ce n'était pas dans l'intention d'obliger
personne à soutenir qu'une hérésie ne peut jamais
être condamnée sans la convocation d'un concile
général, puisqu'on sait bien que mainte hérésie a été
condamnée ou même complètement détruite sans
concile général. Seulement la coiu" n'a pu souffrir
une proposition vague et indéDnie, d'où quelqu'un
pourrait conclure que les conciles généraux ne sont
nécessaire en aucun cas. Le parlement, ajouta-t-il,
a interposé l'autorité du roi pour prohiber, par ma-
nière de police, des propositions qui, si l'on venait
à les étendre ainsi, contrarieraient l'administration
extérieure ou police de l'Eglise, partie principale
de la police générale du royaume. » Tel fut le rap-
port fait par les députés à la nouvelle assemblée
extraordinaire de la Sorbonne qui s'était réunie le
i5 février pour les entendre. d'Aroentrk, p. 88.
La sommation injurieuse du premier président
qui, sous le vain prétexte de « police », avait exigé
des théologiens de la Faculté une obéissance passive
et immédiate en matière de doctrine, avec l'enregis-
trement d'un arrêt qui consacrait pour l'avenir
l'usurpation, provoqua dans la grande majorité de
la Sorbonne une vraie tempête de récriminations.
Un des plus jeunes docteurs, Bossuet, alors âgé de
36 ans et déjà grand archidiacre de Metz et prédi-
cateur du roi, se montra l'un des plus ardents, mal-
gré le penchant qu'il professait depuis longtemps
vers un gallicanisme d'ailleurs modéré (voir Galli-
CANis.ME.col. 238). Mais le gallicanisme modéré n'avait
rien à faire avec l'incompétence du parlement et ses
attentats contre la dignité de la Sorbonne, Gérin,
Hecherclies, p. 26, 28, 338; Etudes, l. c, p. 896.
Toutefois deux curés de Paris, vétérans de la Sor-
bonne mais jansénistes fameux, prirent habilement
la tète de la minorité de l'assemblée. Ajipuyés par
l'influence redoutable des ministres du roi, ils mon-
traient les dangers de la résistance, exagéraient les
concessions qu'avait faites le premier président :
n'avait-il pas reconnu les droits de la Faculté?
(Ju'avait-il réclamé pour le parlement dans l'Eglise,
sinon un droit de police extérieure? N'j' avait-il i>as
moyen de s'entendre? Les moins courageux parmi
les défenseurs de la Sorbonne saisirent avidement
le compromis qu'on leur offrait, ainsi qu'il arrive
dans les assemblées délibérantes. Le syndic Gran-
din, homme de science, mais non de caractère, ne
sut pas être l'àme de la résistance. 11 fut enfin décidé,
à une faible majorité, que l'on enregistrerait l'arrêt
de la cour, à la condition d'y ajouter le rapport des
députés et les explications de Lamoignon. Eludes,
pp. 897, 898.
Le parlement sut exploiter son triomphe. Son
arrêt à peine enregistré, il attaquait déjà une thèse
du collège des Bernardins, tout aussi inofl'ensive que
la précédente. Quels sont ceux qui rentrent sous
la dénomination canonique de proprius sacerdos
(D. B., n. 437)? La thèse répondait : « C'est le Pape
dans toute l'Eglise, l'évêque dans son diocèse, le
curé dans sa paroisse. « Gela revenait à dire, comme
le lit observer Grandin, que si le Pape se trouvait à
Paris, on pourrait se confessera lui, aussi bien qu'à
son curé, pour satisfaire au précepte de la confes-
sion annuelle : ce n'éffiit pas là un grand privilège,
ni une nouveauté. Il est vrai que la proposition du
bernardin ajoutait cette phrase incidente : « Le Pape,
qui a la plénitude de juridiction dans toute l'Eglise,
tant au for intérieur qu'au for extérieur... » Mais
Gerson n'a-t-il pas dit lui-même : » Le pouvoir ecclé-
siastique en sa plénitude réside dans le seul Pontife
romain. » Voir col. i446. Malgré tout, Lamoignon
gronda le syndic comme un écolier. Talon cria à l'er-
reur, à la destruction de toute la hiérarchie ecclésias-
tiqueet de toutes les libertés de l'Eglisegallicane. Sur
quoi, un nouvel arrêt du parlement déclara Grandin
suspendu de son syndicat pendant six mois, avec
d'autres peines pour le président de la thèse et le
146 i
PAPAUTE
1462
réponJant, Etudes, pp. Sgg-goS; cf. Gérin, op. cil.,
p. 3o.
c) La déclaration de Î663. — Ce n'était là que la
préparation d'une vaste intrig:ue, ourdie par t.e Tel-
lier, ou par son conseiller janséniste le docteur
Coequelin, pour domestiquer la Sorboiine et plaire
à Louis XIV. Ils entreprennent le malheureux Gran-
din, abattu et désolé de la suspension de son syndi-
cat, et le menacent de plus grands maux encore, s'il
n'apaise le monarque irrité contre lui. On lui laisse
entrevoir un moyen de tout sauver, y compris le
syndicat : c'est de faire voter par la Sorbonne une
déclaration de gallicanisme, tant politique qu'ecclé-
siastique, qu'elle irait offrir au roi. Grandin rédige-
rait pour cela un projet de déclaration, et le leur
apporterait; et en compagnie du nouvel archevêque
de Paris, Hardouin de Pérélixe, on le discuterait
avec lui. 11 eut la faiblesse d'accepter. Dans la rédac-
tion qu'il leur soumit, il avait cherché à sauvegarder
le plus possible sa conscience et la vérité; les trois
courtisans, que de pareils soucis ne gênaient guère,
marchandant longtemps avec lui, lui itiiposérent
quelques additions ou corrections, riant ensuite du
piège où ils l'avaient fait tomber. Heureusement, ils
discernaient moins que lui la portée des formules
employées. Voir Etudes, 1. c, pp. go^-goô.
En conséquence, le 2 mai, dans l'assemblée de
Sorbonne, Grandin exposa que malheureusement, à
l'occasion de deux thèses récentes, on avait jeté des
soupçons dans l'esprit du roi sur l'enseignement de
la Faculté de théologie, à laquelle on prétait telle
et telle doctrine qu elle n'avaitjamais enseignée; sur
quoi il énuméra toutes les doctrines ultramontaines
que visait son projet secret de déclaration. d'Argbn-
THii, 1. c, p. 8g, go. Il fallait dissiper ces soupçons
par une déclaration faite au roi, ajouta-t-il. Malgré
le silence des registres ofliciels, plusieurs docteurs,
nous le savons par des témoignages contemporains,
réclamèrent qu'on délibérât sur la question en pleine
assemblée, comme il était d'usage pour toutes les
mesures prises au nom de l.i Faculté; l'afTalre élait
d'ailleurs des plus graves, et son développement
inattendu dépassait de beaucoup l'olijet des deux
thèses condamnées, qui n'avaient servi que d'occa-
sion et de prétexte. Mais la crainte et la politique
l'emportèrent; comment délibérer en liberté sur de
telles questions, après les arrêts formidables du par-
lement, et en présence de l'archevêque de Paris,
proviseur de Sorbonne et représentant ofliciel de
l'autorité souveraine? L'assemblée se borna linale-
ment à choisir onze commissaires, parmi lesquels
Grandin, Coequelin et les deux curés jansénistes,
pour s'entendre entre eux sur la déclaration à faire au
roi; elle pria l'arclievèque de voir Sa Majesté et de
lui demander de vouloir bien conserver à la Faculté
ses droits, et rétablir ceux qui avaient été suspendus
de l'exercice de leurs fonctions. Etudes, pp. 907, go8.
Cf. d'.\rgentré, iiiW. Le lendemain, guidés par l'ar-
chevêque, les commissaires vont faire hommage à
Louis XIV du document signé par eux; il l'accueille
avec plaisir, en daignant se déclarer persuadé que
la Faculté ne lui fait pas d'opposiliiui, et qu'elle
n'enseigne aucune doctrine contraire aux droits du
royaume; ajoutant qu'il lui en donnera bientôt des
marques publiques. L'archevêque, avec des poli-
tesses, vient rendre compte en Sorbonne de celte
démarche qu'il a faite auprès du roi, et les docteurs
couvrent le tout d'une approbation vague et d'un
remerciement banal. Bientôt le parlement fait un
arrêt pour l'enregistrement de la déclaration, et le roi
ordonne que les six articles dont elle est composée
soient publiés et enregistrés dans tous les parle-
ments et universités du royaume, avec défense de
lire, dire ou «nseigner rien qui y soit contraire.
d'Argentré, p. g2, g3. Le tour était joué. Le texte
latin des six articles se trouve chez d'Argentré,p. 90,
fltudes, p. gog.
Quel est le sens de ces articles de i663? Les trois
premiers roulent sur les rapports du Pape et du tem-
porel du roi. Cette question, à laquelle on faisait
ainsi une si large place, était pourtant étrangère
aux thèses condamnées. Mais c'était la plus impor-
tante pour le roi. C'était aussi celle où Grandin pou-
vait faire plus facilement des concessions de prin-
cipes, puisque la Sorbonne vivait depuis longtemps
(même du temps de Duval) en bonne intelligence
avec le gallicanisme politique de Richelieu et de
Louis XIV; voir col. 1^52. Ces trois articles ne crai-
gnent donc [>as d'allirmer " que la Faculté s'est toujours
opposée à ceux qui attribuaient au Pape une auto-
rité quelconque, même indirecte, sur le temporel du
roi; — que la Faculté ne reconnaît au-dessus du Roi
aucun supérieur dans les choses temporelles, si ce
n'est Dieu, et que c'est son ancienne doctrine, dont
elle ne s'écartera jamais; — que nul prétexte ne peut
dispenser les sujets du Roi très chrétien de la lidé-
lité et de l'obéissance qu'ils lui doivent ». Du point
de vue historique, Launov a relevé des inexacti-
tudes dans ces assertions de fait : a La Faculté s'est
/ok/ohjs opposée», etc., « c'est son a nc(>fi ne doctrine »,
etc^ (Opéra omnia, Genève, i73ï, t. IV, part. :i,
p. !26 sqq.)
Aux termes du quatricme article, « la Faculté
n'approuve pas et n'a jamais approuvé aucune pro-
position contraire aux véritables libertés de l'Eglise
gallicane ». Ce mot « véritables » est une restriction,
et laisse entendre que r(m colporle de fausses liber-
tés que la Sorbonne n'admet point : c'est, au fond,
la parole de Bossuet, soutenant les libertés de
l'Eglise gallicane « de la manière que les entendent
les évéques, et non pas de la manière que les enten-
dent les magistrats » du parlement. Col. i4.58.
Les deux derniers articles concernent les diffé-
rences fondamentales entre le gallicanisme ecclé-
siastique et les doctrinesromaines; c'était en réalité
l'endroit délicat de la déclaration. Ils sont très
remarquables par leur forme négative ; ils n'énoncent
aucun principe, mais ils se contentent de nier un fait :
« Ce n'est pas la doctrine de la Faculté que le Pape
soit au-dessus du Concile général. Ce n'est pas la
doctrine ou le dogme de la Faculté que le Pape soit
infaillible si nul consentement de l'Eglise ne vient
s'ajouter » (à ses délinitions). —Est-il vrai que ces
doctrines fussent étrangères à la Faculté? Pour ne
parler que de l'infaillibilité du Pape, seule question
qui nous intéresse directement, elle avait souvent
ligure dans les thèses de la Sorbonne (et même
récemment) sans cette clause d'un « consentement
de l'Eglise » et c'est ainsi que d'illustres professeurs
de la Sorbonne, comme Duval, l'avaient enseignée.
Mais ils n'avaient pas prétendu en faire un « dogme » ,
c'est-à-dire une vérilérfe/o/ ; etpuis. c'étaient des indi-
vidus agissant pour leur propre compte, et « la
F^iculté »,le corps, n'avaitjamais fait ,ç;enneIeurdoe-
trine : ainsi l'on avait tort d'en faire « une doctrine
d:- la Faculté « — comme était par exemple l'Imma-
culée Conception, qui sans être un « dogme » était
pourtant « une doctrine de la Sorbonne ». Grandin,
par sa rédaction, avait donc, sur ce point impor-
tant, sauvé la vérité et réservé les droits de chacun :
et c'est de la sorte qu'il s'explique lui-même dans un
Mémoire qui démontre que l'infaillihilité du pape
n'est pas de for- L'abbé Fkrbt, qui cite ce manu-
scrit et l'explication donnée par Grandin, n'aurait
donc pas dû écrire que l'article 6 est l'alllrmation de
laïc non-infaillibililé du Pape net que ces déclarations
1463
PAPAUTE
1464
de i663 équivalent déjà aux articles de 1O82 (La
faculté de théot, de Paris, époque moderne, Paris,
190/1, t. III, p. 377). S'abstenir, comme la Faculté,
d'aHirmerrinfaillibiUté,ce n'est pas « aOirmer la non-
infaillibilité »; etil }' aura vraiment du nouveau dans
la déclaration <le 1682. Aussi certains membres du
parlement se plaignirent-ils de ces formes négatives :
voir GÉRiN, op. cit., pp. 3i, 82. — Mais celte rédac-
tion, théoriquement inoll'ensive, laissait subsister des
inconvénients pratiques : trop souvent cet article
fut publiquement exploité dans un sens exagéré,
comme si la Sorbonne avait censuré la doctrine
romaine; ce qui explique les efforts du nonce pour
faire révoquer ces articles de la Sorbonne, eftorts
d'ailleurs infructueux (Féret, ihid., p. 28^). — L'an-
née suivante, du reste, la Faculté se laissa entraîner
plus loin, dans la condamnation qu'elle Ut de deux
ouvrages tliéologiques.
Le carme Bonaventure de Ste-Anne, sous le pseu-
donyme de 11 Jacqcbs de Vebnant » avait publié à
Metz en iC58 la Défense de l'autorité de N. S. P. le
Pupe...contreles erreurs de ce temps. Le i" avril i664,
le nouveau syndic gallican et janséniste imposé à la
Sorbonne, Antoine dk Bréda, en proposa l'examen.
Après la nomination d une commission et ses travaux
préparatoires, la Faculté discuta en six assemblées
générales, les phrases du livre relevées par la com-
mission et rendit son jugement le 24 mai. — Sur l'in-
faillibilité du Pape (pour ne considérer que ce point),
la Sorbonne condamnait des phrases exagérées au
moins dans la fi>rme. d'Argenthé, /. cit., jtp. 101 , io3.
Le jésuite espagnol Mathieu de Moya sous le pseu-
donyme de « Amkdéb Guimknius » venait de faire une
nouvelle édition d'un opuscule où il s'appliquait à
réfuter les objections des Provinciales contre la
morale des jésuites, en faisant appel à l'autorité
d'autres moralistes, choisis même parmi les docteurs
de Sorbonne : Amndaei Guimenii... opusculum, sin-
^ularia universae fere theologiae nwratis complec-
teiis, etc., Lyon, iGG^. Le syndic le proposa à l'exa-
men de la Faculté le i"'' septembre; après les travaux
de laoommission,et la discussion en quatorze assem-
blées générales, la Sorbonne rendit son jugement le
3 fév. 1665, précédé d'un exorde où, s'abritant sous
le nom même d'Alexandre Vil, ennemi de la morale
relâchée, elle tonnait volontiers contre le laxisme,
et rappelait ses anciennes censures contre les casuis-
tes (D'ARGfiNTRK, p. )o6 et suiv.). Au milieu des
35 censures qu'elle portait contre des groupes d'as-
sertions morales dont plusieurs sont choquantes,
mais plusieurs autres aussi sont vraies et ont fini
par triompher de la rigueur semi-jansénisle du
xvri= siècle, une seule censure relevait deux ou trois
phrases de l'auteur sur le Souverain Pontife. Les
voici : « La foi nous fait un devoir d'adhérer à la
déiinilion du Souverain Pontife dans les questions
de foi, et aussi de morale. Dans ces questions
l'Eglise ne peut errer, son chef non plus par consé-
quent... Il est de foi que le Pontife ne peut errer...
en approuvant comme conforme à la perfection
évangélique ce qui ne l'est pas... La conclusion est
si certaine, que la thèse opposée est hérétique, je
n'hésite pas à le dire. » Censure de la Sorbonne : « La
doctrine contenue et inférée dans ces propositions
est fausse, téméraire, contraire aux libertés de
l'Eglise gallicane, injurieuse pour les Universités,
les facultés de théologie et les docteurs orthodoxes»
(d'Arokntrk, p. ii3). — La Sorbonne ne censure pas
la simple affirmation de l'infaillibilité pontiticale ;
car en quoi cette simple affirmation eùt-elle été
ï injurieuse pour les facultés de théologie et les doc-
teurs orthodoxes n ? Elle savait bien que presque
toutes les universités, presque tous les docteurs
orthodoxes hors de France, et bon nombre en
France, partageaient ouvertement cette atBrmation
de l'infaillibilité, et s'en faisaient gloire, loin de s'en
otTusquer. Ce qu'elle attaque dans les phrases de
Guiménius, c'est l'ejagération de la certitude de
cette doctrine ; c'est d'allirmer l'obligation pour tous
de la soutenir; c'est de dire qu'elle fût alors a de foi »
et que le contraire fût » hérétique ». Exagérer ainsi
l'obligation, n'était-ce pas faire une sorte d'injure à
tant d'il universités » qui ne voulaient pas aller si
loin, qui toléraient la doctrine contraire, — à tant do
i< docteurs orthodoxes n qui, vu l'existence de la con-
troverse, ne regardaient pas la doctrine de l'infailli-
bilité comme étant de foi, ou du moins comme étant
obligatoire sous peine d'Iiérésie.' Les illustres profes-
seurs de Sorbonne qui l'avaient soutenue, comme
Duval, n'avaient jamais voulu admettre qu'elle fût
de foi; Grandin ne l'avait pas admis. De ce que l'in-
faillibilité de l'Kglise en général était de foi, on ne
pouvait 11 inférer » que l'infaillibilité particulière du
chef le fût aussi : la première étant reconnue de la
catholicité tout entière, la seconde était alors contro-
versée dans une certaine mesure. Guiménius tran-
chait donc trop sévèrement la question d'obliga-
tion, surtout pour un ouvrage de théologie morale,
où l'on fait profession de peser très exactement les
obligations graves, comme celle de la foi.
Concluons que la Sorbonne, à prendre strictement
ses termes, n'a j)as entendu nier la doctrine infailli-
biliste, pas plus en i664 et i665 qu'en i663. Aussi
ne serons-nous pas surpris de^ la voir en i68j résister
à la Déclaration du clergé, nettement anti-infaillibi-
liste. — Mais s'il en est ainsi, dira-t-on, pourquoi
Alexandre VU, s'adressanl à a l'éminente piété du
roi », lui demanda-t-il par un bref du 6 avril i665 la
révocation des censures de la Faculté, « si opposées
et si injurieuses au Siège Apostolique » — demande
que le Parlement, consulté par Louis XIV, lui con-
seilla de ne pas exaucer (d'Arghntri'ï, pp. Ii5-ia4)?
— Réponse. En dehors des censures qui ont trait à
Pinfaillibililé (voir ci-dessus), d'autres étaient vrai-
ment i opposées et injurieuses » aux droits du Saint-
Siège. Par exemple, Vernant avait dit du Pape avec
grande raison que « les alTaires plus importantes de
l'Eglise sont soumises à son jugement, duquel il n'y
a point d'appel ». C'étaient là des principes tradition-
nels toujours soutenus par le St-Siège, même depuis
la controverse gallicane; voir Pie II, D. B., 717;
LÉON X, 74o; cf. art. Gallicanisme, col. 26G. Or la
censure de la Sorbonne dit que ces assertions de
Vernant « sont fausses, en tant qu'elles affirment
qu'en aucun cas on ne peut appeler du Souverain
Pontife; qu'elles dérogent à l'autorité sacrée des Con-
ciles », etc. (d'.\rgentré, p. 102). C'était favoriser,
suivant la remarque du bref pontifical, les jansé-
nistes, que Louis XIV avait voulu réprimer, de con-
cert avec Rome (plusieurs d'entre eux en appelaient
au futur Concile). — Enlin, indépendamment du plus
ou moins de justesse d'une censure, il y a la question
du droit de censurer. Or le droit de porter des ceu-
sures sur les choses qui regardent la foi, nulle
Faculté de théologie catholique ne peut l'avoir par
elle-même, ni de par le pouvoir civil, mais seulement
par une concession du Chef de l'Eglise, qui en sur-
veille l'exercice. La Sorbonne n'aurait donc pas dû,
sans consulter le Pape, aborder une censure de cette
nature, qui visait à déterminer l'autorité même du
Pape et dans des circonstances aussi délicates, sur-
tout pour la déterminer contrairement ans. droits du
Pape, tels que les entendait la grande majorité des
théologiens catholiques passés et présents. Voilà
pourquoi le Pontife allait, dans une bulle, traiter
cette censure d'acte présomptueux et invalide.
1465
PAPAUTE
1466
En eÛ'et, après d'inutiles négociations, Alexan-
dire Vil promulgua, le 25 juin i665, une bulle où il
disait, sans nommer la France ni laSorbonne, qu'une
11 censure prcsomptueuse » s'était excreée sur les
livres de Vernant et de Guiménius, et s'élait permis
d'y condamner « des propositions appuyées sur
l'autorité des |)lus graves écrivains et sur l'usage
perpétuel des catholiques, surtout en matière d'auto-
rité du StSiège, de juridiction des évèques /), etc. (il
n'est pas question d'infaillibilité). On ne pouvait,
sans détriment de la religion catholique, laisser de
pareilles censures s'établir impunément. En consé-
quence, sur l'avis d'une commission des plus doctes
théologiens et avec le suffrage des cardinaux, le Pape
condamnait « dans la plénitude de la puissance apos-
tolique, ces censures comme présomptueuses, témé-
raires et scandaleuses, et les déclarait sans force et
de nulle valeur juridique » — , interdisant, sous peine
d'excomnmnication, de les soutenir, de les suivre ou
de les alléguer comme valables ; réservant au
Sl-Siège le jugement des opinions contenues dans
les deux livres incriminés et dans les censures elles-
mêmes. Voir le grand Hidlaire romain, édit. Cocque-
lines, t. V, [lart. vi, Rome, 1762, p. ^S.
Ue cette bulle, le procureur général osa k appeler
comme d'abus », et le parlement, par un arrêt du
29 juillel, le reçut appelant, après un grand discours
théologique de Talon, et lui ordonna « d'exposer ses
moyens de défense dans les trois jours » ; défendant
" à tous les sujets du Roi de retenir la liulle, de la
lire, publier et débiter >. Une députation de parle-
mentaires vint le i"' août haranguer l'assemblée de
Sorbonne, l'encouragea « à continuer toujours avec
la même vigueur », la poussa contre le Pape à " cette
sainte rébellion qui a toujours été conforme à
l'esprit de l'Eglise ». Voir l'arrêt et les discoiu's dans
d'Ahgenthk, pp. i25-i33. Mais voici que l'assemblée
du clergé de France, alors réunie, résiste au parle-
ment et non au Pape, blâme le réquisitoire de Talon,
blâme dans l'arrêt lui-même des termes qui montrent
la prétention de « prendre connaissance entière de la
doctrine, au préjudice de l'autorité et juridiction
épiscopale ». Enfin, dans un mémoire au Roi, elle
traite d' < hérétique » cette maxime du parlement
u que les princes temporels ont le droit et le devoir
de juger et de décider des dogmes de la foi et de la
discipline ecclésiastique » ; qu'ils ont « un pouvoir
de tout faire, uneéminence d'autorité, non seulement
quant à la discipline et au règlement des moeurs,
mais encore quant au dogme de la foi et à l'extinc-
tion des hérésies > ; telle avait été l'origine du
schisme et de l'hérésie de l'Angleterre. Le roi, fort
embarrassé, essaya une sorte d'arbitrage entre le
parlement et le clergé, puis finit par céder ; il
empêcha le procureur général de se présenter au
parlement pour donner ses moyens, et le parlement
de publier son arrêt. La Sorbonne se garda bien de
résister publiquement à la bulle. Louis XIV continua
de négocier avec Rome, mais dans un esprit de
modération. Un apaisement se produisit. Par deux
décrets du St-Ollice, le 21 septembre i665 et le
18 marsi666(/). B., iioi) Alexandre VII condamna
bon nombre de propositions laxistes, parmi lesquel-
les on en retrouve plusieurs de Guiménius, dont
l'ouvrage fut aussi mis à l'index le 10 avril 1666.
Tout en donnant une satisfaction légitime aux enne-
mis de la morale relâchée, le Pape, qui dans sa bulle
s'était réserve l'examen des livres incriminés, subs-
tituait sa censure à celle de Paris, et affirmait ainsi
de nouveau sa souveraine autorité en matière reli-
gieuse. Louis XIV € aurait mieux aimé que l'honneur
de la condamnation fut demeuré entier à la Sor-
bonne », mais il laissa publier les décrets de Rome.
Ainsi, sur le terrain de son autorité, le Pape ne fit
aucune concession ; le nonce Roberti menaçait des
dernières extrémités si l'on publiait l'arrêt du parle-
ment contre la bulle. On céda; et môme un Becueil
de pièces, contenant des tteinargues sur la huile,
œuvre anonyme d'Arnauld, etdes Considérations res-
pectueuses sur la bulle, œuvre anonyme d'un autre
janséniste l'abbé Boileau, fut condamné au feu par le
parlement, le 19 mai 1666. Voy. Gébin, louis A'/V
et le Sl-Siège, t. II, p. 16, sqq., Paris, 1898, et la
Revue d'hist. eccl., 1903, p. 450-455; La visse, IIist.de
France, t. VII, a' p., pp. 18-20,
Cet apaisement relatif sur les questions de l'auto-
rité spirituelle et de l'infaillibilité du St-Siège conti-
nua les années suivantes, et surtout sous Clément IX ;
c'est alors, en 1668, que vint à Paris le nonce Bar-
GELLiNi, dont la correspondance avec Rome, étudiée
par M. Cauchib, éclaire cette période jusqu'en 1671
{liev. d'hist. eccl., Louvain, t. III, 1902, p. 952;
t. IV, 1903, pp. 89 sq. et 4^8 sq.).
En 1673, une déclaration du roi prétendit étendre
à toutes les Eglises de France le privilège royal de
la régale, jusqu'alors limité (voir Gérin, Recherches,
p. 37, sq.). Ainsi Louis XIV engageait avec le
St-Siège, surtout avec Innocent XI, une lutte qui,
n'ayant pas l'infaillibilité pour objet, ne nous con-
cerne que par l'origine qu'elle donna à l'assemblée
de 1682.
3" La Déclaration de 1682 : et spécialement
son 4e article, sur l'infaillibilité du Pape. —
Les trois ministres du roi et le parlement, que nous
avons vus, à propos d'une thèse, si soucieux des
droits et de l'absolue nécessité des Conciles œcumé-
niques, ne se gênaient pas pour contredire eux-
mêmes cette nécessité et ces droits. De même que les
conciles provinciaux avaient été depuis longtemps
abolis en France par la politique, de même ils se
souciaient fort peu d'un concile général de la catho-
licilé. Ils préféraient s'appuyer sur ce que l'on
appelait « les assemblées du clergé de France ».Ces
assemblées quinquennales n'avaient rien de commun,
suivant la remarque de Portails lui-même, avec les
conciles soit provinciaux, soit nationaux, soit œcu-
méniques, groupements prévus dans le droit cano-
nique et soumis parles lois de l'Eglise à des condi-
tions bien déterminées, par exemple à celle de
l'autorisation du Pape. Le clergé de France figurait
dans ses i assemblées » non comme un corps épi-
scopal, ayant à veiller sur la religion et la discipline
ecclésiastique, maisplutôt comme un des trois ordres
de l'Etat, en vue d'objets plutôt temporels et politi-
ques, dont le principal était cet impôt que le clergé
consentait au roi sur les biens d'Eglise, sous forme
de don volontaire (GiiniN, p. i65 sqq). Voilà l'ins-
trument plus commode, plus en main, que l'on se
mit à employer contre Rome. Nous voyons une
assemblée du clergé en 1680, qui, dans l'alTaire delà
régale, prend parti pour Louis XIV contre Inno-
cent XI, et cela sans aucune discussion préalable,
sous forme d'une lettre au roi, qu'au dernier moment
on leur fera signer (Gérin. cli. m). Nous en voyons
une autre l'année suivante, la « petite assemblée de
1681 », composée de prélats qui se trouvaient alors
par hasard à Paris, et destinée à préparer la « grande
assemblée» de 1681-1682 (Giîrin, ch. iv). Avec quel
arbitraire royal furent menées les élections pour la
grande assemblée, comment furent triés sur le vo-
let les 36 évèques et les 38 ecclésiastiques de second
ordre qui la composèrent, on peut le voir dans
Gkrin, ch. v-ix. Ce qu'il nous appartient de noter,
c'est leur inconséquence et leur incompétence mani-
feste dans les décisions qu'ils se permirent de pren-
dre par leur « déclaration ». Ils ne pouvaient
1467
PAPAUTE
1468
trancher l'affaire de la régale, dont le Pape était déjà
saisi, où il avait certes le droit de juger, de condam-
ner des abus dangereux, et de réponse à l'appel
de quelques évêques français persécutés pour la
revendication de leurs droits (voir la lettre de Le
Camus, évêque de Grenoble, au ministre Le Tellier,
dans GÉRiN, p. i 49). Mais supposons, par impossi-
ble, leur compétence dans l'affaire de la régale :
comment pouvaient-ils grefferlà-dessus un jugement
sur l'infaillibilité? La régale n'était pas en elle-
même une question de dogme, mais de discipline
locale ; et les brefs disciplinaires d'Innocent XI à ce
sujet n'étaient pas des délinitions de foi : par quel
lien logique ou par quelle nécessité pratique l'as-
semblée pouvait-elle donc passer de la régale et
des brefs du Pape àla non-infaillibilité de ses déli-
nitions de foi ? Qu'avait à faire l'un avec l'autre ?
Et puis, l'infaillibilité était une question purement
spirituelle, dont la décision ne pouvait avoir de vîi-
leur qui si elle procédait dun concile; et l'assemblée
du clergé n'élaitpas un concile.
Force nous est donc de conclure que ce jugement,
rendu en partie sur des questions doctrinales et
étrangères à la question du différend réel avec Inno-
cent XI, ne fut qu'une manœuvre politique de Col-
bert, qui l'imagina (au témoignage de Bossuet), et
du roi, qui l'accepta et qui l'imposa à la faiblesse de
l'assemblée, soit pour faire fléchir le Pape sur la
régale, soit pour le braver et le décourager de l'ex-
communication qu'il laissait entrevoir. Manœuvre
dangereuse autant qu'injuste, car elle emportait la
France vers un schisme, qui d'ailleurs ne déplaisait
point aux extrémistes. Ce fut l'excuse de Bossuet,
chargé de rédiger la fameuse Déclaration : par la
modération desa rédaction et par son influence, il tra-
vailla sincèrement à retenir les esprits sur la pente
du schisme ; ce qui du reste ne le justifie pas de la
faiblesse avec laquelle il se prêta à ces manœuvres
de la couronne. Voir Giiniv, ch. xi ; Largrnt, dans
le Dict. de tliéul. catli,, art. Bossuet, col.ioG^, io65;
Chénon, Ilist. des rapports de l'Egl. et de l'Etat,
2* éd., Paris, igiS, pp. i56, 157.
Voici le i' article : « Quoique le souverain Pontife
ait la principale part dans les questions de foi, et
que ses décrets regardent toutes les Eglises et
chacune d'elles, son jugement n'est pourtant pas
irréformable, à moins que le consentement de l'Eglise
n'y soit ajouté. » (Pour le texte des quatre articles,
voir Gallicanisme, col. 198, 19^; texte latin,/?. /?.,
1822, sqq; appréciation dans un documentdutemps,
Gbrin, p. 319, sqq.) Voir col. 1427.
Remarques sur le 4' article :
a) Bossuet s'écarte ici de la formule de la Sor-
honneen i663 sur l'infaillibilité. — Cette formule néga-
tive ne contredisait pas la doctrine de l'infaillibilité
pontilicale : elle ne tranchait qu'un point défait, en
disant que cette doctrine n'avait jamais été adoptée
par la Faculté (comme corps, quelle qu'eût été la
liberté laissée là-dessus aux individus). Un docu-
ment de i68a confirme encore très clairement ce
que nous avons dit là-dessus; voir Gérin, p. 58 i.
Au contraire, Bossuet, dans sa rédaction, ne s occupe
pas de ce fait, qui regarde l'histoire de la Sorbonne.
Ce qu'il tranche, c'est la question théologique
elle-même, la question de droit ou de principe.
Il nie que le jugement du Pape, en dehors du
consentement de l'Eglise, soir irréformable; et ce
mot 0 irréformable », déjà employé par TertuUien
à propos d'une règle de foi, équivaut au mot « infail-
lible », d'un usage plus récent, comme le remarque
la. Defensio declarationis cleri gallicani, 1. VII, ch. r,
édit. Lâchât, t. XXII, p. 2. Bossuet était-il auto-
risé à une telle rédaction? — Non, car la déclara-
tion de la Sorbonne avait été prise comme base de
la nouvelle déclaration du clergé, qui ne devait en
être que lasanctionsolennelle; le 26 novembre 1681,
oh avait nommé une coinniission des six articles de
Sorbonne. Aussi Bossuet, ou sou éditeur, soutient-il
pour le besoin de la cause « que les articles de la
Faculté avaient dit la même chose et exprimé la
même pensée que les articles du clergé de France :
seulement les évêques réunis en une si majestueuse
assemblée crurent de leur devoir d'exprimer leur
pensée avec plus de rondeur et de simplicité », ut
mentent ruitindius ac siniplicius promerent (Op. cit.,
.\ppendix, 1. III, c. xi, p. 602). Nous disons : Bossuet
ou son éditeur, parce que Bossuet n'a jamais publié
sa Defensio, comme on sait, et que plus tard, dans
le fouillis de ses papiers repris par lui à de longs
intervalles, raturés, brouillés, apostilles, un éditeur
gallican et même janséniste a choisi, déchiffré et
remanié à sa façon ; on dit même qu'une note de
Bossuet désavoue cet Appendix, et d'autres parties
de la Defensio.
b) Objection principale de Bossuet contre rinfailli~
bilité du Pape. — Il semble bien n'avoir jamais
varié sur cette objection, puisqu'on la trouve, non
seulement dans la Defensio elle même (ibid.), mais
dans cette forme nouvelle de la Defensio, qu'il a
nommée Gallia orthodoxa, et qui doit répondre
mieux à sa pensée définitive. Le point de départ de
l'objection est ceci : « L'infaillibilité du Pape est
douteuse. « Pour le prouver, Bossuet n'invoque pas
seulement l'article de Sorbonne de i663, mais l'exis-
tence même de la controverse depuis des siècles et
surtout la conduite du St-Siège qui reconnaît ce doute,
et, avec ce doute, la liberté qui en est la conséquence :
indubiis libertas. « Entre gens pieux et orthodoxes,
dit-il, on ne s'accorde pas encore sur l'infaillibilité
du Pape; et sans parler des conciles de Constance et
de Bàle, des hommes saints et pieux l'ont niée. Et
tandis que beaucoup de docteurs privés accablaient
ces hommes d'indiscrètes censures, l'Eglise catholi-
que et Rome elle-même s'est abstenue de les censurer;
et voilà trois cents ans que l'on agite cette contro-
verse en liberté de conscience (innoxie). » Gallia orth.,
n. 97 ; éd. Lâchât, t. XXI, p. 1 28. Rome n'a pas obligé
les schismatiques et les hérétiques à croire à l'infail-
libilité pontificale : pas plus au concile de Florence
pour la réunion des Grecs, qu'au concile de Trente
pour les protestants. Un ouvrage de Bossuet, l'Ex-
position de la doctrine catholique, où il a montré
aux hérétiques le St-Siège comme centre de l'unité,
mais où il s'est fait une règle de ne pas entrer dans
les questions discutées par les théologiens comme
celle de l'infaillibilité (n. 21), a été honoré eu 1679
d'un bref laudatif d'Innocent XI, vantant « la
science, la méthode, et la prudence « de l'auteur
(Defensio, ib., p. 6o3, sqq.; Gallia ortliod., n. 98,
p. ii9,sq.). Bien plus, après l'apparition des articles
de 1682, leur doctrine n'a pas été condamnée par le
jugement du St-Siège, ni comme hérétique et con-
traire à la foi, ni sous une moindre censure — même
lorsque .\lexandre VIII déclarait nuls et invalides
tous les actes de l'assemblée du clergé de 1682, et
tous les édits royaux confirmatifs. Voir Gallica-
nisme, col. a66, sq.
Ce point acquis, Bossuet raisonne ainsi: « Cette
infaillibilité douteuse ne peut pas être une infailli-
bilité concédée par le Christ. Car s'il avait concédé
l'infaillibilité (au Pape, comme on le prétend), il
l'aurait révélée à son Eglise dès l'origine, de telle
sorte qu elle ne fùtpas inutileen demeurant douteuse,
sans être sullisamment révélée, sans être fondée
sur une tradition claire. » Gallia orihod., n" 97,
p. 12S. La Defensio développe davantage ce raison-
1469
PAPAUTE
1470
nement: «Une infailliliililé douteuse ne peut préten-
dre à un jugement absolument suprême dans les
choses de foi. Bien plus, une infaillibilité douteuse
ne peut se concevoir. Que servirait, en elTel, d'être
infaillible, si l'on n'était pas certainement reconnu
comme tel? Le Christ ne peut pas concéder à quel-
qu'un dans son Eglise une telle fonction ordinaire
(de juger infailliblement les choses de foi), si cette
fonction ne doit pas sertir à son Eglise ; et elle ne lui
servira pas, si elle ne lui est pas révélée, révélée au
moins de telle sorte que, si la question vient à se
poser, cette concession du Christ puisse être définie
par les conciles et les Pontifes. Car ce qui n'aurait
pas été révélé de la sorte, je ne l'appellerais pas
révélé, mais enveloppé. » /.. c, p. 6oi.
Béponse. — Oui, s'il a investi le Pape d'une telle
fonction judiciaire et d'une telle prérogative d'infail-
libilité, le Christ, pour que tout cela « puisse être
utile », a dû le révéler à son Eglise, non pas avec
une évidence qui du premier coup saule aux yeux
de tout fidèle, mais du moins « assez clairement
pburque cette concession divine puisse être reconnue
etdéfinie », — suivant la formule de Bossuet lui-même;
une révélation de ce genre existe pour l'infaillibilité
duPape et elleélait « assez claire dans l'Evangile et
la Tradition » réunis, pour qu'un concile œcuméni-
que ait pu « la reconnaître et la définir ». Mais
Bossuet a trop l'air de croire que, si le Christ avait
révélé l'infaillibilité du Pape, rien n'eût empêché de
la définir déjà; et qu'en général si une définition se
fait beaucoup attendre, mettons pendant trois siè-
cles, c'est une preuve qu'elle ne viendra jamais,
faute de révélation sullisante. c. Si la chose, dit-il,
est aussi clairement révélée qu'ils le prétendent,
qu'est-ce qui a empêché de la définir? Voilà
trois cents ans que l'on agite librement cette contro-
verse. » Gallia orthod., toc. cit. 11 serait facile
de trouver dans l'antiquité ecclésiastique des vérités
que Bossuet tenait pour clairement révélées et qui
n'ont été définies qu'après plusieurs siècles de
libre discussion. De même, quand on vit éclore
les controverses théologiques sur l'infaillibilité du
Pape et sur son autorité par rapport au concile,
c'est-à-dire vers la fin du schisme d'Occident, au
xv« siècle, le magistère ecclésiastique ne s'est pas
pressé de condamner un homme du mérite de Ger-
son, ni d'autres membres d'une aussi célèbre Uni-
versité que celle de Paris; il a laissé le champ
libre à la discussion, et n'a pas désespéré de la
science ni de la prudence des docteurs. Et de
fait, au xvi" siècle, nous l'avons vu, la doctrine
aujourd'hui définie commençait à triompher par-
tout, même à l'Université de Paris ; l'accord una-
nime et constant semblait près de se faire. Malheu-
reusement pour cet accord, au xvii« siècle, en France,
les préoccupations nationalistes (d'ailleurs motivées
en partie) et plus encore les passions et les intrigues
des politiciens arrivèrent à obscurcir de nouveau
une question toute spirituelle. L'infaillibilité ponti-
ficale retrouva des adversaires non seulement parmi
les sophistes entêtés ou les purs arrivistes, mais
encore parmi les hommes doctes et pieux, comme
Bossuet. Nombre de fidèles, entendant ainsi des évo-
ques et des docteurs catholiques défendre le pour et
le contre, ne savaient à quoi s'arrêter; et, comme
il arrive en toute semblable controverse, si révélée
que fût en elle-même l'infaillibilité, le doute assez
répandu sur cette révélation faisait pratiquement
cesser l'obligation générale de la reconnaître et de
croire, jusqu'à ce qu'enfin une définition vînt réta-
blir cette obligation, et d'une manière explicite.
Bossuet a tort aussi de se prévaloir de ce que le
St-Sicge s'est abstenu de censurer les quatre arti-
cles au moment de leur publication, et les années
suivantes. Lui-même n'a t-il pas alors reconnu le
grand danger d'un schisme avec Rome? Kallait-il
donc que le souverain Pontife, par un coup d'autorité,
précipitât peut-être tant d'àmessi mal disposées dans
le schisme et dans l'hérésie ? Fallait-il que, pour for-
cer les gens, et avec si peu d'espoir de succès, à
reconnaître son infaillibilité, d'ailleurs devenue pra-
tiquement douteuse et niable sans un péché formel,
le Pape exposât la France à perdre ce qu'elle gardait
encore de liens avec la cathedra Pétri, à perdre le*
vérités les plus certaines et les plus fondamentales
sur le centre de l'unité de l'Eglise et la primauté du
St-Siège? La temporisation en face d'erreurs excu-
sables pour plusieurs, la condescendance à l'égard des
multitudes dévoyéesparleurs chefs, étaient trop dans
les traditions de Rome pour qu'en une circon-
stance si grave elle pût y manquer. Mais cette tem-
porisation et cette condescendance n'excusaient
pas ceux dont les intentions et les agisse-
ments étaient coupables; à Dieu déjuger la sincé-
rité ou l'insincérité de chacun. Cette temporisation
de l'autorité suprême n'empêchait pas non plus les
partisans convaincus de l'infaillibilité de continuer
à la défendre, hors de France, et même en France.
Et c'est ainsi qu'une vérité révélée, même pendant la
longue période de doute qu'elle peut avoir à subir,
ne devient pas « inutile ». Grâce à la Providence de
Dieu sur son Eglise, il se rencontre toujours des doc-
teurs pour la défendre et des fidèles pour en garder
la foi. A ceux-là du moins, les infaillibles définitions
des Pontifes, passées ou présentes, n'étaient pas inu-
tiles; et cette lumière n'avait pas disparu pour eux.
Bossuet aurait dû reconnaître qu'une vérité révélée,
rendue « douteuse » par la controverse entre catho
liques, n'est pas pour cela vraiment « inutile «.Car
il croyait lui-même à l'Immaculée Conception comme
à une vérité révélée, la soutenait par d'éloquents
discours et ne la regardait certes pas comme une
vérité inutile : et pourtant cette vérité, du fait de la
controverse, était devenue « douteuse j^ depuis long-
temps et n'était pas plus près d'être définie que
l'infaillibilité du Pape. En somme, Bossuet semble
n'avoir pas eu des idées assez nettes sur le dévelop-
pement du dogme, sur les phases diverses par les-
quelles peuvent passer certaines vérités révélées,
celles qui furent révélées moins explicitement que
d'autres. C'est la conclusion de plusieurs historiens
et critiques contemporains; voir J. Huby, Christus,
2" éd., Paris, 1916, p. 119g, 1200.
Mais Dieu (a-t-on dit de nos jours), s'il eût voulu
instituer l'infaillibilité du Pape, n'aurait pu la lais-
ser tomber ainsi, et pour si longtemps, dans la con-
dition douteuse des vérités controversées entre
catholiques. Car, d'après ses défenseurs, elle serait
trop fondamentale et trop pratiquement nécessaire à
la vie de l'Eglise pour pouvoir ainsi s'obscurcir; la
Providence n aurait donc pas pu permettre pour cette
institution ce qu'elle a permis pour des vérités qui
n'avaient pas cette nécessité pratique, par exemple,
l'Immaculée Conception.
Béponse. — On prête ici aux défenseurs de l'infail-
libilité pontificale une exagération de sa nécessité,
qu'ils ne sont nullement obligés de soutenir. Ce n'est
point par de» arguments a priori que nous prouvons
notre thèse, comme si la vie de l'Eglise ne pouvait
ni se concevoir ni subsister pendant une période un
peu longue sans que l'exercice de cette infaillibilité
soit reconnu de tous, mais pardes /ex/es positifs d'où
il ressort que J)ieu a voulu le Pape comme juge
infaillible de la foi; or Dieu a voulu et révélé bien
des institutions très utiles mais non nécessaires à la
vie de son Eglise, ou nécessaires en un certain sens.
1471
PAPAUTE
1472
mais non pas dans leur exercice continuel. Telle est
celle que nous défendons. Pendant les trois ou qua-
tre siècles où elle a été plus ou moins révoquée en
doute el librement discutée à l'intérieur de l'Eglise,
le magistère ecclésiastique ainsi diminué subsistait
et pouvait à la rigueur sullire : soit parce qu'un grand
nombre de catholiques, surtout hors de France, con-
tinuaient à être convaincus de cette infaillibilité et
à profiter des définitions pontiticales du passé, en
sorte qu'il y avait toujours pour eux une iniluence
de cette grande institution; soit parce qu'une défi-
nition pontificale, de sa nature, n'est pas chose fré-
quente, et que l'histoire, même aux époques les plus
favorables à la Papauté, nous montre ces définitions
à longue distance les unes des autres; soit enfin
parce que, si l'on constatait une nécessité certaine
de juger quelque controverse de foi sans trop de
retard, si une nouvelle hérésie troublait l'Eglise,
alors même il restait encore plusieurs moj'ens qui ne
supposaient pas reconnue de tous l'infaillibilité que
nous défendons. Quels étaient ces moyens? D'abord
un jugement provisoire du Pape, comme sont de
fait plusieurs documents pontificaux qui montrent
aux fidèles la vérité ou l'erreur, sans prétendre encore
juger définitivement et infailliblement la contro-
verse : les gallicans eux-mêmes demandaient pour
de tels jugements un respect au moins extérieur;
c'était là déjà une direction. Ensuite, s'il fallait
un jugement définitif et infaillible, il y avait le con-
cile œcuménique; c'est ainsi qu'au temps du gal-
licanisme le concile de Trente condamna les
diverses erreurs des protestants. Enfin, pour avoir
un infaillible jugement, il n'était pas même besoin
d'un concile, diflicile à réunir. Le Pape, d'après le
4* article de 1682, a « la principale part •> dans le
jugement des questions de foi, et « ses décrets
regardent toutes les Eglises de la catholicité ". Quand
même il n'aurait pas l'infaillibilité que nous disons,
il doit avoir au moins, d'après cet article, l'ini-
tiative qu'il faut pour adresser à toutes les Eglises
un décret doctrinal condamnant la nouvelle erreur
autant qu'il est en lui; et si le consentement des évo-
ques delà catholicité vient se joindre à ce décret,
alors on sera d'accord sur sa valeur infaillible. C'est
de la sorte que Bossuet lui-même regardait comme
infaillible la condamnation des cinq propositions de
Jansénius par Innocent X, et qu'il regardera comme
infailliblela condamnation des propositions de Féne-
lon sur le pur amour par Innocent XII; voir Galli-
canisme, col. 229. Ainsi, dans cette période transi-
toire de controverse gallicane, les idées, bien que
divergentes, se rencontraient assez toutefois pour
permettre au magistère ecclésiastique de fonctionner
encore, bien qu'avec beaucoup plus de difficulté et
d'inconvénients que si la simple vérité avait brillé
dans tous les esprits. Parmi ces inconvénients, il y
avait l'imprécision dangereuse de ces paroles du
4» article : « Le jugement (du Pape) n'est pas irré-
formable, à moins que ne s'y ajoute le consentement
de l'Eglise. » S'agit-il du consentement des seuls
évêques, ou exige-t-on aussi celui des prêtres, des
fidèles? d'un consentement des principaux sièges, ou
delà multitudedesévêques? de la totalité afc.so/((e de
l'épiscopat, ou d'une totalité approximative, de ce
qu'on appelle « Vunuersalité morale »? d'un consen-
tement exprès, ou seulement tacite chez un grand
nombre? Le vague, c'est ce que reproche à cet arti-
cle (comme aussi au précédent) M. E. Lavissb, Hist.
de France, t. VII, 2* part., 1907, p. 33. Un autre
inconvénient, qui nous parait le plus grave de tous,
c'est que le gallicanisme modéré de la déclaration de
1682 traînait après lui une queue détestable et pra-
tiquement diflicile à couper, c'était le gallicanisme
richériste ou janséniste, toujours sur la pente du
schisme, habile à pêcher en eau trouble, séduisant
pour les natures passionnées contre Rome, ainsi que
pour les esprits simplistes que déroutait le système
trop compliqué, trop surchargé de compromis, des
gallicans modérés comme Bossuet.
c) Concession fuite par Bossuet à l'infaillibilité
du Saint-Siège. — Une circonstance fort intéres-
sante de l'assemblée de 1682 fut racontée plusieurs
fois par Bossuet lui-même, en présence de graves
témoins, à Fénelon qui l'a consignée dans sa disser-
tation De summi ponti/îcis auctoritate, cli. vii
{OEus'res, éd. Xeroux-Gaunie, i848, t. II, p 10). Gil-
bert de Choiseul, évêque de Tournai, avait d'abord
été choisi pour rédiger la déclaration du clergé. Il
l'écrivit et la lut à l'assemblée. Comme il y rejetait,
en bon gallican, tout privilège surnaturel exemptant
le Siège de Rome d'hérésie ou d'erreur contre la foi,
Bossuet lui résista en face, objecta la promesse
évangélique, d'après laquelle la foi de Pierre sera
indéfectible (en lui et en ses successeurs); et il déve-
loppa éloquerament les textes de l'Evangile, éclairés
encore parla tradition des Pères. — Mais, lui répon-
dit Choiseul, si vous admettez l'existence d'une
telle promesse pour le Saint-Siège, vous retombez
dans la doctrine ultramontaine que nous voulons
touscombattre. Votrearguraent prouve trop. — Non,
répliqua Bossuet. J'admets que « la foi de ce Siège
est indéfectible, mais non pas que ses jugements
sur la foi soient infaillibles », ce qui est la thèse ul-
tramontaine. — Indéfectibililé dans la foi et infail-
libilité dans les jugements de foi, c'est tout un, re-
partit l'évêque de Tournai . « Serait-il vraiment
indéfectible dans la foi, celui qui pourrait se trom-
per en déclarant sa foi, laquelle, par hypothèse, est
indéfectible? N'est-ce pas défaillir dans la foi de la
pire manière, que de prendre une hérésie pour la
vraie foi, et de prononcer par une sentence défini-
tive qu'on est obligé de croire ce qui n'est en réalité
qu'une hérésie? Expliquez- nous donc clairement en
quoi votre indéfectibililé difl'ère de l'infaillibilité des
ultramontains. » — Alors l'évêque deMeauxen vint
à cette explication : u Le Siège apostolique a reçu la
divine promesse d'être pour toujours le fondement,
le centre et le chef de l'Eglise catholique et, eu cette
qualité, de ne jamais devenir schismatique ou héré-
tique... Plusieurs Eglises d'Orient, après avoir joui
de la communion catholique, sont tombées dans le
schisme ou l'hérésie; mais ce malheur ne peut arri-
verau Saint-Siège; s'il venait à errer en matière de
foi, il ne s'obstinerait pas dans son erreur, grâce à
Dieu; il serait bientôt remis par les autres Eglises
dans le droit chemin; dès qu'il s'apercevrait de son
erreur, il la rejetterait... Ainsi il peut se tromper
dans ses jugements sur la foi, mais cette erreur se-
rait vénielle, et ne détruirait pas en lui la foi de
Pierre. Gardant la volonté très constante d'adhérer à
la foi pure de l'ensemble des Eglises en communion
avec lui, ce Siège ne joindrait pas à l'erreur l'opiniâ-
treté qui fait les hérétiques, ne romprait jamais le
lien de la communion, serait perpétuellement catho-
lique de cœur et de désir, donc jamais hérétique. »
La discussion finie, Choiseul résigna sa fonction de
rédacteur de la déclaration; Bossuet fut mis à sa
place, et écrivit aussitôt les quatre articles qui nous
sont restés.
Fénelon examine alors cette discussion, et donne
la solution vraie en prenant position entre les deux
adversaires. Il est d'accord avec Bossuet pour voir
dans l'Evangile et la Tradition la promesse faite au
Saint-Siège d'une foi indéfectible. Mais il est d'ac-
cord avec l'évêque de Tournai pour affirmer que l'in-
défectibilité admise par l'évêque de Meaux doit
1473
PAPAUTE
1474
conduire nécessairement à rinfaiHibililé qu'il nie;
liossuet ne peut s'ariêler en chemin, sous peine d'illo-
gisme comme le disait Choiseul, ou plutôt d'une
fausse exégèse des textes évangcliques et d'un dépla-
cement de la question. Dans son explication der-
nière, ils'altacbe à prouver que le Pape, errant dans
une dclinition, ne serait pas hérétique au sens pro-
pre du mot, parce qu'il serait protégé divinement
contre l'opiniâtreté dans l'erreur : en d'autres ter-
mes, dans ses délinitions il ne lui arriverait jamais
d'être hérétique « formel », bien qu'il puisse
être hérétique de bonne foi, hérétique « matériel ».
Mais la question n'est pas de savoir si le
Pape, dans l'hypothèse où il ferait une définition
erronée, serait inconscient ou averti de son er-
reur, de bonne foi ou de mauvaise foi; ces choses
intimes regardent la personne privée, et non la
fonction publique. La seule question qui importe à
cette fonction, c'est de savoir s'il soutiendrait la foi
de tous en définissant une erreur. Bossuel allègue
très justement pour le Saint-Siège le texte ut non
de/iciat fides tau (/-«<••, xxii, 3-2). Mais une erreur
contre la foi ne serait-elle pas, dans un jugement
solennel du Saint-Siège, une « défaillance dans la
foi », — encore qu'elle ne fût pas coupable? Etpeut-
on concilier avec ce texte l'hypothèse singulière
d'une action de toutes les Eglises pour ramener le
Saint-Siège à la vérité de la foi, action f(ue, d'ail-
leurs, le Chef aurait le privilège de suivre toujours
docilement? N'est-ce pas transformer le Confirma
frutres tuos en son contraire : « Sois par tes frères
alTermi dans la foi, et réformé dans tes jugements
solennels sur la foi? » Ce qui reste malgré tout, c'est
que Bossuet, comparé aux autres gallicans, s'est un
peu moins éloigné du privilège .divin de l'infailli-
bilité pontificale.
4° Suites de la Déclaration de 1 682
I. L'édit royal; la résistance de la Sorhonne. —
A peine les membres de l'assemblée eurent-ils sous-
crit les quatre articles, que Louis XIV, sur leur de-
mande, signa un édit où il défendait à tous ses sujets
d'enseigner ou d'écrire « aucune chose contraire
à la doctrine conlenue dans la Déclaration », ordon-
nait aux professeurs de la commenter chaque année
dans les Eacultcs de théologie et de droit, pres-
crivait même de refuser aux examens les candidats
qui ne la soutiendraient pas dans leurs thèses de
doctorat ou de licence (mars 1683).
Le parlement se hâta d'enregistrer l'édit; puis,
comptant sur la crainte du roi et sur les intrigues
de PiROT, syndic imposé à la Sorbonne, il enjoignit,
le a mai, à la Faculté de théologie, par une dépu-
tation solennelle, d'avoir elle-même à enregistrer
la D'claration et ledit royal. Mais les docteurs, au
nombre de près de trois cents, voulaient délibérer
sur une question si grave, et renvoyèrent leur
réponse au 1" juin, jour de leur séance ordinaire.
Une lettre du roi prescrivit à Pirot d'empêcher en
son nom toute discussion « sur des matières depuis
si longtemps décidées » : l'enregistrement pur et
simple ! Toutefois les conseillers du roi restaient
inquiets du résultat; plusieurs suggéraient l'idée
d'une nouvelle et décisive députation du parlement
à la Faculté. Colbert s'y opposa, craignant qu'un
déploiement d'autorité ne fît peut-être connaître au
Pape la résistance de la Sorbonne; puis on se re-
pentit de ne lavoir pas fait, quand la Faculté, le
i"juin, discuta et n'enregistra rien; il semblait
que (i tout était perdu ». Le roi pensa d'abord à des
mesures de rigueur, mais n'eussent-elles pas fait
éclater au dehors la division du clergé de France,
qu'on tenait à présenter comme unanime pour la
Tome III.
Déclaration? Aussi, dans une lettre à Colbert, le
procureur général de Hablay déconseillait de sévir,
et proposait plutôt une nouvelle réglementation du
droit (le suffrage en Sorbonne, qui eut enlevé le
vote aux docteurs dont on n'était pas sûr. Gérin,
ch. XII, pp. 382-088.
Le i5 juin, sur l'ordre du roi, séance extraordi-
naire de la Faculté : mais au lieu d'enregistrer, on
délibère. D'après le rapport <le llarlay à Colbert,
plusieurs docteurs proposèrent « de faire remon-
trance à Sa Majesté sur la dilliculté d'enseigner et
de soutenir les propositions du Clergé... particu-
lièrement sur l'article 4'^, qui regarde l'infaillibilité
du Pape; prétendant que l'Assemblée du Clergé
tenue en i655 n'avait pas été dans les sentiments
où celle qui se tient présentement se trouve, et plu-
sieurs parlant avec peu de respect de celte (nouvelle)
assemblée ». Ghandin lui-même n'était pas pour
obéir sans faire des remontrances au roi, et par son
attitude courageuse rachetait sa lâcheté de i663. La
majorité voulait que la réponse au roi indiquât soit
une désapprobation, soit au moins la neutralité de
la Faculté à l'égard de la doctrine des articles; tout
ce que put obtenir le syndic, ce fut de renvoyer au
lendemain pour achever la délibération. Sur quoi
Harlay conseille à Colbert « de ne point laisser
achever demain une chose qui ne peut finir que très
mal 11. Aussi, dans la nuit même, Louis XIV envoie
de Versailles le marquis de Seignelay, fils de Col-
bert, pour préparer avec l'archevêque et les chefs
du parlement un coup de force. A six heures du ma-
tin, nombre de docteurs sont mandés au parlement
qui est censé avoir fait la veille un édit pour cela.
Apostrophe insolente du premier président; dé-
fense faite aux membres de la Faculté de tenir au-
cune assemblée jusqu'à ce que le parlement leur
eût « prescrit la manière »; ordre au greffier de Sor-
bonne d'enregistrer sur l'heure la Déclaration;
lettre de cachet les jours suivants pour exiler huit
docteurs en différents coins du royaume : tels fu-
rent « les remèdes presque aussi fàcheuxquele mal »,
dit une mélancolique dépêche de Harlay au minis-
tre Le Tellier. Gkrin, pp. 390-397; cf. p. 690.
Dans cette résistance, qui honore la Faculté, ce
n'était pas seulement l'atteinte portée par lepouvoir
laïque à leur liberté traditionnelle d'enseigner la
science sacrée selon leur science et leur conscieiiip,
qui excitait leurs réclamations: c'était aussi etsur-
tout la doctrine qu'on voulait leur imposer, la d,^c-
trine de la Déclaration du fUergé, particulièrement
contre l'infaillibilité du Pape, comme il ressort des
pièces que nous venons de rappeler. Aussi dans les
rapports secrets que Colbert demandait alors sur
leurs confrères à ses confidents gallicans et jansé-
nistes, la question de doctrine prime tout : ce qu'on
reproche aux docteurs récalcitrants, c'est que celui-
ci est «toutàfait dévoué à Rome, aux jésuites, aux
moines »; celui-là « parle en faveur de Rome », cet
autre <c est persuadé des opinions romaine:; autant
qu'on peut l'être », etc. De même pour les docteurs
des collèges et communautés : « Ceux qui demeurent
dans le collège de Sorbonne... sont tous unis « dans
les sentiments ultramonlains », excepté quatre ou
cinq; tous les professeurs, même les royaux, excepté
M. Pirot, syndic de la Faculté, sont dans les mêmes
maximes... Ceux de Saint-Sulpice, des Missions
El rangères, de Saint-Nicolas qui ont opiné dans cette
affaire (des 4 articles) ont été de l'avis des Sorbon-
nistes. » Op. cit., p. 377 sq., 4"6 sq., 583: cf. Gi-niN,
Une nouvelle apologie du sfallicnnisme, réponse à
l'alibé Loyson, 1870, p. 86 sq. Comment concilier
tous ces faits avec la légende gallicane, exprimée par
exemple dans ces lignes de Bausset : « la Décl;ir:i-
1475
PAPAUTE
1476
tion de l'Assemblée de 1682 n'éprouva et ne pouvait
éprouver aucune opposition en France. Elle ne fai-
sait que conOrmer une doctrine qui dans tous les
temps avait été chère à l'Université et à la Faculté
de théologie de Paris. » Hut. de Uossnet^ 1. VI. ch. vi.
Avec l'opposition de la Sorbonne, mentionnons en
passantcelle de l'opinion publiqjie. « La Déclaration
du Clergé, dit Legbndue, témoin non suspect, ne fut
point d'abord applaudie. Loin de là... Ce snulète-
ment qui était quasi général, produisit des récils pi-
quants où M. de Harlay étaitle plus maltraité.» Mé-
moires, p. 46. Des chansons circulèrent contre les
auteurs de la Déclaration, et en faveur de la Sor-
bonne ; « La Sorbonne défend la foi », etc. Louis XIV
se préoccupa de ces couplets. Gbrin, ttecherclies,
p. 4oi, 4oî ; cf. p. 597.
Quant à l'assemblée du clergé, si pompeusement
commencée, elle fut brusquement congédiée par le
roi. Cralgnait-i! que l'exemple de la résistance donné
alors par la Faculté de théologie n'ébranlât et ne
divisât une assemblée dont Harlay disait à Golbert :
0 La plupart changeraient demain et de l)on cœur, si
on le leur permettait » ? Ou plutôt, les convictions
religieuses et le bon sens de Louis XIV reprirent-ils
le dessus, à la vue du schisme auquel ses conseillers,
ministres et parlementaires, le poussaient (« Si je
les avais crus, j'aurais coiffé le turban »), et vers le-
quel plusieurs prélats de l'assemblée se laissaient
emporter? Ils avaient reçu le bref du 11 avril, ofi In-
nocent XI déclarait» nuls «les premiers actes de l'as-
semblée relatifs à la régale, ainsi que « ceux qui
pourraient suivre »,et reprochait aux prélats d'avoir
sacrifié à la crainte leur devoir pastoral, et de n'a-
voir pas, à l'exemple de leurs prédécesseurs, plaidé
la cause sainte devant le roi. Exaspérée, l'assemblée
signa, le 6 mai. une protestation au Pape où l'on peut
entrevoir la menace du schisme; elle voulait, avec
une lettre d'envoi, faire parvenir cette protestation
à tous les évêques de France. Louis XIV l'en empêcha;
le g mai, il suspendit les séances de l'assemblée, et
le 29 juin signa l'ordre de dissolution immédiate.
VoirGÉRiN, /?ec,//erc/i(>s,etc.,pp. 327-331,387; Lwisse,
/iist. de France, loc. cit., p. 36.
2. Opposition faite à la Déclaration par d'autres
universil<-s et en d'autres pays, surtout sur l'article
de l'infaillihiliié. — Nous devons nous borner à deux
exemples: l'un en paj's annexé, l'autre à l'étranger.
L'université de Douai, aussitôt après la Déclara-
tion, envoya une réclamation au roi, et la renouvela
à la fin de i68a en ces ternies : n 11 y a environ huit
mois que le zèle que nous avons poiir le service de
Votre Majesté nous a obligéde lui représenter avec
tout le respect possible la grande aversion de tous
ses fidèles sujets, qui sont dans ces pays réunis à la
couronne, de (pour) la doctrine contenue dans la
Déclaration du Clergé de France, qui regarde la
puissance ecclésiastique. Ils disent que cette doctrine
est inouïe dans ces paj-s ; qu'on y a toujours tenu
pour des opinions erronées celles qui choquent la
primauté absolue et Vin/aillibilité du Souverain Pon-
tife...Onnoiis avait assuré que l'intention de V. M.
n'était pas d'obliger ses fidèles sujets à soutenir les
propositions du Clergé contre leur conscience. Nous
n'avons encore pu trouver aucune raison solide pour
nous former une conscience qu'il nous est permis
d'enseigner lesdites propositions. Nous nous proster-
nons â vos pieds, Sire, et nous supplions V. M. de
nous excuser (dispenser) de soutenir et enseigner
une doctrine contraire à celle qui a toujours été reçue
dans ces pays et enseignée dans cette université,
qui est au péril d'être ruinée si on l'oblige d'en-
trer dans les sentiments de la dernière Assemblée I
du Clergé de France, d'autant que la plupart sem-
blent mieu^ aimer d'abandonner nos écoles, voire
même renoncer à toute promotion et dignité, que de
se soumettre à des opinions répugnantes à leur con-
science. » GÉRiN, il)., p. 428. — Ce document, traduit
en latin et publié dans l'ouvrage intitulé J/aHn.vsa
Doctorum, Liège, i683, a été cité par les écrivains du
temps, comme Thvrse Gonzalès. qui nous apprend
le rejet par le roi d'une supplique si bien fondée,
le courage des professeurs de Douai à suivre leur
conscience, la fermeture des cours et l'exil de quel-
ques docteurs {De inf'atlihilitate...,pp. 11-118).
En 1682, comme les quatre articles se col|)ortaient
déjà jusqvi'en Hongrie, le primat de ce royaume, l'ar-
ehevêque de Gran ouStrigonie, promulgua le 24 octo-
bre un décret dont voici la partie principale : « A
l'exemple de nos prédécesseurs, qui en des cas sem-
blables ont proscrit les doctrines nuisibles à la foi,
nous condamnons et proscrivons ces quatre propo-
sitions; nous interdisons à tous les tidèles de ce
royaume de les lire, de les garder, et plus encore de
les enseigner, juscju'à ce que là-dessus se soit pro-
noncé l'oracle infaillible du Siège apostolique, à qui
seul appartient, par un privilège immuable et divin,
de juger les controverses de foi; aussi est-ce à lui
que très humblement nous soumettons celle lettre,
déclaration et décret. » Suivent les signatures du
primat, des archevêques et évêques et autres digni-
taires ecclésiastiques de toute la Hongrie (Petbhi fy,
SacraCnncilia in re^no JJunguriae celebrata, Vienne
et Presbourg, 1742, part. II, p. 43g; cf. Veith, De
primatu et infalliliilitate, Malines, 1824, p. Saô, sq.).
Cette condamnation donna lieu en France à des
incidents très significatifs, en irritant les évêques
qui avaient été les chefs de l'assemblée du Clergé.
Le second président de cette assemblée, l'archevê-
que de Reims, Le Tellier, fils du chancelier minis-
tre, avoue bien, dans un document secret, « qu'un
évêque a l'autorité d'empêcher dans son diocèse
qu'on y débite une doctrine qui n'est pas de son goût,
quand l'Eglise n'a pas prononcé ». Cependant, si
l'on n'a pas le droit de censurer cette censure, il ne
faudrait pas la laisser impunie. On pourrait tirer
parti d'un mot qui prête « à tourner (cette cen-
sure) en ridicule et à la décrier 1. C'est le mot so/a/n
dans la phrase : Ad quam solam divino et immuta-
bili prii'ilegio spectat de coniroversiis fidei judicare.
Le parlement pourrait ordonner à la Sorbonne de
donner sur celle phrase un avis doctrinal. « Je vou-
drais de plus, dit Le Tellier, qu'on composât un
écrit qui, en expliquant les ignorances et les con-
tradictions de cette censure de Hongrie, établit invin-
ciblement la doctrine des Quatre articles par l'Ecri-
ture et la Tradition... Par les brocards qu'on donne-
rait au Hongrois, on détournerait d'antres prélats de
suivre son exemple. » Gérin, liecherches, p. 4 17. On
est peiné de voir le grand Bossuet lui-même entrer
dans la voie marquée par cet intrigant :« Nulle cen-
sure ecclésiastique, dit-il, n'est venue proscrire notre
doctrine. Le premier de tous qui l'ait fait, et qui res-
tera le seul, l'archevêque de Strigonie, se contredit
lui-même. Il prononce sur noire doctrine une sen-
tence, un jugement, et il dit en même temps: C'est
au 5e»/ Siège apostolique qu'il appartient, par un
privilège divin et immuable, de juger les controverses
de foi. » Gallia oilhodoxa, ri. xi, OEuvres, t. XXI, p. 7.
Mais la contradiction que l'on cherche n'existe pas.
Quand nos théologiens usent de la formule classi-
que : De controversiis fidei judicare, employée par
le primat de Hongrie dans la phrase incriminée, ils
entendent un jugement définitif, sans appel etinfail- .
lible, qui mette lin à la controverse dans la catholi-
cité; c'est en ce sens usuel qu'ils prouvent contre les
protestants que Dieu doit avoir établi « un juge des
1477
PAPAUTE
1478
controverses d. Bosguet, excellent polAniste contre
les protestants, ne pouvait pas ignorer par exemple
le remarquable traité du célèbre Sorbonnisle Vsam-
BBRT : De judice contiov'ersiarum\ Diaputaliones in
jam liât i' Jliomae, Paris, i648, p. 4o8. D'autre part, les
théologiens catholiques reconnaissent comniunéinent
qu'un évéque, dans les limites de sa juridiction
particulière, peut porter, au moins en cas de néces-
sité, une sorte de jugement sur une controverse de
foi, mais un jugement provisoire, et sans infailli-
bilité; et Bossuet lui-même a usé de ce droit dans
son diocèse. Or l'archevêque de Slrigonie n'enten-
dait pas juger autrement, puisqu'il* soumettait au
Siège apostolique sa déclaration, son décret », il
n'osait même pas employer pour lui-même le mot de
« jugement », peut-être de peur qu'un ignorant ne
prit le mot dans son sens absolu et délinitif. Ouest
donc la 0 contradiction » entre le mot so/am et la
conduite du prélat?
Mais le précieux ûlon que les gallicans croj'aient
avoir trouvé dans ce mot pouvait s'exploiter dans
une autre direction, et ils n'y manquèrent pas. —
« Vous dites : Ad solam (Sedeni aposloticarn) spécial
de contros'ersiis fidei judicare. Et le concile œcu-
ménique, qu'en faites-vous? Par ce solam, vous
excluez sa judicature et son infaillibilité. » C'est
pourquoi Le Teliier appelait cette proposition héré-
tique, o\}. tout au moins erronée. Il eût été facile au
primai de Hongrie de se disculper. Dans sa phrase,
en effet, il ne comparait nullement le Pape avec le
concile, dont il n'était pas question dans le contexte,
il comparait un siège épiscopal avec un autre.
Lui, par exemple, évêque de Strigonie, ne pouvait
rendre qu'un décret provisoire et sans infaillibilité :
seul, l'évêque de Rome était infaillible dans ses dé-
crets. Il ne pensait pas au concile œcuménique, qui
est chose plutôt rare; et il pouvait conjecturer qu'un
jugement de Rome ex cathedra, pour condamner la
doctrine des quatre articles, ne tarderait guère à se
produire : c'est donc là qu'il se tournait naturelle-
ment. Voilà, sur la phrase en question, l'exégèse du
bon sens ; mais la passion lit suivre le conseil de Le
Teliier, et chercher avidement l'exégèse de la chi-
cane.
Le parlement, sur l'ordre du roi, enjoignit à la
Faculté de théologie d'examiner et de censurer la
phrase. Mais, pour aboutir à cette censure, il fallut
aux docteurs plusieurs mois de délibérations elqua-
rante-cinrj séances. Dan?, ces longs retards, quiexci-
tèrent les plaintes du procureur général, nous avons
un nouvel exemple de la résistance de la Sorbonne.
GÉRiN,p. 4^o, sq. La réponse de la Faculté, même
avec les corrections ajoutées de la main do Harlay,
ne contient aucune concession à la doctrine de la
Déclaration. 11 n'y est pas même question de l'arche-
vêque de Strigonie ni de son décret contre les qua-
tre articles, c Le parlement, y est-il dit, a consulté
la Faculté et lui a demandé sur une certaine propo-
sition un jugement doctrinal. Ayant fait des réser-
ves expresses pour a sauvegarder les droits du Pon-
tife romain », la Sorbonne ajoute: «La proposition
envoyée par le parlement est ainsi conçue : Ad so-
lam Sedem apostolicam divino immutabili privilégia
spécial de controversiis fidei judicare. Après un
examen très attentif et les réserves faites ci-dessus,
voici l'avis de la Faculté : Cette proposition, pour
autant qu'elle refuse aux Evêques et aux Conciles
même généraux le pouvoir de juger les controver-
ses de foi, qu'ils tiennent du Christ, est téméraire,
erronée, contraire à la pratique de l'Eglise et à la
parolede Dieu, et renouvelle une doctrine déjà ré-
prouvée par la Faculté. » d'Arokntré, t. III, part, i,
p. 147. Telle que l'avait présentée le parlement, c'est-
à-dire arrachée à son contexte, la phrase pouvait en
effet recevoir ce sens attentatoire au droit de juger
qu'ont les évèques assemblés avec le Pape en concile
général, et, pour autant, être regardée comme erro-
née. Seulement, ce n'était pas le sens de l'auteur,
dont la Sorbonne du reste ne disait rien et n'avait
rien à dire. Mais le parlement se donna la satisfac-
tion d'insérer dans son arrêt subséquent le nom de
l'archevêque de Strigonie, et d'ordonner, sous des
peines sévères, la destruction de tous les exemplai-
res de son « libelle en forme de censure », et de même
pour un autre « libelle» qui était une réfutation des
quatre articles par un professeur de l'université de
Louvain (d'Argbntré, p.i4g). Notons ici l'inexacti-
tude deFÉRET, affirmant que dans cette circonstance
c( la Faculté soutint formellement la doctrine de la
Déclaration ». Quant à l'autre document qu'il signale
en 1682 (la censure portée par la Sorbonne contre le
dominicain Malaoola), il n'y était question que de
l'indépendance du roi à l'égard du Pape pour son
temporel, c'est-à-dire du gallicanisme politique, qui
ne nous regarde pas ici, et qui régnait depuis long-
temps en Sorbonne.
3. Fermeté des Papes. Le roi, en i6g3, retire son
édit de 16S2, qui imposait l'enseignement des quatre
articles. — Esprit nouveau, qui se montre surtout
a) dans l'affaire de Fénelon à Rome ; et b) à l'occasion
delà bulle Vineam contre le jansénisme .
Innocent XI, sans prononcer de sentence contre
la Déclaration, refusa d'accepter comme évèques
deux députés de second ordre qui l'avaient signée :
sur quoi notre ambassadeur à Rome lit savoir que
les autres évèques nommés ne pourraient demander
au Pape leur institution canonique, tant que ces deux
autres candidatures n'auraient pas été agréées par
lui. Sans faiblir, le Pape maintint son droit de refu-
ser, que le Concordat lui reconnaissait d'ailleurs; et
l'on ne peut raisonnablement s'en prendre à lui de
ce qu'en 1688 déjà 35 évêchés étaient vacants, ou
gouvernés par des évèques nommés, qui pour cela se
faisaient élire grands-vicaires et ne pouvaient rece-
voir la consécration épiscopale.
Alexandre VllI, élu l'année suivante, signala son
court pontificat par une Constitution qu'à son lit de
mort il promulgua : elle déclarait nuls et sans force,
non seulement les quatre articles et tous les actes
de l'assemblée, mais encore les arrêts et édits con-
flrmalifs faits par une puissance quelconque; per-
sonne n'était tenu d'y obéir (D. H., i3a6). Sachant à
quel point les évèques de France dépendaient alors
du roi, le Pape ne voyait pas de solution pratique si
on ne les dégageait de l'édit royal.
Enlin, sous Innocent XII, le roi chercha sérieuse-
ment une entente. Le Pape, sans vouloir « condam-
ner la doctrine de France », tenait essentiellement
à « abolir l'acte » anticanonique par lequel l'assem-
blée de 1682 avait si audacieusement dépassé ses
pouvoirs, et à délivrer les docteurs et professeurs en
théologiede l'obligation qu'on leur imposaitde signer
et d'enseigner les quatre articles. Malgré l'avis de ses
conseillers, le roi commença par permettre à ceux
des évèques nommés qui n'y avaient pris aucune
part, de solliciter à Rome leur institution canonique.
Q)ianl aux autres, après bien des pourparlers,
« Louis XIV, toujours plus sage et plus loyal que ses
conseillers, céda enlin », dit Gérin {Hecherches,
pp. 489, 490). Le 14 septembre 1698, chacun de ces
évèques nommés dut écrire au Pape une lettre dont
les termes avaient été convenus d'avance, regrettant
vivement sa coopération à l'acte de l'assemblée
déclarant « qu'il tenait et qu'on devait tenir pour non
avenu (pro non décréta) tout ce qui avait pu passer .
pour un décret sur la puissance ecclésiastique et
1479
PAPAUTÉ
1480
l'autorité pontiOcale ». Le même jour, le roi écrivait
au Pape : « J'ai donné les ordres nécessaires pour que
les clioses contenues dans mon édit du 22 mars 1682
touchant la Déclaration faite par le 'Clergé de
France, à quoi les conjonctures passées m'avaient
obligé, ne fussent pas observées. » « Cette letlre du
Roi Louis XIV au Pape Innocent XII, dilD'AouBssEAU,
fut le sceau de l'accommodement entre la cour de
Rome et le Clergé de France; et, conformément à
l'engagement qu'elle contenait, Sa Majesté ne fit plus
observer l'édit du mois de mars iôSî, qui obligeait
tous ceux qui voulaient parvenir aux grades de sou-
tenir la Déclaration..., S. M. cessant d'imposer à cet
égard l'obligation comme pendant le temps de l'exé-
cution de cet cdit, et laissant au reste, comme avant
cet édit, toute liberté de soutenir cette doctrine. »
OEuvres, t. XllI, p. ^23.
La liberté désormais laissée sur ce point explique
la conduite de Louis XIV et du haut clergé français
en face des jugements doctrinaux des Papes, pendant
les vingt dernières années ilu règne. Cet esprit nou-
veau, qui n'est pas d'ailleurs chez les gallicans modé-
rés un pur abandon de leur doctrine (cf. G.\lli-
CANisME, col. 22g, 23o),apparail surtout à l'occasion
de deux jugements deRome. celui d'Innocent XII sur
Fénelon, et celui de Clément XI sur le jansénisme
(Bulle Vineam Domiiii).
a) Jugement pontifical d'Innocent XII sur le livre
de Fénelon.
En l(>y7, Fr.NKtoN unnonce au Pape l'envoi d'une traduc-
tion latine de ses Maximes des Saints, et ajoute: J'ai cru
qu'il fidhiit, en mftrr|uant le juste milieu, séparer le vrai
lin faux... Ue savoir si j'ai réussi ou non, c'est à vous, Très
Saint Père, à en juger, et c'est à moi à écouter avec res-
pect, conjine vivant et p:trlant en vous, saint i'ierre dont
la foi ne manquera j.*nia's... Je me suis proposé en tout
p.>ur modèle 1rs décrets solennels par lesquels le Saint-
Siège îi condamné les fiS propositions de Michel de Moli-
no8. Fondé sur un tel oracle, j'ai osé élever ma vois.
Œuvres^ éd. I.eroux-Gaume, p. 142.
C'était aflirmer en termes clairs la suprême auto-
rité, même doctrinale, et l'infaillibilité du pontife.
Or cette lettre, avant d'être envoyée, avait été mon-
trée à l'archevêque de Paris, Noailles, qui l'approuva,
età Louis XIV, qui en permit l'envoi. //>., p. i4o. « Le
Roi trouva bon, quoique ce fiit une espèce de plaie
aux libertés de l'Eglise gallicane, remarque d'.Vgues-
seau, qu'une affaire née dans le royaume n'y fût pas
décidée avant d'être portée à Rome. » C'était en
etl'et un principe gallican qu'on ne pouvait recourir à
Rome qu'après un jugement canonique en France,
lequel dans le cas de Fénelon n'avait pas eu lieu.
Cf. Griveau, Etude sur la condamnation du livre des
Maximes des Saints, 1878, t. I, pp. 66, ^2, ■j'j.
Les essais de conciliation, favorisés par le désir
et les sages lenteurs du Pape, ne purent aboutir, soit
trop grandes exigences de Bossuet, soit obstination
de Fénelon à éviter toute ombre de rétractation en
dehors du jugement de Rome. Le 16 août 1697, dans
son nouveau etdéCnitif recours an St-Siège, Fénelon
écrivait aunonce : " Je suis prêt à condamner toute
doctrine et tout écrit que le Saint-Père condamnera,
.'i'il condamnait mon propre livre, je serais le pre-
mier ,à souscrire sans réserve ni équivoque à sa con-
damnation. i> OEuires, t. IX, p. 192. C'était recon-
naître l'infaillibilité du Pape, quand il juge non
seulement les doctrines, mais encore les faits con-
nexes avec la doctrine : formules, expressions, écrits.
Jh . , p. 198 .
Ainsi forcé providentiellement de recourir lui
aussi au jugement du Pape, Bossuet réagit contre
ses théories de 1682 et de la Defensio Declarationis,
déjà rédigé^alurs. En 1698, il écrit du palais de Ver-
sailles au cardinal Spada, ministre du Pape:
« Loin de nous la prétention d'instruire l'Eglise chargée
d rnseigiier les Eglises \tuagistrain Ecctesiaruin) : nous
désirons qu'elle nous instruise, n Et le pliant <ie mettre
son livre aux pieds de Sa Sainteté : «C'est à la chaire de
Pierre, ajuute-t-il, que nous devouB apporter tout ce que
nous écrivons : à elle de nous stimuler si nous sommes
dausia bonne voie, ou de nous corriger si nous sommes
tant soit peu dans l'erreur. )iCfe'«f/ es, éd. Lâchât, t. XXIX,
p. 321. Doutant de la pleine soumission de Kénelon au ju-
gement de Rome, il écrit en fram^ais au cardinal d'Aguirre ;
« 11 a affaire à un roi qui saura bien faire obéir à Sa .Sain-
teté, et tout l'épiscopat est bien réuni dans cetle soumis-
sion... Nous reconnaissons dans la chaire de S. Pierre le
dépôt inviolable de la foi, et la source primitive et in-
variable des tradition» chrétiennes. » Ihid,, p. 373.
Plus tard, il est vrai, quand à Rome on prend son
temps pour examiner et juger, quand on y est mé-
content de voir que Louis XIV, sans attendre le
jugement, retire à Fénelon et à ses amis leurs charges
à la cour, l'archevêque de Paris écrit à l'abbé Bos-
suet à Rome :
({ Il est bon de commencer à changer de ton, et à faire
un peu de peur de ce que les évoque» de France pourriiient
faire, si on recule trop. . . Nous serons obligés déjuger
s'ils nejugent point. Faites-le un peu envisager au.x gens
sages du pays. » Ib., p. 48â ; cf. 53.^.
Mais ces menaces sont moins le fait du grand
Bossuet que de Noailles, qui, en guise de prélude
à leur accomplissement, fait signer par des docteiirs
de S'irbonne une censure de 12 propositions extraites
du livre des Maximes des Saints, puis, voyant le
mauvais effet produit à Rome par cet acte, s'en tire
par des explicationsdonnées à Paris au nonce a qui
prend toutdu bon côté »,dit Bossuet. Lâchât, t. XXX,
p. 67 sq.; et les 12 propp., p.6i, sq.
Enlin le jugement définitif de Rome est accueilli
par une soumission universelle, comme l'écrit Bos-
suet à son neveu: « Vous pouvez assurer le Pape et
les cardinaux que le bref est estimé, applaudi, reçu
avec joie par le roi, par les évèques et par tout Paris
et toute la cour. »■ Il note la soumission de Fénelon
et de ses amis, les ducs de Beauvilliers et de Che-
vreuse :
« Nous avons nouvelle qu'il a appris sa condamnation
le 25 (mars 1699), deux heures avant le sermon qu'il devait
faire, et qu'il a tourné son sermon, sans rien spéc.fier, sur
la soumission aveugle qui était due aux supérieurs et aux
oidres de 1.» Providence. J'ai été chez AI. de Beauvil'iers
me réjouir avec lui de sa soumission. . , Jamais décision
du Saint-Siège n'a été reçue avec plus de soumission et
de joie. M. de Beauvilliers et M. de Chevr'Mise ont en-
voyé leur livre des Maximes à M, de Paris, et tout 'e
monde les imite, sans attendre que le bref soit publié
dans les formes. Cette décision tournera i^ l'honneur du
Saint-Siège... Je ne veux non [dus vaincre que trtomplser;
et l'un et l'autre n'appartient qu'à la vérité et à la chaire
de saint Pierre. » /i., pp. 3^6, 3i8; cf. le mandement ^
de Bossuet pour l'acceptation du bref.
On peut remarquer que Bossuet lui-même, aux
endroits cités, abandonne sa distinction entre le
fl Saint-Siège » et « le Pape » pour les jugements
doctrinaux, et nomme indifféremment l'un ou
l'autre.
b) Jugement de Clément .17 sur les jansénistes et
leur « silence respectueux ».
En 1705, en face des menées jansénistes. Clé-
ment XI, par la bulle Vineam Domini, renouvela
les jugements doctrinaux de ses prédécesseurs sur
les cinq propositions de Jansénius et la « question
de fait n, exigea de nouveau la profession de foi,
1481
PAPAUTÉ
1482
réprouva cette nouvelle Uiéorie qu'il suflisait de gar-
der un a silence respectueux » sur ces jug-eraents
doctrinaux sans y soumettre son esprit, et qu'on
pouvait signer la profession de foi sans y croire.
Aussitôt une lettre du roi communique la bulle à
l'assenililée du Clergé, alors réunie à Paris, » pour la
recevoir el faire recevoir d'une manière uniforme »
dans tous les <liocéses du royaume. Le cardinal de
Noailles, président, prend les avis et conclut « que
l'assemblée accepte et reçoit avec respect, soumis-
sion et unanimité parfaite la constitution de N.S.P.
(élément XI ». Des lettres sont adressées par l'as-
semblée au Pape pour le remercier, au roi pour le
prier d'ordonner l'enregistrement par le parlement,
à tous les évèqjics du royaume pour les prier de
faire des mandements sur la bulle « uniformes
autant qu'il se pourra », sans « rien ajouter ni dimi-
nuer à la constitution ».
Dans le modèle de « mandement unifoi-me » rédigé p.^r
l'arclievéqne Colbeit, il est dit: « Pieiie n parlé par la
bouche de son digne successeur ; celui qui doit afl'eimir
la foi de ses frères a rejelé toutes les nnuTeantés profanes
qui pouvaient altérer la vérité et ti-oabler la paix... A
CCS causes... nous déduirons par notre présente ordon-
nance que nous nous conformons au jut^oment que les
évêques assemVjlés ont déjà porté, que nous acceptons
comme eux avec respect et soumission la constitution du
Saint-Siège, et, en nons renfermant ahsolument à leur
exemple dans la décision qu'elle contient, nous déclarons
qu'on ne satisfaitpoinl [tar le silence respectueux à l'obéis-
sance qui est due aux constitutions des Souverains Pon-
tifes Innocent X et Alexandre VI!, qu'il faut s'y soumettre
intérieurement, rejeter non seulement de bouche raoi>
même de coeur et condamner couime hérétique le sens du
livre de .lansénius, condamné dans les cinq propositions. »
Recueil des actes^ titres et mémoires du Cierge de France^
divisé en douze tomes et mis en nouvel ordre, suivant la
délibération de l'assemblée du Clergé de 1705 ; Paris,
1768, t. I, p. 380, sq.
On remarquera l'allusion aux textes scripturaires
et traditionnels qui prouvent l'infaillibilité du Pape,
l'identification entre le « Saint-Siège » et le Pape ré-
gnant, la soumission que l'on professe envers ses
jugements doctrinaux, <i sans rien y ajouter ni dimi-
nuer » et « en se renfermant absolument dans leur
décision », rejetant «de bouche et de cœur » l'erreur
qu'ils condamnent ; enfin les bonnes dispositions du
roi, qui poussait le clergé vers Rome, et qui veilla
à l'enregistrement par le parlement et à l'exécution.
Toutefois, en lisant le procès- verbal de cette as-
semblée, on s'étonne de voir que l'archevêque de
Rouen, Colbert, chef de la commission et rappor-
teur, avait dit :
La commission a établi pour maxime : \^ que les évê-
ques ont droit, par institulion divine, de juger des ma-
tières de doctrine ; 2" que les constitutions des Papes obli-
gent toute l'Eglise lorsqu'elles ont l'-lé acceptées par le
corps des p;tsteuis ; 'i" que cette aeceplati.'n de la part
des évêques se fait toujours par voie de jugement. — El
l'on a'éîonne encore plus de lire que l'jissemblée a a)i-
prouvé uManimcment les nmximes établies par measei-
gneurs les commissaires sur le droit des évêques. Hecueil
cité. pp. 382, 383.
Dan? une soumission au Pape, qui parait si com-
plète, que vient faire cette déclaration du droit des
évêques? — De plus, le modèle de niandementrédigé
par Colbert pour tous les évêques de France débute
ainsi :
a Nous avons vu avec une véiitable douleur les efforts
que des esprits inquiets ont faits... pour affaiblir l'auto-
rité des constitutions des Souverains Pontifes, qui doivent,
après l'acceptation solennelle que le corps des pasteurs
en Q faite, être regardée» comme le jugement et la loi de
toute l'Eglise. » Ib., p. 403.
Ne semble-l-on pas insinuer que la solennité de
l'acceptation par les évêques est une condition d'in-
faillibilité pour une délinition du Pape? Ce serait
dépasser l'assemblée de i(i82, qui n'a point parlé
d'acceptation solennelle el se contentait, en bien des
cas, d'un consentement tacite. Jager, iJisl. de l'J^gl.
caihul. en France, t. XVU, p. 453. — Le Pape se plai-
gnit dans un bref à Louis XIV. 10., p. l^blf, l,bb. —
Cf. Gallicanisme, col. a3o.
Fénelon, oubliant ses griefs contre Noailles, pré-
sident de celte assemblée, s'interposa oflicieusement
en 1707 pour réconcilier ces évêques avec le Pape,
dans l'intérêt de la paix. Ce qui lui donnait à Rome
de l'autorité pour plaider leur cause, c'est qu'il
tenait au fond pour l'infaillibilité pontificale, comme
on le savait; toutefois, il ne voulait pas l'imposer
comme un dogme, et il s'en explique dans une lettre
de cette année 1709 au cardinal Fabroni : Le point
actuel avec les jansénistes, y disait-il, c'est l'infail-
libilité de l'Eglise sur la question même « de fait »,
et par suite l'obligation de croire à sa définition sur
le fait de Jansénius, sans se borner au silence res-
pectueux. Or, si on leur présente l'infaillibilité, non
pas de l'Eglise envisagée sous un concept plus indé-
terminé, mais de l'Eglise romaine, c'est-à-dire du
Pape considéré sans les évêques, on les mettra en
fureur, et on leur donnera l'occasion qu'ils cher-
chent de sortir de la vraie question pour se jeter
dans une autre, controversée parmi les catholiques
eux-mêmes et embarrassée d'arguties. Quant à lui,
ajoute-t-il, pour attaché qu'il soit à cette infaillibi-
lité du Pape, il évite d'en parler aux jansénistes et
aux protestants. Fknelon, OEuvres, t. II, pp. 6o-63.
On ne peut qu'approuver cette méthode de polé-
mique. — Rappelant ces principes de la lettre à
Fabroni, Fénelon s'adresse à un autre cardinal,
Gabrielli, pour dire librement ce qu'il pense des pro-
cédés de l'assemblée de ijoô.
Il reconnaît que ces évêques ont bien moins appuyé sur
l'autorité du Saint-Siège que leurs devanciers du milieu
du XVU* siècle, quand ils reçurent la constiluiion d Inno-
cent X en attestant « ([ue tous les chrétiens sont tenus de
donner ni-e obéissance de jugement, tpsius n:ejitis ubse-
quium, aux décisions doctrinales du Souverain Pontife.
C'est dans cet esprit et dans cette foi, concluaient-ils,
que nous-mêmes procédons i\ la promulgation de votre
constitution, faite i>ar une inspiration de Dieu, dli'ini
Numinis iiistiuetii. Il n'y a pas à discuter; la seule lec-
ture de la bulle pontificale trnnelie par elle-même toute
la question » (cf. h'Akcentré, t. III, part. 2, p. 276 sq).
« Chez les évêques d'aujourd'hui, ajoute Fénelon, ]>lu-
sieurs n'en sont plus là: soit désir de miner peu a peu
ces principes de leurs devanciers (c'est ainsi que le vul-
gaire les juge), soit simple manque de fermeté eu face des
nouveautés (1: est ainsi que nous les jugerons avec plus de
douceur), ils veulent que la bulle ne suffise point par elle-
même à définir que le texte de Jansénius est hérétique,
mais que cela dépende aussi de l'évidence personnelle. . .
Cotte restriction à sa promulgatioîi, ils voulaient l'insérer
dans leurs actes, mais le roi s'y est opposé. De là leur
mauvaise grâce à recevoir et à louer la bulle; de là ces
maximes sur te droit Lies ivéïjiies. qu'ils ont fait venir bien
à contretemps. Quelle que suit d'ailleurs leur opinion
sur l'infaillibilité du Pape, et quand même ils suivraient
avec nos gallicans extrêmes l'opinion de Gerson sur l'ap-
pel au futur concile, (lerson lui-même n'eut pas permis
à<4uelques évêques de s'érigor en juges de ce qui a été
jugé par le Pape avec la prétention d'annuler son juge-
mint ; Gerson lui-même admettait que la sentence du
Saint-Siège reste au-dessus de tout, tant que le concile
général n'a pas prononcé, et ne laisserait à res évêques
que deux alternatives ou juger, mais dans le sens de
la définition pontificale, ou en appeler modestement au
coneile, mais comme des parties, non comme des juges. »>
Œuvres, t. Il, p. 63.
Quant aux maximes vagues qu'ils ont glissécB sur
1483
PAPAUTE
1484
le droit des évéques à juger en matière de doctrine,
on peut les entendre dans un bon sens (cf. / Tim.,
VI, ao, 2i), pourvu qu'avec leurs devanciers du
temps d'Innocent X ou les entende d'un jug;ement
provisoire, » en première instance », soit avant tout
jugement de la question par le Pape, soil après un
document pontilical sur lequel les novateurs susci-
tent de nouvelles querelles qu'il est nécessaire
d'apaiser sans attendre l'intervention ultérieure du
Saint-Siège. Ce deuxième cas fait plus de dilliculté;
par la décision pontificale, dira-t-on, la cause était
finie ; de quel front un évêque vient-il encore la dis-
cuter et la juger? — Sans doute, répond Fénelon, il
n'est permis à aucun évêque catholique de remet-
tre en question ce jugement du Saint-Siège, de dis-
cuter s'il faut le corriger, ou même le rejeter. Mais ne
tirez pas de là cette assertion trop générale, que
jamais des évêques ne peuvent juger après le Pape.
Supposez que, dans un concile œcuménique, le Pape,
arec la grande majorité des évoques si vous voulez,
ait défini une question de foi, et que le reste des
évêques n'ait pas encore donné son suffrage:
« Certes ils ne peuvent s'écai lei- de re qui déjà est jugé,
ce serait un schisme, une hérésie évidente... lU d<>ivent
soumettre leur eiprit comme les derniers des laïques...
Et pourtant, d'a)>tès l'antique usa^e des concile"», ils se
serviront de la même formule que les autres: Defin'cus
êitbscripsi. n Ils prononceront avec eux une définition com-
mune, UD même jugement.
Fénelon cite encore la formule de plusieurs con-
ciles où les évêques sont dits approuver le jugement
du Pape, sacro approhanle concilio. Telle est sur-
tout à Cbalcédoine l'approbation ou confirmation
donnée par les évêques à la définition de foi envoyée
par saint Léon. Ils n'entendaient point par là nier
la force obligatoire ou l'infaillibilité du document
par lui-même, ni juger le Pape, mais condamner les
erreurs avec lui et à sa suite. Pourquoi donc blàme-
rait-on nos évêques « de s'être attribué un jugement
pour ainsi dire approbatif ou confit matif de la défi-
nition pontificale? » Ibid., pp. 66-68.
On pourrait dire ici à l'archevêque de Cambrai :
Autre est le cas d'un concile général où les évêques
sont essentiellement appelés à participer au juge-
ment suprême et à définir avec le Pape, — autre le
cas d'une définition ex cathedra reçue par des évê-
ques qui ne sont pas réunis en concile général. Dans
le second cas, n'étant pas appelés à juger, il doit
leur suflire de se soumettre. Mais Fénelon ne nie
pas cette différence : au sujet des évêques de 1706,
il plaide, non la nécessité essentielle et absolue,
mais seulement la convenance qu'ils eussent un ju-
gement après le Pape et avec le Pape : n Aoniie decel,
etc. » El, de fait, il était convenable, grâce à des
circonstances extrinsèques et toutes particulières au
temps et au pays, que le jugement du Pape, bien
que suffisant en lui-même, fût accompagné du juge-
ment de quelques évéques, censés rciirésenter l'épi-
scopat fiançais. Les jansénistes de France, alors
ultra-gallicans, et nombre d'esprits plus oji'moins
égarés par eux et qu'on pouvait espérer de ramener,
n'étaient nullement touchés par la seule définition
du Pape, bien au contraire : voir la lettre à Fabroni.
Pour promulgvier efficacement le jugement de Rome,
il était donc sage, de la part de ces évêques, d'y unir
leur propre jugement, si faible qu'il fût en réalité;
et leur cas particulier ne tirait pas à conséquence
pour les définitions pontificales en général. Le plai-
doyer de Fénelon pour eux ouvrait donc une voie
raisonnable et permettait de les interpréter dans un
bon sens, quelles qu'eussent été les intentions et
les mauvaises dispositions de plusieurs d'entre eux.
— Nous avons tenu à analyser sa remarquable let-
tre, comme offrant une explication utile pour conci-
lier l'infaillibilité du Pape avec le jugement des
évêques a\ ant ou même après lui, et parce que cette
lettre a été souvent mal comprise, à cause de la diffi-
culté de sa matière et de l oubli de son cadre histo-
rique. (Jue Home ait tenu compte des suggestionsde
Fénelon, nous le verrons par l'accommodement
conclu en 1710 entre le Pape et les évêques de l'as-
semblée de 1705, autre fait bien significatif mais
peu remarqué, qu'il nous faut encore signaler.
Sous l'influence du roi, les principaux prélats de
cette assemblée, Noailles, Colberl, avec cinq autres
archevêques et cinq évêques, signèrent eu 1710 un
document explicatif que l'on trouve à la suite du
procès-verbal de i 706, ainsi conçu :
Les novateurs, qui abusent de tout, pouvant abuser de
quelques expressions du procès-verbal de l'Assemblée de
1705, an sujet de 1 acceptation de la Constitution du Pape
( Vineam Domini], il est à propos, pour prévenir leur mau-
vaise interprétation, d'expliquer la véritable intention de
cette Assemblée ; ainsi nous, comme ayant eu part à toutes
ses délibérations, et témoins de tout ce qui s'y est passé,
déclarons : 1» Qu'elle a prétendu recevoir celte constitution
dans la même forme et dans les même maximes que les
autres Bulles contre le livi-e de Jansénius ont été reçues.
— 2" Que, quand elle a dit que les constitutions des Papes
obligent toute l'Eglise, lorsqu'elles ont été acceptées par
le corps de> Pasteurs, elle n'a point voulu établir qu'il
soit nécessaire que l'acceptation du corps des Pasteurs
soh solennelle, poui- que de sembloblis tonstitutions du
St-Siège soient des règles du sentiment des fidèles. -—
."î" Qu'elle était très persuadée qu'il ne manque aux Consti-
tutions contre Jansénius aucun-- des conditions nécessaires
pour obliger toute l'Eglise, et nous croyons qu'elle aurait
eu le même sentiment sur les Bulles contre Baïus, contre
Molinos, el contre le livre de M. l'Archevêque de Cambrai,
intitulé Maximes des Saints, s'il en eût été fait mention. — ,
'i' Qu'enfin elle n'a point prétendu que les Assemblées du.
Clergé avaient droit d'exnminer les jugements dogmati-
ques des Papes, pour s'en rendre les juges et s'élever un
tribunal supérieur. Kait à Paris le 10' de mars 1710. a
Suivent les douze signatures. Durand de Maili.aise, Les
libertés de l'Eglise gallicane, etc., 1771, t. IV, p. 82.
Le ag juin 171 1, le cardinal de Noailles écrivit au
Pape dans le même sens. Citons le passage sui-
vant :
i( J'atteste que... lorsque le clergé a dit que les consti-
tutions des Souverains Pontifes, acceptées par le corps de»
pasteurs, obligeaient toute 1 Eglise, il n a pas entendu
que la solennité de cette acceptation fût une condition
nécessaire pour que ces décrets dussent être regardés par
tous les catholiques comme de» règles de leur croyance
et de leur langage, malgré les grands avantages qui
résultent quelquefois de cette solennité dans les lieux où
l'erreur est née; mais il a cru utile de forcer les jansénistes
dans leurs derniers retranchements et de leur fermer tous
les faux- fuyants, en employant une maxime reconnue
par eux comme un principe... Le clergé regarde comme
une vérité certaine . . que. relativement b ces décrets (con-
tre Jansénius), on ne peut admettre ni appel ni espérance
de changement. »
Clément XI se déclara pleinement satisfait de ces
explications, et remercia Loui? XIV du zèle avec
lequel il les avait provoquées. Jagkr, Hist. de IT.gl.
cath. en Fr., t. XVII, p. 469. — Ainsi, parmi les évê-
ques français de cette époque, les uns étaient parti-,
sans de l'infaillibilité pontificale, les autres, plus
nombreux, ou bien se renfermaient volontiers dans
un gallicanisme modéré ou du moins étaient forcés
de s'y renfermer. La situation allait devenir plus cri-
tique après l'apparition de la Bulle Unigeniliis;
Noailles allait tourner à la révolte, sous l'influence
de son grand vicaire et de son mauvais génie, l'abbé
Boileau, et d'autres jansénistes de son entourage.
1485
PAPAUTE
1486
4= Epoque : La crise aiguë des « appelants »
et des parlements de Louis XV, avec ses consé-
quences jusqu'au concile du Vatican.
Niius examinerons : J. la i)reniière Intle contre la
bulle L'nigeriiliis, avec dnnger, pour l'épiscopiil fran-
çais, (l'un schisme avec Rome; /i. l'usurpalion des
droits épiscopaux et royaux par le parlement
de Paris, devenu chef du jansénisme et de l'ultra-
gallicanisme (à partir de 1 780); C. l'écho, à l'étranger,
des maximes parlementaires et de la crise ultra-gal-
licane, et par suite, diminution des défenseurs de
l'infaillibilité dans le monde catholique; /). les con-
séquences de la ii;rme crise en France, après
Louis XV ; E. les progrès de la doctrine infailli-
bilisle dès le début du pontilicat de Pie IX; F. le
concile du Vatican.
A. La première lutte contre la bulle Unigenitus,
arec dani;pr, pour l'épiscopal français, d'un scliisme
arec Hume. — Nous doimerons : 1° Le résumé des
faits; 2° l'idée de l'infaillibilité dans celte lutte.
i" Résumé des faits. — Quanta la composition
du livre du janséniste Quksnul : Réflexions morales
sur le A'. Testament, et à l'accueil varié qu'il reçut
d'aborii, voir Jansknismk, col. 1173, 117^. L'ouvrage
contenait, sous des formes habiles et onclueuses,
non seulement le baïanisme et le jansénisme, mais
encore cet ultra-gallicanisme dérivant de llicher et
dont nous avons signalé plus haut le fâcheux déve-
loppement durant la seconde partie du xvu" siècle,
surtout parmi les jansénistes militanls; de là ces
tendances schisnialiques auxquelles Bossuet avait
opposé en 1682 son gallicanisme modéré; voir art.
cité, col. 1 176.
C'est Louis XIV lui-même qui sollicite directement
une liulle de Clément XI sur le livre de Quesnel : la
bulle l'nigenilus parait en septembre 1713, après un
an et demi d'examen de la cause à Home, loc. cit. —
C'est encore le roi qui aussitôt groupe dan s une assem-
blée extraordinaire les prélats alors à la cour, et fait
accepter absolument la bulle par une majorité de
4o de ces évcques contre 9, puis en 1714 par la Sor-
bonne et les autres Facultés de théologie du royaume.
On espère gagner la minorité, déjà réduite à 8 ; ces
quelques évêques servaient de centre de ralliement
à tous les partisans de l'ultra-gallicanisme. La majo-
rité entreprend auprès d'eux d'instantes démarches,
continuées après la mort du roi, mais déjà plus
difficiles et plus audacieusement déjouées ^ar les
tristes ruses de Noailles, le principal des 8 oppo-
sants. Voir art. cité, col. 1177 1179.
Ainsi les modérés, avec le roi, continuaient à se
rapprocher de Rome. Au contraire les extrémistes
s'en écartaient de plus eu plus, et ce désaccord crois-
sant ailait éclater en de graves événements, après la
mort de Louis XIV, avec les évêques appelants et le
danger d un schisme national.
Quatre de ces évêques opposants, en 1717, appe-
lèrent de la bulle « au futur concile » : nous avons
vu que ce genre d'appel était condamné à Rome,
depuis le milieu du xvi* siècle au moins, comme
a erroné et détestable » (D. B., 717). Ces u appe-
lants » eurent liienlôt l'adhésion des principaux par-
lenienlaires et de beaucoup de laïques, d'environ
deux mille prêtres et moines, et même de la Sor-
bonne, suivie par plusieurs autres facultés de théo-
logie. La Sorbonne raya de ses registres son décret
de 1714, par lequel elle avait 0 accepté avec respect
et soumission > labulle L'nigenilus. Pour toute raison,
elle dit qu'elle avait enregistré, mais non accepté la
bulle. Contre cette mauvaise foi et celte rébellion,
plusieurs docteurs, comme le savant Toubnely,
firent une opposition énergique; mais le nombre
l'emporta et priva même ces opposants du droit
d'assisler aux assemblées. Jageh, t. XVllJ, p. 7.
Comment celte célèbre Faculté de Paris, si ferme
encore en 1682 contre l'anti-infaillibilisme relative-
ment modéré de Uossuel, avait-elle pu en venir à de
telles extrémités, 35 ans après? C'est qu'aussitôt
après 1682, ministres du roi et parlementaires comme
Harlay s'étaient acharnés à l'épurer et à la domesti-
quer : par exemple, en faisant retirer le droit de vote
dans les assemblées de Sorbonne aux plus sûrs
défenseurs du Pape et de l'infaillibilité i>onti(icale,
c'est-à-dire à ces docteurs depuis longtemps jalousés,
qui appartenaient aux ordres religieux ; et quant aux
autres défenseurs de la Papauté, en les menaçant et
traquant individuellement de toutes manières, tan-
I dis qu'on réservait les faveurs aux docteurs riché-
ristes et qu'on prenait quehiu'un d'entre eux, le plus
en main, pour l'imposer à la Sorbonne comme syn-
dic, sanslaisser désormais son électionlibre.Unjour,
comme on reprochait à un syndic ainsi imposé,
Lrfèvre, d'avoir favorisé une cabale, sa réponse,
conservée dans les Mémoires de l'abbé Leoendbe qui
l'avait « fort connu », mérite d'être citée comme
dépeignant la situation :
n Nous sommes plus à plaindre qu'h hlAnier. dît ingé-
nument le syndir; la Faculté a toujours été et soru tou-
jours le jouet et 1 esclave des puissances qui la dobiincnt :
de la cour, parce que d'un irait de plume elle peut casser
tous nos privilèges; du parlement, parce qu'il le.-; res-
treint et les étend coinme il lui plaît ; et [irincipaleinent
de l'archevêque (îe Paris, ptirce que la plupart de n^us ne
vivant que de prêche, il peut, quand il lui plaira, nous
Ater le pain delà main. » — «Quelle pitié, ajoute Legen-
dre, qu'une conipasi-t ie d'ecclésiastiques, qui font serment
fie soutenir la vérité jusqu'à refTusion du sang, changent,
selon les temps, de maximes et de sentiments, en choses
Uiéme les plus graves! « Mémoires, Paris, ISGo, p. 229.
A l'époque où nous sommés arrivés, un archevê-
que de Paris ne manquait pas, pour entraîner à
l'enoontrede leur conscience lesdocteursdeSorbonne
et bien d'autres ecclésiastiques et la'iqucs : c'était
Noailles. 0 Appelant » lui-même, il tenait son appel
secret, tout en se prêtant à des négociations avec les
autres évêques, dupés toujours par sa mauvaise foi.
En 1718, Clément XI fait condamner les appels par
le SaintOiriee, puis, par son bref Pastoralis, expose
à tous les Udèles les indignes procédés des chefs de
la secte, et excommunie ceux qui refusent obéissance
à la Bulle, « de quelque dignité qu'ils soient, même
épiscopale, archiépiscopale ou cardinalice ». Aussitôt
Noailles, publiquement cette fois, appelle de ces nou-
veaux actes pontilicaux, comme de la constitution
Unigenitus, au futur concile, tandis que le parlement
I)rocède contrôle brel Pastoralis, et demeure désor-
mais constamment hostile aux acceptants et au
Saint-Siège.
On peut voir à l'art. Jansknisme, col. 1179, com-
ment le schisme, de plusen plus menaçant, fut évité,
grâce aux innombrables démarchesde l'abbé Dubois,
et à un accommodement obtenu enlin entre la majo-
rité des évêques et Noailles, qui en 1720 accepta
officiellement la constitution l'nigenitus, dont l'enre-
gistrement comme loi du royaume fut eniin arrachée
au parlement par les efforts du Régent et de Dubois ;
et col. 1180, comment, après une nouvelle intrigue
de l'archevêque de Paris, contre laquelle réclama
Clément XI avant de mourir, après la nouvelle
révolte d'un des premiers évêques appelants, celui
de Senez, et sa condamnation et rélégation par le
concile d'Embrun (1727) sous Benoit XIII, Noailles,
peu avant sa mort (1729), publia un mandement de
soumission au Pape.
1487
PAPAUTE
1488
2' L'Idée d'infaillibilité dans cette lutte. —
l>es mandements de la majorité ]iour la bulle t'ni-
^'enitiis, un contemporain, Soardi, nous a transcrit
de longs extraits, qui font voir l'étal des esprits.
Peu d'évêques soutiennent ouvertement l'infailli-
bilité personnelle du Pape. La plupart, quelle que
soit là-dessus leur pensée intime, prennent une
position moins irritante pour les adversaires, et qui
suffît contre eux.
M. Diî GoLONGUB, év. d'Apt, est des plus infaillibi-
listes. Dans un -mandement du ao décembre 1717,
après avoir cité sur les prérogatives du Saint-Siège
plusieurs témoignages bien capables d'impression-
ner des gallicans et donnés plus haut par nous, celui
de Pierre d'Ailly admettant l'infaillibililé au nom de
l'ancienne Sorbonne, celui de Marca, et la lettre des
évèques de France à Innocent X sur les cinq propo-
sitions (voir col. i436, 1454, 1455), il dit :
« Celte prérogative même (d'être le centre de l'unité) est
une pieiive authentique des deux j»récédentes. . ., savoir,
d'être le juge et l'arbitre de toutes tes questions de doc-
trine qui 8 élèvent dans le monde clirétien, et d'èti-e tou-
jours pure dans la foi... Toutes les E-.-'îises chrétiennes se
font un devoir de porter au Satnt-Sièg"e toutes les nou-
Teautés en fait de dogme qui naissent dans leur sein ; et
si ce trône de Pierre, qui est le centre de l'unité, venait à
être infecté de quelque erreur, il n'y a pas de doute qu«
sa corruption se communiquerait aux antres ijui en déri-
Tent et qui y Vont aboutir. On osera peut-être avancer ici
que ces novateurs mettent une grande dill'érenre entre le
Saint-Siège et celui qui l'occupe; qu'ils protestent, dans
tous leurs ouvrages, avoir un grand respect et une grande
soumission j^our les décisions de cet auguste tribunal.
qu'ils le reconnaissent infaillîtïle, tandis qu'ils condamnent
d'erreur celui qui y est assis. Distinction abstraite, et
inventée par 1*'S hérétiques pour éluder leur condamnation .
distinction que saint Gyprien n'a jamais connue, juiisqu'i]
prétend que ciiaque Eglise est dans son évéque, Ecclesia
m episcopo... Distinction condamnée par saint Pierre
Damien, qui disait au Pa[»e ; Vous êtes vous-même ce
Siège apostolique, vous êtes l'Eglise romaine : ce n'est pas
à celte masse de pierres dont elle est formée, que j'ai
recours, mais seulement à celui en qui réside toute l'auto-
rité de cette méiue Eglise. )i Soaudi. Df suprema hiomani
Pontificis auctorilair, etc., Avignon, 17i7, t. I, p. 190.
Ecotitons maintenant d'autres évèques qui n'atta-
quent point cette distinction alors à la mode chez les
novateurs, ni ne se posent en défenseurs de l'infail-
libilité du Pape qui était odieuse à ceux-ci. — Ainsi
FiiNELON, fidèle à sa méthode, dans une instruction
pastorale du 29 juin 1714, Qui fut très appréciée à
Rome, se contente de tourner contre les exigences
extrêmes du parti quesnelliste les documents de la
tradition pour l'infaillibilité; telle la formule du Pape
HoRMisD.^s; telle aussi la condamnation du pélagia-
nisme par les Papes, si applaudie par saint Augustin :
« On a envoyé, dit saint Augustin, au Siège apostolique les
actes de deux conciles particuliers d'Afrique sur cette
cause. // est venu des rescrits de Rome. La cause est finie.
Plaise à Dieu que l'erreur finisse aussi. » Rien n'est plus
clair... Avant les rescrits qui viennent de Rome, les deux
conciles d'Afrique ne finissaient point la cause; mais elle
fut finie dès que les rescrits de Rome furent venus. Repré-
sentons-nous maintenant saint Augustin comme s'il vivait
encore au milieu de nous ; supposons qu'il parle à ses
faux disciples, comme il parlait aux pélagîens. {( Rome,
G lui dit le P. Quesnel, a frappé d'un seul coup cent et
« une vérités (ses 101 propositions) dont plusieurs sont
« essentielles à la religion; j'offre de le démontrer »
(///• mrmoire^ Avertissl., p. 13). Taisez-vous, lui répond
le Saint Docteur, la cause est finie] pourquoi l'erreur ne
l'esl-elle pas aussi?,.. Si le P. Quesnel soutient encore que
les pro|)ositioti8 cond;ininées sont mot pour mol de
saint Augustin et que c'est le censurer lui-même que de
flétrir ces propositinns (Ibid., p. 71, '74), le saint Docteur...
confondra ainsi ces téméraires écrivains ; O vous qui vous
vantez faussement de suivre ma doctrine, apprenez de moi
que je n'en ai point d'autre que celle de l'Eglise. Taisez-
vous, la cause est finie. Luther et Calvin se sont vantés
comme vous de réi'éler mot pour mot ce que j'ai enseigné.
C'est le langatje de tous les novateurs. Comment n'abuse-
raient-ils pas de mon texte, ceux qui abusent avec tant
d'artifice de celui des Saintes Ecritures ?.. »: Enfin si le parti
crie, comme les pélagiens, qu'on n'a a-^semhlé aucun con-
cile général, que répondra saint Augustin ? « Quoi donc ?
« a-l-on besoin d'assembler un concile, poiir condamner
(( un--" doctrine évidemment pernicieuse ? Comme si aucune
(( hérésie n'avait été condamnée sans un concile assem-
(( blé ! Ne voit-on pas, au contraire, qu'il y a eu très peu
fl d'hérésies pour lesquelles on se soit trouvé dans une
(( telle nécessité? » [Centra duas eptsi, Pelag. ^Vw . IV,
n. 34.)Fknei.ok, Œuvres, t. V, p. 173, 17'i.
On trouve l'écho de cette belle Instiiiciion pasto-
rale dans le mandement donné en fjiS par M. de
Mailly, archevêque de Reims, qui fournil de nou-
A-elIes preuves de l'autorité doctrinale et de la pureté
de la foi du Saint-Siège, tirées surtout de la tradi-
tion orientale, SoARDi, loc. cit., p. 21 3, 21 4; — dans
le mandement (1722) du cardinal db Bissy, succes-
seur de Bosstiet sur le siège de Meaux, Ihid., p. i85;
— etc.
D'autres cniin, comme Languet, alors évêque de
Soissons, ne craignaient pas de laisser de côté expres-
sément l'infaillibilité du Pape, pour se retrancher
dans l'indéfectibilité du Saint-Siège et sa pureté dans
la foi. Cette position, qu'elle fîitjirise par conviction
ou seulement orf hominem, était assez opportune
dans les circonstances où l'on se trouvait. Ayant
alTaire aux extrémistes du parti de Quesnel, qui en
venaient par la passion à nier toute prérogative de
Rome, c'était un gain de leur en faire admettre au
moins quelqu'une, et de montrerqu'ils n'étaient pas
raisonnables. D'autre part, après les dcCnitions
réitérées de plusieurs Pontifes contre les erreurs
jansénistes, quand on renouvelait ces erreurs
comme le faisait en réalité Quesnel, ce qui était en
jeu n'était plus l'infaillibilité personnelle d'un Pape
isolé, c'était vraiment l'indéfectibilité même Un
Saint-Siège dans la foi. A défendre celle-ci, on allait
donc au plus pressé ; et l'on avait encore l'avantage
d'alléguer pour elle des témoignages non sus-
pects aux gallicans. C'est ce que fait Langiet dans
son .Second avertissement aux appelants de son dio-
cèse, en 1918.
« C)n s'efforce, dit-il, de vous détacher peu à peu
(de l'Eglise de Rome) par le moyen de ces libelles
insolents qui, sous le nom de 0 la cour de Rome »,
font de cette Eglise des peintures odieuses, qu'ils
ont empruntées des calvinistes. 11 n'est pas ques-
tion ici, mes T. C. F., delà faillibilité ou infaillibi-
lité du Pape. Je ne prétends nullement favoriser les
sentiments des docteurs ultramontains... mais vous
montrer ce que les auteurs les plus attachés à nos
libertés, les plus déclarés contre les sentiments
des ultramontains, ont reconnu comme des vérités
constantes. »
Il cite trois témoins non suspects : 1° Le janséniste
Nicole ( -f- lôgS). — « Si le Pape, dit Nicole, était
tombé dans quelque erreur touchant la foi (ce que
le clergé de France suppose possible), s'ensuit-il
qu'il pourrait arriver qu'on se séparât avec jus-
tice de la communion du Siège de Rome, et que
l'Eglise de Rome pourrait devenir hérétique, comme
les Eglises de Constantinople,d'Antioche, d'Alexan-
drie, le sont devenues? liéponse : Non, la doctrine
de ceux qui rejettent l'infailliliilité personnelle du
Pape est que Dieu ne permettra jamais que le Saint-
Siège ou l'Eglise de Rome tombe dans aucune erreur
qui lui fasse perdre la foi, et qui la fasse retran-
cher de la communion de l'Eglise. La raison en est
que, l'Eglise devant toujours avoir un chef et n'en
1489
PAPAUTE
1490
pouvant avoir d'autre que le Saint-Siège et
l'Eglise de Home, qui est le centre de l'unité, il
s'ensuit que le Saint-Siège ne sera jamais dans
un état qu'il ne puisse plus être reconnu pour cbef:
c'est pourquoi l'on voit que, lorsq\ie Liliérius
consentit à l'arianisnie, t'élix prit sa place, et
l'Eglise de Home ne suivit point l'erreur de Libère.
Ainsi, quoique la qualité du Pape n'empêche pas ce-
lui qui la possède de tomber dans l'erreur, elle
empêche néanmoins cette sorte d'erreur qui entraî-
nerait avec soi l'Eglise de Rome, et la ferait retran-
cher de la communion du reste du Corps, ce qui ne
peutjamais arriver. » (Nicole ajoute : « C'est la doc-
trine du cardinal Cusan, de Gcrson et de ceux qui
sont les moins suspects d'être trop favorables aux
Papes. » Instructions tliéol. et moi-, sur le symbole,
t. II, 10' inslr., ch. 7, De l'infaillibilité de l'Eglise.
La 1" édit. est de 1 O71.) — 2= témoin, Bossurt. —
Languet cite son sermon à l'assemblée de 1682, et
conclut éloquemment au triomphe de la chaire de
Pierre sur les appelants: « Vous passerez, malgré
les appuis qui vous soutiennent, vous passerez, sans
(|He cette Eglise éternelle soutire la moindre varia-
tion dans sa foi », etc. — 3' témoin, LAiiNOY(-f- 1678).
— Il Dans une de ses lettres, où il combat l'opinion
de Bellarrain sur l'infaillibilité des Papes, il reconnaît
les justes prérogatives de l'Eglise de Rome et l'auto-
rité perpétuelle de la chaire apostolique... ISl. de
Launoy répond à chaque texte (des Pères cités par
Bellarmin) qu'ils doivent être entendus non du
Pape, mais de l'Eglise de Rome et du Siège Apostoli-
que... Ces réponses de M. de Launoy ont été adop-
tées par plusieurs de ceux qui ont écrit après lui...,
par exemple le P. (Noël) Alexandre et le Docteur
Dupin. » ScARDi, loc. cit., p. lôosq.
Ces derniers mots de Languet éclairent l'origine de la
fameuse distinction gallicane enlrele Papeeile Saint-
Siège: Launoy en est l'auteur. El c'est probablement
à ce célèbre et téméraire docteur de Sorbonne que
Bossuet l'avait empruntée, au moins pour un temps,
dans sa discussion avec l'é^ôque de Tournai en
16H2. Voir col. 1^72.
Une remarque en terminant. Quand la plupart des
évéques défenseurs de la Bulle laissent décote l'infail-
libilité personnel le des Papes, pour ne pas efTarouclier
les quesnellistes, et présentent comme règle de foi
les décisions pontificales en tant que complétées ou
promulguées par l'adhésion de l'Eglise ou « du corps
des pasteurs », ils n'entendent pas cette adhésion
comme un jugemenl positif et. e.iprès de chacun des
évêques, ci font une très birge part au consentement
tacite. Ainsi Kénelon, Ol'uires, t. V, p. 172.
Les mêmes principes se retrouvent dans d'autres
documents jiastoraux du temps sur la Bulle Unige-
nitus, cités par SoAnni, Op. cit., p. i35, sq. — Ainsi
Lakgukt dit que, d'après tous les théologiens de
l'Eglise gallicane, « le Pape et le plus grand nombre
des évêques ne peuvent dans aucun cas succomber
à l'erreur ». — Le cardinal de Tencin, que « la déci-
sion de la pluralité des évêques unis au Chef de
l'Eglise est une règle de foi ». — L'évèquede Bayonne,
que « les promesses de J.-C. . sur lesquelles l'infailli-
bilité de l'Eglise est fondée, sont faites au nombre
notoirement le plus grand, uni au Chef». — L'évê-
que d'Angers, Poncet, « qu'un jugement dogmatique
émané du Saint-Siège, accepté formellement ou t'tci-
tement par le plus grand nombre des évéques catho-
liques, devient un jugement irréformable ». — L'ar-
chevêque de Reims, Mailly, que c'est « le témoi-
gnage du /)Z»5 ^/flïfrf nombre des évêques unis à leur
Chef qui forme la véritable notoriété d'un jugement
de l'Eglise ».
Cependant le parti qucsnelliste chicanait sur le
consentement purement tacite des évéques étrangers
à la France. Espérant faire cesser la chicane, deux
évêques de la majorité, le cardinal de lîissy et l'évê-
que de Nimes, entreprirent de constater s'il y avait
consentement expri's. A force de lettres, de recher-
ches et de peines, ils constatèrent cette adhésion
((irmelle de tout l'épiscopat à la bulle, dans l'ou-
vrage qu'ils publièrenten i-j\i,Témoign(igedel'Eglise
universelle en faveur de la bulle i< l'tiigenilus » :
Jagfr, t. XVIII, p. 36 sq. — Pour tout catholique
<incére, consultant de bonne foi le témoignage de
l'Eglise dispersée o>i magistère ordinaire de l'Eglise,
le fait historique de ce témoignage était aussi clair
que possible; et à cette clarté de fait on n'avait pas
le droit d'opposer une idée ou théorie personnelle,
car l'infaillibilité de l'Eglise perdrait toute sa valeur
pratique pour décider infailliblement les controver-
ses de foi entre catholiques, et manquerait ainsi
absolument la lin que Dieu lui a donnée, si l'on pou-
vait, une fois constaté le témoignage de l'Eglise uni-
verselle, faire prévaloir sur lui ses propres idées.
C'est ce que tenta pourtant Noailles, sous l'in-
fluence de la secte, dans une longue instruction pas-
torale du 1/1 janvier 171 9. le plus déplorable des
écrits auxquels il ait attaché son nom. Il y récusait
le témoignage des évêques étrangers à la France,
sous prétexte que leur adhésion ne provenait que
d'une croyance aveugle à l'infaillibilité du Pape.
C'était subordonner le fait éclatant de leur témoi-
gnage unanime, décisif d'où qu'il provînt, à son opi-
nion personnelle que l'infaillibilité du Pape était
une erreur; quand cette opinion personnelle sur une
question libre eût été vraie, il n'avait pas le droit
d'en faire ainsi le suprême critérium. Contre les
117 évêques français acceptant la Bulle, il disait non
moins piteusement qu'ils ne l'avaient pas examinée
en concile. Exiger ainsi la forme conciliaire, c'était
nier le magistère de l'Eglise dispersée, reconnu par
tous les catholiques, même gallicans. — Obéissant
aussitôt au même mot d'ordre de la secte pour déplacer
la question, la faculté de théologie de Caen, dans
son appel au futur concile, déclara que l'opinion de
l'infaillibilité du Pape était une erreur. La Sorbonne
elle-même, qui avait jusque-là regardé cette opinion
conmie libre, décréta que c'était une doctrine erronée,
le ig janvier 1719. En vain le Régent ordonna-l-il de
nouveau à la faculté le silence sur les matières con-
troversées : elle n'en tint aucun compte dans les
soutenances de thèses. Outré de ce mépris affecté de
son autorité, le régent, si indilTérent qu'il fût aux
questions religieuses, ordonna en juillet au syndic
de la Sorbonne, au doyen et au greffier, de se rendre
chez le garde des sceaux avec le registre des délilié-
rations, et là on raya en leur présence les conclusions
contre l'infaillibilité du Pape, et l'on y inscrivit de
nouveaux ordres. Jager, loc. cit., p. 53 sq. — Enfin,
le 4 août 1720, une déclaration du roi, d'accord avec
Rome, défendit de rien dire ou écrire contre la bulle
TJnigenitus, ou d'interjeter appel an futur concile, et
les appels déjà faits étaient déclarés nuls. Le régent
(•[■ 1738) tint ferme, et dompta, au moins en appa-
rence, les appelants, la Sorbonne et le parlement.
Jagbr, loc. cit., p. 63 sq.
Après de nouvelles intrigues des appelants pour
tout remettre en question, surtout au début des
pontificats d'Innocent XIII et de Benoît XllI, qui ne
se laissèrent pas circonvenir par eux; après un nou-
veau et magistral exposé du témoignage de l'Eglise
universelle et de sa valeur, d'après les principes
mêmes de Bossuet, par son successeur le cardinal de
lîissY (Instr. pastorale de 1728), — Noailles publia
enfin la même année un mandement, où, averti,
disait-il, par son âge et la diminution de ses forces
1491
PAPAUTÉ
1492
et ayant bientôt à paraître devant Dieu, il contiam-
nait le livre de Qiicsnel et les loi propositions o de
la manière que le Pape les condamne », avertissait
tous ses diocésains « qu'il n'est pas permis d'avoir
des sentiments contraires à ce qui a été déQni par la
Constitution Viiigenitiis », révoquait « de ca'ur et
d'esprit » tout ce qui avait été public en son nom de
contraire à sa présente acceptation, défendait d'en
faire aucun usage, etc. Jager, p. ■54 sq., 89 sq., 187 sq.
Cet acte enlin si clair, de celui qu'ils regardaient
comme leur patriarche et leur iirincipal appui, fut un
coup terrible pour les quesnellistes. Noailles étant
mort en 1729, le chapitre de l'église métropolitaine
adhéra solennellement à l'acceptation. La Sorbonne,
débarrassée de quelques meneurs, revint de son
aberration de douze ans, et chargea huit députés,
à la tète desquels se trouvaient Tournely, de faire
un rapport. Us déclarèrent qu'après mûr examen ils
étaient convaincus que la Faculté avait librement
accepté la constitution l'nigenitus en 171 4 ; que tout
ce qui s'était fait depuis pour anéantir cette accepta-
tion était contraire à l'ancienne doctrine de la Faculté,
détruisait l'autorité et l'infaillibilité de l'Eglise dis-
persée, etc. Ils conclurent qu'il fallait ratifier les
décrets de 1714, recevoir avec respect la Constitution
comme un jugement dogmatique de lEglise univer-
selle,révoquer l'appel et rejeter les docteurs insoumis.
La Sorbonne, à une très grande majorité, adopta le
rapport et ses conclusions, par décret du 1 5 décembre
1739 (d'Argentbk, Colleciio judiciorum, t. III, part, i,
p. i84). Les docteurs opposants, présents ou ab-
sents, adhérèrent à ce décret, surtout dans les
assemblées suivantes; à celle du !«'' mars, les doc-
teurs intérieurement et extérieurement soumis, vo-
tants ou adhérents, montaient déjà à i63 (fhid.,
p. 173-194), et beaucoup d'autres adhésions vinrent
des docteurs qui se trouvaient en province. Une dé-
putation de la Sorbonne alla à Fontainebleau, le
10 mai 1730, présenter son décret au roi, et le com-
plimenter de la paix rendue à l'Eglise ; reçue ensuite
par le chancelier d'.Vguessean, favorable au jansé-
nisme, elle ne craignait pas de lui dire : « Quelle
monstrueuse doctrine. Monseigneur, n'a-t-on pas
avancée depuis quelques années, sous le spécieux
prétexte d'attachement aux maximes du royaume !
On a soutenu des erreurs capitales, proscrites par
l'une et l'autre puissance. " Fkrbt, La faculté de
ihéol. de Paris, t. VI, p. 10 i.
Un acte important de Louis XV, et qui explique
ces compliments de la Sorbonne au roi, c'est sa
Déclaration du ?4 mars 1730- 11 y exige avec une
nouvelle précision la signature du formulaire
d'Alexandre VII, soit pour être promu aux ordres
sacrés, soit pour être pourvu d'un bénéfice quelcon-
que (sous peine de nullité) : il faut signer « sans
aucune distinction, interprétation ou restriction »
qui soit contraire aux constitutions des Papes. 11
veut que la constitution Unigenitus, « étant une loi
de l'Eglise par l'acceptation qui en a été faite, soit
aussi regardée comme une loi de son royaume; que
tous ses sujets aient pour ladite bulle le respect et
la soumission qui sont dus à l'Eglise universelle
en matière de doctrine ». — Mais le parlement re-
fuse en grand tumulte d'enregistrer la déclaration
royale, même quand le jeune roi vient presser l'exé-
cution avec le grand appareil du « lit de justice » ;
cet enregistrement forcé est suivi de scandaleuses
protestations de magistrats. Devant cet orage, le
gouvernement de Louis XV et de son ministre
Fleury donne déjà quelques signes d'une faiblesse
que le parlement saura exploiter. Picot, Mémoires,
t. II, pp. 275-285; BocRLON, Les assemldées du
clergé et le jansénisme, 190g, pp. 2i5-2ai. Le texte de
la déclaration royale est dans Lafitrau, en pièce
justificative.
B. Usurpation des droits épiscopaux et royaux
par le parlement de Paris, devenu chef du jan-
sénisme et de l'ultra-gallicanisme (à partir de
1730). Ce qui devient ea France la doctrine de
l'infaillibilité. — Nous aurons à voir, comme
principales étapes à signaler :
i" La première lutte du parlement avec le roi et
les évcques; 2" les longues intrigues parlementaires
pour imposer de nouveau l'enseignement des arti-
cles de 1G82 ; 3" le travail de la magistrature pour
amener les jésuites à celte doctrine, puis pour les
faire supprimer en France en 1764 ; 4° l'"* lutte de la
célèbre assemblée du clergé, en 1766, contre le par-
lement et le roi sur les droits et l'infaillibilité de
l'Eglise.
l'La première lutte du parlement avec le roi et
les évéques. — La bulle Vnigenitns avait pour elle,
non seulement l'unanimité morale de l'épiscypat fran-
çais, mais encore le roi, qui l'avait déclarée lui de
l'Etat. En vertu même des principes de leur gallica-
nisme politique ou « régalisme », lesparlemeulaires
auraient dû se soumettre. N'était-ce pas scms cou-
leur de soutenir les droits de la couronne, qu'ils
avaient jusque-là attaqué l'Eglise? La question
semblait donc Unie. Appuyés par la déclaration
royale, les évéques ordonnent à leur clergé de si-
gner purement et simplement le formulaire fixé par
les bulles pontificales. Quelques curés, apparte-
nant à divers diocèses, refusent d'obéir ; leurs
évéques retirent aux délinquants les pouvoirs d'ad-
ministrer les sacrements et de dire la messe. Le par-
lement, de plus en plus entêté dans son jansénisme,
soutient ces curés en révolte et rend plusieurs ar-
rêts contre leurs évéques, permettant aux curés de
se comporter comme si l'interdit était nul. A l'as-
semblée du clergé de France alors réunie(aoùt 1730),
le rapporteur se plaint des messes sacrilèges, des
absolutions invalides, et de cette invasion de l'au-
torité épiscopale par le parlement, qui se mêle
aussi déjuger la doctrine religieuse et de condam-
ner des thèses théologiques. L'assemblée du clergé
demande au roi que tous ces arrêts du parlement
soient cassés; et de fait, en présence du roi, des
arrêts du conseil d'Etat cassent ceux du parlement
et font expresses défenses de s'en servir, évoquant
au roi et à son conseil l'appel comme d'abus inter-
jeté en faveur de ces prêtres contre leurs évéques.
BovRLON, op. cit., pp. 321-228.
C'est alors que 4» avocats publièrent leur fa-
meux Mémoire, où non seulement le pouvoir des
évéques était subordonné au bas clergé et aux laï-
ques, mais encore le pouvoir du roi était attaqué
par des principes que personne encore n'avait osé
publier. c< Ils y enseignaient, dit Lafitkau, que les
parlements ont reçu de tout le corps de la nation
l'autorité qu ils exercent dans l'administration de
la jxisticc; qu'ils sont les assesseurs du trùne et que
personne n'est au-dessus de leurs arrêts... Ils éga-
laient en quelque sorte la puiss.nnce des parlements
à celle du monarque. Il les associaient positivement
à l'empire. Ils semblaient les regarder comme des
espèces d'Etats généraux toujours subsistants dans
le royaume; et quoique les parlements n'aient ja-
mais assisté en corps dans ces augustes assemblées
composées de tous les états..., et ne puissent tout
au plus s'y trouver que dans la personne de quel-
ques-uns de leurs députés, (juoique leursdéputésne
puissent même y avoir place que dans le tiers état,
qui est celui du peuple, nos jurisconsultes ne lais-
saient pas de déférer aux parlements les mêmes
1*93
PAPAUTE
1494
honneurs et la même autorité que poui'raient avoir en
France des Etats généraux. C'est pour cela que dans
leur mémoire ils appelaient les parlements le Se
nat de la j\'atioit. » Ilisl. de la Constitut, L'nigeiiilus,
Avignon, i^S^, 1. VI, p. 192. — C'était même leur
donner une autorité bien plus grande qu'aux Etats
généraux, parce que ceux-ci étaient rares et de peu
de durée, et que les divers « états » ou classes delà
nplion,se faisant contrepoids, y rendaient bien plus
diflicile et plus mesuré l'exercice de l'autorité com-
mune de cette assemblée; tandis que les parlements
siégeaient toujours, et que leurs membres, moins
nombreux et appartenant tous à une même pro-
fession, celle des juristes, pouvaient bien plus fa-
cilement se rencontrer dans les mêmes idées, les im-
poser à toutes les autres classes de la société, et
faire des coups d'autorité, comme le montre si sou-
vent la période qui va s'étendre jviscju'à la Révolution
française. En somme, dans ce jVémoii e des 'lO avocats,
on trouvait déjà « toute la révolution politique et
religieuse, en 1780, avant les Etats généroux(dei'j89),
avant J.-J. Rousseau, avant Voltaire et le pbiloso-
pbisme «. Bouulon, op. cit., p. 224.
Louis XV, par un arrêt de son conseil d'Etat,
supprima XeMémoire comme* injurieux à son auto-
rité, séditieux et tendant à troubler la tranquillité
publique i>.
11 obtint des quarante avocats, non pas la rétrac-
tation ou la désaveu qu'il avait exigé, mais des
« explications » sur l'autorité rojale, assez satis-
faisantes en elles-mêmes, et dont il voulut bien se
contenter. Les cvêques, pour se faire rendre justice
à leur tour, ne reçurent du roi qu'un demi-appui,
et qui n'empêcha point le parlement de soutenir les
avocats et de maltraiter les mandements des évêques
contre eux, même celui de l'archevêque de Paris,
plus autorisé à relever les erreurs de ses diocésains
et qui avait condamné le Mémoire comme « héré-
tique ». Des libelles de plus en plus odieux conti-
nuèrent à attaquer la Constitution Uni^enitus; si
un évéque leuropposait une réfutation, le faible car-
dinal de Fleury, ce ministre qui ne voulait « pas
d'affaires », imposait le silence des deux côtés, et le
gain était tout entier pour l'hérésie. Lafiteau, loc.
cit., p. 193, sq.
Cet épisode caractéristique nous dispense de si-
gnaler bien d'autres semblables détails, dans la
suite. Voir le résumé rapide de ces autres faits
dans l'art. Galmc.4.nisme, col. 262, 268. Nous n'a-
borderons pas non plus les prétendus miracles du
tombeau du diacre Paris (i;i3i) ni les incroyables
extravagances et indécences des Convuhioniiaires,
honteux accompagnement de ces « miracles », qui
sema la division parmi les jansénistes, et rendit
l'hérésie si ridicule au moment même où le parle-
ment en prenait si cliainlement la défense et la
direction. Voir Art. Jansénis.me, col. 1181, 1182, et
(plus en détail) art. (!onvulsionnairbs.
2° Les longues intrigues du parlement pour
imposer de nouveau l'enseignement des arti-
cles de 1682. — Ce qui vient plus directement à
notre sujet, c'est rusuri)ation par laquelle le parle-
ment imposa alors peu à iteuVoOligntion d'enseigner
les quatre articles de 1O82, dont le 4'^ refuse au Pape
l'infaillibilité, proclamée depuis au concile du Vati-
can. Pour comprendre le caractère injuste et illégal
de ces arrêts du parlement, qui n'ont pas été assez
remarqués de nos jours, il faut se rappeler que
Louis XIV, dans un accord avec le Pape en 1698,
avait retiré son édil de 1682 contraignant avec
rigueur à l'enseignement et à la soutenance des
quatre articles : voir col. i4"9. Depuis lors, jdusieurs
docteurs ou étudiants s'étaient librement attachés à
la doctrine de 1682, c'était légal; d'autres l'avaient
dépassée dans le sens ultra-gallican du richérisme
ou du quesnellisme, en vue d'attaquer la Constitution
l'iiii;eniti(s ; enûn, pour réfuter ceux-ci plus facile-
ment, bien des évêques avaient jugé utile de se placer,
au moins ad liominem,si\t\e terrain du gallicanisme
modéré de 1682, invoquant Bossuet, opposant à l'hé-
résie l'infaillibilité de la bulle pontilicale en tant
qu'acceptée par le consentement des évêques, et
laissant dans l'ombre la question moins certaine de
l'infaillibité personnelle du Pape: voir col. i488.Mais
tout ce mouvement d'idées et de discussions ne
changeait rien à la législation de l'enseignement
théologique par rapport aux quatre articles : sur ce
terrain, les choses en étaient restées au point où les
avait mises Louis XIV en 1698. Il avait alors abrogé
sa loi de 1682. Le parlement n'avait donc pas le
droit de considérer comme existante une loi abrogée,
ni de la ressusciter par sa propre autorité. D'ailleurs
il eût fallu s'entendre au préalable avec le Saint-
Siège, puisque ce régime plus favorable à la liberté
d'enseignement était le résultat d'un accord entre le
Pape et le grand roi, et de concessions mutuelles.
— Venons au récit des faits.
La déclaration du 24 mars 1780, faite par Louis XV,
était aussi précise et sévère contre le jansénisme
que respectueuse de l'autorilé du Saint-Siège et de
l'infaillibilité, de ses détlnitions, du moins en tant'
qu'acceptées par la presque unanimité des évêques.
Forcé par un lit de justice d'enregistrer cette décla-
ration malgré lui, le parlement, si furieux qu'il fût,
n'osa pas de si tôt se montrer oua ertement hostile,
comme corps, mais recourut à des attaques obliques,
surtout à l'occasion des thèses qui paraissaient.
Dès le mois de mars, une thèse avait été soutenue
au collège Louis-le-Grand. Attaquer en même temps
le Saint-Siège et les jésuites, quelle aubaine pour le
]iarlcment 1 Ce ne fut pourtant que le iomai suivant,
qu'il osa ordonner la suppression de cette thèse, en
l'aggravant d'une défense générale.
Il fiiisait « jnhiMlions et défenses aux .lésuites et à tous
autres de soutenir aucune proposition contraire aux
libertés de ITglise gallicane et notamment au.\ De'ciara~
tions de ITiGS et de JGS2 sur l'autorité du Pape, la supé-
riorité des Conciles génét'aiti, et autres lUMliérea contenues
dans ladite thèse )>.
Cette défense faite à tous de soutenir aucune pro-
position contraire, entre autres choses, à la déclara-
tion de 1682, accomplissait tacitement la remise en
vigueur de Védit de Louis XIV de la même année.
l,a forme sournoise de l'opération a pu eu cacher la
gravité aux lecteurs moins avertis. Mais le chance-
lier d'Aguesseau, homme du métier, en vit aussitôt
toute la portée, et malgré ses attaches jansénistes
et parlementaires, il manifesta du mécontentement :
n'allait-on pas trop vite ettropfort? Le jour même,
n'ayant pas encore le texte de l'arrêt, il écrit au
procureur général Jolj' de Fleurj' :
o Avouez qu'une condamnation si secrète, si précipitée
et pour ainsi dire si soudaine, a dû me surprendre. Il
seniit bien difficile que, dans un pays où l'on est sujet à
la défiance, on ne soupçonnât qu'une si gramie attention
A prévenir la connaissance du gouvernement cache «n
ni;/stère. Mais puisque le tecret a éclaté, je crois qu'il est
au moins de votre prudence de ne pas vous exposer aui
suites que cet événement poui-rait avoir, s'il y avait des
choses, ou dans le discours de M. l'avocat général ou
dans larièl. dont le Roi n'eut pas lieu d'être content, et
d'en suspendre l'impression jusqu'ft ce que Sa Majesté
ait pu voir l'un et l'autre. » Bibl. Nationale, Mas Joly de
Fleury, Aris et Mémoire» sur les affaires publiques, vol. 85.
.( Ce mystère, dit GitniN, était la résurrection de
l'édit de 1682. t liecherclies historiques, s' édit..
1495
PAPAUTÉ
1496
p. 5ii. — d'Aguesseau a reçu la copie de l'arrêt,
le 12 mai. De Fontainebleau, il écrit en bâte aux
gens du Roi :
« ... Sa Majesté, après y avoir fait les réflexions néces-
saires, m'ordonne de vous faire savoir que, lu cliose étant
faite et l'arrêt *i^né, il n'était plus temps d'y penser,
mais qu'il fallait au moins eaipêchor que cet î.i-i-êl ne fût
crié dans les rues par les colporteurs, p;irce que cela
serait regardé à Rome comme une espèce d'iiisulle. et le
Roî ne doute pas que tous ne donniez tous les ordres
nécessaires sur ce sujet. Au surplus, S, M. désapprouve
entièienieat la thèse dont le parlement a ordonné la sup-
pression; mais elle me char^'^e de vous dire que, si vous
vous étiez souvenus qu'elle a\a)t exigé de vous tie ne
faire aucune réquisition sur des matières qui peuvent inté-
resser l'Etat sans avoir pi-is auparavant ses ordres,
elle n aurait pas lais/é /fis^er dans votre discours ce tjue
uous 1/ avez mis sur ledit de /6?2. Vous ne sauriez avoir
oublié ce qui vous fut dit, il y a quelque temps, de l'at-
tention quon devait avoir aux engagements que le feu Roi
avait pris avec le Pape sur cette matière, sans cesser ce[>en-
dant d'approuver et de soutenir l'ancienne doctrine de
France. » Ibid.
■Voilà bien Louis XV. Il « n'aurait pas laissé pas-
ser ce que l'on a mis dans l'arrêt sur l'édit de 1682 »
— à cause des « engagements pris avec le Pape ».
Mais « la chose étant faite, il n'est plus temps d'j-
penser » (comme s'il n'était pas encore temps de
casser l'arrêt I) : il reste seulement à dissimuler cet
arrêt, de sorte que Rome n'en sache rien. En face
de celle pileuse faiblesse du monarque, déjà fatigué
«le sa résistance au parlement, les magistrats auraient
bien tort de se gêner, à la première occasion qui
leur pornieltra de recommencer, pour mieux assurer
ainsi la nouvelle jurisprudence qu'ils viennent d'in-
sinuer sur l'enseignement des quatre articles.
L'occasion était déjà là, sous la forme d'une autre
thèse, soutenue en Sorbonne le 8mai par le licencié
Hassel. Un arrêt du parlement la condamne (17 mai
1780), et défend «à tousbacheliers, licenciés, docteurs
et autres, de soutenir des propositions contraires à
l'ancienne doctrine, aux saints canons. aux maximes
et ordonnances du royaume... et aux déclarations
du 4 août lôGli etédit de mars i08a », etc. Ce petit
mot : « et édit » est glissé au milieu du reste, mais
insinue plus clairement que cet edit de Louis XI'V
a force de loi; c'est un pas de plus. Dans les Très
h imhles supplications qu'elle fait parvenir au roi,
la Sorbonne, qui ne songe qu'à se défendre, semble
n'avoir pas remarqué la fourberie du parlement ; elle
montre la modération de sa thèse sur les questions
du jour, alTirme son gallicanisme politique, son at-
tachement « aux maximes du royaume, aux droits
delà couronne, aux libertés de l'Eglise gallicane et
à l'observation de toutes les ordonnances, cdits et dé-
clarations publics pour les maintenir ». Le roi, par
son secrétaire, en prend acte, et de nouveau laisse
passer l'arrêt qu'il sait injuste, tout en consolant
ainsi la Faculté de théologie: « Vous ne devez pas
craindre que cet arrêt puisse jamais porter aucun
préjudice ni imprimer de flétrissure à un corps aussi
éloigné de la mériterque le vôtre.» — Férkt, Lafac.
de tbéol. de Paris, t. 'VI, 1909, p. 126 sq.
Mais la résurrection de l'édit de 1682. faiteainsià
la sourdine, était encore loin de contenter le parle-
ment, soit parce que bien des professeurs ne l'avaient
pas remarquée ou enseignaient comme s'ils ne l'a-
vaient pas remarquée, soit parce que d'autres, tout
en prenant qiielquf chose de l'édit. ne se crojaienl
pas tenus d'en observer toutes les injonctions draco-
niennes. De là une nou\ elle tentative du parlement
après lin r/iiart desiéch- environ: c'est-à-dire au mo-
ment où il luttait avec le plus d'opiniâtreté contre les
billets de confession et les refus de sacremenis, in-
tervenait manu militari pour faire donner l'extrême
onclionet le viatique à des appelants et quesnellisles
notoires et impénitents, poursuivait les curés qui,
par ordre de leurs évoques, leur avaient refusé les
sacrements, faisait arrêter ces curés comme tendant
à 0 introduire un schisme » et troublant le repos pu-
blic, mettait à l'amende leurs évêques, poursuivait
l'archevêque de Paris lui même, Christophe db Beau-
mont, comme a auteur du schisme », lui « ordonnait »
de faire administrertel ou tel, enfin, dans des remon-
trances au roi, déclarait qne « les seuls moyens de
faire cesser les troubles dans l'Eglise et dans l'Etat
résidaient dans l'activité indispensable et continuelle
du parlement ». Picot, Mémoires, t. III, i>. 3o4 sq ;
BouiiLON, Les Assemblées du Clergé..., p. 282, sq.Êt
ici, art. Jansknisme, col. Ii83.
Comme toujours, ce fut une thèse qui fournit une
occasion telle quelle au dernier coup du parlement,
pour s'assujettir déllnilivement l'enseignement lliéo-
logiqne : une thèse soutenueen i^.'ja augrandconvent
des Carmes de Lyon par le P. Mairot, religieux de
cet ordre. Dans son paragraphe incriminé sur le
Pape, il ne défendait pourtant ni le pouvoir indirect
sur le temporel des rois, ni l'infaillibilité person-
nelle: il se bornait à constater un fait évident; c'est
que sur ces deux questions les ultramontains et les
gallicans étaient divisés. Il ajoutait qu' « une défi-
nition dogmatique du Pape, proposée par lui à tous
les fidèles siib anathemate.quand il s'y ajoute le con-
sentement, même tacite, du plus grand nombre des
évêques, est une rcglecertainc etinfailliblede vérité,
et que les fidèles doivent l'admettre sans aucune
restriction, et en y soumettant leurs esprits ». On
ne voit pas ce que le parlement, si fort qu'il fùl en
théologie, pouvait reprendre là-dedans. Qu'unerfe'/j-
tiition du Pape (reco/inoîssni/e à son objet doctrinal
ou« dogmatique » cl à ce qu'elle est par lui« proposée
à tous » surtout si elle est accompagnée d'un « ana-
thème ") devienne une» règle certaine et infaillible
de vérité » quand il s'y ajoute « leconsenlement des
évêques », — c'était la doctrine gallicane de 168a !
Que ce consentement puisse être « tacite « et qu'il
suffise « du plus grand nombre » des évêques — ,
c'était la pensée de Fénelon, de Bossuet lui-même,
auteur de la déclaration de 1G83, et de plusieurs au-
tres évêques de France plus récents, comme nous
l'avons vu. Que les fidèles, enfin, doivent à un sem-
blable document, non pas seulement le silence res-
pectueux,mais « la soumission de l'esprit »el « sans
restriction », c'est une définition des Papes acceptée
par tous les évêques de France avec la bulle Vineam
Domini, appuyée alors par Louis XIV, puis par
Louis XV (déclaration de 1730). — Malgré toul,
dans un arrêt du 26 octobre 1702, visant en particu-
lier cette phrase de la thèse, le parlement « ordonne
que ladite thèse sera lacérée et brûlée dans la cour
du Palais... par l'exécuteur de la haute-justice... Or-
donne en outre (\ne...\'Eilil de mars //)S2, notamment
les articles f et Vf du dit Edit, seront observés et
exécutés selon leur forme et teneur ». Durand db
Maillank, les libertés de l'Egl. gallic. prouvées et
commentées, 1771, t. V, p. 187, i44. Et t. IV, p. 46,
ledit de 1682. — Cf. Picot, Mémoires, t. III, p. 288.
Enfin, le 81 mars I7.'>3, suit un arrêt de « règle-
ment » pour presser sévèrement en tout point l'ex-
éculion de l'édit de 1682.
I.e parlement, toutes les chambres assemblées, ordonne
n en conséquence, que ceux qui seront choisis pourrn5*i-
gner ta théologie dans tous les collèges de chaque l'niver-
ailé. séculiers ou réguliers, se soumettront d^en^/'ij^ner ta
doc^rirtc expliquée dans la Déclaration du Clergé.- Ordonne
que le présent sera imprimé, etc. et que copies seront
envoyées dans toutes les Facultés et autres écoles de
1497
PAPAUTÉ
1498
Thëdlogie... et de Droit du res.-îort, pour y être rey:iâlié ;
enjoint au l'rocureur Géitt'ral du Hoi de tenir la main à
l'exécution dn préï^ent Atrèt. i> fhid., p. 147. Notons quo le
ressort du parlement de Paris était immense.
Ainsi l'on serrait habilement les mailles du filet
où dès lors l'enseignement tliéologique se trouvait
pris ; et cela dans toute la France, car les autres par-
lements se tirent uu devoir d'imiter celui de Paris
dans leurs divers ressorts, .\insi s'exidique celle
emprise gallicane sur noire paj'S à partir de la
seconde moitié du xvm' siècle, plus forte, plus com-
plète et plus persévérante que jamais, inalgré un
épiscopat généralement zélé et soucieux de défendre
les droits de l'Eglise contre les usurpations et les
persécutions, et par là préparant de loin la noble
attitude qu'auront nos évêques en face de la Révo-
lution et du schisme constitutionnel. La singulière
situation des évêques pendant cette période n'est
guère comprise de nos jours, faute de distinguer
entre gallicanisme et gallicanisme. La doctrine rela-
tivement modérée de 1682 leur était imposée paiides
gens qui eux-mêmes allaient beaucoup [dus loin, qui
allaient jusqu'au schisme et à la pleine révolte con-
tre Kome ; ils ressuscitaient l'édit de Louis XIV,
et ils étaient les premiers à l'enfreindre, et à rejeter
le quatrième article du clergé. Cet article déclare au
moins implicitement que les définitions pontificales,
si elles sont appuyées du consentement de l'Eglise
c'est-à-dire des évêques, sont irréformables et infail-
libles ; or le parlement de 1763 rejetait avec opiniâ-
treté les définitions des Papes contre le jansénisme,
bien qu'acceptées par tout l'épiscopat hors de France
et même en France sous Louis XIV et encore sous
Louis XV, et en particulier la bulle Unigenitus.
Aussi nos évêques, contraints de se défendre contre
le jansénisme révolté et ultra-gallican, trouvaient-ils
un bon terrain de défense dans celle doctrine même
de 1682 qu'on leur imposait, à laquelle d'ailleurs
étaient réellement attachés plusieurs d'entre eux, en
attendant que cette dangereuse situation les amenât
fatalement à lui être attachés à peu près tous. El
ils croyaient être sullisamment en règle avec le siège
de Rome, en répétant les fort lielles choses qu'a dites
Bossuet sur ce centre de l'unité, et surtout en pas-
sant leur vie à combat Ire à leurs propres dépens
les révoltés contre les bulles pontificales. Lutte sans
issue, par l'entêtement inouï de magistrats schisma-
tiques, prétendant toujours défendre le catholicisme
traditionnel du royaume. Celle lutte, les évêques de
France étaient bien forcés de l'accepter, mais ils
épuisaient là des forces qui eussent été mieux em-
ployées ailleurs, par exemple à réfuter ces « philo-
sophes », acharnés à la destruction du christianisme
en général, tout en cachant leur jeu avec esprit. On
a reproché au clergé d'alors son insuffisance en face
de ces nouveaux ennemis, pires que les premiers.
Mais à qui la faute'? Pourquoi le parlement, même
contre les ordres du roi, se mêlait-il de diriger la
liturgie, et ne laissait-il pas les évêques décider en
paix, et avec plus de compétence, des sacrements à
donner ou à refuser ?
30 Le Parlement attaque Vlnstitut des Jé-
suites. — fa haute magistrature irai>aille à amener
ces religieux à la doctrine de i6S9, et finalement
les fait supprimer en France (1761-1764).
Le parlement allait se tourner une fois de plus
contre les Jésuites, zélés défenseurs de l'infaillibilité
du Pape. L'occasion était bonne: le parti des philo-
sojjlies, avec les adeptes qu'avait faits ce parti chez
les premiers ministres des princes, les Pombal, les
d'.Vranda, les Choiseul, les Tanucci, avait engagé
une lutte à mort contre ces religieux. En France, c'est
Choiseul, crcit-on, qui, sans se montrer encore, avait
excité le parlement à porter les premiers coups. En
avril 1761, l'abbé Chauvelin, conseiller- clerc au par-
lement de Paris, dénonça leurs constitutions. Le
12 avril 1763, le parlement fit fermer les 84 collèges
que les Jésuites dirigeaient dans son ressort. La
plu|)art des parlements de France suivirent cet exem-
ple. Sur celte histoire, dont nous ne pouvons retracer
ici les détails, nous renverrons à Picot, Mémoires...
t. IV; BounLON, /.es .4ssemblées du Clergé ; Ravigna.v,
Clément XIII et Clément .17 F; Cauayon, Documents
incdils concernant lu CompagniedeJésus,l.YlU{i8()'j);
Bkuckbh, La Comp, Je Jésus, Paris, 1919, p. 8i3,sq.
4" L'Assemblée du Clergé de 1765; sa lutte
avec le Parlement et le Roi pour les droits et
r int'aillibilité de l'Eglise. — Celte assemblée fut
la [ilus remarquable du siècle par sa lutte contre
le laïcisme usurpateur des parlements el des minis-
tres du roi, lutte pour laquelle elle avait reçu mandat
de ses électeurs dans les assemblées provinciales.
Elle se distingua par la méthode de ses délibérations,
l'énergie inlassable de ses remontrances au roi, et
surtout par son Instruction, connue sous le nom
d'^-lctes du clergé. Ce document, assez long mais très
substantiel, résolvait les questions du moment à la
lumière des x^r'ncipes de l'Eglise, sans descendre
aux détails d'application ni aux noms propres. Une
fois accepté par tous les membres de l'assemblée, il
fut, par un usage nouveau, immédiatement imprimé
el envoyé à chacun des évêques absei,ts, avec une
lettre circulaire lui demandant d'y adhérer; il y eut
en tout 189 adhésions, tous les évêques de France
excepté quatre. — Sur la question non seulement
das jésuites, mais encore des autres ordres religieux,
que le parlement et le philosophisme attaquaient
déjà, elle rappelait les mômes principes que venait
d'invoquer Clément XIII :
« Celle infaillibilité de l'Eglise universelle, disait l'as-
sendjlée, ne s'exerce pas moins sur les règles des moeurs
que sur les pi-incipes de la croyance ; le jugement qu'elle
porte sur les vérités morales est aussi indépendant des
princes et de leurs ministres que celui qu'elle poT-te sur
les objets de la croyance (dogmatique). Les instituts re/i-
^teux, appartenant à la règle des mœurs et à la discipline,
sont donc assujettis au pouvoir de l'Eglise. . . L'Kglise n'a
pu déclarer pieux, saint et digne d'éloges (jugemenldu Con-
cile de Trente et des Papes sur l'institut des jésuites) ce
qui ne l'est pas; et supposer ijue ce qu'elle a a[>prouvé
peut être impie, blasphémateur, contraire au droit naturel
ou divin [jugement du parlement sur le même institut),
c'est lui imputer un aveuglement que ne permet pas
d'imaginer l'assistance promise par J.-C. Le vœu fait
aussi partie de la morale chrétienne, el par conséquent
le discernement en est réservé à l'Eglise; c'est à elle
qu'il appartient d'en approuver l'objet, d'en examiner les
cil-constances, d'en prononcer la nullité ou de dispenser
de son exécution... Il ne veut donc être déclaré nul que
par ceux qui sont dépositaires de son autorité, et la puis-
sance civile ne peut, sans usurper leurs droits, prétendre
anéantir pjir elle-même une promesse qui n'est reçue qu'au
nom du Seigneur. » — Sur la question plus générale des
rapports de t'Ei^tise et de l'Etat, l'assemblée rappelait la
distinction des deux puissances, l'indépeiidance de cha-
cune sur son terrain propre, et ramenait îi sa juste valeur
le titre de « protecteur de l'Eglise », reconnu au roi. Voir
Gal! icAMisME, col. 263. — SuT la toi du êilence imposée
aux évêques, comme aux jansénistes, par le roi : « L'en-
seignément e^t le premier devoir des pontifes: il est donc
aussi le premier objet de leur indépendance... Cette
liberté que (l'Eglise) a su défendre contre la violence des
persécutions (dans les premiers siècle^) n"a pu lui être
ravie par la conversion des princes ; en devenant ses
enfants, ils ne sont pas devenus ses maîtres (Fé.nei.on) :
le silence ne peut être imposé à ceux que Dieu a établis
poui" ses ortranes.» — Sur la question des refus de sacre-
ments : « Après l'enseignement, le devoir le plus sacré
des pasteurs est l'administration des sacrements, et c'est
aussi le second objet de l'inclépendance de leur mînis-
1499
PAPAUTÉ
1500
tère : c'est à ses minisli'os que J.-G. u dit d'snsei^'iier
et de baptiser; c'est à eux de déterinÎQer les rlispositioas
nécessaires pour recevoir les sacrements; c'est à eus de
juçer si ces dispositions existent... Le refus du plus
auguste de nos sacrements ne peut jamais être l'objet de
la cûuipéte.ice de l'autorité civile... L'administration
des sacrements, pour être extérieure^ n'en est pas
moins spirituelle. . . Le tidèle qui éprouve un refus a,
dans la hiérarcbie ecclésiastique, un tribunal toujours
ouvert, auquel il peut porter sa plainte contre une con-
duite qui ne serait pas conforme aux règles de l'Eglise.
Si, pour obtenir des biens spirituels, il implore une auto-
rité étrangère, il devient coupable de tous les maux qui
peuvent en résulter... Les rois et leurs officiers ne peu-
vent donc enjoindre de donner les sacrements. » — Picot,
ibid., p. ISU, sq., li)', s(i. ; Bourloî», ibid., p. .311, sq.
Dès le 4 septembre, le parlement Je Paris sup-
prime ces Actes du clergé, avec des qualifications
odieuses; le jour même, pour mieux braver l'assem-
blée, il fait exécuter avec grand scandale, en forçant
les portes d'un couvent, un arrêt ordonnant de por-
ter le saint Sacrement à une relig-ieuse de Saint-
Cloud, janséniste notoirement impénitente et non
absoute, d'après elle-même. Le lendemain il con-
damne aux flammes, comme « fanatique et sédi-
tieuse »,la circulaire envoyée par les évoques assem-
blés aux évêques absents. Contre les Actes, sa
grande objection, renouvelée des Appelauts, c'est
* que les assemblées du Clerg:é « sont purement éco-
nomiques » c'esl-à-dire n'ont pour objet que de
déterminer la somme d'argent à donner au roi :
donc les évêques députés ont excédé letirs pouvoirs
en donnant une doctrine. Cette objection, qui sera
répétée à satiété, était plaisante dans la bouche d'un
parlement qui forçait les gens à tenir et à enseigner
la doctrine émanée précisément d'une assemblée du
clergé, et celle-là bien moins librement élue, en 1682,
que celle de 1765, et bien loin de représenter, comme
elle, la pensée générale de l'épiscopat français de
son temps. Au reste, on peut concéder que les as-
semblées du clergé avaient un caractère hybride, et
qu'il eùl mieux valu, quand les évêques avaient une
doctrine à donner en commun, prendre la forme
d'un concile particulier, d'un synode suivant l'usage
universel de l'Eglise dès les premiers siècles; voir
col. 1^66. Mais à qui la faute? Le pouvoir civil, surtout
sous Louis XV, ne permettait pas aux évêques de se
réunir en synode; c'était là une de leurs a libertés
gallicanes ■>, sur lesquelles veillaient les magistrats.
Il fallait pourtant, sous une forme ou sous une autre,
enseigner la <loctrine de l'Eglise! Et comme disaient
les prélats de i-65 dans leur procès- verbal, « le
droit d'enseigner et d'instruire ne peut jamais aban-
donner les évêques ; leur réunion ne fait que donner
plus de force à leur enseignement, et cet enseigne-
ment ne peut avoir besoin de la permission de l'au-
torité temporelle m.
Telles furent aussi les idées exposées de vive voix
au roi lui-même, le 8 septembre, quand l'assemblée
obtint de se rendre en corps à Versailles. L'orateur
insista sur ce que « dans un état catholique, la liberté
de l'enseignement des pasteurs fait partie du droit
public t ; — sur ce que a les assemblées générales du
clergé ont toujours été regardées en quelque sorte
comme le concile de la nation » et que «. il en est
plusieurs, comme celles de i68a et de 1700, qui ont
donné des décisions doctrinales, dont les parlements
eux-mêmes ont toujours reconnu et souvent réclamé
l'autorité ». Il se plaignit des procédés insultants
du parlement à l'égard des Actes et de la circulaire,
et du scandale de Saint-Cloud. Le roi, touché de si
justes représentations, Ct, le i5 septembre, casser
les arrêts du parlement par un arrêt du Conseil
d'Etat, traité à son tour par les parlementaires
« d'acte aussi illégal dans sa forme, qu'impuissant
pour affaiblir l'autorité et suspendre l'exécution des
arrêts de la cour » . — Puis, le 2 octobre, Louis XV
ordonne aux évêques de suspendre leur assemblée
jusqu'au a mai : peut-être pensait-il amener la paix
par cet armistice ; mais les jansénistes l'employè-
rent à une guerre acharnée de libelles contre les
Actes du Clergé, et les évêques à imprimer des
réponses, tandis que le parlement de Paris travail-
lait à empêcher l'adhésion ollicielle de la Sorbonne
aux Actes du Clergé, poussait les autres parlements
à les condamner, et persécutait les ecclésiastiques
qui avaient adhéré. Picot, p. 186 sq. — Vient le mois
de mai 1766, et la scène change. Irrités sans doute
de ne pas voir l'apaisement espéré, le roi et ses
ministres reprennent l'ancien système de frapper
sur tout le monde, sans autre résultat que de s'at-
tirer les remontrances des évêques et celles du par-
lement pas assez satisfait. Le Conseil d'Etat, où
manquait l'inlluence du Dauphin mort dans l'inter-
valle, rend deux arrêts le 24 niai en sens opposé: le
premier condamne un violent réquisitoire prononcé
contre les Actes au parlement d'Aix ; le second dog-
matise sur les rapports de l'Eglise et de l'Etat, au
lieu de laisser ce soin aux évêques de nouveau ras-
semblés, et dogmatise contre eux, malgré les con-
cessions apparentes à la doctrine des Actes. Exemple :
« 11 appartient à VE^tite seule de décider de oe qu'il
faut croire et ce qu'il faut pratiquer dans l'ordre de la reli-
gion... Mais la puissance tempuretle, avant d'autoriser la
publication des décrets de l'Eglise..., a droit d examiner la
forme de ces décrets, leur conformité arec let maximes du
royaume... Le souverain n'a pas le droit a d'impoaer silence
aux pasteurs sur l'enseignement de la foi et de la morale
évangélique » : mais il a le droit « d'écarter de son royaume
des disputes étrangères à la foi... L'autorité spii-itueile
peut seule commuer les v<eux, en dispenser ou en relever
dans le for intérieur ; mais \a puissance temporelle a droit
de déclarer abusifs et non valablement émis les vœux qui
n'auraient pas été formés suivant les règles canoniques
et civiles »... Enfin il était défendu « à toutes personnes de
rien entrepren ire, soutenir ou écrire de contraire a«j-/)r//i-
cipcs ci-dessus rappelés..., Sa Majesté imposant par pro-
vision un silence absolu sur cet objet, et se réservant à elle
seule de prendre, sur i'avîs de ceux qu'elle jugera à propos
de choisir incessamment dans son conseil et dans l'ordre
épiscopal, les mesui'es qu'elle jugera les plus convenables
pour conserver de plus en plus les droits inviolables des
deux puissances et pour mettre fin aux disputes relatives
aux matières renfermées dans les actes de l'assemblée du
clergé I). Picot, p. 201-203. Art. G.^LLICA^•ISME, col. 264.
Ce document parle toujours vaguement d'il Eglise »,
d'i( autorité spirituelle » et évite soigneusement de
préciser, comme l'avaient fait les prélats, l'Eglise
uniterselle et son infaillibilité : c'était pourtant un
dogme que l'on ne pouvait éviter ici ; un dogme qui
s'était toujours imposé à la croyance des catholiques,
quoi qu'il advînt de ['infaillibilité spéciale du Pape,
Le document du Conseil d'Etat laisse ce dogme capi-
tal dans l'ombre, et pour cause : si l'on y eût pensé,
on eût trouvé monstrueuse, par exemple, cette affir-
mation : « Le souverain a le droit d'écarter de son
royaume les disputes étrangères â la foi. » Qui est
compétent, sinon ['EgUse infaillible dans la foi, pour
discerner ce qui appartient à la foi, et ce qui lui est
étranger ?Ei a mettre fin » d'une manière efficace
a aux disputes » qui roulent sur la religion et l'Eglise,
ce que l'on attribue ici au souverain, n'est-ce pas, dans
le monde catholique, le propre d'une autorité infailli-
ble, et qui ait le pouvoir d'excommunier, de retran-
cher de la catholicité, quiconque n'accepte pas ses
décrets? — Dans un Mémoire adressé au roi sur les
arrêts du Conseil, l'assemblée du clergé rappelle le
soin qu'elle a pris de ne rien avancer sur les droits
1501
PAPAUTE
1502
de la puissance spirituelle, que l'on puisse atlai]uer
« sans contrevenir à l'enseignement de l'Eglise uni-
verselle », et elle ajoute:
« Sire .., vous ne voulez pas gêner l'enseignement des
évètpies; vous ne voulez qu'imposer silence sur tout ce qui
vourruit fait r naître des conieslatinns ; muis tout ce que les
évèques disent Je contraire aux prétentions injustes des
parlements ne sera-t-îl pas regardé comme une occasion
de troubles et de contestations P » Elle monli-e aussi com-
bien les magistrats ont outrepassé la doctrine de 16H"J
dont ils se réclament. Celle-ci rejetait le pouvoir indirect
du Pape sur le temporel, pour établir V indépendance mit'
tuelle tles deux puissances, chacune dans son ordre et sur
son lerruin. Mais voici que les tribunaux civils détruisent
cette mutuelle indépendance, et prétendent avoir \\n pou-
voir indirect sur le spirituel, qu'ils envahissent (( Les tri-
bunaux suivent aujourd'hui la même marclie f[U'iU ont
réprouvée. C est par une suite de ce pouvoir indirect^qno
les parlements ont prétendu être en droit d'examiner les
jugements de l'Eglise (univei-selle), même avant la publi-
cation que les évèques pourraient en faire, comme, si les
déciets de l'Eglise, ^■ahlbles par eux-mêmes, pouvaient
jamais avoir besoin de l'autorisation des princes pour lier
les consciences ! » Picot, p. 205, sq.
Nous avons insisté sur cette assemblée de 1765,
soit parce que c'est une des plus importantes et des
plus honorables pour le clergé de France, soit parce
qu'elle sut opposer avec netteté et force l'Infaillibi-
lité de l'Eglise universelle à l'anti-infaillibilisme si
outrancier des gouvernants d'alors. Elle comprenait
la nécessité de l'union avec le chef de l'Eglise. Avant
de se séparer, elle avait écrit une lettre au Pape, le
suppliant de nommer une commission d'évêques qui
étudieraient l'état des ordres religieux en France, et
ap|)liqueraient ensuite les réformes, où besoin serait;
elle fit remettre au roi cette lettre avec prière de
l'appuyer à Rome. Mais le roi, manœuvré par sa
magistrature, s'en tint à l'idée de nommer sans la
coopération du Saint-Siège une commission laïco-
ecelésiastique de son choix, tant pour déclarer déli-
nitivement ce qu'il fallait penser des rapi)orts de
l'Eglise et de l'Etat, que pour entreprendre la réforme
des ordres religieux. La lettre de l'assemblée au Pape
ne fut pas envoyée, comme le prouve un bref de
Clément Xll!, où il s'étonne de n'avoir appris que
par la rumeur publique l'existence de cette commis-
sion de réforme; Bullaire decePape, n. 56^. Nommée
par un arrêt du conseil d'Etat, la commission royale
comprenait cinq prélats, avec les d'.\guesseau, les
Joly de Fleury, etc. Sans tenir compte des recom-
mandations du Pape, dont elle ne parla point, elle
changea et tailla dans les divers instituts et même
dans les canons généraux sur l'état religieux, révé-
rés dans l'Eglise entière, et le fît avec autant de har-
diesse que d'incompétence. De là sortit entin un édit
du 25 mars 1768, plutôt fait pour détruire les ordres
religieux (|ue pour réformer ceux'qui en avaient be-
soin. Ou y déclarait nulle toute profession faite
avant vingt et un ans. On y supprimait, sans recou-
rir à l'autorité ecclésiastique, sans même consulter
les évèques diocésains, les monastères non réunis
avec d'autres en Congrégation, s'ils avaient moins
de quinze religieux de chœur, outre le supérieur.
Dans les communautés qui restaient, on relâchait
singulièrement les liens sociaux, et l'on facilitait les
sécularisations, de manière à inviter chacun à sortir
de son état. Picot, p. 2i3. sq.
La désobéissance au roi, à laquelle nous avons vu
s'exercer les parlements de France, prit en 1770, sur
un terrain d'ailleurs purement politique, une allure
si hardie et si violente, qu'elle attira l'exil à leurs
membres, ainsi qu'à plusieurs seigneurs et princes
qui les soutenaient, la disgrâce du ministre Choiseul,
puis l'établissement de nouveaux tribunaux, connus
sous le nom de « parlement Maupeou ». A celte
occasion, le roi lit cesser une criante injustice, qui,
malgré les réclamations des assemblées du clergé,
malgré même un édit royal, avait clé obstinément
maintenue par l'ancien parlement : les prêtres bannis
depuis 1756 pour refus de sacrements virent enlin
cesser leur exil, et ce genre de persécution ne fut pas
repris dans la suite. — Mais nous omettons ce revi-
rement d'ordre politique, sur lequel s'acheva le
déi)lorable règne de Louis XV.
L'attitude politico-religieuse du parlement de Paris
et même de la haute magistrature, sous Louis XV,
est le fait capital d'où dérive, en France et hors de
France, tout ce qui nous resle à signaler dans l'his-
toire de l'infaillibilité, du côté des Etats.
C. L'écho, à l'étranger, des maximes parle-
mentaires et de la crise ultragallicane sous
Louis X'V. — Nous signalerons cette induence
i'j)en Hollande, 2») en Russie, 3°) en Autriche et en
Allemagne, 4") et surtout en Italie?
1°) Hollande. — Le schisme des « Appelants »,
dont nous avons vu le parlement de Paris prendre la
tète, donna lieu au schisme d'Utrecht. Sur cette ori-
gine, et sur les relations du schisme d'Utrecht avec
les Papes jusqu'à nos jours, voir les informations de
l'article Jansénisme, col. n84-ii86.
2°) Russie. — Lorsque, sous la pression du par-
lement, la majorité de la Sorbonne prit parti pour
les appelants (voir col. i485), des Sorbonnistes entre-
prirent la fusion religieuse de l'Orient russe avec
l'Occident latin sur le terrain de l'ultra-gallicanisme,
d'ailleurs sans succès. Voir Gallicanisme, col. 281, et
les documents dans Fébet, La faculté de théol. de
Par/.î, Epoque moderne, t. VI, p. 33l sq.
30) Autriche et Allemagne. — Ce qui avait
été essayé par des ultra-gallicans pour le schisme
russe, le fut en quelque sorte pour le protestantisme
par un .\llemand, Honthkim, disciple à Louvain d'un
canoniste célèbre mais égaré dans le jansénisme,
V.\.N Esi'KN. Ce fut en efîetsous le prétexte de ramener
plus facilement par des concessions les protestants à
la véritable Eglise, que Nicolas de Hontheim, évêque
auxiliaire de Trêves, publia en 1763, sous lejiseu-
donyme de <i Fébronius », un livre sur le Pape et
l'Eglise, devenu fameux.
Le Cl fébronlanisme », qui n'était ((uc l'échodu gal-
licanisme le plus avancé, se répandit de plus en plus
dans l'empire. L'université de Vienne imposa dès
1769 à tous les aspirants au doctorat de soutenir
non seulement les quatre articles de 168'i, mais en-
core les principes extrêmes des appelants français
et hollandais : voir Gallicanisme, col. 281. Cf. Picot,
t. V, p. i4o, sq. Sur la consultation demandée à la
Sorbonne en 1786 par l'évêque de Freisingen en
Bavière, à propos des énormités d'un théologien
de son diocèse contre les prérogatives du Pape, voir
Fkret, loc. cit., p. i64, sq. — Sur la Ponctatiun
d'Etns en 1786, où des évèques allemands très in-
fluents traitaient le Pape d'« Evêque étranger », voir
Gallicanisme, col. 282; et Ghknon, dans l'/Iist. géné-
rale de La%'isse et liambaud, 1896, t. VII, ch. xvii,
p. 835, sq. Cf. Picot, p. 287 sq. Voilà pour les mi-
lieux ecclésiastiques. — Quant au pouvoir civil, déjà
sous M.\RiE Thérèse le fcbronianisrae d'EvBEL, pro-
fesseur à l'Université de Vienne, qui fut condamné
plus tard par un bref de Pie VI (D. B., i5oo), ins-
pira des réformes imitées de celles des parlements
français ou de la haute magistrature du Conseil de
Louis XV : comme de subordonner au plucet royal
la publication des bulles et brefs du pape, d'inter-
dire et la profession religieuse avant vingt-quatre
ans, et l'augmentation du nombre des monastères.
1503
PAPAUTE
1504
L'impératrice lâcha au moins d'éviter une lutte ou-
verte avec le Saint-Siège. — Mais à partir de sa
mort et du règne exclusif de Josupu II son fils aîné
(i^So-i^yo), le fébronianisme devint le « josé-
pliisme », qui paraissait marcher vers le schisme
d'une iiglise nationale. Sans jamais en référer au
Pape, l'empereur « sacristain » règle minutieuse-
ment le culte ot la liturgie, donne aux évêques le
droit d'absoudre des cas réservés au Pape, soumet
leurs mandements à son placet, prétend les faire
évéques sans que le Pape conûrme l'élection, enfin
délimite les diocèses à son gré. Le voyage de Pie VI
à Vienne obtient peu de chose, et pas pour longtemps.
Dans samaniede centralisation àoutrance, Joseph II
supprime tous les séminaires pour l'instruction et
la formation du clergé, et les remplace par c\m\
« séminaires généraux » à Vienne, Pesf, Fribourg,
Pavie, et enlin Louvain en 1786 ; ils seront sous la
tutelle de l'Université du lieu, et de fait sous la main
de l'Empereur. 11 abolit toutes les confréries, sup-
prime plusieurs ordres religieux, et dans les autres
un grand nombre de monastères, puis s'empare de
leurs biens. Ce n'était du reste qu'une imitation des
faits et gestes de la commission des magistrats du
Conseil d'Etat sous Louis XV et Louis XVI pour la
I réforme des Ordres religieux », laquelle avait sup-
primé en France, sans l'autorisation du Pape et mal-
gré les réclamations des évèques, les Servîtes, les
Gélestins et plusieurs autres Instituts, et disposé de
toutes leurs maisons et biens.
Vers la lin de la vie de Joseph II, le mécontentement
grandit, la majorité des évèques de l'empire résiste
et quand l'empereur veut abolir le célibat ecclésiasti-
que, la résistance se généralise. En Belgique, où
l'archevêque de Malines, par l'énergie de sa Déclara-
tion doctrinale, venait d'empêcher l'établissement
du n séminaire général ï, il }■ eut un véritable soulè-
vement. (;niiNON, loc. cit-, p. 832, sq.; Picot, p. Tj!,
sq. ; 170; I yg sq. Assez sur Joseph H, personnage
très connu.
4°) Italie. — Nous parcourrons rapidement i) la
république de Venise, 2) le duché de Milan, 3) le duché
de Parme et le royaume de N'aples. Enlin 4) nous in-
sisterons longuement sur le grand-duché de Toscane.
i) La Hépiihlifjue de Venise. — L'édil sur les or-
dres religieux, rédigé et publié en mars 1768 par les
magistrats du Conseil de Louis XV, indépendam-
ment du Pape, fut imité dans cette indépendance
et dans plusieurs de ses dispositions, en septembre
de la même année, par une ordonnance du sénat de
Venise : nul ne pourrait prendre l'habit avant
21 ans accomplis; le noviciat, les vœux et les éludes
de tous les religieux ne pourraient se faire que sur
le territoire de la république, etc. Clément XIII ré-
clama et, bien que Vénitien lui-même, ne jjul rien
obtenir; Picot, t. IV, p. 261.
2) Le duché de Milan (appartenant à l'Autriche).
— L'impératrice Marie-Thérèse, malgré les remon-
trances des évêques de Lombardie, auxquels son
représentant voulait interdire tout usage d'une bulle
de saint Pie V, soutint l'inlerdiclion par un édit
d'octobre 1768,011 dès le début, suivant la remarque
de Picot, on reconnaîtra les principes et le style de
nos parlementaires : u Les ordonnances ecclésiasti-
ques qui excèdent les bornes de la /tare spiritu^dité
et touchent aux objets temporels, politiques et éco-
nomiques, ne peuvent, sans le consentement positif
du prince, en qui seul réside la souveraine puissance
législative pour tout ce qui a rapport à la société ci-
vile, devenir obligatoires pour les sujets ; on doit
regarder comme nulles et illégitimes toutes celles
qui sont dépourvues d'acceptation légal» «,etc.lbid.,
p. 286.
3) Le duché de Parme et le royaume de Xaples,
deux cours bourbonniennes. — A Parme, en l'jôS,
sous le jeune duc Ferdinand, on imita naturellement
ce qui se faisait alors en France sous le chef de la mai-
son de Bourbon. « On vit un magistrat (le surinten-
dant royai) et ses assistants laïques s'arroger sur les
églises, sur les ecclésiastiques et sur leurs biens, un
pouvoir arbitraire, porter des décisions sur l'admi-
nistration des sacrements... On les vit diminuer.et
entraver la puissance des évêques, menacer fréquem-
ment de la prison et de l'exil les prêtres qui résis-
taient à leurs entreprises..., défendre aux ecclésias-
tiques, aux universités, aux couvents, sans aucune
exception, de porter leurs causes, même ecclésias-
tiques, au Saint-Siège, à moins d'en avoir obtenu l'au-
torisation de la puissance séculière... On défendait
de recevoir aucun ordre ou rescrit du Saint-Siège
sans l'ej-ei/HatHr du prince.» Picot, p. 276. — Quant
à la cour de A'aples,a elle employait (contre le Pape)
mille moyens odieux que Choiseul lui-même ne
voyait qu'avec dégoût et mépris. » Ihid., p. 283.
4) Le grand-duché de Toscane. — Il y a lieu de
s'y arrêter bien davantage, soit parce (|ue le grand-
duc Lkopold, qui le premier a troublé celte princi-
pauté jusqu'alors paisible, professait ouvertement
l'imitation de notre magistrature janséniste, soit
parce que son synode de Pistoie résume les dernières
formules et la suprême évolution du régalisme jan-
séniste et ultra-gallican à la veille de la Uévolulion
française, soit enlin parce que le Saint-Siège a con-
damné d'une manière très nette les doctrines et
les prétendues réformes de ce synode, par la bulle
Auctorem fidei.
Nous donnerons :n) Quelques détails préliminaires
sur Léopold et son principal instrument, l'évèque
Ricci. — /') Les 07 articles ou» points ecclésiastiques »
du grand-duc, contenant ses idées sur les réformes
religieuses à faire. Leur origine. — c) Historique du
synode diocésain de Pistoie. — d) Historique de
l'assemblée épiscopale de Florence, oiisont plus sé-
rieusement discutés et mieux jugés les 5^ articles
de Léopold. — e) Condamnation par Pie VI de beau-
coup d'erreurs et de réformes blâmables du synode
de Pistoie.
a) Détails préliminaires sur Léopold et Ricci. —
LÉOPOLD, grand-duc de Toscane dès 1^63, frère de
Joseph II auquel il devait succéder en 1790 sous le
nom de Léopold II, commença avant lui à usurper les
droits de l'Eglise. A l'imitation des concordats que
venaient de faire plusieurs cours de l'Italie du Nord,
des négociations avaient été engagées en Toscane
avec Rome: mais un haut magistrat, Rucellai, per-
suada à Léopold que la voie des concordats était
dangereuse, qu'il valait mieux rompre les négocia-
lions, et statuer de sa propre autorité. L'influence
de nos parlemenlairesapparait visiblement, soildans
cette manière de se passer de Rome en matière re-
ligieuse, comme Joseph II le fera à son tour, soit
dans l'engouement pour lejansénisine,donl le grand-
duc se fit bientôt l'introducteur parmi ses sujets, soit
enfin dans la lettre qu'en janvier 1780 il adressa aux
évêques de ses Etats sur la Police extérieure de
l'Eglise; formule fameuse, empruntée au parlement
de Paris, qui l'avait imposée à Louis XV et s'en était
constamment servi pour envahir le domaine spiri-
tuel. De même la lettre de Léopold donnait des prin-
cipes sur les ordinations, sur l'adminislrationdes pa-
roisses, sur les tribunaux ecclésiastiques, sur les
dévotions, surlesordres religieux, etc. 11 y était dé-
fendu, entre autres choses, de « porter hors de
l'Etat » — c'est-à-dire à Rome — les causes même
ecclésiastiques parleur nature.
La même année 1780, il nomma Scipion Ricci
1505
PAPAUTE
1506
évc(|iie dfs deux diocèses réunis de Pisloie el de
PiMli). Uicci, dés l'aube de sa vie eeclésiasUque, s'était
jelo dans le jansénisme, qui s'infiltrait alors en Ualle
sous sa pire forme, celle deQuesnel, des appelants et
des parlements de France. Fait évêque par le prince,
il d<!vint iiienlcM son conseiller. Il attira dans son
diocèse desjaiisénistes militants de divers points de'
l'Italie, et tenait chez lui des conférences où l'on plai-
dait la cause des appelants français el des scliisraa-
tiipies d'Utreclit. Ua laissé des écrits violents con-
tre la dévotion au Sacré-Cœur, dépeinte alors par
les jansénistes comme une idolâtrie. Sous sa plume,
QUKSNBL devient n un savant et pieux martyr de la
vérité »; il prend pour B lumières de l'Eglise » îles
{fens comme MiisRNGUi, dont l'Exposition de la dac-
tniin chrélieniie, déjà mise à l'Index par Benoit XIV,
avait été solennellement condamnée en 1761, avec
sa traduction italienne, par un bref de (élément XIII;
des gens comme Gourlin, prêtre appelant, grand
soutien de la secte, auteur fécond mais toujours
anonyme, chargé de la partie tbéologique des tXou-
velle^ l'cclfsiasliques, cette gazette agressive que
les évé(|iies de France, au temps oii Louis XV leur
imposait au nom de la paix la « loi du silence »,
demamlèrent au roi de faire taire à son tour ou de
supprimer, sans jamais pouvoir l'obtenir, protégée
qu'elle était par les magistrats jansénistes du con-
seil royal. Uicci choisit pour son diocèse le caté-
chisme de Gourlin, dédié à la reine des Deux-Siciles,
el imprimé à Paris avec la fausse désignation de
« Naples », ce qui l'a fait appeler « Catéchisme de
Naples ». En outre, il fonda à Pistoie une ty|)ogra-
pliie destinée à imprimer les plus haineuxpamphlels
de la secte contre le Saint-Siège, traduits en italien,
alin de combattre, disait-il dans la préface du recueil,
a les injustes prétentions de celle Babylone spiri-
tuelle qui a bouleversé la hiérarchie ecclésiastique,
et menacé l'indépendance des princes i>. Ce recueil
eut plusieurs volumes, remplis de brochures alors
déjà oubliées en France, de disputes sur des person-
nes el des faits inconnus en Italie. Etait-ce pour se-
mer en Toscane la discorde qu'il voyait ailleurs?
PiK VI s'edorça en vain de ramener Ricci à la foi
catholique et au bon sens. — Picot, iti'rf., p. i i3, sq.;
44i, sq.
6) /.«.s- 57 articles du grand-duc, sur les réformes
relijiieuses à faire : leur origine. — En janvier i^S*),
Léopold lit un nouveau pas. Il envoya à tous les
évcr|ues de ses étals 67 articles, ou « points ecclé-
siasli(|ues », contenant ses idées, avec une certaine
longueur de rédaction, et non sans redites. On les
trouvera tout au long dans Mansi, Collectio Conci-
liorum, nouvelle édit., Welter, Paris 1907, t. XXXVIII,
(supplémentaire), col.gggà 1012. Nous examinerons
plus bas les prini^i|)aux, en parlant de l'Assemblée
de Florence; et nous verrons alors combien ils déri-
vent du régalisnie ultra-gallican de la magistrature
janséniste de Louis XV.
Le témoignage de l'évèqxie Ricci dans ses ./l/e'/noj-
res conlirme d'ailleurs l'origine française des idées
politico-religieuses deLéo|)old, C'est un grand admi-
rateur (mis à l'index) qui nous le fait remarquer,
UB Potteh :
(( Il avait extrait tous ses points^ presque article par
article, <le VEccU-siastiqne citoyen, publié en France mi
coijiinencetnent de l'eflecvescence rcvo!ulionn;iire et (^oni
Hicci possédait un exertiplnire tout ajostillé de In main du
grand-dur. » Dp PoTTrH : Vie et .Mémoires de Scipion de
Ricci, Pans. 1826, t. II, p. 210. Pour le témoignage même
de lîicci, voir Gflli, Memorie di Scipione de llicci, Flo-
rence, 1SG5, t. I, p. 458 ; Mansi, loc. cit., col. 900.
L'ouvrage français dont Léopold s'est spéciale-
ment ins|)ir^ est un in-12, pp. (xx) ^80; Bibl. Nat.,
Tome III.
Ld' 3087, sous ce titre: Ecclésiastique (/,') citoyen,
ou Lettres sur les moyens de rendre les personnes,
les ctablissementset les biensde l'Eglise encore plus
utiles à l'Etat et même à la religion, Londres, 1785.
L';iuteuc anonyme est, dit-il, .■ citoyen et minislie de
i'Eglisi' : il écrit en cette double qualité ». Comme on le
voit pur ses premièces lettres, il voudrait améliorer le
sort ties curés^ qu'il préfère de beaucoup & tous les autres
pi'étres, notiiniment aux chanoines et aux moines, « Kst-il
nccessairc qu'il existe des religieux? N'v en a-t-il pas
beaucoup trop? >> (lettrée 9). Pour la comparaison avec
les idées du grand-duc, voirencore et surtout les lettres
13 M 17, où l'anonyme expose un « pi-ojet de reforme ». —
Il respecte pourlimt la « religion et I'é[>isco|)at », et ter-
raîtie son livre en montrant « l'intérêt du gouvernement à
faire respecter la religion »,
Les 57 articles vont servir de thème au synode
diocésain de Pistoie, présidé par l'évêque du lieu,
Rrcci. Le plan du grand-duc était de s'appuyer tout
d'abord sur Ricci seul, dont il était très sur, et de
faire passer grâce à lui toutes ses idées. Pour les
autres évèques de Toscane, dont il n'était pas sûr, et
dont la plupart lui donnait des raisons de craindre,
il les mettrait par le synode de Pistoie en présence
d'un fait accompli, et, suivant les circonstances,
s'elTorcerail d'obtenir leur adhésion, soit par des
synodes diocésains chez eux à I imitation de celui de
Pisloie, soit par tout autre moyen.
t) Historique du synode de Pistoie, — Le synode
diocésain de Pistoie, qui s'ouvrit avec a34 prêtres,
des curés surtout — Ricci, dans son mandement de
convocation, avait grandement (lalté les curés, — n'a
duré que dix jours (septembre 17S6). C'est dire qu on
n'a pas pu sérieusement examiner ni discuter le vaste
progiamrae du grand-duc. On s'est presque borné à
approuver de confiance et à signer un travail fait
d'avance sur ce programme, maison la partie dogma-
tique du jansénisme était largement déveloj)pée (tou-
jours eu italien) L'auteur principal était le profes-
seur Tambchini, déclaré promoteur du synode, bien
qu'étranger au diocèse et même à la Toscane. Ce tra-
vail était divisé en i4 décrets. — Picot, lue. cit.,
p. a52, sq.
Le premier décret, sur la Foi el l'Eglise, nous inté-
resse spécialement, parce qu'il traite au long la ques-
tion de l'/zi/V^/V/iii/i^e, à partir du n'ô ; Mansi, /oc. c/7.,
col. ioi/t-1017. Après avoir établi deux principes:
i)que notre religion est fondée sur une révélation
ancienne et immuable, faite ou transmise par le
Christ et ses Apôtres ; 2) que, pour parer à l'obscur-
cissement dps vérités révélées, il faut un magistère
vivant, un juge des controAcrses parlant avec infail-
libilité, — <i Ce juge, dit le synode, est l'Eglise elle-
même, représentée parle corps des pasteurs vicaires
de ./. 6'., unis à leur chef ministériel et à leur centre
commun le pontife romain, le ivremier d'enlre eux i>.
Ou reconnaît ici l'idée de Richer, repro<luite par
Fébronius: le titre de vicaire deJ.-C. ap|)artient pre-
mièrement à tous les pasteurs aussi bien qu'à
l'évêque de Rome ; c'est à « Uuit le corps > iiue les
pouvoirs ont élé premièrement remis par Noire-Sei-
gneur, en leur imposant toutefois de les transmettre
à un pontife unique, qui deviendra ainsi leur man-
dataire, leur ministre, avec une certaine primante
nécessaire au maintien de l'unité, et ainsi leur « chef
ministériel ». Ouant au privilège d'infaillibilité, le
synode ajoule : « Une telle infaillibilité à juger et à
proposer aux lidèles les articles à croire, n'a été
accordée à personne en particulier, mais seulement au
corps des pasteurs représentant l'Eglise. » C'est la
négation de Vinfaillihilité purtivulière du Pape, que
nous défendons en plus de celle de l'Eglise uni\er-
selle. — Répondant ensuite à une difliculté sur la
1507
PAPAUTE
1508
coiicilialion des doux principes établis au début, ils
disent qu'assurément, si un jugement de l'Eglise
veujiit il contredire la révélation ancienne contenue
dans l'Ecrilure et l'antifiue tradition, il serait abusif,
et non inl'aillible; mais que le fidèle n'a pas à craindre
de l'Eglise universelle un abus semblable, car
« t>tle même assistance dJTJne, qui assure à l'Eglise le
droit de ne pas errer quand elle inter|iose son jugenïonl
sur la doctrine (spi'culative) et sur la morale, lui «ssure
aussi et pour la même raison le privilège de n'en pas
abuser; et si cette garantie de sécurité manqu.ut, iious
Si-rions également incertains dans notre croyance, et 1 on
pourrait se demander toujours, si l'Eglise n'a pas abusé
de son autorité, si elle ne s'est pas écartée des véritables
sources (de la révélation), qui rendent ses décisions
InfaillibU-s. Une telle méthode aboutirait à subordonner
les décisions de l'Eglise universelle onx cap? ices lU au juge-
ment privé de chacun des chrétiens. » Ibid., u. 10,
col. 1015.
Oui, « une telle méthode » rendrait illusoire et inu-
tile la nécessaire infaillibilité de l'Eglise universelle.
Mais n'était-ce pas précisément la méthode des jan-
sénistes, quand ils subordonnaient depuis si
longtemps à leur caprice et à lenr jugement privé la
bullo ['ni^enitus, bien qu'acceptée par l'unanimité
morale du corps épiscopal, et partant, infaillible
décision de l'Eglise universelle ? Le document de
Pistoie entrevoit cette grave objection, et s'ed'orce
d'y échapper :
«... Tout fidèle, dit il, a l'obligation rigoureuse li'écou-
ter les décisions de l Eglise universelle, cl de réforuier sa
pro[>re croyance quand elle leur est opposée. Mais com-
ment pourra-t-il écouter celte voix et réfornïeT- cette
croyance, si les décisions mêmes étaient vagues, eiubrouil-
lées et obscures.' Ce qui doit être proposé à la foi des
jieuples, ce qui doit servir comme de base à la sanctifi-
cation de chacun, doit être clairet déterminé. Une déci-
sion incertaine et ténébreuse ne ferait que multiplier les
division-^ et les doutes; et ce serait pécher non seulcmerit
conirela religion mais encore contre la logique, d'exiger
la croyance à des doctrines dont on ne sa-t ce qu elles
sont, ou de con<lamner des erreurs que l'on ne connaît pas
encore, ou d'exiger une croyance limitée, respective,
indétornîinée, etc.. Si un tel cas se présente, les fidèles
sont e:i flroit de demande!- l'explication ; et tant qu'elle ne
leurest pas donnée d'une manière précise, ils n'ont aucune-
ment le devoîï' de se déterminer |)ar des décisions aussi
iri'éguUères ; qu'ils remontent plutôt, autant qu'on le peut,
à la sure doctrine des Ecritures et delà tradition. » Ibtd.^
u. 1-2.
; Mais tous les hérétiques dont nos jansénistes de
Pistoie admettent la juste condamnation par l'Eglise
(Mlholique, les Arius, les Nestorius, les Pelage, etc.,
disaient la même chose qu'eux, pour se débarrasser
de leur propre condamnation. « On ne connaissait
pas encore assez leur doctrine » quand on l'avait
condamnée; les décrets qui les condamnaient
« étaient vagues, embrouillés et obscjirs » ; ils
n'étaient tenus à rien, tant qu'on ne leur fournissait
pas d' (I explication précise » ; en attendant, ils o s'en
tenaient aux Ecritures, ou à l'antique tradition >'.
Si l'échappatoire avait (]ueli]ue valeur, tous les héré-
licpies écliai)[ieraient à leur condamnation, et l'infail-
libilité de l'Eglise deviendrait donc illusoire et inutile:
ce que ne veut pas le document de Pistoie, qui se
contredit ainsi à deux paragraphes d'intervalle. C'est
sans raison, d'ailleurs, qu'il exige dans les décisions
de lEglise, sur ces questions ardues des mjstères
révélés, une clarté, une détermination, une précision
d explication qui n'appartient pas à l'inlirmité de
notre connaissance ici-bas. L'infaillibilité de l'Eglise
n'est pas la parfaite science, ni la clarté absolue; on
ne trovive nullement cette clarté ni cette précision
d|ins <(;»sles décrets des anciens conciles, que les jan-
sénistes vénéraient et tenaient pour règles obliga-
toires de notre foi (n. g). D'autant plus que la
décision de l'Eglise sur une question de ce genre,
pour laisser un libre développement au travail futur
des exégèles et des théologiens, qui lui est nécessaire
ou utile, se borne d'ordinaire à exiger l'adhésion
irrévocable à un certain minimum de vérité, respec-
tant la liberté de la science et laissant aux discus-
sions privées les précisions ultérieures, qui ne sont
pas encore définies; d'oii il résulte que la définition
reste i( vague et indéterminée ».en tant qu'on la com-
pare aux précisions plus nettes apportées par les
explications tbéologiques diverses et parfois oppo-
sées, qui restent permises en attendant une décision
nouvelle.
Au fond, ces superbes exigences de précision et
de clarté parfaite dans les décisions de l'Eglise,
quand il s'agit par exemple des mystères de la grâce
défendus par les Papes contre Jansénius et Quesnel,
portent la marque du rationalisme de l'heure,
auquel les jansénistes cédaient de plus en plus, tout
en prétendant le combattre.
Bien caractéristique aussi de l'heure que l'on vivait,
cette onctueuse déclamation qui vient ensuite sur les
« jours heureux » où l'Eglise ne connaissait encore ni (( les
plaies vives que lui ont faites ces décisions indétermi-
nées », ni le « malheur des temps, permis ensuite parla
divine Providence pour réjirenve de ses ter\iteurs >). Eu
cet âge d'or, à l'abri « <lcs perturbations, du despotisme,
des incertitudes, des graves innovations », l'Eglise <( cher-
chait ù enseigner et à persuader, non pas à imposer et à
exiger i\ l'aveugle )>.Etpuis il ne faut pas « abuser du nom
d'Eglise. Des décrets sortis d'une église particulière » —
0-1 évite de nommer Uome — - a mis en avant avec des
intenlior)s moins pures, tendant à renverser l'antitiue
doctrine, imposés par des moyens irréguliers et violents,
ce n'est point la voix de l'Eglise. \Sabtis ne serait pas
moindre, si l'autorité ecclésiastique outrepassait le»
limites qui la renferment dans la doctrine et la morale,
et touchait aux choses extérieures », oublieuse du cai-ac-
tère « purement spirituel que lui a donné le divin Rédemp-
teur, si les [lasti^urs sortaient de ces limites, ils n'auraient
plus aucun droit à la divine assistance promi-e, et lents
déterminations ne seraient que des usurpations, propres
à semer le scandale et la division dans la société. »
A ce mot A'ahus souvent répété, on croit entendre
résonner la voix de nos procureurs du roi, lançant
un appel comme (Va}>us contre tout mandement
épiscopal qui « semait la division » en réfutant un
pamphlet janséniste contre les é^êques, ou qui se
permettait de rappeler les règles ecclésiastiques du
refus des sacrements, chose extérieure.
Conclusion dudécret: « Le saint synode, donc, en
reconnaissant la véritable autorité de l'Eglise, rejette
solennellement toutes les additions que la passion
y a faites dans les siècles postérieurs, persuadé qu'il
n'appartient pas à l'Eglise de s'ingérer dans les
droits temporels de la souveraineté, établie immé-
diatement par Dieu lui-même, d El c'est pour « fixer
ces frontières » de l'Eglise et de la souveraineté en
recourant à une parole « des plus valables et des
plus sacrées », que le sj'node adopte « 1rs quatre ce-
li'hres articles du Clergé de France, qui firent tant
d'honneur aux lumières et au zèle de la respectable
assemblée de 1682 ». Suivent les quatre articles en
italien. Encore un écho du parlement de Louis XV,
si empressé à ressusciter l'enseignement de 1682 et
à l'imposer. — Le décret se termine jiar un exemple
vivant des rapports vrais entre l'Eglise et la « sou-
veraineté » et en même temps un hommage rendu à
la n piété éclairée du très religieux souverain ». le
grand-duc. Jugeant dans sa sagesse qu'une décision
de Paul II, insérée dans le droit canonique {Amhi-
tinsac).« tendait à confondre les deux puissances que
J.-C. a voulues absolument distinctes j>, Léopold
1509
PAPAUTE
1510
« l'a abolie par son royal motii proprio <lu a8 août
1584 », et on l'en remercie.
Le second décret, sur la Grâce, la Prédestination
et les fondements de ta Morale, débute par une asser-
tion ijue Pie VI con laïunera coiuuo hérétique, sans
doute parce qu'elle énuivaul à nier la perpétuelle iii-
faillihililé de l'Eglise: « Dans ces derniers siècles,
un oiisiiurcisseinant^c/it'ra/ s'est répandu (donc dans
toute l'Eglise) sur les fériléx les plus importantes île
la religion et qui sont la base de la foi et de la
morale de J.-C.s Ma.nsi, 1017. Bjssuel aurait pro-
teste, et 1682 est bien dépassé. — Suit le résumé des
principales erreurs des jansénistes, attribuées à
saint Augustin, suivant leur usage.
Les décrets suivants roulent sur les Sacrements en
fléaéraï et irn particulier, du baptême au Mariaqe', avec
au cojnpiément sur lu Prirre (publique et pr-ivée, et les
dévotions), sur la vie et le bon e^'^niplc ties clercs, sur les
C'o^/'*f/-eAictî5 eGciii8iasli»|ues. et sur les Statuts synodaux;
Ma.nsi, col. I02t>-l()8'i. — Il appartient moins ît notre
iujet de nous arrêter à ces décrets, ou aux t^ravos ri-f'ortnes
que le synode, ensuite, prie buniblenient le sunvei-ain de
ûécider par lui-même (comme l'abolition des fiant^uillles,
et d'urie pavlin des empêche. nents du marinj^e, la sup-
pression de certaines fêtes religieuses, le plan de réforme
désordres religieux, la octnvocation d'un concile national),
sous pi'élexte que ces réformes po.tenl sur la ■< di-icipline
extëi'ieure )> et comme telles « sortt de la compétence de
lu souveraineté » : encoi-e une imitation de nos parle-
ments. Ou se borne donc î» jïrésent.*r, surcos divers points,
des (( .Mémoires justiticalifs »; Mansi.coI. Id.S.'^- 1 U>2. Le
mémoire sur les ordres religieux est le plus extraordi-
naire : il demande que Léopold réduise tous les oïdi'es
relij^ieux de ses Etats à un seul, qui suivrait la rè'.cle de
S. Benoît, mais retouchée r d'après In méthode dévie de
ces Mes-iienrs de Port-Koyal ». Simples laïques, ils
n'auraient ni église |iul>li(pie, ni ordres sacrés; tout au
plus pourrait-on, dans un monastère, en 0['donrier un ou
doux pour servir de chaj)elaiTis aux autres. Ferait des
vceux qiu voudrait, avec la pei'mission de l'évèque, leur
seul supérieur, mais des vœux annn -Is ; surtout, pas de
promesse de stabilité; un seul monastère par diocèse et
pi utét il la campagne. Les religieuses de ! "Ordre pourraient
faire des vœux perpétuels, mais pas avant 40 ou 45 ans.
Mansi, col. 1098.
Ce synode diocésain de Pistoie, que le parti jan-
séniste décora plus tard ilu nom de « Concile »,
n'alla p^-.s sans dillicultés. Pour obtenir les signa-
tures, Ricci n'avait rien négligé, concession decaniails
violets à tous ses curés, etc. Onze pourtant refusè-
rent de souscrire. Un chanoine protesta contre
l'exigence si précipitée d'une réponse décisive à tant
de graves questions; d'autres ne signèrent que sous
condition de l'approbation du Pape. D'ailleurs bien
des prêtres avaient été écartés du synode par Ricci
comme des opposants notoires, surtout le clergé
presque entier de Prato. Aussi convoqua-t il ses prê-
tres, en avril 178-5, à une retraite pastorale pour les
amener à signer tous; 27 seulement y assistèrent,
dont 20 refusèrent de signer; i'atholic Encyclopedia,
New-York, igi 1, t. Xll, p. 1 17 (avec la bibliographie
du synode).
d) Historique de l'assemblée épiscopale de Flo-
rence^ oii sont plus sérieusement discutés et mieux
jugés les 57 articles de f.éopold. — Le grand-duc
avait retardé l'impression des Actes du synode de
Pistoie; en 1787, il la permit à Ricci. 11 venait de
recevoir séparément de chacun de ses évèqiies les
observations qu'il leur avait demandées sur ses
67 points : assez contradictoires entre elles, on y
voyait toutefois percer un vague désir général de
satisfaire le prince. Il en conçut l'espoir d imposer
à toute la Toscane les irlées qui avaient eu quelque
peine à triompher à Pistoie, et convoqua à Florence
les trois archevêques et les quinze évéques de ses
Etals, pour une « assemblée privée » qui pourrait
so transformer ensuite en « Concile public et for-
mel ». Elle devait d'abord « déterminer les règle-
ments et formalités à observer dans le Concile
national », puis examiner en coniumn les 57 arti-
cles. « Les prélats les discuteraient avec la liberté
la plus entière », pourraient en proposer d'autres,
et 11 s'entendraient sur les canons d'un Concile natio-
nal qui, ainsi préparé, pourrait suivre immédiate-
ment ». Pour arriver à cet heureux résultat, on les
exhortait « à se sacrifier mutuellement une partie de
leurs opinions personnelles, quand ils le croiraient
possible »; enliu « ce serait un moindre mal d'omet-
tre dans le Concile quelques articles sur lesquels
l'assemblée n'aurait pas pu s'accorder, que de les y
proposer avec danger de désunion et de scandale ».
Picot, t. V, pp. 272-274; nu Potter, t. II, pp. 240,241 ;
Mansi, col. iii3-iii6.
Cette assemblée de Florence (28 avril-5 juin 1787)
ne répr)ndit pas à l'espoir de Léopold : elle fut
ta contrepartie et la condamnation du synode de
Pistoie. Elle est bien moins connue, ce qui nous
force à nous y arrêter un peu; et i)ourtant le grand-
duc a pris soin de faire imprimer un volumineux
recueil, en italien, de Vllislotrc et des Actes de celte
assemblée, Florence, 17S8. 7 vol. in-4«. Le rédaclenr
anonyme est l'abbé Tanzini, qui avait assisté à
l'assemblée comme conseiller de l'évèque de Colle,
un ami de Ricci; cardiaque évoque avait amené avec
lui un ou deux consulteurs; le prince était repré-
senté par un « commissaire royal », conseiller d'Etat
et ministre des linances, qui présidait l'assemblée,
aidé par deux « canonistes royaux » et quatre» théo-
logiens royaux », qui prenaient souvent la parole
dans lesensdu grand-duc. Les trois premiers volumes
du recueil sont une Histoire, d'abord de la situation
religieuse en Toscane avant Léopold, ensuite des
réformes religieuses opérées par lui pendant son long
règne, enfin de l'assemblée elle-même ; une histoire
tendancieuse dans toutes ses parties. C'est en somme
un panégyrique du prince, et une diatribe contre
les Papes, contre leurs défenseurs, et contre leurs
bulles condamnant le jansénisme. Les quatre der-
niers volumes, plus importants pour la véritable
histoire, contiennent les Actes officiels de l'assemblée
avec quantité de documents, de lettres et demémoires
particuliers qui s'y rapportent. Les procès-verbaiix
des 19 séances (ou sessions) signés par les trois
archevêques et les quatorze ou (|uinze évêques pré-
sents, se trouvent dans le supplément de Mansi
t. X.^XVIII, col. 1 1 1 1-1218, suivis de quelques autres
pièces principales.
Seuls, les membres de l'épiscopat avaient droit
de voter. Des la première séance, le partage des
votes, tel qu'il devait généralement durer jusqu'à
la dernière, se (it de la manière suivante. D'une part,
la grande majorité des prélats volaient pour la
tradition et l'orthodoxie, sauf quelques concessions
sur des points qui alors paraissaient secondaires et
les formules régalistes du temps; très prompts du
reste à reconnaître les idées justes du prince, et à
accepter les réformes licites et utiles. D'autre part
trois oppos:ints, rarement un ou deux <le plus,
appuyaient en général les réformes les plus témé-
raires et les doctrines les plus contraires au Saint-
Siège : de cette opposition irréductible, Ricci était
le chef.
La II séance commença l'examen des 57 articles
du prince. Le 1", roulant sur la terme des synodes
diocésains, fut divisé en six parties, olfertes succes-
sivement au sulfrage des évêiines. Ils approuvèrent
unanimeinenl les projets de Son Altesse R. dans
les cinq premières, La dernière, à savoir que les
1511
PAPAUTE
1512
prêtres devaient avoir au synode roi.» décisive avec
î'évêque (ce qui était une nouveauté sentant le
prcsbytéiianisuie), fut rejetée par tous les évéïiues,
qui, à part les trois opposants, luainlinrent la voix
pureineiU consultative en usage dans l'Eglise. Mansi,
col. 1 124, iia5. . •'•♦• • • '
Sur l'article ■4, où Léopold parlait de « corriger les
prières publiques, quand elles -renferment qucl([Ue
chose de contraire à la doctrine de l'Eglise ». on
observa que ceci ne peut arriver, quand il s'agit de
« prières qui sont dans l'Eglise d'un usage univer-
sel », — à cause de l'infaillibilité de l Eglise univer-
selle. Du reste tous se prêtèrent à une certaine ré-
forme du missel et du bréviaire, mais « selon les
règles canoniques ». Et l'on élut, pour diriger celte
réforme, à la pluralité des voix, les archevêques de
Florence, de Pise et de Sienne. — « L'administration
des sacrements en langue vulgaire », soumise par
le grand-duc à l'examen des évèques, était une nou-
veauté si téméraire, queRiccilui-uième proposa plu-
tôt une version italienne du rituel et du poiitilical
romains, avec laquelle on composerait un manuel
pour faire entrer lo peuple dans l'esprit de la litur-
gie. Tous furent d accord pour approuver son pro-
jet, et pour en confier l'exécution aux trois arche-
vêques; sess. III, col. ii28-ii3o.
Dans sonarticle 5, le jjlus intéressantpour nous à
raison de notre sujet, le prince, soucieux de voir ses
évéques a revendiquer leurs droits originaires,
abusivement usurpés par la cour de Home », les
invitait à examiner « parmi les dispenses que
Rome s'est réservé d'aceorder (et il en citait 12 exem-
ples), quelles sont celles où cette réserve semble
empiéter sur la légitime juridiction des évéques ».
— lj'archevéi)ue de Pise, quidirigeait les débats, re-
fusa de les engager dans la voie longue, obscvire et
épineuse où Ricci prétendait les attirer, et où il eût
fallu résoudre tant de questions historiques et théo-
logiques sur ces i droits originaires ». (Juoi qu'il en
soit des premiers siècles de l'Eglise, dit-il, la déci-
sion de certaines questions, après avoir appartenu
dans un temps à l'évèque, a passé au concile provin-
cial, ou pour les choses plus sérieuses au Saint-Siège,
qui a pour lui une longue possession de ce droit de
dispenser, à laquelle les conciles mêmes de Cons-
tance et de Bàle n'ont pas cru pouvoir déroger, ni
toutaulrp concile œcuménique : un concile national
le pourrait bien moins encore. Puisque le souve-
rain désire que les évéques de Toscane donnent cer-
taines dispenses, on pourrait concilier son désir avec
le respect dû au Saint-Siège, en recourant à une so-
lution suggérée par le souverain lui-même dans une
circulaire de 1779 : ce serait de demander collective-
ment à Rome, avec la permission de Son Altesse
Royale, la concession de diverses dispenses jugées
nécessaires par l'ensemble de notre épiscopat. —
Plusieurs prélats défendirent cette si>lution contre
des théologieijs royaux, comme plus conforme à
l'unité de l'Eglise, et plus rassurante pour les cons-
ciences des évéques et des eurés ; et peut-on appeler
« usurpation » ce qui a répondu aux nécessités des
temps, et qui, étant le fait des circonstances, a été
consacré enlin parle droit canonique? Un prélat
soutint même, par la preuve évangélique, l'infailli-
bilité du Pape. — Les opposants, voyant que cette
solution l'emportera, se bornent à réclamer que,
dans leur lettre au Pape, les évéques lui demandent
de « rentier dans l'exercice de leur droit de dispen-
ser ». Mais celte formule, qui insinue ces u droits
originaires » que précisément la majorité ne veut
pas alUrmer, n'a pas de succès. C'est au fond la
formule de 1 archevêque de Pise, un peu retouchée
dans sa forme, qui triomphe à la grande majorité
des suffrages. Examinant ensuite en détail les dis-
penses indiquées par le prince, lagrandemajorité en
retranche une, qu'elle ne juge pas utile de deman-
der au Pape, celle qui permettrait de séculariser les
religieux ; on s'accorde pour demander toutes les
autres, et personne n'en propose de nouvelle à ajou-
ter à la liste. Sess. iv, col. ii3i-i iii6.
Par l'article 7, Léopold avait} invité les évéques à
« prescrire une méthode unifopni^d'études ecclésias-
tiques » aux séminaires, universités, .académies et
couvents, ((ui fût basée « sur la doctrine de S. Au-
gustin i> et à « prescrire les auteurs » répondant le
mieux à cette doctrine. Après une discussion assez
confuse, tous s'accordèrent à nommer une commis-
sion pour proposer à l'assemblée une méthode et
un choix d'auteurs. (Jiiaiit à la dillLcile interpréta-
tion de « la doctrine de S. Augustin », la grande
majorité Ijxa par un vote cette direction générale
indiquée par l'archevêque de Florence, « que
S.Augustin fût choisi pour docteur, spécialement
dans les matières de la grâce et de la préilestinalion,
mais en lui ad/oignant son fidèle interprète. S, Tlio-
inas » : addilion doublement contraire aux jansénis-
tes, en ce qu'elle rejetait leur augustinisme à eux, et
leur refusait de bannir la scolastique de renseigne-
ment. Sess. v, col. ii38-ii4o.
Dans l'examen des articles suivants, l'assemblée
décida souvent de laisser à la prudence de chaque
évêque, suivant les circonstances particulières de
son diocèse, des questions que le grand-duc tendait
à faire trancher par une loi générale, luathématique
et trop rigoureuse, par exemple, de lixer à un mi-
nimum de 60 écus de rente le capital nécessaire à
rhonnéle subsistance d'un prêtre, que tout candidat
devait posséder réellement à litre de patrimoine,
pourpouvoir être ordonné à la prêtrise; — de retarder
jusqu'à 18 ans au moins, l'âge absolument exigé
pour la tonsure ou l'habit clérical, ce qui était con-
traire au concile de Trente ; — la suppression radi-
cale des enfants de chœur, même dans les cathédra-
les : on lit observer que ces enfants fournissaient de
bonnes vocations ecclésiastiques ; que les vocations
par ailleurs devenaientdeplusenplus rares, qu'elles
tendaient à se recruter parmi les pauvres, auxquels
il ne fallait pas enlever ce secours donné à leurs
enfants, si l'im ne voulait pas les priver du nombre
nécessaire de prêtres (Sess. vi, art. 8-12, col. 1142-
II 46).
Uien d'autres articles du grand-duc, à l'inconvé-
nient de supprimer des usages reçus dans l'Eglise,
ajoutaient celui de scaudaliser ou de froisser
vivement les lidèles. L'article 2g prohibait toute
messe de liequieni chantée, à l'eiceplion d'une par
mois, pour tous les morts : c'était priver les liilèles
de célébrer avec quelque solennilé les funéraillesou
les anniversaires de leurs chers défunts. Et les fon-
dations faites, n'obligeaient-elles pas en justice?
L'assemblée rejeta cette triste innovation (Sess. xi,
col. iiCg.sq ). — L'articleS^ enlevait tous les ex-vo/o,
souvenirs touchants des grâces reçues ; et suppri-
mant toute quête à l'église, n'ailmettait qu'une quête
pour les pauvres réléguée à la porte. L'assemblée
n'approuva point, tout en laissant à la surveillance
des évéques les abus possibles (Sess. xii, col. 1177). —
La communion des fidèles n'était prévue qu'à la
grand'iuesse (art. 45). L'assemblée loua le fait de
communier à la grand'messe du dimanche quand
on le pouvait, mais elle déclara, selon la pratique
de l'Eglise, pour la commodité des lidèles qui ne
peuvent jeûner si longtemps, et pour la fréquence
des communions, qu'il est permis de communier
même hors de la messe (Sess. xiii, col. ii8J). —
L'article 5o abolissait toute prédication en dehors
1513
PAPAUTE
1514
des prônes et catéchismes du curé, surtout les pané-
gyriques <les Saints. € vaine pompe oratoire sans
aucun fruit ». On lit remarquer qu'il ne faut pas
seulement instruire, mais encore craouvtiir et con-
vertir; que les curés n'ont pas tous le don de la pa-
role ; qvie, même à la campagne, il faut parfois un
prédicateur extraordinaire, qui serve aussi de con-
fesseur extraordinaire ; que les panéjfjriqucs des
Saints, remontant à l'époque des Pères, et intéres-
sants pour les lidèles, deviennent utiles s'ils contien
nent, comme en France, une partie d'instruction
morale (col. 1 185).
L'article b^, parmi les livres à distribuer graluile-
Inenl à tous les curés pour les aider dans leur
ministère, proposait des ouvrages solennellement
condamnés par l'Eglise, comme les Uéflexions de
Quesnel, VËxposilmn de la docirîrie chrétienne de
Mézenguy: et les oeuvres des rares évoques jan-
sénistes de France, comme le ealécliisme, de Colberl.
évéque de Montpellier, les Instriicliiins de Filz
James, évéque de Soissons, et le Itiliiel d'Alet. La
grande majorité de l'assemblée remplaça les Ré-
flexions dcQuesnel par les Méclitalions surlfs Evan-
giles de Bossuet ; le catéchisme de Colbert par celui
de Bossuet ou d'un évoque italien ; Mézenguy par
une traduction du Catéchisme romai'i. avec Notes ;
le rituel d'.-Vlet par le Rituel romain, que les trois
archevêques acceptèrent de traduire, avec notes et
additions (col. 1190, sq.).
On examina entre autres choses, par ordre du
prince, le mémoire par lequel le synode de Pistoie
avait justilié le désir royal de supprimer ou de chan-
ger certains empêchements dirimants du mariage,
en usage dans l'Eglise universelle. D'après les idées
régalisles alors si rcpandues.les évêiiues de Toscane
faisaient sans doute une part au chef de l'Etat dans
la constitution des empêchemenlsdirimants, à raison
du pouvoir qu'ils lui reconnaissaient sur le « mariage
considéré comme contrat », qu'ils se figuraient réelle-
ment et essentiellement distinct du mariage-sacre-
ment. Toutefois, disent-ils, l'assemblée, « soucieuse
des respects dus au sacrement qui est uni au con-
trat, ne se croit [)as autorisée à interpréter les canons
du concile de Trente (sur ces empêchements), mais
en vue d<i repos des consciences, et de prévenir en
pays étranger les doutes qui pourraient s'élever sur
la légitimité (des mariages ainsi permis p.-ir le grand-
duc), le» évêques (de la majorité) supplient humble-
nient le très pieux souverain que, lorsqu'il jugera bon
de réaliser son projet en tout ou en partie, il veuille
qu'en 'uu point si délicat on avertisse le chef de
l'Egli-e, et que l'on procède de concert avec lui ».
Sess. XVI, col. 1206.
Enliu l'assemblée signa une supplique à Son Al-
tesse pour la tenue très prochaine du concile natio-
nal, avec permission d'élire auparavant quelques-uns
des leurs afin de rédiger les conclusions de leurs dé-
bats dans une forme plus concise, plus méthodique,
et qui put être soumise avec plus de convenance à
l'approbation du souverain (Sess. xvii, col. 1208).
C'est du commencement de juin i^S'j que datent les
dernières séances, marquées par les efforts infruc-
tueux d'une faible minorité pour faire revenir l'as-
semblée sur plusieurs de ses décisions.
Irrité de cette fermetédes évêques, Léopold renonça
pour un temps au concile national, et prononça la
dissolution de l'assemblée. 11 congédia les prélats
avec des reproches amers ; voir Picot, Mémoires...,
t. V, p. a'j'j, d'après les Nouvelles ecclésiasii'/iies. —
Bicci n'avait pas attendu la fin des séances pour faire
arracher aux Madones même les plus vénérées de
ses deux diocèses leurs manlellini, voiles doul on
les couvrait selon l'usage italien pour ne les montrer
qu'aux jours solennels. Et pourtant l'assemblée
avait désapprouvé, parmi les articles du grand-duc,
cette sup|)ression générale et sommaire, qui, sans
nécessité, froisserait certainement le peuple, col. 1166,
sq.; Ricei eut à se repentir de n'avoir pas écouté la
majorité. Le 20 mai, une émeute éclate contre lui
dans sa ville de Prato;à la cathédrale, ses armoiries
et son trône sont enlevés et brûlés sur la place pu-
bli(iue ; le palais épiscopal est envahi, Quesnel et
autres livres jansénistes qu'on y trouve, jetés au
feu; on fait recouvrir par les prêtres les images dé-
voilées. Léopold vengea cette insulte par de durs
châtiments. Picot, p. j'^S, sq.
Le récit précédent de l'épiscopat de Ricci est con-
firmé et complété par la correspondance du nonce
de Toscane, conservée aux archives vaticanes, et
utilisée par Jules Gbndhy, l'ic VI, xa vie, son ponti-
ficat, 1907, t. 1, dernier chapitre. — En 1790, le grand-
duc succède à son frère .loseph II, raort sans enfants.
Instruit par leur double échec en i>olitique religieuse,
Léopold II inaugure à Vienne une attitude moins
hostile aux évêques et même au Pape, et supprime
en Belgique les odieuses institutions du josêpliisme;
il meurt en 1792. Picot, ibid., \>. I116, sq. — Le jeune
Ferdinand 111. fils de Léopold et son successeur en
Toscane, avait exigé de l'évèque de Pistoie sa démis-
sion. Picot, p. 419. — Dans sa retraite, poursuivant
la propagande de ses idées, Ricci a entretenu une
correspondance avec le clergé constitutionnel de
France, surtout avec l'évèque Grégoire; pareillement
avec le schisme d'Utrecht. Attiré par Pie Vil, il eut,
avant sa mort, sinon une véritable rétractation, du
moins une déclaration qui y ressemble. Db Pottbh,
Vie et mémoires de Ricci, t. lll. Pièces justificatives.
Les éditeurs du supplément de Mansi, Conciles,
t. XXXVIII, ne croient pas à une rétractation sin-
cère, col. 997.
e) Condamnation par Pie K/ des principales erreurs
du synode de Pistoie; bulle Auctorem fid<'i, 1794-
Une des formes de la propagande de Ricci, démis
de l'épiscopat, c'était de faire traduire les Jetés et
décrets de son synode eu diverses langues. Déjà
des professeurs de l'université de Pavie, ceux qui
avaient composé les décrets mêmes du synode, en
avaient fait en 1789 une traduction latine, qui fut
répandue à travers l'Europe. Pour instruire les catho-
liques sur un ouvrage devenu dangereux à cause du
bruit fait autour de lui par les jansénistes et les
philosophes. Pie VI se décida enfin à le juger solen-
nellement et en prévint le grand-duc Ferdinand;
Mansi, ibid., col. i2.'j8. — Convoqué à Rome, où l'on
écouterait ses défenses, Ricci se fit attendre, puis
donna un prétexte de santé, et ne vint pas. Le
Pape, qui, dans l'espoir d'arranger à l'amiable, lui
présent, les explications ou rétractations nécessaires ,
avait tenu en suspens pendant plusieurs mois la
bulle de condamnation déjà préparée, la Ut envoyer
à tous les nonces en les chargeant de la publier.
Voir prologue de la bulle, Mansi, ibid., col. 12O/1. —
Le nonce de Madrid, dans sa réponse, dit avec rai-
son : « J'ai admiré la disposition et l'ordre (de la
bulle), sa clarté et sa précision dans une si grande
variété de matières et de censures... Je déplore qu'on
ait prohibé en Toscane l'introduction, la réimpres-
sion et la vente de cette bulle. On reconnaît le mal,
et on ne veut pas recourir au remède, au grand détri-
ment des peuples et des souverains. » Voir Cknury,
op. cit.,i>. 481. La cour du jeune Ferdinand lit restait
donc hostile au Saint-Siège, comme alors bien
d'autres cours. Le roi d'Espagne acceptera solen-
nellement la bulle à la fin de 1900; Picot, t. VU,
p. 321 sq.
La supériorité de la bulle Auctorem fidei sur les
1515
PAPAUTÉ
1516
précédentes condamnations romaines d'erreurs sem-
blables consiste en deux points surtout. — i" Elle
applique à cluiqne article sa censure spéciale. Iniio-
C( nt X l'avait fait pour les cinq propositions de Jan-
sénius; mais quand on avait une longue liste
d'articles à condamner (Baïus, Quesnel, etc.), on y
ajoutait une liste de censures ou « notes », sans
déterminer d'ordinaire quelle note répondait à tel
article : c'était la condamnation in gloho. 2° En face
de sectiiires qui insinuaient leur pensée sous des
phrases ambiguës, d'apparence dévole, sons des lam-
beaux de S. Augustin détournés de leur sens, il
fallait préciser le sens condamné, et limiter la con-
damnation au sens malsain irtsinué. Par ce procédé
plein de modération, dit le prologue de la bulle, on
arrivera mieux à ramener les âmes dans l'unité et la
paix, < S'il reste des sectateurs obstinés du synode,
ils ne pourront plus, fauteurs de nouveaux troubles,
tirer à leur parti, sur des ressemblances purement
verbales, des écoles Ibéologiques qui, sous des mots
semblables, attestent qu'elles n'ont pas la même
pensée, ni les associer injustement à leur juste con-
damnation. D'autres, qui par inconscience et simple
préjugé gardent encore une trop bonne idée du
synode, ne pourront se plaindre, puisque la condam-
nation ne tombe que sur des erreurs dont eux-mêmes
se proclament très éloignés. » Ces déterminations
exactes renversaient d'ailleurs par la base l'objec-
tioli que nous avons vue dans le premier décret de
Pistoie, que les jugements doctrinaux de Home,
parce qu'ils sont vagues et indéterminés dans leur
objet, n'instruisent pas : d'où ils voulaient conclure
que ces décrets n'obligent pas la conscience des fidè-
les.— Mansi, col. 1263.
Gomme spécimen du procédé, citons deuxarlicles,
qui, par leur matière, ont traita notre sujet :
N" 12. « Les décisions en matière de foi rendues
dans ces derniers siècles, le synode les représente
comme des décrets émanés d'une Eglise particulière
ou d'un petit nombre de pasteurs, sans un appui
d'autorité sulPisanl, propres à corrompre la pureté de
la foi et à exciter des troubles, imposés par la vio-
lence, et qui ont fait des blessures trop récemment
encore. Ces assertions, si l'on prend le sens qu'elles
insinuent par leur rapprochement {complexité
acceptae), sont fausses, captieuses, téméraires, scan-
daleuses, injurieuses pour les Pontifes romains et
pour l'Eglise, dérogeant à l'obéissance due aux
décrets du S. Siège, schismatiques, pernicieuses,
erronées pour le moins. » Voir col. i5o8.
N" 85. « Quiconque connaît tant soit peu l'histoire
ecclésiastique (dit le synode) devra reconnaître que
la convocation d'un Concile national est une des
voies canoniques pour terminer dans l'Eglise les
controverses religieuses des nations respectives, n
— Cette proposition — entendue dans le sens que les
controverses de foi et de morale, soulevées dans une
Eglise particulière quelconque, peuvent être vrai-
ment terminées par un concile national en vertu
d'un jugement irréfragable; comme si l'inerrance
dans les questions de foi et de mœurs appartenait
au concile national — est schismatique, hérétique. »
Le même prologue de la constitution Auctorem
fiJei nous révèle le grand travail d'où elle est sortie,
et ses quatre diverses étapes. Dans les trois pre-
mières, on ne fit que suivre l'exemple de Clément XI
pour la bulle Unigenitus : voir Bainvei., Etudes,
juin 1912, p. 800. — I" étape : examen initial du
synode de Ricci par quatre évêques, aidés de théo-
logiens. ?» étape : examen plus approfondi par une
commission de plusieurs cardinaux et évêques, où
quantité de passages sont extraits, collalionnés entre
eux, discutés; puis chacun des membres transmet
son suffrage à Pie VI, de vive voix et par écrit. Us
concluent tous à la condamnation générale du synode
et censurent, chacun avec plus ou moins de sévérité,
un grand nombre de propositions. 3" étape : examen
de ces suffrages par le Saint-Père, i' étape : sous sa
direction, se fait un dernier et important travail de
compilation et de rédaction, pour déterminer et
orJonner quelques chefs principaux, auxquels on
rapportera les erreurs que Ion tient à relever
à travers le verbiage du synode. Chacun de ces
chefs, ou erreurs maîtresses, sera représenté par un
ou plusieurs passages typiques, choisis en propres
termes dans les Actes et décrets ; on lui appliquera
la note ou les notes qu'il mérite. Mansi, col. 1262.
Le dernier travail est attribué à Geroil; Moroni,
Dictionnaire, t. LUI, p. 2r)4. Quoi qu'il en soit, le
cardinal Gerdil a été en 1800 l'apologiste de la bulle
contre le seul évèque qui ait alors écrit pour la
défense de Uicci, Mgr Solari, « évêque-citoyen » de
Noii en Ligurie, qui agit aussi sur le sénat de Gênes
pour empêcher la publication de V Auctorem fidei.
Son ofiuscule, édité en 171)6, est anonyme, mais il
avoue lui-même en être l'auteur dans une lettre aux
évêques constitutionnels de France, en 1801 ; Mansi,
col. 997. — Les écrits de Gerdil (en italien) pour
défendre la bulle sont résumés en français, avec
quelques documents à l'appui, dans les Analecla
juris pontiftcii, K^série, Rome, i855, p. 626 sq.;
3' série, i858, p. i432 sq.
La bulle Auctorem fidei , à cause des longues per-
lurbations qui suivirent, n'a pas été assez connue
en Erance. Aujourd'hui même, les catholiques trou-
veraient dans cette infaillible décision, traduite et
commentée, la lumière sur plus d'une erreur circu-
lant encore. Dans VEnchiridion de Denzinoer-Bann-
WART, n. I 5oi sq., on ne trouve ni le prologue de la
constitution, ni avant chaque article condamné la
citation de l'endroit du synode d'où il a été tiré;
voir cela dans Mansi, t. XXXVIII, col. 1261 sq , en
seréSérAJil&uxAdes et décrets de Pistoie qu'il a repro-
duits col. loii sq.
I.'épi'ogue de la bulle regarde spécialement notre
sujet. PieVI y condamne « l'adoption très vicieuse n
par le synode de Pistoie, de la Déclaration de 16S7,
adoption bien pire que la Déclaration elle-même.
« Car, dit-il. malgré les Papes qui l'ont désap-
prouvée, le synode la comble d'éloges; bien plus, il
l'adopte par un acte solennel, et l'introduit insidieu-
sement dans un décret intitulé « De la Foi », où il
se sert des quatre articles pour résumer et comme
sceller ce long décret, ce qui est faire une grave
injure à l'Eglise de France, en lui attribuant le
patronage des erreurs dont il est plein » ; D, II.,
1598, sq. — En effet, le synode de Pistoie avait
ajouté que les quatre articles, qu'il citait en entier,
pouvaient « servir de conclusion à tout son chapitre
sur la foi, et de sceau final aux vérités qui y sont
enseignées ». Mansi, col. 1016. D'ailleurs, le clergé
de France n'avait jamais prétendu que les quatre
articles fissent partie « de la foi ».
D. Conséquences de cette crise, en France,
après Louis XV, jusqu'au milieu du XIX' siècle.
1° Louis XVI. — Voir cet article.
2° Révolution. — Voir cet article.
3" Première moitié du xix' siècle français.
a) Napoléon. — .^la mort de Robespierre, la Con-
vention vote la séparation de l'église constitution-
nelle et de l'Etat, et établit la liberté des cultes,
mais très restreinte et déUante à l'égard de la véri-
table Eglise.
La révolution de fructidor renouvelle les persécu-
tions, suivie de celle de brumaire qui donne des
1517
PAPAUTE
1518
espérances. Dans celle silualion précaire, en somme,
l'Eglise a repris beaucoup de force par sa propre vita-
lité ; et l'on peut parler de la « Restauration du culte
en France avant le concordat », avec l'abbé Sicard,
qui allègue de nombreux faits à l'appui. L'ancien
clergé de France, t. III, liv. VI, p. 4oi, sq.
Sur le Concordat de 1801, œuvre bienfaisante;
sur les articles organiques inspirés par Talleyrand
et rùdigés par Portails, ajoutés au Concordat par le
pouvoir civil, et maintenus malgré les protestations
du Pape, d'après les traditions ultragallicanes des
légistes qui prenaient ainsi leur revanche, voir lar-
ticle Concordats, t.l, col. 638, 63g, et bihtiograpliie,
col. 649. — Sur l'opposition que lit au Concordat une
minorité d'anciens évéques émigrés, voir Gaixioa-
NrsMB, t. II, col. 282. — On trouve, avec des détails
historiques, une appréciation théologique de la con-
stitution civile du clergé, du concordai napoléonien,
des articles organiques et du schisme anticoncorda-
laire de la « Petite Eglise >•, dans une notice, Conipen-
dium ltistoricum,elc., insérée par Mionk dans son
Tlieolngiae cursus, i84i, t. VI, col. i ig'j sq. ; l'auteur
de la notice est Bouvier, évéque du Mans, gallican
modéré, qui d'ailleurs rend justice à Pie VI et à
Pie VU.
Après la publication du Concordat (avril 1802), le
nouvel épiscopat est contraire à l'infaillibilité du
Pape; car le premier consul choisit naturellement,
comme plus complaisants à son pouvoir et à ses pro-
jets, des évêques des diverses teintes du gallica-
nisme. Après avoir lutté surtout contre la prétention
consulaire d'attribuer aux constitutionnels une
bonne minorité des sièges, Rome se voit contrainte,
par Bonaparte, toujours menaçant de tout rompre,
d'en accepter une dizaine, pris parmi les plus modé-
rés; à peine si on la laisse exiger une rétractation de
ces prélats schismaliques ; à peine si elle obtient
d'eux, par la garantie d'un intermédiaire, une sou-
mission équivoque au chef de l'Eglise. Mais deux ans
plus lard, venu à Paris pour le sacre de l'empereur,
Pie vu réunira ces évêques, les gagnera par sa tou-
chante bonté, et obtiendra d'eux une rétractation
complète et une réelle soumission ; par là unira le
pernicieux schisme de la constitution civile, désor-
mais sans évêques, les autres prélats constitutionnels
ayant donné leur démission sur l'ordre du premier
consul au raomentdu Concordat. — Pourle prétendu
concile national convoqué par Napoléon en 181 i,voir
tous les documents dans Acta et décréta conciliurum
recentiiiruni, Collectio Lacensis, Herder, 1878, t. IV
(Gallia), col. I243, sq.
L'enseignement de l'infaillibilité du Pape était
d'ailleurs prohibé dans les séminaires par le 24' des
5^ articles organiques : « Ceux qui seront choisis
pour l'enseignement dans les séminaires, souscriront
la .déclaration faite parle clergé de France en /6"S2 ;
ils se soumettront à y enseigner la doctrine qui y
est contenue ».
h) I.a Restauration et la monarchie de Juillet,
l, Essais de concordat sous Louis XVIII. — Sur le nou-
veau et meilleur concordat de juin iSi';, conclu entre
Pie vu et Louis XVIII, et qui amendait les articles
organiques, voir Concordats, col. fiSg. Il fut mal
reçu par les Chambres, qui plus tard acceptèrent un
autre projet, .\lors Pie VU remania déiinitivenient
les limites des diocèses de France, portés à 80, et les
relations entre métropolitains et suffragants. Bullarii
romani continuatio, Prato, 1862, t. VU, a" part.,
pp. 23oo-23o2.Telle est la « convention de 1832 », qui
fut exécutée. Le pouvoir civil s'en tint là, et laissa
désormais dans l'oubli le concordat de 1817, où était
inscrite l'abrogation du concordat napoléonien.
Celui-ci subsista donc, mais malheureusement avec
les articles organiques, arsenal que les divers
régimes, pendant toute la durée du xix" siècle, ne
manquèrent pas d'utiliser plus ou moins.
2. L'infaillibilité du Pape sous la Hestauralion et
le Gouvernement de juillet. — Plus d'une fois les
ministres de Louis XVIII écrivirent aux évéques pour
faire tenir et enseigner dans leurs séminaires la Dé-
claration de 1682. Us se heurtèrent à quelques résis-
tances cpiscopales. Ainsi M. Laine, ministre de l'in-
térieur, s'attira en 18 17 des réponses bien motivées
de Mgr d'.\viau, archevêque de Bordeaux, héroïque
et saint prélat. M. de Corbière, en 182^, reçut une
ferme réponse du même ; le cardinal db Clehmont-
ToNNERRE, ;irclievêque de Toulouse, dont un mande-
ment, réclamant la suppression des articles organi-
ques, venait d'être supprimé par le conseil d'Etal,
ne daigna pas répondre au ministre, et donna sem-
blable direction à plusieurs évoques qui le consul-
taient; voir ces pièces dans La France et le Pape,
1849, par un ancien vicaire général (Mgr Villbcourt),
pp. 56i, et 566-569. Cf. Gallicanisme, col. 233. Mais
la grande majorité des évêques céda. Beaucoup
d'entre eux, par vénération pour le grand siècle et
surtout pour Bossuet, restaient attachés à la fameuse
Déclaration, et de bonne foi, d'autant plus qu'ils en
connaissaient moins l'exacte histoire. Nombre de
séminaires suivaient le manuel de Bailly, qui
rejetait les théories jansénistes, mais soutenait en
l'aggravant le gallicanisme de 1682, sans parler
d'un grand rigorisme en morale, qui en i852 lit mettre
ce manuel à l'Index; Dbgebt, Hist. des séminaires
franc., t. 11, p. 272.
Des professeurs de séminaires, contraints à l'en-
seignement des quatre articles, remarquaient avec
raison (à l'encontre des circulaires ministérielles)
que jamais l'assemblée de 1682 n'avait présenté ces
articles comme étant de foi, ni Louis XIV exigé la
croyance intérieure (tenir ces articles) mais l'ensei-
gnement extérieur; qu'on n'était pas obligé de les en-
seigner comme des vérités théologiques certaines, ou
ayant pour elles l'assentiment unanime de la catho-
licité, mais comme des opinions théologiques préfé-
rées en France, rejetées en beaucoup d'autres Eglises,
ce qui était un fait évident, surtout quand il s'agissait
du 4" article sur rinfailliitilité du Pape; ni tenu de
les enseigner dans le sens pervers et abusif qu'y ont
attaché les légistes et les gallicans extrêmes, mais
dans le sens modéré de leur auteur, Bossuet. En
restant dans ces limites, ils se croyaient en règle
avec le chef de l'Eglise, qui n'avait point fait de son
infaillibilité un article de foi, et qui n'avait pas cen-
suré la doctrine de i68a, mais cassé et annulé les
actes d'une Assemblée incompétente pour juger de
telles questions. Villecourt cite les curieux raison-
nements d'un de ces professeurs, ibid., p. 5o8 sq.;
cf. 567.
Voilà pour l'enseignement. Quant à l'adhésion
intérieure de bien des prêtres à la doctrine de 168a,
des consciences inquiètes consultèrent la S. Péniten-
cerie, qui répondit le 17 septembre 1820, que Rome
n'avait jamais censuré celte doctrine ; Bouvier, Ins-
titut'iones theoL, Le Mans, 1820, p. 474- — O" con-
sulte de nouveau en i83i : peut-on absoudre les
ecclésiastiques tenant celle doctrine? — La S. Péni-
tencerie répond que « la Déclaration de 1683 a été
désapprouvée par le Saint-Siège, et les actes de cette
assemblée cassés et déclarés nuls ; mais aucune cen-
sure théologique n'a été infligée à la doctrine conte-
nue dans cette Déclaration; rien n'empêche donc
d'absoudre les prêtres qui de bonne foi et par con-
viction adhèrent à cette doctrine, si par ailleurs ils
semblent dignes d'absolution ». — Le solliciteur
revient à la charge... « 11 semble que les prêtres en
1519
PAPAUTÉ
1620
question, ayant lu avec soin les décrets d'Alexan-
dre VIII el la bulle Aitctorem fidei de Pie VI, ne
peuvent nullement être dans la bonne foi reijuise par
la S. Coiifjrégation en 1820 et i83i... « — La Péni-
tencerie réitère sa réponse, et ajoute : « Les prêtres
dont il s'agit peuvent cire ilans la bonne foi, et
il est juste que le confesseur les croie quand ils
allU-ment leur bonne t'ol, à moins que les circon-
stances, dans un cas particulier, l'amènent à juger
autrement. » Voir les textes dans Bouix, Triidatiis
de Papa, i86g. t. Il, pp. 256-258j les commentaires
qu'il y ajoute ont un peu de cette exagération que
l'on remarque chez quelques autres zélés défenseurs
des droits du Saint-Siège, quand ils parlent des an-
ciennes condamnations romaines de la Oéclaralion
de 1682. Voir Gallicanisme, coll. 266268, surtout sur
Alexandre Vlll et sur la bulle Auctnrom fidei, et
notre résumé de l'épilogue de cette bulle, col. i5i6.
Lamknnais avait commencé en 1819 une campagne
contre le gallicanisme. En 1826, tandis que le sacre
de Charles X et autres mesures en faveur de la reli-
gion étaient présentés par les libéraux comme un
complot de la « Congrégation » et un triomphe du
« parti prêtre », le violent polémiste les présentait,
lui, comme une tendance à asservir l'Eglise, comme
une coopération du roi à un essai de schisme et
d'Eglise nationale, — tout cela parce que la magis-
trature de Paris, trcsindépendantedu gouvernement,
avait dit dans un arrêt que la Uéclaralion de 1682
était toujours loi de l'Elut, et parce que Mgr Frays-
sinous avait renouvelé pour les prolesseurs des
séminaires l'obligation <renseigner les tpiatre arti-
cles. Les articles de 1682 étaient pour Lamennais un
n système athée », tendant à « anéantir la société
humaine ». Cette outrance irrita et les libéraux et le
gouvernement, et le clergé gallican qui reprocha à
l'auteur de l'Essai sur l indifférence ses erreurs philo-
sophiques et tbéologiques. Presque seuls, les jeunes
prêtres battaient des mains. Ce clergé de l'avenir
rendait quelque espoir à Lamennais, découragé par
le silence de Lkon XII, qu'il eût voulu conduire ;> une
condamnation de la Déclaration de 1682; cf. Paul
DuDON, l.itmennais el le Saint-Siège d'après des docu-
ments inédits, 1 911, pp. 33-43; 60 sq. Bientôt les pam-
phlets de ce prophète des temps nouveaux, à force
d'attaquer le gouvernement et le vieux clergé, tour-
nèrentau libéralisme révolutionnaire. yfc(V.,pp.';2-8o.
— D'autre part. les évéques gallicans n'avaient jamais
cessé d'être attachés au Pape, comme Bossuet lui-
même; plusieurs, en causant avec le nonce, renon-
çaient de bon cœur aux trois derniers articles de 1 682
(y compris le quatrième, contre l'infaillibilité ponti-
ficale), désireux seulement de garder le silence sur
le premier : le pouvoir du Pape sur le temporel des
rois heurtait trop les idées françaises. Ihid., p. 82.
Quand commence la monarchie de juillet, Lamen-
nais a moins à exagérer pour représenter le nouveau
régime comme un système antireligieux ; .mais que
lui oppose-t-il?Le droit de révolte, la liberté absolue
de la presse, le principe de la séparation de l'Eglise
et de l'Etat ; il craint moins le désordre et l'anarchie
menaçante, que les abus de pouvoir dans les gou-
vernants, civils el même ecclésiastiques. Il donne à
ces thèses un grand retentissement en fondant
VAvenir. Mais ce n'est point ici le lieu de parler de
ce journal fameux, ni du pèlerinage de Lamennais à
Rome, ni de sa soumission première à l'Encyclique
sous l'influence de ses disciples, suivie de fot mules
inquiétantes et enûn de sa suprême révolte. Jliid.,
p. 110 sq., 2i3 sq. Disons seulement que Gué-
GOIRB XVI, paternel envers un génie dévoyé mais
parti de bonnes intentions et méritant, n'avait relevé
de ses erreurs que les plus dangereuses dans l'ordre
pratique, et sans te nommer, et à la Un d'une longue
encyclique où le Pape n'avait pas ménagé les adver-
saires, ceux que Lamennais avait justement combat-
tus. Ihid., p. i8g sq., 38ij sq.
Notons aussi que le mouvement lancé par lui pour
l'infaillibilité du Pape contre les gallicans fui heu-
reusement continué par bien des disciples, célèbres
ou obscurs, conscients ou inconscients, du puissant
initiateur.
c) La seconde liépithli(jue et le second Empire. —
Ce que nous avons à en dire rentre dans la section
suivante.
E. Progrès de la doctrine infaillibiliste dans
le monde catholique dès le début dn pontificat
de Pie IX. — Ce progrès tient surtout à deux causes
nouvelles. La première est la dévotion croissante des
lidèles à la Papauté, grâce aux qualités personnelles
de Pie IX el à ses malheurs : elle est très connue, et
plusieurs documents que nous aurons à citer eu ren-
dent témoignage. La seconde cause, assez ignorée el
pins ellicace, c'est l'action de l'épiscopat, soit dans
les conciles profinciaujc, rélîtblis sous l'induence de
Pie IX, soit dans les grandes réunions rt'évèques à
Home en quelques circonstances solennelles. Ces
groupements passagers d'évéques, et surtout les
décisions prises par eux, sont des événements ecclé-
siastiques qui, malgré leur importance réelle, n'in-
téressent pas le grand public. El pourtant, c'est eux
qui expliquent historiquement la délinttion de l'in-
faillibilité pontificale au concile du Vatican, dont
tout le monde a parlé el parle encore. Sans ces actes
épi scopaux, déroules au cours dn Ion g règne de Pie IX,
on ne peut comprendre, dans le grand Concile, celte
majorité d'évéques demandant à traiter la question
de l'infaillibilité, qui n'était pas dans le programme,
et arrivant à la délinir. On va chercher une explica-
tion boiteuse dans les passions des membres du Con-
cile, dans des articles de jcmrnaux, nu même dans
une pression pontificale qui aurait enlevé aux évé-
ques la liberté nécessaire, et qui n'a existé que dans
l'imagination du schismaliqne Docllinger. Et l'on
néglige la cause réelle el profonde, la certitude de
l'infaillibilité pontificale chez un grand nombre des
évéques, acquise longtemps avant le Concile, aug-
mentée encore par le spectacle des malentendus et
des confusions d'idées de la minorité et de ses par-
tisans an dehors ; sans oublier la grâce du Saint-
Esprit, qvii a son heure dans tous les Conciles œcu-
méniques. — Sur les diverses espèces de conciles,
voir Conciles, col. 588 à 5gi.
i" I.e rétablissement des conciles provinciaux en
France, — L'Allemagne avait déjà repris des assem-
blées d'évéques, mais hors la forme conciliaire. La
France eut une certaine initiative pour le rétablisse-
ment des conciles provinciaux en Eurofie, el c'est
pourquoi nous commençons par elle (tout en don-
nant la palme aux Etats- t'nis : i" concile prov. de
Baltimore en iSag ; voir Coll. Lacensis, t. VII,
col. lOO.S).
En mars i8^i, Mgr Affrk, archevêque de Paris, pour
s'être cn'endu par lettres avec ses sulTragants, fut
blànié par le ministre des cultes au nom dn /<= arti-
cle or«anii/ue. ainsi conçu: « Aucun concile national
ou métropolitain, aucun synode diocésain, aucune
assemblée délibérante, n'aura lieu sans la permission
expresse du gouvernement. » Il protesta contre l'ex-
tension inouïe que le ministre donnait à cet artiete
déjà odieux par lui-même, et envoya sa protestation
à Mgr SiBouH, évêque de Digne, en le consultant là-
dessns. L'évêque, dans sa longue et savante réponse,
non seulement l'appuya, mais prit la défense des
1521
PAPAUTE
1522
conciles proi'inciau.r, comme nécessaires àl'Eglise, el
altaqHa les articles organiques, celui-là surtout,
puis puMia sa lettre en opuscule, avec les pièces
connexes, Uijfne, i84A. — Trois ans après, dans ses
Inutiiiitiiiiis diocésaines, t. II, Mgr Siiîouh exprimait
l'esp'iir ilu rélHblisseinent de ce s co: oilrs en France
par le nouveau Pa|)e, dont on applaudissait alors les
généreuses rélornies pour le gouvernement tempo-
rel de ses Etals et la prospérité de Rome ; un mot de
Pie IX, dans la présente dispusilion des esprils,
disail-il, ferait plus iiour ressusciter les conciles
pi-ovinciaux, que les décrets de l'antiquité chrétienne
et du concile de Trente. L'évêque en écrivit même au
Pape, en lui envciyant son livre. Survint la révoln-
tion de it)48, qui rendait les conciles et plus faciles
et plus désirables; la nouvelle république proclanmil
le druit de réunion, et devant un avenir nouveau,
les évèques français éprouvaient le besoin de se con-
sulter ; tellement que Mgr Sibour, devenu archevê-
que de Paris à la mort glorieuse de Mgr Aft're, en
arriva même, avec douze évèiiues alors présents à
Paris, à l'idée d'un concile national. Dans une lettre
collective de février 1849, respectueuse et tilinle. ils
demandèrent au Pape ce concile « plénier » que lui
seul pouvait convo(|Ucr, et un légal pour le j)résider.
— A celte lettre, reçue dans son exil de Gaëte, Pie IX
réiioiidit par un bref très affectueux, le 17 mai. Un
concile plénier, toutefois, risquerait de traîner trop
en longueur, ou même d'être interrompu, par des
temps si troublés ; et puis, le Pape ignorait ce qu'en
pensaient tous les autres évcques français, qui dans
leurs lettres incessantes ne lui en avaient jamais
exprimé le désir. Des conciles f/royinciiiii.r, oui ;
Pie IX encotirageait vivement tous les métropolitains
de France à en convoquer. Voir ce bref, avec la
lettre qui l'a occasionné, et plusieurs des détails
précédents, dans Act-i et décréta Conciliorum recen-
tiarum, Colleciio I.acensis, 1878, t. IV, col. 3, ou
dans Mansi, t. XLIII, 1910, col. 46i sq.
A la réception de ce bref, les métropolitains de
France se tirent un devoir de préparer les futurs
conciles provinciaux. Mgr Sibour, le premier, con-
vo(}ua le sien, pour septembre 1849 Le nouveau
ministre des cultes, M. db Falloux. pressenti par
lui, jugea que les articles organiques étaient périmés,
que les évèques pouvaient user de la liberté générale
de réunion; il promit, si on leur disputait cette li-
berté, de la soutenir à la tribune. Mais à la veille
du c mcile de Paris, le gouvernement commence à
s'inquiéter. En l'absence de Fallouxmalade, sescol-
lègues, craignant la presse, envoient l'un d'eux à
Mgr Sibour. Entouré alors de ses sulîragants,
parmi lesquels était Mgr Dupanloup, évêque élu
d'Orléans, l'archevêque reçoit l'envoyé, qui l'assure
que si les métropolitains, pour être en règle avec
l'article 4, demandent chacun la permission de réu-
nir leur concile provincial, elle leur sera immédia-
tement donnée. Sibour évita de créer un précédent
pour les conciles et de reconnaître au pouvoir civil
le ilroit d'intervenir : il ne demanda aucune permis-
sion ; au contraire, il attaqua avec force devant l'en-
voyé les articles organiques. Après délibération, les
ministres publièrent le lendemain ce décret au Mo-
niteur : « Par raison d'utilité générale, les conciles
sont perm s pour l'année i8/ig. » Collectio Lacensis,
ihid., col. 5 sq.
Mais pourquoi les conciles provinciaux avaient-ils
été si longtemps supprimés? L'archevêque le dit dans
son discours d'ouverture : « Il j' a plusieurs siècles
que, par un déplorable vertige, les conducteurs des
peuples se sont efforcés d'entraver l'Eglise... Ils
la divisaient pour l'affaiblir; ils la séparaient
autant qu'ils pouvaient de ses chefs... Us redou-
taient surtout ces réunions oii elle répare ses for-
ces, corrige les abus, fortifie sa discipline, et par
l'action de son admirable hiérarchie, resserre les
liens de son unité. Cette Assemblée est une preuve
vivante que les temps sont changés, el que plus de
sagesse règne dans les conseils de ceux qxii prési-
dent aux destinées de la patrie. » Jhid., col. 89.
Dans les décrets de ce concile de Paris, nous
voyons tout d'abord, basée sur le texte célèbre de
S. Irénée et sur le décret œcuménique de Florence,
une déclaration sur le Pape, et notamment sur les
définitions pontificales, modèle qui sera librement
reproduit i)ar les autres conciles provinciaux de
France :
« Nous professons luules el chacune des Consti-
tutions dogmatiques du Saint-Siège Apostolique...
Nous déclarons et enseignons qu'elles n'ont pas be-
soin de la sanction séculière, pour cire reçues par
tous comme la règle de ce qu'il faut croire. » Ibid.,
col. II.
Une déclaration ou semblable ou encore jibis ex-
pressive, de l'infaillibilité du Pape, se trouve dans les
décrets des trois autres conciles de 1849 : Reims,
ibid., col. io3; Tours (célébrée Rennes), col. 353;
Avignon, col. 819 sq. — De même dans les décrets
nomtireux de i85o : .\lbi, ihid., col. 407; Lyon,
col. 467 sq ; Bordeaux, col. 576 sq; .Sens, col. 876 sq;
Aix, col. 965 sq ; Toulouse, col. io3i sq ; Bourges,
tenu à Clermonl, col. 1091 sq. Rouen, col. 623, est
plus faible dans l'affirmation des pouvoirs du Pape,
probablement à cause de l'extrême brièveté de tous
ses décrets. — Auch, le seul retardé jusqu'en iS5i,
n'est pas moins explicite que ses devanciers.
Plusieurs de ces conciles provinciaux, Avignon,
Lyon, Bordeaux, Aix, Toulouse, regardent comme
0 dogmatique et obligatoire » la bulle Auctorem fidei
de Pie VI, la première qui condamne les erreurs mo-
dernes dont ils se préoccupent; ils « réprouvent
toutes les erreurs qu'elle réprouve », se « soumet-
tent à ses décisions ». Ils savent bien pourtant
qu'avant eux elle n'a jamais obtenu le « consente-
ment 1) ni de l'épiscopal français, ni de l'épiscopat
en général; qu'un grand nomlire d'évêques l'ont
ignorée, sinon rejetée. Ces conciles abandonnent
donc le 4° article de 1682, et implicitement admet-
tent Viiifailltbilité du Pape, en dehors même du con-
sentement de l'épiscopat.
Mais, qui plus est, celte infaillibilité est explicite-
ment soutenue par les Pères du deuxième concile de
la province de Reims, convoqué à Amiens en i853
par le cardinal Gousset, qjii autrefois dans sa Théo-
logie avait soutenu le gallicanisme modéré, et en
était revejiu. Au chapitre v do leurs décrets, ils
aprohilieni absolument dans les églises, séminaires
el œuvres d'enseignement de leurs diocèses » celte
oi>inion que ■> les jugements solennels du Souverain
Pontife, proférés ex cathedra dans les questions
de foi, sont par eux-mêmes réformables, et que leur
irréformabilité dépend de quelque sanction extrin-
sèque. » Ibid,, col. 168.
Parmi les provinces ecclésiastiques de France,
seules les grandes provinces de Reims et de Bor-
deaux eurent la facilité de recommencer tous les trois
ans leur concile provincial, et s'y crurent obligées
par le concile de 'Trente. Seules elles continuèrent ces
conciles sous Napoléon m, jtisqu'à l'époque où l'empe-
reur, entraîné |)ar Gavour à approuver et à soutenir
par la pnsse l'invasion piéinontaise d'une partie des
Etats du Saint-Siège, changea d'attitude envers les
callioUquesetsurtoutenvers lesévêques,qui s'étaient
posés nettement en défenseurs du pouvoir temporel
de Pie IX, dans tous les conciles que nous venons
de citer. — Toutefois, en 1867, le cardinal Donnbt,
1528
PAPAUTE
1524
archevêque de Bordeaux, après la graudc réunion
d'évêques au Valican, dont nous parlerons, rappe-
lait à ses sulTraganls ce grand mouvement des évo-
ques vers Rome, les paroles favorables du ministre
<lcs cultes à cette occasion, d'anciennes promesses
de l'empereur sur laliberté des conciles provinciaux,
enfin les convoquait à un 5« concile qui se tiendrait
A Poitiers au début de 1868. Ibid., col. ^gS. — Cette
tentative hardie eut un plein succès et une grande
portée doctrinale. Sans parler d'une magnifique dé-
claration sur le pouvoir temporel du Pape, le con-
cile anirmaitl'i/i/<7;//ifcf7i/e' punttfi.cale, en reprodui-
sant la récente déclara.lion des 5oo évéques réunis à
Rome : « Nous n'avons rien tant à cœur, que de
«roire et d'enseigner ce que Vous-même croyez et
enseignez, et de rejeter les erreurs que Vous reje-
tez... » avec allusion à l'Encyclique Quanta cura,
cette parole ex cathedra du Pontife ; Collectio La-
ceiisis, ibid., col.SoiJ. Cf. 835, etc.
A cette époque, c'est-à-dire deux ou trois ans avant
le Concile œcuménique, de graves théologiens cons-
tataient l'immense progrès accompli sur la question
de linfaiUibilité. — Patrice Mirrav, tout en cons-
tatant que la doctrine contraire de 1682 (art. 4)
n'avait pas encore été censurée à Rome, observait
que « presque tous les bons catholiques en étaient
revenus », etque « la soutenir ouvertement appro-
chait de plus en plus de la témérité ». Il citait la dé-
fense de l'enseigner portée par le concile de Ueims
de i853. 11 estimait que « la doctrine de l'infailli-
bilité pontificale, très répandue dans l'Eglise bien
que non encore définie, était immédiatement révé-
lée, et donc définissable comme vérité de foi, et sa
contradictoire passible d'une condamnation d'hé-
résie. » Tractiiius de Ecclesia, Dublin, 1866, t. 111,
p. 783. — En 1868, Dominique Bouix, cité plus haut,
donnait les mêmes conclusions. — Clément Schra-
DKn, d'une grande érudition, professeur de théolo-
gie à Louvain et surtout à Vienne, enfin à Poitiers,
ajoutait à la série déjà décisive des témnigna<;es an-
cens pour l'infaillibilité, la prein'e récente que four-
nissait, soit le fait même de la définition de l'Imma-
culée Conception, soit ensuite les conciles provin-
ciaux, surtout ceux de l'Autriche, où il résidait alors;
De unitate romana. Vienne, 1866, t. II, p. 35o sq.,
3i8 sq.
Ajoutons les mandements des évoques après l'En-
cyclique Quanta cura. On y trouve beaucoup
d'aflirmations de l'infaillibilité du Pape ; voir de
nombreuses citations françaises. Coll. Lacensis,
t. VII, col. 1009 sq , avec citations d'autres évé-
ques du monde.
2° /.e rétablissement des conciles provinciaux (ou
pléniers) dans le reste du monde. — Au déclin du
gallicanisme en France, correspondait le déclin du
joséphisme et du fébronianisme dans les pays qui
en avaient le plus souffert. De Gaëte, en 1849,
Pie IX avait exhorté les métropolitains de la confédé-
ration germanique, de même que ceux de France,
à rétablir les conciles provinciaux, arrêtés par le
pouvoir civil depuis bientôt deux siècles. Les prin-
cipaux obstacles au désir du pape furent levés
par le Concordat qu'il fit a-v ec François-Joseph en
i855; Tarlicle 4 stipulait la liberté de convoquer et
de tenir des conciles profinciau.r et de publier leurs
actes. Collectio Lacensis, t. V, col. g5 et 383, 996,
IÎ22 sq. — Ces conciles furent très infaillibilistes,
nous le montrerons très rapidement.
Le premier en date (1858) convoqué en Hongrie
par le primat de ce royaume, pour sa province de
Strigonie, atteste que ce 0 royaume de Marie fut
transporté de joie quand l*ie IX, par la bouche
infaillible de Pierre, a. proclamé comme un dogme
de foi l'Immaculée Conception ». Ibid., col. 34. —
« Dans les choses de foi et de mœurs on a toujours
cru sans le moindre doute que Pierre parlait par la
bouche du Pontife. Nous en faisons profession
d'autant plus volontiers, que l'exemple de nos saints
prédécesseurs nous y invile... Nous aimons à nous
rappeler cet archevêque de Strigonie qui, avec tous
les autres prélats de Hongrie, condamna les quatre
articles du clergé gallican de 1682, l'année même,
comme détestables pour des oreilles chrétiennes et
en interdit la lecture et l'enseignement. » Ibid.,
col. 39. Voir ci-dessus, col. li'jô.
En Autriche, le concile de Vienne (i858) parle
aussi de la soumission de la province à la définition
de Pie IX; ibid. col. i44- H cite, sur les successeurs
de saint Pierre, les mêmes textes que nos conciles
français; ibid., col. 147 sq.
En 1860, le cardinal archevêque de Cologne rend
à cette ville, après trois siècles d'intervalle, un con-
cile provincial; ibid., col. 281 . Les décrets doctri-
naux de Cologne, œuvre de premier ordre contre les
erreurs dogmatiques du temps, expliquent déjà en
détail ce que le concile du Vatican, avec une autorité
plus haute, décrétera dix ans après sur la révélation
et la foi, et embrassent même le dogme entier avec
ses principaux mystères, tâche que n'a pu réaliser le
Concile œcuménique si vite interrompu. Or on lit
au chap. xxiv : 0 Le Pontife Romain... est le père
et le docteur de tous, et dans les questions de foi, son
jugement est de soi irréformable », formule opposée
(en note) aux articles de 1682. Ibid., col. 3i2.
En 1860 aussi, le concile provincial de Prague
dit, par exemple : « Faisons profession d'être unis à
Pierre par l'intermédiaire de Pie IX son successeur...
Ayons recours à cette chaire de Pierre, dont Pie IX a
hérité, où se conserve sans altération la tradition des
Pères, et où nous devons aller chercher ce qu'il faut
croire, ce qu'il faut penser, ce qu'il faut tenir. »
Ibid., col. liib.
En i863, le concile provincial de Colocza en Hon-
grie s'exprime ainsi: 0 De même que Pierre était...
le maître irréfragable de la doctrine de foi, pour qui
le Seigneur même a prié afin que sa foi ne défaillit
pas.. , de même ses successeurslégitinies dans la chaire
romaine... gardent le dépôt delà foi par leur oracle
souverain et irréfragable. En conséquence, ces pro-
positions du clergé gallican de 1682, publiquement
proscrites alors par... tous les évèques de Hongrie,
nous les rejetons pareillement, nous lesproscrivons,
etc. i> Ibid., col. GaS.
En i865, voici la déclaration du concile de la pro-
vince d'Ulrechl, en Hollande: «Nous croyons sans
l'ombred'iin doute que le magistère du Pontife Romain,
en ce qui concerne la foi etles mœurs, est in/a(7/ii/e...
Son jugement dans les questions de foi est irréfor-
wable{en opposition à la thèse gallicane de 1682)...
Tout ce qu'il condamne et proscrit, nous le condam-
nons et proscrivons et ordonnons à tous nos fidèles
de le tenir pour réprouvé et proscrit. » Ibid., ch. vu,
col. "jbè sq.
En 1862, les catholiques d'Angleterre avaient eu
leur premier concile provincial de Westminster,
peu après le rétablissement de la hiérarchie par
Pie IX. On y lit ces mots si nels : a Nousreconnaissons
comme fondement de la foi véritable et orthodoxe
celui que Jésus-Christ luiiuème a voulu poser : l'iné-
branlable chaire de S. Pierre, la sainte Eglise de
Rome, mère el institutrice (niagistrn) de tout l'uni-
vers. Tout ce qu'elle a une fois défini, par le fait
même nous le tenons comme certain.» Coll. Lacensis,
t. III, col. 920. C'est à ce concile, convoqué par Wise-
MAN, que Newman prêcha son admirable sermon, 7"Ae
second Spring; ibid., col. 910, sq.
1525
PAPAUTE
1526
En i85o, l'Irlande avait eu à Tliuiles un concile
plénier, présidé par un de ses archevêques, légal de
Pie IX. La déclaration de ce concile sur la règle de
foi est calégorique : «Tout ce que l'Eglise romaine
propose à croire de foi divine, nous le croyons du
fond du cœur et devons le croire ; tout ce qu'elle
rejette et condamne, nous le rejetons et condamnons;
en conséquence, toutes les erreurs que les Pontifes
Romains ont proscrites comme contraires à la foi,
novis les proscrivons, et ferons tous nos efl'orts pour
que dans nos diocèses on n'en trouve pas trace. »
Ibid., col. 775.
Au Canada, en 1857,1a nouvelleprovince ecclésias-
tique de Halifax, par son concile, fait une semblable
déclaration; ii/flî., col. 735. — Le i^concile provin-
cial de Quél)ec, tenu en i85i, avait reconnu « que
la foi de Pierre, qui vit et préside dans son propre
Siège et donne la vérité à ceux qui la cliercbtnt
(S.Pierre Chrysologue), n'a. jamais défailli et n'aura
jamais de dé/'ailtance jusqu'à l» lin des temps. ..Nous
adhérons donc de toute notre âme à toutes les consti-
tutions dogmatiques du S. Siège..., et nous déclarons
et enseignons que tous les fidèles doivent les tenir,
comme une rè;;/e de foi », etc. Ibid., col. 61 1. — En
18G8, le IV» concile de Québec renouvelle cette déclara-
tion, et ajoute : « Nous adhérons particulièrement
aux constitutions apostoliques où tous les pontifes,
de Pie VI à Pie IX noire Père, ont condamné les
erreurs modernes ; surtout à rEnc}'cli(|ue de 186/1
accompagnée du Sjllabus. » Ibid., col. 707.
Un concile a des colonies anglaises, hollandaises
et danoises aux Indes occidentales » (Antilles el
colonies voisines) se réunissait dans Pile de la Tri-
nité, dans le courant de i854, et comme couronne-
ment de ses décrets suppliait Pie IX de « définir e.r
cathedra la Conception immaculée de Marie, comme
un dogme de foi que ions doivent tenir ».
Un concile provincial d'.'Vustralie, en lî'ôf), dit, à
propos de la délinition de l'Immaculée, dont on res-
sent partout les heureux effets : « Nous reconnaissons
el professons que Pierre a parlé par la bouche de
Pie, et nous adhérons de tout cœur à la doctrine pro-
clamée par fctre irréfragable jugement. » Ibid.,
col. io8/|.
En 1862, se réunissait à Baltimore un concile plé-
nier des Etats-Unis, six archevêques et aS évèques.
Leur 1" décret reconnaît le Pontife Romain comme
« père et docteur de tous les chrétiens, o Leur pro-
fession de foi « à la doctrine de l'Eglise de Rome,
reçue des Apôtres et toujours lidèlement gardée »,
s'étend à cette doctrine « entière, telle qu'elle a été
expliquée [)ar les conciles a-cuméniques, surtout à
Trente, et par les con.^titiitions des Pontifes ». Ibid.,
col. 145. — En 1855, le VIII* concile provincial de
Baltimore, dans son i"^' décret, présente ainsi la
récente définition de l'Immaculée Conception :
« Pierre a parlé par la bouche de Pie ; par ce solen-
nel jugement du Siège Apostolique, la cause est finie. k
Ibid., col. 161. — En 1 856, cette phrase est répétée
par le l" concile de la Nouvelle-Orléans, ihid.,
col. a3g. Et le II"concile.,de la même province, en 1860,
afilrme « l'autorité infaillible du Siège Apostolique »,
col. 266. — En i858, le ]]<> concile provincial de
Saint-Louis écrit à Pie IX : « Puisque vous êtes assis
sur la Chaire de S. Pierre, Pasteur et Docteur de
l'Eglise universelle, nous venons à vous comme à la
colonne de la Vérité, et au juge infaillible en matière
de foi et de mœurs. » Ihid., col. 820. — Et la même
année, le IX^ concile de Baltimore lui écrit que les
maux épargnés à l'Eglise par la divine institution
du suprême magistère du Pape se coraiirennent
mieux aux Etats-Unis que partout ailleurs, parce
qu'on y touche du doigt les misères doctrinales du
protestantisme : audace inouïe des novateurs, de
leurs négations et inventions; énormités accueillies
comme des progrès, comme le début d'un âge d'or;
sectes innombrables, dont on voit tous les jours
quelqu'une naître ou mourir, /hid., p. 176. Enfin,
en 1866, se réunit dans la même ville le Ile concile
plénier des Etals-Unis, 7 archevêques el 87 évè-
ques. Ils renouvellent la profession de foi faite par
le !<■'■ concile national à toutes les définitions des
Papes; ibid., col 4o9-
Dans ces conciles américains, on note un filial
attachement à la personne de Pie IX; des réclaraa-
lions énergiques pour son pouvoir temporel menacé;
des appels à la charité de leurs Eglises pour le
secourir, quand ses ressources financières baissent
par l'annexion injuste d'une granile partie de ses
Etals ; on n'oublie pas ses bienfaits passés, ses géné-
reuses aumônes pour les missions, les fondations
qu'il a faites à Rome pour les séminaristes améri-
cains. — Voir, par exemple, une lettre très caracté-
ristique des évèques dii Ile concile de New-York, en
1860, au clergé el aux lidèles de leurs diocèses. « En
libres citoyens américainF, et en catholiques ayant
droit à l'indépendance de leur Chef », ils jugent
sévcre.Mient le double jeu des puissances européen-
nes, leur connivence avec les complots de Mazzini et
des sociétés secrètes contre la Papauté, leur partialité
et leur inconséquence qjiant au droit des populations
aux insurrections contre leur souverain, insurrec-
tions que ces pouvoirs excitent ou favorisent dans
les Etats de l'Eglise malgré tant de réformes utiles de
Pie IX comme souverain temporel, et qu'ils écrasent
quand elles se produisent, non sans motif, dans
leurs propres Etats. /Iiid., col. 278, sq.
Dans V Amérique lutine, d'ailleurs tyrannisée alors
par la franc-maçonnerie, il n'y a guère à citer que
le II' concile provincial de Quito, dans la républi-
que de l'Equateur, en janvier 1869. Les Pères re-
commandent instamment au clergé et au peuple le
^yllabus de Pie IX « comme une règle sûre el (>i-
faillible àe doctrine». Coll. Lacensis, t. VI, col. 436.
Ils décident d'exprimer an Pape « leur désir très
ardent de voir enfin définir cette doctrine, que le
Pontife est infaillible quand il définit e.r cathedra
les dogmes de foi et de mœurs », 11' décret, ibid.,
col. 444. Dans leur lettre synodale, parmi « les
vœvix qu'ils roumetlentau jugement de sa Sainteté »,
ils proposent que <i soit dans le Concile général
(alors tout proche), soit en dehors du Concile par le
seul Pontife, son autorité infaillible en matière de
foi el de mœurs soit définie comme un dogme très
certain et révélé de Dieu». Ibid., col. 446. Ils ajou-
tent même une raison iVoppoi tunité pour liàter la
définition : « Tout est à craindre de la pari des hom-
mes pervers, et pour longtemps; il peut donc arri-
ver que désormais la convocation des Conciles géné-
raux devienne presque impossible, nous en voyons
déjà pour celui-ci les immenses difficultés. Il sera
donc utile el presque nécessaire que la chrétienté
puisse demander au Pontife Romain el recevoir de
lui a^ecune fui très ferme, selon les vicissitudes des
temps (et les transformations des erreurs), ce qu'il
fanl croire el faire dans l'ordre du salut ». Ibid.,
l,tt'). — C'est la principale raison que l'année sui-
vante, au Concile, le cardinal Manning devait op-
poser puissamment aux inoppiirtunistcs.
En Italie, nous ne citerons (car il faut nous hâter)
qu'un seul concileprovincial, celui de Ravenne, plus
ancien, en i8ô5. Au chap. m, sur la foi et la doc-
trine, il disait déjà : « Bien que l'Eglise, prise au
sens où nous venons de la définir (« le corps des
évèques qui adhèrent au Pontife Romain comme à
leiirchef »), porte sur les controverses de foi el de
1537
PAPAUTE
1528
mœurs nn jugement suprême el le plus solennel de
tous » (c'est le cas du Concile œcuménique, où ils
jugent avec leur chef), o lui même toutefois, comme
Doclcui' de tous les chrétiens, par lequel Pierre
parle et juge etc., peut à lui seul trancher les con-
troverses par une sentence absolument iriéformahle,
et les tranche ainsi quand il délînit ex cathedra.
Ses constitutions, indépendamment de la sanction
d'un pouvoir quelconque, ont vine telle force j»roy7;e,
qu'elles sont rcgie de ce qu'il faut croire, et faire, et
qu'elles ohl geiit réellement tous sans excei)tion.
non seulement devant l'Eglise (au for extérieur)
ma is encore rfcenn^A/ip» (dans leur conscience)». Ibid.,
col. i^.'i. — On ne peut allirmer plus explicitement
la doctrine quisera délinie au grand Concile, quinze
ans plus tard.
3" Les grandes réunions d'évêques à Rome. — Aux
conciles provinciaux, ajoutons un autre genre de
groupements épiscopaux, les assemblées à Rome
d'évèques de toute nation en trois circonstances
solennelles, et les témoignages de leur pensée com-
mune sur l'inf lillihilité pontilicale.
1) La premit're de ces circonstances fntla défini-
tion de l'Immaculée Conception, en i854. Pie IX
avait in\ ité assez longtemps d'avance, pour y
assister quand elle pourrait avoir lieu, les cardi-
naux étrangers et près de quarante évêques des di-
verses nations, comme ses liotes; et bien d'autres
évéqnes vinrent alors à Rome de leur propre mou-
vement. Le Pape les consulta tous ensemble, au Va-
tican, à propos de la bulle déjà préparée; il y eut
(pialre réunions, où assistèrent d'abord au moins 8o.
et ensuite lao évêques. Ihid.. co\. 829 sq., 833. Ces
assemblées d'évè(pies fournirent d'utiles remarques,
notamment sur la manière de présenter les argu-
ments scripturaires pour le privilège de l'Immaculée,
indiqués dans la bulle: on en tint compte dans sa
rédaction délinitive; ihid., 83i.
Mais un incident surtout nous intéresse. Deux
évêques. l'un italien, l'autre frança-s. demandèrent
« s'il ne conviendrait pas de mentionner dans la
bulle non seulement le désir, mai'^ encore le juge-
ment de l'Episcopat, ce qui donnerait à la délinition
une plus grande autorité extrinsèque et servirait à
réfuter les objections que les incrédules ne manque-
raient pas de faire ». Mais l'assistance n'approuva
point cette addition, et un évêqiie répondit au nom
des autres : u Nous n'avons pas été convoqués à un
concile : nous ne sommes donc nullement dans le
cas où, d'après le droit ecclésiastique, nous aurions
à porter un jugement dogmatique. Comment donc
mentionner dans la bulle un jugement qui n'aura
pas été porté '.'Et pviis, dans quel butinterviendrail le
jugement des évêques? Pour faire connaître la foi
de nous tous? Mais, sans parler de notre présence
ici, qui à elle seule suffirait à montrer nos senti
ments, la foi de l'Episcopat au privilège de Marie
n'est-elle pas surabondamment prouvée par nos
répoi ses au Saint-Père, qu'il a pris soin de faire
imprimer?» Ibid., col. 83a. Il faut se rappeler ici
que Pie IX avait écrit de Gaëte. en 18^9, à chacun
des évêques du monde catholique, leur demandant
de lui répondre avec soin sur la dévotion de leurs
fidèles à l'Immaculée Conception, et surtout sur leur
propre pensée à ce sujet, sans négliger de faire
invoquer le Saint Esprit par des prières publiques.
Or, en i854, il avait déjà reçu 6o3 longues réponses
épiscopales, et il les lit imprimer en neuf volumes,
dont il distribua des exemplaires aux évêques qui
venaient à Rome: et 546 de ces réponses supjiliaient
le Pontife de définir le plus tôt possible, par un
jugement du Siège Apostolique,\a Conception inima-
cnlée de la 'Vierge. Ibid., col. 8a8,
Revenons à l'assemblée de Rome el à l'évèque
interprète du sentiment commun, qui Unit ainsi sa
réplique :oSi le Pontife seul prononce la délinition,
suivie par l'adhésion spontanée de tous les Udèles,
son jugement, par le fait même, démontrera le don
d'inerrance que le Christ a octroyé à son Vicaire,
en même temps que la suprême autorité de l'Eglise
enseignante. Si l'on fait, au contraire, intervenir le
jugement des évêques dans la délinition, non seu-
lement on n'obtiendra pas le même avantage, mais
le S. Siège semblera flatter des opinions suran-
nées et depuis longtemps mat famées dans l'Eglise
(les opinions gallicanes). Soj'ons donc reconnais-
sants envers le sage Pontife qui, i)0ur le bien de
toute l'Eglise, a décidé de prononcer seul la défi-
nition qui comble nos désirs. » Ibid., 833.
2) La deuxième réunion d'évèques eut lieu pour
la solennelle canonisation de nombreux martyrs
japonais, en iSOa.Pie IX venait d'être spolié d'une
grande partie de ses E'ats; devant les appétits
croissants de la Révolution, on se demandait s'il
pourrait rester à Rome. D'après la loi ecclésiastique,
les évêques compris dans une certaine zone devaient
venir à' Rome avant toute canonisation projetée,
pour donner là-dessus leurs suffrages avec les cardi-
naux présents, et, quand il y avait lieu, assister
aux fêtes; la coutume était d'inviter avec eux les
autres évêques d'Italie. Mais cette fois on ]>révoyail
l'impossiliilité d'avoir un nombre convcnal)le d'évè-
ques italiens : la plupart étaient comme retenus
captifs par le gouvernement usurpateur; d'aulresne
pouvaient pas quitter leur troupeau en des temps si
troviblés. Pie IX. magnanime et confiant en la Pro-
vidence, eut l'heureuse inspiration de faire inviter
par lettre, en janvier 1862, chacun des évêques du
monde catholique à venir ]>rendre part aux déli'-
bératioiis du mois de mai sur la canonisation, puis
aux fêtes. Aussilôt la |ire^se hostile, aidée par les
furieuses déclamations du parlement de Turin,
accuse le Pontife de noirs complots contre l'unité et
la liberté de l'Italie, et pousse les princes à interdire
à leurs évêques le voj'age de Rome; du reste, sans
succès. Ibid., col. 85i-854.
Ce qui nous intéresse pour le moment, ce n'est pas
la fête magnifique de la canonisation, avec une
immense aflluence d'évèques de tous pays : c'est
leur adresse au Saint-Père préparée et signée par eux
chez le cardinal Wiseman (ibid., col. S^g), puis pré-
sentée par eux au Vatican, le lendemain de la fête,
et lue en leur nom par le doyen du Sacré-Collège.
Cette adresse roule principalement sur le pouvoir
temporel du Pape, dont ils affirment ensemble,
comme ils avaient déjà fait séparément, la légitimité,
l'institution providentielle el la nécessité. Mais elle
contient aussi une assez claire adhésion à Vinfailli-
liilité pontificale : » Nous venons unanimement
déclarer... que du fond de l'âme nous adhérons à
tout ce qu'un autre Pierre a enseigné... Vous êtes
pour nous le maître de ta saine doctrine, le centre
de l'nnié, la lumière indéfectible préparée au.x
nations par la divine Sagesse... Quand vous parlez,
c'est Pierre que nous entendons, quand vous com-
mandez, c'est au Christ que nous obéissons. » Ibid.,
883. Et vers la fin : « En présence de Marie, à qui en
ce lieu même vous avez décerné solennellement le
titre d'Immaculée,... en présence de ces saints, qui
viennent d'être inserils par lOtre jugement suprrme
au catalogue des habitants du ciel.... nous, Evê-
ques, pour que l'impiété ne feigne pas de l'ignorer
ou n'ose pas le nier, nous condamnons les erreurs
que fotis ave: condamnées », etc. — Celte adresse est
signée de plus de 260 cardinaux et évêques : unlrè»
grand noiùbre de la France, un bon nombre de
152»
PAPAUTE
1530
l'AUematïne, de r.Viigleteire et de ses colonies loin-
taines, des Elals-Unis, de l'Espagne, malgré ses
troubles et ses révolutions d'alors, de la nelgique, de
l'Orient; relativement moins de l'ilidie, du l'ortngal,
de l'Amérique latine. Les évè(|ues qui n'avaient pu
venir à Home adliéièrent par Ictlre à la déclaration,
malgré les cris et les injures de tous les partisans
de la révolution italienne. Ihid., 890.
3) Eniin.pour le cenlenairedu martyre de S. Pierre
et de S. Paul (2g juin 1867) et pour la canonisation
de nombreux saints à cette occasion, l'ie IX invita
de nouveau, six mois à l'avance, chacun des évêques
du monde catholique. Ihid., 891. Ils vinrent cette
fois encore plusnombreux etile plus diversesnations,
y compris l'Italie, le Portugal, les divers rites orien-
taux, etc. Le .26 juin, le Pape les réunit et leur
annonça son projet de convo([uer un concile œcu-
ménique à la première occasion favorable, Cullectiti
Lac, t. VU, col. io3i. Le i" juillet, canlinaux et
évêques venaient présenter une adiesse à Pie IX. Ils
rappellent et renouvellent leur déclaration d'il y a
cinq ans. Ils saluent <i comme un présage d'avenir
meilleur, cet amour envers lui des lidèles de toute
nation, prêts à sacritier jusqu'à leur vie pour
l'honneur du S. -Siège, et ce profond respect des
âmes catholiques, recevant avec bonheur les oracles
de la Chaire de S. Pierre, et se faisant gloire d'y
adhérer pur l'assentiment le plus ferme ». Enfin
ils accueillent avcr joie l'annonce de ce grand Con-
cile, dont Dieu lui a inspiré l'idée. Celte adresse est
signée de plus de 54o cardinaux et évêques : ibid.,
col. io36, sq.
F. Le Concile du 'Vatican
Il termine, par sa déGnition de l'infaillibilité, cette
longue controverse entre catholiques, dont nous
avons retracé l'histoire. La délinitiou a été expliquée
au début de notre article, d'après les Actes mêmes
du Concile. Si l'un veut un coup d'(eil d'ensemble
sur<'j»;es les opinions gallicanes, pour discerner, de
celles qui restent plus ou moins probables et facul-
tatives, celles qui ont été condamnées soit dans ce
concile œcuménique, soit ailleurs, on le trouvera à
l'art. Gallicanisme, col. 2G8 à 272. — Sur la notion
d'iycuinénicité, voir Concilks, col. 5gi à Sgi. — Sur
l'œuvre entière du Concile du Vatican pendant ses
quelques mois, un rapide sommaire, ihid., co\. 6i4.
Ajoutons seulement une bibliographie :
1" Documents relulifs au Concile. — Le recueil le
plus complet est l'œuvre des PP. Schnebmann et
GnANDKRATH, S.J., publiée par celui-ci en 1892. C'est
le VU" volume de la Colleclio Lac en si s. î^ous en don-
nerons un sommaire, qui aidera à s'orienter dans
l'énorme in-folio. — Den.x' parties. — Les Actes et
décrets du Concile, avec ceux <lu Pape qui ont /î/éterfe'
immédiatement le Concile (convocation, etc.), for-
ment la [tr^niièrr et princi/iale partie (5oo colonnes),
légalisée parla signature de l'arehivisle du Vatican.
— Tout le reste forme un immense Appendice,
divisé à son tour en deux parties:
l) « Documents srnodaii.r t examinés au Concile,
ou émanant des évêques comme Pères duConcile. —
Nous signalerons :
a) Deux « schémas » (ou projets) (\e décrets dogma-
tiques, préparés avant le Concile, surtout par Fran-
ZELiN, avec de savantes notes exiiliralives. — Au
premier, la 0 doctrine catholique » dans ses princi-
paux mystères, et la foi qu'elle demande, est exposée
et défendue « contre les erreurs modernes du rationa-
lisme », col. 507 à 553. Ce schéma, utile à consulter,
fut rejeté au Concile comme trop surchargé de
ina.lière et d'érudition, et linalement remplacé par la
collaboration de Mgr Dechamps, de Mgr Pib et de
Mgr Martin de Paderborn, aidés de leurs théolo-
giens, Mgr Cay et le P. Ki kutgen, dont le 1" travailla
spécialement au piologae, et le second aux c7)«/;i<res
et canons.hewT œuvre, plus claire et plus simple, fut,
après les corrections opérées par de nombreux
amendements, votée à l'unanimité et conlirmée par
le Pape à la m" session (ou séance solennelle).
C'est la Constitution Dei Filius, col. 2^8, sq. — Le
second schéma, De licclesia Cliristi, exjjlique en
i5 chapitres la nature et les propiiétcs de l'Eglise, et
les défend contre l'hérésie, le schisme, les doctrines
fébrouiennes, etc. Le chap. xi roule sur « la pri-
mauté du Pontife Romain », mais on ne traite pas son
infaillibilité. Ainsi Uomea évité de poser elle-même
la question. Aussi, quand de nombreux pétition-
naires eurent obtenu de l'introduire, on dut ajouter
à ce chap. xi un complément sur l'infailiihilit:> :
complété, de la sorte, il devint plus tard, grâce à
d'autres pétitions, le chapitre i" de VLJglise et de
fait le seul que l'on ait eu le temps de voter à la
iv» Session; c'est, après tous les amendements, la
Constitution Pustor aeterniis, col. I182 sq. — Cf. 1611-
1710.
h) Les schémas de décrets disciplinaires, préparés
avant le Concile par des évêques et d^s canonistes.
Bien que discutés et amendés au Concile, ils n'arri-
vèrent pas à terme. Col. G^i-ôg'i. <;f. i^/Sg-i^/JG.
c) Les procès-verbaux très sommaires des 8g
« congrégations générales », où furent discutés tous
ces schémas dogmatiques et disciplinaires. (Ces
séances (•éneraies: i. en ce qu'elles réunissaient tuas
les Pères, différaient des spéciales, où délibéraient
quelques-uns; 2. en ce que le public n'y était pas
admis, elles dilïéraient des Sessions, ou séances
solennelles.) Co\. ^oy-^G/i.
d) Divers postulats (pétitions ou mémoires), pré-
sentés au Concile avant ou pendant sa tenue par
des évêques ou groupes d'évéques, col. 'j68-ioo4. Cf.
■7^17- '7^2. -- Plusieurs des mesures ou réformes
ainsi demandées ont été depuis réalisées i)ar les
Papes: par exemple, saint Joseph patron de l'Eglise;
saint François de Sales Docteur (Pie IX); condamna-
tion del'ontologisme, revision de l'Index (LkonXIII);
question du mariage chrétien (Liio.N XllI et Pif, X);
extension et études des grands séminaires, réforme
du bréviaire (Pie X) ; codilication du droit canon
(Pie X et Hknoit XV). — Signalons ce qui regarde
l'iiifaillihilit'; : — les nombreuses pétitions d'évéques
pour la délinilion; pour que cette question vienne,
et vienne à temps; avec les contre-pétitions de la
minorité, qui juge la délinition inopportune; col.
923-993. On ajoute l'adhésion finale de tous les évê-
ques opposants, plus ou moins prompte, après le
décret conciliaire, 993-1004.
a) « Documents historiijues » autres que les précé-
dents; ils n'ont pas un lien //Hmérf/(i< avec le Concile,
et n'y sont pas discutés par les Pères. La [)lupart
montrent l'action du dehors et l'agitation dans tous
les milieux à l'occasion du Concile; l'attitude syra-
patliii|ue, indifférente, ou plus souvent hostile des
princes et de leurs ministres, des sclii'^maliques orien-
taux et des protestants auxquels Pie IX avait écrit
avant le Concile; les polémiques entre catholiques
dans les journaux, brochures, livres, etc. — L'infailli-
hililé y tient une grande place. — Deux sections
principales :
P/'emière section. Documents sur la préparation
romaine du Concile, soit éloignée, soit prochaine.
Création d'une commission centrale directrice, et de
cinq commissions spéciales qu'elle dirigera, et dont
on prend les membres soit à Rome, soit à l'étranger.
Délibérations sur les méthodes à suivre, etc. Col. loiS-
1109. — Cette section (et une bonne partie de la
1531
PAPAUTE
1532
suivante) emprunte beaucoup à l'ouvrage, si riche de
documents, de Mgr Ckcconi, Histoire du conc. du
Vatican (ou plutôt de ses /7re7/m!/iai/e5); trad. fr.,
Paris, 1887, 4 vol. 8°.
Seconde section. Documents sur les mou\'ements
religieux el politiques excités à l'occasion du Concile
l'H diiers milieux :
a) Milieux non catholiques : Orientaux non unis,
col. 1 1 10-1 123. — Protestants, 1123-11^6 ; cf. 1809. —
Libres penseuis et leur « anti-concile », maçons,
ia54-i aôy.
b) Milieux catholiques : Polémiques et manifesta-
tions diverses avant et pendant le Concile : En
France, 11 46- 11 76. Suite : i259-i3o6 ; i3i6-i47 i. — En
Allemagne: 1 i^S-iigg. Suite : i47i-i5i2. — En An-
gleterre : i5i3-i5i7.
c) Altitude et action des gom'ernements, surtout en
France et en Allemagne. Col. 11991263. Suite : lo^ô-
1607 ; 17151738 (après le Concile).
2° Récits historiques sur le Concile.
a) Histoire étendue et complète. — La plus exacte,
puisée aux archives du Vatican, est l'œuvre de
Ghandkratii, IJist. du Conc. du Vatican, 3 forts vo-
lumes, le dernier édité en 1903 par le P. Conrad
Kincii;trad. fr., Bruxelles, Dewitt, igoS-191 3,5 vol. 8",
et 6' vol. supplémentaire. Appendices et Documents,
1919. La question de Vin/aillitiilité occupe tout le
tome lU (trad. fr., IV et V vol.).
//) Jiécit sommaire. — Un récit substantiel, exact
el concis, est donné par le P. KincH, en anglais, dans
la Cntholic Encyclopedia de New-York, art. Vatican
Couiicil (i '4 colonnes),
c) Récits apologétiques. — Les fausses idées circu-
lant sur le Concile en Angleterre inspirèrent au car-
dinal Manning son Histoire i'raie du Con:ile du Va-
tican, 1877, d'abord parue en articles dans une
grande revue de Londres; trad. fr., Paris (et
Bruxelles), s. d., I vol. 8'. L'infaillibilité y esilrailée
pp. 60-81, et pp. 90 i36 (lin du livre). — Pour l'ins-
truction des catholiques d'Allemagne, où l'on atta-
quait le caractère t'raioient œcuménique du Concile,
un récit de toute la procédure (en regard d'autres
conciles généraux) depuis la convocation, la compo-
sition des commissions et les divers règlements,
jusqu'aux débats des congrégations générales el au
vote linal de l'infaillibilité, fut écrit en 187 t par le
secrétaire général du Concile, Mgr Fbssler (•{• 1872),
Le Concile du Vatican, trad.fr., Paris, 1877, i vol. 8°.
— Pour la France, si^rnalons (malgré des erreurs plus
ou moins excusables). Emile Ollivikr, L'Eglise et
l'Etat au cow. du Vat., Paris, 1879, 2 vol. 8"; il re-
m-t au point certains préjugés contre le Concile. Et,
plus court et plus exact, l'ouvrage du P. Gustave
Neyron, L. ' gouvernement de l'Eglise, Paris, 1919,
Appendice, Le concile du Vatican et son œuvre,
pp. 258-323.
IV. _ RÉCAPITVLATION DES PREUVES DE
L'INFAILLIBILITÉ DU PAPE, ET DES PRIN-
CIPALES OBJECTIONS.
1° Les preuves scripturaires reposent sur deux
textes principaux .1/^, xvi, i7sqq. et /^c, xxii, 3i-32,
étudiés ci-dessus, col. 1 334- 13*^7.
Pour la tridition des Pères, voir col. i372-i388.
Il convient d'aji>uter ici quelques notes pour con-
staler la lidélité de la théologie scolastiqua, en son
ftge d'or, à cette anti(jue tradition.
a) S. Thomas. Déjà, traitant du gouvernement de
l'Eglise et "le sa fnrm-^ monarchique, il parle en passant
de 1 infaillibilité : « Il faut que tons les âdèles soient
d'accord sur la loi. Mais sur les ch'>ses de foi il s'élève
des controTerses, et par le désaccord des opinions 1 Eglise
serait divisée, si elle n'était sauvegardée dans son unité
par la sentence d'un seul, n Et il cite les textes ci-dessus
do S .Vlaltliieu et de S. Luc; Sifnima coni. Cent., 1. IV,
cil. 76. — Il traite directement et cl.iirement de l'infailli-
bilité du pape dans \&.Summa theol., lia llae, q, 1, a. 10,
passage le plus connu. — Et dans VOpnscule VII, De sym-
bûto apostotorum, éd. de Parme, t. XVI, p. 148, il con-
clut du texte de S. Matthieu que (( seule l'Egliae de
Pierre (auquel, diins la dispersion des apôtres, est échue
l'Italie) a élé toujours ferme dans la foi, tandis qu ailleurs
la foi manque, ou est mêlée de beaucoup d'erreurs ; rien
d'étonnant, puisque N.-S. a dit à Pierre : J'ai prié pour toi,
afin que la foi ne défaille point ». Un passage semblable
se trouve dans son Commentaire de S. Matthieu, ch, XTi.
sur les mots : Super hanc petram. — Ibid., t. X, p. 155.
C'est donc sur nos deux textes d'Evangile et leurs
déductions logiques, ainsi que sur des faits et sur la tra-
dition générale et constante venue jusqu'à lui, que le
S. Docteur base le privilège du Pape. Que dans son opus-
cule Contra errores Graecorum il cite quelque texte de Père
grec aujourd'hui regardé comute apocryphe, cette polémi-
que moins heureuse en faveur de l'infaillibilité n'e>l point
le fondement de la croyance de S. Thomas, mais un acci-
dent négligeable. — Les témoignages du saint ont été
discutés, pendant le concile du Vatican, par le Dominicain
BiANcHi. De constîlutinne rnonarchica Ecctesiae et de
tnfatlibiUtale R. Pontificis juxta S. Thomam, etc. Rome
1870; voir surtout p. 35 sq,
b) S. B0N.VVENTUKE a été étu lié de même par le Fran-
ciscain Louis de Gastkoplamo. Sernphlcns Dncfor Hona-
ventura, etc. ,Rome 1874 . 11 rappelle son rôle au IP Concile
de Lyon, p. 3*) sq, î'31 sq. Au témoignage de Sixte IV,
il (( présidait le Concile i) c'est-à-dire les séances privées,
préparait les décrets, était l'àme de la grande assemblée.
Chargé par Grégoire X de ramener à l'unité les évèques
grecs et Michel leur empereur, il a eu sa j»art dans la pro-
fession de foi que Michel Paléologue souscrivit alors et
envoya au Pape, où il est dit, à propos de la primauté do
l'Eglise de Rome sur toutes les autres, que « s'il s'élève
des controverses sur la foi, c'est à son jugement de les
défînii' ». D. B., 466; témoignage invoque pour l'infailli-
bilit'^ pontificale par le Concile du Vatican, D. B., 1834.
.\jnutons deux témoif^nages directs du Saint. S')n plus
célèbi-e ouvrage, dans la lutte eng.igée par l'Université de
Paris contre les Ordr-es mendiants, est le long <i Opus-
cule )) intitulé .ipotoifia pauperum . Ce qu'il reproche avant
tout (l'h. 1er) au « cah>mniateur » universitaire, c'est de
reprendre en sous-œuvre le livre de Guillaume de
St-Amour, condamné par le St-Siège une quinzaine d'an-
nées auparavant. Si, du temps d'un sacerdoce figuratif,
dit-il, il était interdit sous la peine la plus terrible de
s'écarter de la sentence du grand prêtre {Dénier., xvii,
8-1-) — H ;\ plus forte raison, maintenant que la figure a
fait place à la vérité et que le Cbrist,dans l'abondance de
ses grâces, a donné îi son vicaire la plénitude de la puis-
sance, c'est un mal intolérahle de dogmatiser contrairement
à sa définition en matière de foi ou de mœurs, en approu-
vant ce qu'il réprouve, en rebâtissant ce qu'il détruit, en
défendant ce qu'il condamne, )> Opéra S. B.ïnavent.. éd .
critique de Quaracchi, t. VIII, p. 235. — D^ns le prologue
d'un autre Opuscule, Expositio super regulam FF. Mino-
rum, il dit contre les mêmes adversaires : « Quand le Sou-
verain Pontife 'léclare ^pi'il a confirmé cette Règle parce
qu'elle est pieuse et bonne, ils sont impies ceux qui,
s'écartant du jugement du Siège .ipostolique, disent que
cette Règle ne peut être observée, et par conséquent con-
tient quelque chose d'impie. Garce sont des h'^rètiques et
des scbismatiques )) etc. Tome cite', p. 392. Cf. Ludov.
DE Castropl., op. cil., p. 343 sq.
2" Objections
i) Récapitulation des nombreuses objections tou-
chées au cours de cet art'cle.
A. — Beaucoup d'objections proviennent de faus-
ses idées sur la nature ou l'extension de l'infaillibi-
lité définie en 1870.
a) On l'exagère en la confondant avec des privi-
lèges d'une autre nature, ou plus grands, ou même
exorbitants. — En réponse, nous avons énuméréces
privilèges si différents, et montré par les Actes
1533
PAPES D'AVIGNON
1534
mêmes du Concile ce que l'infaillibilité n'est pas;
voir col. i/|3i, sq.
h) On exagère son extension, en ne remarquant
pas toutes les conditions restrictii'es mises dans la
délinition conciliaire pour déterminer le cas où le
Pontife parle ex cathedra et est infaillible. — En
réponse, nous avons énuméré et précisé ces condi-
tions, d'après le sens théologique des termes et les
Actes même du concile, col. i^a^.sq. — C'est contre une
telle exagération que Mgr Fessler, évêque aulricliien
et secrétaire général du Concile, écrivit en 1871 une
brochure, qui eut en Allemagne de bons résultats,
comme d'éclairer l'illustre Mgr Hefele et de l'amener
à se soumettre publiquement à la délinition du Vati-
can ; /ai vraie et la fausse infailtiliilité des Papes,
Irad. fr., Paris, iS^S. C'était la réponse à un ouvrage
du D'' ScnuLTK, où ce professeur de Prague avait
amassé une foule d'anciens documents ou actes pon-
tificaux, de préférence ceux qui étaient désagréables
pour tel pays ou tels princes (comme la déposition
de deux empereurs d'Allemagne), et ameutait ainsi les
esprits contre l'infaillibilité délinie au Vatican, pré-
tendant qu'elle couvrait tout cela, et même les opi-
nions privées et bizarres de certains Papes, et forçait
les consciences à faire sur tout cela des actes de foi.
Mgr Fkssler, en libérant là-dessus les consciences
avec approbation du Pape et de l'épiscopal, excita
dans le camp opposé à l'infaillibité un concert de cris
d'indignation, a Et pourquoi? dit-il. Parce que j'ai
osé soutenir que la délinition du concile du Vatican
n'a aucunement l'étendue ni la portée presque sans
bornes que ses adversaires voudraient lui attribuer...
L'ennemi a besoin de se créer d'abord des moulins à
vent pour les comljattre ensuite comme d'effroyables
géants. » Préface de son autre ouvrage déjà cité.
Le concile du Vatican. Ce prélat a pourtant commis
en passant une erreur sur l'objet secondaire de l in-
faillibilité ; voir L. CnouPiN, cité par nous, col. 1 426.
c) On a exagéré enfin parfois la clarté, la préci-
sion désirable dans une délinition pontificale, et qui
s'y trouve plus ordinairement ; on avait pour but de
rejeter les condamnations des Papes, par exemple
contre les jansénistes, sur les matières obscures et
dilliciles de la grâce (voir ce que nous avons remar-
qué sur le synode de Pistoie, col. 1607, i5o8) — ou
de se plaindre quand on voit les théologiens, les
canonisles liviscs entre eux sur le sens d'un docu-
ment pontilical, ou même sur sa valeur (est-il ex
cathedra '). Ainsi qu'on le fit remarquer au Concile,
on aurait pu appliquer les mêmes critiques à bien
des décrets des Conciles œcuméniques les plus res-
pectés; et en face d'une controverse sérieuse sur le
sens ou la valeur d'un document pontilical, on aura
à appliquer les mêmes règles pratiques qui sont usi-
tées depuis longtemps pour les documents conci-
liaires, alin de savoir s'ils obligent à croire.
B. — On a objecté que les conciles œcuméniques
sont nécessaires, et que la définition de l'infaillibilité
pontificale les rend inutiles, changeant ainsi la
constitution de l'Eglise. — Voircette dilTiculté expli-
quée au Concile par le rapporteur, .Icta, col. 897.
Jié/ionse. a) Les conciles n'ont pas une nécessité
absolue, et ne sont pas dan-i l'Eglise un élément
constitutif ordinaire, bien qu'ils soient très utiles,
et parfois relativement nécessaires : voir Conciles,
col. f)o'j-6io. — Nous avons vu, sur leur nécessité,
l'exagération des parlementaires, se mêlant de con-
damner des thèses de théologie, col. 1.158, sq., ^|53.
h) La définition de iS'jo n'ôte aux Conciles ni leur
utilité, ni leur nécessité relative « Ils ne sont pas
nécessaires pour connaître la vérité, disait le rap-
porteur, mais pour réprimer les erreurs. Quand les
erreurs grandissantes mettaient la chrétienté en
péril, alors l'Eglise catholique leur a opposé le
jugement le plus solennel. Oi' le jugement le plus
solennel, en matière doctrinale sur la foi et les
mœurs, est et sera toujours le jugement du concile
œcuménique, où le Pape juge avec les évêques du
monde catholique, ses assesseurs au même tribu-
nal. » Jeta, ibid.
<•) Mais on insiste, en disant que, le Pape déclaré
infaillible, les conciles généraux ne seront plus
libres, et les évêques ne seront pas de vrais juges.
— Le rapporteur répond qu'ils seront libres comme
auparavant, surtoutquand le Pape n'a fait paravance
aucune délinition dogmatique sur la (|ueslion, et
leur laisse ainsi pleine et entière liberté de juger.
Et même dans le cas d'une définition préalable du
Pape, ils peuvent avoir encore un vrai jugement
avec une certaine liberté, comme le prouve le fait
du IIP concile de Constantinople, précédé par la
lettre dogmatique d'Agathon, Ibid. — Du reste, le
cas est semblable, quand un Concile est obligé de
juger de nouveau une question déjà jugée dogmati-
quement par un autre concile œcuménique, et rame-
née par des hérétiques sous des termes un peu
différents. — Voir aussi ce que nous avons dit, avec
Fénelon,sur lejugement des évêques, le Pape s'étant
déjà prononcé, col. 1^83, sq.
C. — On a objecté ce fait, que la Providence ait
permis que la doctrine de l'infaillibilité fût libre-
ment disculée et librement niée dans l'Eglise pen-
dant tant de siècles : fait inexplicable, si cette doc^
trine (comme le disent ses défenseurs) était non
seulement révélée, mais à la base de tout magistère
infaillible dans l'Eglise, et de toute conservation de la
foi. — C'est la principale objection de Bossuet,
renouvelée de nos jours. — Voir col. 1^68, sq.
D. — On a objecté, comme contraires à l'infailli-
bilité, les textes de nombreux théologiens (nous-
même avons cité Stapleton, col. 1^43, etc.)
d'iNNor.KNT III lui-même et du droit canonique,
admettant que le Pape peut être liérétit/ue. — Bé-
ponse : Il s'agit du Pape comme personne privée, et
non pas dans une définition; voir col. i44'-
Sans doute, il existe une opinion de Picnius au
temps du concile de Trente, et plus tard de Bellar-
MiN, estimant que la Providence n'a jamais permis
et ue permettrci jamais cette faute dans un Pape,
même comme personne privée. — Mais c'est là une
pieuse croyance qu'il ne faut pas confondre avec 'e
dogme de l'infaillibilité pontificale. Au concile du
Vatican, le rapporteur se plaignit que la minorité
attribuât à la commission l'intention de vouloir faire
définir cela; il cite les paroles de Bellarmin lui-
même, qui dit de l'opinion émise pour la première
fois par Albert Pighius : Probabile est, pieque credi
potest. tandis qu'il appelle notre doctrine de l'iu-
faillibilité iiontiUcale seiitentiam contniunissimani et
veram (voir col. i445). Acta, col. l\ob, 4o6.
2. Ohji'Ltions historiques les plus connues.
Elles sont traitées en d'autres endroits du Dic-
tionnaire. Voir articles Galilée. HoNonius. Libère.
Orioénismk. Vigile.
Stéiibane Harent, S. l.
PAPES D'AVIGNON. — On désigne sons ce
titre les souverains pontifes qui siégèrent eu Avi-
gnon, de façon plus ou moins continue, de i3o5 à
1878. Au nombre de sept, ils eurent nom Clément V-
(i3o5-i3i4), Jean XXII (i3i6-i334), Benoit Xll (i334-
1342), Clément VI (i342-i352). Innocent VI (i352)
i362). Urbain V (i3.'i2-i370), Grégoire XI (1370-1878.
Jusqu'ici les historiens, sauf de rares exceptions,
n'en ont guère parlé que pour en médire. A tous on
1536
PAPES D'AVIGNON
1536
a fait un crime d'avoir séjourné hors de Rome ou, à
tout le moins, hors d'Italie. On leur a reproché
leur servilisine à l'égard des rois de Fiance, leur
népotisme, leur luxe, leurs dérèglements moraux,
leur Uscalité. J'examinerai tour à tour cliacune des
accusations émises contre eux et m'elForcerai d't'ta-
blir si elles sont oui ou non jusliliées. l. L'étahlis-
sement du Sainl-Siège en Avignun. — II. Le seivt-
lisme des Pipes d'Ayi^non à l'égard des rois de
France. — III. Le népotisme n la cour d' Avignon. —
IV. Le luxe à ta cour d'Avignon. — V. Les mœurs
à la cour d'Avignon. — VI. La fiscalité des Papes
d'Avignon.
I. L'établissement du Saint-Siège en Avignon.
— a) Ctirrictère. — Depuis Plah.na, semble-l-il, la
généralité des auteurs non-français ont laissé en-
tendre que le séjour de la papaulé hors de R ime l'ut
un fait inouï, voire « un scandale " dans les annales
de l'Eglise. Cependant, tout évèques de Home i(u'ils
étaient, un grand nombre de papes furent élus et
couronnés ailleurs qu'à Rome, gouvernèrent le
monde d'ailleurs que de Rome. .-Vu cours de la der-
nière moitié du xiii" siècle, la turbulence de leurs
sujets rend impossible le séjour de l.i Vill,^ éternelle
aux papes, et les force à émigrer, à tel point <|ue
leur séjour à Rome devient exceptionnel. La cour
pontificale a déserté Rome, et le pape, transportant
ailleurs sa personne sacrée, peut relire avec justice le
mot fameux : « Rome n'est plus dans Rome ; elle
est toute où je suis. »
Rien n'est plus suggestif à cet égard que le tracé
de l'itinéraire des papes durant tout le deuii-siècle
qui précède l'inslallalion en Avignon. Après cinq
mois et quelques jours de séjour à Roui'», où il se
trouve aussi peu libre que possible et entravé dans
son autorité par les puissantes maisons féodales ipii
se disputent le pouvoir, Benoît XI (iJo3 i3u/4) part
pour Pérouse, où il meurt. .Suivaul le chronic)ueur
Ferreto Fkrrbti de Vicence, il songeait à s'établir
d'une manière indélinie en Lombardie (Muratoki,
Beruni /tiilicarum scriptores, l. XI, col. 1012). Avant
lui,Boniface VUI (lag^-iSoS) est bien moins souvent
au Latran qu'à .\nagni,Oi'Vieto, Velletri. (^élestin V
(iay4) ne vit pas Rome: élu à Pérouse. couronné à
Aquila, il va à Solraona, à Capoue, à Naple-, d'où
est datée sa renonciation. Xicolas IV (i28-i-r-292).élu
à Rome, réside parfois à Sainte-Marie .Majeure; mais
il habileordinairemenl Rieti et Orvieto. H.inoriuslV
(1285-1.J87), après son élection à Pérouse, se plaît à
Sainte-Sabine ; ce n'e.-;t qu'au fort des chaleurs de
l'été qu'il se réfugiée Tivoli, à Palombaïa. .MarlinlV
(i28i-ia85), un Français, élu à Viterbe, ubi tune
residelnit romann curia, ne sort point delà Toscane,
nide l'Ombrie. Nicolas 111 (1279- r .>So), élu lui aussi
à Viterbe, est couronné par extraordinaire à Rome;
il se partage entre celle ville, Sulri, Velralla et Vi-
terbe. Jean XXI (1276-1277) ne quitta p.is Viterbe, où
il avait été élu et où il mourut, enseveli sous les
murs de son palais. Innocent V et Hadrien V ne font
que pas-er sur le trône pontifical au cours des six
premiers mois de l'année 1276. .\près avoir séjourné
deux mois à Rome, Grégoire X (1271-127(3) se rend
à Orvielo, puis en France, où il réunit à Lj'ou le
xiv concile œcuménique. S'il reprend iecheuiin de
rilalie, c'est à petites étapes, avec des arrêts multi-
pliés dans « la douce terre de Provence » Il passe
àOrange, à Beaucaire.à Valence, revient à Vienne
pour regagnerl'Italieparla Suisse, et meurtà.\rezzo.
Le Français Clément IV (1265-1268) ne signe pas un
seul acte de Rome ; ilvaà Pérouse, .\ssi,se, Orvieto,
Montefiascone, Viterbe. Urbain IV (i26i-i26'i), un
Français encore, n'a que trois résidences : Viterbe,
Monteliascone, Orvieto; il meurt en litière, sur la
route d'Orvielo à Pérouse. Elu et couronné à Naples,
.\lexandre IV (125/1-1261) affectionne .\nagni, Viterbe ;
au début et an terme de son pontilical, il demeure
quelques mois au Latran et exi>ire à Viterbe. Inno-
cent IV (124^-125^), cntin, élu et consacré à .\nagni,
ne passe à Rome que de courts moments ; il est obligé
de fuir devant Frédéric II et de se réfugier à Lyon
de 12/(4 à 12,^1; qua:Kl il rentre en Italie, c'est pour
s'installer dans la tranquille Ombiie.puis à Naples,
où il meurt (Potthast, Regesta pontifictim roiii.ino-
rum, Berlin, 1871-1875, passim, et les registres des
papes du xiii siècle, publiés par les élèves de l'Ecole
française de Rome).
Il serait encore facile de remonter plus liant dans
l'hisloire. Grégoire IX (1227-1241), qui ri gna envi-
ron quatorze ans, en passa plus de huit hors de
Rome. En 120g, l'incoustance des Romains poussa
vraisemblablement Innocent III à établir les bases
d'un Etal ecclésiastique au delà des .\lpes. lîn vertu
d'une convention passée avec Raymond VI de Tou-
louse, le Saint-Siège reçut en Provence sept châteaux
comme gage de la conversion du comte. Celui-ci
ayant embrassé à nouveau l'erreur albigeoise, les
sept châteaux échurent à l'Eglise romaine, qui les
céda plus tard à Rayinoml VU, en échange du Goiu-
lat-Venaissin (22 avril 1329); cf. Hi:Fia.B-I^ii(;LKHc.Q,
Ustoire des conciles, Paris, I9i3, t. V, 2' partie,
p. 1281, 1396, 1492. D août 1099 à janvier iiy8, le S liut-
Siège resta 55 ans et quehjues mois hors de Home,
et 8 ans et demi en France. En résumé, comme on
l'a calculé, « de 1100 à i3o4, soit 204 ans, les papes
sont demeurés 121 ans hors de Rome, et 82 ans dans
Rome: soit une dilférence de 4o ans en faveur de
l'absence »; cf. L. Gav'et, Le Grand Schisme d'Occi-
dent, Florence, 1889, p. 3.
Ainsi, l'établissement de la papaulé hors des
murs de Rome, au xiv° siècle, ne constitue pas une
révolution inouie; il est la conséquence naturelle
d'une longue suite de circonstances et d'évéuenic-iits.
Ce qui est vraiment extraordinaire et sans précé-
dent, c'est le séjour prolongé hors d'Italie. Cher-
chons-en les causes.
b) Causes de rétablissement du Saint-Sii'ge en
Av'gnon. — Le chroniqueur Ptolrmke db Licquks a
rapporté qu'aussitôt élu pape, Bertrand de Got,
archevêque de Bordeaux, » délibéra de lixer sa ré-
sidence dans le Comtal-Venaissin et de ne jamais
passer outre-monts »; cf. Baluzk Mollat, l'ilne Pa-
parum Aveniunciisium, Paris, 1917, t. I, p. a'i. Il a
commis une méprise. Certes, les lettres des cardi-
naux, nolilianl l'élection, étaient plutôt rédigées de
façon à détourner Clément V de l'Italie. Elles dé-
Iieignaient ce pays comme livré à l'anarchie et les
Etals de l'Eglise comme ruinés par la guerre
(.Mansi. Concdinrnm nova et amplissini'i coUectio,
t. XXV, col. 127) Malgré cela, le Pape annonça son
intention de gagner l'Italie dès que la paix aurait
été conclue entre les rois d'Angleterre et de France,
et la Cioisade organisée. Il fixa le lieu <le son cou-
ronnement en terre d'Empiie.en Oaupliiné.à Vienne,
ville située sur la route d'Italie (lettre du 2Ô aoùl i3o5,
dans C. Wrnck, Clemena V und Jleinrich l'/f,
Halle, 1882. p. 169). -A. son couronnement il ii'i^i-
vita qu'nn nombre restreint de cardinaux, diiix
évèques, deux prêtres et d^ux diacres (dépèihe
adressée an roi d'.\i'agon, dans H. Finkk, Acta .Ira-
gonensin. Munster, 1908, t. I, p. lyg).
Si, par la sui:e. Clément V changea de projets, il
persista dansson intention de quitter la France, où
des circonstances imprévues l'avaient retenu. En
l3o6, Jean Bnrgundi écrivait de Bordeaux au roi
Jayme II d'Aragon : a Le Pape signilia [aux cardi-
i37
PAPES D'AVIGNON
1538
mx] que son intention était de rester ici jusqu'au
octiain mois île mars. Car alors il licenciera la
ur pour allfi' outre-monts et se rencontrera, à
'itiers, avec le roi de France alin de le décider à
cevoir la croix et à consolider la paix entre lui et
roi d'Angleterre. Et, à partir de ce moment, ne
irrêtant en aucun autre lieu, ledit seigneur Pape
i en Italie » ; H. Finke, Papslliim iind l'alergait^
s Templerordeiis, Munster, 1907, t. Il, p. 21-22.
après le même ambassadeur, lors de l'entrevue de
itiers, en i3o8, le pape témoigna à Philippe le
1 sa joie de le rencontrer, car il avait le dessein
iller à Rome et de l'entretenir avant son départ
. Fi.NKB, op. cit., p. i3'(). Le 11 avril i3o8, Clément
rivait au sujet de la restauration du ciborium de
ulel majeur de Saint-Jean de Latran : «Avec la
àce de Dieu, nous nous proposons de remettre le
•s célèbre autel de bois, de nos propres mains, à
place où il se trouvait » ; Ilegestiim démentis
pae F, Rome, 1884-1892, n. 3592. Enfin, l'année
ivante, il promettait de sacrer lui-même Henri VII,
Rome, dans àeux ans(/tegesliii>i, n. 43o2). Glé-
:nt V a donc exprimé à diverses reprises, de façon
s formelle, son intention de se rendre à Rome,
urquoi ne réalisa-t-il pas des desseins maintes
s exprimés ?
5i le Pape fixa le lieu de son couronnement à
enne et non en terre italienne, ce fut afin d'attirer
a cérémonie les rois d'Angleterre et de France, et de
)Cter de leur présence pour travailler à la con-
sion entre eux d'une paix définitive. En cela, il
ilisail un projet cher àBoniface VIII, qui consis-
t à venir en France pour régler le différend
nco-anglais(C. Wbnck, Clemeiis V iind /leimich
I, p. ^i). Comme son prédécesseur, Clément V
iitjugé la croisade impossible sans le concours
la France et de l'Angleterre. Or, ce concours ne
avait être sollicité que le jour où les deux pays
aient réconciliés. De fait, Clément V travailla avec
acitéàla paix. Il négocia le mariage d'Isabelle de
ince avec le futur Edouard II. Mais, malgré ses
narches, la réconciliaticm linale ne s'effectua
en i3i2. Des fêtes grandioses eurent lieu àParis,
Philippe le Bel ainsi qu'Edouard lise croisèrent
iLLZK-MoLLAT, Vitiie Paparum Avenionensium, 1. 1,
20-2a).
cependant Clément V avouait, le a8 novembre i3o6,
î les négociations de paix, fort avancées à cette
ique, eussent pu être menées à bonne fin par de
iples nonces (C. Wknck, op. cit., p. 43). Aussi
utres causes entravèrent son départ pour Rome.
principale d'entre elles fut la pression exercée
7 la cour de France. Dès juillet et août i3o5, des
bassadeurs vinrent trouver Clément V et lui re-
rent en mémoire le procès iulenté au feu Boni-
e VIII, qui n'était point encore terminé. Le Pape,
I voulait en éviter la reprise, fit une concession,
>sse de conséquences. Il décréta que son couron-
nentanrait lieu non plus à Vienne, mais à Lyon.
4 novembre i3o.5, la cérémonie s'y effectua en
isence de Philippe le Bel. Elle fut suivie de pour-
■1ers très importants. Le roi de France insista
ir obtenir la reprise du procès de Boniface VIII.
convint d'en parler lors d'une p''ochaine entre-
;. D'où la nécessité pour Clément V de remettre
es jours meilleurs le départ pour l'Italie. De Lyon,
pape remonta vers le Nord et s'arrêta à Màcon et
lluny, puis gagna le Languedoc par Nevers, Bour-
, Limoges et Périgueux. Une maladie, qui faillit
coûter la vie, contribua à le retenir près d'une
(lée dans le Bordelais (mai i3o6-ra«rs i3o7) et à
pêcher la rencontre projetée avec Philippe le Bel
nr la Saint-Michel de i3oC. Quelque peu rétabli.
Tome III.
Clément V recommença ses chevauchées et vint à
Poitiers (avril 1309). Là, il ne put s'entendre avec le
roi de France, (jui refusa de souscrire à tous les
compromis proposés pour teriuiner l'affaire de Boni-
face VIII. L'on se sépara sans avoir rien résolu. Le
i3 octobre iSo^j, se produisit un coup de théâtre:
l'arrestation en masse des Templiers. Une nouvelle
entrevue avec Philippe le Bel devint nécessaire. Elle
eut lieu encore à Poitiers (mai-juillet i3o8). Mais,
cette fois, le roi montra de telles exigences que Clé-
ment V résolut d'échapper à son emprise. Aller à
Rome, il n'y pouvait songer. Laisser Phiii[)pe le Bel
maître de la situation, à la veille de l'ouverture du
concile de Vienne où se décideraient les plus graves
intérêts de l'Eglise, où surtout se débattrait le scan-
daleux procès des Templiers, c'eût été folie. D'un
commun accord avec les cardinaux. Clément V con-
vint de transférer la cour à Avignon (août i3û8); cf.
H. Finke, Papsttum und Vntergang des Templeroi-
dens, t. II, p. I 56.
Cette ville i)résentalt de précieux avantages. Soit
par voie de terre, soit par voie d'eau, elle assurait
des relations rapides et fréquentes avec l'Italie. De
la France elle était proche, sans en dépendre. Ses
suzerains, les princes d'.\njou, n'étaient pas à re-
douter; la défense de l'intégrité de leur royaume des
Deux-Siciles contre les entreprises de l'ambitieuse
maison d'Aragon et la gérance des intérêts guelfes
dans le reste de la péninsule sufiisaient largement à
absorber leurs efforts; n'étaient-ils pas, d'ailleurs,
les vassaux de l'Eglise? Enfin, Avignon était encla-
vée dans le Conilat-Venaissin, apanage du Saint-
.Siège. Aucune autre cité n'offrait à la papauté un
asile plus tran(|uille, ni de plus fortes garanties
d'indépendance et de sûreté.
Sa détermination prise, Clément parcourut à
[letites journées le midi de la France. En mars i3og,
il entrait à Avignon et inaugurait ce long exil de la
liapaulé qui dura près de soixante-dix ans et qui,
])ar une comparaison peu justifiée avec le séjour du
peuple de Dieu en terre étranj;ère, a pris nom dans
l'histoire de « captivité de Babylone ».
Cependant l'installation du pontife en .\vignon
garda toujours un caractère provisoire. Clément V
habita modestement le couvent des Frères Prêcheurs
(M. Faucon, Les arts à la cour d'Avignon sous Clé-
ment V et Jean XXII, iXa.ns Mélanges d'archéologie
et d'histoire de l'Ecole française de Home, t. II
(1882), p. 39). D'Italie il ne fit apporter que les re-
gistres des lettres de ses deux prédécesseurs et
laissa une grande partie dutrésor pontificale Saint-
François-d' Assise (liegestum démentis V, introduc-
tion, p. XXXI, et F. Ehrlk, Ilistorin bihliothecae pon-
tificum romoHoriim, Rome, 1890, p. 11-12). D'ailleurs,
il ne séjourna que fort peu de temps à Avignon
même; il préféra les villes ou les châteaux du Com-
tat-Venaissin.
De i3og 4 i3ii, l'affaire de Boniface VIII lui causa
les plus graves soucis. Du moins, par son habileté,
il réussit à ralentir le plus possible la marche de la
procédure et finit par imposer silence aux pires
accusateurs de Boniface. Quant à l'alfaiie des Tem-
pliers, elle fut réglée «u concile de Vienne (16 octo-
bre i3ii-6 mai i3i2). Au moment où Clément V eût
pu gagner l'Italie, sa santé, toujours précaire, s'al-
téra gravement. Suivant le chroniqueur contempo-
rain Ptolkméh nB LucoUHS, qui tenait le renseigne-
ment de la bonche du confesseur pontifical, elle
déclina rapidement après la promulgation, au concile
de Vienne, de la constitution ffxi'n' de Paradiso
(Baluze MoLLAT, Vitae Paparum Avenionensium, t. I,
p. 5a-53). La maladie, que l'on sou[içonn8 avoir été
un cancer des intestins ou de l'estomac, s'aggrava.
49
1539
PAPES D'AVIGNON
154(
Sentant ses forces diminuer, Iç pape lit son tes-
tament le 9 juin i3n (F. Ehrlb, Der lYachlass
Clemens (', dans Archiv fur /.iteratiir-ttiid Kirclien-
geschichte, t. V (1889), p. 26). En i3i/), le mal em-
pira encore. Clément V s'imagina éprouver quelques
soulagements dans un changement d'air et songea
à regagner sa terre natale, sa chère Gascogne.
Epuisé par la soullraiice, il mourut, le i!\ avril i3i4,
à Roquemaure, dans le Gard.
Quand bien même Clément V eût joui d'une meil-
leure santé, il lui aurait été impossible de franchir
les Alpes au cours des années i3i2 et ioi3. L'entrée
du roi des Romains, Henri VII, en Italie avait sulli
à révolutionner le pays tout entier. Depuis le
•) mai i3ia, Rome n'était plus qu'un champ de ba-
taille oii Guelfes et Gibelins se livraient de san-
glants assauts. Les troupes napolitaines occupaient
le Borgo, le château Saint-Ange, le Transtévère,
tous les ponts jetés sur le Tibre. Des barricades se
dressaient dans les rues et barraient le chemin vers
Saint-Pierre où Henri VII vo\ilait se faire sacrerempe-
reur. Bien plus, le prince traitait le pape en ennemi
et protestait de son indépendance absolue vis-à-
vis du pouvoir spirituel. O.ontre le roi Robert de
Naples, il rassemblait une nombreuse Hotte. Et
pourtant, le 12 avril i3i3, une bulle avait promulgué
l'excommunication contre quiconque oserait atta-
quer le vassal de l'Eglise romaine I Dans de telles
conjonctures, peut-on faire un grief à Clément V
d'être resté dans le Comtat-Venaissin? Où eût-il
trouvé un asile aussi sûr que là?
Sous les successeurs de Clément V, Rome, l'Italie,
en dépit des protestations et des appels réitérés des
populations, demiurèrent inhospitalières à la pa-
pauté. « Ah 1 Italie, séjour dedouleur, écrivait Dante,
vaisseau sans nocher au milieu d'une affreuse tem-
pête, tu n'es plus la maîtresse des peuples, mais un
lieu de prostitution. Maintenant, ceux qui vivent
dans tes contrées se font une guerre implacable;
ceux qu'une même muraille et les mêmes remparts
protègent, se rongent les uns les autres. Cherche,
misérable, autour de tes rives, et vois si dans ton
sein une seule de les provinces jouit de la paix. »
De fait, la guerre ne cessa pas de dévaster l'Italie
sous le ponlilicat de Jean XXII. Un moment, en i332,
le pape songea à franchir les Alpes, à la suite des
victoire» remportées sur les Gibelins par son légat,
le cardinal Bertrand du Pouget. Il voulait pacilier la
Lombardie et la Toscane, puis gagner Rome. Bolo-
gne, soumise à l'Eglise, fut choisie comme lieu de
résidence. On y Ut des préparatifs de réception. Une
citadelle fut édiliée près la porte Galliera.
A Rome même parvint l'ordre de restaurer les de-
meures pontificales et de rendre les jardins à la cul-
ture. La réalisation de la croisade, les instances du
roi de France et surtout la rébellion de Bologne
coupèrent court aux projets du pape (Notices et
extraits des manuscrits, t. XXXV, 2<: partie, p. 417-
419 ; liegesta Yaticana, t. ii6, fol. ai'j r<>, cap. 1096-
1098 et t. 117, fol. io8r", cap. 534).
Au début de son pontiûcat, Benoît XII reçut des
ambassadeurs venus pour le supplier, au nom des
Romains, de revenir se fixer dans leur ville. Dans
un consistoire tenu en juillet i335, il décida d'un
commun accord avec les cardinaux qu'on partirait
vers le i"'' octobre suivant et qu'on transporterait le
siège du gouvernement pontifical à Bologne, du
moins provisoirement;!. M. Vidal, Lettres closes
et patentes de Benoit XII, t. I, n. 476. Dans un second
consistoire, les cardinaux changèrent d'avis. Us
jugèrent à propos de différer le départ pour l'Italie ;
car, outre les nombreuses ditricnltés que soulevait
le voyage même, ils pensaient qu'un déplacement
du Saint-Siège entraverait les projets de croisadi
et la solution d'autres affaires urgentes ; G. Daumet
Lettres closes, patentes et curiales de Benoit Xlt, t. I
n. 189 et i4 I.
D'autre part, une enquête conduite sur les lieuj
montra avec évidence que Bologne était trop agiléi
par des séditions pour autoriser le transfert du Saint
Siège dans ses murs (A. Thrinbh, C"orfe.r diptomaticu:
doininii temporalis Sanciae Sedis, Rome, 1861, t. I
doc. DCCLXVIII et DCCLXIX).
Les prévisions des cardinaux étaient justes. Bolo
gne ne tarda pas à se révolter de nouveau contn
l'Eglise. Ailleurs, en Romagne et dans les Marches
les seigneurs locaux méditaient de se rendre indé
pendants. A Rome même, la révolution dura d
i347 à i354. La guerre devint inévitable sous Clé
ment VI. Elle ne cessa que le jour où la rude épéi
d'Albornoz eut réduit à l'impuissance les divers ty
rans, petits ou grands, qui troublafent la paix de 1
péninsule. Urbain V crut le moment venu de réta
blir la papauté à Rome. Par une rare inconséquenct
les Romains, qui désiraient la conserver dans leur
murs, s'ingénièrent à l'en chasser. Tandis qu'Ui
bain V séjournait à Montefiascone (printemps d
1370), ils lièrent partie avec les Péiugins révolté
contre l'Eglise ; le préfet de Vico s'agita. Poussant 1
rébellion jusqu'à l'extrême, Pérouse prit à gage le
bandes du condottiere John Hawkwood et les lanç
à l'assaut de Viterbe où le pape s'était réfugié. S
soumission n'améliora guère la situation, car le
routiers à la solde de Bernabô Visconti parcouraiei
la riche Toscane et menaçaient d'envahir le Patri
moine de Saint-Pierre. Craignant pour sa sùret(
mis en défiance par les agissements de ses sujet
désirant s'opposer aux hostilités qui avaient d
nouveau recommencé entre la France et l'Angletern
Urbain V retourna en Avignon.
Le première pensée de son successeur fut de rêve
nir en Italie. Les événements contrecarrèrent ceti
généreuse résohition durant quelques année*. I
17 janvier 1877, seulement, Grégoire XI débarqua
Rome. Il n'y fut pas longtemps en sûreté. Les fa
tions romaines s'agitèrent de nouveau. Des b;ind(
armées tentèrent d'escalader les muis du palais poi
tilical. Bien plus, un cardinal romain. — Jac'|ue
Orsini, semble-t-il, — complota d'attenter aux joui
du pape ! (L. Gayet, Le Grand Schisme d'Occiden
t. I, p. II).
Si la papauté n'a pas résidé en Italie depuis Cli
ment V, c'est donc que l'Italie la chassait hors de se |
sein. Vraisemblablement, les papes du xiV siée
ont dû conserver présent à la mémoire le souven
de l'attentat perpétré à Anagni sur la personne (
Boniface VIII, attentat qu'avait rendu possible '
connivence des Romains.
On n'a point encore suffisamment remarqué qi
la pensée maîtresse de la papauté avignonaise fut
croisade. Parmi les antres nations chrétiennes,
France s'était distinguée par son enthousiasme à f-
croiser. En i333, son roi avait été nommé capitaiij
général de l'armée chrétienne. A cette épociue, aloi
que les négociations entn' la cour de Paris et cel
d'Avignon étaient plus actives que jamais, un élo
gnement de la France eût mécontenté Philippe VI -,
les projets de dép,Trl du pape l'avaient fort ému - I
entravé les préparatifs de l'expédition et, sans n
doute, compromis gravement le succèg évrntiu
Cédant à la pression des événements, Jean XX
remit son départ pour 1 Italie à une date ultéreuri»
Lespapesqni sesuccédèrent à \vignon — Benoit X'
excepté — n'eurent pas moins la hantise de la cro.
sade. Malheureusement, cette œuvre grandiose n'étaj
réalisable qu'à une seule condition : une paix déÛE;
1541
PAPES D'AVIGNON
1542
tive devait imposer un terme à la guerre désastreuse
que s'étaient déclarée la France et l'Angleterre. La
Papauté déploya un zèle extraordinaire, qu'atteste
sa volumineuse correspondance diplomatique, pour
réconcilier les deux nations ennemies. Loin d'Avi-
gnon, eût-elle réussi à poursuivre cette louable lin
avec l'activité incroyable qu'elle déploya ? Il y a lieu
d'en douter, tant est compliqué l'éclieveau des négo-
ciations diplomatiques qui durèrent pendant la
guerre de Cent ans et que le mauvais vouloir des
cours françaises et anglaises erapèclia toujours
d'aboutir.
Ainsi, le séjour de la papauté en Avignon se
trouve sufBsaniment expliqué, voire excusé, par les
tentatives de conciliation entre la France et l'Angle-
terre, l'éventualité de la croisade, la nécessité de ter-
miner le procès intenté à la mémoire de Boniface VIII,
l'ouverture du concile de Vienne et surtoull'insécu-
pité de ritalie."A ces causes principales, il s'en joint
de secondaires : la prépondérance des cardinaux
français dans le Sacré Collège et leur antipathie
marquée pour le sol italien, la construction par
Benoit XII du palais des papes, admirable ouvrage
d'art autant que de défense, qui garantissait la plus
complète sécurité, l'achat en i3ii8 d'Avignon à la
reine Jeanne l'" de Naples, rattachement de Clé-
lent VI pour sa patrie, l'âge et les infirmités d'Inno-
cent Vi (MABTiiNE et Durand, Thésaurus novusanec-
dotorum, Paris, 1717, t. II, col. 9^6-947), les menées
et les intrigues des rois de France pour retenir la
our pontilicaie à portée de leur influence, le souci
le la papauté de ménager les seuls alliés sérieux
{D'elle comptât dans le conflit aigu avec Louis de
Bavière.
c) Conséquences de l'établisieinenl de la papauté
tn Avignon. — L'établissement prolongé de la pa-
aauté en Avignon eut pour effet de priver les Ita-
liens des avantages considérables que leur avait
'alu jusque-là sa présence. Rome passa à l'état de
lécropole. Au lieu d'être la capitale du monde, elle
ut réduite, en fait, à l'état de ville de province,
l'oilà pourquoi les Italiens n'ont pas manqué, sur
les traces de Pétrarque et de sainte Catherine de
tienne, d'accumuler les blâmes et les plaintes con-
re les papes d'Avignon. Ugublli, pour ne citer
[u'un des plus connus, va jusqu'à prétendre que la
ranslation du Saint-Siège sur les bords du Rhône
ut plus funeste à son pays que toutes les invasions
larbares (Italia sacra, Venise, 1717, t. I, p. 71).
lerles, rien n'est plus pitoyable que le sort des Ita-
iens au xiv siècle. Mais eux-mêmes travaillèrent à
BUr infortune. Leur insubordination constante
loigna d'eux la papauté.
Les Romains portent encore, en grande partie, la
esponsabilité du schisme qui désola l'Eglise à la
n du xrv" siècle. Ils voulurent faire cesser la cause
e leur ruine, qui n'était autre que l'absence delà
■apaulé. Du vivant de Grégoire XI, leurs ambassa-
eurs sommèrent le Pape de revenir à Rouie, « lui
ertiûant, au nom de leurs commettants, que s'il ne
ransférait la eour pontiOcale à Rome, les Romains
e feraient un Pape, qui s'engagerait à fixer sa de-
leure et sa résidence au milieu d'eux »; déposition
aite en iSgo par Nicolas Eymeric, inquisiteur en
ragon, dans L. Gavet, Le grand schisme d' God-
ent, t. I, pièces justilicalives, p. 119. D'après le
bâlelain du château Saint-Ange, l'abbé du Mont-
assin était prêt à jouer le triste rôle d'antipape
L. Gayct, op. cit , pièces justificatives, p. 157).
ien plus, plusieurs Romains complotèrent de nias-
acrer les étrangers qui composaient la cour pontifi-
ale et surtout les cardinaux, afin de forcer le pape à se
xer à perpétuité dans la Ville éternelle (L. Gavet,
op. cit., pièces justificatives, p. 120). Enfin, d'après
le cardinal Hugues de Montalais, un cardinal romain
s'apprêta à attenter aux jours de Grégoire XI, « afin
que l'élection future eût lieu à Rome, sa ville natale,
où il comptait des amis nombreux et puissants, et
qu'il put lui-même être élu Pape » ; L. Gaybt, op.
cit., l. Il, pièces justificatives, p. 162. Par conséquent,
le séjour des Papes en Avignon ne fut pas, comme
on l'a dit, la cause principale du Grand Schisme
d Occident, mais seulement l'occasion. Cependant,
par sa durée extraordinaire, ce séjour exaspéra les
Romains et les détermina à exercer une pression
sur les cardinaux, lors du conclave au cours duquel
Urbain VI devint Pape. Si, comme il en annonça le
projet, Grégoire XI eût quitté à nouveau Rome, selon
toute vraisemblance le schisme aurait éclaté. Lui
vivant, la crise eût été plus facile à résoudre. Mal-
heureusement il mourut trop tôt; et les cardinaux
n'écoutèrent pas les sages conseils du pontife expi-
rant.
Sources. — Les mémoires présentés à Jean XXII
par Bertrand de la Tour et Bernard Gui sur l'état
politique de la Haute-Italie en i3i7 ' S. Riezler, Va-
tikanisclie Akten, Innsbruck, 1891, p. 2a-3y. — Uue
lettre très intéressante d'Aimeric de Chàlus, rtcteur
de la Roniagne (28 février i3ai); Fantuzzi, Monn-
menti Bavennati, Venise, 1891, t. V. p. 891. — H.
Finke, Aus den Tagen Bonifaz VI/I, Miinster, 1902 ;
Papsttum und Untergang des Templerordens, Miins-
ter, 1907; Acla aragonensia, Miinster, 1908. —
S. Baluze, Vitae Paparum Aveniuuensinm, Paris,
1693 et la nouvelle édition par G. MoUat, t. I, Paris,
19 16. — Hegestum démentis Papae V, Rome,
1884-1892, 8 vol. — Les registres des Papes du
xiv« siècle publiés par l'Ecole française de Rome.
— A. Segré, I dispacci di Cristofuroda Piacenza pro-
euratore Mantoyano alla corte pontiftcia, dans Ar-
chifio storico italiano, série V,t. XLIl^igog), p. 37-96
et XLIV (1909), p. 253-320. — Santa Caterina da
Siena, Le lettere, éd. P. Misciatelli, 3 tomes. Sienne,
1912-1913. — F. Novati, lipisliilario di Coluccio Sa-
lutati, Rome, 1891-igi i, 4 '^'ol'i'nes. — Les œuvres
de Pétrarque, éd. de Bàle, iô8i; voir surtout la
canzone xvi, Italia mia, qui dépeint l'état malheu-
reux où se trouvait l'Italie en i344-
MoNOGRAPHiEs. — C. Wcnck, Clemens V und Hein-
rich VU, Halle, 1882 (excellent livre). — G. Lize-
rand. Clément V et Philippe IV le Bel, Paris, 1910
(ouvrage rempli d'inexactitudes). — K. Wenck,
Aus den Tagen der Zusammeiikunft Papst Kle-
inens V und Konig Philipps des Schonen zu l.yon
(i3o5-i3o6) dans Zeitschrift zur Kirchengeschichte ,
t. XXVIl, p. 189-203. — V. Inglese d'Amico, Lotta
tra Bonifazio VIH e Filippo il Bello e cause deter-
minatrici del trasporto delta sede pontificia in
Avigncjne, Belluno, I9i4- — Sur les guerres qui
ensanglantèrent l'Italie au xiV siècle, on trouvera
la bibliographie nécessaire dans G. Mollat, Les
Papes d'Avignon, 3« édition, Paris, 1920, p. 129-191.
— L. Bréhier, L' Eglise et l'Orient au Moyen Age.
Les Croisades, Paris, 191 1. — J. Gay, Le pape
Clément VI et les affaires d'Orient, Paris, 1904. —
L. Pastor, Histoire des papes depuis la fin du
Moyen .4ge,Va.Tis, 1907, 3« édition(très insuffisante
et vieillie pour le niV siècle). — E. AUain, Le
registre de Clément V dans La Controverse et le
Contemporain, t. XIV (1888), p. 343-376, 642-662
(excellents articles). — C. Hoefler, Vie avignonesis-
chen Piipste, ihre Machifiille und ihr Untergang
dans Almanach der Kaiserlichen Akademie der
U'issenschaften, 210 année. Vienne, 1871, p. a3i-
285. — J.-B. Christophe, Histoire de la l'apaulé
1543
PAPES D'AVIGNON
1544
pendant le xiv siècle, Paris, i853 (surtout la pré-
face du tome III). — F. Mourret, Histoire générale
de l'Eglise, Paris, 1918, t. V, I.a Renaissance et la
Héfurine (écrit presque entièrement d'après des
ouvrages anciens, dénués de valeui-). — R. Moeller,
l.udtvig der Bayer und die Kiirie im Kampf uni dus
lleicli. Berlin, igi^. — L. Frati, Il saccheggio del
castello di Porta Galliera nel I33i dans Atli e
memorie délia lieale deputazione di Storia l'a tria
per le praincie di Honiagna, t. Il, série a (191 2),
p. 41-90.
II. Le servilisme des Papes d'Avignon â
l'égard des rois de France. — Un grand nombre
d'historiens ont taxé de servile l'attitude des papes
d'Avignon vis-à-vis des rois de France. Parmi les
modernes, Gregorovius ailirme qu'ils furent leurs
esclaves (Storia delta Ctttà di Jtoma, Rome, lyoi,
t. III, p. 2o3'2o/|). Hase les traite n d'évêques de cour
français » ; Kircliengeschichtf , 1877, p. 298. Martkns
assure qu'ils n'eussent pas osé faire acte de gouver-
nement sans l'approbation des souverains de France;
]tie /leziehungcn der i'ehernrdining, jXebenordnung
und l'nterordniing z^iischen Kirclte nnd Staat, Stutt-
gart, 1879, p. i3o. Suivant P. Lkhugkur, sous Clé-
ment V et Jean XXII, l'Eglise d'Avignon demeura
« l'église nationale de France, suzeraine des autres
églises, mais elle-même dans l.i dépendance d'un
roi » ; Histoire de Philippe V le Long, roi de France,
Paris, 1897, p. aoo. D'après L. Pastor. en devenant
française, la papauté perdit son caractère d'universa-
lité et excita contre elle les soupçons des peuples et
des sentiments d'aversion ; Histoire des papes depuis
la fin du Moyen Age, Paris, 1909, t. I, p. 74 et suiv.
■Tout d'abord, remarquons que le servilisme con-
siste dans une soumission aveugle à la volonté d'un
maître qui a droit de commander ou dont on subit
la contrainte. Taxer les papes d'Avignon de servi-
lisme à l'égard des Ca[)étienset des Valois, équivaut
donc à dire que leur action gouvernementale fut
dirigée par les rois de France. Sans doute, C^lémentV
subit, plus qu'il ne convint, la maîtrise de Philippe
le Hel. Il sut pourtant se dérober maintes l'ois à ses
instances. Dans les procès des Tem[)liers et de Boni-
l'ace YHl, il ne céda qu'à demi aux exigences du
prince. Il réussit souvent à détruire ou à mitiger
l'efTeldes concessions qui lui «valent été arrachées.
S'il supprima l'ordre du Temple, il n'en donna pas au
roi les biens immenses qui furent attribués aux
Hospitaliers. S'il ordonna de canceller des registres
pontilicaux certains actes de Boniface VIII. contrai-
res à la France, il attesta la légitimité de l'élection
de Benoit Caétani et la validité de la renonciation
de Célestin V, en canonisant celui-ci sous le nom de
Pierre de Morrone. Philippe le Bel désire-t-il ardem-
ment l'élection à l'Empire de son frère Charles d''
Valois, en i3o8, Clément V s'arrangera de façon à
intervenir trop tard et très mollement en faveur du
prince. Bien plus, au grand dépit du roi de France, il
s'empressera de conlirmer l'élection de Henri, comte
de Luxembourg.
Quant aux successeurs de Cléraenl V, ils adoptè-
rent une politique constamment favorable à la
France, mais exempte de servilisme. Les preuves
d'indépendance abondent.
La faveur des papes d'Avignon fut marquée svirtoul
par l'aide linanciére prëtéeaux roisde France. llsleni'
permirent de jouir de certains impôts prélevés sur les
bénéfices ecclésiastiques, tels que les décimes, les
annales et les subsides caritatifs. Le présent était
certes d'importance. En i33o, le rendement net de
la décime entrée dans les caisses royales s'éleva à
365.990 livres tournois, lisons, 8 deniers, soit envi-
ron, en valeur intrinsèque, 4.872.936 fr. 80 (J. Viaiid,
J.es ressources eitraordinaires de La royauté sous
Philippe Vide Valois, dans Revue des questions his-
toriques, t. XLIV (18S8), p. 167-218). Au moment des
crises monétaires que (U'ovoquèrent les malheurs de
la Guerre de Cent ans. Clément VI et Innocent 'VI
avancèrent à la royauté française des sommes d'ar-
gent considérables (M. Faucon, Prêts Caits aux rois
de France par Clément IV, Innocent VI et le comte
de lieaufort ; dans Rihliothèque de l'Ecole des
Chartes, t. XL (1879), p. 570-678, et E. Gôller, Inven-
lariuni instrunienlorum Camerac apostolicae. Verzei-
I hniss der Schuldurkunden des pâpstlichen Kamntcr-
archii's, dins Riimische Quartalschri/t fiir christliche
Altertums-Kunde und Kirchengeschichte, t. XXIII
(1909), p. 62-109).
Ce])endant la cour d'Avignon ne réserva pas ce
genre de faveurs uniquement aux rois de France.
L'empereur Charles IV, les rois d'Aragon, de Cas-
tille, de Majorque, de Naples, de Hongrie, de ti:>r-
vège et d'Angleterre jouirent de certaines décimes
et de prêts. Malgré cela, il semble que les secours
financiers consentis à la royauté française dépassè-
rent, tant par le nombre que par l'évaluation, ceux
dont bénélicièrent les souverains des autres nations.
Non contents d'assurer aux rois de France un
concours pécuniaire appréciable, les papes d'Avignon
secondèrent encore elljeacement leur polique exté-
rieure. Si, par exemple, Philippe V le Long triumpha
des Flamands, ce fut. selon l'expression pittoresque
d'un chroniqueur, « par les armes papales », c'esl-à-
dire grâce aux sentences d'excommunication et d'in-
terdit prononcées contre les rebelles (P. Lbiiugbuh,
Histoire de Philippe V le Long, [i. i2o-i5o). Dans la
suite, Benoît XII s'ingénia à empêcher l'alliance des
villes flamandes avec l'Angleterre ; il excommunia
Guillaume comte de Hainaut, qui s'était révolté con-
tre son suzerain Philippe VI de Valois et allié au roi
d'Angleterre. Quand, sous riiitluence de la France,
des fiançailles unirent Henri IV comte de Bar à
Yolande, fille de Robert de Cassel, promise aupara-
vant à Louis de Maele, le pape craignit qu'un conilit
n'éclatàtentre les inaisonsde Flandre et de Bar. Pour
parer au péril, il remit à la reine de France une dis-
pense de mariage et lui laissa la faculté d'en disposer
suivant son bon plaisir. Edouard II! brigue-t-il la
main de Marguerite de Flandre pour son fils Edmond,
comte de Cambridge, l'rbain V lui refuse la dis-
pense nécessaire pour réaliser l'union désirée et l'ac-
corde, auconlraire, à Charles V en faveur de Philippe,
duc de Bourgogne (R. Delachbnal, Histoire de
Charles V. Paris, 1916, t. III, ]). 499-5io).
L'altitude des i)apes d'Avignon vis-à-vis de la
France, malgré les apparences contraires, n'est
aucunemententachée deservilisme. L'aide linanciére
fournie par Jean XXII n'a d'autre but que de rendre
réalisable la croisade dont les Capétiens et les Valois
sont les capitaines généraux. Quand Benoît XII se
rend compte de l'impossibilité du saint voyage
outre-mer, sa sympathie se refroidit soudain à ,
l'égard de Philippe VI. A ce moment il enlève au '
roi les décimirs et « se ressouvùuit des nombreux
griefs de l'Eglise de France conlTe l'administralioii
royale «.
Si les Papes d'Avignon secondent de tout leur
pouvoir la diplomatie française, c'est que leur inté-
rêt propre le leur conseille. Jean XXII fi.itte Philippe
le Long, Charles le Bel et Philippe de Valois, afin de
leur faire accepter sa politique italienne et de s'as-
surer leur appui contre Louis de Bavière.
Benoît XII avait résolu d'isoler ce prince et de le
forcer, parce moyen, à s'humilier devant son auto-
rité. Philippe VI recherchait l'alliance du Bavarois;
i:;'.5
PAPES D'AVIGNON
1546
Benoit le lui interdit. Le roi désire interveTiir lomnie
médialeiir entre l'Ecosse et l'Ansleterrc ; le pape
l'en dissuade et l'évincé. Pliilippe prononce la con-
li-.cation de la Guyenne; lîenoit l'invite à la révo-
quer. Ue 133^ à i3/|i, le souverain pontife eniix'-clie
le roi de France de prendre l'olFensive, alors qu'E-
douard lU, privé des secours que lui avaient promis
ses alliés, aurait pu être facilement écrasé par son
adversaire.
Débarrassés de tout souci du côté de l'Empire,
Clément VI, Innocent "VI, Urbain V et Grégoire XI
reprennent les projets de croisade abandonnés par
BenoU XII. Or, le saint voyage outre-mer n'était
possible qu'à la suite de la réconciliation des rois de
France, chefs éventuels de l'expédition, avec ceux
d'Angleterre. Aussi les papes poursuivent-ils avec
une obstination inlassable le rétablissement de la
paix. Leurs légats sont sans cesse par voies et
par chemins, courent les champs de bataille, négo-
cient des trêves ou des armistices. Les traités que
fait signer Innocent VI consacrent en réalité, d'une
manière éclalanle, le triomphe d'Edouard III et
l'affaililissement de la monarchie français;. Ainsi,
bien que la France et la Papauté suivent une poli-
tique extérieure le plus souvent commune, l'une et
l'autre ne cherchent en somme que leurs intérêts
particuliers (H. DRr.Ar.iiBNAL. Histoire de Chartes T,
t. III, p. /(g8-5io; E. Dkpbeî;, Les préliminaires de
la guerre de Cent Ans. La Papauté, la France et
l'Angleterre {i3'i%-1'i3'^), Paris, 1902; M. Pbou,
Etude sur les relations politiques du pape l'rbuin V
avec les rois de France Jean H et Charles K(i362-
iS^o), Paris, 1888).
Les papes d'Avignon favorisèrent encore la poli-
tique intérieure des rois de France. ,Tean XXII, par
exemple, dissoudra les ligues féodales qui s'étaient
formées contre Philippe V le Long, au début de son
règne. 11 empêchera la reine Clémence, veuve de
Louis X Hulin, de se joindre au parti des mécon-
tents. Il ne nommera pas Guillaume de Flavacourt
archevêque de Rouen, parce que Charles, comte de la
Marche, le lui a recommandé. Charles n'a pas sa
faveur, parcequ'il ne possède pas celle dePhilippe V.
Mais si le pape agit ainsi, c'est pour écarter tout pé-
ril domestique de la personne du roi, devenu chef
delà croisade.
D'ailleurs, Jean X.XII ne dépasse pas la mesure
dans les complaisances qu'il a pour le roi. Il inter-
vient directement dans les aft'aires du royaume. Il
impose, de sa propre autorité, des trêves à des sei-
gneurs, tels que Amanieu d'Albret, Sans-Aner du
Pin, Béraud de Mercœur, Hugues de Chalon, Mathe
et Bernard d'Armagnac, Marguerite de Foix (A.Cou-
LON, Lettres secrètes et curiales de Jean XXIL, Paris,
1906, t. I, n. 3a-36, 583-588, 698). Philippe V ex-
prima son mécontentement au pape et lui contesta
ie droit de s'immiscer dans les affaires de ses vas-
saux. Jean XXII ne lui donna pas satisfaction. « A
coupsCir, mon (ils, écrit-il, si vous réiléchissiez avec
quelque attention aux événements que peut réserver
l'avenir, vous ne sauriez désapprouver ni trouver
préjudiciable, pour vous-même et votre royaume,
l'exercice du droit qui appartient au Siège Aposto-
lique d'imposer des trêves » ; Coulon, op. cit , n. 904.
Dans d'autres circonstances, le souverain pontife
maintint dans toute sa rigueur l'ancienne théorie de
la supériorité de la puissance spirituelle sur la tem-
porelle. Philippe V se plaignit que des clercs pour-
vus de lettres apostoliques eussent la préférence
dans l'obtention de bénéfices dont lui-même avait
nanti ses favoris; Jean XXII réconduisit (.\. Cou-
lon, op. cit., n. 957). Le roi demanda la nomination
à des évêchés de clercs qu'il agréait spécialement, le
pape s'y refusa (.\. Coui.oN, op. <■(/., n. ^a et 6G7).
Philippe V insista pour que l'on suspendit la pro-
cédure entamée contre un membre de son conseil,
l'évêque de Meiide Guillauine Durant, accusé d'avoir
tenu des propos schismatiques; Jean XXII passa
outre (A. Coulon, op. cit., n.775). Haoul de Pereaux
a-t-il encouru la disgrâce royale, il trouve un pro-
tecteur elhcace dans la personne du pape (A. Cou-
lon, op. cit., n. 7a). Bien plus, le démembrement de
la province ecclésiastique de Toulouse en plusieurs
évéchésa lieu sans que le roi de France soit consulté
ou pressenti (A. Coulon, op. cit., n. 871, liio,bi6,
33o, etc.).
Ces quelques exemples, choisis entre beaucoup
d'autres, prouvent quelle indépendance Jean XXIi
affichait à l'égard de Philippe V. Sous les régnes de
Charles le Bel, Philippe VI, .Ican II et Charles V,
lui et ses successeurs s'immisceront dans les affaires
du royaume, avec cette dilférence toutefois que leur
voix sera moins écoutée. La juridiction de la cour
d'Avignon s'exercera en France sans i;randes entra-
ves, souverainement même. Quelques dillicullés sur-
giront ausujet de l'application du droit de dépouilles.
Les héritiers des évéques défunts réclameront près
de la justice royale. Dans tous les cas connus, le
dernier n\ol reste au Ose pontilical. L'action des offi-
ciers du roi n'a consisté généralement qu'à retarder
le règlement de succession contestée. Les collecteurs
apostoliques accompliront leur besogne sans ren-
contrer de sérieux obstacles.
Rien ne démontre mieux combien les Papes d'Avi-
gnon étaient vraiment indépendants des rois de
France, que l'accomplissement d'un dessein longtemps
mûri par LTrbain V : le retour du Saint-Siège à Home.
Cette résolulion consterna la cour de Paris, quand
elle y fut connue en septembre i366. Charles \' tenta
un sujirême effort. Il envoya en Avignon une ambas-
sade solennelle. Ancel Clioquart, au cours d'une
audience, exposa longuement au souverain pontife
les raisons qui condamnaient le départ pour Rome,
Son maître argument resta sans effet. Il disait : « Ne
devez-vous pas, très Saint-Père, songer avant tout à
apaiser les contlils, qui menacent d'éclater de toutes
parts, et rendre la paix à ce peuple au milieu du-
quel vous avez vécu, alin de ne pas ressembler au
mercenaire qui, voyant venir le loup, s'enfuit parce
qu'il n'a cure des brebis, conliées à sa garde? » Il
avertissait encore le souverain pontife des dangers
qui le menaceraient en Italie. S'inspirant de la
légende suivant laquelle saint Pierre demanda au
Christ : « Seigneur.où allez-vous? », il posait la même
([uestion au pape et lui faisait répondre « Je vais à
llome. » A quoi il répliquait : « Pour y être de nou-
veau cruciGé. » Les cardinaux joignirent leurs ins-
tance-; .T celles des ambassadeurs de Charles V. Rien
ne fléchit la résolulion d'Urbain V. Grégoire XI, son
successeur, montra la même obstination, quelques
années plus tard. Malgré les supplications de la cour,
les reproches de ses parents et les remontrances du
.Sacré-Collège, il s'embarqua à Marseille, le i3 sep-
tembre 137C1, et lit voile vers l'Italie. Mais, reniar-
qTions-le, ni Url>ain V, ni Grégoire XI n'eussent
réussi à quitter le Comtat-Venaissin, si leurs prédé-
cesseurs n'avaient pas travaillé sans relâche à la
pacification de la Péninsule. En poursuivant cette
noble entreprise, les Papes d'Avignon ont montré
une réelle indépendance vis-à-vis des Valois.
BiBLioGRAi'UiR. — P. Fournicr, Bulletin critique,
2' série, t. VII (1991), p. 163-167 et t. VIII (1902),
p. 84-89. — P. Richard, La captivité de Babylone
à Av!<;ncn (l3lli-l37S) dans L'Université catholi-
que, t. LXVI (191 1), p. 81-101 (superficiel). — A.
1547
PAPES D'AVIGNON
1548
Noyon, Les Papes d'Avignon dans Les Etudes,
t. CXXXIII (191a), p. 646-655 (l'auteur ne semble
guère connaître le sujet qu'il traite). — G. Mollat,
Lss Papes d' Avignon, Patk, 1920. p. 329-28;. —
J. Haller, Papstluin und Kirchenreform, Berlin, 190.3
(P. 24> on lit : Die Pcipste des vierzehnten Jahrhun-
derls tvaren keineswegs machlose Kreaturen des
franzûsischen Hofes). — E. Berger, ./ean .\.\'fl et
Philippe le Long, dams Journal des Savants, 190/1,
p. 375-286; Jacques II d'Aragon, le Saint-Sièi;e et
la France, ibidem, 1908, p. 281-294, 348-35g. —
J. M. Vidal, Les origines de la province ecclésias-
tique de J'otilouse, Toulouse, igoS. — J. P. Kirscli,
Die Riickhehr der Pàpste l'rban V und Gregor XI
von Avignon nach Rom, Paderborn, i8g8. — L. Mi-
rot, La politique pontificale et le retour du Saint-
Siège à Home en 1376, Paris, 1899. — P. Fournier,
Le royaume d'Arles et de Vienne. Paris, 1891. —
A. M. Hulfelraann, Clemenza von i'ngarn, Kônigin
von Franhreicti, Berlin, igia. — G. Daumel. Intro-
duction aux Lettres closes, patentes et curiales de
Benoit XII, Paris, 1920.
III. Le népotisme à la cour d'Avignon- — Le
népotisme des Papes d'Avignon est un fait avéré. Il
exista à un degré extrême en Clément V. 11 valut au
pape le blâme universel des chroniqueurs contem-
porains. Porte-voix, sans doute, de l'opinion publi-
que, le cardinal Napoléon Orsini l'accusera d'avoir
livréles biens de l'Egliseau pillage (S. Baluze, Vitae
Paparum Avenionensium, ancienne édition, t. 11,
col. 291). .\gostino Trionfo, un des plus chauds dé-
fenseurs de la papauté sous le pontiUcat de Jean XXll,
a laissé un mot cnii-l : u Parmi tous les autres sou-
verains pontifes, qui parurent charnels et aimèrent
leur chair et leur sang à cette époque, celui-ci |Clé-
ment V] sembla le plus attaché à sa chair » ;
H. FiNKR, Aus der Tiigen Bonifaz VIII, Miinster, 1902,
p. 93.
Clément, en effet, valétudinaire, trop débonnaire,
ne sut pas résister aux sollicitations intéressées des
siens. Dès le mois de juillet i3o5, commence une
généreuse distribution de bénéfices ou d'honneurs
ecclésiastiques à ses neveux, à ses alliés, à ses [la-
rents et à ses conii)atriotes. Cinq membres de sa
famille, .-Vrnaud de Cantaloup, Arnaud de Pélagrue,
Kainiond de Farges, Kairaond de Got, Bernard de
Garves reçurent la pourpre cardinalice. Ni les uns ni
les autres ne se signalèrent par des exploits soit
avant, soit après leur promotion. Les évêchés les
plus riches de France, tels que ceux de Rouen et de
Toulouse, sont donnés à Bernard de Farges et à
Gailhard de Pressac.
Les laïcs n'ont pas moins de part aux bonnes
grâces du pape. Ils sont pourvus de rectorats ou de
charges importantes dans les Etats de l'Eglise et se
c.ontenleiit généralement de toucher les émolumeuts
des t'(»nctions qu'ils n'exercent pas par eui-mènie-^.
Le frère aine du pape reçoit le duché de Spolète.
Ses neveux ou ses parents gouvernent la (^ampanie,
la marche d'Ancône, Massa Trebaria, Cilla di Cas-
tello, Urbino, Bénévent, le Comtat Venaissin, Fer-
rare, le Patrimoine de Saint-Pierre, Todi, Narni,
Rieti, les Maremmes, par l'intermédiaire de vicaires
qui pressurent ou spolient les populations.
Clément V ne se contenta pas d'enrichir ses pro-
ches aux dépens de l'Eglise; contrairement aux
prescriptions de Boniface VIII, il sollicita pour eux
les faveurs des rois. Philippe le Bel gr.Ttilia son frère
Arnaud Garsiasde Got de la vicomte d'.\uvillars et
de Lomagne, et son neveu Bertrand de Got de la
seigneurie de Duras. Bertrand de Got reçut encore
d'Edouard II le château et la ville de Blanquefort,
et de Robert roi deNapIes les châteaux et seigneuries
de Perbois, Meyrargues, Penna Savordona... Enlin,
Clément V légua par testament à ses parents, amis
ou familiers, plus d'un tiers du trésor pontilical
(F. EuRLB, Der Nachlass Clemens V und der in Be-
treff desselben von Johann XXII gefiihrte Prozess;
dans Archiv fiîr Literatur-und Kirchengeschichte,
t. V(.88g), p. i3y).
Jean X,\ll porta, lui aussi, â lexlrème l'affection
familiale et l'estime de ses compatriotes.il prodijnia
les biens temporels à ses frères et à ses sœurs, à ses
neveux et à ses nièces, à ses proches, â tous ceux
qui de près ou de loin se rattachaient aux Duèse.
Pierre Duèse, son propre frère, reçut jusqu'à
Oo.ooo llorins d'or pour l'achat de terres dont l'une
l'institua vicomte de Caraman. Les Qtiercynois rem-
i plirent tous les emplois et dignités de l'Eglise. Ceux-
ci sont revêtus de la pourpre cardinalice, ceux-là
chargés de l'administration matérielle de la cour ou
de la maison pontificale; les iins sont légats ou
nonces, les autres pauetiers, échansons, scribes ou
chambriers (E. Albr, Autour de Jean XXII. Les
familles du Quercy, Rome, 1903-1906, et Maison
d'IIébrard et maisons appareillées ou alliées, Cahors,
1900).
Cependant le népotisme de Jean XXII dill'ère
essentiellement de celui de Clément V. On peut allé-
guer des circonstances atténuantes en sa faveur.
Les complots du début de son règne, révélés au
cours du procès instruit contre l'évéque de Cahors,
Hugues Géraud, avaient excité en Jean XXII le désir
légitime de s'entourer d'amis sûrs et de cœurs
dévoués. Deux maîtres de l'hôtel ])ontilical n'avaient-
ils pas accepté de mêler aux breuvages et mets pré-
sentés au pape des poisons lents, comme l'arsenic I
(E. Albb, Hugues Géraud, évèque deCahors. L'affaire
des poisons et des envoûtements en 1817, Cahors, 1904).
En second lieu, Jean XXll plaça sur les sièges épi-
scoi>aux de la Péninsule des gens sur qui compter,
afin d'assurer le triomphe de sa politique italienne.
Hors d'Italie, il composa l'épiscopat de ses créatures,
afin de centraliser fortement le pouvoir entre ses
mains. Enlin, Jean XXll accorda ses faveurs à bon
escient. Un Bertrand du Pouget, un Gaucelme de
Jean, un Bertrand de Montfavès, un Gasbert de
Laval, un Aimericde Châlus, pour ne citer que quel-
ques noms illustres, rendirent à l'Eglise des services
éminents; E. Albb, Autour de Jean .VXII, op. cit., et
Le cardinal Bertrand de Montfavès de Castelnau-
Montratier, Cahors, 1904.
Le népotisme n'eut aucune prise sur Benoît XII.
Gilles de Viterbe lui a prêté un propos qui, s'il n'est
pas authentique, dépeint à merveille son rigorisme :
n Le pape, aurait-il dit, doit ressembler à Melcbisé-
decli qui n'avait ni père, ni mère, ni généalogie i ;
Pagi, Breviarium hisiorico-chronologico-criticum,
t. IV, p. ii'j. De fait, aucun de ses proches ne fut
gratifié de la pourpre cardinalice. Guillaume Four- .
nier, son neveu, est averti par un curieux billet du
cardinal Bernard d'Albi que sa venue en Avignon ne
lui vaudra pas les bonnes grâces de son oncle :
« Sachez, lui écrit-il, qu'en notre seigneur la nature
ne parle aucunement. • Quoique le mariage de sa
nièce Faiaga avec le lîls d'Arnaud, sire de Villiers,
ait été contracté en Avignon, Benoît XII se refusa à
ce quil y fut célébré avec pompe; J. M. Vidax,
Lettres communes de Benoit XII, n. 7601.
L'avènement de Clément VI marqua un retour aux
procédés de Jean XXU. Au lieu des Quercynois, ce
furent les Limousins qui possédèrent les biens
d'Eglise. Leur influence devint tellement prépondé-
rante qu'ils lirent élire papes deux des leurs. Inno-
cent VI et Grégoire XI. A l'exemple de Jean XXII,
1549
PAPES D'AVIGNON
1550
Clément VI eut des compinisnnees pour les siens.
Grâce à lui, son neveu Guillaume Roger de Beauloit
ac(juit la vicomte de 'l'urenne, reçut des cadeaux
importants des rois de France et arrondit ses domai-
nes. Les autres membres de sa famille ne lurent pas
moins gâtés (S. Haluzo, Viliie Papanim .Ueiiioiien-
siiiin, t. Il, col. 671 67.3, 678, 777, 7^2 et K. Albk,
Titres et Hocuinents concernant le Limousin et le
Quercy, du temps des Papes d'Avignon, Brive, 1906).
Sous Grégoire XI, la Cauiille de Beaufort reçut encore
des faveurs inipurlantes. Lejiape combla de cadeaux
sa sœur Alice (G. Mollat, Etudes et documents sur
i/iistoire de Bretagne, p. 171). Le 28 mars iS-^i, il
reconnut son lieau-frère, Aymar VI de Poitiers,
comte de Valentinois et de Diois, comme son vassal,
moyennant un don de 3d.ooo llorins (J. Che\alier,
.Mémoires pour l'histoire des comtes de Valentinois
et de Dinis, Paris, 1897, t. I).
Urbain V, tout dévotqu'il lïit, ne négligea pas non
plus les intérêts de ses compatriotes ou ceux de ses
proches. Son pays natal fut d comme inondé de
Taveurs et de bienfaits ». A son instigation, les rois
ie France alIVancliirent de tailles bon nombre de fiefs
de la famille Grimoard et déchargèrent d'impôts ses
itenanciers. Anglic Grimoard, son frère, devint évê-
que d'Avignon et lut chargé de hantes missions en
Italie; M. CuAii.i.vN, Le bienheureux Urbain V,
Paris, 1911, p. 107-118.
Mais, de même qu'au temps de Jean XXII, les pré-
lats pourvus de sièges épiscopaux par Clément VI,
Innocent VI, Urbain V et Grégoire XI, ne déméri-
tèrent pas en général. Les biographies succinctes
que Baluze a données d'eux montrent que beaucoup
Turent des hommes remarquables; Baluze, \'itae
Paparum Avenionensiuni, anc. éd., t. I, voir les
notes qui terminent le tome.
Le népotisme, qui choque tant les modernes,
Q'étonnail guère les gens du Moyen Age. Avant le
jtiv siècle, il existait dans l'Eglise. Il atteignit son
ipoint culminant à l'époque de la Renaissance. C'est
que, dans le pape, il y a un double personnage : le
roi et le chef de l'Eglise. En tant que roi, le souve-
rain pontife apanage ou comble de faveurs les mem-
bres de sa fauiille, comme le font les autres monar-
ques du monde chrétien. En tant que maître de
l'Eglise, il tient à se créer des clients fidèles — on
peut dire des vassaux — , eu octroyant avec largesse
les biens et les honneurs ecclésiastiques à ses favo-
ris. Ainsi, en face des rois qui en Occident resserrent
les liens de dépendance existant entre eux et leurs
sujets, les souverains pontifes placent une Eglise
fortement constituée et docile à leurs ordres.
Si le Saint-Siège pourvoit de gras et d'abondants
bénéfices les cardinaux et les olliciers de la cour
pontificale, c'est pour servir des appointements à
son personnel, sans bourse délier. En cela, il imi-
tait l'exemple des rois qui faisaient à leurs courti-
sans des dons en argent ou en nature et en terres,
provenant généralement de confiscations (J. ViAiin.
Documents fiarisiens du ri'gne de Philippe VI de
F«/ois, Paris, 189g, t. I, p. viii-ix; Rymkh, Foedera,
conventiones, liteiae et cujuscutique generis acla pii-
blica interreges Angliae etalios quusvis imperatures,
reges, pontifices, principes vel communilates, La
Haye, 17311-1740, les trois premiers tomes ; J. F.
BcEUMER, Kegesta Imperii, t. VI et Vil et les ad-
jonctions de Hiiber ; J. Schwai.m, Cunstitutiones
et acl/i publica inipe' ntorum et regum, t. IV, V, VI
et VUI dans la collection des Mimumenta Ger-
maniae Justurica. Legum section IV, ILinovre,
igoô-iyi^)- Celle conception singulière amenait des
conséquences fâcheuses. Plus la fonction, remplie à
la cour, était importante, plus elle nécessitait de
revenus et par suite de bénéfices. A une époque où
les finances pontificales étaient fort peu prospères,
le Saint-Siège se voyait acculé à cet expédient.
Enfin, au xiv" siècle, il n'y avait point distinction
entre trésor d'Etat et caisse privée. Le pape dispo-
sait des revenus de l'Eglise, comme si ceux-ci étaient
sa propriété personnelle. Ajoutons d'ailleurs, que
les libéralités familiales constituent une très petite
part des dépenses pontificales. Sous Jean XXII, elles
ne représentent que 3,93<7o de ces mêmes dépenses
(K. H. Schaekkr, Die Ausgaben der apostolischen
Kammerunter Johann .V.V//,Paderborn,i9i 1, p. 36i).
Bibliographie. — L. Schmitz, Die Kardiiicde und
die ÎYeputen der Pdpste des li Jahrhundert, dans
DasFreie IVort, 1908, t. VUI, p. 542-548, 575-682.
IV. Le luse à la cour d'Avignon. — La si-
tuation politique des papes n'avait pas cessé de
grandir depuis le pontificat de Clément II, vers le
milieu du m^ siècle. Leur prééminence s'était accu-
sée au cours des luttes du Sacerdoce et de l'Empire.
Le souverain pontife, dans l'estime de la chrétienté
aux XII' et XIII* siècles, n'avait d'égal ni dans les
rois, ni dans les empereurs. Il les surpassait tous.
Avec le progrès de la richesse générale, il était de-
venu, au xiii" et surtout au xiv= siècle, le centre
d'une société fastueuse. Les pnpes d'Avignon vécu-
rent en princes et soutinrent magniliquement leur
j personnage. Leur cour brilla par un déploiement de
luxe extraordinaire dont E. MÛNrza donné naguère
quelque idée; L'argent et le lu.re à la cour pontifi-
cale, dans lievue des questions Historiques, t. LX\ I
(1899), p. 5-44, 378-406. Elle fut, sous Clément VI,
le rendez-vous des plus beaux esprits de l'époque.
On y rencontrait des peintres italiens ou allemands,
dessculpteursel des architectes français, des poètes,
des lettrés, des physiciens, des astronomes, des mé-
decins. On y donnait des bals, des tournois, des
fêtes, des repas de noce. Un Italien, témoin oculaire,
nous a laissé le récit d'une réception grandiose
qu'offril, en i343, à Clément VI, le cardinal Anni-
bal de Ceceano; E. Casanova, Visita di un papa
avignonese dans Archivio storico délia Società î/u-
mana di storia patria, t. XXII (1899), p. 37i-38i.
A l'égal du pape, les cardinaux menaient une exis-
tence fastueuse. En i3i6, Arnaud d'Aux a besoin
de 3i maisons ou parties d'habitations pour loger
tous ses gens ; en 1 32 1 , Bernard de Garves en loue 5 1 .
Pierre de Banhac installe ses chevaux dans dix écu-
ries, dont cinq peuvent contenir 89 animaux. Enfin,
à sa mort, Hugues Roger, fils d'un petit hobereau
limousin, laisse 176.000 florins d'or, c'est-à-dire près
de deux millions de notre monnaie. Aussi la richesse
des cardinaux provoque la verve de PiirnAnouB.
« A la place des apôtres qui allaient nu pieds, écrit-
il, on voit à présent des satrapes montés sur des
chevaux couverts d'or, rongeant l'or et bientôt chaus-
sés d'or, si Dieu ne réprime leur luxe insolent. On
les prendrait pour des rois de Perse ou des Parthes
<|u'il faut a<lorer, et (pi'on n'oserait aborder les
mains vides » ; uk Sadb, Mémoires pour la tie de
François Pétrarque, tires de ses œuvres et des auteurs
contemporains, avec des notes ou des dissertations et
des pièces justificatives, Amsterdam, 1764-1767, t. 11,
p. 95.
Ainsi, au xiv= siècle, un fait nouveau se produit.
La papauté s'applique à tirer désormais des ressour-
ces prodigieuses amoncelées tout ce que celles-ci com-
I)ortent d'éclat mondain et de jouissances humaines.
Elle imite en cela les puissances temporelles qui, à
la même époque, deviennent plus fastueuses. La cour
pontificale subit les mêmes transformations que celle
de France ou celle d'Aragon ; J. Viard, /'hôtel de
1551
PAPES D'AVIGNON
1552
Philippe VI de Valois, dans BiiVioihèque de l'Ecole
des Charifs, t. LV (iSgO, p. 465-^87, 698-626 et La
cour(curi<i) au comine'icemeiit du A'/T'" siècle, iliidem,
t. LXXVIl (1916), p. 7/1-87 ; K. ScHWARZ, Aragonisclit
Hofordnun^en iin XIII und XIY Jalirhundert, Ber-
lin, 191^. Leculle des arts, inauguré parBoniface YIII,
ne fait que grandir. Mais il n'est, remarquons-le,
qu'une foi<liie contemporaine du faste dont se pare
\.\ Papauté. .Somme toute, les temps des papes d'Avi-
{4i\on marquent une transformation profonde. La
Papauté avait perdu son prestige moral, lors des
démêlés «ntre Philippe le Bel et Boniface VIII. Elle
le reconquit à partir de i3i6, en se créant une forte
puissance temporelle. C'est pourquoi elle arrondit
C'instanimrnt ses domaines en terres d'Empire et
voulut subjuguer les populations italiennes qui ne
» reconnaissaient plus son autorité. Le pape s'allirma
roi, et comme tel il s'entoura d'une cour magnifique
où les cardinaux tinrent le rang de princes du sang.
Rien donc d'étonnant à ce que le luxe régna en Avi-
gnon. Au xiv' siècle, une puissance, même d'ordre
essentiellement spirituel, ne pouvait dominer le
monde qu'à la condition d'asseoir sesmoyensd'aclion
sur la propriété territoriale, la fortune mobilière, et
surtout l'apparat qui, aux yeux des simples, a tou-
jours été considéré comme le signe caractéristique de
la richesse et de l'autorité.
Sans doute, à rendre l'Eglise riche et puissante, on
risquait d'j- introduire l'esprit du monde et le désir
ilu lucre. L'intérêt des âmes ne serait-il pas négligé?
i)e fait, l'exemple donné par le pape devint conta-
gieux. Jean le Bel, simple chanoine de Liège, ne se
lendait-il pas à la messe, chaque jour de la semaine,
avec une escorte d'honneur composée de seize à
vingt personnes I Miroir des nobles de la Ilasbaye
par Jacques de Hbmricourt, éd. de Salbray, p. i58.
Les clercs se revêtent d'habits somptueux, faits
d'étoffes à dessins quadrillés comme les cases d'un
échiquier. Ils se chaussent de souliers à la poulaine,
fort à la mode. Us portent les cheveux longs, con-
trairement aux usages ecclésiastiques. Sauf excep-
tion, les évêques, comme le remarque un cistercien,
Jacques de 'I'hérinbs, « s'occupent principalement
d'accroître leurs revenus temporels et leur puis-
sance » ; Histoire littéraire de la France, t. XXXIV,
p. 206. Us pratiquent beaucoup le luxe et l'ostenta-
tion. Les conciles provinciaux s'efforcent vainement
d3 réduire le train de leurs maisons. Us leur inter-
disent sans succès d'avoir des bateleurs, des chiens
et des faucons; Hkfblb-Lkclkhcq, Histoire des Con-
ciles, t. VI, igiS, p. 956 et Histoire littéraire de la
France, t. XXXIV, p. 192 et 198. Ces mœurs cléricales,
c Ttes blâmables, ne sont pas spéciales à l'époque
djs papes d'Avignon. Elles existaient auparavant.
Au xiv= siècle, elles ne firent que se développer,
p irce que le luxe régnait dans toutes les classes
sociales.
Toutefois, il convient de ne pas exagérer. Si un
grand nombre de clercs vécurent en riches person-
nages, le XIV* siècle fut fertile en chrétiens qui pra-
tiquèrent les vertus héroïques. Citons parmi les plus
marquants Giovanni Colombini, Giovanni Tolomei,
Pierre Ferdinand Pécha, sainte Brigitte de Suède,
sainte Catherine de Sienne, sainte Angèle de Foli-
gno, etc. Ces pieuses gens ne furent pas des isolés.
Leurs disciples formèrent des congrégations, telles
celles des Olivétains, des Jésuates, des Hicronymites.
Enfin, la mystique chrétienne, qui prêchait le renon-
cement aux choses de la terre et l'attachement entier
à Dieu, compta, au xiv« siècle, ses plus illustres repré-
sentants : maître Eckart, Jean Tauler, Henri Suso,
Jean Ruysbroek, Jean Gerson et surtout Thomas a
Kempis, l'auteur de l'Imitation de Jésus-Clirist, etc.
Bibliographie. — J. Guiraud, L'Eglise liomaine et les
origines de la Henaissance, Paris, 1911. — F. Di-
gonnet, Le Palais des Papes d'Aiignon, Paris, i^o-^.
— F.Ehrle, Historia bibliothecae romanorum ponii-
ficiim tiim Bonifatianae tum .4vinionensis, Home,
1890. — Gh. Dejob, La fui religieuse en Italie au
XIV' siècle, Paris, 1906. — Plleger, I.udolf lon
Sachsen iiher die kirchlichen Zustande des 14 Jahr.
hiindcrls, dans Hiitorisclics Jalirhuch, t. XXIX
(1908), p. 96-98. — H. V. Sauerland, Kirchliclie
Zustande im Rheinland ivâhrend des 14 Jahrhun-
derts dans Westdeutsche Zeitschrijt, t. XXVII
(1908), p. 304-365. — P. Norbert, Saint Jean Dis-
caUéat./rère mineur{i2'^^-iHt^),sa tie,son époque,
son ordre en Bretns^ne, S. Brieuc, 1911. — A. Wau-
tier d'Aygalliers, i'ie de Buysbroecf: l'admirable
(ia93-i38i),Cahors. 1909. — W. Preger, Geschichte
der deutschen Mystik im Mitlelaller,Leipzig, 1874-
1893. — H. Denifle, La yie spirituelle d'après les
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— '\V. Preger, lleilruge zur Geschichte der religio-
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Zustande, dans Bumische Quartalschri/I, 2' partie,
t. XXIII (190g), p. 35-64. — H. Delacroix, Essai
sur le nnsticisme spéculatif en Allemagne au
XI}'' siècle, Paris, 1900. — E. Schelenz, Stiidien
zur Geschichte des Kardinalats im XIII. und .V/t'.
Juhrhundert, Marburg, 1918. — R. André-Michel,
Mélanges d'archéologie et d'histoire. Avignon,VaLris,
19ÎO. — P. Pansier, la liyrée de Thury à Avignon
aux XIV' et XV' siècles et La liyrée de Poitiers à
Avignon du XIV' au XVIll' siècle, dans Annales
d'Avignon et du Comtal Venaissin, 1. 111(191 4-i9i5).
p. 125 et 233.
V. Les mœurs à la cour d'Avignon. — a) Lu
personne des papes. — Parmi les papes d'Avignon,
trois ont été spécialement accusés de librrtinage : ce
sont Clément V. Benoît XII et Clément VI.
Du premier, Giovanni Villam a tracé, dans ses
Istorie /■"joreHiine, un portrait peu llatté. D'après lui.
Clément V 0 fut luxurieux, si bien qu'on disait
ouvertement qu'il avait pour amie la comtesse de Péri-
gord, très belle dame, OUe du comte de Foix » ;
lib. IX, cap. Lviii, dans MuRATOHi, Herum Italicarum
scriptores, t. XIII, col. 47'. Le chroniqueur Pépin,
interprétantun passage de Gestis Italicorum d'AtBBR-
TiNoMussATO, signale aussi les bruits fâcheux qui cou-
rurent relativement à la conduite du pape. Mais il
n'y ajoute pas foi. Il en donne pour explication que
le Saint-Père vécut retiré du monde, — raros
conventus cum confralribus hubens, locis abditis
abstractus et solilarius mansit, ex quo fama contra
ejus pudiciiiam taborant; Muh.vtori, 0/). c//., t. IX,
col. 702, et t. X. col. 606. S'il exagère en prétendant que
Clément consulta rarement les cardinaux, il dit vrai
quand il l'ait allusion à la vie solitaire que mena io
pontife. En effet, pendant tout son règne, le pape
soufl'rit cruellement d'unemaladie que l'on croit avoir
été un cancer des intestins ou de l'estomac. Sous
l'empire du mal, il devenait taciturne et vivait en
reclus durant des mois entiers. Lors de la crise qui
dura depuis août jusqu'à la fin de décembre i3o6, il
n'admit personne près de lui, sinon quatre de se»
parents. Les cardinaux ne réussirent à l'approcher
qu'à l'Epiphanie de 1807; H. Finkb, Papsttum und
Cntevgang des Templerordens, t. Il, passim. Pour peu
que la comtesse de Pèrigord, Brunissende, ait fré-
quenté la cour pontificale — elle était apparentée à
la famille de Got —, la malignité publique travailla
contre la mémoire du pape. Toutefois, les ambassa-
1553
PAPES D'AVIGNON
1554
deurs du mi d'Aragon, si loquaces d'ordinaire, ne
nicntionn«nl dans aucune de leurs dépêches la pré-
sence de Brunisscndc à In curie. Si cette lielle dame
avait dominé Clément V, ils n'eussent sans doute pas
manqué de recourir à ses bons ollices, dans
l'intérêt de leur maître. Il n'y a donc pas de
cas à l'aire des racontars rajiporlés par Giovanni Vil-
lani. Ce chroniqueur a enregistré, avec lomplaisancc,
les on dit qui circulaient de son lemps.dans le dessein
d'intéresser ses lecteurs. Il en a consigné d'invrai-
semblables dans ses Isturif Florentine. Ainsi, d'après
lui. Clément V, incertain du sort réservé par l'Elrrnel
à un de ses neveux mort cardinal, consulta un
nécromancien. Celui-ci députa aux enfers un de ses
chapelains qui vit le défunt logé dans un palais,
mais couché sur un lit de feu. En face du palais, le
pèlerin outre tombe vit construire un autre palais.
Les démons lui apprirent que cette d( meure était
destinéeà Clément V lui-même ; MunXToiii, /?erum Ha-
licartim scriptures, t. Xlll, col. 47>, Islovie Fioien-
fine, lib. IX, cap. Lvm. On sait encore avec certi-
tude que le récit de l'élection de Clément V tracé par
Villani est fabuleux (hturie Fiorenline, lib. VHI,
cap. Lxxx). Rabanis a naguère démontré comment
il était contredit par les faits ; Clément \' et Philippe
le Bel. l.eitie à M. Dareriiberf; .sur l'entreyue de
Philippe-le-ltel cl de Derirand de Gi'l à Saint-Jean-
d'Ânf;ély, Paris, i858. Le même érudit a donné de
nombreuses preuves de la favon dont la légendf
s'empara rapidement de Clément V; op. cit., p. 80-
85. Elle lui fut généralement défavorable. Notons
cependant une exception propre à étonner. On sait
comment le chroniqueur FbruetoFrbreti, de Vicence,
d'humeur satirique, s'est plu à enregistrer les bruits
déshonorants pour les personnages de marque. A
I)ropos du procès des Templiers, il dit de Clément V:
« On ne pensera pas qu'un pasteur si modéré, si
agréable à Dieu, ait commis une injustice, sous l'em-
pire delà haine ou sur les instances d'aulrui, car per-
sonne, vraiment intégre, ne contestera qu'il ait agi
en tout, bien et sagement » ; Ilisturia rerum in Ita-
lia sentiirum ah anno 1250 mque ad annum 1318
dans MtiRAToiii, lieriim Italtcarum scriplores, t. IX,
col. 1018 et U. Balzani, l.e cronache italiane net
.Verfio £io. Milan, igoy, p. ayi-j';?.
PÉTRAHQUU nous présente un lîenoîl XII tourné
en dérision par une cour licencieuse et accueilli par
des railleries dans son propre entourage. D'après
lui, ce fut un ivrogne, sans cesse « plein de vin, ap-
pesanti par l'âge, accablé par le sommeil » ; Episto-
lae sine titiilo, 1, et de Sadb, Mémoires pour la ii'e
de François Pétrarc/ue, Amsterdam, 1767, t. Il, p. 89-
4i, et note xv. D'après un autre contemporain,
(( tous les gens de la cour » tenaient le pape pour
0 le plus grand buveur de vin » : d'où le proverbe
« Buvons ponliticalement » ; 1!.\i,u/.e-Mollat, V^itae
paparum Axenionensium, t. I, p. 286. Jean de Win-
TKUTUUit {Chronicon dans Archiv fin- schiveizerisclie
Geschichte, t. XI (i85b), p. ni). Galva.no dklla
FiAMMA (MuRATORi, tîeriim Italicaruni scriplores.
t. XII, col. Ioo9^, PiERHE na Hkreniuals (Baluze-
MoLLAT, op. cit., t. l, p. 23/î) ont tous traité Benoît
de buveur émérite. Mais Pétrarque et les chroni-
queurs qui l'ont vilipendé ne méritent pas créance.
L'amant de Laure l'a détracté apparemment parce
que, en construisant le palais des Doms, Benoit sem-
bla avoir voulu lixer la Papauté en Avignon. Quant
aux chroniqueurs contemporains, ils ont trop com-
plaisamment servi soit la rancune des partisans de
Louis de Bavière, soit celle de moines ou de para-
sites de la cour pontificale, auxquels les réformes
du pape avaient arraché des cris de colore. Benoit a
partagé le sort de tout réformateur austère : il lut
peu aimé; il a été décrié, haï, calomnie. Qu'il ait
aimé le vin, nous ne savons. Une chose est certaine :
par ses réformes et ses actes, Benoît XII a prouvé
qu'il avait au cœur le sentiment de la justice et un
désir sincère de corriger les abus. Son caractère
énergique, tenace, dur même, lui valut bien des ini-
mitiés. Peut-être son teint coloré accrédita t-il les
propos désobligeants de ses ennemis? En tout cas,
en l'accusant d'ébriété, Pétrarque se contredit quel-
que peu. Ne dit-il pas que 1rs abstinences de
Benoit Xll égayaient les gens de la cour ? Epitresine
tititlo, I.
Au XV" siècle, un commentateur de Pétrarque,
GirolamoSquarzaI'Ichi, accusa le pape de lubricité.
D'après lui, Benoit XII s'éprit de Selvaggia, sœur de
Pétrar(|ue, et pria celui-ci de lui livrer l'objet de sa
passion. .Vyant éprouvé un refus, le pontife pres-
sentit le frère de Pétrar(|ue, Gérard, qui lui livra
Selvaggia. Pétrarque, outré, partit pour l'Italie. Sel-
vaggia se maria bientôt avecquelque inconnu. Quant
à Gérard, pris de remords, il s'en fut pleurer son
crime à la chartreuse de Montrieux (Var); db Sade,
op. cit., t. Il, p. 67.
Balaeus (Ct';(<u;(a 4, appendice, chap. 92), Simon
GoULART {Catalogus iestiunt veritatis qui ante nos-
Iram aetalem reclamaverunt, Genève, 1609, p. 1820)
DU Plessis Mornay (Le mystère d'iniquité, c'est-à-
dire l'histoire de la papaulé, par quelz progrès elle
est montée à ce comble, etc. Saumur, 161 1), ont
accepté l'anecdote comme telle. Ils l'enjolivèrent
même et représentèrent le pape entouré de cour-
tisanes.
Avant tout, remarquons que ces écrivains ne
jouissent d'aucune autorité et que, somme toute,
leurs dires reposent uniquement sur le passage ana-
lysé de Squarzafichi. Or, celui-ci se trompe étrange-
ment. Pétrarque eut peut-être une sœur naturelle,
du nom de Selvaggia, mais il n'a jamais fait allusion
à son inconduite. D'autre part, on connaît, par Pé-
trarque lui même, les motifs qui poussèrent son
frère à se faire chartreux. La mort de sa maîtresse
plongea Géi-ard dans le désespoir et le détermina à
se cloîtrer; H. CocniN, f.e frère de Pétrarque, Paris,
igoS, p. 32.
Les chroniqueurs n'ont pas épargné non plus
Clément VI. Mathias de Neueniîubc. a prétendu qu'il
était « passionné pour les femmes » ; J. F. Bôhmkr,
Fontes rerum Geimanicarum, t. IV, p. 227. « Des
femmes, raconte Mathieu Villani, pendant qu'il
était archevêque, il ne se garda pas, mais il outre-
passa la manière de vivredes jeunes barons séculiers;
pendant son pontilicat, il ne sut pas s'en passer, et
il ne s'en cacha pas. Dans ses appartements circu-
laient les grandes dames, de même que les prélats,
et parmi elles une comtesse de Turenne eut telle-
ment sa faveur qu'une grande partie des grâces s'ob-
tenait par son entremise. Etait-il malade, les dames
le servaient et gouvernaient les autres séculiers en
tant que ses parentes » ; Muratori, Ilernm Ilulica-
rum scriplores, t. XIV, col. 186-187. Thomas Bur-
TON, vers 1^00, rapporte les reproches que Clément
fut censé avoir reçu de son confesseur. .\vec cynisme,
le pape aurait répondu : « Quand nous étions jeune,
nous en [des plaisirs cliarnels] usions ; à présent, ce
que nous faisons, nous le faisons sur le conseil des
médecins. » Pour mettre lin aux murmures de sa
cour, il aurait encore osé lire II un libel noir sur lequel
étaient consignés les noms de divers pontifes qui
furent lui)rii|iies et incontinents, et il démontra par
les faits dûment enregistrés que ceux-là même régi-
rent mieux l'Eglise et accomplirent beaucoup pins
de bien que les pontifes chastes » ; Chronicon monas-
levit de .Velsa, éd. Bond, Londres, 1867, t. III, p. 89.
1555
PAPES D'AVIGNON
1556
Sainte Biigilte fait appeler par le Christ Clément
amator carnis ; lievelationes, éd. Rome, 1628, lib. VI,
p. 63. Enfin, d'après le Chronicon Eslense, le pape
" vécut dans la luxure »; Moratori, Rerum llalica-
rum scriptores, t. XV, col. 4^3.
De tous ces propos malveillants que convient-il de
retenir? D'abord, écartons comme empreints de
partialité les témoignages de Matbias deNeuenbuig,
de Thomas Burlon, de sainte Brigitte et des auteurs
du Chronicon Esteiise. Tous sont plus ou moins victi-
limesde leurs préjugés. Mathias deNeuenlmrgcalom-
nie Clément VI, parce qu'il ne lui pardonne pas d'avoir
concouru à perdre Louis de Bavière; voir J.K. B()HMtR,
op. cit., p. 227-230, 23i-23i. Thomas Burlon écrit
trop tardivement pour mériter créance. Son animo-
slté contre la cour pontificale paraît à tout instant
dans sa chronique. Sainte Brigitte eslviclime de ses
illusions franciscaines. L'amour de la pauvreté la
pousse à blâmer le luxe qui régne à la tour d'Avi-
gnon et les fêtes qui s'y donnent. En tout cas, elle
ne parle pas en témoin oculaire. Le Chrontcon Es-
tense a été rédigé loin d'Avignon, en Italie.
Mathieu Villani n'a pas non plus vécu en Avignon.
Comme Jean, son frère, il aimait recueillir tous les
racontars qui se colportaient de-oi, de-là. Il n'en ga-
rantit pas l'aulbenticité. 11 se contente de narrer,
afin d'intéresser son lecteur. Certes, la <our de Clé-
menlVI fut une des [dus brillantes de l'Europe, au
XIV'' siècle. C'était le rendez-vous d'une nombreuse
noblesse, égayée par des fêtes, des bals ou des tour-
nois.Les dames la fréquentaient EllesUguraient,dans
les livres de comptes delà Chambre .\postolique, sous
le nom de « dames de la famille du pape ». Elles
furent, peut-être, plus noml)i'euses sous le pontifi-
cat de Clément VI, parcequo le pape avait beaucoup
de belles-sœurs, nièces, cousines ou alliées. On sait
aussi que Géciïe, comtesse d'Urgel, puis vicomtesse
de Turenne à partir de i346. Jouit d'un grand cré-
dit près de Clément. Elle acquit de grands biens sous
son pontificat, surtout en vendant la vicomte de
Tarenne à Guillaume Roger de Beaufort, neveu du
pontife. D'humeur impérieuse, elle dut s'attirer la
haine des courtisans. "Tout cela accrédita les bruits
malveillants qui circulaient contre la vertu du
Saint-Père.
Mais, n'oublions pas qu'un prélat retors, astucieux,
dénué de scrupules, gouvernait Milan et cherchait
à accaparer la prépondérance en Italie, aux dépens
de la Papauté. La calomnie ne coûtait guère à Gio-
vanni ViscoNTi. C'est lui l'auleur d'un pamphlet
répandu iiarmi les cardinaux en i35o-i35i. Sous
forme d'une lettre du diable à Clément VI, il adressait
au pape les pires reproches ; Villani dans Mubatohi,
Rerum Italicai uni sci i/jtures, t. XIV, col. 13^ et Bi-
bliothèque nationale de Paris, ms. latin 6o4.
Aux dires des clironiqueurs qui colportèrent des
bruits fâcheux sur la conduite de Clément VI, on
peut opposer cenx d'autres chroniqueuis qui appro-
chèrcnl de près la cour pontificale. Weunur dbHas-
KBLBECKB, qui séjouma plus ou moins longtemps en
Avignon et tint une sorte de journal de ce i|ui s'y
passa, n'allègueriencontre le l)ape; Baluze-Moi.lat
Vitae papnrum Avenionensium,^&r\s, 1916, 1. 1, p. 5/13-
55o. Son impartialité ne soulève aucun doute, quoi-
qu'il soit partisan de l'empereur Charles IV et, par
suite.opposé aux amis de Louis de Bavière; G.Mollat,
Etude critique sur les Vitae pnparum Âfenionensium
d'Etienne Haluze, Paris, 1917, p. 55-56. Jkan La
Porte d'.\nnonay accumule les éloges de manière
à composer une sorte de litanies en l'honneur de
Clément. Le pape est : clementiae spéculum, caritutis
Iwspes, niiserictirdiae pater.pietatis allumpnusjibe-
ralitutis minister, Justitiiie pugit, aequilatis «tliletu,
concorJiiie sator, et pacis aiiutor, modettiae nornm,
reli^ionis exeniplur, umicitiiie fumes, anchora spei,
fidei hasia, cuniplacentiae mos,eloqtientiae flos,honor
régis et patriiie deciis ; Baluze-Mollat,o^).ci7.,p.288.
L'auteur delà seconde vie de Cléim nt VI, publiée par
Baluze,n'a pas moins d'admiration pour la personne
du souverain pontife. Puisani à la même source que
•Jean La Porte, il diracjue la mémoire du pape « sera
toujours bénie »; Baluzk-Mollat, op. ctt.,p. 272.
PiKRHB DK Herbnthals uole que le luxe et une pompe
toute séculière régnaient à la cour d'.\vignon. 11 le
sait par expérience personnelle ou par des tiers ;
Baluze-Mollaï,o/;. cit., p. 298. Sur Clément VI il ne
porte pas le moindre jugement défavorable. Il n'ex-
prime même aucun sentiment. Un anonyme, dont la
chronique a été reproduite assez fidèlement par un
Italien du xv" siècle, loue le pape; BALUZB-MoLLAr,
op.cit., p. 289. Son témoignage mérite créance, car
il ne craint ni de blâmer sa politique italienne, ni
de donner des preuves de son népotisme ; Balizb-
MoLLAT, op. cit., [). 294 et 296. Un inconnu du
xV siècle, un Français vraisemblablement, reproche
aussi à Clément ses trop grandes complaisances pour
les siens ; c'est, suivant lui, la seule faute qu'on ait
à lui imputer; Baluze-MoLlat, op. cit., p. 261.
De tels témoignages sullisent amplement pour
ètayer un jugement équitable. Ils entraiueiit la con-
viction, quand on les compare à ceux des chroni-
queurs hostiles à Clément VI. L'impartialité des
premiers a])paralt clairement, quoique certains exa-
gèrent parfois les louanges, tandis que le parti pris
des seconds n'est pas moins évident. D ailleurs,
ceux-ci ont vécu loin d'Avignon, dans un milieu
hostile à la papauté avignonnaise; ceux-là, au con-
traire, possèdent l'avantage d'avoir été pour la jilu-
part des témoins oculaires ou d'avoir été bien ren-
seignés.
11 reste contre Clément VI un témoignage quelque
peu embarrassant, celui de Pktrarqub. « Je parle
dit-il, (/e clioses fues, et non pas entendues. » Epitre
sine titulo xiv; Opéra umnia, éd. Bàle, i58i, p. 728.
Il fait tenir au pape les propos les plus lascifs, qui
ne laisseraient aucun doute sur ses amours illicites,
s'ils avaient été réellement tenus. A Séniiramis
— c'est-à-dire à Cécile, comtesse d'Urgel — Milio (Clé-
ment VI) chante : a Je me suis trouvé une douce
amie, et il me sullil d'être réchauffé par ses perpé-
tuels baisers » ; Eglogue vi, fastorum. A.i\. Bartoli
a jadisexlrait de nombreux passages des œuvres de
Pètrarcjue, qui constiluenl un réquisitoire accablant
contre la vertu de Clément VI; Stovia délia letteru-
tura iluliauii, Florence, i884, t. VU, p. 85-ii3. Plus
récemment, M. Doiiix écrivait, à l'aide des mêmes
passages, un roman historique : Au tenipsde Pétrar-
que (Paris. 1906). Il y dépeignait les mœurs relâ-
chés de Clément VI et les vices du camèrier.
Si atlirmalif que soit Pétrarque, il n'est pas qua-
lifié pour censurer la conduite du pape. Ses accusa-
tions doivent être considérées comme injr.stes et in-
vraisemblables. Son animosilé avérée contre les
papes d'Avignon fournit à l'historien un motif sé-
rieux de douter de la vérité de ses anecdotes gra-
veleuses. Il haïssait en Clément VI le personnage
qui avait su donner un si grande lustre à la Papauté
avignonnaise. Sa liairie l'aveugla au point deneplus
pouvoir juger sainement les chefs de l'Eglise. i> Nul
ne le croira, a-ton dit, sauf ceux qu'abuse la haine de
la Papauté »; R. Dklachenal, Histoire de Cliarles V,
Paris, igi6, t . III, i>. 494. En tout cas. Clément VI ne
dut pas sa fin à une maladie honteuse, suite d'une
vie dissolue qu'on l'accuse d'avoir menée. Durant de
i longues années il soufirit de la gravelle et eut re-
cours à de nombreux médecins. Sa mort fut causée
1557
PAPES D'AVIGNON
!558
par la ruptuic tl'une tumeur interue. L'hémorragie
qui s'ensuivit l'emporta dans la tombe (H. \Va<jukt,
Nute sur les médecins de Clément VI; dans Mélan-
ges d'archéologie et d'histoire, t. XXXU (1913),
p. iô-i'j et E. Ukpiibz, Les funérailles de Clément VI
et d'Innocent Vf, d'après les conijUes de la cour
pontificale, ibid., t. XX (1900), p. 235 -■j5o).
La conduite de Pétrarque semble, d'ailleurs, in-
compatible avec les sentiments qu'il exprime au
sujet dos papes d'Avignon. Gomment a-l-il reclierclié
leurs faveurs, s'il les méprisait? Pourquoi séjourna-
t-il à une cour dont les mœurs lui faisaient horreur?
Il eût dû logiquement la fuir.
Pétrarque semble avoir pris plaisir à fournir des
armes contre lui-même. De Clément VI qu'il vili-
pende, il a écrit : Clemens VI egref;ins nunc liomiilei
gregis pastor, tant potentis, et in\'iclne m''moriae
traditur ut quidquid vel semet legerlt nhlivisci,
ctiam si cupiat, non possit... {De rébus memorabili-
bn$. lib. Il, cap. 1). Ce lanjra.se a de quoi surprendre.
Si vraiment t^.léuicnt VI se livra à l'inipudicité,
comme le prétend Pétrarque, il n'a pu élre « un
pasteur d'elile i>.
b) Les cardinau.i\ — Si Pétrarque a détracté les
papes, il n'a pas mieux traité les cardinaux;
voir DB Sadb, op. cit., t. II, p. gS et Baktoli, luco
citato. C'est apparemment parce qu'il leur repro-
chait (l'user de leur inlluencepour retenirla papauté
sur les bords du Rhône. Il se faisait peut-être en cela
l'écho des doléances italiennes. On retrouve les
mêmes teiulances chez le chroniqueur Matuihu Vil-
LANi. D'aiirès celui-ci, Clément VI « remplil l'Eglise
de plusieui's cardinaux ses parents ; et il en Ut de si
jeunes et de vie si déshonnète, si dissolue, qu'advin-
rent des choses de grande abomination r ; Murator:,
Heruin Italicaruni scri flores, t. XIV, col. 186. Il
convient de ne pas croire Villani sur parole. L'Eglise
n'eut pas à rougir du plus jeune cardinal créé par
Clément VI, de Pierre Roger de Beaufort, qui reçut
la pourpre à 1 âge de dix-neuf an& et ilevint phis
tard pape sous le nom de Grégoire XI. Les contem-
porains ont loué la pureté de sa vie. GoLUccio
Salutati, non suspect de partialité, n'a pu que van-
ter ses qualités morales.
Au vrai, l'opinion italienne était exaspérée par
l'absence de la Papauté. La majorité, qui apparte-
nait au parti français, dans le Sacré Collège, l'inquié-
tait, à juste titre. On réunit dans la même réproba-
tion papes et cardinaux qui semblaient vouloir
frustrer, jjour toujours, l'Italiedes avantages immen-
ses que lui avait jadis valus la présence du Saint-
Siège .
Pour juger les cardinaux, il vaut mieux consulter
les archives du Vatican que se lier aux atlirmalions
vraistuiblablement partiales des Italiens. Les docu-
ments authentiques montrent qu'ils ont pour la plu-
part dignement servi le Christ, durant le xiv« siècle;
voir I<'. UucuESNE, Histoire de tous les cardinaux-
françois de naissance.... Paris, 1660-1666. Certains
eurent une altitude parfois choquanle, tels Napoléon
Orsini, Guy de Boulogne, Talleyrand de Périgord,
La politique régla trop leurs manières d'agir, parce
qu'elle avait principalement présidé à leur choix. On
peut leur reprocher encore leurs vues trop humaines.
Quant à leurs mœurs, furent-elles pures ou impures?
Aux assertions de Pétrarque et de Villani, nous
n'avons à opposer que des arguments négatifs, suffi-
samment sérieux pour entraîner la conviction.
c) I.a cour pontificale. — Au sens large, celte
appellation convient à tous ceux qui, de près ou de
loin, se rattachaient d'une manière quelconque à la
personne du pape, fût-ce en qualité de l'ournisseuis.
La majorité étaient des séculiers. En particulier, la
domesticité des c;irdinaux et des autres prélats infé-
rieurs composait un groupe iuiportanl et remuant.
.\ tous ces gens se mêlait une foule extraordinaire
d'étrangers que leurs aifaires appelaient en Avignon
ou qui y venaient tenter fortune. Rien d'étonnant à ce
que parmi eux se soient glissés des aventuriers de
toute nature, des voleurs de profession, des usuriers,
des aigrelins, des lilles de joie. Nicolas db Clkman-
GKS prétend que les Italiens enseignèrent aux Fran-
çais les mœurs légères et perverses; De corrupto
Ecclesiae statu, éd. Jean Corrozet, i56a, cap. xiii,
fol. 26 V. Pour sainte Brigmib, Avignon est « comme
un champ rempli d ivraie qu'il faut d'abord extirper
avec un fer aigu, puis purilier avec le feu, et enfin
aplanir avec la charrue »; Ilevelationes, lib. IV,
cap. b"). « A la curie, dit-elle, règne un orgueil inso-
lent, une cupidité insatiable, une luxure par trop
exécrable, te Iléau détestable d'une horrible simonie» ;
ibidem, lib. V, cap. 1^2. Pour Piîtrarque, Avignon
est « l'impie Babylone, l'enfer des vivants, la senline
des vices, l'égout de la terre. On n'y tiouve ni foi,
ni charité, ni religion, ni crainte de Dieu, ni pudeur,
rien devrai, rien de saint... Ce qui m'a rendu le séjour
de cette ville si odieux et pire que tout, c'est qu'elle
est un égout où toutes les immondices de la terre
sont venues se rassembler >• ; de Sadr, op. cit., t. I,
25-27. D i'près Pétrarque encore, il y aurait eu jus-
qu'à onze maisons publiques, tandis qu'on n'en au-
rait compté que deux à Rome ; éd. Bàle, fol. 1 184. Le
poète ne se contente pas d'invectiver Avignon. Il
peint avec beaucoup de force des scènes de débauches
que les convenances empêchent de reproduire ; voir
en particulier les épîtres séniles et sans titre v, vni,
X, xii-xv, xvii-xxix.
Pétrarque a certainement exagéré. Avignon lui
est odieuse, parce qu'elle est devenue le centre de la
catholicité. Lui-même a trahi les sentiments de ran-
cune qui l'animaient. « Quelle honte, a-t-il écrit, de
la voir devenir tout à coup la capitale du monde, où
elle ne devrait tenir que le dernier rang ! » Opéra
omnia, p. 1081.
Cependant n'exagérons pas nous-mème. Dans une
ville cosmopolite, comme le fut Avignon au xiV siècle,
il dut régner une certaine inconduite. Les papes ont
tout fait pour la combattre. Ils possédaient une police
bien organisée et commandée par le maréchal de la
cour. Les méfaits commis dans Avignon étaient
sévèrement réprimés. Par exemple, en 1827, les opé-
rations des changeurs d'Avignon éveillèrent des
soupçons. On saisit leurs poids et leurs balances.
Trente-six changeurs furent condamnés à des amen-
des pour avoir trompé leurs clients; G. Moixat, Les
changrurs d'Avignon sous Jean XXII, dans Mémoires
de l'.lcadémie de Vaucliise, t. V, 2« série (1906),
p. 271-279. Des sergents convaincus de connivence
dans l'attentat commis le i3 avril i3/|0 sur la per-
soni.e de l'ambassadeur d'Angleterre, Nicolino Fies-
rhi, furent pendus à des potences placées sur l'appui
des fenêtres de l'hôtel où logeait la victime. Le ma-
réchal de la cour n'évita le même châtiment que par
le suicide; Baluzk-Mollat, Vitae pnparum A^enio-
nensiiim, t. I, p. 2o5 206. En iSSg, Innocent VI
ordonna de jeter dans le Rhône certains bandits qui,
la nuit, masqués, volaient et mettaient à mal les
femmes; op. cit., t. I, p. 338.
D'autre part, les papes dotèrent les jeunes filles
pauvres pour empêcher la prostitution. Chaque
année, par exem|)le, Jean XXII consacrait jusqu'à
mille florins en dots; K. H. Schabfbr, Die Ausgaben
der aposlolisclien Kammer miter Johann XX/I,PadeT-
born, igi i, p. 682, 6g3, 706, 718, 729. Vers i343, le
camérier Gasbert de Laval fonda près de l'église de
Notre-Dame des Miracles une maison de refuge pour
1559
PAPES D'AVIGNON
■IS'ÎO
les filles déchues, L'inslilution, encouragée par les
souverains pontifes, fut comblée de bienfaits par
Grégoire XI ; D' Pansier. l.'OKin're des repenties a
Ai'ignon du XIII' nu XVIII' siècle, Paris, lyio, p. 21
el sq.
Comme preuve du relâchement des mœurs en Avi-
gnon, on a parfois allégué certains statuts de la
reine Jeanne, réglant la prostitution dans la ville;
AsTHtJC, De morbis venereis, i636, p. .'ifjS. Mais ces
statuts, souvent reproduits, sont des faux dont on
connaît les auteurs. Voici leur histoire : o M. Aslruc.
médecin, écrivit à un monsieur d'Avignon pour le
prier de lui envoyer (s'il pouvait se les procurer)
les statuts faits ])ar la reine Jeanne pour l'établisse-
ment d'un B [maison publique] à Avignon, (le
monsieur étant chez monsieur de Garein, où plu-
sieurs de ses amis se rendaient pour passer la soirée,
leur lut lalettre qu'il avait reçue, ce qui lit beaucoup
rire ces messieurs, M. de Garein dit : « Il n'j' a qu'à
luienfaire»; on s'amusaà les composer, M. de Garein
les arrangea en vieux (sic) idiome provençal, et on
les envoya à M, Astruc, qui les lit imprimer dans un
ouvrage auquel il travaillait, et le lUinna comme une
pièce authentique. » Tel est le récit de la mystihca-
lion rapporté par Joseph Gabriel Teste, qui le tenait
de son père, ami personnel de M. de Garein.
M. Commin, qui participa à la fabrication du faux,
conta la même chose à M, Hequien ; 1', Yvarbn, Une
mystification historique. Statuts de la reine leanne
de Naples, dans Opuscules de médecine, Avignon,
1880, p. 288.
Quand bien même nous ne posséderions pas l'aveu
des faussaires, une analyse attentive des prétendus
statuts sullirait à prouver qu'ils sont des faux. Tout
d'abord, l'acte transcrit dans le manuscrit a83^,
folio 64 recto, de la bibliothèi|ue d'Avignon, est dit
provenir du recueil des minutes du notaire aposto-
lique Tamarin. Or, ce nom ne Ugure pas sur la liste
des notaires avignonnais parue dans l'Annuaire de
Vaucluse, en 1889, page 2^1 et suivantes,
La date de l'acte, 8aoùt 1847, neconcordepas avec
l'itinéraire connu de la reine Jeanne. A cette époque,
celle-ci ne séjournait pas en Avignon.
Le document est rédigé en provençal. Mais ce pro-
vençal n'a rien d'archaïque. Les expressions sont
modernes. Elles concordent avec le l.mgnge du
xviii» siècle.
Si l'acte était authentique, il n'aurait pas été, d'ail-
leurs, rédigé en provençal. Le latin était la langue
diplomatique employée par la chancellerie ange-
vine.
L'écriture décèle une main récente, inhabile, igno-
rante du mode d'abréviations en usage au xiv siè-
cle.
La miniature, qui orne le parchemin, contient les
armes de la reine Jeanne avec la représentation d'un
troubadour portant en main un rameau d'olivier.
Mais c'est une copie servile d'une gravure illustrant
un discours sur les arcs triomphaux d'Aix pour l'ar-
rivée du roi Louis XIII, Aix, 1624, p. i4. l^e plus,
les tons des couleurs employées par le miniaturiste
dilTèrent totalement des tons en usage au xiv' siècle,
Enfln, à cette époque, les règlements de police
n'étaient pas libellés par le souverain, mais par la
municipalilé ou le viguier d'Avignon, -linsi que le
prouve surabondamment le manuscrit même qui con-
tient, en plus des prétendus statuts, ceux de la
Républiqueavignonnaise. Ainsi tout démontre l'exis-
tence du faux.
Bibliographie. — H. Cochin, Le jubilé de François
Pétrarque, dans le Correspondant, octobre 1904,
p, 62-68, — D'' P. Pansier, Histoire des prétendus
statuts de la reineJeanne et la réglementation de la
prostitution à Avignon au Moyen Age, Amsterdam,
1902. — L. H, Labande, Tamarin notaire à Avignon
dans L'intermédiaire des ckerclirurs et curieux,
t, XLIX (1904), col, 194-196, — Rinaldi, Annales
ecclesiastici,aiii annos, i3i4, § xv ; i342,§i; i35-j,
§ xxi-xxill, — T. Martel, Blancnflour ; histoire
du temps des popes d'Avignon, Paris, i9o8(roman).
— J. Joergenseii, Sainte Catherine de Sienne,
Paris, 1920,
A'L La fiscalité des Papes d'Avignon. — a)
Caractères. — On appelle de ce nom le système fis-
cal en vertu duquel le Saint-Siège perçut des impôts
sur lesbénétices ecclésiastiques. Certes, quelques-uns
d'entre eux exi^laicnt aux siècles précédents, mais
il faut reconnaître que les Papes d'Avignon grevè-
rent les clercs d'impôts très lourds, en raison de
leur nombre, de leur variété, de leur caractère et de
leur mode de recouvrement. Les évèques et les abbés
payaient les services communs à l'occasion de leur
nomination directe, de la contirmatiou de leur élec-
tion, de leur consécration, de leur translation à un
autre siège ou à une autre abbaye par le souverain
pontife. De plus, ils rénmnéraient le personnel de
la cour et les familiers des cardinaux, de dons ou
gratilications connus sous le nom de menus services,
sacra, suhdiaconum. Il leur fallait encore acquitter
des droits de chancellerie fort élevés ainsi que des
droits de quittance, ou encore des redevances dues à
l'occasion de leurs visites ad limina el des droits de
pnllium. A partir d'Urbain V, ils perdirent le béné-
lice des procurations, taxes perçues quand ils visi-
taient leurs inférieurs. Enfin, en vertu du droit de
dépouilles, le Saint-Siège s'emparait de leurs biens,
lorsqu'ils passaient de vie à trépas.
Les petits bénéliciers payaient des rfptimes, c'est-à-
dire la dixième partie de leurs revenus nets, les
annotes ou revenus d'un bénéfice produits dans le
cours de l'année qui suivait la collation d'un nou-
veau titulaire, les procurations, les subsides car:-
tulifs. Contre leurs biens, le pape pouvait exercer, à
leur mort, le droit de dépouilles.
Si un bénéficier, petit ou grand, décédait sans
avoir acquitté ses dettes vis-à-vis du Saint-Siège,
celles-ci ne s'éteignaient pas ; personnelles et réelles,
elles restaient attachées au bénéfice, quelle qu'en ffiit
l'ancienneté. Chacun demeurait responsable pour
ses prédécesseurs. Ainsi, en i342, l'arriéré des com-
muns services dus par Nicolino Canali, promu au
siège archiépiscopal de Havenne, s'élevait à 14.700
llorins d'or de Florence. Sans doute, les bénéliciers
avaient recours contre leurs prédécesseurs ou, en
cas de décès, contre leurs héritiers; mais, ce recours
était fort souvent illusoire ou trop onéreux.
Les moyens de contrainte, pour activer la rentrée
des impôts, étaient d'ordre spirituel. Si, à la suite
d'une monition, le débiteur ne s'acquittait pasde sa
dette, il était frappé de censures ecclésiastiques.
L'excommunication lui faisait perdre le libre exer-
cice d'un bon nombre de droits : droit d'administrer
ou de recevoir les sacrements, droit d'assister aux
otlices divins, droit d'élire ou li'ètre élu aux Ijènéû-
ces et dignités, droit d'exercer la juridiction tempo-
relle, droit à la sépulture ecclésiastique. De plus, si
un prêtre ou un évèque célébrait les otlices divins au
mépris de l'excommunication, il tombait par le fait
même dans l'irrégularité. Le contribuable ne se sou-
mettait-il pas à l'excommunication, il était frappé de
l'aggrave qui le privait des biens spirituels et lui
interdisait l'usage des choses publiques. Persévérait-
il dans la résistance, la réaggrave lui enlevait la pos-
s bilité de communiquer avec autrui, même pour le
1561
PAPES D'AVIGNON
1562
boire et le manger. Quand les autorités séculières le
permettaient, les collecteurs d'impôts saisissaient
encore les immeubles des récalcitrants et les met-
taient en vente.
Les bénéliciers se pliaient en général aux exigen-
ces des agents du lise pontifical, car ceux-ci usaient
de leurs pouvoirs avec la plus grande rigueur. Ainsi,
le cadavre de Gonsalvo, évêque de Mondonnedo,
resta, au scandale des populations, hors du cimetière,
jusqu'à ce que ses héritiers se fussent engagés à
payer les dettes de leur parent.
b) Conséquences de la politique finaucièie du
Saint-Siège. — Les récils des contemporains ne lais-
sent aucun doute au sujet des sentiments publics.
Les mesures liscales des Papes d'Avignon excitèrent
le plus vif mécontentement. En Angleterre, les par-
lements s'élevèrent avec acrimonie contre elles. Ils
constatent qu'elles provoquent l'e.\ode des capitaux
hors du territoire national, la diminution du culte
divin, l'amoindrissement de la piété populaire, le
mauvais entretien des édifices sacrés qui tombent en
ruines faute de réparations, la cessation des ollices
divins, l'abandon des distributions d'aumônes et de
l'hospitalisation des malheureux, contrairement aux
intentions formelles des fondateurs d'ivuvres pics...
En France, les maux sont plus grands, parce que
la guerre de Cent ans, la famine et la peste ont
amené des désastres. Les bénéfices ruinés, dévastés
ou détruits ne produisent plus aucun revenu. Le
retrait du droit de procuration aux évêques a ])our
elfet la cessation des visites pastorales, l'abandon
du culte et la désertion des bénéfices. « Les peuples,
dit un contemporain, se voyaient prescpie partout
privés de la parole de Dieu, et, en plusieurs endroits,
de la participation des sacrements, parce qu'il ne
restait plus de quoi subsister aux pasteurs, à qui
l'administration en avait été confiée : les églises et
les bâtiments étaient presque partout ruinés, faute
de pouvoir les «ntretenir : les pauvres mouraient de
misère sans consolation et sans secours » ; Hourgkois
DU CuASTiiNKT, Nouvelle histoire du concile de Cons-
tance, Paris, 1718, p. ■j.
Eu Allemagne, les clercs souffrent moins des exi-
gences du Saint-Siège. Ils opposent une telle résis-
tance aux collecteurs que ceux-ci renoncent parfois
à percevoir l'imiiôt. Ils ont peur de perdre la vie ou
d'être jetés dans d'infectes prisons, comme ce fut le
cas pour certains d'entre eux. Somme toute, les
plaintes continuelles du clergé pénètrent à la longue
dans les masses populaires et y engendrent une
opposition dangereuse à la pa|iauté. L'.\ngleterre
mûrit sourdement pour le Schisme et l'Alleuiagne
pour la Réforme. Quant à la France, elle incline au
Gallicanisme.
c) Causes de la politique financière du Saint-Siège.
— Les livres de comptes pontificaux font très exac-
tement counaitre les motifs qui poussèrent les papes
d'Avignon à grever le clergé d'impôts. En |3|3,
Clément V possédait i.o4o.ooo florins d'or de
Florence; ses donations testamentaires exagérées
épuisèrent le trésor. Il ne resta aux cardinaux et à
Jean XXII que 70.000 florins à se partager, au mois
d'août i3i6. Dans sa détresse, le pape créa des
impôts. Les recettes atteignirent un chiffre élevé. Le
trésor pontifical encaissa environ 4. 100.000 florins,
pendant le règne de Jean XXII. Cependant les dé-
penses nécessitées en grande partie par les guerres
d'Italie s'élevèrent à 4-'9'-44tj florins. La Chambre
Apostolique eût été acculée à la banqueroute, si
Jean XXII n'avait pas puisé l'argent nécessaire d^ns
sa propre casselte et fait rendre i5o.ooo florins à la
j succession de Clément V. Il laissa à Benoit XII une
situation financière assez prospère pour que son
successeur pût ne pas réclamer certains impôts.
En l'Slii, l'encaisse du trésor pontifical était de
1.117.000 florins. Accoutumé à vivre en grand sei-
gneur, Clément VI dépensa plus que ses revenus. Le
gouffre du déficit s'ouvrit et ne fut plus jamais
comblé. Innocent VI, Urbain V et Grégoire XI gémis-
sent sur leur situation précaire. Ils sont acculés à
vivre d'emprunts et à accabler les ecclésiastiques
d'impôts. Mais ce qui les ruine, c'est bien moins le
luxe régnant à leur cour, que la guerre d'Italie. Ainsi,
le» mesures fiscales prises par les i).T|)es d'Avignon
ont un noble motif. Elles sont suflisamnient excusées
par le souci constant qui les poussa à préparer le
rétablissement du Saint-Siège à Rome.
Si les moyens de contrainte employés pour activer
la rentrée des impôts choquent nos idées, il convient
d'observer que la science linanciérc n'était pas très
avancée au Moyen Age. Les pouvoirs publics se ser-
vaient d'expédients grossiers ressemblant aux ijro-
cédés des conquérants. Hors de l'Eglise comme dans
l'Eglise, à cette époque, la dureté était partout.
Parce que l'appel au bras séculier était presque illu-
soire et que les gouvernants d'alors empêchaient
parfois le séquestre des biens, le Saint-Siège s'ap-
pliqua à faire rendre à l'excommunication tous seg
ell'ets.
Les contemporains ont eu tort de traiter les annotes
et les seriices communs de simoniaques. La simonie
se définit, en effet, « la volonté délibérée d'acheter
ou de vendre, mojennant une rétribution apprécia-
ble, une chose spirituelle en elle-même, comme la
consécration épiscopale, l'ordination sacerdotale, ou
une chose annexée à l'exercice d'une fonction spiri-
tuelle, comme le revenu d'une cure, d'un monastère » ;
Lega... Praelectiones in textum juriscanonici dejudi-
ciis ecctesnsticis, Rome, igo5, 1. II, vol. IV, p. 28. Or,
en vertu de son pouvoir de juridiction universelle,
le pape a « la pleine disposition de toutes les églises,
dignités, oliices et bénéfices ecclésiastiques »; bulle
du 1 1 juillet i'i/i!i dans Rinaldi, Annales ecclesiastici
ad annum l'Ji'i, § 55-59. ^''"" suite, il possède le droit
«l'exiger une part des revenus dont il accorde la jouig-
sance aux clercs et aux prélats Les services communs
cl les aimâtes ne sont donc pas un prix d'achat; ils
ont le caractère d'impôts légitimes quoique onéreux
ou périlleux dans leurs effets.
RiBLiocnAPiiiK. — Ch. Samaran et G. MoUat, La Fis-
calité pontificale en France au XI V^ siècle, Paris,
1905. — J. F. Kirsch, Die pdpstlichen Kolleklorien
in Deutscliland wiihrend des XIV Jalirlinnderts,
Paderborn, i8g4; Die papstlichon Annaten in
Jteutsclitand nnhrend des XIV .lahrhunderts, Pa-
derborn, igoS. — Alvarez Pelayo, De iiliinclu
Ecclesiae, Venise, i56o. — F Kocquain, f.a cour de
Home el l'esprit de réforme avant l.utlier, Paris,
1893-1897,3 vol. — J. Doizé, Les finances du Saint-
Mci^e au temps d' Afign«n, dans les Etudes, t. CXI
(1907), p. 467-484, 639-IJ54. — E. Hennig, Die
ptipstlichen Zehnten ans Deutschland im Zeitalter
des ai'ignonesischcn Papsttums, Halle, 1909. —
A. Clergeae, la curie et les bénéfices consistoriaux.
Etude sur les communs et menus services, 1300-
/COO, Paris, 1911. — E. (îoller. Die Einnahmen der
aposlolischen Kammer noter Johann XXJI, Pader-
born, 1910; Die Eiunnlimen der Aposlolischen
Kammer unier Benedikt XII, Paderborn, 1920. —
K. H. Schafer, Die Ausgnhen der apostolischen
Kammer unter Johann XXII, Paderborn, 1911;
Die Ausgahen der Apostolischen Kammer unter
lienedikt XII, Klemens VI und Innocenz VI
(i335-i362), Paderborn, 1914.— G. MoUat, l.a
collation des bénéfices ecclésiastiques sous les
1563
PARABOLES DE L'ÉVANGILE
136 'i
papes d'Avignon, 1305-1378 (Bibliothèque de
l'Instilut canonique de l'Université de Strailiouig
(vol. I). Paris, 1921).
G. MOLLAT.
PARABOLES DB LÉVANGILE. — I. Théorie
UTTiinAiHK DB LA PARABOLE. — I. Parabole et
mâchai hébraïque. 1, Analyse du genre. 3. Obscu-
rité relative de la parabole en général. 4. La para-
bole eva'igélique es/ particulièrement d'une inter-
prétation laborieuse. 5. Sentiment de ta Tradition
' a ce sujet. — II. Le bit i>k l"bnseiomembnt par para-
boles.— I. Etat de la question, a. .Sens du texte
des Evangiles. 3. Commentaire traditionnel de ce
même texte. 4. Les opinions des catholiques con-
temporains.— III. L' AUTHENTICITÉ DES PARABOLES. Oh
l'a contestée. i. A raison de leur caractère allégori-
sant. a. A cause de l'état des textes, dans lesquels
on a cru relever des remaniements et des adapta-
tions postérieures.
Deux questions seulement intéressent ici l'Apolo-
g^étique : l'authenticité des Paraboles et le but de
Jésus-Christ en les disant. Mais la réponse à faire
dépend en partie de la théorie littéraire de la para-
bole évangélique.
I.Tbéorie littéraire de la parabole
évangélique
1" Le terme de parabole revient cinquante fois
dans le texte j>:rec du Nouveau Testament, savoir :
quarante- huit fois dans les évangiles dits synopti-
ques, et deux fois dans l'épître aux Uébreux (!x, 9;
XI, ig). Dans ces deux derniers passades, il prendle
sens particulier de « ligure prophétique », mais par-
tout ailleurs il s'emploie pour signilier un mode
d'enseignement, le plus caracléristiqi'.e des discours
de Jésus-Christ.
La parabole évangélique a paru si achevée qu'elle
est restée le type du genre, et c'est à elle qu'on
pense quand il est question de parabole tout court.
Ce n'est pas que Jésus-Christ ait inventé le discours
parabolique, ni même la parabole proprement dite.
Il a eu des précurseurs. Il va sans dire que c'est chez
les Juifs, et non cher les Grecs qu'il convient de les
rechercher. Sans parler de Salomon, qui garde dans
la tradition juive la réputation d'un grand parabo-
liste, nombre de ceux qui ont écrit l'.\ncien Testa-
ment, prophètes ou moralistes, excellent à manier
la parabole.
Dans la version grecque des Septante, le mot ttccox-
?o/>i se rencontre quarante-sept fois, et le plus sou-
vent il traduit l'hébreumâcAri/.Or.le m«c/(â/ hébraï-
que est une sentence renfermée dans deux stiques
parallèles, qui le plus souvent se développent en une
comparaison.
De l'eau fraîche pour celui qui a soif.
Telle la bonne oouTelle Tenant d'un pave lointain (Proi.,
«V, 25).
Le mâchûlesl d'une compréhension très élastique,
presque fluide. \ombreuses sont ses variétés. Encore
qu'elles ne se distinguent ])as nettement les unes des
autres, on peut en énumérer une dizaine : la simple
similitude, comme sont la plupart des sentences du
livre des Proverbes; le dicton(rîen.,xxii,i4 ; Ezech.,
XII, aa); le proverbe (1 ïiois.x, la); l'énigme ou pro-
blème (yH^es, xiv, ia-i4); l'exemple, mais en mau-
vaise part, comme nous disons devenir la fable,
e'est-à-dire la risée (A's., lxviii, la; Deut., xxviii,
37); la parabole ou fable (Juges, ix, 7-15); l'allégorie
(Èiech., xvii, 2-10; XIX, ixiii); et enûn, en un sens
moins rigoureux, la ligure prophétique ou type bibli-
que (Ps., Lxxvii, a;cf. Hebr., tx, 9; xi, ig).
Dans, la littérature juive postérieure, notamment
dans les apocalypses du livre d'Hénoch et du
IV' livre d'Esdras; puis et surtout dans le Talmud,
on rencontre ces mêmes formes du mâchai. De tout
temps, le discours [larabolique a été faniilitr aux
Orientaux. St Jkrôme en faisait la remarque à pro-
pos des Syriens et des Palestiniens. « Familiare est
Syris, et maxime Palaestinis, ad omnem sermonem
saura parabolas jungere: ut quod per simplex prae-
ceptum teneri ab auditoribus non polest, per simi-
litudinem exeniplaque teneatur. » In Matth., xviii
a3; P.L.,XX\l, iSa. .
2" Nulle part dans l'Ecriture, pas plus dans le
Nouveau Testament que dans l'Ancien, nous n'avons
les règles de la parabole. Ces règles ont sans doute
existé, étant donné que le mâchai représentait chez
les Hébreux l'art de bien dire. L'Ecclésiastique
(xxviii, 33) met sur le même pied le jurisconsulte et
celui qui « sait énoncer de fines sentences ». On
devait s'exercer à faire et à expliquer le mâchai,
puisque le même auteur fait observer que l'homme
cultivé « pénètre les détours des sentences subtiles,
cherche le sens caché des similitudes et s'applique à
deviner les sentences énigmatiques » (xxxrx, a-3).
Mais, à défaut d'une théorie littéraire toute faite
(qu'on serait du reste bien étonné de rencontrer dans
des textes d'un intérêt exclusivement moral et reli-
gieux), nous avons dans la Bible, et notamment
dans l'Evangile, assez de paraboles, pour qu'il soit
permis de tenter une analyse du genre.
Il est manifeste <|ue l'élément commun à toutes les
variétés du mâchai est la mise en œuvre d'une com-
paraison. De là son équilibre, résultant de deux
termes sj-métriques, aussi bien pour le fond que
pour la forme. C'est ce que les mots eux-mêmes
donnent clairement à entendre : mâchai et T:y.pei.Z:ii.Ti,
tout comme -nxpitftiv., veulent dire similitude. Ils
consistent essentiellement à rapprocher deux objets
pour les comparer, de manière à comprendre l'un
par l'autre. La légitimité du procédé se fonde sur
la supposition, tacite mais non gratuite, qu'il y a
unité dans les choses de ce vaste monde, que la vie
intérieure des âmes, que la vie divine elle-même a
de l'analogie avec le mouvement et la vie des êtres
inférieurs, telle que l'expérience quotidienne nous la
fait connaître. Instinctivement et universellement,
les hommes sont persuadés que l'invisible se révèle
dans le visible. C'est tout le fondement du sym-
bolisme.
Les figures les plus primitives du langage, celles
que les Grecs appellent tsottîi (ijue Quintilien traduit
par verborum immutationes), seramènentendéflnitive
à la comparaison. On commença par dire d'un
homme vaillant qu'il était comme un lion. La méta-
phore était trouvée. Elle sort de la comparaison, ou
plutôt elle n'est qu'une comparaison implicite : on
affirme directement d'un objet les propriétés ou pré-
rogatives d'un autre. Alors que la comparaison rap-
prochait, pour dériver la lumière de ceci sur cela;
la métaphore superpose, de manière que ceci trans-
paraisse à travers cela.
Tout le monde convient que la parabole est une
comparaison soutenue, développée en un récit Actif;
et que l'allégorie est une série de métaphores cohé-
rentes pour donner à connaître un seul et même
objet. Au reste la parabole et l'allégorie tendent
pareillement à instruire en charmant: avec cette
différence que l'allégorie est facilement plus descrip-
tive. Avec les mêmes éléments on peut faire une sim-
ple similitude (qui sera parabolique ou allégorique),
une parabole ou une allégorie. Le Christ, qui est
1565
PARABOLES DE L'ÉVANCxILE
15U6
venu à nous en pasteur, s'apitoyait sur les foules qui
le suivaient, trouvant « qu'elles étaient comme des
brebis sans berger», Vatlli., ix, 36 (similittide para-
bolique). Alors, il dit à ses disciples : « Allez aux
brebis perdues de la maison d'isracl >i, yi/«((/(., x, i6
(similiiitde ullt'gorique). Il insista davantajfe quand
il dit la parabole de la brebis perdue et retrouvée
(Mattli., Tiviii, 12); il expliqua le lotit pniv l'allégorie
du bon Pasteur (Jean, x. 1-18).
Oi\ linit la similitude? Où commence la parabole?
Il est dillicile de le marquer avec précision. Tel range
parmi les paraboles la sentence du Seigneur sur le
vieux vêlement, qu'on ne raccommode pas avec une
pièce j)rise à un neuf, ou encore la sentence des vieil-
les outres, impro|)resà recevoir du vin nouveau (/.»(",
V, 36-37); iilors que d'autres n'y voient qu'une simi-
litude. C'est ce qui explique le désaccord des auteurs
quand ils font le total des paraboles évangéliques;
les cliilfres proposées oscillent entre 20 et 100.
Une autre imprécision, plus importante, lient à ce
que les frontières sont mal définies entre l'allégorie
et la parabole. Bien peu des paraboles qui se lisent
dans l'Ecriture sainte sont exemptes de toute allé-
gorisation, el, inversement, les allégories présentent
çà et là des traits paraboliques. On admet couram-
ment que le proiiliète NatUan a dit une parabole,
quand il vint reprocher à David son adultère
(Il Hois, XII, 1-4). Toutefois, que penser d'une brebis
qui mange le pain, boit à la coupe et dort sur le sein
d'Urie?" Dans une parabole pure, ces traits man-
quent de vraisemblance. Décidément, celle brebis
n'est autre que Bethsabée S'il y a une allégorie dans
les Evangiles, c'est assurément celle du bon Pasteur
{Jean, x, 1-19). Cependant, les commentateurs sont
bien embarrassés de trouver une signilicalion allé-
gorique au « portier » dont il j' est parlé; et on
peut croire que ceux-là ont raison, qui voient dans
ce détail un trait purement parabolique, emprunté
à la vie pastorale des Palestiniens.
Dès lors, rien d'étonnant à ce que dans les para-
boles de l'Evangile on rencontre, en plus d'un endroit,
des traits allégorisants, qui conviennent directement
aux choses du royaume de Dieu; la comparaison
ayant fait place à la métaphore. Les vignerons qui
se disent entre eux : «Celui-ci est l'héritier, venez,
tuons-le et nous aurons son héritage», ne peuvent
être que les chefs de la Synagogue (Maltli., xxi, 38).
Ce roi qui envoie des troupes pour briller la ville
des invités qui ne se sont pas rendus aux noces de
son fils, n'est autre que Dieu; et ces invités, de
mœurs singulières, qui tuent les serviteurs du roi,
porteurs de l'invitation, ne sauraient être que les
Juifs.
Bien que les classiques aient, plus que les écrivains
bibliques, tenu compte de la différence des genres
littéraires, il ne serait pas difficile de faire voir que
les fabulistes grecs ou latins, et même notre bon
La Fontaine, ont parfois forcé le trait de la compa-
raison, uniquement en vue de la moralité qu'ils
entendaient tirer. Quoi qu'il en soit, une compo-
sition mélangeant la similitude, la paraboleet l'allé-
gorie,les choquait si peu que le rhéteur Quintilibn
y voit le comble de l'art. « Illud rero longe specio-
sissiiniim genus orationis, in quo trium permixta
est gratia : similitudinis, allegoriae, translationis »
{/nstt. or., Vlll, VI, ^9). Si l'on juge des paraboles
de SooHATR par celle qui se lit dans le Phéd()n(LXi),
il faudra bien convenir qu'elles ne manquaient pas
de ce genre de beauté. Dans l'Evangile, le mélange
de comparaisons et de métaphores se remarque sur-
tout dans les sentences, qu'on est convenu d'appeler
similitudes plutôt que paraboles proprement dites.
Loin d'y voir un élément de perfection, on peut con-
venir qu'il en résulte parfois des rapprocLemenls
heurtés, qui enlèvent au texte de la grâce et de la
clarté. 11 faut rélléchir beaucoup pour rendre compte
d'une parole comme celle-ci : >< Laissez les morts
ensevelir leurs luorls >> (Matlh., vni, 22); encore
qu'on comprenne du premier coup son sens som-
maire.
AuisroTi', (/^/leV. ,11, xx) range la parabole parmi
les topiques ou lieux communs de la rhétorique, il
y voit un moyen de persuasion. C'est qu'en elfet la
comparaison devient argiimeniative quand elle se
fonde sur une analogie rigoureuse. Alors, elle a
valeur de preuve. Aristote lui-même en donne un
exemple, quand il pose la question: s'il convient de
tirer au sort les magistrats. Il répond : Est-ce qu'on
tire au son les pilotes ? La parabole n'étant qu'une
comparaison continuée, rapprochant des situation.'),
permet de conclure parfois de l'une à l'autre, au
nom de la nature même des choses, indépendamment
de l'autorité du parabolisle. On dit que la comparai-
son est purement ilhistrative, quand elle se borne
à faire mieux comprendre un objet connu, ou saisir
une vérité déjà admise. Mais à bien comprendre les
choses, toute comparaison est un argument qui con-
clut plus ou moins « simili, a contrario, ou a fortiori.
Littérairement, on peut, avec Aristote, ramener
la parabole à la fable, non pas à la fable apologue,
tirée des mœurs des animaux, mais à la fable ration-
nelle, qui se prend des choses de la vie humaine.
Telle la fable Le laboureur et 5eseH/a«<s. Cependant,
à raison de leur origine divine et de leur objet trans-
cendant,on évite de donner le nom de fables aux
paraboles de l'Evangile. Ilya une troisièmeraison,
la plus importante peut-être, de ne pas faire cette
assimilation. La morale des fables est une vérité de
sim]>le bon sens, facile à saisir; tandis que l'ensei-
gnement des paraboles de l'Evangile a jiourobjet des
choses mystérieuses, dont ou admet l'existence à
cause de l'autorité même du Maître qui parle, plutôt
qu'à raison de la valeur persuasive de ses compa-
raisons.
3" Le langage des gens du peuple est facilement
imagé; de là vient que les littératures primitives
abondent en comparaisons et en métaphores. C'est
qu'il est tout naturel à l'homme d'énoncer l'abstrait
en termes concrels,d'ailer dans ses discours du connu
à l'inconnu, du proche au lointain ; bref de faire
apparaître l'invisible. Le terme figuré plaît à l'ima-
gination,émeut la sensibilité, et on le retient aisé-
ment.Mais on aurait tort decroire qu'ileslunélément
de clarté et de précision. Aussi bien, la langue phi-
losophique le proscrit. Toulemétaphore, précisément
parce qu'elle dit une chose pour en faire comprendre
un autre, obscurcit le discours, à moinsque l'habi-
tude ou le sens obvie de la figure n'en rendent l'in-
telligence facile. Même alors, leterme propre serait
plus précis, et donc aussi plus clair. Dire de quel-
qu'un qu'il est un lion, ce n'est pas encore préciser
si l'onentend parler de sa hardiesse, de sa vaillance,
ou de sa force. La parole de Jésus-Christ à l'adresse
d'ilérode Antipas : <i Dites à ce renard que je chasse
les démons, et que j'accomplis des guérisons aujour-
d'hui et demain, et le troisième jour je suis à mon
terme» (lue, xiii, 82) ; cette parole, dis-je, exerce
encore la sagacitédes interprètes. Tout commentaire
eut été superflu, si le message avait été formulé
comme suit : « Dites à ce rusé que ses menaces ne
m'empêcheront pas de faire mon œuvre, pendant le
teuips très court qui me reste à vivre; car il n'est
au pouvoir de i)ersonne de hâter le terme de ma
carrière, marqué d'avance par Celui qui m'a envoyé.p
(Encore on se demande si renard veut dire ici rusé
plutôt que vorace, parce que dans la Bible cet animal
1567
PARABOLES DE L'EVANGILE
1568
semble être un type de rapacité sanguinaire.) Des
métaphores en apparence plus claires n'en ont pas
moins induit en erreur des exégètes de profession,
ceux, par exemple (et ils sont nombreux), qui voient
une invitation à la persévérance dans la sentence
du Seigneur : " Quiconque met la main à la charrue
et regarde en arrière, n'est pas apte au roj'aume de
Dieu » {Luc, ix, 62). En réalité, le Maître a voulu
dire que l'apôlre doit être tout entier à l'teuvre du
royaume de Dieu, sans se laisser distraire par des
intérêts temporels; tout comme pour labourer droit
et profond, c ist-à-dire faire de la bonne besogne, il
ne suilit pas de tenir les mancherons, il faut encore
regarder en avant, avoir les yeux sur le soc et les
boeufs .
(hie dire des métaphores savantes, tirées de l'his-
toire des sciences, de mœvirs moins populaires, qui
supposent lie l'instruction et une psychologie plus
aflinée? Par bonheur, il y en a peu dans l'Evangile.
Toutefois, plus d'un passage reste, de ce chef, assez
énigmatique; du moins pour nous qui lisons ces
textes à dislance. « Depuis les jours de Jean-Bajdiste
jusqu'à présent, le royaume des cieux souffre vio-
lence, et les violents s'en emparent. » (Maith., xi, 13)
Ces « vitilcnts » sont-ils des amis ou des ennemis de
l'Evangile? Aux envoyés du Temple, qui lui deman-
dent s'il est Elle, le Précurseur répond : ■ Je ne le
suis pas «(Jean, i, 31); alors que .lésus-Ghrist déclare
que Jean-Baptiste » est lui-même Elle, qui doit venir «
(Maitli., II, i4)- On sait le mal que les commenta-
teurs se donnent pour démêler les différentes signi-
fications figurées (]ue le nom d'Elie comportait chez
les Juifs. Quand Philippe disait avoir trouvé u Celui
de qui Moïse dans la Loi et aussi les Prophètes avaient
écrit » (Jean, i, ^5), il fut peut-être compris aisément
de Nathanaël; mais aujourd'hui on se demande si
« Moïse et les Prophètes » signifie ici autre chose
que les Ecritures en général, comme dans saint Luc,
XVI, 29.
On accorde sans peine quel'allégorie et la parabole
allégorisante sont d'une interprétation laborieuse,
maison prétend qu'il n'en va pas de même de la sim-
ple parabole. N'étant qu'une comparaison développée
en récit, les mots y retiennent leur sens propre. Le
semeur, son champ, la semence qu'il y jette, les
mauvaises plantes, les divers rendements du blé
(3o, 60, 100 pour 1) : tout cela signifie dans la para-
bole comme dans une histoire proprement dite.
Certes, de sa nature même, la comparaison fait de
la lumière; à la condition cependant qu'elle soit
bien choisie. Même alors, elle peut égarer si on la
presse trop ; car toute comparaison cloche. C'est donc
que la comparaison elle-même vent être entendue
judicieusement. Entre les deux objets ou les deux
situations que l'on compare, il y a ressemblance,
mais non identité. Où commence le point précis de
la ressemblance? Où linit-il? C'est ce qui ne saute
pas toujours aux yeux. Le Fils de l'homme viendra
« comme un voleur », Matih., xxiv, 43; cf. II
Pierre, m, 10; Apoc, m, 3; xvi, i5. Voilà qui est
clair : il viendra à l'improviste, sans prévenir. La
comparaison qui précède l'est beaucoup moins :
a De même que l'éclair part de l'orient et brille jus-
qu'à l'occident : ainsi sera l'avènement du Fils de
l'homme » (xxiv, 27). Quanta la comparaison qui
vient immédiatement après, elle fait encore le déses-
poir des commentateurs. « Où que soit le cadavre,
là se rassembleront aussi les aigles. »
On n'est pas peu étonné d'entendre Jésus-Christ
dire à ses apôtres de « se garder du levain des Pha-
risiens 1) (I uc, XII, 1). lui qui avait comparé le
royaume des cieux au « levain que la ménagère mêle
à la pâte pour la faire fermenter ». En y réfléchissant.
on trouve que la com])araison est cohérente. Le levain
signifie toute force intérieure d'expansion, et l'on
sait qu'une pareille force s'exerce avec des résultats
bien difl'éreiits : il y a la contagion du bien et la con-
tagion du mal. Plus d'une fois le Sauveur donne en
exemple à ses disciples, la « prudence » des enfants
du siècle; et même la coquiuerie de l'intendant infi-
dèle, qui falsifie, à son profil, les créances de son
maître. Une seule chose est à retenir ici : mettre au
service de Dieu au moins autant de savoir-faire et
d'industrie que d'autres en mettent au service du
monde. Serait-ce donc que la tin justifie les moyens?
Nullement. Ne disons-nous i)as familièrement : A
trompeur trompeur et demi; sans prétendre que qui-
conque se défend avec dextérité contre la tromperie,
soit lui-même un trompeur?
4" A ces causes qui contribuent à obscurcir tout
discours parabolique, il s'en ajoute trois autres quand
il s'agit du mjchâl biblique, et surtout de la parabole
évangélique.
a) La poésie gnoraique a re^u chez les Hébreux des
développements, qu'elle n'a pas connus dans le monde
gréco-romain. Les Psaumes et les livres Sapienliaux
représentent une bonne portion de la IJilile. En
Orient, la sagesse ne consiste pas seulement à bien
penser, mais à jeter des sentences profondes dans le
moule bivalve du màcliàl. L'n des caractères de celte
poésie est de faire chercher, de forcer à la réllexion,
en jiosant à l'esprit un problème. Cf. l'rov., 1, 5-6.
Enigmes, devinettes, charades ne paraissaient pas
indignes des meilleurs esprits, qui voulaient se me-
surer dans des joutes littéraires. En ce genre, Salo-
mon s'était fait une réputation mondiale (III Rois,
X, i-io; Il Paralip., ix, i-8; Eccli., xlvii, i5). L'in-
terprétation des mechiilim faisait partie de la culture
intellectuelle d'alors, elle devait tenir une assez large
place dans l'éducation de la jeunesse (Eccli., xxxviii.
33; xxxix. 1-3). Il v.i de soi que ces sentences, dont
on scrutait le sens, étaient obscures. L'auteur du
livre des Proverbes (1,6) parle de « discours voilé »
(rxîrcivè; 'i'/H dans les ,Se[)tante). A cet eû'et, on y
affectait des rapprochements inattendus.
Mieux vaut un chien vivant qu'un lion mort. EccL, ix,k.
Comme celui qui saisit un chien par les oreilles,
Tel le passaiit qui se mêle de la querelle d'autrui. Prov.^
fxxvi 17,
Un anneau d'or au groin d'un pourceau, *■ '
Telle l:t femme jolie mais sotte. Prot',, xi, 22.
Certes, il y a un abîme entre ces ingéniosités et le
tour simple et grave des paraboles de l'Evangile.
Toutefois, parce que Jésus-Christ était d'un temps et
d'un pays, il a tenu compte du goût de ses contem-
porains. U devait plaire singulièrement au gens de la
Galilée quand il leur disait : a A qui comparerai-je
cette génération ? Elle est semblable à des enfants
assis sur la place publique, qui, interpellant leurs
camarades, disent : Nous vous avons joué de la
flùle, et vous n'avez pas dansé ; nous avons poussé
des lamentations, et vous ne vous êtes pas frappé
la poitrine! Car, Jean est venu, ne mangeant ni ne
buvant, et ils disent : « C'est un maniaque. » Le
Fils de l'homme est venu, mangeant et buvant, et ils
disent: «Voici un gourmand, un buveur de vin, un
ami des publicains et des pécheurs. » Mais la Sagesse
(la Providence) a été justifiée (reconnue et proclamée
comme juste) par ses propres enfants (les enfants de
Dieu). » Matih., 11, ig.
b) Cette cause d'obscurité est inhérente à la forme
de la parabole biblique; en voici une autre qui tient
au fond. Jésus-Christ dit lui-même dans saint Marc
(IV, II) qu'il enseigne en paraboles « le mystère du
royaume de Dieu ». .Mystère ne veut pas dire ici chose
i-origmeu'— -, développe»— ;:; esse i sur les '!-"'■ j i autorisées "" ; ._ „,.opagent,
,éescae,us ela o^ ..,„ CVslouU^^^^^^^^^^
PARABOLES DE L'ÉVANGILE
,. » pHU- dans l'inli-
i„vil humain, laisse ,, „ ,v, i ' i """"•' .''ips
,A»t.ii.»s. et A =''^" r^v^i toute l^ say^^
Oieu lionne „i „iesuranl ses bien.
,angcUqiie. 4" " ^^^ entendues, . yi-^ ^
„. obi"' ''"''"rt.lqœU»"»»' "'"*'■
directement, «J^ " ; ^^ ont senti '1^« f '" ^ig„e-
f-^ ''ira eux, en P-posant la p-abo^e ;^«^^. ,^^
concernant U" nU „^g «'«^^'f ""' L nersou..e
r\ -.^^irb" Lerévan'géUstes et esus en^P-^^^^ ^^
irresistiuie . i>>- rinielUsence uc» i' ,;,p,,vs
préalable on «"««^ ''^7;'„,ème enseignement est or
S-autres P««*»seS' ^^ «s et indiscutables, ^fp^^^^^^f^
niulé en termes propres ^^^ , , xvi, i ; ?• ^- - ^
^^^"'- .^/ .:''/„ Ecoles., xn; P-.'^-,,^.^.': ' „„« ce
passage.
„ Le but de l'enseignement
^^- ^ par paraboles
""' — p f II S'il ; ^"^ ' ' — n f xKUi, l'-'^g
^^-n'' Té'rôme /« £"'«^-''"\feUdéSè que ces
ûga. s. ■"^"" , ',v„é°-èse conlirnie la ueu ,,' iroit
pour couper cou.l aux ^^^^^^ j^^ "''"'Ip-lu-
Tome II'-
„\ La question nt se
,. El«l i<'« ''?","!,';;,"ierp.rat»'"''"«."T.°
v"-^\ir4i%s«'«%"ue:u .."4™-
,^nes i»"'*'."" "" remarquable que '^'»;"' "J*^, ^ ,a
tnSë^Ïoque^ que ^37Ti;;:rSsan-loute.
dit (te ce 11^ „v,nl<>s »,xiii, ^^•''y" .aivnseigne-
paraboles.la '<'^'%".f„^y;yauine des eieux.
L'nce des '"^fj^^que ce'passage -' -^ë Tout
U ne semble pas q „„« aiffieulte particulière^
--^H^TatraXent-ils un 1>- ^ '^ .aS etV
îrS"^è:;;nationdi^.--„^^.Smenti^^:
dépen.lante, "« P "'^'^^o/t qu'à s'en prenJ^". thrist
-'"-'=''.• '^r e'r inVoeilité, ils ''"\--,7oila'it on,
mêmes si, par 'eu ^ ^u ^"rP »'• ""^^ a„s des
à leur "^«^"^^^it^^dëdu Sauveur n'allait pas san
,! M-'-urç «-X,.re^e,i ^-;;'/^^Vr\".:"r ac-
^■•"/lel^araboles -angéUque^ ' -« leur^^^^ ^ ^^^^
rue - remontent j^asà^J-- ^f^tcWirt'u
seraient V-uvre «i^ \-J ,i„p,e. et c la, es^^^
tienne, qu. » l"»"^^, compliquées et ° ''^^^'^ème
1 Christ e"«^'*f v' clairer,maisdave«gler^Uii
m An*
'"en qu-n* ^u :":"' P«« "u en Jésus l T^'' P"^
'es Prop étés c'^T"' ^^ ^'"■ist deDie^' ^^azareth,
-r'^.p-:;:;^^ir;^^-/;r-'^^^--p^'
f-ux, réservant i„. •''^aupas voul,. ^. ^. .V^'*'
--'^.par;:,j;-r;^^-ravaie;r^-i'^:^;,p-
colite vri.T"'-''' ««'«'■et d^ L ;°"'" ^« ^^^é'erà
e niystère rf» ■„ _°"Sile aux
CeUe •:,. '^tf " '^- GenU.s"' ''' réprobation
«"publie rv "'"'''er, mais en Ja rpnH . "P'enait
ucite des paraboles ,.1 1 "'""STentrel'aM.K
/•«me^/a/,"// ","' P" '«^ Saint-Offieé ,1° f '"'"P""
A) Il n» ' • *"-*«OBNor
>■>' '".o, "t:"'"*" i."".>î; • 1;»" ««
aiip /-/r ■ "K-'g^e parce fni« „• . "^'' 'nsepara-
aussi à' eellVq,Ui^';^-'" en paraboles ^fp^^^^^^^^
" C'est pourquoi^A, " .^"^ Jésus-Christ . '^^''
'>'''es>.('^/«,.'"x ,f To";3;-Ce'''>.^« '^"^ P«"' e'^a-
Pai paraboles
(eomme dans .y. j/„^. ,^ '^
âXet""^''''^'^"-é'o.rrT;^r;a"''"' '" -<>»■
groupé des d,/.„ ."'""""l saint MpUh- ^"^'«
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sont les ni ' "'^easion des paraboL j " ^«tdonc
Semeur. Combien de n.""^ ^^"'ement 0611^^
I-roposées d'un trait i"'!"''^"'^^ Jésus Ci'risil,'*"
savoir». ::i!./f^P-«'>oies; dans llrr;;^:^-
savoir,./.. P'"'''">o'es;dans S , ' .'"«^ent en
«" "' e dti^s' r'-'I'-^'-'" »?^H,rdu'r*"''^'''
et la n^ *• '^Jattliieu el «; ,, eau Semeur)
liti;,:?,?- -." ''ensei "e me'; '!!'?'J^ '.'emandt
et la r.A "■ wattliieu ei « »> "Semeur)
r''"'-^t^r;^>£-'-^/^u;7:!S-
lafoUe'^n', -';: '' '^«"«''orsdela iLr •J"''""' Jésus
ou P Û: Lr;''p''°^'^'^'^«-^'«i'qua„drL; '''I?'-" «ï^e
'«té'qu: irrou,e'^:'è,rt?"JP.''^' "«-"^'s eure'-^rf ™<^
r;.tr r-^ - "--- il^^:? ':: p-^^-^sVcrt
eut 1 eu 7""" P'""^' '■imp.^ssLT''^'-';J"''e. Les
r-^°'ë du a.^T' - p- ^te l'pV rpiT^r
-Và"err,^„: ■',,-,."-- .ue,!;»: er^d^nre-at
en personne -Mni, 1 * '^'^™''nler jusqu'i,, r, ^"
p-t^i!^.:^-^'--Sr"^^p"^::
^"e s.,,.ôi:ire':: aS:.r';''v'^- '-/■- "'^'e'^d-Bso,!:
L573
PARABOLES DE L'EVANGILE
1574
out l'Ancien Testament, dont l'iiisloire n'est guère
|ue le récit des « faveurs » faites par Dieu au peuple
lu.
2' Sens du texte. — «) S'il y a une chose certaine,
est que les paroles de Jésus-Glirist, qu'elles soient
u non rapportées à leur place chronologique, ne
auraient s'eiilendre des effets de son enseignement
ar paraboles. U'abord, ce n'est pas ce qu'on lui a
(■mandé. A la question précise : n Pourquoi leur
arles-tu en paraboles ? »il répond : « La raison pour
iquelle je leur parle en paraboles, c'est que voyant,
s ne voient point; entendant, ils n'entendent ni
e comprennent. » Matlh., xiii, i3. Il s'agit d'une
isposilion delà foule qui est antérieure a>i chaiige-
leiil d'attitude de Jésus à son égard. Celte dispo-
tion est précisément la cause ou motif qui a déler-
iné ce changement. Parce (jue, jusque-là, la foule a
i les œuvres de Jésus sans com|)rendre qu'elles
ablissaient ses prérogatives divines ; parce qu'ils
jt entendu ses discours simples et clairs, sans en
métrer le sens, préférant s'attacher à leurs idées
^arnelles et mondaines au sujet du Royaume des
iux, le Christ décide de leur parler désormais en
.rabotes.
Qu'est-ce à dire ? Certes, ce nouveau mode d'en-
ignement n'apportera pas un surcroît de clarté,
lisque de sa nature il est moins clair, et même
scur. La parabole toute seule, sans explication,
lie qu'elle se présente pour « ceux du dehors o
'arc, IV, 1 1), est, en délinitive, une soustraction de
uière. Les disciples seront mieux partagés. D'où
jnt celle différence? De deux causes distinctes,
lis corrélalives. D'abord, du don d'en haut, qui a
! fait gracieusement aux disciples, celui de connaî-
; les mystères du Royaume des cieux ( ijatlli., xiii,
■ l'j; cf. XI, 20). Ensuite, de la correspondance à la
àce divine. Cette correspondance a fait défaut dans
plus grand nombre de ceux que l'Evangile appelle
■a foule ». A cause de cela, chacun est traité main-
laiit d'après ses dispositions antérieures. Car ici
?toul se vérilie le proverbe. « A celui qui a, on
nnera, et il sera dans l'abondance; mais à celui
i n'a pas (ce qu'il devrait avoir), on enlèvera
:me ce qu'il a. >< Les disciples progresseront dans
connaissance des choses du Royaume des cieux,
idis que les autres perdront le peu de vérité qu'ils
aient acquis. C'est la régression formulée dans
liage : Qui n'avance pas, recule.
'i) Saint Matthieu cite expressément (saint Marc
iaintLuc implicitement) un passaged'Isa'ie(vi,gi<)),
i, par manière de formule, revient deux fois ail-
,rs dans le Nouveau Testament, pour caractériser
l'euglement des Juifs. Jean, xii, ^^y-^io ; Ârl., xxviii,
17. (Sur l'aveuglement des Juifs, il faut encore
; Hoin., XI, 7-10; 11 Cui\, m, i4-i6.) Certes, le texte
prophète est dillicile à entendre «rf litlerani. Que
ur l'expliquer on fasse a|)pel à la mentalité des
nites et aux propriétés de la langue hébraïque ;
on dise que la parole d'isaïe ne devait pas être la
e, mais seulement l'occasion de l'endurcissement
J Juifs; qu'on ajoute que son message devenait
;uglaiit et assourdissant [>ar son évidence même,
il endurcissait en se faisant plus pressant, soit;
is là n'est pas l'important dans le cas qui nous
iupe. La citation vise ici le résultat obtenu, qui
le mcinc de part et d'autre : au lem|is de Jésiis-
rist, comme à l'époque d'Isaie, les Juifs s'obsli-
nt à ne pas voir et à ne pas entendre (cf. Jedii et
tes, l. c.);niais ils ont bien pu aboutir à cet eiidur-
sement par des voies différentes. Or, c'est un fait
e les trois évangélistes s'accordent à représenter
meuglement des Pharisiens, de tous les auditeurs
jerliciels, négligents et lâches, "non pas comme
résultant de la lumière projetée dans leurs jeux
malades, par l'enseignement en paraboles; mais, au
contraire, comme un effet des conditions moins favo-
rables faites désormais à « ceux du dehors ». La
parole capitale est celle qui se lit dans saint
Matthieu, xiii, 1 1, dans saint Marc, iv, 1 1, dans saint
Luc, viii, 10. Dans l'hypothèse de paraboles d'une
clarté limpide, on ne comprend plus pourquoi,
dans l'intimité, les disciples en sollicitent l'expli-
cation. Et qu'on ne dise pas qu'ils n'ont inter-
rogé le Maître qu'au sujet de la parabole du Semeur.
Le texte grec (Marc, iv, 10) porte qu'ils « l'inter-
rogèrent sur les paraboles » . En outre, ils demandent
expressément le sens delà paraliolede l'ivraie. Enlin,
saint Marc, IV, 33-34, dit d'une façon générale que le Sei-
gneur leur « adressait la parole en de nombreuses
paraboles semljiables, selon qu'ils jiouvaient com-
prendre, et il ne leur parlait pas sans parabole, mais,
en particulier, il expliquait tout à ses disciples ».
Lue dans son contexte, l'incidente proul nuteranl
uudire prend un sens bien détlni, elle veut dire :
« selon leurs dispositions ». C'est le commentaire
deRlALDONAT: « Idem ergo est prout poterant audire,
ac si diceret : prout digni erant. » Le docte inter-
prète dit, il est vrai, que de son temps la plupart
des auteurs entendaient ce passage de la condescen-'
dance avec laquelle Jésus-Christ se mettait à la por-
tée de ses auditeurs. Nous sommes dans l'imiiuis-
sance de contrôler l'assertion, mais on peut supposer
([ue ces auteurs voulaient parler des jiaraboles en
général, plutôt que des paraboles énigmatiques,
dites dans la barque, sur les bords du lac.
3° Comment, lire traditionnel. — L'exégèse que nous
venons de faire est celii' de tous les anciens, de
S. Irénée à S. Thomas.
Plus que tout autre, S. Irénéb a insisté sur l'obs-
curité des paraboles (voir ci-dessus, col. 1669). Ail-
leurs, bien qu'incidemment, il rattache l'aveuglement
des Juifs à ce mode d'enseignement. « Et qua ratione
Dominus in parabolis loquebatur, et caecitatem
faciebat Israël, ut videnles non vidèrent... » Adv.
Huer., IV, xxix, 2; P. G., VII, 1064. Dès lors, on
voit à quoi se réduit la comparaison dont il se sert
dans le paragraphe précédent, où il compare Dieu
au soUil qui éclaire ou aveugle les yeux, selon qu'ils
sont sains ou malades.
S. Thomas, Sam. theol., p. III, q. xlii, a. 3 ; Comm.
in Malth., xiii, résume ses devanciers, tant grecs que
latins, en s'inspirant surtout de S. Augustin, auteur
supposé des Qaaest. septeindecim in Mallltaeum,
q. XIV, I ; /'. /,., XXXV, 1372 ; cf. Tract, in J«an-
nem, xii, 37-40. S. Thomas ramène à deux les motifs
qu'avait Jésus-Christ de dire les paraboles du lac :
cacher les mystères aux indignes et instruire les
simples. D'ailleurs, il n'expliquepas comment rensei-
gnement par paralioles [louvait atteindre ce double
but. Le saint docteur s'attache surtout à justifier
devant la raison le décret divin de réprobation, qui
pèse sur les Juifs. « Solvit Augiislinus. Possuiuus
dicere : hoc quod oxcaecati sunt, ex praecedentibus
peccatis ineruerunt. » /« Afaltli, xiii, i5.
A son ordinaire, S. Chhvsostomb (In Matth., xiii,
10; homil. xi-v, i-a, />. fi.,LVIIl, /,-]i-!,-&) insisté
sur les responsabilités du libre arbitre. Il convient
que Jésus-Christ a recouru à la parabole énigmatique
pour punir les mauvaises dispositions des Juifs-
mais, en même temps, il tient à écarter d'avance
l'objection de l'ironiste grec, qui ne manquerait pas
de demander si le Christ avait parlé pour ne pas
être compris. Dans ce cas, répond le polémiste, il
n'avait qu'à se taire. S'il a parlé, c'est assurément
pour instruire. Mais, à cet effet, il n'est pas néces-
saire de tenir un langage qui se passe de toute
1575
PARABOLES DE L'EVANGILE
1576
explication. La parabole obscure éveille l'allention,
pique la curiosité, et celui-là seul n'en tire pas pro-
lit, qui ne s'inquiète pas de l'approfondir. Ils intro-
duisent une contradiction dans la pensée de S. Gliry-
sostome, ceux qui lui font dire que Jésus-Christ a
parlé en paraboles uniquement, ou mèiue principa-
lement pour se mettre à la portée de la foule ; car,
dans ces conditions, ce mode d'enseignement, inau-
guré sur les bords du lac, cesserait d'être un châ-
timent.
Les critiques contemporains, qu'ils soient croyants
ou non, reconnaissent volontiers dans Maldonat
l'exégète le plus judicieux des temps modernes. On
a dit de lui qu'il était de trois siècles en avance sur
son temps. Or, le savant interprèle reproduit dans
son commenlairede saint Matthieu, xiii, i5,el de saint
Marc, IV, 33, le sentiment de saint Tliomas, avec une
clarté qui se passe de toute explication. 11 donne de
ce sentiment deux raisons: la réponse faite par Jésus-
Christ à la question des Apôtres, et la nature même
de lu parabole, qui est <i obscura et involuta pro-
positio * ,
Cependant, les anciens s'accordent à faire observer
que, subsidiairement à ce dessein de justice, Jésus-
Christ était conduit par un sentiment de miséricorde.
Us rappellent tout d'abord, par manière de principe
général, que Dieu ne punit en ce monde que pour
corriger; car « il ne prend pas plaisir à la mort du
pécheur, mais à ce que le méchant se détourne de sa
voie, et qu'il vive ». Ezéch., xxxi, ii. D'après saint
Augustin, le Christ s'est conduit comme un bon
médecin, qui amène son malailcà prendre conscience
du mal qui le mine sourdement. Saint Thomas parle
sans Ugure : « Aliqui enim non reducuntur ad humi-
litatera nisi in grave peccalum cadait; sic Dominas
istis fecit. » In Matth., 1. c. C'est encore le sentiment
de Maldonat, en qui on a cru découvrir quelque em-
barras, mais qui reste bien d'accord avec lui-même.
Pour s'en rendre compte, il sullit de lire, en son entier,
le commentaire qu'il fait de saint Matthieu, xiii, ii-
i5, et de saint Marc, iv, 33,3/|.
Ensuite, descendant au cas particulier, les com-
mentateurs font observer que, loin d'avoir parlé pour
ne pas être compris, Jésus-Christ se proposait
d'éveiller l'attention et de piquer la curiosité de ses
auditeurs par le sens profond et les termes énigma-
tiques de ses paraboles. En outre, en tamisant la
lumière, il ménageait leurs yeux malades. Au lieu
d'acculer par un dilemme des esprits mal disposés,
prompts à se butter, il leur proposait un thème à mé-
ditation, dont l'intelligence comportait des délais et,
pour autant, réservait l'avenir.
A ces considérations très justes des anciens, ne
pourrait-on pas ajouter que l'enseignement par para-
boles s'imposait encoreà Jésus-Christ comme une me-
sure de prudence ? L'heure est venue où le Maître doit
prendre pour lui-même la ligne de conduite qu'il a
tracée à ses disciples : « Ne donnez pas la chose
sainte aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant
les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds
et que, se retournant, ils ne vous décliirent. » Il y va
de l'intérêt de sa personne et de son oeuvre, de la
sécurité de ses disciples. Les Pharisiens sont aux
aguets, ils cherchent une occasion de le prendre en
défaut dans ses discours, pour l'accuser et le faire
condamner. De là, les questions insidieuses qu'ils
lui posent sur le divorce, le tribut, la résurrection,
le sabbat, les ablutions, le jeune, la lapidation de la
femme adultère. Dans ces conjonctures, Jésus, sage
autant que bon, s'arrête, pour le moment, à un
mode d enseigner, qui atteindra chacun selon ses
dispositions. Aux cœurs droits et afTamés de justice
il dévoilera 'le mystère du Royaume de Dieu. .\ux
autres il parlera en paraboles. Pourquoi s'en pren-
draient-ils à lui? Comment le traduire en justice
pour y répondre d'une doctrine qu'il n a livrée qu'en
ligure? Ses adversaires ne peuvent le rendre juridi-
quement responsable d'un enseignement qui ne
[irend un sens détini que dans leur propre interpré-
tation. Ce n'est pas de la part du (jlirist pusillani-
mité, ni dissimulation, mais prudence; car il ne doit
pas tomber entre les mains de ses ennemis avant
l'heure marquée par son Père. Cf. Luc, xiii, 3i-33 ;
Jean, vu, 3o; viu, ao; xiii, i ; etc. Pour la même
raison, Jésus s'est plusieurs fois dérobé par la fuite
aux tentatives des Juifs.
4» Les opinions des catholiques contemporains. —
Le dernier qui a écrit sur le sujet (D. Buzy, Inliod.
aux /jaraholes évangéUques, 1912, p. 3i3) les ramène
à trois types.
a) /'/lèse de justice. — Jésus-Christ a recouru à l'en-
seignement par paraboles pour voiler sa pensée.
Cette attitude nouvelle marque donc une diminution
de lumière et de grâce. Cependant, le châtiment de
l'inlidélité des Juifs ne va pas sans un sentiment de
miséricorde. PP. Fonck, Knabbnbauer, Durand,
etc. Quoi qu'on en ait dit, personne, pas même le
P. Ivnabenbnuer (cf. Comm. in Matlli., xiii, i5; t. 1,
p. 519), ne donne aujourd'hui à celte interprélatioB
du texte le tour excessif qu'elle semble avoir chej
(juelques scolasliques.
b) Thèse de miséricorde. — Les paraboles ont été
dites pour instruire la foule, et elles ne sont envt
loppces de quelque obscurité que pour provoquer
l'attention. Loin d'être un chàtinienl, elles sont,
pour le moment, le mode d'enseignement le plus
convenable. Donc, miséricorde du cœur de Jésus, et
rien que miséricorde. P. Lagranoe.
c) Thèse moyenne. — Les paraboles sont essentielle-
ment une miséricorde. Elles impliquent bien un châ-
timent, qui réside dans leur obscurité ; mais ce châ-
timent lui-même est tout miséricordieux; il ménage
les préjugés des Juifs en les acheminant par degrés
à une intelligence plus complète du royaume de
Dieu. Seulement la miséricorde divine est condition'
née par la coopération delà bonne volonté humaine.
P. Buzy.
Si l'analyse que nous venons de faire des anciens
est correcte, on conviendra sans peine que leur patro-
nage est décidément acquis à la thèse de justice. A
cette (in, il n'est pas nécessaire de solliciter les tex-
tes, il faudrait plutôt en atténuer le relief. Les
auteurs contemporains, qui cherchent à se frayei
une voie moyenne entre la justice et la miséricorde
pensent avoir réussi en déplaçant, dans l'interprf
talion traditionnelle, le centre de gravité. Ils metten
l'accent, comme on dit, sur la miséricorde, et relé
guent la justice au second plan. Au lecteur de din
si le texte des évangiles et l'exégèse que les ancien;
en ont faite, autorisent ce sentimeul. Voir ci-ilessus
col. i.57V-^u reste, il n'y a peut-être qu'un malenlendi
entre les tenants de la première opinion et cenx d'
la troisième. Les uns et les autres admettent qui
l'enseignement en paraboles est un châtiment rek
tivemenl au passé, et une miséricorde relativemen
à l'avenir. Mais les partisans de la voie moyenne om
oublié de dire ce qu'il était dans le présent, M>
moment même que Jésus-Christ y recourt. C'est ?(>
question posée naguère au P. Buzy par un critiqHf
bienveillant, mais perspicace. « Que sont-elles dailS
le présent? Le châtiment infligé aux foules volage
ne consiste-t-il pas justement dans une privation A
lumière, c'est-à-dire une soustraction de grâces ? B
comment »ine soustraction de grâces peut-elle êtt*
une pure miséricorde? De quelque façon qu'on la coB-"
sidère, ne rend-elle pas la conversion plus dilliciU
br<
PARABOLES DE L'EVANGILK
157S
1.1 situulion murale des ioulf
9
n'en esl elle j>as
mpiiceV » l*. F. Pbat, dans les Etudes, igiS,
. CXXXV, p. 207. D'avance, Maldonal a répondu :
H'ésenlenient, Jésus-Clirisl entend bien infliger aux
laifs un eliàliment, mais son intention iinale ett de
es acheminer par cette voie à la repentance et au
ialul. « In poenam ergo incredulitatis obscure illis
omiitur, quia diun quae perspiciie .no diliieide illis
licebanlur intelligere nohierunt, illiul mcniere, ut
ta illis loquereturut, etianisi relient, intelligcre non
(lossent. » Et, après avoir cité saint Glirysostome,
en l'approuvant, il ajoute : « Ita lit ut poena illis in
"mendationera evadiit, nisi poena ipsa eliani aljulan-
tur. » In Matth., xm, i3.
La thèse de miséricorde mérite une courte réfuta-
tion. Nous croyons ((u'ellc n e.st pas fondée en texte, et
qu elle ne trouve aucun point d'a|)pui solide dans la
tradition, pas même dans saint Chrysostome, lu en
son entier. Sa force est dans l'impression qu'elle pro-
duit, en faisant ajipel au sentiment. .Ses partisans
prétendent répondre au dilemme de Jiilicher, qui
nous met en deineure de choisir entre un Christ
'Sage, bon et loyal, parlant i)our instruire, et une
ithéorie de la parabole* avenylante i.dont le but est
d'endurcir dans l'erreur. Si la réponse se bornait à
nier qu'il soit question dan s iios évanj^iles d un ensei-
gnement donné pour ne pas être compris, elle serait
rècevable; mais elle va plus loin. Pour soutenir que
les paraboles évangéliques, incme celles dites sur les
bords du lac, étaient facilement intelligibles, et
qu'elles n'avaient dans la pensée du Seigneur lui-
même qu'un but : instruire la foule de la meilleure
façon qui tut alors possible, sans aucun caractère
de châtiment ; ne s'expose-t-on pas à fausser com-
pagnie aux évangélistes et notamment à saint Marc?
El de fait, le P. Lagrange accorderait que Marc a pu
« rédiger un peu gauchement » ; que, 0 s'il a mis
le thème de la prédestination en contact avec les
paraboles, c'est parce qu'il a incliné à les prendre,
comme dans l'A. T., un peu comme synonyme
d'énigmes, sans tenii' assez compte de leur rôle dans
l'enseignement du temps, soit chez les rabbins, soit
dans la bouche de Jésus » ; bref, v qu'il a modiUé
un peu la pensée d'Isaie ». Evangile selon saint Marc,
191 1, p. T01-102. Cependant, l'auteur ne prétend pas
que la citation du jirophète soit ici le fait des évan-
gélistes ; elle peut remonter à Jésus.
Même en admettant qu'une solution aussi déses-
pérée soit de mise en certains cas, il est manifi-ste
par tout ce que nous venons de dire qu'il n'y a pas
lieu d'y recourir ici. Pareillement obvies sont les
réponses à faire aux ditlicultés qu'on accumule con-
tre l'opinion traditionnelle. Elles sont d'ordre théo-
logique, psychologique, littéraire et exégétique.
a) On peut omettre ici la dilliculté d'(.i</rc ikénlu-
giijue. Elle n'est qu'une application pai ticulière de
l'objection générale contre la prédestination divine,
qui serait contraire à la bonté équitable de Dieu et au
libre arbitre de l'homme. Dans l'article Prkdkstina-
TION, on fait voir que la souveraineté divine ne sau-
rait être limitée par la volonté humaine, et que,
d'autre part, le bon usage du libre arbitre ne résulte
pas simplement de la prédestination.
Il faut bien admettre q\\e Dieu est indé[)endant
dans ses dons : il donne à qui il veut et dans la
mesure qui lui plaît. Jésus-Christ a (ilialeraent accepté
les dispositions souveraines de son Père, qui atten-
dait de lui une rédemption, dont le bienfait ne
devait pas, de fait, proliter à tout le monde. La sen-
tence relative aux paraboles énigmaliques (Mutili.,
xin, 1 1) n'est pas isolée dans l'Evangile. Elle n'ajoute
rien à ce qui se lisait déjà au cliap. xi, 25 : « En ce
temps-là, Jésus prenant la parole, dit : « Je te rends
grâces. Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce
que lu as caché ces choses aux sages et aux savants,
alors que tu les as révélées aux petits. Oui, Père :
parce que tel a été Ion bon plaisir. »
h) D'ordre psychologique. — Ainsi compris, le but
des paraboles est incompatible avec le caractère de
Jésus et la bonté de son cœur. Sa loyauté même est
en question. Cf. Lagraxgk, /. c., p. 198.
Héponse. — La bonté du caur de Jésus ne va pas
jusqu'à méconnaître les exigences de l'ordre. C'est
précisément parce qu'il aime en Dieu, que son amour
s'exerce sans détriment de la justice. Lui qui n'a eu
que des gestes de condescendance pour les petits et
de pardon ])our les pécheurs, il a néanmoins trouve
des paroles brûlantes comme le feu, et tranchantes
comme l'acier, à l'adresse des Pharisiens, tellement
que notre courtoisie radinée en reste déconcertée.
N'avait-on pas dit de Jésus qu'il serait un signe de
contradiction ? El lui-même n'a pas craint de déclarer
que le Fils de l'homme sauve ou perd, selon qu'on
l'aborde avec foi ou défiance. Cf. Mallli., xxi, t\i 43.
Il en est de ses paraboles comme de ses miracles.
Encore que ceux-ci eussent bien pour but d'autoriser
sa mission divine, il les refuse à ceux qui les deman-
dent dans un esprit d'incrédulité et de malveillance ;
il renvoie ces tentateurs au miracle définitif de sa
résurrection, qu'ils ne verraient pas de leurs propres
yeux, et dont la masse du peuple juif ne devait pas
proliter. Au surplus, nous avons déjà fait remarquer
que ce jugement de justice était tempéré par un des-
sein de miséricorde.
La déloyauté consiste à parler [lour ne pas être
compris, ou pour être compris de travers, avec l'inlen-
tion d'égarer; mais il y a simplement justice et dis-
crétion à ménager la vérité à ceux qui n'en veulent
pas, qui s'attachent à la retourner contre le Maître.
S. Chrysostome a raison de dire que, si Jésus
n'avait pas voulu être compris, il n'avait qu'à
se taire. S'il a parlé en paraboles, c'est qu'il pen-
sait à ses disciples, les présents et ceux à venir;
il s'adressait encore aux indifféients et même à ses
ennemis, puisque ce mode nouveau d'enseignement
était de nature à piquer leur curiosité et à provoquer
leurs questions. Il leur disait un jour : n Détruisez ce
Temple, et en trois jours je le relèverai. » Jean, 11, 19.
Certes, Notre-Seigneur parlait pour être compris,
mais il faut bien convenir que ces simples [laroles m-
se suffisaient pas. Au lieu de l'interroger sur leur
sens mystérieux, les Pharisiens, et même la foule des
auditeurs n'en retinrent que le sens matériel, qu'ils
devaient bien sentir élre tout au moins fort douteux.
Un jour viendra qu'ils l'accuseront devant le Sanhé-
drin d'avoir parlé de détruire le temple de Jérusalem.
Matth., XXVI, 61 ; xxvn, 4o.
Sont-elles donc si rares dans les évangiles, les con-
jonctures dans lesquelles Jésus-Christ se borne à
une réponse indirecte, dilatoire, évasive? Cf.
Matth., XXII, 17-21; Jean, vm, 6-7; x, 34. C'était
la seule attitude qui convint avec des adversaires de
mauvaise foi, à moins de vouloir provoquer une rup-
ture définitive, et de leur mettre en mains les armes
(ju'ils cherchaient.
c) D'ordre littéraire. — Supposer que Notre-Seigneur
a recouru à l'enseignement par paraboles pour voi-
ler sa pensée, c'est méconnaître le caractère littéraire
de la parabole, qui est d'elle-même claire et facile à
saisir.
Héponse. — Nous avons déjà dit, avec preuve à
l'appui (col. 1 568), que c'est là une assertion excessive,
quand il s'agit de la parabole en général ; et une
assertion erronée en ce qui concerne les p.iraboles
évangéliciues dites du lac. L'élude du texte et
l'histoire de l'exégèse font assez sentir les diiJicuUés
1579
PARABOLES DE L'EVANGILE
1580
qu'elles présentent. L'objection a le tort de ne pas
distinguer entre la parabole dogmatique et la
parabole morale, entre la parabole dite devant les
seuls disciples et la parabole s'adressantà la l'ouïe.
L'obscurité de la parabole évanjfélique s'aecroil
à raison de l'objet qu'elle enseij^uc: t le mystère du
Royaume de Dieu o ; d'autant plus que Jésus-Christ
avait ici à remonter le courant des préjugés juifs. Ce
point a été heureusement développé par le P. Buzy.
Op. ci(., p. 3^0-378.
d) D'ordre exégétique. — Représenter l'enseigne-
ment par paraboles comme un châtiment, infligé à
la foule à raison de son intidélité, c'est faire une hy-
pothèse qui s'accorde mal avec l'ensemble des textes
de l'Evangile. Avant comme après les paraboles du
lac, la foule suit Jésus-Christ et se presse pour enten-
dre ses discours.
Réponse. — La foule s'oppose ici aux disciples
avérés. Or, jusque dans celte foule, il y a bien des
classes à distinguer. Voilà pourquoi le texte dit :
• Que celui qui peut comprendre, comprenne », ou
encore : n Et il leur parlait, selon qu'ils pouvaient
comprendre. » Il y a les adversaires décidés, qui ne
souhaitent pas de s'éclairer, qui suivent le prophète
de Nazareth pour épiloguer sur ses discours et le
prendre en défaut. C'est à ceux-là que s'adresse avant
tout la parabole voilée. Quanta la foule proprement
dite, elle n'a pas encore pris à l'égard de Jésus l'atti-
tude qu'elle devrait avoir, étant donnés les ensei-
gnements et les miracles antérieurs. Elle s'attache
opiniâtrement à son espérance d'un Messie temporel.
Cf. Jean, vi, 26. A mesure que Jésus dissipe son illu-
sion, elle s'éloigne de lui. Il semble mémo qu'un jour
l'entourage de celui qu'elle venait d'acclamer comme
le Uoi d'Israël, se réduisit aux seuls apôtres. Cf.
Jean, vi. 67-92.
D'ailleurs, l.i raison donnée au chapitre xin de
saint Matthieu n'explique que partiellement le chan-
gement d'attituile de Jésus-Christ vis-à-vis de la
foule. Le reste de l'Evangile donne le droit de
conjecturer qu'en agissant de la sorte, Notre-
Scigueur ne faisait pas seulement œuvre de justice,
mais qu'il prenait aussi une mesure de prudence.
Voir col. ib~jh.
Il est vrai que pour l'une ou l'autre de ces para-
boles, par exemple celle des vignerons homicides,
Jésus en donne spontanément l'explication aux Pha-
risiens ; mais c'était vers la fin de sa vie publique.
Le moment est venu de parler ouvertement. C'est
alors qu'il avoue, devant Gaïphe, être le ■< Christ »
de Dieu, lui qui, jusque-là. avait évité de prendre et
même d'accepter en public ce nom populaire, parce
qu'il résumait pour la foule tout un programme,
celui du messianisme mondain, fait de domination
et de plaisir, qu'elle attendait. Je dis en public, car
en particulier, conversant avec ses disciples ou avec
la Samaritaine, il ne faisait pas dilUculté de déclarer
qu'il était le Christ, Fils de Dieu. Matlh., xvi, 16-18;
Jean, iv, 26.
III.
L'authenticité des paraboles
11 ne s'agit pas de l'authenticité littéraire: tout le
monde admet que les paraboles ont toujours fait
partie du texte des évangiles canoniques ; mais de
l'authenticité historique : si, oui ou non, elles appar-
tiennent à l'enseignement personnel de Jésus-
Christ. Nous nous bornons ici à cet aspect du pro-
blème plus général de l'historicité du récit évangé-
lique ; mais, pour résoudre les difficultés particulières,
soulevées à propos des paraboles, nous supposons
tout ce qui a été dit dans l'article consacré aux
Evangiles. Il faut pareillement se ressouvenir de la
première partie de celte présente étude, sur la
théorie littéraire de la parabole.
Les objections qu'on formule au nom du critère in-
terne peuvent se ramener à deux chefs : i" le carac-
tère allégorique des paraboles les dénonce comme
des compositions laborieuses et tardives; 2° l'ana-
lyse des textes jj' révèle des remaniements et des
adaptations.
1° Les textes qui nous ont été transmis ne véri-
fient ni la détinition, ni l'idée que l'on se fait de la
parabole. Ces allégories prophétiques se compren-
nent mieux comme un résultat de la réflexion chré-
tienne, que comme un produit spontané de l'àme du
Christ. C'est l'opinion île JiiLicHEH et de LoisY.
Itéponse. — La parabole évangélique ne vériQe pas
toujours la déflnition que les rhéteurs classiques,
grecs et latins, donnent de lii parabole simple; mais
ces mêmes auteurs parlent de la parabole complexe,
qui s'obtient par un mélange de comparaisons et de
métaphores. Quinlilien recommande la parabole-
allégorie comme l'œuvre parfaite. Or, le mâchiil
hébraïque est toujours plus ou moins une parabole
allégorisanle. C'est ce que nous avons établi plus
haut, col. 1.^65. Quand M. Jiilicher déclare mons-
trueux ce mélange de parabole et d'allégorie, il
prèle à rire à ceux qui savent.
Tout l'Evangile atteste que, par un tour naturel
de son esprit, Jésus-Christ s'exprimait en termes
paraboliques, mais il n'en reste pas moins vrai que
le trait allégorique lui est familier. Cette tendance
au symbolisme, dont l'allégorie est la langue natu-
relle, ne se révèle pas seulement dans les discours
du quatrième Evangile, mais encore dans ceux rap-
portés par les autres évangélistcs. Ce n'est pas dans
saint Jean qu'on lit des sentences comme celle-ci:
Vous êtes le sel de la terre, la lumière du monde;
ne jetez pas vos perles aux pourceaux; prenez garde
au levain des Pharisiens; les faux proi>hètes se pré-
sentent avec une toison de brebis; laissez les morts
ensevelir leurs morts, etc., etc.
C'est se tromper que de se représenter le tempé-
rament littéraire de Jésus-Christ comme on fait
d'Esope, de La Fontaine ou d'un rabbin. Les fabu-
listes sont des observateurs attentifs, lins et judi-
cieux, mais ils procèdent par voie de raisonnement,
encore que ce raisonnement tienne d'ordinaire dans
de simples comparaisons? Quant au rabbin, il
remplace le jugement par l'ingéniosité. Mais le Christ
est un intuitif, qui va droit aux réalités; il est un
mystique, percevant les choses spirituelles dans les
phénomènes sensibles; son langage est symbolique,
il parle de l'invisible comme nous faisons des corps
et des phénomènes. Cf. ]es Etudes, 1912, t.CXXXIl,
p. 161-169.
Il est vrai que des paraboles allégorisantes, telles
([ue le sénevé, l'ivraie, le levain, le festin, les vigne-
rons, etc. , symbolisent un état de choses qui était
encore à venir, du moins en partie; et donc, dans la
môme mesure, décrivent une situation inexistante
au temps de Jésus, et qui ne devait guère être réelle
que cinquante ans plus tard. Mais pour pouvoir
conclure de celte circonstance que les parabples de
l'Evangile datent de la (in du i" siècle, on doit, au
préalable, supposer que la prophétie est impossible,
et que Jésus n'en a point fait, ni prétendu en faire.
A ce compte, ce n'est pas seulement l'authenticité
des paraboles qu'il faut nier, c'est tout l'Evangile à
déchirer. Est-il un seul des enseignements prophé-
tiques, donnés dans les paraboles, qui ne revienne
ailleurs dans les évangiles? Notamment : les desti-
nées du judaïsme, la fin de la Synagogue pour faire
place à une Eglise chrétienne, la catholicité de celle
Eglise, sa loi de progrès, le caractère du Royaume
1581
PASCAL (LE PARI DE)
1582
messianique, Jiamélraleiuenl opposé à l'idée que
les Juifs s'en faisaient.
Si la tradition ehrélienne a tourné en allégories
les paraboles dites par le Seigneur, comment rendre
compte de l'unité littéraire d'une umvre, dont les
)rigines auraient été multii)les, inégales, imperson-
aelles? El encore, toujours dans cette hypothèse,
;st-il croyable que ce genre de composition ail été,
)ar la suite, complètement délaissé? Car on ne
«aurait comparer aux paraboles évangéliques les
illégories compassées, qui se lisent dans l'épîlre
lite de Barnabe, et dans le Pasleur. Enfin, si les
)araboles, mises sur les lèvres du Christ, étaient en
■éalité une œuvre de la seconde génération cUré-
ienne, on les aurait faites plus claires, comme sont
es vaticinia posl evenium.
a" La comparaison et l'analyse des textes font
issez voir que la forme actuelle des paraboles évan-
géliques n'est pas primitive : on y découvre des di-
vergences, des sutures, des heurts d'idées, et même
les applications qui ne s'accordent pas avec la pa-
•aboie elle-même.
Héponse. — L'objection exagère à plaisir le nom-
>re des passages incriminés, etla portée des pertur-
>ations qu'on croit y découvrir. C'est aux commen-
aires continus des Evangiles qu'il faut demander,
lour chaque cas, la justification ilu contexte. Qu'il
iuflise ici de rappeler que les Evangélistes ne gar-
lant pas invariablement dans leur récit le même
•rdre ; on peut accorder, s'il y a lieu, qu'ils ont en-
adré dllïéremment telle ou telle parabole, sans en
Itérer le sens. La plupart des exégètes catholiques
«connaissent aujourd'hui que les evangélistes ont
larfois groupé les discours du Seigneur, à raison de
identité ou de l'analogie du sujet dont ils traitent,
'ourquoi les paraboles n'auraienl-elles jamais été
tapporlées de la sorte? Toutefois, ce n'est pas là
ine supposition à faire arbitrairement, mais à éta-
jlir, le cas échéant, par une étude consciencieuse
u texte.
Il y a encore à tenir compte de la critique lex-
uelle, qui résout parfois la difficulté en faisant voir
me nous n'avons plus affaire avec le texte primitif,
B seul dont l'auteur inspiré soit responsable. On
,'est pas [leu étonné de lire à la fin de la parabole
es ouvriers envoyés à la vigne du père de famille,
ux différentes heures de la journée (Matlh.^ xx,
6): « Car il y a beaucoup d'appelés mais peu
'élus », alors qu'en réalité tous ceux qui ont été
,ppelés sont venus, et ont pareillement reçu le
.enier de la vie éternelle. Dire que le mot élu est
ynonyme d'élite, et ne convient qu'aux ouvriers de
1 onzième heure, qui ont racheté le temps perdu par
intensité de l'effort ; c'est non seulement intro-
uire dans la parabole une idée qui en est totale-
lent absente, mais c'est aussi lui prêter, à contre-
ens, une conclusion concernant le mérite. Ce n'est
las démérite qu'il s'agit ici, mais de grâce, et rien
ue de grâce. Nous sommes donc avertis par ce
approcliement inattendu et violent, de rechercher
i cette sentence est bien à sa place. Et, de fait, les
leilleursmanuscrits du texte grecnela portent pas.
"est pourquoi, plusieurs interprètes n'en tiennent
as compte ici, mais seulement plus bas, xxii, i4.
lIiBLioonArniE. — *\. Jiilicher, Die Gleicltnisreden
Jesii, i888. L. Fonck, iJie Parahc-ln des Ilerrn im
Eiangelium, 1902. *X.Lo\sy, Etudes évangéliques,
1902. A. Durand, Pour,/uni Jésus-Christ a parlé
m paraboles ? dans les Eludrs, 1906, t. CVII,
'ique,
1911.
synoptiques, 191 1.
p. 766. M. J. Lagrange, dans la lîevue hihli.
'9°9' P- '98. 3/(2 ; Evangile selon saint Marc,
E. iVlangenol, f.es évangiles
D. Buzy, Introduction aux paraboles évangéliques,
191 2. F. Prat, Nature et but des paraboles, dans
les Etudes, ijiS, t. CXXXV, p. 198.
Alfred Durand, S. J
PAROUSIE. — Voir l'article Jérus-Cbrist,
col. 1428 a i446; art. Fin du Monde; arl. Apoca-
lypse. De plus, le récent volume de son Eminence
le Cardinal Billot: A.a /'arousie (Beauchesne, 1920).
PASCAL (LE PARÏ DE). — On trouve l'argu-
mentation de Pascal désignée sous le nom de Pari
aux pages 536 et suivantes de la petite édition des
0 Pensées », par M. L. Brunschwicg (Hachette).
A ces pages mystérieuses et paradoxales la pensée
moderne revient sans cesse, après avoir été rebutée,
comme le papillon à la flamme; or c'est une question,
de savoir si elles éclairent ou si elles brûlent.
Voici ce dont il s'agit :
Pascal a essayé de convaincre l'incrédule de la vé-
rité de la religion chrétienne résumée dans la thèse
de l'existence d'un Dieu Père et rémunérateur, « Dieu
d'Abraham, d'isaac et de Jacob ». Il n'a pas réussi.
L'incrédule, que Pascal fait parler lui-même, ne se
rend pas. Les arguments ont glissé sur lui : il est
ébranlé, il n'est pas conquis. Alors Pascal se donne
l'air de battre en retraite, il concède (mais disons-le
une fois pour toutes, c'est là une concession ad homi-
nem, tout le contexte des Pensées en témoigne), il
concède que la religion chrétienne, que l'existence die
Dieu n'est pas susceptible d'une démonstration rigou-
reuse, même indirecte '; mais nonobstant, dit il, il
faut l'admettre, car de deux choses l'une : ou Dieu
est, ou il n'est pas. Force nous est de souscrire à
l'une ou à l'autre de ces deux propositions contradic-
toires. Impossible d'être neutre : ne pas se pronon-
cer, c'est pratiquement se prononcer; être inilifTé-
rent, c'est être contre. — Que choisirons-nous donc?
Celle des deux propositions qui apparaît vraie? Ni
l'une ni l'autre n'est dans ce cas. Contraints d'opter,
nous ne pouvons le faire dès lors que pour des rai-
sons étrangères à la vérité objective : nous ne
pouvons que « parier ». Et pour parier raisonna-
blement, nous avons seulement à nous demander
laquelle de ces deux thèses adoptée ou rejelée
entraîne avec soi le moins de risques; c'est celle-là,
si nous sommes sages, que nous choisirons. Calculons
donc. Si j'opte pour Dieu, qu'est-ce que je risque?
— Rien. 11 me faudra sans doute, pour être consé-
quent avec moi-même et pour affirmer Dieu réelle-
ment, renoncer à certains plaisirs coupables, mais
c'est là ne rien faire de plus que ce que déjà, en dehors
de toute hypothèse, ma raison me prescrit; je serai
loyal, bon, chaste, tempérant, toutes choses excel-
lentes. .\u cas où, ayant parié pour Dieu, je me serais
trompé, j'en serais quitte pour avoir vécu en honnête
homiiie, voilà tout. Donc de ce côté-là tout à gagner,
rien à perdre; le risque est nul. Et si j'opte contre
Dieu? — Ah I ici le risque est immense, il est infini.
En cas d'erreur, je tombe, on m'en a prévenu et menacé,
entre les mains d'un juge irrité : c'est l'enfer éternel
qui m'attend. Entre les deux partis il n'y a pas à
balancer, et puisqu'il faut parier, puisque cela n'est
plus libre, puisque nous sommes embarqués, parions
pour Dieu, disons : il est; et soyons chrétiens par
1 . Pour voir ce que Pascal a réellement pensé au sujet
ilo la Cognoscibilité de Dieu, on peut consulter notre
■ticle inlittdé : l
gèae, — clans les
Tier-.Mars 1921.
texte difBcile di» Pascal, essai d'exé-
Becherches de sfirnce religieuse, Jan-
1583
PASCAL (LE PARI DE)
1584
calcul et par volonté, puisque nous ne pouvons l'être
par conviction.
Telle est à première vue l'argunienlation de Pascal.
L'affaire de la foi, la grande affaire, nous est pré-
sentée comme une sorte de spéculation commerciale,
qui se traite par chiffres. On dirait que Pascal nous
fait l'article et qu'il com|)tc vraiment sur son ap|)a-
reil malUématique pour nous entraîner dans la reli-
gion. Cela ne laisse pas de choquer, bien plus, d'irri-
ter. Mais en même temps nous sentons vaguement
qu'une vérité se cache derrière cette façade arithmé-
tique. D'une part, nous nous disons : quand Pascal
cherche à arracher la foi à notre volonté, il peut se
tromper et nous tromper dans son calcul, mais au
fund il a raison : c'est de la volonté que doit dépen-
dre la foi. Si la foi pouvait ou surtout devait être le
résultat d'une démonstralionintellectuelle.elleserait
le privilège des intelligents. Elle serait, contraire-
ment à la parole évangélique, aux atTirmations de
Jésus-Christ, cachée aux petits et réservée aux sages.
De plus, les habiles, les esprits déliés et rompus à
la dialectique n'auraient aucun mérite ù croire, jmis-
que croire, en l'espèce, serait admettre des conclu-
sions démontrées. Cela est inadmissible. Si on croit,
ce ne peut être que parce qu'on le veut. — D'autre
part, nous sentons et jusqu'au scandale, qu'il y a une
erreur tout aussi grossière à estimer que la foi puisse
dépendre purement et simplement d'un acte de vo-
lonté, résulter d'une sorte de calcul utilitaire où le
facteur rationnel n'intervient jias, être assimilable!
même de loin à un pari. Celte foi n'est pas ce que
les chrétiens entendent par foi et ce qu'il faut apjie-
Icr ainsi. Opter pour Dieu, parce que cette option
entraîne le moins de risques, jouer sur lui, c'est sans
doute se décider à faire comme si Dieu existait, ce
n'est pas proprement confesser qu'il est. La foi,
adhésion positive, ferme et intellectuelle, n'existe
pas.
Ainsi, la pensée de Pascal, telle qu'elle nous est
apparue jusqu'à présent, prête à deux genres de
réflexions contradictoires. Car, d'une part, il semble
qu'il faille l'adopter sous peine d'admettre un intel-
lectualisme rigide qui fait de la foi une science ; et
d'autre part, il semble qu'il faille la rejeter sous
peine d'admettre un Gdéisme rationnel pour qui la
foi n'est plus même une connaissance. Ne serait-ce
pas le signe qu'elle tient compte de conceptions com-
plémentaires, et qu'à mi-chemin entre des erreurs
extrêmes, elle a le caractère complexe et équilibré de
la vérité?
S'il fallail, pour arriver à celte vérilé que nous
devinons présente à l'esprit de Pascal, dépasser Pas-
cal, nous n'hésiterions pas. Les philosophes n'ont
j>arlé que pour que nous puissions nourrir nos âmes
de la vérité qu'ils ont découverte ou pressentie. C'est
encore leur faire honneur, c'est les traiter <lignement
que de rendre à la vie leur pensée jadis vivante,
pour lui permettre de se compléter ou même de se
corriger en nous. Mais pour demeurer dans l'ortho-
doxie, il n'est pas besoin de déjiasser Pascal ; il suf-
fit, estimons-nous, de lui rester strictement fidèle.
Pour Pascal, la vérité chrétienne se pose en face
de l'erreur rationaliste comme constituant avec elle
les deux seules doctrines entre lesquelles a priori il
y ait lieu d'opter, les deux seules vraisemlilables. Le
bouddhisme, l'épicurisnie, le inahométisme, le ju-
daïsme même ne comptent pas ; seul le christianisme
mérite attention. C'est la position d'un honmie du
XVII' siècle et Pascal entend qu'elle se justifie abso-
lument : le rôle des miracles, des prophéties, des
arguments généraux de l'apologétique classique.
n'est-il pas justement de privilégier la thèse chré-
tienne et catholique par rapport à toutes les autres ?
I) autre part, la vérité chrétienne présente deux
caractères distinctifs, spécifiques, qui entraînent
chacun respectivemeut deux conséquences impor-
tantes:
I" La vérité chrétienne n'est jias une vérité
abstraite, sans rapport avec la vie, dont le coeur et
la volonté puissent se désintéresser. C'est, comme le
dira OUé-Laprune, une lérilé morale. Toutes nos
actions et nos ])ensées doivent prendre des routes
bien différentes suivant qu'il est vrai ou faux que
Dieu existe. Dès lors, cette vérité n'entre pas dans
l'âme sans y susciter un parti d'opposition : tout ce
qu'il y a en nous de mauvais et qui aimerait à
s'émanciper, tout ce qui craint le joug, tout ce qui
redoute le châtiment, tout ce qui tient au plaisir cou-
pable, tout cela s'insurge... Et alors qu'une vérilé
géométrique n'a qu'à se manifester à l'intelligence
j)Our être admise, une vérité morale doit encore,
pour assurer son empire, se fuire accepter par le
cœur. De là le trouble et l'inquiétude, le malaise
dont nous parlions tout à l'heure, et qui est l'état du
libertin auquel on a o démontré » la re^gion chré-
tienne : il est ébranlé dans les assises de son esprit,
et il résiste.
Conséquence : Pour arriver à la vérité chrétienne,
il faut aller à elle non pas seulement a\ ec son intel-
ligence, mais encore avec sa volonté. 11 faut n'avoir
point de préJMijé, d'hostilité a priori contre elle : il
faut t^ainter j>our la connaître.
2» La vérité chrétienne est surnaturelle. La raison
ne peut la découvrir par ses projires moyens. Elle
ne f>eut même strictement la percevoir avec ses yeux
seuls, ni en sentir par elle-même toute la force.
Conséquence : 11 faut, pour y accéder, un secours
de Dieu, la grâce. Or, la grâce n'est pas quelque
chose que nous puissions nous donner. Nous ne
pouvons que nous y disposer. Et les dispositioi s à
la grâce peuvent se résumer en deux mots : pureté et
humilité; se quitter soi et les plaisirs.
Du coup, la tâche qui incombe à l'apologiste se
révèle à nous nettement déterminée. îl ne sullit pas
de présenter la vérité à l'incrédule et de chercher à
y attirer son esprit par des arguments. Cela est
nécessaire, mais cela n'est pas tout. 11 faut commen-
cer par là, parce que l'homme, pour arriver à la foi,
doit être mis en présence de l'objet à croire; mais il
ne faut point s'en tenir là, parce que les arguments
n'opérant que sur l'intelligence préparent la certitude
surnaturelle et ne l'engendrent pas. — Ce qu'il reste
à faire, c'est la conquête de la volonté. Si le libertin
résiste, sans avoir rien à redire aux preuves, c'est
que son coeur n'est pas pris. Le rôle de l'apologiste
qui \ eut aller jusqu'au bout e:-t d'amener l'incnrlule
à réaliser en lui-même les conditions stdijectites < e /fl
foi. L'apologétique de l'intelligence doits'achevei jiar
une apologétique de la volonté.
Comment convertir la volonté? C'est ici qu'inter-
vient, selon nous, le fameux argument du Pari ; et
c'est seulement quand on a posé le problème comme
nous venons de le faire, que ce « pari » prend sa
véritable signification. Pascal va « raisonner » U
volonté, il va parler à l'incrédule comme on parle i
un joueur, à un commerçant. C'est sa tactique ori-
ginale, mais ce sera non pas, comme on l'a trop dit,
pour lui extorquer une foi de calcul, une foi qui ne
serait pas la Foi, mais jiour obtenir de lui, d'abord
que, persuadé du bonheur de ceux qui croient, il les
envie, désire leur ressembler ; ensuite, qu'il fasse les
démarches nécessaires pour l'acquisition de la grâce,
de laquelle seule viendra la foi. Ce sont les deux con-
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PASCAL (LE PARI DE)
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ditions que nous avons déduites. — Voyons donc
Pascal ;i l'ci^uvre, ou plutôt niellons-nous à sa i)lace
et parlons en son nom.
Vous êtes l'inerédule, je veux « disposer » votre
volonlé, je vous dis : écoutez mon apologue; il n'esl
pas texlnellenienl celui qu'on peut lire au livre des
Pensées, mais il va dans le même sens et il a la
même portée; il esl seulement plus clair.
Je suppose que, contraint de conlier voire fortune
entière à un vaisseau, acuis n'ayez le choix qu'entre
deux, et que les capitaines de l'un et de l'autre vais-
seau vous tiennent resptclivcment les discours sui-
vants :
Le capitaine du premier vaisseau : « Conflez-moi
votre fortune. Je ne vous garantis rien, à vrai dire,
en cas de tempête, mais je vous aflirme seulement,
sans pouvoir d'ailleurs prouver mon assertion [ceci
esl remarquable], qu'il n'y a pas de tempête à
craindre. >i
Le capitaine du second vaisseau : « (lontiez-raoi
votre fortune. Je la garantis contre tout péril, en
particulier contre les tempêtes qui, je vous l'atlirme,
sans pouvoir d'aillrurs prouver mon assertion [et
ceci encore est remarquable], sont continuelles aux
parages où nous allons, n
Que feriez-vous? Quel parti vous semblerait le plus
raisonnable, le seul raisonnable ? — Dans l'ignorance
où vous êtes, el dont je suppose que vous nu pouvez
sortir^ des dangers véritables qui menacent votre for-
tune, nul doute que vous ne calculiez de la manière
suivante : « Si je me conlie au premier vaisseau, au
vaisseau sans garantie, si en d'autres termes je fais
comme si le péril de tempêtes était illusoire, j'aurai
tout perdu en cas d'erreur. Si, au contraire, je me
confie au second vaisseau, j'aurai sauvé ma fortune
au cas où son capitaine dit vrai, au cas où il y a des
tempêtes; et au cas où le capitaine m'aurait trompé
sur ce point, du moins je n'aurai rien perdu. Tout
est avantage, tout est parti. » Vous opteriez prur le
second vaisseau, et vous feriez bien.
Or, je V(ms dis : Vous êtes actuellement el en fait
dans une situation semblable à celle que je viens de
décrire. Vous avez une fortune à risquer, qui est
vous-même, votre salut éternel. Que aous le A'ouliez
ou non, vous êtes lié à la vie, il vous faut faire la traver-
sée. Or, deux doctrines se présentent à vous pour
vous acconi|iagner et comme vous [)ortrr, deux seule-
ment, car les autres sont comme n'étant pas. Il vous
faut opter entre elles. L'une, c'est le rationalisme,
fait miroiter devant vos yeux la perspective d'une
traversée sans danger dont le terme serait le néant.
« Ado])tez mes convictions, vous dit-il, confiez moi
votre àme, et je vous nic'uerai, tout doucement, sans
heurt, sans roulis, sans mal de mer, jusipi'au terme
où tout aboutit, lequel, je vous l'atlirme (sans d'ail-
leurs être à même de vous le prouver), est l'anéan-
tissement. » L'autre, c'est la religion ehrclienne, l'esl
la Foi, proclame au contraire que la traversée de la
vie est pleine d'embûches, et (|ue qui y tombe ne va
pas au néant, mais à un enfer éternel. « Adoptez,
vous dit-elle à son tour, adoptez mes croyances, con-
fiez-moi votre àme, el je vous mènerai, à travers
toutes sortes de dangers, au terme qui est le ciel, la
béatitude éternelle; je vous garantis contre l'enfer,
dont jf vous allirme l'existence bien que je sois inca-
pable actuellement de vous la prouver. »
Dans l'ignorance irrémédiable où vous êtes relati-
vement au terme réel de cette vie, quel parti pren-
drez-vous ? Si vous êtes raisonnable, vous ne pouvez
hésiter. Vous ojilerez pour la foi, vous jouerez sur
elle ; si vous vous trompez, si elle vous trompe, vous
ne perdrez rien, tandis qu'en risquant sur le ratio-
nalisme, s'il vous trompait, vous perdriez tout.
il semble que jusqu'ici, et pour peu que la reli-
::io7i chrétieiuif ail en elle-même une apparence d'au-
torité, il soit imjiossil>le de résister à l'argumenta-
tion de Pascal. Or, y acquiescer, c'est reconnaître que
l'attitude de la foi est lattitude la plus avantageuse,
la seule même qui le soit. L'incrédule qui a compris
ce qu'on vient de lui dire n'a qu'une chose à faire,
avouer qu'iV voudrait avoir la foi. Vous me dites
donc, vous qui êtes l'incrédule: « Heureux ceux qui
croient... je voudrais avoir la foil... » et vous ajou-
tez : « Mais je ne puis ! je suis lié, ma bouche est
muette. » — Je vous réponds : « Parfait I cela sufTit,
c'est tout ce que je voulais. Mon raisonnement
n'était pas destiné à vous donner la foi, mais le
désir de la foi ; si vous enviez ceux qui croient, vous
vous trouvez dans la première des dispositions
requises pour l'obtenir. Le premier but de l'apologé-
tique de la volonté est atteint. Il reste à poursuivre
le second, en vous amenant à la deuxième disposi-
tion requise, la pureté du cœur et l'humilité. »
Reprenons l'apologue. Je suppose que vous avez
compris qu'il y a tout avantage pour vous à confier
votre fortune au second vaisseau. Vous êtes décidé
à le faire. Être décidé à faire une chose, ce n'est pas
encore lavoir faite, ni même la faire. Vouloir croire,
ce n'est pas encore croire cfl'cctivement. Il y a i>lace
pour une démarche entre le désir el l'exécution. —
Celte démarche consistera, en l'espèce, à aller trou-
ver le capitaine du second vaisseau : « Prenez ma
fortune, lui direz-vous, je vous la confie. » Imagi-
nons maintenant que le capitaine vous réponde:
« J'accepte de transporter votre fortune, mais à con-
dition que, avant loul, vous payiez une prime. Mon
concurrent, lui, ne réclame rien ; mais il n'assure
rien. Ce que je vous demande esl d'ailleurs insigni-
fiant, à peine un franc pour un million. » — Un franc
pour un million? La garantie a beau être incertaine,
étant donné la minime valeur intrinsi^que de ce qu'on
vous demande de sacrifier (un franc) et surtout sa
proportion à ce que par là. et par là seuletneni vous
avez le plus de chance de conserver {un million), toute
hésitation serait déraisonnable : vous accepteriez.
Or çà, raisonnons: si pour conserver un million,
vous pouvez el devez risquer un franc, pour assurer
vingt millions, vous devriez être disposé à risquer
vingt fois un franc, soit vingt francs. Et ainsi de
suite, à mesure que croit la fortune à garantir. Si
celle-ci avait une valeur infinie, vous devriez èt-e
prêt à jouer n'importe quelle valeur, pourvu qu'elle
soit finie. — Qu'objecter à celte argumentation ? Si
vous la comprenez, vous devez être convaincu.
Appliquons maintenant l'apologue. Vous venez à
moi et vous m« dites : « Je voudrais avoir la foi. »
Je vous réponds : C'est bien, mais avant tout il y
a une condition à remplir, un gage à donner, une
prime à payer. Le rationalisme n'exige rien de ses
fidèles; mais la vérité chrétienne, elle, ne se livre
qu'à (|ui lui sacrifie quelque chose : abandonnez les
plaisirs, abandonnez votre amour-propre, soyez hum-
ble et puri — Vous vous récriez? « Le prix, dites-
vous, est considérable 1 Je gage peul-êlre trop ! »
Raisonnons: ce qu'il s'agit d'assurer, c'est vous-
même, votre éternité, votre tout. Rien ne peut être
plus grand pour vous que ce qui pour vous esl tout.
Ce qu'il s'agit de garantir est donc infini. Or, quel
est l'enjeu, la prime, le gage? Ce sont vos plaisirs.
Qui niera que vos plaisirs représentent un bien fini?
Je vous demande donc un gage de valeur finie pour
vous assurer une fortune de valeur infinie. Il n'y a
pas à hésiter ! — Si vous êtes pareil au libertin de
Pascal, vous vous avouerez convaincu, vous céderei,
vous vous déciderez à sacrifier le Uni jiour vous
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PATRIE
1588
assurer l'inlini, aous quitterez vos plaisirs et votre
orgueil.
Or, ce sera vous mellre dans la seconde des dis-
positions que nous savons être requises pour la foi.
Le dernier but de l'apologétique de la volonté est
atteint.
Le reste n'est plus l'affaire de l'Iiomnie, mais on
peut prédire ce qui se produira. Sous la lumière et
l'action de la grâce, la même vérité qui paraissait
obscure, les mêmes arguments qui semblaient ineffi-
caces, se transformeront. L'invisible deviendra visi-
ble, parce que l'aveugle aura des j'eux. Ayant fail
tout ce qui dépend de vous, il sera fait en vous ce
qui ne dépend que de Dieu : vous aurez la foi. C'est
sur quoi a compté Pascal.
Concluons par une remarque. Si l'argumentation
de Pascal est, comme nous le croyons, rigoureuse, à
quoi peut-il tenir que l'incrédule ne s'y rende pas?
Car, en fait, tout le monde n'est pas convaincu.
Quel est donc son vice, ou du moins son point
faible ?
S'il s'agit du premier argument, destiné à prouver
que la foi est iivantaoeuse, il faut, selon nous, dire
que quiconqjie le comprend y agrée. Et l'expérience
nous donne raison. Combien d'incrédules, et ne
sont-ce pas les plus avertis, qui envient les croyants 1
A notre avis, c'est dans le second argument que
se cache récliap])aloire. Toute la force de la dialec-
tique pascalienne est, comme on l'a vu, dans la dis-
proportion quelle fait valoir entre le peu que la
Foi demande de sacrilier et VInfini qu'elle promet
de garantir. Ce n'est pas l'incertitude de la garantie
qui crée une diOiculté : tout joueur hasarde avec cer-
titude pour p.Tgner avec incertitude, il hasarde cer-
tainement le liiii pour gagner incertainement le Uni ;
et il ne pèche pas contre la raison, parce qu'il sacrilie
peu pour avoir beaucoup. Si au lieu du fini il y a
1 inlini à gagner, c'est à meilleur droit encore que le
joueur hasardera : le peu ((u'il mise devient en face
de l'inlini comme rien. Même, en ce cas, il doit
miser, et c'est seulement en misant qu'il est raison-
nable.
Ce qui constitue le point relativement faible de
l'argument de Pascal, c'est plutôt la nature de la
disproportion sur laquelle il s'appuie. Pour faire
équilibre au bien à gagner, qui est infini et incer-
tain, il ne sullit pas, en effet, que le bien certaine-
ment sacrifié soit Uni, il faut encore qu'il soit reconnu
et avoué tel. Or, sans doute aux yeux de la raison
et de la conscience, tout ce qui appartient à l'ordre
sensible est véritablement petit et méprisable, mais
il dépend de nous do voir avec les yeux de la raison
et de la conscience, et par conséquent de reconnaître
la disproportion qu'on nous signale. liegardé acec
les yeux de la passion, n'importe quel bien éclipse
tous les autres ; à lui seul, il semble être tout, et
semblant être tout, il semble être inlini. En ce cas,
le raisonnement de Pascal ne porte plus.
Seulement, ce qu'il faut bien remarquer, c'est que.
si Pascal n'arrive pas à décider infailliblement le
libertin, ce n'est point qu'il pèche, lui, contre la logi-
que; c'est que le libertin a toujours la ressource de
pécher contre sa conscience. Ainsi, on peut dire de
l'argumentation de Pascal qu'elle est malgré tout
triomphante, car pour elle, c'est également réussir,
de convaincre celui qui l'écoute, ou de le condamner.
ArousTR Valbnsin, S. J.
PATRIE.
I. Position db i,a question.
II. — TuéoniE SCIENTIFIIJUE DU l'ATniOTISMB.
fo Vidée de patrie : les faits.
2° L'idée de patrie : ses fondements extérieurs.
3° T.'idée de patrie : ses fondements intérieurs.
40 Conséquences de ta théorie scientifique du
patriotisme. — A) I.a prétendue éiolution de
l'idée de patrie. — B) S'ationalisme, frontières
nnturelles, principe des nationalités et union
« sacrée ».
III. — L'internationalisme.
|o Internationalisme et antipatriotisme.
2° Principales formes de l'internationalisme. —
A) Internationalisme spéculatif : cosmopolitisme,
humanisme, humanitarisme. — B) Internationa-
lisme pratique : haute banque, socialisme, ju-
daïsme, franc-maçonnerie et sectes connexes :
pacifisme : Eglise catholique.
3* le catholicisme : ses principes sur la fraternité
humaine, la société internationale, le patriotisme,
le nationalisme, le droit des gens, la guerre et
le métier des armes.
IV. BiBLiOQHAPHii! : principaux ouvrages à consulter.
1. — Position de la (question. — Eglise veut dire
société; catholique signifie universelle. L'Eglise ca-
tholique se définit donc comme la société universelle
par excellence. Elle s'oppose par là, du même coup,
à tous les groupements humains qui prétendent à
l'universalitéet à lousceux qui se renferment en des
bornes plus étroite». Il est inévitable que des débats
s'élèvent .sur le sens, la nature et la portée de cette
opposition : nous croyons pouvoir, dans les bornes
de cet article, fournil' à l'apologiste les indications
fondamentales qui lui seront nécessaires pour se
préparer à ces débats.
C'est dans ce but que nous exposerons d'abord la
théorie scientifique du patriotisme. Elle repose sur
ce fait, constaté par l'histoire, que l'idée de patrie
est à la fois immuable et universelle. La patrie peut
donc être définie de telle sorte que cette définition
convienne à tout ce que les hommes ont jamais
regardé comme leur patrie. Le fait établi et la défi-
nition tirée des constatations même qui servent à
établir le fait, il est aisé de démontrer, à rencontre
de tous les antipatriotismes, que l'idée de patrie
n'est pas une création arbitraire de notre imagina-
tion, mais qu'elle a, au contraire, en nous et hors de
nous, des fondements solides; qu'elle correspond à
des réalités extérieures età des nécessités intérieures
<iui, bon gré mal gré, s'imposent à nous.
Ces faits et cette constatation sulfisentamplemeiit à
la défense de la doctrine catholique contre ceux qui
lui reprochent de ne pas réprouver le patriotisme.
D'autre part, en justifiant celui-ci, ils en fixent le
domaine et la juste mesure : ils offrent ainsi une base
d'opérations excellente à la défense de la doctrine
catliolique contre ceux qui lui reprochent, soit de
ne pas mettre la patrie au-dessus de tout, soit de
prêter appui à l'internationalisme en présentant
1 Eglise comme une « internationale » de droit divin.
Nous compléterons ces données indispensables en
faisant connaître sommairement ensuite l'antipalrio-
tisme eU'internationalisme tels qu'ils se manifestent
de nos jours. Ce simple exposé permettra de voir
comment et dans quelle mesure leurs différentes
formes contredisent la théorie scientifique du pa-
triotisme ou s'accordent avec elle, c'est-à-dire avec
les faits et la raison. Or, comme on le verra, ils ne
peuvent, en celte matière, ni s'accorder avec les
faits et laraison sans s'accorder dans la même mesure
1589
PATRIE
1590
avec la docliine catholique, ni conlrcdire la doctrine
catholique sans contredire, dans la niôtne mesure, et
les faits et la raison.
L'apologiste trouvera donc là de quoi remplir sa
lâche en démontrant tantôt que la doctrine catho-
lique s'accorde avec la théorie scientiljque du patrio-
tisme, tantôt que les doctrines adverses contredisent
celte théorie et sont, en conséquence, dépourvues
tout à la fois des titres positifs et des titres ration-
nels que tout homme de l)on sens doit exiger d'une
doctrine avant d'y donner son adhésion.
II. — TiiÉonin sciENiiriQUE du rAxnioTisME. —
lo L'idée de patrie : les /ails. — Il est possible que
l'idée de patrie n'ait pas toujours existé et n'existe
pas partout; mais, à vrai dire, ceux qui le croient
n'en savent rien. Il est certain qu'elle est, selon les
temps, les pays, les races et les individus, plus ou
moins nette, forte et féconde; mais c'est là le sort
commun de toutes les idées humaines et l'on n'en
saurait légitimement induire qu'elle soit le produit
artiliciel d'une certaine forme de la civilisation desti-
née à disparaître et avec laquelle elle doive, un jour,
disparaître aussi. Ce que dit l'histoire, c'est quel'idée
de patrie, dès qu'on en constate l'existence, apparaît
toujours et partout la même.
Son témoignage, sur ce point, est particulièrement
facile à recueillir; car, de tous les souvenirs histo-
riques et de tons les monuments liKéraires laissés à
la postérité par les formes variées des sociétés hu
maines, il n'en est pas de plus célèhrcs, — disons
mieux, — de plus populaires que ceux-là mêmes où
la patrie et le patriotisme sont en cause : tant il est
vrai, tout d'abord, qu'ils ont été les plus aisément
compris et les plus universellement admirés parce
que leur parole, sur un tel sujet, ne s'est trouvée
nulle part étrangère. C'est une parole vraiment hu-
maine, comme celle de l'amour lilial ou maternel.
Partout identique malgré la dilTérence des temps,
des lieux, des hommes et des langages, elle a éveillé,
elle éveille encore partout les mêmes [lensées dans
les esprits, les mêmes sentiments dans les cœurs,
sans avoir jamais besoin d'être ex[iliquée, fût-ce aux
derniers des ignorants: ils en saisissent tout le sens,
et du premier coup, égaux en cela aux princes de la
science.
Il n'est pas besoin d'être hcbraïsant ni versé dans
l'archéologie biblique pour trouver, par exemple,
dans le psaume cxxxvi, sur la captivité de Babylone,
la même idée, le même amour de la patrie que dans
nos propres âmes de Français. Tonte l'histoire des
Juifs n'est qu'une longue épopée du patriotisme,
depuis Gédéon, Samson ou Judith, jusqu'aux Maccha-
bées et à la Dispersion linale. Ce qu'ils aimaient
lainsi, c'était ce que nous aimons : un pays, des com-
patriotes; et Racine, pour leur faire tenir, dans son
Estherousoii Athalie, le langage même de leurs his-
toriens et de leurs prophètes, n'a pas eu à s'abstraire
de lui-même un seul instant. Le patriotisme tendre,
prévenant, violent même parfois et toujours empreint
de si douloureux regrets dans sa prophétique clair-
voyance, que N. -S. Jésus-Christ manifeste à plusieurs
reprises dans les Evangiles; celui des Apôtres, si
ardent, si prompt aux rêves de domination et de
gloire pour leur peuple et leur Judée, trouvent un
écho tout prêt dans nos coeurs. Comme nous aimons
la France et, dans la France, notre Provence ou notre
Bretagne, ainsi les anciens Juifs, les .\p6tres, le
Christ, aimaient
le doux pays de leurs aïeux,
Lei rives du Jourdain, les champs aimés des cieux,
la Terre Promise et donnée à leurs ancêtres, la Ville
sainte qui en était l'àme, l'étroit domaine de leur
tribu (AJattli., xxiii, 'ij ; l.uc, xix, /|i et s.).
En Chine, que les provinces soient unies dans la
soumission à un seul empereur ou divisées entre
plusieurs souverainetés féodales, les Chinois, grands
dévots à leurs ancêtres et aux Patrons de leur sol,
se montrent toujours convaincus de leur supériorité
sur toutes les nations de la terre. Leur patrie est,
pour eux, le centre de l'univers, rKmpire du Milieu.
S'agit-il de la défendre contre les Barbares Hioun-
Nou ou contre les « diables d'occident « qui veulent
en forcer l'entrée, de tout temps, chez cette race
uiédiocrement belliqueuse, ceux qui meurent en
accomplissant ce devoir sont honorés pour leur sacri-
lîce (WiEiiEn, [[i$t. des croyances rel. et des opinions
phil. en Chine; Paris, Challamel, 1317, p. 102, i35).
Chez eux, sans doute, comme chez les Egyptieits,
les Hindous ou les Aralies, l'idée de patrie ne se
dégage jamais bien nettement de celles d'Etat, de
religion, de famille, de race. Tous ces liens divers
restent plus ou moins confondus dans leur esprit;
mais ce sont brins du même câble : tordus et enche-
vêtrés ensemble dans le langage et la pensée des
gens qu'ils iinissent et qui n'ont pas éprouvé, comme
nous, par tempérament ou par occasion, le besoin de
les démêler, ils y existent néanmoins, et tels ([ue
nous les retrouvons, plus distincts mais non plus
réels, dans notre pensée et noire langage.
Le mot de patrie est le même en grec, en latin, en
français, et c'est la même chose qu'il désigne dans
ces trois langues. Son sens n'a jamais varié depuis
le temps du vieil Homère. Qu'est-ce donc, en elfet,
que les héros de la guerre de Troie nommaient leur
patrie, si ce n'est quelque chose de tout pareil à ce
que nous appellerions la nôtre si, d'aventure, nous
allions faire le siège de Tokio? Et si, comme Ulysse,
nous étions chassés par quelque divinité jalouse vers
des rivages lointains sur les mers étrangères, où s'en
iraient, en dépit de tout, nos désirs, nos regrets, nos
rêves, si ce n'est vers notre Hellade et vers notre
Ithaque?
Plusieurs siècles après 1 Iliade et l'Odyssée, les
grands tragiques d'.\thèncs ne prêtent pas à leurs
personnages, pour toucher les contemporains de
Périclès, un langage différent de celui que Racine
leur prêtera, deux mille ans plus tard, pour émou-
voir les sujets de Louis XIV. Et quand l'Iiihigénie
d'Euripide, par exemple, se déclare prête à mourir,
ce n'est pas seulement, remarquons-le bien, pour
Mycènes, sacité, sa petite patrie, mais pour la grande,
outragée tout entière et tout entière arrêtée dans s,i
vengeance.
Nous avons li^us gardé, de nos études classiques,
le souvenir vivace des pages ardentes, enthousiastes
ou désolées, que leur patriotisme inspira aux grands
écrivains de la Grèce et deR( me : 'l'hucydide, Xéno-
phon, Démosthène, Plutarqiie, l'ile-Live, Cicéron,
Virgile, Ovide ou Tacite. Et, encore une fois, cette
patrie aux douces campagnes dont le Mélibée des
Bucrdiques s'éloigne avec tant de regret, qu'est-elle?
Rome, sans doute, la Rome que les Romains de l'his-
toire et ceux de Corneille aiment du même amour;
mais aussi l'Italie telle que la peuvent chérir de nos
jours, au delà des Alpes, les plus ardents des pa-
triotes. Quand le poète des Gêorgiques salue en
elle le pays incomparable avec lequel ne peuvent
rivaliser ni la Grèce ni l'Inde ni les terres semées
d'or et parfumées d'encens, ne croirait-on pas en-
tendre, chantée, il y a vingt siècles, par un barde de
génie, la chanson bretonne d'aujourd'hui
Mon pays, c'est l'pus biau d'ia teirn
Mon clocher, l'pus binu d'alentour !
1591
PATRIK
1592
Taiil il est vrai que l'iJée de patri<' et les sentimenls
qu'elli- engendre sont immuables!
Je n'en Unirais pas, du reste, si je voulais citer,
ne ffit-ce qu'une fois cbacun, les Anciens dont In
voix pourrais ajouter quelque chose, si c'était néces-
saire, à l'évidence de ce fait. Que serait-ce si je vou-
lais y joindre les traits historiques sans nombre qui
parlent dans le même sens ! Il me sutliia, sans doute,
de rappeler à quelles sources latines et grecques
s'était exalté le patriotisme qui sauva la France de
l'invasion et lui (il conquérir l'Europe il y a quelque
cent années (C;f. BnuNRXiÈHn, /)iscour.'- de cnmOut :
L'idée de pairie. — Fustel de Coulanges, /.a cité
antique, ch. xiii, p. 233 de la i5° éd.).
Le Moyen Age joint, sur ce point, son témoignage
à celui de l'Antiquité. Du jour où les Barbares ont
cessé d'être des tribus errantes et se sont lixés sur
les ruines de l'empire romain pour y former des na-
tions, ils ont conçu la patrie comme les Anciens et
comme nous; ils l'ont aimée île la même manière.
Au temps de Clovis, le royaume des Francs est déjà
pour eux ce qu'il sera pour leurs descendants au
temps de Gliarleraagne, ce qu'il demeurera au temps
de la féodalité : « la France, maîtresse des terres »,
comme l'appellera Suger au xii'^ siècle; la France
libre et douce que, dès le xi*, célébreront nos chan-
sons de geste:
Tere de France, inult estes dulz païs !
la patrie pour laquelle les héros de nos épopées com-
battent jusqu'à leur dernier souffle.
Le nom y est, diront ceux «pu veulent à toute
force que lidée de patrie date, chez nous, de la Ucvo-
lution ou, tout au plus de Jeanne d Arc; mais eroyez-
vous vraiment qu'il s'appli jue à la même chose? La
réponse est facile : ■< Le nom de France, écrit Léim
Gautier, est donné 170 fois, dans la chanson de
Roland, à tout l'empire de Charlemagne. Il est vrai
que, en plusieurs autres passages du poème, ce
mcme mot — F'rance — est em()loyé pour désigner le
pays qui correspondait au domaine royal avant
Philippe-Auguste; miis il ne faut [las perdre de vue
le sens général qui est de beaucoup le plus usité. En
résumé, le pays tant aimé par le neveu du grand
empereur, c'est notre France du nord avec ses fron-
tières naturelles du coté de l'est et toute la France
du midi pour tributaire. » (Léon Gautieb:/.» Chan-
son de Roland, note sur levers 36)
En d'autres termes, il y avait alors, comme
aujourd hui et au temps d'Ulysse, de petites patries
dans la grande: Francie, Anjou, Maine ou Bretagne,
on les aimait; mais on aimait aussi la France et l'on
savait mourir pour elle. Etait-elle en danger? Les
Capitulaires ordonnaient la levée en masse : « Pour
la défense de la patrie », dit l'un d'eux, l'édit de
Pistes de 864, « que tous, sans aucune exception,
prennent les aruies «. Tous les privilèges sont sus-
pendus en cette occurrence. Il en sera de même à
l'époque féodale quand la petite patrie, duché ou
comté, sera en péril De nombreux documents en
témoignent aux x" et xi' siècles. Telle abbaye est
franche de tout, sauf de fournir des hommes « pro
defensione patriae » ; tel seigneur reconnaît l'indé-
pendance d'un domaine, « à moins, ajoute-t-il, qu'il
ne s'agisse d'un des cas où le peuple, appelé de par-
tout, doit venir même des alleux aOn de combattre
pour la [latrie ».
A cette époque, sans doute, le patriotisme local
est très vif, très agissant, très belliqueux; mais
l'idée de patrie, telle que nous la concevons encore,
n'en est pas moins celle qui l'enfante; et à côté de
lui, le patriotisme général existe. Il est déjà puissant.
Il le devient de plus en plus à mesure que se parfait
l'unité territoriale du royaume. Est-il besoin de citer
le fait de Bouvines ou la devise de saint Louis :
« Dieu, France et Marguerite » ; ou le mot de
Duguesclin lixant lui-même sa rançon à une somme
énorme? « Je la vaux, disait-il; et quant au reste,
sachez qu'il n'est femme de France, fût-ce dans la
plus humble chaumière, qui ne file pour la ]>ayer. »
Que de témoignages du même genre dans notre
histoire! Est-il besoin de parler de Jeanne d'Arc, à
qui ses 'V'oix, pour la préparer et la décider à son
extraordinaire mission, commençaient par décrire
« la grande pitié qui était au royaume de France »?
Elle est vraiment la sainte de la pairie et du patrio-
tisme. En elle. Dieu d'abord, par une révélation
directe, puis l'Eglise, en la canonisant, les ont bénis
et sanctifiés tels que nous les concevons et qu'on les
a toujours conçus. Plus près de nous, s'il fallait
montrer que les hommes du xvi' siècle n'aimaient
pas que leur roi ou leur province, je n'aurais qu'à
nommer Bayard ou à transcrire, avec le sonnet
célèbre où du Bellay exprime pour son « jietit Lire »
tant de regrets et de tendresse, ses touchants appels
à la grande patrie :
France, mère des arts, des armes et dos lois.
Hors de chez nous, je ne serais pas plus à court
de preuves. Les littératures nationales de l'Alle-
magne, de l'Ang-leterre, de l'Espagne, de l'Italie, de
l'Irlande, de la Pologne, de la Hongrie, m'en fourni-
raient en abondance aussi bien que leur histoire.
Dans le pajs du Cid comme dans celui de Shakes-
peare ou de Sobieski, la patrie que l'on sert dans les
travaux de la guerre et de la paix et que l'on exalte
dans ré|)opée, le drame ou le lyrisme populaire, est
celle que l'on exalte et sert partout de|)uis que le
monde est monde. Dante met dans son Enfer ceux
qui la trahissent ; et qui donc lirait sa Divine Comédie
sans être ému de l'amour passionné qu'il montre
pour sa Florence et son Italie?
Ce serait, du reste, une erreur de croire que, dans
l'Europe monarchique, l'idée de patrie ail été conçue
autrement que dans l'Europe féodale. On dit souvent
qu'elle fut alors commejncarnée dans le roi et que
nos pcies, jusqu'en 1789, ne distinguèrent plus, dans
leur alfection et leur dévouement, la patrie ni l'Etat
d'avec le monarque. Ce n'est jias exact. Les " pa-
triotes » de 178.) et 1793 n'ont rien inventé, que la
déplorable et grossière confusion qu'ils ont commise,
de propos délibéré en bien des cas, entre leur pairie
et leur parti. Ils ont appelé ^«(cioifsme ce que tout
le monde appelle aujourd'hui /i»ma/ii7arisme et anti-
patriotisme; et ils n'ont fait qu'exploiter, dans l'in-
térêt de leur parti à l'intérieur et de la patrie aux
frontières, un sentiment profondément enraciné
dans toutes les classes de la nation et que la menace,
puis l'invasion de l'étranger, exaspérèrent (Voir les
faits décisifs allégués à cet égard par A. Gochin dans
un article sur /e l'atrioiisme itumanilaire dans Hesue
Universelle, i" avril 1920). En face d'eux, les émigrés
et lei Vendéens entendaient bien aussi servir leur
jiatrie en prenant les armes cintre ceux qu'ils regar-
daient comme une oligarchie criminelle. Cen'est pas
ici le lieu d'examiner s'ils eurent tort d identifier la
patrie, Jes uns avec la république ou la révolution,
les autres avec la royauté ; ce qu'il y a de certain,
c'est que la Convention, en tenant tête à l'Europe
coalisée, entendait défendre la patrie et non pas seu-
lement la république; et que les émigrés ne se sont
pas crus dans leur patrie à Coblenz ou à Gand par
cela seul que le roi s'y trouvait : le prétendre serait
une absurdité démentie par tous les documents de
i
1593
PATRIE
1594
l'époque. Ils se considérèrent, ainsi que le roi lui-
même, comme des exilés, jusqu'au jour où ils renlrè-
rentdans ce que nous api)elnii8 la patrie.
L'idée de patrie est donc toujours et partout la
même, malgré la yariéléque 1 on peulconslaterenlre
les objets concrets et particuliers auxquels des hom-
mes diiréreuts l'ap|diqnent en «les Ueu.\ et desleuq)S
divers. Heu importe la dill'érence et le changement.
Celui-ci peut aller jusqu'à l'aire acquérir ou ])erdre,
un jour venant, à tel pays en particulier, le carac-
tère de patrie par rappnrt à tels ou tels hommes:
c'est l'évidence nièuie; maisce serait un étrange abus
de mots que de parler à ce propos d'une évolution
de la patrie. La terre des Etats-Unis est devenue la
patrie des colons anglaisa mesure que ces colons, s'y
étant tixés à deuieure, se la sont transmise de géné-
ration en génération et ont formé une nation dis-
tincte. La même chose s'est jjroduite au Canada, en
Australie, dans l'Afrique du Snd ; auTransvaal pour
les Hollandais ; au Brésil pour les Portugais ; au Chili
et dans l'Argentine pour les Espagnols. L'Angleterre
ou l'Allemagne cesse d'être la patrie des émigrants
qui l'abandonnent lorsque, lixés en Amérique sans
esprit de retour, ilsdevienneul, je ne dis pas citoyens
de la République américaine, — car ils n'entrent,
en le devenant, ([ue dans l'Etat, — mais membres de
la nation américaine par leur américanisation. Les
Alsaciens, demciue, elles Polonais annexés n'avaient
la Prusse ou l'.VIlemagne pour patrie que dans la
mesure où ils étaient germanisés : c'est bien pour
cela que l'on s'acharnait à leur germanisation, parfois
avec sauvagerie.
.\draettons donc comme possible, en théorie, qu'il
se constitue un jour des Etats-Unis d'Europe ou du
Monde. Accordons, si l'on veut,<|ne tous les peuples,
englobés dans cet universel Etat ou continuant à
former des Etats distincts, puissent se former, avec
le temps, une conscience commune, des traditions
communes, un patrimoine moral et intellectuel com
mun et des sympathies réciproques, de telle sorte
que l'humanité s'harmonise en une immense nation
de nations ayant l'univers pour patrie : il n'en est
pas moins vrai que ces patries futures, si jamais elles
existent, répondrontexaclement, comme toutes celles
du présent et du passé, à l'idée que nous nous faisons
de la patrie. Cette idée n aura pas changé : c'est le
monde qui aura changé au point de pouvoir être ap-
pelé patrie; et rien ne s'opposera, d'ailleurs, à ce
que, dans la patrie universelle, les patries actuelles
subsistent, petites et grandes, comme aujourd'hui
l'Ecosse dans l'Angleterre, la Californie dans les
Etats-Unis, la Sicile dans l'Italie ou la Bretagne dans
la France.
11 nous sera donc facile, à présent, de discerner les
traits auxquels se reconnaît la patrie et qui con-
viennent seuls, par conséquent, pour la délinir. Ces
traits peuvent tous se ramener à tiois idées, toutes
trois fort dilférentes de celles qui servent de fonde-
ment à notre conce])tion de la société et de l'Etat.
Des hommes groupés et unis en vue de leur bien
commun par un mutuel échange de services, voilà
la société : ce n'est pas la patrie. Une société indé-
pendante, organisée sous un gouvernement spécial
et généralement à l'intérieur de frontières détermi-
nées, voilà l'Etat: c'est plus ou nudns que la patrie
et c'est autre chose.
L'idée de territoire, sans doute, est, avec celles de
paternité et de nation, une des trois que nous venons
de trouver partout au fond de l'idée de patrie; mais
partout, il s'agissait d'un territoire sans bornes pré-
cises. Où Unissait la Judée que regrettaient les captifs
de Babylone? Où, l'Hellade d'Ulysse et de Démos-
tbcne, l'Italie de Virgile et de Dante, la France de
saint Louis et de du Bellay? Où commence, où finit
la nôtre, et notre Anjou ou notre Bourgogne? Peu
nous im|iortel Nous les aimons sans y songer. Le
demander parait même bizarre, tant il e>t vrai que
celte idée de limites, qui joue un rôle capital dans
notre concepiion leriitoriale de l'Etal, n'en joue
aucun dans notre concepiion de la patrie. Que les
frontières se resserrent ou s'élargissent; que llome
devienne la capitale de l'univers ou que la Pologne,
démeuibrée en trois, soit absorbée par la Uussie, la
Prusse et l'Autriche; que l'Alsace passe de la France
à l'Alleuiagne ou que l'Irlande soit dévorée par l'An-
gleterre, les patriotes peuvent soull'rir ou se réjouir
cl l'idée de patiie se trouver plus ou moins alTerniie
ou menacée; mais, après comme avant, c'est la
même contrée que les Irlandais ou les Romains, les
Alsaciens ou les Polonais, les Français ou les Alle-
mands, les -Vnglais ou les Russes appellent leur
patrie.
L'idée de société non plus n'est pas étrangère à
celle de patrie; mais d'aboril elle n'en est qu'un clé-
ment, complété et modifié par plusieurs antres, tous
diirérents des idées de gouvernement et d'indépen-
dance (pii s'ajoulenl à elle pour former notre con-
ception de l'Etat. Je ne crois pas qu'il soit possible
de citer un texte ou un fait d'où l'on puisse légitime-
ment induire que les hounues aient jamais cru ((ue
leur patrie, pour être leur patrie, dût jouir de l'indé-
pendance, encore qu'ils la souhaitassent pour elle,
ou avoir un gouvernement; et la seconde idée que
nous avons trouvée partout, à côté de l'idée de terri-
toire, au fond de l'idée de patrie, n'est ni celle d'Etat
ni même ou seulement celle de société, mais celle de
paternité et toutes celles qui en découlent : famille,
héritage, fraternité. La patrie est la terre des pères.
Son nom vient du leur; et ce n'est pas parce (ju'elle
est à nous, mais parce qu'elle fut à eux, que cette
terre est notre patrie.
Cette idée de paternité, d'ailleurs, ne se confond
pas avec celle de descendance ou de race. Le lien du
sang n'est pas le seul qui lie le faisceau familial,
ceux de l'alliance et de l'adoption peuvent aussi nous
donner des frères qui, pour être des frères de choix,
n'en auront souvent ni moins d'amour pour les aïeux,
ni moins de soin pour l'héritage.
La patrie est donc la terre des ancêtres, la terre de
famille et qui appartient à la famille, encore qu'elle
soit ordinairement partagée entre ses membres ou
ses branches et ses rameaux. Se confondra-t-elle
donc avec le foyer domestique, et dirons-nous que
la troisième idée ajoutée par l'esprit humain à celles
de paternité et de territoire, pour former l'idée de
patrie, est l'idée de propriété? Ce serait commettre
l'erreur ou le sophisme des révolutionnaires qui
prêchent l'antipatriotisuje aux prolétaires, sous pré-
texte que, ne possédant rien, ils ne sauraient avoir
de [)atrie. Pauvre sophisme, du reste, et qui dénote,
chez ces soi-disanl adorateurs de la raison, une in-
capacité de raisonner vraiment siufiulière. Car s'il y
a quelque idée de propriété au fond du patriotisme,
c'est celle qui leur est chère, l'idée de la propriété
collective, tandis que colle de propriété individuelle
en est radicalement exclue. Ipliigénie se croyail-ellc
propriétaire de l'Hellade ou Dénuisthène de l'Alti-
que ou du Bellay île son petit Lire? Pas le moins
(lu monde; et pourtant ils y tenaient plus qu'à n'im-
porte quel domaine (Voir Hkhouote, 111, iSg, i4o,
histoire de.Syloson de Sainos).
Tous ceux qui ont fait la guerre dans les rangs
des armées françaises ont été témoins de la douleur
et delà colère de nos soldats lorsipie. le long des
routes qu'ils suivaient eux-mêmes, harassés, en igi^,
les cm'grants, chasses par l'invasion, égrenaient
lo95
PATRIE
1596
leurs tristes cortèges ou, lorsque, devant eux, jus-
qu'à l'horizon bordé par les fortes lignes où se
repl\aient, en mars 1917, les arrière-gardes alleman-
des, ils contemplaient, révoltés, les arbres métbodi-
queraenl sciés près du sol, les villages, les villes
même transformés en tas de décombres, les fermes
rasées, les usines éventrées qui prolilaient sur le ciel
gris les contorsions de leurs ferrailles. Ah 1 comme
ils nous tenaient au cœur, ces biens qui ne nous ap-
partenaient pas, ces lieux que nous n'avions pas
habités, ces gens que nous voyions pour la première
fois et probablement la dernière, sans rien connaître
d'eux que leur nom de Français ! Nous avons com-
pris alors mieux que par les plus forts raison-
nements et les plus éloquents discours, ce que c'est
que la patrie et combien profond, vraiment humain,
au cœur de chaque homme, est son amour de préfé-
rence pour son foyer national et les gens de sa
nation.
C'est l'honneur du ctEur humain que, entre tous
les biens de la terre, il puisse préférer ceux qui ne
sont pas à lui seul et qui, même, ne sont à lui et ne
lui sont chers que parce qu'ils sont en même temps
à d'autres : le foyer et la patrie ; mais le constater,
n'est-ce pas constater du même coup que l'idée ou
le sentiment de la propriété n'est pas la raison de
cette préférence? Ce n'est assurément pas parce (|ue
ces biens sont à lui qu'il les met au-dessus de tant
d'autres biens qui sont à lui cent fois davantage. Ce
n'est pas non plus qu'ils soient préférables en eux-
mêmes: l'ile de Calypso valait mieux qu'Ithaque; et,
comme l'a fort bien noté Brunetière, n si les indivi-
dualistes disent: iiln bene. Un pairia, — où l'on est
bien, là est la patrie, — l'histoire leur répond: uhi
pairia, ibi bene, — ouest la patrie, c'est là qu'on est
l)ien ; là seulement, la vie vaut la peine d'être vécue ».
Il reste donc que, la patrie et le foyer ne nous tenant
si fort au cœur ni par leur excellence propre ni parce
qu'ils sont à nous, notre préférence ait pour raison
qu'ils sont à d'autres, — à d'autres que nous préfé-
rons à tous les hommes parce qu'ilssontnos parents,
nos frères, nos proches et les lils de nos ancêtres
par le sang ou le vouloir.
Ainsi, l'idée de patrie est désormais complète : à
l'idée de territoire qui la fixe dans l'espace, à celle
de paternité qui la prolonge vers les lointains des
àgps passés, celle de nationalité s'ajoute pour la
fixer dans le présent et la prolonger vers l'avenir.
La patrie est le foyer de la nation ; et la nation n'est
que la famille agrandie, multipliée de mille maniè-
res, ramifiée presque à l'infini (voir les beaux vers,
ettrèsexacts, de Lamartine dans 0 Les Laboureurs »,
épisode de Jocelyn). Par là s'ex|)lique cet autre fait
que nous avous constaté partout: les hommes peu-
vent avoir, ils ont presciue toujours de petites patries
dans les grandes. C'est que la grande famille des
Hébreux, des Hellènes ou des Français a son foyer,
patrie commune de tous ses membres; mais ses
membres n'appartiennent pas tous à la même bran-
che ni, dans la même branche, au même rameau; et
chaque branche, chaque rameau a son foyer comme
la famille. Douce terre de France, d'Hellade ou de
Palestine ; collines bien-aimées de Juda, de l'Attique
ou de la Bretagne; cités bénies qu'elles abritent et
dont les maisons se pressent, le soir, sous les ailes
d'ombre large ouvertes des temples de Jéhovah, de
Minerve ou de Jésus-Christ, le coeur de leurs enfants
les associe et, tout à la fois, les distingue dans
l'unité d'un même amour, .\mour du sol, mais, avant
tout, amour des hommes: car ce n'est pas la patrie
qui crée la nation; c'est la nation qui crée la patrie
le jour où ses pas errants s'arrêtent. En même temps
que ceux qu'il aime, le coHir se fixe sur cette terre;
il s'y attache à cause deux ; de sorte que le patrio-
tisme, loin d'avoir pour source unique l'esprit de
propriété ou l'instinct de conservation, est, avant
tout, la marque la plus éclatante de la sociabilité
humaine et, pour peu qu'il se surnaturalise au
soutHe de l'esprit chrétien, une forme très haute et
très pure de l'éternelle charité.
2" L'idée de patrie : ses fondements extérieurs.
— Les trois éléments constitutifs de l'idée de
patrie nous sont imposés par les réalités exté-
rieures : toutes les sciences de la nature et toutes
celles qui ont pour objet l'homme, sa vie ou son his-
toire, nous le démontrent. Le patriotisme repose
donc, en premier lieu, sur un fondement positif
inébranlable.
La terre d'abord: de quoi nos corps sont-ils donc
faits, poussière qui retourne en poussière ? D'où
leur vient la force et la vie. D'où tirent-ils leur nour-
riture? Ils sont vraiment la chair de sa chair; c'est
son sang qui court dans leurs veines. A chaque bat-
tement de nos cœurs, il s'enrichit de sa substance,
prenant, pour nous renouveler, ce qu'elle a mis de
plus précieux dans l'eau des sources, le suc des
plantes, le lait, la chair des animaux. Véritable
mère et nourrice, elle nous façonne à son image par
cette transfusion de son être à tout instant recom-
mencée. Ses traits se reproduisent en nous. Même
notrç âme porte son empreinte: car l'âme tient du
corps qu'elle habite; et l'air que nous respirons, la
lumière qui nous enveloppe, les harmonies qui nous
pénètrent, les paysages familiers sur lesquels nos
yeux se reposent, les travaux enfin ou les habitudes
que nous imposent sa structure, ses ressources et
son climat, tout cela nous fait une àrae où se recon-
naît notre terre. \ notre tour, d'ailleurs, nous réa-
gissons sur elle. Nous la transformons avec le
temps ; nous la mar(|uons de notre signe, renforçant
ainsi les similitudes et multipliant les raisons
d'aimer. Knfanls du même sol, la ressemblance
entre nous s'accroît tous les jours à mesure qu'entre
nous et lui elle devient i)lus grande; et tous les
jours, par là même, les différences vont grandissant
entre nous et les étrangers, fils d'un autre sol.
C'est donc la nature (jui nous fait compatriotes et
nous donne la patrie pour mère. C'est elle aussi qui
laisse indécises et fiottanles les limites de cette
patrie, comme sont flottantes et indécises les limites
des plaines et des montagnes, des fiores et des cli-
mats. C'est elle encore qui veut que la patrie soit à
tous comme la lumière, l'air et les eaux, comi,.s la
divine beauté des choses et les harmonies partout
répandues. Biens inesliiuables ! Il n'est rien, dans
tout l'univers matériel, qui soit plus précieux ou
plus nécessaire ; et chacun peut dire : c'est à moil
sans pouvoir dire : ce n'est pas à d'autres. C'est
pourquoi l'on comprendrait que le riche, possédé
par sa richesse, crût ne pas avoir de patrie : on peut
se procurer partout, et partout les mêmes, les biens
qui le tiennent; mais le pauvre? La patrie est sa
richesse; qu'aura-t-il s'il la renie? Rien ; si ce n'est
la misère de ses convoitises. Car de l'air ou de la
beauté, sous tous les deux on en rencontre ; mais
l'air de la véritable vie, la beauté où vraiment le
cœur se repose, c'est la beauté, c'est^'air de la
patrie.
Si la patrie est ainsi pour nous une terre unique
entre toutes les terres, quelle que puisse être leur
excellence, ce n'est pas seulement, d'ailleurs, par
notre ressemblance et sa maternité ; c'est encore par
tout ce que nous retrouvons en elle des morts qui
revivent en nous. Elle fut leur mère comme elle est
la notre; notre sang est le leur en même temps que
le sien ; ils nous ont fait, comme ils l'ont faite, à
1597
PATRIE
1598
eur image. Ils ont véc<i d'elle et c'est par eux que,
nême avant de paraître au jour, nous étions déjà
les (ils. Ce que nous tirons de son sein, ce n'est pas
;«ulement ce que nos mains y ont semé, ce que la
'rovidence y cacha pour nous : c'est ce qu'ils y ont
nis d'eux-mêmes, le fruit de leur labeur, le don de
eur amour. Ils l'ont choisie et défrichée, ils ont Uxé
a place de ses villages et de ses villes, fondé leurs
aurs, bâli ses égliseset ses monuments, créé ses com-
uunes et ses provinces, aménagé pour nous ce vaste
t doux foyer.
Pour nous ! de quelle autre terre pourrions-nous
s dire ? En est-il une autre où l'on nous ait aimés de
il sorte longtemps avant de nous connaître? Une
utreoù, depuis des ans et des siècles, on travaille,
n épargne et l'on soullre pour nous? Nous vivons
idinlenant, et les cœurs qui rêvaient de nous ont
essé de battre, lis s'en sont allés en poussière ;
lais cette j)ousslcre. nous savons où la retrouver.
Ile est là, partout mêlée au sol sacré de la patrie,
seul qu'il faille partout fouler avec amour et bai-
;r avec respect; car>,'l est le seul
Où 80US un père en'fcore on retrouve des pères.
Comme l'onae sous l'onde en l'ubime sans fond.
Ce n'est donc pas dans l'abstraction ou la chimère
le plonge la seconde racine de l'idée de patrie, qui
t l'idée de paternité. Comme la première, elle s'en-
nce jusqu'au roc dans le terrain compact et fécond
s réalités extérieures iilin d'y puiser la sève. Uien
irbilraire dans son adjonction à l'idée de terri-
ire : elle est imposée à notre esprit par la nature
Irae des choses; et de même que le fait de donner la
îengendre le devoir d'amour et d'éducatinn sur le-
el reposent, à leur tour, l'autorité paternelle et le
voir îilial de respect, d'amour et de gratitude, ainsi
I fait d'êlre né de nos pères et d'avoir reçu d'eux
I it de bienfaits et de services avec et par leur héri-
I ;e, est le lien qui, bon gré mal gré, nous attache
i otre patrie.
:'esl pour cela que ni l'identité de race ni la cora-
1 iiauté de langage ne sullisent à constituer une
r ion ou à mesurer l'éteTulue de la patrie. Le lan-
g ;e est un instrument: il peut servir à tout ce qui
i de la patrie, mais non la fonder, lui seul ; et la
<ii Tiuuiiauté de race nesullit point à engendrer celte
è'imunauté de vie, ce perpétuel échange d'amour et
<| services qui font naître et durer les nation^. L'idée
nationalité, la troisième, nous est donc, à son
r, donnée, imposée par les réalités extérieures,
iont elles qui s opposent à ce que l'on étende ou
erre outre mesure le domaine du patriotisme,
lamnant ain-"! du même coup le vague humanila-
le et l'individualisme étroit.
Que me font, dit celui-ci, les gens de Carpen-
ou de Lille, les Normands ou les Provençaux, à
qui sui* de Pontarlier et qui habile dans le
istère? Je veux bien a|i|ieler patrie le pelit coin
e suis né, celui surtout où j'ai vécu, la ville où
ma maison, mes souvenirs et mes habitudes;
s que m'importe tout le reste ? — Il aurait raison
tiacun pouvait se sullire; mais nul ne le peut, et
1 est, sur ce point, des villages, des villes et des
.inces comme des individus. Nous ne pouvons
sans les autres. Une f.nmille a besoin des autres
lies, un foyer des autres foyers, une commune
dlaulres communes, et le Bourbonnais ou le Poi-
de la Champagne et de la Gascogne. C'est là ce
<[i les rapftroche, les associe, les lie en un seul
eau et les prédestina jadis à leur unité politique
s groupant, sans les confondre, dans l'unité de
ilrie.
Mais alors, dit à son tour l'humanitarisme,
pourquoi vous arrêter ici? Allez plus loin, plus loin
encore. Votre pays n'a-t il pas besoin des autres?
Tous les hommes ne sont-ils pas frères? Pour moi,
je suis citoyen du monde et compatriote du genre
humain: l'univers, voilà ma patrie. — Il est vrai:
tous les hommes sont lils d'un même père; mais
divisés dès l'origine, ils ne se sont plus rassemblés.
La famille brisée ne s'est plus rejointe, au contraire;
et, certes, je me plais à reconnaître la fraternité de
tous les vivants, mais tous les morts sont-ils donc
nos pères? Nous ont-ils tous aimés? Tous ont-ils
sonlTert et travaillé pour nous? Les uns vivaient de
l'autre cùté du globe et comme dans un autre monde; les
autres Uavaillaient contre nous ou, s'ils secondaient
nos ancêtres, c'était dans l'espoir de sauvegarder
ou d'enrichir leur propre héritage pour d'autres que
nous. Où est la dette? Si le foyer s'ouvre à tout
venant, il n'est plus foyer, mais auberge, o Qui trop
embrasse, mal étreint. » Si je ne dois rien de plus à
un Français qu'à un Chinois, si je ne suis pas plus
chez moi en Bretagne qu'en Patagonie, aulanl vaut
dire que je ne suis chez moi nulle part, que je ne
dois rien à personne et que je n'ai pas de patrie.
Il faut s'arrêter ici ou là; sinon, c'est le fameux
sophisme du chauve. La gamme de nos idées so-
ciales est continue comme celle des vibrations lumi-
neuses ou sonores. Trente vibrations à la seconde,
ce n'est pas encore un son ni quarante trillions une
couleur; et l'oreille ne perçoit plus rien au delà de
quatre mille ni l'œil au delà de soixante-dix tril-
lions. C'est entre les rayons infra-rouges et les rayons
ultra-violets, tous invisibles, que resplendissent les
sept nuances de l'arc-en-clel. .Unsi, famille, société,
nation, ce n est pas encore la patrie ; et chrétienté,
humanité, civilisation, cela ne l'est plus. C'est dans
l'entre deux qu'elle se place, isolant ou superposant
ses diverses formes, — patriotisme de clocher, de
vallée ou de province ou de plus vastes i-égions, —
comme la lumière, en se posant sur les objets, les
colore d'une de ses teintes ou les leur communique
toutes et les revêt de sa blancheur.
- 3* L'idée de patrie : ses /ondernents intérieurs.
— Ces fondements extérieurs, cependant, ne sulli-
raient pas à l'iilée de patrie; elle en possède en nous
d'intérieurs qu'un instant de réflexion va nous faire
apercevoir.
L'âme de la patrie, voilà ce que nous voulons à
présent connaître : il faut évidemment la chercher
dans la nation; elle ne saurait être ailleurs. Or,
comment nous y apparaît-elle tout d'abord? N'est-ce
pas coi\iMie l'union d'une multitude d'âmes humaines,
fondues, pour ainsi dire, en une seule dans l'acte de
former et (l'animer son vaste corps? Il faut donc qu'il
y ait des pensées communes et des volontés com-
munes et des sentiments communs qui poussent ces
âmes toutes ensemble et les maii-tiennent associées
an même acte viviliant. S'en rendre compte n'est pas
dillicile.
Regardons en nous-mêmes, puisque l'âme de la
patrie est à l'image de la nôtre. Voici notre intelli-
gence : qu'y a-t il en elle qui nous fait être nous?
Deux choses : la conscience qu'elle a de notre être
et la connaissance que nos souvenirs lui donnent de
notre permanence à travers tous les changements
que le temps nous fait subir. Eh bien, c'est aussi par
la conscience nati<inale et par les traditions natio-
nales (pie l'âme de la patrie se révèle et agit en pre-
mier lieu. Le grand corps ne prend véritablement
vie que le jour où il prend en nous conscience de
son être ; et cette vie n'est véritablement une ^ ie et
sa vie que s'il trouvedans la fidélité de nos mémoires
à la lois le principe et l'affirmation de sa perma-
nence.
1599
PATRIE
1C0(
.( Une nation, dit Jkllinek, c'est un nombreux
ensemble d'hommes que les traits nombreux et par-
ticuliers de leur civilisation commune et la commu-
nauté de leur histoire unit entre eux et dislingue des
autres.» — " Dès que la nation se sent une, ajoute-l-il,
elle veut fortilier et entretenir cette unité... Un peuple
peut être plus ou moins nation... Plus haut s'élève
sa civilisation propre, plus riches sont, entre ses
membres, les liens de l'histoire, plus aussi la nation
qu'il forme est parfaite. » {Das Repht des moJernen
Staales, tome 1, p. ni, 1 15)
C'était aussi la pensée de IjRUNiiTiÈHB : n Une patrie,
disail-il, c'est une histoire... Avec notre lilléralure,
c'est notre histoire qui nous a faits ce que nous som-
mes... » ; et, montrant aussitôt que notre littérature
n'est pas seulement une collection de livres ni notre
histoire un simple enchaineinent de faits, il les
plaçait toutes les deux à la base de l'idée de patrie
comme exprimant dans leur ensemble, en dé|iit de la
variilé ou de la contrariété même de leur détail, la
tradition toujours une {Discunrs de coinOat. L'idée
de patrie).
Ai-je besoin, après cela, de montrer comment, aux.
pensées communes, de communes volontés s'ajoutent
pour fondre en une toutes nos âmes? On vient de
nous le dire : la nation, dès iiu'elle se seul une, veut
rester une et le devenir encore plus, t^u'est-ce que
l'hérédité nous transmet ainsi, (jue trouvons-nous
dans nos corps et dans nos àiues et jusque dans le
sol national en allant y chercher la vie, si ce n'est,
avec la poussière et le labeur et les idées de nos
ancêtres, leur vouloir qui s'impose à nous? Us ont
voulu notre naissance et que nous recueillions leur
héritage et que nous poursuivions leur œuvre. Ce
vouloir nous péuèlre.ilnous subjugue, il nous oblige;
et, ne pouvant refuser le nôtre sans crime à ceux
dont nous avons tout reçu, nous laissons aller cette
autre partie de notre âme à l'àiue de notre patrie.
Ce que le devoir nous ordonne ainsi, l'amour suffit
le plus souvent à nous le faire faire. L'idée de pairie
a dans nos cœurs ce que Brunetière appelle « un
fondement mystique » : ils ont, pour se donner 3
elle, de ces raisons, comme dit Pascal, que la raison
ne connaît pas et qui nous enlraineni parfois à cet
excès de folie — ou de sagesse — (jue nous appelons
l'h-^roïsme. Le patriotisme, certes, a des bases logi-
ques, des fondements rationnels : nous venons de
les étudier; mais quand il ne les aurait pas, il n'en
serait, sachons-le bien, ni moins sacre, ni moins
excellent, ni moins défendable. C'est assez qu'il soit
un fait, un fait universel et constant parmi les hom-
mes : il se révèle par là comme un de ces instincts
vitaux qui peuvent sommeiller parfois au fond de
notre i\atnie, mais qui se réveillent au premier choc
de la menace ou de la douleur avec une impétuosité
dont nous sommes les premiers surpris.
a La société humaine, dit Bossuet, demande qu'on
aime la terre où l'on habite ensemlile ; on la regarde
comme une mère et une nourrice comuiune; on s'y
attache et cela unit... Les hommes, en effet, se sen-
tent liés par quelque chose de fort lorsciu'ils songent
(lue la même terre qui les a portés et nourris vivants
les recevra dans son sein quand ils seront morts :
c'est un sentiment naturel à tons les peuples. « Oui,
il est naturel d'aimer sa patrie, comme il est nnlurel
d'aimer son enfant ou sa mère. Malheur à celui qui
ne le sent pasl Qu'il me prouve, s'il peut, qu'il est
plus rationnel de ne rien aimer : je me rt-fuse à ses
sophismes et je le regarde comme un être incomplet,
dépourvu, comme l'idiot ou l'athée, d'une des choses
qui constituent l'homme normal.
4» Conséquences de la théorie scientifique du
patriotisme. — De la théorie que nous venons
d'établir, résultent des conséquences nombreuses e
importantes.
La première, c'est que les devoirs envers la patrii
s imposent à nous indépendamment de toute lo
positive. Us découlent de l'existence même de l;
pairie, de notre incor[)oration en elle bien avant qui
nous puissions y consentir et des exigences de notre
nature ([ui rendentnécessaires à lafois cette existenci
et cette incorporation. L'histoire, la psychologie, 1;
physiologie même, nous venons de le voir, attestent
d'accord avec notre conscience, — quand nous lais-
sons son témoignage se produire tel que, spontané
ment, elle ncjus le donne, — que le ileveloppcraen
de la famille en nation nous est aussi indis)>ensal>l'
et dérive autant des exigences de notre nature qu.
l'existence de la famille elle même ; et l'histoire, tou
autant que la raison, atteste aussi que l'attacliemen
(le la nation à un territoire n'est ni moins naturel n
moins nécessaire au développement normal de l'hu
manité que l'existence même de la nation ou de 1
famille.
Or, des nécessités, des exigences de cette sorte n
sont, à leur tour, que le témoignage que la natur
rend devant nous des volontés de son .Vuteur. C
sont ces volontés souveraines qui nous obligent
C'est par elles que nos devoirs envers la patrie nou
sont imposes. Avant d'être écrits dans aucune k
émanée du législateur humain, ils sont édictés t
promulgués par le Législateur divin, pour toute 1
terre et tous les siècles, dans la nature même d
l'homme. Us sont de droit divin naturel. .A.ncun
loi positive ne peut nous en atfranehir et la patrii
la nation, ont, par conféquent, vis-à-vis des indiviilii
et des Etats, des droits que nul ne doit méconnaitri
Voilà ce qui ressort précisément, avec une évidenc
certaine, île la théorie scientilique du patriotisnn
De ses autres conséquences nous nous contenteror
ici de noter les principales, celles qui ont trait so
(A) à la prétendue évolution de l'idée de patrii
grand cheval de bataille des anlipatriotes et d(
internationalistes dans leur critique du patriotism
soit (B) au nationalisme qui agite aujourd hui
monde.
A) Nous avons constaté que l'idée de patrie n'e
pas une création arbitraire de notre esprit; qu'cl
n'y est pas non plus le fruit de préjugés ou d'hal
tudesplusou moins récemment acipiis; mais qu'el
répond à des faits précis, déterminés, identiques e
tous temps el en tous lieux et qui s'imposent à toi
les hommes de la même minière dès qu'ils se pr-
duisent. Il en résulte que c'est un véritable non-seï
que de parler d'uneévolution de 1 idée de piitrie poi
éviter, à ceux qui l'éliminent de leur àme sous pr
texte de co>^mopolit sine, d'humanisme, d'human
tarisme, d interuationalisme, la note dintirmité (
d'infamie que mérile leur reniement.
La patrie est un fait, comme la famille. Méconnail
ce fait, ce n'esl pas en faire évoluer l'idée, c'est
détruire, S'il y avait, en fait, plusieurs espèces <
formes de patrie qui s'engendreraient l'une l'autre
mesure que se développerait la civilisation, de tel
sorte que notre esprit piit les concevoir tour à toi
avant ou après leur réalisation, alors on pourrî
parler d'une évolution de l'idée de patrie; mais
patrie n'est pas mulliforme. Grande ou petite, a
cienne on moderne, elle est ce que nous avons di'
la définir autrement, c'est détinir autre chose. <
f|ui évolue, ce sont les sociétés humaines. — Eta
el nations en particulier, — et leurs relations m
tuelles, parce que sociétés et relations se développe
nécessaiiemeiitet prennent, en se développant, mil
formes diverses. Il importe donc de les dislingtl
de la patrie; et c'est faute de l'avoir fait, que J
01
Xl^lN
PATRIE
1602
ilosophes en renom se sont parfois laissés aller
prendre des formes variées d'Etat pour autant
dées de patrie (v. g. Renan ; Qu'est-ce qu'une
iion?)
Patrie, Etat, il faut vraiment réfléchir bien peu
ur ne pas les distinguer dans sa pensée et dans
tendresse. Demandez aux Irlandais, aux Polonais,
t Alsaciens si, quand ils parlaient de leur patrie
n'y a pas encore très longtemps, ils entendaient
rler de l'Etat, — Autriche, Russie, Prusse, empire
emand ou britannique, — auquel ils étaient incor-
rés, dans les armées duquel ils servaient? De
;me, comme le dit fort bien Taparelli, u ni les
ctriens ou les Isauriens sous Xerxès, ni les Bre-
is ou les Numides sous Trajan ne pensaient se
Itre pour la Patrie lorsque, sur l'ordre de leurs
uvernants, ils marchaient contre des hordes con-
érantes et cherchaient à les anéantir » (Examen
tique des gout'ernements représentatifs, Irad.
hot, tome III, p. aSo). La patrie est une chose;
tat, une autre. Que l'Etat ait subi au cours des
clés des transformations sans nombre, toute l'his-
re l'adîrme; mais elle affirme d'une façon non
ins éclatante que la patrie, malgré cette perpé-
lle évolution de l'Etat, est toujours demeurée la
inie.
Aussi bien avons-nous déjà constaté plus d'une
s, dans cet article, la nécessité de cette dis-
iction et le tort que l'on a de confondre plus ou
)ins, à l'ordinaire, l'idée de patrie avec celles de
;iété, d'Etat ou de nation. Un groupe d'hommes
is dans une action commune en vue d'une même
: telle est la définition de la société. On appelle
tion toute société qui réunit des individus et des
lectivités, en vue de leur bien commun naturel,
ns une vie commune et prolongée de génération
génération pendant une longue suite de temps.
pairie est la terre, avec ou sans bornes précises,
e la nation a pour domaine héréditaire et que ses
mbres regardent, en conséquence, comme le foyer
leurs ancêtres et l'héritage de leurs descendants,
donne le nom d'Etat, enfin, à toute société indé-
adante et qui réunit, sous une autorité souveraine,
ns une vie commune, ancienne ou récente, peu
porte, des individus et des collectivités en vue de
ir bien commun naturel. Ce nom d'Etat est sou-
at appliqué à l'autorité souveraine seulement; et
n'est pas sans raison. Cette autorité souveraine
, en effet, l'élément essentiel par lequel l'Etat se
tingue des autres sociétés. Quand l'Etat a un ter-
oire, comme il arrive presque toujours, ce terri-
re a nécessairement des bornes précises, des fron-
res ; et l'on se sert également, pour le désigner, du
m d'Etat.
Dé ces définitions et des distinctions qu'elles im-
quenl, il résulte tout d'abord qu'un Etat peut
glober plusieurs nations, tel l'empire romain jadis
, de nos jours, l'empire britannique. Une nation,
:iproquement, peut former plusieurs Etats, telle la
èce antique ; ou bien être partagée, comme naguère
Pologne, entre plusieurs Etals qui lui demeurent
•angers. Héritage de la nation, la patrie suit évi-
niment son sort: elle est englobée ou partagée en
'me temps; ou bien elle englobe plusieurs Etats
léi)endants et qui peuvent former en elle, patrie
mmune, autant de petites patries, souvent rivales,
ifois ennemies. Mais, tandis que, pour faire ou
faire une nation, — et donc une patrie, — plusieurs
nérations, ordinairement même plusieurs siècles,
nt nécessaires, un acte de volonté, un traité, une
nexion, peuvent, du jour au lendemain, créer un
at ou l'anéantir : ainsi, par exemple, la Belgique
pris naissance, et, plus récemment, la Tchéco-
Tome III.
Slovaquie ou la Jougo-Slavie; ainsi disparurent, au
contraire, la Confédération du Rhin ou le royaume
de Naples ou l'empire d'Autriche-Hongrie.
L'Etat, au surplus, peut subir toutes sortes de
changement et même disparaître sans que la nation
et la patrie disparaissent ou changent. Avec ou sans
leur indépendance, la Pologne, l'Irlande restent des
patries, les Irlandais et les Polonais des nations. La
nation, à son tour, peut se modifier, recevoir, par
exemple, des éléments nojiveaux à la suite d'une
invasion ou laisser des traditions nouvelles se subs-
tituer peu à peu dans son sein à ses traditions an-
ciennes, sans que la patrie soit changée, si c'est
toujours le même pays regarde par la même nation
comme l'héritage de ses ancêtres. Quand la nation
se fondrait avec d'autres pour former une nouvelle
nation, la patrie ne disparaîtrait pas encore. C'est
assez, pour qu'elle subsiste, de la distinction qui
subsisterait longtemps, sinon toujours, dans la nation
ainsi formée, entre celles qui seraient entrées dans
sa composition. Jusqu'aux jours de Romulus Augus-
tule, les Gaulois fidèles à lenipire de Rome ont eu la
Gaule pour patrie, comme ceux qui l'avaient défen-
due contre César aux jours de Vercingétorix; et les
Lorrains ou les Bretons, depuis qu'ils sont devenus
Français, n'ont pas cessé de tenir la Bretagne ou la
Lorraine, avec la France, pour leurs patries.
11 se peut que cette fusion de plusieurs nations en
une seule tire son origine de leur groupement en un
seul Etat : cela s'est produit, par exemple, pour les
peuples réunis sous le sceptre de Clovis. La patrie
coïncide alors avec le territoire de l'Etat. Il en est de
même dans le cas, plus rare, où une nation homo-
gène se forme en Etat, comme le peuple d'Israël en
Palestine; et dans le cas, fréquent de nos jours, où
des individus de nationalités diverses, mais citoyens
d'un même Etat, comme dans les républiques amé-
ricaines, au Canada, en Australie, unissent par
former ensemble une nation. Cette coïncidence favo-
rise, à coup sur, la confusion entre l'Etat et la patrie;
elle ne l'autorise pas. Même terre, mêmes hommes,
mêmes commencements, même vie; mais les denx
choses restent différentes : chacune d'elles garde ses
caractères distinctifs et jamais l'une ne répond à la
définition de l'autre.
Une nation, enfin, peut bien n'avoir pas de patrie.
Les Juifs, en Egypte, n'en avaient pas; dispersés, ils
n'en ont plus depuis dix-huit siècles : ils appartien-
nent, sans perdre leur nationalité propre, à cent
Etats divers. Les nations barbares aussi, qui for-
maient des Etats distincts, furent sans patrie pour
la plupart tant que dura la période des grandes
invasions. Mais il n'en reste pas moins que, parmi
tous les changements dont je viens de parler et qui
peuvent affecter de mille manières des sociétés, des
nations, des Etats et des patries, l'idée de pairie
demeure immuable. Partout, toujours, la patrie est
l'héritage de la nation. Dès qu'une terre répond à
cette définition, elle devient une patrie. Quelques
transformations qu'elle subisse, quelques vicissitudes
que la nation traverse, elle reste la patrie de cette
nation tant que la même définition lui reste applica-
ble; et si plusieurs terres y répondent en même
temps, et pour les mêmes hommes, elles sont à la fois
les patries de ces hommes-là.
B) On peut définir le nationalisme comme étant
l'ensemble des sentiments, des idées et des actes qui
tendent à conserver la nation, à la développer et à
obtenir, des individus et des collectivités qui entrent
en rapport avec elle, leur respect pour ses droits et
leur aide pour ses intérêts. Dans le cas où il s'agit
des rapports de la nation avec l'Etat dont elle f;iit
partie, seule ou avec d'autres, — et c'est le cas le plus
61
1603
PATRIE
16
intéressant et le plus important, — le nationalisme
tend donc naturellement à subordonner au patrio-
tisme tout l'ensemble et tout le détail de la politique
intérieure et extérieure de cet Elat. Il en résulte que
les distinctions et les bornes posées par la théorie
scienlilique du patriotisme s'imposent également au
nationalisme. Les conséquences de ce principe sont
considérables. Je noterai seulement ici celles qui ont
le plus d'intérêt présentement.
a) La nation et sa patrie n'ayant pas de frontières
déterminées et l'Etat n'ayant d'autres frontières de
droit que celles qui lui ont été ou lui sont imposées
en fait sans violation de ses droits, la théorie dite
des frontières naturelles est dépourvue de tout fon-
dement scientifique ou juridique. Elle vaut, en droit,
exactement ce que raient les raisons de fait en vertu
desquelles les frontières dites « naturelles » sont
réclamées dans chaque cas particulier. Cette récla-
mation peut être juste, mais elle ne l'est pas néces-
sairement dans tous les cas et par cela seul que l'on
démontre ou prétend démontrer que les frontières
en question sont « naturelles ». On ne saurait donc
approuver un nationalisme qui travaillerait, sans
autre motif valable, à l'extension de l'Etat national
jusqu'à ses « frontières naturelles ».
/)) La nation et la patrie ne se confondant pas
nécessairement avec l'Etat, le principe des nationa-
lités, qui pose le droit de toute nation à se constituer
en Etat ou, selon une formule plus récente et plus
compréhensive, le droit des peuples à disposer d'eux-
mêmes, n'a aucun fondement scientilique ou juridi-
que naturel. U se peut qu'une nation, incorporée
dans un Etat avec sa patrie, ait le droit de se séjiarer
de cet Elat pour s'incorporer à un autre ou former
un nouvel Etat; mais ce ne sera jamais en vertu du
préten.lu principe des nationalités ni du prétendu
droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Ce sera
en vertu de circonstances accidentelles qui l'auront
déliée de ses devoirs envers l'Etal auquel elle est
incorporée ou qui auront rendu celle incorporation
illégitime (voir ci-dessus : Paix et Guerre, p. I2y6).
Lorsque l'Etat et la nation ne coïncident pas, et à
supposer que l'incorporation de la nation à l'Etat ait
été dès l'origine ou soit devenue plus tard légitime,
l'Etat a le devoir de reconnaître et de sauvegarder
l'existence et les intérêts de la nation qui lui est
incorporée en totalité ou en partie, et cela dans toute
la mesure compatible avec son existence, à lui, et
ses intérêts les plus généraux, parce que l'Etat n'a
pour raison d'être que sa mission de procurer le bien
commun de ses membres, individus ou collectivités,
ce qui l'oblige tout d'abord à respecter leur existence
et à servir les intérêts de chacun d'eux dans la me-
sure compatible avec l'intérêt de tous. L'Etat a aussi
le devoir de faire, dans son sein, à cette nation, une
place en rapport avec les services qu'elle lui rend.
Ses obligations et, par conséquent, les droits de la
nation vis-à-vis de lui, ne vont pas plus loin. S'il
cesse de remplir ses devoirs, la nation est en droit
d'agir pour l'y contraindre : c'est le droit de tout
opprimé contre un injuste oppresseur. Si cette action
reste sans effet et si la sécession apparaît manifeste-
ment, d'une part, comme réalisable sans que la
nation opprimée en soutire plus que de l'oppression ;
d'autre part, comme le seul moyen qui puisse sous-
traire la nation à cette oppression injuste; alors
seulement, la nation a le droit de « disposer d'elle-
même » pour former un nouvel Etat ou s'incorporer
à un autre.
Que s'il s'agit, pour la nation, non plus de se sépa-
rer de l'Etat dont elle fait partie, mais de ne pas être
incorporée malgré elle à un autre Etat par conven-
tion ou conquête (annexion), il y a lieu de faire une
distinction. Dans le cas de cession amiable, l'E
cédant ne fait qu'user de son droit et, par suite,
nation ou partie de nation cédée ne peut îégitimemt
rien faire pour s'opposer à la cession, quand ce
cession est nécessaire pour assurer l'existence ou
intérêts majeurs de l'Etat cédant, car on est ak
dans un cas où l'intérêt particulier d'un membre
l'Etat (la nation cédée) doit être sacrifié à l'intéi
général. Dans le cas d'annexioffo la suite d'une guen
le vaincu a toujours le droit de s'assurer la pai.x
prix de cette annexion; quant au vainqueur, il <
aussi dans son droit si l'annexion est justifiée p
une des raisons qui légitiment la guerre elle-mêi
(légitime défense; nécessité de se faire justice à s^
même à raison d'un droit violé ou d'un domma
injustement subi ; nécessité d'user de contrainte co
tre l'Klat adverse pour l'empêcher de commettre
mal. Voir ci-après, III, 3°, n" 8 et g et ci-dessus Pa
ET GuERRK, 126';, ij68. La question du principe d
nationalités est traitée avec ampleur dans l'ouvra
de U. .loHANNET cité à la bibliogr. ci-après et qui t
à consulter).
c) De ce qui précède, il résulte que les exigenc
du nationalisme et du patriotisme se trouvent pi
niées, en certains cas, par les devoirs de l'indivic
ou des collectivités envers l'Etat dont ils font parti
Elles ne sauraient donc être considérées comme abs
lues. Elles doivent céder, notamment, c'est l'éviden
même, devant celles qui priment les devoirs c
citoyen par lesquels elles sont primées. Telles son
en particulier, toutes celles qui dérivent de l'un di
deux grands principes de la liberté humaine dai
l'ordre social : — « Rendez à César ce qui est à Césj
et à Dieu ce qui est à Dieu. — On doit obéir à Die
plutôt qu'aux hommes. » Ni le civisme ou le loyi
lisme politique, ni le patriotisme national ne sai
raient, par exemple, légitimer une injustice, mên
en la légalisant, ni dispenser un catholique d'obéi
en matière religieuse, aux ordres de l'autorité eccl.
siastique compétente.
C'est ce qu'il ne faut pas perdre de vue quand o
parle, comme on le fait si souvent et avec raisoi
depuis 1914. de j l'union sacrée » nécessaire au sali
de l'Etat et de la patrie. Pratiquer celte union es
pour tous les Français, un devoir civique et patrie
tique tout ensemble ; mais cela ne saurait implique
pour aucun d'eux le devoir ni la permission d'er
freindre la loi morale ou de renier leurs croyance
religieuses, ne fiil-ce qu'en les dissimulant ou e:
acceptant ce qu'elles condamnent.
Trop de gens ont conçu l'union sacrée conim
Rousseau concevait le contrat social : une collabo-
ration rendue possible par une abdication générale
Chacun renoncerait à sa liberté, à ses droits, à se;
convictions, pour ne plus s'occuper que de défendri
la patrie, la nation, l'Etat; puis de les faire triom-
pher et, enfin, de leur assurer les profits de cettt
victoire. Cette conception n'est pas seulement chi-
mérique; elle est monstrueuse. Loin d'exiger une
abdication, l'union sacrée n'exige même pas un
retranchement quelconque. Ce n'est pas dans ce que
chacun croit, pense ou veut, qu'elle exige un chan-
gement, mais seulement dans la façon dont chacun
considérait et traitait jadis ceux de ses compatriotes
qui croyaient, pensaient ou voulaient autre chose.
Et encore, en cela, comme l'écrivait naguère un
homme politique de premier plan, « il ne faut pas
parler de tolérance, — la tolérance est une conces-
sion,— mais de liberté, — elle estun droit inaliénable.
Est-il besoin, ajoutait-il, d'un si grand effort pour
s'aimer et se respecter les uns les autres ? » (Bar-
THOD, Revue hebdomadaire, 10 mai 1919, p. i58).
Cel amour, ce respect entre concitoyens, suffisent à
605
PATRIE
1606
union sacrée. Elle n'exige pas que nos divergences
aient abolies ou seulement dissimulées. Vouloir
ue le feu et l'eau se réconcilient en se mélangeant
t prennent les qualités l'un de l'autre, c'est pure
bimère. Prétendre les associer en réduisant, dans
bacun d'eux, au minimum les qualités qui les oppo-
ent, c'estrendre leurassocialion décevante, illusoire
, L complètement stérile. 11 faut, au contraire, les
nir avec toutes leurs qualités, l'eau très pure, le
■u très ardent, dans une organisation qui facilite
■ur accord et rende leur collaboration edicace :
lors la machine marcliera vile et bien et longtemps,
our le plus grand proUt de tous.
Ainsi les Français de toutes les couleurs peuvent
'. doivent s'associer à l'heure actuelle sur le terrain
u patriotisme, sans rien saerilier de leurs opinions
i de leurs croyances, en les atlîrmanl au contraire,
jur apporter plus eflicacement à l'œuvre commune
•- qui peut en elles y contribuer. Ce n'est pas la
vergence qu'il faut chercher à faire disparaître par
;s sacrifices d'opinion que tout homme de cœur,
■aiment convaincu de ce qu'il professe, supportera
'ee d'autant plus de peine ou refusera avec d'autant
us de violence que ses convictions seront plus pro-
ndes, plusvivaces, et sa personne, en conséquence,
us respectable. Ce qu'il faut faire disparaître, c'est
préjugé qui nous faisait voir un ennemi et,
ir suite, un scélérat ou un imbécile, dans tout
jmme qui ne pensait pas comme nous. La guerre
détruit ce préjugé dans beaucoup d'esprits en leur
iposant la constatation du contraire et celle de la
alernité profonde qui, sous ces divergences, unit
us les Français. Elle a porté un coup violenta l'es-
•it de parti qui fut toujours le grand Iléau de notre
ce. A nous, catholiques, de travailler de toutes nos
rces pour que ce coup soit mortel. Car rien n est
us opposé que l'esprit de parti à l'esprit de l'Evan-
le. C'est un esprit de lutte et de haine contré les
^rsonnes, alors que l'esprit de l'Evangile, irréduc-
i)le sur la doctrine et hostile seulement aux gens de
auvaise volonté et de mauvaise foi, est un esprit
amour, de respect et de paix entre tous les hommes,
us appelés par le même Père au même royaume
ernel.
Les catholiques doivent donc entrer dans l'union
icrée pour aider à l'étendre et à la parfaire; mais
3 doivent y entrer drapeau déployé, sans abdiquer
urs droits, sans diminuer ni taire leur doctrine,
ins hostilité aveugle contre ceux que leur drapeau
e rallie pas, mais aussi sans faire, à ceux dont
tiostilité n'a pas désarmé et se dissimule, une ini-
"udente confiance. Le libéralisme et le sectarisme
it l'un et l'autre fait leur temps parce qu'ils ont fait
urs preuves de malfaisance, encore qu'ils n'aient
.é bien souvent, dans nos milieux catholiques, que
1 déviation inconsciente d'intentions bonnes et
roites ou l'illusion d'esprits ardents dupes de cœurs
•op généreux. L'expérience a prouvé que l'un de
.;s deux excès éloignait de notre cause trop d'âmes
aturellement chrétiennes et qui l'auraient, sans
;la. d'abord aimée et, plus tard peut-être, servie;
indis que l'autre excès, loin d'apaiser ses ennemis,
ugnientait leur assurance et la désarmait devant
IX. L'expérience a prouvé aussi que l'hostilité du
lus grand nombre contre la foi tenait à leurs pré-
igés, à leurs ignorances et, surtout, à ce que, eux et
ou-^. chacun cloîtré dans son parti, nous ne nous
)nriaissions pas.
Lu guerre, la camaraderie du front, « l'amitié des
■anchées o, celle des régions envahies, le mélange
t l'union, un peu partout, de gens de toutes les
pin ions et de toutes les classes en face du péril
ommun, dans la tâche nationale, ont changé ou fait
disparaître tout cela dans une assez large mesure.
L'union sacrée est devenue possible et la France y a
pris goùl parce que l'instinct de la conservation la
lui fait sentir nécessaire, non seulement l'union
sacrée de la guerre, qui lit trêve à nos discordes pour
nous dresser tous ensemble contre les envahisseurs,
mais l'union sacrée de la paix, qui doit nous associer
tous ensemble pour le relèvement national. U faut
qu'elle se maintienne et entre dans nos mœurs en
restant bien comprise, en devenant mieux comprise
encore.
Nos lecteurs se rendent compte, du reste, que si
nous avons abordé ici cette question et tenté de la
mettre au point, c'est qu'elle ne concerne pas seule-
ment la France et les Français de igai. Elle peut se
poser à toute époque et en tout pays ; elle doit tou-
jours et partout être résolue de la même manière.
III. L'iNTERNATioNALisMB. — 1° luternatioruilisnie
et aitti patriotisme. — On a généralement tendance
à croire, quand on ne le croit pas tout à fait, que
l'internationalisme engendre naturellement, sinon
nécessairement, l'antipatriotisme, soit en lui-même,
soit parce que, en devenant internationaliste, on
cesserait de mettre le patriotisme au premier rang
des vertus sociales et des sentiments humains. Si
cette tendance prévaut, il en sera du mot « interna-
tionalisme » comme de plusieurs autres : détourné
de son sens naturel, il Unira par ne plus désigner
que des erreurs malfaisantes et celles-ci béné-
ficieront des dispositions sympathiques éveillées dès
l'abord dans les esprits par les idées salutaires et
justes que ce sens naturel évoque. Que l'on reproche
à l'Eglise d'être, en doctrine ou en pratique, trop
internationaliste ou pas assez, l'apologiste, en répon-
dant à ce grief, fera donc timjours bien de commencer
par quelques définitions précises.
Au sens propre du mot, l'internationalisme
est un système qui pose comme théoriquement néces-
saire et tend à réaliser pratiquement une entente
entre des nations et des Etals en aussi grand nom-
bre que possible, — intei nationes, — pour la satis-
faction de leurs besoins, la conciliation de leurs inté-
rêts et le règlement amiable de leurs différends.
Loin de s'opposer au nationalisme et au patrio-
tisme, l'internationalisme ainsi défini les suppose et
ne tend à rien de plus qu'à les maintenir dans leurs
justes limites en faisant disparaître ce qui pourrait
les induire à s'en affranchir : besoin, intérêt ou
occasion. II s'accorde ainsi avec la théorie scientifi-
que du patriotisme. D'autre part, il n'est manifeste-
ment qu'une application de la loi de charité ou de
fraternité humaine àlaquelleles sociétés, — nations
ou autres, — sont soumises comme les individus,
par la raison bien simple qu'elles ne sont autres
choses que leurs membres eux-mêmes, considérés
tous ensemble en tant qu'associés. On doit donc le
regarder, non seulement comme légitime et raison-
nable, mais encore comme obligatoire et salutaire.
Parmi ses multiples formes, par conséquent, celles
qui répondent à la définition que nous venons de
poser sont louables ; celles qui s'en écartent plus ou
moins sont plus ou moins condamnables, soit
qu'elles méconnaissent les droits des individus, des
sociétés, des nations ou des Eiats; soit qu'elles ne
tiennent pas suffisamment compte de leurs besoins
et de leurs intérêts légitimes; soit qu'elles violent la
loi de charité, en préconisant des moyens d'action
que celte loi interdit ou en ne respectant pas l'ordre
de préférence qu'elle établit pour chacun de nous
entre les hommes en nous ordonnant de les aimer
tous.
On aurait donc tort de parler toujours au singu-
1607
PATRIE
1608
lier de l'internationalisme. Les internationalismes
sont plusieurs et, dans le nombre, il en est de rai-
sonnables et de bienfaisants. Ceux-là mêmes qui ne
le sont pas et qui encourent l'un ou l'autre des repro-
ches que nous venons d'énumérer ou tous ces repro-
ches ensemble, ne sont pas faits que de mensonges
et d'erreurs. Il faut se garder de rejeter en bloc,
comme servant de masque à l'égoisme antisocial des
individus et des partis, toutes les idées de solidarité
humaine, de paix, de fraternité universelles, que les
antipatriotes opposent à l'idée de patrie pour les
exploiter contre elle. La faveur dont elles jouissent
est faite sans doute, pour une grande part, d'hypo-
crisie et, pour beaucoup aussi, d'illusions; mais
parmi ces illusions, il en est de généreuses et l'on
trouve, à côté d'elles, un certain nombre d'idées,
généreuses aussi, qui ne sont pas des illusions.
La faiblesse de ces internationalismes néfastes et
de l'anlipatriotisme, qu'ils professent à peu près
tous, est, d'une part, dans leur origine et, d'autre
part, dans leur argumentation contre la patrie. C'est
par là qu'il faut les attaquer pour bien se défendre
contre eux.
Leur origine? Elle est dans ce que Louis Veuil-
LoT appelait si bien « le cœur arrogant et bas de
l'homme qui se fait Dieu». L'égoisme et l'orgueil, —
ces deux ennemis nés de la « cité de Dieu », — sont
aussi les ennemis nés du patriotisme et de la patrie.
Ils ont horreur de l'obéissance, de la gêne, de la
douleur et de la mort, qu'ils considèrent comme les
pires des maux, alors que la vie sociale et la vraie
fraternité sont faites de ces sacriûces. Ils proclament
le droit de l'homme à « vivre sa vie » sans autre
règle que la raison, indépendante et souveraine ; et
de ce rationalisme antisocial naissent aussitôt l'es-
prit d'individualisme et l'esprit de libre examen, dis-
solvants terribles de toute morale, de toute croyance
et, par suite, de toute patrie. « Car, observe à bon
droit Brumbtikrb, à qui la raison raisonnante, » —
ajoutons : sans autresclarlés que les siennes — « à qui
la raison qui calcule a-t-elle jamais conseillé... de se
dévouer aux intérêts des générations qu'il ne con-
naîtra pas ? à qui, de donner sa fortune ou sa vie
pour la liberté, pour la justice, pour la vérité? A
personne, vous le savez bien! Ce qui est « raisonna-
ble » et surtout n rationnel », c'est de songer d'abord
à soi! Ce qui est « rationnel», dès qu'on le peut
sans danger, c'est de s'excepter soi-même du malheur
ou <lu deuil publics ! Et n'a-t-on pas vvi des gens
très sages en tirer prolit? Ce qui est n rationnel x,
c'est de jouir de la vie présente, car qui sait si le
monde durera jusqu'à demain? Et toutes ces choses
« rationnelles » sont ce qu'il y a de plus contradic-
toire à l'idée de patrie. » {Discours de combat. L'idée
de patrie)
Plus d'attache au sol, en effet, plus de lien avec les
ancêtres, plus de solidarité ni de conscience natio-
nales, si l'individualisme l'emporte : et c'est pour
cela que la Révolution, faisant table rase du passé,
divinisant la raison, exaltant l'individu, devait fata-
lement aboutir à la négation de la patrie et à la dis-
solution de la nation. Rien de plus convaincant, à
cet égard, que le langage des révolutionnaires d'hier
et d'aujourd'hui, Gdèles continuateurs du jacobi-
nisme d'autrefois. Sans le chercher dans les feuilles
du i défaitisme » ou du « bolchevisme » contem-
porain, je le prendrai dans une enquête ouverte
en igoS par une revue sérieuse et à prétentions scien-
tifiques, Le Mouvement socialiste. Voici ce que l'on
put y lire:
« Que le prolétaire se fasse une obligation irrai-
sonnée d'aimer sa patrie, c'est le comble de labétise
et de l'inconscience. On ne peut aimer que ce que
\'on possède en propre, ce qui procure quelque joie
ou écarte toute peine, toute souffrance, toute insé-
curité. Tel n'est pas le cas de l'ouvrier, qui ne con-
naît de la patrie que les lourdes charges qu'on lui
impose en son nom. » Ainsi parlait le citoyen Vil-
leval, secrétaire des correcteurs typographes de
Paris, it La Patrie est une question de sentiment; le
sentiment, lorsqu'il est raisonné, est une question
d'intérêt; la palrieest donc une question d'intérêt .»
Ce beau sorite est du citoyen Yvetot. « L'ouvrier
ne peut pas être patriote... car son raisonnement de
prolétaire... lui dit que tous les travailleurs sont
frères et que sa véritable patrie est où il trouve le
summum de bien-être et de liberté » : c'était le citoyen
Hervier, secrétaire de la bourse du travail de Bour-
ges, qui le déclarait. Tel était aussi l'avis du citoyen
Richaud, secrétaire de la bourse du travail de La
Seyne, près Toulon : k La patrie des ouvriers? di-
sait-il; c'est leur ventre et celui de leur famille. »
« C'est le lieu où ils mangent », déclarait le citoyen
Robert, secrétaire de la fédération des syndicats de
peinture. Le citoyen Niel, secrétaire de la bourse du
travail de Montpellier, ne pensait pas autrement :
« L'ouvrier qui aimerait sa patrie avant d'aimer sa
classe sociale, expliquait-il, serait celui qui attri-
buerait plus de valeur aux besoins moraux du cœur
qu'aux besoins matériels de l'estomac, ce qui nous
parait irrationnel et antinaturel. « Et le citoyen Ve-
del, secrétaire de la botirse du travail de Thiers, en
était assez convaincu pour ne pas pouvoir imaginer
même qu'il pût u venir à l'idée d'aucun prolétaire
conscient de risc|uer sa vie, sa santé, ce qu'il a de
plus précieux, ce qui ne peut se remplacer, pour une
patriedont il n'a à retirer aucunavantage ». (Année
igoS, p. 6g, 466, ao6, 325, 222, 462, 65)
Voilà le langage de ces gens là .il n'a pas changé
depuis lors. Rien ne révèle mieux l'individualisme
forcené qui fait le fond de leur doctrine et qu'ils dis-
simulent sous tant de mots d'un sens contraire :
syndicalisme, solidarisrae, socialisme, collectivisme,
humanitarisme. Au fond, d'ailleurs, ni le capita-
lisme n'appliq<ie une autre doctrine lorsqu'il trans-
forme les Etats et les patries eninstruments de lutte
économique ou, comme l'écrivait le député Guieysse
dans le .Mouvement socialiste, n en vastes associa-
tions de financiers, de commerçants et de chefs d'in-
dustrie pour la conquête du marché universel c ;
ni les intellectuels ne raisonnent dune autre façon
lorsqu'ils prétendent conférer à chaque petit groupe
humain et à chaque individu le droit de choisir sa
patrie ou de n en vouloir aucune ou de s'en faire
une à sa fantaisie. L'égoisme du cerveau n'est pas
d'une autre essence que celui du portefeuille ou de
l'estomac ; et le libre examen ou la libre pensée,
dont il se réclame, n'ont rien de moins perni-
cieux.
Quant à l'argumentation de tous ces anlipatriotes
contre la patrie, elle se fonde toujours sur le même
sophisme : la patrie n'aurait pas de réalité exté-
rieure; à l'idée de patrie, rien ne correspondrait en
dehors de nous; ce serait une création arbitraire de
notre esprit, un i)réjugé sans fondement. Voilà leur
point de départ commun. Ils cherchent ensuite com-
ment ce préjugé a pu naître, pourquoi il s'est enra-
ciné. C'est alors qu'ils se partagent sans s'opposer,
chacun cherchant une explication dans le domaine
habituel de ses préoccupations. S'ils en veulent à la
propriété, la patrie est à leurs yeux une invention
machiavélique des possédants. S'ils en veulent à
l'autorité ou seulement à la discipline ou à la guerre,
la patrie est, à les entendre, un préjugé introduit
par les gouvernants dans l'âme populaire au moyen
d'un enseignement tendancieux pour se procurer
1609
PATRIE
1610
les troupes nécessaires, non plus, comme dans le
cas des possédants, pour la défense de leurs pro-
priétés, mais pour le dénouement de leurs intrigues
et le succès de leurs ambitions. S'ils ont, comme les
intellectuels, la marotte de révolution, c'est à elle
qu'ils rapportent l'origine de l'idée de patrie. Ce
n'est pas seulement la forme de l'Etat ou l'étendue
de la patrie qui est variable, s'il faut les en croire;
c'est l'idée même de patrie qui se transforme. On l'a
conçue d'abord, disent-ils, en fonction de la race,
puisde la religion, puisde la politique ; et, successi-
vement, le nom de pairie a été donné au territoire
habité par les hommes du même sang-, de la même
croyance, de la même cité. Aujourd'hui, la patrie
se présente généralement comme le domaine d'une
grande association économique, énorme coopérative
de production et de consommation. C'est un progrès,
ajoutent-ils ; car les intérêts économiques collectifs
sont, pour l'idée de patrie, une base autrement sé-
rieuse, solide et rationnelle que le lien vague, et
d'ailleurs hypothétique, du sang; ou les superstitions
vaines entretenues dans un but intéressé par la
caste sacerdotale; ouïes intérêts politiques, trompe-
l'oeil sous lequel, presque toujours, se dissimulent
les intérêts des gouvernants. Le progrès se pour-
suivra, du reste, assurent-ils. L'évolution continue :
déjà l'on peut en pressentir le terme. Bientôt, la
patrie sera généralement conçue comme une so-
ciété tout intellectuelle, une sorte d'Eglise laïque
fondée sur la communauté de pensée, et qui englo-
bera l'humanité tout entière, le jour oii le progrès
des lumières aura unilié la pensée de tous les hom-
mes dans la science, alors sans mystères.
Atout cela, la théorie scientifique du patriotisme
fournit la réponse. Une nous reste donc qu'à définir
sommairement les diverses formes de l'internatio-
nalisme contemporain, en notant brièvement leur
attitude vis-à-visde l'idée depatrie et du patriotisme.
2» Principales formes de l'internationalisme. —
On peut distinguer deux sortes d'internationalisme:
A) celui qui se définit complètement par la
façon dont ses adeptes conçoivent et sentent le lien
personnel qui les unit au reste du genre humain :
nous l'appellerons internationalisme spéculatif; —
B) celui qui se définit comme une association de
fait ou de consentement entre adeptes de l'interna-
tionalisme spéculatif en vue de le réaliser dans l'un
des domaines de l'activité humaine par une organi-
sation appropriée. Nous l'appellerons internationa-
lisme pratique.
A) Internationalisme spéculatif. — On confond
souvent ensemble les trois formes de l'internationa-
lisme spéculatif, qui sont : le cosmopolitisme,
l'humanisme et l'humanitarisme. 11 est même arrivé
que des écrivains rétléchis et sachant leur langue
ont pris ces trois mots pour synonymes (v. g.
GoYAC, op. cit. ci-aprês, bibliographie). Nous
croyons devoir, cependant, les appliquer à des
choses distinctes quoique semblables.
a) Cosmopolitisme. — Etymologiqueraent, le cos-
mopolitisme est l'attitude de celui qui dit, avec
Cicéron, « Civis sum totius mundi » ou « Je suis con-
citoyen de tout homme qui pense » — et tous les
hommes pensent, n'en déplaise à ce « penseur j I
C'estle fait déconsidérer le monde (cosmos) comme
une seule cité (polis) et tous les hommes comme
concitoyens. L'humanisme et l'humanitarisme sont
des variétés du cosmopolitisme ainsi défini; et, de
même, l'internationalisme. A l'usage, toutefois, le
mot a perdu de sa précision et il en est venu à dési-
gner, plus vaguement, le goût et l'habitude d'avoir
des relations avec l'étranger, de l'imiter, de lui em-
prunter ceci ou cela et de subir son influence. C'est
en ce sens que nous l'entendons ici. Il est manifes-
tement compatible avec le nationalisme et le patrio-
tisme. « C'est l'action bien innocente d'ouvrir la
fenêtre, de laisser entrer l'air et de regarder le vaste
monde v, disait Mklchior dk Vogué (IJist. et poésie,
p. i4'7)à propos du cosmopolitisme littéraire, et cela
est vrai aussi du cosmopolitisme artistique, scienti-
fique, juridique, économique ou social. On ne saurait
s'enfermer hermétiquement chez soi sans en éprouver
de graves dommages, car il y a une foule de choses qui
sont cosmopoli tes par nature: les arts, y compris l'art
militaire; les sciences et leurs applications; la méde-
cine, la philosophie; plusieurs langues et plusieurs
religions; l'industrie, l'agriculture, le commerce ; —
et il y en a d'autres qui tendent naturellement à le
devenir : la mode, la cuisine, le logement, l'ameu-
blement, l'armement, la littérature. Ce qu'il faut,
c'est rester soi-même et maître chez soi, tout en
laissant les étrangers aller, venir, parler, agir, et en
profitant de leurs expériences : « Omnes spiritus
probate, quod bonum est tenete. » Le tout est de
garder la juste mesure : « quod bonum ». Or, on ne
saurait tenir pour bon ce qui serait de nature à obli-
térer l'idée de patrie; à diminuer le patriotisme ou
aie discréditer; à porter atteinte directement ou
indirectement et à longue échéance aux droits, aux
traditions capitales, aux intérêts essentiels, à l'inté-
grité de l'Etat ou de la Nation (exemples dans
GoYAU, op. cit. Introduction, p. xxvii à xxix, xxxi
et passim).
b) Humanisme et humanitarisme. — L'huma-
nisme est la forme philosophique, l'humanitarisme
la forme politique et sociale de cette variété du na-
turalisme athéistique ou panthéistique qui consi-
dère l'homme comme l'être suprême dans la nature
et l'humanité comme la fin dernière de l'homme. Au
fond, et que l'on considère les choses du point de vue
de l'athéisme ou du panthéisme, c'est la divinisation
de l'humanité par la proclamation de son indépen-
dance absolue. 11 faut donc éviter de les confondre
avec l'idée et le sentiment de la fraternité humaine,
comme on le fait quand on dit de quelqu'un qu'il a
des idées ou des sentiments humanitaires pour faire
entendre qu'il a des idées ou des sentiments d'hu-
manité. « Homo sumet nilhumania mealienumputo,
— je suis homme et rien d'humain ne m'est étran-
ger » : c'est la définition de l'humanité, qui est une
vertu; ce n'est pas celle de l'humanisme ni de l'hu-
manitarisme, qui sont des systèmes dans lesquels
celte vertu est loin de tenir une place aussi grande
et aussi haute que leurs noms pourraient le faire
supposer.
Les humanistes de la Renaissance furent pour la
plupart des individualistes et des égoïstes effrénés.
Les humanitaristes d'aujourd'hui rêvent bien de
fraternité universelle (cf. Lamartine, La Marseillaise
de la^ai>; — V. Hugo, La Légende des siècles :
Pleine mer, plein ciel; La fin de Satan ; — Goyau,
op. cit., p. xvii); mais, croyant sans doute avoir
ainsi payé leur dette à leur prochain, ils s'en tien-
nent là pour la plupart. Comme l'écrivait Chal-
lemkl-Lacour (Etudes et réflexions d'un pessimiste,
p. i86, 187) : « On ne travaille que pour soi, mais
on aime l'univers et l'on se dispense ainsi de penser
à la patrie. Il est d'une âme étroite et d'un petit
esprit de croire que, malgré la vapeur et les bal-
lons, il y a encore des déserts, des montagnes, des
mers qui circonscrivent les peuples, qui les grou-
pent par d'indéfinissables aflinités d'organisation et
d'âme. Rien n'est plus mesquin que de nourrir, pour
le misérable canton de la terre où le hasard nous a
fait naitrs, cette prédilection passionnée qui ferme
le cœur à la fraternité universelle et l'esprit à la
1611
PATRIE
1612
grande pensée humanitaire. C'est ainsi que, à la
place de ce patriotisme qui creuse une ligne de dé-
marcation entre le Grec et le Barbare, se compose
d'orgueil et d'ignorance, de rivalités et d'antipa-
thies, de rancunes et de craintes, s'est introduite
cette tendresse vague pour le genre humain, laquelle
trouve pénible et trouvera bientôt injuste de refuser
aux singes le titre de nos concitoyens. »
Une enquête faite par la Bévue en 1904 résume
assez bien les idées et rétnt d'âme des lïumanistes
et hunianitaristes contemporains. Il s'agissait de
répondre à cette question : Le patriotisme est-il
compatible avec l'amour de l'humanité? — Nous
sommes en marche vers l'unité, disaient la plupart
des réponses. Les nations européennes vont s'en-
tendre, puis se fédérer, puis se fondre les unes dans
les autres et toutes ensemble dans le reste du genre
humain qui, du même pas que nous, s'achemine aux
mêmes destinées. La fralernité internationale,
ajoutaient les uns, fera disparaître le patriotisme.
— Non, déclaraient les autres, l'idée de patrie sub-
sistera toujours et, avec elle, les sentiments qu'elle
engendre dans les âmes; seulement elle changerade
forme. Elle se spiritualisera. Elle cessera de repo-
ser sur les bases étroites, changeantes et grossières
que la communauté du territoire ou des besoins ma-
tériels ou des ambitions politiques ou des périls
extérieurs lui a données jusqu'à présent. Elle ne se
fondera plus que sur la communauté des idées.
« Le patriotisme de l'avenir », concluait Paul Gskll,
rédacteur à la Heviie, en résumant les résultats de
son enquête, le patriotisme de l'avenir « ne compor-
tera plus nul esprit de conquête violente, il ne sera
plus circonscrit par nulle frontière, il ne défendra
plus nul intérêt commercial, industriel ou Gnancier, —
car des associations spéciales se formeront autour de
tels intérêts ; — il sera ce que le patriotisme actuel
contient de plus intérieur, à savoir une façon parti-
culière de concevoir la beauté et la vérité.
<r Uyaura encore des Français dans le monde ; mais
ils ne seront pas forcément massés entre telles mers,
tels fleuves, telles montagnes : ce seront ceux qui
aimeront à la fois Descartes, Corneille, Nicolas Pous-
sin ; ceux qui, généralement, croiront à la liberté
morale. U y aura des Allemands : ce seront ceux qui
se rencontreront dans l'admiration des Leibnitz, des
Kant, des Hegel, des Goethe, des Beethoven ; ce seront
les esprits systématiques aimant prévoir, s'attachant
profondément aux fatalités soupçonnées. Il y aura
des Anglais : ce seront, en tous lieux, les dévots de
Shakespeare, de Locke, de Bentham, tous les utili-
taires qui, voyant dans l'âme humaine un simple tissu
de sensations flatteuses ou pénibles, chercheront à
se ménager, par une digne existence, la plus grande
somme de plaisir. Il y aura des Italiens: tous les
fervents de Dante et de Michel-Ange ; des Russes :
les disciples de Tolstoï, etc.
« Le patriotisme, dans l'humanité administrati-
venient unifiée, sera donc, dans ces temps lointains,
probablement la survivance de l'âme philosophique
et morale des nations ; ce sera une association encore,
mais spirituelle, dégagée de toute limitation territo-
riale, une sorte de confession laïque ; et ces diverses
confessions, comme les plus hauts systèmes philo-
sophiques d'aujourd'hui, se rapprocheront certaine-
ment toutes dans l'amour du genre humain. »
On ne saurait plus élégamment faire entendre que
l'humanisme et l'humanitarisme sont de très puissants
dissolvants de l'idée de patrie et du patriotisme.
B) Internationalisme pratique. — Les formes
de l'internationalisme pratique sont nombreuses.
Il est hors de doute, en premier lieu, qu'il existe un
trust mondial organisé pour agir en faveur de ses
membres chez les diverses nations dans le domaine
financier. 11 est connu sous le nom de Haute-Banque
ou Haute- Finance internationale ou Internationale
jaune. En soi, il n'est pas opposé au patriotisme et à
l'idée de patrie, mais il ne leur fait jamais aucune
place dans ses combinaisons et il n'hésite pas à les
combattre quand il espère que cela servira ses des-
seins. De plus, il est dominé par l'internationalisme
juif, qui se sert de lui comme d'un instrument pour
la réalisation de ses ambitions. Il faut en dire autant
de quelques autres formes de l'internationalisme
pratique : socialisme international ; Franc-Maçonne-
rie universelle et sectes qui s'y rattachent (occul-
tisme, spiritisme); certaines variétés de pacifisme.
Le socialisme international ou Internationale rouge
vise partout à réaliser, par des moyens plus ou moins
violents et à plus ou moins longue échéance, la Répu-
blique universelle. C'est le but avoué des Bolclie-
vistesde 1921 ; c'était celui des Communards de 1871 ;
ce fut celui des socialistes de toutes nuances, à quel-
ques rares exceptions près, depuis Babeuf jusqu'à
Lénine en passant par Karl Marx et Jean Jaurès.
Leur humanitarisme, dominé par l'idée de classe et
de guerre de classe, est résolument hostile à l'idée de
patrie etau patriotisme. Sans parler du a défaitisme »,
dont leurs journaux ont été les tribunes pendant la
grande guerre et depuis, je n'en veux encore une fois
pour preuve que les réponses aux questions posées
dans leur revue I.e Mouvement socialiste pour
l'enquête que j'ai déjà citée. Elles valent qu'on les
note.
Le questionnaire était ainsi conçu : « I) Les
ouvriers ont-ils une patrie et peuvent-ils être patrio-
tes ? A quoi correspond l'idée de patrie ? — II) L'in-
ternationalisme ouvrier connaît-il d'autres frontiè-
res que celles qui séparent les classes et n'a-t-il pae
pour but, au-dessus des divisions géographiques et
politiques, d'organiser la guerre des travailleurs de
tous les pays contre les capitalistes de tous les
paj's
111) L'internationalisme ouvrier ne se con-
fond-il pas, non seulement avec l'internationale des
travailleurs, mais avec l'antimilitarisme et l'antipa-
Iriotisme? Ses progrès réels ne sont-ils pas en rai-
son directe des progrès de l'antimilitarisme et de l'an-
tipatriotisme dans les masses ouvrières? — IV) Que
pensez-vous de la grève générale militaire ? —
■V) Que pensez-vous des socialistes qui se diient à la
fois patriotes et internationalistes? »
Avec une touchante unanimité, les internationa-
listes patriotes furent déclarés « idiots ou fumistes ».
Aux quatre premières questions, une seule voix ré-
pondit avec intelligence et bon sens en faveur de la
patrie : ce fut celle du citoyen Keufer, secrétaire de
la fédération des travailleurs du Livre. Les autres,
écho fidèle de la revue qui les interrogeait et des
journaux de leur parti, répétèrent la leçon dès
longtemps apprise dans leurs pages. Ces voix repré-
sentaient dix bourses du travail, neuf fédérations
ouvrières et neuf corporations de métiers appartenant
à divers départements, outre la fédération des bour-
ses du travail et la Confédération générale du travail.
Plusieurs faisaient appel au terrorisme et para-
phrasaient les fameux couplets de l'Internationale
sur les balles réservées, en cas de guerre, aux géné-
raux français par les ouvriers français enrôlés dans
l'armée de France. Toutes ressassaient les banalités
au vitriol des feuilles et des tribunes socialistes. Pas
une pensée personnelle sous la plume de ces soi-
disant émancipateurs de l'intelligence populaire au
nom du progrès démocratique ; pas un mot qui révé-
lât, chez ces apôtres du solidarisme, le moindre sens
de la solidarité nationale ou, chez ces champions
du positivisme scientifique, le moindre souci des
1613
PATRIE
1614
faits positifs ni des leçons de l'expérience. Partout
la même passion aveugle, la même envie, la même
haine, avides des mêmes utopies et se grisant des
mêmes mots creux.
l'artout aussi la même ignorance, les mêmes men-
songes et les mêmes sophismes, parmi lesquels on
retrouvait, sous une forme plus brutale, ceux des
intellectuels interrogés par la Hevne. « Comment »,
s'écriaient :'es « militants du prolétariat français »,
- je cite, en les résumant presque mot pour mot,
leurs réponses, — « comment ose-t-on nous parler
de patrie et de patriotisme? » Les ouvriers ne peu-
vent pas être patriotes. L'idée de patrie n'est qu'un
a vieux dogme bourgeois » inculqué « de force » aux
enfants du peuple dans les écoles de l'Etat bourgeois.
« Par le développement continuel et progressif de
la science, la faillite de la religion fut vite proclamée^
H fallut en créer une autre pour sauvegarder les pri-
vilèges bourgeois ; et une nouvelle idole apparut :
la patrie. » — a Après le mysticisme religieux des
congrégations et des curés, nous eûmes le mysticisme
patriotique des expulseurs de moines et des votards
de sépar.ition. En défendant la patrie bourgeoise,
les prolétaires ne défendraient donc que leur exploi-
tation et leur servitude. » Qu'ils imitent plutôt les
capitalistes que, depuis longtemps, « les divisions
géographiques n'embarrassent plus. Une bonne
affaire les attire tous de tous les coins du monde
entier, là où elle se trouve. Ce n'est que lorsque des
chicanes s'élèvent entre ces vautours, qu'ils invo-
quent l'honneur national et qu'ils appellent le pro-
létariat à la rescousse. Le prolétariat ne doit plus
prendre parti pour l'un ou pour l'autre de ses
détrousseurs, mais les démolir tous et partout ». Il
est lui-même la seule patrie des prolétaires : faisons
donc bloc d'un bout à l'autre de l'univers pour la
guerre de classe contre notre universel ennemi, le
capitalisme, au lieu « d'abandonner femmes et en-
fants » et de nous entretuer a pour conserver les
richesses des autres ».
Que les riches soient patriotes, à la bonne heure I
Ils possèdent, « et l'idée de patrie est intimement
liée à ridée de propriété » ; mais nous! » Toutes les
richesses que nous produisons ne nous appartiennent
pas et, après nous les avoir fait créer, on voudrait
nous les faire défendre! On nous dit bien que c'est
notre foyer que nous défendons : mais où est-il ?
Est-ce l'un de ces taudis noirs et infects où s'étio-
leitt les êtres qui nous çhers ? » Et lequel? Celui
d'hier ou d'aujourd'hui ? a Ou faudra-t-il mourir
pour la rue, où le propriétaire vient de nous met-
tre? « Exploités, nous n'avons pour tout bien que
le travail de nos bras et le pain reçu pour salaire ;
où nous trouvons le meilleur emploi de notre force
et « la meilleure rémunération de notre travail «,
là seulement est notre patrie. « La patrie, pour
l'ouvrier, c'est le lieu où il mange. C'est son ventre
et celui de sa famille » : qu'il défende cela contre
l'exploiteur ; mais que lui importe un sol qui n'est
pas à lui ou des traditions qui l'oppriment ou l'Etat
qui protège ses oppresseurs ? La patrie ! « C'est une
marâtre qui fait crever de faim les prolétaires » et
qui ne se montre jamais à eux que « sous les espèces
du patron, du contremaître, du soudard, du poli-
cier, du juge et du garde-chiourme ».
Au surplus, et à prendre les choses déplus haut,
« l'idée de pairie ne saurait correspondre à l'idéal
des penseurs qui, altruistes conscients, rêvent la
disparition des frontières et la fraternité des peu-
ples ». A quelle réalité répond-elle? A la commu-
nauté du langage ? Ce n'est rien sans la communauté
des sentiments et des pensées; et la justice, la vérité,
la solidarité doivent être partout les mêmes, dans
quelque langue qu'on les exprime. A la réciprocité
des services? Elle n'a plus aujourd'hui d'autres
bornes que l'univers. A l'identité d'orig:ine? 11 n'y a
pas une seule des nations modernes qui ne soit faite
du mélange de plusieurs races. A l'unité du terri-
toire ? Les frontières englobent des régions très
différentes ou séparent en deux la même région sans
aucun souci de son unité. Elles sont essentiellement
mobiles; et " qu'est-ce qu'une patrie dont les di-
mensions ou l'existence sont soumises à la volonté
d'un homme ou aux hasards d'une bataille? La
patrie est en nous : elle n'a pas de réalité extérieure.
L'idée seule que nous nous en faisons la crée » et
c'est une idée funeste, génératrice de haine entre les
enfants d'une même classe, « qui doivent aimer leur
classe comme leur mère » et s'entr'aimer comme des
frères, sans tenir compte des frontières artilicielles
posées entre eux par l'intérêt des exploiteurs.
Il faut en finir avec cette « duperie criminelle de
l'idée de patrie, cause directe de cette chose mons-
trueuse qui s'appelle la guerre ». Arrachons-la de
nos cerveaux! « Que nous importe d'être Anglais,
Russes, Allemands ou Français? Sous quelque loque
nationale que ce soit, nous serons toujours les parias,
les abeilles destinées à nourrir les frelons, jusqu'au
jour où, comme le font les abeilles, nous détruirons
les frelons. » Peut-être même faut-il souhaiter
le changement de notre nationalité présente. Car le
pire qui puisse arriver, c'est que la France, « envahie
par les armées d'un despote, soit momentanément
obligée de se plier sous les caprices du vainqueur.
Or, que pourrait-il en résulter, sinon que l'idée de
révolte s'empare immanquablement, non seulement
des masses populaires, mais aussi des petits bour-
geois qui, se voyant extorquer quelques-uns de leurs
privilèges par une aristocratie orgueilleuse et
méprisante, joindraient leur mécontentement et leur
dépit à l'irritation générale et hâteraient l'œuvre de
révolution », la ruine de la société capitaliste et le
triomphe final du prolétariat. {Le Mouvement socia-
liste, année igoS, p. 4o à 468, passim)
Voilà qui se passe de commentaire. Il suffit de
noter qu'il existe, entre l'internationale jaune et
l'internationale rouge, au lieu de l'hostilité qui sem-
blerait normale, une connivence manifeste, résul-
tant visiblement de ce que l'une et l'autre sont
également menées par les Juifs. Marx et Lénine,
Lassalle et Trotsky sont des Juifs, sans parler des
Bloch, des Blum, des Lévy, qui foisonnent dans
l'une comme dans l'autre internationaleetqui appar-
tiennent souvent aux deux à la fois.
Tous, ou presque tous, appartiennent également
à la Franc-Maçonnerie universelle, menée elle aussi
par les Juifs et qui paraît être l'instrument habituel
et préféré de leur nationalisme occulte. Le judaïsme
moderne a reporté sur l'humanité toutes les espé-
rances messianiques du judaïsme antique. L'huma-
nité est devenue son dieu, un dieu en devenir, et la
destinée d'Israël est, à ses yeux, d'opérer ce devenir,
de le hâter, de le conduire à sa plénitude. Israël est
le levain de l'humanité; et l'humanité, unifiée sous
l'hégémonie d'Israël, réalisera pour lui toutes les
promesses antiques. Ainsi, l'humanitarisme, qui
dissout le patriotisme des autres nations, est le
patriotisme propre de la nation juive. En le propa-
geant, on exalte, dans l'àme juive, cette force que
l'on détruit en même temps dans les autres : c'est
coup double. On affaiblit l'ennemi ou l'obstacle, et
l'on se renforce à la fois.
Il n'est guère douteux que le/urfaïsmepossèdeune
organisation internationale secrète pour l'accomplis-
sement de ses ambitieux desseins et que, par cette
organisation, il dirige à ses fins et utilise à la fois
1615
PATRIE
1616
la Haute- Banque, le socialisme international et la
Franc-Maçonnerie, coipme éminemment aptes à opé-
rer dans le sein de toutes les nations le travail de
dissolution nécessaire au triomphe d'Israël. La Franc-
Maçonnerie universelle est, à son tour, le centre,
reconnu ou ignoré, d'un certain nombre de sectes
humanitaires plus ou moins secrètes, soit dans leur
doctrine (ésolérisme), soit dans leur organisation
agissante, et qui, sous les apparences de la philan-
thro[iie, de la science, voire même de croyancesspi-
ritualistes (ttiéosophie, spiritisme, occultisme) par-
fois élevées et généreuses à certains égards encore
que dérivées de très vieilles erreurs (panthéisme,
naturalisme, animisme, dualisme, métempsychose,
nécromancie), venues de l'Asie par emprunts moder-
nes (à l'hindouisme, au brahmanisme, au boud-
dhisme) ou par tradition dans les sociétés secrètes
(gnostiques, manichéens, albigeois, templiers, etc.),
tendent en réalité à la subversion des sociétés chré-
tiennes, à la destruction de l'Eglise catholique et à
la restauration du paganisme, non seulement dans
les idées, dans les mœurs et dans les institutions
politiques, — ce n'est hélas I déjà que trop fait ! —
mais encore dans le domaine religieux et cultuel.
Les papes ont signalé depuis longtemps la Franc-
Maçonnerie comme le centre de cette conjuration
antichrétienne. Il A notreépoque, écrit Léon Xllldans
l'encyclique Humanum genus(io avril i884), les fau-
teurs du mal paraissent s'être coalisés dans un
suprême effort, sous l'impulsion et avec l'aide d'une
société répandue en un grand nombre de lieux et
fortement organisée, la société des Francs-Maçons...
Le péril fut dénoncé pour la première fois par Clé-
ment XII en 1^38, et la constitution promulguée par
ce pape fut renouvelée et conlirmée par Benoit XIV.
Pie VII marcha sur les traces de ces pontifes et
Léon XII, renfermant dans sa constitution Quo gra-
viora tous les actes et décrets des précédents papes
sur cette matière, les ratilia et les conCrma pour
toujours. Pie VIII, Grégoire XVI et, à diverses repri-
ses. Pie IX, ont parlé dans le même sens... Il existe,
dans le monde, un certain nombre de sectes qui, bien
que différentes les unes des autres par le nom, la
forme, les rites, l'origine, se ressemblent et sont
d'accord entre elles par l'analogie du but et des prin-
cipes essentiels. En fait, elles sont identiques à la
Franc-Maçonnerie, qui est pour toutes les autres
comme le point central d'oii elles procèdent et oii
elles viennent aboutir... Il s'agit pour les Francs-
Maçons, — et tous leurs efforts tendent à ce but, —
il s'agit de détruire de fond en comble toute la dis-
cipline religieuse et sociale qui est née des institu-
tions chrétiennes et de lui en substituer une nou-
velle, façonnée à leurs idées et dont les principes
fondamentaux et les lois sont empruntés au natura-
lisme.Tout ce que nous venons de dire ou dirons par
la suite, se doit entendre de la secte maçonnique
envisagée dans son ensemble, en tant qu'elle
embrasse d'autres sociétés qui sont pour elle des
sœurs et des altïées. »
La Franc-Maçonnerie et les sectes qui s'y ratta-
chent ont toutes, vis-à-vis de la patrie et du patrio-
tisme, l'attitude que nous avons décrite ci-dessus en
traitant de l'humanitarisme. Toutes elles ne diffèrent
en ce point que par leurs idées sur la forme politi-
que et sociale que doit prendre, au terme de son
devenir, le dieu-messie Humanité. Les uns rêvent
d'une théocratie panthéistique organisée en répu-
blique ou en empire; les autres, simplement de la
fusion de tous les Etats du monde en un seul Etat,
démocratique ou monarchique, unitaire ou fédéral.
Les plus logiques envisagent l'avènementfutur, sinon
prochain, de l'anarchie absolue : l'humanité, deve-
nue parfaite en elle-même et dans chacun de ses
membres, n'aurait plus besoin de chefs ni de lois,
tous et chacun faisant toujours, sans erreur ni faute,
tout ce qu'il y aurait de meilleur à faire. Ce serait
le paradis s ur terre. (Voir les auteurs cités plus haut
à propos de l'humanitarisme spéculatif; NxQUET.op.
cit. ci-après, bibliog. ; citations nombreuses dans
GoYAU, op. cit., notamment celles de Rayot, p. xvii;
Fauvety, p. 3'j ; Jean Macé, p. 5^ : « La maçonnerie
de tous les pays ne fait qu'une grande famille, au
sein de laquelle on ne connaît qu'une patrie, l'hu-
manité, dont tous les membres doivent se sentir soli-
daires d'un bout de la terre à l'autre i),et 170; Fran-
çois Favre, p. 92 ; Véricel, p. 98; adde, ibid., p. 107
et s. ; 343, n. 3 ; 3^6; 38^, n. 2.)
Le pacifisme doit être distingué avec soin des
internationalisnies pratiques dont nous venons de
nous occuper. Il est, sans doute, utilisé par eux et
un bon nombre de ses organisations travaillent sous
leur direction et à leur profit; mais quelques-unes en
demeurent indépendantes et il ne mène ni ne se rat-
tache nécessairement à l'humanitarisme, à l'antipa-
triolisme ou à l'antimilitarisme. Son but étant d'ail-
leurs excellent en soi et tout à fait désirable,
l'attitude qui semble convenir aux catholiques à son
égard est celle d'une sympathie prudente et d'un
zèle « secundura scientiam ».
On appelle pacifisme l'ensemble des théories et des
activitésqui tendent à établir dans le monde un état
de paix aussi général, aussi complet et aussi dura-
ble que possible, en agissant sur l'opinion publique
(presse, conférences, congrès) et sur les gouverne-
ments (élections, politique, diplomatie), pour substi-
tuer, par divers moyens (traités, conventions, allian-
ces, institutions inter ou supra-nationales telles que
la Conférence de La Haye naguère ou, depuis 1919,
la Société des Nations), un mode juridique (loi.juge-
ment)au mode politique (négociations, guerre) jus-
qu'ici presque seul en usage pour le règlement des
relations ou des différends entre les Etats ou les
nations.
Le pacifisme est donc conforme, en soi, à la mis-
sion, aux vœux et à l'œuvre de l'Eglise catholique. II
est compatible, en soi, avec le patriotisme et le natio-
nalisme. 11 n'implique, en soi, aucune prééminence
de tel régime politique ou social sur tel autre.U peut
donc être approuvé et secondé par les catholiques et
les patriotes de toute opinion, pourvu seulement
qu'on le dégage des éléments parasites que l'on y a
trop souvent mêlés (démocratisme, socialisme,
maçonnisme, humanitarisme, humanisme, natura-
lisme, etc.) et des méthodes compromettantes ou
dangereuses adoptées par certains pacifistes dans
leur propagande ou préconisées par eux pour l'éta-
blissement de la paix (désarmement unilatéral, anti-
militarisme, antipatriotisrae, défaitisme, falsification
de l'histoire; dénigrement des vertus patriotiques et
militaires, telles que l'obéissance, l'abnégation, le
mépris du danger, de la souffrance et de la mort, le
sacrifice pour autrui ; excitation des instincts con-
traires, etc.).
Il n'y a malheureusement pas beaucoup de pacifis-
tes, même parmi les pacifistes chrétiens, qui aient
su, en collaborant avec les autres, se garder suffl-
i samment de ces erreurs et de ces compromission».
(Voir les ouvrages cités à la bibliog.)
Parmi les formes de l'internationalisme, il faut
enfin ranger le catholicisme. Nous lui consacrerons
le dernier paragraphe de cet article.
3* Le Catholicisme. — Que l'Eglise soit une
« internationale », cela résulte du seul fait que son
Fondateur l'a organisée en société, lui a donné la
terre entière pour domaine et l'a chargée d'exercer,
1617
PATRIE
1618
sur les hommes qui entreraient dans son sein par la
foi et le baptême, un magistère spirituel complet :
dogmatique et moral, cultuel et disciplinaire.» Toute
puissance m'a été donnée au ciel et sur la terre. Allez,
enseignez toutesles nations, leur apprenante garder
ce queje vous ai ordonné. Celui qui croira et sera
baptisé, sera sauvé. Tout ce que vous lierez sur la
terre sera lié dans le ciel et tout ce que vous délierez
sur la terre sera délié dans le ciel. Voici que je suis
avec vous jusqu'à la consommation du siècle. »
(.1/a»//., XVIII, 18; XXVIII, 18-20, Marc, xvi, 16)
Elle tend donc par nature à l'uniQcation du genre
humain: « Unumovile et unuspastorn ; mais comme
le royaume qu'elle vise à étendre ainsi au monde entier
« n'est pas de ce inonde », son universalisme ne
s'cppose en rien au particularisme des Etats et des
nations. Il n'est pas du même ordre et n'agitpasdans
le même plan : il se meutdans l'ordre spirituel etsur
le plan de la religion, tandis que nationalisme et
patriotisme se meuvent dans l'ordre temporel et sur
le plan de la politique. Aucune contradiction, aucun
heurt n'est possible tant que l'Eglise, d'une part, les
Etats ou les nations, de l'autre, respectent la distinc-
tion établie entre ces deux ordres et ces deux plans
par N. S. Jésus-Christ lui-même à l'encontre des
autres universalismes : « Rendez à César ce qui est
à César et à Dieu ce qui est à Dieu. »
C'est là une des oppositions fondamentales qui
existent entre le catholicisme et l'humanitarisme; et
la haine que l'humanitarisme et le despotisme, sous
toutes leurs formes, ont vouée au catholicisme, a pour
cause, dans une notable mesure, l'alfranchissement
moral, l'indépendance spirituelle que procure au
catholique, vis-à-vis des puissances qui sont de ce
monde, sa libre soumission à des puissances qui
n'en sont pas.
Nous nous bornerons à noter brièvement ici les
maximes communément reçues dans l'Eglise en ce
qui concerne l'internationalisme, le nationalisme et
le patriotisme. Les unes font partie du dogme; les
autres sont admises par tous les théologiens ou par
les plus autorisés d'entre eux. Pour plus de dévelop-
pements, on se reportera à l'article Paix et Guerre,
ci-dessus (n" III, col. la^o et s.) et aux ouvrages cités
soit à la bibliographie que nous donnons plus loin,
soit à celle de l'art. Paix et Guerre.
i) Dieu est le souverain universel, parce que créa-
teur, rédempteur et fin suprême de tous les hommes.
2) Tous les hommes sont frères en Adam et en
Jésus-Christ.
3) Tous les hommes, créés pour le même salut,
sont, par conséquent, appelés à être citoyens d'une
même patrie, qui est le royaume, la cité de Dieu.
4) Cette communauté d'origine (Adam), de rédemp-
tion (Jésus-Christ) et de vocation (l'Eglise) crée entre
tous les hommes des devoirs de justice et de charité
fraternelle.
5) Ces devoirs imposent un amour et des services
réciproques d'autant plus grands que cette commu-
nauté d'origine, de rédemption et de vocation est
plus étroite; donc, il y a un ordre dans la frater-
nité générale de tous les hommes. Il y a des hommes
qui ne sont pour nous que des hommes, nous n'avons
pas à les aimer et à les servir autant que s'ils étaient,
en outre, pour nous, des compatriotes ou desparents
(communauté d'origine, de vie et de services plus
rapprochée), des coreligionnaires ou des memlires
de la même société religieuse (communauté plus
étroite dans la réalisation de la vocation), des iirc-
tres ou des chefs ecclésiastiques (communauté plus
étroite dans la rédemption).
6) « La constitution de l'Eglise est telle qu'elle
embrasse dans son extension l'humanité tout
entière et n'est circonscrite par aucune limite de
temps ni de lieu. » (Léon XIII, encycl. Immartale
Dei)
7) En matière spirituelle ou mixte, les puissances
temporelles sont subordonnées aux puissances spi-
rituelles établies dans l'Eglise et ne peuvent légiti-
mement s'opposer à leur action (St Thomas, de reg.
princ. I, i4). Ainsi, a entre la loi canonique et la loi
civile, considérées en elles-mêmes, il n'y a pas de
subordination, car la loi canonique, quoique d'un
ordre plus relevé, n'émane pas d'une juridiction
dominante, la loi civile étant, elle aussi, souveraine
dans sa sphère; mais, en ce qui a trait au bien des
âmes, la loi civile est subordonnée à la loi ecclésias-
tique ». (Suarrz, De Legibus, VI, a6)
8) Tous les Etats ayant pour (in la gloire de Dieu
et le bien commun de leurs membres et pouvant y
tendre par des moyens communs, il existe entre eux
une société internationale naturelle, et ce fait engen-
dre pour eux des devoirs analogues à ceux qui résul-
tent, pour les individus les uns à l'égard des autres,
de leur seule qualité d'hommes. Ainsi, un peuple doit
éviter d'en corrompre un autre ou de porter atteinte
à sa liberté; mais il pourrait et devrait le contrain-
dre à respecter un droit, à ne pas commettre le mal,
à éviter un malheur. Dans ce cas, la contrainte n'est
légitime que dans la mesure où elle est néces-
saire; mais elle l'est même si celui qui l'exerce n'a
aucun intérêt propre à l'exercer. (Syllabiis de PibIX,
prop. 6a, condamnant le 0 principe » de non-interven-
tion.)
9) Les nations et les Etats ont le droit de légitime
défense, comme les individus ; mais comme les Etats
sont souverains, ils ont, en outre, le droit de se faire
justice à eux-mêmes, tandis que l'individu doit se
borner à demander justice à son souverain. Us peu-
vent, d'ailleurs, renoncer à ce droit ; et cette renon-
ciation leur crée des obligations qu'ils ne peuvent
enfreindre (traités d'arbitrage, fédérations, sociétés
de nations).
10) Les nations et les Etats sont tenus de se con-
former aux règles du droit international coutumier
appelé aussi droit des gens. « Le genre humain,
quoique divisé en un grand nombre de peuples et de
royaumes, conserve cependant une certaine unité,
non seulement au point de vue de l'origine, mais
aussi au point de vue de l'organisation et des lois.
Ainsi le veut le précepte naturel de l'amour réci-
proque et de l'assistance, règle qui s'étend à tous,
même aux étrangers, sans aucune distinction. Aussi,
bien que chaque Etat, république ou royaume, soit
lui-même une société parfaite et vive de sa vie propre,
il est membre d'une union universelle qui a pour but
le bien du genre humain. Jamais, en ell'et, les Etats
ne se suffisent tellement à eux-mêmes qu'ils n'aient
besoin de pratiquer l'assistance mutuelle, d'être asso-
ciés et de faire des échanges. Parfois, il s'agira pour
eux de se perfectionner ; parfois, il y aura même
nécessité morale, comme les faits le prouvent. Les
peuples ont, dès lors, besoin de règles pour ces
échanges et pour leur société. La raison naturelle
formule par elle-même une grande partie de ces règles,
mais pas toutes cependant. Certaines ont donc pu
s'établir par l'usage des nations. De même, en effet,
que dans un Etat ou une province une coutume fait
loi, de même dans le genre humain tout entier les
coutumes des nations ont pu devenir des lois. >i
(Suarez, De f.egihus, II, 199)
1 1 ) Encore qu'elle puisse être légitime, la guerre est
un floau qu'il faut écarter, comme la peste et la
famine, autant qu'on le peut par la prière et par
l'action. La guerre ne peut, d'ailleurs, être légitime
que dans les cas où un peuple peut user de con-
1619
PATRIE
1620
trainte envers un autre (ci-dessus, prop. 8) ; mais
elle ne l'est pas toujours par cela seul que l'on se
trouve dans un de ces cas. Elle l'est toujours lors-
qu'elle est le seul moyen que possède un peuple de
se faire justice à lui-même ou d'exercer son droit de
légitime défense.
Nous appellerons, en terminant, l'attention du lec-
teur sur les deux points suivants :
i) Il résulte des maximes ci-dessus que l'Eglise est
naturellement internationaliste et paciliste dans le
bon sens de ces deux mots. Comme, d'autre part,
son pouvoir s'exerce suj- les consciences d'un très
grand nombre d'hommeset que c'est sur lesconsciences
qu'il faut agir pour faire prévaloir la justice, condi-
tion sine qua non de la paix, aucune institution de
paix internationale ne peut être complète et complè-
tement efficace sans le concours de l'Eglise. Et, comme
l'Eglise tient l'amour de la patrie pour une vertu en
même temps qu'elle réprouve l'antipatriotisme et
l'humanitarisme, son concours sera, contre ceux-ci,
pour l'internationalisme et le pacifisme, une très
utile sauvegarde.
a) L'Kglise, quoi qu'on en ait dit (Jean de Triac,
Guerre et christianisme; Paris, Didot; et, un peu,
Vanderpol, La guerre devant le christianisme), n'a
jamais réprouvé peu ni prou le métier des armes, ni
considéré comme un péché en soi le fait de se battrn
quand on est soldat. Non seulement elle a prêché
les Croisades et canonisé Jeanne d'Arc, saint Louis,
saint Maurice, — sans parler de bien d'autres qui
ont fait et même déclaré la guerre, — mais, dès
l'origine, elle a mis la profession militaire sur le
même pied que les autres. S. Jean-Baptiste, en prê-
chant la pénitence, n'a aucune exigence spéciale
pour elle (Luc, m, i!,) et N. S. Jésus-Christ maudit
bien les Pharisiens, les riches, les vendeurs du Tem-
ple, mais non pas les militaires. Il n'exprime même
pas à leur égard la suspicion qu'il marque à l'endroit
des pulilicains. Il ne les range pas, avec ces derniers
et les prostituées, parmi les pécheurs notoires et
professionnels qui entrerontavant lesjuifsincrédules
dans le royaume des cieux. Il guérit le serviteur du
centurion et admire publiquement la foi de celui-ci
sans un mot de restriction sur sa profession. Dans
l'empire romain cependant, où vécurent S. Jean-
Baptiste et Notre-Seigneur, le métier des armes dif-
férait notablement de ce qu'il fut dans la chrétienté
au temps de la chevalerie et de ce qu'il est mainte-
nant, au temps de la nation armée. Employé à toutes
les besognes de la force, auxiliaire du tortionnaire
et du bourreau, instrument de guerres civiles inces-
santes,mercenaire de la politique, le soldat devait subir
la plupart du temps, dans sa moralité, des déforma-
tions auxquelles il a pu, le plus souvent, échapper
dans les armées féodales et dans la chevalerie, comme
il y échappe dans les armées modernes (voir Léon
Gautier et J. Rambaud, op. cit. à la bibliog. et ci-
dessus. Paix et Guerbb, col. 1270).
IV. Bibliographie. — Nous indiquerons ici, non
pas tout ce qui a été écrit sur les questions dont
nous venons de parler, — ce serait dresser le cata-
logue d'une bibliothèque, — mais les ouvrages
utiles à connaître et à consulter pour se documen-
ter convenablement sur ces questions. La plupart
d'entre eux en traitent plusieurs, quand ils ne les
abordent pas toutes. Nous suivrons donc simple-
ment l'ordre alphabétique, en indiquant sommaire-
ment, toutes les fois que nous le croirons utile au
lecteur, le caractère de l'ouvrage et les questions
pour lesquelles il convient surtout de s'y reporter.
Augustin (St), Lettre au comte Bonifacius, P.L.,
t. XXXIII, p. 854 (Sur le métier des armes). —
Barrés (Maurice), Les Amitiés françaises, Paris,
Emile Paul, i vol. Scènes et doctrines du nationa-
lisme, ibid., I vol. Les déracinés, ibid., i vol.
L'union sacrée, ibid.,i vo\. — Bonald (de). Théorie
du poui'oir, a vol. Législation primitii'e, 2 vol. —
Brdnktièbb (F.), Discours de combat; Paris, Per-
rin, i yo\.; Lettres de combat; ibid., i vol.; Ques-
tions actuelles;ihid., I vol. (Très utile sur l'idée de
pairie, le pacitisme, l'internationalisme. L'auteur
est vigoureusement nationaliste). — Cepeda (R . de),
Eliments de droit naturel; Paris, Retaux, i vol.
(catholique). — Comte (Auguste), Politique posi-
tive; 1 vol. Paris. — CoiNtenson (L. de). L'avenir
du patriotisme; i vol. Paris. — Delassus (Mgr),
Le problème de l'heure présente; 2 vol. Lille, Des-
clée (Abondante documentation sur la Franc-
maçonnerie et l'humanitarisme). — Devas, L'Eglise
et le Progrès du Monde, trad. Folghera; I vol.
Paris, Gabalda, 1909 (catholique). — Deville (G.),
Principes socialistes; 1 vol. Paris, Giard. — Ency-
cliques de : Pie IX, « Quanta cura » et Syllabus;
— Léon XJll, <i Ilunianum genus » sur la Franc-
Maçonnerie; « Jmmortale Dei », sur la constitution
chrétienne des Etats (adde : Lettre o Praeclara
gratulationis » aux princes et aux peuples de l'uni-
vers); — Pie X, « Pascendi dominici gregis » sur
le modernisme (cosmopolitisme kantien); —
Benoit XV. (Toutes ces encycliques sont indispen-
sables à relire. On les trouve à la Maison de la
Bonne Presse, à Paris.) — Faguet (E.), f.e paci-
fisme; I vol. Paris, 1908; Les dix commandements :
« Tu aimeras ta patrie «; brochure, Paris, Sansot.
— Fovii,LéK(K.), Humanitaires et libertaires ; i vol.
Paris, Alcan. — FovRyiÈRE(}i.), L'idéalisme social;
I vol. Paris, .-Vlcan (humanitariste). — Fribouho,
L'association internationale des travailleurs; i vol.
Paris (socialiste). — Gautier (L.), La chevalerie ;
I vol. Paris, Palmé (surtout le chapitre i pour ce
qui a trait au métier des armes et à la guerre
devant le christianisme). — Gibier (Mgr C),
Patrie; 1 vol. Paris, i92o(UtiIe exposé de la morale
catholique). — Goyau(G.), L'idée de patrie et l'huma-
nitarisme; ■ vol. Paris, Perrin, igo3 (Abondante
documentation et bibliographie sur l'humanita-
risme, le socialisme et la Franc-Maçonnerie en
France de 1866 à 1901. Indispensable à consulter.
Vigoureusement nationaliste). La Franc-Maçonne-
rie en France; brochure, ibid. — Haideggbh
(Wendelin), Der nationale Gedanhe im Lichte des
Christenthums; i vol. Brixen, 1900 (catholique;
nombreux textes des Pères et des théologiens). —
Hamon, Patrie et internationalisme; 1 vol. Paris,
1896 (humanitariste radical). — Jaurès (Jean),
Action socialiste; 1 vol. Paris. La nation armée;
I vol. Paris. — Jbllinf.k (O.), Das Recht des mo-
dernen Staates : Band I : Allgemeine Staatslehre;
I vol. Berlin, 1906. — Johannet, Le principe des
Nationalités; i vol. Nouvelle Librairie Nationale,
Paris, 1920. — Kant (Emmanuel), Projet de p/iix
perpétuelle. — Legrand (Louis), L'idée de patrie;
■ vol. Paris, Hachette, 1899 (Philosophie du patrio-
tisme dans un esprit nationaliste). — Loria
(Achille), Les bases de la justice internationale ;
I vol. Paris, Alcan (Publication de l'Institut Nobel.
— Paciliste), — Lemaitrb (Jules), Opinions à
répandre; Paris, Oudin, i vol. (Très utile). —
Marx (Karl), Le Capital: i vol. Paris, librairie du
Progrès. — Naqubt, L/humanité et la patrie; 1 vol.
Paris, Stock (humanitariste radical). — Novicow,
La fédérationde l'Europe; i vol. Paris, Alcan, igoi
(humanitariste). — Passv (F.) et divers : La paix
et l'enseignement pacifiste; i vol. Paris, Alcan
(Pacifiste humanitariste). — Pbrin (Ch.), L'ordre
1631
PAUL (SAINT) ET LE PAULINISME
1622
international; j yo\. Paris, LecolTre, 1888 (catholi-
que); Les lois de la société chrétienne; 2 vol., ibid.
— PoTONlK-PiKRRB, Historique du mouvement
pacifiste; 1 vol. Berne, Steiger, 1899 (Pacifiste
hunianitariste). — Proodiion (P.-J.), La guerre et
la paix; i vol. Paris, Dentu, 1861. — Rambaud (J.),
Le pacifisme chrétien; brocimre, Lille, Desclée
(Utile critique des écrits de Vanderpol, ci-dessous
cités). — Renan (E.), Qu'est-ce qu'une nation?
Paris, 1882, brochure; La ré/orme intellectuelle et
morale de la France; i vol. Paris; L'avenir de la
science ; ibid. (cosmopolitisme aiitipatriotique). —
RoTHB (T.), Traité de droit naturel, tome I, Paris,
Larose(catholique). — Riillikr(P ), L'idéedepalrie,
brochure, dans les .S/(/(/irt pacis. Paris, 1920 (catho-
lique). — RuYSSKN (Th.), De la guerre au droit;
I vol. Paris, Alcan, 1920 (Indispensable; indica-
tions bibliog., pacifiste non catholique). — Skrtil-
LANQKS, Le patriotisme et la vie sociale; t vol, Paris,
LecolTre, igoS. — Soarez, De cantate, III, i3 : de
bello. — Syllabus de Pie IX. — Taparrlli, Essai
théorique de droit naturel, 2 vol. — Examen criti-
que des gouvernements représentatifs, trad. Pichot,
t. III. Paris, Lethielleux (catholique; indispensa-
ble à consulter). — Tchernoff (J.), Les nations et
la société des nations dans la politique moderne,
I vol. Paris, Alcan. — Texte (Joseph), Le cosmopo-
litisme littéraire (dans Betil de Julleville, Hisl. de
la lili.fr., t. VIII). — TnoMASD'AQiiiN(St), Summa
ihenlogica : II^ II»», q. 25,5; 26.6 à 12; 4o; 64,2.3.7
(sur le patriotisme). — De regimine principum (sur
la guerre). — Vakdbrpol(A.), La guerre devant le
christianisme;! vol. Paris, Tralin, 1912 (Tendan-
cieux ; catholique libéral et pacifiste). — Vogué
(E. M. de), Le roman russe (préface sur le cosmo-
politisme), I vol. Paris; Histoire et poésie (p. i47
et s., 161 et s., 226 à 2ï8 sur le cosmopolitisme), i vol.
Paris. — Wbiss (A. -M.), Apologie des Christen-
thums von Standpunkte der Sitle und Kultur,
Band I, Theil 2, kap. 12 u. i3. — Band IV, Theil
I, 6 u. 7 (catholique; utile sur l'humanisme et
l'humanitarisme. L'ouvrage a été traduit en fran-
çais).
Comte DU Plessis de Grbnédan,
doyen de la Faculté cutholique de droit, Ang^ops.
PAUL (SAINT) ET LE PAULINISME. —
Sommaire. — Avant-propos. — Définition.
I. — Précis historique du paulinisme.
1. Premiers essais d'exposition systématique.
2. Le paulinisme de l'école de Tubingue,
3. Le paulinisme de l'école radicale.
4. L'état présent des recherches.
5. Eléments primordiaux de la théologie pau-
linienne.
U. — Paul et Jésus.
i. Paul opposé à Jésus.
2. Altitude de Paul à l'égard de la vie ter.
reslre de Jésus.
3. Paul et le Christ historique.
4. Explicatisn des différences entre Paul et
Jésus.
5. Bibliographie.
III. — Les sources de la pensée db Paul.
1. La conversion de Paul et le paulinisme.
1. Explications naturalistes delà conversion.
2. Genèse psychologique du paulinisme.
H. L'hellénisme et le paulinisme.
1. f^aul et la philosophie profane.
2. Paul et les religions orientales hellénisées.
m. Lb judaïsme et lb paulinisme.
1. Paul et le judaïsme rabbinique.
2. Paul et le judaïsme apocalyptique.
IV. Véritables sources du paulinisme.
Avant propos. — Définition du paulinisme
et délimitation du sujet
L'objet du présent article est fort heureusement
circonscrit par le caractère même de celte encyclopé-
die. H ne s'agit pas de tracer ici la biographie de
saint Paul, ni d'esquisser sa physionomie, ni de
raconter ses missions, ni d'apprécier son œuvre, ni
d'exposer sa théologie, ni de prouver l'authenticité de
ses lettres et des discours que lui attribuent les Actes
des apôtres. On peut, sur tous ces points, consulter
les manuels et les ouvrages spéciaux. Ce que nous
avons à étudier, ce sont les principale» déforma-
tions infligées à sa pensée par une critique prévenue
ou peu clairvoyante. Même ainsi limitée, notre tâche
est des plus ardues ; car les systèmes ont la vie courte
et, au moment où l'on s'escrime à combattre une
erreur longtemps en vogue, elle est si subitement
supplantée par une autre que l'on s'expose à n'atta-
quer qu'une ombre.
On est convenu d'appeler paulinisme l'enseigne-
ment du docteur des Gentils considéré dans ses
caractères particuliers et dans son enchaînement
organique. Malgré ses origines suspectes, ce nom de
paulinisme n'a pas besoin de justification; car, au
fond, il exprime une idée juste et il a pour lui d'être
nécessaire. Quand on lit avec tant soit peu d'atten-
tion les prophètes et les évangélistes, on remarque
entre eux des différences nombreuses et profondes,
portant quelquefois sur les idées et plus souvent
sur la manière de les présenter. Comparez à ce point
de vue saint Marc à saint Jean, saint Matthieu à
saint Luc, Amos à Osée, Isaïe à Jérémie. La difTérence
entre ces divers auteurs sacrés vous paraîtra d'autant
plus frappante que le sujet traité est plus ressem-
blant. Les Pères de l'Eglise s'en rendaient bien
compte lorsqu'ils appliquaient aux quatre évangé-
listes les symboles des quatre animaux d'Ezéchiel.
Saint Paul ne pouvait manquer d'imprimer à son
œuvre le cachet de sa puissante personnalité. Cepen-
dant la pensée d'isoler son enseignement pour en
étudier séparément les caractères particuliers, au
regard de celui des autres apôtres, ne date guère que
du dernier siècle. A l'heure actuelle les deux ques-
tions qui préoccupent le plus les historiens du dogme
sont les suivantes : i*" Quels sont les rapports entre
Paul et Jésus ou, si l'on veut, entre l'enseignement
de Paul et celui de Jésus. 2" Supposé que le pauli-
nisme ne vienne pas en droite ligne de l'enseigne-
ment de Jésus, quelle en est l'origine? L'Apôlre le
lire-t-il de son propre fonds, ou l'emprunte-t-il i une
source étrangère? On le voit, les deux questions sont
connexes, mais elles peuvent se traiter d'une manière
indépendante. Nous les examinerons à part, après
avoir exposé brièvement l'histoire du paulinisme.
Nous ne rencontrerons guère sur notre route que des
écrivains protestants, pour la raison bien simple
que les catholiques, dont les travaux d'exégèse et
d'introduction tiennent un rang si honorable, sont
restés jusqu'ici presque étrangers aux études de
théologie biblique.
L — Précis historique du paulinisme
I . Premiers essais d'exposition aystématique.
— La première théologie de saint Paul est celle de
1623
PAUL (SAINT) ET LE PAULINISME
1Ô24
LÉONARD UsTERi {Entwickelung des paulin. Lehrbe-
griffes in seinem Verhaltnisse zur bibl. Dogmaiik des
N. T. Zurich, 1824 ; 6* édit. en i85i); car les timides
essais du protestant G. W. Meyer (Altona, 1801) et
du catholique Gehhausbh (Landshut, i8i6) ne méri-
tent pas encore ce nora.UsTBRi divise sou travail en
deux parties, correspondant aux deux périodes his-
toriques dont l'avènement du Christ est le point de
rencontre : temps d'ignorance et plénitude des temps.
Cette division, suggérée par les huit premiers cha-
pitres de l'Epilre aux Romains, se prête à des
développements commodes ; mais elle a le grand
défaut de reléguer à l'arrière-plan l'œuvre de la
rédemption et la personne du Rédempteur et de
mettre trop en relief l'état de l'humanité déchue, qui
ne devrait être qu'une préface.
Pendant longtemps, les successeurs d'Usteri mar-
chèrent dans la voie qu'il avait tracée. Ils prirent
l'Epltre aux Romains pour base de leur exposition,
comme si elle contenait la quintessence du pauli-
nisme, et transformèrent la théologie de saint Paul
en une sorte de philosophie de l'histoire. Du moins
tàchèrent-ils de ramener à une idée fondamentale
(GrM/idirfee) ce qu'ils appelaient le système doctrinal
{Lehrhegriff) de l'Apôtre. Ce fut en général, à l'imi-
tation de Neander, la justice de Dieu. Ainsi Daehnb
(Entivickhing des paulin. Lehrbegnffs, Halle, i835),
ScHMiD (Bibl. Théologie des N. T., Stuttgart, i853) et
Mbssxer {Die Lehre der Aposlel, Leipzig, i856). —
Van Oosterzbe {De Théologie des nieuen verbands,
iSe'j, édit. allemande en 1869) copie purement et
simplement la division d'Usteri. Reuss et Simar,
surtout le dernier, s'en inspirent visiblement. Celui-
ci voit l'idée fondamentale de la doctrine pauli-
nienne dans Hom., i, 16, celui-là dans Hom., m, 21-22 ;
mais tandis que Reuss {Histoire de la théologie
chrétienne au siècle apostolique ^, Strasbourg, i864,
t. IL p. 1-262) semble perdre complètement de vue
sa division et aligne ses chapitres sans aucune suite
apparente, Simar {Die Théologie des heiligen Paulus'^,
Fribourg-en-B., i883, i" édit. en i864) s'y attache
fidèlement et développe les quatre points suivants :
I. Le besoin de rédemption pour tous les hommes;
2.1a rédemption universelle dans le Christ; 3. la
rédemption subjective (justiûcation); 4. la consom-
mation des choses. — Simar a eu le très grand
mérite de donner l'exemple et de montrer le chemin
aux catholiques ; mais son œuvre est moins une
théologie qu'un inventaire et qu'un recueil de textes.
Les caractères des ouvrages indiqués plus haut
peuvent se résumer ainsi : a) L'authenticité des
Epîtres de saint Paul est admise, parfois avec quel-
ques doutes pour les Pastorales. — b) L'Epltre aux
Romains est mise à la base de l'exposé doctrinal. —
c) L'enseignement paulinien est considéré comme
une thèse ou une série de thèses {Lehrbegriff). —
d) La personne et l'œuvre du Rédempteur ne vien-
nent qu'en seconde ligne et en fonction de la
déchéance originelle. — e) La morale est générale-
ment laissée de côté.
2. Le paulinisme de l'école de Tubingue. — -
Baor (1792-1860) allait changer tout cela. Nommé en
1826 professeur de théologie historique, à l'univer-
sité de Tubingue, il occupa ce poste jusqu'à sa mort
et réunit autour de sa chaire un grand nombre
d'élèves, dont quelques-uns devinrent illustres.
En i835, il publia une attaque contre l'authenticité
des Pastorales qui passa longtemps pour décisive
dans l'école libérale. A cette époque, il s'était déta-
ché de Schleiermacher, dont il avait été d'abord
l'admirateur fervent, pour devenir le disciple enthou-
siaste de Hegel. Au fond, il ne fit jamais qu'appli-
quer aux études historiques les principes de l'évolu-
tion hégélienne. Aux yeux de Hegel, hommes et
faits sont peu de chose, les idées seules importent.
Or l'histoire des idées n'est qu'un perpétuel recom-
mencement. Thèse, antithèse, synthèse : telles sont les
trois phases successives qui rythment fatalement la loi
du progrès. A l'origine du christianisme, la thèse
était la doctrine de Jésus et des premiers apôtres;
l'antithèse fut l'enseignement de saint Paul ; la syn-
thèse sera la fusion opérée dans le courant du second
siècle, grâce à des concessions mutuelles qui don-
nent naissance au catholicisme, c'est-à-dire à la doc-
trine commune de la grande Eglise. Le professeur
de Tubingue crut avoir découvert à Corinthe les
deux partis qui déchirèrent l'Eglise naissante : les
pétriniens, judaïsantsébionites qui constituaient le
parti de Pierre ou du Christ, et les pauliniens ou
hellénistes qui formaient le parti de Paul et d'Apol-
los. Il retrouvait, en face les uns des autres, les
mêmes adversaires dans l'Epltre aux Galates et en
suivait la trace, jusqu'à la fin du deuxième siècle,
dans le curieux roman des Homélies et des Récogni-
tions Clémentines, Ainsi l'histoire du christianisme
primitif se résume en un conflit d'idées dont les deux
grands apôtres Pierre et Paul sont les représen-
tants.
Les dogmes caractéristiques de l'école de Tubingue
sont les suivants : <i) Date tardive assignée à tous
les écrits du Nouveau Testament; saxif, d'une part,
les quatre grandes Epitres de saint Paul, les seules
authentiques et, d'autre part, l'Apocalypse et l'Epl-
tre de Jacques. Tous les autres sont postérieurs aux
écrivains dont ils portent le nom; l'esprit de conci-
liation qu'on remarque dans quelques-uns prouve
qu'ils ne sont pas antérieurs au milieu du second
siècle et le paulinisme qu'on voit dans plusieurs
n'est qu'un paulinisme atténué. — b) Violente oppo-
sition entre Paul et les Douze et par conséquent
entre Paul et Jésus, dont les Douze continuaient
l'enseignement. — e) Inspiration hellénique de la
théologie paulinienne, se manifestant surtout par le
spiritualisme des idées et l'universalité du salut.
L'école de Tubingue ne survécut pas à son fonda-
teur. On peut même dire qu'elle était morte avant lui.
Zeller, Scqweglbr, KoESTLiN, dégoûtés de la théo -
logie et de l'exégèse qui ne leur avaient causé que des
déboires, se tournèrent vers la philosophie et l'anti-
quité classique. Volkmar versa dans le radicalisme
le plus absolu. Ritschl se fraya des voies nouvelles,
insoupçonnées du maître. Hilgenfeld, Holsten,
HoLTZMANN et Weizsaecker furent plus fidèles à
l'esprit de Baur; mais ils firent subir au Bvstème des
modifications importantes, équivalant parfois à une
transformation. Les idées des deux derniers, passées
dans les manuels et les livres de vulgarisation, con-
tinuent à exercer une influence considérable.
3. Le paulinisme de l'école radicale hollan-
daise. — Pour Baur et ses adeptes, le paulinisme
tenait tout entier dans les quatre grandes Epitres;
l'école ultra-radicale supprima cette base, pourtant
si étroite, en déclarant apocryphes toutes les lettres
sans exception. Brcno Bauer, Pierson et Nabeb
avaient ouvert la voie par des négations partielles,
mais les vrais chefs de l'école radicale sont Loman
et VoELTER d'Amsterdam et Van Manbn de Leyde.
En Hollande, ils ont été suivis par Matthes, Van
LoON, Mbyboom, Bruins et quelques autres et ils ont
même réussi à conquérir le suffrage de deux étran-
gers : R. Steck de Berne, et ^V. B. Smith, de la Nou-
velle-Orléans. Ces critiques font ouvertement pro-
fession de continuer l'œuvre de Tubingue; ils
espèrent a agrandir leur horizon en montant sur les
épaules de Baur et de ses disciples ». Cf. l'article
Paul par Van Manen, n»» 33-5 1, dans VEncyclop.
1625
PAUL (SAINT) ET LE PAULINISME
1626
Biblica, t. III, col. Sôao-S^. Voici comment ils rai- ,
sonnent. j
A) Les partisans de Baur disaient que les Actes i
ne méritent aucune créance ; mais c'est ce qu'il fau-
drait prouver. Au contraire, s'il y a quelque part
des récits tendancieux, c'est plutôt dans les lettres
attribuées à Paul. D'ailleurs on ne trouve ni dans
saint Justin, ni dans le Pasteur d'Hermas, ni dans
la Didachè, ni dans VEpitre de Barnabe aucune
mention des prétendues lettres pauliniennes; les
preuiiers à témoigner de leur existence sont Marcion
et les gnostiques. — Pour comprendre cette stupé-
fiante argumentation, il faut savoir que les critiques
ultra-radicaux nient, contre toute évidence, les allu-
sions et les emprunts de saint Justin à saint Paul,
et qu'ils sont maintenant les seuls à déclarer apo-
cryphes la lettre de Clément de Rome et celles de
saint Ignace.
B) Les théologiens de Tubingue s'autorisaient des
différences de style et de doctrine pour séparer les
lettres authentiques des lettres apocryphes; mais ce
triage est sans fondement, car il y a plus de diffé-
rence entre l'Epître aux Galales, par exemple, et la
première aux Corinthiens qu'entre celle-ci et n'im-
porte laquelle des lettres rejelées comme inauthen-
tiques. Bien plus, ces différences de diction et d'idées
se remarquent souvent entre les diverses parties
d'iine même lettre. — On le voit, l'argument ad
homineiii est sans réplique; mais il frappe les Tubin-
guiens et non les cliampions de l'authenticité.
C) La doctrine des lettres de Paul est une sorte de
gnose chrétienne; Jésus n'y parait plus comme un
homme, mais comme un Dieu, ou du moins comme
le Fils de Dieu. L'Eglise est sortie de ses limbes, elle
est organisée, persécutée, divisée en sectes; on y
agite d'étranges problèmes : les rapports de la Loi
et de l'Evangile, la justification par la foi ou par
les œuvres, le mariage et le célibat, la valeur de la
circoncision et autres semblables. Est-il possible
d'imaginer cela dans la première génération qui sui-
vit la mort de Jésus? Ce développement doctrinal
réclame un temps considérable et il est absolument
inadmissible que le paulinisme, tel qu'il ressort des
Epltres dites pauliniennes, soit né du vivant de saint
Paul. — Ces raisons toutes subjectives n'ont de
poids que sur des esprits aveuglés par le préjugé
rationaliste. Et beaucoup de rationalistes convien-
nent franchement qu'elles n'ont aucune valeur.
De saint Paul lui-même, au dire des critiques
ultra-radicaux, nous ne savons presque rien. On
peut admettre qu'il est né à Tarse, vers le début de
l'ère chrétienne, qu'il a voyagé beaucoup, en Syrie,
en Asie Mineure, en Grèce, en Italie. Peut-être l'ha-
bitude de vivre au milieu des Juifs hellénistes
avait-elle relâché la rigueur de son pharisaïsme,
mais il doit être resté attaché à la Loi mosaïque,
comme les autres apôtres. 11 n'est donc pas l'auteur
du système appelé de son nom. Mais alors, où est
né le paulinisme? Probablement à Anlioche de Syrie;
peut-être en Asie Mineure; en tout cas, pas en Pales-
tine. Le paulinisme est la doctrine tardive d'une
école ou d'un cercle de chrétiens progressistes qui
voulut placer son programme sous l'égide de Paul,
pour lui ménager un meilleur accueil. Pourquoi de
Paul plutôt que d'un autre? Parce que les Actes de
Paul, dont Luc s'est inspiré pour composer son
livre, le donnaient sans doute pour un réformateur
qui avait commencé à émanciper le christianisme du
joug de la Loi.
On ne s'étonnera pas que ces paradoxes soient
restés confinés dans leur pays d'origine. Les écri-
vains rationalistes, en France, en Angleterre et en
Allemagne, ne leur font pas généralement l'honneur
de les réfuter. L'absurde peut atteindre un point où
il ne provoque plus la contradiction. Seuls les der-
niers tenants de Tubingue ont cru devoir protester
contre les incartades de ces auxiliaires compro-
mettants.
4- Conception actuelle du paulinisme. — Les
exagérations des Tubinguiens et les extravagances
des critiques radicaux ont eu en somme un heureux
effet. Une réaction, progressive et raisonnée, nous a
rapprochés des vues traditionnelles, tout en nous
débarrassant de certaines théories désuètes qui
étaient un poids mort plutôt qu'un secours. Quatre
résultats sont à signaler.
A) Questions d'authenticité. — Le dogme des
quatre grandes Epitres, seules authentiques, n'est
plus guère qu'un souvenir. Les derniers tenants de
l'école de Tubingue admettent l'authenticité de
l'Epître aux Philippiens, de la première aux Thes-
saloniciens et du billet à Philémon. Malgré Holtz-
MANN (Kritik der Eplieser-und Kolosserhriefe, etc.
Leipzig, 1872), qui regarde l'Epître aux Ephésiens
comme apocryphe et l'Epître aux Colossieus comme
authentique seulement pour le fond, on se rallie de
plus en plus à la thèse de l'authenticité des deux
Epltres, surtout de la dernière. Cf. Coppieters, Les
récentes attaques contre l'épitre aux Ephésiens, dans
la Revue biblique, 1912, p. Sôi-Sgo. On peut dire
qu'à l'heure actuelle le seul doute sérieux concerne
les Pastorales. Et encore ici la thèse favorable à
l'authenticité regagne tous les jours du terrain.
Voir notre Théologie de saint PauP, Paris, 1920,
p. 387-898 et note J, p. 544-55i.
B) Présentation de la doctrine. — Autrefois on
se préoccupait beaucoup d'établir un Lehrbegriff,
c'est-à-dire de faire converger tout l'enseignement
de saint Paul autour d'une idée centrale. Un danger
trop réel était de mettre entre les doctrines des rap-
ports imaginaires, d'inventer des points de raccord,
d'altérer les proportions et de fausser les perspec-
tives, d'écarter enfin de l'exposé systématique tout
ce qui n'entrait pas naturellement dans un cadre fixé
d'avance. — Immrr et B. Wkiss distinguèrent dans
la prédication de l'Apôtre quatre phases, répondant
aux quatre groupes d'Epîtres : Thessalooiciens,
grandes lettres, lettres de la captivité, Pastorales. A
ce sectionnement, il y a deux inconvénients. D'abord
il oblige à repasser plusieurs fois sur les mêmes
idées, ce qui entraine d'inévitables redites. De plus,
si la séparation est étanche entre les divers groupes,
l'exposé doctrinal de chaque section sera incom-
plet et diminué. Si l'on fait abstraction des lettres de
la captivité, que devient la christologie des grandes
Epltres? Et l'eschatologie des Epltres aux Thessalo-
niciens est-elle bien intelligible sans le surcroît de
lumière que projettent les deux Epitres aux Corin-
thiens? — Anjounrhui l'on se préoccupe moins de
tout ramener à l'unité absolue, mois sans admettre
3hez un penseur tel que saint Paul des doctrines
disparates et contradictoires. Si elles ne forment pas
un système, elles doivent former un tout. 11 est bon
d'en montrer la cohésion et l'harmonie.
C) La /ikysionomie de Paul. — Les docteurs hégé-
liens de Tubingue se désintéressaient des faits et
des personnes. Dans le Paulus de Baur, la vie de
Paul était rejelée en appendice. On a maintenant
compris, même en Allemagne, que les faits éclairent
les idées, autant que les idées éclairent les faits.
De là le grand nombre de biographies et de mono-
graphies parues en ces derniers temps : C. Clbme.n,
Paulus. Sein Leben nnd Wirken.i vol. 1904 ;C. MuN-
ziGEB, Paulus in Korinth, igo8; H. Bûkulig, Die
Geisteskaltur von Tarsus im au^usteischen /.eilalter
mit Beriicksichtigung der paulin. Schriften, 191Î ;
1627
PAUL (SAINT) ET LE PAULINISME
1628
B. Weiss, Paulus und seine Gemeinden, igii, etc.
Les deux hommes qui se sont le plus efforcés de
resUluer la vraie physionomie de l'Apôtre, en la
replaçant dans son triple cadre, linguistique, géo-
graphique et archéologique, sont Dbissmann(/'« (fins.
£ine kiiltur- und religiun^geich. Skizze, Tubingue,
191 i) et W. Ramsay, en ses nombreux ouvrages
dont le dernier a pour titre The bearing of récent
discovery on the iiusUKoithiiiess of tlie N. T.*,
Londres, 1920. — En même temps la morale de
Paul, trop négligée jusqu'ici, est l'objet de travaux
sérieux : K. Bknz (cathol.). Die Etink des Apostels
Paulus, Fribourg-en-B., 1912, et Junckhb, Die Etliik
des Apostels Paulus, Halle, 1'" partie, igo4, 2* par-
tie, 1919. Autant d'heureux symptômes.
D) Maie le gain le plus important sans comparai-
son est la reconnaissance maintenant générale des
deux faits suivants : a) Le paulinisme n'est pas un
simple produit de l'hellénisme. Il y entre d'autres
éléments : l'influence des livres prophétiques et
sapientiaux, le judaïsme contemporain, l'inspiration
personnelle, l'enseignement de Jésus et des premiers
apôtres. Schweitzer (Paulin. Forschung, p. 186) va
jusqu'à dire que « le paulinisme et l'hellénisme ont
bien la même langue religieuse, mais n'ont rien de
plus en commun » et que par conséquent « l'Apôtre
n'a pas hellénisé le christianisme ». — h) On ne
croit plus que les notions pauliniennes de justice,
de vie, de grâce, de gloire, etc. soient seulement des
abstractions et des symboles. On reconnaît la
valeur sacramentelle du baptême et de l'eucharistie.
On commence à s'apereevoirque chez Paul la religion
et la théologie ne sont pas choses distinctes. Il reste
d'autres erreurs, mais c'est tout de même un progrès.
5. Les éléments primordiaux de la théologie de
saint Paul- — On peut les obtenir par un moyen
tout empirique, en organisant une sorte de référen-
dum entre les auteurs qui traitent de la doctrine du
grand Apôtre. On est surpris de constater que, mal-
gré la diversité des écoles et des tendances, ils abor-
dent tous à peu près les mêmes questions, formulées
presquedans les mêmes ternies.Choisissons-enquatre,
qui partent de points de vue très différents, Holtz-
MANN, BiiVscHLAG, Strvkns et Fkinb. Holtzmanu
(l.ehrbuch der neutest. Théologie, Leipzig, 189^, t. II,
p. 1-226) divise ainsi sa matière : 1. Anthropologie.
2. Loi. 3. Péché. 4. Conversion. 5. Christologie.
6. Réconciliation. 7. Justilication. 8. Morale. 9. Mys-
tères(Eglise, baptême, eucharistie). 10. Eschatologie.
Suit un chapitre sur le deutéropaulinisme de l'Epître
aux Ephésiens, des Pastorales, de l'Epitre aux
Hébreux, des Epitres catholiques. — Beyschlag
(^Neutestam. Théologie-, Halle, i8y6, t. II, p. 1-286)
préfère celte distribution : i. Chair et esprit. 2. Adam
et le Christ. 3. Dieu et le monde. 4. Rédemption
{Heilsstiftiing). 5. Jus\.\ûca\.\on iHeilsurJnung). 6. Vie
dans l'esprit (morale). 7, Communauté chrétienne.
8. Consommation. Les Pastorales sont étudiées à
part. — Stevens (Tlie Pauline Theology'^, New-York,
1906) : I. Dieu. 2. Le péché. 3. La Loi. 4. Le Christ.
5. La rédemption. 6. La justification. ■;. La vie chré-
tienne. 8. L'Eglise. 9. Eschatologie. — Feine (r/ieo-
logie de» IV. 7"., Leipzig, 1910, p. 23o-548) : i. Origine
du péché, a. La Loi. 3. L'Ecriture. 4. Dieu. 5 Le
Christ. 6. La mort et la résurrection de Jésus. '}. La
justification. 8. Le Saint-Esprit. 9. Eschatologie.
10. Morale. 11. Eglise et sacrements. 12. Pastorales.
Un moyen encore plus sûr est de consulter Paul
lui-même. Il suflit d'ouvrir ses lettres pour constater
que le Christ est le centre de sa pensée. Tout con-
verge de ce côté; tout part de là et tout y ramène.
Le Christ est le principe, le milieu et le terme de tout.
Dans l'ordre naturel, comme dans l'ordre surnaturel,
tout est en lui, tout est par lai, tout est pour lui. La
plus simple opération d'arithmétique nous confirme
dans cette impression. L'Epitre aux Hébreux mise à
part, le nom de Jésus revient environ deux cent vingt
fois sous sa plume; le nom de Seigneur, deux cent
quatre-vingts fois; le nom de Christ, près de quatre
cents fois. S'il inscrit l'un des noms du Sauveur pres-
que à chaque ligne de ses lettres, c'est qu'il dirige
tout vers ce point de mire de ses pensées et de ses
adorations. Toute tentative de comprendre un pas-
sage quelconque, abstraction faite de la personne de
Jésus-Christ, aboutirait à un échec certain.
Mais sous quel aspect envisage-t-il la personne du
Christ? Ici le doute n est pas possible; c'est en qua-
lité de Sauveur et de Rédempteur. La théologie de
saint Paul est essentiellement une sotériologie, une
doctrine du salut par le Christ. Il suffirait pour s'en
convaincre d'examiner les quatre points les plus
caractéristiques peut-être de la prédication de l'Apô-
tre : a) Ce qu'il appelle son évangile, l'évangile de
l'incirconcision, l'évangile qu'il prêche parmi leg
Gentils, Jiom., xvi, 25; I Cor., xv, i ; Gai., i, ii; n, a-
7, etc. — l>) Ce qu'il appelle le Mystère, Eph., i, 9;
III, 3, 4.9; Col., I, 26-27; ^om., XVI, 26, etc. — c) La
formule in Christo Jesu, ou autre semblable, qui re-
vient plus de cent soixante fois dans ses lettres. —
d) La communication d'idiomes qui existe entre le
Christ et les chrétiens et qui s'exprime par ces mots
composés commori, conregnare (Il Tim., 11, ii-ia),
compati, conglori fleuri {Rom., viii, 17), conresusci-
tare, convivificare, consedere facere (Eph., u, 5-6);
coheres, comparticeps, cnncorporalis (Eph., m, 6), etc.
— Tout cela nous montre que, dans les vues de Dieu,
la rédemption doit s'accomplir non seulement par le
Christ, mais aussi dans le Christ, comme représen-
tant des hommes et chef des élus.
Pour embrasser, comme en un vaste panorama,
tout l'ensemble de la théologie paulinienne, il faut
s'établir au Calvaire et contempler le drame de
notre salut en jetant un double coup d'œil
derrière nous, sur l'histoire du monde racheté, et
devant nous, sur les fruits de la rédemption. Dans
le passé, nous voyons la déchéance du genre humain,
la faute originelle qui entraine sur nous la mort, le
péché et la malédiction; mais nous voyons en même
temps Dieu, dont la providence paternelle ne se lasse
point, qui se prépare à exécuter ses desseins de misé-
ricorde, conçus dès l'éternité. En face de la croix du
Sauveur, nous sommes au centre même de la doc-
trine et nous pouvons considérer le Christ dans sa
personne, dans son œuvre rédemptrice et dans
l'instrument de la rédemption. Dans sa personne,
il nous apparaît d'abord au sein de Dieu, image
et premier-né du Père, cause efficiente, exemplaire
et Onale de toutes les créatures; puis sous la forme
d'un esclave, pauvre et souffrant, en tout sem-
blable à nous hormis le péché; enOn exalté au-
dessus des anges et inaugurant aux deux son règne
de gloire. Son acte rédempteur comprend trois
choses : la mission rédemptrice qui le qualifie pour
agir et souffrir au nom de l'humanité coupable; la
mort rédemptrice qui abolit la sentence de mort
portée contre nous; la réconciliation qui rétablit les
relations normales entre le ciel et la terre, entre
l'homme et Dieu. Le moyen mis en œuvre consiste en
ceci que le Christ se survit et se perpétue dans
l'Eglise, qui est son corps mystique, et dans les sacre-
ments, qui sont pour l'Eglise et chacun de ses mem-
bres les canaux de la grâce. Il ne reste plus à con-
templer que les fruits de la rédemption ; en ce monde,
la vie de sainteté que le don du Saint-Esprit confère ;
dans l'autre, la vie glorieuse qui en est l'aboutisse-
ment naturel .
1629
PAUL (SAINT) ET LE PAULINISME
1630
L'économie de la rédemption se déroule ainsi, dans
le passé, dans le présent et dans l'avenir, en un
tableau {grandiose dont les perspectives ne manquent
pas d'harmonie. On pourrait, couirae le font la plu-
part des auteurs, donner à cet exposé la l'orme anti-
thétique : Adam et le Christ, le siècle présent et le
siècle futur, la cliair et l'esprit, le péché et la g-ràce,
la promesse et l'Evangile, la Loi et la foi, etc. Mais
la forme constructive est préférable ; car elle évite
de forcer les contrastes et elle laisse à l'idée centrale
sa place d'honneur.
Une théologie de saint Paul offrirait donc le
schéma suivant :
L Préhistoire de la rédemption.
I. L'humanité sans le Christ. — 2. L'initiative
du Père.
IL Le fait db la bkdbmption.
I. La personne du ItéJein pleur.
a) Le Christ préexistant. — b) Jésus-Christ,
a. L'œut're de ta rédemption.
a) La mission rédemptrice. — t) La mort
rédemptrice. — c) La réconciliation.
3. L'instrument de la rédemption.
a) La foi. — b) Les sacrements — c) L'Eglise.
III. Les fruits de la rédemption.
i. La vie chrétienne. — 2. Les fins dernières.
IL
Paul et Jésus
I. Paul opposé à Jésus. —Dès 1869, Kenan écri-
vait (Saint Paul, p. 569-670) : « Après avoir été
depuis trois cents ans le docteur chrétien par excel-
lence, Paul voit de nos jours linir son règne;
Jésus, au contraire, est plus vivant que jamais. Ce
n'est plus l'Epîlre aux Rouiains qui est le résumé du
christianisme, c'est le Discours sur la montagne. Le
vrai christianisme, qui durera éternellement, vient
des Evangiles, non des Epilres de Paul. Les écrits de
Paul ont été un danger et un écueil, la cause des
principaux défauts de la théologie chrétienne; Paul
est le père du subtil Augustin, de l'aride Thomas
d'Aquin, du sombre calviniste, de l'acariâtre jansé-
niste, de la théologie féroce qui damne et prédestine
à la damnation. Jésus est le père de tous ceux qui
cherchent dans les rêves de l'idéal le repos de leurs
âmes. » La thèse du prétendu antagonisme entre
Paul et Jésus n'a pas cessé d'être un dogme dans
certaines écoles rationalistes. Pour beaucoup de cri-
tiques, Paul reste le créateur de la théologie, le fon-
dateur de l'Eglise, le propagateur de l'ascétisme, le
promoteur des sacrements, l'adversaire résolu de
tout ce qu'il y a de libre, de spontané, de vivant et
de viviliant dans la religion individuelle, qui serait
la véritable religion de Jésus.
De ce chef, Nietzsche le surhomme, Paul de La-
garde le critique mystique et ce pauvre abbé Loisv,
ont voué à Paul une sorte de haine personnelle.
L'Allemand Bokttichiîr, qui se faisait appeler Paul
de La;;;arde, traite l'.Apôlre de fanatique, d'halluciné,
d'esprit mal fait, qui « nous a gratiliés de l'exégèse
pharisaïque » et dont l'inlluence néfaste a ruiné
l'Evangile autant que cela était possible {Deutsche
Schriften, Gœtlingue, 1886, p. 70). Nietzsche (Mor-
genrothe ', Leipzig, 1887, p. 64 68) appelle Paul un
ambitieux et un intrigant, un roué et un supersti-
tieux, qui aurait détruit le christianisme depuis
longtemps, si on l'avait compris ou si seulement on
l'avait lu d'un esprit libre et honnête. Selon
M. Loisv, Paul voit faux et résonne faux: u Ce qu'il
dit n'est consistant que pour lui {l.'Epitre aux Gala-
tea, Paris, 191 6, p. i^O; toute sa discussion n'est que
mirage fantastiijue et jeux de mots (p. 142). Il a
poussé jusqu'aux dernières limites le génie du con-
tresens (p. 45); il invente la philosophie et la psy-
chologie qui conviennent aux besoins de sa thèse
(p. i5y). » Pour comprendre ce phénomène d'aberra-
tion intellectuelle, il faut se souvenir que « la men-
talité de Paul n'est pas celle de l'homme cultivé ;
c'est celle du primitif dominé par ses impressions
qui prend pour des réalités les images qui se heur-
tent dans son cerveau (p. i6i) ».
D'autres critiques contemporains, par ailleurs
assez modérés, sont franchement hostiles à Paul.
Cette hostilité plus ou moins ouverte a provoqué, en
Allemagne et en Angleterre, un mouvement religieux
qui se traduit par le mot de passe : /.aisio/fs-/;; l'aul,
revenons à Jésus ! ou autres formules semblables.
En Angleterre la formule abrégée Back lit Christ!
marque moins clairement l'hostilité contre Paul.
La question des rapports entre Paul et Jésus est
supprimée par deux catégories de critiques radicaux :
ceux qui rejettent l'authenticité de toutes les épîtres
de Paul et ceux qui nient l'existence historique de
Jésus.
Personne, à notre connaissance, n'a relégué dans
le domaine des fables l'existence de Paul; mais
l'école hollandaise, comme nous l'avons dit plus
haut, soutient que nous ne savons à peu près rien
de son histoire et absolument rien de sa doctrine,
parce que toutes les lettres qui portent son nom lui
sont étrangères et datent d'une époque beaucoup
plus récente. En revanche, un certain nombre d'ama-
teurs ne voient en Jésus qu'un être lictif, la person-
nification d'une idée ou d'un mythe. Cette thèse
paradoxale, émise successivement par Bruno Bauer,
Kalthoff, Conybeare, W. B. Smith, J. Robertson
et l'orientaliste Jensen, qui fait de Jésus une trans-
position du héros babylonien Gilgamesh, commence,
parait-il, à émouvoir les esprits, dans la docle Alle-
magne, depuis l'apparition du livre populaire de
Drkws: Hat Jésus geleht ? lieden gehalten auf dem
Berliner Heligiansgespràck des deutschen Monisten-
hundes iiher die Christusmythe. Berlin, 19 10 (traduit
en français). VoirFiLLioN, les étapes du rationalisme
dans ses attaques contre les Evangiles et ta vie de
J. C. Paris. 191 1, et cinq articles du même auteur
intitulés Paul ou Jésus\? dans la lievue du Clergé
français, jgi 2. Pour l'honneur de l'esprit humain, il
nous est impossible d'accorder la moindre attention
à ces rêveries de cerveaux malades.
3. Attitude de Paul â l'égard de l'histoire
évangélique. — Posons d'abord la question préju-
dicielle. Est-il possil)le, est-il concevable que Paul
ait ignoré les principales circonstances de la vie
terrestre de Jésus? Converti presque au lendemain
de la résurrection, au moment où le souvenir du
Maître était si vivant, il n'aurait rien appris, rien
demandé sur un sujet de Cette importance! Ananie
et les chrétiens de Damns, avec lesquels il vécut à
deux reprises, avant et après son voyage en Arabie
{Ad., IX, 10. 2^), ne lui auraient rien dit? De quoi
put il donc s'entretenir avec Pierre et Jacques, chez
lesquels il passa quinze jours, trois ans après sa
conversion {Gai., i, 18-19)? P>>"' demeura continuel-
lement en contact avec les disciples immédiats de
Jésus. Barnabe fut son collaborateur à Antioche
{Act., XI. 26),àChypre et en Asie Mineure (.-(c^, xiii,
4-xv, 3g). Silas l'accompagna pendant la seconde
mission, qui ne dura pas moins de trois ans {Act.,
XV, 4o). Philippe fut son hôte à Césarés, probable-
ment plus d'une fois {Act., xxi, 8). L'ApÔlre passa
une grande partie de sa vie dans l'intimité des his-
toriens de Jésus. Marc fut l'associé de ses premières
courses apostoliques {Act., xiii, 5), le compagnon de
sa captivité (Co/., IV, u) et peut-être le témoin de ses
1631
PAUL (SAINT) ET LE PAULINISME
1632
derniers jours (II Tint., iv, ii). Luc resta toujours à
côté de Paul prisonnier (Col., iv, i4 ; U Tim., iv, 1 1)
et c'est auprès de lui qu'il composa son Evangile.
Jamais homme fut-il mieux placé que Paul pour con-
naître, à fond et dans le détail, les paroles et les
actes du Sauveur?
Mais, dit-on, il s'en désintéresse. Son Christ n'est
pas le Christ de l'histoire ; c'est le Christ mort et
ressuscité, le Christ glorieux siégeant à la droite du
Père, prêta revenir sur les nuées du ciel pour intro-
duire les siens dans son royaume. Lui-même n'en
fait-il pas l'aveu quand il écrit: « Désormais nous ne
connaissons personne selon la chair; même si nous
avonsconnu le Christ selon la chair, maintenant nous
ne le connaissons plus » delà sorte (II Cor., v, 1 6). Ar-
guer d'un texte aussi obscur, que chacun interprète
à sa guise, n'est pas d'une lionne méthode. Mais
passons. Le point capital est de savoir si la condi-
tion (îi' xv-l iymxy.ii.sv, si même nous avons connu) est
réelle ou irréelle; en d'autres termes, si Paul part
d'un fait, concédé comme véritable, pour écarter un
malentendu, ou s'il fait vme supposition imaginaire,
pouvant fournir une conclusion a fortiori. D'après
les meilleurs exégètes, la première alternative ne
donne aucun sens acceptable, car elle revient à dire :
« Si autrefois nous avons méconnu le Christ, main-
tenant nous ne le méconnaissons pas. » Or le con-
texte annonce quelque chose d'inattendu, de para-
doxal en apparence,au lieu d'un truisme. L'hjpotlièse
est donc irréelle. Ce n'est même pas, à proprement
parler, une phrase conditionnelle, mais vine suppo-
sition faite arguendi causa. Le contexte donne à cette
incise énigmati(|ue un sens assez clair. Mort dans le
Christ, le chrétien est un élre nouveau (II Cor., v,
l'j), tenu de revêtir d'autres pensées, d'autres senti-
ments, d'autres affections, d'autres aspirations. Il ne
doit plus connaître personne selon la chair. Même
s'il avait connu le Christ selon la chair, il ne doit
plus le connaître ainsi. Que l'expression selon la
chair qualifie le sujet connaissant ou l'objet connu,
cela n'importe guère ; puisque, de toute façon, leur
relation mutuelle est changée par l'effet de la mort
mystique du chrétien dans le Christ et qu'ainsi le
mode de connaissance est lui-même modilié. Ce texte
prouve bien que Paul converti a sur toutes choses
des idées plus spirituelles, plus surnaturelles, mais
non pas qu'il se désintéresse de la vie terrestre du
Christ.
3. Paul et le Christ historique. — Certains cri-
tiques radicaux avancent hautement et plusieurs
manuels de vulgarisation répètent avec assurance
que Paul ne dit presque rien de Jésus, qu'il ne sait
presque rien de Jésus. Pour apprécier le bien ou le
mal fondé de ces assertions, ouvrons les Epîtres
et relevons les traits qui concernent la vie du Christ.
Avant de venir sur la terre, il préexistait dans la
forme de Dieu (^Pliil., ii, 6), il possédait toutes les
richesses du ciel (II Cor., \\u, g). Au terme des pré-
parations providentielles et au temps marqué par
les décrets divins, il est envoyé par son Père pour
accomplir son œuvre de salut (t^d/., iv, 4; I Cor.,
X, II ; Ilom., m, 25-26; v, ■j). Jésus est la gloire
du peuple hébreu (Rom., ix, 5), le descendant d'.\-
braham (Gai., m, i6), le fils de David (Rom., i,3;
XV, 12; Il Tim., ii, 8). Il naît d'une femme, sous
le régime de la Loi (Gai., iv, fi), il vit au milieu
des Juifs (Rom., xv, 8; I Ihess., ii, i5) et c'est
Jérusalem qui est le centre de son Eglise (Gai, i,
i-j ; Rvin., XV, 19-27). Il est vraiment homme, en
tout semblable à nous (Rom., v, i5; I Cor., xv,
21-22; I Tim., ji, 5), hormis le péché (U Cor., v, 21).
11 a des frères (I Cor., ix, 5), dont l'un, Jacques,
tst expressément nommé (Gai., i, 19; f. 11, 9). Pour
collaborer à son œuvre et la continuer, il s'entoure
d'apôtres (I Cor., ix, 5. i4; xv, 7.9), au nombre de
douze (I Cor., xv, 5), dont trois, Céphas-Pierre,
Jacques et Jean, sont mentionnés par leur nom
(Gai., I, 18-19; "' 9)i nisis Pierre occupe parmi eux
un rang hors de pair (I Cor., ix, 5). Jésus donne à
ses apôtres l'ordre de prêcher l'Evangile et le droit
de vivre de l'autel (I Cor., ix, i5), avec le pouvoir
d'opérer des miracles (II Cor., xii, 19; cf. Rom.,
XV, ig). Après avoir mené sur la terre une vie de
pauvreté (II Cor., viii, 9), de sujétion (Phil., 11, 8),
d'obéissance (Rom., v, 16-19) et de sainteté (7?o;/i.,
1, 4), il se livre volontairement à ses ennemis (Gnl.,
I, 4 ; II, 20), aux Juifs qui le mettent à mort (1 Thexs.,
u, 19). L'institution de l'eucharistie estracontéeavec
plus de précision que dans lesEvangiles (I Cor., xi,
a3-26). Paul mentionne spécialement la trahison de
cette nH»( tragique, qui rappelle le sinistre nox erat
de saint Jean (xiii, 3o). Si la passion est décrite en
traits généraux (I Cor., i, i^-îS; P/n7., 111,10), nous sa-
vons que l'Apôtre en faisait de vive voix aux caté-
chumènes une saisissante peinture (Gai., m, i). U
nous parle souvent de la croix (I Cor., 11, a; Phil,,
II, 8 etc.), du sang (Rom., m, 25, etc.) et même des
clous C'ol., 11, la). Les bourreaux de Jésus sont les
Juifs (I Thess., 11, i5) et les princes de ce monde
(Eph., 1, 7; 11 i3). La passion a lieu vers la Pàque,
au temps des azymes (I 6'or., v, 6-8), sous Ponce-
Pilate (1 Tim., vi, 3). La sépulture n'est pas oubliée
(I Cor., XV, 4) parce qu'elle donne au baptême sa va-
leur figurative (/l'om., VI, 4; Col., II, 12). Mais Paul
insiste davantage sur la résurrection au troisième
jour (I Cor., xv, 4) et sur les diversesapparilions du
ressuscité (I Cor., xv, 5-'j). Jésus-Christ est monté au
ciel (F.plt., IV, 8-10), il est assis à la droite du Père
(Eph., I, 20; II, 6), il reviendra juger les vivants et
les morls(I Thess. ,1, 10; iv, i6;II Thess., \,']; Phil.,
m, 20).
Tel est le tableau sommaire que Paul nous trace
lie Jésus. C'est plus qu'une esquisse; c'est un portrait
ressemblant et un dessin aux lignes fermes, que les
cvangélistes pourront compléter mais sans en modi-
fier l'expression.
Ce n'est pas tout: après les actes, les paroles;
après la physionomie du Maître, le précis de son
enseignement.
Paul nous a seul transmis un motde Jésus quipré-
sente tous les caraetèresd'authenticité (Ad., xx,35 :
Oportet suscipere infirmas ac meminisse verhi Ihimini
Ji'su : 'ieatius est miii^is dare quam accipere).U re-
produit les paroles de la Cène plus complètement
que les évangélistes eux-mêmes, si l'onexcepte peut-
être saint Luc (I 6'or.,xi, 24-26). En parlant du ma-
riage (I Cor., vu, 10-11), il se réfère à l'enseigne-
ment du Christ, tel qu'on le trouve en saint Mathieu
(xix, 3- 12) et en saint Marc (x, 212) et le dislingue
expressément de ses propres préceptes (I Cor., vu,
10-12 cf : praecipio, non ego sed Dominas ,. . Ego
dico, non Dominas). Quand il proclame le droit qu'a
l'ouvrier évangélique de vivre de l'Evangile (I Cor,,
IX, i4 : Dominas ordinas'ii iis, qui Et'angeliiim an-
nuntiant de Evangelio t'itère), on pense irrésistible-
ment aux dispositions prises par Jésus en faveur
des hérauts de la foi (l.uc., ix, 7) et cette impression >
se change en certitude en lisant dans saint Paul (I
'/'('m., V, 18) la parole textuelle reproduite par saint ■
Luc : Digniis est operarins mercede sua. Le sens le
plus naturel est certainement de prendre la parole
du .Seigneur (1 Thess., iv, i5 ; Hoc vobis dicimus in
l'erbo Domini) non pas pour une voix intérieure, ,
mais pour une parole réellement prononcée par Jésus I
au cours de sa vie mortelle.
L'Apôtre ne songe à légiférer en son propre nom
1633
PAUL (SAINT) ET LE PAULINISME
1634
que lorsqu'il n'a point d'ordre du Seigneur (1 Cor.,
VII, 33 : /lei'irffinibus praeceptunt Domini non lialieo).
Partout ailleurs il en appelle à la loi du Glirist qu'il
suppose connue de ses néophytes {Gai., vr, a : Aller
allerias uriera portate et sic aitimptehitis legem
Christi ; cf. Mat., xx, 26-38, etc.), loi qui l'oblige lui-
même aussi bien que les simples Udèles (1 Cor., ix, ai:
iToû). La règle morale qu'il inculque aux catéehu-
mènesn'esl pasde lui, maisde Jésus-Christ (I Thess.,
IV, 1-2 : Scitts quae praecepta dederim vobis per Do-
minum Jesitm, o.-à-d. au nom du Seigneur Jésus et
par son autorité). Y contrevenir serait manquer aux
ordres du Maître (1 Tint., vi, 3 ; I Cor., iv, l'j, etc.).
Ceci nous donne la clef de deux locutions énigraati-
ques apprendre le Christ el enseigner le Christ (Eph.,
IV, 20-21 ; Col., n, 6-7). Les lidèles, attentifs à la
prédication morale desapôtres, apprennent le Christ,
non seulement dans ce qu'il a fait, mais dans ce qu'il
enseigne et dans ce qu'il ordi>nne.
Pour contrôler et compléter cette revue rapide, il
faudrait prendre quelques termes de comparaison,
par exemple le Sermon sur la Montagne (l/at., v-
vii)oule Discours eschalologique(.V/rt/., xxiv; il/arc,
XIV ; Lac, xxi). Ici les nombreuses similitudes de fond
et de forme sautent aux yeux et remontent évidem-
ment à la même source. Le fait est si palpable qu'au-
cun critique sensé ne le contestera. Cf. pour l'escha-
tologie, notre Théologie de saint Paul'', t. I, 1920,
p. 87-88, 94.
Mais il est d'autant plus inutile de poursuivre
notre enquête qu'elle n'a point de raison d'être. Le
reproche fait à saint Paul d'utiliser si peu les actes et
les paroles de Jésus porte à faux. S il était fondé, il
atteindrait au même titre et encore à un degré supé-
rieur tous les autres écrivains du Nouveau Testament,
en dehors des évangélistes qui ont précisément pour
but de raconter la vie du Sauveur. Proportions gar-
dées, il n'y a pas dans ces auteurs plus d'allusions
à l'existence terrestre de Jésus; on peut même affir-
mer qu'il y en a moins. La question change donc
complètement d'aspect. S'il reste une diUlculté, ce
n'est pas saint Paul (ju'elle concerne en particulier ;
elle réclame une réponse générale.
_ DIra-t-on que l'auteur des Actes qui, sans con-
teste, est aussi l'auteur du troisième Evangile, ne
connaissait pas la vie de Jésus? Cependant il est
très sobre d'allusions, sauf dans le premier chapitre
qui n'est qu'une continuation de l'Evangile. Il rap-
porte une seule parole de Jésus et, chose remarquable,
il la met dans la bouche de Paul(^cf., xx,35). Comme
l'a dit très bien Harnack (.Veue Untersnchungen zur
Apostelgeschichte, etc., 191 1, p. 81) : « Si nous ne con-
naissions de cet auteur que les Actes et pas l'Evan-
gile, nous porterions sans doute sur lui le jugement
suivant: cet homme ne sait rien de l'histoire évan-
jélique; surtout il ignore absolument la tradition
synoptique, puisque le seul mot de Jésus qu'il ait
onservé ne se trouve pas dans cette source. » Con-
îlusion absurde; maisraisonnement identique à celui
jjue nous réfutons.
. Encore un évangéliste, le quatrième. Que ce soit
iaint Jean ou non, peu importe pour le moment. 11
îst certainement l'auteur de l'Epilre qui sert comme
le préface à l'Evangile; et il s'y donne expressément
!0!ume témoin oculaire et auriculaire (I Joan., 1, i-5).
3r, que nous apprend-il sur Jésus? Il mentionne en
lassant son incarnation (iv, a), sa sainteté (m, 3),
ion amour (m, i6), ses préceptes (m, 22). Il fait
leut-être allusion au baptême (n, 27). Et c'est tout.
^'Apocalypse n'est pas plus riche en détails précis,
i part l'allusion aux douze apôtres (.■//)0c., xxi, ll^),
îlle signale seulement la descendance du sang de
Tome III.
JudaetdeDavid(v,5; xxii,6), le cruciflement à Jéru-
salem (xi. 8), la mort et la résurrection.
La Prima Pelri et l'Epitre aux Hébreux peuvent
soutenir le parallèle avec les lettres paulinleunes
pour l'intérêt porté à la vie du Christ. Nous remar-
quons dans la dernière la prédilection pour le nom
de Jésus (neuf fois sans article); mais ni l'une ni
l'autre ne nous donnent, proportions gardées, plus
de renseignements que Paul. Quant à l'Epitre de
Jude et à celle de Jacques, frère du Seigneur, ce sont
justement les plus pauvres sur le point qui nous
occupe. Celle-ci ne contient rien, celle-là presque
rien sur la vie terrestre de Jésus.
Prenez maintenant les Pères apostoliques. Exa-
minez VEpître à Dingnète, les Epitres de Clément,
de Barnabe, d'Ignace et de Polyearpe, le Pasteur
d'Hermas, la Doctrine des apôtres. Ces écrits mis
ensemble dépassent en longueur les lettres de saint
Paul. Ils contiennent cependant beaucoup moins
d'allusions expresses au passage de Jésus surla terre.
On n'en attendait peut-être pas beaucoup du Pasteur
d'HBRMAS, mais il y en a moins encore qu'on n'en
attendait. Si saint Ignace a constamment sous la
plume le nom de Jésus-Christ, c'est presque unique-
ment dansles formules/n Jesu Chrislo, in nomineJe»u,
et quand il représente le Christ comme un principe
d'unité(J</ Stnyrn., viii, 2 : C'bi fuerit Christas Jésus,
ihi catholica est ecclesia). L'Epitre à Diognéte ne
nomme même pas Jésus-Christ. Saint Clément ne
mentionne guère que l'humilité de Jésus (xin, 2;
XVI, a), son rôle de pontife (xxxvi, i) et de rédemp-
teur du monde (xxi, 6 ; XLix, 6, etc.) avec sa résur-
rection glorieuse (xxiv, i). Quant à l'Epitre de Bar-
nabe, elle se home k indiquer comment Jésus, auteur
de la nouvelle alliance (11, 6; iv, 7) vérilie les types
de l'Ancien Testament (xi, 7-8; xir, 5-6, etc.). Il n'y a,
dans tous les Pères apostoliques, aucun détail plus
précis que celui-ci : « Nous célébrons dans l'allé-
gresse le huitième jour, parce que Jésus est ressus-
cité des morts et qu'après être apparu, il est monté
aux deux. » (Barnabe, xv, 9). Et c'est peu, à côté de
ce que saint Paul nous apprend. L'explication la
plus naturelle de ce fait, pour saint Paul comme
pour les autres, c'est qu'ils s'adressent à des chré-
tiens déjà instruits de la vie de Jésus et que leurs
ouvrages supposent la catéchèse, mais ne sont pas
une catéchèse.
4. Diaérences doctrinales entre Paul et Jésus.
— « Quand, après avoir lu les évangiles synopti-
ques, on aborde l'étude de quelqu'une des épitres de
saint Paul, de l'épitre aux Romains par exemple, on
se sent tout dépaysé. Il semble qu'enpassant de Jésus
à son apôtre, on ait été transporté sur un autre ter-
rain. La prédication de Jésus est extrêmement sim-
ple, complètement étrangère à toutes les subtilités
de la théologie. Chez Paul, au contraire, on se sent
en présence d'un système théologique parfaitement
ordonné. » Ces paroles de Goguel {L'apôtre Paul et
Jésus-Christ, Paris, 1904, p. i) forcent assurément
le contraste, mais elles ne rendent pas trop mal l'im-
pression du lecteurordinaire; en tout cas, elles posent
nettement le problème. Jusqu'où vont ces divergen-
ces? S'arrêtent elles à la surface, ou touchent-elles
au fond de la doctrine? Sont-elles dans les idées ou
seulement dans l'expression? Quelle en est l'expli-
cation la plus vraisemblable?
Voici quelques-unes des différences les plus sail-
lantes : a) Les noms de Messie, de Fils de Dieu, de
Seigneur sontrelativementraresdanslesSynoptiques
et Jésus a coutume de se designer par le nom de Fil»
de l'homme; au contraire, ce dernier titre ne parait
jamais dans saint Paul, pas plus d'ailleurs que dans
le reste du Nouveau Testament en dehors de saint
1635
PAUL (SAINT) ET LE PAULINISME
1636
Jean, et les noms de Christ (Messie), de Seigneur, de
Fils de Dieu, s'y lisent presque à chaque ligne. —
fc) Jésus en appelle souvent à ses miracles pour auto-
riser sa mission divine et les Evangiles sont pleins
de ces récit s merveilleux ; Paul ne mentionne de mira-
cle que celui de la résurrection. — c) Jésus fait pro-
fession d'annoncer le royaume de Dieu et il en explique
la nature au moyen des paraboles qui tiennent une
si grande place dans l'Evangile; en saint Paul, pas
plus que dans le reste du Nouveau Testament, il n'est
point question de paraboles et la notion du royaume
de Dieu passe au deuxième ou au troisième plan. —
i/) Jésus prédit à maintes reprises sa passion et sa
mort, mais il n'en indique guère le caractère soté-
riologique, lequel est capital, on le sait, dans la
doctrine de saint Paul. — e) Jésus semble dire qu'il
est venu parfaire la Loi et non pas la détruire, son
regard reste en général limité à l'horizon palestinien ;
tandis que Paul place l'abolition de la Loi au centre
même de son évangile, se proclame l'apôtre des
Gentils, et énonce comme un axiome l'universalité
du salut. Pour citer encore GoGUEL(p. Sô';) : « Toutes
les dilTérences... peuvent être ramenées à deux. La
première, c'est que Paul a constitué une christologie ;
la seconde, c'est que dans sa théologie une théorie
du salut a remplacé la prédication du royaume. »
Pour n'être pas spéciale à Paul, la dilliculté n'en
existe pas moins. Examinons-la donc brièvement
sous ses deux faces : la christologie et la sotériologie.
A) I.a christologie de Jésus et celte de Paul. — Pour
accomplir sa mission divine, Jésus devait se faire
reconnaître pour le Messie, lils de David et roi d'Is-
raël. Mais la délivrance de ce message se heurtait à
de multiples obstacles : la susceptibilité jalouse des
Romains, l'exaltation fanatique et révolutionnaire
des patriotes juifs, surtout l'inintelligence et les con-
ceptions grossières du peuple. Les idées que les Juifs
se faisaient du Messie étaient loin d'être uniformes,
mais on peut dire qu'on rêvait généralement d'un
héros national, investi de puissance et de gloire, qui
secouerait la domination étrangère, anéantirait ou
soumettrait les ennemis d'Israël, rassemblerait la
diaspora et inaugurerait à Jérusalem une ère de paix,
de justice, d'abondance et de bonheur. Tout cela devait
se produire subitement, sans le concours des causa-
lités humaines, par une intervention fulgurante et
irrésistible de la divinité. On n'avait aucune idée
d'un Messie pauvre et soulfrant, ni d'un règne de Dieu
spirituel, réclamant la coopération intérieure des
âmes et s'élablissant par degrés en intensité et en
étendue. Telle est la situation dont il faut que Jésus
s'inspire pour prévenir les dangers, écarter les malen-
tendus et amener graduellement les esprits à une
saine compréhension des choses.
Le nom de Messie, comme celui de Roi, évoquait
chez presque tous les Juifs contemporains des notions
incomplètes, inexactes et fausses. On ne pouvait s'en
servir qu'avec circonspection. Au début de sa prédi-
cation, Jésus semble l'éviter à dessein, comme s'il
craignait l'équivoque. Il est vrai qu'il ne le repousse
pas quand il lui est décerne ; il l'approuve même
solennellement, six mois avantsa mort, dans la bou-
che de Pierre (iV«<., XVI, 1 6, ,l/are., vin, 29, Z,»c., ix, 20),
il le revendique devant Pilate et le sanhédrin (Mal.,
xxvi, 64 ; Marc, xiv, 6a ; cf. I.uc, xxii, 67-71) avec
le titre de Fils de Dieu; mais enfin il ne l'emploie pas
habituellement. Le mot ordinaire, dont il fait usage
pour se désigner lui-même, est celui de Fils de riiomnie.
Ce mot avait l'avantage d'être compris dans un sens
messianique, sans réveiller les passions révolution-
naires des zéloles. Le Fils de l'iiorame de Daniel est
un être surnaturel, planant entre le ciel et la terre, à
qui Dieu donne « la domination, la gloire et le règne i> ,
à qui II tous les peuples et toutes les nations » ren-
dent hommage. i< Sa domination est une domination
éternelle qui ne passera pas et son règne ne sera
jamais aboli » {Dan., vu, i3-i4). Les allusions nom-
breuses du livre A' Enoch (xi.vi, i-4 ; LXii, 6-9; LXlx,
26-29; i-xx, i ; Lxxi, 17) et du quatrième livre d'iisdrnj
(xiii) montrent que les contemporains de Jésus appli-
quaient au Messie le passage de Daniel.
Le titre de Fils de l'homme sera donc l'appellation
messianique dont Jésus fera son nom propre. Mais,
quand on lui demande ce qu'il est, il en appelle d'or-
dinaire à trois témoins : Jean-Baptiste, l'Ecriture,
ses miracles qui contiennent l'attestation authenti-
que de son Père. Le Baptiste avait rendu à Jésus un
témoignage solennel (il/ai., m, n-ib; Marc.. 1,7-8;
Luc.,i\i, 16-17 ; Joan., 1, 2687) et il est naturel que
Jésus s'en autorise (Joan., v, 33 ; cf. Mat., xi, 7-10;
XXI, 25 etparall.). Le témoignage de l'Ecriture a plus
de valeur encore ; Jésus y fait plusieurs fois appel,
dans la synagogue de Nazareth (Luc, iv, 21), devant
les messagers de Jean (Mat., xi, 5; Luc, vu, 22) et
ailleurs (Jean., v, 'içj ; Luc, xiv, 27). S'il n'invoque
pas plus souvent le témoignage des miracles (Mat.,
IX, 6; XI, 21, 28 et parall., Joan., v, 36; xv, 24)c'est
qu'il entend faire de sa résurrection le grand motif
decrédibilité(.Ua/., xii,38-4i ; xvi, i-4 ; Luc, xi, 29-30).
Il n'est pas besoin d'autre signe. Quand les disciples
l'auront vu et qu'ils auront reçu l'Esprit promis
(Joan., VII, 3g), ils comprendront ce qu'est Jésus
par rapport à eux et par rapport à Dieu.
A partir de la résurrection, trois grands change-
ments se produisent dans la manière dont les apôtres
parlent de Jésus: a) Le nom de i''(7s de l'homme n'a
plus de raison d'être. Si les évangélistes le conservent
pour rester tidèles à la vérité historique, tous les
autres (à part saint Jean rappelant la prophétie de
Daniel, Apoc, 1, i3 ; xiv, i4)le laissent tomber en
désuétude et le remplacent par des termes plus signi-
ficatifs : Christ (c'est-à-dire Messie), Seigneur (nom
deJéhova dans l'Ancien Testament), surtout Fils de
Dieu. Ce dernier titre est le plus coinpréhensif. celui
que la résurrection avait mis le plus en lumière (Rom.,
1,4). — b) Les miracles que Jésus prodiguait pour
vaincre l'incrédulité des Juifs n'ont plus la même
utilité depuis le miracle de la résurrection. Ce mira-
cle les remplace tous et il suffit d'y faire appel comme
le font les apO>tres(,'/(<.,ii, 32 ; m, i5; iv, 10, etc.). Saint
Paul agit de même. Si l'on excepte la transfiguration
(II Petr., I, 18), aucun miracle particulier n'est signalé
dans le Nouveau Testament et les Pères apostoliques,
en dehors des Evangiles. — t) Enfin, bien que la vie
terrestre de Jésus fût toujours pour les fidèles d'un
puissant intérêt, elle faisait surtout l'objet de la
catéchèse apostolique. On lasupposaitconnue de tous
les néophytes mais on n'y revenait qu'accidentelle-
ment. L'intérêt capital s'attachait à Jésus tel qu'il est
maintenant dans la gloire, chef invisible de l'Eglise
et intercesseur tout-puissant auprès du Père.
B) La sotériologie de Jésus et celle de Paul. — Ce
que nous venons de dire de la christologie, nous
pourrions mutalis m»(«;iJ/s l'appliquer à la doctrine
du salut. Les limites de ce travail ne le permettent
pas. Bornons-nous à une seule notion, le Horaume
de Dieu. Jésus devait le prêcher, mais l'annonce en
était presque aussi scabreuse que l'enseignement rela-
tif à sa projire personne. Il fallait éviter de porter
ombrage à l'autorité romaine et en même temps cor-
riger les idées vagues, incomplètes, fausses ou extra-
vagantes que les Juifs d'alors nourrissaient sur la
nature du Royaume de Dieu. Jésus s'y appliqua dès
le milieu de son ministère galiléen et c'est dans ce
but qu'il inaugura sa prédication en paraboles, avec
la formule stéréotypée: Le royaume de Dieu estsem-
1637
PAUL (SAINT) ET LE PAULINISME
1638
hlalile. Il y montrait que la notion du Royaume
;omprend non seulement l'emprise de Dieu sur l'àme
ndividuelle, mais le règne de Dieu dans une société
)ù les bons et les méchants se trouvent mêlés. 11
nettait en relief le caractère spiritiu'l et universel du
•oyaume ; et le rejet des Juifs infidèles était claire-
nent marqué, à côté de la vocation des Gentils. Une
)artie notable desSynoptiques(une douzaine de cha-
)itres) est consacrée à cet enseignement.
Mais la vraienotion duRoyaumeune foiscomprise,
(uand on en vit dans l'Eglise l'accomplissement et
a réalisation, le rôle pédagogique des paraboles devait
rendre fin. Nous n'en voyons aucune trace ni dans
ainl Jean, ni dans le reste du Nouveau Testament,
dans les écrits des Pères apostoliques. Elles
ntraient seulement dans la catéchèse élémentaire,
omme un point d'histoire, avec l'abrégé de la vie de
ésus. L'expression même de Royaume de Dieu ten-
ait à disparaître. On la lit une fois dans 1 Epltre de
icques, une fois dans la Secunda Pétri, une fois
ans l'Apocalypse, six fois dans les Actes, partout
illeurs dans saint Paul. L'Apôtre identilie pleine-
lent le Royaume de Dieu avec le Royaume d)i Christ
Eph., v, 5 ;, I Cor., xv, a/J ; Col., i, i3). Le Royaume
le plus souvent le sens eschalologique ; mais c'est
ussi l'Eglise militante (I Cor., xv, 2^; Cot., i, \'i ;
f, u; I Thess., n, ig; .■/c/.,xx, aô), ou encore l'esprit
u christianisme, et comme l'essence de l'Evangile
Hom., XIV, 17 ; I Cor., iv, 20). En somme, sur ce point
articulier, saint Paul est celui des écrivains sacrés
ui se rapproche le plus de la prédication de Jésus,
die quelle estconsignée dans les Synoptiques. Mais,
iir ce point comme sur les autres, le fait de la résur-
îclion avait opéré un changement radical. Désor-
lais on parlera de l'Eglise du Christ plutôt que de
>n Royaume.
Ces brèves remarques sufQsent à montrer pour-
uoi et comment la christologie et la sotériologie
nt nécessairement subi une transformation en
Rssant de Jésus aux apôtres ; et l'on a pu constater
-ae Paul ne se distingue pas, à ce point de vue, de
s collègues dans l'apostolat.
und Paulus, Leipzig, 1902; M. Gogpel, L'apôtre
Paul et Jésus-Christ, Paris, igo^ ; Dausch, Jésus
and Paulus, Miinster, ign (collection Biblische
Zeitfragen); Olaf Mob, Paulus und die etaiigc-
lische (ieschiclile, Leipzig, 19 12. — M. Dausch est
catholique; les autres sont protestants mais tous
(sauf M. Goguel) passent pour conservateurs. On
trouvera chez eux les éléments d'une étude indé-
pendante. Un défaut commun à tous, c'est d'affai-
blir l'impression d'ensemble par l'accumulation
des détails secondaires ou insigniliants et d'obscur-
cir leur thèse par le morcellement excessif. Une
assez bonne mise au point est celle de Scott,
Jésus and Paul, dans Essays on some Bibllcal
questions of the day, Londres, 1909, p. 329-378.
in. — Les sources de la pensée de Paul
A supposer que l'évangile de Paul ne dérivât point
de la prédication de Jésus, il fallait lui trouver
d'autres sources. Trois principaux systèmes ont été
mis en avant :
I. Paul ne devrait son enseignement qu'à lui-
même, à son expérience religieuse ou à sa puissance
dialectique.
II. Il s'inspirerait de l'hellénisme ambiant, soit de
la philosophie grecque, soit des religions orientales
hellénisées.
III. Il dépendrait étroitement, presque exclusive-
ment, de la pensée judaïque, non pas tant du rabbi-
nisme que de l'apocalyptique juive contemporaine.
I. La conversion de Paul et le paulinisme. - Si
l'on rattache la théologie de saint Paul au fait de sa
conversion, il faut expliquer la conversion elle-
même. Or c'est le miracle le plus gênant pour la cri-
tique rationaliste, parce qu'il est le mieux attesté et
le plus rebelle à toute explication naturelle, après
celui de la résurrection de Jésus. Beaucoup évitent
d'y insister, comme si le problème n'existait pas ou
comme s'il était déjà résolu. Baur fut plus sincère.
En 1860, Landerkr pouvait dire sur sa tombe :
« Lui qui a passé sa vie à éliminer les miracles de
l'Evangile, il confesse que la conversion de Paul
résiste à toute analyse historique, logique ou psy-
chologique. En maintenant ce seul miracle, Baur les
laisse tous subsister : il a manqué sa vie. » Depuis
nombre de critiques se sont flattés de réussir là où
Baur avait échoué.
Comme pour la résurrection du Sauveur, on a
essayé de mettre les témoignages en désaccord. II y
a dans les Actes trois récits de l'événement : l'un
fait par saint Luc pour son propre compte {.ici.,
IX, 1-19), les deux autres mis dans la bouche de
saint Paul {Act., xxii, 5-i6 et xxvi, 12-80). De l'aveu
de tous, ces trois récits concordent sur tous les points
de quelque importance : l'occasion, le lieu, l'heure,
la clarté éblouissante dont fut enveloppée soudain
la caravane, le dialogue entre Paul prosterné à terre
et la voix mystérieuse, sa cécité temporaire, son
baptême, sa guérison, l'orientation toute nouvelle
d'un persécuteur transformé en apôtre. On scrute
avec la dernière rigueur, pour y chercher des con-
tradictions, les détails les plus insigniHants, des
minuties qu'on rougirait de relever dans un écrivain
profane, des circonstances extérieures au fait lui-
même et ne concernant que les impressions éprou-
vées par les compagnons du principal acteur, impres-
sions nécessairement subjectives et peut-être diverses.
A. Sabatirr l'a très bien dit {L'Apôtre f'ouP, p. 42):
« Ces différences ne peuvent en aucune façon porter
atteinte à la réalité du fait. Réussirait-on parfaite-
ment à les concilier, ou même n'exisleraient-elles
pas du tout, ceux qui ne veulent pas admettre le
1639
PAUL (SAINT) ET LE PAULLMSME
164(
miracle ne repousseraient pas avec moins de décision
le témoignage du Livre des Actes. Comme Zeller
(Apustelgescliiclite, p. lyj) l'avoue franchement, leur
négation lient à une conception pliilosopUique des
choses dont la discussion ne rentre pas dans le ca-
dre des recherches historiques. »
Les différences signalées ne sont nullement incon-
ciliables. Il y en a quatre : A) D'après un récit, les
compagnons de Saul entendent la voix; d'après un
autre, ils ne l'entendent pas. Mais l'expression em-
ployée dans les deux cas n'a pas le même sens :
àxoùojriiTrii fcûjfii {génitif. Jet., IX, 7) veut dire 0 ils
perçurent le son de la voix (sans la comprendre) »;
rr,v ^wv/jv ovx r,K0u7Kv roû XoiXou-jToe, fi-OL {accusatif , Act.y
xxiT.g) signifie « ils ne comprirent pas la voix de
celui (]ui me parlait (tout en en percevant le son) ».
— B) Ici, ils ne voient personne (Act., ix ,9); là, ils
voient une lumière {Act., xxii, 9). Où est la contra-
diction? Une lumière est-elle donc une personne?
— C) D'un côté, ils restent debout (Act., ix, 7); de
l'autre, ils tombent à terre (Act., xxvi, i4). Mais
EtïT/iKêtTav £vv£ot uc vcut pas dire nécessairement a ils
étaient dehout, frappés de stupeur 0 ; on peut tra-
duire « ils étaient, ils restaient hors d'eux-mêmes î,
comme en latin steterunt en pareil cas. 11 sulUl pour
s'en convaincre d'ouvrir le premier lexique grec
venu. — D) Enûn on prétend que les paroles de
Jésus sont différentes dans les trois récits. Littéra-
lement, oui; pour le sens, non. La principale diver-
gence consiste en ce que l'auteur, selon un usage
reçu à cette époque, unit en un seul discours (AcL,
XXVI, i5-i8) des paroles prononcées par Jésus en
deux occasions distinctes (Act., xxii,8 et 21); peut-
être aussi des paroles que Jésus lui fait dire par
Ananie (Act., xxii, i^-iS).
I Explications naturalistes delaconversion. —
Au fait, tous les critiques se rendentcompte qu'.i un
moment donné un changement radical, équivalant
à une transformation intellectuelle et morale, s'est
produit dans l'àme de Saul, que ce changement est
attribué par lui à l'apparition de Jésus ressuscité,
qu'il est sûr d'avoin» leGhrist aussi réellement que
les autres apôtres (I Cor., ix, 1: Non sum Aposlolus ?
Nonne Christum. ..vioif xv, 8: Not'issime omnium...
visus EST et mihi). Orce fait, s'il n'estpas miraculeux,
appelle évidemment une explication. Les tentatives
d'explication n'ont pas manqué. Signalons briève-
ment les trois principales.
i. Système de l'hallucination. — Rbnan, dans un
long chapitre consacré à ce sujet (Les apôtres, 1866,
p. 163-190), dissimule de son mieux sous les grâces du
style l'indigence du raisonnement. Il nous dépeint
Saul, aux approches de Damas, rongé par l'inquié-
tude, torturé par le doute, bourrelé de remords.
« L'exaltation de son cerveau était à son comble ; il
était par moments troublé, ébranlé. » Voici donc les
maisons des victimes I «Cette pensée l'obsède, ralen-
tit son pas. Il voudrait ne pas avancer; il s'imagine
résister à un aiguillon qui le presse. i> Qu'arriva-t-il
alors ? On ne saurait le dire ; « Peut-être le brusque
passage de la plaine dévorée par le soleil aux frais
ombrages des jnrdins détermina-t-il un accès dans
l'organisation maladive et gravement ébranlée du
voyageur fanatique... Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'un
coup terrible enleva en un instant à Paul ce qui lui
restait de conscience distincte, et le renversa par
terre privé du sentiment. » Peut-être cependant, j'
eut-il autre chose : « Il n'est pas invraisemblable
qu'un orage ait éclaté tout à coup. » Mais, au gré
de Renan, ces circonstances matérielles ont très peu
d'intérêt : u Qu'un délire ûévreux, amené par un coup
de soleil ou une ophthalmie, se soit tout à coup
emparé de lui ; qu'un éclair ait amené un long
éblouissement ; qu'un éclat de la foudre l'aitrenvers
et ait produit une commotion cérébrale, qui oblitér:
pour un temps le sens de la vue, peu importe. »
Si Kenan a pu croire que ses lecteurs seraien
assez simples pour prendre aux sérieux ses sophis
mes, il avait trop d'esprit pour s'y laisser prendr
lui-même. Où veut-il en veniravec son roman? Aren
drevraisemblableune insolation, un transport au cet
veau.Sousle climat de Syrie, cet accident n'est pas trè:
rare ; mais un cou|) de soleil n'est point une conver
sion ; ce serait plutôt le contraire. L'insolation gravi
produit le coma, parfois suivi du délire. Lorsqu'elli
n'a pas un dénouement fatal, elle entraine en gêné
rai un alTaiblissement temporaire ou durable dei
facultés intellectuelles, souvent même la paralysi(
ou le ramollissement du cerveau. L'insolation béni
gne— et c'est sans doute de celle-là qu'on parle, puis
que Saul put entrer à Damas avec l'aide de ses
compagnons — guérit sans laisserde traces sensibles
mais il est inouï qu'il en soit résulté une améliora
tion physique ou morale. Dans un cas comme dant
l'autre, la conscience du patient est inerte et il n
garde aucun souvenir de ce qui s'est passé dans 1;
crise. Une insolation du genre de celle qu'imagim
Uenan pour le besoin de sa thèse serait un prodige
aussi merveilleux que le miracle des Actes.
2. Procédé dialeclitjue. — Pi'lbidkhbr, dans soi
Paulinismas, s'évertue à montrer que Saul persécu
leur s'acheminait graduellement vers les idées chré
tiennes. Convaincu que le Messie allaitvenir,pourvi
que les Juifs fussent préparés à le recevoir, sacban
d'autre part que les chrétiens allirmaient énergique
ment la résurrection et le second avènement de Jésus
avec la valeur expiatoire de sa mort, il se disait
i< Jésus ne serait-il pas, après tout, le Messie atleiidi
elsa mort n'aurait-elle pas la vertu rédemptrice qu-
les chrétiens lui assignent?» Mais c'est Holstkn qui
dans tous ses écrits jusqu'à l'ouvrage posthume inti
tulé Das Ei'angelium des Pauliis (1898), a échafaud
le système avec le plus d'acharnement. Selon lui
Saul persécutait les chrétiens parce qu'il regardai
Jésus comme un faux Messie. Un criminel, condamn
par l'autorité légitime à un supplice ignominieux
pour avoir attaqué la Loi de Moïse, ne pouvait pa
être l'envoyé de Dieu. Saul en était tellement con
vaincu qu'il cherchait à désabuser les chrétiens. El
discutant avec eux, il apprit que Jésus était ressus
cité. Contre ce fait, il n'avait à élever aucune ohjec
tion de principe ; car, en bon pharisien, il croyai
à la résurrection des morts. Restait le scandale d
la croix ; mais saint Pierre en donnait une explica
tion plausible lorsqu'il attribuait à la mort du Chris
une valeur rédemptrice. Cet ordre d idées n'était pa
pour étonner Paul, qui admettait la réversibilit
des mérites et la valeur expiatoire des souffrances
La seule question était de savoir si Jésus était réel
leinent ressuscité. Mais le nombre et la qualité de
témoins, leur accord, leur évidente bonne foi, leu
constance, ne pouvaient laisser aucun doute. Ici
importe d'entendre Holsten lui-même : « On com
prend que, dans ces circonstances, une tempête d
pensées tumultueuses agitât l'esprit du persêcuteu
et lui inspirât un désir intense de vériûer par lui
même le fait de la résurrection de Jésus... Un
pareille surexcitation, jointe à cette idée fixe, le pré
parait psychologiquement à une vision... Il ne fau
pas s'étonner que la visionse soit produite. »
C'est tout; et c'est vraiment trop peu. L'argumen
lation de Holsten fourmille de paralogismes. a) Sau
croj'ait à la résurrection, inaisc'était à larésurreclio:
des justes, soit à la fin des temps, soit à l'avènemeD
du Messie; il ne croyait pas à la résurrection di
Messie lui-même, dont aucun Juif authentique n'ad
1641
PAUL (SAINT) ET LE PAULINISME
1642
nettait la morl. — b) On suppose qu'il n'était arrêté
[ue par le scandale de la croix ; mais si les phari-
iens n'avaient eu que ce grief contre Jésus-Christ,
Is n'auraient pas créé le scandale de la croix en le
ruciliant. — t) Holsten doit aboutir en détinitive,
out comme Renan, à une hallucination de Saul. Or
ien n'est moins propre à y conduire que de froids
yllogismes. Renan l'avait senti d'instinct et c'est
lourquoi il se rabattait sur les troubles physiques
t les commotions mentales. — d) Alors même que
•:s syllogismes de Holsten seraient concluants, l'ex-
'érience desNewman, des Manning et des autres
onverlis, montre combien la voie du raisonnement,
our aboutir à la conversion, est longue et doulou-
euse. Beaucoup de ceux qui la suivent s'arrêtent
n roule et tous gardent jusqu'au dernier jour le
ouvenir très vif de ce voyage pénible qu'ils compa-
sntà une agonie. En saint Paul, rien de pareil.
3. Recours à ta théorie de la subconscience. — A
jtéou au-dessous de la conscience normale, il existe
11 nous des états cognitifs ou émotionnels que nous
e pouvons pas susciter à notre gré. mais qui se font
ur sous l'empire de certaines circonstances. L'al-
rnance de deux ou plusieurs états de conscience se
omme dédoublement de la personnalité. La sub-
itution permanente d'un état de conscience à l'au-
e, en matière religieuse, s'appelle conversion.
Dire qu'un homme est converti, c'est dire que les
ées religieuses, qui étaient autrefois périphériques
atentes ou subconscientes) deviennent centrales
onscientes) et que l'idéal religieux forme désormais
: levier habituel de son énergie. » W. Jajibs, '/lie
irietiesof religions expérience, Londres, igo4, p. i8g.
omment cela se fait-il ? Nous l'ignorons encore,
ais peut-être le saurons-nous un jour; et, en
tendant, nous avons le phénomène similaire de
s conversions subites, dues à des causes mysté-
euses, qu'on nomme rei'i'ia/s.
Expliquer ohscurum per obscurius, accumuler les
cmes mal définis et les phénomènes mal observés,
■ur se dispenser d'une explication rationnelle :
éthode aussi commode que peu scientifique. Pour
vivre, un état de conscience doit avoir réellement
isté; et le revival éprouvé par Saul sur le chemin
Damas suppose qu'il avait été chrétien aune date
térieure.
Aussi la plupart des auteurs modernes s'abstien-
nt-ils de tout commentaire. Ils disent, parexemple,
n en un sens, toute conversion est un miracle,
véritable et unique miracle qui relève de la foi...
que le converti a éprouvé, il ne le connaît que
came une expérience toute-puissante, et nul autre
e lui ne peut le savoirni le décrire. » Wrizsabckbr,
is apostolische Zeitalter^, Tubingue, igo2, p. 66.
contenter d'une pareille explication c'est avouer
lirementqu'on n'en a pas de bonne.
Le vice radical de toutes les explications natura-
tes est de supposer que Saul était chrétien dans
a cœur, sans y songer peut-être, au moment où il
llicitait la mission d'aller pourchasser à Damas les
eptes du Christ. Or cette hypothèse invraisembla-
iest démentie non seulement parle récit des Actes,
lis par les témoignages les plus formels de Paul
même. On objecte qu'à cette distance ses souve-
•s se brouillaient; qu'il était incapable d'analyser
véritable état de son âme ; qu'ayant conscience
m grand changement opéré en lui, il trouvaitplus
aplc d'en attribuer tout l'honneur à Jésus- Christ,
as faire intervenir les causes secondes; qu'au sur-
is il y a dans les Epitres et même dans les Actes
5 indices de cet acheminement progressif, bien
'à peu près inconscient, vers la foi chrétienne.
TOUS demandez quels sont ces indices, on vous
cite le chapitre vrideTEpître aux Romains et le mot
de Jésus àSaul: Duruni est tibi contra stimutum calci-
trare.
Dans l'Epître aux Romains (vu, ^-aS), l'Apôtre
décrit le conllil intérieur d'un Juif harcelé par la con-
cupiscence et mal défendu parla Loi mosaïque, qui
éveille en lui la conscience du péché, mais sans lui
donner la force d'en triompher. C'est l'histoire de
tous les Juifs vivant sous le régime de la Loi ; ce
n'est pas l'histoire spéciale de Paul, bien qu'il en ait
peut-être senti plus que les autres les douloureux
épisodes. Lecontlit, remarquons-le bien, n'a pas pour
origine un doute quelconque sur la valeur ou l'obli-
gation de la Loi, ni le soupçon que le système chré-
tien pourrait être meilleur. Au cours de la erise,
l'idéal de Saul reste toujours l'observance de la Loi
et il n'insinue jamais qu'il entrevoie, en dehors d'elle,
un moyen de salut. Il n'a pas en vue d'attaquer la
Loi, mais de la défendre, de montrer qu'elle est juste
et sainte et que son échec n'est imputable qu'àla cor-
ruption native de l'homme. Tant qu'il a été pharisien,
il n'a pas eu d'autre pensée. Sa réflexion finale :
« Qui me délivrera de ce corps de mort? Grâces à
Dieu par Jésus-Christ Notre Seigneur ! » est le cri
libérateur de sa conscience chrétienne. Auparavant
' cette solution ne lui venait pas à l'esprit. S'il est
mieux préparé que d'autres à l'accepter, c'est là une
I préparation toute négative, celle qui consiste à écarter
j les obstacles.
, Mais le motde Jésus: Durum est tibi contra stimu-
'. lumcalcitrare {Act., xxvi, ii)n'implique-t-il pas des
1 doutes, des perplexités, des remords? En aucune
sorte. Il ne faut pas traduire: Il t'est dur de regim-
ber contre l'aiguillon, sous peine de solliciter le texte
et d'y faire entrer une idée étrangère. En grec il n'y
a point de verbe (tx)/;oov sot tt^ô; xëvt^k y.v.xziÇztv, calci-
trare) et la double métaphore suggère l'idée d'une
résistance o|Sposéeà uneforceextérieure. — /OL'spho-
j risme est un conseil, iin avertissement pour l'avenir.
Il revient àdire : Renonceà luttercontreplus fort que
1 toi; ton effort serait vain. — Le sens est donc: «Mal
i t'en prendrait de t'altaquer à moi; la lutte n'est pas
I égale. i> Et cela peut s'entendre soit des efforts faits
; par Saul pour exterminer l'Eglise, soit plutôt de la
résistance possible à l'appel divin qui vient d'avoir
lieu. En aucun cas cela n'implique ni doute ni remords,
puisque saint Paul déclare au même endroit que sa
bonne foi était enlière (Act., xxvi, C)): Et ego quidem
exisiimaveram (\\%tïexi3timavi,iôoX'> ifixvTa)meadver-
SHs nomen Jesu Nazareni debere multa contraria
agere.
MosKK (cathol.), nie Bekehrung des hl. Pnulus,
Miinster, 1907, et Ros'e, Comment Paul a connu Jésus-
Christ (i\ans la lievtie biblique, 1902, p. 32 1-3^6),
étudient spécialementlestroisrécits des Actes; l'abbé
BouRGiNE, Conversion de saint Paul, Paris, 1902 (col-
lection Science et re/Z/j'ion), réfute Renan; Stkvens, The
Pauline Theologj', iVew-York, 1906, p. 1-26, critique
les systèmes de Holsten et de Pfleiderkr; Godet,
Introd. particul. au N. T., Neuchàtel, iSgS, 1. 1, p. 92-
102, expose et combat les divers systèmes rationa-
listes.
a. Genëae psychologique du panlinisme. — Le
fait de la conversion n'est pas expliqué ; mais, sup-
posé qu'il le soit, explique-t-il à son tour toute la
théologie de l'Apôtre?
I. La conversionet l'expérience religieuse. — Saba-
TiER (L' Apôtre Paul ^, livre V, p. 289-369) cherche à
établir cette thèse: « La théologie de Paul a ses racines
dans le fait même de la conversion. On peut dire
que chacune de ses idées a été un fait d'expérience
intime, un sentiment, avantd'ètre formulé par l'intel-
ligence « (p. agi). Sa pensée se développe d'abord
1643
PAUL (SAINT) ET LE PAULINISME
1644
dans la sphère individuelle, en comparant l'état d'au-
trefois à létal d'aujourd'hui. Autrefois il était charnel,
impuissant contre la tentation, asservi au péché;
maintenant il est affranchi, régénéré, capable de
résister au mal et d'opérer le bien: et il sent qu'il
doit tout cela à l'emprise du Christ sur lui, à la foi
qui l'unit au Christ . Tel est le principe de son anthro-
pologie. Mais a ceque le Christ est pourun membre
de l'humanité, il l'est et il doit le devenir pour tous »
(p. 33o). Le chrétien est membre d'un corps, de
l'Eglise. Or i l'unité de l'Eglise repose sur le senti-
ment, commun à tous ses membres, d'une comnmnion
vivante avec Christ ». Paul s'élève ainsi, « par voie
de généralisation, dans la i^/ièresociiî/e elhistorique »
(p. 296), d'où il embrasse toutes les destinées de
l'humanité, du premier au second Adam et du Christ
à la fin des siècles. Il lui reste un degré à franchir;
mais comme sa pensée, exclusivement religieuse,
tend d'un effort incessant vers l'unité et les derniers
principes, elle monte spontanément jusqu'à la sphère
métaphysique « et essaie de trouver en Dieu même
la cause première etla hn suprême, le poinlde départ
et le terme du grand drame qui se déroule dans le
temps » (p. 296).
Ainsi Paul a se;ii( son évangile avant de le penser;
et il l'a pensé comme un phénomène individuel avant
de le généraliser et de l'étendre à Vunitersatité des
hommes. La cUristologiede Paul, en particulier, naît
de ce sentiment. Gomme l'a dit un de ceux qui ont
le mieux attrapé le jargon mystique de llitschl
(D. SoMERviLLB, St.Paul's conception of Christ, Edim-
bourg, i8y7. p. i5): « Le Christ de Paul est le Clirist
de son expérience, le Christ tel que le lui révèle la
conscience de la vie divine qu'il lui doit. Sa christo-
logie est l'expression de son expérience dans les
termes suggérés par la pensée et la réflexion: c'est
un jugement ou une série de jugements au sujet du
Christ, fondés sur les impressions quTpn a de lui
dans la vie de foi. >• L'expérience religieuse, la cons-
cience religieuse! Mots si élastiques qu'on peut y faire
entrer ce qu'on veut (cf. Pbiîcy Gakdner, The reli-
gions expérience of St. Paul, Londres, 191 1). Mais ce
serait une impardonnable illusion de croire qu'ils
expliquent quoi que ce soit. Un simple coup d'oeil
sur le système de Sabatier montre combien toute sa
construction est caduque et arliticielle. Les trois
phases ou périodes supposées par lui coïncident au
lieu de se succéder; comme on peut le voir dans
l'Epitre aux Romains: le progrès des doctrines est
purement imaginaire.
2. Analyse dialectique du fait de la conversion.
— Au lieu de faire intervenir le sentiment, Holstkn
{ûas Evangelium des Paulus, 2' partie : Paulinische
Théologie, Berlin, 1898) préfère appliquer le raison-
nement au fait de la conversion. Ce travail interne,
commencé aussitôt après l'incident de Damas, con-
tinué avec persévérance durant la retraite d'Arabie,
est attribué par l'Apôtre à l'Esprit de Dieu et a pour
résultat final ce qu'il appelle son évangile. L'idée du
Messie crucifié, une fois entrée dans son esprit, ne
peut manquer de transformer toutes ses conceptions
religieuses. D'abord la mort du Juste ne peut être, dans
les vues de Dieu, qu'une mort expiatoire, une mort
rédemptrice. Cela, Pierre l'admettait aussi ; mais il ne
regardait dans la rédemption que le côté négatif, la
rémission des péchés, subordonnant la justice et la
sainteté aux œuvres et à l'observation de la Loi.
Paul vit là une inconséquence ; car, si le Christ nous
sauve par sa croix, il faut qu'il nous sauve intég^f^-
lement, sans condition d'aucune sorte, qu'il nous
obtienne la justice, non pas une justice personnelle,
mais une justice mise par Dieu à notre compte et qui
. s'appelle à ce titre la justice de Dieu. Non seulement
la Loi ne donne pas la justice, mais elle n'a jamais
pu la donner; autrement la mort du Christ ne serait
qu'un luxe, qu'une superfélation. S'il en est ainsi, il
n'y a pas de différence, au point de vue du salut,
entre les Juifs et les Gentils. Paul en tire, par une
conséquence inéluctable, l'universalité de la rédemp-
tion; il devient de la sorte l'apôtre des Gentils, par
opposition aux Douze qui n'ont pas déduit ce corol-
laire. Tel est le principe révélateur qui, rayonnant
dans toutes les directions, apportera partout la
lumière. En somme, le paulinisme," c'est le mouve-
ment de la pensée développant et motivant, de point
en point et dans toutes les directions, l'idée de la
mort du Messie sur la croix, considérée comme im
acte rédempteur de Dieu » (p. i33).
Les écrivains rationalistes eux-mêmes ne sont pas
dupes de ces sophismes. Plusieurs les ont démasqués
avec vigueur. Comment Holslen sait-il que le phari-
sien Paul gémissait sous le joug de la Loi et que son
désir d'y échapper l'ut assez fort pour lui donner une
hallucination du Christ glorieux? La vision de Da-
mas le Ut croire en Jésus-Messie; mais la foi en Jésus-
Messie n'implique par elle-même ni l'abolition de
la Loi, ni l'universalité du salut, autrement tous les
croyants auraient tiré, dès l'abord, toutes ces con-
séquences. Pourquoi Jésus n'aurait-il pas pu mourir
pour parfaire l'économie judaïque et rendre possible
l'observation de la Loi? Nous savons qu'il n'en est
pas ainsi, mais ce n'est pas de l'idée abstraite du
Messie que nous le déduisons. Toute l'argumentation
de Holsten n'est que chute perpétuelle de paralogisme
en paralogisme.
II. L'helliînisme et le paulinismb. — Ce mot d'hel-
lénisme désigne soit la culture grecque classique, soit
l'ensemble des idées religieuses et morales du monde
grec après Alexandre, soit le tour d'esprit des Juifs
appelés hellénistes qui avaient adopté, dans la Dias-
pora, la langue et les mœurs grecques. Nous verrons
dans quelle mesure Paul peut avoir subi l'influence
de ces divers courants, après avoir fixé son attitude
à l'égard du paganisme en général.
Dans ses promenades solitaires à travers les rues
et les marchés d'Athènes, l'Apôtre se rongeait inté-
rieurement à la vue des innombrables idoles dont
cette ville savante et superstitieuse était remplie
(Act., xvn, 16). C'était un sentiment mêlé de douleui
de dégoîit, d'indignation et de pitié. Nul Juif éleV'
dans le monothéisme n'y échappait. Paul ne se dis
tinguait de ses coreligionnaires qu'en cequelemépri
était chez lui tempéré par la compassion et que l'hoi
reur pour les idoles n'éteignait pas la sympalhi
pour les personnes. Témoin, le sombre tableau qu'i
trace de l'idolâtrie au début de l'Epitre aux Romain
(i, i8-3i). Chaque fois qu'il rappelle aux néophyte
leur condition passée, il retrouve les mêmes accent
(I Cor., VI, 9-1 1 ; Eph., n, 1 1-12, etc.). Il ne se born
pas à condamner chez les païens les égarements d
l'esprit et la dépravation des mœurs, il flétrit égale
ment ce que le paganisme paraît avoir de meilleni
la philosophie, l'amour de la sagesse. Cette sagess
mondaine et charnelle (I Cor., n, 5), il la répudi
pour son compte. Il écrit aux Colossiens (11, 8) : « Qu
personne ne vous séduise par la philosophie... selo)
la tradition des hommes, selon les éléments du mond
et non selon le Christ. » Et aux Ephésiens(iv, 17-19)
a Ne suivez pas la voie des païens... qu'éloigne d
Dieu leur ignorance et l'aveuglement de leur cœur.
Mais à quoi bon continuer notre enquête? Le résu.
tat n'en est pas contesté. Toutes les lettres son
pleines de passages semblables. Ce que l'Apôtr
trouve de plus favorable, non pas pour admirer 1
paganisme ni pour l'absoudre, mais pour le condaii
ner avec moins de rigueur, c'est qu'il appartient
1645
PAUL (SAINT) ET LE PAULINISME
1643
ces siècles d'égarement {Act., xiv, i6; xvii, 3o), an-
térieurs à la lumière de l'Evangile, où le monde
encore enfant n'avait reçu qu'un enseignement élé-
mentaire (ta/., iv, 8-9; Col. ,11, 16). Aquifera-t-oncroire
qu'un homme animé de telles dispositions soit allé
se mettre spontanément à l'école des païens et leur
ait emprunté sciemment des pratiques ou des doc-
trines religieuses? Voyons s'il est du moins possible
de constater dans l'ceuvre écrite de l'Apôtre des
influences inconscientes.
I. Saint Paul et la philosopbis païenne. —
L'érudition classique de saint Paul n'est pas consi-
dérable. On n'a relevé chez lui aucun détail prouvant
qu'il ait lu un auteur profane quelconque. Il y a,
dans ses discours, trois citations de poètes. Mais
l'une est un de ces mots passés en proverbe (I Cor.,
XV, 33 : Corrumpunt mores bonos coUoquia prava)
qu'on répétait à l'occasion sans savoir qu'il était tiré
de Ménandre. La seconde est un hémistiche court et
expressif (Act., xvii, 28 : ToXi •/à.p ma yémi èf^/jév) qui
semble fait pour les citations et qu'Aratus et Cléanthe
ont inséré dans leurs hexamètres. La troisième
(Tit., I, 13 : Cretenses semper mendaces, malae bes-
tiae, ventres pifiri) n'est qu'un dicton satirique sou-
vent décoché aux Cretois même par ceux qui n'avaient
jamais ouvert les Oracles d'Epiménide. S'il est vrai
cependant, comme cela semble problable, que la
sentence alléguée devant l'Aréopage (Act., xvii, aS :
In ipso i'ivimus et moyemur et sumus) est empruntée
à la même pièce d'Epiménide intitulée Minos, il est
possible que Paul ait eu de ce poème une connaissance
directe. Cf. Rendel Harkis, St. Paul and Epime-
nides, dans VExpnsitor, octobre 1913. En tout cas,
son érudition classique était fort restreinte.
On a souvent signalé d'étroits rapports entre la
morale de Paul et la morale stoïcienne. On a supposé
des relations directes entre l'Apôtre et Sénèque; et
la chose n'est pas impossible a priori, puisqu'il s'a-
git de contemporains, morts la même année ou à peu
d'années d'intervalle. Une prétendue correspondance
entre ees deux grands hommes a été plusieurs fois
publiée, en particulier par Aubbrtin, Sénèque et saint
Paul, étude sur les rapports supposés entre le phi-
losophe et l'apdtre^ , Paris, 1872, et, d'une façon plus
critique, par Woulrnbrrg, Die Pastoralbriefe'^,
Leipzig, 191 1, p. 36^-375. En la lisant, on est pro-
fondément surpris que saint Jérôme, sans en garantir
l'authenticité, lui ait accordé assezd'importance pour
assigner à Sénèque une place dans la liste des écri-
vains ecclésiastiques (/>e vir. ilL, 12; cf. Epist ad
Macedon., cliii, i4).Personne ne l'avait signalée avant
892, date du De viris illustrihus. « Jamais plus mal-
adroit faussaire n'a fait parler plus sottement d'aussi
grands esprits. Dans cette correspondance ridicule,
le philosophe et l'apôtre ne font guère qu'échanger
des compliments, et, comme les gens qui n'ont rien
à se dire, ils sont empressés surtout à s'entretenir
l'un l'autre de leur santé. Il n'est pas une fois ques-
tion entre eux de doctrines, et il ne leur arrive jamais
de s'occuper de ces graves problèmes que soulevait
la foi nouvelle. Cependant Sénèque est censé initié à
tous les mystères du christianisme, il en reçoit et en
comprend les livres sacrés, il le prêche à Lucilius et
à ses amis... il raconte même qu'il en a parlé à l'em-
pereur et que Néron parait assez disposé à se con-
vertir. Toutes ces belles choses sont ditessècheraent,
dans des lettres de quelques lignes où le vide des
idées n'est égalé que par la barbarie de la forme. B
G. BoissiER, La religion romaine d'Auguste aux An-
ionins, Paris, 1878, t. II, p. 5i.
Ecartons cette correspondance dont aucun historien
sérieux ne fait plus état : amusement futile d'un
esprit oisif ou supercherie littéraire d'un apologiste
malavisé, qui croyait grandir Paul en lui donnant
pour disciple et ami le plus grand des philosophes
romains. 11 y a certainement entre les deux écrivains
des rencontres assez frappantes d'idées et d'expres-
sions dont on a voulu conclure soit que Sénèque était
chrétien dans son cœur (Flbury, Saint Paul et Sénè-
que, Paris, i853), soit que saint Paul s'inspire de
Sénèque. On n'a pas remarqué que les passages ser-
vant de terme de comparaison n'appartiennent pas
en propre à Sénèque, mais au fonds commun du
stoïcisme. Il faut donc porter la question plus haut
et se demander si l'Apôtre, peut-être sans le vouloir
et sans le savoir, n'aurait pas subi l'influence de la
morale stoïcienne. Le stoïcisme n'est pas un produit
du sol hellénique. C'est une importation d'Orient. Ses
fondateurs et ses principaux représentants étaient
Sémites, ou du moins orientaux. Au premier siècle,
la ville de Tarse était célèbre entre toutes par ses
écoles philosophiques, où le stoïcisme était prépon-
dérant. Autant de canaux par lesquels la doctrine
du Portique pouvait arriver à l'Apôtre.
Mais, à y regarder de près, la thèse qui fait de Paul
un disciple des stoïciens paraîtra bien précaire, bien
invraisemblable. Les stoïciens se servaient, surtout
en morale, d'une langue à part. Leur habitude de
définir, de disséquer les notions, les distingue à pre-
mière vue des autres philosophes. Pour constater
que le lexique de Paul n'ofl're aucun rapport avec
celui des stoïciens, il suffit de comparer les liste» des
vertus morales. Des quatre vertus cardinales, la
force (mSpsix) n'est même pas nommée par l'Apôtre;
la tempérance (aoifpot!Ù\in)r\e l'est qu'une fois, dans les
Pastorales (I Tim., 11, 9.16); la prudence (p/3«v>jtiç) une
fois aussi et appliquée à Dieu {Eph., i, 8); la justice
(iixKiomvyj) est employée dans un sens très difl"érent. On
ne trouve chez lui aucune trace des vertus secondaires
qui divisent et subdivisent à l'infini les vertus prin-
cipales. Un seul mot, la bénignité (xt>imrr,i), rappelle
vaguement le vocabulaire stoïcien.
Les doctrines diffèrent encore plus que le langage.
Les stoïciens parlent souvent de Dieu, de l'âme, de
la providence, de la prière, de la bienfaisance; mais
ces termes n'ont presque rien de commun avec les
idées chrétiennes correspondantes.
Le dieu des stoïciens n'est pas le Dieu personnel,
le Dieu bon, juste, saint, tout-puissant que les chré-
tiens adorent. Le dieu des stoïciens c'est la nature,
l'ensemble des êtres, le grand Tout, ou, si l'on veut,
la loi du monde, l'intelligence de l'univers, la force
opposée à la matière ; car ils concevaient dieu tantôt
comme la somme de ce qui existe, tantôt comme le
principe actif des êtres. « Quid est natura quant deus
et dii'ina ratio toti mundo parlibusque ejus inserta ? »
(SÉNÈQOB, De henef., IV, ^.)Ils necroyaientpasplusà
l'immortalité de l'âme qu'à la personnalité de Dieu.
Pour être conséquents avec eux-mêmes, ils devaient
dire que l'âme se dissout avec le corps, qu'elle re-
tourne aux éléments, qu'elle se perd dans le grand
Tout, dont elle n'est qu'une parcelle. El c'esten effet
ce qu'affirme plusieurs fois Epictète. Sénèque est
plus hésitant, car il se souvient que plusieurs cory-
phées du Portique accordent aux âmes une certaine
survivance. D'après Diogène LAiincE (vit, ibj),
Cléanthe les laissait subsister jusqu'à la conflagration,
c'est-à-dire jusqu'au temps où le monde sera détruit
par le feu; mais Chrysippe restreignait ce privilège
à l'âme des justes. Ce qui faisait dire plaisamment à
CiciÎRON (/"i/sch/., I, 3i) : « Stoici usuram nobis lar-
giuntur tanquam cornicibus ; diu mansuros aiunt
animos, semper negant. » Avec ces idées sur Dieu et
sur l'àme, on peut imaginer ce que devait être la
providence. C'était la destinée fatale, la loi immua-
ble de l'univers, le décret inflexible de l'intellifc'ence
1647
PAUL (SAINT) ET LE PAULINISME
1648
aveugle qui gouverne le monde et se confond avec
lui. Comment peut-il être encore question de prière?
Que demanderait-on aux dieux? Une dérogation à la
destinée? Mais cela est impossible ; cela est impie.
Le bonheur et la vertu? Mais cela dépend de nous
seuls. Au point de vue stoïcien, Sénèqub a raison :
« Qaid yotis opus est? Fuc te ipsiim felicem {Epist.,
XXX, 5). Qiiain stultum est optare, cum possis a le
impetrare » (Epist., xli, i). La prière typique du stoï-
cien est contenue dans la formule de Gléanthe
(J. VON Armm, Stoicorum veteriiin fragmenta, Leipzig,
igoS, t. I p. iiS) recommandée par Epictktk
(Èiichir., LUI) : et par SiiNÈQUB (Epist. ad Liicil.,
cvii, lo) : « Conduis-moi, Jupiter, avec la Destinée,
là OÙ vous avez décidé de me conduire, afin que
je suive de gré ou — si par malice je refusais — de
force. »
AyO'j Se fx '&1 Zeû x«t ffù yr, ïisTipufJiév'O
' Onoi TToO û/ifv €i/it Stcf.r£7uy/j.ivOi •
'ii; i-pOfiKiy ' ».o/.yoç, • y,v 5é ys _uïj fle'/w,
Kc^fCç ysvofxtvoij oùciv rJTTOv k^po/J-at.
Prière aussi peu chrétienne que possible. Le stoï-
cisme était la philosophie du désespoir, tandis que
le christianisme est la religion de l'espérance. Contre
les maux de la vie, le stoïcien n'avait qu'un antidote,
l'orgueil, qui lui faisait dire : Douleur, tu n'es pas un
mal. Et si l'antidote ne suffisait pas, il restait tou-
jours le suprême remède, le suicide. Sans la res-
source du suicide, la vie, pour le stoïcien, vaut-elle la
peined'ètrevécue?Cen'estpasqu'iln'yaildans l'effort
à sauvegarder sa dignité d'homme, dans sa phil-
anthropie dictée par la raison, mais étrangère à la
pitié qui est considérée par lui comme une faiblesse,
et même dans sa triste résignation à la Fatalité, quel-
que chose de noble et de touchant; mais rien qui
ressemble à l'idéal chrétien. EpicTiiTH est regardé à
juste titre comme le représentant le meilleur et le
plus complet de la morale stoïcienne. Or voici ce
qu'en dit un connaisseur qui s'est fait une spécialité
de celte étude (Adolf Bonhoffer, EpUdet iind das
Neiie Testament, Giessen, igii, p. iy8) : « A la lin
de notre enquête sur l'inlluence exercée sur saint
Paul par la philosophie, en particulier par la philo-
sophie stoïcienne, nous constatons que les termes,
les expressions et les idées qui de prime abord pré-
sentent un rapport frappant avec le stoïcisme, sont,
à y mieux regarder, si différents et même tellement
opposés qu'il est impossible d'admettre chez l'Apô-
tre une connaissance exactedela doctrinestoïcienne
ni des emprunts voulus à celte doctrine. » On peut
consulter les deux articles du P. Lagrange sur La
philosophie religieuse d'Epictèle et le christianisme,
dans la Jievue biblique, 1912, p. 5-2i et 192-212. Le
P. Lagrange croit, comme Zadn, « qu'Épictète a lu
saint Paul, et qu'il l'attaque indirectement, sans
l'avoir bien compris )i. C'est possible, après tout;
quoique les preuves ne soient pas très fortes. Mais,
l'hypothèse une foisadmise,noussouscririons volon- ;
tiers à celte conclusion (p. 211): « Epictèle a connu j
l'existence du christianisme, il n'a pas cherché à
l'approfondir. Il était incapable de le goùter,ne vou-
lant accepter d'autre lumière que celle de la raison,
d'autre point d'appui que la volonté, d'autre libéra-
tion ou de salut que le don initial du libre arbitre. »
De toutes les formes de la philosophie antique, c'est
peut-être le stoïcisme et le pyrrhonisme qui sont le
plus irréductiblement hostiles àlàvérité chrétienne,
parce que l'un nie la raison et que l'autre la divi-
nise.
2. Le paulinisme et les religions orientales
hellénisées. — M. Jacquier a étudié, dans ce Dic-
tionnaire, de façon très complète, la question des
Mystères païens et saint Paul; M. d'Alès a examiné
en particulier la rencontre de la Beligion de Milhra
avec le christianisme. Il n'y a pas à y revenir ici.
Nous signalerons seulement en peu de mots deux
ou trois vices de méthode dont se rendent coupables
plusieurs de ceux qui prétendent appliquer die reli-
gionsgeschichtliche Méthode, comme on dit en Alle-
magne, c'est-à-dire la méthode historique dans
l'élude des religions comparées. A leurs assertions
gratuites, on peut opposer le plus souvent une sim-
ple fin de non-recevoir.
i. Cercles s'icieux et paralogismes. — Pour tout
chrétien et tout Israélite, les mystères du paganisme
étaient l'abomination de la désolation, car ils impri-
maient sur le front de leurs adhérents, encore plus
que les autres pratiques superstitieuses, le sceau de
l'idolâtrie. Il ne s'ensuit nullementqu'onn'ait pas pu
tirer de là des comparaisons et des métaphores.
Philon, qui parle avec un souverain mépris de ces
initiations honteuses, amies du secret et de l'ombre,
refuge des voleurs et des courtisanes (De sacrifi-
cantibus, Mangey, t. II, p. 260-1 ; Liber qnisquis liri.
studet, t. 11, p. 44"). s'approprie sans scrupule, à
l'occasion, la langue des mystères et s'en sert pour
expliquer le sens symbolique des Ecritures (/Je Che-
rubim,l. II, p. 147; De sacrif.Abel et Cain,t. Ijp.l'jS).
Même phénomène chez saint Justin et chez Clément
d'Alexandrie. Ce dernier exploite en grand le voca-
bulaire des gnostiques et des mystères d'Eleusis,
Voir Stromales, I, 28; II, 10 ; IV, -ïi ; V, lo-i 1 ; VII,4,
etc. II ne faudrait pas conclure, pour autant, qu'il
admire ces initiations païennes et qu'il sente le
besoin d'en enrichir le christianisme. On sait com-
ment il stigmatise les cultes orgiastiques et les rites
secrets d'Eleusis; c'est pour lui le comble de l'igno-
minie et du ridicule et tous les païens sensés
devraient en rougir (Protrepticus, 11, 21-28, édit,
Stabhlin, Berlin, i9o5,p. 10-17). Saint Paul pourrait
donc aussi employer la terminologie des mystères,
comme il emploie celle des jeux du stade et du
théâtre, d'autant plus que cette terminologie était
passée dans la langue usuelle; mais ce qui est inad-
missible, c'est la dépendance pour le fond des idées
et l'emprunt conscient de ces rites idolâtriques.
« Quel pacte ou quel accord entre le Christ et Bélial,
entre le fidèle et l'infidèle, entre le temple de Dieu et
les idoles? » (II Cor., vi, i5-i6.) Ce qu'on a dit plus
haut de la philosophie profane s'applique à plus
forte raison aux pratiques païennes.
Le grand danger, dans l'histoire comparée des
religions, est de prendre une analogie pour une imi-
tation, une similitude de langue pour une dépen-
dance d'idées. Les sages réflexions de Cumont (Les
religions orientales, Paris, 1907, préface, p. xi-xiii)
sont à méditer. Mais si l'imitation était démontrée,
il faudrait examiner d'abord de quel côté elle se
trouve (Ibid., p. xi) : « Dès que le christianisme
devint une puissance morale dans le monde, il s'im-
posa même à ses ennemis. Les prêtres phrygiens de
la Grande Mère opposèrent ouvertement leurs fêtes
de l'équinoxe du printemps à la Pâque chrétienne et
attribuèrent au sang répandu dans le laurobole le
pouvoir rédempteur de celui de l'Agneau divin . »
Les Pères accusent le diable, ce singe de Dieu, d'avoir
inspiré ces parodies du culte chrétien. Il sepeul qu'ils
se trompent. Encore serait-il bon d'examiner sans
parti pris la question de priorité.
Pour juger des rapports entre deux grandeurs, il
faut les bien connaître l'une et l'autre. Or la plupart
des savants modernes qui prétendent appliquer la
religionsgeschichtliche Méthode (Reitzenstbin, Die-
TERicH, Hepding et autres) peuvent être des philolo-
gues distingués, mais ils sont tout à fait étrangers
1640
PAUL (SAINT) ET LE PAULINISME
1650
aux études bibliques et ne procèdent, dans leurs
comparaisons des textes, qu'à coups de concordance.
Il en résulte les malentendus les plus extraordinaires.
Ainsi Heitzhnstbin, qui s'excuse de s'immiscer, lui
philologue, dans les matières théologiques (Die hel-
Unisttschen Mrslerienrelifioiien. Leipzig, 1910, p. i),
n'hésite pas à trancher les questions du ton le plus
doctoral. Il révoque en doutccetle assertion deHAn-
NACK dictée par le bon seDs(Militia Chiisti, p. 122)
que « la désignation des chrétiens comme soldats
du Christ n'est due en aucune façon à l'influence
des religions étrangères ». Au même endroit (note
sur TTc-KTiûrai ôèoû, xà-Toyot, oéafjtot^ p. 66-83), il prétend
que saint Paul s'est appelé prisonnier du Christ.
(fcyKio; X/sioToâ I>j70û, Pliilem., 1 et g; Eph., m, 1) à
l'imitation desz«T«;;oi, enfermés dans le Sérapéumde
Memphis . 11 assure (p. 80) que les xdroy/^i ou &i7ij.tii de
Sérapis ou d'Isis étaient « des novices servant dans
le temple, dans l'espoir d'une initiation, qui se fai-
sait attendre des années, parfois toute la vie «.Mais
les autres érudits ne partagent pas sa belle assu-
rance. Pour Prbuschen (yî/o«c/i/um «nrf Serupishdt'^,
Giessen, 1908) les xàroyoi sont des possédés, non des
prisonniers. Wilcken {Papyruskunde ,1 . I. 2" partie,
p. 1 3o-2) est du même avis : « Der Gott hait ihn fest,
nimmt Besilz von ihm (xy.Tiyet), so dass er ein vom
Gott Ergriffener, Besessener ist. » Et quand le mot
xv.Toyci signifierait prisonnier, qu'aurail-il à faire
avec le SsT/ito; de l'Apôtre?
a. Anachronismes et im'raisemblances. — Fait
constant mais trop oublié : à part le culte d'Attis et
de Cybèle, qui se prèle peu aux rapprochements
avec saint Paul, les diverses religions orientales
répandues dans le monde gréco-romain au premier
siècle de notre ère ne nous sont connues que par
des documents très postérieurs à l'Apôtre. Nous
ignorons par conséquent sous quelle forme elles se
présentaient vers le milieu du premier siècle. Pour
les mystères isiaques. notre source principale et
presque unique, en dehors des Pères de l'Eglise, est
VAne d'or d'Apulée, ce roman satirique et licencieux
écrit dans la seconde moitié du deuxième siècle.
Curieux et superstitieux comme il l'était, Apulée a
pu fort bien rechercher l'initiation d'Isis ; mais, dans
ce récit grotesque, il est malaisé de faire le départ
entre la vérité et la fantaisie, entre la piélé sincère
et le persiflage. Quoi qu'il en soit, nous sommes loin
de 1 Eglise naissante, et le rapport de dépendance,
si tant est qu'il existe, peut se tourner en sens
contraire.
Pour qu'une forme religieuse influe sur une autre,
il faut que la première soit antérieure à la seconde
ou tout au moins qu'elles soient contemporaines. Or
un contact entre le christianisme naissant et le
mithriacisme, par exemple, est tellement improba-
ble a priori qu'on peut l'écarter sans balancer. Ce
eulle était encore inexistant, pour ainsi dire, dans le
monde romain. Stb abon (XV, m, 1 3) et Qdintb-Curce
{Alex., IV, XIII, 4S) parlent de Mithra comme d'un
dieu perse; Stacb (Theb., 1719-20), comme d'un étran-
r ; LuciKN (Dec, coric, 9; Jiip. tra^.), comme d'un
dieu barbare. Selon Plutarqde {Vita Pompei,ii.xiv),
l»s Romains en doivent la connaissance aux pirates
lyciens vaincus par le grand Pompée. Aucun écrivain
iu siècle d'Auguste n'en dit un mot. La religion de
itbra ne commença à se répandre dans l'empire
m'après l'annexion du Pont, de la Cappadoce, de
'Arménie et de la Commagène (à partir de Vespa-
iien). Les missionnaires du mithriacisme furent les
soldats, les marchands et les esclaves. Voilà pour-
jnci nous n'en trouvons guère de traces que dans
es grandes villes cosmopolites, les principaux ports
le mer et les stations militaires placées le long des
frontières. Le monde grec fut particulièrement réfrac-
taire à une religion restée troj) orientale. Si l'on con-
sulte la carte jointe à l'ouvrage de Gumont sur les
Mystères de Mithra^, Varis, igoa, on verra qu'aucun
monument mithriaque n'est mentionné en Macédoine
et en Grèce (à l'exception du Pirée), aucun dans les
provinces de Bithynie, de Galatie, de Pamphylie, de
Lycie, de Paphlagonie, un seul (Amorium) ilans la
province' d'Asie, un autre (Tarse) en Cilicie, deux
respectivement en Cappadoce (Césarée et Tyane), en
Syrie (Sidon et Sahin), en Egypte (.\lexan(lrie et
^Iemphis). A part Rome et l'Italie centrale, les rai-
thréums ne se trouvent plusqu'à l'extrême périphérie
de l'empire, en Numidie, sur les bords du Rhin ou
du Danube, ou dans les villes de garnison, surtout
en Germanie, en Dacie et en Pannonie. En regard
de cette distribution géographique, placez la carte de
Deissmann (A'flH/H.ï, Tubingue, 1911), représentant le
théâtre de l'apostolat de Paul, vous voirez que les
deux domaines s'excluent mutuellement. Le Christ
prêché par Paul prend d'abord possession du monde
hellénique, du monde civilisé; Mithra est encore
relégué aux confins du monde barbare. Mithra ne
dut sa fortune éphémère qu'à la protection de l'Etat.
Favorisé par les Flaviens (70-96), il entra au pan-
théon romain sous Commode (180-192) qui se Ut ini-
tier aux mystères perses. Il vit son apogée au ni' siè-
cle. Cependant, en 248, Origèhr (Contra Celsum, vi,
a3) le traite comme une secte obscure et une valeur
négligeable. Organisé en petits groupes autonomes,
d'où les femmes étaient exclues et qui ne pouvaient
compter tout au plus qu'une centaine de personnes,
le mithriacisme ne semble jamais avoir visé à l'uni-
versalité. Toujours est-il qu'abandonné à lui-même
il disparut bientôt dans l'indifférence et l'oubli. Du
reste, au temps de saint Paul, <i les mystères mithria-
ques n'avaient aucune importance»; il est donc
invraisemblable que Paul les ait connus et tout à
fait inadmissible qu'il leur ait rien emprunté. Tel
est l'avis de Cumont (Les religions orientales,
Paris, igo6, p. xv), de de Jong (Das antike Mysterien-
wesen, Leyde, 1909, p. 60), de Harnack (Mission und
Ausbreitung des Christentums^, Leipzig, 1906, t. II,
278). de TocTAiN (Les cultes païens dans l'empire
romain, t. II, Paris, 1911, p. iSo-iSg).
Ce serait un anachronisme encore plus intolérable
ou, pour mieux dire, de la fantaisie pure, que d'in-
terpréter le baptême chrétien par le rite du Tauro-
bole, pratiqué en l'honneur de Cybèle et d'.\ttis.
Frudb.nce (Peristephanon, x, ioii-io5o) nous a laissé
une description détaillée de cette répugnante céré-
monie. Le candidat, placé dans une fosse recouverte
d'un plancher à claire-voie et le buste nu jusqu'à la
ceinture, recevait le sang fumant du taureau immolé
sur lui et en humectait avec délices les yeux, les
oreilles, les narines, la langue et l'intérieur du
palais.
Le rapport entre le myste d'Attis et le néophyte
chrétien est-il bien frappant? Mais il faut encore
ajouter ceci, pour mieux marquer la différence :
a) Le taurobole n'est pas un rite d'initiation et il
n'est pas spécial au culte de Cybèle. i) Il n'est con-
sidéré ni comme une nouvelle naissance ni comme
un gage de vie éternelle, c) Il est de date relati-
vement récente et, loin d'avoir influencé Paul ou les
premiers écrivains chrétiens, il peut fort bien avoir
subi lui-même l'influence du christianisme.
On offrait des tauroboles à la déesse Ma, la Bel-
lone de Comane en Cappadoce ; le premier taurobole
connu par une inscription datée (en i34 après J.-C.)
fut réclamé par la Vénus Céleste. M. Cumont pense
qu'il ne devint propre au culte delà Mère des dieux
qu'à partir du deuxième siècle de notre ère. Même
1651
PAUL (SAINT) ET LE PAULINISME
1652
sous l'empire, il est le plus souvent administré pour
le salut de l'empereur, ou par suite d'un vœu, ou par
ordre de la déesse. Tous ces faits prouvent que ce
n'était pas un rite d'initiation ; car un tel rite ne
passe pas aisément d'une religion à l'autre et son
effet n'est pas transmissible. C'était donc un sacriiice
comme les autres, mais plus coûteux et par là même
réservé aux personnages jiublics ou aux commu-
nautés. — Plus tard, le taurobole devint personnel
et fut considéré comme un puissant moyen de puri-
lication. Le taiirobolié était censé lavé de ses fautes;
mais l'effet n'en durait que vingt ans. Ce temps
écoulé, le sujet devait recevoir le sang d'un nouveau
taurobole. D'assez nombreuses inscriptions latines
mentionnent cette répétition, soil à une époque indé-
terminée (Corp. Inscr. Lai., t. VI, 5o2 et t. X, l5y6),
soit après un laps de vingt années (Ilnd., t. VI, 5o^,
5i2). Une seule fois (Corpus, t. VI, ■)i<S)\e taurobolié
est présenté comme in aeternum reiiatus; mais il
s'agit d'un vieillard qui ne pouvait guère espérer
vivre plus de vingt ans. Cf. Lagrangb, Atlis el le
Christianisme dans la Jieviie biblique, 1919, p. 4«9-
480.
Mais l'anachronisme le plus choquant est de prou-
ver la dépendance de Paul à l'égard des religions
orientales par les Litres hermétiques et les Papyrus
mugiques, comme le fait notamment Ubitzbnstein
{Poimandres, Studien zur griechisch-ngypt'schen uiid
friihckristlichen Literiilur, Leipzig, 1904). Les papy-
rus magiques ne sont pas antérieurs au troisième et
au quatrième siècle de notre ère, quoiqu'ils puissent
contenir et contiennent sans doute des documents
plus anciens. Voir Tu. Schermann, Griechische Zau-
berpapyri und das Gemeinde-und-Dankgebet im I
Klemensbriefe, Leipzig, 1909, p. 2. Quant aux livres
hermétiques, ils sont aussi, dans leur étal actuel, du
quatrième, tout au plus de la fin du troisième siècle.
Cf. L. Ménard, Hermès Trismégiste-, Paris, 1867
(traduction précédée d'une étude sur l'origine des
livres hermétiques); J. Kroll, Die Lehren des Her-
mès Trismegistos, Miinster-en-W., igi^. Stock, Her-
mès Trismegistus (dans Kncycl. of Religion and
Ethics.l. VI, I9i3)pense qu'ils furent composés entre
3i3 el 33o, car Lactance est le premier qui les cite;
il en donne cette appréciation (p. 6a0) : « Prenez
Platon, les Stoïciens, Philon, le christianisme, le
gnosticisme, le néo-platonisme, le néo-pythago-
risme; amalgamez tout cela, en y ajoutant une forte
dose d'idées égyptiennes, et vous aurez quelque
chose de semblableà Hermès Trismégiste telquenous
le possédons. » II est vrai que Reitzenstein se fait fort
de retrouver les parties anciennes, à force de gratter
le vernis moderne; mais il ne peut se dissimuler ce
que ses intuitions ont d'hypothétique el ses déduc-
tions de précaire. Est-ce d'une bonne méthode que
de chercher dans des compositions hybrides, de date
et de provenance incertaines, la source de la pensée
de Paul et n'est-ce pas vouer une thèse au ridicule
que de l'élayer de pareils arguments ? Cf. Mange-
NOT, La langue de saint Paul et celle des mystères
païens (dans la Ret'ue du clergé français, igiS,
t. LXXV, p. I2ç)-i6i).
m. La judaïsme et le paulinisme. — Sous le
nom de judaïsme on entend soit le rabbinisme cris-
tallisé dans le Talmud, soit l'ensemble des idées reli-
gieuses dont les écrits palestiniens, à peu près
contemporains de l'âge apostolique, nous renvoient
l'écho.
I. Le rabbinisme et le paulinisme. — Autrefois
ScHOETTGEN, LiGHTFooT ct d'autrcs savants qu'énu-
mère Vollmbr {Die alttestam. Zitate bei Paulus,
1895, p. 8o-8i) tentèrent d'illustrer le texte de
saint Paul par des passages tirés du Talmud. Le
succès fut médiocre. Fbanz Delitzsch (Paulus'Brief
an die Humer in das Hebraische tibersetzt und aus
Talmud und Midrasch erlàutert, 1870) a renouvelé
l'entreprise sans beaucoup plus de succès. 11 fallait
s'y attendre. Le rabbinisme du temps de saint Paul
nous est inconnu. Ce que nous nommons ainsi est le
produit artificiel d'une école isolée, qui se constitua
après la ruine du Temple et fut successivement
transplantée à lamnia, à Lydda, à Séphoris, à Tibé-
riade. La source la moins trouble du rabbinisme, la
Misclina, remonte seulement à la fin du second
siècle. Selon la comparaison saisissante et juste de
ScHWBiTZER (Paulin. Forschung, p. 38), le rabbinisme
du Talmud « ressemble à une prairie calcinée par
un soleil torride. Il fut un temps où cette herbe
jaunie et poussiéreuse était verdoyante et fleurie.
Quel était alors l'aspect de la prairie ? » Nous ne le
savons pas; et dans cette ignorance, nos rapproche-
ments sont bien précaires. L'ouvrage classique «le
Wkber (Jiidische Théologie auf Grand des Talmud
und vertvandter Schriften-, Leipzig, 1897) a la
sagessede les éviter. Saint Paul n'y est cité que deux
fois; et c'est encore une fois de trop (II Cor., xii, 4).
L'emploi du sens typique est commun à Paul et au
rabbinisme, mais ce n'est pas au rabbinisme que
Paul le doit. Certains procédés de citation et d'argu-
mentation, par exemple Gai., iv, 22-3i; I Cor., 11,
9-10; Rom., X, 5-8, voilà tout ce que l'Apôtre a
retenu des habitudes de l'école fréquentée par lui
dans sa jeunesse. Voir dans I Cor., x, 4 (Bibebant de
spiritali, conséquente eos, petra : petra autem erat
Christus) une allusion à la pierre qui suivait partout
les Israélites dans le désert, selon la fable ridicule
du Talmud, serait travestir grossièrement sa pensée.
Cf. sur ce texte, le commentaire de Cornbly et, sur
la question en général, la Théologie de saint Paul',
1920, l 1, p. 22-28.
2. Le judaïsme apocalyptique et le paulinisme.
— C'est J. Wbiss qui inventa le messianisme
eschatologique (Die Predigt Jesu vom Reiche Gottes,
Gcettingue, 1892 ; 2e édition très augmentée en 1900);
LoisY Ut chorus dans l'Evangile et l'Eglise . Schwei-
TZBR prête à l'opinion nouvelle l'appui de son réel
talent cl de son ardente polémique (Von Reimarus
zu Wrede, Tubingue, 1906; 2» édition augmentée
sous ce titre Geschichte der Leben-Jesu-Forschung,
Tubingue, igiS). Voici, variante» à part, le fond du
système. Jésus croyait à l'apparition soudaine, immi-
nente et catastrophique du Messie. Comment arriva-
t-il à se persuader qu'il était lui-même ce Messie, la
nouvelle école ne l'explique pas clairement. Toujours
est-il qu'ayant en vain caressé l'espoir de l'être de
son vivant, il comprit qu'il ne remplirait ce rôle
qu'après sa mort. Il se résigna donc à mourir. Mais,
dans son attente, la parousie devait suivre la mort
de si près qu'il ne songea pas à fonder une Eglise.
A quoi bon, pour si peu de temps ? Cf. Lagbange, Le
sens du christianisme. Paris, 1918, p. 23o-a68.
Kabisch (Die Eschatologie des Paulus in ihren
Zusammenhangen mit dem Gesamtbegriff des Pauli-
nismus, 1893) avait attribué le même système à
l'Apôtre. ScHWHiTZER s'est fait l'héritier de ces théo-
ries qu'il défend avec fougue dans sa Geschichte der
paulinischen Forschung, Tubingue, 191 1. Paul, lui
aussi, attendait le retour du Christ à brève échéance.
C'est ce qui explique le caractère provisoire de sa
morale. Toutes ses pensées sont tournées vers l'ave-
nir. Il n'aspire qu'à une chose : échapper à la des-
truction. Or ce sera le privilège de tous les croyants,
au moment où le Christ inaugurera son règne. Les
conditions pour y être admis sont la foi et les sacre-
ments (baptême et eucharistie), qui nous unissent
mystiquement au Christ. La justification, la réconci-
1C53
PAUL (SAINT) ET LK PAULINISME
1654
liation, c'est l'assurance d'y avoir part. Il reste, dit
Schweilzer (p. 187), des points à éclaircir : « Y a-t-il
deux résurrections ou une seule? Y aura-t-il un
jugement à l'heure de la parousie?Sur quoi portera-
t-iï? Qui le subira? En quoi consistera la récompense
elle cliàtimenl? Que deviendront ceux qui ne seront
pas admis au royaume? Quel est le rapport entre le
jugement et l'élection ? Quel sera le sort des croyants
qui ont reçu le baptême, mais n'ont pas conservé la
grâce? Ont-ils complètement perdu la béatitude, ou
sont-ils simplement exclus du royaume messianique?
Paul connait-il une résurrection générale? Si oui,
\quand aura-t-elle lieu? », etc.
Schweilzer se proi)osait d'éclaircir toutes ces
questions dans un nouvel ouvrage; mais, étant parti
< omme missionnaire au Congo, le ■2t\ mars 1918, il est
probable que son ouvrage ne paraîtra pas. Ainsi
nous n'avons plus l'espoir de jamais comprendre
saint Paul; car personne, affirme Schweitzer, ne l'a
jamais compris jusqu'ici, si ce n'est i)eut être
Kabisch, partiellement.
IV. VÉRITABLES SOURCES DU PAULINISME. PrCSqUC
tous les systèmes mentionnés plus haut contiennent
quelques parcelles de vérité; mais ils ont le torl
d'être exclusifs et de vouloir simplifier à l'excès un
problème complexe. On crée de fausses perspectives
en mettant trop en lumière des points accessoires
et en rejetant dans l'ombre des points essentiels.
Que le rabbinisme où Paul s'est formé, l'hellénisme
où il a vécu, la culture philosopUi(|ue et le mysti-
cisme religieux rencontrés sur sa roule aient influé
dans une certaine mesure sur son langage et même
sur sa pensée, personne ne le niera; mais les sour-
ces principales de la théologie paulinienne n'en sont
pas moins : l'Ancien Testament, l'enseignement de
Jésus avec la prédication des premiers apôtres, l'in-
spiration personnelle.
A) Ancien Testament. — La Bible est pour saint
Paul, comme pour tous ses compatriotes, l'autorité
souveraine et irréfragable, la parole de Dieu. C'est
le Livre par excellence, le seul qui renferme toute
vérité et le seul digne d'être étudié. L'Apôtre le
possède à fond et le sait presque par cœur dans les
deux langues, grecque et hébraïque. Il le cite con-
stamment de mémoire, sans s'astreindre à une exac-
titude méticuleuse. Quand on dit que ses lettres —
l'Epitre aux Hébreux non comprise — contiennent
quatre-vingt-quatre citations de l'Ancien Testament,
on ne donne qu'une idée très imparfaite de la réalité.
En dehors des citations expresses, son langage est
tissu d'allusions et de réminiscences, inconscientes
ou voulues. Gomme celui de Bossuet et de saint Ber-
nard, son style est tout imprégné d'expressions bi-
bliques qui jaillissent spontanément de son souve-
nir. Ses conceptions religieuses ont leurs racines
dans l'Ancien Testament et son langage est greffé
sur celui des Septante. Mais ni les conceptions ni le
langage ne sont stéréotypés. De mêmequeson champ
de vision dépasse de beaucoup celui des prophètes,
de même aussi les mots qu'il emploie subissent une
extension et un accroissement de sens proportion-
nés au progrès des doctrines.
B) L'enseignement de Jésus et la prédication des
premiers apôtres. — La thèse de Resch ( i>er PaH-
linismus und die Logia Jesu, Leipzig, igo^), d'après
lequel Paul ferait constamment usage d'un Evangile
primitif en araméen, d'où seraient sortis nos trois
Synoptiques, n'a pas été prise en considération. A
juste titre; car les nombreuses et remar(|uables coïn-
cidences d'idée et d'expression entre saint Paul et les
évangélisles peuvent fort bien s'expliquer par la tra-
dition orale et la catéchèse apostolique. Mais celte
catéchèse à peu près uniforme, synthétisant l'ensei-
gnement de Jésus, est un fait indéniable et révéla-
teur. En dehors de la question des observances léga-
les, il n'est pas Iracede dissentimenlentre le docteur
des Gentils et ses collègues dans l'apostolat. Encore
ce point, moins théorique que pratique, fut-il vite
réglé à l'amiable. Pour le reste, mêmes idées sur
Dieu, sur la personne du Christ, sur le salut, sur les
sacrements, sur les destinées finales de l'homme.
Pierre, Jacques et Jean, à l'assemblée de Jérusalem,
approuvent solennellement l'évangile de Paul (Gai.,
II, 7-9). Celui-ci, en louant la foi des Roniains(/?oni.,
XV, il)), évangélisés par d'autres, a la certitude qu'ils
professent la même doctrine que lui sur la valeur
du baptême (vi, 3), sur l'abolition de la Loi (vu, 2)
et sur d'autres points qu'on serait porté à regarder
comme lui étant propres. Loin de chercher à s'isoler,
Paul en appelle volontiers au témoignage des autres
hérauts de la foi: « Soit moi, soit eux, ainsi nous
])rêchons et ainsi vous avez cru » (1 Cor., xv, 11). Et
c'est bien naturel, puisqu'il n'y a pas deux évangiles,
mais un seul, qui est l'Evangile du Christ (Gai.,
1, 6-7; U Cor., XI, 4).
C) Inspiration personnelle, — L'Apôtre attribue
toujours son évangile à une révélation immédiate
du Christ (Epk., m, 3-io). Il écrit aux Galates (i, 11-
la) : « Mon évangile n'est pas selon l'homme, car je
ne l'ai ni reçu ni ap|)ris d'un homme, mais par
révélation de Jésus-Christ. » Son évangile, celui
qu'il exposa à l'assemblée de Jérusalem pour mon-
trer qu'il n'avait pas fait fausse route (Gai., 11, 2;
cf. II, 7), c'est le tour spécial que prend sa prédication
quand il s'adresse aux Gentils ou qu'il défend leurs
privilèges; c'est l'annonce du Mystère. La vision du
chemin de Damas fut la plus importante des révéla-
tions, mais ne fut pas la seule. Jésus avait promis
à Paul (,-(c<,,xxvi, 16) que d'autres suivraient et elles
suivirent en effet (II Cor., xii, i-^ ; Gai., 11, 2 ; I Thess.,
IV, i5, etc.). L'illumination divine guide ses pas
comme ses paroles (.ici., xvi, 6-7, 9-10; xviii, 9;
XX, 22-28 ; XXIII, 16). Non pas qu'un événement pro-
videntiel ne favorisât l'éclosion de la révélation ou
que la raison n'intervint à son tour pour la féconder.
L'esprit de Paul n'était ni passif ni inerte. La con-
descendance exagérée de Pierre lui fit comprendre le
danger du maintien de la Loi dans les églises mixtes;
les prétentions des judaïsants lui firentsaisir, mieux
et plus tôt qu'aux autres, le principe et les consé-
quences de l'égalité chrétienne; la négation et le
doute étaient souvent le choc d'où jaillissait la lu-
mière surnaturelle. C'est quand il revendique la com-
préhension des mystères (Eph., m, l\)ou qu'il affirme
avoir l'Esprit de Dieu (I Cor., VD, 4o), qu'il exprime
parle mol le plus juste le caractère de son inspiration.
N. B. Les principaux ouvrages qui se rapportent
à notre sujet, ayant été signalés au cours de cet ar-
ticle ou à la fin des sections, il n'a point paru néces-
saire d'ajouter ici une liste bibliograpliique. Qui
désirerait plus d'indications les trouvera dans notre
Théologie de saint Paul, t. II, p. 659-672. La 6" édi-
tion contiendra une liste raisonnée et méthodique,
allégée des non-valeurs et des travaux surannés.
Dans sa Geschickte der l'aulinischen Forschung
\'on der Heformation bis aiif die Gegennart, Tubin-
gue, 1911, Albkrt Schweitzbr énumère et critique
les auteurs de langue allemande (les catholiques
exceptés, bien entendu) qui ont écrit sur saint Paul.
Sa critique est généralement sévère et quelquefois
partiale, mais souvent juste et jamais ennuyeuse.
Pour les ouvrages anglais, on pourra consulter
J. Stalker, article Puni dans le Dictionary of ihe
Apostolic C/(Mrc/), Edimbourg, igi8, édité par Hab-
TINGS.
F. Prat, s. J.
1655
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1656
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE. — I. Position
DE LA QUESTION. — II. LkS PaUVHES AVANT LB
Christianisme: i° Les pauvres et les peuples païens
de l'Orient. 2° Les pauvres et le peuple juif . 3* Les
pauvres chez les Grecs. 4° Les pauvres chez les
Humains. — III. Le Christianisme. — Les Pau-
vres DANS LES TROIS PREMIERS SIÈCLES DE l'EgLISE,
avant l'édit de Constantin (3i3) : 1° La doctrine
de Jésus-Christ et les temps apostoliques. 2' Les
Pères de l Eglise et la pauvreté. 3" L'Eglise de
Jérusalem. — Les diaconies. 4° Fonctionnement
des diaconies primitives.— Les agapes. — IV. Les
Pauvres dans l'Empire romain après Constantin :
1° Les Etablissements hos/italiers. a° Adminittra-
iion des Hôpitaux. — V. Les Pauvres en Occi-
dent APRÈS les grandes INVASIONS. — Les GRANDS
ÉVÈQUBS FRANÇAIS. — LeS PAROISSES. — LeS MO-
NASTÈRES. — VI. Les Pauvres au moyen agk :
1° Les Maisons-Dieu . a" Régime intérieur des
Maisons-Dieu : A. Les ordres Hospitaliers. B. Le
soin des pauvres malades. 3° Les /léproseries et
Alaladreries . — VII. La Réforme Protestante
et LES Pauvres, — La spoliation des fondations
charitables. — VIII. Le Concile db Trente et la
RÉFORME catholique. — L'Eglise bt la Charité
au xvii' siècle : 1° L'action du Concile, a* f.es nou-
velles congrégations hospitalières et les nouveaux
hôpitaux. 3° La répression de la mendicité. — Les
Hâpitau,r Généraux, et les Jésuites. 4» L'action
individuelle : A. Les Confréries de charité. B. Les
Dames de la Charité. C. Les Filles de la Charité.
5° L'exercice pratique de la charité au xvn' siècle.
— Les idées charitables de l'époque. — IX. Lb
XVIII" SIÈCLB. — La RÉVOLUTION ET LES PAUVRES.
— La spoliation des hôpitaux. — X. L'Eolise et
LES Pauvres au xix^ siècle. — La Congrégation,
— /.es Conférences de Saint-Vincent-de-Paul. —
J-es innombrables œuvres catholiques. — /.es objec-
tions contre la charité.
I. — Position de la question. — • L'amour el le
soin des pauvres est essentiellement et spécifique-
ment une vertu chrétienne. L'amour de Dieu, en
effet, d'après l'enseignement du Christ, n'existe pas
sans l'amour effectif du prochain; l'assistance des
pauvres n'est pas seulement une vertu sociale, mais
une vertu individuelle qui oblige la conscience de
chaque chrétien en particulier.
L'Eglise a-t-elle été fidèle sur ce point à son idéal
divin, et non seulement l'Eglise, mais les chrétiens
et plus spécialement les catholiques pris dans leur
ensemble?
Telle est l'enquête historique qui s'impose à l'apo-
logiste. Elle doit commencer par un coup d'oeil sur
les peuples païens avant Jésus-Christ, afin de faire
mesurer au lecteur la profondeur de la révolution
chrétienne: puis il faut étudier chaque grande pé-
riode de l'histoire et observer l'altitude de 1 Eglise.
Les faits répondront aux théories des idéologues
protestants ou socialistes. Car en pareille matière,
les faits seuls ont une puissance persuasive et une
valeur apologétique.
II. — Les Pauvres avant le Christianisme.
— 1° Les pauvres et les peuples païens de l'Orient.
— Parmi ces peuples, les Assyriens, presque exclu-
sivement adonnés à la guerre, sont universellement
connus pour leur cruauté. Babylone ne le cède guère
à Ninive. Les textes assj'riens et babyloniens nous
révèlent les scènes épouvantables qui suivaient la
prise des villes et la capture des prisonniers. Les
rois d'.A.ssyrie se glorifient presque toujours dans
les mêmes termes d'avoir 0 faitécorcher vifs en leur
présence les ministres ou les grands, et d'avoir ta-
pissé les murs de leurs peaux, d'avoir emmené les
captifs en coupant aux uns les mains et les pieds,
aux autres le nez et les oreilles » (F. Lenormant,
tlist. anc. de 1 Orient, t. IV, ch. v, § 2, pp. 169-170;
J. Oppert, Hist. des empires de Chaldée et d'As-
syrie, pp. 'J^-So). Après la prise de Jérusalem, Na-
buchodonosor fait périr les fils du roi Sédécias, en
présence de leur père, et immole les principaux
d'entre les Juifs {Jérém., lu).
Les peuples, établis sur les côtes de Syrie, offrent
aux dieux des sacrifices d'enfants nouveau-nés ; de
Phénicie, ces usages se transportent à Garthage et
aux autres colonies phéniciennes (Diod. de Sicile,
XX, xiv, Phitarqub, De la superstition, xiii). En
Assyrie et en Chaldée, les abandons d'enfants sont
fréquents.
Que devenaient chez ces peuples les pauvres et
les malheureux? Les documents sont muets sur ce
point et nous n'y trouvonspas l'idée d'une assistance
organisée. On doit noter cependant que les rois
assyriens, si cruels à leurs ennemis, apparaissent
humains pour leurs sujets. Un courtisan, dans une
lettre adressée probablement à Assarhaddon, lui dit :
« Tu délivres le captif. Celui qui de longs jours a été
malade revient à la vie. Les affamés sont rassasiés,
les affligés sont consolés » (François Martin, Lettres
assyriennes et babyloniennes, Pev, de l'Insl. cath. de
Paris, igoi, p. la). Les esclaves ne sont pas aban-
donnés entièrement à la discrétion de leur maître ;
on vend le mari avec la femme; un esclave peut, à
Babylone et à Ninive, se racheter au moyen de son
pécule, contracter, être témoin, posséder d'autres
esclaves (Sayce, Social life among the Assyrians and
Babylonians, in-ia. Oxford, 1898, ch. vi. Slavery,
pp. 75-83). Des fragments de briques nous révèlent
des adoptions d'enfants abandonnés; d'autres frag-
ments nous les montrent au contraire « exposés à
être mordus par les serpents du chemin » (F. Le-
normant. Etudes Accadiennes, t. III, pp. 167-168).
En résumé, les Assyriens et les Babyloniens, si
cruels pour les peuples qu'ils subjuguent, témoignent
de quelque humanité entre eux et à l'égard de leurs
esclaves; mais aucune institution n'apparaît chez
eux destinée à secourir la misère et à venir en aide
aux pauvres.
En Egypte, nous trouvons un peuple supérieur par
ses erojances et sa morale aux nations dont nous
venons de parler. Aussi est-il plus charitable. Les
plus anciens papyrus et les inscriptions des tom-
beaux révèlent des sentiments d'humanité envers les
petits. Le papyrus Prisse, le plus ancien des traités
de morale égyptiens, renferme les leçons célèbres de
Ptah-Hotep(V'' dynastie). En voici un extrait : oxxx.
Si tu es grand, après avoir été petit, [si] tu es riche
après avoir été gêné; [lorsque tu es] à la tète de la
ville, sache ne pas te faire avantage [de ce que] tu es
parvenu au premier rang, n'endurcis pas ton coeur à
cause de ton élévation ; tu n'es devenu que l'intendant
des biens de Dieu. Ne mets pas après toi le prochain, m\
qui est ton semblable; sois pour lui un compagnon » H
(Ph. ViREY, Papyrus Prisse, Biblioth. de l'Ecole des ^
Hautes Etudes, fasc. LXX ; in-8, 1 887, pp. 4o-5o et 82).
Dans les préceptes du scribe Ani à son fils, Khon-
Sou-Hotep, environ quinze siècles avant notre ère,
on lit : « Ne remplis pas ton cœur des biens d'au-
trui. Ne mange pas ton pain pendant qu'un autre
est debout, sans que tu étendes ta main pour lui vers
le ijain » (Amelineau, Essai sur l'évolution hist. et
phil. des idées morales dans l'Egypte ancienne, in-8,
1895, ch. XI, pp. 339-358). Ce précepte de donner du
pain est fréquemment rappelé par les hiéroglyphes.
1657
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1658
Dans un tombeau remontant à la VI' dynastie, le
raort a fait graver ces paroles : « J'ai élevé à mon
père une demeure magnilique; j'ai honoré ma mère;
j'ai été plein d'amour pour tous mes frères; j'ai
donné des pains à celui qui avait faim, des vêtements
à celui qui était nu, à boire à celui qui avait soif;
aucune ctiose peccamineuse n est en moi » (Ambli-
NEAU, op. cit., ch. II, p. 84). Ameni, le prince du nome
de Meh (XU= dynastie) après avoir énuraéré ses vic-
toires, ajoute : ■< Il n'y eut pas d'airamé dans mon
temps, même quand il y avait des années de famine.
Il n'exista pas de pauvres dans mon nome. Je don-
nai à la veuve comme à celle qui avait un mari. Je
ne distinguai pas le grand du petit dans tout ce que
je distribuai » (E. Rbvillout, Hetue Egypt., ')' an-
née, 1882-1896, fasc. Il, p. It'j). Le Livre des morts,
reproduit en partie ou en entier dans les tombeaux
sur presque tous les papyrus funéraires avec la scène
du jugement devant Osiris, renferme des passages
remarquables sur le même sujet. La confession néga-
tive du défunt, au milieu de beaucoup d'autres déné-
gations, contient celles-ci : a Je n'ai fait souffrir per-
sonne de la faim... Je n'ai pas enlevé le lait de la
bouche de l'enfant. » Puis viennent ces allirmations
positives : « J'ai donné du pain à l'cifTamé, de l'eau à
celui qui avait soif, des vêlements à qui était nu et
une barque à qui en manquait. » Le Page Renocjf,
The Egyptian Book of Ihe dead, ch. cxxv, Londres,
1904, pp. 312-214. P. PiBRRET, ie Livre des mnrts des
anciens Egyptiens, iniS, 1882, ch. cxxv, pp. 369 et
suiv. (Cf. Dict. Apol., an mot Egypte, col. l'A'i'i). Evi-
demment, de l'atTirmation particulière intéressée à la
réalité générale pour tout le peuple, il y a loin, et
l'on ne saurait oublier les horreurs causées par les
armées en campagne et le sort des prisonniers qui
durent construire les pyramides, les digues ou les
chaussées. La Bible nous révèle tout ce que les Hé-
breux eurent à souffrir (Ex,,i, i4). On a pu dire que,
danslesmonumentsdu règne deRamsésIl, « iln'y a,
pas une pierre qui ne cotite une vie humaine »
(F. Len'ormant, op. cil.. !, pp. 217-218). .Mais, d'autre
part, l'histoire de Joseph, sous quelque aspect qu'on
l'envisage, est touchante, et indique, chez le Pharaon
d'alors, de la bonté, de la largeur d'esprit, le souci
du bien public et le désir de secourir la misère.
Ce qui rend les Egyptiens supérieurs aux Assyriens
et aux Babyloniens, et permet de leur assigner une
place d'honneur dans l'histoire de la charité antique,
c'est l'idée de la résurrection après la mort, destinée
à récompenser l'homme vertueux. Quel qu'ait pu
être l'écart entre la théorie et la pratique, la vieille
civilisation égyptienne sut « proclamer et maintenir
pendant des siècles ces grands principes : l'égalité
de la justice, — les droits de la femme et de l'enfant,
— le maintien de la condition d'homme chez l'es-
clave, — les obligations qu'imposent la richesse et le
pouvoir, — l'assistance due au prochain malheureux»
(L. Lallemand, Histoire de la Charité, in-8, 190a,
t. I, p. 45).
a* Les pauvres et le peuple juif. — Avec les Hé-
breux, nous arrivons à une véritable législation éco-
nomique, dans laquelle les pauvres ne sont pas
oubliés. Le Pcntateuque, et spécialement, dans
l'iEuvre de Moïse, le Lévitique et le Deutéronome,
édlctent des mesures destinées à protéger le pauvre,
la veuve et l'orphelin, l'e'clave et l'étranger.
En voici les points principaux : i* La terre appar-
tient au Seigneur. Gomme nous l'avons lu plus haut
dans le pap\rus Prisse, l'homme n'est que « l'inten-
dant des biens de Dieu », son colon, son usufruitier :
« Vos advenae et coloni mei estis » (Lév., xxv, 28).
2* Par suite, celui qui possède une terre ne peut la
vendre d'une manière définitive. Le vendeur ou son
plus proche parent ont le droit de la racheter. Bien
plus, au Jubile, tous les cinquante ans, le vendeur
rentre automatiquement, sans indemnité à payer, en
possession de son bien {L.év., xxv, 10; Josué, xiii).
3° Les fruits de la terre sont grevés de la dime, attri-
buée à la tribu sacerdotale de Lévi, qui ne [)ossède
aucun bien, quia ipse Dominus possessio cjns est
(Dent., x,9). C'est la part de Dieu. 4" Mais il y a aussi
la part des pauvres, prélevée sur la dîme sacrée, et
tous les trois ans une dîme spéciale leur est attri-
buée (Deut., XIV, 28). Les jours de fête, la veuve, le
pauvre et l'orphelin, sont invités aux festins de ré-
jouissance (Dent., XVI). Bien plus, l'indigent, souffrant
de la faim, a le droit de prendre dans les champs ou
les vignes des épis ou des raisins et de les manger
sur place. Toulef^ois il ne doit pas se servir de fau-
cille pimr cueillir les épis ni emporter les raisins
chez lui (Deut., xxm, 24-26). 0° Celui qui possède
doit laisser aux pauvres « l'angle du champ », sans
le moissonner; il ne doit pas ramasser les épis tom-
bés, les gerbes oubliées, ni cueillir les grappes ou les
olives qui restent après la vendange. C'est le bien du
pauvre, qui possède le droit de glanage. 6'^ Tous les
sept ans, en l'année sabbatique, la terre n'est pas
cultivée; ses produits spontanés servent à nourrir
les maîtres et les serviteurs, les propriétaires et les
nécessiteux (/?j"0(i., xxm, 11; Lév., xxv, 6, 11, 32).
•)' Le salaire du travailleur est sacré ; il doit lui être
versé le jour même, avant le coucher du soleil (Deut.,
XXIV, i4-i5). 8" On doit prêter gratuitement à celui
qui tombe dans le malheur les objets dont i! a besoin
(Deut., XV, g; xxiii, 19). g" Ceux qui possèdent doi-
vent secourir les pauvres, de telle sorte qu'il n'y ait
nulle part de mendiants et d'indigents absolus : « Et
omnino indigens et mendicus non erit inter vos «
(r)eut.,-x.v, 4, 11).
Si, de la législation, nous passons à son applica-
tion pratique, nous pouvons dire qu'elle fut à l'ori-
gine très rigoureuse, mais qu'ensuite les guerres, les
invasions, la nécessité pour les Israélites de paj'er
tribut ou de nourrir des armées étrangères, rendirent
difficile l'exécution de certaines prescriptions de la
loi mosaïque, en particulier celle de l'année sabbati-
que et de l'année jubilaire. D'autre part, les désobéis-
sances de « ce peuple à la tète dure >i et les cliAtinients
qui les suivirent sont trop connus pour qu'il soit
nécessaire d'insister. La prospérité du peuple juif est
liée par Dieu lui-même à l'accomplissement de sa
Loi; sesprévarications.son penchant pour l'idolâtrie,
la rapacité et 1 avarice de certains « anciens et princes
du peuple » et leur mépris des pauvres attirent sur
eux les diatribes enllammées des prophètes : « Israël
a vendu le juste pour de l'argent, et le pauvre pour
les choses les plus viles... Il a brisé contre terre la
tête du pauvre et il a traversé toutes les entreprises
des faibles... Vous avez pillé le pauvre... Je sais qiie
vous l'opprimez dans vos jugements » (Jnios, 11, 6-7).
« Vous avez ôlé aux hommes non seulement le man-
teau, mais la tunique.. . Vous avez chassé les femmes
de mon peuple des maisons oOi elles vivaient en
repos... Vous arrachez aux pauvres jusqu'à leur peau,
et vous leur ôtez la chair de dessus les os *(Michée,ï\,
8-9; III, a). (I Le Seigneur entrera en jugement avec
les anciens et les princes de son peuple, parce que
vos maisons sont pleines de la dépouille du pauvre...
Pourquoi foulez- vous aux pieds mon peuple? Pour-
quoi meurtrissez vous de coups le visage des pau-
vres? » (lsaie,\n, i3-i.5).
Ces invectives des Prophètes et ce que la Bible
nous apprend par ailleurs des excès et des fautes de
ce peuple, suffisent à prouver que cette législation,
si équitable et si charitable pour le malheureux, ne
1659
PAUVRES (LES) ET L'EGLISE
1660
fut pas toujours parfaitement observée. La nature
humaine se retrouve toujours — même chez les chré-
tiens, hélas — avec son égoïsme foncier. C'est pour-
quoi, après la captivité de Babylone, on en arrive à
créer la bienfaisance léjfale et obligatoire. Deux
collectes sont établies: la collecte rf»/)/(i((Thamhouj)
qui est journalière et a pour but de se procurer des
dons en nature; la quête de la bourse (Koupah), qui
se fait tous les vendredis et consiste dans une taxe
déterminée, que doivent payer tous les citoyens ; cette
collecte sert à alimenter la caisse de bienfaisance;
les pauvres, qu'ils soient Israélites ou païens, parti-
cipent aux. distributions de secours.
En résumé, parmi les peuples de l'antique Orient,
le peuple juif, précurseur du christianisme, nous
apparaît avec une organisation économique supé-
rieure à celle de ses voisins. La loi mosaïque édicté
une série de mesures destinées à soulager les pau-
vres, et en fait une obligation à la fois morale et reli-
gieuse. La bienfaisance qui, en Egypte, apparaît
surtout comme une vertu individuelle, revêt déjà
chez les Israélites un caractère social.
3' Les paui'res chez les Grecs. — Malgré les dehors
brillants de la civilisation hellénique, et les tableaux
enchanteurs des poèmes homériques ou des écrivains
du siècle de Périclès, nous sommes obligés de cons-
tater des tares nombreuses chez ce peuple si policé.
Il faudrait d'ailleurs distinguer entre Athènes, Sparte
et les autres villes de la Grèce.
Partout l'esclavage domine, et à l'encontre des
peuples de l'Orient et des Juifs en particulier, les
Grecs ont le mépris du travail manuel, qu'ils jugent
indigne d'un homme libre. Si les héros d'Homère ne
croient pas déchoir en travaillant à l'agriculture ou
aux arts mécaniques, c'est plus tard un déshonneur
pour l'Hellène, qui se pique d'être oisif, car « l'oisi-
veté, dit Socrate, est la sœur de la liberté » (Elibn,
Var. Iiist.^ X, xiv; Xknoi'iion, i'co'i., iv). Avoir beau-
coup d'esclaves, les faire travailler dans les champs,
les louer pour les travaux des mines, les occuper
dans les forges ou les fabriques d'armes, comme le
père de Démosthène, tel est le moyen pour le Grec
de conserver et de cultiver la beauté de son corps et
de livrer son esprit à la philosophie, aux lettres et
aux arts. Les hommes libres ne doivent leurs jouis-
sances intellectuelles et autres qu'aux soulfrances des
esclaves. C'est là le fondement même et la base de
!a société hellénique. Sparte se sert des Ilotes, vérita-
bles esclaves d'Etat qui, au nombre de 200.000, font
vivre So.ooo citoyens; elle les traite avec une dureté
proverbiale, les massacrant ou les supprimant avec
perfidie, lorsqu'ils se sont distingués à la guerre, car
l'Etat serait en danger, s'ils devenaient trop nom-
breux (Cf. dans Thdcydide, Guerre du l'élopon., IV,
i.xxx, le meurtre de deux mille d'entre eux. Voir
.lussi DioD. DE SiciLB, XII, Lxvii ; Wallon, Hist. de
l'esclavage, I, pp. ga-igS; Dict. des antiq. grecques et
romaines, aux mots Helotae et Krypteia). A Athènes,
où les mœurs sont plus douces et l'esclave mieux
traité, on met à la torture tout esclave appelé à
témoigner devant les tribunaux, et c'est la preuve
regardée comme la plus convaincante par Démos-
thène lui-même, qui trouve celte torture toute natu-
relle(DKMOSTHÈNB, Plaidoyer contre Conon ; Troisième
plaidoyer contre Aphobos, § ii, etc.).
L'enfant, cet être sacré, n'a droit à la vie que si le
père l'accepte à son foyer. A Athènes, c'est lui qui
décide de sa vie ou de sa mort; il a le droit de
l'abandonner, de le vendre ou de le faire périr. Les
infirmes, les faibles, les filles surtout sont sacriliés.
La femme, dans certains cas, « a le droit d'étoutTer ses
enfants à leur naissance i>, ainsi qu'en témoigne une
inscription odieuse trouvée à Delphes (11. Dareste,
Journal des savants^ juin 1897, p. 348). A Sparte, les
enfants appartenant à l'Etat, ce sont les vieillards
qui, après examen, décident de conserver les plus
robustes et d'exposer les autres sur le mont Taygète
(Plutarqub, Lycurgue, ^ xvi). A Thèbes, les enfants
sont traités un peu plus humainement; ceux que les
parents ne veulent pas élever sont portés chez les
magistrats et vendus par eux à des personnes qui les
élèvent et s'en servent ensuite comme d'esclaves
(Elien, Hist. var., liv. II, ch. u). L'avorteraent est
partout, en Grèce, à l'état de coutume habituelle.
AnisTOTE n'y voit aucun mal {Politique, l. IV, ch. xiv,
§ 10) et Platon admet le meurtre des enfants mal
constitués.
La Grèce regorge de pauvres mendiants. VOdyssée
nous les représente « un bâton à la main, ayant sur
le dos une besace percée, (ju'un lien tout usé attache
à leurs épaules» {Odyss., XIII, v. 43y-4'io). HKSionn
nous les montre envieux et jaloux les uns des
autres (/-es J'rav. et les jours, v. 26). D'après Ahisto-
l'HANB, le tonneau de Diogène n'était pas une simple
excentricité, mais un refuge assez ordinaire aux
mendiants (Chev., v. 792).
Quelles mesures les ic cités » grecques prirent-elles
en faveur des pauvres ? A Athènes, les « citoyens »
reçoivent un secours de l'Etat dans certaines circon-
stances : 1° Le soldat mutilé par suite des blessures
de guerre est gratifié s'il possède moins de trois
mines (environ 3oo fr.), d'une allocation journalière
d'une obole, à l'origine, puis de deux oboles. Solon,
d'après les uns.Pisistrale selon d'autres, avait établi
ce secours. — a" Les orphelins de guerre, dont le
père était mort pour la Patrie, étaient élevés aux
Irais de l'Etat. — 3° Les individus, incapables de tra-
vailler, reçoivent deux oboles par jour. — l\° Les
tilles des plus pauvres citoyens reçoivent une petite
dot pour pouvoir se marier. Notons qu'il ne s'agit ici
que des citoyens; que les métèques et les esclaves
sont exclus de cette assistance, et que cette assistance
elle-même relève plutôt de la justice que de la
charité.
Bientôt d'ailleurs, indépendamment de Sparte, où
l'égalité démocratique aboutit au partage des terres,
aux repas publics, à l'éducation de la jeunesse par
l'Etat, la plupart des villes de l'Hellade ou des colo-
nies en arrivent, à l'exemple d'Athènes, à des distri-
butions d'argent qui sont une arme politique aux
mains des démagogues et, en favorisant la paresse
des masses populaires, préparent la décadence de la
Grèce et son asservissement aux Romains. C'est
d'abord, sous Périclès, l'institution du triobole,
indemnité de trois oboles, destinée aux 6.000 juges
des tribunaux populaires; Cléon l'augmente, et cha-
que citoyen qui assiste à une assemblée ordinaire
reçoit six ol>oles, et à une grande assemblée neuf
oboles. Puis, c'est le théorique, distribution d'argent
et de denrées faite à l'occasion des Panathénées et
bientôt à toutes les grandes fêtes. C'est la subvention
obligatoire de l'Etat pour permettre au citoyen de
rester oisif et d'aller au théâtre. Loin de calmer le
pauvre et de le rendre meilleur par ces mesures, la
démocratie grecque n'aboutit qu'à attiser la haine
de l'indigent contre le riche, à exciter toutes les pas-
sions politiques et à diviser irrémédiablement les
Grecs. On ne peut voir, en effet, dans ces institutions
du triobole et des théoriques^ une manifestation
sociale de la vertu de charité, propre au christia-
nisme. Quant à la charité privée, si elle existe chez
quelques natures plus élevées, elle est si rare que les
textes n'en disent presque rien. Même les associa-
tions religieuses : éranes, thiases, orgéons, n'ont pas
un but philanthropique ; elles ne pourvoient qu'à la
1661
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1662
sépulture de leurs membres; elles consistent exclu-
sivement en des réunions pour les saerilices et en
des banquets, et « c'est en exagérer la portée et en
méconnaître la nature que d'y voir, comme on l'a
fait, de la fraternité et de la charité » (P. Foucart,
Des Associations religieuses chez tes Crées, U^ partie,
§ 8, p. 52, III<3 partie, § i5, p. i/ii). Dict. des antiq. de
Uarbmbgrg et Saglio, art. Attica Ilespublica, par
FusTBL UE GouLANGEs, art. Eranos, par Th. Reinach.
Si l'on ajoute \e souper d'Hécate, dont protitail Dio-
gène, au dire de Lucien (Dialogue des morts, I, i),
c'est-à dire le pain, les œufs et les fromages que les
riches offraient en sacrilice à chaque nouvelle lune,
aux statues de la déesse, à la grande joie des pauvres
qui se précipitaient aussitôt sur ces aliments, on a
l'ensemble des us et coutumes des citoyens grecs
dans leurs rapports avec les pauvres.
Mentionnerons-nous comme des hôpitaux les
Asclepieia, temples d'Esculape, où les malades
venaient implorer du dieu le rétablissement de leur
santé? En dépit des récentes controverses (cf. la
polémique Mangenot-Berthin dans la//ei'He du Clergé
français, 1917-1918), et quelque explication que l'on
donne des gucrisons qui s'y produisaient, il est
impossible d'y voir une analogie avtc les premiers
hôpitaux fondés à Rome par des femmes chrétiennes.
Les pèlerins couchaient sous des portiques, envelop-
pés dans des couvertures qu'ils devaient apporter
avec leur nourriture; ils ne recevaient de l'adminis-
tration du temple qu'une couche de feuillage. Ceux
qui avaient obtenu du dieu la faveur de songes
relatifs aux remèdes qui convenaient à leur maladie,
se levaient au chant du coq, et allaient les raconter
aux zacores ou prêtres d'Asclépios qui les interpré-
taient et ordonnaient divers traitements, en général
assez anodins. Les Asclepieia étaient si peu des
hôpitaux qu'à Épidaure, le temple le plus célèbre de
la Grèce, il n'y avait même pas de maison voisine
iu temple pour abriter les pèlerins mourants et les
femmes arrivées à leur terme ; celle maison fut
:onstruile plus lard par les soins de l'empereur
Anlonin le Pievix.
Est-ce à dire qu'il n'y eut pas de médecins en Grèce?
'fon celtes, et les poèmes d'Homère, les écrits de
'laton, de Xénophon et surtout les auvres d'Hippo-
;rate nous montrent les médecins dans les armées en
;ampagne, dans les villes, où ils ont une officine
)uverle sur la rue; d'autres voyagent de ville en
rille et visitent les malades à domicile. Les secours
nédicaux sont assurés aux orplielins, aux inOrmes
!t aux pauvres, aux frais de l'Etal. Si l'on constate
'existence de dispensaires ou de cliniques où le
naïade reçoit les premiers soins, on ne rencontre
luUe part d'hôpitaux proprement dits.
En résumé, si l'on trouve chez les Grecs quelques
aesures d'assistance en faveur des déshérités de ce
Qonde, à côtes d'abus monstrueux relatifs à l'esclave,
i la femme et à l'enfant, ces mesures sont prises dans
'inlérêl de l'Etat ou dans un bulpo!ilic|ue, personnel
t utilitaire. Le pauvre n'est pas aimé ; car la pau-
relé est laide et le Grec n'aime que la beauté. Pour
méliorer son sort el l'aimer véritablement, il faudra
in renversement de l'échelle des valeurs, el un élar-
issement du xxîô'j xà-/a9»v ; il faudra renseignement
u Sermon sur la nujnlagne et la doctrine des Béali-
udes.
4" Les pauvres chez les Romains. — Ce que nous
enons de dire des Grecs s'applique a fortiori atix
iomains. Loin de constater le bien-fondé de la thco-
ie du progrès continu de l'humanité, nous trouvons,
mesure que nous nous éloignons des origines, une
éritable régression morale. C'est l'immoralité et la
dureté de l'homme pour l'homme qui sont en progrès.
Le M père de famille » romain a sur sa femme et ses
enfants une autorité absolue. Tout prétexte est bon
pour le divorce. L'enfant est sacrifié au gré du père,
les tilles surtout. Le père peut vendre ses enfants,
les noyer, les donner aux chiens et aux oiseaux de
proie, les exposer. L'avorlement est très fréquent et
Pline l'Ancien s'écrie douloureusement: « Combien
en cela sommes-nous plus coupables que les bêtes ! »
(iS'at. /iis^,X,LxxxIII). Quant aux esclaves, ils sont, à
cause des guerres continuelles el de l'étendue de
l'empire romain, plus nombreux encore que chez les
Grecs.
Notons que l'on trouve, chez les écrivains, des tex-
tes qui recommandent la bonté, et d'autres la dureté.
On pourrait l'aire une anlliologie des uns et des autres.
Caton, Varron, Columelle, Cicéron, Sénéque, Horace,
Juvénal, Pline, Suétone et Tacite fourniraient cepen-
dant des témoignages accablants. Mais ce qui ne peut
laisser planer le moindre doute sur le véritable étal
moral de la société romaine, ce sont les écrits des
jurisconsultes, c'est l'éludedu droit romain lui-même ;
partout les petits y sont sacrifiés, quand ils ne sont
pas l'objet d'injustices sans nom. Un exemple entre
cent : une loi ordonne, lorsqu'un maître a été lue
chez lui, de faire exécuter tous ses serviteurs ; on sup-
pose, en elTel, qu'ils pouvaient défendre leur maître
et empêcher le crime(i'i^es<. XXIX, v, de senat-con-
sult. Silaniano et Claudiuiio, i à ^). Et voici l'horrible
conséquence : un jour, le préfet de Rouie, Pedanius
Secundus, est assassiné par un esclave qu'il avait
refusé d'alTranchir, après avoir fixé avec lui le prix
du rachat, cl lui avoir promis la liberté. Quatre cents
esclaves innocents sont mis à mort, malgré les mur-
mures du peuple, car le sénateur Cassins explique
que « ce vil troupeau des esclaves ne peut cire con-
tenu que par la crainte » (Tacite, Ami., XIV, xuv).
C'estdonc la cruauté érigée, comme chez les Siiartiales,
en système de gouvernement, pour prévenir les révol-
tes des esclaves, beaucoup plus nombreux que les
hommes libres et capables de secouer le joug s'ils
arrivaient à s'unir. Quant aux hommes libres, la
grande préoccupation du sénat et plus lard des empe-
reurs, c'est de leur fournir paiteniet circenses, et ces
distributionselces spectacles n'ont pour bulque d'en
faire également un peuple d'esclaves et de le dominer
plus facilement. Comme à Athènes, la politique, et
non la charité, domine toute la question de l'assis-
tance du peuple.
L'histoire romaine, sous les rois et sous la Répu-
blique, n'est autre chose à l'extérieur que l'expan-
sion territoriale par les conquêtes militaires, et au
dedans la lutte perpétuelle delà j)lèbe contre le patri-
ciat. Celte lente ascension du peuple au pouvoir exige
plusieurs siècles, et la misère des petits est attestée
])ar les historiens, les lois, les troubles civils, l.a loi
des XII tables ne permet-elle pas aux créanciers de
se partager le corps de leur débiteur?(7V; /;»/(< terlia)
Peut-être est-ce là une simple menace, mais Tacitk
nous montre les pauvres cultivateurs ruinés par la
guerre obligés d'eiiiprunlcr aux riches à nn taux usu-
raire el, parce qu'ils ne peuvent jamais acquitter leurs
dettes, accablés de travail, jetés en prison, chargés
de fers et vendus au delà du Tibre (Tac, Arin.,Yl, xvi).
Plus tard, lorsque les guerres ont étendu le domaine
public, ager piihlicus, par la confiscation des terri-
toires des nations vaincues, les petits propriétaires
disparaissent et d'immenses domaines, Litifundia,
appartiennent aux riches qui les exploitent par leurs
esclaves. Les anciens maîtres du sol allluenl à Rome,
où ils sont en proie à la misère.
Pour lutter contre eeltesilnalion redoutable, trois
remèdes sont employés: 1° La défense des débiteurs
1663
PAUVRES (LES) ET L'EGLISE
1664
contre les eréancierâ ; les tribuns du peuple font
adopter des lois qui abaissent le taux de l'inlérèt;
de 480/0 il tombe à 10 et même à 3 et 4 •/= sous l'Em-
pire et vers 325 av. J.-C, le sénat est obligé d'abro-
ger le droit du créancier sur lecorps de son débiteur,
àmoins d'une condamnation régulière (Loi Poetelia).
a» Les lois agraires, qui ont pour objet de répartir,
entre des cultivateurs qui ne possèdent plus rien,
l'amer/) u/;ii cas- occupé frauduleusement par les grands
propriétaires. Les Gracques perdent la viedans cette
entreprise, loués par les uns, blâmés par les autres,
au demeurant amis du peuple et véritables hommes
d'Etal, préoccupés du sort des petits cultivateurs
libres qui forment entre les grands riches et les pau-
vres une classe moyenne, nécessaire à la prospérité
d'un pays. Après eux, les patriciens et les riches
triomphent et annulent pratiquement les améliora-
tionsdues aux Gracques. GependanteuSg, César, con-
sul, fait voter une loi qui divise le fertile territoire de
la Campanie entre les pères d'au moins trois enfants.
3» Les distribulions au peuple de Rome. Sous la Répu-
blique, 4es édiles sont charges de veiller à l'appro-
visionnement de la ville, et l'on crée dans les circon-
stances dilliciles un Praefi'Cttis annonae, charge qui
devient permanente sous Auguste. Lorsque l'ennemi
menace Rome, les édiles font vendre le blé au peu-
ple un as le modius(b centimes les 8 litres et demi) ;
mais si les riches particuliers font de même, ils sont
accusés d'aspirer à la royauté et peuvent payer de
leur vie leurs largesses, comme il arriva à Sp. Melius
(438 av. J.-C.). Gains Gracchus avait inauguré les
distribulions mensuelles de blé à un demi-as ou un
tiers d'as le modius;ce fut sa perte. Le précédent une
fois créé, la surenchère continue ; en 56, après la
mort de Sylla, le consul Cotla fait distribuer men-
suellement cinq modii à chaque citoyen ; plus tard,
César étend à S'jo.ooo personnes le bénélice de ces
allocations olficielles. Auguste, effrayé pour le Trésor,
ramène ce chiffre à 200.000. Il en est ainsi jusqu'à
Dioclétien. Sous l'Empire, en vue de capter les suf-
frages, les gouvernants distribuent de l'argent aux
so\dats(d,jnaliva) et des vivres (congiartu) aux ci-
toyens; l'huile, le vin, le sel, les vêtements sont l'ob-
jet des largesses impériales, qui s'exercent à l'occa-
sion d'une victoire, d'un mariage, d'une naissance,
d'une adoption, et qui constituent une excellente
réclame électorale ; car, seuls, les électeurs y parti-
cipent ; les femmes et les enfants en sont exclus.
Bornées, sous la République et même pendant tout
le premier siècle de l'Empire, aux citoyens pauvres
de Rome, ces distributions intéressées s'étendirent
plus tard aux cités italiennes, et aussi aux enfants.
Nerva en eut le premier l'idée, mais ce fut son iils
adoptif, Trajan, qui créa l'assistance publique offi-
cielle en Italie. « Il fit d'abord inscrire les noms des
enfants pauvres de Rome qui avaient des droits
sérieux à la munificence de l'Etat »,et ils reçurent,
comme les citoyens, les (esserae //«menfar/rtf, tablet-
tes ou jetons en bois ou en plomb qui portaient l'in-
dication du jour et le numéro de la porte où l'on
devait se présenter au Porticus M'inucia ; cette con-
struction, créée spécialement à cet effet, comptait
45 entrées, par où la foule accédait aux magasins où
se faisait la distribution.
Ensuite Trajan voulut faire participer les autres
villes d'Italie à l'assistance de l'Etat. Les deux ins-
criptions de Veleia (io4) et de Campolattaro (101)
nous donnent d'intéressants détails, que les histo-
riens romains n'ont pas cru devoir mentionner,
sur cette œuvre des pueri puellaeqiie alimentariae.
Dans la table de Veleia (table de bronze, décou-
verte en i';47>Don loin de Plaisance, sur le territoire
de l'antique Veleia, et qui contient la plus longue
inscription connue), Trajan prête un million 44 mille
sesterces sur hypothèqueà 5i propriétaires de fonds
dont l'estimation n'esl pas moindre de i3oui4 mil-
lions de sesterces. L'intérêt à 5"/, de la somme prê-
tée est de 53.200 sesterces ; cet intérêt est consacré
à l'alimentation jusqu'à 16 ans pour les garçons
et i4 pour les filles, de 3oo enfants pauvres,
263 garçons et 35 Ulles légitimes, un garçon et une
flUe illégitimes. Cf. DAREMOiina et Saglio, Dlct. des
Antiq. grecq. et rom. Art. Alimentarii puetli et piiel-
lae, par Ernest Dbsjaudins). Après Trajan, cette
institution prospéra pendant plus d'un siècle, ainsi
que l'attestent les inscriptions, les bas-reliefs et les
monnaies. Adrien en augmenta l'importance." Anto-
nin et Marc Aurèle en fondèrent de semblables en
l'honneur des deux Faustine, leurs épouses. Il y eut
des alimentariae Faustiuianae,despuellae Faustinia-
nae... La décadence dut commencer au troisième
siècle et ce bel établissement fut sans doute aban-
donné à l'époque de l'anarchie militaire, par suite
de la dépréciation des terres » (E. Dbsjardins, art.
cité).
Pas plus que chez les Grecs, nous ne trouvons à
Rome d'hôpitaux pour les pauvres malades. Escu-
lape possède un temple dans l'ile du Tibre (291 av.
J. G.) et son culte ressembleà celui queles Grecs lui
rendent à Epidaure. Les malades couchent sous les
portiques de ce temple et y attendent les songes que
doit leur envoyer le dieu. Les riches ont des méde-
cins attitrés, à moins qu'ils ne préfèrent, comme
Caton, soigner leurs esclaves, au même titre que
leurs animaux domestiques; on sait, en effet, que
ce vertueux Romain range les esclaves parmi les
animaux et le mobilier agricole de ses fermes. Les
villes, les armées, les flottes ont des médecins, mais
les médecins municipaux ne donnent leurs soins
qu'aux citoyens, sans se préoccuper des pauvres.
« Il est évident que le peuple qui fait périr, pour son
plaisir, des milliers de créatures humaines dans
d'atroces spectacles, ne peut avoir le sentiment de
la vraie philanthropie bien développé » (D' Briau,
L'assistance médicale chez les lioniains, in-8, i86y).
Quant aux collegia, institués pour faire célébrer
des services religieux, des banquets et des funérail-
les,comme les éranes et \es orgéons des Grecs, nous
n'en trouvons aucun qui soit assimilable à une
société de secours mutuels et assiste régulièrement
ses membres malades. « Parmi tant de gens, écrit
Gaston Boissihr, qui énumèrent sur les tombes de
leurs protecteurs, au bas des statues qu'on leur
élève, le bien qu'ils ont fait et qui s'en glorifient, il
s'en trouverait qui ne manqueraient pas de nous
dire qu'ils ont laissé des fonds pour faire vivre des
indigents, pour subvenir aux besoins des veuves et
des orphelins. Puisque cette mention n'existe nulle
part, on [leut en conclure que les libéralités de ce
genre n'étaient pas ordinaires dans les associations
romaines. » G. Boissikr, La religion romaine, d'Au-
guste aux Antonins (t. Il, p. 3oo).
En résumé, à l4ome plus encore qu'en Grèce, la
dure société antique, basée d'une part sur l'cgoïsme
et le dilettantisme des grands, d'autre part sur l'ex-
ploitation de l'esclave, n'a pas de pitié pour le pau-
vre. Ces Grecs et ces Romains, à l'apogée de leur
civilisation, sont moralement inférieurs aux Juifs et
aux Egyptiens. Les mesures prises en faveur de la
plèbe sont exclusivement politiques; même les
puelli alimentarii de Trajan sont, dans sa pensée, de
futurs soldats destinés à défendre l'Empire : autre-
ment on ne peut s'expliquer que le nombre des gar-
çons l'emporte ainsi sur celui des 0lles (264 garçons
pour 36 tilles, dans l'inscription de Veleia). Et encore
faut-il remarquer que cette institution date du
1665
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1666
ir siècle, alors que déjà l'influence chrétienne se fait
sentir dans l'Empire.
Sans doute les philosophes, Cicéron, Sénèquc par
exemple, écrivent de belles pages sur la fraternilé,
mais ils n'ont aucune influence sur Tes masses qui
continuent à se ruer vers les plaisirs grossiers. L'en-
fant continue à être exposé ou mis à mort au gré
du père, le faible est broyé par le fort. Au milieu
de cet universel abaissement des mœurs et de la
cruauté des spectacles du cirque, où les chrétiens
servent de pâture aux bêles féroces, les stoïciens
s'isolent intérieurement dans leur pensée et souvent
lans un orgueilleux dégoût de cette société perverse,
imitent l'exemple de Sénèque et, à l'heure choisie par
;ux, s'évadent de ce monde et d'eux-mêmes par le
suicide.
C'est alors qu'apparaît etserépand,dans ce monde
I trop vieux » qui périt de l'excès de sa civilisation
natérielle, la « bonne nouvelle » du inonde nou-
'eau. La pitié n'est plus une faiblesse, mais une
orme de la charilé; lapauvreté n'est plusunoppro-
)re, mais une béatitude, et l'on verra des riches
levenir pauvres volontaires; l'égalité de tous les
iommes devant Dieu est solennellement proclamée;
'esclave se sent une àine d'homuie libre. La charité
min, le donde soi,ramourde l'hommepour l'homme,
eviennent dans la société nouvelle un précepte
bligatoire. Jésus-Christ est venu, et sa doctrine
vine va soulever le monde et y produire la plus
rande révolution qui se soit vue parmi les hommes:
s idées antiques vont disparaître devant l'idée
h étienne, et l'on verra fleurir et s'épanouir désor-
lais jusciu'à la tin des siècles la vertu, jusqu'alors
iconnue, qu'un mot nouveau désignera à l'admira-
oa du monde : la charité.
111. — Le christianisme. — Les Pauvres dans
s trois premiers siècles de l'Eglise, avant
édit de Constantin (3 ici). — i» La doctrine de
'■siis-CUrist et les temps apostoliques. — On ne
lurait trop y insister, puisque l'ignorance de l'his-
lire est si grande chez nos contemporains : l'ensei-
aement de Jésus-Christ, non seulement sur les
îvoirs de l'homme envers Dieu, mais sur les devoirs
es hommes entre eux, la prédication de la Loi
ouvelle par les Apôtres, et le succès de cette
trine malgré les persécutions sanglantes, malgré
lUS les obstacles intérieurs et extérieurs, voilà
fait capital de l'histoire du monde. Embrasser
christianisme, c'était pour les riches et les puis-
mts abandonner leur orgueil invétéré, s'humilier
reconnaître que leurs esclaves étaient leurs égaux;
usée intolérable à un païen. Le pharisien juif
était pas moins scandalisé de se voir préférer par
:sus l'humble publicain ou la pécheresse repentie.
est qu'en effet, selon l'enseignement de Jésus, Dieu
- Juge pas les homuies d'après l'extérieur, mais
après leurs sentiuients intimes et l'on n'aime pas
■aiment Dieu, si l'on n'aime pas en même temps
m prochain, tout son prochain, c'est-à-dire les
luvres, les petits, les malheureux, les esclaves,
issi bien que les riches et les heureux de ce
onde.
L'un des Pharisiena, docteur de la Loi, demanda à
SU" pour le mettre k l'épreuve ; « Maître, quel est le
U8 i;;riiDd commanflement do la Loi ? i>
Lui, il lui dit : « Tu aimeras le Seigneur ion Dieu de
ut ton cœur et de toute ton âme et de tout ton esprit
est là le plus grand et le premier cominandement. Quant
1 second, il lui est semblable ; Tu aimeras ton prochain
mme toi-même. A ces deux commandements se rattaclie
ate la Loi, ainsi que les prophètes » (Mattk., xxii, 37.40-
arc, II, 28-34).
ïomc III,
Ce texte capital doit être complété par celui de
saint Matthieu (xxv, 3i-4(')) relatif au jugement der-
nier. Après avoir séparé les hommes les uns des
autres,
Le roi dira ù ceux qui seront à sa droite : « Venez, les
bénis de mon Père, entrez en possession du royaume qui
vous a été pré|)aié dès le commeiuement du monde J'ai
eu faim, en eiVet, et vous m'avez donné à mander; j'ai eu
soif, et vous m'avez désaltéié; jetais étr ingei-, et vous
m avez accueilli ; sans Tétements, et vous m'avez couveit ;
malade, et vous m'avez visité; prisonnier, et vous êtes
venus à moi , »
Alors les justes lui répondi-ont : <( Seigneur, quand
t'avons-nous vu avoir faim et t'avons-mus donné à man-
ger ? ou avoir soif et t'avous-aous donné à boire ? Quand
t'avons-nous vu étranger et t'uvons-nous accueilli ? Sans
vêtements et t'uvons-nous co rvert ? Quand t'avons-noua vu
malade ou prisonnier et sommes-nous venus à toi ? »
Le roi leur répondra : « Je vous le dis en vérité ;
toutes les fois que voua avez fait cela à l'un de ces plus
petits d'entre mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait. »
Puis il dira à ceux qui seront ù sa gauche : (( Ketiroz-
vous de moi, maudits; allez au feu éternel, qui a été
préparé pour le diable et pour ses anges. Car jai eu faim
et vous ne m'avez pas donné à mander ; j'ai eu soif et vous
ne m'avez pas donné à boire; jetais étrançei- et vous ne
m'avez pas accueilli ; sans vêtements, et vous ne m'avez
pas couvert ; malade et prisonnier, cl vous ne m'avez pas
visité. »
Alors ils lui répondront, eux aussi : « Seigneur, quand
donc t'uvons-nous vu a>oir faim ou soif, être étr.inticr, ou
nu ou malade, ou prisonnier et ne t'uvons-nous pus assisté?»
Alors il leur répondra ; a En vérité, je vous le dis,
toutes les fois que vous n'avez pa^ fait cela à l'un de oes
plus petits, c'est à moi que vous ne l'avez pas fait » Et
ceux-ci iront au chAtiment éternel, et les justes à la vie
éterneJle (Matth., xxv, 31-46).
Jésus, en eoiriparant l'amour du prochain à l'amour
de Dieu, en voulant naître, vivre et mourir pauvre,
en proclamant : « Bienheureux les pauvres ! », en
affirmant, après avoir énuméré les oeuvres de miséri-
corde : « Ce que vous aurez fait à l'un de ces petits,
c'est à nioi-mênie que vous l'aurezfait i>(Jifattli.,x\v,!io),
donnait à l'humanité une charte nouvelle. Les
devoirs des classes possédantes à l'égard des pauvres,
devoirs que ne reconnaissait pas la société iiaïenne,
y étaient inscrits : les œuvres de miséricorde créaient
un droit pour le riche à l'éternelle récompense, et leur
omission une prime à l'éternel châtiment (Mntth.,
xxv. 46); le pauvre, de son côté, y trouvait, au lieu
du sombre désespoir que favorisait l'égoïsme de la
société antique, l'espoir fondé d'une fraternelle assis-
tance. Dans la doctrine et l'exemple de Jésus Christ
sont contenues en germe toutes les (ormes de l'acti-
vité charitable de l'Eglise au cours des siècles.
2* Les Pères de l'Eglise et la pauvreté. — Avant
de montrer l'épanouissement historique de cette
doctrine, et ses conséquences pratiques pour le p.TU-
vre, il ne sera pas inutile d'entrer dans quelques
détails sur la théorie chrétienne de la richesse et de
la pauvreté, élaborée par les Pères de l'Eglise, en
conformité parfaite avec l'enseignement du Christ ,
dont elle n'est que le corollaire direct.
La richesse et la pauvreté, pas plus que la souf-
france, n'entraient dans le plan primitif de la créa-
tion; elles sont devenues, après le péché, des lois
naturelles et providentielles de l'activité humaine
de sorte que l'on peut dire que o c'est Dieu ()iii a
institué la richesse et la pauvreté « (Prov., xxii, 2).
Adam, après la chute, se trouve pauvre et nu sur une
terre désormais ingrate, et devra « manger son pain
à la sueur de son front » (Gen., m, ig). Il en sera de
même pour ses descendants. La pauvreté et la souf-
france seront une peine, mais de celte peine sortira
S3
1667
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
lti68
le salut; l'amour du travail et de la vertu améliorera
la condition de l'homme. L'inég-alité des fortunes
s'ensuivra, à cause de l'inégalité des intelligences et
des moyens dont elles se serviront; car les hommes
ne naissent pas égaux : les uns sont forts physique-
ment, les autres débiles; les uns ont plus d'esprit,
les autres moins. Mais cette inégalité elle même
forcera les hommes à s'entr'aider les uns les autres
et à accomplir les tâches diverses que réclame l'exis-
tence d'une société ; les uns commanderont, les autres
obéiront; les uns donneront à la communauté le tra-
vail de leur cerveau, les autres celui de leurs bras.
El ainsi l'ordre sortira du chaos. C'est ce qu'enseigne
saint Jean Chrysostome : « Quand on examine avec
une sérieuse attention la richesse, la pauvreté et
l'inégalité des biens de ce monde, on reconnaît bien-
tôt qu'elles sont la preuve la plus manifeste de la
Providence. Si toutes les autres pouvaient manquer
jamais, celle-là devrait suffire. Détruisez la pauvreté,
vous détruisez aussitôt l'économie de la vie entière;
vous bouleversez, vous anéantissez toutes les condi-
tions d'où dépend l'existence. Plus de laboureurs,
plus de maçons, plus de tisserands, plus de cordon-
niers, plus de menuisiers, plus de serruriers, plus de
corroyeurs, plus de boulangers, en un mot plus de
commerce, plus d'industries I Qui voudrait en exer-
cer aucune? Si tous étaient riches, tous voudraient
rester oisifs. C'en serait fait de la vie! Seul, abandonné
à lui-même, qui pourrait se procurer ce que nous
donne le concours de tant de professions diverses?
La pauvreté est l'aiguillon du travail, et c'est la
nécessité qui force l'homme à le subir malgré lui »
(S Chrysostome, De Anna, sermo v, 3, P. G., LUI,
D'ailleurs la pauvreté a été réhabilitée par le Christ,
qui l'a parfaitement pratiquée et l'a fait entrer pour
une part essentielle dans l'expiation rédemptrice.
Par suite ses disciples doivent, à son exemple, l'em-
brasser volontairement, au moins en esprit. Sils
sont pauvres, ils doivent se réjouir, car ils sont
« déchargés d'un grand fardeau » et » celui-là est riche
qui est pauvre avec le Christ » (S. Jérôme, 7i/ji'(rexiv,
P. L., XXII. p. 3/58). En acceptant avec résignation
leur état, ils sont assurés de leur salut. S'ils sont
riches, ils doivent se détacher réellement des biens
de ce monde et leur préférer les biens célestes. Au-
trement ni les uns ni les autres ne sont de vrais
chrétiens ; pour tous, le détachement s'impose abso-
lument. « Ceux qui n'ont rien et désirent impatiem-
ment avoir, doivent être placés au nombre des mau-
vais riches... [D'autre parti '^ richesse ne peut être
par elle-même d'aucune nécessité. Il n'y a que l'œuvre
de miséricorde qui puisse servir réellement au riche
et au pauvre; au riche, par la folonlé qui l'en déta-
che, et par les œuvres auxquelles il la fait servir; au
pauvre, /)ar les dispositions de l'âme » (S. Augustin,
Enarratio in psalm. Lxxxv, 3, P. i., XXXVI, p. io83).
En d'autres termes, tous les hommes doivent prali-
querl'espritdepauvrelé, pour participer à l'expiation
offerte par Jésus-Christ.
Ces principes furent si bien comi)ris des chrétiens
des premiers siècles qu'un grand nombre se dépouil-
lèrent de leurs richesses pour devenir pauvres volon-
taires et riches de la pauvreté de Jésus-Christ, selon
l'expression de saint Paul : « De riche qu'il était, il
s'est fait pauvre pour nous, afin que novis devinssions
riches de sa pauvreté u (II Cnr., vni, 9). Ceux-là
étaient héroïques, et l'on ne saurait trop admirer
l'exemple de sainte Mélanie, de l'illustre famille des
Valerit Ma.rimi, passant sa vie, avec Pinien, son
époux, à vendre ses immenses propriétés dispersées
dans le monde entier, et d'un revenu évalué par le
cardinal Rampolla à 116 millions. Cette vente, au
profit des pauvres du Christ, suscitait parmi les
sénateurs de terribles colères, parce qu'elle leur appa-
raissait comme un blâme i)ublic de leur vie fastueuse
et bouleversait l'élat de choses existant. Pour triom-
pher des di(licu^tés légales, et permettre à la personne
la plus riche du monde de devenir pauvre, il ne
fallut rien moins qu'un ordre de l'empereur Hono-
rius, expédié à tous les gouverneurs des provinces,
leur enjoignant « de vendre, sous leur responsabilité,
les domaines de l'inien et de Mélanie et de leur en
faire parvenir le prix ». Vêtue en pauvresse, visi-
tant saint Augustin à Hippone, les solitaires en
Egypte, saint Jérôme à Jérusalem, jeûnant 120 heu-
res par semaine, sainte Mélanie, après avoir donné
le spectacle d'une rare humilité et d'une activité
prodigieuse au service de l'Eglise, mérita de voir
l'Impératrice Eudocie faire le voyage de Jérusalem
pour la visiter. La « sénatrice » de Rome mourut en
439 et son « étonnante existence, écrit M. Goyau,
tour à tour laissa trace dans deux registres : celui
des fortunes sénatoriales à Rome, et celui des indi-
gents, à Jérusalem » (Gard. Rampolla, Sonta Mela-
niii Gitiniore, Sénatrice Pomana , Rome ,iijob ; Georges
Goyau, Sainte Mélanie, Lecolfre, 1908, pp. 'J^, 205;
A. d'.\lès. Etudes, 20 juillet, 20 aoiit 1906; Analecta
Bollandiana, XXV, 1906).
L'héroïsme, surtout à ce degré, reste le fait d'une
élite. D'autres riches, moins parfaits, s'inquiétaient et
se demandaient s'ils pourraient faire leur salut en
conservant leurs richesses. Les Pères durent les ras-
surer et leur expliquer que la parole du Sauveur:
0 Vendez ce que vous possédez » signifie, au sens
figuré : « Dépouillez votre âme de tous ses vices,
coupez toutes vos mauvaises passions dan s leur racine
et rejetez-les loin de vous. » C'est ce que fait Clkmknt
d'Alexandrie, dans l'ouvrage \ni\\\\\é; Quel riche
peut être sauvé? Seuls ceux qui sont appelés à suivre
la voie étroite des conseils évangéliques peuvent
prendre à la lettre la parole de Notre Seigneur au
jeune homme de l'Evangile; « Va, vends ce que tu
possèdes et donne-le aux pauvres »(il/a<(A., xix, 20).
Non seulement le grand nombre n'y est pas obligé,
mais il ne pourrait le faire sans bouleverser la société,
et aller contre les intentions certaines du Sauveur:
« En rapprochant, dit Clément, ce passage d'autree»
passages de la Sainte Ecriture, l'opposition sert beau-
coup mieux à mettre en évidence quel en est le véri-
table sens. .Supposez en effet que tous vendent leurs
biens et que personne ne possède ; que reslera-t-i!
pour donner à ceux qui sont dans le besoin? Jésus-
Christ a dit: « J'ai eu faim el vous m'avez donné è.
manger. «Mais comment pourrait-on donnera man-
ger à ceux qui ont faim, à boire à ceux qui ont soif
vêtir cevix cjui sont nus, donner l'hospitalité auî
pauvres étrangers, si l'on est soi-même le premier des
pauvres?... Si, d'un côté, ces devoirs de charité n*
peuvent être remplis qu'autant que l'on a, à sa dis
position, des ressources personnelles; si, de l'autre
Jésus-Christ nous commande de prendre ces paroles
dans leur sens littéral, de divorcer avec toute espèci
de richesse et d'abandonner tous nos biens, que
faudrait-il penser de Notre Seigneur qui nous aurai
ordonné de donner et de ne pas donner, de nourrii
les pauvres et de ne pas les nourrir, de recevoir le;
étrangers et de ne pas les recevoir, en un motd'opé-
rer les œuvres de la charité et de nous interdire ei
même temps les moyens d'être utiles à nos frères ?&
serait le comble de l'absurdité 1 // faut donc concluri
que l'on n'est noint olili^é de renoncer à su fortunt
personnelle, puisqu'elle nous sert à soulaf;er le pro
cliain. » En d'autres termes, « le précepte du renon
cernent aux richesses doit s'entendre du renoncemen
au vice et de l'extermination de toutes nos mauvaise:
1669
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1670
passions ». Clément, op. cit., xiv, xv (P.O., IX,
pp. 617-620).
L'idée générale de la doctrine des Pères sur la
propriété, la richesse et la pauvreté, est celle que
nous avons déjà rencontrée chez le peuple juif, et
seulement chez lui : /.e seul vriii propriétaire du fonds
commun, c'est Dieu. Ceux qui le possèdent successive-
ment n'en sont devant Dieu que les usufruitiers. Une
des clausesde cet usufruit, c'est ioblii;alion d'en faire
hénéficier les pauvres dans une certaine mesure.
Longtemps avant Pascal, saint Astèrb, après avoir
montré que nous sommes des voyageurs jouissant
alternativement, sur le chemin, de l'ombre d'un arbre
qui ne nous api)artient pas, et entrant les uns après
les autres dans une hôtellerie pour y passer la nuil,
écrivait les paroles fameuses que l'on admire dans
les Pensées: « Frères, voilà notre viel Tout fuit, tout
tombe 1 Aussi, lorsque j'entends dire: Ce champ esta
moi, cette maison est la mienne, je ne peux assez
admirer l'orgueil renfermé dans celte vaine syllabe
et dans ces lettres préscfiiiptueuses : à moi.' » II con-
tinuait: « Nous appartenons à Dieu seul, qui est seul
le véritable et suprême propriétaire, et nous ne
sommes que les économes et les dispensateurs de ses
biens... Ton corps même ne t'appartient pas. Q)ie
dirons-nous donc de ceux qui s'imaginent être les
maîtres de leur or, de leur argent, de leur champ, et
du reste de leurs possessions?l)eceux quicroientles
posséder en propriétaires absolus, sans responsabi-
lité, sans être tenus à aucune reddition de comptes I
O homme, rien n'est à loi : tu n'es qu'un esclave, tout
est à Dieu. L'esclave ne peut disposer à son gré de
son pécule. Tu es venu sur la terre, nu de toutes
choses. Tout ce que tu possèdes, lu l'as reçu d'après
la loi de Dieu, soit par l'héritage de tes pères, confor-
mément à ce que Dieu a lui-même établi, soit parles
acquisitions faites à la suite de ton mariage, acqui-
sitions également sanctionnées par les institutions
divines, soit enfin par l'industrie, le commerce, l'agri-
?ulture ou tout autre moyen d'acquérir selon l'ordre
établi de Dieu même, et toujours secondé par son
?oneours et ses lois: voilà la source de ta richesse.
.\insi, de toutce que tupossèdes, rien ne t'appartient.
Voyons Aonc à quelles conditions tu possèdes, ce qui
l'a été prescrit pour l'usage de tes richesses, quelle
loit être l'administration des biens que lu as reçus?
Donne à calui qui a faim ; revêts celui qui est nu ; soi-
ne le malade ; ne néglige point le pauvre étendu dans
es carrefours; nel'inquiète point dece que ludevien-
Iras le lendemain. Si tu agis ainsi, tu seras honoré,
glorifié par celui qui t'a imposé ces lois. Si tu les
ioles, tu seras soumis à de terribles châtiments «
S. AsTEHii Amaseni, Homil. 11, De aeconomo infideV,
^. G., XL, 191). Le riche est donc obligé de
ecourir le pauvre. Mais cette obligation crée-l-elle
hez le pauTpe un droit à l'aumône? Non. Comme
oute obligation d'ordre moral, elle engage grave-
nenl la conscience du riche, sans que le pauvre
uisse cependant en exiger l'accomplissement. S'il
'exigeait, il commettrait un vol. Le riche doit donner
ibreuient.
Si le riche ne donna pas, il pèche, mais il n'est
omptable qu'à Dieu de son péché : il sera puni
terriblement » dans l'autre monde. Si le pauvre
rend, il pèche et n'est plus qu'un voleur, et les
oleurs n'entreront pas dans le royaume des cieux.
>i, au contraire, le richedonne, comme ily estobligé,
t si le pauvre travaille et patiente, comme il y
si obligé, tout est dans l'ordre, et l'un et l'autre
ont leur salut. C'est ce qu'enseigne saint Augustin
lans un de ses sermons : « J'ai averti les riches;
naintenanl c'est à vous, pauvres, de m'entendre.
donnez et gardez-vous bien de rien prendre. Donnez
vos facultés, soit l'obole de la veuve de l'Evangile,
soit l'emploi des moyens par lesquels vous pouvez
gagner honnêtement votre vie, mais étouffez en vous
la convoitise. Vous avez en commun avec le riche
le monde entier; mais vous n'avez point en com-
mun avec le riche sa maison et ses biens. Vous avez
en commun avec lui la lumière du jour, pour éclai-
rer et féconder vos travaux. Cherchez à gagner ce
qui doit suflire à votre nourriture, mais gardez-vous
bien de chercher davantage » (S. AuG , Serm.,
t-xxxv, 6, />./.., XXXVIII, 523).
Ou voit combien la doctrine des Pères est éloi-
gnée du communisme que des auteurs modernes ont
prétendu découvrir dans leurs œuvres. Sans doute,
ils ont protesté avec ' énergie contre les abus de la
richesse, mais jamais aucun d'eux n'a dit au riche:
a Je vous forcerai à donner »; aucun d'eux n'a dit au
pauvre: >' Prenez la parla laquelle vous avez droit
sur le fonds commun », parce qu'en réalité ce droit
n'existe pas. Seul le cas d'extrême nécessité — le
Deutéronome l'indiquait déjà (xxiii, a4-25) et saint
Thomas l'enseignera plus lard(llall!'e,q.32,a.7ad 3'"")
— permet à l'indigent de prendre ce qui lui est
nécessaire pour ne pas mourir de faim.
Le communisme n'a jamais existé dans le Chris-
tianisme, pas même — nous le dirons plus loin — dans
l'Eglise de Jérusalem. Les deux doctrines dilTèrenl
par leurs principes. Dans l'une, Dieu est le vérita-
ble propriétaire; dans l'autre, l'humanité en géné-
ral ; d'où il suit que la propriété [individuelle],
c'est le vol. Elles diffèrent par leurs fins. La fin du
chrétien, c'est le ciel, et la richesse et la pauvreté,
toutes deux nécessaires, permettent au chrétien
fidèle de gagner le ciel. La fin du communisme,
c'est la richesse pour tous et le seul bien-être maté-
riel : le ciel sur la terre; la pauvreté est une injus-
tice et il faut la supprimer. Aussi les deux doctri-
nes dilTèrenl-elles par les moyens à employer pour
atteindre la fin assignée. Ce moyen, dans le chris-
tianisme, c'est la conscience, le travail et la vertu.
Dans le communisme, c'est la force brutale, la vio-
lence et au besoin l'assassinat, légal ou non.
Il est à peine besoin de signaler la part d'utopie
inhérente au système communiste, basé sur la néga-
tion du péché originel et de tout concept religieux.
Ce système suppose l'homme naturellement bon et
vertueux; il ne tient aucun compte des causes phy-
siques permanentes de pauvreté, ni des cataclysmes
périodiques, tels que la guerre, qui bouleversent
toutes les conditions sociales et créent ces types
particuliers de citoyens qu'on appelle u les nouveaux
riches » et n les nouveaux pauvres ». Les moyens
qu'il préconise le condamnent; l'ordrene naît pas du
désordre et la violence ne saurait engendrer la paix.
« Il y a toujours des pauvres parmi vous »
(Vatth., XXVI, 11). Cette parole du Christ à ses apô-
tres ruine d'avanco le mirage socialiste. Il y aura
toujours, même dans la cité future, des orphelins,
des malades, des invalides, des vieillards sans res-
sources et, par suite, il y aura toujours place pour la
charité. Les plus belles organisations sociales, sur-
tout ^i elles sont à base de fonctionnarisme, n'arri-
veront jamais à rendre inutiles les secours délicats,
désintéressés et seuls vraiment maternels, des apô-
tres de la charité.
Aussi bien les objections de toute nature élevées
contre la charité chrétienne par des théoriciens qui,
souvent, n'ont jamais vu un pauvre de près, seront-
elles aisément réfutées par l'histoire,
3° L'Eglise de Jérusalem. — Les diaconies. — Cette
histoire de la charité chrétienne est très diincile à
écrire, puisque, selon le précepte du Maître, lechré-
1671
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1672
tien doit faire l'aumône en secret, sous le seul
rejfard du Père céleste, et qu'à rencontre des Pha-
risiens, qui faisaient sonner la trompette devant eux,
la discrétion du chrétien doit être telle que sa main
gauche ignore ce que fait sa main droite (Mat th.,
VI, 2-4)- Les plus beaux actes de charité sont peut-
être restés inconnus au cours des siècles ; d'autres
n'ont dû la publicité qu'à la reconnaissance des
pauvres qui ont tenu à les révéler. En général, la
charité individuelle est restée inconnue de l'his-
torien, qui a dû, comme il convenait, parler de ce
qui était visible aux regards, des institutions
destinées à soulager le pauvre, en un mol de la
charité organisée.
Dès l'origicie de l'Eglise, l'année même de sa fon-
dation, disons mieux : les j)reraiers jours de la ])ré-
dicalion de l'Evangile, nous trouvons à Jérusalem
une communauté volontaire de l'usage des biens,
destinée à subvenir aux besoins des Apôtres qui
passent toutes leurs journées à prêcher la bonne
nuuiflle, et aussi à secourir les premiers pauvres de
l'Eglise naissante. » La multitude des croyants
n'avait qu'un cœur et qu'une àine; nul ne disait de
ce qu'il possédait : C'est à moi; mais tout était
comuiun entre eux. Les Apôtres avec grande force
rendaient léiuoignage à la résurrection de Notre
Seigneur Jésus-Christ, et la grâce était grande en
eux tous. Car il n'y avait point de pauvres parmi
eux; ceux qui possédaient des champs ou des mai-
sons les vendaient et en apportaient le prix, qu'ils
mettaient aux pieds des .\pôtres; et on le distri-
buait ensuite à chacun selon les besoins » (Actes,
IV, 32-37).
Ce passage des Jcles a été revendiqué par cer-
tains socialistes comme une justification de leurs
théories. C'est bien à tort, croyons-nous. Cet admi-
rable élande ferveur qui pousse les chrétiens de Jéru-
salem — pendant une période d'ailleurs très courte
— à prendre à la lettre la parole du Sauveur, déjà
citée : n Va, vends ce que tu possèdes et donne le
prix aux pauvres » ne saurait être comparé au
communisme qui prétend imposer par la force la
communauté des biens. Ici. en effet, nous n'avons
très proliiiblement de commun, comme il arrive
dans les couvents, que l'usage des biens et non les
bienseux-mêmes. D'autre part, ces offrandes étaient
entièrement libres; nul n'y était forcé. Pierre le
rappelle à Ananie, en lui disant qu'il pouvait par-
faitement garder son champ, et, même après l'avoir
vendu, garder le prix de la vente ; ce qu'il lui re-
proche, c'est d'avoir promis à Dieu la somme totale,
et d'en retenir sacrilègement une partie (Actes, v,
4). Bref, ce régime, admirable en soi, nécessaire au
début de l'apostolat, à cause du grand nombre de
pauvres nouvellement convertis, ne pouvait être
que transitoire; les capitaux une fois dissipés, la
caisse commune ne pouvait être alimentée que par
de nouve uix dons volontaires des autres Eglises,
ce qui rendait tout à fait précaire et aléatoire la
stabilité de l'institution. Aussi ne la trouvons-nous
dans aucune des Eglises que fondèrent successive-
ment les apôtres.
Tout au contraire, les dinconies sont instituées
partout, et spécialemeat à Rome, l'Eglise mère et
maîtresse C'est autour du ministère des diacres ou
du minisii're des tables (ce sont les deux acceptions
du mol diaconie) que viennent se grouper toutes
les œuvres de charité envers les pauvres.
L'origine en remonte à l'Eglise de Jérusalem, où
les apô res eux-mêmes avaient géré au début la
bourse commune et distribué journellement les se-
cours. Bientôt débordés par le grand nombre des
prosélytes, ils sont obligés, pour se ménager le
temps nécessaire à la prédication, d'instituer la dia-
conie. Voici eu quelles circonstances : « Le nombre
des disciples croissant de jour en jour à Jérusalem,
il s'éleva un murmure des Juifs grecs contre les
Juifs hébreux, ceux-là se plaignant de ce que leius
veuves étaient négligées dans la distribution jour-
ualière des secours. Alors les dcmze assemblèrent
la multitude des disciples et leur dirent : « 11 n'est
pas juste que nous abandonnions la parole de Dieu
pour avoir soin des tables. Choisissez donc parmi
vous sept hommes d'une probité reconnue, remplis
de l'Esprit-saint et de sagesse, à qui nous commet-
tions ce ministère. Pour nous, nous nous applique-
rons entièrement à la prière et à la dispensation de
la parole. » Ce discours plut à toute l'assemblée;
et ils élurent Etienne, homme plein de foi et du
Saint-Esprit, Philippe, Prochore, Nicanor, Timon,
Parraénas.etNicolas, prosélyte d'Antioche. Ilsles pré-
sentèrent ensuite aux apôtres qui, après avoir fait
des prières, leur imposèrent les mains » (Actes, vi,
Cet ordre des diacres, qui eut l'honneur de comp-
ter le premier martyr chrétien, exerça pendant plu-
sieurs siècles son ministère de charité dans toutes
les Ivglises. On institua également des diaconesses,
pour visiter les femmes. « Il arrive quelquefois, di-
sent les Constitutions apostoliques, qu'on ne peut
envoyer un diacre dans certaines maisons, à cause
des infidèles. Vous y enverrez une diaconesse, pour
prévenir et éviter les soupçons des méchants. Celles
que vous choisirez doivent être fidèles et saintes.
Elles seront chargées des divers oflices qui regar-
dent les femmes » (Cnnst. Apost, III, i, P. G., I, 760
sqq.). Cette institution des diaconesses est due égale-
ment aux apôtres; saint Paul les mentionne à plu-
sieurs reprises (liom., xvi, i; l ad Tim., v , 9-10).
4° Fonctionnement des diaconies primitives. —
Les agapes. — V importance sociale du jeûne. —
(Temps apostoliques et période des persécutions ,)
— L'assistance des pauvres revêt avec les diaconies
un caractère public. L'Eglise, dès sa fondation, met
donc en pratique les enseignements de Jésus sur la
[)auvreté. Celte assistance publique des pauvres dut,
pendant les persécutions, se dissimuler aux regards
des païens, par une série de mesures que nous indi-
querons; elle n en continua [las moins avec la même
activité. Elle était en même temps complétée par
la charité privée, car le précepte de l'amour du pro-
chain est individuel, et chacun, dans sa sphère im-
médiate de famille et de relations, doit donner
l'exemple de cette vertu. Saint Paul défend d'accep-
ter pour le ministère public de la charité la veuve
qui n'aura |)as d'abord rempli les devoirs domesti-
ques d'assistance envers ses parents, lavé les pieds
des pauvres et des voyageurs, et exercé l'hospita-
lité à leur égard (I Tim., v, 4> '<>)• L'individu est
tenu de secourir : 1" les membres de sa famille; y
manquer, c'est pratiquement apostasier et être pire
qu'un infidèle (1 Tim., v, 8); 2° les membres indi-
gents delà communauté; 3" les chrétiens des autres
communautés; 4' enfin les non-chrétiens (Galat.,
VI, 10). Ces secours doivent être intelligents, et ne
pas favoriser la paresse. Les .\pôtres proclament la
haute dignité morale et l'obligation du travail. Celui
qui ne veut pas travailler n'est pas digne de manger
(II T hets., III, 10) ; on ne doit pas avoir de commerce
avec les paresseux, afin qu'ils aient honte de leur
faute et travaillent à s'en corriger (Ibid., Ii-i5).
Saint Paul travaille lui-iuéine de ses mains nuil et
jour, pour n'être pas à charge aux fidèles de Saloni-
que (I Thess.,n, QJ); aussi leur ordonne-t-il de faire
de même, afin « de ne rien désirer de ce qui est aux
1673
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1674
autres » (Ihid., iv, ii). Mêmes conseils aux Eptié-
siens ; pas de mendiants paresseux et voleurs parmi
eux, mais des travailleurs qui aiiront de quoi sub-
sister et donner même à plus pauvres qu'eux(£'^Aes.,
IV, 28) (Cf. T. J. Bbck, rhe Catholic Encyclopedia,
New-York, au mot : Poor).
Comment étaient organisées les diaconies? — Le
Liber pontificalis nous apprend qu'à Rome saint Clé-
ment divisa la ville en sept quartiers et dans chaque
quartier plaça des notaires apostoliques chargés de
recueillir avec soin les actes des martyrs. Il y avait
donc, à cette époque, des chrétiens dans toute la ville,
et ces circonscriptions devinrent naturellement le
centre des réunions cultuelles et charitables. Peu
après(ii2)le pape saint Evariste « partagea les titres
de la ville de Rome entre les prêtres ». Nous savons,
d'autre part, toujours par le t.iber pontificalis, que
Pie I" (vers i5o) ordonna vingt et un diacres, — ce
qui indique un exercice très intense de la charité, —
sous la direction d'un archidiacre, qui représentait
directement le pape. Enfin « le pape Fabien (288)
partagea les quartiers de la ville entre les diacres »
et comme il y avait alors quatorze quartiers, il les
réunit deux par deux pour conserver le nombre sept,
en souvenir des sept premiers diacres ; à la tête de
chaque quartier ou région, il y eut un diacre «régio-
nal » ou principal, ou, comme on dira plus tard
cardinal, aidé de quelques autres dans son mini-
stère officiel de charilê (Liber pontificalis . — Texte,
introduct. et comment, par L. Duchbsnk, 2 vol. in-4,
1886-1893, t. l"", p. 126. — ToLLKMER, Des Origines de
la charité cathilique, i865, pp. ^g3-5oo).
Durant les persécutions, l'évêque, à l'exemple des
apôtres, continue d'être l'administrateur de la pro-
priété de l'Eglise et le directeur de l'assistance des
pauvres. Mais il ne peut tout entendre, tout voir, tout
dire et tout faire par lui-même. Aussi les Constitu-
tions apostoliques, décrivant les devoirs du diacre,
les résument-elles en ces mots : « Que le diacre soit
l'oreille, l'œil, la bouche, le cœur et l'àme de
l'évêque » (Const. apost., 11, xuv).
Le premier devoir des diacres est de rechercher les
pauvres, i< de s'informer avec sollicitude de tous ceux
qui souffrent dans leur chair ; ils doivent les signaler
au peuple, si le peuple ignore leurs infirmités, les
visiter et leur fournir ce dont ils ont besoin, ayant
soin d'informer l'évêque de ce qu'ils auront donné ».
Une des manifestations les plus touchantes de la
charité chrétienne est l'institution des agapes, ou
repas de charité. A la fin du ii" siècle, Tbrtullien
décrit cette institution et la venge des calomnies
païennes. Apologeticum,-x.ii.\ix, trad. J. P.Waltzing,
Liége-Paris, igig : « Notre repas fait voir sa rai-
son d'être par son nom : on l'appelle d'un nom qui
signifie « amour » chez les Grecs. Quelles que soient
les dépenses qu'il coûte, c'est profit que de faire des
dépenses pour une raison de piété : en effet, c'est un
rafraîchissement par lequel nous aidons les pauvres,
non que nous les traitions comme vos parasites, qui
aspirent à la gloire d'asservir leur liberté, à condition
qu'ils puissent se remplir le ventre au railievi des
avanies, mais parce que, devant Dieu, les humbles
jouissent d'une considération plus grande. Si le
motif de notre repas est honnête, jugez d'après ce
motif la discipline qui le régit tout entier. Comme il
a son origine dans un devoir religieux, il ne souffre
ni bassesse, ni immodestie. On ne se met à table
qu'après avoir goûté auparavant d'une prière à Dieu.
On mange autant que la faim l'exige ; on boit autant
que la chasteté le permet. On se rassasie comme des
hommes qui se souviennent que, même la nuit, ils
doivent adorer Dieu ; on converse en gens qui savent
que le Seigneur les entend. .\près qu'on s'est lavé les
mains et qu'on a allumé les lumières, chacun est
invité à se lever pour chanter, en l'honneur de Dieu,
un cantique qu'on lire, suivant ses moyens, soit des
saintes Ecritures, soit de son propre esprit. C'est une
épreuve qui montre comment il a bu. Le repas finit
comme il a commencé, par la prière. Puis chacun
s'en va de son côté, non pas pour courir en bandes
d'assassins ni en troupes de flâneurs, ni pour se
livrer à la débauche, mais avec le même souci de
modestie et de pudeur, en gens qui ont pris à table
une leçon plutôt qu'un repas. »
Les noms des pauvres étaient inscrits, avec divers
renseignements, sur un registre spécial qu'on appe-
lait te catalogue iiespa.iivves Les dons faits à chacun
y étaient également consignés, de sorte que ce
registre était en même temps un livre de comptes.
Le diacre ne devait rien donner » sans avertir
l'évêque et sans son autorisation », à moins qu'il ne
s'agit de secours urgents à de pauvres malades. Le
diacre ne connaissait que les besoins de son quartier;
l'évêque, à qui chaque diacre venait rendre compte
de sa mission, voyait l'ensemble, et pouvait ainsi
procédera des répartitions en rapport avec l'état de
ses ressources générales. C'est ainsi que le pape
saint Corneille parle des quinze cents pauvres que
nourrissait chaque jour l'Eglise de Rome; plus tard
le diacre saint Laurent « réunit tous les pauvres que
l'Eglise, leur mère, avait coutume de nourrir «
(Phudence, Ilymn. 11, vers lô^-iSS. P.L., LX, p. 3o6)
et les présente aux persécuteurs comme 0 les trésors
de l'Eglise » ; à la même époque l'église d'Antioche
en nourrissait journellement trois mille et celle de
Constantinople, au temps de saint Jean Chrysostome,
également trois mille.
Les Constitutions apostoliques rappellent aux évê-
ques qu'ils sont « les dispensateurs des biens du
Seigneur et qu'ils doivent distribuer à propos à
chacun ce dont il a besoin, aux veuves, aux orphe-
lins, aux délaissés et à tous ceux qui sont dans la
misère u (Corisf. opost., III, m). Elles nous apprennent
en même temps que les aumônes se faisaient « en
vêtements, en argent, en aliments, en boissons et en
chaussures n (Ibid., III, xii). Les Conférences de
Saint-Vincent-de-Paul de notre époque rappellent
par beaucoup de traits les diaconies primitives. La
liste des pauvres de chaque communauté Çmalricula)
mentionnait l'argent remis à chaque visite des pau-
vres. On prévenait l'abus de la charité par une
en(Hiète sérieuse, et l'on demandait aux nouveaux
venus des lettres derecommandation ; on les obligeait
au travail et l'on ne supportait aucun mendiant
paresseux (Didache, xi, xii). On donnait des outils
et du travail avec des situations fixes à tous ceux qui
pouvaient travailler. Les orphelins étaient confiés à
des familles chrétiennes qui les adoptaient et se
chargeaient de leur éducation (Const. apost., IV, i).
Les enfants pauvres étaient placés chez des artisans
ou des patrons qui leur apprenaient un métier
(Consl. apost., ih., 11). Bref, on cherchait à rendre
l'aumône vraiment fructueuse; on ne se contentait
pas du secours matériel, on travaillait à élever et à
moraliser le pauvre, selon le véritable esprit du
christianisme et les recommandations de saint Paul.
Ce caractère public de l'assistance des pauvres ne
désignait-il pas immédiatement aux persécuteurs le
lieu de réunion des chrétiens? Comment un service
si compliqué pouvait-il fonctionner sans vouer immé-
diatement an martyre les diacres et leurs auxi-
liaires?...
1° Le diacre, grâce à son registre des pauvres, et à
la connaissance qu'il avait de tous les chrétiens
riches de son quartier, désignait alternativement aux
pauvres, après entente avec les riches, les maisons
1675
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1676
où ils devaient se rendre pour y prendre leurs repas.
Le fonctionnement de ce service fait songer à notre
billet do logement. Pour éviter les agglomérations
suspectes et dépister les païens, on réparlissait les
pauvres individuellement ou par petits groupes chez
un grand nombre de chrétiens fortunés qui les
accueillaient comme leurs frères en Jésus-Christ. La
discipline, sur ce point, devait être observée rigou-
reusement et l'infraction était punie par le jeûne ou
l'excommunication. C'est ce qu'indiquent les statuts
de l'ordre des veuve/: o Que la veuve ne fasse rien
sans prendre l'avis du diacre, lorsqu'elle veut aller
chez quelqu'un pour boire, pour manger ou (lour rece-
voir quelque aumône » (Const. apost., lll, vu). Ce que
saint Cyprien écrivait aux diacres chargés de visiter
les confesseurs de la foi dans les prisons, s'applique
aussi au ministère des tables, et à la surveillance du
boire et du manger. « Si nos frères désirent se réunir
et visiter les confesseurs, qu'ils le fassent avec pru-
dence, jamais en grand nombre à la fois et par
troupes compactes, de crainte d'éveiller par là les
soupçons... Lorsque les prêtres vont offrir le saint
sacrifice aux lieux où sont les confesseurs, qu'un seul
y aille avec un seul diacre et qu'ils y aillent tour à
tour. Le changement des personnes et cette alter-
nance de visiteurs diminueront nécessairement les
soupçons de nos ennemis » (S. Cyphikn, Epist.,iv,
P. L., IV, 23i). Notons aussi que, pour visiter les
pauvres et les malades, le diacre pouvait désigner
alternativement pour « diminuer les soupçons »,
ses divers auxiliaires, les diaconesses, et même les
femmes mariées et les simples fidèles, qui tenaient à
honneur de pratiquer les œuvres de miséricorde.
Ces visites des pauvres chez les riches et des
riches chez les pauvres ne pouvaient manquer
d'abaisser les barrières sociales et de développer
toujours davantage cet amour du prochain que
Jésus présentait aux hommes, avec l'amour de Dieu,
comme le fondement même du christianisme.
Une dernière question : Quelles étaient les ressour-
ces des diaconies ? Ce que nous avons dit plus haut,
des dons volontaires et de la caisse commune dans
l'Eglise de Jérusalem, s'applique plus ou moins aux
autres Eglises, i» Les contributions libres des chré-
tiens généreux devaient peser d'un grand poids dans
la bourse de la charité. Elles étaient remises directe-
ment aux évéques ou aux diacres. « Chacun, dit
Tertullien, apporte une modique offrande au com-
mencement de chaque mois, ou lorsqu'il le veut, tou-
jours selon ses facultés »(Tertull., Apolog., xxxix).
2° Les offrandes des fidèles à l'offertoire de la mefse
{collecta). « Chaque assistant, écrit saint Justin (^Pre-
mière apoL, Lxvii), participe aux dons consacrés que
les diacres vont porter aux absents. On fait une quête
à laquelle contribuent tous ceux qui en ont le désir et
les moyens. Cette collecte est remise au chef de l'as-
semblée, qui vient au secours des veuves et des orphe-
lins, des pauvres et des malades, des prisonniers et
des étrangers ; en un mot, qui prend soin de tous
les indigents. » 3° Les dons, souvent considérables,
faits parles chrétiens d'élite à l'occasion de leur bap-
tême ou à l'approche présumée de leur martyre. Cer-
tains se dépouillent de tous leurs biens, par exemple
sainte Praxède et sainte Pudentienne (Acta sancto-
rum, Bolland.,X\ll, p. agg). Plusieurs, comme sainte
Cécile et saint Cyprien, recourent à des propriétaires
fictifs ou personnes interposées pour assurer l'exé-
cution de leurs dernières volontés; sainte Cécile
laisse sa maison à un nouveau baptisé, nommé Gor-
dien, patricien comme elle, qui doit en assurer la
jouissance au pape Urbain. Au m" siècle, les Eglises
possèdent des cimetières, des édifices cultuels, des
immeubles, qui sont la propriété des corporations,
coltegia tenuiorum. Dans les périodes de paix, les
sociétés religieuses sont peut-être tolérées çà et là
et peuvent acquérir directement. l\° Le produit des
troncs, des prémices pour l'entretien du clergé, des
dîmes {Const. apost., VIII, xx) et des quêtes faites
dans les moments de grande nécessité. 5° Enfin le
jeune, par son énorme importance sociale dans la
communauté chrétienne, apportait à l'Eglise des res-
sources considérables pour l'exercice de la charité.
11 était reçu, en effet — et tous les Pères de l'Eglise
enseignent cette doctrine comme apostolique — que
a le jeûne n'avait, pour ainsi dire, aucune valeur
pour le salut, s'il n'était accompagné d'une aumône
égale à la portion d'aliments dont on se privait en
jeûnant ». Saint Ignace écrivait aux habitants de
Philippes : « Jeûnez et donnez aux pauvres le
surplus de vos repas. » Hbrmas, dans le Pasteur
(Sim., V, 3), écrit : a Le jour où vous jeûnerez,
vous n'userez que de pain et d'eau. Vous calculerez
la quantité de nourriture que vous auriez prise en
d'autres jours; vous mettrez de côté la somme
d'argent que vous auriez dépensée et vous la don-
nerez à la veuve, à l'orphelin ou aux pauvres. »
Okioknb dit de même : u Que le pauvre trouve sa
nourriture dans la privation de celui qui jeûne »
(Homélie x in L.evit.). S. Ambroisb va plus loin :
« C'est un devoir de justice de donner aux pauvres
ce que nous aurions mangé à notre repas » (Serm.,
xxxin). S. Chrysostome dit de même : « Le jeune
n'est pas une opération commerciale, où nous
devions chercher des profits en ne mangeant pas.
Il faut qu'un autre mange pour vous ce que vous
auriez mangé vous-mêmes, si vous n'aviez pas jeûné,
afin qu'il en résulte un double bénéfice : pour vous,
la peine de l'expiation; pour votre frère, l'apaisement
de la faim » (Serm. de Jejun.). S. Augustin tient un
langage identique : « C'est un devoir de justice d'aug-
menter les aumônes aux jours de jeûne » (Serm.,
ccviii, In quadrag.). Enûn le pape saint Léon résume
toute la doctrine de l'Eglise en ces termes : « Le jeûne,
sans l'aumône, est moins la purification de l'âme que
l'affliction de la chair, et il faut le rapporter plutôt
à l'avarice qu'à l'abstinence chrétienne, lorsque, en
s'abstenant de prendre de la nourriture, on s'abstient
en même temps des œuvres de charité » (Serm. iv, De
jejun. decim. mensis).
Si l'on prend les i .5oo pauvres de Rome du temps
du pape saint Corneille (260), et que l'on estime seule-
ment à 10.000 le nombre des chrétiens de cette ville
astreints au jeune, et à 100 le nombre des jours de
jeûne (il était en réalité de 182), on arrive, en multi-
pliant les deux chiffres, à un total d'un million de
rations par an, soit pour chaque pauvre 666 rations
annuelles, c'est-à-dire presque deux rations par jour!
Ce simple calcul montre l'importance du jeûne comme
élément de charité. Dans la pratique, cette dette de
l'abstinence était acquittée ou en nature ou en argent ;
dans le premier cas, les diacres envoyaient successi-
vement leurs pauvres dans les maisons où l'on jeû-
nait et où l'on préparait, en échange du jeûne, un
repas aux indigents; dans le second cas, l'équivalent
du repas était donné aux diacres en argent et servait
à alimenter la caisse commune, ou un fonds spécial
destiné à secourir les malades obligés de rester chez
eux, ou telles autres nécessités particulières(Cf. Tol-
LKMKR, ouv. cité, pp. 5i4-524). Aujourd'hui encore le
jeûne — ou plutôt la dispense du jeûne — vient
grossir le budget de la charité, puisque les personnes
qui sollicitent cette dispense pour une raison de santé
sont tenues de faire une aumône spéciale, propor-
tionnée à leurs ressources.
L'historien italien Guglielmo Fbrhbro, dont l'au-
torité n'est pas suspecte en la matière, étudiant
1677
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1678
récemment la ruine de la civilisation antique et spé-
cialement la crise du m" siècle, qui devait aboutir
sous Constantin au triomphe du christianisme,
résume ainsi le rôle social de l'Eglise à cette époque :
« L'Evéque... était déjà un personnage considérable
de la ville ; non seulement parce que les lidèles étaient
nombreux, mais parce que le christianisme avait
déjà organisé ce merveilleux système d'œuvres d'as-
sistance et de bienfaisance, qui fut sa plus grande
création sociale et une des causes de son triomphe.
Les communautés chrétiennes pourvoient partout,
non seulement aux frais du culte et à l'entretien de
ses ministres, mais au secours des veuves, des orphe-
lins, des malades, des impotents, des vieillards, des
gens sans travail, de ceux qui ont été condamnés
pour la cause de Dieu; elles s'occupent de racheter
les prisonniers emmenés par les Barbares, de fonder
des églises, de prendre soin des esclaves, d'enseve-
lir les pauvres, d'hospitaliser les coreligionnaires
étrangers, de recueillir des subventions pour les
communautés pauvres et menacées. Les biens, que
possèdent les communautés chrétiennes, proviennent
en grande partie de dons faits par les riches, dont
beaucoup, soit de leur vivant, soit après leur mort,
laissaient à l'Eglise une partie ou la totalité de leur
fortune... Au milieu de la crise générale du ni* siècle,
les églises chrétiennes apparurent comme un port
sur dans la tempête. Tandis que les âmes d'élite par-
venaient au christianisme à travers leur propre
douleur, par la vision de la douleur d'autrui, ou le
dégoût du monde bouleversé et contaminé, dans un
élan suprême vers la paix et la béatitude, les foules
étaient attirées à la foi nouvelle par la généreuse
assistance dont l'Eglise était si large envers les
malheureux et qu'animait un souffle divin de charité,
inconnu à l'assistance olTicielle ou à la protection
politique des grandes familles de l'ancien Etat païen.
Si la foi attachait les lidèles à l'Eglise, d'autres liens
matériels renforçaient etBcacement la puissance et
l'autorité de la religion : les aumônes, les subsides,
l'assistance, les offices, les charges ecclésiastiques et
les revenus qui y étaient attachés, enfin la gestion
des terres récemment acquises, qui employait un
nombre toujours plus considérable d'agents-esclaves,
travailleurs, colons, administrateurs. »
Cette description synthétique ne doit pourtant pas
nous faire oublier — M. Guglielmo Ferrero le reconnaît
d'ailleurs ^ que le christianisme était loin de jouir,
comme le mithraïsme, de la faveur impériale, qu' « il
eut à endurer pendant le m' siècle de cruelles persé-
cutions, et qu'il fut toujours regardé par les pouvoirs
publics, même dans les moments où les persécutions
étaient suspendues, avec une méfiance hostile, qui
contraste avec la faveur accordée au mithraïsme »
(GuGUELMO Ferrero, La ruine de la Civilisation an-
tique. — La crise du Ul' siècle, Revue des Deux
Mondes, i5 février 1920). Et dès lors son triomphe
n'est que plus impressionnant.
IV. — Les pauvres dans l'Empire romain après
Constantin. — 1° Les établissements hospitaliers .
— L'édit de Milan (3i3) en mettant fin aux persécu-
tions et en accordant à l'Eglise le plus précieux des
biens, la liberté, lui permet d'apporter un change-
ment profond dans l'exercice de la charité; celle-ci
peut désormais s'organiser au grand jour, et créer
tous les organes nécessaires à son développement.
La liberté des cultes s'accompagne, en effet, de la
liberté de posséder. L'Eglise a son statut légal. Elle
rentre d'abord en possession des biens... confisqués
sous Dioclétien, « lieux de réunion ou propriétés
appartenant non à des personnes privées, mais à la
corporation des chrétiens, ad jus corporis eorum, id
est ecclesiarum, non hominum singulorum perti-
nentia i> (Lactancb, De morte persecut,, xlvui; P. L,,
Vil, p. 269). Constantin donne ensuite un exemple
qui va désormais être suivi ; il fait aux églises « d'a-
bondantes largesses et leur octroie des maisons, des
terres, des jardins et autres semblables possessions n
(EusÈBK, De vit. Constant., I, txxxv, et II, xxxix).
En 321 , chacun est autorisé « à léguer à la sainte et
vénérable Eglise catholique telle part de ses biens
qu'il voudra ». Les donations de terres, de maisons,
de revenus fixes sous forme de fondations vont
dorénavant se succéder et permettre une institution
nouvelle, jusqu'alors impossible, bien que suppléée
sous une autre forme par les diaconies, institution
qui restera éternellement la gloire du christianisme :
['Hôpital, centre de charité et de dévouement, lieu
de rencontre du pauvre qui souffre comme un autre
Christ, et du riche qui l'assiste au nom de Jésus-
Christ.
Sous ce terme générique, nous entendons les mul-
tiples établissements hospitaliers que nous révèlent
à la fois les écrits des Pères de l'Eglise, les historiens
ecclésiastiques, les conciles et le code de Justinien.
Nous indiquerons ici les principaux :
10 Le Xenodocliium, ou A'enàn, asile ou hôtellerie
pour les étrangers et les voyageurs. C'est < la maison-
mère de toutes les maisons de charité, la tige de
toutes les fondations pieuses : il abrite à la fois et
les hôtes et les infirmes et les indigents; saint Jean
Chrysostome l'appelle le domicile commun de l'E-
glise » (F. DE Ghampagny, La charité chrétienne aux
premiers siècles de l'Eglise, Paris, i856, p. 3i6). Les
canons arabiques du concile de Nicée exigent « qu'il
y ait dans toutes les villes des maisons réservées
pour les étrangers, les infirmes et les pauvres. On
leur donnera le nom de Xenodochium » (Can. 70,
Mansi, II, p. 1006). Julien l'Apostat, pour stimuler
le zèle des prêtres païens, leur ordonne d'imiter les
chrétiens et écrit en 36a à Arsace, grand-prêtre de
Galatie : « Pourquoi ne portons-nous pas nos regards
sur les institutions auxquelles l'impie religion des
chrétiens doit son accroissement, sur ses soins em-
pressés envers les étrangers?... Faites donc cons-
truire dans chaque ville beaucoup de Xenodochia...
J'ai ordonné de répartir dans toute la Galatie
Soo.ooo boisseaux de froment et 60.000 setiers de
vin. Le cinquième appartiendra aux prêtres chargés
de cet office, et le reste sera pour les étrangers et
pour les mendiants . Car c'est une honte pour nous
que parmi les juifs personne ne mendie et que les
impies Gatiléens nourrissent non seulement leurs pau-
vres, mais encore les nôtres, qui paraissent ainsi pri-
vés des secours que nous devons leur fournir »
(Julien, OEuvres,éd. Talbot, p. 4 1 3-4 1 4)- Saint Chry-
sostome — nul ne s'en étonnera — va plus loin que
Julien. Loin de promettre comme lui un cinquième
des biens des pauvres pour stimuler le zèle des
mercenaires, il exhorte en ces termes tous les fidèles,
en constatant que le Xenôn de Gonstantinople est
trop petit pour recevoir tous ceux qui se présentent :
a Faites vous-mêmes dans vos maisons un Xenodo-
chium; placez dans cette salle pour l'étranger, un lit,
une table, un flaralieau... Que votre maison soit un
asile généralement ouvert devant Jésus-Christ. A ceux
que vous recevez, demanf/e: pour récompense, no«/)ai
de vous donner de l'argent, mais d'intercéder auprès
de Jésus-Christ, pour qu'il vous reçoive vous-même,
dans ses tabernacles » (S. J. Chrysostome, In Âct.,
I/om.. XLV, P. G., LX). A Ostie, Pammachius et
Fabiola établissent les premiers une hôtellerie pour
les étrangers, et saint Jérôme, les louant de cet acte,
écrit : « Le monde entier apprit bientôt qu'un Xeno-
dochium avait été établi sur le port de Rome. L'Egyp-
1679
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1680
tien et le Parthe le surent au printemps ; la Bretagne
le sut dans le courant de l'été » (S. Jérôme, Episl.
Lxxvii, 10, De molle Fnbiolae, «c/ Ocea/ium). En Gaule,
Childebert crée un établissement sprahiable à Lyon,
puis Brunehaul et son petil-lils Thierry fondent et
dotent ricbenient le A'enudochium d'Autun, que le
Pape saint Grégoire le Grand comble de privilèges et
dont le concile d'Orléans assure l'avenir en statuant
{can. 5) que « le Xenoduchinm resterait à perpétuité
dans les conditions réglées par l'acte de fondation s.
Ces hôtelleries — comme la plupart des établisse-
ments suivants — étaient, en tant que biens d'Eglise,
administrés par l'évêque ou ses subordonnés. Pour
y être admis, les étrangers, voyageurs, passants ou
chemineaux, devaient être porteurs de lettres de paix,
délivrées par l'évêque du lieu d'où ils venaient.
2° Le IVosocomium, asile ou hôpital des malades,
s'élève souvent à côté du Xenodochium. Les diacres,
nous l'avons dit, et plus particulièrement les diaco-
nesses et les pieuses chrétiennes avides de dévoue-
ment, visitaient, avant Constantin, les malades à
domicile. La liberté de l'Eglise permit de les rassem-
bler dans de vastes maisons plus confortables et
mieux aménagées que leurs pauvres demeures Nous
parlerons plus loHi de la 7?flsi7éirfe, véritable manu-
facture de charité, sorte de Salpétrière aussi célèbre
que celle du grand siècle, où l'on trouvait groupées
en un centre unique toutes les maisons de charité
que nous sommes obligé d'énumérer ici en détail.
Nous bornant pour le moment au rwsocomiiim ou
hôpital des malades, nous devons signaler de nou-
veau l'illustre nom deFabiola, qui après avoir vendu,
comme sainte Paule, son riche patrimoine, « établit
la première à Rome un nosocomium pour y rassem-
bler les malades et soigner les malheureux dont les
membres étaient consumés de langueur par suite de
la faim » (S. Jérômk, Epist. lxxvii, 6, Ad Oceantnn
de morte Fahiulae, Migne, P. L., XXII, p. 694).
« Dois-je décrire, continue saint Jérômk, les diverses
plaies de ces affligés : nez mutilés; yeux crevés; pieds
à demi brûlés ; mains livides ; ventre gonflé par l'hy-
dropisie ; cuisses desséchées; jambes enflées; chairs
putréfiées où fourmillent les vers? Combien de fois
l'a-t-on vue portant sur ses épaules des pau-
vres dégoûtants de saleté et de l'une de ces affreuses
maladies I Combien de fois l'a-t-on vue laver des
plaies qui répandaient une puanteur telle que per-
sonne ne pouvait même les regarder! Elle donnait
de ses propres mains à manger aux malades; elle
rafraîchissait ces cadavres expirants en leur faisant
prendre à petites cuillerées quelque peu de nourri-
ture. Je sais que des personnes riches ne peuvent,
quoique pieuses, surmonter les répugnances soule-
vées par l'exercice de ces œuvres de miséricorde.
Celles-là recourent au ministère d'autrui, et font par
leur argent ce qu'elles ne peuvent faire par leurs mains.
Je ne les blâme pas ; je n'impute pas à défaut de foi
ces délicates faiblesses de tempérament. Mai» si je
pardonne à leur infirmité, je ne peux non plus m'em-
pêcher d'élever jusqu'au ciel ces saintes ardeurs de
la charité et de la perfection de l'àme. Une grande
foi surmonte tous ces dégoûts. Dans celui qui nous
fait horreur, dont la vue seule nous soulève le cœur,
elle nous montre un être semblable à nous, pétri de
la même boue; elle fait que nous souffrons tout ce
qu'il souffre, que ses plaies deviennent nos propres
plaies, et parcette union sympathiquede nous-mêmes
aux maux de nos frères, elle amollit et brise la
dure insensibilité qui nous éloignait de leurs souf-
frances. Non, quand j'aurais cent langues et cent
bouches, quand ma voix serait de fer, je ne parvien-
drais pas à nommer toutes les maladies auxquelles
Fabiola assura des soins. Les pauvres qui jouissaient
d'une bonne santé enviaient la condition de ses ma-
lades. 0 ( S. JÉRÔME, loc. cit.). Même en admettant
l'hyperbole, il est diilicile de ne pas se sentir ému de
l'admirable dévouement qui se cache sous cette des-
cription réalis^te; celte page sutllrait à assurer à
Fabiola une gloire immortelle. Nous sommes loin de
Platon qui écrivait dans sa République : « On ne soi-
gnera que ceux dont le corps et l'âme sont vigou-
reux; quant aux autres, on lais'sera mourir ceuxdont
le corps est mal constitvié et on mettra à mort ceux
dont l'âme est naturellement méchante et incorri-
gible ». Platon (Képublique, liv. 111, trad. Cousin,
t. IX, p. 171). Il faut en prendre son parti : le premier
hôpital fondé à Rome l'a été par une femme chré-
tienne.
3" Le Brepholrophium, lieu où l'on nourrit les
enfants, sorte de maternités ou de crèches où l'on
allaite les nouveau-nés, alors si fréquemment expo-
sés par les païens, grecs ou romains, conformément
aux doctrines des plus grands philosophes; on y
reçoit également les enfants nés de parents trop
pauvres pour les nourrir. Cette institution remonte
comme les précédentes au rv" siècle, et plus pro-
bablement à Constantin.
4° L'Orphanotrophium, maison des orphelins, com-
plète le brepholrophiume\, reçoit pour leur éducation
les enfants plus âgés qui ont perdu leurs parents.
Les empereurs accordent des privilèges à ces
orphelinats où l'on enseigne des métiers aux
enfants et même les sciences et les belles-lettres,
comme il arrivée Césarée dans la Basiléide ou à
Constnntinople. « A certains jours fériés, l'empereur
fait la tournée des hospices ; d'autres fois les
orphelins, introduits en sa présence par le grand
orphanotrophe et portant des candélabres, viennent
chanter des hymnes. L'empereur leur remet un léger
présent et leur fait servir un repas » (G. Schlum-
BRRGER, sigillographie de l'Empire byzantin, in- 4,
1884, p. 378). n Les orplianotrophes ou directeurs
sont établis, par une loi de Marcien, tuteurs des
pupilles et curateurs des adolescents ; ils peuvent
aliéner les biens des orphelins, soit pour éteindre
des dettes usuraires, soit pour toute autre cause
urgente, et gèrent ces biens au mieux des intérêts
de leurs pupilles ; ils sont dispensés de rendre des
comptes, puisqu'ils ne se dévouent que par crainte
de Dieu à celte tâche difficile de sustenter des
mineurs privés de leurs parents et de toute subsis-
tance et se consacrent à les élever avec une affection
toute paternelle i> (Corf. Justin., l.I,tit. m, 82).
5" Le Gerontocomium, hôpital de vieillards, est
également très répandu dans l'empire. Le Code
Justinien le mentionne dans la loi destinée à régler
les donations aux Eglises et aux œuvres de charité
(Cod.Just., l.I, lit. II, 19). Le Liber Pontiftcalis men-
tionne que le Pape Pélagb II (5^7) fit de sa maison
un hôpital pour les vieillards pauvres. Saint
Grégoire lk Grand, apprenant que le Geronto-
comium construit par Isaurus sur le mont Sina'i
manque de lits, de matelas et de couvertures, écrit à
l'abbé du monastère qu'il en fait envoyer et joint à
l'envoi une somme d'argent destinée à acheter des
oreillers ou des draps ou à payer les frais de trans-
port (liegist., Epp. XI. VI ; Mon. Germ. Hist., éd.
Berolini, 1904,1. Il, p. 261).
60 Le Ptochoirophium, lieu où les pauvres sont
nourris, ou maison des mendiants, n'est autre chose,
dans la langue grecque, que la diaconie des Latins,
entendue non plus au sens de ministère des diacres
que nous lui avons donné plus haut, mais signifiant
la maison des diacres, Dèsque la liberté fut accor-
dée à l'Eglise, les pauvres et surtout les mendiants
vinrent dans ces maisons communes chercher leur
1681
PAUVRES iLES) RT L'EGLISE
I6r2
nourriture et prier ensemble ; car ciiaque diaconie
avait sa chapelle et son oratoire (Du Gange, (itot-
Siiire de la basse lalinilé, au mot Diaconie). L'abbé
ToLLiiMBR regarde cesdiaconies comme des espèces
d hôtelleries « pour les pauvres libres et pour les
mendiants d'un quartier ou de toute autre circon-
scription convenue » (up. cit., p. 556). Elles se dis-
tinguent des xeiiotrnpltia en ce que ceux-ci ne reçoi-
vent quelesétrangers ou les passants. Elles ne furent
pas toujours dirigées par des diacres, mais parfois
aussi par des prêtres. Elles ne fournissaient pas
seulement aux pauvres la nourriture, mais aussi les
vêtements. Saint Cypribn (Epist., v), saint Augustin
(Episl .,cxii.ii, 2), saint GnKGoiRE(/ff^>/,T<., IX, xxi) le
recommandent expressément. S. Grégoire, dans une
lettre à son sous-diacre Anthémius, se préoccupe
« de la chaussure et de la nourriture des enfants
pauvres » {Reg., I, xxxvii), et dans une autre lettre
au sous-diacre Pierre, il écrit à l'occasion de la dédi-
cace d'une chapelle consacrée à la Vierge : « Nous
voulons que vous donniez, pour être distribués aux
pauvres, 10 écws, A' ov^io amphores de vin, 200 agneaux,
a orques d'huile, la moutons et 100 poules. Le tout
sera imputé sur voscomptesr (Regist., 1, Liv,p. ■jg).
Il n'est pas inutile de rappeler à ce propos les maxi-
mes païennes, celle-ci, par exemple, d'un vieillard
de Plante: <c C'est rendre un mauvais service i un
mendiant que de lui donner de quoi boire et de quoi
iianger : pour soi, c'est perdre ce qu'on donne;
•)onr lui, c'est prolonger sa misère r> (Plaute,
Trinum., Act. 11. Se. 2). L'opinion du monde sur ce
joint a été retournée, et tout chrétien admet que
1 donner au pauvre, c'est s'enrichir, parce que l'au-
nône couvre la multitude des péchés » (lac, y, 20)
:t (I qui donne au pauvre... prête à Dieu >>.
•j' La Biisitiade ou Busiléide (SGg). — La célèbre
ondation de saint Basile à Césarée de Cappadoce, à
aquelle nous avons fait allusion plus haut, doit être
-aentionnée à part. Elle précéda d'au moins 3o ans
«elle de Fabiola à Rome et de saint Jean Ghrysoslorae
Constanlinople. Elle dépassa si bien les cadres spé-
tiauxdu/i/oc/(o<ro/)/iiuni, terme sous lequel la désigna
l'abord saint Basile, ou du nosocomium, ou des autres
tablissements déjà énumérés, que les historiens ne
rurent pouvoir lui donner un antre nom que celui
eBanietoi;, sous lequel le peuple l'avait désignée dès
origine. Cent ans après, elle portait encore ce nom,
t gloriQait à juste titre la charité de saint Basile
iozoMÈivE, Hist. ecclés.. VI, xxxiv, P. G., LXVII,
. 1898). Pour l'établir, le grand évêque connut les
ifticultés ordinaires à ceux qui font le bien. Sa réponse
u gouverneurElie, auprès de qui s'exerçait la calom-
ie, nous renseigne sur l'usage de cette maison bâtie
n dehors de la cité et si vaste qu'elle paraissait une
nouvelle ville » — « A qui donc avons-nous fait
î moindre tort en construisant ces lieux de refuge,
atagàgin, pour recueillir soit les étrangers qui pas-
snt dans le pays, soit ceux qui ont besoin d'un
alternent particulier, en raison de leur santé? C'est
n vue de ces derniers que nous avons établi, dans
otre maison, les moyens de leur assurer les secours
écessaires, des gardes-malades, des médecins, des
orteurs, des conducteurs. Il a été indispensable d'y
undre les industries nécessaires à la vie et les arts
eslinés à l'embellir. Par là même, il a fallu cons-
nire des pièces où l'on pût convenablement exécu-
!r ces divers genres de travaux. Cet établissement
it l'ornement de la cité et la gloire du gouverneur,
ip qui en rejaillit l'éclat » (Basii,., Epist.xr.iv, P. G.,
XXII, 485). Hôtellerie, refuge, hôpital, manufacture
l école inilustrielle, la H us i I iad e (ul auf^'^i une lépro-
pie avant la lettre, et l'empereur Valens. frappé
'admiration en présence de cette œuvre merveilleuse,
fit à l'évêque des donations de terres dont le revenu
servit à nourrir les pauvres et les lépreux. Pour éviter
aux autres malades ou aux pauvres le contact des
lépreux, saint Basile fut amené à construire des pavil-
lons spéciaux et à agrandir considérablement l'édifice
primitif; delà celte immense étendue de bâtiments
qui frappa vivement les contemporains et lit naître
l'expression, de Basiliade . « Faites quelques pas
horsdelaville, <lisaitsaint GrégoiredeNazianze à ses
auditeurs en prononçant l'oraison funèbre de saint
Basile, et vous verrez une ville nouvelle. C'est le lieu
saint où ceux qui possèdentont renfermé leur s trésors,
où sous la puissante inlluence des exhortations de
saint Basile, le riche a <léposé le superllu de sa for-
tune, en même temps que le pauvre y apportait de
son nécessaire... Ainsi nos yeux ne sont plus attris-
tés du plus terrible, du plus douloureux des spectacles
qui se puissent voir. Nous ne voyons plus ces cada-
vres vivants, promenant çà et là ce qu'une effraj'ante
maladie leur a laissé de membres sur des troncs
mutilés. Repoussés loin des villes, des habitations,
des places publiques, des fontaines et de leurs amis,
qui pouvait les reconnaître sous les ravages de la
hideuse maladie qui les déligure? De la forme humaine,
ils n'avaient conservé que le nom!... C'est saint
Basile qui a incliné la charité vers cet excès de dou-
leurs... nies embrassait comme des frères, et par ces
pieux baisers, il inspirait le courage de les aborder
et de les secourir » (S. Grkq. Nazianz., Oraison fan.
de S. Basile, discours xliii, § 53. P. G., XXXVI,
p.5'j8-579). Ces paroles, qu'aucun habitantde Césarée
ne pouvait démentir, jettent un jour lumineux sur
l'inspiration de la charité chrétienne et expliquent
que la Basiliade ait laissé un tel renom dans l'his-
toire.
i' Administration des hôpitaux. — Les noms des
grands évêques, que nous venons de rencontrer dans
la fondation des établissements hospitaliers, nous ont
déjà livré en partie le secret de leur administration
et de leur fonctionnement, i» Ils étaient biens d'Eglise,
tout en ayant uneexislence propre, reconnue par les
Codes, et l'intervention de l'Evêque était nécessaire
pour la fondation, qui devait avoir lieu d'ordinaire
dans le délai d'un an, à partir du jour de la dona-
tion reçue à cet efi'et. 2" Les hôpitaux étaient exempts
des charges viles et des impôts extraordinaires ; ils
pouvaient hériter et acquérir librement à titre gratuit
ou onéreux (Cod. Justin., I, n, de Eccles., ig; I, m,
de Episc, 35,^9 ; viii, liv, de donation., 36, §3). 3° Ils
ne pouvaient aliéner que les biens meubles, mais non
les immeubles, bâtiments, terres ou jardins, et cela
dans l'intérêt des générations avenir; ils pouvaient
cependant faire des échanges d'immeubles entre eux
et avec les églises et les maisons impériales, povirvu
qu'il y eût indemnité réciproque, consentement des
administrations et approbation de l'évoque. 4' Les
directeurs et économes étaient généralement désignés
par l'évêque; cependant le droit de nomination ou
de présentation appartenait d'ordinaire aux fonda-
teurs, sous la réserve qu'en cas d'incapacité consta-
tée, l'évêque avait le droit de les remplacer. 5° Le
cinquième concile d'Orléans (54g) recommande » en
vue de l'éternelle récompense » de choisir comme
directeurs des maisons de charité « des hommes
capables et craignant Dieu ». Le 'jo' canon arabique
prescrit à l'évêque de choisir, afin d'éviter les infiuen-
ces locales souvent pernicieuses, « un des frères qui
habitent dans le désert ; qu'il soit étranger à la
localité, loin de sa patrie et de sa famille ». S. Gré-
goire le Grand recommande de préférence les reli-
gieux, afin d'assurer plus parfaitement l'exercice
désintéressé de la charité. Et ce n'est pas seulement
1383
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1684
pour la direction des hôpitaux que l'on songe aux
religieux; celle conception triomphe à Gonstantino-
ple, au temps de saint Jean Chrysostome, même
pour le soia des malades ; et le saint en arrive à
choisir pour cette charge des infirmiers ci non enga-
gés dans les liens du mariage » ; à Alexandrie, le code
théodosien mentionne 600 inllrmiers, parabolani
a dont le choix est laissé à la volonté du très vénéré
prélat d'Alexandrie, sous les ordres duquelils devront
agir ». Tout fait croire qu'ils formaient une sorte
d'ordre religieux, ancêtre lointain de celui des Frères
de saint Jean de Dieu (Lallemand, op. cil., II,
pp. l35-l42;ToLLEMER„0/). Cit., p. b')')) .
La fondation des hôpitaux par l'Eglise et leur
administration par lesévêques est donc, après Cons-
tantin, du IV' au VI' siècle, la caractéristique princi-
pale du mouvement charitable inauguré par le chris-
tianisme. Dirigé par les évêques, aidé par les
empereurs, ce mouvement aboutit, à la lin du vi'= siè-
cle, à l'existence d'un grand nombre d'iiôpitaux dans
toutes les divisions des territoires ecclésiastiques.
V. — Les Pauvres en Occident après les gran-
des invasions. — Les grands évêques fran-
çais. — Les paroisses. — Les monastères. —
C'est qu'en effet, malgré les bouleversements d'où sor-
tirent les nouvelles nations de l'Europe, le rôle des
évoques, loin de diminuer, n'avait fait que grandir
du IV' au VI* siècle. Détenteur d'un pouvoir spirituel,
devant lequel devait s'incliner même un Théodose,
lorsqu'il trouvait devant lui un saint Ambroise pour
lui reprocher ses crimes, l'évèque, par la force des
choses, était devenu le vrai magistrat de la cité. Les
édiles et les curiales, emportés par la tourmente au
moment des invasions, avaient perdu en effet toute
autorité, et le defensor civilatis, institué par Yalen-
tinien en 365 en prévision de l'anarchie et de la
ruée envahissante des Barbares, était si inférieur à
sa tâche qu'il fut remplacé presque partout par l'évè-
que. D'instinct, le peuple se groupa autour de ses
chefs spirituels, leur conféra la magistrature civile
et dans beaucoup de cas en fit vraiment, authenti-
quement, par voie de suffrage, les défenseurs des
tilés. Loin de s'être arrogé ce pouvoir, comme l'a
prétendu Henri Martin, ils en furent souvent inves-
tis régulièrement par leurs concitoyens, et c'est en
l'exerçant, en droit ou en fait, dans des circonstances
souvent tragiques, qu'ils méritèrent la reconnais-
sance éternelle des peuples.
Avant tous les autres, nous devons un hommage
spécial au saint le plus illustre et le plus populaire
des Gaules, saint Martin, évêque de Tours (3i 6-896).
N'est-il pas le patron de plusieurs milliers de parois-
ses françaises (exactement 3.6^5), et sa renommée à
l'étranger ne fut-elle pas universelle? Soldat et sim-
ple catéchumène, il vit en moine, se distinguant par
sa piété et sa charité envers les pauvres. Un jour
d'hiver, aux portes d'Amiens, il aperçoit un men-
diant demi-nu qui lui demande l'aumône. Déjà il a
donné ses vêtements à d'autres malheureux ; il ne
lui reste plus que sa chlamyde; d'un coup d'épée,
il la partage en deux, en donne une moitié au solli-
citeur grelottant, et garde l'autre moitié pour cou-
vrir à grand'peine sa nudité. Il rentre ainsi en ville ;
« quelques-uns rient, mais d'autres, plus nombreux,
gémissent tout haut de n'avoir pas exercé la miséri-
corde, alors qu'ils l'eussent pu faire sans se mettre
à nu », et de s'être laissés distancer par un soldat
(SuLPicK SÉVÈRE, Vita Beaii Martini, ch. m).
Exemple fécond, à jamais mémorable; la sculpture
et la peinture l'ont immortalisé depuis seize siècles;
les âmes des petits enfants, en l'entendant raconter,
y puisent encore aujourd'hui l'amour des pauvres
et la divine joie de l'aumône. « A la cathédrale de
Bâle, sur la façade principale, saint Martin partage
avec un pauvre la moitié de son manteau, qui n'était
peut-être qu'une méchante couverture de laine, et
qui, maintenant, transliguré par l'aumône, est en
marbre, en granit, enjaspe, en porphjre, en velours,
en satin, en pourpre, en drap d'argent, en brocart
d'or, brodé en diamants et en perles, ciselé par Ben-
venuto, sculpté par Jean Goujon, peint par Raphaël »
(Victor Hoqo, Le Rhin).
Moine et évêque, saint Martin ne fut pas moins
charitable à Ligugé, à Tours et à Marmoutier que le
soldat catéchumène ne l'avait été à Amiens ; plu-
sieurs fois il donna sa tunique à de pauvres men-
diants; un jour entre autres, au moment de célébrer
les saints mystères, en présence de la mauvaise
volonté de son archidiacre de secourir promptement
un homme qui souffrait du froid, l'évèque se dépouilla
de sa tunique et eut recours à un pieux stratagème
pour que cette action ne fut pas découverte. Mais
Dieu se plut à glorifier son apôtre (Sulp. Sév., Dia-
looUS II, I, 2).
Ce serait omettre l'un des traits les plus impor-
tants de l'apostolat de saint Martin que de ne pas
mentionner ses missions dans le centre, dans le
midi et dans la Gaule septentrionale, et le zèle infati-
gable qu'il déploya dans la fondation de nombreuses
paroisses rurales. Il fut un des premiers adeptes de
cette idée féconde a qui devait produire dans l'Eglise
une véritable révolution et dont l'application a tel-
lement réussi que nous avons peine à nous figurer
que la chrétienté ait jamais existé sans cet élément
vital » (Lecoy dk la Marchk, Saint Martin, Mame,
2" édit., p. 20ï). Le christianisme, en effet, n'était
pratiqué jusque-là que dans les cités ; les campagnes,
toujours en retard sur les villes, étaient restées le
boulevard du paganisme, comme l'indique le mot
paganus, qui signifie à la fois paysan et païen. Mar-
tin, accompagné de son presbyterium ou collège
ecclésiastique rurnl, auquel étaient adjoints des reli-
gieux de Marmoutier, parcourait le pays en détrui-
sant les temples romains et gaulois et les vieux
chênes druidiques; sur leurs ruines, il bâtissait des
églises, autour desquelles se groupaient les popula-
tions qu'il baptisait. Ainsi se créèrent les villages de
France, très peu nombreux auparavant, les habi-
tants des Gaules vivant jusque-là disséminés sur de
grands domaines agricoles. Ainsi, par la multiplica-
tion des centres religieux, se transformèrent les
solitudes de l'Empire et un jour se réveilla chrétien
le vieux sol gaulois.
Avant de montrer quelle influence la création des
paroisses rurales eut sur l'exercice et l'organisation
de la charité, il est nécessaire d'ajouter au glorieux
nom de saint Martin les noms de quelques saints
évêques qui, pendant et après les grandes invasions,
défendirent les pauvres et les opprimés et n'usèrent
de leur pouvoir spirituel et de leur puissante
influence que pour soutenir énergiquement la cause
de la justice et de la charité.
Parmi eux, au v» siècle, saint Germain d'Auxerr»
est peut-être le plus grand. Lui aussi prêche le chris-
tianisme partout, et jusqu'en Angleterre où il com-
bat l'hérésie de Pelage. Il lave les pieds des pau-
vres, les sert à table, et sa vie si active, n'est qu'un
jeune perpétuel. En se rendant en Grande-Bretagne
avec saint Loup, il discerne à Nanterre la vocation
de sainte Geneviève et consacre à Dieu celle qui plus
tard sera la providence des Parisiens, qu'elle sauvera
de la famine et des fureurs d'Attila. Digne fille spi-
rituelle du saint évêque, elle est vraiment la mère
des pauvres, et la vénération de tout un peuple
escorte sa vieillesse.
1685
PAUVRES ILES) ET [/ÉGLISE
1686
A la même époque, l'ami de Germain d'Auxerre
et de Geneviève, Loup, évêque de Troyes, se porte
au-devant d'Attila, revêtu de ses habits pontificaux,
avec un cortège de clercs, et lui demande avec auto-
rité qui il est et de quel droit il ravage son terri-
toire. Plusieurs de ses clercs ont été massacrés ;
Loup est gardé comme otage, mais sa vie est épar-
gnée et le barbare se retire.
A Orléans, l'évèque saint Aignan, pour défendre
son peuple, va jusqu à Arles implorer le secours
du patrice Aétius; puis il se rend dans le camp
d'Attila, et n'ayant rien obtenu, fait prier le peuple
dont il soutient le moral jusqu'à l'arrivée des
Romains et des Visigoths qui culbutent Attila, et
après la victoire des Champs catalauniques, l'obli-
gent à fuir en Italie où il trouvera encore devant
lui, sur les bords du Mincius, la majesté d'un saint
Léon le Grand. Bref, c'est l'Eglise qui sauve la
cité romaine dégénérée et transforme le camp bar-
bare ; elle jette un pont entre le monde antique et
le monde nouveau; elle fait sortir, du rude creuset
de la guerre et de l'anarchie, des nations chrétien-
nes, parmi lesquelles la France, désormais immor-
telle, brille au premier rang; car ce n'est qu'après
elle que la Germanie et l'Angleterre se laissent péné-
trer par la bienfaisante iniluence du Gliristianisrae.
On l'a dit, et il faut le répeter: « les évêques ont fait
la France comme les abeilles leur ruche n. Pères des
peuples, ils sont surtout pères des pauvres, des
petits, des opprimés, ci Ce sont toujours des affran-
chissements d'esclaves, des œuvres charitables, des
droits maintenus, des injustices réparées qui rem-
plissent leur vie journalière, leurs actes, leurs testa-
ments. Ils y ajoutent le rachat des prisonniers de
guerre, si nombreux alors, pour lequel ils engagent
jusqu'aux vases sacrés de leurs églises; ainsi en 5io
saint Césaire d'Arles distribue des vivres et des
vêtements à une multitude decaptifs gaulois etfrancs
tombés au pouvoirs des Goths,et les rachète ensuite
avec le trésor amassé par son prédécesseur » (Lbcoy
DE LA Marchb, La fondation de la France duiv au
VI' siècle, Desclée, iSgS, pp. 77,98). Saint Rémi men-
tionne dans son testament les quarante veuves assis-
tées par l'Eglise de Reims et leur laisse des aumônes.
Saint Didier, évêque de Cahors(63o-655), recommande
à son Eglise » les pauvres qu'il a toujours nourris
ivec soin >> et la supplie « de les nourrir et de les
[gouverner pieusement, afin qu'ils ne s'aperçoivent
«as de son absence et ne se plaignent pas du chan-
gement de pasteur i> (Poupardin, La vie de saint
Didier, in-8, Paris, igoo, ch. ix, p. ^3). Dans ces
emps troublés, comme il arrive toujours en temps
le guerre et d'invasion, les pauvres sont nombreux;
m certain nombre inscrits sur un registre (matri-
ula), d'où le nom de matricularii, sont autorisés à
aendier autour des églises (cet usage existe encore
u XX» siècle) et ils habitent des refuges voisins
le l'église. Saint Léger, évêque d'Autun (616-678),
'héroïque victime de la cruauté d'Ebroïn, trouvant
nsufTisanle la fondation d'une matricule aux portes
le sa cathédrale, résolut de remédier à celte inslabi-
ilé, en établissant par testament une œuvre qui lui
urvécut dix siècles (670-1668) et fut absorbée sous
jOuis XIV par l'Hôpital général. Celte œuvre estcon-
lue dans l'histoire sous le nom de l'Aumône de saint
'^éger — rappelons-nous la Basiléide. — Comme
■elle de saint Didier, la donation est faite à l'église
lathédrale. Les pauvres sont appelés frères par le
laint évêque et sont au nombre de quarante, comme
■es veuves dont parle saint Rémi. Voici la teneur de
e testament, dont l'authenticité, révoquée en doute
lar le « Gallia christiana » et les Bollandistes, est
dmise par Pérard, Lecointe et Mabillon :
u Considérant les diverses révolutions des choses
« humaines, la mort, inévitable terme de tout, et
» l'heure formidable du jugement, sachant qu'il est
« écrit : Donnez et il vous sera donné ; faites-vous
« de vos richesses des amis qui vous reçoivent aux
<< tabernacles éternels » — et ce mot de la Sagesse :
« Le rachat de l'àme humaine est dans les riches-
« ses» — et encore:» Comme l'eau éteint le feu,
a ainsi l'aumône le péché )> , — pour l'amour de Dieu,
« la rémission des péchés et la mémoire du sei-
« gneur Clotaire et de la reine ISathilde, voulant
« enfin qu'on prie abondamment et librement pour
« le roi Thierry, pour le salut du royaume, des
« princes et du monde entier, je prends pour léga-
<i taire et héritier légitime l'Eglise de Saint-Nazaire,
« titre de ma prélature. Je lègue la villa de Marigny-
« sur-Yonneque je tiens de la munificence de la reine
(I Bathilde, par une charte royale ; la terre de Tille-
« nay-sur-Saône qui me vient de mes aïeux mater-
<i nels; les domaines d'Ouges et de Chenôve près
« Dijon, que j'ai acquis de Bodilon et de Sigrade.
« Je lègue, séquestre et transfère ces biens avec
(I toutes leurs dépendances, hommes de quelque
Il sexe qu'ils soient, terres, vignes, puits, étangs,
Il cours d'eau, bois, pàquis petits et grands, à la
« matricule que nous avons bâtie à la porte de Saint-
« Nazaire ; afin que le préydt de cette matricule et
« les successeurs que lui donneront les évéques d' Au-
t tun reçoivent et nourrissent chaque jour et en tout
(I temps quarante frères qui prieront Dieu pour le
« royaume, le salut du roi et des grands » (Camer-
LiNCK, Saint Léger, évêque d'Autun, Lecolïre, 1910,
pp. 70-71; Dom PiTRA, Vie de saint Léger, p. ig^).
Cette fondation nous donne une idée de celles qui
se créent partout en France, à l'exemple de l'Italie et
de l'Orient. Partout, les documents historiques nous
révèlent 1 existence de refuges, d'asiles, de Senodo-
chia, d'ordinaire situés dans le voisinage immédiat
des églises cathédrales ou des abbayes. Mais, à cause
des guerres et des invasions, cette floraison d'hôpi-
taux pour toutes les misères fut plus lente, parce
que les ressources faisaient davantage défaut.
Signalons encore quelques noms célèbres dans les
annales de la charité à cette époque, et en premier
lieu le pape saint Grégoire le Grand (+6o4)qui orga-
nisa l'assistance des pauvres à Rome de manière à
exciter l'émulation des évêques et des séculiers des
autres nations. U les exhorta à créer des œuvres de
prévoyance pour les nécessiteux. Chaque jour il don-
nait quinze livresd'or à des religieuses pour les repas
publics des pauvres qu'elles assistaient. Chaque jour
aussi des voitures parcouraient les divers quartiers
de Rome pour porter des secours aux malades et
aux pauvres honteux (Dom Pitra, Vie de S. Léger,
introd., note de la p. xxxi ; Montalembert, Les moi-
nes d'Occident, Lecoffre, 4' édit., t. II, ch. vu, p. 2o5).
Ce grand pape ne pouvait démentir son passé. En
se faisant moine bénédictin en 675, il avait vendu
son patrimoine pour le distribuer aux pauvres » et
Rome, qui avait vu le jeune et opulent patricien par-
courant ses rues dans des habits de soie et tout cou-
vert de pierreries, le revit avec admiration vêtu
comme un mendiant et servant lui-même les men-
diants hébergés dans l'hôpital qu'il avait construit
à la porte de sa maison paternelle changée en monas-
tère » (MONTALEMBERT, Op. cit., t. II, p. 99).
Sous les Mérovingiens, la charité de saint Eloi
est si célèbre que sa maison est toujours assiégée
d'une foule de solliciteurs et que l'on n'a pas besoin
d'autre enseigne pour la reconnaître. DagobertP'fonde
à Saint-Denis un Xenodochium. Sainte Radegonde,
au temps de son mariage avec Clotaire, entretient de
ses deniers de nombreux pauvres auxquels elle
1687
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1688
fournit vivres et vêtements. Elle fonde un hôpital
dans le domaine d'Alliis, où elle avait plissé les pre-
mières années de sa captivité, et où elle rendait elle-
même aux femmes malades les soins les plus dévoués
{Petits />ollancl.,t. IX; Montalembrrt, np. cit., l. Il,
p. 35o). Contran, roi de Bourgogne, esl également
illustre par sesaumônes et les « trésors » qui! donne
aux pauvres (Abbé Jolv, Vie de saint Vo?-lef, curé
de Marcenay, patron de Cluititlo7i-s-Seine,iS&'^,p. 4^).
Saint CÉSAiBE. évêque d'Arles, qui, dès son enfance,
se dépouillait de ses vêtements en faveur des pauvres,
à l'exemple de saint Martin, se fait remarquer pen-
dant son long épiscopat (5oi-5i3) par une grande
charité envers les malheureux. Les cent trente ser-
mons ou homélies que nous possédons de lui et dans
lesquels il emploie, dil-il « dos paroles rustiques »,
aiin d'atteindre les simples et les ignorants, eurent un
grand retentissement et furent imités dans toute la
chrétienté. On y trouve une grande vigueur dans
la condamnation de la rapine, des superstitions, de
l'ivrognerie, de la luxure, mais en même temps une
grande tendresse pour les humbles, les petits et les
pauvres. Nous avons dit plus haut son zèle à déli-
vrer les prisonniers de guerre ; il faut généraliser
sans crainte; tous les évéques agissent de même.
Dans toutes les vies de saints de cette époque, nous
voyons invariablement les évéques faire tomber
les chaînes des captifs, ouvrir et forcer même les
portes de leurs prisons, sans que l'autorité civile
ose s'y opposer, et c'est déjà pour eux une tradition
qui remonte au temps de l'Empire romain, d'em-
ployer une partie des revenus de leurs Eglises au
rachat des prisonniers de guerre. Que d'innocents
furent ainsi arrachés au supplice! I.efait célèbre de
l'exécution en masse ordonnée à Tours par le gouver-
neur Avicien et empêchée par les prières elles sup-
plications de saint Martin (Sdlpice Sbvèbe, /liai.,
in,4) s'est renouvelé bien des fois à cette époque.L'évê-
que esl bienlerfe'/V/isei/r de tous les opprimés.
La création des paroisses rurales, dont nous avons
parlé à propos de saint Martin, produisit une décen-
tralisation dans l'organisation de l'assistance des
pauvres. Afin d'empêcher lamendicilé et le vagabon-
dage, le concile de Tours (667) décréta (can. 5) que
chaque paroisse était obligée de garder ses pauvres,
et de les nourrir ; on voulait éviter par là qu'ils ne
fussent à charge aux autrescommunautés. » Ft iina-
f/uiieque civitas paiiperes et egenos incoins alimentis
congruentibus pascal, secundumvires tam vicani pres-
byteri quant cives omnes suum pauperem pascant ;
quo fiet ut ipsi pauperes per civitaies alias non
vagentur » (Mansi, IX, p. 793).
A l'action des évéques et aux assistances parois-
siales il faut ajouter le rayonnement de nouveaux
centres de charité et de soulagement de la misère :
les monastères. Les Bénédictins d'abord, puis plus
tard les Cisterciens, les Prémontrés, les Chartreux,
et les autres, tous ces moines d'Occident immorta-
lisés par Montalembert, jouèrent un rôle considé-
rable dans l'histoire de la charité. Ils surent à la
fois prévenir et guérir l'indigence. Ils la prévinrent
en défrichant les forêts et les terres incultes, en
enseignant aux peuples barbares l'agriculture, les
métiers manuels ou les arts, en instruisant et en
disciplinant la jeunesse ; ils la guérirent en construi-
sant autour de leurs monastères des asiles pour les
étrangers et des hôpitaux pour les malades. C'est
ainsi qïie, dans l'ile d'Iona et les contrées voisines
de l'Ecosse, saint Columba apprend aux paysans à
rechercher les sources, à régler les irrigations, à
rectifier le cours des rivières ; il leur procure des
outils, leur enseigne la grelTe des arbres fruitiers,
obtient des récoltes hâtives, intervient contre les
épidémies et guérit diverses maladies ; en Angleterre
et en Irlande, il apparaît comme le protecteur des
faibles et le vengeur des opprimés. Ligugé, et Mar-
moutier dans l'Ouest de la France, avec le souvenir
impérissable de snintMartin, Lérins et Saint- Victor
de Marseille au sud, avec saint Honorât et Jean Cas-
sien, Luxeuil à l'est, avec saint Colomban, exercent
une influence inouïe. A Luxeuil, par exemple, les
nobles francs etbourguignonsaffluent comme novices
et prodiguent à Colomlian (5'43-6i5) leurs donations.
Toute la Franche-Comté actuelle, redevenue, depuis
les invasions barbares, une solitude sylvestre peu-
plée de bêtes fauves, est transformée par les disciples
de saint Colomban et de saint Benoît en champs
cultivés et en pâturages. C'est le moine irlandais lui-
même qui dirige les travaux de défrichement, et tous
ses religieux, riches ou pauvres, nobles ou serfs, sont
astreints successivement à labourer, à faucher, à
moissonner, à fendre le bois. Après lui, Luxeuil
devient la capitale monastique de la Gaule ; la Bour-
gogne, la Champagne, le pays de Caux et même la
Suisse et l'Italie voient se fixer sur leurs territoires
les colonies de Luxeuil, et partout la barbarie est
refoulée, le christianisme prend sa place, et avec lui
l'instruction, le travail. ladiscipline morale, la charité
envers les pauvres (Cf. Montalkmbkrt, J.es moines
d'Occident, t. II, livre ix, t. lll, livre xi).
La discipline pénitentiaire elle-même, organisée
en Gaule par saint Colomban, eut pour conséquence
de grossir le budget de la charité ; l'Eglise ne lit pas
<[ argent des péchés des fidèles », comme l'écrit
M. Bayet {Ilift. de France de Lavisse, t. II, p. 281),
mais elle consentit à remplacer les peines canoni-
ques dues à certaines fautes énormes par la prière,
le jeûne, l'aumône, les pèlerinages à certains sanc-
tuaires, et l'abandon de tout ou partie des biens des
coupables en faveur des pauvres. De tels exemples
publics étaient hautement moralisateurs et en har-
monie avec la plus pure doctrine du christianisme
primitif, qui enseigne par la bouche de saint Pierre
lui-même que a la charité couvre la multitude des
péchés » (1 Pftr., iv, 8). Mieux inspiré ailleurs,
M. Baybt résume ainsi l'oeuvre des moines: «Ils
couvriront la Gaule de leurs couvents, ils pénétre-
ront jusi]ue dans les contrées les plus sauvages,
défrichant le sol, créant autour d'eux des villages,
ils conquerront le monde barbare, et la société chré-
tienne du Moyen Age sera en grande partie leur
œuvre » (Ihid., p. 36).
Evêchés, paroisses, monastères, telles sont les
trois institutions ecclésiastiques qui se chargent du
service des pauvres. Il faut y ajouter l'autorité
laïque, représentée parles rois mérovingiens ou par
Charlemagne qui, soit par l'octroi de terres aux
églises ou d'aumônes directes aux nécessiteux, soit
par des prescriptions ou des ordonnances spéciales,
favorise l'exercice et l'organisation de la charité.
Mais il ne faut pas oublier que ces temps furent
extrêmement troublés et que les guerres intestines
et les invasions ont toujours développé le paupé-
risme. D'autre part, les derniers mérovingiens dé-
tournèrent dans une certaine mesure les biens
d'Eglise de leur destination charitable et désorgani-
sèrent l'assistance. Charlemagne, au contraire, veille
à la perception et à la répartition des dîmes, qui
doivent être partagées par portions égales, entre
l'évêque, les prêtres, les fabriques et les pauvres.
Un de ses capitulaires rappelle que « suivant la tra-
dition des saints Pères, les biens d'Église, dons de la
piété des fidèles et prix de la rédemption de leurs
péchés, sont les patrimoines des pauvres. » « Nous
statuons donc, ajoule-t-il, que jamais, ni sous notre
1689
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1G90
règne, ni sous celui de nos successeurs, il ne sera
permis de rieu soustraire, de rien aliéner de ces
biens sacrés » (Baluzb, I. ^17-718). Un autre capitu-
laire (806) relatif aux mendiants et vagabonds, re-
commande « à chaque tidéle de nourrir sou pauvre,
suuin naupereni de hcitt'/icto aut de pro^rid faiiiiliâ
nutriat, et de l'enipêcLer d'aller mendier ailleurs ;
que si l'on trouve de ces vagabonds qui refusent de
travailler, il faut bien se garder de leur faire l'au-
mône. » L'empereur va jusqu'à lixer les sommes que
les évéques, les abbés ou alibesses jouissant de re-
venus importants doivent distribuer aux indigents;
il leur enjoint même de les ailmettre à leur table.
Bnlin lui-même répand partout d'abondantes libéra-
lités, non seulement dans ses Etats, nous dit Egin-
HAKD, mais au delà des mers, en Syrie, en Egypte,
en Afrique, à Jérusalem, à .Alexandrie, partout où il
sait que soutirent des clirétiens (EoirsHARO, VUa
Karoli, XXVII, t. I, p.8ô).
VI. — lies Pauvres au Moyen Age. — Le Moyen
Age connut beaucouj) de Iléaux, parmi lesquels la
guerre, la peste et la famine, et il fut longtemps de
mode de considérer cette époque comme la honte de
l'humanité. Les misèreselTroyables (jui se sont abat-
tues sur l'Européen plein xx" siècle, notaïunienten
Belgique, en France, en Ilussie, en Autriche, et en
Serbie, misères que beaucoup d'esprits, orgueilleux
ou naïfs, croyaient à jamais incompatibles a\ec
l'état avancé de notre civilisation, peuvent servir à
mieux comprendre le Moyen Age età être plus équi-
table envers lui. Si la misère fut grande par suite
des invasions, des guerres civiles ou des épidémies,
les âmes chrétiennes du « dévot » Moyen Age su-
rent, alors comme aujourd'hui, s'élever à la hauteur
des circonstances, se l'aire pitoyables pour toutes
les misères et soulager non seulement de leurs de-
niers quand elles le pouvaient, mais, ce qui est
mieux, de tout leur dévouement et de tout leur cœur
les innombrables victimes des événements. Disons
même sans parti pris qu'au point de vue adminis-
tratif, certains hôpitaux de Paris sont notablement
inférieurs aux Hôtels-Dieu du Moyen Age.
L'Eglise, longtemps avant la Société des Nations,
aspire à la Paix universelle. Du iv« au XP siècle, on
peut suivre dans les doléances de ses conciles le
désir d'empêcher les guerres et de remédier aux
soulTrances des peuples. Pour arriver à cette paix
universelle, les Conciles établissent la Précède Dieu,
et l'inviolabilité de certains lieux et de certaines per-
sonnes. Ainsi des limites sont imposées aux guer-
re» que l'Eglise ne peut empêcher. La trêve s'étend
d'ordinaire du mercredi soir au lundi matin; elle
comprend en outre l'avent, le carême, le temps pas-
cal, les vigiles, les fêtes de la sainte Vierge. D'autre
pari, les clercs, les laboureurs et leurs instruments
de travail, les femmes, les marchands, les voya-
geurs, le bétail sont inviolables; de même les édi-
fices sacrés et leur parvis, les cimetières et même
les croix des chemins deviennent des refuges assu-
rés pour les malheureux qui leur demandent asile.
Si nous considérons spécialement l'assistance des
pauvres à cette époque, nous devons faire une dis-
tinction entre la campagne et la ville. A la carapa-
;,'iie où règne le système féodal, le seigneur est le
défenseur naturel des serfs et des p,Tuvres gens qui
sont venus demander protection au château-fort con-
tre les bandes armées qui parcourent le pays. Il est
aidé dans cette tâche par les prêtres attachés aux
paroisses rurales et par les monastères qui possè-
dent presque toujours un asileou xenodochium pour
les passants et un hôpital pour les malades. Dans
les chefs-lieux de civitales, c'est toujours l'évêque,
comme aux époques précédentes, qui crée ces Ildtels-
Dieu, qu'on retrouve à l'ombre de toutes les cathé-
drales et dont l'a Iminislration fut partout dévolue
aux chanoines; l'évêque reite toujours le supérieur
naturel de tous les hôpitaux fondés dans son dio-
cèse,etnon seulement il leur donne des règlements,
mais il les inspecte par lui-même ou par ses délé-
gués, les réforme s'il y a lieu, et vérifie les comptes
de gestion. Il en fut ainsi jusipi'au xiv' siècle, où,
par suite du développement du pouvoir royal, un
nouveau personnage ecclésiastique, l'aumônier du
roi, tenilil às'em[)arer peu à peu de la direction des
hôpitaux; il fut soutenu dans ces prétentions par
le roi, cela va de soi, mais aussi par le Parlement
qui, i>our plaire au roi, admettait la présomption
que les Hôtels-Dieu, dont les fondateurs anciens
n'étaient plus connus, tiraient leur origine des libé-
ralités royales (Léon Lu Grand, Lea Maisons-Dieu,
/.eitrs stiilutd au xiir siècle, Revue des Questions
Historiques, 1" juillet 1896, |). 101).
En dehors des Maisons-Dieu, qui abondent au
Moyen Age, en dehors des hôtelleries ou hôpitaux
lies monastères, il faut signaler d'une part l'action
concertée des magistrats municipaux et du clergé
relativement à l'assistance des pauvres, d'autre part
l'activité considérable des gildes, des corporations,
des confréries et des tiers ordres, sans parler de l'ini-
tiative privée; enQn les ordres hospitalierset notam-
ment celui de Saint- Jean de Jérusalem méritent une
mention spéciale ; les règlements deSaint Jean furent
en effet copiés et imités dans la plupart des hôpitaux
de l'Europe.
Avant d'entrer dans le détail de ces organismes
charitables, disons nettement que, de toutes les
études historiques faites sur le Moyen Age, il est per-
mis de tirer cette conclusion d'ensemble : d'une
manière générale, l'assistance des pauvres était
organisée et sudisait en temps normal à tous les
besoins. Les règlements municipaux d'assistance ne
sont pas, comme l'ont prétendu certains historiens,
le fruit de la lléforme. Les magistrats qui adminis-
traient les communes établissaient un budget des
pauvres, en union avecle clergé, édictaientdesordon-
nances et des règlements de police pour réprimer la
mendicité, assistaient les pauvres vraiment dignes
d'intérêt et, par des subventions, pourvoyaient à
l'éducation des orphelins dans la mesure où cette
éducation n'était pas procurée par les parents sur-
vivants ou par les corporations. Si dans les campa-
gnes, l'organisation était parfaite, dans les villes
l'action convergente du clergé, des monastères, des
magistrats, des corporatlonset des particuliers arri-
vait à subvenir à toutes les nécessités. Seules les
grandes calamités signalées plus haut, spécialement
les pestes et les famines, et aussi les nouvelles con-
ditions économiques de l'EuroiJC, à la lin du Moyen
Age, en accroissant le paupérisme et la mendicité,
débordèrent les cadres ordinaires et normaux de lii
charité. Enlin la disparition de l'organisation centrale,
jusqu'alors placée entre les mains de l'évêque, selon
le plan de l'assistance primitive, et exercée ensuite
])ar divers intermédiaires royaux ou municipaux,
fut certainement nuisible. Mais la Réforme, nous le
verrons plus loin, en détruisant les églises, les monag-
tères et en s'emparant des fondations qui faisaient
vivre les écoles et les hôpitaux, porta un coup ter-
rible à l'organisation et à l'exercice de la charité, et
agrandit encore en beaucoup d'endroits le domaine
de l'ignorance et de la misère.
1° Les Maisons-Dieu. — Les innombrables Hôtels-
Dieu ou Maisons-Dieu du Moyen Age ont un multiple
objet et se proposent d'accomplir les sept œuvres de
1691
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1692
miséricorde si célèbres à cette époque : nourrir ceux
qui ont faim; donner à boire à ceux qui ont soif;
donner l'iiospitalité aux étrangers; vêtir ceux qui
sont nus; soigner les malades; délivrer les captifs;
ensevelir les morts. On y accueille les pèlerins elles
voyageurs ; on y reçoit les vieillards, les malades,
les blessés, les infirmes, parfois les aliénés dans un
pavillon spécial, etaussi les femmes enceintes, les
enfants trouvés, etc. L'évêque de Saint-Malo, en fon-
dant l'Hôtel-Dieu (i25a), fait un legs spécial pour
l'assistance des femmes en couches. La Maison-l)ieu
de Corbeil contient à leur usage une salle spéciale. Il
en est de même à Annonay, à Romans, à Montreuil,
à Nevers, à Nuremberg, à Francfort, à Kottweil, etc.
Ces Maisons-Dieu sont surtout fondées aux x« et
xi= siècles, par les évêques et le clergé, notamment
par les chanoines; par exemple, vers 1080, les cha-
noines de Saint-Martin de Pistoie établissent l'hôpital
di san Luca en faveur des pèlerins et des convales-
cents. A Wiirzbourg, en 1097, l'évêque Einhard érige
un nouvel hospice. L'archevêque de Coblentz, Bruno,
place une demeure des pauvres à côté de l'église de
Saint-Florin (iiio); l'hospice de Chàteaudun est dû,
au xiE siècle, à de pieux ecclésiastiques vivant en
communaiité. En beaucoup de cas, les hospices anté-
rieurs ont été détruits lors des invasions et des
guerres, et il faut les reconstruire en même temps
que les monastères ou les édifices du culte.
Aux xii' et xiii* siècles, avec le régime féodal, les
rois et les seigneurs se préoccupent de leurs vassaux
et fondent dans leurs fiefs des asiles et hôpitaux. En
1060, la comtesse Berthe, veuve de Hugues II, comte
du Maine, ouvre à Chartres Vaitmône Notre Dame.
Mathilde, femme du roi Etienne, érige l'hôpital Sainte-
Catherine de Londres (1 i48)et Jean II, comtede Pon-
thieu, l'Hôtel-Dieu d'Abbeville(i i58).Ledac de Bour-
gogne, Eudes III, bâtit la maison du Saint-Esprit à
Dijon et le comte de Bar (1210) celle de Bar-sur-Seine.
A Eisenach, sainte Elisabeth de Hongrie, la servante
des pauvres, institue deux hospices, l'un sous l'invo-
cation du Saint-Esprit pour les pauvres femmes,
l'autre sous celle de sainte Anne pour tous les mala-
des en général (1229). Ce dernier existe encore.
(MoNTALKMBKHT, Vie de sainte Elisohelli, ch. xiit).
Les comtesses de Flandre et de Hainaut ouvrent des
Maisons-Dieu à Lille, Séclin, Orchies et Comines. Au
début du xiv siècle, Marguerite de Bourgogne, veuve
de Charles de France, frère de saint Louis, fonde à
Tonnerre un hôpital toujours célèbre, et à Laignes
une Maison-Dieu. Saint Louis avait lui-même fait
réédifier dans de plus vastes proportions l'hospice
Saint-Nicolas de Pontoise et pris sous sa spéciale
protection les Hôtels-Dieu de Paris, Tours et Cou-
tances. L'Ile de France et la Champagne s'enrichissent
à cette époque d'un grand nombre de Maisons-Dieu
dues aux seigneurs, comme par exemple la Maison-
Dieu de Palaiseau.
Enfin aux xiv' et xv* siècles, sans que l'on doive
établir entre les trois catégories que nous énumé-
rons des cloisons élanches, on trouve beaucoup
d'éla!)lissements charitables fondés par deséchevins,
des bourgeois ou des confraternités. Ainsi les magis-
trats municipaux de Caen gouvernent l'Hôtel-Dieu
de cette ville et possèdent le droit d'en élire le prieur,
parce que la fondation est due aux » bourgeois et
habitans ». Il en est de même à Mirecourt. à Douai,
à Ypres, à Lille. L'hôpital Saint-Mathieu de Pavie
est dû à la confraternité ou congrégation laïque du
même nom, et cette création est autorisée par une
bulle de Nicolas V (i^i/jg). Il en est de même à Paris
de l'Hôpital du Saint-Sépulcre, créé et régi par une
confrérie qui porte ce nom (i3a6). L'Hôpital du Saint-
Esprit a une origine analogue (i36o). Quant aux par-
ticuliers, ils rivalisent de zèle avec les rois, les sei-
gneurs et les chanoines, et se donnent souvent eux
et leurs biens à la maison qu'ils établissent. Deux
compagnons ménétriers, émus de voir en la rue Saint-
Marlin-aux-Chanips une pauvre femme paralytique
« ne bougeant point d'une méchante charrette et
vivant des aumônes des bonnes gens u, fondent à
Paris l'asile Saint-Julien (1828). A Vaucouleurs,
Barthélémy Boudart relève en i3-)b un hospice dé-
truit par l'ennemi, « pielate motus, ac suae salutis
non immemor ». En l4i2, « pour honneur et révé-
rence de Notre Seigneur Jésus-Christ, de la benoîte
Vierge Marie » et de nombreux saints, deux riches
époux de Beaufort-en- Vallée (Anjou) font de leur
demeure un Hôtel-Dieu, dédié à saint Jean l'Aumô-
nier et doté de tous leurs biens (Cf. Lallkmand, op.
cit., t. 111, PI). ii7-5'j). En 1443, le chancelier de Bour-
gogne, Nicolas Rolin, fait construire le fameux Hôtel-
Dieu de Beaune « pour que les pauvres infirmes y
soient reçus, servis et logés ». Il en fait à la fois une
œuvre de charité et une œuvre d'art ; cette merveille
de l'architecture bourguignonne du xv" siècle, avec
ses lucarnes et ses clochetons, ses grandes salles et
ses cuisines, son Triptyque du Jugement dernier, de
Roger van der W^eyden, et surtout ses religieuses
qui portent encore le hennin et le costume de l'épo-
que, produit sur les visiteurs une impression de paix
profonde; le Moyen .\ge, dans ce qu'il eut de plus
noble, se survit à l'Hôtel-Dieu de Beaune (Cf. IvLEtN-
CLAUsz, Histoire de Bourgogne, p. 177, Paris, 1909).
2* Régime intérieur des Maisons-Dieu. — A) Les
Ordres hospitaliers . — Sur les constitutions et
le régime intérieur des hôpitaux au Moyen Age, le
plus ancien document que nous possédions est le
l.iber diurnus, qui date du commencement du
ix" siècle. Mais il ne contient guère que des générali-
tés et ce n'est qu'au milieu du xir= siècle que nous
trouvons des renseignements précis dans la règle de
l'Hôpital Saint-Jean de Jérusalem, où « les pèlerins,
affluant du monde entier vers les lieux saints, trou-
vaient l'asile et les soins dont ils avaient besoin.
Fondé avant l'époque des Croisades par les habitants
d'Amalli, petite ville d'Italie qui entretenait d'activés
relations commerciales avec la Palestine, et placé
alors sous le patronage de saint Jean l'Aumônier,
l'Hôpital de Jérusalem était, lors de l'arrivée des
croisés, dirigé par un homme appelé Gérard, qui
menait une vie pieuse et sainte. Après le triomphe
des chrétiens, Gérard, s'associantun certain nombre
de compagnons, fonda une véritable communauté
religieuse, dont les membres devaient continuer les
traditions de charité établies à Saint-Jean. Raymond
du Puis, qui prit après lui la direction de cette milice,
promulgua la règle du nouvel ordre religieux »
(Léon Lb Grand, Les Maisons-Dieu, Revue des Ques-
tions Historiques, 1='' juillet 1896, p. loa).
Minutieuse dans les détails relatifs aux vertus que
doivent posséder les frères hospitaliers, astreints,
d'ailleurs, aux trois vœux de religion, la » constitu-
tion Irovée par frère Rairaont » ne l'est pas moins
sur la manière dont « les seignors malades doivent
estre recehus et servis » et l'on ne peut lire sans
émotion ce texte qui nous reporte à la primitive
Eglise et fait du malade le seigneur et le maître de
la maison.
« Dans le« maisons désignées par le maître de l'HApital,
[Mai^lsier l/ospilalîs), lorsque le malade arrivefa, il sera
reçu ain^i : Ay.tnt d'abord confessé ses péchés au prêtre,
il sera communie roligieusemenl, puis porté au lit, et l;i,
le ir-iilant comme un sei>,'ncur [quasi domînns), suivant
les re-^sources de !a maison, chaque jour, avant le rfnn^
des frère-*, on lui servira charitablement à m8n;^'*r. Tons
1693
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1694
les tiitnanclies, l'épitre et reVitU','ile seront chantés dans
cette lïiaisoti et on y fera j>rocess:onn 'llement l'aspeisiuii
de l'eau bénite. »
La règle de Saint-Jean de Jérusalem fut adoptée
dans ses parties essentielles par les trois grands
ordres hospitaliers des Chevaliers Teutoniques, du
Saint-Esprit et de Saint-Jacques du Haut-Pas, et l'on
peut dire que les constitutions de Saint-Jean sont les
plus anciens statuts écrits que nous possédions. Seul
l'hospice d'Aubrae, qui reçut en 1 162 de Pierre, évè-
que de Rodez, une règle particulière, peut présenter
une charte aussi ancienne. Les différents articles sont
d'ailleurs presque identiques à ceux de Saint-Jean, et
cet ensemble de règlements pratiques, dont la sagesse
expérimentée devait rallier tous les suffrages, fut
imposé en 1212 par le concile de Paris à tous les
hôpitaux assez importants pour être desservis par
une congrégation religieuse.
Voici les principaux articles de ces règlements :
1* Les membres de chaque congrégation hospitalière
étaient tenus de prononcer les trois vœux de reli-
gion : pauvreté, chasteté et obéissance, et de revêtir
l'habit religieux, a» Le concile de Paris proscrivait
la coutume des donnés signalée plus haut, et défen-
dait d'admettre, si elles n'entraient pas en religion,
les personnes qui se donnaient, elles et leurs biens,
à la maison, alin d'y être entretenues leur vie durant.
Mais cette coutume persista en beaucoup d'endroits
et fut admise par les statuts du Puy, de Caen, de
Noyon, etc.; elle avait l'avantage de procurer des
ressources aux Maisons-Dieu, et elle existe encore
aujourd'hui dans la plupart des hospices. 3° Le nom-
bre des frères et des sœurs était (ixé selon les res-
sources et l'importauce de l'hôpital. A Paris, on le
fixe à huit frères clercs, dont quatre prêtres, trente
frères lais et vingt-huit religieuses, tandis qu'à
Amiens, on se contente de trois frères clercs, quatre
frères lais et huit sœurs. Celte organisation a pour
but d'éviter un surnombre dont pâtiraient les mala-
des, puisque l'infirmier ou l'intirmière nourris sans
nécessité aux frais de l'hôpital empêcheraient de
recevoir un malade à leur place. La proscription des
donnés par le Concile de Paris n'avait pas d'autre
motif: empêcher que ces personnes n'accaparassent
pour elles des soins dus aux malades. Avant tout,
avant les riches ou les frères, qui ne sont que les
serviteurs, doivent passer 0 nos seigneurs les mala-
des 1^. Le règlement de Richard, évêque d'Amiens,
pour l'Hôtel-Dieu de Montdidier (1207) porte cette
mention imitée des statuts de Saint-Jean de Jérusa-
lem : « Que li malades soit menés à son lict et là soit
servis chacun jour charitablement comme' li sire de
la maison, anchois que les frères et seurs dignent ou
mangent. Et tout ce qu'il désire, s'il poeult estre
trouvé et il ne luy est contraire, baillé selon le po-
voir de la maison, jusques à ce qu'il soit retournés
en santé » (V. De Biîauvillé, Hist. de lu tille de Mont-
didier, t. m, p. 365).
En I2i8, la règle de Montdidier est appliquée à
1 Ilôtel-Dieu de Noyon et entre lai'j et 1221 Etienne,
'liiyen du chapitre de Notre-Dame, s'en inspire visi-
lilemeiit en rédigeant les statuts de l'Hôtel-Dieu de
Paris ; puis elle est adoptée sans changement à
Amiens en 1233, à Saint-Riquier la même année, à
Alibeville en 1243, à Beauvais en 121^6, à Relhel
en iil)-], à Montreuil-sur-Mer en 1260, à Péronne, à
Saint-Fol en 1276. Le concile de Paris avait d'ail-
leurs donné l'exemple en adoptant presque textuel-
lement la règle de Montdidier.
iJoLa présence nécessaire des sœurs, plus expertes
dans certains soins, et d'ailleurs naturelle auprès
des femmes malades, avait amené les évêques à
imposer une règle extrêmement sévère relativement
aux rencontres des frères et des sœurs, qui ne
devaient avoir lieu que dans les salles au chevet des
malades. Us ne pouvaient se parler ailleurs, et
même auprès des malades, ils ne devaient s'entre-
tenir que des soins à leur donner. Les dortoirs, les
réfectoires étaient éloignés ; les exercices religieux
et une discipline austère, avec des pénitences corpo-
relles, tenaient lésâmes en haleine, etellespouvaient
à bon droit, comme dit la règle d'Angers, « compter
sur la grâce de Dieu en cette vie et sur la gloire
éternelle en l'autre ». De fait, pendant plusieurs
siècles, cette règle fut observée dans ses plus petits
détails, et les procès verbaux de visites des hôpitaux
de la région parisienne jusqu'à la Un du xv^ sièclene
signalent aucune infraction grave. Peu à peu, les
sœurs prirent une place prépondérante dans les
hôpitaux et la « maîtresse » Unit par supplanter le
« maître » et supprimer les frères pour devenir
comme à Vernon « dame et gouverneresse de lamai-
son, de tous les biens temporés et espiritués u
(^Constitutions de l'Hôtel-Dieu de Vernon),
C'est la règle de saint Augustin qui esta la base de
presque toutes les constitutions hospitalières. Mais
chaque maison se distingue par des[)rescriptions spé-
ciales qui font des frères et des sœurs comme autant
de congrégations autonomes soumises à la surveil-
lance de l'évèque. Dans la rédaction des chapitres
relatifs aux malades, on s'inspire, en général, des
statuts des Hospitaliers de Jérusalem, mais la règle
de saint Dominique fait aussi sentir son influence
dans les règlements de l'Hôtel-Dieu de Lille ; cetix-ci
à leur tour inspirèrent les statuts de l'Hôtel-Dieu de
Pontoise, et, par l'intermédiaire de Ponloise, ceux
de la Maison-Dieu de Vernon.
Le nombre des Maisons-Dieu fut si considérable et
le personnel des frères et des sœurs si édifiant et si
charitable, que Jacques de Vitry, dans son Historia
occidentalis, ne craint pas d'écrire (ch. xxix),
après avoir parlé des grands ordres hospitaliers:
« Il y a en outre, dans toutes les régions de l'Occi-
dent, un nombre impossible à évaluer de congré-
gations tant d'hommes que de femmes qui renoncent
au monde et vivent selon une règle religieuse dans
les maisons des lépreux ou les hôpitaux des pauvres,
adonnés avec humilité et dévouement au soin des
pauvres et des malades. « Snnt insuper aliae tant
virorum quam mulierum saeculo renunciantiiim et
regulariter in domibiis leprosoriim re/ hospitiilibus
pauperum viventium, ahsqne destinatinne et
numéro certo, in omnibus Occidentis regionibits,
congregationes, pauperibiis et infirmis liiimiliier et
dévote ministrantes » (J. db Vitry, Historia occi-
dentalis. Douai, 1697 : De Hospitalibus pauperum
et (lomibus leprosoruiii).
B) f.e soin des pauvres malades. — Il est assez
facile de se représenter la vie des malades dans les
Hôtels-Dieu du Moyen Age. En effet, nous pouvons
d'abord situer cette vie dans son cadre, grâce aux
hôpitaux qui subsistent encore, et d'autre part les
statuts et les documents historiques nous permettent
d'en reconstituer les détails. Dans la plupart des
Hôtels-Dieu le malade a pour horizon une grande et
belle salle de style gothique, d'une hauteur prodi-
gieuse, qui fait songer à la nef d'une église (Tonnerre,
80 m. de Ion g sur 18 m. 5o de largeur, Beaune72 suri4,
Angers 60 sur 22) ; de fait, l'église n'est souvent
séparée de la salle que par un mur, une balustrade
ou (1 cloyson de bois » de trois pieds de hauteuretl'on
voit, au milieu, des portes qui s'ouvrent toutes
grandes lors des cérémonies religieuses, de sorte
quêtons les malades peuvent apercevoir le prêtre à
l'autel, entendre les chants et s'y associer du cœur
1695
PAUVRES (LES) LT L'ÉGLISE
1696
ou des lèvres. CetteJ disposition existait à Lille, à
Caen, à Pontoise, à Saint-Julien de Cambrai, les
historiens nous l'affirment ; elle existe encore, avec
l'immense salle oùl'air abonde - avantage précieux
pour des malades — àl'Hôtel-Dieude Beaune.à Angers,
à Cluny, à Provins, à Tonnerre, à Semur, à Com-
piègne, à Chartres, à Vesoul et dans beaucoup
d'autres villes. A cette époque de foi, quelle distrac-
tion et surtout quel réconfort pour les pauvres
malades que cette participation aux rites religieux et
cette cohabitation du pauvre avec Dieu, dans la per-
sonne du Christ présent sous les espèces du sacre-
ment ! Us étaient vraiment dans la " Maison-Dieu »,
assistés par des anges au corps mortel, et préservés
de l'ennui et de la désespérance qui régnent dans
beaucoup d'hôpitaux modernes (Cf. Abbé Boudrot,
L'Hôtel-Dieu de Beaune, Beaune, i88a ; C. Dormois,
.\ot. kist. sur i Hôpital de Tonnerre, Auxerre, i85l^).
Autour de la grande salle, existent des salles moins
vastes destinées à diverses catégories de malades; on
y voit en particulier <■ l'iulirmerie des griefs mala-
des " mentionnée dans la plupart des statuts, et
aussi " la chambre des accouchées » ou « des femmes
gisans d'enfante», signalée à l'Hôlel-Dieu de Paris,
de Lille, d'Amiens, d'Abbeville. de Saint-Riquier, etc.
A Trojes. dès 1270, l'Hôtel-Dieu disposait d'une
maison uniquement affectée à la réception des fem-
mes malades ou « gisans ». Les bains, on le sait,
étaient fréquents au moyen âge, contrairement à
l'opinion de Michelet qui affirme gravement qu'on ne
se lavait pas à cette époque. Des baignoires, des
i( cuves à baigner les femmes », des petites bassines
pour baigner les nouveau-nés, si souvent lîgu-
rées dans les tableaux des peintres italiens repré-
sentant la Nativité, complétaient l'installation des
chambres réservées aux accouchées, a La règle de
Saint-Jean de Jérusalem, reproduite en cela comme
en beaucoup d'au'res articles par celle du Saint-Esprit,
recommandait avec insistance de ne pas coucher
les enfants avec leurs mères et de leur donner des
berceaux séparés » (Lb Grand, f.es Maisons-Dieu
art. cité, p. i3i. Règle du Saint-Esprit, art. Sg).
Les enfants abandonnés étaient également reçus
dans les hôpitaux du Saint-Esprit et peu à peu des
maisons spéciales furent créées pour eux.
La réception des malades se faisait à l'entrée de
l'hôpital par le frère portier ou par unesœur chargée
de ce soin, soit que les malades fussent en état de
venir eux-mêmes solliciter leur admission, soit qu'il
fussent apportés sur des brancards. A .Angers, du
xni<= au xv siècle, deux frères de l'Hôtel-Dieu étaient
chargés deux fois par semaine de » quérir les pau-
vres parla ville n . A Grenade, au xvi* siècle, saint
Jean de Dieu allait u les chercher dans les rues où ils
«lalaient leurs plaies pour exciter les passants à
leur jeter quelque aumône, ou bien encore au coin
de quelque place publiqueoii ils gisaient abandonnés
et tremblant la lièvre. Ceux qui ne pouvaient mar-
cher, il les chargeait sur son dos... Son premier
office envers tout nouveau venu était de lui laver les
pieds, qu'il baisait avec respect et charité, puis, après
l'avoir mis au lit, il tâchait de le disposer à se con-
fesser et à se rendre ainsi plus digne d'obtenir de
Dieu la grâce de sa guérison . Tous ne répondaient
pas à cet appel... » (L. Saglikr, Vie de saint Jean de
Dieu, Vans, 1877, p. i34). Cette pratique, indiquée,
nous l'avons dit, dans les statuts de tous les hôpi-
taux du Moyen .\ge, était conforme aux mœurs d'une
époque et d'une société prof mdément imbues des
idées chrétiennes. Lesalutde l'àme était envisagé en
même temps que le salut du corps.
On areproché auxhôpitaux du Moyen Age d'avoir
admis plusieurs malades dans un même lit. Soit
à cause de l'encombrement, soit à cause de l'usage
alors assez fréquent chez les indigents, il y avait en
eO'et dans les salles de très grands lits, capables de
contenir deux ou même trois pauvres; mais il s'agit
surtout d'hôpitaux consacrés à l'hospitalité de nuit
{Xenodnchia). Si parfois, comme à l'Hôtel-Dieu de
Xoyon, par exemple, ce système était employé pour
des malades légèrement atteints, on voit les statuts
de la plupart des hôpitaux recommander de mettre
toujours « les griefs malades, chacune part soy, en
un lit, sans compagnon », comme le prescrit un règle-
ment de 149^ pour l'Hôtel-Dieu de Paris; une foule
de miniatures, de peintures, de sceaux, représentent
des religieuses hospitalières soignant un malade
couché seul dans un lit.
a Outre les drai)s, les lits étaient garnis de matelas,
de lits de plume ou couettes, de couvertures, de couvre-
pieds fourrés, d'oreillers. Les statuts de l'Hôtel-
Dieu de Troyes portent que chaque lit devait être
fourni de deux couvertures en été; l'hiver on en
ajoutait une troisième, avec les vêtements du malade.
En effet, après avoir déshabillé et couché le nouvel
arrivant, on devait soigneusement mettre ses bardes
de côté, pour les lui restituer à la sortie; la maison
se chargeait de l'entretien de ces habits qui, la plu-
part du temps, sans doute, étaient fort misérables.
Au besoin elle rachetait ceux que le pauvre avait
dû mettre en gage. Les« linceuls » ou draps devaient
être entretenus avec la plus grande propreté; à
Troyes on les lavait chaque semaine et au besoin
chaque jour (Troyes, art. ^4. Angers, art. 12, Vernon,
art. II). Différents documents montrent que les « sei-
gneurs malades » étaient entourésd'un certain luxe.
Sans parler des peintures qui décoraient les murs et
dont des restes sont parvenus jusqu'à nous, comme
à Chartres et à .\ngers, il sullit de rappeler que dans
l'Hôtel-Dieu de cette dernière ville on recouvrait à
certains jours les lits des malades de draps de soie
(.\rch. Xat. X"", 4786, fol. 126, v*, i4o3) et qu'à Reims
on employait à cet usage des toiles brodées dont
quelques spécimens subsistent encore aujourd'hui. »
Enlin pour chauffer les salles, on jetait à profusion
dans ces vastes cheminées propres aux construc-
tions de l'époque, le bois dont le roi accordait très
libéralement la coupe dans les forêts du domaine.
Il Dans les villes du Nord, on plaçait devant les
malades, pendant l'hiver, une « keminée de fer » qui
ne doit être autre chose que notre poêle moderne »
(Léon Le Gr.\nd, art. cité, Hei'ue des Quest. Hist.
1" janv. 1898, p. iSy).
Nous pouvons facilement imaginer les soins donnés
aux pauvres malades par les hospitaliers et les hos-
pitalières, si nous parcourons les statuts des Hôtels-
Dieu et gardons présente à l'esprit cette idée qu'en
soignant le pauA-re, c'est Jésus-Christ qu'ils assistent
en esprit, puisqu'il regarde comme fait à lui-même ce
qui est fait au plus humble des siens. Us doivent
faire « toute diligence pour voir et vvarder les malades
et honorer si cum signeurset sen-irà eux sicunià Diu a
(Statuts de Lille, II, art. i; Pontoise et Vernon, pro-
logue). En conséquence, les frères et les sœurs doivent
aider les malades à se lever et à se recoucher, les
assister dans leur toilette, refaire leurs lits, tenir leurs
draps « nets et blancs » et remplir n doucement et
suavement » leur office de gardes-malades (Angers,
art. 8; Troj-es, art. 85). Us ne doivent prendre leur
repas qu'après avoir servi celui des pauvres, et non
seulement la nourriture des pauvres doit être aussi
bonne que la leur, mais elle doit être meilleure et
mieux apprêtée, si l'état des malades l'exige. C'était
la règle habituelle des hospitaliers de Saint-Jean de
Jérusalem, et la plupart des hôpitaux l'avaient adop-
tée, t A Beauvais, par exemple, pendant l'exercice
697
PAUVRES n.ES) ET L'EGLISE
1698
I79-1380, la majorité des mets un peu recherchés,
ils que viande de mouton, poisson, écrevisses, lait,
orames, Ggues et raisins, tartelettes, sont indi<|ués
)mme ayant été aciielés pour les malades (Archives
ospit. de Beauvais). A Saint-Nicolas de Troyes, à
fl6tel-Dieu de Soissons, on leur fournil du sucre.
;s épices, des figues, des amandes. A Saint-Julien
; Cambrai, en l'iùi, on constate l'achat de cervoise,
î vin, de pain l>Ianc, de ligues, pommes, poires,
jix, cerises et nèfles, dans le même but. Desfonda-
:)ns spéciales étaient faites quelquefois (>our faciliter
IX iVlaisons Dieu les moyensde satisfaire les désirs
!S pauvres. A Abbeville, Godefroy Cliolet, provi-
ur de l'Hôtel-Dieu, avait donné en 1233, soixante
■us de cens, pour permettre de distribuer, le i""' et
■2 des calendes de cha(iue mois, aux personnes les
us malades, les mets qui leur feraient le plus de
aisir. A Paris, de nombreuses donations de ce
nre sont consignées dans le cartiilaire de l'Hôlel-
ieu » (Le Grand, art. ciié, p. l43). On devait cepen-
int prendre garde de ne |)as donner aux malades
s aliments qu'ils réclamaient, s'il étaient jugés
ntraires à leur santé ou de nature à provoquer
lièvre ou une aggravation de leur état.
Chaque soir à Saint-Jean de Jérusalem, à Saint-
an d'Acre, à Ciiypre, on récitait dans le « palais »
s malades une prière solennelle. Les prêtres et
; clercs se rendaient processionnellement dans la
lie et le sénéchal invitait les malades à prier :
( Seigneurs malades, riez pour la paix : que Dieu la
us mande de ciel en terre.
< Seigneurs malades, pr-icz pour les fruits de la terre :
e Dieu les multiplie en celle manièr'e que Dieu en soit
•vi et la chrétienté soutenue . .
. Et priez pour les pèlerins qui sont naTignant par
:r ou par terre, chrétienne t^ent : que Dieu les conduise
reconduise à sauveté des corps et des âmes.
: Et pour tous ceux qui les aumônes nous mandent.
Et pour tous ceux qui sont en mains des SaîTttzins,
'étienne gent : que notre Sir-e les délivre par nos
lères.
: Seigneurs malades, pour vous-mêmes et pour tous
lades qui sont piirrni le monde, chrétienne gent ; que
.re Sire celle santé leur doint qu'il sait que meslier leur
aux corps et aux Ames.
I Seigneurs mulaiies, priez pour tous les confrères de
îpitnl et povir toutes les consieurs et pour ceux et celles
i servent à la cliat-ité en la sainte maison de l'hôpital,
•étienne gent : que notre Sire leur doint la honne fin... »
. Le ^;HA^n, La Prière des malades dans les Hôpitaux
Saint-Jean de Jérusalem. Paris, 1896, in-8|.
3ù trouver plus belle formule de fraternité uni-
pselle? Le « Seigneur malade » n'était-il pas traité
ec un respect qui en faisait devant Dieu l'égal des
inds et des puissants? El cela dans la prétendue
mit» du Moyen Age! La laïcisation savante n'a pas
îore trouvé l'équivalent et le cherchera en vain.
Dans les hôpitaux dépendant de l'Ordre des Tri-
aires, on devait égaleinentprier en commun « pour
maintien et la paix de l'Eglise romaine et de la
.rétienté, pour les bienfaiteurs et pour tous ceux
tir qui l'Eglise a l'habitude de prier «.
ja nuit, on allumait des lumières dans les salles,
une ou deux religieuses, aidées de servantes, de-
ient rester debout pour veiller les malades et leur
nner les soins nécessaires.
..orsqu'un des pauvres de la Maison-Dieu venait
iiourir, la Communauté récitait des prières à son
enlion(Vernon, art. 17) et une messe était célébrée
iir ses funérailles (Troyes, art. 77), auxquelles
islaient les frères et les sœurs (Le Puy, art. 10).
!>i le malade guérissait, on devait le garder huit
trs encore après sa guérison, de crainte de rechute.
lui rendait tous ses elTels sans jamais rien rete-
Tome ITI.
nir, l'hospitalité étant gratuite. Aussi voit-on souvent
au Moyen Age des legs aux hôpitaux, en reconnais-
sance des soins reçus-à l'occasion d'une maladie.
Tels sont les détails précis que nous révèlent les
statuts des hôpitaux, les pièces d'archives, comptes
<les dépenses, procès-verbaux de visites, etc. La con-
clusion saute aux yeux. Le Moyen Age, si injuste-
ment décrié, ne s'est pas moins lionoré par les soins
donnés aux pauvres malades dans ses magnifiques
Hôtels-Dieu que par la grandiose architecture de ses
cathédrales. Il a uni indissolublement dans une lou-
chante harmonie la foi et la charité.
30 Les Léproseries et M aladreries. — Le Moyen
Age n'eut pas la spécialité de la lèpre, comme on
pourrait le croire, à lire certains historiens, et son
apparition en Occident ne date pas du tout des Croi-
saiies. Voir ci-dessus, art. Lrfrï, par G. Kukth.
On sait l'horreur qu'inspirent ces malheureux lé-
preux qu'on appelle aussi : ladres, mezel, mesel,
mezeaux, mesiaux, etc. et dans toutes les mémoires
surgit, dès que le mot est prononcé, l'admirable dia-
logue de saint Louis et de Joinville qui nous révèle
ce que pensent de la lèpre les àines ordinaires et
l'idée plus haute que s'en forment les saints : « Le-
quel vous ameriésmiexou que vous feussiez niesiaus
ou que vous eussiés fait un péchié mortel? » Etsnr la
réponse du brave sénéchal qu' « il en amerail miex
avoir fait trente que eslrc mesiaus », le paternel
avertissement du saint roi à son ami : « Nulle si laide
mezelerie n'est comme d'estre en péchié mortel »,
etc. ( JoiNViLLR. Histoire de snint Louis, édit. N. de
Wailly,p. 18). El comment ne pas admirer en Louis IX,
comme en tant de grands personnages, le dévoue-
ment en présence de la lèpre du corps et à l'égard de
ces déshérités la charité chrétienne déjà semblable à
celle qu'a ressuscilée de nos jours l'apôtre de M<do-
kaï? C'est le pape Léon IX, c'est la reine Malhilde,
femme lie Henri l" d'Angleterre, c'est sainte Elisa-
beth de Hongrie et sainte Elisabeth, reine de Portugal,
c'est saint Elzéar d'Anjou, saint François d'Assise,
saint François de Paule, sainte Catherine de Sienne
la B. Jeanne-Marie de Maillé et combien d'autres,
qui portent parfois les lépreux dans leur propre lit,
les soignent, les pansent et leur prodiguent les témoi-
gnages d'affection.
Aux premiers siècles de l'ère chrétienne, on isole
les lépreux en dehors des villes, sans toutefois leur
enlever la liberté d'aller et de venir. Puis les monas-
tères les internent dans des maisons spéciales qui
bientôt se construisent partout à cet effet et prennent
les noms de léproseries, ladreries (de saint Lazare,
patron des lé|)reux), méselleries, maladreries ou ma-
ladières (la lèpre étant la « maladie «par excellence).
En I2i5, Louis VIll lègue cent sols à chacune des
2.000 maladreries de son royaume : « Item. Danhux
millibus domorum leprosorum dpcein miUia Hhrariim;
i'idelicet, cuililiet earum, ccnliiin solirios » {Ordonn.
des rois de France, t. XI, p. 324). La proportion des
léproseries est la même dans toute l'Europe. Mais il
est utile de noter que, sauf celles qui avoisinenl les
villes, la plu[)art sont peu importantes, soit que l'on
considère les bâtiments, soit que l'on envisage le
nombre des malades, qui varie selon la population
du bourg.
La léproserie comprend la chapelle et le cimetière
d'une part, le logement des malades d'autre pari, avec
une cuisine distincte et un puits à eux seuls destiné;
puis les appartements de l'aumônier, du maître ou
recteur et des infirmiers ou infirmières. Enlin un
grand jardin cultivé par les malades et dont les fruits
leur sont réservés, des porcs et volailles, qu'ils doi-
vent seuls manger, complètent l'installation de ces
1699
PAUVRRS (LES) KT L'EGLISE
1700
maladreries qui ressemblent assez à une ferme ou à
un pelit monastère. La cliapelle est le plus souvent
dfdiée à saint Laz:ire ou à sainte Marie Madeleine ;
dans presque toutes les villes, l'on trouve des mai-
sons lie Saint-Lazare.
L'Kglise, par la voix des Papes, s'intéresse spécia-
lement 0 à ses lils lépreux », et leur octroie des pri-
vilèges spéciaux, soit qu'elle prenne les maladreries
sous sa protection et excominunii' les spoliateurs de
leurs biens, soit qu'elle recommande des quêtes en
leur faveur ou leur accorde des indulgences et des
aumônes. Les rois, les princes et les seigneurs leur
oclroientdes franeliises, leur concèdent des rentes de
blé et de vin, des droits d'alVouage et de pâturage;
des chanoines, des chevaliers partant pour la ferre
Sainte, lèguent leur patrimoine aux maladieries;
des donations de forme diverse sont très fréquentes.
L'administration des léproseries appartient origi-
nairement à révêquc du diocèse, qui nomme le iiinitre,
Cdiniiiiitideiir ou éiotiuine ; celui-ci peut être ecclé-
siastique ou laïque. Lors du mouvement communal,
les évèques, dans beaucoup de cas, abandonnent leurs
droits aux échevins ou consuls, ou au,ï seigneurs
fondateurs.
Les frères et sœurs des lépreux (frntres et sorores
lepri}s(iriiin) se vouent au soin des malades sous l'au-
torité del'évêque, cl portent souvent sur leurs habits
un morceau de drap rouge cousu sur la manche,
indiquant qu'ils ont revêtu i)ar linniilitéla livrée des
lépreux. Ceux-ci, en eli'et, agitent une clujuetle ou
crécelle lorsqu'ils circulent dans les rues f>u sur les
routes, et les conciles de Nogaro (1290) et de I,a-
vaur (|368) insistent sur l'obligation pour eux de
porterie signe ordinaire sur leurs habits : « Sii;iiiim
purteiit consuelum tn \este supenori » (('orir. Nnj(aro-
lieiise, cap. 5, Mansi, XXIV, ]). 10(18, anc. édit.).
Les jrères et les •■mirs qui soignent les lépreux sons
l'autorité de l'évêque diocésain sont, en général, des
personnes qui ont légué leurs biens à la malodrerie
et sont entrés dans les confréries <lestinées au sou-
lagement des lépreux; ces confréries, assez sembla-
bles à celle» qui ilesservent les Maisons-Dieu,
suivent coninie elles la règle de saint Augustin, et
leurs membres, sans être de véritables religieux,
font en commun certains exercice^ de piété et pro-
noncent des vœux tenqjoraires de chasteté, de pau-
vreté et d'obéissance.
En dehors de ces confréries, l'Ordre hospitalier et
militaire des Che^-aliers rie Sniîit-l.uziire deJénisalem
fondé après la victoire des Croisés, en même temps
que l'Ordre de Saint-Jean entre 1099 et 1 1 1 A, se con-
sacre particulièrement aux lépreux (cf. Ulysse Chb-
VALiKR, Not . hisl. sur la Miiladrerie de l'oley, in-8,
166 p. 1870). Louis VII, à son retour de la a'' Croi-
sade, les introduit en France et leur donne en 1 154
le domaine royal de Boigny, près d'Orléans, qui
devient, exactement un siècle plus tard (i254), au
retour de Saint-Louis de sa captivité en Orient, le
séjour du Grand Maître qu il avait ramené avec lui.
De Boigny, Maîtrise générale de l'Ordre, partent, du
xine au XV' siècle, les instructions envoyées aux
3.000 léproseries de Saint-Lazare situées en Asie
Mineure, en France, en Savoie, en Angleterre, en
Ecosse, en Italie, euSicile,en Espagne, en Allemagne
eten Hongrie. Après deux siècles d'éclat, d'édification
et de prospérité, la Guerre de Cent ans et le Grand
Schisme d'Occident, à la faveur duquel les maisons
de l'Ordre situées dans les pays étrangers se séparent
du Grand Maître de Boigny, qui ne garde sous son
obédience que les léproseries françaises, ébranlent
considérablement cetOrdre charitable, jusqu'au jour
où Innocent VIII attribue les biens de Saint Lazare
aux chevaliers de Saint-Jean (1490), ce qui, joint à la
raréfaction progressive de la lèpre, amène finale-
ment la décadence de l'Ordre.
Quelles I è^tes présideut à l'admission des lépreux
dans les maladreries? — Les dangers de la conta-
gion une fois constatés, l'opinion publique réclame
la séparation des lépreux du reste de la population
chrétienne elles Conciles, d'une part, les ordonnances
des rois, d'autre part, ne font que sanctionner un
état de choses que la société reconnaît nécessaire. Du
moins l'Eglise tient-elle à adoucir le sort de ces
infortvmés, en recomnian<lant aux fidèles de les aimer
d'un amour tout particulier (<'o"(;V(> de /.«cau'', i368,
Mansi. XX VI, Ciiiic. Va are II se, xx, p. 499) et en exhor-
tant les pauvres < ladres >■ à la patience et è la rési-
gnation chrétienne, avec lesiiérance très ferme du
Paradis. Elle fait plus. Elle trace des règles sévères
pour l'examen des mal.ides présumés lépreux, afin
d'éviter ((ue. victimes de fausses dénonciations, des
per.-vonnes saines soient enfermées dans les léprose-
ries Dansée cas, l'excom m un ica lion atteint les dénon-
ciateurs loupables.
Les plus graves précautions sont prises pour
entourer l'examen des maladesde foutes les garanties
nécessaires. Les juges sont : i" l'évêque, ou à son
défaut l'archidiacre ou l'ollicial. Il en estainsi à Paris,
(Chartres, t^outances, Genève, le Mans, Nantes,
Orléans, Reims; 2" les échevins (à .\miens), les con-
suls (à Nîmes), le procureur syndic (à Dijon). Les
jurys d'examen simt composés de médecins et de
chirurgiens, auT<|uels on adjoint le plus souvent des
lépreux; parfois même des léjireux choisis parmi les
n prudhommes » établissent seuls le diagnostic.
Certains malades se font conduire dans des villes dif-
férentes pour y subir deux ou même trois examens
successifs. Ainsi des lépreux (r.Vmiens se font exa-
minera Cambrai et à Paris ; des lépreux de Péronne
et de Saint-Quentin vont à Noyon, .Soissons et Laon;
un ciloyen de Metz est jugé ladre par l'épreuve de
Toul. Verdun et Trêves (1470). Bref, on petit appeler
des sentences rendues et nes'inclinerquedevant l'évi-
dence.
D'ordinaire le lépreux, séparé de ses frères de la
paroisse, entend avant de les quitter, une messe à
laquelle assistent les paroissiens, et \à il reçoit des
vêlements, des gants, et une ciécelle que le prêire
bcnif avec nn cérém<mial assez semblable à celui
des prises d'habits des religieux et des religieuses.
Seules les paroles en sont différentes, mais elles sont
d'un ordre aussi élevé, parce qu'elles puisent leur
inspiration à la même source :« Vois-tu icy des gants
que l'Eglise te baille en toy défendant que quant tu
iras par les voyes ou autre part que tu ne louches à
main nue aulcune chose... », etc. « Pourquoy ayes
patience en ta maladie; car Nostre Seigneur pour la
maladie ne te desprise point, ne te sépare point de
sa compagnie; maissi tu as patience. Inséras saiilvé,
comme fui le lailre qui mourut devant l'ostel du mau-
vais riche et fut porté tout droit en paradis » Et
encore, pour terminer la cérémonie : « Je te prie que
luprennesen patienceeten gréta nialadieet remercie
Nostre Seigneur ; car ce ainsy fais, tu feras pénitence
en ce monde, et combien que lu soyes séparé de
l'Eglise et de la compagnie des sains, pourtant tu
n'es séparé de la grâce de Dieu ne aussi des biensque
l'on fait en nostre Mère sainte Eglise. »
Une fois entré dans la inaladière, les lépreux et
lépreuses devaient se conformer aux règlements qui
faisaient d'eux une vaste famille de frères etdesœurs
et dont le but était d'obtenir, à l'aide des devoirs
religieux, la paix intérieure et les bonnes mœurs
(Cf. Augustin "THiKRny, Recueil Monuin ., tiersélat.l. I,
p.3ai). Nous ne pouvons entrer ici dans le détail du
régime des léproseries qui ressemblait, sauf pour les
1701
PAUVRES (LES) ET LÉGF.ISR
1702
articles spéciaux relatifs à la lèpre, à celui «les
Maisons-Dieu. La nourriture était Ixmiie ; ceilaiiis
rèslements précisent mèmequ'elli- doit être meilleure
que celle des malades ordinaires. Des pénitences
variées selon le genre de fautes étaient infligées;
la plus grave était l'exclusion temporaire ou dclini-
tive, et par suite la réclusion dans îles Imites isulées,
afin d'enipêclier le vagabondiige, toujours périlleux
pour la société ((If. Lkfhanc, In reniement uitéiteiir
de léproserie au xiii' sièc/e, in-8. 75 p. Saint-Quentin,
1889; Léon Lk Grand, lir^lomciii de la lé/^roserie
d'Efiernay (li-ih), in-8, ig p. Epernay, lyoiS).
Grâce à Tisolement des malades, 1» lèpre diminua
peu à peu et Unit par disparaître des frontières de
l'Europe. La législation de l'Hglise et celle de lEtat,
inspirée par l'Eglise, avaient su concilier la loi de
prudence qui onlonnait la sé[>aralion des lépreux et
la loi de charité qui ordonnait de les aiiucr et par
suite de les secourir physiquement, iiÈoralement, spi-
rituellement. Là encore nous retrouvons, indépen-
damment de quelques défaillances in<lividuelles que
la nature n'explique que liop, la sublime et surnatu-
relle beauté de l'esprit chrétien.
VIL — La Réforme protestante et les Pauvres.
— La spoliation des fondations chanliihles. — Il ne
peut être ici question d'instituer un débat sur les
origines de la Réforme, sur les abus qui en furent le
prétexte, sur la révolte de Luther contre l'Eglise
romaine. Examinons le fait historique de la Réforme
sur le point précis qui nous occupe et demandons-
nous: /a Héforme a t-elle été fa^orahle aux pauvres ?
Aucun historien sérieux n'ose le soutenir. Même en
faisant la part très large aux abus qui pouvaient se
glisser dans le clergé et les monastères, principale-
ment en Allemagne, et aussi en France et en Angle-
terre, — il reste que la Réforme fut pour les pauvres
gens une catastrophe épouvantable. La cause en est
claire. Les évèques, les prêtres, les moines nourris-
saient, nous l'avons vu, un grand nombre de pauvres,
grâce aux fondations charitables qui existaient
partout. La Réforn>e, en s'emparent des fondations,
en sécularisant la propriété ecclésiastique, et surtout
en détruisant farouchement, pendant les guerres de
religion, les églises elles monastères, taritla source
qvii alimentait le fleuve de la ch.Trité.
Les témoignages sont innonibiables. Avant d'en
citer quelques-uns, remarquons qu'une erreur dog-
matique — comme il arrive toujours — est à la base
du fait historique de ces destructions d'établissements
charitables.
Luther a posé le principe : La foi seule justifie
sans les oeuvres ; les œuvres de charité sont inutiles au
salut. Il était dès lors inévitable que l'égoïsme
humain se donnât libre carrière; que l'ambitieux
Albert de Brandebourg s'emparât dès i5a5 des biens
de l'Ordre Teutonique dont il était le grand maître,
pour se proclamer duc de Prusse; qu'il fût ensuite
imité par les grands et petits seigneurs allemands
jouisseurs et brutaux que cette doctrine comlilait
d'aise, en leur permettant de se ruer à l'assaut des
couvents et des biens d'Eglise et d'assouvir toutes
leurs passions avec l'argent destiné à la charité.
Finies désormais ces satisfactions, ces pénitences,
ces aumônes imposées au.x pécheurs en réparation
de leurs crimes; la confession même, devenue trop
gênante, est supprimée. Pi'cca fortiitr, sed crede for-
tins. Pauvres de Jésus-Christ, béncticiaires de cette
« charité qui couvre la multitude des péchés i>,
résignez-vous à l'oubli etau mépris. C'était « super-
stition » que se pencher vers vous avec l'espoir du
salut; la religion est désormais épurée, la foi aussi.
Mais LuTHHR lui-même est bientôt obligé, et avec lui
son contemporain Erasme, et tous les premiers
réformateurs, deconstater la décadence de la charité.
O qui étonne, c'est son étoniiement : « Dès qu'on
fait entendre aux gens, s'écrie-t-il, le mot de liberté,
ils ne parlent jiliis d'autre chose et s'en servent pour
se refuser à l'accomplissement de toute espèce de
devoir. Si je suis libre, disent-ils, je puis donc faire
ce que bon me semble, et si ce n'est point par les
(cuvres que l'on se sauve, l'uurquoi m'iinposerai-je
des privatiims pour faire, par ej emple,l'aunidne aux
pauvres:' S'ils ne disent pas cela en propres ter-
mes, toutes leurs actions dénotent que telle est leur
pensée secrète. Ils se conduisent sept fois pis sous ce
règne de la liberté que sous la tyrannie papale »
(DoELUNGhB, /a Hé/orine, son dé' eloppenient inié-
rieur, tes résuttuts qu'elle a produits dans le sein de
ta société luthérienne, trad. l'errot, t. I, p. 'y6).
Erasmb écrit : « Quoi de plus détestable que d'ex[)o-
ser les populations ignorantes à entendre traiter
publiquement le pape d'Antéchrist et les piètres
d'hj'pocrites, la confession de pratique détestable, les
expressions : />f'/i«e5 œuvres, iiiérttts, bonnes résolu-
tions, d'hérésies pures? » (Ibid., 1, p. 10). Georges
WizBL, prêtre marié et luthérien de la première
heure, voit clair et écrit en if>'ib : « Je leur reproche
(aux réformateurs) de détruire presque entièiement
ou de rendre inutiles les établissements fondés à
grands frais par nos pères au prolit des pauvres, ce
qui est également contraire à l'amour et à la justice
envers le prochain. Je leur reproche de s'approprier
les trésors des Eglises, sans en faire profiter les indi-
gents... Tout le monde s'accorde à reconnaîire que
les pauvres mènent une vie bien plus dure et sont
bien plus misérables qu'autrefois, du temps de
l'Eglise romaine » (Ibid., I, pp. 47. Si-ôg). Même lan-
gage chez Jean Hanbr, qui, en i535, reproche aux
luthériens d'être * ennemis de la croix, de la péni-
tence, de la charité et des bonnes œuvres, engageant
les pécheurs à ne compter que sur la justice de
Jésus-Christ ». En ibSg, Gaspard Giithl, ancien
prieur d'un couvent d'Augustins, devenu lui aussi
luthérien, s'effraie pareillement du nouvel état de
choses : « Puisque l'impiété, l'injustice, la dnrelé
envers les pauvres, avec tous les genres de vices et
dépêchés vont chaque jour s'aggravant, Dieu ne peut
manquer de nous retirer le précieux trésor de sa
sainte parole et d'aflliger l'Allemagne de calamités
telles qu'on regardera comme un grand bonheur d'y
échapper par la mort » (Ihid., Il, p. 63). A cette
époque, commence la laïcisation de l'assistance qui
doit partout remplacer la charité. « La Réforme
luthérienne guette et attaque la charité, non moins
que la foi, en dissipe le trésor séculaire, en tarit les
sources. Les peuples et les gouvernements ne discu-
tent plus S)ir la charité, mais seulement sur l'assis-
tance publique légale et coercitive » (Toniolo,
Congrès scientifique international des catholiques,
i8g4, II, p. 335). Et quel est le résultat? Un auteur
du XVI* siècle, Cochlaeus, nous l'apprend : « Que de
lois, que de règlements nos luthériens n'ont- ils pas
faits contre les moinesquêteurs, lesécoliers indigents,
les pauvres, les pèlerins, disant qu'ils ne souffriraient
plus ce peuple de mendiants dans leurs villes 1 Que
leur semble à présent de l'état des choses? Dieu per-
met, pour notre punition à tous, que, pour un men-
diant, nous en ayons vin^t, trente, ou même davantage »
(Cité par Janssrn, Geschichte des Deutschen Volkes,
1897, II, p. 5g5).
Si d'Allemagne nous passons en Angleterre, nous
constatons, à la suite de la Réforme d'Henri VIII, les
mêmes conséquences, reconnues par les historiens
protestants eux-mêmes. Brinklow, par exemple
avoue que « les moines se montraient meilleurs pro-
1703
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1704
priétaires du sol que leurs successeurs, better land-
liiids titan their siiccessors » ; les premiers répan-
daient des aumônes autour d'eux, et les pauvres
voyageurs, auxquels ils donnaient la nui tl'hospilalilé,
recevaient en quittant le monastère des provisions
de bouche et un peu d'argent; les seconds, au
contraire, exploitent àpreiuent leurs nouvelles pro-
priétés et même les terres vagues, dont l'herbe nour-
rissait auparavant la \aoheou les quelques moutons
des villageois trop peu fortunés pour acheter des
terres, n II est, conclut le savant bénédictin anglais
devenu en igiij le cardinal Gasquet, une vérité posi-
tive : c'est que le paupérisme, qui se déchaîne furieux
aussitôt après la suppression des monastères, est
tenu en bride tant que ceux-ci restent debout...
L'extermination complète des monastères, si bien-
faisants et si indispensables à la vie du pays, dut
causer une immense misère ; peu de gens nient ce
fait, bien qu'ils n'en saisissent pas toute la portée.
Les auteurs qui ont traité le sujet au point de vue
économique, s'accordent presque tous à voir dans
cette suppression la véritable source des maux issus
du paupérisme, en tant qu'il se distingue de la
pauvreté » (R. P. Gasqurt, Henri Vlll et les monas-
tères anglais, traducl. française, iii-8, a vol., i8y4;
t. Il, pp. 48j-5oi). Cette perturbation économique
n'est pas douteuse, o Je suis convaincu, écrit de son
côté 'Thorold Rogrrs, que, même sans sa querelle
avec Rome, les besoins d'argent et le gaspillage
inconsidéré d'Henri l'auraient fatalement entraîné à
dissoudre les monastères et àconlisquer leurs biens...
La dissolution des monastères a élé cause d'un
bouleversement éconoinii(ue intense » (Th. Rogehs,
Travail et salaire en Aigleterre depuis le xiw siècle;
tr:id. franc, par Castelot, in-8, 1897, pp. 391-296).
•> Dès l'année iS^o, écrit J. Thksal, le parlement fut
obligé de venir en aide à cinquante-sept vil les tombées
en décadence par suite de la destruction des abbayes.
La première quête pour les indigents, début du
fameux iinpôldes pauvres, eut lieu en ib'iS. Le pau-
périsme, une des plaies les plus hideuses de l'Angle-
terre actuelle, date de la destruction des monasti'res »
(J.Trhsal, /.es Origines du Schisme anglican, p. lyo).
La cause est entendue On sait d'ailleurs quels
moyens hypocrites employèrent Henri Vlll et les
visiteurs royaux, Legh et Layton, pour arracher aux
abbés des monastères des formules d'abandon, quitte
à les faire décapiter, s'ils refusaient, comme il arriva
aux abbés des trois grands monastères bénédictins
de Reading, Glastonbury et Colchester. Les biens des
800 monastères anglais qui devaient, disait-on,
servir à élever les enfants pauvres et à faire des
pensions aux vieux serviteurs, — comme de nos
jours f le milliard des congrégations » était soi-
disant destiné aux retraites ouvrières, — furent
vendus par le roi ou donnés par lui à ses courtisans
et à l'aristocratie nouvelle qui fut le plus ferme appui
de la nouvelle religion (Cf. Langlois, //ist. gén. de
Lavissb et Rambaud, l IV, p 676). Les six femmes
d'Henri VIII ne furent pas oubliées non plus, bien
que deux d'entre elles dussent finir sur l'échafaud
avec « douze ducs et comtes, cent soixante-quatre
gentilshommes, deux cardinaux archevêques, dix-
huit évëques, treize abbés, cinq cents prieurs et
moines, trente-huit docteurs en théologie ou en
droit canon » (Hbrgbnrobthkr, /Ust. de l'Eglise,
t. V, p. !,n; MouRRRT, Hist. gén. de l'Eglise, I. V,
la Heriaissarice et la Réforme, Blond, 1910, p. S^a-S'jil).
Tel est, en effet, le bilan des nobles victimes du fon-
dateur de la Réforme anglaise. On ignore le nombre
des victimes populaires.
Si enfin nous considérons la France et les résul-
tats des guerres de religion, la conclusion sera la
même, avec la différence toutefois que la nation sau-
vée au xv8 siècle par Jeanne d'Arc demeura, après
la conversion d'Henri IV, le boulevard du catholi-
cisme dans le monde, qu'elle étonna par le prodigieux
épanouissement catholique et français du xviie siècle.
Mais au xvp siècle, comme l'Allemagne et l'Angleterre
la France avait connu, partout où les partisans de
la Réforme avaient triomphé, les mêmes dramatiques
horreurs Ils avaient aussitôt aboli l'exercice de la
religion catholique, j renversé les autels, brisé les
reliques, abattu ou dévasté les églises et les monas-
tères, et mis à mort les prêtres et les religieux. C'était
le fer et le feu à la main qu'ils commençaient leur
mission, tout en venant, disaient-ils, réformer l'Eglise
et épurer l'iivangile. C'était en pillant et en massa-
crant qu'ils demandaient la tolérance » (Picot,
Influence de la religion en France au XVI I' siècle,
I, p. 10). Que les catholii|ues se soient défendus, c'était
leur droit et leur devoir, en présence d'injustes agres-
seurs qui portent devant l'histoire la responsabilité
d'avoir « tiré les premiers », car il estavéré que dans
les trois années qui précédèrent le massacre de
Vassy (1562), cauBede lapremière guerre de religion
d'après les prolestants, la plupart des provinces fran-
çaisesavaienl été misesà feu et à sang par les hugue-
nots ; la Guyenne, le Languedoc, le Poitou, l'Anjou,
la Normandie, le Dauphiné, la Provence, l'Orléanais,
l'Amiénois avaient été ravagés et pillés et « l'année
1662, écrit Louis Batiffol, a vu plus de statues de
saints démolies à coups de pierre aux porches des
cathédrales que six ans de Révolution française n'en
ont vu casser. » {/lei'. Ilelid., 18 nov. 1908). La même
année i562 vit Coligny e! les siens livrer le Havre et
la Normandie aux Anglais et, les premiers, faire appel
à l'étranger. Quant aux conséquences lamentables
des factions et des luttes entre Français, on ne les
devine que trop. « Le royaume, depuis ces guerres
civiles, écrit Miohkl de Casltblnau, est exposé à la
mercy des peuples voisins et de toutes sortes de gens
qui ont désir de malfaire.aj-ans de là prins une habi-
tude de piller les peuples et de les rançonner, de
tousaages.qualitezet sexes, saccager plusieurs villes,
raser les églises, emporter les reliques, rompre et
violer les sépultures, brûler les villages, ruiner les
chasteaux, prendre et s'emparer des deniers du Roj'.
usurper lesbiens des ecclésiatiques, tueries [irestres
et religieux, et bref exercer par toute la France les
plus détestables cruaulez » (Mémoires de messire
Michel db Castelnau. liv. I, chap. vi ; liv. V, chap. 1.
Collect. Petitot, t. XXXlll).
Ce i|ue devenaient les pauvres au milieu de tous ces
excès, il est facile de liniaginer, et d'ailleurs les ren-
seignements abondent. Le même historien, après
avoir rappelé que la France était « le jardin du monde
le plus fertile >• et que l'agriculture y était plus pros-
père « qu'en aucun autre myaume », nous montre
« les villes et villages en quantité inestimable, estans
saccagez, pillez et brûlez, s'en allant en désert ; et
les pauvres laboureurs chassez de leurs maisons,
spoliez de leurs meubles et bestail, pris à rançon et
volez aujourd'huy des uns, demain des autres, de
quelque religion ou faction qu'ils fussent, s'enfuyant
comme bestes sauvages, abaiidonnans tout ce qu'ils
possèdent, pour ne demeurer à la miséricorde de
ceux qui sont sans mercy » (Ibid.). Pierre DR l'Es-
ToiLE, parlant de l'année i5S6, écrit: « En ce mois
d'aoust, presque par toute la France, les pauvres
mourans de faim vont par troupes couper les espis
à demy murs qu'ils mangent sur le champ, menaçans
les laboureurs de les manger eux-mesraes s'ils ne
leur permettent de prendre ces espis » (P. de I'Es-
TOILE, Méinoires-Journau.r , Collect. Petitot, I. XLV,
p. 3ig. Cf. également : yVémoires de Messire Phi-
1705
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1706
LIPPE HuRAULT, cornle de Clieferny, Chancelier de
France, même coUect., t. XXXVl; Chronique septé-
naire de Palma Cayet, 1. 11 de la II" Partie). On sait
quelle misère régnait également tandis qn Henri IV
essayaitLieconquérirsonroyanmeelcombien il s'atTec-
tait de voir les tristes résultat» de la guerre civile ; il
soulageait les pauvres le plus possible et, même pen-
dant le siège de Paris, laissait passer des convois de
pain destinés à ravitailler sa capitale. Pendant tout
son règne, il devait se souvenir des horreurs des
guerres de religion, et parce qu'il avait compris que
i< s'il ne se faisait catlioli(|ue il n'y avait plus de
France », il sut travailler à l'union des Français, se
faire aimer des petits et des pauvres qu'il eût voulu
voir mettre la poule au pot tous les dimanches, et
laissa ainsi dans la mémoire despeuples la réputation
d'un grand roi.
VIII. — lie Concile de Trente et la Ré-
forme catholique. — L'Eglise et la Charité au
XVII' siècle. — i" L'action du Concile. — Au milieu
des troubles de toutes sortes causés par l'invasion du
Protestantisme, c'est la gloire de l'Eglise catholique
de s'être réformée elle-même, grâce au Concile de
Trente. L'attention des Pères du Concile se porte sur
tous les abus, et des règles précises sont édictées aA ec
les sanctions nécessaires pour ramener l'ordre. Les
établissements hospitaliers ne pouvaient échappera
la vigilance des réformateurs catholiques, qui rappel
lent à ceux qui seraient tentés de les oublier les tra-
ditions des premiers siècles de l'Eglise et affirment
contre les Protestants l'impérieuse nécessité des
œuvres. Les évêques sont tenus » de paître leur trou-
peau en lui donnant l'exemple de toutes les bonnes
œuvres, et de prendre un soin paternel des pauvres
et de toutes les autres personnes malheureuses, bono-
rum omnium operum exemplo puscere, pauperum
aliarumque miserabilinm personarum ciiram paler-
nam gerere » {Sess. xxiii, Decret.de Heform. cap, i).
Ceux qui possèdent des bénéfices séculiers ou régu-
liers sont tenus d'exercer avec zèle les devoirs de
l'hospitalité, selon leurs revenus. Les commenda-
taires d'hôpitaux ou d'asiles pour les pèlerins ou les
malades doivent s'acquitter exactement des charges
inhérentes à leur commende et « les ordinaires des
lieux auront soin que tous les hôpitaux en général
soient bien et fidèlement gouvernés par les adminis-
trateurs, de quelque nom qu'ils soient appelés et de
quelque manière qu'ils soient exempts » (Sess. xxii,
Décret, de Beforni. cap. 8 et Sess. vu, cap. i5). « Que
si les hôpitaux créés pour recevoir une espèce déter-
minée de pèlerins, de malades oud'autres personnes,
n'ont plus de pensionnaires ou trop peu, le concile
ordonne de convertir les revenus des fondations en
quelque autre pieux usage qui se rapprochera le plus
possible du but primitif ; il appartiendrai l'ordinaire,
avec deux membres expérimentés du chapitre, de
prendre les mesures les plus appropriées » (Sess.
XXV, Décret, de lieform. cap. 8). Enlin les évêques
doivent visiter les hôpitaux, se faire rendre des comp-
tes parles administrateurs, et si ceux-ci ont préva-
riqué, ils doivent restituer les revenus indûment
perçus et peuvent être frappés de censures ecclé-
siastiques. Aûn d'éviter l'abus des bénélices, l'ad-
minislrateur doit être renouvelé tous les trois ans, à
moins de dispositions contraires dans l'acte de fon-
dation.
2° Les nouvelles congrégations hospitalières et les
nouveaux hôpitaux, — Sous l'impulsion du Concile
de Trente, un magnifique mouvement de renaissance
catholique fit sentir ses heureux effets dans tous
les domaines, et principalement dans celui de la
charité. La Compagnie de Jésus, créée spécialement
pour lutter contre les Protestants et étendre les
conquêtes spirituelles de l'Eglise romaine, joua dans
cemouveineiit un rôle très considérable, sinon pré-
dominant; bien que spécialisée dans le ministère de
la prédication et de l'enseignement, ou si l'on veut
les missions et les collèges, elle se signala aussi —
nous le dirons [ilus loin — dans l'apostolat charitable.
Mais pour entretenir dans les âmes le (eu sacré de la
charité envers les pauvres, la Providence suscita des
congrégations nouvelles, ayant pour but exclusif le
soin des pauvres malades. Leur succès et leur popu-
larité, après trois siècles, sont tels qu'il suffit de pro-
noncer leur nom pour provoquer le respect; car
elles sont restées si fidèles à l'esprit des fondateurs
qu'aucune réforme ne fut jamais nécessaire parmi
leurs membres.
C'est d'abord la congrégation fondée en Espagne en
même temps que l'Hôpital de Grenade entre i54o et
i55o par le Portugais Jean Cildad, bien vite connu sous
le nom de Jean db Dieu, tant son héroïque charité
pour les pauvres faisait éclater sa vertu. Placée par
saint Pie V sous la règle de saint Augustin (\b')\),
confirmée par Sixte-Quint, elle est soustraite à la
juridiction des évêques par Paul V en 1619 et éri
gée en ordre proprement dit. Les Frères, que l'on
appelle bientôt en Italie J<'ale ien Fratelli (d'une
parole que criait dans les rues de Grenade le fonda-
teur en demandant l'aumône pour ses pauvres :
« Faites-vous du bien à vous-mêmes, mes frères »), en
Espagne i-Vère-s de l'Hospitalité, en France Frères de
la Charité, prononcent les trois vaux de pauvreté,
d'obéissance et de chasteté, auxquels ils ajoutent
celui de soigner les malades, «c /);ae(erea quortum
de juvundis in/irmis, dit le Bref de Paul V, du i3 fé-
vrier 1617. Ils portent une « robe de drap brun, avec
un scapulaire de même couleur et un capuce rond,
la tunique ou robe étant serrée d'une ceinture de
cuir noir. Ils n'ont que des chemises de serge et ne
couchent que dans des draps de serge». Les armes
de l'Ordre sont d'azur à une grenade d'or surmon-
tée d'une croix de même, l'écu timbré d'une cou-
ronne (HÉLYOT, Hist. des Ordres monastiques, IV,
p. i46. L. Saglibh, Vie de S. Jean de Z>ieu, Paris,
1877).
La renommée des Frères de saint Jean de Dieu
s'étend bientôt, et l'Espagne, le Portugal, l'Italie,
l'Allemagne, la Hongrie, puis la France et même
l'Amérique se couvrent de 3oo hôpitaux dirigés et
desservis par eux. En France, Marie de Médicis
avait fait venir à Paris en 1601 les Frères de la
Charité; elle avait été témoin à Florence de leur
zèle pour le soulagement des malades, et les ins-
talla au faubourg Saint-Germain, rue des Saint-Pères
C'est X'Hôpltal de la Charité d'aujourd'hui. Paris
eut dans les fils de saint Jean de Dieu ses Frères de
la Charité, comme il allait avoir dans les (illes de
saint Vincent de Paul ses Sœurs de Charité. Cette
maison contenait 60 religieux, qui donnaient leurs
soins à un grand nombre de malades, et comme
Henri IV, par lettres patentes de 1602, leur permet-
tait, « d'ordonner, faire construire et édilier des
hôpitaux et iceux régler et faire desservir et admi-
nistrer par les formes, règles, statuts prescrits par
l'institution d'icelle congrégation j>, ils eurent bien-
tôt vingt-quatre hôpitaux dans le royaume au
XVII'' siècle, et ils en comptaient trente-huit à la veille
de la Révolution.
« Ils sont très savants es remèdes de toutes mala-
dies, écrit un contemporain, Palma Cavet; ils sont
hospitaliers, non seulement pour héberger les pas-
sants, mais aussi les malades, même de maladies
dangereuses, les panser eux-mêmes de leurs mains,
170:
PAUVRES (LES) ET L ÉGLISE
1708
leur fournir des médicaruents et les nourrir. Ils va-
qiienl aussi à leur récoiicilialion avec Dieu; si les
niuliides meurent, ils leur l'ont le dernier ollice de
sépulture cbrétienne, priant Dieu pour eux, par un
catalogue exprès qu'ils gardent dans leur éylise »
(Palma Cavet, C/iruinijiie septénaire, t. Vil, p. 228.
Coll. Michaud et Poujoulat). L'Hôpital de la Charité
a été enlevé aux Fiéres de saint Jean de Dieu pour
être laïcisé; mais tout Paris connaît leur clinique de
la rue Oudinot, où plus d une fois ont séjourné les
laïcisateurs ou leurs successeurs, désireux d'eue
» bien soignés » chez les Frères, comme M. Clemen-
ceau voulut l'être chez les Sœurs du Saint-Sauveur,
rue Bizet.
Un autre ordre hospitalier, répan<lu surtout en
Italie, en Espagne et en Portugal, eut pour fondateur
un autre saint, Camillk uk Lbllis, qui naipiit au
diocèse de Chieli, en Italie, l'année même de la mort
de saint Jean de Dieu (i55o). Après avoir combattu
conlre les Turcs, il est atteint d'un ulcère à la jambe
et conçoit l'idée <le se consacrer au service des inlir-
mes et de réunir des hommes disposés à soigner les
malades pour l'amour de Jésus-Chri^t. En i58j il
jette les fondements d'une association de laïque-; qui
visitent les malades et les aident à bien mourir. De
là les noms de ministn uegl'infiimi, ininistri del l'iit
ninrire, sous lesquels on les désigne. Ou les appelle
aussi Crociferi, parce qu'à partir de |58^, saint
Camille de Lellis et ses disciples revèlenl un habit
religieux de couleur noire, avec une grande croix de
drap rouge cousue sur le côté droit de la tunique et
du manteau. Bientôt Sixte-Quint les érige en con-
grégation et leur permet de prononcer les trois vœux
ordinaires et en outre celui d'assister les moribonds
même en temps de peste. Puis, en iSgi, Grégoire XIV
les soustrait à l'autorité de l'Ordinaire et place les
Ministres des Infirmes sous l'autorité immédiate du
Saint-Siège.
u Créés surtout en vue de l'assistance à domicile,
les disciples de Camille de Lellis se trouvent amenés
à desservir des établissements comme Ihôpital de
Milan, ce qui nécessite de nouveaux règlements,
approuvés par Clément Vin (29 décembre 1600). Us
ne doivent exiger aucune rétribution pour les ser-
vices et se contenter de ce que les administrateurs
veulent bien leur donner. Saint Camille meurt le
ll^ juillet i6i4; il existe alors des maisons de son
ordre à Rome, Bologne, Gènes, Florence, Messine,
Naples, Mantoue, etc. On en trouve en Hongrie. Dans
l'espace des trente premières années, deux cent vingt
religieux succombent à la suite de maladies contrac-
tées au chevet de ceux qu'ils assistent... En i63o,
cinquante-cinq Pères périssent au milieu des guerres,
des famines et des pestes. D'autres, en grand nom-
bre, sont emportés par des affections contagieuses à
Rome et à Naples (i6ô6). Ces apôtres du bien mourir
se trouvent décimés à Murcie (1677). à Messine (1^63).
Ils donnent de cette manière, en tous lieux, l'exemple
des vertus les plus héroïques » (Lallemand, Mist.
de la Charité, t. IV, 1" P'", p. Sg-^i).
Pour en revenir à la France, qui devait donner
naissance au saint illustre dont le nom est la per-
sonnilieation même de la Charité, saint Vincent dk
Paul, nous devons signaler au commencement du
xvii» siècle l'action du roi Henri IV, et ensuite celle
de Louis XUl et de Louis XIV.
Entrant dans les vues du Concile de Trente, bien
((u'il n'eût pu se résoudre à « le faire publier comme
loi de l'Etat », Henri IV avait établi en 1606 une
Chambre de tu Charité clirétienne qui, sous la direc-
tion du grand aumônier, devait procéder à la « ré-
formation générale » des hôpitaux et notamment au
contrôle des dépenses. Par son initiative, il fut pro-
cédé dans tout leroyaiiiiie à la reddition des comptes
et « revision des baux à ferme des hôpitaux, Hôtels-
nieu et autres lieux pil<iyalde3 ».
Mais là ne se borna pus l'action du premier roi
Bourbon et, sous son règne comme sous celui de ses
successeurs, un grand nombre de nouveaux hôpitaux
furent fondés, et l'on peut dire que le 'i.vW siècle,
après les destructions du siècle précédent, est le
grand siècle de l'organisation de l'assista née publique.
Henri IV fonda à Paris en 1G06 le premier hôpital
militaire et l'année suivante il posa la première
pierre de l'Hôpital Saint-Louis (|ui, bà^i par Pierre
de Chàullon au faubourg du Temple, lut un des plus
beaux de l'Europe. L'Hôpital de la Charité, nous
l'avons dit, date de la même époque.
Tandis que les Frères de saint Jean de Dieu ^oi-
gnaient les hommes dans leurs hôpitaux, la vénéra-
ble Françoise de la Croix fondait à Paris en ibiky
près de la place Royale (aujourd'hui place des Vosges),
un nouvel hôpital pour les femmes et les jeunes
lilies malades, et cet hôpital, dépendant de l'Hôtel-
Dieu, était desservi par les Sœurs //(js/'itulières de
la Chanté Sutre-Dome, également fondées par Fran-
çoise de la Croix. Ces hospitalières se répandirent
en beaucoup de villes, parmi lesquelles la R<ielielle,
Patay, Toulouse, Bcziers, Bourg, Pèzenas, Saint-
Etienne, Albi, Gaillac, Limoux, etc.
Sous Louis XllI, Paris vit se construire Vllôpital
de la l'ilie eu i6ij; ViJd/jilul des Cunvalescents
en i63i, rue du Bac; Vlldjiital de Kiitre-Dume du la
Miséricorde ou des Cent Filles, fondé par Antoine
Séguier, président au Parlement, pour cent or[)he-
lines; Vllôfutal des Inciiruliles en i634.
Sous Louis XIV, c'est l'Hospii e du saint Aom de
Jésus, pour les vieillards, fondé par saint Vincent de
Paul en i653 (c'est aujourd'hui l'Hospice des Incura-
bles). C'est surtout l'//oy«/«/ Général, comprenant la
Salpêtriêre, Bicétre et la maison Scipion, fondée
en iG56 et destiné à recevoir les mendiants de Paris
et à les faire travailler. C'est le plus vaste établis-
sement qui ait été consacré à une œuvre de ce genre
en Europe; il reçut jusqu'à 10.000 pauvres, en y
comprenant les Enfants trouvés. En cinq ans, suivant
une déclaration du Parlement de janvier iG63, par
conséquent les cinq premières années, car il n'avait
été terminé qu'eu 1667, « plus de 60.000 pauvres ont
trouvé dans l'Hôpital Général de la nourriture, des
vêtements, des médicaments; de plus, à tous les
ménages nécessiteux, des portions ont été distribuées,
en attendant que la maison leur puisse être ouverte o.
Enlin en 1674. Louis XIV fait bâtir Vllotel des Inva-
lides pour les soldats blessés au service de la France.
Ce que nous voyons à Paris existe en province.
Dans chaque ville on crée un Hôpital de la Charité.
Par ordre du Roi, toutes les villes de F'rance devaient
créer un Hôpital Général sur le modèle de celui de
Paris. Lyon l'avait fondé dès i6i4. sous le titre de
Notre Dame de la Charité, Reims en i632, Langres
en i638, Marseille et Aix en i64o, Dijon en i643.
Auxerre ne le fonde qu'en 1676. Ces créations dépen-
dent beaucoup des circonstances locales, et de l'ini-
tiative des évêques ou des principaux habitants des
villes. Mais partout ces fondations s'inspirent d'une
pensée religieuse et les initiateurs sont souvent des
prêtres ou des évêques.
3" La répression de la mendicité. — Les Hôpitaux
^énéraujc et les Jésuites. — Une question qui préoc-
cupe beaucoup Louis XIII, Louis XIV et leurs con-
temporains, c'est la répression de la mendicité. Par-
tout cette préoccupation se fait jour, et en principe
1709
PAUVRES (LES) ET L'EGLISE
1710
rilùi)ital général dans chaque Ville devait seulement
recevoir les mendiants valide» de la ville et des fau-
bourgs. Dos qu'il était achevé, on organisait une
sorte de battue, disons une rafle pour employer une
expression moderne, et l'on y conduisait tous les
gens trouvés sans moyen d'existence. C'est ce qui
explique que 60.000 pauvres aient passé en cin({ ans
par l'Hôpital général de Paris. Les lettres patentes
de fondation de ces Hôpitaux sont d'ailleurs très
nettes sur ce point, u Tous les pauvres mendiants...
qui se trouveront dans la ville et faubourgs de Paris...
seront enfermés dans ledit H 'jpital et les lieux qui en
dépendent. » Dans celles de l'Hôpital général
d'Auxerre, nous lisons que cet établissement est
créé ' pour retirer les mendiants de l'oisiveté et de
la fainéantise où ils ne croupissent que trop, ce qui
est la cause de leur mendicité, comme elle l'est de
tous les vices, et entin pour les renilre capables de
gagner leur vie en leur faisant apprendre des métiers
auxquels ils auraient plus d'aptitude >.. A Dijon, les
religieuses Hospitalières du Saint-Esprit qui, le jour
de leur profession, se donnaient « a Dieu, à la Bien-
heureuse Vierge Marie, au Saint-Esprit et à Messei-
gneurs tes Pauvres pour être tans les jours de leur vie
leurs servantes » — c'est la formule de leurs voeux,
— dirigeaient à l'Hôpital général de la Charité la
« nourricerie » (on dirait aujourd'hui : la crèche),
l'asile de vieillards, l'orphelinat où l'on apprenait
aux garçons à carder la laine, à tisser la toile, etc., et
aux lilles « les ouvrages de tapisserie : nuance, point-
coupé, point d'Espagne et de Gènes, et autres propres
à des lilles de leur condition, et encore à lire et à
écrire ». Enfin elles s'occupaient, sous la direction de
l'intendant des « manufactures », des pauvres gens
qui étaient amenés à l'Hôpital de la Charité. Aussi
n'était-il permis à aucun pauvre de mendier, soit par
la ville, soit dans les églises, sous peine d'être fouett.^
et chassé de la ville. H en était de même à Paris et
partout. « Auparavant, écrit un contemporain, on
était assiégé aux églises, pendant la longueur d'une
messe, d'autant de pauvres qu'il y a de minutes en
une demi-heure qu'elle peut durer. » H était égale-
ment défendu aux habitants de leur donner l'aumône
sous peine de dix livres d'amende la première fois
et de trente la seconde. Pour assurer l'exécution de
cet article, des chasse-coquins devaient « faire tous
les jours une revue parmi la ville et dans les églises,
principalement celles où l'on faisait fête ou solen-
nité particulière » et conduire à l'Hôpital les indi-
vidus qu'ils auraient surpris à mendier. (N'oublions
pas qu'à cette époque tous les gouvernements de
l'Europe prennent des mesures très rigoureuses con-
tre les mendiants et les vagabonds.)
Ici nous devons signaler l'action considérable du
Père Chaurand, du Père Dunod et du Père Guevarre,
tous trois appartenant à la Compagnie de Jésus.
Le Père Chaurand, entré dans cette Société en i636,
enseigna à Avignon, selon l'usage, la grammaire, les
humanités et la rhétorique pendant sej)t ans; il se
livra ensuite pendant vingt ans à la prédication dans
les principales villes du royaume. Entin il passa le
reste de sa vie à créer des Bureaux de charité et des
Hôpitaux généraux. Le total des maisons de bien-
faisance fondées par lui ne s'élève pas à moins de 126.
Il commença par la Normandie, et eut [)Our auxi-
liaire le Père Dunod, originaire du Jura. Un des pre-
miers Hôpitaux généraux qu'ils créèrent fut celui de
Vire(i683), puis ceux de Valognes, Cherbourg, Cou-
tances, Saint-Sauveur, Granville, Carentan, Thori-
gny. Celui de Saint-Lô, dont les revenus étaient dis-
sipés, fut reconstitué. Dans les bourgs et les villages
trop |)eu populeux pour pouvoir subvenir à l'entre-
tien des hôpitaux, ils créèrent] des a charités ». Le
résultat fut tel que l'intendant de Caen, M. de Moran-
gis, écrivait en i683 à Le Pelletier, contrôleur géné-
ral des linances : ^ Il y a près de cent vingt vidages
du diocèse de Coutanees, où la mendicité a cessé »
(De BoisLisLfi, Correspondance des contrôleurs liéné-
ruux des finiinres avec les inlendaiils des provinces,
in-4'', iS^^i t. I, p. 8). Peu de temps après, ou
retrouve le Père Chaurand dans le midi de la France;
il fonde des bureaux de chanté à Valréas, Bolléne,
Malaucène, Carpentras, l'isle, Sarrians, Bédarrides.
On le voit travailler, avec les intendants du Lan-
guedoc et de Provence, à établir un Hôpital général
à Nimes, à réorganiser ceux de Marseille et d'Aix,
où il a pour collaborateurs les Pères Dunod et Gue-
varre. A Marseille, où l'on organise sur de nouvelles
bases en 1G87 l'Hôpital général (celui de 104" avait
servi surtout aux malades, et les ressources avaient
manqué pour recevoir les mendiants), les échevins
rendent une ordonnance semblable à celle que ceux
de Dijon avaient rendue dès i643, pour obliger tous
les mendiants étrangers à sortir de la ville et inter-
dire aux autres de demander l'aumône et aux habi-
tants de la donner.
Le Père Chaurand s'était acquis une telle réputa-
tion dans la fondation des Hô(iilaux généraux, que
le Pape Innocent XII le lit venir à Rome avec le Père
Guevarre pour en établir un à Saint-Jean de Latran,
alin de supprimer la mendicité, issue du « dolce far
nicnte », qui fut toujours si cher aux descendants de
Uomulus.
Après la mort du Père Chaurand survenue, en lôg'j,
le Père Gukvarkb le remplaça brillamment, et tandis
que le Père Dunod, après avoir fondé l'Hôpital géné-
ral de Dôle, restait en Franche-Comté pour y faire
des fouilles archéologiques (l'archéologie étant,
après l'amour des pauvres, sa plus grande passion),
le Père Guevarre travaillait en Languedoc, en Gasco-
gne, en Piémont, et y fondait toujours des Hôjiitaux
généraux jusqu'en 1724, date de sa mort (Cf. Cu.
JoHET, de l'Institut, Le l'ère Guevarre et les Bureaux
de Charité au A'V/I' siècle ; Annales du Midi, 1889).
Nous n'oserions dire que la création des Hôpitaux
généraux et les mesures prises dans la plupart des
villes deFrance aient parfaitement résolu le prcddème
social de la mendicité, puisqu'en plein xx* siècle ce
problème se pose toujours, mais c'était un devoir de
justice de signaler les ellorts tentés sous Louis XIII
et Louis XIV pour moraliser par le travail la cla^se
si nombreuse des vagabonds.
4' l'action individuelle. — A) /.es Confréries de
Charité. — Les Hôpitaux sont, pour ainsi dire, l'ac-
tion publique de la charité. Mais à côté de cette action
publique existait, dès le Moyen Age et dès le com-
mencement de l'Eglise, nous l'avons dit, l'action
individuelle qui consiste surtout dans la distribution
de secours aux indigents, action qu'au xix« siècle
Ozanam devait rendre si féconde par la création des
conférences de Saint- Vincent-de-PauI. Partout on
trouvait, dans les villes et dans les campagnes, des
charités, c'est-à-dire des institutions de bienfaisance,
régiesparles administrations locales, comme la Cha-
rité de Saint-Césaire à Nimes, la Charité de la Pen-
tecôte à. Bergerac, la Charité de Saint-Iiaymond dans
le comté de Foix, etc. Il existait également des Con-
fréries de Charité qui, par l'assistance réciproque
des confrères et les secours aux indigents, en fai-
saient de véritables sociétés de secours mutuels ;
d'ailleurs il en était de même des autres confréries
si nombreuses dans l'ancienne France, confréries de
Saint-Eloi, de Saint-Pierre, du Saint-Sacrement, con-
fréries des patrons de la paroisse, etc. Le pouvoir
que possédaient lès chefs ou présidents des con-
1711
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1712
fréries, de retrancher de leur sein les membres qui
« causaient du scandale », conférait à ces associa-
tions une influence liautement moralisatrice.
Ces charités, répétoiis-le, avaient existé avant le
xvil' siècle. C'est ainsi qu'on trouve au xvi« siècle
des Bureaux de charité, comme par exemple, la
Chambre des pauvres de Beaune et de Calais, le
Bureau perpétuel A' \m\eQS, le Bureau de misère de
Reims, le Bureau des pauvres de Hayonne, \e Bureau
de miséricorde de Rethel. Ils étaient secondés par
les liDuillons des pauvres, qui distribuaient de la
viande et des médicaments aux « pauvres honteux ».
On étonnerait probablement un certain nombre de
nos modernes philanthropes en leur apprenant c|ue
ces expressions de Bureau des pauvres, de Bouillon
des pauvres, de pauvres honteux, etc., étaient déjà
employées au xvi' et au xvii" siècle, et que, loin
d'innover dans leur organisation des Bureaux de
bienfaisance, ils ne font que copier leurs ancêtres
catholiques.
B) Les Dames de la Charité. — Beaucoup de
ces confréries avaient disparu pendant la tourmente
des guerres de religion. C'est la gloire de saint Vin-
cent de Paul de les avoir reconstituées et remises en
honneur sous le nom de Compagnies des Dames de
la Charité.
Lorsqu'il était curé de Ghâtillon-les-Dombes, il
avait fondé en 1617 une Confrérie de Dames de la
Charité; les daraes riches de sa paroisse, parmi les-
quelles Mme de la Cliassaigne, visitaient les malades
et Ifur portaient les secoursdont ils avaient besoin.
Cette confrérie donna naissance à d'aulres; elle fut
imitée à Bourg, la ville voisine, puis bientôt, parl'in-
termédiaire de Mme de Gondi, des compagnies de
Dames de la Charité furent établies à Villepreux, à
Joigny, à Montmirail, et dans presque toutes les ter-
res appartenant aux Gondi. Dès 1618, l'évèque de
Paris en approuve les règlements pour son diocèse,
et en 1620 l'évèque d'Amiens les approuve à son
tour.
Quels étaientles statuts deces confréries? — Avant
d'entrer dans les détails, citons quelques extraits
des statuts de la confrérie des Dames de la Charité de
Rethel, instituée par l'initiative de Monsieur Vincent
en 1643, récemment découverts aux Archives de
Reims par M. Henri Jadart, membre de l'Institut.
Le lecteur remarquera l'analogie de ces documents
et de ceux que nous citerons ensuite, avec les statuts
des Maisons-Dieu du Moyen Age et les textes des
Pères de l'Eglise. On y retrouve le même esprit et
parfois les mêmes expressions, tellement la charité
chrétienne, à dix ou quinze siècles de distance, est
semblable à elle-même.
Le but d'abord : « Soulager les pauvres malades
de la paroisse, tant corporellement que spirituelle-
ment ». — L'esprit de cette œuvre?... « Les daraes
emploj'ées dans ce saint exercice, tâcheront en ice-
luy de s'avancer de plus en plus en l'amour de Jésus-
Christ, iêijfue/ elles considéreront en la personne deces
pauvres malades, et agiront >ers eux comme elles
feraient vers ce Seigneur, si luy-même était malade
dans la paroisse. » — L'organisation : Elle est très
simple : Trois olFicières : une supérieure, qui doit
veiller à ce que tous les malades soient visités ; une
trésorière.qui doit centraliserlessecours ; une garde-
meuble, qui doit garder le linge pour les malades.
Quant aux autres dames, 0 elles iront voir à leur tour
les pauvres malades, leur porter à dîner, qui sera
d'ordinaire du potage et un peu de viande avec un
petit pain blanc, et leur laisseront une couple d'œufs
pour le soir avec du pain suffisamment. Elles feront
cuire la viande eu leur logis et la porteront environ
sur les dix heures chez les malades. Elles tâcheront
elles-mêmes à les faire dîner et être là présentes et
les consoler et réjouir doucement «. Voilà pour les
secours corporels; pour les secours spirituels, les
Dames de la Charité sont exhortées à faire du bien
aux âmes des malades, à les engagera recevoir les
sacrements et à faire dire une messe pour les morts,
aux frais de la Confrérie.
Voyons maintenant le sens pratique des organi-
sateurs. Dans le règlement de la confrérie de la
paroisse Saint-Eustache (i654), publié en 1908 par la
Société des Bibliophiles français, on lit les recom-
mandations suivantes, d'une éternelle actualité :
0 Ordre à tenir pour la visite des pauvres honteux.
Prendre garde aux surprises et artifices des pauvres
qui veulent passer pour de vrais pauvres honteux-
ce qui mérite grand examen, parce qu'ils ont les
aumônes de ceux qui sont véritablement pauvres. »
On recommande aux visiteurs de se méfier de ceux
qui déguisent leurs noms, qui les changent, qui en
prennent plusieurs, qui n'exposent pas la vérité
« dans leurs billets «.C'est pourquoi « il est plus sûr
de leur donner les choses en nature, comme de l'es-
tofTe, de la soye, du cuir, que de l'argent ».« ...Il est
aussi très à propos de leur réserver du charbon, des
chaussures et autres petits soulagements pour l'hi-
ver ». Enfin on ajoute: « 11 importe aus-si d'avoir un
magasin pour les provisions et besoins nécessaires
aux pauvres et des meubles et ustanciles marqués à
la marque de la Paroisse et de leur donner par prêt,
ahn qu'ils ne les puissent vendre ni les créanciers
ou les propriétaires de la maison les saisir. »
A Paris, la compagnie des Dames de la Charité
trouva un champ iramensed'apostolat; la présidente
Goussault, qui en était l'âme, avait été frappée de ce
fait que 26.000 malades environ passaient chaque
année par l'Hôtel-Dieu de Paris. Elle s'était rendu
compte [lar de frcquenles visites que les sœurs, mal-
gré leur dévouement, ne pouvaient consacrer que
peu de temps aux malades,juste le temps nécessaire
aux soins corporels et à l'exécution des ordonnan-
ces des médecins. Il y avait quelque chose de plus
à faire. Elle en parla à M. Vincent et obtint son
assentiment. Il donna aux Dames de la Charité quel-
ques règles pratiques, et en i634 elles commencèrent
leurs visites aux malades de l'Hôtel-Dieu. Vincent
leur avait recommandé de s'habiller simplement, de
se montrer familières et cordiales avec les pauvres,
d'être très respectueuses vis-à-vis des religieuses et
de ne froisser personne. Elles portaient aux malades
des fruits et des confitures, des biscuits, des bouil-
lons au lait, et surtout elles les consolaient et leur
témoignaient « compassion de leurs maux »,touten
leur parlant doucement et suavement de la religion.
« On vit alors à l'Hôtel-Dieu un admirable specta-
cle : des femmes jeunes, belles, riches, devenues les
humbles auxiliaires des sœurs gardes-malades, et
cela non pas sous l'influence d'un enthousiasme
éphémère, mais avec une persévérance continue, à
jour et à heure flxes, aussi prodigues de leur peine
que de leur argent, aussi secourables aux malades
que déférentes envers les sœurs maîtresses de la
maison » (Comtesse Roger de CouRsoN,/.'fk'»e Hebd.,
25 juillet 1908).
Quelles étaientles plus connues de ces Dames de
Charité? C'était, avec la Présidente Goussault,
Elisabeth d'Aligre, chancelière de France, Mme de
Traversay, Marie Fouquet, la mère du trop fameux
surintendant, femme toute surnaturelle, qui, en
apprenant la disgrâce de son fils, dit simplement :
Il Je vous remercie, ô mon Dieu; je vous avais tou-
jours demandé le salut de mon fils; en voilà le che-
min. » C'étaient encore Marguerite de Gondi, mar-
1713
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1714
quise deMaignelay, qui, veuve àvingt ans, se consacra
aux pauvres de l'Hôlel-Dieu pendant sa vie et leur
laissa soixante raille livres à sa mort; c'élail Mme de
Miramion, Mme de la Suze qui pansait les galeux et
ensevelissait les morts, la Ogure couverte d'un voile
pour qu'on ne la reconnût pas. Puis Mme de Polla-
lion, Mme de Sainctot, veuve du trésorierde France
la baronne de Uenty, Mme de Sclioniberg (née Marie
de Hauteforl), Mme Séguier, femme du chancelier,
Mme de Lamoignon et la duchesse d'Aiguillon, nièce
de Richelieu, qui toutes deux présidèrent la Com-
pagnie après Mme Goussault, Mme de Brienne,
Mme de Herse, la princesse de Gondé.mère du grand
Condé, la duchesse de Nemours, la princesse Louise
Marie de Gonzague, qui devint reine de Pologne.
Citons enlin Mlle Legras, la Bienheureuse Louise de
Marillac, que saint Vincent de Paul employa à partir
de 162g à la visite des confréries, et que Rome a
placée sur les autels le g mai igîo (Voir des notices
sur dix-huit Dames de la Charité dans P. Coste,
Saint Vincent de Paul et les Dames de la Charité,
Paris, igi^. Cf. aussi G. Goyao, /.es Dames de la
Charité de Monsieur Vincent, Paris, 1918).
Dès 1634, M. Vincent écrivait à Rome à Du Cou-
dray, que la Compagnie se composait déjà de cent
vingt dames de la plus haute qualité. Bientôt la
Reine elle-même et les princesses de la Cour formè-
rent une compagnie semblable, à laquelle le saint
donna un règlement.
Il s'en forma bientôt dans toutes les villes de
France, et à Paris même dans toutes les paroisses
entre i65o et 1660, et l'on prit pour modèle le règle-
ment de la Compagnie des Dames de la Charité de
l'Hôtel-Dieu, fondée en i634, comme nous l'avons
dit. Des modèles imprimés furent envoyés dans les
différentes villes; l'un d'eux, qui se trouve à la Biblio-
thèque de l'Arsenal (nis. 2565), est intitulé :
« Mémoire de ce qui est observé par ta Compagnie
des Dames de la Charité deVIlotel-Dieu à Paris, pour
en former d'autres semblables es autres villes du
royaume ». Nous trouvons là, indiscutablement, l'in-
fluence de la Compagnie du Saint-Sacrement, dont
faisait partie saint Vincent de Paul, carnous savons
par les Annales de cette Compagniequ'elle fit écrire
en 1645 à toutes ses filiales de province pour les
exhortera établir dans leurs villes une assemblée de
dames semblables à celles de l'Hôtel-Dieu de Paris
(Ci". Annales de la Compagnie du Saint-Sacrement,
publiées par Dom Bkauchet-Fillbau, p. 20; Raoul
Allier, La cabale des Dévots, p. 58, et surtout l'ar-
ticle du R. P. Yves db la BniénE, Cabale des
Dévots, dans le Dict.Apol.de la Foi Catholique). El
en effet l'on retrouve peu à peu dans beaucoup de
villes, et à Paris pour la plupart des paroisses, les
règlements des Compagnies fondées sur le modèle
de celles de l'Hôtel-Dieu, que nous pouvons appeler la
compagnie-type. Voir dans P. Coste, o/;. cit., à la partie
documentaire, divers projets de règlements autogra-
phes de saint Vincent de Paul, datant de i66o, c'est-
à-dire postérieurs à ceux dont nous parlons. Les
règlements delaCompagnie de Charité de la paroisse
Saint- André-des-Arts et ceux de la paroisse Saint-
Eustache, publiés en igoS par la Société des Biblio-
philes, datent, en effet, les premiers de 1662, les
seconds de i656. Ceux de Saint-Sulpiee datent éga-
lement de )652, ceux de Saint-Paul de i655, ceux de
Saint-Germain-l'Auxerrois de i658.
A titre de spécimen, nous citerons ici le règlement
de Saint-André-des-Arts (i652). A la différence des
règlements élaborés par saint Vincent de Paul, on
y voit que la Compagnie, au lieu d'être présidée par
un Prêtre de la Mission, est placée sous la direction
lu curé delà paroisse. Etcela même nous l'ait entre-
voir la fécondité de l'œuvre, qui déborde vite l'ac-
tion personnelle du fondateur et de ses disciples, les
Prêtres de la Mission, mais devient — ou redevient,
commeaux siècles précédents — une oeuvre popu-
laire, une œuvre paroissiale et par là une (Buvre
quasi nationale. D'ailleurs la première compagnie
n'avait-elle pas été fondée par le saint, tandis qu'il
était curé de Chài.illon-les-Dombes et les Dames
n'étaient-elles pas dans sa pensée les auxiliaires du
clergé paroissial?...
I RèCLBMENTS DE LA COMPAGNIE DE ChARITÉDE LA PaBOISSE
Dlî SAl.'tT-ANDRli-DES-AKCS, 1652
l.a princi|iale fin de la Compagnie sera de se lier et de
s'unir en l'esprit de charité avec son Pasteur pour hono-
rer Jésus-Christ en ses membres qui sont les pauvres, et
travuillersous sa bénédiction au soulagement du prochain
dans toute l'étendue de la Paroisse,
La Compagnie «era composée des Dames delà Paroisse
de toute sorte de conditions, et qui auront assez decha-
rité pour assister les pauvres dans leurs besoins.
L'élection des dames qui seront en office sera fuite &
ceitiiins jours, et on limitera le temps durant lequel elles
seront en charge, et pourront être continuées selon qu'il
seia juj^é à propos par la Compagnie, et la trésorière
rendra ses comptes tous les six mois.
Les assemblées se tiendront chez Monsieur le Curé, s'il
le juge à propos, tous les derniers dimanches des moi»
après Vespres, ou autre jour de la semaine, s'il y a quel-
que affaire ou empêchement le dimanche; et pour lors
on en advertira.
Monsieur le Curé présidera l'Assemblée et recueillera
les voix pour prononcer à la pluralité, ou quelqu'un de
Messieurs ses Ecclésiastiques en son absence nommé par
lui à cet effet.
Auparavant l'ouverture de l'Assemblée, se fera lecture
de quelque livre de piété, poiu' l'édification de la Compa-
gnie et sa récollection devant Dieu, au cas qu'il y ait du
temps suffisamment,
L'Assemblée commencera parla prière du Veni Creator
et finira par le psaume Laudate Dominum, omnts génies.
On prendra séance sans distinction de rang et de con-
dition, et celles qui arriveront les premières prendiont
les premières places en simpliciié, pour éviter la perte de
temps et les cérémonies inutiles.
Le secrétaire fera l'ouverture de l'Assemblée par la
lecture de ce qui aura été arrêté en la précédente, et après
on escrira les résolutions pour la suivante. Sera observé
grand silence et modestieextérieure pendant la séance, et
chacune se tiendra recueillie en la [)résence de Dieu pour
attirer bénédiction sur les affaires qui se traitt-ront en
Assemblée, en laquelle on ne parlera que de celles des
pauvres.
Cliacune étant appelée sur le registre rendra compte de
sa commission aux ordres de l'Assemblée, et celles qui
ne pourront pas venir k l'Assemblée feront leur rapport
par billet ou par autrui.
On évitera les interruptions, demeurant à la prudence
de Monsieur le Curé, ou de celui qui conduit la Compa-
gnie en son absence, de les faire selon le besoin.
Les rapports se feront succinctement et simplement
sans attache, chaleur ni eia^jération, laissant le tout à la
[iluralité des voix, pai' laquelle la volonté de Dieu est
connue, et à sa Providence de pourvoir aux besoins des
pauvres par d'autres voies.
On évitera dans les rapports les circonstances qui
poui raient porter scandale au prochain, dont en ce cas
le niMu se ntettra au dos d'un billet et, se donnera à Mon-
sieur le Curé.
Les flélibérations seront tenues secrète», pour éviter
l'impnrtnnité des pauvres, et afin que l'avis de chacune
des Dames ne soit point révélé hors la Compan-nie, ce qui
donne autrement sujet aux [lauvres de murmurer contre
elles.
Le temps le plus ordinaire du domicile est de six mois
pour pouvoir être admis aux charités de la Paioisse, ce
qui n'a point lieu lorsqu'il «'agit de la religion, de l'iion-
nesteté ou du scandale public, ni à l'égard de ceux qui
sont né» dans ladite Paroisse, lorsqu'ils y sont de retour
parce qu'elle est toujours leur Mère.
Si quelqu'une des Dames de la Paroisse demande d'être
1715
PAUVRES (LES) ET L ÉGLISE
1716
admise dans la Comptignie, elle s «dresseru ù Monsieur le
Curé ou à celui qui la conduit en son absence poiir en
coi'férer avec les Dames oflicières, et pou!- cela, il y aura
un ref.iî'tre pour e>crir«- leur nom, bi mieux tiles n uiuient
y "venir volon lai renient sans éti e insci'ilcs .
Tout billet contiendra le nom et suinom et demeure de
chaqn»- jtauvre, ceux de leur iemnieet le nuiubre de leurs
enfants ; et au cas que le tout ne soit exprimé, la Daniequi
sera députée piuir les visiter prendra la peine de s'en
informer et <ie le niartiuer sur son billet pour ensuite le
rapptiiter au secrétaire.
L'<'n lera toujours les visites en personne, s'il est possi-
ble, et les billets de sa propre main pour éviter les sui'-
prises.
Tous les ans au commencement de l'année, on fera une
visite généi aie et plus exacle qu'à l'ordinaire de trais les
paut t es (jue l'on assiste, el ii upai avant on fera une Asseni-
bleeaussi plus générale, où toutes les dames seront con-
viées d'assister,
1-es aumônes seront volontaires et on mettra un petit
cofire en forme deironc sur la table, afin que Ion ne puisse
voir ce que cbacune des dames aui-a dév^ition de donner,
si mieux elles n'aiment ee taier de pa\er tous les ans; et
celles qui n'auront pas le nio^^en jiourront aider de leur
advisetde leur peine » [Bibl. j\'ai., pZ^, Réserfe).
Quelle qu'ail pu être l'intluence de la Conipngiiie
du Saiiil-Sacrenient dans le développement des t^on-
fréries des Dames de la Cliarilé ou même dans leurs
origines, si l'on considère surtout la Compagnie-
modèle de rHôtel-Dicu. — il reste que le rôle de saint
Vincent de Paul fut très considérable, qu'il peut tou-
jours en être regardé à bon droit comme le grand
initiateur el que cette Compagnie-modèle joua, elle
aussi, un rôle ea])ilal dans l'histoire de la charité.
En ellet les Dames de la Charité ne bornèrent pas
leur zèle aux malades de l'Hôtel-Dieu ; elles se con-
sacrèrent de leur personne el de leurs biens à l'œuvre
admirable des Kiifaiits Iroiifés.
On sailqu'ellesfurenlles péripéliesde cette <euvre,
et les paroles de Monsieur Vincent, lors de la détresse
de 1647. sont dans toutes les mémoires. Comme les
Dames hésitaient à continuer, faule de ressources,
l'entreprise commencée en if)38 :« Or sus. Mesdames,
leur dit-il, la compassion et la charité vous ont fait
adopter ces petites créatures pour vos enfants; vous
avez été leurs mères selon la grâce, depuis que leurs
mères selon la nature les ont abandonnées; cessez
d'être leurs mères pour devenir à présent leurs juges ;
leur vie et leur mort sont entre vos mains; je m'en
vais prendre les voix et les suffrages; il est temps de
prononcer leur arrêt et de savoir si vous ne voulez
plus avoir de miséricorde pour eux. Ils vivront, si
vous continuez d'en prendre un charitable soin, et
au contraire ils moun ont et périront infailliblement
si vous les abandonnez; l'expérience ne vous per-
met pas d'en douter. » Que répondre à de telles
paroles, sinon s'engager à continuer l'œuvre? C'est
ce que tirent les Dames.
Ce qui est moins connu et ce qui fait le grand inté-
rêt de la publication de M. Goste, ce sont les discours
et conférences autographes du saint aux Dames de
la Charité, c'est la constante hauteur des vues sur-
naturelles et en même temps le sens du réel, le sens
pratique et positif, avec chiffres à l'appui, qui se
révèlent dans tous ces discours. 11 relève et exalte
devant elles la condition des enfants trouvés, aux-
quels il trouve six points de ressemblance avec Jésus-
Christ (CosTB, o/j. cit., p. i34) el à deux reprises il
dit aux Dames que « peut-être s'en trouvera-l-il
quelques-uns qui seront grands personnages et grands
saints. Rémus el Romulus, les fondateurs de Rome,
étaient îles enfants trouvés et furent nourris parune
louve. Melchisedech, prêtre, était, selon saint Paul,
sans père ni mère, qui est à dire enfant trouvé ; saint
Jean fut comme un enfant trouvé dans le désert.
Moïse était un enfant trouvé par la sœur de Pha-
raon» (CosTK, o/>. cit., pp. 125, tili).
Lorsque de nouveau en iG^g, la détresse revenue,
les enfants ramenés de IMcêtre à Paris furent de
nouveau ex|>osés à mourir, faute d'argent, M. Vincent
stimula de nouveau le zèle des Dames, en leur di-
sant, non sans ironie : a Quand cbacune s'efforcerait
à cent livres, c'est plus qu il ne faut... Hélas ! com-
bien de nigoleries a-ton au logis qui ne servent de
rienl... Une dame donnait ces jours passés tous ses
joyaux pour cela. Cinq ou six dames nourrissent une
I)roviiice » (Costb, op. cit., p. 106; Goyau, op. cit.,
pp. ô8-(io).
11 est certain que, sans les aumônes considérables
des Daines, les Filles de la Chanté, malgré leur
dévouement, n'auraient pu soutenir et continuer cette
œuvre.
Il nous faut, en efTel, parler des Filles de la Cha-
rité, vu I gai renient ap|iclées,S«'»;s^/(Sés au XVII* siècle,
et aujourd'hui le plus souvent Sœurs de suint Vincent
de l'aiil.
C) Les Filles de la Charité. — Leur origine est
curieuse. Nous avons dit comment la petite confrérie
des Dames de la Gbaiilé de Chàtillon-les-Dombes
avait été le point de départ de loutes les autres. Ici,
les débuts sont encore plus modestes.
Une dame du monde, Louise de Marillac, veuve
d'Antoine Le Gras — Mlle Legras, connue on l'appel-
lera, le litre de Madame élant réservé à la reine, aux
princesses, aux abbesses et à quehjues privilégiées
— restée veuve en 1626 avec un fils de douze ans,
conçoit à trente-cinq ans l'idée de se consacrer tout
à fait au service des [lauvres el des malades. Com-
ment, elle ne le savait pas. D'abord pénitente de
Camus, évéque de Belley, disciple el ami de saint
François de Sales, son directeur, obligé de résider dans
son diocèse et, par suite, loin de Paris, lui conseille
de s'adresser à M. Vincent. Celui-ci, malgré le grand
nombre d'hommes et de femmes du monde qu'il diri-
geait, l'accepte. Elle lui fait part de ses projets. Il
ne répond rien; il avait l'habitude de ne rien brus-
quer el d'agir lentement. Il ne faut pas, disail-il,
« enjamber sur la Providence ». Il perfectionne son
âme et l'éprouve pendant deux ou trois ans. En 162g,
il l'emploie à la visite des Confréries de la Charité.
Il l'envoie à Mon I mirai 1, àSaint-Cloud, à Villepreux,
à Beauvais, etc. Elle emporte avec elle une grande
provision de linge et toute une pharmacie. Partout,
elle visite les malades el les soigne de ses propres
mains, donnant l'exemple aux dames des Confréries,
et faisant d'abondantes aumônes. Enfin son direc-
teur lui permet de réunir chez elle trois ou quatre
jeuneslilles de la campagne, simples villageoises, qui
devaient rendre des services dans les confréries de
charité, sous la conduite des Dames. Elles devaient
être tout simplement les servantes des pauvres et
aussi des Dames, afin de remplir auprès des malades
les plus humbles emplois, ceux que décemment el à
moins d'un héroïsme semblable à celui que nous a von s
signalé chez Madame de la Suze une femme du monde
ne pouvait guère exercer. La dame de charité lie pou-
vait faire que des visites aux malades et se devait
avant tout à son mari el à ses enfants. La fille de
charité, au contraire, serait toujours à la disposition ■
des dames el au service des malades, — Mlle Legras
forma ces jeunes filles elle-même, el les envoya dans
les confréries; quand elles partirent de chez elle,
d'autres vinrent les remplacer el faire leur noviciat
sous sa direction. Les Filles de la Charité étaient
fondées. Louise de Marillac avait trouvé sa voca-
tion; le 25 mars i6b/(, elle prononçait enlin la
formule de sa consécration à Dieu et s'engageait
1717
PAUVRES (LES) ET L ÉGLISE
1718
par un vœu irrévocable au service des pauvres et des
malades.
11 ne restait plus, pour assurer la perpétuité de
l'œuvre et sa stabilité, qu'à dresser des Constitu-
tions et régler le bon fouctionneuienl de l'Institut.
Vincent de Paul, sur les instances de Mlle Le^ras,
abandonna son projet de placer les Filles <le la Cha-
rité dans chaque diocèse sous la direclion des
évéques, et consentit à devenir leur supérieur pour
conserver l'unité de l'œuvre. L'archevêque de Paris
approuva et, à la mort du saint, son successeur
dans la direction des Prêtres de la Mission se char-
gea également de la conduite de la congrégation,
féminine; il en est de même aujourd'hui, et le supé-
rieur général des Lazaristes est en même temps
supérieur général des Filles de la Charité.
Quelle est la fin de la Compagnie? Un texte de
saint Vincent de Paul nous l'explique ; il est tiré des
conférences qu'il faisait àses (illes à la Un de sa vie:
« Les Chartreux, leur dit-il, ont i)our lin princi-
pale une grande solitude pour l'amour de Jésus-
Christ; les Capucins la pauvreté de Notre Seigneur;
les Carmélites une grande mortification pour faire
pénitence et prier pour l'Eglise ; les Filles de l'Hôlel-
Uieu le salut des pauvres malades : vous, mes Filles,
vous vous êtes données à Dieu pour assister les
pauvres malades, non quelques-uns et en une
maison seulement, comme celles de l'IIôlel-Dieu,
mais les allant trouver en leur maison et les
assistant tous avec grand soin, comme faisait Notre-
Seigneur sans acception, car il assistait tous ceux
qui avaient recours à lui. Ce que voyant, il a dit :
0 Ces lilles me plaisent, elles se sont bien acquittées
de cet emploi, je veux leur en donner un second » ;
et c'est celui de ces pauvres enfants abandonnés
qui n'avaient personne pour prendre soin d'eux.
Et comme il a vu ipievous aviez embrassé ce second
emploi avec charité, il fi dit : « Je veux leur en
donner encore un autre. » Oui, mes Filles, et Dieu
vous l'a donné, sans que vous y eussiez pensé, ni
Mlle Legras, non plus que moi. Mais quel est cet
autre emploi? CesiVassislance des pam'res forçats.
O mes filles, quel bonheur pour vous de les servir,
eux qui sont abandonnés entre les mains de per-
sonnes qui n'en ont aucune pitié 1 Je les ai vus, ces
pauvres gens, traites comme des bctes. Un autre
emploi qu'il a voulu vous donner encore est
celui d'assister ces pauvres vieillards du Nom de
Jésus (aujourd'hui les Incurables) et ces pauvres
gens qui ont perdu l'esprit. Quel honheur et
quelle grande faveur I » Et Vincent exhortait ses
Ulhs à j)enser, en allant voir ces pauvres fous, à
honorer en eux la sagesse incréée d'un Dieu qui a
voulu êtie traité d'insensé.
11 ajoutait : a Voilà donc vos fins, mes Filles, jus-
qu'à présent. Nous ne savons si nous vivrons assez
longtemps pour voir si Dieu donnera de nouveaux
emplois à la Compagnie... « et bientôt, en effet, les
Filles de la Charité devaientavoir un nouvel emploi.
En iG58, on songe à elles pour soigner les soldats
blessés, transportés à Calais après la prise de Dun-
kerque et la bataille des Dunes. Anne d'Autriche
demande à Vincent des Filles de la Charité. Le
saint en envoie quatre. An bout de quelques jours,
deux avaient succombé à d'excessives fatigues. On
en demande deux autres. Vingt se présentent pour
les remplacer. Ce geste bien français, qui s'e.st renou-
velé tant de fois depuis, n'est-il pas le même que
celui du soldat qui, voyant tomber un de ses cama-
rades, prend aussitôt sa place sans souci du dan-
ger ?... Cet apostolat sur les champs de bataille,
les Filles de la Charité l'ont toujours exercé depuis
i658.
Du vivant même de saint Vincent de Paul, les
Filles de la Charité créèrent de nombreux établisse-
ments en France et jusqu'en Pologne, oii elles fon-
daient une maison à Varsovie, dès i65a. Aujour-
d'hui elles sont plus de S.J.ooo — une armée —
répandues dans le monde entier, où leur cornette
blanche suscite partout des sentiments de respect
et de vénération, comme l'a proclamé solennellement
S. S. le Pape BenoIt X'V dans les lettres de Béatifica-
tion de LouisK DB Mahiixag, le g mai uj20 : « Parmi
les familles religieuses insliluées par Dieu au cours
des siéclis, non seulement pour le bien et l'ornement
de son Eglise, mais aussi pour l'édification et l'uti-
lité de lu société humaine, assurément la très illus-
tre société des Filles de la Charité occupe une place
de choix. Cette communauté compte, en effet, jusqu'à
37.000 sorars répandues d'une façon merveilleuse
dans toutes les parties du monde catholique : dans
les écoles, les orphelinats, les hospices pour enfants
trouvés, les hôpitaux, les prisons et même dans les
camps, au milieu des soldats, elles remplissent les
offices de la charité chrétienne, forçant, à juste
titre, l'admiration de tous. »
5" L exercice pratique de la Charité au XVII' siè-
cle. — Les idées charitables de l'époque.
Si le XVII* siècle charitable se résume . en saint
Vincent de Paul, c'est qu'au milieu de misères sans
nom, ce grand homme apparutcomme la providence
des malheureux et exerça son activité bienfaisante
dans tous les domaines du vaste royaume de la cha-
rité. Prenant son point d'ai)pui dans la sainteté,
son action sociale universelle fut centuplée par les
concours que lui prêtèrent l'autorité royale et sur-
tout la puissante association des confrères du Saint-
Sacrement. Des millions et des millions de livres
lui passèrent par les mains, parce que le prestige
de sa vertu inspirait confiance à tous et qu'il
apparaissait comme l'incarnation vivante de tous
les bons désirs, de tous les sentiments de pitié dis-
persés dans les âmes les plus belles et les plus
généreuses de son siècle.
Le mal était immense. La réplique de la charité
fut sublime. Si l'Allemagne et diverses nations de
l'Europe furent cruellement éiirouvées pen.lant la
guerre de Trente ans, la France connut durant cette
longue période etaumilien des troubles de la Fronde
des horreurs effroyables. Les bandes luthériennes
du baron d'Erlach commirent en 16^9 dans le Laon-
nois des excès tels qu'on pourrait douter delà véra-
cité des historiens, si la guerre de igi^-ifiiS ne les
avait vus reparaître. La Picardie, la Champagne,
la Bourgogne et la Lorraine, saccagées par les Espa-
gnols, les Suédois, les Allemands, les Autrichiens
ou les Croates, « s'en allèrent en désert » ; plusieurs
milliers de villages y furent « brusics, ruinés etaban-
donnés .>, et lorsqu'on lit sur pièces d'archives les
détails de ce* horribles calamités, l'évocation de
la dernière guerre se fait tout naturellement devant
l'esprit. La France et l'Europe ont, en effet, revu
comme autrefois, des foules de «pauvres gens mou-
ransde faim ». Alors, comme aujourd'hui, le prix des
vivres iivait considérablementangmenté : la douzaine
d'œufs qui se vendait 12 sols en i635,monlait en i636à
5o sols et un œuf fraisa 6sols; un lièvre passait de 12
solsà5 livres, un ponletde 10 sols à 3 livres 10 sols;
une perdrix de ib sols à t\ livres {Arch. des Afj.
Elrang. France, 818, f" 55). La similitude des
épreuves nous permet de comprendre facilement les
malheurs des « réfugiés » et les horreurs des « pays
dévastés ».
Mandaté à la fois par une ordonnance du ftoi du
i4 février i65i, et par ses pieux et discrets confrères
1719
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1720
de la Compagnie du Sainl-Sacrement, saint Vin-
cent de Paul fut à la fois le « grand aumônier de
France » et le « Père delà Patrie ». L'ordonnance du
Roi constatait que « les habitants de la plupart des
villages de ses frontières de Picardie et de Champa-
gne étaient réduits à la mendicité et à une entière
misère », et aussi que « plusieurs personnes de sa
bonne ville de Paris (surtout les confrères du Saint-
Sacrement) faisaient de grandes et abondantes au-
mônes fort utilement employées par les prêtres de
la Mission de M. Vincent ». Aussi Sa Majesté pre-
nait-elle ces derniers a en sa protection et sauve-
garde spéciale », alin de leur assurer les moyens
d' « assister les pauvres et les malades et de faire
en ces villages la distribution des provisions qu'ils
porteraient, en sorte qu'ils fussent en pleine et en-
tière liberté d'y exercer leur charité en la manière
et à ceux que bon leur semblerait » (A. Feillet,
La Misère au temps de la Fronde et saint Vincent de
Paul, p. 346-2^9). Le saint avait donc une mis-
sion oflicielle pour la distribution des secours
aux provinces de Picardie et de Champagne.
Il en fut de même pour les autres provinces,
car un acte de M. Vincent daté du ai juin i65a
<i certilie à tous ceux qu'il appartiendra » qu'il
a envoyé des secours en nature : pain, viande, vin,
farine, etc. « pour l'assistance des pauvres malades
de Palaiseau et des villages circonvoisins » (A. Keil-
LET, loc. cit., p. a5i-a53). Quant à la malheureuse
Lorraine, nous savons que cinq à six millions de
livres luifurent portés par le frère Mathieu Renard,
lazariste, qui lit plus de cent cinquante voyages,
tout chargé d'or, qu'il portait dans une vieille be-
sace, pour dépister les voleurs.
Les besoins étaient tels qu'il avait fallu créer un
organisme spécial. Un pieux laïque, membre de la
Compagnie du Saint-Sacrement, Christophe Duples-
sis, baron de Montbard, conseiller du Roi en ses
conseils d'Etat et privé, réalisa une œuvre conçue
sans doute dans les réunions secrètes du jeudi. Il
eut l'idée de créer un Magasin général de la Cliaritéoù
seraient rassemblés tous lesdons en nature apportés
par les âmes de bonne volonté ou recueillis par des
quêteurs qui, avec des chariots, iraient de maison en
maison implorer la charité publique, de préférence
chez les bouchers, laitiers, bonnetiers et marchands
de toutes sortes. Le résultat dépassa les espérances.
Bientôt deux magasins furent installés à l'hôtel de
Bretonvilliers et à l'hôtel de Mandosse, qui regorgè-
rent de marchandises gratuitement offertes. La cor-
poration des bouchers offrit 6.000 livres de viande
et celle des laitiers 2.000 à 3. 000 oeufs par semaine.
Une publication intitulée : Le Magasin charitable
fut répandue à profusion, alin d'exciter la généro-
sité du public, etdes Relations le renseignèrent sur
l'emploi des fonds. De pauvres gens donnèrent de
leur nécessaire (vêlements et chaussures) pour se-
courir leurs frères affligés, tandis que des Dames
de la Charité, à l'exemple de Mme de Miraraion,
vendaient leurs colliers de perles et leur vaisselle
d'argent (A, Feillkt, op. cit., pp. 4^6-45o).
Cette initiative, due aux efforts combinés de Du-
plessis-Montbard, de M. Vincent, de leurs confrè-
res du Saint-Sacrement, des Prêtres de la Mission,
des Dames et des Filles de la Charité, procura en
i653 des secours très importants à 198 villages,
mentionnes dans le Magasin charitable.
Nous devons signaler, à la même date, un effort
méritoire pour revenir à l'esprit des premiers siècles
du christianisme; on essaie non seulement de secou-
rir le pauvre par des aumônes et des dons d'aliments,
de vêtements et de médicaments, mais de le « réta-
blir en l'exercice de son^ métier », afin de lui per-
mettre de gagner honnêtement sa vie. C'est l'appli-
cation du principe moderne de l'assistance par le
travail.
Ici encore nous retrouvons l'influence de la Com-
pagnie du Saint-Sacrement, qui crée dans toutes les
paroisses de Paris des espèces de liliales, non plus
secrètes, mais publiques, avec un but nettement dé-
terminé. Les hommes seuls en font partie, ecclésias-
tiques et séculiers, comme nous l'apprend le curieux
Règlement de la Compagnie instituée pour le resta-
blissement des pauvres jumdles honteuses de la
paroisse Saint-Eustache (i654) :
« Au Lecteur chrétien. — Mou cher lecteur, si tu as de
l'amuui' pour Dieu et de la compassiuu pour les pauvres
qui sont ses membres, lu te rftjouirus sans doute d'ap-
prendre le progrès (jui se fait en lu paroisse de saint
£ustaclie par une compagnie tormée depuis six mois
afin de procurer tout le bien et empêcher tout le mal pos-
sible (c est la devise même de la Compagnie du Saint-
Sucre ment) et surtout atin de res tu blir plusieurs honnêtes
familles autant affligées par la honte de ieiir pauTroté
(jue par leur pauvreté même. Cette sainte société est
composée d'ecclésiastiques et de séculiers de toute sorte
de conditions, qui s'emploient d'un commun accord et
par une sainte jalousie à l'exécution de ce pieux dessein,
ils n'ont point d'yeux pour les serviteurs inutiles qui
croupissent dans 1 oisiveté et qui. comme les frelons,
veulent vivre aux dépens des abeilles, mais quand ils
rencontrent un sujet rempli de bonne volonté, et à qui
il ne itiunque pour tr at'Uitler (jue de la matière et des /a*
cnltt'i-, c'est alnrs qu'ils lui oupreni leur sein, qu'ils lui
donnent moyen de se restablir en iexei cice de son r/iettier
et de subsister arec sa famille. Leur churilé passe au delà
du secours temporel ; ils insti-uisent ces lionnes gens dans
les mystères de notre foi et les excitent à bien vivre.. . »
{Soc. des Bibliophiles français, ia03. Réserve. Bib. Nai.)
Le même règlement nous fait entrevoir une autre
espèce de charité.
a Leur zèle s'étend aussi à procurer une retraite aux
filles débauchées qui songent sérieusement à changer de
vie... Des dames s'occupent d'elles. Elles s'étudient de
leur imprimer une vive douleur <le leurs désordres pas-
sés et de leur faire connaître l'obligation qu'elles ont de
se nettoyer par les larmes de la pénitence de toute la
saleté qu'elles ont prise dans la boue des plaisirs terres-
tres, et parce que le motif de celte Compagnie est pure-
ment surnaturel et sans m élance d'aucune police humaine,
ils n'usent que de persuasion envej-s ces filles et ne les
letiennent en celle sainte maison qu'autant qu'elles le
veulent, n'estimant pas qu'une conversion puisse être de
durée, si elle n'est entièrement libre.
« Toutes ces choses se font dans une ■^ue très pure,
dai;s une soumission 1res grande et dans une union par-
faite. La gloire de Dieu est la seule fin qu'ils se propo-
sent ...» [Ibid, )
En résumé, la charité est considérée au xvii» siè-
cle comme une obligation proprement religieuse. Les
fidèles se proposent de procurer la gloire de Dieu et
de faire leur salut, mais en même temps ils agis-
sent par surcroît pour le bien de l'Etat et de la com-
munauté. Beaucoup d'entre eux ont le cœur assez
large pour secourir non seulement les pauvres ver-
tueux et catholiques, mais même les personnes dé-
bauchées, libertines ou protestantes, pour le» aider à
sortir du mal moral ou de l'athéisme ou de l'héré-
sie. On ne s'occupe plus des mendiants d'une ma-
nière individuelle, puisque l'Hôpital général est
créé pour eux.
Dans la seconde moitié du siècle, on se préoccupe
de relever le pauvre, de le « rétablir », et à cet effet
les compagnies de charité lui fournissent les outils
et les marchandises dont il a besoin, de la soie,
du cuir, delà laine. Les outils du pauvre ont-ils été
engagés, par une dérogation à la règle générale on
les lui rachète. « Par leur nature même, ces secours
1721
PAUVRKS (LES) ET L'ÉGLISE
1722
sont essentiellement temporaires; ils ne doiventpas,
sauf exception, se prolonger au delà de six mois ou
un an; car si l'ouvrier veut travailler, il peut se ré-
tablir dans ce laps de temps. » On va bientôt plus
loin; on prête de l'argent au pauvre, en lui deman-
dant de le rembourserquandsa situation sera moins
précaire (Règlement de la €•' de Charité de Saint-
Si-terin, i'jo3). « Il y a donc là, conclut M. Léon (^a-
HBJJ, quelques-uns de nos principes les plus moder-
nes en fait de charité » (Léon Gaiibn, Les idées
charitaliles à Paris au xvu* siècle, d'après les règle-
ments des Confréries paroissiales. Revue d'/Iist.
mnd, et contemporaine, maii-jnia 1900).
IX. — Le XVIII* siècle. — La Révolution et
les Pauvres. — Les limites imposées à ce travail
ne nous permettent pas de suivre au xviiit siècle le
développement des œuvres créées au siècle précédent.
Il suilira de dire que ces œuvres vécurent jusqu'à la
Révolution et même qu'un certain nombre purent
traverser la période révolutionnaire et aller sans
cesse se développant jusqu'à nos jours.
Les Hôpitaux généraux «le France furent accueillis
avec enthousiasme et imités dans toute l'Europe et
principalement en Espagne, en Italie, en Suisse, en
Allemagne, en Angleterre, en Hollande el dans la
Belgique actuelle. Partout le renfermement des pau-
vres était à l'ordre du joiir ; les lettres pastorales
desévêques et les rapports des agents généraux du
clergé de France constatent l'elTet charitable et mora-
lisateur de cette mesure : <. Il est certain, écrivent
ces derniers, que tous les pauvres sont maintenant
nourris », et Mgr de Lascar (Béarn), remarque, dans
une lettre circulaire du 3 mai iti^g. que dans son dio-
cèse le nombre des pauvres a diminué de moitié,
piirce que « beaucoup de ces fainéans et vagabons,
regardant ces hôpitaux comme des prisons, quittent
les villes ou se mettent à travailler ».
Mais peu à peu les mesures de police s'atténuent
et II les vagabonds, nous dit un raérnoirede i;;63, regar-
dent les lois que le gouvernement porte de temps
en temps contre eux comme des menaces qui n'ont
point de suites, comme des orages qu'il faut laisser
passer en tâchant de s'en garantir, soit en s'écar-
tantdans des provinceséloignées, soiten travaillant
pendant quelques mois » (Buc.halet, /.'nsstst. pulili-
qitpn Toulouse au XVlll' sièi le, in-8. Toulouse, igo4,
p. 48). Finalement « les hôpitaux généraux devien-
nent de simples asiles abritant des vieillards, des
femmes, des orphelins; ils relusenl d'admettre des
vagabonds, dfs quémandeurs incorrigibles, rien
n'étant préparé pour détenir et occuper ces hôtes
dangereux. La plaie des faux pauvres s'étend comme
par le passé, et la Royauté se trouve amenée à recou-
rir aux dépôts de mendicité » (Lallbmand, o/j. cit.,
t. IV, \'" partie, p. 272).
Ce-i dépôts visent à peu près exclusivement les
vagabonds ; ils ne sont ni des [irisons ni des hôpitaux
et sont soumis à l'autorité des intendants. On en
conipleenviron 80 en l'fi")- Turgol, dans des vues
d'humanité, les supprime el n'en laisse subsi-^ter que
cinq ; mais il est bientôt oblige d'en rétalilir une par-
tie; on en compte 33 sons le ministère de Necker el
3/( en I"y3.
En dépit des critiques nombreuses qu'on a pu adres-
ser à ces dépôts, Necker et les esprits réfléchis recon-
naissent leur utilité ; mais, [iiir suite des tendances
de l'époque, il y règne un défaut presque absolu
d'enseignement moral et religieux, c'est-à-dire de la
seule force capable d'améliorer un peu les tendances
vicieuses et l'esprit de révolte des vagabonds et des
mendiants.
La Révolution et la spoliation des hôpitaujc. — Les
gouvernements de Louis XV et de Louis XVI avaient
conseillé aux administrateurs des hôiiilaux du
royaume de transformer leurs biens imuioliibcrs en
valeurs mobilières. Il y avait alors dans toute l'Europe
une levée de boucliers contre la mainmorte. En
Angleterre, en .\utriche, dans les Pays-Bas, on se con-
tente (l'exiger une autorisation pour les nouvelles
fondations, et pour les anciennes un état exact des
propriétés non amorties. A Venise on va plus loin ;
on oblige les hôpitaux à vendre leurs biens et on
leur délivre en retour des titres de rente sur l'Etat.
On voit le danger du système : si l'Etal suspend le
paiement de la rente ou fait banqueroute, les hôpi-
taux sont ruinés et doivent renvoyer les malades et
les pauvres.
U'ailleurs,siNBCKBB,en France, s'applaudit d'avoir
fait vendre les biens des hôpitaux, Turgot va plus
loin el trace la route aux révolutionnaires : « L'uti-
lité publique, écrit-il, est la loi suprême, et ne doit
pas être balancée par un respect superstitieux pour
ce qu'on appelle Tmlention des fondateurs Le
gouvernement a le droit incontestable de disposer des
fondations anciennes, d'en diriger les fonds à de
nouveaux objets, ou mieux encore de les supprimer
tout à fdil » (Articles extraits de V Enc\clopédic ,
OKuvres. Edit. Daire, t. I, p. 3o8). Le principe de tou-
tes les spoliations est posé.
Aussi voyons-nous bientôt le grand seigneur de la
cour de Louis XVI, Larochefoucauld-Liancourt, pré-
sident du Comité de mendicité, réclamer, le 3i jan-
vier 1791, l'aliénation des biens des hd(iilaux à la
tribune de l'Assemlilée Constituante: « L'aliénation
des biens ecclésiastiques, s'écrie-t-il, ne serait qu'un
ouvrage imparfait, si vous laissiez encore proprié-
taires des corps de mainmorte ; les grands biei.s du
clergé ayant eu une origine seiiddable à celle qui
pourrait se retrouver dans les propriétés des hôpi-
taux, vous devez éteindre jusqu'au moindre germe
de la possibilité de ce retour » (Moniteur Aw i" fé-
vrier 1791). Le 23 messidor an II, l'iniquité est accom-
plie. Les Conventionnels volent, sur la proposition
de Cambon, parlant au nom ilu Comité des finances,
le décret suivant: « Les créances passives des hôpi-
taux, maisons de secours, hospices, bureaux des
pauvres, et autres établissements de bienfaisance,
Sous quelque dénomination qu'ilssoient, sont décla-
rées dettes nationales. L'actif de ces établissements
fait partie des propriétés nationales ; il sera udmi-
iiislré ou vendu conformément aux lois existantes
pour les domaines nationaux. La Commission des
secours publics pourvoira, avec les fonds rais à sa
disposition, aux besoins que ces établissements
pourront avoir pour le paiement des intérêts men-
tionnés en l'article précédent, ou pour leur dépense
courante jusqu'à ce que la distribution des secours
soit délinitivement décrétée... »
« En vertu de ce décret, on s'empare du revenu des
biens hospitaliers; on enlève l'encaisse des receveurs,
SDUS le prétexte que la nation doit pourvoir à tous les
services; on ne laisse pas un sol de l'actif. Et cepen-
dant la Convention sait parfaitement que l'organi-
sation des secours n'existe point, que toule la fan-
tasmagorie a\eclaquelle<)n lent- d'éblouir les masses
n'offre aucune réalité » (Lallkmano, op. cit , t. IV,
i" P'', p. 402).
Les réclamations et protestations surgissent aussi-
tôt. Les communes volent des adresses à la Conven-
tion. Celle du Conseil général de la commune de
Oijon (floréal an III) est imprimée et répandue et en
inspire d'autres. « Les biens des hôpitaux, y lit-on,
sont d'une nature entièrement il ilférente de ceux décla-
rés précédemment propriétés nationales; la CTUsequi
en prescrit l'emploi subsistera aussi longtemps qu'il
i723
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1724
y aura des indigens à secourir. A-t-on su]iputé le
tenis des revers comme celui des victoires, ces mo-
mens de crise où toutes les répartitions sont suspen-
dues? Nous osons vous le dire avec courajfe, la ruine
des hôpitaux, leur anéantissement total, seront les
suites lunesles du décret lancé contre ces établisse-
ments ; l'e sera le coup de fondre qui les réduira en
poussière... » (Bib. Nat Rp 38i'7).
Comme le prévoyaient les olliciers municipaux de
Dijon, de Gray, de Besançon, de Chatellux, de Mon-
téliinar, etc. les elTels de ce décret furent désastreux;
la Convention dut suspendre, le 9 fructidcir an III,
l'ellet de la loi, et, le i brumaire an IV, elle décida
quecliaque hôpital jouirait provisoirement, comme
par le passé, des revi nus qui lui étaient aUectés.
Mais déjà un grand n<'inbre de biens étaient ven-
dus et les subsides obtenus du g(mvernenient au prix
de grandes dillicultés ne sullisaient pas aux besoins
journaliers. Des milliers de textes otliciels, conser-
vés aux Archives Nationales (F'^ 26^ à F'"' 44"), attes-
tent la misère des hôpitaux à la suite du décret de
messidor an II. Les ailminisirateurs de la maison na-
tionale de bienfaisance (lisez il'Hôtel-Dieu) d Auxerre
écrivent le 1 5 fructidor, an 111: «En ce moment, avec
une population de cent cinquante malheureux et
envin-n d'un autre nombre presque aussi considé-
rable que la misère .iltache à nos pas, ntuis n'avons
ni grains, ni fonds pour nous en procurer » {Aich.
Nut., F'-' 276). Les commissaires préposés à l'Hôpital
généialde Douai, frucliclor an III : 0 L'hiver va nous
surprendre sans approvisionnements pour le chauf-
fage et le luminaire, sans une aune d'étolTe pour
couvrir la nudité de nos vieillards et de nos enfants
des deux sexes qui sont également en guenilles »
(Al cil. Nil., F''' ab-). La ULèuie année la munici|>alité
de Brivesavertitle Coniité de salut public qn'" il y a
dans les hospices de la ville de nombreux imlividus
à la veille de périr de misère et de faim » (Arch .
JViil , F'-' aôS). A rhos|iiie d'humanité de Rouen, on
constate, le i5nivôse .m IV, que le |iain manque(F'''
27.'»); Ie6 vendémiaire an IV c'est lelinge qui fait ab-
solument défaut à IVrigueux (Kiî v8i); à S.-Pol-de-
Léon, baptisé Pol-I.éon il n'y a pas de pain (F''' 263).
Les directeurs de 1 hôpital de l')itii rs iléclarent, dans
une péliiionde frim^iire au IV, rjue cinq cent douze
hospitalisés manqu< nt de subsistance (F'-' 2-;4)- Le
8 vendémiaire an V, la coiumission administrative
des hospices civils de Paris déclare an Bureau Cen-
tral du canton que " la pénurie est telle que sous
peu de jours tontes les branches de service vont
mancpier à la fois • (F' ' 3oi). A llaguenau la muni-
cipalité écrit, le 16 ventôse an 111, à la Convention :
« La Convention Nationale, en alfectant a la Répn-
bli<iue les propriétés des hôpitaux, n'a pas voulu
dévouer à la misère des vieillards, des enfants, que
la commisération a recueillis, ou des individus qui
on! donné leurs biens à l'hôpital dans l'espérance
d'y trouver les moyens de subsister n (F'^ 264).
Nous terminons ces quelques témoignages choisis
entre des milliers éiiianant de tous les points de la
France et tous concordants, par ce résumé dii aux
administrateurs de l'hospicecivil de Doullens et daté
du !•) pluviôse an VI ; « (n crêpe fiinèhre, des signaux
de ili il i-sse, ont été ^nsjierniiis sur l, s hospices depuis
la loi du 23 messidor nu If, jusqu'au 16 vendémiaire
an V ; la mort a miiis-.onné une musse effrayante d in-
dif!''!!-. d'infortunés, l'e n nllieureux de tout âge et
de tout sexe, par In privation qu'on leur a fait d'un
revenu sacré aux reu 1 de la lustice et de l'humanité »
(Ff-i357).
Un tel excès appelaii une réaction. Elle vint sous
le Directoire. La loi du 16 vendémiaire an V, à la-
quelle fait allusion le texte ci-dessus, maintient les
hospices dans leur patrimoine; « les biens vendus
en vertu de la loi du 23 messidor, qui est définitive-
ment rapportée » en ce qui concerne leshospices civils,
doivent èlre remi)lacés |iar des biens nationaux de
même produit. « Les commissions administratives
de ces établissements sont placées sous la surveil-
lance des municipalités. Peu de temps après, 7 fri-
maire an V, le principe du prélèvement d'un droit
supplémentaire d'entrée dans les spectacles est mis
en vigueur, et les liurcaux de charité de l'ancien
régime revivent sous le nom laïcisé de Bureau.' de
hien/aisance n (La.llemand, op. cit., t. IV, 1" Pi«,
p. 4t>4, et La lièviilution et les Pauvres, in-8, Paris,
i8y8). Bientôt, sous le Consulat, Chaptal, minisire
de l'Intérieur, ne craint pas de rappeler les sœurs
pour secourir les malheureux à domicile; sa circu-
laire du 10 nivôse an X, stipule que les membres
des bureaux de bienfaisance « seront aidés dans leurs
utiles fonctions par la charité douce et active des
sœurs », et le 2^ vendémiaire an XI, deux arrêtés des
Consuls rétablissent les sœurs de la charité et leur
permettent de porter leur costume.
L'expérience révolutionnaire, en effet, ne s'était
pas limitée aux hôpitaux ; la charité privée availété
interdite, comme humiliante. Les sociétés particu-
lières, confréries, bureaux de charité, bouillons des
pauvres, etc., qui avaient derrière elles des siècles
de fonctionnement régulier et d'autorité incon-
testée, avaient été supprimées le 19 germinal an III
(8 avril I7y5). La Convention avait décrété q>i' « il
n'y aurait plus dans la République ni pauvres ni
esclaves et que c'est de la Nation seule que le citoyen
en soulfrance avait le droit de réclamer et devait
directementrecevoirde quoi subvenir à ses besoins 11
(Moniteur, 28 prairial an II). Dans cet esprit, Joseph
Le Bon, à Arras, proposait de graver au-dessus de
la porte des hôpitaux ou des asiles consacrés à l'in-
digence « des inscriptions annonçant leur inutilité
future, car, disait-il, si, la Révolution Unie, nous
avons encore des malheureux parmi nous, nos tra-
vaux révolutionnaires auront été vains » (Lkcrstre,
Arras sous la Jtevolulion , t. II, p. ïo6).
La conclusion de toutes ces déclamations grandi-
loquentes, c'est que le gouvernement, quelques an-
nées plus tard, était obligé de faire appel à la charité
pri%'ée et, comme le disait Chaptal dans la circulaire
meniionnée plus haut, a à la charité douce et aciive
des sa^urs >•. en attendant que Napoléon l" favorisât
la reconstitution des congrégations enseignantes et
hospitalières et fit dire en 1807 aux déléguées de
soixante-cinq congrégation s charitables: «Votre sou-
verain, pour payer vos soins et vos services, ne se
croit pas assez riche de toute sa puissance » (Lal-
LKMANo, o//. cit., t. IV, 2» P", p. 447)-
Quelle leçon d'apologétique, et quel hommage
rendu à l'Eglise catholique dans son apostolat cha-
ritable enveis les pauvres! Après dix ans de persé-
cution, consacrés à renier les œuvres et les méthodes
de la charité chrétienne, la Révolution obligée de
faire amende honorable et de recourir de nouveau,
pour empêcher les pauvres de mourir de faim, à
cette Eglise qui se glorifie d'être parmi les hommes
indiirérents, hostiles ou ingrats, " l'éternelle recom-
menceuse »! — Et l'histoire d'hier n'est-elle pas
l'histoire d'aujourd'hui?
X. — L'Eglise et les Pauvres aux XIX* et
XX' siècles. — La Congrégation. — Les Confé-
rences de Saint-'Vincant-de-Paul. — Les innom-
brables œuvres catholiques. — Il ne faut cependant
pas se dissimuler que le contre-coup de la Révolu-
tion sur l'assistance des pauvres se fît longtemps
sentir et aboutit aux mêmes effets que la Réform»
172 r>
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1726
protestante en Allemagne et en Angleterre. La vente
des biens du clergéet des nionaslères à des prix sou-
vent dérisoires nous connaissons une ferme de
cent Lectares qui fut vendue pour une paire de
bœufs — enrichit des particuliers sans scrupules,
mais appauvrit la nation et tarit la source des au-
mônes et des œuvres charitables qui étaient depuis
des siècles la rançon de la propriété ecclésiastique.
Dans la plupart des Etats européens, des lois
furent votées pour laïciser 1 assistance et substituer
l'Etat à l'Eglise dans le soin et l'entretien des indi-
gents. Mais, dans leur a plication pratique, ces lois
furent inadéquates à leur objet, et la charité catholi-
que, loin d'être une superfétalion, trouva aux xix* et
xx' siècles, comme dans tous les siècles, un vaste
champ d'action, et loin d'être inutile, comme le
croyaient naïvement les conventionnels, fut souvent
nécessaire. L'histoire des initiatives charilables et
des innombrables fondations hospitalières du dernier
siècle le prouve surabondamment.
Napoléon, nous l'avons dit, avait rappelé les con-
grégations religieuses pour l'assistance à domicile
et aussi pour le service des malades dans les hô[ii-
tanx et des bles-^és sur le champ de bataille. Miis
« il entendait faire de ce service un rouage de sa
machine administrative. En rétablissant la chacilé
chrétienne, il la jetait dans le moule de sa législation
afin qu'elle en sortit avec le cachet de son auto-
cratie.
« La Restauration fit à la religion une part encore
plus importante dans le domaine de la bienfaisance
publique. Elle appela les évêques et le clergé à sié-
ger dans les Bureaux et Conseils de charité à côié
des fonctionnaires et des ministres protestants ; mais
la doctrine révolutionnaire de 1 omnipotence de l'Etal
demeurait la base de la bienfaisance publique, aussi
bien que de l'ordre social » (J. Schall, Ar/ul/jhe
Baudon (i&i()-i88X), Paris 1897; L.nEl^ANZAO de Labo-
RiR, Paris sons Nn/inlénii, t. V, 11-16).
Ce que ne pouvait faire le clergé, les laïques, plus
libres, l'entreprirent. Le 2 février 1801, six jeunes
étudiants en droit ou en médecine se réunissaient
sous la direction de l'abbé Delpuils, ancien jésuite,
et fondaient une Congrégation de la Sainte-Vierge,
sous le titre de « Saiicla Maria, aiirilium christiano-
riim y.
Il s'appelaient : Régis Buisson, Louis Gondret,
François Régnier, Joseph Perdreau, Auguste Périod
et Charles Frain de la Villegontier. Ce fut l'origine
de la Con^ré/;ali()n, si justement célèbre par son apos-
tolat intellectuel et charitable, et si calomniée, depuis
l'apparition du Mémuire de Montlosier en i826,jus-
qu'aux articles de journalistes contemporains qui
en parlent avec horreur, sansmême savoir cequ'elle
était.
Bientôt la Congrégation conquit des adeptes à la
Faculté de médecine et à l'Ecole Polytechnique.
Buisson, Laénnec, Tesseyre, Cauchy, Cruveilbier,
Récamier, furent Idenlôt célèbres et en imposèrent à
l'impiété par leur science et leurs vertus. Sous
la direction des Docteurs Fizeau et Pignier,les con-
rn'ganistes de l'Ecole de médecine se livrèrent à
l'apostolat dans les hôpitaux. Des nobles se joigni-
rent à eux : M. de Bonald, Maximilien de Béthune,
duc de Sully, Mathieu et Eugène de Montmorency, le
prince de Léon, le duc de Rolian, Alexis deNoailles,
Charles de Forbin-Janson,etc.En 181 i, l'abbé Legris-
Duval fondait la Société des Bonnes OEtivres, divisée
en trois sections : la section des Hôpitaux, celle des
Savoyards ou petits ramoneurs, et celle des Prisons.
La première avait pour patron saint Vincent de
Paul, la seconde saint François de Suies, la troi-
sième saint Pierre aux liens. Non content de tra- '
vailler à moraliser les jeunes détenus, un autre
apôtre, l'abbé Arnoux, songea à assurer leur persé-
vérance ,i leur sortie de prison et à les empêcher
de retomber dans le vagabondage et la misère. En
1817, VOhUti'ie des Jeunes Prisonniers était créée;
l'institution de la maison de refuge des jeunes con-
damnés était autorisée et installée dans l'ancien
couvent des dominicains de la rue Saint-Jacques,
tandis que les Frères de la Doctrine chréiienne con-
sacraient leur dévouement à ces pauvres enfants.
La Congrégation prit également une part active à
l'Œuvre ouvrière de V Association de Sainl-J'iseph,
fondée en 18^2 par l'abbé Lowenbruck. Elle s'elfor-
çait de grouper les patrons et les ouvriers et com-
prenait des commerçants et des employés de maga-
sin,des ouvriers, desapprentis etdesenfantsdestinés
au commerce et à l'industrie.On retrouve son influence
dans les œuvres de V Apprentissage des orplielms, des
Secours 11 uji ouvriers mal a des ou aux Pauvres honteux,
de l'adoucissement du sort des Irisonniers pour dettes
et des Or/ihelinesdela Hé o/'(/ii<n. El le restaura V Insti-
tution des jeunes aveugles fondée sous Louis XVI par
Valentin Haiiy et qui subsiste encore en 1921. Signa-
lons enfin la Société des Amis de /'^'i/ancc, toujours
vivante, elle aussi. « Fondée en 1828, écrivait le
vicomte Armand de M blun, par un pauvre [)etit libraire
du quai des Augustins,eUe tenait ses séances dans
son humble boutique. Le soir, à la lueur de deux
chandelles, une dizaine de jeunes gens, réunis autour
d'une table, discutaient, sous la présidence du libraire,
sur l'admission par l'œuvre d'un ou deux orphelins
placés à prix rcduitsdans de pauvres établissements,
et dont l'excellente mère du président raccommodait
les pantalons v (Mgh Baiinabd, Vie du vicomte Ai niand
■ de Melun, p. 1^4)- Bientôt sous l'impulsion de M. de
Melun,la Société attirait à elle la jeunesse chrétienne
de I3 capitale qui, à son tour, adoptait de jeunes
garçons sans parents ni protecteurs et justifiait
magnifiquement, par son active et intelligente cha-
rité, le beau nom des Amis de l'Enfance.
Ce que nous venons de dire de l'action de la Con-
grégation à Paris est également vrai de la province,
car bientôt des congrégations semblables, alliliées à
celle de Paris, avaient été fondées à Grenoble, Lyon,
Bordeaux, Langres (i8o3-i8o5), Toulouse, Nantes,
Rennes(i8o7-i8o8). Quimjier, Ancenis, Auray, Guin-
gamp, Tréguier, Sainl-Brieuc, Montpellier,etc.(i8i5-
i8io). On songe involontairement à la Compagnie du
Saint-Sacrement du xvii' siècle et à sa merveilleuse
activité charitable, et l'on ne peut que souscrire au
jugement autorisé de son docte historien, M. Gkoi;-
FROY DR Ghandmaison : Il La Congrégation doit
revendiquer la paternité de presque toutes les créa-
tions actuelles de la charité française; les œuvres du
dix-neuvième siècle sont nées là, et l'on peut, en
publiant ses annales, tracer leur généalogie. » (Sur
la (Congrégation, son esprit, ses tendances, et la réfu-
tation des calomnies, d'aprèsles pièces authentiques,
cf. Geoffroy de Grandmaison, La Congrégation
(i8oi-i83o), Paris, Pion. 3' éd. 1902.)
Au moment où la Congrégation disparaissait,
emportée parla Révolution de i83o avec plusieurs
des sociétés charitables fondées par elle, la Provi-
dence suscitait une nouvelle association, dont les
membres étaient loin de prévoir son extension
future. L'un des sept premiers associés, Lamache,
écrivait plus tard à Chanrand : « Aucun de nous ne se
doutait qu'il y eût là le germe d'une grande œuvre.
Qui aurait pu soupçonner alors ce que la bonté divine
devait faire sortir de cette réunion de quelques étu-
diants laïques? » (Lettre du 6 mars i856). C'est en
mai iH33,dans les bureaux de la Tribune catholique,
dont M. Emmanuel Bailly était le directeur, que pri
1727
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1728
naissance la première Conférence de Charité, destinée
à devenir l'Œuvre mondiale des Conférences de Saint-
Vincenl-de-Paiil. Elle comprenait, avec Emmanuel
Bailly, cinq étudiants en droit : Ozanam, Lamaclie,
Lallier, Clavé, Le Taillandier, et un étudiant en
médecine, Jules Devaux. « Les réunions de charité
devaient être hebdomadaires; la quête, faite après
chaque séance, procurerait les ressources; la sœur
Rosalie, si populaire au XI1« arrondissement, se char-
gerait de fournir les familles à visiter, avec lesbons de
pain et de vêtements à distribuer. On lit ainsi. A la
rentrée de i833, le nombre des membres s'élevait déjà
à vingt-cinq. En i83ij, il dépassait la centaine. En
i83.5, la conférence dut avoir des sections dans qua-
tre quartiersde Paris. En iSS^, elle comptait quatre
conférences en province.» En i8^5, Ozanam, rappe-
lant à Lallier combien on avait fait d'objections
avant d'admettre un huitième adhérent, constatait
que la Société comptait déjà 9.000 membres. En i853,
peu de temps avant sa mort, le même Ozanam disait
à P'Iorence: « Nous étions sept d'abord; aujourd'hui,
à Paris seulement, nous sommes 2. noo et nous visitons
5.000 familles, c'est à-dire 20 000 individus. Les con-
férences, en France seulement, sont au nombre de
5oo et nous en avons en Angleterre, en Espagne, en
Belgique, en Amérique et jusqu à Jérusalem » (Cf.
MgrBAUNARD, In siècle de l'Eglise de France, p.Q^5;
Lanzac DR LAnoiiiE, /.« fondateur de la Snciélé de
Saint-Vincent-de-Paiil, dans Ozanam, Le lit're du
Centenaire, Paris, KjiS). Aujourd'hui le nombre des
confrères dépasse 5oo.ooo, et les fêtes du centenaire
d'Ozanam, présidées à Paris en 1918 par le Cardinal
'Vannulelli, légat du Pape, ont été une apothéose.
Ozanam avait voulu que la Société fondée par lui
secouriitindilTéremment toutes les misères sans dis-
tinction de culte, sans inquisition liuiuilianle pour le
pauvre. Jusqu'à sa mort il s'inspira de ces principes
et les fit prévaloir. Il sut répondre également dans
l'Ere nowelle et dans sesallocutionsauxconfi-rences
de Paris aux objections des démagogues contre la
charité et contre l'aumône, qu'ils présentaient comme
avilissante jiour l'assisté, i' 11 n'y a pas de plus grand
crime contre le peuple, répondait Ozanam, que de
lui apprendre à délester l'aumône et que d'ôler au
niallieureux la recoiinaisssance, la dernière richesse
qui lui reste, mais la plus grande de toutes, puis-
qu'il n'est rien qu'elle ne puisse payer... Oui, sans
doute l'aumône oblige le pauvre, et quelques esprits
poursuivent en effet l'idéal d'un Etat où nul ne serait
l'obligé d'au trui, où chacun aurait l'orgueilleux plaisir
de se sentir quitte envers tous; où tous les droits et les
devoirs sociauxsebalanceraient comme les recettes et
les dépenses d'un livre de commerce. C'est ce qu'ils
appellent l'avènement de la justice substitué à la
charité; comme si toute l'économie delà Providence
ne consistait pas dans une réciprocité d'obligations
qui ne s'acquittent jamais; comme si un fils n'était
pas l'éternel débiteur de son père; un père, de ses
enfants; un citoyen, de son pays, et comme s'il y
avait un seul homme assez malheureux, assez aban-
donné, assez isidé sur la terre pour pouvoir se dire
en se couchant le soir qu'il n'est l'obligé de per-
sonnel » Et aux socialistes d'alors qui, dans les
réunions, ne parlaient que de réformes et de régé-
nération sociale, il disait : « Oui, sans doute, c'est
trop peu de soulager l'indigent au jour le jour : il
faut mettre la main à la racine du mal. et, par de
sages réformes, diminuer les causes de la misère
publique. Mais nous faisons profession de croire
que la science des réformes bienfaisantes s'apprend
moins dans les livres et aux tribunes des assemblées
qu'en montant les étages de la maison du pauvre,
qu'en s'asseyant à son chevet, qu'en souffrant du
même froid que lui, qu'en lui arrachant, dans
l'effusion d'un entretien amical, le secret d'un cœur
désolé. Quand on s'est acquitté de ce ministère, non
pendant quelques mois, mais de longues années:
quand on a ainsi étudié le pauvre chez lui, à l'école,
à l'hôpital, non dans une ville seulement, mais dans
plusieurs, mais dans les campagnes, mais dans
toutes les conditions où Dieu l'a mis, alors on com-
mence à connaître les éléments de ce formidable
problème de la misère, alors on a le droit de pro-
poser des mesures sérieuses, et, au lieu de faire
l'effroi de la société, on en fait la consolation et
l'espoir » (Cf. Lanzag db Laborib, op. cit., p. i^o-
143).
Ce qui fait la force de l'apostolat social d'Ozanam,
c'est qu'il n'est pas basé uniquement sur le senti-
ment, ou sur la compassion naturelle qu'inspire le
pauvre, mais sur l'intelligence de la doctrine catho-
îiqvie et la science des origines du christianisme.
Chez lui, l'action est fonction delà pensée. Brillant
professeur de Sorbonne, il connaît à fond les pre-
miers siècles de l'Eglise, la civilisation romaine, les
invasions barbares et le moyen âge; et cette con-
naissance l'aide à mieux comprendre son temps et
à se convaincre du grand rôle que peuvent encore
jouer les catholiques en « passant aux barbares »,
c'est-à-dire en s'occupant chrétiennement et sociale-
ment des i>euples modernes soustraits, à leur grand
détriment, à la maternelle influence de l'Eglise Pour
être fécond, tout apostolat doit être à base de doc-
trine, et quelle doctrine peut-on sérieuscmentoppo-
serau christianisme ? Ne rcclanie-t-il pas, autant et
plus (|ue le socialisme, à côté de la charité, la jus-
tice, et dans la charité elle-même, dans la visite
du pauvre, ne voit-il pas, aujourd'hui comme dans
lespreuiiers siècles, l'occasion du rapprochement
social, de l'amour fraternel entre leshommes? Quant
aux devoirsattachés à la propriété, le christianisme
les maintient, aujourd'hui comme autrefois, et
lors(pie Ozanam, à Ljon, en 18^0, dans la vingt-
quatrième leçon du cours municipal de droit com-
mercial, parlait déjà avic force du « juste salaire »,
voire même du salaire familial et du « salaire pro-
portionnel au prolit », autrement dit de la parlici-
palion aiix bénéfices, il posait des questions (pii sont
aujourd'hui à l'ordre du jour et que les papes de
notre temps, Léon XIII en particulier dans l'Ency-
olique lierum novarum, devaient préciser et mettre
au jioinl. Comme le remarquent les éditeurs d Oza-
nam, Il c'est un honneur pour la religion que ces
paroles prévoj'aiites aient été, dès 18^0 prononcées
dans une chaire lyonnaise par un catholique, par un
adversaire public du sainl-siinonisme )>. Mais, lont
en revendiquant énergiquement pour l'ouvr;er et le
travailleur de tout onlre la justice, Ozanam conti-
nuai! à croire — et sa pensée est la nôtre — à
riin|ièrieuse nécessité de la charité qui va au delà de
la justice, favorise le progrès social, travaille à la
paix entre les classes, et par suiie au salut temporel
de l'individu en même temps qu'à son salut éternel.
■I Aimez-vous les. uns les autres C'est le précepte du
Seigneur ! b (Cf. Eugène Dcthoit, Ozanam, sa jien-
sée sociale, /.ii-re du Centenaire, pp. 343-3^2).
Après les Conférences de Saint-Vincent de-Paul,
cet immense organisme dont la vitalité s'affirme
charpie jour davantage, il faut signaler, au milieu
de tant d'oeuvres charitables créées au xix* siècle,
un véritable miraclede confiance en Dieu et d'amour
du prochain, devant lequel s'inclinent avec respect
les ennemis mêmes du christinnisme. Les Petites
Sœurs (/('S Pa» ire.'! sont un acte de foi en la prière domi-
nicale : Donnez-nous aujourd'hui notre pain quoti-
dien, puisqu'elles s'interdisent de posséder et que
1729
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1730
les So.ooo vieillards hospitalisés par elles « ne
savent, ni eux ni elles, s'ils dîneront à midi et s'ils
souperont le soir, et partout, pourtant, ont à diner
et à souper chaque jour » (Mgr Baunard, up. cit.,
p. 279). Une ancienne servante, JkanneJugan, néeà
Cancale, ayant amasse pénil)lement six cents francs
d'économies à quarante-cinq ans, telle est la fonda-
trice. Tout en continuant à travailler à la journée
jiour vivre, elle recueille les vieillards abandonnés
et avec Fanclion Auhert, Catherine Jamet et Vir-
ginie Trédaniel, fonde, à Saint-Servan, sous la direc-
tion de l'abbé Le Pailleur, la congrégation nou-
velle (i8(io). Kn 1845, l'Académie française décerne à
Jeanne Jugan un prix Monlyon de 3. 000 fr., qui est
entièrement employé aux besoins des pauvres. « Le
sous-préfet de Saint-Malo, écrit Maxime du Camp,
lit appeler Jeanne Jugan, lui adressa un petit dis-
cours, poussa la familiarité administrative jusqu'à
l'embrasser et lui remit les 3. 000 fr. Trois mille
francs, six cents pièces de cent sovis empilées, ali-
gnées, sonnantes et trébuchantes : jamais Jeanne
Jugan n'avait possédé, n'avait aperçu une pareille
somme ; elle rêva des phalanstères sans limite où
tous les pauvres de ce l>as monde trouveraient bon
soui)er et bon gîte: visiim d'avenir qui peu à peu se réa-
lise et que la pauvre (ille a dû avoir plus d'une fois,
lorsque [lar le vent, la pluie, le soleil ou la neige,
elle s'en allait quêlaiil de porte en porte, ne se rebu-
tant jamais, ne demandant rien pour elle, sollici-
tant pour les autres et parfois éclatant en sanglots
lorsqu'elle racontait les misères en faveur des(|uelles
elle tendait la main : Un pelit sou, s'il vous plaît! —
Ah ! quels prodiges on obtient avec le petit sou,
lorsqu'on sait l'employer ! » (Maxime i>u Camp, de
l'Acad. franc., /.a charité priféeà i'aiis, /)' éd.,p.2lt).
Aujourd'hui, les Petites Sœurs sont plus de 6. 000, et
comi)tent cent vingt maisons en France et plus de
deuxcents à l'étranger, abritant plusde 5o.ooo vieil-
lards. (I Dei84oàigoo, écrit Mgr TissiEn, elles ont
pourvu par la quête à i3o millions de journées de
présence de vieillards dans leurs maisons » (MgrTis-
siBn, 18"' chapitre de ta Vie catholique dans la France
contemporaine, Paris, igi8, p. 75). Quel chiffre global
représentent, pour les soixante premières années, la
nourriture, le cUaulfage, le vêtement et l'entretien
de ces i3o millions de journées ?Et il conviendrait
d'ajouter les 20 dernières années pour avoir une
idée exacte de ce qu'est devenue l'œuvre de Jeanne
Jugan, œuvre toujours basée, comme au début, sur
la quête quotidienne à domicile (Voir dans Maxime
DU Camp, op. cit., le très impressionnant chapitre
consacré aux Petites Sœurs des pauvres, pp. 1-64).
Admirable fécondité delà charité catholique ! Au
moment où Jeanne Jugan fondait à Saint-Servan la
merveille que nous venons d'indiquer, Jeanne-Fran-
çoise Chabot, veuve à vingt-trois ans d'un commer-
çant, M. darnier, après avoir perdu deux enfants,
commence à visiter les pauvres de Lyon et rencontre
une (I lépreuse », victime de la débauche, rongée par
un mal incurable et abandonnée de tous. Elle par-
vient à surmonter son dégoût, soigne cette femme,
la panse, la fait transporter dans un hôpital où elle
meurt bientôt ilans des sentiments ohrétiensréveillés
par le dévouement de madame Garnier. Celle-ci a
trouvé Savoie. Le 3 mai i843, \es Dames du Calcaire
sont fondées, avec l'autorisation du Cardinal de
Bonald, archevêque de Lyon, avec, pour mission, le
"soin des femmes cancéreuses et incurables. L'œuvre
se compose : i" de dames veuves agrégées qui
viennent à l'hospice panser les incurables ; 20 de
dames veuves qui résident dans l'hospice et soignent
les malades ; 3" de dames veuves zélatrices qui
quêtent pour accroître les ressources nécessaires
Tome in.
au traitement des malades et à l'entretien de la
maison ; 4° d'associées qui versent une cotisation
annuelle, dont le minimum est de vingt francs.
L'œuvre entière ne repose que sur des veuves; c'est
l'ordre de la viduité. Un article des statuts dit expres-
sément : '( Les dames sociétaires ne forment point
une société religieuse proprement dite. L'association
n'exige de ses membres aucun vœu, ni perpétuel, ni
temporaire. On peut en faire partie sans renoncer
entièrement à sa famille, à ses biens, à sa
liberté. » C'est là l'originalité de l'o-uvre et sa force.
Chaque jour, des dames du monde, et du plus grand
monde, continuent auprès des cancérées l'a-uvre
inaugurée yinr madame Garnier : « Plus d'une a dû se
sauver à la vue d'une araignée et pousser des cris
de détresse en apercevant une souris ; pour épon-
ger la putridité des cancers, elles ont accompli sur
elles-mêmes un effort dont seules elles peuvent
apprécier la puissance. Seraient-elles parvenues à
dompter leurs instincts, à modifier leur nature, à
triompher de leurs répugnances, si elles n'avaient
pas eu la foi ? — Non » (Maxime du Camp, op. cit. ,
4* édit., p. 210).
Avons-nousépuisé la liste des œuvres charitables —
d'une charité héroïque — inspirées par l'Eglise au
xixesiccle ? Loin delà. Elle esta peine commencée.
Il faudrait examiner dans le détail l'œuvre des
.'iœurs de Marie Au.riliatrice, fondées en i854 à
Castelnaudary par l'abbé de Soubiran, et établies
en 1872 à Paris, 26, rue de Maubeuge, puis à Ville-
pinte et à Champrosay, où elles soignent les jeunes
lilles phtisiques avec un dévouement admirable, 11
faudrait ajouter VOEuvre des Sœurs aveugles de
Saint-Paul, créée pour les jeunes filles aveugles par
Anne Bergunion à Vaugirard, puis à Bouigla-
Reine et enfin à Paris, 88, rue Denfert-Rochereau,
dans une dépendance de l'Infirmerie Marie-Thérèse,
fondée par madame de Chateaubriand en faveur des
prêtres malades ou infirmes. C'est ensuite l'œuvre des
Sreurs de la .S'«^csse,consacréesauxsourdes-mu<'ttes,
et immortalisées parle beau livre de M. L. Arnould,
Ames en prison, comme les œuvres précédentes l'ont
été par Maxime du Camp. C'est VOEuvre de la
Miséricorde, fondée en 1801 en faveur des filles
repenties, par Mlle Thérèse de Lainourous, surnom-
mée l'Ange de Bordeaux. Ce sont les maisons du Bon
Pasteur, consacrées à lamémeœuvre,etspécialenient
le Bon Pasteur d'Angers qui en dirige à lui
seul 4o autres ; ce sont les liefuges de Sainte-Made-
leine, « autant de bercails ouverts, dans chaque
diocèse, aux brebis égarées et blessées par les épi-
nes de ce monde de péché » (Mgr Baunard, op. cit.,
p. 281); c'est l'OEutre catholique internationale
pour la protection de la jeune fille, avec ses nom-
breux comités régionaux, ses services des gares et ses
innombrables maisons d'accueil, qui, de 1S99 à igo5,
ont hospitalisé en France 10.028 jeunes filles isolées,
et à Paris 11.919 dans la seule année igoS (Mgr Tis-
siER, op. cit., p. 77). C'est l'Institut des Sœurs duT. S.
Sauveur d'Oberbronn (Alsace), fondé en i84g par
Elisabeth E|)pinger, etdont les trois mille religieuses
visitent gratuitement les malades à domicile, comme
les Petites Steurs de l'Assomption, égSiXeinenl sipopxi-
laires. La clinique de la rue Bizet est célèbre depuis
qu'y fut « bien soigné », comnieil le désirait, M. Cle-
menceau (Cf. Mgr. IvANNKNoiBSKn, L'abbé Simonis,
député au Ueichstag, supérieur des Sœurs de Nie-
derbronn, Paris, 191 4. P- 208).
Interminable serait la liste des œuvres catholiques
d'assistance fondées en France et à l'étranger au xix°
et au XX' siècle. Pour les nouveau-nés, la Société
des Crècltes, la (,'réche à domicile, VAssociation des
Mères de famille, VOEuvre Maternelle de Sainte-
55
1731
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1732
Madeleine, la Société des berceaux, la .Maternité
Sainte-Anne. Pour \eset\{anls,les Ecoles chrétiennes,
soutenues par la Société Générale d'Education et
d'Enseignement; pour les jeunes orphelins, les /'airo-
nages de Dom Bosco, fondés à Turin et répandus
aujourd'hui dans toute l'Italie, vërltaliles corpora-
tions de métiers qui préservent de l'oisiveté et du vice
les enfants délaissés; dans le même genre, l'OEinre
des Orphelins apprentis d'AuteuH,del'sihhé Roussel;
et enfin les innomlîrables patronages et cercles d'é-
tudes fondés aujourd hui dans la plupart des parois-
ses, véritables foyers de charité intellectuelle, morale
et religieuse. Pour les femmes sans asile, VOEuvre de
Bethléem; pour les servantes et les ouvrières : l'As-
sociation des Sa'urs servantes de Marie, la Paroisse
bretonne, les Unions aye^ronnaise, bourguignonne,
lyonnaise, normande, etc., la Solidarité catholique, les
syndicats del'Aiguille, et de la rue de l'Abbaye. Pour
les jeunes incurables, les jeunes aveugles, les aUénés,
les maisons des Frères de saint Jean de Dieu. Pour
les pauvres sans aucune ressource, les nombreux
fourneaux économiquesde la Société de Saint- Vincent-
de-Paul et de la Société Philanthropique, l'OEuvre de
la Marmite des pauvres, VOEuvre de la Mie de pain
fondée en 1891 par les étudiants du Cercle catholique
du Luxembourg et les jeunes ouvriers du Patronage
Saint-Joseph de la Maison-Blanche qui distribue
800 à 1.000 litres de soupe par soirée. Pour les che-
minots, VUniondes Chemins de /«;•, fondée par l'abbé
Reymann, qui compteaujourd'hui loo.oooadhérents.
Pour les employés, leSyndicat des employés du Com-
merce et de l'Industrie elles innombrables syndicats
catholiques; pour les jeunes gens et jeunes lilles ané-
miés par le séjour deParis, l'CJEuvredes Colonies de
Vacances, etc., etc. M. Léon LBFÉBrRKa fondéen 1890
l'Office central des OEuvres charitables, qui « a pour
but de rendre l'exercice de la charitéplus ellicace, de
faire connaître aussi exactement que possible l'état
de la misère et les œuvres destinées à la soulager,
de discerner et de propager les moyens les plus pro-
pres à la prévenir et à la combattre » (art. i" des
Statuts), On trouvera dansles Annuaires de l'0//ice
centralde Paris, 176, boulevard Saint-Germain, et des
Offices centraux de province alllliés à celui de Paris,
et surtout dans le Manuel des OEuvres, institutions
religieuses et charita blés de Paris et des départements,
dû à l'initiative du Vicomte Armand dh Mklun, la
statisque générale des œuvres de charité françaises et
des renseignements sur chacune d'elles (i vol.
in-32, ■j3o p., Paris, de Gigord, 1912). Quiconquepar-
courra seulement ce Manuel, ne pourra se défendre
d'un sentiment d'admiration et aussi de légitime
fierté. Oui, la charité catholique est plus que jamais
active et agissante; « jamais, à aucune époque, le sort
de ceux qui souffrent n'a été l'objet d'une sollicitude
plus ardente qu'il ne l'est de nos jours; jamais les
œuvres destinées à les secourir n'ont été plus nom-
breuses, et jamais, en même temps, la misère crois-
sante n'a fait plus vivement sentir la nécessitéd'une
intervention immédiate, éclairée et dévouée... C'est
cette intervention que le Manuel des OEuvres est
appelé à faciliter » (Pre'/aee, p. v). Si ces lignes étaient
vraies en 1912, combien plus le sont-elles au lende-
main du cataclysme qui s'est abattu sur l'Europe ! Si
les femmes elles jeunes lilles du monde ont accouru
très nombreuses au chevet des blessés et des mala-
des, et pendant plusieurs années ontrevètu la blouse
blanche des infirmières, donnant ainsià leurs frères
souffrants, leur temps, leur dévouement et souvent
leur santé et leur vie, qui dira, sur ce nombre, l'im-
mense proportion des femmes chrétiennes? Si d'au-
tres ont travailé sans relâche à confectionner des
vêtements de toutes sortes pour les réfugiés des
régions dévastées et pour les soldats qui souff'raient
de froid dans les tranchées, si des centaines de mil-
lions, peut-être même des milliards issus de l'initia-
tive privée ont aidé à secourir des misères indicibles,
quelle est la glorieuse part des catholiques ? La sta-
tistique ne le dira jamais, parce que beaucoup n'ont
consulté que leur cœur et ont voulu que 0 leur main
gauche ignorât le don de leur main droite »; mais la
nation tout entière le sait cl l'Eglise lui est apparue
de nouveau comme la mère et la consolatrice de tous
les affligés. Sur l'initiative de la Société d'Education,
des bourses ont été fondées pour les orphelins et les
orphelines de la guerre, afin que les enfants des
héros morts pour la Patrie puissent recevoir une
éducation et une instruction conforme à leur situa-
tion sociale; partout des comités se sont fondés pour
secourir les détresses nées de la guerre; partout le
gouvernement a fait appel à la charité catholique et
cet appel a été entendu. Qu'il s'agît des emprunts du
Crédit national destinés aux régions dévastées ou
des emprunts nationaux, le ministre des Finances
a demandé officiellement aux évêques et au clergé
leur collaboration patriotique. Bref, l'Eglise catho-
lique apparaît plus que jamais à tous les regards
comme une puissance d'ordre, d'apostolat et d'incom-
parable charité (Cf. Raymond Poincark, Discours
sur les prix de vertu, Séance publique annuelle de
l'Académie française du 25 novembre 1920).
Les objections contre la charité. — Est-il néces-
saire, après cela, de répondre aux vieilles objections
conlrelacharité? Ne tombent-elles pas d'elles-mêmes
à la lumière de l'histoire? On disait : « La charité a
fait son temps; le règne de la justice va commencer.
La solidarité humaine et la fraternité des peuples
vont accomplir des miracles. » Eternel mirage, tant
de fois renouvelé depuis 1789! Et voiciqu'une guerre
sans précédent, basée sur l'injustice, commencée par
la violation d'un Etat neutre et conduite par des
moyens inhumains, a bouleversé les notions uni-
verselles de la morale et du droit, a semé dans le
monde entier la discorde et la haine, et pour avoir
ajourné à des temps meilleurs le règne de la justice, a
rendu plus nécessaire que jamais celui de la charité.
Supprimer la charité !... Utopie qui n'a même pas le
mérite d'être généreuse. Les événements, en effet, lui
donnent un cruel démenti. En attendant le retour de
l'âge d'or décrit par Ovide, ou la cité future imaginée
par Jaurès ou enfin le paradis bolcheviste rêvé par
les Slaves, il faut vivre dans la réalité et cette réalité
démontre l'éternelle vérité de la parole du Christ : 0 11
y a toujours des pauvres parmi vous », et dès
lors la charité aura toujours l'occasion de s'exercer.
La guerre, en bouleversant les classes et les for-
tunes, n'a-t-elle pas créé « les nouveaux pauvres » à
côté des « nouveaux riches » ? Quelle que soit la
perfection de l'humanitéfuture, l'inégalitédesintelli-
gences, des talents et des vertus provoquera toujours
l'inégalité des fortunes, indépendamment des causes
physiques et matérielles de pauvreté, comme le fait
d'habiter dans desrégions exposées aux inondations,
aux tremblements de lerre.aux éruptions volcaniques
ou aux invasions d'un peuple belliqueux, ou comme
la perte, pour les enfants en bas âge, des soutiens
naturels que sont leurs parents. Il y aura donc tou-
jours des orphelins, des êtres disgraciés, des invali-
des de naissance ou d'accident, des vieillards sans
ressources pour leurs derniers jours. Et à tous ces
êtres qui auront d'autant plus besoin d'affection
qu'ils seront plus déshérités, l'assistance de l'Elat
pourra bien donner le pain quotidien ; mais son
administration anonyme, irresponsable, grassement
rétribuée, aux yeux de laquelle le malheureux
1733
PAUVRES (LES) ET L'ÉGLISE
1734
sentira qu'il n'est qu'un numéro, destiné avec les
numéros voisins à faire vivre des fonctionnaires
qui, leurs huit heures terminées, auront hâte
de retrouver leur foyer ou leurs plaisirs, ne pourra
jamais supporter la comparaison avec les initia-
tives privées, encadrées et associées dans un but
unique de charité et de dévouement déaintéressé.
Une femme qui aura voué sa vie, pour l'amour de
Dieu, au soin des pauvres et des malades, trouvera
dans sa foi et dans son idéal divin des trésors de sym-
pathie et d'amour maternel pour les déshérités de
ce monde qu'une mercenaire ne possédera jamais.
La charité, c'est l'amour du prochain dans l'amour
de Dieu, car les deux commandements n'en font qu'un.
C'est donc ce qu'il y de plus grand dans l'humanité I
<i Une sœur de charité, a dit Lacordaire, est une
démonstration complète du christianisme. » Incon-
nue avant lui, elle en est la lleur la plus pure. Elle
sait se pencher doucement sur toutes les douleurs et
les consoler par le divin rayonnement de sa vertu et
de sa foi. C'est pourquoi, loin d'être un anachronisme,
la charité sera toujours actuelle, parce qu'elle durera
autant que le christianisme, c'est-à-dire autant que
le monde.
XI. — Bibliographie
I. Sur les pauvres avant Jésus-Christ. — Allard
(Paul), L'esclavage romain, dans Les esclaves
chrétiens... livre l'^, 3' édit., 1900. — Amelineau,
ISssai sur l'évolution historique et philosophique
des idées morales dans l'Egypte ancienne, in-8,
1895. — Boissier(G.), La religion romaine d'Auguste
aux Antonins. — Bertrin et Mangenot, discussion
sur les temples d'Esculape, lievue du Clergé fran-
çais, 1915-1918. — D' Briau, L'assistance médicale
chez les Romains, in-8, 186g. — Daremberg et
Saglio, Dict. des Antiquités, aux mots : Alimen-
tarii puelli et puellae, Aitica respublica (Fustel de
Coulanges), Eranos (Th. Reinach), Helotae{LécTi-
vain), Krypteia. — Lenormant, llist. ancienne des
peuples de l'Orient jusqu'aux guerres médiques,
t. I, Paris, i88î; Etudes accadiennes. — Le Page
Renouf, The Egyptian Book of tite dead, Londres,
1904. — Martin (François), Lettres assyriennes et
haliyloniennes, Lievue de l'Lnsl. cath. de Paris, 1901 .
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classique, I, Paris, 1896. — Oppert, IList. des
empires de Chaldée et d'Assyrie. — Pierret, Le
Livre des morts des anciens Eg\ ptiens, Paris, igoj.
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La religion de l'ancienne Egypte, Paris, igog;
Papyrus Prisse, Bibliolh. de l'Ecole des lltes-
Etudes, fasc. LXX, in-8, 1887. — Wallon, Ilist.
de l'esclavage, t. I. — Et passim, les auteurs
classiques grecs et romains, Aristote, Platon,
Déraosthène, Xénophon, Homère, Aristophane,
Caton, Cicéron, Columelle, Horace, Juvénal,
Pline, Sénèque, Suétone, Tacite, Varron, etc.
II. Sur les pauvres après Jésus-Christ. — La
bibliographie est si abondante que nous devons
nous bornera quelques noms. — Adhémar d'Alès,
Sainte Mélanie la Jeune. Etudes, 20 juillet et \
20 août 1906. — Allier (Raoul), La Cabale des
Dévots, in-12, Paris, A. Colin, 1902, — Argenson
(René de Voyer d'), Annales de ta Compagnie du
Saint-Sacrement, publiées par Dom Beauchet-
Filleau, in-8, Marseille, 1902. — .S. Augustin,
Enarratio in psalmum 85, P.L. XXXVI ; Sermo
VIII in quadrag.; Sermo LXXXV, 6, P.I. XXXVIH.
— S. Astère, Homélie II, De l'économe infidèle,
P. G. XI. — Baudrillart (André), La charité aux
premiers siècles du christianisme, une broch.ôap.
Collect. Science et Religion, Paris, igoS. — Baunard
(Mgr), Un siècle de l'Eglise de France ; Vie du
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1904. — houdroHAbhé), L'Hntel-Vieu de Beaune,
in-8, Beaune, 1882. — Cahen (Léon), Les idées
charitables à Paris au XVII" siècle, d'après les
règlements des Confréries paroissiale.^. Revue
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Clément d'Alexandrie, Quel riche peut être sauvé?
P. G. XI. — Concile de Trente, Sess. vu, c. i5,
Sess. XXII, c. 8, Sess. xxiii, c. i, Sess. xxv, c. 8;
décrets relatifs aux hôpitaux. — Cyprien (Saint),
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1900. — Duchesne (Mgr), Le Liber ponti/icalis,
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i5 février 1920. — Gasquet (Cardinal), Henri VIU
et les monastères anglais, traduct. française,
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Grandmaison (Geoffroy de), La Congrégation
(1801-1830), 'in-S, Paris, Pion, 2' édit., 1912.—
Grégoire de Nazianze (Saint), Oraison funèbre de
saint Basile, discours 53, P. G. XXXVI (sur la
Basiléide). — Hélyot, Ilist. des Ordres monas-
tiques,8 vol. — Janssen, Geschichte des Deutschen
Volkes.i. 11, 1897.— Jorey (Ch.), Le Père Guevarre
et les Bureau.x de Charité au XVII' siècle, Annales
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1905-1920. — Ozanam, Le livre du Centenaire,
in-8, Paris, igiS. — Palraa Gayet, Chronique
septénaire, oollect. Michaud et Poujoulat, t. II
et VII. — Picot, Essai historique sur l'influence de
la religion en France au XVII'^ siècle, in-8, 2 vol.
1826. — Pitra (Dom), Histoire de saint Léger etde
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vertu, séance publique annuelle de l'Académie
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1897. -Tertullien,.4,)o/u,i;., XXXIX.— T()llemer(.\.),
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Champion, i865 et au Séminaire de Coigny, par
Prétot (Manche). — Tocco (Felice), La questione
délia povertà nel secolo XIV, secondo nuovi docu-
menti, \n-i(>, 3ii p., Napoli, 1910. — Vilry (J. de),
Historia occidentalis. De Uospitalibus paujirrum
et domibus leprosoriim. Douai, 1697. — ÀVines
(Frederick), Report on pauperism m the United
States, 2 vol , in-4, Washin;_'ton, i8y6.
Louis Prunel.
PÉOHÈ ORIGINEL. — 1. Le dogme et ses adver-
saires. — II. Fondements du dogme. — III. Déter-
mination plus précise de la doctrine. — IV. Objec-
tions.
I. Ledogmeetse^ adversaires. — -L'Eglise catho-
lique enseigne que loule créature humaine, descen-
dant d'Adam par voie de génération naturelle, con-
tracte au premier instant de son existence un péché
que, pour cela même, on nomme originel. Parfois
cependant, le péché commis au Paradis terrestre par
notre premier père se nomme aussi originel, comme
se rattachant à l'origine de notre race. La distinc-
tion entre les deux acceptions est d'autant plus
importante, qu'entre le péché originelconsidérédans
les descendants d'Adam, auxquels il est transmis
comme par héritage(/)ecca/H/?! originale uriginatim),
et le même péché considéré dans Adam ou dans sa
source (neccutum originale originans), il existe une
connexion non pas seulement étroite, puisqu'il va
entre eux le rapport d'effet e* de cause, mais encore
essentielle, en ce sens qu'on ne peut expliquer ni
même concevoir exactement l'un sans l'autre.
i. Le péché originel dans Adam. — u Si quelqu'un
refuse de reconnaître qu'Adam, le premier homme,
ayant t-ansgressé dans le Paradis le précepte divin,
perdit aussitôt la sainteté et la justice dans laquelle
il avait été établi, et encourut par celte prévarication
coupable la colère et l'indignation de Dieu, et par
suite la mort dont Dieu l'avait auparavant menacé,
et avec elle la servitude sous le pouvoir de celui qui,
dès lors, eut l'empire de la mort, c'est-à-dire du
démon, et que, par ce péché, Adam subit une dété-
rioration dans tout son être, corps et àme, qu'il soit
anathème. » Concile de Trente, sess. v, can . 1. Dbn-
ziNGER, Enchiridion symbolorum, n. 788 (670). Deux
points sont directement énoncés dans cette doctrine.
D'abord, la prévarication formelle ou l'acte de déso-
béissance dont le premier homme se rendit coupaWe
au Paradis terrestre, et qui attira sur lui la colère et
l'indignation divine. Puis, l'état de détérioration qui
fut le châtiment de sa faute, elqui l'affecta dans tout
son être, par lapertedesdons gratuitspréccdemment
reçus. Ce second point entraîne, commeprésupposé,
l'élévation d'Adam à un état surnaturel, c'est-à-dire
dépassant les forces et les exigences de la nature;
état où deux sortes de dons sont à distinguer : les
dons essentiellement surnaturels, grâce sanctiliante
et tout ce qui s'y rattache; et les dons dits [>réterna-
turels, qui perfectionnaient la nature elle-même,
mais au delà de ses exigences propres, comme
l'exemption de la concupiscence, de la douleur etde
la mort, ou dons d'intégriié, d'impassibilité et d'im-
mortalité. La perte de tous ces dons eut pour résul-
tat une double déchéance : dans l'ordre surnaturel,
déchéance absolue; dans l'ordre naturel, déchéance
à tout le moins relative, c'est-à-dire proportionnée
au degré de perfectionnement qu'en Adam la nature
elle-même recevait des dons préternaturels.
2. Le /léché originel dans les descendants d'Adam.
— Si le premier homme n'avait reçu les dons primi-
tifs qu'à titre personnel, il aurait pu les perdre pour
lui seul; mais il les avait reçus comme un apanage
de la nature humaine telle que Dieu avait daigné la
conslituer; de là vint qu'en sa personne il y eut
déchéance de toute la race, et déchéance accompa-
gnée d'une transmission de péché, suivant la doc-
trine exprimée dans le second canon du concile de
Trente : « Si quelqu'unsoutient que la prévarication
d'Adam n'a été préjudiciable qu'à lui seul, et non
pas à sa postérité; et qu'il a perdu pour lui seul, et non
pas aussi pour nous, la justice et la sainteté qu'il
avait reçues; ou qu'élanl souillé lui-même par le
péché de désobéissance, il n'a transmis au genre
humain que la mort et autres peinesdu corps, etnon
pas le péché, qui est la mon de l'àme : qu'il soit
anathème. Car il contredit ouvertement l'Apùtre
disant que le péché est entré dans le monde pur un
seul homme, et la mort par le péché, et qu'ainsi la
mort est passée dans tous tes hommes, tous a^ant
péché dans un seul. « Doctrine confirmée dans les
deux canons suivants : le troisième, oii il est dit du
péché originel qu'étant 0 un dans sa source, origine
unum, et transmis à tous, non par imitation, mais
par propagation, il devient propre à chacun, uniciii-
que proprium » ; le quatrième, où la génération est
mentionnée comme moj'en de transmission : (yuoii
generatione contraxerunt. Il s'agit d'une génération
humaine normale, avec concours des deux sexes, et
se reliant finalement au premier homme, comme
premier principe actif dans la propagation de l'ea-
pèee, suivant l'explication donnée ailleurs : « Le?
hommes ne naîtraient pas injustes, s'ils ne naissaient
pas d'.\dam par voie de propagation séminale, car
c'est en vertu de celle propagation qu'ils lui doivent
de contracter, au moment où ils sont conçus, leur
1737
PECFIÉ ORIGINEL
1738
propre injustice. »Sess. vi, ch. 3, Denzinoer, n. ^gS
(677)-
3. Les aayersaires. — Les Pères du concile de
Trente n'ont fait que rééditer les condamnations
portées, plus de dix siècles auparavant, dans le
second concile de Milève, en 4 >6> et le second d'Orange,
en 629. Denzingrr, n. 101 sq.,174 sq.(65 sq., lij/i sq.).
Les pélagiens, visés dans ces documents, soutenaient
d'une façon générale que,» dans les enfants, la nature
humaine n'avait pas besoin de médecin, parce (ju'elle
était saine, et que dans les adultes, elle pouvait, si
elle le voulait, se suffire à elle-même pour acquérir
la justice ». S. Augustin, De nul. et grat.,c. \i,I'.l..,
t. XLIV, col. 260. C'était nier, explicitement ouimpli-
citement, et le péché originel, et son présupposé,
c'est-à-dire l'existence d'un état primitif d'innocence
et de justice, fondé sur des dons surnaturels et pré-
ternalurels dus à la pure libéralité du Créateur, et
ses conséquences, notamment l'impuissance où nous
serions actuellement de tendre à notre lin dernière
par les seules forces de notre nature ou d'observer
toute la loi morale et d'éviter tout péché sans le
secours de la grâce.
L'erreur pélagienne reparut avec la Reforme. Non
que les chefs mêmes du Protestantisme, Luther et
Calvin, aient nié le dogme du péché originel; au
contraire, partant de ce faux principe, que les dons
possédés primitivement par Adam lui étaient essen-
tiels ou strictement naturels, ils exagérèrent la
notion de la déchéance initiale, en y voyant une
corruption substantielle ou intrinsèque de la nature
humaine et en tirant de là les conséquences lesplus
graves : impuissance absolue ou négation du libre
arbitre dans l'ordre moral, justification par la foi
seule, caractère positivement vicieux delà concupis-
cence, etc. Ce dernier point se retrouve dans les
Articles de Religion de l'Eglise anglicane, n. g :
Concupiscence and lust hath of itself the nature of
sin.
Mais d'autres Réformateurs, les Sociniens en par-
ticulier, allèrent dans une direction diamétralement
opposée; traitant la doctrine traditionnelle de fable
juive, introduite dans l'Eglise par l'Antéchrist, ils
reprirent en substance les positions de Pelage ou de
ses disciples sur l'état primitif de l'homme, son plein
pouvoir de tendre à sa Un dernière par ses propres
forces et le caractère exclusivement personnel du
péché d'Adam; sa faute n'ayant nui qu'à lui seul, il
n'y a plus à parler de déchéance ou de tare hérédi-
t;iire.
Ces idées se sont singulièrement développées,
au xix* siècle, dans les milieux proteslantsqui ont subi
l'influence du rationalisme, dogmatique ou scienti-
lique. Le récit contenu dans la Genèse, ch. tu, devient
une fiction poétique ou un drame mythologique, in-
terprété diversement, mais toujours dans un sens
exclusif d'une chute originelle ou déchéance com-
mune. A la suite de Schiller, beaucoup ne voient
laque 0 le premier éveil de la conscience morale avec
le sentiment des contradictions douloureuses qui
l'accompagnent toujours ». Aug. Sabatier, l.a doc-
trine de l'expiation et son évolution historique,
Paris, 1903, p. 6. Dans un autre ouvrage, l' Apôtre
Paul, 3" éd., Paris, i8g6, p. 3gi s., le même auteur
s'est même ingénié à retrouver cette conception dans
l'antithèse établie par saintPaul, I Cor., 11, i4 ; xv, 45 ;
Rom., vir,i4, entre « l'homme animal, l'homraeretenu
encore dan s les liens de la vie sensible «,'iL';^izo;,T«,cj<iw;,
et l'homme « spirituel »,TTvîuyc<ri/o;. C'est sur des bases
semblables ((u'une reconstitution de l'ancien dogme
a été proposée en Angleterre par F. R. TENNANT.dans
divers ouvrages, particulièrement The sources of the
Doctrines of the Fall and original Sin, Cambridge,
igo3, et, plus récemment, art. Original Sin, dans
Encyclopaediii of Religions and Elhics, éd. J. Has-
tings, vol. IX (Edinburgh, 1917), p. 564-
IL Fondements du dogme. — L'Eglise catholi-
que invoque en faveur de sa croyance la sainte
Ecriture et la Tradition. A défaut d'un développement
qui relève de la théologie dogmatique, un rapide
aperçu s'impose.
La preuve scripturaire est dépendante de la dis-
tinction entre lepéché originel considéré dans Adam
ou dans ses descendants. Un certain nombre de tex-
tes établissent directement une faute de notre i)re-
mier ancêtre, accompagnée d'une déchéance qui s'est
étendue à toute sa race, et c'est en étudiant la dé-
chéance qu'on peut juger de l'état qui avait précédé.
Faute et déchéance sont rapportées au chapitre troi-
sième de la Genèse, mais le développement ultérieur
de la révélation divine apporte des déterminations
ou des compléments, il'où résultent les données sui-
vantes. Dieu édicté la mort corporellecontre l'homme
en punition du premier péché; l'arrêt vaut pour
Adam et pour tous ses descendants : Gen., 11,17; m,
3, ig; Sop., Il, 23-24; Jiccli., xxv, 33; Rom., v, 12;
I Cor., XV, 2 1-22. La concupiscence fait son appari-
tion avec la faute de nos premiers parents et en
conséquence de cette faute; elle s'attache ensuite,
comme une infirmité congénitale, à tout homme nais-
sant d'Adam : Ps., l, 7; Juh, xiv, 4; xv, i4 ; Rom.,
VII, i4 sq. La justice et la sainteté originelles sont
conlenuis iniplicitenient dans Gen., i, 26-27 et insi-
nuées dans Eccli.,yi.vu, 5- 10. En face de ces textes
sacrés, quelques passages de livres apocryphes ont
aussi leur intérêt, non comme sources du dogme,
mais comme indices de croyance. L'introduction de
la mort par le péché y est affirmée, avec lien de so-
lidarité entre Adam et sa race :1V /ist/r., m, 21 ;vii, 48;
Livre d'Enoch (étliiop.), Lxix, 11; Livre des secrets
d'Uénoch(sl^von, recens. A), xxx, 16; xLi, i; Apec,
de llaruch, xvii, 2-3; xxiii, 4; Lvi, 5. De même, la
transmission d'une infirmité morale permanente,
d'un mauvais germe de péché : IV Esdr., m, 22 ;
IV, 3o. L'état d'innocence et de justice originelle, par
là même supposé, est aussi parfois exprimé : Livre
d'Hcnoch (élhiop.), Lxix, 1 1 ; mais la nature des dons
primitifs est peu précisée. Saint Paul complète l'en-
seignement, quand il présente notre justification et
notre sanctification en Jésus-Christ comme un retour
à lajusticeetà la sainteté primitives : Eph.,i\, 22-2!i ;
II Cor.,v,i'} ; To/., III, 9- 10. «Ainsi la connaissance de ce
queleSauveur a rendu àThomme, nous révèle ce qui
fut donné dans le commencement », suivant la juste
remarque de Moehleb, La Symbolique, Irad. Lâchât,
lîesançon, i836, t. I, p. 5.
Déjà, dans l'un ou l'autre des textes précédents :
Ps.,i., 7, in iniquitatihus conceptus suni, et Job,xiv, 4.
de immundo conceptam semine, l'idccd'une souillure
ou d'un péché qui s'attache à l'enfant conçu semble
s'associera celle d'une simple déchéance. Toutefois
la pleine lumière ne brille, sur ce point, que dans le
Nouveau Testament. Saint Paul parle <le tout homme
comme sujet, par nature ou naissance, à la colère
divine, Eph., 11, 3: tsV/k }.ùj£i àp-/f,i. Mais le texte capi-
tal, celui que les conciles ont invoqué, se trouve dans
Rom., V, 12-19. L'Apôtre ne touche la matière qu'in-
cidemment, à propos de l'œuvre rédemptrice de Jésus-
Christ qu'il exalte en l'opposant à l'œuvre néfaste
de notre premier père ; circonstance qui n'enlève rien
à la force ni à la valeur de l'affirmation : « .\insi
donc, comme par un seul homme le péché, n «|j.K/5Tia,
est entré dans le monde, et par le péché la mort, et
que de la f^orte la mort a passé dans tous les hom-
mes (en celui) en qui tous ont péché, in quo omnes
1739
PECHE ORIGINEL
1740
peccaverunt... ou, suivant le texte grec : parce que
tous ont péché, if iJ TiKvrt; f.fiapTm... » La mort et le
péché sont nettement distingués, dans les deux
textes, sous la raison d'effet et de cause ; si donc la
mort atteint réellement toute créature humaine, ce
ne peut être en vertu d'un péché actuel ou stricte-
ment personnel, car un tel péché n'est pas possible
pour les enfants, mais seulement en vertu d'une cul-
pabilité commune ou d'un état équivalent qui résulte
de la faute du premier père. Envisagées ainsi dans
le contexte, les deux traductions ne diffèrent qu'ac-
cidentellement : dans la Vulgale,le sens relatif est ex-
primé; dans le grec, il n'est pas exprimé, mais il s'y
trouve implicitement. Ce qui arrache à un exégète pro-
testant cet aveu que, si la traduction latine estgramma-
ticalement inexacte, le sens exprimé reste substantiel-
lement vrai : u The rendering of the Vulgate... is
gramraalically wrong..., y et essentially right. » A. B.
BROCE,5//'a»7's conception of ckristianity .'Eàiiïhnigh,
1896, p. i3o. La suite du texte, v. 18-19, ^^ fait que
confirmer l'interprétation précédente : « Ainsi donc,
comme c'est par le péché d'un seul que la condam-
nation est venue sur tous les hommes, c'est aussi par
la justice d'un seul que vient à tous la justiQcation
qui donne la vie. De même, en effet, que par la dé-
sobéissance d'un seul un si grand nombre ont été
constitués pécheurs, '}.,uxpTM)'J x«rc7Tx6y,7cr.-j, de même
aussi par l'obéissance d'un seul un si grand nombre
seront constitués jvistes, ôizaiîi xyTc^ry.Wianrxi. » Tout
ce passage n'est qu'une antithèse, sous le rapport de
la justification et du salut, entre le premier et le
second Adam, antithèse qui, dans la pensée de l'A-
pôtre, n'est pas fortuite, car elle apparaît déjà en
germe dcins I Cor., xv, 22, comme le remarque Lioht-
FooT, Notes on Epistles of St Paul, Londres, p. 289.
Elle est, d'ailleurs, en pleine concordance avec la
mission rédemptrice de Jésus-Christ: sauver tous les
hommes, y compris les enfants, Matth., xviii, lo-i i ;
or, le salut n'est-il pas présenté dans les Evangiles
comme une déli\Tance dupéohé et une réconciliation
avec Dieu?
A la sainte Ecriture s'ajoute la Tradition. Les con-
ciles invoquent spécialement l'usage antique de
baptiser les enfants, non pas seulement pour leur
conférer un droit d'entrée au royaume des cieux,
suivant l'interprétation pélagienne, mais pour effacer
en eux, grâce au sacrement de la régénération, la
souillure que tous contractent du fait même de leur
génération; ut in eis regeneratione mundetiir, quod
generationo contraxerunt. Milev.n, caxv. 2; Trident.,
sess. V, can. l^. Mais, parallèlement à l'usage, il y
avait la croyance, consignée dans les témoignages
des Pères, soit qu'ils atTirraent ou supposent la soli-
darité d'.\dam et de ses descendants dans la récep-
tion et la perte des dons primitifs, soit qu'ils ratta-
chent à la faute du premier ancêtre l'état de déchéance,
non seulement physique, mais morale, où se trouve
actuellement la famille humaine. En défendant l'exis-
tence du péché originel comme point de croyance
catholique, saint Augustin avait si peu conscience
d'innover, qu'il en appelait contre les Pélagiens aux
Pères qui l'avaient précédé dans les pays les plus
divers : Cyphibn de Carthage, Basile de Gappadoce,
Grégoire de Nazianze, Hilaire de Gaule, Ambroisb
de Milan. Contra Jiilianum, 1. I, vi, n. 22, P. /..,
t. XLIV, col. 655. A ces noms il joignait celui de
saint Jean Chrysostome, dnnt il venait de citer ces
paroles, tirées d'une homélie ad neophytos : « Nous
baptisons les enfants eux-mêmes, bien qu'ils n'aient
point de péchés, pour leur procurer la sainteté, la
justice, l'adoption, le droit à l'héritage, la fraternité
avec le Christ, l'honneur d'être ses membres et les |
temples du Saint-Esprit. » Parler ainsi, n'est-ce pas
supposer dans les enfants non baptisés la privation
de la sainteté, de la justice et des autres dons qne
notre premier père avait reçus, comme chef de
l'humanité?
L'afDrmation incidente, que les enfants sont sans
péchés, xxiTot ày«/5Tv;/jiaTa oùx iyo-jx'/., n'exclut donc, sui-
vant la juste remarque de saint Augustin, que les
fautes actuelles ou strictement personnelles, dont les
enfants sont incapables. Interprétation confirmée
par un texte de saint Isidore de Péluse, qui peut
servir de commentaire à celui du docteur antiochien.
A cette question, posée par le comte Herminius :
Pourquoi baptise-t-on les enfants qui sont sans 'çé-
chés, TK .Spspi) «v«|j:àpT>ira iVrot? l'évêque réplique : « Il
y en a qui se contentent de dire que le baptême
efface en eux la tache que la prévarication d'Adam
fait passer en tout homme ; c'est là une réponse par
trop sommaire et incomplète. Pour moi, je crois que
cela se fait; mais ce n'est pas tout, ce serait même
peu de chose, il faut ajouter les dons qui surpassent
notre nature. » Epist., 1. lU, ep. cxcv, P. G.,
t. LXXVIII, col. 880. D'ailleurs, des Pères grecs plus
anciens que saint Jean Chrysostome ont fait usage
du terme même de péché en parlant et d'Adam pré-
varicateur et de ses descendants rattachés à lui par
un lien de solidarité. 'Voir, dans ce Dictionnaire, art.
Marie (Immaculée Conception) tom. III, col. 233, et,
dans le Dictionnaire de théologie catholique, t. VII,
col. 896 s., une discussion plus développée du
point, par le P. Martin Jugie.
Les preuves d'Ecriture sainte et de Tradition, qui
viennent d'être esquissées, sont tirées de la révéla-
tion positive ou la supposent; ce sont des preuves
d'autorité. Peut-on, en outre, recourir à la lumière
naturelle et, par son moyen, construire un argument
d'ordre proprement rationnel? Beaucoup de protes-
tants, les jansénistes, un certain nombre de catho-
liques attachés à l'apologétique de Pascal ou de
filiation traditionaliste, ont répondu d'une façon
afîirmative : pour eux, les maux auxquels l'homme
est présentement soumis, du moins les maux d'ordre
moral, en particulier la concupiscence telle qu'elle
sévit en nous et l'universalité du péché qu'elle en-
traîne, sont une énigme sans la chute originelle. On
peut donc, en partant de la condition actuelle de
l'humanité, conclure à un état de déchéance et, par
suite, à une faute dont la responsabilité pèse sur la
race et chacun de ses membres. Mais, en établissant
cette preuve, les théologiens protestants ou jansé-
nistes supposent, en ce qui concerne la condition
essentielle de notre nature, ses forces actuelles et le
caractère moral de la concupiscence, des notions que
1 Eglise catholique considère comme erronées et
qu'elle a réprouvées, soit au concile de Trente, soit
plus tard dans les actes pontificaux dirigés contre
Jansenius, Bains, Quesnel et le pseudo-synode de
Pistoie. Ces fausses notions écartées, il paraît impos-
sible de conclure à l'existence d'une chute originelle
sans exagérer la valeur des indices sur lesquels on
s'appuie. Les misères morales, si réelles et si pro-
fondes, qu'on rencontre dans le genre humain, sont
intimement liées à la concupiscence, et celle-ci est
une infirmité naturelle, résultant de la constitution
physique de l'homme, laissé à ses seuls principes,
soumis aux diverses tendances qui surgissent de sa
nature complexe et des conditions extérieures aux-
quelles il est assujetti. Tout cela, mal moral et con-
cupiscence, peut donc s'expliquer, philosophique-
ment, en dehors de l'hypothèse du péché originel.
Mais rien n'empêche de chercher dans l'analyse
psychologique de notre nature, considérée dans sa
partie supérieure et ses aspirations les plus nobles,
des indices probables d'un état de déchéance : pro-
1741
PÉCHÉ ORIGINF.L
1742
habiliter suadcri polest, comme dit entre antres saint
Thomas d'Aquin, Sumnia contra gentiles, 1. IV, c. Lit,
Et rien n'empêche de souligner, dans l'histoire des
religions, diverses traditions antiques, propres à
confirmer les données de la révélation. Voir Le Ba.-
CHELET, Le péché originel dans Adam et ses descen-
dants, l'e part., ch. m; a" part., cli. iv.
III. Détermination plus précise de la doctrine
catholique. — Saint Augustin a dit du péché origi-
nel que, s'il n'est rien dont on parle plus couram-
ment, en revanche il n'est rien qui soit plus difficile
à comprendre : qiio nihil est ad praedicandum notiiis,
nihil ad intelligendum secretiiis. De moribus ecclesiae
calh., 1. I, c. XXII, n. 4o, P. L., t. XXXII, col. l'iiS.
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si, en cette
matière, on ne trouve pas dans la tradition patristi-
que de doctrine nette et ferme, en dehors des points
de croyance commune que les anciens conciles ont
fixés. Quel est l'élément constitutif du péché originel
et comment se propagetil? En particulier, faut-il
attribuer à la concupiscence un rôle, et quel rôle,
dans cette propagation? Quelles conséquences ce
péché entraine-t-il, en ce qui concerne les forces
actuelles de notre nature et le sort linal de ceux qui
meurent avec la seule tache héréditaire? Autant de
questions que saint Augustin fut amené à toucher,
qui l'emliarrassèrent et sur lesquelles il a pu éraettfe
et a parfois émis des vues personnelles que les théo-
logiens postérieurs, malgré leur vénération pour le
grand docteur, ne se sont pas crus obligés de suivre
en tout. La solution de ce problème complexe exi-
geait, en efTet, un progrès préalable dans l'clucida-
lion de certaines notions connexes; telles, notam-
ment, la nature de la justillcation dans l'ordre actuel
et la délimitation exacte des dons naturels et des
dons surnaturels ou prélernaturels dans l'être con-
cret qui fut l'Adam priinUiC.
L'Eglise elle même n'a jamais donné de déUnition
ni de déclaration oUiciellc sur tous les points que
nous venons d'énumérer, en particulier sur l'élé-
ment propre ou spécitique du péché originel ; toute-
fois, les diverses réprobations qu'elle a prononcées
et les affirmations qu'elle a posées permettent de
dégager une notion, à la fois négative et positive,
qui suffit à l'apologiste catholique. Rappeler cette
notion est chose d'autant plus opportune, que la
plupart des objections directes contre le dogme du
péché originel viennent de faux préjugés ou de mal-
entendus, et qu'un certain nombre n'ont de réelle
valeur que contre des conceptions étrangères à l'en-
seignement de l'Eglise romaine et de ses représen-
tants légitimes.
a. Ce que le péché originel n'est pas. — D'après
les principes de l'Eglise romaine, le péché originel
ne peut pas consister dans une corruption physique
ou intrinsèquede la nature humaine, quelle que soit
la manière dont on entende cette corruption, soit
par l'addition d'éléments positivement vicieux, soit
par la soustraction d'éléments purement naturels,
comme le libre arbitre ou la capacité de faire quel-
que bien d'ordre moral. Que la perte des dons pri-
mitifs ait entraîné dans Adam une détérioration
positive, c'est l'enseignement formel du concile de
Trente et de ceux qui avaient précédé. Mais comme
ces dons étaient d'ordre surnaturel ou préternatu-
rel, eette détérioration n'a pas atteint la nal\ire hu-
maine en Adam dans ses éléments constitutifs ou
ses propriétés strictement naturelles. Saint Pie Va
même condamné cette proposition de Baius, la 55' :
« Dieu au début, n'aurait pas pu créer l'homme tel
qu'il naît maintenant. » Denzinobr, op. cit.,
n. io55(935).
Le péché originel ne consiste pas dans la concu-
piscence, prise en elle-même et considérée soit
comme une empreinte morbide, soit comme un
vice positif. A la vérité, la concupiscence peut
s'appeler péché, mais dans un sens métaphorique,
comme cause, puisqu'elle incline au péché, et de
plus, dans l'ordre actuel, comme elïcl, parce qu'elle
vient du péché. Concile de Trente, sess. v, can. 5.
Dbnzinger, op. cit., n. 792 (G-j^)- I' ne s'ensuit pas
que, prise en elle-même, elle soit péché proprement
dit; ce qui est prouvé sullisarament, dans l'or-
dre de la foi, par le fait qu'elle demeure dans les
baptisés, lavés pourtant de tout péché proprement
dit par l'onde régénératrice, et, dans l'ordre de la
raison, par la condition intrinsèque de notre nature
complexe, oii les éléments supérieurs et inférieurs,
rationnels et sensuels, laissés à eux-mêmes, entrent
forcément en lutte. L'identification de la concupis-
cence etdu péché originel a donc pour conséquence,
en droit et en fait, de faire disparaître en celui-ci le
caractère de péché proprement dit. Aussi, dans le
texte de la constitution dogmatique De doctrina ca-
iliolica, présenté aux Pères du concile du Vatican,
proposait-on de définir expressément que la tache
originelle ne consiste ni dans la concupiscence, ni
dans une maladie, physique ou substantielle, de la
nature humaine. Acta et décréta ss. oecumeiiici Con-
cilii Vaticani. Collectio Lacensis, t. VII, col. 566.
Le péché originel ne consiste ni dans une action
strictement personnelle, ni dans quoi que ce soit
d'immédiatement volontaire aux fils d'Adam qui con-
tractent ce péché. Certains ont affirmé le contraire,
en partant de ce principe, que l'idée de volontaire
est essentielle au péché proprement dit; comme, par
ailleurs, ils assimilaient le péché originel au péché
actuel, ils ont prétendu lui appliquer la définition
courante : « acte, désir ou pensée volontaire contre
la loi de Dieu»; de la sorte, des protestants ont été
amenés à soutenir qu'en arrivant à l'âge de raison,
l'enfant consentait à son péché originel. Ce qui est,
en réalité, sortir de la question; car il s'agit d'expli-
quer le péché contracté par l'enfant au moment
même de sa conception, et non pas un péché d'ac-
quiescement ou de consentement qu'il pourrait
commettre en acquérant l'usage de la raison. D'au-
tres ont eu recours à l'hypothèse de la préexistence
des âmes, pour expliquer par un péché commis
dans une vie antérieure l'état de déchéance actuelle;
ce fut le rêve d'ORioÈNE, au moins dans sa jeunesse;
des théosophistoset des spirites l'ont repris de nos
jours, et même un philosophe allemand, JuliusMiiL-
LER, Die christliche I.ehre fon der Sùnde, t. Il sur-
tout, 4''éd., Breslau, i858. La condamnation portée
contre la théorie origéniste et sanctionnée par le
pape Vigile écarte cette dernière solution. Dknzin-
GER, op. cit.. n. 2o3, 206(187, 190). En outre, le pape
Innocent III, c. Majores, repousse l'assimilation du
péché originel au péché actuel, car il les différencie
précisément en ce que l'un est contracté sans con-
sentement, tandis que l'autre est commis avec con-
sentement : originale, qiiod uhsqiie consensu contra-
hitur; actuale, quod committitur cuni consensu.
Denzinger, op. cit., n. 4 10 (34 1)-
b. Ce que le péché originel est. — Dans les docu-
ments officiels rapportés ci-dessus, l'Eglise nous
présente le péché originel comme une mort spiri-
tuelle, peccatum quod est mors animae; comme une
souillure ou tache, contractée d'abord par notre
premier père, inquinalum illum peccato inobedien-
tiae, mais passant à tous ses descendants; comme
une injustice inhérenteà chacun, /jropri'a injustitia;
et tout cela se trouvant en nous au moment même de
notre conception et en vertu de notre descendance
1743
PECHE ORIGINEL
1744
adaraique. L'Egliseaffirme encore le rapport de cause
à effet entre l'acte de prévarication commis par
noire premier père et la transmission du péclié ori-
ginel à ses descendants; et cette aflirraation siillit
pour expliquer et justilier l'expression courante :
tous ont péché en Adam. Mais nulle part l'Eglise
n'identiUe ces deux choses : l'acte de prévarication
et le péché transmis. Gequ'Adara transmet, ce n'est
pas l'acte qu'il a posé personnellement, c'est l'effet
qui s'ensuivit dans son àme et dans son corps, par-
ticulièrement l'étal d'inimitié ou d'aversion par
rapport à Dieu, considéré comme ami et comme Un
dernière. Cet état comprenait, pour Adam, la perte,
et il comprend, pour ses descendants, la privation
de la sainteté et de la justice originelle ; au même
titre, il entraine souillure et mort de l'âme dans
l'ordre surnaturel. Nous sommes amenés de la sorte
à concevoir le péché originel dans les descendants
d'Adam comme un état de mort ou d'injustice spiri-
tuelle, constitué par l'absence en nous de la sain-
teté et de la justice que nous devrions posséder en
naissant, conformément à l'ordination .primitive.
Par ailleurs, la grâce sanctilianle est, dans l'ordre
actuel, l'élément formellement constitutif de la vie
spirituelle et de la justice intérieure, suivant la dé-
claration authentique du Concile de Trenle, sess. vi,
cap. 8, Denzingbb, op. cit., n. 999 (681). Dès lors,
c'est dans l'opposé, dans la privation de la grâce
sancliliante en conséquence de la faute d'Adam,
qu'il faut chercher l'élément formellement consti-
tutif du péché originel en ses descendants. On peut,
il est vrai, considérer la concupiscence comme ren-
trant dans l'état général de désordre que la prévari-
cation de notre premier père a introduit dans la na-
ture humaine; de ce point de vue, les théologiens
scolastiques y ont vu l'élément matériel du péché
originel, materiale peccati; mais, par le fait même
qu'ils l'ont opposé â l'élément formel, proprement
constitutif, ils ont tenu cet élément matériel pour se-
condaire et insuffisant, par lui seul, à créer dans
l'homme un état d'injustice spirituelle et, par con-
séquent, de péché proprement dit.
La doctrine qui vient d'être exposée ne s'est éla-
borée que lentement, à mesure que la réllexion théo-
logique s'est fixée sur les notions qu'elle renferme ou
qu'elle suppose. A la fin du xi' siècle, saint Anselme
i)B Cantorbéry lit beaucoup en présentant le péché
originel comme l'absence, ilans l'enfant conçu, de la
justice qu'il devrait posséder, mais dont il est privé
par la faute d'Adam, /r(f/a»i per inobedientiam Adami
iiislitlae debitae nuditatem. De conceptu ^'irginali,
c. xxvir, P. L., t. CLVIII, col. 46 1. Deux siècles plus
tard, saint Thomas d'Aqui.v précisa davantage en
dégageant, dans l'ensemble des dons surnaturels et
préteruaturelsque l'état de justice originelle compor-
tait, l'élément principal, nécessaire et suffisant pour
qu'il y ait union habituelle et subordination essen-
tielle delà partie supérieure de l'âme à Dieu. Siimma
iheoL, I» lln«, q. lxxxii, a. 3;q. lxxxiv, a. 2. Deve-
nue commune depuis lors, cette conception est d'au-
tant plusrecevable qu'elle fournit une heureuse syn-
thèse des notions contenues dans l'enseignement
de l'Eglise. On comprend que le péché originel
soit une mort spirituelle, puisque la grâce sanc-
liliante est le principe même de la vie dans l'ordre
surnaturel. On comprend que, recevant d'Adam une
nature privée de celte grâce qu'elledevrait posséder
d'après la loi de sa constitution primitive, tout lils
d'Adam se trouve dans un état d'injustice qui lui est
propre. On comprend les termes de soinlliire ou de
tache, appliqués au péehé originel, puisque la grâce
sanctilianle est le principe de la beauté de l'âme,
comme de sa vie, dans l'ordre surnaturel. On com
prend que, pour exprimer le privilège insigne dont
a joui la bienheureuse Vierge Marie, mère de Dieu,
de ne pas tomber sous la loi commune, l'Eglise se ■
serve indifféremment de ces formules : Marie préser- 1
vée de la tache du péché originel, Marie immaculée *
dans sa conception, ou de ces autres: Marie sainte,
Marie ornée de la grâce sanctifiante dès le premier
instant de son existence.
Reste la question du volontaire, que l'idée de péché
suppose essentiellemeni: a £x vu tuntatepeccatum est t,
dit saint Augustin, De nuptiis et concup.,\. 11, n.48,
P. L., t. XLIV, col. 464; et plus énergiquement
encore : « Péché et volontaire se tiennent si étroite-
ment que, là où le volontaire manque, il n'y a point de
péché ; ce qui est tellement clair que nul désaccord
n'existe là-dessus, ni parmi les doctes, ni parmi les
autres. » De te;vi religione, c.xiv,n. 27, /"./.., t. XXXI V,
col. i33. Le pape saint Pie V a sanctionné cette doc-
trine en proscrivant la proposition 46- de Baius :
« La raison de volontaire n'appartienlpasà l'essence
et à la notion du péché. » Denzinger.o^. ci(.,n.io46
(8o4). Mais autrechose est de maintenir que le volon-
taire doit se retrouver dans le péché originel, autre
chose est de détermineret d'expliquer en quel sens il
faut entendre celle affirmation. Suivant la logique
de son idée, Baius continuaitdans la proposition 47':
a Par conséquent, le péché originel estun vrai péché
indépendamment de tout égard et de tout rapport
à la volonté [d'Adam] dont il tire son origine », et
dans la 48" : " Le péché originel est volontaire â l'en-
fant d'une volonté habituelle et il est en lui à l'état
dondnant, parce que l'enfant n'a pas de volonté con-
traire. dEii réprouvant ces deux propositions comme
la précédente, le Saint-Siège nous enseigne â ne pas
faire abstraction de la volonté pécheresse du premier
ancêtre, si nous voulons comprendre quelle sorte de
volontaire convient au péché originel dans ses des-
cendants. Chez ceux-ci, if ne s'agit pas d'un acte,
mais d'un étal résultant de l'acte de prévarication
posé par le seul Adam ; on ne doit donc pas songer
à une faute actuelle ou strictement personnelle, ni
à la déiiniti^n courante du péché, « acte, désir ou
pensée volontaire contre la loi de Dieu ». Aussi saint
Thomas remarque-t-il à bon droit que la notion de
péché ne s'applique pas dans le même sens au péché
actuel et au péché habituel. Sent., II, dist. xxxv,
a. 2, ad 2. Or c'est au péché habituel, pris au sens
Ihéologique du mol, et non pas au péché actuel, qu'il
faut comparer la faute héréditaire.
Une dilTérence notable s'ajoute â celle qui précède.
D'ordinaire, le péché habituel dit relation à un péché
actuel, antérieurement commis par la personne même
dont il s'agit. Il n'en va pas ainsi pour la faute
héréditaire, puisqu'elle dit relation au péché actuel
qu'Adam seul a commis. De là vient la dénomination
spéciale de péché de la nature, par opposition au
péché de la personne, que les théologiens scolas-
tiques lui ont donnée, à la suite de saint Anselme,
De conceptu virginali, c. xxiii, P.L., t. CLVIII, col.
456 s.,et du Docteur angélique, Summa theolog.,l'^\l'",
q.Lxxxi, a. l. Ils veulent .dire, parla, que le péché
habituel ordinaire estallribué aux individus en vertu
d'actes personnelsdont ils sont directement et stric-
tement responsables, tandis que le péché originel
ne nous est attribué qu'à raison de la nature
humaine que nous recevons, et telle que nous la
recevons d'Adam par l'entremise de nos parents,
proches et éloignés. Manifeste est la conséquence,
en ce qui concerne le volontaire. Le péehé habi-
tuel ordinaire, provenant d'un acte directement et
strictement personnel, suppose une volonté propre
de la part du pécheur. Pour un motif contraire,
le péché originel ne suppose de volonté directement
1745
PÊCHE ORIGINEL
1746
el strictement personnelle que dans le chef du genre
humain, auteur responsable de l'ctat de déchéance
et de péché qui résulte de son acte de prévarication
en sa propre personne d'abord, puis dans celle de
tous sesdescendants. Aussi est-ceà la volonté (l'Adam
que saint Augustin se contente de faire appel dans
l'endroit cité du second livre De niipliis et conçu pis-
cenlia, quand il veut expliquer loiument le péché
originel est, lui aussi, volontaire : l'rovsiis etori^inale
peccutam, quia et hoc ex voi-untatb puimi hominis
seminatum est, ut et in illo esset, et in omnes Iransi-
rel. De son côté, saint Thomas d'Aquin voit là une
conséquence de la distinction entre le peccalum per-
sunae el le peccntum naturac :1e premier requiert une
volonté personnelle dans l'individu, l'autre nerequiert
de volonté que dans la nature, considérée comme un
tout moral dépendant d'un seul chef; ce qui fait dire
au même docteur que, île tous les pécliés proprement
dits, l'originel est celui où le volontaire est au degré
intime : minimum hahet de voluntario. Sent., H,
dis t. XXX, q. i , a. a ; dist. xxxm, q. ii, a.i, ad a.
En somme, le volontaire dans le péché originel
s'explique, comme ce péché lui-même et comme sa
propagation, par la grande loi de solidarité qui, par
rapport aux dons primitifs, surnaturels et préterna-
lurels, formant l'apanage de la nature humaine, exis-
tait entre Adam et ses descendants. En conséquence,
dans le péché originel, la responsabilité strictement
dite ou personnelle revient au seul Adam; pour les
autres, il n'j'ade responsabilité que dans uneaccep-
tion plus large, en ce sens que, recevant une nature
privée des mêmes dons par la faute du chef de la
famille, ils sont passifs des conséquences qui en
résultent, el la première de ces conséquences est un
étal de mort et d'injustice spirituelles.
11 est vrai que des théologiens catholiques ont
appliqué au péché originel, considéré même dans
lesdescendants d'Adam, la notion de volontaire
directement el strictement personnel; pour cela, ils
ont identiûé ce péché avec celui d'Adam, déclaré
nôtre soit par imputation, soit en vertu d'une cer-
taine inclusion, interprétative ou juridique, de tou-
tes nos volontés dans celle du premieraneètre. L'ex-
pression : 0 Tous ont péché en Adam», signiûe alors
qu'en lui el avec lui nous avons tous posé, d'une
certaine façon, l'acte de désobéissance qui nous a per-
dus. Mais c'est là une simple opinion, dépendante
d'une théorie générale sur le péché habituel, qui se
réduirait, d'après ces théologiens, à la persévérance
morale et à l'imputation d'un péché actuel antérieu-
rement commis : pecratum actuale commissum eition
remissum. Conception défectueuse, car elle ne tient
pas assez compte du rôle essentiel qui, dans l'hypo-
thèse de notre élévation à l'ordre surnaturel, revient
à la grâce sanctilianle, comme élément constitutif
de la justice et de la sainteté intérieure; en outre,
elle méconnaît ce qui vient d'être dit du caractère
spécial du péché originel, considéré dans les descen-
dants d'Adam, en l'assimilant plus ou moins soit à
un péché actuel, soit à un péché habituel ordinaire;
enlin. elle suscite des dillicultés graves qui, à elles
seules, fournissent un argument efficace contrecetle
opinion. Voir l'Em. Cardinal Billot, La Providence
de Dieu et le nombre infini d'hommes en dehors de la
voie normale du salut. II. Les enfants morts sans
baptême, (\a.ns Ktudes, Paris, 1920, t. CLXU, p. 182-
i34.
IV. Les objections contre le dogme du péché
originel. — Elles sont de deux sortes : les unes
directes, qui s'en prennent à l'idée même d'un péché
proprement dit, se transmettant du premier homme
à sesdescendants; les autres indirectes, qui se tirent
des présupposés, état primitif d'innocence et dé-
chéance commune de la race dans Adam.
A.OI'jectiousdirectes.— l.iy^présle dogme catholi-
que, nous contracterions tous un péché proprement
dit au premieriiistantdenotreexistence,nousaurions
même péché en Adam. Mais comment peut-on pécher
avant de savoir el de vouloir, encore plus avant
d'exister? Et M. P.vUL Janet de rééditer l'argument
de l'agneau disant au loup : « Comment l'aurais-je
fait si je n'étais pas né? A moins d'admettre ou la
préexistence des âmes, ou une sorte de panthéisme
liumanilaire, comment comprendre cette expression
théologique que tous les hommes ont péché en
Adam? » /.es Problèmes du JIX' siècle, 1. V, ch. 11,
Paris, 1873, p. 479-
Réponse. — L'objection vaudrait si, d'après l'en-
seignement catholique, le péché originel, considéré
dans les descendants d'Adam, était un péché actuel
que nous comraetlrions au premier instant de notre
existence ou que nous aurions commis en notre pre-
mier père. Qu'il en soit tout autrement, on l'a vu
ci-dessus. Ce n'est pas le péché originel pris au sens
actif du mol, c'esl-à-dire l'acte de prévarication posé
par Adam <(ui passe à ses descendants ou qui estpro-
prcment leur; c'est l'étal d'injustice spirituelle dont
l'àme fut passive, que ses descendants contractent
par le fait même qu'ils reçoivent de leurs parents
une nature dépouilléede la grâce sanctifiante qu'elle
devrait posséder. Si des théologiens catholiques
tendent à identifier, jusqu'à un certain point, le
péché actuel d'Adam et le péché originel de ses des-
cendants, ils n'entendent pas dire par là que nous
ayons commis cepéché par nous-mêmes ouquenous
commettions un acte semblable au moment de notre
conception ; ils prétendent seulement que l'acte du
premier ancêtre fut aussi le nôtre d'une façon inter-
prétative, morale ou juridique, et qu'en conséquence
cet acte nous est imputé jusqu'à rémission faite par
Dieu dans le baptême ou autrement.
a. D'après le dogme catholique, le péché et la
responsabilité qui s'y rattache se transmettraient
d'Adam à ses descendants par voie de propagation :
ce qui a renferme une contradiction absolue. Quelle
est la source du mal? C'est la volonté, l'art propre
ilu moi dans un être individuel. Or la volonté est
essentiellement incommunicable. Comment donc le
péché pourrait-il se Iransmetlre par l'hérédité? On
allègue la transmission héréditaire des maladies,
mais c'est une transmission toute physique; tandis
que, dans la doctrine théologique, c'est le péché
même, la volonté viciée, qui se transmet d'individu
en individu. » PAVhlANEt, La Philosophie de /.amen-
nais, dans Bévue des Deux-Mondes, l5 mars 1889,
p. 399.
Réponse. — Autre chose est le pèche actuel el la
volonté personnelle qu'il renferme comme cause
immédiate, autre chose est le péché habituel ou l'état
d injustice spirituelle qui se trouve dans l'âme en
conséquence du péché actuel antérieur. Le péché
actuel et la volonté personnelle sont choses essen-
tiellement incommunicables, assurément; mais,
d'après l'enseignement catholique, ce n'est pas cela
qu'Adam transmet à ses descendants, c'est seulement
l'état d'injustice spirituelle où il est tombé en per-
dant la grâce sanctifiante pour lui-même el [lour sa
race. Or rien ne s'oppose à ce que cet étal d'injustice
spirituelle, par privation de la grâce sanctifiante, se
trouve dans les descendants d'Adam comme dans Adam
lui-même, avec cette seule dilférenee que, dans le chef,
il dit relation au péché actuel qu'il a personnellement
commis, tandis que, dans les memljres, il dit seule-
ment relation au péché actuel de l'ancêtre commun.
Devant celte explication, toute contradiction réelle
1747
PECHE ORIGINEL
1748
disparaît et en même temps le scandale que pourrait
causer le terme de culpabilité. Ce terme signiûe pro-
prement l'état de quelqu'un qui est coupable par suite
d'un crime ou d'un délit qu'il a commis ; il ne s'appli-
que donc pas aux descendants d'Adam, soumis au
seul péché originel. Ce péché dit un état dont nous
sommes passifs, mais non coupables, puisque nous le
contractons du seul fait de notre origine, sans qu'il
5' ait consentement de notre part. Aussi, parmi une
série de propositions condamnées par Alexandre VII
le 7 décembre 1690, rencontre-t-OQ celle-ci: <i Toute
sa vie, l'homme doit faire pénitence pour le péché
originel. j> Dbnzingbr,o/). cit. ,11. 1809(895). Demême,
quand on dit que la faute héréditaire nous fait méri-
ter la mort, corporelle et spirituelle, il ne peut être
question de mérite ou de démérite au sens strict du
mot, c'est-à-dire d'action digne de châtiment, mais le
mot s'entend alors au sens large d'état ou de condi-
tion qui nous rend passifs de la double mort, indé-
pendamment d'un mérite ou d'un démérite stricte-
ment personnel.
3. Si le péché originel se transmet avec la nature
par voie d'hérédité, pourquoi le seul péché d'Adam
se transmet il, et non pas ceux des autres ancêtres?
Et même, comment le péché d'Adam se transmet-il,
puisque celui-ci l'a réparé par son repentir, et que
Dieu le lui a pardonné : Et eduxitillum a delicto suo,
Sap., X, a ?
Réponse. — SeuUe péché d'Adam, principe et chef
du genre humain, a pu dépouiller notre nature de
la justice originelle, et par suite de la grâce sancti-
fiante, considérée comme apanage de cette nature,
comme don qui, s'attachant directement àelle, pouvait
se transmettre avec elle et par elle. Cet étal primitif
et ce don une fois perdus, toute autre grâce ne devait
plus se trouver dans Adam et ses descendants qu'à
titre strictement personnel, comme grâce accordée
auxindividuspour leur propre sancliOcation, en vertu
d'une application anticipée ou conséquente des méri-
tes de Jésus-Christ Sauveur. S. Thomas, Quaest.
disput.. De Malo, q. iv, a. 8.
4. L'idée de péché proprement dit entraine celle
du volontaire, et l'enfant est incapable de volonté
au début de son existence ; d'autre part, la volonté
d'Adam n'est pas celle de ses descendants et ne peut
leur être transmise, car c'est quelque chose d'essen-
tiellement incommunicable ; il ne saurait donc être
question du péché originel, dans le sens d'un pf'ché
proprement dit contracté par les descendants d'Adam
au premier instant de leur existence.
Réponse. — Considéré dans les descendants
d'Adam, le péché originel n'est pas, on l'a vu, volon-
taire au même titre que le péché actuel, ni même que
le péché habituel ordinaire, disant relation à un
péché actuel dont quelqu'un s'est rendu, au préalable,
personnellement coupable. Ce que le péché originel
suppose, c'est uniquement la volonté actuelle d'Adam,
principe et chef du genre humain; volonté qui a
précédé, qui ne se transmet pas physiquement aux
autres, mais qui, néanmoins, s'étend moralement,
comme cause libre et responsable, à l'état d'injustice
spirituelle où tous nous naissons.
5. Le péché originel dit corruption ou détérioration
de la nature humaine dans Adam, avec transmission
indélinie de la nature ainsi corrompue ou détériorée ;
mais « la psychologie et la biologie ne permettent que
très difficilement d'accepter cette idée, que la nature
humaine ait été altérée par un acte dépêché, et qu'un
tel effet, supposé qu'il ait eu lieu, puisse se propager
par voie d'hérédité physique ». F. Tbnnant, art. Ori-
ginal Sin, loc. cit., p. 564.
Réponse. — Que des caractères positifs d'ordre phy-
siologique, qualités ou tares, puissent, ou ne puis-
sent pas résulter d'actes posés par les ancêtres et se
transmettre aux descendants, c'est une question Tive-
ment débattue parmi les physiologistes et les biolo-
gistes: là où Darwin avait affirmé, Weismann a nié.
L'apologistecatholique peut se désintéresser de cette
controverse, quand il s'agit du péché originel. Si le
dogme catholique affirme la perte, faite par Adam, de
dons supérieurs à la nature humaine, puis la trans-
mission aux descendants d'une nature dépouillée de
ces dons, il ne suppose nullement une corruption ou
détérioration de la nature humaine, considérée dans
ses éléments constitutifs ou spécifiques, ni la produc-
tion d'une sorte de virus physiologique ou d'une qua-
lité morbide, inhérente au sang humain et qui se
transmettrait avec lui au cours des générations. La
difficulté, telle qu'elle est proposée, n'auraitde valeur
réelle que dans l'hypothèse contraire, admise jadis
par d'anciens scolastiques, mais fréquente surtout
dans la théologie protestante, bien qu'il y ait d'heu-
reuses exceptions. Voir, par exemple, le liev. Francis
Joseph Wall, professeur de théologie dogmatique
au séminaire théologique de Chicago, Evolution
and the Fall, New- York, 1910, Lect. vi, § 2, p. ao4-
aia.
6. D'après la doctrine du péché originel. Dieu, pour
la faute d'un seul, décréterait la décadence du genre
humain tout entier ; il damnerait même et punirait
de châtiments éternels les enfants morts sans bap-
tême. Quoi de plus contraire à la notion d'un Dieu
juste et bon? a Quant à cette justice qui punit les
innocents pour les coupables et qui déclare coupable
celui qui n'a pas encore agi, c'est la vendetta bar-
bare, ce n'est pas la justice des hommes éclairés...
Nous aurions honte d'imputer à Dieu ce dont nous
aurions des remords nous-mêmes, si comme législa-
teurs humains nous avions porté une pareille loi. »
Paul Janet, Les Problèmes du XIX" siècle, p. 48i .
Réponse. — Cette objection atteint ceux qui ratta-
chent au péché originel, soit comme élément consti-
tutif, soit comme effet proprement dit, une corruption
intrinsèque ou détérioration positive de la nature
humaine, considérée dans ses éléments spécifiques
ou ses propriétés strictement naturelles; de même,
elle atteint ceux qui, assimilant le péché actuel et le
péché originel, sous le rapport du châtiment, n'ont
pas craint de condamner aux peines positives de
l'enfer les enfants morts sans avoir reçu le sacre-
ment de la régénération. Mais telle n'est pas la doc-
trine de l'Eglise catho'ique. Dans l'autre vie, le péché
originel entraîne la privation de la vision béatifique,
comme l'enseigne Innocent III : poena originalis
peccali est caretitia visionis J)ei. Db.'vzinger, op. cit.,
n. 4io (34i). C'est en cela que consiste, pour les
enfants morts sans baptême, la damnation, entendue
au sens théologique du mot, c'est-à-dire la séparation
i d'avec Dieu, considéré non seulement comme fin
naturelle, mais encore comme unique fin dernière de
l'homme, dans l'ordre actuel. Ce qui n'a pas empêché
saint Thomas d'Aquin et la plupart des théologiens
catholiques d'accorder à ces enfants une sorte de
béatitude d'ordre naturel. Il est vrai que les membres
jansénistes du pseudo-sj'node de Pistoie ont traité
cette opinion de fable pélagienne; mais Pie VI l'a
vengée contre leurs attaques dans la constitution
Auctorem /Jdei, art. 28; Denzinger, op. cit., n. 1626
(1889). Ici-bas, les effets du péché originel se rédui-
sent à la privation des dons surnaturels et préterna-
turels qu'Adam avait primitivement reçus pour lui
et pour sa race. On se trouve donc, finalement, en
face d'une grande loi de solidarité, en vertu de la-
quelle la conservation et la transmission de l'état de
justice originelle dépendait de la fidélité de notre
premier père à l'égard du précepte que Dieu lui avait
1749
PECHE ORIGINEL
1750
imposé. Etant donné qu'il s'agit de dons surpassant
les exigences de la nature humaine, et dès lors abso-
lument gratuits de la part de Dieu, qu'y a-t-il là qu'on
puisse, raisonnablement, proclamer contraire à la
justice, à la bonté et à la miséricorde divine?
T. A tout le moins, en conséquence du péché
d'Adam, qui ne l'a pas seulement dépouillé des dons
gratuits, spoliattis gratiiitis, mais blessé aussi dans
ses puissances naturelles, vulneratus in naturalibus,
il y aurait eu, pour le genre liumain, perte de per-
fections morales d'abord concédées et substitution
d'entraves spirituelles, d'où résulterait un état de
faiblesse morale tel qu'il entraîne » une redoutable
disproportion entre nos devoirs et nos forces » :
tout cela voulu par Dieu, et sans qu'il y ail faute de
notre parti Ces données sont-elles conciliables avec
la justice et la providence divine? F. Tennant, loc.
cit., p. 564.
Réponse. — Si l'expression : vulneratus in natura-
libus, opposée à l'autre : sfivliatus gratuiiis, signifiait,
comme tant de protestants et de jansénistes l'ont
prétendu, que les descendants d'Adam héritent d'une
nature intrinsèquement et substantiellement corrom-
pue, ou que la concupiscence, fruit du péché primitif,
est une qualité morbide, un vice positif ou quelque
chose de semblable qui affecte et infecte cette nature,
de manière à déterminer en nous une impuissance
physique par rapport aux devoirs qui nous seraient
imposés quand même, assurément il serait difficile
de donner à l'objection une réponse sérieuse. Mais
tout autre est la pensée des théologiens autorisés de
l'Eglise catholique. Pour eux, l'expression : vulnera-
tus in naturalibus, ne s'entend pas de coups qui au-
raient atteint directement la nature humaine dans
ses perfections propres, soit en la diminuant, soit en
la viciant; elle s'entend seulement du contre-coup
que la perte des dons gratuits a eu dans la nature.
Plusieurs de ces dons la perfectionnaient même dans
sa sphère propre; tel, en particulier, le don d'inté-
grité, comparable à un frein qui empêchait le dé-
chaînement de la concupiscence et prévenait les
efifets d'ignorance et de faiblesse morale qui s'ensui-
vent normalement. Le contrecoup subi parla nature
peut s'appeler une blessure, mais seulement dans un
sens large et relatif, en comparant cette nature telle
qu'elle est après la chute avec ce qu'elle était aupa-
ravant. La puissance physique d'accomplir les devoirs
qui lui sont imposés reste dans l'homme; quant à
l'impuissance morale, sous la forme et dans le degré
où elle existe réellement, la grâce est là pour y sup-
pléer, dans l'ordre de nature relevée qui est le nôtre.
La même impuissance existerait-elle dans l'hypothèse
d'une nature pure, laissée à ses seules exigences sans
addition de dons surnaturels ou préternaturels? Sup-
posé que la même impuissance existât, comment y
serait-il remédié? serait-ce par des secours actuels
d'ordre naturel, accordés à la prière, suivant l'opi-
nion de graves théologiens dont l'abbé de Brogue
a tiré bon parti? Conférences sur la vie surnaturelle,
2' année, p. 2G7 ss. Question intéressante, mais qui
est en dehors du présent problème. Ajoutons seule-
ment que l'impuissance morale dont nous souhrons
maintenant ne vient pas proprement de Dieu, puis-
qu'elle ne rentrait pas dans le plan primitif; elle
vient du premier ancêtre qui a pu. Dieu le permet-
tant, déranger ce plan en ce qui n'était pas absolu,
mais relatif et dépendant d'une condition que l'homme
pouvait librement remplir ou ne pas remplir.
8. Même avec toutes ces atténuations, le dogme du
péché originel reste une énigme pour ceux qui croient
en la sagesse suprême. Pourquoi la création d'Adam
dans l'état de justice originelle, puisqu'il devait. Dieu
le sachant bien, en déchoir aussitôt? Et surtout.
pourquoi faire dépendre du seul Adam l'avenir de
toute sa race?
Uéponse. — Rien d'étonnant si la créature se trouve
en face du mystère, quand il s'agit des intimes des-
seins de Dieu, et que Dieu lui-même ne les a pas ré-
vélés : Qtds enim cugnuvit sensum Dvmini, aut quis
consiliarius ejus fuit:' Rom., xi, 34. En ce qui con-
cerne la prescience que le Créateur a nécessairement
des défaillances éventuelles des êtres qu'il peut créer,
ne serait-il pas déraisonnable d'en faire une objec-
tion contre sa sagesse et sa liberté d'action? Si, dans
l'application, la sagesse ot la volonté divine ne peu-
vent jamais être séparées de la i>rescience, il n'est
pas moins vrai qu'elles ont leurs raisons propres et
que ces raisons sont dans une autre ligne que la
prescience. Ces raisons, celui-là seul qui aurait péné-
tré le plan divin dans son ensemble, serait capable
de les entrevoir et de répondre pertinemment aux
demandes du pourquoi en pareille matière. La pro-
duction d'Adam comme être libre non confirmé en
grâce, son élévation et, en sa personne, celle dugenre
humain à l'ordre surnaturel, sa constitution dans
l'état de justice originelle, comme apanage de la na-
ture élevée, sont d'assez grands biens par eux-mêmes
pour que Dieu ait pu les vouloir malgré la science
qu'il avait de la prochaine défaillance. Objecter que,
de la sorte, il fait dépendre d'un seul l'avenir de toute
une race, c'est émettre une assertion dont la réelle
portée est beaucoup moindre que ne le supposent
habituellement les adversaires du dogme; car elle
ne vaut que dans un sens restreint, à savoir que la
conservation de l'état de justice originelle dépendait
de la lidélité du chef aux conditions posées par Dieu.
En cela, cl en cela seulement, il y avait loi de soli-
darité entre Adam et ses descendants. Prise en elle-
même, cette loi de solidarité était tout â l'avantage
dugenre humain; elle ne s'est retournée contre nous
que par la faute du premier ancêtre. Mais n'oublions
pas que, dans le plan divin intégral, elle devait nous
redevenir favorable; d'après l'économie du relève-
ment, connue et voulue par Dieu de toute éternité,
la loi de solidarité se reformerait entre le second
Adam etla race humaine, et celle-ci retrouverait, fina-
lement, dans cet autre chef, beaucoup plus qu'elle
n'avait perdu dans le premier : 0 felix culpa! La
chute elle-même, considérée dans les effets qu'elle a
entraînés, ne renferme-t-elle pas de graves et profonds
enseignements, ne serait-ce que celui de nous faire
comjirendre, par un exemple exceptionnellement
frappant, noire fragilité naturelle et la grièveté du
péché, du péché d'orgueil en particulier?
B. Objections indirectes.— 9. Le récit de la chute,
Gen., ni, supposé par les documents conciliaires et
invoqué par les défenseurs du dogme du péché ori-
ginel, n'esl pas et ne peut pas être une donnée his-
torique. Les analogies qu'ilprésente avec l'ancienne
mythologie assyrienne; la longue existence de
l'homme préhistorique durant toute la période qua-
ternaire, et peut-être au delà; le lien de filiation
organique entre l'homme et les espèces animales
supérieures que révèlent l'anatomie comparée, l'em-
bryologie, etc.; la mortalité s'atlachant à l'homme
par cette origine même : autant de points élablispar
la science moderne et forçant à voir dans la page
génésiaque un mythe primitif, » dont le sens origi-
nal et l'intention sont tout autres que ceux que l'an-
cienne exégèse y a découverts ». Aug. Sabatieb,
La doctrine de l'expiation et son évolution histori-
que, Paris, igoS, p. 6.
Réponse. — L'Eglise catholique maintient l'his-
toricité du récit de la chute; pour quelles raisons et
dans quelles limites, on peut le voir à l'article
Genèse, t. II, col. 278 s. Il n'y a là rien qui soit en
1751
PECHE ORIGINEL
1752
contradiction réelle avec les données de la science
vraiment acquises; mais les adversaires du dogme
catliolique ont coutume de procéder comme le fait
ici Aug. Sabatier dans son énumération : ils trans-
forment en certitudes des hypothèses qui dépendent
souvent d'une conception pliilosophique, ou bien ils
mêlent des problèmes non seulement distincts en
eux-mêmes, mais d'inégale portée dans leurs rap-
ports avec le dogme de la chute originelle. Ce
dogme suppose la descendance adamique, et par
suite l'unité spécifique et ethnologique de tous les
hommes qui ont vécu sur la terre depuis Adam; il
suppose, mais seulement dans Adam et Eve avant
leur péché, lesdons et privilèges énoncés ci-dessus;
il suppose enfin que, par comparaison à leur état
primitif, nos premiers ancêtres ont subi une dé-
ciiéancequi devait s'étendre à leur postérité. Aces
questions, d'autres sont souvent mêlées indfimeiit,
par exemple, celle de l'antiquité plus ou moins grande
du genre humain, car le dogme de la chute origi-
nelle reste, en soi, indépendant de ce problème ;
telle encore, jusqu'à un certain point, la question de
savoir comment les premiers corps humains furent
formés, car la chute originelle fut postérieure non
seulement à cette formation, mais encore à l'éléva-
tion d'Adam et d'Eve à l'ordre surnaturel. La créa-
tion et l'élévation furent-elles simultanées, ou la
seconde ne vint-elle qu'après l'autre? La plupart des
théologiens catholiques tiennent pour la simulta-
néité; l'opinion contraire n'a cependant pas manqué
de partisans. Quoi qu'il en soit de ce point secon-
daire, l'élévation présuppose, au moins logiquement,
la constitution de nos premiers parents en êtres hu-
mains par l'union de l'àme et du corps.
Celte considération permettra de comprendre un
essai de conciliation, tenté par certains, entre la
doctrine de la chute, prise dans ses éléments essen-
tiels, et l'hypothèse évolutionniste ou transformiste,
appliquée aux corps d'Adam et d'Eve. Que ces corps,
considérés matériellement, aient été formés direc-
tement par une action divine spéciale ou qu'ils aient
été le terme d'une évolution organique préalable,
peu importe, dit-on, en ce qui concerne le dogme du
péché originel. Le point important, c'est de déter-
miner ce que l'homme, une fois existant comme tel,
fut dans son être réel et concret ; question tout autre
que la précédente, à un double titre : et parce que
l'espèce humaine présente, dans l'ordre intellectuel,
moral et religieux, des caractères spéciaux qu'une
évolution purement naturelle ne peut, à elle seule,
expliquer; et parce qu'on n'a pas le droit d'exclure
arbitrairement la possibilité d'une intervention spé-
ciale de Dieu, en ce qui concei'ne les perfections dont
jouirent nos premiers ancêtres. Telle est, notam-
ment, la position prise par le Rev. F. J. Hall dans
l'ouvrage déjà ciié, Iiv'olutlon and the Fall .
Que dire de cette voie moyenne'? Prouve-t-elle
suffisamment qu'entre la doctrine de la chute, prise
dans sa notion essentielle, et riijpothèse transfor-
miste appliquée aux seuls corps de nos premiers pa-
rents, il n'j' a pas d'opposition directe et formelle?
On peut le reconnaître. Mais un théologien catholi-
que ne s'en tiendra pas là, s'il veut sauvegarder
dans son intégrité l'enseignement traditionnel, fondé
sur ce que la sainte Ecriture nous dit de la forma-
tion spéciale d'Adam et d'Eve, Gen., i, 2^; 11, 7,22,
et du degré de perfection, intellect>ielle et morale,
qu'ils possédèrent dès le début, Eccli., xvii, i,5-6.
Il n'est nullement nécessaire de recourir à la voie
moyenne proposée, pour répondre aux arguments
adverses. Les analogies qui existent entre le récit
génésiaque de la chute et d'autres documents an-
ciens, ne prouvent pas qu'il y ait, au fond de tout
cela, un simple mythe. Les points de contact ouïes
aflinitésque diverses sciences relèvent entre l'homme,
considéré dans son corps, et les espèces animales
supérieures, peuvent s'expliquer autrement que par
un lien de filiation organique entre celles-ci et
celuilà. Voir art. Evolution, t. I, col. 1789 s.,
1797 s.; Homme, t. II, col. 5i2 s. Entin l'argument
tiré de « la mortalité s'attachant à l'homme par son
origine même », est sans valeur en face de la doc-
trine catholique; car l'immortalité qu'elle attribue
à nos premiers parents n'était pas fondée sur la na-
ture même du corps humain, mais uniquement sur
un don gratuit et préternalurel, ne convenant à nos
ancêtres que du jour où ils furent établis par Dieu
dans l'étal de justice originelle.
10. L'hypothèse d'un état primitif de perfection,
suivi d'une déchéance générale de la race, est incom-
patible avec la loi du progrès continu; elle ne l'est
pas moins avec la loi de l'évolution : 0 II est con-
traire à toutes les analogies, que la perfection se
rencontre au début d'une évolution quelconque;
ceux qui la mettent à l'origine du christianisme, sont
victimes de la même illusion que les anciens, qui
plaçaient l'âge d'or au début de l'histoire humaine. »
Aug. Sabatier, citant Strauss, dans Esquisse d'une
philosophie delà religion, Paris, igoa, p. 180.
Réponse. — Si l'on prétend aflirmer une loi de
progrès continu et en même temps universel, pro-
grès qui se ferait, se maintiendrait et se développe-
rait sans cesse sur toute la ligne, non seulement
dans le domaine des réalités ou des activités physi-
ques, mais encore dans l'ordre intellectuel, moral et
religieux, a-t-on le droit de parler au nom de la
science? Que de problèmes une pareille airirmation
soulève, et que de réserves s'imposent ! Voir l'article
Evolution, t. I, col. 1797 s. Prise pour ce qu'elle vaut,
c'est-à-dire pour le développement normal d'une ten-
dance innée au perfectionnement, cette loi du pro-
grès s'applique à notre nature considérée dans la
sphère d'activité qui lui est propre et qui répond à
ses puissances et à ses aspirations naturelles. L'état
primitif de perfection, que la doctrine de la chuti-
suppose, est d'un ordre tout difl'érent ; il s'agit, répi-
tons-le puisqu'il le faut, de dons surajoutés, dont la
raison d'être n'est pas danslanatureelle-même,mai3
dans une intervention spéciale et libre de Dieu. Si la
conservation de ces dons est soumise à une condi-
tion positive et que cette condition ne soit pas réa-
lisée par la faute du premier homme, on ne voit pas
ce qui pourrait s'opposera ce qu'une décadence rela-
tive se produise en lui et par lui. La négation, en
ce point, n'a pas pour fondement la vraie science.
D'ailleurs une décadence relative, comme celle dont
il s'agit, n'empêche nullement qu'après le retrait des
dons primitifs, et même auparavant, la loi du pro-
grès, ramenée à ses justes limites, ne s'applique au
genre humain, réserve faite de la possibilité d'in-
terventions spéciales de la part de Dieu. Voir Le
Bacrelet, Le péché originel dans Adam, I^' partie,
p. 48 s.
L'objection tirée de la loi de l'évolution se résout
d'une façon analogue. Il est évident que, dans la
mesure où celte loi s'applique aune race et aux indi-
vidus qui la composent, il serait déraisonnable de
placer au début de la série ce qui ne doit s'y trouver
qu'en vertu de l'évolution. Mais la question est.
précisément, de déterminercedernier point. Sabatier
lui-même met au principe énoncé par Strauss une
réserve propre à en compromettre gravement l'uni-
versalité et la solidité : « Quand il parle de la perfec-
tion totale ou pleine qui ne saurait se trouver au
premier anneau d'une chaîne historique, il entend,
sans nul doute, une perfection quantitative, c'est-à-
1753
PECHE ORIGINEL
1754
dire une collection complète de vertus, de mérites et
de facultés dont l'addition numérale fait la notion
entière... Ni la perfection de la science, comprenant
toutes les découvertes scientilifpies. ni la perfection
de la civilisation embrassant tous les progrès et tou-
tes les formes de la vie humaine, ne se trouvent ni
ne peuvent se trouver au début ni dans un moment
unique de l'histoire. Un individu, quelque grand qu'il
soit, ne saurailëpuiser la vieou le travail de l'espèce,
au point de rendre l'évolution inutile. Mais a-ton
réiléchi que cette idée de la perfection est contradic-
toire et par conséquent chimérique?.,. Il importe
donc de faire ici uae distinction essentielle. 11 faut
distinguer entre la quantité et la qualité, ou mieux,
l'intensité de l'être. » Après cela, Sabatier déclare ne
voir auctine dilUculté à ce que, sous le rapport de la
qualité ou de l'intensité, la perfection du christia-
nisme se soit réalisée dès le début, dans la personne
de Jésus-Christ, son fondateur. Nulle difliculté, non
plus, à ce que les perfections dont Uieu voulait gra-
tiQer la nature humaineaienlétéréaliséesdela même
manière dans la personne d'Adam.principeelclief de
la race : non pas une plénitude absolue, carlui-même
devait se développer, mais une plénitude relative de
perfections, les unes communes et transmissibles,
les autres propres et personnelles, parce que possé-
dées à titre de chef. Mise» dans Adam, dès le début,
par une intervention spéciale et gratuite de Dieu, ces
perfections sont, par le fait même, en dehors de la
loi d'évolution. Quand Schleiermacher et d'autres
théologiens protestants font contre celte hypothèse,
en tant qu'elle renferme la justice originelle, des
olijeclions comme celle-ci : C'est supposer la sain-
teté déjà réalisée avant la crise nécessaire pour la
former, ils montrent, sans parler d'autres faux sup-
posés, que, n'admettant pas la grâce sanctiliante, ils
ne savent pas distinguer entre la sainteté acquise
et la sainteté infuse, celle-ci ne disant pas. comme
l'autre, une relation nécessaire aux actes et aux
mérites personnels. Aller plus loin encore et rejeter
l'hypothèse, sous ce prétexte que rien ne peut être
dans l'homme qu'en conséquence de l'évolution, c'est
se mettre sur le terrain, non [)lus de la science, mais
de la philosophie, et d'une mauvaise i)liilosopliie,
celle qui nie a priori l'existence ovi la possibilité de
l'ordre surnaturel oti [iréternaturel.
II. Les théologiens et les apologistes recourent à
la chute originellepour expliquer l'existencedu mal,
au moins du mal moral, dans le genre humain; mais
cette explication est manifestement inelHcace, car la
chute elle-même « est un mal, le plus grand mal, et
il reste toujours à expliquer l'explication... Si la
liberté d'Adam explique le premier péché, pourquoi
n'expliquerait-elle pastous les autres? D'ailleurs ce
péché primitif lui-i^ême eût il été possible sans ten-
tation, sans passion, c'est-à-dire sans vices? C'est
l'orgueil, di'-on, c'est la curiosité indiscrète, c'est
l'esprit de révolte, c'est la complaisance de l'homme
pour la femme. Qu'est-ce que tout cela, si ce n est
la concupiscence elle-même? La concupiscence, que
l'on considère comme une des conséquences du
péché, en est donc en réalité la source; c'est elle qui
l'explique au lieu d'être expliquée par lui. »
Paul Janet, /.es Problèmes du XIX' siècle, p. ^72,
477.,
Képonse. — Les théologiens et les apologistes qui
recourent à la chute originelle pour expliquer l'exis-
tence du mal moral dans l'humanité, ne considèrent
pas le mal dans un individu seulement, ils le consi-
dèrent dans l'ensemble de la race avec les caractères
de grièvelé et d'universalité qu'il présente et qui sont
si fortement mis en relief dans les livres de l'Ancien
et du Nouveau Testament : Gen., v, 5; vui, 31 ; £.v,,
XXXIV, 7; m /i'ei^.,vni, 4C; /'s.,cxxix, 3; i:ccles.,\u^
ai ; /!om., m, 12 ; vu, i8-a3; 1 Joa. , i, 10; de ce point
de vue, ils peuvent répondre que, si le seul exercice
de la liberté sullit pour expliquer le péché d'Adam,
il n'en va pas de même pour tous les autres. Mais il
est une réponse plus décisive. Les théologiens les
plus autorisés de l'Eglise romaine ne se servent pas
de la chute originelle pour expliquer philosophique-
ment l'existence soit de la concupiscence en nous,
soit du mal moral dans le monde : la concupiscence
est naturelle à l'iiomme, laissé à ses seuls principes
constitutifs, et rien ne prouve péremptoirement que
sous son influence, jointe à celle d'un milieu moral dé-
létère, le mauvais usage de la liberté ne puisse suffire
à exi)liquer, abstraction fuite de la révélation, l'exis-
tence du mal moral, même avec les caractères de griè-
velé et d'universalité qu'il revêt dans l'humanité his-
torique. L'autre partie de l'objection ne vaut que par
les équivoques et les confusions dont elle est remplie.
Les dons de la justice originelle, reçus par nos pre-
miers parents, ne comprenaient ni l'impeccabilité,
ni l'immunité par rapport à toute tentation; un
abus de la liberté restait donc possible, sans qu'il
soit nécessaire de faire intervenir la concupiscence
dans la tentation subie [lar Adam, ni dans son jirc-
mier péché qui fut, suivant toute vraisemblance, un
péché d'orgueil, Gen., m, 5. Mais la chute, telle qu'elle
est décrite dans le livre sacré, apparaît comme un
petit drame complexe, où il y a succession de divers
actes, dépendant les uns des autres; rien n'empêche
qu'une fois le péché d'orgueil commis, Adam et Eve,
dépouillés de la justice originelle, aient été dès lors
accessibles aux mouvemeuts de la concupiscence.
Voir Lb Bachklet, op. cit., p. 55 s.
12. Les données actuelles de la science permettent
d'expliquer la présence en nous de la concupiscence
d'une manière beaucoup plus simple et plus ration-
nelle qu'on ne le fait dans l'hypothèse de la chute :
« L'homme primitif, ignorant et sans idées, livré à
l'orage incessant de ses appétits et de ses instincts,
qui n'étaient que les forces de la nature déchaînées
en lui, ne s'est élevé que lentement à l'Idéal... Et,
dans cette lente conquête où l'humanité essaye de
dépouiller ce qu'il y a en elle d'inférieur, les instincts
primitifs, qui sont bien une tache originelle, repa-
raissent, à chaque instant, indélébiles, quoique alTai-
blis, pour nous rappeler non une chute, mais le peu
d'où nous sommes partis. » Tu. Ribot, L'hérédité
psychologique, 5« éd., Paris, 1894, p. 342. — Même
conception dans F. R Tknnant, art. Original Sin,
op. cit., p. 564.
Réponse. — Si l'on se contentait d'affirmer que
la présence en nous de la concupiscence peut s'ex-
pliquer, philosophiquement et expérimentalement,
par la condition intrinsèque de notre nature, com-
posée d'un corps animal et d'une àme raisonnable
dont les tendances opposées sont une source de con-
flits intérieurs, et que cette infirmité morale nous
rappelle le peu que nous sommes par nature, on ne
ferait que dire ce que les meilleurs théologiens de
l'Eglise romaine disent eux-mêmes. Mais l'objection
va beaucou|) plus loin : en ramenant la tache origi-
nelle à la concupiscence et en greffant là-dessus cette
autre idée, que cette condition de notre nature nous
rappelle non une chute, mais le peu d'où nous sommes
partis, les adversaires s'inspirent de vues combinant
les anciens errements sur la concupiscence, consi-
dérée comme élément constitutif du péché originel,
et les erreurs plus récentes des rationalistes ou des
matérialistes sur la descendance purement animale
et l'état d'ignorance et d'imperfection morale des
premiers hommes. L'expression de « tache origi-
nelle », empruntée à la terminologie traditionnelle,
i755
PÉNITENCE
1756
ne doit pas faire illusion; car le sens attaché au mot
est totalement changé. Dans la doctrine catholique,
la chute originelle dit tout d'abord la perte qu'Adam,
principe et chef du genre humain, lit de la grâce sanc-
tifiante et des autres dons primitifs, surnaturels ou
préternaturels. La concupiscence, considérée comme
privation du don d'intégrité qu'Adam avait reçu pour
lui et pour les siens, nous rappelle, dans l'ordre po-
sitif et historique, non pas le peu d'où nous sommes
partis, mais l'état supérieur d'où nous sommes déchus
dans la personne de nos ancêtres. Cette grandeur
perdue, cette noblesse de notre origine première ne
nous sont connues, il est vrai, que sous la lumière
de la révélation divine; et comme les rationalistes
et autres adversaires de nuance anticatholique ou
antichrétienne n'admettent ni la révélation divine
ni l'ordre surnaturel dont elle suppose l'existence,
là se trouve, en définitive, le vrai conllit entre ceux
qui professent et ceux qui nient le dogme de la chute
originelle.
B1BL10GRA.PUIU . — Synthèse théologique du dogme :
S. Thomas d'Aquin, Summa iheol., l' II'S q. lxxii s. ;
II» II", q. CLXiK s. ; Suarez, De l'itiis et peccatis,
disp. IX, éd. Vives, 1. IV, p. 597; B. de Rubeis,
De peccato originuti, Venise, 1767. Parmi les théo-
logiens récents : Palmieri, De Deo créante et ele-
t-ante, th. 05 s., Home, 1878; Scheeben, llundbuch
der katholischen Dogmutik, t. Il, § 167 s., Fribourg-
en-Brisgau, 1878; trad. fr. par Bélet, t. IV, p. 255 s.
Du point de vue apologétique ; S. Thomas
d'Aquin, Summa contra gentiles, 1. IV, c. Li s.;
Kleutgen, Théologie der Vorzeit, a* éd., t. II,
p. 607 s., Miinster, 1872; Hettinger, Apologie des
Christenthums, t. Il», p. 3iis., Fribourg-en-Brisgau,
1872; trad. franc, par de Felcourt-Jeannin, t. III,
p. 339 s.; II. 1*. Félix, Le progri;s par le Chruiia-
nisme, Année i863, 5" Confér. ; R. P. Monsabré,
Exposition du dogme catholique, Carême '877, 2G-
28" Confér. ; abbé de Broglie, Conférences sur la
vie surnaturelle, t. 11, Paris, 1882; E. Méric, La
chute originelle et la responsabilité humaine, 8^éd,,
Paris, i885 ; A. M. Weiss, O. P., Apologie du Chris-
tianisme, trad. franc, par CoUin, t. 111, 1'^ partie,
Paris, 1898; Mgr d'IIulst, La déchéance originelle,
dans Conférences de Notre-Dame, 189^, Retraite
pascale; J. Bricout, Péché originel, dans Hevue du
Clergé français, t. XII, p. 174 s., Paris, 1897; X. Le
Bachelet, I.e Péché originel dans Adam et ses des-
cendants (collect. Science et /fe/i^io/i), Paris, 1900 ;
S. Harent, S. J., Original Sin, dans The Catholic
Encyclopedia, t. XI, p. 3i a s., New-York, 1911.
X. Lb Bachelet, S. J.
PÉNITENCE. — Le mot ii-iiAm.'x, paenitentia,
signilie proprement cliangeraent de disposition inté-
rieure; il désigne surtout la résolution de s'amender
après le péché. Conséquemment, il désigne aussi les
actes extérieurs qui manifestent cette résolution.
La pénitence intérieure, qui consiste dans le regret
du mal commis, est nécessaire pour obtenir la rémis-
sion du péché. En effet, le péché, par lequel on pré-
fère la créature à Dieu, constitue le pécheur dans un
état d'aversion à l'égard de Dieu. Cet état d'aversion
ne peut prendre fin que par une co/ifers/on contraire,
rétablissant l'orientation de l'âme vers Dieu. C'est
proprement l'œuvre de la pénitence, ainsi que l'ex-
plique saint Thomas, III», q. 86, a. 2 : Offensa peccati
mortalis procedit ex eo quod voluntas hominis est
aversa a Deo per contersionem ad aliquod bvnuin
commutabile. L'nde requiritur ad remissionem ditinae
offensae quod voluntas hominis sic immutetur ut con-
vertatur ad Deum cum detestatione conversionis prae
dictae et proposito emendandi; quod pertinet ad ra-
tionem paenitentiae secundum quod est virtus. Et
ideo impossibile est quod peccatum alicui remittatur
sine paenitentia, secundum quod est virtus, La pré-
dication apostolique requérait cette condition pour
la rémission baptismale. Act., 11, 38, l'auditoire tou-
ché par saint Pierre, le jour de la Pentecôte, de-
mande : « Que faire? » Et saint Pierre répond: « Con-
vertissez-vous (u.€ryMr,7aLre), et que chacun de vous se
fasse baptiser au nom de Jésus-Christ pour la rémis-
sion de ses péchés, et vous recevrez le don du Saint-
Esprit. >>
Le fidèle qui pèche après le baptême, peut encore
rentrer en grâce avec Dieu moyennant pénitence; et
Jésus-Christ a élevé cette pénitence postbaptismale
à la dignité de sacrement Dès le commencement du
iiiî' siècle, la pénitence est appelée « seconde planche
de salut après le baptême ». Tertullien, De paeni-
tentia, IV, 2 ; XII, 9.
Parmi les aspects du sacrement de pénitence, deux
ressortissent spécialement à l'apologiste :
I' L'institution du pouvoir des clefs met à la portée
de tous les baptisés le pardon de toutes les fautes
commises après le baptême. Revendiquer cette ins-
titution, sera faire l'apologie de la Providence, qui en
cela se montre miséricordieuse.
2° La confession, moyen divinement institué pour
procurer l'administration de la pénitence, sous forme
de jugement sacerdotal, n'est pas, comme on l'a trop
souvent répété, une invention humaine. Rétablir le
caractère primitif de l'institution, sera faire l'apo-
logie de l'Eglise, fidèle interprèle de la pensée du
Christ.
D'où, deux parties.
PRBMiàRB Partis
INSTITUTION DE LA PÉNITENCE
SoMMAinB. — A. NouvFAU Testament. I° Paroles de
l'institution. — 11° Objection. Des péchés irrémissi-
bles. 1° Blasphème contre le Saint-Esprit ; 2° Les
péchés des fidèles, d'après l'épitre aux Hébreux;
3° Le péché mortel, d'après la L" épitre de saint
Jean. — 111° La pratique des Apôtres.
B. L'Eglise primitive. — I» La pénitence à Rome
au II» siècle, d'après le Pasteur d'Ilermas. —
II" l'administration de la pénitence au 11» siècle,
en dehors d'Ilermas. — III" La pénitence au m" siè-
cle. Théorie des trois péchés réservés. 1° Tertullien;
3° Calliste et Hippolyte; 3" Origène. — Conclusion.
A. Nouveau Testament
1° Paroles de l'inetitution
L'institution du sacrement de la rémission des pé-
chés apparaît, dès le NT., liée à la fondation même
de l'Eglise, selon la pensée du Christ. Le Christ
savait bien de quelles pierres il bâtirait son Eglise
et combien sont fragiles les volontés humaines. Les
hommes destinés à entrer dans cet édifice n'auraient
pas seulement besoin d'y être introduits par le bap-
tême, mais encore d'y être réintégrés s'ils venaient
à déchoir. La vie de la grâce, une fois acquise, peut
se perdre; le sacrement de la régénération appelait
un complément.
Aussi la parole même par laquelle le Christ cons-
titue Pierre fondement de son Eglise, renferme dans
son contexte immédiat la promesse du pouvoir des
clefs, pouvoir discrétionnaire sur les personnes et
sur les choses dans le royaume de Dieu, Mt., xvi,
iS-ig :
1757
PÉNITENCE
1758
« Que dit-on du Fils de l'homme ? » — Les disciples répon-
'* ■ ' * 'fiaii-Hant,iste. d'autres
. « Et
dont ; « Les ujis disent ciuo c'est Jean-Baptiste d'autres
Elie, d autres Jérémie ou ([uelqu'un des prophètes. » — « Et
vous, que dites-vous de moi ? » — Pierre, prenant la parole,
dit : « Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant. » — Jésus
répond : • Bienheureux es-tu. Simon, fils de Jean; car ce
n'est pas la chair ni le sacïg qui te l'a révélé, mais mon Père
qui est aux cieus. Et moi je to dis que lu es IMerre, et sur
cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l'onl'or ne
prévaudront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du
roy.iumo des cieux ; ce que lu lieras sur terre sera lié d.^ns
les cieux, et ce que tu délieras sur terre sera délié dans
les cieux. »
Dans un entretien avec ses disciples, il leur pro-
met une participation du pouvoir destiné à Pierre,
Mt., xviii, i2-i8 :
« Supposez, dit-il, qu'un homme ait cent brebis et que
l'une d'entre elles vienne à se perdre ; ne laissera-l-ii pas
les quatre-vingt-dix-neuf autres sur les montagnes pour
son aller ù la recherche de celle qui s'est perdue .' Et s'il
réussit à la retrouver, en vérité, je vous le dis, il se réjouit
pour cette brel;is plus que pour les quatre-vingt-dix-neuf
autres qui n'étalent pas [)orduos. Ainsi, n'est-ce pas la vo-
lonté de votre Pero qui est aux cioux, qu'un seul de ces
petits périsse. »>
Ou vient d'entendre le principe (rénéral. Voici
l'application :
« si votre frère pèche conlro vous, allez, roprenez-le entre
vous et lui seul. S'il vous écoule, vous avez gagné votre frère.
S'il ne vous écoute pas, prenez avec vous un ou deux autres,
afin que toute cause se décide sur la parole de deux ou trois
témoins. S'il ne les écoute pas, dites-lo à l'Eglise ; s'il n'écoute
pas mi^me l'Eglise, qu'il soit pour vous comme un païen et
un publicain. En vérité, je vous le dis, tout ce ([ue vous
lierez sur terre, sera lié dans le ciel, et tout ce que vous
délierez sur terre, sera délié dans le ciel, w
Une troisième parole du Christ contient la réali-
sation de la promesse, loan., xx, ig-sS :
.Au soir de la résurrection. Jésus apparaît au milieu de
ses disciples réunis et leur dit ; « La paix soit avec vous. «
Il leur montre ses mains et son côté percé ; il reprend ; « La
paix soit avec vous. Comme mou Père m'a envoyé, moi aussi
je vous envoie, i) Puis, souillant sur eux ; ii Recevez le Saint-
Esprit. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur
sont remis : ceux à qui vous les retiendrez, ils leur sont
retenus, »
Dans ces trois paroles est renfermée l'institution
du sacrement de pénitence.
D'un point de vue crititjue, la condition de ces tex-
tes est excellente; on ne peut les attaquer que par
raisons a priori. On leur opposera d'abord le pré-
jugé d'ordre général, d'après lequel le Christ ne sau-
rait avoir institué ni Eglise ni sacrement. On oppo-
sera de plus au troisième texte, qui rapporte une
parole du Christ ressuscité, tout ce qu'on a coutume
d'opposer au fait de la résurrection. De tels argu-
ments sontcertainement inellicaces pour prouver que
ces textes évangéliques représentent une réaction de
la pensée chrétienne sur les récits primitifs de la vie
du Christ. Il n'y a pas lieu de reprendre ici une dis-
cussion qui a été abordée fort pertinemment en d'au-
tres articles de ce dictionnaire. Voir. art. Evangiles
CANONIQUES, t. I, col. i6i3sqq. ; art. Eglise, t. I,
col. laS^; art. Papautk, t. 111, col. i33g-i358; sur la
Résurrection, art. Jésus-Cukist, t. II, col. ii^^^ i^'^-
Prenons donc simplement ces texte» pour ce qu'ils
sont, d'authentiques paroles du Seigneur, recueillies
par les témoins de sa vie.
La métaphore des clefs est commentée clairement
par la tradition biblique, depuis la Genèse, xli, où
le patriarche Joseph ouvre et ferme les greniers
d'Egypte, jusqu'à r.\pocalypse, i, 17-18, où le Fils de
l'homme est désigné comme c le])remier et le dernier,
le vivant qui était mort et qui désormais vit aux
siècles des siècles, qui possède les clefs de la mort et
de l'enfer ». On lit en /s., xxii, 23, sur Eliacim, ûls
d'IIelcias : « Je mettrai sur son épaule la clef de la
maison de David ; quand il ouvrira, nul ne fermera;
qtiand il fermera, nul n'ouvrira. » Et encore dans
Ap., III, '7 : « Ainsi parle Celui qui est saint et véri-
dique, qui possède la clef de David ; qui ouvre et nul
ne fermera; qui ferme et nul n'ouvre. » Tous ces
traits descriptifs visent le plein pouvoir d'un ma-
jordome. C'est le pouvoir qu'a en vue le Sauveur,
dans un cadre plus humble, parlant à son auditoire
juif, Luc, XII, 4î, de a l'économe Cdèle et prudent,
que le Seigneur établira sur la domesticité pour don-
ner à chacun, au temps voulu, la mesure de froment ».
Ce pouvoir discrétionnaire, promis au prince des
.\pàtres, comporte en particulier le pouvoir «de lier
et de délier ». Cepouvoir, étendu parletexte suivant
à tout le collège apostolique, trouve son explication
dans la langue rabbinique. Lier signifie user de
rigueur; délier signifie userd'indulgence. Dans la ca-
suistique juive, on disait couramment: sur tel point
« rabbi Scharamai lie, rabbi Ilillel délie » ; tout le
monde entendait ce langage, qui signifiait: Schamraa'i
défend, liillel permet. Par cette parole, le Maître ins-
tituait ses Apùtres arbitres des consciences; il les
investissait du pouvoir de prononcer sur terre des
sentences de condamnation ou d'absolution, qui
seraient ratifiées au ciel.
En saint Jean, le Seigneur ressuscité parle sans
aucune figure. 11 confère explicitement aux siens ce
qu'il leur a promis, le pouvoir de retenir les péchés
ou de les remettre, de condamner ou d'absoudre par
sentence ellicace. La véritéenveloppée dans les méta-
phores précédentes atteint ici son expression parfai-
tement claire et définitive, et tout le plan du Seigneur
se dessine. Pierre, fondement de l'Eglise, a reçu le
premier la promesse des pleins pouvoirs qu'il exer-
cera souverainement. Puis les autres ont reçu la pro-
messe des pouvoirs qu'ils exerceront dépendamment
de Pierre. Enfin tous reçoivent distinctement des
pouvoirs applicables à la rémission des péchés.
11° Objections. — Des péchés irrémissibles
Ces paroles ne comportent aucune restriction, et
donc suggèrent l'idée d'un pouvoir d'absoudre illimité
depar l'institution du Christ. Mais on a cru découvrir
des restrictions dans d'autres textes du NT.
I" Paroles du Seigneur relatives au blasphème con-
tre le Saint-Esprit, Mt., XII, 3i-32; Me, Ht, a8-3o;
/.c, XII, 10.
2° Doctrine de l'Epltre aux Hébreux sur les péchés
des fidèles, Ilh ., vi, 4-8 ; x, 26-27; ^"' '617.
3' Doctrine de saint Jean sur les péchés mortels,
I fo., v, 16.
Ces textes ont été souvent invoqués par des sectes
rigoristes, comme impliquant l'existence d'une caté-
goriedepéchés irrémissibles de leur nature, au moins
quant au ministère de l'Eglise. Les montanistes et
les novatiensau i!i« siècle ont donné l'exemple de cette
rigueur. La tradition catholique s'y est toujours op-
posée; elle a donné des mêmes textes une interpréta-
tion qui les concilie avec l'enseignement du Christ
sur le pouvoir illimité de rémission confié aux minis-
tres de l'Eglise. Nous résumerons celte interpréta-
tion, plus développée dans notre volume sur /-'fit/ift/e
Catliste, Paris,igi4.
i" nlaxphème contre le Saint-Esprit, .Ml,, xii, 3i-32
« Je vous le dis : tout péché et tout blasphème sera remis
aux hommes, mais le blasphème contre l'Esprit ne sera pas
remis. Et à qui aura parlé contre le Fils de l'homme, son
péché sera remis; mais à qui aura parlé contre l'Esprit- Saint,
son péché ne sera remis ni dans ce siècle, ni dans le siècle
à venir. »
1759
PENITENCE
1760
Saint Augustin, qui a consacréàce texte une élude
distincte, n'en connaissait pas de plus dillicile dans
toute l'Ecriture, .Serni.,LXXi,5,8, P. L.,XWVlimg.
Avant lui, bien d'autres Pères s'y étaient attai|ués.
La Didaclié, xi, 7.8. 1 1 , défend de tenter le prophète
quiparle en esprit: ce seraitcomraeltre lepéché irré-
missible. De même, saint lRÉNÉK,.'l(ii'. //aei es., Ill,xi,9
P. G., VII, 891 A, déclare coupables du pccUé conlre
le Saint-Esprit les hérétiques opposés systématique-
ment au charisme des prophètes.
Tektullien, déjà montaniste, trouve la délinition
du blasphème contre le Saint-Esprit réalisée dans
l'apostasie, qui constitue un alTront à la loi scellée
par le baptême. De pudic., xin, P. /,., 11, ioo5. On
retrouvela même interprétation, non seulement dans
lasecte novatienne, maischezsaint Cyprien, quisans
doute n'en lirait pas les mêmes conséquences,
Testimon., 111, 28, éd. Hartel, p. 142, 8-16; £pf>.,
XVI, 2, p. 5i8; Lv, 27, p. 6^5; lxii, 3, p. 699, et chez
PSEUD0-G3PRIEN, De alealoribus, x, p. 102.
Les Alexandrins ont pareillement insisté sur l'in-
jure spéciale faite au Saint-Esprit par le péché com-
mis après le baptême; voir Origkne et Thkognoste,
cités parsaint Atiiana.se, Zi'^. ad Serapioii.,iv, 10 et 7;
/'. G., XXVL 6^9 C., 652C. Voir encore Ohigkxb, /n
/oan.,l. Il, VI, P. G., XI, 128. Mais ils ne concluent
pas à la damnation universelle de tous ceux qui
pèchent ainsi.
Nombre de Pères illustres ont repris la solution
déjà indiquée dans la Didaché, et mis en lumière la
malice très spéciale du péché qui impute au démon
les œuvres de l'Esprit divin. Voir saint Atiianasr,
Ep . ad Serap., iv, ao, P. G., XXVI, 608 B-669A; saint
HiLAiRE, InMt., 1. XII, XVII, P. L., 989 B; saint .\m-
BRoisE, De paenii,, II, iv, 24, P. /-, XVI, 5o3 B; saint
Pac.ien, Ep. ad Sympronianiim, III, xv, P. /,., XIII,
10^4 A; Pseudo-Augustin, (juaestiones Y. N. T., cii,
P. L., XXXV, 2307; saint Jean Chrysostome, In. Mt..
Nom., xn, 7, />.G.,LVII,4i9.
Les Constitutions apostoliques ne connaissent qu'un
péché irrémissible : c'est la présomption criminelle
qui spécule sur la patience divine pour pécher à l'aise,
II, xxiii, 1-2, éd. Funk, p. 89, 24-28.
I.a solution de saint Augustin coupe court à toute
ùilliculté en identiliant purement et simplement le
blasphème contre le Saint-Esprit avec l'impénitence
ilnale, qui repousse jusqu'au bout les avances de la
grâce divine. .Serm., lxxi, Z'. i., XXXVIU, 445-467.
C'est la même solution qu'on retrouve chez saint
Fui.gknce, De remissione peccatoriim, xxii-xxix, P. L.,
LXV, 547.
Saint LÉON le Grand, en vue de controverses ac-
tuelles, se borne à faire l'application du texte de
Mt., XII, 3i-32aux hérétiques pneuaiatomaques, qui
relèguent l'Espril-Sainl à un rang inférieur dans la
Trinité. .Serm., Lxxv, 4. P- L., LIV, 4o2-4o3 ; lxxvi,
4, ib., 4oC.
Il n'est presque aucune de ces solutions où l'ana-
lyse ne découvre quelque élément de vérité. Mais si
l'on veut rendre pleine justice au texte évangélique,
il semble indiqué qu'on doit serrer de près la solu-
tion traditionnelle, esquissée par la Didaché et
saint Irénéb. Le péché contre le Saint-Esprit est
précisément celui que le Sauveur reprochait aux
Pharisiens, témoins de ses miracles et, ])hitôt que
d'y reconnaître la vertu de Dieu, les attribuant à
Béelzebub. C'est là proprement le péché contre la
lumière, qui stérilise les grâces de Dieu et aboutit
naturellement à l'inipénitence (inale. Cet aboutisse-
ment, qui est dans la logique d'un tel péché, jus-
tifie l'anathème du Seigneur, puisque, en fait,
celui-là ne saurait être jamais pardonné qui s'obs-
tine à repousser toutes les offres de pardon.
Par où l'on voit que, si l'on peut parler d'après
l'Evangile d'un péché irrémisible, ce péché est ir-
rémissible non du fait de Dieu, qui n'a point limité
le pouvoir de rémission donné aux ministres de sa
grâce, mais du fait de l'homme, qui oppose à la ré-
mission sa volonté d'impénitence. C'est la conclu-
sion qu'il importe de dégager, pour montrer que la
parole du Seigneur demeure rigoureusement vraie :
le péché qui n'aura pas été remis sur la terre, ne
sera pas davantage rerais au ciel ; non parce qu'il
n'existait pas sur terre un pouvoir suffisant de ré-
mission, mais bien parce que l'homme s'y sera per-
sévéramment refusé.
2" Les péchés des fidèles, d'après Heh.,\\, 4-8; x,
26-27 ' '^'i' '6-17.
11 est impossible que ceux qui ont été une fois illuminés,
qui ont goûté le don céleste, ont participé à l'Esprit-Saint
et goûté la belle parole de llieu el les vertus du siècle à
venir, puis sont tombes, soient renouvelés un" seconde fois
fiour la pénitence, alors qu'ils crucitient de nouveau pour
eur compte le Fils de Dieu et le livrent à l'ignominie. Quand
une terre, buvaritla pluie qui descend fréquemment sur elle,
produit une végétation utile à ceuï qui la cultivent, elle a
part à la bénédiclion de Dieu: mais quand elle ne produit
qu'épines et ronces, elle est réprouvée, proche de la ma-
iédicùon et enfin destinée au feu.
Si nous péchons volontairement après avoir reçu la con-
naissance de la vérité, il ne reste plus de saLTÎlice à offrir
pour nos péchés, mais l'attente redoutable du jugement et
l'ardeur du feu qui consumera les rebelles.
l'as d'impudique ni de profane, comme l^sali, qui pour un
mets vendit s^in droit d aînesse. Vous savez que plus tard,
voulant obtenir la bénédiction paternelle, il i'ut repoussé ;
car il ne fut pas admis à repentunce, malgré ses larmes et
ses supplications.
Il est facile de lire dans ces textes une doctrine
toutà fait désolante, qui dénie tout espoir de réha-
bilitation au chrétien tombé après le baptême. Les
anciennes sectes rigoristes n'y ont pas manqué ; et
des historiens modernes attribuent le changement
qui s'est fait dans l'Eglise, depuis le temps des
Apôtres, à un abandon de l'idéal primitif, idéal de
sainteté absolue qui n'admettait aucune compro-
mission avec les pécheurs.
Mais les Pères du quatrième siècle ont écarté cette
exégèse en restituant la vraie pensée de saint Paul.
Les destinat.Tires de l'épitre étaient des chrétiens
sortis du judaïsme, mais encore mal affermis dans
la foi et ressaisis par des velléités de vie juive. U
s'agit de leur faire entendre que la démarche qui
les a menés au Christ est définitive. Après ce bap-
tême, dont ils ont reçu et apprécié le bienfait, espè-
rent ils donc une autre rénovation? Pensent-ils que
la Victime du Calvaire, dont ils font peu de cas,
puisse être une seconde fois immolée pour eux?
Telle, et non pas autre, est la pensée de saint Paul.
Ce langage exclut la possibilité d'un second bap-
tême. Mais il n'insinue pas que la vertu du sang du
Christ soit épuisée par la régénération baptismale
et ne puisse désormais procurer, par une autre voie,
la rémission des péchés. Contre une telle interpré-
tation de 1 épitre aux Hébreux, on peut voir les
protestations de saint Athanase, Ep., iv Ad Serai).,
i3, P. G., XXVI, 655-656; de saint Ambboise, De
paenit., II, 11, 7.8, P. /.., XVI, 497C-498A; de
saint Epiphank, Haer., lix, 2, P. G., XLI, 1020 ; de
saint Jean (^^hry'sostomb. In Heb., Hom., ix, a. 3,
P. G., LXllI, 78-80; XX, I, 143 ; XXXI, 2, 2i4-2i5. Il
s'agit au contraire d assurer le sérieux de la péni-
tence. Ces Pères n'y manquent pas; aussi ont-ils
grand soin d'ouvrir aux mêmes pécheurs, trop in-
grats à leur baptême, de larges perspectives de mi-
séricorde. C'est le sens du commentaire de saint
JiiRÔME, qui serre de près la lettre de l'épitre aux
1761
PENITENCE
1762
Hébreux, Adti. lovinianum, II, m, P. /-., XXIII,
î86 AB. Le pardon n'est refusé qu'au pécheur incor-
rigible, qui persévère actuellement à outrager leSau-
veur, à le crucilîer de nouveau et à le bafouer,
<zvaTTa'j^5ÙvTK5 xat TTv.pv.Ssr/y.v-rtÇciiTV-i, Heb.^ VI, 6.
Ces leçons, données à des judéochrétiens encore
mal instruits et à l'orolUe dure, yt„9po\ ... rv.Ti àxov.Tç,
{Heb., V, 11), rappellent les vertes paroles de l'Apôtre
aux Galates insensés (Cal., m, i : ri àvo'y^Tîi rcJdtai),
qui s'obtinaient à jeter un regard furtif vers la Loi
de Moïse. Elles n'ont pas d'autre portée.
3» Le péché mortel, d'après I /o., v, iC :
Si quelqu'un voit son frère commettre un péclié qui ne
va pas à la mort, qu'il prie, et Dieu donnera la vie à ce
pécheur, dont le péché ne va pas à la mort. Il y a tel
péché <iui va à la mort : pour celui-là, je ne dis pas de
prier.
Comment ce péché, pour la rémission duquel on
ne doit pas prier, selon saint Jean, ne serait-il pas
irrémissible? Les Pères ont senti la force de l'objec-
tion. Mais ils ont rappelé ce que saint Jean dit plus
haut, dans la même épltre, I /o., i, 7-11, 3 :
Si nous marchons dans la lumière, comme Dieu même
est dans la lumière, nous avons communion entre nous, et
le sanj^ de Jésus- Christ son Fils nous purifie de tout péché.
Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous
trompons nous-mêmes et la vérité n'est i)as en nous. Si
nous avouons nos péchés, Dieu est fidèle et juste, pour par-
donner nos péchés et nous puriiier de toute ;nii[uité.
Si nous disons que nous n'avons pas péché, nous le fai-
sons menteur et sa parole n'est pas en nous. Mes petits
enfants, je vous écris ceci afin que vous ne péchiez jioint;
que si quelqu'un vient à pécher, nous avons un avocat près
du Père, Jésus-Christ le juste ; il est victime de propitia-
tion pAr nos péchés, et non seulement pour nos péchés,
mais encore pour ceux du inonde entier.
Un texte commente l'autre . Assurément saint Jean
montre la préoccupation de combattre l'abus des
grâces et d'engager tous ceux qui portent le nom
d'enfant de Dieu à ne pas le porter en vain. L'Eglise
se détourne du pécheur scandaleux et lui refuse le
bénéfice de la prière qui justilie. .autant qu'il dépend
de lui, un tel pécheur se livre dès cette vie à la mort
éternelle. C'est le sens du premier texte.
Le second rappelle tous les enfants de Dieu au
sentiment de leur faiblesse. Nul ne peut se vanter
d'être sans péché ; mais aussi, que nul ne se désole,
car il y a pour tout péché, pour les péchés du
monde entier, un Intercesseur tout-puissant. Plus la
faute sera lourde, et plus il doit être difficile de
mettre en mouvement la divine miséricorde. X cet
égard, saint Ambroish rappelle le rôle de ces grands
amis lie Dieu que furent sous l'ancienne Loi un
Moïse, un Jérémic : Dieu accordait à leur prière ce
qu'il n'eût point accordé à une prière quelconque.
Même sous la Loi nouvelle, il faut s'en souvenir, et
saint Jean l'insinue dans l'Apocalypse. De paenit.,l,
x,xi, P. 1.., XVI, 4'^o-43i. Donc saint .\mbroise n'a
garde de pousser les âmes au désespoir. Saint Pacirn
n'agit pas autrement, en rappelant que les péchés
qui damnent sont les péchés qui demeurent, c'est-
à-dire les péchés dont on ne veut pas faire péni-
tence, Ep. ad Sympronianum, ni, 16, P. t., XIII,
10^4. Et saint .'AUGUSTIN, après avoir fait l'application
du texte de saint Jean, 1 /o., v, 16, à l'apostat qui
se retourne contre l'Eglise et la poursuit de sa haine.
De Sermone Dominiin mnnte,i,i3, ^3, P. /.., XXXIV,
1266, éprouve le besoin de se corriger et d'atténuer
une interprétation trop dure. Celui-là seul se damne
qui persévère jusqu'à la mortdans la haine. Il ne faut
jamais désespérer d'un vivant. lietract., I, xix, 7,
Tome III.
P. /,., XXXII, 6i(>:Addendum fuit, si in hac tam sce-
lerula mentis perversitute finieiit hanc tilani; quo-
niam de qiiocumque pes.simo, in hac vita constitutOy
non est desperandum,nec pro illo imprudenter oiatur
de quo non desperaiur.
Saint Jean n'a jamais eu la pensée de refuser le
bénélicedes prières privées au chrétien que ses fautes
rendent indigne des prières officielles de l'Eglise.
.Mais il oppose à la filiation divine, qui se manifeste
par les œuvres de vie et la charité, la filiation dia-
bolique, qui se manifeste par les oeuvres de mort
(I lo., II, i5.i6; III, 8.10. i5; iv, 5.6; v, i sqq.). Et
il montre l'aboutissement de l'une et de l'autre filia-
tion. 11 exclut de la prière ecclésiastique les œuvres
du monde, comme le Seigneur excluait de sa prière
le monde (foan., xvii, g). Et sa doctrine, sur l'une
et l'autre filiation, fait écho à la doctrine du Sei-
gneur (vin, 42-44). Entre cette épitre et lo quatrième
évangile, la continuité est parfaite, encore que le
relief de certaines sentences, dans l'épitre, rende
plus particulièrement nécessaire le recours à l'am-
biance doctrinale. Mais l'auteur de l'épître est le
même é vangéliste qui montrera Jésus comme l' A gneau
de Dieu, ôtant les péchés du monde (/oan., i, 29, 36);
qui proposera la régénération par l'eau et l'Esprit-
Saint. comme la voie du salut ouverte à tous (/oan.,
m, 3-5); enfin, qui proclamera l'efficacité universelle
du pouvoir de rémission confié par Jésus aux siens
{loan., XX, 23).
La tradition des Pères n'a point admis de contra-
diction entre l'enseignement positif de Jésus tou-
chant le pouvoir de remettre les péchés et les divers
textes du NT. qui paraissent viser des péchés irré-
missibles. De fait, la contradiction n'existe pas. Les
points de vue fragmentaires que nous avons signalés
se raccordent dans l'unité d'une même vision. La
miséricorde divine est offerte à tous, mais elle n'est
ofl'erte que sous bénéfice du repentir. Et les textes
redoutables que nous avons parcourus en dernier lieu,
se laissent eux-mêmes ramener à l'unité, comme
nous essayons de l'indiquer, Edit de Calliste, p. 3^-
38:
« Il semble qu'un même bloc d'inexorable justice
ait été abordé, de divers biai<:, par des pensées plus
ou moins profondes, plus ou moins compréhensives,
qui le morcellent à noire usage. Ce pécheur-là est
perdu sans retour qui s'obstine à méconnaître Dieu
dans les œuvres de sa puissance (Notre-Seigneur
chez les Synoptiques) — ou qui renouvelle persévé-
ramment la passion du Christ en profanant le <lon
divin (ép. aux Hébreux) — ou qui demeure volon-
tairement dans la mort, c'est-à-dire dans la haine
(saint Jean). Ces divers enseignements se complètent
et s'éclairent l'un l'autre. Autour d'eux, la tradition
patristique multipliera les commentaires, mêlant
parfois les points de vue et rendant plus sensible
l'unité foncière de la doctrine. Saint .\ugustin résume
vraiment cette tradition, quand il dit: « Si le cœur
impénitent ne s'endurcit pas jusqu'à blasphémer le
don divin, tous les autres péchés pourront lui être
remis.» Serm., Lxxi, 12, 20-i4, 24, P. t-., XXXVUI,
455-458. »
111° La pratique des Apôtres
L'enseignement des Apôtres est commenté par
leurs actes : leurs écrits nous les montrent exerçant
le pouvoir de discernement et de justice qu'ils ont
reçu de leur Maître ; et l'on remarquera que le pou-
voir de délier n'entre pas seul en acte, mais aussi et
tout d'abord celui de lier.
Le prince des Apôtres se trouve en présence de
deux chrétiens médiocres, qui usent de fraude à
56
1763
PENITENCE
1764
l'égard de Dieu : il prononce sur Ananie et Saphire
une parole de blàrae, aussitôt ratiliée par le châti-
ment divin, Jet., v, i-i l. 11 rrncontre un faux chré-
tien, qui a reçu le baptême, mais ne songe qu'à faire
argent du don de Dieu : il doit s'avouer impuissant
à guérir cette àme et abandonne Simon de Samarie
au jugement d'en haut, Act., viii, 9-2^. Sa première
épître signale, avec des abus déjà existants dans
l'Eglise, l'urgence de prévenir le châtiment divin, I
Pel., IV, ■j-S ; V, 8; II Pet., 1,1; 11, 1.20-22 ; m, 9.
Saint Paul trouve aussi sur son chemin le vice, et
le vice monstrueux. 11 excommunie l'incestueux de
Gorinthe, 1 6'or., v, i-i3. On s'accorde généralement
à croire que le coupable s'amenda et qu'un autre
texte de l'Apôtre le montre réconcilié. Il Cor., 11,
5-ir. Certainement l'intercession des Frères exerça
quelque influence sur l'Apôtre, qui d'ailleurs, dans
la même épitre, revient à diverses reprises sur le
ministère de la réconciliation, II Cor., v, 18-20; vu,
9-10 ; xn, 20-ai. Tertullien s'est refusé, De piidicit.,
xiii-xvir, P. L., II, ioo3-ioi4, à reconnaître l'inces-
tueux de Gorinthe dans le coupable absous par saint
Paul ; mais cette opinion singulière, lancée dans un
écrit montaniste, est démentie par le sentiment
commun des Pères. Edit de Culliste, p. 41.^2.
Nous retrouvons sur d'autres théâtres saint Paul,
ministre de la pénitence. Déjà les Thessaloniciens
s'entendaient rappeler à l'exercice des vertus chré-
tiennes, et notamment à la pratique de la correction
fraternelle, I Thess., iv, S-'j ; v, i/i; même leçon
dans l'épitre aux Galates, vi, i. Les Romains sont
pressés par l'Apôtre de rejeter les œuvres de ténè-
bres et de revêtir les armes de lumière, ftant., xiii,
11-14. Dans la I-' épitre à Timothée, on voit deux
coupables, Ilyménée et Alexandre, après leur nau-
frage dans la foi, livrés à Satan, pour apprendre à
ne plus blasphémer, I Tint., i, 20. D'autres sont
repris publiquement pour le scandale de leur vie, v,
611 ; et peut-être faut-il voir, v, 20-22, une recom-
mandation faite à Timothée de ne pas brusquer la
réconciliation des pécheurs, mais d'éprouver la sin-
cérité de leur conversion. L'appel à la correction fra-
ternelle reparaît II Tim., 11, 25-26; m, 8-9 ; iv, 2 ;
Tit., III, lo-ii. Il est remarquable que les dernières
épîtres de l'Apôtre ne nous apprennent rien de très
nouveau sur ses expériences morales. Le spectacle
de la faiblesse humaine frappa ses regards dès le
début de son ministère apostolique et ne le détourna
point de considérer les pécheurs comme véritables
membres du corps du Christ ; membres malades,
sans doute, mais ne cessant pas d appartenir à ce
corps, tant qu'ils n'en avaient pas été retranchés par
sentence positive.
L'é[)ître de saint .laeques a des promesses de par-
don pour tous les pécheurs qui s'humilient, lac, iv,
8.9; v, l5.i6. Celle de saint .lude préconise, comme
une œuvre excellente de charité, le zèle de la con-
version des pécheurs, qu'il faut sauver de l'enfer et
d'eux-mêmes, /»rf., 22-23.
Saint Jean, dans l'Apocalypse, surtout dans les
lettres dictées par l'Esprit de Dieu pour les anges
des Eglises, iiiii, signale des désordres ; à côté des
désordres, il montre ouverte la voie de la pénitence
et du pardon. La pratique de l'Apôtre répondait à
ces exhortations. Rien n'est plus connu que l'histoire
de ce jeune néophyte instruit et baptisé par ses
soins, puis perverti et devenu chef de brigands,
enfin retrouvé par lui et rendu à l'Eglise. Ce trait,
que nous a conservé Clément d' Aluxandrib, Qui.':
dives salvetur, xlii, P. G., IX, 6^8-649. nous permet
de lire dans la conscience des chrétientés aposto-
liques..
B. L'Eglise primitive
1° La pénitence â Rome au II" siècle
d'après le Pasteur d'Hermas
Le premier écrit chrétien qui puisse être désigné, en
un sens très large, comme un traité de la Pénitence,
est le Pasteur d'tlERMAs. Ecrit allégorique, où l'on
se gardera bien de chercher des précisions d'ordre
canonique, mais que les générations suivantes n'ont
pas cru négligeable et que nous ne devons pas né-
gliger non plus. L'auteur est un voyant ; mais par-
ticulièrement représentatif, par le temps, le lieu où
il a vécu, par lesattaches personnelles qu'il eut avec
les chefs de l'Eglise romaine. La déposition du frag-
ment de Muratori et du Catalogue libérien, qui en
font le propre frère du pape saint Pie I" (iSg-iôi),
ne paraît pas à tout le monde recevable. Il n'en est
pas moins certain qu'Hermas nous permet d'entre-
voir, sous le voilede l'allégorie, l'Eglise romaine peu
après le commencement du 11* siècle. Cela suflitpour
donner à son œuvre un puissant intérêt. Et les
Pères du 11" et du m" siècle se réfèrent expressément
à son enseignement sur la pénitence, soit pour l'ap-
prouver, soit pour le discuter.
Hermas décrit, à diverses reprises, notamment
Vis., m; .S;m., vin et ix, une tour construite sur les
eaux. Cette tour, d'après sa déclaration expresse,
ligure l'Eglise; les pierres, qui sont tirées de l'eau
pour entrer clans la bâtisse, figurent les fidèles, qui
sont introduits dans l'Eglise en passant par l'eau
du baptême. L'allégorie de la tour tient dans l'ou-
vrage une place capitale ; le sens général du sym-
bolisme est très clair. Ne nous arrêtons pas aux
développements d'Hermas sur le triage des pierres
destinées à la bâtisse, lequel figure certainematit le
recrutement des eatéchumènes. Dans les diverses
catégories de pierres employées à la bâtisse ou lais-
sées plus ou moins au rebut, il semble qu'on puisse,
sans témérité, chercher quelques lumières sur les
diverses catégories île fidèles appartenant à l'Eglise,
dans un temps où sans doute la discipline du caté-
chuménal et de la pénitence publique s'élaborait.
Vers l'an 200, les écrits de Tertullien nous montrent
ces institutions fonctionnant régulièrement à Car-
thage où, sans doute, elles ne dataient pas de la
veille. Elles avalent dû fonctionner à Rome dès une
date plus ancienne, et ont pu laisser quelques tra-
ces dans la peinture allégorique d'Hermas. Ne nous
attardons pas à ces traits, que nous avons essayé
d'interpréter, £dit de Calliste, p. 5/1-67.
Les Idées morales du livre doivent retenir davan-
tage notre attention. Des trois parties qui le com-
posent — ]'isions. Commandements, Paraboles, —
les deux dernières mettent constamment en scène
le « Pasteur, ange de la pénitence ». Ce personnage
surnaturel qui, au nom de l'Eglise, instruit Hermas,
a donné son nom à tout l'ouvrage. Les idées dont il
se fait le héraut, ont été diversement comprises.
Avant de les étudier, il n'est pas indltférent de no-
ter le souvenirqu'ellesavaient laisséaux chrétientés
en relations directes avec Rome. Trrtullien, durant
sa période catholique, cite le Pasteur avec res|iect,
comme « Ecriture », donc presque au rang lie nos
Livres saints {De ornl.. xvi, P. /.., I, 1172). Devenu
montaniste, il se retourne violemment contre la
morale du Pasteur, qu'il appelle le manuel des adul-
tères (De Pudicit., x.xx, P. L., II, 1000; 1021). Her-
mas ne semble donc pas avoir laissé en Occident
le souvenir d'un auteur rigide. 11 n'en allait pas
autrement en Orient, comme nous l'apprendrons de
Clément d'Alexandrie. Ces deux témoins, séparés
d'Hermas jiar deux ou trois générations tout au
1765
PÉNITENCE
1766
plus, méritent d'être entemlus. Il y aura lieu de con-
fronter leur sentiment avec le texte de l'auteur.
Voici la page la plus controversée d'Herraas,
Mand., iv, 3 :
'Et"( fïî/"', y.^pii-, TzpoiQtiTOi roû 'e.nipfjirr,yv.t, — Ar/s, f;>]j('y.
— 'Hxo'jTK, f->î,«i', y.ôpUy Tiy.pv. Ttvwv 5ià«5XK/6jv, Sti kripfx.
//eravîiK cvx "esrty et ij.-n Ixêivï;, ' Qzt etç ùSup y.KTiCyip.sv xvÀ
é/c^Cc/j.tv iy.fe7iv àfj.apriiiv «//âv Ttfiv Ttporépuv. — Ar/ei p.oi '
'yfj.v.pTiiùv fxvjy.iTt ixtjiKpTixvstVj à>,/ kv t}.'/>iiv. Kv.roif.eîv, 'Errei ëk
7ràvT« '£^ax^iCaÇ>5, ;<«( toûto ffoi ovî/cjffw, //.vj ^t^oùç àvop/j-riv Toi^
//://5U7c TTiTTcJîty >: TO?^ yûv Trt5T«Ù7«7(v £('^ Tcv Kù^otcv. 0/ yv.p
VÙV TïtTTSJTKVTfÇ iî [xéyXo'JXZi TtOTtJîVJ /lîTWJOlV.V V.p.V.priâjV iûz
"£;^ouTtv, «jjSTiv 51 "sxcu7i tG'j ^p'iripwj y.av.pTLStv kj-^Ci-j. Tôt; oùw
■yrfiBiX'jt -Kpô TOÙTC-yj Ttfjy rj fxepiSiv kdY)KZ-j à Kjptoi fj.srix.voiy.v ' yxp-
0(r/v6i7Tï;; yvp ù-j à Kùpici xctt vdvTX npoyivù^Kuy ë-poi tÀ'j KtOi-
yîtx^ zSfj à.'jfi p'JiTlwj y.vÀ t/jv tto^.'jTt/oxiû'v tcCi ô(aCc>oy, OTt 7T0t/;V5( t(
y.VXOV TOt; <îoù/5tç TîO 0=OU Jtat 7T5VÏ7/:£Li7£Tat £t'^ aÙTOÛÇ • 7T0/Ù7-
TT/ay^voç ouv wy ô Kû^iî; '£57T).K-/;/yt'ffô>î £7:t T/,y TTÇt'ïjTiy KÙroû >!ai
iO-/jxsv Tf-i'J /j.ircivotv.v Ttxùrr/j, xu.i k/jLûl •/} U^o-j7tv. t^ç /xEravota;
Ta'Jry)^ iSôO/i, 'Ay/à i*/w cse /c'yw, fvjai • [j.£tk T/;y x/ijffiv £K£i'y/iv
T/;y p-tyr/Jn-j x«î ztp.vf,v èv.-j T(5 lyreipy-cOeli Ù7:i toO Siv.Cd)o-j
v.p/xpTvia-ri, p.it/.j //£Ta»5i«y "£;^£< ■ iày îs JTti ;;£<"/>« «,ua/jTayi7 x«i
fXiTX'JOriT/l^ àyÛU.'^Op''Jv 'eOTt Ttfî àvS^&JnW Ta TOIOÙTW • 5'JTXO/ûJ;
•/à^ ÇyjVETaï. — iVéyw «ùtÇ • 'Eçwcnor/i'^>;v TKÛra TTK/ja vov
v.yoùau.^ oC-Toj; ùxptQn^ ' o7?« yàys OTt, £kv p.Yixzri TTpo^Sfj^fji zy.i^
VtXKpTCXiç flOUy <70lOri70p.y.l. 2wtfïî7ï7, f/j'JlVf xat ttkvtes 070t
£v:j TXÛTa 7ro(v;7'j)7(y.
Avant de traduire cette page, nous la relirons
attentivement .
Contrairement aux anciens, des modernes ont
cru y voir qu'il existe, au temps d'Herraas, une école
rigfide, opposée en principe à toute réconciliation
du chrétien qui a péché après le Ijaplème, et que le
Pasteur approuve cette doctrine, sauf une déroga-
tion unique, à l'occasion de la mission de pénitence
qu'il prêche présentement. A tous les pécheurs, le
pardon est offert présentement, pour une fois; mais
qu'ils se hâtent, car roccasion perdue ne se repré-
sentera point.
On comprend aisément que celte conception, une
fois admise, commande l'iilce qu'on se fera sur tout
le développement ultérieur de la pénitence ecclésias-
tique. Nous ne saurions dire qui en est le père. On
la trouve notamment chez Zahn, I)er flirt von ller-
mas, p. 353, Gotha, i868; Gkduahdt-Harnack-Zahn,
Patrum apostolicnrninOperii'\ fasc. m, p. 83, Li-
psiae, i^-)"}; Funk, Kirchen<^e.icliicktliclie Alihandlun-
gen und Untersiicliiingeii, t. I,p. lOg. 170, Paderborn,
1897; O. D. Watkins, a lltstnry of Penance, i. I,
p. 57, London, 1920.
Quel en est le fondement? C'est assurément l'idée
particulière que l'on s'est faite de la mission du
Pasteur.
On a bien raison devoir dans le Pasteur d'Hermas i
une œuvre d'actualité. Comme les épitres de saint
Paul, ce livre vise des circonstances concrètes, dont
il ne faudrait point, d'ailleurs, exagérer la précision,
car il existe de bonnes raisons de croire que le livre
ne fut pas écrit d'un seul jet. Un assez grand nom-
bre d'années a pu s'écouler entre les premières et les
dernière pages; cette hypothèse rendraitbien compte
de certaines particularités, sur lesquelles il n'y a pas
lieu de s'étendre ici. Parler d'une mission de péni-
tence est encore très juste, car certaines recomman-
dations visent les leçons pressantes de la persécution;
d'autres visent l'imminence îles derniers temps.
Encore ne faut-il pas perdre de vue que les dévelop-
pements d'Hermas ont, dans l'ensemble, une portée
générale, non restreinte aux circonstances actuelles.
Cela est vrai des trois parties. Visions, Commande-
ments, Paraboles; mais surtout delà deuxième, qui
renferme le code permanent de la morale chré-
tienne.
Quant à l'intention dogmatique qu'on prête à
Hermas, d'exclure en principe toute réconciliation
pour les fautes commises après le baptême, nous la
croyons étrangère à sa pensée, autant que contraire
à son texte. Certains contresens ont la vie dure, et
encore que celui-ci soit déjà bien malade, il n'a point
tout à fait achevé de vivre. Nous ne croyons pas de-
voir le ménager, d'autant qu'il commande d'autres
erreurs. Ce sera notre excuse pour avoir reproduit
un texte aussi long, qu'il faut maintenant commen-
ter et traduire.
Hermas cite « certains maîtres », au dire desquels
il n'existe pas d'autre pénitence que la pénitence pré-
liminaire au baptême. Le Pasteur approuve cet en-
seignement. Mais, pour donner pleine satisfaction
à Hermas, il ajoute, sous toute réserve, car il ne veut
pas scandaliser, que le Seigneur, connaissant la fai-
blesse humaine, a établi dans sa miséricorde une
deuxième pénitence pour ceux qui ont péché dans
le passé; il en a contié l'administration au Pasteur.
Donc, que les pécheurs se hâtent d'en profiter; mais
que les néophytes d'aujourd'hui ou de demain n'en
prennent pas occasion pour pécher à leur aise ! Car
après l'appel solennel de la pénitence baptismale, il
n'y a plus qu'une pénitence. Ceux qui croiraient
pouvoir osciller toujours entre le péché et la péni-
tence, risqueraient fort de se perdre. Mais qu'ils
gardent les commandements, et ils se sauveront.
Tel est le mouvement général de la pensée. Il faut
revenir sur quelques expressions.
Les Ti»£; SiSv.ry.'Act ne sont nommés qu'une fois.
On ne vous les fait pas connaître autrement. Ils re-
çoivent d'ailleurs une approbation non équivoque.
Cependant le Pasteur juxtapose à leur enseignement
une assertion qui parait le contredire assez ouverte-
ment. Des exégétes y voient une exception tempo-
raire. Est-ce bien une exception temporaire? Le texte
ne dit pas cela; car le Pasteur envisage le présent et
l'avenir, les conditions normales de la vie liumaine,
qui comporte mille dangers et réclame le secours
permanent de son ministère. 11 faut pourtant lever
la contradiction. Selon tel auteur, il n'y a qu'une
issue : admettre que le texte est interpolé. Ainsi
Spitta, Ziir Geschichte und Litteratur des Urchris-
lentums, t. II, 1896. C'est là un parti désespéré. Nous
ne croyons pas nécessaire d'y recourir; mais nous
écarterons l'idée d'une exception temporaire.
Ce qui ne permet pas de s'arrêter à l'hypothèse
d'une exception temporaire, ce sont les considérants
énoncés par le Pasteur. Le Pasteur ne dit pas que
son ministère a été institué à titre exceptionnel pour
liquider le passé : à ce compte, il eût sudi au Sei-
gneur de connaître les péchés déjà commis par les
baptisés. Le Pasteur dit que son ministère a été
institué par le .Seigneur en considération de la fai-
blesse humaine, de l'astuce diabolique, et en vue des
fautes éventuelles. Ce sont là toutes conditions per-
manentes. Ce ministère est donc permanent : "iOr.xiu
TTi-j f/.STv.joiX'J TC.ÛT/;y, xa( 'stioi h i^oujt'oi. iP;^ p-STKvot'fy^ tuûtyi^
iO'',9i)-
Pour s'arrêter à l'idée d'une exception temporaire,
il a fallu attribuer à la mission du Pasteur un carac-
tère éphémère, et pour cela fausser toute la termi-
nologie de cette page. Rétablissons-la.
La rémission baptismale est désignée trois fois —
une fois par Hermas. di'UX fois par le Pasteur, —
d'un nom réservé, quine laisse place à aucune équi-
voque : y-'fzivj v.fj.v.priCyj.
La pénitence — 'liTX'm'x — est nommée six fois : une
fois par Hermas, qui vise la pénitence préliminaire
au baptême; cinq fois par le Pasteur, qui vise la
1707
PENITENCE
1768
pénitence postbaptismale; il applique encore à celle
idée le verbe .ustîîvî-îv.
L'appel dont le Pasteur parle à deux reprises n'est
pas, comme on l'a souvent cru, son appel présent à
la pénitence : nulle part, dans ce livre, il n'est ques-
tion B d'appel à la pénitence ». Les mots x^jj^iç, xa/ew
n'y présentent jamais ce sens. Mais il est question,
ici et ailleurs, d'appel à la foi et au baptême. C'est là
une expression consacrée par l'usage du NT., {iorn.,
XI, 29; I Cor., I, 26; vu, 10-24; Eph., i, 18; iv, I ;
Pkil., m, il,; II Tlies.,1, 11 ; Ileb., m, 1 ; lPet.,i, 10,
et beaucoup d'autres exemples; voir Cbemer-Kogel,
Biblisch-theologisclies ff'nrierbuclt der NT Gnizitât,
p. 56i sqq., expression reprise par Hermas, Sim,,
vin, I, i; II, i; ix, i4,5; 17, 4. C'est le même sens
qu'on retrouve ici par deux* fois : tsi"; x/>)6EÎ!ri npo
TCÙTWï Tii-J Y.nipSt)! ... /7.£Tà Try yj:r,an ixtivTi-J t/.ï ll.vtcùr,'j x«i
S'il était besoin de confirmer ces précisions lexico-
graphiques, on pourrait étudier le jeu très précis des
pronoms démonstratifs. Le pronom ixd-joi s'applique
toujours en grec à un objet lointain, aussi est-il
réservé à la pénitence préliminaire au baptême et à
l'appel du baptême : ysTcvoia ... l/.uvn £t£ ci; iiotp
XKTiCn;j.sv,... TY.-J A-r.'jiv ixsivvj Tr,v y.r/KXr,v xy.i ffE/<v/;y; — aU
présent, est réservé le pronom oî«? : t/,v ncrmoiv.-j
7-KÙT/;v, etc. Il est tout .i fait impossible de trouver
dans celte x'/f,7ti une allusion au ministère présent
du Pasteur, comme inaugurant une ère nouvelle
dans l'économie de la pénitence.
Mais alors, comment expliquer la différence clai-
rement mise par le Pasleur entre ceux qui ont déjà
répondu à l'appel du baptême, t«îç x'^rfici^iv npi zoOtoi-j
Tû» ■h/ispif-', et ceux qui pourront y répondre dans
l'avenir? Cette différence s'explique le plus simple-
ment du monde, par un calcul de prudence, que le
Pasteur énonce expressément et qui répond au but
de l'ouvrage. Le Pasleur se préoccupe de ne donner
ni aux uns ni aux autres occasion de spéculer sur la
facilité des pardons divins : p.h Sici'ji i.fnp;j->,-j rcifj
p.é'JjO'j7t 7Tta-T-:-£(v Yi TOii vûv TTtffTeJcaffiy £(; Tti* Kùpinv. 11 énonce
par deux fois celte distinction, non pour annoncer
jin Iruiteraent difTcrenl aux uns et aux autres, mais
au contraire pour promettre aux uns et aux autres
un même traitement : ol yv.p vOv ris^T£v(7«vrs; r, p.a.ymzi
TTio-Tsùeiv /«TOvot-z» v.ft.n.pTi.Cyj oiix "tyrjMdvi — ni les uns ni les
autres n'ont en perspective un second baptême; —
«tEiTi» li "iywai T&'J -npoTipwJ àp-'ApnCt-j vmtCii^ mais les uns
et les autres doivent s'en tenir au pardon baptis-
mal. Qnanl à la pénitence postbaptismale, le Pas-
teur eu explique l'institution à ceux-là seuls qui
peuvent aujourd'hui en avoir besoin; mais il a soin
de les avertir qu'on ne joue pas avec la miséricorde
divine : c'est vouloir se perdre que d'osciller perpé-
tuellement entre le péché et la pénitence.
Et c'est pourquoi le Pasleur a commencé par don-
ner son entière approbation aux maîtres qui ensei-
gnent qu'il existe une seule pénitence, la pénitence
préliminaire au baptême. Ces maîtres ne sont pas
des dissidents : ce sont tout simplement les catéchistes
de l'Eglise romaine, qui, préparant les catéchumènes
au baptême, ne jugeaient pas opportun d'ouvrir à
leurs yeux des perspectives infinies de rémission.
Considérant comme leur premier devoir d'assurer le
sérieux de la pénitence présente, ils avaient soin
d'inculquer à leur auditoire l'obligation de renoncer
pour tout de bon au péché, abandonnant à l'avenir
le supplément d'instruction que l'expérience de la
vie devait, hélas, trop souvent rendre nécessaire.
Cette pr.itique n'était point particulière aux caté-
chistes romains du 11" siècle : on la relrouve dans
toutes les cntéchèses des Pères, depuis le De Baplismo
de TertulUen au commencement du 111° siècle.
jusqu'aux instructions des grands évèqnes du iv' siè-
cle. Qu'on parcoure les catéchèses de saint Cyrille
de Jérusalem ou le De mysteriis de saint Arabroise,
les discours prononcés en de pareilles circonstances
par saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint
Jean Chrysostorae ou saint Augustin : en vain y
cherchera-t-on ces développements sur la pénitence
postbaptisinale, qui avalent leur place marquée dans
un stade ultérieur de l'instruction chrétienne. Il j' a
plus : beaucoup de Pères tiennent, même à des audi-
toires chrétiens, un langage identique à celui du Pas-
leur d'Herraas, sans qu'il y ail l'ombre d'un doute
sur leurs intentions, surtout quand il s'agit des
Pères contemporains du plein développement de la
pénitenceeccIésiaslique.Nous avonsrelevé des textes,
Edit de Calliste, p. 8.'|-85. Voir notamment H» dé-
mentis, VIII, 6; sainl Justin, Dial., XLiv, P. G., 'VI,
75a A, coll. VII et c.xli; TEmuLLiEN, De Bapt., xv,
P. /.., I, 1216 C; Origknf, In lerem., Hom., xix, !\,
P. G., XUI, 5o3GD; sainl Ambroisb, De paenit.,U,
X, 95, P. L., XVI, 520 A; saint Pacikn, Jd Sjinpron.,
Ep., 1, 5, /-". /.., Xlll, io55; saint Jean Chrysostomb,
In Ileh., Ilom., xxxi, 2, P. G., LXIII, 2i5; saint
Augustin, .s>rm.,C(:ci.ii, 3, 8, P. £., XXXIX, i558.0n
pourrait allonger beaucoup celle liste.
Il est temps de rendre en français le texte d'Her-
mas, Mand., iv, 3 :
Je vous poser'ai encore une que-'lion. Seigneur. — Parle,
dit-il. — J'ai entendu, Seigneur, certains maîtres enseigner
qu'il n'y a pas d'autre péuilonce que celle que nous avons
faite, lorsiiue nous descendîmes dans l'eau et y reçûmes le
pardon de nos précédentes fautes. — '•' 11 me dit : Tu as
bien entenJu, il en est ainsi. Car celui qui a roi;u le pardon
de ses fautes ne devrait plus pécher, mais demeurer dans
l'innocence. ' Mais puisque tu veu.\ savoir le dernier mot de
tout, je ta (k'Oouvrirai enr. ire ceci, non pour encourager [à
pécher] ceux qui désormais croiront ou qui déjà ont cru au
Seigneur. Car ceux qui déj,*i ont cru ou qui croiront n'ont
pas [en perspective) la pénitence de leurs fauies [ultérieures],
mais lien le pardon de leurs fautes précédentes. 'Donc,
pour ceux qui ont été appelés avant ces jours, le Seieneiir a
établi une pénitence : car connaissant les cieurs et prévoyant
toutes choses, le Seigneur a vu la faiblesse humaine et
l'astuce du diable, ses entreprises funestes et ses attentats
contre les serviteurs do Dieu. •'' Le Seigneur plein de misé-
ricorde a eu pitié de sa créature; Il a établi cette pénllence
et m'y a préposé. s.Mai^ je te le dis ; après ce grand et
solennel ;ippel [du baptf-me], si quelqu'un, cédant i» une
tentation du diable, pèche, il a [en perspective] une péni-
tence; mais s'il retombe indéfiniment pour faire encore péni-
tence, qu'il n'en espère pas de fruit : son salut est bien
compromis. — ' Je lui dis ; Vous m'avez rendu la vie, pnr
ces paroles si précises. Je sais maintenant que si je ne
retombe plus dans le péché, je serai sauvé. — Oui, dit-il,
et tous ceux qui feront de niL-rae.
Le sens que nous y avons trouvé est substantielle-
ment conforme au commentaire de Cliîmbnt
d'Alexandrie, Strom., II, xiii, P.G., VlII.ggS B-996B :
Celui donc qui a rei.u le pardon de ses péchés ne doit
plus pécher. Car après la première et unique pénitence des
péchés (entendez la pénitence de ceux qui ont jusque-là -vécu
comme les païens, dans l'ignorance), il n'y a place, pour les
appelés de Dieu, qu'à la purification de la péoitenco, qui
doit débarrasser l'àme de ses souillures, afin que la foi s'y
fonde. Mais Dieu, connaissant les cœurs et prévoyant l'ave-
nir, l'Inconstance de 1 homme, l'afliarnement et la perfidie
du diable, a prévu dés le commencement que, jaloux du
pardon accordé à 1 homme, il Inventerait des occasiom de
péché pour les serviteurs de Dieu, et mettrait une habileté
criminelle à les entraîner dans sa ruine. C'tKt poun|uoi, à
ceux qui tomberaient après être parvenus à la foi. Il a dans
sa miséricorde donné une seconde pénitence, afin que, si
l'homme venait à être tenté après l'appel divin et à succom-
ber aux artifices diaboliques, il eût encore à sa portée une
pénitence délinitlve. Que si nous péchons à plaisir après
avoir reconnu la vérité, nous n'avons plus de sacrifice à
ofl'rir pour nos péchés, mais seulement l'attente effroyable
1769
PENITENCE
1770
du jugement et l'ardeur du feu qui dévorera les ennemis de
Dieu. Ceux qui passent leur tmnps en de continuelles alter-
natives de péché et de pénitence, ne dilYcrent en rien des
îniidèles, sinon par la conscience qu'ils ont de leur péché...
Nous ne songeons pas, d'ailleurs, à contester qa'il
ait pu y avoir ni qu'il y ait eu effectivement, clans
l'Eglise du n" siècle, des diversités locales ou autres,
des courants de plus ou moins grande sévérité en
matière de pénitence. Ce que nous nions, c'est que
cette page d'Hermas rende témoignage d'une telle
diversité. Car les seuls maîtres que mentionne lier
mas, reçoivent la pleine approbation du Pasteur. Si
l'on veut qu'ils fassent ligure de rigoristes, on
devrait pouvoir montrer, en regard, des laxistes; or
celte page n'y fait aucune allusion.
I/exégèse que nous venons de justifier n'est pas
nouvelle. Les mots '>S;<rii, n/éu ont été entendus de
l'appel au baptême par Hilgbni'eld, Hermae Pastor,
p. 172, Leipzig, 1881 ; par Weinel, flandbuck zu den
NTlichen Apocryplien, herausg. v. E. Hennecke,
p. 3o3, Tubingen, 1904; par G. Rauscben, L'Eucha-
ristie et la pénitence durant l^s six premiers siècles
de l'Eglise, Irad.fr., p. i38, Paris, igiojpar A. Bau-
MEisTER, Die Etliik des Pastor liermae, p. 53, Frei-
burg i. B., 1912; par A. Lelong, Le Pasteur d'Her-
mas, p. 86, Paris, ign, et autres. — Or les mots
z/>;ffi;, xotysw, marquent un tournant, où il faut néces-
sairement prendre parti. Si, avec Funk et autres, on
les applique à la mission du Pasteur, on ne peut plus
s'en tirer. Mais nous croyons avoir montré que ce
sens est inadmissible. Reste à les appliquer à la
vocation chrétienne. C'est ce qu'ont fait justement
les auteurs que nous venons de nommer. Mais tel
d'entre eux a réintroduit après coup des idées em-
pruntées de Funk, et le résultat n'est pas moins
inextricable.
Autour de cette même page un système d'exégèse
s'est cristallisé, auquel on a attiré d'autres textes,
entendus au sens rigoriste. Par exemple, le mot
Sj7xdhjji, qu'on lit vers la fin, et qui marque une didi-
culté très grande, a été pris au sens d'une pleine
négation. Rauschkn, L'Eiicharist e et la pénitence,
trad. fr., p. \!\i , Paris, 1910. C'est forcer le mot, assez
commenté par les autres exemples qu'on lit chez
Hermas, Mand., ix, 6; xii, 1,2; Sim., viii, 10, 2; ix,
20, 2,3; 23, 3. — On a encore cru trouver trace d'dn
courant rigoriste, Sim., viii,6, 5, où il est question
d'hommes qui s'opposent à la pénitence, ùr^o^-piTy.i rai
SiSoiyv.i ^évv.i shfécovTsç kvA èx7rpé<j.ovrei toù^ Sow.oui tcO Qs'jÙ,
L'erreur se réfute elle-même. Ces hommes ne sont
pas des rigoristes, mais bien plutôt des laxistes, qui
détournent les pécheurs de la pénitence par des doc-
trines étrangères. Ceux-là, en tout cas, ne sont pas
identifiables aux maîtres de Mand,, iv, 3, puisque
nous les voyons désavoués par le Pasteur.
Une conclusion du moins ressort avec évidence :
c'est que l'Eglise du ii* siècle n'est pas opposée à la
réconciliation des pécheurs — pour une fois. Le fait
est généralement reconnu. Mais chez les auteurs qui
le reconnaissent, il arrive que l'affirmation se nuance
diversement. Ainsi M. l'abbé Vacandard écrit, dans
la Bévue du Clergé français, t. XXI, p. 36 (1899) : « Au
temps d'Hermas, l'adultère était encore un péché
rémissible. n (C'est moi qui souligne.) Ihid., t. L,
p. 128 (1909) : c< Il est sur que le Pasteur préconisait
l'indulgence, même en faveur des adultères. » De son
côté, Mgr BATiFFOLécrit, Eludes d'histoire et de théo-
logie positive', t. 1, p. 66(1904) : « Le principe est
affirmé du droit au pardon pour le chrétien failli.
Hermas l'affirme au nom du presbytérat romain et
de la conscience chrétienne. Mais l'encratisme est
encore trop répandu, il s'accorde trop bien avec le
pharisaïsme qui est l'ivraie de toute forte vertu, pour
ne pas faire échec longtemps à la doctrine indul-
gente. » (C'est encore moi qui souligne.) De même,
Ihilletin de lit. eccl., 1906, p. n8. — On le voit, les
deux auteurs que nous venons de citer sont d'accord
pour reconnaître que le Pasteur admet en principe la
réconciliation des pécheurs et qu'il a particulière-
ment en vue les fautes de la chair. Mais la rédaction
de M. 'Vacandard suppose que ce principe avait été
posé anciennement, et qu'alors l'Eglise évoluait vers
la rigueur. Au contraire, la rédaction de Mgr Batif-
fol suppose que le principe luttait contre la rigTieur
ancienne et que l'Eglise évoluait lentement vers l'in-
dulgence. On voit combien d'obscurité comporte la
question. Avouons, pour notre part, ne percevoir
d'évolution ni dans un sens ni dans l'autre. Rete-
nons seulement ce qui n'est pas discuté : l'Eglise du
II" siècle n'était pas opposée à la réconciliation des
pécheurs. Et ces pécheurs sont, avant tout, les impu-
diques, comme il ressort de l'insistance d'Hermas sur
la vertu opposée, 'lyy.pdztiv.. Voir notamment Sim.,
V, 1,5. Le verbe 'v/'.pv.'zi'MzOv.i, revient jusqu'à vingt et
une fois en une page. Mand., viii.
La troisième et dernière partie du livre d'Hermas
— Paraboles — est particulièrement riche en traits
descriptifs reflétant l'économie primitive de la péni-
tence ecclésiastique. Nous nous arrêterons à la
ixo Parabole.
L'allégorie de la tour y est reprise avec de nou-
veaux développements, et le voyant contemple
douze montagnes, qui figurent les douze tribus,
c'est-à-dire tous les peuples répandus sous le ciel, et
d'où l'on extrait des pierres pour la construction de
la tour. Quelques-unes de ces pierres se gâtent, et
sont arrachées des murs où elles avaient trouvé
place, pour être provisoirement mises au rebut. Le
Pasteur explique le symbolisme de la neuvième mon-
tagne, Sim., IX, 26 :
Pour la neuvième montagne, désorte, peuplée de reptiles
et de bètos homicides, voici quels chrétiens on y trouve.
- Les pierres qui portent des taches sont les diacres prévarica-
teurs qui ont pillé le bien des veuves et des orphelins et se
sont enrichis par l'exercice de leur charge. S'ils persévèrent
dans cette passion, ils sont morts sans espoir de vie; mais
s'ils se convertissent et remplissent saintement leur charge,
ils pourront vivre. •' Les pierres envahies par les scories
sont les renégats qui ne se sont pas convertis à leur Sei-
gneur : restés en friche et déserts, ne s'attachent pas aux
ser\iteurs de Dieu, d^ins leur isolement ils perdent leurs
âmes. ^ De même, en efi'pt, que la vigne abandonnée dans
une haie, sans soin, dépérit, est isolée par les plantes enva-
hissantes, et finalement devient sauvage et inutile au pro-
priétaire, de même ces hommes se sont abandonnés et,
tombés à l'état sauvage, deviennent inutiles à leur Seigneur.
^ Il ya pour eux une pénitence, s'ils n'ont pas renié du fond
du cœur ; mais pour celui qui aurait renié du fond du cœur, je
doute qu'il puisse vivre. '' Cela, je ne le dis point pour les
jours à venir, afin que quelqu'un ayant renié fasse pénitence :
car il n'y a pas de salut possible pour qui désormais renie-
rait son Seigneur ; mais pour les anciens renégats, il sem-
ble qu'il y ait une pénitence. Si donc quoiqu'un doit faire
fiénitence, qu'il se bâte, avant rachévenient de la tour ; sinon
es femmes le mettront à mort. ' Les pierres mutilées sort
des fourbes et des médisants ; il en est de même des ani-
maux que tu as vus sur la monlagne. Comme les animaux
par leur venin empoisonnent et tuent l'homme, ainsi les
paroles de tels hommes empoisonnent et tuent. '^ Ilssontdonc
mutilés dans leur foi, ù cause de leur conduite personnelle.
Toutefois qtielques-uns ont fait pénitence et se sont sauvés.
Les autres de cette catégorie peuvent aussi se sauver, à
condition de faire pénitence : faute de faire pénitence, ils
seront mis à mort par ces femmes dont la vertu est en eux.
On voit qu'il y a un pardon pour toute sorte de
pécheurs; non seulement pour les impudiques, ainsi
qu'on l'a vu plus haut, mais encore pour les apostats,
les plus compromis de tous. Des apostats s'opiniâ-
1771
PENITENCE
1772
trent dans l'apostasie et le blasphème jusqu'à ne plus
vouloir donner un regard au Dieu qu'ils ont quitté :
ceux-là se perdront sûrement : leur cœur est entière-
ment perverti. Mais s'ils étaient encore capables d'un
bon mouvement, il y aurait pour eux espoir de salut.
Le Pasteur entend cela même de l'apostasie consom-
mée par l'idolâtrie; car on a rencontré sur la qua-
trième montagne ces làclies qui, au premier bruit de
persécution, s'empressent de sacrifier aux idoles et
rougissent du nom du Seigneur. Sim., ix, 21, 3; cf.
Mand., xi, 2-4, une autre forme d'idolâtrie. Le Pas-
teur offre le salut aux apostats, s'ils font vite péni-
tence ; et les propres enfants d'Hermas, coupables du
même crime, obtiennent leur pardon. Vis., 11, 2, 2;
cf. Sim., X. En somme, après comme avant le bap-
tême, le seul signe certain de damnation est l'obsti-
nation dans le mal. Doctrine très évangélique.
L'Eglise du a' siècle en avait déduit les justes con-
séquences. La différence que met ici le Pasteur entre
les anciens renégats et les renégats à venir, répond-
elle à une intention dogmatique? en d'autres termes,
raarque-t-elle le caractère exceptionnel du ministère
rempli présentement par le Pasteur. Je ne puis le
croire. D'après tout l'ensemble de l'ouvrage, cette
différence me parait répondre bien plutôt à une
intention pratique : il s'agit de ne pas ouvrir inoppor-
tunément des perspectives indéfinies de pénitence
à ceux qui n'en profiteraient que pour pécher à leur
aise. La prudence du Pasteur voile, à dessein, ces
perspectives.
La réconciliation avec Dieu, gage de salut, a pour
signe normal et pour gage la réintégration dans la
tour, qui figure l'Eglise, sans distinction entre l'Eglise
de la terre et celle du ciel. Mais la construction se
poursuit : il faut se liàter d'y entrer avant qu'elle
s'achève. Tout le symbolisme du livre démontre le
caractère ecclésiastique de la réconciliation offerte
par le Pasteur.
Cette réconciliation n'est offerte que pour une fois.
Le pécheur relaps n'est sans doute pas désespéré,
mais il n'a plus rien à attendre de l'Eglise, qui
l'abandonne à la miséricorde divine. La rigueur que
montre Her mas sur ce point, ne lui est pas particu-
lière : c'est le fait de toute l'Eglise jusqu'au temps de
saint Jean Clirysostorae en Drient et jusqu'après
saint Augustin en Occident. Voir, à ce sujet, outre
Hermas, Mand., iv, 1 ,8 et 3,6, Clkmknt d'Alexandrie,
Stroni., II, xm, P. G., VIII, 996 A; Tertullien, /)e
paen., vu ; Origènk, In Lev., Hom., xv, 3, P. G., XII,
56i A; adversaires de saint Jean Chrj'sostorae au
synode du Chêne, ap. Mansi, Concilia, t. III, ii^S CD,
cf. Socratk, //. E., VI, XXI, P. G.,LXVII,725B-'j28A;
saint Ambroise, De paen., II, x, 90, P. /,., XVI,
520A ; saint Sirice (pape, SS^-Sgg), Ep., i, Ad Hime-
rium Tarracon., 5,6, P. L., XllI, I iS^.VB; saint Augus-
tin, Ep., CLiii, 3,7, Ad Macedoniuni , P. L., XXXIII,
656. Avènement d'une discipline nouvelle chez Vic-
tor DE Cartenna (v' siècle). De pacnit., xii, P. /..,
XVII, gSôB. — Cf. Edit de CaUisie, p. i5i sqq.
On ne trouve chez Hermas aucune allusion expli-
cite au pouvoir des clefs. Mais si une vérité ressort
avec évidence de tout son livre, c'est le caractère
ecclésiastique de la pénitence qu'il préconise. L'idée
d'Eglise résume toute son allégorie et le Pasteur ne
l'instruit qu'au nom de l'Eglise. Ce point est mis en
excellente lumière par tel auteur, protestant, comme
R. Seeberg, Lehrhuch der Dogmengeschichte, t. I,
p. 126, Paderborn, 1908. On a pourtant élevé des
doutes à l'encontre. 5fous ne les croyons nullement
fondés. Voir Etudes, t. CXXXII, p. 79 (gi), 5 juil-
let 1912 (sur VHermas de M. Lelong); Edit de Cal-
liste, p. 109-11 1.
11° L'administration de la pénitence
au II' siècle
Les rares documents du 11' siècle, en dehors
d'Hermas, n'éclairent pas d'une lumière bien vive
l'histoire primitive de la pénitence. On peut glaner
quelques faits.
Saint Clément de Romb — avant la fin du i^r siècle
— exhorte les esprits remuants deCorintheà la con-
corde fraternelle, en leur faisant espérer le pardon
divin, I Cor., viii.l. lvii. Saint Ignace d'Antiocbb tient
le même langage aux fidèles de Philadelphie, et les
exhorte à la pénitence, avec une allusion assez dis-
tincte à la rémission des péchés, Philad., m. vu.
Saint Polvcarpe ne parle pas autrement aux Pliilip-
piens, Philipp., vi ; il fait allusion à l'apostasie d'un
prêtre, et ne veut pas désespérer ducoupable, s'il fait
pénitence, ch. xi. La 11^ Clemenlis, homélie écrite à
Corinthe, vers l'an i5o, souligne (vu, vin) la néces-
sité de faire pénitence présentement. Le chrétien est
en ce monde comme un vase d'argile, qui n'a point
encore passé au four, et que le potier peut toujours
refaire. Une fois passé au feu du jugement divin, son
sort est fixé. Saint Justin, à Rome, ne transige pas
avec les prescriptions de la morale chrétienne, I Ap,,
II, P. G., VI, 444. 11 allirme qu'il y a un pardon pour
tous les pécheurs repentants, Dial., xLiv. xlvii, il*.,
572. 577. 58o ; mais n'en promet pas aux autres,
Dial,, cxLi, ib., 797C-800A. Son disciple Tatien n'a
pas formulé une doctrine sur la pénitence; en revan-
che, il nous offre, dans son Diaiessaron, l'attesta-
tion, jusqu'ici vainement cherchée, du Tu es Petnis.
Voir ci-dessus, art. Patauté, col. 1 342-3. Denys
DB ConiNTHB alUrme le droit des pécheurs, de tous
les pécheurs vraiment pénitents, nommément des
apostats et des hérétiques, à l'accueil bienveillant
de l'Eglise; ap. Eusèbe, //. E., IV, xxiii, 6, P. G.:
XX, 385B. Théophile d'Antiochb, pour traduire le
dessein miséricordieux de la Providence divine sur les
âmes, reprend la comparaison de l'argile et du potier,
Ad Autolyc, II, XXVI, P. G., VI. logS. Saint Irénkb
parle à diverses reprises de pénitents. Ce sont des
hérétiques, comme Cerdon, esprit instable, ébauchant
plusieurs fois une pénitence qu'il n'achève jamais,
Ilaer., III, iv, 3, P. G., VII, 857A ; d'autres, raarcio-
n-ites ou valentiniens, convertis à Rome par saint
Polj'carpe, III, m, 4, 852B; tous peuvent se conver-
tir, III, XIV, 4. 9'6- Des femmes, séduites par les
gnostiques et tombées dans le désordre; les unes se
convertissant, d'autres reculant devant la honte
d'une pénitence publique, I, vj, 3 ; xin, 5, 7 ; 5o8I3.
588B. 592B. Irénée n'a pas coutume de ménager le
vice, //aer., IV, XXVII, io56-io6i ; mais il ne désespère
aucun pécheur; il admet que tous peuvent se sauver
par la pénitence, Ilaer., I, x, 1, Ô52A ; III, xxiii,
3,962B ; IV, xl, i, 1112C ; V, xi, i, iiôoB ; xxvi, 2^ Iig4 .
111° Lia pénitence au III' siècle. — Théorie
des trois péchés réservés
Si nous avons cru devoir nous arrêter ci-dessus
assez longtemps à l'œuvre d'Hermas, c'est parce
que l'interprétation donnée par quelques auteurs à
Mand,, iv, 3, et ci-dessus écartée par nous, est le
principal fondement d'une théorie particulière sur
l'évolution primitive de la pénitence ecclésiastique,
théorie qui a joui d'une brillante fortune et dont il
faut nous occuper maintenant. Appuyée sur ce fon-
dement, la théorie n'en apparaît pas moins caduque,
mais elle réussit à faire une certaine ligure. Au
contraire, dépourvue de ce fondement, elle reste
suspendue dans le vide et n'arrive pas à se soutenir
par ses propres moyens. 11 y avait donc intérêt à
1773
PENITENCE
1774
éprouver d'abord la solidité de ce bloc sur lequel
repose tout l'édilice.
Sous sa forme la plus rigide, la théorie peut se
résumer ainsi. Pendant près de deux siècles, l'Eglise
exclut absolument de ses pardons certains grands
" péchés, nommément les péchés d'idolâtrie, d'impureté
et d'iiomicide, appelés proprement péchés contre
Dieu, parce qu'ils outragent directement Dieu, ou
bien l'homme, image de Dieu. Au commencement
du me siècle, une première brèclie fut faite à l'anti-
que sévérité par un pape qui déclara réconcilier,
après pénitence, les impudiques : le fait nous est
révélé par Tertullien monlaniste, qui proteste vio-
lemment dans le De pudicitia. Un peu après le milieu
du iii^ siècle, un nouveau pas fut franchi : lEglise
cessa de se montrer inexorable au péché d'idolâtrie,
en réconciliant des apostats de la persécution de
Dèce. Plus tard encore, à une date dillicile à préciser,
elle abolit les dernières restrictions, en commençant
de réconcilier les homicides.
Ebauchée au xvii= siècle par les Jésuites Petau et
SiRMOND, dés lors plus ou moins contestée par l'Ora-
torien Jean MoniN, puis par les Dominicains NoiiL
Alexandre et cardinal Orsi, cette systématisation
a été souvent reprise de nos jours, soit par des au-
teurs catholiques, soit par des protestants, et bien
entendu en fonction de conceptions dogmatiques
divergentes. Les catholiques n'y voient rien de plus
que l'adaptation de la discipline ecclésiastique à des
besoins révélés par les temps nouveaux. Les protes-
tants y cherchent volontiers la traduction dans les
faits d'un développement religieux plus ou moins
autonome. Citons quelques auteurs représentatifs.
Au xvii» siècle, D. Pktau, Hc Paenitentiae vetere
in Ecclesia ralione Diatriha er Epiphanianis animad-
lersionibus ad haeresim lix, quae est novatianorum...
excerpta,c. ii (1622). — De Paeniientia et reconcilia-
tione veteris Ecclesiae moribus recepta ex nubis in
Srnesium erufa (i633), c. iv. — De paenitentia publica
et praeparatione ad cummunionem^ 1. U, c. 11 (i6ii4).
(On trouvera ces textes réunis dans les Dogmata
//ieo/o»(ca, éd. de Venise, I75'7, t. VI.) — (Il convient
de noter que les écrits les plus récents de Pelau mar-
quent une certaine atténuation de sa conception
primitive.) — J. SmMOND, Historia paenitentiae
piiblicae,PaLTis, iG5i.
Dans un sens dilférent : I. Morin, Commentariiis
liistoiicus de disciplina in administralione sacra-
menti paenitentiae \. V, 11, 6(i63i). — Noiîl Alexan-
dre, Historia ecclesiastica (Paris, 1699). — Au
xviii« siècle, card. Orsi, Disseitatio historica qua
ustendilur calholicam Ecclesiani tribus priorihus sae-
ciilis capitalium criminum reis pacem et absolu-
tionent neutiquam denegasse (Milan, i^So).
De nos jours on peut citer :
Parmi les auteurs protestants. Ad. Harnack,
Ichrbuch der Dogmengescliichte', t. I, p. 439-/J4i; et
l'anglican O. D. Watkins, A History of Penance,
vol. 1, Londres, ig'iO.
Parmi les callioliques, P. X. Funk, Znr altchrist-
ttchen Bussdisciplin^ dans Kirchengeschichtliche
Abhandlungen und Vntersuchungen, t. I, p. i.58 sqq.,
Paderborn, 1897; ^' ^"^ Indulgenzedikt des Papstes
Kallisiiis, dans Tkeologische Quartaischrift, 1906,
p. 54i-568.— Cf.P.BATn-i'OL, L'éditde Calliste, d'après
une controverse récente, dans Bulletin de littérature
ecclésiastique, 1906. p. SSg-S^S; E. Vacandard, Ter-
tullien et Us trois péchés irn-missibles, n propos
d'une récente controverse, i\ai\s Revue du Clergé fran-
çais, lef avril 1907, p. Ii3-i3i.
On trouvera de larges extraits dans notre Edit de
Calliste, notamment p. It-io.
Rendons hommage aux belles synthèses histori-
ques du sviio siècle, dont beaucoup de travaux mo-
dernes sont, plus ou moins consciemment, tributaires.
Mais nul ne songe à s'y enchaîner aujourd'hui; et
des auteurs profondément séparés à d'autres égards
s'accordent à dire qu'il y faut apporter de justes
tempéraments.
Des théologiens catholiques estiment qu'on ne doil
pas s'arrêter sans preuves à l'idée de restrictions
aussi absolues mises par l'Eglise elle-même à l'exer-
cice du pouvoir des clefs. Et des historiens, qui ne
sont pas tous catholiques, estiment que ces preuves
font défaut.
Nous avons cilé, Edit de CuUisle, p. a38-24o : J. Lb-
BUETON, Revue pratique d'Apologétique, i5 nov. 190G,
p. 242; P. Monceaux, Histoire littéraire de l'Afrique
cltrétienne, l.l, p. 432, Paris, 1901; H. P. J. Stuflhr,
S. J., Z. S. f. Kath. Théologie, 1907, p. 433-473;
G. EssER, Der Katliolic, 1917, t. Il; F. Diekamp, Theu-
logische Revue, 20 mai 1908, p. 207; O. Bardenhewer,
Patrologie^, p. 196, Fribourg en Br., 1910; K. Ada.m,
Der Kirchenbegrifj' Tertullians, p. 149, Paderborn,
1907; Atzberger, Theologische Revue, 18 nov. 1907,
p. 549; E. Preuschen, Die Kirchenpolitik des Bischof
Katlist, dans Z. S. f. A. T. Wissenschaft, 1910, p. i35;
Hauck, R. E.\ art. Calixt, p. 64i, 1897; J. F.
Betuunb-Baker, ^n /«<ro(i»c<ion to the early history
ofthe Christian doctrine to the council of Chalcedon,
p 372-373, Londres, igoS; F. Loofs, Leitfaden zum
Studium der Dogniengeschichte, p. 207, Halle, 1906;
R. Sbeberg, Lehrbuch der Dogniengeschichte^, t. I,
p. 496, Leipzig, 1908.
Sans contester aucunement que la discipline de
l'Eglise évolua vers l'indulgence, nous croyons qu'il
faut se tenir en garde contre une schématisation trop
rigide, accusant les reliefs d'un petit nombre de faits
obscurs, au détriment du ministère de miséricorde
que l'Eglise exerça toujours selon le mandat reçu de
son divin Fondateur.
Le débat roule principalement autour du person-
nage de Tertullien et de ce que l'on est convenu
d'appeler « l'édit de Calliste « ; secondairement, on
appelle en témoignage saint Hippolyte et Origène.
i" Tertullien. — Il faut ici entendre d'abord l'au-
teur catholique de De paenitentia ; puis l'auteur mon-
taniste du De pudicitia.
Dans le De Paenitentia, vu, Tertullien, peu après
le commencement du m" siècle, expliquait l'institu-
tion de la pénitence ecclésiastique, sa raison d'être
et les limites où elle se renferme, en des termes
presque identiques à ceux d'Hermas. Nous analyse-
rons cette page, dont le parallélisme avec une page
connue du Pasteur est trop exact pour pouvoir être
imputé au hasard. Manifestement les deux auteurs
reproduisent ici le même enseignement, et peut-être
suivent-ils une même pièce catéchétique : preuve
évidente que les institutions ecclésiastiques visées
par le prêtre de Carthage plongent leur racine dans
un lointain passé.
En abordant ce sujet devant un public composé au
moins en partie de catéchumènes et de néophytes,
l'auteur se montre troublé de la responsabilité qu'il
encourt. Ne va-t-ilpas induire en tentation telle âme
hésitante, en lui découvrant, par delà le baptême,
des possibilités de réhabilitation quepeut-être elle ne
soupçonnait pas, ou qu'elle n'envisageait pas? Avant
tout, il tient à marquer qu'il y a un terme à cette mi-
séricorde. Donc, que nul ne s'avise de spéculer sur
l'espoir de pardons sans fin. D'ordinaire les naufra-
gés, échappés au péril de mer, ont la sagesse de dire
à la navigation un adieu délinitif et s'abstiennent
d'exposer une seconde fois une vie si chèrement
sauvée. Le chrétien, parvenu au port du baptême,
devrait imiter cette prudence et marquer par une
1776
PÉNITENCE
1776
fidélité inviolable sa gratitude envers Dieu. Mais tel
est l'acharnement du démon contre ceux qui viennent
de lui échapper, que plusieurs cèdent à ses assauts.
Dieu y a pourvu : il n'a pas voulu abandonner sans
espoir le chrétien tombé après le baptême : il lui
permet de frapper une fois, rien qu'une fois, à la
porte de la seconde pénitence. Bienfait nouveau et
gratuit, dont le pécheur ne saurait se montrer trop
reconnaissant.
Puissent vos serviteurs, ô Seigneur Christ, ne (lire et n'en-
tendre sur la discipline de la pénitence, que ce qu'il faut
pour savoir qu'ils ne doivent point pécher : ou qu'ils ne sachent
plus rien, qu'ils ne veuillent plus rien savoir de la iirnilence!
11 m'en coûte de mentionner encore cette seconde et derniùre
espérance : je crains, en revenant sur la suprême ressource
de la pénitence, do paraître ouvrir une nouvelle carrière au
péché. A Dieu ne plaise que personne s'autorise de mes
paroles pour transformer en droit au péché le droit à la péni-
tence, et que l'abondance de la cléjnence céleste déchaine
les excès de la témérité humaine ! CJue nul n abuse de la
bonté divine pour répondre par de nouvelles fautes à de
nouveau:^ pardons. Au reste, il ne saurait échapper indéiini-
raent, s'il pèche indéfiniment. Nous avons échappé une fois :
c'est assez nous être exposés au péril, quand même nous
pourrions nous flatter d'échapper encore. D'ordinaire, ceux
qui ont survécu à un naufrage disent un adieu définitif aux
vaisseaux et à lu mer; ils rendent hommage à Dieu, auteur
de leur salut, en se souvenant du péril. Louable crainte,
touchant respect : ils ne veulent pas être une seconde fois
à charge à la divine miséricorde ; ils redoutent du paraître
mépriser lo bienfait rec;u ; ils se préoccupent justement de
ne pas braver encore les danj^ers qu'ils ont appris à craindre.
En mettant un frein à leur témérité, ils manifestent leur
crainte. Or, la crainte est un hommage que 1 homme rend à
liieu. Mais notre ennonii acharné n'accorde aucune trêve à
sa malice. Et il redouble de rage quand il voit l'homme plei-
nement libéré; sa fureur s'enilamme quand on l'éteint.
Comment ne serait-il pas navré de douleur en voyant, par le
pardon mis à la portée de Ihomme. tant d'œuvres do mort
détruites, tant de titres d une condamnation, qui l'ut son
œuvre, effacés! Il songe avec douleur que lui et ses anges
seront jugés par ce serviteur du Christ, pécheur. C est pour-
quoi il épie, il attaque, il assiège, espérant ou bien frapper
ses yeux par la concupiscence de la cliair, ou enlacer son âme
dans les charmes du siccle, ou abattre sa foi par crainte do la
puissance terrestre, ou le détourner du droit chemin par des
doctrines de mensonge; il n'épargne ni scandales ni tenta-
tions. Prévoyant donc ses artifices empoisonnés, Dieu, après
que la porte du pardon s'est refermée sur le pécheur et que
le verrou du baptême a été tiré, a voulu lui laisser encore
une ouverture. Il a placé dans le vestibule la seconde péni-
tence, pour ouvrir à ceux qui frapperaient; mais seulement
une fois, car c'est la seconde ; jamais plus, parce que le pré-
cédent pardon est resté sans fruit. N'est-ce pas assez d'une
fois? Vous a^ez déjà par delà votre mérite; car vous avez
laissé perdre le bienfait reçu. Si l'indulgence du Seigneur
vous accorde le moyen de réparer la perte, sachez-lui gré
d'un bienfait renouvelé ou plutôt d un bienfait accru. Il y
a en effet plus de générosité à redonner qu à donner, comme
ily a plus de malheur à perdre qu'à n'avoir jamais reçu Mais
il ne faut pas se laisser énerver et abattre par le désespoir,
■ i l'on se trouve avoir contracté la dette d'une seconde pé-
nitence. Ce qu'il faut craindre, c'est de retomber dans le
péché, non de réitérer la pénitence, c'est de s'exposer encore
au péril, non d'en sortir encore. En cas de rechute, il faut
réitérer le traitement. Le moyen de marquer au Seigneur
votre reconnaissance, c'est de ne pas refuser la grâce qu'il
vous offre Vous l'avez offensé, mais vous pouvez encore
faire votre paix avec lui. Vous pouvez lui donner satisfaction,
il ne demande qu'à la recevoir.
Parmi les plus notables rencontres avec Hermas,
Mand, iv, 3, on notera ici la préoccupation de ne pas
induire les néophytes en tentation en leur découvrant
des perspectives de pardon trop commodes: IIiiciis-
que, Christe Domine, de paenitentiae disciplina servis
tais dicerevel audire continuât, quousf/ue etianidelin-
quere non oportet audifutihu.s ; vel nihiliani de paeni-
tentia noverint, niliil eius requirant. Piget seciindae,
mmo iam ultimae spei sublexere mentionein, ne
rétractantes de residuo auxilio paenitendi, spatiiiin
adliuc delinquendi demonsirare yideamur. On notera
par ailleurs les allusions à la faiblesse humaine, à
l'acharnement du diable et à la miséricorde divine.
On notera enfin cette aflirmation positive, que la pé-
nitence postbaptismale ne se réitère pas. Il s'agit de
la pénitence solennelle à la face de l'Eglise, grand
moyen dont il ne fallait pas provoquer l'abus. Or les
formules de Tertullien sont tout à fait générales et
n'exceptent aucune catégorie de péchés. Ceci est géné-
ralement reconnu. Edii de Caliiste, p. i53 sqq.
Tout autre est le langage de Tertullien montanisle.
Son indignation contre le laxisme du successeur de
Pierre, en matière de pénitence, éclate dans le vio-
lent pamphlet qu est le J)e pudicitia .
Le début est un hymne à la chasteté', « fleur des
mœurs, honneur des corps, parure des sexes, inté-
grité du sang, garantie de la race, fondement de la
sainteté, signe reconnu d'une ôme bonne, d'ailleurs
chose rare, délicate et fragile, qu'il faut entourer de
soins infinis... » Ce morceau lyrique prépare une
explosion de colère contre le pontife suprême, traî-
tre à la chasteté chrétienne. Par édit péremptoire, cet
évêquedes évêque» sefait fort de « remettrelespéchés,
après pénitence, aux adultères et aux débauchés ».
Oii aflichera-t-on cette grâce? Sans doute, à la porte
des mauvais lieux? Non pas: proclamation en est
faite dansl'Eglise, aux oreilles de cette vierge, épouse
du Christ. Tertullien n'y tient plus; il élèvera la
voix:
Voici donc encore un écrit contre les PaycJiici et contre
notre accord désormais rompu ; je veux ce titre de plus au
reproche d'inconstance qu'ils m 'adresseront. -lamais une rup-
ture ne constitue présomption de faute : n'est-il pas plus facile
d'errer avec la foule que de s'attacher à la vérité avec une
élite? Mais je n'attends pas plus de déshonneur d'une
utile inconstance que de gloire d'uneincoiistante désastreuse,
.le n'ai point honte de m'ètre afi'ranchi de l'erreur, parce que
je me félicite de cet aflranchissement, parce que je me sens
meilleur et plus chaste. On ne rougit pas d'un progrès.
Même dans le Christ, la science a divers âges ; déjà l'Apo-
tre a passé par là: quand j'étais enfant, dit-il, je parlais en
enfant, je pensais en enfant ; devenuhomme, j'ai dépouillé ce
qui était de l'enfant (1 Cor., xiu, il).
Il importe beaucoup de le remarquer : l'auteur du
De Pudicitia ne se pique pas de constance, au con-
traire. Il se glorifie d'avoir rompu avec les Psychici
(catholiques), parce qu'il réprouve leurs principes
et leur pratique. Donc il ne faudrait pas tirer argu-
ment de cet éclat pour prouver que l'acte du pape,
déclarant remettre, après pénitence, les fautes de la
chair, constituaitune nouveauté. La nouveautéest du
côté de Tertullien, qui s'en vante, comme d'un pro-
grès sur une école qu'il a depuis longtemps condam-
née.
Ce serait une tâche instructive que de relever, dans
cet écrit, la trace des arguments par lesquels Tertul-
lien catholique avait établi, dans le De paenitentia,
le pouvoir de l'Eglise sur tous les péchés sans dis-
tinction, et dont Tertullien montaniste poursuit métho-
diquement la ruine dans le De pudicitia : paraboles
évangéliques de la brebis errante, de la drachme
perdue, de l'enfant prodigue (comparer Paen., viii et
Pud., vn-x), cf. Èdit de Caliiste, p. i8i-i83; appela
l'autorité d'Hermas (comparer Pud., x); appel à l'An-
cien Testament, Ez., xxxiii, ii (comparer Puen.. iv
et Pud., II. X. xviir. xxii), et au Nouveau. — Edit de
Caliiste, p. i85-i8g.
Ce manifeste d'un prêtre révolté a pour nous l'avan-
tage de mettre dans une lumière nouvelle le carac-
tère ecclésiastique de la rémission des péchés, tel
qu'on l'entendait alors. On a vu Tertullien s'insurger
là-contre dès sa première page. Il y revient plus
1777
PENITENCE
1778
explicilemenl en distinguant deux catégories de jié-
cbés, lesunsrémissibles par le ministère de l'évêque,
les autres réservés à Dieu, Pitd., xviii, P . /,., 11,
1017 B: Salwa ilta paenitenliae specie post fidemquae
aut levioribus delieits teniam ab episcopo consequi
poterii aut maioribus el irreiiiissibitibits a Deo solo.
Les nouveautés doctrinales apportées par cet écrit
peuvent se ranger sous trois cliefs : 1° Doctrine des
trois pccbésirrémissiljles, insinuée ou formulée, /"«rf.,
VI. II. XII. XIX. XXII ; — 2° Doctrine du péché direct
contre Dieu, échappant, de sa nature, au ministère
ecclésiastique, Pud., 11. xxi; — 3° Doctrine de la
rémission directe par Dieu, antithèse delà rémission
au sens catholique; étudier à cet égard le sens plei-
nement ecclésiastique des mots : Absolvere ; Reconci-
liatio; ftestilutus, Hestitulio : Pa.r. Sur tous ces points,
nous renverrons à Editde Calliste, p. 196-216. Voir
aussi G. EsSEB, Die liussschriften Tertiillians De pae-
nitentia und De pudicitia, und das Indulgenz-Edikt
des Papstes Kallistus, Bonn, if)o4, in-4; et R. P.
J. Stufler,S. J.jDie Bussdiszipdinder abeidàndlichen
Kirclie bis Kallistus,dansZei{sclirift f. Katli. Théologie,
lr,0^,p. 433-/473.
Trente ans plus tard, l'œuvre pastorale de saint
Cypribn éclaire d'une lumière rétrospective les débals
où fut mêlé TertuUien. On y apprend que certains
évêques d'Afrique ont exclu les adultères des par-
dons de l'Eglise, sans pourtant imposer leur intran-
sigeance au corps de l'épiscopat et sans faire schisme.
£p., Lv, ai, éd. Hartel, p. 638.63g. On apprend aussi
que la persécution de Dèce, en provoquant des apos-
tasies nombreuses, mit à l'ordre du jour la délicate
question de la réconciliation des lapsi.
L'altilude personnelle de saint Cyprien est celle
d un homme du gouvernement, mais non celle d'un
novateur. 11 blâme et désavoue l'indiscrétion des prê-
tres qui, de leur propre mouvement, sans en référer
à révêque,ont procédé à des réconciliations hâtives ;
en quoi ils eurent deux fois tort : d'abord parce
qu'ils ont méconnu l'autorité de l'évêque; puis parce
que, en dispensant les pécheurs d'une satisfaction
convenable, ils ont compromis le sérieux delà péni-
tence et fait aux âmes plus de mal que de bien. Voir
à ce sujet Ep., xvi, p. 617 ; De lapsis, xvi, p. a48.
2^9 el passim. Ce que veut Cyprien, c'est qu'une
question aussi grave ne soit pas traitée à la légère
ni livrée au hasard d'initiatives individuelles, mais
réglée de concert par tout répisco])al africain. Voir
notamment Ep., lv, 7, p. 628. D'ailleurs il excepte
les cas d'urgence : l'imminence de la mort justiOe
une réconciliation sommaire, /î^.,xviii, i, p. 523.
52/) ; et devant la menace d'une nouvelle persécution,
Cyprien est le premier à estimer qu'il ne faut pas
faire attendre davantage les apostats qui ont donné
des gages sérieux de pénitence, mais les fortifier en
vue des dangers nouveaux, en leur rendant la paix
de l'Eglise et la participation à l'Eucharistie, Ep.,
Lvii, i,p. 65o-65i. Jamais il ne donne à entendre que
ces réconciliations, estimées nécessaires, soient des
mesures sans précédent; il ne veut que maintenir la
tradition de l'Eglise, en veillant au sérieux de la
pénitence.
Ainsi les paroles suivantes, de cette lettre synodale
adressée au pape Corneille, ont une portée univer-
selle, p. 65o,20-65i,i6 : Ncc eiiim fas erat aut per-
mittebat patenia pietas et divina clementia Ecclesiam
piilsantibiis cludi et dolentibus ac deprecantibus spei
salutaris subsidium denegari, ut de s/ieculo receden-
tes sine communicalione et pace ad Dominum dimit -
terentiir; quando permiserit ipse et legent dederit ut
ligata in terris, et in caelis ligata essent, so/vi
aulem passent illic quae hic prius in Ecclesia soU'e-
rentur. Sed enim cum videanius diem rursus alte-
rius infcstalionis adpropinquare coepisse..., neces-
sitate cogente censuimus eis qui de Ecclesia Domini
non recesserunt et paenitentiam agere et lamentari
ac Dominum deprecari a primo lapsus sui die non
destilerunt, pacem dandam esse et eos ad proelium
quod imminet armari et instrui opnriere.
Cette ligne de conduite, ferme et prudente, est
celle même que le clergé de Rome, durant la vacance
du Saint Siège, avait tracée au clergé de Carthage,
Ep., viii, 3, p. 487.488. On la retrouve, avec une
nuance de sévérité en plus, dans la lettre adressée à
Cyprien lui-même, au nom de l'Eglise romaine, par
NovATiEN, peu suspect d'indulgence. Ep., xxx, 3. 5.
8, p. 55 1, 553, 556. L'idée d'une rupture avec le
passé ne s'affirme nulle part.
Nous ne nous étendrons pas davantage sur ce
sujet, traité tout au long dans notre Edit de Calliste,
ch. X, et dans notre Théologie de saint Cyprien,
1. m, ch. m, Paris, 1922.
2* Calliste et Ilippolyte. — Dans l'évêque flétri par
TertuUien pour son laxisme, on reconnaît générale-
ment le Pontife romain. Les noms qu'il lui donne par
ironie : pontifex maximus, episcopus episcoporum
(Pud., i), ne seraient pas par eux-mêmes une preuve
suflisante, non plus que ceux-ci, qui se présentent
plus loin(xiii): bonus pastoretbenedictus papa; mais
le nom A'apostolicus (xx:) elles allusions au siège de
Pierre (ibid.) paraissent désigner assez clairement
l'évêque de Rome. Ne nous arrêtons pas à discuter
d'autres hypothèses. On a proposé de tout rappor-
ter à l'évêque de Carthage, Agrippinus, et cette
hypothèse vient d'être reprise par M. K. Adam, Der
sogenannte Bussedikt des Papstes Kallistis, Miin-
chen, 1917. D'autres ont cru devoir dédoubler le
personnage ; ainsi M. G. Esseh, Der Adressât der
Schri/t Tertullians « De Pudicitia r> und der Verfasser
des romischen Bussedilites, Bonn, 1914. Ces hypo-
thèses ne nous semblent pas plausibles. Nous les
avons examinées brièvement dans Becherches de
science religieuse, 1920, p. 254-256; les raisons ap-
portées ne sont pas nouvelles, et difQcilement les
croira-t-on décisives. Donc nous nous en tenons à
l'opinion commune, d'après laquelle un seul person-
nage est en cause, à savoir le Pontife romain. Mais
encore lequel ? Autrefois on s'accordait généralement
à nommer le pape Zéphyrin( 199-2 17). Cette attribution
est bien ébranlée depuis la découverte des Philoso-
phumena, ou Béfutation de toutes les hérésiesipahliés
pour la première fois en i85i à Oxford, par E. Mil-
ler, sous le nom d'Origène, et aujourd'hui reconnus
presque unanimement pour l'œuvre d'HiPPOLVTB,
alors schismatique (sur cette question d'auteur, voir
notre Théologie de saint Ilippolyte, Introduction,
p. xxiv-xLni, Paris, 1906).
D'après les Philosophumena, J. B. de Rossi a mis
en avant {Bullettino di archeol. crist., i866) le nom
du Pape Calliste (217-222). Reprise en 1878 par
M. Harnack, cette solution rallie de nombreux suf-
frages. Nous y avons souscrit dans notre Théologie
de saint Ilippolyte, en 1906. La page des Philosophu-
mena sur laquelle elle se fonde, constitue un réqui-
sitoire très violent contre le pape Calliste. Cette
page est d'une grande importance pour l'histoire de
la pénitence. Nous croyons devoir la traduire. Phi-
losophumena, X, VII, éd. Cruice, p. 443-446, ou P. G.,
XVI, 338G-3387:
Le premier, Calliste s'avisa d'autoriser le plaisir, disant
qu'il reinetlait ii tout le monde les péchés. Quiconque se
serait laissé sJduire par un autre, pourvu qu'il fut réputé
chrétien, obtiendrait la rémission de toutes fautes en recou-
rant à l'école de Calliste. Pareille di^claration combla de
joie bien des gens qui, la conscience ulcérée, rejetés déjà
par diverses sectes, quelques-uns même excommuniés
1779
PENITENCE
1780
solennellement par (Hippoljte), se joignaient aux adlicrents
de Cnlliste, et peuplaient son école. Galliste définit (|uun
évèque tombé dans ui.e faute, même capitale, ne devait pas
être déposé De son temps commencèrent à être admis dans
le clergé des évoques, des prêtres et des diacres qui avaient
été mariés deux ou trois fois ; et même, un clerc venait-il à se
marier, Galliste le maintenait à son poste, comme s'il n'eut
commis aucune faute. 11 appliquait à ces cas la parole de
l'Apotre : « Qui étes-vous pour juger le serviteur d autrui? «
{nom., XIV, /;), ou encore la parabole de l'ivraie : n Laissez
croître l'ivraie avec 1« fromeiit » {Matt., siii,3o), entendant
ces texies de ceux qui commettent le péché après leur entrée
dans l'Église, il montrait encore une figure de 1 Eglise dans
l'arche de Noé, qui contenait des cluens, des loups, des
corbeaux et toute sorte d'animaux, puis et im|jurs: ainsi
devait-il en i Iro dans l'Eglise. Tous les textes qu'il pouvait
tirer h co eeiis, il les interprétait de même. Les auditeurs,
charmés de ces dogmes, continuent de se leurrer et de
leurrer les i^utres, qui aflluenl à cette école. Voilà pourquoi
le parti grossit : ils s'applaudissent de gagner les foules,
en flattant les passions malgré le Christ ; sans égard pour le
Christ, ils laissent commettre le péché, se vantant de le
remettre aux âmes bien disposées. Calliste a encore permis
aux femmes non mariées, si elles s'éprenaient d'un homme
de condition inférieure et voulaient éviter de se marier
devant la loi pour no pas perdre leur rang, do s'unir à
l'homme de leur choix, soit esclave, soit libre, et de le
tenir pour époux, sans recourir au mariage légal. Là-dessus,
on a vu des femmes soi-disant fidèles employer toute sorte
de moyens pour faire périr avant terme l'enfant qu'elles
avaient coni;u, soit d'un esclave, soit d'un mari indigne
d'elles ; leur rang et leur fortune voulaient cela. Ainsi Cal-
liste a-t-il enseigné du même coup le concubinage et l'in-
fanticide. Cependant, après de tels hauts faits, on ne rougit
pas de s'intituler : Ef;lise cat/iolique, et l'on attire les bonnes
âmes ! De son temps, pour la première fois, ceux de son
parti osèrent admettre un second baptême. Et voilà l'u'uvre
du fameux Calliste, doi t 1 école dure encore, gardant ses
usages et sa tradition, ne s'inquiétant pas de savoir avec
qui on doit avoir la communion, l'oû'rant indistinctement
à tous.
La concordance générale de ce i-équisiloire avec
les invectives du De pndicitia rend au moins vrai-
semblable que les deux auteurs en veulent au même
personnage, et justifient le nom d'édit de Calliste,
généralemenl attribué de nos jours à l'acte que Ter-
tullien visait dans le De pndicitia. On remarquera
toutefois (|ue le réquisitoire d'Hippolyle n'est pas
borné à l'indulgence envers les fautes de la ebair ;
puisque nous y voyons figurer liien d'autres pécliés,
notamment l'infanticide. Il y a donc là une brèche
manifeste à la prétendue discipline des trois péchés
irrémissibles.
D'ailleurs les deux témoins, diversement passion-
nés, sont loin de s'accorder sur tons les détails.
Nous avons fait observer que TerluUien tient à bien
marquer sa rupture avec l'Eglise catholique et à se
poser en réformateur. Au contraire, Hippolyte pré-
tend liien faire ligure de conservateur et représenter
la tradition de la vieille Eglise, en face de novateurs
imprudents. Donc l'interprétation subjective des
faits a son influence, qu'il ne faut pas perdre de
vue, même à supposer, comme nous le croyons
volontiers, qu'il s'agisse des mêmes faits. Si l'on
avait moins prêté l'oreille à Tertullien en colère, on
n'aurait jamais songé à voir dans la mesure contre
laquelle il proteste bruyamment une sorte de coup
d'état ecclésiastique, une révolution dans l'économie
de la pénitence chrétienne. Encore a-t-il fallu lui
faire dire ce qu'il ne dit pas, puisqu'il dénonce chez
le successeur de Pierre, non une faiblesse jusqu'alors
inouïe, mais un laxisme persévérant. — Théologie
de saint Ilippolvte. ch. i, p. 35-58.
Mais quoi qu'il en soit de Rome et de Cartilage, il
nous faut mainlenaut tourner les yeux vers Alexan-
drie; car Oiigène est désigné comme enseignant,
lui aussi, la théorie des trois péchés irrémissililes.
3° Origène. — Origène n'appartient pas tellement
à l'Orient qu'il n'ait eu quelques relations avec
Rome. Il parait l'avoir visitée vers le temps de l'élé-
vation du pape Galliste et s'être assis un jour au
pied de la chaire d'Hippolyte; voir saint Jkrome,
De vir. m., Lxi, P. Z., XXIll, 673A; Eusèbe, //. E.,
VI, XIV, 10, P. G., XX, 553. Il eut d'ailleurs, beau-
coup plus tard, à se justifier devant le pape Fabien,
pour la témérité de certainsécrits;voirsainlJiiRôMB,
Ep., Lxxxiv, 10, P. L., XXII, 761 . On sait la liberté
de son langage, à l'égard des chefs de grandes Egli-
ses, voir In Malt., t. XVI, 8, P. G., Xlll, 1392.
iSgS; on sait aussi la tendance de sa théologie
Irinitairc, empreinte d'un esprit fortement subordi-
natien. Tout cela rend non invraisemblable a priori
l'hypothèse d'un conllit avec le pape Calliste; et
cette hypothèse a été posée en fait par Doellinger,
qui dépensa pour l'établir beaucoup d'érudition et
d'ingéniosité, dans son livie HippolUus tind Kallis-
tus, p. 254-266, llegensburg, i853.
Le principal fondement de cette théorie est un
texte qu'il faut tout d'abord reproduire in extenso.
Orioknb, De Oratione, xxviii, P. G., XI, 628. 629 :
Celui qui est inspiré par Jésus comme les apôtres, et
qu'on peut reconnaître à ses fruits, parce que. ayant rei;u
l'Esprit-Saint et étant devenu spirituel, il obéit à l'impul-
sion de l'Esprit, comme un lils de Dieu, pour se conduire
en tout selon la raison, celui-là remet ce que I>ieu remet et
retient les péchés inguérissables ; comme les prophètes
employaient leur parole au service de Dieu pour exprimer,
non leurs propres pensées, mais les pensées suggérées par
la volonté divine, de même il s'emploie au service de Diou
à qui seul il appartient de remettre les péchés. L'évangile
selon saint Jean s'exprime ainsi, au sujet de la rémission
des péchés parles .\pôtres [lo., xx, 22-2'd) : Recevez l'Ks-
prii-Saint : ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur
sont remis ; ceux à qui rous les retiendrez, ils leur sont
retenus. A prendre ces mots sans discernement, on pourrait
être tenté de reprocher aux Apôtres de n'avoir pas remis
les péchés à tous afin qu'ils leur fussent remis, mais de les
avoir retenus à quelques-uns, afin qu'ils leur fussent éga-
lement retenus par Dieu Mais la Loi noua fournit un exeni-
pie utile pour comprendre la rémission des péchés accordée
aux hommes par Dieu au moyen du ministère des hommes.
Les prêtres de la Loi ont défense d'otVrir un sacrifice pour
certains péchés afin qu'ils soient remis à ceux pour qui
l'on offrirait le sacrifice. Et le prêtre autorisé à faire 1 of-
frande pour certains manquements involontaires, n'est pas
pour cela autorisé à oQ'rir l'holocauste pour ladultère, p<.ur
l'homicide volontaire, et pour toute sorte de faute grave ou
de péché. Ainsi les Apôtres et les successeurs des Apôtres,
prêtres selon le Grand prêtre (Jésus-Christ), ayant reçu k>
science de la thérapeutique divine, savent, instruits par
rEsjirit, pour quels péchés il faut offrir des sacrifices et
quand et de quelle manière ; ils savent également pour quels
péchés il ne le faut pas. Le prêtre Héh, sachant que ses
fils Ophni et Phinéès ont péché, se reconnaît impuissant à
leur en procurer le pardon; il y renonce et on fait l'aveu,
disant {f Sam., ll, 2.")) : Si un homme pèche contre un
homme, on intercédera pour lui; mai» s il pèche contre
Dieu, qui intercédera pour lui?
Je ne sais comment quelques-uns, s'arrogeant une puis-
sance plus que sacerdotale, encore qu'ils manquent peut-
être de science sacerdotale, se vantent de pouvoir romettre
les péchés d'idolâtrie, d'adultère et de fornication, comme
I si la prière qu'ils prononcent sur les coupables suffisait à
1 remettre même le péché mortel. C'est qu'ils ne lisent pas
ce qui est écrit : Il y a une faute jusqu'à la mort; pour
celle-là je ne dis pas de prier (I /o., v, iC)...
I On retrouve ici, effectivement, le trio : idolâtrie,
• adultère, homicide; avec la mention des péchés in-
guérissables et des restrictions posées au pouvoir du
jirêtre. Par ailleurs, il est incontestable qu'à la fin
de sa vie Origène tenait un langage fort différent,
ainsi qu'en témoigne, par exemple, ce texte du Con-
tra Celsuni (postérieur de quinze ans au De Ora-
tione), III, Li, P. G., XI, 988 :
1781
PENITENCE
1782
La grave école de Pythagore érigenit dos cénolaphes à
ceux qui dt^^serlaient sa philosophie, les considérant comaie
morts ; les chrétiens pleurent comme perdus et morts à Dieu
ceux qui ont succomhé à la luxuie ou ;'i ([uelque autre pas-
sion déréglée ; s'ils viennent à ressusciter et à donner des
gages sérieux de conversion, ils leur imposent un stage
plus long qu'avant la première initiation et ne les re<;oivent
que sur le tard, n'appelant à au'-une dignité ni prééminence
dans riCglise ceux qui sont tombés après avoir adhéré à la
doctrine chrétienne.
Ici les exigences de la pénitence chrétienne sont
maintenues, mais les perspectives de la réconcilia-
tion ecclésiastique demeurent ouvertes pour toutes
les fautes sans exception, semble-t-il. Pour concilier
des enseignements si divers, Dœllinger a supposé
qu'Origène évolua — en sens contraire de Tertul-
lien — de la rigueur vers l'indulgence, et qu'après
avoir protesté contre le laxisme de Callisle, il s'in-
clina sous l'autorité de ses sitccesseurs.
Le malheur d'une telle hypothèse est de ne point
s'adapter à l'œuvre entière d'Origène. Car on n'y
constate pas celte évolution. On y fait au contraire
diverses constatations que nous devons borner à
indiquer ici, renvoyant pour le détail des citations
et des preuves à I.'Edit de Callisle, ch. ix, p. 262-
296.
loOrigèneappelle à la pénitence tous les pécheurs
sans exception ; à tous sans exception, il ouvre la
l^erspective du pardon divin, //i l.ew, Horn., 11, 4,
/■. G., XII, 417B-519C ; //om., ix,8, 52oB-52i.\; hi l's.,
XXXVI, //om., 1,5, i^. G., Xll, \i2S\B; Nom., 11, i,
i33o D; In Cant..l'. G., XIII, i3o8 CD; Select, iii Ps.,
XXXI, /*. G., XII, i3oiC; lu /eiem., //»m., xxi, 12,
P. G., XIII, 541 AB; fragm. 3^, éd. Klosteriuan,
p. 217; In Apoc, schol., 17, éd. Diabouniotis et Har-
nack, p. 28 (Leipzig, 1911); Contra Celsum, III, lxxi,
P. G., XI, ioi3 B;etc.
3° La rémission offerte par Origène au pécheur est
la rémission par le ministère de l'Eglise. Cela ré-
sulte de la corapénétration inliiue, dans ses déve-
loppements, des deux idées de pardon divin et de
ministère ecclésiastique; impossible de tes dissocier.
Voir notamment In JYum., Hum,, x, i, P. G., XII,
03; B-638 A; fn Ps., xxxvii. Hum.,!, i,P. G., XII,
1869 C-i3'j2 G ; //i Le^., Hum., vm, 10, P. G., XII,
5o2 B; //( lud.. Hum., 11, 5, P . G., XII, 961 ; In lereni.,
fragra. 48 KIostermann, p. 222; /n Ez., Hom.,x,
I, P. G., XIII, ^40 D-74' A. Origène revient souvent
sur le ministère du prêtre, conlident du pénitent,
In /.et'., Ilom., m, 4, P. G., XH, 429 AC ; In Ps.,
xxxvii, Hom., II, i, P. G., XII, i38iA-i382; In loan,,
I. XXVIII, V, P. G., XIV, 693A;vi, 693c 696 A;
fragm. •jg Preuschen.
3° De cette rémission, aucune catégorie de péchés
n'est exceptée en droit, pas même les péchés appelés,
7>e Or., XXVIII, inguérissables, ri «vi>/.tk riij xaapTnfiy.Tav
Ainsi /h Ex., Ilom., vi, 6, P. G., XII, 335G-336A
/ (fautes de la chair); Ibid., 9, 338 AD (homicide,
adultère); In Ps., xxxvn, Hom., i, i, P. G., XII, 13^0-
13^1 A (cas de l'incestueux de Corinthe); //; Ez.,
Hom., m. S, P. G., XIII, 694 C-69.5 A (excommuniés);
In Ierem.,IIom.,ju-^, 9, A*. G., XIII, 621 (fornication).
— On peut noter qu'Origène ne condamne pas Her-
mas, encore qu il hésite à recevoir le Pasteur parmi
les Ecritures canoniques. In Ps., xxxvii, Hom., i,
P. G., XII, 1372 AC. —In loan., 1. XXVIII, vi, P. G.,
XIV, 696 (apostasie). — Cf. Stuflkr, Die Siindenwer-
gebiing hei Origencs, p. 211 et passim ; dans iT. .s'./'
Katli. Théologie, 1907.
4° La rémission, sans exception de par la qualité
des péchés, peut subir des restrictions de par iaqua-
lilé des personnes: «) du fait du pécheur, qui re-
pousse les avances de la grâce, In Malt., ser., ii4,
P. G., XIII, 17G3; In luan., 1. XXVIII, xin, P. G.,
XIV, 7i3A; I. H, v,, P. G., XIV, 129; 1, iv, a5 C ; VI,
i, aooB; fragment ap. Athanase, Ep. ad Serap.,
IV, 10, P. G., XXVI, 649G-65aA. Voir, à ce propos,
l'oscH.MANN, /J(e Siindein'ergebitng bel Origenes, p. 7.
Braunsberg. 1912; et surtout Stuflbr, Z.S.K.T.,
'9C7, p. 226 ;
/') du l'ail du ministre de la pénitence, qui n'est
lias à la hauteur de son miuislcre. In los., Hom., vu,
0, P. G., XII, 861 AB; lu Ps., xxxvii, Hom., 11, 0,
P. G., XII, i386. Le ministère de la pénitence (qui
n'est plus réservé exclusivement à l'évéque, voir
//! lue, Horn., xvii, P. G., XIII, i846 .V) exige un
discernement délicat, qui adapte le trailemenl aux
maladies de l'âme. In AJaU., t. XIII, xxx,/^ G., XIII,
1173-1177; cf. In Ez., Ilom., m, 8, P. G., XllI, 694C-
695A; In Malt., t. XIII, xxxi, ib., 1180-1181; t. XII,
XIV, 1012A-1016A; t. XVI, 8, 1396. — Origène parait
se pénétrer de plus en plus de cette idée, que le prêtre
produira du fruit selon la mesure de son union à
Dieu.
5° Relu à la lumière des observations précédentes,
le texte du iJe Oratione, xxviii, n'apparail pas comme
une sorte de bloc erratique dans l'œuvre d'Ôrigènc,
mais comme l'expression d'une doctrine constante.
De tout temps, Origène réjirouva la présomption des
prêtres qui traitent légèrement le ministère de la
pénitence; il les rend responsables de la perte des
âmes, qu'ils négligent d'éprouver avec une ferme
tendresse, et de disposer au pardon divin. Cette doc-
trine se retrouve à toutes les étapes de sa vie.
Avant 280, dans Péri Aiclion, III, i, 12, P. G., XI,
273, Koetschau, i3, p. 217, 4-2i8, 11; ib., 16, P. G.,
XI, 284, Koetschau, 17, p. 225,14-226,4.
Entre 282 et 235, dans De Oratione, loc. cit. Cf. xiv,
P. G., XI. 46oB; 464C.
En 235, dans Ad martyrium exhorlatio, xxx, P. G.,
XI, 601, Origène montre les martyrs investis d'une
sorte de sacerdoce, qui les rend 5eu/« capables d'ob-
tenir le pardon des fautes commises après le baptême.
L"ne telle assertion serait inintelligible si l'on n'avait
égard à l'ensemble de la doctrine.
Après 244> In Let\, Hum., xv, 2.3, P. G., XII, 56oA-
56iA; 562A; In lerem., Hom., xii, 5, P. G., XIII,
385BC.
Entre 246 et 248, Co7i^;a Celsum, III, Li, P. G., XI,
gS8; LXXI, ioi3B.
En résumé, ce n'est pas un texte unique, détaché
de toute ambiance, qui peut livrer la pensée profonde
d'Origène touchant la rémission des péchés les plus
graves. Mais deux conclusions se dégagent, que nous
avons établies ailleurs avec plus de détails :
1) L'hypothèse d'un conllil personnel entre Ori-
gène et le pape Calliste(2i 8-228), sur la question de la
pénitence, est de tous points imaginaire; car : a) I.e
seul écrit où l'on a cru trouver la trace de ce pré-
tendu conflit, n'est pas contemporain du pape Cal-
liste, mais de son deuxième successeur, à moins que
ce ne soit du quatrième; t) Ce même écrit, lu à la
lumière de l'œuvre entière d'Origène, prend un sens
tout différent, qui supprime l'hypothèse du conflit.
2) L'idée d'une évolution accomplie par Origène,
de la rigueur vers l'indulgence, quant à la doctrine
de la rémission des péchés, ne repose sur aucun fon-
dement réel. C'est du commencement à la lin de sa
carrière, qu'on peut suivre dans ses écrits l'affirma-
tion parallèle de deux principes en apparence con-
tradictoires : la réuiission ollerte à tous les péchés,
et le caractère irrémissible de toute faute grave
commise après le baptême. La contradiction dirpa-
rait, si l'on réfléchit qu'il s'agit non pas de fautes
irrémissibles par leur nature, mais de fautes rendues
telles soit par l'endurcissement du pécheur, soit par
1783
PÉNITENCE
1784
la légèreté coupable des ministres, qui négligent
d'assurer le sérieux de la pénitence.
Conclusion
Tertullien, saint Hijipolyle, Origène, ne représen-
tent pas, à beaucoup près, toute la tradition du
III* siècle sur la pénitence. Bien d'autres témoignages
seraient à produire; on en rencontrera plusieurs
dans la seconde partie de cet article. Nous n'avons
voulu, dans cette revue sommaire, que faire entre-
voir la réelle complexité d'une Listoiie qu'on a
parfois simplifiée à l'excès.
La littérature primitive de la pénitence ecclésias-
tique produit tout d'abord l'impression d'une sévé-
rité extrême. Et sans doute cette impression est
motivée. Le seul fait que l'Eglise ait, pendant envi-
ron quatre siècles, refusé d'admettre plus d'une fois
le même pécheur à pénitence, permet de mesurer la
distance parcourue jusqu'à nos jours. Cependant il
ne faudrait pas abonder dans ce sens au point de
croire que ces pécheurs, exclus de la pénitence pu-
blique, n'avaient aucune part à la sollicitude de
l'Eglise, Ils n'étaient pas plus exclus de cette sollici-
tude que de l'espoir du salut; en particulier, la
coutume générale de l'Eglise, attestée par le canon i3
du concile de Nicée (325), fit, dès une date ancienne,
tomber toutes les réserves devant l'imminence de la
mort, pour restituer au pécheur moribond la paix de
l'Kgliseetla communion eucharistique, i). B., 67 (21) :
rv.i y.y.'t vOv, &jîte, £t rt^ î^côèwoi, rcù rsy £i/TKio'j xKÏ ànar/y.y.iozv.'
T5V éfoSio'j yx à'T:o7T£çù70v.t.
D'autre part, la théorie des trois péchés irrémis-
sibles renferme quelque chose d'artiticiel et une part
d'exagération, contre laquelle nous avons cru devoir
réagir dans notre volume sur l'Edit de Cullisle . On
nous permettra de reproduire la conclusion de cet
on^T-age, p. 4o4 :
« Le m" siècle nous a montré, non plus implicite
dans la notion concrète de réconciliation ecclésias-
tique, mais explicite et proposée à l'état distinct,
l'affirmation patristique du pouvoir des clefs. Il fal-
lait que cette doctrine fût dés lors bien formée dans
la conscience de l'Eglise, pour que Tertullien se vit
amené à compter avec elle et à lui donner tant de
relief, précisément dans les écrits où il bat en brèche
l;i hiérarchie catholique. Donc, à n'en pas douter,
ce n'est point là un produit factice des discussions
récentes, mais un dogme que l'Eglise avait longtemps
vécu avant d'être conduite à le formuler. L'exercice
ordinaire du pouvoir des clefs étant admis par tous,
les dénégations ne pouvaient se produire qu'en vue
d'un cas extraordinaire, à l'égard d'un de ces péchés
particulièrement graves devant lesquels les pasteurs
de l'Eglise avaient dû hésiter bien des fois et sur le
traitement desquels leur pratique avait dû osciller
entre la sévérité et l'indulgence. Tel était bien le cas
de ces péchés d'impudieité, objet pour la conscience
chrétienne d'une spéciale réprobation. Etant donné
qu'il j- avait toujovirs eu, qu'il y aura toujours dans
l'Eglise des esprits diversement enclins à la sévérité
ou à l'indulgence, le conflit qui se produisitau temps
de Galliste devait fatalement se produire tôt ou tard ;
pour que l'écho nous en parvint si distinct, il a fallu
la verve et l'opiniâtreté de deiix sectaires. Pour
l'Eglise, ce fut un bienfait, car elle en prit occasion
de tirer de plus en plus au jour un principe encore
enveloppé, bien que touchant au roc même de l'Evan-
gile. Les Pères qui, au m' siècle, allirmèrent la por-
tée universelle du pouvoir des clefs, ne prétendaient
pas l'avoir découverte. Ils se heurtèrent aux néga-
tions des rigoristes; mais nous savon? combien peu
ces dissidents étaient qualifiés pour parler au nom de
l'antiquité chrétienne. Les Pères de Trente étaient en
plein dans la vérité do l'histoire en rappelant le fait
de l'institution du Christ (Sess. xiv, cap. i et can. 3,
IJ.B., 894 (774) et 913 (791). »
A. d'Alès.
Il' Partie
CONFESSION
Introduction. — I, Objet propre de l'article : points
de vue secondaires à omettre, i; point de vue fon-
damental, a. — II. Le sens des mots : le mot ac-
tuel, 3; les mots anciens, 4- — III. Questions de
méthode . une fausse conception de la confession
catholique, 5; pus de non-recevoir protestantes,
6-9; l'essentiel et te variable, lo-ia; à quoi reste
réduite la question, i3. — IV. Bibliographie, i4.
Chapitre I«' : Origines
i» Son institution n'est pas une innovation, ib; la tra-
dition juive, 16; l'usage à l'époque du Christ, 17;
l'institution par le Christ, 18, — a° Indices de son
existence à l'âge apostolique : à Ephèse, 19; l'épi-
tre de saint Jacques, 20; la Doctrine des Apôtres,
21, — 3" [.'organisation de la pénitence caracté-
ristique de la véritable Eglise, 12.
Chapitre II : La confession aux premiers siècles
Art. I : La doctrine, i» Présomption tirée du fait
de la confession prébaptismale, 23. — 2° Distinc-
tion capitale entre la confession et la pénitence
publiques, 24- — i° Aveux des historiens modernes,
25. — 4° Témoignages anciens : Tertullien, 26; —
saint Crprien, 27; — Origène, a8-3i : ses affirma-
tions; sa preuve scripturaire, 28; le médecin des
âmes, 2g; l'accusation préventive, 3o ; son langage
devient classique,ii. — La Didascalie des Apôtres,
32. — Jphraaie, 33; — saint Basile; la nécessité
de la confession, 34; — saint Pacien de Barcelone,
35; — saint Ambroise, 36-4o : son traité de la Pé-
nitence, 36, expliqué par la parabole de l'enfant
prodigue, 87, par son biographe, 38. par sa lettre
sur la sincérité dans la confession, 89; la confes-
sion symbolisée dans la résurrection de L.azare, 4o;
— saint Augustin, 4 i ; — le pape saint Innocent I"
et saint Jérôme, 42; — saint Léon, qui donc n'in-
nove pas, 43; — Sozomène résume la conviction des
siècles précédents, 44-
Art. II : La pratique. — l'e Section : la confession
pour la pénitence en général. — 1° On se confessait :
A) Rappel de faits déjà constatés, 45. — B) Faits
nouveaux : les femmes séduites par les gnostiques,
46; — les diverses catégories de pécheurs dans la
Didascalie des Apôtres, 47-48; — '** « confesse u rs »
et les pénitents de Carthage, 49-5o; — la réconcilia-
tion des « confesseurs » schismatiques à Rome, 5i,
— à Alexandrie, 52, — en Cappadoce : les canons
pénitentiels, 53, deux homélies de saint Grégoire
de yysse, 54. — C) l.a peur de la confession au iv«
et au xix'' siècles, 55-56.
2° On confessait : A) Les-évèques surtout confessaient,
67. — B) Gravité reconnue de ce ministère, 58; —
Asterius d'Amasée et le portrait d'un bon confes-
seur, 59; saint Ambroise le réalise, 60; — les res-
ponsabilités du confesseur, 61 : saint Jean Chrysos-
iome les décrit, 62-63, et les assume, 64. — C) Le
fait de Nectaire, 65-66.
a« Section : la confession sans pénitence publique.
1° Sens de la question : confession ou pénitence
privée, 67.
a» Origine et notion : elle résulte des pouvoirs sauve-
1785
PÉNITENCE
1786
rains tlu pénilencier,68--jt; elle exclut l'enrôlement
parmi les pénitents proprement dits, 'ja.
30 Existence. A) Déhiits et Tertutlien, 78. — B) la
pénitence réilérahle d'Origéne, y/f. — C) Saint
Cyprien l'administre, jb. — D) Traces dans ; ta
Didascalie des Apôtres, 76-77; saint Méthode d'O-
lympe et saint Asteritis d'Amasée, 78; les canons
pénitentiels, 79; la réconciliation des hérétiques,
80-81. — E)Les < corrections médicinales n de saint
Augustin : doctrine et pratique chez lui, 82-84. et
chez ses contemporains, 86. — F) Les confessions
des moines, 87. — G) Les confessions au moment
de la mort : affirmation générale, 88, et cas parti-
culiers, 89-90.
Conclusion, gi.
Chapitre III : Le silence de l'antiquité
SUR LA confession
I. La question posée : en général, 92; en particulier
pour saint Jean Chrysostome, gS.
II. La solution. — 1» Cne solution partielle, 94- —
2" La question préalable sur le sens des paroles
de S.Jean Chrysostome : A) D'après ses dei'anciers et
ses contemporains, 96; — le langage d'Origéne, 96 ;
règle d'interprétation qui s'en dégage, 97; — de
saint Cyprien. 98; — saint Amhroise : attitude et
langage, ^t^; pratique et explication du langage,
1 00-101; — sa.nt Basile, 102; — saint Augustin, lo'i;
— saint Léon : différence entre ses lettres et ses
sermons, io4 ; conclusions suggérées sur la manière
de prêcher la pénitence, io5; confirmées par ses
lettres, 106; — Chysostome approuvé par l'Eglise
de son temps, 107. — B) D'après sa conduite per-
sonnelle : comme éi'éque, il confesse sans modifier
son langage de prédicateur, 10&; comme prédica-
teur : à Antioche la pénitence publique existe, 109,
et l'orateur semble l'exclure, tio; nécessité d'inter-
préter ses négations, m.
3° Lai-mcme suggère la solution : .\) Confession dé-
crite sous les mêmes traits que chez les contempo-
rains : distincte de la conscience, 112; vraie et
détaillée, ii3; le modèle en est la confession de
David à Nathan, ii4. — B) Portée forcément res-
treinte de ses formules exclusii'es, ii5. — G) Dans
le prêtre, il ne faut voir que Dieu. 116.
Conclusion. — L'essentiel de la pratique se constate,
117; — le contraste entre le présent et le passé s'ex-
plique, 118.
Appendice : Le sbcret dh la confession
1» Sa conception actuelle, 119; — sa transcendance,
120. — 2° Son antiquité : A) Faits qui semblent y
contredire, 121 : la confession publique, 122 ; — la
pénitence publique : réellement imposée pour fau-
tes secrètes, Ii3-i25, mais jamais sans le consente-
ment du pénitent, 126. — B) L'essentiel de la loi
toujours reconnu et observé, 127 ; précisions pro-
gressives, 128.
Introduction
I. — Objet propre du présent article
1. — Points de vue secondaires à omettre. — Du
point de vue apologétique, il y aurait beaucoup à
dire sur la confession. Après en avoir établi le fon-
dement scripturaire, on pourrait en faire ressortir
les avantages moraux et sociaux. L'obligation que
Jésus-Cliribt en a faite aux péclieurs répond au besoin
instinctif des àraes de manifester leurs inlirmités ou
leurs défaillances et de s'alfermir contre leurs appré-
Iieiisioiis ou leurs troubles par le recours aux direc-
tions d'un mandataire divin. C'est ce qu'ont éprouvé
les Eglises protestantes : après avoir proscrit et
condamné la confession, beaucoup d'entre elles ont
été amenées à en permeltre ou à en recommander
l'usage à leurs lidèjes. (Cf. Caspari, art. Beichte dans
B.E.P. y-', p. 596 sqq.; Mohel et Bernard, art.
Confession chez les Anglicans et Confession chez les
protestants dans D. T. C. (Vacant); Gibbons : The
faith ofour J'athers (1879), c. xxvi, p. 4o3.)
Il y aurait à parler aussi de l'intluence de la con-
fession sur la formation des consciences. Elle les
rend attentives; elle y éveille ou y entretient le sens
des responsabilités; les habitudes d'analyse et de
vigilance qu'elle y engendre les prédisposent au
plus parfait accomplissement du devoir. 11 n'est pas
d'école de morale pratique comme le confessionnal.
Ailleurs on ne parle qu'en général; on énonce des
principes; on formule des lois et des préceptes. Ici
on vérifie la justesse des applications concrètes et
ces exercices de revision et de rectilication fréquem-
ment répétés développent chez les populations catho-
liques et réellement pratiquantes une finesse et ime
rectitude de sens moral qu'on ne trouve guère ail-
leurs. 11 y a des inconsciences dont ue paraissent
pas capables les individus ou les sociétés dont la vie
morale est ou a été longtemps soumise au régime de
la confession. Mais elles se reproduisent par contre
et spontanément dès que cesse la fidélité à ce régime.
Si, malgré les prétentions de tant de maîtres et de
tant d'écrivains à éclairer, à former, à rectifier les
consciences modernes, on voit s'y implanter et y
prendre racine à nouveau tant des aberrations mo-
rales qui déshonorèrent les sociétés antiques, cette
reviviscence n'est-elle pas due en partie à l'absence,
dans tous ces plans de rénovation morale, d'une
école d'application comme la confession'? L'histoire
comparée des civilisations porterait à le croire : la
dilférence de la moralité chrétienne à la moralité
païenne tient manifestement à la pratique séculaire
et, aujourd'hui encore, si largement persistante, de
la confession; c'est en s'établissant juge et arbitre
des consciences individuelles que i'E^dise a le plus
eflîcacement travaillé au relèvement des moeurs et
au progrès de la civilisation. Elle-même du moins
s'en rend le témoignage : « Toutes les âmes i)ieuses
en sont persuadées, faisait-elle écrire dans le Caté-
chisme romain à la lin du xvi» siècle; tout ce qu'il
reste aujourd'hui dans l'Eglise de sainteté, de piété
et de religion, est en grande partie l'effet de la con-
fession. » (II, V, 3i)
Ce point de vue des bienfaits de la confession
serait néanmoins trop long à développer. Qu'il nous
suffise donc de l'avoir signalé. On y trouvera la
réponse à ce qu'on appelle les inutilités ou les mal-
faisances de la confession (Cf. J. dk Maistrk : Du
pape, III, m; Wiseman : Confér., dans Démonstr.
évangéliques, Mignk, t. XV, p. 973 et t. XVII, p. 1 607 ;
P. FÉLIX : De la confession; Monsabré : Conférences
Lxxiv» et Lxxv')- — H. de Xoussanne : // nous reste
à nous vaincre (Paris, 1919), recommande éloquera-
menl la confession comme un des moyens les plus
puissants d'assurer notre réforme morale.
Nous ne croyons pas non plus avoir à nous arrêter
sur ce qu'on appelle les abus de la confession. Assu-
rément il a pu et il peut se produire, là comme ail-
leurs, des abus réels. Les abus même, quand ils se
produisent, sont ici d'autant plus graves que l'insti-
tution est d'ordre plus intime et plus sacré. .Aussi
l'Eglise a-t elle pourvu et pourvoit-elle tous les jours
à les piévenirou à les réprimer; il n'y a pas de
crime qu'elle poursuive et châtie avec plus de
rigueur que celui du confesseur qui aurait abusé du
sacrement de pénitence. Mais tout ceci demeure hors
de la question à traiter dans le présent article.
1787
PENITENCE
1788
S. — Point de vue fondamental adopté. — L'Eglise,
pour justifier le précepte de la confession, n'en in-
voque pas à proprement parler les avantages indi-
viduels ou sociaux; elle s'attache au fait de l'institu-
tion par Jésus-Glirist; elle se réfère avant tout à la
tradition, qui en fait remonter l'oblij?ation à son
propre Fondateur; c'est pourquoi nous nous borne-
rons ici à rechercher le bien-fondé historique de
cette prétention.
II. — Le sens des mots
3. — Le mot actuel. — La confession, au sens
catholique, est la manifestation d'un péché person-
nel faite à l'Eglise, dans la personne d'un prêtre
approuvé à cet effet, en vue d'en obtenir le pardon.
Le langage usuel donne, il est vrai, à ce mot une
signilication beaucoup plus étendue: « se confesser»
c'est « recevoir » et « confesser » c'est « administrer »
le « sacrement de pénitence ». Mais ces formules
sont abrégées; le tout y reçoit le nom d'une de ses
parties, et nul n'ignore, dans l'Eglise catholique, que
cette partie, si elle est ce qui frappe et, dans cer-
tains cas, ce qui coûte le plus, n'est cependant pas
le tout de la pénitence et ne sufTit point par elle-
même à obtenir le pardon. Il doit s'y joindre la péni-
tence proprement dite ou contrition, c'est-à-dire le
regret sincère avec le ferme propos de ne plus pé-
cher et la volonté d'expier le passé, et cet élément
subjectif et intime, en quoi consiste proprement la
conversion de l'àme, est d'une nécessité antérieure et
supérieure à celle de la déclaration du péché. L'un
est absolument requis et indispensable à l'ellicacité
de l'absolution; l'autre, en bien des cas, peut être,
sinon totalement absent, du moins exlrèmcment
réduit, sans que pour cela le sacrement soit nul ou
inedicace.
4. — Les mots anciens, — Les expressions latines
et grecques auxquelles correspond notre mot de
confession sont plus amphibologiques encore. Ce
sont, en grec, £|o,u5/c-/££(jôat, i^o/juvo'/yj^t;, i^v./op€'jsrj,
l^«yip£V7(ç, en latin confileri, conf'essio. Mais les unes
et les autres s'emploient indifféremment pour l'aveu
fait à Dieu et pour l'aveu fait à l'homme, (]u'il soit
public ou secret, général et indéterminé ou particu-
lier et restreint à une faute précise. Le sens le plus
usuel en fut longtemps celui de la louange rendue à
Dieu, celui des psaumes Cnnfîtemini. « Confessio,
note encore au début du v' siècle saint JiinôME
{Tr/ïct. in ps. cm, dans Anedncta Maredsoliina,
t. III, p. 162), dupliciter intelligitiir. Aiit in f;loria
Dei,... quemadmodum in evangelio ipse Salvalor
dicit : Cnnfiteor tilii, Pater, hoc est, glori/ico te; aut
quia confitemur peccata nostra Domino : in eo enim
qiiod con/itumnr Deo peccata nostm, glorificamus
eum. » C'est le sens même auquel saint Auoustin a
écrit ses Confessions. L'expression « confiteri pec-
cata » se dit même d'abord et directement de l'aveu
fait à Dieu, sans que fi'il exclue par là même, nous
le verrons, la présence d'un ministre de Dieu rece-
vant lui aussi cet aveu ou en étant le témoin, mais
aussi sans qu'elle fût nécessairement supposée. A
Ilippone, à l'époque de saint Augustin, on se frap-
pait instinctivement la poitrine, dès qu'on entendait
prononcer le mot de « confîteor » (Sermo lxvii, i.
P.L,, XXXVIII, 433) ce qui était une manière de
confesser ses fautes (Ihid. et cf. Sermo xix, a et
l'.ccxxxiv, 4) mais montre combien l'expression
était encore loin de signifier par elle-mêuie ce que
nous appelons la confession proprement dite. Le
mot iîo[i.oï'//r,isii — en latin exomologesis — reçoit en
outre une triple signilication : on le trouve emploj'é
pour désigner soit la pénitence en général et dans
l'ensemble de ses exercices, soit la déclaration pro-
prement dite du péché, soit un recours spécial au
[lénitencier, qui couronne la pénitence ecclésias-
tique et prépare à la reconciliation finale. Il serait
donc vain de chercher dans l'ancienne littérature
chrétienne une ex[iression s'appliquant exclusive-
ment ou très spécialement à l'acte même de la con-
fession au prêtre. Mais aussi doit-on, dans l'histoire
des doctrines et des institutions, se garder de ce lit-
téralisme étroit et stérile qui date les choses du
jour où elles se montrent revêtues d'une appellation
et munies en quelque sorte de leur étiquette. Il y a
les contextes pour déterminer le sens des mots à
acceptions multiples, et bien des usages se perpé-
tuent dans une société, auxquels on ne donne de
nom propre que quand on les veut étudier en eux-
mêmes : ce peut être le cas de la confession et il
importe de ne pas l'oublier.
III. — Questions de méthode
3. — 1° Une fausse conception de la confession
catholique. — Après celui des mots, le sens aussi de
la question demande à être précisé. Nulle part, la
confusion des idées ne ris(|ue de fausser aussi com-
plètement les recherches. La confession, dont on se
demande si elle était en usage aux premiers siècles
du christianisme, étant celle dont l'Eglise catholique
a défini au concile de Trente la nécessité et l'anti-
quité, c'est de la confession telle que l'entend
l'Eglise catholique, et non point telle que la conçoi-
vent ses adversaires, qu'il faut rechercher les traces.
Procéder dilTéremment, c'est peut être se faciliter la
tâche, mais c'est aussi travailler en pure perle. La
stérilité irrémédiable d'un grand nombre d'études
sur la confession est due à cet illogisme.
La confession des catholiques y est prise pour une
forme réduite et abrégée de l'ancienne pénitence
publique. Celle-ci, dit-on, consistait en une longue
exiiiation du péché, indice ou cause d'un change-
ment profond dans les dispositions de l'àme; l'effi-
cacité en tenait toute aux mérites personnels de
celui qui s'y assujettissait ; l'Eglise, qui l'imposait ou
la dirigeait, si elle subordonnait son intervention à
une certaine connaissance des fautes commises, ne
faisait cependant pas au pécheur une obligation
formelle de lui manifester son état moral. Il pouvait
y avoir place — nul doute, avouent Caspari {art.
cité dans R.E.^, p. 53^), Loofs (Leilfaden zum Siu-
dium der Dogmengescliichte '', § 5g, 2a, notei);LEA
(Auriculnr confession, t. I, p. 182): Miii.LEn (compte
rendn de l'ouvrage de Lea dans la Tlieolog. I itl.-Ztg.,
'897, p. h(>\)', li. lloi.t.(Enlhusiûsmus und /tnssgewalt
p. 244-245; a49-25o), nul doute qu'il n'y eût place
dans ce régime pénitentiel pour un aveu spontané de
culpabilité; mais cette confession, même faite en
secret au prêtre qui présidait à la pénitence, n'était
pas la confession catholique ; c'était une des manières
possibles de se faire admettre à la pénitence, ce n'en
était pas l'élément caractéristique, et donc l'iden-
tification s'exclut avec celte forme spéciale et nou-
velle de pénitence, qui consiste en un simple aveu
du péché, avec la « pénitence-confession >>, la Beicht-
Susse, pour employer l'expres'îion qui tradiiit le
mieux celte conception protestante de la confession
catholique.
6. — Celle-ci serait donc une véritable création de
l'Eglise. L'origine en serait à chercher dans le sacer-
dotalisme qui, à partir du m" siècle surtout, s'est
progressivement subslituéau christianisme. Du pou-
voir qu'ils se sont attribué de remettre les péchés,
les évêques ont conclu à la faculté d'en user à dis-
crétion. Ainsi se sont-ils crus autorisés à absoudre
sur la simple indication de la faute commise. Le
recours à l'Eglise a passé pour l'équivalent du
1789
PENITENCE
1790
recours à la pénitence. Les meilleurs évèques se sont
fait un devoir de mettre à la portée des lidèles ce
remède facile du poché ; les meilleurs des fidèles se
sont empressés d'aller i)uiser à cette source toujours
ouverte de puritication. Les moins bons et les plus
coupables s'y sont portés à leur tour comme vers le
secours providentiel olfert à leur négli(;ence et à
leur faiblesse. Le pape saint Lko.n, au milieu du
v= siècle, déclnre cette pénitence sullisanle. Peu à
peu, sous l'inlluence des moines, qui transplantent
du cloître dans l'Eglise la pratique de la coulpe ou
de l'ouverture de conscience, l'Iiabitude se généralise
de recourir aux prêtres, aux prêtres-moines surtout,
comme aux guérisseurs infaillibles des maladies
morales. A l'époque du pa[)e saint Grégoire tB
Grand, la combinaison est en voie de se produire
entre l'ancienne et la nouvelle thérapeutique. Mais le
choix reste encore ouvert entre les deux. Ce n'est
qu'au liout de plusieurs siècles, quand le souvenir
des dures expiations primitives a disparu et que les
résistances se produisent contre le « moyen court n
lui-même, que l'obligation formelle est décrétée. Au
ix' siècle, l'on pouvait encore discuter dans l'Eglise
sur la nécessité de se confesser ; à partir du xiii« siè-
cle le doute ne reste plus possible : le concile de
Latran (i3i5) prescrite tous les fidèles la confession
au moins annuelle.
Telles sont, sur l'origine de la confession, les vues
historiques communes — sauf variationsdedélail —
aux théologiens protestants du xvi' siècle et à
beaucoup des modernes historiens du dogme.
6. — 1° Fins de non-recevoir protestantes. — Pour
décliner la portée ou l'autorité des témoignages
invoqués par les théologiens ou les historiens catho-
liques, ils se dérobent derrière le fait que la confes-
sion, dont il est question aux premiers siècles,
a) n'était pas l'élément principal et caractéristique
de la pénitence (LooFS, Leitfadfn,elc., toc. cit.; K.MiiL-
LKR, dans T. /,. Z., iiS97, p. 465);
6) n'était pas détaillée (Daillk, cité par NoiiL
Alexandre : Dissertatio de sacramentali confessions,
I 7; — CuKMNiTZ : Examen Concilii Tridentini : de
confessione, n" 28);
c) était publique, ne portait que sur les fautes pu-
bliques, n'était qu'une des voies d'accès à la péni-
tence publique (Daillé, loc. cit.,^!i.b. 11; Cuemnitz:
op. cit., n" 16-28; Zezscuwitz : System der cliristl.
kirchliclien Katechetik, t. 1. p. ^ôg-^^o);
rf) n'était pas immédiatement suivie de l'absolu-
lion (Zrszchwitz : loc. cit. ; Loofs : Lcifaden, § 69, 5) ;
e) n'était pas imposée par l'Eglise à tout le monde
ni pour chaque communion (Gaspari, ioc. ci/., p. 533-
534; K- HoLL, op. cit., p. ^67, note 1).
7. — Or tout cela est hors de la question, car
l'Eglise catholique ne tient pas :
a) que la confession soit la partie la plus impor-
tante du sacrement de pénitence. Le concile de Trente
(Session xiv, eh. 3 et 4) enseigne formellement le
contraire. Ce sacrement, comme tous les autres,
agit surtout, en tant que tel, par la vertu de ce qu'on
appelle « la forme », donc ici de l'absolution (in qui
praecipua ipsius fis sila est). Mais c'est calomnier
les catholi((ues, dit le concile, que de leur attribuer
la doctrine d'un sacrement conférant la grâce sans
que le pécheur se soit disposé à le recevoir. La con-
trition, enscigne-t-il au contraire expressément, fut
toujours et demeure indispensable pour la rémission
du péché; elle aussi est requise de droit divin (er
Dei inslitittinne) et il peut même lui arriver d'être si
parfaite qu'elle obtienne à l'homme sa réconciliation
avec Dieu avant la réception du sacrement, tandis
que la justification du pécheur par le sacrement,
antérieurement à un acte de contrition et indépen-
damment d'un réel détachement du péché, est abso-
lumi'iit inconcevable;
/') ((ue l'énuiuération des fautes doive être abso-
lument exhaustive et comporte de la part île tous la
môme exactlitude et la même précision d'analyse.
Tout en demandant des aveux complets, le concile
s'en remet à la bonne volonté et à la bonne foi de
chacun : il sullit au pécheur d'indiquer les fautes
mortelles — connues comme telles par lui, et qu'un
examen de conscience loyal et sérieux lui fait reve-
nir à la mémoire. La marge reste donc largement
ouverte pour les variations et les inégalités que doi-
vent forcément introduire dans la praticpie les
circonstances générales ou |)articulières de lenips et
de lieu ou les degrés divers de culture et de délica-
tesse morales. Les auditeurs de saint AugUï^tin, qui
se refusaient avoir un adultère dans leurs relations
avec leurs esclaves ou avec des femmes non mariées,
devaient se sentir la conscience bien légère; et de
fait, aujourd'hui encore, moins on se confesse, moins
on se connaît de péchés à confesser. Les confessions
les plus longues ne sont pas celles des plus grands
coupables, et il est de doctrine courante qu'un aveu
général de culpabilité sullit, en cas d'ignorance,
d'impossibilité ou d'absence de fautes caractérisées, à
assurer la validité du sacrement;
c) que la confession sacramentelle ne puisse pas
être publique. La doctrine du concile de Trenti- est
fort claire sur ce point : il nie que la confession
doive être publique ; il n'enseigne pas qu'elle ne puisse
point l'être, ni qu'elle ne l'ail jamais été ; il enseigne
que la confession secrète n'est pas — comme le pré-
tendaient les protestants — contraire au précepte du
Christ; il n'ajoute pas qu'elle soit la seule à y satis-
faire; elle a toujours été pratiquée, dit-il; mais il
n'ajoute pas qu'elle ait toujours été la seule, ni même
qu elle ait toujours précédé ou complété la confes-
sion publique. Dans le mode de la confession, des
variations ont donc pu se produire au cours des
siècles et il importe souverainement d'en faire ab-
straction quand on recherche les éléments essentiels.
8. — d) que la confession doive se faire sous
forme d'acte cultuel, s'accomplir dans un local con-
sacré au culte ou se traduire en formules rituelles.
Rien n'est plus étranger même à la conception et à
la pratique actuelle. On peut se confesser et l'on se
confesse partout : en wagon ou sur la grande route,
tout comme dans une cellule de religieu.x ou une
salle de patronage. A plus forte raison peut-on le
faire dans le ttte à tête d'une visite d'amitié ou d'une
explication de siipérieur à inférieur. La manifesta-
tion du péché elle même, quand Icprêlre le connaît
de par ailleurs, peut se réduire à une parole, moins
encore, au geste ou à l'attitude qui en sollicite ou en
accepte le pardon. Demander l'absolution, c'est alors
éqiiivalemment se confesser. Ainsi le scliismatique
et l'apostat confessent sullisamment levir faute, qui,
après plusieurs années d'éloignement ou de rébel-
lion, viennent à résipiscence et sollicitent de l'évê-
que leur réadmission dans l'Eglise. Il est des situa-
tions et des professions qui en disent plus sur l'état
moral des âmes que de longues énum^rations. Si
mon ami, ((uoique répugnant encore à la confession,
me raconte néanmoins te détail de sa vie, je n'au-
rai pas ensuite, s'il accepte de recevoir le sacrement,
à lui faire réitérer son récit : la confidence amicale,
dès là qu'elle est ordonnée à l'absolution, devient
confession sacramentelle. Et ces queUpies exemples,
empruntés à la pratique actuelle, sufiisent, je pense,
à montrer que la confession peut et a pu trouver
place dans l'administration de la pénitence, sans
pour cela s'accompagner d'aucun appareil liturgique.
Il serait bonde se le rappeler, lorsqu'on recherche les
1791
PENITENCE
1792
traces de la confession dans les documents antiques;
on ne se refuserait pas alors à la reconnaître dans
un entretien conlidentiel de ûdèle à évcciue, sous
prétexte qu'il n'a « aucun caractère liturgique »,
comme fait A. Lagaudb dans son art.: Saint .4ugus-
tin a-t-il connu la confession ? dans He\\ d'hist. et de
Hit. relig., iQiS, p. 245. (Cf. en sens contraire :
P. Galtier, Saint Augustin a-t-il confessé? dans la
Rei. prat, d'Apologét. d'avril-juin igai) L'absolu-
tion, elle non plus, n'a rien d'essentiellement litur-
gique. L'Eglise aujourd'hui fait une obligation au
prêlre de l'exprimer suivant une formule consacrée :
c'est une garantie qu'elle lui donne, à lui et au péni-
tent, contre les défaillances d'attention ou les capri-
ces individuels. Mais le précepte n'affecte pas la
validité de l'absolution, qui demeure esser.tiellement
le jugement personnel du prêtre. Dès là que cette
sentence sacerdotale se manifeste, il y a absolution:
il sullit que le pénitent en puisse percevoir le sens,
et l'on voit par là comme, aux époques où n'était
pas encore intervenue cotte réglementation de
l'Eglise, l'absolution pouvait se produire sous les
formes les plus diverses. Le fait, en particulier,
pour un prêtre ou un évêque d'autoriser ou d'inviter
à se présenter à la communion quelqu'un qu'il en
savait exclu pour son péché, pouvait très réellement
avoir à son égard la valeur d'une absolution ;
e) que la confession doive être immédiatement
suivie de l'absolution. Sur ce point, aucune déter-
mination n'existe. Entre les deux actes la distance
peut êlre quelconque. La pratique fréquente la réduit
à quelques instants; mais rien n'empêche, en soi,
de la porter au delà de plusieurs semaines ou de
plusieurs mois.
9. — f) Quant au précepte de la confession an-
nuelle tout au moins, chacun sait, parmi les catholi-
ques, que le corauiandement de l'Eglise est d'origine
récente et nul ne songe à en rechercher la trace aux
premiers siècles du christianisme (cf. Villibn, His-
toire des commandements de l'Eglise, p. iSa sqq.).
La doctrine est au contraire que primitivement le
précepte divin existait seul et sans détermination
de temps. Le péché devait être soumis à l'Eglise,
mais rien ne disait à quelle époque. En attendant,
et sauf réserve de cette obligation à remplir en temps
opportun, la pénitence intérieure obtenait le pardon.
Il est faux que toute communion suppose une con-
fession préalable. La pénitence ou contrition parfaite,
dès là qu'elle inclut l'intention de recourir en temps
voulu à la confession, remet !e péché, d'après la
doctrine d'aujourd'hui comme d'après celle de jadis,
et le précepte de l'Eglise, s'il a précisé le précepte du
Christ, ne l'a nullement créé. Or c'est du précepte
divin, et du précepte indéterminé au sens où nous
avons dit, que le concile de Trente allirme l'exis-
tence dès le jour où fut institué le sacrement.
10. — 0° L'essentiel et le \'ariable. — C'est donc à
lorl, on le voit, et par un vice de méthode manifeste,
que l'on s'obstinerait à rechercher aux premiers siè-
cles une pratique de la confession en tout semblable
à la nôtre. L'Eglise a vécu de longs siècles, et elle ne
prétend nullement à l'invariabilité dans la manière
de dispenser les sacrements. Elle n'ignore pas que, si
les saints plus récents ou les bons chrétiens de nos
jours multiplient leurs confessions, ceux de jadis
au contraire s'en abstenaient aisément toute leur vie.
L'âge souvent avancé où ils recevaient le baptême
les mettait à l'abri de bien des fautes; chez beau-
coup, de par ailleurs, au sortir du paganisme, la
délicatesse de conscience restait à acquérir; bien des
péchés, surtout ceux qui se commettent en pensée,
étaient certainement ignorés de beaucoup de simples
fidèles. — Nous avons fait allusion tout à l'heure (7-6)
à cet état d'esprit pour les auditeurs de saint Augus-
tin. Saint Basile se plaint de même que beaucoup de
fidèles n'attachent d'importance qu'aux péchés
susceptibles d'une pénitence canonique : meurtres,
adultères, etc. Les autres ne leur paraissent pas
même mériter une réprimande (Z)eyudicio/>ei,9, P. 0.,
XXXI, 669 .\B). — Or, où il n'y a pas de péché connu
comme mortel, le recours au pouvoir des clefs a
toujours été et reste encore libre. Il n'est devenu
d'usage courant pour les péchés véniels qu'après le
vu" siècle, et la fréquence de la confession sacramen-
telle, ou ce qu'on pourrait appeler la dévotion à la
confession, est d'origine encore beaucoup plusrécente.
Pour les péchés mortels eux-mêmes, antérieurement
au précepte ecclésiastique de la confession annuelle,
il pouvait être loisible aux coupables, leur contrition
et leur bonne foi supposées, de renvoyer à plus
tard la confession exigée par le Christ, et voilà
encore qui explique, soit l'insistance moindre des
prédicateurs sur l'accomplissement de ce devoir, soit
le petit nombre des confessions à entendre dans des
églises cependant considérables.
L'Eglise sait en outre que, à la longue, cette indé-
termination du précepte divin et ces renvois indéfinis
d'un devoir rigoureux étaient de nature à produire
bien des illusions et bien des abus ou même à laisser
tomber en désuétude et en oubli le précepte lui-
même. C'est pourquoi, et dès que l'existence même du
précepte fut mise en doute, elle Intervint solennelle-
ment pour le sanctionner et en assurer l'observation
régulière. Mais ces circonstances et ces considéra-
tions, qui montrent l'opportunité ou même la néces-
sité d'une législation, ne sauraient cependant en fon-
der la légitimité. Celle-ci suppose la volonté <^u
(jhrisf, qu'il n'y ait pas de péchés remis indépendafei-
ment d'un recours de fait ou d'intention à l'Eglise ;
et la définition du concile de Trente sur la nécessité
et l'antiquité de la confession n'a pour but que de
consacrer cette doctrine traditionnelle : pas de rémis-
sion des péchés indépendamment du sacrement de
pénitence; pas de sacrement de pénitence sans con-
fession.
11. — Qu'il en a toujours été ainsi; que, dès les
premiers siècles, la confession a fait partie ou du
moins a été la condition du traitement des péchés
par l'Eglise : c'est donc l'allirmalion catholique dont
nous avons à vérifier l'exactitude. Dégagé des faus-
ses conceptions qui l'obscurcissent et le rendent
insoluble, le problème de l'antiquité de la confession
se réduit à ces termes fort simples, et la solution
sans doute le serait tout autant, si une question préa-
lable ne dominait tout ce débat : l'Eglise exerçait-
elle sur le péché un véritable pouvoir de rémission ?
Il est trop évident qu'en réduisant l'exercice de ce
pouvoir à une cérémonie déclarative ou à l'excitation
dans le pécheur d'une foi puriticatrice, on rend inin-
telligible et inadmissible la doctrine catholique de
la confession. Celle-ci ne saurait être obligatoire que
dans rhjpothèse d'un jugement préalable à porter
sur les fautes et sur les dispositions du pécheur à
absoudre. Aussi supposons-nous acquise la doctrine
catholique sur l'elficacité réelle du pouvoir de
remettre les péchés, et ceux-là surtout seraient mal
fondés à nous le reprocher qui s'autorisent de la
doctrine contraire pour faire subir aux textes une
interprétation ditïérenle de la nôtre.
Il n'y a pas à se le dissimuler en effet, au début
d'un travail d'où l'on voudrait écarter toutes les
équivoques, c'est bien à ce point là très exactement
que se fait le départ entre catholiques et non catho-
liques, et les divergences des historiens sur le fait
de la confession se ramènent bien en dernière ana-
lyse à leurs conceptions différentes du pouvoir des
1793
PÉNITENCE
1794
clefs. Seulement, et c'est le but de ces remarques
préliminaires, on voudrait faire observer aussi qu'à
celle dilTorence d'opinion sur le sens du quorum
remifei itin se joint, cliez certains historiens du
dogme, une déformation considérable de la question
à examiner : une méprise fondamentale sur la nature
propre et la valeur respective des éléments du sacre-
ment de pénitence leur fait rechercher aux premiers
siècles une pratique de la confession tout autre que
celle dont l'Eglise y aflirme l'existence, et l'on
avouera sans doute que ceux qui méconnaissent ainsi
renseignement catholique actuel ne sauraient béné-
licier d'une [U-ésomption d'exactitude po<ir leurs con-
clusions sur les doctrines et les usages d'autrefois.
IS. — Ajoutons d'ailleurs pour les catholiques,
quil est également nécessaire de se tenir en garde
contre le vice de méthode contraire et qui consiste-
rait, après avoir écarté les interprétations ou les
objections adverses par la distinction entre l'essen-
tiel et le variable dans la pratique de la confession,
à vouloir retrouver tels quels dans le passé les usa-
ges ou les prescriptions d'aujourd'hui. Des différences
profondes se sont introduites au cours des siècles
dans la conception et l'administration des divers
sacrements. Celui de l'Eucharistie en offre des exem-
ples frappantset la foià la présence reellese manifeste
aux premiers siècles dans des pratiques où nous
verrions aujourd'hui des profanations sacrilèges :
emporter et garder chei soi les saintes espèces pour
se communier soi-même tous les jours; les porter
constamment sur soi comme nous faisons aujour-
d'hui des médailles ou des reliquaires, etc. Pourquoi,
dans la recherche de l'antiquité de la confession, ne
pas passer outre aux variations de même nature sur-
venues an cours des siècles? Il n'y a pas ici que le
meuble du confessionnal dont l'origine soit récente
(BiNTBRiM, Die vorzûf;lichsien Deiikniirdifikeilcn, etc.,
t. V2, p. aSs, le croit postérieur au xiii' siècle). Rien
des transpositions ont dû se produire, dans la
manière d'envisager les éléments du sacrement de
pénitence, dont il n'est pas nécessaire de pouvoir
assigner toutes les causes ou de déterminer l'époque
précise, mais dont il est indispensable de tenir
compte pour ne pas projeter sur le passé des vues
beaucoup plus récentes.
13- — If' A quoi demeure rvdui te la question. — Trans-
poser toutefois, n'est pas supprimer ou ajouter ; et
c'est parce que ces modilications d'usages et ces oscil-
lations de pensées n'ont pas afTecté l'essentiel, qu'on
peut y passer outre pour concentrer l'attention sur
l'élément dont les catholiques afTirnienl et leurs ad-
versaires contestent l'antiquité et l'immutabilité :
l'Eglise a-t-elle toujours, pour remettre le péché,
exigé un aveu préalable de culpabilité ? Telle est la
seule question à examiner ici, et qii'on ne saurait
troi> distinguer de plusieurs autres qui l'avoisinent:
quels péchés remettait l'Eglise ? en était-il dont le
pardon pût s'obtenir indépendamment de son inter-
vention? comment, d'après quels principes, se distin-
guaient les péchés mortels et les péchés véniels et
jusqu'où par suite, étaient poussés l'examen, l'énu-
mcration et 1: manifestation des fautes particulières?
L'aveu distinct des péchés reconnus comme mortels,
qui en constitue la confession proprement dite, doit
seul nous occuper ici : la nécessité absolue et univer-
selle en résultera, s'il est établi que l'Eglisea toujours
professé ne remettre par voie de pénitence publique
ou privée que les péchés à elle déclarés. (Vest ce que
nous allons rechercher, en bornant nos investigations
aux cinq premiers sircles. En deçà de cette époque,
l'évolution de la confession n'a plus qu'un intérêt
liistoriqiie. M. Vacandaud en a indiqué les grandes
lignes,/^./'. C, art. Confession, du I" au XIII' siècle.
Totre m.
IV. BiBLioonAPiiiE. — 14. — La littérature delà con-
fession est intinie : l'essentiel se trouve dans tous
les cours de théologie catholique, au traité du sacre-
ment de pénitence. En particulier dans De San :
Tructatus de pnenitenlia (Bruges, igoo). — Les trois
arsenauxilela polémique unticatholique sont : Cal-
vin, Institution Je la religion chrétienne, 1. Hl,cli,iv ;
Daillr, De sacramenlali sii'e aiiriculari Latinorum
ciin/esstone disputatto (Genève, i66i); Le.4, A hia-
tory of confession und indulf;ences, t.l, etll(i8y6).
— Ducùté catholique, les meilleurs travaux restent
ceux de: SiRyioyn, Jlistoria poeniteniiae puhlicae;
Petau, De poenilentiae \'etere in Ecclesia ralione
dialrilin (Append. à son édition de sainlEpipbane
dans Migne, P. G., XLll, p. ioi5 sqq. ou dans ses
Do^miita iheotog. (éd. Vives, t.VlU, p. 1^6 sqq.);
Noël Alexandre, De sacrumentali confessione adv .
Wuldenses, Albigenses, et llickleflianos in Calt'inis-
tis redii'ivos (réfutation détaillée de Calvin et de
Daillé); MoRiN, Comnientnrius historiens de disci-
plina in administrutione sacramenti poenitentiae,
1. II. — Parmi les modernes, sont à signaler: A. J.
BiNTERiM, Die i'orzûglichsten Denkwùrdigkeiten der
christkatholischen Kirche, t. V (Mayence, 1829);
Fr. Franck, Die Bussdisciplin der Kirche von den
.4posleln his zitm siehenten Jahrhundert (Mayence,
1869); A. BouniNuON, Sur l'histoire de la Pénitence
à propos d'un outrage récent (Lea) (art. dans la
Hev. d'hist.et de litt. relig., 1 897, juillet-août, p. 3o6-
i/ilf, dontil faut rapprocher un art. du P. Bhucker,
Une nouvelle théorie sur les originesde la pénitence
sacramentelle dans les Etudes du 5 oct. 1897);
R. P. Casby S. J., Notes on a history ofauricular
confession (Philadelphie, 1895; c'est une réfutation
de Lea); D'' A. Kirsch, Zur Geschichte der katho-
Usclien Beichte (1902; à l'index); Vacandard, art.
Confession dans le Dictionnaire de Théol. cathol.
de Vacant-Mangenot; La confession sacramentelle
dans l'Eglise primitii'e; Etudes de critique et d'hist.
relig. ,^' série: les origines de ta confession sacra-
mentelle; Mgr Batiffol, Etudes d'hist. et de théol.
positives : les origines de la pénitence; P. Pellé, f.e
tribunal de la pénitence devant lathéologie et l'his-
toire (igoi); B.P . Harent S. J.,I.a confession:
nouvelles attaques et nouvelle défense (art. des
Etudes, du 5 septembre 1899); La méthode apolo-
gétique dans lu question des sacrements (art. des
Etudes, du 5 juin 1901); G. Rauschen, L'Eucha-
ristie et la pénitence durant les si.r premiers siè-
cles de l'Eglise: livre II, la pénitence (trad. de
l'allemand 1910); d'Alès, l'édit de Calliste, igii;
B. KuRTSCHBiD, O. F. M.. Dos Reichtsiegel in stiner
geschichtlichen Ent»ickelung, 1912; Tixkrokt, Le
sacrement de pénitence dans l'antiquité chrétienne,
191 4; H. Brbwer, Die kirchliche Privatbusse im
chrisil. Allertuni, dans Zeitschr. f. kath. Theol.,
XLV (1921), p. 1-43.
Chapitre I. — Les origines
15. — I " L'institution n'est pas une innovation.
— Bien des préventions contre l'antiquité de la
confession tiennent à la conception qu'on se fait de
son établissement dans l'Eglise L'institution par le
Christ, dont parlent les catholiques, fait croire à une
innovation totale, à une observance brusquement
prescrite et sans racine dans les traditions ou les
usages du passé. Et, comme la nouveauté même de
l'institution aurait dû en rendre l'acceptation dif-
Dcile, la rareté des allusions directes qui y sont
faites aux premiers siècles prend l'apparence d'une
preuve positive de son inexistence.
57
1795
PENITENCE
1796
Il y a là cependant une méprise grave sur les ori-
gines de la religion nouvelle. C'est oublier que le
CUrist a fait profession de n'être lui-mèiue (lu'un
aboutissement, de ne faire que donner leur cou-
ronnement à des institutions ébauchées dans l'A. T.,
de songer moins à créer qu'à parfaire, à innover
qu'à transformer. Les ablutions, les onctions, les
impositions des mains, le matériel de tous ces
rites auxquels il a conféré l'ellicacité proprement
sacramentelle, étaient d'un usage courant avant lui
et autour de lui; il n'y a pas jusqu'à la Gène juive
qu'il ne se soit borné à transfigurer pour en faire
l'Eucharistie.
16. — Or le recours aux prêtres pour la purili-
cation de l'àme, pour la rémission des péchés, n'é-
tait pas moins traditionnel. Il est prescrit tout au
long dans la loi de Moïse :qu'il s'agisse dune souil-
lure légale contractée par inadvertance ou d'une
faute morale engageant plus ou moins la cons-
cience; que le péché ou le délit ainsi commis soit
le fait d'un prêtre, d'un chef, d'un particulier ou de
la collectivité elle-même, le Lévitique (iv.v.vi) pres-
crit que l'expiation en soit faite par le prêtre.
Il y a plus. Tout sacrilice n pour le délit » ou
n pour le péché » s'accompagne d'une confession
de la faute. S'il s'agit des fautes du peuple lui-
même, la confession en est faite par les « anciens de
l'assemblée » (iv, i3-i5) ou parle prêtre lui-même
(xvi, 2i): sauf le cas d'expiation pour la violation
d'un précepte détermine, la confession est alors
toute générale: elle porte sur toutes les iniquités
des enfants d'Israël et toutes leurs transgressions.
Mais, si c'est un particulier qui demande « l'expia-
tion pour le péché », c'est à lui qu'il appartient de
faire connaître sa faute.» Celui qui se sera rendu
coupable de l'une de ces trois choses [refus de té-
moignage, contacts impurs, serments inconsidérés],
confessera ce en quoi il a péché ; puis il amènera à
lahweh, pour le tort qu'il lui a fait par son péché,
une femelle de menu bétail, brebis ou chèvre, et le
prêtre fera pour lui l'expiation du péché » (v,
5-fi). Cette confession, il est vrai, le texte ne ditpas
explicitement et directement qu'elle doive être faite
au prêtre sacrificateur; mais un passage parallèle ne
permet pas d'en douter: c'est au prêtre, y est-il dit
pour un cas de même nature, qu'il appartient d'ap-
précier la valeur de la victime olTerte pour l'expia-
tion et de juger si elle est proportionnée à la gra-
vité de la faute. « Si quelqu'un pèche, dit Dieu à
Moïse, et commet une inlidélilé envers lahweh, en
déniant au prochain un dépôt, un gage, une chose
injustement appropriée ou ravie avec violence, une
chose perdue et qu'il a trouvée, il olfrira [après
restitution] un sacrilice deréparation. Il amènera au
prêtre, pour être oITerl à lahweh en sacrilice de ré-
paration, un bélier sans défaut, pris du troupeau,
et ci après son estimation du délit » (vi,6). L'estima-
tion du délit est faite manifestement par le prêtre
auquel est présentée la victime de réparation; c'est
à lui d'apprécier si la valeur en est sudlsante et
son jugement suppose donc, de tinte néces<ilé. qu'il
a reçu cet aveu de la faute à expier que mentionne
le v. 5 du ch. V et que le livre des yomhres, à pro-
pos de ces mêmes péchés contre le prochain, de-
mande lui aussi explicitement (v, ■)).
.Vu reste, la chose va de soi, et ce même passage
du livre des i\omlires\e montre bien. A la prescrip-
tion de la restitution il ajoute en efTet l'observation
suivante : « Si celui [qui a été lésé] n'a pas de re-
présentant à qui puisseêtre rendu l'objet du délit,
cet objet revient à lahweh, au prêtre, outre le bé-
lier avec lequel il fera l'expiation pour le coupa-
ble » (v, 8). Ainsi appelé à recevoir, en cas de dis-
parition du propriétaire, l'objet volé ou injustement
retenu, le prêtre sacrificateur peut-il n'avoir pas
reçu du coupable l'aveu de son vol ?
Et il en est de même pour toutes ces impuretés
légales, même de l'ordre le plus intime, dont il faut
lui demander l'expiation (/.et'., xv). « Le huitième
jour, est-il dit de l'homme (i4-i5), ayant pris deux
tourterelles ou deux jeunes pigeons, il se présentera
devant lahweh, à l'entrée de la tente de réunion, et
il les donnera au prêtre. Le prêtre les olfrira l'un
en sacrifice pour le péché, l'autre en holocauste, et il
fera pour lui l'expiation devant lahweh, à cause de
son llux. u — Cf. ag-So, pour la femme. — Ces sortes
de sacrifices sont-ils concevables sans que le motif
en soit révélé au prêtre? Et la confession catholi-
que devait-elle donc demander des aveux d'ordre
beaucoup plus intime? A qui avait été assujetti à
la loi de Moïse, la loi du Christ sur la confession du
péché pouvait-elle paraître si onéreuse?
17. — Or il n'est pas douteux que l'usage de ces
'c sacrifices pour le péché » ne persistât à l'époque
du Christ. Les historiens croient même constater
alors parmi le jieuple juif comme une recrudescence
du sentiment du péché et de la préoccupation de
s'en purifier (ScuuKaBR : tieschichte des /ûdischen
Volkes im Zeitalter Jesii Cliristi^, t. II, p. 3b-)-fi-îo;
LAcnANGB : Le Messianisme chez les Juifs 1. III, ch.A';
W. BoussET : Die Religion des Judentunis im neu-
testamenthciien Zeitalter, p. 446)- Josèphb, eu tout
cas, mentionne en propres termes, comme conti-
nuant à s'olTrir pour les péchés secrets, ce sacrifice
du bélier dont nous avons vu le Léviti(]ue réserver
l'estimation au prêtre sacrificateur. « Celui qui pê-
che et en a conscience, mais sans que personne
puisse l'en convaincre, offre un bélier, suivant le
précepte de la Loi, et le.^ prêtres en mangent les
viandes ce jour-là-mênie dans le temple » (Aiitiq.
jud., III, IX, 3). L'offrande aussi dont parle saint Luc
à propos de la purification de la mère du Christ
est une offrande expiatoire : des deux pigeons
offerts, conformément à la Loi. « l'un est pour l'ho-
locauste, l'autre pour le sacrifice pour le péché »
(Lev., XII, 8).
11 n'est donc pas étonnant, étant donnés ces usa-
ges et cet état d'esprit, que saint Jean Baptiste, en
prèch,ant le baptême de la pénitence pour la rémis-
sion des péchés, se soittronvé par là même en prêcher
la confession. D'eux-mêmes, ceux qui couraient se
faire baptiser par lui confessaient leurs péchés
(Marc, I, 5 el paraît.), La rémission, à leurs yeux, en
exigeait la confession, et la connexion que nous
voyons ainsi établie dans l'esprit des auditeurs de
Jean Baptiste nous aide à comprendre que les audi-
teurs du Christ l'aient également perçue dans se^
paroles sur le pouvoir de remettre les péchés. 11 est
vrai qu'on ne saurait déterminer exactement la na-
ture de la confession faite lors du baptême au Jour-
dain.Trktui-libn {Dehaplismo, xx),saintBASiLE (fief;.
hrer., 288, P. fi., XXXI, 1286) et d'autres semblent y
avoir vu une confession détaillée s'adressant au
Baptiste lui-même. « Ils commençaient, explique à /
ses catéchumènes saint Cyrille on Jérusalem, par
lui montrer leurs plaies, puis lui y appliquait les
remèdes et il leur procurait enfin la délivrance du
feu éternel » {Catech., m, 7, P. G., XXXllI, Iti-} \) .
L'auteur d'une homélie sur le baptême de N. S., faus-
sement attribuée à saint Ilippolyte (Ei; t« c/.yty.
dt'jfvMiK, IV, éd. .Vchelis, p. 25g)nousmontre comment
on se la représentait au iv* ou au v' siècle (date
présumée de l'homélie), a Je donne le baptême de
la pénitence, y fait-on dire au Christ par saint Jean:
ceux qui viennent à moi, il ne m'est possible de les
baptiser qu'autant qu'ils confessent leurs péchés.
1797
PENITENCE
1798
Supposons que je vous baptise : qu'avez-vous à confes-
ser? » Beaucoup de comiuentateurs ont adopté cette
inèuie interprétation, et c'est celle en effet que su^-ffè-
lenl plutôt les détails donnés par saint Luc (m. 1 2-1 /,).
Le Baptiste, d'après lui, ne se borne pas à prêcher
en tfénéral « le redressement des voies 0 ; les parti,
culiers lui demandent une direction pratique pour
leur conduite individuelle. « El nous, que ferons-
uou'i?!! luidemandent des publicains et des soldats.
Et, comme sa réponse est détaillée : a Ne rien exiger
au delà de ce qui est ordonné ; ne pas frapper, ne pas
maltraiter, vous conlenler <le votre solde », il est
tout naturel d'admettre que l'aveu correspondant
comportait une certaine précision.
18. ^ Cependant on ne saurait prétendre sur ce
point à une certitude et il serait vain d'ailleurs de
songer à une observance rituelle quelconque ; les
baptisés suivaient l'impulsion de leur conscience
Mais la spontanéité même de leur confession est ce
qu'il y a de plus significatif; elle montre à quel point
cette idée de la manifestation du péché s'associait
alors à celle de sa rémission, et par là elle explique
et juslide le sens où les Apôtres ont compris le pou-
voir qu'ils avaient reçu du Christ. En y associant
l'idée d'une confession préalable, ils n'ont fait que
s'inspirer de la tradition et de l'usage; dans leur cas
d'ailleurs, l'aveuapparaissait d'autant plus nécessaire
qu'il devait conditionner l'exercice du pouvoir con-
cédé. Interprétées donc à la seule lumière des tradi-
tions juives et des formules évangéliques, les paroles
du Christ, où les catholiques voient l'institution du
sacrement de pénitence, supposent l'obligation faite
par lui de la confession. A les entendre ainsi, les
apôtres et les catholiques ne leur ont pas fait plus
de violence que n'en ont fait les Juifs à celles de saint
Jean Baptiste.
Encore faut-il ajouter que les prérogatives concé-
dées par le Christ aux apôtres leur donnaient sur
le péché un pouvoir direct, auquel n'avait jamais
prétendu le Baptiste. L'Eglise, dont il les avait
constitués les chefs, était, devait être, la société des
saints. Elle ne devait pas seulement les grouper;
sa mission serait de les susciter et de les entretenir'
et c'est pourquoi elle ne reconnaîtrait comme mem-
bres que ceux que ses chefs agréeraient. C'est à
ceux-ci encore qu'il appartiendrait d'en exclure les
indignes, et la réhabilitation des faillis leur serait
également réservée. A tous ces litres, el pour la
bonnoadministration de celteiustitution de sainteté
les ministres de l'Eglise auraient donc droit à la con-
naissance du péché. L'autorité dont ils auraient le
monopole serait ordonnée directement à la purilica-
lion des âmes, et ce serait donc la méconnaître que
de prétendre se libérer du péché sans recourir à leur
intervention; mais ce serait aussi réduire cette in-
tervention à une formalité illusoire que de prétendre
s'en assurer le bienfait sans les mettre en état de
juger s'il y a lieu de l'accorder. La nécessité de la
confession, en un mot, qui ne se conçoit pas sans
l'inslilution par le Christ d'une hiérarchie ordon-
née à la sanctilicalion des âmes, s'expliiiue au
c.ititraiie tout naturellement par cette institution et
c'est pourquoi la tradition juive d'une certaine con-
fession du péché se perpétue si aisément dans l'Eglise
chrétienne.
19. — 2° Indices de son existence à l'âge apos-
tolique. — D'eux-mêmes et dès l'abord, les convertis
alléreit chercher dans l'aveu du péché l'apaisement
de leurs consciences troublées. .\ Ephèse, un pro-
dige, dû à l'abus qu'on a voulu faire du nom de Jésus
et de l'apôtre Paul, a ému la ville tout entière.
Juifs el Grecs en demeurent dans la stujieur. Mais
les fidèles — '.(' re^nc^^■Mrsi' —sont plus saisis encore.
Beaucoup d'entre eux, racontent les ,/t7ei (xix, 18-19)
viennent confesser el déLdarer leurs actions coupa-
bles (é^o/j-'.joycOu.svoi xai ÙMrj:/-/i')Jo-jzt% t<zç r.pvX^'-i «ùtûv)
des prali.iues superlitieuses, semble-l-il, - car un
certain nombre d'entre eux, qui s'y étaient livrés,
se défont ùe, leurs livres ou formules de magie- ils
les jettent au feu devant tout le monde. '
Voilà bien saisie sur le fait la confession de fautes
jusque-là tenues secrètes ou tout au moins jusque-là
trop peu redoutées. A-t-elle été faite sous les yeux
de la communauté réunie et à la communauté réu
me, ou bien en particulier à l'apôtre lui-même? Rien
dans le texte ne permet de le discerner; mais on
admettra sans peine que, même faite pul)li(|uemenl
dans l'assemblée, elle s'adresse surtout à celui qui
la préside, à celui dont les interventions surnatu-
relles l'ont provoquée el dont, sans aucun doute.
c'est aussi le jugement qui impose à ceux des inté-
resses pour lesquels il y a lieu, le sacrifice des livres
superstitieux. L'auteur des .4c/es ne nous dit pas non
plus la suite donnée par l'apôtre à cette manifesta-
tion de repentir et de ferme propos, mais personne
ne contestera, eroyons-nous, qu'en s'avouant ainsi
coupables devant lui, ces lîdèles n'aient compté
trouver grâce devant Dieu. S'il est donc vrai que
ces « croyants » sont des fidèles aiilérieu renient
baptises, leur confession est bien celle dont nous
recherchons l'antiquité : l'aveu d'une faute fait à
I Eglise pour en obtenir le pardon. A Eplièse, on la
pratique.
20. - Ailleurs nous l'entendons prescrire. « Con-
iessez-vous les uns aux autres », dit saint Jacques
(v 16) aux (idèles auxquels il vientde recommander
(i'i-i5), en cas de maladie, de faire venir les prê-
tres « pour que leur prière soulage le mourant cl
que, s'il a des péchés, ils lui soient remis ». Cette
mention préalable des prêtres porte à croire en
(■(iet que l'apôtre, en exhortant ainsi à la confes-
sion, entend bien qu'elle se fasse à eux. L'expression
<< les uns aux autres >. {ilHio^Ç) n'exclut point par
elle-même ce sens-là; elle est employée !à même où
s énonce le plus clairement la subordination hiérar-
chique : .. soumis les uns aux autres » (:;r!r«ï(ro>£wi
K//.;/-...), dil-saint Paul aux fidèles en général et tout
particulièrement aux maris et à leurs femmes (£'0/1 ,
V, 16) : les uns aux autres, c'est-à-dire chacun à sa
place et dans son rôle naturel, le mari commandant
et la femme se soumettant. Et de même ici : les uns
aux autres, mais chacun dans l'attitude qui lui con-
vient; c'est-à-dire les fidèles dans celle du pécheur
qui s'accuse, les prêtres dans celle de l'homme spc-
1 . On a souvent entendu ce mot des Juifs et des (irecs
convertis a l'occnsion de ce prodige. C'est e.i vue do leur
haptemo .[Il ils auraient révélé leurs pratiques superlitieuses
et se seraient débarrassés de leurs livres de iu.igie On cite
parlois à I aj.pui de celle iniorprétation le fait que les AcUi
donnent auEM le nom de croyants .'1 de simples catéchumènes
Mais les pass.iges où l'on renvoie (xi, 21 cl xvm 8| paiais-
senl peu à pmpos: l'auteur y parle uniguemcntdo la foi qui
achemine a la conversion et au baplc.ne Ici, contrairemenl
a ce quil fait ailleurs dans .les cas analogues (v gr v iK-
vi.i, .3;,x, 43; s:mi, ,2-/l,S: x.v, i:xvn, i2-34). il n'in'
dique nullement que les Juils et les (îrecs. én.us par le
prodige, se soie.it convprtis. Comme il lait ailleurs, en par-
ticulier ,,, 43-4/, où la suite des idées est exictemmU
par. leleà celle du passage a.tucl, il oppose ici les fidèles
au.x.luifset aux .recs Le participe pariait pns sulistantl-
vemcnl indique d ailleurs ppr lui-.,„-me un ùtat déia aciuis
(cf. dans le discours des Juds au concile de .Jérusalem •
XXI, 20 : f !-,;«, |J.„^,k5=-4 £,'-,;, i, «r; 'hj-A.jioi:, tC-J TTSriîTtV-
xcTwv). Mt.KSSiActa Apnsto}.,edilio philo^ica.^. 201) à qui
font écho la plupart des cxégéles récents, dit ; .< m^iUsv^-
Tw est qui tt.ttc.- rnctl er.-int, non qui ob hoc factum lacti surit. >■
1790
PENITENCE
1800
cialement député à la prière. Car c'est des prêtres
qu'il vient d'être dit qu'ils ont à prier pour le mou-
rnnt (TrpouEi/laîSwTCT iTt'aÙTOv) et que la prière de la foi
le sauvera (i4-i5); et maintenant, ici encore (16), c'est
en vue de l'eflicacité de la prière que la confession
est recommandée : « Confessez-vous les uns aux
autres vos péchés et priez les uns pour les autres
(rooMùj;£'8£ ÙTkp ày>r;/t.)»), afin d'être soulagés, car très
ellicace (ro/ù tT;^€i) est la prière du juste » : suit
l'exemple d'Elie, liomrae sujet lui aussi aux inlirmi-
lés, mais dont la prière obtint des miracles. Cette
répétition du mot oiJyiJ'jv à propos d'une prière, dont
le contexte ne permet pas de douter que les prêtres
en soient les auteurs qualiliés, conlirnie le sens
donné à l'ii)jx,}iti de la confession, et il est donc tout
naturel de reconnaître ici la prescription de l'aveu
des péchés aux ministres de l'Eglise pour en obtenir
le parilon. Ainsi l'ont fait jadis bien des théologiens
catholiques ; ainsi le font aujourd'hui encore des au-
teurs protestants eux-mêmes : 0 Manifestement,
écrit, A. J. Mason dans Pictionary 0/ the Bthle, t. IV,
ait. Power o/'the keys, p. Sa, manifestement le malade
est exhorté à faire sa confession aux prêtres qu'il a
appelés près de lui, et eux à leur tour sont exhortés
à solliciter pour lui le pardon dont on fait dépendre
son rétablissement. »
Pour nous, à raison même de l'imprécision et de
l'amphibologie des termes employés, nous nous
bornerons à en retenir que les apùlres maintiennent
dans l'esprit des fidèles la connexion traditionnelle
entre l'aveu et le pardon du péché. Pour plus de dé-
tails, voir la discussion de ce texte par Mgr Ruch,
à l'article Extrême Onction, D. T. 6'., col. igoS-igia.
21. — Mêmes observations pour le précepte de la
confession qui se lit en deux passages de la Doctrine
dea Apôtres. « A l'église, tu confesseras tes fautes
et tu n'iras pas à la prière avec une conscience souil-
lée » (iv, i4). " Le jour du Seigneur, quand vous vous
réunissez pour la fraction du pain et pour l'Eucha-
ristie, vous commencerez par confesser vos fautes,
afin que votre sacrifice soit pur » (xiv, i). Ici, plus
encore que dans saint Jacques, la confession se pré-
sente comme le moyen nécessaire de la purification
des âmes, et, s'il est constant de par ailleurs qiie,
pour présider à ces « synaxes », il y a Jes prêtres,
dont la Doctrine prescrit la nomination à cet efl'et
(xv, 1), rien n'est plus naturel que de se les repré-
senter comme répondant ou s'associant par une
prière spéciale à cette confession des fidèles. Il est
vrai qu'on n'aurait affaire alors qu'à une confession
rituelle analogue à celle dont aujourd'hui encore on
fa't précéder la messe et la communion : et telle est
bien sans doute l'origine de notre Confitfor^ avec
VJnriiil^entiam et le Misereatiir qui y font suite. Mais
il ne serait pas exclu pour cela que cette confession
ait été primitivement sacramentelle, ou plutôt que
nous puissions y retrouver une des formes primitives
de la confession a[)pelce depuis sacramentelle. En
bien des cas aujourd'hui encore, et pour des motifs
d'ordre bien divers, — dont le moins rare est l'igno-
rance ou l'impuissance du pénitent à mieux spécifier
ses fautes, — la confession n'est pas plus détaillée,
aussi détaillée, que l'est celle du Confileor; la
publicité d'ailleurs de l'accusation n'étant pas non
plus, nous l'avons dit, exclusive de son caractère
sacramentel; et l'absolution, d'autre part, s'étanl
longtemps exprimée sotis forme rie prière, rien ne
s'oppo«e à ce qu'on voie, à ce qu'on ait vu, dans un
équivalent de Vfndulgentiam ou iVisereotiir^une véri-
table absolution. Aujourd'hui encore le prêtre, à qui
il plairait de l'employer, contreviendrait sans doute
à une défense de l'Eglise, mais absoudrait réellement.
Peut-être même est-ce dans cette forme rituelle de la
confession qu'il conviendrait de rechercher le point
de départ de la confession sacramentelle. Un maître
des plus autorisés de l'enseignement catholique le
suggérait il y a quelques années et nous serions fort
porté pour notre part à insister sur ce point de vue,
si nous entreprenions d'écrire l'histoire de cette ins-
titution. (Voir J. V. Bainvbl, dans Hefue pratique
d'apologétique, iTjanv. 1910, p. 53a; et de nouveau,
Hecherches de Science religieuse, 1919. p. ai^, sqq.)
L'institution a évolué, et sans que, même à l'âge apos-
tolique, — le fait d'Ephèse et l'extiortution de saint
Jacques en sont deux preuves entre autres, — Sii
forme rituelle ait été la seule connue, il pourrait
bien néanmoins se faire qu'alors et longtem) s encore
elle ait été la plus usuelle... Mais nous n'écrivons
pas cette histoire; il suflit à notre but d'avoir cons-
taté pour l'âge apostolique la pratique et le précepte
de la confession, comme de la condition ou du moyei;
d'en obtenir le pardon dans l'Eglise.
33. — 3* L'organisation de la pénitence avec
confession, caractéristique de la véritable Eglise .
— Après cela, il serait intéressant sans doute de
constater comment, au cours du second siècle, ce
moyen se généralise et se particularise à la fois : la
propagation de l'Eglise en rendant l'usage plus uni-
versel, et l'afiinement progressif des consciences y
acheminant à une spécification de plus en plus
détaillée des fautes commises. Mais on sait quelle
est pour cette période la pénurie des documents où
se manifeste la vie intime de l'Eglise. Des ouvrages
qui nous en restent, la plupart poursuivent un but
apologétique ou de polémique; ils n'ont donc pas à
s'occuper d'une institution dont on ne parle ou ne
discute qu'entre chrétiens. Tertullien note en effet
que, si tout le monde, sans en excepter les païens,
peut se rendre compte de la première conversion, do
celle qui aboutit au baptême, la seconde au contraire .
celle qui réhabilite le pécheur baptisé, parce qu'ell.
est aiïaire de discipline intérieure, les Juifs eux-
mêmes ne la soupçonnent pas : a Illa etiam ethni
cis relucet, haec vero, quae in ecclesiis agitur, «.•
Judaeis quidein nota est » (Pndic, ix, 19).
Cependant c'est bien au cours de ce siècle ques'oi
ganise et prend corps l'administration de la péni-
tence. Les grandes lignes en apparaissent fort nettes
dès l'époque de saint Irénée et de TertuUien; la cor-
respondance de saint Cyprien permet d'en saisir le
fonctionnement régulier, et, au début du iv« siècle,
lorsque les persécutions prennent fin et que l'Eglise
se produit au grand jour, Lagtancb signale haute-
ment, comme un de ses traits distinctifs, la rémis-
sion des péchés par la confession et la pénitence :
« Sciendum est illam esse leram [Ecclesiam] in qiiu
est coNPKSsio et paenitentia, quae peccata et vulnern,
quihus suhjecta est imheciuitas carnis, saluhriter
curât » (ZJiV. Instit., IV, xxx, i3, /'./,., VI, 544). Or.
on ne saurait troj) le remarquer, la confession, qui
précède ainsi la pénitence, n'en est pas un élément
accessoire et secondaire; sans elle, la pénitence
demeure inefficace. Cette circoncision spirituelle des
âmes comporte, en effet, une révélation complète de
la conscience : « ne quod pudendum facinns intni
conscientiae sécréta velemiis ». Le cœur y doit être
mis à nu, c'est-à-dire, les péchés y doivent être con-
fessés tout aussi bien que la satisfaction y doit être
offerte, si l'on veut obtenir le pardon divin : u Paeni-
tentiam nobis in illa circumcisione proposuit [Deus],
ni, si cor nudaterimus, id est si peccata nostra cim-
fessi satis Deo fecerimus, veniam consequamur ». Les
obstinés et ceux qui dissimulent leurs fautes n'y
ont point de part, car Dieu, à la différence de l'homme
[qui administre la pénitence], voit jusqu'au plus in-
time de l'âme : « Quae [yenia] contumacibus et
1801
PENITENCE
1802
admissa sua celanlibus denegaiur ab eo qui non
faciein, sicul liomo, sed intima et arcana pectoris
intuelur t (IV, xvii, P. /.., VI, 5oi).
Chapitre II. — La confession dans l'Eglise
des premiers siècles
AnT. I. — La
DOCTIUNK
S 3. — 1 0 PrésoiD ption tirée du fait de la confes-
sion prébaptismale. — Confession el pénitence :
voilà donc les deux éléments de la pénitence adiui-
nislrée par l'UgliscQue leur association, constatée à
l'âge apostolique, persiste après l'oryanisalion régu-
lière de la rémission des péchés, on |)eut d'abord le
présumer, du fait qu'elle se retrouve jusque dans
l'organisation de la préparation au Itaplénie. Il ne
parait pas douteux en effet que, dans certaines Egli-
ses tout au moins, la confession ait fait partie de la
pénitence ((réhaptisniale : elle aussi comportait une
ccitnine déclaration des péchés antérieurs.
Teutullien le dit très nettement {De i.iptisnio,
xx). L'administration du l)aptême est précédée de
« prières fréquentes, de jeûnes, d'agenouillements,
de veilles et de la confession de tous les péchés an-
térieurs {ciini con/essione omnium rétro deliclornm).
On procède ainsi à l'imitation du baptême de saint
Jean. Et il faut nous estimer heureux, poursuit le
prêtre de Cartluige, de n'avoir pas à faire cette con-
fession publiquement » — ou bien au contraire,
comme conjecturent certains éditeurs, « de pouvoir,
grâce à cette confession publique cl à ces exercices
de pénitence, satisfaire pour les fautes passées ' ».
Saint HiPi'oLYTK de Rome, dans sa Tradition Apos-
toliijtie {'kvo'j-co'jiy.r, \\ai:,y.So'jit) ou, comme on disait
plutôt jusqu'à ces dernières années, la Constitution
ecclésiastique de l'Egypte"^, mentionne pareillement
la confession faite à l'évêque par le candidat au
baptême, o Quand le jour approche où ils doivent
être*baptisés, l'évêque leur défère le serment à cha-
cun en particulier, i)Our s'assurer qu'ils sont purs.
Et si quebju'un est trouvé n'être pas pur, il est
écarté •*. »
Les canons dits d'IIippolyte, eldont la parenté avec
r Anoz-:(i'/i.y:ii Uci.cMhaii est universellement reconnue,
lonlirment ouexpliquenl cette prescription : u Cate-
chumenas haptismo initiandus... ronfitentiir e/nscopu
— huic enim soli de ipso est iinposiluni omis — ut
episcoptis eum approiet, qui fruatur mjsteriis '• »
(can. ioa-io3).
Nous n'en savons pas davantage sur celte confes-
sion prébaptismale. Elle fait suite, dans les docu-
ments cités, à une enquête préliminaire sur la vie
menée par les candidats et sur les garanties de leur
bonne foi. Il apparaît tout au moins qu'on y voit un
moyen pour le pécheur de satisfaire à Dieu et un
1. « Nobis ^ratul.TnJum est, si non )niblico [al. mine pu-
bliée] confileinur iniquitales oui turpituiiines iiostras. » On
peut voir dans d'Ai.ics {La tlié„!<,gie ,U ■/eriu/lien, p. 332,
note 1), la discussion des deux loçoiis. Comme à lui, la pre-
mière iiou> paraît la seule criliqueimut établie.
2. la rostiluliol] (' saint llipjiolyte on acte faite par Bom
Co^Noi.i.v dans les l'exls and Studics de l'Universilé de
Canjbridge (vol. VIII, n.4 : The tocalhd F.nyplian Cluirch
Order and drrived ducuinrnt.', 19161. Sur l'accueil lait à
cette thèse, voir un article de u'ALi:sdans llreh. de Se. Jicl.,
janvier-mars 1918, p. i32 sqq. et deux art. de Doni A.'
Wll.MAU ] , l'un dans /?>-c. du Clergé /raneais du !."> ocl. igiS,
1 autre dan- /! . S. fl,^ janiicr-mar.s 1919.
3. Nous traduisons ainsi le texte donné d'aprcs la version
éthiopiennL> par Dom CoN^Ol.l v, op. cil., y. iS'J
4. La l'erigriiialio .irtheriae ne parle pour .'érusalenn que
de lenqu' le préliminaire à l'admission parmi les candidats
au baptême.
moyen pour l'Eglise de contrôler la rémission du
péché par le baptême.
A Jérusalem, au iv" siècle, saint Cybillk y insiste
fortenjcnl.
Nous l'avons déjà dit (ci-dessus n» 17), lui aussi
la reconnaît dans la confession des Juifs à saint Jean
Baptiste. Aussi, dès sa première catéchèse, lasignale-
t-il aux caudiduts au baptême comme le moyen de
dépouiller le vieil homme. {'Kxiùiia.iO i xbt mz/.aisv
i/.j6 puTivt ôii T^5 tJo/i5/o/i-;ijjw;, €ttt., I, a, l'.G., XXXIII,
'i-]i B). L'exomologèse en effet, qu'il mentionne à ce
propos, ne saurait s'entendre exclusivement des
exercices de la pénitence en général. Elle inclut tout
au moins une déclaration formelle el détaillée du
péché : « Voici le temps de la confession( 'E;'«/i3/»-/yi7£ij;),
reprend-il en effet un peu plus loin ( ifc;V., 5, 3^6 A).
Confessez ce que vous avez fait soit en paroles, soil
en actes, soil le jour, soil la nuil (ij-y/i^/oyijTai ri/.
7T«7T^K-//zei.a, rà iv /oy&), rtz h è'^/w " t« iv vu/-.r(, tk h «/jiéoa).
Confessez-le maintenant que le temps est favorable,
et, au jour du salut, vous recevrez le trésor céleste. «
La seconde catéchèse, toute sur la rémission du
péché el la confiance en la divine miséricorde,
insiste sur la nécessité el l'efficacité de celte confes-
sion. La gravité el la quantité des fautes ne doit pas
faire douter du pardon : « Ne dites pas : j'ai vécu
dans la fornication el l'adultère ; j'ai commis de
grands crimes, et cela non pas une fois mais sou-
vent. » L'exemjile de David esl là pour rassurer : il
lui a suffi de l'aveu du péché pour en obtenir le par-
don : faites comme lui ; « dites votre mal au [divin]
médecin; dites, vous aussi, avec David : Je confesse-
rai ccmtre moi mon iniquité au Seigneur. El il se
produira pour vous ce <|ui vient ensuite : El vous
m'avez remis l'impiété de mon cœur 11 (6'oi., 11, 6,
38 9 G). — Cet exemple de David esl classique; aussi
le catéchiste y iusisle-l-il encore un peu plus loin.
Il montre le roi qui n'hésite pas à confesser son
péché au prophète Nathan, au « médecin » que Dieu
lui envoie (/i(d., m, Sgô); puis,s'adressanl aux calé-
chumènes eux-mêmes: « Si un roi, leur dit-il, a ainsi
confessé son péché, vous, qui n'éles que des particu-
liers, pourriez- vous n'avoir pas aie faire?» (i2,4oo A)
On comprend qu'à propos de ces paroles, Dom
TouTTKE, l'éditeur des œuvres de saint Cyrille, aitpu
jiarler de la confession préparatoire au Itaptême
comme d'un fait incontestable. (Voir sa note à pro-
pos de Cat., I, 5 dans I>.G ., XXXIII, 375, note)
Saint Grégoihe de Nazian/.b l'alleste lui aussi très
nettement. Cette confession esl un des désagréments
qu'enlraîne la demande du baptême. Comme il fait
pour l'ennui d'avoir à s'y i)réparer avec loule sorte
de gens, pauvres, esclaves, etc., el d'avoir pour cela
à subir de longs e.xorcismes, il invite à ne i)as se lais-
ser arrêter par celle confession de son péché : cela
se pratiquait au baptême de Jean Baptiste ; celle honte
a le grand avantage de préserver de celle que com-
porterait ailleurs le chàlimenl du péché, et le fait de
l'affronter en affichant ainsi son péclié, fournit la
preuve de la haine qu'on en a conçue (Or., xl, 27,
P. G., XXXIII, 397).
Nous nous garderons bien cependant d'ajjpuyer
sur cet usage de la confession prébaptismale. L'au-
teur du De Sacramenli.s (parmi les œuvres de saint
Ambroise), dit clairement, semble-l-il, que le candidat
au baptême n'a |)as à faire de confession proprement
dite {.\on con/itetur peccalnm qui venit ad ha/itis-
mnm); tout au plus sa demande du baplcme équi-
vaul-elle à un aveu général de culpabilité : « hoc ipso
implet confessionem omnium peccatorum , qiiod
baptizari petit » (m, 12, P. /.., XVI, 435 B).
Nous avons voulu seulement à ce propos montrer
à quel point l'idée d'une manifestation du péché est
1803
PENITENCE
1804
restée associée à celle de sa rémission par l'Eglise
Les faits signalés aident tout au moins à comprendre
la place faite à la confession dans la pénitence
postbaptismale.
S4. — 2° Distinction capitale entre la confession
etla pénitence publique. — Iln'japas de doute que
la confession ait fait partie tout au moins de cette
forme solennelle de pénitence, par ofi personne ne
conteste que l'Eglise ait remis les péchés après le
liaptcme. Il n'y a jamais eu de pénitence publique
sans une confession préalable. Nous ne disons pas
sans nue confession publique . Il s'en faut du tout
que l'une entraînât l'autre. Les exemples de cette
aggravation de peine sont même excessivement
rares et incertains ; encore ne la voit-on jamais envi-
sager que couime consécutive à une confession
secrète, où le confesseur s entend avec le pénitent
pour la lui permettre ou la lui imposer. On ne sau-
rait donc trop soigneusement éliminer des esprits la
confusion trop longtemps entretenue entre la péni-
tence publique etla confession publique.
Mais, ceci bien établi, il reste que l'Eglise n'a
jamais prélendu remettre que les péchés à elle mani-
festés. La pénitence publique exclut si peu la con-
fession proprement dite, qu'elle la suppose et l'inclut,
et ceci est un fait tellement avéré que catholiques
et non catholiques en conviennent également.
SS. — 3" Jugement des historiens modernes.
— H 11 est clair, écrit Mgr Uatiffol, que le pécheur fait
toujours de quelque façon l'aveu de sa faute ou de ses fautes
plus ou moins explicitement. Car, des là qu'il sollicite d Vtre
admis à la satisfaction publique, ou dès qu'on la lui impose, il
faut bien qu'il y ait matière a satisfaction Et si cette satis-
faction est soit temporaire, soit perpétuelle, raison de plus
pour que l'évèque qui en décide ou son délégué qui en décide
en son nom, connaissent le délit à la gravité du juel doit
être proportionnée la satisfaction. L'existence de la satisfac-
tion proportionnelle a ainsi pour postulat une décision préa-
lable et individuelle qui la détern^ine en connaissance de
cause )) {Eludes d'/iist. et de i^'col, po$itife : les origines
de la pénitejice^p. 199 et cf. 208-209).
« Such remission was manifestly impossible -nithout a
preliminary déclaration of the nffences t" be forgiven » (Lr:.»,
Aurlcular confesiion and indulgences, t. 1. p. 182).
(( Das ist nicht richtig, dass i^'a^ Beichte urspriinglich nur
lîekenntnis an (iott gewesen sei. Es bat tliatsaclilich nie
eine kirchliche Busse ohne Beichte gegeben » (K. Muli.eh,
rendant comote de l'ouvrage de Lea, dans T.L.Z., 1897,
p. 465).
« Niemand wird in Abrede stellen, dass in dor alten Zeit
auf Busse gedrungen, das Siindenbekenntnis vor dem Pries-
ten empfohlen, unter Umstandon im Interesse des Zuchlver-
fahrens geradezu verlangt wurde u Casp.ïri, art. Betchie^
dans B.E.P.T.^, p. 534). Cf., dans le même sens. Hou.,
Enihusiasmus und Bussgewalt, pp. a44-24^ ; 249-250 ; Looï-S,
Leiifaden zum Stiidium der Dogniengeschichie^, ^ 09, a a,
p. 479 note I.
86. — 4° Témoignages anciens. — C'est que, en
effet, la pénitence, dans l'Eglise, se 0 demandait», était
i< imposée », « accordée i', « donnée », et cela déjà
suppose à son point dedépart un aveu de culpabilité,
une confession. Pour 1 imposer, l'accorder, la donner,
pour en déterminer la nature et la durée, celui qui
en avait l'administration devait préalablement avoir
aci(uis la connaissance de la nature du péché et des
dispositions du pécheur. Aussi la manifestation du
péché apparaît-elle partout comme inséparable de
la pénitence publique.
Certains croient la reconnaître dans cet aveu du
péché dont Tfrtullien fait comme le prélude ou le
point de départ de la pénitence. <■ La confession des
fautes, dit-il en effet à propos de l'aveu du prodigue
à son père, la confession des fautes [les] atténue
tout comme leur dissimulation |les] aggrave. En
effet, poursuit-il, la confession est [manifeste, sans
doute] la résolution prise de donner satisfaction (con-
fessio enim salisfaclionis consilium e.<:t), tandis que
la dissimulation est l'indice de l'obstination. » Et
c'est ici, mais ici seulement que commence sa des-
cription de la pénitence. Malheureusement l'explica-
tion du mot grec iiO/jcXv/nati, qu'on lui donne, dit-il,
plus habituellement, l'amène alors à parler d'une
confession faite à Dieu même: c'est l'ensemble même
des pratiques de cette exomologèse qui lui est un aveu
de culpabilité. Non pas qu'on ait rien à lui appren-
dre; mais n par la pénitence nous confessons notre
faute à Dieu, en ce sens que la satisfaction [à lui
offrir] résulte, est déterminée par ou d'après la con-
fession (Domino cuii/ilemur... quutenus satisfactio
confessione disponiliii), que la pénitence résulte (;in-
scilur) de la confession, et que par la pénitence Dieu
estapaisé «.Aussi la mention expresse par TertuUien
de la confession proprement dite est-elle générale-
ment contestée.
CepBudant, il est incontestable que la pénitence dont
parle TertuUien se fait sous le contrôle de l'Eglise.
Elle comporte, lui-même y fait très nettement allu-
sion dans le de Pudicilia (xill, 7), l'intervention de
l'évèque qui présente le coupable à rassemblée des
fidèles pour solliciter leurs prières en sa faveur.
Ceux-là même d'ailleurs, qui ne croient pas la confes-
sion à l'évèque distinctement exprimée ici par Ter-
tuUien, affirment néanmoins (|u'ellc avait lieu au
début de la pénitence par lui décrite (cf.v.g. li'Alés :
La théologie de TertuUien, p. 342-343).
27. — Saint CvPHiKN, plus manifestement, ne con-
naît pasde réconciliation par l'Eglisequi ne comporte
la confession préalable. Il la met au premier plan de
la pénitence qu'il prêche aux apostats.
Combien plus de foi et quelle crainte plus salutaire
manifestent ceux qui, sans avoir commis le crime de sacrifier
aux idoles ou de s'en faire décorner 1 attestation, parce qu'ils
en avaient néanmoÏL s accepté la pensée, viennenL tout con-
trits ai'ouer cela même aux prêtres de Dieu, et faire auprès
d'eux l'exomologe^e de leur conscience: ce poids de leur
âme. ils le font connaître iexponitni) et, toutes petites et
légères que soient leursblessures, ils demandent le rciïtède
qui les guérit...
Vous donc, mes frères, poursuit-il, confessez chacun
votre faute, tandis que vous êtes encore de ce monde, que
votre confession peut être acceptée, que la satisfaction et la
rémission par la voie des prêtres est agréée do Dieu [De
lapsis, xxviii, XXIX, Ilartel, p, 35^ ot 258).
Cet exi)Osé individuel de l'état des coupables est
considéré en Afrique comme si indispensable que le
concile de Carthage de 25 1 en fait réserve expresse,
là même où il autorise l'admission à la pénitence de
toute une catégorie de coupables : soit, on recevra
de nouveau à la communion même ceux qui ont
sacrifié aux idoles, mais pas en bloc; il faudra pour
chacun examiner son cas particulier, la bonne
volonté dont il fait preuve et la nécessité où il se
trouve (examinarentur causae et voluntales et néces-
sitâtes singulordm : S. Cyprien, Ep., Lv, 6, p. 629-
628). Il y a en effet bien des diversités de cas dans un
même groupe de coupables : « Inler ipsos etiam qui
saciificaverint et conditio fréquenter et causa diyersa
sit ;... multa sit diversitas » (Ibid., i3 et i4, p. 633).
Aussi lui même, l'année d'après, lorsque, à la
menace d'une persécution nouvelle, il accorde « la
paix », la réconciliation, à ceux qui ont déjà com-
mencé leur pénitence, ne le fait-il néanmoins qu'après
avoir examiné leur cas à chacun en particulier
(« examinatis singulorum causis ». Ep., lvii, 5,
p. 655).
S8. — Origène n'est pas moins clair. La rémission
des péchés « dure et laborieuse », qu'il décrit et qui
s'obtient par la « pénitence » proprement dite, com-
porte l'aveu au prêtre : c'est à lui que se demande
cette médecine — « cum non erubescit sacerdoti Do-
1805
PÉNITENCE
1806
mini iniiicare peccalum suum et quaerere niedicinam,
secunduni eum qui ait ■ pronuntiaiu iitjiistitiam ineam
Domino el tu remisisli impietatcm cordis mei » (/»
Ler., Hom.,l\, ^, 7^. G., XII, 4 '8.^ 19) — car le s.icerdoce
a été institué en vue de cette réiuission du péché :
u CoTisequens eniin est, uf, secandiiin itna^iriein ejus
qui saccrdotium Ecclcsiae dédit, etiani ministri ti
sacerdotes Ecclesiae peccatu ptipuli accipiant, et
ipsi imitantes m«i,'(s/;i(jH, reniissiunem peccatorum
populo tribuanl » (/« /.cf., Iloin., v, 3, l\ G., XU,
iiôiC). « Les apôtres, en effet, et leurs successeurs
dans l'Eglise, sont les médecins établis par le chef
médecin Jésus-Christ pour guérir les blessures de
l'àrae (quos voluit Deux in Ecclesia sua esse niedieos
animaruui) » (In Ps., xxxvii, J/nnt., i, 1, P. G., XII,
iSfigC).
Aussi suliil-il de leur découvrir le mal pour en obtenir la
j^uérison : la manifestation du péché en procure la guéri-
son. Si nous péclions, nous devons dire : Je vous ai fait
connaitre mon peclié el je n'ai pas dissimulé mon ini..]uité.
J'ai dit : J'annoncerai contre moi-même au Seigneur mon
injustice propre l^s . , xxxi, 5]. Si nous lo faisons en effet,
si nous révélons nos péchés, non seulement à Dieu, mais
aussi à ceux qui peuvent y porter remède, ils seront effacés
par celui qui a dit : Je ferai disparaiire vos iniquités comme
un nuage et vos péchés comme un brouillard [/s., xi.iv. 2.?]
(lu Luc, Hom., xvn, /'. G., XUI, 184GA;.
Ceux qui ne sont pas saints meurent dans leurs péchés ;
[mais] ceux qui sont saints font pénitence pour leur péché,
ont conscience de leurs blessures, comprennent leur chute,
recherchent le prêtre, demandent la santé, cherchent la pu-
rification par le oontife {In Aum., l/om., k, 1, /'. G., XII
((i35Det638A).
Cette utilité, cette nécessité i)lulôt de l'aveu du
péché, Origcne la trouve également suggérée par le
V. igdu psaume XXXVII : Quoniam iniqaitatem meani
pronuntiabo.
Xous avons déjà parlé souvent de cette « prononciation »
de l'iniquité propre, c'est-à dire de la confession du poche.
Voyoz donc ce que l'Ecriture nous enseigne : il ne faut pas
cacher le péché au dedans de soi. Ceux qui souffrent d'une
indigestion ou se sentent l'estomac surchargé de bile, de
vomir les soulage ; de même pour ceux qui ont péché. S'ils
cachent et retiennent au dedans d'eux-mêmes leur poché, ils
en sont oppressés et presque sulî'oqués. Ctlui au contraire
qui s'accuse lui-méine, en s'accusant et se confessant, vomit
en quelque sorte son péché et rejette toute la cause de son
malaise. 11 n'est donc que de chercher avec soin h qui accuser
son péché. Commencez par vous assurer du médecin auquel
vous devez exposer la cause de votre langueur; qu'il sache
coujpatir au malade et pleurer avec celui qui [deure ; qu'il
connaisse cette discipline de la condoléance et de la compas-
sion. Mais ensuite, ce que vous aura dit ce médecin à la
science et à la piété éprouvées, ce qu'il vous aura conseillo.
faites-le, même s'il croit que. étant donnée la nature Je votre
mal, il y a lieu de le découvrir et de le traiter (rxponeie el
curai e) en présence de toute l'Eglise, afin, par là, de concourir
à l'édification commune et de faciliter votre propre guérison.
Cependant ceci mérite considération et ne doit se faire
qu'après rnùre réflexion de la part de ce médecin [In Ps
xixvn, Hom., II, 6, P. G., XII, i386A- B).
II est difficile, semble-t-il, d'exprirner avec plus de
netteté la nécessité de la confession, de la confes-
sion secrète. Non seulement elle est le préliininairo
indispensable de la confession publique — ou peut-
être tout simplement de la pénitence publique en
général : Mgr B.iTiKi.oi., dans sa dernière édition
(1920, p. 3.^4, note 3) met justement en doute, nous
semble-t-il, qu'Origène ait ici en vue, comme pos-
sible, une confession publique proprement dite —
c'est le confesseur et point le pécheur qui décide s'il
y a lieu d'y procéder; mais de plus, elle peut suffire :
ce n'est qu'autant qu'il y verra profit pour le
pénitent et pour la communauté, que le confesseur
pourra prescrire ou conseiller la manifestation
ou l'expiation publique de la faute.
S9. — Toutefois on s'est acharne à atténuer le
sens et à restreindre la portée de ce passage d'Ori-
gèiie. Dans le médecin indi(|ué, on s'est refusé à
reconnaître nécessairement un prêtre : il n'y aurait
pas lieu dans ce cas d'insister ainsi sur les qualités
et les mérites personnels à exiger de lui. La circons-
|)eclion recommandée aux lidèles dans le choix à
l'aire de leur confesseur serait offensante pour le
clergé el de nature à éveiller la défiance envers lui.
D'ailleurs est-il probable que le clergé d'une Eglise,
de Gésarée en particulier, l'fit alors as'^cz nombreux
pour rendre possible un tel choix? Ori,i;ène ne par-
lerait donc ici que d'une manifestation spontanée
des troubles de la conscience; le médecin à consul-
ter ne serait qu'un conseiller bénévole et particuliè-
rement autorisé à raison de ses lumières et de son
mérite persoiinels.
Mais ce sont là, on le voit, considérations psycho-
logiques el subjectives, qui se heurtent à une série de
faits incontestables.
U est incontestable en effet, et Zezschwitz, par
exemple, l'a fait remarquer (Xeitsclir. f. Prutestan-
tismiis und Kirche, 1862, p. 364), qu'il appartient à ce
conseiller de prescrire ou d'interdire le traitement
public du péché. Or, au m' siècle, alors que la hié-
rarchie est si solidement constituée, est-il vraisem-
blable qu'un simple fidèle ait pu assumer cette respon-
sabilité'.'Origène avait cependant des raisons bien
personnelles de savoir que, « in conventu tolius Ecclc-
siae », l'initiative de la parole à prendre ou à donner
n'appartenait pas, fût-il prêtre, au premier docteur
venu. Saint Cyprien n'était pas le seul évcque à re-
vendiquer pour le clergé le droit exclusif de régir les
lidèles. Et rien ne sert, pour éluder la force de cette
remarque, d'en appeler, comme le fait Holl (.Bh/Ah-
siasnius und Bussgenalf, p. aS^), à l'autorité dont
jouissaient alors les i confesseurs », c'est-à-dire, les
martyrs, dans les Eglises. .S'il est quelque chose de
bien établi au sujet du rôle joué par ces « confes-
seurs », c'est que leur intervention en faveur «les
pénitents se bornait à leur obtenir la remise de leur
peine et ne produisait d'ailleurs son effet qu'autant
que l'évcque la ratiliait (Cf. S. Cyprien, Ep,, xv, i,
3; XVI, 3; xxvii, i; De Inpsis. xvu. xvin. xxxvi).
De plus il est bien manifeste que le personnage visé
et décrit ici par Origène n'a aucun des traits des
« confesseurs » martyrs.
I! est à remarquer en outre, et Zezschwitz l'a fait
également observer (loc. cit.), que le traitement \m-
blic du péché n'est pas envisagé comme nécessaire : le
médecin consulté peut en dispenser, ou plutôt, ne le
prescrit qu'exceptionnellement, et rien n'indique que
la guérison, à son défaut, soit compromise. Est-ce à
un simple laïque, dans ce cas, qii'Origène en attribue-
rait le mérite? Le prétendre serait contredire à son
allirmation si nette du De Vratione (xxviii, P. G., XI,
528) que, si nous pouvons tous remettre les péchés
commis contre nous, il n'y a que les apôtres et leurs
successeurs à pouvoir remettre les péchés au nom
de Dieu. Le texte considéré en lui-même s'oppose
donc à ce qu'on voie dans le médecin autre chose
qu'un personnage olliciel de l'Eglise, qu'un membre
du clergé.
Le commentaire sur la résurrection de Lazare
marque aussi à plu'^ieurs reprises que le ministère
de la pénitence est un ministère réservé. Lazare au
tombeau est l'image du pécheur ; il se lève à la voix
de Jésus; encore faut-il que ses bandages lui soient
ôtés par ceux qui ont reçu ce pouvoir, roH S-Ma/ii-joi;
■y.ftijvt -j'j-'.-i, TOî; >û3«i «iriv Sj-jy./xhoii. In Joan., t. XXVIII,
6. 7, P. G., XIV, 6of)AD; 697C.
Du reste, les passages parallèles déjà cités écar-
tent d'avance toutes ces interprétations et toutes ces
1807
PENITENCE
1808
échappatoires. Le caractère de ces médecins des
âmes, Origène lui-même nous l'a fait connaître; il
nous l'a dit, en propres termes et à plusieurs repri-
ses, ce sont les lévites, les prêtres, les pontifes, ceux
qui participent au sacerdoce du ^rand médecin que
fut le Clirist. Quant à son insistance sur la nécessité
d'éprouver leur compétence et leur mérite personnel,
lui-même encore nous en donnera la raison : autre
chose est avoir reçu la grâce du sacerdoce et en
remplir les fonctions, autre chose posséder les qua-
lités et les vertus qui lui donnent sa splendeur.
N'importe quel prêtre peut s'acquiter de son minis-
tère auprès du peuple, mais il en est bien peu qui
possèdent la dignité de vie, la plénitude de doctrine
et de science qui est requise (« Uiium est sacerdotii
nomen, sed non uiia vel pro vitae meritovel pro animi
virtutibus dignitas » (In t.ev., Ilom., vi, 6, P. (j'.,X11,
473).
Voilà, croyons-notis, d'où vient l'insistance d'Ori-
gène sur la nécessité d'éprouver d'abord la valeur et
la compétence de son médecin. Il s'y manifeste sans
doute une tendance exagérée à faire dépendre l'effi-
cacité du traitement prescrit du mérite de celui qui
l'impose : tendance très réelle chez Origène (cf. In
Mattli., Commentai. XII, A G., XUI, ioi3-ioi5; De
Oratione, xiviii, P. G., XII, 5a8), mais qui, on le
sait, ne lui est pas personnelle. L'attitude d'une
partie de l'épiscopat africain et asiati(|ue à l'égard
des conditions de l'eflicaeité des sacrements en géné-
ral est bien connue. Mais elle n'inlirme aucunement
l'interprétation, corroborée par ses autres affirma-
tions, que dans l'Eglise les médecins des âmes sont
les prêtres.
30. — Une autre de ses homélies affirme d'ailleurs
plus nettement encore, s'il est possible, cette néces-
sité absolue de la confession. Elle est le seul moyen
de prévenir le témoignage accusateur du démon et
la publication de nos fautes au jour du jugement.
Car tout y sera nianifesto et tout y sera mis au jour. Que
nous agissions en secret; qu'il ne s'agisse que d une parole,
que d'une pensée secrète, tout, absolument tout doit Pire
publié et proclamé. 11 y aura là, pour y pourviiir, celui qui
est à la fois l'instigaleur et le dénonciateur du pécbé : le
même qui nous pousse à mal faire se fait ensuite notre accu-
sateur. Mais, si nouslo prévenons pendant notre vie en nous
accusant nous-mêmes, nous échappons à sa malice : Dis toi-
même tes iniquités tout le premier, si tu veu.\ être justilié
[/s., xiiii, aé]. Voyez-vous bien le mystère dont je vous
parle ? Dis loi-mème le premier ; pour l'apprendre à préve-
nir celui qui se dispose à l'accuser. Toi donc, prends les
devants, afin qu'il ne to prévienne pas. Si tu parles le pre-
mier, si tu offres le sacrifice de la pénitence ; .. si tu fais mou-
rir la chair alin que ton esprit soit sauf au jour du Seigneur,
il te sera dit à toi aussi ; parce que lu as souffert penuant ta
vie, maintenant jouis du repos. C'est la parole de David au
psaume xxxi, 5 ; j'ai fait connaître mon iniquité et je n'ai
pas dissimulé mon péché, ,rar dit ■ je déclarerai contre moi-
même mon injustice, et vous, vous m'avez remis l'impiété
de mon cœur. \'oyez-vou3 que la déclaration du péché en
procure la rémission? Prévenu par notre propre accusation,
le diable ne pourra plus uous accuser, Nous faire nos propres
accusateurs, c'est travailler à notre salut. Attendre que le
démon nous accuse, c'est aller au-devant de notre perte : le
diable aura pour compagnons dans la géhenne ceux qu'il aura
pu convaincre d'avoir été ses associés dans le crime (/n Ler.,
fjom., 111,4, P- G., XII, 429).
Nécessité de la confession, et de la confession pour
les fautes les plus secrètes elles-mêmes, voilà ce
qu'affirme ici Origène. Et il n'y a pas de doute que
cette confession ne doive se faire à un prêtre. Mani-
festement elle est orale, elle est préliminaire à la
pénitence ecclésiastique : tout au plus pourrait-on se
demander s'il s'agit d'une confession publique ou
privée. Mais les passages précédemment cités ne
permettent pas de douter que celle-ci n'y soit au
moins supposée, et l'homélie qui précède celle-ci
(In I.ev., Hom,, ir, 4) nous oblige à admettre qu'elle
y est directement visée : c'est à la même parole de
David qu'Origène rattache cette révélation au prêtre
qu'il décrit comme faisant partie de la « dure et
laborieuse rémission du péché » (ci-dessus, n. 28).
31. — En même temps qu'il énonce la doctrine,
Origène en donne donc la preuve : on vient de voir
à quels textes de l'Ancien Testament il rattache cette
nécessité et cette efficacité de la manifestation du
péché par le coupable; c'est un des motifs pour les-
quels nous avons insisté sur son témoignage. Par
lui-même d'ailleurs, celui-ci est de premier ordre.
L'homme qui le rend est des moins suspects de
" sacerdotalisme », et l'époque pour laquelle il dépose
est antérieure à cette crise novatienne, d'oi'i l'on date-
rait volontiers l'organisation du système pénitentiel
à base de confession. Origène coupe donc court à
toutes ces tentatives de rajeunissement.
Mais il s'en faut, d'autre part, que sa démonstra-
tion de la nécessité de la confession lui soit person-
nelle. Après lui tout au moins, on peut la considé-
rer comme classique : écrivains et orateurs se réfè-
rent constamment à ce même passage d'Isa'ie (xuii,
a6) sur l'aveu préventif du péché : nous en verrons
plus loin divers exemples. Ce n'est pas que le sens
en soit évidemment celui de la confession propre-
ment dite. Même lu dans le texte des Septante, il peut
s'entendre au contraire d'une manifestation quelcon-
que du péché. Mais l'argumentation qu'on y appuie
atteste la conviction oii l'on est de la nécessité d'un
aveu oral pour le pardon du péché. Aussi reprend-on
également la comparaison développée par lui de la
consultation du médecin.
Continuons cette revue des témoignages qui mon-
trent la confession à la base de la pénitence ecclé-
siastique.
3S. — La Didascalie des Apôtres (Syrie, seconde
moitié du m' siècle), qui décrit si longuement les
fonctions pénitentielles de l'évêque, le fait dans le
langage le plus technique de la médecine et de la
chirurgie. Même quand le pécheur lui est dénoncé,
il doit, avant de sévir et de recourir à l'opération
douloureuse de l'excommunication, letrailer en par-
ticulier (II, xxxviii, I, éd. Funk, p. 13^ et 126).
Agissez, lui est-il dit ensuite, agissez envers tous les
pécheurs en médecin compatissant, et employez pour le»
guérir toute» les ressources de votre art; ne vous hâtez pas
d'araputer les membres de l'Eglise ; recourez d abord aux
remèdes moins violents; voyez la profondeur de la plaie. . .
S'il y a un cancer, appliquez le caustique du jeûne .. Ne
soyez donc pas prorai)t à trancher et à scier;,,, usez d'abord
du bistouri; ouvrez la lumeur alin tie voir au fond et de
découvrir la cause secrète du mal. C'est seulement en cas
de refus de la pénitence, et quand il ne reste aucun espoir,
qu'il faut vous résigner à couper et à rejeter de l'Eghse
(II, S1.1, 3-9, Funk, p. i3o-i3a).
L'auscultation, on le voit, est à la base de ce traite-
ment des âmes par la pénitence publique.
33. — ApHBAATE.un évêque persan de la première
moitié du iv siècle, a toute une homélie sur ce
thème {Denionstr., vu, De paenilentibus, éd. Graffin-
Nau, P. a., t. I, p, 3i3-36o).
Toutes les douleurs se guérissent, pourvu qu'un sape
médecin les connaisse (n* 2, p 3i5j Voilà pourquoi le sol-
dat blessé sur le champ de bataille se confie au médecin. De
même celui qui a été blessé par le démon ne doit pas avoir
honte de confesser sa faute et de réclamer le remède de la
pénitence. Le soldat qui craint »ie montrer sa blessure devient
vite victime de la gangrène qui lui ronge tout le corps ; s'il
la montre au contraire, il est guéri et peut reprendre la cam-
pagne. De même pour le blessé de nos combats. Il a ce
moyen de recouvrer la santé : dire: j'ai péché, et demander
la pénitence. Si quelau un a bo:]"- •'.c le faire, il ne pourra
1809
PENITENCE
1810
pas être guéri, faute de découvrir ses blessures tiu médecin
lu' 3, p. 3i8)... Vous donc, reprend l'orateur qui avez été
blessés, no craignez pas de dire : J'ai succombé dans le
combat (n. 8, Sas). Celui ijui confesse son péché, Dieu le
lui remet (n" i4, p. 334).
Parce que son discours s'adresse, seuible-l-il. à des
hommes voués à la vie érémilique, qu'il paraît tout
au moins les viser eux aussi et eux surtout, on pour-
rait être tenté de n'y voir qu'une exhortation à la
coulpe monastique. Mais les fautes qu'il a en vue
pouvant être manifestement les fautes qui entraînent
la mort éternelle (n" aS) f t les médecins auxquels il
adresse les pécheurs étant i. ceux qui détiennent la
clef des portes du ciel et les ouvrent aux pénitents »
(n" 11, p. 33o), cette interprétation restrictive se
trouve exclue : le pouvoir des clefs ne peut viser que
ces « dispensateurs des trésors divins » dont il dit
ailleurs {Veinunstr., xiv, 44. V- 706) que le Seigneur
leur a donné le ]>ouvoirde lier el de délier et dont il
se plaint ici (vu, 26) que certains refusent d'accorder la
pénitence à des âmes ayant confessé leurs péchés,
comme il s'indigne là (xiv, 44) qu'ils usent arbitrai-
rement de leur pouvoir d'excommunier et d'absou-
dre. La confession dontAphraate prêche si vivement
la nécessité est donc bien destinée à obtenir des
ministres de l'Eglise le pardon du péché.
34. — Son langage d'ailleurs se retrouve, et plus
clair, dans un commentaire d'Isaie publié en appen-
dice aux œuvres de saint Basilk, et qui, s'il n'est pas
du grand Cappadocien, est tout au moins d'un de
ses contemporains. La nécessité de la confession s'y
trouve très nettement allirmée.
C'est à propos du ch. ix, v. 18. Le texte grec y
porte que « l'iniquité sera brûlée comme le feu; elle
sera dévorée par le feu comme la mauvaise herbe des
champs, quand elle est sèche; et elle prendra feu
dans l'épaisseur des forêts ». Le commentateur
reconnaît là le moyen que Dieu, dans sa bonté pour
les hommes, leur a donné pour faire disparaître les
iniquités destinées à alimenter les feux vengeurs de
sa justice (/*. G., XXX, 5ao D). Or ce moyen com-
porte la manifestation des péchés par la confession.
Ceux qui ne voudront pas y recourir seront brûlés
comme les fourrés épais de la foret.
Il [le prophète! appelle [en effet] épaisseurs de la foret
ceux doni lânie est en dessous et demeure dans l'ombre
(tcCç i/nGÙyGui *<«< o'j-jezmv.autvovi rr, rny.-joiy), ceux qui gardent
beaucoup de fautes dans les replis cachés de leur cœur
(521 b) Far contre, en " meltaiil à nu les péchés par la LOn-
fession » (èàv •jvjjmù'suiiî-j t^v «aa^riav ôià rf,^ £^û//c/cyï;ff£w;),
nous en faisons de l'beibe sèche, susceptible d'être bridée
par le feu purificateur (5:iiA). Et cela est indispensable,
car si notre péché ne devient pas de l'herbe sèche, il ne
sera pas dévoré et consumé par le feu (5aiB).
Ceci est déjà clair : cette confession, qui, par
opposition à la dissimulation du ])éehé, le met en
plein jour, ne peut être qu'un aveu fait à des hommes.
Mais ces hommes, le commentateur va nous les nom-
mer lui-même au chapitre suivant: ce sont les mi-
nistres de l'Eglise.
Le prophète parle maintenant (s, 19) de ceux qui
échappent au feu. Ils pourraient être comptés; et
un enfant les inscrira. Voilà, dit le commentateur,
les pécheurs qui, par crainte de la colère de Dieu,
fuient le péché par la pénitence (548A). Quant au
jietit enfant qui les inscrit.
Personne ne refusera d'y leconnaitre les préposés de
l'Eglise {-zoli TT^ûecTtfJTa^ iv rf, ^"Ey/jy^tiiv^ à cause de l'inLégriLé
de leur conduite el à cause de la confidence que leur font lus
|iL'chcurs des secrets dont personne n est le témoin, sauf
celui (jui scrute l'intime de tous les cœurs (otà tc T.tti-ziCfT&'/.t
~.J-ùV. TcDv ïJyLtKÛTïîZOTCiiV Ta àT.CJ:^Y,TV ^ o.v CUOfiù /i&'^TUç, £t fl'r Ô
TK ïi.f,\,~Ty. ixKcrm ôupii/vbi/juoi). Voilà ceux qu'il inscrit :
ceux qui fuient le feu et qui acceptent la purificntion par la
pénitence i^5481î-C).
On ne saurait trop souligner, croyons-nous, ce
témoignage des Eglises d'tlrient. Celui des Eglises
d'Occident est tout aussi allirmalif.
35. — A Barcelone, en Espagne, le saint évêque
Pacien met une passion émue à prêcher la pénitence
à son peuple. Mais cette pénitence comporte mani-
festement la confession préalable:
Mes frères, dit-il dans son Exhortation à la pi'nileiue
et en s'adressanl aux pécheurs que la honte empêche de
recourir au remède de la pénitence ; mes frères, ayez au
moins pitié de vos prêtres. Ils sont responsables, u Ne vous
hâtez pas, écrit saint Paul à Timothée (1 Tint., v, aa], ne
vous hàttz pas d'imposer les mains [pour l'absolution] : vous
participeriez aux péchés d'.iutrui. » Et. vous, vous trompez
le prêtre; vous abusez de son ignorance et de l'impuissance
où il sa trouve ilo prouver ce qu'il ne connaît qu'à moitié.
Je vous en supplie, au norn du danger que vnus me faites
courir à moi-même, au nom de ce Dieu qui n'ignore rien de
ce qui est caché, cessez de tenir cachées les blessures de
votre conscience. Les malades, eux, n'ont pas honte des
médecins, même si c'est aux parties les plus intimes et les
plus honteuses qu'il faut appliquer le fer et le feu [P. t.,
XIll, I0S6).
Puis le saint évêque, venant à ceux qui ont le
courage de se confesser, mais refusent de passer
outre et d'accepter ou d'accomplir les pénitences
nécessaires, reprend la même image (xi) :
A ceux maintenant qui ont eu la sagesse de bien con-
fesser leurs blessures, mais qui paraissent ignorer en quoi
consiste la pénitence et quel est le remède de leurs maux.
Ils ressemblent à ces malades qui veulent bien découvrir
leurs plaies et leurs tumeurs et n'hésitent pas à faire leur
confession au médecin, mais (jui refusent ensuite d'appli-
quer le pansement et d'absorber les potions j)rescriptes.
Ce langage est classique. Il remonte à l'Evangile
même: le Christ, en ap|)elant à lui le» pécheurs, ne
s'est-il pas appelé leur médecin'?
36. — A Milan, saint Ambhoisb est tout aussi
traditionnel et toutaussipressant. Au premier abord
cependant, il paraît étrange que son traité de la
Pénitence ne soit pas plus explicite sur la confession
proprement dite. En un seul passage peut-être (1. II,
chap. IX, 86, rapproché de ch.x, 91), l'aveu an prêtre
s'y trouve mentionné en propres termes. Partout
ailleurs, à s'en tenir aux mots eux-mêmes, la con-
fession dont il parle pourrait s'entendre de celle qui
se fait directement à Dieu. Mais cette manière de
procéder est ce qui prouve le mieux jusqu'à quel
point l'aveu a l'homme était considéré comme faisant
partie de la pénitence. Celle-ci, en effet, se demande
au prêtre, et saint Ambroise emploie constamment
des formules qui supposent ce recours préliminaire
(paeniwntinm petunt. uccipiiint ; poscunl paeniten-
tiam). Cette démarche, ajoute-t-il, est ce qui coûte
le moins aux pécheurs. Beaucoup s'y résignent par
crainte des jugements de Dieu — « pleriqiie futuri
supplicii metu, peccatortim suoriim conseil, paeni-
lentitim petunt » (x, 86) — qui n'osent pas ensuite
alTronter l'humiliation de la pénitence publique —
« et, cum acceperint, puhlicae supplicationis revocan-
tiir piidore » (ibid.). Et c'est lui, alors, qui les
exhorte à passer outre, en leur rappelant le courage
qu'ils ont eu déjà de se confesser. Il n'y a plus que
Dieu désormais à satisfaire, et lui sait tout, tandis
que l'homme, auquel on s'est adressé déjà, ignorait:
« An quisquam ferat ut eruliescas Deum ro^are,qui
non eruhescis ro^are horninern ? et piideat te Deo sup-
plicare, qiiem non laies, cum te non pudeat peccala
tua homini, queni lateas, ronfileri? « (II, x, 91),
La confession au prêtre est donc loin, on le voit,
: d'être absente de ce tableau de la pénitence, L'om-
■ bre même où l'auteur a pu la laisser atteste la
1811
PENITENCE
1812
conviction où l'on était alors de sa nécessilé.Dans tous
les passages où il parle de l'aveu du péché, ses con-
temporains n'avaient aucune peine à la reconnaître.
Car il est ellicace, cet aveu, il procure celte rémission
du péclié qui est le but et le terme de la pénitence:
« Veux-tu être justilié? avoue ta faute, car l'humble
confession du péché en dissout tous les liens » (il,
VI, 4o)- Il 3 pour elfet de prévenir et d'écarter les
accusations du démon : saint Ambroise le prouve par
les textes classiques :
Craignons le Seigneur, prévenons-le en confessant nos
péchés. Pourquoi craindre d'avouer nos iniquités à ce bon
inaiLrePDis tes iniquités, est-il écrit, pour être justifié. Coiui-
l.'i est justilié, en efiet, qui reconnaît de lui-même son
crime; le juste se fait à lui-memi'' son premier accusateur
[Prov., viii, i^j. Le Seigneur connaît tout, mais il attend ta
voix, non pas pour le punir mais pour te pardonner ; il ne
veut pas que le démon puisse l'insulter et te reproclier
d'avoir caché les péchés. Préviens cet accusateur; si tu
l'accuses toi-même, lu n'auras pas à le craindre ; si tu te
dénonces toi-mêmo, malgré la mort, lu revivras (II, vu,
5a-53).
Mais il doit être oral, cet aveu. Nous venons de
l'entendre ; saint Ambroise le répète :
Toi qui gis à terre dans les ténèbres de ta conscience et
comme dans la prison infecte de tes crimes, sors, fais con-
naître ta faute, et tu seras justilié : c'est en etlet une confes-
sion salutaire que cette confession des lèvres : Oie enim fît
con/essio ad saluicm )i (Il,vii, Sg). Montre ta blessure au
médecin. Il la connaît, mais il désire entendre ta voix (II,
VIII, 6C).
37. — Toutefois ces traits, si apparents pour les
contemporains, ont perdu depuis lors beaucoup de
leur netteté. Les protestants du moins et certains
historiens du dogme se refusent à y reconnaître la
confession proprement dite. Pour n'être pas au pre-
mier plan, la personne du prêtre leur écliappe, et le
litléralisme leur fait contester qu'il en soit question.
Elle n'est pas indiquée ou du moins pas assez sou-
vent et assez clairement. Or, voilà jusleinenl par où
leur méthode se condamne: nulle part peut-être elle
ne se laisse prendre aussi aisément en défaut.
Ce tableau, en effet, de la pénitence, saint Am-
broise, qui l'a tracé, nous l'a aussi expliqué. Son
commentaire de la parabole de l'enfant prodigue
{Ejcpositio ei'ang. sec. Litc, I. VII, n" 224-23S) nous
le montre vivant. Or, sans que le prêtre y soit
nommé, la confession faite au prêtre y apparaît
néanmoins comme étant, avec la demande du
pardon, la condition même de la rémission du péché
par l'Eglise. « Pourquoi s'indigner, demande saint
Ambroise, en parlant des rigoristes qui, comme le
frère aîné du prodigue, condamnent la pratique de
cette rémission, qiiomodo indigna[n]lur quando
ALicui PECCATUM FATENTi el diii indiilgeiiliam deplo-
ranli venia relax atnr ? » (n* 238, P.I.., XV, \--fi'X).
Celte confession, de plus, ne vient qu'après une
autre, la première, dit saint Ambroise, qui s'adresse
à Dieu seul et qui se fait toute dans le cœur, quand
le pécheur se retrouve enfln vers Dieu pour lui
crier son « peccavi s : « Pater, inqiiit, pcccavi in
cnelum et corain te. Haec est prima con/essio apitd
ai(clorem natarae, praesulem misericordiae, arbi-
trum ciilpae. » Mais c'est précisément parce que cet
aveu du cœur est tout intime, qu'il ne sullit pas.
Dieu, bien qu'il sache tout, veut qu'il soit suivi d'un
autre qui sera oral :« /laec est prima cunfessio apud
aactoreni naturae... Sbd, etsi Deus noxit omnia,
vocEM TAMKs Tu.vK coNFEssioNis cxpectat. Ore enim
fit confessio ad sahitem. » Et c'est cette seconde con-
fession qui correspond à celle que nous contemplions
tout à l'heure : par elle, le pécheur se charge lui-
même; il écarte l'odieux de l'accusation à venir en
prévenant son accusateur. Par elle encore il obtient
l'intercession non seulement du Christ, mais aussi
de l'Eglise et de tout le peuple lidèle : « ConfUere ut
interveniat pro te Christus, quem adiocatum habemtts
apud Patrem ; rogel pro te Ecclesia, et illacryinet
popiilus. » Aussi est-ce alors qu'il peut être tenté
d'user de dissimulation : •< Frustra telis occultare. »
Mais on l'avertit que ce serait peine perdue : car,
encore qu'elle soit orale, cette confession ; encore
qu'elle donne prise à l'Eglise sur le coupable et donc
qu'elle s'adresse à son ministre, c'est Dieu toutefois
qui y présiile, et voilà pourquoi la dissimulation y
serait inutile. Dieu sait tout, et donc il n'y a pas
plus de protil à taire quelque chose qu'il n'y a de
danger à tout révéler : a Frustra aulem velis occul-
tare, quem niliil fallut, et sine periculo prodas, qund
scias esse jam cognitum » (n' 225, P. /.., XV, 1760).
En d'autres termes, celle deuxième confession, quoi-
que se faisant à Dieu, est une confession orale, une
confession où l'on peut dissimuler, une confession
qui a pour elfet d'obtenir la participation aux prières
de l'Eglise pour les pénitents ; or, rien de tout cela
n'est possible si elle ne s'adresse pas aussi au mi-
nistre de la j)énitence, et c'est donc en méconnaître la
nature que d'en prétendre le prêtre exclu parce qu'il
n'y est pas nommé.
38. — Ainsi l'entend bien Paulin, le secrétaire de
saint Ambroise. Le chapitre xxxix de la vie de son
maître n'est pour ainsi dire qu'un décalque de son
tableau de la pénitence. Pour montrer l'évcque dans
ses fonctions de pénitencier, le biographe reprend
les idées et jusqu'aux expressions du traité de
Paenitenlia : la confession a pour but d'obtenir la
pénitence — ob percipiendam paeniteniiam lapsus
suos confessus — mais elle ne sullit pas : ainsi que
le voulait saint Ambroise, il doit s'y joindre le chan-
gement de la vie et les exercices pénitentiels — ipsi
paenitenti non sufficit sola confessio nisi subsequa-
tur emendatio facti. — Le confesseur est surtout un
intercesseur qui joint ses prières et ses larmes à
celles du pénitent — ita flebat, ut et illum, [qui con-
fitebatur] flere compelleret ividebatur enim sibi cum
jacenle jacere ; ...apud Deum intercedehat; ... inter-
cessor apud Deum. — Mais les avantages que le pé-
nitent relire de ses aveux sont ceux-là mêmes qu'énu-
mérait saint Ambroise : il prévient les accusations
du démon ; il est son propre accusateur; il n'attend
pas l'accusateur, il le prévient; la confession qu'il
fait de sa faute la fait disparaître et l'ennemi ne
trouve plus de quoi l'incriminer. Il lui ferme la bou-
che el lui brise les dents par cet aveu de ses péchés.
El tout cela, répète le biographe après l'évèque, n'est
que la réalisation de la parole de l'Ecriture : c Le
juste se fait à lui-uième son propre accusateur »
(P. /,., XIV, 4o-/|i)'.
La correspondance, on le voit, est complète entre
les deux tableaux, et celui du disciple nous garantit
que avons bien interprété celui du maître. Mais il
convainc en même temps d'illusion ceux qui refusent
de reconnaître dans ce dernier la silhouette du prê-
tre confesseur. L'effacement, à côté du divin médecin,
de son auxiliaire humain, n'est pas l'indice de son
absence : là même où l'on se propose de le mettre
I. Le D' K. Ada.m, de Munich [Die hirchliche Siindenver-
gebung nacit deni ht. Anousiin, Paderborn, 15^17, p, 129-
iSa: croit de\oir entendre tout co passage de la seule
pénitence secréle . Nous en aurions là la première mention
avérée, S. Ambroise, influencé par les ouvrages il'Origène
et de S, Basile, aurait pris sur lui de sublituer e.vceplion-
nellement la pénitence secrète à la pénitence publique.
Sans contester que le passage se puisse entendre aussi de
la pénitence secrète, il nous parait évident ou contraire que
le biogiaphe a directement en vue la confession préalable a
l'accomplissement de la pénitence publique.
1813
PENITENCE
1814
en évidence, nous voyons qu'on le laisse à peine
paraître. L'obscurité où il reste dans un traité sur
la pénitence en général, ne prouve donc rien contre
la réalité de son rôle; etsaint Aiubroisenelui aurait-il
pas accorde la mention discrèie que nous avons
signalée (II, ii, 86 et x, 91 ; Expos, eyang. sec. Luc,
Vil, 224). sa présence se révélerait déjà dans les
conûdences que les ànies font à Dieu de leurs bles-
sures : le caractère oral qu'elles doivent avoir ne se
comprend que si un tiers y est admis.
39. — Aussi bien, la sincérité qu'il y requiert
ailleurs y suppose-t-elle aussi la présence du prêtre.
Sa lettre à Siniplicianus (Ep. lxvu), malgré son
allégorisme scripturaire, est à ce point de vue d'une
netteté parfaite. Après avoir condamné, comme
odieux au Seigneur, le pécheur qui prétend faire sa
pénitence (<i dicit se agere paeniti^iitiam ») tandis
qu'il confinue à vivre dans l'iniquité (n° 7), il montre
q\ie le Cbrist a guéri lui même de leurs fautes tous
ceux chez qui il en a trouvé une confession sans
mélange de duplicité (a illos sana\'it,in quibus sinipli-
cem et pu mm reperit confessionem, nihil maligiiuni,
niliil fraiidulentiim t, 11° 9). Venant alors aux piètres,
il déclare qu'eux non plus ne sauraient elt'acer le
péché de qui se présente frauduleusement à eu.^c
(« sacerdotes non iiuferuni peccatum ejus quiin dolo
se offert )>). Sur un jiareil dissimulateur (« in illo
subdolo »), leur pouvoir de rémission n'a pas de prise
(n' 11). Aussi, conclut-il, le Seigneur ne saurait
agfréer l'intervention du prêtre là où se produit la
fraude et où fait défaut la sincérité dune bonne con-
i'ession{(i non sedulae conf'essionis sinceritas », no lij).
Confession orale, confession capable d'en imposer
au prêtre et de le tromper, mais qui doit être sincère
pour lui permettre d'exercer avec fruit son pouvoir
de rémission du jiéché, telle est donc la confession
qu'exige l'évèque de Milan. Maintenant que nous
avons appris de lui à la mieux discerner, peut-être
la reconnaîtrons-nous plus aisément dans ce traité
de la Pénitence où nous avons dit qu'au premier
abord on avait quelque peine à la découvrir. En
réalité, elle s'y trouve et à une place très apparente.
40. — A propos de la résurrection de Lazare,
symbole du rappel du pécheur à la vie de la grâce,
saint Ambroise nous l'y montre comme étant la con-
dition même de cette résurrection spirituelle. Le
rappel à la vie, c'est encore le Christ évidemment qui
l'opère lui-même. Mais, comme il lui a plu de faire
enlever par les hommes — quoiqu'il lui eût sufli d'un
mot de sa bouche — la pierre qui fermait le tombeau
de Bétlianie, il a voulu aussi que le fardeau de leurs
fautes fût enlevé aux pécheurs par les ministres de
l'Eglise — « par nous », écrit l'évèque. — C'est Lui
ensuite qui les ressuscite vraiment et qui, après l'en-
lèvement de leurs liens, les fait sortir du tombeau.
II, vu, 56, P. f.., XA'I, 5ii. Hominibus jiissil ut re-
nioverent lapidem .. in iypo, quod nobis donaret ut
levaremus delictoinm onera, moles quasdam leorum.
J\'ostram est onera removere ; illius est resuscitare,
illius educere de seputcris exutos yiuculis [alias :
erutos pondère]. a Voilà pourquoi, s'adressanl à celui
qui gît dans les ténèbres de sa conscience, plongé
dans l'ordure de ses péchés et comme dans une
prison de criminels, le Christ, se rendant aux appels
de l'Eglise, comme il lit à ceux des sœurs de Lazare,
crie : Sors ; avoue ta faute, pour être justilié, car,
faite de vive voix, la confession procure le salut »
(II, vir, 57). Si donc, reprend alors le saint évêque,
« si, répondant à cet appel du Christ, tu fais ta
confession, les portes de ta prison se briseront, et
tous tes liens seront rompus, quelque corruption
qui t'eût déjà envahi » (58).
41. — La place et l'importance ainsi attribuées par
saint Ambroise à la confession, nous allons d'ailleurs
les retrouver les mêmes chez saint Augustin Lui
aussi la met à la base du traitement à imposer aux
diverses catégories de pécheurs. Manifestement, et
endroit, tous, d'après lui, se confessent. Il distingue
en effet deux classes : ceu.x que, malgré les péchés
qu'ils confessent (« qnamsis peccala confileanlur «),
on ne doit pas astreindre à la pénitence doulou-
reuse et lamentable, et ceux pour qui il n'y a abso-
lument pas de salut à attendre s'ils n'olTrent pas à
Dieu le sacrilice d'un cœur contrit par la pénitence,
■i Ihs bene Iructolis ; — ce qui fait la diversité de gra-
vité dans les péoliésl — probabitiler jndicari potest qui
non sint cogendi ad paenilentinmluctuosani etiamen-
(aiiVem, yUAMVis peccata e\TBA.NTUi\, et quibus nulla
oninino sperunda sit salus, nisi sacri/iciu/n iihiulerint
Deo spirilum contribulutum per pucnitenliam » {De
diyersis quaestionibus, i.KX'x.ni, 26, P. /.., XL, 18). Or
ce discernement, en pratique, c'est évidemment la
connaissance acquise par la confession de la nature
des fautes commises qui permet de le faire; si ceux
qui peuvent être dispensés de la pénitence publique
— car c'est d'elle qu'il s'agit ici — se confessent, i>
plus forte raison ceux pour qui elle est déclarée
indispensable.
Or, cette confession, saint Augustin, comme saint
Ambroise, la trouve figurée à la résurrection de Lazare.
Comme Lazare recouvre la vie, sort du tombeau el
est débarrassé de ses bandelettes, de même le pécheur
recouvre la vie par le repentir ; mais c'est par la con-
fession qu'il sort du tombeau et par l'absolution que
ses liens sont rompus : « Cuni audis hominem paeni-
tere peccaioruni suoruni, jam revixil; cum audis
/(OHii/iem coNFiTKNDO PROi'EBHE coNsciGNTi.vM, jam de
sepulcro eductus est, sed nundum solutus est, Quando
sohitur ? a quibus solvitur ? Quae soheritis, inquit, ir.
terra, erunt siiluta et in caelo... Eemissio peccatorun:
solutio est » {Enarr. in ps., ci, 2, 3. P. /.., XXXVII.
i3o6).
L'application à la rémission des péchés de la résur-
rection de Lazare est d'ailleurs d'usage courant
dans l'Eglise : voir déjà Origène, ci-dessus, n" 29 ;
elle est destinée à y devenir classique : saint Grégoirr
LE Grand (//oHi. in et'ang., /. II, Aom. , xxvi, 4-7) la
reproduira et certains scolastiques en tireront toute
une théorie sur l'elTel propre de la contrition et du
sacrement lui-même, mais déjà saint Augustin y
revient fréquemment ; v. gr. Sernio lxvii, 2-3 ; xcviii,
6; ccxcv, 3 ; ccclii, 3-8; et c'est toujours pour y
montrer la confession s'interposant entre l'appel de
Dieu et l'absolution du prêtre. Comme l'appel du
Christ à Lazare, l'appel de Dieu au pécheur lui
rend la vie et lui donne la force de secouer le poids
de ses mauvaises habitudes ; il le fait se lever :
(( Difficile surgit, quem moles malae consuetudinis
premit. Sed tamen surgit : occulta gratia intus vivi-
ficatur; surgit post vocem magnam. » Mais, comme
Lazare, le pécheur, ainsi suscité par Dieu, sort du
tombeau encore tout chargé de liens : » Processit,
et adhuc ligaius est. » Or, sortir, pour lui, c'est con-
fesser, manifester ses fautes secrètes; « Quid est au-
iem foras prodire nisi quod occultum erat foras pro-
dere ? Qui cnnfiletur, foras prodit ^(Sermo Lxvir, i-a,
P. i., XXXVIII, ^34). Qui confitetur processit. Quare
processisse di.rimus confitentem :' Quia antequam con-
flteretur occultus erat ; cum autem confitetur procedit
de tenebris adlucem » (In Jnan. Tract., xxii, 7, P. L.,
XXXV, iS^S). L'absolution ne vient qu'après : elle est
lefaitdes minisires de l'Eglise, à qui le Christ a donné
ce pouvoir de délier comme il prescrivit aux assis-
tants d'enlever les bandelettes de Lazare: 0 l'Isuh'eren-
turpeccata ejus, ministris hoc dixit Dominas : Solfiie
illum, et sinite abire. Quid est, soUite et siniie abire ?
1816
PÉNITENCE
1816
Quae sotveritis in terra soliitu eruni et irt caelo«(/ii Joan.
Tract., XLix, 24, /"./.., XXXV, 1766 67). La confession,
en un mot, est la condition préalable de l'inlerven-
lion des ministres de la pénitence, et dans la série
<les actes qui assurent au pécheur la rémission de
ses fautes, la place que lui attribue saint Augustin est
exactement celle que lui assigne, authentique ou non,
le sermon cccLi: l'Eglise n'aslreintà la pénitence
publique que le pécheur ofliciellemenl reconnu cou-
pable ou qui s'accuse lui-même : « A'isi aiitsponte con-
fessum aut in aliquo sue saectdari sive ecclesiasttco
Itidicio noniiiiatiim atque convictum » (n» 10, P. L.,
XXXIX, 1546), « sive ultro confessum s iie accusai uni
atque cnnyictuin t (1647); et cela, ajoutet-il à ce der-
nier endroit, d'après la loi de Dieu et selon l'ordre
établi par l'Eglise : « ej le^e Dei et secundiim ordinem
Jicclestae ». Voilà pourquoi celui qui, après s'être con-
damné lui-même dans son cn.ur, vient demander ;i
l'Eglise de lui appliquer le pouvoir des clefs, doit
commencer à se montrer son fils soumis en prenant
parmi ses membres le rang prescrit par cette mère
elle-même: c'est donc aux ministres de ses sacrements
qu'il demandera de déterminer la mesure de sa péni-
tence, et ce sont eux, s'il y a eu scandale et s'il leur
paraît à propos pour l'utilité de l'Eglise, qui pronon-
ceront sur l'opportunilc de la faire publique. « i'eniat
ad antisliles, per qnos illi in Ecclesia dates minis-
trantur : et tanquam bonus jam incipiens esse filins,
niaternorum membrorum ordine CHstodito,a praepo-
siiis sacrnmentiirum accipint snae satisfactionis nio-
dum,ut, si peccatiim ejus, non solum in gravi ejns
malo, sed ettam in tanto scandalo aliorum est, atque
hoc expedire utilitati lîcclesiae videtur antistiti, in
notitia muliorum, yelctiam totius plebis agere paeni-
ientiiim non recuset. k Ib., g, f. t., XXXIV, |545.
4S. — La doctrine de saint Augustin sur la con-
fession est donc exactement celle que le pape saint
Innochnt Itrdonneà la même époque comme étant la
loi générale de l'Eglise dans l'administration de la
pénitence : la confession en est le régulateur : « C'est
au prêtre, écrit-il à Decenlius (.Iafi-e, 3ii), qu'il
appartient d'apprécier la gravité des fautes. U lui
faut polir cela tenir compte de In confession du péni-
tent, de ses larmes et des efforts qu'il fait pour se
corriger; il le renvoie absous quand il estime la
satisfaction suflisante » (/'. A., XX, 55g).
Et leur contemporain saint Jiîrômb n'est pas moins
aflirmatif sur la nécessité de la confession pour per-
mettre au prêtre d'exercer son pouvoir de remettre
les péchés.
Il est de l'ofTice du prêtre de lier et de délier;
mais, comme il était nécessaire, sous l'ancienne Loi,
qne les lépreux se montrassent aux prêtres, car sans
cette manifestation ceux-ci n'auraient point connu
et distingtié les purs et les impurs, de même, et pour
pouvoir discerner quand il y a lieu de lier et quand
de délier, le prêtre doit d'abord avoir entendu le
détail du péché : « pro officio suo, cum peccatoruni
audierit varietates, scit qui ligandas sit, quive sol-
rendus » (/n Matth., 1. III, xvi, ig, P.L., XXVI, 118).
Et saint Jérôme y revient. La confession, dit-il
dans son commentaire sur Eccl.,x, i, la confession
est nécessaire pour la guérison du péché le plus
secret :
Si quej<]ii'un, après avoir été mordu en secret et à
l'insu de tout le monde, par le serpent, et epiès avoir été
empoisonné ainsi par le venin du pécbé. garde le silence
et ne fiiit pas i>énitence ; s'il refuse de confesser sa bles-
sure à celui tjui est son frère et son niaîti c, celui-ci, bien
qu'il «il une langue pour le guérir, ne pom-ra guère lui
être utile ; car, si le malade rougit d'avouer sa blessure
au médecin, la médecine ne guérit pas ce cju'ellc ignore
IP. i.,XXllI, 10i'6).
La métaphore n'a pas besoin d'explication : ce
maître, médecin des âmes, c'est le prêtre: a Nos,
quibus unimarum medicinn comniissa est », dit saint
Jérôme de lui et de tous les prêtres {Ad Nepotianum,
Ep., LUI, i5. P. ].., XXII, 539).
43. — La nécessité de l'aveu du péché pour en
obtenir le pardon apparaît donc comme étant d'en-
seignement universel dans l'Eglise. Le pape saint
LÉON 1.K Grand, auquel on s'obstine dans certains
milieux à en faire remonter l'origine, n'a pas à l'éta-
blir; il ne se préoccupe au contraire que d'en main-
tenir l'usage traditionnel.
Il vient d'apprendre que quelques évoques y ajou-
tent la lecture publique des fautes accusées par les
coupables. C'est un abus intolérable, contraire à In
règle apostolique. 11 stillit de la confession secrète,
de celle que le pénitent fait au prêtre pour en obte-
nir le secours. Le reste peut avoir son utilité, et
c'est une preuve de grande foi qne d'affronter, par
crainte de Dieu, la honte d'une divulgation sembl.i-
ble. Mais tout le monde n'a pas ce courage, d'autant
plus que cette pratique pourrait avoir j)our effet île
porter à la connaissance du public des délits passi-
bles de poursuites judiciaires. Cette aggravation
arbitraire de la pénitence ne peut donc avoir pour
effet que d'écarter les pécheurs de la pénitence, alors
an contraire qu'ils y seront attirés s'ils sont assurés
de ne pas voir publier les secrets de leur ct>nscience.
Voilà pourquoi cette coutume, si coutume il y a, est
absolument condamnable et il faut à tout prix la
faire disparaître (Jafi-e, 545, P. /,., LIV, 121 1).
Telle est, très exactement analysée outraduite, la
lettre où l'on a prétendu trouver l'institution de la
confession secrète. Il est au contraire manifeste que
celle-ci est considérée par le pape comme seule con-
forme à la règle apostolique ; en fait, l'usage blâmé
et proscrit n'est qu'une exception propre à quelques
Egliseset suppose d'ailleurs lui-même une confession
secrète préalable. Que si le pape signale les incon-
vénients de cette particularité et rappelle le devoir
d'attirer les pécheurs à la pénitence, il n'y a rien
dans son langage qui trahisse l'intention de propa-
ger une institution jusque-là mal accréditée. Le
souci que manifestent ses paroles est commun à
totis les pasteurs d'âmes ; il ne dénote nullement
que la confession soit considérée comme affaire de
conseil.
An reste, la pensée de saint Léon est bien connue
par ailleurs. Sa lettre du 1 1 juin 452 (Jaffe, 485) à
l'évêqne Théodore est un vrai traité de la pénitence,
où revient plusieurs fois l'affirmation que, sans elle
et sans l'intervention du prêtre qui l'impose, il n'y
a pas de pardon possible. Or la pénitence ainsi admi-
nistrée par le prêtre comporte avant tout la confes-
sion du pénitent. Diiii, en accordant avix chefs de
l'Eglise ce pouvoir de remettre les péchés, en a
ainsi réglé et déterminé l'usage : « liane praepositis
Ecclcsiat tradiàit potestatem, ut et coNFiTK!»TiBr»
aciioncm / aenitentiae durent, et eosdem salubri
satisfactione jiurgalos, ad cnmmunionem sacramen-
torum per januam reconciliationis admitterent » (P.
/.., LIV, 1012). Les prêtres ne doivent pas y apporter
trop de rigueur ; même appelés au dernier moment,
ils doivent accorder la pénitence à ceux qui la
demandent en accompagnant leurs accusations de
leurs larmes (ibid., ioi3 A). Mais aux fidèles aussi
de ne pas s'exposer à en être prives en attendant,
pour y recourir, le dernier moment, alors qu'il reste
à peine assez de temps pour la confession du péni-
tent et l'absolution du prêtre (,quo vix inveniat
spatium yel confbssio paeniteniis vel reconciliatio
saccrdotis. Ibid., ioi3B).
44. — Aussi nettement d'ailleurs que le pape de
1817
PENITENCE
1S13
Kome,un avocat de Gonstanlinople, qui écrit alurs son
//i!<toire de l'Eglise, considère comme une vérité
allant de soi cette nécessité de la confession pour la
pénitence. C'est par la nécessité de confesser ses
pécbés que Sczomène explique l'institution du prêtre
pénitencier (//. i'., VII, xvi, P. G., LXVU, 460).
11 faudrait ne pas être homme pour ne pas pécher.
Aussi Dieu, quel que soit le nombre des fautes com
mises, accorde-t-il le pardon; mais comme on ne
-^aurait solliciter le pardon sans cuii/esser son péché,
I aveu s'en faisait primitivement à l'évèque lui-même.
Cependant cette manière de procéder parut bien
onéreuse; pour s'adresser à l'évèque dont le Irone, à
l'église, était dans le sanctuaire même, au milieu des
clercs, il fallait se produire comme sur une scène de
théâtre et lui déclarer ses péchés sous les regards de
tous les lidéles. Aussi les évêques jugèrent-ils préfé-
rable de désigner un simple prêtre qui recevrait les
confessions et administrerait la pénitence.
On voit que, pour ce laïc du v" siècle, la nécessité
de la confession est de beaucoup antérieure à l'insti-
tution du prèlre pénitencier, qu'il attribue cependant
à une époque beaucoup plus ancienne, au 111= siècle
tout au moins : à ses yeux, elle est la condition
même de la rémission des péchés.
Telle est donc, en Orient comme en Occident, la
doctrine de l'Eglise primitive sur la nécessité de la
confession.
Après en avoir établi la continuité, il faut en
étudier la mise en pratique. S'est-on toujours con-
fessé? C'est ce que nous allons rechercher en nous
occupant d'abord des pénitents, qui se confessent,
puis des confesseurs eux-mêmes.
AhT. II. La l'HATUJUB
1'' Section. — La confession pour la pénitence
en général.
1° On se confessait.
45. — La pratique de la confession ressort déjà
très nettement d'un certain nombre de faits signalés
dans la première partie. Ohigkne parle de l'empies-
sement des bons chrétiens à s'appliquer ce remède
de la pénitence, qui comporte la manifestation de ses
fautes aux prêtres (n" 28) et nous avons entendu
saint CvpRiEN (n° a'j) rendj-e le même témoignage à
ceux de ses fidèles qui, sans avoir failli extérieure-
ment, avaient cependant songé à le faire : « ils n'ont
ni sacritié ni commis la faute des « libellatiques »,
mais ils ont eu l'idée de le faire, et, cela même, ils
viennent eu toute simplicité en faire l'aveu aux pré-
Ires (hoc ipsum upud sacerdotes Dei dolenter et sini-
pliciter cnnfiientes, exomologesim conscientiae fa-
eiunt), se décharger ainsi du fardeau qui leur pèse
et demander même pour ces blessures légères le re-
mède salutaire ». Les abus repris par saint Léon lb
GnxND montrent l'existence de l'institution (n" 43).
.SozoMBNE enlin (n» 44)iS" nous montrant à l'œuvre le
prêtre pénitencier de Constantinople, nous a, par le
fait même, renseignés sur la pratique universelle : la
différence notée par lui, entre cette Eglise et le reste
du monde chrétien, porte uniquement sur la per-
sonne du confesseur. C'est un prêtre, là, qui est spé-
cialement chargé de recevoir les aveux, d'imposer
la pénitence et d'en diriger les divers exercices;
ailleurs au contraire, c'est l'évêquequi, normalement,
remplit ces fonctions, celles en particulier de con-
fesser et d'absoudre (Sur l'existence à Rome, au
iv siècle, de prêtres pénitenciers, voir la controverse
entre M. Vacandahd, art. Confession dans D. T. C,
col. 84o sqq., et Mgr Batipi-ol dans Etudes d'hist.
et de théologie positive (igao), excursus B, p. 329
sqq.).
46. — Mais à ces témoignages très significatifs
et incontestables, s'en viennent joindre beaucoup
d'autres.
Qaale. — Saint Ihénhb d'abord, à la Un du second
sièule.à propos de chrétiennes (cf. I/aeres.,l, xii(,4et 5)
séduites par les partisans d'un imposteur giiosiique
du nom de Marc, montre que leur absolution par
l'Kglise comporte l'aveu de leurs fautes les plus se-
crètes :
Quelques-unes, dit-il, font otiverteoientteurexoniologèse
(;i^ f^.ji^oj £;9r.t3Ac;-/4y:'Tat) ; mais d'auti-es n'en ont pas le
oouriige (ouTwTToy/iSvai touzo) «t ae condaainenl ainni, soit
à pei-dre ttnit espoir de recouvrer la Tie di?itie, soit à de-
meurer toujour;* entre deux, ni dedan:* ni dehors (fiacres.,
I, .xiii, P. G., VII,5'J2).
Quelle que soit en efifetcetle exomologèse «e^ fou^pov
qui les arrête; toujours est-il (|u'une confession se-
crète a précédé. Les atlirmalions de saint Irénée ne
s'expliquent pas sans cela : il connaît les motifs pour
lesquels ces leranies restent hors de l'Eglise et fina-
lement se perdent; ce sont des péchés de la chair
pour lesquels est requise cette exomologèse. L'aveu
lui en a donc été fait, et, si l'épreuve, qu'il a cru
devoir leur imposer, mais qui les fait reculer, est celle
de la confession publique, nous trouvons là un cas
de celte confession secrète préalable à la manifes-
tation publique dont parle Origène ; s'il s'agit au
contraire de la pénitence publique en général — ce
qui sans doute est le plus probable, — nous nous trou-
vons en présence du cas le plus ordinaire et si sou-
vent déploré, du refus d'accepter l'expiation imposée
par le confesseur.
47. — Syrie. — C'est aussi ce que la Didascalie
des Apôtres (édition Funk, 1906), dans la seconde
moitié du troisième siècle, permet de constater pour
l'Orient. La confession spontanée du pécheur ne s'y
trouve pas, il est vrai, formellement mentionnée;
exhortation y est faite seulement à l'évèque de se
montrer accueillant à son égard. Médecin, il peut déli-
vrer de la mort (II, XIV, 1 1) comme procéder aux ampu-
tations nécessaires ; sa grande préoccupation doit être
de mettre à la portée des malades les ressources de «on
art (11, XX, lo-i i), de connaître la nature exacte et la
gravité du mal, pour y adapter le» remède-, et de ne
recourir auxopérationschirurgiealesqu'à la dernière
extrémité (II, xuii, 1 1 sqq. et cf. ci-dessus n" 32). Il
est établi pour juger; mais, dans l'exercice de ce pou-
voir, il doit s'appliquer surtout à imiter la bonté, la
bénignité du Dieu qui promet le pardonà tous (II, xii ;
XIII, 4 ; XIV, 3 et 1 1 ; xv, i-3). La clémence et la misé-
ricorde doivent être ses dispositions première-*, afin
de ne pas imiter celui qui, cheminant à côté d'un
voyageur le long d'une rivière, d'un geste brusque
le fait tomber à l'eau et se rend coupable d'homicide
(II, XV, 8). Comme il se doit aux justes en un mot,
pour les préserver du péché, l'évèque se doit aussi
aux, pécheurs qui se repentent, pour leur accorder la
rémission du péché (/«t toF; u«T«vo!?07ty c/^47tv iiSôvv.i
xpo : II, xviu, a). Et c'est justement ce qui porte à
croire que, sans être formellement indiquée, la con-
fession spontanée se trouve ici nécessairement sup-
posée. Comment s'expliquer autrement cette insis-
tance à demander au médecin ou au juge de ne pas
repousser ceux qui relèvent de lui? La réaction très
réelle et voulue contre le rigorisme novatien n'en
est pas la seule cause; manifestement on suppose
que, comme s'en félicitait saint Cyprien à Carthage,
les intéressés prennent eux-mêmes l'initiative; c'est
de leur plein gré que la plupart des pécheurs vont
s'adresser à l'évèque.
Mais les pécheurs publics, les obstines y viennent
également. A leur propos, la Didascalie descend aux
1S19
PENITENCE
1820
détails et fait l'application de la doctrine générale.
Dans chacun des trois cas qu'elle examine en parti-
culier, à la base de la pénitence qui aboutit à la ré-
mission du pécbé, apparaît un jugement personnel
de l'évêque sur les dispositions du pécheur et la gra-
vité de sa faute.
48. — Le premier cas est celui du pécheur dont
l'inconduite provoque par elle-même l'intervention
de l'évêque (II, xvi-xviii). Jeté hors de l'église (xvi, i),
il y demeure jusqu'à ce que les diacres, chargés de
la surveillance générale, proposent à l'évêque de le
recevoir. Le coupable alors est introduit auprès de
l'évêque et celui-ci procède envers lui à un véritable
examen : il l'interroge, et s'il le trouve repentant,
s'il l'estime digne d'être réadmis dans l'église (r'.rs
èïTi'j cîi ixxJr,'yiK-j ■:Tv.p«Siy6fivy.t), il lui impose une péni-
tence proportionnée à la gravité de la faute — quel-
ques semaines de jeûne, par exemple — , puis, après
une dernière exhortation au repentir et à la prière,
il le renvoie, en attendant que, la pénitence accom-
plie, la réconciliation par l'imposition des mains
puisse avoir lieu (II, xvi, a et xviii, ;).
Le second est celui du pécheur qu'un des fidèles
a dénoncé (II, xxxvni-XLi, 2). La procédure ici est
commandée par le précepte évangélique delà correc-
tion fraternelle. Avant tout, il faut s'assurer discrè-
tement que la dénonciation est fondée. C,e\a fait,
l'évêque doit traiter l'alïaire seul à seul avec le cou-
pable, et, si ce dernier se rend à ses raisons, tout est
lini (xxxviii, l). En cas de résislance seulement et
d'obstination, on poussera plus loin : d abord en
])résence de deux ou trois témoins — les diacres,
sans doute, — on essaiera d'obtenir salisf:iclion ; si-
non, on le dénoncera à toute l'Eglise et on l'exclura
de la communauté. Avec lui dès lors on n'aura pas
plus de rapports qu'avec le^ païens ou les mauvais
publicains(xxxvni, 4; xxxix, i-5; xl). Mais s'il vient
lui-même à résipiscence, promet de faire pénitence
et accepte l'expiation imposée par révèque(xxxix,6),
il sera admis de nouveau à la prière (xLi, i), suivra
eu un mcil le régime ordinaire des pénitentsjusqu'au
moment de la réconciliation finale.
Le troisième cas est celui du calomniateur coupa-
ble d'une fausse accusation contre quelqu'un des
lidèles (II, XLii, I et 5-6; xliii). L'expulsion ici est
prononcée «l'eniblée, et ce n'est qu'après un certain
iemps que le brouillon est admis à l'épreuve péni-
lentielle. Mais à lui comme aux précédents, on
demande tout d'abord >in acte de soumission à l'évê-
que : ce n'est que par la promesse alors obtenue de
faire pénitence et après l'acceptation d'un châtiment
sévère, qu'il pourra être admis à l'imposition des
mains libératrice (xi.iii, 1).
On le voit donc, c'est toujours l'évêque qui admet
à la pénitence, qui l'impose. Mais celle-ci doit être
demandée et acceptée, et elle n'est accordée que sur
promesse d'amendement et constatation des dispo-
sitions actuelles du coupable. El d'autre part, la
démarche préliminaire, toujours exigée du pénitent,
))résente bien les éléments essentielsde la conffssion.
La publicité de ses fautes i)eut le dispenser d'en ar-
ticuler l'accusalion; mais son acte de soumission à
l'évêque en est l'aveu et le désaveu le [)lus clair, et
c'est cela qui importe. Le reste : la publicité plus on
moins restreinte despéniteiices accomplies, la procé-
dure pi us ou moins solennel le qui précède ou qui même,
en certains cas, accompagne la comparution décisive
du coupable, n'est, au point de vue qui nous occupe,
que de l'accessoire. L'essentiel est le recours au tri-
bunal spirituel de l'Eglise pour être jugé par elle et
obtenir par ce moyen la rémission de ses péchés. La
confession, au fond, n'est pas autre chose, et il est
donc manifeste que la Didascalie en constate la
présence au point de départ de toute pénitence.
49. — A Cartbage. — Cette procédure, au
reste, se retrouve ailleurs. ACartliage, par exemple,
nous connaissons (n" 27) la règle invariablement
rappelée par saint CvpRiBN : pas d'admission à la
pénitence ou à la « réconciliation >■ sans un examen
])réalable et individuel du coupable. Les « billets
de paix » délivrés par les « confesseurs » en doivent
faire réserve (Ep., xxvii, 2). Or cet usage —
car c'est un usage que rappelle saint Cyprien
(Epp., XV et XVI, 3) — les intéressés ne l'igno-
rent pas. Le martyr Lucien, dont l'évêque de
Cartbage regrette la simplicité et l'indiscrétion,
écrit en propres termes sur son billet de paix que,
pour en proliter, il faudra d'abord exposer sa
cause à l'évêque (exposiia causa apud episco-
puin et factii etomologesi. Ep., xxii, 2). Ceux-là
mêmes qui croient pouvoir accorder une indulgence
générale supposent que l'évêque, de son côté, se
sera rendu compte de la conduite des coupables
(« Scias nos iinli'ersos qitilius ad te ratio constitkrit
QuiD posT coMiMissuM KGERiNT dedisse pacein, » Ep.,
xxiii). Les bénéticiairi's aussi de ces faveurs, lors-
qu'ils sont animés des dispositions requises, se sou-
mettent d'avance à ce jugement épiscopal : ils écri-
vent à Gj'prien qu'ils ne prétendent nullement être
admis à la paix avant d'avoir coni])aru devant lui
{Ep., xxxui, 2).
50. — La décision dernière dépend donc bien de
cet examen individuel. Et il faut voir chez saint
Cvprien les angoisses d'àme que lui causait cette
ajipréciation des consciences. 11 les décrit dans une
lettre au pape Corneille (/i/^., Lix, i5-i6) Les schis-
matiqnes — ceux qui avaient pris parti pour le
diacre Félicissime — reviennent en masse ; tous
les jours ils frappent à la porte de l'Eglise. Et lui,
qui se sait responsable à Dieu, l'anxiété l'accable
d'avoir à peser et à examiner soigneusement lesquels
d'entre eux i)einent être admis (ad Ecclesiam pui-
sant, noliis laiiien, a quiliiis ratio Domino reddenda
est, an.ria pnnderaiit'bus et sollicite examinan-
iihus quirecipi et admitli debeant). L'obstacle, pour
certains, vient à la fois de la gravité de leurs fautes
et de l'opposition des lidèles à une indulgence q<ii
leur parait excessive. Il y aurait scandale à certai-
nes ailraissions. Le pasteur d'ailleurs serait-il sage
de s'exposer, pour faire rentrer lesbrebis malsaines,
à contaminer tout le trou[)eau? L'évêque de Car-
tilage se donne une grande peine pour calmer son
jieuple et le faire consentir à la réception et au
traitement curatif de ces malheureux (ut recipien-
dis malis curandisque conseiitiant). Le retour des
moins coupables provoque la joie; mais d'autres si-
[)résentent, des incorrigibles, des adultères, des sa-
ciilicateurs. qui font bondir d'indignation. C'est à
peine alors si l'évêque arrive à extorquer un con-
sentement tacite. El cependant, <■ qu'ils viennent
ces misérables, s'ils consentent à se soumettre à
noire jugement » (i**! /H(/ic'iH/)i nostinm volnerint ex-
periri, reniant), l'eul-ètre, après tout, ont-ils des
excuses et des moyens de défense à faire valiir.
Nous verrons quelles sont leursdispositions et leurs
fruits de pénitence (Videamus qiian kabeant sa-
tisfnctioiiis suae sensum, queni af/'erunt paeniten-
iiae fructum). L'Eglise n'est fermée ni l'évêque ne
se refuse à personne (A'i^c Ecclesia isiic ciiiquam
cluditur, nec episcopus alicni denegatur). Ma pa-
tience, mon indulgence, ma bonté leur est .assurée.
Je voudrais les voir tous rentrer dans l'Eglise.,.
Dans mon désir de rétablir l'unité, j'oublie tout, je
ferme les j'eux sur tout — isur les injures reçues
personnellement] — ; même les pcchés commis
1821
PÉNITENCE
1822
contre Dieu, je renonce à les examiner en pleine
rigueur de justice {non pUnn judicio religionis exa-
miiio); à force d'indulgence dans la rémission des
péchés, je finis presque par pécher moi-même ; mais
mes bras et mon cœur sont ouverts à quiconque re-
vient pénitent et confesse humblement son péché
{Delictis plus quam oportet remitleitdis pêne ipse
delinquo; amplectur promptii et plena dilectinne cuni
paenitentia re^'ertentes, peccatiun stium satis/'actione
hiiniili et simplici confitentes).
Ces paroles servent comme de contre-partie aux
instructions de la Didascitlie aux évèques. Résolu
à aller jusqu'au bout de son devoir, celui de Car-
Ihage ne refuse à personne le secours de son minis-
tère et se préoccupe d'unir l'indispensable sévérité
à l'extrême indulgence. Mais ses fonctions de juge
du péché le font trembler. C'est lui, qui, devant la
eommtinautédes (iJèles, prend la responsabilité des
admissions à la pénitence. Mais pour procéder sa-
gement à cette œuvre de miséricorde, il faut connaî-
tre le fond des âmes : voilà pourquoi il les cxiiiuine
soigneusement une à une, pesant toutes les circon-
stances, tenant compte des excuses alléguées, s'as-
surant du moins autant que possible que le coupable
désavoue sa faute et est résolu à la réparer.
SI. — A Rome. — Or c'est ce même jugement
qu'à Rome nous retrouvons à la même place. L'exem-
ple qui nous en est connu est celui d'un cas très par-
ticulier : il s'agit des a confesseurs i> qui, après avoir
pris parti pour l'antipape Novatien, font leur sou-
mission au pape Coknrille. Il y a eu faute et scan-
dale publics; mais les coupables sontdepar ailleurs
irréprochables; leur titre de « confesseur », acquis
au cours de la persécution, leur donne même droit à
un traitement défaveur: pour eux, l'épreuve péni-
tentielle sera complètement supprimée et la réconci-
liation aura lieu sans retard. Âlais le jugement par
révèque ne saurait être omis, et il se trouve juste-
ment qu'on y procède suivant la règle tracée dans
la Didascalie pour 1.' cas du pécheur public (Voir
te rccitdans une lettre du pape Corneille à saintCy-
prien : P. /-., 111, i8 sqq. ; éd. Ilartel : Ep. XLix et com-
parer Didscalie II, xvi, 1-2).
Des amis ont décidé les schismaliques à se sou-
mettre : ils font dire leur résolution de revenir à
l'Eglise. Mais avant d'ajouter foi à cette demande,
on veut la recevoir de leur bouche. D'où une pre-
mière entrevue entre eux et les prêtres délégués par
le pape : ceux-ci les interrogent sur tous leurs actes
schismatiques; eux confessent leur erreur et sup-
plient qu'on efface tout ce passé. Rapport est lait
au pape, qui, pour procéder plus sûrement dans
une affaire de cette importance, la soumet aux dé-
libérations d'un synode auquel assistent, en même
temps que son clergé, cinq évéques alors présents à
Rome. Cela fait, et sur avis conforme du synode,
les schismatiques repentants sont introduits dans le
preshylerium, nous dirions dans le sanctuaire de
l'église, en présence du |)ape; ils renouvellent alors
leur demande de pardon, 'i afin que, tout étant ou-
blié et la charité mutuelle rétablie, ils puissent
offrir à Dieu un cœur pur et sans tache n; et c'est à
la suite de cette comparution devant le tribunal du
pape, à la suite de cet aveu et de ce désaveu de leur
schisme, que l'on procède devant tout le peuple à
leur réconciliation déliiiitive.
La procédure, on le voit, s'accoinpa;;ne ici d'un
appareil extérieur considérable, qu'explique la no-
toriété exceptionnelle des pécheurs et le caracicre
très spécial de leur faute; mais il ne viendra sans
douie à l'esprit de personne que, dans les cas ordi
naires, dans cetix par exemple dont saint Cyprien
disait tout à l'heure qu'ils se présentaient nombreux
tous les jours, l'évèquc, pour prononcer son juge-
ment, s'entourât ainsi d'enquêteurs et de conseil-
lers. L'eût il fait d'ailleurs, il n'en resterait pas
moins que cette comparution des coupables de-
vant lui, cet examen personnel de leurs fautes el de
leurs dispositions, vers lesquels convergent tous les
détails de la procédure décrite dans la JJidascalie et
suivie à Garthage et à Rome, correspondent très
exactement à l'essentiel de ce que nous appelons la
confession proprement dite. Kn d'autres termes,
car, encore une fois, le caractère plus ou moins pu-
blic de ce jugement préliminaire importe peu dans
la question présente, il resterait établi que en
Orient, à Carthage, à Rome au milieu du 111' siècle,
le régime pénitenticl préparatoire à la réconciliation
par l'imposition des mains avait pour i>oint de dé-
part invariable un examen du pécheur par l'évèquc
lui même. Et cette constatation suffit à prouver le
fait de la confession, tel que l'énoncera, au début du
v» siècle, le pape Innocent I" (cf. ci-dessus n 42).
52. — A Alexandrie. — Du 111= siècle, d'ailleurs,
nous ne connaissons pas que ces jugements solen-
nels mettant en branle tonte la curie épiscopale.
Une lettre de saint Denvs d'Alexandhie, conservée
par EusKBK (//. K., Vil, ix, P. G., XX, 653 ; éd.
Schwartz, t. III, p. 6^6), nous met sous les yeux un
de ces recours spontanés à l'évêque, qui se produi-
sent normalement de la jiart des chrétiens bien dis-
posés. Un vieillard, chrétien depuis longtemps et des
plus lidèles à ses devoirs, s'aperçoit un jour, en sui-
vant la cérémonie du baptême, que son baptême à
lui, reçu dans l'hérésie, n'est pas conforme à celui
qu'administrent les catholiques : sans doute alors
n'est-il pas réellement baptisé : « Et le voilà, écrit au
pape l'évêque d'Alexandrie, le voilà qui vient à moi
tout en larmes; il se jette à mes pieds, et m'avoue
que le baptême reçu par lui chez les hérétiques n'a
rien de commun avec le nôtre. » Sur quoi saint
Denys, que le cas embarrasse, demande conseil:
provisoirement il a prescrit au bon vieillard de se
tranquilliser et de continuer k recevoir l'eucharistie
avec tout le monde. Mais l'intéressé ose à peine
suivre cette direction et lui même, Denys, voudrait
bien savoir s'il y a lieu de procéder à >in nouveau
baptême. Voilà bien, saisie sur le fait, la pratique de
tous les jours. L'évêque est le père spirituel des
tidèles : dans leurs troubles de conscience ils vont
se jeter à ses pieds, lui exposent l'état de leur âme
et attendent de lui le jugement qui les rassure.
53. — En Cappadoce — Aussi les canons péni-
tenliels mentionnent-ils, dés leur ajiparition, ces
accusations si)ontanées. Il en est déjà question
avant la (in du ni' siècle dans la lettre canonique de
saint GuKc.oiBE le Tiiaumatuiîgh : les canons H et 9
distinguent, parmi les chrétiens qui se sont associés
aux dé|ircdalions des Goths, ceux qu'une accusation
régulière a convaincus de ce crime et ceux qui s'en
sont eux-mêmes reconnus coupables (IfjTîJ; èfeiTrwsc,
/'. G.., X, 10^2 D et 10^3 D). Les lettres canoni-
(|ues de saint Basile el de saint Ghégoire oe Nvssk
nous montrent aussi la place qu'occupe la confession
daui l'administratiin de la pénitence.
Le premier parle de la pénitence à imposer aux
femmes qui se sont rendues coupables de pratiques
.-ibortives : ce qui manifestement suppose îles aveux
faits par elles, du moins le plus souvent (Ep..
c.i.xxxvm, 2, P. '?.. \>C\I1. 671 A). Aillfurs il men-
Uoniie formellement la confession: celle des vices
infâmes (Ep.. ccxvii,f)'i,/^^., XXXIII. 8ooA) : elle fait
réduire de moitié la durée de la pénitence à leur
imposer {Ep., CLXXxviii, ■j, P. G., XXXII, 676 A);
celle des femmes coupables d'adultère: il faut éviter
d'imposer une pénitence qui les trahirait (Ep.,
1823
PÉNITENCE
1824
cxcix, 3/», ')2')A); celle des voleurs: la peine sera
moindre pour eux que pour ceux qui ont été con-
damnés judiciairement (^/?., ccxvii, 6i, 798^) ;
celle de ceux qui se livrent à des pratiques de sor-
cellerie, des complices de certains crimes spéciaux,
d*un diacre coupable de ce qu'il appelle ti poUutio in
lahris •> {Ep.y ccxvii, 65, 90, 71, 798 B, 801 A).
Le second rappelle aussi la différence à faire des
criminels qui ontété judiciairement convaincus et de
ceux qui se sont offerts d'eux-mêmes à la pénitence
par la confession de leurs fautes secrètes (A/?., can.
4» P* (*•* XLiV, 339 A). La déclaration au prêtre d'un
vol secret sera considérée comme l'indice d'un amen-
dement réel {Ibid.y can. 6, a33 G). Mais le but
didactique de la lettre motive l'insistance sur la
nécessité pour le pénitencier d'interroger à fond les
pénitents.
Qu'on Ips inteiTog-e. dit-il à projios de ceux qui nnt en
recours mix lievin», et qu'on s assure s'ils ont commis
cette faute tout en restant Kdctes k In foi du Christ, entraî-
nés seulement par quoique nécessllo pressante, sous le
coup d'un m tlheiir <hi d'une per'e douloureuse ; on si
c'est pjtr niépri'î formel du témoignaffe que nous avons
reçu [de l'Evangile], qu'ils ont eu recours à l'intervention
du démon {îhid.,can. S, 22". D;228\.)
54. — Mais nous reviendrons à propos du confes-
seur {no 6/J) sur ces lettres « canoniques ». Ecoutons
maintenant deux homélies de sain^«^RKGoiRB or
Nysse.
Le « ne in furore ttio arguas me, neque in ira tua
corripias me » du psaume vi évoque à sa pensée le
pécheur qui recourt à la confession comme, u moyen
de prévenir la colère divine au jour du jugt ment.
StiTiS, attendre le châtiment que lui attireraient alorn
SCS fautes secrètes, il prend les devants en les confessant
(—ooly.^xQy.voi rr, i^yr/opzùi'A). Les avpuï que la toiture ar-
rache raaltjréeux aux criminels, lui l-^s 'ail sponla ;iément ;
sous le fouet, et comme dan? les tourments de la péni-
teaoe, iï avoue (mot à mot : il publie, 4/;,tJiCTieûs() le ^ péchés
cachés au plus intime de son àm'^,.. La mort [purrait
Tenir, qui exclut toute g-uérison de l'Ame ; pe (sonne.
après la mort, ne peut, en rap]"»elant le souvenir d\ Dieu,
5juérir le m>»l que lui fait le péché. C'est sur lerVe que
Texomoloçèse est efficace ; aux enfers^ il n'y en a\plus
(P. G.,XLIX, (112C-613A). \
Cette edlcacilé de la confession {In Eccîes.^ lÙ^n,
m, P. G., XLIV, 649 CD), l'Ecclésiaste nous Tappr ,^d
par son exemple ; c'est là une des meilleures leçoTis
qu'il ait données aux (idrles de l'Eglise; et rKgii*îe
elle-même a appris de lui à apprécier le mérite de la
confessiondes péchés: ri ôtà rr,; IX'Ayopvj-^zoi; -tôv ttett/zv-
Ainsi en est-il des hommes à qui Unrs excès ont donrni
la Bèvre : lu saignée et les pointes de feu sont nécessaires
à leur guérison, mais ce traitement leur apprend à se
modérer dans la suite. De même pour celui qui «'c«
dénoncé lui-même en confessant ses vices cachés (^ TTi^/t-
Tîûffa; ky.'j'zo-j ôea Tf,^ riiv /.pjfi'jyj ^ayo^îÛTsw;) : le souvenir
de la honte éprouvée alors lui sert de leçon pour le reste
de s:t vie ^P. G.. XLIV, fi52 B).
Honte salutaire de la confession : cette homeiie
prouve bien qu*on l'affrontail. Tout le monde cepen-
dant n'en avait pas le courage et ce n'est pas d'au-
jourd'liui que la peur de la pénitence écarte de la
confession et finalement de la pratiqvie religieuse.
55. — La peur de la confessioo. — Le pas-
sage suivant d'un commentateur d'Isaie, déjà cité
n* 34 et souvent identifié avec saint Basile lui-même
(Cf. Bakdknukwer : GAKL.^ t. 111. p. 1 49-1 48), est
fort su<^*i:cstif à ce point de vue. On nous permettra
d*y juxtaposer un extrait d'un psychologue contem-
porain : le rapprochement aidera, croyons-nous, à
saisir la portée de ce trait des mœurs d'une épo-
que où, d'après tant d'auteurs, U rémission par
l'Eglise, et donc la confession des fautes secrètes,
aurait été inconnue.
« Quelquefois, la rupture
[avec la foij se fait sous
l'influence des passions de
la virilitu commençante,
et l'homme, en se <Jéta-
cliBnt de la foi, se détache
surtoutd'une chaîne insup-
portahle à ses plaisirs , . . jo
n'étonnerai aucun de ceux
qui ont travfrsé les études
de nos lycées en nflirmant
que la précoce impiété des
libres penseurs en tunique
a pour point de déport
quelque faiblesse de la chair
accompagnée d'unr liorreur
de l'aveu au confessionnal.
Le raisonnement arrive
ensuite, qui fournit des
preuves à l'appui d'une
thèse de négation acceptée
d'abord pour les besoins
de la pratique n |P. Bouk-
CET : Essais de psychologie
contemporaine^p. SO).
Voici nu jeune homme
dont. Icnfance et l'éduca-
tion ont été pieuses. Il est
assidu nux oÀîces, s'adonne
autant qu'il peut aux (cii-
vres de bienfaisance, vit
dans In pensée du juge-
ment éternel et s'attache
aux enseignements de la
doctrine chrétienne. Un
jour cependant il tombe
dans riiicnnduite (tto^ovsikv).
Sa vertu ainsi évanouie et
les fruits [de son éducationl
ainsi riivagés^ voyez comme
la ruine de tout le reste
s'ensuit. Le mauvais état
de su conscience l'empêche
de paraître à l'Eglise : il
n'y pourrait plus prendie
place pHrmi les fidèles: il
en est déchu. La hontp
d'autre part l'enipèche de
se ranger pirmi les « pleu-
rants n [une classe des
pénitents publics], — Alors,
il invente des prétextes
pour réfiondi'e à ceux qui
l'interrompent. « Un tel, dit-
il, m'attend, et je n'ai pas
le tpnips d*os«ist#»r ?t la
synaxe. n Une antre fois^
pour sortir avant la prière
des fidèles — [avant la con-
sécration et la communion],
— il imagine je no sais
quelle raison . (IVst ainsi.
par l'effet de rhabilude.
que l'idée lui vient peu à
peu de tout abandonner
[mot à mot: d'apostasierj
et qu'il aboutît à sa perte
totale {P. G.. XXX, 152
A-R).
L'inconduite de ce jeune homme n'est manifeste-
ment pas notoire ; autrement, il n'aurait pas à
inventer des prétextes pour expliquer son abstention
de la communion et son éloignement de l'Eglise. Ses
fautes comporteraient néanmoins l'expiation par la
pénitence publique et celle-ci parailleursne lui serait
accessible qu'après aveu à celui qui y préside. Le cas
de ce jeune homme suppose donc bien une pratique
pénitentielle à base de confession, et sa banalité
même le rend particulièrement suggestif,
S6. — A vrai dire cependant, il semble bien qu'à
cette époque on redoutât moins l'aveu du péché que
la pénitence à en faire. Nous avons déjà entendu
saint Pacien à Barcelone et saint Ambroise à Milan
se plaindre qu'après s'être confessé on s*abstint
d'accomplir la pénitence imposée. En Asie, à Ama-
sée, dans le Pont, même plainte. L'évêque Astkrios
connaît des pécheurs qu'il faut exhorter à se confes-
ser, « Ne rougissez pas, leur dit-il, de découvrir vos
secrets à celui qui vous a engendrés à Dieu ; dévoilez-
lui l'intime de votre àme; montrez-lui, comme à un
médecin, la plaie cachée. » Mais il en connaît d'au-
tres qui, après s'être confessés pour la forme, négli-
gent d accomplir la pénitence.
Les malades, dit-il en s'adressant à ces derniers, les
malades, dont le corps souffre^ s'entourent jour et nuit de
médecins; ils prodiguent les honoraires pour recouvrer
la santé; mais ils se condamnent en outie à un répîrae
sévère; ils se privent; ce-* sybarites ne boivent plus que
de l'eau. Et vous, dont c'est l'Ame qui est malade, après
rous être confessés pour la forme au médecin et lui avoir
1.S25
PENITENCE
1826
montré votre infiimit'', Toii^t laisserez le mul s'enTCoimei-,
jiisquà ce r^ue la ganjfrènc envahisse tout le coips?
\llom., XIII, P. G., XL, 36'JB; 368AB).
a" On confessait.
Ces plaintes des pasteurs nous mènent à un autre
ordre de laits où apparaît également la pratique de
la confession. Us cDnl'essaient. L'expression, il est
vrai, n'était pas encore créée. Au lieu du « conl'cs-
scur », les anciens canons parlent plutùl de l'admi-
nistrateur ou de II l'économe » de la pénitence. .\
Gonstantinople et dans d'autres églises de l'Orient,
ce lut souvent et d'assez bonne heure un simple
prêtre. Ailleurs, il semble bien que l'évèque en ait
^ardé, sinon le monopole absolu, du moins la direc-
tion suprême et habituelle (Sur ce point d'histoire,
voir Vacandard, art. Confession dans D. T. C,
col. 84o sqq.,et Batii-i-oi. : ICtiides d'hist. et de tl:éol.
positive (igao), p, 329-335).
37. — A) f.es cvcijues suitont confessaient. — En
tout cas, nous connaissons surtout des évèques
comme ayant confessé. Tiraolhée a pu confesser.
C'est peut-être le sens de I Tim., v, 22, 2/1, 25. Cf.
notre note sur ce texte dans H. S, li., III (1912),
p. 4^8 sqq. Nous l'avons déjà vu, saint Irénée con-
fessait dans la vallée du niione(n° 4G), saint Cyprien
à Carthage (n" 49-5o), saint Pacien à Barcelone
(n* 56).
38. — B) Gravité reconnue de ce ministère. — Nous
le voyons d'ailleurs, ce traitement des pécheurs par
la confession constitue pour les évêques unedi» leurs
principales préoccupations. 11 faut les accueillir avec
bonté. La Didascalie des Apôtres le recommande
avec instance (11° l^-). Le Syrien .\.piinA.\TK é'^a\e-
menl (Demonstrntio vu, De paenitentihus).
Vous donc, méiieoiits, dit-il en a'adressaiit à ceux qui
détiennent les clefs des portes du ciel et ouvrent les por-
tesaux pénitents, vous qui ("tes les disciples de notre grand
Médecio, vous ne devez pas lel'usev la médecine îi ceux
qui ont besoin d'être soulagés. Quicoiuiue vous découvre
sa blessure, im[>osez-Iui le remède de la pénitence {n. ^,
P. S., t. I, p. 318). Certains confessent leurs fautes et on
leur refuse la pénitence. 0 adminislialenr de la maison
du Christ ! accorde la pénitence à ton frèt'e et souviens-toi
que ton Seigneur ne rejette pas les pi-nitents (n" -5.
p. 355).
Mais si le médecin doit être zélé, il lui faut aussi
être discret.
Si quelqu'un n'ose pas vous manifi'stci' son mal,
exhortez-le à ne pas vous le cacher; mais quand on vous
l'aura manifesté, gardez-vous de le publier (n° 4, p. 319).
Ainsi sa responsabilité se trouvera-l-ellc dégagée.
0 Si les blessés refusent de montrer les blessures
qu'ils ont reçues, les médecins ne seront pas blâmés
pour ne les avoir pas guéries » (n. 5, p. 3iy).
39. — • L'évèque d'Ainasée, Asterius, consacre lui
aussi une bonne partie de son instruction sur la
pénitence à recommander aux prêtres rindiilgencc
dans le traitement des pécheurs. Il en connaît qui
« les repoussent quand ils les voient venir à eux;
ceux qui se jettent à leurs pieds, ils s'en détournent;
leurs larmes mêmes les laissent impassibles » (Hom.,
xiii, P. G., .XL, 36/,G).
Non, leur dit-il, ne vous Itâtez pas de reei»ui-ir a;ix
remèdes violents, aux amputations et aux retranchements.
Usez de reproches, d'encouragements et de précautions ;
méritez, vous aussi, d'être appelés des consolateurs ;
prenez exemple sur Moïse, qui demandait à Dieu de
mourir plutôt que de le voir frapper aucun des Israélites
coupables... Le prêtre doit élresi porté à préférer la dou-
ceur que, \î\ même où le Seigneur ordonne de couper et
d'arracher, lui intercède encore et demande du répit
(36tD-3631i).
60. — Voilà bien le portrait du confesseur tel que
le réalisa de son coté saint Ambroise. Lui aussi
Tome III.
redoutait ces responsabilités ; il suppliait Dieu de ne
pas le laisser s'y perdre.
Je n'étais pas digne d'être évéque, je le savais, car
je m'étais livré au luondp. f>lui-là donc. Seigneur, qu'au
moment où il se pcr-dail vous avez appelé au sacerdoce,
maintenant qu'il est prêtre, ne le laissez pas périr. Kt tout
d'abord, donnez-moi de savoir compatir alfecliteusement
aux pécheurs... Chaque fois que le pi'ché d'un coupable
m'est révélé, que je sache prendre ma jiart de sa douleur
{quottescumtfue peccatitnt a/icitjus lapsi e.rponiiur^ compa-
tiai). Au lieu de le reprendre avec huutenr, que je sache
m'atfligtM- et pleurer {De paenil.^ II, vin, 73, /*. /.., XVI,
515).
Mais cette grâce d'iniiulgence et de bonté, son bio-
graphe Paulin nous est témoin qu'il l'avait obtenue.
Chaque fois, nous dit-il, que pour obtenir la péni-
tence quelqu'un venait lui confesser ses fautes, il pieu ait
au point d'arracher des larmes au pénitent lui aussi. La
chute du pécliear lui semblait la sienne proj.>rc. Les fautes
cependant dont il recevait l'aveu, il n'en parlait h per-
sonne qu'à Dieu auprès duquel il intervenait : bon exem-
ple laissé aux prêtres de se faire ainsi intercesseurs
auprès de Dieu plutôt qu'accusatetirs auprès des hommes
((Via, XXXIX, \,P. i., XIV, 41.').
61. — Cette haute conscience, les grands évoques
d'Asie ses contennicrains l'apportaient eux aussi
dans l'accomplissement de leurs fonctions pénilen-
tielles. Saint GiiiiGoiRU db Nazianzh les signale parmi
celles qui accablent le plus un évéque. Il est le méde-
cin des âmes; mais les maux à guérir ne lui sauraient
être connus que par l'aveu des malades eux-mêmes
et ceux-ci s'obstinent si souvent à les lui tenir
cachés I {CJratto 11 Apologet., n. i6-33, P. G., XXXV,
429) Saint GiiKGOiRK de Nysse craint pareillement
que les confessions mal entendues ou mal faites ne
rendent stérile le travail de l'économie de la pénitence.
Comme la médecine corporelle, tout en ayant pour but
unique la guérison des malades, varie cependant ses procé-
dés pour adapter lo traitement aux diverses espèces d'infir-
mités, de même la multitude et la variété des passions qui
affectent les âmes, obligent la ihérapeutique spirituelle à
diversifier et k tenir compte pour la guérison de la différenco
des maladies... Aussi celui qui soigne les âmes doit il av.int
tout s'informer exactement do la région où siège le mal ; il
pourra ensuite appliquer lo remède à propos. Faute de rester
iîdèle à cette méthode, il est à craindre, au contraire, que
la partionialade et la partie soignée ne soient point les mêmes :
fjue de médecins, à qui il arrive ainsi, pour n'avoir pas bien
localisé le mal, de l'aggraver en travaillant à le guérir !
(£■/>. can., 1, P. O., XLV, 224A).
62. — C'est pour lui-même que saint Jean Chby-
sosTOME redoute ces responsabilités du confesseur.
Il le sait, l'eincacité de la pénitence ne doit pas se
mesurer uniquement à sa durée.
Ce.s pénitents, dites-vous, ont expié assez longtemps.
Voyoi s, combien ? — Un an, deux, trois. — Ah ! il s', git bien
de tem[)3 et de durée c'est le redressement de I âme que je
cherclie. Montrez-le-moi, montrez-moi qu'ils sont contrits,
qu'ils sont changés, et tout est dit. Mais s'il n'y a pas cela,
le temps no sert à rien. Nous ne demandons pas, en effet,
si la blessure a été souvent bandée (^^ liée :iniSi6-/] )i), mais
si le bandage (" le lien : i ^i-fidi ») a fait du bien. S'il a
produit son elïot, même en très peu de temps, qu'on ne l'ap-
plique plus. .Mais s'il n'a rien produit, même après dix ans.
il faut encore le remettre : le moment de déban,ier, c'est
l'état du blessé qui l'indique (« 5^i; '>Ctc5 sîtw >l/t£&>;, to^
ôiSv^xinj -i y.ipi'^i 1.) (In II Cor., llom., xiv, 3, P. G., LXI,
5o2).
De cet clat, c'est le chef île l'Eglise qui est juge :
toute cette lin d'homélie est pour obtenir qu'on le
laisse prononcer en liberté; elle donne l'impression
que les pasteurs se heurtent sur ce point h l'es dif-
ficultés délicates. On parle de cruauté et d'inhuma-
nité ; on oublie qu'être lié par l'évèque, c'est éviter
de l'être par Dieu ; qu'au contraire, celui que l'évèque
58
1S27
PÉNITENCE
1828
n'a pas lié, Dieu lui-même le chargera déchaînes que
plus rien ne saurait briser (/6irf., col. 5o2). Aussi
l'orateur insisle-t-il sur le devoir pour les tidèles de
ne pas entraver l'administration de la pénitence par
une commis éralionJéplacée, de prêter au contraire
leur appui moral au chef de l'Eglise et d'éviter, en
prenant parti pour les coupables, de leur laisser
tout l'odieux de la sévérité nécessaire ((7<i(£.,eoZ. 5oo).
Et ce lanjjage montre bien que, à A.ntioche comme
à Garthage et à Rome, c'est le prêtre qui assume le
jugement du pécheur. Mais il aide aussi à compren-
dre le sentiment de frayeur qui inspire, dans le traité
sur le Sacerdoce, la description des fonctions de
confesseur. Comme saint Cyprien, saint Ambroise,
saint Pacien et saint Grégoire de Nazianze, saint
Jkjln CuRYsosTOMi! se prend à trembler devant ces
responsabilités du prêtre. Il, u-iv, P. C, XLVUI,
633-635.
11 est le médecin des âmes et c'est à ce titre —
comme à celui de juge — que la connaissance du
péché lui est bien nécessaire. Gomment, autrement,
distribuer à propos les soins qu'on doit recevoir de
lui {« Taî; Ttc./si rav l'i^iw» Scpx-neiyiia) Mais voilà juste-
ment ce qui rend ce ministère redoutable : ces mala-
dies morales de son troupeau, qui sont à la charge
du pasteur, la guérison en est si dillicile et le traite-
ment si délicat 1 Car les infirmités et les blessures des
âmes ne se voient pas ; elles ne viennent pas d'elles-
mêmes à la connaissance delévèque. Souvent le mal
lui reste caché, car nul d'entre les hommes ne voit ce
qui se passe dans un homme, si ce n'est l'esprit de
l'homme qui est en lai. Surtout, il n'a ])as, pour
appliquer ses rerakles, les facilités et la liberté dont
dispose un simple bercer. Celui-ci ne rencontre
jamais de résistance : qu'il faille lier, brûler, couper,
retenir à l'étable, écarter du pâturage ou de l'abreu-
voir, dès qu'il le croit nécessaire, rien ne l'empêche
de le faire. Mais pour l'évèque, une fois la connais-
sance du mal acquise, l'embarras, au lieu de dimi-
nuer, augmente : ses agneaux sont d'un traitement
si ditUcile ! Avec eux aussi, il peut y avoir à lier, à
;)river de nourriture, à brûler, à couper ; mais l'ac-
ceptation et l'eiricacité de la médecine dépend ici
lies mal:'.des et non point du médecin. Le péché ne se
i;uôrit point par la violence. La contrainte par corps
est permise aux juges civils; mais ceux qui président
aux Eglises ne peuvent recourir qu'à la persuasion.
Aussi leur faut-il beaucoup d'art pour amener les
malades à se soumettre au régime — aux remèdes
— que prescrivent les prêtres. Car ce choix des
remèdes exige, de leur part, une cnnnnissance appro-
fondie des malades. Tous ne peuvent pas tout porter
et on risque de les tuer en voulant leur faire suivre
à tous le même traitement. Il ne sufBt donc pas de
connaître la loi : en bien des cas, on a perdu les
âmes pouravoir voulu la leur appliquer danstoute sa
rigueur (<xi -noi-lo-jç Sa i-/oifit Jr/siv, roj; ec"; iT/yjza. I|ox£</»vtc<;
yv-xic Jià T» l(n.iri i7tKiT>i*^»ai riv àu.-j.orrr,u.i.TrM kçikv) . Bien
l)!us encore que delà faute commise et de l'expiation
méritée, il faut tenir compte des dispositions des
coupables. Il y a les faibles et les pécheurs d'habi-
tude ; il y a les mondains ; il y a les membres de
l'aristocralie et de la haute administration. Préten-
dre imposer à tous le même tarif pénitentiel et
vouloir proportionner uniformément le châtiment au
péché, c'est, au lieu de les retirer du mal, les y pré-
rùpiter à fond. Il faut donc au pasteur beaucoup de
perspicacité et un r-'gard pénétrant ; ses yeux doivent
pénétrer au plus intime de l'àrae pour que rien ne
lui échap|)e de son état réel. (J\oùf,t Stî Tr,ç o-jvsjiw; irai
//uotuy ofôvJ-p-^v r,piz tc r.iptjy.oT.iiv Trâ-^o^tv tïjv tï;ç ^y;f^ç
ï^tv... ypr, U'oStv Kvll^TaoTSV ùftrjv.t ù/J.v. ttkvtk St£ptuvr,7cr.fXî-'fCv
KzotCâi; xKToi/ïi^w; Ta TTaf'îtiroO -p',7!c/€iv tôv Upu/ib'.v, /»K
[jlï; uKT«toi aÙTw ytvïirat rs ttts'jÎ/; — De sacerdotio, lïf
ir-iv, p. G., XLVIII, 635).
Dans celte page si belle et sous cette métaphore
classique du langage médical, on reconnaît, à n'en
pas douter, le rôle et les fonctions du confesseur :
les remèdes indiqués sont ceux qui, dans le style de
l'époque, caractérisent le régime pénitentiel : lier,
raellre à la diète, brûler, couper, l'évèque fait tout
cela quand, en vertu du pouvoir sacerdotal, il retran-
che du corps des lidèles, il impose des jeûnes, il
exclut de la table de communion et de la participa-
tion aux rites comiilets de la liturgie. Cette corres-
jïondance entre les peines et les péchés, qu'il faut se
garder de maintenir trop rigide, c'est évidemment un
canon pénitentiel analogue à ceux que nous font
connaître saint Basile et saint Grégoire de Nysse. La
latitude enlin laissée au médecin dans l'application
des remèdes est caractéristique des fonctions du péni-
tencier et l'on peut donc s'étonner que le caraclèrc
l>éniteulicl de ce trailement du péché ait été mis en
iloute (Voir notre article Saint Jean Chrysostomc
et la confession, H. S /^., I (191 1), p. a35 sqq.).
63. — D'autant plus i]ue celle connaissance du
mal par celui qui a charge de l'appliquer est préci-
sément ce qui le distingue de cet autre traitement du
péché par la prière el la prédication, avec lequel on
s'obstine parfois à le confondre. En chaire, en effet,
le prêtre est également médecin. Mais, et c'est la
dififérence, son intervention alors n'a pour but que
d'indiquer et de faire connaître les remèdes ; il ne
les applique pas; le choix en est laissé à l'auditeur.
Dans les autres cliniques, les plaies passent sou» un
grand nombre de regards. I,e médecin n'applique pas de
rt-niède sans avoii' d'abord découvort la blessure. Ici, rien do
pareil .- les malades si nombreux qui eonl la sous nos ye«x,
nous les traitons sans les connaître {>cr.ii6c.iic'jTuii TratOjjiiSv. ty.j
6io:<Tiuv.v a:jT7i-j). Nous leur proposons à tous la même doo-
Irine et nous laissons à la conscience de chacun le soin de
trouver le remède approprié à son mal. Le prédicateur, en
effet, lance sa parole : elle va, faisant l'éiog'e de la vertu,
dénonçant le vice, etc. ; c'est comme un remt-de aux vertus
multiples, composé d'éléments de toute sorte; mais a chacun
des auditeurs d y prendre ce qui lui convient et lui fera du
bien (tc hi "np^^^opov ly.urw zy.î ^^cïî'rr/o /.«Cîtv ix-diroj t6iv
yjizjijvz'^y £Trt'..-).
La caractéristique, en un mot, de ce traitement du
péché par la prédication, c'est qu'il n'exige pas la
manifestation des blessures. Et cette circonstance,'
bien loin d'empêcher ou de compromettre la guéri-
son, la favorise. Il y a tout profil pour les malades à
n'être pas connus, et le médecin se félicite des cures
obtenues à son insu (Homélie : Quod non opurteat
peccata fratrum evulgare : 3-4, P . G., LI, 356-35^).
Il n'y a donc pas à en douter, les responsabilités
qui firent reculer d'abord devant le sacerdoce le fu-
tur Chrysostome, sont bien celles du confesseur.
64. — Cependant ces mêmes responsabilités,
son histoire nous apprend avec quelle intrépidité il
les sut assumer ensuite à Gonstanlinupie. Certains
de ses ennemis lui reprochèrent sou ( mpressemenl
à accueillir les pécheurs : » Il encourage à pécher »,
portait l'acte d'accusation dressé contre lui au con-
ci le du Chêne. « S'il vous arrive de pécher une seconde
fois, euseigne-t-il, faites pénitence une seconde fois;
chaque fois que vous aurez péché, venez me trouver
et je vous guérirai » {Résumé des actes du concile
par Photius, Biblioth., cod., Lix, P. G., CIII, iia A).
Dès le début de son épiscopat, l'évèque novatien de
Gonstantinople, Sisinnius, avait de même pris pré-
texte d'une de ses paroles pour dénoncer au public
ce qu'il appelait un nouveau relâchement de la dis-
cipline pénitenlielle. « Mille fois, s'il le faut, aurait
1829
PÉNlTliNCE
1830
il dit aux iiéclieurs, faites pénitence, et [nillle foisj
vouH aurez accès aux saints mystères " (Sockate,
H. E., VI. XXI. P. «., LXVII, -jtb C, 7j8 A).
Et ce reproche de laxisme, ainsi adressé à saint
Jean Cbrysostome, n'a pas seulement pour nous le
grand avantajfe de nous le montrer assidu à ses
fonctions de iiénitencier ; il est aussi de première
importance pour !e jug:ement à porter sur la suppres-
sion, [lar son prédécesseur Nectaire, du prêtre péni-
tencier. C'est là un incident historique qui ne peut
ùtre omis ici.
63. — C) Le fait de A'ectaiie. — Les deux récita
qui nous en restent (Socrate, /f. E., V, xix;
SozoMiîNE, //. E., Vil, xvi) rendent extrêmement
ditlieile, sinon impossible, la détermination exacte
des circonstances dans lesquelles il se produisit, et
des conséquences qu'il entraîna. Il en résuite seule-
ment que, pour pacilicr les esprits à la suite d'un |
scandale auquel avait donné lieu l'administration de
la i)énitence, on crut bon de supprimer les fonctions
du prêtre qui y présidait. Quel fut le sens cl quelle
estla portée de cellemesureépiscopale? Lapcniience
publique disparut-elle en même temps que le prêtre
chargé d'y présider? Le changement ne portait-il que
sur la forme solennelle de l'expiation, ou bien la
suppression s'clendit-elle à la manifestation même
de la fauta, et le régime pénitentiel fut-il modifié à
ce point que l'autorité ecclésiastique s'interdit d'in-
tervenir dans la rémission du péché et doncdispensa
les pécheurs d'en faire l'aveu? Toutes ces hypo-
thèses ont été faites, même par des catholiques.
Mais sur l'altitude du successeur de Nectaire et sur
l'impression qu'elle produisit, il n'y a |)as de contro-
verse possible : dés les premiers jours de son épisco-
pat, il administre lui-même la pénitence, il appelle
à lui le» pécheurs et, pour guérir leurs âmes, il reçoit
d'abord leurs confidences. Ce qu'avait fait saint Am-
broise à Milan, Jean, en un mot, le fait à Gonstan-
tinople Mieux encore : il remplit les fonctions du
pénitencier telles que les décrivent Socrate et Sozo-
mène : u recevoir la confession des coupables, puis,
afin qu'à la confession se joignent des actes de péni-
tence, leur prescrire des bonnes œuvres à faire, telles
i|ue des jeûnes ou des prières prolongées » (Socrate.
P. G., LXVn, 6i6 AB).
C'est donc là, disons-nous, un point fixe, d'où, à
défaut de tout antre, il faut partir pour apprécier le
décret de Nectaire. La suppression du prêtre péni-
tencier a eu pour effet de faire retomber sur les
épaules de l'cvcque de Gonstanlinople ce fardeau de
l'administration pénilenlielle dont ses prédécesseurs
s'étaient déchargés sur lui. Ceci est évident. Sozo-
niène le dit : ec que fait le prêtre pénitencier, les
évcques le faisaient précédemment et le font même
encore là où celte fonction n'existe pas, et nous
constatons qu'en effet, lui disparu, l'cvêque de Cons-
tantinople s'occupe personnellement de remettre les
péchés. Y a-t il eu plus que cela? C'est possible;
mais à coup sur il n'y a pas eu suppression totale de
la pénitence. Le reproche de laxisme et d'innovation,
porté contre le successeur de Nectaire, exclut abso-
lument celte hypothèse. Le dilemme s'imi)Oseen efTet:
ou Nectaire ne l'a pas abolie, ou Jean l'a rétablie. Et
si Jean l'a rétablie, que signifient les attaques contre
lui de l'cvêque novatien? Au lieu d'ajouter au relâ-
chement, l'évèqne catholique y aurait remédié; et
son initiative, au lieu de paraître coupable et funeste,
aurait, au contraire, été estimée salutaire et bien-
faisante. Que si, comme il faut le reconnaître, Sisin-
nius et les autres ennemis de Chrysoslome l'ont
jugée autrement, c'est donc qu'au lieu de resserrer il
a élargi, en d'autres termes, qu'au lieu de rétablir
la pénitence abolie, il s'est appliqué, ainsi que tous
s'accordent à le lui repro(^lier, à eu rendre la pra-
tique plus fréquente.
Et telle est, croyons-nous, la seule conclusion cer-
taine à laquelle puisse aboutir l'élude comparée des
données de ce problème historique.
Voir nolr« article : Saint Jean C/trysoatui/ie et la cun/es-
siuii, dans H. S. H., I (191 1), p. 3i4-^3a. Voir auasi les
noies do Valois à son édition dos Jlistoires de Socrata vt
do Sozomènc, /oc. cit. Mais voir surlout Piîtau . ht fctere
in Ecclesia poentieiitlae raiifuir diutriba, ^ iv (éd. Vives,
t. VIll,p 18^-190) et .4 (Vc. Mat. Sinioniwn^ p , IV dans P. G.^
XLlll, 636-62^. Ses conclusions — et nous avons dit pour-
quoi dans l'article ci-mentionné — ■ noui» paraissent beaucoup
plus fondées que celles do M. Vacamijard dans : Etudes
de critique et U'/iiêi. ii'tit;. a" scrii' : Li-s ari^t/iaa de lu
conl. sacrant., p. 8S el 108 ou de Mgr Baiihol ; Eludes
d'hist. el de tkéol. positive : Les oriiiinrii de ta pénitence ,
pénitenciers et péiiitenls"^ p. i4f) sq(|. Voir aussîK. Hoil:
Enthusiasniiis und Bnssî;ei\'alt, p. a^4-^S8, où il montre
l'invraisemblance de l'opinion couranle, que le l'nit de Nec-
taire .lit amené la suppression de la pénitence publique dans
tout l'Orient.
66. — On objecte laconséquence'que Socrate et Sozoraine
déclarent avoir résulté de la suppression du prêtre pénitoa-
cier : liberté aurait été laissée désormais à chacun de s'en
remeure au jugemenl de sa conscience pour s'approcher
dea saints mystères {<^vyx^P^'^^^ ixu^TOv zCt lOtw c'jjîtSori t6iv
jJ.'j'StripiùrJ [J.iT£>£(y. .SoclîATK. av/;jOJ^Î(V i;<a7T^V, 'j*; av iaUTÔJ
(Jl;v£(5ct/; /.rut bv-ppùv Oj'^c/.iTO^ /'.ocojvsîv 7'Sjv frjVTr,piiijv. SozOAl^.Nlî).
11 n y aurait donc plus eu d'obligation de se confesser. Mais
c'est là, croyons-nous, se méprendre sur le sens et la por-
tée do la remarque des deux historiens. Pour Us fautes
secrètes, en l'absence d'un précepte de l'Eglise déterminant
la façon d'observer le précepte du *lhrist, el au sens que
nous avons dit au n" 9. la libellé en question existait l.jul
aussi bien sous le régime du prêtre pénitencier. Sndiiparilion
pouvait tout au plus en favoriser l'abus ; l'évoque était
bien moins accessible qu un prêtre spécialement préposé à
ce ministère, et sa vigilance au^^si ou son zèle durent plus
d'une fois se trouver en défaut : il n'y eut pas que des
Chrj'sostome sur le siège de Constantinoplo. Et c'est bien
par là surtout que Sozomène senible expliquer la relâche-
ment qu'il déplorait, o Je suis porté à croire, écrit-il, qu'au-
paravant il se commettait moins du fautes, soit par crainte
de la bonté qu'il y aurait à les confesser, soit à cause de la
vigilance (vj-.ptCîix) des juges établis pour cela » {P. G.,
LXVII, i46i c;.
Car le prêtre pénitencier ne faisait pas qu'entendre la
confession spontanée des fautes secrètes. H recevait éga-
lement les accusations portées par les fidèles contre le«
pécheurs publics. A ce point de vue, l'économe do la péni-
tence exerçait une véritable police des mœurs et remplissait
le rôle d'un conseur el d'un juge: l'évéque se déchargeait
5.ur lui de celte fonction 11 devait, à ce litre, écarter les
coupables des saints mystères el contrôler ensuite leur
pénitence. C'était même là la partie la plus importante et la
plus ingrate do sa charge. On comprend parfaitement que,
la charge supprimée, les pécheurs se soient mis plus h
l'aise : avec des évoques de cour ou dos ëvéques surmenés
comme l'élflient trop souvent les évi^ques de CunHlantino-
plf-, le danger de la dénonciation se trouvait bien moins
à craindre ol e'esl précisément ce i|ue regrette Socate la
suppression du prêtre pénitencier a fait disparaître l'usage
delà « correction fraternelle ». '< .le constate, écrit il, qu'on
on a pris occasion de ne plus se reprocher ses péchés
l'un à l'autre el de ne plus observer le précepte de l'apôtre
[A'/ïA., V. Il] qui disait de ne pas communier aux œuvres des
ténèbres mais plutôt de les reprendre » ^Sockatk, /'. G.,
LXVII, 620 A).
Dans toute celte affaire, la nécessité de la confession per-
sonnelle demeure donc décidément hors de cause
L'explication proposée est celle de Valais, dans son édi-
tion de Socrate (P. G., LXVII. fiiS, note 60 01619, "*'*'' ^O ol
de BiNTEKiM {Die t'orzit^lich^t'-n Merf>irûrdi^keitrn der
clirist-kathntischen Kirche, t. V, p 443), Il est curieux et
fâcheux qu'il propos do ce fait on perde si complètement de
vue le rôle public el judiciaire du prêtre pénitencier, pour ne
considérer que la disparition du confesseur officiellement
substitué à l'évéque.
1831
PENITENCE
1832
%t Section. — La confession sans pénitence
publique.
67. — 1* Sens propre de cette nouvelle ques-
tion : confession ou pénitence privée. — A ne
nous occuper que Je la confession en général, de la
confession comme élément premier et condition
indispensable de la pénitence ecclésiastique, nous
pourrions arrêter ici notre travail : nous en avons
suflisamnient constaté la doctrine et la pratique.
Mais un dernier pas nous reste à faire. La discus-
sion sur l'ancienneté de la confession se concentre
souvent sur ce qu'on a pris l'habitude d'appeler la
confession privée, c'est-à-dire la confession aboutis-
sant à l'absolution sans que s'y joigne la pénitence
publique. Nous avons déjà fait remarquer dans les
préliminaires, que poser ainsi le problème principal,
c'est en fausser les données. L'usage de la confes-
sion, tel que nous lavons établi jusqu'ici, suffit à
légitimer l'allirmation catholique qu'il n'y eut jamais
rémission du péché par l'Eglise sans confession
préalable. 11 fait plus : il prouve que cette confession,
normalement, et lorsqu'il s'agit de fautes secrètes,
restait secrète. De confession publique, au sens d'une
divulgation aux lidèles par le pécheur ou par le prê-
tre des péchés secrets, nous n'avons trouvé trace que
chez Origine et saint Léon ; encore ce dernier n'en
parlait-il que pour la blâmer et l'interdire, et le pre-
mier, d'une part en affirmait le caractère exception-
nel,de l'autre proclaraaitlanécessitéd'une confession
secrète préliminaire, permettant au confesseur d'en
apprécier l'opportnnilc. La confession privée, au
sens de confession secrète, nous en avons donc déjà
montré l'existence.
Il reste seulement à nous demander si l'usage
existe aussi, aux premiers siècles, de confessions
non ordonnéesà une pénitence publique, aboutissant
d'emblée par conséquent à une absolution privée
elle aussi, ou toutau moins distincte de la réconcilia-
tion solennelle des pénitents publics. C'est cet
ensemble, en effet, de la confession et de l'absolution
que l'on entend communément par la confession
privée. Réserve l'aile, encore une fois, des équivoques
que peut entretenir cette expression, la question
mérite d'être étudiée de la réalité qui y correspond
aux premiers siècles.
68. — 2" Origine et notion. — La réponse à
faire se dégage des faits déjà signalés.
II ressort en el&l des documents que l'administra-
teur de la péniteil^ecclésiastiquea toujours été con-
sidéré comme un juge véritable et souverain des pé-
chés et des pécheurs. Il lui appartient d'apprécier la
gravité des fautes accusées : « De aesûmando pondère
delictorum sucerdotis est judicare », écrit le pape
saint InnocbntI" (suprà no 4a) en rappelant l'usage
traditionnel. Il est de son ministère de déterminer
la nature et la durée de la pénitence à accomplir :
I A praepositis tacrnmentoruin accipit siiae satisfac-
tionis moduni », dit saint Augustin ou l'auteur, quel
qu'il soit, de son sermon cccli (supra n» 4')> ^'
depuis OniGÈNE en effet, qui réserve à celui qui
reçoit l'aveu d'un péché ladécision sur l'opportunité
d'une confession publique, la tradition est unanime
dans l'Eglise pour reconnaître à l'évèque ou à l'ad-
ministrateur de la pénilence ce pouvoir de juge
pénal. Non pas qu'il en doive user arbitrairement:
ceux-là même qui le lui attribuent le plus explici-
tement lui demandent de ne l'exercer qu'en tenant
compte des dispositions intimes des coupables : « ut
aitendat ad confessionem paenitentis et ad /letics
alqite lacrimaa corrigentis », note saint Innocent.
Comme il est le juge du péché avoué et de la péni-
tence à imposer, le prêlre t'est donc aussi des dispo-
sitions du pécheur. A vrai dire même, c'est ici
surtout que s'exerce le plus réellement son jugement
personnel. En cette matière en effel, il n'y a pas de
loi qui le lie absolument. Les législateurs delà péni-
tence les plus préoccupés de la proportion à garder
entre la faute et l'expiation, sont ceux aussi qui
réservent le plus formellement ce droit, ce devoir
du prêtre pénitencier, de modifier, de restreindre ou
de supprimer, en tenant compte des dispositions du
pécheur.
Pour ceux, écrit saint Grégoire de Ntsse dans sa
leltre canonique (can. 4J, qui se montrent plus généreux
dansleurconversionetdoutlu vie elle- racine atteste qu'ils
sont revenus au bien, il est permis à celui qui administre
la disci|:*line ecclésiaslique de léduiro le temps à passer
dans la cUisse dos a écoutants » et de le,s admettre plus
tôt dans la catégoiie des convertis [prosternes et assis-
tants] ; encore pourra-t-il abréger ici également et avan-
cer l'admission à la communion : à lui de juger de l'état
du malade. C'est, en efi'et, d'api-ès ses dispositions que
doit se déterminer son admission plus ou moins prompte
à l'Eucharistie (P. G., XLV, 229 BC).
Saint Basile est encore plus formel. Il fait suivre
ses canons pénitentiels d'une note avertissant de n'y
chercher qu'une indication sur l'appréciation à faire
des fruits de pénitence demandés au pécheur : ce
serait les fausser que d'en vouloir poursuivre une
application matérielle uniforme: « Tout ceci, nous
l'écrivons pour qu'on puisse a[)précier les fruits de la
pénitence. Ce n'est nullement au temps, eneffet, que
ces choses se mesurent; c'est à la manière, dans la
pénitence, que nous nous attachons » {Can. 84, P. 6'.,
XXXII, 8o8B). On se rappelle le mot de saint Juan
Chrysostomk (ci-dessus n" 62), « le moment de déban-
der, c'est l'état du blessé qui l'indique ». Aussi saini
Basile réserve-t-il lui aussi formellement le droit
pour le pénitencier d'atténuer, dès le début, s'il le
jugea propos, la rigueur des sanctions canoniques:
Que si le coupable se montre généreux dans son exomo-
logè'î--e,celui qui a reçu de Dieu le pouvoir de délier et de lier
pourra, par égard pour cette surabondance de l'expiation,
et sans encourir aucun bli'tme, user d'indulgence et abré-
ger la durée des peines prescrites. La sainte Kcrituio
nous apprenti, en effet, que ceux qui st^ donnent plus de
peine pour rexomolo^èse obtiennetit vile île Uieu !e pai-
don (Can. 74, P. G., \\\l\, 804 A).
La raison dernière, d'ailleurs, de la latitude ainsi
laissée au pénitencier c'est que, après tout, son
ministère n'a pour but que d'obtenir l'amendement
du coupable: « Le meilleur de tous les remèdes, c'est
le renoncement au péché » (Can. 3, P . G., XXXII,
67a B).
6P. — Même doctrine chez saint Augustin. Le
principe général est que pour les péchés, même les
plus graves, dont la rémission s'obtient dans l'Eglise,
la pénitence à faire dépend pour chacun de la nature
de la faute commise : « secundum modum sui cujus-
que peccati » (Enchirid., Lxv, P. L., XL, 262). Ce
principe règle en particulier le cas de la faute en-
traînant de soi une exclusion momentanée de la
communion. Les chefs de l'Eglise prescrivent alors
un temps déterminé d'expiation, mais ils ne le font
qu'à cause de la difficulté où ils se trouvent en géné-
ral d apprécier la réalité de la contrition. Et il reste
donc <|ue dans l'imposition ou l'accomplissement di"
la pénitence, on a moins à tenir compte de la durée
du temps que de la réalité de la contrition (« In
actiune p<ienitentiae...non tant consideranda est meu-
sura temporis quant doloris... Verum, qiiia plenuii-
que dolor alterius cordis occultiis est alteri,... rectf
constituuntur ab iis qui Ecclesiis praesnnt tempori
paenitenliae. m — Enchiridion, i.xv, P, [.., XL, 26'.
203). Or telle est exactement la doctrine dont s'inspin
1833
PENITENCE
1834
ce qu'on a pas crainl d'appeler une « instruction à
l'usage des lonfessejirs « (« Beicblvalcrliclie An-
weisung », dit K. Adam, Die Kiicliluhc Sùndenvnr-
!;ebuiig iiacli dem lieit. Aiigiiatiri, Paderborn, lyi^,
p. i45). C'est la 26" des Divei'sis quaestionihiis
Lxxxui, p. /.., XL, 17-18. Elle date des premiers
temps de son sacerdoce et le nouveau prêtre semble
avoir vculu y lixer pour lui et pour ses amis la
ligne de conduite à suivre avec les diverses calé-
tories de pécheurs. Tout y est ramené à ce pre-
■uier principe, qu'il faut se rendre compte de
i'état d'àme de celui qui s'accuse et discerner si les
lécliés sont des péchés de faiblesse, d'ignorance ou
de malice. C'est po\ir ces derniers seulement qu'il
est absolument indispensable d'imposer une peine
déterminée. Les fautes, au contraire, de faiblesse et
d'ignorance sont susce|)libles d'indulgence, et il n'y
a donc qu'à se pénétrer de ces considérations pour
jUgcr quand il y a lieu ou non d'urger l'obligation
de la pénitence rigoureuse ou publique (« Qaibiis
hene tiactatis, proliahiliter jtidicnri l'olest qui non
sint cogendi itd paenitenttam luctuosatn et limenta-
hilem,qiiamvis peccata faleantur,et quibui iiulla om-
ninosperiuidn sit sains, nisi sacii/iciiim obtiilerint Deo
rpiritum contribulalam per paenitcntiam. » — pour
le sens et la portée de cette règle voir notre
article : Saint Augustin a-t-il confessé'' dans 7?. pr.
d'Ap.^lnin 1921, p. 221 sqq.). On ne saurait donner
plus clairement à entendre que le confesseur juge de
la pénitence à imposer par la gravité subjective des
fautes accusées. En elles-mêmes, elles sont graves :
on ne s'en accuserait pas autrement, et il n'y aurait
pas lieu de songer pour elles à la pénitence publique.
Mais l'état d'esprit de celui qui s'en accuse permet
au ])rètre qui en reçoit I aveu de ne pas en exiger
celte expiation rigoureuse. Et voilà donc bien !a
porte ouverte à la pénitence privée: la clef en est
aux mains du prêtre.
70. — On voit en effet la conséquence qui <lë-
coule de la liberté d'action ainsi reconnue à l'admi-
nislrateur de la pénitence. Dès là qu'il croit constater
cette « contrition >• qui seule importe et que Dieu ne
saurait rejeter; s'il lui semble avoir obtenu ce ■< re-
noncement au péché qui en est le meilleur remède »,
quel que soit le motif sur lequel son jugement se
fonde, il est en son pouvoir ou même de son devoir
d'accorder le pardon.
Juge en un mot du péché et des pécheurs, le prê-
tre a pour mission de remettre les péchés au nom
de Dieu; il lui faut pour cela s'assurer, autant que
;e comporte l'humaine nature, que le pécheur est
dans les conditions voulues pour que Dieu lui veuille
pardonner : le serviteur ne saurait prétendre à par-
donner lui-même où il suppose que son maître ne
saurait le faire. C'est pourquoi il lui incombe d'im-
poser une pénitence, une satisfaction : c'est dans la
manière d accepter et de subir la |)eine ainsi infligée,
qu'apparaîtra le mieux la volonté d'amendement. Il
n'y a pas cependant que l'empressement et que la
rigueur à se châtier où apparaisse la volonté sincère
de renoncer au péché. L'appréciation du prêtre n'est
donc liée à aucune condition de temps ni de manière,
l'our former son jugement, il a à tenir compte des
circonstances où se trouve le pénitent lui-même et
des dispositions d'àme qu'il manifeste. Nul doute
d'ailleurs que son appréciation reflète les tendances
propres de son caractère personnel : en matière
lie pénitence, la rigidité et l'indulgence eurent tou-
jours leurs représentants; les canons pénitentiels
avaient justement pour but de prévenir les écarts de
jugement; mais ces canons eux-mêmes, nous l'avons
vu, sauvegardaient la liberté d'appréciation de l'éco-
nome de la pénitence.
71. — Or, il est facile de s'en rendre comidc, une
administration de la pénitence ainsi conçue ouvrait
nalurelleraent la porte, non jias à l'inslitution d'un
mode de rémissinn des péchés parallèle à celui de la
pénitence publique, et portant dès lors le nom de
pénitence privée, mais à des atténuations, à des
abréviations, à des suppressions de peines, qui
réduisaient pratiquement le traitement du péché
par l'Eglise à ce que nous a[)pelons aujourd'hui
de ce nom. Mgr Batiifol a bien vu cette dériva-
tion. Parlant de la pénitence ecclésiasli(|ue en géné-
ral, qu'il déclare toute sacramentelle mais en partie
secrète et en partie publique, il conclut : « Ne disons
pas, il y a 1 ne i>énitence publique, et il n'y a pas de
pénitence secrète. Disons : il y a une consultation
I =; confession] secrète, une satisfaction publicjue, une
réconciliation publique. Le jour où toute cette publi-
cité disparaîtra, il n'y aura pas une institution nou-
velle, mais la modilicatioii d'une seule et même ins-
titution préexistante » {Etudes liist. et de théol.posit.:
les origines de la pénitence, p. 208-209).
On ne saurait mieux dire, croyons-nous, à condi-
tion cependant de ne pas nous faire trop attendre
« le jour où disparaîtra toute celte publicité n. II
semble liien en elTet que, de tout temps, la publicité
tout au moins de la satisfaction a été supprimée dans
certains cas et en ce sens nous n'hésitons pas à con-
sidérer la pénitence dite privée comme ayant tou-
jours coexisté à la pénitence dite publiipie.Non pus,
encore une fois, qu'elle se présentât, aux pécheurs
comme une voie de pénitence parallèle à l'autre, plus
courte, plus facile et plus discrète, dont il fût loisi-
ble ;i tous de s'assurer ou de revendiquer l'avantage.
Non ; le choix du remède ne fut jamais laissé aux
pécheurs; mais le remède leur fut toujours dosé, et
ce que nous appelons la confession pri^ ée représente
seulement la dose pi us légère <iue, soit à raison d'une
culpabilité moindre, soit par égard aux circonstances,
à la bonne volonté, à l'ignorance ou même à l'opi-
niâtreté des malades, les prêtres jugeaient leur suf-
fire ou leur pouvoir être seule imposée. Ainsi s'ci-
l)liquentles responsabilités si redoutées des médecins
des âmes.
Mais le fait reste. Quelque lourde que fût la res-
ponsabilité, on l'assumait, et, à l'occasion, comme
nous l'a déjà dit saint Cyphibn (n 5o), on allait
jusqu'à ce qu'on considérait comme l'extrême limite
de l'indulgence. Ainsi, des partisans du schisme de
Félicissi me, coupables par ailleurs d'adultère et d'an-
tres crimes passibles d'une longue expiation, furent-
ils admis avant terme à la communion i)ar Cytrikn
lui-même (/?/)., MX, |5, p. 685). C'étaient bien là, il faut
l'avouer, des cas limites. Mais les angoisses menus
où ils jettent le saint évêque nous permettent de
saisir sur le fait la part d'initiative personnelle qui
lui appartenait dans le jugement du pécheur, et donc
le ministère de la pénitence privée en des cas rele-
vant normalement de la pénitence publique.
73. — Car cette suppression de la longue et publi-
que satisfaction pour le péché est bien, à proprement
parler, ce qui cara<;térise la pénitence privée, telle
que nous l'avons vu concevoir. On pourrait la défi-
nir : la rémission du i)éché accordée par l'Eglise sans
enr«")lement dans la classe des iiénitents proprement
dits. Telle est du moins la notion qui s'impose à qui
veut s'en faire une idée d'aprè.s le langage «les
anciens.
« Quand on conçoit la pénitence connue la concevuionl
les Pères, sous la forme idéale et parfaite de la pénitence
solennelle, où la vertu rémissive du sacrement s'exeri,ail
tout entière, d'instinct on rapporte tout h ce premier
concept; la pénitence secrète n'apparaît pa» comme une
institution spéciale, comme une seconde espèce de p^ni-
1835
PENITENCE
1836
teiicp. opposée h In première, mais comme un diminutif,
un obi-égé, un dérive de la première. Il n'y a pas dualité
de pénitence, mais on quelque sorte nnité. El de fiiit, on
pouvait composer de toutes pièces la pénitence secrète ou
privée, en ne prenant que des éléioents détachés de la pé-
nitence publique... n IIakent, dans Etudes. LXXX (1899),
p. 594. — Voir aussi d'Alès : L'Edit de CalHste p. 42i- 'i2.^
et 454 155 ; Tixeront : Comment se confessaient Us chré-
tiens des premiers sii-rles, dans L'Université calholiijiie de
mars 1913, p. 230 sqq. ; Karl Adasi : Die kirchliche Siin-
dtnvergebnni; nachdem hr ilig en Augustin. Pnderbont, liHT,
p. 138 et 14»; Bkewir : loc. cit., p. 5: 24; SD: Gai.tier:
Saint Augustin a-t-il confessé ? dans Rev. prat. dApol..
BTril-juin 1921, p. 74-80 et 273-275.
Cette conception delà pénitence privée ne suppose
pas nécessairement que la rémission se fasse toute
en saeret à l'insu du public; elle exclut seulement
l'assujettissement aux épreuves solennelles orga-
niséss par l'Eglise pour ceux qu'elle appelle les
« pénitents ». Ainsi se distingue-t-elle à proprement
parler de la pénitence publique. Elle ne la précède
pas : rien du moins ne nous parait moins prouvéquo
le fait d'une absolution dite privée s'intercalanl
régulièrement entre l'aveu du péché et l'accomplis-
seraent, quand il y a lieu, de la pénitence publique.
Mais elle ne l'exclut pas non plus pour l'avenir :
seule la pénitence solennelle et publique ne se
réitérait pas.
73. — '6" Existence de la pi^nitence privée. —
Il n'y a pas de doute qu'elle existait, et dès l'àge
apostolique. Ni les chrétiens d'Ephèsequi renoncent
aux pratiques de magie (./(;<., xix, i8-ig,ef. ci-dessus
n" ig) ni le jeune homme que saint Jean ramène lui-
même du milieu des brigands à son Eglise (Cliîm.
d'Albx., Quis divessaUetiir, xm, P. 6'., IX, 6(J8-64ij)
n'ont été assujettis à une expiation régulière et
solennelle.
74. — Dans les documents où l'organisation de
la pénitence apparaît tout d'abord, le fait se constate
de péchés qui y échappent. Tbrtuli-ikn l'atteste et
l'approuve; il le laisse en dehors de sa contro-
verse avec les catholiques; entre lui et eux, la ques-
tion ne se pose qiie des péchés assujettis à ce que
nous appelons la pcnilende publique. Les autres,
les péchés moindres, il reconnaît que l'évêquc en
accorde la rémission. « SaUa illa paeniteiitiae specie
post fidein qiiae... leiioribus delictis veniam al epi-
scopo coiiseqiii poterlt. » Df pitdir. xviil, 7 et cf. n,
16 : >i Alia erit, qiiae veniam consequi pjssit, in de-
licto scitieet remissibili, atia quae consequi nullo
modo possil, in delicto scitieet in-emissibili. » L'énu-
mération qu'il en fait n'est sans doute pas exhaus-
tive ; il parle de chrétiens qui se laissent aller à
assister aux spectacles du cirque ou de la scène,
qui prêtent le concours île leur métier aux jeux
ou aux festins d'une solennité mondaine, aux
fonctions officielles ou au culte d'une idole étran-
gère, qui dissimulent leur foi sous une parole équi-
voque ou profèrent quelque blasphème {Ibid., vu,
i3-i8). C'étaient là, dans la société où vivaient les
chrétiens, fautes bien dilTiciles à éviter; et peut-
être faut-il y ajouter encore ces a delicta colidtanae
iacursioiiis », que TertuUien, un peu plus loin, iden-
tifie pareillement avec les péchés déclarés par saint
Jean susceptibles de pardon (îix, 23-25). On n'a
pas l'habitude de les considérer comme relevant de
la pénitence dite publique (cf. d'Alès : I.'éd t de
Calliste, p. 437-438), et TertuUien ne dit pas même
que la rémission en fût subordonnée à une exclusion
temporaire des rangs des (idéles. Cette exclusion, il
le dit, pouvait être imposée ; mais il ajoute qu'elle
était aussi souvent le fait du coupable lui-même, qui
s'entêtait et refusait d'ar-cepler la répriiviande in-
fligée par l'évêque : « Oh l/ile qitid e.rtra gregem
datu.-i est, vel et ipse forte ira, iuinore, aemulatione,
quod denique saepe fil, dedignatione castigationis,
ahrupil » {De pudic, vii,i6).Bl il laisse entrevoir par
là même ce qu'avait d'essentiellement Tariable et
personnel la pénitence requise pour la rémission de
ces sortes de fautes. L'évêque l'adaptait àchaqu«cas
particulier et l'on ne saurait donc y reconnaître le
régime caractéristique des pénitents proprement
dits.
75. — Ce régime spécial, Ohigkne le signale lui
aussi. Tandis que la pénitence pour les gros crimes
ne s'accorde qu'une fois, celle qui racliète les fautes
moindres peut toujours se renouveler : <■ semper est
reparaiidi facilitas ;... liujiiscemodi ciitpa semper re-
parari potest, nec aliquando tibi iiderdicitur de
commissis hujusmodi paenitudinent agere,... ista
communia semper paenitentiam recipiunt » (/n
Lev., Hom., xv, 2, P. G., XII, 56o-56i). Et la péni-
tence ainsi réitérable comporte bien, elle aussi, l'in
tervention du prêtre qui remet le péché : les saints
eux-mêmes, c'est-à-dire les âmes qui sentent le mieux
ce besoin de faire pénitence, recourent au ministère
sacerdotal : 0 pro peccatis paenitudinem gerunl, viil-
nera sua sentiunt, iniettigimt lapsus, requirunt
sacerdotem,sanitatem deposcunt, purificationem per
pontificem quaerunt » (In Num., Hom., x, 1, P. G.,
XII, 635-638 A).
Saint Cyprikn, lui, administre la pénitence privée.
Nous avons déjà vu (n" 5o) qu'il avait dît s'en con-
tenter pour les convertis du schisme de Félicissime.
Mais cette pénitence abrégée, que les circonstances
lui avaient alors, peut-on dire, arrachée, lui-même
l'avait prescrite en un cas qui n'était pas non plus
sans gravité. A propos de vierges consacrées à Dieu
et ayant eu avec de» diacres des relations au moins
suspectes, il avait très nettement distingué deux
modes de pénitence. Pour celles, avait-il dit, dont il
sera constaté que le péché charnel s'est consommé,
ce sera la « pénitence plénière t (paenileritia plena)
avec réconciliation à l'expiration du temps régulier
(aestimato juste tempore) : c'est la pénitence publi-
que. Auxautres, ondonnera siraplemenU'absolulion
eton les admettra ainsi à l'église: « occe/)<(i commun!-
catione ad ecctesiam admittantur » (Ep. iv, 4).
La même procédure est adoptée plus tard au sujet
des « libellatiques », c'est-à-dire des chrétiens qui,
au cours de la persécution, sans avoir sacrifié aux
idoles, ont accepté néanmoins de paraître l'avoir fait
et se sont procuré des certificats (libelli) de sacri-
fice : tandis qu'à ceux qui ont sacrifié de fait, on
impose la pénitence longue et plénière (agerent diu
paenitentiam plenam. Ep., lvii, i), on admet ceux-
ci immédiatement à la réconciliation(^^.,LV,i7)ïans
pénitence publique. Aplus forte raison furent récon-
ciliés immédiatement après leur confession les fidè-
les qui, sans s'être rendus coupables d'aucune
apostasie ni avoir recouru au subterfuge des certifi-
cats, avaient néanmoins accepté la pensée de l'une
ou de l'autre faiblesse. Saint Cyprien les montre aux
a tombés », qui viennent confesser aux prêtres cette
faute, et, bien que la blessure faite à leur àme ail
été relativement petite et légère, en demandent le
remède salutaire (Z)c lapsis, xxviii).
76. — Il faut rapprocher de ces divers cas celui du
pécheur que la Didascalie des ap6tres(\.l\,ah. xxxviii,
i) montre traité en particulier par l'évêque. Un tiers
le lui a dénoncé ; il le prend donc seul à seul: c'est
le précepte évangélique, et le bon pasteur doit s'y
conformer; personne, insiste la DidascaUe, ne doit
assister à cette entrevue, où l'évêque presse le cou-
pable de se repentir: c'est seulement en cas d'obsti-
nation qu'il y aurait lieu d'abord de faire appel à un
ou à deux témoins et ensuite, si l'entêtement persis-
1837
PENITENCE
1838
tail, de procédera lacorreelion devant toute 1 Eglise.
Mais, on le prévoit, tout peut se régler ainsi dans le
tète à tète et la pénitence ne saurait donc être plus
strictement privée. La confession personnelle de l'in-
téressé en fait partie: la dénonciation dont il a été
l'objet n'a été que l'occasion de l'intervention de
l'évêque; celui-ci est mis en garde contre le mal des
médisances et descalomnies; il ne doit donner suite
à une accusation qu'autant qu'il s'est assuré i)ar lui-
même ou par ses diacres de son bien-fondé {ibid.,
xxxvii, /)-6, et cf. L, 2, l'invilalion à ne pas présu-
mer coupable l'accusé condamné déjà une première
fois). C'est alors seulement qu'il mande le coupable
et qu'il l'excite au repentir. Cette audience stricte-
ment privée peut suUire à tout régler; c'est donc
bien qu'il y a aveu et promesse <ramendeuienl de la
part de l'accusé, pardon ou absolution de la part de
l'évêque. Mais d'autre part, l'hyiiotlièse est aussi
envisagée que l'accusé s'obstine jusqu'à braver la
correction publique et à rendre nécessaire l'exclu-
sion de l'Eylise, qu'il soit soumis alors au régime
propre des pénitents et ne soit réintégré dans
l'Eglise que par le rite de la réconciliation solen-
nelle. Il parait bien ressortir de ce fait qu'une faute,
capable, si le pécheur s'obstine, d'entraîner son
assujettissement à la pénitence publique, peut, s'il
se montre docile et repentant, être absoute après
recours discret à l'évêque.
11 y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur le carac-
tère plus ou moins privé de l'administration de la
pénitence d'après la Didascalie. Nulle part l'évêque
n'apparait aussi complètement juge du péché et aussi
pleinement libre d'en déterminer lui-même l'expia-
tion. Il devra la proportionner à la faute (11, xvi, a
et 4); mais la recommandation réitérée qui lui est
faite de se montrer accueillant pour les pécheurs
(ci-dessus n" 4'7), de ne pas se hâter d'en venir aux
mesures radicales (n° 3'j), porte à croire qu'il lui était
loisible d'user de ménagements là même où la rigueur
du droit eût exigé la sévérité. Nous le voyons, dans
un cas particulier (III, xvi, a), se borner à imposer
quelques jours de jeûne et à recommander la prière :
on ne peut pas à ce propos, car il y est question de
séparation et d'exclusion de l'Eglise, parler de péni-
tence strictei.ient privée ; mais la pénitence publique
y apparaît au moins singulièrement atténuée.
77. — D'ailleurs la Didascalie semble bien distin-
guer, elle-même, les deux manières de traiter les
pécheurs.
Dans un passage (II, xx, 3-5), où elle commente à
l'évêque le portrait du bon pasteur dans Ezéchiel
[xxxiv, i6], elle applique les paroles du prophèteaux
diverses formes de l'activité pastorale. Or trois en
particulier lui semblent viser les soins à donner à
trois catégories distinctes de pécheurs. L'une, « (niod
coiitrilum est alliga », doit rappeler à l'évêque de
« lier par une prière de pénitence celui qui est blessé,
ou frappé, ou brisé par ses péchés, ou boiteuxdans
le chemin de la justice: guéris-le, relève-le de ses
péchés et réconforte le ; montre-lui qu'ila de l'espoir.
Lie (sa blessure), guéris-le, et fais- le entrer dans
l'église » (Traduction Nau). L'autre, « quod errât,
adhortare », vise la conduite à tenir envers celui qui
a été rais hors de l'Eglise en chàtimentdeses péchés :
l'évêque ne doit pas prendre son parti de le laisser
dehors; il lui faut au contraire l'instruire, l'avertir,
le convertir et la recevoir de nouveau dans son trou-
peau. La troisième eniin u quod pertit, re(iuirc », pa-
rait s'appliquer à celui que la mullilude de ses fautes
a jeté ou risque de jeter dans le désespoir et l'aban-
don de toute idée de retour à l'Eglise. Celui-là aussi,
l'évêque doit aller à sa recherche, et lui faire entre-
voir la possibilité du pardon. — La correspondance
si soigneusement établie entre ces trois catégories
de pécheurs et la conduite à tenir à leur égard, s'ex-
plique-t-elle sans une réelle dilïérence dans le traite-
ment pénitentiol à leur imposer?
78. — Tout le monde ne voudra peut-être pas
reconnaître la pénitence privée dans le traitement du
péché décrit par saint Méthodu o'Oi.ympk (-|- 3i i)
(De lepra, vi, 7-1); vu, 4. 7, éd. Bonwelscli, p. 3i/i-
3i6). L'évêque en est le médecin. Il faiit le lui mani-
fester sans fausse honte {iïy/:i:;i,7yi ^./; yÀCf:Or,Tiu ri
v'iriHéi), Lui, alors, soumet le malade à un régime
hygiénique et, pour lui permettre de se relever, le
met à part pour rexoniol<>i;èse, lui interdit de pren-
dre part au.K réunions des Udêles (rij^xoiv^n'/; ird^^wv),
pleure avec lui et lui prodigue ses consolations.
Après cette retraite d'une ou deux semaines ('^uw hm
SsuréfJVif k^S'jfxdôa. toù jbvayiiaÇeT^at i'.pv.rYjOîiç'), l'évêque
l'examine de nouveau, et, si sa contrition paraît avoir
été sincère, tout est lini : le malade est sauvé, il est
purifié, puisque le mal ne s'est pas envenimé. C'est
seulement au cas où le pécheur ferait preuve de
négligence et d'insouciance qu'on devrait conclure
chez lui à un mal invétéré, et il faudrait alors le met-
tre hors de l'Eglise (èzCc/z-ici-j r;;; E^i^'/r.jiy;). — Ici
encore, l'isolement momentané du malade peut faire
contester qu'il s'agisse de pénitence privée; mais on
conviendra du moins que ce traitement provisoire ne
saurait s'idcntilier avec celui que peut rendre néces-
saire la mise hors de lEglise et qui, lui, est bien
celui de la pénitence publique. Pour le moment, et
l'on souhaite n'avoir pas à aller plus loin, on se con-
tente de mettre le malade en observation. L'évêque
l'examine avant et après, soit deux confessions. A
la dernière, il prononce sur son état et le déclare
hors de danger : c'est l'admettre à la communion.
On ne voit vraiment pas en quoi celte administration
de la pénitence difl'ère de ce qu'on appelle aujourd'hui
même la confession privée.
C'est bien un traitement de même nature que
saint AsTERius d'Amaskb (vers /joo) promet aux
pécheurs. Qu'ils lui confessent leurs fautes les plus
secrètes ; il saura les guérir sans compromettre leur
dignité (3rtuî//,ï£T«£ xai t^; eij-ryv^fj.osùvr^^ xat t?,^ 8îpKTTuv.i).
Médecin, il est père aussi, et l'honneur des enfants
est plus cher à leurs parents qu'il ne l'est à eux-
mêmes (llom. in pnen., P. G., XL, SôgB).
79. — Il faut en rapprocher aussi le mode de
pénitence prévu par les canons pénitentiels du
IV' siècle pour certaines catégories de pécheurs. Pour
ceux, par exemple, qui s'accusent en confession d'un
vol resté secret, saint Grégoire db Nyssk ne prévoit
pas d'autre pénitence à imposer que celle d'une
aumône ; encore ajoute-t-il que, si le pénitent est
pauvre, la fatigue de son travail quotidien pourra
lui en tenir lieu (Ep. can., 6, P. G.. XLV, 233C). Il
est vrai que, pour cette même confession d'un vol
secret, saint Basile parle de l'exclusion de la com-
munion pour un an {Ep., ccxxvii, can., 61, /'. G.,
XXXll, 800). Mais le pécheur n'est pas mis an rang des
pénitents proprement dits, il continue à assister avec
les lldèlesàla messe entière, et l'on ne voit vraiment
pas dès lors ce que sa confession et sa pénitenceont
de public. On se demanderait bien i>lutôt si l'admis-
sion au degré de ceux qu'on appelle les « assistants »,
les « consistants », n'équivaut pas à une absolution
anticipée. On ne voit pas du reste, les documents
n'en parlent pas, que pour participer, le moment
venu, à la communion, les « consistants » aient eu
encore à se faire réconcilier par aucune imposition
des mains spéciale. X\i terme du délai prescrit,
l'admission aux saints mystères allait de soi ; les
intéressés n'avaient qu'à s'y présenter avec le com-
mun des fidèles. Tout au plus est-il permis de croire
1839
ENITENCE
1840
qu'ils avaient à prendre l'avis du préposé à l'admi-
nistration delà pénitence, (|ui, d'ailleurs, avait toute
latitude pour abréger la durée de l'interdiction. Sou
autorisation alors pourrait être considérée comme
équivalant à une absolution, mais il ne saurait plus
être question, semble-t-il, d'un rite spécial et public.
Nous savons qu'on mettait précisément à ce degré
les pécheurs dont on ne voulait pas que la pénitence
pût déceler la faute confessée, par exemple, dit saint
Basile (Ep., ccxix, can 34, P. G., XXXII, ■728), les
femmes coupables d'un adultère secret. Voilà donc
encore toute une catégorie de pécheurs traités par la
seule pénitence privée.
80. — Il y en avait d'autres, et d'abord les héré-
tiques convertis de l'hérésie. Leur cas est des plus
significatifs. Il permet de faire la preuve de l'exis-
tence d'une réconciliation pénilentiellesans pénitence
publique préalable '. Leur réconciliation en effet se
lait par une imposition des mains dojit le rite repro-
duit si bien celui de la réconciliation des pénitents
que les documents parlent à son sujet d' n image de
la pénitence » {sub imagine paenitentiac... per inanim
iinpositionem suscipimus... ciini paeniientute imagine
recipimus i> (Saint Innocfnt I", Jaffe, 3io, /'. /.., XX,
55oA et 55iA), et qu'il entraîne de droit les mêmes
incapacités pour la cléricalure (Cf. l'art. Absolution
ou confirmation ?taréconcilialion des hérétiques, dans
R. S, f{,, 1914, p. i'^i sqq.). L'invocation à y faire du
Saint-Esprit exclut si peu ce caractère pénitentiel
que, au contraire, il le confirme : l'absolution péni-
tenlielle était considérée jadis comme destinée à don-
ner ou à rendre le Saint-Esprit au pécheur converti
(cf. art. cité, 201-235).
81. — Au reste, cette absence de pénitence publi-
que ressort à l'évidence de la distinction faite entre
les hérétiques simples et les hérétiques apostats,
c'est-à-dire jiassés antérieurement de l'Egliseà l'héré-
sie. Tandis que pour les premiers on s'en tient à
l'imposition des mains, à 1' « inuigo paeniti'utiae »,
pour les seconds, au contraire, on exige la satisfac
lion préalable d'une longue pénitence : 0 Sub longa
paenitentiac satisfactione admittendi sunt. » « llos
non aliter oportel nisi per paenitentiam admitti. «
« [Horum] commissiim non potest nisi longa paeniten-
tia aboleri », répète à plusieurs reprisesle pape saint
Innocent l"(Jaire 286 et 3o3, /'. /.., XX, 47.5 et 53 iB,
534 A); le pape saint Siricb avait déjà fait la même
distinction : « Venientes a .\ofatiauis vel Montensibus
per manus impoiitionem suscipinntur, praeter eos
quos reba/)tizanl(JsLffc, ibS, /'./.., Xlll. 1 169-1 160), et
saint Augustin la justifie en distinguant lui-même à
ce propos deux digrés dans la pénitence que l'Eglise
exige des convertis de l'hérésie.
C'est vrai; il en est du passage de l'erreur à la vérité
comme de la conversion d'un péché, quel qu'il soit, petit
ou grand; \^ùnr personne, il ne peut se faire san» pénitence .
Mais il y aurait de la inanvaise foi à s'offusquer de ce que
l'Rglise traite autrement ceux qui l'aTaienl quittée et ceux
qui, sans avoir jamais été chez elle, reçoi\ent sa paix
pour la première fois. Les uns et les autres, elle les aime
et tous elle emploie sa sollicitude maternelle à les guérir.
Mais elle huntitie davantage les premiers [alios amplius
1. Il y a vingt ans, le R. P. Harent [La méthode apolo-
gétique dans la question des sacrements, art. des Etudes de
1901, t. LXXXVIl, 111 sqq.) invitait à chercher dans cette
direction pour découvrir le-, traces de celle administration
plus discrète et plus usuelle de la pénitence, il y a deux
ttiècles, QuESHPi. avait déjà faitle rapprochement : » Curn
thanuum impositionem hic lego, écrivait-il à propos de la
léconrilifltion des hérétiques (note 19 sui- la lettre du pape
KaintLoonà Husticus, reproduite dans /'. t.., L|V, 1505.\)
vix mihi iempero quin ad secretae coufesstonîs et sacra-
mentalis absnlutionis, ut hodiefil ntuni ocutos mentis con-
iciarn . o
humiliando], tandis qu'elle se montre plus indulgente pour
les seconds [Ep., .xciii, 53, P. /,., .\.\.\III, 357), Nous fai-
sons la ditl'érence, dil-il ailleurs. Des fidèles qui avaient
vécu déjà dans l'Eglise et l'avaient quittée, nous exigeons
qu'ils fassent une pénitence plus humiliée, plus humiliante
[ut humiliorem agani paenitentiam) que ceux qui ne lui
ont jamais appartenu {De unico bapt, coni. Petil., xii, 20.
P. l., XLllI, ()05).
On reconnaît la diversité de traitement attestée
par saint Sirice et saint Innocent I«' pour les apos-
tats et les hérétiques simples. Pour les premiers,
c'est r« humilior paenitentia »; pour les seconds,
c'est encore la pénitence destinée à les « guérir » et
à les délivrer de leurs péchés, mais elle est plus
douce cl elle se réduit en somme à l'imposition des
mains. D'elle-même elle s'identifie avec cette « imago
paenitentiae », que le pape Innocent !<■'' oppose,
comme sullisante pour les hérétiques simples, à lu
(1 longa satisf'aciio paenitentiae » requise des apo-
stats.
Saint Augustin, d'autre part, dislingue, nous le
savons, en matière de pénitence, une « paenitentia
luctuosa et lamentabilis »,dont peuvent élre dispensés
des pécheurs qui confessent cependant leurs péchés
(De dif. qq. lxxxiii, 26, /*./.., XL, 18): c'est cette « hu-
militas major paenitentiae », dont il parle aux caté-
chumènes (De symb. ad catechum., vii-viii, P. /,., XL,
636) comme d'un des trois mojens qu'a l'Eglise de
remettre les péchés; celte « major et insignior paeni-
tentia », qu'il mentionne dans sa lettre sur les
derniers mumenls du notaire Marcellin (lip., eu, 9,
P. /.., XXXIII, 65o); cette u humilitas paenitentiae »,
caractéristique de ceux qui, dans l'Eglise, s'appellent
à proprement parler les pénitents (De fide et opp-,
XXVI, 48, /•". /-., XL, 228); celte « paenitentia humi-
lior » en un mol, qui est le remède normal des trois
péchés reconnus par tout le monde comme « morli-
fera » et passibles de l'excommunication, et la pen-
sée vient d'elle-même à l'esjjril qu'il y a identité
entre celte pénitence et r« humilior paenitentia »
dont il dit qu'elle est exigée des apostats (Ibid ,, xix,
34, 22o). Lui-même d'ailleurs le dit expressément
dans son sermon ccxcvi (11, 12, P. I.., XXXVIII,
1 358- 1359). L'apostat qui revient de l'héréSie n'est
admis qu'au rang des pénitents proprement dits : il
sera « pénitent » (erit paenitens) el il le restera jus-
qu'à ce qu'il demande el obtienne sa réconciliation
comme les autres.
Mais il reste alors que l'imposition des mains
« in paenitentiam », dont on se contente pour les
hérétiques simples et qu'on dislingue si nettement
de celle « humilior paenitentia », ne doit pas se con-
fondre non plus avec la « paenitentia luctuosa et
lamentabilis »,avecr« humilitas major paenitentiae »,
avec la pénitence en un mot des pénitents propre-
ment dits, et correspond, au contraire, à une récon-
ciliation pénilenlielle moins humiliante, dont on se
conlenlail dans certains cas el pour certaines caté-
gories de pécheurs.
83. — Or, comment ne i)as la reconnaître encore
celte pénitence adoucie dans ces « correptionum me-
dicamenta », dont saint Augustin dit qu'ils suflisenl
pour les péchés à ne pas traiter par cette « humilitas
paenitentiae, quatis in Ecclesia datur eis qui proprie
paenitentfs iocantur «(De fide et opp.,xiiiv,l,S, P.I..,
XL, 228 : la distinction apparaît là très nette entre
trois catégories de fautes et trois sortes de péni-
tences qui y correspondent). Nous avons déjà vu (ci-
dessus, n" 69) S. Augustin poser le principe d'une
dispense jiossible de celte pénitence « luctuosa et
lamentabilis «.Mais il n'a rien dit alors du traitement
à imposer aux pécheurs que le prêtre estimerait,
après confession, pouvoir faire bénéficier de celle
1841
PÉNITKNCK
1842
indulgence. Nous le Irouvons ici. H ii'esl pas douteux
eneflet que ces « correptimium » medicamentu ne soient
adniinislri's aux malades parles ministres de l'Eglise.
L'évcque d'Hippone, à propos de l'imposition des
mains pénitentielle, parle des « alligtimerila meJici-
nalia contritionis nostrae » (Enarv., in /'.«., xi.vi, 8,
P. I.., XXXVII, igoS-igo^). Chez lui. et sans qu'il
s'applique exclusivement aux jugements ecclésiasli-
([ues, le mot « correptio » est technique cej)endant en
( e sens. C'est ce que le docteur Karl Adam de Munich
faisait remarquer au D' Friedrich HiiNBR.MANN de
(Pologne, à projios de son ouvrage : Dte llusslehre
des heiligen Augustinus : « Hiilte der Verl'asser den
Sprachgcbrauch des augustiniscben ctirripere einge-
hend untersucht, hiitte er niclit sclireihen kônnen :
ùberall zeigt sich, dass es sicli nicht um einc Art
der sakramentalen Busse handelt... Corripere, cor-
reptio ist ein lechnischer Ausdruek fiir die jirivate
Kirclienzucht » (l'heologische Jievue, mais igiô.p.'jV
(^f. aussi son ouvrage : fHe kircliliclie Siiiidern'crge-
Inutg iiach dem lil. Augustin, ch.ii,6 et iv^i2). Dans
une lettre qu'il adresse à un magistrat, saint Augus-
tin parle de « correptio ecclesiastica » à propos du
jugement d'un clerc (Ep. cr.iii, 4, lo, P. /.., XXXllI,
65^); ailleurs (De correptioiie et gratin, xv, ^6, P.L.,
XHV, 944), parlant des diverses manières qu'ont les
ministres de l'Eglise de sévir contre les jiéclieurs, il
emploie encore le même terme : les i' cnrreptiones »
qu'ils infligent varient avec les {aules(corripiaiitur a
praepositis suis subditi fratres correptionibus pro
culparum diiersitate dii'ersis); il y en a de légères
(minores); il y en a de graves (majorer). Parmi ces
dernières est celle qu'on appelle la « damnatin », au-
dessus de laquelle il n'y en a jtas d'autre dans
l'Eglise (c'est l'excommunication solennelle pronon-
cée par l'évêque). Les légères correspondent évidem-
ment à CCS « correpiicinum medicamenta » réservés,
dit saint Augustin, aux pécheurs qu'on ne met pas
au rang des pénitents i)roprement dits. Et de ce que
saint Augustin (/oc. rù.) rattache ces « correptimium
medicamenta » au précepte évangélique de la cor-
rection fraternelle (il/a<^, xviii, 1 5), il ne suit pas que
l'administration s'en fasse en dehors des ministres
de l'Eglise : nous l'avons déjà vu (n" ■jC), c'est à la
même parole du Seigneur que la Didnsrnlie des
Apôtres (11, xxxviii, i,Funk, p. la^ et i25) rattache
le jugement du pécheur par l'évêque agissant seul à
seul avec lui, et saint Augustin, d'autre part, rappro-
che lui-même le précepte évangélique du devoir fait
aux cvêques de reprendre les pécheurs : toute une
partie de son sermon i.xxxii (ô-^) est consacrée à
montrer qu'il n'y a pas désaccord entre le « corripe
illuin inter te et ipsum solum » et le « peccauies coram
omnibus argue » de l'épitre à Timothée.
Dans ses discussions avec les Donalistes, il rap-
pelle de même qji'on doit procéder avec eux en s'ins-
piranl de la charité dont parle saint Paul lorsqu'il
prescrit aux Thessalonicicns (M, m, i5)(récarterd'eux
celui qui refuserait d'obtempérer à ses avis : corripile
ut fratrem (Contra Ep. Parmen., III. ii, l3, P. /..,
XLIII, 92). Le principe enfin d'où procède cette dis-
tinction de la pénitence publique et des « correptio-
num medicamenta » signalée à la lin du De fide elopp.
est très nettement ]iosé par lui dés les premiers
chapitres de ce même ouvrage (ch. m). C'est celui
que nous l'avons vu énoncer ailleurs (n" Cy), du
compte à tenir des dispositions des coupables. La
sévérité envers les pécheurs doit être miséricor-
dieuse et se tcnipérerde charité(C/(n/'(7u<e »ii.<:ei(cor.'î
illaseveritas adinhenda est). Le Seigneur lui-même a
donné l'exemjde et le ]iréce])te de l'une et de l'autre,
et le précepte de l'Apôtre, que les pécheurs doivent
être repris « coram omnibus », ne contredit pas le
« corripe euni inter te et ipsum ». Ce sont là seule-
ment deux traitements dillerents des ])écheurs entre
lesquels ont à choisir, suivant la diversité de leur
mal, ceux qui ont mission de les corriger et de les
guérir; car « alius sic, alius iiuteni sic sanandus est »
(l,, P. /.., XL, 200).
83. — 11 n'y a, du reste, qu'à voir agir saint Au-
gustin pour constater la justesse du sens donné à ses
paroles. Montrant un jour à ses auditeurs les péni-
tents, qui viennent en longues files recevoir l'impo-
sition des mains (.Sermo ccxxxii. 7, 8, /'. E.,
XXXVIII, I 1 1 j ), il distingue parmi eux ceux q<ie lui-
même, en les cxcomnmniant, a mis d'autorité au rang
des pénitents (aliqui e.icnmmunicali a nobis in pae-
niteniiae locuni reilacli sunt) et ceux qui ont demandé
d'cux-niêmes à y prendre place (aliqui ipsi silii pae-
niteniiue tucum petienint). Ceux-ci, dont les fautes,
sans doute moins publiques et moins scandaleuses,
n'entraînaient pas de droit cette excommunication,
avaient donc eu à demander leur admission à la péni-
tence publique en confessant leurs péchés. Elle leur
avait été accordée, mais d'avoir eu à la demander
prouve qu'on aurait pu la leur refuser ; à plus forte
raison ne la leur aurait-on pas imposée. Or, dans
une de ses lettres (^^^ cliii, 21), saint Augustin ne
dissimule pas que, dans des cas pareils, ce n'est
qu'exceptionnellement (aliquandn) qu'on admet des
coupables à la pénitence publique. 'Voici des voleurs,
dit-il, dont « nous savons qu'en effet ils ont dérobé
le bien d'autrui et même pourraient le restituer :
nous les reprenons certes, nous les pressons, nous
condamnons leur conduite, en secret pour les uns,
publiquement pour les autres, suivant le traitement
que comporte la diversité des personnes et en veil-
lant aussi à ne pas porter préjudice à autrui en les
poussant eux-mêmes à bout. Parfois même, si aucun
intérêt supérieur n'y fait obstacle, nous les privons
de la communion » (P. L., XXXIII, 663). Ce « parfois »
(aliquando), encore subordonné à des considérations
d'intérêt supérieur, n'indiq>ie-t-il pas clairement que
celte mesure extrême est plutôt rare et que la prati-
que ordinaire, en des cas pareils, est de s'en tenir
au « correpiionis medicamentum » (arguimus, incre-
pumtis... clam) administré dans le tête à tète? C'est
celle que présente, comme normale, le sermon ccci.i,
d'authenticité contestée mais de doctrine certaine-
ment augustinienne. (Le D' K. Adam, p. 7-9, conclut à
l'authenticité. Mgr Batii roi. : Et. d'hist. et de theol.
posit. 6' édition, 1920, p. 3Z-j-i5-), conclut à un voisin
de saint Augustin). Le pécheur, qui vient trouver
les ministres de l'Eglise, doit les laisser juges de
l'opportunité pour lui de la pénitence publique : s'ils
la prescrivent, il n'a pas à la refuser, à y faire opposi-
tion (non recuset, non resislat). Mais qu'il se rassure
d'avance : le prêtre ne le traitera ainsi avec rigueur
que si son péché, en dehors de sa gravité subjective,
a eu le caractère de scandale (si peccatiim ejus, non
Sdhiin in grufi ejus malo, sed etiam in tanto scandalo
aliorum est); encore faudra-t-il déplus que la sévérité
ainsi déployée soit de nature à faire du bien à l'en-
semble des fidèles (si hoc expedire utilitati Ecclcsiae
fidetur antistili : 9, /-■. /,., XXXIX, i545). En dehors
de là, le prêtre lui appliquera sans doute les 0 clefs »
de l'Eglise, puisqiie c'est pour cela que le pécheur
est venu le trouver (reniât ad antistites, pcr qiios
illi in Ecclesia claies ministrantiir : ibid.); mais il n'y
aura pas pour lui d'enrôlement parmi les pénitents
proprement dits. Sous quelle forme le prêtre aura-
t-il fait usage en sa faA'cur du pouvoir des clefs? 11
n'est pas nécessaire de le pouvoir déterminer, jusqu'à
pouvoir indiquer le rite accompli et la formule de
prière récitée. Mais le prêtre a connu sa faute, il l'en
aura repris : il aura olileini. il se sera elforcé d'obtenir
lG-13
PENITENCE
1844
qu'il la répare; puis, ne jugeant pas opportune la pé-
nitence publique, il 1 aura autorisé àparliciper avec
l'ensemble des lidèles aux saints mystères: voilà donc
bien un prêtre administraleurde la pénitence privée.
84. — Or telle est exactement l'attitude dans la-
quelle nous apparaît saint Augustin lui-même dans
un autre de ses sermons (lxxxii, 7-8). Ici, c'est à ses
auditeurs qu'il explique pourquoi l'évêque parait
parfois manquerde vigilance ou de vigueur à l'égard
de certains pécheurs. Voici, par exemple, leur dit-il,
le cas d'un meurtrier; sa faute méritait assurément
la pénitence publique ; mais la lui imposer serait le
dénoncer et l'exposer à ;os poursuites judiciaires;
aussi l'évêque, qui est seul à connaître sa faute, se
contente-t-il pour lui d'un traitement plus discret :
Il faut reprmdre publiquement ycorripienda coram
omnibus] les faulcs commises publiquement; eu secret,
[corripisnda iecretius] celles qui ont été cnmmises en
secret... Reprendre en secret {in sccretu curriperi\ in sc-
crelo arguere) de peur que, à faire des reproches en pu-
blic, on ne trahisse l'intéressé. iNous.nous voulons repren-
dre pour corriger [corriper e et eorrigere)^ mais si l'eiinemi
est ift qui cherche à entendre pour avoir matière à con-
dtimnation ? Voici un nssas-^ t» que l'évêque connaît; per-
sonne que lui ne le connaît iaiiut illuin nenio nocif). Je
veu.\ bieii le reprendre publiquement, maie on cherclie à
le mettre en accusation. Il (aul donc ubsilument que
j'évite de le trahir sans né-^-liger de le reprendre; je le
reprends (cor; l'pt'o) en secret; je lui mets sous les yeux
le jugement de Dieu; je tâche d'exciter lu crainte dans an
conscience de meurtrier; je lui persuade la pénitence.
Voilà la charité qu'il nous fautaToir. bes gens, à cause
de cela, nous reprochent parfois de ne pas sévir : ils
s'imaginent ou bien que nous savons ce (|ue nous igno-
rons, ou bien que, sachant, nous nous taisons. Bb non ;
ce que vous savez, moi aussi je le sais; mais je ne re-
prends pas devant vous, parce que je veux guérir et non
pas accuser {Serma lxxxii, 7-S, /'. £.., XXXVIII, 511).
Voilà bien la pratique décrite dans la lettre cliii
et dans le sermon cccLi.
85. — Le cas n'est pas unique. Le reproche de
faiblesse et de connivence, contre lequel Augustin
se défend daussa lettre à Macédonius (cliii) et dans
sou sermon, nous voyons par les Quaestloiies Vete-
ris et Novi Testamenti (eu, 26) que les Novatiens l'a-
dressaient aux évêques catholiques eu général. « Est
et aliud quod reprehendit Novaiiarni^ : Car, inquil,
corpus Doini.t traitunt eis quos norumt peccatores ?t
Et la réponse de l'auteur. — I'Ambrosi.vster : un
Romaiu de la fin du iv» siècle — est la même que
celle de l'évè ;ue d'Hippone : les évêques ne sont que
des juges: a Quasi possint ipsi accusalores esse,
qui sunt juàices. .Yam quis judex accusatoris sumat
personam? » (Ed. SouTBR, dans C,S.E.V., L, p. 219;
cf. le Sermo cccli, 10, P. L., X.XXIX, i546). L'Am-
brosiaster ne conteste donc pas qu'ils connais-
sent eu eCet les pécheurs dont parle le Novatien,
mais il pi ude leur souvei'aine indépendance de
juges. C'est comme juges qu'ils connaissent ces
mauvais c'.irétiens; mais ne les connaissant qu'à ce
titre et ne jugeant pas à propos en cette qualité —
pour autant du moins qu'on ne les aiu-a pas accu-
sés el lait la preuve au for externe : il ajoute en
ellet : S; aulem accusati f'ueriritet maiiifestati, pole-
riiiit anici, — de les réduire au degré des péniients
proprement dits, ils les autorisent à participer,
avec lassemblée des lidèles, aux saints mystères.
Le cas est donc bien le même que celui de saint Au-
gustin et des voleurs qu'il lui faut se résigner à ne
reprendre qu'en particulier au lieu de leur intliger
le traitement pénilentiel qui leur conviendrait nor-
malement,
86. — Et, après ce qui précède, on n'aura pas de
peine, croyons-nous à apprécier de même le cas de
ces personnages haut placés, mondains, mauvais
esprits ou ignorants dont saint Jean Chrysostome
laisse entendre que force est à leur pasteur, pour
ménager leur amour-propre et éviter un plus grand
mal, de ne leur imposer que des pénitences amoin-
dries (fle sa cerrfo*/»», II, iv. P. G., XI, VII 1,635, Cf. «..S./?.
I (1910), p. 229-a3o) et de ceux auxquels nous avons
entendu (n° 78) saint Astérius promettre de sauve-
garder leur dignité. Les bons pasteurs savaient à
l'occasion, comme l'avait fait saint Cypricn (no'ôoet
■jS), aller dans la voie de l'indulgence jusqu'au bout
de ce que leur permettait leur ministère. Comme le
rappelait saint Basile (n" 71), le meilleur de tous les
remèdes n'était-ce pas après tout le renoncement
au péché? Or la confession spontanée n'était-elle
point par elle-même une preuve de cette volonté de
renoncer au péché ? Saint Grégoire de Nysse n'en
doute pas; il le pose en principe dans ses ca-
nons pénilentiels (can. 6, P. G., XLV, 229A), pour
expliquer la légèreté des peines imposées à des
fautes d'impureté confessées spontanément. Nous
avons vu (n° 78) la ligne de conduite tracée par
saint Méthode d'Olympe pour les cas de cette na-
ture : il faut seulement s'assurer que la contrition du
pécheur est sincère. Saint Grégoire de Nysse en un
autre de ses canons (6) ne prescrit pour le voleur
qui se confesse qu'une aumône ou moins encore :
(n° 79), quel large champ ouvert à la pratique de
la pénitence privée I
87. — 11 s'étend ailleurs encore, et d'abord dans
les monastères. .-VPHnAATE, lorsqu'il prêche la péni-
tence aux solitaires (Denionst.vn : De paenitentibus,
passim; n' 26 : P. S., I, p. 355) et les exhorte à con-
fesser les fautes qui la leur rendent nécessaire, ne
peut évidemment pas avoir en vue la pénitence des
« pénitents proprement dits » . 11 la veut telle, au
contraire, que les ennemis de la vie religieuse n'j'
trouvent point scandale et n'en prennent point pré-
texte pour décrier tous ceux qui l'ont embrassée
(Ibid.. n" 4. P- 319). L'aveu du péché qu'il exige ne
peut donc être que la confession privée, au sens où
nous l'entendons ici (Cf. ci-dessus n* 33),
De même en est-il pour la confession des reli-
gieux et des religieuses que mentionnent les règles
de saint Basile : « Celui qui veut confesser ses pé-
chés, porte une des questions posées (Reg. brev.,
288), doit-il les confesser au premier venu? — Non,
répond le saint ; « La confession doit se faire à ceux
à qui a été conliée la dispensation des divins mystè-
res : c'est ainsi, par exemple, que, dans l'Evangile,
nous voyons les pécheurs confesser leurs fautes à
saint Jean Baptiste; et, d'après les Actes, c'est aux
apôtres qu'on se confessait »(P.G., XXXI, n83-
1285). El une autre question nous metsous les yeux
l'application de cette règle générale aux monastères
de femmes. 11 faut un prêtre ici pour accomplir les
fonctions liturgiques : c'est ainsi que saint Basile
ordonne prêtre son frère Pierre pour le monastère
de sa sœur Macrine (Gnao. Nyss., De vita S. Macrinae.
P. G., XLVI, 973 BC). Or c'est à ce prêtre que les
sœurs se confessent. La règle nous l'apprend en
prescrivant que la supérieiye assiste à l'entrevue :
(I Faut-il, demande l'interrogation 1 10 (lieg. brei\,
P. G., XXXI, 1157 A), que la supérieure soit pré-
sente quand une sœur se confesse au prêtre? — Oui,
dit la réponse : il est convenable que la supérieure
soit là, quand la confession se fait au prêtre qui a
qualité pour imposer la pénitence et diriger le tra-
vail de la conversion. »
Cette pratique de la confession n'est pas d'ailleurs
à consi lérer comme une innovation ou une particu-
larité de la vie monastique. Les moines, en ceci
comme en beaucoup d'autres choses, n'ont fait que
régulariser et perfectionner. L'usage de ces recours
1845
PÉNITENCK
1846
sponlanés au prêtre existait aussi parmi les liilèlos,
nous l'avons vu; mais Origèkb constatait déjà qu'il
n'y avait d'empressés à s'en assurer l'avantage que
ceux qu'animait le vrai zèle de la sainteté (In Aiim.,
Hnm., X, I, P. 0., XII, 628) : il n'est donc pas éton-
nant que nous le trouvions en honneur parmi les
moines du iV siècle.
88. — Au reste, la confession sans pénitence
publique d'aucune sorte se constate aussi hors des
monastères. Pour les morib nds en particulier, elle
est d'usage quotidien. Il n'est pas rare en effet que,
comme les catéchumènes attendent la dernière heure
pour se faire baptiser, des pécheurs endurcis atten-
dent également pour demander la itcnitence (saint
Ambroise, In /.KC, I. VIT, 221, P. f.., XV, 1758D:
saint Augustin, De conjug. ndiilt., I, xxviii, 35, ('. /..,
XL, 43o), et la règle générale est de la leur accorder
(conc. Nie, can. i3: Innocent 1, Jd Exiiperinm,
II, bdyP. l.., XX, 498; GéLBSTiN l. Ad episc. Vienn. et
Narbnn., 11, P. /... L, 43a; saint Amhroisk et saint
Augustin, loc. cit.). — Nous n'avons pas à distinguer
ici les cas ou les époques où la pénitence seule, sans
la communion, était accordée. — Or « demander la
pénitence », c'est se confesser: cet examen du pécheur
par celui qui « donne la pénitence » est de rigueur,
nous le savons et le canon i3 de Nicée le rappelle :
< l'évêque doit donner l'Eucharistie à quiconque la
demande au moment de la mort, mais seulement
après examen de l'intéressé » (i èrrfVx ottî; /j.îtv. ^c/.i-
jKjtïiKç è-i5«Tw). Et, d'après les lettres de saint LfioN,
c'est bien ainsi queles choses se passent : on appelle
le prêtre au dernier moment; il y a à peine If temps
d'entendre la confession et de donner l'alisoliition :
« vix invenit spatitim rel cnnfessio paenitentis \'el re-
conciliatio sacerdotis » (Ep., cviii, 5, /'. /.., LIV,
ioi3 B; cf. /j, loii B; ci.xvii, 7-8, 1206 sq.). C'est
bien déjà, on le voit, la déplorable pratique actuelle :
mais la confession privée y apparaît du moins en
pleine vigueur.
Un ancien décret, recueilli après le milieu du
v« siècle dans la collection connue sous le nom de
Statuta Ecclesiae antiqua, nous fait assister en
quelque sorte à cette administration de la pénitence
in extremis. « Il peut arriver, dit-il, que le malade
qui demande la pénitence ait perdu l'usage de la
parole ou ait le délire quand le prêtre arrive. Ceux
alors qui l'ont entendu [demander la pénitence] doi-
vent en rendre témoignage, et il recara la pénitence.
S'il parait sur le point de mourir, on doit le réconci-
lier [c'est-à-dire, l'absoudre] par l'imposition des
mains et lui mettre l'Eucharistie dans la bouche »
(P. /.., LVI, 882 C).
89. — La préoccupation était grande en elTet,
chez les pasteurs et chez les fldèles, d'assurer aux
mourants ce remède suprême de la pénitence. La
correspondance de saint Augustin en oITre quelques
exemples fort significatifs. Un de ses amis, le notaire
Marcellin, a été condamné à mort. L'évêque va lui-
même le trouver en prison et là, seul à seul, il l'in-
terroge sur l'état de son àme : l'humaine nature est
faible; n'aurait-il point commis quelque péclié secret
d'impureté entraînant de sa nature la pénitence
rigoureuse (« ne qitid esset unde majore et insi^niore
paenitentia Deuni sibiplacare deberet »)(£/)., on, 9,
P. L., XXXIII, 65o). La réponse fut négative et l'évê-
que en disait plus tard sa consolation. Mais sa
démarche est des plus significatives.
UncoUègueet un correspondant de saint Augustin,
l'évêque d'Uzala, Evodius, fait preuve d'une sollici-
tude analogue. Il vient de perdre son secrétaire, un
jeune hommfî de vingt-deux ans, dont il raconte à
saint Augustin le talent, le dévouement et la bonne
grâce (Ep., ci-viti, 2, /'. f.., XXXIII, 694). Lui-même
l'a assisté à ses derniers moments; malgré tout co
qu'il savait de sa piété, sa jeunesse lui inspirait des
craintes. Il l'a donc interrogé (Curavi e.c eo ijuae-
rere, ne forte feminae conta j^ione fuitset poil //us). La
réponse a été négative. Et Evodius n'en dit pas plus
long sur ce sujet. Mais nous voyons qu'il s'est préoc-
cupé de confesser ce jeune homme.
90. — Ailleurs, saint .\ugustin, comme il at-
teste l'empressement des pécheurs, en cas d'attaque
ou d'invasion de leur cité, à solliciter la pénitence,
alTirme le devoir des pasteurs de rester alors à leur
poste. Or, ù côté des catéchumènes et des pénitents
qui courent alors recevoir les uns le baptême, les
autres la réconciliation ou l'absolution, l'évêque
d'Hippone nous montre, sollicitant eux aussi cette
réconciliation, les pécheurs que l'état de leur con-
science avait fait jusque-là s exclure eux-mêmes
de la communion. « /npericiilis ad bantismnm cur-
rere, ne sine illo flnialur haec vita, [et] ad recon-
cilialionem, si forte per paeniientiam .malamvb cons-
CIENTIAM quisque ah endern corpore CItristi separatus
est» (De civit. Dei, XX, ix, 2, P.L., XLI, 674). Aussi
est-ce à proprement parler ce qu'on appelle Vactio
paenitentiae que demandent alors ces derniers, ils
n'avaient pas encore fait acte de pénitents; ils le
font à cette heure suprême, et, vu les circonstances,
on leur accorde à la fois la pénitence et la réeonei-
liation : t An non cogitainiis, cum ad istorutn pericu-
lorum perfenitur ertrenia, nec est potestas ulla
fugiendi, quantus in Ecclesia fieri soleat ah utroque
sexu atque ah omni aetate concursiis. aliis haptis-
mum flagitanlihus, aliis reconciliationcm, nliis etiam
paenitentiae ipsius actionem n (Ep., ocxxvni, 8,
P. L., XXXIII, 1016; cf. de Ciftt. Dei, XX, rx, 2).
Au témoignage de saint Augustin se joint d'ail-
leurs celui de Victor dr Vitr. Dans son histoire dt-
la persécution des Vandales, lui aussi nous montre
les populations qui réaJament leurs prêtres, non seu-
lement pour baptiser, pour enterrer et pour faire
l'Eucharistie, mais aussi pour « donner la pénitence n
et réconcilier les pécheurs.
.Malhaureu.":, s'écrieat les chréliens, eo voyant les bar-
bares enlover ie clergé, rnalheureiif, qu'allons-naua devenir
tout seuls? Qui baptisera nos enfants? Qui nous procurera
le bienfait de la pénitence et qui ahsoulrn par I ia'lulgenca
de la réconciliation les captifs de leurs péchés (Qui nobis
paenitentiae /nunus coilaturi su/tt et reconeiliaiionis indul-
centra obitrictos peccatorum t'i/tcuUt aoluluri? Uist.
perai-c. II, xxxiv, [alias 11], éd. de Vienne, p. 3^; ; P. L.,
LV1II,3I2)
Ce cri, qui se mêle aux lamentations des martyrs,
est singulièrement éloquent. 11 nous fait entendre que
a donner la pénitence », et donc >< confesser », au
sens actuel de ce mot, rentre dans les fonctions or-
dinaires du ministère pastoral.
Aussi bien est-ce la constatation qui se fait en
Gaule à la même époque. Là, ce n'est pas seulement
au moment du danger qu'on s'empresse de « deman-
der la pénitence ». Saint Uilairb, un évêqiie d'Arles
de la première moitié du v' siècle, voyait les popu-
lations accourir en foule pour la recevoir. Son bio-
graphe nous fait de ces scènes un tableau plein de
vie. Sous les traits anciens, il est facile d'y recon-
naître les éléments ordinaires de nos confessions
actuelles : l'aveu du péché, à peine indiqué mais con-
ditionnant tout le reste; la monition individuelle et
l'absglulion, individuelle aussi, mais donnée sous la
forme d'une prière, d'une bénédiction accompagnant
l'imposition des maias.
C'est le dimanche surtout que le saint a donnait
la pénitence » — formule technique pour l'admission
.1 la pénitence par laci)nfe.ision.— O.i accourait alors
de toutes parts. On voulait être repris par lui, s'en-
1847
PENITENCE
1848
tendre rapiieler iiar lui la sévérilc des jugemenls
<liviiis el la grandeur des promesses célestes. 11
excellait en effet à dépeindre l'examen à subir au
jugement dernier, à menacer des ténèbres et des
llammes de l'enfer. Qui savait, comme lui, vous re-
mettre sous les yeux les blessures de votre cons-
cience 1 La monition linie, la prière commençait,
accompagnée de larmes et destinée à confirmer les
fruits de pénitence. Suivait enfin l'imposition des
mains avec sa formule de bénédiction : une femme
aveugle un jour fut guérie en la recevant.
Quotiesciiniqiic j^aenitenlioni dédit, «aepo die domi-
nico, ud cum torba vnria confluebat; voUihat ad rjus
casligalionem quicunique adesseTolebot [foite : valelial ?],
lacrvmaruui se imbribus eluebat, caelestibus judiciis tcr-
ritus, promissisque succensus ; taiiti geniitus. tanti Qelns
aetanlit>iis na8cebaritur,ut vilae pracsentis horreret hdli-
laculiiiu. Quis iia lutnri judicii nionslravit examen .'Quisita
lenebrosum leriibililer iiUinievil incendium ,' Quis ita
flumen esurentis paritcr et rapientis cruciatus expressit?
Qiiis ila vulneia conscienliae ante ociilo» îiis{>iciendu
reduxit? Adnionilione compléta, rum lacrymis supplica-
tioiium Bumebat exordia, ut jiaenitenîiae fnictinn quem
monendo contulerat orando firmaret.Nam mulier quaedam
cueca, duui u>anus ejns împositione beiiedicitur, visuni se
récépissé proclamât (l'i'a, cb. xiii, P. /.., L, 1233).
91. — Concluons. Ce tableau de l'administration
de la pénitence en Gaule fait pendaiitô celui que nous
n laissé pourMilan le biographe de saint Ambroise.
L'un el l'axilre montrent les évéques appliqués au
ministère que nous aiipcUerions aujourd'hui ducon-
fessionnal. Le meuble sans doute n'y paraît pas, ni
beaucoup d'autres accessoires de la procédure ac-
tuelle. Notre curiosité des détails n'est pas satisfaite.
Mais du moins l'importance apparait-elle grande,
que de part et d'autre on attache à la pénitence ad-
ministrée par lEglise. Pour les prêtres, c'est une des
fonctions pastoralesles plus redoutables. Les lidèles,
eux, demandent et reçoivent la pénitence. Quand
les pasteurs prennent à cœur leurdevoir, ilsles voient
se presser à leurs pieds pour la solliciter et ne se
relever qu'après que s'est levée sur leur tète la main
qui bénit et réconcilie avec Dieu.
Or, de cette pénitence, qu'elle soit plus ou moins
publique ou d'ordre plus strictement privé, la con-
fession jiroprement dite fait partie essentielle. Par
là se trouve vérifiée la réalité du fait aflirmé par la
foi catholique : de tout temps, pour obtenir de l'Eglise
la rémission de ses péchés, il a fallu se confesser.
Chapitre III. — Le silence de Tantiquité
sur la confession
9S. — L La question posée. — Il reste cependant
à dissiper un nuage qui résulte du fait, également
incontestable, du peu de relief donné dans les des-
criptions antiques de la pénitence à la personne du
confesseur et à l'aveu du pénitent. Comparée avec
l'insistance mise depuis à prêcher la confession, cette
omission ne laisse pas d'impressionner.
93. — La dilliculté peut se concentrer autour de
saint Jean Cubysostome. On sait le zèle du grand
orateur ; il a six homélies spéciales sur la pénitence;
ailleurs il insiste fréquemment sur la nécessité de
se purifier du péché pour participer au"x saints mys-
tères; parfois il s'adresse à des auditeurs qu'il sait
fort peu assidus à l'église, qu'il suppose coupables
de fautes graves et nombreuses et qu'il exhort» à se
préparer à la communion de Pâques ou de Noël : or,
pas une fois, parmi les moyens de purification qu'il
suggère, il ne mentionne explicitement la confession
au prêtre. Il parle souvent de la confession du péché :
mais l'insistance même avec laquelle il la dit alors
s'adresser à Dieu, el à Dieu seul, semble exclure
absolument l'hj-pothèse qu'un homme, qu'un prêtre,
y serve d'intermédiaire entre le pécheur et lui. On
pourrait multiplier les exemples; qu'il suffise de
deux.
Dans le panégyrique de saint Philogone, il invite
les assistants à se préparer à la fête de la Nativité
du Seigneur, quia lieu cinq jours plus tard. Plusieurs,
il le sait, ne communient guère, en dehors de Pâques,
qu'à cette occasion; encore objectent-ils, pour s'en
dispenser, les fautes qui pèsent sur leur conscience.
Et lui de les exhorter à profiter de ces cinq jours
pour se purifier « par la pénitence, par la prière, par
l'aumône et parles autres exercices spirituels ». Car,
c'est vrai, qui est en état de péché n'est pas digne
de communier, même une seule fois par an. Mais,
reprend-il, les cinq jours qui séparent de la fête
suffisent ;i la préparation nécessaire :
Qu 'i.s feuieiil sobres, qu'ils pi lent, qu'ils veillent, et
ils réduiront la multitude de leurs péchés... 11 n'est pas
besoin pour cela d'un giHDd nombre de jours ou d'années ;
une bonne résolutiori et un jour y suffi>ent. Dégagez-vous
du mal, appIiquez-Tous à la vertu, renoncez à l'iniquité ;
promettez de ne plus pécber el il n'en faut pas plus pour
TOUS faire pardonner. Je vous assure et je vous donne
ma parole que, à chacun de nous ici qui sommes coupa-
bles de péchés, s'il renonce à ses fautes passées et pro-
met à Dieu sincèrement de ne plus y revenir. Dieu ne
demande rien d'autre pour lui pardonner (P. G., XLVUl,
7b'i-755).
Dans l'homélie xx' sur la Genèse (n* 3), il parle
du pécheur coupable de fautes d'impureté, fornica-
tion, adultère ou autres semblables :
Celui-là, dît il, s'il veut recourir comme il faut aa
secours que lui offre sa conscience, s'empresser de confes-
ser ses fautes, montrer sa plaie au médecin [à Dieu lui-
même, d après le contexte], qui la guérira au lieu de lui
en faire des reproches, recevoir de lui les remèdes, lui
parler seul à seul et sans aucun témoin (/^ovs; «î-tw
èLv^£y$?,'jc/-t, fj.r,5svci sloôrzç^j en lui disant bien exaclemenl
tout, [celui-là, dis-je] n'aura pas de peine à effacer ses
péchés, car la confession des péchés les abolit {P. G.,
LUI, 170: el voir de même de Lazaro. IT, 4,/'. G.,XLV11I,
1012; Hom., !\'on esse ad firatiam conctonandum., 3, P, G ■ ,
L, 658; De paenitentia, Bom., il, 1; m, 4; vi, 5, P. G.,
XLIX, l»h : 297-299: 322-323; CaUcIt. ad Hluminandoi
11, 4./' G., .XLIX, 237; Hom., Quod peccata non sunt enil-
gandn. 3, P. G., LI, 356 : De Datid el Saule, m, 4, P.
G . LIV, 700; In Malt., Hom., x, 5-6 P., G.. LVII, 186-
191 ; De BaptUmo C/iristi, 4. P. G., XLIX, 370j.
II est facile de comprendre l'usage qui a été fait
de ces paroles. Depuis le xvr siècle, il est classique
chez les adversaires du catholicisme, de citer saint
Jean Chrysostome comme le témoin irrécusable
d'une pratique pénitentielle où la confession n'avait
pas de place. Bien des réponses ont été faites, et il
ne faut point perdre de vue que le grand orateur
s adresse à un auditoire mêlé et variable, oii tantnl
les catéchumènes sont mêlés aux fidèles, tantôt, ou
contraire, ne restent que quelques ferrents qui com-
munient tous les jours : la confession n'était pas éga-
lement nécessaire pour toutes ces catégories d'audi-
teurs, et peut-être est-ce pour cela parfois que le
prédicateur s'en est tenu à ce qui dans la pénitence
est essentiel et de nécessité universelle. Il est incon-
testable de par ailleurs que la confession recom-
mandée n'est réellement, en certains cas, -lue la con-
fession intime et directe à Dieu lui-même, v. gr. de
Anna sermo iv, 6 (P. G , LIV, 667); J\'oii esse ad gra-
tiam concionnndiim, 3 (P. G., L, 658). Néanmoins, le
fait reste indéniable que, pour des cas même de fau-
tes graves et entraînant ailleurs, nous le savons,
l'assujettissement à la pénitence publique, l'orateur
d'Antioche ne parle que de la confession à en faire
à Dieu tout seul.
1K49
PENITENCE
1850
94. — 11. La solution. — i" Une .solution paiiielle.
— Certains ontéraisriiypolhèse qu'en eUet saint Jean
< hrysoslonie ne croyait pas à la nécessité pour le
pécheur qui veut communier de recuurir en fait et
immédiatement à la pénitence ecclésiastique: provi-
soirement la contrition pourrait lui sutlire, qui, sup-
posée connue la nécessité de recourir uu jour au pou-
voir des clefs, incluait la volonté de s'y soumettre
ultérieurement. Collbt, De paenitentia, p. 11, cp. v,
de confessione, n' 169, dans Migne : Cursus theolo^.,
t. XXII, p. (532-433.
Celte liypolhcsc, si elle écarte du grand docteur
toute apparence d'erreur dogmatique, laisse subsis-
ter entier l'étonnement causé par son langage au
lecteur d'aujourd'hui: il n'y a pas île doute en effet
que, sur les lèvres d'un prédicateur de nos jours, des
paroles comme les siennes dénoteraient ajuste titre
l'ignorance ou la négation de la nécessité de la con-
fession.
93. — 2° l.a question préalable sur le sens des pa-
roles de saint Jean Chrysostome. — A) D'après ses
devanciers et ses contemporains. — Mais peut-être
est-ce là même que se doit poser au sujet de saint Jean
C^hrysostome la question préalable: faut-il interpré-
ter ce langage de jadis d'après nos usages d'aujour-
d'hui ? Rapproché de celui de ses devanciers ou de
sescontemporains, ila|)paraitcertainement beaucoup
moins exclusif. Car ceux-là même dont il est le plus
avéré qu'ils prêchent la nécessité et atlesleut l'usage
de la confession au prêtre, parlent néanmoins à ce
proposou ne parlent même alors quede la confession
à Dieu.
Ici, il faut faire la preuve.
96. — Voici d'abord Origènb : on observe chez
lui une facilité remarquable à passer, à propos de
confession, du prêtre à Dieu lui-même. A peine, par
exemple, a-t-il nommé la rémission du péché parla
pénitence ecclésiastique, n la pénitence dure et labo-
rieuse » où, entre autres choses, le pécheur « ne rou-
git pas d'indiquer son péché au prêtre du Seigneur
pour lui en demander le remède », qu'il lui applique
une parole de l'Kcrilure sur la confession à Dieu lui-
même « ... cum non erubescit SACEnooTi Domini indi-
care peccatuni sumnet quaerere medicinain. secunduni
eum lyHi ai< [/*■ , xxxi,5J : « Dixi : pronunliaho adt'er-
s'tni me injustitiam meant Domino, et ta n-ntisisti
iinpietnteni cordis me; »(/« Lev.,IIom., 11, 4, P.(!.,^\i,
418-419). La pénitence à base de confession ainsi
présentée, Origène y revient un peu plus loin pour
en faire la description (//;i</., 4ig C). C'est le sncritice
pour le péché <Ie la Loi nouvelle; elle comporte les
gémissements de l'àme et les macérations du corps
(,<i in amnriludine flelas lui f'ueris, luclii, tacriiiiis
et lamenlationi' confectus ; si carnem titam macera-
vris^et jejuniis ac multa ahstinentia aritlam feceris
et dixeris quia sicut frixoriuni confrixa sunt ossti
mea). Mais c'est tout :1e prêtre n'est plus mentionné.
L'homélie suivante rappelle encore ce « sacrilicede
la pénitence » et les offrandes qu'il comporte (hi
I.ew, //"»!., m, 4). Une fois de plus elle est rattachée à
la parole de David sur la manifestation de son péché
au Seigneur. L'argument y est lai'gement développé,
qui se tire du texte classique d'Isaïe : Dis toi-même
tes iniquités le premier pour être justipé (f. (1., XII,
'(29). Mais pas une allusion n'y est faite au prêtre,
pas un mot n'y fait deviner qu'il soit admis à enten-
dre lui aussi cette « prononciation du péché ». Et
cependant, un renvoi formel (n Si sacri/icium paeni-
leutiae obluteris.^ sccundum ea qiine in siiperiorilnis
diximus offerenda 1, P. G., XII, 429 15 et cf. 4>y C.
'iiSC) à la forme de pénitence déjà rattachée à cette
même parole de David ne permet pas d'en douter,
il s'agit bien toujours de cette pénitence « dure et
laborieuse » où c le pécheur ne rougit pas de mani-
fester son péché au prêtre du Seigneur et de lui en
demander le remède ».
97. — Il se dégage donc de là pour nous une règle
d'exégèse cjui est en même temps une leçon de pru-
dence: ne parler que de confession à Dieu, n'est pas
exclure par là même la confession au prêtre. Et la
pensée se présente d'elle-même à l'esprit, d'en faire
l'application âsaint Jean Chrysostome. Lui aussi rat-
tache la confession à la parole classique d'Isaïe. N'y
aurait-il pas lieu d'interpréter le développement qu'il
en fait par celui que nous venons de trouver dans
Origène? Le rapprochement ci-dessous en fait,
croyons-nous, ressortir sulUsarament le parallélisme
I)our que la question au moins se pose, si l'un est plus
exclusif que l'autre de la présence du prêtre dans la
confession à Dieu.
Si qui «lin ooculla geri-
mus,... cuncta oecesse e^i
proferri ; [iroferi-i autem ab
illo qui est accusator [>pc-
cuti ac incentor. Ipee enini
nunc nos ut peccemus insti-
gat, ipse etiam, cum pec-
caveriiuus, accusât. Si ergo
in vita praeveniamus eiira,
et ipsi nostri accusatorea
simus, nequitiam diaboli
iainiici nnslri etacciisaloris
elïugimus. Siccnim... pro-
pbela (licit : Die tu, inquit,
tniquilales tuas prior ut
jusli/îceri.i^. . . ut ostendat
tibi quia praevenîre illuiii
(lebeas rpii paratus est ad
accu3andura. Tu ergo, in-
quit, die prior ne te ille
praevenial. . . Praftventns
enîrndiabolus inacousatione
ultra nos accusare non po-
terit (OntGÈME, /». G., XII,
429 A-C).
Peccasti? Die Deo : Pec-
cavi... Num enim tu, niai
te ipsum dixeris peccato-
rem, a diabolo non accusa-
beris ?
Praeoccupa et eripe illi
sunm dignitatem : ejus
enini dignités est accusare.
Cur igilur illum non prae-
venis et peccatum dicis et
criinen purgas, cum pi-'-be
.scias talem accuaatorem
tibi, ipii tacere nequeat,
imiuinere ?
Peccasti ? In ecclesiam
iiigredere. L)ic Deo ; Peccavi.
Nihit aliud abs te niai su-
]um istud esigo. Ait enim
Scrî[>tura sacra : Die tu
primita iaiquitatcs tuas ut
justiflceris (Cnr.rsosTOMF.
De pa€nil.,Ho/n ,11, \,P.G.,
XLIX, 2S5; cf. in Gcaes.,
lIom.xK, 3, P. G., un, 111).
98. — La même règle d'ailleurs, ou la même
leçon, se déduit de saint Cyprien. Son insistance à
revendiquer pour Dieu seul la rémission du péché
semble au premier abord aussi exclusive que possi-
ble de toute intervention du prêtre :
Que personne ne s'y trompe, écrit-il aux apostats, et
que personne ne voua trompe : il n'y a que le Seignuer
qui puisse faire miaér'icorde. Le pardon des péchés com-
mis conli-e lui, re!ui-h\ seul peut l'accorder qui a porté
nos péchés, qui a aoulTeitpour noii-^... L'homme ne peut
pus être au-dessus de Dieu, et le serviteur ne peut remet-
ire ou faire ^râce pour un péché commis contre le Sei-
gneur... C'est le .Seigneur qu'il faut prier, le Seigneur
qu'd faut apaiser (/>e /.t/ï.^r«, xvii, p.2'j'.').
Dans l'exhortation à la pénitence, à l'exomologèse,
à la confession (///l'rf., xxix-xxxvi), il ne parle encore
que de satisfactions et de supplications à adresser à
Dieu lui même ; l'exemple qu'il propose est celui des
trois enfants qui, dans la fournaise de Babylone,
faisaient leur exomologèse à Dieu (xxxi). Et cepen-
dant, nous le savons, l'exomologèse ainsi recom-
mandée est bien celle qui se fait aux pieds et sous le
contrôledes prêtres : « apud sacerdoles Dei con/itente>,
exomologesint ronscientiae facivnt », vient de dire
saint Cyprien ('xxviii) en parlantdes « libellatiques ».
Ici même (xxix) il montre les prêtres instruments de
la réii\ission du péché ainsi obtenue {satisfactio et
remissio /acta />er sacerdotes apud Dominum grata
est). Cette allirmation dernière, pour se concilier avec
les précédentes, ne suppose-t-elle pas une certaine
iilentilicalion établie [>ar l'évêque de Cartilage entre
le prêtre et le Seigneur dont il est le ministre ?
99. — De même pour saint Amdiioisk. iVous
i851
PENITENCE
1852
l'avons déjà vu (n"' S^-SS), le rôle du prêlre est si peu
apparent dans son traité delà Pénitence qu'au pre-
mier abord on pourrait l'en croire absent. Soit chez
lui, soit chez son biographe, la confession au prêtre
ne se présente que comme une confession à Dieu ;
même où elle se distingue de celte <c première » con-
fession qui se fait dans l'intinie de l'âme s'avouant
coupable à elle-méuie, c'est encore à Dieu qu'elle
s'adresse. Cependant, nous l'avons vu aussi, le prê-
tre intervient dans l'administraiion de cette péni-
tence; il y apparaît comme étant en tiers dans la
confession faite à Dieu par le pécheur. Pour saint
Ambroise, c'est même un trait caractéristique de la
Loi nouvelle, que cette rémission du péché par l'in-
termédiaire du prêtre. David l'avait annoncé (/«
Ps., xxxviii, 3;, P. /,., XIV, 10678) et ne deman-
dait lui-même directement à Dieu le pardon que
parce que les i)rétres d'Aaron n'avaient pas le pou-
voir réservé aux prêtres de l'Evangile (Ihid., 38,
io58 A). Voilà déjà bien certes une indication à re-
tenir.
Mais il y a plus. L'exhortation à la pénitence
qu'est son homélie sur le psaume xxxvii (/'. /,., XIV,
io33 sqq.), ne se tait pas seulement sur la présence
du prêtre dans la confession, elle semble formelle-
ment l'exclure. C'est à Dieu seul que le pécheur reçoit
l'invitation de s'adresser {Qui proposuisli satiafa-
cere pro delictis Domino Deo tua, illi sou inleriori
corde te purga, n*46; io33 B).Lui-même est le méde-
cin qui traite les âmes (quia peccata ntea lil/i aperire
desideravi et con/iteri ;... lulnera inea pietati tue
puiavi esse reseraitda wbb; 103^ Aetn" 5^; io38 B);
c'est à lui qu'il faut recourir pour recevoir le remède
approprié au mal dont on souffre {/psi nus commit-
tiznius paruti ad cuiandum ijuo velil cuiaii medica-
mento. Vide eum qui curaii yelit onini gencre inedico
acquiescenteni... Auent iitlnera sua medico, et dicit :
Cura me : n'ôô, 1007 B-C). L'énumération et l'accusa-
tion détaillée des fautes commises se fait à lui (Xuit
solum conjiletur peccata sua, sed etiam enumerat et
accusai ; non vult oumino latere delicta sua, n° 5^,
103^ D). C'est Dieu seul, eu un mot, qui semble pré-
sider à la pénitence qu'a en vue le prédicateur. Le
caractère ecclésiastique cependant en est indéniable.
L'allusion aux conséquences publiques qu'elle en-
traine, le prouve : parce qu'il s'est fait lui-même son
propre accusateur — l'expression scripturaire classi-
que reparaît ici -.Justus accusator est sui in priitcipio
sermonis (n" 5^; io38 A), — le pénitent se \oil mis
au ban des lidèles : a Fugiebant nie quasi mortium, et
aliominali .sunt, quia peccata mea tiii aperire desi-
deraii et cunfiteri... Ilumines me dereliquerunt, quia
sordent illis vulnera mea, quae pietati tuae putavi
esse rescranda » (n"* 55 et b-), io36 A-io38-B) : ce qui
ne peut être que l'effet d'une intervention sacerdotale,
dont noue connaissons de par ailleurs l'existence et
l'action, mais qu'aucun trait ici ne vise explicite-
ment.
100. — On comprend certes qu'en présence de ces
paroles un historien superUciel, habitué à ne tenir
compte que des mots et des formules brutes, ait pu
parler de contradiction dans le langage de saint
Ambroise (Lka, t. I, p. u4-n5). Mais, pour qui se
dégage île cet asservissement aux expressions ac-
tuelles, tout se simplitie et s'éclaire; saint Ambroise
s'explique et s'interprète lui-même; pour le compren-
dre, il n'est besoin que de se rappeler sa doctrine gé-
nérale, qui lui est commune d'ailleurs avec tous ses
contemporains, sur les rapports deDieuet du prêtre
dans l'administration de la pénitence. Tous les Pères
ont eu à s'en expliquer avec les Novatiens. La
pénitence dont ils revendiquent la légitimitéa cela de
propre qu'elle est le traitement du péché par les
hommes et non pas exclusivement par Dieu. Les Nova-
liens, eux, se défendent de guérir eux-mêmes le péché :
voilà pourquoi.dit l'évêque de Milan, la parabole du
bon Samaritain ne saurait leur être appliquée {De
paenil., 1, vi, 27-29). Les catholiques au contraire —
et c'est sur quoi porte toute la discussion — reven-
diquent ce j)ouvoir. Mais ils ne renoncent pas pour
cela à débouter les Novatiens de leur accusation d'em-
piétement sur le monopole divin. Ils y opposent le
principe que, dans la rémission du péché, l'action de
Dieu et celle du prêtre se confondent.
li Dieu heul peut pardonner aui péiiiteiUa », disent le>
NoTatiens — « C'est vrui, leur répond saiot Paciïn, la
contemporain Ji Barcelone lie saint Ambroise. .Mais ce qu'il
fait par si-s piètres est leffct de sa puissance. N'a-t-il pas
dit aux apôtres ; « Ce que vous lierez sur la terre sera lié
dans le ciel ; ce <[tie vous délierez sur la terre sera délié
dan» le ciel ?. .. 11 est vrai: parsonaellement et à cause de
nos propres pécliés.il serait vain et téméraire de nous attri-
buer ce [muvoir: mai» parce que nous occupons U cbairu
des apâtres, Uieu ne nous le refuse pas » {Ep. 1,6, P.L.,
XIII, 1057 AC). - (( .Mais pourquoi, reprenez-vous, remettre
les péchés au pénilont.'ll n'y a qu'au baptême qu il nous
soit permis de remettre le péché. — Bien plus; à moi,
cela même ne m appartient pas. C'est Dieu seul fui accorde
le pardon du baptême et qui accueille les larmes de la pén i-
îence. Ce. que je fais, ce n'est pas en mon nom, mais au
nom du Seig:neur; nous sommes les auxiliaires de Dieu
{Quod ego facto, id non nico jure, sed Vomini : Dei sumus
adjutores ;. Soit donc que nous baptisions, soit que nous
imposions la pénitence ou que nous accordions l'absolution,
c'est au nom du Chi-ist que nous agissons [Ckristo
id auctore Iractamus). A vou» de voir si le Christ peut le
laii», si le Christ l'a fuit u (Ep.,iH, 7, F. L., .\111, 1068.
13-C).
I 101. — L'évêque de Milan tient le même langage :
i Pourquoi baptisez-vous, si le péché ne peut pas être
remis par l'homme? Le bapté ne n'est-il pas lui aussi la
I rémission de tons les péchés ? Qu'importe doncque ce soit
{ dans la pénitence ou dans le baptême que les pi-êtres
j i-evendiquei>l ce droit? [Quid interest utrurn per paeni~
j teniiam anper laracrum hoc rus sibi datutn sacei dotes vin-
idicanl .^) Le uiystére est le même dans les deux cas. —
Mais, dites-vous, au baptême, c'est la ^râce des mystères
qui opère. — Et dans la pénitence ? Est-ce que le nom de
Dien n'y opèie pas ? [De paen.,l, viu, 36-33.)
Et le grand docteur, résumant sa pensée en quel-
ques-unes de ces phrases dont la brièveté fait ressor-
tir la plénitude:
Oui, dit-il, le Sei}<neur a doDoé à ses disciples une
puissance très étendue 11 veut que ses petits serviteurs
fassent en »«>n nom ce que lui-même faisait quand il était
sur la terre... Il a tout do.iné 4 ses disciples. . .
...Il leur a tout donné, mais dans tout cela le pouvoir
de l'homme n'est rien, c'est la grâce divine qui agit (Omnm
dédit, SBU NUI. LA IN UIS BO.MIMS POTKSTAS EST, UBI DIVINI
MUNEHIS CKÀTIA VICET}(I, TIII, 34-35).
Ce n'est donc pas, on le voit, un simple expédient
de polémique, que cette absorption de l'action du
l>rêtre dans celle de Dieu. Le i)rincit>e en est dès lors
à la base de toute la doctrine catholique sur la
rémission du péché par l'Eglise. Aussi se retrouve-
t-elle partout chez saint Ambroise. Elle se traduit en
particulier dans toutes ces formules sur le caractère
déprécatoire de l'absolution ecclésiastique (v. g. De
pnenii., II, x, 91-92, etc. ; De ^pirita Sancto, III, xviii,
137; In ps., XXXVII, 10; In Luc. étang, expos. ,\, i i et
gi ; VII, 2a5) dont ses explications, jointes à celles
de son biographe et de son contemporain de Barce-
lone, ne permettent pas de méconnaître le sens
réellement opérant : c'est Dieu et le prêtre qui
simultanément traitent les âmes et guérissent les
blessures que leur ont faites leurs péchés. Rien d'é-
trangedcs lors, quele langage courant les confonde.
102. — Et en effet, c'est jiartout à cette époque que
1853
FKNITKNCK
1854
se conslale étiez les iiréilicateurs celle insistance
exclusi\ e sur la iiénileiice dont Dieu seul est le
témoin cl le juge. Ceux-là même dont la doctrine
pcnitentielle est la plus connue de par ailleurs
comme important l'intervention du prêtre, ne son-
g^eul plus, dès qu'ils sont en chaire, à la mentionner
et à la mettre en lumière.
Saint Basile, par exemple, dans une exhortation
à la pénitence qu'il adresse aux pécheurs, ne leur
parle que de la satisfaction à ofîrir à Dieu.
Votre juj^e veut hvoïi" pitié de vous et vous fuira béné-
ficier de ses miséricordes; mais [ce n'est <]uej s'il vous
trouva humilié de votre péché, contrit, versant des larmes
sur vos mauvaises actions, dévoilant sans fausse lioote
ce qui n'est passé en secret, demandant a vos frères de
vous aidera obtenir la ^uèrison ; s'il vuu> voit en ua mot
digne de pitié, il vous accordera abondamment sa misé-
ricorde [llom, in ^5., XXIII, 3, /\ G'., XXIX, 332 AB).
103. — Saint Augustin fait de même. Il exhorte
les pécheurs à la confession qui peut seule leur épar-
gner les révélations du jour du jugement. S'y refuser
pour demeurer caché, c'est se mettre dans l'irapossi-
bilité de demeurer caché : « Sî non confessas laies,
con/essus Jamnaheris. Times confiteri, qui, non cunfi-
iendo, esse non potes occullus. » On se condamne en
se taisant, alors qu'on pourrait être sauvé en avouant.
« Damnalieris tacitus, qui jwsscs tiberari con/essiis. >
Cette confession spontanée, qui sauve, l'orateur l'op-
poscàcelleque la torture arrache aux criminels; elle
est donc bien orale et détaillée; elle ne saurait donc
bien se comprendre que si elle manifeste des fautes
secrètes à quelqu'un qui, sans cela, les ignore, à un
homme par conuéquent. El cependant saint Augus-
tin n'en parle que comme d'une confession à Dieu
lui-même.
Vous craignez delà faire à Dieu ? Il faut au contraire
la lui faire avec joi«. Pourquoi? Parce que celui h (jni
ou la fdil est bon ; il exi^'e la confessi.m pour pouvoir
acquitler celui qui s'humilie ainsi, [tout comme] il con-
daiaae celui qui refuse de ne confesser pour ciiàiier son
orgueil . So^ ez donc triste avant la confession ; mais après,
réjouissez-vous: vous serez guéri. Votre conscience s'é'uit
empo:sonni'*e ; un abcès s'v était formé, qai vous toiM'men-
tait et ne vous laitsait aucun répit. Le médecin a[>plique
le calmant de ses [bonnes] paroles ; parfois il tranche;
la tri:>ulutiou qui vous éprouve, c'est le bistouri qui fait
son œuvre; reconnaissez la main du médecin ; avouez:
que dans la confession toute votre infaction sorte et
s'écoule. .\prè8, réjouissez-vou» et felicilez-vous ; le reste
sera facile à guérir (/« J's,, Livi, 6-7, P. £., X.XXVI,
808-S0i<).
Plus signilicatif encore peut-être: saint Augustin,
dans son sermon ccLxxviii, 12, parle explicitement
des fautes graves et mortelles à expier par la péni-
tence proprement dite : 0 Sunt quaea'ant ^raiia et
morlifera, qnae nisi per vehemeniisiintam niolistiam
liuiniliiitionis cnrdis et contritiunis spintus et tribu-
lationis paenilentiae non relaxantur i. Ce sont les
péchés à remettre par le pouvoir des clefs : « llaec
dimittunlur per cla\'es Ecclesiae. « El cependant
l'exhortation à recourir à cette pénitence ne con-
tient pas un mot d'allusion à l'inlervention du prê-
tre: la rémission de ces fautes y est présentée co.urae
étant exclusivement affaire à Dieu et au pécheur :
Ces fautes là soNr kemisks i>ak les clefs ds l'Eglise.
En effet, si vous vou* jugez vous-même {si ei\im tu te coe-
péris judicaie), si vous vous déplaisez à vous-même, Dieu
viendra pour vous faire miséricorde. Con.^entez k voua
î>unîr vous-même, et lui pardonnera. Hien faire la péni-
tence, c'est se punir soi-même. U faut être sévère pour
soi, si l'on veut que Dieu se montre miséricordieux. David
le montre bien : Détournez foire face dr mes péchés, dit-
il, et effacez toutes mes tuiquîtés. Mais k quel prix?(Q«o
nierito ?) Le f»saume l'indique : Purée r/ue je reconnais moi-
inéme mon iniquité et que mon péetié est toujours présent
U mon esprit. Si donc vous vous reconnaissez coupable,
lui vous pardonne ; Siergo tu agnoscis, ille ignoseit {P.L,.
XXXVllI, 1273).
104. — Le pape saint Lkon cnGn, dont les lettres,
nous l'avons vu (11° ^3), maintiennent si fermement
l'obligation traditionnelle de se confesser au prêtre,
a deux sermons sur la iiénitencc (xxxvi, /(, et
xliii, 2-4) qui n'y font pas la moindre allusion. Et
cette omission est d'autant plus à noter que lui
aussi, coiniiie saint Jean Chrysoslome, y engage ù se
préparer aux fêles de Pâques des fidèles, r qui ont
passé presque toute l'année dans l'insouciance et la
négligence » (/•". /.., LIV, 2830). Or les idées qu'il
y cléveloppe ne sont pas autresquecellesde l'orateur
d'.Vnlioche. Qu'on ne se rassure pas parce que les
regards du pasteur ne peuvent pas pénétrer l'intime
de la conscience : Dieu, lui, y voit et il connaît les
pensées comme les actions. Que personne donc ne
se promette l'impunité ; mais qu'on en cliercbe le
remède, pour pouvoir célébrer dignement la Pâque
du Seigneur. Et les remèdes aussi sont les mêmes
que ceux qu'indique saint Jean Chrysoslome dans
la même circonstance: le pardon des injures, la
réconciliation avec les ennemis, l'aumône (P. L.,
LIV, 284).
A ne tenir compte, en un mol, que de ses sermons,
on pourrait être porté à croire que le pape, dont on
a voulu faire l'inventeur de la confession au prêtre,
ne connaissait lui aussi que la confession à Dieu.
105. — Les raisons de ce silence peuvent être
nombreuses et de nature diverse. U y faut faire
sans doute une large place à l'incertitude où l'on est
encore, et où l'on devait rester si longtemps, sur
l'effet propre de l'action du prêtre dan» la rémission
du péché. On n'en était pas encore à la distinction,
si longue et si pénible à établir, entre la part qu'y
ont les actes du pénitent et celle qui y ajiparlient à
l'absolution du confesseur. La pénitence est un
ensemble, où ce qui importe est ta satisfaction à offrir
à Dieu i>our en obtenir le pardon.
De celte satisfaction, le prêtre n'est que le juge et
le garant. Aussi est-ce les yeux fixés sur Dieu
qu'elle doit s'accomplir, et ainsi s'explique qu'en y
exhortant les pécheurs on concentre toute leur atten-
tion sur celui à qui elle s'adresse directement et
exclusivement. Le prêtre ainsi esl laissé à l'arrière-
plan. Il disparait d'autant plus aisément que son
action, là môiue où elle est le plus réelle et efficace,
se confond, ajirès tout, avec celle de Dieu lui-même.
106. — Telle esl, avons-nous vu, la clef des con-
tradictions apparentes qu'on a cru relever dans le
langage de saint Arabroise. C'est celle aussi que
nous indique saint Léon.
u Dans le ministère de la confession et de la ré-
conciliation des pécheurs, écrit-il en propres termes,
le Sauveur, qui l'a conlié aux chefs de l'Eglise, ne
cesse pas d'intervenir lui-même, et il n'est jam.iis
absent de ce qu'il a commis au soin de ses ministres.
Sa parole est là : Voici que je suis avec vous jusqu'à
la consommation des siècles. Si donc il résulte quel-
que heureux fruit de noire ministère, n'en douions
pas, c'eslleSainl-Espril lui-même qui eu est l'auteur:
« Cui operi — \potestas pruepositis Jiccletiae trudiia,
ut et confitentibus darentaetiunempaenitentiae eteos-
dem saluliri satisfactione piir^atos ad communioneni
sacrameniorum per junnam reconciliationis admittc-
rent'\ — incessaliililer ipse Salvator inter\-enit, nec
uriquam ah liis abestquae ministris suis exseqnenda
romniisitf dicens :Ecce e^o vobiscum snm omnibus die-
bus usque ad consummalionem saeculi : ut si quid
per seretluteni nnslrani liono ordine et ^ratulando
unptetiir e/fectu, non ambi<;nmus per Spirituni Sanc-
tum fuisse donatum » Çld Tlieudoruni — Jai'ke, 485,
1855
PENITENCE
1856
l'.L., LIV, loia). — Aussi, en rappelant auxévèques
de Campanie que la confession secrète suflil pour la
pénitence, .ijoule-t-il formellement que cette confes-
sion, si elle se fait aussi :iu prêtre, pour lui permet-
tre de s'acquitter de sa fonction d'intercesseur,
s'adresse d'abord à Dieu lui-même. « Su/ficit illa cou-
fessio tjuae raiMUM Deo ofjeitur — cf. Vhaec est
PRiyiA con/'essio apiid auvtorem naturae », saint Aui-
broise : ci-dessus n' 87 — lu:ii etiani sacerdoli, rjiii
pro deliclis paenilentiuin precalor acceJit » {P./..,
LIV, 1311).
107. — La preuve est donc bien faite, que les
exhortations à la pénitence, loin de comporter, aux
premiers siècles, l'insistance sur le recours au prêtre
que des causes diverses, les contestations de l'iiéré-
sie entre autres, ont rendue nécessaire plus tard,
ne le mentionnaient même habituellement pas. Ce
fait, constaté chez les devanciers et les contempo-
rains de saint Jean Chrysoslonie, doit nous guider
dans l'interprétation de son langage. D'autant plus
que ce langage, nous le savons, ne surprit alors ni
ne choipia personne. Et voilà déjà qui réduit singu-
lièrement l'importance du parti qu'on s'applique à
en tirer contre la nécessité et l'antiquité de la con-
fession.
C'est vrai : l'orateur d'.Vntiochea sur lasullisance
de la pénitence subjective et de la confession à Dieu
des paroles nombreuses et précises. Mais le fait est
pareillement incontestable qu'autour de lui la pra-
tique existait de la confession au [irêtrejnous croyons
même avoir établi qu'elle était universelle tant en
Orient qu'en Occident. Si donc son langage n'a pas
offusqué ses contemporains ; si, malgré un enseigne-
ment ipii, pris à la lettre, parait contredire le leur,
il n'a provoqué de leur part ni désaveu ni protesta-
tion, c'est donc <]ue la contradiction n'est qu'appa-
rente et que ses paroles n'ont pas le sens négatif et
exclusif (pi'uu aime à leur trouver : la logique et
l'hiêtoire commandent de les interpréter nu sens
catholique; en avouant ce témoin de sa foi, l'Eglise
d'alors garantit son orthodoxie à l'Eglise d'aujour-
d'hui.
108. — B) D'après sa conduite persujinelle. — Ce
ii'estil'ailleurs pasrpi'avec sescontempor.iins d'Asie,
d'.\.frique et d'Italie que l'orateur d'Antioche se
trouve mis en contradiction par l'interprétation lit-
térale de ses formules ; c'est aussi avec lui-même et
avec la pratique quotidienne des Eglises où il prêche
la pénitence.
Avec lui-même d'abord, car, devenu évèque de
Conslantinople, il s'appli(jue, nous le savons, au
ministèrede laconfession. Sesadversaires lui en font
même un crime; son collègue novatien le prend à
partie sur ce sujet; un moine, au concile du Chêne,
lui re[)roche sa trop grande accessibilité aux péni-
tents (ci-dessus n' 64). A entendre l'évéqueen chaire
cependant, on ne se douterait pas de cette grande
activité du pénitencier. Dans une de ses homélies, il
nomme bien, il est vrai, parmi les éléments de la
vraie pénitence, la docilité à l'égard des prêtres
(ri roi; «Ù4 UpîTi ^X-''' 'i''?''';) et il fait bien allusion à
la parole de saint Jacques sur les péchés remis à leur
prière (in llebr., Hom., ix, 4, l\ G., LXIII, 80 et 81).
Mais il ne précise pas autrement le rôle des prêtres,
tandis qu'ayant énuméré la confession parmi les
éléments de cette même pénitence, il semble très
claire ment la réduire au reproche que le pécheur
se fait à lui-même de sa faute (i7»;</.). Ailleurs, il la
présente commese faisant à Dieu lui-mème((« J/ebr.,
Ifom., x.xxT. 3, P. G., LXIII, 216); et lorsque, aux
approches de Pâques, il exhorte les lidèles à la com-
munion qui, pour certains, est la seule de l'année,
c'est encore sans aucune allusion directe au recours
au prêtre par la pénitence (iii Ueir., Hom., xvii,/'. G.,
LXIII, i3i-i83). Une fois de plus, Lba parle ici d'in-
consistance(t.I, p. 1 15). L'allitudedesaiul JeanChry-
sostome est en réalité la même que celle de saint
.\mbroise : application assidue au ministère de la
confession ; en chaire, pas d'allusion à la confes-
sion. '
109. — Pour les discours prononcés par le même
saint Jean Chrysostome à Antioche, le problème se
pose dans les mêmes termes. Là aussi, la pénitence
ecclésiastique, la pénitence publique tout au moins,
est en vigueur. Son traité du sacerdoce parle déjà
de la prudence nécessaire à ceux qui l'imposent
(II iv). Devenu prêtre lui-même et prédicateur, il en
oppose les exercices laborieux à la rémission gratuite
du bapUnie(Adilluminandos, }i,-i; 1,4. /'. (/'., XLIX,
234 et cf. 228 ; De S. Penlecoste /Jom., 1,6, P. G., L,
463). .\ Antiocliecommepartout, les» pénitents » sont
renvoyés au moment du sacrilice (In Eph., Hom.,
III, 4, /■'. ''., LXIII, 29). La durée de l'épreuve y est
comme partout proportionnée aux dispositions du
pénitent : pour délier ceux qu'on a liés, on attend
qu'ils aient fait des fruits de pénitence (/n H Cor..
Ilom., XIV, 3,/'. G., LXI, 002) : ce qui suppose un
régime pénitentiel à base de confession. Comme
Origène, comme saint Ambroise et les autres piédi-
cateurs de son temps, il indique la confession des
péchés les plus secrets comme le moyen de préve-
nir les accusations du démon au jour du jugement
(ci- dessus, n° yj).
110. — Et cependant c'est dans cette même ville
que le prédicateur sembles'appliquer à se démentir
lui-même. L'aveu du péché. Dieu seul le reçoit. Nul
autre n y est admis. La pénitence eile-niéme ne com-
porte aucune manifestation du péché:» Vous les
elVacerez à l'insu de tout le momie » (ouJevi; dô-.zoi).
dit-il à ses auditeurs, en les exhorlant à recourir au
a laborieux remède » des péchés commis après le
baptême (In S. Penteco.ite, Hom., i, 6,/^. ^<'.,L, 464, etc.
f. 463); et il ne se doute apparemment pas qu'il les
met ainsi en présence de deux aOirmations contra-
dictoires : rémission par la pénitence publique fondée
sur la manifestation de la faute, rémission obtenue
à l'insu de tout autre que Dieu. Prises à la lettre en
effet, il est manifeste (|ue ces deux expressions
s'excluent mutuellement.La conclusion à retenir des
homélies d'Antioche serait, dès lors, la suivante:
l'orateur, qui, tant de fois, atteste l'existence de la
pénitence publique, travaille systématiquement à
la discréditer et à l'abolir. Non seulement il l'omet
dans son énumération des voies ouvertes à la rémis-
sion des péchés (De paenitentia, Hom., met 11); non
seulement il y soustrait, en déclarant sullisante la
confession à Dieu (v. gr./n Gen., Hom., xx, 2, P. G..
LUI, 170-171 ; De David et Saule, m, 4, P. G., LIV,
700; In Miitih., Hom., x,5-6, 186-191 ; /)e Lazaro., iv,
4-5, /*. CXLVIII, ioi2-ioi3 ; /n Joan., Hom., xxxiv, 3,
P. G., LIX, 196) des péchés qui, comme la fornica-
tion et l'adultère, y devraient normalement être sou
mis ; mais, à l'heure même où il en rappelle la rigueur
et l'ellicacité, il en exclut l'élément fondamental.
111. — Et, qu'on le remarque bien, cette hypo-
thèse de deux attitudes si contradictoires, malgré
ce qu'elle a de contraire au caractère de saint Jean
Chrysostome, s'impose à quiconque veut conserver
à ses formules négatives leur sens exclusivement et
matériellement littéral. M. Holl l'a bien vu(Enthii-
siasniii.<i und Buss^eiviilt, p. 272). .Vussi, est-ce pour
échappera cette dillîcuUé qu'il propose de restn-indre
aux péchés véniels les passages sur la suffisance de
la pénitence subjective ; les péchés mortels n'y
seraient point visés. Mais, à l'appui de cette restric-
tion, il n'apiJorte pas un seul texte. L'orateur, lui, ne
I
1857
PÉNITENCE
1858
fait pas de réserve; son langage est aussi exclusif
pour les pi'clics mortels que pour les véniels. Que
devient dans ce système l'interprétation étroite
des textes ? La question se pose nécessairement ; et
la réponse proposée est la condamnation formelle
<lu littéralismB. Nous croyons plus sûr de demander
la réponse aux contemporains ; Chrysostome lui-
même nous y invite.
lis. — Cette confession à Dieu, en effet, il la pré-
sente d'une part sous les mêmes traits que ses con-
temporains, dont nous savons qu'ils y admettent le
prêtre en tiers, et de l'autre il la demande telle
qu'on ne saurait l'identiûer avec un aveu purement
intérieur et de conscience.
Gomme saint Ambroise (ci-dessus n» 3^), saint
Jean Chrysostome distingue un douMe aveu du
péché : l'un se fait au tribunal de la conscience; Dieu
seul, là, contrôle le jugement du pécheur par le
[lécheur lui-même. Mais cette première sentence n'est
i|ue pour préparer une seconde accusation du péché,
et celle-ci se distingue à la fois et du remords et de
la conscience qui l'éprouve.
L'homélie xxxiv sur saint Jean montre bien cette
succession des deux confessions; les fidèles doivent
d'abord procéder dans l'intime de la conscience au
jugement de leurs actes ; ils ne recourront qu'ensviite
à cette pénitence qui comporte la manifestation aux
hommes — à un ou à deux tout au moins, est-il dit
— des fautes les plus secrètes (/'.G., LIX, 197).
Le ive sermon sur Lazare (n. 7) distingue plus
nettement encore ces deux phases de la pénitence :
d'abord l'examen et le jugement par la conscience,
I>uis la sentence et son exécution ; et c'est dans la
série des peines ainsi prescrites que se trouve com-
prise, en même temps que les larmes, le jeline, l'au-
mône, etc., la confession ou exomologése ; dons
le contexte et à ce moment de l'expiation, il est
de toute évidence que l'exomologèse ne saurait plus
s'entendre d une accusation faite à Dieu au seul sanc-
tuaire de l'âme (P. G., XLVIIl, 1016).
La xx" homélie sur la Genèse, enlin, met en pleine
lumière l'opposition entre la voix de la conscience
et la voix du pécheur qui se confesse.
Telle e^t la bouté de notre Maître qu'il a mis en nous
cet accusateur qui ne s'apaise jamais, qui sans cesse est
là pour protester et pour demander vengeance des fau-
tes coin mises. . . Le fornicateur, l'adultère, ou tout autre
eriniinel, peut bien avoir échappé à tout regard ; umia
'l'aToir en lui cet accusateur acharné, suffit à déchaîner
la tempête dans son âme. On dirait un bourreau qui l'ac-
conijiHgne et ne cesse pas de le flageller, tellement est
intolérable le cliâlimenl que, à 1 insu de tous, il s'inflige
à hii-inérne en so faisant à la fois son juge et son accu-
sateur... Toutefois il ne tient qu'à lui de trouver un
secours dans sa conscience ; s'il se décide à avouer ce
qu'il a tait (ÈTTt TOI èJo/ioioyriiiK Ta» ■Ktnpxyfiivu'j iTsayOPim.t],
à montrer su plaie uu médecin, à recevoir de lui les remè-
des, à lui parler seul sans être vu de personne {fj.ovo<; kùtû
SfxXcySfimt, /iriSetii eiSoTOi) et à tout lui dire exuctement,
il sera vile relevé de sa chute (/n Gen., Hom., xx, 3,
/'. G., LUI. IG«-170).
113. — Distincte du remords et en procédant, la
confession à Dieu doit déplus être orale : le pécheur
doit (I dire » son péché. Le « dire » : Chrysostome
n'accentue pas moins que saint Ambroise ce mot de
l'Ecriture :
Poiirq'ioi donc, dis*moi, pourquoi donc avoir honte et
rougir dédire ton péché }... Ne crois pas, si tu ne le lui
'lis p:»'*, qu il l 'ignore. Pour quel nioli f n e le dirais- tu donc
pas? G-î u'esl pis pour te punir, c'est pour te pardonner
qu'il veut que tu le dises... Si tu ne di.sais pas jusrju'où
semfinte ta dette, tu n'apprécierais pas l'excès de la grAre
qui t'est faite... Dis-moi ton péché, à moi tout seul
iDc Inzdro, Hnm . iT, 4. P. G., XLVIIl, 1012. Mais, n. b. :
c'est Dieu qui parle).
Tome III.
On ne saurait imaginer écho plusfidèle à la parole
de saint Ambroise :
Qui jnces iii tenebris conscientiae, etdelictorum sordi-
lius, [r| nsi] quodam reorum carcere, exi foras, delictum
proprium prode, ut justiâceris : Ore enim fil confetsio ad
salutem (De paen.. Il, vu, 57. P. L.,XVI,511 B).
L'écho se prolonge d'ailleurs : lui aussi, cette con-
fession qui soulage la conscience, Chrysostome la
veut détaillée. Orale et détaillée : elle ne se distingue
qu'à ces deux traits de ce que l'orateur appelle la 2'
et la y voie de la pénitence (De paen., Iltnn,^ ii, 3, 4
et I, /■. G.. XLIX, 287, aSyet iSS). L'une est <• la voie
des larmes » ; l'autre, celle du publicain, « la voie de
l'humilité «. La l'e, elle, n'a pas, dans l'homélie sur
la pénitence, d'appellation spéciale : elle consiste
essentiellement dans l'aveu du péché, mais cet aveu
a cela de propre, qu'il se traduit par la parole et par
la désignation formelle du péché :
Entre à 1 église pour dire tes péchés... Tu es pécheur?
Ne perds pas courage, mais viens, et couvre-toi de la péni-
tence. Tu bs péché ? Dis à Dieu ; J'ai péché. Quel travidl y
a-t-il là .' quel détour .' quelle gène .-' quelle fatigue y a-
t-il à dire ce mot : j'ai péché ? Ne sais-tu pas, si lu refuses
de te dii-e pécheur, que tu auras le diable j>oiir t'occuser ?
Pi-ends les devants el enlève-lui son rAle. Son rôle à lui,
c'es-t d'accuser. Vas-tu, connaissant ton accuB;*teur el son
impuissbuce à se laire, refuser de le prévenir en disant
tùi-inènie ton péché pour le faii-e disparaît r-e ? Tu as
péclie? Viens a l'église, dis à Dieu : j'ai péché. Je ne te
'1eii-.;inile rienHc plus. N'est il |ias écrit : VU toi-même le
/ircmiirr, etc.. ? Dis le péché, pour elTaeer le péché. Il n'y
a pas pour ce'a à se torturer, à chercher des dîscoui's, à
faire des fr^iis ; non, rien de tout cola. Dis un root, mon-
tre-toi sincère au sujet de ton péché, et dis : j'ai péché
(P. G.. .VLIX, 28.5).
Même insistance dans la xx= homélie surla Genèse
(n 3):
S'il reul tout dire exactement^ il sera promptement
relevé de ses chute*. Car la confession [i\i.oïa-/(v.) ries
péchés les fait disparaître. Si donc Lamech n'hésita pas
à dire (ê|ayo/3ffc«i) à ses femmes les meurtres qu'il
avait commis, serions-nous e\cusables, nous, de ne vouloir
pas dire (iiv.yopti,si)i] no» fautes à celui qui sait tout
parfaitement ? Ne croyez pas. eu effet, qu'il ignore el qu'il
veuille se renseigner. Toute» choses lui sont connue» avant
même d'exister; ce n'est donc ()oint parce qu'il ignore
qu'il nous deuiandede lui avouer {« t/;w 7T«p* tjjjlûv bfxojo'/ixv
èTTc^ïrret j>) ; c'est à la fois el pour que cet aveu (^//o^oyca)
nous donne l'impression profouHe de nos péchés, el pour
que non* donnions ainsi la preuve de notre sincérité,
(t/;v !.vfjuii.'ivjir,vr'r;j r."-p' /jjiâv £Trt5£i|«iSai) (P. G,, LUI, 170).
Avec le mot de « confession », nous trouvons men-
tionnée dans ce passage la nécessité « de tout dire ».
Le passage parallèle du /'« l.azaro (tv, 4) insiste
davantage encore sur cette énumération détaillée, et
il en donne le motif :
Dieu veut que tu le dises, non pas pour le savoir — ■ il
le connail déjà — mais pour que toi-même tu saches quelle
dette il le remet. Si tu ne disais jjus la grandeur de ta
dette, tu n'apprécierais pas l'excès de la gr<-\ce qui t'est
faite (/".G., .Xf.VIU, 1012).
A Constantinople, l'insistance est la même sur la
nécessité de tout détailler : 0 Sri rnis x«i toô:
iiuaoTsvi. {!n Hebr., nom., ix, 5, P. G.. LXll, 81) Aveu
oral et détaillé : peut-être est-ce pour cela «[u'ildoit
se faire i l'église. Du moins cette circonstance n'est-
elle pas mentionnée pour la a' et 3* voie de péni-
tence (/Je paen., Hom., 11, 1-2, P. G.. XLIX, 285-287).
Pour la i" au contraire, — et cette différence est
(l'autanl plus remarquable que la confession du
publicain, tyi>e de la S' voie, a en lieu au Temple, —
l'orateur y insiste: il faut venir à l'église pour y dire
à Dieu son péché. Mais l'y dire à Dieu, est-ce l'y dire
à Dieu à l'e-xclusion de son ministre?
59
1859
PÉNITENCE
18tO
114. — Le modèle, au contraire, de celle confes-
sion permet d'y saisir sur le vif l'intervention de
rUonime. Pour saint Jean Chrysoslome, en effet,
comme pour tous ceux qui parlent alors de la con-
fession au prêtre, c'est la confession de David qui en
est le type tout indiqué. Ausiii la met-il sous les yeux
du pécheur, mais avec une insistance toute particu-
lière sur le rôle qu'y joue le délégué de Dieu. Le
prophète Nathan est le médecin chargé de porter le
remède du péché.
Dieu lui envoie donc le prophète Nathan : le prophète
vientau pio|jhèle. Ainsi fail-on pour les médecins. Quand
l'un d'entre eux est malade, il n besoin d'un confrère. De
même ici : le pécheur est un prophète, et c'est un prophète
qui lui apporte le remède.
Or, le remède, c'est l'aveu. 11 est fait à Dieu, mais
c'est Nathan qui le reçoit. Sa délicatesse à le provo-
quer rappelle d'ailleurs celle que conseille le traité
sur le Sacerdoce: pas de brusquerie; il ne faut pas
heurter le prince « 'lv« f^h àvxi^yj-jTdTspiv air'.-j
àTiif/KiiTt". » Et quand l'aveu est fait, quand la parole
accusatrice est enfin prononcée, c'est encore le pro-
phète qui y répond par l'assurance du pardon. Il Nathan
lit l'opération » (i/jio',J!:/r,:z), dit à ce propos Aslerius
d'Amasée (In Ps., vi, P. G., XL, 45; D). Saint Jean
Chrysostome relève plus encore cette activité per-
sonnelle de l'envoyé divin; les paroles qu'il lui prête
sont toutes à la iiremière personne :
Kt Nathan lui répond : Le Seigneur lui aussi t'a remis
ton peclté [Il Heg., tu, 13]. Tu t'es condamné toi-même,
et moi je te remets ta peine ; lu as loyalement confessé ton
péché, lu l'a» effacé ; tu l'es infligé une peine et mai j ai
rapporté la sentence (De paen., Hom., il, 2, /'. G.,
XLIX, 286, 287).
Dans ce tableau scripluraire delà confession à Dieu,
pouvait-on mettre en plus vive lumière le confesseur
humain ?
113. — On le voit donc: tous les traits sous les-
quels les contemporains décrivent la confession au
prêtre, saint Jean Chrysostome les reproduit ou
même les souligne. 11 n'a de propre en somme qu'une
accentuation plus forte, elle aussi, des formules la
montrant faite à Dieu lui-même. Les discours où le
caractère oral et détaillé en est le plus mis en
lumière répètent en effet qu'elle s'adresse à Dieu, à
Dieu tout seul (« Mivo: aura Stv.'/e-/6f>'.o'.i, ixriScMiz liZiroi »
[In Gènes., Hom., xx, 3, P. G.. LUI, 170]. « 'Eyo', ri
«.«aoTv^yy. elvs [^i'-"'} ^-'J-'' (Ot'av » [De Lazavo, iv, 4, /"*. G.,
XLVIII. 1012], etc.). Mais c'est cela même qui fait
naître le doute sur la portée exacte de ces formules
si exclusives. Dans les seules homélies sur la péni-
tence, les formules restrictives analogues sont à ce
point multipliées qu'elles trahissent par là-mème
leur exagération oratoire : successivement la con-
fession du péché {Hom., n, 1), les larmes {ihid., 3),
l'humilité (ibid., 4), l'aumône (Hom., m, i) sont
présentées comme remèdes du péché suiTisant
par eux-mêmes et sans emploi de tout autre.
N'en est-il pas de même pour la confession à Dieu
à l'exclusion de tout témoin humain ?
IIQ. — 11 y a plus, et le principe, qui permet à
Origène, à saint Basile, à saint Ambroise, à saint
Léon de passer sans transition de la confession à
Dieu à la confession au prêtre, n'est nullement
étranger à Chrvsostome. La réponse de saint
Pacien et de saint Ambroise aux Novatiens, que,
dans la rémission du péché, l'action de l'homme et
l'action de Dieu se confondent; que, en accordant le
pardon, l'évêque n'empiète pas sur Dieu, puisqu'il
Hgit au nom du Christ et non point en son nom per-
sonnel, lui aussi la connaît. Il la formule même en
des termes bien autrement expressifs.
Dans l'évêque Klavien, montant ;'i l'ambon ou pon-
lilianl à l'autel, il invite le peuple à considérer, non
point l'homme qui parait, mais le Dieu qui opère
par lui.
Si le Saint-Esprit n'était pas dans notre commun
Père et Docteur [l'évêque Fhivien] lorsque tout à l'heure,
en montant à l'ambon, il vous a donné In paix à tous, vous
n auriez pa» tous répondu : lît à ton esprit aussi.. . C'est
un homme que vous avez devant vous, mais c'est Dieu
qui agit par lui. Ne vous arrêtez donc pas à la réalité
que TOUS voyez: considérez la gr.ice invisible [De sancta
Pentecoste, Hom., i, 4, P. G., L,'(.S8.459l.
« 11 n'y a rien d'humain dans ce qui se fait dans
ce sanctuaire n (a Où^èv «vô/î&jttcvîv rfiv yivofiéi/uv Iv t'.>
Itùii TiJTw ^ijunai ») (Ibid.) El l'application aux cas
particuliers de cette doctrine générale accentue
mieux encore cette distinction entre l'agent princi-
pal et son instrument. Les évêques ont en main le
pouvoir de communiquer le Saint-Esprit en remet-
tant les péchés. Jlais dans l'exercice de ce pouvoir,
ils ne sont que des délégués; en eux et par eux,
c'est Dieu, c'est le Saint-Esprit qui opère; aussi,
pour recourir à leur ministère, les lidèles doivent-ils
faire abstraction de leur mérite ou de leiu- indignité
personnelle : leur langue et leur main ne sont que
des instruments dont Dieu se sert pour accomplir
son œuvre (In Joan., Hom., lxxxvii, 4. /■. G., LIX,
Il semble donc bien que, pour la doctrine
comme pour la pratique et le langage, il y a
conformité entre saint Jean Chrysostome et les
grands évêques de la lin du iv' siècle. Les anti-
nomies relevées chez lui ou de lui à eux ne sont
qu'apparentes La contradiction, où l'on se heurle
en lisant certaines de ses homélies, disparait
dès qu'on se souvient que, pour lui comme pour
saint Ambroise et saint Léon, le médecin visible des
âmes confond son action avec celle du médecin
invisible (Pour plus de détails, voir notre article :
S. J. Clirysost. et la confession, dans H. fi. A'.,
1 (igio), p. 209-240 et 3i3-35o).
CONCLOSION
117. — On se confessait et l'on confessait aux pre-
miers siècles. Pas plus qu'aujourd'hui, on ne conce-
vait la rémissiondu péché par l'Eglise, sans sa mani-
festation au tribunal de l'Eglise. La chose allait
même tellement de soi, qu'on éprouvait moins la
nécessité d'y insister dans les exhortations à la
pcnilence. A)ix yeux des lidèles, cen'élait point làle
iliflicile, pas plus que ce n'était et <jue ce n'est encore
le plus inii)ortant. L'absence de toute contestation
permettait aux pasteurs de concentrer l'a tien tien
sur la nécessité du désaveu intime du péché et de
l'expiation extérieure qui en est l'effet. Avec cet
autre fait également avéré que, dans beaucoup de
consciences et sur beaucoup de matières, la distinction
demeurait mal perçue entre le péché mortel et le
péché véniel ; que la nécessité, par suite, apparais-
sait plus rare de recourir au jugement de l'Eglise;
c'est là, croyons-nous, cequi explique la i)Iace incon-
testablement plusrestreintequ'occupe dans la prédica-
tion des premiers siècles la confession proprement
dite.
118. — En cessant d'être réservée en principe à
l'évêque, le ministère pénitenciel perdit de son pres-
tige. Dans les prêtres de plus en plus nomlircux qui
furent admis à l'exercer, il devint tous les jours
plus diflicile de ne voirqueles représentants de Dieu:
l>Ius l'homme apparaît dans le confesseur, et plus la
répugnance grandit à le prendre pour confident et
pour juge de sa conscience; force est alors d'en
appeler plus vigoureusement à la foi et à la volonté
1861
PENITENCE
1802
formelle du Christ, quis'esl choisi lui-même des hom-
mes pour auxiliaires et corauie pour suppléants.
Ainsi s'explique l'insistance croissante avec laquelle
on a dû dans l'Eglise prêcher la nécessité de la con-
fession au prêtre lui-nirrac.
Maisd'aulre part, plus la praliquede la confession
s'est généralisée, plus aussi s'en sont multipliés les
heureux eflfets. Les consciences se sont affinées ; des
fautes estimées moindres au sortir du paganisme ont
paru plus graves après plusieurs siècles de christia-
nisme. La délicatesse plus grande qui les a fait redou-
ter davantage a produit aussi un empressement plus
grand à y opposer le remède de la confession.
iVEglise, un jour, en a solennellement prescrit
l'application au moins annuelle aux péchés recon-
nus comme mortels. Les meilleurs parmi les pasteurs
el les (idèles sont allés plus loin : ils ont eu, ils ont
répandu la dévotion de la confession. Sous forme
d'oeuvre surérogatoire, la confession est devenue de
l)lus en plus fréquente, el par là encore son influence
bienfaisante s'est élargie et accrue: si l'administra-
tion de la pénitence a tant contribué à l'œuvre
moralisatrice el civilisatrice de l'Eglise, c'est, du
poinlde vuepsj'chologiqueet humain, à la confession
surtout qu'elle le doit.
Appkndicb, — Le sscret de la confessio.n
119. — I. Sa conception ocluelle. — Il resteà dire
un mol du secret de la confession. La loi en est cor-
rélative à celle de la confession : établie en principe
par le Christ, elle a été déterminée et précisée par
l'Eglise. Le concile de Latran, qui, au xiii» siècle,
prescrit aux pécheurs le minimum de la confession
annuelle, enjoint aux confesseurs d'éviter tout ce qui
serait de nature à révéler la faute ainsi connue. En
cas de violation de secret, la peine prévue est celle
de la déposition et de l'internement perpétuel.
Depuis, les papes ont encore resserré, en les pré-
cisant davantage, les obligations de cette loi. Elle
interdit non seulement une manifestation quelcon-
que de la faute, mais aussi toute utilisation de la
connaissance acquise en confession. L'usage échap-
perait-il a toute possibilité de soupçon ou même
devrail-il être tout au profit du pénitent, en dehors
de la confession, il demeure totalement proscrit.
Seul le pénitent pourrait l'autoriser; encore serait-il
alors peu sage au confesseur d'utiliser au for externe
la permission ainsi reçue. Aucune autorité sur
terre ne saurait du moins le relever ou le dispen'^er
de cette loi du secret. L'Eglise elle-même s'en dénie
le pouvoir; elle y reconnaît une loi d'origine propre-
ment divine, dont elle a bien pu déterminer le sens
el les applications dernières, mais à laquelle il ne
lui appartient pas de déroger.
Telle est la conception du secret de la confession
universellement reçue aujourd'hui dans l'Eglise
catholique. On n'y voit pas seulement un secret
d'ordre professionnel analogue à celui qui résulte
pour les avocats, les médecins, etc., des contidcnces
reçues au titre de leur |)rofession. Dans tous ces cas,
il n'y a pour lier le contident qu'un contrat tacite
intervenu librement entre lui et le consultant. Mais
ici il y a plus. Le recours au prêtre n'est point alfaire
libre pour le pécheur. La confession lui est imposée
par Dieu lui-même, et c'est pourquoi, à la promesse,
au contrai tacite de silence qui intervient alors
entre lui et le confesseur, s'ajoute, pour le lier éga-
lement à son égard, l'obligation faite par Dieu à ce
dernier de lui garder le secret le plus absolu.
ISO. — Ainsi s'explique la transcendance excep-
tionnelle de cette loi. Elle n'a pas été portée seule-
ment pour rendre plus acceptable le précepte de la
confession; la violation ou le relâchement n'en
aurait point seulement pour clVet de discréditer ce
mode de rémission du péché; l'intérêt des âmes, en
un mot, leur intérêt i>iis au sens le plus élevé et le
plus uni\ersel, n'est pas seul :'i exiger que, pour en
assurer le maintien, on passe outre à tous les incon-
vénients que l'observation en peut avoir parfois
pour le confesseur ou le pénitent lui-même, et qu'on
renonce à tous les avantagesque, dans un cas donné,
la violation permettrait d'en assurer aux individus
ou à la société elle-même.
La raison dernière de cette rigueur est à chercher
plus haut et plus loin. Elle est dans le caractère
même de l'aveu fait au confesseur. Un homme sans
doute le reçoit; mais, par son intermédiaire, c'est à
Dieu niénie qu'il s'adresse. Le prêtre, en un sens, n'y
compte pas. Il est le juge divinement institué pour
connaître du péché; mais c'est en cette qualité seu-
lement qu'il est appelé à le connaître. A titre privé,
il l'ignore totalement; et l'efTacement, la disparition
du confesseur humain derrière le confesseur divin,
que nous avons rencontré à la base des exhorta-
tions antiques à la pénitence, reparait ici pour ser-
vir également de base à la loi du secret de la con-
fession.Depuisles jours oiiTEglise l'a définitivement
formulée, papes et docteurs la justillent par cette
absorption de l'homme en Dieu. Gomme homme, le
confesseur ignore, el c'est pourquoi il ne peut ni
parler, ni répondre, ni seulement paraître savoir. Le
faire serait trahir lesecreldu Dieu qu'il représente :
« Le prêtre, disait le pape Innocent III, dans un
sermon sur la consécration du prêtre, le prêtre à qui
le pécheur se confesse, nonpas comme à un homme,
mais comme à Dieu (ciii peccalor con/itetiir, non ut
homini, seil ut /)eo), doit éviter toute parole ou
tout signe (jui donnerait à penser qu'il connaît son
péché .- (/'./,., CCXVII, 652 CD). « Le prêtre, reprend
saint Tuo.MAS, est tenu de garder le secret avant tout
el principalement parce que lesilence est de l'essence
même du sacrement : le prêtre en elTct ne connaît le
péché que comme Dieu, dont il lient la place dans la
confession » (Supplem., q. ii, a. 4.c). « Ce qui est
connu par la confession est censén'étre point connu,
car on ne le sait point comme homme, mais comme
Dieu » ((t. I, adi" et cf. ad 2", ad 3", etc.).
131. — 2. Son antiquité. — Cependant la doc-
trine ainsi établie semble se heurter pour les
premiers siècles à une pratique el à une conception
de la confession toutes différentes. La confession
parfois aurait été publique; nous-mêmes avons paru
admettre l'assujettissement à la pénitence publique
pour les fautes secrètes préalablement confessées :
que devenait dans tous ces cas cette loi du secret,
essentielle, dil-on maintenant, au sacrement de
])énitence et établie par Dieu lui-même?
Remarquons d'abord que ces faits, tels qu'ils sont
allégués, ne prouveraient pas que la loi ait été
méconnue et violée sciemment ; tout au plus pour-
rait-on en conclure qu'elle était ignorée. 11 parait
bien que la distinction du for interne et dii for
externe ne s'est précisée que peu à peu. Morin (l. 1,
c. x) a cru pouvoir en nier l'existence pour les pre-
miers siècles : ce qui est tout au moins une forte
exagération; mais, sans aller jusque-là, on peut bien
reconnaître que la concentration habituelle entre les
mains de l'évêque de tous les pouvoirs pénilentiels
était de nature à entretenir ou à produire celle con-
fusion.
1S3. — •^)uanl aux faits eux-mêmes, il n'est pas
exact que la confession publique ait jamais été obli-
gatoire pour les fautes secrètcs.ll est possible, encore
<lu'on en connaisse peu d'exemples, que parfois cer-
tains pénitents aient tenu à s'iniliger à eux-mêmes
celle aggravation de peine et d'humiliation; mais
1853
PENITENCE
1804
en dehors d'eux, la confession publique des péchés
secrets n'est mentionnée, dans les documents des
premiers siècles, qu'à titre soit d'expiation surcroga-
toire à proposer au pénitent par le confesseur qui le
jugerait à propos (Origknu, /« Ps., xxvi, Jluin., u, 6.
A G, XII, i386 A-B),soit d'abus intolérable et rigou-
reusement condamné par le pape saint Léon (/;/'.,
OLXviii, 2, P. /-., LIV, I2ii). Sur le fait même de la
confession publique, cf. B. KuBTscuaiD, O. M. :
/)fls lieichlstegel,p. 3-i6; Freiburg i. B., 191a.
133. — Reste donc le fait île la pénitence publique
imposée pour les fautes secrètes. La réalité eu a été
contestée. Seults les fautes publiques ou publique-
ment dénoncées en auraient fait encourir la peine.
Les autres auraient toutes été traitées par la péni-
tence exclusirement privée.
Mais réduire ainsi le domaine de la pénitence
publique, c'est, semble-t-il, aller à rencontre de faits
très réellement avérés, pour autant du moins que
l'on prétend étendre aux premiers siècles un usage
et une distinction qui ne se sont établis et générali-
sés que plus tard, à partir du v" siècle surtout.
Saint Augustin sans doute pose nettement le prin-
cipe : si la faute est secrète, il faut reprendre le
pécheur en secret; mais ilfaut le reprendre en'[>ublic
si la faute est publique (Senno Lxxxiii, 8, P. /..,
XXXVlII,5i9 Cf. jE'/).,cliii, 6 ;/*./.. ,XXXin,055). C'est
la pratique que semble attester le canon 32 du con-
cile de Carthage de 897 : la réconciliation d'un
pécheur se fait devant l'abside, en présence de tout
le peuple, quand sa faute a été publique et notoire.
Mais ailleurs, vers la même époque et surtout aux
époques antérieures, c'est l'usage contraire qui se
constate.
Non pas — et la remarque, déjà faite, ne saurait
être trop souvent rappelée — non pas qu'aucune
catégorie de péclu's exclue absolument, en cas de
faute secrète spontanément avouée, la possibilité
d'une dispense; nous avons vu le contraire Le péni-
tencier reste toujours le juge souverain de la peine à
imposer; les canons pénitenliels, là même où leurs
tarifs sont le plus minutieux, font réserve de ce
droit fondamental.
Mais, même ainsi ramenés à leur valeur réelle de
simples directoires, ces canons attestent l'usage de
traiter les péchés secrets par la pénitence publique.
Des péchés telsque ceux dontparle saiutBAsiUidans
ses canons a et 'j ne se commettent guère qu'en
secret (P. 6"., XXXII, 672 A. 6^3 C); dans ses canons
61. 63.65. il prévoit expressément la pénitence publi-
que pour des fautes secrètes spontanément avouées
(P.'»'., XXXII, 800'). Les canons 16 et ai du concile
d'Ancjre (3i4) édictent do même, sans aucune dis-
tinction du cas de publicité, des pénitences plus ou
moins loiLgues pour des fautes, vols, péchés contre
nature, adultères, avortements, qui de leur nature
sont plutôt secrètes (Lauciikht, Die Kanones der
ivichtijfsten atHrchlicheii Concilieii, p. 33-34).
134. — D'autre part, la pénitence que prêche
saint Ambroisb est essentiellement la pénitence
jMiblique. Le tableau qu'il en fait, pour montrer la
dureté des Novatiens. qui n'en admettent pas l'elfica-
cité, est celui d'un pénitent qui n'a que des fautes
secrètes : « Aj quis occulta criinina habetis, etc. » (De
paen., I, xvi, go - xvii, 93, P./.., XVI, 493-4y5). Lui-
même se plaintqu'un Iropgrand nombre de pécheurs,
après avoir demandé la pénitence par la confession,
reculent devant la honte de la cérémonie publique :
I. l'Ieriqiie... pae/iitcnliam pétant et, cutn acceperint,
puhlicae siipplkntionis revacanttir pudore » (II, ix,
86, P.l.., XVI, bi-j). Il leur reproche comme une pré-
tention intolérable de vouloir être admis à la com-
munion, absous, dès qu'ils ont fait leur demande de
la pénitence, leur confession : « Nonnutli iJeo pos-
cunt pacitilentiam ut statiiii sibi reddi communionem
vcluit B (lbid.,87).
A Barcelone, saint Pacirn demande de même
qu'on se confesse des péchés les plus secrets et
qu'après on se soumette sans fausse honte à leur
expiation publique (ParaenesU ad paenit., vni. ix.
XII, P. A., XlIl,io86-io89).
Publique aussi est la pénitence dont Origi^nii dit
qu'elle comporte la confession courageuse au prêtre
du Seigneur (/« l.ev., Uom., 11, 4, P.G., XII. 4i8);
mais les fautes, dont il reprend ensuite que la con-
fession en préviendra la dénonciation par le démon
au jour du jugement (/« l.ew, Uoni., \ii, l\,P.G., XII,
429), sont plutôt des fautes secrètes.
Publique encore la pénitence de Tektullien. La
préoccupation de tenir ses fautes cachées la fait
redouter ; mais vaut-il donc mie.ix, demande-til, se
damner en demeurant caché, que d'être absous au
grand jour? « An iiielius est Jamnatnm latcie quant
palam abmlfi? » (Paenit., X, 8).
La pénitence enlin qui rebute les femmes dont
parle saint Irénée, est une pénitence publique. Il
le dit en propres termes pour celles qui s'y sont
assujetties : at' txiv xxï ti^ çwjipôv i^ofioÀcz/oùvrai ; cette
exomologèse publique doit s'entendre en elfet tout
au moins delà pénitence publique. Et il ajoute que,
si les autres demeurent en suspens entre l Eglise
et l'hérésie, c'est pour n'avoir pas eu le courage d'en
faire autant (//ae;e.s., I, xiii, 2, J'.C, VU, 692).
ISS. — - 11 ne paraît ilonc pas contestable qu'aune
certaine époque et sur certains points il ait été cou-
rant d'imposer à certaines catégories de pécheurs
une pénitence de nature à les faire soupçonner tout
au moins d'avoir commis des fautes graves. On n'en
disconvenait pas: se soumettre à la pénitence, c'était
s'allicher publiquement pécheur : « Ut puhlicaliiineni
sui... dijl'ugiunl aut di//eruid », remarque ïuiitullikn
(Piiinit., X, 1). Mais on engageait les pécheurs à
|)asser outre. Voir Paciun, l'aenit., viii, /-*./.., Xlll,
1086 C, reprenant la parole de Terlullien; saint
Ambkoisr, Paenit., II, x, 91 yS, P.L., XVlj-ôig.
136. — Cependant cette manière même d'exhorter
à la pénitence pubUipie en fait ressortir le carac-
tère : personne, en cas de faute secrète, n'y était
assujetti malgré lui. Chez certains, la répugnance
paraissait invincible. L'insistance du confesseur
n'eût servi qu'à les surexciter et à compromettre le
bien général en les jetant hors d'eux-mêmes : « in
aliurum perniciem ad majarem insaniani incitari »,
dit saint Augustin (Ep., cmi, 21, P. /., XXXIII, 663).
Saint jEANCuRYsosroME regrettaitqu'en bien descas
on eût ainsi perdu les âmes, et il recommandait au
prêtre, au lieu d'appliquer à tous le même tarif péui-
teneiel, de savoir, à l'occasion, relâcher de la sévé-
rité commune (De Sacerdi>tio,\. Il, ii-iv,P. C.XLVIU,
635, et cf. S. Grkg. dk Nyssk, Ep. can., i,P.G., XLV,
224 A).
Ainsi présentée et acceptée, la pénitence publique
|)eut donc fournir la preuve de la rigueur plus
grande avec laquelle on jugeait et l'on faisait
exi)ier le péché; mais le consentement qu'y donnait
le pénitent empêche d'y voir une violation propre-
ment dite du secret de la confession.
137. — La comparaison classique du confesseur
et du médecin rend déjà vraisemblable que le con-
fesseur était tenu au secret; mais les écrivains des
premiers siècles nous en donnent aussi l'assurance
formelle.
Origène veut que le médecin dont on fera choix
pour son àme soit un homme prudent et sage; on
devra le laisser juge de l'opportunité de publier la
faute confessée; mais le caractère exceptionnel de
I
1865
PENSÉE (LA LIBRE)
180b
celte hypollièse est hii-raêrae une preuve do la dis-
crétion qui normalement préside au traitement du
pécbé par le prêtre.
Apiihaatb demande formellement à ceux qui ont
reçu l'aveu du péché, de nepointle révéler(/>ertion.«/r.,
VI, a. P. S. ,1,1,. 319).
Nous avons entendu (ci-dessus n" 78) saint Astb-
Bius i)'A.M*sKE garantir aux pécheurs la discrétion
la plus grande: plus que ses enfants eux-mêmes, un
père a à cœur de sauvegarder leur dignité.
SozoMBNB note de son côté, parmi les qualités à
exiger du prêtre pénitencier, qu'il doit être prudent
et silencieux (//.A., Vil, xvi, P.G.,LX\n, i^Sg).
C'est l'éloge, nous le savons, que fait de saint
Amijroise son l)iographe le diacre Paulin : il don-
nait à tous l'exemple d'une discrétion parfaite à
l'endroit des fautes entendues en confession (Vita,
TLXXIX, ['.!.., XIV, 4o).
Saint Augustin parle de cesseerets de conscience
dont l'évêque est le dépositaire et qui le condamnent
à des attitudes incomprises du public {Sermn lxxxii,
8, II, Cf. ci-dessus, n" 84-85).
Nous savons à quel point est poussée dans saint
Jban Chrysostome et en général dans les exhortations
à la confession cette préoccupation d'une discrétion
parfaite. L'assurance est constamment réitérée aux
pécheurs que Dieu seul connaîtra la faute avouée:
on écarte si bien l'hypothèse d'iiue révélation par le
confesseur, qu'on paraît parfois exclure le confesseur
lui-même (ci-dessus n" 96 sqq).
Le pape saint Léon avait donc bien raison de crier
à l'attentat contre la règle apostolique {contra apos-
tolicam rei;nlam praesiimptio), en apprenant que
l'usage s'introduisait en certaines Eglises d'exiger des
fidèles la publication de leurs fautes (Jaffb, 535, P. L.,
LIV, laio C). Les quelques témoignages que nous
venons de citer suffisent à expliquer son indignation.
128. — Après lui, la loi du secret s'est précisée;
l'obligation en a été rendue plus manifeste et plus
rigoureuse. Le plus ancien décret que l'on connaisse
sur cette matière, est le canon ao du concile armé-
nien de Tovin en 627 : il frappe d'anathème le prêtre
qui trahirait le secret de la confession (Hbfele-
Lkclbrcq : Hist des conciles, t. IP, p. 1079). 11 a fallu
les siècles cependant et les décisions de l'Eglise pour
en faire apparaître les applications dernières. L'in-
terdiction d'utiliser la connaissance acquise en con
fession, alors même qu'il n'y a pas à craindre d'en
trahir ainsi le secret, ne date que du xvii« siècle
(décret d'iNNOceNT XI, le 18 novembre 1682). Au
xn» siècle, on admettait encore dans ce cas la lieéité
de cet usage (Cf. S. Thomas, in IV, disl. 31, q. 3,
a. I, sol I ad i"" et ad 2™; Quodtib., v, q. 7, a. i3)
et l'on continua depuis à en discuter (Cf. Ksrtscubid,
op. cit.. section 11). On aurait donc tort ici encore de
conclure absolument des usages présents à la pra-
tique ancienne : il s'en faut qu'on se soit toujours
fait du secret de la confession la même conception.
Mais, BOUS sa forme essentielle, la loi en a toujours
présidé à l'administration de la pénitence. La
législation plus récente et plus rigoureuse de l'Eglise
n'est que la codilication de conceptions et d'usages
qui remontent très réellement aux premiers siècles.
Voir Codex furis Canonici, ean. 889,890; 1757^3, 2°;
aSôg.
P. Galtibr, S.J.
PENSÉE (LA LIBRE). — I. Historiqub : Sectes
du lihre esprit. — Libertins spirituels. — Libres
penseurs. Collins. Voltaire. — Etal actuel.
11. Evolution LOGIQUE nu système : triple phase.
— Phase liliérule. — Phase doctrinale. — Phase
politique.
III. Discussion. — La liberté réside-t-elle
dans l'intelligence ou dans la volonté? Degré de
la liberté du croyant dans ses im'est' cations scien-
tipqnc^. I.e doute méthodique. Ne pas confondre
lu liberté de pensée et la liberté d'exprimer sa
pensée. — Conclusion.
LiBiiB PKNsiiB : « L'un des plus dangereux mots du
vocabulaire de l'incrédulité, parce qu'il touche tout
à la fois et à la plus essentielle de nos facultés, la
pensée, et à la plus chère de nos passions, la liberté. «
Canut, I.a libre pensée contemporaine, p. 2. Le mol
est moderne; au xvi" et au xvii" siècle, et encore au
xviii* siècle, on se servait, pour désigner ceux qui
ne pratiquaient pas la religion, du mot de libertin.
.)e le soupçonne encor d'6tr« un peu libertin :
Je ne remarque pas qu'il hanle les églises. MoLiêRB.
La Bruyère consacre un chapitre de ses Caractère^
aux Esprits forts.
1. Historique. — Mous rencontrons dès le xiii» siè-
cle des .See/«s du libre esprit, contre lesquelles
l'Eglise dut réagir. Amauhy de Bènb ( -j- i2o4) ensei-
gna à Paris des propositions panthéistes qui furent
condamnèes(/>. /;. ,433[358]). David db Dînant déye-
loppa sa doctrine, qui fut condamnée par des conciles
tenus à Paris (1201 et laio) et provoqua les rigueurs
de Philippe Auguste. Ohtlieb répandit des erreurs
semblables à Strasbourg.
Au xiv» siècle, les Frères et les Sœurs du libre
esprit (liberae intelligentiae) étaient nombreux, sur-
tout en Alsace et sur les bords du Rhin ; ils furent
condamnés par l'archevêque de Cologne, Henri de
Virnebourg(i3o6). puis à "Trèveset à Mayenca (i3io),
enlin par Clément Vau Concile de Vienne (i3ii). Ce
même concile condamna les exagérations des Spiri-
tuels dans la personne de Pierre Olivi (-j- i 298). Les
Spiritiieh ou Praticelles prirent la défense de Louis
de Bavière contre Jean XXII.
Idée centrale : La conscience de l'identité sub-
stantielle avec Dieu rend l'homme libre, et cette
liberté consiste dans la suppression du remords;
nulle loi n'existe plus pour un tel homme — Us
célébraient une sorte de culte secret, qui devenait
souvent l'occasion des plus honteux excès, comme
il ressort des procès-verbaux de leursinterrogatoires.
Après i43o, il n'est plus question d'eux. En France,
on les avait parfois nommés « les Turlupins ».
Nous retrouvons plus tard les Libertins spirituels
originaires de Flandre, secte panthéiste qui donna
naissance à un parti politique de Genève, contre
lequel Calvin eut à laiiev (Contre la secte phontasfi-
que et furieuse des Libertins qui se nomment Spiri-
tuels, Genève, i545). — Marguerite de Valois se
laissa circonvenir par certains apôtres de ces funestes
doctrines et leur accorda un asile à Nérac.
Docthinb. — Il n'y a qu'un seul esprit, il fait tout;
le diable, le monde et le mal ne sont que de vaines
imaginations. Conséquence : chacun n'a qu'à suivre
son inclination et à prendre son appétit pour règle
de vie.
Naturellement ces doctrines étaient d'abord voilées
sous un langage chrétien; peu à peu seulement on
initiait les lidèles à la prétendue liberté spirituelle.
L'expression lil>re penseur nous est venue d'Angle-
terre. Il se forma sous Jacques II etGuillaume II une
secte de free thinkers qui s'attacha à tourner en ridi-
cule la constitution ecclésiastique. Ils s'appelaient
aussi esprits forts, parce qu'ils accusaient d'être des
esprits faibles, timides et bornés, ceux qui ne pro-
fessaient pas semblable indépendance de penser.
Cette secte prit, au commencement du xviii« siècle.
1867
PENSEE (LA LIBRE)
1868
l'importance d'une école philosophique. Antoinb |
CoLLiNS publia en 17 13 son manifeste, qui eut un
grand retentissement, mais fit un énorme scandale.
Le livre fut aussitôt traduit en français sous ce
titre : Discours fur la liberté de penser^ écrit à l'occa-
sion d'une noui'elle secte d'esprits forts ou de gens
qui pensent librement. Il tente de prouver la liberté
de penser par les raisons suivantes : i" C'est un droit
qui appartient à tous les hommes, fondé sur le droit
que nous avons lovis de connaître la vérité, donc
da la rechercher; or notre raison est le seul instru-
ment de recherche et de connaissance qui soit en
notre possession. 2" C'est le seul moyen de se per-
fectionner dans les sciences. 3o Sans ce moyen, on
tombe dans toutes sortes d'absurdités. 4° C'est agir
contre la raison que de prescrire des bornes à notre
pensée. — Ces assertions, dont on trouvera plus
loin la réfutation, parurent tellement hardies que,
malgré la liberté traditionnelle laissée en Angleterre
aux manifestations de la pensée, l'auteur dut quitter
Londres ot se réfugier en Hollande. Une fois à l'abri,
il écrivit plusieurs autres ouvrages, notamment une
réfutation du traité de Clarkc sur l'existence de Dieu.
Toute l'écolepliilosophiqueanglaise entra dans cette
voie. En 1778 fut publié ;i Londres un recueil pério-
dique intitulé : The free thinker. Essays tif lyit and
humour. Roungbhokb et Home nièrent avec audace
les fondements mêmes du christianisme, qui avaient
été protégés jusque-là contre toute discussion. On
sait l'influence considérable que ces deux écrivains
exercèrent sur le mouvement philosophique en
France.
C'est par des traductions de Rolingbroke et de
Hume que Voltairk commença son œuvre antireli-
gieuse. Il y ajouta sa verve railleuse, qui supplée à
la force du raisonnement; voici comment, dans ses
Dialogues philosophiques, il définit l'esclavage de
l'esprit : « J'entends cet usage où l'on est de plier les
esprits de nos enfants, comme les femmes caraïbes
pétrissent les têtes des leurs; d'apprendre d'abord à
leurs bouches à balbutier des sottises dont nous
nous moquons nous-mêmes; de leur faire croire ces
sottises dès qu'ils peuvent commencer à croire; de
prendre ainsi tous les soins possibles pour rendre
une nation idiote, pusillanime et barbare; d'instituer
enfin des lois qui empêchent les hommes de parler
et même de penser. »
Plus modérée de ton et peut-être plus perfide,
l'Encyclopédie écrit à ce sujet : « La véritable liberté
de l'esprit tient l'esprit en garde contre les préjugés
et la précipitation. Guidée ])ar cette sage Minerve,
elle ne donne aux dogmes qu'on lui propose qu'un
degré d'adhésion proportionné à leur degré de cer-
titude. Elle croit fermement ceux qui sont évidents;
elle range ceux qui ne le sont pas parmi les proba-
bilités; il en est sur lesqjiels elle tient sa croyance
en équilibre; mais si le merveilleux s'y joint, elle
devient moins crédule : elle commence à douter et à
se méfier des charmes de l'illusion. Elle ramasse sur-
tout toutes ses forces contre les préjugés que l'édu-
cation de notre enfance nous fait prendre sur la
religion, parce que ce sont ceux dont nous nous
défaisons le plus difficilement ; il en reste toujours
quelque trace, souvent même après vous en être éloi-
gnés. Lassés d'être livrés à nous-mêmes, un ascen-
dant plus fort que nous nous tourmente et nous y
fait revenir. »
Les libres penseurs du xvin' siècle restèrent géné-
ralement déistes, mais appliquèrent tous leurs efforts
i ruiner l'autorité des Livres saints et à saper les
fondements de la religion catholique. On connaît
le mot d'ordre que faisait circuler Voltaire : Ecra-
jia.'is l'infâme.
Les libres penseurs du xix* siècle ont poursuivi
l'œuvre de leurs prédécesseurs, ils ont attaqué la
religion naturelle elle-même. Des déistes comme
Jules Si.MON et Paul Janet leur ont apparu comme des
attardés, incapables de ralentir le mouvement des-
tructeur. Ils ont d'ailleurs vainement essayé d'élever
sur les ruines faites par eux un nouvel édifice
intellectuel.
Les libres penseurs comprennent d'ailleurs la né-
cessité de remplacer ce qu'ils tentent de détruire,
suivant le principe de Feuerbach : « C'est seulement
sur le manque de justice, de sagesse et d'amour dans
l'humanité que repose la nécessité de l'existence de
Dieu. Il faut donc s'efforcer de rendre inutile la vie
future par l'amélioration de cette vie; de sorte que
l'homme ne laisse pas échapper les biens de ce monde
en attendant ceux du ciel, et qu'il préfère un bon-
heur limité, mais réel, à une félicité qui n'a d'exis-
tence que dans l'imagination... Tout homme doit se
faire un Dieu, c'est-à-dire un but final de ses actes ;
qui a un but, a une loi au-dessus de lui; il ne se
conduit pas seulement lui-même, il est aussi conduit
par une volonté supérieure... Quiconque a un but,
un but véritable, a, par cela même, une religion, si-
non dans le sens borné de la-plèbe théologique, du
moins, et c'est là l'important, dans le sens de la
raison, dans le sens de la vérité. »
La plupart des écoles philosophiques contempo-
raines, comme le rationalisme, le positivisme, le
matérialisme, n'ont de commun que le principe de
la libre pensée; leur divergence contribue à aggraver
la défiance contre l'intellectualisme et à rejeter les
esprits modernes vers le pragmatisme.
Voilà pourquoi la libre pensée a, de nos jours,
une allure moins théorique que pratique et politique.
Sous l'influence des disciples d'AuousTE Comte, elle
est devenue une véritable religion, qui a sa hiérar-
chie et ses cérémonies, parodies de celles de l'Eglise
catholique. C'est ainsi qu'ils organisent les banquets
du vendredi saint, destinés à protester contre le res-
pect (jue les indifférents eux-mêmes ont conservé
pour le jour anniversaire de la Passion du Christ.
Etat actuel. — Les libres penseurs ont organisé
de nombreuses associations groupées en Fédérations
nationales, celles-ci réunies en une Fédération inter-
nationale (fondée en 1880), dont le Bureau perma-
nent est à Bruxelles. Ils se réunissent en Congrès
régionaux (Londres, 1882; Amsterdam, i883; An-
vers, 1 883; Londres, 1887; Paris, 1889; Madrid, 1892;
Bruxelles, 189.5; Paris, 1900; Genève, 1902.,.) ou
même internationaux (Rome, 20 septembre 190^ ;
Paris, igoS; Buenos-Ayres, igo6; Buda-Pest, 1907;
Lisbonne, 1918; Prague, igiS, pour commémorer le
SoC anniversaire du martyre de Jean Huss). Les
associations possèdent leurs périodiques. Outre cer-
tains journaux politiques, comme le Journal de
Charleroi, qui publie chaque jeudi les nouvelles de
la Libre Pensée dans le monde entier, il y a dans
chaque pays un organe officiel du mouvement : Por-
tugal : Lifre Pensamento^ organe de la Junte fédéral
do Livre Pensamento. fondée en 1908 et qui a succédé
à la Société du registre civil, fondée en 1906, ainsi
nommée parce que, sous la monarchie, elle réclamait
la la'icisation de l'état civil; Hollande, Vrije Gedachte
proteste contre le gouvernement qui propose de
modifier la constitution de manière à organiser
l'enseignement primaire public comme un simple
complément destiné à remédier aux insuffisances de
l'enseignement libre. Le 4 mai 1913, Congrès à Ams-
terdam pour grouper dans une fédération les agnos-
tiques, les positivistes, les monistes, les athées et
les anticléricaux. On fonda en igi4 la revue men-
suelle : Ont\<.ihheling . — Bohême, journal, Plameny,
18G9
PENSEE (LA LIBRE)
1870
d« l'association monisle qui a de nomlireux atlîliés
chez les Tchèques il'Aïuérique; la revue nouvelle
porte lenora de Vek Hozumit (l'âge de la raison). —
Angleterre : Itatinnatist Press Association ; Seciilar
Education I.eague, pour obtenir la laïcisation de
l'enseignement, se recrute surtout chez les non-
conformistes, organise des meetings pour l'aboli-
tion des lois du blasphème. — ,'Mleuiagne (Atheist,
Dissident), voir Der muni^lische Jahrhunderl. Frei-
denker, annuaire du Freideiikertnind (chez F. Vogt-
Uerr, à Wernigerode, 60 pf.) donne une sci-ie de
renseignementssurl'organisation de la LibrePensée :
1b Comité : Konfessionsloss, le Deiitsclier Freidenker-
iiund ; le Bund fiir retigiose (îemeinden; la Deutsche
(iesellschajt fiir clliisclu' Kulltir ; le Deiilscher Bund
j:ir weltiche Scinilc iind Moral Inlrrriilit. La Ceis-
tesfreiheit fait campagne en faveur de la crémation
(34 fours en igi3), poursuit sa campagne en faveur
des Konfessioriatos, iioleii chaque recensement l'aug-
mentation des personnes déclarant n'appartenir à
aucune religion (aôo.ooo en igti d'a[>rcs Dus freie
Wort) et lutte contre l'enseignement religieux obli-
>tatoire à l'école. — Etals-Unis, les sociétés de bro-
chures rationalistes (/-'ree^/iOH^/i/ Tract Society) ont
pour organe le Trutli Seeker. On y organise tous les
liiraanches des conférences; durant la belle saison,
il la campagne. — Hongrie, une Société de pionniers
{Vtloro Tarsasaf:). fondée en 191 r, fait en deux ans
cinq cents conférences; elle a pour organe un journal
Iiebdomadaire Uttoro; elle est dissoute par l'autorité.
— En France, le ii7'ie/'c/isei(r s'inqirime à Limoges,
la Iiaison(Uir. Victor Charbonnel) à Paris. Il ne fau-
drait pas juger par ces seuls journaux du mouve-
ment libre penseur, qui est immense, puisque des
^Toupes sont formés dans toutes les villes. — Norvège,
l'édération des Fritaenkeren, journal du même nom,
fondée en igiS; le mouvement a commi'ncé en igng.
i.3oo adhérents. Pas d'organisation en Suède et
Danemark. — Espagne, en juillet igiS se fonde une
Ligue espagnole pour la défense des droits de
l'homme. — Italie, l'Association nationale a son
siège en face du Vatican et a pris le nom de Giordano
IJruno. — Autriche, 23 mai igi3, fondation de
rUnionraoniste universitaire viennoise. — Roumanie,
Société scientifique de culture positive de Jassy a un
organe hebdomadaire, la Hatiunéa. — Suisse, 1 1 mai
igiS, Congrès à Neuchàtel de la Fédération de la
Libre Pensée romande. Le 16 mars s'était fondé à
r.erne un cartel d'associations suisses pour l'éman-
cipation intellectuelle, comprenant la Fédération
suisse-allemande de Libre Pensée, l'Union suisse
monisle, et les loges maçonniques. Lausanne : la
f.ibre Pensée. — En Serbie parait un livre « Zn
Slobodan Savesti » (Pour la liberté de conscience),
1913. — Fiume, revue mensuelle La Fiaccola. —
Trieste : Associazione del Libéra Pensera. — Nouvelle-
Zélande : Neiv-Zealand Ratianalist Association, or-
gane : Examiner. — Philippines, Association : Los
llijos de la Verdad (Les Fils de la Vérité), avec un
oi'gane mensuel i»c,rédigéen espagnol et en langue
indigène. — Porto Rico, Consciencia I ibre, journal
hebdomadaire. — Brésil, Lumen. — Uruguay, pays
signalé comme le plus avancé au point de vue
rationaliste. — Argentine, 4 juillet igiS: 5e congrès
national de la Fédération argentine fondée en 1908,
35 comités de Libre Pensée et 4G loges maçonniques
y sont représentés. La cotisation est remplacée par
une contribution volontaire On demande vainement
l'introduction du divorce dans la législation. — An
<;hili paraissent des livres comme < La .Mentira cris-
liina» et « /.« Verdade Razonada « ou des périodi-
ques 0 FI libre Pensador », » Fspirilii Libres, » Tri-
biina Libre», « Et l'oladino n devenu n El Itadical ».
— Pérou, <i La Jtazon » réclame la réforme de l'article 4
de la Constitution de la République, en préconisant
la liberté des cultes et la séparation de l'Eglise et
de l'Etat.
C'est grâce à ces associations nombreuses, à ces
fédérations internationales, à cette organisation mer-
veilleuse de presse, que les libres penseurs peuvent
agir brusquement sur l'opinion publique, comme on
l'a vu pour la mort de Ferrer.
II. Evolution logique du système. — On peut résu-
mer ces renseignements historiques en distinguant
trois étapes dans le mouvement de la libre pensée:
- phase libérale, qui proteste contre les mesures de
précaution prises par l'Eglise pour protéger ses
enfants contre le danger de l'erreur ; — phase doctri-
nale, (lui exclut tout surnaturel et toute religion
positive, comme un prétendu obstacle à la liberté de
pensée : ainsi Renan : « Nous ne discutons \,ai
le surnaturel, parce qu'on ne discute pas sur
l'impossible... par cela seul qu'on admet le surnatu-
rel,on semel endehors delaraison et de la science.»
Vie de Jésus; — phase politique, pendant laquelle les
adhérents se groupent en organisations, formant
comme une religion à rebours. On doit distinguer
logiquement ces trois phases, sans pouvoir assigner
une périodenetlementdéliniitéepour chacuned'elles ;
chaquepcriode peut se prolonger plus ou moins
selon les individus ou même selon les nations ; mais
la marche générale de la libre pensée est bien celle
que nous indiquons, elle oblige ses partisans à
adopter des principes et une lactique variables,
selon la phase à laquelle ils sont parvenus. C'est ce
qui explique l'indécision et les divergences que
manifestent les congrès internationaux : chaque
groupement apportant un reste de la tactique q^ui
s'impose dans son pays d'origine. Ceux qui sont
plus avances arrivent à contredire les principes
invoqués par les débutants ; telle est l'erreur intes-
tine qui les condamne tous.
1") Phase libéuai-h. — C'est la première en date,
celle que suggère le nom même de libre pensée.
Le libre penseur proteste contre les restrictions
apportées par l'Eglise ou l'Etat à la manifestation
de certaines opinions. Il érige en thèse la liberté
de conscience ou liberté religieuse et revendique
comme un bien absolu l'absence de toute contrainte
à l'égard des croyances et des pratiques religieuses.
1* Laroussi! prétend même qu'aucune loi humaine
ne peut atteindre la violation de la loi de Dieu, car
Dieu n'est pas une personne mineure et n'a aucun
besoin d'être mis en tutelle et d'être protégé. — Est-
il nécessaire, pour réfuter le sophisme, de faire
remarquer que la loi défend non Dieu, qui nepeutètre
atteint en lui-même, mais les droits de Dieu qui
peuvent être violés? et si la loi humaine défend les
droits de Dieu, ce n'est pas pour subvenir à la fai-
blesse d'un Dieu incapable de se défendre par ses
propres forces, mais pour faire respecter la justice
et l'ordre, sans lesquels la société ne peut pas
subsister.
a" Les libres penseurs prétendent que tout progrès
a été accompli par des lil>res penseurs et a toujours
été entravé par l'autorité, organe de conservation.
Us aiment à citer Socrale, condamné à boire la ciguë
pour avoir professé des idées trop larges sur la divi-
nité; Anaxagore, poursuivi comme athée, et sauvé à
grand'peine par Périclès; Aristote, obligé de quitter
Athènes parce qu'il fut accusé d'avoir voulu intro-
duire des opinions contraires à la religion tradi-
tionnelle; plus tard, Campanella. soumis sept fois
à la question pour avoir alTirmé que le nombre des
mondes est infini; Harvey, persécuté pour avoir
prouvé le vrai mode de circulation du sang; Galilée,
1871
PENSÉE (LA LIBRE)
1872
condamné à la prison pour avoir affirmé l'immoliililé
du soleil et le mouvement de la terre; Ramus, con-
damné pour avoir enseigné qu'ArJslote n'est pas
infaillible... — Sans vouloir discuter chaque cas à
part, il est facile de répondre que cette induction est
incomplète. Si certains progrès ont été retardés ou
mal accueillis parce qu'ils contredisaient les opinions
courantes, combien d'erreurs ont été évitées par de
sages réglementations! Ce que nous retiendrons de
l'objection, c'est la nécessité de protéger non des
opinions ou des préjugés, mais la seule vérité cer-
taine, à laquelle seule l'erreur peut être opposée.
'6' CoLLiNS compare la liberté de pensée avec la
liberté de la vue et ridiculise ceux qui, voulant em-
pêcher de voir librement, obligeraient de suivre une
profession de foi oculaire; gens qui, n'ayant que leurs
propres yeux pour les diriger, pourraient se tromper
aussi aisément que ceux dont ils prétendent rectitier
la vue, outre qu'il est fort à craindre qu'ils ne veuil-
lent se rendre maîtres des yeux des autres qu'à des-
sein de les aveugler pour les mieux tromper. — Sans
relever le dernier trait, qui préjuge les intentions
individuelles et qui est étranger à une discussion
objective, il faut répondre en niant la parité : l'objet
de la vue est d'évidence immédiate, ce qui n'est pas
vrai pour la plupart des objets de la pensée. Autant
il paraîtrait illusoire de réglementer l'adhésion aux
premiers principes, autant il peut être utile de diriger
les esprits vers des conclusions auxquelles on ne
parvient qu'après un long labeur et qu'on ne peut
nier ou mettre en doute sans délrimenl pour la
société.
4° Cor.uNs veut établir les droits de la libre pensée
en se fondant sur l'exemple de la prédication de
Jésus-Christ et des apôtres, qui n'ont établi la reli-
gion chrétienne à l'origine qu'en s'adressant à la
raison et à la persuasion. — Nous ne nions pas que
l'intelligence individuelle ait une œuvre personnelle
à accomplir dans l'acquisition de la vérité ; toute la
question est de savoir si chacun sera livré à ses pro-
pres forces dans ce travail difficile de recherche, ou
s'il sera guidé et protégé par la société.
D'ailleurs, que de prescriptions faites parlasociété
en vue du bien commun, qui ne sont pas considérées
comme des obstacles à la liberté 1 si donc on érige le
principe que la vérité seule sera en dehors de toute
protection, c'est qu'on imagine qu'elle ne court pas
de dangers, assertion contredite par l'expérience;
ou qu'on ne la considère pas comme un lien. Les
libres penseurs ne peuvent répondre à ce dilemme.
CoNDAMNATio.Ns. — Nombreux sont les documents
pontiflcaux proscrivant la liberté de conscience pr6-
née comme un bien absolu. Grégoibb XVI (Ency-
clique Miraii vos, iSSa, édition des Questions
actuelles, p. aii) dénonce cette maxime fausse et
absurde ou plutôt ce délire : qu'on doit procurer et
garantir à chacun la liberté de conscience ; erreur
des plus contagieuses, à laquelle aplanit la voie cette
liberté absolue et sans frein des opinions qui, pour
la ruine de l'Eglise et de l'Etat, va se répandant de
tontes parts... « Eh I quelle mort plus funeste pour
les âmes, que la liberté de l'erreur! » disait saint
Augustin (£/)., c.v, 3, lo, P./.., XXXlIl,4oo) en voyant
ôter ainsi aux hommes tout frein capable de les rete-
nir dans les sentiers de la vérité, entraînés qu'ils
sont déjà à leur perte par nn naturel enclin au
mal.
PiR IX revient sur les mêmes condamnations dans
l'Encyclique Quanta cura, i864, et dans les propo-
sitions 92-80 du Syllabo».
LÉON Xin dénonce le mal avec plus de précision
dans l'Encyclique Immorlale Dei, i885 : « Ce perni-
cieux et déplorable goût des nouveautés que vit
naître le xvi^ siècle, après avoir d'abord bouleversé
la religion chrétienne, bientôt par une pente natu-
relle passa à la philosophie, et de In philosophie a
to<is les degrés de la société civile. C'est à cette
source qu'il faut faire remonter ces principes mo-
dernes de liberté effrénée, rêvés et promulgués
parmi les grandes perturbations du siècle dernier,
comme les principes et les fondement» du droit nou-
veau... Chacun relève si hien de lui seul, qu'il nest
d'aucune façon soumis à l'autorité d'autrui. Il peut
en toute liberté penser sur toute chose ce qu'il veut, n
Plus loin, l'illustre Pontife ajoute : « C'est d'ailleurs
la coutume de l'Eglise de veiller avec le plus grand
soin à ce que personne ne soit forcé d'embrasser la
foi catholique contre son gré, car, ainsi que l'observe
sagement saint Augustin, l'homme ne peut croire
que de plein gré {Tract, xxvi In Joan., i, a). Par la
même raison, l'Eglise ne peut approuver une liberté
qui engendre le dégoût des plus saintes lois de
Dieu, et secoue l'obéissance qui est due à l'au-
torité légitime. C'est là plutôt une licence qu'une
liberté, et saint Augustin l'appelle très justement
une liberté de perdition (Ep., cv, ad Donatistas, a)
et l'apôtre saint Pierre, un vniledeméchanceté (\ Pet.,
II, 16). Bien plus, cette prétendue liberté, étant oppo-
sée à la raison, est une véritable servitude. Celui
qui commet le péché, est l'esclave du péché (Jean,
VIII, 34). Celle-là, au contraire, est la liberté vraie
et désirable qui, dans l'ordre individuel, ne laisse
l'homme esclave ni des erreurs, ni des passions qui
sont ses pires tyrans, et dans l'ordre public, trace de
sages règles aux citoyens, facilite largement l'ac-
croissement du bien-être et préserve de l'arbitraire
d'autrui la cliose publique. —Cette liberté honnête et
digne de l'homme, l'Eglise l'approuve au plus haut
point, et, pour en garantir au peuple la ferme et
intégrale jouissance, elle n'a jamais cessé de lutter
et de combattre. >
Rhfutation. — La confusion est ici entre la liberté
phjsique et la liberté morale. Quand bien même
l'homme serait maître des opérations de son esprit
comme des mouvements de son coenr, il a des règles
immuables auxquelles il doit se conformer. La vérité
est la règle de son esprit; s'il s'en écarte volontaire-
ment, il est coupable. Tant que ces écarts restent en
lui, il n'est responsable que devant Pieu. Mais s'il
veut insinuer ses erreurs aux autres, l'autorité légi-
time a droit de punir.
Ceux qui s'opposent à ces interventions de l'auto-
rité s'appuient sur les droits de la raison, mais il est
évident que, si les écrivains étaient uniquement gui-
dés par leur raison, il n'y auraitpas à s'opposer àson
libre développement; or l'on prétend précisément
défendre les vrais droits de l'esprit en réduisant la
propagande ou la diffusion de l'erreur.
Rrnan a proclamé le grand principe moderne du
nnorr a l'erreur, ce que Paul Janrt explique ainsi :
« L'erreur n'est souvent qu'un moyen d'arriver à la
vérité. Ce n'est que par des erreurs successives,
chaque jour amoindries, que se font les progrès des
lumières et le perfectionnement des esprits » {ftevue
des deux mondes, 1" septembre 1866). — Cette théorie
est malheureusement assez courante aujourd'hui
pour qu'il soit nécessaire de la réfuter. En réalité,
l'erreur est un mal, elle ne peut être l'objet d'aucun
droit; puisqu'on prétend que l'erreur est un moyen
d'arriver à la vérité, on reconnaît l'acquisition de la
vérité comme le but à atteindre, il serait donc illo-
gique d'abandonner gratuitement les parcelles de
vérité déjà obtenues, dans l'espoir d'en acquérir
d'autres. La confusion de nos adversaires est de
placer la fin de l'intelligence dans la recherche de la
vérité, non dans la vérité elle-même. L'étude devient
1873
PENSÉE (LA LIBRE)
1874
un sport comme la cliasse, on se propose non le gi-
bier, mais le plaisir de la poursuite. Ce qui provo-
quait déjà l'ironie de S. Paul : « seniper discentps, et
nunquam ad scienliam verltatis perveiiieules »,
II fini., m, 7. Il est d'ailleurs faux de prétendre que
l'erreur soit, d'elle-même, un moyen d'arriver à la
vérité, car l'erreur détourne de la vérité ; ce que
l'on peut concéder, c'est que, dans les questions
complexes, on n'arrive pas du premier coup à la
vérité, mais on y arrive j)rogressivement, par des
théories où se glissent certaines faussetés et qui sont
dédaigneusement qualifiées d'erreurs par les sys-
tèmes plus perfectionnés. L'erreur chez les uns peut
également être l'occasion pour d'autres de scruter
davantage la vérité, mais cette heureuse influence
est un eiret /ler accidens et ne saurait légitimer ce mal
intrinsèque qu'est l'erreur.
On se demande si 1 on doit considérer comme une
raillerie ou comme un sophisme ce raisonnement de
Voltaire : » Vous êtes sûrs que la religion chré-
tienne est divine, et vous n'avez rien à craindre pour
elle. » ~ Nous répondons : La certitude que la reli-
gion survivra à vos attaques ne nous dispense pas
d'employer les moyens raisonnables d'assurer sa
conservation et son extension. Ue plus, il s'agit de
défendre la religion non en elle-même, mais dans les
faibli-s qui la possèdent et qui pourraient la perdre.
Les libres penseurs libéraux aiment à citer le texte
de Tkbtullikn (Apologeticum, xxiv) : « Permettez à
l'un d'adorer le vrai Dieu, à l'autre Jupiter ; à l'un
de lever les mains au ciel, à l'autre vers l'autel de la
foi ; à celui-là de compter, comme vous dites, les
nuages, à celui-ci les panneaux d'un lambris; à l'un
enfin de s'offrir lui-même à Dieu, à l'autre d'offrir un
bouc. Prenez garde que ce ne soit une espèce d'irré-
ligion, d'ôler la liberté de la Religion et l'option de
Dieu, de ne pas me permettre d'adorer le Dieu que je
veux adorer et de me contraindre d'adorer celui (]ue
je ne veux pas adorer. Quel Dieu recevra des hom-
mages forcés'.* Un homme n'en voudrait pas 1 u ou
cet autre texte de Tertullien (Lettre à Scapiilri, pro-
consul d'Afrique, 11) : « Il est de droit naturel et de
droit commun que chacun adore ce que bon lui sem-
ble : la religion d'un homme n'est ni utile ni nuisi-
ble à un autre homme. Il n'appartient pas à une
religion de faire violence à une autre religion. Une
religion doit être embrassée par conviction et non
par force; car les ofTrandes à la divinité exigent le
consentementdu cœur. » Ils reprochent aux chrétiens
de n'avoir pas conservé aux heures du triomphe les
principes invoqués dans le feu de la persécution.
Mais autre est l'expression d'un philosophe ou d'un
théologien, autre celle d'un ardent apologiste, qui
cherche avant tout à convaincre ses adversaires de
contradiction. La polémique de Tertullien ne fait pas
toutes les distinctions nécessaires. Il manquait de la
sérénité d'esprit nécessaire à la claire vision d'un
problème aussi complexe que celui que nous discu-
tons ici.
a") Phash doctrinale. — Larousse dit que le
caractère essentiel des libres penseurs est de rejeter
toute religion positive. Il ne s'agit plus des lois
humaines considérées comme des entraves à la
liberté de la pensée; il ne faut plus aucune religion
positive, aux parties réunies et aux confins délimites,
s'imposant même librement comme un tout à pren-
dre ou à rejeter; on la considère comme incompati-
ble avec la liberté de l'esprit. C'est en ce sens que
jAiniis disait, le 26 novembre 1896, à la Chambre des
députés : a Nous voulons, quelles que soient les
doctrines spéciales, qu'il soit bien entendu qu'aucun
dogme, qu'ancune formule imposée au préalable ne
limitera la liberté intinie de la recherche. » Nous
lisons dans la Déclaralion de principes, présentée
au Congres de Kome par M. Ferdinand Buisson et
votée à l'unanimité le 22 septembre 190/1 : 0 La Libre
Pensée ne i)ouvanl reconnaître à une autorité quel-
conque le droit de s'opposer ou même de se super-
poser à la raison humaine, elle exige que ses adhé-
rents aient exj)ressément rejeté non seulement toute
croyance imposée, mais toute autorité prétendant
imposer des croyances (soit que celte autorité se
fVjnde sur une révélation, sur des miracles, sur des
traditions, sur l'inluillibilité d'un homme ou d'un
livre, soit qu'elle commande de s'incliner devant les
dogmes ou les principes a priori d'une religion ou
d'une philosophie, devant la décision des pouvoirs
publies ou le vote d'une majorité, soit qu'elle fasse
appel à une forme quelconque de pression exercée du
dehors sur l'individu pour le détourner de faire sous
sa responsabilité personnelle l'usage normal de ses
facultés). D
BcissoN s'exprime en ces termes : « La libre pen-
sée consiste dans la négation du dogmatisme. Notre
seul credo est de n'en pas avoir, parce que tout credo
est une immobilisation illicite de la pensée hu-
maine... C'est une pensée qui, non seulement s'est
libérée un jour de l'autorité du dogme et de la foi,
mais qui se garde à jamais libre de tout servage
doctrinal. ■> Et M. Séailles, dans sa lettre au Congrès
de Genève 1902, définit la libre pensée : le droit au
libre examen. « Elle exige que toute aflirmation soit
un appel de l'esprit à l'esprit, qu'elle se présente
avec ses preuves, (|u'elle se propose à la discussion,
qu'aucun homme, par suite, ne prétende imposer sa
vérité aux autres hommes au nom d'une autorité
extérieure et supérieure à la raison. Est donc libre
penseur quiconque — quelles que puissent être, d'ail-
leurs, ses théories et ses croyances — ne fait appel
pour les établir qu'à sa propre intelligence et les
soumet au contrôle de l'intelligence des autres. »
RÉPONSE. — Il y a là une équivoque capable d'abu-
ser les esprits peu exercés. Quand on parle de l'in-
dépendance de notre raison, nous demanderons quelle
indépendance on réclame. Serait-ce l'indépendance
par rapport aux règles de la logique? mais c'est
alors la déraison; — serait-ce par rapport à la vérité?
mais la vérité est précisément la lin de l'intelligence,
et la noblesse de cette faculté consiste à atteindre sa
fin, non à s'en affranchir; — serait-ce par rapport à
l'autorité? mais si je vois que cette autorité est res-
pectable, sera-ce obéir à ma raison que de mépriser
cette autorité? St Tho.mas d'Aquin dit : « Non cre-
deret nisi tideret ea esse credenda fel propter
evideiiltam signorum vel propter aliquid hujusmodii
(Sum. Theol., Il' llae, qu. i, a. 4).
Il y a sans doute une liberté de l'esprit consistant
dans la disposition à admettre toute vérité nouvelle,
à remplacer toute proposition non démontrée par
toute autre proposition dont la preuve sera fournie.
Mais la liberté d'esprit ne saurait consister à être
disposé à rejeter une vérité établie, ce qui laisserait
l'esprit dans un provisoire perpétuel. Cf. Fonsegrivb,
Eléments de philosophie. M.MAURRAsa pu dire dans
la Politique religieuse, p. 33-33 : « La libre pensée
est la pensée indéterminée. C'est la pensée libre
d'elle-même et par conséquent destructive d'elle-
même. C'est une pensée vague et qui se renie en va-
guant. Donc une pensée vague est nulle; il a bien
fallu que certains libres penseurs y prissent garde...
Ce qu'il y a de consistant dans sa pensée (à Haeekel)
est dû à un certain degré de détermination, de rigueur
et de servitude... Cet homme veut fonder une ligne
en vue d'une libre pensée nouvelle, d'une libre pen-
sée qui aurait le privilège assez paradoxal d'être
aussi une penséedélerminée... Jel'averl isqu'il pourra
1875
PENSEE [LA. LIBRE
187o
plaire à un ceilain ombre d'esprits, mais les libres
penseurs professionnels ne manqueront pas de l'évi-
ter tout d'abord, ensuite de le fuir et peut être plus
tard, s'il réussissait trop, de l'excommunier. »
Les libres penseurs discutent tantôt en disciples
de Descartes, pour qui tout est rationnel et suscep-
tible d'être acquis par la raison individuelle, tantôt
en agnostiques, pour qui aucune conquête intellec-
tuelle n'est délinitive ni absolue. Dans le second cas,
ils ont contre eux le bon sens des masses; dans le
premier, ils convaincront de moins en moins les sa-
vants, qui diront avec Pasteur, Discours de réception
à l'Académie française, a^ avril 1883 : « Celui qui
n'aurait que des idées claires serait assurément un
sot... Les notions les plus précieuses que recèle l'es-
prit humain sont tout au fond de la scène et dans
un demi-jour. C'est autour de ces idées confuses, dont
la liaison nous échappe, que tournent les idées
claires pour s'étendre, se développer et s'élever... Si
nous étions coupés de celte arrière-scène, les sciences
exactes elles-mêmes y perdraient toute leur gran-
deur. »
Il serait d'ailleurs chimérique d'imposer au savant
l'obligation de n'admettre que ce qu'il aurait lui-
même constaté et vérilié, de ne s'en lier à aucune au-
torité. Cette prétention ruinerait non seulement
l'histoire, mais rendrait impossible toutes les sciences
de la nature. La science n'est pas une œuvre exclu-
sivement individuelle, elle résulte d'un labeur col-
lectif et social. Le savant fait appela l'autorité, même
dans l'ordre spécial de recherches où il est compé-
tent; mais il ne le fait qu'à bon escient, soumettant
son esprit critique aux règles de la méthode
historique.
Lacordairr, avec un sens aigu des besoins de son
temps, attaquait de front le préjugé de la Libre
Pensée lorsqu'il montrait dans sa i'« Conférence de
Notre-Dame de Paris (i835) que l'homme est un être
enseigné : a L'homme est un être social... son in-
telligence aussi doit vivre par la société, et la nour-
riture de l'intelligence étant la Vérité, la vérité doit
lui être transmise socialement, c'est-à-dire par l'en-
seignement. »
Aujourd'hui le terme de lilire penseur est devenu
synonyme de sceptique; d'après cette signification,
est libre penseur quiconque ne croit à rien; et moins
l'on croit, plus on est réputé capable de penser
librement. Ainsi l'athée serait plus libre penseur
que le simple déiste, et le sceptique plus que l'athée.
Quelques-uns essayent d'arrêter celte progression
aux questions métaphysiques pour sauver la mo-
rale. Mais c'est en vain : et, d'après l'échelle pré-
cédente, on sera forcé de dire que celui qui nie la
morale est i)lus libre penseur que celui qui l'affirme...
Ce préjugé, qui mesure la libertéà la négation, pour-
rail aller jusqu'à cette conséquence, que le plus haut
degré de liberté d'esprit consiste à ne pas même
croire à la liberté... Et cependant il y a des incré-
dules, qui, bien loin de i)enser librement, ne pen-
sent même pas du tout, et acceptent les objections
aussi servilement que les autres les dogmes. Com-
bien de croyants, au contraire, qui ont la manière
de penser la plus libre et la plus hardie ! Ce n'est
donc pas la chose même que l'on pense qui fait la
liberté, mais la manière dont on la pense. Cf. P. Ja-
NBT, He\ue des deux mondes, i" septembre 1866.
Rbnouvibb affirme la même pensée (Critique philo-
sophique du ai février 1898): « La libre pensée est
une croyance purement négative... Son symbole est
qu'il ne faut croire à rien. »
3*) Phase politique. — D'ailleurs les meneurs de
la libre pensée ont compris celte nécessité de l'être
humain, incapable de penser librement par lui-
même s'il n'est soutenu par la cohésion d'un groujio.
De là, ces innombrables sociétés qui se forment avec
uneaclivité prodigieuse dansions les pays;de là, ces
journaux qui agissent ellicacement sur les abonnés
recrutés à la suite d'une conférence retenlissante; de
là, ces congrès multipliés où des chefs, toujours les
mêmes, viennent proposer leur profession de foi.
La libre pensée est devenue une religion négative :
on y invoque constamiiient l'autorité de quelques
savants illustres, comme Bertublot et Habckb:.,
Lo.MBRoso, Skrgi. Le Gomp'e rendu officiel du Con-
grès de Rome (igo^) met en exergue ce mot de
Blanqui : u Ni Dieu, ni raaitre. » On discute longue-
ment au Congrès de Paris (igo5) la 0 morale sans
Dieu » ; on finit par déclarer « qu'elle se borne à
synthétiser en des règles perfectibles les moyens
pratiques d'action utile, conforme à l'ensemble des
connaissances de chaque temps; elle se résout en
somme à une hygiène physiologique et morale des
individus et des sociétés... elle est sans Dieu, puis-
qu'elle veut être scientifique >>.
Il y a cependant quelques surprises : ainsi, au
moment où M. Buisson lit son projet condamnant
les morales fondées sur une métaphysiciue quelcon-
que,comme supposant encore un reste de dogmatisme
rationnel, et fait joyeusement remarquer « que c'est
l'élimination de tout système aprioristique », un
anarchiste l'interrompt et lui demande: 0 y compris
la loi? » ce qui provoque une discussion confuse.
Au congrès de Paris, on organise des missions laï-
ques à l'intérieur. Les groupes sont invités à pro-
voquer de fréquentes causeries éducatives. Il y aura
chaque année une fêle civique et un banquet. On
célébrera chaque année une fêle des enfants. Le jour
de la fête de la Libre Pensée est choisi à la date da
Pâques. On décide : i" Que les fédérations nationales
de la Libre Pensée trouvent dans leur caisse de propa-
gande, où les fonds devront être centralisés, les res-
sources nécessaires pour pouvoir fournir : A — Au.^
mariages civils : orateurs, musiciens et chanteurs;
B — .\ux obsèques civiles : orateurs. 2 " Que la |)lus
large publicité soit faite afin que les libres penseurs
puissent assister en grand nombre aux cérémonies
civiles ; 3'^ Que les mariages civils aient lieu de préfé-
rence le dimanche.
On émet le vœu : i" Que les Sociétés de Libre
Pensée exigent de tous leurs adhérents le dépôt d'un
testament en forme légale par lequel ils exprime-
ront leur volonté d'avoir des obsèques purement
civiles; 2" Que, dans un avenir prochain, la loi
défende à tout ministre du culte de procéder aux
cérémonies religieuses du baptême et de la première
communion, sans une demande expresse et écrite du
père et de la mère, du tuteur et subrogé tuteur (si
les ](arenls sont décédés), ou de procéder à un enter-
rement religieux sans une demande en forme légale
de la personne défunte.
A propos de la propagande par l'enseignement
(p. i45). un citoyen propose de faire 0 un catéchisme
civique ». Le congrès réclame comme réformes immé-
diates : l'abrogation de la loi Falloux et le mono-
pole de l'enseignement ; la laïcité et non la neutra-
lité de l'enseignement.
Sans doute quelques esprits supérieurs sentent
l'illogisme auquel la foule prétend les conduire, ils
tiennent à dégager leurs responsabilités.
M. Skaillbs : « Nous n'avons que faire d'apporter
ici des outrages, des violences, des déclamations ;
nous avons moins encore à transformer notre congrès
en un concile qui promulgue son petit Syllabus à la
majorité des sufTrages; ji. 90... La science n'est ni
une métaphysique, ni une religion; elle nous laisse
dans le relatif, et nous devons nous refuser à toute
1«77
PENSÉE (LA LIBRE)
1878
tyrannie qui, en sou nom, prétendrait nous imposer
une tliéorie de l'absolu. »
Bbkthblot (p. 26) : « Cependant conservons tou-
jours la sérénité bienveillante ipii convient à notre
amour sincère de la justice et de la vérité, l.a voix
d<^ la science n'est ni une voix de violents, ni une
voix de doctrinaires absolus. Quel» qu'aient été les
crimes de la théocratie, nous ne saurions méconnu i Ire
les bienfaits que la culture chrétienne a répandus
autrefois sur le monde... Il serait contraire à nos
principesd'opprimer à notre tour nos anciens oppres-
seurs, s'ils se bornent à demeurer lidèles à des opi-
nions d'autrefois, sans vouloir les imposer... Certes
nous n avons pas les prétentions du prophète des-
cendu du Sinaï pour exterminer ses ennemis et pro-
mulguer un nouveau Déealogue. »
M. SÉAiLLBS disait dans sa lettre au Conférés de
Genève de 1902 : « Que ceux qui ont le i;oùt de la
(iropagande mettent en avant des raisons, et non des
apostrophes et des injures. »
Le ai sept. 1904, Demblon disait : « Citoyens, il
ne faut pas qu'au moment où le monde a les yeux
lixés sur nous, au moment où nous délibérons dans
la ville des papes, nous nous amoindrissions en
manquant de tolérance les uns à l'égard des autres...
Il ne faut pas que demain on puisse dire que nous,
qui avons toujours lutté contre la persécution, nous
sommes désireux de devenir à notre tour des persé-
cuteurs. »
Mais la logique de l'erreur triomphe de ces pro-
testations isolées, et le Compte rendu oUiciel de
Rome insère l'exposition du Monisme en trente
thèses, dont la 25» prône la religion moniste. La
Libre Pensée est ainsi une religion nouvelle, avec des
dogmes décidés, comme dans un concile, à la majo-
rité des voix. Quel sera le devoir de la minorité, si
elle prétend rester libre ?
La Libre Pensée est généralement plus populaire
que la Franc-maçonnerie et n'exige pas de cotisation
aussi élevée ; cependant les deux organisations sont
étroitement liées par une certaine communauté de
but poursuivi. Pour choisir parmi les preuves, qui
surabondent, il suflit de citer le /liilletin du Grand
Orient (i8ga, p. 3aa), qui montre que l'Assemblée
générale duG.\ 0.\ de i8ga a adopté l'adhésion des
loges de la Fédération aux f>roupes de la Lthre Pen-
sée et la création jiar les Loges de groupes de la
I ibre Pensée. A la page 490 du même Bulletin, il est
dit que « Les Loges du Grand Orient de France sont
invitées à encourager et favoriser le développement
des Sociétés de la Libre Pensée, qui complètent et
clendent l'action de la Maçonnerie dans sa lutte con-
tre le cléricalisme ".
L'attitude de la Libre Pensée a donc nettement
ilisgénéré ; c'était d'abord un mouvement de défense
individuelle pour protéger sa vie intellectuelle contre
une ambiance doctrinale jugée dangereuse , elle est
devenue une entreprise de conquête audacieuse des
eiprits populaires au profit de certains politiciens.
C'est contre les organisateurs de Congrès de la
Libre Pensée que Brunetiére énonçait ces propos
énergiijues : « C'est à nous de montrer qu'il n'y a pas
lie pensée plus esc lave que la leur, du plus inintelligent
fanatisme et des préjugés les plus vulgaires. C'est à
nous de montrer que le dogme ne contraint ni ne
gène en rien la liberté de la pensée, à moins que ce
ne soit en matière de dogmatique, ce qui est sans
doute assez naturel ; et c'est à nous de montrer que
la liberté de penser, telle qu'ils l'entendent et qu'ils
la pratiquent, n'est ([u'un contre-dogmatisme sans
substance ni fondement, v (Discours de combat, l. III,
/,« dogme et la Libre pensée, p. 224) C'est ce que dit
aussi JoBRGKNSBN ( l'i/a fera, p. i58): « On oubliait
seulement, et l'on se gardait bien de le voir, que
dans le domaine des sciences nul n'est libre de penser
ce qu'il lui plaît, l'esprit doit se soumettre au fait,
s'incliner devant l'expérience. Il y a des lois qu'il ne
peut modifier, des réalités qui s'imposent à lui. El
dans le domaine religieux on voudrait que le caprice
et l'imagination fussent les maîtres incontestés?...
Comme si tonte la liberté de la pensée ne se ramenait
pas à accepter le joug de la vérité I ■>
111. Discussion — Quoi(|ue notre e.xposé historique
ail été accompagné de certainesréfutatlons sommai-
res, il convient de le faire suivre d'une discussion
purement objective fondée sur le rappel de princi-
pes certains.
Saint Thomas (Summu Tlieol., l',q. 83, a. 3) montre
que la liberté consiste dans l'acte de l'élection ou
pouvoir de choisir. Nous sommes dits libres par le
l'ait que nous pouvons prendre une chose et laisser
l'autre, ce qui est précisément choisir. Or deux élé-
ments concourent à l'élection : l'un qui se trouve
dans la faculté de connaître, 1 autre qui relève de la
faculté appétitive.Du côté delà faculté cognoscilive,
se trouve le conseil ou l'enquête, qui nous permet
de juger ce qu'il faut préférer ou choisir. La faculté
appétitive, à son tour, accepte ce qui a été proposé
par le conseil. Le libre choix consiste dans cette
acceplMiion facultative. Mais de quelle faculté relève
proprement la liberté?
Aristote avait hésité. Dans son Ethique (L. VI,
ch. Il, n. 5), il laisse la question dans le doute, disant
que l'élection est soit un entendement qui désire, soit
un désir intelleclif, mais au L.Ill (oli. m, n.19) il in-
cline plutôt à la seconde opinion, puisqu'il l'appelle
un désir éclairé par le conseil.
C'est bien l'opinion qu'il faut admettre, car l'élec-
tion a pour objet propre ce qui est ordonné à la fin,
ce qui a raison de moyen, ou encore un bien utile.Ov
le liien est objet de l'appétit; ils'ensuit quel'élection
est un acte de la faculté appétitive : en elle résidela
liberté. Mais si la liberté réside dans la volonté, la
source ou la racine de la liberté se trouve dans la
raison, cf. de Veritate, q. xxiv, a. a : Totius liberta-
tis radix in ratione constituta. Seule la raison peut
connaître la notion de fin et la relation contingente
de tel moyen par rapport à telle fin : connaissance
requise pour fonder l'indépendance de la volonté et
sa liberté par rapport à tel moyen choisi. En ce sens
Lbibnitz a pu dire: a L'intelligenceest comme l'àme
de la liberté, »
La raison n'est pas libn- mais un acte d'intellec-
tion peut être impéré par la volonté libre, et à ce
titre peut être libre, par suite entraîner la respon-
sabilité. Il sera libre non quant à son objet, mais
quant à son ejercite(liberté d'exercice, non de spé-
cification). C'est ainsi que la volonté interviendra
pour mettre fin à l'enquête, œuvre de l'intelligence,
dès qu'elle se portera vers l'alternative qui lui est
proposée àce moment par l'intelligence, alors qu'elle
aurait pu, par son abstention, attendre qu'on lui pro-
pose l'alternative contraire. S'il est vrai que c'est tou-
jours le dernier jugement pratique (jue suit la faculté
appétitive, il ne faut pas méconnaître que c'est celle-
ci qui fait que ce jugement soit le dernier pratique-
ment, elle le fait par sa libre acceptation. Cf. PiiouBs,
Comm. fr. lilt. delà Somme /Viéo/., t. IV, p. 699.
Il ne faudrait pas en conclure que l'intelligence
est un simple instrumentaux mains de la volonté.
Ce serait étrangement méconnaître les droits de la
raison, que l'école thomiste considère comme la plus
noblede nos facultés, .i la suite d'ABisTOTB(/'e.^H(ma,
Livre III, ch. v, a; Ethique, X, ch vu) et de saint
Augustin (.^up. Gen. ad lilt., ch. xvi). Saint Tho-
mas va répondre par une distinction (q. 8a, a. 4
1879
PENSÉE (LA LIBRE)
1880
ad 1"'"): 1° Si nous considérons rinlelligence par
rapport à son objet propre, Vétie ou le vrai, dans son
universalité, elle ne dépend pas de la volonté, qui
ne pourra nullement lui dicter ses jugements à moins
d'une immixtion condamnable, et c'est ainsi que
nous devrons déclarer que la pensée n'est pas libre
à proprement parler. Elle est nécessitée par son
objet; sa perlection est d'atteindre le vrai, d'être
liée par lui. Elle ne le t'ait pas, elle le voit tel qu'il
est. Arislote dit même : intrlligere est pâli i/uud-
daiit. L'intellect qui i)(noreest la tahtilu rasii in qiiu
niliil est scriptum ; sa perfection consistée abdiquer
cet état d indétermination et d'indépendance pour
se li.ter dans la vérité. Considérer le joug de la
vérité comme des chaînes odieuses, c'est méconnaStre
le mécanisme de l'intelligence et sa linalité, c'est
comprendre la logique à la façon des Sophistes ou
confondre le travail intellecluel avec le caprice du
dilettante, ce serait la condiimnation irrémédiable
de la raison, puisque son activité ne peut avoir d'au-
tre linalité que de la débarrasser d'une liberté seule
compatible avec l'ifinorance absolue.
a" Si maintenant nous considérons l'intelligence
comme une chose déterminée, comme une puissance
concrèle, alors elle tombe sous l'objet de la volonté
qui se porte vers tout bien et qui peut désirer tel
acte de la faculté intellectuelle : Aoilà comment
l'exercice de la pensée est libre. 11 ne le serait pas
cependant si l'objet était actuellement présent et
s'imposait à l'intellection, comme cela arrivera au
ciel pour la vision béalilique.
Sauf ce cas exceptionnel, la pensée est libre dans
son exercice, en ce sens qu'on peut penser ou ne pas
penser, penser à telle chose ou s telle autre; mais la
pensée n'est pas libre par rapport à son olijet; elle
est nécessitée par le vrai et les lois de l'esprit. Une
double nécessité, externe et interne, pèse sur nous :
il ne faut pas s'en plaindre, c'est celle qui nous main-
tient dans la sphère de la vérité, comme la gravita-
tion nous rattache à la planète où cous vivons.
Dès que l'objet n'est pas évident, l'esprit n'est pas
nécessité et reste libre d'adhérer ou non; voilà
pour((uoi la volonté intervient : l'acte d'assentiment
se nomme alors opinion ou croyance. Pascal l'a
noté dans ses J'eiiaces : n La volonté estun des prin-
cipaux organes de la créance, non qu'elle forme la
créance elle-même, mais parce que les choses sont
vraies ou fausses selon la face paroùon les regarde.
La volonté qui se plait à l'une plutôt qu'à l'autre
détourne l'esprit de considérer les qualités de celle
qu'elle n'aime pas. L'esiirit, marchant d'une pièce
avec la volonté, s'arrête à regarder la face qu'elle
aime et juge d'après ce qu'il y voit. »
Voilà pourquoi la vraie liberté d'esprit suppose
une volonté droite. Tous les philosophesl'ont remar-
qué, certains l'ont exagéré et sont allés au pragma-
tisme. 'I'aine disait : « Si la proposition du carré de
l'hypoténuse pouvait changer quelquechose à notre
vie. nous l'aurions réfutée bien vite.» C'est une bou-
tade, parce (]ue l'exemple choisi suppose l'évidence
mathématique, mais l'assertion reste vraie lorsqu il
s'agit seulement de certitude morale, voilà pourquoi
Uenouvikk a i)u dire : c< L'amour de la vertu est la
première condition de toute vraie philosophie »
(Critique PliAosophitjue) et Ravaisson : o C'est de
l'amour du vrai et du bien que jaillit toute science
de l'ordre moral » (/,« Philusophie en France au
XIJi' siècle), et plus poétiquement encore Mme i>o
Stakl :« Sancliliez votre àme comme un temple, si
vous voulez que l'ange de la vérité s'y montre. >
Nous voilà loin de l'axiome cartésien : « On ne doit
reconnaître pour vrai (|ue ce qui parait évidemment
être tel, c'est-à-dire ce que l'esprit perçoit si claire-
ment et si distinctement qu'il lui est impossible de
le révoquer en doute. »
A ceux qui se plaignent <iu'en matière doctrinale
ou dogmatique le dogme gène notre liberté de pen-
sée, Brunetikrb répond avec sa verve ordinaire
{Discours de combat, t. Ill) : " Est-ce que, par hasard,
nous serions libres en histoire de croire que César a
ou n'a pas existé? Le sommes-nous d'expulser
Alexandre de l'histoire de la Grèce ou denier l'exis-
tence de la grande muraille de Chine'.'... Nous ne
sommes pas libres de croire que deux et deux fout
cinq 1 ou, en d'autres termes encore, notre liberté de
penser, la liberté de nous représenter les choses
comme nous aimerions peut-être qu'elles le fussent,
la liberté de nous les figurer autrement qu'elles ne
sont, la liberté d'en .-ippeler du témoignage de la
science acquise aux fantaisies de notre imagination
ou de notre sens individuel, celte liberté n'est pas
gênée seulement, elle nous est interdite, et si nous
les revendiquions, c'est alors, comme dit Pascal, que
nous serions purement et simplement des a sots ».
En toutordre de choses, la liberté do penser estgênée,
elle est empêchéeparla connaissance qucnousavons
des conditions de la chose ou de sa nature. La vérité
nous |)resse, elle nous contraint pour ainsi dire de
toutes parts. Nous ne pouvons méconnaître ni son auto-
rité ni l'obligation que celte autorité porte pour nous
de nous y soumettre. Pour un chrétien, les dogmes de la
religion ont exactement la même autorité que pour
un savant les vérités fondamentales de la science ou
pour un historien, [)Our un érudit, pour un cridqui',
les faits avérés qui servent de base ou de support à
ses généralisations. Nos dogmes... sont pour nous
« des vérités » : et comme les vérités de la science,
<i CCS vérités » sont ou ne sont pas. »
Objection. — On distingue entre les vérités dont
on possède l'évidence intrinsèque et les vérités,
comme les dogmes, auxquelles on n'adhère qu'en
raison d'une autorité. Ce sont celles-là qu'on décla-
rera opposées à la complète liberté de la pensée.
G. FoNsnoKivK (L'attitude des cathotii/ues devant
la science, l.a Quinzaine, lômai i8ij8) cite le prin-
cipe équivoque de Dkscahtes : « Ne recevoir pour
vrai que ce que l'on reconnaît évidemment être tel »
et ClaL'dk Bernard :« La première condition que doit
remplir un savant qui se livre à l'investigation des
phénomènes naturels, c'est de conserver une cer-
taine liberté d'esprit assise sur le doute philosophi-
que... Si une idée se présente à nous, nous ne devons
pas la repousserpar cela seul qu'ellen'estpas d'accord
avec les conséquences logiques d'une théorie ré-
gnante », Introduction à ta médecine expérimentale,
ch. II, n" 3, Paris, i865, et ajoute : « Or le catholique
ne peut donner son acquiescement à un doute qui
porterait sur un article de foi. Lui est-il dés lors loi-
sible de l'examiner librement'.' Alors même qu'il a
l'air de les traiter rationnellement, qu'il essaie de les
prouver, il est dominé par le préjugé, il sait d'avance
où doit aboutir son raisonnement ; il ne saurait,
sans forfaiture, le faire aboutir qu'ii la proposition
dogniii tique, préalablement, et en dehors des voies
rationnelles, reconnue pour vraie, allirmée comme
certaine. Cet état de croyance antérieur aux démar-
ches de la raison et avoué comme supérieur à ces
démarches, ne peut que créer dans l'esprit une pré-
vention qui conditionne y peu près infailliblement
les démarches rationnelles, qui risque de les faire
gauchir insensiblement, en sorte que la prétendue
démonstration, au lieu d'être un produit pur de la
logique et de la laison, laisse à peu près nécessaire-
ment pénétrer en elle des éléments psychologiques,
plus ou moins volontaires, qui ne ])euventque l'al-
térer. " Et l'on ra|)pelle le concile du Vatican, sess. m.
i
1881
PENSEE (LA MBIŒ;
1882
cil. Il, can. 2 : « Si i|uelqu'iin dit que les sciences
humaines doivent être traitées avec une liberté telle
que leurs allinnations, alors même qu'elles s'oppo-
sent à la vérité révélée, peuvent être regardées
couime vraies et ne peuvent être condamnées par
l'Eglise, ([u'il s<jil auathème. »
Réponse. — U faut répondre avec le Concile que
la raison et la foi ne i)euvenl se contredire, car l'une
et l'autre pi-ocèdenl d'une même source qui est la
vérité éternelle. Avec Descartes, le catholicisme
reconnaît que rien n'a le dioit d'entrer dans l'esprit
de riioiunie sans que l'intellijfence ait eu des motifs
raisonnables de l'accepter. L'autorité elle-même et
la révélation et les dogmes doivent fournir leurs
titres à l'acceptation, pour que celte acceptation soit
légitime.
Si le danger existe pour le croyant d'être tenté de
solliciter les faits en faveur de sa croyance, il devra
lutter contre ce danger quand il voudra faire œuvre
scientilique ou apologétique; voulant olayer sa foi,
il cherchera des arguments ayant une valeur par
eux-mêmes, indépendamment de la conclusion qu'il
espère en tirer. Il observera les règles les plus sévè-
res de la logique pour éviter le cercle vicieux et pour
ne pas être accusé de mettre frauduleusement dans
les prémisses ce qu'il est tout Uer de retrouver dans
la conclusion.
Que si l'on estimait ce travail impossible, je ferais
remarquer que le libre penseur le plus sévère ne se
prive point de faire des hypothèses; l'hypothèse est
non seulement légitime, elle est nécessaire poursug-
gérer un plan d'expérience ou une série de déduc-
tions qui doivent s'accorder ou non avec l'hj'pothèse
et par conséquent la conlirraerou la faire rejeter. Or
qu'est-ce que l'hypothèse, sinon l'acceptation préa-
lable — momentanée et coiulilionnellr, c'est vrai —
d'une assertion qui oriente la recherche en dirigeant
l'observateur vers un l>ut? Dans la mesure où il ac-
cepte l'hypothèse, le savant renonce sur ce point à sa
liberté d'esprit ; renonciation bienfaisante, qui n'en-
trave nullement la rigueur de ses démonstrations ni
la précision de ses expériences. Son travail Uni, son
hypothèse deviendra certitude. Le croyant, dans ses
recherches seientilîques, peut être guidé par les con-
clusions de sa foi, mais (lourra tout aussi bien faire
oeuvre scientilique s'il se conforme à la méthode des
sciences.
C'est ce que note avec justesse Oli.k-Laprunb
(La philosophie de Malebranche, II, ]>. 25i): j Toute
lihilosophie digne de ce nom doit tâcher d'atteindre
les premières vérités. Mais il ne s'agit pas, dans cet
examen et dans cet effort, d'isoler l'intelligence en
elle-même, il ne s'agit pas de faire le vide autour
d'elle: il y a des données incontestables qui s'accep-
tent et ne se discutent pas. U faut savoir mépriser
les attaques du scepticisme et creuser el approfondir
les vérités essentielles, au lieu do recommencer sans
cesse à les disputer au doute. Kniin, si l'on a la
croj'ance chrétienne dans le cœur, ne serait-ce pas
une chose par trop étrange qu'il fallut, pour pratiquer
dans sa rigueur la méthode philosophique, rejeter
cette intime certitude, éteindre ces lumières, se pri-
ver de ses secours ? Non, encore une fois, la philoso-
phie n'est pas à ce prix. Se proposer de voir clair
dans ses idées, de conduire ses pensées par ordre, de
saisir le point de départ de la connaissance, puis
s'avancer méthodiquement dans l'explication des
choses, cela suffit; il n'est pas besoin pour cela de
rien ébranler, ni raison ni foi. » C'est pourquoi, dans
sa Notice sur Ollé-f.aprune, M. Blondcl, après avoir
montré que, chez ce penseur, la recherche critique
lie se séparait jamais de la possession sereine, peut
ajouter: c Dira-t-on que c'est une étroitesse de n'avoir
I>as expérimenté les états les plus divers? qu'on ne
peut bien voir sans avoir commencé par fermer les
juux ? qu'on gagne pleinement ce qu'on a ignoré ou
perdu'? Non, pour recevoir toutes les leçons de la
vérité, aimée et possédée sans déclin dans la lumière,
il faut ignorer les soutfrances et les levons du doute
foncier ; pour conserver toute la limpidité d'esprit,
il est nécessaire de demeurer inaccessible à certains
orages de la pensée. L'absence de trouble, quand
elle s'allie d'ailleurs à la connaissance de-i diflicultés
et à l'elVort intense de la méditation, est marque, non
de faiblesse, mais de force supérieure ; c'est du temps
gagné, c'est de l'énergie épargnée jiour aller plus
avant, sans recul ni stérile hésitation, n
D'autant plus que le croyant peut, dans ses recher-
ches, employer le doute méthodique. Cf. Montaonb,
Le doute méthodique selon .S. J'homas d'Aijuut, Ite-
vue y'AoHiJi/e, juillet igio Ahistote, au début du troi-
sième livre de la Métaphysique, dit: Volentibus iufes-
tigare i'erilalem opoitet piae opei-e, id est unie opus,
heiie diibiture. U ne s'agit pas là d'une question par-
ticulière, mais d'un doule universel sur la vérité
même. Aussi le doute n'est ni réel, ni jiositif. C'est
un loyal essai de doute universel, mais cet essai
n'aboutit pas quand il s'agit des vérités évidentes,
soit d'ordre rationnel, soil d'ordre expérimental, qui
s'imposent nécessairement à l'esprit.
(Juand il s'agit, au contraire, de vérités qui ne sont
pas évidentes, le croyant peut en douter par méthode,
c'est-à-dire raisonner ooiunie s'il ne possédait pas
déjà cette vérité et qu'il voulût l'acquérir. Ainsi fait
S. Thomas quand il pose celtequestion : An sit iJeus ?
Et il traitera cette question avec une entière liberté
d'esprit. Cf. Jbanmèrr, friteriotogia, Paris, 1904,
p. io4, et B. Allo, Quelquesmcts sur la liberté scieii-
ti/iijue. Jley. du cl. fiançais, i5 janvier 1912.
Conclusion. — Le but des investigations dont on
revendiquela liberté, c'est la constitutionscientilique
de la pensée. Or la pensée, une fois scientiliquement
constituée, possède tous les caractères, excepté celui
de la libellé. Une pensée libre est une pensée à l'état
naissant, encore llotlante jiarce qu'elle est imprécise
el vague, parce qu'elle manque de ce qui la fait être
précisément à titre de pensée, c'est-à-dire, de ses pro-
pres déterminations internes. Comme l'a si juste-
ment remarqué Augostb Comte, dès qu'il y a science,
il ne saurait plus y avoir de liberté dépensée. La seule
pensée que l'on puisse appeler libre, est celle qui va
exister peut-être, mais n'existe pas encore. Le libre
penseur, c'est celui qui ne pense pas.
La pensée, en s'exerçant, aliène forcément sa
liberté de penser le contraire de ce qu'elle affirme.
D'ailleurs, c'est là quelque chose d'intérieur à chacun
de nous, sur quoi nos voisins n'ont aucune prise, ce
qui fait dire à de Bonald : <i On a réclamé la liberté
de penser, ce qui est un peu plus absurde que si l'on
eut réclamé la liberté de la circulation du sang. En
elfel, le tyran le plus capricieux, comme le monarque
le plus absolu, ne peuvent pas plus porter atteinteà
l'une (|u'à l'autre de ces libertés; el Dieu lui-même,
qui laisse les hommes penser de lui ce qu'il leur plall,
ne pourrait gêner la liberté de penser sans dénatu-
rer l'homme, et ôler à ses déterminations la liberté
de mériter et de démériter. Mais ce que les sophistes
aiipeiaient la liberté de penser était la liberté de
penser tout haut; c'est-à-ilirg de publier ses pensées
par les discours ou par l'impression et par conséquent
de combattre les pensées des autres. Or parler ou
écrire sont des actions, et même les plus importantes
de toutes, cher une nation civilisée. La liberté de
penser n'était donc que la liberté d'agir. » Re/lexions
sur la tolérance des opinions, éd. Migne, 1869, t. III,
p. 5oi .
1883
PENTATEUQUE ET HEXATEUQUE
1884
Ainsi compiisc. la liberté de pensée n'est plus un
droit absolu; ce droit, comme toute chose morale,
sera conditionné. 11 faut en chercher les limites.
Les tenants lesplus acharnés delà liberté de pensée
sont bien obligés d'admettre qu'il ne fautpas la pous-
ser à l'absolu, sous peine de la mettre en contradic-
tion avec l'intérêt social, car tout le monde doit
admettre que o la liberté de pensée de chacun cesse
où commence celle d'autrui x.Or la liberté absolue de
la pensée serait inséparable de la liberté de la pa-
role, non seulement parce que la penséene se fornmle
que par la parole, mais aussi parce que la vérité con-
quise par l'effort individuel n'a de prix que si elle
est transmise par l'inventeur aux autres. Mais alors
surgit cette ditliculté redoutable : il est impossible
d'établir une démarcation absolue entre la pensée,
la parole et l'acte; et on un certain sens, toute parole
est un acte.
Or nul n'accordera qu'une société laisse discuter
librement tous ses principes, laisse prêcher sa des-
truction. Il y a donc nécessité d'établir certaines l)or-
nes ;i la liberté de pensée (dans la mesure où elle
s'extériorise) et la difficulté sera de hser ces bornes,
qui dépendront de certaines circonstances, comme le
degré de convergence du patrimoine intellectuel qui
sert de soutien et de cohésion à la société. Toute
société veillera à la conservation de ce patrimoine
intellectuel : c'est pour elle un devoir de prudence,
qui lient compte de toutes les circonstances et ne
peutétre défini d'une façon abstraitenl absolue. Cf.
Revue thomiste, janw et mars igio, /.e libéraUsme,
étude logique et psychologique d'un concept. Voir
surtout Vehmebrscu, La Tolérance, Paris, 1912.
Bibliographie.— Editions de la libre pensée, à Lau-
sanne. — I''. Buisson et Wagner, Libre pensée et
protestantisme libéral, Paris, 1908. — Bertrand,
Problèmes de la libre pensée, Paris, 1910. — Berthe-
lot, Science et libre pensée, Paris, lijob. — Bérenger,
Christianisme et librepensée, édilion tirée des Anna-
les de la jeunesse laïque.
Réfutation danstous les livres d'apologétique, sur-
tout : Veuillot, Libres penseurs. Palmé, i866.Perraud,
La libre pensée et le catholicisme, Gervais, 1887.
Ganet, Za libre pensée contemporaine, Oudin, i885.
P. Matignon, La liberté de l'esprit humain dans la
foi c<i</io/i(7He,Paris, 1864. Voir aussi, dans les théo-
logiens et les apologistes, ce qui est dit contre le
Libre examen (par ex. Bellarmin, de Verbo Uei, l.IV,
oh. iv; Perrone, Le Protestantisme et la règle de foi.
Vives, 1862; Billot, De Kcclesia Christi, t. II, p. 29,
théorie qui renferme ce qu'il y a d'erroné dans la
Libre Pensée et qui y ajoute la contradiction de
réserver à une élite ce qui devrait appartenir à
tous, si c'était un droit naturel : c'est ce qu'a bien
montré Lacohdaihb, i" conférence à N. D.,i835 :« Le
Protestantisme lui-même n'a pu éviter ce vice radi-
cal; car il est autre pour le peuple, et autre pour les
hommes éclairés. Il commande au peuple d'autorité,
il laisse libres les gens instruits. Le peuple croit
son ministre, l'homme habile croit la Bible et lui-
même. »
F. René Hbdde, O.P.
PENTATEUQUE ET HEXATEUQUE
La raison d'être du présent article est la promul-
gation du document dont nous reproduisons le
leste.
Dccrclum ciica aulhtntiam mosaicam Pentateuchi.
Quaesiliim est ab bac Supiema Congregatione Sancti
OiScii : « Ulnim Joctrina circa authentiam mosaicam Pen-
taleuchi, nuper eiposila in opère : Dictionnaiie Apologé-
tique de la Foi Caiholt^jue an. 19iy, fasc. xv, sub titulo :
Moïse et Josué ; nec non in Hevtie du Clergé Français, xcix
(1" sept. l'.H9), p. 321-343, sub titulo: Moïse et le l'enta-
ieuque, tuto tradi posait ».
Et in generali consessu babito feria it, die 21 aprilis
1920, Emi ac Rmi Domini Cardinales in rébus fidei et roo-
rum Inquisilores Genei-ales, praebabito DD. Coasultornm
voto, respondenduni decreverunt : Nrgative.
Insequente vei-o feria t, die 22 ejuadem mensis et anni,
Sanctissimus D N.Benedictus divina ProvidentiaPapaXV,
in lolila audientia R. P. D. Assessori S. Oificii impertila,
relatam Sibi Emorum et Rmorum Patrura resolutioncm
approbavil, confirmaTit et evulgandam praecepit.
Dalum Romae, ex aedibua S, Officii, die 2S aprilis 4320.
A. C/isTELLAxo, S. C. S. OCf. Notarius.
Nous devions une satisfaction; la voici. L'auteur
de l'article Moïse et Josué, dont on sait l'entière
promptitude à accepter les directions de l'Eglise,
s'était offert à opérer lui-même dans son reuvre un
discernement. Ce travail délicat et infini a été jugé
inopportun. Restait à reprendre la question sous une
forme positive. Tel est l'objet du présent article.
Nous l'empruntons à l'ouvrage justement aprécic
de Dom Hildebrand Hoepfl, O.S. B., i)rofesseur au
Collège romain de Saint-Anselme, Intnidiictio spr-
cialis in Libres Veteris 7'es/flme/ifi, Subiacï, 1921.
N. D. L. D.
I. — Le Pbntateuqle.
.\. Objet et difision du l'entaleuque.
B. Origine du Pentateuque. — I. Histoire dt; la
liante critique.
II. .Moïse auteur du Pentateuqae. — i. Témoigna-
ges du Pentateuque même. — 2. Témoignages
des autres livres de l'A. T. — 3. Témoigna;;»-^
du N. T.
III. Principales difficultés contre Vortgtnc mosaï-
que du Pentateuque. — 1. Découverte du Deuté-
ronouie. — a. La loi lévitique et l'école sacer-
dotale. — 3. Lois contradictoires entre elles. —
4. Divers arguments en faveur de la pluralité
des sources.
C. De l'autorité du Pentateuque.
II. — Le livre du Josuk.
Origine du lii're de Jo.':ué. — .autorité du livre de
Josué. — Théorie de l'Ilexateuque.
I. — Lb Pentatbdqi'b
L'a'uvre attribuée à Moïse est communément aj)-
pelée chez les Juifs, à cause de son objet principal,
la Loi {Torali); dans le N. T.. i ^foi (ainsi Luc, x,
26). Les rabbins l'appellent quelquefois : leçon
(.1/iArn), ou,à cause de sa division en cinq livres, les
cinq parties de la Loi {Chaniischah chumsch/^ hatto-
rail). Pour cette raison, les Alexandrins l'appelaient
;: -iyTà.r£jy_o:, de ::£'.^£ et rej/,c.i : meuble, armoire, ])or-
tefeuille, enfin, daus la langue vulgaire, livre (ainsi
dans l'épitre du Pseuoo-.^ristle à Philocrale : yvO-'n
Si Kvsyvtjj^c Tx T£;>f<:, selon la lecture des livres, ap.
SwBTB, Introduction to the 0. T. in grée!., 672, Cam-
bridge, 1902). Ce nom fait son apparition chez Pto-
LÉ.MÉB, disciple de Valentin (Ep. à Flora, chez Epi-
PHANB, Haer., xxxiii, 4). vers 160 après J.-C. ; puis
chez Origènb (/n loan . , t. XHI, xxvi); en latin chez
Tertullien, Contra Marcion., I, x. Saint IsmoRR de
SÉviLLB, Etym., VI, 11, emploie le neutre : Pentatea-
chum.
La division en cinq livres parait ancienne , car
1 l'tir., XVI, 36 cite la doxologie qui se lit à la On
du IV' livre des Psaumes (/'s., cv, hb. cvi, /)8); d'où
1883
PENTATEUQUE ET HEXATEUQUE
1886
l'on peut conclure que le psautier élail dès lors ]iar-
tagé en cinq livres ; or cette division supi)ose celle
de la Loi. Les Juifs de Palestine désignaient chaque
livre par son début : lierescliit, Veelle schemot, Vuj-
jikra, Vajjedabber^ Elle haddeharim (Quatre de ces
noms se lisent chez ORiGÈtiK, ap. Eusèbr, //. /;'.,
VI, XXV, éd. ScinvARTz, (>. 072, Leipzig;, 1908: Mpc^ad
Ouî/Aîj/ioi^, Oji/.pv, E//îy.ôÔ£,;y.c-i;;i ; il appelle le Léviti-
que A/t/i£70€y.'jiacttj-, ce qui parait répondre à chomesch
liapfiikudim : le cinquième des préceptes ou des
cens).
Les Juifs Alexandrins disaient, d'après l'objet
j)rincipal : (yiJt^tÇ) y.ia/j.oj, :;'oÔî; (AiyjTrrsj), /cjtri/.w,
àpiifx-^i, Ssimp^vj/j.iov (cf. Mkliton diî Sardes, ap. Eu-
sÈBB, //. £., IV, xxvi). Ces noms ont passé dans la
version latine des Livres saints.
A. — Objet et division du Pentateuque. — Le
Pentaleuque ne renferme pas une histoire complète
des origines du genre humain ni même du peuple
d'Israël; mais il raconte l'origine de la théocratie de
l'A. T., ou l'institution du royaume de Dieu; c'est
donc plutôt une histoire du salut, rapportant le
commencement et le progrès de la révélation divine.
Le livre de la Genèse présente la préparation de la
théocratie sacrée (création, chute originelle, voca-
tion des patriarches du peuple choisi). Le livre de
l'Exode raconte l'institution de la théocratie, réali-
sée par la délivrance du peuple choisi de la servitude
d'Egypte, et le don de la Loi sur le mont Sinaï. Le
Lévitique et les Nombres contiennent les lois qui ré-
gissent la théocratie de l'A. T. Le Deutéronome,
qui raconte la rénovation de l'Alliance, est comme
une récapitulation de toute l'histoire rapportée dans
ia Pentateuque, un épilogue de tout l'ouvrage.
La Geni'se renh-rme deux parties, dont l'une com-
prend l'histoire sommaire du genre humain depuis
i'origine du monde jusqu'à Abraham, la seconde
l'histoire des patriarches depuis la vocation d'Abra-
ham jusqu'à la mort de Jacob et de Joseph.
La première partie, précédée de l'Heiamcron
comme d'une introduction (i, i-ii, 3), se divise en
rinq sections, faciles à distinguer ])ar leurs titres:
1) Voici les générations du ciel et de la terre, 11, 4 ;
— 2) Voici le livre de la génération d'Adam, v, i;
— 3) Voici les générations de Noé, vi, g; — 4) Voici
les générations des lils de Noé, x, i; — 5) Voici les
générations des lîls de Sera. — De même la seconde
partie contient cinq sections distinguées par leurs
-itres : i) Générations de Tharé, xi, a'j ; — 2)Géné-
rations d'Ismacl, xxv. la; — 3) Générations d'Isaac,
XXV, ig. — 4) Générations d'Ësaii, xixvi, i; —
5) Générations de Jacob, xxxvii.
V Exode peut se diviser en trois parties:
1 . Evénements (|ui préparent la sortie du peuple
d'Israël de la terre d'Egypte (multiplication et op-
pression des Israélites, élection de Moïse, les dix
plaies), i-xi.
2. Sortie d'Egypte et marche jusqu'au Sinaï, xn-
XIX, 2.
3. Institution de la théocratie sur le mont Sinaï,
XIX, 3-xL, 38 : a) .■VUiance conclue entre Dieu et le
peuple (Décalogue, loi de l'Alliance, conclusion so-
lennelle de l'Alliance par oblation de sacrilices), xix
3-xxiv, 1 1 ; 6) Préceptes concernant la construction
et l'ornementation duTabernacle de l'Alliance (Dieu
veut habiter au milieu de son peuple), xxiv, 12-xxxi,
18; t) Apostasie du peuple (viau d'or) et rénovation
de l'Alliance, xxxii-xxxiv; d) Erection du Taber-
nacle, XXXV-XL.
Le t(?vï/i'çu<; présente le recueil des lois par lesquel-
les Dieu s'attacha particulièrement le peuple choisi.
Ex., XIX, 6, le Seigneur dit au peuple : « Eritis inihi
in regnnm sacerdutale et gens sancta ». On peut dis-
tinguer dans le Lévitique quatre séries de lois, dont
les deux premières se rapportent nu royaume sacer-
dotal: Lois des sacrilices, i-vii ; Rites de la consécra-
tion des prêtres et des lévites, viii-x ; les deux autres
concernent la snnctilication dupeu])le: 3) Lois de la
distinction du pur et de l'impur, xi-xvi; 4) Lois de la
sanctilication, xvii-xxvi. — Puis, un appendice :
Lois des vœux, des dimes, etc., xxmi.
Le livre des yVonifcrei, ainsi apjielé parce que deux
fois (:-iii et xxvi) il présente le recensement du peu-
])le, renferme trois parties :
1) Evénements qui suivirent le don de la Loi sur
le mont Sinaï, i-x, 10 (recensement du peuple, lois
diverses).
2) Histoire de la marche depuis le mont Sinaï jus-
qu'à la terre de Moab (murmures du peuple, explo-
rateurs, Josué et Caleb, révolte de Coré, Dathan et
Abiron, châtiment des murmures, serpent d'airain
etc.), X, I i-xxi, 1 .
3) Evénements accomplis dans la terre de Moab
(Balaam et Balac), xxii, 2-xxxvi, i3.
Le Deuléronome rapporte les dernières paroles de
Moïse avant sa mort. Quatre parties :
i) Premier discours de Moïse (Moïse rappelle au
peuple tous les bienfaits reçus de Dieu au désert, in-
culque l'obéissance), i, i-iv, 43.
2) Deuxième discours (répétition des lois), iv, 44-
xxvi, 19.
3) Dernier discours (bénédiction et malédiction),
xxvii-xxx .
4) Dernières dispositions de Moïse ; sa mort
(Moïse remet sa charge à Josué ; cantique et béné-
diction de Moïse), xxxi-xxxiv.
B. — Origine du Pentateuque
I. Histoire de la haute critique. — Ancienne-
ment, Juifs et Chrétiens s'accordèrent unanimement
à tenir Moïse pour l'auteur du Pentateuque. Dans
le Talmud, flaba hatra i4 b,les huit versets de/Jei/f.,
XXXIV, 5-12 qui racontent la mort de Moïse sont attri-
bués à Josué. Cependant Philon, Vie de Moite, m, et
Josï:PlIB,^n^, IV, VIII, 48, ont attribué même ces versets
à Moïse. Font seuls exception quelques gnostiques,tel
PTOi.ÉMÉB(ap. EpiruANB, Haer . , xxxiii, 4)> qui tenait
ce livre pour un apocryphe d'origine juive. Parmi
les Pères, nul n'a révoqué en doute l'origine mosai-
(pie du Pentateuque (Voir Origkne, In Gen., llom.,
XIII, 2 ; In IVum., t. XVI ; In lo., t. II, xiv, 26 ; S. Cy-
rille DB JÉRUSALEM, Cot., IV, 36; GRÉGOIRE DE NySSE,
préambule du Commentaire sur V Hexaméron, S. Cy-
rille d'Alexandrie, Cont. Julian., I; S. Curvsos-
TOME, Ad Stagir., ii, 6; S. Isidore de Pélusk, Ep.,
CLXxvi; PnocoPE de Gaza, prologue du Commentaire
sur la Genèse; S. Jérôme, pré/ace sur le Livre de
Josué, prulog. galeat., Ep. cxL, 2 ; S. Aogustin, Serm.,
XXXI, 5. 7 ; cxxiv, 3; S. Isidore de Skville, Etym.,
VI, I, 5; II, 8. On prétend à tort que S. Jérôme a
douté de l'origine mosaïque; le texte souvent allé-
gué, Ue perpétua tirginitale B. Mariae adv. llelvidinm,
VII, ne vise pas le Pentateuque, mais la glose « usque
in hodiernuni diem » sur Gen., xxxv, 4 (lxx) et
/)eut., XXXIV, 6; voici comme s'exprime le saint
docteur. Certe liodiernus dies illius tempore existi-
mandus est qno hisloria ipsa contexta est, sive
Moysen dicere volueris, anctorem Pentateuchi, sive
Esdram, eiusdem instauratorem operis, non reciiso).
Au Moyen .-Vge seulement, Hugues de Saint-Chbr
("j- 1203) émit l'idée que Josué pourrait avoir com-
posé le Deutéronome ; mais il ajouta : Sed verius
videtur quiid Moyses linnc lilirum scripsil. Parmi les
Juifs, .\uencsra ('• 1167) parait avoir tenu pour
interpolés plusieurs textes, v. g. Gen., xii, 6; Ex.,
xxv, 4 ; Ileut., I, i; xxxi, 2a.
1887
PENTATEUQUE ET HEXATEUQUE
1888
Au xvK siècle, [lour la première fois, des doutes
sérieux fureal soulevés sur l'origine mosaïque du
Pentaleuque. Ainsi Gahlostadt(Andrb Bodkxstbin),
dans sou opuscule De canoiiicis scripturis, éd.
Wilteuiberç, i5ao, § 85, écrit : « On peut soutenir
que Moïse n'a pas composé les cinq livres, cap après
la sépultiu'e de Moïse, le 111 du discours n'est pas
interrompu, et Moïse n'est plus ht. i D'autres admet-
tent du moins que Moïse n'a pas écrit tout ce que
nous lisons dans lePenkateuque. Ainsi AxoréMasius
(Maks, •}• lô^i), fosiae imperaturis Uisturia iHastrata
atque ejrpLcata, Antverpiae, 15^4, praef., a (mis à
l'index en 1696, donec corri^atur) dit: « Quin ipsuui
etiam Mosis opus, quod vocant pentateucLion, longo
poat Mosem tempore inleriectis saltem hic illic ver-
borum ac sententiarum elausulis veluti sarcitum
atque omniiioexplicatius reddilum esse. » Assertion
semblable chez Bi.noit PkrkihaS.I,, Comin. m Gen.,
I, i3 sq., Lugduni, iSg^, et Jacijoes Bonfrérb, S. I.,
Comm. in Penlat., 33,98, Antverpiae, 1626.
Puis d'autres vinrent, qui allirmèrent que l'ensem-
ble du Peutateuque, ou du moins une grande partie,
a été composé après le temps de .Moïse. Notamment
Isaac og LA Pbyrkrk (-j- iGj6), qui soutint que le
Peutateuque a été coiu;>ost;, d'après des documents
mosaïques, à une date postérieure : Srsieiiia tlieolu-
gicuin exPraeadamitarum hypotliesi, IV. viii, i6.')5;
Baruch Spinoza ('f' id")"]), qui voit dans le Penlateu-
que une compilation faite par Bsdras, d'après des
documents anciens nombreuxet dispersés, Tractatus
theolofiicopuliticus, c. a-iii si|q., Hamburgi (plutùt
Amstelodaini), 1670. Combattu par D.UuBT,/Jemi(Ks-
tratio ei'aiigelica, IV, xiv, 6, p. 179 sqq.,ed. Franco-
furti 1722. Richard Simo.n (né i638, oralorien jus-
qu'en i6;8, -{• 171a) distingue dans le Pentaleuque
les Lois, qu'il attribue à Moïse, et Vhisloire, due en
grande partie aux prophètes. Histoire critique du
Vieux le ■i ta 'lient; Paris, 1698; Rotterdam, i685
(Voir H. Margival, Richard Simon et ta critiqua
liiblique au XVII' sii'cle, Paris. 1900; F. Stitmmkr,
nie Hedeutun^ Richard S miiris jUr die Pentateiich-
kritik; A.T.Uche AOhandluugen, éd. I. Nikel, 111, 4,
Mlinster, igiï). Richard Simon fui combattu par
lOANNES Glkkicus (Lbclkrc, -{-1730), qui rapporta
l'origine du Pentaleuque au temps de l'exil à Baby-
lone, Seiitimens do quelques théologiens de Hullande
sur V Histoire critique du Vieux Testament, Amster-
dam, 1 685.
Le premier fondement scieutiGque de la t Hante
critique B fut jeté par Jean .\sthuc (-j- 1766), méde-
cin de Louis XV. Conjectures sur les mémoires ori-
ginaux dont il paroit que Morsit s'est servi pour com-
poser le Livre de la Genèse. Bruxelles, 1753. Astrue
remarqua que dans la Genèse (v.g.c.i) on trouve
tantôt le nom divin Elohim, tnnlôt laltve ; il en con-
clut que Moïse, pour la composition de ce livre, a
utilisé deux documents écrits, Vélohiste {X) elle
iahviste (B) ; plus environ neuf sources secondaires
et d'un usage plus restreint; ainsi C=; document où
ne ligure pas le nom de Dieu; i>^: document renfer-
mant l'histoire des autres nations, .\insi créa-t-il
V'hypothi'se documentaire, que d'ailleurs il proposa
comme seulement probable, se déclarant prêt à la
rejeter si elle allait contre la vérité de la loi.
A la lin du xviii» siècle, lo. Eichhorn (-j- 1827)
étendit la théorie à tout le Pentaleuque (Mosis ^ach-
richten von der Xoachischen Fiat ; Bibl. u. Morgen-
làndische l.iteratur,\ , 1779; Einleitung in das A.T.,
Leipzig, 1780 — 3. — Eichhorn a connu les conjec-
tures de Astrue; voir article île M. Siemens, Z. S.f,
A.T.Uche U'issenschaft, XXVIU, 221-223 [1908]).
Eichhorn enseigna que les cinq livres de Moïse ont
été compilés d'après deux documents au moins; dans
ses trois premières éditions, il accorda que Moïse
lui-même est l'auteur du Pentaleuque, mais dans la
quatrième (i8a3-4) •' admit que le Pentaleuque a été
compilé, d'après des documents émanés de Moïse et
de ses contemporains, pa.- un auteur plus récent.
De celte théorie sont nées trois hypothèses ppin-
ci|)ales :
i) Hypothèst des fragments : le Pentaleuque est
formé de nombreux fragments assez mal asseiablés;
d'où tant de lacunes et de contradictions. Opinion
proposée par A. Gbddes (•{- 1802), Ecossais catholi-
que (/Ae //yj>- BifcZe or (/le fiuoAi accounted sacred
br Jeivs and Christians. I. Pentateuch and Josua,
London, 1792; Critical Remarks on the Pentateuch,
ib., 1800). Suivie par Sbvbrin Vatbr (■)• 1826) (Com-
menttir iiber den Pent., Halle. i8o2-i8o5. T. lU,
393 sqq., avec version de l'ouvrage de Geddes. Vater
admet 39 fragments, réunis au temps de l'eïil) ;
par GoiLLAUME ub Wbtte (7 1859) {Seitràge zur
Einleitung in das .4.r.,ll. Kritik der israelitischen
Geschichte. i. Kritik der mosaischen Geschichte.
Halle, 1807).
2) H. EwALD (-j- 1875) ayant démontré, par l'unité
du Pentaleuque, l'impossibilité de celte hypothèse
(flie Komposition der 6'e;ies/s, Braunschweig, i823),
on lui substitua Vhypothàse des compléments. Elle
admet une source primitive unique {Griindschrifiy,
composée par des prêtres au xi' ou x' siècle : c'est
V Eloliiste.ÎA&xs la narration présentait beaucoup de
lacunes ; un auteur plus récent, qui appelait Dieu
lahvé — le lahviste — l'augmenta de suppléments.
.\insi F. Blbbk (-]- i85y). De libri Genesis origine
atque indote historica obsertationes, i836; Fa. TocH
(■j- 1867), Kommentar liber die Genesis, Halle, |838,
i.xxii sqq. De Wettb a souscrit à cette hypothèse
dans les 5» et 6» éditions de son Lehrbuch der histo-
rischkrilischen Einleitung in das A. T., Berlin, i84o
et 184,^.
3) H. Hui-FBLD ("j- 1866) entreprit de prouver que
VElohiste n'est pas une source unique, mais résulte
de la combinaison d'au moins deux documents, le
Code sacerdotal (P. — Nom créé par Eicbborn pour
désigner le Lévitique), et un document historicopro-
phéiique. />(« Quellen der Genesis und die Art ihrer
/.iisammcnsetzung, p. 85 sqq., Berlin, i853. — .\vant
Hupfeld, K. D. Ilgex (-]- i834) avait proposé un sys-
tème semblable dans : Urkunden des Jerusalemi-
chen Tempelarchivs in ihrer Urgestalt, Halle, 1798.
Th. NoELUBKB, L'ntersiichtingen zur Kritik des A. T.,
1-149. K'el, 1866, ajouta que le lahvisteest une source
indépendante de l'Eloliiste. Ainsi prévalut, sur l'hy-
pothèse des compléments, la nouvelle hypothèse des
documents, admise aujourd'hui par la presque una-
nimité des critiques protestants. En i833,Ed.RKUss
(•j- 1891) exposa dans ses leçons piivées que ni chez
les prophètes ni dans les premiers livres historique",
de l'A. T. on ne trouve trace de la Loi, d'où il con-
clut qu'à celte date elle n'existait pas encore. Le pre-
mier noyau de toute la législation fut le Dentéro-
noine, publié sous le roi Josias (vers 622 av. J.G.);
voir IV Reg., xxii.S sqq.; le code sacerdotal (loi lévi-
tique) fut élaboré au temps de l'exil par Ezéchiel et
l'école sacerdotale ; enlin tout le Pentaleuque fui
compilé au temps d'Esdras (vers 4'i4 av.J.-O.). A
démontrer par arguments scientiliques cette théorie,
s'appliquèrent K. H. Graf, auditeur de Reuss (f)ie
geschichtlichi-n Biicher des A. T., Leipzig, 1866;
voir aussi Mkrx, Archiv, f. wissenschaftl. Erfor-
schungdes ^. T., I, 366,477, Halle, 1869), et d'aulres
(ainsi A. ICubnbn, Historischkritisch onderzoek naar
het ontstaan en de verzameling van de boeken des
Oiiden Verbonds, Leyde, i86i-5; Irad. allemande
par Th. Weber, Leipzig, iSSS-iSgo; Aug. Kaysbr,
1.
1889
PENTATEUQUE ET HEXATEUQUE
1890
Das vorexilische Buchder L'igeicIticUte Israels ii/ui
seine Env ilerungeii, Slraisburg, 1871). Mais tous
furent surpassés par Jules Wellhauskn, qui, par
des livres écrits avec uae rare élégance et pleins
d'érudition, conquit beaucoup d'adeptes à latliéorie.
Elle s'appelle couramment « l'hypothèse wellliau-
sienne ».
Parmi lea écrits do \^'eUIlau8en, voir : Proîegornena zur
Geschic/tie Itrueis, Berlin, 188J; 2' éd , 188',», sous ce
titre : Die Composition des Uexaieuch und der hisiorischen
Hiicherdes A.T.: Z' éi., 18«9. Israttitisc/ie u. judisclit
(îejcA»V/i(f, Berlin, 18y4; 7» é i ., 1!»14. E. Reuss a, lui
aussi, publié ses leçons ; L'histoire sainte et la Loi,Vi aqq ,
Pans, I87'J ; Geschichle der heil. Schriften des .I.T..
Braunsclâweig:, 1881; •2* éd., 1890. Les autres auteur» qui
défendent la théorie des sources distinctes, sont : .\.\Ve8t-
PHAL, Les sources du l'entiiteujue, 2 vol., Paris, 1888,
1892; RoBERTsON S.mitu, The Oid Testament in the
Jetvish Church, Edinburgh, 1881 ; 2« éd., 18'I2; K.Buddf,
Die bihtische ['rgeschichte, Giessen, 1883; B. Stade. Ge-
schichle des Volhes Israël. I, Berlin, 1887; 2« éd., 1889; II,
1888; S. K.DmvER. An Introduction to the literature of
the O.T., Edinburgb, IS'JI ; •.)• éd., 1913, 1-159; iMostkt,
Le Deutéronome et la question de l //exn/euy«i;. Paria, 1891 ;
11. UoLzmcEK, Einleilung in den Uexaieuch, mit Tabeileu
liber die Quellenscheidung, Leipiin, 1893; C. H Cokmll,
r.inleitung in die kanonischen Biiclter des A. T.. freilmrg-
Tilbingpn, 1891; 7- éd. , 1913; P. W. Bacon, The genesis
of Genesis, Uartord, 18i3; The triple édition ol the Exo-
dus, 18'.i4; W. E.Addi.s, The documents 0/ the Uexaieuch,
2 vol., London, 1892-1898; G.VVildbbof.b, De letterkunde
des Ouden Verbonds naar de Tijdsorde van haar onlstaan^
Groninjfen, 1893; 3= éd., 1913; trad alleni.par F.Riscii,
Giitliniien, 1895; 2« éd., 1905; K. Marti, Getchichte der
ifsraelititchen Heligion, TaUingen, 1894; 2e éd., 18117;
H. GUTHK. Geschichte des Volhes Israël, Leipzig, 1899,
2» éd. l90'i;G. Stf.uernagi;l, Allgemrine Einleilung in
den Hexateuch, Gottingen, 1900; Lehrbuch der EinUitung
in das A. T., 120-273, Tubingen, 1912; J. E. Cauprnteh
cl G. Hardford Battersby, The Hexateuch according to
the Refised Version, London, 1900 ; Carpenter, The Com-
position of the Hexateuch, ib., 1902; B. Jacob, Der Pen-
tateach, Exegetiach-krilîsche Forschungen, Leipzig, 1905 :
L. Gautier. Introduction à l'A. T., Laiisanne,190() ; 2' éd.,
1914, '13-214 ; R. Skexd. Die Erzalilung des Hexateuch auf
ihre Qaellen unlersucht, Berlin, 1912; E. Sh. Bright.man,
The sources of the Hexateuch, New-York,l918 etc.
D'autres auteurs, tout en adoptant l'hypolbèse
documentaire dans son ensemble, s'elTorcenl de faire
plus ou moins justice à la tradition juive. Ainsi
A. DiLLMANN, Commentar zu Num. Dt.Ios., SgS-ôSo,
Leipzig, 1886; A. Klostbrmann, Der Pentateucli .
Beitriige zu seiiieni Verstdndnis u. zu neiner Enlste-
hungsg' schichie, Leipzig, 1898, U, 1907; E. Koenig,
Einleituiig in das A. T., Bonn, i 898 ; (Geschichte der
.4. T. lichen Ileligioii, 12 sqq., Giitersloh, 1912.
On distingue dans le Pentateuqnc quatre sources
principales :
1) Le Inhviste (1), qui a retracé naïvement et peint
de vives couleurs l'histoire des origines du monde
jusqu'à Moïse ou peut-être jusqu'à Jo<ué; on prétend
même le retrouver dans le livre de Samuel. Gomme
il raconte l'histoire des patriarches à Hebron, à Ber-
sabée, etc., on admet communément que cet écrit a
vu le jour dans le royaumede Juda vers 800 av. J.-C,
ou en général au viii' siùcle au plus tôt. Wellhau-
sen admet 85o; Kônig 1000; Sellin, le temps de
David ou deSalomon.Le lahviste poursuit l'histoire
|)riniitive du genre humain et l'histoire du peuple
choisi jusqu'à la mort de Moïse; les premiers com-
bats livrés dans la terre de Clianaan ; il insiste sur-
tout sur le droit qu'ont les Israélites à occuper cette
terre.
3) VElnhiste (E), originaire du royaume d'Israël,
car il raconte l'histoire des patriarches à Bethel,
Sichem, etc., embrasse la période depuis la vocation
Tome ni.
d'Abraham jusqu'à l'occupation de la terre de
Chanaan; il écrivit au ix« ou viii= siècle (Wellhau-
sen); selon Kiinig, vers 1200; selon Sellin, autemps
de Salomon. L'Elohiste rapporte avec prédilection
les songes et révélations divines.
3) Le Deutéronome (D), composé au temps de
Manassès (vers 685-6/(3) ou de Josias (un peu avant
622). — K. H. Kb.nnbtt, The date of Deuteronurny,
dans Journal of' Theological Studies, VU, 48i-5oo
(1906), tient que lu Deutéronome fut écrit durant
l'exil; K.Diiy, J'he promulgation ofDeuleroniimy, dans
Journal of liihlicat Literature, XXI, 197-218 (1902),
l'attribue à de pieux juifs, vivant après l'exil.
4) Le Code sacerdotal (P), composé durant la cap-
tivité de Babylone ou vers l'an 5oo, renferme l'his-
toire du culte divin. .Vussi parle-t-il du Tabernacle
de l'Alliance, des sacrifices, des prêtres, des léviies,
etc. Cette source occupe tout le Lévitique, la très
grande part de l'Exode et des Nombres; on la
retrouve même dans la Genèse (notamment, Hexa-
méron).
Plusieurs auteurs, comme P. IIaupt, Babntscii,
nient l'unité littéraire des diverses sources, et
admettent de multiples rédactions qu'ils désignent
par les sigles Ii,12,IJ,E',E-.
Ajoutez des sources secondaires, comme le fAvre
de l'Alliance (Bb), Ex., xxi-xxiii, qui contient d'an-
ciennes coutumes légales consignées par écrit peut-
être au IX' siècle; et la Loi de Sainteté (H), f.ev.,
xv-xxvi, écrite au temps de l'exil.
Après l'exil de Babylone, ces diverses sources
furent fondues dans une œuvre unique (I et E
s'étaient déjà réunies avant l'exil), et l'œuvre fut
publiée sous le nom de Moïse; le Code sacerdotal
obtint force de loi par l'autorité d'Esdras (voir
K. BuDOB, Der Kanon des .4. T., 3| sqq., Giessen,
1900); vers 4oo, le Pentateuqnc entier existait; il fut
reçu comme livre sacré par les Samaritains aussi.
Pour faciliter la distinction des sources, les ex-
traits des divers documents sontimpriinés en diver-
ses c<mleurs dans l'édition critique du texte hébreu
de l'A. T. publiée par P. IIavpt, The polychrome /lible
in hehreit'; ou : The sacred hooks of thé O. T. A criti-
cal édition 0/ the hebrenlexl printed m colours with
notes. London, 1898 sqq.
II. MoïsR auteur du Pentateuqur. — A consul-
ter :
.\uteurs catholiques : F. V'iGounoux, Les Livres
saiiilset la critique rationaliste, HI,i-i26, Paris, 1902;
L. Mkcuineau, L'origine mosaïque du l'enlnleitque.
Paris, 1901; I. Kley, Die Penlateuchfrage, Miinster,
1908; G. HoBERG, Moses u.Jer Pentateuch (Bibl. ^In-
dien X, /(), Freiburg, 1900; E.Mangbnot, L'aulhenti-
cité mosaïque, etc., 200 sqq.; Vigourous-Brassac,
Manuel hihlique*'<,l, Paris, 1917, 298-861.
Non catholiques : A. Zaun, Ernste Blicke in den
yVahn der modernen Kritikdes .■<. T., Giitersloh, 1898;
Ed.RupPRRCHT.fli'e .Anschauung der kritischen Scha'e
ll'ellhausens vom Pentateuch, Leipzig, 1898; Das
Bdihsel des Fiinfbuches Mosis u. seine Lôsung, Gii-
tersloh, 1 89'! : Des Rcithsel's Liisung oder Beitrà^e zur
rirhtigen Ldsung des Pentateiichrâthsels,^ voll.,ib.,
189.5-1897; Die Kriiik nach ihrem Hecht und (Jnrechl.
ib.,i897; W. H. Grrbn, Moses and the Prophels.
New-York, |883; The higher Criticism of the Peiita-
tt-iich, il)., 1896; germanice rd. O. BKCiiKn, Giiters-
1011,1897; P''- I.Hœdemakbr, fier mosai'sc/ie Crsprung
der Gesetie in Exodus. I.ev. und Num., Giitersloh,
1897; R. 'V. French. l.ex Mosaica, London, i 8y4 ;
H. M. 'WlF.NRR, Studies in bihlical La»', London, 1 904 ;
The nrigin of the Pentateuch, ib.,1910; Pentateuchal
Studies, ib., 1912; 'W. Miii.LKn, tVider den Bann der
Queltenscheidung, Giiter.<loli, 1912 ; D. 1Iofi-ma»n,
60
1891
PENTATEUQUE ET HEXATEUQUE
1892
Die ^yichtigsten Insluii-.en gegeii die Graf-Wellhaa-
senscke Hypothèse, Berlin, igi6; A. H. Finn, The
nnity of the Peiitaleucli, London, 1917.
Il est certain que Juifs et chrétiens ont de tout
temps considéré Moï-e comme l'auleur du Penlaleu-
que. La tradition chrétienne dérive sûrement des
Juifs, car les Pères ne se livraient pas à des enquê-
tes personnelles sur l'origine humaine des livres de
l'A.T.; quand ils avaient à parler des auteurs de
l'A.T., ils se référaient à la tradition juive; ainsi
saint HiLAiHB, De Trm., 1, v, parle des livres u quos
a Moyse alque proplietis scriptos esse Ht hraeoruin
religio tradehat « ; Jdniuus Afhicanus, De partibiis
divinae Legis, I, viii, enseigne que l'on peut connaî-
tre les auteurs des livres divins, '^oil par les titres et
préambules, pomme pour les livres prophétiques et
les épitres de l'Apôtre, soit parles titres senls, comme
pour les évangiles, soit par la Iraditiondes anciens :
ainsi la tradition attribue à Moïse la composition
des cinq premiers livres historiques Cf. H. Kihn,
Theodur r. Mujjsaestia u.lunilius Africaniis ulsExe-
gtten, 480, Freiburg, 1880. Saint Isidork db Sévillb
écrit, De Ecclesiae officiis, I, xii : « Veteris autem
Teatamenti secundum Hebraeorum traditioiiem hi
scriplores habentur: Primus Moyses scripsil Penta-
teuchum » etc. Il faut donc rechercher ce qu'ensei-
gne la tradition des Hébreux sur l'origine du Pento-
teuque. Celte tradition ressort: i) du Pentateuque
même ; a) des ténioignagesdesautres livres de l'A.T.;
3) des témoignages duN.T.
I. Témoignages du Pentuleiir/iie jnème. — Le Pen-
tateuque renferme des témoignages clairs établissant
avec certitude que Moi>e a écrit une grande partie
des cinq livres.
a) Ex., XVII. i4 : Dixit autem Dominas ad Moyaen :
Scribe haec ob muniinentum (pour en conserver la
mémoire) in libru (basbepher : dans nn livre déter-
miné ; Lxx : cli ^iZii'y : dans un certain livre). Donc
Moïse reçoit l'ordre de consigner par écrit la victoire
remportée sur les Anialécites, alin d'en conserver la
mémoire, parce que Dieu exterminera les Amaléciles;
et on doit supposer que Moïse obéit à l'ordre divin,
quoique le texte ne le dise pas.
/<) kx., XXIV, 4 : Scripsit autem Moyses omnes ser-
niunes Doniini ; j : assumensque volumen f'oederis
(sepher habberii), legit audiente populo. Le Livre de
rAlliânce, qui est attribué à Moïse, contenait sans
nul doute le Décalogue (xx, 1-17) et la Loi de l'Al-
liance, XX, a2-Kxni, 33.
c) El., xxxiv, 37, il est question de la rénovation
de r.\Ilianee après la défection du peuple (adoration
du veau d'or); nous lisons: Di.iitrjue Dominas ad
MoYsen : Scribe tibi verba haec, quibiis et tecum et
cam Israël pepigi foedus. Ces mots visent les lois
proposées i7>i<i., xxxiv, io-'26.
d) .Vam., xxxni, a, il est dit que Moïse nota les
campements des tils d'Israël dans le désert. D'où l'on
doit conclure qu'il dressa une liste notant les lialles
des Israélites et leurs marches dans le désert, encore
que celle liste ne nous soit peut-être pas parvenue
dans sa forme originelle, car dans .V«m., xxxiii, elle
est incomplète.
e) Deut., XXXI, 9 : Scripsit itaque Moyses legeni
hanc et tradidit eam sacerdotibus filiis Leti. 24 : Post-
quam ergo scripsit Moyses verba tegis huius in votu-
mine (ni sepher) atque complevit... cf. xxix, 19-20.
Certains auteurs, comme Kaolbn, Einleititng ^,U,i-i;
CoBNELY, Compendiam^, aoi ; Zscbokke, Historia
Sacra A. T.'', i48, Vindobonae, 1910, voudraient
tirer de ces mots un argument décisif pour {'origine
mosaïque de tout le Pentateuque. Il est sûr qu'au
temps du Christ le mot Torali désignait l'ensera-
bls des cinq livres de la Loi ; mais il faudrait démon-
trer qu'il possédait ce sens des le temps de Moïse.
/.oi se dit : a) pour une loi particulière : loi de la
lèpre, du blasphème ; b) pour l'ensemble des lois
promulguées par ]\Ioïse; ainsi Deut., xxxiii, 4 '• Le-
geni praecepit nobis Moyses; c) pour l'ensemble du
Pentateuque, d'après la partie principale; d) dans
le N. T., parfois pour tous les livres de l'A. T., ainsi
I Cor., XIV, 21. Ces allirmations et autres sembla-
bles sur la Loi. qui se rencontrent dans Deut., sem-
blent, d'après le contexte, se rapporter pliitflt aux
seules lois deutéronomiques (ainsi pensent d'excel-
lents exégèli's, tels que 'Postât, Cornkuus a Lapidb,
Lohin); on ne peut même pas prouver qu'elles visent
le Deutéronome entier sous sa forme actuelle.
Des témoignages cités, il ressort avec évidence que
Moïse a consigné par écrit au moins une partie des
lois contenues dans le Pentateuque, et en outre cer-
tains faits de l'histoire d'Israël au désert. A ces té-
moignages explicites, s'ajoutent les critères internes,
qui montrent que beaucou[) de lois rapportées dans
le Pentateuque furent promulguées lors du séjour
des Israélites au désert, et donc peuvent être attri-
buées à Moïse.
a) Certaines lois supposent que le peuple habite
un camp, car elles disent expressément ce qu'il faut
faire dans le camp et hors ùucamp.Aiiisi f.ev.,Tivi,gi^
(bouc émissaire, au jour de l'expiation); Num.,
XIX, a-ai (préparation do l'eau lustrale; sacrifice de
la vache rousse hors <lu camp), etc. .Si ces lois ont
été portées dans la terre de Chanaan, on ne voit pas
pourquoi le législateur les aurait adaptées à la con-
dilioird'un peuple habitant un camp; à moins de dire
qu'il le lit à dessein, jiour donner aux lois qu'il por-
tait l'autorité d'uue haute antiquité. Celle pieuse
fraude ue doit pas se présumer; il faudrait la prouver
solidement.
b) Certaines lois ne pouvaient s'observer que dans
l'étroit espace d'un camp, non dans un vaste terri-
toire; ainsi f.ei-., xvii, 3 g (le sang de loua les ani-
maux immolés doit être olTerl au Seigneur à la porte
du tabernacle).
c) Parfois la forme même des lois indique que le
peuple n'habite pas encore en Chanaan; ainsi i'jr.,
XX, 13 : « Honora palrem tuum et matrem tuam, <it
sis longaevus super terrain quam Dominus Deus
tuus dahit tibi « ; cf. Deut., v, 16 : « Utbenesit tihi
in terra i|iiaiu D. D. tuus daturiis est tibi. »
d) Certaines lois sont données en vue de l'avenir,
après l'entrée des Israélites en Chanaan. .\insi
Num., XV, 2 sqq : « Cum ingressi fueritts terrar.i
habitationis vestrae, quam ego dabo vobis, et fecerilis
oblalionem Domino », etc.
e) Certains animaux, dont la chair était permise
aux Israélites (Lev., xv, i sqq.), vivent seulement
dans le désert, non en Chanaan. De même le bois
setim (acacia mimosa nilotica, ég. Shent, cf. E.
Navillb, The Shittim i\ood.Procecdingsofihe Society
of Bililical Archaeology, XXXIV, 180-190 [igii]).
dont l'Arche d'Alliance et son mobilier devaient
être fabriqués(£'j-. ,xxv, losqq.), ne se rencontre pas
en Palestine, mais seulement dans la péninsule
sinaïlique.
f) Le peuple est invité à ne pas suivre la coutume
de la terre d'Egypte, qu'il a habitée, Lev., xvni, 3 ;
cette invitation se comprend mieux si la Loifat don-
née peu après la sortie d'Egypte.
De même, le récit de beaucoup de faits histori-
ques, rapportés dans le Pentateuque, parait remonter
au temps de Moïse. Beaucoup, surtout dans le livre
des Nombres, sont rapportés avec les moindres cir-
constances de personnes, de lieux, de chiffres, de
manière à exclure l'idée d'une tradition purement
orale conservée pendant des siècles. Il faut dont
1893
PENTATEUQUE ET HEXATEUQUE
1894
admettre, ou bien qu'ils ont été forgés avec intention
par un écrivain iiootérieur, ce que les adversaires
de l'origine mosaïque du Pentaleuque ne sauraient
prouver par ar)?uments solides, ou qu'ils ont été
consijcnés par écrit par un témoin contemporain. El
comme par ailleurs il est constant que Moïse a écrit
le récit de plusieurs événements, la présomption
demeure favorable à Moïse. Car on ne saurait pro-
duire aucune raison s'opposant à ce que beaucoup
d'autres f>»its, sans lui être expressément attribués
dans le Pentateu(jue, remontent à son témoignage
irami'diat.
Le texte suppose très souvent que l'Egypte et le
désert sont plus familiers aux lecteurs que la terre
de Cliannan. Aussi les lieux et régions d'Egypte,
comme (iosen (Oen., xlvi, 38), On (it>.. xli, 45),
Pithotii (Hx.,i, II), Pi-/iachirol, MigJal (ib , xiv, 2),
sont-ils nommés simplement, sans i)lus ample déter-
mination; si I auteur parle des régions et des cités
de Clianaan, il se réfère, pour illustrer la iiensée, à
l'Egypte; ainsi la région voisine du Jourdain est-elle
compiirée à l'Egypte, telle qu'elle apparaît en venant
de Zoar (Gen., xiii, 10 ; lire, selon syr , Zoan-Tanis);
Hebron est dite fondée sept ans avant Zoan, ville
d'Egypte(iV»;n., xiii, 28). Latopograpliiede Chanaan
ne paraît pas si connue des lecteurs; on lit, par
exemple : « llebron, ou Arbee, ville de Clianaan »
(Gen., XXIII, 3,19); de même pour Sichem (ib.,
xxxiii, 18); voir aussi la description des monts Ilebal
et Garizim, />eut., xi, 19 sqq
On peut doncconclureque, des témoignages exprès
et du caractère interne du Pentateuque, il ressort que
beaucoup de parties renfermées dans les cinq livres
ont été écrites ou dictées par Moïse; bien qu'on ne
puisse prouver rigoureusement que le Pentateuque,
sous sa forme présente, est l'œuvre exclusive de
Moïse .
3. Témoi«nagcs desaaireslivres de l'A. T. — On peut
alléguer divers textes prouvant que Moïse donna au
peuple, sorti de la servitude d'Egypte, une loi écrite :
a) /'»s., I, 8, il est question de l'u/dj/iine legis huiiis;
XX, 6, de vnlnmine legis Moysi- d'après viii, 3i-35,
Josué écrivit sur la pierre dettteronomiiim legisMoysi
(misclin^h tôrat-Moscheh); ce dernier passage paraît
désigner quelques lois brèves ou une très brève syn-
thèse (le l« législation de Moïse : car il serait absurde
de dire que Josué écrivit sur la pierre tout le Penta-
teuque. Josué éleva sur le montHebal un autel, selon
l'ordre de Moïse, consigné dans le livre de la Loi de
Moïse (viii, 3i). Donc le livre de Josué garantit
ineontestablement le rôle de Moïse, rédacteur de la
Loi.
b) Dans les Livres des Rois.publiés vraisemblable-
ment «u temps de l'exil (encore que l'auteur ait usé
de documents plus anciens), il est question «les lois
de M'iïse : III Rrg., 11, 5, David exhorte Saloman à
garder les cérémonies du Seigneur, ses précepies, ses
jugements, ses témoignages, selon qu'il est écrit dans
la Loi de Moïse (cf. Deid., xvn, ig); IV Tfe^., xiv, 6,
règne d'Amasias (cf. /)eH(., xxiv, 16).
Les premiers prophètes ne parlent pas expressé-
ment de Moïse auteur de la Loi ; mais souvent de la
Loi du Seiffneur; ainsi Amos, u, 4, annonce à Jnda
les cliètimenis divins, eo qttod abieceril l.e-em Do-
mini. Or cette Loi parait avoir été écrite, car 1er,,
xxxt, 33, Dieu promet une autre Loi, qu'il écrira dans
l'e cœur des fils de Juda; viii, 8, il est question des
scrilips qui. d'une plume menteuse, faussent la Loi
du Seigneur. Michée, vi, 5, fait allusion à l'Iiistoire
de Balac roi de Moab et du prophète Balaam
(Niim.. xxii-xxiv). Osée, xn, rappelle sommaire-
ment riii-iloire dn patriarche Jacob; donc il la
sn[ipose très connue; d'où l'on peut conclure qu'au
I temps de ce prophète cette histoire existait par
! écrit. Or, selon les critiques récents, l'histoire
j de Jacob, telle qu'elle se lit Gen., xxT-xxxv, résulte
de la combinaison de deux ou trois sources : 1 E
(Elohiste-Jahvisle)et P (code sacerd.). Et les emprunts
d'Osée suivent parlielloineiit I (xil, 4 sqq. : in forti-
tudine suit directus est cuni angelo et invalnil <id
angeliim el cunfurtatits est); partiellement P (5 :/ïe-
vil et rogavit eiim; in Bethel invertit eitni). Donc, si
l'on veut admettre la théorie de la distinction des
sources, on doit accorder qu'au temps d'Osée ces
diverses sources (y compris la partie du code sacer-
dotal qu'on se pinit à dater du temps de l'exil) exis-
taient déjà; que même 1 et E avaient été fondus en
un seul récit (Cf. P. "N'gTTKH, Dte Zetigntssf, etc.
Theol. Quurlatsclir.LXXWni. igysqq. (igoi); Th.
NoLDEKE, Untersiicliitngen zur kritih des A T., i4o,
Kicl, i86y, en convient. Selon Van Hoonackeu. /es
petits prophètes. 112, Paris, igo8, le prophète cileuu
poème populaire : n Osée fait parler le peuple, en
citant des extraits de quelque ]ioésie po[>ulaire qui
exaltait la gloire d'Israël »). 11, 8 fait allusion à Dent.,
VII, i3 ; donc encore ce livre ou ce fragment de li\ro
parait avoir été connu d'Osée. On peut tirer une oon-
clusion semblable d'^-ïmos, qui parle de la destruc-
tion de Sodome et Gomorrhe, iv, 1 1 , cf. Gen., xix, 35 ; '
de la délivrance d'Egypte et du séjour au désert,
II, 10, cf. Ex.. XII, etc. (lE); de la haute stature «les
Amorrhéens, 11, g, cf. Niim.. xiii, 39, 32-34 (I E); des
vêtements pris en gage, 11, 8, cf. Ex., xxii, 36 (Livre
d'Alliance); du nazaréal,ii, \i, cf. Num., vi(P), etc.
c) A partir du temps de l'exil, les témoignages en
faveur de l'origine mosaïque de Pentateuque se mul-
tiplient : 11 Par., XXV, 4 ; XXXIV, 1 4 ; XXXV, 1 2 ; Esdr.,
VI, 10; .Velt., VIII, I. i4; XIII, i; />an., ix, 11, |3; Mal.,
III, 23 (vulg., IV, 4)- Par la Loi, qu'Esdras, en 444,
au retour de la fête des Tabernacles, lut au peuple
pendant huit jours, il faut entendre, non le seulGode
sacerdotal, mais l'ensemble du Pentateuque (cf.
HuM.MELAL'BR, Cotnm . in Dent., g5-ioi, Paris, iqoi).
C'est ce qui ressort de la prière récitée par les lévi-
tes après la lecture de la Loi (.\eli , ix, 6 sqq ), la-
cjuelle n'est qu'une brève synthèse de tout le Penta-
teuque : Tu, Dnmine, qui fecisfi caelum... terrant et
iiniversa quae in eu sunt... (cf. Gen., Mi); qui elegisti
Abraham et eduxisti euni Je f''r(vulg. igné) Chaldaeo-
runt (cf. Gen., xn); et poauisti iionien eius Abraham.
(cf. Gen., xvii); perctissisti cuni eo foedns, ut dares
ei terrnm Chananaei... (cf. Gen., xv, 18 sq((.); vidisti
afflictioiiem patrum nostroritm in Aegypto (cf. E.r.,
III, 7 sqq.); dedisti signa atque portenta in Pharaone
(cf. Ex., VII, 8x11); mnre divisisti ante enn et tran-
sieruntper medimn maris in siccu (Ex.,-x.i\) ; ad mon-
tem quoque Sinai descendisli... et dedisti eis iudicia
recta (cf. E.r., xix-xxiv); non dereliquisti eos cum
fecissent sihi vitiilnm conflatilem (cf. Ex.. xxxn-
xxxiv); Coliimna nitbis non recessit ab eis per diem
et columna ignis per noctem (cf. Num., ix, i5 sqq.);
Vestimenta enrnmiinn inveternverunt et pedes eorum
non sunt attriti (cf. Dent., viii, 4), etc. Il paraît certain
que le gendre de Sanaballat, chassé par Néhéraie
pour n'avoir pas voulu congédier une épouse étran-
gère (A^eA., XIII, 38), n'est antre que Manassès, (ils du
grand-prêtre qui, selon Flavius Josèphe {Ant., XI,
VIII, 2), s'enfuit chez les Samaritains; encore que
Josèphe, ici comme souvent ailleurs, erre sur la chro-
nologie, car il le fait vivre au temps d'Alexandre le
Grand. 11 faut donc dire que, an moins dès le trmps
d'Esdras et de Néhémie, les Samaritains admettaient
le Pentateuque, qu'ils n'ont cessé jusqu'à nos jours
d'attribuer h Moïse (Quelques auteurs, citant IV
lieg., XVII, 24 sqq., disent que dès le viir siècle, après
la chute du royaume d'Israël (■722), la Loi fut donnée
1895
PENTATËUQUE KT HEXATEUQUE
1896
aux Sainarilains, ce qui aide à comprendre la parole
des Samarilaiiis, Esdr., iv, a : « AediUcemus vobis-
cum, quia ila ut vos quaerimus Deuin vestruiu ; ecco
nos imiuolaviuuis victiraas a diebus Asar-Haddon
rrgis Assur, qui adduxil nos hue. ») D'où l'on peut
conclure indirectement qu'au moins au V siècle av.
J..C.,les Juifs croyaient fermement à l'origine mosaï-
que du Pentaleuque.
Ajoutons une confirmation indirecte : parles livres
historiques (/iid., Beg.), on peutétablir qu'au moins
les principales institutions de la Loi étaient connues
des Israélites dès une époque ancienne. Ainsi lad.
parle du tabernacle de l'Alliance (xviii,2i), de l'Ar-
che d'Alliance (xx, 27), des sacriQces qu'on y offrait
(kxi, 19 sqq.), du vœu de nazaréat (xiii, cC.Niim., vi).
Les Livres des Rois fournissent de nouveaux, traits
(ainsi les fils d'Uéli punis de mort pour n'avoir pas
observé dans les sacrilices les prescriptions de la
Loi, l lifg-. II. 12-17... Nabolh refuse de vendre sa
vigne, m lieg., xxi, cf. I.ev., xxv, 28, etc.). Les au-
teurs qui prétendent que toutes les allusions à la Loi
ont été insérées postérieurement dans les livres his-
toriques par une pieuse fraude, s'engagent dans un
cercle vicieux. Car ils s'efforcent de prouver, par les
livres historiques, que la Loi n'existait pas avant
l'exil; et s'ils rencontrent dans ces livres un texte
qui suppose l'existence de la Loi, ils le déclarent
interpolé. Pourquoi? parce que, à celte date, la Loi
ue devait pas exister. Ils recourent souvent à l'ar-
Sumenldu silence : la Loi n'était pas observée, donc
elle n'existait pas. Il faut avouer que les livres des
Ju^'es et de Samuel présentent des exemples do non-
observation de telle ou telle loi; mais il ne suit
jioint de là qu'elle n'existait pas. Car au cours des
premiers siècles après l'occupation de la terre de
CUanaan, l'unité politique des douze tribus n'était
pas encore réalisée, chacune luttait pour son compte,
ladcfaile des Chananéens n'était pas achevée; l'in-
stabilité de la vie politique ne permettait pas la
stricte observation de toutes les lois.
3. Témoignages du Nouveau restameiit. — Le Christ
et leî auteurs du N. ï. parlent très souvent des livres
doMoïse ou simplement de Moïse, ou citent des textes
du Pentateuque sous le nom de Moïse. Moïse a or-
donné (Mt., VII, 4); permis (ib., xix, 8); dit (Me,
VII, 10); écrit (llom., x, 5); ailleurs il est question
de la Loi de Moïse (Ahc.xxiv, 44); du Livre de Moïse
(.Wc, XII, 26); on lit Moïse dans les synagogucs(^c(..
XV, 21; Il Cor., m, i5) etc... Voir encore iVl., vm, t,;
Luc, XVI, 29; Act., XXI, 21 ; xxvi, 22 ; /«., v. 45 sqi).
Les rationalistes, qui voient dans le Christ un i)ur
homme sujet à l'erreur comme tous les mortels, né-
gligent entièrement ou rejettent ce témoignage du
N. T. D'autres, au contraire, affirment que le Christ
et les apùtres ont enseigné formellement l'origine
mosaïque du Pentaleuque, et donc qu'il faut la tenir
de foi. .Ainsi Gobnbly, Introdacliu specialis, I, 35-
38(1887); Cornkly-Hagb.n, Compendium^, 200, Paris,
1914, i9('); Cerkseto, Tie classi di Dotlori, i56 sq.,
Genova, igoS; L. Mkcuineau, S. J., L'origine mosaï-
que du Pentuteuque, 34; Mao.nier, Eclaircissements
exégètiques, 7-10; semblableraent L. Murillo, El
Genesis, i5 sqq. D'autres enlin pensent que la
révélation divine n'avait pas pour but de résoudre
des questions relevant des sciences profanes, par
exemple de l'histoire; que dans ces questions les au-
teurs sacrés suivent les opinions régnantes de leur
temps, que conséquemment le Christ lui-même n'a
]>as voulu nous enseigner l'origine du Pentateuque,
mais s'est accommodé à l'opinion des Juifs contem-
porains, qui s'accordaient à attribuer à Moïse les
cinq livres de la Loi. Ainsi B. Stedgrnagel, Ein-
Icitung in den Ilcxateuck, 25 1 ; L. Gautier, fnlro-
duction., 199 sq; Loisy, Etudes bibliques, 109 sqq.,
Paris, 1901 ; J. M. Laorangb, Les sources du Pen-
tateuque, Rev. Bibl., VU, a3 (1898); Hummelaubii,
Exegetisches zur Inspirations/rage, (j5 sq. (fltbl.
Studien, IX, 4), Freiburg, 1904 ; Th. Calmes,
L'Evangile selon S. Jean, 233, Paris, 1904 : « Nous
nous bornerons à faire observer que la personne
de Moïse n'y est mentionnée qu'indirectement. Les
termes de l'opposition sont le Livre de la Loi qui
porte le nom de Moïse, et les paroles de Jésus. »
N. Peters, Die grundsàtzliclte Stellnng der Katliol
Kirche zur Bibelforschung, 69 sq. Paderborn, igo5,
Voir, sur celte question. St. Dillmann, loh., v,
4547 '" der Pentateuchfrage, Bibl. Zeitschrift, XV,
139-148; 219-228 [1918-9]. Mais celte explication
est délicicnte. Accordons que le Christel les Apôtres
ont pu ciler le Penlateuque sous le nom de Moïse,
parce que tel était le seiitimml des Juifs de leur
temps sur le Penlateuque; mais il eu va autrement
quand le Seigneur dit en termes exprès que Moïse
a écrit de lui, lo., v, 45 sq. : a Est qui accusai vos
Moyses, in quo vos speralis. Si enim crederetis
Moysi.crederetis forsilan (entendre: H/;V/ue)et niihi.
de me enim itle scripsit. » Le Seigneur ne pouvait
guère s'exprimer ainsi si Moïse n'avait rien écrit de
lui ; car il tire argument de la personne de Moïse,
non du Livre de la Loi, à lui attribué. D'après ce
texte, on doit tenir non seulement que Moïse a écrit,
mais qu'il a écrit du Christ. D'ailleurs ces paroles
ne suIBsenl pas pour démontrer que Moïse est l'au-
teur de tout le Penlateuque.
[CoRNBLY, hilroductio, II, 36, dit: « Integrum Pen-
taleuchum, quatenus sive verbis sive rébus adveii
tum Christi praedixil, hoc lextu designari nemo pru-
dens negaverit. » I. Kwarenbaubu, Comm. in lo.,
aii, Paris, 1898, s'exprime avec beaucoup plus de
précaution: « Notandum hac Chrisli loculiout" et ar-
gumentalione clarissime aflirraari scripsisse Moysen
eiusque scripta extare apud ludaeos. » Cf. F. Prat,
S. I., Le code du Sinai, 62, Paris, 1904; 1. Corluy,
Comment, in lo.^, 128 sq., Gandavi, 1880, pense que
les paroles du Christ visent seulement les oracles
messianiques du Pentateuque ; lel est aussi le senti
ment de Cl. Fillion, Evangile selon S. Jeun, Ii5,
Paris, 1887. Sur toute la question, cf. E. Manqenot,
L'authenticité mosaïque du Pentateuque, 279 sqq.]
Pour résumer en peu de mots les considérations
précédentes, nous pouvons conclure : de témoi-
gnages clairs de l'Ecriture sainte, il résulte que
Moïse a sûrement écrit une très grande partie du
Penlateuque, ce que d'ailleurs permeltent d'élablir
des raisons internes. Mais on sortirait des justes
bornes en affirmant que ces témoignages élnblissenl
pcremploiremenl que le Pentaleuque, du commence-
ment à la lin, est dii à la plume de Moïse.
m. Principales niFi-icuLTiis contre l'orioink
M0SAÏ1.JUE DU Pbntatkuqub. — i./.a découverte du Deu-
téronome. — Selon IV Beg., xxii, 3 sqq. (cf. Il Par.,
XXXIV, 3 sqq.), en l'an 18 du règne de Josias (vers
6i2 av. J.-C), lors de la restauration du Temple, le
prêtre Helcias découvrit le livre de la Loi, II, Pur.,
XXXIV, i4 : liber Legis Domini per mnnum Muysi. Le
pieux roi le fit lire et invita tout le peuple à s'obli-
ger par serment à observer celle Loi; lui-même y
obéit religieusement en extirpant l'idolâlrip, détrui-
sant les hauts lieux, restaurant le pur culte divin.
Des auteurs récents assurent que celle Loi décou-
verte par Helcias n'était que le Deutéronome ou une
partie de ce livre (l. Cullen, The Ttook oi'the Cove-
nant in Moab, 1908, s'efforce de proiner que le livre
découvert, dû à la plume de quelque prophète, ne
contenait que Deut., vi-xi; selon d'autres, c'étail la
majeure partie de Deut., peut-être v, i-xxvi, 19, om
1897
PENTATKUQUE ET IIEXATEUQUE
1898
v-xxvm. Voir IIum.melauek, Comm. in Deut., 59,
Paris, 1901). Celle loi, composée sous le règne de
Josias ou peu avant, aurait été présentée au roi
comme découverte dans le temple, et ainsi intro-
duite par une pieuse fraude (ou par une liction juri-
dique, selon quelques auteurs catholiques).
Certainement ce livre de la Loi ne comprenait
pas tout le Pentateuque, il n'était même pas très
étendu, car aussitôt après la découverte, le scribe
Saplian le lit (IV iieg., xxii, 8) et, le même jour, en
donne lecture au roi (il)., 10). On pourrait répondre
qu'il ne ressort pas du texte que le livre entier
fut lu ; pourtant c'est ce qui ressort sûrement de
XXIII, 2 : « Legit cunctis audientibus omnia \erba
libri foederis, qui inventus est in domo Domini. >>
Il est vrai aussi que des Pères ont vu dans ce livre
le Deutéronome (Ainsi S. Jicromk, Adf. lovin., i, y:
(I losias vir iustissimus, sub quo in templo Deute-
ronomii liber rcperlus est. » De même. In Ez., I. 1.
S. JeanChrysostomf, In Malt., /fom.,ix, 4: « Après
longtemps, le livre du Deutéronome, qui était perdu,
fut enfin exliumé. » De même, Puocoi'e de Gaza,
Comm. in Dent., xvii, 18). Admettons qu'il en soit
ainsi ; que conclure ? Cette Loi est rapportée à Moïse,
ou du moins appelée livre de la Loi de Moïse. En
effet, Josias, pour avoir mis en vigueur le texte de
îa Loi contenu dans le livre découvert par Helcias
(IV Heg., XXIII, 29), sera loué d'être re\enu au Sei-
gneur selon toute la Loi de Moïse (ib., iS) ; d'où il
résulte que le livre découvert dans le temple était la
Loi de Moïse.
Cependant il ne paraît pas entièrement certain
que la Loi découverte fût le seul Deutéronome, ou sa
partie principale, à l'exclusion des lois lévitiques.
S. A. Pries, Die Gesetzesclirift des Kunigs Josias,
i-4o, Leipzig, igoS, s'est efforcé de prouver que la
réforme religieuse accomplie par le roi Josias s'ap-
puyait sur les lois promulguées dans Ex., xxxir.
Cependant il n'est pas douteux que ce livre de la Loi
comprenait au moins une partie de notre Deutéro-
nome, car certaines mesures prises par Josias ne
peuvent se ramener qu'à Deut. Ainsi la prohibition
du culte de la milice céleste (tV Reg., xxiii, 5 ; cf.
Deut., IV, 19 et xvii, 3). Mais c'est une autre ques-
tion de savoir si la Loi découverte était Deut., seul.
Le principal argument en faveur dé cette opinion
se tire du fait que Josias, pour accomplir la Loi dé-
couverte, abolit tous les sacrifices hors du temple de
Jérusalem et limita le culte divin à un sanctuaire
unique. Or celle limitation locale n'est prescrite que
dans Deut., xii. On pourrait répondre : la réforme
religieuse du roi Josias ne semble pas avoir consisté
exclusivement dans la limitation du culte, mais
surtout dans l'extirpation de l'idolâtrie, qui avait
infecté toute la terre. Cela ressort surtout de IV
fieg., XXIII, /|, où il est dit que Josias supprima le
culte de Baal, de Moloch et des autres dieux. L'ido-
lâtrie était, sans doute, le grand péché du peuple :
voir les paroles de la prophétesse Hulda, ib., xxii,
sq. .- « Ecce ego adducam mala super locum islum..,
quia dereliquerunt me et servieruni dits alienis. »
Mais l'idolâtrie n'est pas condamnée moins sévère-
ment dans les autres livres que dans Deut. La limi-
tation du culte à un sanctuaire était un moyen né-
cessaire pour atteindre cette lin principale. Gomme
le culte idolfttrique affectionnait les montagnes et
les collines répandues sur la terre, Josias, pour res-
taurer et maintenir le culte du vrai Dieu, détruisit
tous les hauts lieux et ordonna que tous les sacrifi-
ces seraient offerts dans le temple de Jérusalem.
Plusieurs fois, dans le récit de cette restauration
religieuse, il est question de la destruction des hauts
lieux; ainsi, xxiii, 8. i5.
Or le terme technique hamah (haut lieu) ou iamot
(hauts lieux) ne se rencontre pas une seule fois dans
Deut.; deux fois seulement on lit hamah, mais au
sens poétique el métaphorique, dans le cantique de
Moïse, Deut., xxxii, i3: ■< Constituit eum (populum)
super excelsam terrain (»/ bumiile (irez), ut comede-
ret fructus agrorum » ; et dans la bénédiction
de Moïse, Deut., xxxiii, 29 : « Tu eorum colla
calcabis {'il bamàlêmô) « ; donc dans ces parties
qui, selon les critiques récents, n'étaient pas conte-
nues dans la Loi découverte sous le roi Josias. Mais
le terme bamah revient souvent dans la Loi lévitique ;
ainsi /.ei., xxvi, 3o : « Destruam excelsa veslra »;
Num., xxxM), 52 : « Omnia excelsa vastate ». Le roi
Josias détruisit des statues du soleil, IV /i'e^.,xxiii,)i,
cf. /,er.,xxvi,3o: « .Simulacra confringam »; il détrui-
sit les stèles, cf. Aei'., xxvi i :« Neque titulos (m«r-
:ei«/i)erigelis »; il interdit la nécromancie ella magie,
IV lieg., xxiii, 5, cf. Lev., xix. 3i : « Non declinetls
ad magos et nec ab ariolis aliquid sciscitemini »;
cf. XX, 6. D'où l'on pourrait conclure que, dans ce
livre découvert sous Josias, Uguraientaussiquelques
lois lévitiques Et même, si l'on excepte l'abolition dn
culte rendu à la milice du ciel (IV Heg., xxiii, 4 sq.,
cf. Deut., IV, 19 et xvii, 3), toute la restauration reli-
gieuse accomplie par losias peut se ramener à d'au-
tres livres du Pentateuque.
Des auteurs récents affirment que le prêtre Helcias,
dans son zèle pour la restauration religieuse, offrit
au roi, comme découverte dans le temple, cette loi
composée peu auparavant par lui ou par d'autres,
et ainsi, par une fiction juridique, l'introduisit sous
le nom de Moïse (Ainsi 'Th. Chbyne, Founders of O.
T. Criticism, 267, London, iSgS). Que vaut cette aflir-
malion ?
Est-il croyable que le roi el le peuple spontané-
ment, sans aucune hésitation, se soient soumis au
joug d'une loi qui imposait de graves obligations,
sans s'informer aucunement de son origine? Et qu'on
ne dise pas que les Israélites s'inquiétaient peu de
l'auteur du livre, ou que plusieurs furent publiés
sous un nom d'emprunt : la parité n'existe pas, car
il en va autrement d'un livre quelconque propre à
nourrir la piété, autrement d'une loi grave qui res-
treint la liberté : nul ne recevra cette loi, sans être
fixé sur son origine.
On peut accorder que Josias n'availjaiuaisenlendu
précédemment les paroles contenues dans ce livre;
car son aïeul Manassès était adonné à l'idolâtrie, son
père Araon honorait les dieux étrangers avec la
même impiété; Josias, parvenu au trône à huit
ans el entouré d'idolâtres des l'enfance, ne savait
rien du livre de la Loi. Mais il ne suit pas de là que
la Loi n'existait pas encore. Le récit même parait
contredire cette interprétation, car xxii, i3, leroi
s'écrie : « Non audierunt patres nostri verba libri
huius, ut facerentorane quod scriptum est nobis » :
il suppose donc que la Loi n'était pas inconnue de
ses pères.
Il ne manque pas de témoignages montrant que
les lois deutéronomiques furent connues dès avant
le temps de Josias. Selon IV Heg., xviii, 4 sqq., le foi
Ezéchias (vers 714-696) s'appliqua à détruire les
hauts lieux et à limiter le culte au Temple de Jéru-
salem ; donc il connaissait la loi de l'unité de culte,
consignée Deut., xii. Le roi Amasias (vers 796-778)
punit de mort les meurtriers de son père, mais
épargna leurs fils, selon ce qui est écrit dans le livre
de la Loi de Moïse : « Non morientur fllii pro paren-
libus, sed unusquisque in peccato suo morielur. »
Ib., XIV, 5 sq. Cette loi se trouve Deut., xxiv, 16.
En outre, beaucoup de choses, qui se lisent dans
Deut., se comprendraient difficilement si elles eussent
1899
PENTATEUQUE ET HEXATEUQUE
1900
été écrites au temps de Josias; ainsi, c. xxx.iii rap-
porte la bénédiction des douze triijus d'Israël; or,
les dix tribus avaient été emmenées en captivité dès
naa, donc cent ans avant le temps de Josias. Deut.,
XII ne fait qu'indiquer obscurément le lieu unique où
peut être célébré le culte divin; 5 : « Ad locum quem
elegerit Doniinus Deus vesler de cunclis Iribubus
vestris venietis. » Un auteur écrivant au vii<^ siècle,
alors «lue le temple de Saloraon existait dejuiis trois
cents ans, aurait déterminé plus exactement le lieu
du culte, peut-être eîit-il clairement désigné la ville
de Jérusalem, surtout s'il appartenait au corps des
prêtres du temple.
Dieu ordonne l'extermination des Ghananéens
(vu, I ; XX, i7)etdes Amalécites (xxv, i-) sqq.), sup-
pose qu'Israël redoute leur grande multitude (vu,
i8etc.); or, au vu' siècle, à peine se trouvait-il des
Ghananéens et des Amaléciles en Terre sainte ; et
s'il en restait, sûrement leur nombre n'était pas tel
qu'il pût inspirer de la crainte aux Israélites. — Si
les prêtres de Jérusalem avaient publié la Loideuté-
ronomique, ils n'auraient pas si facilement accordé
aux prêtres et lévites dispersés sur la terre les mê-
mes droits et privilèges dont eux-mêmes jouissaieut.
Gf. Deut., XVIII, 6-8. La loi du roi {Deut., xvii, 17
sqq .) n'a-t-elle été publiée qu'aux derniers jours du
ro\aume? Gf. I Reg., x, 26 (Samuel énonça au peu-
ple la loi du royaume et la consigna dans un livre).
Os., vui, i3 et IX, 3 parait faire allusion à Z^eii/.,
xxviii, 68.
Aussi des auteurs non catholiques fort estimes
accordent-ils que le Deutéronomefut «crit longtemps
avant le temps de Josias. Ainsi Sriiiiciv, Eiitleituii^,
6u. KL06TBRMA.NN aliQrme même que le livre existait
en germe dès le temps de Moïse. Beitrtige zur Ent-
stehangsgeschiclUe des Pentateucli, A'eue Kirclil.
Zeilschiifl, XllI, 23-a5; i-jS-ioi ; 4a8-447; 677-720
(itjoa); XIV, 26&-391 ; 354-377; 693-727 (1903).
O. Naumann, Das Deuteronomium, das projihetische
Slaatsgesetzdes theocratischenKônigt unis, Gixlevsloh,
1897, pense que le noyau de Deut. était la loi du
royaume écrite par Samuel et la loi du temple, con-
tenue en germe dans la prière de la dédicace du
temple, prononcée par Saloiuou (III lieg., viii, 3i
sqq.). Même G. Sternbbhg, Die EtIiiL des Deutero-
nomiums, Berlin, 1908, dit que le Deutéronome fut
composé au temps de Salomon. E. Sellin, Einlei-
tung, lii, enseigne que Deut, renferme des lois qui
remontent au temps de Moïse et des Juges. —
G. G, Cameron, J'/ie lans particulai- to Deut., Prin-
ceton theol . Revieiv, I, 43^-456 (igoS), montre que
beaucoup de lois contenues dans Deut. manquent
leiir but, si elles n'ont été faites au temps de Moïse.
Même parmi les auteurs qui admettent une origine
plus récente du livre, plusieurs excluent la « pieuse
fraude » ; ainsi G. A. Smith, The Book of Detitero-
nomy, cv, Cambridge, 1918: la pieuse fraude n'au-
rait pu être commise sans le prêtre Helcias qui, s'il
eût publié le livre, aurait rédigé autrement la loi
concernant les lévites (18); de même A. Bertholbt,
Dfiiteronomium, xiii, Freiljurg, 1899; et O. Bobtti-
GHtR, Das Verhàltnis des Deut. zu II Aon., xxii.
XXIII und zur Prophétie leremia, Bonn, 1906. —
Pour l'origine mosaïque de Deut., voir H. Pope, The
dati of the composition ofDeuteronomy, Rome, 1910;
F. S. Gigot, The mvsaic authorship of Deut., Irish
Tkeological Quartfrlr Uevieti', IV, iii-^aô (1910).
HuMMBLAUBR pense que les lois contenues Deut.,
XII- XXVI, ont été recueillies au temps des Juges.
Mais le livre de la Loi pouvait-il périr? Le roi
Manassès, aïeul de Josias, qui régna plus de quarante
ans, adonnéà l'idolâtrie, poursuivait cruellement les
prophètes; faut-il s'étonner qu'il ait souhaité l'ané-
antissement d'une Loi qui condamnait son impiété?
Aussi des prêtres animés du zèle de Dieu cacUèrent
un exeiuplaire du livre de la Loi dans un lieu secret
du Temple, où 11 fut oublié au cours des ans. [Ainsi
Cornélius a Lapide, citant Nicolas dk Lyrk, qui se
réfère aux rabbins D. Kimchi et Hascui, affirmant
que le roi Achaz fit brûler les livres de la Loi et que,
pour celte raison, un exemplaire fut caché sous le
pavé du temple; O. Thenius, Die Biicher der Kônige^,
Leipzig, 1873; HcMMBLAUER, Com. in Deut., 83 sqq.
Que cette hypothèse ne soit pas gratuite, on le voit
par un fait tout récent. H. O.mont raconte (Journal
des Débats, i6fév. 1916) que, lors de la restauration
du toit d'une chapelle de la cathédrale de Lyon, on
trouva quatre caisses contenant des documents de
l'ancien chapitre cathédral, entre aulres un car-
tulaire de l'année i35o qui passait pour perdu, et
un diplôme original de Charles, lils de l'empereur
Lothaire 1 (861). Cf. Revue Bihl. ; X. S., XUl, 288 not.
(■9'6)]
Une autre hypothèse a été proposée par E. Na ville
(Egrption itritings in foundation walls and the âge of
the l>ooh of Deuterononr) ; Proceedings of the Society
of Biblical Archaeology, XIX, 332-242(1917); La dé-
couverte de la Loi sous le roi -losias, Paris, 1910.
Précurseurs de Na ville : T. H. Cheyne, lereniiah ; his
life and times, 85, London, i888; et K. Budde, Ge-
schichte der ait. hebr. Ltteratur, 109, Leipzig, 1906,
(jui cite G. Maspero, Histoire ancienne de l'Orient,
I, 73 sq., Paris, 1896). Divers exemples attestent la
coutume égyptienne de déposer dans les fondements
des temples des livres sacrés, qui ont reparu au jour
après des siècles, lors de la restauration des temples.
De même, Salomon enferma dans les fouJemenls du
Temple un exemplaire du Deutéronome, qui fut dé-
couvert sous Josias : le livre découvert était donc du
temps de Salomon. Ont sousorit à cette hypothèse ;
A. U.SwcE, Expositor) limes, XXI,46sq. (1909-10);
H. Ghimme, Die Auffindung des Salomonischen Gesetz-
buches unter Jasia; Orientalistische Literaturzcitung,
X, 6io-6i5 (1907). L'ont combattue : W. Erbt, Der
Fund des Deuteronomium, Orient. Lit.^tg.,Xl,5-}-&2
(1908); P. Haupt, Salomo's Deuteronomium, il)., lig-
na; partiellement aussi, E.KoE!<io(Gesetzesfunde in
Tempfln, ib., 126-137; — réplique de Gbimmb, Zur
Annahme eines salomonischen Gesetzbuches, ib.,
188-193 ; — du même auteur. Die habylonische Schrift
u. Sprache u. die Originalgestaît der hebr. Schrift;
Zeitschr, d. Deutschen morgenlàndischen Gesell-
schafi, LXIV, 715 sqq. (1910) ) et S. EuniNGKR (/.um
Streit um das Deut.; Bibl. Zeitfragen, IV, 8, Miinster,
1911; Die aegyptischen u. keilinschrifllichen Aiialoglen
zuni Funde des Codex Helciae; Bibl. Zeitschrift, IX,
a3o sqq. ; 437 sqq. (1911); X, i3 sqq., 1 25 sqq. (191a);
cf. UeRiMann, Aegxptische Analogien zum Funde des
Deut., Zeistchr. /. A.T.liche IVissenscha/t, XXVIII,
291-802). Euringer montre par II Par., xxxiv, i4,<iue
le livre fut découvert par Helcias dans un upparle-
m«nt du temple, non dans les fondements. — Grim.mb
rapporte Deut., xxix, 28, à la découverte de l'exem-
plaire, et traduit : 0 Ce qui avait été caché devant
Jahvé notre Dieu, a été découvert pour nous et nos
U!s, afin que nous suivions tous les préceptes de celte
Loi à jamais. » Hadpt, 1. c, rcjellc cette version et en
propose une autre : a Ce qui est caché, (n')intéreàse
(que) Jahvé; ca qui est manifeste, (suûil) à nous et
à nos fils, pour que nous accomplissions toutes les
paroles de cette Loi à jamais. » U pense que ces mots
sont une glose ajoutée à l'époque macchabécnne; ce
que nie E. Nbstle, Orient. Litztg, XI, 240-242(1908),
parce que le texte ligure soildaus la version grecque
du Pentateuquefaitesous Plolémée IV (222-206), soit
dans lePentateuque samaritain. Selon Hdumelaubr,
1901
PENTATEUQUR ET HEXATEUQUE
1902
Comm. in Oeul., k^o; Zum Dpnlfronnminm; Ilibl.
Sludien, VI, i. 2, ai, Freiburg, 1901, ce verset n'esl
qu'un soupir (lu rédacteur ou du restiluteur du texte,
qui déclare aijaiidonner à Dieu les parties oliscures
(du teite), les parties claires ayant été données aux
enTauts d'lsrui-1. R. Koknio, 1. c, alléguant la version
grectjue, rà y.r.jT^zv. Kv^tw xCi 0s^j r,^.Ciii rà hï jjv.vspv. r]fJ-tv^
explique la chose ainsi : les choses cachées — (l'ave-
nir du per.ple choisi) sont dans les mains de Dieu. —
Ceci prou\e que le texte est obscur et susceptible
d'interprétations diverses; mais on ne saurait en
aucune façon prouver par Bout, même que le livre fut
caché dans les fondements du temple et découvert
après plusieurs siècles sous le roi Josias. — Quelque
explication qu'on adopte, il faut tenir fermement
ceci : le récit de IV Jicg. ne peut être relégué au rang
des fables ni réduit à une liction ou à une pieuse
fraude.
a. /a loi léi'ilique et l'école sacerdotale. — Selon
uneautre thèse des adversaires de l'origine mosaïque
du Penlateuque, le « Code sacerdotal » aurait été com-
posé au temps de l'exil par Ezéchiel et l'école sacer-
dotale. Cette thèse encore est dépourvue de fondement
solide. Il est vrai qu'on observe de notables ressem-
blances entre la loi lévilique et le livre d'Ezéchiel,
soit quant aux expressions et aux phrases, — comparer
Ley., XXVI, 3 et Ez., xi, ao; xx, 19-21; xxxvi, 27;
l.ev., XXVI, 26. 26 et J?;., V, 12; VI, Il sq. ; vu, i5; xii,
16, etc., — soit surtout quant aux lois: ainsi l'usage du
vin est-ilinterdil aux prêtres qui célèbrent, l.ev., x,9;
Ez., XLiv, ai ; ils ne doivent pas pleurer les morts,
l.ey., XXI, 1-5 et Ez., xuv, a5; ils doivent enseigner
au peuple la distinction du pur et de l'impur, Lev.,
X, Il et Et., xi.iv, a3, etc. Mais ces ressemblances,
qui prouvent seulement que le prêtre Ezéchiel con-
naissait la Loi lévitique, ont pour contrepartie de
nombreuses dissemblances, surtout quant aux fêtes
et au rite des sacrifices, Ez., xlv, i8-xlvi, i5 ; le pro-
phète ne dit rien de la fête des trompettes ni de la
Pentecôte; il ne fait pas allusion au rite du grand
jour de l'expiation, mais prescrit de purilicr le sanc-
tuaire chaque premier et septième jour du mois;
selon l.ey., xxi, i3-i5, le grand-prêtre ne peut épou-
ser qu'une vierge, les prêtres peuvent aussi épouser
une veuve iionnéte; au contraire, selon Ez., XLlv, 2a,
les prêtres ne peuvent épouser une veuve, à moins
que ce ne soit la veuve d'un prêtre ; le grand-prêtre
n'apparaît nulle part chez Ez. Ces dissemblances se-
raient inexplicables si les lois léviliques dépendaient
d'Ezéchiel. — O. Boyd, Ezéchiel and the modem
dating 0/ the Pentateuch, Princeton, 1908, montre
que la législation <lu Code sacerdotal est antérieure
à Ezéchiel.
On dit que la distinction entre prêtres et lévites a
son fondement en Ez., xliv, 9-16 : les prêtres qui ont
souillé le sanctuaire ou se sont adonnés à 1 idolâtrie
doivent être dégradés et affectés au service du Tem-
ple, à la garde des portes, etc. ; seuls, les lils de Sadoc
exerceront à l'avenir les fonctions sacerdotales. Mais
avant tout, il n'est pas nécessaire de prendre les
paroles du prophète au pied de la lettre; car toute
la vision (inale à'Ez. (xl-xlviii) doit s'entendre plu-
tôt au sens symbolique, comme illustration et des-
cription allégorique de la perfection du nouveau
royaume d'Israël ou royaume messianique; aussi la
dégradation des prêtres coupables pré(igure-t-elle la
pureté et la sainteté plus grande du sacerdoce du
nouveau royaume. En outre, même abstraction faite
du sens symbolique, on doit noter qu'Ezéchiel sup-
pose, çà et là, la distinction entre lévites serviteurs
du sanctuaire et prêtres accomplissant les rites des
sacriOces; ainsi, xl, 45 sq., il parle des prêtres qui
montent la garde autour du Temple (ou plutôt qui
veillent aux besoins domestiques ; schomeié ini.ic.'.'
ineiei hahhiijit)e\. d'autres atfectés aux rites de l'autel
(xchomerè misclimeiet hnmmizheocli); voir encore
xLii, i3 et xi.iii, 19. — {^f. A. DiLLMANN, Die Hacher
Exodus u. Leyiticu.s-\ 46i> Leip-î'S» '897; W. Bau-
iiissiN, Geschichte des A. T. lichen Pricsleiiums, 2i5
sqq., Leipzig, 1889.
Van IIooNACKEii, Les prêties et les lévites dans le
livre d'Ezéchiel, liev. Bibl., VIII, 177 sqq. (1899);
Le sacerdoce lévilique dans la loi et dans l'histoire
des Ilcbrenx, i84 sqq., Louvain, 1899, pense (jue les
prêtres conliaienl les ministères intérieurs du Tem-
ple aux Nathinécns (netiiiim, oblats), probablement
descendants des Gabaonites; car le prophète repro-
che aux Israélites de permettre aux (ils des étran-
gers l'accès du Temple pour accomplir des fonctions
sacrées; etil prescrit:» Omnis alienigena, iiicircum-
cisus corde et ineircuincisus carne, non ingredietur
sanctuariuin meum, omnis hlius alicnus qui est in
medio liliorum Israël. » Après qu'on aura chassé
les étrangers employés au service, on y affectera les
prêtres dégradés pour leurs péchés.
On objecte encore divers exemples montrant qu'an-
ciennement des laïques offraient de vrais sacrilices ;
que par conséquent la loi réservant aux prêtres lévi-
tiques l'oblation des sacrilices n'existait pas. U est
vrai que Gédéon (lad,, vi, 18 sqq.), I\Janué (ib.,xiii,
19 sqq.), David (U Hef;., xxiv, 18) et d'autres immo-
lèrent des victimes en divers lieux, mais dans plu-
sieurs cas il s'agit de sacrifices extraordinaires,
offerts en des lieux où Dieu s'était manifesté aux
sacrilicateurs; parfois aussi, de simples repas de fê-
tes, précédés de cérémoniesreligieuses(ainsi I lieg.,
IX); mais le culte sacrificiel, prescrit par la Loi, s'ac-
complissait dans le seul sanctuaire et par les seuls
prêtres de race lévitique. Ain si, selon /H^.,xx,2'jsqq.,
Phinéès fils d'Eléazar ûls d'Aaron remplissait les
fonctions sacerdotales à Silo devant l'Arche d'Al-
liance; là encore, les fils d'Héli accomplissaient les
actes du sacerdoce, I Reg., 11, 12; et même l homme
de Dieu, envoyé à Héli, dit expressément que la
dignité sacerdotale appartient exclusivement à In
tribu de Lévi : « Elegi eum (patreni tuniu) ex omni-
bus tribubus Israël niihi in sacerdotem, ut ascende-
ret ad altare meum et adoleretmihiincensum etpor-
taret ephod coram me " (Ib., 11, 28). J/(c/io,qui s'était
fait un sanctuaire privé sur le mont d'Ephraïm et
avait établi prêtre un de ses fils, se réjouit de l'arri-
vée du lévite : " Nunc scioquod benefacietmihiDeus
hahenti levitici generis sacerdotem. » C'est qu'il
n'ignorait pas que seuls les prêtres originaires de la
tribu de Lévi sont légitimes. Dans les inscriptions
minéennes découvertes à El Oela en Arabie septen-
trionale (ancienne terre de Madian), les prêtres du
dieu fCurfi/ sont appelés /ei'f et leviat,TiO\n& proba-
blement identiques à celui de l.evi, d'où la tribu sa-
cerdotale des Israélites. Aussi plusieurs auteurs,
comme L H. Mordtmann, Beitrâge ziir tninàischen
Epigraphik, Zeitschr. f. Assyriologie, Ergiinzungs-
heft, 1896, 43; Fr. Hommbl, AUisraelitiscIte Veber-
liefernngen in inschri/tl. Be/eue/i^H/i»-, 278, Miinchen,
iSj'j, Anfsàtze a. Abhandlungen, II, Miinchen, igoS;
A. H. Saycb, Early history oj the Ilebreivs, 80, Lon-
don, 1895, font procéder des Minéens Madianites
l'institution des lévites. D'autres, comme A. Lbobn-
DUB, Dict. de la Bible, IV, 201; Ed.MBYBR, Oie ^srae-
liten a. ihre Nachbarstamme, 88 sqq, 428,Hamburg,
alTirment que les Minéens la doivent aux Israélites;
ce que I. Nikbl, Pas A. T. im Lichte der altorientali-
schen Forschungen, II, Moïses u. sein n'erh, Bibl-
Zeitjrngfn II, ■;, a8, Miinster, 1909, déclare possible.
Noter toutefois que le nom de l.evi en Israël désigna
d'abord la tribu, et n'en vint que peu à peu, au cour»
1903
PENTATEUQUE ET ilEXATEUQUE
1904
du temps, à désigner aussi les ministres du sanc.
luaire; cf. S. Landersdorfhr, O.S.B., Die Bibelund
die siidarabische Altertumsforschung, Bibl. Zeitf.,
II, 5,6,66 sqq., Miinster, i g i o.
De plus, on peut prouver que, dès avant l'exil,
existaient des lois concernant le culte divin. Chez
Osée, VIII, la, Dieu dit : « Scribam eis luultitudinem
leguni mearuni ; sed ut alieni (auctoris vel legislato-
ris) reputatae sunt. » Soit qu'on rende l'hébreu
cktob-lô avec syr. et lxx (f/ptr.^y. aSjza rùrfir, vd^awv //ou)
comine un passé — (Van Hoonacker, Les douze
petits prophètes, Sb, lit la forme hipli'il nAf/i, et,
avec un autre léger changement, traduit : Si je fais
écrire pour lui les paroles de ma Loi, elles sont ré-
putées comme d'un étranger; — le sens reste le
même); — soit qu'on l'entende comme un présent,
selon le sens fréquent de l'imparfait hébraïque, en
tout cas ces paroles suggèrent qu'au temps d'Osée
(vin* siècle) il existait des lois écrites qui, d'après
le contexte, visaient le culte divin et les sacritices;
car, \, II, Ephraïra est repris pour avoir multiplié
ses autels alin de pécher; i3, il est dit qu'Ephraïm
a offert beaucoup de sacrifices et que Dieu ne les
agrée pas; d'où l'on peut conclure que même les lois
dont parle, li, traitaient des sacritices; or de telles
lois se trouvent principalement dans le Lévitique.
Cette conclusion est confirmée par Amos, contem-
porain d'Osée; car Amos connaît non seulement des
lois proposées dans le livre de l'Alliance, — ainsi la
loi du gage qu'il faut rendre avant le coucher du
soleil, II, 8, cf. Ex., xxii, 25 sqq.; — mais encore
des lois rituelles, comme celle du nazaréat (ii, la,
cf. Num., VI, i-2i); et aussi des lois sacrificielles, car
il énumère presque toutes les espèces de sacrifices
prescrites dans le Lévitique; à savoir : zebah (sacrifice
sanglant), iv, /|, cf. /.er., vu, i6; todah (sacrifice de
louange), iv, 5, cf. I.ev., vu, 12); nedahot (sacrifices
volontaires), iv, 5, cf. Lei\, vu, 16; olalt (holocauste),
r, 32, cf. Ley., :, 3 ; minchah (sacrifice non sanglant,
ib., cf. Lev., 11, i sqq.) schelem (sacrifice pacifique,
il)., cf. Lev.,\i, i); noter encore que le prophète, v, 22,
énumère les trois espèces de sacrifice, o7a/i, minchah,
schelem, exactement dans l'ordre où elles figurent,
f.ev.,1, 3. Le sacrifice pour le peuple est mentionné,
0.<., IV, 8 : « pecculum populi mei comedunt » (Cf.
Van Hoonackbr, Les douze petits prophètes, 46); ce
qui s'entend des prêtres. On peut donc alTirmerqu'au
temps des prophètes Amos et Osée, existait au moins
une partie de la législation lévitique, à savoir les
lois sacrificielles, qu'on dirait rédigées d'après Ot.,
VIII, 12. Cf. P. Vbttbr, Die /.eugnisse der vorexilis-
chen Propheten liber den Pentateuch.l, Amos, Theol.
Quart. Schr., LXXXI, 5 12-552 (1899); II, Oseas,
LXXXUI, 94-112; 189-207 (1901); B. D. Eerdmann,
Dos Buch Leyiticus; .4. T. Studien,\V .Giessen. 1912,
accorde que presque toutes les lois lévitiques sont
antérieures à l'exil, et même que la plupart visent
l'existence des nomades. Voir encore Baui>issin,
op. cit., 2o5 sqq; I.I. Lias, h tite so called « Priestly
("ode » postexitic; Bibliotheca sacra, LXVII, 20-46;
399-335 (1910).
Si l'on trouve des lois écrites dans le royaume
d'Israël au viii"' siècle av. J.-G.,on peut se demander
d'où les dix tribus, séparées dès le x« siècle du
royaume de Juda et du temple de Jérusalem, tenaient
ces lois. Car, si l'on excepte le temps des rois Josa-
phat et Joram, les deux royaumes furent toujours
en guerre l'un avec l'autre, ce qui ne permet guère
de croire que la Loi ait été donnée aux dix tribus
après la division du royaume.
Plusieurs fois les livres historiques de l'A. T. font
allusion aux lois lévitiques; ainsi I Reg., 11, i3 sup-
pose que les prêtres ont droit à une part sur les
sacrifices ; cf. I.ei-., vu, ag-Sô ; le prêtre Achimelech
ib., XXI, 4-6, à défaut de pain commun, donne d'ur-
gence à David et à ses compagnons, fuyant devant
Saùl, du pain sacré, c'est-à-dire des pains de propo-
sition réservés aux prêtres, cf. Let-., xxiv,8g; Jero-
li()iim(lll lieg., XII, 32) institue un jour solennel au
VIII' mois, le i5« jour, à l'imitation de la solennité
célébrée à Jérusalem, c'est-à-dire delà fête des Taber-
nacles; cf. /.ei'., XXIII, 24 ; iV«io/A(ib.,xxi, 1-4) refuse
de vendre sa vigne selon la Loi, Let:, xxv, 23 sqq.
En outre, le u Code sacerdotal » contient des lois
devenues inutiles ou inobservables dans l'exil ou
après l'exil; ainsi après l'exil, il n'y avait plusd'iirim
et tunimim. mentionnés i?.r., xxviii. 3o; /-et'., viii,8 ;
ni d'arche d'alliance. hes dispositionsde ;Vum.,xxxv,
touchant les cités lévitiques, n'étaient d'aucune uti-
lité après l'exil; au contraire, le précepte imposé à
tout Israélite de se présenter trois fois l'an devant le
Seigneur, était d'une souveraine importance après
l'exil, pourtant on n'en trouve pas trace dansla légis-
lation lévitique. A quoi bon, après l'exil, l'interdic-
tion du culte de Moloch, des images sculptées, des
statues du soleil, etc.? Lei., xix, 4 ; xx, 2.5.
Plusieurs auteurs, qui tiennent que la Loi lévitique
remonte, au moins en substance, à Moïse, disent
que le grand législateur emprunta diverses institu-
tions aux Madianites, dont le prêtre Jetliro était son
beau-père, et aux Arabes de la péninsule sinaïlique ;
par exemple la loi de la vengeance par le sang, Ex.,
XXI, i3; iV»m.,xxxv, ii-33, diverses lois de sancti-
fication, par exemple l'impureté contractée par celui
qui fréquente une femme au temps du flux, /.er,, xv,
ig-24, qui touche un mort, Let:, xxi, 11; A'um., xix,
I i-i3 (cf. D. H. MÛLLER, Die arabischen Altertiimer,
n.6 et 7, Wien, 1899; Halévy, Bévue sémitique, VII,
274 (i8g8) : Haram, fils de Thauban, fait un vœu à
Dhusamwaj pour avoir touché un cadavre et pour
être rentré dans ses vêtements sans être pur et pour
avoir touché des femmes dans leur situation men-
suelle sans se laver et pour avoir mouillé ses vête-
ments par une pollution, etc.). Outre les institutions.
Moïse aurait emprunté des termes techniques, comme
rhaser, atrium du temple, ::= chadar des inscr. de
l'Arabie méridionale (cf. P. Karge, Geschichie des
Bandesgedankens im A. T. I (.4.T.liche Abhandhin-
den, II, 1.2) |65 sqq., Miinster, igio); issér, donner
la dime -= aschschara (Autresexemples chez F. HoM-
MEL, (l'rundriss der Géographie u. Geschichte des
allen Orients. I, i44. Miinchen, igoS). Hommel, Die
altisraelitischen Ueberlieferungen in inschriftl. Beleu-
chtung, 57, compare l'hebr. olah = holocauste, avec
l'arabe ghàlijat; tàmid, sacrifice perpétuel, avec ta'
mid; en outre, il a relevé plusieurs vocables égyp-
tiens dans le Code sacerdolal; ainsi scheti, trame de
la toile, Let-., xiii, 48. 4g. 5i; peschet ou pischtah,
lin, égypt. pescht; zeret, palme, égypt. cert, main;
les mots ephnel hin (op. cit., p. 2g2); il ajoute qu'il
y a une grande ressemblance entre le pectoral (c/io-
schen) du grand prêtre des Hébreux et l'ornement
pectoral du grand prêtre de Memphis, sous les xviii'
et XIX' dynasties (vers i58o-i20o; ib., p. 281 sq.);
quelques-uns prétendent même que l'e/j/îoti du grand
prêtre a une origine égyptienne. — (Cf. V. Ancessi.
Les vêtements du grand prêtre et des lévites, 45 sq.,
Paris, 1875; S. R. Driver, ap. Hastings, Z)ic<. Bibl.,
I, 725, note, Edinburgh, 1901, admet la possibilité
de cette dérivation. Voirencore Vigourocx-Brassac,
Manuel Biblique'*,!, 819 sq. (1917). .\utres détails
chez V. Ermont, /.« Bible etl'égrptologie, Paris, 1910.
A. S. Yahdda compte parmi les noms d'animaux,
qui se rencontrent dans la législation lévitique,
II noms égyptiens, parmi les noms de maladies, 18,
parmi les noms des pierres précieuses qui ornaient
1905
PENTATEUQUE ET HEXATEUQUE
1906
le pecloral du grand prêtre, 7. The Palestine Weeklr,
II, 332(1 gii).
De telles comparaisons 11e peuvent certes fournir
un argument eflicace pour démontrer que les diver-
ses institutions du « Code sacerdotal » procèdent des
Egyptiens et des Arabes ; car les similitudes de termes
techniques peuvent s'expliquer par l'allinité des lan-
gues (cf. I. XiKEL, Das A. T. im J.iclilr der altorien-
talisclien Forschungen. II. Moses iind sein ICerk.
liibl. Zeitfragen II, 7, ag, Miinster, 1909). De plus, il
faut noter que les inscriptions minéennes relatives
à ces usages sont dépourvues de toute indication
chronologique, en sorte qu'il est impossible d'en
préciser la date; enfin, il est certain que des rites et
coutumes semblables se rencontrent aussi chez d'au-
tres peuples anciens, tels que les Babyloniens, Ara-
méens, clc. Voir C. P. Tible, Geschiedenis van den
godsdienst in de oudheit tôt op Alexander den
Groote, 1, 1893 ; trad. allem. par GEiinicii, 117,
Tiibingen, 1896. Ainsi Vepliod était usité hors
d'Egypte. Cf. Jiev. Bibl., vin, 473(1899) : u Au musée
deGizeh, un Asiatique porte un éphod absolument
semblable à celui du grand prêtre. Ce n'est pas seu-
lement la forme, ce sont les quatre couleurs qui
concordent absolument. » Mais si, par ailleurs, la tra-
dition relative au séjour des Hébreux en Egypte
durant plusieurs siècles et dans le désert durant
quarante ans, ainsi qu'à la Loi donnée par Moïse au
peuple sortant d'Egjpte, est reconnue exacte, la
comparaison entre les rites et coutumes des Egyp-
tiens et des Arabes et les dispositions du codemosaï-
que apporte à celte tradition une contirmalion très
l)récieuse.
3. Lois contradictoires entre elles. — Une autre
diiriculté contre l'origine mosaïque du Penlateuque
est soulevée à l'occasion de diverses lois qui se con-
trediseut ou s'abrogent l'une l'autre, ce qui ne per-
met pas de les attribuer au même auteur. Accor-
dons que les divers recueils législatifs sont en
désaccord sur un point ou l'autre; s'ensuit-il que
l'ensemble diffère essentiellement, en sorte qu'il
faille nécessairement les rapporter à des sources dif-
férentes? En général, les divergences ne sont pas
telles qu'une loi contredise l'autre ou abroge l'autre ;
elles concernent plutôt la forme extérieure des lois :
ce qui, dans l'Exode, était indique en peu de mots
est développé dans le Lévitique, puis résumé dans
le Deutéronome. Ainsi en est-il des Lois pour l'érec-
tion des autels, qui paraissent répondre à trois
stades de l'évolution : Ex., xx, 2^ sqq. accordequ'on
peut élever plusieurs autels ; Deat., xii réclame
l'unité de sanctuaire; /-ec, xvii, xviii. sqq. présup-
pose celte unité et se réfère à l'époque de Moïse.
(Cf. Von HiiOBL, La méthode liistuiiniic et son appli-
cation à l'étude des documents de V llexateuque.
Compte rendu du IV' Congrès scientifique interna-
tional des catholiques ; ii« section, 23i-265; Fribourg,
1898)
Selon Van Hoonackkb, lùx., xx, 24-26 traite des
autels domestiques sur lesquels les Israélites tuaient
des animaux pour leur usage quotidien ; ils devaient
en répandre le sang selon le rite du sacrifice, ce qui
donnait à cet acte un caraclère sacré. Le lieu du
cultedans la tégislationrituelledes Hébreux, Muséon,
XIII, 195-304 ; 299-23o; 533 541 (i8y4); XIV, 17-38
(1896); Le sacerdoce lévitique, etc. 9 sqq. De même,
j. NiKiîL, Die Pentateuch/rage. Bibl. Zeitfragen, X,
1-3, Miinster, 4 I, qui estime interpolés, 24, les mots:
livlocausta et pacifica vestra. Même Deut., xii dis-
tingue clairement le sacrifice en l'honneur de Dieu
(i3)et l'immolation pour l'usage quotidien (i5 s(|q.).
Cependant une autre explication est possible. Dent.,
XII et Lev., xMi inculquent sans nul doute l'unité de
sanctuaire ; mais le /.ivre de l'Alliance mème(£'.r.,xx,
24 S(|q.) ne semble pasy être contraire. Pcuprobabic
est l'opinion défcniluc par Ki.ey, Die Penlateuch-
frage, 3oi : la loi de El, xx, 24 sqq. aurait été don-
née seulement pour le temps où le Tabernacle de
l'Alliance n'existait pas encore. Insoutenable, l'opi-
nion de RiBDEL : il entend, a4, unico loco de toute
la terre d'Israil (Der Kultusort nach dem Bundes-
buch, A. T. liclie i'ntersucliungen, 48-5i, Leipzig, 1902).
L'inter|u-étation commune, en tout lieu, est bien
préférable. Bien qu'elle paraisse accorder la liberté
d'élever ]>artout des autels, celle loi insinue pour-
tant l'unité de sanctuaire, dans le précepte imposé
à tout Israélite de se présenter trois fois l'an devant
le Seigneur, Ex., xxiii, 17. Celle loi prépare loutau
moins la limitation locale du culte; et par là même,
l'érection du Tabernacle de l'.AIliance, l'unité de lieu
pour le culte légitimement rendu à Dieu, était insti-
tuée en germe. Ex., xx, 24 n'exclut pas la pluralité
des autels, mais défend de clioisir arbitrairement le
lieu du sacrilice; on ne doit sacrilier que dans les
lieux choisis par Dieu: in umni loco doit s'enlendre
de tout lieu marqué par le souvenir du nom divin.
Cf. L. Gautier, Introd., I, 97 n. a : « Il serait exagéré
de dire que le Livre de l'Alliance allouait aux Israé-
lites la l'acuité illimitée dedresser des autels: ceux-
ci devaient s'élever dans les lieux désignés par quel-
que manifestation divine (apparition, délivrance,
victoire, etc.). » L'histoire témoigne qu'il en fut
ainsi. Gédéon éleva un autel à Ophra, là oii l'ange
du Seigneur lui était apparu (lud., vi, Ti-24); les
parents de Samson offrirent un holocauste là où
s'était montré l'ange du Seigneur (ib., xiii, lô-aS) ;
tout le peuple sacrifia à Bocliim ai)rès l'apparition
de l'ange du Seigneur (ib., 11, 5), et enfin à Bethel,
où le Seigneur s'était plusieurs fois manifesté aux
patriarches (ib., XX, 26-38 ; xxi, 2-4). Tous ces lieux
étaient consacrés par des théophanies, et tous les
sacrifices qu'on y offrait étaient extraordinaires,
alors que les sacrifices ordinaires s'offraient à Silo,
où se trouvaient le Tabernacle et l'Arche d'Alliance.
Depuis le temps d'Héli (I Iteg., iv, 11 sqq.), l'Arche
d'Alliance, enlevée par les Philistins, et le Taberna-
cle étaient séparés: l'arche étaient conservée à Kar-
jiatlijearim, puis dans la ville de Jérusalem : le
Tabernacle, au temps de David, était àNobe (I/?eg.,
xxi); au temps de Salomon, il paraît avoir été à
Gabaon (III Ueg., viii, 4)- Comme, pour cette raison,
le lieu du cultedemeuraitindclerminé, Samuel sacri-
fia en divers lieux (Maspha, Rama, Galgol, Beth-
lehem); David fitde même (àBcthlehem, I Peg., xx,
29)et Salomon (à Gabaon, III Peg., m, 3 sqq.). Cette
coutume, introduite par nécessité, se maintint même
après la construction duTenijile par Salomon. Après
la séparation des royaumes. Jéroboam ayant inter-
dit au peuple de monter à Jérusalem pour sacrifier,
les proi)hèles qui accomplissaient leur ministère
dans le royaume du nord ne pouvaient déclarer
illicites les sacrifices offerts en l'honneur de Dieu
sur les montagnes ot les collines: sinon le peuple
se fût livré tout entier à l'idolâtrie envahissante.
Donc, du fait qu'Elie seplaignilde la destruction des
autels deDieu (III Peg., xix, 10) etrétablit lui-même
l'autel de lalivé abattu sur le mont Carmel (ib., xviii,
3o), il ne suit nullement que la loi de l'unité de sanc-
tuaire n'existait pas encore à cette époque. Peut-être
Amos, par ces mots : « Dominus de Sion rugiet et
de Jérusalem da bit vocem siiam » i, a, insinue-t-ilque
Jérusalem est le seul lieu légitime du culte divin. —
Sur toute la question, voir P. Vetteb, Die Zeug-
nisse, etc. I. Amos Theol. Q. .S'., 525 sqq. (1899); et
aussi W. Et;GKLKEMPER, I/eiligtum und Opferstdlten
in den Gesetzen des J'enlateuch, Paderborn, 1909,
1907
PENTATËUQUE ET HEXATEUQUE
1908
lequel entend la loi de Ex., xx, 2^-16, des sacrifices
offerts sur des autels privés.
Driviîr accorde que le sanctuaire auquel était
attac liée une présence spéciale de Dieu eut toujours
la prééminence sur tous les autres lieux de sacri-
fice (Peuteronomy, ^4, Edinburgh.iSgô ; cf. L. Gao-
TiBR, 69: a Un sanctuaire principal, rendu plus
important parlaprésence de l'arclie » .)Selon Vam dbn
BiKsisN, Dithlin jRevie.i', LXII, ^^(iSyS), il est possi-
ble que Moïse lui-même, dans les derniers entretiens
avant sa mort, ait recommandé l'unité de sanctuaire.
Une objection pourrait naître du fait que, au
vi" siècle av. J.-C, les Juifs établis dans l'ile d'Elé-
phanline en Haute Egypte avaient leur temple pro-
pre. L'an 15 de Darius II (^08-5 av. J.-C), Jédonias
elles prêtres de ce lieu écrivirent à Bagohi, préfet de
laprovince de Judée, pour se plaindre que le temple
du Dieu lalivé, épargné même par Cambj'se (en 5s5),
eût été détruit, l'an i4 du roi Darius II, à l'instiga-
tion des prêtres de dieu Chnub [Gettre lettre, exhu-
mée en 1906 avec deux autres documents araméens,
a été éditée par Ed. Sachao, Drei arumàisclie Papy-
rus aus Elephantine, Berlin, 1907; voir le texte ciiez
\V. Staerk, Aramâische Urkunden ziir Geschichlo.
des Judeiitums im vi u, v Jahrliunderte vor Chr,
{Kléine Texte, éd. LlBTZMAN^', 3»), 3-8, Bonn, 1908;
ou chez Laghanob, /.es nouveaux pap\rus d'Elé-
phanline, Hev . Bibl., A. S., Y, 3a5 sqq. (1908);
et chez I. Halbvy, Iriser, arainéenne d' Elephantine,
liev. sémitique, XVI, 93 sqq. (tgoS)]. Ces Juifs ne
connaissaient donc pus la loi deutéronomique de
l'unité de sanctuaire, ou bien la négligeaient. (ScHii-
RBR, Theul. Lit. y.lg, 1907, 4, et F. Staubklin, Elephan-
tine u. Leontopolis ; Z. S. /'. A. T. VVissenschaft,
XXVIII, 108-182 (1908), pensent que la loi deutéro-
nomique n'était pas parvenue à cette lointaine colo-
nie juive, ce qu'on croira difficilement, car on y
possédait l'iiistoire du sage Ahikar (dont parlera le
îivredeTobie) etle texte de l'inscription de DariusI.)
Van HooNACKBR explique la chose ainsi : la loi du
Deutéronome, qui n'admet qu'un sanctuaire, n'est
faite que pour la terre de Chanaan, et donc, de soi,
ne défend pas l'érection de temples hors de la Terre
sainte ; cependant l'usage était de ne pas sacrifier
hors de la Terre sainte, à cause de l'impureté du
lieu. (Z)ie rechtliche Stellung des jiidischen Tempels
in Elephantine, gegenuher den Einrichtungen des
A. T.; Théologie u. Glaube, I, i, 38-447 ('909); du
même auteur : Une Communauté judéoaraméenne à
Elephantine, London, 1916, et N. Pbtbrs, Die jadis-
che Gemeinde von Elephantine, Syene und ihr Tempel
ini V Jahrhundert vor Chr., Freiburg, 1908. Dans le
même sens, W. Stabrk, Die Anfùnge der jùdischen
Diaspora in Aegypten, i sqq., Berlin, 1908.) H. Popb
raisonne ainsi: si ces Juifs ignoraient le Deuluo-
norae, il n'a pu è^re écrit avant l'exil; si au con-
traire cette loi existait déjà, elle n'était pas observée
avec tant de rigueur, car Jédonias et ses compa-
gnons prient les prêtres même de Jérusalem de
collaborer à la rééditicalion du temple détruit. The
temple ofJahu in Syene and Pentateucincal Criticism.
The Eccl. Revie»;' XLVn, 291-293 (1913). — Cf. en
outre I. Dobller, Theol. Q. S., LXXXIX, 5o2 sqq.
(1907); Th. NoBLDBKE, iVei/e yï/i//sc/i<; Papyri^ Z. S.f.
Assyriologie,XXi, 195-205(1908), conclut qu'au temps
où cette lettre l'ut écrite, les diverses sources du
Peutateuque n'avaient pas encore conflué en un livre
unique; au contraire, S. Daichbs, Zu den Elephan-
tine Papyri, ib., XXII, 197-199 (1908), allirme que
les Juifs de la Haute-Egypte connaissaient lePenta-
teuque; et parce que cette lettre désigne diverses
sortes de sacrifices, minchah et lebonah (encens),
par leurs noms hébreux, il estime que les auteurs de
la lettre citent le Pentatcuque, à savoir lev., u, 1 ;
VI, 8;i, 3; VI, 2. C'est aussi l'avis de Feldmann.
Théologie u. Glanhe, I, 288 (1909) et de A. H. Savce,
Expiisitur, 8 S., VI, 421 (1911): " La loi lévitique
étaitconnue et obéie au temple juif d'Eléphantine. n
Cependant Pope, l. c.,299, note que la lettre prouve
seulement que ces Juifs pratiquaient les diverses
sortes de sacrifices, non qu'ils avaient entre les
mains une loi sacrificielle écrite.
4. Divers arguments en faveur de la pluralité des
sources. — Que dire, en général, « de la théorie delà
distinction des sources» ? On a parfaitement le droit
de la tenir, si on la restreint à la Genèse. Car il n'est
pas improbable que l'auteur de ce livre eut à sa dis-
position, outre les traditions orales, des sources
écrites, par exemple l'histoire de la création (Gen.,
I, i-ii, 4). dont la haute antiquité ressort de la lan-
gue et de tout le caractèrede la narration; l'histoire
du déluge (vi, 9 sqq.); la bénédiction de Jacob
(xLix, 3-27), ce qui ressort surtout des vv. 6-7, où
Jacob exclut de la bénédiction la tribu de Lévi, d'où
sont issus Moïse, .\aron et les prêtres de l'A. T.; les
vies des patriarches, qui nous ramènent aux temps
antérieurs à Moïse, car, soit pour le culte divin, soit
I>our la vie familiale, elles n'ont jamais égard aux
prescriptions mosaïques : si ces histoires avaient été
composées postérieurement, l'auteur aurait conformé
à la Loi de Moïse la vie des patriarches du peuple
choisi. On observe plut6t dans lescoutunies de la vie
patriarcale unecertaine aflinité avec le code A'Ham-
tnurahi, roi de Babylone, contemporain d'Abraham.
C'est une question fort discutée, de savoir si la
Loi de Moïse dépend de ce code légal, avec lequel
elle présente une incontestable alfinité. On ne peut
démontrer une dépendance directe; une dépendance
indirecte parait admissible, car les statuts d'Hammu-
rabi, qui lui aussi a puisé à des sources plus anciennes
(cf. A. T. Glay, a Sunic-rian prototype of the liant-
murabi Code, Orient. Lit. Ztg, XVII, i-3 [i9i41).
jouissaient d'une large dilTusion, grâce à l'inlluence
exercée par Babylone durant de longs siècles sur la
Palestine et le proche Orient. Cependant la supério-
rité de la loi mosaïque est incontestable, car en géné-
ral elle établit des peines plus légères, réprouve non
seulement les actes extérieurs, mais encore les
mauvais désirs, considère la vie humaine tout
entière dans sa relation avec Dieu. Voir Johns, Th<-
oldest code uf taws m the norld, London, igoS;
St. a. Cooic, The laivs of Moses and the code 0/
Ilanimurabi, London, ijoS. Laohangb, Le code de
Hammoarabi. Hev. Sii/. , XII, 27-52 (igoS); Fr. Mari.
U codice de Hammurabi e la Bibbiu, Roma, igoS;
S. V. Orelli, Das Gesetz Hanimurabis u, die Tliora ,
Leipzig. igoS; Iv. Jehemias, .Vos es u. Hammurabi-,
Leipzig, igoS; H. Grimmb, Das Gesetz Chammurabiu.
Moses, Koln, iyo3, trad. ital. par Mozzicarblu, l'i
codice di Hammurabi e Mosé, Roma, 191 1; I. \\'-
RoTBSTBi.N, Mose u. Hammurabi (Bibl. Zeit u. Streil-
fragen,\l, 9), Grosslichterfelde, 191 i;C. F.LBasiANN-
Hadpt, Israël; seine Entwicklung im Rahmen der
ff'eltgeschichte, 293 sqq.,Tiibingen, igii; Lagranoh,
L'homicide d'après le code de Hainmourabiet d'après
laBilde, Rev. 5(i/.,.V. .S.,XlII,44o-47i (1916); P. Gru-
vBiLHiEK, La monogamie et le concubinat dans le
code de Hammoarabi, ib., XIV, 270-286, etc. (1917)
Mais l'état de la question change si l'on étend la
distinction des sources à tout le Pentateuque.
Assurément cette théorie ne peutètre rejetée apriori
comme contraire à l'inspiration divine et à la dignité
de l'Ecriture sainte. Car la notion d'inspiration
n'inclut pas la révélation de vérités nouvelles, seu-
lement elle implique une assistance spéciale de
l'EspritSainl, qui meut, illumine et dirige l'écrivain
1909
PENTATEUQUE ET HEXATEUQUE
1910
sacré dans son travail; risn n'empêche que i'Lagio-
graphe use de documeiits préexistants et les insère,
en tout ou en partie, dans son livre. Donc le Penla-
teu«jue a pu être composé de divers documents écrits
qu'un auteur inspiré postérieur à Moïse aurait réu-
nis. Et si l'on maintient que la très ijrande partie de
ces documents a été écrite par Moïse lui-même, l'ori-
gine mosaïque du Pentaleuque, au sens large, est
sauve.
J. BnucKBi<,S. J., L'Eglise et la critique biblique,
i4> sqq., Paris, 1907, admet que plusieurs docu-
ments d'origine mosaïque, qui peut-être existaient
séparés avant l'exil de Bab.vïone, ou avant le temps
d'Eadras, auraient été alors réunis en un seul
(>\ivrage, non sans diverses retouches et additions.
H. M. WiKNKR, Contributions lo a nen tlieory of tite
compositiun of the l'entaleuch, liibliotheca sacra,
LXXV, 80-10.?; 287-266 (19 18), pense que le Penta-
teuque fut à l'origine une bibliothèque « de divers
livres écrits sur des peaux, des feidlles, des ta-
blettes», lesquels auraient soufrert,au cours de leurs
tiinsmission, dommage et désordre. L'archétype
représentait une édition de ces restes. IN0-: exemplai-
res représentent des recensiojis de cet archétype.
L'erreur des auteurs modernes non catholiques
coQsiste surtout en ce qu'ils abaissent outre mesure
l'âge des sources, nient en tout ou en partie la vérité
dirs faits racontés dans le Pentateuque, admettent
une lente évolution de la religion d'Israël, depuis le
pi lythcisme ou même l'animisme et le tote'misme
jusqu'au monothéisme pur (Wkllhausen, Stade,
DiiQM, Maiiti, Buude...). Comme ces erreurs ne tien-
111 nt par aucun lien nécessaire à la théorie de la dis-
tinction des sources, même des auteurs catholiques y
ont souscrit. Ainsi J.M. Lagkangk, O.P., /.es sources
du Pentaleuque, Itev . Bibl., Vil, io 32 (1898); F. db
IliiGEL, I,a méthode historique, etc. (Cf. Biiiggs et
V. HÙGBL, Tha Papal Coinntission and the Pentateuch;
London, 190G); H. Lucas, S. J. (Cf. I. Desphès, Opi-
nions catholiques sur l'origine du Pentateuque ; lîe\>.
ou Clergé français, XVII, 526-627 et surtout 55o-556
(li^g); Gigot, Spécial Introduction lo the study 0/ the
O. T., I, 85 sq., New-York, 1901; V. Zaplbtal.O.P.,
JJer Schùpfungsbericlit der Genesis, 1 sqq., Freiburg
(Suisse), 1902; A. ScuULZ, iJoppelherichte im Penta-
teuch; Bibl. Studien, XUI, 1, Freiburg, 1908; dansun
seus très modéré, P. Vbtteb, Theol. Q. S. LXXXV,
620 sqq. (igoS), cf. Gùttsbiîrgkh, P.Vetter's Stellung
zur Pentaleuchhrit'i!;, Bibl. Z.S., V, 1 i3-ia5 (1907).
Néanmoins cette théorie de la distinction des sour-
ces parait jusqu'ici dépourvue de preuve solide;
aussi réprouvons-nous énergiquement l'assurance et
la facilité avec laquelle ses défenseurs dissèquent
le livre de la Loi et en assignent à telle ou telle
source les membres épars. Les arguments tirés soit
do Vusage différent des noms divins, soit de la di-
versité de langue et de style, ne produisent pas une
\ raie certitude.
I. On ne peut nier que l'usage des noms de Dieu
varie notablement dans le Pentateuque, surtout dans
la Genèse, où d'ailleurs on admet la pluralité des
documents; parfois durant une série de chapitres, le
nom d' Elohtm repai&il seul; durant une autre série,
lo nom de lah\c. De là, les critiques anciens ont
conclu à la diversité des sources, les critiques récents
urgent moins la diversité des noms divins, mais
pourtantlui demandent une conCrmation. Or, l'usage
divers des noms divins peut souvent s'expliquer par
d'autres raisons, sans qu'il soit besoin de recourir à
la pluralité des sources : la signilication des divers
noms divins sullit à cela. Toutes les fois qu'il s'agit
de la création et du gouvernement du monde, l'au-
leur sacré emploie presque exclusivement Elohim,
de même toutes les fois qu'il fait parler un person-
nage étranger au peuple choisi. Le nom El .Schaddai
(Dieu tout-puissant), G«n., xvii, l-i5 ; xxxv, g-12 ;
xLix, 26, se rencontre dan» la vie des patriarches
quand Dieu fait des miracles. Le nom saint lalné —
nom de Dieu qui, ayant conclu avec le peuple choisi
une alliance solennelle, a rempli (idèlcment ses pro-
messes faites aux patriarches — cf. J . P. van Kastb-
itBis, S. J., Jahié et El ."^chaddai; I.a science catholi-
que, VIII, 296-815 (1908-4), — est employé presque
toujours quand les iils d'Israël parlent de Dieu, quand
il est question de VAlliance ou des Lois. Le nom
Elohim se rencontre principalement dans la Genèse
et dans la première partie de l'Exode (jusqu'à xxiv,
II), remplies presque entièrement par le récit de
faits historiques; le nom liihvc se rencontre dans la
seconde partie de l'Exode (à partir de xxiv, 12), dans
le Lévitique (exclusivement), dans les Nombres
(378Iahvé, 10 Elohim), parties consacrées à provo-
quer ou à expliquer des lois. Il faut considérer en
outre l'usage du [>arler commun : il y a des phrases
stéréotypées oii revient toujours le même nom de
Dieu; ainsi un prophète, est appelé homme d'Elohîm
{Deut., XXXI, 1); on dit : la verge d'Ëlohim {Ejc.,
IV, 20; vil, 9); le doigt d'Elohim (£'a.,xxxi, 18); voir
Elohim (Gen., xxxii, 3o); le mont Siiiai, où Dieu
s'est manifesté, est toujours (sauf jVhw.,x, 33) ap-
pelé mont d'Elohlra.£j., m, i; iv,27 ; xviii, 5; xxvu,
i3. Cf. P. Vktter, Die lilterarliritische Bedeutung der
A. 7'. lichen Gollesnamen; 'Iheol. Q. S , LXXX'V, 12
47; 202-235; 520-547 (1908) ; cf. i'/î/. i?..S'.,IV, 63sqq.
(1906); G.HoBBRG, Jifose.-i «n</ der Pentatiuch,i<^ sqq.
D'autre part, il semble qu'au coui-s des temps l'in-
curie des scribes ou d'autres raisons aient accompli
un changement ; aussi arrive-t-il que nous trouvions
lahvc là où l'on attendrait Elohim, et vice versa.
I. Dause. Te.vtkritiscke Bedenken gegen den Aus-
gangspunlit der heutigen l'entateuchiritik. A; chif. f.
lieligionswi.-isenschuft, VI, 3o5-3i 9(1904), révoque en
doute l'authenticité des noms divins dons le texte
massorétique ; cf., du même auteur, Textkritische
Malerialien zur Hexateuchfrage. I. Die Goltesnamen
der Genesis, Giessen, 1912; avec les jugements de
E. Selun, A'eue Kirchl. Z. S., XXIV, 119-198 (1918)
et surtout del. SEiNNnn, The divine names in Genesis,
Expositor, 8 S. V, 284-3i3; 4o4-420 ; 494-5i4 (1918);
VI, 18-45 ; 97-116; 266-288 (1918), qui défend la
tradition massorétique relative aux noms divins. Eh
outre, cf. I. Skinnkr, The name of God in Genesis;
Expositor) Times, XX, 288 sqq. (1908-g) et H. M. "VV^iE-
NEK,ib., 473-5. I. HoNTUEiM, S. I., Die Gottesnamen
in der Genesis, Z. S. f Kalh. Theol., XXXIV, 626-640,
(1910). s'efforce de prouver que les noms de Dieu
sont employés dans Gen. selon une certaine loi
numérique : laluc et Elohtm paraissent chacun
160 fois, l'histoire d'Abraham et de Jacob présente
108 fois les noms de Dieu; celte idée n'a pas ren-
contré d'approbation. N.I. Sculoeul, Expositorr Ti-
mes,\X, 563 (1908-9) prétend que lahvé ne ligurait
pas dans le texte original de Gen., i, i-Ex., m, 12.
HoBERG, Genesis'-, xxvi sqq., pense que le nom de
lalivé a été postérieurement substitué à ElohiiB
dans les passages où il est question de Dieu comme
auteur de l'ordre surnaturel. D'autres auteurs,
comme V. P. Barns, Larévélation du nom divin létra-
grammaton, Bev. Bibl.,U, 32g-35o (1898), i>eusentque
ce nom était inconnu des Israélites avant le temps
de Moïse, ce que nient avec raison Cii. Robkht, I.a
révélation du nom divin Jéliovah, ib. III, i5i-i6i,
(1894); Corluv, S/)icilegiam,dugm.biLl., I, io4. sqq.
Gandavi, i884; Hetzenaubr, 'Theolugia Biblica, l,
37S; VAN Kastehen, 1. c. et d'autres. Voir encore
E. Navillk, Les deux noms de Dieu dans la Genèse.
1916
PENTATEUQUE ET HEXATEUQUE
1916
XXIV, 17- 19), l'oracle de Moïse sur le prophète à venir
(Deut-, XVIII, 16.19); en outre, plusieurs personnages,
comme Adam (Uom., v, 1^), MelcIiiseJech (Ueb., vu,
I sqq.), Isaac, el des institutions dont traite le Pen-
tateuque, par exemple l'agneoii pascal (Jo., xix, 36;
I Cor., V, -j), sont des types du Messie à venir. Aussi
ne doit-on pas s'étonner que le Christ, discutant
avec les Juifs incrédules, en apielle à l'autorité du
Pentateuque, en disartt (/o., v, 39. 1^6) : Scrulaminc
Scriptiiras, f/aia vos patatis in ipais l'iiam aeternam
habere, et itiae suiit qitae iestiii,o>nuni peiliihent de
me... Si enim crederetis HJoysi, credeietis forsitan
(entendre : ulique) et rnilii : Je me enim ille scripsit.
Quand le Christ, transliguré sur la montagne, mani-
festa sa gloire, Moïse et Blie apparurent, la Loi et
f les Prophètes, pour lui rendre témoignage. Aussi
l'Eglise con»erve-t-elle avec une extrême sollicitude
l'admirable livre de la Loi et le défend-elle contre
les attaques dos incrédules, qui s'eirorcent de résou-
dre en mythes et en fables, en pieuses fraudes et
lictions, presque tout le contenu du Pentateuque. Le
plus récent document de celte sollicitude est la Déci-
sion sur l'authenticité musaïi/iie du Pentateuque
publiée par lu Commission Hildiqne Pontificale en
1906 et approuvée par le Souverain Pontife le 27 juil-
let de la même année. Acta Sanctue Sedis, XXXIX,
377 sq. (1906); cf.L. FoNCK, S. I., Documenta ad Pon-
tiftciam Cnmmissionem de re biblica spectantia,
25 sq. Ronia, 1916.
I. Utrum argumeiitu a ci'iticis con^-sta a-l imjiti^naii -
Jaiu autlieiitiaui uiu^aicain sacrortiia Uhronnu, qui Pen-
tuleiiclii iioutiriâ desi^aaiitur, tanti sint pnn ipri^i, tttj>osl-
habitis quamplui-ibus te^itimoniis ulriusque T'^slainenli
collective auaij>lis, perj-etua consenâioiie j-opjli iuJuici,
Ecclesiue quoqtie cunsLaiiti tiaditioiie iiecmxi indiriis in-
lerois quae ex ipso textti eruuntui', iiis Iribti.iîit aûjrmandi
Uos libros non Moysen hubei'o aiictoreni, sed ex fontibu»
maximu ex parle aetate mofieica posleriui-ibiis fuisse coii-
fectcs ? tigsp. Ne^'ative,
II. Utriiiii ruosaM'a autheutia PeiilateiicUi talem iieces-
sai-io postulet reJ.iclioiieai totius otveris, ut prur>u^ teneo-
dum sit Moyseti omnia vl dia^ula manu sua scripsis^e
vel aiimiaiiuensibus dictasse; an etiani eorum liypotlieais
perruitti possit qni existimant eutu opus ipsuiu a se sub
diviiiae inspirationis afiîytu conceptutn alteri v^l pinribas
scribenduoi comiuisisse, ilatatueu ut sensa sua fîdeliLer
redderent. niitil contra suam voluntalem soi-iberen! .nihil
otaitleient ; ac tandem opus hac i-atioite confectum ab
eodem Moyse principe inspiratoqne aiictore pi-obatuin,
ipsiusiuet nomîne vuljaretur? Hesp. Négative »d priiïiam
parteiM, affirmative ad secnndnni
lU. l'iruia ab-qrie pruftiudicio mosaîcaeauthentiae Pen-
tateucbi concedi possit Maysen a'I -uiini confici-Midum
^ opus fontes adhibuisse, script.^ videlicet documenta vel
orales traditiimes, ex quibus, spcundnni peculiarem seo-
j)um sibi pi-oposituiu el sub divinae inspirationis afflatu.
nonnulla bauserit «aque ad verbura ve] qiioad senteutiani,
contracta vel atnplificata, ipsi operi inseruerit ? Resp.
A flirniative.
IV. Ulr-.im, salva subslantiaîiter mosaica autbentia et
inte^ritate Pentateucbi, admitli possit. tam long^o vaoculo-
ruui decursu nounullas ai modifi'at'ones obventsse, uti :
additantenta post MoTsi morteni vel al) aucl'>re in■^pirato
appo'ita, vel j^lossas et explicatione.; le^tui interieclas :
vocabula quiiedam et foi'mas e sermo te anliquaUi in ser-
monein recentioreiu translatas ; tnendosas demum lectio-
nés vitio atn rnanuen^^ium aH^cribendas, de quibus fas sit
ad norinas artis critîcao disquirere et iudicare ? fieap.
Ailîrinaiive, sîiIvo Ëccleffiae îudicio.
(Traduction ci-dessus, col. -ji^--)'i-).)
II. — Lb livrb dk Josub
Le livre de Josué renferme l'histoire de l'occupa-
tion et de la distribution de la terre de Chanaan, dont
Dieu avait prorais la possession aux patriarches.
Dans ce double travail d'occupation et de distribu-
tion, Josué a le rôle principal; aussi le livre popte-t-il
à bon droit le nom de livre de Josué.
Josue, hebr. lelio.tchua ben Nûn; pour Nùn, les
Septante lisant NAYH, d'oii la version latine : /eius
filius A'itve. Selon E. Nestlé, Zeitschr. des Pul. Ve-
reins. XX VIII, /( 1 (igoS), elEr-jositorf Times, XX, 233
(1908-9), NAYH est une faute des copistes pour
N.\YN.
D'après le sujet, le livre se divise bien en deux
parties :
I. Occupation de la terre de Chanaan, i-xii. —
Josué est affermi par Dieu (i). Exploration de la
ville de Jéricho (11). Passage du Jourdain (iii-iv). Cir-
concision à Galgala (v, 1-12). Prise de Jéricho(v, i3-
vi). Prise de Hai, lapidation de Aclian (vii vtii, 2g).
Bénédiction et malédiction sur les monts Garizim et
Hébal(viii,3o-35). Ruse des Gabaonites (ix). Combat
de Galiaon (x). Combat contre Jabin de Hazor près
des eaux de Mérom (xi). Soumissionde tonte la terre;
liste des 3i rois vaincus (xn).
II. Distribution de la terre occupée, xiii-xxii. — La
distribution, commencée à Oalgala, xrvxvn, s'achève
à Silo, xviii-xxir. En manière d'épilogue, les derniè-
res paroles de Josué à Sichem; sa mort, xxiii-xxiv.
Le but du livre est de montrer Dieu lidèle, soit
dans l'accoinplissement de ses promesses (cf. Gen.,
XV, 18 : Semini luo dubo terram hanc...,el/os., i, a-g;
XXI. 43 : A'e unum qnident verbum, quod iltis praes-
tituruin se esse l'romiserat, irritant fuit, sed rébus
expleta sunt omnia); soit dans l'exécution de ses
menaces, xxiii, )5-i6 : Adducet super vos quidquid
miiloruin cnmminatiis est,eo quod praeterieritis pac-
tum Domini Dei vestri, quod pepigil vobiscuin.
Origine du livre de Josué. — Le livre même ne
désigne pas expressément l'auteur. On lit bien, xxiv,
a6 : Scripsit ijuoque {fosiie) omnia verba haec in volu-
mine l.egis Domini. Ceci vise les préceptes et juge-
ments présentés au peuple par Josué à Sichem (26)
après la rénovation <le l'Alliance; el le livre en
question est le livre de la Loi de Moïse. Le titre non
plus ne fournit pas une donnée certaine, oar le livre
porte le nom de Josué, non pour avoir été écrit par
lui, mais parce qu'il raconte ses exploits.
i. Selon la tradition juive, consignée dans le traité
lalmudique Baba batra i4 b, « Josué écrivit son
livre et les douze derniers versets delà Loi » (Dent.,
xxxiv, .5-12). Josué serait donc l'auteur de son livre.
Celte opinion paraît favorisée par Eccli., xlvi, i, qui
appelle Josué siiccessor Moysi in prophetis, gr.
Siâ.5oxoi M&>u(7£w; iv 7r/33ï/rr£('at5 ^ in propkttiis, ce qui
s'entend ordinairement de la rédaction des livres
inspirés (Toutefois le texte hébreu porte : « serviteur
de Moïse dans l'ofllce de prophète » ; «f. N. Pktbrs,
Liber Jesu filii Sirach sive Ecclesiasticus hebraice,
ia3, Friburgi, igoS). Suivent la tradition juive :
Lactance, Div. Inst., IV, xvii; saint IsinORE na SÉ-
viLLB, De eccl. off., I, xii; Rhaban Maob, De universo,
V, 11; parmi les modernes, Lamy, [ntrodactio, II,
56 sq(|.; Kaulun, Einleitung'\ II, 3o sq. éd. 5 (G. Ho-
brrg), 33 sq. ; Cornely-Hagen, Compendium, 228 sq.,
VtGoimoDx, jVn"Hp/ Biblique*^, II, 5 sqq., Zschokiui,
Ifistoria sacra A. 7".*, 168 sq., 1910; et d'antres,
qui néanmoins reconnaissent dans le livre certaines
additions ou insertions postérieures; ainsi, la mort
de Josué (xxiv, ly sqq.), selon Hstzknauer, Theo-
logia Biblica, I, i35, serait une addition d'Eléazar
et de son ûls Phinéès (cf. Baba batra i5). que Sbi-
sknbergbr, Einfiihrung^, 3i8, tient pour l'auteur du
livre.
a Thiîodorbt {In losue quaest. il\) soutient que
le livre fut composé par un auteur postérieur, à l'aide
de documents contemporains de Josué. L'auteur se-
rait Samuel, selon Tostat {f i445,//! /vsue i, q. i3);
1917
PENTATEUQUE ET HEXATEUQUE
10 18
Etdras selon Masius, lusue imperatvrts Hisluria,
praefalio, a Nombre il'interprèles modernes tien-
nent pour l'opinion de Ttiéodoret. Ainsi Rkusch,
Lehrbucii der Eiitieitung in dus A. T. '\ 36 S(]., Frei-
burg, «S^o; 1. M. Sciiolz, Kinleiluiig^ II, 2/|5-a65,
Koln, ly^â; Uanko, llisluria revelaliums di.inue
V. T., aoo sq., 18G2. En l'absence de toute tradition
historique cerlaine, les raisons internes permettent
de conoluic que le livre, sous sa forme actuelle, ne
peut êlri' attribué à Josué; car il raconte des laits
(xv, iS-ig : Caleb donne sa lille à Otlioniel, qui a
IVappé Cariath Sepber; xix, 17 : les hommes de Dan
prennent la ville de Lais) arrivés après la mort de
Josué, comme il ressort dr ItnI., i, io-i5; xviii, 2i).
los., XIII, 3y parle des bourgs de Jair, qui sont en
Basan; or Jair était l'un des Juges (lud., x, 3 ty. C.f.
Claik, Le Inre de Josué, 5, Paris, i883; Fillion, I.u
Sainte Bible, II, g, Paris, 188g). — Hummelaukr,
Coiiim. in lih. lusue, g3, Paris, igo3, conclut d'un
examen attentif que le livre a été écritaprès la mort
de Josué et avant le temps de David ; qu'il a subi des
altérations ultérieures. Exenqiled'altération : xi, ai,
parle des monts de Juda et d'israël ; cette locution
suppose la division du rojaume (Meignan, De Moïse
à David, 335, Paris, i8i)6, i)réfere le temps de Salo-
mon). Selon /os., x v, 63, les Jébuscens habitent encore
Jérusalem; or, selon 11 Heg., v, 6-10, David prit la
ville et la citadelle des Jébuséens la 7» année de son
rc^ne. Selon los., xi, 8 et xix, a8, Sidon est la ville
principale des Phéniciens, d'où elle porte le nom de
grande; or, au temps de David, Tyr était au premier
rang. Selon lus., xvi, 10, les Ghananéens habitent
enc'ire Gezer; or ils en furent expulsés au temps de
Salomon par le Pharaon d'Egypte (111 lle^., ix, 16).
^111 Heg., XVI, 34, on lit : « In diebus eius (Acbab)
aedilicavit Hiel de Belhel Jéricho : in Abiram pri-
initivo suo l'undavit eam et in Segub novissiuu) suo
posuil portas eius iuxta verbum Domini, quod locu-
tus fni'rat in manu losue lilii Nun »; — cf. fus., vi, 26.
D'où il suit qu'au moins au temps du roi Acliab
(ix' siècle), l'histoire de Josué existait.
L'auteur, quel qu'il soit, a usé de documents con-
temporains de Josué. Car
a) VI, 23 (lieh. Lxx, >ir»-.), Rahab et la maison de
son père habitent encore au milieu des lils <risracl;
IV, g : les douze pierres dressées par Josué dans le
lit du Jourdain y sont encore. (Lamy, Introdiictio,
II, .58, note 1res justement : Il n'est pas vraisemblable
que les pierres dressées ]>ar Josué dans te lit du
Jourdain aient résisté si l()ngteMi[)s à l'effort des
eaux. Donc cette locution « usque in praesentem
diem » montre que l'auteur avait à sa disposition
des documents contemporains de Josué; mais elle
ne prouve pas solidement que le livre ait été écrit
avant le règne de David et de Salomon, car un auteHr
plus récent a pu transcrire lidèlement le document
sans y rien changer, comme lit l'auteur de far.,
écrivant après l'exil, II, v, g : a Fuit arca ibi [in tein-
plo| utqiie in praesentem diem », alors l'Arche n'exis-
tait plus.)
/') Dans le livre de Josué, les villes de Chanaan
sontappelées de leurs anciens noms, qui furent chan-
gés lors de l'occupation et tombèrent en désuétude.
Ainsi XV, g(Baala); ^t) (Cariath Senna); 54(Garitilh
Arbe).
t) Dans le récit, les moindres circonstances sont
notées exactement et vivement, comme pouvait seul
le faire un témoin immédiat. Ainsi vu, viii (prise
<le liai)
Autorité du livre de Josué. — Le livre de Josué,
comme histoire, est digne de foi, car il est tiré de
documents contemporains de Josué. Les Juifs ont
toujours tenu pour vrais les événements consignés
dans ce livre. Ainsi II Heg., xxi, i (famine au temps
de David, |)arce que Saiil mil à mort les Gabaoniles)
suppose <iue Josué a traité avec les Gabaoniles (lus.,
I.X, la). 111 lieg., S.VI, 34 se réfère à la malédiction
de Jéricho (lus., vi, 26). Mieli., vi, 5 à les,, iv, ig sq.
(camp do Galgala); Ps., cxrii, 3, au passage du
Jourdain {lus., m, lii-i;).
Les documents profanes apportent souvent leur
conlirmation aux données du livre de Josué. Voir les
tablettes cunéiformes : archives des rois Amcnophis
111 (i427-i3y2) [selon Unonad, Orient. Lit. Zlg.,\l,
) i sqq.(igo8), i4i3-i377]et Amenophis lV(i3y2-i376)
[Unonad, 1 377- i 36 i [découvertes durant 1 hiver 1887/8
près de Tell el .imai nu en Egypte, d'où il ressort
que la terre de Chanaan était alors divisée en beau-
coup de petites principautés : c'est bien l'élat que
suppose le livre de Josué (Edd. G. Brzold et
E. A. W. Buoge, The Tell el Amurna Tahlels in the
Itritish Muséum, London, i8g2; H. Winckleb, Die
Tontafelti von Tell el Armana (Keilinscliri/tl. liiblio-
;/ie/',V), Berlin, igo6; 1. A. Knudtzon, i>/e£'/ Amarna
Tafeln ( Vor-lerusintische ISihliiitliek, 11), Leijizig,
igo7-igi/i). Dans les letlres écrites par ces princes
chananéens au Pharaon, il est souvent question
d'une nation envahissante el troublante, celle des
Chnbiri : nom philologiquement équivalent à llirini
(Hébreux). Toutefois la question de l'identité de ces
Chabiri avec les tribus d'Israël. occu|iant la terre de
Chanaan sous la conduite de Josué, demeure pen-
dante.
Hépoiulenl utïirmntiveœe[tt ; H. /immkkn, Zeiischr, des
D.Pal.Vereins. XIII, t:s7 ( 1 8111) : E. Meïkk, G/ojj«n eu
den Toniafeln von Tell et Amarna, 62 S(jq.. Lieiizi^-, 1897;
VoCEL, iJtr l''u:id von Tell el .iniarna u. die Uibcl, ISsqq.,
Biaunschvveitf, INW'i; 11 Winck 1.KI1, .illurienlatische Fur-
scliuTif^en, 3. 11., I, ao siiq., Leipzig, lOu'J ; Die Keilinschrif-
ien u. das A. 7'.-*, 19fi 8qf|,, Leipzig, lyo.'i, K, Miketta,
Der Pharaodes .iuszii/-ea {Bibl . Studien, \IH, 'îi, l(i4 sqq.,
l'reibur. , l'.)()3 ; C. t'. Li':ii.viawN'Mal)pt, /*ra,?7, 'itj; (J'aulres
donnent celte opinion pour ti-ès probable on du nioina
sérieusement probable. uui-siE. Nacl, Dienac!idavidi:,cUe
k'vni^.tgfscluchte Uruels, Wion Leipzig:, '»7 sqq., lyuô ;
(j. Bi'itol.D, Die babyloniscli-assyr, h'eiUnscliiffen u. ilire
lîedeiitunii fur das .4. T., 20, Tiibingen -Leipzig, 1904;
1. NlKrL, Das A. T. im Lichte der altori^rUat. Torschung .
III. 'J, Bibl Zeil/r.,]n, 3-i, .Viiiinter, l'.MO. U'aulres nient
que le nom 'le Ciiabrri désigne les Helu-eux ; ainsi
A. H. .Savce, Aeademy, 128, 1S91; W . M. .Muellir, Aucn
u. Kuropn nacli aUd^ypti^cheti Denkniàlern, .J96, ISy.**;
Kr UoMMttL,lJieaUiiraelitîc/ien Ueberlieferunsen.. ,2.'j0sqq.
(Les Cliiihiri précufseurH (iew lHr»élile.s) ; J. M. Lacrange,
t.esKhahiri; Rev. fJibl.,\H\, 127. 132 |18'.ni);P. Dhorme,
ib., N ,S' , VI. 67 sqq. (190;i); Il Weinhiihi. 11, Die Ein-
,vanderunff der Hebrder u. hraetiien iaKanaan,Z. S. f. d.
Moriienl. Genellscliaft, LXVl, 3GS sqq. (L'ii). Selon
P. SciiiiL, Revue d'Aasyriulogle, XII, 114 (Ifll.')). le nom
Chabiri se trouve ^éjà sur des tiiblettes ounéitorinea du
temps de /fàK-.S/n (Larsw, vers 2200 av. J.-G.) pour dési-
gner une nutinn élutn'tiqiie ou casbitique; cf. Rev. Bibl.,
N. S., XV, 286 sqq. (1918).
Le catalogue des villes jirises jiar Thuimès III
(i.5oi-i447 ; MiiviiTTA : i5ij-i46i) qu'on lit sur les
murs du temple d'Ammon à Karuak, présente les
mêmes anciens noms des villes chananéennes, qu'on
lit dans le livrede Josué. On peut encore en appeler au
témoignage de Piiocot'E, De bellu vundulicu. II, xx,
d'aptes lequel, à Tigisi en Maurélanie, existait de
son temps un inonuiiiont ])(irtanl écrit en lettres
hébraïques: « Nous soiiiincs les fugitifs devant la
face du brigand Josué lils de Nun. » Cf. Masi'euo
Ilisl. une, ag4, Paris, 1876; Bûoi.nuk», De coloniarum
ijuaruiidam //hueniciariiin primurdiis cuiii Ilebraeo-
rum erndu coninnctis : Sitzungsherichte der K. Aha-
dcmie der Wisscnsclia/fen in U'ien, Philosophisch-
hislorische Klasse, CXXV, x, 3o. 38 (i8gi). Sur
1J19
PENTATEUQUE ET HEXATEUQUE
1920
l'historicité du livre de Josué, Vigoubodx, La Bible et
les découvertes modernes^, III, 3-i6, Paris, 1896.
KiTTEL, Geschkhte der Ilebrner, I, 2^7 sqq., Gotha,
1888.
Contre la vérité historique, on ne doit pas ol)jec-
ler les miracles étonnants rapportés dans le livre de
Josué. La nécessité ou du moins la souveraine con-
venance de ces prodiges apparaît pour peu que l'on
considère combien un peuple de pasteurs incultes,
tel que les Israélites, était incapable de vaincre, par
ses propres forces, les Ghananéens, instruits et cul-
tivés. Plusieurs auteurs expliquent le miracle du
soleil par une prolongation miraculeuse de la réfrac-
lion des rayons solaires.
Cf. ScHBNz, Einleitiing, •)& ; Pklt, Histoire de
l'A. T., I, 379 n. 2 ; Hbtzenaueh, Theologia Biblica,
I, i43 sq. L'hagiographe expose certainement un
miracle. .Mais comme les auteurs sacrés, dans la
description des phénomènes physiques, se confor-
ment non à la nature intime des choses visibles, mais
aux apparences extérieures(LKON XIII, Encycl. Pro-
tidentissinius Z)eus), cemiracle ne doit pas s'entendre
d'un arrêt réel du soleil (ou plutôt de la terre) au
milieu de sa course. Longues considérations chez
lIuMMBLAUBit, Comm. in los,, 23^-248 : il croit à
une grêle violente accompagnée d épaisses ténèbres
qui cachaient tout : en apparence, le soleil s'était
couché. Devant la chute des ténèbres, Josué s'écrie :
« Soleil, arrête-toi sur Gabaon ! » La grêle prodi-
gieuse passe et le soleil reparaît. Donc, ce jour-là,
le soleil s'étaitlevé deux fois, et d'un jour avait fait
comme deux jours {Eccli., xlvi, 5). Cf. Bruckku,
Eludes, 5 févr. 1904. Cette explication n'agréera pas
à tout le monde ; Cf. Lamy, L'arrêt du soleil par
Josué ; Le Prêtre, 7 juin 1906; Lesêtub, Les récits
de l histoire sainte; Josué et le soleil, Bei-. prat.
(/'.-(/joL, II, 35i-6 (1907), dit que Dieu, ménager des
moyens, satisUt par une giôle au désir de Josué. Cf.
I.e surnaturel dans la Bible, ib., (1910), 892 sq.
1. BounuBR, L'arrêt du soleil par Josué, liev. du
Clergé fr., XII, 44 sqq. (1897) : Dieu, par une grêle
violente, détruit autant d'ennemis que les Israélites
ennuraienl pudélruireendeux jours; cf.ib.,XXXlX,
575-594 (i9o4)et XLII, 95-97 (1906). Selon A. Véron-
NET, ib., XLI, 583-6o3 (igoS), ce texte poétique,
relatif au miracle du soleil, emprunté au a livre des
Justes », aurait été inséré postérieurement au livre
de Josué. F.X. ICuQLER,S. I.,/4s(ro;(o»(!sc/ie u.meteo-
rologische Finsternisse, Z. S. d. Deutsch. Moigen.
Gesellschaft, LVI, 60 sqq. (1902), attribue les ténè-
bres à l'elfet de la grêle. Voir aussi Van Mirhlo, S.I.,
Das Wunder Josues, Z.S.f. Katti. Theol., XXXVII,
895-911 (191 3).
On estime tout à fait contraire à la bonté divine
l'ordre donné d'exterminer les Chananéens, xi, 20 :
« Domiui enim sententia fuerat, ut indurarentur
corda corum et pugnarent contra Israël et caderent
el non mererentur uUam clementiam ac périrent
sicut praeceperat Dominus Moysi. » Mais d'une
part, les Chananéens, adonnés à des vices infâmes et
à une honteuse idolâtrie, avaient mérité ce châti-
ment d'une destruction rigoureuse; d'autre part, le
salut des Israélites, trop enclins à l'idolâtrie, exi-
geait l'extermination de ce peuple, dont l'exemple
eût été pour eux une tentation continuelle; cf.
S. Augustin, C. Faust. Manicli., XXI1,lxxii-lxxix. —
LKsiiTRE, L'extermination des CItananéens, li. P. A.,
IV, 472-476 (1907). Enfln, il faut avoir devant les
yeux les mœurs barbares de ce temps. Dès lors,
l'objection soulevée contre l'inspiration de ce livre,
à cause des pages indignes de Dieu, tombe.
Au temps de Jésus ûls de Sirach, le livre de Josué
était compté parmi les Ecritures canoniques ; cf.
Eccli., XLVI, I S(jq. Il est encore cité Ileb., xi, 3o :
« Fide mûri lericho corruerunt circuitu dierum sep-
tein » ; xiii, 5 : « Ipse enim dixit : Non te deserara
neque derelinquam » (i,5). — Donc \' autorité divine
du livre de Josué est incontestable.
Théorie de l'Hexateuque. — Des critiques ré-
cents (EwALD, Knobbl, Schrader Blbek, Rkuss,
KuBNEN, Wblliiausen, Holzingkr, Driver, Cornill,
Steuiîrnagbl, etc.) assurent que le livre de Josué fut
lirimiLivement conjoint aux cinq livres de la Loi, de
manière à constituer un ouvrage en six livres (//(?ar«-
teur/ue); cette unité ressortirait du fait que le livre
de Josué est tiré des mêmes documents i|ue le Pen-
taleuque : pour la partie historique, la source élo-
histe et iahviste; pour la partie géographique, le
code sacerdotal (surtout) ; le deutéronomistej' aurait
mis la dernière main. Cette opinion paraît entière-
ment arbitraire; car a) Elle ne s'appuie sur aucun
argument historique : le Penlateuque a toujour.-,
été divisé en cinq livres, le livre de Josué était rangé
dans une autre classe de livres sacrés, parmi les
premiers prophètes ; — b) Quant à la disposition, le
livre de Josué ne dépend pas du Pentateuque ; ainsi
fos., XIII, 8 et «X, 8 raconte la distribution de la
terre au delà du Jourdain et la désignation des villes
de refuge, dont il a déjà été question dans le Penta-
teuque, Mj m., XXXII, 33; Deut.,\\, l\i. Si le Penta-
teuque et le livre de Josué constituaient un même
ouvrage, cette répétition serait superflue ; — c) Ajou-
ter le caractère différent de la langue, surtout la
ililférence dans l'orthographe des noms propres,
l'absence des formes archaïques qu'on relève dans
le Pentateuque; ^ d) On a montré plus haut que la
distinction des sources dans le Penlateuque ne peul
être prouvée solidement; la même obser\ation vaut
pour le livre de Josué.
On trouvera dans notre Introductio specialis in
libroi V. T., pp. 66-68 et 76-77, l'indication des prin-
cipaux commentaires modernes, catholiques et non
catholiques, sur le Pentateuque et le Livre de Josué.
Hildebrand Hoepix,
O.S.B.
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St.lVlichaersCoHeg
Library
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V.3 SMCR
Dictionnaire
apolog/tique de la foi
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St. Michaers Collège
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