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Full text of "Dictionnaire apologétique de la foi catholique : contenant les preuves de la vérité de la religion et les réponses aux objections tirées des sciences humaines"

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Dictionnaire    Apologétique 


de  la 


Foi    Catholique 


Dictionnaire  Apologétique 

de  la 

Foi    Catholique 

contenant  les  Preuves  de  la  Vérité  de  la  Religion 

et 

les  Réponses  aux  Objections  tirées  des  Sciences  humaines 

sous       LA      DIRECTION      DE 

A.  D'ALÈS 

PROFESSEUR    A    L'INSTITUT    CATHOLIQUE    DE    PARIS 
Avec  un  grand  nombre  de  Collaborateurs 


TOME    III 


PARIS 
GABRIEL     BEAUCHESNE 

/  /  7,   7{ue  de  Tiennes,    1 1 7 

1916 

Tous  droits  réservés 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/dictionnaireapol03aluoft 


Dictionnaire  Apologétique 


DE    LA 


Foi    Catholique 


yyv 


LOI  ECCLÉSIASTIQUE".  —  Ses  caractères  : 
I.  Evululion ;ll.  Transcendance. 

Pour  opérer  la  sancliticalion  du  monde,  Dieu  se 
sert  d'éléments  créés,  parfois  assez  vulgaires,  aux- 
quels Il  communique  son  inspiration  ou  sa  force,  et 
qu'il  transforme  en  instruments  de  ses  desseins. 
L'Eglise,  mue  par  le  Saint-Esprit,  imite  dans  son 
action  ces  procédés  divins.  Obligée  de  se  donner, 
pour  le  bien  des  lidèles,  une  discipline,  des  lois,  une 
vie  juridique,  elle  ne  craint  pas  de  laisser  pénétrer 
chez  elle  quelques  institutions  ou  usages  d'origine 
profane  ;  mais  elle  puriûe  ces  apports,  les  élève  à  sa 
hauteur,  et  leur  assure  une  efficacité  nouvelle.  Cette 
double  vérité  cçmmande  tout  le  développement  du 
droit  canon.  L'Église,  en  construisant  son  droit, 
emploie  pour  partie  les  éléments  que  lui  fournit  le 
milieu  où  elle  évolue,  mais  en  même  temps  elle  leur 
communique  quelque  chose  de  sa  transcendance. 

I.  Évolution  du  droit  canon.  —  Le  christianisme 
naquit  au  sein  de  l'Empire  romain,  immense  État 
providentiellement  préparé  pour  abriter  le  berceau 
de  Notre-Seigneur  et  recevoir  le  germe  de  son  œuvre. 
Quoique  persécutée,  l'Église  se  modela  dans  une 
certaine  mesure  sur  la  puissante  machine  qui  la 
bro}ait.  Le  Christ,  il  est  vrai,  lui  avait  tracé  les 
grandes  lignes  de  sa  constitution;  en  faisant  des 
Apôtres  les  pasteurs  du  troupeau,  et  de  Pierre  le  chef 
du  collège  apostolique,  il  avait  créé  l'épiscopat  et  la 
papauté.  Mais  les  détails  d'exécution  restaient  à  pré- 
ciser, et  c'est  sur  cette  organisation  concrète  du  gou- 
vernement ecclésiastique  que  l'organisation  de  l'Em- 
pire exerça  une  influence  réelle,  contenue  d'ailleurs 
dans  des  limites  qu'il  est  difficile  de  déterminer. 
{Corpus  Juris,  Decreti  /"  pars,  Dist.,  lxxx,  c.  i, 
c.  2;  cf.  PuiLLiPs,  Kirchenreclit,t.  II,  §  68,  p.  20  sqq.; 
Wernz,  Jus  Decretalium,  2°  éd.,  t.  II,  §7i5,  p.  483.) 
La  division  politique  du  territoire  en  cités,  en 
provinces,  en  diocèses,  en  préfectures,  fournit  un 
cadre  auquel  s'adaptèrent  naturellement  les  cir- 
conscriptions ecclésiastiques.  De  même  que  l'Église 
institua,  à  côté  des  fêtes  païennes  et  souvent  aux 
mêmes  jours,  ses  solennités  à  elle  et  son   culte,  qui 

1.  L'auteur  de  ces  considérations,  disparu  au  cours  des 
combats  d'août  1914,  n'a  pu  écrire  l'article  qu'il  desti- 
nait au  Dictionnaire  apologétique.  C'est  aux  Etudes 
(20  avril  1914)  que  nous  empruntons  l'expression  d'idées 
qui  lui  étaient  chères,  certain  de  remplir  ainsi  le  vœu 
de  ce  bon  ouvrier.  Quelques  phrases,  écrites  par  lui  au 
présent,  seraient  aujourd'hui  à  mettre  au  passé. 

N.  D.  L.  D. 


Unirent  par  supplanter  les  antiques  superstitions, 
de  même  elle  établit,  parallèlement  à  la  hiérarchie 
laïque  des  présidents,  des  vicaires,  despréfets  du  pré- 
toire, sa  hiérarchie  toute  religieuse  d'évêques,  de 
métropolitains, de  primats,  de  patriarches,  et  quand 
la  première  eut  croulé  sous  le  flot  des  invasions  bar- 
bares, l'autre  resta  debout  par  la  vertu  du  Christ. 

Libre,  à  partir  de  Constantin,  de  se  développer 
largement,  forcée  par  la  disparition  de  l'Empire  de 
se  suffire  à  elle-même  sous  tous  les  rapports,  l'Église 
dut  se  pourvoir  d'un  régime  juridique  complet;  et 
comme  ses  clercs  admiraient  profondément  tout  ce 
qui  restait  de  la  culture  romaine,  comme  elle-même, 
dans  le  système  de  la  personnalité  des  lois,  vivait 
selon  la  loi  romaine  (secundum  legem  romanam, 
quam  Ecclesia  vivit,  Lex  Ripuariorum,  LVIII,  §  i), 
le  droit  qu'elle  élabora  se  trouva  tout  pénétré  d'élé- 
ments romains.  Si  elle  avait  grandi  à  une  autre 
époque  ou  dans  d'autres  régions,  elle  se  serait  assi- 
milé une  technique  différente;  mais  Dieu  l'ayant 
placée  dans  le  milieu  romain,  c'est  cette  civilisation 
qu'elle  utilisa.  Tantôt  elle  canonisa  purement  et 
simplement  les  règles  qu'avaient  tracées  les  empe- 
reurs ou  les  jurisconsultes  classiques  (Cf.  Be- 
noit XIV,  De  Synodo  dioecesana,  L.  IX,  c.  x;  Laurin, 
Inlroditctio  in  Corpus  Juris  canonici,  Appendix,  §  30, 
p.  262),  tantôt  elle  s'inspira  de  leurs  décisions  pour 
légiférer  de  son  chef  (Cf.  Laurin,  loc.  cit.,  p.  268; 
Wernz,  loc.  cit.,  t.  I,  §  195,  II,  p.  296).  Le  droit 
romain  fut  reçu,  devant  ses  tribunaux,  comme  source 
subsidiaire  générale  :  c'est  à  lui,  quand  les  canons 
se  taisent,  que  les  juges  d'Église  doivent  emprunter 
leurs  solutions  (X.  v,  32,  c.  i;  cf.  Bouix,  De  Judiciis, 
t  I,  p.  19  sqq.;  Laurin,  loc.  cit., p.  263;  Wernz, /oc. 
cit.,  1. 1,  p.  297).  Par  cette  voie,  la  procédure  romaine 
fut  transportée  dans  le  domaine  ecclésiastique,  et 
devint  la  procédure  canonique  CVoir  par  exemple 
saint  Grégoire  le  Grand,  Epist.,  L.  XIII,  ep.  xlv  ; 
P.  L.,t.  LXXVII,  col.  1294  sqq.;  cf.  Bouix,  loc.  cit., 
p.  21  ;  DevoTt,  Instituiionum  cancH/carum Lib.  IV,  tit.  i, 
§  5,  t.  II,  p.  220)  ;  le  système  romain  des  contrats  fut 
adopté  par  les  archidiacres  ou  les  évêques,  sauf 
modifications  de  détail,  comme  l'expression  merveil- 
leusement exacte  et  fine  de  la  justice  (Cf.  Wernz, 
loc.  cit.,  t.  III,  S;  228, IV,  p.  232).  Beaucoup  d'infiltrations 
du  même  ordre  amenèrent  des  éléments  romains 
jusque  sur  des  terrains  où  l'Église  édifiait  des  cons- 
tructions originales.  Pour  n'en  citer  qu'un  exemple, 
la  parenté  légale  née  de  l'adoption  devint,  grâce 
aux  souvenirs  de  la  jurisprudence  impériale,  uji 
empêchement  au  mariage  chrétien  (C.  xxx,  qu.   3, 


11 


LOI  ECCLESIASTIQUE 


12 


c.  I,  c.  6;  cf.  Benoit  XIV,  loc.  cit.,  h.  IX,  c.  x, 
n.  3-5). 

II  est  ^Tai  qu'on  relève  également  quelques  traces 
d'influences  germaniques  dans  la  formation  du  droit 
de  l'Eglise  latine  :  pour  compter  les  degrés  de  pa- 
renté qui  font  obstacle  au  mariage,  le  mode  de  cal- 
cul cUer  aux  Barbares  prévalut  (C.  xxxv,  qu.  5,  c. 
2.  Cf.  ■\Vernz,  lue.  cit.,  t.  IV,  n.  ijog,  tit.  xvii,  nota 
4o,  p.  25 1  sqq.);  les  cojureurs,  les  purgations  par  le 
serment  des  vieilles  coutumes  teutoniques  (Cf.  Es- 
MEIN,  Histoire  du  droit  français,  b'  éd.,  p.  59,  98  sqrj.) 
fournirent  plus  d'un  trait  à  la  purgatiu  cano?iica  (Cf. 
Devoti,  loc.  cit.,  1.  III,  tit.  ix,  §  26,  nota  3;  t.  Il,  p. 
1 10);  le  teslimoniiim  «e^ùmae  mon!ts(C.  xxiiQ,  qu.  1, 
c.  2;  X.  IV,  i5,  c.  5,  c.  7  ;  cf.  Esmein,  le  Mariage  en 
droit  canonique,  t.I,  p.  261;  Wernz,  loc.  cit.,  t.  IV, 
n.  344,  tit.  XIII,  p.  i44),  ce  recours  à  sept  témoins  qui 
garantissent  sur  certains  points  délicats  la  bonne 
foi  des  époux,  suggéré  par  des  traditions  populaires 
imprégnées  de  germanisme,  passa  dans  les  usages 
des  cours  de  chrétienté.  Mais  ce  ne  sont  là  que  des 
détails  :  l'ensemble,  le  fond,  l'essentiel  du  droit 
canon  appartient  à  la  civilisation  latine,  et  on  peut 
dire,  en  s'en  tenant  aux  grandes  lignes,  que  dans 
l'EgJise  d'Occident,  tout  ce  qui  n'est  pas  divin,  est 
romain. 

Le  développement  du  droit  canon  se  poursuivit 
par  les  mêmes  procédés  que  celui  du  droit  romain. 
Fut-ce  une  imitation  voulue,  ou  simplement  l'effet 
d'une  rencontre  fortuite?  Il  est  malaisé  de  le  décider. 
En  tout  cas,  les  Décrétales  des  papes  rappellent 
étrangement,  dans  la  forme,  les  rescrits  des  empe- 
reurs; de  part  et  d'autre,  des  solutions  d'espèce  de- 
viennent,comme  nous  dirions  aujourd'hui,  des  arrêts 
de  principe,  et  prennent  l'autorité  d'un  règlement 
applicable  à  tous  les  cas  semblables.  Le  Décret  de 
Gratien  éveille  le  souvenir  du  Digeste  :  dans  cha- 
cun de  ces  deux  recueils  s'accumule  une  masse 
énorme  de  textes,  de  provenance  très  diverse,  dont 
la  conciliation  n'est  pas  toujours  facile.  Les  Décréta- 
les de  Grégoire  IX  font  pendant  au  Code  de  Justi- 
nien  :  des  deux  côtes  nous  sommes  en  présence 
d'une  collection  authentique,  dont  les  éléments  sont 
sanctionnés  par  l'autorité  suprême.  Plus  tard,  on 
joindi-a  au  Décret  et  aux  Décrétales  des  compilations 
postérieures,  et  l'ensemble  formera  le  Corpus  juris 
canonici,  comme  l'addition  des  Novelles  au  Digeste 
et  au  Code  avait  achevé  de  constituer  le  Corpus  juris 
civilis. 

Le  droit  canon  atteignit  ainsi  un  haut  degré  de 
perfection.  Il  s'était  assimilé  le  meilleur  des  législa- 
tions profanes,  surtout  du  droit  romain,  qui  savait  si 
habilement  satisfaire  les  exigences  de  l'équité  et  les 
besoins  sociaux;  il  avait  épuré  ces  emprujits  au  souf- 
fle de  la  doctrine  et  de  l'esprit  chrétiens;  sui-lout  il 
les  avait  complétés  et  développés.  Au  treizième  siè- 
cle, l'Eglise  est  en  possession  d'un  système  juridi- 
que hors  de  pair,  supérieur  à  toutes  les  Luslitutions 
temporelles  de  la  même  époque.  Non  seulement  il  les 
dépasse  par  l'élévaliou  morale  que  lui  assurent  le 
contact  du  dogme  et  la  protection  de  la  Providence, 
mais  de  plus,  au  point  de  vue  purement  leclinique, 
il  se  recommande  par  des  mérites  qui  sont  à  cette 
date  son  apanage  exclusif  :  les  sources  dont  il  dé- 
rive sont  des  recueils  qui  égalent  en  précision  et  en 
clarté  ce  qu'on  connaît  alors  de  plus  accompli,  les 
compilations  justiniennes  ;  la  synthèse  doctrinale 
qui  le  résume,  tissée  par  les  glossaleurs  autour  de 
chaque  mot  du  Décret  ou  des  Décrétales,  déroule, 
comme  une  tapisserie  d'un  coloris  bien  fondu,  la 
suite  de  ses  théories  logiques  et  cohérentes.  Aucune 
autre  société  ne  pouvait  alors  mettre  en  ligne  un 
droit  plus  parfait.  Les  seigneuries  entre  lesquelles  se 


partageait  le  monde  féodal  vivaient  sur  des  coutu- 
mes lentement  élaborées  :  ici,  simple  modification 
des  pratiques  romaines  ;  ailleurs,  produit  d'un  vieux 
fond  germanique  fécondé  par  le  christianisme;  sou»- 
vent,  sans  doute,  elles  aboutissaient  à  une  jurispru- 
dence très  lieureuse,  bien  adaptée  aux  besoins  du 
peuple,  originale,  naïve  et  belle  (voir  surtout  Beau- 
manoir,  Coutumes  de  fieau^'oisis  [i283|),  mais  qui 
n'avait  en  définitive  ni  l'unité  ni  la  solidité  de  la 
grande  construction  canonique.  On  eût  dit  des  de- 
meures gracieuses  ou  commodes,  au  pied  d'une  ma- 
gnitique  cathédrale. 

Les  civilisations  profanes  sont  allées  de  l'avant. 
Sar  le  terrain  juridique,  leur  marche  fut  lente,  et  les 
vraies  améliorations  ne  s'eff'ectuèrenl  que  pénible- 
ment. Pour  me  borner  à  la  France,  malgré  la  rédac- 
tion des  coutumes  au  quinzième  et  au  seizième  siècle, 
malgré  les  grandes  ordonnances  de  nos  derniers  rois, 
malgré  le  travail  doctrinal  de  Doraat,  de  Pothier  et 
de  leurs  émules,  notre  droit,  jusqu'à  la  lin  de  l'Ancien 
Régime,  resta  dans  un  désordre  jieu  accessible  et  chao- 
tique. Le  Code  civil  réalisa  un  immense  progrès. 
Réserve  faite  de  quelques  dispositions  qu'une  con- 
science droite  ne  peut  pas  approuver,  il  faut  conve- 
nir que  c'est  un  chef-d'œuvre,  admirable  de  clarté, 
de  logique  et  de  sens  pratique.  Les  autres  codes 
français  ne  lui  sont  guère  inférieurs.  Au  cours  du 
dix-neuvième  siècle,  la  plupart  des  États  de  l'Europe 
occidentale  réformèrent  leur  législation  sur  ce  type; 
les  spécialistes  en  ont  étudié  et  discuté  la  doctrine, 
puis  ils  ont  proposé  des  conceptions  plus  neuves, 
plus  hardies,  dont  quelques-unes  se  sont  déjà  fait 
recevoir  en  pratique,  surtout  dans  le  Code  civil  qui 
régit  l'Allemagne  depuis  1900.  Il  serait  curieux  de 
rechercher  dans  quelle  mesure  ces  mouvements 
divers  procédèrent  de  l'esprit  chrétien,  et  ce  que  les 
rédacteurs  des  lois  modernes  ont  emprunté  aux  tra- 
ditions canoniques.  Sans  m'arrêtera  celte  étude  qui 
déborderait  le  cadre  du  présent  article,  je  remarque 
que  l'Eglise  connaît  les  transformations  récentes  du 
droit  et  qu'elle  s'y  intéresse,  déliante  sans  doute  des 
nouveautés  qui  compromettraient  les  principes, 
mais  sympathique  à  tous  les  perfectionnements 
inoffeusifs.  Elle  se  rend  compte  qu'à  l'heure  actuelle 
la  technique  juridique  profane  l'emporte  en  plusieurs 
points  sur  les  procédés  et  le  style  que,  de  génération 
en  génération,  se  transmettaient  les  canonisles,  et 
elle  est  décidée  à  profiter  de  toutes  les  innovations 
qu'a  justifiées  l'expérience  des  sociétés  laïques. 
L'œuvre  législative  de  Pis  X,  qui  est  immense,  révèle 
cette  tendance,  et  ce  pontificat,  qu'on  représente 
Aolontiers  comme  conservateur  à  outrance,  est  au 
contraire,  en  matière  juridique,  un  des  plus  résolu- 
ment novateurs  qu'ait  jamais  connus  la  Curie. 

Dès  la  première  année  de  son  règne,  Pie  X  créa 
une  commission  chargée  de  préparei-  une  codification 
générale  du  droit  ecclésiastique  (Motu  proprio  Ar- 
duuni  sane,  19  mars  1904,  Acta  Sanctae  Sedis, 
t.  XXXVI,  p.  549).  Cardinaux  et  cousulteurs  se  mi- 
rent à  l'œuvre;  après  dix  ans  de  travail,  on  est  sur 
le  point  d'aboutir.  C'est  l'efi'ort  législatif  le  plus  gi- 
gantesque qui  ait  été  tenté  depuis  Justinien  :  l'Dglise, 
catholique,  c'est-à-dire  une  société  vaste  comme 
l'univers,  dont  l'action  disciplinaire  s'étend  aux 
objets  les  plus  disparates  et  prend  les  formes  les 
plus  variées,  entreprend  de  remanier  et  de  fondre 
en  un  corps  unique,  non  pas  seulement,  comme  l'ont 
fait  la  plupart  des  Etats,  celles  de  ses  lois  qui  se 
rapportent  à  des  matières  de  même  ordre,  mais  tout 
l'ensemble  si  bigarré  de  ses  statuts! 

Déjà  des  fragments  considérables,  détachés  dn 
code  futur,  ont  été  promulgués,  soit  pour  réaliser 
immédiatement  des  réformes  attendues,  soit  pour 


13 


LOI  ECCLÉSIASTIQUE 


14 


mettre  à  l'essai  telle  ou  telle  mesure.  Or,  l'étude  de 
ces  décrets  montre  que  leurs  auteurs,  tout  en  perfec- 
tionnant le  droit  canon  par  ses  niétbodes  propres, 
n'ont  pas  dédaigné  de  cliercher  du  côté  des  institu- 
tions civiles  ce  qu'elles  pouvaient  leur  suggérer  en 
fait  de  progrès  de  bon  aloi. 

Ainsi  l'Eglise  reste  fidèle  à  sa  méthode  tradition- 
nelle :  prenant  son  bien  partout  où  elle  le  ti'ouve, 
elle  butine  parmi  les  civilisations  profanes,  je  ne  dis 
pas  toute  sa  technique  juridique,  mais  une  partie 
des  éléments  à  l'aide  desquels  elle  élabore  cette 
technique.  Seulement  —  et  c'est  ici  qu'apparaît  la 
note  spécifique  du  droit  canon  —  elle  adapte  ces 
emprunts  à  sa  nature  et  à  son  but  ;  elle  les  anime  de 
son  esprit  et  leur  imprime  son  cachet  divin. 

II.  Transcendance  du  droit  canon.  —  Le  concile 
du  Vatican  (Sess.  iri,  cap.  3,  Denzinger-Bannwarl, 
n.  1794)  énumère  les  traits  qui  distinguent  l'Eglise 
catliolique  :  immutabilité,  sainteté,  fécondité  en 
toutes  sortes  de  biens...  Inhérentes  à  sa  vie,  ces  pro- 
priétés pénètrent  son  action  et  en  caractérisent  toutes 
les  manifestations,  à  des  degrés  et  avec  des  nuances 
variables  selon  les  terrains  où  elle  opère.  Quoi 
qu'elle  entreprenne,  son  œuvre  traliit  toujours 
quelque  chose  de  ses  perfections  intimes.  Le  droit 
canon  en  porte  donc,  lui  aussi,  le  reflet,  tantôt  plus 
obscur  et  tantôt  plus  brillant,  mais  toujours  reoon- 
naissable.  Quiconque  étudie  sérieusement  le  déve- 
loppement de  cette  discipline,  y  découvre  les  signes 
de  la  véritable  Eglise,  traduits  en  langage  technique, 
visibles  dans  la  mesure  et  sous  la  forme  qui  convien- 
nent aux  constructions  juridiques. 

1°  —  C'est  d'abord  l'immutahilité.  Lorsqu'une 
institution  n'est  que  l'expression  d'un  dogme  ou  la 
réalisation  concrète  des  lois  fondamentales  imposées 
par  Noire-Seigneur  à  son  Eglise,  il  est  clair  que 
l'institution  gardera  à  travers  les  siècles,  sous  des 
modilieations  accidentelles,  une  permanence  essen- 
tielle, et  ce  phénomène  prend  un  relief  saisissant,  si 
on  lui  oppose  les  vicissitudes  dont  se  compose  l'his- 
toire des  sociétés  temporelles. 

Depuis  le  début  de  notre  ère,  l'organisation  politi- 
que de  l'Europe  fut  plusieurs  fois  bouleversée. 
Après  la  chute  de  l'Empire  romain,  l'Occident  se 
morcelle  en  une  multitude  de  domaines  indépen- 
dants :  chaque  baronie  devient  une  souveraineté. 
Puis,  peu  à  peu,  de  la  réunion  de  ces  seigneuries  se 
forment  les  Etats  modernes,  où  domine  un  pouvoir 
central  devant  qui  toutes  les  autorités  féodales  finis- 
sent par  disparaître.  Au  milieu  de  ces  sociétés  qui 
passent,  seule  l'Eglise  demeure  et  garde  intacte  sa 
constitution.  Sans  doute,  elle  connut  des  fluctuations 
superlicielles,  qui  tirent  varier  chez  elle  l'exercice 
réel  et  concret  du  pouvoir  :  aux  origines  et  pendant 
tout  le  moyen  âge,  lesévèques,  au  moins  en  général, 
jouissaient  pratiquement  d'une  indépendance  assez 
large,  et  quelques-uns  ne  subissaient  que  peu 
l'influence  de  Rome  ;  plus  tard,  un  mouvement  de 
centralisation  se  dessinant  dans  l'Eglise  comme  dans 
les  Etats,  l'intervention  du  pape  fut  plus  fréquente 
et  plus  eflicace  à  l'intérieur  des  diocèses  [Cf.  Wbrnz, 
loc.  cil.,  t.  II,  n.  ^ijo  sqq.  (désignation  des  évoques); 
n.  853  (conciles  provinciaux);  n.  760  (voyage  ad 
limina);  n. 829  s^ry.  (réserves)  ;  n.  SgS,  etc.]. Mais  ces 
variations  de  fait  n'empêchent  pas  que  le  régime 
organique  de  l'Eglise  ne  soit  resté  identique  en 
substance;  môme  aux  heures  les  plus  féodales,  je 
veux  dire  les  plus  favorables  au  démembrement  de 
la  souveraineté,  on  reconnaissait  au  Pape  le  primat, 
non  seulement  d'honneur,  mais  aussi  de  juridiction, 
qui  fait  de  lui  le  juge  d'appel  de  toute  la  chrétienté, 
le  pasteur    des    pasteurs   et   l'évèque  des   évêques. 


Quand  ensuite  s'évanouit  la  féodalité  terrienne,  elle 
n'entraîna  pas  dans  sa  ruine  l'épiscopat,  qui  garda 
sa  dignité  et  ses  droits,  en  sorte  que,  seule  en 
Europe  depuis  dix-neuf  siècles,  l'Eglise  a  conservé 
sa  constitution  :  c'est  toujours  une  monarchie  abso- 
lue, tempérée  toutefois  par  l'existence  nécessaire  de 
l'aristocratie  épiscopale. 

La  mèiue  stabilité  se  retrouve  dans  les  institutions 
qui  sont  en  connexion  intime  avec  le  dogme  :  tel  sur- 
tout le  mariage.  Quand  le  pouvoir  civil  s'avise  de 
légiférer  sur  ces  matières,  des  revirements  incessants 
détruisent  l'une  après  l'autre  ses  pauvres  élucnbra- 
tions.  Qu'il  me  suffise  d'énumérer  les  lois  qui,  en 
France,  depuis  1789,  ont  successivement  réglé  la 
question  du  divorce  (Cf.  Viollkt,  Histoire  du  droit 
civil  français,  20  éd.,  p.  447  sqq.).  Le  décret  des  20-25 
septembre  1792  admit  le  divorce  par  consentement 
mutuel,  ou  même  à  la  requête  d'un  seul  époux,  pour 
incompatibilité  d'humeur.  Le  décret  du  4  floréal  an 
II  rendit  le  divorce  plus  facile  encore,  puis  celui  du 
i5  thermidor  an  III  en  revint  au  régime  de  1792. 
Une  loi  de  l'an  V  imposa  quelques  délais  à  l'époux 
trop  pressé  de  quitter  son  conjoint.  Le  code  de  i8o4 
permit  le  divorce,  mais  moins  largement  que  les 
textes  antérieurs  :  l'incompatibilité  d'humeur  ne 
suffisait  plus  à  y  donner  droit.  La  loi  du  8  mai  1816 
supprima  le  divorce;  celle  du  27  juillet  1884  le  réta- 
blit; celle  du  18  avril  1886  en  modifia  la  procédure; 
les  deux  lois  du  i5  décembre  1904  et  du  i3  juillet  1907 
favorisèrent  le  second  mariage  des  époux  divorcés... 
Et  pendant  ce  temps,  l'Eglise  reste  fidèle  à  son  inflexi- 
ble tradition  :  le  mariage  est  toujours  à  ses  yeux  ce 
qu'il  était  pour  Notre-Seigneur  (jl/«(<. ,  v,  82;  xix, 
9;  Marc,  s.,  11,  12  ; /.hc,  xvi,  18)  et  pour  saint  Paul 
(I  Cor.,  VII,  io  sqq)  :  l'union  indissoluble  d'un  seul 
homme  et  d'une  seule  femme.  Jamais  sa  législation 
universelle  ne  s'est  écartée  de  cette  conception  [Cf. 
EsMEiN,  le  Mariage  en  droit  canonique,  t.  I,  p.  64 
sqq.:  t.  II,  p.  45  sqq.  (érudit,  parfois  inexact)  ;  Wi:rnz, 
loc.  cit.,  t.  IV,  n.  696,  p.  6o5  sqq."]  ;  elle  en  maintient 
constamment  toutes  les  conséquences, quelque  prière 
qu'on  lui  adresse  en  sens  contraire,  quelque  inté- 
rêt qu'elle  ait  parfois  à  se  montrer  complaisante. 

Lorsque  l'immutabilité  du  dogme  ne  commande 
pas  directement  la  permanence  delà  discipline,  l'his- 
toire de  celle-ci  ne  présente  évidemment  pas  la  même 
fixité;  elle  révèle  toutefois  un  esprit  de  suite  dont  on 
trouverait  diflîcilement  l'équivalent  ailleurs.  Cer- 
tains chapitres  du  droit  canon  confondent  leur  ori- 
gine avec  celle  du  christianisme;  dès  les  premiers 
siècles,  l'esquisse  en  fut  ébauchée;  puis  les  contours 
se  sont  précisés,  ils  ont  subi  quelques  retouches  de 
détail,  mais  l'ensemble  du  dessin  garde  l'aspect  pri- 
mitif. Ainsi  en  est-il  des  règles  relatives  à  la  vie 
privée  des  prêtres.  De  très  bonne  heure,  en  Occident, 
on  tend  à  leur  demander  deux  choses  :  le  célibat  et 
l'abstention  des  afl'aires  séculières.  Autour  de  ces 
prescriptions  fondamentales,  se  développe  un  réseau 
de  mesures  secondaires, qui  appliquent  les  principes 
et  en  facilitent  l'observation  :  formation  précoce  et 
prolongée  des  candidats  aux  Ordres,  obligation  pour 
le  clergé  de  porter  des  vêtements  modestes  comme 
forme  et  discrets  comme  couleur,  interdiction  de  se 
mêler  aux  divertissements  trop  profanes,  de  fréquen- 
ter les  tavernes,  de  porter  les  armes,  de  faire  du 
commerce,  etc.  Ces  dispositions  se  transmettent,  à 
travers  les  âges,  de  concile  en  concile  et  de  pontife 
en  pontife  ;  il  y  a  là  comme  une  tradition  discipli- 
naire, une  pars  tralatitia  de  l'édit  canonique  que 
les  pasteurs  confirment  les  uns  à  la  suite  des  autres, 
presque  dans  les  mêmes  termes.  C'est  que  l'idéal  du 
prêtre  ne  varie  pas  :  à  toute  époque,  ce  doit  être 
l'homme  de  Dieu,   intermédiaire  entre   le  ciel  et  la 


15 


LOI  ECCLÉSIASTIQUE 


16 


terre,  dégagé  des  préoccupations  temporelles,  chaste 
comme  la  Vierge  mère,  parce  que,  comme  elle,  il 
rend  présent  et  donne  au  monde  l'Hostie  sans  tache. 
L'Ecriture I  sainte  suggérait  les  traits  qui  convien- 
nent au  sacerdoce  :  «  Celui  qui  n'est  i)as  marié  a 
souci  des  choses  du  Seigneur,  il  cherche  à  plaire  au 
Seigneur;  celui  qui  est  marié  a  souci  des  choses  du 
monde  s  (I  Cor.,  vu,  3-2-33).  »  Le  soldat  de  Dieu  ne 
s'embarrasse  pas  d'affaires  séculières  »  (II  Tim.,  n,  4). 
Je  traduis  d'après  la  Vulgale,  et  non  d'après  l'ori- 
ginal grec,  parce  que  c'est  sous  sa  forme  latine  que 
ce  texte  exerça  son  influence  sur  la  discipline  occi- 
dentale. Le  Saint-Esprit  lit  en  sorte  que,  dans  la 
conscience  du  peuple  et  surtout  des  pasteurs,  le  type 
du  vrai  prêtre  devint  très  net  et  ne  subît  plus  de 
déformations.  De  là,  dans  la  législation  canonique, 
la  persistance  d'ordonnances  périodiquement  renou- 
velées, se  répétant  d'âge  en  âge  comme  un  écho  qui 
se  prolonge  et  rebondit  sans  lin.  Au  total,  la  disci- 
pline ecclésiastique  est  en  général  plus  fidèle  à  elle- 
même,  moins  sujette  à  de  brusques  volte-face,  que 
ne  le  sont  la  plupart  des  législations  profanes. 

a*"  —  Plus  encore  que  l'immutabilité,  la  sainteté  de  la 
société  chrétienne  se  manifeste  dans  son  droit,  à 
telle  enseigne  que  cette  note  de  la  véritable  Eglise  ne 
peut  être  bien  comprise  qu'après  une  étude  de  ses 
lois  et  de  leurs  effets. 

Négativement,  d'abord,  jamais  les  Papes,  les  con- 
ciles ni  la  coutume  n'imposèrent  au  monde  catholique 
aucune  mesure  contraire  à  la  morale.  Si  des  dévia- 
tions ont  pu  se  produire  dans  les  règlements  locaux, 
elles  n'ont  pas  fait  fféchir  la  discipline  universelle. 
Il  est  à  peine  besoin  de  rappeler  que  les  législateurs 
laïques  ne  sont  pas  toujours  aussi  scrupuleux,  et 
c'est  pourquoi  l'Eglise,  avant  de  leur  emprunter 
leurs  créations,  a  soin  de  les  vérifier  et  de  les  choisir. 
Elle  ne  permet  aux  sources  profanes  de  mêler  leurs 
eaux  au  fleuve  canonique  qu'après  épuration  et  fil- 
trage. Ainsi  l'admiration  naïve  et  entliousiaste  des 
clercs  pour  le  droit  romain  ne  les  entraîne  jamais 
jusqu'à  canoniser  la  notion  antique  de  l'esclavage, 
d'après  laquelle  les  servi  et  les  mancipia  étaient  des 
choses,  non  des  personnes  (Gaius,  u,  i4  :  Est  etiam 
alia  rerum  divisio  :  nam  aut  mancipi  sunt  aut  nec 
mancipi.  Mancipi  sunt...  servi  et  ea  animalia  quae 
coUo  dorsove  domari  soient...  Cf.  Dig.,  IV,  v,  fr.  3, 

i;  L,  XVII,  fr,  32).  L'Eglise,  au  contraire,  a  toujours 
reconnu  que  les  esclaves,  sujets  de  droits,  étaient 
capables  de  contracter  un  mariage  valide  (cf.  Pltilo- 
sophumena,  IX,  xii,  P.  G.,  XVI,  3386;  G.  xxix,  qu.  2, 
c.  I,  2,  6;  Paul  Allard,  Les  Escta\es  chrétiens,  1.  Il, 
chap.  IV ;  Dict.  apol.,  v"  Esclavage,  col.  1477, 
i,'i86;  DuTiLLEUL,  Dict.  de  théol.  cathol.,  v° Esclavage, 
col.  468),  et  l'on  sait  assez  que  ce  fut  en  grande  par- 
tie grâce  à  son  influence  que  s'opéra  leur  émancipa- 
tion progressive.  (Paul  Allard,  Les  Esclaves  chré- 
tiens, Résumé  et  Conclusion.  Dict.  apol.,  passini  ; 
DuTiLLEUL,   loc.  cit.,  col.  470  sqq). 

Le  régime  des  contrats,  tel  que  l'avaient  organisé 
les  jurisconsultes  classiques,  était  dans  l'ensemble 
une  œuvre  de  justice  ;  tout  n'y  était  cependant  pas 
irréprochable  ;  aussi  l'Eglise,  en  l'adoptant,  prit-elle 
soin  de  l'amender  :  elle  prohiba  l'usure,  et  même  la 
stipulation  d'intérêts  à  quelque  taux  que  ce  fût 
(D.  XLVii,  c.  2,  5  ;  C.  XIV,  qu.  4.  c.  2,  c.  8  ;  X.  v,  ig, 
etc.),  alors  que  la  République  et  l'Empire  avaient 
admis  le  prêt  à  12  p.  100  (Cf.  F.  Baudry,  Diction- 
naire des  antiquités,  \o  Foenas,  p.  1226  ;  Cco,  Insti- 
tutions juridiques  des  Ilomains,  t.  II,  p.  387)  ;  elle 
s'affranchit  du  formalisme,  trait  essentiel  de  la 
technique  romaine  qui,  en  principe,  refusait  de 
sanctionner  les  conventions  non  revêtues  des  solen- 
nités légales  ou  ne  rentrant  pas  dans  certains  cadres 


(Dig.  II,  XIV,  fr.  7,  §  4  :  Nuda  paclio  obligationem  non 
parit.  Cf.  XIX,  v,  fr.  i5),  et  elle  reconnut  la  force 
obligatoire  des  simples  pactes,  «  si  nus  qu'ils  fus- 
sent .)  (X.  I,  35,  c.  I  :  Pacta  quantumcumque  nuda 
servanda  sunt;  c.  3.  Cf.  Viollet,  loc.  cit.,  p.  600). 

N'exagérons  rien  cependant,  et  n'allons  pas  nous 
imaginer  l'Eglise,  dès  les  premières  années  de  son 
existence,  fulminant  l'anathème  contre  tous  les  abus. 
Ellle  y  eût  inutilement  compromis  son  autorité  nais- 
sante. Elle  prit  donc  souvent  le  parti  de  se  taire,  et 
s'inclina  parfois  devant  des  situations  étranges, 
qu'elle  n'était  pas  encore  à  même  de  réformer.  Mais 
les  textes  montrent  que  jamais  ses  canons  universels 
n'approuvèrent  la  moindre  infraction  au  droit  natu- 
rel, et  qu'elle  s'efforça  peu  à  peu  de  ramener  les 
peuples  au  strict  respect  de  la  morale. 

11  y  a  plus  :  le  droit  canon,  considéré  dans  son  en- 
semble et  surtout  dans  ses  statuts  les  plus  originaux, 
les  plus  spécifiquement  ecclésiastiques,  représente 
un  immense  effort  pour  promouvoir  la  vertu,  disons 
mieux,  la  sainteté,  et  parfois  l'héroïsme.  Ce  n'est  en 
définitive  qu'un  des  instruments  dont  se  sert  l'Eglise 
pour  faire  son  œuvre  au  milieu  du  monde,  c'est-à-dire 
pour  le  sanctifier  et  le  sauver.  Cette  action  est  effi- 
cace, et  si  elle  ne  réussit  pas  à  supprimer  tous  les 
vices,  elle  contribue  du  moins  à  élever  sensiblement 
le  niveau  moral  de  l'humanité. 

Voici,  en  premier  lieu,  les  empêchements  de  ma- 
riage. L'énumération  en  est  longue,  la  casuistique 
compliquée,  et  de  nombreux  évoques,  au  concile  du 
Vatican  demandèrent  des  simplifications  (CoH.  Lac, 
t.  VII,  col.  842,  873,  877,  880  sqq.,  882,  etc.).  N'em- 
pêche que  cette  législation  procède  de  pensées  très 
hautes,  et  qu'elle  concourut  à  donner  aux  fidèles  une 
grande  idée  du  contrat  matrimonial.  On  respecte 
davantage  un  acte  que  l'Eglise  entoure  de  précau- 
tions si  multipliées  ;  une  retenue  salutaire  préside 
aux  relations  de  famille,  quand  les  jeunes  gens  que 
rapproche  la  parenté  ou  l'alliance  n'ont  plus  l'espoir 
de  réparer  par  une  union  légitime  les  fautes  que  leur 
suggérerait  la  passion  (Cf.  Instr.  Card.  Rauscher, 
4   mai  l885,§  81,  Coll.  Lac,  t.V.  col.  1297). 

La  discipline  à  laquelle  est  soumis  le  clergé  mérite 
une  attention  spéciale.  J'en  ai  dit  un  mot  déjà  pour 
en  indiquer  la  stabilité;  il  est  temps  d'en  remarquer 
la  sainteté.  Tous  les  Etats  donnent  des  instructions 
à  leurs  agents;  mais  que  leur  demandent-ils?  L'exac- 
titude à  bien  remplir  leurs  devoirs  professionnels, 
peut-être  une  certaine  tenue  extérieure,  un  décorum 
de  bon  ton,  et  c'est  tout.  Aucun  gouvernement  ne 
pénètre  dans  la  vie  privée  de  ses  fonctionnaires; 
aucun  n'ose  leur  prescrire  d'être  des  saints.  L'Eglise 
a  cette  audace.  Elle  impose  à  ses  ministres  un  statut 
légal  qui  les  saisit  dans  le  détail  intime  de  l'existence; 
elle  exige  d'eux  des  vertus  très  supérieures  à  celles 
du  commun  :  chasteté  parfaite,  fidélité  à  la  prière 
quotidienne  prolongée,  charité  qui  distribue  en 
bonnes  œuvres  tout  le  superflu  des  revenus  du  béné- 
fice, sans  jamais  thésauriser  (Conc  Trid.,  Sess.  xxv, 
de  Réf.,  c.  i).  Pour  fixer  ce  régime,  des  Dccrétales 
sont  insérées  au  Corpus  juris  sous  des  rubriques 
significatives  :  De  vita  et  honestate  clericorum 
(X.  III,  i),  De  cohahitatione  clericorum  et  muUerum  ' 
(X.  m,  2),  A'eclerici  vel  monachi  saecularihus  negotiis 
se  immisceant  (X.  m,  5o)...  Ces  titres  sont  mêlés  à 
ceux  qui  règlent  les  contrats  ou  la  procédure  en 
s'inspirant  des  antécédents  romains  :  De  pactis, 
(X.  I,  35),  De  litis  contestatione  (X.  11,  5),  De  testa- 
mentis  (X.  m.  26)...  On  y  retrouve  la  langue  des 
jurisconsultes  païens,  presque  leur  style;  au  premier 
abord,  on  pourrait  croire  tous  ces  fragments  signés 
de  Gaïus  ou  de  Papinien;  mais  dès  qu'on  s'y  arrête, 
on   y   reconnaît,    coulée    dans   le    moule  juridique. 


17 


LOI  ECCLÉSIASTIQUE 


lî 


une  doctrine  morale  ([ue  ne  soupçonnaient  pas  les 
anciens.  L'Eglise  n'a  copié  leurs  procédés  que  pour 
les  faire  servir  à  ses  fins  à  Elle,  cl  pour  réaliser  un 
idéal  nouveau. 

Montons  encore  d'un  degré.  Les  Ordres  religieux 
11  représentent,  dit  Léon  XIU  (Lettre  à  S.  Eni.  le  car- 
dinal archevêque  de  Paris,  Au  milieu  des  consola- 
tions, 23  déc.  1900,  Jeta  S.  S.,  t.  XXXIII,  p.  3Go),  la 
pratique  publique  de  la  perfection  chrétienne  j.  Leurs 
membres  se  vouent,  selon  les  conseils  de  l'Evangile, 
à  l'abnégation  totale  d'eux-mêmes  par  la  pauvreté, 
la  chasteté,  l'obéissance.  Il  leur  arrivera  de  se  laisser 
aller  à  des  défaillances  ;  mais  l'état  de  vie  dans  lequel 
ils  sont  engagés  les  oblige  à  tendre  vers  les  sommets  ; 
l'essence  de  ce  status,  c'est  de  mortifier  constamment 
l'inclination  naturelle  de  l'homme  vers  les  biens 
créés  pour  établir  en  son  cœur  le  règne  de  l'amour 
divin  :  conception  grandiose  et  austère,  qui  semble 
dépasser  les  forces  moyennes  de  l'humanité  et 
échapper  par  là  même  à  l'emprise  du  législateur.  Eh 
bien!  l'Eglise  a  osé  en  faire  l'objet  d'une  réglemen- 
tation positive  ;  la  vie  religieuse  existe  chez  elle  à 
titre  d'institution  normale,  olficiellement  reconnue 
et  pratiquement  organisée.  Plusieurs  titres  du  Cor- 
pus, complétés  par  d'innombrables  documents  du 
Saint-Siège,  en  réglant  le  fonctionnement  des  Ordres 
et  des  Congrégations,  constituent  un  véritable  code 
de  perfection.  Il  y  a  là  une  législation  compliquée, 
loutTue,  mais  qui  réussit  à  formuler  et  à  coordonner 
en  système  juridique  les  principes  d'un  renoncement 
absolu.  En  vérité,  les  civilistes  ne  nous  avaient  pas 
habitués  à  trouver  dans  les  manuels  de  droit  des 
méthodes  de  sacrifice,  et  il  faut  avouer  qu'en  passant 
de  leurs  ouvrages  aux  traités  canoniques  de  Hogula- 
ribus,  on  change  d'atmosphère.  Les  canonistes, 
comme  tous  les  juristes,  aiment  les  brocards  qui  con- 
densent en  peu  de  mots  une  théorie  entière.  Parmi 
ces  aphorismes  qui  voyagent  de  décrétale  en  décré- 
tale  et  de  glose  en  glose,  beaucoup  expriment  une 
vérité  de  bon  sens  ou  une  sentence  d'équité;  généra- 
lement de  provenance  romaine  (voir,  par  exemple, 
le  commentaire  de  Reiffenstuel,  De  liegulis  juris), 
ils  sont  marqués  au  coin  de  la  sagesse  quiritaire,  et 
servent  utilement  à  résoudre  les  dillicultés  courantes 
en  affaires.  Quelques-uns,  toutefois,  rendent  un  bien 
autre  son  :  i<  Tout  ce  qu'acquiert  un  moine  appartient 
à  son  monastère  >•  (Quicquid  monachus  acquirit,  mo- 
nasterio  acquiril.  Cf.  tous  les  canonistes  passim, 
V.  g.  VERMEERscu,de  iî'e//^;osiA-,t.I,n.  242);  «  Le  reli- 
gieux n'a  de  volonté  ni  pour  le  oui  ni  pour  le  non  » 
(Religiosus  velle  vel  noUe  non  liabet.  Cf.  in  Vl",  1 ,  6, 
c.  27;  m,  1 1,  c.  2;  III,  12,  c.  5).  En  ces  deux  phrases, 
sont  résumés  les  principes  du  détachement  le  plus 
radical  :  abdication  de  toute  propriété  individuelle, 
immolation  de  toute  volonté  propre.  Voilà  certes  des 
maximes  que  ni  les  Sabiniens  ni  les  Proculiens 
n'avaient  mises  en  circulation;  c'est  l'enseignement 
d'une  autre  école  qui  se  fait  entendre  ici.  L'Eglise  a 
glissé  parmi  les  Hègles  de  droit  des  Pandectes  les 
préceptes  ou  les  conseils  del'Evangile;  en  recueillant 
l'héritage  juridique  de  l'Empire,  elle  a  mêlé  aux  mon- 
naies d'airain  qui  portent  1  image  des  Césars  quelques 
pièces  d'or  frappées  à  l'efligie  du  Dieu  crucifié. 

Ainsi  le  droit  canon  reflète  à  sa  manière  la  sainteté 
de  la  société  qu'il  régit.  Quelques  esprits,  toutefois, 
hésitent  à  en  convenir;  sans  nier  absolument  la 
beauté  de  nos  institutions,  ils  sont  plus  attentifs  au 
levers  de  la  médaille.  Ne  lit-on  pas  souvent,  dans 
les  canons  de  conciles  ou  les  constitutions  du  Saint- 
Siège,  l'aveu  d'abus  lamentables  qui  n'auraient 
jamais  dû  se  glisser,  semble-t-il,  au  sein  du  peuple 
fidèle  ?  Que  de  pontifes,  au  moyen  âge,  ont  gémi  sur 
l'incontinence  des  clercs  (Cf.  C.  xxxii,  per  totum  ;  X. 


III,  3  et  /(,  etc.)  et  sur  la  simonie!  (Cf.  D.  i,  qu.  1-7, 
passim  ;  X.  v,  3,  etc.)  Us  prennent  des  mesures  pour 
remédier  au  mal,  on  ne  leur  obéit  pas;  leurs  succes- 
seurs se  voient  dans  la  nécessité  d'innover  les  mêmes 
lois,  de  les  munir  de  sanctions  pénales,  et  ce  n'est 
qu'après  une  véritable  lutte  contre  l'inertie  ou  la 
malice  des  sujets  que  l'autorité  finit  par  faire  respec- 
ter sa  volonté.  Un  tel  spectacle  n'est-il  pas  simplement 
scandaleux? 

Je  ne  le  crois  pas.  Ceux  qui  s'étonnent  de  ces  déficits 
ne  paraissent  pas  se  rendre  compte  des  sacrifices  que 
suppose  l'observation  intégrale  des  lois  ecclésias- 
tiques. Ont-ils  réfléchi  à  la  dose  de  vertu  qu'exige 
des  prêtres  le  célibat,  et  des  moniales  la  clôture 
perpétuelle?  Or,  une  partie  notable  des  canons 
occidentaux  est  consacrée  à  urger  l'accomplissement 
de  ces  grands  devoirs.  Il  est  entendu  que  tout  chré- 
tien a  le  droit  de  se  marier,  que  toute  chrétienne  est 
libre  de  rester  dans  le  monde;  mais,  si  un  jeune 
homme  reçoit  le  sous-diaconat,  il  s'engage  pour  tou- 
jours à  la  chasteté  parfaite;  si  une  jeune  fille  fait 
profession  dans  un  Ordre  cloîtré,  elle  s'astreint  à 
passer  toute  sa  vie  au  fond  de  son  couvent,  sans  en 
sortir  et  sans  yrecevoir personne.  Ce  sontdeslourdes 
obligations;  il  favit,  pour  y  rester  constamment 
fidèle,  un  véritable  héroïsme.  Et  cependant  l'Eglise 
ne  craint  pas  de  les  sanctionner  juridiquement. Ce  qui 
doit  nous  surprendre,  ce  n'est  pas  qu'une  pareille 
discipline  se  soit  heurtée  à  des  résistances  plus  ou 
moins  passives,  c'est  qu'elle  ait  pu  néanmoins  s'éta- 
blir et  se  maintenir  pendant  des  siècles.  Uappelons- 
nous  en  effet  que  Notre-Seigneur  n'a  pas  rétabli  la 
nature  déchue  dans  l'intégrité  delà  justice  originelle; 
les  blessures  que  lui  infligeala  faute  d'Adam  ne  sont 
pas  encore  cicatrisées,  et  la  concupiscence  continue 
de  la  porter  au  péché.  La  Grâce  ne  détruit  pas  en 
nous  les  tendances  mauvaises,  mais  elle  les  combat 
et  les  dompte.  L'Eglise  seconde  la  Grâce;  elle  prêteà 
ses  opérations  invisibles  le  secours  d'une  action 
visible,  et  le  droit  canon  est  précisément  l'arsenal 
des  armes  qu'elle  a  forgées  pour  cette  guerre.  Or, 
quelles  que  soient  les  péripéties  de  la  lutte,  elle  ne 
capitule  jamais,  et  c'est  cette  fermeté  qui  est  admi- 
rable. Que  de  fois  n'a-t-on  pas  tenté,  par  exemple, 
d'olilenir  du  Saint-Siège  la  suppression  du  célibat 
ecclésiastique!  Rome  s'est  constamment  refusée  à  la 
moindre  concession  de  ce  côté,  et  les  adversaires  de 
la  chasteté  cléricale  n'ont  réussi  qu'à  provoquer  de 
la  part  des  pasteurs  un  redoublement  de  vigilance. 
(Cf.  v.  g.  Conc.  Trid  ,  Sess.  xxiv,  De  Sacram. 
Matrim.,  can.  l\,  9;  Encycl.  Mirari  vos,  i5  Aug.  1882, 
§  Hic  autem  vestram  ;  Syllabus,  prop.  7^,  N.B.; 
^ncyc\.  Pascendi,  7  sept.  1907,^  Pauca  demum  supe- 
rant.)  Sur  ce  point  comme  sur  bien  d'autres,  l'his- 
toire de  l'Eglise  est  celle  d'une  reforme  perpétuelle  ; 
je  ne  sais  rien  de  pluscontraireàla  marcheordinaire 
des  choses  humaines.  En  général,  les  sociétésquiont 
commencé  à  déchoir  ne  se  relèvent  plus;  l'Eglise,  au 
contraire,  sort  toujours  à  son  honneur  des  crises  qui 
l'éprouvent. 

Beaucoup  d'abus  invétérés,  enracinés  dans  les 
mœurs,  ont  fini  par  disparaître,  sous  l'action  de  la 
hiérarchie,  favorisée  par  des  circonstances  providen- 
tielles. La  simonie  fut  la  plaie  du  moyen  àge(X.  v,  3, 
c.  39;  Innocentius  III,  in  Conc.  Lat.,  W",  a.  I2i5. 
Cf.  C.  I,  qu.  I,  c.  7,  28;  qu.  3,  c.  I,  9,  i3;  X.  v,  3,  c. 
i3,  3o,  4o,  42;  Extrav.comm.,  v,  i,  c.  i,  etc.);  quelles 
traces  enreste-t-il  de  nos  jours  et  dans  nos  régions? 
La  vie  privée  des  prêtres,  à  certaines  époques,  était 
loin  d'être  irréprochable;  actuellement,  notre  clergé 
donne  l'exemple  d'une  correction  qui  laisse  peu  de 
prise  à  la  médisance;  jamais,  je  pense,  la  pureté  des 
mœurs  sacerdotales  ne  mérita  mieux  qu'aujourd'hui 


19 


LOI  ECCLÉSIASTIQUE 


20 


la  vénération  publique.  J'ai  fait  allusion  déjà  à  la 
clôture  des  moniales;  il  a  fallu  des  avalanches  de 
bulles  et  de  décrets  (Cf.  Ferbakis,  Piumpta  Biblio- 
tlieca,  v'  Moniatis,  art.  3,4;  Uollwkck,  Die  hirchli- 
chen  Strafyeselze,  §  il,Ç),  i5o,  p.  t22i  sqq.),  pour  en 
imposer  la  rigueur;  iiiais  le  but  est  atteint.  Chacun 
sait  avec  quelle  tidélitc  les  religieuses  des  Ordres 
cloîtrés  observent  ce  point  de  discipline;  bien  qu'el- 
les n'aient  plus  en  France  de  vœux  solennels,  et  que 
par  suite  elles  échappent  à  la  clôture  papale  sanc- 
tionnée par  l'excommunication,  elles  n'en  sont  pas 
moins  exactes  à  tenir  fermées  les  portes  de  leurs  mo- 
nastères. Nos  Carmélites,  pour  ne  parler  que  d'elles, 
restent  jusqu'à  la  mort  recluses  derrière  leurs  gril- 
les, à  moins  que  la  persécution  ne  les  jette  sur  les 
chemins  de  l'exil. 

Artisans  de  réformes  efficaces,  les  textes  canoni- 
ques sont  aussi  des  témoins  qui  révèlent  le  travail  de 
la  Grâce  dans  les  âmes.  Au  dix-neuvième  siècle,  la 
vie  religieuse  se  développa  magnifiquement  ;  des  Insti- 
tuts nouveaux  se  fondèrent  de  toutes  parts,  beau- 
coup sollicitèrent  l'approbation  du  Saint-Siège,  et 
soumirentleurs  règles  au  contrôle  de  la  Chaire  apos- 
tolique. Si  fréquents  furent  ces  recours,  qu'il  devint 
opportun  d'en  déterminer  la  procédure  et  les  condi- 
tions; la  Sacrée  Congrégation  des  évêques  et  régu- 
liers publia  en  1901  la  méthode  qu'elle  avait  cou- 
tume de  suivre,  en  y  ajoutant  un  schéma  d'après 
lequel  devraient  être  rédigées  les  Constitutions  dont 
on  désirerait  la  confirmation.  Rien  ne  montre  mieux 
que  ces  Normae  célèbres,  la  vitalité  de  l'esprit  chré- 
tien :  voilà  donc  un  document  juridique  rendu  néces- 
saire par  une  floraison  d'Instituts  nouveaux,  si  riche, 
si  spontanée,  si  variée,  qu'il  faut  la  régulariser  par 
voie  administrative.  On  réduit  l'ascétisme  en  articles 
de  code,  qui  expliquent  les  moyens  de  réaliser  sans 
illusion  le  don  complet  de  soi  au  service  de  Dieu  et 
du  prochain  ;  sous  ces  formules  brèves  et  claires, 
c'est  la  sainteté  même  de  l'Eglise  qui  resplendit. 

3°  —  C'est  aussi  sa  fécondité,  et  nous  constatons 
ici  un  autre  signe  distinctif  de  la  société  que  fonda 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ.  D'après  l'enseignement 
du  Concile  du  Vatican,  elle  verse  sur  le  monde  d'iné- 
IJuisables  bienfaits;  c'est  un  des  traits  qui  révèlent 
son  origine  divine.  Or,  beaucoup  de  ces  bienfaits 
ont  passé  par  le  canal  juridique;  le  droit  canon  fut 
un  agent  de  civilisation  et  de  progrès.  Les  faits  si- 
gnalés jusqu'ici  en  fourniraient  à  eux  seuls  une 
preuve  suffisante.  Ils  mettent  en  évidence  l'inlluence 
moralisatrice  de  la  législation  ecclésiastique;  peut- 
on  rendre  un  meilleur  service  aux  nations  que  de 
diminuer  les  crimes  et  de  faire  fleurir  la  vertu  sur 
leur  sol  ?  Mais  je  suis  loin  d'avoir  tout  dit,  et  il  est 
facile  d'allonger  la  liste  désavantages  dont  le  monde 
est  redevable  à  la  discipline  catholique. 

Au  moyen  âge,  les  tribunaux  des  évêques  ou  des 
archidiacres  sont  mieux  tenus  que  ceux  des  barons 
laïques;  leur  procédure  est  plus  raisonnable,  leurs 
sentences  sont  plus  modérées;  aussi  les  fidèles  s'em- 
pressenl-ils  d'y  porter  leurs  litiges  (Cf.  Esmein,  His- 
tuire  du  droit  français,  5»  éd.,  p.  277.).  Les  juges 
d'Eglise  deviennent  les  grands  diseurs  de  droit  de  la 
chrétienté,  et  ils  font  pénétrer  dans  les  rapports 
sociaux  plus  de  justice  et  de  charité.  Au  milieu  de 
populations  à  demi  barbares,  l'Eglise,  par  ses  insti- 
tutions et  ses  lois,  concourt  à  adoucir  les  mœurs. 
Elle  prescrit  la  trêve  de  Dieu  (Cf.  X.  i,  34),  punit 
les  tournois  meurtriers  (CL  X.  v,  i3)  et  le  duel  judi- 
ciaire (Cf.  X.  V,  i4,  e  2;  V,  35,  c.  I,  2.),  réprouve  les 
ordalies  (Cf.  C.  11,  qu.  5,  c.  7;  X.  v,  35,  c.  3.),  et  finit 
par  faire  triompher  des  modes  de  preuve  plus  hu- 
mains, même  devant  les  cours  séculières  (Cf.  Esmein, 
loe.  cit.,  p.  4 16,  779). 


Cette  influence  salutaire  du  droit  canon  sur  le 
milieu  ambiant  n'appartient  pas  seulement  à  l'his- 
toire du  passé;  c'est  encore  un  fait  actuel.  Si  le  di- 
vorce, toutinscrit  qu'il  est  dans  les  lois,  reste  cejien- 
dant  soumis  à  des  conditions  assez  restrictives,  si  la 
majorité  des  honnêtes  gens  continue  à  le  réprouver, 
c'est  à  l'Eglise  qu'on  le  doit  :  qu'elle  fasse  fléchir,  par 
impossible,  la  rigueur  de  ses  principes,  qu'elle  atté- 
nue la  sévérité  de  ses  prohibitions,  et  on  verrait 
bientôt  la  conscience  populaire  oublier  de  plus  en 
plus  l'inviolabilité  du  lien  conjugal;  le  Parlement 
abaisserait  les  dernières  barrières  qui  contiennent 
encore  l'inconstance  des  époux;  le  nombre  des  divor- 
ces, déjà  si  inquiétant,  grandirait  rapidement,  et 
nous  reviendrions  à  la  licence  païenne.  Même  remar- 
que à  propos  du  duel.  Magistrats  et  jurés  ne  sont  que 
trop  portés,  sur  ce  chapitre,  à  une  indulgence  exces- 
sive; l'Eglise,  au  contraire,  maintient  fermement  ses 
sanctions  (Cf.  Hollweck,  loc.  cit.,  §  i65,  p.  254  sçy.; 
RivKT,  Dictionnaire  apulof^étique,  v"  Duel;  Wbrnz, 
loc.  cit.,  t.  VI,  n.  3^5  sqq.,  p.  3^5  sqq.).  Son  attitude 
n'est  pas  sans  faire  impression  sur  l'esprit  public  ; 
on  s'en  apercevrait,  le  jour  où,  d'aventure,  elle  y 
renoncerait  :  le  peuple  aurait  vite  l'ait  de  perdre  le 
peu  qui  lui  reste  de  sens  moral  en  cette  matière. 
L'Eglise  est  donc  vraiment,  selon  l'oracle  d'Isaïe  (xi, 
12)  (jue  lui  applique  le  concile  du  Vatican  (Sess.  m, 
cap.  3,  Denzinger-Rannwart,  n.  i^gi),  «  comme  un 
étendard  levé  sur  les  nations  »,  manifestant  au 
monde  l'ordre  et  la  paix  du  Royaume  de  Dieu. 

Nos  anciens  auteurs  vantaient  «  l'air  doux  et  salu- 
bre  »  de  la  coutume  de  Paris,  «  respiré  par  Messieurs 
du  Parlement.  »  (BuoDE.iU,  Commentaire  sur  la  cou- 
tume de  Paris.)  L'atmosphère  où  vive:it  les  canonis- 
tes  est  encore  plus  tempérée.  Mais,  pour  s'en  rendre 
compte,  il  ne  suffit  pas  de  passer  rapidement  à  ti-a- 
vers  l'un  et  l'autre  milieu  ;  il  faut  les  fréquenter  tous 
les  deux  avec  quelque  assiduité.  On  se  sent  alors 
dominé  par  une  impression  qui  résulte  de  multiples 
détails  :  isolé,  chacun  d'eux  passerait  peut-être  ina- 
perçu ;  (|uelques-uns  même  feraient  plutôt  croire  à 
une  certaine  rudesse  du  for  ecclésiastique  ;  mais 
l'ensemble  suggère  cette  conviction  que  le  droit  canon 
porte  en  soi  un  élément  de  douceur  qui  ne  se  retrouve 
pas  au  même  degré  dans  les  droits  laïques.  Le  fait 
est  d'une  constatation  délicate,  et  l'aflirmation  doit 
en  être  prudemment  nuancée;  il  est  cependant  réel. 
Deux  traits,  sans  plus,  en  ébaucheront  un  commen- 
cement de  preuve  :  le  caractère  de  l'autorité  et  celui 
de  la  législation  pénale.  Le  commandement,  dans 
l'Eglise,  garde  toujours  quelque  chose  de  paternel. 
Sans  doute,  les  bureaux  du  Saint-Siège  ou  la  curie 
d'un  vaste  diocèse  prennent  forcément  les  procédés 
de  toute  grande  administration  ;  et  cependant,  leur 
nianièred'agir,leurs/v'e,  comme  on  dit,  n'a  pas  cette 
raideur  qui  caractérise  les  interventions  de  nos 
chambres  ou  de  nos  ministères.  La  coutume  est  là, 
pour  diversifier,  selon  les  besoins  locaux,  l'applica- 
tion de  la  loi;  un  régime  très  souple  et  très  déve- 
loppé de  dispenses  achève  de  l'adapter  aux  situations 
individuelles.  Quant  au  droit  (lénal  ecclésiastique,  il 
a  son  cachet  spécial  de  modération  et  d'indulgi^nce. 
Ce  n'est  pas,  je  le  sais,  la  réputation  qu'on  lui  fait  ; 
mais  ceux  qui  lui  reprochent  une  sévérité  excessive 
montrent  par  là  ou  qu'ils  le  connaissent  mal,  ou 
qu'ils  ignorent  les  systèmes  de  répression  en  usage 
ailleurs.  Avant  d'en  venir  aux  châtiments  propre- 
ment dits,  l'évêque  a  le  devoir  d'essayer  d'abord  de 
moyens  plus  bénins  :  monition  paternelle,  monition 
canonique...  Il  est  tenu  de  se  comporter  en  père,  <iui 
cherche  à  corriger  ses  fils  coupables,  mais  qui  recule 
autant  que  possible  devant  les  exécutions  rigoureu- 
ses. C'est  le  Concile   de  Trente   qui  le  lui  ordonne 


21 


LORETTE 


22 


(Sess.  xiii,  de  lief.,  c.  i.  Cf.  Instr.  S.  C  Ep.  et  lieg., 
II  juin  1880,  n.  1-8).  Quel  article  du  Code  d'instruc- 
tion criminelle  prescrit  l'équivalent  aux  tribunaux 
correctionnels?  La  loi  du  sursis  elle-même  n'a  pas 
introduit  dans  les  prétoires  français,  à  l'égard  des 
prévenus  adultes,  des  habitudes  aussi  discrètes.  D'un 
autre  côté,  parmi  les  peines  qu'inflige  le  for  ecclé- 
siastique, un  lion  nombre  sont  <i  médicinales  »,  c'est- 
à-dire  que  le  premier  but  qu'elles  visent  est  l'amen- 
dement du  délinquant.  Les  criminalistes  contempo- 
rains s'cflorcent  d'orienter  dans  le  même  sens  les 
sanctions  de  la  justice  séculière;  ils  voudraient  ren- 
dre la  peine  éducatrice,  et  se  montrent  très  fiers  des 
quelques  progrès  réalisés  sous  ce  rapport  à  leur 
instigation.  Sans  qu'ils  s'en  doutent,  peut-être, 
l'Eglise  depuis  longtemps  avait  frayé  la  voie;  en 
punissant  les  fautes  de  ses  enfants  prodigues,  elle 
se  préoccupe  toujours  de  leur  amendement  (Cf.  Holl- 
WECK,  loc.  cit.,  §  21,  p.  84;  Webnz,  loc,  cit.,  t.  VI, 
n.  72,  p.  80;  n.  78,  p.  84),  parce  qu'elle  est  leur  mère, 
cl  que  toute  son  action  procède  de  cette  unique  pen- 
sée :  sauver  les  âmes  I 

Concluons.  Dans  la  série  des  systèmes  juridiques 
]iassés  ou  présents,  le  droit  canon  se  détache  avec 
une  physionomie  originale  qui  n'appartient  qu'à  lui. 
l'ormé  d'éléments  humains  qu'il  emprunta  pour  par- 
lie  au  droit  romain  ou  autres  législations  profanes, 
il  a  su  les  transfigurer.  La  Providence,  qui  assiste 
incessamment  l'Eglise,  a  veillé  sur  ses  lois  comme 
sur  les  autres  manifestations  de  sa  vie,  et  elle  les  a 
marquées  d'un  sceau  divin.  Quelle  que  puisse  être, 
au  point  de  vue  purement  technique,  la  valeur  du 
droit  canon,  pour  la  beauté  morale  et  l'eflicacilé 
sanctificatrice  il  est  sans  rival  ;  il  a  sa  transcendance 
à  lui.  J'accorde  qu'elle  ne  se  montre  pas  toujours 
avec  un  éclat  éblouissant.  Certaines  régions  du  do- 
maine canonique  semblent  encombrées  de  prescrip- 
tions minutieuses  ou  terre  à  terre.  Cependant  l'ins- 
piration qui  les  a  dictées  ne  laisse  pas  que  d'être  très 
haute,  et  si  l'on  y  regarde  de  près,  l'ensemble  des 
institutions  ecclésiastiques,  avec  l'unité  de  leur  his- 
toire et  la  fécondité  de  leurs  résultats,  se  distingue 
par  des  traits  extraordinaires,  que  n'explique  pas 
suflisamment  le  jeu  des  activités  naturelles.  Dansune 
galerie  de  peinture,  si  au  milieu  de  toiles  de  second 
ordre  on  a  glissé  un  chef-d'œuvre,  le  gros  public 
passera  devant  tous  ces  tableaux  sans  remarquer  de 
différence  ;  un  artiste,  au  contraire,  s'arrêtera  devant 
le  chef-d'œuvre  et  reconnaîtra  d'emblée  le  pinceau 
d'un  maître.  De  même  dans  le  monde  juridique. 
Qu'un  amateur  distrait  feuillette  successivement  tous 
les  Corpus  juris  du  monde,  il  n'y  verra  que  des  col- 
lections, égales  entre  elles,  de  textes  souvent  com- 
l>liqués  et  quelquefois  bizarres  ;  mais  supposons  un 
observateur  attentif  et  de  bonne  foi,  libre  de  préju- 
gés, sachant  ce  que  veulent  et  peuvent  les  législateurs 
humains,  ce  qu'ils  demandent  aux  peuples  et  ce  qu'ils 
en  obtiennent;  que  cet  homme  étudie,  à  coté  du  droit 
des  sociétés  profanes,  le  droit  de  l'Eglise,  il  décou- 
vrira vite  que  celui-ci  n'est  pas  de  tout  point  pareil 
aux  autres,  que  sa  formation,  son  développement, 
ses  effets,  échappent  aux  lois  sociologiques  commu- 
nes. Quelqu'un  de  plus  grand  qu'un  homme,  dira-t-il, 
a  passé  par  là  :  Digittis  Dei  est  hic. 

H.  AUFFROY,   S.  J. 

LORETTE.  —  La  question  de  Lorette  intéresse 
l'apologiste  de  la  foi  catholique,  soit  à  raison  de  la 
dévotion  attachée  depuis  des  siècles  au  célèbre  san«- 
luaire,  soit  à  raison  des  encouragements  donnes  par 
l'Eglise  à  cette  dévotion.  Elle  présente  d'ailleurs 
deux  aspects  forts  distincts,  l'un  doctrinal,  l'autre 


historique.  Quelle  est  au  juste  la  portée  des  encoui- 
ragcments  donnés  par  l'autorité  ecclésiastique  à  la 
dévt>tion  de  Lorette?  Première  question,  qui  inté- 
resse le  théologien.  —  Les  murs  de  la  Santa  Casa 
sont-ils  identiquement  les  mêmes  qui  abritèrent  à 
Nazareth  le  Verbe  incarné,  la  Vierge  Marie  et  saint 
Joseph?  Deuxième  question,  qui  déborde  les  cadres 
de  la  théologie  et  sur  laquelle  l'Eglise  n'a  pas  négligé 
d'entendre  les  historiens  et  les  archéologues. 

Nous  retiendrons  la  question  de  principes,  et  sur 
la  question  d'iiisloiie  enregistrerons  le  jugement 
autorisé  de  la  Sacrée  Congrégation  des  Kites,  ren- 
voyant le  lecteur,  pour  toute  discussion  approfondie, 
aux  auteurs  spéciaux. 

1.  Question  de  principes.  —  Les  principes  gé- 
néraux (lui  dirigent  l'Eglise  dans  l'appréciation  des 
faits  ré[)utés  miraculeux  et  des  traditions  pieuses 
ont  été  déjà  formulés  ci-dessu3(article  Likux  saints); 
nous  les  rappellerons  brièvement,  d'après  l'Ency- 
clique l'asccndi  (IIP  partie,  c.  vi)  : 

n  En  ce  qui  regarde  le  jugement  à  porter  sur  les 
pieuses  traditions,  voici  ce  qu'il  faut  avoir  sous  les 
yeux.  L'Eglise  use  d'une  telle  prudence  en  cette  ma- 
tière, qu'elle  ne  permet  point  que  l'on  relate  ces  tra- 
ditions dans  des  écrits  publics,  si  ce  n'est  qu'on  le 
fasse  avec  de  grandes  précautions  et  après  insertion 
de  la  déclaration  imposée  jtar  Urbain  VIII;  encore 
ne  se  porte-t-elle  pas  garante,  même  dans  ce  cas,  d^ 
la  vérité  du  fait  ;  simplement,  elle  n'empêche  pas  de 
croire  des  choses  auxquelles  les  motifs  de  foi  hu- 
maine ne  font  pas  défaut.  C'est  ainsi  qu'en  a  décrété, 
il  y  a  trente  ans,  la  Sacrée  Congrégation  des  Rites 
(décret  du  g  mai  1877)  :  Ces  apparitions  ou  rét'élO' 
tions  n'ont  été  ni  apjiroufées  ni  condamnées  par  le 
Saint-Siè(;e,  qui  a  simplement  permis  qu'on  les  crût 
de  ftii  purement  humaine,  sur  tes  traditions  qui  les 
relatent,  corroborées  par  des  témoignages  et  des  mo- 
numents dignes  de  foi.  Qui  tient  cette  doctrine,  est 
en  sécurité.  Car  le  culte  qui  n  pour  objet  quelqu'une 
de  ces  apparitions,  en  tant  qu'il  regarde  le  fait  même, 
c'est-à-dire  en  tant  qu'il  est  relatif,  implique  tou- 
jours comme  condition  la  vérité  du  fait;  en  tant 
qn'ahsolu,  il  ne  peut  jamais  s'appuyer  que  sur  la 
vérité,  attendu  qu'il  s'adresse  à  la  personne  même 
des  saints  que  l'on  veut  honorer.  11  faut  en  dire  au- 
tant des  reliques.  » 

Celte  doctrine  est  parfaitement  claire.  La  raison 
fondamentale  et  indéfectible  du  laissez-passer  ac 
cordé  par  l'Eglise  à  la  dévotion  de  Lorette  est  la  réa- 
lité même  du  mystère  de  l'Incarnation,  que  les  fidè- 
les venaient  honorer  en  ce  lieu;  la  croyance,  qui 
identifie  le  sanctuaire  de  Lorette  à  l'ancienne  habi- 
tation de  la  sainte  Famille,  n'avait  à  attendre  de 
l'Eglise  aucune  garantie,  et  en  l'autorisant,  sur  les 
témoignages  humains  qui  l'aflîrmaient,  les  papes  du 
XVI',  du  xvn',  du  xviii",  du  xix'  et  du  xx"  siècle, 
n'ont  pas  engagé  sur  cette  question  leur  magistère 
infailUljle.  Qui  tient  cette  doctrine,  est  en  sécurité. 

Que  les  principes  généraux  énoncés  ci-dessus  trou- 
vent leur  pleine  application  dans  le  cas  de  Lorette, 
c'est  ce  qui  ressort  de  la  teneur  même  des  documents 
jiontilicaux.  La  série  en  est  longue;  nous  citerons 
deux  des  plus  anciens  :  celui  de  Paul  II,  où  apparaît 
pour  la  première  fois  la  crojance  à  la  translation 
miraculeuse  de  la  madone  lorétane,  et  celui  de 
JuLBS  II,  où  apparaît  pour  la  première  fois  la  croyance 
à  la  translation  miraculeuse  de  Pédicule   lui-même. 

La  bulle  de  Paul  II  est  datée  du  i  2  février  1470; 
on  y  lit  : 

«  Cupientes  eccicsiam  B.  Marie  de  Laureto,  in  ho- 
norem  ejusdem  sacratissime  Virginis  extra  muros 
Racanati  miraculose  fundataiu,  in  qua,  sicud  fide  di- 
gnorum  habet  asserlio  et   universis  potest  constare 


23 


LORETTE 


24 


fideUbus,  ipsius  Virginis  gloriose  jmago  angelico 
comitante  cetu  mira  Dei  clementia  coUocala  est,  et 
ad  quain,  propter  innumera  et  slupenda  rairacula, 
que  ejusdem  meritis  et  intercessione  singulis  ad  eaiii 
dévote  recuirenlibus  et  ipsius  patrocinium  cum  Lu- 
militate  poscentibus  Altissinius  operatus  est  liacte- 
nus  et  operatur  in  dies,  ex  diversis  niundi  partibus 
etiaiu  reniolissimis,  ejusdem  sacratissime  Virginis 
liberali  presidiis  populorum  contluit  multitude,  cui- 
que  nos  ob  prcclara  ipsius  Matris  Dei  mérita  ab 
ineunte  elate  ultra  communem  morlalium  modum 
semper  devolissimi  ac  alt'ectissimi  fuimus.  » 

Voici  le  passage  capital  de  la  bulle  donnée  par 
Jules  II  en  date  du  21  octobre  iSo^  : 

«Nos  attendentes  quod  non  solumerat  in  predicta 
eeclesia  de  Loreto  imago  ipsius  béate  Marie  Virginis, 
sed  etiam,  ut  pie  creditur  et  fania  est,  caméra  sive 
thalamus,  ubi  ipsa  beatissinia  Virgo  concepta,  ubi 
educata,  ubi  ab  Angelo  salulata  Salvatorem  seculo- 
rumverbo  concepit,  ubi  ipsum  suum  primogenitum 
suis  castissimis  uberibus  lacté  de  celo  plenis  lactavit 
et  educavit,  ubi  quando  dcLocseculonequamad  subli- 
mia  assumpta  extitit  orando  quiescebat,  quaraque 
aposloli  sancti  primara  ecclesiam  in  honorem  Dei  et 
ejusdem  béate  Virginis  consecrarunt,  ubi  prima  missa 
celebrata  extitit,  ex  Bethléem  angelicis  manibus  ad 
partes  Sclavonie  et  locuniFlumen  nuneupatum  primo 
porlata,  et  inde  per  eosdem  angelos  ad  nenius  Lau- 
rete  mulieris,  ipsius  beatissime  Marie  Virginis  devo- 
tissime,  et  successive  exdicto  nemore,  propter  homi- 
eidia  et  alla  facinora  que  inibi  perpotrabanlur,  in 
collera  duorum  fratrum,  et  postremo,  ob  rixas  et 
contentiones  inter  eos  exortas,  in  vicum  publicum 
territorii  Uacanatensis  translata  existit.  » 

On  a  dû  remarquer  les  expressions  employées  : 
Ecclesiam  inii-aculose  fiiiidatam,  in  qita,  sicut  fide 
di^norum  liahel  assertio  et  universis  potest  constare 
fidelibus,  ipsius  Virginis  gloriose  ymago  angelico 
comitante  cetu  mira  Dei  clementia  collocata  est, 
disait  Paul  II.  —  Attendentes  quod  non  solum  erat  in 
predicta  de  l.oreto  imago  ipsius  heale  Marie  Virginis, 
sed  etiam,  ut  pie  creditur  et  fama  est,  caméra  sive 
llialamus  ubi  ipsa  heatissima  Virgo  concepta,  uhi 
educata,  uhi  ab  Angelo  sahitata  Salvatorem  seculo- 
rum  veri)0  concepit,  dit  Jules  II.  Le  jugement  porté 
sur  la  valeur  et  la  moralité  des  témoins  laisse  à 
ceux-ci  toute  la  responsabilité  de  leur  témoignage. 
Qu'il  s'agisse  des  origines  du  sanctuaire  ou  de  la 
réalité  des  innombrables  faveurs  miraculeuses  — 
innumera  et  stupenda  miracula  —  obtenues  par  l'in- 
tercession de  la  Vierge,  les  documents  pontificaux 
s'en  tiennent  exactement  aux  principes  énoncés 
plus  haut. 

Dès  lors,  la  réponse  à  la  première  question,  tjues- 
lion  de  principes,  est  fort  claire  :  les  expressions 
indécises  de  Paul  II,  les  expressions  plus  déterminées 
de  Jules  II  et  de  ses  successeurs,  renferment,  outre  la 
constatation  d'une  croyance  très  répandue  au  déclin 
du  quinzième  siècle,  l'expression  d'une  opinion  per- 
sonnelle, mais  nulle  assertion  dogmatique.  L'intro- 
duction, dans  la  liturgie  romaine,  d'un  ofQce  de  la 
Translation,  n'a  pas  une  autre  signification;  car, 
ainsi  que  l'ont  rappelé,  à  diverses  reprises,  les  Con- 
grégations romaines,  l'approbation  d'offices  nou- 
veaux ne  comporte  aucun  jugement  définitif  sur  la 
réalité  des  faits  qui  ont  donné  lieu  à  cette  conces- 
sion :  en  proposant  ces  faits  aux  fidèles  comme 
croyables  de  foi  humaine,  l'Église  ne  perd  pas  de 
vue  sa  mission  enseignante,  qui  est  d'un  tout  autre 
ordre,  et  plus  haut,  que  celle  d'un  tribunal  histo- 
rique. Que  les  leçons  historiques  du  bréviaire,  com- 
pilées à  des  sources  de  valeur  très  inégale,  renfer- 
ment de  notables  erreurs,  cela  est  si  vrai  que  parfois 


l'Église  avoue  ces  erreurs  et  les  corrige  :  on  l'a  vu 
récemment  dans  le  cas  du  pape  saint  S3  Ivestre  et  du 
pape  saint  Marcellin.  Croire  ces  leçons  irréforma- 
bles,  serait  prendre  le  change  sur  la  nature  de  l'in- 
faillibilité à  la([uelle  prétend  l'Eglise  en  matière 
liturgique.  Les  mêmes  principes  s'appliquent  exac- 
tement au  fait  de  la  translation  miraculeuse.  Le  pre- 
mier ollice  approuvé  par  la  Congrégation  des  Rites, 
pour  Lorettc  et  les  Marches,  n'en  faisait  pas  men- 
tion :  toutes  les  leçons  du  second  nocturne  étaient 
prises  du  commun.  En  1699,  on  fit  un  pas  de  plus: 
l'affirmalion  du  miracle  trouva  place  à  la  fin  de  la 
sixième  leçon.  Un  récent  décret  de  la  Congrégation 
des  Rites,  en  date  du  12  avril  1916,  vient  de  lui 
apjiorter  une  consécration  nouvelle. 

Est-ce  le  cas  de  redire  avec  un  ancien  auteur  : 
Multorum  devotio  paucorum  doctrinae  cedere  non 
débet?  Après  tout,  un  tel  opportunisme  ne  présente- 
rait rien  d'absolument  scandaleux.  Car  l'Eglise  n'est 
pas  une  académie,  mais  une  société  instituée  pour 
promouvoir  le  bien  surnaturel  des  âmes;  dans 
l'hypothèse  d'un  conflit  entre  l'intérêt  immédiat  des 
âmes  et  la  conservation  de  telle  vérité  scientifique 
particulière,  il  est  assez  naturel  qu'elle  songe  d'abord 
aux  âmes.  Toutefois,  ce  point  de  vue  étroitement 
utilitaire  n'est  pas  celui  où  ont  coutume  de  se  placer 
ceux  qui,  d'office,  veillent  aux  intérêts  généraux  de 
la  foi.  C'est  ce  que  Léon  XIII  rappelait  un  jour  en 
empruntant  la  parole  de  Job  (xiii,  7)  :  Numquid  Deus 
indiget  vestro  mendacio?  (Dans  le  même  ordre 
d'idées,  voir  la  lettre  du  même  pape  aux  cardinaux 
de  Luca,  Pilra  et  Hergenroether,  sur  les  études  his- 
toriques, 18  août  i883.  Trad.  française  dans  la 
Revue  des  Questions  historiques,  t.  XXXIV,  p.  353- 
363.)  Si  la  fête  de  la  translation  miraculeuse  fut 
introduite  au  xvn"  siècle,  si  elle  fut  maintenue  de 
nos  jours,  c'est  sans  doute  qu'on  lui  trouva  des 
titres  sérieux.  Ces  titres,  suffisants  pour  la  légitimer 
au  jugement  de  l'Eglise,  ne  le  sont  pas  pour  per- 
mettre de  jeter  l'anathème  à  ceux  qui  l'ont  parfois 
discutée  en  historiens. 

Il  serait  donc  aussi  contraire  à  la  vérité  qu'à  la 
prudence,  de  dire,  avec  tel  auteur  anonyme  : 

u  II  faut  proclamer  (la  brutale  matérialité  du  fait 
de  Lorelle),  la  faire  briller,  car  l'abandonner  aux 
coups  de  l'adversaire,  c'est  faire  l'abandon  de  tout 
le  surnaturel  chrétien  à  travers  Ihistoire.  C'est 
pourtant  ce  (|u'ont  fait  certains  critiques  catholiques 
bien  intentionnés  et  rêvant  de  jeter  un  pont  au  pro- 
testantisme. C'est  une  singulière  façon  de  servir 
l'Eglise.  X  (Voir  /.a  Croix, dn  iGdéc.  1909, et  la  con- 
treiiarlie  dans  le  même  journal,  9-10  janv.  1910.) 
Non,  la  vraie  façon  de  servir  l'Eglise  ne  consistera 
jamais  à  l'engager  plus  qu'elle-même  ne  prétend 
s'engager.  L'Eglise  n'a  jamais  songé  à  rendre  «  tout 
le  surnaturel  chrétien  «  solidaire  des  traditions  loré- 
tanes. 

D'autre  part,  le  sentiment  de  dévotion  qui,  depuis 
des  siècles,  entraîne  les  foules  chrétiennes  vers  le 
sanctuaire  de  Lorette,  ne  tire  pas  sa  valeur  de  la 
matérialité  de  pierres  :  il  a  un  objet  plus  haut,  et 
s'adresse  aux  mystères  fondamentaux  du  christia- 
nisme. Il  n'en  faudrait  pas  davantage  pour  justifier, 
en  tout  état  de  cause,  devant  la  raison  comme 
devant  la  foi,  les  miracles  opérés  par  Dieu  dans  ce 
lieu  béni,  et  conséquemment  les  encouragements 
donnés  par  l'Eglise  à  cette  dévotion. 

II.  Question  de  fait.  —  Le  fondement  le  plus  sûr 
de  la  croyance  à  la  translation  miraculeuse  est  la 
longue  série  de  documents  pontificaux  i[ui,  depuis  le 
commencement  duxvi'  siècle,  constatent  la  croyance 
populaire  et  autorisent  la  dévotion  qui  s'y  fonde. 
A    celte    série    officielle,    viennent   s'ajouter,    pour 


25 


LORIQUET  (LE  PERE) 


26 


les  deux  siècles  précédents,  d'autres  documents  ou 
moins  explicites  ou  moins  vénérables.  Ne  parlons 
pas  des  invectives,  qui  ne  servent  en  aucune  mesure 
la  cause  de  la  vérité. 

Nous  avons  cité  les  bulles  de  Paul  II  (12  fév.  1^70) 
et  de  Jules  II  (21  oct.  1607);  on  a  pu  observer  qu'elles 
font  allusion  au  passé  de  la  Sania  Casa  en  termes 
très  généraux.  Une  narration  précise  peut  être 
atteinte  par  nous  dans  V Histoire  présentée  le  19  sep- 
tembre i53i  à  Clément  VllI  par  Jérôme  Angelita, 
secrétaire  perpétuel  de  la  commune  de  Recanati  ;  en 
voici  le  résumé  : 

9-10  mai  1291.  —  Arrachée  de  ses  fondements  par  les 
anges,  la  Santa  Casa  de  Nazareth  est  transportée  par  eux 
à  Rauniza,  entre  Fiume  et  Tersatto  (Dalciatie).  Appari- 
tion et  discours  de  la  sainte  Vierge  au  curé  (?)  Alexan- 
dre. 

1292.  —  Envoi  de  quatre  délégués  illyriens  de  Tersatto 
à  Nazareth  pour  vériiier  les  dimensions  respectives  du 
sanctuaire  et  de  ses  anciennes  fondations. 

10  décembre  1294,  —  La  Santa  Casa  reprend  son  vol, 
traverse  la  mer  Adriatique,  et  vient  se  poser  dans  le  terri- 
toire de  Recanati. 

10  août  1295.  —  Nouveau  transport  de  la  Santa  Casa 
à  peu  de  distance,    dans    le    domaine  des  frères    Antici. 

9  septembre  1295.  —  Envoi  par  la  ville  de  Recanati 
d'un  ambassadeur  au  pape  Boniface  VIII,  pour  lui  annon- 
cer l'arrivée  de  la  maison  de  Nazareth  sur  son  terri- 
toire. 

2  décembre  1295.  —  Quatrième  et  dernière  translation 
de  la  Santa  Casa  au  lieu  dit  Laurelum. 

1296.  —  Apparition  de  la  Vierge  Marie  à  un  anacho- 
rète. 

Même  année.  —  Envoi  de  seize  délégués  à  Nazareth,  pour 
vérification  comme  ci-dessus, 

A  la  dévotion  populaire,  manquait  une  consécra- 
tion liturgique  :  elle  lui  vint  de  la  Congrégation  des 
Rites, qui, par  décreldu  29  novembre  iG32,  approuva, 
pour  la  province  des  Marches,  la  fête  de  la  Transla- 
tion, lixée  au  10  décembre.  En  166g,  la  fête  entrait 
au  martyrologe  romain.  Le  16  septembre  1699,  ^"' 
approuvé  l'office  propre,  avec  la  messe,  pour  la  pro- 
vince de  Picenum  ;  des  décrets  ultérieurs  en  étendi- 
rent l'usage  à  d'autres  parties  de  l'Eglise,  —  non  à 
la  catholicité  tout  entière.  Malgré  certains  retours 
offensifs  de  la  critique,  on  peut  dire  que,  depuis 
quatre  siècles,  l'idée  de  la  Translation  est,  dans 
l'Eglise,  en  possession  de  la  croyance  commune. 
La  Congrégation  des  Rites  se  réfère  à  cette  posses- 
sion dans  les  considérants  singulièrement  graves  de 
son  récent  décret.  Acta  Apostolicae  Sadis,  1916, 
p.  179  :  Celeberrimnm  prae  cunctis  inarialibiis  Orhis 
catholici  sacrariis  promerito  ac  iure  Lauretanuin 
habeluv,  itludqtie  fcre  sex  ahhinc  saeculis  Christi 
fidelium  praecipuae  veneraiionis  cuttusque  inaximi 
cohoneslalur  significationibus.  Domus.  inijuam,  nata- 
lis  Beatissiinae  Virginis  Mariae,  ditunis  mysleriis 
consecrata  ;  ibi  eniin  Verbtim  caro  factuni  est... 

Les  arguments  opposés  au  fait  de  la  translation 
miraculeuse  (en  dehors  de  l'universelle  (in  de  non- 
recevoir  opposée  par  le  rationalisme  à  tout  miracle) 
sont  les  uns  négatifs,  les  autres  positifs.  Les  argu- 
ments négatifs  se  résument  dans  l'impossibilité 
d'établir  le  fait  du  miracle  par  témoignages  con- 
temporains. Les  argi\ments  positifs  se  résument 
dans  le  double  démenti  de  la  tradition  locale.  Ni  la 
tradition  locale  de  Lorelle  ne  serait  compatible  avec 
l'apparition  miraculeuse  de  la  Santa  Casa  à  la  date 
assignée,  ni  la  tradition  locale  de  Nazareth  avec  sa 
disparition  miraculeuse. 

Ceux  qui  présentèrent  ces  arguments  furent  sou- 
vent des  catholiques,  qui  prétendent  liien  ne  le  céder 
à  personne  en  orthodoxie  et  en  dévotion  à  Marie,  et 


relevaient  toute  insinuation  contraire  comme  une 
injure;  mais  convaincus  que,  dans  cette  question 
étrangère  à  la  foi  catholique,  l'histoire  n'est  pas 
sans  réponse  ;  que  d'ailleurs  il  n'est  ni  prudent  ni 
légitime  de  solidariser  la  religion,  venue  de  Dieu, 
avec  des  traditions  humaines,  si  favorables  soient- 
elles  à  la  piété;  désireux  enUn  de  servir  Dieu  et 
l'Eglise  en  appliquant  à  l'éclaircissement  de  la  tra- 
dition lorétane  les  procédés  d'investigation  ordinai- 
res de  la  science  historique.  Ils  s'y  crurent  d'autant 
plus  autorisés  que  les  documents  émanés  de  l'autorité 
ecclésiastique,  en  constatant  la  croyance  populaire 
et  approuvant  la  dévotion,  laissaient  intacte  la 
question  de  fait. 

Les  défenseurs  de  la  tradition  leur  ont  opposé 
des  témoignages  et  des  expertises  dont  on  trouvera 
le  détail  dans  leurs  ouvrages. 

Le  présent  article  n'a  pas  pour  but  de  discuter 
avec  des  catholiques,  mais  de  répondre  aux  adver- 
saires de  la  foi. 

Si  des  catholiques  s'avisent  de  solidariser  la  foi 
avec  la  question  de  Lorette,  c'est  tant  pis  pour  eux, 
il  ne  saurait  être  question  de  les  défendre. 

Les  adversaires  du  catholicisme  ne  se  sont  pas  fait 
faute  de  dénoncer,  dans  la  question  de  Lorette,  un 
conflit  entre  la  foi  et  l'histoire.  Les  considérations 
précédentes  suffisent  à  prouver  que  cette  prétention 
est  absurde,  puisque  la  pieuse  croyance  relative  à  la 
Santa  Casa  n'appartient  pas  à  la  foi.  Ce  terrain  apo- 
logétique est  ferme.  Le  lecteur  désireux  de  s'enga- 
ger sur  le  terrain  archéologique  pourra  consulter 
les  ouvrages  suivants,  choisis  parmi  beaucoup  d'au- 
tres : 

Ouvrages  favorables  à  la  translation  miraculeuse  : 
Horatii  Tursellini  Romani,  S.  J.,  Laiiretanae  liisto- 
riae  tibri  quinque,  Romae  1697.  (Nombreuses  réédi- 
tions et  traductions  en  diverses  langues.) —  Mgr  M. 
Faloci  Pulignani,  l.a  S.  Casa  di  Loreto  seconda  un 
affresco  di  Gubbio,  Roraa,  Desclée,  1907  (traduct.fr., 
ibid.).  —  Alph.  Eschbach,  ancien  supérieur  du  sémi- 
naire français  à  Rome,  La  vérité  sur  te  fait  de  Lo- 
rette, Paris,  Lethielleux,  190g;  Lorette  et  l'ultimatum 
de  M.  U.  Clievalier,  Rome-Paris,  Desclée,  igiS. 

Ouvrages  contraires  à  la  translation  miraculeuse  : 

Leop.  de  Feis,  barnabite,  La  S.  Casa  di  Nazareth 
ed  il  santaario  di  Loreto,  dans  liussegna  nazionale, 
Florence,  t.  CXLI,  p.  67-97;  <•■  CXLIII,  p.  4o5-43o 
(igoô).  —  Chanoine  Ulysse  Chevalier,  correspondant 
de  l'Institut,  Notre-Dame  de  Lorette,  Etude  histori- 
que sur  l'authenticité  de  la  Santa  Casa,  Paris,  Pi- 
card, 1906,  in-8°;  voir  aussi  la  recension  par  le 
P.  C.  de  Smedt,  S.  J.,  dans  Analecta  Bollandiann, 
t.  XXV,  p.  !t')S-!i<jti,  1906.  —  Constant  Bouffard,  La 
vérité  sur  le  fait  de  Lorette,  Paris,  Picard,  1910.  — 
Georg  Hiiffer,  Loreto,  Eine  geschichtskritische  l'n- 
tersuchung  der  Frage  des  Ileiligen  llauses,  t.  I, 
.Miinster  i.  W.,  191  3. 

A.  d'Alès. 

LORIQUET  (LE  PÈRE).  —  La  question  Lori- 
quet,  qu'on  me  permette  de  parler  ainsi,  n'intéresse 
évidemment  ni  les  fondements  du  dogme,  ni  ceux  de 
la  morale;  mais  comme  V Histoire  de  France  du  fa- 
meux Jésuite  est  souvent  alléguée  en  preuve  du 
parti  pris  et  de  l'étroitesse  d'esprit  des  Catholiques, 
il  seinl>le  bon  de  ne  point  la  passer  entièrement 
sous  silence. 

Lorsqu'on  parcourt  les  pages  les  plus  atlaqiiées 
des  deux  petits  volumes  incriminés,  c'est-à-dire 
celles  consacrées  à  l'Empire  —  et  c'est  d'elles,  comme 
de  juste,  que  je  m'occuperai  surtout  —  l'on  se  sent, 
je  le  reconnais  sans  peine,  dans  une  atmosphère  anli- 
napoléonlenne    et     toute    royaliste;     on    rencontie 


27 


LOUIS  XVI 


28 


même  çà  et  là  quelques  expressions  dures,  cei-lains 
jugements  sévères.  Aussi  bien,  le  contraire  n'eût  pas 
manqué  de  surprendre  quiconque  a  étudié  l'époque 
de  mécontentement,  de  murmures,  de  réaction,  pen- 
dant laquelle  cet  ouvrage  lut  composé.  La  France 
saignée  à  blanc  par  Bonaparte,  mourant  d'épuise- 
ment, laissait  échapper  un  cri  de  douleur  et  de  haine 
violente  contre  le  régime  qui  la  tuait.  Gomment  Lo- 
riquet  n'eùt-il  pas  souffert  de  la  soulTrance  générale? 
Comment  se  fiit-il  soustrait  aux  aspirations  de  '.  ant 
de  bons  Français?  N'élait-il  pas  plus  naturel  et  plus 
conforme  à  l'exactitude  historique,  qu'il  se  fît  l'écho 
de  ces  douleurs  et  de  ces  espérances?  C'est  ce  qui  est 
arrivé.  Toutefois,  hàtons-nous  de  le  noter,  il  n'a  été 
qu'un  écho  très  alTaibli  de  tout  ce  qui  se  disait  et 
s'écrivait  alors.  Si  l'on  veut  s'en  convaincre,  il  suflira 
de  lire  la  brochure  de  Ciiatkaubriaxd,  </e  Buonaparte, 
des  Bourbons,  les  Considérations  sur  la  Réi-ulution 
française,  de  Mme  dk  STAiiL,  mieux  encore  les  ma- 
nuels d'histoire  de  P'rance  parus  en  ces  jours.  On 
constatera  que  Lorlquet  est  loin  d'être  au  diapason 
de  ses  contemporains;  c'est  un  modéré,  un  tiède  re- 
lativement à  eux. 

Voilà  pourquoi  les  ennemis  du  jésuite  se  sont  vus 
contraints,  atin  de  donner  quelque  apparence  de 
raison  à  leurs  attaques,  de  créer  une  légende  autour 
de  lui  et  pour  cela  d'exagérer  ses  torts,  si  torts  il  }• 
a  ;  bien  plus,  de  lui  prêter  des  énormités  dont  on  ne 
trouve  nulle  trace  dans  ses  écrits. 

MiCHELET  nous  fournira  quelques  exemples  frap- 
pants de  la  première  opération,  je  veux  dire  de  fla- 
grantes exagérations.  S'occupant  de  la  bataille  de 
Waterloo,  il  allirme  que  Loriquet  met  dans  la  bouche 
de  AVellington  <r  des  discours  absurdes,  insultants 
pour  nous  ï.Or  ces  discours  offensants  tiennent  dans 
trois  petites  lignes,  lignes,  au  surplus,  qui  ne  présen- 
tent absolument  rien  de  blessant  pour  notre  honneur. 
«  Partout,  continue-t-il,  partout  dans  l'ouvrage  de 
Loriquet  la  gloire  de  Wellington  »,  partout  son  éloge; 
et  ces  louanges  qui  choquent  si  fort  le  chatouilleux 
accusateur  consistent  à  dire  qu'il  savait  proliter  de 
la  victoire!  Ailleurs  le  véridique  historien  parle  des 
«  mots  ridicules  j  dont  les  Jésuites  ne  cessaient  de 
1!  purger  >■  l'œuvre  de  leur  compromettant  et  mala- 
droit confrère;  et  ces  corrections,  rares  au  demeu- 
rant, sont  absolument  anodines,  comme  il  est  aisé 
de  s'en  rendre  compte!  Il  ajoute  enfln  (je  ne  pousse- 
rai pas  plus  loin  l'énumération)  que  ces  éditions 
revues,  perfectionnées,  purgées,  se  succédaient  d'an- 
née en  année  ou  plutôt  de  mois  en  mois;  et  le  texte  à 
la  main  nous  constatons,  par  exemple,  que,  de  iSaS 
à  1828,  de  i836  à  i844.  c'est-à-dire  dans  l'espace  de 
i4  ans,  deux  tirages  seulement  furent  faits. 

De  pareilles  exagérations,  si  palpables  et  si  sug- 
gestives qu'elles  soient,  n'ont  pas  sulli  aux  ennemis 
des  Jésuites.  Pour  accabler  plus  sûrement  ces  reli- 
gieux, ils  ont  inventé  des  mots  absurdes  qu'ils  ont 
sans  vergogne  attribués  à  Loriquet.  On  connaît  no- 
tamment la  fameuse  phrase  sur  Xapoléon,  «  marquis 
de  Bonaparte,  lieutenant-général  des  armées  de 
Louis  XVIII  ï. 

Ce  fut  dans  la  séance  du  2g  avril  i844  que  l'ancien 
ministre,  Hippolyte  Passj-,  lança  contre  Loriquet 
celte  allégation  saugrenue.  Huit  jours  plus  tard, 
Montalembert  était  à  la  tribune,  il  tenait  à  la 
main  deux  petits  volumes  :  «  J'ai  l'honneur  de  dé- 
clai-er,  dit-il,  que  cette  falsitication  stupide  de  l'Iiis- 
toire  n'a  jamais  existé,...  que  le  fait  est  complète- 
ment controuvé  »  {Moniteur,  mai  i844i  p.  i^"")-  et 
présentant  à  l'imprudent  et  crédule  dénonciateur 
«  les  deux  éditions  princeps  »,  il  le  met  au  déli  de 
montrer  les  expressions  citées  par  lui.  Passy  se  dé- 
roba piteusement,  balbutiant  et  ne  montrant  rien. 


En  vain  Loriquet,  entrant  lui-même  en  scène,  lui 
écrivait  :  «  Vous  avez  osé  soutenir  celte  sotte  accu- 
sation, même  en  présence  de  toutes  les  éditions, 
lesquelles  vous  donnaient,  permettez-moi  l'expres- 
sion, le  démenti  le  plus  formel;  vous  m'avez  ca- 
lomnié, j'attends  de  votre  loyauté  une  rétractation 
publique.  »  Cette  rétractation, que  tout  commandait, 
le  triste  mystilié  n'eut  pas  le  courage  de  la  faire;  il 
se  tut  honteusement. 

Ce  silence  était  signiDcatif. 

Les  ennemis  de  Loriquet  ne  se  tinrent  pas  néan- 
moins pour  battus;  ils  imaginèrent,  pour  masquer 
leur  déroute,  la  plus  singulière  des  inventions:  les 
Jésuites,  assurèrent-ils  sans  sourciller,  avaient  fait 
disparaître  l'édition  qui  contenait  le  passage  incri- 
miné !  Retrouver  et  anéantir,  au  bout  de  quarante 
ans,  un  ouvrage  répandu  dans  tous  les  coins  de 
l'Europe,  dans  les  bibliothèques  publiques  comme 
dans  les  dépôts  privés,  et  cela  sans  qu'aucun  exem- 
plaire échappe  à  la  destruction,  quel  tour  de  force, 
bien  digne  assurément  de  la  célèbre  Compagnie  ! 
Bien  digue  de  la  célèbre  Compagnie,  si  l'on  veut, 
mais  dont  pourtant  il  ne  faut  point  lui  attribuer  le 
mérite.  Effectivement  toutes  les  éditions  de  Loriquet, 
sans  lacune,  se  trouvent  classées,  numérotées  à  la 
Bibliothèque  nationale  où  chacun  peut  les  étudier 
à  son  aise.  Une  seule,  la  première,  n'y  est  pas,  je  me 
hâte  de  le  dire;  mais  cette  première,  je  l'ai,  en  ce 
moment,  sur  ma  table  de  travail,  prêt  à  la  montrer 
à  qui  voudra  l'examiner.  Or  dans  aucune  ne  se 
rencontre  «  la  sotte  phrase  »,  comme  disait  Lori- 
quet lui-même.  Napoléon  0  marquis  de  Bonaparte  et 
lieutenant-général  des  armées  de  Louis  XVlll  »  n'a 
donc  jamais  eu  d'autre  existence  que  celle  que  lui 
ont  donnée  dans  leur  imagination  de  vulgaires  igno- 
rants ou  des  polémistes  sans  bonne  foi,  comme  sans 
probité  littéraire. 

Le  Père  Loriquet  fut  d'ailleurs,  au  témoignage  de 
ses  vrais  historiens,  un  saint  religieux,  un  travail- 
leur opiniâtre,  un  éducateur  méritant.  Mais  ni  ses 
vertus  ni  son  œuvre  ne  rentrent  dans  le  cadre  que 
nous  nous  sommes  lixé.  Il  s'agissait  de  débarrasser 
sa  mémoire  de  la  sotte  légende  qui  s'j'  attache  persé- 
vcramment. 

BiBUGGRAPHiE.  —  P.  Bllard,  Revue  des  Questions 
historiques,  1"  juillet  igo^,  p.  255;  Fraternité  ré- 
volutionnaire, chap.  IV  ;  Etudes,  20  février  1910, 
p.  4^1.  —  Intermédiaire  des  chercheurs  et  curieux, 
tome  I,i864;  tome  LX,  1909.  —  Vie  du  P.  Loriquet, 
eh.  XVII.  —  Bulletin  du  Bibliophile  belge,  II, 
p.  419.  —  L'Ami  de  ta  Religion,  tome  CXXI,  p.  426. 
—  At-on  calomnié  le  P.  Loriquet,  etc.  ?  par 
Charles  Loriquet;  Reims,  Dubois  et  C'«,  1870,  8", 
i3  p.  —  La  Réponse,  avril  igog.  —  Le  Gaulois, 
i~  décembre  1909. 

P.  Blt.ikd. 

LOUIS  XVI.  —  Louis-Auguste,  ducdeBerry,  qui 
devait  porter  dans  l'histoire  le  nom  de  Louis  XVI,  na- 
quit le  2  3  août  I '354:11  était  le  troisième  lils  du  Dauphin, 
lils  de  Louis  XV,  et  de  Marie-Josèphe  de  Saxe.  Sa 
naissance,  arrivée  subitement  à  Versailles ,  n'avait  pas 
été  entourée  de  l'appareil  solennel,  ordinaire  aux 
Enfants  de  France,  et  le  courrier,  charge  d'en  porter 
la  nouvelle  au  Roi,  s'était  tué  d'une  chute  de  cheval. 
LesK  imaginations  ombrageuses  »  en  avaient  été  frap- 
pées, et  le  bruit  s'était  répandu  dans  le  peuple  que  «le 
nouveau  prince  ne  naissait  pas  pour  le  bonheur  ». 

Sept  ans  après,  le  22  mars  1761,  par  la  mort  de 
son  frère  aîné,  le  duc  de  Bourgogne,  il  devenait  Thé- 
rilier  du  trône,  et,  le  20  décembre  1765,  la  mort  de 
son  père  le  faisait  Dauphin  de  France. 


29 


LOUIS  XVI 


30 


L'inslruction  du  jeune  prince    fut   sérieuse   et  so- 
lide ;   son  père   l'avait  voulu  et  les  instructions   du 
l)cre  furent  lidèleraent  suivies.  Le  Dauphin  possédait 
à  fond  la  littérature  latine,  parlait  plusieurs  langues, 
savait  d'une  manière  rare  l'histoire  et  la  géographie, 
au  point    de  rédiger  lui-ra'.Mne  les  instructions  don- 
nées  à  La  Pérouse,  lorsqu'il  entreprit    son  voyage 
autfuir  du  monde.   Sa  science  religieuse   n'était   pas 
moins  profonde,   son    attachement    au    catholicisme 
inébranlable,  sa  piété  sérieuse,  sa  purelé  de  mœurs 
rare  dans  un  siècle  comme   ie  xviii'  et  à   une    cour 
comme  celle  de  Louis  XV.  Malheureusement,  le  ca- 
raclère  n'était  pas  à  la  hauteur  de   la  vertu.   Nature 
molle   et  engourdie,  volonté    llottante   et    irrésolue, 
timide,  renfermé  en  lui-mome,   un    peu  sauvage,    le 
Dauphin  avait  beaucoup  de  qualités  sérieuses,  mais 
peu  de  qualités  aimables  ou  fortes.  11  avait  le  goût 
de  la  justice,  la  passion  du  bien,   l'ardent  amour  du 
peuple;  mais   il  n'avait    ni   la   netteté    d'esprit  qui 
dicte  les  résolutions  à  prendre,  ni  la  fermeté  qui  les 
impose.  Il  possédaitla  plupart  des  vertus  d'un  saint; 
il  n'en  possédait  guère  d'un  roi.  La  charmante  prin- 
cesse  qu'il    épousa  le    i6    mai    1770,   la   fille  de    la 
grande  Marie-Thérèse,  Marie-Antoinelte,   n'avait  pu 
lui  communiquer  ni  sa  grâce  ni  son  énergie.  Tenu  à 
l'écart  jjar  l'ombrageuse  autorité  de  son  grand-iJcre, 
délaissé  par  les  courtisans,  il  avait  pu  voir  les  abus 
et  former  le  projet  de  les  corriger  ;  mais  il  manquait 
de  l'expérience  de  la  vie,  qui  lui  eût  fait  discerner  le 
remède,  et  de  la  fermeté  qui  lui  eût  permis  de  l'appli- 
quer. Et  lorsque,  le  10  mai  1774,  la  mort  de  Louis  XV, 
emporté  par  la  petite  vérole,  eut  fait  de  lui,  à   vingt 
ans,  un  roi  de  France, il  ne  put  s'empêcher  de  s'écrier, 
en  tombant  à  genoux  avec  sa  femme  :    «    Mon  Dieu  I 
gardez-nous,  protégez-nous  I  Nous  régnons  trop  jeu- 
nes I   » 

C'était  le  cri  du  coeur  et  le  cri  de  la  raison.  L'ave- 
nir était  sombre,  et  les  dilTicultés  étaient  grandes. 
Néanmoins  un  enthousiasme  indescriptible  accueillit 
l'avènement  du  jeune  souverain.  On  gravait  sur  le 
socle  de  la  statue  de  Henri  IV  :  Resurrexil!  «  Tout 
est  en  extase,  tout  est  fou  de  vous,  écrivait  Marie- 
Thérèse  à  sa  lille,  vous  faites  revivre  une  nation  qui 
était  aux  abois.  «  De  premières  satisfactions  étaient 
données  à  l'opinion puljlique:  Mme  du  Barry  était  exi- 
lée à  Pont-aux-Dames  et  l'on  prévoyait  le  renvoi  pro- 
chain des  ministres  du  feu  roi,  qui  étaient  honnis  du 
pays. Mais  qui  les  remplacerait?  Louis  XVI  hésitait  ; 
l'influence  de  sa  tante,  Mme  Adélaïde,  lui  lit  prendre 
Maurepas  et  la  décision  ne  fut  pas  heureuse.  Pour 
guider  un  jeune  prince  timide  et  sans  expérience,  il 
eût  fallu  un  autre  mentor  que  ce  vieillard  insouciant 
et  frivole. 

Les  autres  choix  furent  meilleurs.  Vergennes  eut 
les  affaires  étrangères;  un  vieil  ami  du  dauphin,  le 
comte  du  Muy,  la  guerre;  Malesherbcs,  la  Maison  du 
roi;  Turgot,  la  marine  et  bientôt  les  finances.  C'était 
ce  dernier  nom  qui  symbolisait  l'esprit  du  nouveau 
régime.  Intendant  du  Limousin,  Turgot  avait  acquis, 
dans  cette  charge,  une  réputation  d'honnête  homme 
et  d'administrateur  modèle  ;  il  semblait  indiqué 
pour  réaliser  les  réformes  que  rêvait  le  jeune  roi. 

Malheureusement  il  manquait  d'habileté  et  de 
souplesse  ;  c'était  ce  qu'on  nomme  aujourd'hui  un 
intransigeant.  Il  allait  droit  au  but  sans  s'inquiéter 
des  obstacles  et  des  réclamations,  et  ses  réformes, 
même  les  plus  légitimes,  soulevaient  une  opposition 
formidable  des  habitudes  qu'elles  dérangeaient  et  sur- 
tout des  intérêts  qu'elles  lésaient  :  l'édit  sur  la  li- 
berté de  circulation  des  grains  provoquait  une  véri- 
table révolte  ;  l'abolition  des  corvées,  si  souhaitée 
pourtant,  la  suppression  des  jurandes,  moins  heu- 
reuse —  car  là  il  eûtmieuxTalu  améliorer  que  détruire 


—  rencontraient  une  vive  résistance  dans  le  Parle- 
ment, rétabli  par  le  jeune  roi  à  son  avènement  et 
qui  se  montra  l'adversaire  acharné  de  tout  change- 
ment. L'hostilité  devint  telle  que  Louis  XVI  dut  se 
séparer  de  son  ministre  ;  il  ne  le  lit  pas  sans  un  pro- 
fond serrement  de  cœur  :  «  Il  n'y  avait  que  M.  'î'ur- 
got  et  moi  ipii  aimions  le  peuple  »,  répétait-il  triste- 
ment. 

Le  I  1  mai  17^5, il  s'était  fait  sacrer  à  Reims. C'était 
la  vieille  tradition  monarchique,  et  la  cérémonie 
avait  été  splendide.  Lorsque,  au  sortir  de  la  cathé- 
drale, le  Koi  et  la  Reine  s'étaient  promenés  dans  la 
galerie  qui  séparait  l'église  de  l'archevêché,  les  gar- 
des avaient  voulu  écarter  la  foule  ;  le  Roi  s'y  était 
opposé;  il  s'était  laissé  approcher  par  tous,  avait 
serré  toutes  les  mains  qui  se  tendaient  vers  lui,  et 
des  larmes  de  joie  et  d'amour  avaient  coulé  de  tous 
les  yeux,  de  ceux  du  monarque  et  de  ceux  des  su- 
jets. 

Mais  cet  amour  ne  supprimait  pas  les  didicultcs  et 
la  chute  de  Turgot  les  aggravait  encore.  Les  linan- 
ces  surtout  étaient  en  mauvais  état  ;  après  un  inté 
rim  de  quelques  mois,  elles  furent  conliées  à  un  étran- 
ger protestant  qui,  à  ce  double  titre,  ne  pouvait 
avoir  le  titre  de  contrôleur  général,  mais  seulement 
de  directeur  général.  Riche  banquier,  jouissant  dans 
toute  l'Europe  d'un  crédit  bien  établi,  Necker  réus- 
sit à  remettre  l'ordre  dans  les  finances  et  à  remplir 
le  trésor,  grâce  à  des  emprunts  fructueux.il  réalisait 
en  même  temps  une  innovation  heureuse,  en  créant, 
comme  spécimen,  des  assemblées  provinciales  dans 
deux  provinces,  le  Berry  et  la  Haute-Guyenne. 
C'était  un  excellent  essai  de  décentralisation,  une 
tentative  féconde  pour  apprendre  aux  provinces  à 
s'administrer  elles-mêmes.  Si  ces  essais  avaient  été 
poursuivis  et  multipliés,  qui  sait  si  l'on  n'eût  j>as 
pu  éviter  la  réunion  des  Etats  Généraux  et  faire 
ainsi  l'économie  d'une  révolution? 

Sous  la  direction  de  Vergennes,  la  politique  exté- 
rieure était  sage,  prudente,  et  la  France  avait  repris 
une  haute  situation  dans  le  monde.  Dans  l'afl'aire  de 
la  succession  de  Bavière,  malgré  les  instances  de 
Marie-Thérèse  et  de  Joseph  II,  qui  harcelaient  la 
Reine,  elle  était  restée  neutre  et  sa  médiation  avait 
amené  la  paix  de  Teschen.  Hors  d'Europe,  c'était 
mieux  encore.  En  1776,  le  Congrès  de  Philadelphie 
proclama  l'indépendance  des  colonies  anglaises 
d'Amérique,  et  ses  délégués,  Franklin  en  tète,  vin- 
rent solliciter  l'appui  de  la  France.  C'était  une  belle 
occasion  de  déchirer  l'humiliant  traité  de  Versailles 
et  de  rendre  à  l'ennemi  héréditaire  un  peu  du  mal 
qu'il  nous  avait  fait.  Vergennes,  par  pudeur,  atten- 
dit quelque  temps  ;  mais  il  laissa  la  jeune  noblesse 
française,  La  Fayette  en  tête,  s'enrôler  sous  le  dra- 
peau américain;  le  6  février  1778,  un  traité  était 
signé  avec  les  insurgents.  Et,  tandis  que  Rocham- 
beau  allait  avec  Washington  forcer  Lord  Cornwallis 
à  capituler  dans  Yorktown,  le  pavillon  français  re- 
paraissait glorieux  sur  les  mers,  d'où,  depuis  vingt 
ans,  il  était  presque  exilé  :  d'Orvillien,  d'Estaing, 
Bouille,  La  Motte  Picquet,  Sulfren  surtout,  portaient 
haut  la  réputation  de  la  marine  française,  reconsti- 
tuée par  Sartines  et  Castries.  Et  la  paix  de  1788  ve- 
nait enlin  consacrer  l'indépendance  des  Etats-Unis 
et  le  relèvement  de  la  France. 

A  l'intérieur,  de  graves  événements  s'étaient  pas- 
sés. La  Reine,  dont  les  espérances  de  maternité 
avaient  été  si  longtemps  retardées,  avait  eu  enfin,  le 
18  décembre  1778,  après  des  couches  dramatiques, 
une  lille,  et,  le  22  octobre  1781,  un  garçon.  Cette 
naissance  d'un  garçon,  si  désiré,  avait  comblé  de 
joie  le  cœur  de  Louis  XVi  et  de  Marie- Antoinette, et, 
on  peut  le  dire,  le  oœur  de  Ja  France  entière,  où  le 


31 


LOUIS  XVI 


32 


senliment  monarchique  était  si  profondément  an- 
cré. A  Paris,  c'était  un  délire  :  «  Je  ne  connais  pas 
en  vérité,  écrivait  une  dame  de  la  Cour,  de  nation 
plus  aiuial)le  que  la  nôtre.  »  Le  trône  semblait  con- 
solidé et  la  dynastie  assurée  d'un  long  avenir. 

A  celte  date,  Necker  était  ministre.  Grisé  par  ses 
succès,  infatué  de  ses  mérites,  et  désireux  d'initier 
le  public  aux  secrets  de  sa  gestion.il  avait  publié  en 
janvier  1781  un  Compte  rendu  au  Roi,  pour  exposer  la 
situation  linancièi'e,  et  demandé,  comme  récompense, 
son  entrée  au  Conseil.  Le  Roi,  qui,  au  fond,  n'aimait 
pas  Necker,  avait  refusé,  à  l'instigation  de  Maure- 
pas,  jaloux  de  son  collègue,  et  Necker,  froissé,  don- 
nait sa  démission  le  19  mars.  Quelques  mois  après, 
le  21  novembre,  Maurepas  mourait.  Les  Unances, 
très  obérées  par  la  guerre  d'Amérique,  restaient  la 
grosse  préoccupation.  Un  moment,  Joly  de  Fleury, 
puis  d'Ormesson  en  furent  chargés  :  celui-ci,  que  son 
grand  renom  d'intégrité  avait  désigné  à  la  conliance 
de  Louis  XVI,  voulut  en  vain  s'excuser.  Le  Roi  lui 
imposa  le  poste  ;  mais  quelques  mois  après,  il  dut 
le  résigner.  Galonné  lui  succéda,  avec  une  réputation 
d'habileté,  mais  aussi  de  frivolité  et  de  prodigalité. 
Au  bout  de  trois  ans,  n'ayant  plus  de  ressources,  et 
ne  sachant  comment  remplir  le  trésor  de  plus  en 
plus  vide,  rêvant  de  remplacer  une  partie  de  l'im- 
pôt indirect  par  un  impôt  territorial,  auquel  se- 
raient soumis  les  trois  ordres,  mais  n'osant  le  dé- 
créter d'office,  il  proposa  au  Roi  une  assemblée  des 
Notables,  par  laquelle  il  ferait  ratilier  ses  projets. 
Le  Roi,  qui  n'aimait  rien  tant  que  se  rapprocher 
de  ses  sujets,  accepta  l'idée  avec  enthousiasme. 
Lesnotables  furentconvoquéspourle  21  février  1787, 
et  la  veille  Louis  XVI  écrivait  à  Calonne:  «  Je  n'ai 
pas  dormi  celle  nuit,  mais  c'était  de  plaisir.   » 

Malheureusement,  quelques  jours  avant  laréunion 
des  Notables,  Vergennes,  dont  la  grande  expérience 
et  la  froide  raison  eussent  eu  de  l'autorité  sur  l'as- 
semblée, mourut.  Calonne,  livré  à  lui-même,  décrié, 
attaqué  par  Necker,  mal  vu  des  privilégiés  dont  il 
lésait  les  intérêts,  peu  soutenu  par  le  Roi  qui  n'ai- 
mait pas  la  lutte,  dut  se  retirer  au  bout  de  peu  de 
temps.  L'archevêque  de  Toulouse,  Loménie  de 
Brienne,  lui  succéda.  Malgré  la  légèreté  de  ses 
mœurs  et  son  scepticisme  religieux,  il  jouissait  dans 
le  monde  politique  d'une  grande  réputation.  On 
avait  une  haute  opinion  de  ses  mérites.  L'opinion 
était  surfaite.  Ses  projets  mal  digérés  soulevèrent 
une  opposition  formidable.  Brienne  voulut  lutter, 
imposer  au  Parlement  l'enregistrement  de  ses  édits. 
Le  Parlement  refusa,  réclama  des  éclaircissements 
sur  lasituation  financière. «  Vousdemandez  des  états 
de  recettes  et  de  dépenses,  s'écria  un  conseiller, 
l'abbé  Saliaticr  ;  ce  sont  des  Etats  Généraux  qu'il 
vous  faut!  » 

La  redoutable  question  était  posée  :  elle  l'était  dans 
un  jeu  de  mots;  mais  il  était  désormais  impossible 
de  s'y  soustraire.  Brienne  tomba  à  son  tour;  Necker 
fut  rappelé.  L'enthousiasme  fut  énorme  :  on  crut 
tout  sauvé.  Mais  les  difficultés  restaient  les  mêmes, 
aggravées  par  toutes  ces  agitations.  Le  Roi,  si  popu- 
laire naguère,  si  acclamé  pendant  son  récentvoyage 
en  Normandie,  avait  perdu  son  prestige.  La  Reine, 
malgré  lapartqu'elle  avait  prise  au  rappel  de  Necker, 
portait  toujours  le  poids  des  calomnies  et  des  haines 
de  la  Cour,  ravivées  par  le  malheureux  procès  du 
Collier.  La  province  s'agitait,  des  soulèvements  écla- 
taient en  Bretagne  et  dans  le  Daupliiné.  Necker, 
financier  habile,  n'était  qu'un  médiocre  politique. 
On  ne  pouvait  échapper  aux  Etats  Généraux  ;  mais 
on  eût  peut-être  pu  les  diriger.  Au  lieu  d'arrêter  un 
plan,  d'avoir  un  programme  net  pour  la  tenue  des 
Etats,   le  ministre   soumit  au  public    les  questions 


qu'il  aurait  du  résoudre  lui-même  sur  leur  constitu- 
tion, surle  nombre  des  députés,  surlemodedê  vota- 
tion.  Des  Ilots  de  brochures  virent  le  jour,  remuant 
tous  les  problèmes,  agitant  les  esprits,  montant  les 
têtes,  émettant  les  idées  les  plus  étranges,  conmie  si 
la  France  était  une  terre  neuve, oùl'on  n'avaità  comp- 
ter ni  avec  les  traditions  ni  avec  les  mœurs,  où  il 
fallait  tout  détruire  et  tout  reconstruire.  Un  Conseil 
du  27  décembre  i'j88 décida  la  double  représentation 
du  Tiers,  et  quand  il  eût  été  sage  de  fixer  le  siège 
de  l'Assemblée  à  quelque  distance  de  Paris,  où 
l'elTervescence  était  à  redouter,  à  Tours  ou  à  Orléans 
par  exemple,  Necker,  pour  une  raison  d'économie 
imprudente  et  mesquine,  le  fit  placer  à  Versailles. 

C'est  là  qu'ils  se  réunirent  en  elTet  le  .">  mai  1789. 
La  veille,  une  grande  procession  avait  parcouru  la 
ville.  Le  silence  glacial  qui  avait  accueilli  la  Reine, 
les  applaudissements  qui  avaient  salué  le  duc  d'Or- 
léans, ennemi  affiché  de  la  Cour,  ne  révélaient  que 
trop  l'esprit  qui  animait  la  population.  Aussitôt  les 
difficultés  commencèrent.  Necker  avait  laissé  indé- 
cise la  question  du  vote  par  ordre  ou  par  tête  et  celle 
de  la  vérification  des  pouvoirs.  Des  négociations 
s'engagèrent  entre  les  trois  ordres;  mais  au  bout 
d'un  mois,  le  17  juin,  le  Tiers,  impatient  de  ces  len- 
teurs, se  proclama  seul  Assemblée  nationale,  A  la 
suite  de  cette  «  scission  désastreuse  »  —  le  mot  est 
de  Malouet  —  le  Roi,  ayant  fait  annoncer  une  séance 
royale  pour  le  22  et  fermer  en  conséquence  la  salle 
des  Menus,  où  se  tenaient  des  séances,  le  Tiers  se 
réunit  dans  la  salle  du  Jeu  de  paume,  et  là,  irrité 
contre  la  Cour,  exaspéré  par  les  bruits  de  coup  d'état 
qu'on  répandait,  lit  serment  de  ne  pas  se  séparer, 
avant  d'avoir  donné,  avec  ou  sans  le  Itoi,  une  Cons- 
titution à  la  France.  Prétention  audacieuse,  que 
n'autorisaient  ni  les  mandats  des  députés  ni  les 
principes  constitutifs  des  Etats  Généraux,  et  que  ne 
lardaient  pas  à  regretter  ceux  mêmes  qui,  comme 
Mounier,en  avaient  été  les  initiateurs. 

Le  Ilot  était  déchaîné.  Le  Roi,  dans  son  discours 
du  28  juin,  eut  beau  annoncer  la  plupart  des  réfor- 
mes réclamées  par  les  Cahiers;  on  tint  moins  compte 
de  ce  qu'il  accordait  que  du  silence  qu'il  gardait  sur 
certains  points.  Les  prétentions  avaient  grandi  et 
s'étaient  exaspérées  de  toutes  les  fluctuations  du 
prince  et  de  son  ministre,  de  toutes  les  faiblesses 
qu'on  sentait  sous  le  ton,  ferme  en  apparence,  et 
même  en  quelques  endroits  cassant,  de  son  dis- 
cours. 

Dès  lors,  les  événements  se  précipitent.  Le  1 1  juil- 
let, Necker  était  invité  à  donner  sa  démission,  et  un 
ministère  était  constitué,  sous  la  présidence  du 
baron  de  Breteuil.  La  nouvelle,  répandue  à  Paris,  y 
produisait  une  émotion  extraordinaire.  La  foule 
s'assemblait  au  Palais  Royal,  brûlait  les  barrières, 
pillait  le  couvent  des  Lazaristes.  Le  i4,  après  avoir 
enlevé  les  armes  des  Invalides,  elle  s'emparait  de 
la  Bastille,  qui  n'était  pas  défendue,  massacrait  le 
gouverneur,  de  Launay,  et  le  prévôt  des  marchands, 
Flesselles.  «  C'est  donc  une  révolte?  »  demandait 
Louis  XVI  au  duc  de  Liancourt,  qui  lui  annonçait  les 
événements.  —  «  Non,  Sire,  c'est  une  révolution», 
répondait  le  duc. 

Le  17,  le  prince  se  rendait  à  Paris  pour  calmer 
l'elTervescence  ;  il  y  était  reçu  en  vaincu  plutôt  qu'en 
roi.  Necker  était  rappelé,  mais  ne  ramenait  ni  la 
paix  ni  la  confiance.  L'agitation  delà  capitale  gagnait 
les  provinces  ;  des  bruits  sinistres,  propagés  on  ne 
sait  par  qui,  mais  avec  toutes  les  apparences  d'un 
mot  d'ordre,  y  répandaient  la  terreur  et  l'efferves- 
cence; on  pillait  les  châteaux;  on  massacrait  les 
châtelains  soupçonnés  être  hostiles  à  la  Révolution; 
on  parlait    d'envahir  Versailles.  Le  gouvernement, 


33 


LOUIS  XVI 


34 


inquiet,  y  appela  le  régiment  de  Flandres.  Un  ban- 
quet, offert  aux  officiers  de  ce  régiment  par  les  gar- 
des du  corps,  servit  de  prétexte  à  une  nouvelle 
insurrection  :  on  prétendit  que,  à  ce  banquet,  la 
cocarde  tricolore,  adoptée  après  la  prise  de  la  Bastille, 
avait  été  insultée.  Le  5  octobre,  une  liorde  de  femmes 
et  d'hommes  déguisés  enfemmes,  conduite  parl'liuis- 
sier  Maillard,  se  porta  sur  Versailles.  11  eût  été  facile 
de  l'arrêter;  on  n'y  songea  même  pas  :  ministres  et 
prince  paraissaient  frappés  d'aveuglement.  Le  soir, 
la  garde  nationale  parisienne  arrive  à  son  tour  ; 
La  Fayette,  qui  la  commandait,  rassura  la  famille 
royale,  mais  ne  prit  aucune  mesure  sérieuse  de  pro- 
tection. 

Le  6  au  matin,  des  bandes  pénétraient  dans  le 
Cliàteau,  envahissaient  les  appartements  de  la  Reine, 
qui  n'eut  que  le  temps  de  fuir  par  un  escalier  dérobé, 
égorgeaient  les  gardes  qui  essayaient  de  la  défendre, 
et,  le  soir,  la  famille  royale  devait  rentrer  à  Paris, 
dans  un  triste  cortège  que  précédaient  les  vainqueurs 
de  la  journée,  portant  au  bout  d'une  pique  les  tètes 
des  gardes  ducorps  assassinés.  Quelques  jours  après, 
l'Assemblée  nationale  venait,  à  son  tour,  s'installer 
dans  la  capitale.  Le  Roi  était  prisonnier  ;  l'Assem- 
blée ne  l'était  pas  moins  :  dès  lors,  elle  était  condam- 
née à  délibérer  sous  les  yeux,  et  sous  la  pression,  de 
la  canaille,  qui  remplissait  les  tribunes  et  menaçait 
de  la  lanterne  les  députés  suspects. 

11  y  evit  cependant  encore  quelques  jours  de  répit. 
L'Assemblée  avait  décidé  que,  le  i4  juillet  1790,  on 
célébrerait  au  Champ  de  Mars,  en  souvenir  de  la 
prise  de  la  lîaslille,  une  grande  fête,  où  les  gardes 
nationales  de  tout  le  royaume  formeraient  comme 
une  immense  fédération.  Les  fédérés  de  province, 
encore  imbus  des  vieilles  traditions  monarchiques, 
saluèrent  d'acclamations  enthousiastes  la  famille 
royale,  et,  un  an  plus  tard,  un  des  chefs  du  parti  ré- 
volutionnaire, Barnave,  avouait  que  si,  ce  jour-là,  le 
Roi  avait  su  proliter  de  la  bonne  volonté  des  gardes 
nationaux  de  province,  il  eût  pu  reconquérir  son  pou- 
voir. Mais  le  Roi  ne  sut  pas  :  d'autant  plus  incapa- 
ble de  résolutions  viriles  que  ses  ennemis  devenaient 
plus  entreprenants,  il  n'avait  que  ce  courage  passif 
qui  ne  craint  pas  le  danger,  mais  ne  sait  prendre 
aucune  initiative  pour  s'en  défendre.  La  Reine,  plus 
ardente  et  plus  intréjiide,  s'efforçait  en  vain  de  com- 
muniquer à  son  mari  quelque  chose  de  la  ûère  éner- 
gie qui  l'animait.  Mirabeau,  qui,  après  avoir  détruit, 
s'efforçait  de  reconstruire  et  avait  offert  son  concours, 
se  décourageait  lui-même  devant  les  tluctuations  du 
prince. 

L'Assemblée  continuait  à  discuter  la  Constitution, 
empiétant  chaque  jour  un  peu  plus  sur  les  préroga- 
tives royales,  enlevant  au  monarque  ses  droits  les 
plus  essentiels.  Elle  ne  se  bornait  pas  à  faire  des 
réformes  politiques;  elle  prétendait  aussi  faire  des 
réformes  religieuses.  Après  avoir  déclaré  que  les 
biens  de  l'Eglise  étaient  à  la  disposition  de  la  nation 
—  formule  polie  de  confiscation  —  elle  avait  bou- 
leversé toutes  les  règles  de  la  discipline  ecclésiasti- 
que, usurpé  sur  les  droits  du  Saint-Siège,  supprimé 
des  évêchés,  créé  de  nouveaux  sièges,  rompu  les 
liens  entre  l'Eglise  gallicane  et  Rome.  Profondément 
chrétien,  ému  de  ces  empiétements  du  pouvoir  laïque, 
le  Roi  en  référa  secrètement  au  Pape,  et,  le  10  juil- 
let 1790,  Pie  VI  lui  répondit  en  l'engageant  à  consul- 
ter les  deux  membres  ecclésiastiques  de  son  minis- 
tère, les  archevêques  de  Vienne  et  de  Bordeaux. 
Mais  l'Assemblée  s'impatientait;  elledevenait  mena- 
çante; les  deux  prélats,  effrayés,  engagèrent  le  Roi 
à  céder,  et  le  24  août  1790  il  donna  sa  sanction  à  la 
nouvelle  loi  religieuse.  Quelques  jours  après,  le 
22  septembre,  le  Pape  lui  écrivait  sa  douleur  de  cette 

Tome  III; 


faiblesse,  et  le  i3  avril  1791  il  condamnait  la  Cons- 
titution schismatique,  ajoutant  ainsi  aux  tourments 
du  prince  un  tourment  nou\  eau,  le  remords. 

Mais  si  Louis  XVI  avait  sanctionné  la  Constitution 
civile,  il  n'entendait  pas  s'y  soumettre  lui-même  : 
tous  les  prêtres  de  sa  chapelle  étaient  pris  parmi 
ceux  qui  avaient  refusé  le  serment  exigé  par  r.\s- 
semblée.  Quand  l'à(|ues  1791  approcha,  désireux 
d'éviter  un  contlil,  il  résolut  d'aller  passer  les  fêtes 
hors  Paris,  à  Saint-Cloud.  Mais  quand  il  voulut  par- 
tir, la  garde  nationale  s'y  opposa,  et,  le  24  avril,  le 
Roi  et  la  Reine  durent  assister  aux  offices  de  la  pa- 
roisse des  Tuileries,  Saiut-Germain-l'Auxerrois,  célé- 
brés par  le  curé  schismatique. 

C'en  était  trop.  Le  souverain  avait  pu  accepter  les 
sacrilices  demandes  à  son  autorité;  le  chrétien 
regimba  contre  la  violence  faite  à  sa  conscience  et 
décida  d'aller,  non  pas  à  l'étranger,  mais  sur  la 
frontière,  à  INlontmédy,  chercher,  sous  la  protection 
de  son  armée,  une  liberté  qu'il  n'avait  plus  dans  la 
capitale.  Le  plan,  longuement  et  minutieusement 
combiné  entre  le  général  de  Bouille  etun  chevaleres- 
que Suédois,  dévoué  à  la  famille  royale,  le  comte  de 
Fersen,  échoua  par  suitede  contretemps  fâcheux.  Ar- 
rêtés à  Varennes,  les  fugitifs  furent  ramenés  à  Paris 
et  gardés  à  vue,  dans  le  château  des  Tuileries,  trans- 
formé en  prison.  Us  ne  recouvrèrent  leur  liberté  que 
lorsque  la  Constitution  fut  achevée.  Le  i3  septembre, 
le  Roi  l'accepta,  et  le  3o,  l'Assemblée  Constituante  se 
sépara,  cédant  la  place  à  l'Assemblée  Législative, 
médiocre  et  violente,  qui  reprit  et  poussa  vivement 
la  lutte  contre  la  Royauté. 

Au  dehors,  l'émigration  était  en  armes;  commen- 
cée le  16  juillet  1789,  après  la  prise  de  la  Bastille, 
augmentée  de  tous  ceux  que  lésait  le  nouvel  état  de 
choses,  de  tous  ceux  qui  étaient  menacés  dans  leurs 
biens  ou  dans  leur  vie,  devenue  presque  irrésistible 
après  l'échec  de  Varennes,  elle  s'était  constituée  en 
parti,  sousla  direction  politique  des  comtes  de  Pro- 
vence et  d'Artois,  sousla  directionmilitairc  du  prince 
de  Condé.  Elle  irritait  plus  qu'elle  n'effrayait;  elle 
servait  surtout,  par  ses  armenents  et  sesnégociations 
avec  les  puissances  européennes,  de  prétexte  à  de 
nouveaux  empiétements  contre  l'autorité  royale  et  à 
des  soulèvements  populaires  contre  le  souverain 
qu'on  accusait  de  connivence  avec  elle  et  surtout  avec 
l'étranger.  Le  Roi  suppliait  ses  frères  et  leurs  amis  de 
rentrer  en  France;  ils  refusaient.  Le  20  avril  1792, 
sous  la  pression  de  l'Assemblée,  il  déclara  la  guerre 
à  l'Autriche;  mal  préparée,  avec  une  armée  décapi- 
tée de  ses  principaux  chefs,  la  guerre  débuta  par  des 
échecs;  Paris,  un  moment  effrayé,  s'agita  et  se  sou- 
leva; la  presse  révolutionnaire  attaqua  avec  une 
violence  inouïe  la  famille  royale  qu'elle  rendait  res- 
ponsable de  ces  échecs. 

L'Assemblée  porta  un  décret  qui  condamnait  à  la 
déportation  les  prêtres  insermentés,  un  autre  qui 
formait  sous  les  murs  de  Paris  un  camp  de  vingt 
mille  hommes,  véritable  armée  révolutionnaire  à  sa 
disposition.  Louis  XVI  ayant  refusé  de  sanctionner 
ces  décrets,  le  20  juin  les  Tuileries  furent  envahies; 
le  Roi  et  la  Reine  insultés  et  menacés;  le  Dauphin 
coiffé  d'un  bonnet  rouge.  Devant  le  calme  du  Roi  et 
la  noble  fermeté  de  la  Reine,  l'insurrection  se  retira, 
mais  ce  fut  pour  revenir  six  semaines  plus  tard  :  le 
10  août,  tout  était  emporté;  le  Château  incendié;  les 
Suisses,  qui  le  défendaient,  massacrés.  Le  Roi,  retiré 
avec  sa  famille  dans  l'enceinte  de  l'Assemblée,  en- 
tendait proclamer  sa  déchéance,  et,  le  i3,  il  était 
enfermé  au  Temple. 

Triste  prison  que  celle-là,  et  qui  ne  pouvait  être 
que  le  vestibule  de  l'échafaud,  mais  où  Louis  XVI 
fut  plus  roi  qu'à  Versailles  et   aux    Tuileries.   Aux 


35 


LOURDES  (LE  FAIT  DE) 


36 


tortures  de  chaque  jour,  aux  insultes  des  geôliers  il 
n'opposa  que  la  plus  admirable  sérénité  et  la  plus 
chrétienne  résignation.  11  souffrait  plus  que  tout 
autre  de  cette  réclusion,  lui  qui  avait  tant  besoin 
d'air  et  de  mouvement;  il  souffrait  de  voir  souffrir 
sa  famille;  il  souffrit  plus  encore,  quand  on  le  sépara 
de  sa  femme  et  de  ses  enfants.  Il  lisait  beaucoup, 
donnait  des  leçons  à  son  lils  et  jouait  au  trictrac 
avec  Mme  Elisabeth.  11  priait  beaucoup  aussi  et  se 
montrait  strict  observateur  des  lois  de  l'Eglise.  Les 
municipaux,  qui  le  gardaient,  étaient  émerveillés  de 
sa  patience,  de  sa  bonté,  de  son  instruction  solide 
et  étendue.  Les  injures  des  journaux,  que  quelques- 
uns  se  faisaient  un  plaisir  malsain  de  lui  montrer, 
le  laissaient  froid  :  «  Les  Français,  disait-il,  sont 
malheureux  de  se  laisser  tromper  ainsi.  » 

Le  3  décembre  1792,  la  Convention,  qui  avait  suc- 
cédé à  la  Législative,  décida  que  Louis  XVI  serait 
jugé  et  qu'il  serait  jugé  par  elle.  Le  1 1.  le  maire  de 
Paris,  Chambon,  vint  donner  lecture  au  prisonnier 
d'un  décret  portant  que  Louis  Gapet  serait  jugé  par 
la  Convention  nationale,  «  Capet  n'est  pas  mon  nom, 
dit  le  Roi,  c'est  celui  d'un  de  mes  ancêtres  ».  Il  con- 
sentit cependant  à  se  rendre  à  l'Assemblée  et  là 
discuta  avec  un  rare  sang-froid  les  griefs  qui  lui 
étaient  imputés.  11  choisit  comme  conseils  Tronchet 
et  Malesherbes,  qui  s'adjoignirent  un  jeune  avocat  de 
talent,  de  Sèze.  En  même  temps,  n'ayant  aucune  illu- 
sion sur  le  sort  qui  lui  était  réservé,  il  lit  prévenir 
un  prêtre  dont  sa  sœur  lui  avait  donné  le  nom,  l'abbé 
Edgeworth  de  Firmonl.  Le  25,  jour  de  Noël,  il  lit 
son  testament,  cet  admirable  monument,  a-t-on  dit 
justement,  «  d'un  cœur  d'honnête  liommeetde  héros 
chrétien  ».  Le  26,  il  comparut  devant  la  Convention  ; 
de  Sèze  prononça  un  admirable  discours,  dont  le  Roi 
avait  supprimé  la  péroraison.  «  J'espère  peu  les  per- 
suader, avait-il  dit;  mais  je  ne  veux  pas  les  atten- 
drir. »  Le  16  janvier  seulement,  l'Assemblée  pro- 
nonça son  arrêt;  l'appel  nominal  dura  jusqu'au  17 
au  malin.  Trois  cent  soixante-six  députés,  les  uns  par 
haine,  les  autres  par  peur,  sous  les  menaces  et  les 
vociférations  des  tribunes,  votèrent  la  mort.  Quand 
Malesherbes  vint  l'annoncer  au  Roi  :  »  Depuis" deux 
heures,  dit-il,  je  cherche  si  j'ai  donné  volontaire- 
ment à  mes  sujets  quelque  juste  motif  de  plainte. 
Je  vous  le  jure  en  toute  sincérité,  je  ne  mérite  de  la 
part  des  Français  aucun  reproche  ;  je  n'ai  jamais 
voulu  que  leur  bonheur.  »  Le  20  janvier,  à  3  heures 
du  soir,  la  Convention  rejeta  toute  demande  de  sur- 
sis, et  le  même  jour,  le  ministre  de  la  justice.  Garât, 
vint  le  signifier  au  condamné. 

Le  soir,  le  Roi  put  voir  sa  famille;  ce  fut  une  dou- 
ceur, mais  plus  encore  un  supplice.  Les  princesses 
et  les  enfants  éclataient  en  sanglots;  le  Roi,  cruelle- 
ment atteint,  mais  se  résignant  et  se  raidissant, 
recommanda  à  son  lils  de  ne  jamais  venger  sa  mortî 
puis,  s'arrachant  à  cette  déchirante  entrevue,  il  se 
retira  dans  son  cabinet  avec  l'abbé  de  Firmont.  Il  se 
jeta  sur  son  lit  et  dormit  paisiblement.  Le  21,  à 
cinq  heures,  son  ûdèle  domestique  Cléry,  l'éveilla. 
Il  s'entretint  encore  avec  son  confesseur,  entendit  la 
messe  et  communia. 

A  9  heures,  Santerre  parut  :  «  Vous  venez  me 
chercher!  dit  le  Roi;  attendez.  »  Il  rentra  un  instant 
dans  la  tourelle,  demanda  une  dernière  bénédiction 
au  prêtre,  puis  revenant  aux  municipaux  :  c  Partons  », 
dit-il.  Pendant  le  trajet  du  Temple  à  la  place  de  la 
Révolution,  il  ne  cessa  de  prier.  Quand  il  fut  arrivé 
à  l'échafaud,  il  descendit  tranquillement,  enleva  ses 
vêtements,  voulut  s'opposer  à  ce  qu'on  lui  liât  les 
mains,  mais,  sur  une  observation  de  l'abbé,  se  rési- 
gna à  ce  dernier  outrage;  puis,  s'avançant  au  bord 
de  l'échafaud  :  0  Je  meurs  innocent,  s'écria-t-il  d'une 


voix  forte;  je  pardonne  aux  auteurs  de  ma  mort  et 
je  prie  Dieu  que  mon  sang  ne  retombe  pas  sur  la 
France.  »  Santerre  se  précipita,  donnant  aux  tam- 
bours l'ordre  de  battre  pour  étouffer  cette  voix  im- 
portune. Les  bourreaux  s'emparèrent  du  condamné 
le  poussèrent  sous  la  guillotine,  dont  le  couteau 
retomba.  Le  lils  de  saint  Louis  était  monté  au  ciel; 
il  était  dix  heures  vingt-deux  minutes  du  matin. 

Indications  bibliographiques.  —  Louis  A'VJ,  par 
le  Comte  de  Falloux;  Louis  XVI,  étude  historique, 
par  Marins  Sepet;.Ju  couchant  de  la  .Uonarc/ne, par 
le  Marquis  de  Ségur;  les  Correspondances  de  Marie- 
Antoinette,  Marie-Thérèse,  Joseph  II  et  Léopold  11, 
publiées  par  M.  le  chevalier  d'Arneth  et  MM.  Geffroy 
et  Flammermont;  le  recueil  du  regretté  Marquis  de 
Beaucourt,  sur  la  Captivité  et  les  derniers  moments 
de  Louis  AVI,  les  innombrables  Mémoires  sur  le 
XVIII'  siècle  et  la  Nétolution,  publiés  dans  les  col- 
lections Barrière,  Lescure,  etc.  On  nous  permettra 
d'y  joindre  l'Histoire  de  Marie- Antoinette,  par 
Max  de  la  Rocheterie  et  les  belles  études  de  M.  P.  de 
Nolhac  sur  Marie  Antoinette,  dauphine  et  reine. 

Max  de  la  Rocheterib. 

LOURDES  (LE  FAIT  DE).  —  Sur  le  fait  de 
Lourdes,  on  peut  examiner  trois  questions,  dont 
la  première  est  une  sorte  d'introduction  :I.  Lourdes 
et  l'apologétique  ;  II.  Les  apparitions  de  Lourdes; 
III.  Les  guérisons  merveilleuses  de  Lourdes, 

I 

Lourdes  et  l'Apologétique 

Le  fait  de  Lourdes  se  relie  étroitement  à  l'apolo- 
gétique. Il  s'y  relie  de  deux  manières.  D'abord,  s'il 
est  prouvé  que  la  Sainte  Vierge  soit  apparue  réelle- 
ment, peu  après  avoir  été  proclamée  immaculée  par 
une  définition  solennelle  du  Souverain  Pontife,  et 
qu'interrogée  sur  elle-même  elle  ait  répondu  :  a  Je 
suis  rimmaculée  Conception  »,  on  est  obligé  de 
reconnaître  que  Dieu  a  ratifié  la  décision  du  pape  et 
allirmé,  aux  yeux  de  tous,  l'autorité  et  la  vérité  de 
son  enseignement. 

Mais  l'apologétique  tire  surtout  un  profit  incom- 
parable des  guérisons  prodigieuses,  dont  la  Grotte 
pyrénéenne  est  le  théâtre  presque  permanent.  Car 
ces  guérisons  sont  un  argument  sensible  et  éclatant, 
en  faveur  de  l'existence  du  surnaturel.  Elles  établis- 
sent que  Dieu  est  le  maître  souverain  des  lois  phy- 
siques, de  la  santé  et  de  la  maladie,  de  la  vie  et  de  la 
mort,  et  qu'il  intervient  personnellement,  quand  il 
lui  plaît,  dans  le  jeu  des  forces  naturelles  :  il  donne 
à  leur  action  une  rapidité  et  une  puissance  dont  elle 
est  incapable,  abandonnée  à  elle-même,  ou  bien  au 
contraire    il     en     arrête     brusquement    les    effets. 

La  conclusion  naît  d'elle-même  :  tout  ne  se  fait  pas 
ici-bas  par  les  lois  de  la  nature;  au-dessus  des 
agents  visibles,  il  existe  un  agent  invisible,  qui  leur 
est  supérieur,  qui  les  dirige  où  il  veut,  qui  les  maî- 
trise à  son  gré  et  qui,  au  besoin,  se  passe  d'eux. 

Et  cet  Être,  plus  puissant  que  les  lois,  ne  prouve 
pas  seulement  qu'il  est,  puisqu'il  agit;  il  montre  qu'il 
a  partie  liée  avec  l'Eglise,  qu'il  l'approuve  et  la  pro- 
tège. S'il  fait  des  miracles,  en  effet,  c'est  pour 
répondre  aux  prières  qu'elle  enseigne;  le  plus  sou- 
vent même,  c'est  au  cours  d'une  cérémonie  qu'elle  a 
établie,  qu'elle  recommande  et  qu'elle  préside.  Visi- 
blement, il  est  avec  elle.  Les  faits  divins  de  Lourdes 
sont  ainsi  autant  de  lettres  de  créance,  données  à 
l'Eglise  et  qui  garantissent  son  autorité. 


37 


LOURDES  (LE  FAIT  DE) 


38 


L'apologétique  a  donc  le  plus  grand  intérêt  à  les 
étudier. 

Mais  il  faut  qu'elle  se  garde  avec  soin  des  exagéra- 
tions de  la  foule,  soit  par  respect  pour  la  vérité,  soit 
par  un  sentiment  de  prudence,  rien  n'étant  plus 
dangereux  pour  la  cause  qu'elle  entend  servir.  Dans 
l'exposition  et  la  discussion  de  ces  merveilleux 
événements,  l'apologiste  doit  apporter,  avec  une 
loyauté  absolue,  un  esprit  critique  qui  se  défende 
de  tout  entraînement.  11  s'appuiera  toujours  sur  les 
documenls,  contrôlera  sévèrement  les  témoignages, 
et,  dans  l'interprétation  d'un  fait  extraordinaire,  ne 
recourra  à  la  cause  surnaturelle  que  dans  le  cas  où 
toute  autre  lui  apparaîtra  certainement  impuissante. 

C'est  dans  ces  conditions  que  nous  allonsexaminer 
les  apparitions  de  la  Sainte  Vierge  à  Bernadette  et  les 
guérisons  miraculeuses,  qui  les  ont  suivies'. 

II 

Les  Apparitions 

Les  iwiTs.  —  Bernadette  .Soubirous  avait  qua- 
torze ans,  en  i858.  Elle  était  lille  d'un  très  pauvre 
meunier  de  Lourdes,  chez  qui  le  bois  manquait 
l'hiver.  Or  ce  jour-là,  i  i  février,  le  froid  était  rigou- 
reux. L'enfant  sortit,  avec  sa  sœur  aînée  et  une  de 
leurs  amies,  pour  aller  ramasser  des  branches  mortes 
sur  les  bords  du  Gave.  Comme  elles  arrivaient  en 
face  d'une  grotte,  qui  s'ouvrait  dans  les  roches  Massa- 
bieille,  elles  se  trouvèrent  prises  entre  le  torrent  et  le 
canal  d'un  moulin,  qui  s'y  déversait  à  cet  endroit  et 
les  enfermait  ainsi  dans  une  île,  sans  qu'elles  pus- 
sent continuer  leur  route  le  long  de  la  rive. 

Les  deux  compagnes  de  Bernadette  étaient  nu- 
pieds  dans  leurs  sabots.  Elles  citèrent  leurs  sabots 
et  franchirent  le  lit  du  canal,  presque  vide  à  ce  mo- 
ment. Mais  Bernadette  portait  des  bas,  à  cause  d'un 
asthme  dont  elle  souffrait.  Elle  commença  donc  à  se 
<léchausser, tandis  que  sa  sœur  et  son  amie  longeaient 
le  Gave. 

Tout  à  coup  l'enfant  entendit  un  grand  bruit,  pareil 
à  un  bruit  d'orage.  Elle  releva  vivement  la  tête,  cher- 
chant d'où  ce  bruit  pouvait  venir.  Tout  était  calme 
et  silencieux  autour  d'elle.  Mais  presque  aussitôt  le 
même  bruit  frappa  de  nouveau  ses  oreilles,  et,  en 
face  d'elle,  de  l'autre  côté  du  canal,  à  quelques  pas  du 
lieu  où  elle  était,  elle  aperçut  un  églantier,  adossé  à 
la  paroi  extérieure  delà  grotte,  s'agiter  comme  sous 
le  souille  d'un  vent  violent. 

En  même  temps,  un  nuage  d'or  sortit  de  l'ouver- 
ture du  rocher  et  une  femme  apparut,  au-dessus  de 
l'églantier,  dans  l'anfractuosité  naturelle,  dont  il 
tapissait  le  bord  inférieur  de  ses  branches. 

«  Elle  était  jeune  et  belle,  dit  Bernadette,  belle  sur- 
tout, comme  je  n'en  ai  jamais  vu.  Elle  me  regardait, 
me  souriait,  me  faisait  signe  d'avancer  sans  aucune 
crainte  et,  en  effet,  je  n'avais  plus  peur,  mais  il  me 
semblait  que  je  ne  savais  plus  où  j'étais.  » 

La  voyante  a  souvent  décrit  le  phénomène  avec 
précision.  «  La  Dame,  disait-elle  —  c'est  le  nom 
qu'elle  donnait  à  l'apparition  —  la  Dame  a  l'air 
d'une  jeune  tille  de  seize  à  dix-sept  ans.  Elle  porte 
une  robe  blanche,  serrée  à  la  ceinture  par  un  ruban 
bleu,  qui  glisse  le  long  de  la  robe,  presque  jusqu'aux 
pieds.  Sur  sa  tête,  un  voile  blanc  laisse  à  peine  aper- 
cevoir les  cheveux;  il  retombe  en  arrière,  enveloppe 

1.  On  a  le  droit  d'employer  le  mot  miraculeux  pour  un 
assez  grand  nombre  de  ces  faits,  puisqu'ils  ont  été  déclarés 
tels  par  l'autorité  épiscopale,  dan»  beaucoup  de  diocèses. 
Quant  aux  autres,  si  le  mot  vient  dans  ces  pages,  nous  nous 
faisons  un  devoir  de  déclarer  d'avance,  conformément  au 
décret  d'Urbain  VlU,  qu'en  l'employant  nous  n'entendons 
pas  préjuger  les  décisions  de  l'Eglise. 


les  épaules  et  descend  au-dessous  de  la  taille.  Les 
pieds  nus,  que  couvrent  en  grande  partie  les  der- 
niers plis  de  la  robe,  portent  chacun  à  leur  extrémité 
une  rose  couleur  d'or.  Elle  tient,  sur  le  bras  droit,  un 
chapelet  aux  grains  blancs  et  dont  la  chaîne  d'or 
brille  comme  les  roses  de  ses  pieds.  » 

L'enfant  avait  pris  elle-même  son  chapelet  et  était 
tombée  à  genoux.  La  «  Dame  x  la  regardait  prier, unis- 
sant sa  voix  à  la  sienne,  quand  elle  disait  :  «  Gloire 
au  Père  et  au  Fils  et  au  Saint  Esprit.  »  Le  chapelet 
fini,  elle  sembla  rentrer  dans  l'intérieur  du  rocher, 
et  le  nuage  d'or  disparut  avec  elle. 

Telle  fut  la  prendére  apparition.  Dix-sept  autres  la 
suivirent.  On  en  compta  dune  dix-huit,  dont  voici 
les  dates  :  ii  février,  i4,  i8,  ig,  20,  21,  23,  24,  26, 
26,  27,  28;  i<"-  mars,  2  mars,  4  mars,  25  mars,  7  avril, 
16  juillet. 

Quelle  était  l'attitude  de  Bernadette,  durant  la  vi- 
sion? Nous  pouvons  en  juger  par  ce  que  M.  Estrade, 
receveur  des  contributions  à  Lourdes,  raconte  de  la 
septième  apparitii  n,  à  laquelle  d'ailleurs  il  s'était 
rendu  en  sceptique  : 

«  Bernadette,  dit-il,  se  mit  à  genoux.  Pendant 
qu'elle  faisait  glisser  entre  ses  doigts  les  premiers 
grains  de  son  chapelet,  elle  leva  sur  le  rocher  un  re- 
gard interrogatif,  traduisant  les  désirs  impatients  de 
l'allcnte.  Tout  à  coup,  comme  si  un  éclair  l'avait 
frappée,  elle  fit  un  soubresaut  d'admiration  et  parut 
naître  à  une  seconde  vie.  Ses  yeux  s'illuminèrent  et 
devinrent  étincelants;  des  sourires  scraphiques  appa- 
rurent sur  ses  lèvres;  une  grâce  indéfinissable  se  ré- 
pandit sur  toute  sa  personne;  Bernadette  n'était  plus 
Bernadette...  Après  les  premiers  transports  provo- 
qués par  l'arrivée  de  la  Dame,  la  voyante  se  mit  dans 
l'attitude  d'une  personne  qui  écoule.  Ses  gestes,  sa 
physionomie  reproduisirent  bientôt  après  toutes  les 
phases  d'une  conversation.  Tour  à  tour,  Bernadette 
approuvait  de  la  tête  ou  semblait  elle-même  inter- 
roger... L'extase  dura  envircm  une  heure.  »  (Estrade, 
Les  apparitions  de  Lourdes,  1899,  p.  89-90.) 

Parmi  ces  dix-huit  scènes,  celle  du  vingt-cinq  mars 
fut  particulièrement  remartiuable  :  l'Apparition  se 
nomma.  La  voyante  priait  depuis  longtemps,  quand 
l'idée  lui  vint  avec  persistance  de  demander  à  la 
«  Dame  »  de  vouloir  bien  lui  dire  qui  elle  était. 

La  «  Dame  »  sourit  d'abord  sans  répondre;  la 
voyante  renouvela  humblement  sa  question  une  se- 
conde fois,  puis  une  troisième. 

«  A  ma  troisième  demande,  dit-elle,  la  Dame  joi- 
gnit ses  mains  et  les  porta  sur  le  haut  de  sa  poi- 
trine... Elle  regarda  le  Ciel...  puis  séparant  lente- 
ment les  mains  et  se  penchant  vers  moi,  elle  me  dit  : 
«  Je  suis  l'Immaculée  Conception.  » 

Répété  parmi  les  spectateurs,  ce  mot  fut  pour  eux 
comme  une  révélation  lumineuse.  Ils  tombèrent  à 
genoux,  et,  au  milieu  de  la  foule,  sur  les  bords  du 
Gave,  au  haut  du  mamelon,  partout,  on  entendit 
répéter  l'invocation  populaire  :  «  O  Marie,  conçue 
sans  péché,  priez  pour  nous  qui  avons  recours  à 
■Vous'.  » 

—  La  nature  des  visions.  —  a)  Sincérité  de  Ber- 
nadette. —  Que  Bernadette  ait  cru  voir  ce  qu'elle  a 
raconté  avoir  vu,  ce  n'est  guère  contesté  de  personne. 
Tous  ceux  qui  l'ont  connue  ont  rendu  hommage  à  sa 
franchise  absolue.  Il  ne  faut  même  pas  excepter  les 
trois  médecins,  chargés  officiellement  par  le  préfet 
de  Tarbes,  M.  Massy,  de  trouver  en  l'interrogeant  le 
prétexte  désiré,   pour  l'éloigner  de   la  ville   et  en 

I.  (l'est  cette  attitude  de  l'Apparition,  ramenant  ses 
mains  vers  la  poitrine  et  regardant  le  ciel,  attitude 
reproduite  admiiablement  devant  lui  par  Bernadette,  que 
le  sculpteur  Fabisch  a  essayé  de  fixer  dans  la  statue  de 
marbre,  placée  dans  la  niche  de  la  grotte. 


39 


LOURDES  (LE  FAIT  DE) 


40 


débarrasser  ainsi  l'adiuinislralion  et  la  police  de 
Lourdes.  Après  un  examen  approfondi,  ils  déclarè- 
rent que  sa  «  sincérité  ne  paraissait  i)as  douteuse  ». 

Cependant,  dans  les  premières  années  dn  ving- 
tième siècle,  on  a  essayé  de  faire,  de  cette  enfant  ingé- 
nue, la  principale  actrice  d'une  indigne  comédie  reli- 
gieuse, jiréparée  avec  soin  dans  l'intérêt  mal  compris 
de  la  Foi.  Un  pamphlétaire  a  publié  une  prétendue 
note  de  service,  adressée  par  M.  Falconnet,  procu- 
reur général  de  Pau,  au  procureur  impérial  près  le 
tribunal  de  Lourdes.  La  lettre  aurait  été  écrite  le 
a8  décembre  185^;  le  procureur  général  y  aurait 
prévenu  son  subordonné  que  «  des  manifestations 
afleclant  un  caractère  surnaturel  et  prenant  un  as- 
pect miraculeux  se  préparaient  pour  la  tin  de  l'an- 
née »,  et  lui  aurait  prescrit  de  «  surveiller  exacte- 
ment les  faits  » .  Ce  document,  concluait  l'auteur  de 
la  publication,  «  prouve  sans  appel  que  cette  appa- 
rition était  connue  d'avance,  attendue,  préparée, 
organisée   ». 

Eh  bien!  non;  ce  document  ne  prouve  pas  cela. 
Mais  ce  qu'il  prouve  avec  certitude  c'est  que  celui 
qui  l'a  publié  est  un  faussaire  audacieux  ou  l'organe 
inconscient  d'un  faussaire.  Le  lecteur  va  le  voir. 

On  a  mis  le  prétendu  historien  au  déli  de  montrer 
l'original  de  la  lettre  du  procureur  général,  ou 
d'indiquer  du  moins  où  il  se  trouve.  S'il  était  quel- 
que part,  ou  s'il  avait  quelque  part  laissé  des  traces, 
ce  serait  assuréuient  au  parquet  de  Lourdes,  puis- 
que c'est  au  parquet  de  Lourdes  qu'il  aurait  été  en- 
voyé. Or  il  n'y  est  pas,  et  il  n'y  était  pas  davantage 
quand  M.  CUaigne,  depuis  député  anticlérical  de  la 
Gironde,  alors  procureur  de  la  République  à  Lour- 
des, a  écrit,  sous  le  nom  de  G.  Mares  :  Le  Pays  de 
Lourdes  et  ses  em'irons.  Pour  composer  son  livre  et 
lui  donner  de  l'intérêt,  le  procureur  Chaigne  s'est 
renseigné  sur  les  événements  locaux.  Or  il  avait  sous 
la  main  les  .archives  du  parquet,  dont  il  était  le  chef; 
il  les  a  certainement  consultées  ;  et  il  n'y  a  pas  trouvé 
la  fameuse  «  note  de  service  »,  adressée  à  l'un  de  ses 
prédécesseurs.  Car  il  en  aurait  parlé  s'il  l'avait 
connue,  rien  ne  pouvant  mieux  donner  à  son  ou- 
vrage un  air  de  nouveauté  et  un  relent  de  scandale. 

Du  reste,  amis  et  adversaires  ont  fouillé  ce  dossier 
pendant  un  demi-siècle;  et  voilà  un  écrivain,  qui 
n'est  pas  du  pays,  qui  n'y  est  venu  qu'en  passant, 
et  qui  aurait  eu  la  bonne  fortune  d'y  découvrir,  après 
quarante-sept  ans,  ce  que  nul  autre  n'y  avait  aperçu 
avant  lui!  C'était  le  cas,  ou  jamais,  de  se  munir  des 
références  les  plus  nettes  et  les  plus  précises.  Or  il 
n'en  donne  même  pas  de  vagues  et  d'obscures  !  De 
tels  documents  sont  tout  juste  comme  s'ils  n'étaient 
pas. 

Celui-ci  est  d'ailleurs  très  mal  composé.  II  use,  par 
exemple,  de  formules  qu'un  supérieur  hiérarchique 
n'emploie  jamais  envers  son  subordonné;  le  style  dé- 
cèle la  main  coupable  qui  a  tenu  la  plume. 

Ajoutons  que  cette  note  décisive,  qui  aurait  sulh 
à  clore  le  débat,  au  moment  où  le  débat  était  le  plus 
vif  et  le  plus  obscur,  est  restée  ignorée  de  tous  les 
contemporains  qui  ont  combattu  les  événements  de 
la  Grotte.  Aucun  n'y  a  fait  la  moindre  allusion,  non 
pas  même  le  destinataire,  le  procureur  impérial 
Dutour;  il  l'ignorait  donc  lui  aussi,  lui  qu'on  dit 
l'avoir  reçue  ! 

Enfin  le  pamphlétaire  a  commis  deux  distractions 
étonnantes,  qui  sutTisent  à  le  faire  juger,  lui  et  son 
œuvre.  Il  écrit  d'abord  :  «  M.  Falconnet,  à  l'occasion 
des  réceptions  du  nouvel  an,  renouvela  ses  recom- 
mandations au  procureur  impérial  de  Lourdes.  » 
{Lourdes  et  ses  tenanciers,  Paris,  igoS,  p.  ii8.)Or, 
il  n'y  a  pas  eu  de  réceptions  du  nouvel  an,  chez 
M.  Falconnet,  le  i"'  janvier  i858.  En  effet,  dans  son 


numéro  du  3  i  décembre  iSS'j,  le  Mémorial  des  Py- 
rénées, Journal  de  Pau,  publiait  l'avis  officiel  sui- 
vant :  «  M.  le  procureur  général,  empêché  par  des 
préoccupations  de  famille,  ne  pourra  pas  recevoir  le 
If""  janvier.  »  Et  voilà  comment  le  procureur  général 
a  renouvelé  ses  recommandations  au  procureur  im- 
périal, à  l'occasion  des  réceptions  du  1"'  janvier! 
Le  faussaire  se  fait  prendre  la  main  dans  le  sac.  En- 
ûn  il  publie  une  autre  lettre  du  procureur  général, 
authentique  celle-là  ;  elle  est  adressée  au  ministre. 
Or,  dans  celte  lettre,  le  procureiu'  général  montre 
qu'il  a  exactement  une  opinion  contraire  à  celle 
qu'on  lui  a  prêtée  dans  la  prétendue  note  de  service, 
envoyée  au  parquet  de  Lourdes.  Dans  celle-ci,  il 
affirmait  que,  d'accord  avec  la  voyante,  on  avait  or- 
ganisé des  scènes  miraculeuses.  Il  dit,  dans  celle-là, 
exactement  l'opposé  :«  Onn'apas  «  organisé  »  un  mi- 
racle, ici.  L'enfant  est  hallucinée  mais  loyale.  Elle  a 
vu  ou  cru  voir  ».  S'il  avait  écrit  le  contraire  un  peu 
auparavant,  s'il  était  parti  ensuite  pour  Paris,  afin 
d'aviser  «  son  ministre,  le  garde  des  sceaux  »  des  évé- 
nements, préparés  à  Lourdes,  comme  le  dit  l'au- 
teur (/tj(/.,  p.  ii8),  c'eût  été  de  sa  part  une  audace 
ridicule  d'envoyer  au  ministre  sa  lettre  nouvelle, 
sans  même  faire  allusion  à  son  opinion  passée,  ni 
expliquer  comment  il  en  était  revenu.  Bref  toute  cette 
histoire  d'un  document  décisif;  récemment  découvert, 
est  évidemment  un  roman  ;  mais  elle  est,  en  outre, 
un  roman  mal  conçu,  hors  du  réel,  et  dont  l'invrai- 
semblance saute  aux  yeux  :  l'affaire  est  jugée  '. 

b)  Les  visions  de  Bernadette  et  l'hallucination .  — 
Il  est  donc  certain  que  Bernadette  a  cru  vraiment 
voir  et  entendre  ce  qu'elle  a  dit  avoir  vu  et  entendu; 
mais  ne  fut-elle  pas  elle-même  victime  d'illusions 
qu'elle  a  fait  ensuite  innocemment  partager?  Ses 
visions  n'ont-elles  pas  été  de  simples  hallucina- 
tions? 

Non,  assurément,  et  ilaulTira,  pour  s'en  convaincre, 
de  comparer  brièvement  entre  eux  les  caractères  des 
unes  et  ceux  des  autres;  car  les  caractères  de  l'hal- 
lucination sont  bien  connus  :  les  travaux  physiolo- 
giques publiés  depuis  cinquante  ans  les  ont  mis  en 
pleine  lumière.  Bornons-nous  à  quelques  points  dé- 
cisifs. 

En  premier  lieu,  le  phénomène  de  l'hallucination 
requiert,  pour  se  produire,  un  certain  nombre  de 
conditions,  dont  la  réunion  est  indispensable.  Chez 
Bernadette,  au  contraire,  la  vision  a  lieu  dans  les 
circonstances  les  plus  diverses  :  quand  la  voyante 
est  seule,  comme  le  i  \  février,  ou  quand  elle  est 
entourée  par  la  foule,  comme  dans  la  journée  du 
4  mars  où  il  y  eut  de  quinze  à  vingt  mille  specta- 
teurs. Habituellement,  elle  commence  après  que  Ber- 
nadette est  restée  quelque  temps  à  genoux,  en 
prière.  Mais  le  1 1  février,  elle  se  déclare  brusque- 
ment, à  l'improviste,  pendant  que  l'enfant  se  dé- 
chausse, et,  le  25  mars,  l'Apparition  est  déjà  debout, 
au-dessus  de  l'églantier,  quand  Bernadette  arrive  à 
la  grotte.  Bernadette  la  voit  à  toutes  les  heures  du 
jour  :  vers  midi,  comme  la  première  fois,  un  peu 
avant  les  vêpres,  comme  la  seconde,  de  grand  ma- 
tin, comme  le  plus  souvent,  vers  le  soir,  comme  dans 
sa  dernière  extase. 

Elle  l'a  vue,  étant  elle-même  debout  sur  la  rive 
droite  du  canal  du  moulin,  ou  étant  à  genoux  à  l'en- 
trée de  la  grotte,  ou  marchant  dans  la  grotte  même, 
ou  bien  encore  —  quand  l'administration  eut  placé 
des  barrières  —  de  la  rive  droite,  non  plus  du  canal 

1.  On  trouvera  la  réfutation  qu'on  vient  de  lire  déve- 
loppée dans  l'ouvrage  de  celui  qui  écrit  ces  lignes  :  His- 
toiie  critique  des  événements  de  Lourdes,  Appendice  n'  2, 
p.  4ri-422. 


41 


LOURDES  (LE  FAIT  DE) 


42 


mais  du  Gave,  qui  était  à  une  distance  un  peu  plus 
grande  du  rocbei'. 

Elle  l'a  donc  vue  tantôt  à  genoux,  tantôt  debout, 
tantôt  arrêtée,  tantôt  marchant;  elle  l'a  vue  d'un 
lieu  ou  d'un  autre,  de  près  ou  de  loin,  le  matin,  à 
midi  le  soir,  à  toutes  les  heures.  Il  n'y  a  donc  point 
de  conditions  requises  pour  ses  visions,  et  c'est  le 
contraire  de  ce  qui  arrive  dans  les  rêves  des  hallu- 
cinés. 

Mais  ce  qui  paraîtra  plus  frappant  encore  peut- 
être,  c'est  que  les  circonstances  ordinaires  existant, 
la  vision  chez  elle  n'existait  pas  nécessairement. 

Prenez  une  hallucinée,  durant  la  période  de  ses 
crises:  mettez-la  en  tel  lieu,  dans  telle  position, 
sous  telle  influence  ;  c'est  comme  si  vous  lanciez  le 
ressort  d'une  machine  :  l'hallucination  se  produira 
fatalement.  Les  visions  de  Bernadette  n'obéissaient 
pas  du  tout  à  cette  sorte  de  fatalité  mécanique.  Ainsi 
elle  venait  de  contempler,  quatre  jours  de  suite,  la 
blanche  Apparition  (|ui  lui  donnait  un  avant-goût  du 
ciel.  Le  lundi  22  février,  pleine  de  cette  impression 
délicieuse,  elle  court  aux  roches  Massabieille,  tout 
émue  à  la  pensée  de  la  revoir,  et  se  croyant  sîire 
qu'elle  va  en  avoir  le  bonheur.  Elle  arrive,  elle  se 
met  à  genoux  hiili\ement  ;  la  foule  est  autour  d'elle, 
comme  les  jours  précédents  ;  elle  prie  suivant  son 
habitude,  et  jette,  comme  d'ordinaire,  des  regards 
suppliants  vers  l'églantier.  Mais  l'églantier  ne  fré- 
mit pas  sous  les  pieds  nus,  fleuris  de  roses.  Berna- 
dette eut  beau  prolonger  sa  prière,  elle  dut  se  rele- 
ver enfin,  en  déclarant  que  «  la  Dame  n'était  pas 
venue  ».  Et,  en  effet,  son  visage  ne  s'était  pas  trans- 
formé ;  il  ne  s'était  pas  épanoui  et  illuminé  dans 
l'extase. 

La  vision  se  produisit  le  lendemain  et  tous  les 
jours  jusqu'au  2  mars.  Le  3  mars.  Bernadette  re- 
vint, s'agenouilla  et  pria,  ainsi  qu'elle  avait  fait  la 
veille  et  l'avant-veille.  Ce  fut  en  vain  :  l'extase  ne 
transfigura  pas  ses  traits.  On  était  pourtant  dans 
la  quinzaine,  où  elle  s'attendait  à  contempler  l'Ap- 
parition tous  les  jours. 

C'est  que  l'Apparition  ne  dépendait  —  les  faits  le 
prouvent  bien  —  ni  de  son  attente,  si  vive  fùt-elle, 
ni  de  sa  volonté,  ni  de  sa  persuasion  que  la  0  Dame  » 
allait  venir.  Elle  ne  dépendait  pas  plus  d'elle  que  des 
circonstances. 

Ce  n'est  pas  ainsi  que  l'hallucination  procède. 
Elle  a  quelque  chose  de  fatal;  on  ne  trouve  jamais, 
dans  ses  manifestations,  cette  indépendance  absolue 
à  l'égard  des  conditions  qui  la  font  naître. 

Remarquons  encore  que  l'hallucination  est  stérile 
et  que  les  visions  de  Bernadette  furent  fécondes. 

L'halluciné  ne  découvre  rien  dans  ses  rêves  mala- 
difs ;  il  ne  crée  rien,  ni  dans  les  formes  que  son  ima- 
gination lui  présente,  ni  dans  les  idées  que  ces  for- 
mes lui  suggèrent  :  il  n'invente  pas,  il  se  souvient. 
Croit-il  apercevoir  une  image  ?  Celte  image  est  faite 
de  ce  qu'il  a  déjà  vu.  S'il  sort  d'un  type  connu 
d'avance,  son  esprit  exalté  n'arrive  qu'à  combiner 
des  éléments  anciens,  déjà  rscueillispar  sa  mémoire, 
et  le  résultat  est  toujours  plus  ou  moins  bizarre. 

Les  visions  de  Bernadette  sont  bien  différentes. 
D'abord  Bernadette  apprend,  dans  son  extase,  des 
choses  qu'elle  ignorait  jusqu'alors.  Par  exemple,  elle 
entend  l'Apparition  lui  dire  :  «  Je  suis  l'Immaculée 
Conception  ».  On  n'avait  jamais  prononcé  ce  mol 
devant  elle,  et  sa  simplicité  ne  connaissait  pas  du 
tout  le  dogme  profond  que  le  mot  exprime.  C'est  à 
ce  point  qu'ayant  peur  d'oublier  celte  expression 
inconnue  pour  elle,  et  désirant  en  même  temps  la 
rapporter  à  M.  le  curé  de  Lourdes  avec  fidélité,  elle 
la  répétait   tout  le    long   du  chemin.    Mais   elle  la 


répétait  en  la  prononçant  de  travers  ;el  elle  deman- 
dait ensuite  à  la  sœur  de  M.  Estrade  :  «  Mademoiselle, 
que  veulent  dire  ces  paroles?  » 

Or  ces  paroles,  nous  l'avons  indiqué,  avaient  une 
portée  merveilleuse.  Elles  étaient  comme  l'écho  divin 
de  la  définition,  faite  par  le  pape  quelques  années 
auparavant.  La  petite  fille  des  Soubirous  découvrait 
ainsi,  sans  le  savoir,  une  arme  nouvelle  pour  l'apo- 
logétique contemporaine. 

Mais  elle  avait  trouvé  aussi,  ou  plutôt  elle  avait 
vu  un  type  nouveau  de  Madone,  et  un  type  aussi  beau, 
sinon  plus  beau,  que  les  Vierges  les  plus  fameuses 
des  grands  artistes  de  la  Renaissance. 

Nulle  part,  ni  à  Lourdes,  ni  à  Bartrès,  les  seuls 
lieux  du  monde  qu'elle  connût,  la  chère  enfant  n'avait 
aperçu  de  statue  qui  ressemblât  à  celle  qu'elle  a 
décrite,  soit  dans  l'ensemble,  soit  par  les  détails.  Dé- 
tails et  ensemble,  tout  lui  a  été  révélé;  si  l'on  ne 
veut  pas  le  croire,  il  faut  admettre  qu'elle  a  tout 
créé  elle-même,  ce  qui  serait  contraire  à  toutes  les 
observations  scientifiques,  faites  sur  les  hallucinés. - 

Je  dis  que  sa  Madone  est  remarquable  parlaheauté 
aussi  bien  que  par  la  nouveauté.  Il  n'en  faudrait  pas 
juger  uniquement  d'après  le  modèle  de  marbre,  que 
le  sculpteur  Fabisch  exécuta  sur  ses  indications,  et 
que  l'on  voit  dans  la  niche  de  la  Grotte,  au-dessus 
du  rosier  sauvage.  Soit  impuissance  de  tout  artiste 
à  égaler  un  idéal,  même  quand  c'est  le  sien,  ainsi 
que  M.  Fabisch  le  disait,  soit  incapacité  de  la  pauvre 
enfant  à  trouver  les  mots  nécessaires  et  décisifs  dans 
sa  langue  plébéienne,  le  marbre  ne  rendit  pas  fidèle- 
ment l'image  qu'elle  avait  gardée  toujours  vivante 
devant  les  yeux,  et  quand  elle  le  vit,  elle  s'écria: 
«  C'est  beau,  mais  ce  n'est  pas  Elle.  Oh!  non;  la 
différence  est  comme  de  la  terre  au  ciel.  » 

Mais  ce  que  ses  paroles  ne  parvenaient  pas  à  tra- 
duire, son  regard,  son  visage,  quand  elle  en  parlait, 
l'exprimaient  toujours  avec  plus  d'exactitude,  et 
c'était  un  spectacle  ravissant  «  Je  n'ai  jamais  rien  vu 
d'aussi  beau,  écrivait  M.  Fabisch  à  sa  famille,  que 
lorsque  je  lui  ai  demandé  comment  la  Sainte  Vierge 
était,  quand  elle  a  dit  :  «Je  suis  l'Immaculée  Concep- 
tion. »  Elle  s'est  levée  avec  une  grande  simplicité, 
elle  a  joint  les  mains  et  levé  les  yeux  au  ciel.  Ni  Fra 
Angelico,  ni  Pérugin,  ni  Raphaël,  n'ont  jamais  rien 
fait  d'aussi  suave  et,  en  même  temps,  d'aussi  profond 
que  le  regard  de  cette  jeune  fille,  si  simple,  si 
naïve.  » 

Et  ce  n'était  pas  l'effet  d'un  hasard  heureux;  c'était 
bien  l'image  même  de  la  céleste  réalité  dont  elle 
portait,  dans  sa  mémoire,  le  souvenir  précis  et 
enchanteur. 

Car  l'artiste  écrivait  plus  tard  :  «  Chaque  fois  que 
j'ai  demandé  à  Bernadette  cette  pose,  toujours  la 
même  expression  est  venue  changer,  illuminer, 
transfigurer  cette  tête...  Franchement  c'est  à  pleurer 
d'émotion.  » 

On  peut  défier  tous  les  médecins  des  hôpitaux  du 
monde,  qui  ont  le  plus  usé  et  abusé  des  expériences 
hallucinatoires,  d'indiquer  un  chef-d'œuvre  artisti- 
que, que  le  plus  merveilleux  de  leurs  sujets  soit 
arrivé  ainsi  à  reproduire,  d'après  le  simple  souvenir 
de  ce  qu'il  avait  contemplé  dans  ses  crises. 

Enfin  la  différence,  qui  sépare  Bernadette  et  les 
hallucinées,  paraît  tout  autant,  et  peut-être  plus 
encore,  dans  les  conséquences  qu'entraînent  les  hal- 
lucinations. 

Du  côté  du  caractère,  l'hallucinée  devient  maus- 
sade, irritable,  insubordonnée,  égoïste.  L'hallucina- 
tion est  une  tare;  la  vie  morale  en  est  atteinte  et  di- 
minuée. Au  contraire,  la  vie  morale  se  maintint  chez 
Bernadette  après  ses  visions.  Quedis-je?  elle  s'éleva. 


43 


LOURDES  (LE  FAIT  DE) 


44 


La  voyante  resta  une  enfant  douce,  soumise,  ouverte, 
joyeuse,  et  sa  religion  grandit  si  bien  qu'elle  est 
devenue  une  sainte  religieuse;  on  a  commencé  son 
procès  de  canonisation. 

Quant  à  l'esprit,  celui  des  hallucinées  s'alTaiblit. 
Si  elles  ont,  par  exemple,  des  hallucinations  reli- 
gieuses, ce  qu'elles  écrivent  est  un  tissu  de  rêveries 
et  de  contradictions,  sans  lien,  sans  logique,  où  abon- 
dent les  mots  tronqués  et  les  phrases  inachevées 
Chez  Bernadette,  au  contraire,  l'intelligence  est 
restée  saine,  équilibrée;  et,  alors  que  les  hallucinées 
déraisonnent  surtout  au  sujet  de  leurs  hallucina- 
tions, son  esprit  n'était  jamais  plus  vif  que  lorsqu'elle 
parlait  de  ses  visions. 

Ajoutons  que  certains  faits  extraordinaires  ont 
accompagné  ses  extases,  et  que  l'hallucination  n'olTre 
rien  qui  s'en  rapproche.  C'est  ainsi  que  sur  un  signe, 
dit-elle,  de  l'être  céleste  qu'elle  contemplait,  elle  dé- 
couvrit une  source,  dans  la  Grotte,  une  source  que 
personne  n'y  soupçonnait  alors,  et  qui  donne  main- 
tenant 122.000  litres  par  vingt-quatre  heures. 

Un  autre  jour,  le  7  avril,  <in  sceptique  de  Lourdes, 
le  D'  Dozous,  étant  là  —  il  l'a  raconté  —  sa  main 
gauche  se  trouva  placée  sur  la  flamme  d'un  gros 
cierge,  qu'elle  tenait  de  la  main  droite.  Activée  par 
un  assez  fort  courant  d'air,  la  flamme  passait  à  tra- 
vers les  doigts  délicats  de  l'enfant,  un  peu  écartés 
les  uns  des  autres.  Le  Docteur,  qui  était  venu  en 
observateur  incrédule,  empêcha  qu'on  fit  cesser 
le  phénomène,  et,  prenant  sa  montre,  il  en  nota 
exactement  la  durée  :  il  dura  un  quart  d'heure. 
L'extase  aj'ant  cessé,  le  D'  Dozous  examina  la  main 
gauche  de  Bernadette  avec  soin:  «  Je  ne  trouvai  nulle 
part,  dit-il,  la  moindre  trace  de  brûlure.  » 

Le  fait  se  renouvela  plusieurs  fois  durant  les  appa- 
ritions. Qu'on  le  remarque  bien!  Une  s'agit  pas  d'un 
phénomène  d'insensibilité  passagère.  On  ne  dit  pas 
que  Bernadette  ne  sentait  pas  la  flamme  ;  on  dit  — 
ce  qui  est  bien  différent  —  i(ue  sa  chair  n'était  pas 
consumée  par  la  flamme,  qui  touchait  el  envelop- 
pait les  phalanges  de  ses  doigts. 

Et  n'oublions  pas  les  guérisons  merveilleuses  qui 
ont  suivit  .S'il  restait  un  doute  sur  le  caractère  des 
visions  de  Bernadette,  elles  sufliraient  à  le  dissiper. 
On  reconnaît  l'arbre  à  ses  fruits.  Mais  les  guérisons 
de  Lourdes  forment  une  question  trop  importante 
pour  qu'on  puisse  y  toucher  en  passant  ;  nous  allons 
y  revenir. 

Contentons-nous  de  conclure-ici  qu'aucune  assi- 
milation n'est  possible  entre  les  rêves  maladifs  des 
hallucinées  et  les  extases  de  Bernadette.  En  disant 
jusque  sur  son  lit  de  mort,  à  trente-cinq  ans  :  «  Je  l'ai 
vue,  oui  je  l'ai  vue  »,  la  voyante  de  Massabieille  ne 
s'est  pas  plus  trompée  elle-même  qu'elle  n'a  cherché 
à  tromper  autrui. 

Le  jugemb.nt  canonique.  —  Les  considérations 
précédentes  ne  peuvent  qu'ajouter  du  relief  à  la  pru- 
dente réserve,  dont  l'Eglise  fit  preuve  à  l'égard 
des  événements  de  la  Grotte.  Le  curé  de  la  paroisse, 
M.  Peyraraale,  garda  longtemps  une  attitude  dé- 
fiante, sinon  hostile  ;  et,  quant  à  l'évêque  de  Tarbes, 
Mgr  Laurence,  la  première  fois  qu'on  l'entretint  de 
ces  faits  extraordinaires,  il  refusa  d'y  croire.  C'était 
à  l'Apparition,  disait-il,  qu'il  appartenait  de  fournir 
des  preuves.  L'opinion  publique  réclamait  du  moins 
une  enquête  officielle.  Redoutant  les  dangers  de 
l'entraînement,  l'évêque  résolut  d'attendre  que  l'émo- 
tion populaire  fût  un  peu  calmée,  et  il  attendit  cinq 
mois  et  demi  :  les  enquêteurs  furent  nommés  seu- 
lement le  28  juillet  i858.  A  son  tour,  la  com- 
mission épiscopale  procéda  avec  une  si  tranquille 
sagesse  que  l'ordonnance,  sortie  de  ses  travaux, 
ne  fut  publiée  que  quatre  ans  après  les  premières 


manifestations  de  la  Grotte.  L'ordonnance  se  termi- 
nait par  cette  conclusion  : 

«  Nous  jugeons  que  l'Immaculée  Marie,  Mère  de 
Dieu,  a  réellement  apparu  à  Bernadette  Soubirous, 
le  II  février  i858,  et  jours  suivants,  au  nombre  de 
dix-huit  fois,  dans  la  grotte  de  Massabieille,  près  la 
ville  de  Lourdes;  que  cette  apparition  revêt  tous 
les  caractères  de  la  vérité  et  que  les  fidèles  sont  fon- 
dés à  la  croire  certaine.  »  (18  janvier  1862.) 

Au  moment  où  cette  ordonnance  parut,  de  mira- 
culeuses guérisons  s'étaient  déjà  produites,  et  l'or- 
donnance y  cherchait  un  appui.  Ce  mouvement  de- 
vait se  développer  et  devenir  un  des  faits  les  plus 
étonnants,  qui  se  soient  manifestés,  en  faveur  du 
surnaturel,  depuis  l'Evangile. 

III 

Les  guérisons  miraculeuses 

Deux  questions  se  posent  nécessairement  au  sujet 
des  célèbres  guérisons  que  la  grotte  de  Lourdes  voit 
se  produire. 

I  "  Ces  guérisons  sont-elles  réelles  et  aussi  nom- 
breuses qu'on  le  raconte? 

2' Ne  peuvent-elles  pas  être  interprétées  naturelle- 
ment; faut-il  nécessairement  recourir,  pour  les  ex- 
pliquer, à  une  cause  surnaturelle,  l'intervention  par- 
ticulière de  Dieu? 

Eludions  l'un  et  l'autre  points. 

1°  RÉALITÉ  DES  GUÉRISONS.  —  i)  Ce  qu'on  a  appelé 
à  tort  le  vrai  miracle.  —  Une  foule  innombrable 
vient  à  Lourdes,  el  elle  y  vient  de  toutes  les  parties 
de  la  terre.  Faut-il,  pour  cela,  s'associer  à  l'enthou- 
siasme de  quelques-uns  et  dire  avec  eux  : 

«  Sur  la  parole  d'une  petite  enfant  naïve,  de  véri- 
tables multitudes  se  sont  mises  en  mouvement.  Il  y 
a  un  demi-siècle  environ.  Lourdes  n'était  qu'une 
obscure  bourgade,  oubliée  et  comme  perdue  dans  le 
pli  de  ses  montagnes.  C'est  aujourd'hui  un  des  lieux 
du  globe  les  plus  connus  et  les  plus  visités.  On  ne 
saurait  citer  de  plus  grand  miracle.  » 

Le  lecteur  nous  permettra  d'être  nettement  d'un 
autre  avis.  Cette  affluence  extraordinaire  a-t-elle 
quelque  chose  de  miraculeux,  au  sens  propre  du  mot? 
11  est  bien  permis  d'en  douter.  Car  d'autres  sanc- 
tuaires, hors  même  de  la  religion  catholique,  ont  vu 
et  voient  venir  vers  eux  des  multitudes  empressées: 
par  exemple  ceux  de  l'Inde  el  de  la  Mecque.  Se  trou- 
vera-t-il  un  théologien  pour  conclure  au  miracle  en 
faveur  de  ces  lieux  célèbres?  Assurément  non.  Si 
donc  des  esprits  superficiels  ou  quelques  prédica- 
teurs, en  quête  d'un  mouvement  oratoire,  recourent 
çà  et  là  à  cet  argument,  l'apologétique  sérieuse  pa- 
raît devoir  s'en  abstenir. 

En  tout  cas,  pourrait-on  être  à  demi  excusé  par- 
fois d'en  faire  usage  sans  y  insister,  on  ne  le  serait 
jamais  de  prétendre,  comme  on  l'a  fait  trop  légère- 
ment, que  c'est  le  plus  grand  miracle  de  Lourdes. 
Grâce  à  Dieu,  on  observe,  autour  de  la  groUe,  des 
faits  autrement  remarquables,  des  faits  merveil- 
leux où  le  doigt  de  Dieu  se  montre  avec  évidence. 
C'est  commettre  une  erreur,  une  véritable  erreur, 
de  ne  pas  les  placer  tout   à   fait  en  première  ligne. 

Mais  cette  réserve  faite,  et  elle  est  d'une  impor- 
tance capitale,  on  est  bien  obligé  de  reconnaître 
que  le  mouvement  général,  qui  pousse  les  nations 
vers  les  rives  du  Gave,  mérite  d'arrêter  l'attention 
des  historiens. 

«  Monsieur  le  curé,  disait  Bernadette  à  M.  Peyra- 
male,  la  Dame  m'a  dit  :  Je  veux  qu'on  vienne  ici  en 
procession.  »  M.  Peyramale  se  révoltait  contre  la  té- 
mérité  d'un  pareil  message.  Eh  bien  !  l'incroyable 


45 


LOURDES  (LE  FAIT  DE) 


46 


s'est  réalisé  ;  on  est  venu,  on  vient,  et  c'est  vraiment 
comme  une  procession  innombrable  et  sans  lin. 

Depuis  l'année  où  l'on  a  commencé  à  grouper  des 
cbifTres  jusqu'à  celle  où  nous  écrivons  ces  lignes,  de 
18G7  à  1914  exclusivement,  les  pèlerinages  organisés 
ont,  à  eux  seuls,  conduit  vers  la  Grotte  plus  de  six 
milîionsde  pèlerins.  Los  premièresannécsfournissent 
naturellement  les  chiffres  les  plus  modestes  ;  les  der- 
nières donnent  les  plus  brillants.  Laissons  de  côté 
l'année  exceptionnelle  du  cinquantenaire,  l'année 
1908.  Prenons  celles  qui  la  suivent.  De  1909  à  191  4, 
on  a  compté,  en  cbifTres  ronds,  1. 100. 000  pèlerins: 
170.000  en  1909,  191.000  en  1910,  237,000  en  191 1 , 
240.000  en   1912,  260.000  en  igiS. 

Et  ces  nombres  ne  représentent,  en  réalité,  qu'une 
faible  partie  de  la  grande  multitude  qui  visite  le 
vénéré  sanctuaire.  Les  pèlerins  isolés  sont  plus  nom- 
breux, et  de  beaucoup,  que  ceux  qui  ariivenl  par 
groupes. 

Il  faut  aussi  ajouter  les  visiteurs  qui  ne  sont  pas 
vraiment  des  pèlerins,  mais  que  souvent  un  certain 
sentiment  religieux,  parfois  aussi  sans  doute  un 
simple  désir  de  connaître  des  lieux  illustres,  amènent 
dans  la  petite  ville,  désormais  une  des  plus  célèbres 
du  monde.  L'administration  des  cbeniins  de  fer  du 
Midi  compte  que  sa  gare  de  Lourdes  reçoit,  à  elle 
seule,  près  d'un  million  de  voyageurs  par  an.  Et  ce 
n'est  pas  seulement  la  France  qui  envoie  des  visi- 
teurs; il  en  vient  de  toutes  les  parties  de  la  terre. 
Parmi  les  3,02^  trains  des  cinq  années  que  nous 
rappelions  tout  à  l'heure,  on  en  trouve  667  venus  de 
l'étranger.  lien  vient  de  la  Belgique,  de  l'Allemagne, 
de  l'Autriche,  de  la  Hongrie,  de  l'Espagne,  du  Por- 
tugal, de  l'Italie,  de  l'Angleterre,  de  l'Irlande,  des 
Etats-Unis  d'Amérique,  du  Canada,  du  Brésil,  de  la 
Bolivie,  etc.  Les  évêques  donnent  l'exemple.  De  1867 
au  i""  janvier  1 914,  on  en  a  compté,  à  Lourdes,  2,520, 
dont  427  archevêques,  i3  primats,  19  patriarches, 
86  cardinaux.  Près  de  1 100  étaient  étrangers  à  la 
France.  Parmi  les  motifs  qui  amènent  au  pied  des 
Pyrénées  ces  immenses  multitudes,  aucun  n'égale 
assurément,  en  eflicacité,  l'effet  produit  dans  les 
âmes  par  les  étonnantes  guérisons  dont  les  abords 
de  la  Grotte  sont  témoins.  Et  c'est  justice,  on  va 
le  voir. 

2)  Nouvelle  attitude  de  la  critique  sceptique.  — 
Longtemps,  on  a  souri,  dans  le  monde  cultivé,  des 
récits  étranges,  arrivés  des  bords  du  Gave,  comme 
une  sorte  de  déû,  au  milieu  d'une  société  qui  n'osait 
plus  même  prononcer  le  nom  de  miracle.  Mais  cette 
attitude  a  pris  fin.  Aujourd'hui  les  faits  ne  sont  guère 
plus  contestés,  parmi  ceux  qui  les  connaissent,  que 
par  les  esprits  superficiels.  Je  parle  des  faits,  non 
de  leur  caractère  surnaturel,  dont  il  sera  traité  un 
peu  plus  loin. 

Un  des  professeurs  de  la  Faculté  de  médecine  de 
Paris  écrivait,  il  y  a  quelques  années,  dans  le  JVeif- 
Torlc  Herald  :  a  II  est  de  mode  détourner  en  dérision 
tout  ce  qui  se  publie  autour  de  la  Grotte.  Il  est  peut- 
être  plus  facile  de  se  moquer  que  de  répondre  sérieu- 
sement. Pourquoi  ne  pas  essayer  de  résoudre  tous 
ces  problèmes,  au  lieu  de  les  trancher  à  distance?  » 

Ces  paroles  montrent  à  la  fois  le  vieil  esprit  qui 
régnait  encore,  et  l'esprit  nouveau  qui  était  en  train 
de  naître. 

Aussi  n'est-on  pas  étonné  de  voir,  dans  des  pages 
plus  récentes,  le  chef  de  l'école  de  suggestion  de 
Nancy,  le  D''  Bernukim,  parler  avec  respect  de  ces 
observations  de  guérisons  nutlientiqiies,  obtenues  à 
Lourdes.  Sans  doute  —  je  viens  d'y  faire  allu- 
sion —  le  savant  Israélite  essaie  de  dépouiller  les 
faits  de  tout  caractère  miraculeux,  mais  il  n'en 
écrit  pas  moins  :  «  Toutes  ces  observations  ont  été 


recueillies  avec  sincérité,  et  contrôlées  par  des 
hommes  honorables,  /.es  faits  existent.  »  (De  ta 
suggestion  et  de  ses  applications  en  thérapeutique, 
p.  218.) 

Si  les  lecteurs  veulent  bien  autoriser  l'auteur  de 
ces  pages  à  mettre  à  profit  des  renseignements  qui 
lui  sont  personnels  —  qu'ils  daignent  lui  accorder 
l'autorisation  une  fois  pour  toutes  1  —  il  rapi)ortera 
ici  deux  autres  témoignages.  Le  premier  est  d'un 
médecin,  qui  dirige  à  Paris  une  importante  revue 
de  psychothérapie.  J'ai  eu  l'occasion  de  discuter 
longuement  avec  lui,  au  bureau  des  constatations 
médicales  de  Lourdes.  Or  voici  un  passage  de  ce 
dialogue  : 

«  Docteur,  reconnaissez-vous  qu'il  se  passe  ici  des 
faits  très  extraordinaires,  très  authentiques? —  Oh  ! 
certainement,  je  le  reconnais...  La  bonne  foi  est 
incontestable  et  l'exactitude  des  faits  complète. 
Seulement  il  reste  l'explication  de  ces  faits,  et  c'est 
là  que  nous  différons.  »  Il  y  avait,  dans  la  salle,  une 
vingtaine  de  médecins,  inconnus  desinterlocuteurs  et 
dont  beaucoup  sans  doute  étaient  des  sceptiques. 
Aucune  protestation  ne  s'éleva  contre  l'authenticité 
des  faits,  ainsi  publiquementreconnue '. 

Plus  tard,  deux  ou  trois  ans  après  que  j'eus  publié 
l'Histoire  critique  de  Lourdes,  je  reçus  la  visite 
d'un  écrivain  libre  penseur,  rédacteur  aux  Annales 
des  sciences  psychiques,  M.  Marcel  Mangin.  Cette 
revue,  on  ne  l'ignore  pas,  a  pour  directeur  principal 
le  D'  Richct,  professeur  à  la  Faculté  de  médecine  de 
Paris  et  incrédule  notoire.  M.  Marcel  Mangin  venait 
de  lire  mon  ouvrage.  11  me  manifesta  le  plus  vif 
"étonnement  au  sujet  des  choses  qu'il  avait  a|)prises 
et  qu'on  ne  soupçonnait  pas,  me  dit-il,  dans  le 
monde  où  il  vivait.  Cette  impression  profonde  ne 
resta  pas  longtemps  secrète.  Au  mois  de  novem- 
bre 1907,  les  Annales  des  Sciences  psychiques  consa- 
crèrent leur  numéro  tout  entier  aux  guérisons  de 
Lourdes  :  56  pages  sur  les  56  dont  la  revue  se 
composait  alors.  On  lisait  en  particulier  (p.  8a4)  : 
CI  Sa  lecture  (la  lecture  de  l'Histoire  critique)  cnlvai- 
nera  chez  tous  les  esprits  non  prévenus  la  conviction 
que  les  faits  sont  réels.   » 

L'année  suivante,  l'auteur  revenait  sur  la  question 
dans  la  même  revue.  Il  écrivait  :  «  Le  livre  de 
M.  Bertrin  m'a  convaincu  de  la  réalité  des  miracles 
de  Lourdes...  Je  trouve  aussi  absurde  de  douter  de 
ces  faits  que  de  l'existence  de  Napoléon.  »  (16  nov., 
i'"'  et  16  déc.  1908,  p.  371.  Cet  article  a  été  écrit  à 
propos  de  Un  miracle  d'aujourd'hui.) 

Il  est  à  peine  besoin  de  le  dire  :  le  sceptique  faisait 
des  réserves  à  l'égard  de  l'interprétation  surnatu- 
relle, tout  en  reconnaissant  cependant  que  les  ex- 
plications qu'ils  pouvaient  apporter,  lui  et  son  école, 
procédaient  d'une  «  science  si  vacillante  et  si  peu 
sûre  d'elle-même,  qu'elles  ne  devaient  pas  nous  pa- 
raître bien  inquiétantes  »  ;  mais  quant  à  la  réalité 
même  des  choses,  elle  ne  provoquait,  dans  son  esprit, 
ni  une  restriction  ni  un  doute  ;  il  y  croyait  sans 
aucun  respect  humain,  comme  sans  aucune  hésita- 
tion. 

3)  Constatation  des  faits.  —  Si  la  position  prise 
par  la  critique  incrédule  a  changé,  c'est  qu'elle  s'est 
peu  à  peu  rendu  compte  que  les  guérisons  de  Lour- 
des reposaient  sur  d'aussi  solides  témoignages  et 
subissaient  un  contrôle  aussi  sévère  que  la  plupart 
des  événements  de  l'histoire,  dont  personne  ne  se 
permet  de  douter. 

1.  Oti  trouvera  l'écho  de  cette  discussion  et  des  décla- 
rations qu'elle  amena  dans  certains  journaux  de  cette 
époque.  La  Croix  du  23  août  (1914)  et  La  Vérilè  frarnaise 
du  26  août. 


47 


LOURDES  (LE  FAIT  DE) 


48 


Depuis  1882,  on  a  fondé,  sur  l'Esplanade  du  Ro- 
saire, où  se  déroulent  les  processions  du  Saint  Sacre- 
ment, un  bureau  de  constatations  médicales,  qui 
examine  les  malades  et  spécialement  les  malades 
guéris.  Le  premier  président  de  ce  bureau  fut  le  doc- 
teur de  Saint-Maclou.  Dans  le  pèlerinage  national, 
en  particulier,  chaque  malade  porte  ostensiblement 
sur  la  poitrine  un  numéro  d'ordre,  qui  renvoie  à  un 
dossier  où  est  consigné  tout  ce  qui  le  concerne.  La 
comparaison  se  fait  ainsi  avec  facilité,  entre  l'état 
présent  et  l'état  passé.  Et  tout  a  lieu  au  grand  jour. 
Les  portes  du  Bureau  sont  ouvertes  à  tous  les  méde- 
cins, quelle  que  soit  leur  religion  ou  leur  patrie.  De 
1890  à  igi4,  il  est  passé,  au  Bureau  des  constata- 
tions, 6.983  médecins,  dont  i.6g3  sont  venus  de 
l'étranger.  Tous  les  noms  ligurent  dans  les  registres 
du  Bureau.  On  trouve,  dans  ces  listes,  des  profes- 
seurs de  Facultés  de  médecine,  françaises  et  étran- 
gères, des  chefs  de  clinique,  des  agrégés,  et  une  foule 
de  médecins  et  de  chirurgiens  des  liôpilaux.  Et  le 
nombre  de  ces  visiteurs  compétents  augmente  sans 
cesse.  Il  était  de  27  en  1890,  de  216  en  1900,  de  3^2  en 
1909  ;  il  est,  pour  les  cinq  dernières  années  de  la  sta- 
tistique, de  445  en  1909,  de  477  en  19 10.  de  534  en 
191 1,  de  56oen  1912,  et  enfin  de  670  en  igiS.  Ce  der- 
nier nombre  est  le  plus  élevé  qui  ait  été  enregistré 
jusqu'ici.  Il  comprend  240  médecins  étrangers  à  la 
France  :  i4  Allemands,  2  Alsaciens-Lorrains,  ao  Amé- 
ricains, II  Anglais,  3  Autrichiens.  1  Badois,  2  Bava- 
rois, 82  Belges,  4  Brésiliens,  2  Canadiens,  i  Chilien, 
5  Ecossais,  i  Egyptien,  22  Espagnols,  7  Hollandais, 
I  Hongrois,  16  Irlandais,  34  Italiens,  i  Luxembour- 
geois, I  Polonais,  9  Portugais,  i  Russe,  10  Suisses, 
I  Vénézuélien.  C'est  sous  le  contrôle  de  tous  ces  re- 
gards, expérimentés  et  vigilants,  que  se  pratique 
l'examen  des  malades.  Deux  médecins  sont  attachés 
olliciellement  au  Bureau.  Mais  le  plus  souvent,  sur- 
tout dans  les  grandes  alllucnces.  ils  chargent  des 
confrères,  présents  dans  la  salle,  amis  ou  ennemis, 
de  procéder  eux-mêmes  à  l'examen  médical  et  de  leur 
en  rendre  compte. 

Mais  là  ne  se  borne  pas  l'intervention  des  médecins 
de  Lourdes.  Non  seulement,  à  Lourdes  même  et  au 
moment  de  la  guérison,  ils  consultent  les  certificats 
et  interrogent  le  malade  guéri  et  les  témoins  de  sa 
maladie  et  de  sa  guérison  ;  mais,  si  le  cas  leur  paraît 
important,  ils  instituent  une  enquête  dans  le  pays 
d'où  le  malade  est  originaire  et  où  l'on  a  pu  suivre 
les  phases  de  son  mal,  comme  on  suit  après  celles 
de  son  retour  à  la  santé.  Que  dis-je?  Ils  le  revoient, 
le  pèlerinage  suivant,  à  Lourdes  même,  et  souvent 
durant  plusieurs  années.  C'est  sur  des  faits  établis 
avec  ce  scrupule,  que  la  foi  à  Lourdes  repose.  Si 
quelques-uns  sont  moins  étudiés,  si  l'enthousiasme 
de  la  foule  ou  de  l'intéressé  y  est  intervenu  avec 
excès,  ou  enfin  si  les  résultats  n'en  paraissent  pas 
durables,  qu'importe  pour  l'authenticité  des  pre- 
miers ?  Elle  reste  entière,  et  avec  toutes  ses  consé- 
quences. 

Mais  plus  encore  cpie  sur  les  études  faites  par  les 
médecins  ou  les  historiens,  la  foi  aux  événements 
prodigieux  de  la  Grotte  peut  et  doit  s'appuyer  sur 
les  enquêtes  ofTicielles,  où  ils  sont  examinés  de  nou- 
veau et  avec  rigueur. 

Car,  depuis  1906,  beaucoup  d'évèques  ont  formé  des 
commissions,  chargées  d'informer  sur  les  faits  mira- 
culeux qui  intéressent  leurs  diocèses  respectifs.  Ces 
commissions  ont  à  leur  service  tous  les  moyens  dont 
un  tribunal  peut  disposer  :  interrogatoires,  certificats 
des  médecins  du  malade,  discussions  approfondies, 
expertises  demandées  à  des  hommes  comptétents, 
témoignages  rendus  sous  la  foi  du  serment,  sans 
parler  de  celui  du  temps,  dont  on  ne  se  passe  jamais  : 


il  faut  que  le  temps  confirme  les  résultats  de  la  pre- 
mière heure. 

Les  commissaires  ont  mandat  de  se  montrer  très 
dilTiciles  ;  ils  doivent  ne  se  prononcer  et  ils  ne  se 
prononcent  aCTirmativementsur  une  guérison,  que  si 
aucun  doute  ne  reste  possible. 

Or  ces  commissions  se  sont  déjà  prononcées  bien 
des  fois;  vingt-neuf  ordonnances  épiscopales  ont 
été  rendues  jusqu'en  1914-  elles  portent  sur  trente- 
trois  guérisons,  qui  y  sont  déclarées  miraculeuses. 
Ces  documents  forment  un  dossier  grave  et  décisif, 
capable  de  faire  réfléchir  les  sceptiques,  tout  en  ras- 
surant la  foi  des  croy.mts  '. 

4)  .Vitllitude  des  guérisons.  —  Le  document  officiel 
où  il  semble  qu'on  doive  trouver  avec  précision  le 
nombre  des  guérisons  observées  à  Lourdes,  c'est  le 
registre  des  procès-verbaux  rédigés  par  le  Bureau 
des  constatations  médicales.  Nous  verrons  qu'il  a 
besoin  d'être  complété.  Sous  le  bénéfice  de  cette 
observation,  voici  la  liste  des  cas  enregistrés  par  le 
Bureau  depuis  l'année  de  sa  fondation  : 

1882  —   lag  1898  —  200 

i883  —  i45  1899  —   199 

i884  —     83  1900  —   i64 

i385  —     90  1901   —  123 

18S6  —     86  190a  —  122 

1587  —     84  2903  —   i33 

1588  —     63  1904  —  iq8 

1889  —    47  1905  —  i4i 

1890  —  81  1906  —  ii5 

1891  —  65  1907  —  101 

1892  —  88  1908  —  iSg 

1893  —  101  '909  —  '06 

1894  —    101  1910   ICI 

1895  —   i37  1911  —  100 

1896  —   i58  1912  —   loi 

1897  —  2i4  1913  —     75 

Au  sujet  de  ce  tableau,  quelques  observations 
doivent  être  présentées  : 

1°  Le  tableau  contient  des  guérisons  importantes 
et  des  améliorations  secondaires.  Pour  les  guérisons 
importantes,  spécialement  étudiées,  toute  erreur  est 
à  peu  près  impossible.  Quant  aux  faits  secondaires, 
plusieurs  ont  été  enregistrés,  comme  une  affiche 
placée  au  Bureau  des  constatations  en  avertit  le 
public,  sur  le  témoignage  oral  des  malades.  Aussi 
parait-il  à  peu  près  fatal  que,  dans  une  liste  aussi 
longue,  il  se  rencontre  quelques  faits  douteux  ou 
même  erronés,  imputables  soit  à  un  mensonge  de 
l'intéressé,  ce  qui  est  très  rare,  soit  à  une  illusion 
dont  il  est  victime  et  que  le  temps  ne  tarde  pas  à 
révéler.  Nous  devons  dire  cependant  qu'ayant  pu- 
blié, pour  la  première  fois,  le  relevé  exact  de  tous 
les  cas  enregistrés,  avec  les  noms  et  prénoms  des 
malades  guéris,  le  nom  de  la  maladie  et,  le  plus  sou- 
vent, celui  du  médecin  signataire  du  certificat  qui 
la  constatait,  malgré  la  prière  adressée  au  lecteur 
de  vouloir  bien  nous  avertir  de  toutes  les  inexacti- 
tudes qui  apparaîtraient,  cinq  ou  six  rectifications, 
seulement  nous  ont  été  signalées  comme  nécessaires. 
Peut-être    d'autres     s'imposaient-elles  ;    mais    nous 

1.  Si  quelque  lecteur  désirait  savoir  comment  procèdent 
les  commissions  épiscopales  dans  l'examen  d'une  guéri- 
son, qu'il  me  permette  de  le  renvover  au  petit  volume 
Un  Miracle  d'aujourd'hui.  C  est  le  rapport  même  que  j'ai 
écrit,  comme  rapporteur  de  la  Commission  épiscopale  de 
Tours,  sur  le  cas  de  Mlle  Jeanne  Tulasne.  Les  travaux  de 
la  commission  ont  duré  deux  ans. 

Depuis,  Mgr  Meunier,  évêque  d'Evreux,  a  publié  les 
travaux  de  la  commission  de  son  diocèse  sous  ce  titre  : 
Trois  miracifs  de  yotre-Dame  de  Lourdes  au  diocèêe 
d'Evreux  (Paris,  Gabalda,  1909). 


49 


LOURDES  (LE  FAIT  DE) 


50 


déclarons    loyalement    qu'elles    nous    sont    restées 
inconnues. 

a"  On  remarquera  que  le  total  annuel  d'est  plus 
aussi  élevé  dans  les  dernières  années  du  tableau.  En 
réalité  cependant,  le  nombre  des  guérisons  ne  pa- 
rait pas  avoir  diminué.  La  dilTérence  constatée  tient 
à  ce  que  le  bureau  médical  devient,  par  prudence, 
de  plus  en  plus  dil'licile.  C'est  de  plus  en  plus,  par 
exemple,  (ju'il  écarte  les  maladies  nerveuses,  l'ori- 
•rine  surnaturelle  de  la  guérison,  dans  ces  maladies, 
pouvant  prêter  au  doute.  Ainsi,  dans  la  première 
statistique  que  nous  avons  dressée,  celle  qui  allait 
de  i858  au  i''''  septembre  1904,  on  en  comptait  255 
sur  un  total  de  3.353.  C'est-à-dire  que,  jusqu'en  1904, 
les  guérisons  des  maladies  nerveuses  formaient  le 
douzième  ou  le  treizième  de  l'ensemble,  tandis  que, 
dans  les  quatre  ou  cinq  dernières  années  du  tal)leau, 
elles  ne  représentent  plus  qu'un  trentième  :  on  en 
relève  i  sur  3o,  au  lieu  de  i  sur  i3. 

Evidemment  ce  n'est  pas  le  nombre  des  maladies 
nerveuses  qui  a  fléchi,  ni  apparemment  celui  des 
guérisons  dont  elles  sont  l'objet.  C'est  la  manière 
d'enregistrer  ces  cas  suspects,  qui  est  devenue  de 
plus  en  plus  rigoureuse  et  sagement  défiante. 

3"  Le  tableau  précédent  n'énumère  que  les  guéri- 
sons constatées  au  Bureau  médical.  Or  tous  les  ma- 
lades qui  guérissent  ne  déclarent  point  ofliciellemenl 
leur  état  avant  de  partir,  il  s'en  faut  bien.  En  com- 
parant ceux  que  les  médecins  de  Lourdes  ont  vus 
et  ceux  dont  les  comptes  rendus  particuliers  des  pè- 
lerinages publient  les  noms  et  l'histoire,  il  est  facile 
de  s'apercevoir  que  le  Bureau  médical  ne  connaît 
pas,  sans  doute,  plus  delà  moitié  des  guérisons; 
peut-être  même  n'en  connait-il  pas  plus  du  tiers.  Le 
défaut  de  temps,  au  moment  du  départ,  et  aussi  l'en- 
nui de  se  soumettre  à  une  sorte  d'examen  public,  ar- 
rêtent beaucoup  de  malades,  qui  ont  retrouvé  la 
santé.  —  Et  cependant  l'ensemble  des  grâces  miracu- 
leuses, guérisons  et  améliorations,  dont  les  autori- 
tés de  la  Grotte  sont  parvenues  à  avoir  connaissance 
jusqu'en  I9i4i  dépasse,  d'après  nos  statistiques, 
quatre  mille  quatre  cents. 

On  arriverait  à  plus  de  neuf  mille  en  ajoutant  les 
autres,  celles  qu'on  n'a  pu  olliciellement  enregistrer 
à  Lourdes  et  que  les  directeurs  et  les  membres  des 
divers  pèlerinages  ont  vues  pourtant  de  leurs  yeux. 
5)  I\'ature  des  maladies  guéries.  —  Ce  qu'il  y  a 
d'aussi  remarquable  que  le  nombre  des  guérisons 
obtenues,  c'est  la  variété  des  maladies  qui  en  ont 
fait  l'objet.  La  cause,  qui  guérit  les  malades  à  Lourdes, 
n'agit  pas  à  la  façon  d'un  remède  naturel  :  le  champ, 
où  sa  vertu  opère,  n'est  pas  spécial  et  limité.  Elle 
atteint  les  maux  les  plus  différents  et,  en  même  temps, 
les  plus  graves.  L'auteur  de  ces  pages  a  dressé  une 
liste  de  ces  diverses  maladies,  pour  lesquelles  elle 
est  heureusement  intervenue,  depuis  le  début  des 
manifestations  jusqu'à  ces  derniers  temps.  Or,  le 
total  n'est  pas  bien  loin  de  deux  cents  (V.  Histoire 
critique  des  événements  de  Lourdes,  édition  com- 
plète, 4o"  mille,  appendice  n"  11).  Il  est  bien  entendu 
que  certaines  maladies  ont  donné  lieu  à  plus  de  cas 
de  guérison  que  certaines  autres;  c'est  aussi  qu'elles 
sont  plus  répandues.  Mais,  en  réalité,  il  n'y  a  pas  de 
domaine,  particulièrement  assigné  à  l'action  bienfai- 
sante, qui  améliore  la  santé  ou  la  restitue  même 
dans  sa  plénitude. 

C'est  une  mode  de  prétendre  qu'on  ne  voit  s'atté- 
nuer ou  disparaître  au  pied  de  la  Grotte  que  les  af- 
fections nerveuses.  Pour  parler  ainsi,  il  faut  n'avoir 
jamais  étudié  la  question.  Que  des  affections  ner- 
veuses guérissent  à  Lourdes,  ce  n'est  pas  douteux. 
Eh!  pourquoi  voudrait-on  que  ces  maladies-là  fus- 
sent exceptées?  Il  en  est    même,  parmi  celles  qui 


guérissent,  d'une  telle  gravité  que,  relativement  à  la 
cause  qu'elle  appelle,  leur  guérison  équivaut  à  celles 
des  maux  organiques  les  plus  dangereux.  Elles  sont 
naturellement  incurables.  Un  spécialiste  éminent, 
qui  s'est  beaucoup  occupé  des  nerfs,  le  IV  Guassbt, 
de  Montpellier,  nous  disait  un  jour  :  it  On  affirme 
rpi'à  Lourdes  on  guérit  l'hystérie.  Si  l'on  guérit  l'his- 
térie,  on  fait  le  plus  grand  des  miracles.» 

Aussi  ne  voit-on  pas  de  telles  cures  se  produire 
ailleurs.  11  y  a  quelques  années,  on  usait  beaucoup, 
dans  de  céîèlires  salles  d'hùpitaux,  de  ces  maladies 
et  de  ces  infortunés  malades,  pour  se  livrer  à  des 
expériences  intéressantes  ;  mais  on  ne  les  guérissait 
jamais.  Les  visiteurs  privilégiés  y  revoyaient  éter- 
nellement les  mêmes  sujets. 

Quant  aux  troubles  nerveux  moins  importants, 
sur  lesquels  une  vive  émotion  est  parfois  capable 
d'agir,  il  se  peut  que,  lorsqu'ils  disparaissent  à  Lour- 
des, le  résultat  soit  dû  à  une  cause  naturelle  ;  mais  il 
se  peut  aussi  qu'il  vienne  de  plus  haut.  En  tout  cas, 
l'apologiste  doit  les  négliger. 

Mais  ce  ne  sont  pas  certes  les  cas  les  plus  fréquem- 
ment observés  par  le  Bureau  médical.  Il  s'en  faut, et 
de  beaucoup.  Car  toutes  les  affections  nerveuses  ré- 
unies, en  y  comprenant  les  plus  graves,  ne  fournis- 
sent pas  même  la  quinzième  partie  des  guérisons. 
El  même,  nous  l'avons  dit  plus  haut,  la  proportion 
décroît  chaque  année.  Au  total,  on  en  compte  285 
sur  un  ensemble  de  4,/|45  cas  divers,  observés  depuis 
l'origine. 

La  tuberculose,  sous  toutes  ses  formes,  présente, 
à  elle  seule,  un  contingent  bien  plus  élevé. 

La  tuberculose  pulmonaire,  la  tuberculose  os- 
seuse, la  tuberculose  intestinale,  les  tumeurs  blan- 
ches, le  lupus,  le  mal  de  Pott,  la  coxalgie,  etc.,  ont 
donné  lieu  à  892  guérisons,  parmi  celles  qui  ont  pu 
être  relevées. 

En  outre,  et  sans  vouloir  tout  citer,  si  l'on  parcourt 
nos  statistiques,  on  trouve  69/,  cas  pour  les  maladies 
de  l'appareil  digestif  et  de  ses  annexes,  106  pour  les 
maladies  de  l'appareil  circulatoire,  dont  61  pour 
celles  du  cœur,  182  pour  les  maladies  de  l'appareil 
respiratoire  (bronchites,  pleurésies),  69  pour  les  ma- 
ladies de  l'appareil  urinaire,  i43  pour  celles  de  la 
moelle,  53o  pour  celles  du  cerveau,  i55  pour  les  af- 
fections des  os,  206  pour  celles  des  articulations, 
/|2  pour  celles  de  la  peau,  119  pour  les  tumeurs, 
5/16  pour  les  maladies  générales  et  les  maladies  di- 
verses, dont  170  pour  les  rhumatismes,  22  pour  les 
cancers,  et  54  pour  les  plaies. 

Signalons  aussi  spécialement  55  aveugles,  qui  ont 
eu  le  lionheur  de  voir,  et  2/1  muets  qui  ont  recouvré 
la  faculté  de  parler,  tandis  que  82  sourds  recouvraient 
celle  d'entendre. 

Sous  les  réserves  indiquées  plus  haut,  pour  beau- 
coup de  cas  dont  la  connaissance  précise  nous 
échappe,  voilà  un  aperçu,  et  un  aperçu  incomplet, 
des  bienfaits  de  tout  genre  que  les  malades  ont  ob- 
tenus autour  de  la  Grotte  miraculeuse. 

Ces  guérisons,  si  nombreuses  et  si  variées,  font 
une  impression  profonde  sur  tout  esprit  sérieux,  qui 
prend  la  peine  d'y  réfléchir.  Et,  comme  il  n'est  vrai- 
ment pas  possible  d'en  mettre  en  doute  la  réalité,  si 
l'on  est  résolu  à  écarter  l'action  du  ciel,  qui  les  expli- 
que facilement,  on  est  obligé  de  chercher  l'explica- 
tion dans  une  cause  naturelle,  quelle  qu'elle  soit. 
L'incrédulité  a  fait  plusieurs  tentatives  dans  ce  sens; 
le  moment  est  venu  de  les  étudier. 

2"  Le  surnaturel  dans  les  quèrisons.  —  Il  faut 
une  cause  à  tous  les  faits  ;  c'est  une  loi  de  la  nature. 
Examinons  donc,  l'une  après  l'autre,  les  diverses 
solutions  que  les  ennemis  du  surnaturel  ont  propo- 
sées au  grave  problème  de  Lourdes. 


51 


LOURDES  (LE  FAIT  DE) 


52 


Tour  à  tour,  ou  même  à  la  fois,  ils  ont  placé  le 
principe  des  guérisons,  soil  dans  la  vertu  curalive  de 
l'eau  de  la  Grotte,  soit  dans  l'elBcacité  de  la  sugges- 
tion, soit  dans  le  mystère  des  forces  du  monde,  en- 
core inconnues. 

Suivons-les  sur  ce  triple  terrain. 

—  L'explication  par  l'eau  de  la  Grotte.  —  Pour 
expliquer  par  l'eau  de  la  Grotte  les  effets  tliérapeu- 
tiques  observés  à  Lourdes,  on  a  fait  intervenir  les 
propriétés  chimiques  de  cette  eau,  ou  sa  température 
et  les  bains  froids  qu'elle  permet,  ou  enfin,  plus 
récemment,  une  puissance  radio-active,  qu'on  lui 
attribue  d'ailleurs  gratuitement. 

La  première  hypothèse  fut  exploitée  surtout  au 
début.  Ce  fut  l'arme  favorite  de  tous  ceux  des  libres 
penseurs  d'alors,  qui  voyaient  de  trop  près  les  évé- 
nements pour  les  révoquer  en  doute.  Mais  le  désen- 
chantement fut  prompt.  M.  Filuol,  de  la  Faculté  des 
sciences  de  Toulouse,  le  chimiste  le  plus  en  renom  du 
Midi,  avait  été  chargé  ofliciellement  de  faire  l'ana- 
lyse de  la  source.  Le  préfet  de  Tarbes  l'avait  signalé 
comme  l'homme  le  plus  compétent,  d'autant  qu'il 
avait  déjà  fait  des  études  consciencieuses  sur  la  plu- 
part des  eaux  minérales  des  Pyrénées.  On  attendait 
impatiemment  son  rapport.  Il  vint  enlin,  et  voici 
quelle  en  était  la  conclusion  :  «  Cette  eau  ne  renferme 
aucune  substance  active,  capable  de  lui  donner  des 
propriétés  thérapeutiques  marquées.  >■ 

Dans  la  lettre  au  maire  de  Lourdes,  qui  accom- 
pagnait son  rapport,  l'éminent  professeur  ajoutait 
que  les  effets  extraordinaires,  qu'on  assurait  avoir 
obtenus  à  la  suite  de  l'emploi  de  cette  eau,  no  pou- 
vaient pas  être  expliqués  par  les  sels  dont  l'analyse 
y  décelait  l'existence. 

Ce  fut  un  coup  de  massue  pour  l'opinion  qui  avait 
hypothétiquement  publié  le  contraire  :  elle  ne  s'en 
est  jamais  relevée. 

On  voudra  bien  me  permettre  d'ajouter  que  je  pos- 
sède une  analyse  comparée,  faite  dans  ces  dernières 
années,  par  un  homme  du  métier.  Il  en  résulte  que 
l'eau  de  la  Grotte  diffère  de  l'eau  du  Gave,  mais 
qu'elle  est  chimiquement  semblable  à  celle  de  la  fon- 
taine publique,  qui  se  trouve  dans  la  ville.  Dès  lors, 
si  elle  devait  à  sa  composition  chimique  l'efficacité 
tliérapeutique  qu'on  lui  reconnaît,  l'eau  de  la  ville 
l'aurait  elle  aussi,  étant  d'une  composition  identique; 
or  elle  ne  l'a  à  aucun  degré. 

Mais,  dit-on,  l'eau  de  Lourdes  est  froide,  et  l'on 
sait  qu'en  thérapeutique  les  bains  froids  ont  parfois 
d'heureux  eflets. 

Sortons  du  vague,  où  la  vérité  ne  trouve  jamais 
une  atmosphère  favorable  ;  exprimons-nous  avec  pré- 
cision. Quels  effets  l'hydrothérapie  obtient-elle?  Lui 
arrivet-il,  comme  à  l'eau  de  Lourdes,  de  faire  dispa- 
raître subitement  une  maladie  organique?  —  Non, 
jamais;  cela  ne  fait  de  doute  pour  personne.  L'a-t-on 
vue,  par  exemple,  guérir,  en  quelques  minutes,  un 
large  ulcère  couvrant  les  deux  tiers  de  la  face  externe 
de  la  jambe,  comme  chez  Joachine  Dehant  (v.  le  cer- 
tificat du  D'' Froidbise,  19  septembre  1878;  Histoire 
critique,  p.  i56),  ou  délivrer  un  aveugle,  avec  la  rapi- 
dité de  la  foudre,  d'un  double  décollement  de  la  ré- 
tine qui  remontait  à  sept  années,  ainsi  que  Vion-Dury 
(v.  la  communication  du  médecin  protestant  Dor  à  la 
Société  française  d'ophtalmologie  le  ï"  mai  iSgS; 
ihid.,  p.  160),  ou  coudre  instantanément  —  qu'on 
pardonne  le  mot  —  les  bords  d'une  plaie  et  tarir 
pour  toujours  l'écoulement,  dans  une  ostéite  tuber- 
culeuse, comme  chez  la  jeune  Clémentine  Trouvé, 
que  Zola  a  vue  et  qu'il  a  peinte  sous  le  nom  de 
Sophie  Couteau?  {Ihid.,  p.  269  et  suiv.) 

L'eau  de  la  Grotte  a  fait  ces  merveilles.  Quelle 
autre  les  fit  jamais? 


Supposons  même  que  notre  source  soit  radio- 
active. C'est  une  conjecture,  une  simple  conjecture, 
que  rien  absolument  n'autorise,  sinon  le  besoin 
qu'ont  de  l'admettre  les  adversaires  du  miracle.  Mais 
entrons-y,  puisqu'elle  leur  plaît,  et  qu'ils  paraissent 
aimer  à  se  réfugier  dans  l'ombre  propice  des  forces 
mal  connues  et  plus  mal  encore  définies. 

Raisonnant  donc  dans  cette  gratuite  hypothèse, 
je  prierai  le  lecteur  de  remarquer  qu'on  peut  et  qu'on 
doit  affirmer,  sur  la  radio-activité  de  l'eau,  ce  qui 
vient  d'être  dit  sur  sa  température.  Pas  plus  que  l'hy- 
drothérapie, la  radio  activité  n'a  jamais  produit  les 
cures  graves  et  subites  dont  on  admire  le  spectacle 
autour  de  la  Grotte. 

Enfin  une  observation  générale  s'impose,  qui  doit 
dissiper  toute  équivoque,  s'il  pouvait  en  rester  une. 
Que  l'on  croie  à  la  vertu  des  qualités  chimiques  de 
l'eau  de  la  source,  ou  à  celle  de  sa  température  ou  à 
l'efficacité  radio-active  dont  elle  serait  douée,  on  est 
bien  obligé  de  reconnaître  que,  pour  éprouver  le 
bienfait  de  ces  diverses  influences,  il  est  nécessaire 
d'en  user.  Un  malade,  qui  n'entre  pas  en  contact  avec 
l'élément  qu'on  en  dit  chargé,  ne  saurait  en  tirer 
profit,  c'est  l'évidence  même,  et,  s'il  guérit,  c'est  à  une 
tout  autre  cause  que  doit  nécessairement  être  imputée 
sa  guérison. 

Or  beaucoup  de  miraculés  de  Lourdes  ont  guéri 
ailleurs  que  dans  les  piscines.  Que  dis-je?  Il  est  permis 
d'avancer  que,  depuis  vingt  ans,  c'est  le  plus  grand 
nombre.  On  pourrait  même  citer  bien  des  malades, 
qui  ont  retrouvé  la  santé,  sans  avoir  pris  un  seul 
bain  dans  l'eau  miraculeuse,  non  seulement  au 
moment  de  leur  guérison,  mais  dans  les  jours  et  les 
mois  qui  l'ont  précédée.  Tel  est,  pour  n'en  citer  qu'un 
parmi  tant  d'autres,  le  Belge  Pierre  de  Rudder  :  les 
fragments  de  ses  os  brisés  se  soudèrent  brusquement, 
à  Oostacher,  près  de  Gand,  dans  une  chapelle  dédiée 
à  Notre-Dame  de  Lourdes,  sans  qu'il  eût  jamais  vu 
ni  les  piscines  ni  les  cannettes  de  la  Grotte.  (V.  His- 
toire critique  de  Lourdes,  p.  289  et  suiv.,  et,  pour 
plus  de  détails  et  une  discussion  plus  étendue, 
D'  A.  Drschamps  :  Le  cas  Pierre  de  Rudder, 
Bruxelles,  191 3.) 

C'est  donc  à  une  tout  autre  cause  qu'on  est  obligé 
d'attribuer  l'action  prodigieuse  dont  il  bénéficia  et 
dont  beaucoup  d'autres  ont  bénéficié  comme  lui. 

—  L'explication  par  la  suggestion  thérapeutique. 
—  Une  cause  de  guérison,  bien  plus  souvent  indiquée 
aujourd'hui  par  les  sceptiques  que  refllcacité  de  la 
source,  désormais  négligée,  c'est  la  suggestion. 

La  suggestion  se  présente  sous  deux  aspects  :  on 
peut  se  suggestionner  soi-même  — c'est /'au'o-sH^geï 
tion  —  ou  bien  subir  l'idée  suggérée  par  autrui  — 
c'est  Vhétéro-suggestion.  Ce  dernier  terme  est 
d'ailleurs  assez  rare,  et  c'est  le  nom  générique,  c'est 
le  mot  suggestion  qui  le  remplace  le   plus  souvent. 

Mais  sous  une  forme  ou  sous  l'autre,  le  principe 
de  la  guérison  —  s'il  y  a  guérison  —  est  le  même 
toujours.  Les  suggestionneurs  prétendent,  en  effet, 
que  «  toute  cellule  cérébrale,  actionnée  par  une 
idée,  actionne  les  fibres  nerveuses  qui  doivent  réa- 
liser cette  idée  »  (Bernheim:  Hypnotisme,  suggestion, 
psychothérapie,  Paris,  igoS).  Par  conséquent,  dès 
qu'on  est  fortement  persuadé  qu'on  est  guéri  ou 
qu'on  va  guérir,  sous  «  l'action  des  fibres  nerveuses  » 
on  guérit  en  réalité. 

Tel  est  le  système!  Voyons  si  les  résultats,  où  il 
amène,  peuvent  sufllre  à  rendre  compte  des  cures 
miraculeuses,  obtenues  sur  les  bords  du  Gave. 

Pour  juger  de  l'ampleur  des  résultats,  c'est-à-dire 
de  la  puissance  de  la  suggestion  en  thérapeutique, 
prenons  pour  base  les  expériences  de  Bernhbim,  et 
les  conclusions  qu'il  en  a  tirées,  dans  l'ouvrage  cité 


53 


LOURDES  (LE  FAIT  DE) 


54 


plus  liaul.  Bernheira  est  le  clief  de  l'école  de  sugges- 
tion lie  Nancy,  laquelle  est  plus  avancée  et  plus 
Lardie  que  l'école  de  la  Salpètrière,  à  Paris.  Celle-ci 
n'admet  pas  tout  ce  que  la  première  raconte  et 
publie.  C'est  donc,  de  notre  part,  accepter  le  terrain 
le  moins  favorable  pour  la  thèse  que  nous  défen- 
dons ici. 

Quand  on  s'occupe  de  la  vertu  thérapeutique  de 
lasufffccstion,  une  distinction  fondamentale  s'impose, 
et  on  l'a  Irop  souvent  négligée.  Il  faut  traiter  à  part 
des  maladies  organiques  et  des  maladies  fonction- 
nelles, moins  proprement  appelées  nerveuses.  Dans 
les  premières,  il  y  a  lésion  :  entendez  qu'un  organe 
est  atteint.  Une  dent  d'une  roue  a  été  cassée,  ou  ébré- 
chée  ou  faussée,  dans  l'horloge.  Dans  les  secondes, 
tous  les  organes  sont  intacts;  ce  sont  des  maladies, 
comme  on  dit  en  médecine,  sine  materia.  La  fonction 
seule  est  en  défaut,  et  pour  une  cause  qui  n'a  rien 
d'organique.  Un  grain  de  poussière  s'est  introduit 
dans  un  engrenage,  et  l'horloge  s'est  arrêtée,  quoique 
le  microscope  ne  découvre  rien  de  brisé  ni  de  déplacé 
dans  les  ])iéces  qui  la  composent. 

Celte  distinction  étant  faite,  on  voit  beaucoup 
mieux  ce  que  peut  la  suggestion  et  surtout  ce  qu'elle 
ne  peut  pas.  Accordons  qu'elle  exerce  son  action 
dans  les  maladies  fonctionnelles,  ou,  selon  l'expres- 
sion de  Bernheim,  «  dans  le  champ  des  névroses  >>. 
Non  point  certes  qu'elle  réussisse  toujours,  même 
dans  ce  domaine  limité.  D'abord,  elle  est  loin  de 
réussir  avec  constance,  même  à  l'égard  de  celles  de 
ces  maladies  où  les  suggestionneurs  assurent  qu'elle 
a  le  plus  d'empire;  mais  surtout  il  en  existe  l)eaucoup 
qu'elle  ne  guérit  jamais.  Telles  sont,  par  exemple, 
d'après  le  savant  suggestionneur  de  Nancy,  la  neu- 
rasthénie héréditaire,  avec  ses  innomlirables  mani- 
festations; l'hypocondrie  invétérée,  répile[)sie,  la 
chorée,  le  tétanos,  etc.  Malheureusement,  nous  ne 
pouvons  donner  ici,  faute  d'espace,  les  citations  de 
Bernheira  et  les  références  qu'elles  appellent.  On  les 
trouvera,  si  on  désire  les  voir,  dans  notre  Histoire 
critique  de  Lourdes,  p.  i8o  et  suiv.  —  Cette  observa- 
tion s'applique  aussi  à  ce  qui  va  suivre. 

Mais  négligeons  les  maladies  fonctionnelles.  Ce 
qu'il  faut  considérer  ici  surtout,  ce  sont  les  maladies 
organiques.  Or,  disons  le  tout  de  suite  :  dans  les 
maladies  organiques,  la  thérapeutique  de  la  sugges- 
tion est  nettement  impuissante.  Les  suggestionneurs 
prétendent  qu'elle  a  parfois  un  certain  empire  sur 
des  symptômes  secondaires,  comme  l'insomnie,  et, 
qu'en  les  amendant,  elle  est  capable  d'exercer  indi- 
rectement quelque  influence  heureuse  sur  la  maladie 
elle-même.  Mais  ils  avouent  qu'elle  ne  peut  rien 
directement  sur  la  guérison,  laquelle  vient  ou  ne 
vient  pas,  indépendamment  de  toutes  les  idées  qu'on 
tente  de  suggérer  au  malade,  ou  qu'il  se  suggère  à 
lui-même.  Ecoutez  ces  déclarations  du  savant  Israé- 
lite que  nous  avons  déjà  cité;  nous  les  prenons  çà  et 
là  dans  son  ouvrage  :  «  La  suggestion  est  une  thé- 
rapeutique presque  exclusivement  fonctionnelle... 
La  suggestion  ne  peut  réduire  un  membre  luxé, 
dégonfler  une  articulation  gonflée  par  le  rhumatis- 
me... (Elle)  ne  peut  ni  résoudre  une  inflammation, 
ni  arrêter  l'évolution  d'une  tumeur  ou  d'un  processus 
de  la  sclérose.  La  suggestion  ne  tue  pas  les  microbes, 
elle  ne  cicatrise  pas  l'ulcère  rond  de  l'estomac.  »  On 
ne  suggère  pas  non  plus  «  aux  tubercules  de  dispa- 
raître... La  suggestion  n'enraie  pas  l'évolution  orga- 
nique de  la  maladie;  trop  souvent  elle  ne  produit 
qu'une  amélioration  transitoire;  les  maladies,  de 
leur  nature  progressives  et  envahissantes,  telles  que 
l'ataxie  locomotrice,  la  sclérose  en  plaque,  etc.,  conti- 
nuent leur  marche  inexorable.  » 

Bernheim  écrivait  cela  à  la  fin  du  xrx'  siècle  ou 


tout  à  fait  au  début  du  xx'.  Depuis,  la  théra- 
peutique suggestive  a  perdu  encore  de  son  autorité, 
parmi  les  esprits  d'élite  qui  l'ont  pratiquée.  L'expé- 
rience ne  lui  a  pas  été  favorable. 

Je  me  souviens  d'avoir  entendu,  en  igo^,  au  bureau 
des  constatiitions  de  Lourdes,  un  médecin  principal 
de  l'armée,  lequel  était  chargé  de  l'hôpital  militaire, 
dans  une  grande  ville  encombrée  de  soldats.  Devant 
moi  et  devant  plusieurs  de  ses  confrères,  il  dit  à  un 
suggestionneur,  qui  paraissait  avoir  le  zèle  d'un 
novice  :  «  J'ai  pratique  beaucoup  la  suggestion,  parmi 
mes  malades  ;  elle  m'a  donné  de  si  pauvres  résul- 
tats que  j'y  ai  absolument  renoncé  :  je  ne  la  pratique 
plus.  » 

Plus  récemment,  je  voyais  un  des  médecins  de 
France,  qui  se  sont  le  plus  occupés  decette  question, 
tliéori(|uement  et  pratiquement,  le  D''  Grasset,  de 
Montpellier;  je  lui  demandai  :  «  Docteur,  voulez-vous 
me  permettre  de  vous  poser  une  question  dans  un 
intérêt  scientifique  ?  Non  seulement  vous  .ivez  écrit 
sur  la  thérapeutique  de  la  suggestion,  mais  vous  en 
avez  usé  souvent  sur  vos  malades.  Eh  bien  !  en  avez- 
vous  obtenu  des  effets  heureux?  »  Il  me  répondit  : 
«  Des  ePTets  peu  nombreux  et  peu  durables.  »  — 
«  D'autres  hommes  compétents  m'ont  déjà  fait  cette 
réponse,  repris-je.  Ne  croyez-vous  pas,  docteur,  que 
cette  thérapeutique,  un  moment  si  à  la  mode,  est 
elle-même  bien  malade  ?  »  Il  lit  un  geste,  qui  signi- 
fiait :  «  Si,  je  le  crois  ;  elle  est  bien   malade.  » 

On  remarquera  ce  mot  :  «  Des  effets  peu  dura- 
bles. »  11  correspond  à  celui  qu'on  a  trouvé  tout  à 
l'heure  sous  la  plume  du  D'  Bernheim,  défenseur 
quasi  officiel  de  cette  méthode  :  a  Trop  souvent  la 
suggestion  ne  produit  qu'une  amélioration  transi- 
toire. »  D'autre  part,  le  même  savant  fait  observer 
que  son  action  est  lente  et  progressive.  C'est  une 
thérapeutique  qui  exige  la  collaboration  du  temps. 
(Hypnotisme,  suggestion  et  psychothérapie,  Paris 
igoS,  p.  337,  33^).  Les  suggestionneurs  Delbœuf  et 
Wetterstraxd  sont  du  même  avis  (Delbœuf  :  Le  Ma- 
gnétisme animal,  etc.,  Paris  1889,  p.  61  ;  Wetters- 
trand:  L'Hypnotisme  et  ses  applications,  Paris,  1899, 

p.  5). 

Comparez  maintenant,  trait  pour  trait,  avec  la 
cause  mystérieuse  qui  agit  à  Lourdes  :  la  dissem- 
blance vous  paraîtra  complète,  et  vous  n'aurez  pas 
de  peine  à  conclure  que  deux  forces,  si  différentes 
dans  leur  action,  ne  sauraient  être  deux  forces  iden- 
tiques dans  leur  nature.  L'une  agit  exclusivement 
—  quand  elle  agit  —  sur  des  maladies  fonctionnelles 
ou  nerveuses,  l'autre  agit  aussi  sur  des  maladies 
organiques,  les  plus  invétérées  et  les  plus  graves; 
la  première  ne  donne  que  des  résultats  éphémères, 
même  dans  le  champ  restreint  où  s'exerce  son  em- 
pire; la  seconde  opère  des  guérisons  durables,  radi- 
cales, absolues;  celle-là,  pour  arriver  aux  médiocres 
effets  qu'elle  donne,  doit  s'exercer  longtemps  et  d'une 
manière  répétée;  on  voit  parfois  celle-ci  faire  les 
prodiges  qu'elle  fait,  en  quelques  minutes,  avec  la 
rapidité  de  la  foudre.  Si  elle  était  la  suggestion,  elle 
agirait  à  la  manière  de  la  suggestion  et  dans  les 
mêmes  limites  ;  elle  ne  peut  agir  autrement  que 
parce  qu'elle  est  autre  chose. 

Quelle  chose?  Une  chose  inconnue,  répliquent  les 
ennemis  des  miracles,  que  l'on  connaîtra  sans  doute 
un  jour.  C'est  la  troisième  explication,  par  où  ils 
essaient  d'échapper  au  surnaturel,  qui  les  presse  de 
toutes  parts. 

Eludions-la  en  finissant. 

—  l.'e.rplication  par  les  forces  inconnues.  —  C'est 
donc  lasuprême  ressource  des  incrédules  en  déroute. 
Voici  leur  raisonnement  :  «  Nous  ne  connaissons 
pas  toutes  les  forces  de  la  nature,  ni  toutes  les  lois 


55 


LOURDES  (LE  FAIT  DE) 


56 


cpii  sont  l'expression  de  ces  forces;  ce  qui  le  prouve 
bien,  c'est  que  nous  en  découvrons  de  temps  en 
temps  de  nouvelles;  témoin  la  vapeur  et  l'électri- 
cité, et,  quant  aux  ai)plioations,  le  tclépbone,  la 
radiographie  et  la  télégraphie  sans  111.  Qui  donc  nous 
dit  que  des  forces,  encore  ignorées  de  nous,  mais 
naturelles  comme  celles  qui  nous  sont  connues, 
n'opèrent  pas  les  guérisons  extraordinaires  que  les 
catholiques  attribuent  directement  à  Dieu?  » 

Je  remarque  d'abord  qu'il  s'agit  d'une  hypothèse, 
hypotlièsegratuite,  qui  n'est  fondée  sur  aucune  base, 
sauf  le  désir  obstiné  qu'on  éprouve  de  ne  pas  croire 
au  miracle.  Or  des  hypothèses  semblables  n'ont 
jamais  possédé  aucune  autorité. 

Que  répondraient  les  sceptiques  à  celui  qui,  pour 
suivre  leurs  traces,  s'écrierait:  «  Il  existe  des  forces 
nouvelles  qui  se  révèlentà  nous.etque  nousn'avions 
jamais  soupçonnées.  Qvii  nous  dit  que  l'une  de  celles 
qui  restent  encore  cachées  ne  portera  pas  Ijientôl 
l'organisme  humain  à  des  proportions  inattendues,  et 
que  dans  cent  ans  l'homme  n'aura  pas  la  taille  du 
dôme  de  Saint-Pierre?  »  ou  que,  suivant  l'idée  de  ce 
philosophe  original,  il  ne  lui  poussera  pas  une  queue, 
avec  un  œil  au  boutpour  regarder  les  astres?  »  Et  l'on 
pourrait  continuer  ce  petit  jeu  des  hypothèses  fan- 
taisistes, sans  s'émouvoir  d'aucune  absurdité.  On  y 
joindrait,  comme  un  refrain,  ce  raisonnement  qui 
devrait  tout  expliquer  et  répondre  à  tous  les  étonne- 
ments  :  «  Voj'ez  la  vapeur,  l'électricité,  le  télégra- 
phe, etc.;  qui  nous  aurait  dit,  il  y  a  cent  ans...?  » 

Nous  aurions  donc  sans  doute  le  droit  de  repousser 
une  telle  objection,  en  y  opposant  ce  que  les  parle- 
mentaires nomment  la  question  préalable.  Mais  il 
sera  sans  doute  plus  utile  d'en  montrer  la  faiblesse 
foncière  que  de  l'écarter  par  le  dédain. 

Les  incrédules  avancent  donc  qu'une  loi  secrète, 
dont  nous  ignorons  la  nature,  explique  peut-être  les 
faits  miraculeux,  auxquels  nous  ne  trouvons  aucune 
cause,  dans  les  choses  créées.  II  faut  hardiment  leur 
répondre  que  certainement  cette  loi  hypothétique 
n'existe  pas.  Et  voici  comment  on  peut  le  prouver. 
Si  cette  loi  existait,  elle  agirait  comme  une  loi 
naturelle,  c'est-à-dire  d'une  manière  constante,  iden- 
tique, invariable.  Une  loi  naturelle  ne  procède  pas 
axitreraent,  qu'on  la  connaisse  ou  qu'on  l'ignore. 
Tous  les  corps  s'attiraient  l'un  l'autre,  en  raison  di- 
recte des  masses  et  en  raison  inverse  du  carré  des 
distances,  avant  que  le  monde  eîit  deviné  cette  loi  et 
que  Newton  en  eût  trouvé  la  formule.  Envoyez  un 
courant  électrique  dans  une  masse  d'eau.  La  masse 
d'eau  se  décomposera  en  oxygène  et  en  hydrogène, 
l'oxygène  formant  un  volume  et  l'hydrogène  deux. 
La  décomposition  n'aura  pas  lieu  dansla  masse  sans 
le  courant,  qui  est  une  condition  indispensable,  mais 
toutes  les  fois  que  cette  condition  sera  posée,  c'est- 
à-dire  aussi  souvent  que  le  courant  passera,  la  masse 
d'eau  se  décomposera,  et  toujours  de  la  même  ma- 
nière. C'est  fatal. 

Si  les  faits  prodigieux  de  Lourdes  étaient  dus  à 
une  loi,  encore  ignorée  de  nous,  il  faudrait,  pour  les 
produire  en  provoquant  l'action  de  cette  loi,  certaines 
conditions  précises,  déterminées,  toujours  les  mêmes, 
et,  en  retour,  chaque  fois  que  ces  conditions  seraient 
réalisées,  ils  apparaîtraient  avec  une  régularité 
rigoureuse,  constante,  invariable.  Or  c'est  exacte- 
uient  le  contraire  que  l'on  peut  constater. 

D'abord  la  cause  mystérieuse  n'a  pas  besoin,  pour 
agir,  de  rencontrer  des  conditions  déterminées.  Son 
action  s'exerce  dans  les  circonstances  les  plus  variées, 
les  plus  diverses,  les  plus  dissemblables  :  à  l'inté- 
rieur des  édilices  ou  au  dehors,  dans  l'ombre  dis- 
crète des  piscines  ou  en  plein  soleil,  durant  la  pro- 
cession du  Saint  Sacrement,  et  au  bruit  harmonieux 


des  cantiques;  le  matin,  ou  à  midi,  ou  le  soir;  que 
le  ciel  soit  radieux  ou  que  la  pluie  le  trouble  et 
l'obscurcisse;  quelle  que  soit  la  maladie  et  quelque 
soit  le  malade,  jeune  ou  vieux,  enfant  ou  vieillard, 
croyant  enthousiaste  ou  croyant  timide  et  hésitant. 
Rien  n'est  requis,  ni  dans  l'àme,  ni  dans  la  situa- 
tion, ni  dans  l'iulirmité,  ni  dans  les  circonstances 
extérieures,  pour  que  la  secrète  influence  entre  en  jeu 
et  que  l'elTet  se  manifeste. 

D'antre  part,  la  réunion  de  quelques  conditions 
réputées  utiles  ne  détermine  pas  plus  son  action  que 
leur  absence  ne  l'empêche. 

Voici  un  malheureux  dont  l'état  est  lamentable, 
la  foi  profonde,  la  prière  ardente  ;  on  prie  aussi  au- 
tour de  lui,  et  c'est  le  jour  d'une  grande  manifesta- 
lion  religieuse,  qui  remue  tous  les  cœvirs.  Si  la  guéri- 
son  dépendait  d'une  ou  de  plusieurs  de  ces  circons- 
tances morales,  comme  l'effet  d'une  loi  naturelle 
dépend  de  quelques  circonstances  physiques,  on 
devrait  la  tenir  pour  assurée.  Or  elle  ne  l'est  pas; 
tous  ceux  qui  ont  suivi  de  près  les  événements  de 
Lourdes  savent  bien  qu'on  ne  peut  jamais  la  pro- 
mettre ni  l'attendre  avec  probabilité. 

Un  jour,  un  des  organisateurs  les  plus  zélés  des 
pèlerinages,  le  R.  P.  Picard,  était  à  Lourdes.  Il  avait 
devant  lui  une  foule  immense,  dont  les  sentiments 
lui  semblaient  faire  admirablement  écho  à  sa  parole. 
Jamais  auditoire  ne  lui  avait  paru  mieux  disposé. 
En  descendant  de  chaire,  il  rencontra  le  D''  Boissa- 
rie  :  «  Docteur,  lui  dit-il  avec  des  regards  où  éclatait 
l'espérance,  quelle  foule,  quelle  religion,  quel  specta- 
cle! Nous  allons  avoir  une  moisson  de  miracles.  » 
n  Or,  ajoutait  le  docteur  en  me  racontant  cette  anec- 
dote, nous  n'eûmes  pas  de  moisson,  ni  même  de 
simples  épis.  Jamais  mon  registre  ne  fut  si  pauvre. 
Aucun  fait  ne  put  y  être  inscrit.    » 

C'est  que  les  faits  viennent  à  leur  heure,  sans  que 
rien  permette  d'y  compter,  et  avec  une  indépendance 
qui  déjoue  toutes  les  prévisions.  Bref,  la  loi  est  aveu- 
gle; déjà  connue,  ou  cachée  encore  dans  la  réserve 
des  lois  dont  l'avenir  seul  doit  avoir  le  secret,  sa 
nature  reste  la  même  :  c'est  une  sorte  de  machine 
dont  l'elTet  est  automatique.  Au  contraire,  la  cause 
mystérieuse,  qui  intervient  autour  de  la  Grotte,  est 
un  agent  souverainement  libre,  et  que  rien  ne  lie 
jamais. 

Il  est  donc  impossible,  mais  tout  à  fait  impossible, 
de  les  assimiler  l'une  à  l'autre,  et  bien  plus  encore 
de  les  confondre.  Par  conséquent,  il  n'y  a  pas  à  in- 
voquer, pour  expliquer  les  faits  prodigieux  qui  nous 
occupent,  une  loi  de  la  nature,  quelle  qu'elle  soit,  pas 
plus  une  loi  à  découvrir  qu'une  loi  déjà  découverte. 
Voilà  une  première  réponse  que  l'on  peut  faire  aux 
sceptiques,  sur  ce  sujet.  En  voici  une  seconde. 

Si  la  loi  mystérieuse  et  hypothétique,  derrière  la- 
quelle votre  incrédulité  cherche  un  abri,  exerçait 
vraiment  son  action  extraordinaire  à  Lourdes,  étant 
une  loi  physique  dans  le  jeu  de  laquelle  n'entrerait 
aucune  liberté,  il  n'y  aurait  pas  de  raison  pour  qu'elle 
ne  fît  sentir  son  effet  qu'à  quelques  privilégiés, 
sur  xine  si  grande  foule.  Car  quelles  que  fussent  les 
conditions  qu'elle  exigeât  pour  agir,  dans  cette 
multitude  animée  des  mêmes  sentiments,  soumise 
aux  mêmes  influences,  pleine  des  mêmes  désirs  et 
s'épanchant  dans  les  mêmes  prières,  personne  n'ad- 
mettra jamais  que  les  quelques  malades  qui  guéris- 
sent soient  les  seuls  qui  les  présenteraient;  elles  se 
trouveraient  réalisées  certainement  dans  beaucoup 
d'autres.  Il  est  donc  impossible  d'admettre  que  les 
guérisons  ne  fussent  pas  bien  plus  nombreuses  qu'el- 
les sont.  Leur  petit  nombre  prouve  qu'elles  viennent 
d'une  cause  libre,  qui  agit  quand  elle  veut,  sur  qui 
elle  veut,  et  dans  la  mesure  où  elle  veut. 


57 


LOURDES  (LE  FAIT  DE) 


58 


Mais  on  doit  se  demander  aussi  pourquoi  cette 
Leureuse  loi,  aussi  liienfaisante  que  mystérieuse, 
qui  ferme  les  plaies  des  Ijlessés  et  ouvre  les  yeux  des 
aveugles,  accomplit  ces  prodiges  à  Lourdes  plutôt 
qu'ailleurs,  et,  dans  Lourdes  même,  sur  les  croyants 
qui  viennent  l'implorer,  plutôt  que  sui"  les  sceptiques 
qui  la  bravent. 

Ne  parlons  pas  de  la  puissance  de  la  suggestion  ! 
Nous  avons  vu  que  la  suggestion  ne  peut  rien  dans 
les  maladies  organiques.  Cette  loi  devrait  donc  être 
nécessairement  autre  cliose.  Et  alors  je  demande  : 
comment  s'expliquer  qu'elle  produisît  son  admirable 
ellet  sur  les  pèlerins  de  Lourdes,  et  seulement  sur 
eux  ? 

Naturellement,  pour  qu'elle  exerçât  son  action  sa- 
lutaire,il  faudrait  la  mettre  en  mouvement.  La  mettre 
en  mouvement!  Mais  comment,  de  quelle  manière?... 
c'est  un  secret,  et  il  est  resté  jusqu'ici  impénétra- 
ble. Quelqu'un  pourra-t-il  comprendre  que  certains 
pèlerins  privilégiés,  ceux  de  Lourdes,  le  connaissent 
cependant  assez  bien  pour  se  servir  de  la  loi  mysté- 
rieuse et  guérir?  Quoi  I  Ils  arrivent  de  tous  les  lieux 
du  monde,  ils  ne  se  sont  jamais  vus,  il  y  a  parmi 
eux  des  gens  de  tout  âge  et  de  toute  condition, 
même  des  enfants  qui  n'usent  pas  encore  ou  usent  à 
peine  de  la  parole,  et  il  faudra  que  nous  croyions 
qu'ils  savent  tous  la  façon  de  s'y  prendre,  pour 
appliquer  ce  que  Descartes  appelait  la  chiquenaude 
et  faire  marcher  la  machine  1 

En  outre,  ils  devront  la  savoir  seuls;  tous  les  au- 
tres l'ignoreront. 

Mais  eux-mêmes,  les  sceptiques,  ces  panégyristes 
de  la  prétendue  loi  inconnue  qui  ranime  les  mori- 
bonds, comment  ne  découvrent-ils  pas,  pour  leur 
compte,  le  moyen  de  mettre  en  branle  le  précieux 
ressort  ?  Pourquoi  laissent-ils  la  loi  travailler  uni- 
quement pour  quelques  dévots  de  la  Grotte? 

Les  questions  semultiplient, auxquelles  on  ne  peut 
faire  aucune  réponse.  C'est  qu'on  se  débat  dans  l'im- 
possible. Non  seulement  cette  prétendue  loi  n'existe 
pas,  comme  on  vient  de  le  voir;  mais  il  faut  dire 
plus  :  elle  ne  peut  pas  exister.  Expliquons-nous. 

Tous  les  tissus  de  l'organisme,  comme  les  tissus 
de  tous  les  corps  vivants,  sont  composés  de  petites 
masses  de  substance  plastique,  appelées  plastides. 
Ces  plastides  sont  contenus  dans  des  cellules,  sortes 
de  membranes  extrêmement  minces  qu'ils  sécrètent 
eux-mêmes.  Ce  sont  ces  plastides  qui,  par  leur  multi- 
plication, leur  engendrenient,  produisent  la  nutri- 
tion, cl,  par  suite,  l'accroissement,  et  la  restauration 
de  la  matière  organique.  Or  tout  plastide  vient  d'un 
plastide  antérieur;  celui-ci  vient  d'un  autre,  et  ainsi 
de  suite  en  remontant  toujours.  Ce  sont  là  des  prin- 
cipes universellement  admis. 

Supposez  maintenant  un  tissu  affecté  d'une  lésion, 
comme  il  arrive  dans  toute  maladie  organique.  La 
restauration,  autrement  dit  la  guérison,  ne  pourra 
se  faire  que  par  la  multiplication  et  l'engendrement 
des  plastides.  Or  les  générations  des  plastides,  se  pro- 
duisant les  uns  les  autres,  sont  nécessairement  suc- 
cessives; ce  qui  revient  à  dire  qu'elles  ont  essentiel- 
lement besoin  du  concours  du  temps.  La  nature  ne 
peut  produire  à  la  fois  le  (ils,  le  père  et  une  longue 
suite  d'aïeux.  Il  lui  est  donc  impossible  de  restaurer 
instantanément  un  tissu  blessé,  c'est-à-dire  d'opérer 
une  guérison  soudaine  dans  une  maladie  organique; 
de  même,  et  pour  la  même  raison,  qu'elle  ne  peut 
donner  à  un  nouveau-né,  en  deux  jours,  le  corps  d'un 
homme  de  trente  ans.  Cela  lui  est  impossible  à  cause 
de  l'organisation  même  de  la  vie,  et  dès  lors  elle  ne 
le  pourra  pas  davantage  dans  l'avenir  que  dans  le 
passé.  Pour  qu'il  put  exister  une  loi  produisant 
instantanément  la  croissance  chez  un  enfant  ou  la 


restauration  d'une  lésion  chez  un  malade,  il  faudrait 
que  fût  renversée  la  base  essentielle  de  la  vie,  telle 
qu'elle  est  dans  la  création  actuelle.  Mais  le  monde 
étant  ce  qu'il  est,  et  tant  qu'il  ne  sera  pas  transformé, 
il  n'y  a  pas  et  il  ne  peut  pas  y  avoir  de  force  ni  de 
loi  naturelle,  capable  de  se  passer  de  la  collabora- 
tion du  temps  pour  restaurer  les  tissus  de  l'orga- 
nisme blessés,  et  à  plus  forte  raison  disparus.  Ceci 
n'est  pas  une  conclusion  probable;  c'est  une  con- 
clusion scientiliquement  sûre,  d'une  certitude  abso- 
lue. 

Or  les  plus  célèbres  guérisons  de  Lourdes  sont 
des  guérisons  subites,  survenues  dans  des  maladies 
organiques. 

Veut-on  quelques  exemples? 

En  1895,  le  Belge  Pierre  de  Rudder  voit  sa  jambe 
gauche,  brisée  depuis  huit  ans,  se  souder  instantané- 
ment, on  l'a  dit  plus  haut,  malgré  le  vide  fait  par 
l'élimination  d'un  fragment  d'os  de  trois  centimè- 
tres :  les  deux  jambes  sont  égales  et  il  ne  boite  pas. 

Une  de  ses  compatriotes,  Mme  Drossing,  soutire, 
depuis  six  ans,  d'un  cancer  du  sein  gauche  et  de 
glandes  dégénérées  dans  l'aisselle.  Elle  prend  deux 
bains  dans  la  piscine  miraculeuse.  C'est  fini  :  il  ne 
reste  plus  rien  du  mal.  «  J'aurais  vu  repousser  une 
jambe,  dit  le  D''  Teuwen,  son  médecin,  que  je  ne  se- 
rais pas  plus  étonné.  »  (i885.) 

Mlle  Marie  Moreau  a  une  tumeur  ulcérée  de  même 
nature.  Elle  est  à  Céziers  ;  elle  fait  une  neuvaine, 
met,  la  dernière  nuit,  une  compresse  d'eau  de  Lour- 
des sur  la  partie  atteinte,  et  s'endort.  Quand  elle  se 
réveille,  deux  heures  et  demie  après,  elle  porte  ins- 
tinctivement la  main  sur  sa  poitrine.  Il  n'y  a  plus  de 
tumeur  :  il  n'existe  plus  qu'une  cicatrice  régulière 
et  bien  fermée,  trace  et  preuve  du  mal  subitement  dis- 
paru. Ce  qui  fut  constaté  avec  admiration  par  le 
D''  Martel,  qui  visita  aussitôt  sa  cliente  (1876). 

En  1891,  la  Sophie  Couteau  de  Zola,  Clémentine 
Trouvé,  entre  dans  la  piscine  avec  une  plaie  listu- 
leuse  au  pied,  qu'aucun  traitement  n'avait  pu  guérir. 
Elle  en  sort,  marchant  avec  facilité.  Plus  de  plaie. 
«  J'ai  vu,  écrit  Mme  Lallier,  qui  la  baigna,  j'ai  vu, 
à  son  talon  droit,  une  large  cicatrice  qui  se  fermait, 
pour  ainsi  dire,  sous  mes  yeux  :  les  claairs  se  rejoi- 
gnaient et  avaient  l'air  de  se  recoudre  elles-mêmes.  » 

La  même  année,  Lucie  Renauld  est  l'objet  d'une 
faveur  plus  étonnante  encore.  Sa  jambe  gauche, 
qu'elle  était  obligée  d'appuyer  sur  un  talon  surélevé 
de  trois  centimètres,  croit  dans  la  piscine,  de  telle 
manière  que  les  deux  membres  sont  égaux. 

L'année  suivante,  sa  sœur  Charlotte,  atteinte  de 
la  même  infirmité,  suite  d'une  paralysie  infantile, 
demande  à  Lourdes  le  même  miracle.  A  l'hôpital 
Saint-Joseph  de  Paris,  le  D'  Monnier  mesure  la  jambe 
avant  le  départ,  avec  une  exactitude  scrupuleuse  :  la 
jambe  droite  était  plus  courte  de  trois  centimètres 
aussi,  comme  la  jambe  gauche  de  Lucie.  Dans  la  pis- 
cine, les  jambes  deviennent  de  la  même  longueur,  et, 
quelque  temps  après  le  retour  à  Paris,  le  chirurgien 
de  Saint-Joseph  constate  que,  si  les  deux  membres 
se  sont  allongés,  celui  de  droite  a  grandi  plus  que 
l'autre,  de  28  à  ag  millimètres.  «  Toute  trace  de  rac- 
courcissement, ajoute  le  chirurgien,  a  ainsi  dis- 
paru.  » 

Dans  la  tuberculose  vertébrale,  on  voit  la  gibbo- 
sité  s'effacer  subitement,  en  18Û9  chez  Léonie  Char- 
tron,  ainsi  que  le  déclare  le  D'  Gagniard,  son  méde- 
cin ;  en  1897  chez  Jeanne  Tulasne,  comme  le  prouve 
le  long  rapport  de  la  commission  canonique  de 
Tours. 

En  1901,  victime  d'une  terrible  collision  de  trains, 
le  commis  ambulant  des  postes.  Gabriel  Gargam  était 
déclaré    «    une  véritable  épave    humaine    »    par  le 


59 


LOURDES  (LE  FAIT  DE) 


60 


tribunal  d'Angoulême,  puis  par  la  Cour  d'appel  de 
Bordeaux,  el  la  compagnie  d'Orléans  s'entendait 
condamner  à  lui  verser  une  pension  viagère  de 
6.000  francs,  plus  une  indemnité  de  60.000.  La  com- 
pagnie déclare  acquiescer  à  l'arrêt,  le  12  août.  Huit 
jours  après,  sa  famille  amenait  le  blessé  à  Lourdes, 
et,  sur  le  passage  du  Saint  Sacrement,  lui  qui  était 
inerte  depuis  vingt  mois,  il  se  levait  tout  à  coup,  du 
grabat  où  il  semblait  expirant,  comme  Lazare  jadis 
de  son  tombeau. 

Deux  ansplus  tard,  une  Messine,  Mme  Rouchel,  arri- 
vait avec  un  ulcère  qui  lui  dévorait  le  visage  ;  des 
perforations  purulentes,  médicalement  constatées, 
lui  déchiraient,  l'une  le  haut  du  palais,  l'autre  la 
joue  droite  ;  celle-ci  devait  être  obturée  par  un  tam- 
pon de  caoutchouc,  pour  empêcher  les  aliments  li- 
quides de  sortir  de  la  bouche.  Comprenant  qu'elle  fai- 
sait horreur  à  tout  le  monde,  la  malheureuse  femme 
était  allée  se  cacher  au  fond  de  l'église  du  Rosaire. 
C'était  le  5  septembre,  un  peu  après  cinq  heures.  Le 
linge  protecteur,  qui  cachait  la  ligure,  tomba  tout  à 
coup  de  lui-même.  Toute  purulence  avait  cessé  et  — 
fait  inouï  —  les  perforations  étaient  fermées  :  un 
nouvel  épidémie,  de  nouveaux  muscles,  avec  les 
vaisseaux  qui  les  nourrissent,  se  formant  instanta- 
nément, avaient  remplacé,  en  une  seconde,  les  chairs 
détruites  et  s'étaient  soudés  aux  autres. 

L'année  même  du  cinquantenaire,  en  1908, 
Mlle  Léonie  Lévêque  présentait  une  carie  de  l'os 
frontal.  Ce  mal  obstiné  et  à  récidive  avait  exigé  sept 
opérations  chirurgicales,  et  il  était  plus  grave  que 
jamais.  On  se  rappelleque  le  Souverain  Pontife  avait 
exceptionnellement  autorisé,  à  l'occasion  de  cet  anni- 
versaire,une«  messedu  soir  «.Unefouleiramenseétait 
réunie,  autour  de  la  Grotte,  pour  cette  rare  cérémonie. 
Léonie  Levêque  avait  dû  rester  tristement  dans  la 
maison  où  elle  était  descendue  :  elle  était  retenue  par 
la  fatigue  et  la  douleur.  Soudain,  elle  se  sent  gué- 
rie... et  elle  l'est  en  réalité.  Plus  de  douleur  ;  la 
suppuration  s'airète,  le  drain,  inséré  dans  la  plaie, 
tombe  avec  le  pansement,  et  une  vie  nouvelle  cir- 
cule à  Ilots  dans  ce  pauvre  corps  épuisé.  Au  Mans, 
le  chirurgien  Chevalier,  qui  avait  opéré  la  malade 
sans  succès,  lui  dit  en  l'examinant  :  «  Mais  ce  fait  va 
bouleverser  le  monde  !  »  Le  monde  n'a  pas  été  bou- 
leversé, si  l'on  considère  la  généralité  des  esprits  qui 
le  composent.  Le  monde  est  distrait,  léger,  superfi- 
ciel. Mais  pour  tous  ceux  qui  les  connaissent  el  qui 
réfléchissent,  de  tels  exemples  sont  des  leçons  déci- 
sives; et  la  liste  pourrait  en  être  facilementallongée. 

Puisque  aucune  force  naturelle,  connue  ou  incon- 
nue, ne  saurait  guérir  une  maladie  organique  sans 
le  concom-s  du  temps,  on  est  bien  obligé  de  recou- 
rir, si  l'on  veut  trouver  l'explication  nécessaire,  jus- 
qu'à une  cause  supérieure,  maîtresse  de  la  nature  ; 
il   faut  remonter  jusqu'à  Dieu  •. 

Conclusion.  —  La  conclusion  s'impose,  à  toute 
raison  qui  désire  savoir  ce  qu'elle  doit  penser,  et  qui 
éprouve  le  besoin  de  penser  avec  logi([ue.  Aussi  le 
nombre  est-il  de  plus  en  plus  grand  de  ceux  qui  l'ac- 
ceptent. On  a  longtemps  opposé  l'opinion  d3s  méde- 
cins, spécialement  qualifiés,  disait-on,  pour  se  pro- 
noncer avec  compétence.  Cette  compétence  spéciale 

1.  Nous  avons  laissé  de  ctMé,  parmi  les  objections,  celle 
que  l'on  tire  des  guériaons  attribuées  aux  temples  d'Es- 
culape.  ou  à  d'autres  cultes.  11  était  inutile  d'y  revenir, 
puisque  le  D'  Van  der  Elst  s'en  est  occupé  plus  haut 
(Voir  l'article  Gufrisons  miraculeuses).  Si  quelque  lec- 
teur désirait  d'autres  développenienis  sur  celle  question, 
il  les  trouvera  dans  une  série  d'articles,  écrits  par  nous- 
méme,  d'après  les  sources,  et  publiés  dans  La  Croix^  sous 
le  titre  ;  Lourdes  et  le  merveiUeux  hors  de  la  religion  catho- 
lique. (V.  La   Croix  Aes   16,  19,  20,  21,  22  avril' 1911.) 


ne  doit  certes  pas  être  exagérée.  Car  les  études  mé- 
dicales, même  quand  elles  sont  approfondies,  ce  qui 
est  assez  rare,  pour  aider  à  juger  de  ces  faits  placés 
plutôt  hors  de  leurs  frontières,  requièrent  chez  le 
critique  le  concours  de  quelques  qualités,  dans  l'es- 
prit, et  d'une  certaine  impartialité,  en  philosophie, 
qui  ne  les  accompagnent  pas  toujours.  Mais,  cette 
réserve  étant  faite,  on  ne  saurait  se  défendre  de 
convenir  que,  dans  une  telle  question,  l'avis  des  méde- 
cins est  particulièrement  intéressant.  Or  il  faut  savoir 
qu'il  s'est  beaucoup  modillé  depuis  le  commencement 
du  vingtième  siècle.  L'auteur  de  ces  pages  a  réuni 
plus  de  cinq  cents  certilicats  médicaux,  dont  chacun 
reconnaît  expressément  la  guérison  chez  un  malade, 
pèlerin  de  Lourdes. 

Sur  ce  nombre,  il  en  a  relevé  plus  de  deux  cents 
—  et  beaucoup  ont  dû  lui  échapper  —  qui  attribuent 
courageusement  le  résultat  favorable  à  l'interven- 
tion directe  de  Dieu. 

Ce  sont  des  déclarations  individuelles.  Mais  on 
peut  citer  aussi  des  pièces  collectives.  L'une  d'elles 
exprime  le  sentiment  de  plus  de  cent  docteurs,  réu- 
nis en  assemblée  et  qui  avaient  à  délibérer  sur  le 
cas  célèbre  de  Pierre  de  Rudder,  que  nous  rappelions 
il  n'y  a  qu'un  instant. 

Il  Les  membres  de  la  société  de  Sai'nt-Luc,  y  est-il 
dit,  après  avoir  examiné  les  circonstances  de  la  gué- 
rison de  Pierre  de  Rudder,...  sont  d'avis  que  la  répa- 
ration osseuse  intégrale,  révélée  par  l'autopsie,  n'a 
pu  se  faire  subitement  par  les  moyens  naturels!... 
ils  pensent,  en  conséquence,  que  cette  guérison 
subite  doit  être  regardée  comme  un  fait  d'ordre  sur- 
naturel, ccsl-à-dire  miraculeux.  » 

Cinq  ans  après,  en  190O,  sur  l'initiative  du  D'  'Vin- 
cent, de  Lyon,  et  à  l'occasion  d'attaques  violentes 
dont  les  pèlerinages  de  Lourdes  étaient  l'objet,  trois 
cent  quarante-six  médecins  signaient  la  déclaration 
suivante  : 

Il  Les  soussignés  se  font  un  devoir  de  reconnaître 
que  des  guérisous  inespérées  se  produisent  en  grand 
nombre  à  Lourdes,  par  une  action  particulière  dont 
la  science  ignore  encore  le  secret  formulaire  et 
qu'elle  ne  peut  rationnellement  expliquer  par  les  seu- 
les forces  Je  la  nature,  » 

.\insi  près  de  trois  cent  cinquante  docteurs  ont 
allirmé,  dans  ce  document,  leur  croyance  aux  mira- 
cles de  Lourdes  ;  et  ils  ont  voulu  que  leurs  noms  fus- 
sent publiés  au  bas  de  cet  acte  de  foi  catégorique. 
On  les  trouvera  dans  l'ouvrage  du  D'  Eugène  Vin- 
cent :  Uuit-on  fermer  Lourdes?  Lyon,  iQO'j.  —  Nous 
les  avons  donnés  nous-même,  dans  l'appendice  n°  16 
de  notre  Histoire  critique  des  événements  de  Lourdes, 
institulé  :  Le  surnaturel  et  les  médecins,  pages  5oi  et 
suiv.  On  remarque,  dans  celte  liste  :  4'^  internes  ou 
anciens  internes,  i4  chefs  de  clinique  ou  de  labora- 
toire, 1)2  médecins  et  chirurgiens  des  hôpitaux,  12 
professeurs  de  facultés  et  3  membres  de  l'Académie 
de  médecine. 

Désire-t-on  connaître  le  total  formé  par  ces  té- 
moins d'une  exceptionnelle  autorité?  On  n'a  qu'à, 
additionner  les  noms,  rassemblés  dans  les  deux  der- 
niers documents,  et  les  deux  cents  signatures,  qui 
figurent  dans  les  certiûcals  mentionnés  plus  haut. 
On  arrivera  au  chiffre  de  6'(i.  Mais  on  doit  remar- 
quer cependant,  pour  être  tout  à  fait  exact,  qu'un 
certain  nombre  de  noms  se  trouvent  à  la  fois  dans 
plusieurs  de  ces  pièces.  11  serait  donc  juste  de  corri- 
ger le  total  ;  il  faudrait  le  diminuer  d'autant  d'uni- 
tés que  les  mêmes  noms  sont  répétés  de  fois.  Il  est 
vrai  que  la  multitude  des  certificats,  que  nous 
n'avons  pas  connus,  forme  sans  doute  compensa- 
tion. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  sera  sûr  de  rester  plutôt  en 


61 


MAGIE  ET  MAGISME 


62 


deçà  de  la  vérité,  si  l'on  dit  que  plus  de  5^0  à  55o 
médecins  ont  formellement  et  publiquement  recon- 
nu le  caractère  surnaturel  des  guérisons  de  Lourdes. 

Voilà  un  chiffre  fort  imposant  1  II  frappera  sans 
doute  les  gens  les  plus  dilliciles  I  Mais  peut-être  se- 
ront-ils plus  sensibles  encore  aux  solides  raisons 
sur  lesquelles  ces  adhésions  s'appuient,  et  que  nous 
avons  essayé  d'exposer  ici.  Car  elles  sont  décisives. 

(I  Ah  I  monsieur  l'abbé,  cette  thèse  de  Lourdes  ! 
nous  disait  un  jour,  en  nous  quittant,  un  professeur 
d'une  de  nos  Facultés  de  médecine,  directeur  de  l'hô- 
pital dans  la  grande  ville  qu'il  habite,  et  où  il  passe 
pour  un  incrédule;  cette  thèse  de  Lourdes!...  Il  faut 
être  sincère,  n'est  ce  pas  ? 

—  Certainement,  docteur,  certainement. 

—  Eh  bieni  Elle  est  irréfutable.  » 

BiBLioGRAPHiB.  —  Une  multitude  d'ouvrages  ont  été 
écrits  sur  Lourdes.  Mais  le  titre  de  ce  dictionnaire, 
et  le  but  qu'il  poursuit,  nous  obligent  à  laisser 
dans  l'ombre  ceux  qui  sont  destinés  à  fournir  des 
renseignements  ou  à  décrire  des  cérémonies,  ceux 
aussi  qui  expriment  les  impressions  de  l'auteur, 
ses  sentiments,  ses  souvenirs,  sa  reconnaissance, 
et  tous  ceux  enlin  qui  ont  pour  but  d'alimenter  la 
piété  des  lidèles.  Sauf  deux  ou  trois  livres  trop 
célèbres  pour  qu'on  puisse  les  passer  ici  sous  si- 
lence, nous  avons  à  nous  occuper  seulement  de 
ceux  qu'une  pensée  apologétique  a  inspirés,  ou 
qu'un  apologiste  peut  avoir  intérêt  à  connaître, 
soit  qu'ils  défendent  les  faits  surnaturels,  soit 
qu'ils  les  attaquent  Encore  l'a>it-il  nous  borner 
aux  principaux,  et  ne  pas  oublier  qu'un  certain 
nombre  ont  été  déjà  signalés  plus  haut,  au  cours 
de  l'article  GuiinisoNS  .miraculbuses.  On  trouvera 
là  ceux  qui  ne  seront  pas  nommés  ici.  C'est  dans 
cet    esprit   qu'est   faite  la   liste    suivante  : 

Henri  Lasserre  :  Noire-Dame  de  Lourdes,  in-i8 
Jésus,  Paris,  1869.  (Plusieurs  fragments  avaient 
paru  depuis  1867  dans  la  Revue  du  Monde  catho- 
lique). C'est  le  premier  ouvrage  sur  Lourdes,  sauf 
la  notice  de  l'abbé  Fourcade,  secrétaire  de  la  com- 
mission d'enquête  :  L'Apparition  à  la  Grotte  de 
Lourdes  en  1S5S.  Ce  livre  de  Lasserre,  insuffisant 
aujourd'hui,  puisqu'il  n'embrasse  que  les  événe- 
ments des  premières  années  et  qu'il  est  d'une  allure 


dramatique  plus  que  scientilique,  peu  sympathique 
au  goût  actuel,  a  eu  un  grand  succès  et  une  grande 
et  féconde  influence.  Du  même  :  Episodes  miracu- 
leux de  Lourdes,  in-12,  i883.  —  D'  Hoissarie  : 
Lourdes,  Histoire  médicale,  i858-i8gi,  in-8'',  1891  ; 
Les  Grandes  Guérisons  de  Lourdes,  gr.  in-8°,  1900; 
L'OHuire  de  Lourdes,  in-B",  1907.  —  Georges  J3er- 
trin  :  Histoire  critique  des  événements  de  Lourdes, 
in-B",  1906;  lio'  édition,  igi/i;  Même  ouvrage,  édi- 
tion réduite,  1913,  172"  mille;  Un  Miracle  d'aujour- 
d'hui, in-12,  1908  ;  5"  mille  1909;  Ce  que  répondent 
les  adversaires  de  Lourdes,  réplique  à  un  médecin 
allemand,  in-12,  1910;  nouvelle  édition,  6«  mille, 
1912.  —  D'  Dozous  :  /.«  Grotte  de  Lourdes,  sa  fon- 
taine, ses  guérisons,  in-12,  1874.  —  D'  Paul  Diday  : 
Examen  médical  des  miracles  de  Lourdes,  in-i2, 
1873  (hostile).  —  Artus  :  IListoire  complète  du  défi 
porté  à  la  Libre  Pensée  sur  les  miracles  de  N.-Ù. 
de  lourdes,  in-12,  1877.  — J.  B.  Estrade:  Les  appa- 
ritions de  L.ourdes,  récit  intime  d'un  témoin,  in-12, 
1890  (souvent  réimprimé).  —  Emile  Zola  :  Lourdes, 
in-12,  1894  (roman  liostile).  —  R.  P.  13allerini  : 
Le  miracle  et  la  critique  d'Emile  Zola,  in-i6,  1894. 

—  Huysmans  :  Les  E'oules  de  Lourdes,  in-12,  1906. 

—  Jean  de  Bonnefon  :  Lourdes  et  ses  tenanciers, 
in-12,  1906  ;  Faut-il  fermer  Lourdes  ?  in- 8°,  1906 
(pamphlets).  —  D'  \inceiit:  Doit-on  fermer  Lour- 
des au  nom  del'hygiène  ?  Non,  in-8",  1906  (réponse 
au  pamphlet  précédent).  —  D''  Lavrand  :  La  sug- 
gestion et  les  guérisons  de  Lourdes,  in-16,  1907.  — 
Mgr  Meunier  :  Trois  miracles  de  N.-D.  de  Lourdes 
au  diocèse  d'Evreux,  in-8°,  1909. —  D''  Guinier  :  Le 
surnaturel  dans  les  guérisons  de  Lourdes,  dans  les 
Etudes,  t.  CXXI(i90g).  —  D'  Vourch  :  La  foi  qui 
guérit,  in-12,  1911  (La  conclusion  est  vague,  fuyante 
et  forme  disparate  avec  ce  qui  précède).  —  D'  de 
Grandmaison  de  Bruno  :  Vingt  guérisons  A  Lour- 
des, in-12,  1912.  — Df  Jeanne  Bon:  Thèse  jiir  quel- 
ques guérisons  de  Lourdes,  in-S",  1912  (\fme  Bon 
fut  refusée  pour  cette  thèse  de  doctorat  en  méde- 
cine, favorable  à  Lourdes,  par  un  jury  partial  de 
Lyon).  —  D'' Deschamps  :  Le  Cas  Pierre  de  Liudder, 
in-12,  1912  (Solide  réponse  de  l'auteur  à  un  de  ses 
compatriotes  belges,  qui  a  écrit  un  pamphlet  sur 
cette  guérison). 

Georges  Bertrin. 


]m: 


MAGIE  ET  MAGISMË.  —  On  voudrait,  dans 
une  première  partie, prohtant  des  lumières  nouvelles 
que  ])rojettent  sur  la  magie  les  sciences  auxiliaires 
de  riiisloire  des  religions,  ethnologie,  histoire, 
psychologie  individuelle  et  sociale,  essayer  de 
répondre  à  cette  simple  question  :  Qu'est-ce  que 
lamagie?Il  faut  savoir  dequoi  l'on  parle.  Et,  dans  le 
cas,  ce  n'est  pas  facile.  Plus  d'un  mémoire  classiiiue 
sur  l'une  ou  l'autre  des  a  magies  »  particulières,  faute 
d'avoir  exactement  délini  ce  qui  fait  l'essence 
subtile  de  la  magie,  traite  de  tout  autre  chose. 

Quoiqu'on  en  ait  douté,  il  semble  possiblededon- 
ner  de  la  magie  une  déûnition  ou  description  posi- 
tive. Les  différents  peuples,  malgré  quelques  hési- 
tations, ont  toujours  distingué,  au  moins  confusé- 
ment, certains  rites  magiques,  de  toutes  les  pratiques 
analogues.  Pour  cela,  on  peut  suivre,  en  la  perfec- 
tionnant, la  méthode  proposée  par  MM.  Hubert  et 
Malss.  Une  première  opération  consistera  à  démon- 
ter en  quelque  sorte,  pièce  à  pièce,  un  acte  magi([ue 
qualifié  —  le  maléfice  par  exemple  —  à  soumettre  cha- 
cune de  ces  pièces  à  un  minutieux  examen  et  à  saisir 
ainsi  plus  facilement  la  note  générique  ou  spécifique 


de  la  magie.  —  La  seconde  opération,  celle  que  les 
deux  sociologues  français  n'ont  pas  poussée  à  bout, 
sera  de  comparer  le  rite  magique  remonté,  remis  en 
possession  de  toutes  ses  pièces,  à  d'autres  institu- 
tions, qui  lui  sont  apparentées,  et  qu'un  regard  su- 
perficiel pourrait  facilement  confondre  avec  elle. 

I.  —  Magie 

I.  Lamagieensoi.  —  Il  suffira  presque  pour  ce  pre- 
mier travail  de  renvoyer  à  l'essai  de  MM.  Hubert  et 
.Mauss.  Successivement,  ils  analysent  les  qualités 
qu'on  exige  du  sorcier,  les  propriétés  du  rite,  les  repré- 
sentations et  les  croyances  que  suppose  l'opération 
prestigieuse.  On  découvre  ainsi  un  certain  nombre 
de  notions  qui  ont  trop  vite  semblé  suffire  à  carac- 
tériser la  magie  :  formalisme  des  opérations,  idée 
d'efficacité  immédiate,  idée  de  similarité,  de  conti- 
guïté opérante,  idée  de  force  ou  de  vertu  sympathi- 
que, d'action  à  distance,  de  rite  contraignant,  etc. 
—  Or,  si  la  magie  est  généralement  liée  à  tout  cela, 
elle  n'est,  à  vrai  dire,  rien  de  tout  cela.  Il  y  a,  aux 
yeux  des  croyants  de  la  magie,  doublant   chacun 


63 


MAGIE  ET  MAGISME 


64 


de  ces  éléments  d'une  frange  de  mystère,  une 
essence  impondérable,  qui  est  précisément  ce  qui 
permet  celte  efficacité  projectrice  et  nécessitante. 
Les  sauvages  se  la  représentent  sous  forme  d'une 
vertu  mystérieuse,  dont  le  rôle  est  de  surélever  les 
puissances  ordinaires  de  la  nature  et  de  l'homme. 
C'est  un  premier  résultat  assez  précieux  à  enregis- 
trer. II  n'y  a  donc  pas  vraie  magie,  où  il  n'y  a  pas 
l'idée,  au  moins  fruste  et  embryonnaire,  d'un  certain 
surnaturel.  A  ce  point  s'arrêtent  les  services  rendus 
par  la  première  méthode.  Elle  ne  suffit  donc  pas, 
on  le  voit,  à  déceler  la  note  spécifique  de  la  magie. 
Il  convient  à  tout  phénomène  magique,  d'être  un 
rite  efficace  doué  d'une  vertu  préternaturelle.  Voilà 
qui  est  entendu.  Mais  cette  condition  n'est-elle 
réalisée  que  dans  cette  seule  classe  de  phénomènes? 
—  Pour  être  rigoureuse,  une  définition  doit  s'appli- 
quer omni  et  soli  definito.  Force  est  donc  d'en  venir 
à  la  seconde  méthode  indiquée  au  début,  à  la 
méthode  comparative. 

U.  La  magie  comparée  aux  institutions  qui 
lui  ressemblent. 

1° —  La  magie  comparée  aux  techniques  sauvages. 

Cette  comparaison  s'impose  au  seuil  de  la  recher- 
che. C'est  ordinairement  sur  le  terrain  de  ces  tech- 
niques rudimentaires  qu'a  lleuri  l'art  des  mages. 
Est-ce  une  raison  de  les  confondre? 

Ce  travers  est  celui  de  M.  Fhazkr,  dans  le  Golden 
Bough.  Le  folkloriste  écossais  définit,  comme  on  sait, 
la  magie  :  o  une  fausse  science  et  un  art  avorté  »,  ou 
encore  :  «  une  fausse  application  du  principe  de  cau- 
salité «.Dans  cette  supposition,  il  ne  lui  est  pas  trop 
difficile  de  grossir, en  deux  volumes,  le  catalogue  des 
faits  magiques,  et  de  se  figurer,  aux  origines  de  l'hu- 
manité, une  société  tout  entière  composée  de  sor- 
ciers! Son  seul  tort  est  de  limiter  ce  règne  universel 
de  la  magie,  entendue  en  ce  sens  abusif,  aux  pre- 
miers âges  du  monde.  En  est-il  beaucoup,  même  en 
nos  siècles  de  lumière,  parmi  les  non-civilisés  et 
même  parmi  nous,  qui  n'aient  pratiqué,  une  fois  ou 
l'autre,  en  leur  vie,  sans  le  savoir  bien  entendu,  quel- 
que «  fausse  science  »,  ou  quelque  «.  art  avorté  »? 
Les  appellera-t-on  mages  pour  cela  ? 

Si  l'on  ne  veut  pas  confondre  ce  que  les  sauvages 
eux-mêmes  distinguent,  il  faut  :  i"  éliminer  complè- 
tement de  la  magie  toutes  les  industries  sauvages, 
si  déraisonnables  soient-elles,  qui  n'ont  pour  carac- 
téristique que  d'être  une  «  fausse  science  ou  un  art 
avorté  »,  fussent-elles  mêlées  à  de  fausses  idées  de 
sympathie;  2" éliminer  de  livraie  magie  —  delà  seule 
magie  qui  mérite  de  faire  une  catégorie  à  part  —  cer- 
taines industries  plus  chanceuses.médecine,  métallur- 
gie, etc.  Elles  sont  bien  distinctes  des  autres,  en  ce 
sens  qu  étant  «  d'objet  complexe,  d'action  incertaine, 
de  méthodes  délicates  «  (Hubert  et  Mauss,  Esquisse, 
p.i44;  W.  SoHMiDT,  Antkropos,  IV,  p.  523),  elles  ont 
été  de  fait  un  terrain  de  culture,  où,  de  préférence,  la 
magie  a  germé.  Elles  ne  sont  pas  pourtant  la  magie, 
et  les  (I  primitifs  »  les  ont  souvent  distinguées  de  cet 
art  mystérieux  :  p.  ex.  les  Bantous  actuels  (Mgr  Le 
Roy,  La  religion  des  primitifs,  Paris,  1909, p.  34 1), les 
anciens  Egyptiens  (A. -H.  Gardiner,  Aotes  on  £grp- 
tian  Magic[Transactions],  Oxford,  1908,  1,  208.),  etc. 
On  peut  cependant,  pour  se  conformer  à  un  usage 
invétéré,  leur  laisser  —  quand  elles  prennent  un 
caractère  particulièrement  contraignant  et  sont 
mêlées  à  des  idées  pseudo-scientifiques  sur  la  sym- 
pathie ou  l'homéopathie  —  le  nom,  un  peu  trop 
vague,  de  magie  hlanclie,  ou  celui  plus  précis  de 
magie  naturelle,  que  semble  vouloir  leur  assigner 
Mgr  Le  Roy  (Op.  cit.,  p.  33i,  34o).  Volontiers  on 
proposerait,  pour  ce  genre  de  pratiques,  le  nom  plus 


précis  encore  de  magie  profane.  Ce  dernier  terme 
aurait  l'avantage  de  marquer  assez  nettement  ce 
qui  interdit  de  voir  en  ces  usages  des  rites  vrai- 
ment magiques.  Par  contraste,  il  faudrait  appeler 
magie  sacrée,  celle  qui  met  en  œuvre  la  potentialité 
quasi  surnaturelle,  dont  nous  parlions  plus  haut. 
On  laisserait,  bien  entendu,  au  mot  «  sacré  »  toute 
l'ambiguïté  du  vocable  latin  :  saint  ou  exécrable. 
Ce  qui  distingue,  en  eiïet,  la  magie  sacrée  —  la 
seule  vraie  —  ce  qui  l'oppose  à  la  magie  profane, 
c'est  que,  prenant  son  point  d'appui  dans  une  sphère 
d'activité  soustraite  ordinairement  à  la  prise  de 
l'homme,  elle  se  targue  d'arracher  son  client  à  ses 
impuissances  coutumières,  au  monde  où  se  brise 
l'eflfort  de  sa  vie  quotidienne.  Et  c'est  pour  le  haus- 
ser jusqu'à  ce  monde  supérieur  et  invisible,  où  de 
nouvelles  puissances,  sacrées  ou  détestables,  seront 
employées  —  c'est  sa  conviction  —  à  satisfaire  ses 
soifs  inassouvies. 

2"  —  La  magie  sacrée  comparée  avec  la  religion. 
Si  nécessaire  fùt-elle,  la  première  comparaison 
que  nous  venons  de  tenter  ne  nous  a  pas  mené  plus 
loin  que  la  première  enquête  sur  la  magie  en  soi. 
Du  moins  en  a-t-elle  confirmé  et  précisé  les  résul- 
tats. La  vraie  magie  est  décidément  un  effort  vers  le 
transcendant  :  elle  prétend  y  avoir  sa  source  et  a 
pour  but  d'y  faire  pénétrer.  Mais  voici  que  ce  der- 
nier trait,  qui  la  sépare  des  techniques  ordinaires  et 
même  des  techniques  hasardeuses  des  sauvages,  la 
rapproche  de  la  religion.  La  religion  n'est-elle  jias, 
elle  aussi,  une  tentative  pour  nouer  des  relations 
avec  le  monde  invisible?  —  Oui,  mais  il  y  a  trans- 
cendant et  transcendant,  manière  et  manière  de 
l'atteindre. 

L'expliquer  sera  achever  de  déterminer  le  carac- 
tère sui  generis  de  la  magie. 

L'histoire,  l'ethnologie,  la  psychologie,  interro- 
gées sans  parti  pris  évolutionniste  ou  agnostique, 
forcent  à  dire  que  partout  où  les  hommes  ont  voulu 
pratiquer /e/ig-ieKsemeH/ un  acte  de  nature  religieuse, 
ils  se  sont  représenté  l'objet  de  leur  culte  —  fût-ce 
«  à  travers  un  brouillard  d'illusion  »  —  comme  di- 
vin, personnel  et  moral.  —  Nous  ne  refaisons  pas 
ici  la  preuve  de  cette  assertion,  l'ayant  esquissée 
ailleurs.  Cf.  Recherches  de  Science  religieuse,  II, 
67-71,  gS-io^,  Paris,  191 1. 

Parce  que  les  peuples  ont  ordinairement  cru  à  une 
opposition  formelle  entre  la  religion  et  la  magie,  suf- 
Cra-t-il  donc,  pour  déterminer  par  contraste  l'objet 
de  cette  dernière,  de  dire  qu'il  est  tout  le  contraire 
de  l'objet  que  vise  la  prière  ou  l'adoration,  qu'il 
n'est  ni  divin,  ni  personnel,  ni  moral?  La  chose  vaut 
d'être  discutée. 

1)  Est-ce  à  un  surnaturel  vraiment  divin  que  croit 
avoir  affaire  le  mage?  La  réponse  à  cette  première 
question  ne  manque  pas  de  difficultés.  D'une  part, 
l'attitude  du  sorcier  vis-à-vis  de  l'objet  qu'il  vise  est 
tout  le  contraire  d'une  attitude  religieuse.  Tout  son 
désir,  inspiré,  comme  l'a  bien  vu  M.  Frazer,  par  une 
«  hautaine  suffisance  »,  est  de  compulser,  de  con- 
traindre en  maître  la  force  invisible  qu'il  veut  assu- 
jettir à  son  usage.  Rien  de  commun  avec  1'  0  humble 
prosternement  »  de  l'homme  religieux  devant  la  di- 
vinité qu'il  adore  (Frazer,  Magic,  1,  226). 

D'autre  part,  l'histoire  des  religions  présente  un 
certain  nombre  de  faits  énigmatiques,  où  le  sens  de 
cette  distinction  semble  se  troubler.  Parfois,  en 
eiïet,  la  magie  parait  vouloir  tenter  cette  aventure 
folle  de  lier  et  de  contraindre,  par  la  force  du  rite 
ou  de  la  formule,  les  dieux  omnipotents,  de  les 
capturer  «  comme  l'oiseleur  l'oiseau  ». 

Une  première  remarque  à  faire,  c'est  que  les  exem- 
ples d'une  telle  audace   ne  sont   pas,  somme   toute, 


65 


MAGIE  ET  MAGISME 


66 


fort  nombreux.  Dans  les  Védas,  par  exemple,  au 
jugement  de  M.  Oldenberg,  c'est  »  une  fantaisie 
isolée  »  (H.  Oloembero,  La  Religion  du  Véda,  Paris, 
1908,  a65-a66;  V.  I^Ienhy,  La  Magie  dans  l'Inde, 
Paris,  1909,  II  et  251-252).  —  Rare  ou  non,  cette  fan- 
taisie doit  être  expliquée.  A  moins  de  supposer  un 
renversement  des  lois  psj'chologiques  ordinaires,  il 
faut  penser  que,  dans  l'âme  de  l'audacieux  qui  cher- 
che ainsi  à  faire  de  son  dieu  l'esclave  de  sa  volonté,  il 
y  a  eu  comme  une  éclipse,  au  moins  momentanée, de 
sa  foi  en  la  majesté  redoutable  des  dieux  tout-puis- 
sants. Tout  à  l'heure,  il  se  prosternait  devant  eux, 
dans  un  humble  aveu  de  dépendance.  Maintenant,  il 
entend  les  subjuguer.  Il  a  donc  cessé,  pour  un  ins- 
tant, dans  le  délire  de  sa  passion,  de  croire  à  la  ma- 
jesté de  son  dieu,  de  concevoir  le  divin  comme  tel. 
Devant  l'idole  intérieure,  qui  est  sa  convoitise  divi- 
nisée, tout  autre  dieu  est  détrôné  et  pratiquement 
ne  compte  plus. 

Il  faut  écarter  de  la  magie  deux  cas  assez  sembla- 
bles en  apparence  à  celui-là,  mais  qui  en  sont  en 
réalité  fort  différents: 

a)  11  arrive  que  l'adorateur  d'une  divinité  pense 
sérieusement  pouvoir  la  lier  par  certaines  prières  ou 
certaines  formules.  Mais,  si  son  acte  indique  une 
tendance  superstitieuse,  il  n'est  pas  pourtant,  à  vrai 
dire,  magique.  Le  mortel  n'a  voulu  prendre  son  dieu 
que  de  la  manière  dont  il  s'imaginait  ([ue  son  dieu 
voulait  être  pris.  C'est,  dans  son  idée,  ce  dieu  lui- 
même  qui  a  révélé  ou  laissé  surprendre  ce  procédé 
pour  le  vaincre.  Et  il  n'est  finalement  contraint  que 
parce  qu'il  l'a  permis.  Dans  l'àme  peu  éclairée  de 
celui  qui  pose  cette  condition,  c'est  donc  bien  encore, 
malgré  tout,  le  sens  religieux  qui  domine.  Son  acte 
reste  un  hommage  secret  —  sinon  discret  —  à  la 
souveraineté  de  ce  puissant,  qui  s'est  soumis  de  son 
plein  gré  à  cette  capture,  pour  ne  pas  manquer  aux 
lois  qu'il  s'était  lui-même  tracées. 

Il)  Il  est  moins  dillicile  encore  de  reconnaître  la 
religion  dans  les  prières  ou  les  pratiques  que  pres- 
crit un  rituel  pour  rompre  les  charmes  des  sorciers. 
Dans  ce  cas,  au  lieu  de  magie,  il  faut  parler  plutôt 
de  contre-magie,  ou  mieux  encore  d'exorcisme  reli- 
gieux. 

Rien  de  divin  —  rien  du  moins  qui  soit  claire- 
ment conçu  et  avoué  pour  tel  —  ne  doit  donc  être 
laissé  dans  la  catégorie  des  objets  qui  spécilient  la 
magie,  si  l'on  ne  veut  risquer  de  tout  confondre. 

î)  Les  puissances,  les  forces  préternaturelles  et 
infra-divines  que  prétend  compulser  le  sorcier,  sont- 
elles  nécessairement  des  puissances  personnelles  ?  Il 
ne  semble  pas.  En  recourant  à  ses  recettes  occultes, 
le  magicien  ne  veut  qu'une  chose  :  il  lui  faut  un  sur- 
plus de  force  que  la  religion  lui  refuse  ou  lui  fait 
trop  attendre.  Que  lui  importe  à  ce  prix  la  nature 
ultime  —  personnelle  ou  impersonnelle  —  de  cette 
énergie  dont  il  exige  le  service  ?  11  va  jusqu'aux 
extrêmes  limites  de  son  pouvoir,  sans  bien  s'inquié- 
ter de  ce  que  sera  le  surcroît  qu'impérieusement  il 
somme  de  répondre  à  son  désir.  11  a  d'ailleurs  dans 
la  majorité  des  cas  une  réponse  toute  faite  à  cette 
question.  C'est  celle  qui  a  cours  depuis  un  temps 
immémorial  dans  le  milieu  où  il  vit.  Elle  peut  varier 
suivant  les  croyances  mythologiques  ou  cosmologi- 
ques de  la  société  où  elle  s'est  élaborée. 

3)  Enfin,  bien  différente  en  ceci  de  la  religion,  la 
magie  se  meut  tout  entière  hors  de  l'ordre  moral, 
hors  de  la  sphère  de  l'honnête  et  de  l'obligatoire.  — 
C'est  sacrifier  à  l'esprit  d'école,  que  d'ajouter,  comme 
plusieurs  sociologues,  à  cette  première  distinction 
assez  ferme,  une  seconde  distinction  prise  du  carac- 
tère social  ou  antisocial  d'un  rite,  comme  s'il  y  avait 
entre  social  et  religieux,  antisocial  et  magique,  une 

Tome  III. 


équivalence  sensible.  Dans  la  réalité  des  faits  histo- 
riques ou  ethnologiques,  ces  distinctions,  si  nettes 
dans  l'apriorisme  de  la  théorie  sociologique  de  ceux 
qui  les  inventent,  s'effacent  ou  se  renversent  plus 
d'une  fois.  Tout  dépend  en  somme  de  l'état  moral  ou 
religieux  d'une  société.  Suivant  cet  état,  ce  sera 
tantôt  par  la  magie  et  tantôt  par  la  religion  qu'elle 
ira  à  ses  fins.  Il  n'en  est  pas  autrement  pour  les  indi- 
vidus. Cf.  Hecherches,  III,  p.  420-426. 

3°  —  Symbole  mai;ique  et  sacrement  religieux. — 
Prestige  magique  et  miracle  religieux.  —  Tentons  un 
dernier  rajjprochement  entre  le  mystère  magique  et 
le  mystère  religieux  d'une  part,  entre  le  prestige 
magique  et  le  préternaturel  religieux  d'autre  part. 

M.  Salomon  Reinach,  MM.  Hubbbt  et  Mauss  eux- 
mêmes,  semblent  ignorer  profondément  la  première 
de  ces  distinctions.  Et  c'est  dommage.  On  ne  leur 
demande  pas  de  connaître  aussi  bien  qu'un  catholi- 
que ce  qu'ils  entendent  par  rite  sacramentel  et  ce 
qu'ils  attendent  de  son  ellicacité.  Du  moins  auraient- 
ils  pu  se  renseigner. 

Il  est  très  vrai,  et  c'est  peut-être  ce  qui  a  causé 
l'erreur  de  MM.  Hubert  et  Mauss,  que  le  symbole 
magique  et  le  sacrement  chrétien  sont  des  signes 
sensibles  qui  expriment  une  réalité  appartenant  à  ce 
vague  surnaturel  in  a  way  qui  déborde  de  tous  côtés 
le  monde  profane.  Il  est  très  vrai  encore  que  l'un 
et  l'autre  sont  des  rites  efficaces,  agissant,  comme  on 
dit,  ex  opère  opéra to,  mettant  en  œuvre,  pour  un 
effet  transcendant,  une  force  mystique,  dont  ils  sont 
le  véhicule  sacré.  Sous  ce  rapport  tout  matériel,  pas 
grande  différence  entre  la  structure,  le  mécanisme 
d'une  opération  magique  et  celui  d'un  mystère  reli- 
gieux. Ces  airs  de  famille  n'ont  vraiment  pas  de  quoi 
surprendre.  Ils  viennent  à  ces  rites  apparentés,  d'une 
nécessité  commune  d'adaptation  à  certains  besoins 
innés  de  l'âme  humaine. 

D'ailleurs,  sous  ces  ressemblances  surtout  exté- 
rieures, de  profondes  différences  se  cachent. 

Le  rite  religieux  et  le  rite  magique  s'opposent 
pour  les  mêmes  raisons  que  la  religion  et  la  magie  : 
le  sacrement  se  rattache  à  Dieu,  comme  à  son  agent 
principal.  C'est  Dieu  qui  lui  donne  sa  vertu  pour  un 
effet  digne  de  lui  et  strictement  surnaturel,  la  sain- 
teté du  cœur.  Le  symbole  magique  a  «  sa  vertu  pro- 
pre «,  son  efficacité  contraignante,  indépendamment 
de  toute  préparation  ou  précaution  morale.  Il  est  la 
cause  physique,  déterminante,  d'un  effet  auquel  par 
lui-même  il  n'est  pas  proportionné  et  que  ni  Dieu  ni 
la  conscience  ne  saurait  sanctionner. 

En  est-il  de  même  des  deux  autres  sosies  que 
tant  d'auteurs  accouplent  ou  identifient  sans  pré- 
caution :  le  prestige  et  le  miracle  ?  Y  a-t-il un  pré- 
ternaturel spécifiquement  religieux,  un  merveilleux 
qui  le  mime,et  cependant  appartient  plutôtàla  sphère 
magicpie? 

11  faut  avouer  qu'entre  l'un  et  l'autre  la  différence 
est  parfois  étrangement  dillicile  à  expliquer,  si  l'on 
s'obstine  à  considérer  cette  double  série  de  phéno- 
mènes anormaux  hors  des  circonstances  concrètes 
où  ils  s'insèrent.  On  peut  même  dire  qu'elle  est  mora- 
lement impossible  à  saisir,  pour  quiconque  s'arrête 
à  la  pure  matérialité  des  faits. 

Mais  si  jamais  quelqu'un  se  contentait  de  cette 
considération  superficielle,  ce  serait,  à  coup  sûr,  au 
mépris  de  toute  la  tradition  chrétienne  et  du  simple 
bon  sens.  S.  Augustin  et  S.  Thomas  n'ont  pas  attendu 
notre  siècle  pour  bien  marquer  qu'il  est  souvent 
impossible  de  distinguer  entre  miracle  et  prestige, 
si  l'on  ne  consent  pas  à  raisonner,  comme  tout 
homme  doit  le  faire,  avec  toute  son  âme,  en  tenant 
compte  des  anticipations  et  des  quasi-intuitions  que 


67 


MAGIE  ET  MAGISME 


68 


donne  à  chacun, ne  fùt-il  paschrétien,  le  sens  moral, 
dès  son  premier  éveil,  qu'achève  encore  et  précise  la 
poussée  secrète  de  la  grâce. 

C'est  qu'il  y  a  entre  le  prestige  magique  et  le 
miracle  religieux  un  abîme...,  un  abîme,  hélas!  que 
les  meilleurs  des  théoriciens  évolutionnistes  que  j'ai 
cités  ne  voient  pas.  C'est  à  peine  si  Wundt,  et  c'est 
presque  le  seul,  note  la  différence  entre  merveilleux 
et  merveilleux  ;  il  a  bien  remarqué,  grâce  à  une  induc- 
tion ethnologique  assez  étendue,  que  le  miracle, 
dans  les  différentes  religions,  est  comme  resene  aux 
dieux  suprêmes,  tandis  que  le  rite  magique  prétend 
produire  ses  ell'ets  par  la  vertu  de  l'homme.  Mais 
visiblement  cela  ne  le  frappe  pas.  Il  n'a  pas  vu  que 
cette  relation  au  monde  divin  est  précisément  ce  qui 
donne  son  caractère  religieux  au  miracle. Le  prestige 
reste  magique  pour  ne  l'avoir  pas.  Jevons  s'approche 
davantage  de  la  vérité,  mais  n'en  voit  qu'un  aspect. 
N'est  miracle,  pour  lui,  que  ce  que  la  société  peut 
approuver,  que  ce  qui  est  son  bien.  Il  n'exclut  pas, 
comme  tant  d'autres,  le  bien  moral.  Et  c'est  heu- 
reux. Mais  il  n'observe  pas  assez  que,  dans  la 
pratique  même,  ce  qu'une  société  considère  comme 
son  bien  n'est  pas  toujours  celui  qu'approuve  la 
conscience  des  individus.  Ce  sorcier,  par  ses  passes, 
aura  beau  vouloir  procurer  à  la  collectivité  ce  qu'elle 
désire,  pluie,  soleil  ou  vent,  mort  ou  défaite  de  ses 
ennemis;  il  n'en  restera  pas  moins  vulgaire  sorcier, 
tant  que  son  acte  ne  sera  pas  soustrait  à  l'ordre 
matériel  et  profane,  pour  être  attaché  à  un  ordre 
supérieur,  l  ordre  moral.  Sans  cette  relation  interne 
d'un  fait  inouï  à  l'ordre  divin  et  à  l'ordre  moral,  il 
n'y  a  pasvrai  miracle;  il  n'y  apas  de  signe  religieux  ; 
il  y  a  trouée  stérile,  brèche  inféconde  ou  nuisible 
dans  l'enchaînement  habituel  des  causes  et  des  effets  : 
il  peut  y  avoir  magie. 

Essayons  maintenant  de  fixer  en  une  dclinition 
la  notion  de  la  magie.  C'est  celle  d'un  pouvoir  et  d'un 
milieu,  en  quelque  manière  surnaturel,  qui  est  censé 
permettre  à  l'homme  d'exercer,  même  à  distance, 
par  des  moyens  sans  proportion  apparente  avec  la 
fin  à  obtenir,  une  influence  occulte,  anormale, 
contraignante,  infaillible.  Ce  qui  est  caractéristique 
en  tout  cela,  ce  n'est  pas  la  nature  personnelle 
ou  impersonnelle  des  forces  surnaturelles  mises  en 
œuvre  ;  ce  n'est  pas  davantage  la  portée  sociale  ou 
antisociale  du  rite  accompli  ;  c'est  plutôt  l'esprit 
positif  d  indépendance  à  l'égard  de  tout  maître  divin 
et  de  toute  loi  morale,  avec  lequel  agit  le  sorcier, 
jaloux  d'égaler  enfin,  sans  mendier  le  secours  de 
personne,  sans  contrainte  imposée  à  ses  passions, 
son  pouvoir  débile  et  ses  plus  démesurés  vouloirs. 


II. 


Magismb 


Le  contraste  que  nous  avons  constaté  entre  la 
religion  et  la  magie  a-t-il  toujours  existé  ?  Quels  ont 
été  à  l'origine  les  rapports  des  deux  antagonistes? 
Peut-on  dire  que  l'un  a  précédé  l'autredans  le  monde, 
ou  bien  y  sont-ils  entrés  tous  les  deux  à  la  fois,  si 
bien  fondus  ensemble  qu'on  aurait  pu  les  croire 
indiscernables  ?  C'est  à  cette  seconde  question,  plus 
obscure  encore  que  la  première,  et  sur  laquelle  la 
science  ne  peut  faire  que  des  hypothèses,  qu'il  nous 
faut  maintenant  répondre.  —  Mais,  entendons 
d'abord,  pour  essayer  de  les  juger,  les  réponses  qu'y 
ont  faites  les  théoriciens  de  la  magie. 

Trois  systèmes  surtout  sont  en  présence.  On  peut 
y  ramener,  sans  trop  de  violence,  tous  les  autres. 
Trois  mots  conventionnels,  pour  lesquelson  demande 
l'indulgence  du  lecteur,  serviront  à  les  désigner. 

1°  Le  Magisme  de  M.  Frazkr  fait  pendant  à  l'ani- 
misme   de    M.  TvLOR,  auquel  il  prétend  s'opposer. 


Avant  l'âge  où,  d'après  l'école  de  Tylor,  l'humanité 
naissante  ne  connaissait  que  des  esprits,  non  encore 
promus  au  rang  des  dieux,  les  partisans  du  magisme 
rigide  (ils  sont  en  réalité  peu  nombreux)  croient 
découvrir,  à  travers  les  ténèbres  de  la  préhistoire,  un 
âge  plus  primitif  encore,  celui  de  la  magie  pure  ou 
non  animiste.  L'animisme  et  a  fortiori  la  religion,  le 
culte  de  dépendance  à  l'égard  des  dieux,  ne  serait 
qu'un  produit  d'évolution  assez  tardif.  La  foi  aux 
dieux  serait  sortie  de  la  crise  d'âme,  par  laquelle, 
après  de  longs  siècles  d'exercice,  passèrent  les  sor- 
ciers, s'apercevant  enfin  de  l'inanité  de  leur  art. 

a*  Le  Prémagisme  est  professé  par  la  plupart  des 
préanimistes  de  l'école  évolutionniste,  c'est-à-dire 
de  ceux  qui,  dépassant  l'animisme  de  Tylor  sans 
tomber  dans  le  radicalisme  magique  de  Frazer,  pos- 
tulent, avant  la  religion  et  avant  la  magie  pure,  a  un 
état  social  très  imparfait,  où  magie  et  religion  sont 
encore  confondues  dans  quelque  chose  qui  n'est,  à 
proprement  parler,  ni  la  magie  ni  la  religion,  et  qui 
tient  la  place  de  l'une  et  de  l'autre  »  (A  Loisy,  A 
propos  d'histoire  des  religions,  p.  i83).  C'est,  avec 
des  nuances  que  nous  avons  essaj'é  ailleurs  de  pré- 
ciser, le  système  de  MM.  Hubert  et  Mauss,  Marett, 
Loisy,  etc.  —  (Voir  les  liecherches  de  science  reli- 
gieuse, mars-avril  1912,  p.  lô'j-aoo.Sur  les  différentes 
formes  de  préanimisme,  même  revue,  t.  111,  janvier- 
février  191 1,  p.  73-84.) 

3°  Ceux  qui  refusent  d'adhérer  aux  théories  évo- 
lutionnistes rigoureuses  qu'on  vient  de  caractériser, 
se  rattachent  presque  tous,  mais  avec  des  différences 
appréciables,  à  l'idée  d'un  théisme  primitif,  antérieur 
à  la  magie,  ou  du  moins  acclimaté  dans  le  monde 
presque  aussitôt  qu'elle,  et,  dès  lors,  suffisamment 
distinct  d'elle. 

Dans  quelle  direction  y  a-l-il  davantage  chance, 
au  simple  point  de  vue  scientifique,  de  rencontrer 
la  vérité? 

I.  Critique  du  magisme  primitif.  —  Pour  mon- 
trer que  le  magisme  rigide  n'a  aucun  point  d'appui 
dans  la  réalité,  il  suffit  de  passer  au  crible  le  princi- 
pal argument  de  Frazbr.  Il  l'emprunte  à  l'ethnologie. 
Belle  occasion  pour  voir  se  mesurer  i»u  même  pro- 
blème le  célèbre  folkloriste  écossais  et  l'ethnologue 
autrichien  qui,  avec  Andrew  Lang,  a  le  plus  fait 
pour  ruiner  les  apriorismes  des  historiens  évolu- 
tionnistes des  religions. On  veut  parler  du  P. ScHMiiiT, 
le  fondateur  de  la  revue  internationale  .-InïAro^os  et 
l'initiateur  de  la  Semaine  d'ethnologie  religieuse. 
C'est  l'opposition  radicale  de  deux  méthodes  :  d'un 
côté  une  méthode  purement  impressionniste,  de 
l'autre  la  Kulturhistorische  Methode.mise  en  honneur 
par  Graeuner  et  d'autres,  parmi  lesquels  se  distingue 
le  P.  Schmidt. 

Frazer,  en  une  phrase  tranchante,  se  porte  garant 
de  trois  faits  :  i"  l'absence  presque  totale  en  terre 
australienne  d'une  religion  quelque  peu  développée; 
a»  le  règne  universel  et  incontesté,  en  ces  mémes~ 
régions,  de  la  magie  (non  animiste)  ;  3°  la  «  primiti- 
vité  »  ethnique  des  tribus  océaniennes  restées  les 
plus  fidèles  à  la  magie.  D'où  il  conclut  à  la  priorité 
de  la  religion  sur  la  magie  dans  le  monde.  (Cf.  J.  G. 
Frazer,  Le  rameau  d'or,  a'=  édition  [Trad.  Stiébel  et 
Toutain],  p.  76.  n'  1.)  C'était  donc  déjà  son  opinion 
depuis  1900.  Elle  n'a  pas  varié.  Cf.  Totemism,  du 
même  auteur,  t.  I,  p.  i44,  rééditant  un  article  de 
1905.  Enfin  en  191 1,  la  3=  éd.  du  Golden  Bough, 
Magic,  \.  I,  p.  234,  reproduit  encore,  malgré  la  vive 
critique  d'A.  Lang  {Magic  and  Religion),  le  même 
argument. 

Or,  de  ces  trois  affirmations,  il  n'en  est  aucune  qui 
résiste  à  la  critique  : 


69 


MAGIE  ET  MAGISME 


70 


I"  Les  travaux  antérieurs  de  Lang,  du  P.  Sclimidt 
et  de  Mgr  Le  Roy  montrent  qu'une  religion,  et  une 
religion  assez  haute,  existait  avant  l'arrivée  des 
missionnaires,  existe  encore  en  Australie,  comme 
d'ailleurs  dans  toutes  ou  presque  toutes  les  couches 
de  civilisation,  même  les  plus  antiennes,  même  les 
plus  rudimentaires.  On  jieul  l'aiie  l'aiilement  la 
preuve  (Cf.  Recherches,  t.  II,  p.  88-10^).  C'est  peu 
contre  ces  faits,  que  l'allirmation  en  sens  contraire, 
si  solennelle  soit-elle,  donnée  à  M.  Frazer,  dans  des 
lettres  particulières,  par  le  voyageur  B.  Spencer.  Ce 
dernier  est  trop  intéressé  à  ne  pas  contredire  ses 
premières  et  trop  hâtives  déclarations.  Libre  à  l'au- 
teur du  Gvlden  Boiigh  de  s'en  contenter. 

a"  Pour  prouver  l'universalité  de  la  magie  reli- 
gieuse en  Australie,  trois  témoignages  sullisent  à 
M.  Frazer,  ceux  de  Howitt,  de  Matthew  et  de  Curr. 
Que  ne  les  a-t-il  lus  dans  le  contexte  qui  les  éclaire? 
Si  l'on  a  cette  curiosité  légitime  —  nous  l'avons 
eue  —  on  est  étonné  de  la  légèreté  d'un  critique 
qui  aurait  pu  trouver  contre  sa  thèse,  dans  le  reste 
du  livre  de  Howitt  et  dans  celui  de  M.  J.  Matthew, 
des  témoignages  beaucoup  moins  vagues  et  beau- 
coup plus  nombreux  encore  que  ceux  qu'il  retient. 
L'imprécision  des  passages  découpés  dans  le  vif  par 
M.  Frazer  s'éclaire  soudain.  Et  ce  n'est  pas  dans  le 
sens  de  la  thèse  du  Golden  Bough.  Quant  à  Curr,  le 
seul  de  ces  trois  voyageurs  qui  incline  vers  la  con- 
clusion de  M.  Frazer,  il  en  dit  assez  dans  le  reste  de 
son  livre,  pour  ne  pas  nous  laisser  ignorer  qu'il  a 
observé  superflciellement.  Son  tort  a  été  de  ne  pas 
se  Cer  à  l'avis,  contraire  au  sien,  qu'exprimaient 
devant  lui  des  missionnaires,  soit  protestants  soit 
catholiques,  plus  habitués  au  pays  et  à  la  langue. 

3°  Ce  n'est  que  grâce  à  un  cercle  vicieux  trop  évi- 
dent, ce  n'est  qu'en  vertu  d'un  pur  postulat  évolu- 
tionniste  (ignorance  et  grossièreté  sont  signe  d'an- 
cienneté ethnique  pour  un  peuple  I),  que  M.  Frazer 
a  pu  songer  à  soutenir,  comme  un  fait  avéré,  la  prio- 
rité de  la  race  Arunta  sur  les  autres  tribus  austra- 
liennes. 

Le  P.  Schmidt,  lui,  trouve  plus  diflicile  la  déter- 
mination de  l'âge  d'un  peuple.  Appliquant  avec  pa- 
tience au  cas  fameux  des  Aruntas  ou  Arandas  la 
méthode  historique  «  des  cycles  culturels»,  il  exa- 
mine, dans  un  laborieux  et  savant  mémoire,  dont 
il  nous  est  permis  de  contrôler  les  conclusions 
(Xeitschrift  fur  Ethnologie, i^oS.  p.  866-901  ;  —  1909, 
p.  328-337),  "°"  P^^  ""  élément  isolé,  mais  tous  les 
éléments  à  la  fois  de  cette  civilisation  composite. 
Au  terme,  on  arrive  à  cette  conclusion,  diamétrale- 
ment opposée  à  celle  de  Frazer  :  les  Aruntas,  loin 
d'être  des  primitifs,  trahissent,  par  l'ensemble  de 
leurs  usages  et  de  leurs  croyances,  leur  allinité  avec 
la  civilisation  complexe,  contournée,  vieillotte  de 
la  Nouvelle-Guinée.  Us  ne  peuvent  donc  être  pris,  à 
aucun  titre,  pour  les  représentants  lidéles  de  la  men- 
talité primitive.  L'argument  majeur  de  M.  Frazer 
croule  parla  base. 

II.  Critique  historique  et  ethnologique  du 
Prémagisme.  —  La  thèse  du  prémagisme  primitif 
est  plus  nuancée  que  celle  du  magisme,  et  partant 
la  critique  en  est  plus  délicate  à  faire.  Cependant, 
la  difliculté  sera  moindre  :  1°  si  l'on  remarque  que 
les  tenants  eux-mêmes  du  prémagisme  avouent  ne 
pas  l'oir  aux  origines  l'état  nuageux  qu'ils  postulent 
et  que  caractériserait  la  fusion  primordiale  de  la 
religion  et  de  la  magie;  mais  ils  sont  si  sûrs  qu'ils 
Ventrevoient!  {\.  Loisy,  A  propos  d'Ii.  des  r., p.  20b); 
—  2»  si,  à  la  différence  de  la  plupart  des  théoriciens 
de  la  magie,  on  n'a  pas  de  telles  préférences  pour  une 
méthode,  ou  pour  xm  aspect  de  la  question,  qu'on 


en  arrive  à  négliger  un  peu  trop  les  autres.  Une 
hypothèse  en  pareille  matière  ne  vaut  que  si  elle  est 
suggérée  à  la  fois  par  toutes  les  sciences  auxiliaires 
de  la  préhistoire. 

Ce  que  les  prémagistesassurent  entrevoir  au  delà 
du  seuil  de  l'histoire,  au-dessous  du  seuil  de  la  cons- 
cience claire,  est-il  donc  insinué  ou  par  l'histoire, 
ou  par  la  psychologie  individuelle  et  sociale? 

I"  Certainement,  rAis<oi;e  n'a  pas  d'indices  dans 
ce  sens,  surtout  pas  celle  qu'on  devrait  d'abord 
interroger,  parce  qu'elle  ressort  des  documents  reli- 
gieux les  plus  anciens  et  par  suite  les  plus  rappro- 
chés des  temps  préhistori(iues.  En  vain  M.  Loisy 
s'etTorce-t-il  de  chercher  en  Israël  même  l'exemple 
d'une  religion  qui  commencerait  par  des  croyances 
et  des  pratiques  magieo-mystiques,  plus  voisines  de 
la  magie  que  d'un  culte  théiste  et  vraiment  reli- 
gieux. 

L'exemple  qu'il  choisit  se  retourne  vite  contre 
lui.  Même  en  admettant,  à  cause  d'une  insinuation 
de  la  Bible  (Josiié,  xxiv,  2,  i4),  interprétée  dans  ce 
sens  par  certains  Pères  de  l'Eglise,  que  les  ancêtres 
d'.VIiraham,  Abraham  lui-même,  avant  son  élection, 
aient  passé  par  le  paganisme  (S.  Cyrille  d'ALKXAN- 
DRIE,  Glapliyrorum  in  Genesini,  IV,  ni  [P.  G.,  LXIX, 
187];  Cf.  D.  Calmet,  Sur  l'origine  Je  l'idolâtrie 
[Commentaire  sur  la  Sagesse,  Paris,  1713,  p.  3o4- 
3o5|;  Tou/.AHD  [Où  en  est  l'histoire  des  r.,  Paris, 
191 1,  11,  8|),  on  n'aurait  aucun  droit  dédire,  comme 
pourtant  le  hasarde  M.  Loisy,  que  ce  paganisme 
préhistorique  ait  été  un  «  culte  de  S!.uvage  »,  plus 
magique  que  religieux.  Et  si  M.  Loisy  refuse  —  on 
ne  voit  pas  sur  quel  fondement  —  d'attribuer  à  ce 
paganisme  des  préisraélites  l'élévation  du  théisme 
sémite  ambiant  des  Assyro-Babyloniens,  s'il  tient 
à  chercher  un  terme  de  comparaison  chez  les  Arabes 
nomades,  ce  sera  encore  l'humble  adoration  des 
maîtres  divins  de  l'homme  que  révélera  l'étude  scien- 
tilique  dupanthéonarabe.  Force  est  donc  à  M.  Loisy, 
pour  maintenir  sa  thèse  prémagiste,  d'entrevoir  au 
delà  de  l'histoire  tout  autre  chose  que  ce  qu'il  peut 
lire  dans  les  monuments  religieux  les  plus  anciens 
des  races  sémitiques. 

11  serait  encore  assez  facile  de  montrer  que  ni  les 
religions  de  l'Inde,  ni  celle  de  l'Egypte  —  l'histoire 
n'en  étudie  pas  pour  l'heure  de  plus  anciennes  — 
i  ne  connaissent  à  leurs  débuts  la  nébuleuse  magico- 
religieuse  indilTérenciée,  qui,  d'après  les  évolution- 
nistes  de  la  nouvelle  école,  aurait  ensuite,  sous  l'ac- 
tion de  certains  réactifs,  glissé,  suivant  les  cas,  vers 
les  sommets  de  la  religion  ou  les  bas-fonds  de  la 
magie.  Qu'il  sullise  de  renvoyer  à  des  indianistes 
comme  Oldenberget  La  Vallée-Poussin, à  des  égypto- 
logues  comme  Erman  ou  Wiedmann.  Partout  on 
trouve,  au  moins  en  quelques  pratiques  plus  carac- 
térisées, «  la  magie  nettementdistinguée,  sinon  ton- 
jours  séparée  de  la  religion  »  (De  La  Valléb-Pous- 
siN,  dans  Uhristus,  1912,  p.  2/|5-248).  On  peut 
mélanger  un  instant,  à  force  de  les  agiter  dans  le 
même  verre,  de  l'huile  et  de  l'eau.  Laissés  à  eux- 
mêmes,  les  deux  liquides  formeront  de  nouveau 
deux  couches  superposées,  imperméables  l'une  à 
l'autre. 

2"  On  nous  renvoie  à  l'ethnologie.  Que  dit-elle  de 
plus  certain  ?  D'après  MM.  Hubert  et  Mauss,  et  plu- 
sieurs autres  préniagistes,  elle  nous  révélerait  ([ue 
rien  n'est  plus  primitif  que  la  notion  sauvage  de 
mana,  et  que  le  mana  mélanésien  est  précisément 
l'idée  de  cette  potentialité  magico-religieuse,  à  par- 
tir de  laquelle  auraient  bifurqué  les  deux  lignes 
d'évolution,  magique  et  religieuse.  Le  malheur  est 
qu'on  ne  connaît  bien  qu'une  espèce  de  mana,  celui 
'    des  Mélanésiens,  et  que  précisément  en  Mélanésie 


71 


MAGIE  ET  MAGISME 


72 


le  P.  Schmidt  le  montre  assez  bien  —  la  notion 

de  maria  est  solidaire  de  certaines  croyances  ani- 
mistes et  mythologiques.  De  plus,  la  comparaison 
des  tUèmes  mélanésiens  avec  les  autres  formations 
mythiques  austronésiennes  apprend  à  considérer 
«  la  période  du  mana  »  comme  secondaire  et  déri- 
vée, vis-à-vis  de  celle  où  florissait  le  culte,  mainte- 
nant elTacé.  de  l'Etre  suprême. 

Quelle  que  soit  la  valeur  de  cet  argument  ethnolo- 
gique —  ce  n'est  à  notre  sens  qu'une  valeur  ad  liomi- 
nein  —  une  étude  plus  étendue  sur  les  différentes 
civilisations  australiennes,  austronésiennes,  pyg- 
mées,  bantoues,  etc.,  incline  à  poser  cette  loi,  qui 
est  le  renversement  de  l'hypothèse  prémagiste  :  plus 
est  développé  dans  une  société  inférieure  le  culte 
de  l'Etre  suprême,  moins  il  y  a  de  magie,  the  more 
Jll-Fatherism,  the  less  Magism,  aurait  dit  Lang.  Ce 
qu'il  faut  compléter  par  cette  autre  loi  ethnologi- 
que, également  en  voie  de  devenir  hautement  pro- 
bable :  plus  un  peuple  se  manifeste  primitif  par  l'en- 
semble de  sa  civilisation,  et  plus  reste  au  premier 
plan  cliez  lui  le  culte  du  Père  de  tous,  moins  est  im- 
pure et  superstitieuse  sa  religion  et  sa  morale. 

L'hypothèse  du  prémagisme  n'est  donc  pas  ethno- 
logiqùement  fondée.  Bien  que  purement  négatif,  ce 
résultat  a  son  importance. 

D'ailleurs,  il  faut  en  convenir,  ni  l'ethnologie,  ni 
l'histoire  ne  nous  donnent  de  réponse  positive,  suf- 
fisamment certaine,  à  cette  question  ultérieure:  la 
religion  a-t-elle  vraiment  précédé,  et  de  beaucoup,  la 
magie  dans  le  monde? 

Peut-être  la  psychologie  nous  perraettra-t-elle 
d'aller  plus  loin  encore.  Certains  théoriciens  de  la 
magie  le  croient.  Interrogeons  donc  la  psychologie, 
ou  plutôt,  comme  on  tend  à  dire  en  certains  cercles 
philosophiques,  la  socio-psychologie  et  la  psycho- 
sociologie,  car  aucun  psycliologue  moderne  ne  con- 
sent à  perdre  de  vue  le  facteur  social,  et  nul  socio- 
logue ne  voudrait  convenir  qu'il  oublie  le  coefficient 
individuel. 

III.  Critique  psychologique   du  Prémagisme. 

—  La  genèse  de  la  magie  et  celle  de  la  religion. 

Oe  l'état  mental  que  suppose  la  magie  et  de  celui 

que  suppose  la  religion,  quel  est  psychologiquement 
le  plus  primitif? 

Alors  même  qu'on  viendrait  à  résoudre  cette  ques- 
tion, on  n'a  aucun  droit  de  transporter  dans  l'his- 
toire du  monde  les  phases  successives  que  l'intros- 
pection aurait  pu  découvrir  dans  l'histoire  mentale 
de  chaque  homme  ou  de  chaque  société  prise  à  part. 
Tout  au  plus  trouverait-on  par  ce  moyen  une  vague 
indication  de  ce  qui  a  pu  se  passer,  en  bonne 
moyenne,  dans  la  préhistoire  de  l'humanité,  si  toute- 
fois, ce  qui  n'est  presque  jamais  le  cas,  rien  n'a  dé- 
rangé, nulle  iiart,  à  cette  époque,  le  déploiement 
normal  des  qualités  de  l'homme  ! 

Sous  le  bénéfice  de  cette  remarque,  on  peut  ac- 
cepter de  chercher  quelle  est  l'origine  psychologi- 
que de  la  magie  et  celle  du  sentiment  religieux, 
pour  savoir  lequel  précède  normalement  l'autre. 

Avant  de  s'occuper  de  l'origine  psychologique  de 
la  magie,  il  peut  être  bon  de  faire  remarquer  qu'on 
n'entend  pas  pour  cela  n'attribuer  à  la  magie  qu'une 
origine  psychologique  et  humaine.  La  vraie  science 
ne  connaît  aucun  exclusivisme,  fùl-il  surnatura- 
liste 1  Mais,  à  l'exemple  de  S.  Augustin  et  de  S.  Tho- 
mas, on  croit  loisible  et  utile  de  chercher  le  proces- 
sus mental  auquel,  d'après  ces  mêmes  docteurs,  les 
esprits  mauvais  «  s'insèrent  »  et  se  mêlent  plus  d'une 
fois  (S.  Augustin,  De  Docirina  Christiana,  II,  xxni,  35; 

—  S.  Thomas,  II»  II»=,  q.  gS,  a.  5). 

Et  vraiment,  l'on   peut  presque   s'en  tenir   sur  ce 


point  —  en  profitant,  si  l'on  veut,  des  fines  remar- 
ques   qu'y   ajoutent   deux    psychologues    modernes 
Wundt    et  Marett   —   à    l'analyse   moins   nuancée, 
moins     riche     peut-être,     mais     plus     vigoureuse, 
plus  exacte  et   plus  poussée,  de    S.  Augustin   (loc. 
cit.).  Il  a  fort  bien   vu  que  la  tendance  à   la   magie 
n'était   que    la    déviation   du    désir,    bon    en    soi, 
mais    trop   souvent     immodéré,     rpi'ont    les    hom- 
mes de  tout  connaître  et  de  tout  expérimenter.  C'est 
cette  curiosité  maladive,  c'est  cette  convoitise  insa- 
tiable  qui  provoque  dans    l'àme    (aussi   bien  dans 
l'àme  des   individus  que  dans  l'àme  des  foules,  no- 
tons-le,   en  passant,    contre   les    sociologues    avant 
tout,  comme  Hubert  et  Mauss,  et  contre  les  psycho- 
logues avant  tout,  comme  Marett)  l'attente  halluci- 
nante du  merveilleux.  Tout   événement  fortuit,  qui 
se    produit  alors,  est  facilement    considéré    comme 
une  réponse  ultraualurèlle,  sans  être  divine,  à  cette 
attente.  De   là  l'idée  de    la  causalité    magiijue,   qui 
est  par  essence  une  causalité  anormale.  De  là  encore, 
suggère  Wundt,  pour  combler  la  lacune  causée  par 
la  rupture  des  associations  mentales   ordinaires,   le 
jaillissement     soudain,    dans     les    profondeurs    de 
l'àme,  de  tout  un  essaim  d'associations  libres  et  fan- 
tastiques, qu'utilisera  la  magie.  De  là,  en  un  mot,  la 
naissance    des    superstitions    magiques.    Magiques, 
elles  le  seront,  reprend  S,    Augustin,  du  jour  où,  à 
cause  de  ces  rencontres  fortuites  et  de  ces  accidents 
psychologiques,  certains  procédés,  qu'on  tenait  jus- 
que-là pour  dénués  de  valeur,  auront  apparu  comme 
les  «  signes  »  ellicaces  et  infaillibles  d'un  effet  qu'on 
souhaitait  ardemment   sans  oser  l'espérer.  Il    n'est 
pas  difficile  de   prévoir  qu'une  fois  implantés  dans 
l'esprit  de  plusieurs,  ces  jugements  erronés,  qui  fon- 
dent la  magie,  ne  peuvent  que  se  multiplier,  se  diversi- 
fier, selon  la  variété  des  désirs,  des  expériences  réus- 
sies et  des  mentalités.  C'est  alors,  semble-t-il,  mais 
alors  seulement,  qu'intervient  la  société.  Il  s'établit 
comme  un  consentement  tacite  sur  la  valeur  conven- 
tionnelle de  tel  rite.  C'est  donc  dans   la  société,    et 
par  elle  (c'est  ce  qu'il  y  a  de  juste  dans  la  thèse  des 
sociologues),    non    pas    que    commence,    mais    que 
s'achève  la  détermination  des  rites  efficaces  et  des 
signes  opératifs,  répondant  à  la  moyenne  des  convoi- 
tises  d'un    groupe   humain.  Cf.   S.  Augustin,  Conf. 
X,  XXXV,  25,  etc.;  —  Wundt,    Volkerpsychologie.  II, 
2,  p.   i8i  sq. 

Si  cette  analyse  du  procédé  mental,  générateur  de 
la  magie,  a,  comme  nous  le  croyons,  quelque  vérité, 
il  parait  assez  bien  prouvé  que  l'éveil  des  supersti- 
tions magiques  est  en  rapport  étroit  avec  l'éveil 
dans  l'àme  de  l'idée  d'une  causalité  anormale  et  «  en 
quelque  manière  surnaturelle  ».  Quelques  évolution- 
nistes,  comme  Wundt,  ont  voulu  profiter  de  celte 
constatation  pour  affirmer  que  l'idée  de  la  magie  pré- 
cède nécessairement,  dans  l'expérience  du  primitif, 
l'idée  de  la  religion. 

Contre  cette  supposition  d'un  psychologue,  on  peut 
en  appeler  à  la  psychologie,  plus  scientifiquement 
interrogée.  Pour  connaître  Dieu,  pour  savoir  au 
moins  de  lui  quelque  chose  qui  suffise  à  le  distinguer 
de  tout  ce  qui  n'est  pas  lui,  pour  se  sentir  pressé  de 
lui  rendre  un  culte  d'entière  soumission  qui  n'est 
dû  qu'à  lui.  pas  n'est  besoin  d'attendre  une  de  ces 
crises  mentales,  où  éclosent  les  associations  et  les 
illusions  magiques;  pas  n'est  besoin  de  l'excitation 
hallucinante  produite  en  l'àme  par  l'apparition  de 
l'anormal  et  de  l'inédit  troublant.  Sans  secousse 
et  tout  spontanément,  à  la  vue  quotidienne  des  spec- 
tacles familiers,  ou  plus  simplement  en  entendant  et 
en  interprétant  comme  d'instinct  la  dictée  secrète  de 
sa  conscience,  l'homme  le  plus  primitif,  s  il  a  le  cœur 
suffisamment  droit  et   l'esprit    suffisamment  ferme. 


73 


MAHOMET 


74 


peut,  à  l'aide  des  notions  très  simples  et  premières 
de  cause  de  lin  et  de  personne,  prendre  possession 
de  l'idée  de  Uieu.  S'il  a  l'esprit  solide  et  le  cœur  pur, 
disons-nous.  Et  c'est  ce  qui  empêchera  toujours  de 
dire  a  iiriori  que,  fatalement,  dans  le  nioiule  ou  dans 
telle  société  dont  les  annales  ont  été  perdues  ou 
n'ont  jamais  été  écrites,  la  religion  a  précédé  la  ma- 
gie ou  la  magie  a  précédé  la  religion. 

Nous  pouvons  conclure.  Les  évolutionnistes  n'ont 
aucun  droit  dédire  qu'ils  entrevoient  une  préhistoire 
magique  ou  niagico-religieuse  de  l'iiuraanité.  Ce  qui 
s'entrevoit  de  moins  confus,  à  la  lumière  convergente 
des  sciences  qu'ils  invoquent,  c'est  seulement  ceci. 
Avant  comme  après  l'histoire,  à  partir  d'un  mo- 
ment que  dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances  il 
est  trop  difficile  delixer,  les  deux  institutions  ont  dû 
coexister,  croître  côte  à  côte  dans  les  mêmes  sociétés, 
comme  l'ivraie  croit  côte  à  côte  avec  le  pur  froment, 
enchevêtrant  leurs  racines  et  laissant  tomber  dans 
le  même  sillon  lewrs  fruits  de  vie  et  leurs  fruits  de 
mort.  Aussi  anciennes  que  les  deux  cités,  la  cité  du 
mal  et  la  cité  du  bien,  la  cité  terrestre  et  la  cité  cé- 
leste, elles  ont  passé  et  passeront  par  les  fortunes 
changeantes  de  l'une  et  de  l'autre.  Elles  subsisteront 
vraisemblablement  jusqu'à  la  lin.  Mais  ce  qui  proté- 
gera les  sociétés  et  les  âmes  des  humiliants  retours 
et  des  éruptions  funestes  de  la  magie,  cène  sera  — 
l'histoire  du  pas'ié  en  fait  foi  —  ni  l'avènement  de 
l'âge  scientiQque  (c'est  le  rêve  de  M.  Frazer,  Magic, 
1,  222,  d']lt,  etc.),  ni  l'apostolat  des  "  éducateurs 
laïques  »  soudain  transGgurcs  en  «  pères  spirituels 
de  la  jeunesse  »  (c'est  l'espoir  chimérique  —  le 
dernier!  —  de  M.  Loisy,  A  propos  d'hist.  des  reli- 
gions, pp  2or-2oa);  ce  sera,  ce  ne  peut  être,  qu'un 
réveil  de  la  vie  religieuse  et  chrétienne. 

Seule,  la  religion  peut  empêcher  les  âmes  d'incli- 
ner vers  la  magie,  car  seule  elle  peut  leur  donner 
l'aliment  que  mendie  leur  inquiète  indigence.  Ces 
âmes,  Dieu  les  a  faites  pour  lui.  Et  c'est  vainement 
qu'en  dehors  de  lui  elles  vont,  chancelantes,  cher- 
chant le  bonheur,  chtrch.int  la  paix  I  (S.  Augustin, 
De  Civ.  Dei,  1.  XIX,  passim,  et  Conf.,  I,  i,  i.) 

BiBLioonArniE.  —  Monograjjhies  classiques  sur  les 
«  magies  »  particulières  : 

Victor  Henry,   La    Magie    dans  l'Inde   antique. 
Paris,  Nourry,  1909,  peut  être  signalé  comme  un 
modèle  du  genre.  On  regrettera  seulement  que  le 
livre    se     termine  par    une    théorie    magico-reli- 
gieuse  assez    peu  cohérente.     Cf.    Reclterches   de 
science    religieuse,    t.  I    I1910],  p.    87.  —   P.   W. 
Schmidt,  S.  V.  D.,  Grundlinien  einer  Vergleichung 
derHeligionen  und Mytkologien  der  Austronesisclten 
Viilkcr.  Wien,  1910.  —  Die  Stellung  der  Prgmàen- 
vùlker.  Stuttgart,  1910.  —  H.  H.  Codrington,   The 
Melanesians,  Oxford,  1891.  —  Mgr   Le   Roy,    La 
Religion  des  primitifs,  Paris,   1909,  etc. 
Ouvrages  théoriques  sur  la  «  magie  n  : 
P.  W.  Schmidt,  L'Origine  de  l'idée  de  Dieu,  dans 
Anthropos,  t.  ll\  et  sq.  (1908-191 1).  —  J.  G.  Krazer, 
Tlie  Golden  Bough,  3' édition  (  7  Ae  Magic  Art, -iVoX.), 
London,  191 1;  recueil   abond.int  de  faits  peu  cri- 
tiqués et  mal  classés,  servant  à  étayerla  thèse  de 
la  magie  primitive.  —  A.  Lang,  Magic  and  Reli- 
gion,London,  1901,  critique  très  Une  de  la  théorie 
de  Frazer.  —  A.  R.   Marett,  From  spell  to  prayer, 
d'un  point  de  vue  prcanimiste  et  psychologique, 
élude  parue  pour  la  première  fois  en  1904,  et  re- 
produite dans    The    Threshold    of  Religion,    Lon- 
don,  1909,  —  H.  Hubert   et  M.  Mauss.    Esquisae 
d'une  théorie  générale  de  la  magie.  Année  sociolo- 
gique,   VII    (1902-1903),    Paris,    190;!;   important, 


mais  d'un  point  de  vue  exclusivement  sociologi- 
que. —  W.  Wundt,  VôlkerpsrcJiologie,  H  B.,  2 
Th.,  Leipzig,  igo6,  du  point  de  vue  de  la  psycho- 
logie des  peuples;  etc.  —  F.  Bouvier,  Recherches 
de  :icience  religieuse,  t.  111,  1912,  p.  169-200,  bulle- 
tin sur  la  plupart  de  ces  livres  théoriques;  ihid., 
t.  II,  19 II,  p.  63-io4;  Religion  et  magie,  ibid., 
t.  ni,  1912,  p.  393-1^27  ;  t.  IV,   1913,  p.  109-1/I7. 

Fréd.  Bouvier,  S.  J. 


MAHOMET.  —  I.  Remarques  préliminaires.  —  II. 
J'remii.'res  années  de  Mahomet.  —  111.  Prédication 
à  la  Mecque.  —  IV.  l'ie  et  enseignement  à  Médine. 
—  V.  Caractère  de  Mahomet. 

I.  Remarques  préliminaires.  —  On  pourrait  ré- 
sumer, comme  il  suit,  l'état  des  religions  en  Arabie 
à  la  lin  du  vi»  siècle  de  notre  ère.  Le  christianisme 
et  le  judaïsme  étaient  fortement  établis  en  dillerenles 
parties  de  l'Arabie.  Des  idées  chrétiennes  et  juives 
s'étaient  répandues  sur  toute  la  péninsule.  Les  Juifs 
étaient  méprisés,  tandis  que  les  chrétiens,  monophy- 
sites  pour  la  plupart,  nestoriens  et  autres  en  moindre 
nombre,  apparaissaient  devant  leurs  compatriotes 
comme  divisés  entre  eux  et  liés  avec  des  étrangers  et 
des  envahisseurs.  A  l'égard  du  paganisme  arabe, 
espèce  de  fétichisme  que  professait  le  plus  grand 
nombre,  c'était  partout  l'indillérence.  par  endroits 
mécontentement  manifeste.  Parmi  les  esprits  les  plus 
élevés,  quelques-uns  avaient  déjà  combiné  un  syncré- 
tisme cultuel,  destiné  à  satisfaire  un  instinct  reli- 
gieux assez  éveillé.  L'Arabie  était,  on  le  voit,  en 
quelque  sorte  j^réparée  à  recevoir  un  réformateur 
religieux  et  une  nouvelle  croyance  nationale.  Maho- 
met devait  être  ce  réformateur  et  l'Islam  la  religion 
qu'il  apportait. 

Pour  la  vie  et  la  doctrine  de  Mahomet,  nous  avons 
deux  sources  de  valeur  très  inégale  :  le  Coran  et  la 
Tradition.  Pour  ce  qui  concerne  le  Coran,  non  seule- 
ment nous  ne  pouvons  pas  exclure  la  possibilité  d'in- 
terpolations, puisque  le  livresacré  ne  reçut  sa  forme 
définitive  que  vingt-huit  ans  après  la  mort  du  pro- 
phète, mais  nous  devons  nous  souvenir  qu'il  conlient 
seulement,  en  premier  lieu,  ce  que  le  prophète  lui- 
même  désira  plus  tard  faire  passer  pour  révélation, 
et,  en  second  lieu,  ce  que  les  rédacteurs  trouvèrent 
en  harmonie  avec  leurs  propres  idées  sur  la  doctrine 
du  prophète  (v.  M.  Hartmann,  Die  Arahische  Frage, 
p.  53-4;  A.  Fischer,  Eine  Qornn-lnterpolntion,Orien- 
tàlische  Studien  Th.  Noldeke  geu'idmet,  I,  53).  Néan- 
moins, le  caractère  sacré  qui  fut  accordé  à  ce  livre 
dès  le  début,  le  fait  qu'il  renferme  encore  plusieurs 
révélations  qui  furent  plus  tard  écartées,  le  caractère 
peu  édiliant  de  plusieurs  passages,  enlèvent  tout 
doute  qui  pourrait  s'élever  au  sujet  de  son  authenti- 
cité substantielle.  Quant  à  la  Tradition,  tous  les  spé- 
cialistes s'accordent  maintenant  à  dire  qu'elle  a  peu 
devaleur  historique  et  qu'on  nedoit  l'utiliser  qu'avec 
parcimonie  et  une  critique  sévère  (v.  Goldziher, 
Muhammedanische  Studien,  vol.  II;  Lammens,  Qnran 
et  Tradition,  Recherches  de  Science  Religieuse.  I, 
p.  27-51).  Cette  règle  de  prudence  est  spécialement 
justifiée  s'il  s'agit  de  la  période  mecquoise  de  la  vie 
du  prophète.  Pour  la  période  médinoise,  non  seule- 
ment les  traditions  et  le  texte  du  Coran  s'éclairent 
souvent  l'un  l'autre,  mais  nous  possédons  plusieurs 
documents  originaux,  «pii  portent  toute  marque  d'au- 
thenticité et  sont  de  la  ]>lus  grande  importance 
(v.  l'article  très  raisonné  de  Nobldekb,  Die  Tradition 
liber  dus  Leben  Muliammeds,  Der  Islam,  V  [1914I. 
p.  160  sq.). 


75 


MAHOMET 


76 


II.  Premières  années.  —  La  date  traditionnelle 
de  la  naissance  de  Mahomet  est  environ  l'année  5^0 
après  Jésus-Christ.  Cependant  le  P.  Lammens  a  donné 
dernièrement  de  bonnes  raisons  pour  reporter  la 
date  de  cet  événement  di.x  ans  plus  tard  (v.  L'âge  de 
Mahomet  et  la  chronologie  de  la  Sira,  Journal  asia- 
tique, XVII,  2  [igii],  pp.  209-260).  On  dit  du  pro- 
phète qu  il  fut  le  ûls  posthume  d'Abdallah,  le  plus 
jeune  fils  d'Abd-al-Mutlalib  de  la  tribu  de  Quraish. 
Sa  mère,  Amina,  qui  mourut  alors  qu'il  était  encore 
très  jeune,  appartenait  à  la  famille  mecquoise  des 
Banù  Zuhrâ.  La  femme  de  son  grand-père,  Abd-al- 
Muttalib,  était  membre  de  la  famille  médinoise  des 
Banù  Nadjdjâr  —  fait  auquel  le  poète  Hassan  ibn 
Thâbitfait  allusion  dans  un  de  ses  vers.  Nous  pou- 
vons admettre  cette  généalogie  dans  son  ensemble, 
ainsi  que  l'admettent  actuellement  la  plupart  des 
spécialistes,  bien  que  Caetani  et  Lammens  la  rejet- 
tent comme  une  tentative  pour  ennol>lir  Mahomet  et 
jugent  qu'une  origine  commune  expliquerait  mieux 
ce  que  le  Coran  rapporte  et  sur  son  enfance  pauvre 
et  sur  sa  polémique  contre  les  ambitions  généalogi- 
ques de  SCS  compatriotes  (v.  M.  J.  dk  Goeje,  la  Filia- 
tion de.Valiomel,  Cenlenario  délia  JVascita  di  Michèle 
^mari,  Scritli.  Palermo,  1910,1,  i5.  sq.;  Th.NoKLDEKE, 
Wiener  Zeitschrifl  fur  Kunde  des  Morgenlands  [  W.  Z. 
K.  M.],  XXI,  p.  3oo  sq.). 

Ueçul-il  le  nom  de  Mahomet  à  sa  naissance?  C'est 
là  un  point  discuté.  Plusieurs  islamisants  ont  sou- 
tenu après  Sprenger  que  ce  nom  était  un  nom  mes- 
sianique, pris  par  le  propliète  à  Médine,  ou  même 
qu'il  lui  fut  conféré  après  sa  mort,  mais  Noeldeke,  db 
GoEJE  (cf.  ci-dessus),  Schwallv  (Geschichte  des 
Qorans,  Leipzig,  1909.  I.  g.  n.  i)et  d'autres  rejettent 
vigoureusement  cette  théorie, 

Les  récils,  dont  l'un  nous  le  montre  élevé  dans  le 
déscit  par  une  nourrice  nommée  llalima,  des  Banù 
Sa'd,  et  l'autre  en  fait  un  berger  durant  sa  jeunesse, 
sont  tous  deux  apocryphes.  Le  premier,  qui  le  place 
sur  le  même  rang  que  les  riclies  aristocrates  mec- 
quois,  oublie  qu'il  était  un  pauvre  orphelin  ;  le  se- 
cond, qui  l'assimile  aux  prophètes  hébreux,  ignore 
le  fait  que  des  Arabes  commerçants,  comme  les  Qu- 
raish, font  paître  les  quelques  troupeaux  qu'ils  pos- 
sèdent, par  une  tribu  nomade  avoisinante.  et  consi- 
dèrent l'occupation  de  berger  comme  déshonorante 
pour  un  des  leurs.  Ces  exemples  montrent  combien 
nous  devons  nous  délier  des  récits  traditionnels  sur 
les  premières  années  de  Mahomet,  même  quand  ils 
évitent  le  merveilleux.  Qu'il  fut  pauvre  et  orphelin, 
protégé  parson  oncle.\bù  "Tàlib,  c'esttoutce  quenous 
savons.  Le  premier  fait  important  que  nous  connais- 
sons avec  certitude  sur  le  début  de  sa  vie  d'homme, 
c'est  son  mariage  avec  Khadldja.  C'était  une  riche 
veuve  ou  une  divorcée,  qui,  d'abord,  employa  Maho- 
met pour  ses  affaires  commerciales  et,  plus  tard,  se 
maria  avec  lui,  alors  qu'elle  avait  environ  quarante 
ans  et  lui  vingt-cinq.  Il  est  naturel  que,  dans  cette 
union,  la  richesse  donnât  à  la  femme  une  certaine 
supériorité;  nous  voyons,  en  tout  cas,  que  Mahomet 
resta  monogame  aussi  longtemps  qu'elle  vécut. 
Parmi  les  expéditions  commerciales  qu'illit  pour  les 
intérêts  de  Kliadidja,  faut-il  compter  des  voyages 
en  Syrie?  Il  n'est  aucune  raison  d'en  douter  (v.  M. 
HARTMxtis.  Die  Arabische  Frage,  pp.  5io-5ii,  Cak- 
TAM,  Annali  deW  Islam,  I,  189,  16S).  Les  récits  fabu- 
leux de  sa  rencontre  avec  le  moine  syrien  Bahira 
ne  méritent,  il  est  vrai,  aucune  créance  (v.  Hirsch- 
FELD,  iVen'  Researches  into  the  Composition  and  Exe- 
gesis  nf  the  Kuran.  London,  1902,  p.  2^);  mais,  ce- 
pendant, nous  pouvons  bien  supposer  que  ces  voya- 
ges en  pays  chrétien  ne  furent  pas  sans  influence 
sur  son  avenir. 


On  nous  raconte  que  le  prophète  avait  l'habitude 
de  passer  chaque  année  quelque  temps  en  contem- 
plation solitaire  sur  le  mont  l.lira,  colline  proche 
de  la  Mecque,  et  que  c'est  là  qu'il  reçut  sa  mission. 
Le  P.  Lammens  fait  remarquer,  entre  autres  raisons 
pour  rejeter  cette  retraite  annuelle,  l'horreur  de  Ma- 
homet pour  la  solitude  et  sa  répugnance  notoire 
pour  rascétisme(v.  Mahomet  fut-il  sincère  ?  Recher- 
ches de  Science  Religieuse,  19 11,  p.  26).  Quoiqu'il 
en  soit,  ce  fut  vers  l'an  6  i  o  que  Mahomet,  d'après  le 
Coran  aussi  bien  que  la  Tradition,  eut  une  vision, 
dans  laquelle  une  ligure  lui  apparut  et  prononça  ces 
mots  :  Proclame,  au  nom  de  ton  Seigneur,  qui  a  créé 
l'homme  de  sang  coagulé  ;  proclame,  car  ton  Sei- 
gneur est  le  très  bienfaisant,  qui  a  enseigné  l'usage 
de  la  plume,  et  a  enseigné  à  l'homme  ce  qu'il  ne  con- 
naissait pas  (Coran,  s.  96.  vv.  i-5).  La  conviction  de 
la  mission  divine,  que  cette  vision  et  ces  mots  firent 
naître  en  l'esprit  de  Mahomet,  s'était  changée,  nous 
dit-on,  en  doute  et  s  était  évaporée,  quand  une  seconde 
vision  et  une  seconde  révélation  (s.  'j^)  la  ravivèrent 
et  confirmèrent  le  prophète  (v.  Coran,  s.  53,  pour 
les  deux  visions  ;  Caetani,  Annali.  I,  222  sq.  226  sq., 
pour  les  traditions  là-dessus).  Khadidja,  sa  femme,  fut 
la  première  à  croire  en  Mahomet.  Le  cousin  de  Kha- 
didja, Waraqà,  un  chrétien  mecquois  aussi  appelé 
Ilanîf,  fut  invité  à  examiner  la  vocation  de  Maho- 
met et  se  déclara  en  sa  faveur.  Il  semble,  cependant, 
qu'il  ne  vit  pas  de  raison, ni  alors  ni  plus  tard,  pour 
échanger  son  christianisme  contre  l'Islam,  ou  deve- 
nir un  partisan  actif  du  prophète  —  et  ce  fait  rend 
toute  l'histoire  de  son  intervention  vraiment  dou- 
teuse. Quelle  que  puisse  être  l'explication  de  ces  vi- 
sions et  révélations  —  et  nous  ne  discuterons  cette 
question  que  plus  tard  —  il  est  au  moins  certain, 
que,  vers  l'an  610  après  J.-C,  le  mari  de  Khadidja 
apparut  devant  les  Mecquois  dans  un  rôle  nouveau, 
comme  prédicateur  d'une  nouvelle  religion,  active- 
ment en  quête  d'adhérents. 

III.  Prédication  à.  la  Mecque.  —Les  débuts  de 
l'Islam  furent  paciliques.  Parmi  les  premiers  qui 
l'embrassèrent,  il  y  eut  Zaid,  l'affranchi  de  Maho- 
met, Abu  Bakr,  un  riche  marchand  bien  qu'il  n'ap- 
partint pas  à  la  noblesse  des  Quraisch,'  Ali,  fils  d'Abù 
Tàlib,  oncle  du  prophète,  mais  qui,  lui,  se  tenait  à 
l'écart.  De  plus,  une  foule  considérable  se  mit  à  sa 
suite,  esclaves  et  gens  des  classes  pauvres,  plus  sus- 
ceptibles d'influences  religieuses  que  les  capitalistes 
mecquois,  et  attirés  surtout  par  le  caractère  socialde 
la  doctrine  de  Mahomet  (v.  tradition  importante 
d'Az-Zuhri,  Caetani,  Annali,  1,  2^0  sq.).  La  forme 
primitive  de  cet  enseignement  semble  avoir  compris 
une  profession  de  foi  en  un  Dieu,  Allah,  en  Maho- 
met son  prophète,  en  un  jugement  suivant  la  mort 
et  suivi,  lui-même,  d'éternelles  récompenses  ou  d'é- 
ternelles i)cines;  celte  forme  première  insistait  sur 
la  pratique  de  la  prière  ou  récitation  du  Coran,  pré- 
cédée d'alilutionsriluelles,  matinet  soir;  elle  exhor- 
tait à  la  justice,  à  l'aumône,  dénonçait  l'injustice  et 
la  tyrannie  des  Quraisch, à  qui  Mahomet  était  chargé 
d'annoncer  une  rapide  et  terrible  sentence,  la  ruine 
de  leur  cité. 

Celte  prédication,  d'abord  dédaignée  par  les  Qu- 
raish,n'eut  pas  plus  tôt  obtenu  quelque  succès,  qu'elle 
provoqua  leur  oi)position.  Sans  précisément  consti- 
tuer avec  les  basses  classes  un  parti  politique,  Ma- 
homet, outre  que  pratiquement  il  les  soulevait 
contre  les  riches,  menaçait  ces  derniers  de  la  perte 
de  leur  situation  indépendante  en  faisant  de  tous 
ses  adhérents  ses  sujets.  De  plus,  ses  attaques  contre 
leurs  ancêtres  et  les  divinités  païennes  heurtèrent 
les  sentiments  des  Mecquois  et  leur  firent  craindre 


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MAHOMET 


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la  perle  lie  nombreux  avantages  matériels  attaclicsà 
leur  sanctuaire.  Voyant  ainsi  menacées  leur  jiaix  et 
leurprospérité,ilsse  déterminèrent  à  une  opposition, 
à  une  persécution,  qui,  d'ailleurs,  ont  été  grandement 
exagérées  par  les  historiens  nialiométans.  Comme 
toute  olTense  contre  un  individu  était  offense  contre 
le  clan  même  et,  à  ce  titre,  devait  être  vengée,  nous 
pouvons  être  siirsque  les  Mahoinétans  libres  ne  souf- 
frirent pas  dé  violence  ouverte.  Il  en  allait  autrement 
des  esclaves,  que  maltraitaient  leurs  mailres,  et  à 
qui  il  fallait,  ou  qu'on  les  rendit  à  la  liberté  moyen- 
nant rançon,  ou  que  de  bouche  ils  renonçassent  à 
l'Islam  qu'ils  admettaient  de  cœur.  Les  richesses 
d'Abi'i  Bakr,  d'une  part,  et,  de  l'autre,  l'autorisation 
de  l'indulgent  prophète,  aidèrent  à  ce  double 
résultat. 

En  raison  de  la  persécution,  Mahomet  prit  d'im- 
portantes mesures.  La  premièrefut  deneplusprêclier 
en  public,  mais  bien  dans  la  maison  d'AI-Arqani,  où 
il  continua,  sans  plus  de  trouble,  d'assembler  et 
d'enseigner  de  craintifs  adeptes.  Les  réunions  chez 
Al-Arqam  durèrent  deux  ans(Gi5-6i7  A.  D.)  et  l'on 
dit  que  ce  fut  l'accession  d'Omar,  de  terrible  persé- 
cuteur devenu  fervent  disciple,  qui  donna  aux  fidèles 
courage  et  force  pour  se  produire  derechef  en  pu- 
blic. La  seconde  mesure  fut  la  première  Iluljra,  ou 
émigration,  vers  les  contrées  chrétiennes  de  l'Abys- 
sinie.  Un  document  de  valeur,  écrit  pour  le  calife 
'  Abd-al-Malik  par  >  Urwa  ibn  Zubaiii  et  partiellement 
conservé  par  Tauarî  (Annales,  éd.  de  Leyde,  1, 1 180), 
nous  informe  que  ceux  qui  traversèrent  ainsi  la  mer 
furent  les  gens  qui  avaient  été  dominés  par  les  sé- 
ductions des  Quraish  et  pour  qui  ces  séductions 
étaient  le  plus  à  craindre.  De  cela,  et  du  fait  que  les 
exilés  d'Abyssinie  ne  revinrent  qu'en  l'an  7  de  l'hé- 
gire, lorsque  le  succès  de  l'Islam  était  assuré,  Cae- 
tani  conclut  que  la  liicfjra  abyssine  fut  «  un  acte  de 
bassesse  ».Mais  c'est  là  une  exagération,  ainsi  que 
nous  l'apprend  une  autre  tradition  du  même  '^Urwa 
(I.  c.  I,  122/1),  d'après  laquelle  il  j'  eut  quelques  re- 
tours de  l'Abyssinie  durant  la  période  niecquoise, 
d'après  laquelle,  encore,  les  séductions  en  question 
comportaient,  sinon  des  violences  déclarées,  du 
moins  de  durs  traitements.  Le  document  ne  dit  pas, 
et  il  fautregardercomme  improbable,  que  les  Quraish 
aient,  sans  résultat,  envoyé  au  Négus  une  ambas- 
sade demandant  le  retour  des  exilés.  Quelques-uns, 
cependant,  purent  revenir,  grâce  à  un  compromis 
entre  Mahomet  etle  paganisme  mecquois  (v.  F.  Buhl, 
Ein  paar  Beitriige  ztir  Kritik  der  Geschichte  Maham- 
meds.  II.  Die  Ausa'anderung  nach  Abyssinien,  Orien- 
ialische  Sludien  Th.  Nbldeke  geuùdmet,  I,   i3-22). 

La  révélation  concernant  les  trois  grandes  déesses 
des  Mecquois,  Al-Lât,  Al-cUzzà  et  Manât  (Coran, 
S.  53),  contenait  originairement  la  déclaration  sui- 
vante :  elles  sont  les  sublimes  <;harâniq  (mot  de 
signification  douteuse),  et  l'on  peut  avoir  confiance  en 
leur  intercession.  Cette  concession  réconcilia  les 
Quraish  avec  Mahomet.  Mais  le  prophète  trouva 
qu'il  avait  acheté  la  paix  trop  cher  et,  par  la  suite, 
raya  du  Coran  ces  lignes,  alléguant  qu'il  avait  été 
trompe  par  le  diable;  mais,  dans  la  période  comprise 
entre  l'insertion  de  ces  lignes  et  leur  retrait,  trente- 
neuf  exilés  étaient  revenus.  Parmi  les  critiques  ré- 
cents, Caetani,  seul,  que  je  sache,  refuse  de  considé- 
rer cet  épisode  comme  historique.  Il  était,  pourtant, 
très  naturel  que  le  prédicateur,  las  de  tracasseries, 
essayât  un  compromis,  et  nul  compromis  ne  coûtait 
moins  à  ses  vues  monothéistes  que  d'accorder  à  des 
divinités  inférieures  nn  pouvoird'intercession  auprès 
d'Allah.  De  plus,  ce  n'était  pas  alors  tant  le  mono- 
théisme que  la  résurrection  et  le  jugement  qui  for- 
maient  le  fond    de  sa  prédication.  Un  compromis 


ultérieur,  et  qui  prit,  de  même,  la  forme  d'une  révéla- 
tion, alla  plus  loin  encore.  Et,  enfin,  on  ne  voit  pas 
comment  un  tel  épisode,  s'il  a  été  inventé,  peut 
s'être  glissé  parmi  les  traditions  orthodoxes  de  l'Islam 
primitif  (v.  Buhl,  op.  cit.  p.  ao-ai,  pour  la  réfutation 
de  l'argument  principal  de  Caetani). 

Le  retour  de  Mahomet  à  l'intransigeance  causa 
probablement  une  reprise  des  hostilités.  On  demanda 
à  son  oncle,  Abu  Tàlib,  de  l'abandonner,  et,  sur  son 
refus,  on  le  mit  en  quarantaine  —  on  le  boycotta  — 
avec  son  clan,  .\insi  du  moins-  en  témoigne  la  ver- 
sion traditionnelle.  Mais  c'était  là,  contre  la  nou- 
velle religion,  une  étrange  mesure,  puisqu'il  n'y 
avait  dans  ce  clan  que  trois  musulmans,  Mahomet, 
son  cousin  '^.\lî,  et  son  oncle  Ilamza,  et  les  Quraish 
savaient  bien  que  l'attachement  au  clan  ne  permet- 
trait pas  facilement  à  un  homme  comme  Abu  "Tàlib 
d'abandonner  son  neveu.  Cette  histoire  de  mise  au 
ban  repose  sur  une  mauvaise  autorité  ;  le  Coran 
n'en  parle  pas,  ni,  non  plus,  "^Urwa,  notre  meilleure 
autorité,  bien  que  la  plus  courte,  sur  l'Islam  primitif. 
11  y  a  donc  de  bonnes  raisons  de  la  considérer 
comme  une  fiction.  Cependant,  Nokldkke  pense 
qu'elle  a  un  fond  de  vrai  et  que  Mahomel,  abandonné 
par  les  chefs  de  son  clan,  a  dû  solliciter  la  protec- 
tion du  païen,  Mu''tim  ibn  '^Adi,  qui  est  loué  de  la 
lui  avoir  accordée  par  le  poète  contemporain  Hassan 
ibn  Thàbit(v.  Die  Tradition  iiber  dus  Leben  Mahom- 
meds,  1.  c.  p.  i64;  Cabtani,  Annali,  I,  288  sq.). 

Enfin  Mahomet,  désespérant  de  convertir  les 
Quraish,  tourna  son  attention  vers  la  cité  voisine  de 
fâ'if  et  sur  les  pèlerins  assemblés  à  la  Mecque.  De 
Jà'if  il  fut  durement  expulsé,  et  des  pèlerins  il  ne 
reçut,  d'abord,  qu'un  accueil  indifférent.  Les  Arabes 
ne  trouvaient  nul  intérêt  à  traiter  avec  lui.  Il  en  alla, 
pourtant,  d'autre  sorte  avec  les  Médinois  et  il  nous 
faut  sommairement  exposer  les  circonstances  spé- 
ciales qui  firent  d'eux,  en  la  matière,  une  exception 
parmi  les  Arabes  (v.  Welliiausen,  Médina  vor  deni 
Islam,  Skizzen  und  Vorarbeiten,  IV,  S-^^)- 

Plus  est  violente  la  maladie,  mieux  est  senti  le 
besoin  d'un  remède.  C'était  à  Médine,  ou  Yathril), 
comme  on  l'appelait  alors,  que  l'anarchie  politique 
arabe  avait  atteint  son  apogée.  Cette  ville  était 
occupée  par  deux  tribus  arabes  du  sud,  les  Aus  et 
les  Khazradj,  toujours  en  lutte  l'une  avec  l'autre,  et 
qui  craignaient,  d'autre  part,  la  domination  des 
Juifs  habitant  la  ville  ou  ses  alentours.  Tout  ré- 
cemment, à  la  seconde  bataille  de  Bu'àth,  elles 
s'étaient  infligé  l'une  à  l'autre  de  lourdes  pertes.  Le 
parti  de  la  paix,  qui  avait  à  creur  les  intérêts  de  la 
ville,  non  seulement  considéra  l'accroissement  de 
forces  que  vaudrait  la  présence  de  Mahomet  et  de 
ses  soixante-dix  adeptes,  mais  vit  clairement  que  le 
seul  moyen  de  rétablir  la  paix  dans  la  factieuse 
Médine,  où  le  système  des  clans  produisait  de  si  dé- 
sastreux résultats,  était  d'établir  une  vigoureuse 
discipline  et  de  ne  plus  tenir  compte  de  l'organisa- 
tion en  tribus.  Or,  avec  l'Islam,  on  arriverait  à  ce 
double  résultat.  Les  .Médinois,  également,  vu  leur 
origine  sud-arabique  et  leurs  fréquents  rapports 
avec  les  Juifs,  étaient  mieux  disposés  au  point  de 
vue  religieux  que  les  habitants  de  la  Mecque.  Puis, 
les  liens  de  famille,  qui  unissaient  Mahomet  avec  les 
Banù  Nadjdjâr,  ont  dû  influer  en  sa  faveur.  Ajirès 
nombre  de  délibérations,  qui  ne  durèrent  pas  moins 
de  deux  ans,  les  envoyés  de  Yathrib  déclarèrent  so- 
lennellement à  Mahomet,  lors  de  la  seconde  réunion 
de  '"Aqaba,  l'an  622  :  «  Nous  vous  appartenons  et 
vous  nous  appartenez  ;  et  si  vous  et  vos  compagnons, 
vous  venez  chercher  un  refuge  chez  nous,  sachez  que 
nous  vous  défendrons  comme  nous  nous  défen- 
drions nous-mêmes.  «(Tradition  d'Az-Zunnî,  Tabarî, 


79 


MAHOMET 


80 


1.  c,  I,  122^-1225.)  Cet  accord  a  un  caractère  plutôt 
politique  que  religieux.  Ce  furent,  surtout,  les  con- 
ditions politiques  spéciales  à  Médine,  qui  rendirent 
possible  de  faire  de  l'Islam  un  essai  comme  système 
politique;  et  une  fois  qu'on  l'eut  essayé  et  trouvé  sa- 
tisfaisant, il  eut  nécessairement  comme  conséquence 
l'adhésion  des  Arabes. 

Mais,  avant  de  suivre  Mahomet  à  Médine,  voyons, 
d'abord,  quels  étaient  les  points  principaux  de  la 
doctrine  qu'il  avait  prêchée  à  la  Mecque.  Son  mono- 
théisme n'était  pas  des  plus  purs.  Allah  n'était  autre 
que  la  divinité  suprême  des  Arabes  païens,  auquel 
il  avait  donné  des  attributs  monothéistes.  C'était  un 
dieu,  considéré  d'abord  comme  tout-puissant,  puis 
comme  tout-miséricordieux,  mais  qui  ne  continuait 
pas  moins  à  rester  le  Maître  de  la  Ka'ba  de  la  Mec- 
que, attaché  à  un  sanctuaire  païen,  et  qui  allait 
même,  à  une  certaine  époque,  comme  nous  l'avons 
vu,  jusqu'à  tolérer  en  sa  présence  des  divinités  de 
moindre  importance.  Il  communique  avec  le  monde 
au  moyen  des  prophètes,  conçus  à  l'origine  comme 
autant  de  messagers,  envoyés  chacun  à  sa  propre 
nation  pour  la  convertir  de  l'idolâtrie  par  la  menace 
de  terribles  fléaux,  et  métamorphosés  plus  tard  en 
IVabis,  lumières  brillant  dans  les  ténèbres,  modèles 
de  vertu  et  de  perfection.  Le  plus  illustre  parmi  ces 
Aahis  fut  Jésus,  le  lils  de  Marie.  L'élément  eschato- 
logique  est  celui  qui  ressort  davantage  dans  toute  la 
doctrine  prêchée  à  la  Mecque  :  la  certitude  de  la  ré- 
surrection, les  terreurs  du  jour  de  jugement,  les 
souffrances  de  l'enfer  et  les  joies  du  Paradis.  C'est  ce 
qui  permet  à  de  grandes  autorités  en  la  matière 
comme  ^YELLHAUSE^'  (Reste  Arabischen  Heidentums, 
p.  234  sq.)  et  Snouck  Hurgronje  {Revue  de  l'Histoire 
des  Religions,  XXX,  p.i^g  sq.)  de  déclarer  que  l'Islam, 
dans  sa  forme  primitive,  avait  un  caractère  chrétien 
plutôt  que  juif,  bien  que  les  éléments  juifs  aient 
tenu  une  plus  grande  place  dans  les  révélations  faites 
à  la  Mecque  que  les  éléments  chrétiens.  A  côté  de 
cette  aspiration  vers  l'au-delà,  caractéristique  du 
christianisme  d'Arabie,  et  de  l'absence  d'un  attache- 
ment scrupuleux  à  l'idée  strictement  monothéiste 
caractéristique  des  Juifs,  on  a,  comme  preuves  de 
l'influence  du  christianisme  sur  l'Islam,  lélévation 
de  Jésus  au-dessus  des  autres  prophètes,  la  pratique 
des  prostrations  pendant  la  prière,  les  veilles  de  nuit 
à  l'instar  des  moines  chrétiens  et  le  mot  araméen 
l'nrqân,  o  salut  »,qui  désigne  les  révélations  du  Coran 
(v.  cependant  Noblueke,  Neue  Beitriige  ziir  semitis- 
chen  Spraclniissenschaft,  p.  28,  qui  revendique  à 
ce  mot  une  origine  arabe;  du  sens  littéral,  décision, 
viendrait  révélation  :=  décision  divine).  De  plus, 
Mahomet,  à  cette  époque,  nourrissait  des  sentiments 
de  sympathie  à  l'égard  des  chrétiens  de  l'empire 
byzantin,  alors  en  guerre  contre  les  Perses,  et  cher- 
cha un  refuge  pour  ses  disciples  persécutés  chez  le 
roi  chrétien  d'Abyssinie.  Il  est  probable,  aussi,  que 
la  plupart  des  anecdotes  concernant  les  prophètes, 
et  d'autres  éléments  juifs  lui  parvinrent  par  des 
canaux  chrétiens.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  ne  consulta 
guère,  lui-même,  les  sources  apocryphes  ou  autres 
(v.  cependant  Schwally,  op.  cit.,  p.  i34),  mais  obtint 
presque  tous  ses  renseignements,  par  des  ouï-dire, 
ou  au  moyen  d'intermédiaires,  comme  l'étaient  les 
Hanifs   et  les  Ahl-adh-Dhikr  (conteurs  populaires). 

IV.  Vie  et  enseignement  â  Médine.  —  Mahomet 
nous  est  apparu  jusqu'ici  à  la  Mecque  comme  un 
prédicateur  religieux  à  la  recherche  de  disciples. 
Dès  qu'il  se  voit  solidement  établi  à  Médine,  il  se 
présente  à  nous  sous  l'aspect  tout  différent  d'homme 
politique,  d'organisateur  religieux  et  de  guerrier.  Ce 
fut    pendant    les    deux    premières    années    de    son 


séjour  à  Médine  que  l'Islam  fut  fondé  comme  religion 
et  comme  Etat. 

Le  prophète,  à  la  tète  de  ses  soixante-dix  disci- 
ples, émigrés  comme  lui,  et  d'un  nombre  peu  consi- 
dérable de  néophytes,  devait,  d'abord,  arriver  à  un 
modiis  vivendi  avec  l'immense  majorité  de  Juifs  et 
de  païens  de  Médine.  Jusqu'à  quel  point  il  réussit 
dans  cette  œuvre  bien  difficile,  nous  l'apprenons 
d'un  document  très  important,  manifeste  plutôt  que 
contrat,  rédigé  par  Mahomet  lui-même,  dans  le  but 
d'arranger  les  affaires  intérieures  de  Médine.  Son 
contenu,  arrivé  jusqu'à  nous,  grâce  à  Iun-Ishaq,  est 
de  nature  à  exclure  toute  possibilité  d'invention  mu- 
sulmane postérieure.  11  proclame,  en  termes  exprès, 
l'égalité,  la  plus  complète,  de  droits  et  de  condition, 
entre  Mahométans,  païens  et  Juifs  de  Médine.  Les 
Quraish,  seuls,  sont  les  ennemis  de  Dieu,  que  per- 
sonne ne  peut  ni  aider  ni  protéger.  On  y  voit  Maho- 
met, lui-même,  investi  des  pouvoirs  de  paciticateur, 
de  juge  et  de  chef  d'armée  dans  la  nouvelle  commu- 
nauté. Il  a  eu  bien  soin  de  laisser  son  programme 
religieux  dans  l'ombre.  Dans  ce  document  il  n'est 
question  que  d'une  union  des  différents  partis  de 
Médine  pour  se  prêter  un  secours  mutuel  dans  un 
conflit,  non  de  religion  mais  de  race,  contre  les 
Quraish.  Parmi  les  alliés,  on  tolère  la  loi  du  talion, 
mais  l'homicide  est  interdit.  Il  nous  parait  plus  vrai- 
semblable, d'accord,  avec  Wellhausen,  Caetani  et 
d'autres  critiques,  de  rattacher  ce  manifeste  à  la  fin 
de  la  première  année  de  séjour  de  Mahomet  à  Médine. 
Il  semble  s'y  montrer  soupçonneux  à  l'égard  des 
Juifs  ;  il  n'espère  plus  leur  conversion,  comme  il 
l'avait  fait  les  premiers  mois.  Le  document  contient 
encore  plus  d'une  allusion  aux  hostilités  avec  les 
Quraish.  De  plus,  le  prophète  n'aurait  pu  acquérir 
immédiatement  cette  autorité.  D'un  autre  côté,  le  ton 
général  en  est  trop  conciliant,  les  prérogatives  de 
Mahomet  y  sont  exprimées  d'une  façon  trop  modeste 
et  les  allusions  à  la  guerre  sont  trop  vagues,  pour 
pouvoir  supposer  qu'il  ait  été  rédigé  après  la  bataille 
de  Badr.  Ce  manifeste  est  important,  surtout  parce 
qu'il  met  dans  une  lumière  bien  évidente  l'opportu- 
nisme politique  de  Mahomet.  Bien  que,  très  proba- 
blement, encore  intimement  convaincu  que  sa  cause 
est  la  cause  d'Allah,  au  lieu,  cependant,  d'être  dévoré 
par  un  zèle  religieux,  il  n'éprouve  aucune  difticullé, 
ni  à  mettre  de  côté  momentanément  son  programme 
religieux  jusqu'au  jour  où  il  se  sentira  capable  de 
l'imposer,  ni  à  se  liguer  avec  des  païens  contre  les 
Quraish  païens  (v.  sur  ce  document,  Wellhausen, 
Skizzen  und  Vorarheiten,  IV,  pp.  67-83,  Caetani, 
Annali,  I,  pp.  Sgi-^oS). 

A  un  autre  point  de  vue,  son  programme  religieux 
l'occupa  beaucoup  pendant  les  deux  premières  an- 
nées qu'il  passa  à  Médine,  car  ce  fut  alors  qu'il  lui 
donna  son  organisation  complète.  La  prière,  qui  avait 
été  recommandée  et  récitée  à  la  Mecque,  devint  obli- 
gatoire et  s'accompagna  d'un  grand  nombre  de  me-  _ 
nues  observances.  L'aumône  ne  vise  plus  unique- 
ment les  pauvres,  mais  devient,  aussi,  contribution 
au  trésor  de  guerre.  Le  jeune,  si  jamais  il  se  pratiqua 
à  la  Mecque,  ne  devint  obligatoire  qu'à  la  période 
médinoise.  D'abord,  on  se  content»  d'un  jour  par  an 
—  du  Yôm-Kippôr,  «  jour  d'expiation  »,  juif  —  pen- 
dant lequel  on  ne  pouvait  ni  manger  ni  boire  quoi 
que  ce  soit.  Dans  la  suite,  on  retendit  au  mois  com- 
plet de  Ramadan,  proliablement  pour  imiter  le  ca- 
rême chrétien,  comme  il  était  observé  alors  en  Orient. 
Le  lien  religieux  remplaça  le  lien  de  la  tribu;  les 
émigrés  {Muhndjirûn)  se  choisirent,  chacun  un  frère, 
parmi  les  aides  (Ansdr)  de  Médine,  Cette  grande 
innovation  était  un  moyen  très  pratique  de  soute- 
nir et   protéger  les  exilés.    Bien  que  généralement 


81 


MAHOMET 


82 


considérée  comme  l'élément  le  plus  original  de  l'Is- 
lam, elle  s'était  établie  dès  le  sixième  siècle  parmi 
les  Ibad  ou  Arabes  chrétiens  de  Ilira,  comme  la 
conséquence  naturelle  de  l'adoption  d'une  religion 
commune  et  d'une  vie  sédentaire  (v,  G.  Roth^tkin, 
Die  Dynastie  der  l.alimlden  in  al-Iliia,  Leipzig,  iSgg, 
p.  24).  Presque  toutes  les  lois  et  institutions  de  l'Is- 
lam sont  de  cette  époque  et  trahissent  des  influences 
juives  indéniables.  La  limitation  du  nombre  de  fem- 
mes à  quatre,  l'indication  exacte  de  l'heure  de  la 
prière  le  matin,  quand  on  pouvait  distinguer  un  Cl 
noir  d'un  lil  blanc,  le  frottement  avec  du  sable,  sub- 
stitué aux  ablutions  en  usage  avant  la  prière  quand 
l'eau  manquait,  la  défense  de  manger  de  la  viande 
de  jiorc  ou  d'autres  mets  impurs,  pour  ne  citer  que 
quelques  exemples  typiques,  sont  autant  de  pres- 
criptions d'origine  juive.  Même  la  défense  de  boire 
du  vin  revêt,  d'abord,  la  forme  du  préceple  talmu- 
dique  :  «  Il  est  défendu  à  l'homme  ivre  de  prier.  » 
(Pour  les  emprunts  juils,  v.  A.  Geiger,  U'as  liât 
Mohammed  ans  deni  Judenium  aufgenommen?  Leip- 
zig, 2<"  éd.  1902.)  Si,  malgré  la  scission  survenue  plus 
tard  entre  Mahomet  et  les  Juifs,  toutes  ces  choses 
restèrent  en  usage,  le  Qilda,  ou  la  pratique  de  se 
tourner  vers  Jérusalem  pour  dire  la  prière,  allait  être 
abrogé  avec  le  jeûne  du  Yôm  Kippôr.  Le  précepte 
de  se  tourner  pour  prier  vers  la  Mecque  est  intime- 
ment lié  à  deux  nouvelles  obligations,  d'une  impor- 
tance également  vitale,  celles  de  la  guerre  sainte  et 
du  pèlerinage  à  la  Mecque. 

A  la  Mecque,  dominé  par  l'idée  que  chaque  nation 
devait  recevoir  le  même  message  divin  d'un  prophète 
particulier  et  national,  Mahomet  ne  voyait  en  Abra- 
ham qu'un  prédécesseur  tout  ordinaire.  Sa  religion, 
à  lui,  il  la  tenait  pour  essentiellement  la  même  que 
le  judaïsme  et  le  christianisme.  A  Médine,  pourtant, 
il  expérimentait  que  les  Juifs  et  les  chrétiens  n'étaient 
pas  disposés  à  reconnaître  à  sa  religion  une  valeur 
égale  à  la  leur.  Bien  plus,  il  découvrit  qu'Abraham, 
bien  que  vénéré  comme  un  homme  de  Dieu  par  les 
Juifs  et  les  chrétiens,  n'avait  été  ni  juif  ni  chrclien, 
qu'en  réalité  ilétait  le  père  delà  racearabe  et  pouvait 
ainsi  servir  de  précurseur  et  de  modèle  à  lui,  Mahomet. 
Il  était  venu  restaurer  l'œuvre  d'Abraham,  débarrasser 
sa  religion  des  additions  et  falsiOcations  que  les  Juifs 
et  les  chrétiens  y  avaient  introduites.  Mais,  si  sa 
religion  devait  devenir  une  religion  nationale,  elle 
ne  pouvait,  pour  rallier  tous  les  Arabes,  se  passer 
de  la  Ka'ba  et  de  la  Mecque,  où  Mahomet  désirait 
tant  retourner.  De  là,  le  prophète  conçut  l'idée  de 
sanctiGer  les  cérémonies  du  pèlerinage  de  la  Mecque, 
en  les  attribuant  à  Abraham  ou  en  les  rattachant  à 
son  nom,  et,  ainsi,  de  les  introduire  dans  l'Islam. 
«  L'absorption  de  ces  fêtes  singulières  dans  l'Islam, 
qui  ne  les  digéra  point,  dit  M.  Snouck  Hurguonjk, 
lui  permit  du  moins  de  se  débarrasser  plus  facile- 
ment du  contrôle  des  religions  dont  il  était  issu;  la 
conquête  de  la  Mecque  en  fut  hâtée.  Seuls,  les  escla- 
ves de  la  tradition  orthodoxe  ou  les  esprits  dénués 
de  critique  peuvent  admettre  que  Mahomet  y  fut 
amené  par  une  lutte  spirituelle  intérieure.  »  {Une 
Kouvelle  Biographie  de  Mahomet,  Revue  del'JIistoire 
des  Religions, XXX,  i89/|,p.  167. )Ce  compromis,  fait 
à  Médine  avec  le  paganisme,  fut  d'autant  plus  facile 
à  Mahomet  que  celui-ci  n'avait  jamais  pris  une  atti- 
tude d'opposition  bien  marquée  vis-à-vis  du  sanc- 
tuaire de  la  Mecque.  En  proposant  un  but  religieux 
à  sa  campagne  contre  les  Quraish,  il  en  Ot,  en  un 
certain  sens,  une  guerre  de  religion  (v.  Snouck 
HtiHGnoNjK,  Het  Mehkaansche  Feest,  Leiden,  1880). 
Les  Quraish  n'avaient  pas  manifesté  d'opposition 
réelle  au  départ  de  Mahomet  et  de  ses  compagnons 
de  la  Mecque.  Il  n'y  avait  pas  entre  eux  et  Mahomet 


de  véritable  casus  ieWi.  Néanmoins,  le  prophète  avait 
à  peine  passé  six  mois  à  Médine  qu'il  commençait  ses 
expéditions  de  brigandage.  Les  émigrés  devaient 
bien  trouver  le  moyen  de  satisfaire  à  leurs  besoins, 
car  ils  ne  pouvaient  rester  indéhniment  à  charge  à 
leurs  frères  d'adoption  de  Médine.  Ainsi  donc,  ils 
s'attelèrentau  métier,  tout  à  fait  arabe  et  très  lucratif, 
de  pillage  des  caravanes  Les  quatre  premières  expé- 
ditions n'eurent  pas  de  succès,  soit  qu'elles  arrivè- 
rent trop  tard, soit  qu'elles  se  trouvèrent  trop  faibles 
numériquement.  La  cinquième,  sous  Abdallah  ibn 
Djahsh,  rencontra  une  riche  caravane  près  de  Nakhla 
le  dernier  jour  du  mois  Kadjab.  Les  conducteurs  de 
la  caravane  avaient  réglé  le  teiupsdeleur  voyage  de 
manière  à  atteindre  le  territoire  sacré,  environnant 
la  Mecque,  avant  la  fin  du  saint  mois,  pendant  lequel 
la  guerre  était  partout  illicite.  Mais  le  chef  mahomé- 
tan,  voyant  sa  proie  sur  le  point  de  lui  échapper, 
secoua  loin  de  lui  tout  scrupule  religieux  ;  il  attaqua 
la  caravane  et  emporta  le  butin  à  Médine.  Mahomet 
désavoua  d'abord  cet  acte,  mais,  bientôt  après,  il 
l'excusa  par  une  révélation  :  combattre  pendant  le 
mois  sacré  était  mal,  mais  fitnah,  c'est-à-dire  faire 
opposition  à  la  vraie  religion,  était  pire.  Le  succès 
d'Abdallah  accrut  l'armée  des  pillards  ;  bientôt  nous 
trouvons  Mahomet,  à  la  tête  d'environ  trois  «ents 
hommes,  aux  aguets  pour  attaquer  une  importante 
caravane  syrienne.  Celle-ci,  cependant,  était  défen- 
due par  une  armée  de  la  Mecque,  trois  fois  aussi 
nombreuse  que  la  sienne.  Selon  toute  apparence,  l'ar- 
mée musulmane  rencontra  l'ennemi  sans  s'y  attendre 
et  fut  obligée  de  risquer  un  engagement  (v.  F.  Buhl, 
Ein  paar Beitrâge...  \l,Die  Vorgeschichte  der Schlacht 
bei  liudr,  Orientatische  Stadien...  1,  pp.  7-i3).  La  vic- 
toire de  Badr  en  fut  le  résultat,  victoire  dont  les 
conséquences  devaient  s'étendre  très  loin.  Allah 
s'était  déclaré  en  faveur  de  Mahomet  contre  les  ido- 
lâtres Quraish,  avait  béni  ses  armes,  l'avait  chargé 
de  butin.  Dès  lors  sa  position  à  Médine  se  trouvait 
assurée.  Le  proverbe  :  «  Bien  ne  vaut  la  réussite  »  a 
toujours  été  spécialement  vrai  de  l'Islamisme. 

La  populai'ité,  dont  jouissait  alorsMahomet  à  Mé- 
dine, l'encouragea  à  prendre  immédiatement  des 
mesures  offensives  contre  ses  ennemis  les  Juifs.  Jus- 
qu'à quel  point  les  rudes  traitements  qu'il  leur  lit 
subir  peuvent  avoir  été  accompagnés  de  haine  et 
de  soif  de  vengeance,  il  est  difficile  de  le  dire;  mais, 
à  n'en  pas  douter,  ils  furent  dus  principalement  à 
son  désir  d'obtenir  des  terres  pour  ses  compagnons 
pauvres  et  de  consolider  sa  propre  situation  à  Mé- 
dine. Les  Juifs  avaient  rejeté  ses  ouvertures  ;  ils  étaient 
intraitables.  Tout  ce  qu'on  pouvait  faire,  c'était  de 
s'en  débarrasser.  Les  Banù  Qainuqa,  spécialement, 
étaient  gênants,  parce  qu'ils  habitaient  au  milieu  de 
la  ville.  Us  devaient  être  attaqués  les  premiers. 
Sans  opposer  de  résistance,  ils  se  retirèrent  dans 
leurs  forteresses  et  là  se  laissèrent  réduire  par  un 
siège.  Mahomet  aurait  voulu  les  passer  tous  au  fil  de 
l'épée,  mais,  pour  éviter  des  complications  avec 
quelques  Médinois  hostiles,  il  leur  laissa  la  vie  sauve 
et  leur  permit  de  se  retirer  en  Syrie.  Deux  années 
plus  tard,  venait  le  tour  des  Banii  Nadir,  proches 
voisins  des  Banii  Qainuqa.  Dépouillés,  eux  aussi, 
ils  allèrent  en  exil  à  Khaibar.  L'année  suivante,  cin- 
quième année  de  l'hégire,  les  Banù  Quraiza  eurent  à 
souffrir  un  sort  pire  encore.  Tous  les  hommes,  il  y 
en  avait  plus  de  sept  cents,  après  avoir  été  forcés  de 
se  rendre  sans  conditions,  furent  massacrés,  tandis 
que  les  femmes  et  les  enfants  étaient  vendus  en  es- 
clavage. Le  prétexte  allégué  contre  les  Banù  Qu- 
raiza était  qu'ils  avaient  pris  parti  au  siège  de  Mé- 
dine avec  les  ennemis  de  Mahomet.  Mais,  s'il  est 
certain  qu'ils  sympathisaient   avec   les  assiégeants 


83 


MAHOMET 


84 


il  n'y  a  pas  de  preuve  digne  de  foi  qu'ils  aient  coo- 
péré activement  avec  eux  (v.  Caf.tani,  Annali  deW 
Jslam,  I,  627  sq.).  Le  jiropliète  les  lit  massacrer  alin 
qu'ils  ne  pussent  pas  accroître  le  nombre  de  ses 
ennemis  à  Khailiar.  En  7  A.  H.,  les  Juifs  de  Khaibar 
étaient  attaqués,  sans  aucun  prétexte  d'offense  de 
leur  part.  Ils  furent  réduits,  mais  obtinrent  cepen- 
dant de  garder  leurs  terres  à  la  condition  de  donner 
cbaque  année  aux  conquérants  la  moitié  des  pro- 
duits. Le  reste  des  Juifs,  de  Fadak  Tainià  et  Wàdi'l 
Qurâ.  furent  soumis  la  même  année.  Ce  fut  un  trait 
saillant  de  ces  attaques  que,  généralement,  elles 
étaient  précédées  de  l'assassinat  de  Juifs  notables 
par  les  émissaires  du  prophète,  et  suivies  de  lin- 
trodaction  de  quelque  riche  veuve  juive  dans  le  ha- 
rem de  Mahomet. 

Nous  ne  ferons  qu'indiquer  les  différentes  étapes 
des  guerres  de  Mahomet  contre  les  Arabes  après 
Badr.  Les  Quraish  eurent  leur  revanche  à  Uliud,  l'an- 
née d'après,  mais  ils  ne  surent  pas  s'assurer  une  vic- 
toire complète.  Le  prophète  eut  amplement  le  temps 
de  se  ressaisir  et  d'étendre  son  iniluence  parmi  les 
tribus  avoisinantes.  L'attaque  de  Mcdine  en  l'an  5 
A.  H.  fut  un  échec  complet.  L'année  suivante  fut  mar- 
quée par  le  Irailé  de  Iludaibiyya.  Par  ce  traité,  la 
position  de  Mahomet  fut  reconnue  par  ses  ennemis 
de  la  Mecque.  Le  pèlerinage  qu'il  lit  en  7  A.  H. 
augmenta  tellement  son  prestige  que  la  Mecque  se 
rendit,  sans  coup  férir,  un  an  plus  tard,  à  son  armée 
envahissante.  L'indulgence  du  vainqueur  et  sa 
générosité  magnanime  envers  les  vaincus  doivent 
être  attribuées  moins  à  un  profond  sentiment  de 
miséricorde  ou  d'affection,  qu'à  son  désir  de  rallier 
autour  de  lui  ses  concitoyens  matérialistes.  11  n'est 
pas  étrange  que  la  faveur  excessive  témoignée  à 
ces  «  ennemis  d'Allah  »,  stiperliciellement  convertis, 
ait  étonné  et  vexé  les  alliés  de  Médine.  La  chute  de 
la  Mecque  fut  suivie  de  la  victoire  de  Hunain  qui 
décida  du  sort  de  r.\rabie  centrale.  Les  traditions 
parlent  d'ambassades  subséquentes  à  des  princes 
étrangers,  pour  leur  demander  soumission  à  Maho- 
met et  acceptation  de  l'Islamisme  ;  mais  on  doit 
les  tenir  pour  apocryphes.  Ces  traditions  sont 
le  résultat  d'une  tentative  tendant  à  rapporter 
à  cette  période  du  début  les  tendances  universa- 
listes  de  l'islamisme  ultérieur.  L'horizon  visuel  de 
Mahomet  était  trop  étroit  pour  lui  suggérer  une  si 
folle  aventure,  sa  prudence  trop  grande  pour  la  lui 
permettre  (v.  GRiM»iE,A/o/iammerf  1,122- 126;  Gabta.ni. 
Annali,  1,  725  sq).  L'Arabie  du  Sud  se  soumit  l'année 
suivante.  Et  ainsi,  lorsque  Mahomet  mourut  paisi- 
blement à  Médine  en  682,  il  avait  accompli  l'œuvre 
de  sa  vie  :  courtier  l'.^rabie  entière,  extérieurement 
du  moins,  sotis  le  joug  de  l'Islam. 

V.  Caractère  de  Mahomet.  —  La  grandequestion, 
qui  se  présente  la  première  à  qui  examine  le  carac- 
tère de  Mahomet,  est  de  savoir  s'il  était  réellement 
convaincu  de  la  divinité  de  sa  mission. Actuellement 
on  répond  en  général  par  l'allirmative.  «  Abu'l-Qàsim 
(surnom  de  Mahomet)  s'est  cru,  à  la  suite  de  songes, 
appelé  à  travailler  au  relèvement  moral  de  ses  com- 
patriotes. Et  cette  conviction,  rien  n'autorise  à  en 
suspecter  la  bonne  foi.  »  (Lammens,  Mahomet  fui-il 
sincère?  p.  3i.)  •  Mieux  nous  connaîtrons  les  meil- 
leures biographies  de  Mahomet  et  la  pure  source 
qui  nous  livre  son  esprit,  le  Coran,  plus  fermement 
nous  serons  convaincus  que  Mahomet  a  cru  intérieu- 
rement à  la  vérité  de  sa  vocation  à  remplacer  le 
culte  idolàtrlque  des  Arabes  par  une  religion  plus 
haiite  et  béatifiante.  »  (Schwally,  Geschichte  des 
Qorans,  I,  p.  3.)  «  Nous  ne  doutons  pas  —  et  nous 
soutenonsque  tout  étudiant  impartial  de  l'Islam  sera 


de  notre  avis  —  que  Mahomet  a  été  honnête  et  sin- 
cère dans  le  début  et  qu'il  fut  poussé,  au  commence- 
ment, par  des  motifs  vraiment  désintéressés  et  par 
le  dessein  élevé  d'améliorer  les  conditions  morales 
et  religieuses  de  ses  compatriotes.  »  (Cabtani,  Annali 
dell  Islam,  1,  201.)  La  raison  fondamentale  de  cette 
affirmation,  c'est  que  Mahomet,  sans  conviction  per- 
sonnelle, n'aurait  pas  su  inspirer  à  ses  premiers 
compagnons,  .Vrabes  tiers  et  intéressés,  une  convic- 
tion tellement  sincèi'e,  qu'elle  leur  a  fait  abandonner 
richesse,  parents,  patrie,  et  s'associer  avec  des  pau- 
vres et  des  esclaves,  conviction  tellement  persévé- 
rante qu'elle  ne  leur  a  pas  fait  défaut  pendant  de 
longues  années,  alors  que  le  ciel  donnait  le  démenti 
aux  promesses  et  aux  menaces  de  leur  prophète,  qui 
ne  se  faisait  valoir  que  par  son  rôle  de  simple  mes- 
sager, n'étant  ni  devin  ni  sorcier  ni  poète.  Ajoutez 
à  cela  le  ton  enthousiaste  et  sincère  du  prédicateur 
mecquois,  sa  persévérance  courageuse  en  face  de 
l'indifférence  et  de  l'opposition  de  ses  compatriotes 
et  son  caractère  moral,  encore  pur  —  pour  autant 
que  nous  le  connaissons,  bien  entendu  —  des  taches 
qui  vont  le  souiller  à  Médine. 

Prédicateur  religieux  convaincu,  Mahomet  ne  fut 
pas  socialiste.  Mais  si  Grimme  a  exagéré  —  comme 
lui-même,  d'ailleurs,  l'a  vite  reconnu  —  lorstju'il 
dit  :  «  L'Islam  n'est  entré  d'aucune  façon  dans  la  vie 
comme  système  religieux,  mais  comme  essai  social 
pour  combattre  certains  abus  matériels  qui  préva- 
laient alors  »  {Maliammed,  t.  I,  p.  1^,  cf.  11,  p.  i3y), 
il  a,  pourtant,  rendu  un  grand  service  à  la  science 
en  appelant  l'attention  des  savants  sur  la  nature 
sociale  de  la  première  prédication  de  Mahomet.  Et 
malgré  le  fait  que  quelques  islamisants  très  en  vue 
passent  volontiers  sous  silence  cet  aspect  de  l'Islam 
naissant,  d'autres,  cependant,  de  la  plus  grande  auto- 
rité—  Lammkns,  Caetani,M.  Hartmann,  Hirschfei.d, 
MAitdoi.iouTii  —  reconnaissent  pleinement  que  des 
considérations  économifiues  ontexercé  une  influence 
considérable  sur  la  première  prédication  de  Maho- 
met, sans,  cependant,  en  expliquer  l'origine  ni  lui 
enlever  son  caractère  religieux.  En  somme,  le  pro- 
phète se  servait  des  conditions  sociales  pour  pro- 
mouvoir son  programme  religieux,  plutôt  que  de  son 
programme  religieux  pour  améliorer  les  conditions 
sociales. 

Comment  donc  expliquer  le  fait  que  Mahomet  se 
soit  cru  chargé  d'une  mission  divine?  Lui-même, 
dans  le  Coran,  parle  d'une  première  vision,  dans 
laquelle  sa  vocation  lui  a  été  communiquée,  et  d'une 
seconde,  dans  laquelle  elle  a  été  confirmée.  Or,  s'il 
a  été  sincère  au  commencement,  comme  nous  le 
croyons,  il  est  improbable  que  ces  visions  aient  été 
fictives.  Mais  expliquons-les  comme  nous  voudrons, 
ou  par  des  hallucinations  —  c'est  l'opinion  géné- 
rale —  ou  par  des  phénomènes  semblables  au  /Ifo- 
c/iengespenst,  projection  de  soi-même  déterminée  par 
certaines  conditions  topographiques  et  atmosphéri- 
ques —  c'est  la  théorie  de  M.  de  Goeje  (Die  Rerii- 
fiing  Mohammeds,Orientalische  Studien  Th.  AOldehe 
geti'idiiiel.  I.  pp.  1-5)  — ,  elles  ne  rendent  pas  compte 
du  contenu  coranique. 

Caetani,  se  basant  sur  les  études  de  Goldziher, 
croit  tout  expliquer  par  l'inspiration  poétique  (An- 
nali deW Islam,  I,  pp.  189-201;  II.  I,  pp.  ^6^-4^6). 
Selon  lui,  tout  le  monde  au  temps  de  Mahomet 
croyait  les  poètes  inspirés  par  les  Djinn.  C'est  i)Our- 
quoi  tous  ses  contemporains  l'aiipelaient  poète,  tous 
le  croyaient  inspiré,  du  moins,  par  un  esprit  mau- 
vais, tous,  sans  exception,  refusèrent  de  l'accuser 
d'imposture.  Le  prophète  lui-même,  partagea  la 
croyance  générale,  mais  il  fut  persuadé,  par  la 
nature   même   de    ses   expériences  religieuses,   que 


85 


MAHOMET 


86 


l'inspiralion  venait  d'en  haut,  que  l'esprit  qui  lui 
apportait  ses  révélations  était  bon  et  venait  de 
Dieu.  Ce  qui  frappe,  d'abord,  dans  cette  explication 
de  Caetani,  c'est  l'étrange  alTirraation  que  personne, 
même  de  ses  ennemis,  n'accusa  Maliomet  d'impos- 
ture, que  ni  le  Coran  ni  la  tradition  ne  garde 
aucune  trace  d'une  telle  accusation.  Mais,  dans 
le  Coran,  Mahomet  se  dit  accusé  d'imposture  de 
toutes  les  façons  (lossibles  (v.  surtout  s.  aô,  y.  5,  s. 
l6,  vv.  io3  107,  et  Gescliiclile  des  Qoraiis,  2'  éd.  j).  16^, 
oùSciiwALLY,  d'accord  avecNoLDKKK,  1  éd.  ]i.  121,  dit 
que  la  plupart  des  Mecquois  ont  tenu  Mahomet  ou 
pour  un  fou  ou  pour  un  imposteur  :  «  den  die  meisten 
fiir  einenNarren  oder  Betriiger  hielten  »  ).Ses  révéla- 
tions sont  appelées  mensonges,  comme  celles  de  tous 
les  aulres  prophètes.  On  l'accuse  de  les  avoir  copiées 
des  livres  anciens,  de  les  avoir  fabriquées  avec  un 
étranger.  Pour  rejeter  ses  prétentions  ])rophéliqucs, 
on  crie  :  «  Mais  c'est  un  poète!  Mais  il  l'a  fabricjué 
lui-même  1  »  Cette  dernière  citation  nous  montre  «luc 
les  contemporains  de  Mahomet  ne  croyaient  pas,  du 
moins  généralement,  à  celte  inspiration  poétique. 
Le  poète  compose  lui-même  ses  vers.  Kt,  de  fait,  en 
appliquant  au  temps  de  Mahomet  les  conclusions 
que  Ooldziher  a  formulées  pour  une  é|)oi]ue  anté- 
rieure, Caetani  a  commis  un  anachronisme.  Pour 
s'en  convaincre  encore  davantage,  on  n'a  qu'à  lire 
avec  soin  l'étude  de  M.Goldzihrh  lui-même  (.l/;/ianrf- 
lungen  zur  Aiahischtn  Philologie,  vol.  I.,  Leipzig, 
1896,  v.  surtout  pp.  16,  ai),  ou  les  pages  dans  les- 
quelles sir  Charles  J.  Lyall  combat  une  erreur 
semblable  du  savant  islamisant  nniéricain,  D.  B. 
Macdonald  (Joi(r«a/  oftlie  Jioyal  Asiatir  Sociely,  1912, 
I,  pp.  i5o-i52).Mais  que  Mahomet  ait  cru  à  l'inspira- 
tion des  devins  de  son  temps  et,  de  là,  se  soit  élevé 
à  la  conce]>tion  d'une  ins|)iration  supérieure  pour 
expliquer  ses  expériences  religieuses,  c'est  une  tout 
autre  chose,  et  qui  a  grand'cLance  d'être  près  de  la 
vérité  (ainsi  Noeldekk,  Ancient  Arahs,  Hastings 
Encyclopaeâia  of  Religion  and  Ethics,  1,  p.  G71). 

On  a  aussi  essayé  dexpliquer  l'inspiration  de 
Mahomet  par  l'épilepsie,  la  catalepsie,  l'hystérie  et 
desemblables maladies  nerveuses  auxquelles  il  au- 
rait été  sujet.  «  Mahomet  fut  un  cas  pathologique  », 
dit  Macdonald  (.-/sY^cc/s  0/' /s/oHi,  p.  ')i).  Mais  il  n'est 
pas  bien  établi  que  le  prophète  ait  été  victime  de 
telles  maladies.  Les  traditions  qui  s'y  rapportent 
«ont  tendancieuses  et  visent  à  expliquer  le  don  pro- 
phétique. Et  si  elles  étaient  fondées,  elles  ne  nous 
mèneraient  pas  bien  loin.  Le  Coran  n'est  pas  le  pro- 
duit d'un  esprit  maladif.  Il  y  a  trop  de  prémédita- 
tion dans  la  composition,  trop  de  méthode  dans  l'ar- 
rangement de  certaines  sourates,  trop  d'habileté 
dans  l'utilisation  des  matériaux  étrangers,  trop 
d'opportunisme  dans  l'adaptation  des  révélations 
aux  besoins  du  moment.  Et  c'est  là,  précisément,  la 
grande  diflîculté.  Que  Mahomet  soit  arrivé  à  la  suite 
de  songes  ou  devisions  ou  de  quelque  autre  manière 
à  se  croire  chargé  d'une  mission  prophétique,  com- 
ment peut-on  encore  soutenir  sa  sincérité  en  face 
des  emprunts,  de  la  préméditation,  de  la  composi- 
tion méthodique,  de  l'opportimisme  de  son  texte  sa- 
cré, le  Coran  ? 

La  réponse  se  trouve  dans  le  caractère  même  du 
prophète,  qui,  sous  certains  aspects,  se  rapprochait 
beaucoup  des  primitifs.  Il  lui  manquait  et  l'esprit 
logique  et  le  sens  ferme  du  bien  et  du  mal.  Le  Coran, 
comme  on  le  sait,  est  rempli  de  contradictions.  Cela 
provient  de  l'illogisme  et  de  l'opportunisme  de  son 
auteur.  Il  ne  se  souciait  que  des  besoins  du  moment. 
Il  suivait  toujours  son  instinct  qu'il  croyait  être  la 
voix  de  Dieu,  croyance  qui  le  dispensa  de  prouver 
sa  foi.  Une   fois   convaincu   qu'il  était   l'envoyé  de 


Dieu,  il  n'interrogea  plus  sa  conscience.  Il  semble 
même  avoir  pris  pour  révélations,  non  seulement 
les  pensées  qu'il  entretenait  aux  moments  d'exalta- 
tion mystique,  mais  celles  encore  qu'il  avait  con- 
sciemment élaborées  en  se  servant  de  matériaux 
étrangers.  Entre  spirituel  et  matériel,  entre  religion 
et  politique,  il  ne  distingua  guère. 

Mais  Mahomet  avait  un  défaut  plus  grave  que  le 
manque  de  la  faculté  d'abstraction  logique.  Schwal- 
LV,  qui  ne  lui  est  nullement  défavorable,  exprime 
l'opinion  commune  des  savants  lorsqu'il  dit  :  «  Il 
se  cro.vait  permis  tout  ce  qui  ne  contredisait  pas  ab- 
solument la  voix  de  son  cœur...  il  n'hésita  pas  à 
employer  de  mauvais  moyens,  même  la  fraude 
pieuse,  pour  propager  sa  foi.  »  ((Sescliiclite  des  Qu- 
rans,  p.  5.)  Et  cette  voix  de  son  cœur,  que  lui  disait- 
elle?  Surtout  et  presque  uniquement  qu'il  fallait 
prêcher  contre  l'idolâtrie,  mener  à  bout  sa  mission 
prophétique.  Dans  ce  but,  il  n'a  pas  résisté  à  la  ten- 
tation de  fabriquer  des  révélations,  même  consciem- 
ment, telle,  par  exemple,  la  prétendue  connexion 
entre  la  Ka^'ha  et  Abraham,  par  laquelle  il  sanctifia 
le  pèlerinage  mecquois.  Dans  ce  but  aussi,  il  s'est 
servi  de  l'assassinat,  du  vol,  du  meurtre,  bien  au  delà 
de  ce  que  permettait  le  code  moral  des  Arabes.  «  Vé- 
ritable Qoraishite,  dit  le  Père  Lammbns,  il  sacri- 
fia tout  au  succès.  »  {Mahomet  fut-il  sincère  ?  p.  29.) 
Véritable  marchand  mecquois,  pouvons-nous  ajou- 
ter, il  ne  s'infligea  les  ennuis  delà  mission  projihé- 
lique  que  moyennant  les  dispenses  qu'il  se  permet- 
tait dans  l'ordre  moral.  C'est  à  Médine,  que,  gâté  par 
le  succès,  il  se  livra  aux  plus  grands  désordres  et 
fit  autoriser  par  des  révélations  sa  profonde  sensua- 
lité, qui  ne  s'arrêtait  plus  ni  devant  les  coutumes 
arabes  ni  devant  la  loi  coranique. 

L'explication  que  nous  avons  donnée  du  caractère 
de  Mahomet  a,  en  sa  faveur,  non  seulement  qu'elle 
est  d'accord  avec  le  portrait  que  nous  en  donne  le 
Coran,  mais  qu'elle  remet  le  prophète  dans  son  mi- 
lieu historique.  11  est  évidemment  impossible  de 
démêler  le  bien  et  le  mal  d'un  caractère  si  conqilexe. 
Mais,  si  l'on  a  souvent  eu  le  tort  de  le  juger  d'après 
une  norme  occidentale  el  moderne,  on  a  péché  aussi 
et  on  pèche  encore  en  oubliant  que  ce  fut  un  homme 
très  éclairé  et,  du  point  de  vue  religieux,  beaucoup 
mieux  doué  que  les  .-\rabes  de  son  temps.  Il  est  donc 
d'autant  plus  dillicilede  l'excuser  d'être  tombé  si  bas 
dans  sa  conduite  morale.  Mahomet,  il  me  semble,  a 
eu  la  conviction,  qu'il  n'a  jamais  perdue,  de  travailler 
pour  le  bien  religieux  de  ses  compatriotes.  D'autre 
part.  «  s'il  n'est  pas  parvenue  découvrir  sa  respon- 
sabilité personnelle,  l'inanité  de  ses  prétentions 
prophétiques,  c'est  pour  avoir  délibérément  fermé 
les  yeux  ».  (Lammens,  1.  c,  p.  i65-6.) 

Bibliographie.  —  Outre  les  ouvrages  cités  plus  haut, 
on  pourra  consulter  :  Ibn  I.lishâm,  /)as  i.ehen  Mit- 
hamnieds  nach  Miiliammed  ihn  Isluiq  hearheitet 
ron  Abd  el  Malil;  ilm  Ilischâm,  éd.  Wiistenfeld, 
Goltingen,  i858-6o,  réimpression,  Leipzig,  1901, 
traduction  allemande  de  Weil,  Stuttgart,  186^; 
AI-\Vàqidi,  Mohammed  in  Médina.  Das  ist  Vakidi's 
Kilab  al  Magliazi  in  vcrkiirzler  deutscher  Wieder- 
gabe,  éd.  Wcllhausen,  Berlin,  1882;  Ibn  Sa'd, 
Biographien  Muhanimeds,  seiner  Oefdhrien  und 
der  spdteren  Triiger  des  Islams  bis  zum  Jahre 
?30  der  Flucht,  éd.  Sachau  mit  Anderen,  Leiden, 
1  9014  sq.,  Bd.  II,  t.  i;  biographie  Mnhammeds  bis 
zur  Flucht,  éd.  Miltwoch,  1906,  Bd.  II,  t.  i;  Die 
Feldziige  Muhammeds,  éd.  Horovitz,  1909,  t.  11; 
l.etzte  Krankheit  Tod  und  Bestattung  Muhammeds 
nehst  Irauergedichten  tiber  ihn,  etc.,  éd.  Schwally. 
191 2;  Muir,  Tlie  Life   of  Maliomet  and  Ilistory  of 


87 


MARIAGE  ET  DIVORCE 


8» 


Islam,  London,  i858-6i,  new  and  revised  édition 
by  Weir,  Edinburg,  19 12;  Nôldeke,  Bas  Lehen 
Muhammeds  riach  der.  Quellen  popuhir  dargestellt, 
Hannover,  i  863  ;  Sprenyer  Das  Lehen  iind  die  Lehre 
des  Moliammad,  2  éd.  Berlin,  186g;  Krehl,  Das 
Lehen  iind  die  Lehre  des  Muhammed,  I  Teil,  Das 
Lehen  des  Muhammed,  Leipzig,  i884  (cf.  V.  Chau- 
vin, Bihliographie  des  oinTages  Arabes  ou  relatifs 
aux  Avahes  puhliés  dans  l'Europe  chrétienne  de 
Î810  à  1SS5,  vol.  XI,  Liège  1909);  Buhl,  Muham- 
meds Liy,  Copenhague,  1908;  Id.  Muhammed, 
Leipziij,  1906  ;  Griiiune,  Mohammed,  Die  If'eltges- 
chichtliche  Bedeutung  Arahietis,  ^iâncben,  1904; 
Margoliouth,  Mohammed  and  the  liise  of  Islam. 
London,  igoS;  Reckendorf,  Mohammed  und  die 
Seiiien,  Collection  Wissenschaft  und  Bildung, 
Leipzig,  1908;  Wensinck,  Mohammed  en  de  Joden 
te  Médina,  Leiden,  1908;  Lamniens,  Fâtima  et  les 
Filles  de  Mahomet,  Rome,  1912;  Id.  Le  Berceau  de 
l'Islam,  Home,  igi/J;  Caetani,  Siudi  di  Storia 
Orientale,  vol.  III,  La  Biografia  di  Maometto,  Pro- 
feta  ed  Uomo  di  Slato,  Milan,  191  4. 

E.  Power,  S.  J. 

MARIAGE  ET  DIVORCE. 

Phkmiérk  partie.  —  Le  mariage 

CONSIDÉRÉ  COM.\IH  CONTRAT  DE   DROIT   NATUREL. 

\'  Préliminaires.  —  2°  Définition  du  mariage.  — 
3°  Origine  et  finalité  :  a)  Thèse  traditionnelle  : 
ses  preuves.  —  b)   Thèse  é\olutionniste ;  critique. 

—  4°  Caractères  du  mariage  :  A)  Moralité.  — 
B)  Ohligation.  —  C)  Unité.  —  D)  Indissolubilité  ou 
divorce  :  i)  Le  débat.  —  2)  L«  méthode.  —  3)  Ap- 
plication delà  méthode  :  a)  Les  motifs  de  l'indisso- 
lubilité. —  b)  Les  motifs  du  divorce.  —  c)  Discus- 
sion. —  d)  Conclusion.  —  e)  Dernière  objection.  — 
5* /.e  Contrat  naturel  de  mariage  et  les  lois  posi- 
tives. 

Deuxième  partie.  —  Le  mariage  chrétien 

ou  LE   contrat-sacrement 

1°  Le  mariage  chrétien  est  un  sacrement.  —  2'  Carac- 
tères du  mariage  chrétien  .  A)  Dignité,  —  B)  Unité. 

—  C)  Indissolubilité.  ^-  3°  Législation  du  mariage 
chrétien.  —  4°  Attaques  contre  l'Eglise  à  l'occasion 
du  mariage  :  a)  Divorces  de  complaisance.  — 
b)  Frais  de  dispenses.  —  c)  Le  congrès.  —  d)  Ca- 
suistique du  mariage.  —  Bibliographie. 

1.  —  Le  mariage  considéré  comme  contrat 
de  droit  naturel 

1°  Préliminaires.  —  Si  on  considère  le  mariage 
comme  contrat  de  droit  naturel,  et  si  on  le  distingue 
du  mariage-sacrement,  ou  en  général  du  mariage 
régi  par  une  loi  positive,  ce  n'est  pas  que  l'on  puisse 
admettre  en  fait  une  séparation,  chez  les  chrétiens, 
entre  le  contrat  et  le  sacrement.  Il  y  a,  au  contraire, 
nous  le  verrons,  parfaite  identité. 

La  raison  d'être  de  cette  première  étude  est  celle-ci. 
En  réalité,  le  mariage,  avant  d'être  élevé  par  le 
Christ  à  la  dignité  de  sacrement,  a  été  institué  par 
Dieu.  Créateur  du  monde.  Auteur  de  la  nature  et  de 
la  loi  naturelle.  Il  s'agit  donc  d'établir  tout  d'abord 
que  le  mariage,  envisagé  en  dehors  de  toute  loi  divine 
positive,  mosaïque  et  chrétienne,  existe  comme  insti- 
tution naturelle,  et  non  pas  simplement  humaine  et 
conventionnelle  ;  qu'il  a  ses  lois,  fondées  sur  la  na- 
ture de  l'homme,  et  notamment  sur  sa  propre  fina- 
lité, connues  par  la  droite  raison  et  sanctionnées  par 
la  conscience,  à  qui  elles  s'imposent  au  nom  de  l'Au- 
teur de  toutes  choses. 


Mais  encore,  pourquoi  faire  celle  preuve?  Pour 
mieux  voir  la  portée  de  la  législation  mosaïque  dans 
l'Ancien  Testament,  de  la  législation  chrétienne 
dans  le  Nouveau  Testament;  pour  établir  l'origine 
et  l'étendue  des  droits  de  l'Eglise  en  matière  de  ma- 
riage; pour  faire  un  juste  départ  entre  les  vrais 
droits  et  les  prétentions  abusives  de  l'Etat;  pom* ju- 
ger de  la  valeur  et  de  la  moralité  des  lois  civiles,  par 
exemple  sur  le  divorce,  chez  les  divers  peuples  et 
aux  diverses  époques  de  l'histoire. 

2°  Définition.  —  Le  mariage  est  le  contrat  par  le- 
quel l'homme  et  la  femme  se  lient  et  s'associent,  en 
se  donnant  et  en  acquérant  des  droits  mutuels,  en 
vue  d'actes  déterminés  aptes  à  la  propagation  de 
l'espèce  humaine. 

3°  Origine  et  finalité.  —  La  première  question 
qu'il  importe  de  résoudre,  au  point  de  vue  apologé- 
tique, est  celle  de  l'origine  du  mariage.  Est-il,  sous 
sa  forme  de  contrat  bilatéral,  une  institution  natu- 
relle, impérieusement  postulée  et  déterminée  dans 
ses  lois  par  la  nature?  Ou  bien  est-il  le  résultat  arbi- 
traire de  libres  conventions  et  d'un  état  social  plus 
civilisé  ou  plus  compliqué? 

A  cette  question  se  rattache  celle  de  la  finalité  du 
mariage.  Quand  un  homme  et  une  femme  s'unissent, 
quel  but  poursuivent-ils?  Un  but  librement  choisi, 
variable?  Ou  bien,  au  contraire,  un  but  obligatoire, 
commandé  par  les  nécessités  de  l'existence,  aussi 
impérieux  que  les  lois  de  la  vie;  tel  que,  si  on  le 
méconnaît,  l'homuie  aille  à  rencontre  des  lois  de  sa 
nature,  de  ses  aspirations  et  de  ses  exigences  indivi- 
duelles les  plus  urgentes;  tel  que  la  race  humaine 
elle-même  se  nuise  et  se  suicide? 

Origine  et  finalité  sont  intimement  liées,  ou  plutôt 
ne  sont  que  deux  aspects  divers  d'une  même  loi.  Si 
le  but  de  l'union  matrimoniale  est  un  bien  facultatif, 
il  suit  de  là  que  celle  union  elle-même  est  purement 
facultative.  De  plus,  s'il  appartient  à  l'humanité  de 
contracter  cette  union  ou  de  ne  pas  la  contracter,  il 
lui  appartient  aussi  d'en  fixer  à  son  gré  les  fins  et  les 
conditions.  Si,  par  contre,  le  but  du  mariage,  de  par 
les  lois  constitutives  delà  nature,  est  nubien  absolu- 
ment nécessaire,  le  moyen,  le  mariage,  est  aussi  néces- 
sairement imposé  que  la  fin  par  ces  mêmes  lois  natu- 
relles, et  déterminé  dans  ses  conditions  essenlielles. 
Qui  impose  absolument  la  fin,  impose  absolument 
les  moyens  nécessaires  à  cette  fin.  L'obligation  de 
ces  deux  termes  est  en  corrélation  parfaite,  de  même 
ordre  et  de  même  degré. 

Les  deux  questions  se  résolvent  donc  par  le  même 
principe;  et  cette  solution,  à  son  tour,  fournira  une 
réponse  à  plusieurs  autres  problèmes  de  capitale  im- 
portance. Elle  nous  permettra,  notamment,  de  déter- 
miner les  propriétés  essentielles  du  contrat  matri- 
monial. 

(i)  Thèse  traditionnelle.  —  Cherchons,  en  premier 
lieu,  à  préciser  la  loi  naturelle  qui  préside  au  rappro- 
chement de  l'homme  et  de  la  femme,  à  déterminer  la 
portée  foncière  des  actes  qui  spécifient  ces  relations. 
Xous  verrons  ainsi,  d'une  manière  scientifique,  si 
cette  loi,  si  la  portée  de  ces  actes  expriment  les  lois 
et  la  conception  du  mariage,  tel  que  nous  le  retrou- 
vons actuellement  chez  les  peuples  civilisés,  et  en 
particulier  chez  les  peuples  chrétiens.  Ce  sera  mon- 
trer, par  là  même,  que  l'inslitulion  du  mariage  a  son 
origine  dans  les  lois  de  la  vie  humaine,  et  n'est  point 
une  création  conventionnelle  des  peuples  vieillis. 

L'union  de  l'homme  et  de  la  femme  nait  de  ce  fait 
qu'ils  sont  attirés  l'un  vers  l'autre  par  une  inclination 
innée  à  tout  être  humain.   De  ce  penchant,  le  terme 


■89 


MARIAGE  ET  DIVORCE 


90 


naturel  et  la  manifestation  lapins  caractéristique  est 
le  rapprochement  sexuel.  Il  ne  faut  rien  moins,  pour 
expriuier  l'intimité  de  celte  union,  que  ces  paroles 
réalistes  de  l'Ecriture  sainte  :  «  Us  sont  deux  dans 
une  même  cbair.  »  (Gen..  ii,  24.) 

Cette  sorte  d'unité  et  d'identité,  réalisée  dans 
Vunion  sexuelle,  semble  déjà  constituer  une  présomp- 
tion de  stabilité,  et  non  pas  un  simple  contact  pas- 
sager et  sans  retour. 

Or  ce  n'est  là  que  le  côté  matériel  et  physiologique 
de  cette  union.  L'élément  psychnlof;iqae  et  a/f'eclif 
atteint  bien  plus  intimement  les  deux  êtres,  ainsi  unis, 
et  mérite  beaucoup  plus  d'être  pris  en  considération. 
Ames  et  cœurs,  en  effet,  se  donnent  et  se  fondent, 
dans  ce  rapprocliement,  de  toute  la  force  de  leur  li- 
berté et  de  leurs  affections  passionnées.  Or  cet  élé- 
ment alVeclif,  que  l'on  trouve  dans  les  natures  les 
plus  primitives,  qui  d'ailleurs  pousse  à  l'union  et  se 
fortilie  par  elle,  a  pour  corollaires  nécessaires  l'ex- 
clusivisme et  la  jalousie.  C'est  l'avis  de  Darwin,  du 
D'  Letourneau,  de  Westermarck.  «  Selon  un  mythe 
des  thiinkets,  dit  ce  dernier,  la  jalousie  de  l'homme 
serait  plus  ancienne  que  le  monde  lui-même.  Il  y  a 
eu  un  temps,  disent-ils,  où  les  hommes  allaient  tâ- 
tonnant dans  les  ténèbres  à  la  recherche  du  monde. 
Alors  vivait  un  thlinket,  qui  avait  une  femme  et  une 
sœur,  et  il  était  si  jaloux  de  sa  femme  qu'il  tua  tous 
les  enfants  de  sa  sœur,  parce  que  ceux-ci  la  regar- 
daient. »  (Westermarck,  Origine  du  mariage  dans 
l'espèce  liiiniaine,  trad.  fr.,  chap.  vi,  p.  116.)  Mais 
cette  volonté  constante  et  réciproque  d'être  seul  à 
posséder  l'être  aimé,  ne  renferme-t-elle  pas  tout  ce 
qu'il  faut  pour  établir  une  union  stable,  c'est-à-dire 
une  société?  Ainsi  l'amour,  même  réduit  à  ce  côté 
inférieur,  suffirait  à  faire  révoquer  en  doute  le  fait, 
présenté  comme  conforme  à  la  nature,  de  la  promis- 
cuité primitive.  Le  détachement  et  l'indifférence  des 
unions  volages  ne  répondent  pas  à  la  psychologie 
native  des  âmes  simples.  Ils  naissent  plutôt  d'une 
série  prolongée  d'abus,  chez  des  êtres  blasés  par  la 
satiété  ou  pervertis  par  des  idées  fausses. 

Mais  cette  inclination,  ainsi  analysée,  ne  reçoit 
qu'une  interprétation  très  incomplète.  L'union  des 
sexes  tire  son  caractère  le  plus  essentiel  d'un  fait 
quien  est  le  terme  naturel,  la  fécondité  ou  la  produc- 
tion d'un  nouvel  être  vivant.  Sans  doute,  la  force 
qui  rapproche  les  sexes  est  l'appétit  de  la  jouissance 
que  deux  êtres  éprouvent  à  s'unir.  Mais  cet  appétit 
n'est  que  l'aspect  immédiatement  apparent  à  la  cons- 
cience, le  côté  superûciel  de  l'instinct  sexuel.  Il  est 
un  moyen,  au  service  de  la  nature,  pour  obtenir  sa 
lin  primordiale  ;  c'est  l'amorce  présentée  à  l'individu 
pour  l'attirer  à  un  acte  dont  le  fruit,  intiniment  supé- 
rieur à  une  satisfaction  égoïste  et  passagère,  est  la 
propagation  indéfinie  de  la  race  humaine. 

Et  les  lois  mêmes  auxquelles  la  nature  a  soumis 
cette  propagation,  montrent  encore  que,  dans  son 
plan,  l'union  de  l'homme  et  de  la  femme  doit  être 
stable.  L'un  et  l'autre,  de  par  un  don  merveilleux  de 
la  nature,  peuvent  devenir  principes  de  vie.  Mais, de 
par  le  même  plan,  ils  sont  deux  principes  incomplets 
qui,  en  s'unissant,  se  complètent,  mettent  en  commun 
leurs  forces  et  constituent  un  principe  unique  suffi- 
sant à  produire  un  effet  commun,  l'enfant.  Il  est  vrai, 
l'acte  même  de  l'union  créatrice  passe,  mais  le  fruit 
demeure.  Or  l'enfant,  c'est,  dans  l'unité  de  sa  vie,  la 
fusion  et  le  prolongement  des  deux  vies  qui  se  sont 
unies  pour  l'engendrer.  L'enfant,  c'est  une  substance 
unique  où  vit,  uni  et  fondu,  quelque  chose  de  la 
substance  du  père  et  de  lamère.  Dans  la  plus  grande 
force  et  la  plus  saisissante  vérité  des  termes,  l'enfant 
est  le  fruit  où  les  parents,  après  leur  union  passa- 
gère,   continuent    de   vivre   unis   et  fondus.  Or    la 


persévérance  de  cette  fusion  de  leurs  deux  vies,  dans 
l'unité  de  leur  fruit  commun,  n'appelle-t-elle  pas  la 
persévérance  de  leurMH(0«  entre  eux  et  hors  de  leur 
fruit  ?  Qu'ils  soient  un  en  eux-mêmes  comme  dans 
leur  enfant,  qu'ils  soient  constitués  en  société,  cela 
ne  parait-il  pas  tout  naturel  ? 

L'enfant  est  donc  le  symbole  incarné  et  vivant  de 
cette  société  créée  entre  les  parents  par  lAiiaturedes 
relations  sexuelles.  Mais  à  ce  symbole  correspond, 
chez  ces  mêmes  parents,  un  étal  d'âme  en  harmonie 
avec  les  réalités  physiologiques.  Si  aveugle  qu'ap- 
paraisse l'inclination  sexuelle  dans  ses  manifesta- 
tions, il  y  a  cependant  dans  son  tréfonds  une  idée, 
une  loi  naturelle  qui  la  pousse  et  qui  la  guide,  un 
sentiment  plus  ou  moins  conscient  qui  la  met  en 
branle  et  qui  éclate  à  la  naissance  de  l'enfant:  l'idée 
de  la  persistance  de  la  vie  propre  dans  de  nouveaux 
êtres  qui  la  prolongent,  le  sentiment  de  la  paternité 
et  de  la  maternité.  L'acte  générateur  lie  le  cœur  et 
toute  l'âme  des  parents  à  leur  enfant,  dans  lequel 
cliacund'eux  trouve  la  continuation  de  sa  vie  même. 
Il  constitue  ainsi  une  société  de  chacun  d'eux  avec 
leur  enfant  :  en  lui,  le  père  et  la  mère  se  retrouvent 
perpétuellement,  le  cœur  et  l'âme  associés  pour  l'éle- 
ver, comme  ils  le  furent  pour  l'engendrer;  s'unissant 
et  s'aidant  pour  leur  grande  œuvre,  pour  se  perpétuer 
dans  une  vie  qui  fond  loirs  deux  vies. 

Pour  cette  tâche,  un  même  sentiment  les  réunit;  et 
il  se  trouve  cpie  ce  sentiment  est,  en  même  temps,  une 
loi  impérieuse  elXexn:  devoir  le  plus  grave.  En  mettant 
au  monde  cet  être  incapable  de  se  suffire  une  heure, 
ils  ont  pris  des  responsabilités,  contracté  l'obligation 
de  pourvoir  à  toutes  ses  nécessités.  Et  ainsi,  au  même 
titre  et  au  même  degré,  une  nécessité  morale  enchaîne 
la  vie  du  père  et  de  la  mère, tous  deux  auteurs  de  cet 
être, à  la  vie  de  leur  enfant, pour  lui  assurer  l'existence 
physique  et  l'éducation  intellectuelle  et  morale.  Et 
parce  que  l'accomplissement  de  ce  devoir  exige  le  con- 
cours harmonieux  des  deux,  le  père  et  la  mère  sont,  à 
cause  de  leur  enfant,  enchaînés  l'un  à  l'autre.  Ils  ne 
sont  pas  libres  de  prendre  un  engagement  passager. 
De  par  la  nature  même  des  actes  qui  en  sont  l'objet, 
cet  engagement  ne  peut  être  que  durable.  Il  estcons- 
titutif  d'une  société. 

Une  remarque  s'impose  ici,  pour  préciser  la  portée 
de  nos  arguments  et  des  conclusions  qui  en  décou- 
lent. 

Dire  que  la  société  est  exigée  par  la  nature  et  les 
suites  naturelles  des  relations  sexuelles,  c'est  affir- 
mer que  la  raison  d'être  de  la  société  familiale  ne 
dépend  pas  d'une  question  de  fait,  de  la  naissance 
réelle  d'un  enfant,  mais  du  droit  et  du  devoir  que 
fondent  les  lois  essentielles  de  ces  relations  et 
les  suites  normales  que  ces  relations  sont,  d'elles- 
mêmes,  aptes  à  produire.  L'exigence  qu'elles  entraî- 
nent découle  de  leur  «n^Hre,  commune  à  tous  les  cas  et 
immuable,  et  non  point  précisément  des  nécessités 
créées,  dans  tel  ou  tel  cas  particulier,  par  des  circons- 
tances accidentelles  et  variables.  C'est  im  premier 
argument,  porté  en  faveur  de  l'indissolubilité  du 
mariage.  Quand  nous  parlons  de  société,  en  effet, 
nous  opposons  cette  idée  à  celled'  union  libre  et  pas- 
sagère, pour  en  faire  le  synonyme  d'union  durable, 
d'une  durée  indélinie. 

De  la  sorte,  la  société  conjugale  apparaît  basée 
sur  les  instincts  les  plus  profonds,  les  nécessités  les 
plus  inéluctables  de  la  nature  humaine.  La  promis- 
cuité, au  contraire,  serait  en  contradiction  flagrante 
avec  les  lois  fondamentales  de  la  vie.  Elle  a  pour 
elle  de  favoriser  le  caprice,  c'est-à-dire  le  désordre 
et  l'anarchie.  Mais  elle  tend,  par  contre,  en  une 
matière  de  capitale  importance,  la  propagation  de 
l'espèce,  à  nier    le   caractère    le    plus    essentiel    de 


91 


MARIAGE  ET  DIVORCE 


92 


l'homme,  qui  est  d'être  sociable.  Quelques  animaux 
peuvent  plus  ou  moins  se  passer  de  société,  parce 
qu'ils  sont  nierveilleusementservis  par  leur  instinct, 
et  qu'ils  }•  sont  lixés  sans  variation  considérable. 
Pour  une  raison  toute  contraire,  l'homme  ne  le  peut 
pas.  Les  diverses  formes  de  société  sont,  pour  lui, 
autant  de  conditions  nécessaires  de  perfectionne- 
ment. Mais,  par-dessus  toutes  les  autres,  la  forme  de 
la  société  familiale  lui  est  nécessaire.  Etre  dans  la 
famille,  ou  ne  pas  être  du  tout,  ou  du  moins  n'avoir 
que  la  plus  précaire  et  la  plus  dégradée  des  exis- 
tences, telle  est  la  question  qui  se  pose  pour  l'enfant. 
La  nature  ayant  soumis  à  ces  conditions  nécessai- 
res la  vie  humaine,  c'était  exiger  la  vie  familiale 
comme  une  loi  nécessaire  de  la  fie. 

Ce  n'est  pas  seulement  au  regard  de  la  propaga- 
tion de  l'espèce  <|ue  l'homme  et  la  femme  sont  deux 
êtres  essentiellement  complémentaires  l'un  de  l'au- 
tre et,  par  conséquent,  exigent  la  vie  en  société.  La 
conclusion  est  la  même,  et  presque  aussi  impérieus<s 
si  on  considère  les  nécessités  elles  intérêts  des  indi- 
vidus (|ui  sont  engagés  dans  l'union  conjugale.  A  ce 
point  de  vue  encore,  homme  et  femme  sont,  chacun, 
des  êtres  incomplets  et  naturellement  destinés  à  se 
compléter  l'un  l'autre.  Us  ont  à  s'assurer  les  mille 
soins  et  secours  mutuels,  sans  lesquels  l'existence 
la  plus  simplifiée  est  douloureusement  mutilée. 
L'  «  adjuloriiun  simile  sihi  »  de  la  Genèse  est,  dans 
les  conditions  normales,  une  nécessité  et  une  loi 
de  la  nature.  Donc,  de  ce  chef  encore,  l'union  de 
l'homme  et  de  la  femme  a  un  caractère  de  société 
basé  sur  la  nature  elle-même. 

b)  Thèse  évolutionnlsto.  —  A  cette  conception, 
qui  l'ait  jaillir  l'institution  du  mariage  des  exigences 
les  plus  rigoureuses  de  la  vie  humaine  et  des  harmo- 
nies psychologiques  les  plus  profondes,  qu'oppose 
l'évolutionnisme  ? 

Voici  en  gros  sa  thèse. 

Il  y  a  eu  plusieurs  stades  dans  les  rapi)orts  entre 
les  deux  sexes.  Le  premier  est  celui  de  la  promis- 
cuité :  chaque  homme  s'unit  librement  à  toutes  les 
femmes,  et  réciproquement.  C'est  l'état  de  nature 
dans  toute  sa  simplicité.  Plus  tard  s'introduira  le 
mariage  par  en/ècemen/;  après  lui,  le  mariage  par 
achat. 

Les  preuves  ?  D'abord  une  hypothèse  :  les  sauvages 
sont  des  hommes  inférieurs,  qui  représentent  à  peu 
près  l'homme  primitif,  celui  qui  descend  immédiate 
ment  de  l'animal,  du  singe.  L'histoire  de  l'humanité 
est  celle  de  son  développement,  depuis  cet  état  pri- 
mitif jusqu'à  l'état  de  civilisation  actuelle.  Or 
mœurs  et  institutions  vont  de  pair  avec  l'état  de 
l'industrie,  chez  les  sauvages  européens  de  jadis, 
comme  chez  les  sauvages  africains  ou  océaniens 
d'aujourd'hui.  On  devine,  d'après  cette  théorie,  ce 
que  pouvait  être  l'union  conjugale  au  temps  où  les 
hommes  se  servaient  d'armes  et  d'outils  fabriqués 
avec  des  pierres  taillées  ou  polies.  Telle  est  notam- 
ment la  théorie  fondamentale  de  John  Lobbock, 
The  origin  of  civilisation.  (  Voir  Fonseohivk,  Mariage 
et  Union  libre,  p.  8  sqq.) 

Cette  hypothèse,  pour  le  dire  tout  de  suite,  peut 
être  séduisante;  elle  a  le  grave  toi-t  d'être  gratuite. 
On  connaît  telles  peuplades  du  centre  de  l'Afrique, 
industriellement  très  inférieures  aux  Européens, 
où  les  mœurs  familiales  sont  très  supérieures  à 
celles  de  certains  milieux  très  modernes  et  très  raf- 
finés. Chose  étrange  d'ailleurs,  D.VRWIN  lui-même, 
tout  en  s'inclinant  devant  les  allirmations  de  Mac- 
Lennon,  Morgan  et  Lubbock,  fait  des  réserves  qui 
détruisent  en  partie  ses  concessions.  Il  a  observé 
les    animaux    les  plus   voisins   de    l'homme  —    et 


l'homme,  on  le  sait,  pour  lui  «descend  certainement 
de  q\ielque  ancêtre  simien  »  — ,  il  a  constaté  que 
plusieurs  espèces  de  singes  sont  monogames,  d'au- 
tres polygames.  Mais  il  croit  pouvoir  conclure  «(]u'à 
l'état  de  nature  la  [iromiscuilé  est  chose  extrême- 
ment improbable  ».  Cf.  FoNSKonivE,  Op.c,  p.  20. 

Outre  les  hypothèses,  on  prétend  apporter  encore 
des  faits.  On  invoque  en  particulier  des  textes 
d'Hérodote,  de  Strabon,  de  Solinus.  11  n'y  a  pas  à  y 
insister  beaucoup.  11  serait  trop  aisé  de  discuter  la 
portée  et  le  sens  de  tel  texte,  ou  même  l'authenticité 
des  faits  rapportés.  De  ce  que,  par  exemple,  chaque 
enfant,  chez  les  Massagètes,  donne  le  nom  de  «père  » 
à  tout  homme  de  la  tribu  de  la  génération  anté- 
rieure, et  celui  de  «  frère  »  à  tout  enfant  de  sa  géné- 
ration, on  ne  peut  guère  plus  conclure  à  une  pater- 
nité incertaine  à  cause  de  la  promiscuité,  que  l'on  ne 
peut  conclure  à  une  vraie  parenté  parce  que,  pour 
les  enfants  de  certains  milieux  romains,  tout  ecclé- 
siastique s'appelle  familièrement  «  oncle  prêtre  ». 

Au  reste,  on  prétend  avoir  mieux  à  présenter. 
Puisqu'il  existe  encore  de  vrais  sauvages  en  Afrique 
et  ailleurs,  il  n'y  a  qu'à  observer.  Et  ainsi,  l'on  cite, 
comme  vivant  dans  l'état  de  promiscuité,  certains 
indigènes  des  iles  de  la  Reine-Charlotte,  de  la  Cali- 
fornie, etc.  (Voir  WnsTnaMARCK,  op.  c,  p.  .S3.) 
Malheureusement,  comme  le  remarque  le  même 
Weslermarck  (cf.  Fonseguive,  op.  c,  p.  aa,  28),  ces 
récits  sont  sujets  à  caution,  viciés  qu'ils  sont  par  le 
caractère  superficiel  ou  systématique  des  observa- 
lions.  Une  étude  objective  et  impartiale  des  moeurs 
des  sauvages  de  nos  jours,  dans  les  régions  les  plus 
variées,  amène  à  cette  conclusion  que  la  promis- 
cuité, si  elle  existe,  est  une  exception  et  non  pas 
une  règle,  et  qu'elle  constitue  i)lutôt  un  stade  de 
corruption  et  de  dégénérescence  qu'un  état  normal  et 
primitif;  que,  au  contraire,  dans  un  très  grand  nom- 
l)re  lie  peuplades  sauvages,  la  sévérité  des  ma'urs, 
en  matière  de  fautes  ou  de  peines,  dépasse  de  beau- 
coup ce  que  l'on  trouve  dans  nos  pays  civilisés. 
L'énumération  très  longue  et  très  variée,  que  nous 
fournit  Westermarck  (p.  61  et  sqii.),  apporte  un 
argument  décisif.  Et  l'on  ne  peut  plus  avoir  de 
doute,  quand  on  lit  ce  témoignage  de  Mgr  Lk  Roy, 
qui  pendant  un  quart  de  siècle  a  vécu  au  milieu  des 
races  Bantoues,  primitives  s'il  en  est,  de  l'Afrique 
australe,  et  qui  a  pu  mener  son  enquête  de  1877  a 
nos  jours,  par  lui-même  ou  par  des  missionnaires, 
du  Pacifique  à  l'Atlantique  :  «  Ce  qui  est  certain, 
c'est  que  nulle  part  en  Afiique  nous  ne  voyons 
aujourd'hui  trace  de  cette  promiscuité  —  excepte 
dans  les  grandes  steppes  des  zones  orientales  et  aus- 
trales... chez  les  troupeaux  d'antilopes.  Quant  aux 
hommes,  plus  on  descend  vers  les  populations  d'as- 
pect général  plus  primitif,  comme  les  Négrilles  et  les 
San,  plus  la  famille  y  apparaît  précisément  comme 
la  base  fondamentale,  nécessaire  et  indiscutée,  delà 
société  élémentaire,  n  (La  Religion  des  primitifs, p. gb, 
Paris,   lyog.) 

On  appuie  encore  ces  théories  sur  certains  usages 
qui,  s'ils  ne  constituent  pas  une  vraie  promiscuité, 
en  seraient  du  moins  des  souvenirs  et  la  suppose- 
raient. 

Ainsi  le  matriarcat.  Chez  certaines  peuplades,  soit 
anciennes  (par  exemple,  les  Lyciens,  d'après  Héro- 
dote), soit  modernes,  le  véritable  chef  de  la  famille 
est  la  mère.  Elle  donne  son  nom  aux  enfants;  par 
elle  s'établissent  les  filiations:  ce  qui  ne  peut  s'ex- 
pliquer, nous  dit-on, que parl'incertitude  delà  pater- 
nité elle-même,  résultant  de  la  promiscuité. 

Le  fait  du  matriarcatexiste,  mais  beaucoup  moins 
général  que  ne  l'aflirment  certains  théoriciens.  Il 
existe  avec  des  atténuations  qui  ne  lui  enlèvent  pas 


93 


MARIAGE  ET  DIVORCE 


94 


son  importance,  cliez  les  Basques,  une  des  races  (lù 
les  luaurs  l'aïuiliales  sont  les  [)lus  pures  et  les  plus 
fortes,  les  plus  opposées  à  la  promiscuité. 

Le  l'ait  est  avéré,  soit;  mais  les  conclusions  qu'on 
en  prétentl  tirer  ne  le  sont  pas.  En  .\frique,  le 
régime  du  patriarcat,  au  dire  de  MgrLK  Roy,  parait 
être  le  plus  ancien.  Uesten  vigueur  chez  les  Négrilles 
et  chez  un  très  grand  nombre  de  tribus  bantoues. 

Le  matriarcat  existe  aussi  chez  nombre  de  peu- 
plades, où  la  parenté,  l'autorité  et  l'ordre  des  succes- 
sions passent  du  coté  de  la  mère.  Mais  c'est  l'oncle 
maternel  qui  exerce  tous  les  droits.  De  là  son  impor- 
tance, qui  est  proportionnée  au  nombre  de  ses 
sœurs  mariées,  à  la  valeur  des  dots,  reçues  lors  du 
mariage,  et  aux  alliances  et  dots  que  lui  apporteront 
les  petites  lilles  à  venir.  N'y  a-t-il  pas  là  un  moyen 
de  développer  la  puissance  de  la  famille  à  laquelle 
appartient  la  femme,  plutôt  qu'une  relation  quel- 
conque avec  la  promiscuité'?  Bien  plus,  au  dire  du 
même  écrivain,  une  autre  pensée  parait  guider  dans 
celte  pratique  les  chefs  de  villages  et  de  tribus: 
s'assurer  des  successeurs  de  leur  sang.  Or  pour  le 
chef,  choisir  à  cet  elfet  un  lils  de  sa  sœur  est  évidem- 
ment plus  sur  i]ue  d'accepter  le  ûls  de  sa  propre 
femme,  dont  il  n'est  pas  toujours  nécessairement  le 
père.  Le  régime  matriarcal  naîtrait  donc  de  l'aver- 
sion pour  une  succession  illégitime  et  de  la  crainte 
d'un  adultère  possible  de  sa  propre  épouse;  nulle- 
ment de  l'esprit  tout  opposé  qu'eût  laissé  la  prati- 
que paisible  de  la  promiscuité. 

Le  JUS  primae  iioclis,  d'un  usage  relativement 
récent  et  d'ailleurs  très  restreint,  a  été  invoqué 
comme  un  vestige  de  la  promiscuité,  comme  une 
reconnaissance  Les  droits  de  la  communauté  violés 
par  la  monogamie.  On  a  voulu  donner  le  même  sens 
à  certains  usages  d'hospitalité,  qui  obligeaient  le 
mari  à  céder  tous  ses  droits  à  son  hôte. 

Disons,  d'abord,  que  les  faits  paraissent  trop  rares 
pour  avoir  une  portée  sérieuse,  et  se  produisent  plu- 
tôt chez  des  peuples  dissolus  que  chez  des  peuples 
primitifs.  En  second  lieu,  il  importerait  d'établir 
qu'ily  a,dans  cetteprali<]uc,une  loi  reconnue  comme 
telle,  et  non  pas  un  compromis  introduit  par  la 
crainte  ou  la  vénalité,  ou  simplement  la  dissolution. 
Cette  dernière  surtout,  jointe  aux  aberrations  du 
sens  moral  qu'elle  entraîne,  ne  suffît  que  trop  à 
expliquer  les  usages  cités.  Il  est  dès  lors  arbitraire 
de  recourir  à  des  interprétations  qui  ne  reposent  sur 
aucune  preuve  positive  et  qui  sont  uniquement 
admises,  comme  une  hypothèse,  pour  établir  la 
préexistence  d'un  droit  tout  aussi  hypothétique. 
Prouver  une  bypothèse  par  une  autre  hypothèse, 
est-ce  bien  scientilique? 

La  prostitution  sacrée  a,  on  le  sait,  existé  chez 
nombre  de  peuples  d'origine  sémite  :  les  femmes 
devaient,  ou  une  fois  dans  leur  vie,  soit  avant  soit 
après  le  mariage,  ou  même  chaque  année,  se  livrer 
aux  adorateurs  de  certaines  divinités,  prolectrices 
de  la  fécondité.  Dans  cet  abus  monstrueux,  on  a  en- 
core voulu  voir  une  persistance  pratique  du  droit 
de  la  communauté  sur  toutes  les  femmes,  et  une 
preuve  de  la  promiscuité  originelle. 

En  réalité,  il  n'y  a  là  qu'une  des  déviations  les  plus 
humiliantes  du  sens  religieux.  C'était  pour  honorer 
les  déesses  de  la  fécondité,  et  nullement  pour  recon- 
naître la  loi  de  la  promiscuité,  qu'on  leur  dédiait, 
comme  l'hommage  d'un  culte  religieux,  ces  prati- 
ques honteuses.  Et  ceci  devient  beaucoup  plus  évi- 
dent si,  de  cette  prostitution  sacrée  passagère,  com- 
mune à  toutes  les  femmes,  on  rapproclie  celle  à 
laquelle  étaient  vouées,  par  profession,  les  prêtres- 
ses de  ces  mêmes  divinités.  Voici,  à  ce  propos,  le 
témoignage   d'un  maître  en  ces   questions  :    «  Les 


Sémites  (sans  les  Arabes  et  les  Hébreux)...  transpor- 
tant dans  les  objets  de  leur  culte  les  tares  qu'ils 
portaient  en  eux-mêmes,...  s'ingénièrent  à  calmer 
les  dieux  vengeurs  par  l'offrande  de  victimes  humai- 
nes et  à  imiter  les  déesses  lascives  par  les  rites 
obscènes  des  prostitutions  sacrées.  Parla,  sans  doute, 
ils  reconnaissaient  le  droit  des  dieux  sur  toute  vie 
et  toute  génération;  ils  oubliaient  que  la  conscience 
humaine  a  en  elle  un  fonds  de  réserve  et  de  pudeur, 
de  pitié  et  de  miséricorde,  que  la  religion  doit  entre- 
tenir et  non  heurter  de  front.  Mais  en  même  temps, 
les  instincts  pervertis  qui  coexistent  avec  ce  fonds 
de  bonté  et  de  moralité  trouvaient  leur  compte  dans 
les  cultes  grossiers  et  sanguinaires.  Aussi  les  Israé- 
lites, dépositaires  du  monothéisme,  se  sentaient-ils 
sollicités  par  les  solennités  «  sous  tout  arbre  vert  » 
qui  se  célébraient  sur  leur  propre  sol.  Il  ne  fallut 
rien  moins  que  l'action  des  prophètes,  secondée  par 
celle  des  rois  de  Juda,  pour  soutenir  la  religion  de 
lahvé  contre  la  poussée  envahissante  des  pratiques 
babyloniennes,  sjriennes  et  cananéennes.  »  (P. 
Dhorme,  Uà  en  est  Vliistuire  des  religions?  —  Revue 
du  Clergé  français,  i"'  décembre  1910,  p.  53;.)  On 
doit  à  M.  J.  Gauvière,  professeur  à  l'InsUlut  catho- 
lique de  Paris,  une  enquête  historique  sur  Le  lien 
conjugal  et  le  divorce,  dans  les  civilisations  ancien- 
nes, Paris,  Thorin,  8",  5i  pp. 

On  peut  encore  voir  sur  ce  sujet  le  Code  de  Ilam- 
mourabi,  par.  178  et  suiv.,  p.  87  suiv.  trad.  ScHBlL, 
Paris  1904,  2*  édit. 

Il  est  donc  bien  établi  que  la  promiscuité,  si  elle 
a  existé  et  si  elle  existe  encore,  a  été  et  demeure 
une  exception  et  qu'elle  n'est  nullement  la  règle  sui- 
vie dans  les  relations  intersexuelles  ;  que  cette  excep- 
tion enlin,  loin  d'être  liée  à  l'état  primitif  des  races, 
est  due  plutôt  à  la  perversion  des  mœurs  natives. 

Après  cela,  que  l'alliance  entre  un  homme  et  une 
femme  se  soit  faite,  çà  et  là,  sous  forme  d'enlèvement, 
quelquefois  réel,  le  plus  souvent  simulé  et  symbo- 
lique, ou  encore  que  le  mariage  ait  été  un  contrat 
d'achat  conclu  entre  le  prétendant  et  le  père  de  la 
jeune  ûlle,  le  travail  de  celle-ci  représentant  une 
utilité  qui  mérite  compensation  :  ce  sont  là  moda- 
lités accidentelles,  qui  témoignent  d'une  évolution 
dans  la  forme  de  l'institution  conjugale,  mais  qui  ne 
prouvent  rien  contre  son  origine  naturelle,  telle 
qu'elle  a  été  exposée. 

En  résumé,  vrais  ou  fictifs,  ces  faits,  comme  l'en- 
semble des  arguments  apportés  par  la  thèse  évo- 
lulionniste,  n'ont  une  force  probante  que  si  l'on 
suppose  ce  qui  est  en  question  :  savoir,  que  Vinler- 
prélation  des  faits  cités  est  autre  chose  qu'une  hypo- 
thèse; que  les  usages  constatés,  çà  et  là,  dans  les 
relations  sexuelles,  ne  sont  pas  des  désordres  anor- 
maux, mais  l'accompagnement  normal  d'un  état 
primitif  de  l'humanité,  une  étape  initiale  dans  sa 
marche  ascendante  vers  l'état  actuel,  une  manifes- 
tation inférieure  du  droit  naturel.  De  la  thèse  évo- 
lutionniste  on  a  pu  faire  un  système  cohérent  et 
séduisant;  mais  on  n'aura  qu'une  construction  idéale, 
un  édifice  en  l'air,  tant  qu'on  n'aura  pas  montré  que 
ses  prétendues  lois  sont  en  accord  avec  les  lois  de 
la  vie,  que  son  interprétation  des  données  histori- 
ques cadre  avec  les  lois  essentielles  de  l'&me  ou, 
tout  simplement,  avec  les  faits  psychologiques  bien 
constatés.  Or  rien  de  tout  cela  n'est  solidement 
prouvé. 

4°  Caractères  du  mariage.  —  A.  Moralité.  — 
Le  mariage,  avec  les  actes  <]ui  le  spécifient,  est  une 
institution  naturelle,  puisque  par  lui  seul  peuvent 
se  réaliser  et  le  plan  de  r.\uteur  du  monde,  le  «  Crois- 
sez et  multipliez-vous  »,  et  la  fin  de  toute  la  création , 


95 


MARIAGE  ET  DIVORCE 


96 


la  glorification  de  Dieu  par  l'espèce  humaine,  indé- 
finiment propagée  et  perpétuée. 

A  ce  but  fondamental  de  l'union  conjugale,  se 
joint,  on  l'a  vu  aussi,  une  autre  lin,  secondaire  sans 
doute,  mais  grandement  importante  pour  les  époux 
eux-mêmes  :  s'unir,  pour  se  compléter  et  se  porter 
secours,  dans  leurs  nécessités  et  dans  l'accomplisse- 
ment de  leurs  devoirs.  Rien  que  d'honnête  en  tout 
cela. 

Autre  fin  de  l'union  conjugale,  dont  la  poursuite 
immédiate  pousse  souvent,  en  pratique,  à  la  recherche 
des  relations  matrimoniales,  et  dont  la  moralité  doit 
être  bien  précisée  dans  sa  raison  d'être  et  dans  ses 
limites  :  c'est  ce  que  l'école  catholique  appelle  la 
«  sedatio  conctipiscenliae  »,  ou  la  satisfaction  de  l'ap- 
pétit charnel.  L'inclination  aux  relations  sexuelles, 
à  cause  du  plaisir  qui  s'y  trouve  lié,  fait  partie  du 
plan  providentiel.  Le  plaisir,  en  principe  et  sauf 
dérèglements  nés  du  péché  originel,  est  une  invite  à 
l'acte,  à  un  acte  bon,  ou  même  parfois  à  un  devoir. 
Le  chercher  dans  cette  ligne  et  dans  la  mesure  où 
il  conduit  au  terme  assigné,  est  donc  conforme  à 
l'économie  divine.  Le  chercher  en  dehors  de  ce  plan, 
au  delà  de  cette  mesure,  est  un  abus,  un  désordre 
et  un  mal  moral.  Telle  est  laloide  la  morale  chré- 
tienne authentique,  sans  laxisme  inconsidéré 
comme  sans  rigorisme  chagrin.  Seule  une  confusion 
erronée  entre  l'honnête  et  le  plus  parfait  pourrait  y 
faire  trouver  à  redire. 

Sainement  entendu,  ce  principe  fait  déclarer  hon- 
nête et  ordonné  le  plaisir  cherché  dans  un  acte  dont 
la  un  objective  et  naturelle  est  honnête,  et  qui  est 
accompli  dans  les  conditions  requises  par  cette  fin. 
Sera,  au  contraire,  en  opposition  avec  la  loi  naturelle 
tout  plaisir  recherché  au  détriment  de  celle  lin.  De 
là,  l'immoralité  des  plaisirs  demandés  à  l'abus  des 
organes  de  la  génération  dans  le  vice  solitaire,  parce 
qu'ils  constituent  un  vol  fait  à  l'espèce  humaine.  De 
là  aussi  l'illicéité  des  relations  intersexuelles  en 
dehors  du  mariage,  parce  que  l'intérêt  capital  de 
l'espèce  exige  que  l'acte  de  la  génération  soit  réservé 
à  l'union  conjugale.  De  là,  dans  le  mariage  même,  la 
possibilité  de  graves  fautes.  Il  n'est  point  néces- 
saire, sans  doute,  à  la  moralité  des  relations  conju- 
gales de  leur  donner  comme  terme  de  ses  intentions 
explicites  la  génération.  Il  n'est  pas  nécessaire  que 
celle-ci  suive  en  fait,  ni  même  qu'elle  puisse  en  tout 
état  de  choses  et  toujours  se  produire.  La  poursuite 
des  fins  secondaires  du  mariage  suffît  à  en  légitimer 
l'usage.  Toutefois  on  ne  peut  licitement  entourer  cet 
usage  de  précautions  qui  tendent  directement  à  ren- 
dre la  conception  impossible.  Rechercher  les  fins 
secondaires  du  mariage,  même  bonnes,  mais  exclure 
positivement,  par  ses  manœuvres,  la  fin  primaire, 
est  un  renversement  pratique  de  la  hiérarchie  des 
fins  et,  par  conséquent,  de  l'ordre  naturel  voulu  par 
le  Créateur.  Ce  vice  porte  un  nom  tristement  connu, 
l'onanisme. 

B.  Obligation. —  Il  est  hors  de  doute  que  le 
mariage  est,  pour  l'humanité  en  général,  une  né- 
cessité, puisque  l'espèce  humaine,  dans  le  plan  divin, 
doit  se  perpétuer,  et  ijus  cette  perpétuité  n'est  pos- 
sible que  par  le  mariage. 

Mais  ce  qui  est  une  nécessité  pour  l'homme  en 
général,  est-il  une  obligation  morale  pour  chaque 
homme  en  particulier?  Un  droit, oui  ;  un  devoir, non. 
Le  célibat  n'est  donc  pas  une  diminution  morale  par 
la  fuite  devant  un  vrai  devoir.  Une  inclination,  nous 
l'avons  dit,  porte  avec  plus  ou  moins  de  force  chaque 
homme  aux  relations  matrimoniales;  elle  a  pour 
fin  de  procurer  la  perpétuité  de  la  race.  Mais  si  les 
inclinations  qui  nous  portent  aux  actes  nécessaires 


à  notre  perfection  individuelle  constituent  pour  cha- 
que individu  une  yraie  loi,  parce  que  chacun  doit 
acquérir  les  perfections  nécessaires  à  l'homme,  il  en 
va  autrement  des  inclinations  qui  nous  poussent  à 
procurer  des  biens  nécessaires  à  la5oc(e'<e.  Ces  biens 
étant  variés  et  souvent  incompatibles  l'un  avec  l'au- 
tre, les  inclinations  qui  nous  portent  à  les  poursui- 
vre ne  peuvent  toutes  obliger  chaque  homme.  Autre- 
ment, comme  le  dit  S.  Thomas  (A"H/)/)/emen<.,  q.  4'. 
a.  2),  chacun  denousserait  obligé  de  s'occuper  d'agri- 
culture, d'architecture,  puisque  cesemi>lois  sont  né- 
cessaires à  la  société.  Comme  donc  il  est  nécessaire 
à  la  perfectio-n  de  l'humanité  que  quelques-uns 
s'adonnent  à  la  vie  contemplative,  si  peu  concilia- 
ble  avec  le  mariage,  l'inclination  pour  ce  dernier  ne 
peut  marquer  une  obligation.  Et  cela,  au  regard 
même  de  la  philosophie.  Aussi  Théophraste  établit-il 
qu'il  n'est  pas  expédient  pour  le  sage  de  se  marier. 
Sur  le  caractère  facultatif  de  l'union  conjugale, 
pour  les  individus,  au  point  de  vue  physiologique, 
voir  l'article  Chasteté. 

C.  Unité. —  Si  l'on  considère  la  fin  primaire  et 
les  fins  secondaires  du  mariage,  et  si  on  cherche  le 
régime  qui  satisfait  le  mieux  à  ces  fins,  nul  doute 
tpie  la  loi  véritable  soit  celle  de  l'unité  :  un 
seul  mari  pour  une  seule  femme.  Ainsi  se  réalise 
la  pleine  concentration  désaffections  sur  les  enfants 
communs  aux  deux  parents;  ainsi  sont  évités  les 
partages  du  cœur,  difficilement  égaux  entre  séries 
d'enfants  qui  ne  sont  que  demi-frères  ;  ainsi  sont 
supprimées  les  préférences  odieuses,  toujours  injus- 
tes, les  jalousies,  les  rivalités  entre  conjoints  mul- 
tiples; ainsi  est  naturellement  observée  l'égalité 
essentielle  des  droits  entre  le  mari  et  la  femme.  Ces 
raisons,  sur  lesipielles  il  n'est  pas  besoin  d'insister, 
sufiisent  à  faire  proscrire  la  polygynie,  ou  pluralité 
des  femmes,  comme  opposée  aux  Uns  secondaires 
du  mariage,  et  même  comme  nuisant  à  la  bonne 
éducation  des  enfants.  Ainsi,  sans  la  déclarer  abso- 
lument contraire  à  la  loi  naturelle,  est-on  du  moins 
forcé  de  reconnaître  qu'elle  constitue  une  notable 
imperfection  dans  le  régime  matrimonial. 

Pour  la.  polyandrie,  ou  pluralité  des  maris  pour  une 
seule  femme,  philosophes  et  théologiens  catholiques 
ont  toujours  été  plus  sévères  et  l'ontrigoureusement 
condamnée  au  nom  du  droit  naturel.  A  tous  les  in- 
convénients de  la  polygynie,  en  effet,  elle  joint 
encore  ceux-ci  :  i)  l'incertitude  de  la  paternité,  si 
contraire  à  l'instinct  absolument  légitime  du  père 
et  si  radicalement  opposée  à  l'éducation  des  enfants, 
puisque  aucun  des  maris  n'a  devoir  ni  même  droit 
certain  d'intervenir;  2)  il  semble  môme  inévitable 
que,  par  suite  des  relations  variées  et  trop  fréquen- 
tes imposées  à  la  femme  unique,  la  fécondité  en 
soit  diminuée  et  bientôt  supprimée.  Tout  ceci  fait 
qu'en  pratique  la  polyandrie,  comme  régime  com- 
mun de  famille,  est  tout  à  fait  exceptionnelle,  si 
même  elle  existe. Mgr  Lu  Roy  {op.  c,  p.  I02)affirme 
qu'il  n'en  connaît  aucun  exemple  chez  les  Bantous. 
On  a  souvent  parlé  de  la  polyandrie  au  Tibet.  Voici 
le  témoignage  d'un  voyageur  :  «  La  polyandrie  du 
Tibet  a  fait  couler  beaucoup  d'encre.  Les  sociologis- 
tes  inclinent  à  la  considérer  comme  une  des  mani- 
festations du  parfait  communisme  de  la  famille,  par 
lequel  tous  les  frères  ne  font  qu'un  avec  leur  aîné, 
ayant  la  même  femme  comme  ils  ont  les  mêmes 
biens.  Or,  nous  n'avons  trouvé  ni  communisme  ni 
polyandrie  :  à  la  mort  du  père,  ses  enfants  se  divi- 
sent ses  liiens  par  parts  égales  et  s'installent  chacun 
de  leur  côté  pour  leur  compte;  naturellement,  ils  ont 
chacun  leur  femme,  ou  même  plusieurs,  bien  qu'as- 
sez rarement  ;  je   n'ai    pu   savoir  si    la   polygamie 


97 


MARIAGE  ET  DIVORCE 


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était  facultative  ou  réservée  au  cas  de  stérilité.  » 
(Commandant  u'Ollo.nb,  Chez  les  nomades  du  Tibet, 
dans  Hevue  des  Deux  Mondes  du  i5  février  irjii, 
p.  85o.) 

D.  Indissolubilité  ou  Divorce.  —  Le  mariage, 
du  simple  point  de  vue  de  la  loi  naturelle,  est-il 
vraiment  indissoluble?  Ou  bien  peut-il  être  rompu, 
soit  par  consentement  mutuel  des  deux  époux,  soit 
du  moins  par  l'autorité  souveraine  de  l'Etat? 

C'est  la  question  la  plus  grave  qui  se  pose  au  su- 
jet du  mariage,  une  des  plus  graves  même  dans  tous 
les  ordres  d'idées,  parce  que  d'elle  dépendent  les 
mœurset  l'existence  de  la  famille  et,  en  lin  décompte, 
de  la  société  elle-même. 

i)  Le  débat.  —  Les  réponses  sont  contradictoi- 
res. La  thèse  du  divorce  a  ses  partisans,  aussi  bien 
que  celle  de  l'indissolubilité.  A  l'appui  de  chacune 
on  apporte,  il  faut  bien  le  reconnaître,  non  pas  seu- 
lement de  purs  sophismes,  présentés  avec  habileté  et 
passion,  mais  des  raisons  solides;  —  assez  solides 
pour  ébranler  d'excellents  esprits,  et  leur  faire  avouer 
que  l'indissolubilité  du  mariage  tire  uniquement 
son  origine  d'une  loi  positive  divine. 

2)  La  méthode  de  recherche.  —  A  la  base  de 
cette  incertitude,  il  y  a  tout  d'abord,  croyons-nous, 
un  vice  de  méthode.  On  oublie  qu'il  ne  sullit  pas, 
surtout  en  matière  de  loi  naturelle,  d'avoir  pour  soi 
des  raisons,  même  bonnes,  pour  avoir  raison  ;  et 
inversement,  qu'une  thèse  peut  avoir  contre  soi  des 
objections  graves,  sans  cesser  d'être  certaine.  Disons 
donc,  dans  la  question  présente,  que  la  thèse  du 
divorce  peut  avoir  en  sa  faveur  des  arguments  sérieux 
sans  être  cependant,  tout  compte  fait,  acceptable, 
légitime  et  conforme  au  bon  ordre  naturel.  Et,  de 
même,  la  loi  de  l'indissolubilité  peut  avoir  et  a,  en 
effet,  contre  soi  des  arguments  solides;  et  cependant, 
on  peut  et  on  doit  allirmer,  nous  le  montrerons, 
qu'elle  s'impose  avec  une  vraie  certitude. 

Mais  alors,  par  quelle  voie  arriver  à  une  conclu- 
sion ferme,  à  travers  cette  opposition  de  raisons  ? 

Disons  d'abord  qu'il  n'y  a  pas  à  chercher  la  solu- 
tion dans  la  nature  même  du  mariage  considéré 
comme  contrat  né  du  consentement  des  parties.  De 
ce  point  de  vue,  le  mariage,  ainsi  que  tout  contrat 
bilatéral,  prendrait  Qn  par  la  même  cause  qui  lui  a 
donné  origine,  par  le  libre  consentement  des  parties. 
Mais  ce  n'est  là  qu'un  point  de  vue  inadéquat.  Résou- 
dre d'après  lui  seul  le  problème,  c'est  arriver  fatale- 
ment à  une  conclusion  fausse. 

Le  contrat  de  mariage  n'est  pas  un  contrat  quel- 
conque, laissé  à  l'initiative  des  contractants  ;  il  est 
régi  par  la  loi  naturelle  qui  en  détermine  certaines 
clauses  essentielles. 

La  loi  naturelle,  dans  la  matière  présente,  qu'est- 
ce  à  dire?  Nous  appelons  ici  loi  naturelle  le  régime, 
indissolubilité  ou  divorce,  voulu  par  l'Auteur  de  la 
nature. 

Ce  régime,  comment  le  reconnaître?  Non  pas  a 
priori,  ni  par  une  analyse  d'idées,  mais  en  cherchant 
quelle  est  la  loi  qui  permet  d'atteindre  convenaljle- 
ment  le  bien  proposé  comme  but  de  l'union  matri- 
moniale. Chercher  le  meilleur  régime,  ce  n'est  pas 
rêver  un  régime  qui  ail,  dans  chaque  cas  particulier, 
tous  les  avantageset  aucun  inconvénient.  Proclamer 
un  régime  meilleur, ce  n'est  pas  déclarer  que  le  régime 
opposé  n'a  pas,  dans  quelques  cas  particuliers,  ses 
avantages  ;  peut-être  même  de  plus  grands  avantages. 
Le  régime  normal  ne  se  présente  pas  comme  le  ré- 
gime parfait  et  le  seul  bon;  mais  celui  qui,  en  vue 
du  bien  essentiel  à  obtenir,  offre  une  somme  très 
notablement  supérieure  d'avantages,  une  somme  très 

Tome  lu. 


notablement  inférieure  d'inconvénients.  Et  c'est  ce 
régime  que  l'on  tient  comme  indiqué  par  la  raison 
et  imposé  par  l'Auteur  de  la  nature. 

De  plus,  ce  régime,  étant  indiqué  comme  normal 
par  la  considération  des  résultats  quil  produit  dans 
l'humanité  prise  en  son  ensemble,  doit  être  envisagé, 
non  pas  comme  une  loi  à  modilier  et  adapter  d'après 
les  circonstances  de  chaque  cas  concret,  mais  comme 
la  loi  générale  qui  régit  l'institution  matrimoniale 
dans  tous  et  chacun  des  cas. 

Y  aura-t-il  lieu  du  moins,  tout  en  établissant  une 
loi  générale  pour  l'ensemble,  d'admettre  des  excep- 
tions, quand  une  grave  raison  le  demandera  ?  Oui, 
si  cette  exception  peut  s'accorder  sans  grave  dom- 
mage pour  la  loi,  et  par  conséquent  pour  le  bien  géné- 
ral qu'elle  doit  procurer  ;  non,  si  le  principe  même 
des  exceptions  possibles  tend  inévitablement  à  rui- 
ner la  loi  et  à  compromettre  le  but  capital  poursuivi. 
En  cette  dernière  hypothèse,  la  même  nécessité  qui 
impose  la  loi  générale,  proscrit  impérieusement,  au 
nom  du  bien  commun,  les  exceptions  particulières, 
incompatibles  en  fait  avec  la  loi. 

3)  Application  de  la  méthode.  —  Appliquons 
cette  méthode  à  la  recherche  du  régime  matrimonial 
naturel. 

Ce  qui  spécifie  le  contrat  de  mariage,  ce  qui  en  crée 
la  raison  d'être  et  doit  en  déterminer  la  loi,  c'est  sa 
finalité  principale.  Avanttout  el par-dessus  tou',  les 
relations  matrimoniales  ont  été  instituées  pour  les- 
pèce  humaine,  puisque  leur  terme  normal  c'est  l'en- 
fant, puisque  sans  elles  il  n'est  pas  de  génération 
possible.  L  intérêt  capital  engagé,  celui  dont  la  con- 
sidération prime  toute  autre  considération,  c'est  l'inté- 
rêt général  de  l'humanité,  immédiatement  représenté 
par  l'enfant.  Tout,  dans  le  contrat  matrimonial,  doit 
être  réglé,enpremierlieu,aumieux  de  l'intérêt  souve- 
rain de  l'enfant,  de  sa  venue  au  monde,  de  sa  conser- 
vation, de  son  éducation.  Déterminer  quelle  est  la 
condition  indispensable  de  cet  intérêt,  c'est  déter- 
miner quelle  doit  être,  d'après  la  nature  même  des 
choses,  la  loi  fondamentale  du  mariage. 

a)  [.es  motifs  de  l'indissolubilité.  —  11  est  facile  de 
voir  que,  en  général,  l'indissolubilité,  en  assurant  la 
stabilité  de  la  société  familiale,  favorise  la  procréa- 
lion  sans  restriction  des  enfants  et  qu'elle  en  assure 
l'éducation  physique  et  morale.  A  la  contre-épreuve, 
il  n'est  pas  moinsaisé  de  montrer  que,  sous  le  régime 
du  divorce,  quand  celui-ci  rentrera  dans  les  prévi- 
sionsordinaires,la  crainleloujours  menaçante  d'une 
rupture  à  venir  pèsera  sans  cesse  sur  les  relations 
conjugales  ;  que  prudence  avisée  et  slérilité  voulue 
iront  de  fronl  ;  que  la  fécondité  sera  due  à  peu  près 
exclusivement  aux  illusions  coniianles  des  débuts  de 
l'union  ou  aune  surprise. 

Et  le  Jour  où  le  divorce  se  produira  dans  la  réa- 
lité, ce  sera  infailliblement  au  détriment  de  Tenlant. 
Plus  d'éducation  morale,  puisque  les  parents  seront 
irrémédiablement  séparés.  L'enfant  demeurera  ou 
douloureusement  partagé  de  cœur  entre  son  père  et 
sa  mère,  ou  bien,  souvent,  élevé  par  l'un  dans  la 
haine  et  le  mépris  de  l'autre. 

Pour  les  fins  secondaires  du  mariage,  liées  à  la 
vie  en  société,  elles  le  sont  dans  la  même  mesure  à 
l'indissolubilité  de  la  société  conjugale.  On  le  sent 
mieux  si  l'on  considère,  par  contre,  les  ravages  que 
cause,  sur  ce  terrain  encore,  le  divorce  consommé  ou 
même  sa  simple  prévision  normale.  Sous  ce  régime, 
les  unions  se  concluent  à  la  légère,  d'autant  plus 
qu'on  aura  toute  facilité  pour  les  défaire.  Ou  plutôt, 
on  s'associe,  mais  sans  se  donner,  el  avec  les  pru- 
dentes réserves  que  l'on  apporte  toujours  à  une  as- 
sociation qui  n'a  pas  de  lendemain  assuré.  Entre  les 

4 


99 


MARIAGE  ET  DIVORCE 


100 


enfantsel  leurs  parents  divorcés,  et  remariés  chacun 
de  son  côté,  quels  rapports  de  famille  sont  possi- 
bles? Les  enfants  demeureront  entre  le  père  et  la 
mère,  privés  de  leur  atTection  et  de  l'éducation  qui 
leur  était  due,  ou  bien  vivront  dans  une  de  ces  nou- 
velles familles, hôtes  importuns,  le  plus  souvent, ou 
parasites  odieux.  A  leur  tour,  quelle  affection  filiale 
pourront-ils  avoir  pour  ceux  qui  ont  violemment 
brisé  tout  lien  de  famille  ? 

Peut-on  encore  oublier  ce  que  demandent  l'égalité 
et  la  justice  dans  les  contrats  ?  Kompu,  le  mariage 
ne  causera  pas  de  tort,  souvent,  à  l'une  des  parties  ; 
mais  que  deviendra  l'autre?  Le  mari  trouvera,  aura 
trouvé  avant  même  le  divorce,  une  nouvelle  épouse, 
la  première  ayant  été  peut-être  prise  comme  épouse 
d'attente  et  comme  pis-aller.  Mais  la  femme?  Le  plus 
souvent,  du  seul  fait  qu'elle  a  été  déjà  mariée,  sur- 
tout si  elle  a  le  malheur  de  demeurer  avec  charge 
d'enfants,  elle  sera  condamnée  au  célibat  et  à  la  so- 
litude la  plus  désemparée. 

b)  Les  motifs  du  divorce.  —  La  thèse  du  divorce 
apporte  ses  raisons.  Le  lien  du  mariage  est  créé  par 
l'accord  des  volontés  et  suppose  l'amour.  Dès  que  cet 
accord  et  cet  amour  cessent,  le  mariage  n'a  plus  sa 
raison  d'être.  Il  devient  une  hypocrisie  et  un  enfer. 
En  ce  cas,  ce  qui  subsiste,  c'est  le  droit  de  l'individu 
à  vivre  pleinement  sa  vie,  le  droit  au  bonheur  dans 
la  vérité  et  la  sincérité  de  ses  sentiments,  le  droit  de 
chacun  de  s'évader  du  foyer,  où  il  est  condamné  au 
malheur,  et  de  se  faire  ailleurs  une  vie  heureuse  : 
tel  est  le  dernier  mot  des  arguments  en  faveur  du 
divorce. 

f)  Discussion.  —  Accordons  qu'il  y  a  des  ménages 
où  la  vie,  par  la  faute  d'un  des  conjoints,  est  une 
vie  humiliée,  pénible  jusqu'à  en  devenir  intolérable. 
Est-ce  une  raison  péreraptoire  de  proclamer  que  l'in- 
dissolubilité est  un  régime  contre  nature  ?  Toute  la 
question  est  là.  Or  une  réponse  affirmative  suppose- 
rait certains  principes  qui  ne  sont  rien  moins  que 
démontrés  ;  qui,  si  on  les  admettait  dans  le  mariage, 
auraient  droit  de  cité  ailleurs  et  ruineraient  du  même 
coup  toute  vie  morale  individuelle,  toule  vie  sociale. 
Ainsi  il  faudrait  admettre,  au  minimum,  que.  là  où 
l'amour  et  la  sympathie  ont  disparu,  le  devoir  et  la 
conscience  n'ont  plus  rien  à  voir  ;  qu'on  est  quitte 
de  toute  obligation,  contractée  par  promesse  o\i  par 
serment,  liés  qu'on  n'aime  plus  le  bénéticiaire  de  cette 
obligation.  Ou  admettrait  encore  cette  monstruosité, 
que  la  règle  suprême  de  tuute  moralité,  c'est  le  droit 
au  bonheur  sous  telles  formes  et  en  union  avec  telles 
personnes  —  formes  successives  et  personnes  indé- 
finiment variables;  qu'à  celte  fin  tout  doit  être  su- 
bordonné comme  un  moyen  ;  que  ce  droit,  dès  qu'il 
entre  en  jeu,  confère  tout  autre  droit  ;  qu'il  n'est 
pas  de  droit  ou  de  devoir  opposé  qui  lui  résiste  ; 
que  tout  sera  juste  et  saint,  dès  que  le  bonheur  d'un 
individu  le  réclamera.  L'amour  avec  ses  caprices,  ses 
débordements,  ses  brutalités  égoïstes,  sera  le  maître 
souverain  de  toute  vie  morale  et  sociale. 

On  nous  répond  :  alors  vous  condamnez,  sans  au- 
tre espoir  de  délivrance  que  la  mort,  une  foule  de 
malheureux  à  vivre  emprisonnés  dans  une  vie  la- 
mentable et  sans  issue  ? 

Beconnaissons  que  c'est  là  parfois  une  suite  et  une 
triste  rançon  de  la  loi  de  l'indissolubilité.  Plus  sou- 
vent, peut-être,  n'est-ce  pas  un  châtiment  de  la  légè- 
reté et  de  l'aveugle  inconsidéralion  avec  lesquelles 
on  s'est  engagé? 

D'ailleurs,  à  notre  tour,  demandons  quels  résultats 
amènerait  le  divorce. 

Si  les  ruines  du  ménage  brisé  sont  imputables  aux 
deux  mariés,  en  leur  accordant  le  divorce,  on  ré- 
compensera leurs  vices,  que  l'espoir  même  de  cette 


solution  avait  encouragés.  Les  coupables  seront  li- 
bérés de  leurs  devoirs  mutuels.  La  victime  unique, 
ce  sera  l'unique  innocent,  spolié  de  ses  droits  sur  ses 
parents,  l'enfant. 

Si,  dans  le  ménage,  il  y  a  un  innocent  et  un  cou- 
pable, le  coupable  recevra  la  prime  de  ses  fautes  en 
devenant  libre  d'épouser  sa  complice.  Quant  à  la  par- 
tie innocente,  elle  verra  ruiner  le  foyer  où  elle  avait 
espéré  abriter  à  jamais  sa  vie.  Elle  aura  le  choix  en- 
tre pleurer  ses  ruines  ou  se  refaire  un  nouvel  abri,... 
si  elle  en  a  la  facilité.  Les  enfants  deviendront  ce 
qu'ils  pourront. 

Mais  il  est  des  cas,  les  seuls  vraiment  intéressants, 
où  la  partie  innocente  demande  elle-même  à  être  li- 
bérée, pour  échappera  \ine  vie  intenable.  A  celle-là 
du  moins  n'est-il  pas  juste  d'ouvrir  la  porte  d'une 
prison  imméritée  ?  Avouons  qu'avec  l'indissolubilité 
elle  aura  définitivement  manqué  sa  vie  de  bonheur 
rêvé,  par  la  faute  d'un  autre,  et  qu'elle  ne  pourra  pas 
tenter  de  la  recommencer  dans  des  conditions  meil- 
leures. Il  y  aura  donc  ainsi  un  certain  nombre  de 
victimes  dignes  de  toute  pitié,  soit.  Mais  combien 
plus  grand  serait  le  nombre  des  victimes,  tout  aussi 
dignes  d'intérêt,  sous  la  loi  du  divorce?  Point  de 
doute  que  ce  dernier  régime,  à  ne  considérer  que  les 
époux,  ne  soit  un  régime  d'oppression  pour  les  inno- 
cents, un  régime  de  liberté  et  d'encouragement  pour 
le  vice.  Quant  aux  enfants,  nous  l'avons  vu,  ils  sont 
inexorablement  sacrifiés.  Au  reste,  si  l'indissolubi- 
lité refuse  un  remède  pire  que  le  mal,  elle  ne  laisse 
l)as  d'offrir  un  palliatif  légilime,  le  seul  qui  soit  de 
mise  en  une  telle  catastrophe,  la  séparation.  Atté- 
nuer le  mal  d'une  vie  tristement  engagée  dans  un 
mauvais  mariage,  c'est  tout  ce  qu'on  peut  espérer. 

d)  Conclusion.  —  Ainsi  donc,  à  comparer  les  deux 
régimes,  nous  devons  conclure  que  celui  de  l'indis- 
solubilité, beaucoup  mieux  que  celui  du  divorce, 
remplit  les  conditions  exigées  par  notre  méthode  : 
à  un  point  de  vue  auquel  tous  les  autres  doivent 
être  décidément  subordonnés,  sauvegarder  beaucoup 
mieux  les  droits  de  la  communauté  humaine,  iden- 
tifiés avec  ceux  de  l'enfant:  et  même, à  un  point  de 
vue  secondaire,  tout  en  sacrifiant  quelques  individus 
dignes  d'intérêt,  proléger  bien  plus  efiicaceraent  que 
le  divorce  V ensemble  des  époux  honnêtes  contre  les 
coupables.  Le  divorce,  au  contraire,  sacrifie,  en  rè- 
gle générale,  l'enfant  aux  parents  et  va  donc  contre 
l'ordre  essentiel  du  mariage.  Ce  vice  suflirait  à  le 
condamner.  Mais  de  plus,  parmi  les  époux,  s'il  met 
en  principe  sur  un  pied  d'égalité  l'homme  et  la 
femme,  les  innocents  et  les  coupables,  en  pratique, 
c'est  la  femme,  plus  faible,  qui  est  sacrifiée  à 
l'homme;  c'est  la  faute,  celle  de  l'homme  ou  de  la 
femme,  qui  est  récompensée  envoyant  son  œuvre  de 
trahison  et  de  destruction  sanctionnée  par  la  loi 
humaine. 

e)  Dernière  objection.  —  Que  l'indissolubilité  soif 
de  règle  générale,  passe.  Mais  de  quel  droit  déclarer 
que  cette  loi  ne  comporte  pas  d'exceptions,  pour  les 
cas  où  elles  seraient  motivées  ? 

Réponse.  —  Rappelons  d'abord  ce  qui  a  été  dit  plus 
haut  :  c'est  que  la  loi  naturelle,  telle  que  nous  l'avons 
déterminée,  se  présente  comme  une  règle  unique  et 
identique  pour  le  mariage  en  général,  et  non  point 
comme  une  règle  qui  varie  suivant  la  diversité  acci- 
dentelle des  cas  spéciaux. 

En  particulier,  pourquoi  y  a-t-il  lieu,  dans  la  ques- 
tion présente,  de  rejeter  les  exceptions  même  soli- 
dement motivées? 

Première  raison,  parce  que  les  exceptions  ne  peu- 
vent être  admises  sans  ruiner  la  loi  elle-même  de 
l'indissolubilité,  et  sans  se  généraliser  au  point 
d'acheminer  en  pratique  la  société  vers  l'union  libre. 


101 


MARIAGE  ET  DIVORCE 


102 


Le  divorce  est  un  mal  auquel  on  ne  fait  pas  sa  part. 
Quels  seront,  en  effet,  les  cas  légitimement  admis? 
De  par  la  nature  même  des  choses,  il  n'existe  aucune 
détermination  précise,  aucune  limite.  Qui  décidera 
des  cas  oùl'on  doit  accorder  le  divorce?  L'inspiration 
la  plus  aveugle  et  la  plus  désordonnée,  celle  des  pas- 
sions, d'autant  plus  débridées  qu'elles  auront  la  pers- 
pective de  se  libérer  plus  aisément.  Les  limites 
seront-elles  posées  par  l'autorité  des  seuls  intéressés, 
des  époux  mécontents?  On  voit  quel  sera  le  résultat. 
Par  l'autorité  publique,  par  la  loi  civile?  Un  auto- 
crate eût  fait  jadis  une  loi  générale,  pour  se  donner 
le  droit  de  divorcer.  Nos  modernes  parlements,  sous 
les  dépendances  électorales  qu'ils  svibissent,  se  livre- 
ront progressivement  à  des  surenchères  immorales, 
pour  satisfaire  l'opinion  la  plus  malsaine  et  la  plus 
bruyante.  L'aboutissant  Dnal,  à  délai  plus  ou  moins 
bref,  sera  le  divorce  par  consentement  mutuel.  Logi- 
quement, il  faudra  arriver  au  divorce  par  la  volonté 
d'un  seul,  si  celui-ci  se  juge  sacrifié.  Après  tout,  le 
droit  d'un  seul,  si  droit  il  y  a.  est  aussi  sacré  que 
celui  de  deux.  De  là  à  l'union  libre,  négation  de  la 
famille,  il  n'y  a  qu'un  pas;  et  cepas,sous  l'impulsion 
de  la  presse  et  de  l'opinion,  n'est  pas  long  à  fran- 
chir de  nos  jours. 

Ce  qui  devait  arriver  est  arrivé  en  effet,  ou  bien 
près  d'arriver.  Voir  notamment  quelques  statistiques 
plus  haut  dans  l'article  de  M.  H.  Taudiûhe  sur  la 
Famille,  col.  1892  et  suiv.  Les  chiffres  cités,  il  faut  le 
remarquer,  ne  portent  que  sur  les  ruptures  de  véri- 
tables unions  conjugales.  Ils  seraient  bien  plus 
élevés,  si  on  tenait  compte  des  unions  libres,  qui  de- 
viennent chaque  jour  plus  nombreuses  et  qui  se  font 
et  défont  avec  une  facilité  toujours  croissante.  Car, 
il  n'y  a  pas  à  se  faire  illusion,  les  restrictions  appor- 
tées par  la  loi  civile  au  régime  du  divorce  sont,  a 
considérer  les  principes  du  législateur,  une  inconsé- 
quence logique.  Les  masses,  clairvoyantes  dans  leur 
manière  simpliste  de  juger  les  choses,  acceptent  les 
principes  et  en  tirent  dans  la  pratique  les  consé- 
quences les  plus  étendues.  A  quoi  bon  s'embarrasser 
dans  les  liens,  ou  mieux  dans  les  formalités  oiseuses, 
d'un  mariage  civil,  puisque  le  seul  lien  valable, 
devant  la  loi  elle-même,  c'est  celui  de  l'amour  libre- 
ment consenti  et  librement  retiré,  par  lequel  tout 
commence  et  avec  lequel  tout  finit? 

Encore  la  loi  s'est-elle  heurtée  jusqu'ici  aux  mœurs 
publiques,  qui  ont  été  si  longtemps  et  si  profondé- 
ment chrétiennes,  et  où  persiste  une  peur  honteuse 
du  divorce.  Cet  esprit  chrétien,  survivant  et  flottant 
encore  dans  l'opinion  et  les  milieux  où  sont  encadrés 
les  ménages  émancipés,  retarde  le  développement  du 
mal.  Mais  l'école,  le  livre,  le  journal,  le  théâtre 
auront  bientôt  détruit  ces  obstacles,  et  la  famille 
aura  vécu.  Pour  une  part  toujours  grandissante 
de  la  société,  elle  ne  sera  plus  qu'une  institution 
vieillie  et  démodée.  Il  n'y  aurait  plus  de  divorces, 
le  jour  où  on  ne  se  marierait  plus.  Il  n'y  aurait  plus 
qu'unions  libres  et  libres  désunions. 

Autre  raison.  Ces  exceptions  ne  sont  pas  absolu- 
ment requises  par  la  justice  naturelle.  S'il  y  a  des 
victimes  à  raison  de  l'indissolubilité,  ce  sont  des 
sacri/ices  individuels  exigés  par  le  bien  commun,  sur- 
tout par  le  bien  qui  prime  tous  les  autres,  celui  de 
l'enfant.  Les  innocents  sacrifiés  par  l'indissolubilité 
sont  beaucoup  moins  nombreux  que  ceux  sacrifiés 
par  le  divorce.  Et  puis,  la  vie  sociale  est  faite  de  sa- 
crilices,  de  restrictions,  de  spoliations  de  nos  droits  : 
expropriations  et  prescriptions  en  matière  de  pro- 
priété, responsabilité  civile  en  matière  de  pénalité, 
sacrifice  même  de  la  vie  pour  le  salut  de  la  société... 
N'exagérons  pas  la  loi  de  la  solidarité  jusqu'à  vou- 
loir baser  sur  elle  toute  morale.  Ne  développons  pas 


le  sens  social  moral  jusqu'à  absorber  l'individu  avec 
tous  ses  droits  dans  la  société.  Mais  gardons-en  la 
part  de  vérité  suffisante  pour  condamner  l'indivi- 
dualisme jouisseur,  qui  prétend  mettre  au-dessus  de 
tout  le  droit  au  bonheur;  pour  établir  la  suprématie 
du  devoir  envers  l'enfant  et  la  race  humaine,  sur  la 
liberté  et  la  licence  de  l'amour. 

Une  dernière  remarque  ne  sera  pas  inutile.  Il  peut 
se  trouver  des  esprits  qui  acceptent  l'indissolubilité 
à  cause  de  l'enfant,  mais  qui  la  mesurent  stricte- 
ment et  en  quelque  sorte  matériellement  aux  exi- 
gences de  celui-ci;  qui  la  comprennent  donc  dans 
l'hypothèse  où  un  enfant  est  réellement  né  et  pour 
le  temps  où  il  a  besoin  de  ses  parents,  mais  qui  la 
rejettent  chaque  fois  que  l'enfant  manque  dans  le 
ménage,  ou  dès  qu'il  se  suflit  à  lui-même. 

Répétons  d'abord  que  raisonner  ainsi,  c'est  oublier 
le  caractère  de  la  présente  loi.  Le  régime  naturel  du 
mariage,  on  ne  saurait  trop  y  insister,  ne  s'établit 
pas  d'après  les  variations  accidentelles  et  fortuites 
des  circonstances  particulières,  dans  tel  ou  tel  cas 
concret,  mais  bien  d'après  ce  qu'il  y  a  de  normal, 
de  constant  et  d'universel  dans  l'institution  matri- 
moniale. Or  le  mariage,  normalement,  comporte  l'en- 
fant et,  à  raison  de  l'éducation  nécessaire,  requiert 
la  stabilité  indéfinie  de  la  société  familiale. 

De  plus,  les  fins  secondaires  du  mariage,  notam- 
ment l'assistance  mutuelle  des  époux,  réclament 
cette  durée  indéfinie  de  l'union  conjugale.  Ne  serait- 
il  pas  inique,  après  vingt,  vingt-cinq,  trente  ans  et 
plus  passés  ensemble,  qu'il  fût  loisible  à  l'un  des 
époux  d'abandonner  l'autre,  de  le  laisser  peut-être 
dans  la  détresse,  ou  du  moins  dans  l'impossibilité, 
le  plus  souvent,  de  se  refaire  une  vie  nouvelle? 

50  Le  contrat  naturel  de  mariage  et  les  lois  po- 
sitives (en  dehors  de  la  loi  mosaïque  et  du  christia- 
nisme). —  Il  n'y  a  évidemment  pas  à  rechercher 
quelle  autorité  a  pu  ou  peut  encore  faire  des  lois 
sur  la  nature  ou  sur  l'objet  essentiel  du  mariage; 
cette  matière  est  déterminée  de  par  la  loi  naturelle 
et  nulle  autorité  n'y  peut  rien  changer.  La  question 
se  pose  ainsi  :  quelle  autorité  a  pu,  en  dehors  du 
monde  juif,  et  peut  encore,  en  dehors  du  christia- 
nisme, faire  des  lois  qui  atteignent  la  valeur  du  ma- 
riage, soit  à  raison  des  formalités  exigées  ad  valo- 
rem, soit  à  raison  de  certaines  incapacités  absolues 
ou  relatives  (âge,  parents...)? 

Nous  répondrons,  à  l'encontre  de  quelques  théolo- 
giens du  XIX'  siècle  :  l'autorité  civile  a  pouvoir  de 
régler  le  droit  matrimonial  de  ses  sujets  non  bapti- 
sés, et  de  constituer  des  empêchements  qui  atteignent 
la  valeur  du  mariage. 

Sur  quoi  se  fonde  une  telle  affirmation?  Sur  ce 
fait  que  le  droit  matrimonial  est,  sauf  quelques  ra- 
res points  essentiels,  très  indéterminé  et  ne  peut 
cependant,  sans  graves  dangers,  demeurer  tel.  Il  ne 
règle  rien  touchant  les  formalités  requises  pour  la 
conclusion  du  contrat;  et,  cependant,  n'est-il  pas  de 
l'intérêt  de  la  société  et  des  individus  eux-mêmes, 
que  cet  acte  soit  précédé  et  entouré  de  certaines  pré- 
cautions, qui  protègent  les  contractants  contre  leur 
inexpérience  personnelle,  contre  les  entraînements 
de  l'âge,  de  la  passion,  ou  contre  les  séductions,  les 
fraudes,  l'abandon  des  conjoints?  En  matière  d'em- 
pêchements, le  droit  naturel  ne  statue  à  peu  près 
rien  d'une  manière  ferme  ;  et  cependant  il  est  hors  de 
doute  que  les  bonnes  mœurs  de  la  famille,  et  même 
des  raisons  d'ordre  physiologique,  réclament  linter- 
diction  du  mariage  à  certains  degrés  de  parenté.  Or 
comment  pourra-t-on  obtenir  des  résultats  aussi 
importants  si  nulle  loi  ne  peut  réprimer  efficacement 
ces  abus,  en  frappant  de  nullité  tout  acte  contraire? 


I 


103 


MARIAGE  ET  DIVORCE 


104 


N'est-il  pas  inconlestable  que  la  nécessité  de  les 
empêcher  est  le  signe  et  la  preuve  qu'il  existe  un 
pouvoir  correspondant  d'y  porter  remède? 

Mais  ce  pouvoir,  à  qui  appartiendra-t-il?  A  l'au- 
torité familiale?  Le  plus  souvent  elle  serait  impuis- 
sante et,  d'ailleurs,  elle  varierait  à  l'infini  dans  ses 
décisions.  A  l'Eglise?  Mais  elle  ne  se  reconnaît  pas 
de  puissance  législative  sur  les  non-baptisés.  A  une 
autorité  naturelle  d'ordre  religieux?  Mais  où  donc 
existe-t-elle,  avec  un  mandat  officiel?  En  dehors  des 
cas  où  elle  vient  de  Dieu,  par  institution  positive  et 
révélée,  l'autorité  d'ordre  privé  est  un  attribut  et  un 
devoir  du  chef  de  famille;  celle  d'ordre  public,  un 
attribut  et  un  devoir  du  chef  de  la  société.  11  reste 
donc  que  ces  pouvoirs  sur  le  mariage  fassent  partie, 
comme  élément  nécessaire  au  bien  social,  de  l'auto- 
rité conférée  par  la  loi-naturelle  à  l'Etat  civil. 

On  pourra  cependant  discuter  encore  —  mais  ceci 
n'a  qu'une  importance  secondaire  —  sur  la  nature 
du  titre  auquel  l'Etat  reçoit  ce  pouvoir  sur  le  lien 
conjugal.  Cette  puissance  rentre-t-elle  dans  les  attri- 
butions d'ordre  civil  ou  d'ordre  religieux?  Celte 
dernière  manière  de  voir  cadre  logiquement  avec 
l'opinion  des  théologiens  qui  regardent  le  mariage 
naturel  comme  une  institution  de  caractère  religieux  ; 
la  première  est  soutenue  par  les  théologiens  de  l'école 
opposée.  Il  n'y  a  pas  lieu  d'insister  sur  un  point  aussi 
controversé. 

II.  —  Lb  mariage  chrktibn 

ou    LE    CONTRAT-SACRBMENT 

1»  Le  mariage  chrétien  est  un  sacrement.  — 
Jésus-Christ,  en  exécution  de  sa  mission,  reçue  de 
Dieu,  d'organiser  l'Eglise  et  de  constituer  l'œuvre  de 
sanctification  des  fidèles,  a  étendu  au  mariage 
l'exercice  de  son  pouvoir  législatif  souverain.  Cer- 
taines de  ses  dispositions  touchent  le  seul  mariage 
entre  baptisés  ;  d'autres,  même  le  mariage  entre  non- 
baptisés. 

Entre  baptisés,  le  mariage  a  été  élevé  à  la  dignité 
de  sacrement,  c'est-à-dire  de  signe  représentant  la 
grâce  et,  de  plus,  la  produisant. 

Que  le  mariage  soit  un  sacrement,  la  chose  est 
définie  par  le  Concile  de  Trente  (sess.  xxiv,  can.  i); 
qui  le  nie,  est  hérétique.  La  même  doctrine  est  en- 
seignée par  la  tradition  ecclésiastique  et  solidement 
fondée  sur  l'enseignement  de  S.  Paul.  Dans  l'épître 
aux  Ephésiens  (v,  3i),  en  effet,  le  mariage  est  pré- 
senté comme  un  grand  mystère,  à  raison  de  son 
rapport  au  Christ  et  à  l'Eglise.  Or  l'union  du  Christ 
à  son  Eglise  tend  tout  entière  à  la  sanctification  de 
ceUe-ci  (Epli  ,  v,  26-28).  Si  donc  l'union  du  mari  à 
sa  femme  en  une  seule  chair  {Gen.,  11,  24  et  Epli., 
v,  3i)  tire  toute  sa  grandeur  de  sa  ressemblance  à 
l'union  du  Christ  et  de  son  Eglise,  ce  ne  peut  être 
que  parce  qu'elle  tend  aussi  à  signifier  et  à  produire 
une  œuvre  de  sanctification.  Si,  d'ailleurs,  le  prêlre 
est  consacré  chef  de  la  famille  spirituelle  par  le 
sacrement  de  l'Ordre,  n'est-il  pas  convenable  que 
les  fondateurs  de  la  famille  naturelle  reçoivent,  eux 
aussi,  la  quasi-consécration  d'un  sacrement?  Et  si 
les  sacrements  sont  institués  pour  répondre  à  des 
besoins  spéciaux  de  secours  surnaturels,  la  vie  du 
mariage,  à  raison  de  ses  graves  obligations,  n'a-t- 
elle  pas  droit  à  un  secours  spécial? 

Sans  insister  davantage,  notons  que,  d'après  la 
théologie  catholique,  le  sacrement  n'est  pas  un  nou- 
veau rite  ajouté  au  mariage.  Il  s'identifie  avec  le 
contrat,  auquel  Jésus-Christ  a  attaché  la  significa- 
tion de  la  grâce  et  a  conféré  le  pouvoir  de  produire 
ce  qu'il  signifiait  :1e  sacrement,  c'est  le  contrat  élevé 
en  dignité,  devenu  signe  et  cause  de  la  grâce. 


Tout  mariage  enlre  baptisés  est  sacrement  et  pos- 
sède en  lui  la  vertu  de  conférer  la  grâce.  Les  minis- 
tres du  sacrement  sont  les  époux  eux-mêmes  :  ils 
confèrent  le  sacrement  en  faisant  le  contrat,  par 
l'échange  du  consentement  mutuel.  De  là  cette  con- 
séquence, que  toute  personne,  qui  contracte  un  ma- 
riage valide,  administre  et  reçoit  un  sacrement  ;  mais 
qui  voudrait,  par  contre,  d'une  volonté  prédomi- 
nante, exclure  le  sacrement,  ne  ferait  pas  un  con- 
trat valide.  > 

Le  mariage  des  infidèles  n'est  pas  un  sacrement.  Si 
deux  infidèles  mariés  se  convertissent,  leur  mariage 
précédent  est-il  élevé  à  la  dignité  et  à  l'efficacité  de 
sacrement?  Si  un  seul  infidèle  se  convertit,  ou  si  un 
fidèle,  avec  dispense,  épouse  une  infidèle,  y  a-t-il 
sacrement  pour  la  partie  fidèle?  Autant  de  questions 
librement  débattues  entre  les  théologiens. 

2°  Caractères  du  mariage  chrétien.  —  A)  Sa 
dignité. —  Honnête  dans  son  institution  naturelle,  et 
grand  parce  qu'il  est  l'exercice  d'une  faculté  créa- 
trice communiquée  par  Dieu  à  l'homme,  parce  qu'il 
a  pour  fin  la  propagation  de  l'espèce  humaine,  le 
mariage,  aux  yeux  de  l'Eglise  catholique,  a  été  en- 
core ennobli  par  la  présence  de  l'Homme-Dieu  aux 
noces  de  Cana,  par  son  élévation  au  rang  de  sacre- 
ment, par  la  relation  du  symbolisme  que  les  Livres 
saints  ou  les  Saints  Pères  lui  ont  marquée  avec 
l'union  du  Christ  et  de  l'Eglise  :  Eve,  formée  pendant 
le  sommeil  d'Adam,  représente  l'Eglise  née  du  côté 
du  Christ,  nouvel  .\dam  endormi  sur  la  croix;  le 
mari  est  le  chef  de  sa  femme,  comme  le  Christ  est  le 
chef  de  son  Eglise;  le  mari  a  le  devoir  d'aimer  sa 
femme,  comme  le  Christ  a  aimé  l'Eglise  et  s'est  livré 
pour  elle,  etc. 

Ainsi  l'Eglise  a  défendu  jadis  le  mariage  contre 
les  hérétiques  ou  manichéens,  qui  le  condamnaient 
comme  propageant  un  principe  mauvais,  la  chair. 
Elle  défend  encore  sa  dignité  contre  ceux  qui  vou- 
draient lui  assigner  une  origine  purement  conven- 
tionnelle et  en  faire,  dans  les  théories  évolution- 
nistes,  une  forme  raffinée  et  artificielle  des  accouple- 
ments libres  et  passagers  des  animaux. 

Mais  l'Eglise,  si  elle  honore  l'état  conjugal,  le 
place  i)ourtant  au-dessous  de  la  virginité  et  de  l'état 
auquel  elle  est  liée.  Pourquoi  ?  Parce  que  l'état  de 
mariage,  forcément  mêlé  aux  préoccupations  d'inté- 
rêts terrestres,  donnant  une  part  très  considérable  à 
la  vie  des  sens  inférieurs,  distrayant  donc  inévita- 
blement de  la  vie  supérieure,  se  propose  comme  but 
principal  la  propagation  de  la  vie  corporelle.  La 
virginité,  tout  au  contraire,  s'élève  au-dessus  de  ces 
intérêts,  de  cette  vie  des  sens,  pour  se  disposer  et 
s'adonner  exclusivement  à  la  vie  supérieure  de  l'es- 
prit, et  s'unir  d'autant  plus  étroitement  à  Dieu,  dans 
la  contemplation,  qu'elle  est  plus  dégagée  des  préyc- 
cupations,  des  plaisirs  et  des  biens  terrestres. 

Le  célibat  chrétien  n'est  pas  seulement  une  con- 
dition de  plus  grande  perfection  personnelle,  il  est 
encore  une  condition  de  plus  haute  et  de  plus  large 
fécondité  de  la  fie  sociale.  La  paternité  et  la  mater- 
nité des  âmes  d'éducateurs  et  d'éducatrices,  des  âmes 
vouées  à  l'assistance  de  toutes  les  misères  physiques 
et  morales,  vaut  bien  celle  qui  a  pour  terme  la  vie 
des  corps;  et,  de  plus,  le  cercle  d'action  du  religieux 
et  de  la  religieuse  est  d'autant  i>lus  étendu  que  nul 
devoir  de  famille  propre  ne  l'attache  à  un  foyer 
unique.  Ceux  là  peuvent  s'occuper  de  toutes  les 
familles,  qui  n'ont  pas  de  famille  à  laquelle  ils  se 
doivent  exclusivement. 

B)  Son  unité. ^  La  loi  naturelle,  d'elle-même,  selon 
l'interprétation    des     théologiens     catholiques,    est 


105 


MARIAGE  ET  DIVORCE 


106 


opposée  à  la  poljfjynie.  Celle-ci  toutefois,  par  dis- 
pense divine  accordée  direclement  au  |)euple  juif  et 
indirectement  étendue  aux  autres  peuples,  fut  per- 
mise après  le  déluge,  afin  de  favoriser  le  développe- 
ment de  la  race  ûdèle.  (Detit.,  xxi,  i5i6;   cf.   xvii, 

Le  Christ,  en  proclamant  de  nouveau  la  loi  de  la 
monogamie,  ne  fit  donc  que  suiiprimer  une  dispense 
concédée  à  titre  transitoire  et  ramener  l'humanité  à 
l'intégrale  observance  de  la  loi  naturelle.  Cette  res- 
tauration de  l'unité  du  lien  conjugal  ressort  des  tex- 
tes évangéliques  classiques  (Mutlh.,  v,  3a;  xix,  g; 
Mair.,TL,  II  ;  Luc,  xvi,  i8)  :  celui-là  vit  dans  l'adul- 
tère qui,  son  premier  mariage  subsistant,  prend  une 
seconde  femme.  Ainsi  que  leremarque  le  Catéchisme 
du  Concile  de  Trente  (P.  II,  c.  viii,  §  19),  s'il  était 
permis  de  prendre  plusieurs  femmes,  on  ne  voit  nul- 
lement pour  quelles  raisons  on  taxerait  plutôt  d'adul- 
tère celui  qui  prendrait  une  nouvelle  femme,  tout  en 
renvoyant  la  première  de  sa  maison,  que  celui  qui 
en  prendrait  une  seconde,  tout  en  gardant  la  pre- 
mière. 

Révoquée  pour  les  fidèles,  la  polygynie  l'est  aussi 
pour  les  infidèles,  puisque  le  Christ  a  parlé  d'une 
manière  générale  et  qu'il  a  voulu  ramener  le  mariage 
à  la  perfection  primitive  de  ses  lois.  Les  documents 
émanés  du  S.  Siège,  en  particulier  les  Insinictions  du 
S.  Ollice  (par  exemple  celles  du  28  mars  18C0),  aussi 
bien  que  la  pratique  adoptée  à  l'égard  des  polygames 
convertis,  ne  laissent  aucun  doute  sur  ce  point  :  si 
le  premier  mariage  d'un  infidèle  a  été  valide,  tous  les 
mariages  suivants  sont  tenus  pour  nuls. 

C)  Indissolubilité.  —  Nous  avons  vu  dans  quelle 
mesure  l'indissolubilité  du  mariage  est  conforme  à 
la  loi  naturelle.  A  celle-ci,  historiquement,  est  venue 
s'ajouter,  dès  l'origine  de  l'humanité,  une  loi  positive 
divine,  formulée  dans  ces  paroles  d'Adam  :  «  L'homme 
quittera  son  père  et  sa  mère  et  s'attachera  à  sa 
femme  et  ils  deviendront  une  seule  chair.  »(Gen., 
II,  24.)  Ils  ne  seront  donc  pas  plus  divisés  que  n'est 
divisée  la  chair  d'avec  elle-même.  C'est  bien  ainsi 
que  le  Christ  l'entend.  Quand  les  pharisiens  lui  de- 
mandent si  l'homme  peut  répudier  sa  femme  pour 
une  raison  quelconque,  il  les  renvoie  aux  paroles 
citées  de  la  Genèse,  et  il  conclut  :  «  Ils  ne  sont  plus 
deux,  mais  une  seule  chair.  Ce  que  Dieu  a  uni,  que 
l'homme  ne  le  sépare  pas.  »  {Matt.,  xix    6.) 

Au  début,  donc,  la  loi  naturelle  et  la  loi  positive 
sanctionnent  l'indissolubilité  dans  une  mesure  et 
avec  une  force  qu'il  faut  préciser  ici.  Quand  l'Eglise 
catholique  proclame  le  divorce  contraire  à  la  loi  natu- 
relle, elle  entend  enseignerque  ni  les  conjoints  eux- 
mêmes,  ni  aucune  autorité  civile,  en  vertu  de  son 
pouvoir  propre,  ne  peuvent  dissoudre  le  mariage. 
Ellene  prétend  pas  que  le  régime  de  l'indissolubilité 
est  nécessaire  au  point  que  l'intervention  divine  n'y 
puisse  rien  changer.  L'indissolubilité  est  requise, 
nous  l'avons  dit,  à  cause  des  intérêts  de  la  race  hu- 
maine, auxquels  nuirait  gravement  le  divorce,  et  que 
nul  pouvoir  humain  n'a  le  droit  de  compromettre. 
Mais  il  n'est  pas  interdit  à  Dieu,  dans  un  état  social 
où  en  effet  les  dangers  sont  moins  graves,  et  surtout 
sous  le  bénéfice  d'une  providence  et  de  précautions 
spéciales,  de  confier  à  une  autorité  civile  ou  reli- 
gieuse le  pouvoir  d'accorder  le  divorce  en  certains  cas. 

En  réalité,  Moïse,  au  nom  de  Dieu,  accorde  aux 
Juifs  —  et  indirectement  les  autres  peuples  reçoi- 
vent même  dispense  —  la  faculté  du  divorce  (/>«»?., 
XXIV,  1-4).  Le  motif  du  divorce  est  assez  indéter- 
miné: propter  aliqnam  foeditatem,  quelque  chose  de 
repoussant.  Malgré  cette  imprécision,  grâce  à  la  sé- 
vérité des  mœurs  et  à  l'influence  des  lois  religieuses, 


les  divorces  paraissentavoir  donné  lieu  à  peu  d'abus 
chez  les  Juifs.  A  l'époque  où  fut  prêché  l'Evangile, 
Schammaï  et  son  école  n'accordaient  la  faculté  de 
divorcer  que  pour  le  cas  d'adultère.  L'école  de  Hillel, 
au  contraire,  l'acco'-dait  pour  des  raisons  lieaucoup 
plus  nombreuses  et  plus  légères.  Mais  au  moment  où 
les  abus  commencent  à  s'introduire,  la  concession 
accordée  propter  diiritiam  cordis,  à  cause  de  la  dureté 
des  mœurs,  va  être  révoquée. 

Le  Christ  ramène  le  mariage  à  la  loi  primitive  et 
naturelle  de  l'indissolubilité.  Il  ne  peut  y  avoir  le 
moindre  doute,  si  l'on  consulte  les  textes  de  S.  Marc 
(x,  i4)  et  S.  Luc  (xvi,  18),  ainsi  que  les  Epitres  de 
S.  Paul  (tto/n.,  VII,  2,  3;  I  Cor.,  vu,  lO,  11):  le  ma- 
riage ne  se  dissout  que  par  la  mort  du  i)remier  con- 
joint et  toute  union  contractée  durant  le  premier  ma- 
riage est  un  adultère. 

Les  deux  passages  de  S.  Matthieu,  qui  paraissent 
soulever  des  difiicullés  sérieuses,  ne  contredisent  pas 
cette  doctrine.  Pour  comprendre  le  texte  du  chap.  v, 
32,  il  faut  de  toute  nécessité  le  situer  dans  son  ca- 
dre, le  Discours  sur  la  monlaftne,  ch.  v-vii.  .lésus  y 
proclame,  sous  une  forme  qu'il  semble  parfois  vou- 
loir rendre  paradoxale  (relire  en  ])artieulier  les  Béa- 
liiiides),  la  supériorité  du  nouvel  idéal  proposé  et  de 
la  perfection  morale,  de  la  justice  qu'il  exige  (v,  20) 
pour  entrer  dans  le  royaume  descieux.  On  a  défendu 
aux  anciens  le  meurtre,  l'adultère  (v,  27);  Jésus  dé- 
fend, sous  peine  de  châtiments  sévères,  de  géhenne, 
de  s'emporter  contre  son  frère,  de  lui  dire  «  raca  », 
de  l'appeler  fou;  il  ordonne  de  s'accorder  avec  lui; 
il  considère  comme  adultère  celui  qui  regarde  une 
femme  avec  convoitise.  Il  veut,  non  seulement  qu'on 
évite  le  mal,  mais  même  le  danger,  l'occasion  de  le 
commettre  :  «  Si  ton  oeil  droit  te  scandalise,  arrache- 
le  et  jette-le  loin  de  toi...  »  (v,  29).  Et  dans  cette 
même  pensée  d'opposition,  il  parle  du  mariage.  «  Il 
a  été  dit  :  quiconque  renvoie  sa  femme,  qu'il  lui 
donne  un  acte  de  divorce.  Et  moi  je  vous  dis  : 
(juiconque  renvoie  sa  femme,  hors  le  cas  d'impudicité, 
1.1  rend  adultère;  et  quiconque  épouse  la  femme  ren- 
voyée, commet  un  adultère.  » 

Veut-on  traduire  ce  texte  en  ce  s^ns-ci  :  «  Qui- 
conque divorce,  en  dehors  du  cas  d'adultère  —  où 
cela  demeure  permis...  »,  le  verset  82  est  en  fla- 
grante contradiction  avec  tout  le  contexte  desch.v- 
VII,  avec  tout  l'esprit  du  discours  sur  la  montagne: 
Jésus  se  ravale  au  rang  du  rabbin  Schammaï.  qui 
accorde,  avec  son  école,  le  divorce  pour  cause  d'adul- 
tère. 

Au  contraire,  la  continuation  de  l'opposition,  pour- 
suivie comme  à  plaisir,  entre  les  lois  anciennes  et 
nouvelles,  exige  à  l'évidence  l'abolition  du  divorce 
mosaïque,  une  restriction  aussi  absolue  que  possi- 
ble dans  la  loi  de  l'indissolubilité.  La  pensée  com- 
plète du  nouveau  Maître  pourra  s'exprimer  ainsi  : 
«  Et  moi,  je  vous  dis  :  Non  seulement,  il  ne  sera  pas 
question  d'acte  de  divorce,  mais  tout  renvoi  de  la 
femme  est  défendu,  parce  que  la  renvoyer  (hors  le 
cas  où,  étant  déjà  adultère,  elle  n'a  jjIus  rien  à  per- 
dre), c'est  la  vouer  à  l'adultère.  Quiconque,  il  n'y  a 
pas  ici  d'exception,  épouse  la  femme  renvoyée,  com- 
met un  adultère.  »  Jésus  euA-eloppe  donc  dans  une 
même  réprobation  et  le  divorce  et  la  simple  sépara- 
tion de  corps,  ne  permettant  celle-ci  que  dans  le  cas 
d'adultère. 

Ainsi  l'exigent  les  oppositions  que  Jésus  poursuit 
après  avoir  parlé  du  mariage  :  à  côté  de  l'ancienne 
défense  de  se  parjurer,  nouvelle  défense  de  jurer: 
«  Ne  dites  plus  :  oeil  pour  œil...,  mais  si  on  vous 
frappe  sur  la  joue  droite,  présentez  l'autre  joue...  Ne 
vous  contentez  pas  d'aimer  vos  amis  et  de  haïr  vos 
ennemis,  mais  aimez  vos  ennemis...   » 


107 


MARIAGE  ET  DIVORCE 


108 


Le  second  passage  de  S.  Matthieu  (xix,  3-i  i)  mon- 
tre que  tel  a  été  parmi  les  auditeurs  de  Jésus  le  sens 
donné  à  ses  paroles.  A  la  manière  dont  les  Phari- 
siens l'abordent,  on  voit  qu'ils  cherclient  aie  met- 
tre en  opposition  avec  lui-même  ou  avec  la  loi  de 
Moïse,  suivant  qu'il  accordera  le  divorce  ou  qu'il  le 
proscrira.  Us  demandent  :  «  Est-il  permis  de  répu- 
dier sa  femme  pour  quelque  motif  que  ce  soit?  »  Jé- 
sus rappelle  la  loi  originelle  :  Dieu  a  fait  l'homme 
et  la  femme  distincts  par  le  sexe,  donc  êtres  incom- 
plets, mais  qui,  dans  le  plan  divin, doivent,  pour  con- 
stituer un  princi[)e  unique  de  génération,  s'unir  physi- 
quement jusqu'à  former  un  être  complet,  unique, une 
seule  chair.  Ainsi  donc  l'homme  se  séparera  morale- 
ment de  la  société  de  ses  père  et  mère,  pour  s'atta- 
cher à  sa  femme,  devenir  une  même  chair  avec  elle 
et  constituer  un  nouvel  être  moral,  une  nouvelle  fa- 
mille. Cette  union  que  Dieu  a  instituée,  que  l'homme 
ne  la  rompe  point  par  le  divorce. 

Les  Juifs  ne  manquent  pas  d'objecter  la  loi  de 
Moïse  sur  l  acte  de  divorce.  A  quoi  Jésus  répond  : 
«  C'est  là  une  exception  accordée  par  Moïse  à  votre 
malice;  mais  il  n'en  était  pas  ainsi  à  l'origine.  Ma 
loi,  la  voici  :  Celui  qui  renvoie  sa  femme,  si  ce  n'est 
pour  impudicité,  et  en  épouse  une  autre,  commet  un 
adultère;  et  celui  qui  épouse  une  femme  renvoyée, 
se  rend  adultère.  »  (v,  y.) 

Ce  second  passage,  on  le  voit,  renferme  la  même 
difficulté  textuelle  que  celui  du  ch.  v.  Cette  dilliculté 
se  résout  de  façon  vraiment  plausible  et  satisfai- 
sante par  les  remarques  suivantes  :  i"  Le  ch.  xxx 
s'éclaire  tout  naturellement  par  le  ch.  v  du  même 
auteur  :  la  similitude  matérielle  des  deux  passages 
impose  la  similitude  d'interprétation. —  2"  Iciencore 
Jésus  souligne  l'opposition  entre  la  loi  de  Moïse 
comportant  le  divorce  et,  d'autre  part,  la  loi  primi- 
tive qu'il  veut  rétablir,  avec  l'indissolubilité.  Une  ex- 
ception ferait  cadrer  sa  loi  avec  l'interprétation  de 
Schammaï  et  ôterait  aux  Pharisiens  toute  raison  de 
discuter  avec  lui.  —  3"  Les  disciples  donnent  bien 
ce  sens  sévère  à  la  pensée  du  Christ,  puisqu'ils  s'é- 
crient: «  Si  telle  est  laconditionde  l'homme  à  l'égard 
de  la  femme,  il  vaut  mieux  ne  pas  se  marier  »  ;  ce 
qu'ils  n'auraient  pas  dit,  s'ils  eussent  entendu  re- 
nouveler simplement  l'interprétation  de  Schammaï 
(v,  10).  —  4°  Cette  interprétation  est  pleinement 
conforme  aux  textes  absolument  clairs  et  décisifs  de 
S.  Marc,  deS.Lucet  de  S.  Paul,  II.  ce. 

Qu'il  soit  permis  d'ajouter  un  témoignage  non 
suspect  de  partialité,  en  faveur  de  l'interprétation 
traditionnelle  de  l'Eglise.  M.  Loisv  juge  la  promul- 
gation de  la  totale  indissolubilité  si  certaine,  qu'il 
croit  —  à  tort  —  devoir  regarder  comme  ajoutée  par 
l'auteur  du  premierEvangile  l'incise  A  0;  s  le  cas  d'il» pu- 
(iie//p,  parce  qu'elle  lui  paraît  en  contradiction  avec  la 
pensée  évidente  du  Maître  dans  le  discours  sur  la 
montagne.  «  Il  est,  dit-il,  très  remarquable  que,  dans 
les  passages  parallèles  des  deux  autres  synoptiques, 
aussi  bien  que  dans  S.  Paul,  l'exception  d'adultère 
n'est  pas  mentionnée.  Cette  circonstance  confirme 
l'idée  dune  interpolation  rédactionnelle,  que  sug- 
gère déjà  le  texte  de  Matthieu,  considéré  en  lui- 
même.  Etant  donné  le  point  de  vue  où  Jésus  se 
place,  une  exception  à  la  règle  qu'il  promulgue  ne 
peut  être  admise,  et  elle  n'a  pu  appartenir  même  à  la 
première  rédaction  du  discours.  «  (Les  Evangiles  sy- 
noptiques, t.  1,  p.  579.)  Un  peu  plus  bas,  dans  cette 
double  pensée  de  l'indissolubilité  sans  exception 
proclamée  par  Jésus  et  de  l'interpolation  d'une  in- 
cise, il  écrit  encore  :  «  L'Eglise  catholique,  en  refu- 
sant d'admettre  aucun  cas  de  divorce,  a  maintenu  le 
principe  établi  par  Jésus,  et  il  importe  assez  peu 
qu'elle  n'ait  pu   le   faire   qu'en   sacrifiant   le   sens 


historique  des  passages  oii  Matthieu  traite  la  ques- 
tion. B  {Op.  c.,p.  58o.) 

Enfin,  le  meilleur  garant  du  sens  des  passages 
cités,  c'est  l'interprétation  et  le  sentiment  prati(iuc 
de  l'Eglise  primitive,  ainsi  que  le  témoignage  de  la 
littérature  ecclésiastique,  à  partir  des  premiers  temps 
du  christianisme.  On  a  connu  l'incidente  de  S.  Mat- 
thieu et  cependant,  à  part  quelques  très  rares  textes 
ou  faits  sérieusement  opposables,  et  où  rinfaillibilité 
n'a  rien  avoir,  la  tradition  écrite  ou  vécue  apparaît 
très  catégorique  et  moralement  unanime  en  faveur 
de  l'indissolubilité  (Voir  Desmet,  De  Sponsalibus  et 
Matrimonio,  n.  200). 

L'Eglise  proclame  donc  l'indissolubilité  du  mariage 
au  regard  des  conjoints  eux-mêmes.  S'il  s'agit  du 
mariage  consommé  entre  chrétiens,  elle  tient  celte 
indissolubilité  pour  absolue.  En  dehors  de  ce  cas, 
qui  ne  souffre  pas  d'exception,  le  lien  conjugal  peut 
être  rompu  pour  de  graves  raisons,  siu-  l'intervention 
de  l'autorité  ecclésiastique.  Indiquons  rapidement 
l'économie  de  ce  pouvoir,  confié  par  le  Christ  à  son 
Eglise. 

Tout  d'abord,  il  importe  de  ne  pas  confondre  avec 
la  rupture  du  lien  conjugal  la  déclaration  denullité, 
la  constatation  ollicielle  que  le  mariage  n'a  jamais 
existé,  pour  faute  de  vrai  et  légitime  consentement, 
ou  pour  cause  d'incapacité  absolue  ou  relative,  etc. 
Il  y  a  des  mariages  nuls,  comme  il  y  a  des  actes  civils 
nuls,  pour  vice  de  forme,  etc. 

Il  y  a  cependant  de  vrais  cas  de  rupture  de  lien. 
Une  première  série  est  ce  qu'on  appelle  le  cas  de 
V  Apôtre,  ou  le  privilège  paulin,  parce  que  S.  Paul  en 
a  fait  la  promulgation  et  que,  dans  sa  teneur,  il  cons- 
titue un  privilège  en  faveur  de  la  foi  chrétienne.  Le 
mariage  entre  infidèles,  valide  et  même  consommé, 
est  dissous  de  plein  droitlorsque.unedesdeuxparties 
ayant  reçu  seule  le  baptême  et  l'autre  partie  dûment 
interrogée  se  séparant  d'elle,  c'est-à-dire  persistant 
dans  son  infidélité  et  se  refusant  à  une  cohabitation 
paisible,  la  partie  convertie  contracte  un  nouveau 
mariage.  (I  Cor.,  vu,  i2-i5.) 

Il  y  a  encore  ruptuie  de  lien  conjugal  lorsque, 
après  un  mariage  conclu  entre  fidèles,  mais  avant 
la  consommation,  une  des  deux  parties  entre  en  reli- 
gion, dans  un  Ordre  régulier,  et  y  fait  la  profession 
solennelle.  Le  privilège  paulin  avait  été  accordé  par 
le  Christ,  ou  par  l'Apôtre  au  nom  du  Christ,  en  faveur 
de  la  foi  ;  celui-ci  est  accordé  par  l'Eglise,  de  par 
l'autorité  reçue  du  Christ,  en  faveur  de  l'état  de  per- 
fection embrassé  dans  la  vie  religieuse. 

Dernière  série  de  cas.  Le  mariage  des  fidèles  légi- 
timement conclu  et  pleinement  valide,  mais  non 
encore  consommé,  peut  être,  pour  de  graves  raisons, 
dissous  i)ar  l'autorité  suprême  que  le  S.  Siège  tient 
de  son  Fondateur.  L'Eglise  se  reconnaît  clairement 
cette  puissance  et  l'exerce,  en  fait,  au  moins  depuis 
le  XV"  siècle. 

La  raison  qui  rend  possibles  ces  exceptions  à  la 
loi  de  l'indissolubilité,  est  que,  seule,  l'union  con- 
sommée entre  chrétiens  réalise  dans  toute  sa  pléni- 
tude le  symbolisme  qui  la  fait  comparer  à  l'union  du 
Christ  avec  son  Eglise.  Et  parce  que,  dans  cette  union 
des  chrétiens,  se  réalise  parfaitement  cette  mysté- 
rieuse ressemblance,  les  théologiens  et  les  canonistes 
catholiques  tendent  à  reconnaître  à  l'Eglise  le  même 
pouvoirsurleniariage  des  infidèles,  consomméavant, 
mais  non  après  la  conversion  de  l'un  d'entre  eux  ou 
même  des  deux.  L'Eglise  d'ailleurs  use  si  sagement 
de  ses  pouvoirs  que  nul  n'a  jamais  songé  à  lui  attri- 
buer une  influence  dissolvante  sur  le  mariage. 

3°  Législation  du  mariage  chrétien.  —  Le 
mariage   chrétien   est   un  sacrement  institué  par  le 


109 


MARIAGE  ET  DIVORCE 


110 


Christ.  A  ce  titre,  l'Eglise  n'a  garde  de  toucher  à  ce 
qui  constitue  la  substance  du  sacrement.  Mais  celui- 
ci,  par  ailleurs,  est  idenlilié  avec  le  contrat  entre 
chrétiens  :  c'est  le  contrat  élevé.  Or,  d'une  part,  il 
est  nécessaire,  on  l'a  vu,  que  ce  contrat,  ayant  une 
existence  et  une  portée  sociales,  soit  réglementé  par 
l'autorité  sociale.  D'autre  part,  Jésus-Christ,  en  éta- 
blissant que  le  contrat  revêtirait  la  dignité  et  l'efTica- 
cité  du  sacrement,  n'a  prétendu  que  sanctifier  ce  con- 
trat légitime  et  valide,  et  nullement  en  déterminer 
lui-même  les  conditions  de  validité  et  de  légitimité. 
Ce  soin  demeure  confié  à  l'Eglise  :  à  elle  de  régler  les 
formalités  du  contrat,  de  préciser  les  capacités  ou 
les  incapacités  des  contractants.  C'est  le  londemenl 
du  pouvoir  de  constituer  des  empêchements  du 
mariage  :  les  uns,  dirimants,  qui  le  rendent  invalide; 
les  autres,  proliibants,  qui  le  rendent  illicite,  sans 
toucher  à  sa  valeur. 

De  ces  empêchements,  les  uns  sont  imposés  par  le 
droit  naturel,  à  tel  point  que  nulle  autorité  ne  peut 
y  toucher,  pour  les  supprimer  ou  en  dispenser  dans 
un  cas  particulier  :  tels  sont  l'impuissance,  le  défaut 
de  consentement,  l'erreur  sur  la  substance  du  con- 
trat ou  sur  la  personne  même  du  contractant,  etc. 
D'autres  sont  une  conséquence  de  la  législation  pri- 
mitive, rétablie  par  le  Christ  :  ainsi  l'incapacité  de 
contracter  un  second  mariage,  tant  que  subsiste  le 
premier  lien  conjugal.  D'autres  enfin  sont  d'insti- 
tution purement  ecclésiastique.  Telles  sont  la  plu- 
part des  incapacités  créées  à  raison  de  la  consan- 
guinité, à  raison  de  l'allinité  légale  ou  spirituelle, 
des  vœux  solennels  de  chasteté  ou  des  ordres  sacrés, 
la  nullité  pour  défaut  de  certaines  conditions  de 
publicité.  Mais  que  leur  origine  soit  divine  ou  ecclé- 
siastique, qu'ils  soient  simplement  prohibants  ou 
dirimants,  tous  ces  empêchements  ont  un  caractère 
commun  :  ils  sont  puissamment  fondés  en  raison, 
ou  sur  la  nature  du  contrat,  ou  sur  les  lois  de  la 
vie  même  physique,  ou  sur  les  lois  qui  garantissent 
l'ordre  social,  sur  de  hautes  convenances  naturelles, 
sur  la  sécurité  des  familles,  sur  les  intérêts  moraux 
et  religieux  des  conjoints. 

Une  ([uestion  se  pose  ici  :  que  deviennent,  en  face 
du  mariage  chrétien,  les  droits  assez  étendus  que 
l'on  a  reconnus  à  l'Etat  civil  sur  le  mariage  des 
non-chrétiens? 

Celui-là,  comme  celui-ci,  touche  à  des  intérêts 
civils  ou  sociaux  dont  la  garde  appartient  en  propre 
à  l'Etat,  et  sur  lesfjuels  l'Eglise  n'élève  aucune  pré- 
tention. Que  l'Etat  exige  des  conjoints  notification 
et  enregistrement  des  mariages  conclus;  qu'il  sanc- 
tionne de  son  pouvoir  le  contrat  et  lui  assure  ses 
eiTets  dans  le  for  civil;  qu'il  ordonne  ce  qui  regarde 
les  régimes  successoraux  au  point  de  vue  des  biens 
et  des  titres  et,  en  général,  tout  ce  qui  est  du  do- 
maine purement  civil,  c'est  son  droit.  Mais  qu'il 
laisse  à  l'Eglise  tout  ce  qui  met  en  cause  la  valeur 
même  du  lien  conjugal  ou  les  effets  moraux  et  so- 
ciaux, qui  en  sont  une  conséquence  immédiate  et 
nécessaire.  A  elle  donc,  par  sa  législation,  de  régler 
les  formalités  de  la  célébration  du  mariage  requises 
pour  la  valeur;  d'établir  les  divers  empêchements; 
de  garder  en  main,  dans  les  limites  de  son  pouvoir 
divin,  l'économie  de  l'indissolubilité  du  lien,  de  la 
séparation  conjugale.  A  elle  de  prononcer,  en  juge 
souverain,  sur  la  validité  ou  la  nullité  du  lien,  sur 
les  causes  de  rupture  ou  de  séparation,  etc. 

Sans  doute,  la  plupart  de  ces  points  ne  sont  pas 
indifférents  aux  intérêts,  même  civils,  de  la  société 
naturelle.  Mais  la  question  ne  se  résout  point  par 
cette  seule  considération.  Quand  il  s'agit  de  mariage 
chrétien,  il  faut  se  souvenir  que,  le  contrat  étant 
identifié  au  sacrement,  l'Etat  ne   peut  atteindre   le 


premier  sans  porter  une  main  sacrilège  sur  le  se- 
cond et  sans  entreprendre  sur  l'administration  des 
sacrements;  ([ue,  pour  mixte  que  soit  cette  matière, 
elle  est,  par  ordre  de  dignité,  avant  tout  religieuse 
et  sacrée  et  que,  comme  telle,  elle  appartient  en 
premier  lieu  à  l'autorité  religieuse;  qu'elle  doit  lui 
appartenir  exclusivement,  sous  peine  d'être  l'objet 
de  perpétuels  conflits  —  une  puissance  déclarant 
nulle  telle  union  que  l'autre  déclarerait  valide,  la 
première  regardant  comme  criminelles  des  relations 
que  la  seconde  tiendrait  pour  légitimes  et  obliga- 
toires, etc. 

L'Etat  peut  d'ailleurs  s'en  remettre  à  l'Eglise  pour 
la  bonne  ordonnance  du  mariage.  Et  puis,  s'il  a  des 
intérêts  occasionnels  à  l'aire  valoir,  «  l'Eglise,  dit 
LÉON  XIII,  est  toute  prête  à  se  montrer  accommodante 
et  condescendante  en  tout  ce  qui  est  compatible  avec 
ses  droits  et  ses  devoirs.  Aussi,  dans  ses  lois  sur  le 
mariage,  elle  a  tovijours  tenu  compte  de  l'état  et  des 
conditions  des  peu[)les,  n'hésitant  pas,  quand  il  y 
avait  lieu,  à  adoucir  sa  propre  législation.  »  Elle  ne 
demande,  c'est  encore  Léon  XIII  qui  parle,  qu'à  pour- 
suivre sa  tâche  dans  «  l'union,  la  concorde  et  une 
sorte  d'harmonie.  »  (Encycl.  Jrcanum.) 

Il"  Attaques  contre  l'Eglise  â  l'occasion  du 
mariage.  —  La  discipline  matrimoniale  et  l'exer- 
cice des  droits  et  devoirs  de  l'Eglise  en  celte  matière 
ont  été  l'objet  d'attaques  plus  ou  moins  grossière- 
ment erronées.  Examinons-en  quelques-unes. 

a)  Divorces  de  complaisance.  —  On  reproche  par- 
fois à  l'Eglise  des  annulations  ou  des  divorces,  accor- 
dés par  complaisance  ou  à  prix  d'argent. 

Réponse  :  i)  Si  l'Eglise  avait  eu  des  raisons  de  se 
montrer  complaisante,  c'est  assurément  envers  les 
souverains  qu'elle  avait  tout  intérêt  à  gagner.  Or 
elle  a  été  inexorable  envers  ceux  dont  la  cause 
était  inique.  Il  n'y  a  qu'à  étudier,  dans  l'histoire,  la 
conduite  de  Nicolas  l"  envers  Lothaire,  d'Urbain  H 
et  Pascal  III  envers  Philippe  II  de  France,  de  Clé- 
ment 'VU  et  de  Paul  III  envers  Henri  'VIII  d'Angle- 
terre, de  Pie  'VU  envers  Napoléon  \<".  (Voir,  plus 
haut,  l'art.  Divorck  des  princes.) 

2)  Quant  on  parle  d'annulations,  il  faut  bien  dis- 
tinguer les  causes  dont  il  s'agit. 

Les  ruptures  de  lien  par  usage  du  privilège  paulin 
se  font  dans  les  pays  de  missions,  à  peu  près  exclu- 
sivement, et  sans  frais.  On  sait  que  les  missionnai- 
res assistent  leurs  fidèles,  plutôt  qu'ils  n'en  sont 
assistés  :  donc  aucune  complaisance  à  redouter 
pour  cause  de  vénalité. 

Les  causes  de  déclaration  de  nullité  se  jugent 
d'ordinaire,  en  première  instance,  dans  les  cours  dio- 
césaines. En  cas  de  doute  ou  d'appel,  elles  sont  por- 
tées à  Rome.  Dans  les  cours  épiseopales,  les  juges 
sont  tenus  par  serment  déjuger  selon  leur  conscience. 
Si  la  sentence  ne  semble  pas  équitable,  ou  si  le  cas 
parait  simplement  douteux,  le  défenseur  du  lion  ma- 
trimonial doit  d'oj]ice  et  en  conscience  faire  appel  à 
un  nouveau  jugement,  ou  recourir  à  Rome.  Les  par- 
ties intéressées  ont  ce  même  droit. 

A  Rome,  quel  rôle  peut  jouer  la  complaisance, 
puisque  les  juges  ne  connaissent  pas  leurs  clients? 
Quel  rùle  peut  jouer  l'argent,  puisqu'il  ne  revient  au- 
cun émolument  aux  juges,  quelle  que  soit  la  sen- 
tence? En  dehors  des  frais  de  chancellerie,  pour  la 
rédaction  et  l'expédition  des  actes,  il  n'y  a  de  payés 
que  les  avocats  des  plaideurs.  Les  tarifs  ont  été 
renouvelés  par  une  Loi  propre  de  la  liute  et  de  la 
Signature  Apostolique,  en  date  du  29  juin  1908.  On 
peut  en  voir  le  détail  dans  les  Acta  Jposlolicae 
Sedis.n"  i,  ■«''janvier  1909, p.  S'i.  On  constatera  que, 
sans  condamner   ses   employés  à    mourir  de   faim. 


111 


MARIAGE  ET  DIVORCE 


112 


l'administration  de  la  justice  ecclésiastique  est  plus 
économique  que  celle  de  la  justice  civile.  D'ailleurs, 
que  les  avocats  soient  plus  ou  moins  empressés  ou 
habiles,  cela  n'a  qu'une  très  médiocre  influence  sur 
le  résultat  final  du  procès.  Le  tribunal  est  trop 
averti  et  trop  incrédule,  ou,  si  l'on  veut,  trop  critique, 
pour  s'en  laisser  imposer. 

Entin  les  causes  matrimoniales  sont,  comme  on 
dit,  des  causes  fa^'orables  :  dans  le  doute,  on  doit 
toujours  admettre  la  validité  du  mariage  ;  il  faut, 
pour  prononcer  une  sentence  de  nullité,  une  vraie 
certitude. 

La  seule  catégorie  de  causes  qui  atteigne  le  lien 
conjugal  existant,  c'est  celle  des  ruptures  de  mariage 
valide,  mais  non  consommé.  Ces  causes  sont  toutes 
déférées  à  Rome,  parce  que  le  Souverain  Pontife  ac- 
corde ces  dispenses,  de  son  autorité  suprême.  D'après 
une  statistique  prise  à  Rome  même,  pour  les  der- 
nières années,  la  moyenne  annuelle  des  causes  sou- 
mises à  la  Congrégation  des  Sacrements,  pour 
l'univers  entier,  atteint  la  centaine  environ.  Or, 
en  1910,  cinquante  et  une  sentences  ont  été  rendues. 
Sur  ce  chiffre,  il  y  a  eu  38  dispenses  accordées,  6  ont 
été  refusées,  parce  que  la  non-consommation  n'était 
pas  assez  établie  ;  9  causes  ont  été  dilTérées  pour  sup- 
plément d'informations.  Sur  les  38  cas  de  dispenses, 
quatre  fois  on  a  défendu  à  l'un  des  conjoints  de  se 
remarier  sans  permission,  parce  qu'il  y  avait  soupçon 
grave  d'impuissance  absolue  ou  relative. 

Il  est  juste  en  elTet  d'observer  que  souvent  on  re- 
court à  la  dispense  super  non  consummaio,  parce 
que  l'impuissance  n'est  pas  assez  nettement  prouvée 
pour  que  l'on  puisse  en  conscience  prononcer  la 
nullité.  Malheureusement  les  cas  d'impuissance  dont 
le  vice  est  la  cause  deviennent  tous  les  jours  plus 
fréquents. 

b)  Frais  de  dispenses.  —  Les  reproches  adressés 
à  l'Eglise  portent,  pour  une  large  part,  sur  les  taxes 
exigées  des  futurs  époux,  quand  ils  demandent  dis- 
pense de  quelque  empêchement  qui  s'oppose  à  leur 
mariage.  La  meilleure  réponse,  ce  sont  les  faits  et  les 
chiffres.  Voici  les  tarifs  anciens,  tels  qu'ils  subsis- 
tent encore  après  la  Const.  Sapienti  consilio 
(29  juin  1908).  Et  d'abord,  un  mot  sur  les  diverses 
catégories  de  taxes. 

a)  La  composition  (compositio  ou  componenda)  est 
une  somme  d'argent  payable  pour  être  employée  en 
bonnes  œuvres,  à  l'occasion  des  dispenses,  et  établie 
d'après  des  règles  fixes.  La  composition  a  parfois  le 
caractère  d'une  peine  ou  amende,  imposée  pour  la 
faute  qui  a  occasionné  la  demande  de  dispense.  Plus 
souvent,  elle  est  une  aumône  destinée  à  une  bonne 
œuvre,  et  nullement  au  profit  personnel  du  supérieur 
qui  dispense.  Elle  peut  aussi  avoir  pour  but  de  sup- 
pléer à  l'insuffisance  des  motifs  allégués.  Si  elle  avait, 
en  outre,  le  résultat,  sans  nuire  aux  cas  dignes  d'in- 
térêt, de  diminuer  le  nombre  des  demandeurs  qui 
invoquent  trop  aisément  des  faveurs  contraires  à  la 
loi,  qui  pourrait  s'en  plaindre? 

;3)  La  taxe  est  une  somme  à  verser  pour  les  hono- 
raires des  employés  et  les  frais  de  chancellerie. 

v)  Des  frais  supplémentaires  sont  dus  d'ordinaire 
pour  les  dépenses  postales  et  pour  Vagent,  si  on  re- 
court à  un  intermédiaire,  en  vue  de  procurer  à  Rome 
l'expédition  de  l'affaire. 

Voici  maintenant  les  chiffres,  établis  d'après  les 
diverses  catégories  de  demandeurs  : 

|0)  Pour  les  indigents,  on  n'exige  ni  composition 
ni  taxe.  La  dispense  est  gratuite. 

a")  Pour  les  paui'res  (icre  pauperes),  pas  de  com- 
position à  verser,  mais  seulement  une  taxe  de  3o, 
ao  francs,  ou  moins  encore, 

3")    Pour  les    gens    de    médiocre   condition    (fere 


pauperes),   à   la   taxe   des   pauvres   on  ajoute   une 
composition  de  10  francs. 

4")  Pour  les  riches,  taxe  et  composition  sont  va- 
riables, en  principe,  d'après  la  nature  des  empêche- 
ments et  les  richesses.  En  pratique,  on  accepte  ce 
que  lesévêques  croient  pouvoir  demandera  la  bonne 
volonté  de  leurs  diocésains,  100,  5o,  25  francs,  ou 
moins  encore. 

Tels  sont  les  tarifs  officiels  pour  les  dispenses  au 
for  externe,  accordées  autrefois  par  la  Daterie,  au- 
jourd'hui par  la  Congrégation  des  Sacrements. 

La  Péniteneerie,  qui  avait  et  qui  garde  les  dispen- 
ses pour  le  for  interne,  ne  demande  ni  composition 
ni  taxe.  Si  on  emploie  l'intermédiaire  d'un  agent,  ses 
honoraires  sont  de  3  francs,  ou  moins,  ou  même  nuls. 
Pour  les  pauvres,  on  n'exige  pas  même  les  frais  de 
poste. 

La  Propagande  accordait  gratis  à  ses  sujets  les 
dispenses  demandées;  étaient  seuls  à  couvrir  les 
frais  de  poste. 

Le  S.  Office  dispensait  sans  imposer  aucune  com- 
position; il  se  contentait  d'une  taxe  de  9  francs  pour 
frais  de  chancellerie.  Aucune  taxe  n'était  demandée 
aux  indigents.  L'agent,  si  on  recourait  à  lui,  pouvait 
réclamer  5  francs. 

Les  tarifs  existent  dans  les  règlements,  mais  la 
pratique  reste  dejiuis  longtemps,  ou  depuis  toujours, 
en  dessous  des  règlements  écrits.  En  réalité,  il  est 
fort  rare  que  le  plein  tarif  soit  acquitté.  Les  évêques 
indiquent  eux-mêmes  ce  que  la  bonne  volonté  de 
leurs  fidèles  peut  suj)porler.  Les  olh-andes  libres 
(iifferte),  faites  par  des  personnes  riches,  s'élèvent 
souvent  au  total  de  16,  10  francs.  En  cas  de  refus  ou 
de  mauvaise  volonté,  tous  frais  sont  supprimés  et 
l'évcché  acquitte  les  frais  de  poste.  Assurément,  peu 
de  gouvernements  civils  se  montrent  aussi  accom- 
modants dans  la  perception  des  impôts.  [Sur  les  dis- 
penses en  général,  voir  l'art.  Dispenses.] 

c)  Le  congrès.  —  Le  congrès  est  un  abus  réel, 
auquel  a  donné  lieu  une  nécessité  indépendante  de 
la  volonté  de  l'Eglise  :  la  nécessité  de  constater 
l'impuissance  d'un  conjoint,  avant  de  prononcer  la 
nullité  du  mariage.  Il  y  a  impuissance  lorsqu'un  des 
conjoints,  pour  des  raisons  qui  tiennent  générale- 
ment à  un  vice  organique,  est  incapable  d'exercer 
les  actes  essentiels  du  mariage.  En  cas  d'impuissance 
antérieure  au  mariage  et  perpétuelle,  l'objet  du  con- 
trat faisant  défaut,  le  mariage  est  nul  de  plein  droit 
naturel. 

La  justice  et  la  moralité  exigent  que  déclaration 
authentique  soit  donnée  de  la  nullité,  afin  que  la  par- 
tie non  impuissante  soit  libérée  d'une  vie  de  seule 
apparence  conjugale,  et  puisse  contracter  un  vrai 
mariage.  Mais  une  telle  déclaration  n'est  faite  à  bon 
escient  que  sur  preuve  de  la  non-consommation  et 
de  l'incapacité  de  consommer  le  mariage.  De  là  la 
nécessité  d'une  enquête,  apte  à  obtenir  une  preuve  . 
décisive.  Cette  enquête,  d'après  les  dispositions  du 
droit  commun  ecclésiastique,  comprenait  :  1°  le  té- 
moignage juré  des  conjoints;  a"  la  déposition,  sous 
la  foi  du  serment,  de  divers  témoins,  les  uns  rap- 
portant ce  qu'ils  savent  de  la  non-consommation  ou 
de  l'impuissance,  les  autres  —  testes  credulilatis 
i'el  septimae  manus  —  se  portant  garants  de  la 
créance  due  aux  dires  des  époux;  3°  un  examen  de 
la  conformation  et  de  l'état  des  organes  de  l'un,  ou 
des  deux  mariés.  Selon  le  droit  canonique,  le  mari 
doit  être  examiné  par  deux  médecins;  la  femme,  par 
deux  matrones  ou  sages-femmes,  habiles  et  honora- 
bles. Le  juge  ecclésiastique  n'intervient  que  pour 
choisir  les  médecins  et  les  matrones,  et  pour  pro- 
noncer sa  sentence,  d'après  les  rapports  qui  lui  sont 
présentés.  C'est  à  peu  près  le  rôle  des  juges  civils 


113 


MARIAGE  ET  DIVORCE 


114 


dans  les  Etals  dont  le  code  admet  rempêcliement 
d'impuissance. 

En  quoi  consista  l'abus?  En  ce  que,  dans  diverses 
oflicialités  diocésaines  et  dans  certains  tribunaux 
civils,  les  juges  voulurent  que  l'examen  des  organes 
fût  précédé  immédiatement  d'une  tentative  de  con- 
sommation du  mariage  —  congressiis  —  constatée 
par  ceux-là  mêmes  qui  devaient  ensuite  procéder  à 
l'examen,  par  les  médecins  et  les  matrones.  Y  eut-il 
vraiment  con^ressHs  en  public,  sous  les  yeux  des  té- 
moins? Il  ne  semble  pas.  Cabassut,  qui  donne  les 
détails  de  la  procédure  (luris  caiionici  Iheoria  et 
praxis,  1.  lu,  c.  xxx,  n.  6),  rapi>orte  que,  dans  la 
chambre  même  où  les  époux  se  trouvent  «  in  lecto 
cortinis  cireumvallato  »,  au  moment  de  l'épreuve,  se 
tiennent  seules  les  matrones  et  les  sages-femmes;  les 
médecins  sont  dans  une  chambre  voisine.  Apres 
épreuve,  l'examen  de  la  femme  est  fait  par  les 
femmes;  celui  du  mari,  par  les  hommes.  De  son 
côté,  SoUHiER,  président  du  Parlement  de  Dijon, 
écrit  dans  son  Traité  de  ta  dissolution  du  mariante 
pour  cause  d'impuissance  :  «  On  ne  peut  nier  que  la 
pudeur  ne  soit  alarmée  au  seul  nom  de  «  congrès  ». 
L'idée  que  s'en  forment  la  plupart  des  gens  augmente 
encore  l'horreur  qu'on  en  a  naturellement.  Ils  se 
figurent  que  les  mariés  sont  exposés  à  celte  épreuve 
en  présence  de  témoins  à  la  façon  des  cyniques  et, 
sur  cela,  on  ferme  les  oreilles  à  tout  ce  qui  peut  ser- 
vir de  justification  à  cette  procédure.  » 

Procédure  condamnable,  point  de  doute,  mais  qui 
ne  semble  pas  cependant  avoir  atteint  le  degré 
d'odieux  qu'on  lui  a  parfois  attribué. 

Du  reste,  à  qui  incombent  les  responsabilités? 

En  faveur  du  congres,  on  a  pu  produire  quelques 
rares  textes  de  canonistes,  qui  le  tenaient  pour  accep- 
table, parce  qu'il  leur  paraissait  nécessaire  (Cf.  San- 
CHEZ,  de  Matrimonio,  1.  VII,  d.  log,  n.  i5).  On  ne 
peut  apporter  aucune  loi,  aucune  instruction  émanée 
de  Home.  L'abus,  car  abus  il  y  eut,  a  été  de  courte 
durée,  puisqu'on  ne  le  constate  guère  que  dans  la 
seconde  moitié  du  xvi*  siècle  el  qu'il  disparait  dans 
la  dernière  partie  du  xvii'  siècle.  De  plus,  il  a  été 
très  localisé.  On  ne  le  constate  qu'en  France,  et 
encore  dans  quelques  provinces,  «  in  quibusdara 
Galliae  provinciis  »,  dit  Cabassut,  /.  c:  il  est  d'ail- 
leurs le  fait,  à  la  foie,  des  tribunaux  civils  el  ecclé- 
siastiques, dans  une  proportion  qu'il  est  impossible 
de  déterminer.  Enlin,  et  les  réclamations  el  la  réac- 
tion efîeclive  ont  commencé  à  peu  près  aussitôt  que 
l'abus  s'est  répandu.  Sanchez,  /.  c,  cite  l'apprécia- 
tion de  SoTo,  qu'il  fait  sienne  :  n  II  est  souveraine- 
ment honteux  de  recourir  à  des  témoins  oculaires  » 
(turpissime  adhiberi  lestes  oculatos).  Pour  son 
compte,  il  qualifie  la  pratique  de  «aljsolument  hon- 
teuse et  contraire  à  l'honnêteté  naturelle...  Aussi  je 
la  déclare  illicite.  »  (Res  turpissima  el  omnino 
honeslali  nalurali  adversa...  Quare  nec  id  licilum 
esse  judico.)  Il  fait  d'ailleurs  observer,  l.  c,  que  «  il 
n'y  a  aucun  texte  qui  ordonne  celle  pratique».  (Nec 
est  le.>;lus  i<l  jubens.) 

Le  Parlement  de  Paris  supprima  cette  procédure, 
par  arrêt  du  i8  février  1677;  mais  déjà  les  juges  ec- 
clésiastiques d'Arles,  vers  i6()0,  avaient  refusé,  à  une 
femme  qui  la  réclamait,  l'épreuve  du  congrès;  el  le 
Parlement  d'Aix  leur  avait  donné  raison  contre  l'ap- 
pelante. Le  Parlement  de  Grenoble,  d'après  Cabassut, 
avait  aussi  rejeté  cette  épreuve,  et  diverses  officialilés 
ecclésiastiques  en  agissaient  demème.  Cf.  Cabassut, 
/.  c;  voir  Esmkin,  Le  mariage  en  droit  canonique, 
t.  II,  pp.  37.5-284.  Paris,  Larose,  1891. 

d)  Casuistique  du  mariage.  —  On  reproche  enfin  à 
l'Eglise   sa   casuistique   du   mariage,    soit   dans  les 


livres  et  l'engeignement,  soit  au  confessionnal.  Il  y 
a,  prélend-on,  une  offense  à  la  nature  et  aux  bonnes 
mœurs  à  faire  étudier  au  futur  prêtre  des  matières 
dont  le  détail  est,  pour  lui,  inconvenant  et  dange- 
reux. Il  est  encore  plus  criminel  de  lui  faire  traiter, 
au  confessionnal,  des  sujets  sur  lesquels  leur  carac- 
tère absolument  intime  devrait  même  lui  interdire 
d'arrêter  sa  pensée. 

Triste  nécessite,  convenons-en,  pour  le  prêtre  libre- 
ment voué  à  la  chasteté,  que  d'arrêter  sa  pensée,  au 
cours  de  ses  études,  sur  des  sujets  si  opposés  à  ses 
goûts  personnels  el  à  ses  obligations  les  plus  impé- 
rieuses. Mais  il  est  de  son  devoir  professionnel  d'é- 
tendre ses  connaissances  aussi  loin  que  s'étend  le 
bien  et  le  mal.  Parce  qu'il  représente,  au  confession- 
nal, le  souverain  Juge  auquel  rien  n'est  caché,  il  est 
lui-même  juge  de  toute  faute,  si  intime  qu'elle  puisse 
être.  El  pour  pouvoir  juger,  il  doit  pouvoir,  en  toute 
action  humaine,  discerner  le  bien  et  le  mal.  Or 
qui  oserait  nier  que  l'usage  du  mariage,  à  raison  des 
intérêts  engages  —  la  vie  ou  la  mort  de  la  race 
humaine  —  soit  sous  la  dépendance  de  la  loi  morale? 
Qui  a  l'esprit  chrétien,  doit  comprendre  ce  caractère 
de  la  vie  conjugale  el  les  conséquences  qui  en  décou- 
lent i)our  le  tribunal  de  la  pénitence.  Qui  n'est  pas 
chrétien,  s'il  veut  être  vrai  el  juste  dans  son  appré- 
ciation de  la  conscience  du  prêtre,  doit  se  mellre  au 
point  de  vue  chrétien  el  s'y  tenir  dans  ses  jugements. 
Il  faut  encore  observer,  si  on  ne  veut  pas  avoir  deux 
poids  et  deux  mesures,  que  le  médecin  du  corps,  et 
dans  ses  éludes  el  dans  l'exercice  de  ses  fonctions,  a 
une  autre  manière  que  le  ])rêtre  de  franchir,  dans 
la  i)ratique,  les  limites  de  la  vie  intime. 

On  peut  pourtant  admettre  sans  difliculté  que 
certains  auteurs  de  morale  ont  poussé  jusqu'à  une 
minutie  exagérée  le  souci  d'être  complets  el  précis. 
Quand  on  sait,  par  ailleurs,  ce  que  fut  leur  vie  privée 
de  prêtres  ou  de  religieux,  on  ne  peut,  sans  injustice 
évidente,  voir  dans  ces  exagérations  une  débauche 
raffinée  d'imagination  morbide.  De  bonne  foi,  on  n'y 
peut  trouver  qu'un  manque  de  mesure  qui  nous  cho- 
que, à  cause  de  nos  habitudes deréserveplusgrande. 
Cet  excès  s'explique  peut-être,  de  leur  part,  précisé- 
ment par  ce  fait  que  leur  indifférence  el  leur  détache- 
ment, en  ces  matières,  leur  assurait  i)lus  de  liberté 
d'esprit:  omnia  manda  maudis. 

Quant  au  prêtre,  s'il  cherche  à  être  précis  et  com- 
plet dans  ses  études,  c'est  afin  de  pouvoir  être  plus 
sobre  de  paroles  dans  son  ministère.  Mieux  il  saura 
ce  qu'il  doit  savoir,  plus  il  lui  sera  possible  d'être 
réservé,  puisqu'il  comprendra  à  demi-mol,  ou  qu'il 
devinera,  ce  qu'on  insinue  à  peine.  Sa  conscience  lui 
fait  un  devoir  d'être  d'autant  plus  chaste  dans  sa 
manière  de  traiter  un  sujet,  que  celui-ci  l'est  moins. 
Pour  le  détail  el  pour  la  rigueur  de  l'enquête,  lors- 
qu'elle est  nécessaire,  il  doit  toujours  avoir  présente 
à  l'esprit  celle  règle  formulée  par  ,S.  Alphonse  : 
«  Mieux  vaut  rester  souvent  en  deçà  des  justes  limi- 
tes, que  de  les  dépasser  une  seule  fois.  » 

Sur  celle  objection  que  le  confesseur,  pour  remplir 
son  rôle  déjuge,  doit  intervenir  dans  l'intimilé  même 
de  la  vie  conjugale,  outre  ce  qui  vient  d'être  dit, 
voir  plus  haut  l'art,  de  M.  TAUDiÊnE  sur  la  Famille, 
col.  1882. 

BiBLioGHAPHiE.    —  Abram,  l'Evolution    du  mariage, 
Paris,  1908.  — Caslelein,  Droit  naturel,  ^amiir,  igoS. 

—  Gasparri,  Tractntus  canonicus  de  Matrimonio, 
Paris,  1893.  —  Hergenroether-IIollwecli,  /.eltrbuch 
des  Kntholischen  Kirchenrechts,  Fribourg-lîr.,  190.5. 

—  Meyer,  Institiitinnes  juris  naturalis,  Fribourg- 
Br.,  1900.  — Monsabré, /.e  y/rtri'flije,  Paris,  1899. — 
Palmieri,  De  Matrimonio  clirisiiano,  Rome,  1880. 


115 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


116 


—  Ssinchez,  de Matrimonio,  Anvers,  lO-jo.  —  Wernz, 
De  Mairimonio,  Rome,  igo^.  —  Boeckenholï,  Die 
Unaufloeslichkeit  der  7i7ie,  Munich,  1908.  —  Bono- 
melli,  //  Divorzio,  Rome,  1910.  —  De  Smet,  /.'<• 
Sponsalihus  et  Mairimonio,  Bruges,  191 1.  —  Didon, 
Indissulubilité  et  Dn'orce,  Paris,  1880.  —  Ileuser, 
De  Potestate  statiiendi  impedimenta  divimentia  pro 
fidelium  matrinioniis  soli  Ecclesiae  propria,  Lou^ 
vain,  i853.  —  Melata,  De  Potestate  qua  matrimo- 
nium  regitur,  Rome,  1908.  —  Mercier,  Les  devoirs 
de  la  vie  conjugale,  Lettre  pastorale  de  1909.  — 
Pisani,  Les  nullités  de  mariage,  Paris,  igo6.  — 
Bebel,  La  femme  dans  le  passé,  Paris,  1891.  —  Des- 
saules, Les  Erreurs  de  l'Eglise  en  droit  naturel  et 
canonique  sur  le  mariage  et  le  divorce,  Paris,  189^. 

—  Esmein,  Le  Mariage  en  droit  canonique,  Paris, 
1891.  —  Fonsegrive,  Mariage  et  union  libre,  Paris, 
1904.  —  Joly,  La  crise  du  mariage  (le  Correspon- 
dant de  i902,  janvier).  —  Le  Roy,  La  Religion  des 
primitifs,  Paris,  1909.  —  Planiol,  Traité  élémen- 
taire de  droit  civil,  Paris,  1908-10.  —  Wester- 
marck,  Origine  du  mariage  dans  l'espèce  humaine, 
Paris.  1895.  —  Basdevant,  Des  Rapports  de  l'Eglise 
et  de  l'Etat  dans  la  législation  du  mariage,  Paris, 
1900.  —  Goulon,  Le  Divorce  par  consentement  mu- 
tuel, sa  nécessité,  sa  moralité,  Paris,  1902.  —  Jac- 
quSirl,  Essais  de  statistique  mora/e,  Bruxelles,  1909. 

—  Laurent,  La  liépudiation  et  le  Divorce  par  con- 
sentement mutuel.  Paris,  1904.  —  P.  et  V.  Margue- 
ritte.  Les  deux  Vies  ;  l'JClurgissement  du  Divorce, 
Paris,  1902.  —  Morizot-Tliibault,  La  Femme  et  le 
Divorce,  Réforme  sociale,  a.  1901.  —  Peytel,  i,'i'n(OH 
libre  devant  la  Loi,  Paris,  igoS.  — P.  Bourget,  Un 
Divorce,  Paris. 

P.  Castillon,  s.  J. 

MARIE,  Mère  de  Dieu. 

I.  Marie  dans  l'Ecriture  sainte,  i"  Ancien  Testa- 
ment: a°  Aouveau  Testament. 

IL  Marie  dans  l' ancienne  tradition  patristiqub. 
1°  Tradition  anténiccenne. 
2°  Du  Concilede  jVicee(325)  au  Concile  d'Ephèse 

A.  Eglise  grecque:  saint  Athanase  ;  saint  Epi- 

phane . 

B.  Eglise  syriaque  :  saint  Ephrem. 

G.  Eglise  latine  :  saint  Jérôme  ;  saint  Ambroise  ; 
saint  Augustin. 

IIL  Principales  prérogatives  de  Marie. 
1°  Maternité  divine. 
a°  Virginité  perpétuflle. 
3°  Sainteté  éminente. 
4"  Immaculée  Conception. 
5"  Assomption  corporelle. 
6"  Intercession  universelle. 

Nous  lisons  dans  l'Evangile  que  les  Mages,  venus 
d'Orient  à  Bethléem,  au  berceau  du  Roi  nouveau-né, 
«  trouvèrent  l'enfant  avec  Marie  sa  mère  »  {Matt., 
II,  1 1).  Gomme  ces  prémices  de  la  genlilité,  tous  ceux 
qiii,  au  cours  des  siècles,  vinrent  à  Jésus,  ne  devaient 
le  trouver  qu'avec  Marie.  En  effet,  la  religion  du 
Christ  assigne  à  la  Vierge-mère  une  place  de  choix, 
à  laquelle  la  place  d'aucune  autre  pure  créature  ne 
se  peut  comparer.  C'est  que,  par  ses  relations  inti- 
mes avec  le  Fils  de  Dieu,  Marie  s'élève  incomparable- 
ment au-dessus  de  tous  les  hommes  et  de  tous  les 
anges.  La  dignité  de  Mère  de  Dieu,  qui  lui  appartient 
au  sens  propre,  appelle  d'autres  privilèges  glorieux, 
que  l'Eglise  propose  à  notre  foi,  et  lui  donne  droit 
à  notre  spécial  hommage.  El  ce  n'est    pas  tout  :  en 


même  temps  qu'elle  touche,  par  sa  maternité,  à  l'or- 
dre divin,  Marie  couvre  de  sa  puissance  l'humanité 
tout  entière;  elle  remplit  un  rôle  essentiel  dans  le 
dessein  de  la  Rédemption  et  dans  l'économie  de  notre 
salut.  Mère  du  Christ  selon  la  nature,  elle  est  encore, 
selon  la  grâce,  mère  de  tous  les  chrétiens,  qu'elle 
enfante  à  la  vie  surnaturelle. 

Méconnaître  la  grandeur  de  Marie,  c'est  à  la  fois 
faire  affront  à  Jésus  et  blesser,  en  un  point  particu- 
lièrement sensible,  la  pureté  de  la  religion  chrétienne. 

En  toute  justice  et  vérité,  la  dignité  transcendante 
de  Jésus  commande  qu'on  hur.ore  sa  mère  ;  et  ceux 
qui  font  difficulté  de  le  reconnaître  peuvent  être 
légitimement  soupçonnés  de  n'avoir  pas  bien  com- 
pris Jésus;  car  c'est  une  loi  de  nature  que  le  mérite 
des  enfants  rejaillisse  sur  les  parents. Elle  avait  bien 
raison,  celte  l'enime  de  l'Evangile  qui,  entendant  la 
parole  de  Jésus,  s'écriait  :  «  Bienheureux  le  sein  qui 
vous  a  porté  et  les  mamelles  qui  vous  ont  nourri  I  « 
(Luc,  XI,  27. )  Donc,  à  qui  se  scandalise  des  témoi- 
gnages de  la  piété  chrétienne  envers  Marie,  on  doit 
dired'abord:  étudiez  Jésus  [voir  article  Jésus  Christ]. 
Mais  une  réponse  aussi  générale  ne  saurait  sullire  à 
qui  veut  apprécier  rigoureusement  les  titres  de  Marie 
à  nos  hommages. 

En  lait,  la  dévotion  des  fidèles  envers  Marie  a  tou- 
jours été  croissant  dans  l'Eglise,  à  mesure  que  l'en- 
seignement des  docteurs  et  les  dilinilions  du  magis- 
tère infaillible  mettaient  en  meilleure  lumière  ses 
glorieuses  prérogatives.  Mais  l'hérésie  n'a  pas  plus 
épargné  la  Mère  que  le  Fils,  et  le  rationalisme  à  tous 
les  degrés  se  scandalise  du  culte  dont  elle  est  l'objet, 
comme  d'une  renaissance  de  l'idolâtrie,  ou  du  moins 
comme  d'une  excroissance  fàchçuse  sur  le  tronc  de 
la  religion  catholique.  Ce  reproche,  souvent  résumé 
dans  le  nom  barbare  de  Mabiolatrie,  fera  l'objet 
d'un  article  spécial.  Présentement,  nous  nous  atta- 
cherons à  établir  les  fondements  positifs  du  culte 
rendu  à  Marie. 

11  est  juste  de  reconnaître  que,  si  la  Mère  du  Verbe 
incarné  eut,  dès  l'origine  du  christianisme,  sa  place 
marquée  au  centre  du  dogme,  l'avènement  de  son 
culte  fut  plus  tardif.  Il  semble  qu'on  puisse,  sans 
trop  de  présomption,  indiquer  la  raison  providen- 
tielle de  cette  différence.  Le  christianisme  naissant 
avait  tout  d'abord  à  conquérir  le  monde,  en  lui  fai- 
sant accepter  cette  donnée  nouvelle,  scandaleuse 
même  pour  la  raison  humaine:  le  mystère  du  Verbe 
incarné.  Non  pas  une  de  ces  éclosions  mythiques  fami- 
lières à  l'imagination  des  anciens  Hellènes  ;  non  pas 
une  de  ces  apothéoses  de  héros  qui  avaient  achevé 
de  peupler  leur  panthéon,  en  y  introduisant  l'élite 
de  l'humanité  passée  ;  mais  l'apparition,  dans  une 
chair  mortelle,  du  Dieu  trois  fois  saint,  créateur  de 
l'univers.  C'était  là  beaucoup  de  nouveauté.  11  fal- 
lait, avant  tout,  que  le  monde  s'accoutumât  à  véné- 
rer, sous  les  traits  d'un  homme,  le  Fils  de  Dieu,  con- 
substantiel  à  son  Père.  zVussi  la  ligure  de  Jésus  Christ 
remplit-elle  toute  la  révélation  du  Nouveau  Testa- 
ment. Le  Père  était  déjà  révélé;  le  Saint  Esprit 
demeure  à  l'arrière-plan.  Plus  tard,  quand  tout 
danger  de  confusion  avec  le  polythéisme  est  conjuré, 
le  mystère  delà  Trinité  divine  obtient,  dans  les  écrits 
des  Pères,  le  relief  qui  lui  est  dû.  Alors  aussi,  le 
personnage  de  Marie  sort  de  la  pénombre  ;  après  le 
Concile  de  Nicée,  après  la  lumière  décisive  faite  sur 
la  divinité  de  Jésus  Christ,  sa  mère  peut  paraître  : 
nul  ne  s'avisera  d'en  faire  une  déesse.  Les  Pères 
s'appliquent  à  déduire  les  privilèges  de  Marie,  et  le 
peuple  chrétien  honore  en  elle  ce  qu'il  avait  toujours 
cru  sans  savoir  l'analyser. 

L'Ecriture,  la  tradition  primitive,  les  décisions  ul- 
térieures du  magistère  ecclésiastique,  sont  ici,  comme 


117 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


118 


ailleurs,  les  sources  de  notre  croyance.  Il  ne  les  faut 
pas  disjointlre;  et  si  nous  commençons  par  inter- 
roger, sur  les  fondements  du  culte  de  Marie,  l'Ecri- 
ture et  les  Pères,  ce  n'est  pas  dans  la  pensée  que 
l'Ecriture  et  les  Pères  se  sullisent  à  eux-mêmes,  in- 
dépendamment du  magistère  autorisé  qui  garantit 
leur  déposition;  mais  l)ien  parce  qu'il  importe  de 
toucher  du  doigt  la  base  même  de  la  marialogie 
et  de  constater  que  l'édilice  ne  repose  pas  sur  le 
vide. 

En  prédestinant  Jésus  à  l'œuvre  de  notre  rédemp- 
tion. Dieu  prédestina  du  même  coup  la  créature  clioi- 
sie  qui  devait  être  l'instrument  de  son  entrée  en  ce 
monde.  Aussi  rencontrons-nous  Marie  dés  le  seuil 
de  l'Ancien  Testament.  Nous  la  retrouvons  dans  le 
Nouveau,  associée  aux  débuts  de  l'Enfant  Dieu,  sui- 
vant d'un  regard  maternel  la  prédication  de  l'Evan- 
gile, enfin  gravissant  le  Calvaire  pourvoir  son  Fils 
expirer  sur  la  croix. 

L'état  présent  des  éludes  bibliques  permet  à  l'apo- 
logiste de  tenir  pour  acijuise,  d'un  point  de  vue  pu- 
rement critique,  la  rédaction  des  écrits  du  Nouveau 
Testament  dès  le  siècle  des  Apôtres,  et  leur  Uistori- 
cité  substantielle.  Si  les  textes  relatifs  à  Marie,  et 
très  particulièrement  les  récits  de  l'enfance  du  Christ, 
méritent  un  traitement  d'exception,  la  preuve  in- 
combe à  l'adversaire;  cette  preuve,  il  ne  saurait  la 
fournir.  Nous  pourrions  nous  dispenser  d'encombrer 
les  débuts  de  notre  exposition  par  le  détail  des  hy- 
pothèses imaginées  de  nos  jours  pour  démentir  la 
tradition  chrétienne  touchant  l'enfance  du  Christ. 

Mais  les  Ecritures  juives  forment  la  préface  natu- 
relle de  l'Evangile.  Ouvrons  donc  la  Bible. 

I.  —  MARIE  DANS  L'ÉCRITURE  SAINTE 

1°  Ancien  Testament 

Il  n'y  a  pas  lieu  d'insister  beaucoup  sur  la  préhis- 
toire de  Marie  dans  la  prophétie  biblique  :  les  har- 
monies des  deux  Testaments  n'ont  leur  pleine  va- 
leur qu'aux  yeux  des  croyants,  déjà  convaincus  de 
l'hommage  qu'ils  doivent  à  Marie;  elles  ont  peu  de 
prise  sur  l'incrédulité  raisonneuse.  D'un  point  de 
vue  apologétique,  on  peut  les  tenir  pour  secondaires. 
Néanmoins,  si  l'on  veut  présenter  la  ligure  de  Marie 
dans  son  vrai  jour,  il  faut  dès  l'abord  mentionner 
les  oracles  prophétiques  où  la  tradition  chrétienne 
tout  entière  a  reconnu  la  mère  du  Messie.  Ces  pers- 
pectives lointaines,  prises  des  origines  du  genre  hu- 
main et  de  l'histoire  juive,  sont  nécessaires  pour  ap- 
précier le  rôle  de  Marie,  tel  qu'il  devait  apparaître 
aux  Pères  de  l'Eglise  et  se  préciser  de  plus  en  plus 
au  regard  des  siècles  chrétiens.  Nous  devons  les  si- 
gnaler rapidement,  avant  de  relever  la  trace  de  Marie 
dans  l'histoire  évangélique. 

Voici  d'abord  la  chute  du  premier  homme,  avec  la 
Rédemption  en  perspective. 

Cen.,  III,  i5.  —  La  sentence  divine  contre  le  ser- 
pent, séducteur  du  premier  couple  humain,  annonce 
la  victoire  réservée  à  la  race  de  la  femme. 

Je  mettrai  une  iniinîtii'  entre  toi  et  In  femme  et  entre 
ta  race  et  la  sienne  ;  elle  t'écrasera  la  tête,  et  tu  In  mor- 
dras au  tnlon. 

D'après  le  texte  original,  c'est  la  raceiie  la  femme 
qui  doit  écraser  la  tête  du  serpent.  Le  pronom  per- 
sonnel XIH'  bien  qu'ordinairement  masculin,  pour- 
rait, absolument  parlant,  d'après  la  langue  du  Pen- 
tateuque.  être    féminin  et   se   rapporter  à  la.  femme  ; 

mais  ici  le  contexte  (forme  verbale  "TSIti",  sufTixe 
13)    oblige   d'y   reconnaître   un    masculin  et    de    le   ' 


rapporter  à  la  race  de  la  femme.  C'est  ce  qu'ont  fait 
les  Septante  (kCto^  aaj  Tr,pr,':si  «f.a/>-,i'),  et  avec  eux  letar- 
guin  d'Onkelos,  la  peschitoet  lesPères indépendants 
de  la  vulgate.  Ainsi  Saint  Cyprikn,  Tesiim.,  Il,  ix, 
éd.  Hartel,  p.  74  '•  ^'  ponam.  inimicitiani  iriter  te  et 
malierem  et  iiiter  seinen  tiium  et  semen  eius.  Ipse 
tiiiim  cahabit  caputet  lu  ohsen'aiis  calcaneum  eius. 
Saint  JiiHôME,  Quaest.  helir.  in  Geri.,  P,  L.,\'S.lll, 
g(|3,  marque  sa  préférence  pour  cette  leçon,  bien 
qu'ailleurs  il  ait  écrit  :  ipsa.  Lu  leçon  de  la  vulgate, 
qui  se  rapporte  directement  à  la  femme,  —  ipsa 
csnteret  caput  tuum,  —  doit  être  considérée  comme 
une  interprétation  ancienne,  d'ailleurs  très  fondée, 
qui  a  pénétré  dans  le  texte.  A  s'en  tenir  à  la  lettre, 
c'est  la  race  de  la  femme  qui  doit  écraser  la  tête  du 
serpent. 

Une  exégèse  naturaliste  ne  verra  ici  que  l'expres- 
sion de  la  répulsion  instinctive  qu'éprouve  l'homme 
pour  le  serpent.  Mais  la  tradition  juive  et  chrétienne 
y  a  vu  tout  autre  chose.  Avec  les  Pères  de  l'Eglise, 
il  faut  remarquer  qu'à  la  fin  du  verset  les  ileux  col- 
lectivités s'effacent,  la  race  de  la  femme  apparaît 
résumée  dans  un  personnage  unique,  lequel  écrase 
la  tête  du  serpent,  tandis  que  le  serpent  le  mord  au 
talon.  Ce  personnage  ne  peut  être  que  le  Hédemp- 
teur.  La  collectivité  qui  triomphe  par  lui  est  l'en- 
semble des  hommes  qui  lui  doivent  la  ^•ie.  Dans  ce 
personnage  principal,  les  chrétiens  n'iiésilent  pas 
à  reconnaître  l'Homnie-Dicu,  représentant  éminem- 
ment la  race  de  la  femme.  Lui-même,  dans  l'Evan- 
gile, s'appelle  couramment  Fils  de  l'homme,  pour 
marquer  ses  attaches  avec  la  famille  humaine.  11  a 
livré  son  humanité  à  la  mort  :  en  cela  consiste  la 
morsure  du  serpent,  qui  l'atteint  seulement  au  talon. 
En  même  temps,  il  triomphe  par  la  vertu  de  sa 
divinité;  il  écrase  son  ennemi  impuissant  et  rend  la 
vie  à  ceux  qui  l'ont  perdue  :  telle  est  l'œuvre  de  la 
Rédemption. 

Dès  lors  qu'on  a  reconnu  dans  le  vainqueur  du 
serpent  le  Fils  de  l'homme,  il  faut  faire  un  pas  de 
plus  et  rendre  pleinement  raison  du  sens  personnel 
attaché  à  cette  appellation  :  la  race  de  la  femme.  Si 
Jésus  est  appelé  ainsi,  ce  n'est  pas  à  raison  du  lien 
lointain  qui  l'unit  à  Eve,  car  Eve  n'a  pu  transmettre  à 
ses  descendants  qu'une  nature  frappée  à  mort.  Mais 
c'est  bien  plutôt  à  raison  du  lien  immédiat  qui  l'unit 
à  .Marie,  dans  le  sein  de  laquelle  il  a  pris  une  huma- 
nité sans  tache.  En  prenant  celte  humanité  sans 
tache,  il  a  préparé  le  relèvement  de  tous  ceux  qui, 
blessés  par  le  serpent,  viendraient  à  lui  pour  parti- 
ciper à  cette  vie  nouvelle  dont  il  est  la  source.  Et 
ainsi,  comme  Eve  fut  la  mère  de  tous  selon  la  nature, 
Marie  sera,  selon  la  grâce,  lanière  de  tous  ceux  que 
son  Fils  guérira.  Tous  les  justes,  soit  avant  soit  après 
la  venue  du  Christ,  constituent  la  race  de  la  femme, 
et  cette  femme  est  Marie. 

On  ne  trouve  pas  dans  la  maternité  d'Eve  le  prin- 
cipe de  cette  inimitié  que  Dieu  mettra  entre  la  race 
de  la  femme  et  la  race  du  serpent  ;  car  Eve  est  elle- 
même  tombée,  comme  Adam,  victime  du  serpent.  Ce 
principe  d'inimitié  ne  se  trouve  qu'en  Marie,  mère 
du  Rédempteur.  Donc,  dans  ce  protévangile,  que 
nous  lisons  à  la  première  page  de  nos  Livres  saints, 
la  personnalité  de  Marie,  encore  que  voilée,  est  pré- 
sente, et  la  leçon  de  la  vulgate,  ipsa,  traduit  une 
conséquence  qui  se  dégage  réellement  du  texte  sacré, 
car  la  victoire  du  Rédempteur  est  moralement,  mais 
réellement,  la  victoire  de  sa  Mère.  Comme  Eve  par- 
ticipa au  péché  d'Adam  par  l'assentiment  qu'elle 
donna  la  première  aux  suggestions  du  serpent, 
Marie  participa  à  l'œuvre  rédemptrice  par  l'assenti- 
ment qu'elle  donna  à  la  parole  de  l'ange.  Ainsi 
devait    l'entendre  toute    l'antiquité  chrétienne,  qui 


119 


MARIE,  MÈRE  DE  DIEU 


120 


salua  Marie  du  titre  de  nouvelle  Eve,  enfantant  à 
nouveau,  par  la  grâce  du  nouvel  Adam,  ceux  que  la 
faute  du  premier  Adam  avait  tués.  Exposée  dès  le 
deuxième  siècle  par  un  saint  Justin  et  un  saint 
InÉNÉE,  cette  antithèse  du  groupe  rédempteur  — 
Jésus  et  Marie  —  avec  le  groupe  prévaricateur  — 
Adam  et  Eve  —  constituera  un  lieu  commun  fonda- 
mental de  la  dogmatique  clirétienne.  Constamment 
rééditée  par  les  Pères,  elle  trouvera  place  dans  les 
documents  les  plus  solennels  du  magistère  suprême. 
Pie  IX,  définissant  l'Immaculée  Conception,  rappelle 
par  la  bulle  Ineffabilis  Deiis  (8  déc.  i85^)  que  Marie 
«  unie  à  son  Fils  par  un  lien  très  étroit  et  indis- 
soluble, avec  lui  et  par  lui,  exerce  contre  le  veni- 
meux serpent  d'éternelles  inimitiés,  et,  pleinement 
triomphante,  lui  broie  la  tête  de  son  pied  immaculé  ». 

Sur  l'interprétation  de  cette  prophétie,  on  peut 
consulter  :  ConLUY,  Spicilegitim  dogmaticobihliciim, 
t.  I,  p.  34~-37a,  Gandavi,  i884  ;  Tkrhien,  J.a  Mère  de 
Dieu  et  la  Mère  des  hommes,  t.  III,  I.  I,  cli.  ii, 
p.  26-4y  ;  card.  Billot,  De  Verbn  incarnato  ',  Romae, 
1904,  thés.  XLi.  —  Pour  l'exégèse  juive,  F.  'WEBEn, 
Jiidisclie  Théologie^,  §  48,  Leipzig,  1897. 

Tradition  patristique  concernant  la  nouvelle  Kve  : 

Saint  Justin,  Dial.  cuiii  Tryphone,  c,  P. G.,  VI,  709. 
—  Saint  Irknke,  .4di\  IJaereses,  III,  xxii,  3.  4  ;  V, 
XIX,  /'.  G,,  VII,  858.869.  1  170.  —  Tehtullikn,  Decarne 
Christi,  xvii,  P.  /..,  II,  78a.  —  Saint  Cyiiillk  de  Jfru- 
sale.m,  Calèches., -ail,  16.29,  P.  G.,  XXXIII,  741.761.— 
Saint  Ei'iiHEM,  Ojip.  Syriac,  éd.  Romae,  t.  II,  p.  3i8- 
826;  ibid.,  t.  III,  p.  607.  —  Saint  Epiphanb,  Hakr., 
Lxxviii,  18,  19,  P.  0.,  XLII,  728.729  —  Saint  Am- 
BROISE,  Expos,  in  Luc,  I.  IV,  vu,  P.  t.,  XV,  i6i4  ; 
Exhortaiio  virginitalis,i\,iù.-i-).  Z'./..,  XVI,  343;  Ej)., 
Lxiii,  33,  />./..,  XVI,  1198.  —  Saint  Jkuôme,  .£■/).,  xxii, 
21,  Ad  Eustochium,  P.  /,.,  XXII,  4o8.  —  Saint  Au- 
gustin, Serm.  Li,  2,  3,  P.  L.,  XXXVIII,  344-345; 
ccLxxxix,  3,  a,  P.  /..,  XXXVIII,  i3o8;  cxxiii  in 
append.,  7,  i,  P.  L.,  XXXIX,  1991  ;  De  agone  chris- 
ttano,  XXII,  24.  P.  É-,  XL,  5o3.  —  Saint  Jean  Curv- 
sostome.  Expos,  in  Ps.  xliv,  P.  G.,  LV,  198  ;  Hom.  in 
S.Pascha,  2,  P.  G.,  LU,  768.  —  Sévébien  deGabala, 
De  mundi  creatione,  Hom.,  vi,  2,  P.  G.,  LVI,  497-  — 
Saint  Proclus,  Or.  iv.  In  Natal.  Domini,  P.  G.,  LXV, 
709-712;  I.audatio  Deiparae,  8,  ibid.,')o!i.  —  Saint 
Pierre  Chhysoloque,  Serm.,  lxiv  ;  ic  ;  cxvii  ;  cxl  ; 
CLvni,  P.  L..  LU,  38o  ;  478  sqq.  ;  520  ;  676;  64 1.  — 
Saint  Maxime  de  Turin,  llom.,  xv.  De  .\al.  Domini, 
P.  L.,  LVII,  253.254  ;  Serm.  lui,  p.  638-C4o  ;  xi  et 
XII  in  append.,  p.  865-868.  —  Saint  Eleuthère  de 
Tournai,  Serm.  de  Nat.  Domini,  P.  ],.,  LXV,  94.  — 
Saint  Fuloenxe  db  Ruspb,  Serm.  n.  De  duplici  nali- 
iitate  Cliristi,6,  P.L.,  LXV,  728;  —  Pseudo-Fulqence, 
Serm.  xxxvi,  ibid.,  899. 

Des  origines  de  l'humanité,  passons  à  l'histoire 
juive. 


/5.,  VII,  14. 


La  prophétie  de  l'Emmanuel,  chez 


Isaïe,  présente  un  parallélisme  très  remarquable 
avec  le  protévangile  de  la  Genèse.  Comme  le  proté- 
vangile,  elle  se  produit  après  un  grand  désastre  et 
permet  d'entrevoir,  à  travers  le  châtiment  divin,  la 
restauration  à  venir.  Comme  le  protévangile,  elle 
montre  une  femme  étroitement  associée  à  l'œuvre 
du  Libérateur.  D'autre  part,  voici  des  différences.  Le 
désastre  visé  n'est  pas  celui  de  l'humanité  tout 
entière,  mais  celui  du  peuple  élu.  La  maternité  d'une 
vierge  sera  l'occasion  prochaine  du  salut  promis. 
Ces  ressemblances  et  ces  différences  avec  le  proté- 
vangile permettent  de  saisir,  à  travers  l'histoire  de 
l'humanité,  le  développement  d'un  même  dessein  de 
miséricorde,  dont  Dieu  poursuit  la  réalisation  et 
dont  il  découvre,  à  ses  heures,  quelques  aspects  nou- 
veaux. 


Le  royaume  de  Juda  traversait  alors  une  crise 
redoutable.  Les  rois  d'Israël  et  de  Syrie,  ligués  con- 
tre la  Judée,  menaçaient  Jérusalem;  le  roi  Achaz 
songeait  à  s'appuyer  sur  l'Assyrie.  Au  nom  de  Dieu, 
le  prophète  Isaïe  vient  le  détourner  de  cette  alliance 
profane,  et  fait  appel  à  sa  foi  en  disant:  «  Si  vous 
ne  croyez  (à  la  parole  divine),  vous  êtes  perdus.  " 
(/s.,  VI,  9,  hebr.)  Pour  gage  de  la  protection  d'en 
haut,  il  l'invite  à  demander  un  signe.  Achaz  refuse. 
C'est  alors  que  le  prophète  prononce  son  oracle, 
Is.,  VII,  10-16  : 

Et  Isaïe  parla  encore  à  Achaz  et  dit  :  «  Demande  un 
signe  à  lahvé,  ton  Dieu,  dans  les  profondeurs  du  Cbeol 
ou  dans  les  sommets  là-haul!  »  Et  AcIjbz  dit:  «  Je  ne  le 
demanderai  pas  et  je  ne  tenterai  pas  Jabyé.  »  Alors 
[Isaïe]  dit  :  «  Ecoutez  donc,  Maison  de  David,  c'est  peu 
pour  TOUS  de  fatiguer  les  hommes,  tous  fatiguez  encore 
mon  Dieu  !  C'est  pourquoi  le  Seigneur  lui-même  tous 
donnera  un  signe  :  Que  la  Vierj^e  conçoive  et  enfante  un 
fils  :  qu'elle  l'appelle  Emmanuel  ;  il  se  nourrira  de  lait  et 
de  miel  au  temps  où  il  saura  rejeter  le  mal  et  choisir  le 
bien.  Car  avant  que  l'enfant  sarhe  rejeter  le  mal  et  choi- 
sir le  bien,  la  terre  pour  laquelle  tu  redoutes  les  deux 
rois  sera  dévastée.  » 

(Trad.    Condamin,   Le  Lii're  d'Isaïe,  p.  50,  Paris,  1905.) 

Sans  discuter  chaque  détail  de  la  prophétie,  nous 
ferons  remarquer  que,  d'après  le  mouvement  géné- 
ral de  cette  scène,  on  doit  attendre  un  signe  mira- 
culeux. C'est  à  la  maison  de  David  qu'il  est  promis. 
Et  il  renferme  le  gage  du  salut  que  Dieu  destine  à  la 
race  de  Jacob  ;  mais  il  s'enveloppe  de  menaces  pour 
le  présent,  parce  que  le  roi  de  Juda  ne  s'est  pas 
montré  digne  du  secours  divin,  qui  Jui  était  offert 
immédialemenl  pour  prix  de  sa  foi  en  la  parole  di- 
vine. 

Le  terme  employé  par  le  prophète,  PINi  s'entend 
ordinairement  d'un  signe  miraculeux,  voir  Ex.,  vu, 
3;  /i.,  XXXVIII,  7.8.22;  et  c'est  bien  ce  que  le  pro- 
phète proposait  de  par  Dieu,  en  parlant  d'un  signe 
dans  les  profondeurs  ou  dans  les  hauteurs.  Le  signe 
s'accomplira  pour  la  maison  de  David,  qui  a  reçu  les 
promesses  divines  et  ne  sera  point  frustrée  ;  le  pro- 
phète ne  dit  pas  qu'il  s'accomplira  pour  Achaz.  En 
quoi  il  consistera,  c'est  ce  qu'il  faut  renoncera  com- 
prendre, à  moins  d'admettre  qu'il  s'agit  de  la  mater- 
nité d'une  vierge,  car  le  contexte  ne  renferme  pas 
d'autre  élément  merveilleux.  Les  Septante  se  portè- 
rent d'eux-mêmes  à  cette  interprétation,  qui  est  de- 
meurée celle  de  la  tradition  chrétienne  :  ce  n'est  pas 
en  vain  qu'au  troisième  siècle  avant  notre  ère,  à 
l'abri  de  toute  influence  perturbatrice,  ils  rendirent 

l'hébreu  HD?!^  P^'"  '^  grec  T.rj.ç/thi-.,,  version  non 
équivoque  pour  laquelle  les  Pères  durent  combattre 
contre  la  nouvelle  exégèse  juive  des  Aquila  et  des 
Symmaque,     qui   voulait   lui    substituer    un   terme 

moins  expressif,  v-:5vi;.  En  soi,  le  mot  hébreu  nîD'i'i^ 
n'olïre  pas  un    sens  aussi  nettement  tranché  que  le 

mot  n'^in^i  lui  désigne  toujours  et  nécessairement 
une  vierge.  C'est  proprement  une  jeune  fille.  Mais 
le  dépouillement  de  tous  les  exemples  connus  con- 
firme la  traduction  des  Septante.  Au  terme  d'une 
élude  très  précise  sur  Le  sens  de  'Almah  en  hébreu, 
d'après  les  données  sémitiques  et  bibliques,  dans 
Recherches  de  science  religeuse,t.  I,p.  168,  Paris,  1910, 
M.  J.  Calés  écrit:  «  En  résumé,  'Almah  en  hébreu, 
comme  dans  les  langues  sœurs,  signifie  proprement 
jeune  fille.  Le  sens  de  vierge  y  est  normalement  in- 
clus et  peut  devenir  la  traduction  la  plus  exacte.  Les 
autres  acceptions  sont  sinon  abusives,  au  moins 
adventices,  et  l'on  n'a  i)as  le  droit  de  les  présumer. 
Et  donc   il  est  tout   à  fait  inexact,  dans  un  lexique 


121 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


122 


surtout,  de  traduire  par  jeune  femme,  surtout  en 
ajoutant  :  mariée  ou  non.  »  (Voici  les  exemples  bi- 
bliques :  Gen.,  XXIV,  43,  Rébecca,  cf.  ibid.,  i6; 
Ex.,  u,  8,  jeune  sœur  de  Moïse;  Ps.  lxvii  (lxviii),  26, 
joueuses  de  tambourin  :  doivent  être  présumées 
vierges,  d'après  la  comparaison  avec  /er.,  xxxi,  3  et 
ludic,  XI,  34  ;  Cant.,  i,  3  ;  vi,  8  :  désigne  des  vierges, 
d'après  l'antithèse  avec  les  reines  et  les  concubines  ; 
Ps.  XLv,  I  ;  1  Citron.,  xv,  30  :  jeunes  chanteuses, 
même  jugement  que  pour  Ps.  Lxvii  (lxviii),  26  ; 
Proi'.  XXX,  18.19  :  texte  d'exégèse  dillicile,  mais  qui 
ne  fonde  aucune  présomption  contraire  aux  conclu- 
sions précédentes.) 

Aux  termes  de  la  prophétie,  la  jeune  mère  est 
destinée  à  nommer  l'enfant,  contrairement  à  l'usage 
qui  réservait  ce  droit  au  père  :  autre  indice  d'une 
maternité   qui   sort   du  commun.  Quant  au  nom  de 

l'enfant,  il  est  très  remarquable  :  7X  "13Di^>  Dieu 
avec  nous.  Ce  nom  est  évidemment  plein  de  sens. 
Vouloir  y  trouver  l'allirmalion  expresse  du  mystère 
de  l'Incarnation,  serait  excessif:  l'analogie  des  noms 
bibliques,  même  des  noms  imposés  par  Uieu,  ne 
nous  autorise  pas  à  presser  ainsi  celui-là.  Mais,  le 
mystère  étant  supposé,  qui  n'admirerait  la  singu- 
lière aptitude  de  ce  nom  à  traduire,  soit  la  présence 
physique  du  Verbe  incarné  parmi  les  enfants  des 
hommes,  soit  sa  présence  morale  parmi  ceux  qui 
recueilleront  l'héritage  du  salut?  Quant  à  la  mater- 
nité virginale,  fait  d'expérience  pour  la  vierge  elle- 
même,  elle  ne  saurait  être,  pour  toute  autre  per- 
sonne, qu'objet  de  foi  ;  c'est  à  ce  titre  qu'elle  pren- 
dra, au  regard  des  générations  à  venir,  une  valeur 
de  signe. 

L'oracle  s'afîhève  en  menace:  avant  la  naissance 
de  l'enfant,  la  terre  de  Juda  sera  désolée  ;  elle  n'of- 
frira au  nouveau-né  qu'une  nourriture  précaire.  [,a 
peinture  de  la  détresse  physique  de  Juda,  lors  de  la 
prochaine  invasion  assyrienne,  et  celle  de  la  détresse 
morale  du  monde  à  la  naissance  de  l'Emmanuel,  se 
confondent  à  l'arrière-plan  de  la  prophétie. 

Au  premier  plan,  se  détache  le  groupe  sauveur, 
comprenant  la  Vierge  inère  et  1  Emmanuel.  Comme 
dans  le  protévangile,  une  femme  est  associée  à  l'reu- 
vre  du  salut;  mais  l'image  se  précise  :  aux  dons  de 
la  maternité,  cette  femme  alliera  les  gloires  de  la  vir- 
ginité. 

L'oracle  de  l'Emmanuel  reprend  et  développe,  à 
l'intention  du  peuple  élu,  le  dessein  manifesté  par 
Dieu  dans  l'Eden  :  il  annonce  distinctement  la  venue 
de  Dieu  au  milieu  des  siens  et  la  vocation  de  tous 
les  hommes  au  salut  par  la  foi  au  Clirisl;  car  l'Em- 
manuel ne  viendra  pas  seulement  pour  Juda,  mais 
encore  pour  Israël  et  pour  la  Syrie  (i5-i6)  :  l'univer- 
salité des  promesses  messianiques  est  un  des  traits 
saillants  de  la  prophétie  d'Isaïe.  Signe  de  salut  pour 
les  croyants,  en  même  temps  que  pierre  de  scandale 
pour  les  incroyants,  l'Emmanuel  réunira  les  restes 
dispersés  d'Israël  (Is.,  viii,  8-10;  i3i5  ;  l'elfusion  de 
la  grâce  divine  sera  une  gloire  pour  la  mère  de  l'Em- 
manuel. C'est  ce  que  le  prophète  annonce  encore 
dans  un  autre  oracle  que  toute  l'antiquité  chrétienne 
a  rapporté  à  la  maternité  de  Marie;  /s.,  xi,  i  sqq. 

Un  rameau  sortira  de  la  tige  de  Jessé, 

un  rejeton  poussera  de  ses  racines  ; 
Sur  lui  reposera  l'Esprit  de  lahvé, 

Esprit  de  sagesse  et  d'intelligence, 
Esprit  de  conseil  et  de  foi-ce, 

Esprit  de  connaissance  et  de  crainte  de  lahvé. 

En  ce  jour-là,  c'est  le  [rejeton  de]  la  tige  de  -lessé 

qui  se  lève  comme  un  étendard  pour  les  peuples  ; 

C  est  lui  (pie  les  nations  chercheront 
et  sa  demeure  sera  glorieuse. 


A  suivre  de  près  la  vulgate,  on  distinguera  ici,  du 
rameau  sorti  de  la  tige  de  Jessé,  la  /leur  sortie  de  ce 
rameau;  et,  avec  saint  Jkrômk.  In  Is.,  1.  IV,  P.  L., 
XXIV,  i44,  on  dira  que  la  (leur  ligure  l'Emmanuel,  et 
le  rameau  la  mère  de  l'Emmanuel.  Cependant  il  est 
douteux  que  le  texte  hébraïque  suggère  cette  dis- 
tinction :  plus  vraisemblablement,  le  prophète  a  em- 
ployé deux  termes  à  peu  près  synonymes,  qui  tous 
deux  désignent  l'Emmanuel  en  personne.  Cela  sup- 
posé, le  rôle  de  la  nière  de  l'Emmanuel  est  simple- 
ment compris  dans  le  rôle  collectif  de  la  tige  de 
Jessé. 

Sur  la  prophétie  de  l'Emmanuel,  voir  surtout 
A.  CoNDAMiN,  Le  livre  d'Isaïe,  p.  ôg-'jS;  J.  Corluy, 
Spicilegium,  t.  I,  p.  Sg^-^ai  ;  A.  Duhand,  dans  l'Uni- 
versité catholique  (Lyon),  juin  1899. 

Parmi  les  protestants,  A.  B.Davidson,  art.  Imma- 
nuel, dans  fl.  S.  de  Hastings.  — F.P.  Badham,  article 
dans  Tlie  Academy,  8  juin  1896,  p.  486-487  (recherche, 
d'après  les  sources  rabbiniques,  dans  quelle  mesure 
les  Juifs  avaient  le  pressentiment  d'une  naissance 
miraculeuse  de  Messie). 

Mich.,  V,  2.  3.  —  Contemporain  d'Isaïe,  le  prophète 
Michée  célèbre  à  son  tour  la  maternité  promise  : 

Mais  toi,  Bethléem  d'Eidirala,  petit  quant  k  ton  rang 
parmi  les  clans  de  Juda,  de  toi  me  proviendra  [un  pi  ince] 
souverain  en  Israël,  et  ses  origines  [dateront]  de  l'Sge 
antique,  des  jours  du  lointain  passé.  [lahvé]  les  livrera 
donc  jusqu'au  temps  où  celle  qui  doit  enfanter,  enfan- 
tera. . . 

Pas  plus  qu'Isaïe,  Michée  ne  mentionne  le  père  de 
ce  prince  à  venir;  mais  il  indique  en  termes  voilés 
son  origine  surnaturelle  qui  devance  tous  les  temps, 
et  fait  dater  le  commencement  du  salut  du  jour  où 
la  mère  enfantera.  En  attendant  cette  heure,  lahvé 
laissera  libre  cours  à  sa  justice. 

1er.,  XXXI,  20-22.  —  Ce  texte  est  communément 
appliqué  à  Marie  par  les  interprètes  modernes,  qui 
croient  y  lire  la  même  intention  divine  déjà  expri- 
mée par  Isaïe  :  instruire  les  enfants  d'Israël,  par 
l'épreuve,  jusqu'au  jour  de  la  miséricorde.  Ce  jour- 
là,  un  enfant  sera  conçu  :  on  nous  le  promet  en  ter- 
mes d'une  majesté  singulière;  manifestement  il  ne 
s'agit  pas  d'une  conceplion  comme  les  autres,  mais 
d'un  acte  extraordinaire  de  la  puissance  divine, 
principe  d'un  ordre  de  choses  nouveau. 

Plante  tes  signaux 

Dresse  tes  pieux  ; 

Tourne  ton  cœur  vers  la  route 

Vers  le  chemin  par  lequel  tu  es  venue  ; 

Reviens,  vierge  d'Israël, 

PiCviens  ici  vers  tes  villes. 

Jusques  à  quand  seras-lu  hésitante, 

Fille  égarée  ? 

Car  lahvé  crée  une  nouveauté  sur  la  terre  : 

Une  femme  entourera  un  homme  fort. 

(Traduction  de  R.  M.  de  la  Broise, 
La  Sainte    Vierge,  p.   lH.) 

Il  faut  avouer  que  cette  exégèse  ne  va  pas  sans  de 
réelles  difficultés.  La  version  des  Septante  ne  pré- 
sente pas  d'allusion  perceptible  à  la  maternité  de 
Marie.  L'allusion  est  inconnue  des  Pères  grecs  (qui 
dépendent  de  la  version  des  Septante),  des  Pères 
syriaques,  et  des  Pères  latins,  sauf  saint  Jérôme. 
Saint  Atuanase,  qui  s'attache  ici  à  la  version  d'Aquila, 
applique  à  Marie  les  mots  :  «  Le  Seigneur  a  fait  une 
chose  nouvelle  dans  la  femme  »,  Eztits  Kjptm  xxniv 
'fj  Tf,  6ri'i.i.irj..  Expos,  fidei,  m,  P.  G.,  XXV,  2o5  A  ; 
Sermo  maiur  de  fide,  xxii,  P.  G.,  XXVI,  1276  A. 
Cette  versionsupposemanifestement  un  texte  hébraï- 
que différent  du  nôtre.    Saint   Epurem    interprète  : 


123 


MARIE,  MÈRE  DE  DIEU 


124 


Creayit  Doniinus  novum  in  terra:  femina  amplexahi- 
tur  firiirn  suum;  yel  quia  Synttgoga  idula  derelictura 
erat  et  adhaesura  uni  Deo  :  \'el  terrain  ipsam  ludaeae 
désignât  siios  coinplexurani  habitatores  posiliminio 
redeuntes.  Opéra  syriaca,  éd.  Roraae,  1740,  t.  II, 
p.  i4iE.  Saint  Jérôme  traduit  :  Creavit  ûominux 
noyum  super  terrant  :  femina  circunidabit  firuni.  Voir 
son  commentaire  In  leremiam,  P.  L.,  XXIV,  880. 
Cette  version  rend  exactement  notre  texte  hébraïque. 
Mais  il  demeure  difficile  de  reconnaître  dans  fe- 
mina la  Vierge,  dans  circunidabit  l'idée  de  gros- 
sesse, dans  liruni  le  Messie.  Aussi  plusieurs  exé- 
gêtes  catholiques  modernes  suivent  d'autres  voies, 
dont  une,  déjà  indiquée  par  saint  Eplirem,  s'accor- 
derait bien  avec  le  texte  et  le  contexte  :  il  s'agirait 
d'Israël  et  de  son  retour  à  Dieu.  Voir  Houbiuant, 
Biblia  hehraica  cuni  notis  criticis,  Parisiis,  1753; 
Reinke, dans  Theologische  Quartalschrift,i8bi,p.bo(j- 
563;  CoNDAMiN,  l{e\'ue  Biblique,  1897,  p.  396-404. 

La  traduction  que  nous  avons  citée,  faite  sur 
l'hébreu,  est  conforme  au  sens  général  de  la  vulgate, 
que  recommande  l'interprétation  commune  des  exé- 
gètes  catlioliques  latins  depuis  le  Moyen-.lge.  Celte 
interprétation  s'impose  à  l'attention,  sinon  tout  à  fait 
à  l'adliésion.  Cf.  Knabenisaukr,  in  li.  l. 

Jusqu'ici,  nous  nous  sommes  bornés  aux  textes  qui 
peuvent  s'entendre  de  la  Vierge  mère,  au  sens  littéral. 
Beaucoup  plus  longue  est  la  liste  de  ceux  que  les 
Pères  lui  ont  appliqués  au  sens  typique  et  de  ceux 
que  l'Ey  lise,  dans  sa  liturgie,  emploie  au  sens  accom- 
modatice  pour  célébrer  la  nouvelle  Eve.  Donnons 
quelques  brèves  indications  sur  un  sujet  inlini. 

Parmi  les  ligures  à  l'A.  T.,  applicables  à  la  Vierge, 
on  peut  signaler  : 

Gen.,  i4-22,  l'arche  de  Noé,  qui  porte  le  salut  du 
monde.  —  Cf.  S.  Proclus  de  Co.vstantinople,  Or., 
VII,  3  (fn  Sancta  Tlieophania).  P.  G.,  LXV,  760;  saint 
Ephrem,  Oratio  ad  Deiparam,  0pp.  Graeca,  t.  111, 
p.  629  D;  HÉsYCHius'DE  Jérusalem,  Oratio  de  laudi- 
bus  Deiparae,  P.  G.,  XCIIl,  i46i  B. 

Exod.,  III,  2,  le  buisson  ardent,  image  d'une  virgi- 
nité incorruptible.  —  Cf.  S.  Ephrem,  Opp.  Svr.,  t.  III, 
6o5  D  ;  Opp.  Graec,  III,  676  D;  S.  Théodote  d'ÂN- 
CYRK,  Honi.  Il,  a  (M  Salyatoris  nativitatem),  P.  G., 
LXXVII,  1872  B. 

£x<«/.,  XXV,  lo-ii,  l'arche  d'alliance. — S.  Cyrillk 
d'Alexandrie,  De  adoratione  in  spiritu  et  veritate., 
1.  IX,  P.  G.,  LXVIII,  597. 

ladic,  VI,  37,  la  toison  de  Gédéon,  qui  recueille 
toute  la  rosée  du  ciel.  —  S.  Augustin,  In.  Ps.  lxxi, 
Enarr.,  9,  P.  L.  XXXVII,  907;  S.  Proclus,  Or.,  vi,  17 
{De  laudibus  Mariae),  P.  G.,  LXV,  766  D. 

Ps.  xLiv,  l'épo\ise  du  roi.  —  S.  Athanask,  Ep.  ad. 
Marcellinam  de  interpretatione Psalniorum,  vi,  P.  G., 
XXVI,  16B. 

Ps.  xlv,  5,  le  tabernacle  de  Dieu.  —  S.  Grégoire 
DB  Nazianze,  Carmina,  1.  Il,  s.  11,  viii,  Ad  A'emesium, 
p.  180-184,  i^.  G.,  XXXVII,  i565A;  Venantius  FoR- 
TUNATUS,  Miscellanea,  vm,  vi,  P.  L.,  LXXXVIII,  268. 

Ps.  Lxxxvi,  3-5,  la  cité  de  Dieu.  —  S.  Ephrem, 
Oratio  ad  Deiparani,  Opp.  Gr.,  t.  III,  529  F. 

Ez.,  xLiv,  I.  2.  —  Entre  les  ligures  de  l'Ancien 
Testament,  celle-ci  mérite  une  place  à  part.  Dans  sa 
description  du  temple  céleste,  le  prophète  Ezéchiel 
a  un  trait  mystérieux  : 

lalivé  me  fit  venir  du  côté  du  portique  extérieur  de  la 
maison  qiù  re|<ardait  l'Orient  ;  il  était  fei-jné.  Et  lalivé 
me  dit  :  Ce  portique  sera  fermé:  il  ne  s'ouvrira  point,  et 
personne  n'entrera  par  ce  portique;  car  lahvé,  le  Dieu 
d'Israël,  est  entré  par  là. 

Le  temple  décrit  par  Ezéchiel  est  l'Eglise;  la  nuée 
qui  remplit  le  temple,  ligure  le  Messie.  Elle  pénètre 


par  la  porte  orientale,  car  le  salut  vient  de  l'Orient, 
selon  Is.,  XLi,  2  ;  Bar.,  iv,  36;  v,  5.  Jésus,  qu'une 
étoile  d'Orient  doit  révéler  aux  Mages,  pénètre  dans 
le  sein  de  Marie.  II  n'aura  point  de  frères  selon  la 
nature,  mais  bien  d'innombrables  frères  selon  la 
grâce.  Dans  cette  porte  close,  des  Pères  ont  reconnu 
le  sein  virginal  de  Marie,  Le  fait  est  que  le  texte 
d'Ezéchielne  présente  aucun  autre  symbolisme  plau- 
sible. Et  de  la  sorte,  il  complète  la  série  des  oracles 
d'Isaie,  de  Michée,  de  Jérémie,  par  un  trait  descriptif 
applicable  à  la  maternité  singulière  de  Marie.  Les 
auteurs  du  N.  T.  n'ont  pas  relevé  ce  trait  :  il  leur 
suffisait  d'affirmer  le  miracle  de  la  Conception  virgi- 
nale, pour  mettre  à  son  rang,  dans  la  vénération  des 
lidèles,  la  mère  de  Jésus.  Mais  la  pensée  chrétienne, 
s'emparant  de  cette  donnée,  a  fait  ressortir  toutes 
les  convenances  du  mystère  et  découvert  dans  l'A. T. 
des  anticipations  propres  à  en  rehausser  la  majesté. 
L'interprétation  que  nous  venons  de  signaler  se  ren- 
contre en  saint  Ambhoise,  De  instituiiune  virginis, 
vm,  5a,  P.  L.,  XVI,  820  A.  Il  y  appuie  l'assertion  de 
la  virginité  de  Marie,  inviolable  dans  l'enfantement 
aussi  bien  que  dans  la  conception  de  son  Fils.  Sans 
prendre  la  peine  de  se  référer  à  saint  Ambroise,  saint 
Jérôme  la  fait  sienne,  et  la  mentionne  plusieurs  fois 
comme  une  opinion  reçue:  Ep.,  XLviii,  21,  Ad  Pam- 
mach.,  P.  L.,  XXII,  5io;  In  Ezecli.,  I.  XIH,  P.  L., 
XXV,  43o  AB;  Dial.  ady .  Pelagianos,  II,  iv,  P.  L., 
XXIII,  538  C.  On  pourrait  apporter  beaucoup  d'au- 
tres autorités,  par  exemple  celle  des  Testimonia  ady. 
Graecos,  attribués  quelquefois  à  saint  Grégoire  de 
Nysse,  m,  P.  G.,  XLVl,  209  A.  Quiconque  admet 
l'unité  du  plan  divin  et  reconnaît  dans  l'Ancien  Tes- 
tament une  ébauche  du  Nouveau,  sera  disposé  à 
faire,  en  pareille  matière,  crédit  aux  Pères  de  l'Eglise 
et  à  penser  que  les  harmonies  qu'ils  ont  cru  décou- 
vrir ne  sont  pas  imaginations  vaines,  mais  répon- 
dent à  de  réelles  intentions  de  l'Esprit  saint. 

Souvent  aussi,  les  Hères  ont  signalé  la  figure  de 
Marie  dans  quelques-unes  des  femmes  de  l'Ancien 
Testament;  telles  : 

Sara,  l'épouse  d'Abraham,  longtemps  stérile  et 
merveilleusement  féconde.  —  Saint  Ambroise,  De 
institutiune  virginis,  v,  33,  P.  L.,  XVI,  3i3B. 

Marie,  scieur  de  Moise,  associée  à  l'œuvre  du 
législateur.  Exod.,  xv,  :iO-23.  —  Saint  Ambroise,  De 
institulione  virginis,  v,  34,  P.  I..,  XVI,  3i4  A. 

Les  héroïnes  du  peuple  de  Dieu  :  Debbora. 

Judith. 

Esther,  la  reine  toute-puissante  par  sa  prière. 

L'Eglise  a  suivi  les  Pères  dans  la  voie  de  ces  appli- 
cations. 

L'exploitation  liturgique  de  certains  textes  scrip- 
turaires,  en  l'honneur  de  la  Mère  de  Dieu,  s'inspire 
de  raisons  particulières. 

Il  existe  surtout  deux  catégories  de  textes  de 
l'A.  T.,  que  l'Eglise  se  plait  à  détourner  de  leur  sens 
primitif  pour  les  ajipliquer  à  Marie  :  ce  sont  les 
textes  sapientiaux  relatifs  à  la  Sagesse  incréée,  et 
les  textes  relatifs  à  l'Epouse  du  Cantique.  Les  clercs 
habitués  à  l'Office  divin  et  les  fidèles  qui  récitent  le 
petit  Office  de  la  Sainte  Vierge  goûtent  souvent  le 
charme  mystique  de  ces  applications,  sans  en  con- 
naître le  fondement  précis.  Nous  devons  en  rendre 
raison. 

Les  livres  sapientiaux  nous  montrent  la  pensée 
divine  à  l'œuvre  avant  toute  création,  concevant 
le  dessein  des  grandes  choses  que  Dieu  devait  réa- 
liser pour  sa  gloire.  Ils  la  montrent  encore  à  l'œuvre 
dans  l'acte  même  de  la  création,  ouvrière  d'ordre  et  de 
beauté,  condescendant  sans  s'amoindrir,  s'abaissant 
au  particulier,  s'insérant  pour  ainsi  dire  dans  le  dé- 
tail des  réalisations  divines  et  se  jouant  parmi  les 


125 


MARIE,  MÈRE  DE  DIEU 


126 


créatures.  Or  la  j)ensée  divine,  le  Verbe  divin  —  car 
c'est  tout  un  —  devait  s'incarner  alin  de  poursuivre, 
sous  une  forme  humaine,  l'accomplissement  des 
mêmes  desseins  de  munilicence  et  de  miséricorde.  Il 
était  donc  naturel  de  rapporter  à  la  i)ersonne  du 
Verlie  incarné  les  mêmes  textes  de  l'Ecriture,  d'au- 
tant que  l'Incarnation  n'est  que  le  prolongement  du 
même  plan  primitif,  avec  les  modalités  nouvelles 
appelées  par  la  désobéissance  de  l'homme,  avec  le 
redresse  nent  du  désordre  et  la  restauration  de  l'hu- 
manité déchue.  C'est  ce  qu'ont  parfaitement  compris 
les  Pères  les  plus  anciens,  comme  un  saint  Justin, 
dès  le  milieu  du  deuxième  siècle.  Retraçant  la  car- 
rière du  Verbe  divin,  ils  ont  coutume  d'en  marquer 
la  première  étape  avant  tous  les  temps  au  sein  de 
Dieu,  et  pour  cela  recourent  aux  livres  sapientiaux; 
après  qui)i  ils  montrent,  écrite  d'avance  par  les  pro- 
pliètes,  l'iiistoire  du  salut  messianique,  l'Incarnation 
et  la  Rédemption. 

Mais,  d'autre  part,  Marie  tient  de  plus  près  que 
toute  pure  créature,  soit  à  la  pensée  divine,  dont  elle 
est  le  chef-d'œuvre,  soit  en  particulier  au  dessein  de 
l'Incarnation  et  de  la  Rédemption,  dont  elle  est, 
aiuès  Jésus,  linsU'ument.  A  ce  double  titre,  elle 
occupa,  plus  que  toute  créature,  avant  tous  les 
temps,  la  pensée  féconde  de  Dieu;  dans  toutes  les 
perspectives  qui  s'ouvrent  sur  la  carrière  du  Verbe 
incarné,  Marie  est  au  premier  plan. 

C'est  pourquoi  l'Eglise  se  croit  autorisée  à  opérer 
l'adaptation  à  Marie  des  textes  qui,  selon  leur  sens 
littéral,  ne  conviennent  qu'à  Jésus.  Si  étroite  est,  à 
ses  yeux,  l'union  entre  le  Fils  et  la  Mère,  qu'elle  ne 
craint  pas  de  décerner  à  l'un  et  à  l'autre  une  même 
louange.  Pour  le  premier  nocturne  des  fêtes  de  la 
Sainte  Vierge,  elle  recourt  à  ces  chapitres  viii"  et  ix' 
des  Proverbes,  qui  visent  immédiatement  la  Créa- 
tion et  la  Providence  : 

Le  Seigneur  m'a  produite  en  tète  de  sa  voie, 

avant  ses  «vuvres,  jadis. 

Dès  réteniilé  j'ai  été  fondée, 

dés  le  principe,  avant  l'origine  de  la  terre. 

AvanL  que  les  abîmes  fussent,  je  suis  née, 

avant  que  fussent  les  sources  chargées  d'eaux. 

Avant  que  les  montagnes  fussent  fondées, 

avant  les  collines,  je  suis  née, 

Alors  qu'il  n'avait  point  fait  la  terre  ni  les  champs 

ni  le  premier  grain  de  la  poussière  du  monde  ; 

Quand  il  établit  les  cieui,  j'étais  là, 

quand  il  traça  un  cercle  sur  la  face  de  l'abîme, 

Quand  il  amassa  les   nuages  en  haut 

et  dompta  les  sources  de  l'abîme. 

Quand  il  iixa  des  bornes  à  la  mer, 

et  les  eaux  ne  transgresseront  pas  son  ordre  ; 

Quand  il  affermit  les  fondements  de  la  terre, 

J'étais  près  de  lui  comme  un  enfant, 

j'étais  ses  délices  chaque  jour, 

jouant  devant  sa  face  en  tout  temps, 

Jouant  sur  le  globe  de  ht  terre. 

et  mes  délices  [sont]  avec  les  iils  de  l'homme. 

Et  maintenant,  mes  fils,  écoutez-moi, 

et  heureux  ceux  qui  gardent  mes  voies  ! 

Ecoutez  mon  avis,  soyez  sages, 

gardez-vous  de  les  rejeter. 

Heureux  l'homme  qui  m'écoute, 

veillant  à  ma  porte  chaque  jour, 

attentif  au  seuil  de  ma  demeure. 

Car  qui  me  trouve,  trouve  !a  vie 

et  obtient  grâce  de  lahvé. 

Les  leçons  du  petit  Ollfce  de  la  Sainte  Vierge  sont 
prises  du  chapitre  xxiv  de  l'Ecclésiastique,  où  l'on 
retrouve  des  développements  très  semblables  : 

Je  suis  sortie  de  la  bouche  du  Très  haut, 
et  comme  une  nuée,  j'ai  couvert  la  terre. 
J'ai  fixé  ma  tonte  sur  les  hauteurs; 
mon  trône  est  sur  une  colonne  de  nuée 


J'ai  parcouru  seule  la  voûte  du  ciel 

et  me  suis  promenée  au  fond  des  abîmes. 

Sur  les  ilôts  de  la  mer  et  sur  toute  la  terre, 

sur  tout  peujtle  et  toute  nation,  j'ai  dominé. 

Partout  j  ai  cherché  mon  repos 

et  l'héritage  où  je  devais  faire  mon  séjour. 

Alors  le  Créateur  de  toutes  choses  rac  commanda, 

mon  Créateur  ht  reposer  ma  tente 

Et  dît  :  Fixe  ta  tente  en  Jacob, 

sois  héritière  en  Israël. 

Avant  les  temps,  dès  le  principe,  il  m'a  formée 

et  jusqu  à  1  éternité  je  ne  cesserai  pas  d'être. 

Dans  le  tabernacle  saint,  devant  sa  face,  je  l'ai  servi. 

Anisije  fus  affermie  en  Sion  ; 

dans  la  ville  chérie,  il  m'a  fait  aussi  reposer, 

et  Jérusalem  est  ma  puissance. 

J  ai  pris  racine  dans  le  peuple  honoré  [de  Dieu], 

dans  la  jiart  de  Dieu,  [dans]  son  héritage. 

Je  me  suis  élevée  comme  un  cèdre  au  Liban, 

comme  un  cy[irès  sur  les  monts  d'ilermon  ; 

Je  me  suis  élevée  comme  un  palmier  à  Engaddi, 

comme  des  rosiers  à  Jéricho, 

Gomme  un  bel  olivier  dans  la  planie  ; 

je  me  suis  élevée  comme  un  platane; 

Comme  lecinn.'uneetle  baumeodorantj'ai  répandu  un  parfum, 

comme  une  myrrhe  choisie  j'ai  exhale  une  suave  odeur. 

Comme  le  galbanum,  l'onyx,  la  stacLé, 

comme  une  vapeur  d  encens  dans  le  tabernacle. 

Comme  un  térebinthe  j'ai  étendu  mes  rameaux, 

mes  rameaux  sont  des  rameaux  de  gloire  ot  de  grâce. 

Comme  une  vigne,  j'ai  fleuri  en  grâce 

et  mes  fleurs  sont  des  fruits  d'honneur  et  de  richesse. 

Je  suis  la  mère  du  bel  amour, 

de  la  crainte,  de  la  science,  de  la  sainte  espérance, 

\'enez  à  moi,  vous  qui  me  désirez, 
rassasiez-vous  de  mes  fruits. 
Car  mon  souvenir  est  plus  doux  que  le  miel, 
mon  héritage  plus  que  le  rayon  de  miel 
Ceux  qui  me  mangent  auront  encore  faim, 
ceux  qui  me  boivent  auront  encore  soif. 
Celui  qui  m'obéît  ne  sera  pas  confondu, 
ceux  qui  travaillent  avec  moi  ne  pécheront  pas. 

Ainsi  la  mère  du  Verbe  nous  est-elle  montrée  fruc- 
tifiant pour  Dieu. 

Les  emprunts  faits  par  la  liturgie  mariale  au  Can- 
tique des  cantiques  n'ont  pas  moins  de  charme  ; 
ils  se  justifient  par  des  considérations  un  peu  diffé- 
rentes. 

Sous  le  voile  de  l'allégorie,  l'exégèse  chrétienne  a, 
de  tout  temps,  reconnu  dans  l'Epouse  du  Cantique 
l'Eglise  épouse  du  Christ,  ou  encore  l'àme  attirée  à 
l'amour  divin.  Que  l'on  s'attache  à  l'une  ou  à  l'autre 
de  ces  interprétations,  on  y  trouvera  place  pour 
Marie,  et  une  place  éminente.  Car  Marie  est,  dans 
l'Eglise,  l'élément  le  plus  saint,  le  plus  tendrement 
uni  à  Dieu,  Elle  est  encore,  entre  toutes  les  âmes 
éprises  de  Dieu,  la  plus  aimante.  Donc,  à  ce  double 
titre,  elle  réalise,  avec  une  perfection  unique,  le  per- 
sonnage de  l'Epouse.  Dès  le  troisième  siècle,  saint 
HiPHOLYTE  indique  ceci  d'un  trait  (voirn'ALÈs,  Théo- 
logie de  saint  Hippolyie,  p.  128);  au  quatrième  siè- 
cle, saint  Grégoire  de  Nysse,  saint  Epiphane,  saint 
Ambroise,  y  reviennent  à  maintes  reprises.  «  Ils  la 
reconnaissent  dans  le  jardin  fermé,  dans  la  fontaine 
scellée,  etc.  Mais  il  faut  arriver  au  douzième  siècle 
pour  rencontrer  des  ouvrages  où  le  livre  entier  soit 
interprété  de  la  Mère  de  Dieu.  A  partir  de  cette  épo- 
que, les  interprétations  de  ce  genre  sont  nombreuses. 
On  en  trouve  même  chez  les  Grecs  ;  par  exemple, 
celle  de  Matthieu  Cantacuzène,  au  xive  siècle,  »  (Ter- 
rien,/.a  jl/ère  t/e/^/e  h, //i  jUère  des  hommes, i.  I,p.i83, 
note  3).  A  vrai  dire,  cette  application  continue  du 
Cantique  à  la  Mère  de  Dieu,  que  l'auteur  n'avait  pas 
distinctement  en  vue,  ne  va  pas  sans  quelque  chose 
d'artificiel;  mais  on  ne  peut  contester  le  bon  droit 
de    cette    exégèse,  restreinte   à  des   traits    choisis. 


127 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


128 


Ainsi  l'Eglise  emprunte  volontiers  cette  strophe 
pour  célébrer  les  amours  de  l'Esprit  divin  et  de  la 
Vierge  (Canl.,  iv,  8-12)  : 

Avec  moi,  du  Liban,  ^mon)  épouse, 

avec  moi,  du  Liban  ; 

tu  viens,  Lu  t'avances 

du  sommet  de  l'Amana, 

du  sommet  du  Sanir  et  de  l'Hermon, 

des  repaires  des  lions, 

des  monts  des  léopards. 
Tu  me  ravis  le  cœur,  ma  sœur,  (mon)  épouse, 

tu  me  ravis  le  cœur  par  un  seul  de  tes  regards, 

par  une  seule  des  perles  de  ton  collier. 
Que  tos  amours  sont  agréables,  ma  sœur,  (mon)  épouse. 

combien  meilleures  que  le  vin  ! 

et  l'odeur  de  tes  parfums  i[ue  tous  les  baumes  ! 
Tes  lèvres  distillent  le  miel,  (mon)  épouse  ; 

sous  ta  lauf^ue  sont  miel  et  lait, 
et  le  parfum  de  tes  vêtements  est  le  parfum  de  l'encens. 
Tu   es  une  source  fermée,  ma  sœur,  (mon)  épouse, 

une  source  fermée,  une  fontaine  scellée. 
I^TninciionV.ioao'iijLeCanliquedescanliques,  Paris,  1909.) 

L'Eglise  ne  sait  pas  d'accents  plus  briilants  que 
cet  cpitlialame  inspiré  de  Dieu,  ni  de  plus  propres 
à  ravir  les  cœurs  des  hommes  vers  la  beauté  éter- 
nelle :  c'est  pourquoi  elle  ose  y  recourir,  dans  son 
impuissance  à  redire  les  prédilections  de  Dieu  pour 
la  Mère  de  son  Verbe.  Mais  ce  lyrisme  de  l'amour 
nous  a  entraînés  fort  loin  des  fondements  histori- 
ques du  culte  du  à  Marie.  Il  faut  y  revenir  en  prenant 
pied  sur  le  terrain  du  N.  T. 

Sur  la  Sagesse  ouvrière  de  Dieu,  cf.  S.  Ephrem, 
Sermo  11,  De  Nativitate  Domini,  0pp.  Syr.,  II,  Itob; 
Sermo,  0pp.  Graeca,  II,  275-396;  S.  Léon  le  Grand, 
Ep.  XXVIII  (alias  xxiv)  2,  Ad  Flaiianum  Cptanuni, 
P.  L.,  LIV,  763 A;  Ep.  xxxi  (alias  xxvii),  Ad  Pulclie- 
riam  Augustam,  ihid.,  791  A;  Sermo  xxv  (/n  Nalii'. 
Domini,  v),  2,  ibid.,  209  A.  —  Cf.  R.  M.  de  la  Bkoise, 
La  Sainte  Vierge,  p.  2-5;  19-28. 

Sur  l'Epouse  du  Cantique,  voir  Saint  Ambroise,  Jn 
Ps.  cxviii,  passim,  P.  L.,  XV;  De  institutione  virgi- 
nis,  passim,  P.  L.,  XVI,  3o5-334  ;  Saint  ïiikodote 
d'Ancybe,  Ilom.,  VI,  11,  In  sanclam  Deiparam  et  in 
Natal.  Domini,  P.  G.,  LXXVII,  1^27;  Saint  Ephre.m, 
Orationes  ad  Deiparam,  0pp.  graec,  III,  524-552.  — 
R.  M.  de  la  Broise,  La  Sainte   Vierge,  p.  17-19. 

En  général,  sur  la  Sainte  Vierge  dans  l'Ancien 
Testament,  voir  A.  Schakfeh,  Die  Gottesmiitter  in  der 
heiligen  Sckri/t,  Miinster  in  W.,  1887;  T.  Livius,  7/ie 
blessed  Virgin  in  the  Fathers  of  the  first  six  centu- 
ries, ch.  I  et  II,  London,  iSyS. 

S°  Nouveau  Testament 

Les  récits  évangéliques  relatifs  à  l'enfance  du 
Christ  (Matt.,  i-ii;  Luc,  i-iii)  sont  la  première  et 
presque  l'unique  source  historique  touchant  la 
Vierge  mère.  Naturellement,  ces  récits  n'ont  pas 
trouvé  grâce  devant  la  critique  rationaliste.  Il  est 
vrai  que  la  tradition  littéraire  ne  les  dislingue  pas  du 
reste  de  nos  évangiles  ;  conséquemraent,  ils  devraient 
bénélicier  des  conclusions  générales  acquises  quant 
à  la  valeur  historique  de  ces  évangiles  (voir  art. 
Evangiles,  t.  I,  col.  1684-1704).  Mais  leur  contenu 
merveilleux  les  dénonce  à  l'incrédulité  comme  parti- 
culièrement inacceptables.  Rappelons  quelques-uns 
des  nombreux  efforts  tentés  pour  les  éliminer.  — 
Voir  A.  DuiiAND,  S.  J.,  /.'enfance  de  Jésus  Christ, 
d'apri:s  les  évangiles  canoniques,  Paris,  1908, 
p.  i4  sqq. 

Déjà  les  adversaires  païens  du  christianisme, 
Celsb,  Porphyre,  Julien,  traitaient  ces  récits  de  fa- 
bles. La  négation,  souvent  rééditée,  a  pris  corps  au 
dix-neuvième  siècle  sous  le  nom  de  théorie  du  mythe. 


Elle  n'a  pas  eu  d'interprète  plus  conséquent  que 
David  Frédéric  Strauss  (•}-  1874).  Dans  sa  première 
Vie  de  Jésus  (éd.,  i835),  il  entreprend  d'expliquer  la 
genèse  de  l'histoire  évangélique  par  la  collaboration 
de  deux  facteurs,  l'un  inconscient,  l'autre  conscient  : 
création  spontanée  du  sentiment  populaire,  c'est  le 
facteur  inconscient;  liction  réfléchie  des  évangélistes, 
c'est  le  facteur  conscient.  —  Folle  entreprise,  dira- 
t-on  :  le  Christ  n'est  pas  un  héros  d'Homère;  par  la 
date  de  sa  naissance,  il  appartient  au  plein  jour  de 
l'histoire.  —  Strauss  entend  l'objection;  il  va  y  ré- 
pondre; prenons  acte  de  ses  paroles.  11  admet,  dans 
sa  Vie  de  Jésus,  trad.  fr.,  1889,  t.  I,  p.  Gg,  qu'on  de- 
vrait croire  les  dogmes  chrétiens  «  s'il  était  prouvé 
que  l'histoire  biblique  a  été  écrite  par  des  témoins 
oculaires,  ou  du  moins  par  des  hommes  voisins  des 
événements  ».  Et  c'est  justement  ce  qu'il  nie. 

Fort  heureusement  pour  l'entreprise  de  Strauss,  il 
se  trouva  que,  dans  le  même  temps  où  il  recons- 
truisait l'histoire  évangélique,  Christian  Baur  et 
l'école  de  Tubingue  s'appliquaient  à  reviser  la  date 
traditionnelle  des  écrits  du  N.  T.,  et  l'abaissaient 
jusqu  au  deuxième  siècledeiiotreère.Ces  conclusions 
radicales,  après  avoir  troublé  une  ou  deux  généra- 
tions, devaient  décliner;  aujourd'hui  la  réaction  est 
complète  ;  elle  a  trouvé  des  promoteurs  parmi  les 
protestants  aussi  bien  que  parmi  les  catholiques. 
Mais  la  vogue  passagère  des  hypothèses  de  Tubingue 
avait  fourni,  en  son  temps^  des  armes  à  la  critique 
destructive  de  Strauss. 

Restait  pourtant  à  expliquer  l'éclosion,  en  pleine 
période  historique,  du  mythe  de  Jésus.  Strauss  n'est 
pas  à  court  d'hypothèses.  Le  mythe  messianique, 
dit-il,  n'était  pas  à  créer  :  il  était  dans  l'air  des  mi- 
lieux juifs.  Les  évangélistes  n'ont  eu  qu'à  l'emprun- 
ter à  leur  génération  et  à  l'appliquer  à  Jésus  de  Naza- 
reth. Ainsi  l'apparente  éclosion  mythique  n'est  que 
la  projection,  sur  une  personne  contemporaine,  des 
rêves  du  passé.  Veut-on  savoir  comment  les  choses 
se  passèrent  en  détail? 

L'histoire  évangélique  s'ouvre  sur  la  naissance 
miraculeuse  de  Jean  le  précurseur  :  réminiscence  de 
la  Bible.  Les  souvenirs  d'Isaac,  de  Samson,  de 
Samuel  et  autres  personnages  nés  dans  une  atmo- 
sphère de  miracle,  ont  fourni  la  donnée;  la  rédaction 
prétendue  de  saint  Luc  est  due  à  un  disciple  de  Jean; 
elle  ne  prouve  que  le  souci  de  rattacher  à  la  légende 
chrétienne,  alors  en  pleine  floraison,  la  grande  ligure 
du  Baptiste. 

La  généalogie  du  Christ  a  tenté  deux  évangélistes, 
saint  Matthieu  et  saint  Luc  :  témoignage  d'un  effort 
tardif  pour  relier  le  personnage  de  Jésus  à  la  pro- 
phétie messianique,  en  établissant  sa  descendance  de 
David.  Il  était  tout  indiqué  d'avoir  égard  à  l'oracle 
d'Isaie,  relatif  à  la  vierge  mère  (vu,  i4);  le  contresens 
des  Septante  suggéra  l'idée  de  la  conception  virgi- 
nale. 

Saint  Luc  mène  Marie  à  Bethléem  :  la  raison  en  est 
claire.  Il  fallait  assurera  Jésus  le  bénéfice  de  l'oracle 
de  Michce  (v,  3),  désignant  Bethléem  comme  le  lieu 
d'origine  du  Messie. 

Les  anges  apparaissent  aux  bergers  :  il  le  fallait, 
pour  amener  près  de  la  crèche  ces  héritiers  des  an- 
ciens patriarches.  David,  après  tant  d'autres,  ne  fut- 
il  pas  pasteur  de  brebis  {Ps.  lxxvii,  70,  etc...)? 

Les  bergers,  en  saint  Luc,  ont  pour  pendant  les 
mages,  en  saint  Matthieu.  Ici,  d'autres  souvenirs  bi- 
bliques interviennent  :  prophétie  de  Balaam,  suggé- 
rant l'astre  symbolique  et  évoquant  le  souvenir  des 
mages  clialdéens  ;  présents  de  l'Orient,  indiqués  par 
un  texte  d'Isaie  (lx,  5.  6). 

Le  massacre  des  Innocents  rehausse  opportuné- 
ment le  personnage  du  Nouveau-né  :  il  a  clé  composé 


129 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


130 


sur  le  modèle  de  tant  de  grands  hommes  menacés 
dès  leur  berceau;  depuis  Moïse  jusqu'à  Auguste,  en 
passant  par  Gyrus  et  par  Romulus.  D'ailleurs,  rien 
de  plus  vraisemblable  que  le  rôle  prêté  dans  cet  épi- 
sode à  Hérode  le  tyran  iduméen  connu  comme 
assassin  de  ses  proches.  L'Eg-ypte  s'oll'rait  naturel- 
lement pour  accueillir  le  fugitif;  et  puis,  ne  fallait-il 
pas  faire  venir  le  Messie  d'Egypte,  selon  l'oracle 
d'Osée  (XI,  i)? 

La  circoncision  et  la  présentation  au  temple  sont 
des  traits  fournis  —  ou  plutôt  imposés  —  par  le 
rituel  mosaïque. 

Les  cantiques  conservés  en  saint  Luc  —  Magnifi- 
cat, Benedictus,  Nunc  dimittis  —  sont  dans  le  goût 
de  l'A.  T.,  et  conformes  à  des  modèles  connus. 

Le  mot  Unal  de  saint  Matthieu,  ii,  2,3,  rappelant 
la  prophétie  relative  au  Nazaréen,  est  une  adroite  ré- 
futation du  dicton  populaire,  d'après  lequel  rien  de 
bon  ne  pouvait  venir  de  Nazareth. 

L'épisode  de  Jésus  au  temple  est  renouvelé  de  Sa- 
muel —  sinon  même  d'autres  personnages  moins  il- 
lustres :  on  peut  rapprocher,  par  exemple,  ce  que 
l'historien  JosKi'HE,  en  son  autobiographie,  il,  raconte 
de  son  précoce  génie. 

Le  procédé  de  Strauss  — car  c'est  le  cas  de  parler 
de  procédé  —  est  fort  simple,  sinon  convaincant. 
Après  lui,  on  n'a  guère  fait  mieux,  encore  que  le  pro- 
grès de  la  critique  textuelle  ait  amené  divers  auteurs 
à  présenter  des  hypothèses  plus  précises.  —  On  en 
trouvera  plusieurs  analysées  par  A.  Durand,  L'en- 
fance du  Christ,  p.  5i  sqq.  Nous  serons  nécessaire- 
ment beaucoup  plus  sommaire. 

Parmi  les  critiques  rationalistes,  les  uns  voient 
dans  l'évangile  de  l'enfance  une  mosaïque  plus  ou 
moins  compliquée  de  textes,  différents  de  date  et 
d'inspiration  ;  les  autres  reconnaissent  l'unité  litté- 
raire des  récits,  mais  s'abstiennent  de  conclure  à  la 
réalité  des  événements. 

Au  premier  groupe  appartiennent  P.  W.  Schmib- 
DBL,  auteur  de  l'article  Mary  dans  V Encyclopaedia 
Biblica  de  Cheyne  (1902),  qui  voit  dans  la  généalogie 
(Matt.,  I,  i-i'j)reml)ryondu  récit  de  saint  Matthieu  ; 
A.  Habnack,  Za  Luk.,  i,  34-35,  dans  Zeitschrift  f. 
NTliche  Wissenschaft,  1901,  p.  53-57,  afl™et  que 
tout  procède  de  Matt.,  i,  18,  26;  voit  dans  l.uc,  i, 
34-35,  un  raccord  introduit  par  l'évangélisle  dans  un 
document  judéochrétien  où  il  n'y  avait  pas  trace  de 
conception  virginale;  H.  Holtzmann,  Hand-Com- 
mentar  zum  NT.,  Die  Synoptiker,  p.  87-44.  distingue 
dans  Luc,  i-ii,  deux  documents  :  un  document  ébio- 
nite  (judéochrétien),  11,  21-52  :  c'est  le  plus  ancien; 
et  une  partie  d'idéalisation,  i-ii,  1-20,  où  s  introduit 
l'idée  de  conception  virginale  ;  H.  Usbnbr,  Geburt 
und  KindheitJesu,ZS.f.  NTliche  Wissenschaft,  igoS, 
p.  1-21. 

Au  second  groupe  appartiennent  P.  Lobstein,  Die 
Lehre  i/on  der  ubernaiurl,  Geburt  Chrisii,  i8g6  (en 
français  dans  la  Revue  de  théologie  et  de  philosophie, 
1890,  p.  3o5);  O.  Pfleiderer,  Das  Christusbild  des 
urchrisllichen  Glaubens^,  1908;  le  chanoine  anglican 
T.  K.  CuEYNE,  Bible  Probtems,  igo5;  auxquels  on 
peut  ajouter  M.  A.  Loisy.  De  temps  en  temps,  cer- 
taines conceptions  plus  inattendues  se  font  jour  ; 
c'est  ainsi  que  L.  Conrady,  Die  Quelle  der  kanonis- 
chen  Kindkeitsgeschichte  Jésus-,  Gôttingen,  1900, 
découvrait  dans  nos  évangiles  de  l'enfance  des  récits 
empruntés  au  cycle  de  la  déesse  Isis  :  la  source  com- 
mune de  ces  récits  serait  le  protéi'angile  de  Jacques, 
dont  nous  possédons  le  texte  grec,  mais  qui  aurait 
été  composé  en  hébreu,  au  début  du  ii"  siècle,  par 
un  Alexandrin,  désireux  de  populariser,  sous  les 
traits  de  la  Vierge  Marie, l'histoire  delà  déesse  égyp- 
tienne. L'auteur  resté  inconnu  qui,  sous  la  signature 

Tome  m. 


Guillaume  Herzog,  de  Lausanne,  publia  en  1907 
dans  la  Revue  d'histoire  et  de  littérature  religieuses 
une  série  d'articlesdu  rationalisme  le  plus  cru,  sur  la 
Sainte  Vierge  dans  l'histoire,  s'est  mis  en  moindres 
fraisde  nouveauté.  Il  admet  simplement  que  le  dogme 
de  la  conception  virginale  lit  son  apparition,  vers  la 
lin  du  i*'  siècle,  dans  les  chrétientés  d'origine  hellé- 
nique, sous  l'influence  de  ce  titre  de  Fils  de  Dieu, 
sous  lequel  on  aimait  à  saluer  Jésus,  et  de  la  prophé- 
tie d'lsaïe(vii,  i4),  lue  à  travers  les  Septante.  Le  pan 
théon  grec  abondait  en  fils  de  dieux:  de  cette  don 
née,  amalgamée  avec  la  prophétie  messianique,  sortit 
le  dogme  chrétien. 

Arrêtons  ici  l'énumération  des  essais  rationalistes, 
et  abordons  la  lecture  des  évangiles. 

En  réalité,  l'évangile  de  l'enfance,  selon  saint  Mat- 
thieu, est  un  bloc,  contre  lequel  seul  le  parti  pris 
peut  s'acharner.  Toutes  les  Eglises  l'ont  reçu  avec  le 
reste  de  cet  évangile  ;  les  sectes  même  l'ont  conservé. 
Les  Ebionites  faisaient  exception,  au  témoignage 
de  saint  EpiPHAKE,//fler.,  (x),  xxx,  i3-i4,jP.  G.,XL1, 
428-429.  Mais  cette  mutilation  de  l'évangile  dit 
«  hébreu  »  ne  fait  que  mettre  à  nu  l'intention  de  ces 
sectaires  judaisants,  pour  qui  Jésus  était  un  homme 
ordinaire.  D'autre  part,  l'évangile  hébreu  de  saint 
Matthieu,  que  lisaient  les  Nazaréens  de  Bérée  en 
Syrie,  possédait  les  deux  premiers  chapitres;  nous 
l'apprenons  de  saint  Jérôme,  à  qui  le  texte  de  cet 
évangile  fut  communiqué  (De  vir.  illustr.,  m,  P.  L., 
XXIU,  61 3),  et  qui  le  cite  (In  Matth.,  1.  I,  n,  5.  i5, 
P.  L.,  XXVI,  36-27).  D'"i  point  de  vue  critique, 
Matt.,  i-ii,  est  inattaquable,  au  jugement  de  Strauss, 
Vie  de  Jésus,  I,  117. 

Il  en  faut  dire  autant  de  Luc,  i-iii.  Au  deuxième 
siècle,  il  s'est  trouvé  un  hérétique  pour  arracher  ces 
pages,  qui  rendaient  un  témoignage  trop  clair  à  l'hu- 
manité du  Sauveur  :  c'est  Marcion.  En  cela,  Marcion 
n'obéissait  à  aucune  considération  de  critique  histo- 
rique, mais  au  postulat  de  son  docétisme.  De  nos 
jours,  on  a  repris  quelquefois,  sous  l'empire  de  pré- 
jugés divers,  ce  travail  de  dissection,  sans  aboutir  à 
rien  de  durable.  Et  vraiment,  au  lecteur  de  bonne  foi 
et  doué  de  sens  littéraire,  on  ne  peut  trop  conseiller, 
avant  tout,  la  lecture  de  ces  premières  pages,  écrites 
par  saint  Lue  :  l'impression  d'unité,  de  simplicité, 
d'harmonie  suave  et  pénétrante,  qui  s'en  dégage, 
prévaudra  d'ordinaire  contre  toute  autre  expérience 
philologique. 

Mais  que  penser  du  silence  de  saint  Marc  et  de 
saint  Jean  sur  les  premières  années  du  Sauveur  ? 

Le  fait  que  deux  de  nos  évangiles,  sur  quatre,  ne 
mentionnent  pas  la  conception  miraculeuse,  adonné 
prise  à  la  critique.  En  réalité,  cette  omission  ne 
constituerait  une  présomption  d'ignorance  qu'autant 
qu'il  serait  impossible  d'en  rendre  compte  par  le 
caractère  propre  de  ces  évangiles.  Or  rien  n'est 
moins  impossible. 

Saint  Marc,  rapportant  la  catéchèse  primitive, 
s'attache  aux  faits  publics  de  la  vie  du  Sauveur,  en 
vue  de  prouver  sa  mission  divine.  La  conception 
miraculeuse,  loin  de  pouvoir  être  alléguée  comme 
preuve,  a  besoin  elle-même  d'être  prouvée  :  ce 
n'était  pas  un  fait  à  mettre  en  avant.  D'autre  part, 
si  nous  demandons  à  saint  Marc  ce  qu'il  pense  de 
Jésus,  il  nous  répondra,  à  maintes  reprises,  que 
Jésus  est  le  propre  Fils  de  Dieu  :  i,  i .  1 1  ;  in,  1 1  ;  v,  7  ; 
IX,  7  ;  XIV,  61  ;  XV,  89.  Il  nous  répondra  encore  qu'il 
est  fils  de  Marie,  simplement:  vi,  3.  Joseph  est  pour 
lui  comme  inexistant  :  —  c'est  une  circonstance  dont 
la  critique  rationaliste  oublie  de  tenir  compte.  Nous 
reviendrons  plus  loin  sur  un  passage  qui  a  paru 
créer  une  difficulté  positive,  m,  21.  3i  . 

Quant  à  saint  Jean,  son  silence  témoignerait  plutôt 


131 


MARIE,  MÈRE  DE  DIEU 


132 


en  faveur  de  la  foi  traditionnelle.  Car  il  connais- 
sait sûrement  les  évangiles  de  saint  Matlbieu  et  de 
saint  Luc;  s'il  s'étailaperçu  qu'on  voulait  introduire, 
sous  le  couvert  de  ces  évangiles,  une  nouveauté,  il 
n'evit  pas  manqué  d'élever  la  voix,  comme  il  éleva  la 
voix  contre  l'hérésie  de  Cérinthe  et  celle  des  Ebio- 
nites.  Disons  mieux  :  en  réalité,  il  a  élevé  la  voix 
très  efficacement.  Contre  des  sectaires  qui  niaient  à 
la  fois  la  divinité  de  Jésus  et  la  virginité  de  sa  mère, 
Jean  mit  en  pleine  lumière  la  divinité  de  Jésus-Christ  : 
pour  ceux  qui  voulaient  bien  voir,  l'éclat  de  ce 
dogme  était  décisif;  car  la  divinité  a  ses  exigences  : 
c'était  de  quoi  dissiper  toutes  les  ombres  répandues 
sur  la  naissance  du  Seigneur.  Au  reste,  fidèle  à  son 
rôle  de  téuioin,  racontant  ce  qu'il  a  vu  de  ses  yeux 
et  touché  de  ses  mains  (I  lo.,  i,  i  sqq.),  Jean  n'a  pas 
coutume  de  redire  ce  qui  a  été  bien  dit  par  des 
témoins  autorisés.  11  n'est  pas  revenu  sur  le  précepte 
du  baptême  —  et  pourtant  l'entretien  avec  Nicodème 
le  montre  très  averti  sur  ce  point  {lo.,  in).  Il  n'est 
pas  davantage  revenu  sur  l'inslilution  de  l'Eucha- 
ristie —  et  pourtant  le  discours  sur  le  pain  de  vie 
constitue  la  meilleure  introduction  au  mystère 
eucharistique  {lo.,  vi).  Devant  le  mystère  de  la  con- 
ception virginale,  son  attitude  est  la  même.  Il  ne 
refait  pas  l'œuvre  de  Matthieu  ni  de  Luc,  mais  il  la 
suppose,  et  les  héritiers  immédiats  de  son  esprit, 
comme  saint  Ignace  d'Antioche,  ne  s'y  tromperont 
pas.  Nous  les  trouverons  parfaitement  instruits  de 
ce  mystère. 

Nous  ne  voulons  pas  faire  état  d'une  leçon  sin- 
gulière de  loan.,  i,  i3,qui  donnerait  à  la  doctrine  de 
la  conception  virginale  un  fondement  dans  le  qua- 
trième évangile  ;  mais  quand  cette  leçon  est  admise 
par  les  adversaires  de  la  conception  virginale,  il 
n'est  que  juste  de  l'invoquer  contre  eux.  Au  lieu  du 
texte  reçu  :  «  Ceux  qui  ne  sont  pas  nés  du  sang,  ni 
de  la  volonté  de  la  chair,  ni  de  la  volonté  del'homme, 
mais  de  Dieu  »,  cette  leçon  porte  :  «  Celui  qui  est  né, 
non  pas  du  sang...  mais  de  Dieu.  »  Au  lieu  de  :  o? 
...  's-/sjvr,6r,':i/.-j,on  Ut:  oi-..  'tr/vi-arfjr,.  C'cst-.i-dire quB  cette 
inciseest  rapportée,  nonauxenfantsadoptifs  deDieu, 
aux  chrétiens,  mais  au  propre  Fils  deDieu,  à  Jésus 
Christ.  Cette  leçon  parait  attestée  chez  saint  Ignacb, 
Ad.  Sinyrn.,  i,  i;  chez  saint  Justin,  l  Ap.,  xxxii  ; 
niai.,  Lxiii  ;  elle  l'est  sûrement  dans  la  version 
latine  de  saint  Irénée,  Ads'.  llaer. ,ll\,  xvi,  2  ;  xix,  2  ; 
et  chez  Tertullikn,  De  carne  C'iristi,  xix,  qui  repro- 
che aux  gnosliques  valentiniens  de  suivre  l'autre 
version  ;  par  saint  Ambroise,  saint  Augustin,  Sul- 
piOE  SÉviiHB  et  le  codex  i'eronensis  h  des  évangiles. 
.\n  deuxième  siècle,  c'est  la  leçon  la  mieux  attestée. 
Au  jugement  d'un  exégète  aussi  ]>eu  suspect  que 
J.  RÉVILLE,  Le  quairième  évcingUe  ^,  p.  102,  note, 
Paris,  1902,  elle  a  a  l'avantage  de  donner  un  point 
d'appui  dans  le  quatrième  évangile  à  la  naissance 
virginale  de  Jésus  ».Dansle  même  sens,  H.  J.  Holtz- 
MANN,  Iland-Comnientar  zum  NT.,  t.  IV-,  p.  34. 
Malgré  cela  —  ou  plutôt  en  porlieà  cause  de  cela  — , 
ces  auteurs  la  rejettent.  Nous  la  rejettons  avec  eux, 
bien  que  pour  d'autres  raisons.  Mais  si  on  l'accepte, 
comme  fait  G.  Hkrzug  cppuyé  sur  A.  Loisy,  du 
moins  ne  faudrait-il  pas  la  vider  de  son  contenu  ! 
—  Gf  L.  DE  Grandmàison,  Etudes,  t.  CXI,  p.  5i5-5i7. 

Mais  voici  qu'on  nous  montre,  dans  le  texte  au- 
thentique du  quatrième  évangile,  la  preuve  que  Jé- 
sus était  (ils  de  Joseph.  Ecoutons.  S.iint  Jean  ne 
met-il  pas  sur  les  lèvres  du  futur  ap6tre  Pliilippe, 
s'adressant  à  Nathanaël,  ces  paroles  {lo.,  i,ï5): 
«  Celui  dont  parle  Moïse  dans  la  Loi,  et  les  prophè- 
tes, nous  l'avons  trouvé  :  c'est  Jésus,  fils  de  Joseph, 
lie  Nazareth.  »  Et  de  rechef,  sur  les  lèvres  des  gens 
de  Gapharnaiim  (/o.,  VI,    li'i):   «    N'est-ce  pas   Jésus, 


tils  de  Joseph,  dont  nous  connaissons  le  père  et  la 
mère?  »  —  'Tel  est  l'argument.  Que  vaut-il'.'  Assuré- 
ment, tous  ceux  à  qui  le  mystère  de  l'Incarnation  de- 
meurait inconnu, —  et  ceux-là,  bien  entendu,  c'était 
tout  le  monde,  en  dehors  des  parents  de  Jean-Bap- 
tiste et  peut-être  de  quelques  rares  privilégiés  — 
tous  ceux-là  devaient  naturellement  tenir  Jésus  pour 
le  tils  de  Joseph,  puisqu'on  l'avait  vu  grandir  sous 
son  toit.  Mais  on  veut  que  l'évangéliste,  en  rappor- 
tant cet  n  on  dit  »,  l'ait  pris  à  son  compte!  Ainsi 
GuiGNEUERT,  Manuel  d'histoire  ancienne  du  chris- 
tianisme; les  origines, p.  iC5,  Paris,  1906;  G.  Herzog, 
p.  i3i  ;  etc.  —  Toute  discussion  serait  superflue. 
Il  est  temps  d'écouter  saint  Luc  et  saint  Matthieu. 

Luc,  J,  a6-38. 

Au  sixième  mois  (après  la  conception  de  Jean  le  précur- 
seur), l'ange  Gabriel  fut  envoyé  de  Dieu  dans  une  ville  de 
Galilée  nommée  Nazareth,  vers  une  vierge  fiancée  à  un 
homme  nommé  .Joseph,  de  la  maison  de  David  ;  1©  nom  de 
la  vierge  était  Marie.  L'ange,  étant  entré  chez  elle,  dit  ; 
«  Je  vous  salue,  pleine  de  gr;ice  ;  le  Seigneur  est  avec  vous 
[vous  êtes  bénie  entre  les  ïomniesj.  »  A  ces  mots,  Marie 
lut  troublée  ;  elle  se  demandait  ce  qu'était  cette  salutation. 
L'ange  lui  dit  ;  «  rs'e  craignez  point.  Marie;  car  vous  avez 
trouvé  grâce  devant  Dieu.  Voici  que  vous  concevrez  dans 
votre  sein  et  enfanterez  un  fils,  et  vous  lui  donnerez  le  nom 
de  Jésus,  11  sera  grand  ;  on  l'appellera  Fils  du  Très-Haut  ; 
le  Seigneur  Dieu  lui  donnera  le  trône  de  David  son  père, 
il  régnera  éternellement  sur  la  maison  de  Jacob,  et  son  règne 
n'aura  pas  de  tin.  n  Marie  dit  à  lange:  «  Comment  cela 
se  l'eru-t-il,  puisque  je  ne  connais  pas  d'homme?  »  L'ange 
lui  répondit  :  «  L'Esjjrit  saint  viendra  sur  vous  et  la  vertu 
du  Très- Haut  vous  couvrira  de  son  ombre.  C'est  pourquoi 
le  fruit  saint  qui  naîtra  de  vous  sera  appelé  Fils  de  Dieu. 
Et  déjà  Elisabeth  votre  parente  a  elle-même  conçu  un  fils 
dans  sa  vieillesse  :  ce  mois  est  le  sixième,  pour  elle  qui 
était  appelée  stérile  ;  car  rien  n'est  impossible  à  Dieu.  »  Marie 
dit  :  «  Voici  la  servante  riu  Seigneur.  Qu  il  me  soitfait  selon 
votre  parole.  »  Et  l  ange  la  quitta. 

D'un  point  de  vue  textuel,  notons  qu'au  verset  28 
les  mots  «  vous  êtes  bénie  entre  toutes  les  femmes  » 
manquent  ici  dans  d'excellents  manuscrits,  tels  que 

Vaticanus  B  et  Sinaiticiis  ^.  Mais  on  les  retrouve  au 
V.  42  sur  les  lèvres  d'Elisabeth,  et  là  les  manuscrits 
sont  d'accord.  En  tant  qu'appartenant  à  la  saluta- 
tion de  l'ange,  ils  sont  une  particularité  du  texte 
dit  occidental. 

L'extrême  limpidité  du  récit  touchait  un  critique 
tel  que  llenan,  et  constitue  la  présomption  la  plus 
forte  en  faveur  de  son  intégrité.  Les  dillicultés  tex- 
tuelles soulevées  par  Harnack,  Zettsclirijl  fur  die 
AJ'liche  Wissenschaft,  1901,  p.  53-57,  contre  l'au- 
thenticité des  versets  34-35,  peuvent  se  ramener  à 
trois  points:  i''2)arlicularités  de  lexique  :  la  conjonc- 
tion ÈTTsi  ne  se  retrouve  pas  ailleurs  dans  Luc,  ni 
dansée/.  ;  âio  ne  se  retrouve  qu'une  fois  dans  Luc 
(vu,  7)  ;  plusieurs  fois  dans  Acl.;  —  2°  exigences  du 
contexte:  33  appelle  immédiatement  3G;  l'inversion 
de  34.35  a  été  dictée  parle  souvenir  de  Matt.,  i,  i8-25V 
et  par  un  désir  d'harmonisation  avec  L«c.,  I,  3i-32  ; 
—  3°  inconsistance  du  personnage  de  Marie:  la  vierge, 
partout  ailleurs  silencieuse,  se  répand  ici  en  paroles 
devant  l'r.nge. —  Nous  répondrons  brièvement  :i°  S'il 
fallait  retrancher  de  l'évangile  de  saint  Luc  tous  les 
versets  où  se  rencontre  un  terme  qui  ne  se  représente 
pas  ailleurs,  le  texte  serait  étrangement  mutilé  ;  — 
2°  Si  l'on  admet  —  et  pourquoi  ne  pas  l'admettre? 
^  que  la  vierge,  prévenue  par  Dieu  de  spéciales  béné- 
dictions, avait  résolu  devant  Dieu  de  demeurer  vierge, 
sa  question  apparaîtra  fort  naturelle  :  aux  ouver- 
tures qui  lui  sont  faites  de  par  Dieu,  elle  objecte  les 
droits  de  Dieu,  et  attend  de  Dieu  même  la  concilia- 
tion. Il  est  clair  que,  si  l'on  repousse  a  priori  l'hypo- 
thèse  de   l'Incarnation   et  les   voies  de    Providence- 


133 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


134 


deslinées  à  en  procurer  In  réalisation,  le  raisonne- 
ment ne  peut  se  poursuivre;  reste  à  savoir  ce  que 
vaut  une  telle  lin  de  non-recevoir  ;  —  3°  Si,  parce  que 
cette  parole  est,  dans  l'ordre  de  temps,  la  première 
parole  de  la  Vierge  conservée  par  l'Evang-ile,  on  la 
déclare  inauthentique,  il  n'y  a  plus  qu'à  elfacer  toutes 
celles  qui  ont  suivi,  à  commencer  par  le  Magnificat. 
De  fait,  .M.  Harnack  —  nous  y  viendrons  plus  loin 
—  retranche  à  Marie  le  Magnificat  et  le  revendique 
pour  Elisabeth.  Mais  la  base  de  son  argumentation 
nous  parait  entièrement  ruineuse.  —  Un  trouvera, 
sur  cette  question  d'authenticité  de  Luc,  i,  3^-35, 
d'amples  détails  chez  A.  Durand,  L'enfance  de  Jésus 
Christ,  p.  87-96. 

La  narration,  exquise  en  sa  candeur,  ne  saurait 
procéder  que  des  propres  conûdences  de  la  Vierge, 
qui  reçut  la  visite  de  l'ange.  Elle  présente  des  traits 
qui  appellent  un  commentaire. 

Marie  était  fiancée  à  Joseph.  Ainsi  entendons-nous 
le  grec  l//v>iTT£j//.év>;v,  selon  la  vulgate  desponsatam 
et  les  Pères.  Par  ces  tiançailles,  fut  sauvegardée  ulté- 
rieurement la  réputation  de  Marie  et  celle  de  Jésus. 
D'ailleurs,  la  loi  juive  mettait  les  ûanccs  sur  le  pied 
de  véritables  époux  et  leur  imposait  les  mêmes  de- 
voirs de  fidélité,  en  attendant  que  la  (iancée  eût 
suivi  le  liancé  dans  sa  demeure  {Dent.,  xxii,  28.  3^). 
Kien  n'oblige  d'admettre  qu'à  la  date  de  l'Incarnation 
Marie  fût  déjà  sous  le  toit  de  Joseph,  et  saint  Mat- 
thieu (i,  18-20)  parait  exclure  positivement  cette  hy- 
pothèse. 

Mais  pourquoi  ces  fiançailles  d'une  vierge  qui  —  on 
vient  de  l'apprendre  d'elle-même,  l.uc,  i,  34 — ,  était 
résolue  à  demeurer  vierge?  L'Evangile  ne  fournit 
pas  de  réponse  positive  à  celte  question.  Peut-être 
Marie  était-elle  fille  héritière,  et,  comme  telle,  obligée 
par  la  Loi  de  transmettre  l'héritage,  avec  sa  main, 
au  plus  proche  parent.  Cf.  Num.,  xxvi,  6;  xxxvi, 
G-12  ;  Toï.,  VI,  1 1  ;  VII,  14.  On  peut  conjecturer  qu'elle 
obéit  à  ses  parents,  comptant  sur  la  Providence  pour 
la  guider  ultérieurement  dans  ses  voies.  Nous  igno- 
rons comment  la  volonté  de  Dieu  se  manifesta; 
mais,  sans  hésiter,  nous  croyons  à  une  conduite  spé- 
ciale de  Dieu  sur  Marie. 

De  fait,  par  le  moyen  de  ces  fiançailles,  le  mystère 
de  Nazareth  demeura  ignoré  du  monde.  Saint  Ignace 
d'Antiociie,  Ad  Ephes.,  xix,  1,  suivi  par  Obigène, 
Jn  Luc,  Hom.,  vi,  P.  G.,  XIII,  i8i5  A,  et  par  saint 
Jérôme  :  In  Matt.,  1.  I,  i,  P.  /,.,  XXVI,  24  B,  ajoute  : 
et  du  démon. 

D'après  l'évangéliste,  saint  Joseph  appartenait  à 
la  maison  de  David.  Selon  les  habitudes  de  langage 
et  de  pensée  des  Juifs,  qui  tenaient  la  filiation  adop- 
tive  pour  pleinement  équivalente  à  la  filiation  du 
sang,  il  n'en  fallait  pas  davantage  pour  que  Jésus  fût 
légitimement  réputé  lils  de  David.  Et  l'antiquité 
chrétienne  est  presque  unanime  à  reconnaître  dans 
les  deux  généalogies  du  Christ,  qui  nous  ont 
été  transmises  par  saint  Matthieu  (i,  i-iG)  et  par  saint 
Luc  (m,  a3-38),  les  ancêtres  de  Joseph.  Pour  la  généa- 
logie selon  saint  Matthieu,  il  semble  qu'il  n'y  ait 
place  à  aucun  doute,  puisqu'elle  aboutit  à  ce  verset  : 
«  Mathan  engendra (  e/îvv/îtî.:)  Joseph  époux  de  Marie, 
de  laquelle  naquit  Jésus  appelé  Christ.  »  A  l'excep- 
tion de  Tertullien  (De  carne  Christi,  xxii)  et  de 
ViCTORiN  DE  Pettau  (fu  Apocutypsim,  iv,  7-10),  qui, 
par  une  anomalie  bizarre,  ont  cru  trouver  en  saint 
Matthieu  les  ascendants  de  Marie,  les  Pères  s'accor- 
dent à  y  voir  ceux  de  Joseph.  La  généalogie  selon 
saint  Luc  a  donné  lieu  à  plus  de  controverses.  Elle 
s'ouvre  parce  verset  :  «  Jésus  commença  (son  minis- 
tère) à  l'âge  de  trente  ans;  il  passait  pour  fils  de 
Joseph,  (ils  d'Héli...  »  Dès  lors  apparaît  la  divergence 
avec  le  premier  évangile,  puisque  le  père  de  Joseph 


s'appelle  chez  saint  Matthieu,  Mathan;  chez  saint 
Luc,  lléli.  Cette  divergence  n'a  pas  échappé  aux 
Pères;  ils  ont  dû  chercher  à  en  rendre  compte.  Dès 
les  premières  années  du  m"  siècle,  Julhs  Africai.n 
indiquait  un  principe  de  conciliation  dans  les  idées 
courantes  des  anciens,  et  très  particulièrement  des 
Juifs,  en  matière  de  généalogie.  La  loi  du  lévirat 
(Dent.,  XXV,  5-6),  qui  assimile  complètement  la  des- 
cendance légale  à  la  descendance  par  le  sang,  per- 
met d'expliquer  que  la  généalogie  de  Joseph  ait  pu 
être  tracée  selon  deux  lignes  dilférentes;  pour  que 
son  père  s'appelle  ici  Héli,  là  Mathan,  il  suffit  que 
cette  loi  du  lévirat  intervint  à  cette  génération,  l'un 
des  deux  noms  étant  celui  du  père  selon  la  chair, 
l'autre  celui  du  père  selon  la  loi;  elle  a  pu  intervenir 
à  d'autres  générations  encore.  D'ailleurs,  les  deux 
généalogies  passent  par  David,  et  ce  fait  jus- 
tifie l'oracle  messianique,  /'s.  cxxxi,  11:  «  Le  Sei- 
gneur a  juré  la  vérité  à  David,  il  ne  s'en  départira 
l)as  :  du  fruit  de  tes  entrailles,  je  mettrai  un  fils  sur 
ton  trône.  » 

Sur  ce  point  d'institutions  juives,  il  sera  bon  d'en- 
tendre un  auteur  israclile.  Voici  comme  s'exprime 
M.  Louis-Germain  Lévy,  l.a  famille  dans  l'antiquité 
israclite,  p.  196,  Paris,  190"»  :  «  Pourquoi  cette  préoc- 
cupation délaisser  un  lils?  C'est  que  la  seule  immor- 
talité qu'on  connût  alors  était  la  survivance  du  nom. 
Le  fils  né  d'un  mariage  léviratique  ajoutait  à  son  nom 
celui  de  son  père  putatif;  de  la  sorte,  ce  dernier  nom 
se  conservait  dans  les  généalogies.  Je  leur  état/lirai 
dans  ma  maison  et  dans  mes  murs  un  monument  et 
un  nom  qui  vaudra  mieux  que  d  avoir  des  fils  et  des 
filles  pour  leur  assurer  un  nom  éternel  qui  ne  périra 
point  (/s.,  Lvi,  5).  Le  premier  fils  né  du  mariage  de 
Ruth  avec  Booz  s'appellera  fils  de  Ma'hlon,  fils  d'Eli- 
mélec  (Maillon  était  le  premier  mari  de  Ruth,  mort 
sans  enfant).  Ainsi  le  nom  du  mort  ne  sera  pas  re- 
tranché d'entre  ses  frères  et  de  la  porte  de  sa  loca- 
lité (Huth,  IV,  10).  Noémi,  veuve  d'Elimélec  père  de 
Ma  lilon,  prend  l'enfant,  l'appuie  contre  son  sein,  et 
par  là  déclare  l'adopter  et  le  reconnaître  comme  son 
descendant  légitime  et  direct.  »  —  Sur  la  constitution 
des  listes  généalogiques  chez  les  Juifs,  on  peut  lire 
le  iiiême  auteur,  p.  109-117. 

La  solution  exposée  par  Jules  Africain  dans  sa 
Lettre  à  Aristide  (ap.  Eusèbb,  //.  E.,  I,  vu,  P.  G.,  XX, 
p.  89-100),  et  qu'Eusèbe  appuie  sur  le  témoignage  des 
5i5r:7'j»5i,  parents  du  Seigneur  selon  la  chair,  a  re- 
cueilli le  suffrage  de  nombreux  Pères,  parmi  lesquels 
il  sufiira  de  citer  saint  Augustin,  De  consensu  evan- 
gelistarum,  II,  i,  2,  P.  L.,  XXXIV,  1071  :  Neque  enini 
propterea  non  erat  appellandus  loseph  paler  Christi 
quia  non  eum  concnmhendo genuerat,  quando  qitidem 
recte  paler  esset  etiam  eius  quem  non  ex  sua  cuniuge 
procreatum  aliiinde  adoplasset. 

Ces  considérations  permettent  de  comprendre 
pourquoi  l'évangéliste,  se  préparant  à  raconter  la 
conception  miraculeuse  de  Celui  que  l'ange  appellera 
Fils  de  David,  note  expressément  l'origine  davidique 
de  son  père  adoptif  et  non  pas  celle  de  sa  mère;  car 
le  père  seul  importait.  Elles  expliquent  aussi  com- 
ment la  tradition  patristique  n'a  pas  fait  difllculté 
d'admettre  que  nos  deux  généalogies,  celle  de  saint 
Luc  aussi  bien  que  celle  de  saint  Matthieu,  se  réfè- 
rent à  Joseph,  non  à  Marie.  L'importance  prépondé- 
rante du  chef  de  famille  s'affirme  à  nouveau  quelques 
versets  plus  loin,  à  l'occasion  du  voyage  de  Bethléem: 
Joseph  s'y  rend  à  titre  de  descendant  de  David,  Six 
rô  tl-jy.i  aÙTÎv  '£5  oiy.vj  y.yX  nuxniy.:,  ^y.utiS  (Luc,  II,  4)î 
Marie  l'accompagne  simplement,  comme  son  épouse. 

De  nos  jours,  on  abandonne  souvent  l'hypothèse 
de  Jules  Africain,  poursuivre  un  autre  système,  pro- 
posé par  Grotius,  développé  par  P.  Poussines,  S.J., 


135 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


136 


De  concordia  evangelistarum  in  genealogia  Christi, 
Tolosae,  lô/iô,  accueilli  par  les  Bollandistes  dans  la 
notice  qu'ils  consacrent  à  saint  Joseph,  Acta  Sanc- 
torum,  19  mars.  D'après  ce  système,  la  généalogie 
selon  saint  Matthieu  représenterait  l'ordre  de  suc- 
cession au  trône  de  David  et  serait  conçue  d'un 
point  de  vue  juridique  ;  seul,  saint  Luc  aurait  des- 
sein de  mentionner  les  ancêtres  de  Joseph  selon  la 
chair.  Matthieu  aurait  accueilli  tel  quel  un  de  ces 
documents,  non  exempts  de  combinaisons  arlilieiel- 
les,  qui  avaient  cours  chez  les  Juifs  en  matière  de 
généalogie;  de  là  certaines  omissions:  Ochozias, 
Joas,  Amasias  manquent  entre  Joram  et  Osias,  au 
verset  8  ;  entre  Abiud  et  Mathan  (versets  i3-i5),  on 
compte  seulement  six  noms,  au  lieu  de  treize  chez  Luc  ; 
c'est  assurément  peu  pour  une  période  de  cinq  siè- 
cles. Une  préoccupation  de  symétrie  (en  vue  du  nom- 
bre sacré  de  quatorze  générations)  parait  avoir  eu 
jjart  à  la  rédaction  de  ce  document.  C'était  une  ques- 
tion pendante,  dans  les  écoles  rabbiniques,  de  savoir 
si  le  Messie  naîtrait  de  la  lignée  de  Saloraon  (voir 
lerem.,  xxiii,  5;  xxx,  9;  xxxiii,  15-17),  ou,  à  cause 
de  la  réprobation  de  celle-ci  en  Jéchonias  (/er.,  xxii, 
28-80  ;  xxxvi,  3o),  de  la  lignée  de  Malhan.  La  pre- 
mière conception  se  rellète  en  saint  Matthieu,  la 
seconde  en  saint  Luc.  D'ailleurs  on  aboutit,  de  part 
et  d'autre,  à  Joseph.  —  Pour  l'exposition  détaillée 
du  système  que  nous  venons  de  mentionner,  Aoir 
B.  W.  Bacon,  dans  le  D.  B.  de  Hastings,  art.  Genea- 
logy,  p.  iSg-i^i.  Sur  le  genre  d'autorité  que  possè- 
dent les  documents  généalogiques  insérés  dans 
nos  livres  saints,  J.  Brucker,  Etudes,  t.  XCIV,  p.  229, 
20  janv.  1903  ;  t.  CIX,  p.  801,  20  déc.  1906;  F.  I'hat, 
«rt.  Généalogies,  dans  D.  B.de  Vigouroux  (igoS). 

D'ailleurs  les  Pères  n'hésitent  pas  à  croire  que 
Marie  elle-même  était  iille  de  David  (voir,  par  exem- 
ple, saint  Augustin,  De  conscnsu  evangelistarum,  II, 
II,  4,  P-  f--,  XXXIV,  1072).  Ils  en  trouvent  la  preuve 
notamment  dans  les  paroles  de  l'ange,  adressées  à 
Marie  :  son  fils  sera  lils  de  David  {Luc,  i,  62);  puis 
dans  les  expressions  singulièrement  énergiques  de 
saint  Paul  sur  l'origine  du  Christ  selon  la  chair 
{Rom.,  I,  3  :  'Ex  ç-r.ipfxy.roz  Stx'jùê  /.y-v.  çdfjxy.,  cf.  Il  Titn., 
II,  8),  qui  paraissent  bien  dépasser  la  portée  d'une 
liliation  adoptive.  Marie  avait  le  droit  —  sinon  même 
le  devoir,  comme  lille  héritière,  —  d'épouser  un 
homme  de  sa  tribu.  Cependant  nous  voj'ons  qu'elle 
était  apparentée  à  la  tribu  de  Lcvi,  par  Elisabeth 
{Luc,  I,  5.36),  et  l'on  a  voulu  de  là  conclure  à  son 
origine  lévilique.  La  conclusion  ne  vaut  pas,  si  l'on 
prétend  que  Marie  appartenait  elle-mèiue  à  la  tribu 
de  Lévi;  mais  rien  n'erapéche  d'admettre  que  quel- 
qu'un de  ses  ancêtres  était  sorti  de  celte  tribu,  car 
la  Loi  n'obligeait  pas  en  général  les  ûlles  d'Israël  à 
se  marier  dans  leur  propre  tribu  (erreur  d'ÛRiGÈNB, 
Selecta  in  Numéros,  P.  G.,  XII,  58^  G,  suivi  par  un 
grand  nombre  de  Pères);  et  la  tradition  chrétienne 
s'est  plu  à  reconnaître  dans  le  Christ  le  sang  des  prê- 
tres mêlé  à  celui  des  rois  (ainsi  saint  Grégoire  de 
Nazianze,,  Crtrm.,l,xviii,38-4o,  P.  G.,  XXXVII,  483  ; 
saint  H1LA.1RE,  In  Matt.^  I,  i,P.  L.,  IX,  919  A  ;  saint 
Augustin,  Quaestion.  in  Heptaleuclntm,  "VII,  xLvii, 
P.  L.,  XXXIV,  809).  On  peut  supposer  par  exemple 
que,  le  père  de  Marie  appartenant  à  la  tribu  de  Juda, 
sa  mère  appartenait  à  la  tribu  de  Lévi.  Elisabeth, 
notablement  plus  âgée  que  Marie,  pouvait  être  sa 
tante  maternelle. 

La  croyance  à  l'origine  davidique  de  Marie  permet 
d'entendre  au  sens  le  plus  strict  les  textes  de  l'Ecri- 
ture relatifs  au  Messie  fils  de  David,  et  de  reconnaî- 
tre dans  le  premier  chapitre  de  saint  Luc  la  vérifica- 
tion la  plus  rigoureuse  de  l'oracle  d'Isaie,  annonçant 
la  germination  de  la  ligede  Jessé.  Toutefois,  avouons 


que  l'origine  davidique  de  Marie  n'est  pas  énoncée 
dans  l'Ecriture  aussi  distinctement  que  celle  de 
Joseph.  Rapporter  les  mots  «  de  la  maison  de  David  « 
(Luc,  I,  27)  à  Marie,  au  lieu  de  les  rapporter  à 
Joseph,  parait  grammaticalement  impossible  (quoi 
qu'en  pense  J.  Niessen,  Die  Mariologie  des  lil. 
Jlieronrmus,  p.  67).  Et  la  plupart  des  exégètes,  soit 
catholiques,  soit  protestants,  continuent  de  croire 
que  saint  Luc,  tout  comme  saint  Matthieu,  rapporte 
la  généalogie  de  Joseph.  On  a  vu  que  tel  fut  déjà  le 
sentiment  des  Pères. 

L'idée  que  saint  Luc  rapporte,  non  la  généalogie 
de  Joseph,  mais  celle  de  Marie,  fut  pourtant  émise 
de  bonne  heure,  s'il  faut  en  croire  un  fragment  publié 
par  le  card.  Mai  sous  le  nom  de  saint  Hilaire  (.Xoi'a 
Patrum  Bibliotlteca,  I,  p.  477)-  Mais  elle  disparut  de 
la  tradition  chrétienne,  et  on  ne  la  retrouve  qu'à  la 
Un  du  XV'  siècle,  llessuscitée  par  Anniusde  Viteuue, 
O.  P.  (1490),  elle  obtint  un  grand  succès  au  temps  de 
la  Réforme.  Voir  Patrizi,  De  Evangeliis,  III,  p.  92. 
De  nos  jours,  elle  a  été  reprise  avec  beaucoup  d'éru- 
dition et  poussée  à  fond,  tantôt  par  des  protestants 
—  tel  B.  Weiss,  Z,pte/i  A'sii^,  I,  2o5,  —  tantôt  par  des 
catholiques;  voir  surtout  deux  monographies  catlio- 
liques  :  P.  Vogt,  S.  J.,  Der  Stanimbaum  Christi  bel 
den  heiligen  Evangelisten  Matthàas  und  Lukas,  Frei- 
burg  i.  B.,  1907;  J.  M.  Ukkh,  Die  Stanimbaiime  Jcsu 
nach  Mattluius  und  Lukas,  Freib.  i.  B.,  1910.  Cette 
solution  oblige  à  admettre  une  parenthèse  dans  le 
texte  de  saint  Luc,  m,  23  :  Koti  y.ùri;  lî»  i  'lr,7où:  ir^}(o'u.iv'yi 
êTTÎ  T5  (ÎKTlTtjtiy  toTs'c  èrfÀiv  Vfnoixo-JTK,  ûjv  uiô^  [w^  hoy.iytzo 
'lwa/;ï]  Toù  Hhi  Tyi  Msi;;;!.  Ainsi,  l'on  entendra  que 
Jésus,  réputé  lils  de  Joseph,  était  en  réalité  lils  (ou 
plus  exactement  petit-fils)  d'Héli.  D'autre  part,  le 
Protévangile  de  Jacques  donne  au  père  de  Marie  le 
nom  de  Joachim.  Or  Héli,  sous  sa  forme  complète 
Iléliakim,  et  Joachim  sont  le  même  nom;  et,  d'après 
le  Talniud  de  Jérusalem,  Cliagig,  fol.  77,4,  le  père 
de  Marie  se  serait  appelé  Héli.  Il  apparaît  donc  que 
saint  Luc,  en  omettant  ici  le  nom  de  Marie  —  les 
femmes  ne  figurent  pas  communément  dans  les 
généalogies  — ,  nous  aurait  conservé  l'ascendance 
maternelle  de  Jésus. 

Cette  conclusion  ne  peut  être  tenue  pour  acquise  ; 
néanmoins  les  raisons  qui  l'appuient  méritent  consi- 
dération. —  Sur  les  ouvrages  de  Vogt  et  de  Heer, 
importante  recension  du  R.  P.  Laghange,  Kevue  Bi- 
blique, 191 1,  p.  443-45i;  J.  NiEssBN,  Die  Mariologie 
des  hl.  Ilieronrmus,  c.  v. 

A  quelque  opinion  qu'on  se  range  touchant  ces 
généalogies,  on  y  trouve  l'allirmation  de  l'origine 
davidique  de  Jésus,  conformément  au  langage  reçu 
parmi  les  Juifs.  Il  deviendra  fils  de  David  en  naissant 
de  la  vierge. 

On  objecte  parfois  certaines  variantes  des  manus- 
crits. Quelques-unes  donneraient  à  entendre  que 
Joseph  fut  le  père  de  Jésus  selon  la  chair.  Tel  est  en 
particulier  le  cas  de  la  version  syriaque  des  évangiles 
découverte  au  Sinai  en  1894,  et  qui  porte  (Mutt.,  1, 
16)  :  «  Joseph,  à  qui  était  fiancée  la  vierge  Marie, 
engendra  Jésus,  qui  est  appelé  le  Christ.  »  Cette 
découverte,  très  remarquée  en  son  temps,  parut  à 
quelques-uns  devoir  révolutionner  toute  la  tradi- 
tion chrétienne.  Voir  les  lettres  échangées  par  les 
biblistes  anglais,  Conybeare,  Sanday,  Charles, 
Badham  et  autres, dans  The  Academj, années,  1894-6. 
Aujourd'hui  l'on  est  bien  revenu  de  cet  émoi.  En 
soi,  la  leçon  n'est  pas  nouvelle:  on  la  trouve  dans 
cinq  manuscrits  grecs  du  groupe  dit  de  Ferrar  et 
dans  quelques  manuscrits  latins.  Or  il  faut  bien 
observer  que  le  contexte  de  ces  manuscrits  n'est  pas 
opposé —  tant  s'en  faut —  à  la  conception  virginale. 
Outre  qu'ici  même,  Mt.,  i,  16,  le  texte  parle  de  Joseph 


137 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


138 


à  qui  était  fiancée  la  vierge  Marie  (au  lieu  de  :  Jo- 
seph épuiix  de  Marie,  que  porte  le  teste  reçu),  l'in- 
teulioii  du  rédacteur  ressort  clairement  des  niodili- 
cations  qu'il  introduit  au  verset  21  :  n  elle  ('entendra 
un  (ils  «  ;  au  verset  25  :  «  elle  lui  engendra  un  lils  ». 
Ce  qu'il  veut,  c'est  mettre  en  relief,  d'une  part  la 
naissance  virginale  de  Jésus,  d'autre  part  son  appar- 
tenance à  Joseph  comme  à  son  père  légal.  Et  donc, 
en  disant  que  Joseph  engendra  Jésus,  il  a  en  vue  la 
lilialion  légale.  Il  en  est  de  même  du  texte  cité  par  le 
juif  Aquila,  dans  le  dialogue  grec  entre  Timotlice 
et  Jquila,  édité  par  F.  C.  Conybearb,  Anecduin 
Oioniensia  classica,  ser.  VIII,  1898.  —  Sur  toute 
cette  discussion,  voir  A.DunANn,  /.'enfance  de  Jésus- 
Christ,  p.  XIV  et  pp.  79-83.  —  Notons  encore  que  le 
plus  ancien  fragment  manuscrit  de  nos  évangiles 
grecs  présente  Mt.,  i,  16  sous  sa  forme  traditionnelle: 

'Ï!>.x'JiQ    ô'i    'r/ê'yvï;7£y    'I'j>7v;c.  tÔv    V-vê/^v    M&^jCtaç,    eç    ^^    ï-jivvr^Of, 
l/jToii;  i  ',v/-jjj.ivii  XpiTT-i.  (Papyrus  publié  par  Grbnfell 
et  HuNT,  Oxyrrhynclius  Papyri,  vol.  I,  n.  2,  p.  ^.6.  — 
iii'-iv"  siècle.) 

Le  nom  de  la  vierge  était  Marie.  Ce  nom  prédes- 
tiné, déjà  porté  par  la  sœur  di-  Moïse  (Ex.,  xv,  20),  a 
été  rattaché  à  diverses  racines,  et  on  y  a  trouvé 
divers  s3'mbolismes.  Saint  Jéhôme,  Onomastica  sacra, 
éd.  P.  de  Lagarde,  p.  62,  Gôtlingen,  1887,  men- 
tionne quatre  étymologies  ■.illiiminatrix  me«,ou  i7/»- 
minans  eos,  ou  zniyrna  maris,  ou  Stella  (stilla'i) 
maris.  D'autres  entendent  «  la  souveraine  »  ou  a  la 
bien-aimée  ».  Qu'il  sullisc  de  renvoyer  à  la  monogra- 
phie de  Bardknhrwkb,  Der  Name  Maria,  Freiburg, 
1895. 

Les  évangélistes  synoptiques  ont  coutume  d'appe- 
ler Marie  par  son  nom  ;  l'évangéliste  saint  Jean  dit 
de  préférence  :  «  la  mère  de  Jésus.   » 

L'ange  salue  Marie  pleine  de  grâce  :  Xr^.îp-,  xtyv.pi- 
TwyutV/).  C'est  là  un  hommage  absolument  unique. 
Dieu  qui,  dès  l'Ancien  Testament,  exigeait  de  ses 
prêtres  tant  de  pureté  extérieure  {Ex.,  xxx,  ig-20; 
Acv.,  XXI,  etc.),  qui,  par  sa  grâce,  met  lui-même  dans 
les  àraes  les  dons  qui  les  rendent  agréables  à  ses 
yeux,  daigne  certilierpar  la  bouche  de  son  messager 
que  Marie  réalise  le  programme  du  bon  plaisir  divin 
et  qu'il  est  avec  elle.  D'autres  personnages  saints, 
dans  l'Ancien  et  dans  le  Nouveau  Testament,  reçu- 
rent l'assurance  de  la  grâce  divine  qui  se  reposait 
sur  eux  ;  tels  Jacob,  Gen.,  xxviii,  i4  ;  Moïse,  £'j-.,  m, 
12  ;  saint  Paul,  Eph.,  i  ,6  ;  ou  bien  nous  sont  présen- 
tés comme  pleins  du  Saint  Esprit,  pleins  de  grâce; 
tel  saint  Etienne,  Ad.,  vi.  3-8.  Mais  leur  plénitude 
n'approche  pas  de  celle  de  Marie,  constamment  pré- 
venue d'une  grâce  singulière.  La  plénitude  de  Marie 
ne  se  peut  comparer  qu'à  la  plénitude  inQnie  du 
Verbe  incarné,  de  qui  nous  vient  toute  grâce  (/o., 
I,  i4-it>),  sur  qui  s'est  reposée  la  complaisance  du 
Père  (Mat.,  m,  17;  xvii,  5). 

Sur  ce  témoignage  divin,  gage  de  la  victoire  rem- 
portée par  Marie  sur  l'ennemi  du  genre  humain, 
s'est  toujours  appuyée  la  croyance  de  l'Eglise  à 
l'éminente  sainteté  de  Marie.  C'est  à  en  développer 
le  contenu  que  s'appliquera  l'hommage  des  siècles 
chrétiens.  Dans  cette  plénitude  de  grâce,  la  théolo- 
gie catholique  trouvera  renfermée  la  préservation 
de  la  tache  originelle,  avec  d'autres  dons  départis  à 
l'homme  avant  sa  chute. 

Or  Marie,  si  sainte  qu'elle  fut,  n'était  encore 
qu'au  début  de  sa  carrière  :  désormais  elle  va  por- 
ter en  elle  l'Auteur  même  de  la  grâce  et  participer 
de  plus  en  plus  à  sa  plénitude  ;  d'elle,  comme  du 
vaisseau  de  toute  grâce,  le  salut  s'épanchera  sur  le 
genre  humain. 

Devant  l'éloge,  elle  s'est  troublée  :  à  cette  incom- 
parable  grandeur  morale,   la  seule  mention   de  sa 


propre  excellence  parait  une  usurpation,  un  attentat 
sur  l'honneur  dû  seulement  au  Seigneur.  Il  faut  que 
l'ange,  prenant  de  nouveau  la  parole,  la  rassure  et 
lui  répète  qu'elle  a  trouvé  grâce  devant  Dieu.  Marie 
apprend  qu'elle  est  destinée  à  une  glorieuse  mater- 
nité :  pour  une  vierge  d'Israël,  versée  dans  la  con- 
naissance des  Ecritures,  le  Fils  qu'on  lui  promet  en 
termes  si  inagnifupies  est  immédiatement  recon- 
naissable.  Fils  du  Très-Haut,  Filsde  David,  Roi  dans 
la  maison  de  Jacob.  Ces  titres  ne  conviennent  qu'à 
Celui  à  qui  le  Seigneur  dit  dans  le  Psaume  11,  7  : 
K  Tu  es  mon  Fils;  aujourd'hui  je  t'ai  engendré.  »  Les 
autres  lils  de  Dieu,  dont  il  est  écrit,  Ps.,  xxxi.  G  : 
9  Vous  êtes  des  dieux,  fils  du  Très-Haut,  vous  tous  », 
sont  infiniment  au-dessous  de  sa  majesté.  D'ailleurs 
tout  dans  la  pensée,  dans  la  diction  même,  dénote 
aux  yeux  les  moins  [irévenus  une  donnée  propre- 
ment araméenne.  Rendons  à  Strauss  cette  justice 
([u'il  a  senti  l'invraisendilance,  l'absurdité  même 
d'une  infiltration  mythologique  en  pareil  lieu. Mieux 
avisé  que  tel  critique  récent,  il  n'hésite  pas  à  laisser 
â  l'antiquité  païenne,  Hercule,  Castor  et  Pollux,  Py- 
thagore,  Platon,  Alexandre,  Ilomulus,  et  autres  pré- 
tendus lils  d'un  dieu  et  d'une  mère  mortelle  :  entre 
la  donnée  chrétienne  et  ces  inventions,  il  y  a  toute 
la  distance  d'Israël  à  l'Hellade.  Disons  mieux  :  il  y 
a  toute  la  distance  du  ciel  à  la  terre. 

En  écoutant  la  parole  d'en  haut,  Marie  détache  sa 
pensée  d'elle-même  pour  ne  considérer  que  la  puis- 
sance de  Dieu.  Mais  un  doute  nait  dans  son  esprit  : 
entre  la  maternité  que  Dieu  lui  promet  et  la  virgi- 
nité qu'elle  entend  garder  toujours,  quelle  concilia- 
tion ?  Il  faut  bien  admettre  que  l'oracle  d'isaïe  sur  la 
mère  de  l'Emmanuel  n'avait  pas  été  par  elle  pénétré 
à  fond,  puisqu'elle  interroge  :  le  voile  qui  cachait 
aux  enfants  d'Israël  le  mystère  de  Jésus  ne  sera  levé, 
pour  Marie  elle-même,  que  par  degrés.  Mais  gardons- 
nous  de  prendre  le  change  sur  la  pensée  de  la  Vierge. 
Elle  n'a  pas  manqué  de  foi  à  la  parole  de  l'ange,  en 
cela  différente  de  Zacharie  père  de  Jean.  Non  de 
effectn  diihitavit,  sed  qualitatem  ipsins  qiiaesivit  ef- 
fectus,  dit  saint  Ambroise,  soulignant  la  différence 
des  deux  attitudes.  In  l.uc,  II,  i^i5,  P.  £.,XV,  i558. 
Marie  expose  naïvement  l'ignorance  où  elle  est,  tou- 
chant des  voies  de  Providence  si  entièrement  nou- 
velles à  ses  yeux,  et  affirme  une  résolution  qu'elle 
lient  pour  irrévocable. 

La  tradition  a  vu  ici  la  preuve  que  Marie  avait  dès 
lors  fait  à  Dieu  un  don  irrévocable  d'elle-même  par 
le  vœu  de  virginité.  Ainsi  déjà  saint  Auoustik,  De 
sancta  virginitate,  iv,  P.  /,.,  XL,  3g8.  Saint  Thomas 
pense  qu'un  tel  vœu  ne  pouvait  être  absolu  avant 
l'union  de  Marie  avec  Joseph,  p.  III,  q.  28,  art.  l\. 
SuARKz,  tout  en  distinguant  le  simple  désir  du  vœu 
formé,  passe  outre  aux  difficultés  que  présente  le 
vœu  formé  dans  un  âge  plus  tendre.  De  même, 
R.  M.  DR  LA  Broise,  La  sainte  Vierge,  p.  70,  analy- 
sant les  intentions  de  la  vierge  : 

«  Eu  prenant  un  engagement  si  nouveau  en  Israël, 
Marie  ne  croyait  pas,  comme  on  l'a  dit  parfois  trop 
légèrement,  qu'elle  renonçait  à  devenir  mère  du  Mes- 
sie. Mais  elle  ne  songeait  pas  non  plus  qu'elle  allait 
au-devant  de  cette  maternité.  Bien  éloignée  de  pen- 
ser pour  elle-même  à  une  dignité  si  haute,  et  pleine- 
ment dégagée  de  toute  considération  personnelle, 
elle  regardait  Dieu  seulement;  son  unique  et  très 
pure  intention  était  de  lui  plaire.  Ayant  d'ailleurs 
l'expérience  intime  des  touches  de  la  grâce  et  sentant 
qu'elle  suivait  en  cela  la  direction  de  l'Esprit  de 
Dieu,  elle  s'abandonnait  à  sa  conduite  :  sans  rien  pré- 
voir, elle  s'en  remettait  à  la  Providence  des  difiicul- 
tés  où  pourrait  la  jeter  sa  décision,  à  l'âge  où  toutes 
les  autres  prenaient  une  voie  différente.  » 


139 


MARIE,  MÈRE  DE  DIEU 


140 


Pour  la  troisième  fols,  l'ange  s'adresse  à  la  Vierge: 
il  lui  découvre  le  comment  de  sa  maternité  miracu- 
leuse; il  achève  de  l'éclairer  sur  la  dignité  de  son  Fils, 
qui  ne  sera  pas  seulement  Messie,  au  sens  que  la 
tradition  d'Israël  attachait  à  ce  litre,  mais  propre- 
ment Fils  de  Dieu  ;  il  lui  donne  un  signe,  destiné 
non  à  déterminer  sa  foi,  dès  lors  entière,  mais  à 
l'airermir  :  une  femme  longtemps  stérile  est  devenue 
mère  ;  Dieu,  à  qui  rien  n'est  impossible  (cf.  la  pa- 
role de  l'ange  à  Abraham,  Geii.,  xviii,  li)),  a  fait  ce 
miracle;  il  en  fera  un  autre  plus  grand,  et  rendra 
mère  une  vierge. 

Dès  lors,  le  doute  de  Marie  est  résolu  :  servante 
du  Seigneur,  elle  donne  l'acquiescement  requis  pour 
l'accomplissement  du  mystère,  et  de  son  Fiat  date 
l'Incarnation  du  Verbe. 

Le  dogme  de  la  maternité  divine  a  ici  son  point 
d'appui  inébranlable.  Si  Marie  a  conçu  par  l'opéra- 
tion du  Saint  Esprit,  Jésus  ne  laisse  pas  de  lui 
devoir  tout  ce  qu'un  lils  doit  à  sa  mère;  il  est  même, 
en  un  sens,  plus  exclusivement  son  Fils,  n'ayant 
point  de  père  ici-bas.  Le  Verbe  fait  chair  est  appelé 
Fils  de  Dieu  et  Dieu  lui-même,  à  raison  de  sa  pré- 
existence éternelle  au  sein  du  Père  (Luc.,  i,  35; 
loan.,  I,  i4.  I.  3.  i8).  Il  est  d'autre  part  appelé  fils 
de  Marie,  à  raison  du  lien  qui  unit  son  humanité 
à  la  Vierge  mère.  C'est  pourquoi,  en  toute  rigueur, 
Marie  est  mère  d'une  personne  divine  ;  elle  a  droit  au 
titre  de  Mère  de  Dieu.  —  S.  Tuomas,  III,  q.  35,  art.  4- 

Parmi  les  défenseurs  non  catholiques  de  la  con- 
ception virginale,  on  peut  lire  avec  fruit  Ch.  Gore, 
évoque  anglican  de  Birmingham,  Dissertations  un 
siihjects  connectée  nitlt  tke  Incarnation,  diss.  i,  Lon- 
doii,  1907. 

Luc,  1,  39-50. 

Marie,  se  levant  en  ces  jours-là,  s'en  alla  en  hâte  au 
pays  des  montagnes,  ilans  une  ville  de  Juda;  elle  entra, 
dans  la  maison  de  Zacliarie  et  salua  Elisabeth.  Or  dt-s 
qu'Llisabeth  entendit  In  salutation  do  Marie,  son  enfant 
tressaillit  dans  ses  entrailles;  Elisabeth  fut  remplie  du 
Saint  Esprit  et,  élevant  la  voix,  s'écria  :  «  Bénie  eles-vous 
entre  les  femmes,  et  béni  le  fruit  de  vos  entrailles!  Et  d'où 
m'arrive  [cet  honneur]  que  la  mère  de  mon  Seigneur 
vienne  à  moi?  Car  aussitôt  que  votre  parole  do  salutation 
a  frappé  mes  oreilles,  mon  enfant  a  tressailli  de  joie  dans 
mes  entrailles.  Heureuse  étes-vous  d'avoir  cru,  car  elles 
s'accompliront,  les  choses  qui  vous  ont  été  dites  de  la  part 
du  Seigneur.  »  Et  Marie  dit  : 

M  Mon  âme  glorifie  le  Seigneur, 
et  mon  esprit  tressaille  en  Dieu  mon  Sauveur  : 
parce  qu'il  a  regardé  la  bassesse  de  sa  servante. 
Car  voici  que  désormais  toutes  les  générations   m'appel- 

[leront  bienheureuse, 
parce  que  le  Tout-Puissant  a  fait  en  moi  de  grandes 
Son  nom  est  saint;  [choses, 

sa  miséricorde  (se  répand)  d'âge  en  âge 
sur  ceux  qui  le  craignent. 
Il  a  déployé  la  force  de  son  bras, 

il  a  dissipé  ceux  qui  s'enorgueillissaient  dans  les  pensées 

[de  leur  cœur. 
11  a  déposé  les  puissants  de  leur  trône  et  exalté  les  hum- 

[bles; 
Il  a  comblé   de  biens  les  aU'aïués,  et    renvoyé  les  riches 

[les  mains  vides  ; 
Il  a  pris  soin  d'Israël,  son  serviteur, 
se  souvenant  de  sa  miséricorde, 
selon  la  promesse  qu'il  avait  faite  à  nos  pères, 
envers  Abraham  et  sa  race,    pour  toujours,   » 

.Marie  demeura  avec  Elisabeth  environ  trois  mois,  puis 
retourna  dans  .sa  maison. 

L'exclamation  d'Elisabeth  visitée  par  Marie  tra- 
duit s»s  félicitations  joyeuses  et  son  admiration 
pour  l'œuvre  de  Dieu  en  sa  cousine.  Quand  une 
femme    devenait    mère   en    Israël,    ses    proches    se 


réjouissaient  avec  elle  (cf.  E.rod.,  xxiii,  26,  et,  pour 
Jean-Baptiste,  Luc,  i,  58).  Les  félicitations  d'Elisa- 
beth s'expriment  dans  le  style  de  l'Ancien  Testa- 
ment (cf.  ludic,  V,  2^  :  henedicta  inter  niulieres 
luhel  uxor  llaber  Cinaei...,  luditli,  xiii,  26  :  Ilodie 
nomen  tuum  ita  magnificavit  (Dominus)  ut  non  recé- 
dât laus  tua  de  ore  hominum).  Mais  ici,  la  bénédic- 
tion donnée  à  la  mère  se  mesure  à  la  grandeur  de 
son  Fils,  qui  doit  être  béni  et  glorilié  par-dessus 
toute  créature.  Comme  le  protévangile  associait 
l'inimitié  de  la  race  de  la  femme  contre  la  race  du 
serpent  à  l'inimitié  de  la  femme  contre  le  serpent, 
ainsi  la  salutation  d'Elisabeth  associe  deux  bénédic- 
tions; gloriliant  à  la  fois  la  Mère  et  le  Fils. 

Le  cantique  de  Marie,  tissu  d'allusions  bibliques, 
renvoie  à  Dieu  la  gloire  des  grandes  choses  qu'il  a 
faites  en  son  humble  servante.  La  mère  du  Rédemp- 
teur ne  peut  ignorer  que  toutes  les  générations 
l'appelleront  bienheureuse.  Anciennement,  Anne, 
mère  de  Samuel,  préludant  de  loin  au  Magnificat  par 
son  cantique  (1  Sam,,  11,  i-io),  avait  célébré  le  salut 
attendu  de  Dieu;  à  meilleur  titre,  Marie  célèbre  le 
salut  présent. 

Il  y  a  quelques  années,  sur  la  foi  d'une  leçon 
aberrante,  des  critiques  protestants  ont  révoqué  en 
doute  l'attribution  à  Marie  du  Magnificat,  et  l'ont 
revendiqué  pour  Elisabeth.  Il  n'y  a  pas  lieu  de  re- 
prendre ici  cette  question,  déjà  traitée  dans  le 
Dictionnaire  à  l'article  Evangiles,  t.  I,  1G21-1623. 
Avec  toute  la  tradition  chrétienne,  nous  maintenons 
l'attribution  de  ce  cantique  à  Marie. 

Malt.,  I,  18-25  : 

Or  la  naissance  du  Christ  arriva  ainsi.  Sa  mère,  Marie, 
(■tant  liancée  à  Joseph,  avant  qu'ils  eussent  commencé 
d'habiter  ensemble,  se  trouva  enceinte  par  la  vertu  de 
rEsi)rit  Saint.  Joseph  son  époux,  <'-tanl  juste  et  ne  voulant 
pas  la  dllTamer,  se  proposa  de  la  renvoyer  secrelenient. 
Comme  il  avait  forcné  cô  projet,  voici  qu'un  ange  du  Sei- 
gneur lui  apparut  en  songe  et  lui  dit  :  <(  Joseph,  fils  de 
David,  no  craitis  pas  de  prendre  chez  toi  .Marie  ton  épouse, 
car  co  qui  est  conçu  en  elle  ^'ient  de  l'Esprit-Saint,  Elle 
enfantera  un  lils,  tu  l'appelleras  du  nom  de  Jésus,  car  il 
sauvera  son  peuple  de  ses  péchés.  >'  Tout  cela  arriva  pour 
l'accomplissement  de  la  parole  que  le  Seigneur  a  dite  par 
le  prophète  ;  Voici  quf  la  Vierge  concevra  et  enfantera  un 
fils  et  on  l*appellera  du  nom  d' Emmanuel,  c'est-à-dire 
Dieu  avec  nous  Réveillé  de  son  sommeil,  Joseph  lit 
comnïe  lui  avait  ordonné  l'ange  du  Seigneur,  et  prit  chez 
lui  son  épouse.  Et  il  ne  la  connut  point,  jusiju'au  jour  où  elle 
enfanta  son  fils  [premier-né];  et  il  l'appela  du  nom  de  Jésus. 

Dans   Mat.,  i,  25,  r^wTiTwov,  premier-né,  est  omis 

par  B  et  X.  C'est  ici  probablement  une  glose,  em- 
pruntée à  Luc,  H,  'j. 

Le  commencement  de  ce  récit  nous  ramène  vrai- 
semblablement au  temps  où  Marie,  liancée  à  Joseph 

(/j.vr,7ztj(iîtTr,^,    cf.     l.nc .  ,     I,     2^    :     T.y.rJlij'.v     '5/jtv-/:7T£u^u£v/;y) 

n'habitait  pas  encore  sous  son  toit.  L'introduction  de 
l'épouse  dans  la  deraeuie  de  l'époux  mettait  lin  à  la 
période  des  fiançailles;  c'est  cette  démarche  qu'ex- 
prime ici  7J«/5cîv,  plus  loin  vv.f,y-'/»Cttv,  20,  24.  Au 
cours  de  cette  période  précédant  la  réunion  sous  un 
même  toit,  Trp'i-j  imiBiXj  kOtw;,  la  grossesse  de  Marie 
fut  remarquée  par  Joseph.  S^vi/6'icv  ne  désigne  pas  les 
relations  conjugales  :  pour  ces  relations,  le  mot  des 
évangélistes  est  :  /lituTzscj,  voir  Matt.,  i,  25;  Luc,  i, 
34.  El  ainsi  tombe  une  difficulté  opposée  dès  le  qua- 
trième siècle  à  la  perpétuelle  virginité  de  Marie. 

Pourquoi  Joseph  songea-l-il  à  rompre  secrètement 
avec  Marie?  L'évangéliste  dit  assez  clairement  que 
ce  fut  par  délicatesse  de  conscience  Mais  encore  : 
avait-il  conçu  un  doute  sur  la  vertu  de  son  épouse,  et 
se  croyait-il,  aux  termes  de  la  Loi,  tenu  de  la  quitter? 
Cf.  Lev.,v,  i;  Prov.,  xviii,  22.  Cette  idée  se  présente 


Ul 


MARIE,  MKRE  DE  DIEU 


142 


naUirelleinent  à  l'esprit,  et  plusieurs  Pères  l'ont 
aflniise,  depuis  saint  Justin,  Dial.,  lxxviii.  jusqu'à 
saint  Ambroisb,  De  institutione  rirginis,  v,  3ij,  P.L., 
XVI,  3i5,  et  à  saint  Augustin,  Serm.,  u,  6,  tj,  P.  L., 
XXXVIII,  338.  On  sait  que  la  Loi  condamnait  à  la 
lapidation  l'épouse  adultère,  Dent.,  xxii,  2/1.  Mais 
d'autres  préfèrent  s'arrêter  à  une  hj'polhèsc  plus 
honorable  pour  Joseph  aussi  bien  que  pour  Marie. 
En  présence  d'un  fait  qui  le  dépasse,  Joseph  s'incline 
sans  comprendre  et  se  tient  prêt  à  admettre  toute 
explication  qui  sauve  l'honneur  de  Marie.  Par  ail- 
leurs, il  juge  que  sa  place  n'est  pas  avec  elle  puisqu'il 
n'a  aucun  droit  de  père,  et  accepte  d'avance  le  plus 
douloureux  sacrifice.  Dans  sa  détresse,  il  se  tourne 
vers  Dieu,  et  Dieu  lui  parle  par  un  ange,  comme 
il  a  parlé  à  Marie.  Saint  Jiinô.MH  indique  déjà  cette 
solution  en  termes  excellents,  !n  Mail.,  I,  11,  P.  L-, 
XXVI,  24  G  :  .Serf  hnc  testimonium  Mariae  est,  quod 
Iofeph,sciens  illiiis  castitalem  et  admirans  qunaeye- 
nerat,  celai  silentiu  ciiiiis  mysteiiitm  nesciehat.  Et 
Alrrrt  le  Grand  :  Sicut  iustus  cogitai'it  dimiltere, 
sicut  pins  disposiiit  non  accusare,  et  sicnt  sapiens 
volnit  id  facere  occulte,  quia  hoc  fuit  tutius  quodcon- 
silio  humano  poterat  invenire. 

Le  message  de  l'ange  ne  présente  aucune  ambi- 
guïté :  que  Joseph  ne  craigne  pas  d'introduire  dans 
sa  maison  (7rr/3K/a£eiv)  son  épouse;  qu'il  remplisse  les 
devoirs  d'un  chef  de  famille,  et  en  exerce  le  <lroiten 
donnant  à  l'enfant  un  nom,  le  nom  symbolique  déjà 
révélé  à  Marie.  L'évangcliste,  qui  vient  d'affirmer  si 
nettement  que  Marie  a  conçu  par  la  vertu  du  Saint 
Esprit,  n'hésite  pas  à  l'appeler  ici  épouse  {yyj'Axrj.)  de 
Joseph,  car,  malgré  la  loi  de  respect  que  les  deux 
l'poux  se  sont  prescrite  d'un  commun  acconl,  leur 
union  est  un  vrai  mariage.  Nous  avons  entendu  saint 
Augustin  l'affirmer,  en  revendiquant  pour  Joseph  le 
nom  de  père  de  Jésus,  De  consinsn  evangelistarnm, 
II,  I,  2.  Il  serrera  de  plusprès  la  question  présente,  en 
montrant  dans  l'union  de  Joseph  avec  Marie  les 
trois  biens  essentiels  du  mariage;  Contra  Inlianum 
Pelagiannin.Y,  xii,  ^6,  P.  L.,  XLIV,  810  :  fn  illo  quod 
secundum  Evangelium  coningium  nuncupavi,  omnia 
tria  bona  nuptiarum  dixi  esse  compléta  :  fidem,  quia 
nutlum  adutterium  :  prolem,  ipsum  Dominum  Chris- 
tuni:  sacramentam,  quia  nullum  divortium.  L'ensei- 
gnement du  docteur  d'Hippone  a  fixé  sur  ce  point  les 
hésitations  de  la  théologie  catholique.  D'autre  part, 
nous  verrons  l'évangéliste  saint  Luc,  par  égard  pour 
la  sainteté  de  ce  mariage,  ramener  encore,  à  une 
date  ultérieure,  l'expression  qui  a  servi  à  lui-même 
et  à  saIntMattliieu  (i,  18)  pour  désigner  les  fiançailles 
de  la  vierge.  En  abordant  le  récit  de  l'Annonciation, 
saint  Luc  parlait  de  la  vierge  fiancée  à  Joseph,  i,  27  : 
Tïvf.6évov  '£ii-jT,7rEJij.ivf,v y.v^pi  ot  cv^iiv.  'lw7v;y.Tout  à  l'heure, 
n,  5.  il  monlrera  Joseph  se  mettant  en  route  pour 
Bethléem,  jùv  Maptà^u  tô  £fj-vr^7Tiufj.iv/i  v.ùrÇt,  ^/jrn  èy/.Oot.  Il 
serait  logique  de  traduire  :  avec  Marie  sa  /lancée, 
qui  était  enceinte.  Nul  n'imaginera  ici  un  conflit 
entre  les  évangélistes.  Seulement,  une  touche  exquise 
de  langage,  assimilant  à  une  fiancée  l'épouse  de 
Joseph,  rappelle  discrètement  le  mystère  dont  le  lec- 
teur est  averti. 

Saint  Matthieu  fait  expressément  remarquer  ici 
l'accomplissement  de  l'oracle d'Isaie  sur  l'Emmanuel  ; 
pour  la  première  fois,  il  use  de  cette  formule  :  iw. 
(S-nui)  ■n)Yiprji6r,ri  'p.Sjv^  qui  reviendra  "iouvent  dans  son 
évangile  (voir  11,  i5-23;  iv,  il,;  viii,  17;  xii,  17;  xiii, 
35  ;  XXI.  4  ;  de  plus,  onoi^  Tt/ïj^wô&jTtv  «t  Vpv.fv.i  rûv  tt/sî^ïjtSjv, 
XXVI,  5(j;  rcTE  'l-n)rip'j}Or,TÔ  ' prflh,  n,  17;  xxvii,  g).  Invi- 
tation à  reconnaître  à  l'œuvre  la  même  Providence 
divine  qui,  après  avoir  dicté  l'oracle  dans  l'Ancien 
Testament,  en  procure  l'accomplissement  dans  le 
Nouveau. 


Ainsi  l'oracle  concernant  la  Vierge-mère  est-il  in- 
terprété en  toute  rigueur  etappliqué  expressément  à 
la  mère  du  Messie,  par  un  texte  inspiré.  On  sait  que 
l'exégèse  rabbinique  avait  entrevu  le  caractère  mer- 
veilleux de  la  naissance  du  Messie.  Le  commentaire 
authentique  de  saint  Matthieu  fixe,  aux  yeux  du 
chrétien,  le  sens  de  l'oracle  d'Isaie;  l'exégèse  catho- 
lique, et  avec  elle  souvent  l'exégèse  protestante,  a 
suivi  la  voie  ouverte  par  l'évangéliste,  en  confessant 
la  réalisation  de  la  prophétie.  L'exégèse  incrédule 
devait  naturellement  protester;  elle  rend  souvent  le 
«  contresens  »  des  Septante  responsable  de  l'éclosion 
d'un  mythe.  On  a  vu  plus  haut  que,  si  les  Septante 
se  sont  portés  spontanément  à  rendre  ' almah  par 
■nypOttioc,  ils  ne  l'ont  pas  fait  sans  raison,  et  que  ce  pre- 
mier mouvement  était  le  bon.  On  n'en  peut  pas  dire 
autant  de  la  substitution  tendancieuse  opérée  par  la 
jeune  exégèse  des  Aquila,  des  Symmaque,  des  Tbéo- 
dotion,  lesquels  écrivirent  veSviç.  Quant  à  la  convic- 
tion de  l'évangéliste,  un  croyant  admettra  volontiers 
qu'elle  s'est  formée  sous  l'assistance  de  l'Ksprit 
saint;  d'ailleurs  il  est  facile  d'en  indiquer  les  consi- 
dérants rationnels.  Le  nom  expressif  d'Emmanuel 
devait  l'incliner  à  reconnaître  dans  cet  oracle  le 
Verbe  incarné;  une  tradition  remontant  à  Marie  et 
à  Joseph  —  car  il  faut  bien  faire  appel  à  leur  témoi- 
gnage —  l'avait  mis  en  possession  de  la  donnée  rela- 
tive à  la  conception  virginale.  La  traduction  des  Sep- 
tante a  pu  lui  apporter  un  surcroît  de  lumière,  mais 
la  nécessité  de  ce  surcroit  n'apparaît  pas,  pour 
l'évangéliste  écrivant,  à  l'intention  des  fils  d'Israël, 
son  évangile  araméen 

Le  témoignage  de  saint  Matthieu,  en  faveur  de  la 
conception  miraculeuse  de  Jésus,  ne  présente  aucune 
ambiguïté;  mais,  plus  loin,  l'évangile  prononce  une 
I>arole  qui  peut  être  tournée  contre  la  croyance  à  la 
perpétuelle  virginité  de  Marie,  i,  26  :  «  (Joseph)  ne 
connut  point  son  épouse,  jusqu'au  temps  où  elle  en- 
fanta son  fils  [premier-né],  n  Tous  ceux  qui,  depuis 
Hblvidius,  ont  prétendu  qu'après  la  naissance  de 
Jésus  Marie  donna  le  jour  à  d'autres  enfants,  n'ont 
pas  manqué  de  citer  ce  texte;  et  l'objection  y  trouve 
un  point  d'appui  que  ne  lui  offrait  pas  le  verset  18  : 
car  ce  sont  bien  les  relations  conjugales  que  vise  le 
mot  V/iv!.jTzîv.  — Bornons-nous,  pour  le  moment,  à  ce 
qui  est  la  substance  de  la  réponse  faite  à  Ilelvidius 
par  saint  Jbrômg  :  dire  qu'avant  la  naissance  de 
Jésus,  Joseph  ne  connut  point  son  épouse,  n'est  pas 
affirmer  qu'il  la  connut  après.  A  l'appui  de  cette 
réponse,  on  peut  invoquer  une  foule  d'exemples 
semblables.  L'évangéliste  a  dit  ce  qui  importait  à 
son  but,  sans  se  préoccuper  des  interprétations 
abusives. 

Le  mot  «  premier-né  »  a  donné  prise  à  une  objec- 
tion presque  identique.  Comme  il  n'est  pas  sur  que 
ce  mot  appartienne  ici  au  texte  de  saint  Matthieu 
(voir  les  variantes),  nous  réserverons  la  réponse 
pour  l'examen  d'un  passage  de  saint  Luc.  où  il  se 
représente  et  où  il  est  sûrement  authentique  (Luc, 
u.l). 

Luc,  n,  1-7  : 

Il  adviiil  qu'en  ces  jours -là  parut  un  cditde  César  Auguste- 
prescrivant  de  recenser  toute  laterro.  Ce  premier  recense- 
mont  eut  lieu  alors  que  Oulrinius  rtait  f^ouverneur  Je  Syrie; 
tous  allaient  se  faire  inscrire,  chacun  dans  sa  ville,  Joseph 
aussi  monta  de  GaliU-e.  de  la  ville  do  Nazareth,  en  Judée,  à 
la  ville  de  David  appelée  Bellilcem.  parce  qu'il  était  de  la  mai- 
son et  de  la  famille  de  David,  pour  se  l'aire  inscrire  avec 
Marie,  sa  fiancée  qui  était  encelnie.  Or  il  advint  que,  pen- 
dant qu'ils  étaient  là,  les  jours  de  son  enfantement  furent 
accomplis;  elle  enfanta  son  fils  premier-né,  l'enveloppa  de 
Ian[:;es  et  le  coucha  dans  une  crécne,  parce  qu'il  n'y  avait  pas 
pour  eux  placo  dans  l'hôtoUerie. 


14c 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


144 


Ce  «  premier  recensement  sous  Quirinius  »  —  di- 
sons-le en  passant — ,  fut  longtemps  une  énigme  pour 
les  commentateurs  de  l'Evangile.  En  effet,  il  n'a  laissé 
aucune  trace  chez  les  historiens  profanes,  aucune 
trace  non  plus  dans  la  célèbre  inscription  découverte, 
au  siècle  dernier,  à  Ancyre  en  Galatie,  et  qui  retrace 
toute  la  carrière  politique  d'Auguste.  Par  ailleurs, 
on  a  cru  prendre  l'évangéliste  en  flagrant  délit  d'er- 
reur historique.  Car  les  faits  qu'il  raconte  sont  anté- 
rieurs de  cinq  ou  six  ans  à  l'ère  chrétienne;  d'autre  part 
on  connaissait  la  date  du  gouvernement  de  Quirinius 
en  Syrie,  6  •;  de  l'ère  chrétienne.  Entre  les  deux  dates, 
l'écart  est  donc  d'au  moins  dix  ans.  Or  voici  que  de 
nos  jours  l'épigraphie,  en  révélant  un  premier  gou- 
vernement de  (Juirinius  en  Syrie,  est  venue  disculper 
saint  Luc,  et  l'imputation  d'erreur  chronologique 
retombe  sur  ses  auteurs.  Voir  art.  Epigrapbib,  t.  I, 
i4a5-i427. 

Mais  passons. 

Nous  avons  déjà  noté  plus  haut  comment  l'évangc- 
liste  de  l'Annonciation,  ayant  à  rappeler  ici  le  lien 
qui  unit  Marie  à  Joseph,  évite  de  trancher  le  mot,  et 
l'appelle  d'un  nom  qui  pourrait  convenir  à  une  sim- 
ple fiancée  —  -ç  tuii/;7rvjyivri  KÙTû.  D'autre  part,  saint  Luc 
appelle  Jésus  le  premier-né  de  Marie  —  tov  uiiv  xùzf.i 
■zov  7TcwToV«i»  — ;  de  là  on  a  conclu  que  Jésus  était  le 
jiremier-né  de  plusieurs  frères. 

Saint  JÉHÔMB  a  depuis  longtemps  fait  justice  de 
cette  objection.  Adi\  Helvidium,  x,  P.  L.,  XXIII, 
192  B  :  Omnis  unigenitui  est  primogenitus  :  non  oninis 
primogenitus  est  iinigenitus.  Primogenitus  est  non 
tantiim  post  quem  et  alii,  sed  unie  quem  nulliis.  C'est- 
à-dire  que  le  mot ^remier-ne,  selon  l'usage  biblique, 
ne  s'emploie  pas  seulement  par  comparaison  avec 
des  frères  puînés,  mais  absolument.  Qu'on  se  reporte 
au  texte  de  la  Loi,  on  y  trouvera  la  délinition  exacte 
du  premier-né;  Ejrod.,  xxxiv,  19-ao  :  Omne  quod 
aperit  i'uhani  generis  masctitini...,  cf.  Ex.,  xui,  a. 
13.  i3;  ou  \tim.,  xviii,  i5  sqq.  En  Israël,  les  mères 
n'attendaient  pas,  pour  se  soumettre  à  cette  loi  tou- 
chant les  premiers-nés,  de  savoir  si  elles  auraient 
d'autres  fils;  Marie  elle-même  le  montrera  au  jour  de 
la  purification.  Telle  est  la  valeur  du   Tfivzdroy.ci  des 

Septante,  comme  du  "1133  hébraïque. 
Après  la  visite  des  bergers  à  la  crèche  : 

Luc,  n,  19  : 

Or  Marie  'conservait  tous  ces  souvenirs,  les  repassant  en 
son  cœur. 

Suit  l'épisode  de  la  purification  : 

Luc,  II,  32.  33.  37.  38.  33-35.  39  : 

Quand  furent  accomplis  les  jours  de  leur  purification, 
selon  la  Loi  du  Moïse,  ils  I9  poi  terent  à  Jérusalem  pour  le 
présenter  au  Seigneur,  selon  qu'il  est  écrit  dans  la  Loi  du 
Seigneur  :  >,  Tout  mâle  premier-né  sera  consacré  au  Sei- 
gneur"»... 

Comme  les  parents  apportaient  l'enfant  Jésus,  pour  accom- 
plir à  son  sujet  les  prescriptions  de  la  Loi.  [Siméon]  le  reçut 
dans  ses  bras,  bénit  Dieu,  et  dit  ;  [Sunc  diiniitis]. 

Or  le  père  et  la  mère  [de  JésusJ  étaient  dans  l'admiration 
des  choses  qu'on  disait  de  lui.  Et  Siméon  le  bénit,  et  dit  à 
Marie  sa  mère  :  «  Voici  que  cet  [enfant]  est  au  monde  pour 
la  chute  et  le  relèvement  d'un  p^raml  nombre  en  Israël,  et 
pour  [être]  un  signe  de  contradiction  —  ;  et  pour  vous-même, 
un  glaive  percera  votre  âme.  alin  que  soient  révélées  les 
pensées  de  bien  d«s  cœurs  )).,. 

Et  quand  ils  eurent  accompli  tout  ce  que  prescrit  la  Loi 
du  Seigneur,  ils  retournèrent  en  Galilée,  à  Nazareth  leur 
ville. 

Ni    la    loi    touchant  l'offrande  des  premiers-nés 


n'était  faite  pour  Jésus,  ni  la  loi  touchant  la  purifi-' 
cation  des  femmes  n'atteignait  Marie,  devenue  mère 
sans  souillure.  En  se  soumettant  néanmoins  aux  pres- 
criptions mosaïques,  Marie  et  Joseph  donnent  l'exem- 
ple du  respect  et  de  la  docilité. 

En  présence  des  grandes  choses  cpi'ils  entendent 
dire  de  Jésus  par  Siméon,  leui'  étonnement  n'est  pas 
tant  celui  de  l'ignorance  que  de  l'admiration  pour  les 
œuvres  de  Dieu.  La  prophétie  de  Siméon,  écho  de 
/s.,  viii,  i^,  s'adresse  principalement  à  Marie,  desti- 
née à  être,  avec  son  Fils,  mise  en  discussion, itfa«.,xiu, 
55;  Marc.,  vi,  3.  Sur  le  mode  complet  de  sa  réalisa- 
tion, les  exégètes  ont  parfois  oscillé  :  Origènk  croyait 
la  trouver  dans  la  dispersion  des  Apôtres  au  temps 
de  la  Passion,  In  Luc.,  Hom.  xvii,  P .  G.,  XllI,  i845, 
et  n'a  pas  craint  d'alfirmer  que  Marie  elle-même  par- 
ticipa au  scandale  des  disciples.  L'écho  d'Origène  se 
retrouve  plus  ou  moins  distinct  en  saint  Ba.sile, 
Ep.  CCLX,  9,  P.  G.,  XXXU,  968  A;  en  saint  HiLAmE, 
In  Ps.  cxviu,  12,  P.  L.,  IX,  ôaS  A;  chez  le  Pseddo- 
Ghégoihb  dk  Nvsse,  De  occursu  Dnmini,  P.  G.,  XLVI, 
1176;  chez  le  Pseudo-Chrysostomb,  In  Ps.  xiii,  4, 
P.  G.,  hV,  555;  chez  le  PsBUDo-AutJUSTiN,  Quaestiones 
ex  N.  T..  Lxxm,  P.  L.,  XXXV,  2267-8;  en  saint 
Cyrille  d'Alexandrie,  fn  Inan.,  1.  XII,  P.  G.,  LXXIV, 
661.  Ces  conjectures,  qui  d'ailleurs  n'ont  aucun  carac- 
tère dogmatique,  n'engagent  que  la  parole  de  leurs 
auteurs.  Encore  est-il  juste  d'observer  avec  Newman, 
Du  culte  de  la  sainte  Vierge  dans  l'Eglise  catholique, 
note  F,  trad.  de  1908,  p.  aoo-2a/i,  que  les  Pères  ont 
voulu  noter  l'infirmité  naturelle  de  la  femme,  plutôt 
qu'imputer  à  Marie  une  faute  formelle.  Quoi  qu'il  en 
soit,  l'Eglise  ne  l'entend  pas  ainsi.  C'est  au  Calvaire 
surtout  qu'elle  reconnaît  l'&me  de  la  Mère  de  dou- 
leurs, percée  d'un  glaive  : 

Cuius  animam  gementem, 
Contristatam  et  doieniem, 
Ptrtramivit  gladiut. 

Là  sont  révélées  leg  pensées  de  bien  des  cœurs, 
par  la  faiblesse  des  uns  et  la  fidélité  des  autres. 
Marie  n'est  nullement  compromise  dans  la  défection 
du  corps  apostolique;  elle  donne  héroïquement  et 
jusqu'au  bout  l'exemple  du  dévouement  à  son  Fils 
qui  est  son  Dieu,  signe  de  vie  pour  les  croyants  et 
de  condamnation  pour  les  aveugles  volontaires, 
loan.,  III,  \!\.  18;  V,  aS-ai  ;  ix,  89  ;  I  Cor,,  1,  a3-a4. Telle 
l'apôtre  saint  Jean  nous  la  montre  au  pied  de  la 
Croix,  angoissée,  mais  debout,  loan.,  xix,  26.  Au 
Calvaire,  l'humanité  se  partage  en  deux,  pour  et 
contre  le  Sauveur  :  Marie  est  à  la  tête  des  croyants, 
car  le  glaive  de  douleur  l'a  transpercée  sans  l'abattre. 
D'autres  ont  souffert  scandale  ;  comme  aux  jours 
lointains  de  la  fuite  en  Egypte,  Marie  est  demeurée 
fidèle  à  Jésus,  sans  donner  aucun  démenti  à  la  pro- 
phétie de  Siméon. 

Sur  la  trame  uniforme  de  la  vie  à  Nazareth,  un 
seul  épisode  se  détache  ;  le  voici  : 

Luc,  II,  4o-5i  : 

Cependant  l'Enfant  croissait  ol  se  fortifiait,  rempli  d*  sa- 
gesse, et  la  grâce  de  Dieu  était  ?ur  lui.  Or  ses  parents  al- 
laient avec  lui  chaque  année  à  Jérusalem,  en  la  fête  de 
Pâque.  Quand  il  eut  douze  ans.  ils  y  montèrent  selon  la  cou- 
tume de  cette  fcte,  et,  après  les  jours  accomplis,  quand  ils 
s'en  retournèrent,  l'enfanl  Jésus  demeura  à  .Jérusalem,  et 
ses  parents  ne  s'en  aperçurent  pas.  Pensant  qu'il  était  dans 
la  caravane,  ils  firent  une  journée  de  route  et  le  cherchaient 
parmi  leurs  parents  et  connaissances;  ne  l'ayant  pas  trouvé, 
ils  retournèrent  à  Jérusalem  pour  le  chercher.  Au  bout  de 
trois  jours,  ils  le  trouvèrent  dans  le  temple,  assis  au  milieu 
des  docteurs,  les  écoutant  et  les  interrogeant;  tous  ceux  qui 
l'entendaient  étaient  émerveillés  de  son  intelligence  et  de  ses 
réponses,  A  sa  vue,  ils  furent  frappés  d'otonnement.  et  sa 
mère  lui  dit   :    a  Mon  enfant,  pourquoi  avez-vous  agi  ainsi 


145 


MARIE,  MÈRE  DE  DIEU 


146 


avec  I10U3?  Votre  père  et  moi,  affligés,  nous  vous  cher- 
chions. 1)  11  leur  repondit  :  «  Pourijuoi  me  cherchiez-vous? 
Ne  saviez-vous  pas  qu'il  faut  que  je  sois  aux  choses  île  mon 
Père?  »  El  ils  ne  comprirent  pas  la  pjirole  qu'il  leur  avait 
dite.  [Jésus]  descendit  avec  eui  et  vint  à  Nazareth,  il  leur 
était  soumis.  Et  sa  mère  con-ervait  tous  ces  souvenirs  dans 


son  cœur. 


Pour  la  première  fois,  dans  celte  scène  évangclique, 
Jésus  agrit,  il  parle  :  or  on  a  cru  découvrir  dans  sa 
conduite  quelque  hauteur  ou  quelque  froideur  envers 
sa  mère;  dans  la  conduite  de  Marie,  quelque  igno- 
rance et  quelque  indiscrétion.  En  effet,  Marie  et 
Joseph'se  montrent  incapables  de  veiller  sur  Jésus. 
Jésus  se  dérobe  à  la  vigilance  de  Marie  et  de  Joseph. 
Retrouvé  après  trois  jours,  il  est  l'objet  d'un  alTec- 
lucux  reproche;  lui-même  répond  sur  un  Ion  de  re- 
proche, en  affirmant  sa  résolution  de  s'émanciper. 
L'évangélistenote  expressément  que,  sila  réprimande 
de  Marie  ne  fut  pas  acceptée,  la  réponse  de  Jésus 
ne  fut  pas  comprise.  De  toute  façon,  le  personnage  de 
Marie  est  mis  à  mal  par  la  narration. 

Ce  commentaire,  dont  nous  accusons  à  dessein  les 
traits,  a  été  souvent  esquissé  par  des  plumes  trop 
sûres  d'elles-mêmes.  Nous  ne  saurions  y  souscrire. 

Avant  tout,  remarquons  l'extrême  candeur  de 
l'évangéliste.  Il  ne  craint  pas  de  mettre  sur  les  lèvres 
de  Marie,  parlant  à  Jésus,  cette  expression  qui,  à 
tout  autre,  donnerait  le  change  sur  le  rôle  de  Joseph 
dans  la  sainte  famille  :  «  'Votre  père  ».  Et  par  trois 
l'ois,  lui-même  prend  à  son  compte  cette  désignation 
collective  qui  met  Joseph  sur  le  même  pied  que 
Marie  :  «  Les  parents  de  Jésus  »,  cl  yautî;  aCroû  (27.  lit. 
43;  cf.  33  :  à  nv.z'co  aùroO  xv.l  ri  /j.r,Tr,p),  De  la  part  de 
l'évangéliste  à  qui  nous  devons  le  récit  de  l'Annon- 
ciation, cette  liberté  de  langage  en  dit  long  :  le  texte 
de  saint  Luc  est  complètement  exempt  d'arlitice;  il 
demande  à  être  lu  dans  l'esprit  même  où  il  fut  écrit. 
Comme  l'écrivain  est  sans  défiance  à  l'égard  du  lec- 
teur, il  faut,  sous  peine  de  ne  le  pas  entendre,  garder 
présent  à  l'esprit  ce  qu'il  ne  prend  pas  la  peine  de 
redire,  parce  que  c'est  dit  et  bien  dit. 

Reprenons  donc  l'examen  des  faits. 

Il  est  sûr  que  Marie  et  Joseph  perdirent  de  vue 
Jésus,  lors  du  départ  de  Jérusalem.  Probablement 
ils  s'étaient  reposés  du  soin  de  l'enfant  l'un  sur  l'au- 
tre; d'ailleurs  Jésus  se  montrait  constamment  si 
soumis  que  rien  ne  faisait  prévoir  un  acte  d'indépen- 
dance. Son  absence,  au  premier  soir  du  voyage, 
émut  douloureu<;ement  Marie  qui,  pour  la  première 
fois,  commença  de  sentir  la  pointe  du  glaive  prédit 
par  Siméon.  L'incertitude  et  l'angoisse  durèrent  jus- 
qu'au surlendemain. 

Après  trois  jours,  Jésus  est  retrouvé  dans  le  tem- 
ple, oti  il  a  préludé  à  son  ministère  évangélique  par 
des  questions  et  des  réponses  qui  remplissent  de 
stupeur  les  maîtres  en  Israël.  L  exclamation  de 
Marie  jaillit  du  cœur  d'une  mère  ;  il  ne  faut  pas  l'ou- 
blier. Comment  l'angoisse  de  ces  trois  jours  ne  se 
répercuterait-elle  pas  dans  ce  premier  cri  de  la  ten- 
dresse maternelle?  Toute  à  la  joie  de  la  rencontre 
soudaine,  Marie  ne  peut  pourtant  pas  oublier  ce 
qu'elle  a  souffert;  sans  nulle  amertume,  mais  avec 
nnadectueux  abandon,  elle  en  fait  l'aveu  à  son  Fils, 
et  lui  demande  le  pourquoi.  Ce  pourquoi  est  le  pen- 
dant du  comment  dit  à  l'ange,  au  jour  de  l'Annoncia- 
tion. Là,  il  n'y  avait  nulle  nuance  d'incrédulité;  ici, 
nulle  nuance  de  reproche. 

Ce  point  n'est  pas  le  plus  délicat.  Mais  la  réponse 
lie  Jésus  sonne  durement  à  nos  oreilles.  N'est-ce  pas 
une  leçon,  et  une  dure  leçon? 

Disons  d'abord  qu'il  ne  faut  pas  isoler  cette  parole 
du  contexte  qui  nous  montre  expressément,  durant 
les  trente  ans  de  sa  vie  à  Nazareth,  Jésus  soumis  à 


Joseph  et  à  Marie  (5i).  A  son  programme  de  vie  dé- 
pendante et  cachée,  l'Evangile  nous  le  montre  déro- 
geant une  fois,  une  seule  l'ois  ;  et  la  raison  de  cette 
dérogation  n'est  pas  difficile  à  découvrir.  Si  éclairés, 
si  saints,  que  fussent  Marie  et  Joseph,  ils  avaient 
encore  quelque  chose  à  apprendre  touchant  les  mys- 
tères du  royaume  de  Dieu.  Ils  avaient  notamment  à 
pénétrer  l'économie  surnaturelle  du  message  apporté 
par  Jésus  au  monde,  et  à  mesurer  la  dislance  infinie 
qui  sépare  les  choses  du  ciel  des  choses  de  la  terre. 
C'est  pourquoi  Jésus  jugea  nécessaire  d'allirmer  à 
leurs  yeux  un  principe,  celui  de  la  souveraine  indé- 
pendance de  son  ministère  évangélique,  comme  s'il 
avait  pu  redouter  pour  son  apostolat  l'importune 
prescription  de  leur  tendresse.  La  date  qu'il  choisit 
pour  cette  manifestation  unique  n'est  pas  indilfé- 
rente.  C'est  à  l'âge  de  douze  ans  que  l'enfant  juif  était 
conduit  par  son  père  à  la  synagogue  et  prenait  rang 
parmi  leshommesd'Israël.  Jésus  nevoulut  paslaisser 
passer  cette  date  solennelle  sans  affirmer  —  une 
fois  —  qu'il  était  autre  chose  que  le  fils  de  Joseph. 
Le  principe  une  fois  posé,  et  la  prescription  des  affec- 
tions de  famille  tine  fois  rompue,  il  pouvait  rentrer 
dans  l'ombre  de  Nazareth,  redevenir  l'enfant  soumis 
que  nous  montre  saint  Luc.  La  semence  déposée  par 
lui  au  cœur  de  Marie  et  de  Joseph  allait  se  déve- 
lopper, et,  le  temps  venu,  trouver  Marie  disposée  au 
sacrifice  requispar  l'apostolat  de  Jésus. Maisle  temps 
devait  faire  son  œuvre.  La  parole  dite  aujourd'hui 
par  Jésus  est  de  celles  qui  ne  furent  pas  aussitôt 
comprises;  l'évangéliste  nous  l'apprend.  Et  tout  de 
suite  il  nous  montre,  dans  la  paix  de  Nazareth,  où 
Jésus  n'occupe  que  le  troisième  rang,  Marie  repas- 
sant ces  souvenirs  en  son  c-eur,  pour  en  extraire  le 
suc  et  se  pénétrer  toujours  plus  des  enseignements 
contenus  dans  la  carrière  terrestre  de  son  Fils. 

Remise  dans  cette  lumière,  la  parole  de  Jésus  à 
Marie  apparaît  l'expression  d'une  leçon  sans  doute, 
mais  non  pas  d'un  reproche.  La  leçon  est  haute; 
elle  est  donnée  fermement;  elles'adresse  à  des  âmes 
bien  préparées,  qui,  Dieu  aidant,  se  l'assimileront. 
La  conduite  de  Jésus,  que  Marie  et  Joseph  retrouve- 
ront demain  à  Nazareth,  simplement  docile  à  leur 
autorité,  contribuera  plus  efficacement  que  bien  des 
discours  à  fixer  dans  leurs  esprits  la  portée  exacte 
de  l'enseignement  qu'une  fois  pour  toutes  il  a  voulu 
leur  donner.  Ajoutons  que  laleçon  était  nécessaire; 
d'autant  plus  nécessaire  que  le  plan  divin  associait 
plus  étroitement  Marie  et  Joseph  à  la  destinée  ter- 
restre de  Jésus  Un  jour  viendra  où  Jésus,  parlant  à 
un  disciple  qui  lui  demandera  la  permission  d'aller 
ensevelir  son  père,  répondra  :  «  Suis-moi,  et  laisse 
les  morts  ensevelir  leurs  morts. ii(3/a».,  v)ii,22)Et  il 
posera  en  loi  générale  :  «  Je  suis  venu  séparer 
l'homme  de  son  père  et  la  fille  de  sa  mère...  Celui 
qui  aime  son  père  ou  sa  mère  plus  que  moi,  n'est  pas 
digne  de  moi.  »  {.\fall.,  x,  35.  37)  Si  telle  est, dans  sa 
plénitude,  la  loi  de  détachement  qu'il  prêche,  pou- 
vait-il bien  la  laisser  ignorer  de  ceux  qui  le  touchaient 
de  plus  près?  Pouvait-il  bien  ne  la  pas  enseigner  par 
son  exemple  à  ceux  qu'il  mettrait  en  demeure  de 
l'observer  après  lui?  Qu'on  y  réfléchisse,  etl'onsen- 
tira  la  haute  convenance  de  l'attitude  prise  excep- 
tionnellement i)ar  Jésus,  aussi  bien  que  la  portée 
universelle  delà  leçon. 

Par  la  réponse  qu'il  fit  à  Marie  dans  le  temple, 
Jésus  avait  marqué  avec  un  tact  divin  le  point  où 
expire  la  mission  providentielle  de  la  famille  et  où 
doit  s'affirmer  la  liberté  de  l'apôtre.  Cette  liberté 
s'affirmera  encore  en  diverses  circonstances,  qui 
ont  paru  jeter  quelque  ombre,  soit  sur  la  perfec- 
tion morale  de  Marie,  soit  sur  la  tendresse  de  ses 
relations  avec  son  Fils. 


147 


MARIE,  MÈRE  DE  DIEU 


148 


Et  d'abord  à  l'occasion  du  miracle  de  Cana. 

Joan.,  II,   i-iï. 

Il  se  fit  (les  noces  à  Caua  en  Galilée,  et  la  mère  de  Jésus 
y  était.  Jésus  fut  aussi  convié,  avec  ses  disciples,  a  ces  no- 
ces. Or,  le  vin  étant  venu  à  manquer,  la  mère  de  Jésus 
lui  dit:  «  Ils  n'ont  pas  de  vin.  »  Jésus  lui  dit:  «  Qu'y  a-til 
entre  vous  et  moi,  femme  -•'  Mon  heure  n'est  pas  encore 
venue.  »  Sa  mcre  dit  aux  serviteurs  ;  «  Faites  ce  qu'il  \ous 
dira.  »  Il  y  avait  l:*»  si.^  urnes  de  pierre,  destinées  aux  ablu- 
tions des  Juifs,  contenant  chacune  deux  ou  trois  métrules. 
Jésus  leur  dit  :  «  Emplissez  ces  urnes  d'eau.  »  Il  les  empli- 
rent jusqu'en  haut,  il  leur  dit  ;  «  Puisez  maintenant  et  por- 
tez au  niaiire  du  festin.  »  Ils  eu  portèrent.  Le  maître  du 
festin,  ayant  goûté  l'eau  changée  en  vin  —  il  ne  savait  pas 
d'où  venait  ce  vin,  mais  les  serviteurs,  qui  avaient  puisé 
l'eau,  le  savaient  bien  —  interpelle  l'époux  et  lui  dit  : 
(i  Tout  le  monde  commence  par  servir  le  bon  vin.  et  (juand 
les  convives  sont  ivres,  le  moins  bon  ;  toi,  tu  as  gardé  le  bon 
vin  jusqu  à  celte  heure.  »  '1  el  fut  le  premier  miracle  de 
Jtsus,  à  Cana  en  (ialilée;  il  manifesta  sa  gloire  et  ses  dis- 
ciples crurent  en  lui. 

Ici  encore,  on  a  souvent  dénonce  la  froideur  et  la 
dureté  de  Jésus  envers  Marie.  Ne  lui  déclare-t-il  pas 
qu'il  ne  veut  avoir  avec  elle  rien  de  commun?  El  cette 
appellation  :  «  Femme  »,  est-elle  bien  d'un  lils  par- 
lant à  sa  mcre?  Jésus  déclare  que  son  heure  n'est  pas 
venue.  Et  puis  il  cède  à  l'importunité  de  Marie,  non 
sans  donner  à  entendre  qu'on  lui  a   forcé  la  main. 

L'accusation  coniportebien  des  nuances.  îs'ous  ne  la 
mettrons  pas  tout  entière  au  compte  de  saint  Iré- 
Niiiî,  qui  pourtant  note  assez  durement  laflnde  non- 
recevoir  opposée  par  Jésus  à  sa  mère,  Adv.  llaer.,  III, 
XVI,  7,  /".  G.,VII,  976  B:  repelUns  eiiis  intempeslivam 
festinationcm  Mais  les  Manichéens  ontprétendu  trou- 
ver ici  la  preuve  que  Marie  n'étaitpas  réellement  mère 
de  Jésus  ;  voir  saint  Augustin,  Inloan.,  Tr.,  viii,  5, P. 
i.,  XXX'\'',  I/J52.  Saint  Jean  Chrysostome  soupçonne 
Marie  de  quelque  intention  vaniteuse.  In  loan.,  Ilom. 
XXI,  a,  P.  (;.,LIX,  i3o,  et  saint  Maxime  de  Turin, com- 
mentant la  réponse  du  Seigneur,  écrit,  Ilom.  xxiii, 
P.  /..,  LVII,  2^5  X:  Ilaec  ierha  indigiiaittis  esse  quis 
diibitet  ?  Les  protestants  accusent  volontiers  Jlarie 
d'ingérence  indiscrète  ou  d'empressement. 

Regardons-y  de  plus  près. 

Les  termes  de  la  requête  de  Marie  ne  justifient  pas 
ces  appréciations  sévères.  On  ne  saurait  trouver  un 
terme  de  comparaison  plus  exact  que  les  propres  pa- 
roles de  Jésus,  en  présence  d'autres  nécessilcs  encore 
plus  pressantes, par  exemple  pour  cette  fou  le  qui  l'avait 
suivi  au  désert  et  mourait  de  faim;  \oir  Mal.,xiv,  i4 
sqqj  XV,  3-2  sqq.;  Marc,  vi,  34  sqq;  vin,  2  sqq  ;  I.iic,, 
IX,  II  sqq;  loan.,  vi,5  sqq.  Le  Vinum  non  liahent  de 
Marie  est  comme  le  pendant  du  Misereor  super 
turhain.  La  compassion  que  Jésus  manifesta  devant 
ses  disciples,  pour  cette  foule  en  détresse,  pourquoi 
Marie  ne  l'aurait-elle  pas  manifestée  devant  son  Fils, 
pour  des  parents  ou  des  amis  en  proie  à  un  cruel 
embarras  ?  D'ailleurs  on  doit  remarquer  tout  ce 
qu'elle  met,  dans  ses  paroles,  de  réserve  et  d'aban- 
don. Une  fois  la  nécessité  signalée  à  celui  qui  peut  y 
porter  remède,  elle  n'insiste  pas,  mais  dit  simplement 
aux  serviteurs  d'obéir,  quoi  que  Jésus  commande. 
Car  elle  ne  doute  ni  du  cœur  de  son  Fils  ni  de  sa 
puissance. 

Mais  que  dire  de  la  réponse  de  Jésus?  Saint  Ber- 
nard s'écrie, /h  Di>m.  II post  Oct.  Epipbnn.,  '^ermo  11, 
5,  P.  t.,CLXXXIII,  160  :  0  'S'^ous  demandez  ce  qu'il  y 
a  entre  vous  et  Marie,  Seigneur?  Alais  n'est-ce  pas  ce 
qu'il  y  a  entre  un  fils  el  sa  mère  ?...  »  On  ne  saurait 
mieuxposer l'objection.  Resleàdonner  à  l'interroga- 
tion de  Jésus  l'acccnlqu'elle  comporte.  La  formule  lié- 
bra'ique  "T7l  ^^  niO  ne  marque  nécessairement  ni 
complaisance  ni  rudesse,  et  comporte  dans  l'Ancien 


Testament  des  nuances  multiples  :  voir  los.,  xxii, 
24;  ludic,  XI,  12  ;  11  Sam.,  xiv,  5;  xvi,  10;  III  lig., 
XVII,  18;  W  lig.,  IX,  18  ;  Il  Par.,  xxxv,  21  ;  A.,  ixii,  i . 
elc.  Si,  dans  le  livre  du  N.  T.,  nous  la  retrouvons, 
avec  un  accent  très  rude,  sur  les  lèvres  des  possé- 
dés parlant  à  Noire-Seigneur,  Mail.,  viii,  29;  Marc, 
I,  24;  V,  7;  Luc,  IV,  34;  viii,  a8,  il  ne  faut  pas  tirer 
de  ces  passages  des  conclusions  hâtives.  Ici,  elle 
traduit  sans  doute  une  lin  denon-recevoir;  mais  doit 
s'expliquer  par  le  contexte. 

Femme  —  ywvt  — .  «  Cetteappellation,trèscommune 
dans  leN.  T.,  sembleavoirrevctu,  dans  la  bouche  d'un 
maître  ou  d'un  prophèleparlantà  sa  mère,  une  nuance 
de  respect  comparable  au  ;)/«(/«;««  de  la  politesse  prin- 
cière)i(Dii  L.\BROisE,/a  Sainte  Vierge,  p.  161).  Noire- 
Seigneur  parle  de  même  à  la  Ghananéenne  dont  il 
loue  la  foi,  .Vati.,  xv,  28;  à  une  femme  qu'il  guérit 
dans  une  synagogue,  un  jour  de  sabbat,  iuc. ,  xiii,  12  ; 
à  la  Samaritaine,  à  qui  il  se  fait  connaître  comme  le 
Messie,  luaii.,  iv,  21;  à  la  femme  adultère  qu'il 
renvoie  absoute,  loan.,  viii,  10;  à  Marie-Madeleine, 
après  sa  résurrection,  xx,  i5;  de  nouveau  à  sa  mère, 
du  haut  de  la  croix,  à  l'heure  du  suprême  adieu, 
loan.,  XIX,  26.  A  Cana,  la  solennité  de  la  formule 
souligne  la  gravité  de  la  réponse  :  Jésus  a  inauguré 
un  ministère  où  les  droits  de  sa  mère  sur  lui  sont 
inopérants;  elle  l'a  donné  une  fois  pour  toutes  au 
Seigneur,  et  ne  doit  pas  le  reprendre.  Jésus  réédite 
la  parole  qu'il  a  prononcée  autrefois  dans  le  temple 
lorsqu'il  fut  retrouvé;  il  y  met  autant  de  fermeté 
sans  }■  mettre  plus  d'àpreté. 

«  Mon  heure  n'csl  pas  encore  venue.  »  Et  de  quelle 
heure  s'agit-il?  On  l'a  entendue  de  l'heure  de  la  Pas- 
sion; ainsi  saint  Augustin,  In  loan.,  Tr.  viu,  9,  P. 
/..,  XXXV,  1^56.  Et  cette  interprétation  peut  s'auto- 
riser d'autres  passages  en  saint  Jean  :  h  Stpv.  kùtcû, 
VII,  3o;  VIII,  20,  cf.  Xlil,  I,  ô  xkcm;  à  iyoç,  \u,  6.  8. 
Mais  elle  ne  répond  pas  au  contexte,  orienté  vers  la 
manifestation  de  sa  puissance  miraculeuse.  Avec 
plus  de  raison  encore,  on  rapprochera  d'autres  pas- 
sages :  v,  25;  XII,  23,  et  l'on  entendra  que  Jésus  ne 
veut  pas  se  laisser  entraîner  avant  le  temps  à  pro- 
diguer les  miracles. 

Mais  alors,  comment  expliquer  qu'il  se  rende 
finalement  à  la  requête  de  sa  mère?  N'y  a-t-il  pas 
contradiction  entre  ses  paroles  et  ses  actes?  Et 
l'attitude  prise  par  Marie  ne  demeure-t-elle  pas  con- 
damnée en  principe  ?  Pas  nécessairement.  L'heure 
de  la  grande  manifestation  n'était  pas  venue;  tout  à 
l'heure  Jésus  paraîtra  dans  le  temple,  el  afiirmera 
sa  mission  en  chassant  les  vendeurs  :  Ii>an.,  11,  |3 
sqq.;  ce  sera  le  signal  décisif  de  sa  prédication.  Mais 
il  prélude  aujourd'liui  à  celle  manifestation  éclatante 
dans  un  cercle  plus  intime,  cercle  de  famille  el  de 
disciples  :  c'est  là  une  exception  qu'il  accorde  à,  la 
requête  de  Marie.  Il  entrait  dans  les  desseins  de  la 
Providence  de  procurer  à  la  mère  du  Rédempteur 
cette  glorieuse  initiative  et  de  mettre  sa  médiation  à 
l'origine  même  des  miracles  de  Jésus.  Cf. /s.,  ix,i-2; 
Malt.,  IV,  i5-i6.  Sur  ce  premier  miracle,  repose  la 
foi  des  disciples  et  le  fondement  de  l'Eglise,  et  son 
importance  apparaîtra  bientôt  :  quand  Jésus  osera 
chasser  les  vendeurs  du  temple,  la  foule  l'entourera 
et  lui  demandera  par  quel  signe  il  autorise  sa  mis- 
sion. Rien  peu  croiront  en  lui;  mais  les  disciples  se 
souviendront  el  croiront,  loan.,  11,  l'j  sqq.  Tout  cela 
est  dû  à  Marie. 

La  solution  que  nous  venons  d'apporter  sup- 
pose la  ponctuation  ordinaire.  Une  autre  ponctua- 
lion,  attestée  par  Tatien  (texte  arabe  édité  par 
CiASCA,  Rome,  1888),  et  par  Saint  Grégoire  db  Nysse, 
{In  illiid  :  Qiiando  sihi  subiecerit  omnia,  P.  G., 
XLI'V,  i3o8  D),  supprime  toute  difficulté  en  donnant 


149 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


150 


à  la  phrase  un  tour  inlerrogalif  :  «  Mon  heure — celle 
<Ie  la  grande  manifestation  —  n'esl-elle  pas  venue?  » 
Après  le  baptême  dans  le  Jourdain,  quand  Jésus 
compte  déjà  des  disciples,  on  peut  croire  en  ell'el 
i(ue  son  heure  est  venue,  et  ce  langage  n'olTre  rien 
d'invraisemblable.  Ace  compte,  la  requête  de  Marie 
n'aurait  pas  réellement  bâté  les  premiers  miracles 
de  Jésus,  et  la  réponse  ne  tendrait  (|u'à  la  rassurer 
tout  en  modérant  son  zèle.  Sur  cette  le^on  intéres- 
sante, voir  Knabknbaubr,  In  luannem,  p.  ii8  S(iq., 
i'aris,  1898. 

Voici  maintenant  Jésus  en  plein  exercice  du  minis- 
tère évangélique. 

J)/a«.  ,111,  46-50  (Cf.  ^f(!rc.,  III,  3i-35  ;  iuc,  viii,  ig-21): 

Comme  il  parlait  encore  à  la  foule,  voici  que  sa  mère  et 
ses  frères  se  préseiilèient  au  dehors,  cherchant  ^  lui  par- 
ler. Quoiqu'un  lui  dit  :  «  N'oici  que  votre  mère  et  vos  frères 
sont  là  dehors,  cherchant  à  vous  parler.  »  11  répondit  à  ce- 
lui qui  lui  avait  adressé  la  parole  :  <*  Qui  est  ma  mère  ot 
qui  sont  mes  frères?  »  Et  étendant  la  main  vers  ses  disci- 
ples, il  dit  :  «  Voici  ma  mère  et  mes  frères.  (^hiiconi[iie  fait 
la  volonté  de  mon  Père  qui  est  auK  cieiix,  celui-là  est  mon 
frère,  ma  sœur  et  ma  mère.  » 

De  celte  scène,  nous  rapprocherons  ;  Matt.,  xiii,  54--^7 
{Cf.  Ma/ c. ,  VI,  1-3  ;  Lhc.^  1  v,  32  :  ïoaii , ,  vi,  42)  : 

Etant  venu  dans  sa  patrie,  it  eiiseignyil  dans  la  synago- 
gue ;  et  les  gens  étonnés  disaient  :  <i  D'où  lui  vient  cette 
sagesse  et  ces  miracles  .'  IS 'est-ce  pas  le  fils  du  charpentier  ? 
Sa  mère  ne  s'appelle-t  elle  pas  Marie  et  ses  frères  Jacques, 
Joseph.  Simon  et  .lude  ■*  Ses  sœurs  ne  sont-elles  pas  toutes 
au  milieu  de  nous  ?  D'où  lui  vient  donc  tout  cela?  »  Et  ils 
se  scandalisaient  à  propos  de  lui. 

Ces  deux  récits,  communs  aux  trois  synoptiques, 
ont  donné  lieu  :  iode  nier  la  perpétuelle  virginité  de 
Marie;  2°  d'affirmer  que  Jésus  a  publiquement  renié 
sa  mère,  ou  du  moins  l'a  sévèrement  réprimandée. 

i"On  comprend  très  bien  que  la  vue  de  Marie,  en- 
tourée des  frères  de  Jésus,  ait  suggéré  l'idée  d'une 
mère  entourée  de  ses  propres  enfants  ,■  d'autant  que, 
après  avoir  nommé  Marie,  les  évangélistes  désignent 
les  frères  de  Jésus  par  leurs  noms  et  parlent  aussi  de 
ses  saurs. 

L'objection  a  été  largement  discutée  à  l'article 
FnÈRiîSDU  Seigneur  ;  nous  n'y  reviendrons  pas.  Rap- 
pelons seulement  que,  jusqu'à  la  (in  du  iv=  siècle, 
l'opinion  d'HKOÉsiPPK  resta  commune  dans  l'Eglise  : 
d'après  cette  opinion,  les  «  frères  de  Jésus  »  seraient 
des  enfants  nés  à  saint  Joseph  d'un  premier  ma- 
riage. U  était  réserve  à  saint  Jérôme  de  faire  préva- 
loir une  autre  opinion  :  en  défendant  contre  Helvi- 
dius  la  perpétuelle  virginité  de  Marie,  il  en  vint  à 
allirmer  que  l'époux  de  Marie  était  lui-même  resté 
vierge  ;  les  frères  de  Jésus  seraient  plutôt  des  cousins 
nés  d'une  sœur  ou  d'une  proche  parente  de  la  Sainte 
Vierge.  La  critique  même  incroyante  reconnaît  sou- 
vent la  probabilité  de  cette  opinion,  en  faveur  de 
laquelle  le  sens  catholique  s'est  décidément  pro- 
noncé. 

■1°  Reste  la  question  du  prétendu  reniement  —  ou 
du  reproche  —  infligé  par  Jésus  à  sa  mère.  Au 
deuxième  siècle,  Maiicion  invoquait  ce  texte  en  faveur 
de  son  docétisme  :  Jésus  aurait  nié  la  nativité  cor- 
porelle qui  l'avait  fait  l'un  de  nous  (VoirTiuiTUi-LiKN, 
IV  Adi'.  Marcionem,  xix.  xxvi;  De  carne  Cliristi,  vu. 
—  d'Alès,  Théologie  de  Tertullien,  p.  170  et  188).  Au 
siècle  suivant,  cette  bizarrerie  fut  rééditée  jiar  Manias 
(Voir  Âcta  disputationis  S.  Arclielai  ciun  Manele, 
XLviii,  P.  G.,  X,  i5o8).  De  nos  jours,  on  ne  s'avise  pas 
de  mettre  en  doute  l'Iiumanitc  du  Christ;  mais  il 
n'y  a  vilenie  qu'on  ne  lui  prête  pour  faire  injure  à  sa 
mère.  Et  parfois  on  s'appuie  sur  saint  Jban  Ciirysos- 
TOMK,  qui,  en  quelques  passages,  rapiielle  tro])  cer- 
taines lacunes  de  la  christologie  anliochienne.  Dans 
les  homélies  sur  saint  Matthieu  qu'il  a  prononcées  à 


Antioche,  on  lit  à  deux  reprises  que  Jésus  ne  rougis- 
sait pas  de  sa  mère,  i)uisqu'il  avait  daigné  naître 
d'elle,  mais  qu'il  voulut  lui  donner  une  leçon.  Marie 
aurait  cédé  à  un  mouvement  de  vanité  ou  d'ambition, 
en  venant,  devant  la  foule,  jouir  des  succès  de  Jésus 
et  faire  montre  de  l'autorité  qu'elle  exerçait  sur  lui  : 
Jésus  aurait  condamné  publiquement  cette  jietitesse 
d'une  âme  féminine,  floiii.  xi.iv,  i  et  xxvii,  3;  J\  G. 
LVll,  464.  347. 

A  ces  interprétations  fâcheuses,  le  texte  évangéli- 
que n'offre  pas  le  moindre  fondement.  Il  renferme  un 
enseignement  très  élevé.  Nous  assistons  à  un  par- 
tage de  l'humanité,  à  l'occasion  de  la  prédication  de 
Jésus;  de  ce  partage,  on  ne  saurait  assigner  d'autre 
principe  que  la  foi,  et  la  foi  est  le  privilège  d'un  petit 
reste  en  Israël.  Or  nul,  plus  que  Marie,  n'excelle 
dans  la  foi;  elle  n'a  pas  cessé  d'être  la  vierge  docile 
à  la  parole  de  l'ange,  saluée  par  Elisabeth  de  cet 
éloge  :  «  Bienheureuse  êtes-vous  d'avoir  cru.  »  La 
parole  de  son  Fils  n'y  contredit  nullement. 

Mais  encore,  que  venait-elle  faire,  dans  cette  foule, 
elle  d'ordinaire  si  retirée;  pourquoi  venait-elle  escor- 
tée des  frères  de  Jésus'.'  L'évangile  ne  nous  le  dit  pas; 
mais  saint  Marc  —  seul  entre  les  évangélistes  — 
raconte,  au  début  de  cette  scène,  que  les  «  proches 
de  Jésus  »  voulaient  s'opposer  à  son  apostolat,  n'y 
voyant  que  l'eiTet  irune  exaltation  morbide,  et  le 
jugeant  peu  sain  d'esprit,  Marc,,  m  2i  :  'iie/c-j  -/àp  crt 
éf£7T»j.  Les  frères  de  Jésus  ne  croyaient  pas  en  lui 
{loan.,  VII,  5),  et  sa  prédication  ne  connut  pas  de 
pire  obstacle  que  l'incrédulité  des  siens,  Marc,  vi, 
4.  5.  Cette  observation  des  évangélistes,  touchant 
les  frères  de  Jésus,  non  seulement  n'atteint  jias  Marie, 
mais  fait  ressortir  par  contraste  le  mérite  singuliei- 
de  sa  foi.  On  demande  ce  qu'elle  venait  faire,  entou- 
rée lies  frères  de  Jésus?  Mais  ne  venait-elle  pas  pré- 
cisément s'interposer  entre  Jésus  et  l'incrédulité  de 
ses  frères?  Il  y  avait  là  un  utile  ministère  à  remplir. 
Et  surtout,  la  parole  où  Jésus  déclare  tenir  pour  ses 
proches  ceux  qui  font  la  volonté  de  son  Père,  ne 
renferme  rien  que  d'honorable  à  Marie.  —  Cf.  L.  de 
Granumaison,  Eludes,  t.  t;XI,  p.  Sig-Saa. 

Jésus  oppose  à  la  chair  et  au  sangl'Esprit  de  Dieu, 
à  ses  proches  selon  la  chair  ses  proches  selon  l'Es- 
prit, à  la  Synagogue  l'Eglise.  ^  Cf.  saint  Hilaihe, 
In  Matt.,  XII,  24,  P.  L.,  IX,  qgS  B.,  saint  JiinôMB,  In 
Matt.,  1.  II,  XII,  49,  A  L.,  XXVI,  85  A.  D'ailleurs  con- 
tre personne  il  ne  prononce  a  priori  d'exclusion,  et 
beaucoup  moins  contre  Marie.  Il  ne  tient  qu'à  ses 
proches  selon  la  chair  d'avoir  part  aux  bénédictions 
des  proches  selon  l'Esprit.  Disons  mieux  :  il  fait 
implicitement  le  plus  bel  éloge  de  sa  mère,  si  proche 
de  lui  selon  la  chair  sans  doute,  mais  bien  plus  pro- 
che selon  l'Esprit. 

U  en  est  de  même  de  celte  parole,  propre  à  l'évan- 
gile de  saint  Luc,  que  provoqua  l'exclamation  d'une 
femme  du  peuple,  présente  dans  l'auditoire  : 

Luc,  XI,  27  :?8. 

Tandis  qu'il  parlait,  une  femme  élevant  la  voix,  de  la  foule, 
lui  dit  :  «  Bienheureux  lo  sein  qui  vous  a  porté  et  les  ma- 
melles que  vous  avez  sucées  !  .>  .lésus  répondit  :  «  Plutôt  bien- 
heureux ceux  qui  écoutent  la  parole  de  Dieu  et  la  gardent!  >■ 

Dira-t-on  qu'ici  encore  Jésus  a  renié  sa  mère? 
Assurément  non.  Car  l'éloge  que  nous  venons  d'en- 
tendre, nul  ne  le  mérita  au  même  degré  que  la  vierge 
dont  il  est  écrit  par  deux  fois  qu'elle  gardait  et  repas- 
sait dans  son  cœur  tous  les  enseignements  divins 
offerts  par  la  vie  de  Jésus  (l.iic,  u,  19.  5i).  Mais  celle 
parole  de  Jésus,  comme  la  [larole  dite  au  temple, 
comme  la  parole  dite  à  Cana,  tendait  à  relever  vers 
le  ciel  les  cœurs  des  enfants  des  hommes,  appesantis 
par   les  choses  de  la  terre.  Loin  de  contredire  cette 


151 


MARIE,  MÈRE  DE  DIEU 


152 


femme,  il  confirme  en  réalité  son  assertion,  plus  juste 
encore  qu'elle  ne  soupçonnait,  car  la  béatitude  que 
Jésus  énonce  a  sa  pleiaa  réalisation  en  Marie.  C'est 
ce  qu'in(li(]uait  déjà  le  Pscudo-Justin,  auteur  des 
Quaesliones  et  responsioiies  ail  oithodoxos,  q.  cxxxvi, 
P.  G.,  VI,  1389.  Loin  de  déprécier  la  dignité  de  sa 
mère,  il  en  montre  le  vrai  fondement,  préféral)le  en 
un  sens  même  à  la  maternité  divine,  dans  la  foi  qui 
mène  au  salut  (I  /o.,  v,  4.  5).  Sous  une  forme  actuelle 
et  saisissante,  il  inculque  la  leçon  du  discours  sur  le 
pain  de  vie,  qui  est  aussi  la  leçon  de  tout  l'Evangile  : 
c'est  l'Esprit  (jui  vivifie  ;  la  chair,  comme  telle,  ne  sert 
de  rien  (/o.,  vi,  63).  «  11  ne  veut  pas  s'étendre  en 
public  sur  l'éloge  de  sa  mère;  et  il  ne  veut  pas  que 
ses  auditeurs  fassent,  ce  que  cette  femme  entendait 
surtout  faire,  son  éloge  à  lui.  Sa  pensée  est  toujours 
orientée  au  bien  de  ceux  qui  l'écoutant  et  au  progrès 
de  leurs  âmes.  »  (db  la  Broisb,  La  Sainte  Vierge, 
p.  161.) 

Venons  au  Calvaire. 

lonn,,  XIX,  aS-a^  : 

Près  de  la  croix  de  Jésus  se  tenaient  sa  mère  et  la  sœur 
de  sa  mère,  Marie  femme  de  Cléophas,  et  Marie  Madeleind. 
Jésus,  ayant  vu  sa  mèro.  et  auprès  d'elle  le  disciple  qu'il 
aimait,  dit  à  sa  mère  :  «  Kemme,  voici  votre  fils.  »  Puis  il  diL 
au  disciple  ;  «  Voici  ta  mère.  »  El  à  partir  de  cette  heure,  lo 
disciple   la  prit  chez  lui. 

En  dépit  du  mot  «  Femme  »,  qui  reparaît  ici  et  peut 
sembler,  au  premier  abord,  trop  peu  filial,  l'adieu 
suprême  de  Jésus  à  sa  mère  a  donné  relativement 
peu  de  prise  à  la  critique.  Inutile  de  rééditer  les  ex- 
plications déjà  données  sur  le  même  vocatif,  à  propos 
du  miracle  de  Cana  {loan.,  11,  l^),  et  dont  la  force 
s'aceroil  ici  par  la  grandeur  tragique  de  la  scène. 
Origkne  a  pourtant  cru  trouver  quelque  imperfec- 
tion dans  la  mère  de  douleurs;  il  estime  que  le 
glaive  prédit  par  Siméon,  en  déchirant  l'àrae  de  Marie, 
dut  troubler  ses  pensées,  au  point  de  lui  arracher 
quelque  plainte  importune.  In  Luc,  Ilom.  xvii, 
P.  G.,  XIll,  1  845.  D'autres  ont  cru  que  la  foi  de  Mario 
en  fut  ébranlée.  Voir  ci-dessus,  col.  i44.  Rien,  dans 
l'Evangile,  ne  suggère  ce  scandale  de  la  Vierge.  Par 
contre,  l'intention  que  révèle  le  double  legs  de  Marie 
à  Jean  et  de  Jean  à  Marie,  atteste  toute  la  délicatesse 
du  cœur  de  Jésus.  S'il  parle  ici  en  Dieu,  il  ne  laisse 
pas  d'agir  comme  le  fils  le  plus  aimant  envers  la  dou- 
loureuse mère. 

C'est  d'ailleurs  le  même  Origknb  qui,  le  premier 
entre  les  Pères,  nous  invite  à  voir  dans  le  person- 
nage de  saint  Jean  au  pied  de  la  croix  la  figure  du 
chrétien,  et  dans  la  maternité  de  Marie  envers  saint 
Jean  la  figure  de  sa  maternité  de  grâce  envers  tous 
les  chrétiens.  Nous  retrouverons  plus  loin  ce  texte, 
qu'on  lit  dans  le  commentaire  In  Inannem,  1.  I,  vi, 
P.  G., XIV,  32  AB.  Son  écho  ira  toujours  grandissant. 

Dans  un  sujet  où  il  serait  facile  d'être  infini,  bor- 
nons-nous à  transcrire  un  pieux  auteur,  commentant 
cette  scène  et  ces  paroles  (R.  M.  de  la  Broise,  La 
Sainte  Vierge,  p.  i83-i85)  : 

«  Elle  se  tenait,  nouvelle  Eve,  près  du  nouvel 
.\dam.  C'était  l'antithèse  et  la  réparation  de  la  faute 
de  l'Bden.  La  croix  était  l'arbre  dévie,  opposé  à 
l'arbre  de  mort.  Par  sa  suprême  obéissance,  Jésus  ef- 
façait la  faute  du  père  de  l'humanité;  chef  nouveau 
du  genre  humain,  il  s'unissait  tous  les  régénérés, 
dont  il  faisait  des  enfants  de  Dieu.  Et,  près  de  lui, 
l'Eve  nouvelle  réparait  par  son  union  à  la  volonté 
divine  la  désobéissance  de  l'ancienne,  et  enfantait 
dans  la  douleur  l'humanité  rachetée...  Plus  la  médi- 
tation chrétienne  s'est  exercée  sur  ces  paroles,  plus 
il  lui  a  semblé  et  plus  il  lui  semble  qu'ellesrenferment 
autre  chose  qu'une  recommandation  de  Marie  aux 


soins  de  l'apôtre  Jean.  La  scène  est  trop  grande  et 
l'heure  trop  solennelle  pour  que  ces  mots  n'aient  pas 
une  portée  plus  haute.  Jésus  considère  près  de  lui  la 
mère  du  genre  humain  et,  à  côté  d'elle,  le  disciple 
vierge  et  aimant.  De  son  apôtre  de  prédilection,  le 
Sauveur  fait  le  type  de  l'âme  vivant  de  la  grâce,  régé- 
nérée par  son  sang,  née  de  Dieu  et  de  Marie,  et  pro- 
mulgue, pour  ainsi  dire,  celte  maternité  surnaturelle 
dont  le  mystère  est  en  train  de  s'accomplir...  Ces 
paroles  s'appliquent  donc  à  toutes  les  âmes,  dans  la 
mesure  où  elles  participent  ou  peuvent  jiarticiper  à 
la  Rédemption;  et  Jésus,  en  prenant  Jean  pour 
exemple  et  pour  tj'pe  des  rachetés,  prétendait  se  faire 
entendre  de  chacun  de  nous  et  nous  adresser  à  tous 
le  même  adieu  consolateur.  Mais  Marie  surtout  l'en- 
tendit... » 

Nous  avons  recueilli  les  textes  évangéliques  rela- 
tifs à  Marie.  Dans  les  autres  écrits  du  N.T.,  il  n'y  a 
plus  qu'à  glaner. 

Les  Actes  des  .ipôlres  nous  montrent,  après  l'As- 
cension du  Sauveur,  Marie  au  milieu  des  onze,  à  Jé- 
rusalem, âme  de  la  prière  commune  et  déjà  mère  de 
l'Eglise  : 

Act.,  I,  i4  : 

Tous  persévéraient  unanimement  dans  la  prière,  avec  les 
femmes,  Marie  mère  de  Jésus,  et  ses  frères. 

L'auteur  des  Actes  ne  craint  pas  de  rapprocher  ici 
Marie  et  les  frères  de  Jésus,  comme  il  les  a  rappro- 
chés dans  son  évangile  (Luc,  viii,  ly);  ce  rapproche- 
ment lui  parait  inotfensif  pour  tous  ceux  i|u'a  tou- 
chés la  catéchèse  chrétienne.  Quant  à  la  place  faite 
à  Marie  nu  milieu  des  onze,  lors  de  l'événement  so- 
lennel de  la  Pentecôte,  elle  symbolise  éloquemment 
sa  primauté  de  grâce  et  son  influence  maternelle, 
s'étendant  à  tous  les  fidèles  à  venir. 

Saint  Paul  n'a  qu'une  seule  allusion  directe  à 
Marie  : 

Gai,  IV,  'i-5  : 

Quand  vint  la  plénitude  du  temps,  Dieu  envoya  son  Fils, 
né  d'une  femme,  né  sous  la  Loi,  pour  racheter  ceux  qui 
étaient  sous  la  Loi,  afin  de  nous  procurer  l'adoption  des 
enfants. 

La  maternité  de  Marie  ne  saurait  être  allirmée  en 
termes  plus  formels;  en  disant  que  Jésus  est  né  de  la 
femme  —  yvjifiv.ov  Ix  yxjyAy.ii  — ,  saint  Paul  entend  que 
Jésus  tient  de  Marie  tout  ce  qu'un  fils  tient  de  sa 
mère.  Il  ne  louche  pas  la  question  de  la  conception 
virginale;  mais  ce  serait  singulièrement  abuser  des 
mots  que  de  tirer  (avec  Tertullien, /)«  carne  Christi, 
xxih)  du  choix  du  mot  /uvkizo'ç,  muliere,  la  conclusion 
qu'en  mettant  au  monde  son  Fils,  Marie  cessa  d'être 
vierge.  Rappelons  que  saint  Matthieu  donne  par  deux 
fois  à  Marie  le  nom  deyujyj,  dans  le  même  contexte  où 
il  affirme  sa  maternité  virginale.  Matt.,  i,  20-34. 

Cependant  on  a  soutenu  que  la  conception  mira- 
culeuse est  en  dehors  de  l'horizon  de  saint  Paul,  et 
pour  établir  cette  proposition,  l'on  a  fait  appel  à 
l'exégèse  paulinienne  de  Ps.  11,  7,  qui  semble  ratta- 
cher la  filiation  divine  de  Jésus  à  sarésurrection  selon 
la  chair,  Act.,  xui,  33  (discours  à  la  synagogue 
d'Antioche  de  Pisidie)  :  a  Dieu  accomplit  la  pro- 
messe faite  à  nos  pères,  en  ressuscitant  Jésus,  selon 
qu'il  est  écrit  au  Psaume  11  :  Tu  es  mon  Fils,  je  t'ai 
engendré  aujourd'hui.  »  liom.,  i,  3-4  :  »  Son  Fils, 
issu  de  David  selon  la  chair,  constitué  Fils  de  Dieu 
avec  puissance,  selon  l'Esprit  de  sainteté,  par  la  ré- 
surrection d'entre  les  morts.  »  Sur  quoi  l'on  raisonne 
ainsi  :  Jésus  devient  Fils  de  Dieu  en  ressuscitant,  il 
ne  l'était  donc  pas  en  naissant;  il  n'y  a  donc  pas  lieu 
de  faire  intervenir  le  miracle  au  sujet  de  sa  nais- 
sance. —  Mais  on  oublie,  en  raisonnant  de  la  sorte. 


153 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


154 


que  la  préexistence  du  Christ  comme  Fils  éternel  de 
Dieu  est  une  doctrine  fondamentale  de  saint  Paul; 
non  seulement  d'après  les  épitres  de  la  captivité, 
Phil.,  II,  6-11;  Col.,  1,  i5-ao,  mais  encore  d'après  les 
grandes  épitres,  qui  représentent,  dans  la  pensée  de 
l'Apôtre,  un  stade  antérieur.  Ainsi  Ilom.,  viu,  3.32; 
Gai.,  IV,  4-5;  I  Cor.,  x,  l,;  xv,  /iô-l,y,  11  Cor.,  y,  21  ; 
VIII,  9.  «  Le  Christ  accompagnait  déjà  les  Israélites 
dans  leurs  pérégrinations  au  désert;  de  riche  et  d'in- 
nocent qu'il  était,  il  s'est  appauvri,  il  a  consenti 
d'être  traité  en  coupable,  pour  l'amour  de  nous;  en 
lui,  le  Père  nous  donne  son  propre  Fils,  un  second 
Adam  qui  descend  du  ciel...  »  A.  Durand,  L'enfance 
de  Jésus-Christ,  p.  127.  On  oublie  encore  l'usage  fait 
de  Ps.  II,  7  dans  Ileh.,  i,  S-ia;  v,  5-io.  Au  jugement 
de  H.  HoLTZMANN,  Lehrbuch  der  NT  Théologie,  t.  II, 
p.  82,  seule  une  exégèse  tendancieuse  peut  prendre 
ces  textes  au  sens  d'une  existence  purement  idéale. 
Par  ailleurs,  la  mention  expresse  de  la  conception 
virginale  n'était  nullement  appelée  par  le  contexte 
de  Jlom.,  I,  4.  et  le  silence  de  saint  Paul  se  justiûe 
par  les  mêmes  raisons  qui  nous  ont  déjà  paru  juslilier 
le  silence  de  saint  Marc.  On  l'a  très  bien  dit  (L.  db 
Grandmaison,  Etudes,  CXI,  p.  5i5)  :  «  Ce  miracle  était 
un  signe  pour  Marie,  une  preuve  que  celui  qu'elle 
enfanterait  était  vraiment  le  Fils  de  Dieu;  pour  les 
Romains,  ce  ne  pouvait  être  qu'un  objet  de  foi,  dont 
la  mention  eût  surchargé,  sans  ajouter  à  la  force, 
l'exposition  des  points  classiques  de  la  catéchèse 
primitive.  » 

L'apôtre  saint  Jean  s'est  encore  souvenu  de  Marie 
dans  le  tableau  d'une  de  ses  visions  : 

Apoc,  XII  : 

Un  grand  signe  parut  dans  le  Ciel  :  une  femme  revêtue  du 
soleil,  la  lune  sous  ses  pieds,  et  sur  sa  tjte  une  couronne  de 
douze  étoiles  ;  elle  était  enceinte  et  criait,  dans  le  travail  et 
les  douleurs  de  l'enfantement.  Et  un  autre  signe  parut  dans 
le  ciel  :  voici  un  grand  dragon  roux,  ayant  sept  têtes  et  dix 
cornes,  et  sur  ses  tètes  sept  diadèmes.  Sa  queue  entraitïait 
un  tiers  des  étoiles  du  ciel,  et  les   jeta  sur  terre.  Le  dragon 
se  dressa  devant  la    femme  qui  allait  enfanter,    afin,  quand 
elle  enfanterait,  de  dévorer  son  fruit.  Et  elle  enfanta  un  fils, 
[un  enfant]  mâle,  destiné  i  paître  toutes  les  nations  avec  une 
verge  de  fer.  Et  l'enfant  fut  ravi  vers  Dieu  et  vers  son  trône. 
La  femme  s'enfuit  au  désert,  où  elle  avait  un  endroit  préparé 
par    Dieu,    pour  y    être    nourrie    pendant   mille    deux   cent 
soixante  jours.  Et  il  y  eut  un  com'nat  dans  le  ciel  :  Michel  et 
ses  anges  combattaient   contre  le  dragon;   le  di-agon  et  ses 
anges    combattirent,  mais    ils    ne  purent  prévaloir,  et  leur 
place  disparut  du   ciel.  Et   il  fut  précipité,  le  grand  dragon, 
l'antique    serpent,    appelé    diable    et   Satan,    séducteur    do 
toute  la  terre,  il  fut  précipité  sur  terre,  et  ses  anges  furent 
rejetés   avec   lui.    Et  j'entendis    une   grande    voix    dans   le 
ciel,  qui  disait  :  «    \'oici  maintenant  le  salut,  la  puissance, 
la  royauté   de    notre  Dieu    et  le   pouvoir  de  son  Christ.  Il  a 
été    précipité,    l'accusateur    de    nos    frères,    celui    qui    les 
accusait  devant  notre  Dieu  jour  et  nuit.  Ils  l'ont  vaincu  par 
le   sang  de  l'Agneau  et  par  la  parole  de  levir  témoignage; 
ils  ont  renoncé  à  l'amour  Je  leur  vie,  jusqu'à  [subir]  la  mort. 
Réjouissez-vous  donc,  cieux  et  habitants  des  cieux  !  Malheur 
à  la  terre  et  à  la  mer,  parce  que  le  diable  est  descendu  vers 
vous  avec  une  grande  colère,  sachant  ({u'il  lui  reste  peu  de 
temps.    »   Quand  le  dragon   se  vit  précipité  sur  la    terre,  il 
poursuivit  la  femme  qui  avait  mis  au  monde  l'enfant  mâle. 
Et  la  femme  re(;ut  les  deiix  ailes  du  grand  aigle,  pour  voler 
au  désert,  en  sa  retraite  où  elle  est  nourrie  un  temps  et  des 
temps  et  un  demi-temps,  loin  de  la    face  du  serpent.  Et  le 
serpent  lan(;a  de  sa  bouche,  après  la  femme,  de  l'eau  comme 
un  fleuve,  pour  l'enlrainer  dans  le  courant.  Mais  la  terre  vint 
au  secours  de  la  femme  :  elle  ouvrit  la   bouche  et  absorba 
le  fleuve  que  le  dragon  avait  vomi.  Et  le  dragon  irrité  contre 
la  femme  s'en  alla  faire  la  guerre  au  reste  de  sa  race,  A  ceux 
qui  gardent  les  commandements  de  Dieu  et  possèdent  le  té- 
moignage de  Jésus.  Et  il  s'arrêta  sur  le  sable  de  la  mer. 

Cette  femme  en   butte   aux   attaques  du  dragon, 
fuyant  au  désert  et  poursuivie   dans  sa  race,  dans 


ces  fidèles  qui  gardent  les  commandements  de  Dieu  et 
le  témoignagede  Jésus,  ligure  manifestement  l'Eglise 
des  persécutions;  mais  les  traits  dont  le  voyant  l'a 
peinte,  ne  sont  pas  tous  inédits.  Quand  il  nous  la 
montre  mettant  au  jour  un  enfant  mâle,  destiné  à 
paître  les  nations  avec  une  verge  de  fer,  impossible 
de  ne  pas  reconnaître,  dans  cet  enfant  et  dans  sa 
mère,  le  Christ,  tel  qu'il  est  peint  au  Psaume  11,  et  la 
mère  du  Christ.  Quand  il  décrit  la  lutte  de  la  femme 
et  du  dragon,  impossible  de  ne  pas  se  référer  à  la 
première  page  de  la  Genèse,  où  Dieu  annonce  des 
inimitiés  entre  la  race  de  la  femme  et  le  serpent  ; 
d'autant  que  le  voyant  souligne  lui-même  son  inten- 
tion, en  identiliant  expressément  le  dragon  de  l'Apo- 
calypse à  l'antique  serpent,  appelé  diable  et  Satan, 
séducteur  de  toute  Iaterre(xii,  9).  Doncnous  retrou- 
vons ici  la  nouvelle  Eve.  Saint  Jean  a  fondu  dans  sa 
peinture  des  traits  pris  du  Christ  réel  et  de  Marie  sa 
mère,  avec  des  traits  qui  conviennent  seulement  au 
Christ  mystique  et  à  l'Eglise  mère  de  tous  les  chré- 
tiens. Apôtre  aimé  de  Jésus,  chargé  de  veiller  après 
lui  sur  Marie,  saint  Jean  laisse  percer  discrètement 
son  amour  et  son  respect  filial  en  assignant  à  Marie 
la  seule  place  qui  lui  convienne  :  dans  le  ciel,  d'où 
elle  présideà  l'enfantement  des  élus.  C'est  pourquoi 
l'Eglise,  dans  sa  liturgie,  ne  craintpas  de  transporter 
au  personnage  de  Marie  toute  cette  peinture,  dont 
Marie  a  fourni  le  prototype  et  l'inspiration.  L'enfan- 
tement des  élus  à  travers  les  siècles  occupe  ici  le 
premier  plan  ;  mais, à  rarrière-plan,noiis  distinguons 
une  maternité  de  grâce,  collaborant  à  l'œuvre  du 
Hédempteur;  et  cette  maternité  appartient  en  propre 
à  Marie. 

Ainsi  la  prophétie  du  Nouveau  Testament  clôt 
harmonieusement  le  cycle  ouvert  par  l'histoire  de 
l'Ancien  Testament  :  à  l'imprudence  fatale  de  la 
première  Eve,  répond  l'apothéose  delà  nouvelle  Eve. 
Dans  son  encyclique  pour  le  cinquantième  anniver- 
saire du  dogme  de  l'Immaculée  Conception,  Pib  X 
applique  simplement  à  Marie  la  vision  de  l'Apoca- 
lypse (2  fév.  1904). 

On  peut  lire,  sur  cette  vision,  le  card.  Nbwman, 
Du  culte  de  la  Sainte  Vierge  dans  l'Eglise  catholique  ; 
traduction  revue  par  un  bénédictin  de  Farnborough, 
p.  80-92,  Paris,  1908;  Terrien,  La  mère  de  Dieu  et 
la  mère  des  hommes,  VIII,  m,  t.  l'y,  p.  59-86;  de  la 
BnoisE,  La  sainte  Vierge,  p.  23g-24i. 

Conclusion  sur  .Varie  dans  l'Ecriture  sainte 

L'Ancien  Testament  associait  déjà  la  figure  de  la 
Femme,  et  plus  particulièrement  de  la  Vierge  mère, 
à  celle  du  Rédempteur,  Le  Nouveau  Testament  dé- 
voile le  personnage  de  Marie,  et,  par  la  bouche  de 
saint  Matthieu  et  de  saint  Luc,  affirme  expressément 
sa  maternité  virginale.  Marie  apparaît,  inséparable 
de  Jésus,  dans  les  mystères  de  l'enfance.  Plus  tard, 
son  rôle  maternel  une  fois  rempli  auprès  de  l'Enfanl- 
Dieu,  elle  s'efface,  et  l'on  a  cru  noter  dans  l'Evangile 
quelque  froideur,  sinon  quelque  hauteur,  de  Jésus  à 
son  égard.  Mais  celte  impression  ne  résiste  pas  à  une 
exégèse  consciente  de  toutes  les  données  défait.  Au 
moment  où  Jésus  disparaît  de  ce  monde,  on  voit 
poindre  le  rôle  maternel  de  Marie  envers  l'Eglise.  Si, 
malgré  tout,  on  s'étonnait  que  la  part  de  Marie  dans 
le  N.  T.,  en  dehors  des  évangiles,  ne  soit  pas  plus 
grande,  nous  répondrions  volontiers  avec  le  card. 
Nkwman  (o/).  cit.,  p.  92):  Marie  était  ou  pouvait  être 
encore  vivante  quand  les  Apôtreset  les  Evangélistes 
écrivirent. Mais  voici  un  livre  du  N.T.,  composé  sûre- 
ment après  sa  mort,  l'Apocalypse  :  or  ce  livre  la  cano- 
nise, pour  ainsi  dire,  et  la  couronne. 

A  consulter: 

Aloys  ScHABFER,  Die  Gottesmulter  m  der  heiligcn 


155 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


156 


Schrift,  Munster  i.  W.,  1887.  —  A.  Durand,  S.  J., 
L'enfance  de  Jésus-Christ  d'après  les  é\'angiles  cano- 
niques,suivie  d'une  étude  sur  les  Frères  du  Seigneur, 
Paris,  1908.  —  B.  Bartmann,  Christus  ein  Gegner 
des  MarienkuUas  ?  Freiburg  i.  B.,  1909  (mêlé). 

II.  —  MARIE  DANS  L'ANCIEXNE  TRADITION 
PATRISTIQUE 

A  l'heure  où  se  clôt  la  révélation  du  N.  T. .l'Eglise 
est  en  possession  de  documents  écrits  et  detradilions 
vivantes  louchant  la  Vierge  mère. Ces  documents  et  ces 
traditions  se  transmettront  d'âge  en  âge,  et,  sous  l'as- 
sistance de  l'Esprit  saint,  leur  interprétation  acquerra 
plus  de  précision  ;  les  conclusions  légitimes  qui  s'en 
dégagent  acquerront  plus  de  fermeté.  Tel  est  l'ensei- 
gnement de  l'Eglise. 

A  rencontre  despréjugés  qui  attaquent  la  dévotion 
catholique  à  Marie  comme  le  produit  fantaisiste 
d'un  christianisme  sénile,  il  est  possible  démontrer, 
dans  les  prérogatives  aujourd'hui  reconnues  à  Marie, 
le  développement  légitime  des  données  primiti\es 
déj)0sccs  au  cœur  du  peuple  chrétien. 

A  cet  elTet,  nous  interrogerons,  selon  l'ordre  des 
temps,  les  plus  anciens  monuments  de  la  foi  et  de  la 
piété  clirétienne;  non  pas,  certes,  avec  la  pensée 
d'y  retrouver  toutes  nos  croyances  déjà  formées  ; 
mais  bien  avec  l'espoir  de  faire  toucher  du  doigt 
l'identité  substantielle,  depuis  l'origine,  de  la  foi 
catholique  en  ce  qui  concerne  .Marie,  et  de  justilierau 
regard  des  esprits  non  prévenus  la  loi  de  son  déve- 
loppement. D'autres  pourront  conduirccette  démons- 
tration jusqu'au  terme;  qu'il  nous  suffise  de  l'amor- 
cer. 

Parmi  les  monuments  de  la  tradition,  les  plus 
vénérables  sans  contredit  sont  ceux  que  l'autoriléde 
l'Eglise  a  consacrés  comme  règle  ollicielle  de  la 
croyance  ou  du  culte  :  ceux-là  nous  font  entendre 
réellement  la  voix  de  l'Eglise  hiérarchique.  Puis 
vient  l'enseignement  des  grands  évêques  et  des  doc- 
teurs. Enlin,  à  côté  mais  au-dessous  des  écrits  datés 
et  signés,  que  recommande  le  caractère  ou  le  nom 
de  leurs  auteurs,  il  n'est  pas  inutile  de  recueillir  les 
textes  apocryphes  ou  anonymes,  soit  historiques 
soit  simplement  légendaires,  dont  quelques-uns  ont 
exercé  une  influence  considérable,  comme  véhicules 
de  la  croyance  populaire  :  c'est  le  cas,  par  exemple, 
du  Protévangile  de  Jacques. 

A  des  degrés  divers,  tous  ces  documents  nous  ai- 
dent à  lire  dans  la  conscience  de  l'Eglise. 

1"  Tradition  anténicéenno 

11  convient  de  faire  une  place  à  part,  et  la  pre- 
mière de  toutes,  au  symbole  baptismal  de  l'Eglise 
romaine,  pièce  catéchétique  singulièrement  vénéra- 
ble, préservée,  par  sa  nature  même,  des  entraîne- 
ments de  l'improvisation  et  des  actualités  de  la 
polémique;  on  peut  être  sûr  de  n'y  trouver  que  la  foi 
aulhenlique,  éprouvée,  de  cette  Eglise  et  des  Eglises 
qui  recouraient  habituellement  à  son  magistère, 
c'est-à-dire  de  toutes  les  Eglises  d'Occident. 

Les  témoignages  concordants  de  Tcrtullibn  {De 
praescriptione  liaereticorum,  xiii  ;  De  yirginibus  ve- 
lundis,  I  ;  Adi-.  Praxean,  11)  et  de  saint  Irknke  (Con- 
tra haereses  1,  x,  1  ;  ni,  iv,  2)  nous  le  montrent  fixé 
dès  avant  la  Un  du  ii*  siècle,  et  permettent  d'en  res- 
saisir la  teneur.  Au  nombre  des  articles  essentiels 
de  la  foi  chrétienne,  que  tout  catéchumène  devait 
professer,  figure  celui-ci  :  Jésus-Christ  né  de  la  Vierge 
Marie.  Cecjui  se  passait  à  Rome  en  l'an  200,  a  dû 
s'y  passer  en  l'an  i5o  ;  nous  en  avons  pour  garant 
saint  Jlsti.n,  qui  n'a  pas   été  amené   par  les   sujets 


qu'il  traitait  à  réciter  exactement  le  symbole  bap- 
tismal, mais  qui  à  maintes  reprises  rend  témoignage 
de  la  même  foi  dans  les  mêmes  termes  (notamment 
I  Apol..  XXII,  XXXI,  XXXII.  xxxm,  xlvi,  lxiii;  Dial . 
cum    Tryphone   Judaeo,    xxiii,   XLiii,   XLv,   XLViii,    l, 

LVII,   LXIII,  LXVI,  LXXV,  LXXXV,  LXXXVIl,  C,  CI,  CV,  CXIII, 

cxxviii).  Pas  plus  à  la  date  de  i5o  qu'à  la  date  de 
200,  cette  alliriuation  ne  présente  aucun  caractère 
de  nouveauté;  elle  était  entrée  dans  les  habitudes  du 
langage  et  de  la  pensée  chrétienne  en  Occident.  Et 
nous  constaterons  bientôt  qu'à  cet  égard  l'Occident 
ne  différait  pas  de  l'Orient.  Il  n'y  aurait  aucune  in- 
vraisemblance à  dater  du  i"  siècle  de  notre  ère  le 
symbole  baptismal  romain,  avec  tous  ses  traits  ca- 
ractéristiques. 

On  trouvera  dans  l'Enchiridion  de  Denzinger- 
Bannwaut  les  variantes  principales  de  ce  symbole, 
tel  que  les  citations  des  Pères  nous  le  révèlent. 

Donc,  aussi  loin  que  nous  pouvons  remonter  dans 
l'histoire  de  l'Eglise  mère  et  maîtresse,  nous  voyons 
que  les  candidats  au  baptême  étaient  interrogés  au 
bord  de  la  piscine  sacramentelle  :  «  Croyez-vous  en 
Jésus  Christ  né  de  la  Vierge  Marie?  »  Sur  leur  ré- 
ponse affirmative,  ils  étaient  marqués  du  signe  du 
chrétien. 

Après  ce  témoignage  olUciel  et  public,  recueillons 
les  témoignages  privés. 

Saint  Ignace  d'Antiochb  (-j-  martyr,  107),  évêque 
de  la  métropole  de  Syrie  qui,  selon  la  tradition,  fut 
le  premier  siège  de  l'apôtre  saint  Pierre,  écrit  : 

Ad  Ei'liesins,  VII,  2  :  Il  n'y  a  qu'un  soûl  médocin,  chair 
et  esprit,  né  dans  le  temps  et  antérieur  au  temps.  Dieu  in- 
c.irnc,  vraie  vie  dans  la  mort,  né  de  Marie  et  de  L)ieu, 
d  abord  passible  et  puis  impassible,  .lésus  Christ  Notre 
.Scifjneur.  —  xvui,  a  :  Notre  Dieu  .lésus  Clirist  a  été  porté 
dans  le  sein  de  Marie,  selon  le  plan  divin,  issu  du  sang  de 
David  et  de  l'Esprit  saiiu...  —  ,\ix,  i  :  Le  prince  de  co 
monde  ignora  la  virf^inité  de  Marie  et  son  enfantement  et 
la  mort  du  Soigneur  :  trois  mystères  retentissants,  accom- 
plis dans  le  silence  de  Dieu. 

Ad  Tral'îaniis,  ix.  1  :  Fermez  donc  l'oreille  aux  discours 
de  ceux  qui  vous  parlent  sans  confesser  Jésus  Christ  descen- 
dant de  David  et  lils  de  Marie... 

Ad  Smyrnaeoi,  1,  i  :  Vous  croyez  fermement  on  Notre 
Seigneur,  vraiment  descendant  de  David  selon  la  chair, 
vraiment  né  de  la  'x'ierge. . . 

D'après  ces  affirmations  réitérées,  Jésus  Christ, 
Fils  de  Dieu,  est  aussi  en  rigueur  lils  de  David,  parce 
que  fils  de  la  Vierge.  Or  saint  Ignace  nous  a  trans- 
rais l'écho  direct  de  la  prédication  des  apôtres,  très 
particulièrement  de  l'apôtre  saint  Jean.  Nous  n'avons 
pas  craint,  pour  répondre  à  ceux  qui  s'étonnent  du 
silence  de  saint  Jean  sur  l'enfance  du  Seigneur,  de 
faire  refluer  jusqu'à  lui  le  témoignage  d'Ignace;  des 
textes  comme  ceux  qu'on  vient  de  lire  nous  en  don- 
nent sûrement  le  droit. 

Avant  le  milieu  du  ii"  siècle,  l'apologiste  athénien 
Akistiob  présentait  à  l'empereur  Antonin  le  Pieux 
son  libelle,  où  nous  lisons  que  le  Fils  du  Dieu  Très 
haut,  par  la  vertu  de  l'Esprit  saint, descendit  du  ciel 
et  s'incarna  dans  le  sein  d'une  fille  des  Hébreux,  en 
respectant  sa  virginité.  La  rédaction  grecque,  con- 
servée dans  la  Vie  de  Barlaam  et  Joasaph,  P.  G., 
XCVI,  lui  B,  peut  paj^aitre  suspecte  de  retouche 
postérieure,  à  raison  même  de  sa  précision  :  'tx  r.v.^'iif.j 
K-/(a;  ■/i'yr.'iùi  àjno'^-j;  t£  x<ti  àpWpu;  Q'j.py.y.  ài>é)yCt.  Mais 
qu'on  se  réfère  à  la  version  syriaque,  éditée  par 
J.  R.  Harris  et  J.  .\.  RoBiNsoN,  Cambridge,  1891, 
c.  XV,  on  constatera  son  accord  substantiel  avec  le 
grec. 

Saint  Justin  (•{-  167,  à  Rome),  parlant  à  .antonin  le 
Pieux,  I  Apol.,  xxxiii,  P.  G.,  VI,  38i ,  s'exprime  ainsi 
sur  la  conception  virginale  : 


157 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


158 


Ecoutez  maintenant  comment  Isaï©  a  prédit  en  proj)res 
termes  que  le  Christ  naîtrait  d'une  vierge.  Il  s'exprime  ainsi  : 
(i  \'oici  ([uo  la  vierge  c^incevra  et  eulnntera  un  lils,  et  on 
1  a|ipellera;  Dieu  avec  nous.  .  »  Co  >|uip,issait  pour  incroyable 
et  impossible  parmi  les  hommes,  Dieu  l'a  prédit  par  l'Esprit 
propliétique,  avant  l'événement,  alin  que  l'événement  ne 
parut  pas  incroyable,  mais.l'ut  cru  à  cause  de  la  prédiction. 
Mais  peut-être  quelques-uns,  faute  de  comprendre  la  pro- 
pliétie  qu'onleur  signale,  nous  reprocheraient  ce  que  nous- 
mêmes  avons  reproché  aux  [joetes,  qui  parlent  du  commerce 
ciiarnel  de  Zeus  avec  des  femmes.  -Nous  nous  efforcerons 
donc  d'éclaircir  ces  paroles.  {(  La  vierge  concevra  j),  c'est-à- 
dire  non  pas  qu'elle  concevra  par  un  commerce  charnel,  car 
en  ayant  commerce  avec  quelqu'un  elle  cesserait  d'être 
vierge  ;  mais  la  vertu  de  Dieu,  venantsur  la  vierge,  Iacou\rit 
de  son  ombre  et  la  rendit  enceinte  sans  jiréjudice  de  sa  vir- 
ginité... 

Nous  venons  d'entendre  Justin  parler  à  l'empereur. 
Ecoulons-le  maintenant  parler  aux  Juifs,  en  les  pres- 
sant au  nom  des  Ecritures  juives.  Dialogus  cuiii 
Tryphone  ludaeo,  xlviii,  P.  G.,  58o  : 

Je  sais  que  mon  langage  est  déconcertant,  surtout  pour 
les  hommes  de  votre  race  :  jamais  vous  a  avez  voulu  com- 
[irendre  ni  accomplir  les  enseignements  di.ins,  vous  préfé- 
rez vous  en  tenir  à  ceu.v  de  vos  maîtres,  comme  Dieu  même 
le  dit  assez  haut  (/.v.,x\ix,  i3).  Néanmoins.  Tryphon,  il  de- 
meura établi  que  Jésus  est  le  Christ  de  Dieu,  quand  mémo 
je  ne  réussirais  pas  ;i  prouver  que.  Fils  du  Créateur  de  l'uni- 
vers, il  préexistait  comme  Dieu  et  naquit  homme  delà  vierge. 
Oui,  tout  concourt  a  prouver  qu'il  est  le  Christ  de  Dieu, 
quoi  qu'il  faille  d'ailleurs  penser  de  sa  personne.  Des  lors, 
si  je  ne  réussis  pas  a  prouver  qu'il  préexistait  et  consentit  à 
naître  homme  passible  comme  nous,  dans  la  chair,  selon  la 
volonté  du  Père,  vous  aurez  bien  le  droit  de  me  prendre  en 
défaut  sur  ce  seul  point  ;  mais  non  de  nier  qu'il  est  le  Christ, 
s'il  parait  homme,  né  de  parents  humains,  et  si  le  choix  fait 
de  lui  comme  Chnst  est  prouvé.  De  fait,  mes  amis,  il  y  ades 
hommes  de  votre  race  qui  le  reconnaissent  comme  Christ, 
mais  le  déclarent  homme,  né  de  parents  humains  :  je  me 
garderais  de  les  suivre. quand  même  je  m'y  verrais  invité 
par  beaucoup  de  mes  anciens  coreligionnaires  :  car  cène  sont 
pas  des  enseignements  humains  que  le  Christ  a  proposés  à 
notre  croyance,  mais  les  enseignements  transmis  par  les  pro- 
phètes et  !ip[)0rtés  par  lui -même. 

Ici,  enregistrons  une  conquête  notable  de  la  cri- 
tiiine  textuelle.  Jusqu'à  ces  derniers  temps,  tous  les 
éditeurs  ont  fait  dire  à  saint  Justin  :  «  Quelques-uns 
des  nôtres  (rtviç  «Tri  zoù  ■r,iJ.iripo-jyémji),ea  reconnaissant 
Jésus  pour  le  Christ  le  tiennent  néanmoins  pour  un 
homme  né  de  parents  humains.  »  Et  ils  s'évertuaient 
à  expliquer  comment  Justin  a  pu  donner  le  nom  de 
chrétiens  à  des  hommes  qui  niaient  la  conception 
virginale  du  Christ.  (Voir  en  particulier  la  note  de 
Dom  Maran,/-*.  g..  VI,58i.)  Cependant  GeorgeBuLL 
et  autres  avaient  suggéré  qu'il  faut  lire:  n/i;  àr.o  roù 
ùixizipo'j  -/i-jo-ji,  et  que  Justin  a  en  vue  non  des  chré- 
tiens, mais  des  juifs.  La  controverse  est  aujourd'hui 
tranchée  par  l'inspection  du  manuscrit  d'.\rétlias 
(Bihliotlièque  Nationale,  fonds  grec,  no  45o),  d'oi'i 
procède  toute  la  tradition  manuscrite  du  dialogue 
avec  Tryphon.  Il  faut  lire  :  z-.ii  ifinipo-j  -/i-j-ij:,.  Donc 
Justin  ne  témoigne  pas  connaître  des  chrétiens  qui 
nient  la  conception  virginale  du  Christ;  il  témoigne 
au  contraire  connaître  des  juifs  i|ui  reconnaissent 
Jésus  pour  le  Messie,  mais  reculent  devant  la 
croyance  à  la  conception  virginale.  L'honneur  de 
cette  découverteappartient  à  H.vnN.vcK.  Voir  Lehrbuch 
der  DogmeiiJ eficli ichte'\  t.  I,  ]i.  3io,  Tiibingen,  1909. 
Le  résultat  en  est  fort  appréciable,  puisqu'elle  fait 
disparaître  du  champ  de  l'histoire  ecclésiastique  de 
prétendus  judéochrétiens  opposés  à  la  conception 
virginale,  au  temps  de  saint  Justin. 

Que  les  païens  et  les  juifs  se  soient  rencontrés  dans 
la  négation  de  la  conception  miraculeuse,  la  chose 
va  de  soi.  Mais  il  importe  davantage  de  constater 
que  cette  négationnese  rencontre  pas  avant  le  milieu 


du  II'  siècle  dans  les  sectes  réputées  chrétiennes,  l'ius 
tard  seulement,  elle  gagnera  certains  ébionites,  qui 
néanmoins  prétendront  au  nom  de  chrétiens.  Voir 
EusÉcE,  ]I.E.  lll.xxvii;  saint  Epiphane,  Huer.,  xxx. 
Mais  rien  n'est  moins  démontrable  que  le  lien  de  ces 
sectaires  avec  la  tradition  des  Apôtres  ;  pas  plus  que 
les  anciens  disciples  de  Cérinthe  et  de  Carpocrate, 
ils  ne  possédaient  l'héritage  chrétien.  La  croyance  à 
la  conception  virginale  appartient  au  fond  le  plus 
authentique  du  christianisme,  n'en  déplaise  auxmy- 
thologues  de  nos  jours,  qui  se  flattent  d'expliquer 
par  un  emprunt  au  panthéon  grec  l'origine  de  la 
doctrine  chrétienne  touchant  la  naissance  du  Fils 
de  Dieu. 

Ailleurs,   Justin    appuie   encore   sa    croyance  sur 
l'oracle    d'Isaïe   relatif   à    l'Emmanuel,     et    oppose 
Marie  à  Eve;  Dial,    cum    Tryphone,  Lxxxiv,   P.    G 
VI,  673  : 

C'est  encore  du  Christ  qu'avait  été  prédit  :  «  Voici  qu'une 
vierge  concevra  et  enfantera  un  lils.  »  Car  si  ce  n'était  pas 
d'une  vieige  que  devait  naître  l'entant  annoncé  par  Isaie, 
au  sujet  duc|uel  l'Esprit  saint  s'est  écrié  :  «  Voici  que  le 
Seigneur  lui  même  vous  donnera  un  signe  :  une  vierge  con- 
cevra et  enfantera  un  fils  »  ;  si,  comme  tous  les  autres 
premiers-nés,  il  devait  naitre  d'un  commerce  charnel,  où 
serait  le  signe,  non  commun  à  tous  les  premiers-nés,  an- 
noncé par  Dieu  .'  Mais  il  fallait  un  vrai  signe,  capable  de 
garantir  la  croyance  du  genre  humain  :  c'était  l'apparition, 
d.-ins  un  sein  virginal,  du  l'remier-né  de  loulos  créatures, 
fait  vraiment  petit  enfant  :  voilà  le  signe  prévu  par  l'Esprit 
prophétique  et  prédit,  comme  je  vous  l'ai  exposé,  en  diverses 
manières,  afin  qu'au  jour  de  l'événeinent  on  reconnût  la  puis- 
sance et  la  sagesse  du  Créateur  do  toutes  choses  :  ainsi 
Eve  naquit-elle  d'une  cote  d'Adam  ;  ainsi  tous  les  animaux 
furent-ils  créés,  au  commencement,  par  la  parole  de  Dieu. 
Mais  ici  encore,  vous  osez  redresser  les  interprétations 
données  parles  interprètes  vos  |)eres  sous  l'œil  de  Ptolémée 
roi  d  Egypte;  vous  dites  que  l'Ecriture  n'est  pas  conforme  à 
leur  interprétation,  mais  porte  :  Voici  que  la  jeune  femme 
(yi'jHi)  concevra;  comme  si  c'était  un  grand  signe  qu'une 
femme  enfanl.-ît  après  avoir  connu  un  époux,  ce  qui  est  le 
cas  de  toutes  les  jeunes  femmes,  à  l'exception  de  celles  qui 
sont  stériles  et  que  Dieu  peut,  à  son  gré,  rendre  fécondes... 

Dial.  cum  Tryphone  ludaeo,  c,  P.  G.,  VI,  709-512  : 

(Le  (;hrist)nous  a  dévoilé  tout  ce  que,  par  sa  grâce,  nous 
avons  découvert  dans  les  Ecritures,  le  tenant  pour  pre- 
mier-né de  Dieu  avant  toutes  les  créatures  et  hls  des  patriar- 
ches, puisque,  inc;irné  par  le  moyen  d'une  vierge  de  leur 
race,  il  a  consenti  à  devenir  homme  sans  beauté,  sans  gloire, 
exposé  à  la  souffrance.  Aussi  dans  les  paroles  qu'il  j)ro- 
nonça  lorsqu  il  s'entretenait  de  sa  passion  à  venir,  on  voit 
qu'il  fallait  que  le  Fils  de  l'homme  soullrît  beaucoup,  qu  il 
fut  rejeté  par  les  Pharisiens  et  les  Scribes,  qu'il  fut  mis  en 
croix  et  ressuscitât  le  troisième  jour.  Donc  il  s'appelait 
Fils  de  rinunnio,  soit  parce  qu'il  était  né  d'une  vierge,  issue, 
comme  je  l'ai  dit,  de  David,  de  Jacob,  d'Isaac  et  d'Abraham, 
soit  parce  qu'Adam  lui-même  est  le  père  des  personnages 
énumérés  comme  ancêtres  de  Marie  :  car  ceux  qui  ont  en- 
gendré des  femmes  sont,  vous  le  savez,  appelés  pères  des 
enfants  nés    de   leurs  iilles... 

Nous  comprenons  qu'il  s'est  fait  homme  par  le  moyeu 
de  la  vierge,  afin  que  la  désobéissance  provoquée  par  le 
serpent  prit  fin,  piir  la  même  voie  par  où  elle  avait  com- 
mencé. En  effet.  Eve,  vierge  et  intacte,  ayant  con<;u  la 
parole  du  serpent,  enfanta  la  désobéissance  et  la  mort  ;  la 
vierge  Marie,  ayant  conçu  foi  et  joie,  quand  l'ange  Gabriel 
lui  annonça  que  l'Esprit  du  Seigneur  viendrait  -sur  elle  et 
que  la  vertu  du  Très-Haut  la  couvrirait  de  son  ombre,  en 
sorte  que  ri']tre  saint  né  d'elle  serait  Fils  de  Dieu,  répondit  : 
«  Ou'il  me  soit  fait  selon  votre  parole.  »  Il  est  donc  né  d'elle, 
celui  dt»nt  parlent  tant  d'Ecritures,  comme  nous  l'avons  mon- 
tré ;  par  lui.  Dieu  ruine  l'empire  du  serpent  et  de  ceux, 
anges  ou  hommes,  qui  lui  sont  devenus  semblables,  et 
afl'ranchit  de  la  mort  ceux  qui  se  repentent  de  leurs 
fautes  et  croient  en  lui. 

En  saint  Justin,  nous  entendons  la  voix  de  l'Eglise 
romaine, à  laquelleil  s'était  donné  après  avoircherché 


159 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


160 


la  vérité  religieuse  dans  toutes  les  écoles  philosophi- 
ques et  sous  tous  les  cieux,  etdansle  sein  de  laquelle 
il  souffrit  le  martyre. 

Saint  Ihénéb  de  Lyon  possède  une  autorité  person- 
nelle encore  plus  grande,  puisqu'il  représente  à  la 
fois  la  tradition  des  anciens  presbytres  d'Asie,  qu'il 
avait  entendus  durant  sa  jeunesse,  et  la  tradition  de 
l'Eglise  romaine,  où  il  avait  séjourné;  enlin  c'est  un 
évèque  du  siège  primatial  des  Gaules,  et  probable- 
ment aussi  un  martyr.  Il  écrit,  touchant  la  foi  de 
l'Eglise  universelle,  Adv.  Ilaer.,  1,  x,  i,  P.  G.,  VII, 
549  A: 

L'Eglise  dispersée  par  tout  le  monde...  (croit)  à  un  seul 
Jésus-Christ,  Fils  de  Dieu,  incarné  pour  notre  salut,  et  au 
Saint  Esprit  qui,  par  les  prophètes,  a  annoncé  les  desseins 
de  Dieu  et  ses  avènements,  sa  naissance  d'une  vierge... 

Cf.  III,  V,  2,  855-856,  sur  les  Eglises  apostoliques. 
Il  nomme  et  llétrit  les  hérétiques  opposés  au  dogme 
de  la  maternité  divine  : 

Ibid.,  I,  XXVI,  I,  686B  : 

...  (Cérinthe  enseigna) . ..  que  Jésus  est  né,  non  d'une  vierge 
(il  tient  cela  pour  impossible),  mais  de  Joseph  et  de  Marie, 
k  la  fa(,*on  de  tous  les  autres  hommes;  et  qu'il  s'éleva  au- 
dessus  des  hommes  par  sa  justice,  sa  prudence  et  sa  sagesse. 

Ibid.,  III,  XXI,  1,  945AB  : 

Dieu  s'est  fait  homme,  le  Seigneur  lui-même  nous  a  sau- 
vés en  nous  donnant  le  signe  de  la  vierge...  Non  pas  comme 
disent  quel(]ues-uns  de  ceux  qui  de  nos  jours  osent  inter- 
préter l'Ecriture  :  «  Voici  que  la  jeune  femme  (vtàvi;) 
concevra  et  enfantera  un  fils  »,  selon  l'interprétation  suivie 

f>ar  Théodole  d'Ephèse  et  Âquila  du  Pont,  tous  deux  prose- 
ytes  juil's  :  ainsi,  les  Ebionites  disentqu'ilcst  né  de  Joseph; 
ruinant,  dans  la  mesure  de  leurs  forces,  un  si  grand  dessein 
de  Dieu,  et  frustrant  le  témoignage  des  prophètes... 

Il  fonde  sa  croyance  sur  l'Ancien  et  sur  le  Nouveau 
Testament;  en  disant 

Ibid.,  III,  XXI,  8,  953C  : 

Si  (le  Sauveur)  était  fils  de  Joseph,  comment  pourrait-il 
avoir  plus  que  Salomon  ou  que  Jonas,  ou  être  plus  que  David, 
étant  de  même  race  qu'eux,  et  leur  descendant? 

Ibid.,  10,  954C-955A  : 

Adam,  le  premier  homme,  tiré  d'une  terre  neuve  et  encore 
vierge,  fut  pétri  par  la  main  divine,  c'est-à-dire  par  le  Verbe 
divin,  .^insi,  restaurant  en  lui-même  le  personnage  d'Adam, 
le  Verbe  en  personne,  naissant  de  Marie  encore  vierge, 
commençait-il  par  reproduire  la  génération  d  Adam. 

Le  parallélisme  entre  la  première  et  la  nouvelle 
Eve  est  repris  par  Irénée,  qui  le  poursuit  dans  un 
très  grand  détail. 

Ibid.,  m,  XXII,  4,  958-960  : 

Marie,  vierge,  se  montra  obéissante  en  disant  :  «  Voici 
votre  servante.  Seigneur;  qu'il  me  soit  fait  selon  votre  parole,  » 
Eve  se  montra  désobéissante  :  elle  désobéit  alors  qu'elle  était 
encore  vierge.  Comme  Eve,  épouse  d'Adam  mais  encore 
vierge,...  devint  désobéisbante  et  par  là  attira  la  mort  sur 
elle-même  et  sur  tout  le  genre  Immain,  ainsi  -Marie,  fiancée 
mais  vierge,  en  obéissant,  procura  le  salut  à  elle-même  et 
à  tout  le  genre  humain.  Aussi  la  Loi  donne  à  la  fiancée 
(d'Adam),  encore  vierge,  le  norn  d'épouse,  pour  manifester 
le  cyclequi,  de  .Marie,  remonte  à  Eve  :  car  les  liens  (du  péché) 
ne  sauraient  être  déliés  que  par  un  procédé  inverse  de  celui 
qu'a  suivi  le  poché...  C'est  pourquoi  Luc,  commençant  sa 
généalogie  par  le  Seigneur,  remonta  jusqu'à  Adam,  marquant 
par  là  que  ce  ne  sont  point  (les  ancêtres  selon  la  chair)  qui 
ont  engendré  le  Seigneur,  mais  bien  le  Seigneur  qui  les  a 
engendrés  à  la  vie  nouvelle  de  l'Evangile.  De  même,  le  nœud 
formé  par  la  désobéissance  d'Eve  n'a  pu  être  dénoué  que  par 
l'obéissance  de  Marie.  Ce  que  Eve  vierge  a  lié  par  son  incré- 
dulité, Marie  vierge  l'a  délié  par  sa  foi. 


Ailleurs,  il  insiste  sur  la  pureté  transcendante  de 
cette  maternité. 

Ibid.,  l\,  xxxiil,  II,  1080B  : 

Les  prophètes  qui  annonçaient  l'Emmanuel  né  de  la  vierge, 
traduisaient  l'union  du  Dieu  Verbe  à  sa  créature  :  car  le 
Verbe  sera  chair,  le  Fils  de  Dieu  sera  Fils  de  l'homme:  pur, 
ouvrant  purement  le  sein  pur  qui  rend  les  hommes  à  la  vie  en 
Dieu,  et  que  lui-raéme  a  fait  pur. 

On  peut  rapprocher  le  traité  d'Irénée  Ei;  's-ne^n^cj  toO 
'a-nocr'Aixoû  y.rip&/fi.rxT-^i,  récemment  découvert  en  traduc- 
tion arménienne,  c.Liv,  edd.  KakapetTbr-Mekertts- 
chian  et  Erwand  Ter-Minassiantz,  Leipzig,  1907; 
(lieclierches  de  science  religieuse,  oclohve-décembre 
1916,    trad.    française   de    l'arménien,   par   F.    Bar- 

TIIOULOT.) 

Les  grands  ennemis  d'Irénée,  les'gnostiques  valen- 
tiniens,  étaient  des  docètes,  qui,  niant  l'humanité  du 
Christ,  devaient  logiquement  nier  la  maternité  de 
Marie.  Il  repousse  leurs  prétentions.  Adv.  Haer.,  V, 
I,  2,  1 122  BC  : 

Nous  avons  montré  que  c'est  tout  un,  de  dire  qu'il  s'est 
montré  seulement  en  apparence,  et  de  dire  qu'il  ne  tenait 
rien,  de  Marie.  En  efl'et,  il  n'eut  pas  réellement  possédé  la 
chair  et  le  sang  par  lesquels  il  devait  nous  racheter,  s  il 
n'eût  récapitulé  en  sa  personne   l'antique  création  d'Adam. 

Une  fois  encore,  voici  lé  parallèle  entre  les  deux 
Eve;  Irénée  tourne  et  retourne  sur  toutes  les  faces 
cet  enseignement.  Ibid,,  Y,  xix,  i,  ii^S  : 

Le  Seigneur  vint  visiblement  dans  son  domaine  et  fut 
porté  par  la  créature  que  lui-même  porte  ;  il  accomplit  la  ré- 
paration de  la  désobéissance  commise  par  l'arbre  (de  la 
science),  en  obéissant  lui-même  par  l'arbre  (de  la  croix); 
pour  remédier  à  la  séduction  que  subit  malheureusement  Eve, 
fiancée  mais  encore  vierge  la  bonne  nouvelle  de  vérité  fut  portée 
par  l'ange  à  Marie,  fiancée  mais  vierge.  Comme  Eve,  séduite 
par  le  discours  de  l'ange,  se  détourna  de  Dieu  et  trahit  sa 
parole,  ainsi  Marie  entendit  de  l'ange  la  bonne  nouvelle  de 
vérité;  ejle  porta  Dieu  dans  son  sein,  pour  avoir  obéi  à  sa 
parole,  Eve  avait  désobéi  à  Dieu  ;  Marie  consentit  à  obéir  à 
Dieu  ;  ainsi  Eve  vierge  eut  pour  avocate  Marie  vierge.  Le 
genre  humain,  enchainé  par  une  vierge,  est  délivré  par  une 
vierge;  à  la  désobéissance  virginale,  l'obéissance  virginale 
fait  équilibre.  Au  péché  du  premier  homme,  la  soult'rance  du 
Fils  premier-né  (de  Dieu)  remédie;  la  prudenci"  du  serpent 
cède  à  la  simplicité  de  la  colombe:  les  liens  qui  nous  enchaî- 
naient dans  la  mort  sont  déliés. 

Par  le  soin  très  particulier  qu'il  prend  de  rattacher 
Marie  à  l'ensemble  du  plan  divin  et  de  marquer  son 
rôle  essentiel,  à  côté  du  nouvel  Adam,  dans  l'œuvre 
de  notre  Rédemption,  saint  Irénée  l'emporte  sur  ses 
contemporains  et  ouvre  à  la  pensée  chrétienne  des 
voies  fécondes;  il  est  vraiment,  en  même  temps  que 
le  premier  théologien  de  la  Rédemption,  le  premier 
théologien  de  la  Vierge  mère. 

Tertullien,  qui  le  suivit  de  très  près,  et  qui  lui 
doit  beaucouj),  a  recueilli  notamment  le  meilleur  de 
ses  idées  concernant  Marie,  et,  comme  toujours,  il 
pousse  ces  idées  avec  une  éloquence  puissante  et  ori- 
ginale. 

C'est  surtout  dans  les  dernières  pages  du  De  carne 
Christi  que  Tertullien  s'occupe  de  la  mère  du  Christ. 
Il  reprend  l'antithèse  Eve-Marie.  A  l'encontre  des 
doeètes  valentiniens,  qui  accordaient  que  Jésus  a 
passé  par  le  sein  de  la  vierge,  mais  niaient  qu'il  eût 
pris  d'elle  sa  propre  substance,  il  affirme,  en  termes 
d'un  réalisme  extrême,  la  vérité  physique  de  cette 
maternité.  Il  la  montre  exigée  par  l'Evangile  (Matt., 
I,  uo),  par  saint  Paul  (Gai.,  iv,  4),  par  la  prophétie 
d'Isaie  (/s.,  vu,  i4),  lue  à  la  lumière  duN.  T.  Il  main- 
tientque  lanière  du  Verbe  devait  rester  vierge  danssa 
conception;  mais  il  accorde  qu'elle  cessa  d'être vierga 


161 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


162 


dans  l'acte  même  de  son  enfantement.  Ailleurs,  il  va 
plus  loin,  et  atlirnie  qu'après  avoir  donné  naissance  à 
Jésus,  Marie  connut  un  époux.  Il  semble  bien  que, 
aux  yeux  de  Tertullien,  les  «  frères  de  Jésus  »  sont 
des  iils  de  Marie;  De  carne  Christi,  vu;  IV  Adv. 
Marcionem,  xix;  cf.  De  virginibus  velandis,  w;  De 
morwatnia,  viii.  Donc,  s'il  est  très  ferme  sur  la  vir- 
ginité ante  partunij  par  contre  il  ne  voit  aucun  incon- 
vénient à  abandonner  la  virginité  in  parla  et  la  vir- 
ginité pose  partum.  Sur  ces  deux  points,  un  démenti 
catégorique  lui  sera  donné  ultérieurement  par  rensei- 
gnement de  l'Eglise. 

Nous  traduirons  quelques  pages  caractéristiques 
du  De  carne  Christi  (texte  de  Oehler),  laissant  tou- 
tefois de  côlé  des  passages  très  crus  et  particulière- 
ment déplaisants  en  un  tel  sujet.  —  Nous  renverrons 
à  notre  Théologie  de  Tertullien,  p.  ujS-ig^,  Paris, 
1905. 

De  carne  Christi,  xvii,  xviii,  xx,  xxi,  xxiii. 

XVII...  Avant  tout,  il  faut  mettre  en  lumière  la  raison  pour 
laquelle  il  convenait  que  le  Fils  de  Dieu  naquît  d'une  vier^^e. 
Il  devait  naître  d'une  façon  nouvelle,  celui  qui  devait  inau- 
gurer une  naissance  nouvelle,  le  Seigneur,  objet  du  signe 
prédit  par  Isaie.  Quel  est  ce  signe  ?  Voici  qu'une  vierge  con- 
cevra dans  son  sein  et  enfantera  un  fils.  Dune  la  vierge  con- 
çut et  enfanta  Emmanuel,  Dieu  avec  nous.  Voilà  une  nais- 
sance nouvelle  :  un  homme  nait  en  Dieu.  Dans  cet  homme, 
Dieu  est  né,  prenant  la  chair  de  l'antique  semence,  mais 
sans  l'antique  semence,  afin  de  la  réformer  par  une  semence 
nouvelle,  spirituellement,  en  l'alTranchissanl  des  antiques 
souillures.  Mais  toute  celte  nouveauté,  comme  tant  d'autres, 
avait  sa  figure  dans  l'antiquité;  un  plan  raisonnable  prési- 
dait à  la  naissance  de  l'Homme-Dieu  par  une  vierge.  La 
terre  était  vierge,  elle  n'avait  pas  senti  l'effort  du  laboureur, 
elle  ne  s'était  pas  ouverte  à  la  semence,  quand  Dieu  la  prit 
et  en  fit  un  homme,  âme  vivante.  Si  telle  est  la  tradition 
relative  au  premier  homme,  il  convenait  que  le  suivant,  le 
dernier  Adam,  comme  dit  l'Apôtre,  fut  tiré  d'une  terre  — 
c'est-à-dire  d  une  chair  —  non  encore  ouverte  par  la  géné- 
ration, et  élevé  par  Dieu  au  ranjj;'  d'Esprit  vivifiant.  Gôpen 
dant  —  pour  ne  pas  laisser  passer  ici  le  nom  d'Adam  —  d'où 
vient  que  le  Christ  fut  appelé,  par  TApôtre,  Adam,  si  son 
humanité  n'était  pas  d'origine  terrestre?  Ici,  la  raison  pro- 
teste que  Dieu,  pour  reconquérir  sur  le  diahle  son  image  et 
ressemblance,  prit  le  contrepi'?d  de  la  conquête.  Eve  encore 
vierge  avait  laissé  pénétrer  en  elle  la  parole,  ouvrière  de 
mort.  Il  fallait  que  pénétrât  aussi  dans  une  vierge  la  parole 
ouvrière  de  vie,  afin  que  le  sexe  auteur  de  rentraînement 
vers  la  ruine,  fut  aussi  l'auteur  du  salut.  Eve  avait  cru  au 
serpent;  Marie  crut  à  Gabriel.  La  faute  qu'Eve  commit  par 
sa  croyance,  Marie,  par  sa  croyance,  la  répara.  Mais  [dira- 
t-on]  Eve  ne  conçut  rien  alors  par  la  parole  du  serpent  — 
Erreur.  Si  elle  enfante  désormais  dans  l'abjection  et  dans 
les  douleurs,  c'est  à  cause  de  la  semence  qu'est  la  parole  du 
diable.  Enfin  elle  mit  au  jour  un  diable  fratricide.  Au  con- 
traire, Marie  a  mis  au  jour  Celui  qui  devait,  en  son  temps, 
sauver  Israël,  son  frcre  selon  la  chair  et  auteur  de  sa  mort. 
Donc  Dieu  fit  descendre  dans  le  sein  [de  Marie]  son  Verbe, 
bon  frère,  pour  anéantir  la  mémoire  du  mauvais  frère.  Le 
Christ  devait  sortir,  pour  sauver  l'homme,  d'où  l'homme  était 
entré  déjà  condamné. 

xviii.  Mais  répondons  plus  simplement  :  il  ne  convenait 
pas  que  le  Eils  de  Dieu  naquit  d'un  homme,  de  peur  que, 
s'il  était  tout  entier  Fils  de  l  homme,  il  ne  fût  plus  Fils  de 
Dieu,  et  n'eut  rien  de  plus  que  Salomon  ou  que  Jonas, 
•comme  l'a  prétendu  f'^bion... 

XX  (Sur  Mnff,,  i,  20).  Par  quel  procédé  tortueux  préten- 
dez-vous retrancher  la  syllabe  de  [ex),  qui  fait  oflice  de  pré- 
position, et  la  remplacer  par  une  autre  qu'on  ne  trouve  pas 
remplissant  ce  rôle  dans  l'Ecriture  sainte?  Vous  dites  qu'il 
-est  né  par  iprr)  la  vier^^e,  ot  dans  le  sein  {in),  non  du  sein, 
parce  que  ran;re  même  a  dit  à  Joseph  dans  un  songe  :  «  Ce 
qui  est  né  en  elle,  c^t  de  l'Esprit  saint  »,  et  non  ;  «  Ce  qui 
est  né  d'elle  ".  Apri'S  tout,  il  n'a  pu  dire  :  d'elle,  sans  par  là 
même  dire  en  elle  ;  car  cela  seul  qui  était  en  elle,  a  pu  naitre 
■  d'elle.  Donc  c  est  tout  un  de  dire  :  en  elle  et  d  elle,  car  ce 
qui  était  en  elle  était  d'elle.  Heureusement,  le  métne  Matthieu. 
.parcourant  la  (çénéalogie  du  Seigneur,  d'Abraham  jusqu'à 
Marie,  dit  (i,  ifi)  :  k  Jacob  engendra  Joseph,  époux  de  .Marie, 

Tome  m. 


de  qui  nait  le  Christ.   »  A  son  tour,  Paul  impose  silence  à  ces 

grammairiens,  en  disant  [Gai.,  iv,  k)  :  "  Dieu  envoya  son 
Fils,  fait  d'une  femme.  »  A-t-il  dit  :  <f  par  une  femme  »,  ou 
«  dans  une  femme  »  '?  Remarquez  commo  il  tranche  le  mot. 
en  disant  :  fait^  et  non  pas  né.  Il  était  plus  simple  de  dire  : 
né.  En  disant  :  fatt^  il  a  marqué  Tmcarnalion  du  Verbe  et 
aûirmé  la  vérité  de  la  chair  née  de  la  vierge.  Ici  nous  invo- 
querons encore  les  psaumes,  non  pas  de  l'apostat  et  héréti- 
que et  [datonicien  Valentin,  mais  du  très  saint  et  très  ortho- 
doxe prophète  David.  David  chante  parmi  nous  le  Christ,  ou 
plutôt  le  Christ  même  se  chante  par  lui.  Prêtez  l'oreille  au 
Christ  et  entendez  le  Seigneur  dire  à  Dieu  son  Père  {l*s.  xxi. 
10.  11)  :  «  C'est  vous  qui  m'avez  tiré  du  sein  do  ma  inere.  » 
Et  encore  :  «  Vous  êtes  mon  espoir  depuis  les  mamelles  de 
ma  mère,  je  fus  jeté  en  vous  au  sortir  de  ses  entrailles  »... 
XXI  (Sur  Mait.^  I,  23)  ...Serrons  l'euneini  de  plus  près. 
L'Ecriture  dit  :  «  Voici  qu'une  vierge  concevra  dans  son  sein.  » 
Et  quoi?  Sans  doute.  Le  Verbe  de  Dieu,  non  la  semence  d'un 
homme;  cela,  pour  enfanter  un  fils.  Car  «  elle  enfantera  un 
fils  ».  Comme  la  conception  fut  son  fait,  de  même  l'enfan- 
tement, bien  qu'elle  ne  fut  pas  cause  de  la  conception.  Au 
contraire,  si  le  V'^erbe  s'est  incarné  de  lui-même,  il  s'est  lui- 
même  conçu  et  enfanté  ;  et  c'en  est  fait  de  la  prophétie.  Car 
la  vierge  n'a  pas  conçu  ni  enfanté,  s'il  n'est  pas  vrai  de  dire 
que  ce  qu'elle  enfanta,  après  avoir  conçu  le  Verbe,  est  sa 
propre  chair.  Et  c'en  serait  fait,  non  seulement  de  cette  pa- 
role du  prophète,  mais  de  celle  de  l'ange,  annonçant  la 
conception  et  l'enfantement  de  la  vierge,  et  de  toute  Ecriture 
qui  parle  de  la  mère  du  Christ.  En  effet,  comment  est-elle  sa 
mère,  si  ce  n'est  pour  l'avoir  p  -rté  dans  son  sein?  Mais  il 
ne  doit  rien  au  sein  qui  l'a  porté,  rien  qui  assure  le  nom  de 
mère  à  celle  qui  l'a  porté?  Car  ce  nom  n'est  pas  du  par  une 
chair  étrangère.  Il  n'y  a  à  nommer  le  sein  maternel  que  la 
chair  fille  de  ce  sein.  Et  celle-là  n'est  pas  fille  qui  est  née  à 
part.  Donc  silence  à  Elisabeth,  portant  un  (ils  prophète  qui 
déjà  connaît  son  Seigneur,  et  remplie  elle-même  de  l'Esprit 
saint!  Elle  se  trompe  en  disant  :  ■<  D'où  m  arrive  cet  honneur, 
que  la  mère  de  mon  Seigneur  vienne  à  moi.^  »  Si  Marie  por- 
tait Jésus  dans  son  sein  non  comme  un  fils,  mais  comme  un 
liùte,  comment  Elis. theth  lui  dit-elle  :  «  Béni  le  fruit  d  i  votre 
sein?  »  Qu'est-ce  que  le  fruit  du  sein,  s'il  n'a  germé  du  sein, 
pris  racine  dans  le  sein,  s  il  n'appartient  pas  à  colle  qui  pos- 
sède le  sein;  et  comnaent  le  Christ  est-il  fruit  du  sein  (de  la 
vierge)?  Osera-t-on  dire  :  il  est  la  fleur  de  la  tige  issue  de 
la  racine  de  Jessé  ;  or  la  racine  de  Jossé  est  la  rare  de  David, 
la  tige  issue  de  la  racine  est  Marie  fille  de  David,  la  fleur  de 
la  tige  est  le  fils  de  Marie  appelé  Jésus-Christ:  il  est  encore 
le  fruit,  car  la  fleur  et  le  fruit  ne  font  qu'un,  vu  que  par  la 
fleur  et  de  la  fleur  tout  fruit  passe  à  l'état  de  fruit  ?  Quoi  donc? 
On  refuse  au  fruit  sa  fleur,  à  la  fleur  sa  tige,  à  la  tige  sa 
racine;  on  ne  veut  pas  que  la  racine  revfmdique.  par  la 
lige,  la  propriété  de  la  fleur  et  du  fruit  sortis  de  la  tige:  on 
doit  pourtant  savoir  que  chaque  degré  de  la  race  se  réclame 
du  premier;  en  sorte  que  la  chair  du  Glirist  se  rattache,  non 
seulement  à  Marie,  mais  à  David  par  Marie  et  à  .lessé  par 
David.  C'est  pourquoi  Dieu  jure  à  David  que  ce  fruit  de  son 
corps,  c'est-à-dire  de  sa  postérité  nharnelle,  siégera  sur  son 
trône.  S'il  procède  du  corps  de  David,  combien  plus  du  cor|i3 
de  Marie,  par  qui  il  fut  contenu  dans  le  corps  de  David  ? 

Qu'ils  effacent  donc  les  témoignages  des  démons,  procla- 
mant Jésus  fils  de  David;  mais  ils  ne  pourront  *>ff;Ker  les 
témoignages  des  Apôtres,  si  ceux  des  démons  ne  sont  pas 
recevables.  Tout  d'abord  Matthieu,  très  fidèle  évangéliste 
en  sa  qualité  de  compagnon  du  Seigneur,  a  voulu  précisé- 
ment nous  livrer  l'origine  du  Christ  selon  la  cliair  en  débu- 
tant ainsi  :  Livre  de  la  génération  de  Jésus-Christ,  fils  de 
David,  fils  d  Abraham...  Matt.,  i.  i  ;  cf.  Rom..-\.  3.,  II  7V/h., 
II,  8;  Ga}.,  ni,  8.  iG. 

xxrii  (Sur  A.Hr.,  ii,  3i).  Nous  voyons  s'accomplir  la  parole 
prophétique  de  Siméon  sur  le  Seigneur  encore  tout  petit 
enfant:  "  Celui-ci  est  posé  pour  la  ruine  et  la  résurrection 
de  beaucoup  en  Israël  et  comme  signe  de  contradiction.  » 
En  effet,  la  naissance  du  Christ  est  un  signe,  selon  Isaïo  : 
«  C'est  pourquoi  le  Seigneur  lui-même  vous  donnera  un 
signe  :  voici  qu'une  vierge  concevra  dans  son  sein  et  enfan- 
tera un  fils.  »  Mous  reconnaissons  le  signe  de  contradiction, 
dans  la  conception  et  l'enfantement  de  la  \'irrge  Marie,  livrés 
aux  disputes  de  ces  Académiciens  ;  «  Elle  a  enfanté  et  n'a 
pas  enfanté,  elle  est  vierge  et  non  vierge.  «  Ce  langage, 
s  il  était  correct,  nous  appartiendrait  plutôt.  En  effet.  Marie 
a  enfanté  de  sa  chair,  et  elle  n'a  pas  enfanté  par  le  commerce 
d'un  homme.  Elle  est  vierge  en  tant  qu'épouse;  elle  ne  l'est 
plus  eu  tant  que  mère.  Toutefois,  si  elle  n'a  pas  enfanté,  si 


103 


MARIE,  MÈRE  DE  DIEU 


164 


elle  demeure  viorffô  après  la  maternité,  ce  n'est  pas  fiiute 
d  avoir  coiiLribué  de  ses  entrailles,  comme  une  mère.  Mais 
parmi  nous,  pas  d'ambiguïté,  pas  d'échappatoire  cachée  sous 
des  mots  à  double  entente  :  la  lumière  est  lumière,  les  ténè- 
bres sont  ténèbres;  oui  est  oui;  non  est  non;  lo  reste  vient 
du  malin.  Celle  qui  a  enfanté  a  enfanté;  si  elle  était  vierge 
quand  elle  conçut,  elle  cessa  de  l'être  quand  elle  enfanta. 
Elle  cessa  d'être  vierge,  par  le  fait  que  son  corps  s'ouvrit 
pour  donner  passage  à  un  homme;  peu  importe  qu'il  soit 
entré  ou  sorti  ;  l'homme  brisa  le  sceau  de  sa  virginité... 

Contemporain  de  TertuUien,  le  docteur  romain 
saint  HiPPOLYTK,  non  content  d'insister  fréquemment 
sur  le  rôle  maternel  de  Marie,  aime  à  en  détailler  les 
conséquences  pour  la  rédemption  du  genre  humain, 
et  présente  à  ce  sujet  plusieurs  vues  originales.  Il 
décrit  l'Incarnation  comme  les  noces  du  Verbe  avec 
l'humanité:  le  Verbe  divin.puresprit,  revêtune  chair 
sainte  prise  de  la  Vierge  sainte,  comme  un  liancé 
revêt  une  robe  nuptiale.  Demonstratio  de  Chrisio  et 
Antichristo,  iv,  éd.  Achelis,  p.  6;  P.  G.,  X,  'jSî  15.  Il 
ramène  assidûment  la  conception  de  deux  avène- 
ments successifs  du  Verbe  :  l'un  qui  se  fait  par  la 
création,  l'autre  qui  se  fait  par  l'Incarnation;  il  éta- 
blit même  un  lien  inattendu  entre  ce  dernier  avène- 
ment et  la  dénomination  de  Fils,  allirmant  que  le 
Verbe  ne  devient  liU  au  sens  plénier  qu'en  s'incar- 
nant  au  sein  de  la  Vierge.  Adv.  Noetum,  xv,  P.  G.. 
X,  824  BG  ;  Comment,  in  Danielem,  passim.  Cf.  d'Alès, 
Théologie  de  saint  Hippolyte,  p.  a5  et  180,  Paris, 
1906. 

Un  fragment  d'Hippolyte  sur  le  Cantique  de  Moïse, 
(Deut.,  xxxui,  26),  conservé  par  Théodorkt,  Eru- 
nistes.  Il,  éd.  Achelis,  p.  83,  P.  G..  LXXXllI,  i^S, 
met  en  lumière  ce  rôle  de  la  Vierge  : 

Celui  par  qui  le  premier  homme,  étant  perdu  et  enchaîné 
dans  la  mort,  fut  arraché  du  fond  de  l'Hadès,  celui  qui  des- 
cendit d'en  haut  et  releva  ce  qui  était  en  bas,  l'ôvangéliste 
des  morts,  le  rédempteur  des  âmes,  la  résurrection  des 
corps  au  tombeau,  était  le  même  qui,  pour  secourir 
l'homme  vaincu,  a  pris  sa  nature;  Verbe  premior-në,  il 
visite,  dans  (le  sein  de)  la  Vierge,  Adam,  premier-homme; 
spirituel,  il  va  cherclier  l'homme  matériel  dans  le  sein  d'une 
mère  ;  éternellement  vivant,  il  va  chercher  l'homme  qu'une 
désobéissance  a  tué;  céleste,  il  appelle  en  haut  l'iiomme 
terrestre  ;  noble,  il  veut  ntTranchir  rescla\-e  par  sa  propre 
obéissance  ;  cet  homme  tombé  en  poussière  et  devenu  la 
pâture  du  serpent,  il  le  transforme  en  fer,  il  le  suspend  au 
bois,  il  le  rend  maître  de  son  vainqueur,  et  triomphe  ainsi 
parle  bois. 

Dans  l'arche  faite  d'un  bois  incorruptible,  Hippo- 
lyte voit  la  figure  de  Marie,  arche  du  Seigneur. 
In  Ps.  XXII,  ap.  Thkodoret,  Eranistes,  I;  éd.  Ache- 
lis, p.  147  : 

Le  Seigneur  était  sans  péché;  fait  d'un  bois  incorruptible 
quanta  son  humanité,  c'est-à-dire  revêtu  Intérieurement  et 
extérieurement,  par  la  \'ierge  et  par  le  Saint  Esprit,  de  l'or 
très  pur  du  Verbe  divin. 

Clément  d'Albxandrib  appartient  à  un  courant 
d'idées  fort  différent  de  celui  où  se  meut  TertuUien; 
rien  en  lui  ne  rappelle  le  puissant  réalisme  du 
docteur  carthaginois;  on  l'a  même  soupçonné  de 
quelques  faiblesses  pour  les  docètes.  Cependant  il 
se  rencontre  avec  TertuUien  pour  les  combattre,  et 
quelquefois  par  les  mêmes  armes.  Comme  TertuUien, 
il  réprouve  les  subtilités  de  leur  exégèse  et  allègue 
contre  eux,  sous  le  nom  d'Ezéchiel,  certain  texte 
apocryphe  dont  l'hérésie  s'était  prévalue.  Mais,  con- 
trairement à  TertuUien,  il  affirme  (probablement 
d'après  le  Protévangile  de  Jacques)  que  Marie  de- 
meura vierge  dans  l'enfantement  de  son  Fils.  On  a 
parfois  dénoncé  dans  ce  passage  des  traces  de  docé- 
tisme;  j'avoue  ne  les  pas  apercevoir;  en  revanche, 
j'y  trouve  un  bel  hommage  à  la  Vierge;  Strom.,  Vil, 


XVI,  93-94,  éd.  Stahlin,  p.  6fi;  P.  G.,  IX,  629.  Clé- 
ment veut  faire  entendre  que  les  Ecritures  divines 
procurent  le  salut  aux  Udèles,  et  aux  lidèles  seule- 
ment; il  ne  trouve  pas  de  meilleur  terme  de  compa- 
raison que  Marie,  demeurée  vierge  dans  son  enfan- 
tement. Les  fidèles  connaissent  la  fécondité  des 
Ecritures,  et  reçoivent  d'elles  la  doctrine  du  salut; 
les  hérétiques,  méconnaissant  le  mystère  de  cette 
fécondité,  s'en  détournent.  L'application  peut  pa- 
raître subtile  et  forcée  ;  mais  on  retiendra  l'asser- 
tion honorable  à  la  virginité  de  Marie  ;  elle  est 
catégorique. 

(Juand  une  fois  on  a  reçu  la  bonne  nouvelle  et  vu  le 
salut,  dès  lors  qu'on  l'a  reconnu,  on  ne  doit  pas  se  re- 
tourner à  l'exemple  de  la  femme  de  Lot;  on  ne  doit  pas 
revenir  â  son  ancienne  vie  occupée  d'objets  sensibles, 
encore  moins  au.x  héiésies,  qui  disputent  à  tort  et  à  travers, 
ignorantes  du  vrai  Dieu... 

Il  semble  qu'aujourd'hui  encore  on  se  représente  géné- 
ralement Marie,  après  la  naissance  de  son  enfant,  comme 
l'accouchée  que,  de  fait,  elle  n'était  pas  (on  assure  qu'après 
l'enfantement  la  sage-femme  la  trouva  vierge).  Ainsi  en 
est-il  pour  nous  des  Ecritures  divines,  qui  enfantent  la  vé- 
rité mais  demeurent  vierges,  continuant  de  receler  les 
mystères  de  vérité.  «  Elle  a  enfanté  et  elle  n'a  ],as  enfanté  n, 
dit  l'Ecriture  [Psoudo-Ezécliiel],  pour  faire  entendre  qu'elle 
a  cont:u  d'elle-même  et  non  d'un  époux.  Aussi  les  Ecritures 
sont-elles  grosses  de  vérité  pour  les  gnostiques  (parfaits 
chrétiens)  ;  mais  les  hérésies,  ne  reconnaissant  pas  qu'elles 
sont  grosses  de  vérité,  s'en  détournent. 

Dans  ses  développements  mysticpies  et  un  peu  va- 
poreux, relatifs  au  chrétien  gnostique  ou  parfait, 
Clément  ne  détaille  pas  beaucoup  les  mystères  du 
Christ;  sa  marialogie  est  peu  développée,  mais  d'un 
beau  souffle  idéaliste.  Après  l'auteur  de  l'Apocalypse, 
il  emprunte  à  Marie  des  traits  pour  peindre  l'Eglise, 
et  confond  dans  une  iiicme  image  ces  deux  vierges, 
ces  deux  mères.  Pueda^.,  I,  vi,  4i-4a,  éd.  Stahlin, 
p.  ii5,  />.  G.,  VIII,  3oo  B  : 

Les  femmes  enceintes,  une  fois  mères,  deviennent  des 
sources  de  lait  ;  le  Seigneur  Christ,  fruit  de  la  Vierge,  n'a 
pas  dit  :  m  Bienheureuses  les  mamelles  des  femmes!  »  qui 
versent  la  nourriture;  mais  la  tendresse  de  son  Père  ayant 
fait  pleuvoir  son  \'erbe  sut-  les  hommes,  lui-même  est  de- 
venu nourriture  spirituelle  des  âmes  vertueuses.  O  mystère 
admirable!  U  n'y  a  qu'un  Père  universel,  un  Verbe  universel, 
im  Esprit  saint  partout  le  même,  une  seule  mère  vierge  : 
j'aime  à  I  appeler  l'Eglise.  Cette  mère  n'est  passeuleà  avoir 
du  iait,  car  elle  n'est  pas  seule  femme  ;  mais  elle  est  à  la 
fnis  vierge  et  inere,  pure  comme  une  vierge,  aimante  comme 
une  mère;  elle  appelle  ses  enfants  pour  les  nourrir  du  lait 
sacré.  le  verbe  des  tout  petits. 

Abordons  enfin  au  rivage  d'Asie  Mineure. 

Aberkios.  évêque  d'Hiérapolis  en  Phrygie  (fin  du 
II'  siècle),  dans  son  épitaphe  célèbre,  retrouvée  de 
nos  jours,  fait  allusion  à  la  maternité  de  Marie.  Le 
Christ  est  pour  Aberkios 

«  le  Poisson  très  grand,  immaculé,  que  prit  une  vierge 
[ture  » . 

(On  trouvera  le  texte  reproduit  intégralement  et 
traduit  à  l'article  Epigraphib,  t.  I,  col.  i436.)  Ce 
poisson,  que  «  la  foi  donne  sans  cesse  à  manger  aux 
amis  »,  c'est  le  corps  eucharistique  du  Christ.  Aber- 
kios met  la  Vierge  mère  en  relations  avec  le  dogme 
de  l'Eucharistie. 

Nous  avons  entendu  des  évêques  :  Ignace  d'An- 
tioche,  Irénée  de  Lyon,  Aberkios  d'Hiérapolis;  des 
prêtres  et  des  laïques  :  Aristide,  Justin,  TertuUien, 
Hippolyte,  Clément.  Ils  attestent  la  diffusion,  dans 
l'Eglise  universelle,  d'une  conviction  ferme  et  d'un 
sentiment  très  fort,  qui  dès  lors  associent  étroitement. 
la  Vierge  mère  aux  hommages  rendus  à  son  Fils. 


165 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


1C6 


Reste  à  examiner  une  série  d'ouvrages  d'autorité 
moindre,  mais,  en  leur  genre,  suggestifs  et  nullement 
négligeables. 

Le  deuxième  siècle  avait  vu  naître,  particulière- 
ment dans  les  milieux  judéochrétiens,  divers  apo- 
cryphes bibliques  où  il  est  question  de  Marie.  Tel  le 
Testament  des  douze  Patriarches,  xi  (Joseph),  19, 
P.  G.,  II,  ii4o  A  : 

Et  je  vis  que   de  Juda  naquit  une  vierge;  elle  avait  une 
robe  de  pourpre;  et  d'elle  sortit  l'Agneau  sans  t:iclie,  ayant 
à  sa  (rauche  comme  un   lion;   tous    les  animaux  se  jetèrent    ' 
sur  lui  et  l'Agneau  les  vainquit... 

Les  détails  du  symbolisme  ne  sont  pas  tous  très 
nets,  à  commencer  par  le  rôle  du  lion  de  Juda.  Mais 
rien  de  plus  clair  que  l'hommage  à  la  Vierge  mère 
de  l'Agneau. 

Le  Proléi'angile  de  Jacques  se  distingue  entre  tous 
ces  apocryphes  par  la  diffusion  très  large  qu'il  obtint 
sous  diverses  formes  et  par  les  leçons  qui  s'en  déga- 
gent. L'auteur  met  sur  les  lèvres  de  saint  Joseph 
un  récit  original  de  la  nativité  du  Seigneur.  Nous  ne 
demanderons  pas  grâce  au  lecteur  pour  son  audace 
naive;  ce  sont  choses  vénérable^  c.  xix-xx,  trad. 
Amann,  Paris,  1910,  p.  251-267  • 

El  voici  qu'une  femme  descendait  de  la  montagne,  et  elle 
me  dit  :  »(  Homme,  où  vas-tu.-"  »  Et  je  dis  ;  «  Je  cherche 
une  sage-femme  juive,  w  Et  elle  me  répondit  ;  't  Tu  es 
d'Israël  ?  »  Et  je  lui  dis  :  «  Oui.  »  Elle  nie  dit  :  «  Et  qui  est 
celle  qui  va  mettre  au  monde  dans  la  grotte?  i)  Et  je  dis  : 
«  C'est  ma  Hancée.  :i  Et  elle  me  dit  ;  «  Elle  n'est  pas  ta 
femme?  »  Et  je  lui  dis  :«  C'est  Marie,  celle  (jui  a  été  élevée 
dans  le  temple  du  Seigneur,  et  que  le  sort  m'a  donnée 
comme  femme  ;  et  (pourtant)  elle  n'est  point  ma  femme, 
mais,  si  elle  a  con(;u,  c'est  du  Saint-Esprit.  »  Et  la  sage- 
femme  lui  dit  :  ((  Cela  est-il  vrai  ?  »  Et  Joseph  lui  dit  : 
H  Viens  et  vols.  »  Et  la  sa^e-femme  partit  avec  lui.  Et  ils 
arrivèrent  à  lendroit  de  Ta  grotte.  Et  voici  qu'une  nuée 
lumineuse  couvrait  de  son  ombre  la  grotte.  Et  la  sage- 
femme  dit  ;  u  Mon  âme  a  été  e.xaltée  aujourd'hui,  parce  que 
mes  yeux  ont  vu  des  choses  étonnantes,  car  le  salut  est 
né  pour  Israël.  »  Et  soudain  la  nuée  s'évanouit  de  dessus 
ia  grolte  et  une  grande  lumière  parut  dans  la  grotte,  au 
point  que  nos  yeux  ne  pouvaient  la  supporter.  Et  peu  après, 
cette  lumière  s'évanouit,  juste  au  moment  où  l'enl'ant  appa- 
rut, vint,  et  prit  le  sein  de  sa  mère  Marie.  Et  la  sage-femme 
s'exclama  et  dit  :  <(  Aujourd'hui  est  ungrandjour  pour  moi, 
puis(|ue  j'ai  vu  un  spectacle  nouveau,  w  Et  la  sage-femme 
sortit  de  la  grotte  et  elle  rencontra  Salomé  et  lui  dit  : 
«  Salomé,  Salomé,  c'est  un  spectacle  nouveau  que  j'ai  à  te 
raconter;  une  vierge  a  enfanté,  ce  que  (pourtant)  sa  condi- 
tion ne  permet  pas.  »  Et  Salomé  dit  :  «  (Aussi  vrai  que)  vit 
le  Seigneur  mon  Dieu,  .si  je  n'y  mets  pas  le  doigt  et  ne  me 
rends  pas  compte  de  son  état,  certainement  je  ne  croirai  pas 
qu'une  vierge  a  mis  au  monde.  » 

Et  la  sage-femme  entra  et  dit  à  Marie  :  "  Laisse-toi  faire, 
car  ce  n'est  point  un  mince  débat  qui  s  élève  sur  ton 
compte.  »  Et  Salomé  voulut  se  rendre  compte  de  son  état, 
mais  elle  poussa  un  cri  et  dit  :  H  Malheur  à  mon  impiété, 
mallieur  à  mon  incrédulité,  parce  que  j'ai  tenté  le  Dieu 
vivant,  et  voici  que  ma  main  (est  consumée)  parle  feu  et  se 
détache  !  »  Et  elle  fléchit  les  genoux  devant  le  Maitre  sou- 
verain, disant  ;  ((  Dieu  de  mes  pères,  souviens-toi  de  moi, 
car  je  suis  de  la  postérité  d'Abraham,  d'Isaac  et  de  Jacob; 
ne  t'ais  pas  de  moi  un  exemple  pour  les  fils  d'Israël,  mais 
rends-moi  aux  pauvres.  Car  tu  sais,  ô  Maître,  que  c'est  en 
ton  nom  que  je  donnais  mes  soins,  et  que  mon  salaire  je 
le  recevais  de  toi.  »  Et  voici  qu'un  ange  du  Seigneur  se 
tint  (devant  elle),  lui  disant  :  «  Salomé,  Salomé,  le  Sei- 
gneur t'a  exaucée  ;  approche  la  main  du  petit  enfant,  porte-le 
et  tu  auras  salut  et  joie.  »  Et  Salomé  s'approcha,  et  le 
porta  en  disant  :  «  Je  l'adorerai,  parce  qu'(en  lui!  est  né  un 
grand  roi  pour  Israël,  n  Et  voici  qu'aussitôt  Salomé  fut 
guérie,  et  elle  sortit  de  la  grotte  justifiée.  Et  voici  qu'une 
voix  lui  dit  :  «  Salomé,  Salomé,  n'annonce  rien  des  miracles 
que  tu  as  vus,  jusqu'à  ce  que  l'enfant  soit  entré  dans  Jéru- 
salem. )) 

Ce  récit,  dont  la  rédaction   ne    saurait  être   datée 


avec  précision,  mais  dont  la  source  remonte  sûre- 
ment assez  haut  dans  le  deuxième  siècle,  montre  la 
pensée  chrétienne  dès  lors  préoccupée  de  rendre 
le  caractère  singulier  de  cette  maternité  qui  donna 
Jésus  au  monde.  Les  inventions  auxquelles  elle  re- 
courait, en  dépit  de  leur  caractère  factice,  tradui- 
sent une  intention  réfléchie,  et  révèlent  une  convic- 
tion digue  de  tout  respect. 

A  la  Un  du  deuxième  siècle  ou  au  eoramencemenl  du 
troisième,  appartient  vraisemblablement  la  première 
partie  du  Proléyangile  de  Jacques,  c.  i-xvi,  racontant 
l'enfance  de  la  vierge.  Car  il  y  a  lieu  de  tenir  cette 
partie  pour  plus  récente  que  le  récit  de  l'Annoncia- 
tion. Voir  Ch.  Michel  et  P.  Peeters,  Evangiles  apo- 
cryphes, t.  I,  p.  vn-xvii.  La  trace  s'en  trouve  pour  la 
première  fois  dans  Orioènb,  In  Matt.,  t.  X,  xvii. 
Analysons  le  récit,  qui  met  en  scène  Joachim  et 
Anne,  les  parents  de  la  vierge. 

Joachim  était  un  homme  Juste  qui,  de  sa  grande 
fortune,  avait  coutume  de  porter  au  temple  des 
offrandes  doubles.  Or  un  jour  qu'il  portait  au  temple 
son  offrande,  un  certain  Ruben  se  dressa  devant  lui 
et  lui  dit  :  <i  Tu  n'as  pas  le  droit  d'apporter  le  pre- 
mier tes  offrandes,  parce  que  tu  n'as  pas  engendré  de 
rejeton  en  Israël.  » 

L'âme  de  Joachim  fut  percée  de  ce  trait.  Il  s'en 
alla,  compulsa  les  archives  des  douze  tribus,  et  cons- 
tata que,  effectivement,  depuis  Abraham,  tous  les 
justes  avaient  laissé  une  postérité  en  Israël.  Alors, 
navré  de  douleur,  il  se  retira  au  désert  et  jeûna  qua- 
rante jours  et  quarante  nuits. 

Cependant  Anne  sa  femme  gémissait  dans  sa  mai- 
son. Le  grand  jour  du  Seigneur  étant  venu,  elle  des- 
cendit au  jardin,  pour  se  promener. 

Et  levant  les  yeux  au  ciel,  elle  vit  un  nid  de  passereaux 
dans  le  laurier,  et  elle  se  mit  à  gémir,  disant  en  elle-même  : 
«  tlélas  !  qui  m'a  engendrée,  et  quelles  entrailles  m'ont  en- 
fantée, pour  que  je  sois  devenue  un  objet  de  malédiction 
pour  les  Gis  d'Israël,  et  qu'ils  m'aient  outragée  et  cliassée 
avec  dérision  du  temple  du  Seigneur?  Hélas!  à  qui  ai~je  été 
assimilée  ?  Ce  n'est  pas  aux  oiseaux  du  ciel  ;  car  même  les 
oiseaux  du  ciel  sont  féconds  devant  vous,  Seigneur...  )) 

Comme  elle  pensait  ainsi  en  elle-même. 

Voici  qu'un  ange  du  Seigneur  lui  apparut  et  lui  dit  : 
«  Anne.  Anne,  le  .Seigneur  a  écouté  ta  jirière  :  tu  concevras 
et  tu  enfanteras,  et  on  parlera  de  ta  progéniture  sur  toute  la 
terre.  »  Et  Anne  dit  :  «  Par  la  vie  du  Seigneur  mon  Dieu, 
si  j'enfante,  soit  un  fils,  soit  une  fille,  je  l'amènerai  comme 
oll'rande  au  Seigneur  mon  Dieu,  et  il  sera  à  son  service 
tous  les  jours  de  sa  vie.  n 

A  ce  moment,  des  messagers  survinrent,  qui  lui 
dirent  :  Voici  que  Joachim  ton  époux  arrive  avec 
ses  troupeaux;  car  un  ange  du  Seigneur  est  descendu 
vers  lui,  disant  :  «  Joachim,  Joachim,  le  Seigneur 
Dieu  a  écouté  ta  prière;  descends  d'ici,  car  voici  que 
ta  femme  Anne  concevra  dans  ses  entrailles.  » 

De  fait, 

Joachim  arriva  avec  ses  troupeaux.  Et  Anne,  se  tenant 
debout  prés  de  la  porte,  vit  venir  Joachim,  et  courant  à  lui, 
elle  se  suspendit  à  son  cou,  disant  :  «  Maintenant  je  sais 
que  le  Seigneur  Dieu  m'a  comblée  de  ses  bénédictions;  car 
voici  que  j'étais  veuve  et  je  ne  le  suis  plus,  j'étais  sans  enfant 
et  je  vais  concevoir  dans  mes  entrailles,  n  Et  Joachim  se 
reposa  le  premier  jour  dans  sa  maison . 

Anne  devient  mère;  après  neuf  mois  écoulés,  elle 
met  au  monde  une  fille  et  lui  donne  le  nom  de 
Marie.  A  l'âge  de  trois  ans,  l'enfant  est  conduite  au 
temple  pour  accomplir  la  promesse  de  ses  parents, 
et  elle  se  sépare  d'eux  sans  regarder  en  arrière.  Elle 
grandit  dans  le  temple  du  Seigneur,  comme  une 
colombe,  recevant  sa  nourriture  de  la  main  d'un 
ange. 


167 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


168 


Quand  elle  est  parvenue  à  l'âge  de  douze  ans,  les 
prêtres  délibèrent  à  son  sujet,  el  le  grand  prêtre, 
après  avoir  consulté  le  Seigneur,  décide  de  convo- 
quer les  hommes  veufs  en  Israël  pour  savoir  qui  sera 
l'époux  de  la  vierge.  Us  accourent,  et|  cliaeun  reçoit 
une  baguette.  Le  grand  prêtre  recueille  les  baguettes 
et  pénètre  dans  le  sanctuaire  pour  prier.  Après  quoi 
il  prend  les  baguettes  et  les  rend  à  ceux  qui  les  ont 
portées.  Joseph  reçoit  la  dernière,  et  voici  qu'une 
colombe  en  sort  et  va  se  poser  sur  sa  tète.  Par  où 
l'on  connaît  qu'il  est  appelé  à  devenir_le  gardien  de 
la  vierge. 

Peu  après,  le  conseil  des  prêtres  décide  de  faire 
tisser  un  voile  pour  le  temple  du  Seigneur.  Marie  est 
désignée  par  le  sort  pour  hier  la  pourpre  destinée  à 
ce  voile.  C'est  au  cours  de  ce  travail  qu'elle  est  visi- 
tée par  l'ange  de  l'Annonciation. 

Ainsi,  à  la  lin  du  deuxième  siècle  ou  au  commen- 
cement du  troisième,  la  fiction  s'évertuait-elle  à 
combler  les  lacunes  de  l'histoire  évangélique,  tou- 
chant le  passé  de  la  Vierge. 

L'Ascension  d'haie,  xi  (Trad.  E.  Tisserand,  Paris, 
I  909),  reflète  la  croyance  à  la  virginité  in  partit  : 

..Je  vis  encore  une  femme  de  la  famille  du  prophète  David, 
donl  le  nom  ét.tit  Marie  ;  et  elle  était  vierge  et  elle  était 
fiancée  0  un  homme  du  nom  de  Joseph,  un  artisan,  lui 
aussi  do  la  race  el  de  la  famille  de  David  le  juste,  de  lielh- 
loheiu  Jde  Juda,  el  il  entre  en  possession  de  son  lot.  El 
lorsi|u'elle  fut  liancéc.  elle  se  trouva  enceinte,  et  Joseph 
l'artisan  voulut  la  renvoyer.  Et  l'ange  de  l'Esprit  apparut  en 
ce  monde,  el  après  cela  Joseph  ne  la  reuvoy.i  pas,  el  il  çaida 
Marie,  mais  il  n  y  eut  personne  à  qui  il  révélai  celle  artaire. 
El  il  n'approcha  pas  do  Marie,  et  il  l.i  garda  commeune  vierge 
sainte,  bien  «ju'un  enfant  tut  dans  son  sein.  Et  il  ne  demeura 
pas  avec  elle  pendant  deux  mois.  Et  après  deux  mois  de  jours, 
Joseph  se  trouvail  dans  sa  maison,  ainsi  que  Marie  son 
épouse,  mais  tous  les  deux  seuls:  et  il  arriva,  comme  ils 
étaient  seuls,  que  Marie  regarda  alors  de  ses  yeux  el  vit 
un  petit  enfant,  et  elle  fut  effrayée.  Et  après  qu  elle  fut 
ellrayée,  son  sein  S'î  trouva  comme  précédemment,  avant 
qu'elle  eut  conclu.  El  lorsque  son  époux  Joseph  lui  dil  : 
a  Ou  est  ce  qui  t'a  effrayée?  »  ses  yeux  s'ouvrirent  et  il 
vit  l'enfant  el  il  loua  le  Seigneur,  car  le  Seigneur  était 
venu  dans  son  lot.  El  une  voix  s'adressa  à  eux  :  «  Ne  dites 
cette  vision  A  personne!  »  et  une  rumeur  courut  dans  I3elh- 
léhem  au  sujet  de  l'enfant,  et  il  y  en  eut  qui  dirent  ;  "  La 
vierge  Marie  a  enfanté  avant  qu  il  eût  deux  mois  qu'elle  fut 
mariée.  >•  Et  beaucoup  dirent  :  «  Elle  n'a  pas  enfanté,  et  il 
n'est  pas  monté  de  sage-femme,  et  nous  n'avons  pas  entendu 
les  cris  des  douleurs.  »  El  tous  furent  aveuglés  à  son  sujet 
(de  l'enfant),  et  tous  le  connaissaient,  mais  ils  ne  savaient 
d'où  il  était. 

La  môme  conviction  se  reflète  encore  dans  les 
Odes  de  Salomnn  {W  siècle).  (Traduction  et  intro- 
duction par  J.  Labourt  et  P.  Batifkol,  Paris,  191 1 .) 
Cet  apocryphe  mystérieux,  vraisemblablement  écrit 
en  grec,  nous  a  été  rendu  il  y  a  peu  d'années,  grâce  à 
la  découverte  faite  par  M.  Rendbl  H.^hris  d'une  tra- 
duction syriaque.  L'ode  xix  rend  poétiquement  le 
mystère  de  l'Incarnation  : 

Une  coupe  de  lait  m'a  été  apportée,  el  je  l'ai  hue  dans  la 
douceur  de  la  suavité  du  Seigneur.  Le  l'ils  est  cotte  coupe, 
et  celui  quia  été  trait,  c'est  le  Père,  et  celui  qui  la  trait, 
c'est  rEsjiril  saint,  parce  que  ses  mamelles  étaient  pleines  et 
il  voulait  que  son  lait  l'ut  répandu  largement.  L'Esprit 
saint  a  ouvert  son  sein  ;  il  a  mêlé  le  lait  des  deux  mamelles 
du  Père  et  a  donné  le  mélange  au  monde,  à  son  insu,  et 
ceux  qui  le  ret;oivent  dans  sa  plénitude  sont  ceux  qui  sont 
à  droite.  L'Esprit  étendit  ses  ailes  sur  le  sein  de  la  Vierge, 
et  elle  conçut  et  enfanta,  et  elle  devint  Méro  vierge  avec 
beaucoup  de  miséricorde:  elle  devint  grosse  el  enfanta  un 
fils  sans  douleur  ;  el,  alin  qu  il  n'arrivât  rien  d'inutile,  elle 
ne  deman  la  pas  de  sage-femme  pour  l'assister:  comme  un 
homme,  elle  enfanta  volontairement;  elle  [l'Jenfanta  en 
exemple,  elle  [le]  posséda  en  grande  puissance,  et  [rjaima 
en  salut,  el  [le]  garda  dans  la  suavité,  et  [le]  montra  dans 
la  grandeur.  AUeluia  ! 


Dans  la  troisième  épitre  (apocryphe)  de  saint  Paul 
aux  Corinthiens  (Actes  de  Paul,  éd.  'Vouaux,  p.  258, 
Paris,  191 3),  on  lit  l'aflîrmation  de  la  descendance 
davidique  de  Marie  : 

Notre  Seigneur  Jésus  Christ  est  né  de  Marie,  qui  sort  de 
la  semence    de  David,  l'Esprit  du  ciel  ayant   été    envoyé 


u'il       I 


îlle  par  le    l'ère,    afiii  (|U  il    parût    dans   ce  siècle    et   qi 
délivrât  toute  chair  par  sa  chair,  el  que  dans  nos  corps  il  nous 
ressuscitât  d'entre  les  morts,  ce    qu'il  annon<;a  d'avance  en 
en  donnant  lui-même  l'exemple. 

Le  recueil  parvenu  jusqu'à  nous  sous  le  titre 
d'Oracles  sibyllins,  conglomérat  indigeste  où  l'on 
discerne  la  trace  de  diverses  mains  et  de  divers 
siècles,  renferme,  au  livre  viii«,  plusieurs  centaines 
de  vers  d'une  inspiration  évidemment  chrétienne: 
on  a  de  bonnes  raisons  de  les  rapporter  au  temps  de 
Marc  Aurèle.  'Voir  Geffckbn,  Komposition  und 
Entstehungszeit  der  Oracula  Sihyllina,  p.  38-46, dans 
Texte  und  Untersuchungen,  XXIU,  i,  Leipzig,  1902. 
Nous  en  détacherons  une  partie  de  ce  qui  regarde 
la  'Vierge. 

Oracula  Sihylirha,  \lll,  269-270;  357-358;  456-475. 

Se  souvenant  donc  de  ce  destin  (miséricordieux),  (le  Créateur) 

[ira  vers  sa  créature  ; 
Fait  à  rima,'e  (de  l'homme),  il  descendra   dans    une    vierge 

[pure. 

Il  a  donné  sept  ans  de  jours  pour  la  pénitence 

Aux  hommes  égarés,  par  les  mains  d'une  vierge  pure. 

A  la  fin  des  temps,  il  rlescendit  sur  terre  ;   petit  enfanl. 
Du  sein  delà  Vierge  .Marie,  il  se  leva,  nouvelle  lumière; 
Venu  du  ciel,  il  revètU  nue  forme  mortelle. 
Tout  d'abord   Gabriel   apparut  sous  un    aspect   puissant    et 

[vénérable. 
Puis  l'archange  adressa  la  parole  à  la  vierge  : 
«   Reçois  Dieu,  ô  vierge,  dans  ton  sein  immaculé,  n 
Il  dil,  et  Dieu  insuflla  la  grâce  à  la  vierge. 
Mais  elle  fut  saisie  de  trouble  et  d'elfroi  en  entendant. 
Et  demeura  tremblante  :  son  esprit  était  frappé, 
Son  cœur  palpitait  à  ces  paroles  inou'ies. 
Puis  elle  se  rassura:  son  cœur  fut  guéri  par  cette  voix, 
Elle  sourit  virginalernent,  la  rougeur  couvrit  sa  joue; 
Caressée  i)ar  la  joie  el  touchée  en  son  âme  de  respect, 
Elle  reprit  courage.  Le  Verbe  vola  dans  son  sein, 
Fail  chair  enfin  el  engendré  dans  ses  entrailles, 
Il  prit  forme  mortelle  et  fut  fait  enfant 

Par  un  enfantement    virginal    :   grande  merveille    pour    les 

[mortels, 
Mais  non  giande    merveille    pour  Dieu    le    Père  et  Dieu  le 
*'  [Fils. 

Vers  le  nouveau-né  la  terre  bondit. 
Le  trône  céleste  sourit,  le  monde  tressaillil. 

L'insertion  de  ces  vers  nouveaux  au  recueil  des 
oracles  sibyllins  explique  largement  le  regain  de  fa- 
veur dont  ce  recueil  devait  jouir  à  l'aurore  du  qiia- 
trième  siècle. 

A  plusieurs  reprises,  Marieestappeléevierge  pure, 
TiKfSsvî;  «/vil.  270,  358,  458,  462;  —  vierge  au  sein 
immaculé,  46 1.  Une  fois  seulement  elle  est  appelée 
par  son  nom,  Marie,  457. 

Elle   enfante  virginalernent,  Ttxf^evix'J:  tw.îtcî:,  472. 

Elle  apparaît,  non  plus  seulement  avocate  d'Eve, 
comme  chez  Irénée,  V,  xix,  1,  mais  médiatrice  du 
genre  humain  à  qui  la  grâce  de  la  pénitence  est  don- 
née par  ses  mains,  358.  Ceci  est  nouveau,  et  très  digne 
d'attention,  comme  indice  de  l'orientation  des  esprits 
vers  l'invocation  de  la  Vierge. 

Celle  dernière  série  de  documents,  provenant  de 
sources  mal  délinieset  parfois  troubles,  apporte  quel- 
ques détails  peu  intelligibles,  bizarres  ou  même  sus- 
pects ;  dans  l'ensemble,  elle  corrobore  la  tradition  de 


169 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


170 


respect  envers  îa  Vierge  mère,  établie  par  des  docu- 
ments plus  autorisés;  elle  dégage  même  certains 
points  de  vue  avec  une  audace  qui  a  son  prix. 

Maintenons  la  liiérarcliie  des  témoignages  :  le  seul 
symbole  baptismal  de  l'Eglise  romaine  suflit  à  prou- 
ver qu'on  ne  peut  reléguer  dans  l'ombre  le  person- 
nage de  la  Vierge  mère,  sans  mutiler  la  foi  catholi- 
que. 

La  croyance  au  miracle  de  la  conception  virginale 
est  si  ferme  dans  l'Eglise  du  deuxième  siècle,  qu'elle 
s'impose  généralement  même  aux  sectes  dissidentes. 
Nous  l'avons  constaté  pour  la  gnose  valentinienne, 
à  qui  on  ne  peut  reprocher  en  cette  matière  qu'un  raf- 
linement  d'idéalisme,  allant  à  méconnaître  la  réalité 
de  l'humanité  du  Christ,  et  du  même  coup  la  réalité 
du  lien  qui  l'attache  à  sa  mère.  On  peut  le  constater 
pour  d'autres  sectes  encore,  séparées  de  l'Eglise  ca- 
tholique par  un  moindre  intervalle,  notamment  pour 
les  sectes  adoptianistes  des  deux  Théodote,  (|ui  pro- 
fessaient lidèlemenl  que  le  Christ  est  né  de  l'Espril- 
Saint  et  de  la  Vierge.  Voir  Pseudoteutullien,  Adt\ 
ontnes  haereses,  viii,  P.  J..,  II,  72. 

A  considérer  d'ensemble  ce  deuxième  siècle,  siè- 
cle de  foi  vive,  de  piété  ardente  et  d'inexpérience 
théologique,  on  s'assure  qu'il  a  fait  à  la  Vierge  mère 
la  place  qui  lui  revient,  prés  du  Verbe  incarné.  Il 
est  remarquable  que  le  principal  docteur  de  ce  siè- 
cle, saint  Irénée  de  Lyon,  soit  aussi  le  premier  théo- 
logien de  Marie.  Nous  ne  découvrons  pas  encore  à 
l'état  distinct  un  culte  mariai,  mais  bien  le  fonde- 
ment solide  où  ce  culte  s'appuiera. 

On  lira  avec  fruit  un  très  solide  article  de  M.  Gres- 
HAM  Machen,  The  virgin  birth  in  tlie  second  century, 
dans  Ilie  Princeton  lievien',  629-580,  ocl.  19IQ. 

lll'siècle,  et  IV'  jusqu'au  concile  de  Nicée 

Entre  les  penseurs  chrétiens  du  troisième  siècle, 
Ohigénk  tient  facilement  le  premier  rang.  Son  œu- 
vre renferme  les  éléments  d'une  marialogietrès  vaste 
et  aussi  très  inégale.  Diffus  dans  les  livres  contre 
Celse  et  dans  les  traités  exégétiques,  ces  éléments 
raanifeslent  le  fond  chrétien  de  l'àme  d'Origène,  et 
quelque  chose  aussi  des  regrettables  chimères  qui 
marquent  sa  pensée  d'un  stigmate  inquiétant. 

Attaquant  le  christianisme  au  temps  de  Marc 
Aurèle,  le  philosophe  néoplatonicien  Cklsk  n'avait 
pas  craint  de  se  faire  l'écho  d'une  fable  infâme,  tou- 
chant la  naissance  du  Christ.  D'après  celte  fable 
d'origine  juive,  Jésus  serait  le  (ils  de  l'adultère;  et 
l'on  nommait  son  père,  c'était  un  soldat  appelé  Pan- 
ttiéra.  Soixante-dix  ans  plus  tard,  réfutant  les  atta- 
ques de  Celse,  Origène  rencontre  cette  calomnie,  et 
venge  l'honneur  de  la  mère  du  Christ.  Il  souligne 
l'invraisemblance  de  l'invention,  à  considérer  le  rôle 
providentiel  et  le  ministère  de  Jésus  :  tout  de  sain- 
teté personnelle  et  de  sanctilîcation  Seule  une  vierge 
était  digne  de  donner  naissance  à  l'Emmanuel.  Contra 
Cehum,  I,  xxxii  sqq.,  éd.  Koetschau,  p.  83  sqq., 
P.  G.,  XI,  721  sqq. 

Par  ailleurs,  Celse  n'a  eu  garde  de  citer  l'oracle 
d'Isaie,  vu,  i4.  Pourtant,  il  le  connaissait,  ne  fut-ce 
que  par  l'évangile  de  saint  Matthieu,  où  il  a  pris  tant 
d'autres  traits,  par  exemple  l'apparition  de  l'étoile,  à 
la  naissance  de  Jésus.  Origène  aborde  le  problème 
eiégétique  posé  par  cet  oracle;  mais  on  relève  dans 
sa  discussion  un  défaut  d'exactitude  qui  surprend, 
chez  l'auteur  des  Hexaples.  Il  assure  que  le  mot  hé- 
breu 'almali  se  retrouve  à  plusieurs  reprises  Veut., 
XXII,  28-26,  appliqué  à  <ine  vierge.  C'est  une  erreur, 
le  texte  de  Deut.  porte  à  plusieurs  reprises  beihuUili, 
il  n'y  a  donc  rien  à  tirer  de  ce  rapprochement.  Au 
reste,  Origène  est  trop  sage  pour  fonder  principale- 


ment sur  ce  root  controversé  l'argumentation  par  la- 
quelle il  revendiqvie  la  naissance  miraculeuse  de 
l'Emmanuel.  Il  la  fonde  sur  l'ensemble  du  texte  pro- 
phétique, pour  lequel  les  événemenls  conteuqjorains 
d'Achaz  ne  fournissent  pas  d'interprétation  plau- 
sible. L'interprétation  seule  vraie  suppoi-e  la  pro- 
phétie. Qu'il  y  eût  des  prophètes  en  Israël,  ce  n'est 
pas  surprenant;  Origène  ose  dire  qu'a  priori  c'était 
nécessaire,  ne  fut-ce  que  pour  prémunir  les  Juifs 
contre  la  séduction  des  oracles  païens.  Dans  les  ora- 
cles des  prophètes,  on  doit  s'attendre  à  retrouver  des 
prédictions  d'ordre  général  et  d'ordre  particulier. 
Aux  Grecs,  qui  rejettent  la  croyance  à  la  maternité 
virginale,  on  peut  répondre  d'abord  que  l'Auteur  de 
toute  nature  et  de  toute  vie  a  bien  pu  déroger  aux 
lois  ordinaires  de  la  nature  et  de  la  vie,  par  lui-même 
posées.  Puis,  que  les  fables  helléniques  proposent  à 
la  croyance  des  traits  aussi  surprenants  que  les  mi- 
racles chrétiens. 

D'ailleurs,  ce  point  est  de  ceux  sur  lesquels  l'en- 
seignement chrétien  ne  peut  transiger;  Origène  le 
redit  plusieurs  fois  avec  une  grande  force.  Contra 
Celsum^  V,  Lxi,  éd.  Koetschau,  t.  II,  p.  65; />.  G.,  XI, 
1277: 

Telle  secte  admet  Jésus,  et  à  cause  (le  cela  so  prétend 
chrétienne,  mais,  d'autre  part,  veut  observer  la  loi  de  Moise, 
comme  les  multitudes  juives  :  c'est  la  double  secte  des  Ebio- 
nites,  dont  les  uns  confessent  avec  nous  que  Jésus  est  né 
d'une  ^ier^e,  les  autres  le  nient  et  assurent  qu'il  est  né 
comme  tous  les  hommes.  Y  a-t-il  là  de  quoi  accuser  les  fds 
do  l'Eglise  ?... 

In  Juan,  (xiii,  ly),  1.  XXXII,  ix  (xvi  Preuschen, 
p.  452),  P.  G.,  XIV„  784  A  : 

^'i  quelqu'un,  croyant  que  le  crucifié  du  temps  de  Ponce 
Pilate  fut  un  être  divin  venu  pour  le  salut  du  monde,  se  re- 
fuse à  admettre  sa  naissance  de  la  vierge  Marie  et  du  Saint 
Esprit,  et  le  tient  pour  fils  de  Joseph  et  de  Marie,  ii  celui- 
là  manque  un  élément  essentiel  à  l 'intégrité  de  la  foi. 

Très  ferme  sur  la  conception  virginale,  Origène  ne 
l'est  pas  moins  sur  la  réalité  du  lien  qui  unit  Jésus 
à  Marie,  comme  un  fils  à  sa  mère.  Il  réunit  ces  deux 
enseignements,  non  sans  quelque  subtilité.  In  Rom., 
1.  III,  X,  P.  G.,  XIV,  956D,  à  propos  de  Gai  ,  iv,  4  : 

Do  tout  homme,  on  devra  dire  qu'il  a  été  Sailpar  If  moyen 
d'une  femme -^  car  avant  de  naître  par  le  moyen  d'une  femme, 
il  a  dû  son  origine  à  un  homme.  Mais  le  Christ,  qui  ne  doit 
pas  à  un  homme  l'origine  de  sa  chair,  doit  être  dit  fait  d'une 
feiiiine.  Car  c'est  à  la  femme  qu'appartioiit  le  rôle  principal 
dans  l'orij^ine  de  sa  chair;  et  l'Apôtre  a  raison  de  dire  qu'il  a 
été  fait,  non  par  le  moyen  de  la  femme,  mais  de  la  femme. 

Vers  l'année  233,  Origène  commente  l'évangile  de 
saint  Luc,  et,  à  propos  de  la  loi  de  la  purification,  se 
demande  comment  Marie  a  pu  s'y  soumettre.  La  ré- 
ponse est  faite  pour  surprendre.  Il  déclare  que  non 
seulement  Marie  avait  besoin  de  purification,  mais 
encore  Jésus,  car  le  texte  sacré  parle,  au  pltiriel,  des 
jours  de  leur  purification,  xi  riiiif.tt.i  roû  x!/.Oxpi(t/j.oO 
aÙTiSv.  Et  il  cite  à  l'appui  lob,  xiv,  4.  5,  allirmanlque 
nul  ici-bas  n'est  exempt  de  souillure.  Du  moins  il 
s'empresse  d'ajouter  que  souillure  n'est  pas  péché.  In 
Luc,  I/om.,  XIV,  P. G.,  XIII,  188^.  Encore  éjirouvera- 
t-il  le  besoin  de  rétracter  son  assertion  douze  ans 
plus  tard,  dans  les  homélies  sur  le  Lévitique.  Là,  il 
examine  de  près  la  loi  de  la  purilication  des  mères, 
etdéclare  Marie  exempte.  In  Le^,, /loin.,  vin,  2^,  P. G., 
XII,  493.  Plus  loin,  il  écarte  positivement  l'idée  d'une 
souillure  quelconque,  soit  en  Jésus,  soit  en  sa  mère. 
In  Lev.,  Jloni.,  xii,  4,  P-  G.,  XII,  589.  Origène  s'est 
plus  d'une  fois  contredit;  encore  ne  doit-on  pas  exa- 
gérer ses  contradictions.  Du  rapprochement  de  ses 
deux  assertions  successives  touchant  la  position  de 


171 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


172 


Marie  devant  la  loi  de  la  puiiCcaton,  il  résulte 
d'abord  avec  évidence  que  l'idée  d'une  souillure  mo- 
rale quelconque  doit  être  écartée  de  son  esprit,  soit 
quant  à  Jésus,  soit  quant  à  sa  mère.  L'assertion  des 
homélies  sur  saint  Luc,  rétractée  dans  les  homélies 
sur  le  Lévitique,  se  rattache  sans  doute  à  la  théorie 
générale  d'Origène  sur  les  relations  entre  l'esprit  et 
la  matière  :  la  matière,  lieu  provisoire  de  détention 
et  de  purification  pour  l'esprit.  C'est  la  conclusion 
déjà  indiquée  par  Huet,  Origeiiiana,  II,  ii,  q.  4,  P.O., 
XVII,  838  sqq.  Voir  notre  article  sur  les  erreur.t 
d'Origène,  Etudes,  t.  CXLll,  p.  3i2,  5  mars  igiô.  Elle 
est  solidement  appuyée  sur  le  texte  d'Origène,  qui 
dit  dans  son  homélie  xiv  sur  saint  Luc  :  «  Toute  âme 
revêtue  d'un  corps  humain  a  ses  souillures  »,  et  ap- 
plique aussitôt  après  à  Notre  Seigneur  cette  loi  géné- 
rale. C'est  bien  la  même  assertion  qu'il  rétracte,  et 
quant  à  Notre  Seigneur  et  quant  à  sa  mère,  dans 
l'homélie  xn  sur  le  Lévitique.  Et  dans  l'homélie  vni, 
il  s'est  demandé  si  la  teneur  même  de  la  loi  relative 
à  la  purification  des  femmes  n'atteste  pas  l'intention 
prophétique  d'excepter  Marie,  destinée  à  concevoir 
sans  souillure. 

M.  Neubbrt,  Marie  dans  l'Eglise  anténicéenne, 
p.  i84,  explique  autrement  ces  textes,  et  pense 
qu'Origène,  après  avoir  nié  dans  les  homélies  sur 
saint  Luc  la  virginité  in  partu,  l'affirma  dans  les 
homélies  sur  le  Lévitique.  11  ne  me  paraît  pas  évident 
qu'Origène  se  soit  prononcé  dans  un  sens  ni  dans 
l'autre,  et  je  ne  crois  pas  que  telle  soit  la  ligne 
de  sa  pensée.  La  souillure  qu'il  a  en  vue  est  une 
souillure  d'ordre  tout  à  fait  général,  résultant  du 
contact  entre  l'esprit  et  la  matière.  Après  y  avoir 
assujetti  même  Jésus,  il  en  exemple  même  Marie. 

Sur  la  virginité  posi  partum,  il  s'est  prononcé  plu- 
sieurs fois  et  avec  une  grande  énergie.  On  remar- 
quera qu'il  professe  l'opinion,  alors  généralement 
répandue,  d'après  laquelle  les  «  frères  de  Jésus  » 
étaient  des  lils  nés  à  Joseph  d'un  premier  mariage, 
et  se  réfère  à  deux  apocryphes  :  l'Evangile  de  Pierre 
et  le  Protéi>angile  de  Jacques.  In  Matt.,  t.  A',  xvir, 
P.  G.,  XIII,  876B-877A  : 

Ceux  qui  ignoraient  que  Jésus  fut  fils  d'une  vierge  et  ne 
l'auraient  pas  cru  quand  même  on  le  leur  eut  dit,  mais  sup- 
posaient qu'il  était  fils  du  charpentier  Joseph,  disaient, 
étonnés  :  «  N'est-ce  pas  le  fils  du  charpentier?  »  Et  dans 
leur  mépris  pour  tout  ce  qui  semblait  être  sa  jtroche  parenté, 
ils  répétaient  :  «  Sa  mère  ne  s'appelle-t-elle  jias  Marie?  Ses 
frères,  Jacques,  Joseph,  Simon,  Jude?  Ses  sœurs  ne  sont- 
elles  pas  toutes  parmi  nous  ?  »  On  le  tenait  pour  fils  de  Joseph 
et  de  Marie:  quant  aux  frères  de  Jésus,  quelques-uns, 
d'après  une  tradition  consignée  dans  l'Eran^i/e  de  Pierre  et 
dans  le  Livre  de  Jacques,  les  tiennent  pour  fils  de  Joseph, 
nés  d'une  première  femme  qu'il  avait  épousée  avant  Marie. 
Ceux  qui  parlent  ainsi  veulent  sauvegarder  jusqu'au  bout 
l'honneur  de  Marie  en  sa  virginité  ;  ils  ne  sauraient  admettre 
que  le  corps  choisi  pour  instrument  du  Verbe  qui  a  dit  : 
(I  L'Esprit  saint  viendra  sur  voua  et  la  ^'ertu  du  Très  Haut 
vous  couvrira  de  son  ombre  »,  ait  connu  la  couche  d'un 
homme,  après  avoir  reçu  la  visite  de  l'Esprit  saint  et  l'ombre 
de  la  Vertu  d'en  haut.  J'estime  que  la  palme  de  la  virginité 
doit  appartenir,  entre  les  hommes  à  Jésus,  entre  les  femmes 
à  Marie,  On  ne  saurait,  sans  impiété,  attribuer  à  une  autre  la 
palme  de  la  virginité. 

Le  langage  d'Origène  est  très  digne  d'attention. 
Il  touche  deux  points  :  1°  l'origine  des  «  frères  de 
Jésus  »  ;  2°  la  perpétuelle  virginité  de  Marie.  Sur  le 
second  point,  Origène  n'admet  aucune  contestation, 
il  ne  veut  pas  entendre  dire,  ce  que  l'Ecriture  n'insi- 
nue nulle  part,  que  Marie  pût  avoir  d'autres  enfants 
après  Jésus.  Sur  le  second  point,  il  se  contente  de 
noter  que  quelques-uns  (tiv=ç)  tiennent  les  «  frères  de 
Jésus  »  pour  des  enfants  nés  à  Joseph  d'un  premier 
mariage,  et  il  loue  leur  intention,  qui  est  de  concilier 


la  mention  des  «  frères  de  Jésus  »  dans  l'Evangile 
avec  la  perpétuelle  virginité  de  .Marie,  supposée  in- 
discutable. Mais  il  n'ajoute  pas  qu'il  fait  sienne  leur 
solution,  et  la  manière  dont  il  la  présente  marque 
assez  clairement  qu'il  la  considère  comme  une  solu- 
tion entre  autres,  non  comme  l'unique  solution  pos- 
sible. A  ses  yeux,  le  champ  demeure  ouvert  à  d'au- 
tres hypothèses,  pourvu  qu'elles  respectent  la  Vierge. 
Ailleurs,  il  flétrit,  sans  le  nommer,  un  auteur  dans 
lequel  il  faut  probablement  reconnaître  TertuUien 
(voir  A.  DiHAND,  L'enfance  de  Jésus-Christ,  p.  233); 
In  Luc,  Honu,  vu,  P.  G.,  XIII,  1818  : 

11  s'est  trouvé  un  homme  assez  fou  pour  affirmer  que 
Marie  avait  été  reniée  par,  le  Sauveur,  pour  s'être,  après  sa 
naissance,  unie  a  Joseph.  Que  celui-là  réponde  de  ses  pa- 
roles et  de  ses  intentions...  Cette  affirmation,  que  Marie 
cessa  d'être  vierge  après  sa  maternité,  on  ne  la  prouvera 
jamais.  Car  ceux  qui  passaient  pour  fils  de  Joseph,  n'étaient 
pas  nés  de  Marie  ;  il  n'y  a  pas  trace  de  cela  dans  l'Ecriture. 

Les  vrais  enfants  de  Marie,  ce  sont  les  frères  de 
Jésus  selon  l'esprit,  c'est-à-dire  les  chrétiens  dignes 
de  ce  nom  ;  Origène  pose  en  termes  admirables  la  loi 
de  cette  maternité  spirituelle  qui  commença  de  s'exer- 
cer au  Calvaire.  In  luan.,  I,  vi,  éd.  Preuschen,  p.  8, 
P.  G.,  XIV,  32AB  : 

Osons  dire  que  la  fleur  des  Ecritures,  ce  sont  les  évangiles 
et  la  fleur  des  évangiles,  celui  de  saint  Jean.  Nul  n'en  sau- 
rait comprendre  le  sens  s'il  n'a  reposé  sur  la  poitrine  de 
Jésus  et  reçu  de  Jésus  .Marie,  devenue  aussi  sa  mère.  iMais 
pour  être  un  autre  Jean,  il  faut  pouvoir,  comme  Jean,  être 
montré  par  Jésus  en  qualité  de  Jésus.  En  effet,  si,  de  l'avis 
de  ceux  qui  pensent  d'elle  sainement,  Marie  n'a  pas  eu  d'au- 
tre fils  que  Jésus,  et  si  Jésus  dit  à  sa  mère  :  «  Voici  votre 
fils  1),  et  non  :  «  Voici  encore  un  fils  »,  c'est  comme  s'il 
disait  :  «  Voici  Jésus,  à  qui  vous  avez  donné  le  jour.  »  En 
effet,  quiconque  est  consommé  [dans  le  Christ]  ne  vit  plus, 
mais  en  lui  vit  le  Christ;  et  parce  qu'en  lui  vit  le  Christ,  de 
lui  Jésus  dit  à  Marie  :  «  Voici  votre  fils,  le  Christ.  » 

On  ne  saurait  refuser  le  sens  du  christianisme  à 
l'auteur  qui  le  premier,  et  avec  une  telle  profondeur 
d'accent,  a  défini  le  rôle  de  Marie,  mère  de  toute  l'hu- 
nianitê  rachetée. 

Mais  voici  qui  lui  fait  moins  d'honneur. 

Etroitement  associée  à  l'œuvre  de  son  Fils  et  à 
l'œuvre  de  ses  Apôtres,  Marie,  comme  les  Apôtres, 
aurait  souffert  scandale  lors  de  la  passion  de  son 
Fils.  Origène  estime  qu'il  faut  lui  irapuler  quelque 
défaillance  :  autrement,  qu'est-ce  que  son  Fils  eût 
trouvé  en  elle  à  racheter?  In  Luc.  (n),  Uom.  xvii, 
P.  G.,  XIII,  18^5  : 

Quel  est  ce  glaive  qui  transperce,  non  seulement  d  autres 
coeurs,  mais  celui  même  de  Marie  ?  L'Ecriture  dit  ouverte- 
ment qu'au  temps  de  la  Passion,  tous  les  Apôtres  souffrirent 
scandale,  au  témoignage  même  du  Seigneur  :  a  Tous  vous 
souffrirez  scandale,  cette  nuit.  t>  Donc  tous  souffrirent  scan- 
dale, au  point  que  Pierre  momc,  prince  des  Apôtres,  le  re- 
nia par  trois  fois.  Quoi?  pensons -nous  que.  les  apôtres  souffrant 
scandale,  la  mère  du  Seigneur  en  fut  exempte?  Si  elle  ne 
souffrit  pas  scandale  dans  la  passion  du  Seigneur,  Jésus  n'est 
pas  mort  pour  ses  péchés.  Mais  si  tous  ont  péché,  si  tons, 
exclus  de  la  gloire  de  l)ieu,  sont  justifiés  et  rachetés  par 
sa  grâce,  Marie,  elle  aussi,  soufi'rit  alors  scandale. 

Nous  avons  déjà  signalé  divers  échos  de  ce  juge- 
ment. Il  est  juste  de  noter  qu'il  appartient  au  commen- 
taire sur  saint  Luc;  or  nous  savons  déjà  qu'il  ne  faut 
pas  chercher  dans  ce  commentaire  le  dernier  mot 
d'Origène  sur  Marie. 

Les  théories  biz.irres  qui  avaient  séduit  le  grand 
esprit  d'Origène,  et  dont  il  ne  s'affranchit  jamais  com- 
plètement, théorie  des  épreuves  indéfinies  des  âmes, 
théorie  de  la  déchéance  par  l'union  à  la  matière,  ont 
donc  projeté  leur  ombre  jusque  dans  sa  marialogie. 
Il  a  entrevu  la  grandeur  de  la  Mère  de  Dieu,  et  parfois 


173 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


174 


il  l'affirme  excellemment;  mais  pour  cet  esprit  pro- 
digieusement fertile  et  mobile,  la  possession  de  la 
vérité  n'allait  pas  sans  quelques  éclijïses. 

Par  contre,  voici  un  disciple  d'Origène,  non  moins 
illustre  par  sa  dévotion  à  Marie  que  par  ses  vertus 
et  ses  miracles;  c'est  saint  Grégoire  Thaumaturgb 
(+  2T0),  évêque  de  Néocésarée  dans  le  Pont.  On  lui 
attribue  avec  vraisemblance  une  homélie  conservée 
en  syriaque,  où  il  explique  la  virginité  in  partu^  en 
traçant  un  parallèle  entre  la  génération  divine  du 
Christ  et  sa  génération  humaine. 5ermo  in  nativitatem 
Christiy  viii,  xni,  xrv,  xv,  ap.  Pitra,  Anaîecta  sacrUj 
t.  IV,  p.  i36-i3;,  latin  SSS-Sga. 

(L'attribution,  rejetée  par  Harnack,  Chronologie 
der  altchristlichen  Liit,,  t.  II,  p.  loi,  est  admise  par 
Looks,  Tkeol.  f.it.  Zeitung^  i884,  col.  55i  sqq.,  par 
Nbcbkrt,  p.  186;  Bardenhewbr, /'û^ro/og^ie-'S  p.  162, 
n'y  est  pas  opposé.) 

VIII.  Né  du  Père,  ineflable  dans  sa  personne  et  dans 
sou  être,  aujourd'hui  [le  Christ]  nait  pour  nous  d'une  ma- 
nière ineffable  et  inscrutable  ;  jadis  il  est  né  selon  son 
essence,  inséparable  du  Père  ;  aujourd'lmi  il  nail  de  la  Vierge 
pour  notre  salut,  mais  non  selon  sa  nature... 

De  mémo  que  dans  la  première  naissance  le  blasphème 
ne  trouve  pas  de  place,  car  il  est  né  sans  intermédiaire  ni 
séparation,  restant  indivis  et  inséparable  du  Père,  de  même 
dans  la  seconde  naissance  l'impiélé  ne  trouve  pas  de  pbce, 
car  il  est  né  sans  corruption  :  pur,  il  conserve  pure  s:i  mère. 
Dieu  n'a  pas  soufl'ert  de  douleurs  en  enTantant  divinement 
un  Dieu;  la  Vierge  n'a  pas  soufl'ert  de  corruption,  car  elle  a 
enfante  spirituellement  un  Fils  qui  est  spirituel.  La  pre- 
mière naissance  est  inexplicable;  la  seconde  est  impénétra- 
ble. La  première  s'est  produite  sitns  passion;  la  seconde  est 
exempte  d  impureté.  Nous  savons  que  la  Vierge  a  enfanté 
aujourd'hui,  et  nous  croyons  qu'elle  a  enfanté  Celui  qui  est 
né  du  Père  de  toute  éternité.  Quel  est  le  mode  de  sa  nais- 
sance ?  Je  n'espère  pns  l'expliquer,  je  n'ai  pas  essayé  de 
l'analyser  en  paroles,  je  ne  me  flatte  pas  d'y  atteindre  par 
mon  esprit  ;  car  la  nature  d^  Dieu  ne  tombe  pas  sous  l'obser- 
vation, l'esprit  n'y  atteint  pas,  notre  pauvre  intelligence  ne 
la  saurait  concevoir  :  il  faut  croire  à  la  puissance  de  ses 
œuvres.. . 

xiii.  Qui  est-ce  que  la  Vierge  a  enfanté,  en  réalité  ? 
Le  Seigneur  de  la  nature  corporelle...  La  Vierge  a  enfanté, 
non  comme  elle-même  l'a  voulu,  mais  comme  l'a  voulu 
Celui  qui  devrait  être  enfanté.  Dieu  ne  s  est  pas  comporté  à 
la  façon  d'un  corps;  il  n'est  pas  tombé  sous  la  loi  des  corps, 
mais  il  s'est  manifesté  comme  le  Seigneur  de  la  nature  cor- 
porelle; il  a  montré  au  monde  une  naissance  admirable  afin 
de  faire  éclater  sa  puissance  ;  il  a  voulu  l'aire  voir  que,  deve- 
nant homme,  il  n'est  pas  engendré  comme  un  homme,  mais 
que  c'est  divinement  qu'il  se  fait  homme;  rien,  eu  effet, 
n'est  difficile  à  sa  volonté. 

XIV.  En  ce  grand  jour,  Dieu  est  né  d'une  vierge;  il  a 
vaincu  la  nature,  il  est  supérieur  au  mariage  et  exempt  de 
corruption.  Il  convenait  en  effet  que  le  docteur  de  la  chasteté 
fit  éclater  sa  gloire  en  sortant  d'un  sein  pur  et  immaculé... 

XV.  Les  Juifs  ont  l'habitude  de  demander  aux  Gentils  si 
le  Christ  est  Dieu.  Bépondons-leur  donc  clairement  :  le 
Christ  est  Dieu  par  nature,  et  il  est  devenu  Jiomme,  mais 
non  selon  la  nature.  Voilà  ce  que  nous  affirmons  et  croyons 
véritahlemeni,  en  invoquant  comme  témoins  les  sceaux  d'une 
virginité  immaculée,  gage  de  la  toute-puissance  divine  ;  car, 
créateur  du  sein,  inventeur  et  prédicateur  de  la  virginité,  il 
a  choisi  un  mode  de  naissance  sans  tache,  et  il  est  devenu 
homme  comme  il  l'a  voulu. 

C'est  là  un  langage  vraiment  nouveau  en  sa  pré- 
cision 

D*autre  part,  au  témoignage  de  son  biographe, 
saint  Grégoire  Thaumaturge  fut  favorisé  d'une  appa- 
rition surnaturelle  :  Marie  daigna  se  montrer  à  lui, 
avec  l'apôtre  saint  Jean,  qu'elle  chargea  de  lui  expli- 
quer les  vérités  de  la  foi.  Saint  Grégoire  de  Nysse, 
De  vita  Sancti  Gregorii  Thaumaturgi,  P,  G,,  XLVI, 
909-913. 

Hno  nuit  que  Grégoire  méditait  sur  la  doctrine  de  la 
foi...     plein   d'application    et   de  sollicitude,  apparaît  à  ses 


l 


yeux  un  per.ionnage  humain  ayant  les  traits  d'un  vieillard, 
velu  avec  une  gravité  religieuse;  la  vertu  brillait  dans  lu 
grâce  de  son  visage  et  dans  tout  son  extérieur.  Effrayé  à 
cette  vue,  il  se  leva  de  son  lit  et  demanda  :  «  Qui  Ot-s-vous 
et  que  voulez-vous  .''  »  L'inconnu  calma  le  trouble  de  ses 
pensées  en  lui  parlant  doucement:  dit  (ju'il  lui  apparaissait 
parordiedô  Dieu  pour  eclaircir  ses  doutes  en  lui  découvrant 
ta  vérité  de  la  foi  pieuse.  Rassuré  par  ces  paroles,  Gré- 
goire le  regardait,  partagé  entre  la  joie  et  la  frayeur.  L'ap- 
parition étendit  tout  droit  la  main,  comme  pour  lui  montrer 
la  direction  opposée  :  tournant  les  yeux  de  ce  côté,  il  vit 
un  second  personnage,  aux  traits  féminins,  plein  dune  ma- 
jesté surhumaine.  De  nouveau  ellrayé,  il  se  détourna  et 
baissa  les  yeux,  interdit  devant  cette  vision,  ne  pouvant  en 
suppufter  l'éclat...  Et  il  entendit  les  Jeux  personnages  qui 
lui  étaient  apparus,  dialoguer  sur  le  point  qui  l'occupait  ;  par 
1;\,  non  seulement  il  actjuit  la  vraie  science  de  la  ioi,  mais 
encore  sut  nommer  les  deux  personnages  qui  s  adressaient 
l'un  à  l'autre  en  se  désignant  par  leurs  noms.  11  entendit 
le  personnage  féminin  exhorter  l'évangéUsle  Jean  à  décou- 
vrir au  jeune  homme  le  mystère  de  la  piété;  et  celui-ci  ré- 
pondra qu'il  était  prêta  le  faire  pour  la  mère  de  Dieu,  puis- 
que tel  était  son  bon  plaisir  ;  après  un  discours  net  et  précis, 
il  disparut.  Grégoire  s  empressa  de  mettre  par  écrit  l'ensei- 
nement  divin,  d  en  faire  part  à  son  Eglise,  et  do  léguer  à 
a  postérité,  comme  un  héritage,  la  leçon  venue  du  ciel... 

Celte  page  a  été  souvent  citée,  comme  témoignage 
de  la  vigilance  maternelle  de  Marie  sur  la  pureté  de 
la  foi  et  sur  les  besoins  des  àraes.  A  la  suite  de  l'évê- 
que  anglican  George  Bull  qui,  au  xvnic  siècle, 
combattit  pour  la  doctrine  des  Pères,  lecard.  New- 
MAN  la  cite,  dans  le  livre  où  il  repousse  les  atta- 
ques du  Dr.  PusEY  contre  le  culte  de  la  Sainte  Vierge; 
et  il  y  trouve  comme  les  prémices  du  rôle  que  Marie 
devait  remplir,  à  travers  tons  les  temps  et  tous 
les  lieux,  pour  l'extermination  des  hérésies,  selon 
le  mot  de  la  liturgie  catholique  :  Cunctas  haereses 
sala  intereniisti  in  univevso  mundo.  —  Newman,  Du 
culte  de  la  Sainte-Vierge  dans  VEgVise  catholique^ 
trad.de  igo8,  p.  ii5. 

Nous  y  noterons  autre  chose  encore  :  les  pré- 
mices de  ces  apparitions  que  Marie  devait  multiplier 
au  cours  des  âges  en  faveur  d'àmes  choisies  et  qui 
contribuèrent  si  puissamment  à  larégénération  chré- 
tienne des  individus  et  des  foules  :  histoire  dont 
une  page  récente  s'est  écrite  à  Lourdes;  elle  com- 
mence au  milieu  du  troisième  siècle. 

A  la  veille  du  concile  de  Nicée,  d'autres  évêques 
et  d'autres  docteurs  rééditent  les  louanges  tradition- 
nelles de  la  vierge. 

Saint  Pierre  d'Alexandrie  (*]-  martyr,  3i  i),  P.  G., 
XVIU,  5i2A,  rend  hommage  à  la  conception  virgi- 
nale : 

Le  Dieu  Verbe,  sans  l'ossistance  d'un  homme,  par  la 
volonté  du  Dieu  tout-puissant,  s'est  fait  chair  dans  le  sein 
de  la  vierge,  sans  réclamer  le  concours  ni  la  présence 
d'un  homme.  Car  la  puissance  de  Dieu  supplée  abondam- 
ment le  concours  d'un  homme,  couvrant  de  son  ombre  la 
vierge  avec  l'assistance  du  Saint-Esprit. 

Du  même,  fragment  syriaque  édité  par  Pitra,  Ana- 
lecta  sacra,  t.  IV,  trad.  lat.,  p.  426,  fragm.  D  : 

La  naisî^ance  de  l'Emmanuel  rendit  mère  de  Dieu  la 
vierge,  de  qui  glorieusement  il  s'incarna  et  naquit. 

S.  Méthode  d'Olympe  (-{•  martyr,  3 1  2),  Conv.  .Y  vir- 
ginam^  ni,  Thalia,  4.  P-  G.  XVIU.,  08A,  réédite  le  pa- 
rallèle entre  le  premier  et  le  nouvel  Adam,  entre  la 
première  et  la  nouvelle  Eve  : 

Il  était  de  toute  convenance  que  le  premier-né  deséons, 
le  premier  des  archanges,  devant  converser  avec  les 
hommes,  prit  pour  demeure  le  premier-né,  le  premier  des 
hommes,  Adam.  Ainsi  restaurant  le  dessein  mitial  et  le 
restituant  par  l'opération  de  la  Vierge  et  de  l'Esprit,  il  le 
façonne  :  d'autant  qu'à  l'origine  la  terre  était  encore  vierge 
et  n'avait  pas  senti  la  charrue,  quand  il  prit  du  limon  pour 


175 


MARIE,  MKRE  DE  DIEU 


176 


en  former  l'animal   essentiellement  raisonnable,    sans   le 
concours  d'une  semence. 

Le  PsEUDOCLÉMBNT,  Ep.  I  ad  l'irgines,  6,  P.  G.,  I, 
392,  souligne  la  réalité  de  la  maternité  virginale  : 

Les  entrailles  delà  vierge  sainte  ont  porté  Notre  Seignei.r 
Jésus  Christ,  Fils  de  Dieu;  le  corps  que  Notre  Seigneur 
revêlit,  et  avec  lequel  il  supporta  les  épreuves  de  ce 
monde,  il  l'avait  pris  de  la  vierge  sainte. 

Adamantius,  De  recta  in  Deum  Jide,  s.  iv,  P.  G., 
XI,  1844B,  alTirme  sa  foi  au  Verbe  incarné  de  l'imma- 
culée vierge,  àrri  à.ypoa/To-j  -nv.^dimj  : 

Le  Verbe  de  Dieu  descendit  pour  prendre  la  nature  hu- 
maine dans  le  sein  de  l'immaculée  vierge  Marie;  et  le 
Christ  nait  sans  le  commrrci-  d'un  homme;  prise  de  .Marie 
par  l'Esprit  saint,  son  humanité  endura  toutes  les  souf- 
frances humaines  pour  sauver  l'homme. 

Lactance  n'est  pas  un  docteur,  mais  c'est  un  té- 
moin éloquent  de  la  foi.  Il  écrit,  Divin.  Jnstit.,  IV, 
xii, />.  /..,  VI,  478  B  : 

Descendant  du  ciel,  cet  Esprit  saint  de  Dieu  fit  choix 
dune  vierge  sainte  pour  pénétrer  dans  ses  entrailles. 
La  vierge,  ayant  reçu  l'Esprit  saint,  conçut  sans  le  con- 
cours d'un  homme... 

Lactance  allègue  ensuite,  parmi  des  textes  de 
l'A.  T.,  un  texte  qu'il  attribue  à  Salomon  :  ce  texte 
s'est  retrouvé  de  nos  jours  dans  une  Ode  du  Pseudo- 
Saloraon,  et  a  permis  d'identifier  tout  le  recueil.  Voir 
ci-dessus,  col.  167. 

Au  reste,  Lactance  aime  à  recueillir  un  peu  de 
toutes  mains  les  témoignages  en  faveur  du  christia- 
nisme :  par  exemple,  il  cite  abondamment  les  Oracles 
sibyllins. 

C'est  un  trait  fort  curieux  de  ces  premières  généra- 
lions  chrétiennes,  que  l'empressement  commun  des 
lettrés  à  chercher  dans  les  œuvres  païennes  des  anti- 
cipations plus  ou  moins  distinctes  de  l'Evangile. 
Empressement  malheureux,  osons  le  dire,  quand  il 
se  tourne  vers  la  littérature  des  sibylles,  et,  sans 
paraître  y  soupçonner  la  supercherie,  fait  crédit  à  ces 
prophétesses  fabuleuses,  de  lumières  surnaturelles 
sur  les  temps  évangéli(|ues.  Déjà  le  deuxième  siècle 
avait  donné  cet  exemple,  mais  beaucoup  plus  timide- 
ment (voir  Ju.sTiN,  1  Ap.,  XX.  xliv  ;  Tatibn,  Or.  adx\ 
Graecos,  xLi;  Athknagore,  ie^ntio,  xxx;  Thkophilk 
d'Antiochk,  Ad  Autolyciim,  II,  m.  xxxi.  xxxvi. 
XXXVIII ;  CLKMB^T  d'AlÈxandbik,  Strom,,  III,  m;  VI, 
y;  Tertullikn,  II  Ad  Aationes,  xii;  Apologeticiim, 
xix;  De  pallin,  n).  Cklsb  avait  raillé  chez  certains 
chrétiens  ce  recours  aux  sibylles.  Voir  Origkne 
Contra  Celsiim,  V,  lxi,  P.  G..  XI,  la^^C.  Au  troi- 
sième et  au  quatrième  siècle,  la  sibylle  obtient  plus 
largement  droit  de  cité  chrétienne;  d'autant  que  son 
recueil  s'était  accru  récemment  de  soi-disant  oracles, 
étroitement  apparentés  à  l'Evangile. 

Dans  la  composition  qu'EusÈBB  nous  a  conservée 
sous  ce  titre  :  Discours  à  rassemblée  des  saints,  et 
qu'il  attribue  à  l'empereur  Constantin,  l'auteur  se 
montre  adepte  enthousiaste  de  la  sibylle  d'Erythrée. 
11  lui  attribue  un  acrostiche  dont  les  lettres  initiales 
forment  en  grec  les  six  mots  :  Jésus-Christ  .  Fils  de 
Dieu  .  Sauveur  .  Croix  :  'Ui'.ùi  .  Xpiir-^i  .  ©«û  .  Vi'i;  . 
'S.'ji-nip .  ST«u/3o;;il  assure  (]ue  Cicéron  lui-même  a  re- 
cueilli et  traduit  cet  acrostiche.  La  sibylle  de  Cumes 
ne  lui  parait  pas  moins  admirable  en  ses  anticipa- 
tions du  christianisme  :  n'a-t-elle  pas  inspiré  à  Vir- 
gile son  églogue  fameuse  (iv),  où  il  annonce  la  venue 
du  Christ  par  ces  vers  : 

Voici  venir  lei    derniers   temps  marqués    par  l'oracle  de 
1.11  longue  série  des  siècles  recommence,  [Cumes  : 


Voici  revenir  la  Vierge,  revenir  le  règLe  de  Saturne, 
Voici  descendre  du  ciel  une  race  nouvelle. 
A  reniant  nouveau-né,  qui  éliminera  la  généralion  de  fer 
Et  suscitera  par  tout  le  monde  une  génération  d'or 
(Faites  accueil)... 

Soiis  le  voile  de  l'allégorie,  l'orateur  impérial 
n'hésite  pas  à  reconnaître  dans  les  vers  de  Virgile 
toute  la  carrière  du  Sauveur  prédite,  à  commencer 
par  la  conception  virginale.  Oratio  ad  sanctorum 
coetum,  xviii  xxi;  surtout  xix,  P.  G.,  XX,  1292. 

La  piété  chrétienne,  qui  depuis  longtemps  saluait 
Marie  dans  la  gloire,  n'attendit  pas  le  quatrième 
siècle  pour  recourir  à  ses  suffrages.  Comme  on  ho- 
norait la  mémoire  des  martyrs  en  offrant  le  saint 
Sacrifice  sur  leurs  tombeaux  et  en  sollicitant  leur 
intercession  près  de  Dieu,  surtout  en  leurs  jours  an- 
niversaires, on  avait  dû  songer  de  bonne  heure  à  la 
très  excellente  médiation  de  Marie.  Pourtant,  il  faut 
avouer  que  les  traces  d'une  invocation  positive  sont 
presque  imperceptibles  dans  la  littérature  mariale 
des  quatre  premiers  siècles. 

Saint  GniiaoïnB  de  Nazianzb  montre  une  vierge,  en 
péril  au  temps  des  persécutions,  invoquant  Marie 
pour  la  défense  de  sa  chasteté,  et  sauvée  par  son  in- 
tercession. Oratio  xxiv,  11  sqq.,  In  laudem  S  C}- 
priani,  P.  G.,  XXXV,  1181  sqq.  Cf.  H.  Delehaye,  Les 
origines  du  culte  des  martyrs,  p.  i34,  Bruxelles, 
1912.  On  trouverait  à  cette  date  fort  peu  de  textes 
semblables. 

Beaucoup  plus  abondantes  sont  les  attestations 
monumentales  du  culte  rendu  à  Marie  dès  les  pre- 
miers siècles  de  l'Eglise. 

La  plus  ancienne  des  Catacombes  romaines,  celle 
de  Priscille,  renferme  à  elle  seule  plusieurs  peintures 
de  la  Vierge,  dont  l'une,  au  jugement  d'une  critique 
indépendante,  remonte  aux  premières  années  du 
deuxième  siècle.  Marie  est  assise,  avec  l'Enfant 
Jésus  sur  ses  genoux;  devant  elle,  un  homme  debout 
montre  une  étoile  :  c'est  sans  doute  un  prophète. 
Ailleurs,  Marie  présente  Jésus  à  l'adoration  des 
mages;  les  catacombes  de  Domitille,  celles  des  saints 
Pierre  et  Marcellin,  de  Calliste,  ont  conservé  de  ces 
images,  reliques  de  sa  piété  du  troisième  ou  du  qua- 
trième siècle.  L'attitude  majestueuse  de  la  Vierge 
suggère  l'idée  de  sa  dignité  éminente  et  de  soncr  édit 
auprès  de  Dieu.  .(  Le  symbolisme  des  peintures  cimi- 
tériales  est  indéniable,  et...  il  faut  chercher  son 
explication  dans  les  prières  liturgiques.  Eefrigeret 
tihi  Domnus  Ippolitus,  dit  une  inscription.  Si  l'on  n'a 
pas  encore  trouvé  la  formule  :  liefrigeret  tihi  Domna 
Maria,  e\le  est  évidemment  traduite  par  ces  images.  » 
Marvcchi,  Eléments  d'urch.  chr.,  t.  I,  p.  321. 

Voir  ci-dessus  l'article  Catacombes,  t.  1,  p.  4^7; 
i>E  Rossi,  Immagini  scelle  délia  heata  Vergine  Maria 
traite  dalle  Catacombe  romane,  Roma,  i863;  surtout 
WiLPERT,  Roma  sotterranea.  Le  pilture  délie  Cata- 
combe romane,  Roma,  igoS;  H.  Maruccbi,  Eléments 
d'archéologie  chrétienne,  t.  I,  p.  3i5-32i.  Paris-Rome, 
1900-1903. 

En  général,  sur  cette  période,  on  peut  lire  E.  Xeu- 
bert,  Marie  dans  l'Eglise  anténicéenne  (thèse  de 
l'Université  de  Fribourg,  Suisse),  Paris,  1908. 

2°  Du  concile  de  Nicée  (325)  au  concile 
d'Ephèse(43i). 

A  partir  du  concile  de  Nicée,  la  littérature  christo- 
logique  devient  si  abondante  qu'il  faut  renoncer  à 
mentionner  tout  ce  qui  s'est  dit  de  notable  sur  Marie. 
Obligés  de  faire  un  choix  parmi  les  témoins  de  la 
tradition  ecclésiastique,  nous  nous  bornerons  à 
quelques   hommes  représentatifs.   Ce   seront,    pour 


177 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


178 


l'Eglise  grecque,  saint  Atiianase  d'Alexandrie  et 
saint  Ei'U'HANK  de  Salaniine,  Chypre;  pour  l'Eglise 
syriaque,  saint  Efiihum,  moine,  orateur  et  poète; 
pour  l'Eglise  latine,  saint  Jkhôme,  prêtre,  exégcte  et 
polémiste,  enfin  ascèle  à  Bethléem;  saint  AmimoisK 
de  Milan  et  saint  Augustin  d'Hippone. 

Déjà  bien  des  questions  dogmatiques  ont  été  sou- 
levées ;  plusieurs  sont  résolues.  Nous  reviendrons 
sur  ce?  questions,  après  avoir  marqué  la  part  des 
docteurs  du  quatrième  siècle  dans  le  développement 
du  culte  de  Marie. 

.\.  Eglisk  grecque.  —  La  grande  ligure  d'AiHA- 
NASE  (-j-  3^3)  remplit  le  demi-siècle  qui  s'ouvre  au 
concile  de  Nicée.  Après  avoir  assisté,  eoninie  diacre 
del'évéque  Alexandre,  au  triomphe  du  Christ  consuh- 
stantiel  à  son  Père,  le  nouvel  évêque  d'Alexandrie 
devait  lutter  sans  relâche  contre  toutes  les  formes 
de  l'hérésie  arienne.  Or  la  délinition  de  N'icce  ne 
pouvait  manquer  d'avoir  un  contre  coup  dans  le  do- 
maine de  la  marialogie;  car  l'atlirmation  de  la  divi- 
nité du  Christ  conduit  logiquement  à  saluer  Marie 
du  titre  de  Mère  de  Dieu.  Athanase  ne  man([ua  pas 
de  déduire  cette  conséquence.  De  plus,  en  défendant 
le  dogme  christologique,  il  eut  occasion  de  signaler 
à  la  fois  les  deux  écueils  opposés  sur  lesquels,  au 
siècle  suivant,  les  conciles  d'Ephèse  et  de  Clialcé- 
doine  devaient  allumer  les  phares  inextinguibles  de 
leurs  délinitions  dogmatiques  :  écueil  du  monopliy- 
sisme,  qui  confond  les  deux  natures  dans  le  Christ, 
écneil  du  nestorianisme  qui  les  divise.  Cet  épisode, 
qui  précéda  seulement  de  deux  ou  trois  ans  la  mort 
d'Athanase,  lui  permit  de  rendre  à  la  Vierge  mère 
un  hommage  complet  et  décisif. 

Epictète,  évêque  de  Corinlhe,  avait  communiqué 
à  l'évêque  d'.\lexandrie  certains  écrits  qui  lui  i)arais- 
saient  renfermer  des  propositions  mal  sonnantes. 
On  y  lisait  tantôt  que  le  Verbe  divin  est  consubstan- 
tiel  au  corps  formé  dans  le  sein  de  Marie,  qu'il  s'est 
transformé  en  chair  ;  tantôt  que  le  Verbe  s'est  uni 
à  Jésus  comme  jadis  aux  ])rophètes,  qu'il  ne  s'est 
l)as  précisément  fait  liomme,  car  autre  est  le  Christ 
né  de  Marie,  autre  le  Fils  de  Dieu,  coéternel  à  son 
Père. 

Or  déclarer  le  Verbe  consubstantiel  au  corps 
formé  dans  le  sein  de  Marie,  c'est  ravaler  la  divinité 
au  niveau  de  la  création  matérielle.  D'autre  part, 
distinguer  le  (ils  de  Marie  du  (ils  de  Dieu,  c'est  mé- 
connaître l'éminente  dignité  du  Christ,  qui  est  à  la 
fois  Fils  de  Dieu  et  Fils  de  Marie.  Athanase  n'n  pu, 
sans  frémir,  lire  ces  blasphèmes.  L'un  et  l'aulre 
ruine  la  foi  de  Nicée;  mais  l'un  et  l'autre  aus.si  fait 
injure  à  la  Vierge  mère.  C'est  tout  le  fond  de  la  cé- 
lèbre Lettre  à  Epictète. 

Sur  le  premier  point,  Athanase  écrit,  Ad  Epictet., 
IV.  V,  P.  fi.,  XXVI,  705;  AB  : 

Si  le  Verbe  est  consubstantiel  au  cnips,  ne  pavions  plus 
de  .Marie,  elle  ne  seil  de  rien,  puisque  le  coi'ps  peut, 
nvnnt  Marie,  exister  éternellement,  aussi  bien  que  le 
Verbe  même,  selon  tous  consubstantiel  au  corps.  Et  à 
quoi  bon  la  venue  du  Verbe,  s'il  doit  revêiir  ce  qui  lui 
esl  consubstantiel,  ou  êhe  transformé  de  sa  propre  na- 
ture en  corps  .'  La  divinilé  ne  s'empare  point  d'elle-même, 
pour  levélir  ce  qui  lui  esl  consubstantiel.  Et  le  Verbe 
n'a  point  pécbé,  lui  qui  rachète  les  péchés  d'autrui,  pour 
se  tiansformei-  en  corps,  s'offrir  i)uur  lui-même  en  sacri- 
face  et  se  racheter  lui  même.  Non  certes,  à  Dieu  ne  plaise  I 
n  srmparr  de  la  race  d'Abraham,  selon  le  mot  de 
1  Apôtre.  Aussi  drvait-il  devenir  en  tout  semblable  à  ses 
frères  {Heb.,    Il,  16.   171.  et  prendre   un    corps  semblable 


aux  nôtres.    C'est  pourquoi  Marie  est  vraiment  en  eau 
elle  lui  fournil  ce  qu'il    fera  sien    et  offrira,  comme    ..., 
pour   nous.   C'est  elle  que  visait  l'oracle  d'isaïe,    disant: 
Voici  que  la  Vierge  concevra  et  enfantera... 


tel, 


Sur   le  deuxième  point,  Athanase  écrit    xi    P.  G 
XXVI,  io68  :  .      .  •. 

Quant  i  ceux  qui  s'imaiçinent  et  disent  que,  comme  le 
Verbe  descendit  sur  chacun  des  propliLles,  il  descendit 
paieillement  sur  un  homme  né  de  Marie,  inulile  de  s'es- 
crimer, quand  leur  folie  se  condamne  d'ellç-niêuie.  En 
ertet,  s'il  est  venu  ainsi,  pourquoi  naître  d'uiie  vierge  et 
non  de  l'bomme  et  de  lu  femme  .'  ainsi  naquirent  tous 
les  saints.  Et  pourquoi,  si  le  Verbe  est  venu  ainsi,  ne 
dit  on  pas  de  chaque  (prophcile)  qu'il  est  mort  pc  ur  nous, 
mais  de  lui  seulement ,' Pourquoi,  si  le  Verbe  est  descendu 
en  chaque  prophète,  le  Fils  de  Marie  est-il  le  seul  dont 
on  dit  qu'il  est  venu  une  fois,  à  la  fin  des  temps  .'  Pour- 
quoi, s'il  est  venu  comme  il  vint  sur  les  saints  d'autre- 
fois, les  autres,  après  leur  mort,  n'ont-ils  pas  encore 
ressuscité,  mais  seul  le  Fils  de  Marie?  Pourquoi,  si  le 
Verbe  est  venu  pareillement  pour  les  autres,  le  Kils  de 
Marie  est-il  seul  appelé  Emmanuel,  nom  qui  exprime  la 
plénitude  de  la  divinité  dans  le  corps  par  elle  mis  au 
monde?  Car  Emmanuel  signifie:  Dieu  avec  nous.  Pour- 
quoi, s'il  est  Tenu  ainsi,  quand  chacun  des  saints  mange, 
boit,  peine,  meurt,  ne  dit-on  pus  également  que  le  Verbe 
mange,  peine  et  meurt,  mais  seulement  pour  le  Fils  de 
Marie  ?  Car  ce  qu'a  soull'erl  ce  corps,  on  dit  que  le  Verbe 
même  l'a  souffert.  De  tous  les  autres,  on  dit  seulement 
qu'ils  furent  mis  au  monde  ou  engendré»;  du  Fils  de 
Marie    seul,    il    est    dit  :    Et     le   Verbe    s'est   fait     chair 

(loan.,  I,  n;. 

En  composant  (de  3^4  à  Z-j'j)  son  traité  Contre  les 
hérésies,  saint  Epipiiane  (f  /,o3)  rencontra  deux  sectes 
arabes  qui  menaçaient  diversement  le  culte  de  Marie. 
Les  Aiilidicomarianites  (adversaires  de  Marie)  por- 
taient atteinte  à  l'honneur  de  la  mère  de  Jésus  en 
niant  sa  virginité  perpétuelle;  les  CoUyridicns  au 
contraire,  par  une  surenchère  de  dévotion,  lui  vouaient 
une  sorte  d'idolâtrie. 

Au  dire  des  Antidicomarinnites  (Epiphane,  Ilaer., 
(Lvm)  Lxxvm,  P.  G.,  XLII,  700-740),  Marie,  après  la 
naissance  du  Seigneur,  aurait  connu  Joseph,  son 
époux.  Epiphane  s'indigne  plus  qu'il  ne  s'étonne  : 
tant  de  sectaires  se  sont  attaqués  à  Dieu  le  Père 
(Gnostiques,  Marcionites,  Manichéens  et  autres),  ou 
à  son  Fils  (Ariens),  ou  au  Saint  Esprit  (Macédo- 
niens), qu'il  devait  s'en  trouver  aussi  pour  médire 
de  Marie  toujours  vierge  —  rf,i;  k/ik?  Mapim^  rf,i 
xsŒc/.pOénou  (5).  Mais  ils  se  montrent  peu  instruits  de 
son  histoire.  Quand  elle  s'unit  à  Joseiih,  celui-ci 
était  veuf  et  fort  avancé  en  âge.  C'était  un  témoin 
donné  par  Dieu  à  sa  virginité.  Joseph  était  frère  de 
Cléopas  et  (ils  de  Jacob  surnommé  Panther.  Il  avait 
eu,  d'un  premier  mariage,  quatre  (ils  et  deux  (illes  : 
ce  sont  eux  que  l'Evangile  désigne  comme  frères  et 
sœurs  de  Jésus  (8).  Devenu  l'époux  de  Marie  à 
quatre-vingts  ans  passés,  comment  n'efit-il  pas  res- 
pecté le  corps  virginal  qui  avait  été  le  sanctuaire 
de  la  divinité'?  Le  fait  que  Jésus  mourant  légua  sa 
mère  à  saint  Jean,  s'explique  par  la  virginité  de 
saint  Jean,  qui  le  désignait  pour  recueillir  la  vierge 
des  vierges,  Kpyn-/iv  Tr,s;  ■ny./-Je-ji«:,...  rr.-j  ùimv.pOi-nj .  Si  elle 
avait  eu  alors  un  époux  ou  des  (ils,  sans  nul  doute 
elle  se  fût  retirée  chez  eux. 

D'autre  part,  les  Ecritures  sont  muettes  sur  la 
mort  de  Marie.  Epiphane  respecte  ce  mystère,  et  se 
tait  (11).  Mais  pour  rendre  croyable  la  perpétuelle 
virginité  de  Marie,  il  n'est  pas  à  court  de  raisons. 
La  lionne  n'a  qu'un  lionceau  :  ainsi  la  mère  de  Jésus 
n'a  qu'un  (ils,  le  Lion  de  Juda  {Gen.,  xi,ix,  9)  (12). 
Jacques,  frère  du  Seigneur,  surnommé  le  Juste, 
ascète  et  martyr,  devait  laisser  un  extraordinaire 
renom  de  vertu.  Quelle  ne  fut  donc  pas  la  vertu  de 
Joseph,  le  père  de  Jacques?  (i4).  Assurément,  l'ins- 
titution du  mariage  est  sainte.  Et  pourtant  Dieu, 
dans  la  Loi,  marque  une  plus  haute  estime  de  la 
continence,  par  les  commandements  qu'il  fait  aux 
prophètes  et  aux  grands  prêtres  et  par  l'exemple  de 


179 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


180 


Moïse  (i6).  Or  Marie  était  prophétesse,  d'après  fs., 
vin,  3.  Elle  n'a  pu  faire  moins  que  ne  tirent  les 
quatre  lilles  du  diacre  Pliilipi)e,  viery^es  et  proplié- 
tesses  (Act.,  xxi,  g),  que  ne  lit  la  vierge  Tliècle.  Si 
l'Evangile  dit  que  Marie  conçut  du  Saint  Esprit 
avant  de  s'unir  à  Joseph  (Mait.,  i,  i8),  s'il  parle  de 
son  fils  premier-né  (Luc,  ii,  7  ;  Matt.,  i,  26),  ces 
textes  n'autorisent  aucune  conclusion  contraire  à  la 
perpétuelle  virginité  de  Marie.  Son  Fils  est  appelé 
premier-né  en  tant  que  preraier-né  de  toute  créature 
(Col.,  I,  i5),  donc  eu  égard  à  son  Père  céleste  ;  mais 
il  est  unique  eu  égard  à  sa  mère  (17).  Marie  est  la 
nouvelle  Eve,  la  vraie  mère  des  vivants.  En  Jésus, 
s'accomplira  pleinement  l'oracle  de  Gen.,  m,  i5. 
Gomme  Eve  naquit  du  côté  d'.\dam,  ainsi  du  côté  de 
Jésus,  percé  sur  la  croix,  naîtra  l'Eglise  (iS-ig).  Si 
l'on  veut  absolument  lire  dans  l'Evangile  que  Joseph 
connut  ultérieurement  son  épouse  (Matt.,  i,  25),  on 
écartera  l'idée  de  relations  conjugales  et  l'on  enten- 
dra simplement  qu'avec  le  temps  Joseph  comprit 
mieux  l'incomparable  grandeur  de  Marie  (20).  D'ail- 
leurs, il  y  a  dans  la  carrière  de  la  Vierge  des  mj's- 
tcres  qu'on  doit  respecter.  Ses  derniers  jours  nous 
échappent.  Si  elle  est  morte  et  descendue  au  tom- 
beau, la  gloire  environne  son  repos,  l'innocence 
marque  sa  fin,  la  virginité  est  sa  couronne.  Si  elle  a 
expiré  sous  le  glaive  prédit  par  Siméou  (/.«c,  11, 35), 
elle  triomphe  avec  les  martyrs  ;  la  béatitude  est  due 
à  ce  corps  saint,  d'où  la  lumière  se  leva  sur  le  monde. 
Cependant  Marie  ne  vit-elle  pas  encore?  Epiphane 
n'ose  écarter  cette  hypothèse  (2^).  D'ailleurs,  il  nu 
fait  que  commenter,  à  l'usage  de  ceux  qui  la  veulent 
bien  entendre,  la  salutation  de  l'ange  :  X«r^e, 
x.t-/y.pn^ljhri,  0  K'J^'sto;  y.eTà  ffcû.  Il  y  trouve  pour  l'éter- 
nité le  gage  d'une  incomparable  gloire  (^5). 

Tel  est,  en  résumé,  le  développement  consacré  par 
Epiphane  à  la  secte  antidicomarianite. 

Sur  les  Cérintliiens,  précurseurs  des  Antidicoma- 
rianites,  voir  Ilaer.  (viii),  xxviii,  P.  G.,  XLI,  397-388; 
sur  les  Ëbiiinites,  Haer.  (x),  xxx,  2.3,  ibid.  ^oS-iog. 

La  secte  bizarre  des  Collrridiens(Haer.(Lix),  lxxix, 
P.  G.,  XLII,  740-756),  importée  de  Thrace  en  Arabie, 
donnait  dans  l'extrême  opposé  à  la  précédente,  en 
rendant  à  Marie  des  honneurs  quasi-divins.  Des  fem- 
mes étaient  les  ministres  de  ce  culte  ;  elles  offraient 
au  nom  de  Marie  un  gâteau  sacré  (Ko^hpii),  qu'elles 
mangeaient  ensemble.  —  N'est-ce  pas,  dit  Epiphane, 
l'histoire  du  serpent  et  d'Eve  qui  recommence? 
L'A. T.  connaît  des  prêtres,  pas  de  prêtresses.  Si  le 
N.  T.  admettait  des  prêtresses,  ce  rôle  devrait  appar- 
tenir tout  d'abord  à  Marie.  Mais  non  :  le  rôle  de  Marie 
n'a  rien  de  sacerdotal.  L'Apôtre  ne  veut  pas  que  les 
fe  mmes  élèvent  la  voix  dans  l'Eglise  (I  Cor.,  xiv,34). 
L'Eglise  a  seulement  des  diaconesses;  encore  leur 
donne-t-elle  le  nom  de  veuves.  —  D'ailleurs,  le  culte 
des  Collyridiennes  ne  paraît  par  exempt  d'idolâtrie;  il 
tombe  sous  les  anathèmes  de  saint  Paul,  Hom.,  i,  25. 
Pour  incouiparablement  sainte  qu'elle  soit,  Marie 
est  une  créature  ;  la  maternité  d'Anne  ne  doit  pas 
être  tenue  pour  miraculeuse.  Il  faut  honorer  Marie, 
mais  n'adorer  que  Dieu.  H  Mk^ik  h  ti//;;,  0  Kùpioi 
TrpojxuvïirSw  (g,  col.  753  D). 

Saint  Epiphane  exécute  vivement  les  hérétiques, 
coupables  de  compromettre  l'honneur  de  Marie,  soit 
par  défaut  soit  par  excès.  Mais  il  se  préoccupe  médio- 
crement de  justifier  ses  affirmations.  Oùa-t-il  vu  que 
le  père  de  Joseph  était  surnommé  Panther,  et  n'est- 
ce  pas  là,  tout  simplement,  un  écho  dénaturé  de  la 
fable  immonde  qui  circulait  dès  le  11'  siècle  touchant 
la  naissance  du  Sauveur,  fable  que  Celse  avait 
recueillie  et  qu'Origène  a  réfutée?  Où  a-l-il  vu  que 
Joseph  eut  d'un  premier  mariage  quatre  fils  et  deux 
flUes?  Ce  n'est  certes  pas  dans  l'Evangile  ;  mais  il  a 


fait  crédit,  un  peu  vite,  à  des  rumeurs  sans  autorité. 
Où  a-t-il  vu  que  Joseph  était  octogénaire  quand  il 
épousa  .Marie  ?  Gomment  n'a-t-il  pas  conscience  de 
détourner  de  son  sens  naturel  l'expression  i  pre- 
mier-né »,  appliquée  à  Jésus,  en  allant  demander  à 
l'épître  aux  Golossiens  une  explication  transcen- 
dante «  premier-né  de  toute  créature  »,  alors  que  le 
texte  de  l'Evangile,  rapproché  de  la  loi  mosaïque, 
donne  à  ce  mot  un  sens  parfaitement  clair  et  certain  : 
«  premier-né  de  sa  mère  »  ?  Comment  n'a-t-il  pas 
conscience  de  commettre  un  autre  contresens  sur 
l'expression  «  connaître  son  épouse  »,  en  lui  faisant 
signifier  autre  chose  que  les  relations  conjugales? 
On  a  le  droit  et  le  devoir  de  se  défier  d'un  auteur 
si  peu  regardant  en  fait  de  preuves.  Par  ailleurs, 
prenons  acte  de  sa  louable  réserve  touchant  la  fin 
terrestre  de  Marie,  ])remiêre  orientation  vers  l'idée 
de  l'Assomption  corporelle.  L'esprit  critique  d'Epi- 
phane  laisse  à  désirer;  sa  piété  est  indéfectible. 

B.  Eglise  Syriaque.  —  Chez  saint  Epurkm  (-]■  873), 
nous  rencontrons,  outre  des  développements  déjà 
connus  sur  la  nouvelle  Eve,  des  développements 
nouveaux  sur  la  maternité  de  Marie,  expressément 
appelée  mère  de  Dieu  ;  un  éloge  enthousiaste  de  sa 
pureté  incomparable;  un  recours  très  explicite  à  sa 
puissance  d'intercession  ;  l'atBrmation  très  distincte 
et  fortement  motivée  de  l'enfantement  virginal,  re- 
quis comme  complément  de  la  conception  virginale. 

Commentant  Gen.,  m,  saint  Ephrem  esquisse  un 
parallèle  entre  Eve  et  Marie,  toutes  deux  douées 
d'innocence  et  de  simplicité,  mais  la  première 
dépourvue  de  prudence.  L'imprudence  d'Eve  nous 
perdit;  la  sagesse  de  Marie  nous  sauve.  Opéra 
syriaca,  éd.  Romae,  1740,  t.  Il,  p.  827.  Célébrant  la 
nativité  du  Sauveur,  il  invite  les  vierges  d'Israël 
à  délaisser  pour  un  temps  les  lamentations  de  Jéré- 
mie,  afin  d'entonner  des  hymnes  de  joie  pour  le 
triomphe  de  Marie;  il  invite  Eve  elle-même  à  lever 
les  yeux,  du  fond  de  l'abîme  où  elle  est  ensevelie, 
vers  ce  descendant  de  sa  race,  qui  vient  lui  rendre 
la  vie  :  l'Enfant  Dieu,  né  d'une  fille  d'Eve,  écrase  la 
tête  du  serpent  qui  jadis  donna  la  mort  à  Eve.  In 
natalem  Domini  sernio  viii,  ibid.,  p.  424D.  Ephrem  ne 
connaît  au  monde  que  deux  êtres  parfaitement  beaux 
et  immaculés  :  Jésus  et  sa  tnère. ',Carmina  Nisibena, 
p.  122,  éd.  G.  BicKBLL,  Leipzig,  1866. 

La  prière  suivante  nous  a  été  conservée  en  grec, 
Opéra  graeca,ed.  Romae,  1746,  t.  III,  p.  5a4  : 

Prière  à  la  Très  sainte  Mère  de  Dieu. 

Très  sainte  dame,  mère  de  Dieu,  seule  très  pure  d'âme 
et  He  corps,  seule  .-m  delà  de  toute  pureté,  de  toute 
chasteté,  de  toute  virginité,  seule  demeure  de  toute  la 
grâce  de  l'Esprit  saint;  par  là  surpassant  incomparable- 
ment même  les  puissances  spirituelles,  en  pureté,  en 
sainteté  d'iimc  et  de  corps  ;  jetez  les  yeux  sur  moi,  cou- 
pable, impur,  souillé  dans  mon  Ame  et  dans  mon  corps 
des  tares  de  ma  vie  passionnée  et  voluptueuse  ;  purifiez 
mon  esprit  de  ses  passions  ;  sanctifiez,  redressez  mes 
]^ensées  errantes  et  aveugles  ;  réglez  et  dirigez  mes  sens; 
délivrez-moi  de  la  détestable  et  infâme  tyrannie  des  in- 
clinations et  passions  impures  ;  abolissez  en  moi  l'empire 
du  péché,  donnez  la  sagesse  et  le  discernement  à  mon 
esprit  enténébré,  misérable,  pour  la  correction  de  mes 
fautes  et  de  mes  chutes,  afin  que,  délivré  des  ténèbres 
du  péché,  je  sois  trouvé  ditfne  de  vous  glorifier,  de  vous 
chanter  librement,  seule  vraie  mère  de  la  vraie  lumière 
le  Christ  notre  Dieu  ;  car,  seule  avec  lui  et  par  lui,  vous 
êtes  bénie  et  glorifiée  par  toute  créature  invisible  et 
visible,  maintenant  et  toujours  et  dans  les  siècles  des 
siècles.  Amen. 

In  Sataleni  Domini  sermo  vi.  Opéra  syriaca,  t.  II, 
p.  420E-42  lA,  Ephrem  compare  la  maternité  de  Marie 
à  celle  des  mères  de  l'A.  T.  : 


181 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


182 


Snra,  Rébeccn,  Anne,  Elisabeth  ont  obtenu,  à  force  (le 
larmes,  de  Tieux  et  de  prières,  une  postérité;  c'est  uprès 
une  loDjiue  épreuve  et  des  années  d'angoisse,  ijue  la 
fécondité  combla  leurs  t.iui  :  vraiment  heureuse  Marie, 
qui  n'a  pas  désiré  une  postérité,  n'a  point  répandu  de 
prières  ni  formé  de  vœux  pour  l'obtenir,  et  néanmoins  à 
conçu  sans  détriment  de  sa  virginité,  et  a  mis  au  monde  le 
Seigneur,  à  qui  rendent  obéissance  tous  les  enfants  Je  lu 
femme,  saints  et  justes,  rois  et  prêtres,  qui  furent  dans 
le  passé  nu  seront  à  l'avenir!  Quelle  mère  fut  jamais 
serablabli  à  Mûrie,  à  qui  il  fut  donné  d'ulTrir  à  l'enfant 
cache  dans  son  sein  le  tendre  hommage  de  sa  parole  et 
de  ses  chants,  que  dis-je,  de  dire  au  Fils  du  souverain 
Ouvrier,  au  Fils  du  Créateur,  au  Fils  du  Très-Haut  ; 
Mon  tils  ! 

/irmni  et  Sermones,  éd.  Laray,  t.  Il,  608,  sur  la 
conception  virginale  : 

Cette  vierge  devint  mère  en  conservant  intact  le  sceau 
de  la  virginité;  enceinte  en  demeurant  vierge,  mère  et 
servante  de  Dieu,  chef-d'œuvre  de  sn  sagesse. 

■Voici  un  raisonnement  théologique,  tendant  à 
établir,  par  voie  d'analogie,  la  perpétuelle  virginité 
■de  la  Mère  de  Dieu,  Adveraus  haereticos;  Opéra 
graeca,  éd.  Roraae,  i^iS,  t.  Il,  p.  aôôE-aô^E  : 

Pour  nous,  telle  conception,  tel  enfantement.  La  mère, 
en  concevant,  perd  sa  virginité;  en  enfantant,  elle  souffre. 
Gomme  elle  perd  le  sceau  de  la  nature  en  concevant,  en 
enfaiitajit,  non  seulement  elle  s'ouvre,  mais  elle  suc- 
combe, au  détriment  de  la  nature;  elle  soufi're  des  dou- 
leurs qui  lui  rappellent  son  intégrité  perdue.  Car  la 
seiucnce  parvenue  à  maturité  prépare  des  douleurs 
cuisantes  avec  les  ardeurs  de  l'enfantement.  Pour  le  Christ, 
il  n'en  va  pas  ainsi  :  il  fut  enfanté  sans  douleur,  comme 
il  avait  été  conçu  sans  détriment  de  la  viryinité.  Il  avait 
été  conçu  dans  une  cîiair  vierge,  non  par  l'œuvre  de  la 
■chair,  mais  par  celle  du  Saint  Esprit.  Aussi  est-il  né 
d'une  vierge.  Le  Saint  Esprit  ouvrit  le  sein  maternel, 
pour  donner  passage  à  un  homine  qui  est  l'Auteur  de  la 
nature,  comme  il  avait  assisté  la  vierge  pour  la  crois- 
sance de  son  fruit.  C'est  l'Esprit  qui  présida  à  cet  enfan- 
tement virginal.  Aussi  l'enfant  laissa-t-il  intact  le  sceau 
delà  virginité;  lu  vierge  ne  souffrit  pas  en  donnantpas- 
sage  à  l'enfant  et  récupérant  le  sceau  do  la  nature, 
-comme  les  conques  ontr'ouvrent  leurs  plis  pour  donner 
passage  à  la  perle  et  reviennent  à  leur  intégrité  initiale. 

On  a  vu  souvent  un  objet  devenir  meilleui-  aux  mains 
de  celui  qui  l'avait  emprunté  pour  son  usage  :  c'est  que 
l'emprunteur,  étant  bon  ouvrier,  avait  su  corrif;er  une 
matière  imparfaite.  Combien  plus  Dieu,  emi>runtant  une 
nature  saine,  ne  l'a-t-il  pas  rendue,  non  piî'e,  mais  meil- 
leure! Il  avait  emprunté  une  nature  intègre:  il  l'exempta 
-de  douleurs  en  naissant  d'elle. 

...  Les  princes  ont  coutume  d'accorder  des  privilèges 
aux  villes  témoins  de  leur  couronnement  ou  de  leur  nais- 
sance :  le  Fils  de  Dieu  n'aurait  pas  conservé  à  la  vierge 
sa  mère  la  virginité,  quand  il  le  pouvait  .''  Les  maîtres 
du  sol  savent  y  faire  jaillir  des  sources,  améliorer  le  ré- 
gime des  eaux  et  de  l'air,  à  force  d'ingéniosité.  Le  Christ 
n'aurait  pas,  à  plus  forte  raison,  corrigé  les  défauts  de 
la  nature.^  Homme,  il  aurait  abandonné  sa  propre  mère  à 
la  condition  d'une  femme  quelconque.-'  Non;  comme  le 
^ihrist  seul  naquit  d'une  vierge,  Marie  sa  mère  devait 
enfanter  sans  détriment  de  sa  virginité  et  devenir  mère 
sans  douleur... 

L'antiquité  syriaque,  aujourd'hui  encore  trop  peu 
connue,  a  mis  bien  d'autres  fleurons  à  la  couronne 
de  la  Vierge. 

Ijl  G.  Eglise  latine.  —  Quelques  années  après  l'écrit 

;  de  saint   Epiphane   contre   les    Antidicomarianite.s 

',  d'Orient,  saint  Jérôme  (-j-  420)  entrait  à  son  tour  en 

'  lice,  pour  venger  en  Occident  l'honneur  de  Marie. 

I  L'étendue   de   sa    science,  dans  les   trois   domaines 

i  latin,  grec,  hébraique,  jointe  à  l'autorité  qu'il  allait 

j  acquérir   comme    traducteur   des    Ecritures,    devait 

I  assurer  à  son   intervention  une   ellicacité  durable, 

]  pour  toute  l'Eglise. 


Un  écrivain  obscur,  nommé  Helvidi us,  prétendait 
prouver  par  l'Evangile  qu'après  la  naissance  de  Jé- 
sus Marie  avait  eu  commerce  avec  son  époux.  Il  ti- 
rait argument  :  1"  du  nom  de  «  ûancce  de  Joseph  », 
([ue  lui  donne  le  texte  sacré  {Malt.,  i,  18  sqq.); 
2°  de  cette  assertion,  que  Joseph  ne  connut  pas  son 
épouse  «  jusqu'à  »  la  naissance  de  Jésus  {Malt., 
I,  25);  3"  du  nom  de  «  fils  premier-né  de  Ma- 
rie »,  appliqué  à  Jésus  (Luc,  ii,  7);  4"  enlin  des 
nombreuses  allusions  aux  «  frères  du  Seigneur». 
A  ces  difTicultés  veriiales,  Jérôme  oppose  une  discus- 
sion très  solide.  Le  livre  De  perpétua  vir^inilaté  B. 
Mariae  adversus  Hehidium  (383),  P.  L,  XXIII,  i83- 
ao6,  est  le  premier  écrit  distinct  consacré  à  Marie  par 
un  Occidental.  Et  c'est  le  plaidoyer  décisif  pour  la 
virginité  de  Marie  post  partum. 

1°  Avant  d'avoir  eu  commerce  avec  son  épouse, 
Joseph  la  trouve  enceinte  (Matt.,  1,  18)  :  pour  que 
cette  phrase  ait  un  sens,  il  n'est  pas  nécessaire  de 
supposer  que  Joseph  eut  ensuite  commerce  avec  son 
épouse;  tout  de  même  que,  si  l'on  dit  :  avant  d'aller 
en  Espagne,  Paul  fut  emprisonné  à  Rome,  on  ne 
donne  pas  nécessairement  à  entendre  que  Paul,  dé- 
livré de  prison,  s'empressa  de  mettre  à  exécution  son 
projet  de  voyage  en  Espagne.  11  n'y  a  pas  non  plus 
à  tirer  argument  du  mot  «  épouse  >>,  qui,  dans  la 
langue  de  l'Ecriture,  s'applique  aussi  bien  aux  fian- 
cées. Si  l'on  demande  pourquoi  la  mère  de  Jésus  fut 
fiancée  à  un  homme,  voici  trois  réponses  plausibles: 
I)  pour  donner  à  l'Evangile  lieu  de  nous  faire  con- 
naître, à  l'occasion  de  la  généalogie  de  Joseph,  celle 
de  Marie;  2)  pour  ne  pas  exposer  Marie  à  être  lapi- 
dée comme  adultère,  selon  la  Loi;  3)  pour  lui  procu- 
rer un  appui  et  un  guide  en  vue  de  la  fuite  en 
Egypte.  En  présence  de  l'accomplissement  manifeste 
de  l'oracle  d'Isaïe  touchant  la  mère  de  l'Emmanuel 
(/s.,  VII,  i4),  l'incrédulité  juive  ne  désarme  pas  : 
combien  plus  redoutable  n'eùt-elle  pas  été  si  un 
soupçon  injurieux  eût  plané  sur  le  berceau  de  Jé- 
sus? Aussi  Jésus  passa-t-il  pour  le  tils  de  Joseph,  et 
Marie  elle-même  lui  donna  ce  nom  (iii-iv). 

a°  Joseph  n'eut  pas  commerce  avec  son  épouse, 
jusqu'à  la  naissance  de  Jésus  (Matt.,  i,  26).  Ce  a  jus- 
qu'à »  ne  préjuge  nullement  l'avenir  :  l'Ecriture 
présente  un  grand  nombrede  cas  semblables,  où  «  jus- 
qu'à »  marque  un  certain  terme,  sans  pronostiquer 
un  changement  au  delà  de  ce  terme.  Par  exemple, 
Dieu  dit  par  la  bouche  du  prophète:  «  Je  suis,  jus- 
qu'aux jours  de  votre  vieillesse  »  (/s.,  xliv,  6):  par 
là  il  ne  donne  pas  à  entendre  qu'une  fois  passés  pour 
ses  serviteurs  les  jours  de  la  vieillesse,  et  le  temps 
du  repos  venu,  il  ne  sera  plus.  Le  Sauveur  dit  à  ses 
Apôtres  :  «  Je  suis  avec  vous  tous  les  jours  jusqu'à 
la  consommation  du  siècle  »  (Malt.,  xxviii,  19)  :  on 
aurait  tort  d'en  conclure  qu'après  la  consommation 
des  siècles,  il  abandonnera  les  siens.  De  même,  l'Evan- 
gile a  pu  marquer  la  nativité  du  Seigneur  comme  un 
terme  avant  lequel  Marie  n'a  pas  connu  d'époux, 
|)arce  que  cela  seul  importait;  il  ne  suggère  pas  par 
là  qu'après  ce  terme  Marie  connut  un  époux.  Au 
contraire,  on  doit  supposer  que,  si  Joseph  respecta 
jusque-là  son  épouse,  il  la  respecta  beaucoup  plus 
après  avoir  appris,  par  révélation  divine,  un  si  grand 
mystère.  L'avertissement  divin  l'avait  trouvé  prêt 
à  se  séparer  d'elle  par  délicatesse  de  conscience  ; 
cette  même  délicatesse  devait,  à  plus  forte  raison, 
lui  imposer  une  entière  réserve  à  l'égard  de  la  vierge 
conûée  par  Dieu  à  sa  garde,  au  lendemain  de  son 
ineffable  maternité  (v-viii). 

3"  Un  premier-né,  selon  le  langage  de  l'Ecriture, 
n'est  pas  nécessairement  le  premier  d'une  série  de 
frères,  mais  bien  celui  que  nul  autre  n'a  précédé 
(Ex.,  xxxiv,  19-20;  ..Yiini., XVIII,  lô-i^).  Cela  estsi  vrai 


183 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


184 


que,  pour  aequiller  envers  les  prêtres  la  redevance 
prescrite  par  la  Loi,  on  n'attend  pas  que  le  premier- 
né  ait  (les  frères.  L'ange  exlerniinaleur  passa  dans 
les  maisons  des  Egyptiens,  mettant  à  mort  les  pre- 
miers-nés {Ex.,  XII,  29)  :  on  ne  voit  pas  qu'il  ait 
épargné  les  lils  uniques  (ix,  x). 

li"  Si  l'Evangile  parle  souvent  des  0  frères  de  Jé- 
sus n,  jamais  il  ne  les  nomme  i<  lils  de  Marie  ».  Le 
plus  connu  d'entre  eux,  Jacques  fils  d'Alphée  (qu'il 
ne  faut  pas  confondre  avec  Jacques  fils  de  Zébédéc), 
avait  pour  mère  une  sœur  de  la  Sainte  Vierge,  que 
saint  Jean  appelle  Marie  (épouse)  de  Cléophas*  Cléo- 
phas  et  Ali>liée  sont  un  même  personnage.  Malt., 
xxvii,  56;  .Miirc,  xv,  4o  ;  f.nc,  xxiv,  10;  loan.,  xix, 
:?5.  Cela  ne  doit  pas  surprendre,  si  l'on  considère  que 
l'Ecriture  donne  au  nom  ùe  frère  divers  sens  :  outre 
la  stricte  fraternité  du  sang,  il  y  a  la  fraternité  de 
nation,  de  parenté,  d'affection.  Les  frères  de  Jésus 
étaient  des  frères  au  sens  large,  de  simples  parents 
(xi-xvi). 

Helvidius  a  voulu  faire  montre  d'érudition;  à 
l'appui  de  son  opinion,  il  a  cité  Tertullien  et  Victorin 
de  Petlaii.  Jérôme  écarte  simplement  l'autorité  de 
Tertuliien  qui,  lorsqu'il  nia  la  virginité  de  Mariepost 
partuni,  n'appartenait  plus  à  l'Eglise.  Quant  à  Vic- 
torin, c'est  à  torl  qu'on  l  invoque  :  il  a  parlé  des 
fi  ères  du  Seigneur,  mais  non  des  lils  de  Marie.  En 
revanche,  Jérôme  peut  citer  une  légion  d'auteurs  an- 
ciens qui  ont  cru  à  la  [)erpétuelle  virginité  de  Marie  : 
Ignace,  Polvcarpe,  Irénée,  Justin  et  bien  d'autres  hé 
ritiers  de  la  doctrine  apostolique,  qui  ont  professé 
cette  doctrine  contre  Ebionites,  ïliéodote  de  By- 
zance  et  Valentin  (xvii). 

Loin  d'accorder  que  les  «  frères  de  Jésus  »  étaient 
lils  de  Marie,  Jérôme  n'accordera  même  pas  qu'ils 
pouvaient  être  (ils  de  Joseph,  comme  on  l'admettait 
jusqu'à  lui  as'sez  volontiers.  L'honneur  de  Marie  exi- 
geait qu'elle  fût  unie  à  un  époux  vierge  :  tout  est  vir- 
ginité dans  ce  mariage  (xix).  Hardi  coup  de  barre 
qui  fixera  l'orientation  de  la  tradition.  Jérôme  le 
justifie  par  des  raisons  de  haute  convenance.  P.  /,., 
XXIII,  ioS  B  :  Tu  dicis  Mariam  virginem  non  permon- 
.sisse  :  ego  milii  plus  vindico,  eliam  ipsum  loseph  vir- 
ginem  fuis.^e  per  Mariam,  ut  e.r  virginali  coniugio 
l'irgo  /iliu.i  nasceretur.  .'•ii  eniin  in  s'iruin  sanctum  for- 
iiicntio  non  cadit  et  aliam  eum  uxorem  Itahuisse  non 
.<^crihitur,  .^lariae  autem,  quani  putatus  est  hal/uisse, 
custos  poilus  fuit  quant  maritus  ;  relinquitur  i'irginem 
euni  mansisse  cum  Maria,  qui  pater  Domini  meruit 
appellari. 

Sur  l'histoire  du  culte  de  saint  Joseph  et  les  ques- 
tions dogmatiques  lices  à  ce  culte,  voir  surtout  Joseph 
Seitz,  Die  Verehrung  des  lil.  .Jasepli,  Freiburg,  i.  B. 
1908.  Pour  la  question  présente.  II,  i,  8,  p.  5i-.'i8. 

La  position  prise  par  saint  Jérôme  contre  Helvi- 
dius fut  maintenue  par  lui  avec  beaucoup  de  fermeté 
durant  toute  sa  carrière.  En  892/3,  l'occasion  de  reve- 
nir sur  la  perpétuelle  virginité  deMarie  lui  fut  offerte 
jiar  l'hérésie  de  Jovinien.  C'était  un  moine  en  rup- 
ture d'ascétisme,  qui  s'avisa  de  soutenir,  entre  autres 
paradoxes,  l'équivalence  parfaite,  d'un  point  de  vue 
moral  et  chrétien,  entre  la  virginité,  le  veuvage  et  la 
vie  conjugale.  Cette  nouveauté  fut  condamnée  en  3go 
par  le  pape  saint  Sirice  dans  un  synode  romain,  au- 
quel fil  écho,  l'année  suivante,  un  synode  milanais 
jirésidé  par  saint  Ambroise.  Saint  Sinicn,  Ep.  vu, 
P.  L.,W\\,  1168-1172;  saint  Ambroisr,  Ep.  xLii,  P. 
/..,  XVI,  1124  1129.  Par  les  soins  de  Pammachius, 
l'écrit  de  Jovinien  fut  envoyé  de  Rome  à  Bethléem, 
oii  Jérôme  écrivit  deux  livres  Adversus  loi'inianum, 
P.  I..,  XXIII,  211-338.  Relevons  seulement  quelques 
traits,  dans  le  premier  livre,  qui  louche  en  passant  à 
la  perpétuelle  virginité   de  Marie.  Jérôme  en  trouve 


l'image  dans  le  jardin  fermé,  dans  la  fontaine  scellée 
du  Cantique  (iv,  12),  et  il  ajoute  :  «  De  cette  perpé- 
tuelle virginité  naîtront  de  nombreuses  vierges  »  ; 
Ilaec  firgo  perpétua  multariim  est  mater  virginum; 
Adv.  lovinianiim,  I,  xxxi,  P  /,.,  XXIII,  254  B.  Amené 
à    commenter   l'oracle    d'/s.,    vu,    i4,    il    dislingue 

riD/y  à  la  fois  de  n'^lP^  <!"'  signifie  proprement 
virgo,  et  de  n~lî?3>  q"'  signifie  adolescentula, 
paella;  il  interprète  :  virgo  sécréta  et  nimia  paren- 
tuni  diligentia  custodita.  Ibid.^  xxxii,  254-a55. 

Pour  saint  Jérôme,  Isaïe  est  essentiellement  le  pro- 
phète de  la  vierge,  virginis  demonstrator,  Adv.  loan- 
nem  Ilierosolyni.,  x,  P.  /,.,  XXIII,  363  C.  Dans  son 
commentaire  In  Is<iiam,  il  approfondira  encore  les 
questions  linguistiques  relatives  à  l'oracle  de  l'Em- 
manuel, et  soulignera  notamment  la  diflérence  entre 
la  le^on  des  Septante  ;  (ôoù  r,  r^v.pOivo;  h  ■/y.jzf^l  >/,'^£t«i,  et 
la  leçon  plus  expressive  de  saint  Matthieu,  i,  î3  : 
iSryj  Y,  TTxpSivoi  £v  y'/7T/5i  £?!',  qul.  en  tranchant  le  mot, 
fait  mieux  ressortir  le  fait  de  la  conception  virginale. 
/•'.  y..,  XXIV,  109.  11  admet  que  Marie  avait  lu  l'oracle 
d'Isaïe  ;  par  là,  elle  était  disposée  à  entendre  la  révé- 
lation qui  lui  fut  faite  par  l'ange.  Anecdota  Maredso- 
lann,  II,  895. 

On  ne  s'étonnera  pas  de  voir  Jérôme  passer,  de  la 
maternité  i)hysique  de  Marie,  à  sa  maternilé  mysti- 
que,et  rééditer  l'antilhèseEveMarie.  Mors  per  Ei'am  ; 
i'ita  pér  Maruim,  lisons-nous,  Ep.  xxii,  21,  Ad  Eus- 
lochiuni,  P.  /..,  XXII,  4o8.  A  raison  de  sa  virginité  per- 
pétuelle, Marie  incarne  l'idéal  de  la  virginité  vouée 
à  Dieu  par  les  i'irgines  Christi.  Nous  trouvons  cet 
idéal  projiosé  à  la  même  vierge,  Ep.  xxii,  38,  422  : 
l'ropone  tihi  healam  Mariam,  quae  tantae  extitit  pii- 
rilatis  ut  muter  Domini  esse  mereretur.  S'adresse-t-il 
à  une  mère,  Jérôme  lui  conseille  de  former  sa  fille 
sur  ce  modèle.  Imitetur  Mariam,  Ep.  cvii,  7.  |3,  Ad 
Laetam,  P.  L.,  XXII,  874.  877. 

Avec  saint  Augustin,  Jérôme  lutta  contre  l'erreur 
pelagienne,  écartant  la  chimère  d'un  homme  sans 
péché  ici-bas.  Par  là,  il  n'entend  pas  limiter  la  puis- 
sance de  la  grâce,  mais  seulement  constater  le  fait  de 
notre  infirmité  originelle.  11  ne  songe  pas  à  propo- 
ser Marie  comme  une  exception  à  la  loi  commune, 
et  pourtant  il  déclare  que  les  plus  saintes  âmes  ne 
peuvent  lui  être  comparées.  .Vinsi,  Elisabeth  et  Zacha- 
rie,  Dial.  adv.  Pelagiunos,  I,  xvi,  P.  A. ,  XXIII,  5ioD. 
La  doctrine  dcl'inimaculéc conception  n'apparait pas 
chez  lui  ;  [lourtant  il  ouvre  la  voie  dans  un  texte  uni-  | 
que,  où  il  montre  Marie,  fille  des  patriarches,  affran-  ' 
chie  des  tares  héréditaires,  tout  entière  ficurissant 
pour  Dieu,  /n  Ecvle.,  P.L.,  XXIII, 1098  G:  Ex  quibus 
nata  est  virgo  tiherior  sancta  Maria,  nullum  hahens 
fruticem,  nullum  germen  er  lalere ;  sed  totus  fructus 
eius  erupit  in  florem,  loquentem  in  Cantico  Cantico- 
rum  :  Ego  floscampi  et  liliiim  convallium.  Cant.,  11,  i. 

Marie  s'élève  au-dessus  de  l'humanité  par  une  plé- 
nitude de  grâce,  Ep.  lxv,  9,  P.  /,.,  XXII,  628,  qui 
doit  faire  désirer  singulièrement,  entre  les  biens  de 
la  vie  future,  l'honneur  de  lui  être  réunie.  C'est  l'espé- 
rance proposée  à  la  vierge  Eustochie,  Ep,  xxii,  4  I. 
P.  L.,  XXII,  4^4-  A  une  mère,  Paula,  qui  pleure  sa 
fille  Blésilla,  il  fait  entendre  la  parole  de  sa  fille: 
«  Ne  pleurez  plus  sur  moi  ;  car  à  votre  place,  j'ai 
Marie,  la  mère  du  Seigneur  I  «  Ep.  xxxix,  fi,  P.  L., 
XXII,  472. 

Voir  J.  NiiîssEN,  Die  Mariologiedes  hl.  Hieronymus, 
Miinster  i.  W.,  igiS;  GniiTZMACHBR,  Hieronymus, 
3  vol.,  Berlin,  1901-1908. 

Dès  l'année  877,  saint  Ambroisk  (•}-  897)  dédiait  à 
sa  sœur  Marcelline  ses  trois  livres  De  virginibus.  II 
y  présente  Marie  comme  le  miroir  des  vierges,  réa- 
lisant l'idéal   de  toutes  les  vertus  qu'elles  doivent 


185 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


186 


pratiquer.il,  ii,  P.  L.,  Wl,  208-iii.  Ce  thème  lui 
était  cher;  il  le  reprendra  quinze  ans  plus  lard  (892), 
à  l'intention  de  la  jeune  Anibrosia,  qui  venait  de 
consacrer  à  Dieu  sa  virginité;  el  il  saisira  l'occasion 
de  llélrir  l'hérésie  de  Bonosb,  renouvelée  d'Helvi- 
dius.  Marie  a  levé  l'étendard  de  la  virginité  chré- 
tienne ;  son  exemple  attire  au  Christ  d'innombrables 
vierges.  Et  cependant  il  s'est  trouvé  des  hommes 
pour  nier  qu'elle  ait  persévéré  dans  la  virginité. 
Ambroise  a  longtemps  préféré  s'en  taire  ;  mais 
quand  un  évêque  (Bonose  était  évêque  de  Sardique) 
se  fait  complice  de  telles  allégations,  il  faut  néces- 
sairement le  flétrir.  La  réponse  qu'il  oppose  à  l'hé- 
rétique, moins  poussée  que  celle  de  saint  Jérôme  à 
Helvidius,  en  reproduit  les  principaux  traits.  A  pro- 
pos du  doute  de  Joseph,  il  esquisse  un  parallèle 
entre  la  résurrection  du  Christ  et  sa  conception  de 
la  Vierge.  La  résurrection  du  Christ  devait  remplir 
de  stupeur  les  anges  (/'5.  xxiii,  7-10).  Et  pourtant 
ce  miracle  n'était  pas  sans  précédent  scripturaire 
(111  Heg.,  XVII,  22)  :  le  lils  de  la  veuve  de  Sarepta 
s'était  levé  vivant,  à  l'appel  d'EIie.  La  conception 
d'une  vierge  est  un  miracle  sans  précédent  (IV  Heg., 
IV,  i-j).  Combien  légitime  donc  l'étonneinent  de 
Joseph;  De  institutione  virginis,  v,  32-^0,  P.  L.,Wl, 
3 1 3-3 16.  —  Ambroise  montre  Marie,  debout  au  pied 
de  la  croix,  intrépide  quand  les  hommes  ont  fui, 
prête  à  unir  le  sacriûce  de  sa  vie  à  celui  de  son  Fils, 
ibid.,  VII,  49,  P-  3i8  G.  11  devance  saint  Jérôme 
dans  l'application  à  Marie  de  l'oracle  d'Ezéchiel  sur 
la  porte  orientale  du  temple,  que  seul  le  Seigneur  a 
franchie(^3.,xLiv,  2),  et  interprète  cet  oracle  au  sens 
le  plus  strict  :  la  naissance  du  Seigneur  ne  porta 
nulle  atteinte  à  la  virginité  de  sa  mère,  viii,  52, 
p.  3ao  A.  —  Voir  ci-dessus,  col.  124. 

La  spéculation  de  saint  Augustin  enrichit  la  doc- 
trine mariale  d'aperçus  nouveaux  et  profonds.  Non 
content  de  lutter,  aux  côtés  de  saint  Jérôme,  contre 
les  hérésies  d'Helvidius  et  de  Jovinieii,  il  précise  et 
pousse  avec  vigueur  des  idées  seulement  indiquées 
avant  lui,  touchant  I9  rôle  de  Marie  dans  la  Sainte 
Famille  et  dans  l'Eglise,  et  touchant  sa  sainteté 
personnelle. 

Augustin  s'appuie  sur  l'Evangile  pour  revendiquer 
expressément,  comme  dû  à  Joseph,  le  titre  d'époux 
de  Marie  ;  d'autant  qu'il  trouve  réalisés  dans  leur 
union  les  trois  biens  essentiels  du  mariage  ;  à  sa- 
voir: 1°  la  foi  conjugale,  gardée  inviolablement; 
a"  la  postérité,  car  la  protection  et  l'éducation  du 
Fils  de  Marie  était,  dans  la  pensée  divine,  la  raison 
d'être  de  la  Sainte  Famille  ;  3'  le  sacrement,  car 
cette  union  fut  indissoluble,  comme  l'union  du  Christ 
et  de  son  Eglise,  figurée  dans  le  mariage  humain 
(Eph.,  v,  32).  De  nupliis  et  concupiscentia,  1,  xi,  12, 
P.  L.,  XLIV,  421;  Contra  lalianam  Pelagianum,  V, 
XII,  46.  il'id.,  810. 

Par  ailleurs,  il  insiste  à  maintes  reprises  sur  la 
perpétuelle  virginité  de  Marie  ante  partum,  in  partii, 
post  partum.  Sermo  cLxxxvi  (In  Natali  Domini,  m), 
I,  P.  L.,  XXXVIII,  999: 

...  Le  Créateur  invisible  s'est  fait  visible  pour  nou*  ; 
de  ses  entrailles  fécondes,  la  vierg-e  mère  l'a  mis  au 
monde,  sans  détriment  de  sa  virginité.  Vierge  dans  la 
conception,  vierge  dans  l'enfantement,  vierge  enceinte^ 
vierge  mère,  perpétuellement  vierge.  0  liorame,  pourquoi 
rétonner  ?  Dieu  devait  naître  ainsi,  dès  lors  qu'il  se  fai- 
sait homme.  Telle  il  lit  celle  dont  il  devait  être  fait... 

Sermo  clxxkviii  (In  Natali  Domini,  v),  4,  P,  /,., 
XXXVIII,  lou/,  : 

Célébrons  avec  joie  le  jour  qui  vit  naître  de  Marie  le 
Sauveur,  d  une  femme  mariée  TAuteur  du  mariage,  d'une 
vierge  le  Roi  des  vierges;  confiée  à  un  époux,  elle  devint 
mère  sans  époux,  vierge  avant  le    mariage,  vierge    dans 


le  mariage,  vierge  dans  renfantemcnt,  vierge  dans  l'al- 
laitement. Par  sa  naissance,  le  Fils  tout  puissant  n'a 
point  ravi  la  virginité  à  la  sainte  Mère  qu'il  avait  choisie 
pour  naître  d'elle.  C'est  un  bien  que  la  fécondité  du  ma- 
riage ;  c'est  un  plus  grand  bien  que  l'intégrité  de  la  vir- 
ginité. L'homme  Christ,  pouvant  donner  l'un  et  l'autre 
(car  il  est  à  lu  fois  homme  et  Dieu),  devait,  en  donnant  à 
sa  mère  le  bien  cher  aux  époux,  lui  laisser  le  plus  grand 
bien  que  les  vierges  préfèrent  à  la  maternité.  Aussi  la 
sainte  Eglise  vierge  célêbre-t-elle  aujourd'hui  l'enfante- 
ment de  la  Vierge.  A  elle  s'adressent  les  paroles  de 
l'Àpotre  :  Je  vous  ai  destinée,  vierge  chaste^  à  un  seul 
époux,  le  Christ.  Où  trouver  la  vierge  chaste,  parmi  une 
si  grande  multitude  de  l'un  et  de  l'autre  sexe,  parmi  non 
seulement  tant  d't'ufantg  et  de  vierges,  maïs  tant  d'époux, 
tant  de  pères  et  de  mères.'  Où  la  trouver,  dis-je,  cette 
vierge  chaste,  sinon  dans  l'intégrité  de  la  foi,  de  l'espé- 
rance et  de  la  charité  ?  Voulant  donc  faire  la  virginité 
dans  le  cœur  de  l'Kglise,  le  Christ  commença  par  la  gar- 
der dans  le  cœur  de  Marie.  Dans  les  mariages  humains, 
une  femme  est  livrée  à  un  époux,  afin  de  n'être  plus 
vierge;  l'Eglise  ne  pourrait  être  vierge  si  elle  n'avait 
trouvé  pour  époux  le  l'ils  de  la  Vierge. 

Mère  du  Christ  selon  la  chair  et  des  chrétiens  se- 
lon l'esprit,  Marie  associe  d'une  façon  unique  aux 
gloires  de  la  virginité  cellesde  la  maternité.  De  sancta 
virginitate^  vi,  P,  /,.,  XL,  899  : 

Seule  entre  les  femmes,  Marie  est,  non  seulement 
d'esprit  mais  de  corps,  à  la  fois  mère  et  vierge.  Desprit, 
elle  est  mère,  non  pas  sans  doute  de  notre  Chef  et  Sau- 
veur, de  qui  plutôt  elle  est  née  selon  l'esprit,  car  tous 
ceux  qui  croient  en  lui  — ■  et  elle  est  du  nombre  —  mé- 
ritent d'être  appelés  fils  de  l'Epoux  ;  mais  bien  de  nous, 
qui  sommes  ses  membres  ;  car  elle  coopéi-a,  par  sa  cha- 
rité, à  la  naissance  des  fidèles  dans  l'Eglise,  des  mem- 
bres de  ce  Chef.  De  corps,  elle  est  mère  de  notre  Chef 
même.  Il  fallait  que,  par  un  insigae  miracle,  notre  Chef 
naquît  selon  la  chair  d'une  vierge,  pour  indiquer  que  ses 
membres  naîtraient,  selon  l'esprit,  de  l'Eglise  vierge. 
Ainsi  Marie  est-elle,  d'esprit  et  de  corps,  mère  et  vierge  ; 
mère  du  Christ  et  vierge  du  Christ. 

Dans  le  De  natnra  et  gratia,  qui  appartient  au 
début  de  la  controverse  pélagienne  (4  i5),  Augustin 
combat  l'assertion  de  Pelage,  d'après  laquelle  il  y 
aurait  ici-bas  des  hommes  sans  péché.  Pelage  a  cité 
de  saints  personnages  de  PAncien  Testament  :  Abel, 
Enoch,  Melchisédech,  Abraham,  Isaac,  Jacob...,  Jo- 
seph époux  de  Marie,  Jean  (le  précurseur).  Outre 
les  hommes,  des  femmes  :  Debbora,  Anne  mère  de 
Samuel,  Judith,  Esther.  Anne  tille  de  Phanuel,  Eli- 
sabeth, enlin  la  mère  du  Seigneur,  «  qu'on  doit,  dit- 
il,  déclarer  exempte  de  péché  ».  Augustin  commence 
par  mettre  hors  de  cause  la  Sainte  Vierge  Marie,  au 
sujet  de  laquelle  l'honneur  du  Seigneur  ne  permet 
pas  de  soulever  la  question  du  péché  ;  car  Jusqu'où 
a  pu  s'étendre  la  grâce  particulière  accordée,  pour 
triompher  du  péché,  à  celle  qui  devait  concevoir  et 
enfanter  le  Seigneur  entièrement  exempt  de  péché  ? 
Donc,  Marie  étant  mise  hors  de  cause,  si  l'on  inter- 
rogeait tous  ces  saints  et  toutes  ces  saintes  et  si  on 
leur  demandait;  «  Etiez-voussans  péché?  »  Que  ré- 
pondraient-ils? Ce  que  répond  Pelage,  ou  bien  ce 
que  répond  l  apôlre  saint  Jean  (I/o.,  i,  8):  a  Si  nous 
prétendons  être  sans  péché,  nous  nous  trompons 
nous-mêmes,  el  la  vérité  n'est  pas  en  nous  »?  De  na- 
tnra et  ^ratia^  xxxvi,  ^2,  P.  î-,  XLIV,  267. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  discuter  si  l'alTirmation 
d'Auî^uslin  s'étend  à  l'immaculée  conception  de  Ma- 
rie. Deux  textes  paraissent  le  suggérer,  Contra  lii- 
lianum  Pelagianum  V,  xv,  5^,  P.L.,  XLIV,  8i5  ;  Opus 
iniperf.  contra  /«/('armm,  IV,  cxxii,  P./..,  XLV,  1^18. 
(L'objection  tirée  de  Op.  imp.^  VI,  xxii,  i553,  ne 
porte  pas.)  Mais  pour  l'exemption  aljsolue  de  toute 
faute  actuelle,  aucun  doute  n'est  possible  sur  la  pen- 
sée d'Augustin. 

Voir    :    Ph.   Fhiedrich,    Die    Mariologie    des    hl. 


187 


MARIE,  MÊEE  DE  DIEU 


188 


Augustinus,  Kôln,  1907;  Portauk,  art.  Augustin, 
dans  Dictionnaire  de  théologie  catholique  (1908), 
col.  2'i-^li.  2875. 

Voir,  en  général,  sur  cette  période  : 

Cardinal  J.  H.  Nbwman,  Bu  culte  de  la  sainte- 
Vierge  dans  l'Eglise  catholique  (Lettre  adressée  en 
i805  au  D''  Pusey  à  l'occasion  de  son  Eirenicon)- 
Traduction  revue  et  corrig-ée  par  un  bénédictin  de 
Farnborougli  (Paris,  1908);  —  T.  Lnius,  The  Bles- 
sed  Virgin  in  the  Fathers  of  the  first  six  centuries, 
London,  1896  (surtout  documentaire);  —  F.  A.  von 
Lbuner,  Die  Marienverehrung  in  den  ersten  Jahrhun- 
derten,  2"  Aufl.,  Stuttgart,  1888. 


III. 


PRINCIPALES  PREROGATIVES  DE  MARIE 


L'iiomniage  des  siècles  chrétiens,  constamment 
renouvelé  envers  Marie,  devait  à  la  longue  se  cris- 
talliser dans  certaines  appellations  particulièrement 
expressives  et  par  là  même  chères  à  la  piété  des 
lidèles.  Le  llorilège  connu  sous  le  nom  de  Doctrina 
Patrum,  et  qui  représente  probablement  un  dossier 
christologique  recueilli  en  vue  du  vi'  concile  œcu- 
ménique (680),  énumère  jusqu'à  54  appellations  plus 
ou  moins  usitées  envers  Marie.  Doctrina  Patrum,  éd. 
DiBKAMP,  Miinster  i.  W.,  1907,  c.  xxxviii,  p.  agi. 
Mais  toutes  les  invocations  de  cette  litanie  sont  loin 
de  présenter  un  égal  intérêt.  Entre  les  principaux 
noms  de  Marie,  nous  en  choisirons  trois  qui,  par 
leur  plénitude  de  sens  et  leur  difTusion  universelle, 
s'imposèrent  à  l'attention  et  appellent  un  commen- 
taire historique  et  dogmatique. 

I.  Marie,  mire  de  Dieu,  Qsoz'Mi,  Ce  nom  apparaît 
probablement  au  troisième  siècle  et  devient  très  com- 
mun au  quatrième. 

II.  Marie  toujours  vierge,  'AiiTrào^oo;.  Ce  nom  ap- 
paraît au  quatrième  siècle. 

III.  Marie  toute  sainte,  llvMy.yiy..  Ce  nom  apparaît  à 
l'époque  byzantine,  en  tant  que  nom  propre  de  la 
Vierge. 

Nous  n'avons  pas  à  redire  que  les  idées  traduites 
par  ces  noms  remontent  à  l'origine  même  du  chris- 
tianisme, mais  à  marquer  quelqites  étapes  de  leur 
développement. 

1°  Maternité  divine. 

On  a  vu  (col.  i3g)  comment  le  titre  de  lUère  de 
Dieu  est,  en  toute  rigueur,  dû  à  Marie,  puisque  Jésus 
a  reçu  d'elle  tout  ce  qu'un  (ils  reçoit  de  sa  mère,  et  ce 
fils  est  Uieu.  Le  texte  de  saint  Luc  suffit  à  fonder  la 
conclusion  ;  elle  a  été  déduite  par  des  Pères  très 
anciens;  qu'il  suffise  de  rappeler,  pour  le  deuxième 
siècle  commençant,  saint  Ignace  d'Antioche  ;  pour 
le  deuxième  siècle  finissant,  saint  Irénée  de  Lyon. 
Les  textes  ont  été  traduits  ci-dessus;  voici  les  mots 
essentiels:  Saint  Ignacb,  Ad  Ephesios,  xviii,  2  :    0 

0£5î     rnxCfj      'lr,7'j\Ji    i   Xpi7zi(     'ty.uo-YOprfii]     iiT.i    iXypirn    x«T  ' 

oUoiioit.ir>j  Qto'j  ix  <!'népfu/.TOi  H-^''  ^v.jiS,  U-jcù/jLxr'^i  Sk  àr/ioxi. 
Saint  Irénke,  Adv.  Haer.,  111,  xxi,  10,  P.  G.,  VII, 
955  :  Jiecapitulans  in  se  Adam  ipse  Verbum  existens 
ex  Maria. 

Un  seul  point  reste  à  éclaircir  :  quand  et  comment 
le  nom  de  mère  de  Dieu  —  Sut-m:,  deipara  —  entra- 
t-il  dans  l'usage  courant  ?  Au  v«  siècle,  Xestorius 
s'insurgea  contre  ce  nom,  comme  étant  une  fâcheuse 
nouveauté.  Voir  ses  discours  traduits  par  Marius 
Mercator,  p.  L.,  XLVIII,  notamment  Serm.  i,  6.  7; 
in;  IV,  1.  3  ;  V,  1 .  2.  3.,  XII,  6.  7,  où  il  flétrit  le  «seroxo; 
comme  un  terme  hérétique,  cher  aux  Apollinaire, 
aux  Arius,  aux  Eunomius.  Il  recommande  yciiz'.-ir.ai, 
Serm.  II,  p.  765  ;  v,  8-9;  xii,  32;  approuve  aussi 
6mô«>;;:,  VII,  48,  p.  800;  Unit  par  admettre  ad  duri- 
tiem   éeîTuzî;,   à   condition  qu'on   ne   le   sépare  pas 


d'ôaOp<o-mxo;,  V,  5  ;  xii,  6.  7.  8.  9. 10.  II.  23.  3i  ;  xni,  7. 
Dans  son  apologie  écrite  après  sa  condamnation,  il 
délie  saint  Cyrille  de  lui  montrer  ce  terme  chez  les 
Pères,  et  au  cas  où  on  le  découvrirait  dans  leurs 
écrits,  accepte  d'avance  l'anathème. 

Voir  Nkstorius,  Le  litre  d'Héraclide  de  Damas, 
traduit  en  français  par  l'abbé  F.  Nau  (sur  l'édition 
syriaque  du  K.  P.  Bkoja?<),  Paris,  1910,  p.  i54  : 

Pourquoi  donc  m'avez-vous  condamné.'...  Est-ce  parce 
que  j'ai  reproché  (à  Cyrille)  d'avoir  menti  au  sujet  des 
Itères,  parce  qu'il  disait  que  les  Pères  ont  appelé  la  Sainte 
Vierj^e  mère  de  Dieu,  lorsqu'ils  ne  font  pas  même  men- 
tion de  la  nativité?  Est-ce  pour  cela  que  vous  m'avez 
ex^'lu?  Il  ne  taut  faire  g^râce  à  personne.  Si  cette  parole 
(mère  de  Dieui  a  été  utilisée,  dans  la  discussion  de  la  foi, 
parles  Pères  de  Nicée,  à  l'aide  desquels  il  combat  contre 
moi,  lise/,  la,  ou  si  elle  a  été  dite  par  un  autre  concile  des 
orthodoxes.  Car  elle  vient  des  hérétiques,  de  tous  ceux 
qui  combattent  lu  divinité  du  Christ;  mais  elle  n'a  pai 
été  dite  par  ceux  qui  ont  adhéré,  dans  leur  foi,  aux  ortho- 
doxes. Car  si  on  montrait  qu'elle  a  été  dite  par  un  concile 
des  orthodoxes,  alors  moi  aussi  je  onfesserais  que  j'ai 
été  condamné  comme  un  adversaire;  mais  si  pensonne  n'a 
employé  cette  expression,  tu  t'es  élevé  dans  ton  audace 
pour  introduire  [une  parole  étrangère  à  la  foi].  C'est  pour 
cela  que  je  te  [mettais  en  demeure],  pour  te  montrer  que 
cette  expression  n'avait  pas  été  employée  par  les  Pères. 

Voir  encore  ihid.,  p.  91,  92,  97,  i3i ,  i63,  170,  171 , 
260,  26a  ;  et  M.  JuGiK,  Neslorius  et  la  controverse 
nestorienne,  p.  118-126,  Paris,  1912. 

Le  déli  de  Nestorius  était  facile  à  relever.  Saint 
Cyrille  avait  déjà  répondu  dans  l'Apologie  de  son 
premier  anatkématisme,  P.  G.,  LXXVI,  32oAB  : 

Sur  le  mystère  de  l'Incarnation  du  Kils  de  Dieu,  le  très 
éclniré  Jean  s'est  exprimé  en  termes  précis  ;  Le  Verbe 
s'est  fait  chair  et  a  habité  parmi  nuus.  Ce  qu'entendant 
correctement,  les  bienheureux  Pères  assemblés  jadis  à 
Nicée  on  dit  que  le  Verbe  même  engendré  du  Père,  pur  qui 
le  Père  a  fait  toutes  choses,  lumière  de  lumière,  vrai  Dieu 
de  vrai  Dieu,  s'est  fait  chair  et  s'est  fait  homme;  en  d'au- 
tres ternies,  qu'il  s'est  uni  à  une  chair  possédant  une 
âme  raisonnable  et  s'est  fait  homme  en  demeurant  Dieu... 
Diius  cette  pensée,  les  bienheureux  Pères  ont  appelé  la 
Sainte  Vierge  mère  de  Dieu,  croyant  qu'elle  a  engendre  le 
Fils  fuii  cliair,  fait  homme,  par  qui  le  Père  a  fait  toutes 
choses.  Contre  cette  doctrine,  Nestorius,  inventeur  de 
nouveaux  blasphèmes,  s'élève  en  dénaturant  et  réprou- 
vant le  nom  de  mère  de  Dieu... 

Encore  que  le  mot  ©îoto'xo;  ne  fût  pas  inscrit  dans 
le  symbole  de  Nicée,  il  était  appelé  par  la  doctrine 
que  ce  symbole  consacrait  ;  les  Pères  de  Nicée,  saint 
Athanase  en  tète,  l'entendirent  ainsi  et  s'exprimèrent 
en  conséquence;  c'est  pourquoi  Nestorius  était  con- 
damné par  la  tradition  explicite  du  quatrième  siècle, 
aussi  bien  que  par  la  logique  du  dogme;  saint 
Cyrille  triomphait  sur  l'un  et  l'autre  terrain. 

Voici  quelques  indications  sur  la  question  histo- 
rique. 

Faut-il  compter  Origine  parmi  les  témoins  du 
0=5To>îç?  La  chose  reste  douteuse,  malgré  une  asser- 
tion positive  du  v«  siècle  :  Socratb,  //.  E.,  VU, 
XXXII,  P.  G.,  LXXVU,  812  AB,  constate  que  les 
anciens  n'ont  pas  fait  difficulté  d'appeler  Marie 
.Mère  de  Dieu.  11  cite  Eusèbb,  Vie  de  Constantin,  III, 
XLUI,  et  poursuit  : 

Origène,  en  son  tome  1"  sur  l'cpitre  de  l'.Apôtre  aux 
Romains,  examinant  en  quel  sens  Marie  est  dite  mère  de 
Dieu,  traite  longuement  la  question.  D'où  il  ressort  que 
Mestorius  ignorait  les  écrits  des  anciens.  C'est  pourquoi, 
je  le  répète,  il  prend  ombrage  d'un  mot. 

Nous  ne  possédons  pas  le  texte  original  du  com- 
mentaire d'Origène  sur  l'épîlre  aux  Romains,  mais 
seulement    une  traduction  latine,  due  à  la   plume 


189 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


190 


souvent  iniidèle  de  Rufln  :  or  il  faut  avouer  que  le 
texte  de  Rulii.  ne  renferme  pas  le  dcveloppeiuent 
auquel  a  fuit  allusion  Socrate. 

Nous  ne  ferons  pas  état  de  VEpistola  synudica  du 
concile  d'Antioche  (26^)  à  Paul  de  Samosate,  qui 
nous  a  été  conservée  sous  le  nom  de  saint  Denys 
d'Alkkandbib,  el  où  le  mot  0sotox«;  revient  plusieurs 
fois,  Mansi,  Concilia,  t.  I,  p.  io33  sqq.,  car  cette 
pièce  est  généralement  reconnue  apocryphe.  Voir 
Hbi-ble-Lbclercq,  Ilistuire  de»  Conciles,  t.  1,  p.  198. 

D'ailleurs  la  tradition  alexandrine  ne  tarde  pas  à 
se  prononcer  nettement  pour  l'emploi  de  l'expres- 
sion  fc)EîT5>tî;. 

Selon  Philippe  de  Sidè  (1"  moitié  du  v*  siècle), 
PiBRius,  chef  de  l'école  catéchétique  d'Alexandrie  au 
début  du  iv"  siècle,  était  l'auteur  d'un  Aoyo^  tte/si  -li 
0ÎÎTC/C1U.  Fragments  de  Philippe  de  Sidè,  édités  par 
DE  BooR  dans  Texte  und  Untersuctiungen,  V,  n, 
p.  i05-i84(i888). 

Nous  avons  cité  plus  haut  des  textes  très  expres- 
sifs de  saint  Pierre  d'Alexandrie,  l'évéque  martyr 
(•j-3ii).  notamment  un  texte  syriaque,  d'oii  il  est 
permis  de  conclure  à  la  présence  du  mot  ©«toz^î  dans 
le  grec  original  (col.  l'jk)- 

Saint  Alexandre  d'Alexandrie  (-[•  828),  qui  fut  l'un 
des  Pères  du  concile  de  Nicée,  écrivant  à  Alexandre 
de  Constantinople  au  début  de  la  crise  arienne,  dit 
en  propres  termes  (ap.  Thi':odoret,  //.  E.,  1,  iv,  5^, 
P.  G.,  XVIII,  568  G)  : 

Nous  croyons  à  la  résurrection  d'entre  les  morts,  dotit 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ  fut  les  prémices,  ayant  revêtu 
réellement  et  non  en  apparence  un  corps  pris  de  Marie 
mère  de  Dieu . 

...  'Ex  vmpôiv  «y«Tr«ïly  oi'ëv-lM&v,   ^^  Oi~aip'/r,   -jiyo'JVJ  à    l\ùpiOi 

Saint  Athanasb  (•{- S^S),  Oratio  III contra  Arianos, 
xiv.  XXIX.  xxxiii,  P.  G.,  XXVI,  349  C,  385  A,  SgS  B; 
Ve  Incainatione  Dei  Verhi  et  contra  Arianos,  viii. 
XXII,  P.  G.,  XXVI,  996  A,  1025  A;  Devirginitale,  m, 
P.  G.,  XXVIII,  256  G. 

PsEUDOATHANASE,  Or,  IV  contra  Arianos,  xxxii, 
P.  G.,  XXVI,  519  li;  Contra  Apollinarium,  II,  iv.  xii. 
XIII,  P.  G.,  XXVI,  1097  G,  iiiS  C,  1116  B. 

DiDYME  l'aveugle,  d" Alexandrie  (•}- 3y8)  De  Trini- 
tate,  I,  xxxi;  II,  iv;  III,  vi.  xli,  P.  G.,  XXXIX, 
421  B,  48i  C,  484  A,  848  G,  988  D. 

Les  Eglises  de  Syrie  et  d'Asie  Mineure  saluaient 
Marie  du  même  nom. 

Saint  EusTATUE  d'Antioche,  autre  grande  figure  du 
concile  de  Nicée,  commente  dans  une  homélie  la  pa- 
role dite  par  Jésus  à  Marie  du  haut  de  la  croix,  et 
ajoute  :  «  Dès  lors  le  disciple  prit  cht2  lui  la  Mère 
de  Dieu  »  (fragment  syriaque  édité  par  Pitka,  Ana- 
lecta  sacra,  t.  IV,  p.  210). 

On  retrouve  le  mot  Qsorii^c;  dans  l'homélie  éditée 
sous  le  nom  du  même  Père  par  K.  Gavalleha,  .'>'.  Eus- 
tatkii  episcopi  antiocheni  in  Lazariim,  Mariam  et 
Martham  homilia  christologica,  18,  Paris,  igo5. 

L'empereur  Gonstantin  —  ou  l'auteur  du  discours 
qu'Eusèbe  lui  attribue — ,  affirmait  sans  ambages  la 
maternité  divine  de  Marie,  comme  une  chose  connue 
de  tous.  On  remarquera  l'arôme  tout  païen  de  ses 
expressions  conservées  par  Eusèbe,  Oratio  ad  sanc- 
toruni  coetuni,  xi,  P.    G.,  XX,   1266  A  :  Xwpij   -/àpToi. 

y-opr,, 

Eusèbe  lui-même  (-]•  34o)  parle  de  la  bonne  nou- 
velle portée  par  l'ange  à  la  Mère  de  Dieu,  Contra  Mar- 

rellum.  II,  I,    P,    G..    XXIV,    'J77    B    :    Eùay-/£/iÇs/^.£vî:j  Tr,i 

Hi^T./^i/.  Au  sujet  de  la  munificence  de  l'impératrice 
Hélène  envers   le  sanctuaire  de   Bethléem,  il  écrit, 


De  Vila   Constantini,  III,  xliii,  P,   G.,  XX,  no4   A  : 

lîaTiy  c^  y;  Ô£07£C£(jTaT>î  r-/ii  &£oràxou  t/,v  xuyi^iv  fivvjpiavi  6au/j.v.Œrot^ 
/.c/.Tixo'jpisi.  —  Gf.  In  Psalm.  cix,  4>  P-  G.,  XXIII, 
i344.  —  Pour  Eusèbe,  (àicxixoi  n'est  pas  une  simple 
épilhète,  mais  proprement  une  appellation  de  Marie. 

Un  des  gricl's  de  l'empereur  Julien  l'apostat(-i-  363). 
contre  les  chrétiens,  était  qu'ils  avaient  toujours  ce 
nom  à  la  bouche.  GvniLLE  d'Alexandrie,  Contra 
Iulianum,\.  VIII,  P.  G.,  LXXVI,  924  D  :  'A;;  ù 
t)ècii,  yr)Ti.v  lîu/iavo;,  ix  %eoù  xa&'  û/Aàç  è  A070;  iurt,  xc/St  zr,^ 
oùcrifxi  èçé^u  toù  Ilar^o';,  &îOTdxov  ùpisc^  xvO'  6rou  rr^y  Ilv.pOivov 
titai  f/KT:  ;  lliB;  yUp  «v  réxoi  Qem  a.-j6 pomoi  "iiutt.  xa.O'  ii/^ài; 
Saint  Basile  (-{-  368),  IJom,  in  sanctam  Christi  gene- 
rationem,  m,  P.  G.,  XXXI,  i468B. 

Saint  Grégoire  de  Nazianzb  (-j-  389),  Or.  xxxix, 
i,P.   G.,  80  A;  Ep.  Ad  Cledontum,  p.  G.,  XXXVII, 

177     G    :    Ei'    Tiç   où   diOTOxyj   t>:j    à.-/ir».-j    }A'xp(y:j   li7ro/K/uC«»8t, 

jjw/sij  èiTi  T>75  teTV7To;.  Le  même  docteur  n'est  pas  moins 
expressif  dans  ses  poésies.  Il  montre  Dieu  conçu  et 
naissant  de  la  Vierge.  Carmina  theologica,  I,  x.  De 
Incarnalione,  adversus  Apollinarium,  w.   21-24,  49  : 

'Ey  ycf.p  à.yvrj  TTapôivu 
KuifjxeTXi  re  xai  "npoépyizv.t.  0£o;. 

O'j.0i  OcO'î   Tfi  XVÀ   fîpOTC^,  C6i^Wy  jUt  '  Ô/.OV, 

1 104  vooùfj.evdi  Te  xcfi  6pdip.£V0i* 


T(4  Y)  Qsoù  yévvy^'7ii  SX  f^ç  n 


y.pfjz'jou  ; 


Saint  Grégoirk  de  Nysse  (-j-  394),  In  Christi  resur- 
rectionem  Or.  11,  P.  G.,  XLVI,  648B;  Or.v,  In  Christi 
resurrectionem,   P.  G.,  XLVI,  688  C  : 

De  même  que  Marie,  mère  de  Dieu,  vierge  étrangère  à 
l'hymen,  sans  le  dénouement  de  !a  douleur,  par  la  volonté 
de  Dieu  et  la  grâce  de  l'Esiirit,  mit  au  monde  le  Créateur 
des  siècles.  Dieu  Verbe  de  Dieu  ;  ainsi  ia  terre,  de  son  pro- 
pre sein,  comme  dénouement  des  douleurs  de  mort,  rendit 
sur  l'ordre  (divin)  le  maître  dos  Juifs  :  car  elle  ne  pouvait 
retenir  ce  corps   devenu  véhicule  d'immortalité. 

Ep.  m,  P.  G.,  XLVI,  1024  A,  non  content  d'ap- 
prouver le  mot  Oiorixoi,  Grégoire  réprouve  le  mot 
àvBpanoToxoi,  employé  par  certains  novateurs  :  M/;  t/,v 
v.yiy.v  Wa.pOho-j  Tr,v  OsOTOxov  i:ÔJp-Yi7i  rtç  rip.dv  xv.l  àv^^wTTOTCxov 
etTTErv,  OTiEp  àxojopiv  Ttvv-i  è?  aùràiy  àcet^ij;  '/éysiv  ', 

Saint  Cyrille  de  Jérusalem,  Cateches.,  x,  19  (en 
348),  P.  G.,  XXXIII,  685  A. 

Dès  lors,  on  comprend  saint  Cyrille  d'Alexan- 
drie, au  temps  du  concile  d'Ephèse,  écrivant  à  Acacb 
de  Bérée,  Ep.  xiv,  P.  G.,  LXXVll,  97  A  B  : 

Que  ferons-nous,  frappés  d'anathème  dans  l'Eglise 
orthodoxe  avec  les  saints  Pères  ?  Car  je  trouve  dans  leurs 
écrits  que  l'évoque  d'illustre  mémoire,  Athanase,  a  sou- 
vent appelé  .Marie  mère  de  Dieu  ;  de  même  notre  bienheu- 
reux pore  Tliéupliile,  et  beaucoup  d'autres  saints  évêques 
de  ces  temps- là;  Basile,  Grégoire,  et  aussi  le  bienheureux 
Atticus.  Aucun,  dis-je,  des  Pères  orthc-doxes  n'a  craint  de 
l'appeler  mère  de  Dieu,  puisqu'on  vérité  l'Emmantiel  est 
Dieu.  Ainsi  les  saints  Pères  qui  sont  devant  Dieu,  sont 
anolliènip,  et  avec  eux  tous  ceux  qui  suivent  la  doctrine 
de  vérité. 

Parmi  les  cinq  noms  mentionnés  dans  cette  lettre, 
figurent  deux  patriarches  d'Alexandrie  (Athanase 
et  Théopuile),  et  deux  patriarches  de  Constantino- 
ple (Grégoire  et  .\tticus).  Le  cinquième  est  un  doc- 
teur de  l'Eglise,  saint  Basile  de  Gésarée. 

Antiociius  (évèque)  de  Ptolémais  (-{-  4o8)  cité  par 
par  saint  Cyrille  d'Alexandrie, />e  recta  fide  adregi- 
Hfls.x,  P.  G.,  LXXVI,  I2j3  G. 

Ammon  (évêque)  d'Andrinople,  cité  par  saint 
Cyrille  d'Alexandrie,  De  recta  jlde  ad  reginas,  x, 
P.  G.,  LXXVI,  i2i3  D. 

Saint   Cyrille    mentionne,    ibid.,    d'autres    Pères 


191 


MARIE,  MÈRE  DE  DIEU 


192 


orientaux    qui   professent  la   même    doctrine,   s'ils 
n'usent  pas  des  mêmes  termes. 

Nommons  encore  saint  Proclus  (év.  de  Cyzique  ; 
mort  en  446  év.  de  Conslantinople),  défenseur  du 
&€orixcti  contre  Nestorius  avant  le  concile  d'Ephèse. 
Voir  P.  G.,  LXV,  68i  A. 

Thkouote  d'Ancyrk,  Homilia  lecta  in  synodo, 
Cyrillo  praesente,  a.  m.  P.  G.,  LXXVIl,  iS'ja. 

Tous  ces  auteurs  —  parmi  lesquels  il  n'y  a  pas 
seulement  des  prêtres  ou  des  évêques,  mais  un  caté- 
chumène (l'empereur  Constantin)  et  un  païen  (l'em- 
pereur Julien)  — ,  témoignent  pour  l'Eglise  grecque 
du  IV"  siècle  et  du  v"  siècle  commençant. 

Saint  Ei'HREM  (•}-  vers  SjS)  témoigne  pour  l'Eglise 
de  Syrie.  Parmi  ses  innombrables  prières  à  la  Vierge, 
l'une  commence  :  llv.p6iv€  Sé^noivy.  ©coto'xs  xs;/a^(Tw^ev/3, 
0pp.  graeca,  éd.  Romœ,  t.  III,  p.  52^  ;  quatre  autres 
commencent:  Ïl«p0évc  Sé7noij«@soTixe,i\Htl.,  p.  526.543. 
548.  55i  ;  c'est  pour  lui  une  formule  stéréotypée.  Voir 
encore //>7nni   et  sermones,  éd.  Lamy,  t.  Il,  6o8,  etc. 

L'Occident  latin  s'est  laissé  devancer  par  l'Orient 
pour  la  mise  en  formule  du  dogme  de  la  maternité 
divine.  Pourtant,  dès  avant  la  fin  du  ii'  siècle,  on  lit 
chez  Tertullien,  Apologelicum,  xxi  :  Iste  igitiir  Dei 
radius..,  delapsus  in  yirginem  quandam  et  in  utero 
eius  caro  figuratus,  nasciliir  Itomo  Deo  mixtus. 

Saint  HiLAiRB  nu  Poitiers (-j-  36;),  De  Trinitale,  II, 
XXV,  P.  /..,  X,  66  C  :  Inenarrabilis  a  Deo  originis  uiius 
untgenitus  Deus,  in  corpusculi  humani  formam  sanc- 
tae   Virginis  utero  insertus,  accrescit. 

Saint  Ambhoise  de  Milan  (fig'j).  De  virginibus,  II, 
II,  7,  P.  L.,  XVI,  209  A  :  Quid  nobilius  Dei  matre  ? 
Quid  splendidius  ea  quam  Splendor  elegit?  —  Ihid., 
II,  II,  i3,  210  G  :  Quamfis  mater  Dornini,  discere  lu- 
men praecepta  Dumini  desiderubat ;  et  quae  Deuin 
genuerat,  Deum  iamen  scire  cupiebat.  —  De  virgini- 
tate,  XI,  65,  P.  /,.,  XVI,  282  G  :  Maria...  virgo  cou- 
cepit.  virgo  peperit...  Dei  Filium.  —  In  Lticam,  1.  II, 
XXV,  P.  t.,  XV,  i56i  G  :  Mater  Domini  Verbo  fêta, 
Dca  plena  est. 

Au  Concile  romain  qui  prépara  la  condamnation  de 
Nestorius,  on  entendit  le  pape  saint  Cklhstin  réciter 
cette  strophe  de  saint  Ambroise,  empruntée  à  un 
hymne  pour  la  fête  de  la  Nativité  : 

Veni^  Redemptor  gctitiuin, 
Ostende  parLuni  virginis  : 
Miretur  otitiie  saecuJiiin . 
Talis  decet  parias  Deum. 

Mansi,  t.  IV,  55oD. 

Saint  Paulin  de  Nole,  Poema  xxv,  i54,  P.  L.,  LXI, 
636,  célèbre  la  maternité  de  Marie 

Quae  genuit  saUa  virginitate  Deum. 

Et  encore,  ibid.,  160,  le  mystère 

Quo  Deus  assumpsit  virgine  matre  hominem. 

On  ne  lit  chez  saint  Jérôme  (-j-  420)  ni  l'apiiellation 
Mater  Dei  ni  Deipara;  Marie  est  haljituellemenl 
Mater  Domini,  ainsi  Epp.  xxii,  19.  38;  xxiix,  6; 
XLVi,  2  ;  cxvii,  4.  P.  L-,  XXII,  4o6,  422,  472,  484,  1 199; 
De  perpétua  t'irginitate  B.  Mariae,  xiv,  P.  /..,  XXlll, 
196 C;  Adv.  lovinianum,  I,  xxxi,  P.  /..,  XXIll,  254  A; 
Dial.  adf.  Pelagianos,  I,  xvi,  P.  L.,  XXUI,  5io  D; 
In  lonam,  m.  6  sqq.,  P.  L.,  XXV,  ii42  B;  fn  Agg  , 
II,  i3,  P.  /..,  XXV,  i399  C;  Anecd.  Mur.,  Il,  4i4;  on 
rencontre  Mater  Domini  Sah'atoris,  Ep.  cxx,4,  P.  /., 
XXII,  988;  Mater  Saltaloris,  De  perp.  yirginitale,\\\\, 
P.  L.,  XXUI,  192  .\;  Anecd.  Mar.,  111,  88;  une  fois 
Mater  Virginis  nostri  virgo  perpétua,  Ep.  xlviii,  21, 
P.  L.,  XXII,  5i<).  Par  ailleurs,  saint  Jérôme  insiste 
beaucoup  sur  l'unité  de  personne  en  Jésus  Christ  et 


prélude  à  la  définition  d'Ephèse.  Ainsi,  In  Tit.,  11, 
12  sqq.,  P.  L.,  XXVI,  587  A  :  Neque  vero  alium  lesum 
Christum,  alium  Verbum  dicimus,  ut  noi'a  haeresis 
calumniatur;  sed  eundem  et  ante  saecula  et  post  sae- 
cula  et  ante  mundum  et  post  Mariam,  immo  ex  Maria, 
magnum  Deum  a pp ellamus  Salvatorem  noslrum  lesum 
Christum.  In  Gai.,  I,  1,  P.  L.,  XXVI,  3i3  A  :  Non 
quod  allas  Deus  sit  et  Itomo;  sed  qui  Deus  semper 
erat,  homo  ob  nnslram  saluiem  esse  dignatus  est; 
voir  encore  In  Zach.,  m,  i  sqq.,  P.  L.,  XXV,  i436  C; 
In  .Matt.,  xxviii,  2.3,  P.L.,  XXVI,  216  B.  Il  ne  craint 
pas  d'écrire,  In  h.,  vu,  i5,  P.  L.,  XXIV,  1 10  A  :  Non 
mireris  ad  rei  novilatem,  si  virgo  Deum  pariât,  affir- 
mant par  ces  trois  mots  la  maternité  divine  avec  la 
maternité  virginale.  —  Voir  J.Niessen,  Die  Mariolo- 
gie  des  hl.  Dieronymus,  p.  i55. 

Saint  Augustin  (-j-  43o)  n'emploie  pas  non  plus  le 
mot  Deipara,  mais  il  en  donne  maintes  fois  le  com- 
mentaire. Citons  un  seul  exemple,  Serm.,  ccxci  (/« 
natali  loannis  liaptistae,  v),  6,  P.  L,,  XXXVIIl,  1319  : 
Quid  es,  quae  postea  paritura  es.'  Unde  meruisti? 
Unde  hoc  accepisti?  Unde  fiet  in  te  qui  fecit  te  ?  Unde, 
inquam,  tibi  hoc  tantum  bonum?  Virgo  es,  sancta  es, 
votum  vovisti;  sed  multum  quod  meruisti,  imo  vero 
multum  quod  accepisti.  Nam  unde  hoc  meruisti?  Fit 
in  te  qui  fecit  te,  fit  in  te  per  quem  facta  es  ;  immo 
vero  per  quem  factum  est  caelum  et  terra,  per  quem 
facta  sunt  omnia,  fit  in  te  Verbum  Dei  caro,  acci- 
piendo  carnem,  non  amittendo  divinitatem.  Et  Ver- 
bum iungitur  carni,  et  Verbum  copulatur  carni ;  et 
huias  tanti  coniugii  thalamus  utérus  tuus...  —  Au 
commencement  du  v°  siècle,  la  Gaule  avait  vu  poindre 
l'hérésie  christologique  destinée  à  refleurir  en  Orient 
avec  Nestorius  :  un  moine  nommé  Lbporius,  après 
avoir  professé  cette  erreur,  la  rétracta  devant  plu- 
sieurs évèques  d'Afrique,  au  nombre  desquels  ligure 
saint  Augustin.  Nous  possédons  sa  rétractation,  con- 
tresignée ijar  l'évêque  d'Hippone;  on  y  lit,  Libellus 
emendationis,  m,  P.  I..,  WXi,  122415  :  Ergo  confite- 
mur  Dominum  ac  Deum  nostrum  lesum  Christum, 
unicum  Filium  Dei,  qui  ante  saecula  natus  ex  Pâtre 
est,  novissimo  tempore  de  Spiritu  sancto  et  Maria 
semper  virgine  factum  hominem  Deum  natum... 

Ce  dépouillement  de  la  tradition  patristique  anté- 
rieure au  concile  d'Eplièse  ne  prétend  pas  être  com- 
plet ;  il  ne  porte  d'ailleurs  que  sur  les  débris  qui  nous 
ont  été  conservés,  non  sur  tous  les  éci-its  des  Pères 
de  ces  premiers  siècles.  Mais  déjà  il  nous  donne  le 
droit  d'affirmer,  contre  la  prétention  de  Nestorius, 
que  dès  lors  la  liltéralure  du  6c-st«î;  était  immense. 
El  il  explique  la  condamnation  de  l'hérésiarque. 

L'attention  de  Rome  avait  été  mise  en  éveil  par 
certains  écrits  anonymes,  qui  circulaient  sous  le  man- 
teau et  qu'on  soupçonnait  venir  de  Constanlinople. 
L'unité  de  personne  dans  le  Clirist  y  était  méconnue. 
Au  cours  de  Tannée  429,  le  pape  Gélestin  et  les  évo- 
ques d'Italie,  profondément  scandalisés,  en  écrivirent 
à  Cyrille  patriarche  d'Alexandrie.  Vers  le  même 
temps,  Nestorius  entrait  en  correspondance  avec  le 
Saint  Siège  au  sujet  d'une  autre  controverse  qui  inté- 
ressait l'Orient  et  l'Occident.  Depuis  la  condamnation 
du  pélagianime  par  le  pape  Zosime  (4i8),  les  chefs 
de  cette  secte  avaient  trouvé  un  refuge  à  Constanli- 
nople. Ils  avaient  cherché  à  s'appuyer  sur  l'empereur 
et  sondèrent  le  nouveau  patriarche.  A  celle  occasion, 
Nestorius  écrivit  donc  au  pape  Céleslin,  En  même 
temps,  il  le  mit  au  courant  des  discussions  soulevées, 
autour  du  ©iirozs;.  Ne  recevant  pas  de  réponse,  il 
écrivit  d'autres  lettres  encore,  en  y  joignant  le  texte 
de  ses  homélies. 

D'autre  part,  Alexandrie  était  en  pleine  efferves- 
cence. Là  aussi,  des  écrits  nestoriens  avaient  circulé  ; 
ils   avaient    même    troublé    dans   leur   solitude    les 


193 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


194 


moines  du  désert,  liorames  de  foi  vive  et  de  théologie 
plutôt  courte.  Le  patriarche  Cyrille  ne  put  se  dispen- 
ser d'intervenir.  11  exposa  la  doctrine  catholique  sur 
la  personne  du  Christ,  dans  son  homélie  pascale  de 
l'année  42g  ;  il  y  revint  dans  une  lettre  adressée  aux 
moines  d'Ëg'ypte.  Dans  ces  tlocuments,  le  nom  de 
Nestorius  n'est  pas  prononcé,  mais  sa  doctrine  est 
visée  si  clairement  qu'il  ne  pouvait  manquer  de  s'y 
reconnaître.  Quand  la  lettre  aux  moines  lui  parvint, 
il  éclata  en  invectives  contre  «  l'Egyptien  »  ;  les  re- 
présailles suivirent  de  près.  Tandis  que  deux  de  ses 
amis  entreprenaient  de  réfuter  Cyrille  par  écrit,  lui- 
même  accueillait  les  plaintes  de  trois  clercs  alexan- 
drins condamnés  par  leur  évêque  pour  des  fautes 
graves,  et  manifestait  l'intention  d'évoquer  leur  cause 
à  sa  barre,  comme  évécfvie  de  la  ville  impériale.  Cy- 
rille crut  le  moment  venu  d'adresser  directement  des 
remontrances  à  Nestorius:  il  le  somma  de  mettre  fin, 
par  l'acceptation  loyale  du  0£iTo.<î;,  à  un  scandale  qui 
troublait  toute  l'Eglise;  Nestorius  écarta  la  question 
par  quelques  lignes  dédaigneuses.  Cyrille  revint  à  la 
charge  dans  une  épitre  dogmatique.  Nestorius  répon- 
dit sèchement  par  l'exposition  de  sa  propre  doctrine, 
et  engagea  le  patriarche  d'Alexandrie  à  s'occuper  de 
ses  affaires.  11  n'y  avait  rien  à  gagner  avec  cet  homme 
opiniâtre  :  Cyrille  se  tourna  vers  Rome. 

A  cette  date  —  printemps  43o  —  Rome  voyait  clair 
dans  la  pensée  de  Nestorius.  Le  pape  avait  eu  tout 
le  temps  de  faire  traduire  en  lutin  les  pièces  venues 
de  Constantinople;  sa  conviction  fut  encore  affermie 
par  le  supplément  d'information  que  le  diacre  Posi- 
donius  lui  apporta  d'Alexandrie.  Au  mois  d'août, un 
synode  se  réunit  à  Rome  ;  l'enseignement  de  Nesto- 
rius fut  condamné,  non  pas,  comme  il  devait  s'en 
plaindre  plus  lard,  sur  le  témoignage  de  ses  enne- 
mis, mais  sur  un  vaste  dossier  dont  lui-même  avait 
fourni  la  très  grande  part. 

Nous  n'avons  pas  les  actes  de  ce  synode,  mais  ses 
conclusions  nous  sont  connues  par  quatre  lettres 
pontiflcales  datées  du  1 1  août  ^3o  et  notifiant  à  Nes- 
torius lui-même,  au  clergé  et  au  peuple  de  Constan- 
tinople, à  Cyrille  d'Alexandrie  et  à  Jean  d'Antioche, 
la  sentence  rendue.  Mamsi,  t.  IV,  1026  sqq. 

La  lettre  adressée  à  Nestorius  est  sévère.  Le  pape 
rappelle  la  grande  réputation  acf|uise  autrefois  par 
le  patriarche  de  Constantinople,  et  si  malheureuse- 
ment compromise  par  son  blasphème  ;  ses  lettres 
pleines  de  bavardage  et  de  tergiversations  ;  l'oppo- 
sition irréductible  qui  existe  entre  la  foi  catholique 
et  ces  lettres,  par  lesquelles  il  s'est  condamné  lui- 
même  ;  il  casse  toutes  les  sentences  portées  par  Nes- 
torius contre  ses  opposants  et  lui  enjoint,  sous 
menace  d'excommunication  et  de  déposition,  de  ré- 
tracter ses  erreurs  dans  les  dix  jours  à  dater  de  la 
notification  qui  lui  sera  faite  par  Cyrille  d'Alexan- 
drie, exécuteur  de  la  sentence  romaine. 

Au  clergé  et  au  peuple  de  Constantinople,  le  pape 
dénonce  la  doctrine  abominable  de  leur  évêque,  tou- 
chant la  maternité  de  la  Vierge  et  la  divinité  du  Sau- 
veur ;  doctrine  certifiée  par  les  lettres  mêmes  signées 
de  Nestorius  et  par  le  rapport  de  Cyrille.  A  Cyrille, 
le  pape  décerne  de  grands  éloges  pour  avoir  décou- 
vert les  pièges  d'une  prédication  artificieuse  ;  il  lui 
communique  l'autorité  du  Saint-Siège  afin  de  procu- 
rer l'exécution  rigoureuse  du  décret. 

Ce  ne  fut  pas  par  Cyrille  d'Alexandrie  que  Nesto- 
rius reçut  la  première  nouvelle  du  coup  qui  venait 
de  l'atteindre.  Une  voix  amie,  celle  de  Jean,  patriar- 
che d'Antioche,  lui  apporta,  au  cours  des  mois  d'au- 
tomne, un  avertissement  et  des  conseils  salutaires. 
Jean  pressait  son  ami  de  mettre  fin  au  trouble  excité 
clans  l'Eslisepar  ses  attaques  contre  le0J2T;«;;  il  lui 
rappelait  l'exemple  de  Théodore  de  Mopsueste  lui- 
Tome  III. 


même  qui,  dans  une  occasion  moins  solennelle, 
n'avait  pas  hésité  à  rétracter  publiquement  une  pa- 
role prononcée  en  chaire,  plutôt  que  de  scandaliser 
les  fidèles  ;  il  lui  rejjrésentait  que  ce  mot  de  Ws5r«5î 
n'avait  jamais  été  rejeté  par  les  docteurs  de  l'Eglise  ; 
que  plusieurs,  parmi  les  plus  grands,  l'avaient  em- 
ployé ;  qu'il  traduisait  une  vérité  admise  par  tous 
les  chrétiens,  à  savoir  la  divinité  du  Fils  de  la  Vierge  : 
et  qu'à  prendre  ombrage  du  mot  on  risquait  de  pa- 
raître nier  la  chose . 

Cette  lettre  est  fort  intéressante,  parce  qu'elle  mon- 
tre que  le  patriarche  d'Antioche  ne  partageait  pas 
tons  les  préjugés  de  l'école  antiochienne  et  qu'à  cette 
date  au  moins,  il  fut  le  bon  génie  de  Nestorius.  D'ail- 
leurs il  ne  parlait  pas  seulement  en  son  nom  per 
sonnel,  mais  au  nom  de  plusieuv"  <%.éques  alors  réu- 
nis dans  sa  ville  épiscopale;  danslà  liste  de  ces  évè- 
ques,  nous  relevons  un  nom  illustre,  celui  de  Théo- 
dorel,  évêque  de  Cjt,  destiné  à  un  rôle  de  premier 
plan  dans  la  suite  du  conflit  nestorien. 

Rome,  Alexandrie,  Antioche,  se  prononçaientd'une 
seule  voix  en  faveur  de  la  doctrine  rejetée  par  Nes- 
torius. Que  va  faire  le  patriarche  de  Constantinople? 
Sa  réponse  à  Jean  d'Antioche  est  fort  courtoise. 
11  remercie  son  ami  de  ses  témoignages  d'affection 
et  le  félicite  de  son  zèle  pour  la  paix  de  l'Eglise.  Il 
déclare  n'être  pas  l'adversaire  irréductible  du  mol 
Os'ircx'j;,  mais  avoir  voulu  prévenir  les  dangers  que 
ce  mot  présente,  car  il  a  besoin  d'explication  :  on 
peut  trop  aisément  lui  donner  un  sens  arien  ou 
apollinariste.  Au  reste,  que  le  patriarche  d'Antioche 
se  rassure  :  toutes  les  explications  désirables  seront 
fournies  dans  le  concile  qui  se  prépare  et  qui  mettra 
un  frein  à  la  présomption  coutumière  des  Egyptiens. 
En  post-scriptum,  Nestorius  se  vante  d'avoir  rallié  à 
sa  cause  le  clergé,  le  peuple  et  la  cour. 

Voilà  donc  le  grand  mot  lâché  :  au  lieu  de  capitu- 
ler devant  la  sentence  romaine,  Nestorius  préjiareun 
concile.  A  la  coalition  des  trois  grands  patriarcats, 
Rome,  Alexandrie,  Antioche,  il  rêve  d'opposer  une 
réunion  plénière  de  l'épiscopat  et,  à  cet  effet,  s'est 
emparé  de  l'esprit  de  l'empereur.  Le  ig  novembre, 
une  circulaire  impériale  avait  été  lancée  pour  enjoin- 
dre à  tous  les  métropolitains  de  l'empire  de  se  trou- 
ver à  Ephèse  avec  quelques-uns  de  leurs  suffragants 
les  plus  distingués,  pour  la  Pentecôte  de  l'année  sui- 
vante. 

Entre  temps,  Cyrille  d'Alexandrie  préparait  l'ac- 
complissement de  la  mission  qui  lui  avait  été  confiée 
par  le  pape.  Il  avait  voulu  agir  de  concert  avec  l'épis- 
copat égyptien,  et  un  synode  s'était  assemblé  à 
Alexandrie  pour  arrêter  les  termes  de  l'ultimatum 
qui  devait  être  adressé  à  Nestorius.  Une  lettre  fut 
rédigée,  qui  fait  vivement  ressortir  l'unité  de  per- 
sonne dans  le  Christ,  à  l'encontre  de  la  conception 
nestorienne.  Elle  se  termine  par  douze  anathéma- 
tismes,  dont  voici  le  premier:  Si  quelqu'un  refuse 
d'admettre  que  l'Emmanuel  est  i-raiment  Dieu,  et 
conséquemment  la  sainte  Vierge  mère  de  Dieu,  comme 
ayant  en^tendré  selon  la  chair  le  Verbe  de  Pieu  fait 
chair,  qu'il  soit  anathème .  Le  3  novembre  /|3o,  cette 
pièce  fut  signée  par  tous  les  évêques  réunis  autour 
de  Cyrille. 

Trente-trois  jours  après  la  clôture  du  concile 
d'Alexandrie,  le  6  décembre,  parvinrent  à  Constan- 
tinople les  députés  alexandrins  chargés  de  remettre 
à  Nestorius  la  formule  qu'il  devait  souscrire  dans  un 
délai  de  dix  jours,  s'il  voulait  rester  en  communion 
avec  l'Eglise  romaine  et  le  reste  de  la  chrétienté. 
Mais  il  y  avait  déjà  dix-sept  jours  que  les  courriers 
impériaux  portaient  sous  tous  les  cieux  l'ordre  de 
convocation  du  concile,  et  Nestorius  triomphait. 
Etrange  époque,  en  vérité,  que  celle  où  un  César 


195 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


196 


s'alUibuait  l'initiative  des  réunions  conciliaires.  Ce 
spectacle,  si  éloigné  de  nos  moeurs,  n'était  pas  entiè- 
rement nouveau.  Cent  ans  plus  tôt,  on  avait  entendu 
Constantin  —  simple  catéchumène  —  ailicher  naïve- 
ment la  prétention  d'être  l'évêque  du  dehors,  et  son 
ingérence  dans  les  matières  de  foi  avait  cruellement 
éprouvé  l'Eglise  ;  son  fils  Constance,  pris  dans  les 
iilels  de  l'arianisme,  ne  se  souvint  que  trop  des 
exemples  paternels.  L'histoire  byzantine  présente, 
à  chaque  page,  de  tels  empiétements.  Celui  que 
venait  de  commettre  Théodose  II,  et  qui  mettait  le 
pape  en  présence  d'un  fait  accompli,  devait  tromper 
l'espérance  du  patriarche  de  Constantinople,  qui 
l'avait  provoque.  Mais  dans  le  premier  enivrement 
de  sa  victoire,  Nestorius  ne  gardait  aucun  ménage- 
ment. Loin  de  souscrire  aux  anathématisraes  des 
Alexandrins,  il  leur  opposait  douze  contre-anathé- 
raalisraes;  voici  le  premier  :  Si  quelqu'un  dit  que 
l'Emmanuel  est  Dieu  Verbe,  au  lieu  de  dire  qu'il  est 
Dieu  atec  nous,  qu'il  a  habité  une  nature  conforme  à 
la  notre,  en  s'unissant  à  noire  chair  qu'il  a  prise  de 
la  Vierge  Marie:  s'il  appelle  la  Sainte  Vierge  Mère 
du  Dieu  Verbe  et  non  Mère  de  l'Emmanuel ,  s'il  pré- 
tend que  le  Dieu  Verbe  lui-même  fut  changé  en  la 
chair  qu'il  prit  pour  manifester  sa  dii-inité  en  accep- 
tant la  condition  d'homme,  qu'il  soit  analhème. 

Cet  énoncé,  où  la  doctrine  catholique  est  confon- 
due avec  l'hérésie  apoUinariste,  offre  un  bon  spéci- 
men de  la  tactique  où  allait  se  renfermer   l'hérésie. 

Cependant  le  concile  s'assemblait  à  Ephèse,  comme 
sur  un  terrain  neutre  entre  Constantinople  et  Alexan- 
drie. Si  la  désignation  du  lieu  est  imputable  à  Nes- 
torius, le  geste  ne  manquait  pas  de  hardiesse,  car  la 
métropole  d'Asie  Mineure  était  célèbre  dans  tout 
l'Orient  pour  sa  dévotion  à  Marie,  et  il  résulte  du 
témoignage  de  saint  Cyrille,  Ep.,  xxiv,  P.  G., 
LXXVII,  iS^B,  que  la  grande  église,  où  allaient  sié- 
ger les  Pères,  était  justement  placée  sous  le  vocable 
de  la  Mère  de  Dieu  :  c'est  même  l'exemple  le  plus 
ancien,  le  seul  que  nous  connaissions  à  cette  date, 
d'un  tel  vocable.  Il  y  avait  là  une  apparence  de  déli. 

A  la  date  lixée,  c'est-à-dire  à  la  Pentecôte,  7  juin 
43 1 ,  Nestorius  était  là,  avec  seize  évêques  de  son  pa- 
triarcat et  une  escorte  aux  ordres  du  comte  Irénée. 
Cyrille  y  était  aussi,  avec  cinquante  sullragants  et 
une  troupe  de  marins  et  de  moines.  Memnon,  évêque 
d'Ephèse,  avait  déjà  réuni  quarante  suffragants, 
plus  douze  évêques  de  Pamphylie.  D'autres  métro- 
politains se  firent  attendre  :  Juvénal  de  Jérusalem  et 
Flavien  de  Thessalonique  arrivèrent  après  quelques 
jours.  Jean  d'Antioche  et  ses  «  Orientaux  »  man- 
quaient encore;  mais  par  une  lettre  très  cordiale, 
adressée  au  patriarche  d'Alexandrie  et  reçue  un  peu 
jdus  tard,  Jean  s'annonçait  pour  le  cinquième  ou 
sixième  jour.  Cyrille  redoutait  manifestement  l'in- 
(luence  de  Jean  d'Antioche,  favorable  à  la  personne 
de  Nestorius.  Après  l'avoir  attendu  quinze  jours, 
comme  il  le  déclare  dans  une  lettre  aux  clercs  de 
Constantinople,  fort  des  droits  que  lui  conférait  l'in- 
vestiture du  Saint-Siège,  il  décida  de  passer  outre. 
Le  concile  s'ouvrit  le  22  juin,  malgré  la  proteslation 
formulée  la  veille  par  soixante-huit  évêques,  notam- 
ment par  Théodoret  de  Cyr,  .\lexandre  d'Apaniée, 
Alexandre  d'Hiérapolis,  et  malgré  l'opposition  du 
commissaire  impérial,  couite  Candidien.  Entre  Cy- 
rille d'Alexandrie  et  Nestorius,  qui  s'anathémati- 
saient  réciproquement,  ce  tiers  parti  avait  escompté 
la  médiation  de  Jean  d'Antioche.  Mais  Cyrille 
entendait  bien  ne  céder  à  personne  la  présidence  du 
concile.  Quant  à  Nestorius,  il  se  tenait  enfermé  dans 
sa  maison,  sous  la  garde  de  soldats  impériaux. Trois 
sommations  lui  furent  faites  inutilement  ;  alors  le 
concile  aborda  l'examen  de  la  question  dogmatique. 


Lecture  fut  donnée  du  symbole  de  Nicée.  puis  des 
dernières  lettres  échangées  entre  Cyrille  et  Nesto- 
rius ;  tous  les  Pères  présents  anathématisèrent  la 
doctrine  du  patriarche  de  Constantinople.  Après 
avoir  entendu  encore  la  lettre  du  pape  Célestin  à 
Nestorius,  notifiant  la  sentence  du  concile  romain, 
puis  la  lettre  synodale  d'Alexandrie,  notifiant  les 
douze  anathématismes,  le  concile  formula  sa  sentence 
en  ces  termes  (Mansi,  t.  IV,  1212CD)  : 

Etant  donné  qu'eu  outre  de  tous  les  faits  qui  lui  sont 
reprochés  l'impie  Nestorius  n'a  pas  voulu  obéir  à  notre 
citation  et  n'a  pas  reçu  les  saints  et  pieux  évêques  que 
nous  lui  avions  envoyés,  nous  avons  du  procéder  à  l'exa- 
men de  ses  actes  impies.  Nous  l'avons  pris  en  flagrant 
délit  par  ses  lettres,  par  ses  autres  écr-its.  entin  par  les 
propos  qu'il  a  tenus  récemment  dans  cette  métropole  et 
qui  nous  ont  été  certitiés,  d'opinions  et  d'enseignements 
impies.  C'est  pourquoi,  pressés  par  les  canons  et  par  la 
lettre  de  notre  saint  père  et  collègue  Célestin,  évêque  de 
l'Eglise  romaine,  nous  avons  dû,  après  beaucoup  de  lar- 
mes, prononcer  contre  lui  cette  triste  sentence  :  Le  Sei- 
gneur Jésus-Christ,  qu'il  a  blasphémé,  m,  par  ce  saint 
synode,  déclaré  Nestorius  exclu  de  la  dignité  épiscopale  et 
de  toute  communion  sacerdotale. 

Cette  pièce  recueillit  plus  de  deux  cents  signa- 
tures ;  notification  fut  faite  à  Nestorius  le  surlen- 
demain, Cyrille  put  écrire  à  son  peuple  d'Alexandrie 
(Ep.,  XXIV,  P.  G.,  LXXVII,  137)  :  «  Nous  étions  réu- 
nis environ  deux  cents  évêques.  Tout  le  peuple  de  la 
ville  demeura  en  suspens  du  matin  au  soir,  atten- 
dant le  jugement  du  saint  synode.  Quand  on  apprit 
que  le  malheureux  avait  été  déposé,  tous  d'une  seule 
voix  commencèrent  à  féliciter  le  saint  synode  et  à 
glorifier  Dieu  pour  la  chute  de  l'ennemi  de  la  foi.  A 
notre  sortie  de  l'église,  on  nous  reconduisit  avec  des 
llambeaux  jusqu'à  nos  demeures.  C'était  le  soir; 
toute  la  ville  se  réjouit  et  illumina  ;  des  femmes  mar- 
chaient devant  nous  avec  des  cassolettes  d'encens. 
A  ceux  qui  blasphèment  son  nom,  le  Seigneur  a 
montré  sa  toute-puissance...  » 

Cependant  le  comte  Candidien  avait  immédiate- 
ment protesté  au  nom  de  l'empereur  contre  la  sen- 
tence rendue.  En  même  temps  que  le  concile  faisait 
parvenir  à  la  cour  une  relation  des  faits,  Nestorius 
écrivait  de  son  côté,  et  recueillait  les  signatures  de 
ses  adhérents. 

Quatre  ou  cinq  jours  après  l'événement,  Jean 
d'.\ntioche  et  ses  évêques  orientaux  firent  enfin  leur 
entrée  dans  Ephèse.  Avec  l'appui  des  comtes  Candi- 
dien et  Irénée,  les  nouveaux  venus  et  quelques-uns 
de  ceux  qui  avaient  protesté  contre  l'ouverture  du 
concile  se  réunirent  dans  une  maison  privée;  leur 
conciliabule,  qui  comptait  quarante-trois  évêques, 
déclara  déchus  de  l'épiscopat  Cyrille  d'Alexandrie 
et  Memnon  d'Ephèse,  et  les  excommunia  avec  tous 
leurs  adhérents,  comme  hérétiques  ariens  ou  apbl- 
linaristes.  Mansi,  t.  IV,  1268-1269. 

Ce  coup  de  théâtre  compromettait  l'oeuvre  du 
concile,  et  la  confusion  fut  portée  au  comble  par  un 
message  de  Théodose  II,  frappant  de  nullité  tout  ce 
qui  s'était  fait  jusqu'à  ce  jour  et  interdisant  aux 
Pères  de  se  séparer  avant  qu'une  enquête  eût  été 
accomplie  par  les  olliciers  impériaux.  —  Mais  la 
lumière  allait  venir  de  Home. 

Vers  le  même  temps  parvinrent  à  Ephèse  les  trois 
légats  représentant  le  pape  Célestin.  Us  étaient  por- 
teurs d'une  lettre  pontificale  qui  réglait  expressé- 
ment la  procédure  du  concile  et  mettait  à  néant  les 
prétentions  de  Nestorius.  Le  10  et  le  •  1  juillet,  deux 
sessions  furent  tenues  par  la  partie  saine  du  concile 
dans  la  maison  de  Memnon,  archevêque  d'Ephèse. 
Les  légats  remirent  la  lettre  pontificale  et  deman- 
dèrent communication  des  actes  de  la  session  tenue 


197 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


198 


le  2i  juin,  alin  de  les  ratifier.  Le  sentiment  de  l'Eglise 
s'aflirmait  de  plus  en  plus  ;  il  s'imposa  même  à 
Tliéodose  II.  Tandis  que  la  plupart  des  dissidents  se 
ralliaient  à  l'orthodoxie,  Nestorius  allait  cacher  au  ■* 
monastère  d'Euprépios  prèsd'Antioche,  et  plus  tard 
à  l'Oasis  d'Egypte,  son  dépit  et  son  obstination  irré- 
ductible. 

En  résumé,  l'accusation  de  nouveauté,  formulée 
par  Nestorius  contre  le  dogme  de  la  maternité  di- 
vine, est  réfutée  par  le  témoignage  de  la  tradition, 
surtout  de  la  tradition  grecque;  et  très  particulière- 
ment des  Pères  alexandrins  et  des  Pères  cappado- 
ciens.  D'ailleurs  les  démentis  lui  vinrent  de  partout: 
non  seulement  d'Alexandrie  et  de  Rome,  où  saint 
Cyrille  et  le  pape  saint  Célestin  marchaient  d'ac- 
cord, mais  d'Asie  même,  où  les  amis  de  Nestorius 
reconnurent  les  lacunes  de  sa  science,  et  de  Gaule, 
où  Cassien  éleva  la  voix  contre  lui,  et  d'Afrique  où, 
à  défaut  de  saint  Augustin,  mort  depuis  un  an,  Ca- 
preolus,  évoque  de  Carthage,  atVirnia  la  foi  de  cette 
Eglise. 

Jean  d'Antiochb,  principal  soutien  de  Nestorius  à 
Ephèse,  lui  avait  écrit  pour  le  détourner  de  faire 
opposition  à  tin  titre  dont  aucun  auteur  ecclésias- 
tique n'a  pris  ombrage.  £p.  ad  Aestoriiim,  l),  P.  G., 
LXXVII,  i456  A  :  ToOro  yoLp  tô  ^vo/jlv.  ojêîli  twv  '£/:^//;ffta7- 
Ttxâv  0tôv.7xyj(it'j  TrxpyiTYiTXi. 

Alexandre  d'Hiérapolis,  fervent  admirateur  de 
Nestorius,  et  en  pleine  révolte  contre  la  sentence 
prononcée  à  Eplièse,  écrit  à  Théodoret  (ap.  Mansi, 
t.  V,  8^5  8):  Assurément,  s'il  ne  s'agissait  que  de 
dire,  en  style  de  panégj'rique,  Mère  de  Dieu,  comme 
on  dit  :  Juifs  déicides,  il  n'y  aurait  pas  lieu  de  s'en 
offusquer  :  ce  sont  là  formules  consacrées  par  l'usage 
et  qui  ne  tirent  pas  à  conséquence...  —  Donc 
Alexandre  proteste  contre  la  sentence  rendue,  mais 
il  avoue  que  l'usage  plaide  en  sa  faveur. 

Théodoret  de  Cyr,  l'une  des  meilleures  têtes  de 
l'école  antiochienne,  rallié,  non  sans  peine,  à  la  sen- 
tence d'Ephèse,  juge  que  le  principe  de  l'erreur  de 
Nestorius  fut  son  opposition  à  un  titre  que  l'ensei- 
gnement catholique,  appuyé  sur  la  tradition  des 
Apôtres,  a  de  tout  temps  accordé  à  Marie.  Ilaeieti- 
carumfabutarumcompendium,  IV,  xii,/*. G.,LXXXin, 

4  36  A   :    ViviTV.1     Û£    V.VTOl    TT^ÛTOy    T^J    KV.lVOTCfiiai  £'/j;£t^*ÎUa,    T6 
flh  Sîîv  T/,v   â-/('«v   TTOt^évOV,    rr,-J   TÔV  TOO   0sOy    Ay/OV    Tex^ÛffKV,    £^' 

VMTfii  5«/5xal/aCcvra,  Qtorôy.ov  é/j^oJ.O'/iiv,  \pt7T0TCx^v  0£  /xc'vov  tûv 
7rà/ac    xat  Tr^ooTTa/at   Tr,^    ip$oB6çc-j  Trt'ffTEw;   Kr,p'JKmv   xarà   zr,v 

«TTOTrî/lXïîV  nxpv.ÛOTl-J  0£CrTOXOV  St'êK^âvTOiV  ÔvOlJ.V.%iCJ  y.vi  TZlIZlùivJ 
T/JV   TGÛ    KupiOU  fATtTÉpK. 

Les  Eglises  d'Extrême-Orient  ne  demandaient  qu'à 
se  rallier  à  la  foi  d'Ephèse. 

Rabulas,  évcque  d'Edesse  (-}-  435)  (cité  par  La- 
grange,  Mélanges  d'histoire  religieuse,  p.  224,  Pa- 
ris, 1915),  chantait  dans  un  hymne  : 

Salut,  parfaitement  sainte,  mère  de  Dieu,  Marie  1  tré- 
sor glorieux  et  précieux  de  toute  la  terre  !  lumière  étince- 
lante  et  brillante,  asile  de  l'incompréhensible,  temple  très 
pur  du  Créateur  de  l'Univers.  Salut  !  par  toi  nous  avons 
connu  Celui  qui  porte  le  péché  du  monde  et  le  sauve. 

L'hérésie  n'en  essaya  pas  moins  de  compromettre 
'  le  métropolitain  d'Edesse  avec  l'opposition  au  con- 
cile d'Ephèse,  et  son  nom  a  ligure  au  bas  de  deux 
lettres  écrites  par  les  dissidents  que  présidait  Jean 
d'Antioche.  Il  est  possible  que  Rabulas  n'ait  pas  vu, 
de  prime  abord,  très  clair,  dans  les  intrigues  nouées 
alentour  du  concile  ;  mais  son  attachement  à  la 
doctrine  de  Cyrille  et  son  aversion  pour  celle  de 
Nestorius  ne  font  aucun  doute  ;  il  s'en  est  expliqué 
avec  toute  la  clarté  possible,  avant  et  après  l'évé- 
nement. Voir  Lagrange,  ihid.,  p.  2i3  sqq.  Il  écri- 
vait à  André  de  Samosate  : 


Je  frémis,  rien  qu'à  rapporter  les  blasphèmes  que 
Nestorius  osait  proférer  :  «  La  bienheureuse  Marie  n'est 
pas  la  Mère  de  Dieu  ;  elle  n'a  engendré  que  l'homme  ; 
car,  si  .Marie  est  la  mère  du  Fils,  Elisabeth  sera  la  mère 
de  l'Esprit  saint.  »  Il  osa  dire  que  le  Fils  avait  habité 
en  Jésus  comme  l'Esprit  en  Jean.  C'était  le  serviteur  né 
de  la  femme  qui  avait  souffert  selon  ta  nature,  et  le  Fils 
habitant  en  lui  faisait  des  miracles. 

Non  content  de  redire  en  toute  occasion  :  «  Marie 
la  sainte  est  vraiment  mère  de  Dieu  »,  Rabulas  as- 
sembla un  concile  pour  condamner,  outre  Nestorius, 
Théodore  de  Mopsueste,  le  vrai  père  de  l'hérésie  nes- 
torienne,  et  affirmer  avec  éclat  la  foi  de  l'Eglise  de 
Syrie. 

Au  VIII"'  siècle,  saint  Jean  Damasckne  prend  en- 
core la  peine  de  repousser  toute  assimilation  entre 
le  culte  de  Marie  et  celui  de  la  mère  des  dieu.r,  dont 
les  fêtes  orgiastiques  n'étaient  pas  oubliées  en  Orient. 
Hom.  II  in  dormitionem  B.  Virginis  Mariae,  i5,  P.  G., 
XCVI,  742  C.  De  cette  allusion  rétrospective  à  une 
controverse  éteinte,  il  ne  faudrait  pas  conclure  que 
l'Eglise  de  Syrie  hésitât  encore  sur  l'appellation  de 
Mère  de  Dieu. 

Citons  encore  :  Cassien,  De  Incarnalione  Chrisli 
contra  Nesiorium  haereticum,  II,  11,  P.  /,.,  L,  3 1  :  Dicis 
itaque,  quisquis  es  ille  haeretice,qui  Deuni  ex  yirgine 
natuin  negas,  Mariam  matrem  Domini  nostri  lesu 
Ckristi  Qs'jTçyM,  i.  e.  Matrem  Dei,  appellari  non  passe, 
sed  X/5tTTSToWv,  h,  e.  Cliristi  tanlum,  matrem,  non  Dei  : 
nemo  enim,  inquis,  antiquiorem  se parit...  ll,v,43B  : 
A  Deo...  necesse  est  gratiam  datam  non  neges.  Deus 
ergo  est  qui  dédit,  data  autem  est  per  Domtnum 
nostrum  lesum  Cliristum;  ergo  Dominas  iesus  Cliristus 
Deus.  Si  autem  est  ille,  ulique  ut  est,  Deus,  ergo  ilta 
quae  Deum  peperit  Theotocos,  i.  e.  Dei  genitrix..., 
W ,  II,  77  B  :  Vides  ergo  quod  non  solum,  inquam, 
antiquiorem  se  Maria  peperit,  non  solum,  inquam, 
antiquiorem  se,  sed  auctorem  sui. 

Capreolus,  év.  de  Carthage  (f  43 1).  Epistola  11,  seu 
Rescriptum  ad  Vitalem  et  Constanlium,  de  iina  Cliristi 
leri  Dei  et  hominis persona,  contra  recens  damnatam 
haeresim  Aestorii,  P.  L.,  LUI,  849-868. 

Le  mot  Deipara  se  lit  chez  Marius  Mehcator,  tra- 
duisant Nestorius,  Serm.,  v,  2,  P.  /,.,  XLVIIl,  786  A. 

Saint  Cyrille  d'Alexandrie,  qui  eut  le  rôle  prin- 
cipal dans  la  lutte  pour  le  triomphe  du  QtoT'ly.ai,  avait, 
dès  le  principe,  formulé  la  doctrine  dans  le  premier 
anathématisme  qu'il  opposait  à  Nestorius  :  l'Emma- 
nuel est  Dieu,  donc  la  Vierge  sa  mère  est  mère  de 
Dieu;  D.  B.,  Ii3  (73)  : 

Et  Ttç  ou;^  QfiO/v/zl  o//.o/5'/£(  QiO'j  Etvvi  yv.Tv.  v'rr,Onwj  ro'j 
'Kij./j.y.voii/i/-  xkî  Stv.  zoùTo  ôsordy.ov  1^  t/.-/it/.v  T:ixp8ivo-j...,  ù.-jùSifxot. 

£7TW. 

Le  10"  anathématisme  s'attaque  à  la  racine  même 
de  l'erreur  nestorienne,  en  allirninnt  que  le  (ils  de  la 
femme  est  le  Dieu  Verbe  en  personne.  Denzingkr- 
Bannwart,  122(82). 

Nous  ne  pouvons  que  mentionner  les  principaux 
ouvrages  où  Cyrille  développe  et  défend  cette  doc- 
trine :  Adi'ersus  Nestorium;  Dialogus  cum  Nestorio  ; 
Quod  Virgo  sit  Deipara:  Explicatio  XII  capitum 
Ephesi  pronuntiata  ;  Apologeticus  pro  XII  capitihas  ; 
Apologeticus  contra  Theodoretum  :  De  recta  fide,  ad 
Theodosium;  De  recta  jide,  ad  reginas.  On  les  trou- 
vera réunis,  P.  G.,  t.  LXXVI.  La  correspondance  édi- 
tée au  t.  LXXVII  jette  une  lumière  précieuse  sur  la 
controverse.  Voir  en  outre  Mansi,  Concilia,  t.  V. 
Quant  aux  doctrines  de  l'école  antiochienne  et  aux 
causes  de  l'opposition  qu'elle  lit  au  dogme  d'Ephèse, 
voir  le  mémoire  de  J.  iMaiié,  Les  anuthématismes  de- 
saint  Cyrille  d' Alexandrie  et  les  éi'éques  orientaux 
du  patriarcat  d'Antioche,  dans  Revue  d'IIist.  ecclé- 
siastique (Louvain),  1906,  p.  5o5-542. 


199 


MAUIE,  MERE  DE  DIEU 


200 


2°  Virginité  perpétuelle 

La  croyance  à  la  virginité  perpétuelle  de  Marie 
renferme,  outre  la  croyance  à  la  conception  virgi- 
nale, sur  laquelle  nous  ne  reviendrons  pas,  deux 
affirmations  distinctes  :  i"  Pas  plus  après  qu'avant 
la  naissance  de  Jésus,  Marie  n'a  connu  d'époux 
(virginité  posi  partum);  2°  La  naissance  de  Jésus, 
aussi  bien  que  sa  conception,  fut  miraculeuse  :  il  vint 
au  jour  sans  détriment  poiir  l'intégrité  virginale  du 
corps  de  sa  mère  (virginité  in  partu). 

I"  Sur  la  virginité  post  partum,  le  sens  chrétien  a 
rarement  liésité.  Une  convenance  impérieuse  veut  que 
le  corps  consacré  par  l'Incarnation  du  Verbe  soit  de- 
meuré à  tout  jamais  un  temple  inviolé.  On  a  vu  ci- 
dessus  les  diflicultés,  plus  on  moins  spécieuses,  fon- 
dées sur  l'Evangile  (Matt.,  xii,  /16-5o  et  parall..  xui, 
b!^-b-)  et  parall.)  ;  difficultés  largement  discutées  dans 
l'article  Frèrbs  nu  Seigneur.  Ces  difficultés  n'ont  pas 
troublé  la  foi  des  premiers  siècles  chrétiens  à  la  vir- 
ginité de  Marie  pa$t  partum.  Si  Tbrtullirn  parait 
atTirmer  qu'après  la  naissance  de  Jésus  Marie  connut 
un  époux  (De  monogamia,  vui  :  Semel  miptura  post 
partum;  cf.  De  virginilius  i'elandis  vi  ;  IV  Adv.  Mar- 
clonem,  xix;  De  carne  Christi,  vu;  et  notre  Théologie 
de  TertuUien,  p.  196-197).  son  affirmation  n'a  pas 
trouvé  d'écho.  Origkne  mentionne  (fn  Luc,  Ilom.  vn, 
Irad.  de  saint  Jérôme,  P.  G.,  XIII,  1818  A)  un  auteur 
assez  insensé  pour  avoir  osé  prétendre  qu'après  la 
naissance  de  Jésus  Marie  eut  commerce  avec  Joseph  : 
In  tantam  quippe  nescio  quis  prorupil  insaniam  ut 
assereret  negatam  fuisse  Mariam  a  Salvatore,  eo  quod 
post  nativilatem  illius  iuncla  fueritlosepli  ;  et  locuius 
est  quae  quali  mente  dixerit,  ipse  noverit  qui  locutus 
est.  Dans  cet  auteur  anonyme,  qu'Origène  flétrit  entre 
les  hérétiques,  il  faudrait  reconnaître  TertuUien, 
d'après  le  II.  P.  Durand,  L'enfance  de  Jésus-Christ, 
p.  233-234.  Et  de  fait,  on  ne  voit  pas  quel  autre  pour- 
rait être  visé.  Au  vi«  siècle,  l'assertion  relative  au 
commerce  de  Marie  avec  Joseph  fut  renouvelée  par 
les  Anlidiconiarianites  en  Orient,  par  Helvidius  en 
Occident.  Nous  avons  résumé  ci-dessus  la  réponse 
faite  par  saint  Epiphane  aux  Anlidiconiarianites.  et  la 
réponse  beaucoup  plus  solide  faite  par  saint  Jérôme 
à  Helvidius. 

Ces  docteurs  n'ont  fait  que  renouer  la  chaîne  d'une 
tradition  plus  ancienne.  Le  titre  de  toujours  vieri^e, 
«iTTa/sfco;,  était  déjà  décerné  à  Marie  par  saint  Atoa- 
na.se,  Or.  Il  contra  Arianos,  lxx,  P.  G.,  XXVI,  296  B. 
On  le  retrouve  chez  un  autre  Alexandrin,  Didymb 
l'aveugle.  De  Trinitate,  I,  xxvii,  P.  G.,  XXXIX,  4o4  C. 

Dès  l'année  890,  un  synode  romain  avait  condamné 
l'erreur  d'Helvidius,  renouvelée  par  Jovinien  et  Bo- 
nose.  Le  pape  saint  SmicE  y  revint  dans  une  lettre 
adressée,  en  392,  à  Anysius  évèque  de  Thessalonique, 
D.  B.,  91  (1781).  On  y  lit  :  Mérita  yestram  sanctita- 
tem  abltorruisse  quod  e.r  eodem  utero  virginali,  ex 
quo  secundum  carnem  Christus  natus  est,  alius  partus 
eff'uSHS  sit.  Le  nom  de  à'.mdpSv^ùi,  déjà  décerné  à  Marie 
par  le  symbole  de  saint  Epiphane,  D.  B.,  i3,  entrait 
dans  l'enseignement  catholique  explicite.  Il  figure 
dans  la  lettre  du  pape  Jean  II  aux  sénateiu-s  de  Cons- 
tantinople  (534),  D.  B.,  202  (i43);  dans  le  2'  et  le 
6*  anathèrae  du  V°  concile  œcuménique  (Constanti- 
nople,553),  D.  B.,  214-218(173-177).  Particulièrement 
solennelle  est  la  déclaration  du  Concile  de  Latran  sous 
Martin  I"'  (649),  can.  3,  D.  B.,  266  (2o4)  :  i'i  qnis  se- 
cundum Sanctos  Patres  non  confitetur  proprie  et  se- 
cundum veritatem  Dei  genitricem  sanctam  semperque 
i'irginemet  immaculatam Mariam,  utpote  ipsum  Deum 
Verbum...  incorrupliliiliter  genuisse, indissohihili per- 
manente et  post  partum  eiusdem  virginitate,  condem- 
•latus  sit. 


3°  Beaucoup  plus  délicate  est  la  question  de  la 
virginité  in  partu,  car  ici  l'objet  même  de  la 
croyance  est  miraculeux,  et  l'argumentation  n'a  de 
recours  qu'à  la  foi.  Il  est  clair  que  le  rationaliste, 
incrédule  au  miracle  de  la  conception  virginale,  re- 
poussera au  même  titre,  et  même  à  plus  fort  litre,  le 
miracle  de  l'enfantement  virginal.  Le  rôle  de  l'apolo- 
giste consistera  surtout  à  faire  remarquer  commenl 
les  deux  miracles  se  tiennent  et  comment  la  croyance 
explicite  au  premier  appelait  la  croyance  au  second. 

11  devait  se  passer  des  siècles  avant  qu'on  s'en  avi- 
sât. La  virginité  in  parla  a  été  niée  non  seulement 
par  TertuUien,  mais  pent-ètre  par  Origène.  Nous 
avons  largement  cité  en  français  le  De  carne  Christi 
de  Tbrtullien;  sur  le  point  qui  nous  occupe,  il  se 
résume  en  quelques  mots,  xxui  :  Peperil  quae  pe- 
perit;  et,  si  virgo  concepit,in  partu  suo  nupsit.  |  Voir 
ci-dessus,  col.  161 -i 63].  Origène  tient  un  langage 
assez  semblable,  In  Luc,  Hom.,  xiv,  P.  (;.,  XIII, 
1834  A,  quand  il  suppose  (jue  Marie  était,  comme 
toutes  les  mères  en  Israël,  soumise  à  la  loi  de  purili- 
cation,  et  surtout  quand  il  ajoute  à  la  page  suivante, 
i836  :  ilatris...  Domini  eo  tempore  vuha  reserata  est 
quo  et  partus  edilus.  On  sait  les  tempéraments  qu'il 
apporta  ultérieurement  à  sa  pensée,  et  l'hommage 
sans  restriction  qu'il  a  rendu  à  la  pureté  de  Marie, 
supérieure  à  toute  pureté.  In  Matt.,  t.  X,  P.  ('• . .  XIII, 
877  A;  In  Lev.,  Nom.,  viii,  a,  P.  G.,  Xll,  498.  II reste 
que,  dans  l'Eglise  du  11"  et  du  111°  siècle,  la  croyance 
à  l'enfantement  virginal  n'était  pas  encore  élevée 
au-dessus  de  toute  discussion.  Ci-dessus,  170-172. 

C'est  pour  beaucoup  de  critiques  rationalistes  un 
fait  avéré  que  la  croyance  à  la  virginité  in  partu  pé- 
nétra dans  l'Eglise  au  11"  siècle  sous  l'influence  du 
docétisme,  à  qui  appartiendrait  la  paternité  de  cette 
croyance  et  de  cette  idée.  Dilïuse  dans  plusieurs 
ouvrages  protestants,  cette  théorie  a  été  condensée 
par  G.  Hkhzog  en  quelques  pages  de  la  Revue 
d'Histoire  et  de  la  Littérature  religieuses,  t.  XII,  T907, 
p.  483-496.  Elle  revient  à  dire  que,  si  l'on  s'avisa  de 
soustraire  à  la  loi  commune  la  naissance  du  Christ, 
c'est  que  l'on  regardait  l'humanité  du  Chrisl  comme 
étrangère  à  la  condition  humaine. 

Assurément,  il  est  malheureux  pour  cette  théorie 
que  le  premier  adversaire  du  docétisme,  parmi  les 
Pères,  soit  aussi  le  premier  à  appeler  l'attention  sur 
le  mystère  de  cet  enfantement  qui  donna  au  monde 
un  Sauveur,  et  à  le  mettre  en  parallèle  avec  le  mj-s- 
tère  de  la  conception  du  Christ  et  le  mystère  de  sa 
mort.  En  effet,  saint  Ignace  d'Antioche  ne  s'est  pas 
contenté  d'allirmer,  à  rencontre  des  docèles,  que  le 
Chrisl  est  vraiment  né  de  la  Vierge  {Ad  Smyrn.,  i,  i); 
après  avoir  indiqué  qu'il  fut  porté  dans  le  sein  vir- 
ginal, il  énumère,  dans  un  même  contexte,  ces  trois 
faits  0  qui  échappèrent  à  la  connaissance  du  prince 
de  ce  monde  :  la  virginité  de  Marie,  son  enfantement, 
et  la  mort  du  Seigneur  :  trois  mystères  retentissants, 
accomplis  dans  le  silence  de  Dieu  »  (Ad  Eph.,  xix, 
1).  En  présentant  sur  un  même  plan  ces  trois  ou- 
vrages merveilleux  de  la  puissance  divine,  Ignace 
indique  assez  qu'il  y  voit  des  faits  de  même  ordre. 
L'enfantement  de  Marie  —  ô  «zîts;  a.ùrn  —  est  mer- 
veilleux, au  même  titre  que  sa  virginité  et  que  la 
mort  du  Seigneur.  Divers  autres  textes  confirment  ce 
parallélisme  (Ad  Eph.,  xvm,  a  :  parallèle  entre  la 
conception  et  la  naissance;  Ad  Ma'gn.,  xi,  paral- 
lèle entre  la  naissance,  la  mort  et  la  résurrection). 
Ce  n'est  pas  chez  Ignace  que  nous  trouverons  la 
naissance  du  Fils  de  Dieu  assimilée  purement  et  sim- 
plement à  celle  du  commun  des  hommes.  Par  ail- 
leurs, Ignace  ne  se  lasse  pas  d'aflirmer  que  le  Christ 
a  soulfert  vraiment  et  pas  seulement  en  apparence, 
qu'il  est  vraiment  homme  comme  nous.   Smyrn.,   iv, 


201 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


202 


2;  vil,  I.  Sa  croyance  à  la  naissance  virginale  ne 
procède  donc  nullenient  d'une  croyance  incomplète 
au  mystère  de  l'Incarnation. 

Un  demi-siècle  plus  tard,  à  Rome,  saint  Justin 
commente  la  parole  de  Dieu  au  serpent  {Cen.,  m, 
|5),  et  développe  le  parallèle  entre  Kve  et  Marie.  A  la 
parole  du  serpent,  Eve,  encore  -vierge,  conçoit  et 
enfdiile  un  fruit  de  mort;  à  la  parole  de  l'ange,  Marie, 
vierge,  conçoit  et  enfante  un  fruit  de  vie  {Dial.  citm 
Tryphone,  c).  Ailleurs,  il  insiste  sur  l'oracle  d'Isaïe 
{/s.,  vil,  ii5)  et  sur  le  mystère  de  celte  génération 
inénarrable  (/s.,  lui,  S).  Nulle  part  on  ne  voit  que 
la  conception  virginale  en  épuise  le  miracle  ;  au  con- 
traire, il  ramène  assidûment  celte  expression  a  né 
de  la  Vierge  »,  dont  le  sensplénier  déborde  évidem- 
ment la  notion  stricte  de  conception  dans  le  sein 
d'une  vierge. 

Ces  exemples  montrent  clairement  que  l'éclosion 
du  docétisme  ne  fut  pas  la  première  apparition  du 
merveilleux,  dans  la  cbristologie;  elle  n'en  fut  que  la 
déformation.  Saint  Matthieu  et  saint  Luc,  en  allir- 
mant  la  conception  virginale,  avaient  sulUsamment 
orienté  les  pieuses  méditations  des  fidèles  vers  un 
monde  surnaturel  où  ils  ne  pouvaient  manquer  de 
rencontrer  le  mystère  de  la  naissance  du  Christ;  ils 
en  raisonnèrent  selon  des  analogies  de  foi  qui,  dans 
l'espèce,  ne  pouvaient  être  trompeuses. 

C'est  ce  que  fait  saint  Irknke,  le  premier  théolo- 
gien de  l'Eglise,  dans  l'ordre  des  temps.  G.  Hkrzog 
nous  assuie  (p.  484)  qu'lrénée  soumit  la  naissance 
du  Christ  à  la  loi  commune.  Et  il  expédie  ce  témoi- 
gnage en  trois  lignes,  dans  une  note.  Il  faut  y  regar- 
der de  plus  près. 

Peut-on  bien,  sans  en  être  impressionné,  trans- 
crire, d'après  un  homme  tel  qu'Ii'énée,  cette  formule 
jidv.  Jlaer.,  IV,  xxxiii,  11,  P.  G.,  VII,  1080  :  Filius 
Dei  filius  liominis  parus  pure  puram  aperiens  yul- 
vam?  Cela  parait  dillicile,  car  enfin  ces  mots  parus 
pure  puram  forment  un  bloc  homogène  et  malaisé  à 
disjoindre.  Surnaturel  est  l'enfant,  d'après  la  pensée 
incontestable  d'irénée  ;  surnaturelle  sa  conception 
dans  le  sein  virginal;  donc  surnaturel  aussi,  sauf 
preuve  évidente  du  contraire,  le  mode  d'enfantement. 
Le  sens  très  clair  des  adjectifs  purus,  puram,  dicte 
l'interprétation  de  l'adverbe  qu'ils  encadrent.  Ail- 
leurs, saint  Irénée  affirme,  entre  l'Incarnation  du 
Verbe  d'une  part,  sa  passion  et  sa  résurrection 
d'entre  les  morts  de  l'autre,  sa  naissance  de  la 
vierge  —  Tr.v  'sz  ïly.pOé-Mu  ■/tni)'^vj  — .  Ce  sont  là,  pour 
lui,  événements  de  même  ordre.  Et  notez  que  cette 
aâîrmation  se  rencontre,  non  dans  un  dévelop- 
pement oratoire  quelconque,  mais  à  la  page  la  plus 
grave  du  traité  Contre  les  hérésies,  dans  l'énumération 
solennelle  des  articles  de  notre  foi.  Adi'.  //aer.,1,  s, 
1,  P.   G.,  VU,  549. 

Il  y  a  bien  les  mots  aperiens  vuU'am,  et  c'est  de 
quoi  l'on  s'autorise  pour  soutenir  qu'lrénée  a  soumis 
la  naissance  du  Christ  à  la  loi  commune.  Mais  peut- 
on  bien  faire  fond  sur  ces  mots,  quand  on  sait  que 
les  Pères  du  ve  siècle,  habitués  à  confesser  de  bouche 
et  de  cœur  la  virginité  in  partu,  sur  laquelle  on  ne 
discutait  plus  enli'e  catholiques,  ont  coutume  de 
citer  ces  mêmes  mots  de  l'Ecriture  sans  aucun  em- 
barras, comme  simple  ligure  de  style,  innocente  ca- 
tachrèse,  tout  à  fait  indiÛ'érente  à  leur  croyance? 
Quand,  de  plus,  on  voit  saint  Ircnée,  après  saint 
Justin,  commenter  l'oracle  de  l'Emmanuel  (/s.,  vu, 
i4),  en  insistant,  non  pas  seulement  siu-  sa  concep- 
tion, mais  sur  sa  naissance  delà  Vierge?  Ad^'.  llaer., 
m,  XXI.  4-6,  P.  G.,  VII,  950-9.53  :  Eum  qui  ex  Vir- 
gine  nutus  est,  Emmanuel...  —  Si^ni/icunte  Spiritu 
sanclo  (ludire  volentihus  repromissionem  i/uam  repro- 
misit  Deits,   de  fructu  i'entris  eius  suscitare   regem, 


impletam  esse  in  Vir^inis,  h.  e.  in  Mariae  picrlii.'  — 
Quoniain  inopinaia  salus  hominihus  inciperet  fieri, 
Deo  adiuvante,  inopinatus  et  parlus  ]'irf(inis  fiebat, 
Deo  dante  sifçnum  hoc.  Même  lanj^age  dans  le  Ei; 
i-niosi^i-j  T&y  à.T^o^Tz/ t/.'jù  z/îcUyy/T^;,  décoin'erl  dans  unç 
version  arménienne  et  restitué  de  nos  jours  à  Irénée 
Liii-Liv,  trad.  Bartiioulot,  Paris,  19:6.  La  loi  de 
l'Exode,  applicable  aux  mères  en  Israël,  fondait  sur 
l'existence  d'une  impureté  légale  l'obligation  d'un 
rite  purificatoire.  Etait-ce  bien  le  cas  de  tant  appuyer 
sur  la  pureté  transcendante  de  cet  enfantement  — 
purus  pure  puram  —  pour  affirmer  au  mot  suivant 
<|ue  Marie  avait  encouru  la  souillure  commune?  A 
tout  le  moins,  une  accumulation  de  mots  si  extraordi- 
naire nous  avertit  qu'il  y  a  là  une  question  réservée, 
que  le  texte  présente  une  nuance  délicate,  et  qu'à  y 
vouloir  appliquer  une  exégèse  brutale,  nous  le  faus 
serons  infailliblement.  Ou  l'adverbe /(«ce  ne  signifie 
absolument  rien,  ou  Irénée  a  voulu  faire  entendre 
que  cette  naissance  ne  ressemble  jias  à  toutes  les 
naissances. 

Passons  condamnation  sur  Tertullien,  mais  en 
observant  deux  choses.  La  première  est  que,  si  Ter- 
tullien mena  rude  guerre  contre  le  docétisme,  Irénée 
avait  déjà  combattu  la  même  hérésie  avec  une  égale 
vigueur  :  il  serait  donc  puéril  de  chercher  dans  une 
différence  d'attitude  à  l'égard  du  docétisme  la  rai- 
son de  leur  divergence  quant  à  la  virginité  in  partu. 
Tertullien  reprit,  vingt  ou  trente  ans  après  Irénée, 
la  campagne  contre  la  gnose  valentinienne,  sans  la 
confondre  un  instant  avec  le  catholicisme.  En 
second  lieu,  quand  Tertullien  se  prononça  comme 
on  sait  contre  la  virginité  in  parlu,  il  avait  cessé 
d'appartenir  à  l'Eglise  catholique.  C'est  la  réponse 
de  saint  Jérôme  à  Helvidius,  qui  se  réclamait  de  Ter- 
tullien :  De  Tertulliano  niliil  quidem  amplius  dico, 
quam  Ecclesiae  hominem  non  fuisse.  On  ne  trouvepas 
trace  de  celte  opinion  dans  ses  écrits  de  la  période 
orthodoxe.  Mais,  après  comme  avant  sa  défection, 
Tertullien  réprouve  aussi  fermement  qu'lrénée  la 
chimère  gnostique,  d'après  laquelle  Jésus  aurait  passé 
par  le  sein  de  Marie  non  comme  les  autres  enfants 
passent  par  le  sein  maternel,  mais  comme  l'eau  passe 
par  un  canal,  sans  lui  rien  prendre.  Cette  chimère 
va  directement  à  nier  la  maternité  humaine  de  Marie  ; 
et  en  cela  consiste  proprement  la  contribution  du 
docétisme  à  la  mariaiogie.  —  Voir  Irénée,  Ilaer., 
III,  XXII,  2;  Tertullien,  Apologettcum.  xxi  ;  Adv. 
Vulenlinianos,  xxvii;  iJe  carne  Christi.  xx;  et  notre 
Théologie  de  Tertullien,  p,  ig^-igô. 

Jusqu'ici  nous  n'avons  constaté  —  tant  s'en  faut 
—  nulle  trace  de  docétisme  chez  ces  premiers  té- 
moins de  la  doctrine  chrétienne  sur  Marie.  Par  con- 
tre, nous  les  avons  vus,  dans  leurs  écrits  catholi- 
ques, s'arrêter  devant  le  mystère  de  la  naissance  du 
Seigneur,  pleins  de  respect  et  d'adoration.  Mais  il  y 
a  le  Protét'angile  de  Jacques.  Dans  cet  apocryphe, 
qui  sous  sa  forme  la  plus  ancienne  a  dû  exister  avant 
la  fin  du  U8  siècle,  il  y  a  une  page  entachée  de  docé- 
tisme ;  et  l'on  nous  assure  que  de  là  procède  l'idée, 
antérieurement  inédite,  de  la  virginité  in  partu. 

Nous  avons  reproduit  intégralement  cette  page, 
col.  iG5;  nous  ne  contestons  ni  l'ancienneté  du  Pro- 
lévangile  de  Jacques,  ni  la  réalité  de  l'influence  qu'il 
exerça  sur  le  développement  de  la  mariaiogie.  Mais 
nous  ne  voyons  pas  qu'il  ail  subi  l'influence  du  docé- 
tisme ;  encore  moins  voyons-nous  qu'il  ait  servi  de 
pont  entre  cette  hérésie  et  la  doctrine  catholique. 

La  contribution  du  docétisme  à  la  mariaiogie  con- 
sista, disions-nous,  à  supprimer  la  réalité  de  la  ma- 
ternité divine,  en  attribuant  à  Jésus  je  ne  sais  quel 
corps  astral  qui  ne  devrait  rien  à  sa  mère.  Contri- 
bution toute  négative  :  cette  hérésie  n'a  point  passé 


203 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


204 


dans  renseignement  catholique  ;  elle  n'avait  point 
pénétré  dans  le  Protévangile  de  Jacques.  Ce  que  ce 
protévangile  présente  d'original,  c'est  la  légende  de 
la  sage-femme,  constatant  expérimentalement  la  vir- 
ginité de  Marie  devenue  mère.  On  peut  croire  que 
cette  légende  fut  créée  pour  donner  corps  à  la 
croyance  préexistante  en  la  virginité  perpétuelle  de 
Marie;  de  fait,  elle  put  servir  à  la  répandre  et  à  la 
populariser;  nous  avons  vu  Clément  d'Alexandrie, 
dès  la  (in  du  11°  siècle,  l'accueillir  avec  une  certaine 
faveur.  Mais  Clément  n'a  rien  d'un  docète,  et  s'il 
accueillit  cette  donnée  légendaire,  c'est  qu'elle  lui 
parut  exempte  du  docétisme.  Elle  parait  telle  égale- 
ment aux  hommes  qui,  de  nos  jours,  ont  le  mieux 
étudié  le  Protévangile  de  Jacques.  Nommons  Tischrn- 
Doni-',  r)e  evaiigelioriim  apocryphorum  luigine  et  iisii, 
p.  2^-34,  La  Haye,  i85i  ;  Th.  Zahn,  Geschichte  des 
ATltclien  Kanohs,  i.  II,  p.  774-780,  iSga;  Harnack, 
Heschichte  der  AUchristlichen  Litteratiir,t.  1,  p.  698- 
Go3,  Leipzig,  i897(liésitant)  ;  E.  Amann,  f.e  Proté\an- 
gile  de  Jacques,  p.  100,  Paris,  1910.  (M.  C.  Michel, 
Evangiles  apocryphes,  t.  I,  p.  viii,  Paris,  191 1,  ne  se 
prononce  pas.)  Certaines  expressions  paraissent 
exclure  formellement  le  docétisme,  par  exemple 
cette  promesse  adressée  à  Siméon,  qu'il  ne  mourra 
pas  avant  d'avoir  vu  le  Christ  venu  dans  la  chair, 
X/jiîTcv  sv  av.r./.i  (xxiv,  4)-  L'observation  est  de  Tis- 
chendorf. 

Pour  légendaire  qu'il  soit,  le  récit  du  Pseudojac- 
ques  n'a  rien  d'hérétique  et  témoigne  à  sa  façon  de 
la  croyance  populaire.  Origène  cite  le  même  apocry- 
phe au  sujet  des  n  frères  du  Seigneur  »,  In  Malt., 
t.  X,  XVII,  P.  G.,  XIII,  876-877,  sans  y  trouver  à  redire. 
Voir  sup.,  col.  171.  Origène,  lui  aussi,  est  pur  de 
tout  docétisme. 

Le  Protévangile  de  Jacques  n'est  d'ailleurs  pas  le 
seul  apocryphe  qui  dépose  en  faveur  de  la  croyance 
populaire  à  la  virginité  de  Marie  in  partu  ;  la  même 
conclusion  se  dégage  de  l'Ascension  d'Isaïe,  xi,  citée 
plus  haut,  col.  167.  On  a  lu  également,  ibid.,  Odes  de 
Salomnn,  xix  :  «  L'Esprit  étendit  ses  ailes  sur  le  sein 
de  la  Vierge,  et  elle  conçut  et  enfanta,  et  elle  devint 
mère  vierge  avec  beaucoup  de  miséricorde  ;  elle 
devint  grosse  et  enfanta  un  fils  sans  douleur...  » 

Les  témoignages  des  Pères  se  font,  avec  le  temps, 
plus  explicites. 

.\u  m"  siècle,  on  a  entendu  saint  Grégoire  Thait- 
MATURGR  dire  :  «  Quand  une  femme  est  mariée,  elle 
conçoit  et  enfante  selon  la  loi  du  mariage.  Mais 
quand  une  vierge  non  mariée  enfante  miraculeuse- 
ment un  fils  en  demeurant  vierge,  la  cliose  dépasse 
la  nature  des  corps...  Le  Christ  est  Dieu  par  nature, 
et  il  est  devenu  homme,  mais  selon  sa  nature.  Voilà 
ce  que  nous  affirmons  et  croyons  véritablement,  en 
invoquant  comme  témoins  les  sceaux  d'une  virgi- 
nité immaculée,  gage  de  la  toute-puissance  divine...  » 

L'idée  de  la  virginité  in  partu  manque  à  saint  Epi- 
ruANE,  qui  d'ailleurs  réserve  le  caractère  absolument 
unique  de  cet  enfantement.  Haeres.,  lxxvii,  35  ; 
Lxxviii.  19,  P.  G.,  XLII,  693,  729. 

L'Eglise  de  Syrie  professait,  dès  le  iv"  siècle,  la 
doctrine  de  la  virginité  in  partit,  et  saint  Ephrem 
l'expliquait  par  le  recours  à  une  image  pittoresque. 
Serrno  ady.  haereticos,  0pp.  graecolatina,  t.  II. 
p.  266-267,  Roniae,  1743  :  (Chrisias)  sine  dolore  geni- 
lus  est,  quoniam  et  sine  corruptione  fuerat  conceptus, 
in  Virgine  cornent  accipiens,  non  a  rame  sed  a  Spi- 
ritu  sancto.  Propterea  et  e.r  Virgine  prodiit,  Spiritu 
sancto  uterum  aperiente  ut  egrederetur  liomo  qui  na- 
turae  opifcr  erat  et  Virgini  tirtutem  in  suum  aug- 
mentunt  praehehat.  .Spiritus  erat  qui  puerperam,  tori 
maritalis  nescinm.  in  partu  adiuvabat.  Quapropter 
neque  quod  natnmest  sigilhim  virginitatis  commovit, 


neque  Virgo  laborem  ac  dolorem  in  partu  sensit. 
divisa  quidem  ob  turnorem  geniti  Filii,  sed  rursus 
ad  suum  ipsius  sigillum  reversa,  instar  plicarum 
conchyliorum,  quae  margaritam  producunt  et  rursus 
in  indissolubilem  unionem  ac  sigillum  coeunt... 
Quemadmodum  igitur  solus  er  Virgine  natus  est 
Christus,  ita  etiam  Mariam  in  partu  virginem  perma- 
nere  decebat,  matremque  absque  dolore  fieri. 

En  Occident,  même  doctrine  chez  saint  Hilaire  de 
Poitiers  (•{-  366).  Citons  ses  propres  paroles.  De  Tri-      1 
nitate,  III,  xix,  P.  L.,  X,  87  A  :  Non  quaero  quomodo      | 
natus  e.r  virgine  sit:  an  detrimentum  suicaro perfec-      ' 
tant  e.v  se  carnem  generans  perpessa  sit.  Et  certenon 
suscepit  quod  edidit  ;  sed  caro  carnem  sine  elemen- 
torum  nostrorum  pudore  provexit,  et  perfectum  ipsa 
de  suis  non  immutata  generavit. 

Saint  ZENON  db  Vérone  s'exprime  plus  clairement, 
avec  allusion  expresse  à  la  légende  racontée  par  le 
Protévangile  de  Jacques  :  1.  I,  Tract.,  v,  3,  P.  L.,  XI, 
3o3  A  :  Serf  dicet  aliquis  Etiam  Maria  virgo  et  nupsit 
et peperit .  Sit  aliqua  tatis  et  cedo.  Ceterum  illa  fuit 
virgo  postconnubium,  virgo post  conceptum,  virgo  post 
filium.  — L.II,  7'rac/.,viii,2,  4'4  .V-4i5  A  :  Omagnum 
sacramentum  .'  Maria  virgo  incorrupta  concepit,  post 
conceptum  virgo  peperit,  post  partumvirgo  permansit, 
Obstetricis  incredulae  periclitantis  eniram,  in  testl- 
monium  reperta  eiusdem  esse  virginitatis,  incenditur 
manus  :  qua  tacto  infante,  statim  edax  illa  flamma 
sopitur  ;  sicque  illa  medica  féliciter  curiosa,  dein 
admirata  mulierem  virginem,  admirata  infantem 
Deum,  ingenti  gaudio  exultans,  quae  curatum  véné- 
rât, curata  recessil. 

Saint  Ambroise,  In  Lucam,  II,  lvii,  P.  /,.,  XV, 
1673  A,  après  avoir  rappelé  la  sanctification  de  saint 
Jean-Baptiste,  vient  à  la  naissance  de  Jésus  :  Qui 
ergo  vulvam  sanctificavit  alienam  ut  nasceretur  pro- 
pheta,  hic  est  qui  aperuit  matris  suae  vulvam  ut 
immaculatus  e.riret.  Ce  passage  est  éclairé  par  le 
suivant.  De  institutione  virginis,  viii,  52,  P.  L.,  XVI, 
320  A,  après  citation  de  E:.,  xuv,  2:  Quae  est  liaec 
porta,  nisi  Maria,  ideo  clausa  quia  virgo?  Porta  igi- 
tur Maria,  per  quam  Christus  intravit  in  hune  mun- 
dum,  quando  virginali  fusus  est  partu,  et  genitalia 
virginitatis  claustra  non  solvit.  — Du  rapprochement 
de  ces  deux  textes,  il  ressort  que,  dans  le  premier, 
aperuit  vulvam  n'a  que  la  valeur  d'une  expression 
toute  faite,  pour  signifier  :  editus  est  in  liicem. 

Selon  G.  Herzoo,  p.  486,  0  à  la  veille  du  cinquième 
siècle,...  saint  Jérûme  ne  craint  pas  d'attribuer  à  la 
naissance  du  Christ  les  misères  qui  accompagnent  la 
naissance  des  simples  mortels.  »  On  nous  renvoie  à 
Adv.  Iletvid.,  iv  et  Ep.,  xxxii,  89,  à  Paula.  Qu'y 
voyons-nous?  A  condition  de  rectifier  par  conjec- 
tures la  documentation  précaire  du  mystérieux 
Herzog,  le  voici.  Adv.  llelvid.,  iv  (lisez  xviii),  P.  t., 
XXIII,  202,  nous  voyons  qu'en  attaquant  le  principe 
de  la  virginité  chrétienne,  Helvidius  avait  été  con- 
duit à  nier  la  perpétuelle  virginité  de  Marie.  Et, 
appuyant  sa  négation  àe\&\\r^'n\'\lé  post  parfum  sur 
celle  de  la  virginité  in  partu,  il  énumérait  les  hontes 
de  l'enfantement,  qu'un  Dieu,  pourtant,  n'avait  pas 
jugées  indignes  de  lui.  Jérôme  renchérit  sur  l'adver- 
saire :  il  détaille  avec  une  sorte  de  complaisance  ce 
qu'Helvidius  n'avait  fait  qu'indiquer,  et  conclut  par 
cette  apostrophe  :  Accumulez  les  ignominies  tant 
que  vous  voudrez,  vousne  surpasserez  jamais  l'igno- 
minie de  la  croix,  de  cette  croix  à  laquelle  va  l'hom- 
mage de  notre  foi  et  par  laquelle  nous  triomphons 
de  nos  ennemis.  L'autre  passage,  Ep.,  xxxii,  89,  à 
Paula  (lisez  Ep.,  xxii,  89,  à  Eustochium),  P.  /.,XXII, 
428,  reprend  le  même  thème,  afin  de  provoquer 
l'amour  du  Christ  par  l'émulation  de  ses  abaisse- 
ments et  de    ses  souffrances  :  Novem    mensibus  in 


205 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


206 


utero  ut  nascalur  exspectal,  fastidiu  siistinet,  criieri- 
tus  egreditiir...  —  Que  conclure?  Le  réalisme  de  la 
peinture  est  incontestable,  et  il    est  voulu.  Mais  en 
tout  ceci,  Marie  n'est  pas  directement  mise  en  cause. 
Le    développement    ne    va  qu'à   faire    ressortir  les 
abaissements  volontaires  de  son  Fils.  On  ne  trou- 
vera pas  là  une  néjjation  explicite  de  la  virginité  in 
partit.  Quand  même  on  l'y  trouverait,  tout  ce  qu'on 
pourrait  conclure,  c'est  qu'à  cette  date  la  pensée  de 
saint  Jérôme  n'était  pas  encore  fixée.  Il  écrivait  Adi'. 
HeUidiam  en  383;  la  lettre  à  Eustocliium  en  38^.  Le 
jor  livre  Adi'.  lovinianum,  écrit  en  892/2,  touche  une 
fois,  en  passant,  xxxi,  P.  /-.,  XXIII,  264  B,  à  la  per- 
l>étuelle   virginité  de    Marie  :    Ilaec    virgo  perpétua 
multarum  est  mater  virgiimm.    Mais  il  n'est  pas  sûr 
que,  dans  la   pensée  de  l'auteur,  ce  trait  vise  la  vir- 
ginité in  partit;  on  peut,  je   crois,   l'entendre  de  la 
seule  virginité  pont  partiim.  Quoi   qu'il  en  soit,  à  la 
fin  de  sa  carrière,  saint  Jérôme  n'iiésitail  plus.  Dans 
le   dialogue   Adi:  Pelagianos,  écrit  à  la  fin  de  l'an- 
née 4i5,  on  lit:  II,  IV,    p.  I..,  XXIII,  438  G:  Solus 
enim  Cliristiis  dansas  portas  viiU'ae  virginalis  ape- 
riiit,  qttae  lamen  clausae  iugiter  permanserttnt.  Ilaec 
est  porta  orientalis  clausa,  per  quant  solus  Pontife.r 
ingreditur  et  egreditur,  et  nihilominus  semper  clausa 
est.  C'est  le  dernier  mot  de  saint  Jérôme  sur  la  vir- 
ginité in  partu  ;  il    est  décisif.  —  A  vrai  dire,  nous 
ne  croyons  pas   nécessaire   de  descendre  jusque-là 
pour   connaître    sur  ce  point   la    pensée    de    saint 
Jérôme.  Dès  la  polémique  avec  Helvidius,  il  notait 
expressément  que  Marie  n'eut  recours  aux  bons  offi- 
ces de  personne   pour  envelopper  de  langes  son  Fils 
nouveau-né;  il  raillait  même  les  rêveries  apocryphes 
qui  font  intervenir  une  sage-femme.  Adv.  Ilelvidium, 
viii,  P.  L.,  XXIII,  192  A.  Ce  ne  sont  pas  chez  lui  de 
vains  mots  que  ces  noms  de  Virgo  puerpera,  Ep., 
Lxxvii,  2  ;  cxLvii,  4.  P.  /-.,  XXII,  691  ;  1 19g  ;   Virgo  in- 
corrupta,  Adv.  lov.,  I,  vni,  P.  L.,  XXIII,  221  G;  Virgo 
de  virgine,  de  incorriipta  incorruptus  ;  Mater  t'irgo, 
Adv.  lov.,  I,  XXVI,  P.  /,.,  XXIII,  248  A  ;  £'^.,cviii,  10, 
P.  L.,  XXII,  885.  Il  compare  à  Marie  la  Sagesse,  Jtp., 
ui,  4.  P-  '-.  XXII,  b'io:  Inipolluta  enim  est,  virginila- 
tisque  perpetuae,  et  qiiae  in  stmililudinem  Mariae, 
cum  qiiolidie  generet  semperque  parturiat,  incorrupta 
est.   Ce  langage    n'est  pas  nouveau;    il    témoigne, 
chez  saint  Jérôme,  d'une  pensée  qui  ne  varie  pas. 

Rien  de  plus  net  que  la  doctrine  de  saint  Augustin, 
(•f  43o),  Sermo  CLxxxvi,  in  Natali  Domini,  m,  1,  P.  /,., 
XXXVIII,  999  :  Concipiens  virgo,  pariens  virgo,  virgo 
gravida,  virgo  fêta,  virgo  perpétua...  Deum  sic  nasci 
oportiiit,  qitando  esse  dignatus  est  homo. 

Nous  en  rapprocherons  saint  Fulgen(:e(-;-533), />e 
veritate  praedestinationis  et  gratiae  Dei,  I,  11,  h,  P.  /,., 
Lxv,  6o5:  A'ec  tibidinem  sensit  cum  Deum  conciperet 
in  utero  factiim  mirahiliter  hominom,  nec  aliquam 
corruptionem  diim  in  vera  nostri  generis  carne  pare- 
ret  hitmani  generis  liedemptorem...  Nequc  enim  de- 
cehat  ut  integritatem  virfiinitalis  creator  humanae 
carni  Deus  in  conditione  trilnteret  et  idem  carnis  hu- 
manae' siisceptor  Deus,  quod  /'itérai  redemptttrus, 
virginitatem  carni  de  qua  nascebatur  auferrel.  Ces 
paroles  si  claires  peuvent  servir  de  commentaire  à 
d'autres  paroles  du  même  auteur,  oii  G.  Herzog 
(P-  ^19^)  a  trouvé  une  dérogation  à  la  croyance  dès 
lors  commune,  £;!.,  xvii,  27,  P.  L.,  LXV,  468  :  Vul- 
vam  matris...  omnipotentia  Filii  nascentis  aperuit. 
Cette  deuxième  formule  est  plus  concise  que  la  pré- 
cédente, mais  elle  ne  dit  pas  autre  chose. 

La  virginité  in  partu  se  trouve  renfermée,  avec  la 
virginité  posl  partum,  dans  le  canon  3' de  Latran 
sous  Martin  !«'■  (64g),  confirmé  par  le  pape  Agatiion, 
à  l'occasion  du  vi'  concile  œcuménique  (681),  U.  B., 
206  (2o4).  Nous  avons  déjà  cité  ce  canon,  col.  igg. 


Une  formule  plus  précise  fut  employée  par  Paul  IV 
en  i555  contre  les  Sociniens,  D.  B.,  gg3  (880)  ;  Nos 
...omnes  et  singitlos  qui  hactenus  asseruerunt  dog- 
matizarunt  vel  crediderunt. ..  Beatissiinam  Virginein 
Mariant  non  esse  verain  Dei  ntatreni,  nec  perstitisse 
semper  in  virginitatis  integritaie,  ante  partum  se, 
in  partu  et  perpetuo  post  partum,  e.r  parte  Omnipo- 
tenlis  Dei,  Patris  et  Filii  et  Spiritus  sancti  aposto- 
lica  auctoritate  requirimus  et  inonemus . .. 

La  virginité  perpétuelle  de  Marie  est  un  thème  fa- 
milier aux  auteurs  catholiques.  Nous  sommes  heu- 
reux d'y  joindre  un  auteur  protestant  estimable, 
F.  A.  VON  Lehnhr,  Die  Marienverehrung  in  den  ers- 
ten  .lahrhunderten,  2"  Aufi.,  Stuttgart,  1886,  p.  g-3G; 
120-143. 

3°  La  Sainteté  de  Mar;e 

S'il  est  une  croyance  intimement  liée  dès  l'origine 
à  la  croyance  au  mystère  de  l'Incarnation,  c'est  bien 
la  croyance  à  la  sainteté  personnelle  de  Marie,  la 
Xï'/.jyyiy.  '.  Les  quelques  hésitations  passagères  que 
nous  avons  signalées  chez  des  Pères  du  troisième 
et  du  quatrième  siècle  ne  constituent,  par  rapport 
à  l'ensemble  de  la  tradition  patristique,  qu'une 
exception  négligeable.  U  n'y  a  pas  lieu  de  s'étendre 
ici  sur  le  développement  d'une  croyance  aussi  pri- 
mitive, mais  seulement  de  préciser  son  objet,  d'ajirès 
les  lumières  acquises  à  une  époque  de  maturité 
théologi(|ue. 

Avant  tout,  notons  que  la  question  de  la  sainteté 
de  Marie  ne  peut  être  convenablement  élucidée  qu'en 
fonction  du  dogme  de  l'Immaculée  Conception.  Ce 
dogme  devant  être  étudié  ci-dessous,  nous  le  suppo- 
serons acquis,  et  sous  bénéfice  des  lumières  qu'il  ap- 
porte à  la  foi  catholique,  chercherons  à  interpréter 
la  parole  de  l'ange:»  Je  vous  salue,  pleine  de  grâce.  > 

Le  dogme  de  l'Immaculée  Conception  égale  Marie 
à  nos  premiers  parents  avant  la  chute,  et  donne  à 
l'édifice  de  sa  sainteté  un  fondement  sur  lequel 
aucune  autre  sainteté  —  Jésus  toujours  mis  à  part 
—  ne  fut  bâtie.  Ce  fondement  une  fois  posé,  nous 
sommes  autorisés  à  croire  que  l'intelligence  et 
l'amour  surnaturels  devancèrent  en  Marie  l'œuvre 
de  la  nature;  qu'un  don  éminent  de  science  infuse 
la  disposa  dès  lors  à  reconnaître  en  son  àme  les 
touches  délicates  du  Saint-Esprit;  que,  dans  l'œuvre 

1.  Les  indications  des  lexiques,  relatives  fi  ce  nom,  sont 
généralement  insuftisantes  et  fautives.  Sopiioki.es,  Greek 
Lexicon  of  the  mnian  and  byzantine  periods,  New-York, 
1900,  Y  a  mis  un  peu  plus  de  soin  que  les  autres,  car  il 
cite  6  exemples  ;  1  de  saint  Hippolyte,  3  de  saint  Mé- 
thode d'Olympe,  I  de  saint  Sophronius  de  Jérusalem,  1  de 
.Jean  le  jeùtieur.  Mais  l'unique  exemple  de  saint  Hippo- 
lyte, emprunté  £1  l'écrit  Àdversus  Beronem,  est  apocryphe 
et  de  basse  époque.  11  en  est  de  même  des  3  exemples 
empruntés  à  saint  Méthode,  et  provenant  de  l'écrit  apo- 
cryphe De  Simeone  et  Anna.  L'exemple  de  saint  Sophrone 
(f  638)  parait  bien  authentique,  encore  ne  s'agit-il  que 
de  l'emploi  adjectif — et  non  substantif — du  mot  T.vjixytv.. 
Oratloin  SS.  Deiparae  Annuntiationem ,  37 ,  P.  G  ,  LXXXVÏI, 
3265  C  :  »:  Trvyy.yi'x.  Uy.pOé-joi.  Enfin  le  Pénitentiel  attribué 
à  Jean  le  jeûneur,  archevêque  de  Conslantinople  (f  59.5), 
serait  en  réalité  l'œuvre  d'un  autre  Jean  le  Jeûneur,  vers 
l'an  1100,  selon  Bardenhewer,  Pairoîogie^,  p,  493,  Reste 
donc  un  seul  exemple,  du  vu*  siècle.  A  vrai  dire,  on  en 
pourrait  trouver  de  plus  anciens.  Ainsi,  au  iv*  siècle, 
EusiiBE  Diî  CKSARf-E  écrit,  De  ecclesinstica  iheologia.  III, 
XVI,  /'.  G.,  XXIV,  103'*  B  :  -npn  rh  r.y-jy/iyj  UycOhn.  Mais 
en  général,  l'emploi  du  mol  ïlv.vyyi'y.,  surtout  du  substantif, 
comme  aj>pellatinn  de  la  Vierge,  est  une  marque  d'assez 
basse  époque.  A  partir  du  ix*  siècle,  le  nom  de  lu  Uyvyyiok 
est  fréquent  dans  les  sceaux  bizantins.  Voir  Schlumbfk- 
OER,  Sigillographie  de  l'empire  byzantin,  p.  4.15.36.134. 
157.158.  etc.  Paris.  1884,  in-4". 


207 


MARIE,  MERE  DE  DIEU 


même  de  sa  sancUQcation,  elle  ne  fut  pas  purement 
passive,  mais  que  dès  lors  son  esprit  et  son  cœur  co- 
opérèrent aux  prévenances  de  la  grâce.  Nous  sommes 
autorisés  à  croire  que  la  première  orientation  de  son 
âme  vers  Dieu  fut  détinilive,  que  ses  ascensions  se 
poursuivirent  sans  intermittence  ni  défaillance,  que 
tous  les  instants  de  sa  vie  et  tous  les  battements  de 
son  coeur  furent  marqués  par  des  accroissements  de 
grâce.  Nous  sommes  autorisés  à  croire  que,  comme 
elle  échappa  aux  blessures  de  l'ignorance  et  de  la 
concupiscence,  elle  échappa  à  l'infirmité  commune, 
par  l'absolue  maîtrise  qu'elle  exerça  en  tout  temps 
sur  les  actes  de  sa  vie  intérieure,  n'étant  distraite 
de  Dieu  ni  par  la  fatigue  ni  par  le  sommeil.  La 
justiûcation  précise  de  ces  positions  appartient  à  la 
théologie.  Qu'il  suffise  à  l'apologiste  d'en  avoir 
indique  le  principe  en  tenues  généraux. 

La  psychologie  de  Marie  ne  doit  pas  être  assimilée 
simplement  à  celle  du  Christ,  car  l'union  hj'postati- 
que  projetait  dans  l'âme  du  Christ  des  clartés  (fue 
l'âme  de  Marie  ne  possédait  pas.  Mais,  sans  perdre 
de  vue  la  distance  infinie  qui  sépare  la  mère  du  Fils, 
on  doit  avoir  égard  aux  exigences  de  la  Providence 
unique  impliquée  dans  l'Immaculée  Conception. 
Pour  donner  quelque  idée  des  développements  sug- 
gérés par  la  piété  envers  Marie,  touchant  ces  voies 
toutes  miracnleusrs  de  la  Providence,  nous  cite- 
rons R.  M.  DE  LA  Broisb,  La  Sainte  Vierge,  c.  ii, 
p.  4i-U: 

I  L'Immaculée,  pensent  communément  les  théo- 
logiens, reçut  le  bienfait  de  la  sanctiQcation  dans 
une  âme  pensante  et  libre,  et  avec  une  parfaite  cor- 
respondance à  l'action  de  son  Créateur.  La  grâce  est 
une  mystérieuse  union  entre  Dieu  et  la  créature 
intelligente.  La  dignité  de  cette  union  demande,  si 
rien  ne  s'y  oppose  d'ailleurs,  qu'elle  soit  librement 
acceptée,  et  que  l'amour  créé  réponde,  en  se  tour- 
nant vers  lui,  aux  avances  de  l'amour  infini.  C'est 
d'ailleurs  l'ordre  de  la  Providence  de  donner  le  plus 
possible  d'action  personnelle  et  de  mérite  aux  créa- 
tures. Ainsi  Adam,  ainsi  la  multitude  des  anges, 
lorsque  Dieu,  dès  le  premier  moment  de  leur  exis- 
tence, les  éleva  à  l'ordre  surnaturel,  ne  furent  ni 
inconscients  ni  passifs.  Par  la  connaissance  et 
l'amour,  ils  attirèrent  la  grâce,  au  moment  même 
où  Dieu  la  répandait  en  eux.  En  tout  supérieure  aux 
anges  et  à  l'homme  innocent,  Marie  n'a  pu  être 
sanctiliée  d'une  façon  moins  parfaite.  Pour  elle,  11 
est  ^Tai,  l'usage  de  l'intelligence,  naturel  pour  l'ange 
et  pour  le  premier  homme  créé  adulte,  ne  pouvait 
être  que  l'effet  d'un  miracle  ;  mais  ce  raii-acle,  com- 
ment Dieu  le  lui  aurait-il  refusé,  au  moment  où  il 
prodiguait  pour  elle  ses  merveilles  ? 

«  Bien  entendu,  même  avec  ce  pouvoir  d'user  de 
ses  facultés  spirituelles  sans  le  concours  des  sens, 
Marie  ne  pouvait  ni  mériter  la  première  grâce  ac- 
tuelle, toujours  et  essentiellement  gratuite,  ni  se 
disposer  à  être  sanctifiée  par  un  acte  qui  précédât, 
dans  le  temps,  sa  sanctification  elle-même.  Mais,  par 
les  actes  de  ces  facultés  qui  échappent  à  la  loi  du 
temps,  elle  pouvait  se  tourner  vers  Dieu  au  même 
moment  où  il  se  tournait  vers  elle,  et  par  là  mériter, 
d'un  mérite  de  convenance,  que  la  grâce  sancti- 
fiante fut  aussitôt  versée  dans  son  âme.  Quand  la 
lumière  du  matin  vient  toucher  et  ranimer  la  fleur, 
la  tige  se  relève  d'elle-même  vers  le  soleil;  la  corolle 
s'ouvre  et  se  dilate,  comme  pour  attirer  et  boire 
avidement  les  chauds  rayons.  Ainsi,  prévenue  par 
l'action  divine,  Marie  ouvrit  à  la  grâce,  aussi  large- 
ment que  possible,  toutes  les  issues  et  toutes  les 
capacités  de  son  âme. 

«  Son  esprit  s'éveille  à  la  vie,  plein  d'idées  qu'il 
n'a  pas  acquises,  mais  que  le  Créateur  y  a  mises  en 


lui  donnant  l'Etre.  C'est  Dieu  qui  est  là,  présent  à 
son  intelligence,  non  pas  vu  dans  son  essence,  mais 
se  révélant  clairement  comme  l'infinie  beauté,  le 
bien  parfait,  la  Un  où  il  faut  tendi-e  par  le  Verbe 
médiateur.  Excitée  en  même  temps  par  la  grâce  pré- 
venante, l'âme  se  jette  tout  entière  dans  ce  bien 
suprême,  qui  l'invite  et  l'attire;  l'intelligence 
acquiesce  à  la  révélation  qu'il  fait  de  lui-même,  la 
volonté  se  donne  sans  réser%*  par  le  plus  ardent 
amour.  Dans  le  même  indivisible  moment  où  Marie 
produit  ces  actes,  la  grâce  déborde  en  elle,  suivant 
l'insondable  mesure  de  son  amour  pour  Dieu,  et  la 
mesure  plus  insondaijle  encore  de  l'amour  de  Dieu 
pour  elle.  Avec  la  grâce  sanctifiante,  ce  sont  tous 
les  privilèges  qui  tiennent  à  l'essence  même  de  cette 
grâce  ou  en  forment  le  brillant  cortège  :  pailicipa- 
tion  de  la  vie  divine,  relation  d'amitié  avec  Dieu, 
habitation  de  la  Trinité  sainte  dans  l'âme  comme 
dans  un  temple  consacré,  dons  du  Saint-Esprit, 
dispositions  données  aux  facultés  pour  leur  faire 
produire  les  actes  de  toutes  les  vertus.  Et  toutes  ces 
divines  énergies  ne  sont  pas  en  elle  à  l'état  de  germe 
et  encore  sommeillantes,  comme  chez  tout  enfant 
que  la  grâce  vient  de  régénérer;  Marie  est,  dès  l'ori- 
gine, pleine  d'une  vie  surnaturelle  développée  et 
agissante;  déjà  son  âme  est  le  jardin  de  délices 
qu'embellissent  toutes  les  llcurs  et  qu'embaument 
tous  les  parfums...  » 

Dans  cette  vie  spirituelle  absolument  unique,  le 
point  initial  devait  être  marqué  par  une  grâce 
insigne. 

La  piété  des  théologiens  appuya  sur  ce  fondement 
de  magnifiques  constructions  à  la  gloire  de  Marie. 
Avant  tout,  elle  revendi(]ua  pour  Marie  l'exemption 
absolue  de  toute  faute  actuelle.  Nous  n'avons  pas  à 
revenir  sur  les  soupçons  injurieux  dont  certaines 
scènes  évangéliques  ont  fourni  l'occasion  et  qui  s'ex- 
primèrent quelquefois  par  la  plume  d'un  TertuUien, 
d'un  Origène,  d'un  saint  Basile,  d'un  saint  Uilaire, 
d'un  saint  Jean  Chrjsostome,  d  un  saint  Cyrille 
d'.A.lexandrie.  On  a  vu  plus  haut  comment  l'Evan- 
gile, mieux  lu,  ne  donne  aucune  prise  à  ces  imputa- 
tions. Et  depuis  le  cinquième  siècle,  on  peut  dire  que 
le  sens  public  de  l'Eglise  en  a  fait  justice.  Le  juge- 
ment de  saint  Augustin,  De  nalttra  et  gratia,  xxxvi, 
!\i,  I'.  L.,  XLIY,  267  :  ...  Sancla  virgine  Maria,  de 
qiia,  projiler  honorem  JJumini,  nallcun  prorsus,  ciim 
de  peccalis  agitur,  huheri  volo  quaestionew,  s'est 
imposé  à  tous,  au  nom  du  respect  dû  à  la  Mère  du 
Seigneur,  et  le  Concile  de  Trente  l'a  fait  sien  en  affir- 
mant, dans  une  définition  solennelle,  le  privUège  de 
la  Vierge,  s.  vi,  can.  28,  D.  B.,  833  (916)  :  Si  quis 
hominem  semel  iusiificatum  dixerii...  passe  in  tota 
vita  peccata  omriia,  eliant  yenialia,  vitare,  nisi  ex 
speciali  Dei  privilégia,  quemadmodum  de  Beala 
Virgine  ienet  Ècclesia,  A.  S. 

Mais  l'exemption  de  toute  faute  n'est  que  l'aspect 
négatif  de  la  sainteté  de  Marie.  Sur  l'aspect  positif, 
les  théologiens  ne  sont  pas  moins  unanimes. 
Ceux  d'Orient  avec  une  profusion  d'épithètes  et 
d'images  qui  répond  à  l'éclat  de  leur  pensée;  ceux 
d'Occident  avec  une  langue  plus  sobre,  déclarent 
d'une  seule  voix  que  —  Jésus  mis  à  part  —  aucune 
sainteté  n'approche,  même  de  bien  loin,  de  la  s.ain- 
teté  de  Marie  ;  et  les  raisons  qu'ils  en  donnent  sont 
renfermées  dansleprincipeexcellemment  formulépar 
saint  Thomas  o'Aquin  :  Celui-là  participe  plus  large- 
ment à  la  grâce,  qui  approche  de  plus  près  la  source 
de  toute  grâce.  P.  III,  (].  27,  art.  5  :  Qiianlo  aliquid 
mugis  appropinquat  principio  in  quolibet  génère, 
tantomagis participai  efjectiim  illiiis principii...Iieala 
aulem  Virgo  Maria  propinquissima  Christo  fuit  se- 
cunduni  humanitaiem,  quia  ex  ea  accepit  humanam 


•209 


MARIE. 


IMMACULEE  CONCEPTION 


210 


naiuram.  Et  ideu  prae  céleris  inaiorem  detniit  a 
Clirisio  gratiae  plenitudinem  ohlinere. 

Dans  l'ascension  continue  de  Marie  vers  la  lumière 
divine,  on  peut,  avec  saint  Thomas,  ihid.,  ad  2'", 
distinguer  trois  stades.  Le  premier,  antérieur  à  l'In- 
carnation :  dès  le  terme  de  ce  stade,  Marie  est  saluée 
par  l'ange,  pleine  de  grâce.  Le  second  stade  s'ouvre 
sur  l'Incarnation  et  se  ferme  sur  la  mort  de  la  Vierge. 
Comment  douter  que  le  Verbe  divin,  venant  s'in- 
carner en  Marie,  l'ait  enrichie  merveilleusement?  A 
cette  idée,  on  ne  peut  objecter  que  la  plénitude 
même  de  la  grâce  qui  élait  en  Marie,  et  qui  ne  lais- 
sait plus  de  place  à  un  nouvel  afflux  de  grâce, 
comme  dans  un  vase  trop  plein.  Mais  ces  analogies 
matérielles  sont  en  défaut,  quand  il  s'agit  de  décrire 
les  opérations  divines.  C'est  en  effet  le  pro]ire  de  la 
grâce,  de  dilater  le  vase  qu'elle  remplit  et  de  créer 
sans  mesure  des  capacités  nouvelles.  Le  troisième 
stade  s'ou^Te  dans  la  gloire  céleste,  où  Marie  contem- 
ple Dieu,  non  pas  sans  doute  de  plus  près,  mais  d'un 
regard  plus  limpide,  alïranchie  qu'elle  est  de  toutes 
les  ombres  à  travers  lesquelles  l'homme  chemine  ici- 
bas. 

Nommer  ces  trois  stades  est  facile;  mais,  dès  le 
premier,  notre  impuissance  éclate  à  suivre  la  radieuse 
ascension  de  Marie.  En  alUrniantque  la  grâce  initiale 
de  Marie  surpassa  la  plus  haute  grâce  (inale  accor- 
dée aux  plus  séraphiques  des  anges  et  des  hommes, 
SuAHEZ  croit  ne  rien  avancer  que  de  pieux  et  de  vrai- 
semblable, et  rappelle  qu'on  lui  a  souvent  appliqué 
le  texte  du  Psaume  lxxxvi  :  «  Ses  fondements  sont 
sur  les  montagnes  saintes  »,  pour  marquer  (|ue  la 
sainteté  de  la  Vierge  commence  1»  où  exjiire  celle  des 
âmes  les  plus  élevées.  Ile  mvsteriis  yitae  Chiisti. 
Disp.  IV,  s.  I,  n.  li,  éd.  Vives,  t.  XIX,  p.  67.  Etant 
donnée  l'intensité  de  son  amour  et  l'ardeur  de  son 
élan  vers  Dieu,  le  progrès  de  sa  vie  intérieure 
échappe  à  toute  conception.  Ce  ne  sont  point  là  vai- 
nes rêveries,  mais  déductions  solides,  de  prémisses 
appuyées  sur  l'Evangile.  Nous  ne  saurions  les  pour- 
suivre, mais  nous  renverrons  aux  auteurs  qui,  de 
nos  jours,  ont  essaj'é  d'éclairer  ces  persjjeetives 
inlinies,  par  exemple,  Terrien,  La  Mère  de  Dieu, 
t.  II,  1.  VII,  p.  lyi-Sii.  Plus  brièvement,  de  la 
Broise,  La  Sainte  Vierge,  c.  xii,  p.  226  sqq. 

Si  l'on  entre  dans  ces  pensées,  on  ne  sera  point 
porté  à  réprouver  les  manifestations  de  la  piété 
■envers  Marie,  comme  une  concession  faite  par  la  di- 
vine Providence  à  la  dureté  de  cœur  des  hommes 
■(expressions  de  J.  IJ.  Mayor,  art.  Mary,  dans  Dictio- 
nary  of  tlie  Bible,  éd.  Hastings,  t.  III,  col.  292  B); 
bien  plutôt  y  verra-t-on  l'expression  d'un  sentiment 
très  délicat  et  très  Juste,  qui  proportionne  l'hommage 
au  mérite,  sans  perdre  de  vue  la  distance  qui  sépare 
la  créature  du  Créateur. 

A.  d'Alès. 

[questions  spkciai-ks] 

4°  Immaculée  Conception. 

L'Immaculée  Conception  s'entend  du  privilège, 
propre  à  la  bienheureuse  Vierge  Marie,  d'avoir  été 
conçue  sans  péché,  c'est-à-dire  exempte,  au  premier 
instant  de  son   existence,  de  la  tache  du  péché  ori- 

.ginel.  Délini  par  PiK  IX,  le  8  décembre  i854,  ce  pri- 
vilège ne  rencontre  actuellement  de  réels  adversaires 

•que  parmi  les  rationalistes,  les  protestants,  les  grecs 
»  orthodoxes  »  et  les  vieux  catholiques  ;  mais  les 
croj'ants  eux-mêmes  peuvent  éprouver  quelque  em- 
barras devant  l'éclosion  tardive  de  la  croyance  à 
l'Immaculée   Concejition.   Certaines  attaques  récen- 

•tes,  venant  du  camp  moderniste,  vonluioins  contre 


le  dogme  lui-même  que  contre  l'interprétation  de  In 
croyance  au  cours  des  siècles  ou  contre  les  fonde- 
ments du  privilège  tels  qu'ils  sont  habituellement 
présentés.  Les  adversaires  faussant  parfois  la  vraie 
notion  du  dogme  catholique,  il  importe  d'en  établir  le 
sens  d'après  la  bulle  de  déUnition.  Le  plus  souvent, 
cependant,  l'opposition  dénonce  dans  l'Immaculé. 
Conception  un  dogme  «  nouveau  »,  dont  elle  pré- 
tend expliquer  la  genèse  et  l'évolution  purement 
naturelle  ;  aussi  parait-il  nécessaire  de  résumer  la 
marche  de  la  croyance  à  travers  les  siècles  chré- 
tiens, avant  de  faire  la  synthèse  des  fondements  du 
dogme. 

De  là  trois  parties  dams  cette  étude  : 

i''"  partie.  Sens  du  dogme;  l'attaque. 

2°  partie.  La  croyance  à  l'Immaculée  Conception 
de  Marie  dans  les  siècles  postéphésiens. 

3*  partie.  Synthèse  des  fondements  du  dogme. 

i"  PARTIE.  Sens  du  nor.jiE  de  l'Immaculée  Con- 
ception ;  l'attaque. 

(!  Nous  déclarons,  prononçons  et  définissons  que 
la  doctrine  suivant  laquelle,  par  une  grâce  et  un  pri- 
vilège spécial  de  Dieu  tout-puissant  et  en  vertu  des 
mérites  de  Jésus-Christ,  Sauveur  du  genre  humain, 
la  bienheureuse  Vierge  Marie  aété  préservée  de  toute 
tache  du  péché  originel  au  premier  instant  de  sa 
conception,  est  révélée  de  Dieu  et  doit,  par  consé- 
quent, être  crne  fermement  et  constamment  par  tous 
les  Udèles.  s  Telle  est  la  formule  de  ilélinilion,  com- 
prise dans  la  bulle  Ineffabilis  Iteiis,  qui  est  comme 
l'exposé  des  considérants.  C'est  donc  d'après  cette 
formule  et  d'après  la  bulle  qu'il  faut  déterminer  le 
sens  précis  du  dogme  délini  par  Pie  IX. 

A.  Sens  du  dogme.  —  Quatre  choses  sont  à  consi- 
dérer dans  le  privilège  revendiqué  pour  la  Mère  de 
Dieu  :  le  sujet,  l'objet,  le  mode  et  la  certitude. 

i.  Sujet  du  privilège.  —  C'est  la  bienheureuse 
Vierge  Marie,  considérée  au  premier  instant  de  son 
existence  humaine,  healissimain  f'irginem  Mariam 
in  primo  iiistanti  suae  conceptionis.  Sous  ce  rapport, 
la  formule  employée  par  Pie  IX  diffère  de  celle 
qu'avait  employée,  en  1661,  Alexandre  VII.  Dans 
la  bulle  Sollicitiido  omnium  ecclesiarum,  le  sujet  du 
privilège  élait  directement  l'âme  de  Marie,  e/us  ani- 
niam  in  primo  creationis  instanli  atque  infusionis  in 
corpus.  Les  mêmes  termes  figuraient  dans  le  premier 
schéma  de  la  bulle  de  définition,  rédigé  par  le 
P.  Perrone,  animam  healissimae  Virginis  Mariae, 
cum  primant  fuit  creata  et  in  saum  corpus  infusa  : 
ils  furent  maintenus  dans  un  nouveau  schéma  elles 
multiples  retouches  qu'il  subit,  jusqu'au  moment  où 
se  fit  la  réunion  des  évêques  chargés  de  l'examiner. 
Alors  Mgr  Francesco  Bruni,  évêque  d'Ugento,  pro- 
posa de  faire  (lorter  l'exemption  non  sur  l'âme  seule, 
mais  sur  la  personne  :  de persona,  non  désola  anima, 
asserenda  sit.  Le  cardinal  Joseph  Pecci,  évêque  de 
Gubbio,  parla  dans  le  même  sens  au  consistoire 
qui  suivit;  il  fallait,  dit-il,  éviter  tous  lestermessus- 
ceptiblesde  ramener  l'opposition  mise  parles  scolas- 
tiques  entre  le  corps  et  l'âme  à  propos  de  la  concep- 
tion de  Marie,  et,  poureela, faire  tomber  la  définition 
sur  la  personne  même,  il  a  ut  definitio  respiceret  per- 
sonam  Mariae.  La  motion  l'ut  agréée,  et  l'ancienne 
formule  disparut  pour  faire  place  à  la  nouvelle  et 
définitive:  beatissimum  Virginem  Mariam  in  primo 
instanli  suae  conceptionis.  Mgr  Vincenzo  Sardi,  La 
sdlenne  definizione  del  dognia  delV  /mmacolato  Con- 
cepimcnto  diMaria  Santissima,  t.  II,  p.  33,  87,  242-45, 
292,  3 12.  Uome,  1904. 

La  conséquence  de  ce  qui  précède,  c'est  que  dans 
le  membre  de  phrase  in  primo  instanli  suae  concep- 
tionis, le  mot  de  conception    s'entend,  non   de  l'acte 


211 


MARIE.  —  IMMACULEE  CONCEPTION 


212 


générateur,  mais  de  son  terme,  et  de  celui-ci  par- 
venu à  sa  perfection,  au  moment  iiièrae  où  l'àme  est 
unie  au  corps,  puisqu'alors  seulement  il  y  a  per- 
sonne buraaine.  La  conception  ainsi  envisagée  s'ap- 
pelle, dans  la  terminologie  scolastique,  conception 
passive  consommée.  Conception  passive,  par  oppo- 
sition à  la  conception  active, qui  estl'acte  générateur 
des  parents;  conception  passive  consommée,  par 
opposition  à  la  conception  passive  commencée,  dans 
l'hypothèse  philosophique  où  l'embrjon  ne  serait 
viviiié  par  une  âme  humaine  qu'après  une  certaine 
période  de  préparation  et  de  développement.  La 
définition  de  1854  "e  tranche  pas  cette  question 
controversée,  de  savoir  à  quel  moment  précis  se  fait 
l'animation  ou  l'union  de  l'àme  et  du  corps;  elle  ne 
dit  pas  dans  quelle  condition  se  trouverait  la  chair 
de  Marie  dans  la  supposition  d'une  conception  pas- 
sive d'abord  imparfaite,  puis  parfaite;  elle  dit  seule- 
ment qu'au  premier  instant  de  son  existence  comme 
personne  liumaine,  la  bienheureuse  Vierge  jouit  du 
privilège  allirmc. 

Il  résulte  des  mêmes  principes  que,  dans  la  for- 
mule :  Immaculée  Conception,  l'épithète  d'immaculée 
tombe  sur  la  conception  de  Marie,  et  non  pas  sur  la 
conception  de  sainte  Anne.  Ce  que  parait  ignorer 
l'auteur  d'un  article  publié  en  iSS'j  dans  rEùyy/sii^î; 
Kf,pu^  d'Athènes,  t.  I,  p.  262,  sous  ce  titre  :  Histoire 
du  nouveau  dogme  latin  de  l'immaculée  conception  de 
sainte  Anne.  Voir  bibliographie.  Ce  titre  fausse 
la  doctrine  de  l'Eglise  romaine  en  laissant  entendre 
de  la  conception  active  ce  qu'elle  affirme  uniquement 
de  la  conception  passive. 

5.  Objet  du  privilège.  —  Pie  IX  revendique  pour 
la  Mère  du  Sauveur  l'exemption  de  toute  tache  de  la 
faute  originelle,  ab  omni  originalis  culpae  labe prae- 
aenatam  immunem.  Ce  privilège  singulier  suppose 
la  loi  commune,  suivant  laquelle  tout  homme  des- 
cendant d'Adam  par  voie  naturelle  est  soumis,  du 
fait  même  de  sa  conception,  à  la  tare  héréditaire. 
En  quoi  consiste  proprement  la  faute  originelle,  con- 
sidérée dans  les  descendants  d'Adam,  l'Eglise  ne  l'a 
pas  formellement  délini,  mais  elle  en  a  déterminé  les 
effets  essentiels  :  privation  de  la  sainteté  et  de  la 
justice  originelle,  mort  de  l'àme,  inimitié  divine. 
Dans  l'ordre  actuel,  ces  effets  cessent,  et  cessent  uni- 
quement par  une  rénovation  intérieure,  en  vertu  de 
laquelle  les  rejetons  du  premier  Adam  passent  de 
l'état  d'injustice  où  ils  naissent  à  l'état  de  grâce  et 
de  filiation  adoptive  en  Jésus-Christ  notre  Sauveur, 
le  second  Adam.  Concile  de  Trente,  sess.  v,  can.  1 
et  2;  sess.  VI,  cap.  i,4,'7.  Denzingbr-Bannwart,  En- 
chiridion  symbolorum,n.  788  s.,  'jgS,  796,79g  (670  s,, 
67.5,678,681).  Aussi,  dans  la  doctrine  catholique,  le 
privilège  de  l'Immaculée  Conception  ne  se  borne  pas 
à  l'exclusion  du  péché  originel  et  de  ses  effets  essen- 
tiels, notion  purement  négative;  il  implique,  en 
outre,  la  notion  positive  opposée,  c'est-à-dire  la  pos- 
session de  la  grâce  sanctillante  et,  par  elle,  la  vie  de 
l'àme,  l'amitié  divine,  la  filiation  adoptive.  De  là  une 
double  façon  d'énoncer  le  privilège  mariai,  comme  on 
peut  le  remarquer  déjà  dans  la  bulle  Sollicitudo 
d'Alexandre  VII  :  façon  négative,  par  exclusion  de 
ta  tare  héréditaire,  a  macula  peccati  originalis  im- 
munem: façon  positive,  par  affirmation  de  l'état  de 
grâce  ou  de  sainteté  initiale,  praeveniente  scilicet 
Spiritus  Sancti  gratia...  animam  B.  Mariae  Virginis 
insui  creatione  et  in  corpus  infusione  Spiritus  Sancti 
gratia  donatam. 

Mais  que  faut-il  entendre  par  l'exemption  de  toute 
tache  de  la  faute  originelle,  ab  omni  originalis  culpae 
labe  praeservatam  immunem?  Il  ne  semble  pas  néces- 
saire d'attribuer  une  portée  spéciale  à  l'adjectif  «mm', 
à  moins  qu'on  ne  veuille  considérer  le  péché   sous 


son  double  rapport  de  tache  physique,  privation  de 
la  grâce  sanctifiante,  et  de  tache  morale,  état  de  cul- 
pabilité devant  Dieu.  Comme  l'Eglise  n'a  pas  pris 
parti  sur  la  nature  intime  du  péché  originel,  on  a 
voulu  simplement  exclure  tout  ce  qui  est  vraiment 
péché,  sans  déterminer  d'une  façon  précise  en  quoi 
cela  consiste.  D'ailleurs,  au  cours  de  la  bulle,  le  pri- 
vilège mariai  est  souvent  exprimé  abstraction  faite 
de  l'adjectif  omni,  par  exemple  :  ab  ipsa  originalis 
culpae  labe  plane  immunis,  §  Inejfabilis ;  sine  labe 
originali  conceptam,  §  Eiiimvero;  a  macula  peccati 
originalis  praeservatam,  %,  Quoniam  vero,  etc. 

En  particulier,  on  ne  pourrait  pas  légitimement 
faire  rentrer  dans  la  formule  :  ab  omni  originalis 
culpae  labe  praeservatam,  l'exemption  de  la  concu- 
piscence, du  fomes  peccati;  car.  d'après  la  doctrine 
du  concile  de  Trente,  sess.  v,  can.  5,  la  concupis- 
cence n'est  pas  vraiment  péché.  Denzingeh-Bannwxrt, 
792  (676).  Il  est  vrai  qu'en  proposant  de  faire  porter 
la  définition  sur  la  personne,  et  non  sur  l'àme  seule 
de  Marie,  l'évêque  d'Ugento  avait  ajouté  cette  ré- 
flexion :  de  la  sorte,  toute  tache  serait  écartée  de  la 
Vierge,  non  pas  seulement  la  tache  du  péché  propre- 
ment, qui  se  dit  de  l'àme,  mais  encore  celle  du  péché 
improprement  dit  ou  de  la  concvipiscence,  qui  se 
rapporte  au  corps;  aussi  demandait-il  qu'à  défaut 
d'une  définition  tombant  sur  la  personne,  on  décla- 
rât au  moins  Marie  préservée  non  seulement  du  pé- 
ché proprement  dit,  mais  encore  de  la  concupiscence 
ou  foyer  du  péché  :  immunitas  ab  originali  peccato, 
vel  de  persona,  non  de  sola  anima,  asserenda  sit,  vel 
saltem  declarandum,  Beatissimam  Virginem  non  so- 
lum  ab  omni  reatu  originalis  peccati,  scd  etiam  a 
fomite  et  concupiscentia  praeservatam.  SAnoi,  op.  cit., 
t.  Il,  p.  2^2  s.  Mais  on  se  contenta  de  faire  tomber  la 
définition  sur  la  personne  de  Marie,  sans  rien  de  plus. 
(,)uelle  que  soit  donc  la  faveur  dont  jouit  à  bon  droit 
la  thèse  qui  soustrait  Marie,  dès  sa  naissance  à  la  loi 
du  fomes  peccati,  quel  que  soit  l'appui  qu'elle  trouve 
dans  divers  textes  de  Pères  utilisés  par  les  rédacteurs 
de  la  bulle  Ineffabilis,  cette  doctrine  ne  peut  pas 
être  considérée  comme  comprise  dans  la  définition 
elle-même. 

3.  Mode  du  privilège,  —  L'immunité  revendiquée 
pour  la  Vierge  Marie  n'est  pas  une  immunité  quel- 
conque. Elle  ne  ressemble  ni  à  celle  des  saints  anges, 
ni  à  celle  d'Adam  et  d'Eve  avant  leur  péché,  ni  à 
celle  de  Notre-Seigneur  conçu  virginalement  par 
l'opération  du  Saint-Esprit,  c'est  une  immunité  par 
préserva/ ion,  praeservatam  immunem.  11  y  a  eu  de  la 
part  de  Jésus-Christ,  Sauveur  du  genre  humain,  ap- 
plication non  seulement  anticipée,  mais  spéciale  de 
ses  mérites  à  sa  Mère  bénie.  Aux  autres,  il  applique 
le  fruit  de  ses  mérites  pour  les  délivrer  du  mal  où 
ils  sont  tombés;  à  sa  Mère,  il  applique  ce  fruit,  c'est- 
à-dire  la  grâce,  au  premier  instant  de  son  existence, 
pour  qu'elle  ne  tombe  pas  dans  le  mal.  Marie  est 
ainsi  rachetée  d'une  façon  plus  noble  que  les  autres, 
sublimiori  modo  redemplam,  'i,  Omties  autem  norurit. 

L'affirmation  que  la  Mère  de  Dieu  dut  à  une  grâce 
de  préservation  de  n'avoir  pas  été  soumise  à  la  loi 
du  péché,  suppose  objectivement  et  dans  la  croyance 
de  l'Eglise  romaine,  que  Marie  a  été  engendrée  comme 
les  autres  descendants  d'Adam,  en  d'autres  termes, 
«  que  saint  Joachim  et  sainte  Anne  ont  eu  à  la  nais- 
sance de  leur  fille  la  même  part  que  les  parents 
ordinaires  ont  à  la  naissance  de  leurs  enfants  ». 
Gagahin,  Lettre  à  une  Dame  russe  sur  le  dogme 
de  l'Immaculée  Conception,  Paris,  1867,  p.  i3. 
«  J'insiste  sur  ce  point,  continuait  le  même  auteur, 
parce  que  vous  savez  très  bien,  Madame,  combien 
il  y  a  de  personnes  qui  croient  ou  voudraient  faire 
croire  qu'en  admettant  la  conception  immaculée  de 


213 


MARIE.  -  IMMACULEE  CONCEPTION 


214 


Marie,  nous  aflirmons  que  la  Mère  de  Jésus  a  été, 
comme  son  divin  Fils,  conçue  du  Saint-Esprit,  et, 
par  conséquent,  n'a  pas  eu  de  père  selon  la  chair. 
C'est  là  une  erreur  grossière  que  nous  repoussons 
de  toutes  nos  forces.  Il  y  a  une  distance  infinie  en- 
tre la  conception  du  divin  Sauveur  et  la  conception 
de  sa  mère;  nous  ne  mettons  pas  sur  la  même  ligne 
deux  choses  aussi  différentes.  Jésus  qui  est  Dieu,  a 
été  conru  du  Saint-Esprit  ;  Marie  qui  est  une  créature, 
a  eu  pour  père  un  homme  mortel.  » 

A  l'idée  Aspiéservution  et  de  rédemption,  se  ratta- 
che le  problème,  agité  dans  l'Ecole,  du  debitum  pec- 
cati  en  Marie.  Fille  d'Adam,  descendant  du  premier 
père  par  voie  de  généi-ation  naturelle,  elle  devait  en- 
courir la  tache  héréditaire.  «  Nous  accordons  que 
Marie,  par  le  fait  de  la  descendance  d'Adam,  était  en- 
veloppée dans  la  condamnation  universelle,  qu'elle 
ne  pouvait,  par  elle-même,  se  soustraire  à  cette  mort 
de  l'àme,  et  que  cette  seconde  naissance,  elle  ne  de- 
vait, dans  aucun  cas,  la  tenir  que  de  Jésus-Christ.  » 
Gaoarin,  op.  cit.,  p.  2ii.  Toutefois  le  danger  d'encou- 
rir la  tache  héréditaire  peut  atteindre  la  bienlieu- 
reuse  Vierge  diversement  :  de  près  ou  de  loin,  immé- 
diatement ou  médiatement.  On  peut,  en  effet, 
concevoir  qu'elle  ait  été  comprise  dans  la  loi  générale 
qui,  pour  la  conservation  ou  la  perte  de  la  justice 
originelle,  solidarisait  Adam,  souche  physique  et  chef 
moral,  et  ceux  qui  descendraient  de  lui  par  voie  de 
génération  naturelle  ;  en  ce  cas,  il  y  aurait  pour  Marie, 
au  moment  même  où  elle  va  naître,  danger  immédiat 
ou  prochain  d'encourir  la  tache  héréditaire  :  théorie 
du  debitum  proximum.  Mais  on  peut  concevoir  aussi 
que,  demeurant  lille  d'Adam  par  descendance  physi- 
que, elle  ait  été  antérieurement  soustraite,  en  tout 
ou  en  partie,  à  la  loi  de  solidarité  par  une  applica- 
tion spéciale,  à  cet  effet,  des  mérites  du  Sauveur; 
en  ce  cas,  le  danger  n'existerait  pour  elle  qu'anté- 
rieurement au  décret  divin  qui  la  soustrait  à  la  loi 
commune  de  solidarité  :  théorie  du  debitum  reniotum. 
Question  subtile  et  complexe,  que  la  définition  du 
dogme  de  l'Immaculée  Conception  n'a  point  tran- 
chée; elle  reste,  après  comme  avant,  à  l'état  de  libre 
discussion. 

4.  Certitude  du  privilège.  —  La  Conception  Imma- 
culée est  définie,  non  pas  simplement  comme  une 
vérité  ou  conclusion  théologique  certaine,  mais 
comme  une  vérité  divinement  révélée,  a  Deo  reve- 
latam.  D'après  les  principes  de  la  foi  catholique, 
cette  vérité  doit  donc  être  contenue  dans  les  sources 
de  la  révélation,  sainte  Ecriture  et  Tradition  aposto- 
lique, à  tout  le  moins  dans  l'une  ou  dans  l'autre. 
D'après  les  mêmes  principes,  il  suflit  d'une  révélation 
implicite  et,  dans  le  même  sens,  d'une  contenance 
implicite  dans  les  sources  de  la  révélation.  La  remar- 
que l'ut  souvent  l'aile  par  les  membres  de  la  Commis- 
sion spéciale,  au  cours  des  travaux  préparatoires  à 
la  définition  ;  par  exemple,  dans  le  premier  des  Vota 
rapportés  par  Mgr  Sariii.  op.  cit.,  t.  I,  p.  33. 
Mgr  Angelini,  évèque  de  Leuca,  s'appropria  cette 
formule  de  Suarez:  Salis  est  ut  aliqua  supernaturalix 
Veritas  in  Traditinne  vel  Scriptura  implicite  contenta 
sit.  Mgr  Prosper  Caterini,  assesseur  du  Saint-OtHce, 
ajouta  cette  remarque,  /bid.,  p.  1^5  :  Beaucoup  de 
vérités  ont  été  définies,  qui  n'étaient  pas  explicite- 
ment contenues  dans  la  sainte  Ecriture  et  sur  les- 
quelles la  Tradition  n'avait  été,  tout  d'abord,  ni  ferme 
ni  unanime. 

^  a-t-il  eu,  pour  l'Immaculée  Conception,  révé- 
lation explicite  ou  seulement  implicite,  c'est  donc 
une  question  de  fait,  non  de  principe.  La  réponse 
viendra  plus  loin,  alors  que  les  fondements  du 
privilège  mariai  auront  été  examinés  et  discutés. 
Mais    il  peut  être  utile   d'indiquer  dès  maintenant   ' 


quelle  fut,  en  ce  point,  l'attitude  des  deux  douzaines 
de  théologiens  appelés  par  Pie  IX  à  donner  leur 
avis.  Très  peu  aflirmèrent  une  révélation  explicite  ; 
quelques-uns  se  contentèrent  de  conclure  d'une  façon 
indéterminée  à  une  révélation,  soit  explicite  soit  im- 
plicite; la  plupart  aflirmèrent  ou  supposèrent  nette- 
ment une  révélation  implicite.  Il  en  fut  de  même 
des  évèques  ;  ainsi  Mgr  Kenrick,  archexèque  de  Bal- 
timore, parlant  d'une  révélation  explicite,  observa 
que  la  plupart  des  catholiques  ne  l'admettaient  pas, 
quam  lamen  plerique  catholici  haud  agnoscunt.SiRni, 
op.  cit.,  t.  Il,  p.  23i. 

Reste  à  signaler  une  distinction  importante,  pour 
préciser  le  sens  de  la  définition  du  8  décembre  i85/(. 
Autre  chose  est  la  contenance  d'une  vérité  dogma- 
tique dans  le  dépôt  de  la  révélation,  autre  chose  est 
la  profession  ou  croyance  explicite  de  cette  vérité 
dans  l'Eglise.  La  première  question  est  d'ordre  ob- 
jectif ;  la  seconde,  d'ordre  subjectif.  Or,  quand  une 
vérité  n'est  qu'implicitement  contenue  dans  le  dépôt, 
il  peut  se  l'aire  que  la  profession  ou  croj'ance  expli- 
cite de  cette  vérité  ne  se  manifeste  pas  ou  même 
n'existe  pas  dès  le  début,  soit  que  pour  une  raison 
quelconque  on  doute  du  fait,  soit  qu'on  n'en  ait  pas 
encore  pris  conscience.  Dans  ce  cas,  la  vérité,  for- 
mellement révélée  en  soi,  ne  l'est  pour  les  esprits 
que  d'une  façon  virtuelle,  en  ce  sens  qu'étant  sus- 
ceptible d'être  connue  comme  révélée,  elle  n'est  pas 
encore  connue  ou  sûrement  connue  comme  telle. 
Voir  t.  1,  col.  I  iSa. 

En  ce  qui  concerne  l'Immaculée  Conception,  quel 
rapport  y  a-t-il  entre  la  question  d'ordre  objectif 
et  la  question  d'ordre  subjectif?  Contenue  effec- 
tivement dans  le  dépôt  de  la  révélation,  cette  vé- 
rité a-t-elle  été  professée  ou  crue  explicitement 
dès  le  début  ?  Cet  asi)ect  du  problème  est  en  dehors 
de  la  définition  dogmatique,  et  ceci  est  d'autant 
plus  notable,  que  les  antécédents  semblaient  pré- 
sager une  issue  tout  autre.  Au  lieu  des  simples 
mots  :  ((  Deo  revelatam,  on  lisait  dans  le  premier 
schéma:  constantbm  fuisse  et  esse  catholicab  Ec- 
CLESiAB  nocTRiNAM  cum  sacris  Utteris  et  diyina  et 
apnstolica  tradilione  cohaerentem.  Sardi,  op.  cit., 
t.  II,  p.  38.  Dans  le  schéma  qui  remplaça  le  précé- 
dent, on  mit  :  fuisse  et  esse  constantkm  catholicae 
EccLESiAE  DOCTRiNAM  fl  Deo  revelatum  :  assertion  qui 
fut  maintenue  dans  plusieurs  rédactions  ultérieures. 
Ibid.,p.  88,  116,  i4o,  166,  192.  Cependant  un  des 
théologiens  consulteurs,  fra  Paolo  di  S.  Giuseppe, 
carme,  'avait  fait  observer  qu'en  présence  des  faits, 
oppositions  vives  et  longues,  réserve  même  des  sou- 
verains pontifes,  etc.,  il  semblait  diflicile  d'afFirnier 
qu'il  y  eût  eu,  sur  ce  point,  doctrine  constante  de 
l'Eglise.  Ibid.,  p.  42  sq.  Des  évèques  et  des  cardi- 
naux furent  du  même  sentiment.  Mgr  Kenrick  con- 
testa nettement  l'existence  d'une  tradition  primitive, 
en  objectant  que  pendant  plusieurs  siècles  il  n'avait 
pas  été  question  de  la  conception  de  Marie.  Mgr  Ata- 
nasio  Bonaventura,  évèque  de  Lipari,  parla  d'une 
croyance  d'abord  implicite,  et  plus  lard  seulement 
explicite.  Ibid.,  p.  208,  20g.  Plusieurs  évèques  alle- 
mands revinrent  sur  le  sujet  avec  plus  d'insistance 
encore  dans  des  observations  motivées;  tels,  Mgr 
deReisach,  archevêque  de  Munich,  Mgr  deUauscher, 
archevêque  de  Vienne,  le  cardinal  Schwarzenberg, 
archevêque  de  Prague,  dont  l'avis  se  résume  en  ces 
quel(|ues  mots  :  Nescio  quomodo  possit  saepe  sae- 
pius  asseri,  quod  a  primis  Ecclesiae  temporibus  claris 
et  indubiis  testimoniis  manifestata  fnerit  pia  senten- 
tia ,  quodtraditio  semper  vi guérit.  Ibid., p.  2i5,  217,296. 
En  fin  de  compte,  les  termes  contestés  furent  omis 
dans  la  formule  de  définition,  Ibid.,  p.  3-jtt.  Dans 
le  corps  de    la   bulle,   certaines  expressions  qui   se 


215 


MARIE.  —  IMMACULEE  CONCEPTION 


216 


ratlacbaieiil  au  même  ortlie  d'idées  fuient  modi- 
fiées et  adoucies  ;  en  i)ailicu!ier,  il  n'est  plus  ques- 
tion, §  Et  re  qiiidem  vent,  de  doctrine  constante  Je 
rjEfj'lise,  mais  seulement  de  doctrine  qui  a  lou jours 
existé  dans  l'Eglise  comme  reçue  des  ancêtres,  in 
ipsa  Ecclcsiu  semper  e.rstitisse  veluti  a  mujorilius 
acception.  Ce  qui  perniel  de  conclure  qu'en  définis- 
sant l'Immaculée  Conception  comme  doctrine  révélée 
et,  à  ce  titre,  contenue  dans  la  sainte  Ecriture  ou 
la  Tradition,  Pie  IX  n'a  rien  défini  sur  le  mode, 
explicite  ou  seulement  implicite,  soit  de  la  conte- 
nance de  cette  doctrine  dans  les  sources  de  la  révé- 
lation, soit  de  la  profession  ou  croyance  de  celte 
même  doctrine  dans  les  premiers  siècles  du  cliris- 
tianis:ne. 

B.  Attaque  du  dogme  diIiini  pau  Pik  IX.  —  Prise 
dans  ses  grandes  lignes,  l'attaque  se  présente  sous 
une  double  forme,  SHi^  ant  qu'elle  s'en  prend  à  la 
doctrine  elle-même,  ou  plus  particulièrement  à  la 
bulle  InefjahUis  Deus,  en  tant  que  celle-ci  propose  la 
doctrine  comme  dogme  de  foi  et  [n  étend  en  trouver 
les  fondements  dans  les  sources  de  la  révélation. 

1.  Attaque  de  la  doctrine.  —  Sur  ce  terrain,  les  ad- 
versaires de  maintenant  ne  font  guère  qu'exploiter 
l'ancien  fonds  de  diflicultés  accumulées  jadis  par  les 
adversaires  d'avant  la  définition.  Tous  invoquent  la 
sainte  Ecriture,  en  raisonnant  à  peu  près  comme 
Melchior  Cano,  De  locis  tkeologicis,  1.  Vil,  c.  i, 
concl.  II.  On  ne  trouve  aucun  texte  qui,  pris  dans  le 
sens  naturel  et  littéral,  établisse  clairement  l'Im- 
maculée Conception;  au  contraire,  rien  de  plus  jjré- 
cis  que  les  textes  proclamant  tous  les  hommes  pé- 
cheurs, soit  en  général,  soit  en  particulier,  eu  égard 
à  leur  naissance  :  «  Tous  ont  péché  et  sont  privés  de 
la  gloire  de  Dieu  i>,  Rom.,  m,  23;  cf.  Gai.,  m,  22; 
«  Ue  même  que  par  la  désobéissance  d'un  seul  tous 
ont  été  constitués  pécheurs,  de  même  par  l'obéis- 
sance d'un  seul  tovis  sont  constitués  justes  »,  Rom.. 
V,  19;  «  Je  suis  né  dans  l'iniquité,  et  ma  mère  m'a 
conçu  dans  le  ])éché  »,  Ps.,  l,  7.  Kien  de  plus  précis 
que  les  textes  établissant  une  stricte  corrélation  ' 
entre  la  mort  et  le  péché,  entre  la  mort  de  Jésus- 
Christ  pour  tous  et  la  mort  (spirituelle)  de  tous  :  «  La 
mort  a  passé  dans  tous  les  hommes,  parce  que  tous 
ont  péché,  if  ù  r.d-jrti  y.u.v.pn-j  1  ,  Rom.,  v,  19;  «  Si  un 
seul  est  mort  pour  tous,  tous  donc  sont  morts  »,  Il 
Cor.,  V,  i4  ;  or  la  Vierge  est  morte,  comme  les  autres. 
Kien  de  plus  précis  que  les  textes  ailirmant  l'uni- 
verselle et  absolue  nécessité  de  la  régénération  spi- 
rituelle et  de  la  rédemption  en  .lésus-Christ  :  «  Nul, 
s'il  ne  renaît  de  l'eau  et  de  l'Esprit,  ne  peut  entrer 
dans  le  rojaume  de  Dieu  ».  Joaii.,  ui,  5;  «  Un  seul 
médiateur  entre  Dieu  et  les  hommes,  le  Christ  Jésus 
fait  homme,  qui  s'est  donné  lui-même  en  rançon 
pour  tous  »,  1  Tii)i.,  11,  6.  Marie  n'est  jamais  excejv 
tée;  elle-même,  d'ailleurs,  se  donne  pour  rachetée, 
quand  elle  salue  en  Dieu  son  Sauteur,  Luc.  1,  4"; 
or,  comment  comprendre  qu'elle  ait  été  vraiment 
rachetée,  si  elle  n'est  pas  tombée  dans  la  servitude 
du  péché?  Dans  ce  cas  là,  ne  serait  elle  pas  plus  tôt, 
comme  l'objecte  Métropuanb  Critopoulos,  rédemp- 
trice, et  l'incarnation  du  Verbe  ne  deviendrait-elle 
pas  inutile? 

La  doctrine  de  l'Immaculée  Conception  n'est  i)os 
moins  contraire  à  l'antique  Tradition,  a  Jusqu'au 
xu«  siècle,  nous  voyons  l'Eglise  en  possession  paisi- 
ble de  la  foi  à  l'universalité  du  péché  originel  ;  aucun 
Père,  aucun  écrivain  ecclésiastique  ne  songe  à  sous- 
traire la  Vierge  Marie  à  cette  loi,  en  lui  attribuant 
la  prérogative  d'une  conception  sainte  ;  ce  qui  ne 
doit  pas  surprendre,  si  l'on  considère  qu'une  telle 
prérogative,  en  même  temps  qu'elle  tendait  à  elfacer 


la  difl'érence  spécifique  du  Sauveur  'avec  le  reste  des 
hommes,  était  essentiellement  incompatible  avec 
l'idée  qu'on  se  faisait  de  la  transmission  héréditaire 
du  i)échc  d'Adam.  11  était,  en  cfTct,  universellement 
admis,  que  cette  transmission  s'ex])li(|ue  par  la  con- 
cupiscence qui  préside  à  la  génération,  que  la  cor- 
ruption est  inséparablement  attachée  à  la  conception 
faite  parles  voies  ordinaires,  ([ue  le  péché  ne  sau- 
rait manquer  là  où  la  convoitise  sexuelle  a  été  indu- 
bitablement présente  ;  que,  par  conséquent,  pour 
être  immaculée,  une  conception  doit  nécessairement 
exclure runioncharnelledi^l'hommcet de  la  femme,  s 
(Jrand  Dictionnaire  du  xix".s(èf/e,art.  Conception. hes 
textes  apportés  à  l'appui  de  celte  assertion  sont 
presque  tous  empruntés  à  saint  Ambroise,  saint 
Augustin  ou  des  écrivains  de  filiation  auguslinienne. 

De  leur  côté,  les  Pères  grecs,  interprétant  les  juiro- 
îes  de  l'ange  :  «  .'<piritus  sanctus  suiien-eniet  in  le  n, 
Luc,  1,35,  enseignent  qu'à  ce  moment-là,  Marie  fut 
purifiée  dans  son  âme  et  dans  son  corps  ;  c'est  donc 
qu'auparavant  elle  était  soumise  à  la  loi  du  péché, 
au  moins  [)ar  sa  naissance  Dans  celte  hypothèse, 
Marie  n'aurait  été  délivrée  du  vice  héréditaire  qu'au 
jour  de  l'Annonciation  ;  et  telle  est,  en  cd'et,  la  posi- 
tion que  tiennent,  à  la  suite  de  Mbtuoi'Uanu  CRrro- 
poiLos  etdeSÉDASTE  IvYMiiNiTÈs,  la  plupart  des  théo- 
logiens modernes,  grecs  ou  russes,  de  lEglise 
orthodoxe;  quelques-uns,  comme LuniiUKV,  estiment 
même  que  la  Vierge  n'a  été  complètement  délivrée 
qu'au  pied  de  la  Croix.  Ce  qui  n'empêche  pas  ces 
théologiens  de  tenir  en  même  temps  que  Marie  fut 
sanctifiée  dès  le  sein  de  sa  mère,  et  qu'elle  n'a  été, 
à  proprement  parler,  ni  enfant  de  colère  ni  esclave 
du  démon.  Inconciliables  dans  l'Eglise  romaine, 
étant  donnée  sa  doctrine  sur  lepéclié  originel  et  ses 
effets,  ces  assertions  ne  le  sont  pas  dans  l'Eglise 
orthodoxe;  car,  pour  ses  théologiens,  le  péché  ori- 
ginel, considéré  dans  les  descendants  d'Adam,  n'est 
rien  autre  chose  que  la  concupiscence,  ou  la  priva- 
lion  de  l'intégrité  et  de  l'immortalité,  auxquelles 
Adam  seul  a  renoncé.  Que  la  Vierge  ait  été,  comme 
saint  Paul,  en  butte  aux  mouvements  de  la  concu- 
piscence, c'est  une  eonsécpience  de  sa  descendance 
adamique  et  c'est  une  condition  nécessaire  pour 
qu'elle  pùl  agir  d'une  façon  libre  et  méritoire. 

a.  Attaque  de  ladé/inition  et  de  la  huile  Ine/fabilis 
Deus.  —  Le  grand  scandale,  c'est  que  Pie  IX  ail  osé 
proposer  l'Immaculée  Conception  comme  dogme  de 
foi  et  vérité  divinement  révélée.  Les  uns,  comme 
M.  H.*.RNACK,  ripostent  par  cette  interrogation  :  Si 
cette  vérité  a  été  révélée,  quand  donc  et  à  qui? 
Wann?  Wem?  Lelirbuch  der  Dogmenf;eschichte^, 
Tiibingen  1910,  t.  III,  p.  71Î7,  note  t.  D'autres,  jan- 
sénistes, gallicans  ou  vieux-eatholiques,  s'emparent 
du  vieil  axiome,  formulé  par  Vincent  de  Lérins  : 
Quod  ab  omnibus,  quod  ubique,  quod  semper,  et  en 
tirent  celte  conclusion  :  Ne  peut  être  imposé  comme 
dogme  de  loi,  que  ce  qui  a  été  cru  par  tous,  par- 
tout et  toujours  ;  puis  ils  énumèrent  soigneuse- 
ment tous  les  adversaires  de  la  pieuse  croyance  au 
cours  des  siècles  chrétiens.  De  là  celte  accusation 
d'innovation  doctrinale,  dont  le  patriarche  Antuime 
de  Conslantinople  s'est  fait  l'écho,  dans  sa  Lettre 
encyclique  patriarcale  et  synodale,  de  1896,  n.  i3  : 
«  i/Egliso  des  sept  Conciles  œcuméniques,  une, 
sainte,  catholique  et  apostolique,  a  pour  dogme  que 
l'incarnation  surnaturelle  de  l'unique  Fils  et  Verbe 
de  Dieu  par  le  Saint-Esprit  et  la  Vierge  Marie  est  la 
seule  qui  soit  pure  et  immaculée.  Mais  l'Eglise  papale 
a  encore  innové,  il  y  a  quarante  ans  à  peine,  en 
établissant,  au  sujet  de  la  conception  immaculée  de 
la  Vierge  Marie,  la  Slère  de  Dieu,  un  dogme  nouveau, 
fini  était  inconnu  dans  l'ancienne  Eglise,  et  qui  avait 


2i: 


MARIE. 


IMMACULEE  CONCEPTION 


218 


été  jadis  violemment  combattu  même  par  les  plus 
distingués  llicologiens  de  la  papauté.  » 

Les  fondements  de  la  croyance,  tels  qu'ils  sont 
exposés  dans  la  bulle  de  définition,  ne  sont  pas  moins 
discutés.  Appel  est  l'ait  à  deux  textes  :  Gen.,  lu,  i5, 
et  Litc.,  I,  3o.  La  preuve  tirée  du  premier  s'appuie 
sur  la  traduction  de  la  Vulgate  :  Ipsa  conteret  cuput 
iuiim  :  mais  cette  traduction  est  défectueuse,  car  l'ori- 
ginal donne  -.Ipse  ou  Ipsum,  rapporté  au  mot  semen, 
c'est-à-dire  au  rejeton  de  la  femme.  En  supposant 
qu'il  s'agisse  d'un  être  déterminé,  et  non  pas  col- 
lectif, c'est  Xotre-Seigneur  Jésus-Clirisl  qu'il  faut 
entendre,  suivant  l'interprétation  des  saints  Pères. 
Si  ces  derniers  semblent  parfois  associer  la  Mère  au 
Fils  dans  le  triomplie  sur  le  démon,  c'est  uniquement 
parce  quelle  l'a  vaincu  au  jour  de  l'Annonciation, 
en  coopérant  à  l'Incarnation  du  Verbe  par  sa  foi, 
son  humilité  et  son  obéissance;  ainsi  est-elle  devenue 
l'antithèse  de  la  première  Eve,  qui  fut  vaincue  par 
le  serpent  en  s'abandonnant  à  l'incrédulité,  à  l'or- 
gueil et  à  la  désobéissauce.  Et  les  théologiens  grecs 
d'ajouter  :  Les  icônes,  qui  représentent  la  Sainte 
"Vierge  écrasant  la  tète  du  serpent,  indiquent  plutôt 
qu'elle  a  été  sujette  au  péché  ;  car,  d'après  le  sym- 
bolisme de  ces  icônes,  elle  nous  apparaît  soumise  à 
la  puissance  du  diable,  qu'elle  brise  au  moyen  de  son 
divin  Fils. 

Dans  la  salutation  angélique,  le  terme  grec 
tiy'j.f.i-ai:j.hr„  qui  répond  au  gratta  plena  de  la  Vulgate, 
nous  montre  simplement  Marie  comme  iiislifiée,  ren- 
due agréable  à  Dieu,  au  jour  de  l'Annonciation.  Si 
ce  terme  contient  une  allusion  aux  grâces  exception- 
nelles que  la  Mère  du  Verbe  incarné  allait  rece- 
voir ou  qu'elle  avait  déjà  reçues,  l'une  et  l'autre  de 
ces  interprétations  se  trouvant  dans  les  écrits 
des  Pères,  rien  n'autorise  à  voir  là  l'exemption  du 
péché  originel. 

La  preuve  fondée  sm-  l'ancienne  Tradition  n'est 
pas  plus  ellicace:  «  (Juand  on  lit  les  Pères  avec  le 
désir  de  savoir  ce  qu'ils  disent  réellement,  non  avec 
le  désir  de  leur  faire  dire  ce  qu'on  pense  et  de  leur 
arracher,  pour  ainsi  dire,  un  témoignage  implicite 
et  vague  en  faveur  d'une  opinion  récente,  on  s'aper- 
çoit promptenient  que  les  épithètes  par  lesquelles 
ils  se  plaisent  à  relever  la  gloire  de  Marie  n'ont  pour 
objet  que  la  virginité  de  la  mère  de  Jésus.  »  Grand 
Dictionnaire  du  A'/.V''  siècle,  art.  Conceplion. 

Des  critiques  récents  ont  pourtant  compris  qu'en 
se  plaçant  sur  un  terrain  aussi  étroit  que  celui  de  la 
seule  virginité  de  Marie,  on  risquait  fort  d'être 
débordé.  «  Quand  on  presse  les  effusions  lyriques 
d'André  de  Crète  et  de  Jean  Damascène,  il  n'en  reste 
guère  que  l'affirmation  cent  fois  répétée  de  la  mater- 
nité divine  de  Marie  réalisée  sans  aucun  dommage 
pour  sa  virginité.  Est-ce  à  dire  qu'on  ait  le  droit 
d'attribuer  à  ces  moines  du  vi'  et  du  vu"  siècle  les 
sentiments  que  nous  avons  trouvés  dans  les  écrits 
d'Origène,  de  Basile  ou  de  Clirysostome?  Il  ne  semble 
pas.  La  pensée  d'un  auteur  se  révèle  non  seulement 
parce  qu'il  dit,  mais  aussi  parce  qu'il  suppose.  Or, 
on  a  peine  à  comprendre  que  les  mêmes  hommes  qui 
^  épuisent,  en  l'honneur  de  Marie,  toutes  les  ressources 
de  la  rhétorique,  laissent  subsister,  dans  le  portrait 
de  la  mère  du  Sauveur,  les  taches  (]ue  les  Pères  des 
quatre  premiers  siècles  y  avaientmises.  Nous  croyons 
donc  que  ces  abondants  panégyriques  de  la  Vierge 
ont  dressé  autour  de  son  front  l'auréole  de  la  sain- 
teté. »  G.  Herzog,  La  Sainte  Vierge  dans  iliistoire.  II. 
/Jehutsde  la  crui/ance  à  la  sainteté  de  Marie.  Italie 
d'htstuire  et  de  littérature  religieuse,  inoT,  t.  XII, 
p.  rua. 

Mais  de  quelle  sainteté  s'agit-il  ?  D'une  sainteté  re- 
lative,  qui  exclut  les  fautes   actuelles   ou   i»erson- 


nelles,  et  non  pas  d'une  sainteté  absolue,  qui  exclu- 
rait aussi,  implicitement  ou  virtuellement,  la  faute 
originelle'?  K  A  l'époque  de  saint  Jean  Damascène, 
l'Eglise  grecque  ignorait  encore  le  dogme  de  la  faute 
héréditaire.  Elle  ne  pouvait  donc  pas  songer  à 
exempter  la  Sainte  Vierge  d'une  loi  qui  lui  était  in- 
connue. »  /hid.,  V.  La  Conception  de  Marie,  de  saint 
Augustin  à  saint  Bernard,  p.  54g. 

Dès  lors,  d'où  peut  venir  le  dogme  défini  par  Pie  IX, 
le  8  décembre  i854?  «  Le  privilège  de  la  conception 
immaculée  ne  doit  rien  ni  à  la  christologie,  ni  même 
à  l'amour  de  la  Sainte  Vierge.  Sa  source  se  trouve 
exclusivement  dans  la  lëte  orientale  de  la  conception 
miraculeuse  de  Marie,  c'est-à-dire  dans  une  institu- 
tion liturgique  qui  n'avait  aucun  rapport  avec  le 
dogme  du  péché  originel,  mais  qui,  rencontrant  ce 
dogme  en  Occident,  a  du  se  transformer  pour  lui  ré- 
sister et  se  maintenir.  C'est  la  loi  de  la  lutte  pour  la 
vie  qui  a  métamorphosé  la  fêle  de  la  conceplion  mi- 
raculeuse en  fête  de  la  conception  immaculée,  c'est- 
à-dire  exempte  du  péché  originel.  C'est  le  prestige 
de  cette  fête  qui  a  protégé  la  théorie  de  la  conception 
immaculée  contre  les  coups  de  la  théologie  et  l'a 
élevée  progressivement  à  la  hauteur  d'une  vérité 
révélée.  »  Ibid.,  VII.  L'Immaculée  Conception, 
p.  6o6. 

L'idée  d'expliquer  non  pas  la  fête  par  la  doctrine, 
mais  la  doctrine  par  la  fête,  n'est  pas  nouvelle; 
PusEV  l'avait  déjà  émise,  Eirenicon,  p.  176  s.  Ce  qui 
est  nouveau,  c'est  l'application  de  la  théorie  philo- 
sophi(jue  de  l'évolutionnisme  vital,  faite  au  dogme  de 
l'Immaculée  Conception  ;  théorie  suivant  laquelle  il 
n'y  a  certes  pas  développement,  comme  l'exige  la 
bulle  Ine/jahilis,  §  L't  re  quidem  sera,  «  dans  l'identité 
du  dogm«,  dans  l'identité  du  sens,  dans  l'identité  de 
la  pensée  ». 

Pour  l'attaque  protestante,  voir  entre  autres  :  Sam. 
"Wilberforce,  Home,  lier  net\'  Dogma  and  our  duties. 
Oxford,  i85ô  ;  L.  Durand,  L'Infaillibilité  pontificale 
prise  en  manifeste  et  flagrant  délit  de  mensonge, 
ou  le  dogme  de  l'Immaculée  Conception  cité  et  con- 
damné au  tribunal  de  l'histoire  et  des  Pères.  Bruxel- 
les, i85g  ;  Ed.  Preuss  (avant  sa  conversion).  De 
immaculatu  conceptu  b.  Mariae  Virginis,  dans  son 
édition  de  Chemnitz,  Examen  Concilii  Tridenlini. 
Append.,  p.  966,  Berlin  1861  ;  puis,  en  allemand. 
Die  rùmische  Lehre  der  unbefleckten  Enipfdngniss. 
Berlin,  i865;  E.  B.  Pusey,  An  Eirenicon,  in  a  Let- 
ter  to  the  author  of  «  Tlie  Christian  year  », 
Oxford,  1866;  Le  même,  First  letter  to  the  Rev. 
JVen'inan  in  explanation  chiefly  in  regard  to  the  re- 
verential  love  due  to  the  everblessed  Theotokos  and 
the  dévotion  of  the  immacalate  conception,  Ox- 
ford, 1869  ;  A.  Réville,  art.  Conception  Immaculée, 
dans  Encyclopédie  des  sciences  religieuses,  de 
Lichtenberger,  t.  III;  E.  H.  Vollet,  art.  Marie, 
dans  la  Grande  Encyclopédie  (Paris,  Lamirault), 
t.  XXllI,  p.  95. 

Attaque  gréco-russe  :  Métrophane  Critopoulos, 
'O/jo/oyiK  TY,i  ii:jv.tÙMr,i  ÏK/.Àr,<i<v.t,  c.  xvii,  dans  Monu- 
menta  fidei  Ecctesiae  orientalis,  éd.  Kimmel- 
Weissenborn,  lena,  i85o,  P.  II,  p.  1  ^■j  s.;  .Sébastos 
Kyuiénitès,  A'y/fjiv.nxh  ùiùy.iy.vj.iv.  t7,^  àyarc/tx-^ç  x«t 
i.aSoiiAfii  "E«//itik;,  Bucliarest,  1708;  Théophane 
Prokopovicz,  Christianae  orthodoxae  theologiae 
t.  II,  c.  XIII.  Leipzig,  i^ga  ;  IiTopiV.  tw  rtapy.  \a.r(m^ 
■Ao-j  ôiy^KTi;  rf,i  àrsnû.cxj  um/vUk^  Tij;  ù./ixi  "kvrtii,  dans 
EÙK/yt^izo;  Kr,p\,-,  Athènes,  1867,  t.  I,  p.  262;  Les 
ré  flexions  d'un  orthodoxe  sur  le  nouveau  dogme  de 
V Eglise  romaine  concernant  l' Immaculée  Conception 
de  Marie  (en  russe),  dans  Khristianskoe  Tchtenle 
(Lecture    chrétienne).     Saint-Pétersbourg,     1867, 


219 


MARIE.  -  IMMACULÉE  CONCEPTIOiN 


220 


t.  II,  p.  3;  i858,  t.  I,  p.  ■j3,  i84,  221  ;  A.  Moura- 
viell',  Question  religieuse  d'Orient  et  d'Occident: 
Moscou  et  Saint-Pétersbourg,  i856,  1868-59, p.  345: 
Le  nouveau  dogme  latin  de  l'Immaculée  Con- 
ception au  point  de  vue  orthodoxe  (trad.  angl. 
jiar  J.  M.  Neale,  dans  Voices  from  the  East,  IV. 
Londres,  1869);  p.  4"=  Képonse  à  deux  lettres 
adressées  à  une  dame  russe  sur  l'Immaculée 
Conception  ;  C.  Androutsos,  Ao;ti>n;v  to/zCmij!^;  éi 
ino'jiiui  cpB'j6oio-j,  p.  1^3  s.  Athènes,  1901  ;  A.  Le- 
bedev,  bifergences  entre  les  Eglises  orientale  et 
occidentale  dans  la  doctrine  sur  la  très  sainte 
Vierge  Marie,  mère  de  Bien.  L'Immaculée  Con- 
ception (en  russe).  Varsovie,  1881  ;  2'  éd.,  Saint- 
Pétersbourg',  1903.  Sur  ces  deux  derniers  ouvrages, 
A.  Spaldak,  d&ns  Zeilschrift  fur  iatliolische  Théo- 
logie, Innspruck,  1904,  t.  X.WIII,  p.  767  :  Die  Stel- 
lung  der  griechish-russisclien  Kirclie  zur  Lehre 
der  unhefleckten  Empfàngnis  ;  article  du  même 
auteur  sur  les  Objections  des  théologiens  russes 
contre  l'Immaculée  Conception  de  la  Mère  de  Dieu 
(enlc\ièque),Aansl'asopiskatolickéhoduchoiensiia, 
Prague,  1906,  p.  5o,  100  (compte  rendu  dans 
Sla^'orum  litterae  theologicae,  Prague,  1907,  t.  III, 
p.  10  i). 

Attaques  dii-erses,  venant  d'auteurs  à  tendances 
jansénistes  ou  gallicanes,  précurseurs  des  vieux- 
catholiques  :  Grand  Dictionnaire  du  X/X'  siècle, 
art.  Conception:  abbé  J.  J.  Laborde,  La  croyance  à 
l' immaculée  Conception  de  la  Sainte  Vierge  ne  peut 
devenir  dogme  de  foi,  3'  éd.  Paris,  i854  ;  le  même, 
Relation  et  Mémoire  des  opposants  au  nouveau 
dogme  de  l'Immaculée  Conception  et  à  la  bulle 
Jnt'/fabilis.  Paris,  i855;  J.  B.  Bordas-Demoulin  et 
F.  Huet,  Essais  sur  la  réforme  catholique,  troi- 
sième partie,  p.  479:  Lettres  sur  l'Immaculée  Con- 
ception; p.  539  :  Etude  sur  la  bulle  Ineffabilis  Deus, 
Paris,  i856;  E.  Secrélan,  Héfutution  d'un  ouvrage 
intitulé:  fa  croyance  générale  et  constante  de 
l'Eglise  touchant  V Immaculée  Conception  de  la 
li"  Vierge  Marie,  etc.  par  l'Em.  et  Rnie  cardi- 
nal Gousset,  archev.  de  Reims,  dans  L'Observateur 
catholique,  Paris,  i856,  t.  I  et  II,  série  d'articles; 
Poulain  et  E.  Secrétan,  Lettres  à  Mgr  Malou, 
évéque  de  Bruges,  sur  son  livre  intitulé:  L'Imma- 
culée Conception  considérée  comme  dogme  de  foi, 
dans  la  même  revue,  iSS'j-Sg,  t.  IV-IX,  série 
d'articles. 

Bibliographie  plus  complète  :  A.  de  Roskovany, 
Beata  Virgo  in  suo  conceptu  immaculata,  Buda- 
pest, 1873  s.,  t.  VI,  p.  556  ss.,  passim;  H.  Reusch, 
Der  Index  der  verbotenen  Biicher,  t.  II,  p.  Ii53  s. 

3.  La  défense  du  dogme  :  remarques  prélimi- 
naires. —  On  peut  conclure  de  ce  qui  précède,  que 
la  défense  du  dogme  de  l'Immaculée  Conception 
ne  doit  pas  consister  seulement  dans  l'énoncé  des 
preuves  et  la  réponse  aux  objections  anciennes;  les 
lornies  nouvelles  de  l'attaque  demandent,  en  outre, 
qu'on  tienne  compte  de  la  marche  suivie  par  la 
croyance  au  cours  des  siècles  chrétiens.  Ce  procédé 
se  recommande  d'autant  plus  que,  dans  beaucoup 
d'encyclopédies  ou  de  revues  en  vogue,  on  fait  pas- 
ser sous  les  yeux  des  lecteurs  une  histoire  du  dogme 
défini  par  Pie  IX,  dont  le  moindre  défaut  est 
il'être  incomplète  et  de  mêler,  à  peu  près  dans  une 
égale  proportion,  le  vrai  et  le  faux. 

Mais  d'abord,  quelques  remarques  préliminaires, 
pour  écarter  des  équivoques  d'une  grande  impor- 
tance. Souvent  les  adversaires  de  l'Immaculée  Con- 
ception critiquent  les  autorités  alléguées  dans  la 
bulle  Ineffabilis,  comme  si,  dans  la  pensée  des  ré- 
dacteurs, toutes   tendaient  à  établir  directement  le 


privilège  mariai.  Pure  méprise  I  Quelques  témoi- 
gnages sont  donnés,  il  est  vrai,  comme  se  rappor- 
tant à  la  conception  de  la  bienheureuse  Vierge, 
I5  Accédant  nobilissima  effala;  mais  ces  témoignages 
sont  très  peu  nombreux.  Les  autres  sont  présentés 
comme  énonçant  une  notion  plus  générale  :  «  sain- 
teté et  dignité  souveraine  de  la  Vierge,  exemption 
de  toute  tache  du  péché,  glorieuse  victoire  sur  le 
funeste  ennemi  du  genre  humain  »,  Çj  Equidem  Pa- 
tres :  Il  innocence,  pureté,  sainteté  parfaite  ;  abon- 
dance ineffable  de  grâces,  de  vertus  et  de  privilè- 
ges »,  §  Jiunc  eximium  :  «  plénitvide  de  grâces  » 
propre  à  la  mère  de  Dieu,  §  /Une  non  luculenta  minus. 
Au  cours  de  la  discussion  sur  le  texte  de  la  bulle, 
un  mot  fut  dit,  qui  caractérise  cette  sorte  de  témoi- 
gnages. Des  évêques  ayant  objecté  que,  parmi  les 
autorités  produites,  beaucoup  ne  semblaient  pas 
s'appliquer  à  la  conception  de  Marie,  Mgr  Malou,  de 
Bruges,  fit  remarquer  que  la  sainteté  afiirmée  d'une 
façon  indéfinie  entraînait  la  conception  immaculée, 
qu'il  surtisait  donc,  pour  tout  accorder,  de  distin- 
guer entre  les  preuves  directes  et  les  preuves  indi- 
rectes :  «  Distinguendo  le  prove  dirette  ed  indirette, 
tutto  sarebbe  concordato.  »  Sardi,  op.  cit.,  t.  II, 
p.  207. 

En  face  des  témoignages  indirects,  la  question 
n'est  pas  :  ces  témoignages  expriment-ils  l'exemption 
du  péché  originel  ou  la  conception  immaculée,  mais 
seulement  :  la  notion  plus  générale,  que  ces  témoi- 
gnages expriment,  con((e«<-elle  l'exemption  du  péché 
originel  ou  la  conception  immaculée,  soit  implicite- 
ment, soit  virtuellement  (abstraction  faite  de  ce 
([ui  peut  être  une  pure  querelle  de  mots,  voir  t.  I, 
col.  1162),  comme  le  tout  contient  la  partie,  comme 
l'universel  contient  le  particulier,  comme  les  pré- 
misses contiennent  la  conclusion,  comme  une  vérité 
en  appelle  une  autre,  ou  par  contraste,  quand  l'une 
exclut  l'autre,  ou  par  connexion,  quand  les  deux 
ont  un  rapport  mutuel? 

S'il  importe  de  ne  pas  confondre  les  témoignages 
directs  et  les  témoignages  indirects,  il  importe  tout 
autant,  dans  la  question  présente,  de  ne  pas  res- 
treindre arbitrairement  les  anciennes  manifestations 
ou  anticipations  de  la  croyance  par  une  notion  trop 
verbale  du  dogme.  Si  cette  considération  vaut  en 
général,  elle  s'applique  en  particulier  au  dogme  de 
l'immaculée  conception  de  Marie.  Pour  beaucoup 
d'adversaires,  nul  témoignage  ne  parait  compter, 
s'il  n'énonce  pas  formellement  l'exemption  du  péché 
originel  ou  la  conception  sans  tache.  C'est  mécon- 
naître illégitimement  la  possibilité  de  formules 
dogmatiquement  équivalentes,  c'est-à-dire  recouvrant 
une  même  substance  de  doctrine  sous  une  termino- 
logie différente.  Dans  sa  formule  négative,  le  privi- 
lège mariai  dît:  exemption  du  péché  originel;  maià, 
suivant  une  remarque  déjà  faite,  le  péché  originel 
ne  nous  a  pas  été  révélé  dans  sa  nature  intime,  il 
ne  l'a  été  que  sous  une  notion  vulgaire,  en  fonction 
<les  effets  qu'il  a  produits  dans  Adam  et  Eve  et  qu'il 
produit  dans  leurs  descendants  naturels  :  inimitié  ou 
malédiction  divine,  souillure  de  l'âme,  état  d'injus- 
tice ou  de  mort  spirituelle,  servitude  sous  l'empire 
du  démon,  assujettissement  à  la  loi  de  la  concu- 
piscence, de  la  souffrance  et  de  la  mort  corporelle, 
envisagée  comme  peine  ou  rançon  du  péché  com- 
mun. Dans  sa  formule  positive,  le  privilège  mariai 
dit  conception  pure  et  sainte  en  son  terme,  c'est-à- 
dire  jointe  à  la  grâce  sanctifiante,  puisque,  dans 
l'ordre  actuel,  il  n'y  a  pas  de  pureté  ni  de  sainteté 
intérieure  sans  la  grâce  sanctifiante.  Les  contraires 
s'opposant,  le  privilège  mariai  pourra  s'exprimer  de 
deux  façons  distinctes  :  d'une  façon  plus  abstraite, 
par  la  négation  du  péché   originel    ou    de  la    tache 


221 


MARIE.  —  IMMACULEE  CONCEPTION 


222 


héréditaire;  d'une  façon  plus  concrète,  par  la 
négation  des  effets  du  péché  originel,  qui  viennent 
d'être  rappelés,  ou  par  l'allirniation  des  effets  con- 
traires :  amitié  divine,  état  de  justice,  de  sainteté, 
de  pureté;  présence  de  la  grâce  sanctifiante;  pleine 
inimitié  avec  le  démon  ;  immunité  par  rapport  à  la 
loi  de  la  concupiscence,  de  la  souffrance  et  de  la 
mort  envisagées  comme  peine  ou  rançon  du  péché 
commun. 

Enfin,  s'il  faut  que,  dans  le  développement  dont 
ils  sont  susceptibles,  les  dogmes  chrétiens  «  gar- 
dent leur  plénitude,  leur  intégrité,  leur  propriété, 
et  qu'ils  croissent  dans  leur  genre,  c'est-à-dire  dans 
l'identité  du  sens,  dans  1  identité  de  la  pensée  »,  ce 
qui  suppose  manifestement  un  rapport  ou  lien  objec- 
tif de  continuité  entre  la  croyance  du  présent  etcelle 
du  passé,  ou  du  moins  entre  la  croyance  présente  et 
la  révélation,  explicite  ou  implicite,  comme  point 
de  départ  :  il  n'est  pas  moins  vrai  que  la  défense 
rationnelle  de  la  croyance  à  l'immaculée  conception 
de  la  Mère  de  Dieu  peut  présenter  une  différence 
notable,  suivant  qu'on  admet,  sur  la  manière  dont 
s'est  faite  la  révélation  de  ce  mystère,  l'une  ou  l'au- 
tre des  deux  hypothèses  qui  ont  cours  parmi  les 
théologiens  catholiques.  Dans  l'hypothèse  d'une 
révélation  explicite,  on  est  infailliblement  amené  à 
chercher  dans  les  premiers  siècles  du  christianisme 
une  croyance  correspondante,  c'est-à-dire  explicite, 
qu'il  faut  établir  par  des  témoignages  positifs,  à 
moins  qu'on  ait  recours,  pour  suppléer  aux  lacunes, 
à  un  argument  de  prescription,  dont  la  valeur  n'est 
pas,  dans  l'espèce,  incontestable.  Dans  l'hypothèse 
contraire  d'une  révélation  seulement  implicite,  la 
situation  est  différente.  11  y  a  liieu  à  un  développe- 
ment réel,  bien  que  relatif,  de  la  doctrine,  pour  que 
de  l'implicite  elle  passe  à  l'explicite,  soit  dans  la 
connaissance  ou  la  profession  des  croyants,  soit 
dans  la  proposition  ou  la  sanction  du  magistère 
ecclésiastique.  L'allirniation  expresse  du  point  de 
doctrine  n'est  pas,  de  soi,  nécessaire  dès  le  début  ; 
il  suffit  qu'il  y  ait  croyance  à  la  vérité  plus  générale 
qui  le  renferme,  ou  même  à  divers  éléments  dont  la 
synthèse  réfléchie  amènera  définitivement  la  recon- 
naissance et  la  profession  publique  de  ce  point  de 
doctrine.  Des  étapes  pourront  donc  exister,  des 
périodes  distinctes  pourront  se  succéder,  où  la 
croyance  ne  se  présentera  pas  dans  les  mêmes  con- 
ditions. Et  cette  circonstance  donne  son  intérêt  et 
sa  valeur  à  l'examen,  qui  va  suivre,  de  la  croyance 
à  l'immaculée  conception  de  Marie  dans  les  siècles 
chrétiens. Cet  examen  aura,  en  outre,  l'avantage  de 
fournir  comme  une  pierre  de  touche  pour  contrôler 
par  les  faits  les  deux  hypothèses  qui  ont  cours  dans 
la  théologie  catholique. 

II'  Partie.  La  croyancb  a  l'I.mmaculke  Co>'CEr- 
Tio.v  LIE  Marie  dans  les  siècles  postéphbsiens. 

Le  cadre  de  ce  Dictionnaire  apologétique  ne 
permet  pas  d'envisager  la  question  de  l'Immaculée 
Conception  dans  toute  son  ampleur,  comme  il  sera 
fait  bientôt  dans  le  Dictionnaire  de  Théologie  cathn- 
liriiie.  On  trouvera  d'ailleurs  dans  notre  bibliogra- 
phie d'abondantes  indications  en  vue  d'une  étude 
complète.  Obligés  de  nous  borner,  nous  irons  droit 
au  point  critique. 

Les  premières  sections  de  cet  article  ont  marqué 
Us  fondements  scripturaires  du  dogme,  parmi  les- 
quels il  suffira  de  rappeler  le  protévangile  de  la 
r.enèse  (Cen.,  m,  i5)  dans  la  perspective  duquel 
Marie  apparaît  comme  la  nouvelle  Eve,  et  la  saluta- 
tion de  l'ange  à  la  vierge  pleine  de  grâce  (/.kc.,  1,28). 
Elles  ont    aussi    fait   connaître  quelques-unes    des 


anticipations  les  plus  notables  du  dogme  dans  la 
tradition  des  anciens  Pères.  Pour  éviter  des  redites 
infinies,  nous  inviterons  le  lecteur  à  se  référer  à  ces 
développements,  et  prendrons  la  question  au  point 
où  elle  entre  dans  la  tradition  explicite  de  l'Eglise; 
point  qu'on  peut  fixer  approximativement  au  len- 
demain du  concile  d'Ephèse. 

Nous  allons  suivre  le  développement  de  la  croyance 
à  l'Immaculée  Conception  après  cette  date,  d'abord 
pour  l'Eglise  orientale  jusqu'au  schisme,  puis  pour 
l'Eglise  occidentale. 

I.  La  croyance  bn  Orient  depuis  le  concile 
d'Ephèse  jusqu'au  schisme  db  Micbbl  Gkrolaiub 
(/i38-io54).  —  La  réaction  contre  l'hérésie  nesto- 
rienne  activa  et  précisa  le  mouvement  inarialogique 
dans  l'Eglise  orientale.  La  négation  de  l'unité  de 
personne  en  Jésus-Christ  faisait  de  Marie  la  mère 
d'un  homme  spécialement  uni  à  la  divinité,  mais 
non  pas  la  Mère  de  Dieu.  Le  glorieux  titre  de  Q^otm:, 
consacré  solennellement  au  concile  d'Ephèse,  devint 
le  point  de  départ  d'un  double  développement  :  l'un 
d'ordre  doctrinal,  dans  les  écrits  des  Pères  et  des  écri- 
vains ecclésiastiques  qui  les  continuèrent;  l'autre  cul- 
tuel, qui  se  traduit  dans  les  monuments  liturgiques 
et  dans  l'institution  de  fêtes  en  l'honneur  de  Marie. 

a.  Développement  doctrinal  :  Pères  et  écrivains 
ecclésiastiques.  —  C'est  à  cette  période  (iu'a|>par- 
tiennent  la  plupart  des  témoignages  patristiques 
dont  les  rédacteurs  de  la  bulle  Inefjahitis  Deus  se 
sont  inspirés  pour  dépeindre  la  sublime  dignité  de 
Marie,  sa  perpétuelle  innocence,  son  incomparable 
pureté  et  son  ineffable  sainteté.  La  perfection  (jui  se 
dégage  de  cet  ensemble  de  témoignages  dépasse  ma- 
nifestement la  virginité  corporelle  et  même  une  plé- 
nitude de  grâce  qui,  se  réalisant  au  jour  de  l'Incar- 
nation, n'assurerait  la  toute-sainteté  de  Marie  qu'à 
partir  de  ce  moment-là.  Dépasse-t-elle  une  plénitude 
de  grâce  antérieure,  mais  qui  consisterait  unique 
ment  dans  l'absence  de  fautes  personnelles  et  dans 
une  sanctification  faite  à  une  époque  indéterminée  ? 
En  d'autres  termes,  la  sainteté  propre  à  la  Mère  de 
Dieu  englobe-t-elle  sa  personne  dans  le  cours  entier 
de  son  existence,  excluant  donc  la  présence  en  elle, 
même  au  moment  de  sa  conception,  d'une  souillure 
héréditaire,  d'un  état  de  mort  spirituelle  et  d'inimi- 
tié avec  Dieu,  d'un  assujettissement  temporaire  au 
démon?  Telle  est  la  forme  sous  laquelle  le  problème 
se  pose  pour  les  Pères  grecs  de  l'époque  postéphé- 
sienne. 

Quiconque  étudie  de  près  leurs  écrits  fait  bien 
vite  une  constatation  :  ces  Pères  conçoivent  la  sain- 
teté, la  pureté,  la  plénitude  de  grâce,  comme  toutes 
les  autres  perfections  de  Marie  et  son  rôle  de  nou- 
velle Eve,  en  fonction  de  son  titre  de  Qictwo^.  Basile 
de  Séleucib  (458)  énonce  une  idée  courante  quand 
il  déclare  que,  pour  louer  dignement  la  Mère  de 
Dieu,  il  prendra  son  point  de  départ  de  celui-là 
même  à  qui  elle  doit  d'avoir  réalisé  et  porté  ce  titre. 
Oral.  XXXIX,  In  Annant.,  2,  P.  G.,  LXXXV,  ^29.  L'ap- 
pellation d'(//i«  &£c,Tcxoi,  Sainte  Mère  de  Dieu,  ne  si- 
gnifie pas  seulement  que  Marie  est  sainte,  mais 
qu'elle  est  sainte  en  Mère  de  Dieu,  d'une  façon  et 
dans  une  mesure  proportionnée  à  sa  dignité  et  à  ses 
destinées.  Si  l'application  va  tout  d'abord  à  la  Vierge 
devenant  effectivement,  au  jour  de  l'Annonciation, 
Mère  de  Dieu,  par  voie  de  conséquence  il  y  a  réac- 
tion sur  l'existence  antérieure,  qui  fut  la  prépara- 
tion de  Marie  à  son  rôle  unique  :  c'est  en  Mère  de 
Dieu  qu'elle  vit,  qu'elle  naît,  qu'elle  est  conçue  ; 
partout  et  toujours  l'Eve  nouvelle,  jamais  inférieure 
à  l'ancienne  en  pureté,  en  sainteté.  Remontant  ainsi 
du  plein  midi  à  l'aurore,  les  Pères  grecs  postéphé- 
siens     salueront   en    Marie,  du   premier  instant  où 


223 


MARIE. 


IMMACULEE  CONCEPTION 


224 


elle  sera,  le  temple  que  le  Verbe  divin  a  choisi  de 
toute  éternité,  qu'il  s'est  construit  lui-même  et  dès 
lors  approprié  ;  c'est  par  là  surtout  qu'ils  anticipe- 
ront, à  leur  manière,  le  dogme  de  l'Immaculée  Con- 
ception, Une  enquête  détaillée  ne  convenant  pas  à 
la  brièveté  de  cette  étude,  indiquons  du  moins  les 
principaux  anneaux  de  la  chaîne,  au  commence- 
ment, au  milieu  et  à  la  lin  de  la  période. 

I.  Débuts  de  la  période  postéphésienne.  —  Voici, 
reliant  en  quelque  sorte  cette  époque  à  celle  qui  l'a 
précédée,  deux  évêques  qui  Ogurèrent  au  concile 
d'Ephèse  en  adversaires  décidés  de  Nestorius  :  saint 
Proclus  et  ïhéodote  d'Anej're. 

Discii)le  en  sa  jeunesse  et  ami  de  saint  Jean 
Chrysostome,  Proclus  devint  l'un  de  ses  succès 
seurs  sur  le  siège  de  Gonstantinople  (434-446).  Dans 
l'un  de  ses  Eloges  de  Marie  Mère  de  Dieu,  il  parle 
de  «  son  âme  pure  et  sans  tache  »,  puis,  repre- 
nant la  comparaison  de  la  seconde  Eve,  associée 
à  son  divin  Fils  dans  la  lutte  contre  l'ennemi  du 
genre  humain,  il  prête  ce  langage  aux  démons  stu- 
péfaits :  «  Aurons-nous  donc  à  lutter  contre  une 
nouvelle  Eve  ?  Devrons-nous  livrer  bataille  à  une 
femme  immaculée?  Serons-nous  obligés  d'adorer  le 
second  Adam?  »  L'éloge  continue,  renfermant  des 
expressions  comme  celles-ci  :  «  Sanctuaire  sacré  de 
l'impeccabilité,  temple  de  Dieu  sacro-saint,  arche 
dorée  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur,  sanctiliéc  dans  le 
corps  et  dans  l'âme,  épouse  toute  belle  des  Cantiques 
qui  s'est  dépouillée  de  la  %-ieille  tunique,  globe  cé- 
leste de  la  nouvelle  création.  »  Orat,  ti,  i,  i6,  i-, 
P.  G.,  LXV.  ^5i,  762  s.,  766  s.  Expressions  d'autant 
plus  signilicatives  que  l'orateur  semble  bien  faire 
remonter  la  sainteté  de  Marie  jusqu'à  son  origine, 
quand,  à  propos  de  l'inquiétude  momentanée  de 
saint  Joseph,  il  fait  celte  remarque  :  «  Il  oubliait 
qu'elle  pouvait  devenir  le  temple  de  Dieu,  celle  qui 
avait  été  formée  d'un  limon  pur,  r,  ix  toû  i.yy.Oii'  (al. 
zaSypsû)  -iT:i'/.-!ij.i-)r,  Trj.vj.  Il  ne  savait  pas  que  de  ce 
paradis  virginal,  les  mains  immaculées  du  Seigneur 
devaient  façonner  le  second  Adam.  »  Ibid.,  2, 
col.  733.  Si  l'authenticité  de  ce  discours  est  contes- 
tée par  maints  critiques,  d'autres  la  maintiennent  et 
répondent  aux  objections.  Voir  M.  Jugib,  dans 
Noire-Dante,  t.  II,  p.  226. 

Théodotb,  évèque  d'Ancyre  (43o-439),  n'est  pas 
un  témoin  inférieur  à  Proclus.  Traitant  du  mj-stère 
de  l'Incarnation,  il  commence  par  rappeler  la  chute 
originelle  et  ses  tristes  conséquences,  en  particulier 
l'assujettissement  de  toute  àme  au  démon,  personne 
ne  pouvant  arrêter  «  la  propagation  du  vice  »  héré- 
ditaire ;  seul  le  Rédempteur  est  capable  d'apporter 
le  remède.  Mais  l'Eve  nouvelle  apparaît  à  côté  du 
nouvel  Adam.  L'orateur  ne  la  considère  pas  seule- 
ment dans  son  rôle  actif  au  jour  de  l'Annoncia- 
tion ;  il  la  considère  encore  et  surtout  en  elle-même, 
dans  les  perfections  qui  lui  conviennent  et  dans  la 
préparation  lointaine  que  sa  future  mission  sup- 
pose: «  A  la  place  de  la  vierge  Eve,  devenue  pour 
nous  un  instrument  de  mort,  Dieu  choisit, poiu' nous 
i-edonner  la  vie,  une  Vierge  très  agréable  à  ses  yeux 
et  pleine  de  grâce;  vierge  qui  appartient  au  sexe 
féminin,  mais  sans  en  connaître  la  malice;  vierge 
innocente,  sans  tache,  exempte  de  toute  faute,  in- 
tacte, pure,  sainte  d'âme  et  de  corps,  poussant 
comme  un  lis  au  milieu  des  épines,  ignorant  les 
maux  d'Eve...,  consacrée  à  Dieu  dès  le  sein  de  sa 
mère,  et,  après  sa  naissance,  présentée  au  temple  en 
esprit  de  reconnaissance  pour  être  élevée  dans  le 
sanctuaire,  s'y  instruisant  de  la  loi,  pénétrée  de 
l'onction  de  l'Esprit-Saint,  revêtue  de  la  grâce  di- 
vine ODuirae  d'im  manteau,  l'esprit  rempli  dune  sa- 
gesse céleste  et  déjà,  par  le  cœur,  épouse  de  Dieu... 


Telle  est  la  femme,  digne  du  Créateur,  dont  la  divine 
Providence  nous  a  fait  présent  et  dont  il  a  daigné  se 
servir  pour  nous  communiquer  ses  faveurs.  » 

Développant  sa  pensée,  Théodote  fait  ainsi  parler 
l'archange  Gabriel,  arrivé  devant  Marie  :  «  C'est  à 
cause  de  vous  que  la  tristesse  d'Eve  a  cessé  ;  c'est 
par  vous  que  les  maux  ont  pris  Un,  par  vous 
qu'Eve  a  été  rachetée,  car  saint  est  celui  qui  est  né 
de  la  sainte,  saint  et  Seigneur  de  tous  les  saints, 
saint  et  lui-même  auteur  de  la  sainteté  ;  c'est 
l'Excellent  issu  de  l'excellente,  l'Ineffable  issu  de 
l'ineffable,  le  «  Fils  du  Très-haut  »  issu  de  la  «  très- 
haute  ».  Hom.,  VI,  In  sanctam  Mariam  Dei  geni- 
iricem,  11-12,  P.  G.,  LXXVII,  1426  s.  Quelle  somme 
de  perfections,  la  grâce  initiale  comprise,  n'est 
pas  supposée  par  un  tel  parallélisme  d'appellations 
entre  le  nouvel  .\dam  et  la  nouvelle  Eve?  Le  droit 
de  restriction  est  d'autant  moins  légitime  qne,  dans 
un  autre  discours,  l'évèque  d'Ancyre  est  amené  à 
nous  présenter  l'Eve  ancienne  et  la  nouvelle  comme 
une  œuvre  divine  dont  l'auteur  peut  être  ûer  : 
«  Celui  qui  a  formé  l'antique  Vierge  tout  à  son 
honneur,  ôwfouTw?,  a  formé  aussi  la  seconde  d'une 
façon  irrépréhensible,  my.uùuu:  ;  s'il  a  doté  l'exté- 
rieur de  la  beauté  convenable,  il  n'a  pas  moins  fait 
pour  l'intérieur,  où  l'àme  habite,  en  lui  conférant 
l'ornement  de  la  sainteté.  ».  Hom.,  iv,  5,  col.  iSgS. 
Que  peut  signilîer  ce  rapprochement,  si  ce  n'est 
que,  dans  les  deux  cas,  le  terme  de  l'action  divine 
productrice  fut,  naturellement  et  surnaturellement, 
«  digne  du  Créateur  b  et  de  ses  desseins  provi- 
dentiels? 

2.  tes  derniers  Pères  grecs.  —  Trois  personnages, 
appartenant  à  l'église  syro-paleslinienne,  méritent 
d'attirer  l'attention  aux  vii^  et  viii°  siècles  :  les  saints 
Sophrone,  André  de  Crète  et  Jean  Damascène.  Des 
trois  il  est  particulièrement  vrai  de  dire  que  leur 
marialogie  est  en  fonction  de  Vof/ix  Simm:. 

Saint  Sophrone,  patriarche  dk  Jiîbusalbm  (634-638), 
est  l'auteur  certain  d'une  Lettre  synodale  à  Sergius 
de  Constantinople,  et  il  semble  être  le  même  que 
Sophrone  le  Sophiste,  auquel  on  attribue  plus  com- 
munément Vkomélie  sur  l'Annonciation.  Préoccupé 
dans  les  deux  écrits  de  défendre  contre  les  arabes 
et  les  monothélites  la  divinité  de  Jésus-Christ  et 
l'intégrité  parfaite  des  deux  natures,  il  prend  un 
point  d'appui  dans  le  double  mj'stère  de  la  virginité 
et  de  la  maternité.  Sa  doctrine  marialogi([ue  revient 
à  mettre  en  relief  une  mystérieuse  réciprocité  de 
services  et  de  grâces  entre  le  Verbe  incarné  et  sa 
Mère.  Par  son  enfantement  virginal,  Marie  rend  un 
éclatant  témoignage  à  la  divinité  de  son  Fils  ;  par  sa 
qualité  de  ©e^tws:,  comme  Mère  du  Dieu  fait  homme, 
elle  rend  aussi  témoignage  à  la  dualité  des  natures 
dans  le  Christ.  Orat.  11,  In  Annunliat,  44.  P-  G., 
LXXXVII,  3276:  cf.  Orat.i.  fn  Christi  nataliiia,  Ihid., 
col.  3208.  En  retour,  le  Verbe  a  exalté  sa  Mère,  en 
voulant  qu'elle  eut  sa  place  auprès  de  lui  dans  l'éco- 
nomie de  la  rédemption  ;  c'est  l'idée  antique  du 
second  Adam  et  de  la  seconde  Eve.  Orat.,  11,  i4-i6. 
23,  25,  33,  col.  323 1  s. ,  324a  s.,  3246,  3269.  .Mais,  à  la 
différence  de  la  plupart  de  ses  devanciers,  Sophrone 
s'arrête  moins  aux  harmonies  providentielles  de  ce 
plan  de  revanche,  qu'à  la  dignité,  la  sainteté,  la 
pureté  qui  s'en  suivent  dans  la  mère  de  Dieu,  ren- 
due digne  de  son  rôle  par  des  prérogatives  excep- 
tionnelles, ri  là  Osapùj  h  rx-n  xTiTT^f;  -«tso/.juktk,  Ibid. 
31,  col.  334i>  en  particulier  par  une  plénitude  de 
grâce  et  une  pureté  incomparables:  «  Voilà  pour- 
quoi une  vierge  sainte  est  choisie;  elle  est  sanctiliéc 
dans  son  àme  et  dans  son  corps,  et  parce  qu'elle  est 
pure,  chaste  et  immaculée,  elle  coopère  à  l'incarna- 
tion du  Créateur.  »  Epist.synod.,  col.  3i62. 


225 


MARIE.  -  IMMACULEE  CONCEPTION 


226 


Aussi,  quel  prodige  de  sainteté  et  de  grandeur, 
que  Marie,  telle  qu'elle  nous  est  dépeinte  dans  le 
commentaire  oratoire  de  la  salutation  angélique  ! 
c  Vous  avez  orné   la  nature  humaine,  surpassé  les 

l'  ordres  des  anges,  obscurci  l'éclat  des  archanges..., 
vous  avez  laissé  bien  loin  derrière  vous  toute  créa- 
ture ;  car,  plus  que  toute  autre  créature,  vous  avez 
brillé  de  pureté,  et  cela  parce  que  vous  avez  reçu, 
porté  dans  votre  sein  et  engendré  le  Créateur  de 
toutes  les  créatures...  ./eiou*-  salue,  pleine  de  gnice  : 
te  Seigneur  esl  afec  io»s.  Que  peut-il  donc  y  avoir, 
o  Vierge  Mère,  que   peut-il   y  avoir  de  supérieur  à 

I     cette  grâce  qu'à  vous  seule  Dieu  a  accordée?  Quelle 

î  grâce,  quelle  splendeur  est  au-dessus  de  la  vôtre? 
11  n'est  rien  de  plus  merveilleux  que  la  merveille 
que  vous  êtes  ;  aucun,  parmi  les  meilleurs,  qui,  par 
rapporta  vous,  ne  soit  au  second  rang...  Vous  êtes 
bénie  entre  toutes  les  femmes,  car  vous  avez  changé 
la  malédiction  d'Eve  en  bénédiction...  J\'e  criignez 
rien,  n  Marie  ;  car  vous  avez  trouvé  auprès  de  Dieu 

1  une  grâce  inamissible,  une  grâce  excellente  entre 
toutes,  une  grâce  souverainement  enviable,  une 
grâce  de  toutes  la  plus  splendide...  Beaucoup  de 
saints  ont  paru  en  vous,  mais  aucun  n'a  été  rempli 
de  grâce  comme  vous;  aucun  n'a  été  béatifié  comme 
\  ous  ;  aucun  n'a  été  exalté  comme  vous.  >  Urat.,  ii, 
i8,  ig,  22,  25,  col.  3238  s.,  32/|2,  32/46  s. 

Mais  cette  grâce-là,  dira-t-on,  c'est,  d'après 
Sophrone  lui-même,  celle  de  la  maternité  divine.  Oui, 
si  vous  considérez  cette  grâce  dans  son  terme  ;  mais 
!>  terme  suppose,  dans  la  pensée  et  la  doctrine  du 
saint  docteur,  une  préparation  préalable  et  propor- 
tionnée :  «  L'Esprit-Saint  descendra  sur  vous  l'Im- 
maculée, ijil  oi,  T>,v  àfii'ju-jTO-j,  pour  vous  rendre  plus 
pure  etvous  donner  la  vertu  fécondante.  »  /Ijid.,  43, 
col.  3273.  Ainsi,  purification  relative,  par  accroisse- 
ment d'une  pureté  positive  déjà  existante,  et  pour 
rendre  la  bienheureuse  Vierge  vraiment  digne  des 
merveilles  qui  allaient  s'accomplir  en  elle, in  rotcùri^yj 
-jyiîj  iJi-fv-'itiat  ^^(WTKu  Jbid.,  2^,  col.  32/15.  Ce  n'est 
I)as  seulement  0  un  sein  éclatant  de  chasteté  » 
<[u'elle  peut  offrir  alors  au  Dieu  s'incarnant  ;  c'est 
tout  à  la  fois  «  un  corps,  une  âme  et  un  esprit  libres 
(le  toute  contagion,  r.xi  7r«vT«;  ihjSspy.i  /l'AO^y-xToi  roù  tï 

y/rv  cô/^Ky.  /.v.i  ■Ijyr.-jy.v.i   àt'J.J^iy.J.  «  K  pist.  STUod.,  COl.3l6o. 

Cette  nouvelle  Eve,  Sophrone  la  met  en  parallèle 
avec  l'ancienne,  considérée  non  pas  simplement 
comme  vierge  dans  le  mariage,  mais  comme  «  encore 
innocente  et  toute  simple,  'J-nw,p',-^  cùjav  xxl  y-nlx^ro-j.  » 
Ora!.,  II,  33,  col.  3261.  Aussi,  après  avoir  dit, 
loi.  3a48  :  «  Aucun  n'a  été  rempli  de  grâce  comme 
vous,  etc.  »,  l'orateur  ajoutait-il:  «  Aucun  n'a  été 
purifié     à     l'avance    comme     vous,     oiiSsii     y.a.rk    li 

T.OTA'.y.y.Bv-pTVi.    » 

Quel  est  le  sens   exact  du  mot  ■np'j/t/y.dy.prt/.i  ?  Dé- 

signe-t-il    simplement   la   purification  préalable  qui 

eut  lieu    au   moment   de  l'Annonciation,  en   vue  de 

l'enfantement    virginal  qui    allait    s'accomplir  ;    ou 

bien  désigne-t-il  la   sanctification  initiale   de  Marie, 

opérée  au    premier  instant  de  son  existence  et  dis- 

I    tlnguée   de  la  purification  vulgaire   en  ce  que,  faite 

'<    comme   par   anticipation,    elle    suppose  une  réelle 

;    préservation  de  toute  tache  ou  souillure  du  péché  7 

Que  le  second  sens  réponde  mieux    au  mouvement 

de  la  pensée,  d'après  l'ensemble  de  tout  le  passage, 

i    Ballerini  le   montre  dans    une   note   reproduite  par 

1    Migne,  loc.  cil.  Saint  Sophrone  peut  donc  être  con- 

,     sidéré  comme  un  témoin  probable  de  la  croyance  au 

I    privilège    mariai,   sous  une   forme  dogmatiquement 

]    équivalente. 

Au  siècle  suivant,  saint  ANnnii  de  Crète  (-[-  7/I0) 
marque  un  nouveau  progrès.  Né  à  Damas,  il  se  rat- 
tache à  l'église  de  Jérusalem  par  la  formation  qu'il  y 

Tome  m. 


reçut,  pendant  les  premières  années  de  sa  jeunesse, 
au  couvent  du  Saint-Sépulcre.  En  dehors  de  ses 
œuvres  liturgiques,  dont  il  sera  question  plus  loin, 
il  nous  i)résente  huit  homélies  sur  la  sainte  Vierge, 
quatre  sur  la  Nativité,  une  sur  l'Annonciation  et  trois 
pour  la  fête  de  la  Dorinition.  Comme  Sophrone.  et 
plus  strictement  encore,  il  unit  dans  sa  pensée  le 
double  rapport,  de  la  nouvelle  Eve  au  nouvel  Adam, 
et  de  la  Mère  au  Fils.  Le  conseil  divin  de  racheter 
le  monde  par  le  Verbe  fait  homme  appelle  le  con- 
cours d'une  vierge  pure  et  sans  tache,  comme  jadis 
il  fallut,  pour  la  formation  du  premier  Adam,  l'ar- 
gile d'une  terre  vierge  et  intacte.  Orat.,  i,  In  Aatii-i- 
tatem  Dei^>arae,  P.  G.,  XGVII,  8i3  s.  La  pureté  <lont 
il  s'agit  n  est  pas  la  simple  virginité  du  corps  ;  c'est 
aussi  celle  de  l'âme,  la  pureté  dans  toute  l'acception 
du  mot  et  s'étendant  dès  le  début  à  toute  la  personne 
de  Marie,  en  sorte  qu'au  jour  même  de  sa  naissance, 
elle  puisse  être  présentée  à  Dieu  «  comme  les  pré- 
mices de  notre  nature  (restaurée)...  Les  hontes  du 
péché  avaient  obscurci  la  splendeur  et  les  charmes 
de  la  nature  humaine;  mais  lorsque  nait  la  Mère  de 
celui  qui  est  le  Beau  par  excellence,  cette  nature  re- 
couvre en  sa  personne  ses  anciens  privihges  et  est 
façonnée  suivant  un  modèle  parfait  et  vraiment  di- 
gne de  Dieu.  Et  cette  formation  est  une  parfaite  res- 
tauration ;  et  cette  restauration  est  une  divinisation; 
et  celle-ci  une  assimilation  â  l'étal  primitif...  El 
pour  tout  dire  en  un  mot,  aujourd'hui  la  réforma- 
lion  de  notre  nature  commence,  et  le  monde  vieilli, 
soumis  à  une  transformation  divine,  reçoit  les  pré- 
mices de  la  seconde  création  ».  Jbid.,  col.  812  (tra- 
duction Jugie).  Ailleurs  encore,  l'orateur  salue  en 
Marie  «  les  prémices  de  notre  réformation...  la  pre- 
mière qui  a  été  relevée  de  la  première  chute  des  pre- 
miers parents  ».   Orat.,  iv,  In  Nativit.,  col.  8G5,88o. 

On  verra  plus  loin  que  la  pensée  du  panégyriste, 
célébrant  la  sainteté  initiale  de  Marie,  s'étend  â  sa 
double  naissance  :  naissance  au  monde  extérieur, 
alors  qu'elle  fut  enfantée,  et  naissance  au  sein  de  sa 
mère,  alors  qu'elle  fut  conçue.  Rien  que  de  naturel 
en  cela:  c'était  la  préparation  lointaine  du  palais  où 
le  Roi  devait  descendre.  Orat.,  m.  In  Natitil.,  col.  85o. 
Une  raison  plus  haute  encore  est  énoncée  â  propos 
de  l'Assomption  de  Marie  :  «  Il  convenait  que  Dieu 
disposât  les  destinées  de  sa  Mère  conformément  aux 
siennes.  »  Orat.,  11,  /n  Dormitionem,  col.  1081.  Prin- 
cipe dont  la  portée  dépasse  manifestement,  dans  la 
pensée  de  l'orateur,  l'application  qu'il  eu  l'ail  à  la 
résurrection  et  à  l'assomption  de  la  Vierge  Mère  ; 
car  ce  qu'il  voit  en  ce  double  événement,  ce  n'est  rien 
autre  chose  que  le  couronnement  splendide  du  plan 
providentiel  de  renouvellement  commencé  à  l'aube 
même  de  l'Incarnation,  c'est-à-dire  avec  la  première 
apparition  de  Marie. 

Nous  retrouvons  la  même  doctrine,  fortement  ac- 
centuée, dans  un  contemporain  d'.\ndré,  plus  célè- 
bre que  lui,  saint  Jean  Damascéne,  mort  vers  le 
milieu  du  viii'  siècle,  le  dernier  des  Pères  grecs  dont 
l'Eglise  romaine  ail  ceint  le  front  de  l'auréole  docto- 
rale. Mieux  encore  que  ses  devanciers,  il  a  compris 
et  énoncé  dans  ses  trois  homélies  sur  la  Dormition 
et  une  autre  sur  la  Nativité  (la  [iremière,  moins  dou- 
teuse), que  le  vrai  centre  de  la  théologie  niariale 
se  trouve  dans  le  privilège  de  la  maternité  divine, 
que  tout  en  Marie  tend  à  cette  maternité  et  que 
tout  en  dérive.  Aussi  nous  représente-t-il  souvent 
la  Vierge  bénie  comme  l'objet  dune  prédilection, 
d'une  prédestination  qui  se  termine  non  seulement 
à  ce  privilège  de  la  maternité  divine,  mais  à  ses 
sublimes  corollaires.  S'adressant  à  la  petite  enfant 
(|ui  nait  :  «  Vous  aurez,  lui  dit-il,  une  vie  supé- 
rieure à    la  nature,  mais  vous  ne  l'aurez  pas  pour 


227 


MARIE.  —  IMMACULEE  CONCEPTION 


228 


vous-même  ;  car  ce  n'est  pas  pour  vous  que  vous 
êtes  née.  Cette  vie,  vous  l'aurez  pour  Dieu  ;  c'est 
pour  lui  que  vous  êtes  venue  au  monde,  instrument 
providentiel  du  salut  commun,  alin  que  par  vous  se 
réalisât  l'antique  plan  de  Dieu,  le  plan  de  l'Incarna- 
tion du  Verbe  et  de  notre  déification  ».  Ilomil.  i,  Jn 
Aaiifil.,  9,  P.  G.,  XCVI,  676;  cf.  Ilomil.,  i.  In  dormit., 
3,  col.  •yoi  s. 

Marie  n'a  pas  pu,  comme  Mère  de  Dieu  et  média- 
trice, preudre  une  part  active  au  mystère  de  l'Incar- 
nation et  de  la  Kédemplion,  sans  que  l'éclat  de  la 
divinité  rejaillit  en  quelque  sorte  sur  elle.  Epris  de 
sa  beauté  surnaturelle,  le  panégyriste  lui  crie  : 
«  Vous  êtes  toute  belle,  toute  proche  de  Dieu,  S/<j 
r/wi^K  Qi'jj  ».  In  Nati\'it.,  loc.  cit.  Alors  seulement 
il  aura  complété  sa  pensée,  quand  la  contemplant 
glorieuse  au  ciel,  il  aura  dit;  ic  Entre  le  Fils  et  la 
Mère,  il  n'j-  a  pas  de  milieu  ».  Ilom.,  m,  In  dormit., 
5,  col.  '761.  Mais  auparavant  il  avait  formulé  la  res- 
triction nécessaire,  la  restriction  catholique,  dont 
la  connaissance  ou  la  saine  interprétation  devrait 
suffire  pour  arrêter  la  calomnie  protestante:  »  Nous 
n'en  faisons  pas  une  déesse  (arrière  ces  fables  de  la 
jonglerie  hellénique  !)  car  nous  proclamons  qu'elle 
est  morte,  mais  nous  la  reconnaissons  pour  la  Mère 
du  Dieu  incarné  ».  Ilom.,  n,  In  dormit.,  i5,  col.  'jft/i. 
Cette  dignité  qui  élève  Marie  bien  au-dessus  de 
toute  créature,  mèmeangélique,  ne  va  pas  sans  une 
pureté  ni  une  sainteté  proportionnée  ;  aussi,  quand 
le  docteur  de  Damas  salue  en  elle  la  toujours  Vierge, 
il  entend  par  là  une  pureté  d'âme,  non  moins  qu'une 
pureté  de  corps,  hors  ligne  :  «  D'esprit,  d'àme,  de 
corps,  elle  est,  seule,  toujours  vierge,  T/;y  /.tiv^v  /ki  va, 
KK(  r'^X'^',  ^y-'  ^oi'jy.rt  à'tnv.pôâvtùoj^y.v  ».  Ilom.,  I,  In  T^a- 
tiv.,  b,  col.  668.  Cette  pureté  suréminente  a  son 
côté  négatif  ou  exclusif  :  éloignement  de  tout  mal, 
absence  de  toute  faute  et  de  toute  souillure.  Marie 
est  la  fille  très  sainte  dijoachim  et  d'Anne,  qui  «  a 
échappé  aux  traits  enflammés  du  malin  n,  Ibid,, 
7,  col.  672;  paradis  nouveau,  «  où  le  serpent  n'a  pas 
d'entrée  furtive  ».  Ilom.  11,  In  dormit.,  2,  col.  725.  Ces 
expressions  et  autres  semblables  ont  une  portée  si 
générale  qu'il  semble  tout  à  fait  arbitraire  de  les 
restreindre  à  l'exclusion  des  seules  fautes  actuelles 
ou  personnelles. 

D'ailleurs,  quand  la  pensée  du  saint  docteur  se  fixe 
sur  Marie  au  début  même  de  son  existence,  il  en 
parle  manifestement  comme  d'un  fruit  béni,  d'abord 
pour  le  caractère  miraculeux  qu'il  attribue  à  sa  nais- 
sance d'une  mère  stérile,  puis  pour  la  pureté  et  la 
beauté  intérieure  dont  elle  est  ornée  :  «  La  nature 
cède  le  pas  à  la  grâce  et  s'arrête  tremblante,  incapa- 
ble d'avancer  toute  seule.  Puis  donc  que  la  Vierge 
Marie  devait  nailre  d'Anne,  la  nature  n'osa  pas  de- 
vancer le  germe  béni  de  la  grâce  ;  elle  resta  vide  de 
tout  fi'uit  jusqu'à  ce  que  la  grâce  eîit  porté  le  sien.  Il 
s'agissait,  en  eifet,  de  la  naissance,  non  pas  d'un  en- 
fant vulgaire,  mais  de  cette  Première-née  d'où  sorti- 
rail  le  Premier-né  de  toute  créature,  en  qui  subsistent 
toutes  choses.  O  bienhemeux  couple,  Joachim  et 
Anne  1  Toute  la  création  vous  est  redevable;  car  en 
vous  et  par  vous  elle  offre  au  Créateur  le  don  qui 
surpasse  excellemment  tous  les  dons,  je  veux  dire 
la  chaste  mère  qui  seule  était  digne  du  Créateur... 
O  fruit  sacré  de  Joachiiu  et  d'Anne!...  O  fille  digne 
de  Dieu,  la  beauté  de  la  nature  humaine,  la  répara- 
tion d'Eve  notre  première  mère  1  »  Ilom.,  I,  In  Natit'., 
2,  7,  9,  col.  663,  671,  675. 

Peut-on  s'étonner  après  cela  que,  pour  saint  Jean 
Damascène.la  résurrection etl'assomption  corporelle 
de  la  Mère  de  Dieu  ne  soient  qu'un  corollaire  de  ses 
autres  privilèges?  Corollaire  de  la  maternité  divine 
assurément  ;  «  11  fallait  que  celle  qui  avait  offert  dans 


son  sein  l'hospitalité  au  Verbe  de  Dieu  fût  placée 
dans  les  divins  tabernacles  de  son  Fils.  »  Ilom.,  ii, 
In  dormit.,  i4,  col.  741 .  Mais  corollaire  aussi  de  l'ab- 
solue virginité  ou  de  la  toute-sainteté  de  Marie  :  c'est 
pour  avoir  prêté  l'oreille  aux  suggestions  du  démon 
qu'Eve  a  entendu  la  sentence  qui  nous  frappe  avec 
elle  :  Vous  retournerez  en  poussière  ;  la  seconde  Eve 
ne  s'est  pas  laissé  séduire,  pourquoi  tomberait-eUe 
sous  cette  malédiction?  Ibid.,  3,  col.  728.  Quelle  se- 
rait la  valeur  de  ce  raisonnement,  si  dans  sa  concep- 
tion Marie  était  préalablement  tombée  sous  l'empire 
du  démon?  Déjà  saint  André  de  Crète  était  arrivé  aux 
mêmes  conclusions  en  appliquant  jusqu'au  bout  son 
principe  :  u  11  convenait  que  Dieu  disposât  les  desti- 
nées de  sa  Mère  conformément  aux  siennes.  »  Jésus- 
Christ  n'est  pas  mort,  comme  nous,  à  cause  de  l'an- 
tique sentence  portée  contre  l'homme  coupable  ;  il 
est  mort  pour  d'autres  raisons  qui  se  rapportent  à  la 
fin  de  l'Incarnation  et  que  le  saint  docteur  expose 
Ilom.,  i.  In  dormit.,  col.  lOiJS,  io53.  Voir  M.  Jugie, 
Saint  André  de  Crète  et  l'Immaculée  Conception.  Doc- 
trine  fréquente  chez  d'antres  auteurs,  soit  à  la  même 
époque,  soit  aux  siècles  suivants.  A.  Si'axdak,  liom. 
V,  l'J  und  die  Unbefleckte  Empfiingnis  Maria  in  der 
Tradition  der  orientalischen  Kirchen,  dans  Zeit- 
schrift  fiir  katliulische  I Iteologie,  Inspruck,  1904, 
t.  XXVIII,  p.  774.  Rien  de  plus  propre  à  confirmer 
que,  pour  ces  auteurs,  la  Mère  de  Dieu  échappait 
personnellement  à  la  loi  générale  du  péché.  Car  la 
dette  de  la  mort  est,  parmi  les  effets  du  péché  originel, 
celui  sur  lequel  les  Pères  grecs  insistent  davantage, 
à  tel  point  que  parfois  ils  sembleraient  ramener  à 
cet  ell'et  le  vice  héréditaire.  Exempter  Mai-ie  de  la 
dette  de  la  mort,  équivaut  donc,  chez  eux,  à  l'exemp- 
ter de  la  déchéance  commune. 

Saint  Jean  Damascène  et  les  autres  Pères  nous  ont 
donné  en  substance  tout  ce  que  la  marialogie  de  cette 
époque  fournit  d'apport  doctrinal  en  ce  qui  concerne 
la  croyance  au  glorieux  privilège.  D'autres  contem- 
porains pourraient  ajouter  leurs  témoignages  aux  pré- 
cédents, mais  poui-  redire  quelque  chose  de  ce  qui  a 
été  déjà  dit.  Saint  Germain,  patriarche  de  Constan- 
TINOPLK  (715-730)  nous  montrerait  en  Marie  «  celle 
qui,  seule  d'entre  les  mortels  dévoyés  par  le  tondent 
déchaîné  du  péché,  est  devenue  un  propitiatoire 
nouveau,  tout  ressemblant  à  Dieu  ».  In  ingressum 
Deiparae,  2,  P.  G.,  XCVIII,  294.  Dans  un  discours  sur 
la  Vierge,  riche  en  appellations,  en  images  et  en 
comparaisons  suggestives,  l'énigmatique  auteur  qui 
porte  le  nom  de  Theodorus  Moneremita  célébrerait 
«  l'arche  de  Dieu  toute-sainte...,  beauté  de  notre  na- 
ture, grâce  à  laquelle  nous  sommes  redevenus  dignes 
de  participer  à  la  nature  divine,  nous  que  la  déso- 
béissance originelle  a  rendus  difformes  ».  In  Ânnun- 
tiationem  Deiparae  sermo  laudalorius,  4.  dans 
Ballerini,  Sylloge  monumentorum,  t.  II,  p.  221  s. 
Antithèse  éloquente,  i>ù  la  Toute-sainte  nous  appa- 
raît mise  à  part  des  enfants  d'Adam  pécheur.  Qu'y 
a-t-illà,  en  réalité,  si  ce  n'est  l'aboutissement  logique 
de  l'ancienne  doctrine  du  nouvel  Adam  et  de  la  nou- 
velle Eve,  ou  du  Fils  et  de  la  Mère  associés  dans 
l'œuvre  de  la  réparation  et,  comme  tels,  formant  un 
groupe  unique,  le  groupe  des  purs  ennemis  et  vain- 
queurs de  Satan  ? 

3.  les  écrii'uins  grecs  postpatristiques.  —  Pendant 
les  trois  siècles  qui  s'écoulent  depuis  la  mort  de  saint 
Jean  Damascène  jusqu'à  la  consommation  du  schisme, 
c'est-à-dire  depuis  le  milieu  du  viii"  siècle  jusqu'au 
milieu  du  xi",  les  écrivains  ecclésiastiques  de  l'Orient 
nous  présentent  des  témoignages  (|ui,  le  plus  sou- 
vent, rentrent  dans  les  monuments  liturgiques  ou  se 
rapportent  à  la  fête  de  la  Conception.  D'autres  solen- 
nités de  la  Vierge  donnent  lieu  à  des  discours  où  la 


229 


MARIE. 


IMMACULÉE  CONCEPTION 


230 


doclrine  des  siècles  précédents  se  maintienl  et  parfois 
luèiue  s'accentue.  Sur  la  lin  du  vm'  siècle,  saint 
Tabaise, patriarche  deConstantinople  (784-806),  salue 
en  Marie  présentée  au  temple  la  fille  de  Dieu ,  iniuiacu- 
lée,  pleine  de  grâce,  toute  sainte,  oirrande  digne  de 
la  Majesté  divine  :  «  Et  comment  ne  serait-elle  pas 
une  oblalion  immaculée,  pure,  sans  tache,  de  la  na- 
ture humaùie,  celle  que  Dieu  a  prédestinée  avant  la 
ci'éalion  du  monde,  et  qu'il  a  choisie  parmi  toutes 
les  jjèuérations  pour  devenir  sa  demeure  exempte 
de  toute  souillure?  »  In  ss.  Dei  malrem  in  templum 
deductam,  0,  i3,  P.  G.,  XCVIU,  i486,  i494,  1498. 

DansuuehoniéliesurlaNativité,  lasecondede  ce  ti- 
tre parmi  les  auvres  de  saint  Jean  Damascone,  mais 
dont  le  véritable  auteur  serait^  d'après  certains  criti- 
ques, saint  TuiioDORB  Studite  (•]-  S 12),  l'orateur, 
remontant  par  la  pensée  jusqu'aux  débuts  de  Marie, 
s'exprime  en  ces  termes  :  u  Voilà  que  se  construit 
pour  le  Créateur  de  toutes  choses  le  temple  dont  il 
sera  l'hote...  Tous  étaient  voués  à  la  mort;  mais  Dieu, 
touché  de  miséricorde,  n'a  pas  voulu  que  l'homme, 
formé  de  ses  mains,  retombât  dans  le  néant,  d'où  il 
l'avait  tiré.  Aussi  a-t-il  cicé  un  ciel  nouveau,  une  terre 
nouvelle,..,  la  bienheureuse  et  mille  fois  bénie 
Vierge  Marie...,  terre  où  l'épine  du  péché  n'a  jamais 
poussé...,  terre  non  point  soumise  à  la  malédiction, 
comme  la  première,  mais  sur  laquelle  la  bénédiction 
du.Seigneur  s'est  reposée,  et  dont  le  fruit  est  béni..., 
chair  morte  au  péché...,  livre  fermé  où  nulle  pen- 
sée de  corruption  n'a  imprimé  sa  trace...,  bois 
incorruptible  que  le  ver  du  péché  n'a  jamais  rongé.  » 
Hom., 11,  In  Naiivit.,  i,  4,  5,  7,  P.  G.,  XCVI,  G80, 
683  s.,  689  s.,  692  s. 

Témoin  relativement  plus  important,  l'orgueilleux 
patriarche  de  Coustanlinople  qui,  le  premier,  brisa 
ollieiellemenl  avec  Rome  et  prépara  les  voies  au 
schisme  définitif  de  plus  lard,  Puotius(-]- 891)  ne  parle 
pas  autrement  i(ue  ses  prédécesseurs,  pas  autrement 
non  plus  que  son  adversaire,  Nicétas  David  de  Pa- 
phlagonie.  «  Anne  arrête  dans  son  sein  le  torrent  du 
péché  et  de  l'iniquité...  En  ce  jour  naît  celle  qui, 
Mère  de  Dieu  selon  la  chair,  est  sa  lille  selon  l'esprit 
de  sanctilication.  »  Ainsi  parle  Nicùtas,  Oral.,  i.  In 
diem  natalem  ss.  Dei  «enitricis,  P.  G.,  CV,  22,  23.  El 
Paoïius  de  faire  écho  :  «  Eu  ce  jour,  la  Vierge  Mère 
naît  d'une  mère  stérile,  et  le  palais  se  prépare  pour 
la  venue  du  Seigneur...  En  ce  jour,  la  Vierge  sort  de 
flancs  inféconds,  et  le  péché  jusqu'alors  fécond 
est  frappé  de  stérilité...  Proférons  des  cantiques 
d'action  de  grâces  :  Adam  est  renouvelé,  Eve  nous  est 
redonnée.  »  Iloni.,  i,  Inss.  Dei  genitricis  natalem 
diem,  P.  G..  CI,  55o.  555.  A  ce  texte  s'en  joindraient 
d'autres,  où  le  cardinal  Hkhcenhoether,  l'hotius  l'a- 
triarch  von  Constantinvpel,  Ralisbonne  1869,  t.  111, 
p.  555  s.,  juge  «  l'exemption  du  péché  originel,  le 
Iirivilège  d'une  conception  immaculée  sulBsamment 
indiqué  ».  Aussi  ajoute  l-il  :  «  Le  seulinienl  de  l'ho- 
tius est  bien  éloigné  de  celui  des  Grecs  de  maintenant, 
lesquels,  oublieux  de  leurs  Pères,  se  raillent  de  la 
définition  du  8  décembre  i854.  » 

Qu'aurait  dit  l'éuiinent  historien,  s'il  avait  eu  con- 

•  naissance    de    deux    homélies    sur    1  Annonciation, 

.  publiées  pour  la  première  fois  à  Constanlinople  en 

1901  par  S.  Aristarkks  et  utilisées  par  le  K.  P.  Ju- 

ciiB,  Phutiu.t  et  l'Immaculée  Conception.  Toute  la  doc- 

,  trine  jusqu'ici  recueillie  se  retrouve,  condensée,  dans 

,  les  extraits  donnés  en  cet  article   :   absence  de  tout 

.  péché  et  de  tout  mouvement  de  !*i  concupiscence; 

I  pureté  absolue  de  l'àme  et  du  corps,  qui  rend  Alarie 

;  digne  d'être  choisie  comme  Mère  du  Rédempteur  et 

I  coopératrice  de  son  œuvre;  prédestination  spéciale, 

en  vertu  de  laquelle  Dieu  la  prépare  à  son  rôle  futur 

dès  avant  sa  naissance.  Et  .Marie  nous  est  présentée 


comme  la  lille  immaculée  de  notre  race,  0  rcû  <//£Ti/;sy 
■/ivoji  '/-jjM/iii  Sj-/v.rnp.  Expression  d'autant  plus  signili- 
cative  chez  Pholius  que,  dans  un  passage  de  la  se- 
conde homélie,  il  oppose  ce  chef-d'œuvre  de  la  nature 
humaine  à  cette  même  nature  souillée  par  la  tache 
originelle  :  «  L'archange  va  vers  Marie,  la  (leur  odo- 
rante et  immaculée  de  la  tribu  de  David,  le  grand  et 
très  beau  chef-d'œuvre  de  la  nature  humaine,  taillé 
par  Dieu  lui-même.  Celte  Vierge  cultive  les  vertus, 
pour  ainsi  dire  dès  le  berceau;  elles  croissent  avec 
elle,  sa  vie  sur  la  terre  est  digne  des  esprits  imma- 
tériels... Aucun  mouvement  désordonné  vers  le  plai- 
sir, même  par  la  seule  pensée,  dans  cette  bienheu- 
reuse Vierge.  Elle  était  tout  entière  possédée  du 
divin  amour.  Par  cela  et  par  tout  le  reste,  elle  annon- 
çait et  manifestait  qu'elle  avait  été  véritablement 
choisie  pour  épouse  au  Créateur  de  toutes  choses, 
même  avant  sa.  naissance...  C'est  ainsi  que  la  Vierge 
mena  une  vie  surhumaine,  montrant  qu'elle  était 
digne  des  noces  de  l'Epoux  céleste,  et  donnant 
l'éclat  de  sa  propre  beauté  à  notre  nature  informe, 
qu'avait  souillée  la  tache  originelle.  »  M.  Jlgib,  lor, 
cit. 

Quelques  lignes  empruntées  à  un  auteur  arménien 
qui  brilla  sur  la  Cn  du  x'  siècle,  Grégoire  di:  Nareg 
(ySi-ioii),  confirmeront  l'unité  de  croyance.  Dans 
un  discours  sur  les  louanges  de  la  Vierge,  i;  l'j,  ig, 
il  salue  en  la  sainte  Mère  de  Dieu  a  la  gloire  ineifable 
du  premier  père  dépouillé,  la  consolation  et  la  répa- 
ration d'Eve  tristement  déchue,  la  régénératrice  du 
genre  humain  tombé  sous  la  malédiction...,  la  fille 
sans  péché  de  notre  première  mère  pécheresse  ». 
S.  GuilGoiRE  Narécatzi,  OEuvres  complètes,  p.  827  s. 
Venise,  1827.  Aussi,  avec  quelle  confiance  il  a 
recours  à  celte  puissante  protectrice,  en  s'appuyant 
sur  sa  pureté  même  :  «  Au  milieu  de  tant  d'angois- 
ses..., je  l'implore,  ô  sainte  Mère  de  Dieu!  Ange 
d'entre  les  hommes,  chérubin  visible  en  la  chair, 
souveraine  du  ciel,  pure  comme  l'air,  chaste  eomnje 
la  lumière,  immaculée  à  la  ressemblance  de  l'étoile 
du  matin  dans  les  hauteurs  du  ciel!...  En  raison 
de  la  pureté  sans  tache  et  de  la  bonté  sans  souil- 
lure, eu  raison  de  la  sainteté  inaltérable,  intercède 
avec  clémence;  reçois  les  prières  de  celui  qui  a 
confiance  dans  tes  requêtes.  »  Nareg-Precum,  Dis- 
cours Lxxx,  p.  421  sq.  Venise,  1827;  traduction  de 
Félix  NÈVB,  L'Arménie  chrétienne  et  sa  littérature, 
p.  267,  Louvain,  1886. 

4.  «  purification  de  Marie  et  la  notion  du  péché 
originel  chez  les  Pères  grecs  postéphesiens.  —  Une 
doclrine  déjà  énoncée  par  saint  GrÉ(h>irr  de 
Xazianzk  et  autres  docteurs,  au  sujet  de  la  iiurifica- 
tion  de  la  Mère  de  Dieu  au  jour  de  l'Annonciation,  se 
retrouve  dans  la  période  postéphésienne  et  donne 
lieu  à  la  même  objection.  Les  Grecs  modernes  se 
réfèrent  parliculièremenl  à  l'aulorilé  de  Jean  Damas- 
cène,  De  fide  orlhod.,  1.  III,  c.  11,  P.  G.,  XClV,  98G  : 
«  Dès  que  la  Vierge  sainte  eut  donné  son  consente- 
ment, le  Sainl-Esprit  descendit  surelle;  il  la  purifia, 
xuO'xip'yj  a.\nr,-i,  et  lui  Communiqua  la  force  de  recevoir 
la  divinité  du  Verbe  et  d'engendrer  celui-ci.  >i  De 
même,  Adversus  Nestor,  h'ieresim,  43,  P.  G.,  XCV, 
221,  et  Ilom.  I,  In  dormit.,  P.  G.,  XCVI,  704,  où  les 
idées  de  purification  et  de  sanctification  sont  asso- 
ciées, ixv.Or,pé  TE  xvl  V/'=<«.  SoPHRONB  dit  également  : 
«  La  Vierge  sainte  est  choisie,  elle  est  sanctifiée  dans 
son  âme  et  dans  son  corps,  avA  oùy.v.  y.'A  -h^y/.t  â/tséÇerai, 
et  c'est  ainsi  qu'en  vierge  pure,  chaste  et  intégre, 
elle  coopère  à  l'incarnation  du  Créateur.  Epist. 
srnod.,  P.  G.,  LXXXVII,  3i6i;  à  rapprocher  de 
l'édil  de  l'empereur  au  troisième  concile  de  Cons- 
tanlinople :  T:pc<n0«p6ii'jni  i'^'/:'''-'  '•"-'■  »&//«  tw  n>5'J/iRTi. 
Majs'si,  Sacrosancta  Concilia,  t.  XI,  col.  701. 


231 


MARIE. 


IMMACULEE  CONCEPTION 


232- 


La  même  réponse  s'applique  aux  Pères  posté- 
phésiens  et  aux  Pères  plus  anciens  ;  ou  plutôt,  la  doc- 
trine des  Pères  postépbésiens  éclaire  la  pensée  de 
leurs  devanciers  :  il  s'agit,  non  pas  d'une  purifica- 
tion absolue  ni  d'une  sanctification  première,  mais 
d'une  purification  et  d'une  sanctification  relatives, 
c'est-à-dire  portées  à  un  degré  supérieur,  en  vue  de 
la  conception  virginale  du  Verbe  incarné.  Saint 
Soi'HRONE  s'explique  dans  un  texte  déjà  signalé, 
quand  il  commente  ainsi  le  Spiritus  sanctus  super- 
teniet  in  te  :  «  Sur  vous,  l'Immaculée,  le  Saint- 
Esprit  descendra,  pour  vous  faire  briller  d'une 
pureté  plus  ^(raîide,  yaOy.poincr/.-^  ai  -Koir^z^^iiz-^vj^  et  vous 
rendre  cajiable  de  produire  votre  fruit  ï,  Orat.,  ii. 
In  Anniint.,  /|3,  ¥.  G.,  LXXXVIl,  'i^-j'i;  de  le  produire 
«  en  dehors  de  tout  rapport  et  de  tout  plaisir  char- 
nel,     r,èovr,i     éy.roi     yy./j  Ln?,z     yc/.t     ffjyCàTSW;,     »     Ibid.,     Sq, 

col.  8269.  Même  explication,  plus  nette  encore,  dans 
le  commentaire  d'ANTiPATER  de  Bostra  (vers  46o)  : 
«  Pourquoi  celte  descente  du  Saint-Esprit?  Parce 
que,  toute  sainte  que  vous  soyez,  vous  devez  deve- 
nir plus  sainte  encore,  afin  de  pouvoir  engendrer  le 
Saint,  i~£iôf^  f/ytv.  /iiv  ùnv.pyîu'  Ssî  Si  fji  •/■•jz^Ov.t  c/yifjjnpv.j, 
l'jt.  t-iv  i/'/m  uiiXidCr-ii .  ))  lu  ss.  lieiparae  Annunt., 
8,  P.  G.,  LXXXV,  1781  ;  cf.  IUli.erini,  Srlloge  monu- 
uicntorum,  t.  II,  p.  46o.  Au  x»  siècle,  Jean  le  Gko- 
MKTBB  reprend  l'explication,  quand  il  nous  montre 
le  Saint-Esprit  descendant  sur  Marie  pour  purifier 
préalablement  la  couche  oii  le  Fils  de  Dieu  doit 
reposer,  «  ou  plutôt  pour  embellir  encore  plus 
cette   couche    déjà  purifiée    et    ornée,    fià/J-yj    Si  y.xi 

TÏC5JX«>/W7Ti'^&y,   £t    Ky.'t    TTpOxl^.dOy.pTOCt   xy.i    'np0xiy.V.J/0jVt7TXI,    » 

iiermo  in  Annunt.  Deip.,  i6,  P.  G.,  CVI,  825. 

Saint  Jean  Damascène  s'est  inspiré,  suivant  son 
habitude,  de  saint  Grégoire  de  Nazianze,  Or., 
xxxviii,  In  Theophania,  i3,  P.  G.,  XXXVI,  SaS; 
cf.  Or.,  XLv,  In  sanctum  Pascha,  g,  Ibid.,  633.  Ce 
dernier  parle  d'une  purification  de  l'àuie  et  du  corps 
de  la  Vierge  au  jour  de  l'Annonciation;  les  deux 
termes,  emplojés  par  le  disciple,  dans  la  première 
homélie  In  Dormitionem,  l/.àitr,pi  ii  /.a.\  r/iVzjs,  semblent 
répondre  à  cette  double  purification,  le  premier  à 
celle  du  corps,  le  second  à  celle  de  l'àme.  Que  dans 
ce  dernier  cas,  il  ne  soit  pas  question  d'une  sancliti- 
cation  première,  qui  ferait  disparaître  en  Marie  la 
souillure  héréditaire  jus<]u'aIors  existante,  ou  d'une 
rémission  de  péchés  quelconques,  tout  l'enseigne- 
ment du  saint  docteur,  exposé  plus  haut,  le  proclame. 
La  pureté  absolue  de  la  bienheureuse  Vierge  est  de 
beaucoup  antérieure  au  jour  de  l'Annonciation  pour 
celui  qui  salue  en  elle  dès  son  apparition  dans  le 
monde  «  une  enfant  toute  sainte,  une  DUe  digne  de 
Dieu  »,  qui  la  proclame,  alors  qu'elle  est  encore  dans 
les  bras  de  sa  mère,  a  terrible  aux  puissances  infer- 
nales »,  et  qui  la  dit  «  gardée  dans  la  chambre  nup- 
tiale de  l'Esprit-Saint  et  conservée  sans  tache,  pour 
être  l'épouse  de  Dieu  et  devenir  sa  mère  ».  Iloni.,  i. 
In  Nativ..  7,  P.  G.,  XGVI,  672.  Ce  qu'il  faut  entendre 
par  l'autre  purification,  celle  qui  concerne  le  corps, 
ou  peut  facilement  le  comprendre  par  le  rapproche- 
ment des  divers  textes.  Il  fallait  que  Marie,  destinée 
à  devenir  le  temple  de  la  divinité,  reçût  la  force 
d'engendrer  l'Homme-Dieu,  et  qu'en  même  temps  elle 
gardât  dans  toute  son  intégrité  sa  pureté  virginale. 
Dans  les  conceptions  ordinaires,  l'homme  a  son  rôle 
et  la  concupiscence  charnelle  aie  sien;  rien  de  sem- 
l>Iable  ne  devait  exister  dans  la  conception  de 
l'IIommeDieu.  Marie  devait  donc  recevoir  de  l'Es- 
prit-Saint une  vertu  supérieure,  et  cette  -vertu  forti- 
fiante devait  être  aussi  purifiante,  dans  l'acception 
jibis  relevée  du  mot. 

Parfois  un  sens  spécial  s'attache  à  l'action  purifi- 
catrice du   Saint-Esprit   au  jour  de  l'Annonciation. 


Ainsi  Jacques,  évêque  syro-chaldéen(monophysite) 
de  Sario  ou  Batna  en  Mésopotamie  (-j-  52 1),  nous 
montre  ce  divin  Esprit  sanctifiant  la  Mère  de  Dieu 
et  la  rendant  pure  et  bénie,  comme  l'était  Eve  avant 
son  entretien  avec  le  serpent  :  Sanctificavil  eamque 
puram  effecit  mundam  et  benedictam,  sicut  erat  ipsu 
lle\a  antequam  eam  serpens  esset  allocutus.  Car- 
men de  B.  V.  Maria  primum,  dans  J.  B.  Abbeloos, 
De  iila  et  scriplis  S.  Jacobi,  Batnarum  Sarugi  in 
Mesopotamia  episcopi,  p.  i^i,  Louvain,  1867.  D'après 
le  contexte,  cette  pureté  privilégiée  de  la  seconde 
Eve,  devenant  Mère  du  Verbe  incarne,  comprend 
deux  choses  distinctes  :  d'abord  la  filiation  adop- 
tive  dont  notre  premier  père  avait  été  gratifié,  adop- 
tionem  filioruin  qitae  patri  nostro  Adamo  fueral 
concessa,  Mariae  per  Spiritum  sanctum  tribuit,  cum 
esset  in  ea  Italiitaturus,  Ihid.,  p.  a43;  puis  la  concep- 
tion et  l'enfantement  sans  concupiscence,  sans  cor- 
ruption et  sans  douleur.  Cette  dernière  assertion 
est  facile  à  comprendre,  mais  la  première  est  équi- 
voque. Elle  peut  signifier  la  liliation  adoptive,  telle 
qu'Adam  l'avait  reçue,  avec  les  prérogatives  de  l'état 
de  justice  originelle  ;  ou  bien,  la  liliation  adoptive 
entendue  en  sa  simple  notion,  et  dans  ce  cas  nous 
rencontrerions  chez  l'évêque  syrien  l'opinion  parta- 
gée plus  tard  par  des  théologiens  catholiques,  sui- 
vant laquelle  la  filiation  adoptive  serait  un  don  du 
Saint-Esprit  distinct  du  simple  état  de  sainteté  in- 
térieure. Cette  sainteté  intérieure,  Jacques  de  Sarug 
la  suppose  manifestement  en  Marie,  car  nul  n'a  plus 
énergiquement  alUrmé  l'absolue  pureté  comme  con- 
dition préalable  de  la  maternité  divine  :  «  Si  une 
seule  tache,  si  un  défaut  quelconque  avait  jamais 
terni  l'àme  de  la  Vierge,  sans  nul  doute  le  Fils  de 
Dieu  se  fût  clioisi  une  autre  mère,  exemple  de  toute 
souillure.  0  Ibid.,  p.  223.  Et  c'est  au  niêine  évêque 
que  la  liturgie  syriaque  doit  celte  acclamation,  rap- 
pelée dans  la  bulle  Ineffabilis  .  «  Soyez  en  paix,  ô^ 
sainteté  restée  toujours  intacte,  justitia  nunquam 
laesa  ;  salut,  ô  nouvelle  Eve  qui  avez  enfanté  l'Em- 
manuel, n  Officium  feriale  juxta  ritum  ecclesiae 
Syrorum,  p.  292,  Home,  i853. 

Il  est  une  autre  objection  qui  tend  à  dénier  toute 
valeur  dans  la  question  présente  aux  téuioignages 
allégués  des  Pères  grecs,  pour  la  raison  déjà  signa- 
lée dans  les  attaques  contre  la  bulle  de  définition, 
col.  218  :  «  A  l'époque  de  saint  Jean  Damascène, 
l'Eglise  grecque  ignorait  encore  le  dogme  de  la  faute 
héréditaire.  Elle  ne  pouvait  donc  pas  songer  à 
exempter  la  Sainte  Vierge  d'une  loi  qui  lui  était  in- 
connue. 1)  Le  pourquoi  de  cette  ignorance,  c'est 
qu'en  Orient,  «  au  vu'  et  au  viii*  siècle,  la  doctrine 
de  la  chute  avait  encore  conservé  sa  forme  primi- 
tive 11,  entendez  celle  où  la  chute  se  réduit  à  une 
pure  déchéance  du  genre  humain. —  A  supposer  cette 
assertion  exacte,  le  problème  qu'on  prétend  suppri- 
mer d'un  trait  de  plume  ne  serait,  en  réalité,  nul- 
lement supprimé.  Les  Pères  grecs  parlent  d'une  dé- 
chéance qui  n'est  pas  simplement  physique,  mais 
qui  est  aussi  morale.  Cette  déchéance  morale,  ils  la. 
caractérisent  en  termes  assez  nets  pour  qu'on  puisse 
faire  théologiquemenl  l'équivalence  entre  les  elTets- 
qu'ils  assignent  et  ceux  dont  les  Pères  du  concile  de 
'Trente  se  sont  servis  pour  décrire  le  péché  originel. 
Cela  étant,  si  les  Pères  grecs  écartent  de  la  Mère  de 
Dieu  les  éléments  de  la  déchéance  commune,  ils  ne 
font  qu'exprimer  ou  supposer  à  leur  manière  ce  que 
l'Eglise  romaine  entend  par  l'exemption  du  péché 
originel  ou  l'Immaculée  Conception. 

D'ailleurs,  prise  en  elle-même,  l'assertion  n'est  pas 
moins  inexacte  qu'elle  est  audacieuse.  Voir  péché 
ORiGi.NEL.  Parmi  les  tliéologiens  catholiques,  les  uns 
conçoivent   la  faute   héréditaire   comme    un   péché 


233 


MARIE.  —  IMMACULÉE  CONCEPTION 


234 


actuel,  pccbé  d'Adam  et  de  ses  desccndanls  ne  for- 
maiil  qu'un,  moralement,  avec  leur  pore  et  clief; 
iiéclic  entraînant  dans  le  chef  et  dans  les  membres 
tous  1rs  ell'ets  énumérés  par  le  concile  de  Trente. 
Celle  manière  de  voir  a  été  parliculiérement  mise  en 
relief  par  le  cardinal  de  Lugo,  De  Paeniteiilia, 
Disp.  vil,  seet.  vu,  n.  9810.').  Les  autres  conçoivent 
la  faute  héréditaire,  non  comme  un  acte,  mais  comme 
un  état;  étal  d'aversion  par  rapport  à  Dieu  lin  sur- 
naturelle état  d'injustice  et  d'impureté  spirituelle, 
résultant  bien  de  la  faute  personnelle  d'Adam,  prin- 
cipe et  chef  du  genre  liumain,  mais  consistant  pro- 
preiuent,  pour  chaque  individu,  dans  la  privation 
de  la  grâce  sanctiliaiite  ou  de  la  justice  originelle. 
S.  Thomas,  Sumnia  theid.,  I»  W'^^.  q.  82,  a.  2.  Sans 
être  jamais  présentée  sous  une  forme  théorique  ni 
même  expresse,  ces  deux  conceptions  se  rencontrent 
pourtant  chez  les  Pères  grecs.  Saint  Athanase  parle 
du  péché  qui,  du  fait  du  péché  d'Adam,  passe  à  tous 
les  hommes  :  tcu  'A5à//  ttk|5«Ckvtû4,  £<'ç  ~v:j~.v~  y-^ôc^n^-^i 
t^dr/iiv  >,  'j-fi.'j.r.-^%.  Oral-,  I  Ads'.  Arianns.  5i,  P.  G., 
XXVI,  117.  Saint  Basile  parle  également  du  pre- 
mier péché  comme  sien  :  r?,:  v.ijv./iTic/.i...  t?4  è/'^;-  Oral. 
de  paradiso,  P.  G.,  XXX,  05.  Au  comte  Herminus 
qui  lui  demandait  pourquoi  l'on  baptise  les  enfants 
qui  sont  sans  péchés, -rit  Cpiyr,  mry_;j.dpTriTy.  iix'j,  saint  Isi- 
DORR  DK  Pklusb  répondit  :  «  Il  y  en  a  qui  se  conten- 
tent de  dire  :  le  baptême  elTace  en  eux  la  tache  que 
la  prévarication  d'Adam  fait  passer  en  tout  homme; 
c'est  là  une  réponse  par  trop  sommaire  et  incom- 
plète. Pour  moi,  je  crois  aussi  que  cela  se  fait; 
mais  ce  n'est  pas  tout,  ce  serait  même  peu  de  chose  : 
11  faut  y  ajouter  les  dons  qui  surpassent  notre  na- 
ture. »  Epist.,  1.  III,  cxcv,  P.  a.,  LXXVIII,  880. 
C'est  apparemment  dans  le  même  sens  que  saint 
Jean  Chuysostome  avait  déjà  dit:  «  Nous  baptisons 
les  enfants,  quoiqu'ils  soient  sans  péchés,  pour  leur 
procurer  la  sainteté,  la  justice,  l'adoption,  le  droit 
à  l'héritage,  la  fraternité  avec  le  Christ.  »  Ilom.  ad 
neopliytos,  d'après  S.  Augustin,  Contra  Jidian.  I, 
21-22,  P.  l..,  XLIV,  654  s.  Parler  ainsi,  n'est-ce  pas 
supposer  dans  les  enfants  non  baptises  la  privation 
de  la  sainteté,  de  la  justice  et  des  autres  dons  que 
notre  premier  père  avait  reçus,  comme  chef  de 
l'humanité? 

Ces  exemples,  choisis  entre  autres,  sulllsent  pour 
qu'à  l'objection  proposée  on  puisse  répondre  ferme- 
ment :  rien  ne  s'oppose,  en  principe,  à  ce  que  les 
Pères  grecs  aient  pu  songer,  sous  une  notion  propre 
ou  sous  une  notion  théologiquemenl  équivalente, 
quoi  qu'il  en  soit  du  terme  môme  de  péché,  au  privi- 
lège mariai  envisagé  soit  dans  sa  forme  négative  : 
préservation  de  la  tache  héréditaire,  soit  dans  sa 
forme  positive  :  conception  sainte  ou  immaculée. 

BinLioGRAPuiE.  —  A.  Ballerini,  S.  J.,  Sylloge  monti- 
inentorum  ad  mysterium  Conceptionis  hnmacula- 
tae  Virglnis  Deiparae  illustrandam,  Paris,  i855, 
1867;  J.  Gagarin,  S.  J.,  Deuxième  lettre  à  une 
dame  russe  sur  le  dogme  de  l'Ininiactilée  Concep- 
tion, Paris,  1857  ;  D.  Placide  de  Meester,  O.  S.  B., 
Le  dogme  de  l'Immaculée  Conception  et  ta  doctrine 
de  l'Eglise  grecque,  cinq  articles  dans  Replie  de 
l'Orient  chrétien^  Paris,  ifjo/i-icjoô  ;  Mgr  Niecolo 
Marini,  l'Immacolata  Concezione  di  Maria  Virgine 
e  la  Chiesa  ortodossa  dissidente,  treize  articles 
dans  //  Bessarione,  11"  série,  l.  VIl-X;  me  série, 
t.  I-IV,  Rome,  nov.  1904  à  juin  1908;  Ad. 
Spaldak,  S.  J.,  Les  Pères  grecs  sur  l'Immaculée 
Ciinceplion  de  la  Mère  de  Dieu,  quatre  articles 
en  tclièque,  dans  l'asopis  katulicLého  duchoiensta 
(Publication  périodique  du  clergé  catholique  de 
Bohème),    Prague,     igoS   ;     compte    rendu    dans 


Shiforuni  litterae  theolugicae ,  Prague,  1906, 
t.  II,  p.  17;  réimpression  dans  Trudy  II!,  x'ele- 
gradskago  l/egoslovskago  s  èrda  (Etudes  du  troi- 
sième Congrès  théologique  de  Velehrad),  Prague, 
1914,  Supplément,  p.  67-101  ;  le  même,  Quac  sit 
Falrum  ecclesiue  orientalis  doctrina  de  gralia 
sanctificante  B.V.  Mariae  ante  ipsius  Filii  mortem, 
dans  '  'asopis  kalolického  duchovensta,  1906  ; 
compte  rendu  dans  Slavorum  litterae  theologicae, 
1907,  t.   III,  p.  100. 

M.  Jugie,  l'Immaculée  Conception  et  les  Pères 
grecs  du  V'  siècle,  dans  Notre  Dame,  Paris,  1912, 
t.  I,  p.  225;  Saint  Sophrone  et  i Immaculée  Concep- 
tion, Ibid.,  1918,  t.  Il,  p.  65;  Saint  André  de  Crète 
et  r Immaculée  Conception,  Jhid.,  1918,  t.  Il,  j).  353, 
et  Echos  d'Orient,  1910,  t.  XIII,  p.  129;  Photius  et 
l'Immaculée  Conception,  dans  Echos  d'Orient,  lliid., 
p.  198. 

b.  Développement  cultuel  dans  l'Eglise  oiiciilalc 
postéphésienne.  —  A  l'époque  où  nous  sommes  par- 
venus, un  fait  nouveau  s'est  produit,  dont  l'impor- 
tance est  notable  dans  l'histoire  de  la  marialogie 
grecque  ;  c'est  l'essor  du  culte  de  la  sainte  Vierge, 
qui  se  traduit  d'une  façon  générale  dans  les  monu- 
ments liturgiques,  et  plus  spécialement  dans  linsti- 
tution  de  la  fête  de  la  Conception. 

I.  Marie  dans  les  Liturgies  orientales .  —  La  bulle 
Ine/fabilis  relève  diverses  ligures  ou  comparaisons, 
empruntées  aux  écrits  des  saints  Pères  :  arche  de 
Noé,  buisson  ardent,  colombe  toute  belle  et  sans 
tache,  rose  toujours  fleurie,  nouvelle  Eve  ;  en  outre, 
des  appellations  courantes,  comme  celle  de  toute 
pure,  toujours  Immaculée,  toujours  bienheureuse. 
Simples  extraits  d'un  votum  sur  les  anciens  eucho- 
loges,  rédigé  par  le  P.  Joseph  Palermo,  vicaire 
général  des  Ermites  de  Saint-Augustin,  Sardi,  op. 
cit.,  t.  I,  p.  5go,  et  du  travail  beaucoup  plus  consi- 
dérable de  Passaglia  dans  son  Cummentarius  de 
immaculato  Deiparae  semper  Virginis  conceptu, 
Rome  1854,  part.  I,  sect.ii.  Virginis  apposita.  Depuis 
lors,  beaucoup  d'autres  études,  provoquées  par  les 
attaques  des  adversaires  et  par  les  fêtes  du  cinquan- 
tenaire de  la  définition  du  dogme,  ont  contribué  à 
révéler  toujours  de  plus  en  plus  l'inépuisable 
richesse  de  la  littérature  liturgique  de  l'Orient, 
quand  il  s'agit  d'exalter  la  pureté  et  la  sainteté  de 
la  Mère  de  Dieu.  Rien  de  plus  expressif,  sous  ce 
rapport,  que  les  épithètes  dont  elle  est  saluée. 

Epilhètes  yOosiVires,  comme  celles  de  sainte,  sacrée, 
pure,  bénie,  pleine  de  grâce,  mais  portées  au  super- 
latif, et  même  à  un  degré  transcendant  par  l'adjonc- 
tion de  préfixes  augmentatifs. Marie  n'est  pas  seule- 
ment très  sainte,  très  pure;  elle  est  toute  sainte,  toute 
pure,  et  elle  l'est  suréminemment,  n«ï«/vo;,  ù-;,-:'///^;, 
:TKvi/-£,s'/y«;.  Elle  n'est  pas  seulement  toute-sainte, 
bénie,  pleine  de  grâce;  elle  est  la  toute-sainte,  la 
bénie,  la  pleine  de  grâce,  '.  Tta.-i-r/ia.,  h  tù/ov'»i//£vr,,  n 
y.-:-/'y.piT^ljijr;,  la  seule  bénie,  la  seule  pleine  de  grâce. 
Aussi  surpasse-t-elle  même  les  esprits  célestes  en 
pureté. 

Epithètes  négatives,  comme  celle  d'immaculée, 
v.j/.u/j.Pi,  et  tant  d'autres  aux  nuances  si  délicates  : 
«iri/o-:,  «iJ-idivri:,  àf/.OwJT'ii,  aypv.noi,  ifOrjfjOi,  â.fOafi-cc., 
vy.f.pu.rot,  K////£TTT^:,  «9tzTî;,  aT/;/-Tc^,  «Trv^aa^To;,  intemeratu, 
intacta,  impolluta,  intaminata,  incorrupta,  incul- 
pata.  illibata.  Epithètes  renforcées,  comme  les  pré- 
cédentes. Marie  n'est  pas  seulement  immaculée  ;  elle 
est  tout  immaculée,  toute  sans  souillure,  T:vyy./j.apk'.^, 
Ttv.>y.ypmm  ;  elle  l'est  d'une  façon  transcendante, 
7TKvj-£fa/iw,M;.  Elle  n'est  pas  seulement  immaculée, 
elle  est  l'Immaculée,  h  Oy-ujjo:,  'r,  -j.fnù.'j:,,  etc. 

Après  avoir  énuméré  ces  epithètes,   telles  qu'elles 


235 


MARIE.  —  IMMACULÉE  CONCEPTION 


236 


se  rencontrent  dans  les  éeiils  liturgiques  et  patristi- 
ques,  Passaglia.  déclare,  n.  43i,  ne  vouloir  s'en  ser- 
vir, pour  défendre  l'innocence  propre  à  la  Mère  ilc 
Dieu,  qu'en  les  prenant  collectivement  :  «  Non  aliunde 
quam  ex  epilhetorum  summa  tbesis  unicae  singu- 
larisque  innocentiae  qua  Deipara  fulget,  comproba- 
tur.  »  Précaution  légitime  et  nécessaire.  Prises  à 
part,  ces  épilhétes,  celles  surtout  qui  expriment 
l'idée  de  pureté,  s'appliquent  en  beaucoup  de  cas  à 
la  perpétuelle  virginité  de  la  Mère  de  Dieu.  D'autres 
pourraient  s'entendre,  suivant  la  remarque  de  Pktau, 
Ue  Incarnai.,  1.  XIV,  c.  ii,  n.  9,  d'un  degré  transcen- 
dant de  sainteté  et  de  pureté  positive,  acqiiis  à  un 
moment  donne  et  permettant  néanmoins  de  procla- 
mer Marie  plus  sainte  et  plus  pure  que  toute  créa- 
ture. Mais  ces  interprétations  restrictives  n'épuisent 
pas  la  plénitude  du  sens  qui  se  dégage  de  l'ensemble 
des  épitlièles  et  de  la  teneur  des  phrases  où  elles 
sont  encadrées.  On  se  demande  vraiment  quels  ter- 
mes plus  appropriés  et  plus  relevés  les  écrivains  de 
cette  époque  auraient  pu  choisir  pour  signifier  d'une 
façon  oratoire  ou  poétique  une  sainteté  et  une  pu- 
reté indéfinie,  englol)ant  sans  restriction  toute 
l'existence  de  la  Mère  de  Dieu.  Ceci  est  parliculière- 
ment  vrai  des  épithètes  négatives  ou  exclusives  de 
toute  taclie,  de  toute  souillure.  Les  épithètes  positi- 
ves, de  soi  moins  rigoureuses,  sont  parfois  détermi- 
nées, par  l'adjonction  d'une  particule,  à  signifier 
l'étal  de  sainteté  comme  perpétuel  en  Marie;  ainsi  en 
est-il  de  quelques  expressions  citées  dans  la  bulle  : 
velut  rosa  scinper  l'igens,  et  se?nper  immaculata 
aemperque  beata.  Parfois  encore,  les  phrases  où  les 
épithètes  se  trouvent,  reportent  l'esprit  aux  origines 
mêmes  de  Notre-Dame  :  «  Je  vous  salue,  ô  vous  qui 
êtes  pleine  de  grâce,  'Vierge  immaculée,  tabernacle 
([ui  n'a  pas  été  lait  de  main  d'homme...  Le  Père  \'Oiis 
a  faite,  et  l'Esprit-Saint  est  descendu  sur  vous... 
O  Christ,  c'est  vous  qui  l'avez  commencée,  et  qui 
l'avez  établie  pour  le  salut  du  monde...  Aussi  tous 
vous  exaltent,  ô  Notre-Dame  Mère  de  Dieu,  toujours 
pure.  »  Theotokia  copto-aralica,  cd.  Tuki,  1764, 
p.  55,  100,  i36,  2G0.  La  considération  nouvelle  que  ce 
texte  contient  nous  amène  au  témoignage  spécial 
des  Liturgies. 

2.  I.a  fête  de  la  Conception  en  Orient.  —  Deux 
choses  sont  à  distinguer  nettement  :  d'un  côté,  le 
l'ait,  qui  est  précis  et  indiscutable;  de  l'autre,  l'inter- 
prétation du  fait,  qui  n'est  ni  précise  ni  unanime. 

Le  fait,  c'est  l'existence  même  de  la  fête  de  la  Con- 
ception en  Orient,  de  temps  immémorial.  Il  sullU  de 
.jeter  les  yeux  sur  le  Kalendarium  manuale  niriusque 
Ecclesiae,  orienialis  et  occidentalis,  du  P.  Nicolas 
NiLLEs,  S.  J.,  2=  éd.,  Inspruck,  1896,  t.  I,  p.  348;  t.  11, 
p.  556,  624,  681,  700,  pour  constater  que  la  fêle  de  la 
Conception  est  célélirée  dans  les  Eglises  orientales 
au  mois  de  décembre,  bien  qu'à  des  jours  dilTéreuts  ; 
le  neuf,  chez  les  Grecs,  les  Maronites  et  les  Arméniens  ; 
le  huit,  dans  le  rite  sjriaque  pur  et  le  rite  syro-chal- 
déen  des  catholiques  ;  le  treize,  chez  les  Coptes.  La  fête 
porte  pour  titre,  dans  le  calendrier  grec  :  La  Concep- 
tion de  sainte  Anne,  mère  de  la  Mère  de  Dieu  ;  dans 
les  calendriers  gréco-slaves  :  La  Conception  de 
■•iainte  Anne,  quand  elle  conçut  la  très  sainte  Mère 
de  Dieu  ;  dans  ceux  du  rite  syriaque  pur  et  du  rite 
syro-maronlte  ;  La  Conception  de  la  hienheureuse 
Vierge  Marie;  chez  les  .\rméniens:  La  Conception  de 
la  Sainte  Vierge  Marie  par  ses  parents  .Toachini  et 
Anne  ;  chez  les  Syro-Chaldéens  catholiques;  La  Con- 
ception immaculée  de  Notre-Dame,  Marie  immaculée; 
chez  les  Copies  enfin  :  La  Conception  immaculée  de 
la  Mère  de  Dieu,  la  Vierge  Marie.  Mais  ces  divers 
titres  ne  sont  pas  tous  également  anciens. 

Quand   la  fête  de  la  Conception  fut-elle  instituée 


en  Orient?  Ce  ne  fut  certainement  pas  av.'int  le  con- 
cile d'Ephèse  .■  seule  la  fête  de  la  Présentation  appa- 
raît à  Jérusalem  dans  la  seconde  moitié  du  iv^  siè- 
cle. Ce  ne  fut  pas  non  plus  avant  les  fêtes  de 
l'Annonciation,  de  la  Dormition  et  de  la  Nativité  ; 
fêles  d'origine  byzantine,  qu'on  rencontre  pour  la 
première  fois  vers  le  vii<:  siècle.  Duohesnb,  Origines 
du  culte  chrétien,  p.  272,  3"  éd.,  Paris,  1903.  Quel- 
ques auteurs  font  bien  appel  au  Typicon  de  saint 
Sabas,  composé  originairement  vers  l'an  485  et  con- 
tenant, au  9  décembre,  la  fête  de  la  Conception  ; 
mais  comme  ce  rituel  a  subi  plus  lard,  surtout  à 
l'époque  de  saint  Sophrone  et  de  saint  Jean  Damas- 
cène,  beaucoup  d'additions  et  de  remaniements,  on 
n'a  pas  le  droit  d'alTirmer,  sans  preuves  spéciales, 
que  la  fête  de  la  Conception  appartenait  au  texte 
primitif. 

Saint  André  de  Crète  nous  fournit  le  premier 
témoignage  certain,  dans  un  canon,  composé  vers 
675  pour  la  fête  du  9   décemlire   sous    ce    titre  :  'H 

fiùjjr:li:,  rî;;  à:/Cc/.^  r.v.'i.  dzoTzpoiJ.CT'^p^^^       Avv/;;,    P.    C,    XCYII, 

i3o4.  Titre  expliqué  par  le  début  de  l'hymne  :  «  Nous 
célébrons  aujourd'hui,  ô  pieuse  Anne,  votre  concep- 
tion, parce  que,  délivrée  des  liens  de  la  stérilité,  vous 
avez  conçu  celle  qui  a  pu  contenir  l'Immense  ».  Le 
récit  du  Protévangile  de  Jacques  est  manifestement 
supposé  dans  cette  phrase  comme  dans  tout  le  cours 
de  la  pièce;  mais  l'auteur  rejette,  col.  i3i3,  deux 
opinions,  qui  avaient  alors  des  partisans,  in.  tueç 
l'tyryj-a,  d'après  lesquelles  Marie  n'aurait  passé  que 
sept  mois  dans  le  sein  de  sa  mère,  ou  même  aurait 
été  conçue  virginalement,  x'-'P'i  «'■"5j«5-  La  seconde 
de  ces  opinions  nous  est  connue  par  l'oiiposilion  de 
saint  Epii'Hane,  Haer.,  Lxxix,  5,  P.  6'.,  XHI,  747  ;  la 
seconde  avait  été  déjà  rejetée,  comme  venant  de 
sources  apocryphes,  par  saint  Taraise,  //(  .*Ï.S'.  Dei- 
parae  Praesentationem,  5,  6,  P.  G.,  XGVIll,  i486. 

Au  siècle  suivant,  vers  l'an  740,  Jean  d'Eubée  pro- 
nonce un  discours  sur  la  Conception  de  la  sainte  Mère 
de  Dieu,  P.  G.,  XCVI,  i46o.  Il  énumère  six  grandes 
solennités;  en  tête,  vient  celle  qui  rappelle  le  jour 
«  oi'i  Joacliim  et  Anne  reçurent  l'heureuse  nouvelle 
de  la  conception  de  Marie  toute  immaculée  et  Mère 
de  Dieu  ».  Toutefois,  sur  la  lin  du  discours,  n.  28, 
col.  1499,  il  <ii'-  de  cette  solennité  «  qu'elle  n'est  pas 
reçue  de  tous  ».  Ce  qui  nous  engage  à  ne  pas  trop 
prendre  à  la  lettre  la  phrase  où  saint  Anurk  de 
Crète  dit  de  cette  mêrie  fête,  loc.  cit.,  col.  i3il,  que 
«  V univers  la  célèbre  *. 

Dans  la  seconde  moitié  du  Vlii'=  siècle,  les  témoi- 
gnages se  multiplient.  Comme  Jean  d'Eubée,  Pierre 
d'Argos  salue  en  la  fête  de  la  Conception  «  l'aurore 
des  autres  fêles  qu'elle  annonce  et  prépare  ».  Orat.in 
Conceptione  sanctae Annac,  P.  G.,  GIV,  i354.Georgks 
DU  NicoMiioiE,  contemporain  et  créature  de  Pliotius, 
n'a  pas  moins  de  quatre  discours  sur  la  même  fêle, 
dont  il  nous  apprend  l'éclat  et  la  popularili'' :  «  Elle 
eslsplendide  et  éclatante  j)ar  elle-même,  la  solennité 
que  nous  célébrons  ;  mais  ce  qui  la  fait  paraître  plus 
splendide  encore,  c'est  le  concours etla  piété  de  ceux 
qui  viennent  y  prendre  part.  »  Orat.,\,  In  oraculum 
Conceptionis  sanctae  Deiparae,  P.  G.,  C,  i335.  Plus 
loin,  il  en  parle  co:.ime  d'une  fête  «  cpii  n'est  pas 
d'institulioi'.  récente  et  qui,  par  son  objet  et  dans 
l'ordre  des  solennités,  compte  parmi  les  princi- 
pales »,  ihid.,  col.  i35i.  Photius  la  range  parmi  les 
fêtes  complètement  fériées  :  «  Item  nonus  Decembris, 
quippe  quia  lune  Genitricis  Dei  noslri  Conceptio 
celebrelur.  »  Nomocanon,  lit.  vu,  c.  i,  /'.  G.,  CIV, 
1070;  cf.  Srna.iarium,  P.  G.,  CVI,  i3i4. 

On  la  trouve  consignée  à  la  même  date,  sous  ce 
titre  :  La  Conception  de  sainte  Anne,  mère  de  la 
Mère  de  Dieu,  dans  le  Ménologe,  édile  par  ordre  de 


237 


MARIE.  —  IMMACULIŒ  CONCEPTION 


238 


l'empereur  Basile  PoRpnYHOGÉNÈTE(g76-i025),  P. G., 
CXVll,  195.  Une  note  s'ajoute,  pour  mentionner  et 
rejeter,  dans  les  mêmes  termes  que  saint  André  de 
Crète,  les  deux  erreurs  déjà  signalées  :  «  La  sainte 
■Vierge  fut  donc  conçue,  et  elle  naquit,  non  pas  au 
bout  de  sept  mois,  comme  certains  le  prétendent, 
mais  après  neuf  mois  révolus,  et  l'homme  ayant 
sa  part  à  la  naissance  de  cette  enfant  de  promesse.  » 
Enlin,  dans  le  Trpicon  de  l'abbé  NicoN,  dressé  vers 
l'an  loGo  pour  le  i)atriarcat  d'Antioclie,  et  par  consé- 
quent pour  une  très  grande  partie  des  églises  d'Asie, 
on  lit,  toujours  au  g  déceml)re  :  La  Conception  de 
sdintf  Anne,  quand  elle  conçut  la  bienheureuse 
Viei-fie  Marie,  Mère  de  Dieu.  P^^semxsi,  Kalendariiiin 
Ecclesiae  iiniversac,  t.  V,  [).  43iJ,  Rome,  1755. 

Tel  est  le  fait.  La  ditliculté  commence,  quand  se 
pose  la  question  ultérieure  :  Quel  sens  faut-il  attri- 
buer à  l'institution  de  la  fête  de  la  Conception  en 
Orient  ?  D'après  les  théologiens  modernes  de  l'Eglise 
gréco-russe,  cette  fête  se  rapporte  à  la  conception 
actiye,  à  la  concci)tion  de  sainte  Anne,  en  j' joignant 
les  circonstances  miraculeuses  dont  on  la  supposait 
entourée.  Si  la  conception  active  a  nécessairement 
pour  terme  corrélatif  la  conception  ^xrss/ie  de  Marie, 
cette  conception  passive  ne  doit  pas  être  envisagée 
comme  conception  immaculée,  mais  comme  concep- 
tion de  l'Immaculée,  c'est-à-dire  de  celle  qui  porte  ce 
titre,  en  tant  que  Vierge  Mère,  exempte  de  toute 
faute  personnelle  et  puriliée  totalement  du  péché 
originel  à  une  époque  postérieure  à  sa  conception  : 
Lebedev,  op.  cit..  j)  198  s.  ;  Alex,  von  Maltzkw, 
Fasten- and Blamen-Triodiennebst den  Sonntagslieden 
des  Oktoichos  der  Orthodox-katholischen  Kirclie  des 
Morgenlands,  p.  cxxxix,  Berlin  1899;  V.  Maksi- 
Movic,  article  résumé  dans  5/<H'or»ni  Utterae  iheolo- 
gicae,  Prague,  1906,  t.  I,  p.  i43,  sous  ce  litre:  An  in 
orthodoxis  libris  liturgicis  doctrina  de  immaculata 
Dei  Genilricis  conceptione  expressa  sit  ?  Ces  auteurs 
invoquent   d'abord    le    titre   même   de    la   fêle:    'H 

puis  ils  font  appel  aux  expressions  qui  se  lisent 
dans  l'oflice  liturgique,  celles-ci  entre  autres  :  «  En 
ce  jour  nous  célébrons,  ô  sainte  Anne,  votre  con- 
ception, parce  que,  délivrée  des  liens  de  la  stérilité, 
vous  avez  conçu  celle  qui  a  pu  contenir  l'Immense  . 
En  ce  jour,  l'univers  fête  la  conception  d'Anne,  due 
à  Dieu,  ■/e-/ivr,ij.éjr,-j  hr  &SCÛ.  Caiion  de  S.  André,  P.  G., 
XCVH,  i3o6,  i3i2. 

Parmi  les  théologiens  catholiques,  un  certain 
nombre  sont  à  peu  près  du  même  avis  ;  ils  ne 
croient  pas  que  la  croj'ance  à  l'immaculée  conception 
de  Marie  puisse  se  rattacher  à  la  fête  orientale  de  la 
Conception.  L'Eglise  grecque  célébrait  aussi  la  con- 
ception de  saint  Jean  Baptiste;  il  sullit  de  comparer 
les  deux  oflices  pour  se  convaincre  qu'il  n'y  a  pas 
entre  eux  de  différence  essentielle  ;  même  l'épithète 
de  sainte,  appliquée  dans  l'un  à  la  conception 
d'Anne,  est  également  appliquée  dans  l'autre  à  la 
conception  d'Elisabeth  :  sifr,ijsrj  op,vr,TKVT£ç  t>,v  n-',  hi 
v-rfiùï  ixT,Tpirr,,  à.-jitri  nj'ijTr^lifi.  Menées,  Septembre,  p.  i3a, 
Venise,  1 896.  La  critique  0  scientifique  »  va  plus 
loin  ;  pour  elle,  tout  se  réduit  à  l'acceptation  naïve, 
d'abord  par  la  piété  populaire  et  monacale,  puis 
par  les  pasteurs,  d'une  pure  légende,  calquée  sur 
ce  que  la  sainte  Ecriture  nous  raconte  d'Isaac,  de 
Samuel  et  de  saint  Jean-Baptiste.  L'origine  première 
est  à  chercher  dans  le  Protéfangile  de  Jacques,  d'où 
sont  sortis  plus  tard,  comme  remaniements  latins, 
VEvangile  du  Pseudo-Matthieu  et  l'Evangile  de  la 
Nativité  de  Marie. 

Le  dogme  dêllni  par  Pie  IX  est,  en  soi, parfaitement 
indépendant  du  rapport  qui  peut  exister,  ou  ne  pas 
exister,  entre  la  fête  orientale  de  la  Conception  de 


sainte  Anne  et  la  croyance  à  l'immaculée  conception 
de  Marie.  D'ailleurs,  sur  ce  point-là,  les  rédacteurs 
de  la  bulle  /ne/fabilis  se  sont  montrés  fort  réservés; 
la  fête  de  la  Conception  dont  il  est  parlé,  ^  Quani 
originaleni  et  suivants,  c'est  surtout  la  fête  occiden- 
tale, tolérée  d'abord,  puis  encouragée  et  enlin  cano- 
niquement  instituée  par  l'Eglise  romaine.  Malgré 
cela,  le  problème  soulevé  garde  son  intérêt  dans  une 
étude  sur  le  développement  de  la  croyance  au  privi- 
lège mariai. 

Que  les  instituteurs  de  la  fête  orientale  aient  voulu 
honorer  la  conception  de  sainte  Anne  pour  les  cir- 
constances miraculeuses  dont  on  la  supposait  en- 
tourée, les  raisons  données  ci-dessus  par  les  lliéo- 
iogiens  gréco-russes  le  prouvent  sullisamment.  Mais 
que  ce  soillà  l'objet  total, àl'exclusion  delouteautre 
considération  se  rapportant,  soit  ex])licitenient,  soit 
implicitement,  à  la  conception  de  la  Mère  de  Dieu, 
envisagée  comme  sainte,  c'est  une  autre  question. 
Le  titre,  même  officiel,  d'une  fête  n'en  indique  pas 
toujours  l'objet  précis,  moins  encore  l'objet  total  ; 
parfois  ce  titre  se  rattache  à  une  circonstance  exté- 
rieure plus  frappante,  mais  secondaire,  par  exemple 
dans  la  fête  de  l'Annonciation,  dont  l'objet  principal 
est  la  conception  du  Verbe  incarné,  et  non  pas  le 
message  angélique  ;  de  même  dans  la  fête  de  la  Pu- 
rilîcation,  dénommée  par  les  Grecs  la  Jtencontre. 
ToscANi  et  CozzA,  De  immaculata  Deiparae  concep- 
tione hymnologia  Graeairum.  Préface,  n.  ■j,  p.  xv  s. 

Pour  déterminer  sûrement  l'objet  total  de  la  fête, 
à  notre  tour  recourons  à  l'office  liturgiquede  la  Con- 
ception, d'après  les  Menées,  VAntholugion  et  autres 
documents  du  même  genre,  aux  8  et  9  décembre, 
vigile  et  jour  de  la  fêle  chez  les  Grecs.  D'abord,  ce 
qu'ils  présentent  à  nos  hommages,  ce  n'est  pas  seu- 
lement la  conception  active  ou  conception  de  sainte 
Anne  ;  c'est  atissi  la  conception /lassire  ou  conception 
de  Marie  elle-même.  Dans  les  Menées,  aux  Matines 
de  la  vigile,  toutes  les  créatures  sont  invitées  à  louer 
«  la  divine  conception  de  la  Mère  parfaitement  inno- 
cente 11.  Si,  dans  son  Canon  largement  utilisé  dans 
les  Menées,  et  dans  VAnthologion,  André  de  Crète 
commence  par  proposer  à  la  vénération  des  fidèles 
celle  qui  conçoit  miraculeusement,  aussitôt  après, 
sa  pensée  passe  à  la  Vierge,  pour  nous  montrer  en 
cette  innocente,  future  Mère  du  Verbe,  le  fruit  diri-  ' 
neraent  accordé  aux  prières  de  ses  parents,  r.y-i 
T'Az'yti  ôéôwxwç  zKcriv,  Trj  7i  rsy.'jjzvy  a'./v/,>.  P.  G,,  XCVII, 
i3o8.  De  même,  s'il  est  dit  dans  les  Menées,  au  9  dé- 
cembre :  «  En  ce  jour  l'univers  célèbre  la  conception 
d'Anne,  faite  en  Dieu  »,  il  est  dit  aussi  des  deux 
époux.  Ode  3  :  «  Ayant  exaucé  leurs  prières.  Dieu 
leur  accorda  la  vraie  porte  de  la  vie,  dont  la  sainte 
conception  est  proposée  à  nos  hommages,  >?;  tv;v  «/i'kv 
Ti///;'(7t.i,<A:vCTJ///iitiv.  «Venise,  1896, p.  61,  col.  1;  62, col.  2. 

Dans  le  dernier  texte,  l'épithète  de  sainte  tombe 
directement  sur  la  conception  passive  ou  conception 
de  Marie  ;  c'est  celle-ci  qui  est  dite  sainte.  On  a 
d'autant  moins  le  droit  de  diminuer  la  force  de  l'épi- 
thète, que  souvent  à  la  conception  de  sainte  Anne 
répond,  comme  terme,  dans  la  même  phrase,  Marie 
innocente,  sans  tache  aucune,  lillc  de  Dieu  :  n  Le 
chœur  des'prophètes  a  prédit  jadis  cette  Vierge  in- 
nocente, immaculée  et  tille  de  Dieu,9-:i7TKiôa,  que  con- 
çoit Anne  longtemps  stérile  et  inféconde  ;  en  ce  jour, 
nous  qui  lui  devons  le  salut,  célébrons-la  dans  la 
joie  de  notre  cœur,  comme  seule  exempte  de  toute 
tache,  w;  fj'.-jrjv  ■nv.M'j.'jifi.m.  »  Antkolug.,  9  déc . ,  Ode  3. 
«  Aujourd'hui,  dans  le  sein  d'.Vnne,  Marie  est 
conçue,  Marie  la  fille  de  Dieu,  >,  ôwr-y.ir,  préparée 
pour  servir  de  demeure  au  Souverain  Roi  et  pour 
concourir  à  la  réparation  du  genre  humain.  »  Stro- 
phe de  saint  Germain,  dans  Toscani,  op.  cit.,  p.  loi. 


239 


MARIE.  —  IMMACULEE  CONCEPTION 


iO 


Parfois  même,  l'épilbète  de  sainte  tombe  sur  la 
bienlieiireuse  Vierge,  envisagée  non  pas  d'une  façon 
générale  et  indéterminée,  mais  d'une  façon  spéciale 
et  précise,  comme  ce  petit  enfant  que  sa  mère 
conçoit  :  «  Anne  stérile  et  affaiblie  déjà  par  l'âge, 
mais  persévérant  avec  constance  dans  la  prière,  vous 
conçoit  dans  sa  vieillesse,  ô  trône  du  Saint,  comme 
lin  petit  enfant  saint  :  rj//«/*Càv£i...  Try.iôiw  ^i  i'-/i«.  » 
Canon.  Tv,Ode  7,  ihid.,  p.  72.  Et  d'Anne  il  est  dit  : 
«  Dieu  a  exaucé  voire  prière;  vous  enfanterez  un 
petit  enfant  saint  et  immaculé,  xy.i  tesei;  av  jETtriv  n^dSi'^v 
ci.fi.wiJ.oj.  »  Condacia,  î.  lhid.,p.  i56. 

La  liturgie  grecque  proprement  dite  n'est  pas  seule 
à  nous  présenter  Marie  comme  sainte  dès  le  début 
de  sa  vie.  Dans  l'oflice  très  ancien  de  la  Nativité  de 
la  sainte  Vierge,  l'Eglisesyriaquecbante  :  «  La  prière 
de  JoacUim  s'envola  doucement  vers  le  ciel,  et 
Anne  conçut  aussitôt  Marie  dans  l'innocence.  » 
J.  HoBKiKA,  Témoignages  de  l'Eglise  srro-maronile, 
p.  27;  comparer  le  témoignage  du  P.  Joseph  Bksson, 
missionnaire  en  Syrie  au  xvii"  siècle,  dans  Civiltà 
Cattolica,  1872,  série  IX,  t.  XII,  p.  5i3.  L'Eglise 
arménienne,  dans  le  même  office,  adresse  à  Notre- 
Seigneur  ce  chant  de  reconnaissance.  «  O  vous  qui 
avez  été  engendré  par  le  Père  avant  tous  les  siècles, 
vous  nous  avez  donné  en  ce  jour  votre  Mère  tem- 
porelle, pure  dès  le  sein  de  sa  tnère,  en  vue  de  votre 
incarnation  merveilleuse.  »  Citation  du  P.  Besson. 
/hid.  Paroles  dont  on  peut  rapprocher  ce  passage  de 
l'écrit  apocryphe  Oe  transita  Mariae,  d'après  le 
texte  syriaque  :  «  La  bienheureuse  Vierge  fut  sainte 
et  choisie  de  Dieu  dès  qu'elle  fut  dans  le  sein  de  sa 
mère;  et  elle  naquit  de  sa  mère  glorieusement  et 
saintement  ;  et  elle  se  garda  pure  de  toute  mauvaise 
pensée,  pour  qu'elle  pût  recevoir  le  Messie  son  Sei- 
gneur qui  vint  en  elle.  »  W.  Wright,  The  Departure 
of  my  Lddy  Mary  from  tliis  isorld,  dans  The  Journal 
of  sacred  literature  and  Itililical  record,  avril  i865, 
p.  i3o. 

D'après  ce  dernier  texte,  la  sainteté  nous  apparaît 
comme  s'attachanl  à  la  personne  de  Marie,  non  seu- 
lement quand  elle  nait,  mais  antérieurement  dès 
qu'elle  fut  dans  le  sein  de  sa  mère  ;  en  d'autres  ter- 
mes, la  sainteté  s'allache  à  sa  personne  aussi  bien 
dans  sa  conception  que  dans  sa  naissance.  C'est  la 
même  idée  que  Passaglia  met  en  relief  pour  l'Eglise 
grecque,  en  rapprochant,  n.  1G81,  les  expressions 
employées  dens  les  Menées,  au  8  septembre  (fêle  de 
la  Nativité)  et  dans  VAnthologion,  au  9  décembre 
(fête  de  la  Conception).  La  raison  du  l'ait  est  très 
simple  et  très  instructive  à  la  fois  :  l'Eglise  grecque 
ancienne  ne  considère  pas  Marie  d'une  façon  diffé- 
rente en  ces  deux  moments  de  son  existence  :  la 
naissance  au  sein  de  sa  mère  et  la  naissance  au 
monde  extérieur,  parce  qu'à  ces  deux  moments  elle 
voit  en  Marie  la  Âlère  de  Dieu,  la  UUe  de  Dieu,  la 
nouvelle  Eve,  les  prémices  de  notre  relèvement; 
elle  la  voit  préparée  dès  lors  à  sa  mission  future, 
non  par  une  pure  dénomination  extrinsèque  ou 
simple  destination,  mais  par  une  consécration  inté- 
rieure q>ii  conslitue  comme  les  arrhes  de  notre  future 
rédemption  et  qui  fait  de  la  conception  et  de  la 
naissance  de  Marie  une  conception  et  une  naissance 
hors  pair,  a  C'est  maintenant  que  la  porte  inaccessi- 
ble se  commence,  maintenant  que  la  cité  toute  lumi- 
neuse s'élève  en  brillant  ;  en  ce  jour  l'ange  annonce 
aux  justes  celle  qui,  par  un  privilège  unique,  est 
de  tout  point  sans  tache...  Les  oracles  des  prophètes 
s'accomplissent:  la  sainte  montagne  s'établit  dans 
les  entrailles  d'Anne,  l'échelle  divine  se  dresse,  le 
trône  du  grand  Roi  se  prépare,  la  demeure  divine 
s'orne,  le  buisson  ardent  commence  à  germer,  et  le 
vase  de    sanctification  se    met   à    sourdre...    En    ce 


jour  est  clairement  annoncée  la  pourpre  du  Christ, 
cette  immaculée  tissue  par  la  grâce  dans  un  sein 
stérile.  »  Menées,  8  et  g  déc,  Venise,  i8g5,  p.  53,  58, 
60.  «  En  ce  jour,  la  nature  humaine  reçoit  en  votre 
conception,  o  Vierge,  comme  un  commencement  de 
fertilité  par  rapport  à  Dieu.  »  Canon  v,  Ode  /),  dans 
Toscani,  op.  cit.,  p.  85.  «  Nous  admirons  en  vous, 
ô  Mère  de  Dieu  surglorieuse,  une  création  prodi- 
gieuse; votre  conception  est  extraordinaire,  votre 
origine  sort  des  lois  communes.  »  Menées,  9  déc, 
p.  65. 

D'ailleurs,  si  la  conception  de  Marie  sort  du  com- 
mun, ce  n'est  pas  là  dans  sa  vie  une  exception  ;  c'est 
l'application  particulière  d'une  règle  générale  :  «  O 
Vierge  exempte  de  toute  tache,  extraordinaire  est 
votre  conception,  extraordinaire  votre  naissance, 
extraordinaire  votre  entrée  et  votre  vie  au  temple  ; 
extraordinaire,  admirable,  au-dessus  de  nos  paroles 
el  de  nos  pensées,  est  tout  ce  qui  vous  concerne.  11 
S.  Joseph  t'IIvMNOGBArHK,  Canon  n,  In  pervigilio 
ingressus  in  templum  SS.  Deiparae,  Ode  5,  P.  G., 
CV,994. 

Les  discours  composés  pour  la  fête  de  la  Concep- 
tion confirment  les  conclusions  que  nous  avons  tirées 
des  écrits  liturgiques.  «  Si  l'on  célèbre  à  bon  droit 
les  dédicaces  des  églises,  dit  Jf.an  d'Eubée,  avec  com- 
bien plus  de  zèle  et  de  ferveur  ne  convient-il  jjas  de 
célébrer  cette  solennité  !  Car  on  n'y  pose  i)oint  des 
fondements  de  pierre  matérielle,  on  n'élève  point  à 
Dieu  un  temple  bâti  de  la  main  des  hommes;  mais 
il  s'agit  de  la  conception  de  Marie,  la  sainte  Mère  de 
Dieu,  en  laquelle,  par  le  bon  plaisir  de  Dieu  le  Père 
et  la  coopération  de  l'Esprit  très  saint  et  vivifiant, 
Jésus-Christ  Fils  de  Dieu,  la  pierre  angulaire,  se  bàlit 
à  lui-même  une  demeure.  »  Sermo  in  Conceptionem 
Deiparae,  21,  /'.  G.,  XCVI,  i/igS.  Personnifiant  la 
nature  humaine,  Pierre  d'Argos  nous  la  montre  qui 
tressaille  d'allégresse  en  voyant  dans  la  conception 
de  Marie  les  gages  de  la  réconciliation  el  les  prémi- 
ces du  retour  à  l'état  primitif;  0  En  ce  jour,  lui  fait- 
il  dire  ensuite,  une  rose  poussant  dans  le  sein 
d'Anne,  je  veux  dire  Marie,  fait  évanouir  l'infection 
que  j'avais  contractée  avec  la  corruption  du  péché  ; 
en  me  pénétrant  de  sa  bonne  odeur,  elle  me  fait  par- 
ticiper à  sa  joie  céleste.  »  Oral,  in  Conceptionem  S. 
Annae,  1,10,  I'.  G.,  CIV,i3yi,  i36o.  Dans  les  quatre 
discours  de  Georges  DE  Nicomkdie  sur  la  Conception, 
on  trouvera  sans  doute  le  panégyrique  de  sainte 
Anne,  mais  encore  plus  celui  de  la  Vierge  Marie, 
«  fruit  très  saint  de  parents  saints  »  ;  on  y  entendra 
chanter  la  construction  du  tabernacle  divin,  la  pour- 
pre royale  tissue  en  ce  jour,  les  prémices  du  salut  et 
les  arrhes  données  à  notre  nature  déchue  dans  la 
personne  de  cette  fiancée  divine,  dès  maintenant 
choisie  et  parée  par  son  céleste  Epoux. 

Mais  l'existence  en  Orient  de  la  fête  de  la  Concep- 
tion de  saint  Jean-Baptiste  n'enlève-t-elle  pas  toute 
valeur  aux  considérations  qui  précèdent?  —  L'objec- 
tion vaut  contre  ceux  qui  prétendraient  déterminer 
l'objet  des  deux  fêtes  uniquement  d'après  le  titre  olU- 
ciel  qu'elles  portent  dans  la  liturgie  grecque,  ou  même 
d'après  telles  et  telles  épithètes  appliquées  commu- 
nément à  l'une  et  à  l'autre  conception  ;  on  peut,  en 
effet,  supposer  pour  la  bienheureuse  Vierge  et  pour 
le  Précurseur  une  conception  fêtée  comme  miracu- 
leuse et  comme  sainte,  au  sens  large  et  moral  du 
mot.  Mais  cette  supposition  est,  dans  le  cas  présent, 
inadmissible.  Si  l'on  consulte,  comme  on  doit  le  faire. 
l'olTîce  de  la  Conception  de  sainte  Anne  ou  de  Notre- 
Dame  et  les  discours  qui  se  rattachent  à  cette  fête, 
on  constate  qu'à  l'idée  de  conception  miraculeuse 
s'ajoute  une  autre  idée,  plus  importante  et  plus 
féconde,    celle  de  conception    propre    à   la  Mère  de 


241 


MARIE.  —  IMMACULEE  CONCEPTION 


242 


Dieu:  le  Verbe  pose  les  fondements  Je  sa  Mère 
future,  il  commence  à  préparer  la  demeure  que  plus 
tard  il  habitera. 

Celte  idée  plus  importante  et  plus  féconde,  qui 
rentre  pleinement  dans  le  développement  postéplié- 
sien  de  la  marialogie  grecque,  le  Ménotoge  basilien 
l'exprime,  avant  de  rapporter  l'apparition  de  l'ange 
et  l'annonce  de  la  conception  miraculeuse,  comme 
pour  en  donner  toute  la  raison  d'être  et  la  portée  : 
a  Notre  Seigneur  et  Dieu,  voulant  se  préparer  un  tem- 
ple vivant  et  une  demeure  sainte  où  il  habiterait, 
envoya  son  ange  vers  Joacliim  et  Anne,  etc.  >>  P.  C, 
CXVIl,  19G.  Aussi,  dans  l'ollice  de  la  Conception  du 
8  décembre,  lëpilhète  de  sainte  est  directement  ap- 
pliquée, on  l'a  vu,  à  la  conception  passue  ou  con- 
ception de  Marie  elle-même,  tandis  que  dans  la  fête 
de  la  Conception  du  28  septembre,  elle  tombe  pro- 
prement sur  la  conception  active  ou  conception  de 
sainte  Elisabeth.  De  là  une  conséquence  qui  n'est 
pas  restée  inaperçue:  si  l'on  compare  entre  elles  les 
deux  notions  de  conception  miraculeuse  et  de  con- 
ception sainte,  quand  il  s'agit  de  la  bienheureuse 
Vierge  Marie,  on  peut  dire  que  la  première  est  secon- 
daire et  accidentelle,  ic  Même  si  la  Vierge  était  née 
d'une  mère  féconde,  observe  Puotius,  sa  naissance 
aurait  été  extraordinaire:  il  à/ivov /s-/cv€.jv  r,  -upSé-j;:. 
ûp^ipyerv.i,  on  xt/.i  yo-jiij.rjyj  o-jt^-iv  ô  t'./c;  ttk^^kôcIsç.  »  In  J\'oli- 
vit.,  P.  G..  Cil,  5^9.  Alllrraation  concise,  dont  un 
contemporain  de  Photius,  Nioetas  Paphlago  nous 
donnera  l'explication  :  «  Honorons  Marie  pour  la 
naissance  d'ordre  naturel  qu'elle  tient  d'une  mère 
stérile,  mais  beaucoup  plus  encore  pour  cette  autre 
naissance  qu'elle  doit  à  la  grâce  céleste  ».  Orat.,  i, 
In  diem  natalem  SS.  Dei  genitricis,  P.  G.,  CV,  27. 

Les  mêmes  principes  fournissent  une  réponse  à 
l'objection  tirée  des  points  de  contact  (ju'on  signale 
entre  le  Protévangile  de  Jacques  et  les  deux  fêtes 
orientales  de  la  Conception  et  de  la  Nativité  de 
Marie.  Que  le  récit  de  l'apocryphe  ait  eu  sa  part 
d'influence  dans  l'institution  des  deux  fêtes,  c'est  là, 
semble-t-il,  un  fait  positif.  Mais  que  la  signification 
et  la  portée  de  ces  fêtes  n'aient  nullement  dépassé  le 
caractère  miraculeux  attribué  à  la  conception  de 
sainte  Anne,  c'est  là  une  assertion  contredite  par 
les  considérations  antérieurement  développées. 

c.  Conclusion.  —  Sommes-nous  en  droit  d'aflirraer 
que  la  crojance  au  privilège  mariai  de  l'Immaculée 
Conception  existait  dans  l'Eglise  d'Orient  à  l'époque 
où  nous  sommes  parvenus  ?  Oui,  si  l'on  entend  par 
là   une  croyance  implicite,  objectivement  contenue 
dans   l'idée   de   sainteté  et   d'innocence  perpétuelle, 
ou  même   une   croyance  explicite   théologiquement 
équivalente   et   se  rattachant  à  l'idée  de  conception 
sainte  en  son  terme.  Non,  si  l'on  entend  une  croyance 
officielle,  ou  même  une  croyance  non  oflicielle,  mais 
qui  serait  tout  à  la  fois  explicite  et  formulée  en  des 
termes   techniques,  comme  ceux-ci:  Marie  exempte 
du   péché   originel,    Marie  immaculée  dans  sa  con- 
ception. En  ce  sens,  et  en  ce  sens  seulement,  on  peut 
admettre  le  jugement  porté  par  Pktau  sur  les  Pères 
1   grecs,  De  Incarnat.,  l.  XIV,  c.  11,  n.  I  :  "  N'ayant  pour 
.  ainsi  dire  parlé  du  péché  originel  que  rarement  et 
;  n'en  ayant  pas  traité  ez/jro/Vsso, ils  n'ont  également, 
par  rapport  à  la  conception  de  Marie  dans  le  péché, 
;   rien  laissé  de   net,  liquidi  nihil  adinodum  tradide- 
,  nmt.  »  Expression  latine,  dont  G.  HERzoca  manifes- 
tement forcé  le  sens  quand,  oubliant  le  mot  liquidi, 
il  a  écrit,  loc.  cit.,  p.  696  :  «  Petau  eut  le  courage  de 
j  déclarer  qu'il  n'y  a\ail  absolument    rien  à   chercher 
j  chez  les  Pères  grecs  relativement  à  l'immaculée  con- 
]  ceptiori.  » 

Poursuivre  l'histoire  Je  la  pieuse   croyance  dans 


l'Eglise  orientale  après  sa  séparation  d'avec  le  centre 
Je  la  chrétienté,  ce  serait  Jépasser  le  caJre  restreint 
de  ce  travail.  Qu'il  sullise  de  remarquer  que  pendant 
quatre  siècles  encore,  jusqu'à  la  chute  de  l'empire 
byzantin  (i  453),  les  témoignages  en  faveur  J\i  privi- 
lège mariai  continuent,  nombreux  et  formels  ;  tels, 
notamment,  ceux  de  Micmfl  PsELLos.de  Michel  Glv- 
KAS,  de  Grégoire  Palamas,  d'IsinoRK  Glabas,  de 
Manuix  PaléologuE,  de  Dé.mktrius  Cydonés  et  de 
Georges  Sciiolarios,  signalés  ou  mis  en  relief  parle 
P.  Jugie  dans  des  études  spéciales. 

Plus  tard,  il  est  vrai,  un  autre  courant  s'établit  et 
finit  par  prévaloir,  mais  dans  des  conditions  qui  jus» 
tilîenl  cette  conclusion  de  S.  Pétridès  :  «  La  tradi- 
tion véritable  de  l'Eglise  grecque  sur  l'Immaculée 
Conception,  comme  sur  plusieurs  autres  points,  a 
donc  Jévié  au  xvii'  siècle,  sous  la  double  influence 
du  protestantisme  et  de  la  vieille  haine  contre  le  ca- 
tholicisme. » 

BiBLioGRArniE.  —  Simon  Wangnereck,  S.  J.  Pietus 
muriana  Graecorum,  Munich,  1647;  Passaglia,  op. 
cit.,  P.  I,  sect.  II.  Virginis  apposita  .  P  III,  sect.  vu, 
Conceptae  Virginis  cullus  ;  J.  Gagarin,  Troisième 
lettre  à  une  Dame  russe  sur  le  dogme  de  l'Imma- 
culée Conception,  Paris,  1867  ;  Th.  Toscani  et  Jos. 
Cozza,  moines  basiliens  de  Grottaferrata,  De  Im- 
maculaia  Deiparae  Conceptione  Ilymnologia  Grae- 
corum ex  editis  et  nianuscriptis  Codicibus  Cryptu- 
ferratensihus,  Rome,  i8()2;  cf.  Revue  catholique, 
Louvain,  i864,  t.  XXII,  p.  336:  A.  V.  W.,  Vhym- 
nologie  grecque  et  l'Immaculée  Conception  ;  Doni 
L.  Janssens,  Summa  lheologica,\.  De  Deo-Ifomine, 
P.  II,  p.  64  s.  Fribourg-en-Brisgau,  1902  ;  X-M.  Le 
Bachelet,  /.'Immaculée  Conception,  I.  L'Orient, 
cil.  I,  §  3  et  eh.  II  ;  Rev.  G.  E.  Price,  The  terni  «  Ini- 
macutate  »  in  the  early  Greel  Fathers,  dans  Ecch'- 
siaslical  Iteview,  Philadelphie,  1904,  t.  XXXI, 
p.  547  ;  J.  Hobeika,  religieux  maronite  Libanais, 
Témoignages  de  l'Eglise  Syro-Maronite  en  faveur  de 
l'Immaculée  Conception  de  la  Très  .Sainte  Vierge 
Marie, Basconla,  1904;  P.  Thibaut,  des  Augustins 
de  l'Assom[ption,  Panégyrique  de  l'Immaculée  dans 
les  chants  hyninographiques  de  lu  Liturgie  grecque 
(Elude  présentée  au  Congrès  mariai  de  Rome), 
Paris,  1909. 

F.  G.  Hohveck,  Fasti  Mariani  sive  Calendarium 
Festorum  Sa/ictae  Mariae  Virginis  Deiparae  me- 
moriis  historicis  illuslratiim,  p.  282,  Kribourg-en- 
Brisgau,  1892  ;  Dom  Placide  Je  Meester,  O.  S.  lî., 
{.a  [esta  délia  concezione  di  Maria  santissima  nella 
Chiesa  greca,  Jans  //  Ilessarione,  ser.  II,  t.  YII, 
p.  8g,  Rome,  1904  ;  Schwendimann,  Das  Fest  der 
Unbeflechten  Empfiiiignis,  i,  dans  Scluveizerische 
Kirchen-Zeitung,  n.  36,  Lucerne,  8  sept.  1904  ;  E. 
Vacandard,  Les  origines  de  la  fête  et  du  dogme  de 
l'Immaculée  Conception,  i,  dans  Revue  du  Clergé 
français,  1910,  t.  LXIl,  p.  6  s.;  A.  H.  Kellner, 
Ileortologie  oder  die  geschichtliche  EntuicUung 
des  Kirchenjahres  und  der  Ileiligenfesle  von  den 
iiltesten  Zcit  bis  zur  Gegemvart,  §  28,  3"  éd., 
p.  181  s,  Fribourg-en-Rrisgau,   191  1. 

Surles  témoignages  Je  la  croyance  Jans  l'Eglise 
grecque,  depuis  le  schisme  jusqu'à  la  chute  de 
l'empire  byzantin,  voir  M.  Jugie,  dans  une  série 
d'études  générales  ou  spéciales  :  De  Immacutata 
Deiparae  conceptione  a  hyzantinis  scriptorihus 
post  schisma  consummatum  edocta,  dans  Acia  II . 
Conventus  Velehradensis  Theologorum  commercii 
sttidiorum  inter  Occidentem  et  Orientent  cupido- 
rum,  Prague,  1610,  p.  42;  Michel  Glykasct  l'Imma- 
culée Conception,  duns  Echos  d'Orient,  1910,  t.  XIII, 
p.  II  ;  Grégoire  Pnlamas  et  I Immaculée  Conception, 


242 


MARIE. 


IMMACULÉE  CONCEPTION 


244 


dans  Iteiiie  Augustinienne,  1910,  t.  IX,  p.  i45:  Je 
discours  de  Démétrius  Cydonés  sur  l'Annonciation 
et  sa  doctrine  sur  l'Immaculée  Conception,  dans 
J^chos  d'Orient,  igiij,  t.  XVII,  p.  97;  Georges  Scho- 
larios  et  l'Jmmaculée  Conception,  Ibid.,  sept.-oct. 
igiS,  t.  XVII,  p.  527. 

Sur  la  déviation  postérieure  :  J.  Gag^arin,  Qua- 
trième lettre  à  une  Dame  russe  sur  le  dogme  de 
l'Immaculée  Conception.  Paris,  1867  ;  le  même, 
J.'Eglise  russe  et  l'Immaculée  Conception.  Paris, 
1876  ;  J.  B.  Baur,  ord.  cap.,  'Avarzrjv;  zf,i  S<ôxz-^.y.'/<v.: 
Tv;ç  'E/x/y;Tt'a^  y-vKroJ ty.f,:  ai  ïv.j-rr,t  ry;  tôta;.  Argumenta 
•  contra  Orientalem  Ecclesiam  eiusque  synodicam 
encyclicam  anni  MDCCCXCV,  fere  unice  hausta 
ex  libris  eius  confessionalibus  aliisque  ipsius 
scriptorihus  atque  nuctoribus,  P.  II,  c.  i,  p.  56o. 
Inspriick,  1899  ;  X-M.  Le  Bachelet,  L'Immaculée 
Conception,  L'Orient,  cli.  m  ;  A.  Spaldak,  Die 
Stellung  der  griecliisch-russischen  Kirche  zur  Lehre 
der  VnbefecJiten  Empfdngnis,<\iins  Zeitschrift  fiir 
hatholische  Théologie,  Inspruck,  1904,  t.  XXVIII, 
p.  767;  le  même,  .\nmitky  rusiych  theologu  proti 
iiauce  0  neposii'rni^nt'ni  poteti  Panny  Marie  (De 
objectionibus,  qiias  Russorum  theologi  contra 
immaculatam  Deiparae  conceptionem  adducunt). 
dans  Casopis  katolického  ducliotensta,  Prague, 
1906,  p.  5o,  100;  cf.  résumé  dans  Sla^orum  lit- 
ierae  theologicae,  1907.  t.  III,  p.  101;  S.  Pétridès, 
des  Aiigustins  de  l'Assomption,  L'Immaculée 
Conception  et  les  Grecs  modernes,  dans  Echos 
d'Orient,  i9o5,  t.  VllI,  p.  267;  M.  Jugie,  l'Imma- 
culée Conception  chez  tes  Russes  an  XVII'^  siècle, 
Ibid.,  1909,  t.  XII,  p.  66;  le  même,  L'Immaculée 
Conception  en  Moscovie  au  XVII'  siècle,  Ibid.. 
p.  321  ;  A.  Palmleri,  O.  S.  A.,  De  academiae  eccle- 
siasticae  Kioiensis  doctrina  B.  Mariant  V.  praemu- 
nitam  fuisse  a  peccato  originali,  dans  Acta  II 
Conventas  Velehradensis,  p.  89,  Prague,  1910. 

II.  La  croyance  a  l'Immaculée  Conception  en 
Occident,  après  le  concile  d'Epiièse.  —  La  ques- 
tion ne  se  présente  pas  en  Occident  dans  les  mêmes 
conditions  qu'en  Orient.  Dans  ce  dernier  pays,  nous 
avons  trouvé  très  vite  de  belles  lueurs  d'aurore, 
suivies  d'un  radieux  soleil  ;  puis  les  nuages  s'amon- 
cellent et  l'ombre  vient.  En  Occident,  au  contraire, 
c'est  l'ombre  d'abord,  puis  une  aurore  indécise  où 
les  nuages  et  les  rayons  du  soleil  se  combattent; 
mais  les  nuages  se  dissipent  pour  faire  place  à  une 
lumière  pleine  et  dominatrice.  Deux  périodes  succes- 
sives se  présenteront  à  nous  :  une  période  d'obscu- 
rité et  une  période  de  discussion  qui  amènera  le 
triomphe  complet  et  définitif. 

A.  La  croyance  en  Occident,  depuis  le  concile 
d'Ephèse  ('^38)  jus  qu'à  la  teille  de  l'âge  scolastique 
(milieu  du  xi*  siècle).  —  Quand  on  passe  des  Pères 
grecs  postéphésiens  aux  Pères  latins  de  l'époque 
correspondante,  il  est  impossible  de  ne  pas  remar- 
quer le  contraste.  En  proclamant  solennellement  la 
maternité  divine  de  Marie,  le  concile  d'Ephèse  avait 
attiré  l'attention  des  premiers  sur  les  grandeurs  et 
les  privilèges  delà  bienheureuse  Vierge  ;de  là,  dans 
la  doctrine  et  dans  la  piété,  le  merveilleux  essor  que 
nous  avons  constaté.  En  Occident,  la  réaction  anli- 
pélagienne  détermine  un  autre  mouvement  ;  la  doc- 
trine marialogique  reste  stationnaire,  et  la  manifes- 
tation de  la  piété  envers  la  Mère  de  Dieu  ne  devient 
bien  sensible  qu'à  partir  de  la  seconde  moitié  du 
viii'  siècle,  alors  que  les  fêtes  de  Xotre-Dame  com- 
mencent à  se  célébrer.  Sur  la  fin  de  la  période,  l'appa- 
rition de  la  fête  de  la  Conception  sera  l'événement 
notable  qui  méritera  de  lixer  particulièrement  l'at- 
tention. 


a.  Aspect  général  de  la  croyance  chez  les  Pères 
lutins  postéphésiens.  —  Deux  courants  sont  à  dis- 
tinguer, qu'on  peut  caractériser  par  les  épithètes  de 
négatif  et  de  positif,  en  ce  sens  que  le  premier  cou- 
rant, à  supposer  qu'il  ne  soit  pas  contraire  à  la 
pieuse  croyance,  n'en  favorise  pas  le  développement, 
tandis  que  le  second  la  favorise. 

i.  Courant  négatif.  — On  le  rencontre  dans  le 
prolongement  de  la  doctrine  de  saint  Augustin.  A 
la  suite  du  maître,  les  disciples  mettent  fortement 
en  relief  l'universalité  du  péché  originel  et  la  con- 
nexion qui  existe  entre  la  génération  soumise  à  la 
concupiscence  et  la  conception  dans  le  péché.  «  Seul 
parmi  les  enfants  des  hommes  le  Seigneur  Jésus  est 
né  sans  péché,  parce  que  seul  il  n'a  pas  été  sujet, 
dans  sa  conception,  à  la  souillure  de  la  concupis- 
cence charnelle.  »  Ainsi  parle  saint  LÉON,  Serm.  xxv, 
In  iS^atiiit.  Domini  v.b,  P.  L.,hl\ ,  211.  De  même  les 
autres  Pères  de  Oliation  augustinienne  :  Fi^-gence, 
De  teritate  praedest.  et  grat.,  1.  I,  c.  n,  P.  £.,  LXV, 
6o'4  ;  Grégoire  lb  Grand,  Moral.,  XVIII,  84,  P.  L. 
LXXVI,  89  ;  BÈDK,  Ilom.  I,  In  festo  Annunt.,  P.  L., 
XCIV,  i3;  Alccin,  In  Joa,,  1.  V,  c.  xxiv,  P.  L.,  C, 
877.  A  la  différence  de  Jésus,  Marie  conçue  dans  le 
péché,  eut  une  chair  de  péché:  Fulgence,  Ep.,  xvii, 
de  Incarnat,  et  Gratta,  c.  vi,  n.  i3,  P.  L.,  LXV,  458; 
Ferhand  le  diacrr,  Epist.  ad  Anatol.,  i,  P.  L., 
LXVII,  892  ;  Pierre  Damien,  Opusc.  vi,  c.  v,  P.  L., 
CXLV,  129.  Aussi  fut-elle  purifiée  au  jour  de  l'an- 
nonciation  :  «  Haec  inde  purgationein  traxit,  unde 
concepit.  »  S.  Léon,  Serm.  xxii,  In  Xatiw  Dom,,  n, 
c.  3,  P.  L.,  LIV,  196.  Cette  puriflcalion  préalable 
était  nécessaire  pour  qne  Marie  devînt  digne  d'en- 
fanter un  Dieu, et  pourquela  chair  du  Christ,  venant 
d'elle,  ne  fût  pas  elle-même  chair  de  péché  :  Bède, 
Ilom.,  I,  P.  t.,  XCIV,  12;  Paschase  Radbbrt,  De 
partu  Virginis,  1.  I,  P.  2...  CXX,  1371. 

Ces  témoignages  excluent-ils  positivement  le  pri- 
vilège mariai  ?  Pas  plus,  semble-t-il,  que  les  textes 
analogues  de  saint  Augustin,  discutés  ci-dessus, 
col.  186.  Il  ressort  clairement  de  là  que,  pour  les 
disciples  comme  pour  le  maître,  toute  génération 
sexuelle  est  soumise,  dans  l'ordre  actuel,  à  la  loi  de 
la  concupiscence,  et.  dans  le  même  sens,  à  la  loi  du 
péché  ;  le  terme  de  la  génération  ou  l'engendré  est 
également  soumis  à  la  même  loi  de  la  concupiscence, 
qui  l'atteint  directement  dans  sa  chair,  indirecte- 
ment dans  son  esprit  et  sa  volonté.  D'après  ces  prin- 
cipes rigoureusement  appliqués,  Marie,  conçue  par 
saint  Joachim  et  sainte  Anne,  est  atteinte  dans  sa 
chair  par  la  loi  de  la  concupiscence;  sous  ce  rapport, 
il  y  a  matière  à  purification,  préventive  ou  subsé- 
quente. Pour  pouvoir  conclure  à  l'existence  en  Marie 
du  péché  originel  proprement  dit.  il  faut  supposerque 
ces  Pères  ont  identifié  purement  et  simplement  la 
concupiscence  et  le  péché  originel  proprement  dit, 
ou  qu'entre  les  deux  ils  ont  mis  une  connexion  abso- 
lue. En  réalité,  ont-ils  sur  l'essence  du  péché  origi- 
nel une  opinion  assez  arrêtée  et  assez  nette,  pour 
qu'on  puisse  leur  attribuer  sûrement  l'une  ou  l'au- 
tre de  ces  hypothèses  ?  Il  reste  que,  si  les  textes 
objectés  n'excluent  pas  nécessairement  le  privilège 
mariai,  ils  ne  rendent  pas  non  pins,  dans  leur  ensem- 
ble, un  son  qui  lui  soit  favorable  ;  ils  contiennent 
même  le  germe  de  la  controverse  qui  éclatera 
bieatùt  en  Occident. 

2.  Courant  positif.  —  Tandis  que  les  témoignages 
précédents  semblent  assimiler  les  origines  de  toute 
créature  humaine  et  celles  de  Marie,  en  raison  de  sa 
descendance  adamique  par  voie  de  génération  sexuelle 
soumise  à  la  loi  de  la  concupiscence,  d'autres,  au 
contraire,  tendent  à  relever  la  personne  de  la  Vierge, 
à  la  faire  sortir   du  commun,  en  raison  de  la  dignité 


245 


MARIE.  —  IMMACULÉE  CONCEPTION 


246 


el  de  la  mission  unique  dont  elle  fui  honorée,  comme 
Mère  de  Dieu  et  nouvelle  Eve.  La  liulle  liie/fabilis 
utilise  quelques-uns  de  ces  témoignages,  d'inégale 
valeur.  Trois  appartiennent  au  début  de  la  période 
poslépliésienne,  vers  le  milieu  du  v«  siècle.  Dans 
une  strophe  où  l'image  évoquée  par  le  poète  reporte 
l'esprit  nas  origines  de  Marie,  Sedulius  oppose  à 
l'Eve  ancienne  la  nouvelle  tout  innocente  :  «Comme 
une  tendre  rose  s'élève  d'entre  les  épines  aiguës, 
n'ayant  rien  qui  blesse  et  éclipsant  par  sa  gloire  la 
lige  qui  l'a  portée,  ainsi  Marie,  née  de  la  race  d'Eve, 
efface.  Vierge  nouvelle,  le  crime  de  la  Vierge  anti- 
que. "  Carmen  poschale,  1.  Il,  v.  aoi,  P.  L.,  XIX, 
696  s. 

Sain  tPiEHRECHRYSOLOOt'E,  archevêque  de  Ravenne, 
nous  montre  Marie  «  liancée  à  Jésus-Christ  dès  le 
sein  de  sa  mère,  alors  qu'elle  commença  d'exister, 
cui  est  in  utero  pignorala  cum  fieret  ».  Serm.,  cxi., 
De  AnnKntiationc,  P.  /-.,  Lil,  5^6,61  saint  Maximh  dk 
Turin  la  proclame  «  une  demeure  digne  du  Christ, 
non  par  la  disposition  du  corps,  mais  par  la  grâce 
originelle,  pro  gratia  originali  ».  Ilom.,  v,  jlnte 
Antale  nomini,  P.  L.,  LVll,  255. 

Plus  tard,  l'idée  de  sainteté  parfaite  et  perpétuelle 
apparaît  dans  le  Pseudo-Jérôme,  et  le  Pseudo-Ildk- 
FoNSE.  Le  premier  compare  la  bienheureuse  Vierge 
à  une  nuée  «  qui  ne  fut  jamais  dans  les  ténèbres, 
mais  toujours  dans  la  lumière  ».  Bre^'iarinm  in 
Psalm.  ixxvii,  i4,  P.  I-,  XXVI,  lo/ig.  L'autre  nous 
la  présente  comme  «  unie  à  Dieu  par  une  alliance 
perpétuelle  »  et  commet  un  rejeton  qui,  d'une  racine 
Ticiée,  sort  indemne  de  tout  vice  ».  Serm.  11,  de 
Assumptione  ;  xii,  de  sancta  Maria,  P.  L,,  XGVI, 
a52,  279. 

Entin  la  salutation  angélique  suggère  aux  orateurs 
latins  des  développements  qui  rappellent  ceux  des 
orientaux.  Voici,  en  etîet,  comment  s'exprime  à  la 
lin  du  viii"  siècle  Paul  WiNiuro,  diacre  d'Aquilée  : 
!■  Elle  a  été  saluée  par  un  ange  de  cette  manière 
absolument  inusitée  jusqu'alors  ■,  Je  vous  salue, 
pleine  de  grâce  :  le  Seigneur  est  avec  vous.  Que  pour- 
rait-il, je  le  demande,  manquer,  en  fait  de  justice  et 
de  sainteté,  à  la  Vierge  qui,  par  une  miséricorde  si 
efficace,  a  reçu  la  plénitude  de  la  grâce  ?  Comment 
le  moindre  vice  aurait-il  pu  jamais  trou\  er  accès 
dans  son  âme  et  dans  son  corps,  puisqu'elle  fut, 
nouveau  ciel,  le  temple  du  Seigneur  qui  contient 
tout  ?  C'est  vraiment  la  demeure  dont  Salomon  a  dit 
(sans  préjudice  d'un  autre  sens  que  l'Eglise  attribue 
à  ces  paroles):  La  Sagesse  s'est  construit  7in  palais... 
Palais  que  l'éternelle  Sagesse  s'est,  en  effet,  construit, 
el  qu'elle  a  rendu  tout  à  fait  digne  de  recevoir  le 
Verbe  incarné  pour  le  salut  du  monde.  »  Hom.  in 
Assumi)t.,P.  L.,  XCV,  1667. 

A  l'époque  où  nous  sommes  parvenus,  les  fêtes 
de  la  sainte  Vierge  ont  fait  leur  apparition  en  Occi- 
dent :  la  Purification,  l'Annonciation,  la  Nativité  et 
l'Assomption  étaient  l'objet  d'un  culte  officiel.  Dn- 
CHESNE,  Origines  du  culte  chrétien, p. 2')2,  Paris,  igo3. 
Circonstance  notable  en  soi,  mais  plus  encore  à 
cause  du  rapport  étroit  qui  existe  entre  la  naissance 
el  la  conception  de  Marie.  Dès  le  ix^  siècle,  saint 
Paso.hask  Radbkrt,  abbé  de  Saint-Pierre  de  Corbie 
au  diocèse  d'Amiens  (-{-  v.  860),  nous  fournit  un  té- 
moignage précieux.  Dans  l'écrit  De  partu  Virginis, 
attribué  parfois  à  saint  Ildefonse,  P.  L.,  CXX,  i365, 
cT.  XCVl,  207,  il  soutient  en  thèse,  que  Notre-Dame 
n'a  pas  enfanté  son  divin  Fils  comme  les  autres 
femmes,  mais  que,  l'ayant  conçu  virginalement,  elle 
l'a  ensuite  enfanté  en  dehors  des  lois  communes. 
Une  objection  se  présente.  1.  I,  col.  1371  :  la  chair 
de  Marie  fut  une  chair  de  péché,  soumise  à  la  loi 
de   la  concupiscence;    Marie   devait    donc  enfanter 


suivant  cette  même  loi.  Paschase  répond  en  sub- 
stance :  Oui,  s'il  n'y  avait  pas  eu  purification 
préalable;  mais  celte  purification  ayant  eu  lieu  quand 
le  Saint-Esprit  descendit  sur  la  Vierge,  la  chair 
de  celle-ci,  quand  elle  conçut,  n'était  plus  chair  de 
péché  ni,  par  conséquent,  soumise  à  la  loi  de  la 
concupiscence. 

Vient  ensuile  ce  passage,  â  titre  d'argument  con- 
lirniatif  :  «  D'ailleurs,  comment  n'aurait-elle  pas  été 
libre  du  péché  originel,  après  qu'elle  eut  été  remplie 
du  Saint-Esprit,  celle  dont  la  glorieuse  naissance  est 
proclamée  heureuse  et  bénie  dans  toute  l'Eglise  du 
Christ?...  Puis  donc  qu'on  célèbre  sa  naissance 
avec  tant  de  solennité,  l'autorité  de  l'Eglise  montre 
clairement  qu'en  naissant  Marie  a  été  exempte  de 
toute  faute  et  que,  sanctifiée  rfés  le  sein  de  sa  mère, 
elle  n'a  pas  contracté  le  péché  originel.  »  Ainsi  de  la 
sainteté  qui  convient  à  Marie  naissante,  Paschase 
remonte  à  la  sainteté  initiale  de  Marie  conçue, 
celle-ci  lui  paraissant  sans  doute  comme  l'explication 
et  le  fondement  de  celle-là.  Rien  ne  prouve  que  ce 
dernier  passage  soit  une  interpolation,  comme  on  l'a 
prétendu,  sous  prétexte  qu'il  est  en  contradiction 
avec  ce  qui  précède.  La  contradiction  existerait  si, 
dans  la  pensée  de  l'écrivain,  la  purification  de  Marie 
au  jour  de  l'Annonciation  avait  pour  objet  le  péché 
originel  proprement  dit  ou  le  supposait;  mais  ceci 
n'est  rien  moins  que  prouvé.  Les  doutes  émis  sur 
l'authenticité  du  passage  ont  dû  paraître  négligeables 
au  protestant  Zôckler,  puisque,  dans  l'article  Maria, 
Bealencyklopâdie  fur  protestantische  Théologie  uiid 
Kirche,  3'  éd.,  t.  XII,  p.  5ao,  il  ne  les  signale  même 
pas  et  donne,  sans  hésiter,  Paschase  Radbert  pour 
premier  témoin  de  la  fêle  de  la  Nati\^té  de  Marie  en 
France. 

Du  langage  que  nous  venons  d'entendre,  rappro- 
chons celui  de  saint  Fulbeut,  évêque  de  Chartres 
(1007-1029).  Dans  un  sermon  sur  la  naissance  de 
Notre-Dame,  il  s'écrie  :  «  Heureux  enfantement, 
heureuse  naissance,  puisqu'ils  donnent  à  la  terre  la 
Vierge  qui  doit  elïacer  l'antique  offense  de  nos  pre- 
miers parents,  et  redresser  le  monde  courbé  sous  le 
joug  du  plus  impitoyable  ennemi!  Enfantement 
dont  toute  la  raison  d'être  était  de  préparer  au  Fils 
du  Très-Haut  une  demeure  sainte  et  pure.  Car  à 
quelle  autre  lin  pourrait-il  être  destiné?...  Sans 
aucun  doute,  dans  la  conception  nécessaire  de  celte 
Vierge,  l'Esprit  de  vie  et  d'amour  remplit  ses  parents 
d'une  grâce  particulière,  et  la  garde  des  saints  anges 
ne  leur  lil  jamais  défaut...  Dites-moi,  combien  grande 
dut  être  la  soUicitudede  ces  esprits  célestes  à  l'égard 
d'un  tel  fruill  Peut-on  croire  que  l'Esprit-Saint  ait 
été  absent  de  cette  enfant  admirable,  qu'il  devait  un 
jo\ir  couvrir  de  son  ombre?  «  Urat.  vi,  de  ortu  H.  V., 
P.  L.,  CXLl,  326.  Isolée,  cette  dernière  phrase  reste 
Aaguc;  prise  dans  le  contexte  immédiat,  elle  se  rap 
porte  à  Marie  considérée  au  début  même  de  son 
existence,  alors  que  ses  parents  commencent  à  pro- 
duire leur  fruit.  L'évêque  de  Chartres  ne  se  contente 
donc  pas  de  voir  dans  la  conception  de  la  Vierge  la 
première  pré[iaration  de  la  future  Mère  du  Verbe 
incarné,  suivant  l'idée  que  nous  avons  fréquemment 
rencontrée  chez  les  Pères  orientaux  ;  il  reconnaît 
aussi  en  celle  enfant  de  bénédiction  la  présence  du 
Saint-Esprit.  Comme  Paschase  Radbert,  il  unit  dans 
sa  pensée  et  dans  sa  vénération  la  double  naissance 
de  la  Vierge,  l'intérieure  et  l'extérieure.  Il  n'j'  a  plus 
qu'un  pas  à  faire  pour  parvenir  à  la  fêle  de  la  Con- 
ception :  dédoubler  l'objet  du  culte,  en  fêtant  à  part 
chacune  des  deux  naissances,  comme  c'avait  été  le 
cas  en  Orient.  En  réalité,  le  pas  n'était  plus  à  faire  ; 
il  avait  été  déjà  fait. 

2.  l.a  Fête  de  la  Conception  en  Occident,   —  Dans 


247 


MARIE. 


IMMACULEE  CONCEPTION 


248 


une  vie  de  saint  Ildefonse.  archevêque  de  Tolède 
(637-667),  l'honneur  lui  est  attribué  d'avoir  institué 
la  fêle  de  la  Conceplion  de  Notre-Dame.  Celle  attri- 
bution repose  sur  l'interprétation  arbitraire  d'un 
décret  du  roi  Ervige,  prescrivant  aux  Juifs  d'obser- 
ver certaines  fêtes,  et  tout  d'abord  «  festum  sanctae 
Virainis  Mariae,  qtio  iiivrinsa  Conceptio  rjusdem 
GeniUicis  Dei  celehrutur  ».  Il  fauilrait  prouver  qu'il 
s'agit  ici  de  la  conception  passive  de  Marie,  et  non 
pas  de  sa  conception  active,  celle  qui  la  rendit  Mère 
de  Dieu  au  jour  de  l'Annonciation.  Ballkrim,  Quaes- 
tio  an  S.  llildefonsus  episcopiis  loleianus  conceptae 
Virgmis  festum  in  Jlispaniis  institiierit,  Rome,  é856  ; 
réimprimée  dans  Sylloge  woiniiiienloriim,  t.  I,  p.  ix. 

De  son  côté,  Ballerini  a  prétendu  prouver  l'anti- 
quité du  culte  rendu  à  l'immaculée  conception  île  la 
bienheureuse  Vierge  Marie  par  une  charte  de  dona- 
tion, dont  l'auteur  serait  Hugo  de  Summo,  protre  de 
Crémone.  Sylloge.  t.  I,  p.  i-a5.  Dans  cette  pièce, 
censée  écrite  en  décembre  loiy,  in  feslo  sanctae  et 
immacnlatae  Conceptionis  Ileatae  Virginis  Mariae, 
le  donateur  parle  de  Marie  comme  de  celle  «  quae 
gratia  Filii  al>  originali  lahe  anticipala  redeniplione 
praesertala  semper  fuit,  tam  anima  quam  corporeet 
immaculata  »  ;  il  prescrit,  entre  autres  choses,  de 
chanter  chaque  année  en  la  même  fête  deux  slro[)lies, 
qui  se  terminent  l'une  et  l'autre  par  cette  espèce  de 
refrain  :  »  Sine  laie  concepta.  »  Mais  il  est  impossi- 
ble d'accorder  une  valeur  quelconque  à  ce  document 
apocryphe.  Malov,  L'Immaculée  Conception,  t.  I. 
p.  Ml,  Bruxelles,  1867;  K.  Kkllnbb,  lleorlologie, 
3'  édit.,  p.  192,  noie  4- 

Le  premier  document  certain  vient  de  Naples. 
C'est  un  calendrier,  gravé  sur  marbre  et  portant,  au 
Q  décembre,  cette  inscription  :  La  Conception  de  ta 
Sainte  Vierge  Marie.  La  date  serait  à  placer  entre 
les  années  8^0  et  800,  d'après  l'éditeur,  Mazzocchi, 
Vêtus  marmoreum  Xeapolitanae  ecclesiae  Kalenda- 
i-ium,  Najiles,  1744.  Comme  l'Italie  méridionale 
dépendait  encore  de  l'empire  grec,  l'influence  byzan- 
tine explique  tout  à  la  fois  la  présence  de  la  fête  à 
Naples  et  la  date  où  elle  s'y  célébrait.  Une  seule 
différence,  accidentelle  du  reste,  est  à  remarquer; 
le  titre  n'est  pas  :  Conception  de  sainte  Anne,  vaais  : 
Conception  de  la  Sainte  Vierge  Marie. 

Plus  riche  et  plus  important  est  l'apport  fourni 
par  l'.Vngleterre.  Jusqu'à  ces  derniers  temps,  on  rat- 
tachait assez  communément  à  l'époque  de  saint 
Anselme,  qui  fut  archevêque  de  Cantorbérj'  de  logS 
à  1109,  l'établissement  de  la  fête  de  la  Conception 
dans  les  pays  du  Nord,  et  beaucoup  d'auteurs  rap- 
portaient l'origine  du  mouvement  à  une  vision  dont 
il  sera  question  plus  loin,  la  vision  de  l'abbé  Helsin, 
datant  de  quelques  années  après  l'invasion  nor- 
mande de  1066.  Des  publications  récentes  ont  modi- 
lié  ces  vues. 

La  fêle  de  la  Conception  de  la  bienheureuse  Vierge 
IMarie  apparaît,  à  partir  du  début  du  x*  siècle,  dans 
plusieurs  documents  d'origine  irlandaise,  étudiés  par 
le  P.  TnunsTON,  S.  J.,  The  Irisli  Origins  of  our  Lady's 
Conception  Feast,  1904  ;  cf.  Eadmeri  monachi  Can- 
tuariensis  Tractatus  de  Conceptione  sanctae  Mariae, 
p.  xxxii  s.,  pour  la  fixation  des  dates.  Le  martyro- 
loge de  Tallaght,  rédigé  \ers  l'an  900,  énonce  au 
3  mai,  après  l'Invention  de  la  Sainte  Croix,  la  Con- 
ception de  la  ]'ierge  Marie  :  ce  qui  concorde  parfaite- 
ment avec  celle  mention,  insérée  dans  les  Acta  Sanc- 
torum  Mail,  t.  I,  Anvers,  1680,  p.  36l,  parmi  les 
Praeiermissi  du  3«  jour  :  Mariae  Virginis  Conceptio 
celebratnr  in  Martyrologio  Tamlactensi.  Dans  un  ca- 
lendrier versifié,  d'après  un  exemplaire  composé 
après  la  mort  du  roi  Alfred,  entre  901  et  9/1O,  on  lit 
au  2  mai  :  Concipitur  Maria   virgo  senis,  c'est-à-dire 


le  six  des  nones.  Enlin  le  calendrier  d'Oengus,  qu'on 
dit  remonter  au  commencement  du  ix"  siècle,  pré- 
sente cette  indication  à  la  date  du  3  mai  :  Feil  tnar 
Maire  nage.  La  grande  fête  de  la  Vierge  Marie  ;  indi- 
cation soulignée  dans  un  manuscrit  par  cette  note 
marginale  de  seconde  main  :  «  Feil  mar  Maire  uage, 
el  reliqua,  id  est,  liaec  inceptio  eius,  ut  alii  putant 
(sed  in  februo  mense  vel  inmartio  fada  est  illa,  (juia 
post  VII  mensesnata  est,  ut  innaratur)  le/  quaeliiet 
alla  feria  eius.  »  Il  s'agirait  donc  ou  de  la  fêle  de  la 
Conceplion,  ce  qui  esl  l'avis  d'un  certain  nombre,  ou 
de  quelque  autre  fête  de  la  Vierge.  En  objectant  que, 
dans  la  première  hypothèse,  la  date  exacte  serait, 
non  pas  le  mois  de  mai,  mais  celui  de  février  ou  de 
mars,  le  glossateur  anonymesuppose, d'une  pari, que 
Marie  esl  née  le  8  septembre,  el  de  l'autre,  qu'elle 
serait  restée  seulement  six  ou  sept  mois  dans  le  sein 
de  sa  mère,  conformément  à  une  légende  orientale 
que  nous  avons  déjà  rencontrée,  col.  236. 

Tels  sont  les  documents.  Prouvent-ils  que  la  fêle 
dont  ils  font  mention  se  célébrait  réellement  en  Ir- 
lande dès  cette  époque,  ou  n'atlestent-ils  que  l'érudi- 
tion des  moines  rédacteurs  de  ces  calendriers  ou 
ménologes?Quelques-unsadmettent  la  secondehypo- 
Ihèse,  comme  Kellnkr,  0/^.  (17.,  p.  192,  ou  se  tiennent 
sur  la  réserve,  comme  Edm.  Bishop,  On  tite  Origins 
of  tlie  feast  of  tlie  Conception  of  the  Blessed  Viigin 
Mary,  réimpression  de  igo^,  note  préliminaire,  où, 
parlant  de  la  fête  irlandaise  de  la  Conceplion  d'après 
les  susdits  documents,  il  insère  cette  remarque, 
p.  5  s.  :  «  Si  tant  est  que  celte  fête  ait  été  effective- 
ment célébrée  :  if,  indeed,  such  a  feast  were  ever  ac- 
tually  observed  ».  II  faut  avouer  que  la  façon  indé- 
cise dont  parle  l'annotateur  du  calendrier  d'Oengus 
et  la  disjonctive  qu'il  pose  touchant  la  fête  du  3  mai 
sont  assez  difficiles  à  comprendre  dans  rh3'pothèse 
d'une  solennité  réellement  en  usage.  Par  ailleurs,  la 
date  du  2  ou  du  3  mai,  assignée  dans  ces  documents 
pour  la  fêle  de  la  Conceplion,  pose  un  problème 
obscur  el  inexpliqué  ;  car  si  les  calendriers  de  l'Eglise 
copte,  où  le  P.  Thurston  a  cherché  un  point  d'appui, 
mentionnent,  au  début  du  mois  de  Baschncs  (iin  avril 
et  mai),  )ine  fête  de  la  sainte  Vierge,  c'est  une  fête  de 
la  Nativité.  Mai,  Scriptorum  veteruni  nova  collectio, 
t.  IV,  p.  94;  F.  Nau,  Les  Ménologes  des  Evangéliaires 
coptes-arahes,  dans  Patrologia  orientalis,  t.  X, 
fasc.  2,  p.  202;  E.  TissEHANT,  Le  calendrier  d'Aboul- 
Barahal,  Ibid.,  p.  270.  Mais,  comme  au  dixième  jour 
du  mois  de  Tout  (7  septembre),  on  trouve  aussi  la 
Nativité  de  la  Sainte  Vierge,  Ihid.,  p.  187  s.,  270,  il 
se  peut  que  les  moines  irlandais  aient  été  amenés 
à  voir  dans  la  fêle  de  mai  la  conception  ou  première 
naissance  de  Marie. 

Une  autre  série  de  documents,  publiés  la  plupart 
par  Edm.  Bishop  en  1886,  se  présente  dans  de  meil- 
levires  conditions  que  la  précédente.  Ils  sont  d'ori- 
gine anglo-saxonne  et  antérieurs  à  l'invasion  nor- 
mande de  1066.  Quelques-uns  contiennent  seulement, 
au  8  décembre,  l'annonce  de  la  Conception  de  la 
sainte  Mère  de  Dieu  ou  de  sainte  Marie;  tels,  deux 
calendriers  provenant  des  abbayes  bénédictines 
d'Old  Minster  et  de  Newminster,  à  Winchester,  et 
rédigés,  le  premier  sous  le  gouvernement  de  l'abbé 
.\elf\vin  (io34-io57),  le  second  vers  io3o;  tel  encore' 
un  Martyrologe,  composé  vers  io5o  dans  le  monas- ■ 
1ère  de  Saint-Augustin  à  Cantorbéry.  D'autres  docu- 
ments renferment  une  formule  de  bénédiction  in  die 
Conceptionis  sanctae  Dei  Genitricis  ou  /;(  Conceptione 
sanctae  .Uariae;  tels,  deux  Pontificaux  dressés,  l'un 
pour  l'église  priiuatiale  de  Cantorbéry  après  i023, 
mais  dans  la  première  moitié  du  siècle,  l'autre  pour 
Léofric,  évêque  de  Credilon  (io46),  puis  d'Exeler 
(1050-1073).  Le  début  des  deux  formules  en  indique  le 


249 


MARIE.  —  IMMACULEE  CONCEPTION 


250 


sens  :  «  Caelestiuiu  charisraatuiu  inspiralor  terre- 
iiarumque  mentiuni  reparator,  qui  beatani  Dei  geni- 
Iriceiu,  angelico  concipiendam  pi-aeconavit  oraculo, 
vos  benedictionum  suarum  uberlale  dignetur  locu- 
pletare  et  vii-lutura  lloribus  dignanter  decorare. 
Amen...  Serapilerna  (ni)  a  Deo  benedictionem  vobis 
béate  Marie  virginis  pia  deposcat  supplicatio,  quani 
concipiendam  Oranipotens,  ex  qua  eius  conciperetur 
Unigenitus,  angelico  declaravit  preconio,  quam  et 
vobis  jugiter  sulfragari  benigno.ut  est  benignissima, 
sentiatis  auxilio.  Amen.»  Eniin, le  Missel  de  Léof  rie, 
donné  par  cet  évêque  à  la  catliédrale  d'Exeter,  con- 
tient, pour  la  fête  de  la  Conception,  trois  oraisons, 
dont  voici  la  première,  plus  expressive  :  «  Deus  qui 
beatae  mariae  uirginis  conceptionem  angelico  uati- 
cinio  parentibus  predixisti,  presta  buic  presenli 
familiae  tuae  eius  presidiis  muniri,  cuius  concep- 
tionis  sacra  solemnia  congrua  frequentatione  uene- 
ralur.  »  Finale  dont  on  peut  rapprocher,  dans  la 
troisième  oraison,  Ad  complendiim,  cette  incise  : 
K  cuius  uenerandara  colimus  conceptionem.  » 

L'ensemble  de  ces  documents  ne  laisse  aucun  doute 
sur  l'existence  de  la  fête  en  Angleterre  dans  la  pre- 
mière moitié  duxie  siècle.  Mais  sous  quelle  influence 
fit-elle  son  apparition?  Diverses  conjectures  ont  été 
proposées.  La  fête  aurait  passe  d'Irlande  en  Angle- 
terre (Thurston).  Elle  y  aurait  été  introduire  par 
Théodore  de  Tarse,  qui  vint  en  Angleterre  comme 
primat  de  Cantorbèrj'  (669-690)  en  compagnie  du 
moine  Adrien,  ancien  abbé  d'un  monastère  napoli- 
tain (LEsf:TRE,  L'Immaculée  Conception  et  l'Eglise 
de  Paris,  p.  16);  conjectuie  conUrmée  par  la  présence, 
dans  les  anciens  livres  liturgiques  anglo-saxons,  de 
prières  ayant  une  saveur  orientale  prononcée  et 
même  de  mots  grecs  transcrits  en  lettres  vulgaires 
(JcGiB,  Origines  de  la  fête,  etc.,  p.  532;  cf.  Thurston, 
The  english  Feast  of  our  Lady's  Conception,  p.  465). 
Les  moines  bénédictins  de  Winchester  auraient 
d'eux-mêmes  établi  la  fête  dans  leur  monastère,  d'où 
elle  se  serait  répandue  ;  ou  ils  l'auraient  empruntée 
à  l'église  deNaples:  deux  hypothèses  émises  succes- 
sivement par  Edm.  Bishop,  art.  cité,  la  première  en 
1886,  la  seconde  en  190/1,  dans  la  préface  de  la  réim- 
pression. Quoiqu'il  en  soit  de  la  valeur  respective  de 
ces  diverses  conjectures,  la  célébration  de  la  fête 
en  décembre  semble  indiquer,  d'une  façon  générale, 
une  influence  grecque;  de  même,  dans  les  formules 
de  bénédiction  et  la  collecte  du  Missel  de  Léofric,  les 
allusions  au  récit  du  Protévangile  de  Jacques,  vulga- 
risé en  Occident  par  ses  remaniements  latins,  V Evan- 
gile  de  Pseudo-Matthieu  et  VEvangile  de  la  ^'ativité 
de  Marie. 

Quelle  était  l'objet  de  la  fête,  soit  irlandaise,  soit 
anglo-saxonne?  Question  plus  importante,  mais 
obscure.  Le  simple  titre  de  Conception  de  Marie, 
commun  aux  documents  des  deux  séries,  ne  nous 
donne  aucun  renseignement  précis  ;  il  nous  indique 
seulement  que  l'hommage  des  moines  irlandais  et 
anglo-saxons  allait  droit  à  la  conception  passive;  ce 
dont  témoigne  particulièrement  le  Missel  de  Léofric, 
dans  la  troisième  oraison  :  «  Heatae  Mariae  semper 
virginis,  cuius  venerandam  colimus  conceptionem.  » 
Si  les  formules  de  bénédiction,  dans  les  Pontilicaux 
d'E.xeter  et  de  Canlorbéry,  insistent  sur  le  message 
angélique,  la  prédiction  du  nom  de  Marie  et  sa  sanc- 
tification ou  consécration  à  Dieu  avant  sa  venue  à 
l'existence,  rien  de  tout  cela  ne  prouve  que  la  con- 
ception de  la  Vierge  n'ait  paru  vénérable  qu'en  rai- 
son de  ces  circonstances  extérieures  et  accidentelles. 
Le  fait  «jue,  dans  les  calendriers  de  la  même  époque, 
on  rencontre  la  Conception  de  saint  Jean-Baptiste 
mentionnée,  comme  celle  de  Notre-Dame,  donne  lieu 
à  la  question  déjà  touchée  à  propos  de  la  fête  byzan- 


tine :  faut-il  assimiler  complètement  l'objet  des  deux 
fêles,  et,  de  ce  que,  dans  la  première,  la  croyance 
n'allait  pas,  d'ordinaire,  au-delà  d'une  conception 
miraculeuse,  s'ensuit-il  qu'il  en  était  de  même  pour 
la  seconde?  Les  remarques  faites  col.  a4o,  gardent 
ici  leur  valeur;  mais,  à  s'en  tenir  aux  seuls  docu- 
ments, les  données  sont  trop  maigres  pour  légitimer 
une  réponse  ferme. 

Conclusion.  —  A  partir  du  ix'  ou  du  x»  siècle  jus- 
qu'au milieu  du  xi«,  la  fête  de  la  Conception  apparaît 
en  Occident,  mais  dans  des  cercles  restreints,  sans 
relation  apparente  au  magistère  ecclésiastique,  et 
sous  des  conditions  qui  ne  permettent  pas  d'aflirmer 
une  connexion  certaine  entre  la  célébration  delà  fête 
et  la  croyance  formelle  au  privilège  mariai.  Que, 
néanmoins,  le  problème  fût  posé  dès  lors  ou  qu'il 
dût,  logiquement,  se  poser  bientôt,  la  suite  nous  en 
convaincra. 

Bibliographie.  —  Passaglia,  op.  cit.,  P.  III,  sect.  vu, 
c.  I,  a.  a  ;  Edm.  Bishop,  Origins  of  llie  feast  of  the 
Conception  of  the  Blessed  Virgin  Mary,  dans  The 
Downside  /?ei/eii',  Shepton  Mallet,  1886,  t.  V, 
p.  107;  réimpression  en  tiré  à  part,  avec  note  pré- 
liminaire, Londres,  1904;  H.  Thurston,  S.  J.,  The 
English  Feast  of  our  Ladr's  Conception,  dans  The 
Month,  Londres,  1891,  t.  LXXIII,  p.  l\h');  le  même, 
The  Irish  Origins  of  our  Ladys  Conception  Feast. 
Iliid.,  1904,  t.  cm,  p.  449;  cf.  {levue  du  Clergi- 
français,  Paris,  1904,  t.  XXXIV,  p.  255;  F.  G.  Hol- 
weck,  Fasli  Mariant,  p.  288  s.,  Fribourg-en-Bris- 
gau,  1892;  X.-M.  Le  Bachelet,  op.  cit.,  II.  L'Occi- 
dent, c.  I,  §  2  ;  c.  Il,  §  i;  A.  Noyon,  S.  J.,  Les 
Origines  de  la  fête  de  la  Conception  en  Occident 
(x'',  xi«  et  xii'  siècles),  dans  Etudes,  Paris,  1904, 
t.  C,  p.'jCS;  M.  Jugie,  Origines  de  la  fête  de  l'Im- 
maculée Conception  en  Occident,  dans  lie^ue  Au- 
gustinienne,  Paris,  1908,  t.  XIII,  p.  629;  E.  Vacan- 
dard.  Les  origines  de  la  fête  et  du  dogme  de 
l'Immaculée  Conception,  [,  dans  Revue  du  Clergé 
français,  1910,  t.  LXII,  p.  i5s.;  K.  A.  H.  Ivellner, 
ILeortolugie,  §  28,  p.  186  s.,  3°  éd.  Fribourg-en- 
Brisgau,  1911. 

B.  La  croyance  en  Occident  depuis  le  milieu  du 
.17'  siècle.  —  Cette  période  est  caractérisée  par  la 
grande  controverse  qui  commence  au  xu*  siècle  ; 
à  cette  occasion  le  problème,  d'abord  mal  présenté 
ou  mal  résolu  et  compliqué  de  questions  accessoires. 
Unit  par  se  poser  dans  toute  sa  netteté.  Les  objec- 
tions sérieuses  sont  poussées  à  fond  et  résolues; 
cela  fait,  la  vérité  se  dégage  et  le  triomphe  de  la 
pieuse  croyance  devient  peu  à  peu  complet  et  déli- 
nitif. 

[.Préludes  delà  controyerse.  — Au  début  de  cette 
période,  jouant  le  rôle  de  précurseur  et  d'initiateur, 
apparaît  saint  Anselme,  arehevê(iue  de  Canlorbéry 
de  iog3  à  1 109.  Défenseurs  et  adversaires  de  l'Imma- 
culée Conception  ont  l'ait  appel  à  son  témoignage. 
En  réalité,  il  n'a  pas  traité  directement  le  problème 
dans  ses  œuvres  authentiques  ;  il  ne  le  louche  qu'in- 
cidemment, Cur  Deus  homo,  1.  Il,  c.  xvi,  P.  /-..CLVIII, 

j  4i6.  Voulant  expliquer  l'absolue  pureté  du  Sauveur, 
il  se  fait  poser  cette  objection  par  Boson  son  disci- 
ple :  «  Si  la  conception  du  Christ  comme  homme  fut 
pure  et  exempte  du  péché  qui  s'attache  à  la  délecta- 
tion charnelle,  la  Vierge  elle-même,  à  laquelle  il 
doit  son  origine,  a  été  conçue  dans  l'iniquilé,  sa 
mère  l'a  conçue  tlans  le  péché  et  elle  est  née  avec 
le  péché  originel,  puisqu'elle  a  péché,  elle  aussi,  en 
Adam  en  qui  tous  ont  péché .  »  Anselme  laisse  passer 
l'assertion  sans  la  relever.  Kaul-il  en  conclure  que, 

i   personnellement,   il   l'admet?  Beaucoup  le  pensent, 


251 


MARIE.  -  IMMACULÉE  CONCEPTION 


252 


ruais  non  pas  tous  :  «  Son  silence  équivaut  non  à  une 
concession  absolue,  mais  simiilement  à  une  conces- 
sion hjpolhélique...  11  luisse  passer  alin  de  mieux 
montrer  que,  même  en  admettant  que  la  Vierge  fut 
née  dans  le  péché  originel,  il  ne  s'ensuivrait  pas  que 
Notre-Seigneur  eût  été  conçu  lui-même  dans  le  péché 
originel.  »  Kagby,  Eudmer,  Paris,  1892,  p.  3o3,  où 
diverses  autorités  sont  citées. 

Quoi  qu'il  en  soit  du  texte  précédent,  il  est  du 
moins  une  doctrine  de  saint  Anselme  dont  on  a  tort 
de  se  servir  pour  conlirnicr  son  opposition  personnelle 
au  privilège  mariai.  En  répondant  à  la  ditlicullé  pri>- 
posée  par  son  disciple,  n'ajoute-t-il  pas,  dit-on,  que 
la  Vierge  dut  être  puriliée  par  un  acte  de  foi  aux 
mérites  futurs  du  Sauveur,  et  qu'ainsi  puriUée  elle 
produisilson  fruit?  Ibid.,  col  419,  Doctrine  i-appclce 
dans  le  De  coiuejjtu  virginali,  c.  xviii,  col  45i.  Oui, 
mais  dans  ces  textes  il  ne  s'agit  nullement  d'une 
puriljcation  quelconque, comme  celle  de  tant  d'autres 
qui,  avant  la  venue  du  Sauveur  et  par  la  foi  en  lui, 
ont  pu  être  délivrés  du  péché  originel  proprement 
dit  et  de  leurs  péchés  actuels;  il  s'agit  d'une  purili- 
cation  extraordinaire  et  privilégiée,  tendant  à  faire 
disparaître  en  Marie  non  pas  le  péché  proprement 
dit,  ce  qui  ne  sutlirait  point  dans  l'hypothèse,  mais 
la  cliair  de  péché,  dans  le  sens  augustinien  de  cette 
expression,  en  sorte  que  la  conception  de  Jésus-Christ 
par  Marie  puisse  être,  pour  parler  avec  Boson,  «  pure 
et  exempte  du  péché  (jui  s'attache  à  la  délectation 
charnelle,  iiiuiida  et  ahsfjite  cainalix  delectalionis pcc- 
cato  ».  Car,  s'il  n'était  pas  absolument  nécessaire 
que  le  Sauveur  eût  pour  mère  la  plus  pure  des  vier- 
ges, il  était  pourtant  de  toute  convenance  qu'il  en 
fut  ainsi  :  «  Sed  quia  décelai  ut  illius  hominis  con- 
ceptio  de  maire  purissiuia  lieret.  »  De  conceptu  iirgi- 
iiali,  loc.  cit.  Idée  répétée  aussitôt  et  accentuée  par  le 
saint  docteiu'  :  «  11  coinenaU,  en  elfet,  qu'elle  brillât 
d'une  pureté  sans  égale  au-dessous  de  Dieu,  cette 
Vierge  à  laquelle  Dieu  le  Père  devait  donner  son 
Fils  unique,  un  Fils  né  de  son  cœur,  égal  à  lui-même, 
tellement  que  le  Fils  du  Père  et  le  Fils  de  la  Vierge 
fussent  naturellement  un  seul  et  même  commun  Fils.  » 
Phrase  devenue  classique,  et  dont  on  a  justement 
dit  que,  prise  en  soi,  elle  .<  emporte  l'Immaculée 
Conception  ».  J.  V.  IJajnvel,  art.  Anselme,  dans 
Dicliunnaire  de  théul.  calh.,  t.  I,  col.  13^7. 

Professer  une  croyance  n'est  pas  la  seule  manière 
d'en  aider  le  progrès;  écarter  les  obstacles  contribue 
indirectement  au  même  résultat.  Le  saint  docteur  a 
servi  la  cause  de  l'Immaculée  Conception  par  sa 
doctrine  du  péché  originel.  D'après  une  théorie  fort 
commune  alors  et  au  siècle  suivant,  beaucoup  pla- 
çaient la  faute  originelle  dans  la  concupiscence, 
conçue  d'une  façon  positive  comme  une  corruption 
et  une  souillure  physique,  comme  une  empreinte 
morbide  qui  alléclait  directement  la  chair,  mais  avait 
son  contre-coup  dans  l'âme  au  moment  de  son 
union  avec  le  corps.  A  lenconlre  de  cette  théorie, 
Anselme  établit  que  le  péché  originel,  comme  tout 
péché  proprement  dit,  consiste  dans  un  manque  de 
rectitude  ou  de  justice  qui  devrait  exister,  absentia 
debitae  justitiae.  De  conceptu  i'irgiiiali  et  urigiuali 
pecciitu,  c.  III,  col.  42Û.  11  n'y  a  pas  de  faute  dans 
l'embryon  humain  avant  l'animation,  ni  dans  aucun 
des  éléments  qui  concourent  à  sa  formation  :  nam 
etsi  vitiosa  concupiscentia  generelur  infans,  non 
tamen  iiiagis  est  insémine  culpa  quam  in  sputo  aut 
in  sanguine,  c.  viii,  col  /14>-  P^r  la  chair,  reçue  d'un 
père  cl  d'une  mère  de  descendance  adamique,  vient 
seulement  la  nécessité  pour  l'âme  de  contracter  le 
péché,  en  tant  ([u'elle  reste  privée  de  la  rectitude 
ou  justice  qu'elle  devrait  posséder,  c.  vu,  col.  44i. 
Celte   doctrine  marquait  un    progrès   considérable, 


quoiqu'elle  fût  inachevée  :  Anselme  s'est  attaché  trop 
exclusivement  à  la  notion  de  rectitude  murale,  sans 
bien  expliquer  la  nature  particulière  de  la  justice 
primitive  et  surtout  sans  en  dégager  l'élément  le  plus 
foncier,  la  giàce  sanctiliaule.  Aussi  donue-l-il,  sur 
ce  point  comme  sur  plusieurs  autres,  l'impression 
de  quelqu'un  qui  s'.avance  sur  une  voie  peu  explorée, 
qui  cherclie  et  qui  ne  trouve  pas  toujours  le  dernier 
mot. 

Si  de  la  croyance  nous  passons  à  la  fêle,  quelle 
fut  l'attitude  réelle  d'Anselme?  Un  concile  de  la 
province  ecclésiastique  de  Cantorbéry,  tenu  à  Lon- 
dres en  1328,  lui  en  attribue  l'institution.  Mansi, 
Sacruriiin  Concitiuriim,  t.  XXV,  col.  829.  A  ce  docu- 
ment s'ajoutent  deux  écrits  mis  pendant  longtemps 
sous  le  nom  du  saint  docteur  :  Sermo  de  Conceptiune 
beatue  Mariae,  el  Miraculuiii  de  Conceptione  sunctae 
ilariae,  P.  /..,  CLIX,  319,  'àïi.  Cette  ilernière  pièoe 
contient  le  i-écit  d'une  vision  dont  Helsin,  plus  tard 
abbé  de  Raaisay  au  diocèse  de  \Vorcester(io8o-io87), 
aiuait  été  favorisé  vers  l'an  1070,  au  retour  d'une 
mission  en  Danemark.  Surpris  par  une  violente 
tempête  et  sur  le  point  de  périr,  il  invoque  Marie; 
un  messager  céleste  vient  à  son  secours  et,  pour  prix 
de  sa  protection,  il  fait  promettre  à  Helsin  de  célé- 
brer el  de  faire  célébrer  chaque  année,  le  8  décembre, 
la  fêle  de  la  Conception,  en  se  servant  du  même 
ollice  que  pour  la  fêle  de  la  Nativité,  sauf  à  changer  ce 
dernier  mot  en  celui  de  Conception.  Echappé  au 
péril,  l'abbé  accomplit  sa  promesse  et  introduisit  la 
tête  dans  sou  monastère.  Le  récit  de  ce  miracle  et  de 
deux  autres  se  retrouve  dans  le  6'ermo  de  Cunceptione, 
avec  celle  exhorlalion  Unale  :  «  Celebremus  igitur 
(dilectissimi)  hodie  diviuis  olliciis  ulramque  ejus 
conceptionem  venerabileiu,  spirilualem  videlicet  et 
humanam.  » 

Ce  n'est  pas  le  lieu  d'examiner  quelle  part  il  faut 
faire  ici  à  l'histoire  et  à  la  légende  ;  voir  Thuhstox, 
The  Legend  uf  Alihot  Elsi.  En  réalité,  le  récit  eut  une 
grande  inlluence  dans  la  diffusion  do  la  fête  el  de  la 
croyance.  Mais  ni  le  Miracutum  ni  le  Serino  de  Con- 
ceptione n'ont  pour  auteur  saint  Anselme.  L'assertion 
du  concile  de  i328,  qui  lui  attribue  l'institution  de 
la  fête,  est  vraisemblablement  dépendante  de  ces 
apocryphes  ;  elle  peut  aussi  s'expliquer  par  une 
confusion  entre  l'archevêque  de  Cantorbéry  et  son 
neveu,  appelé  comme  lui  Anselme.  Fils  de  Richera 
sœur  du  saint.  Anselme  le  jku.ne  avait  suivi  son 
oncle  en  .\ngleterre;  après  la  mort  du  primat,  il  fut 
appelé  à  Rome  par  Pascal  111  el  créé  abbé  de  Saint- 
Sabas, antique  monastère  qui  avait  jadis  appartenu  à 
des  moines  grecs.  Envoyé  quelques  années  plus  tard, 
comme  légat  apostolique,  auprès  du  roi  Henri  l"  et 
du  nouvel  archevè(]ue,  il  devint  en  1120  et  resta 
jusqu'à  sa  mort  (1 148)  abbé  du  célèbre  monastère  de 
Saint-Edmond,  Edmunsbury,  dans  le  comté  de  Suf- 
folk.  C'est  alors  surtout  qu'il  nous  apparaît  tout  à  la 
fois  comme  restaurateur  et  comme  promoteur  de  la 
fête  de  la  Conception  parmi  les  .\nglo-saxons. 

a.  La  controverse  en  Angleterre  au  Ail'  siècle.  — 
Implantée  dans  un  certain  nombre  d'endroits  avant 
la  conquête  normande,  la  fête  avait  subi  une  éclipse 
momentanée,  notamment  à  Winchester  et  à  Cantor- 
béry, peut-être  sous  l'influence  du  iirimat  Lanfrasc 
(1070-1089),  dontlezèle  pour  la  réforme  du  calendrier 
anglo-saxon  est  signalé  parEADMKK,  Vita  .'>..4nselmi, 
I.  I,  c.  v,  n.  42,  P.  L.,  CLVIII,  74.  En  tout  cas,  l'au- 
teur du  Tractatus  de  Conceptione,  P.  t.,  CLlX,  Sgi, 
en  constatant  que  la  fêle  se  célèbre  encore  en  beau- 
coup d'endroits,  n'en  déplore  pas  moins  le  déchet 
survenu  :  «  Autrefois  elle  était  célébrée  par  un  plus 
grand  nombre,  et  par  ceux-là  surtout  en  qui  s'alliaient 
une  pure  simplicité  et  une  dévotion  plus    humble. 


( 


253 


MARIE.  -  IMMACULEE  CONCEPTION 


254 


Mais,  depuis  que  l'amour  de  la  science  et  la  passion 
de  tout  examiiur  se  sont  emparés  des  esprits,  ou  a 
retranché  cette  solennité,  au  niéj)ris  de  la  simplicité 
des  pauvres,  et,  sous  prétexte  ([u'elle  manquait  de 
fondement  solide,  on  l'a  réduite  à  rien.  »  Bientôt  une 
réaction  se  produisit,  dont  l'ànie  lut  l'abbé  Anselmk. 
On  lit,  en  eft'et,  dans  le  cartulaire  manuscrit  de  l'ab- 
baye de  Saint-Edmond  :  o  Ce  l'ut  cet  Anselme  qui 
établit  (liez  nous  devix  solennités,  en  premier  lieu  la 
Conception  de  sainte  Marie,  qui,  grâce  à  lui,  se  célè- 
bre maintenant  dans  beaucoup  d'églises.»  Assertion 
conlirméepar  cequeditOsiiERTDE  Clarb,  alors  prieur 
de  Westminster,  dans  sa  liuitième  lettre,  adressée  à 
l'abbé  Anselme  entre  janvier  112^  et  août  ii:i8. 

D'après  cette  lettre,  l'œuvre  de  restauration  ren- 
contrait des  adversaires  puissants,  comme  les  évé- 
qiies  Roger  de  Salisbury  et  Ueruard  de  Saint-Da\  id. 
On  n'objectait  pas  seulement  qu'elle  manquait  de 
fondement  solide,  on  la  disait  condamnée  dans  un 
concile  et  étrangère  à  l'Eglise  romaine.  Osbert  s'adres- 
sait donc,  pour  réclamer  son  appui,  à  celui  qui  avait 
été  jadis  abbé  de  Saint-Sabas  et  légat  apostolique. 
Parmi  les  traditions  ou  coutumes  de  l'Eglise  romaine, 
ne  trouverait-il  pas  quelque  chose  pour  conlirmer  la 
clière  dévotion  ?  Qu'il  se  mette  en  relation  avec  des 
personnes  instruites  connaissant  les  saintes  lettres 
et  ne  craignant  pas  de  défendre,  en  paroles  et  par 
écrit,  la  cause  de  la  Vierge  Marie.  Qu'il  en  confère 
avec  le  nouvel  évéque  de  Londres  (Gilbert  Foliot, 
dit  l'Universel,  consacré  en  janvier  1128)  et  l'abbé 
de  Reading,  Hugues  d'Amiens  (futur  archevêque  de 
Rouen,  1 127-11  Ci),  qui,  sur  la  demande  du  roi  Henri, 
solennise  déjà  la  fête  dans  sou  monastère.  Enlin  il 
fait  un  suprême  appel  au  zèle  d'Anselme  :  «  Ne  laissez 
pas  incomplète  une  œuvre  à  laquelle  vous  vous  êtes 
dévoué  ;  que  les  envieux  ne  puissent  pas  dire  que 
vous  n'avez  pas  réussi  à  établir  la  fête.  »  L'abbé  de 
Saint-Edmond  et  ses  amis  répondirent  à  l'appel. 
Quoi  qu'il  en  soit  de  l'alliruiation,  consignée  dans  un 
exemplaire  manuscrit  des  Annales  de  l'abbaye  de 
Tewsbury,  datant  du  xii*  siècle,  que  la  fêle  de  la 
Conception  de  sainte  Mai'ie  fut  approuvée  en  112g 
I  par  l'autorité  apostolique  dans  un  concile  de  Lon- 
dres, il  est  indubitable  qu'à  partir  de  cette  époque 
la  fête  gagna  rapi<lement  du  tei-rain  en  Angleterre. 
A  l'intérêt  d'orilre  historique  que  présente  cette 
controverse,  s'en  ajoute  un  autre,  plus  important  : 
chez  les  défenseurs  anglo-saxons  de  la  fête,  la  doc- 
trine de  l'Immaculée  Conception  ai>paraitnettement. 
Dans  un  Sermo  Je  Concefitione  saiicie  Marie  qu'il 
adressa,  vers  1126,  à  Warin,  doyen  de  ^^'orceste^, 
Osbert  un  Cl.^re  célèbre  dans  la  conception  de  la 
Vierge  «  les  prémices  de  notre  rédemption,  l'instant 
où  la  sagesse  de  Dieu  commence  à  se  construire  une 
demeure  temporelle  »  ;  il  parle  «  decette  sainte  généra- 
tion »,  sans  dire  cependant,  par  réserve,  tout  ce 
qu'il  en  pense.  JLThurston,  Eudmeri  Traclatus,  Ap- 
pendix,  p.  61,  03,  80.  Plus  libredans  sa  lettre  à  l'abljé 
Anselme,  il  y  allirme  nettement,  à  plusieurs  reprises, 
sa  croyance  formelle  en  la  sanctification  de  Marie 
in  ipsa  ciinceptioiie,  ipso  creationis  et  concepiionis 
lijcordio.  Sanctilicalion  en  vertu  de  laquelle  la  bien- 
heureuse Vierge  fut  «  toute  remplie  de  la  grâce  du 
Saint-Esprit  et  môme  puiiliée  dans  sa  chair,  de 
toute  souillure,  et  ab  oinni  macula  corporaliter  etiani 
puriûcata.  »  Ibid.,  p.  56  s(|. 

Non  moins  expressif  et  beaucoup  plus  important 
est  le  Traclatus  de  Coiiceptiuiie  sanctae  Mariae,  déjà 
signalé,  P.  A.,  CLIX.  3oi-3i8.  Attribué  d'abord  au 
grand  Anselme,  puis  à  son  neveu  .Anselme  le  jeune, 
puis  au  moine  de  Cantorbéry  qui  fut  le  compagnon 
et  l'historien  du  saint  arche\êque,  Eadmeh  (Ragey, 
op.  cit.,  p.  272   sq.),  il  a  été  délinitivement  acquis 


au  dernier  par  le  P.  Tulrston,  qui  l'a  retrouvé  sous 
son  nom  dans  un  manuscrit  original  de  Corpus  Cliristi 
Collège,  à  Cambridge.  Ce  traité  fait  époque  dans  l'his- 
toire de  la  théologie  mariale.  Eaumer  ne  veut  pas 
s'arrêter  au  récit  des  évangiles  apocryphes,  n.  3; 
il  s'attache  surtout  à  cette  idée,  que  dans  la  concep- 
tion de  Marie  nous  avons  la  première  origine  de  la 
future  Mère  de  Dieu  et  que  la  saintelé  doit  être  à  la 
base  de  l'édilice  qui  s'inaugurait  alors.  Jérémie, 
destiné  par  Dieu  à  l'apostolat,  fut  sauctilié  avant  sa 
naissance;  Jean  le  Précurseur  fut  rempli  du  Saint- 
Esprit  dés  le  sein  de  sa  mère  :  comment  celle  qui 
devait  être  l'unique  propitiatoire  du  genre  humain 
et  l'unique  demeure  du  Fils  de  Dieu,  aurait-elle  été 
privée,  au  début  de  son  existence,  de  la  grâce  du 
Saint  Esprit?  Si,  par  suite  de  l'union  normale  des 
deux  sexes  qui  est  intervenue  en  cette  conception, 
quelque  chose  y  subsiste  du  péché  originel,  c'est 
dans  les  parents  qu'il  faut  le  chercher,  et  non  pas 
dans  celle  qui  est  engendrée,  propaguntium  et  non 
propagalae  prolis  fuit,  n.  9.  Quelle  dillicullé  ?  Dieu 
donne  bien  à  la  châtaigne  d'être  conçue,  nourrie  et 
formée  au  milieu  des  épines  sans  qu'elles  lui  portent 
atteinte  ;  pourquoi  n'aurait-il  pas  pu  protéger  le 
corps  humain  qui  devait  être  son  temple  et  fournir  au 
Verbe  son  humanité,  en  faisant  que,  conçu  parmi 
les  épines,  il  échappât  totalement  à  leurs  pointes  ? 
Quand  les  mauvais  anges  tombèrent.  Dieu  préserva 
les  bons  du  péché;  et  il  n'aurait  pas  pu  préserver  du 
péché  d'autrui  la  femme  destinée  à  devenir  sa  mère? 
Pouvant  le  faire,  comment  ne  l'aurait-il  pas  voulu 
pour  celle  qu'il  a  voulu  telle  que  nous  savons? 

Mais  tous  n'ont-ils  pas  péché  en  Adam  ?  Sans 
doute  ;  mais  la  place  suréminente  que  Marie  occupe 
après  son  Fils  ne  permet  pas  de  l'astreindre  à  la  loi 
commune.  Qu'il  en  fiit  ainsi,  c'était  de  toute  conve- 
nance; autrement,  entre  l'édilice  que  la  sagesse  di- 
vine se  proposait  de  construire  et  les  fondements  de 
l'édilice,  il  y  aurait  dissonance  et  disproportion,  non 
congruehat,  non  coliaerebat,  n.  i3.  En  somme, Eadmer 
prélude  à  l'argument  résumé  plus  tard  en  ces  trois 
mots  :  potuit,  decuit,  fecit  ;  c'est-à-dire  à  l'argu- 
ment partant  de  la  possibilité,  plutôt  supposée  ici 
que  démontrée,  et  de  la  convenance  positive  pour 
conclure  au  fait,  à  l'existence  du  privilège.  En  rai- 
sonnant ainsi,  le  disciple  d'Anselme  commençait  la 
synthèse  d'éléments  que  nous  avons  rencontrés  dans 
la  Tradition  grecque  à  l'épociue  de  son  développe- 
ment. 

BusLioGRAPUiE.  —  R.  Anstruther,  Epistulae  Her- 
berti  de  Losinga,  priini  episcupi  iXoni/icensis,  Os- 
berti  de  Clara  el  Elineri  prioris  Cantuariensis, 
Bruxelles-Londres,  i846;  V.  de  Buck,  S.  J  . ,  Osbert 
de  Ctare  et  l'abbé  Anselme  instituteurs  de  la  fête 
de  V Immaculée  Conception  de  la  sainte  Vierge  dans 
l'Eglise  latine,  dans  Etudes  de  théologie, nouv.  sév., 
t.  li,  Paris,  18G0;  E.  Bishop,  art.  cité;  B.  Wolff,  O. 
S.  B.,  Abt  Ansehn  und  dus  Fest  des  S  December; 
Noch  einmal  das  Fest  des  8  December,  dans  Stu- 
dien  und  Mitlheilungen  ans  dem  Benedictiner-und 
dem  Cistercienser-Orden,  Briinn,  i885,  1886;  E. 
Vacandard,  f.es  origines  de  la  fête  de  la  Concep- 
tion dansledioci'se  de  Houen  eten  Angleterre,  dans 
Hci'ue  des  questions  historiques,  V&Tis,  1897;  H. 
ïhurston,  S.  J . ,  Abbot  Ansclni  of  liiiry  and  the 
Inimuculate  Conception  :  The  Legendnf  Abbot  Elsi: 
Englandand tite  Inimuculate  Conception,  dans  The 
Mon/Il,  itjoti,  juin,  juillet  et  décembre;  A.  Noyon, 
uri.  cité;  H.  Thurston  et  Th.  Slater,  S.  J.,  Ead- 
meri  moniichi  Cantuariensis  Tractalus  de  Concep- 
tione  sanclae  Mariae,olim  sancio  Anselmo  attribu- 
tus,  nunc  primuminteger  ad  codicurn  fidem  éditas. 


255 


MARIE.  —  IMMACULÉE  CONCEPTION 


256 


adiectis  ijiiibiifdtim  documenlis  coiietiiiieis,  Fri- 
bourg-en-Brisynii,i(jo4;  E.  Yacandaicl,  Les  origines 
de  la  fête  et  du  dogme  de  l'/mnuiculée  Conception, 
loc.   cit.  ;  Kellner,  lleortologie,  lac.  cil. 

3.  La  controverse  enFranceau  .Ml'  siècle.  —  Dans 
sa  lettre  à  l'abbé  Anselme.  Osbeil  de  Claie  affirmait 
(lue,  sur  le  continent,  des  évoques  et  des  abbés  célé- 
braient aussi  la  i'ête  de  la  Conception.  Cette  circons- 
tance allait  donner  lieu  à  une  nouvelle  controverse, 
d'une  portée  plus  grande.  Saint  Bernard,  abbé  de 
Clairvaux  de  iii5  à  1 1 5.?,  connaissait  le  fait  signalé 
par  le  moine  anglais;  il  s'en  préoccupait, mais  s'était 
abstenu  jusqu'alors  d'intervenir,  «  eu  égard  à  la  dé- 
votion de  ceux  qui  agissaient  ainsi  par  simplicité  de 
cœur  et  par  amour  de  la  Vierge».  Sur  ces  entrel'aites, 
il  apprit  que  la  Icle  avait  fait  son  apparition  dans 
l'église  primatiale  de  Lyon;  il  crut  devoir  protester 
dans  une  lettre  aux  chanoines  de  Saint-Jean,  Episl. 
cLxxiv,  P.  L.,  CLXXXII,  332,  écrite  au  plus  tard  en 
ii^o,  au  plus  tôt  vers  ii28-ii3o  (date  préférée  par 
M.  Vacandard).  La  fête  est  dénoncée  par  lui  comme 
«  un  rite  étranger  à  l'Eglise,  manquant  tout  à  la  fois 
de  fondement  rationnel  et  d'appui  dans  la  tradi- 
tion ». 

L'argumentation  présentée  du  point  de  vue  ration- 
nel est  particulièrement  importante.  Elle  revient  à 
ceci  :  Marie  a  été  sanctifiée  ou  avant  la  conception, 
ou  au  moment  même  de  la  conception,  ou  seulement 
après  la  conception.  La  première liypotlièse  est  inad- 
missible :  Marie  n'a  pas  pu  être  sanctilice  avant 
d'exister, et  elle  n'existait  pas  avant  d'avoir  été  con- 
çue. La  seconde  hypothèse  est  également  inadmissi- 
ble :  Marie  n'a  pas  été  conçue  du  Saint-Esprit,  comme 
le  Sauveur;  elle  a  été  conçue,  comme  les  autres 
hommes,  d'un  père  et  d'une  mère  par  voie  de  géné- 
ration soumise  à  la  loi  de  la  concupiscence  ou  loi  du 
péché.  II  Gomment  y  aurait-il  sainteté  sans  l'Esjirit 
de  sanctification?  ou  bien  comment  y  aurait-il  so- 
ciété entre  l'Esprit  saint  et  le  péché?  ou  du  moins, 
comment   n'y  aurait-il    pas  eu  péché  là  où  il  y  a  eu 


concupiscence 


Reste    la   troisième  hypothèse 


Marie  sanctifiée  après  sa  conception,  mais  avant  sa 
naissance. 

Omettons  les  efforts  infructueux  qui  out  été  faits, 
soit  pour  nier  l'authenticité  de  cette  lettre,  soit  pour 
l'interpréter  de  manière  à  ne  pas  voir  dans  l'abbé  de 
Clairvaiix  un  adversaire  de  la  pieuse  croyance.  La 
seule  argumentation  qui  vient  d'être  rapportée  sulfit 
à  montrer  que  le  docteur  cistercien  s'attaque  à  la 
doctrine  en  même  temps  qu'à  la  fête.  11  n'a  pas  fait, 
il  est  vrai,  du  moins  formellement,  la  distinction 
fondamentale  entre  l'acte  générateur  (conception 
nc(iie)  et  le  terme  de  cet  acte  (conception  passire), 
ni  la  distinction  classique  entre  la  conception  passive 
imparfaite  ou  parfaite  (conceptio  cnrnis,  conceptio 
prolis);  mais  les  arguments  dont  il  se  sert  sont  tels 
qu'ils  vont  au  rejet  de  la  sainteté  dans  la  conception 
l)assive,  soit  imparfaite  soit  parfaite,  aussi  bien  que 
dans  la  conception  active.  Il  raisonne  évidemment 
sous  l'inlluence  de  la  théorie  augustinienne,  qui  con- 
sidère toute  génération  sexuelle  comme  souillée, 
dans  l'ordre  actuel,  par  la  concupiscence  et  (]ui 
rattache  à  cette  circonstance  la  transmission  du 
péohé  originel.  Cette  théorie,  Bernard  l'applique 
rigoureusement  à  la  conception  de  la  Vierge,  en 
sorte  que  pour  elle,  comme  pour  les  autres  descen- 
dants d'Adam,  il  y  a  connexion  inéluctable  entre  la 
conception  aclive  soumise  à  la  loi  de  la  concupis- 
cence et  la  conception  passive  dans  le  péché. 

L'autorité  de  saint  Bernard  était  trop  grande,  pour 
que  son  intervention  restât  sans  effet.  La  controverse 
amorcée  continua,  comme    le   prouve,  entre  autres 


faits,  la  passe  d'armes  qui  eut  lieu  vers  ii8o  entre 
PrBRRE  DE  Celles,  alors  abbé  de  Saint-Rémi  de 
Reims,  et  Nicolas,  moine  de  Saint-Alban,  celui-ci 
soutenant  la  fcle  et  l'autre  maintenant  les  positions 
de  l'abbé  de  Glairvaux,  P.  t.,  GCII,  Gi3-632.  11  en 
résulta,  pour  la  fête,  ralentissement,  parlois  même 
suppression,  comme  à  Paris  sous  l'èpiscopat  de 
Maurice  de  Sully  (iiôo-i  i  sept.  iigo).  Toutefois 
il  ne  semble  pas  que  l'essor  ait  été  notablement  en- 
travé. Atton,  prieur  de  Saint-Pierre  de  la  Réole  au 
diocèse  de  Bazas,  décrétant  en  ii54  l'institution  de 
la  fête,  observe  «  que  le  peuple  chrétien  la  célèbre 
maintenant  en  France  presque  universellement  et 
avec  la  plus  grande  dévotion  ».  MAnxiiNE,  l>e  anti- 
quis  monachoruin  ritihns,  1.  IV,  c.  ii,  n.  l6.  Témoi- 
gnage en  partie  confirmé,  sur  la  fin  du  siècle,  par 
la  glose  d'un  canoniste,HoGuss  de  Pire, De  consecrat., 
dist.  III,  c.  I.  Pronunluindum  :  à  piopos  du  mot 
A'alivitas,  il  remarque  qu'il  n'est  pas  fait  mention  de 
la  fête  de  la  Conception,  parce  qu'on  ne  doit  pas  la 
célébrer  ;  ce  qui  ne  l'cmpèche  pas  d'ajouter  que  l'u- 
sage contraire  existe  en  beaucoup  de  régions,  sicut 
in  iiiultis  regioniijus  /it,  surtout  en  Angleterre. 

La  croyance  au  privilège  mariai  donne  lieu  aux 
mêmes  discussions  que  la  fête.  Parmi  les  auteurs  de 
cette  époque  qui  touchent  assez  nettement  le  pro- 
blème pour  qu'on  puisse  juger  de  leur  sentiment,  les 
uns  admettent  avec  saint  Bernard  une  sanctification 
postérieure  à  la  conception;  par  exemple,  Nicolas 
de  Claihvaux,  In  Nativil.  S.  Joannis  Baptistae (aXXvi- 
bué  à  saint  Pierre  Damien),  P.  /,.,  CXLIV,  628; 
Pseudo-Bernard,  Serm.  iv  in  Salve  liegina,  3,  P.  L. 
CLXXXIV,  10^5;  Garmeh  de  Langres,  Sernt.  m,  de 
Purificatione,  P.  L.,  CCV,  649;  Pierre  du  Poitiers, 
Sent.  IV,  ■),  P.  L.,CC\l,  1 165;  Innocent HI,  Serm.  xii, 
fn  solemnitate  Purificationis,  P.  L.,  CCXVII,  607. 
D'autres  affirment  que  Marie  fut  sanctifiéedanslesein 
de  sa  mère,  mais  sans  mettre  d'opposition  entre  la 
conception  et  la  sanctilication;  par  exemple,  Gui- 
BERT  DE  Nogent,  De  lande  S.  Muriue,  c.  v,  P.  /,., 
CLVI,  55o;  per  sanctum  qui  ci  ex  utero  coaluit  Spi- 
ritum;  Gilbert  Foliot,  In  Cantica  Cant.,  i,  i],P.  f.., 
CCII,  lioi  :  «i  utero  sanctificata.  D'autres  proclament 
sans  restriction  l'absolue  sainteté  de  la  Vierge;  par 
exemple,  Hermann  de  Tournai,  Tractatus  de  Incar- 
natione,  c.  vm,  P.  L.,  CLXXX,  3i;  semper  eam  in 
omni  sanctitate  et  munditia  servavit.  D'autres  enfin 
soutiennent  expressément  l'immaculée  conception; 
par  exemple,  le  vénérable  Hervé  du  Mans,  moine  de 
Déols  ou  Bourg-Dieu,  In  epist.  11  ad  Corinth.,  c.  v, 
P.  L.,  CLXXXI,  loli'i  :  nemine  prorsus  exerapto, 
dempta  matre  Dei. 

Parmi  les  témoignages  favorables,  certains  ont  une 
portée  spéciale,  parce  qu'ils  touchent  la  question  ex 
professa  et  constituent  une  réponse  à  la  lettre  de 
saint  Bernard.  Tels  sont  trois  écrits  que  le  francis- 
cain Pedro  de  Alva  y  Astohga  nous  a  conservés  dans 
ses  Monumenta  aniiqua.  Le  premier  est  un  traité 
d'ABÉLARD,  de  Conceplione  beatae  et  gloriosae  Virgi- 
nis  Marine;  pour  l'aulhenticité  sérieusement  proba- 
ble de  cet  écrit,  voir  A.  Noyon,  Notes  bibliographi- 
ques, §  3.  Le  second  est  un  sermon  De  Immaculata 
Conceptione  Virgin is  Mariae  matris  Dei,  mis  sous  le 
nom  de  Pierre  Comkstor,  chanoine  de  Troyes 
(T  ''79'?);  d'autres  l'attribuent  à  Richard  de  Saint- 
Victor  (~  1173).  Le  troisième  est  un  autre  sermon 
de  Conceptione  beatissimae  Virginis  Mariae,  dont 
l'auteur  est  Pierre  Cantor,  docteur  et  chanoine  de 
Paris,  mort  en  1 197  au  monastère  cistercien  de  Long- 
pont.  Les  trois  apologistes  en  sont  à  peu  près  au 
même  point  qu'Eadmer;  ils  affirment  le  privilège  ma- 
riai pour  sa  haute  convenance;  Cantor,  en  particu- 
lier, le  rattache  très  justement  au  plan  divin  de  la 


257 


MARIE.  —  IMMACULÉE  CONCEPTION 


258 


Rédemplion  telle  que  Dieu  l'n  voulue.  Comestor  se 
préoccupe  même  de  chercher  des  fondeiuents  dans 
'la  sainte  Ecriture,  Gen.,  in,  i5;  Luc,  i,  18,  et  dans 
la  Tradition  patristique,  en  citant  trois  ou  quatre 
*e«tes,nolauiin<?nt  celui  de  saint  AfGUSTiN,  Dénatura 
et  g'ratia,  c.  ixxvi. 

Notable  est  la  réponse  faite  dans  ces  écrits  à  l'ob- 
jection tirée  par  saint  Bernard  de  ce  que  la  loi  de  la 
concupiscence  et  du  péché  s'attache,  dans  l'ordre 
actuel,  à  toute  génération  humaine  où  l'union  des 
sexes  intervient.  Les  trois  défenseurs  du  privilè[,'e 
•mariai  distinguent,  en  des  termes  équivalents,  entre 
l'acte  générateur  de  Joachim  et  d'Anne,  et  la  vierg^e 
Marie  comme  terme  complet  et  final  de  la  conception. 
•La  concupiscence,  la  volupté  charnelle  est  le  fait  des 
parents,  et  non  celni  de  Marie  qui  n'existait  pas 
encore,  dit  Abélard.  Que  les  parents  aient  été  sou- 
mis à  la  loi  du  péché  en  engendrant  Marie,  c'est 
possible,  dit  à  son  tour  Comestor;  mais  Marie  elle- 
même  fut  toute  sainte,  ipsa  sanitissima.  Et  Cantoii 
d'ajouter  que  la  conception  (consommée),  étant  l'œu- 
vre de  Dieu,  ne  saurait  être  souillée  par  ce  qu'il 
peut  y  avoir  de  déréglé  dans  l'acte  générateur  qui  a 
précédé. 

L'objection  courante  insistait  sur  la  connexion  qui 
doit  exister  entre  la  cliair  de  Marie,  appelée  par  les 
Pères  chair  de  péché,  et  son  âme,  atteinte  par  voie 
de  conséquence.  Après  s'être  rejetés  sur  la  puissance 
•divine  qui  n'a  pas  pu  manquer  de  moyens  pour  con- 
server pure  la  chair  comme  l'àme  de  la  Vierge,  les 
trois  apologistes  recourent  à  un  sj  stènie  de  préser- 
vation préi'entit'e,  qui  consiste  à  empêcher  l'effet  en 
faisant  disparaître  la  cause.  Préservation  préventive 
immédiate,  venant  de  ce  que  l'acte  générateur  des 
parents  fut  soustrait  à  la  loi  commune  de  la  volupté 
charnelle.  Abiîlard  signale  la  solution  comme  sou- 
tenable  :  ccQuid  enini  nos  impedît  credere  hanc  gra- 
tiam  Dominum  parentibus  suae  genilricis  posse  et 
Telle  conferre,  ut  absque  omni  carnalis  concupis- 
oentiae  labe  sanctissimum  illud  corpusculum  gene- 
rarent?  n  Alva,  loc.  cit.,  p.  laç).  Caxtoh  est  plus 
attirraalif  :  «  Sanctam  qnippe  genitam  non  immerito 
dixerim,  cujus  generatores  in  ejus  generalione  non 
contraxit  stimulantis  lascivia  libidinis,  sed  praeop- 
tatae  spes  sobolis,  sed  obedientia  angelicae  admoni- 
tionis.  »  Ihid.,  p.  iio.  Préservation  préventive  mé- 
diate, remontant  jusqu'au  père  du  genre  humain  : 
dans  le  naufrage  de  son  intégrité  primitive,  une 
parcelle  de  chair  serait  restée  pure  de  toute  souil- 
lure, elle  aurait  ensuite  été  transmise  sans  altération 
à  travers  les  diverses  générations,  et  de  cette  par- 
celle auraient  été  formés  le  corps  de  la  Vierge  et 
celui  de  son  Fils.  C'est  la  solution  de  Comestor  : 
«  Unde  credi  potest,  caméra  lllam  quae  assumpta  est 
a  Verbo  post  corruptionem  totius  humanae  naturae 
in  primo  parente,  ita  tameii  illaesam  et  ab  omni 
contagione  peccali  immunem  custoditam,  ut  usque 
ad  susceptionem  sui  a  Dei  Filio  semper  libéra  man- 
serit,  et  nuUi  unquam  peccato  vel  modicuni  pensum 
reddiderit.  »  lliid.,  p,  4- 

Cette  dernière  tliéorie  est  signalée  souvent  par  les 
théologiens  du  xti'  siècle,  par  exemple,  Summa  sen- 
tent., attribuée  à  Hugues  de  S.«nt-Victor,  tract,  l, 
e.  XVI,  P.  L.,  CLXXVI,  78;  Roland  Bandiselli,  Die 
Sentenzen  Ftolanis.  éd.  Gietl,  p.  iC3  sq.  On  la  retrouve 
dans  un  sermon  manuscrit  du  même  siècle,  conservé 
à  l'abbaye  cistercienne  de  Heiligenkreuz,  près  Baden  ; 
voir  A.  NoYON,  ?fotes  bibliographiques,  §  i,  etX.  Le 
Bachelet,  dans  Recherches  de  Science  religieuse, 
Paris  1910,  t.  I,  p.  5g6,  où  le  passage  est  cité.  Théo- 
rie bizarre,  inadmissible  et,  comme  les  précédentes, 
insufflsante  pour  expliquer  une  conception  sainte 
dans  le  sens  théologique  du  mot.  Tout  cela,  d'ailleurs, 

Tome  m. 


occasionné  non  moins  par  la  façon  défectueuse  dont 
le  problème  était  alors  posé,  ([ue  par  des  notions 
fausses  ou  vagues  sur  la  nature  du  péché  originel, 
de  la  concupiscence,  de  la  justice  originelle  et  de  la 
justice  intérieure  dans  l'économie  présente. 

B1UL10GRA.PHIK.  —  Vacandard,  Saint  Bernard  et  la 
fête  de  la  Conception  de  la  sainte  Vierge,  dans 
Science  catholique,  iSgS,  t.  VII,  p.  Sy^  ;  Vie  de  saint 
Bernard,  Paris,  1896,  t.  II,  c.  xxi,  p.  81  sq  ;  Petrus 
de  .Vlva  et  Astorga,  Monunienta  aniiqua  I mmacu- 
latae  Conceptiunis  ex  variis  authuribus  antiquis 
tam  nianuscriptis,  quant  otim  impressis,  sed  qui 
vix  modo  reperiuntiir,  tonias  1,  Louvain,  1664  ; 
A.  Noyon,  Les  origines  de  la  fête  de  l' Immaculée 
Conception  en  Occident,  loc.  cit.  ;  Notes  bibliogra- 
phiques sur  l'histoire  de  la  théologie  de  Vhnniacu- 
lée  Conception  :  1.  Les  pièces  d'une  controverse  au 
douzième  siècle;  ni.  Un  traité  sur  la  Conception 
attribué  à  Abélard,  dans  llullelin  de  littérature 
ecclésiastique,  Toulouse  igii,  avril  et  juin,  p.  177, 
286. 

/|.  La  purification  de  Marie  au  jaur  de  l'Annoncia- 
tion. —  Doctrine  courante  au  xii''  siècle,  que  nous 
avons  trouvée  chez  saint  Anselme,  mais  qui  se  pré- 
sente chez  d'autres  auteurs  en  des  termes  plus 
expressifs  et  parfois  déconcertants  à  première  vue. 
D'après  Rupert  de  Deutz  {—  ii35),  pour  que  le  fruit 
qui  devait  naître  de  Marie  fût  absolument  saint,  il 
fallait  qu'elle  fût  sancliliée,  c'est-à-dire  purifiée  du 
péché  actuel  et  originel  :  «  OpoTtebat  ipsam  sanctilî- 
cari,  hoc  est  emundari  ab  omni  peccato,  lam  actuali 
qnam  eo  quod  majus  erat,  scilicet  originali.  «  In 
Matihaeum,  de  gloria  et  honore  Filii,  P.  L.,  CLXVIII, 
i325.  Pierrb  Lombard  {■-  1 16^)  parle  aussi  de  Marie 
comme  purifiée  alors  du  péché,  Sent.  III,  dist.  m  : 
«  A  peccati  prorsus  purgavit,  et  a  fomite  peccati 
etiam  liberavit.  »  De  ces  textes  et  avitres  semblables, 
faut-il  conclure  avec  G.  Herzog,  loc.  cit.,  p.  621, 
527,  629  sq.,  que  ces  théologiens  excluent  la  doc- 
trine, énoncée  par  saint  Bernard,  d'une  sanctilîca- 
tion  de  Marie  dans  le  sein  de  sa  mère,  ou  que,  d'après 
eux,  «  la  sainte  Vierge  commit  le  péché  jusqu'au 
moment  de  l'Incarnation  »  ? 

D'abord,  il  ne  peut  s'agir,  au  jour  de  l'Annoncia- 
tion, d'une  simple  purification  ou  première  sanctifi- 
cation de  Marie.  A  la  suite  de  saint  Augustin,  Contra 
Julianum,  V,  45,  P.  L.,  XLIV,  809,  et  de  saint  Gré- 
goire, Moral.,  IV,  3,  P.  /..,  LXXV,  635,  les  théolo- 
giens du  xii"  siècle  admettaient,  pour  les  enfants 
nés  avant  la  venue  de  Jésus-Christ,  l'existence  d'un 
remède  contre  le  péché  originel,  en  dépendance  d'un 
rite  extérieur  ou  de  la  seule  foi  des  parents  :  S.  Ber- 
nard, Epi  st.  i(d  Ihigonem  de  S.  Victore,c.  1,  n.  4.  P.L. 
CLXXXll,  io34;  Hugues  de  S.  Victor,  De  Socra- 
mentis,  1.  I,  part,  xii,  c.  2,  P.  t.,  CLXXVI,  349  s.; 
Pierre  Lombard,  Sent.  IV,  dist.  i,  n.  7  ;  cf.  Rémi 
n'AuxERRE  (1098),  In  Gen.,  xvii,  28, />.  /,.,  CXXXl.Sg. 
Supposer  que  ces  mêmes  théologiens  aient  soumis 
Marie  au  péché  originel  proprement  dit  jusqu'au 
jour  de  l'Annonciation,  ce  serait  leur  faire  créer 
un  régime  d'exception  non  pas  en  faveur,  mais  au 
détriment  de  la  Mère  de  Dieu.  De  quel  droit  leur 
attribuerait-on  une  pareille  énormité?  Aus»!  cette 
doctrine  de  la  purification  de  la  Vierge  se  rencontre- 
t-elle  chez  des  auteurs  qui  admettent  en  même  temps 
et  d'une  façon  explicite  son  immunité  par  rapport  à 
tout  péché  actuel  ou  sa  sanctification  dans  le  sein  de 
sa  mère.  Ainsi  nous  lisons  dans  Herbert  dr  Losinga 
(-{-  Il  19),  Sermons  and  Letters,  t.  I,  p.  i  :  c.  Purgat  ah 
originali  et  actuali  culpa,  quam  sua  impleturus  erat 
gratia  «  ;  et  pourtant  Marie  est  pour  lui  m  ingenua 
de    ingenuis,    et   cui    nulla     <Ie    propagine    macula 


259 


MARIE  —  IMMACULEE  CONCEPTION 


260 


inUaesisset  »,  t.  II.  p-  33o.  Si  le  vénérable  Godefroy 
u'Admont  (t  u65)  dit  du  Saint-Esprit  descendant 
sur  Marie  :  «  Jb  omni  originali  peccato  liberam  red- 
didit  et  ab  omni  actuali  peccato,  si  quod  illud  erat, 
emundavit  ..,  il  dit  également  du  même  Esprit,  en 
parlant  de  l'àme  de  Marie  :  «  Ab  ipso  nativitatis  ejus 
primurdio  luirabiliter  composuit,  decenterornavit  et 
sanctificafil.  »  Homiliae  domin.,  iv  ;  festiv.,  lxxviii, 
P.  L.,  GLXXIV,  4i,  1028. 

Pour  interpréter  sainement  les  textes  allègues  et 
résoudre  les  antilogies  apparentes,  il  faut  tenir 
compte  des  multiples  acceptions  du  mot  péché  et  de 
la  façon  dont  les  auteurs  du  xii'  siècle  avaient  con- 
tume  de  traiter  le  problème  du  péché  originel.  «  No- 
raine  peccali  quandoque  intelligitur  macula,  quan- 
doque  actus  peccali,  quandoque  reatus,  quandoque 
culpa,  quandoque  pena  »,  nous  dit  Roland  Bandi- 
NELLi  dans  ses  Serilences,  op.  cit.,  p.  i34.  Ainsi  la 
tache  ou  souillure,  l'acte  matériel  du  péché,  l'état  de 
culpabilité,  la  faute,  la  peine  du  péché,  tout  cela 
s'appelait  couramment  péclié.  Toutefois  il  importe, 
dans  la  question  présente,  de  distinguer  le  péché  au 
sens  propre  ou  au  sens  métaphorique.  Péché  au  sens 
propre,  actuel  ou  habituel,  la  transgression  délibé- 
rée d'un  précepte  divin  ou  l'état  de  culpabilité  qui  en 
résulte  devant  Dieu.  Péché  improprement  dit  ou  au 
sens  métonymique,  ce  qui  est  effet,  peine  ou  cause  du 
péché  proprement  dit. 

La  concupiscence,  prise  eu  elle-même,  n'est  pas 
péché  au  sens  propre,  pas  plus  qu'une  souillure  ou 
une  tache  affectant  la  chair  seule.  Les  théologiens  du 
xii«  siècle  savaient  cela  et  en  convenaient,  puisque, 
d'après  leur  enseignement  formel,  ni  la  souillure  de 
l'àme  ni  l'état  de  culpabilité  devant  Dieu  ne  demeu- 
rent dans  le  baptisé  :  Pibrrk  Lombard,  Sent.  Il,  disl. 
XXX,  n.  7  :  nisi  ab  ejus  reata  per  Ghristi  baptismum 
absolvantur  ;  Rodbrt  Pdll,  Sent.  II,  c.  xxxi,  P.  L., 
GLXXXVI,  764  :  in  baptizatis  dimitti  dicitur,  dum 
quae  ex  ipso  est  concupiscentia  condonalur  ;  Huc.ues 
DE  S.  Victor,  De  Sacramenlis,  l.  I,  part,  vu,  c.  2C, 
P.  L.  CLXXVl,  297  :  in  ipso  originali  vitio  tollilur 
non  poena,  sed  culpa  ;  Roland  Bandinblli,  parlant 
de  la  souillure  de  l'àme,  Q\).  cit.,\>.  i36  :  que  macula 
usque  ad  baptismi  sacramentum  in  ea  perdurât,  sed 
in  baptismatis  unda  ab  ea  lafatur  atque  mundatur. 
Prise  en  elle-même,  la  concupiscence  habituelle  ne 
peut  donc  s'appeler  péché  qu'au  sens  large,  en  tant 
qu'effet  ou  peine  du  péché  d'Adam  et  source  de  pé- 
ciiés  actuels,  fomes  peccali.  Mais  à  ce  «  foyer  du  pé- 
ché »  qui  couve  en  nous,  se  rattachent,  comme  con- 
séquences ou  manifestations  actuelles,  des  mouve- 
ments déréglés  qui,  de  leur  nature,  sont  contraires 
à  la  loi  morale  ;  mouvements  auxquels  il  ne  manque 
que  d'être  consentis  pour  qu'il  y  ait  péché  propre- 
ment dit  ou  péché  formel. 

Or  les  théologiens  scolastiques  de  celte  époque 
avaient  coutume  de  considérer  le  péché  originel 
d'une  façon  concrète,  dans  toute  son  extension,  en 
y  faisant  rentrer  non  seulement  la  souillure  de 
l'àme  et  l'état  de  culpabilité  devant  Dieu,  mais  en- 
core la  concupiscence  habituelle  ;  ils  avaient  aussi 
coutume  d'appeler  péché  tout  mouvement  déréglé 
dont  la  concupiscence  est  le  principe,  lors  même 
qu'il  n'y  a  ni  responsabilité  personnelle  ni  culpabi- 
lité devant  Dieu.  C'est  ainsi  que,  dans  l'objection 
présentée  à  saint  Anselmiî,  Cur  Deus  liunio,  l.  II, 
0.  XVI,  Boson  parle  du  péché  de  la  délectation 
charnelle,  carnalis  deleclationi.s  peccato,  inhérent  à 
l'acte  générateur  dans  l'ordre  actuel,  sans  prétendre 
par  le  fait  même  attribuer  une  faute  proprement 
dite  à  tous  ceux  qui  engendrent,  y  compris  saint 
Joachim  et  sainte  Anne.  C'est  ainsi  que,  dans  sa 
controverse  avec  Nicolas  de  Saint-Alban,  Pierre  de 


Celles  dit  de  la  sainte  Vierge,  Epist.,  cLxxiii,  P.  L., 
CCII,  63o  :  sensit  peccatum  sine  peccato:  ce  qui, 
d'après  le  contexte,  signiiie  qu'avant  l'Incarnation 
du  Verbe  elle  éprouva  quelque  chose  de  la  lutte 
intérieure  dont  parle  saint  Paul,  mais  sans  jamais 
consentir  aux  mouvements  déréglés  de  la  nature  ni 
aux  instigations  du  démon. 

Que  celte  terminologie  ne  soit  irréprochable  ni 
en  elle-même  ni  pour  les  théories  supposées,  qu'elle 
prête  à  des  obscurités  et  à  des  équivoques  fâcheuses, 
c'est  chose  incontestable;  mais  il  faut  la  connaître 
et  s'en  souvenir,  si  l'on  veut  interpréter  sainement 
les  affirmations  des  théologiens  du  xii";  siècle  rela- 
tives à  la  purilication  de  Marie.  Quand  ils  nous  la 
montrent  délivrée  de  tout  péché,  originel  ou  actuel, 
au  jour  de  r.\nnonciation,  ce  n'est  pas  le  péché 
proprement  dit,  souillure  de  l'àme  et  état  de  culpa- 
bilité devant  Dieu,  qu'ils  ont  en  vue  ;  c'est,  la  plu- 
part du  temps,  le  foyer  de  la  concupiscence  qui,  au- 
paravant, n'aurait  |>as  été  éteint  dans  la  Vierge; 
parfois  encore,  ce  sont  les  mouvements  indélibérés 
de  la  concupiscence  dont  la  Mère  de  Uieu  n'aurait 
été  pleinement  délivrée  qu'après  l'Incarnation  du 
Verbe.  A  cela  revient,  pour  donner  un  exemple,  ce 
commentaire  du  Virtus  Altissinii  obumbrabit  tibi  par 
Robert  de  Melun  (-j-  1167)  :  «  Quae  eam  tolani  tem- 
peravit  et  obumbravit,  ut  nullius  etiam  propassionis 
motum  sentire  posset. . .  Verum  ante  obumbrationem 
Virlutis  Altissimi  non  tantam  immunitatera  peccali 
habuit,  quia  in  ejus  carne  eulpae  originalis  macula 
qnantulacumque  fuit.  »  De  Dicarnatione,  fragment 
publié  par  Du  Boulay,  Ilistoiia  unit'ersitatis  Part- 
siensis,  t.  II,  p.  6o4.  Rien  n'empêche  d'entendre  dans 
le  même  sens  le  Maître  des  Sentences  quand,  faisant 
appel  à  l'autorité  de  saint  Augustin,  De  natura  et 
gratia,  c.  xxxvi,  il  afiirme  «  quod  sacra  Virgo  ex  tune 
ab  omni  peccato  immunis  exstiterit.  »  Gauthier  de 
Saint-Victor  (v.  1180)  n'en  a  pas  moins  raison  de 
critiquer  l'intrusion  de  l'ex  tune  dans  le  texte  du 
saint  docteur  :  «  Augustinus  non  ex  tune,  sed  abso- 
lute  quandocumque  de  peccatis  agitur,  déterminai 
illam  omni  modo  el  tempore  debere  excipere  ». 
Excerpta  ex  libris  contra  quatuor  labyrintlios  Fran- 
ciae,  P.  L.  CXGIX,  11 55. 

Du  reste,  toute  cette  théorie  d'une  purification  de 
Marie  au  jour  de  l'Annonciation  n'a  rien  de  scriptu- 
raire,  malgré  l'appel  fait  par  ses  partisans  au  texte 
de  saint  Luc  ;  .Spiritus  sanctus  superveniet  in  te. 
Nulle  idée  de  purification  dans  ces  mots  ni  dans  ceux 
qui  suivent.  Aussi  d'autres  théologiens  du  xii"  siècle 
n'y  voient,  comme  les  Pères  grecs  cités  plus  haut, 
qu'un  progrès  indicible  dans  la  sainteté  ou  la  pléni- 
tude de  grâce  déjà  possédée  par  la  bienheureuse 
Vierge,  ce  qu'on  pourrait  appeler  une  surplénitude 
de  sainteté  et  de  grâce  :  GuinERT  de  Nogent,  De 
lande  sanctae  Alariae,  c.  viii,  P.  /,.,  CLVI,  ôOa  :  can- 
dorem  mundiliae  ei  superexcetlenter  aucturus;  Ru- 
pert,  In  Cant.,  l.  VI,  P.  L.,  CLXVllI,  987:  tune  tu  et 
ex  tune  pulchrapulchritudine  di\>ina  ;  Abélard,  Serin. 
i.  In  Annuntiatione,  P.  L.,  CLXXVIII,  385  :  cum  ei 
superiorem  et  excellentiorem  omnibus  gratiam  contu- 
lerit;  S.  Bernard,  Hom,  iv  super  .Missus  est,  n.  3, 
P.  L.,  CLXXXIII,  81  :  propter  abundantioris  graliae 
pleniludinem,  quara  effusurus  est  super  illam. 

5.  Développement  de  la  controverse  au  XIII'  siècle  ; 
les  grands  scolastiques.  —  Nous  arrivons  à  l'époque 
critique  dans  l'histoire  de  la  croyance  à  l'Imma- 
culée Conception  en  Occident,  à  l'époque  principale- 
ment visée  par  le  patriarche  Anthime  de  Conslanli- 
nople,  quand  il  parle  du  u  dogme  nouveau,  qui  était 
inconnu  dans  l'ancienne  Eglise  et  qui  avait  été  jadis 
violemment  combattu  même  par  les  plus  distingués 
tliéologieris   de    la  papauté   ».    Rappelons    d'abord 


261 


MARIE  —  IMMACULEK  CONCEPTION 


262 


brièvement  le  fait  qu'on  objecte,  avant  d'en  appré- 
cier la  portée  réelle. 

a.  L'opposition  des  grands  scolastiques .  —  Nous 
nous  arrêterons  aux  chefs  de  ûle  :  pour  l'école 
franciscaine,  Alexandre  de  Halès  {—  1240)  et  saint 
BoNAVBNTunK  (i22r-i2'j4);  pour  l'école  dominicaine, 
Albert  le  Grand  (iigS-iaSo)  et  saint  Thomas  d'Aquin 

(1325-1274)- 

Alexandre  de  Halès  traite  la  question,  Summa, 
III,  q.  IX,  m,  2,  en  quatre  articles  dont  voici  les  con- 
clusions :  1°  La  bienheureuse  Vierge  n'a  pas  été  sanc- 
tifiée ufantsa  conception,  quelle  qu'ait  été  la  sainteté 
personnelle  de  ses  parents,  car  la  génération  se  fait 
en  vertu  de  la  nature^  qui  est  corrompue;  de  ce 
chef,  le  sujet  engendré  contracte  le  péché.  2"  Elle 
n'a  pu  être  sanctifiée  au  moment  de  la  conception, 
pour  la  même  raison  :  les  parents  qui  engendrent 
peuvent  agir  d'une  façon  méritoire,  mais  l'acte  géné- 
rateur n'en  est  pas  modifié  dans  sa  nature  et  ses 
conditions.  3"  Elle  n'a  pu  être  sanctifiée  après  sa 
conception,  mais  avant  l'infusion  de  l'unie  ;  dans 
cette  période,  la  chair  vit  encore  d'une  vie  purement 
animale,  elle  n'est  pas  suscepliljle  d'une  sanctifica- 
tion ordonnée  à  la  gloire  et  supposant,  par  consé- 
quent, la  grâce  dont  l  ame  seule  est  le  sujet.  4"  Heste 
qu'elle  ail  été  sanctifiée  dans  le  sein  maternel,  après 
l'union  de  l'âme  au  corps.  Un  privilège  de  ce  genre 
ayant  été  accordée  Jean-Baptiste  et  à  Jérémie,  on  ne 
peut  le  refuser  à  la  Mère  de  Dieu. 

Saint  BoNAVENTURK  propose  les  mêmes  conclu- 
sions. Sent.,  m,  dist.  m,  a.  r,  q.  2,  avec  cette  dilfè- 
rence  que  les  questions  sont  réduites  à  trois  et  énon- 
cées plus  nettement  :  La  chair  de  la  Vierge  a-t-elle 
été  sanctifiée  avant  l'animation  ?  Son  à  me  a-t-elle  été 
sanctifiée  avant  de  contracter  le  péché  originel?  La 
bienheureuse  Vierge  a-t-elle  été  sanctifiée  avant  sa 
naissance?  Le  sens  de  la  seconde  question,  la  prin- 
cipale des  trois,  est,  d'après  le  contexte  :  La  grâce 
sanctifiante  a-t-elle  prévenu  dans  l'âme  de  Marie  la 
tache  du  péché  originel?  Le  Docteur  séraphique  se 
rallie  à  l'opinion  négative,  comme  «  plus  commune, 
mieux  fondée  en  raison  et  plus  sûre  ».  S'il  n'était 
pas  impossible  à  Dieu  de  préserver  la  Vierge  de  tout 
péché,  il  convenait  cependant  que  le  privilège  d'être 
sans  péché  fût  réservé  à  Celui-là  seul  qui  est  la 
source  du  salut.  Des  motifs  déjà  connus  sont  invo- 
qués :  1  universalité  de  la  loi  du  péché,  d'après  l'Ecri- 
ture et  la  Tradition  ;  la  présence  en  Marie  des  peines 
attachées  à  la  faute  héréditaire  ;  la  connexion  qui 
existe  entre  l'union  de  l'àme  avec  une  chair  de  pé- 
ché et  la  souillure  de  l'àme  elle-même.  Une  raison 
s'ajoute,  qui  n'avait  pas  été  donnée  par  saint  Ber- 
nard, mais  avec  laquelle  il  faudra  désormais  comp- 
ter :  la  qualité  de  Rédempteur  qui  convient  à  Jésus- 
Christ  par  rapport  à  sa  mère,  et  qui  ne  s'explique 
pas  si  celle-ci  a  été  exempte  du    péché  originel. 

Albert  le  Grand  se  demande,  Sent.,  lU,  dist.  m, 
q.  I,  a.  3-5,  si  la  Vierge  a  été  sancliliée  dans  le  sein 
de  sa  mère,  ou  en  dehors?  si  sa  chair  a  été  sancti- 
liée  avant  l'animation  ou  seuleuient  après  ?  si,  sanc- 
tifiée après  l'animation,  elle  l'a  été  avant  de  sortir 
du  sein  maternel  ?  Enoncés  équivalents  à  ceux  de 
saint  Bonaventure,  mais  moins  précis  ;  mêmes  con- 
clusions. -Vvant  l'animation,  la  chair  de  Marie  n'était 
pas  susceptible  de  recevoir  la  grâce  sanctifiante  ;  par 
ailleurs,  Marie  n'a  pu  être  sanctifiée  qu'après  l'ani- 
mation :  autrement,  elle  n'aurait  pas  eu  besoin  de 
rédenqilion  en  son  àme,  et  elle  serait  soustraite  à 
l'universelle  sentence  :  Morte  morieris,  qui  s'entend 
de  la  double  mort,  celle  du  corps  et  celle  de  l'âme. 

Saint  Thomas  d'Aquin  réduit  la  question  princi- 
pale â  un  seul  article,  Summa  theol.,  III,  q.  xxvii, 
a.  2  :  la  bienheureuse  Vierge   a-l-elle   été  sanctifiée 


avant  l'animation  ?  Non,  répond-ii;  car  la  sanctifica- 
tion dont  il  s'agit  consiste  à  être  purifié  du  péché 
originel,  et  l'on  n'est  purifié  du  péché  que  par  lu 
grâce,  dont  la  créature  raisonnable  est  seule  suscep- 
tible. De  même,  le  terme  de  la  conception,  proies 
concepta,  n'est  pas  susceptible  de  péché  proprement 
dit  avant  l'infusion  de  l'âme  raisonnable.  Et  si,  d'une 
façon  quelconque,  la  bicnheiu-euse  Vierge  avait  été 
sanctifiée  avant  l'animation,  elle  n'aurait  jamais  eji- 
couru  la  souillure  du  péché  originel;  elle  n'aurait 
donc  pas  eu  besoin  de  la  rédemption  et  du  salut  qui 
nous  vient  de  Jésus-Christ;  ce  qui  est  inadmissible, 
puisque  Jésus-Christ  est  le  Sauveur  de  tous  les  hom- 
mes. Reste  donc  que  la  sanctification  delà  bienheu- 
reuse Vierge  ait  eu  lieu  après  l'animation,  alors  que 
tout  son  être,  corps  et  àme,  était  complet. 

Cette  doctrine  se  retrouve  en  substance  dans  les 
autres  passages  où  l'Ange  de  l'Ecole  traite  ex  pro- 
fessa le  même  sujet:  Compend.  theol.,  c.  ccxxiv 
(al.  ccxxxti)  et  surtout  Sent.,  III,  dist.  iir,  q.  1,  a.  1, 
sol.  a,  où  l'auteur  rejette  expressément  une  sanctifi- 
cation qui  se  ferait  au  moment  même  de  l'anima- 
lion:  i' Sed  nec  etiam  in  ipso  instant!  infusionis,  ut 
scilicet  per  gratiam  tune  sibi  infusam  conservaretur 
ne  culpamoriginalemincurreret.  »  Jésus-Christ  seul 
possède  le  privilège  de  n'avoir  pas  besoin  de  rédemp- 
tion, et  ce  privilège  disparaîtrait  a  s'il  y  avait  une 
autre  àme  qui  n'eût  jamais  été  infectée  de  la  tache 
originelle». On  voit  par  là  quelle  importance  le  Doc- 
teur angélique  attachait  à  la  difficulté  tirée  de  la 
rédemption  de  Marie;  c'est  la  seule  qu'il  oppose  fer- 
mement au  privilège  mariai  dégagé  des  théories 
défectueuses  ou  arbitraires  que  nous  avons  rencon- 
trées :  sanctification  indirecte  dans  les  parents  ou 
sanctification  directe  dans  la  chair,  avant  l'anima- 
tion ;  théories  qui  expliquent  la  manière  dont  les 
grands  scolastiques  ont  traité  le  problème. 

Saint  Thomas  et  saint  Bonaventure  n'ignoraient 
pas  l'existence  de  la  fête  de  la  Conception;  ils  y 
trouvent  une  objection  contre  leur  thèse.  La  réponse 
qu'ils  font  confirme  leur  opposition  à  la  pieuse 
croyance.  Le  premier  veut  qu'en  célébrant  la  fête 
on  ait  en  vue  non  pas  la  conception  elle-même, 
mais  la  sanctification  de  la  Vierge  qu'on  vénère 
alors,  dans  l'ignorance  où  l'on  est  du  moment 
précis  où  elle  s'est  opérée.  Le  second  donne  aussi 
celte  solution,  en  ajoutant  :  «  Quoi  qu'il  en  soit,  les 
âmes  pieuses  peuvent  se  réjouir  de  ce  qui  a  été  com- 
mencé au  jour  de  la  Conception.  Qui  pourrait 
apprendre  que  la  Vierge,  dont  le  salut  du  monde  est 
sorti,  a  été  conçue,  sans  en  rendre  â  Dieu  de  solen- 
nelles actions  de  grâces  et  sans  se  réjouir  dans  le 
Sauveur?  »  Considérations  qui  permettront  à  beau- 
coup de  célébrer  la  fête  de  la  Conception  sans  admet- 
tre l'Immaculée  Conception. 

Rien  de  plus  clair  que  la  position  du  Docteur 
angélique  et  des  autres  grands  théologiens  du  xui"  siè- 
cle. Pour  les  transformer  en  partisans,  ou  du  moins 
pour  ne  pas  voir  en  eux  des  adversaires  de  la  pieuse 
croyance,  on  est  forcé  de  recourir  à  des  rétractions 
fictives,  à  des  textes  apocryphes  ou  vagues,  à  des 
interprétations  montrant  ce  que  ces  théologiens 
auraient  pu  dire,  et  non  pas  ce  qu'ils  ont  dit,  enfin 
à  des  faits  réels,  mais  qui,  dans  l'espèce,  n'ont  pas 
de  valeur  probante,  par  exemple  l'institution  de  la 
fête  de  la  Conception  au  chapitre  général  de  Pise 
en  1263,  alors  que  saint  Bonaventure  gouvernail  les 
Frères  Mineurs.  A  supposer  qu'il  faille  attribuer  la 
décision  à  son  initiative,  il  resterait  à  délerminer  ce 
qu'on  prétendait  honorer,  l'objet  du  culte  étant, 
d'après  la  doctrine  du  saint,  susceptible  de  plusieurs 
interprétations.  11  n'est  donc  pas  étonnant  que  les  der- 
niers  éditeurs  des  Œuvres  du  Docteur  séraphi<iue, 


263 


MARIE  —  IMMACULEE  CONCEPTION 


264 


imprimées  à  Quaraechi,  reconnaissent  son  oppo- 
sition à  la  pieuse  croyance,  et  que,  dans  la  préface 
de  l'édition  des  Quaestiones  disputatae  deGvivi.A.iJuii 
Ware  et  autres,  faite  également  à  Quaraechi,  on 
trouve  cet  aveu  :  «  Parmi  nos  théologiens  de  Pans 
au  XIII»  siècle,  nous  n'en  avons  pas  encore,  jusqu'ici, 
rencontré  un  seul  qui  ait  accepté  et  défendu  la  doc- 
trine de  l'Immaculée  Conception.  »  Les  efforts  tentés 
spécialement  en  faveur  du  Docteur  angélique  n'ont 
pas  eu,  de  l'aveu  général,  un  meilleur  résultat  ;  on 
en  peut  juger  par  les  conclusions  auxquelles  sont 
arrivés  ceux  qui,  de  nos  jours,  ont  examiné  les  tex- 
tes d'une  façon  plus  complète  et  plus  objective. 

b.  Portée  réelle  de  l'opposition.  —  Il  s'en  faut  de 
beaucoup  que  l'opposition  dont  nous  venons  de  par- 
ler ait  l'importance  que  les  adversaires  du  dogme 
déiini  par  Pie  1\  prétendent  lui  attribuer.  Et  d'abord, 
elle  ne  se  fît  pas  sur  le  terrain  de  la  foi  proprement 
dite;  autrement,  saint  Bonaventure  ne  se  serait  pas 
contenté  de  présenter  son  opinion  comme  plus  pro- 
bable et  mieux  fondée  en  raison.  Si  Albert  le  Grand 
prononce  le  gros  mot  d'hérésie,  c'est  uniquement 
dans  son  premier  article,  en  parlant  d'une  sanctifi- 
cation de  Marie  qui  aurait  eu  lieu  aidant  l'animation. 
Comment  reconnaître  des  témoins  de  l'ancienne 
Tradition  dans  des  docteurs  assurément  très  véné- 
rables, mais  qui,  dans  la  question  présente,  raison- 
nèrent à  l'aide  de  quelques  textes  généraux  ou  de 
suppositions  plus  physiologiques  que  dogmatiques, 
ignorant  d'ailleurs  à  peu  près  complètement  les 
riches  monuments  de  l'Eglise  orientale? 

L'opposition  ne  fut  pas  générale,  mais  particulière. 
Tous  ces  grands  scolastiques  et  leursdisciples  immé- 
diats appartiennent  à  un  même  milieu  littéraire, 
l'université  de  Paris.  Quand  le  Docteur  séraphique 
afQrme  n'avoir  jamais  entendu  de  ses  oreilles  quel- 
qu'un qui  soutint  l'immaculée  conception  de  Marie, 
il  parle  manifestement  du  même  milieu  et  pour  un 
laps  de  temps  assez  restreint.  Ailleurs,  la  pieuse 
croyance  avait  des  défenseurs.  Elle  en  avait  en 
France,  oii  la  fêle  de  la  Conception,  entendue  par 
le  plus  grand  nombre  dans  le  sens  immacutiste,  con- 
tinuait à  se  répandre,  réapparaissant  même  à  Paris. 
Elle  en  avait  en  Italie;  témoin  le  B''  Ogeu,  abbé  cis- 
tercien  de  Locedio,  au  diocèse  de  Verceil  (•{•  I2i4,  et 
non  pas  1 149),  Serm.  xiii,  n°i,  P.  /-.,  CLXXXlV,cj4i  : 
«  Non  est  in  filiis  hominum...  qui  non  in  peccalis 
fuerit  conceptus,  praeter  3Iatrem  Jmmaculati...  de 
qua,  cum  de  peccatis  agilur,  nullam  prorsus  volo 
habere  quaestionem.  >■  Elle  en  avait  en  Espagne, 
comme  on  le  verra  bientôt  par  l'exemple  du 
B"  Raymo.nd  Lull.  Elle  eu  avait  surtout  en  Angle- 
terre, oùle  Tractatus  de  Conceptiont  sanctae  Mariae 
exerçait  une  influence  d'autant  jjIu  s  grande  que  déjà 
on  l'attribuait  à  saint  Anselme. 

Enfin  l'opposition  des  grands  scolastiques,  loin 
de  ruiner  la  pieuse  croyance,  ne  lit  f[U'en  préparer 
le  triomphe.  On  a  prétendu  qu'ils  n'attaquèrent  pas 
le  privilège  mariai,  tel  qu'il  a  été  défini  par  Pie  IX, 
mais  seulement  tel  qu'il  était  alors  présenté,  c'est-à- 
dire  d'une  manière  défectueuse  ou  excessive  qu'ils 
jugeaient  préjudiciable  à  , l'universelle  rédemption 
du  genre  humain.  Il  semble  bien  qu'en  fait  ils  allè- 
rent plus  loin;  mais  il  est  vrai  qu'ils  attaquèrent 
directement  l'Immaculée  Conception  telle  que  nous 
l'avons  vue  exposée  et  défendue  en  France  par  les 
écrits  des  trois  Pierre,  Abélard,  Comestor  et  Canlor. 
En  éliminant  les  éléments  parasitiques,  ils  déblayè- 
rent le  terrain;  en  formulant  vigoureusement  leur 
objection  théologique  contre  l'hypothèse  d'une  sanc- 
tification de  l'àmc  au  moment  même  de  l'animation, 
ils  obligèrent  les  autres  à  envisager  et  à  défendre 
le  problème  en   son  point  vital,  et  ils   préparèrent 


ainsi  le  triomphe  de  la  pieuse  croyance.  Le  Doc- 
teur angélique  contribua  particulièrement  à  ce  ré- 
sultat en  adoptant  et  en  perfectionnant  les  vues  de 
saint  Anselme.  Le  péché  originel  proprement  dit  ne 
consiste  pas  dans  la  concupiscence,  mais  dans  la 
privation  de  la  justice  originelle,  considérée  dans  ce 
qui  est  pour  nous  l'élément  constitutif  de  l'état  de 
justification,  c'est-à-dire  la  grâce  habituelle  ou  sanc- 
tifiante. La  concupiscence  habituelle  est  un  défaut 
d'équilibre  ou  de  subordination  entre  nos  facultés 
supérieures  et  les  inférieures.  La  concupiscence 
actuelle,  Zi7«rfo  /norrfi'nafa,  n'est  pas  nécessaire  pour 
qu'il  y  ait  transmission  de  la  faute  héréditaire. 
Suntma  th^ol.,  1^  II»=,  q.  rxxxii,  a.  i-/J  ;  Quaesi.  dis- 
put.,  de  Malo,  q.  iv,  a.  2.  "Cette  rectification  de  posi- 
tions généralement  admises  ou  supposées  par  les 
adversaires  du  pri^^lège  mariai  aux  xir  et  xiii»  siè- 
cles allait  permettre  à  un  théologien  de  génie  de 
changer  la  situation. 

BiBUoCRAPiiiE.  —  .S.  Bonaventurae  Opéra  omnia, 
Quaraechi,  1883  sq.,  t.lll.p.  69.  Scholion;  Fr.  Gui- 
lelmi  Guarrae....  Quaestiones  disputataede  Imma- 
culata  Conceptione  beatae  Muriac  Virginis.  Qua- 
raechi 1904,  Préface,  c.  i;  Prosper  de  Martigné,  La 
scolasli(iue  et  les  Traditions  franciscaines,  Paris, 
i88S,c.  V,  p.  362-87;  F-  Cavallera,  S.J.,  L' fnimacalée 
Conception  (Positions  franciscaines  et  dominicaines 
avant  Duns  Scol),  dans  Revue  Dans  Scol,  Paris- 
Havre,  1911,  p.  101 . 

W.'rôl)be,  JJie  Stellungdes  hl.  Thomas  von  Aquin 
zu  dvr  unbeflechten  Empfangnis  der  Gottesmutter, 
Miinster,  1892;  Ch.  Pesch,  S.  i.,De  TJeo  creanteet 
élevante,  a.  3a3-45;  D.  Laurent  Janssens,  O.  S.  B., 
Tractatus  de  Deo-Ilomine,  P.  II,  p.  i3o-i5i  ;  X.  Le 
Bachelet, Sa(n<  Thomas  d'Aquin,  Huns  Scot  et 
l'Immaculée  Conception,  dans  Recherches  de  Science 
religieuse,  Paris,  1910,  p.  692-609.  —  En  faveur 
des  grands  scolastiques:  Joseph  a  Lconissa,  cap^ 
Dogma  im/iiaculalae  Conceptionis  et  Doctorum 
Angelici  et  Seruphici  doclrina;  Medii  aevi  doctores 
de  Immaculata  Conceptione  B.  V.  Mariae,  dans 
Divus  Thomas,  Rome,  1904,  l9o5,  sér.  H,  t.  V, 
p.  63a;  t.  VI,  p.  65o  ;  N.  del  Prado,  O.  P.,  SaïUo 
Tomds  y  la  Inniaculada,  Vergara,  1909. 

6.  La  réaction  scotiste  :  la  dernière  étape.  —Déjà 
dans  le  dernier  quart  du  xiii=  siècle,  deux  fils 
de  saint  François  se  présentent  en  champions  réso- 
lus de  la  pieuse  croyance.  C'est  d'abord,  en  Espa- 
gne, le  B'' Ra-ïmond  Lull  (f  i3i5),  qui  séjourna 
quelques  années  en  France,  à  Paris  et  à  Montpellier, 
vers  1287-1291.  A  s'en  tenir  aux  écrits  certainement 
authentiques  et  à  ce  qui,  dans  ces  écrits,  peut  être 
considéré  conmie  primitif,  on  trouve  que,  dès  1  i83, 
dans  le  Liber  amici  et  amati  ou  Itlaquernae 
anachoretae  interrogationes  etresponsiones,  il  affirme 
incidemment  le  glorieux  privilège  en  disant  de  Marie, 
n.  276:  a  In  qua  qui  cogitât  maculam,  in  solecogitat 
tenebram.  »  Il  expose  directement  et  pleinement  sa 
pensée  dans  un  autre  ouvrage,  paru  à  Paris  en  1298, 
Disputatio  Eremitae  et  Baymundi  super  aliquibu.^ 
dubiis  quaestionibus  Sententiarum  Magistri  Pétri 
Lombardi,  q.  xcvi.  Utrum  beata  Virgo  contraxeril 
peccatum  originale.  Dans  sa  conclusion  il  ne  niepas 
seulement  que  la  bienheureuse  Vierge  ait  contracte 
le  péché  originel,  il  affirme  même  qu'elle  fut  sancti- 
fiée au  moment  de  la  première  conception  :  «  Imo  fue- 
rit sanctificata,  scisso  semine,  de  quo  fuit,  a  suis 
parentibus.  » 

L'autre    champion  est  Gotllaume  Ware  (Guarra, 

Varro,  etc.),  franciscain  d'Oxford,  où  il  semble  avoir 

eru  Duns   Scot   pour   disciple.  Son   Quaeritur    utrum 

beata    Virgo    concepta   fuerit  in    originali    peccaio, 


265 


MARIE  -  IMMACULÉE  CONCEPTION 


266 


publié  à  Quaracchi  en  1904.  est  connue  une  anlici- 
palion  de  l'enseignement  du  Docteur  subtil,  qu'il 
surpasse  même  par  l'ampleur  de  la  démonstration 
{possibilité,  co.nvenniice,  réalili}  du  l'ait)  et  pai'  la  fer- 
meté des  conclusions.  Sa  doctrine  se  rattaclie  étroi- 
tement à  celle  d'Eadiner,  et  c'est  apparemment  à  sa 
suite  qu'il  étend  la  sainteté  de  la  conception  à  la  cbair 
comme  à  l'àme  do  Marie,  mais  en  distinguant  entre 
\a  purification  Ae  la  chair  et  la  ja/ic/i'/icaiion  de  l'àme, 
dont  la  première  a  lieu  dès  le  début  de  la  concep- 
tion et  l'autre  au  moment  de  l'animation  :  caro 
niiindata  fuit  in  conceptione,  non  tanien  san.cti/i- 
cala. 

Mais  c'est  à  Duns  Scot  (12G6  ou  1274-8  nov.  i3o8) 
qu'était  réservé  l'Uonneur  de  devenir  le  champion 
attitré  de  la  Vierge  Immaculée.  Légende  ou  enjolive- 
ment mis  à  part,  il  est  incontestable  qu'il  traita 
deux  fois  la  question  :  Ulrum  beata  Virgo  concepta 
fueiii  in  originali  peccato,  la  première  fols  à  Oxford, 
Sent.,  III,  dist.  m,  q.  i  (éd.  Vives,.  XIV,  169;  texte 
plus  soigné  dans  la  réédition  de  Quaracchi),  la 
seconde  fois  à  Paris,  Reporlata,  1.  UI,  dist.  m,  q.  1 
(éd.  Vives,  XXIII,  261),  et  que,  sous  son  influence,  la 
pieuse  croyance  prit  en  Occident  un  essor  définitif. 
Scot  obtint  ce  résultat  en  traitant  le  problème  d'une 
façon  plus  polémique  que  positive,  moins  en  éta- 
blissant les  fondements  de  sa  propre  thèse  qu'en 
renversant  les  objections  contraires.  Il  se  contente, 
au  début,  de  faire  appel  aux  deux  textes  classiques 
de  saint  Augustin,  De  natiiru  et  gratia,  c.  xxxvi,  et 
de  saint  Anselme,  De  conccptu  t'irginali,  c.  xviii  ; 
puis  il  s'en  prend  direclemenl  aux  arguments  et  aux 
diflicuUés  des  adversaires  ;  mais  il  se  trouve  qu'en 
les  réfutant  il  établit  du  même  coup  la  possibilité 
et  la  convenance  du  glorieux  privilège. 

D'après  les  grands  docteurs  du  xm'  siècle,  pro- 
clamer Marie  immaculée  dans  sa  conception,  c'est  la 
soustraire  à  l'universollo  rédemption  du  genre  hu- 
main par  Jésus-Christ, et  ainsi  diminuer  l'excellence 
du  Fils  pour  rehausser  celle  de  la  Mère.  Le  Docteur 
subtil  retourne  l'argument  contre  ses  auteurs  à  l'aide 
d'une  distinction  heureuse  et  qui  n'était  pas  sans  fon- 
dement dans  la  Tradition  patristique.  Il  y  a  deux 
sortes  de  rachat  :  l'une  consiste  à  paj'er  la  ran- 
çon de  quelqu'un  quand  il  est  déjà  dans  les  fers: 
rédemption  libératrice;  l'autre  consiste  à  la  payer 
avant  que  le  droit  de  servitude  ne  s'exerce,  bien  qu'il 
soit  acquis  :  rédemption  préser^-airice.  Un  rachat  de 
la  seconde  sorte  n'est-il  pas  plus  noble,  plus  appré- 
ciable, plus  parfait  dans  son  elHcacité,  et  par  consé- 
quent plus  glorieux  pour  le  bienfaiteur  comme  pour 
le  bénéficiaire?  En  faisant  à  sa  Mère  bénie  une  ap- 
plication anticipée  de  ses  mérites  pour  la  préserver 
de  la  taclie  originelle  que,  fille  d'.Vdam  déchu,  elle 
devait  naturellement  encourir,  Jésus-Christ  devient 
donc  pour  elle  plus  parfaitement  et  plus  pleinement 
Rédempteur;  loin  d'être  diminuée,  sou  excellence  est 
rehaussée. 

Marie,  disait-on,  a  été  conçue  dans  les  conditions 
ordinaires  de  la  génération  humaine,  soumise  à  la 
loi  de  la  concupiscence;  son  corps  a  donc  été  formé 
d'une  matière  infectée,  et  l'àme  s'unissant  à  cette 
chair  impure  a  dû  contracter  la  souillure  originelle. 
—  Scot  donne  une  double  réponse,  l'une  hypothétique 
et  l'autre  absolue.  A  supposer  que  la  chair  de  Marie 
soit  infectée  par  l'acte  générateur,  rien  n'empêche, 
même  abstraction  faite  d'une  purification  préalable 
de  la  chair,  que  son  àme  ne  puisse  être  sainte  au 
premier  instant  de  son  existence.  Dans  cette  théorie, 
l'infectinn  de  la  chair  reste  dans  l'enfant  sanctifié 
par  le  baptême;  elle  n'est  donc  pas  la  cause  néces- 
saire du  péché  originel  dans  l'àme.  Dès  lors,  pour- 
quoi Dieu   n'aurait-il  pas   pu  mettre  la  grâce  dans 


l'àme  de  Marie  au  moment  même  où  il  la  créa,  et  em- 
pêcher de  la  sorte  que  la  souillure  de  la  chair  n'en- 
traînât avec  soi  la  tache  du  jicclié  proprement  dit? 
D'ailleurs  l;i  dilTicullé  disparaît  si  l'on  admet  la  doc- 
trine de  saint  Anselme,  où  la  concupiscence  n'est  ni 
un  vice  positif  ni  une  empreinte  morbide,  où  la  chair 
n'agit  pas  comme  cause  physiqiUe  dans  la  transmis- 
sion du  péché  originel,  mais  seulement  comme 
cause  morale,  en  ce  sens  qu'elle  contient  la  raison  ou 
la  condition  pour  laquelle  Dieu  est  irrité  et  refuse  sa 
grâce  à  ceux  qui  naissent  privés  de  l'intégrité  pri- 
mitive. De  là  résulte  qu'à  la  chair  de  Marie,  consi- 
dérée en  elle-même,  s'attacherait  la  nécessité  de  con- 
tracter le  péché  originel  (rfe/n/H/ncon //a /ie«rf(/)(?cca/i), 
mais  comme  c'est  aussi  la  chair  qui  doit  plus  tard 
donner  quel(|uo  chose  d'elle-nicnie  au  Verbe  divin 
et  le  porter,  l'inimitié  fait  place  en  Dieu  à  la  ten- 
dresse et  à  l'amour;  en  considération  du  Verbe  futur 
et  de  ses  mérites,  il  orne  de  la  grâce  divine  l'àme 
de  Marie  au  moment  où  il  la  crée  et  l'unit  au  corps. 

D'après  ces  principes,  il  était  facile  d'expliquer 
divers  textes  que  Scot  s'objecte  au  début  de  la  ques- 
tion, sans  se  préoccuper  ensuite  d'y  répondre  en 
détail;  textes  d'Augustin,  de  Léon,  do  Jérôme  ou 
d'Anselme,  suivant  lesquels  tout  enfant  conçu  d'un 
homme  et  d'une  femme  naît  avec  la  tache  originelle, 
le  privilège  cantraii'C  appartenant  exclusivement  à 
Celui  qui,  seul,  a  été  conçu  et  est  né  virginalement, 
—  Autre  chose  est  limmunité  qui  convient  au  Fils, 
autre  chose  l'immunité  qui  convient  à  la  Mère.  Marie 
est  exempte  du  péché  originel  en  fait  seulement, 
par  grâce,  non  pas  en  vertu  de  sa  conception,  puis- 
qu'au  contraire  elle  a,  sous  ce  rapport,  besoin  d'être 
préservée  par  une  application  spéciale  des  mérites 
de  son  (ils,  Rédempteur  du  genre  humain  ;  aussi  peut- 
elle,  dans  son  cantique,  proclamerDieu  son  Hauteur. 
Jésus-Christ,  lui,  est  exempt  du  péché  originel  en 
droit  et  de  par  sa  conception  virginale,  en  sorte  qu'il 
ne  peut  être  question,  pour  lui,  ni  de  rachat  ni  de 
préservation  ni  de  purification  quelconque.  Là  est  le 
privilège  personnel  du  Fils;  c'est  précisément  pour 
i|ue  ce  privilège  fût  sauvegardé,  qu'il  devait  naître 
en  dehors  des  lois  communes,  d'une  façon  virginale. 

Mais  ne  faut-il  pas  que  Marie  soit  d'abord  fille 
d'Adam  selon  la  chair,  avant  d'être  fille  de  Dieu 
selon  la  grâce?  —  Oui,  si  l'on  entend  parler  d'une 
priorité,  non  de  temps,  mais  de  nature;  celle-ci,  en 
effet,  peut  exister  sans  celle-là,  ce  que  Scot  démontre 
par  plusieurs  exemples  et  d'une  façon  qui  justifie  son 
titre  de  Docteur  subtil.  Disons  simplement  que,  si 
l'acte  générateur  suppose  logiquement  le  terme 
engendré;  si,  dans  cet  ordre  d'idées,  notre  pensée 
lombe  sur  Marie  d'abord  conçue  comme  fille  d'Adam, 
puis  sanctifiée  comme  lille  de  Dieu,  il  n'y  a  pas  là 
une  priorité  qui  exige  dans  l'àme  de  la  Vierge  deux 
états  successifs,  l'un  de  sainteté  et  l'autre  de  péché; 
il  y  a  seulement  en  elle,  au  premier  instant  de  son 
existence,  un  double  rapport  :  d'un  côté,  le  rapport 
de  fille  d'Adam,  qu'elle  doit  à  sa  conception  humaine, 
soumise  à  la  loi  commune  et  fondant  hj'pothétique- 
ment  l'obligation  de  contracter  le  péché  originel  ;  de 
l'autre,  le  rapport  de  fille  de  Dieu,  qu'elle  doit  à  la 
sanctification  privilégiée  qui  la  soustrait  aux  consé- 
quences de  la  loi  commune  et  éteint  en  elle,  en  vertu 
d'une  application  spéciale  des  mérites  de  son  Fils, 
l'obligation  de  contracter  réellement  la  tache  héré- 
ditaire. 

Restait  l'objection  tirée  des  maux  physiques, 
comme  la  souffrance  et  la  mort;  maux  qui,  dans 
l'ordre  actuel,  sont  la  conséquence  et  la  peine  du 
péché  originel.  Si  la  Vierge  n'en  a  pas  été  exempte, 
c'est  donc  qu'elle  n'était  pas  exempte,  non  plus,  de 
la  cause.   —   La  conclusion   serait  rigoureuse,  si  la 


267 


MARIE  —  IMMACULÉE  CONCEPTION 


268 


présence  de  ces  maux  en  Marie  avait  un  rapport 
nécessaire  avec  le  péché  originel  contracté  de  fait  ; 
mais  ces  maux  peuvent  venir,  et  ils  viennent  réelle- 
ment de  notre  premier  père  qui,  en  péchant,  a 
perdu  les  dons  primitifs  pour  lui-même  et  pour  toute 
sa  postérité.  Dieune rend  pas  les  dons  d'impassibilité 
et  d'immortalité  à  ceux  qu'il  sanctifie  par  l'eau  du 
baptême  ;  il  a  pu  également  ne  pas  les  rendre  à  Notre- 
Dame,  même  s'il  l'a  sanctiliée  au  premier  instant  de 
son  existence.  En  ce  sens,  il  est  vrai  de  dire  avec 
saint  Augustin  que  Marie  est  morte  à  cause  d'Adam 
et  du  péché,  Maria  ex  Adam  mortiia  propter  pec- 
calum.  In  Psalm.,  xxxiv,  n.  3,  P.  L.,  XXXVI,  335. 
Quoi  d'étonnant,  puisque  le  Sauveur  lui-même  est 
resté  soumis  à  ces  sortes  de  maux?  Il  faut  seulement 
éviter  de  confondre  les  peines  d'ordre  purement 
physique  et  celles  qui  disent  imperfection  morale  : 
les  premières  pouvaient  être  utiles  à  Marie  et  ren- 
traient dans  son  rôle  de  nouvelle  Eve,  associée  au 
nouvel  Adam  dans  l'œuvre  de  la  réparation  ;  il  en 
allait  autrement  des  autres,  surtout  de  la  tache  hé- 
réditaire. 

Ayant  réfuté  les  objections  des  adversaires,  Duns 
Scot  pouvait  conclure  à  la  possibilité  du  privilège 
mariai.  Il  ne  va  pas  plus  loin  dans  les  Reportata, 
son  enseignement  de  Paris  :  «  Potiiit  esse  quod  nun- 
quam  fuit  in  peccato  originali.  »  Il  avait  dit  davantage 
dans  le  Scriptum  Oxoniense  :  a  Si  l'autorité  de 
l'Eglise  et  celle  de  la  sainte  Ecriture  ne  s'y  opposent 
pas,  il  semble  raisonnable  d'attribuer  à  Marie  ce 
tjti'il  y  a  de  plus  excellent.  »  Plus  loin,  dist.  xviii, 
n.  i3  (éd.  Vives,  p.  68^),  il  avait  même  parlé  de  la 
bienheureuse  Vierge  comme  n'ayant  jamais  encouru 
de  fait  l'inimitié  divine  ni  par  le  péché  actuel,  ni  par 
le  péché  originel  :  o  Quae  nunquam  fuit  inimica 
actualiter  ratione  peccati  actualis,  nec  ratione  ori- 
ginalis  (fuisset  tamen,  nisi  fuisset  praeservata).  » 
La  différence  de  ton  n'accuse  point  un  fléchissement 
dans  la  pensée  du  Docteur  subtil;  elle  s'explique 
pav  la  réserve  prudente  qui  s'imposait  à  lui  dans 
ce  milieu  parisien,  où  les  grands  maîtres  venaient 
de  soutenir  l'opinion  contraire  et  où  ils  comptaient 
encore,  dans  leurs  disciples  immédiats,  de  si  chauds 
partisans. 

Comment  une  argumentation  incomplète  et  de 
forme  polémique  suiTit-elle  pour  retourner  lesesprits? 
Pour  s'en  rendre  compte,  il  faut  d'abord  constater 
les  résultats  directs  de  la  grande  controverse.  De 
l'état  implicite  où  elle  était  à  peu  près  restée  en  Oc- 
cident pendant  les  dix  premiers  siècles,  la  pieuse 
croyance  était  passée  à  l'état  explicite,  soit  dans  la 
conscience  des  pasteurs  et  des  fidèles  qui  donnaient 
à  la  fête  de  la  Conception  le  sens  immaculiste,  soit 
dans  l'enseignement  des  nombreux  docteurs  qui  se 
rallièrent  aux  conclusions  de  Scot.  Surtout,  des 
questions  secondaires  ou  d'ordre  purement  philoso- 
phique se  trouvèrent  rejetées  à  l'arricre-plan,  et  la 
véritable  signilication  du  privilège  mariai  fut  fixée, 
quand  on  eut  rattaché  la  sainteté  de  la  bienheu- 
reuse Vierge  non  pas  à  la  conception  active  ni  à  la 
conception  passive  imparfaite,  mais  à  la  conception 
passive  parfaite  ou  consommée.  Dire  que  Marie  fut 
exempte  du  péché  originel  ou  conçue  sans  péché, 
c'était  affirmer  que  son  àme,  créée  par  Dieu  et  unie 
au  corps  pour  l'animer,  fut  au  même  instant  ornée 
de^  la  grâce  sancliliante;  en  d'autres  termes,  c'était 
affirmer  que  la  Mère  du  Verbe  incarné,  considérée 
comme  personne  humaine,  ne  fut  jamais,  pas  même 
un  instant,  atteinte  de  la  souillure  du  péclié. 

Enfin,  pour  comprendre  le  succès  obtenu  par  le 
Docteur  subtil,  il  faut  remarquer  qu'une  fois  la  possi- 
bilité du  privilège  mariai  démontrée,  la  conclusion  : 
Videtur  probahile    quod    excellentius    est    tribiiere 


Mariae,  tirait  une  grande  efficacité  des  principes  que 
les  grands  docteurs  du  xiii"  siècle  professaient  sur  la 
sainteté  exceptionnelle  de  la  Mère  de  Dieu.  Tous  ad- 
mettaient l'assertion  d'Augustin  :  Quand  11  s'agit  de 
péchés,  qu'il  ne  soit  point  question  de  Marie;  et  celle 
d'Anselme  :  Il  convenait  que  la  Vierge  Mère  brillât 
d'une  pureté  sans  égale  au-dessous  de  Dieu.  De 
«  celle  qui  a  enfanté  le  Fils  unique  du  Père,  plein  de 
griice  et  de  vérité  »,  le  Docteur  angélique  avait  dit, 
q.  XXVII,  a.  I  :  «  Il  est  raisonnable  de  croire  que, 
pour  les  dons  de  la  grâce,  elle  l'a  emporté  sur  tous 
les  autres,  u 

De  ces  principes  et  autres  semblables  ils  avaient 
conclu,  non  seulement  à  l'immunité  de  Marie  par 
rapport  à  toute  faute  actuelle  et  même  tout  mouve- 
ment déréglé  de  la  concupiscence,  mais  encore  à  sa 
sanctification  dans  le  sein  de  sa  mère,  cito  post  ani- 
mationem  (Albert  le  Grand, saint  Bonav., saint  Tho- 
mas), mox  et  subito  (Henri  de  Gand),  eodem  die  cito 
post  constitutionem  ejus  naturae  (Richard  de  Mid- 
dleton).  En  un  mot,  ils  étaient  arrivés  à  proclamer 
la  toute-sainteté  de  la  bienheureuse  Vierge,  sauf  en 
sa  conception,  au  premier  instant  de  son  existence. 
Pourquoi  cette  restriction,  cette  unique  exception? 
Evidemment  parce  qu'ils  jugeaient  la  chose  impos- 
sible, non  pas  d'une  façon  absolue,  mais  relative- 
ment parlant,  dans  l'ordre  actuel  où  tout  rejeton 
d'Adam  est  un  racheté  du  Christ.  Or  Aoilà  que,  dans 
l'argumentation  du  Docleur  subtil,  le  privilège  se 
présentait  comme  possible,  possil>le  dans  l'ordre  ac- 
tuel, grâce  à  une  notion  du  rachat  plus  honorable 
pour  la  Mère  et  plus  glorieuse  pour  le  Christ  Rédemp- 
teur. Dès  lors,  le  privilège  ne  devait-il  pas  rentrer 
dans  le  principe  général,  comme  une  application  de 
détail,  ou  mieux,  comme  une  première  application 
dans  une  série  indéfinie?  L'obstacle  étant  renversé, 
la  possibilité  entraînait  la  convenance  positive,  et 
celle-ci  garantissait  la  réalisation  effective.  L'argu- 
ment, ébauché  par  Eadmer,  pouvait  désormais  s'énon- 
cer dans  toute  sa  plénitude:  Potuit,  decuit,  ergofecit. 
Le  travail  des  siècles  suivants  consistera,  principale- 
ment, à  développer  le  decuit  et  à  corroborer  le  fecit 
par  l'étude  et  par  l'exploitation  des  éléments  positifs 
du  dogme,  enveloppés  dans  les  saintes  Lettres  et 
l'ancienne  Tradition. 

Le  triomphe  ne  fut  pas  complet  dès  le  début;  la 
lutte  continua,  elle  fut  longue,  parfois  passionnée, 
car  les  camps  se  formèrent  et  se  tranchèrent,  ayant 
à  leur  tête  d'un  côté  les  franciscains,  de  l'autre  les  do- 
minicains ;  mais  l'impulsion  était  donnée,  et  le  mou- 
vement d'avance  ne  devait  plus  s'arrêter.  De  temps 
à  autre,  quelques  faits  plus  notables  marquent 
comme  une  étape  dans  la  monotonie  relative  de  cette 
lutte  plusieurs  fois  séculaire.  Introduction  de  la  fête  à 
la  cour  ponliCcale,  à  une  époque  qui  n'a  pas  encore 
été  nettement  déterminée,  mais  qui  semble  restreinte 
au  second  quart  du  xiv'  siècle,  pendant  le  séjour  des 
papes  en  Avignon.  Décret  porté,  le  17  septembre  i^Sg, 
par  les  Pères  du  concile  de  Bàle,  alors  sehisuiatique, 
et  déclarant  la  doctrine  de  l'Immaculée  Conception 
«  pieuse,  conforme  au  culte  d^  l'Eglise,  à  la  foi  catho- 
lique, à  la  droite  raison  et  à  l'Ecriture  sainte  ».  Actes 
des  Universités,  qui  exigent  des  aspirants  aux  gra- 
des académiques  le  serment  de  défendre  la  pieuse 
croyance:  Paris  1469.  Cologne  i499.  Mayence  i5oi, 
Alcala  et  Salamanque  ifii^etiGiS.  Constitution  Cum 
praecelsa  en  1476,  où  Sixte  IV  inaugure  la  série  des 
actes  officiels  du  magistère  suprême,  en  approuvant 
la  fête  de  la  Conception,  avec  une  messe  et  un  ollice, 
composés  par  le  franciscain  Lkonard  de  Nogarolk, 
qui  ne  laissaient  pas  place  à  l'équivoque.  Réserve  si- 
gnificative des  Pères  du  concile  de  Trente,  protes- 
tant, le   17  juin    i546,   qu'il  n'entre  point  dans  leur 


269 


MARIE  —  IMMACULÉE  CONCEPTION 


270 


intention  «  de  comprendre  dans  ce  décret,  relatif  au 
péclié  originel,  la  bienheureuse  et  immaculée  Vierge 
Marie,  Mère  de  Dieu  ».  Bulle  Sallicitudo  omnium  ec- 
clesiaruni,  8  décembre  i66i,  où  Alexandrk  Vil  ex- 
pose comme  il  suit  le  \  critalde  objet  de  la  fête  :  «  As- 
surément, elle  est  ancienne  la  dévotion  dont  les 
lidéles  font  preuve  envers  la  bienheureuse  Vierge 
Marie,  quand  ils  croient  que,  dès  le  premier  instant 
de  sa  création  et  de  son  union  au  corps,  son  àme  a 
été  par  une  grâce  et  un  privilège  spécial  de  Dieu,  en 
vue  des  mérites  de  Jésus-Christ  son  fils,  rédempteur 
du  genre  humain,  pleinementpréservéedela  tachedu 
péché  originel,  et  qu'ils  célèbrent  en  ce  sens  avec 
beaucoup  de  solennité  la  fêle  de  sa  Conception.  )> 
Enfin,  extension  et  imposilion  de  la  fête  à  l'Eglise 
universelle  par  Clkmknt  XI  en  i^oS,  constitution 
Commissi  nohis.  Acte  décisif,  dans  l'ordre  prutiijue. 
Les  Bernard  et  les  Thomas  d'Aijuin  avaient  objecté  : 
On  ne  doit  fêter  que  ce  qui  est  saint  :  l'argument  se 
retournait  en  faveur  de  la  conception  de  Marie. 

Un  siècle  et  demi  devait  encore  s'écouler  jusqu'au 
couronnement  de  l'œuvre  par  la  définition  solen- 
nelle du  8  décembre  i854.  Ce  fut  le  terme  légilime 
du  long  travail  d'élaboration  théologique  qui  s'ac- 
complissait dans  l'Eglise  depuis  des  siècles  et  qui 
devint  plus  intense  à  l'approche  de  la  décision  ;  tra- 
vail qu'il  nous  a  été  impossible  de  suivre  en  détail, 
mais  dont  la  bulle  Ineffahilis  a  consacré  les  résultats 
en  les  utilisant, 

BiBLioGHAPHiE.  — Fv.  GuUelmi  Guarrae,  Fr.  Joannis 
Duns  Scoli,  Fr.  Pétri  Aureoli  Quaesiiones  dispuia- 
tae  de  Immaculata  Cnnceptione  lieatae  Muriae  Vir- 
oinis.  Quaracclii,i9o4;  F.Cavallera,  Guillaume  Ware 
et  l'Immaculée  Conception,  deux  articles  dans//er«e 
/)««*■  ."«co/,  igii  ,p.  i33,  i5i  ;A.  R.  Pasqual,  Vindiciae 
/.n///flHrte.  1. 1,  p.  433,  Avignon,  1778;  S.  Bové,  pré- 
face du  f.iber  de  Immaculata  beatissimae  Viri;inis 
Conceptione,  attribué  à  Raymond  LuU  et  réimprimé 
dans  Biblioteca  de  la  Ret'isia  f.i'Ilinna.  Barcelone, 
1901  sq.  ;X.LeBachelet,  Saint  Tliomasd'Aquin,  Duns 
Scot  et  l'Immaculée  Conception,  déjà  cité  ;  Prosper 
de  Marligné,  La  scolasiique  l't  les  traditions  fran- 
ciscaines, c.  V  ;  P.  Pauwels,  O.  F.  M.,  Les  francis- 
cains et  l'Immaculée  Concejition,  Malines,  igo^  ; 
Cand.  Mariotti  dei  Minori,  L'/mmacotata  Conce- 
zione  di  Maria  ed  i  Franriscuni ,  Quaracchi,  1904. 

Bourassé,  llullarium  Murianum,  etc.,  dans 
Summa  aurea  de  laudibns  B.  M.  Virginis,  t.  VII; 
P.  Doncoeur, /.es  premières  iiilcrt'entions  du  Saint- 
Siège  relatiies  a  l'Immaculée  Conception  (xii''- 
xiv"  siècles),  extrait  de  la  Revue  d'histoire  ecclé- 
siastique, VIII,  n.  2-4;  IX,  n.  2,  Louvain,  1908; 
Mgr  Péohenard,  1^'Immaculée  Conception  et  l'an- 
cienne Université  de  Paris,  dans  lievue  du  clergé 
français,  igoS,  t.  XLI,  p.  226,  383;  A.  Krôss,  S.  J.. 
Die  I.elire  von  der  Untipfleckten  Empfangnis  auf 
dem  h'onzil  von  Trient,  dans  /.eitschrift  fur  kaiho- 
lische  Théologie,  t.  XXVIIl,  p.  ■^58,  Inspruck,  1904. 

Sur  l'histoire  de  la  croyance  et  de  la  fête: 
Th.  Strozzi,  S.  J.,  Controversia  délia  Concezione 
délia  B.  V.  Maria,  2'  éd.,PaIerme,  1708;  B.  Plazza, 
.S.  i., Causa  Immaculalae  Conceptionis  Sanctissimae 
Matris  Dei  Mariae  Dominae  nostrae,  Palerme  1747 
et  Cologne  1761  ;  M.  A.  Gravois,  O.  F.  M.,  De  ortu 
et  progressa  cultus  et  festi  Immaculati  Conceptus 
beatae  Dei  Genilricis  V.  M.,  2"  éd.,  Lucques  176^ 
(réimpr.  dans  Su/nma  aurea,  VIII,  289).  En  outre, 
on  trouvera  des  matériaux  énormes,  mais  de  va- 
leur inégale,  dans  les  nond)reux  ouvrages  de  Pierre 
de  Alva  :  Armamentum  Seraphicum,  Madrid  i648; 
lUbliotheca  Virginalis,  1O49  .'  Sol  veritatis.  1660; 
Uadii  Solis  veritatis;  Militia  universulis,  Louvain, 


i663,  etc.,  et  surtout  dans  les  recueils  publiés 
par  ce  Père  dans  cette  dernière  ville  et  contenant 
des  traités  ou  sermons  d'anciens  auteurs  sous  le 
titre  général  de  Monumenta  immaculatae  conce/j- 
tionis  :  antiqua...  ex  variis  authoribus,  2vol.,iGG4; 
antiqua...  ex  novem  authoribus,  1664  ;  antiqua  se- 
raphica,  i&&b;doniinicana,  1666  ;  italo-gatlica, 1666. 

III"  PARTIR.  Synthèse  des  preuves. 

La  bulle  Ineffabilis  Dtus  ne  représente  pas,  dans 
son  fonds,  une  élucubi-atioii  personnelle.  A  la  suite 
des  travaux  de  la  Commission  préparatoire,  un  ré- 
sumé fut  fait  des  arguments  dont  le  rédacteur  de- 
vrait s'inspirer:  «  Silloge  degli  argomenii  da  servire 
ali  estensore  délia  Bolla  »  .  Sardi,  op.  ci/.,  t.  Il,  p.  46. 
Trois  chefs  de  preuves  étaient  spéciliés  :  la  conve- 
nance, l'Ecriture  sainte  et  la  Tradition.  Les  trois  ar- 
guments, inégalement  développés,  se  retrouvent  dans 
la  bulle;  ils  forment  les  assises  du  dogme  délini. 

I .  Convenance.  —  Cet  argument  se  rattache  au  litre 
incomparable  de  Mère  de  Dieu  et  au  rôle  unique  qui 
en  résulte  pour  Marie  dans  l'œuvre  de  la  rédemption. 
Aussi  Pie  IX  commence-t-il  par  rappeler,  comme 
raison  dernière  des  insignes  privilèges  accordés  à  Ik 
bienheureuse  Vierge,  l'union  étroite  qui  existe,  dans 
le  plan  divin,  entre  le  Verbe  incarné  et  sa  Mère 
bénie.  De  toute  éternité.  Dieu  décrète  le  rachat  du 
genre  humain  par  son  Fils  unique,  et  il  lui  choisit 
une  mère,  aimée  d'un  amour  de  prédilection  ;  de  là 
ces  incomparablesprivilèges  de  grâce,  en  particulier 
la  parfaite  exemption  du  péché  et  la  pleine  victoire 
sur  l'antique  serpent  ;  c'était  de  toute  convenance,  et 
quidem  decehat  omnino. 

Que  cet  argument  ait  des  racines  profondes  dans 
l'ancienne  Tradition,  toute  l'étude  qui  précède  le  dé- 
montre ;  nous  l'avons  rencontré  chez  les  Pères  grecs, 
plus  lard  en  Occident  chez  ceux  qui,  les  premiers, 
iléfendirentexpressément  le  privilège  mariai,  Eadmer 
el  autres  théologiens  du  xii'  siècle.  Les  grands  ora- 
teurs chrétiens  en  ont  tiré,  comme  on  le  sait, un  parti 
magnifique;  Bossuet,  par  exemple, dans  ses  sermons 
pour  la  veille  et  pour  la  fête  de  la  Conception  :  «  Je 
dis  que  les  malédictions  si  universelles,  que  toutes 
ces  propositions,  si  générales  qu'elles  puissent  être, 
n'empêchent  pas  les  réserves  que  peut  faire  le  Sou- 
verain, ni  les  coups  d'autorité  absolue.  Et  quand 
est-ce,  ô  grand  Dieu,  que  vous  userez  plus  à  propos 
de  cette  puissance  qui  n'a  point  de  bornes  et  qui  est 
sa  loi  à  elle-même  ;  quand  est  ce  que  vous  en  userez, 
sinon  pour  faire  grâce  à  Marie?  —  Si  tout  est  singu- 
lier en  Marie,  qui  pourra  croire  qu'il  n'y  ait  rien  eu 
de  surnaturel  en  la  conception  de  cette  Princesse,  et 
que  ce  soit  le  seul  endroit  de  sa  vie  qui  ne  soit  mar- 
qué par  aucun  miracle?  Et  n'ai-je  pas  beaucoup  de 
raison,  après  l'exemple  de  tant  de  lois  dont  elle  a 
été  dispensée,  de  juger  de  celle-ci  par  les  autres?  » 
DF.uvres  oratoires,  éd.  Lebarcq,  t.  I,  p.  233;  t.  Il, 
p.  246. 

Sous  sa  forme  complète,  l'argument  de  convenance 
aboutit  à  l'affirmation  du  privilège:  Potuit,  decuit, 
ergo  fecit.  ()ne\  rapport  entre  les  prémisses  et  la  con- 
clusion "?Une  explication  le  fera  comprendre.  Quand 
il  s'agit  des  œuvres  divines,  deux  sortes  de  conve- 
nance sont  à  distinguer.  Il  peut  être  question  de  la 
simple  convenance  qui  s'attache  à  tout  ce  que  Dieu 
opère  ell'ectivement,  convenientia  rci  fnclne,  car  Dieu 
ne  peut  rien  faire  d'inconvenant;  mais  cette  simple 
convenance  n'em|)orte  jias,  de  soi.  l'inconvenance 
positive  de  l'effet  contraire,  deux  choses  également 
faisables  par  Dieu  pouvant  avoir  la  raison  de  moyens 
suflisants  pour  la  fin  qu'il  se  propose  :  aussi  cette 
première  sorte  de  convenance  n'engage  Dieu  à  rien 


271 


MARIE  —  IMMACULÉE  CONCEPTION 


272: 


avant  l'action,  elle  le  laisse  pleinement  libre  de  ses 
mouvements. 

Par  contre,  il  arrive  qu'entre  deux  choses  absolu- 
ment faisables,  l'une  ait,  en  vue  de  la  lin  que  Dieu 
se  propose,  un  rapport  de  proportion  et  de  confor- 
mité dont  l'autre  est  dépourvue  ;  il  n'y  a  plus  alors 
simple  convenance,  mais  convenance  rigoureuse, 
qui  s'impose  moralement  à  l'agent  parfait  qu'est 
Dieu,  convenienliai  rei  faciendae.  C'est  une  conve- 
nance de  ce  second  genre  que  les  partisans  de 
l'Immaculée  Conception  voyaient  en  ce  privilège  et 
qui  justiliait  pour  eux  ce  raisonnement  :  Poluit, 
(leciiit,  ergo  fecit.  Les  fidèles  allaient  comme  d'ins- 
tinct au  même  terme;  de  là,  chez  eux,  de  l'étonne- 
ment,  du  malaise,  parfois  de  l'irritation,  quand  un 
prédicateur  se  permettait  d'attaquer  en  chaire  la 
sainte  conception  de  la  Mère  de  Dieu. 

Reconnaissons  toutefois  que  l'argument  de  conve- 
nance, pris  en  soi,  ne  mène  pas  jusqu'au  dogme  tel 
qu'il  a  été  défini  par  Pie  IX.  S'il  permet  d'affirmer 
la  vérité  de  l'Immaculée  Conception,  il  ne  suffit  pas 
à  rétablir  comme  vérité  divinement  révélée.  Ce  qui 
explique  que  des  théologiens,  admettant  d'ailleurs 
cet  argument  et  sa  force  probante,  ne  considéraient 
cependant  pas  le  privilège  comme  définissable  de  foi 
divine. 

2.  Ecriture  sainte.  —  Deux  textes  sont  directe- 
ment utilisés  dans  la  bulle  :  Gen.,  iii,  i5  et  Luc,  i, 
28,  42.  Ils  ont  été  étudies  ci-dessus  :  Maaib  dans 
l'Ecriture  sainte,  col.  117119;  i37-;38.  Des  expli- 
cations données  alors  il  résulte  que  ces  textes  ren- 
ferment un  témoignage,  non  pas  explicite,  mais  im- 
plicite en  faveur  de  l'Immaculco  Concept  ion.  Quelques 
remarques  attireront  l'attention  sur  l'inetlîcacité  des 
attaques  auxquelles  l'un  et  l'autre  ont  donné  lieu. 
Dans  les  premières  rédactions  de  la  bulle,  l'argu- 
ment d'Ecriture  sainte  avait  été  présente  à  part, 
comme  pleinement  distinct  de  la  preuve  patristique. 
Sabdi,  op.  cit.,  t.  II,  p.  28  sq.,  77  sq.  Cette  manière 
de  procéder  fut  critiquée,  et  les  textes  bibliques,  de 
même  que  les  figures  et  les  images  de  la  Vierge  ti- 
rées de  l'Ancien  Testament,  furent  rattachées  à  ren- 
seignement des  Pères,  §  Eqiiidem  Patres,  el,  par 
conséquent,  présentées  comme  argument  patristico- 
scripturaire. 

En  ce  qui  concerne  l'oracle  génésiaque,  le  sens  et 
la  portée  exacte  de  l'argument  sont  indiqués  dans 
les  travaux  de  la  Commission,  Brève  esposizione 
degli  Alti..,,  op.  cit.,  t.  I,  p.  796.  Deux  conclusions 
sont  posées  :  1°  On  ne  peut  pas  tirer  d'argument  so- 
lide des  paroles  :  Ipsa  conterel  caput  tiiiim.  20  Les 
paroles  qui  précédent  :  Inimicitias  ponam  inter  te 
et  muUerem,  etc.,  fournissent  un  fondement  solide 
en  faveur  du  privilège  mariai.  La  raison  de  cette 
seconde  conclusion  se  ramène  à  la  communauté  qui 
existe,  sous  le  rapportdes  inimitiés  avec  le  serpent, 
entre  le  rejeton  de  la  femme  et  la  femme  elle-même, 
e'e.stà-dire  entre  Jésus-Christ  et  sa  Mère.  En  attri- 
buant cette  doctrine  aux  anciens  Pères  et  aux  écri- 
vains ecclésiastiques,  les  théologiens  de  Pie  IX  n'in- 
voquent pas,  pour  ce  qui  est  de  Marie,  une  tradition 
explicite,  mais  seulement  ce  qu'ils  appellent  «  una 
tradizione  allusiva  a  quel  luogo  »,  c'est-à-dire  une 
tradition  se  manifestant  par  des  allusions  à  la  lutte 
et  à  la  victoire  de  la  Mère  de  Dieu  en  union  avec  son 
Fils;  telles  les  allusions  contenues  dans  les  textes 
réunis  col.  1 19. 

La  preuve,  qu'on  peut  tirer  des  paroles  adressées 
par  l'ange  à  la  Vierge,  est  présentée  à  peu  près  de 
la  même  façon.  Ces  paroles,  concluent  les  consul- 
teurs,  ne  sutlisent  pas,  par  elles-mêmes,  à  i)rouvcr 
le  privilège  de  l'Immaculée  Conception  ;  pour  qu'elles 
aient  cette  efficacité,  il  faut    y  joindre   la    tradition 


cxégétique  des  saints  Pères.  Ihid.,  p.  799  sq.  On 
peut  juger  des  témoignages  qu'ils  invoquent  par 
ceux  qui  ont  été  rapportés  au  cours  de  celte  élude, 
par  exemple,  col.  226,  280,  281. 

Les  adT»ersaires  de  la  bulle  Ine/j'abilis  s'ai)puienl 
donc  sur  un  faux  supposé,  quand  ils  reprochent  aux. 
théologiens  de  Pie  IX  d'avoir  fondé  leur  argumenta- 
tion sur  une  leçon  fautive  de  la  Vulgate  :  Ipsa 
conteret  caput  tuum.  En  affirmant  que,  parmi  les  an- 
ciens Pères,  nul  n'a  entendu  l'oracle  génésiaque  ou 
la  salutation  angélique  dans  le  sens  immaculiste,  ils 
ne  tiennent  compte  que  de  l'interprétation  directe 
et  explicite;  ils  oublient,  à  tort,  la  doctrine  de  Marie 
nouvelle  Eve,  qui  se  rattache  aux  deux  textes,  les 
fréquentes  allusions  à  la  pleine  victoire  de  cette 
nouvelle  Eve  et  les  magnifiques  commentaires  des 
Pères  grecs  sur  le  xcyyf^i-Muijr,  ou  la  pleine  de  grâce. 
3,  Tradition.  —  La  bulle  nous  propose  la  Tradition 
90US  deux  aspects  généraux,  qu'il  importe  de  ne  pas 
confondre  :  au  sens  passif  ou  objectif  de  vérités 
transmises  de  siècle  en  siècle,  et  au  sens  actif  ou 
subjectif  de  règle  vivante  de  la  foi  sanctionnant  ou 
interprétant  les  vérités  transmises.  A  l'un  ou  à 
l'autre  de  ces  aspects,  suivant  le  point  de  vue  qu'on 
considère,  peuvent  se  ramener  les  facteurs  multiples 
qui  sont  de  nature  à  favoriser  la  transmission  ou  le 
développement  des  vérités  anciennement  acquises, 
et  l'exercice  du  magistère  ecclésiastique,  qui  reste 
toujours  la  règle  dernière  de  la  foi  catholique. 

Ce  n'est  nullement  par  hasard  que  l'argument, 
emprunté  à  l'anlorilé  de  l'Eglise  romaine  sanction- 
nant la  pieuse  croyance,  se  lit  en  i)remier  lieu  dans 
la  bulle,  avec  ènumération  détaillée  des  interven- 
tions réiiétées  et  toujours  de  plus  en  plus  expres- 
sives des  souverains  Pontifes.  Dans  le  schéma  pri- 
mitif, la  preuve  de  Tradition  patristique  précédait  ; 
des  évèqucs  suggérèrent  d'intervertir  l'ordre,  pour 
mettre  mieux  en  relief  l'importance  de  l'argument 
tiré  du  magistère,  comme  étant  pour  un  vrai  croyant 
l'argument  décisif.  Certains,  comme  le  cardinal 
Sehwarzenberg,  auraient  même  préféré  une  simple 
définition,  sans  raisons  à  l'appui.  Cette  dernière 
luotion  ne  fut  pas  agréée,  mais  Pie  IX  approuva  la 
première  suggestion,  et  l'argument  tiré  «  du  fait  de 
l'Eglise  I  fut  mis  en  tête  de  ligne.  Sardi,  op.  cit., 
t.  Il,  p.  207,  235,  291,  296,  800.  Si  donc  nous  croyons 
fermement,  dans  l'Eglise  catholique,  que  la  concep- 
tion immaculée  de  Marie  est  une  vérité,  et  une  vé- 
rité divinement  révélée,  c'est  d'abord  et  surtout  à 
cause  de  l'autorité  infaillible  de  l'Eglise,  qui  l'a 
solennellement  définie. 

Plusieurs  facteurs  ont  concouru  au  résultat  défi- 
nitif en  le  préparant;  tels,  dans  la  période  où  la 
pieuse  croyance  s'accentua,  se  (ixa  et  finalement 
s'imposa,  les  facteurs  brièvement  mentionnés  dans 
la  bulle,  S  Omnes  ua/em  nurunt  :  ordres  religieuXj 
universités,  docteurs  les  plus  versés  dans  la  science 
des  choses  divines,  évêques  agissant  à  titre  indivi- 
duel ou  collectif.  Ajoutons  les  fidèles  unis  aux  pas- 
teurs, et  nous  aurons  cet  ensemble  qui,  dès  la  pre- 
mière moitié  du  xvii'  siècle,  faisait  dire  au  docte  et 
grave  Petac,  De  Incarnatioiie  Verhi,  1.  XIV,  c.  11, 
n.  10  :  «  Ce  qui  m'impressionne  le  plus  et  me  pousse 
de  ce  côté,  c'est  le  consentement  commun  de  tous 
les  fidèles  qui  portent  fixée  au  fond  de  leui-s  esprits, 
et  qui  attestent  par  toute  sorte  de  manifestations 
et  d'hommages,  la  cioyance  que  parmi  les  nuvres 
de  Dieu  rien  n'est  plus  chaste,  plus  pur.  plus  inno- 
cent, plus  en  dehors  de  toute  souillure  et  de  toute 
tache  que  la  Vierge  Marie;  qu'il  n'j'  a  rien  de  com- 
mun entre  elle  et  le  diable  ou  ses  suppôts,  et  que 
par  conséquent  elle  a  été  exempte  de  toute  offense 
vis-à-vis  de  Dieu  et  de  tout  sujet  de  condamnation.  » 


273 


MARIE  —  IMMACULEE  CONCEPTION 


274 


Tous  ces  facteurs  en  supposent  eux-mêmes  un 
nuire,  qui  avait  précédé  :  la  Tradition  vivante  des 
Pores  dont  l'enseignement,  moins  explicite  à  mesure 
(fu'on  remonte  davantage  le  cours  des  siècles,  est 
comparable  à  une  esquisse  et  à  des  semailles,  «  si  qua 
antiquitus  in/ormata  s(."/et  Patrum  (ides  sévit  ».  La 
bulle  donne  les  principales  manifestations,  comme 
nous  l'avons  fait  pour  les  temps  postépliésiens. 
Dans  les  siècles  plus  reculés  nulle  doctrine  explicite 
sur  la  Conception  de  Marie,  de  l'aveu  des  rédactexus 
du  Silioge  degli  argomenti,  op.  cit.,  t.  II,  p.  ^8  : 
((  Non  est  dilBtendura  inter  Patres  ceterosque  scrip- 
tores,  qui  velustioribus  Eeclesiae  aetatilms  vixere, 
nondum  repertos  qui  apeitis  vcrbis  allirmaverint 
beatissimam  Virginem  sine  originali  peccato  esse 
conceplam.  »  Il  faut  se  contenter  de  ce  que  les  con- 
sulleurs  appellent  des  indices  et  comme  des  vestiges, 
«  quaedam  indicia  et  quasi  vestigia  ». 

Entre  cette  Tradition  active  elle  dépôt  primitif  de 
la  révélation  divine,  quelle  connexion  poser?  La 
réponse  à  cette  question  formera  la  conclusion  de 
notre  élude. 

4.  Conclusion  :  comment  l'Immaculée  Conception 
a  été  révélée.  —  Parmi  les  théologiens  de  la  Commis- 
sion préparatoire,  quelques-uns  recoururent  à  une  , 
Tradition  objective,  datant  des  Apôtres  et  suliisant  à 
elle  seule  pour  entraîner  une  délinition.  La  plupart 
n'allèrent  pas  si  loin;  ils  jugèrent  seulement  que  la 
Tradition  active  se  présentait  dans  des  conditions 
qui  garantissaient  une  connexion  objective  entre  la 
vérité  transmise  et  le  dépôt  primitif;  ce  qui  se  véri- 
fie soit  que  la  Tradition  active  se  relie  à  une  Tradi- 
tion orale  primitive,  soit  qu'elle  représente  l'expres- 
sion d'une  vérité  Implicitement  contenue  dans  les 
<u'acles  divins,  interprétés  sous  la  lumière  de  la 
foi  et  de  la  doctrine  catlioli(]ue.  Rien  de  tranché  là- 
dessus  :  l'Immaculée  Conception  nous  est  sim- 
plement proposée  «  comme  une  doctrine  qui,  au 
jugement  des  Pères,  est  consignée  dans  les  saintes 
Lettres  et  qu'ils  ont  eux-mêmes  transmise  en  de 
nombreux  et  graves  témoignages.  »■  Dans  la 
formule  de  délinition,  rien  n'a  été  dit  sur  la  valeur 
respective  des  preuves  alléguées  ni  sur  les  rapports 
de  dépendance  mutuelle  qu'elles  peuvent  avoir; 
bien  plus,  aucune  preuve  n'a  été  spécifiée.  Seuls 
quelques  passages  de  la  bulle,  celui-ci  par  exemple  : 
Patres  Ecclesiaeque  scriplores  caeleslilms  edocti 
eloqiiiis  docuere,  etc.,  confirment  ce  qu'on  a  déjà  vu 
(le  la  volonté  formelle  de  ne  pas  disjoindre  l'Ecri- 
Uire  et  la  Tradition  active. 

Sansvouloli-  trancher  ce  que  l'Eglise  n'a  point  tran- 
ché, contentons-nous  de  dire  que  l'hypothèse  d'une 
tradition  orale  primitive,  formelle,  complètement 
distincte  ouindépendante  des  saintes  Lettres,  est  su- 
jette à  de  graves  dillicultés:  sans  compter  ce  qu'elle 
a  d'invérifiable  et  oe  qu'elle  semble  avoir  d'arbitraire, 
on  ne  s'explique  guère  alors  ni  l'absence  de  témoi- 
gnages formels  pendant  tant  de  siècles,  ni  les  con- 
troverses si  vives  qui  ont  existé  jilus  tard,  soit  en 
Occident,  soit  en  Orient.  Reste  que  le  privilège  ma- 
riai ait  son  fondement  dernier  dans  la  sainte  Ecri- 
ture, Gen.,  lu,  i5  et  Luc.,  i,  28,  ^2,  interprétés  par 
la  tradition  active,  mis  en  parallèle  et  éclairés  l'un 
par  l'autre,  peut-être  à  l'aide  de  doniiées  primitives 
sur  le  rôle  de  Marie  comme  nouvelle  Eve. 

La  vérité  plus  générale  où  le  privilège  est  con- 
tenu, semble  être  la  notion  de  Mère  de  Dieu,  non 
pas  la  notion  abstraite  qui  énonce  simplement  le 
rapport  de  génération  physique,  mais  la  notion 
concrète  de  Mûrie  Mère  de  Dieu,  telle  que  celle-ci 
nous  apparaît  dans  la  révélation  prise  intégra- 
lement, c'est-à-dire  Marie  traitée  vraiment  en  mère 
par  son  divin  Fils  et  constituée,   dans  l'œuvre  de  la 


réparation,  nouvelle  Eve,  associée  au  nouvel  Adam. 
C'est  cette  notion  concrète  de  Marie  Mère  de  Dieu, 
suflisamment  indi({uée  par  la  sainte  Ecriture  et 
corroborée  par  le  sentiment  de  l'Eglise,  qui  est 
devenue  pour  les  anciens  Pères  comme  une  valeur 
première  dont  ils  ont  exploité  l'inépuisable  contenu. 
Sous  cet  aspect,  l'Immaculée  Conception  rentre, 
comme  un  détail,  dans  la  sainteté  ou  les  perfections 
propres  à  la  Mère  du  Verbe  incarné,  telle  qu'il  Va 
voulue,  et  décemment  voulue.  C'est  Marie  sainte  et 
pure,  quand  son  âme  sort  des  mains  du  Créateur  et 
s'unit  au  corps  qui  devait  porter  l'Homme-Dieu  ; 
sainte  et  pure  alors  comme  en  sa  naissance,  comme 
au  jour  de  l'Annonciation,  comme  dans  l'ineffable 
nuit  de  l'enfantement  divin,  comme  dans  toutes  les 
circonstances  de  sa  vie  unique.  Suivant  la  jusie  ré- 
llexion  de  Scuekben,  art.  ICmpl'(i.ni(niK  du  Kirvlienle.m- 
kon,  2'  éd.,  t.  IV,  col.  462  ;  «  Pour  bien  apprécier  la 
place  de  cette  doctrine  dans  la  Tradition,  il  ne  faut 
pas  la  considérer  comme  une  vérité  isolée,  mais 
comme  faisant  partie  de  l'idée  générale  que  l'Eglise  a 
toujours  eue  de  la  sainteté  de  Marie  et  de  son  rôle 
dans  l'économie  de  la  Rédemption.  » 

Bmi,ioGRAPHiE.  — La  synthèse  des  preuves  de  Plm- 
maculée  Conception,  déjà  bien  amorcée  par  les 
grands  théologiens  postérieurs  au  concile  deTrente, 
par  exemple  Suarez,  In  111""  {De  mysteriis),  disp. 
III,  sect.  V,  se  trouve,  perfectionnée  et  complétée, 
surtout  dupointde  vue  scripluraire  et  patristique, 
dans  les  cours  de  théologie  plus  récents.  La  plu- 
part des  auteurs  touchent  la  question  dans  le  /Je 
Verbo  incarnalo  :  Schecben,  Handlnicli  der  kalbo- 
lischen  Dogmatik,  t.  III,  p.  279,  Fribourg-en-Bris- 
gau,  1882;  J.  Pohle.  Lehrhuck  der  Doi^matik,  t.  II, 
p.  267,  4"  éd.,  Pnderborn,  1909;  trad.  angl.  sous 
le  titre  de  Mariology,  par  A.  Preuss,  Saint-Louis 
(Mo.),  1914,"  L.  Janssens, />e  Deo  Ihimine,  II,  p.3o; 
G.  Van  Noort,  De  Deo  Redemptore,  sect.  lu,  2"  éd., 
Amsterdam,  191  o.  D'autres  rattachent  la  question 
au  péché  originel  :  Palmieri,  Iraclatus  de  peccato 
originali  et  de  Inimuculato  B.  V.Deiparae  Conceplu, 
2"  éd.,  Rome,  igoi;  Ch.  Pesch,  De  Deo  créante  et 
élevante,  sect .  iv,  a  4-  D'autres,  formant  de  la 
Marialogie  un  traité  distinct,  y  font  naturellement 
rentrer  l'Immaculée  Conception  :  A.  M.  Lépicier, 
Tractatus  de  B.  Virgine  Muria  Matre  Hei,  P.  Il, 
c.  1,  3'  éd.,  Paris,  1906;  C.  van  Crombrugghe, 
Tractatus  de  B.  Virgine  Maria,  c.  m.  Gand,  igiS, 
Pour  plus  de  développement,  voir  les  ouvrages 
d'ensemble  :  G.  Passaglia,  De  immaculato  Deiparae 
semper  Virginis  Conceptu  commentarius,  Rome 
1854  et  Naples  i855  ;  MgrMalou,  évêque  de  Bruges, 
L'Immaculée  Conception  de  la  bienheureuse  Vierge 
Marie  considérée  comme  dogme  de  foi,  Bruxelles, 
1857;  Th.  Harper,  S.  J.,  Peace  through  the  Trnth, 
\°  Série,  4°  essai  (réponse  au  D'  Puse.y),  Londres, 
1866  ;  Ed.  Preuss  (après  sa  conversion),  Zum  Lobe 
der  unbefleckten  Empfângnis  von  Einem  der  sie 
vormals  gcldssert  liai,  Fribourg-en-Brlsgau,  1879; 
Hilaire  de  Paris,  ord.  Cap.,  Notre-Dame  de  Lourdes 
et  V Immaculée  Conception,  Lyon,  1880;  X.  M.  Le 
Baehelet,  L'Immaculée  Conception  :  I.  L'Orient;  U. 
L'Occident,  Paris,  1902;  Mgr  UUathorne,  The 
Immaculate  Conception  of  the  Mother  of  God,  re- 
vised  by  Canon  Iles,  Westminster,  1904;  J-  B. 
Terrien, S.  i.,  L'Immaculée  Conce/ition,  Paris,  1904 
(extrait  de  La  Mère  de  Dieu,  t.  I  )  ;  L.  Ivûsters, 
S.  J.,  Maria,  die  unbefleckt  Empfangene,  liatis- 
bonne,  1906;  J.  Mir  y  Noguera,  S.  J.,  La  Inmaru- 
lada  Concepcion, Madrid,  i^o5. 

Recueils  d'ordre  documentaire  ou  bibliographi- 
que :  Pareri  delV  Episcopalo  cattolico,  di  CapitoU, 


275 


MARIE  /-  ASSOMPTION 


276 


di  Congrega-.ioni,  di  l'nifersita,  di  Personagi 
ragguardevoli  ecc.  ecc.  sttlla  Definizione  dogmatica 
deir  Immiicolato  Concepimeiito  délia  B.  V.  .Varia, 
lovol.  in-8",Rouie,  i85o-5^  ;  A.  de  Roskovany,  «««/« 
Virgo  Maria  in  suo  Conceptii  inuiiaculata  ex  monu- 
mentis  omnium  saeciilorum  demonsirata,  g  vol.  in- 
8".  Budapest,  1873-81  (insuflisanl  du  point  de  vue 
critique);?.  Escartl.  Ribliogiaphie  de  l'Immaculée 
Conception,  dans  Polrbihlion, parlie  littéraire,  déc. 
1879,  janv.  et  fév.  1880  ;  G.  Ivolb,  S.  J.,  lf'eg»eiser 
in  die  Marianische  Literatur,  a'  éd.  Fribourg-en- 
Brisgau,  190D. 

X.-M.  Le  Bachelkt,  S.  J. 

5°  Assomption 

Cet  article  s'adresse  avant  tout  à  des  croyants 
persuadés  que  la  Providence  divine  veille  sur 
l'Eglise,  la  préserve  de  l'erreur  doctrinale  et  l'assiste 
dans  ce  travail  d'inventaire,  de  précisions,  de  déduc- 
tions où  se  prépare  le  développement  dogmatique  et 
théologique. 

Avec  le  lecteur  étranger  à  notre  foi,  nous  ne  pré- 
tendons garderqu'une  attitude  expectante  ;  à  ce  lec- 
teur nous  n'offrirons  que  des  solutions  négatives, 
nous  bornant  à  lui  expliquer  pourquoi,  au  nom 
même  de  l'histoire  et  de  la  critique,  les  dilTicultés 
formulées  contre  la  tradition  de  l'Assomption  ne  nous 
paraissent  pas  irréfutables.  Le  catholique,  au  con- 
traire, trouvera  dans  ces  pages,  nous  l'espérons  du 
moins,  de  quoi  rassurer  sa  conviction,  alïerrair  sa 
croyance  au  privilège  de  la  Sainte  Vierge. 

I.  OiiiET  DK  l'auticlk.  —  L'Eglise  et  les  fidèles 
croient  que  le  corps  ressuscité  de  la  Sainte  Vierge 
Marie  jouit,  par  une  faveur  spéciale,  des  qualités  glo- 
rieuses; que  Notre-Seigneur  a  devancé  pour  sa  mère 
l'heure  de  la  totale  récompense;  en  un  mot,  que 
Marie  est  d'ores  et  déjà  dans  la  situation  bienheu- 
reuse où  seront  les  élus  après  le  Jugement  général. 

C'est  de  cela,  de  cela  seulement  qu'il  va  être 
question.  Nous  n'avons  pas,  en  conséquence,  à 
démontrer  lamort  de  Marie,  à  conjecturer  les  circons- 
tances de  cette  mort,  à  essayer  de  deviner  où,  quand 
et  comment  s'opéra  la  résurrection  de  la  Sainte 
Vierge.  Nous  ne  savons  rien  de  ces  détails,  et  peu  im- 
porte à  notre  sujet  (cf.  Sumnia  Aurea,  t.  XUI,  table,  au 
mot  Assomption,  col.  io83  ;  Terrien,  La  Mire  de  Dieu 
t.  II,  p.  817...  les  auteurs  de  théologie,  Pbsch,  Hur- 
lEB,  etc.). 

Nous  allons  retracer  l'histoire  de  la  doctrine;  en 
justifier  ensuite  le  développement. 

II.  Histoire  db  la  doctrine.  —  1°  Les  cinq  premiers 
siècles.  — Négligeons  les  récits  qui  montrent  un  dis- 
ciple de  saint  Pierre,  Crispoldus,  consacrant,  l'an  58, 
un  ancien  temple  de  Diane  à  l'Assomption  de  Marie 
(Analecta  Bollandiana,  t.  XIV,  p.  489)  et  signalons, 
sans  nous  y  arrêter,  un  passage  interpolé  de  la  tra- 
duction de  la  Chronique  d'Eusi'be  (P.  L.,  XXVII 
58i;  cf.  P.  G.,  XIX,  SSg,  .^4o).  Si  l'on  admet  l'inter- 
prétation de  Dom  Lkclercq,  nous  aurions  sur  les 
sculptures  d'un  sarcophage  espagnol  du  iv'  siècle  le 
plus  ancien  témoignage  en  faveur  de  l'Assomption 
(cf.  J)ict.  Archéol.  chrétienne,  t.  I,  col.  2991,  avec  une 
abondante  bil)liographie). 

On  a  parfois  cité  aussi  un  passage  curieux  de 
saint  Epiphane  {P.  G.,  XLIl,  716).  Qu'y  dit  au 
juste  ce  docteur?  Soutient-il  nettement  que  Marie 
n'a  pas  connu  la  mort?  Serait-il  tout  près  de  faire 
allusion  à  l'Assomption  proprement  dite?  D'un 
texte  plein  de  réticences,  d'obscurs  sous-entendus, 
on  ne  saurait  tirer  grand'chose,  sinon  le  fécond 
principe  énoncé  déjà  en  passant  par  saint  Athanase 
(P.  G.,  XXV,  125)  et  d'autres,  que,  par  son  contact 


avec  l'incorruptible   Verbe,    la   Vierge  échappe  aux 
lois  qui  régissent  la  chair  (Livii's,  p.  343). 

Enlin,  et  le  témoignage  est  tardif,  saint  Jea.n  Da- 
MASCÈNB  rapporte  d'après  une  source  mal  connue, 
l'Histoire  Euthymienne,  qu'au  v«  siècle  la  tradition 
de  l'Assomption  corporelle  de  Marie  était  courante 
à  Jérusalem,  et  que  l'évèque  Juvénal  en  faisait  le 
récit  à  Pulchérie  en  45i  (  P.  G.,  XCVI,  ■;48). 

Tels  sont  les  principaux  documents.  On  peut  y 
ajouter  quelques  récits,  quelques  traditions  dont  la 
rédaction  primitive  est  peut-être  du  iv«  siècle.  C'est 
peu,  et  c'est  assez  obscur. 

2"  Le  Vl"  siècle.  —  Au  sixième  siècle,  deux  ordres  j 
de  faits  apparaissent  :  tout  d'abord  l'existence  d'un  I 
culte  liturgique  rendu  à  Marie,  et  remontant  à  des  ' 
temps  plus  anciens.  On  honore  sa  lioiinésis,  ssl  paii-  ' 
satio,  son  transitas,  sa  dorntilio,  son  assumptio.  Les  I 
Syriens  célèbrent  cette  fête  le  i5  août;  après  quel- 
ques hésitations  les  Grecs  s'en  tiendront  à  cette 
date  ;  jusqu'au  ix'^  siècle  l'Occident  adopte  le  milieu 
de  janvier  ;  en  Syrie,  l'évèque  monophysite  de 
Saroug,  Jacques,  compose  une  hymne  pour  la  cir- 
constance (ZiNGERLE  :  Prolien  Syrische  Poésie  ans 
Jacobus  von  Sarug,  dans  Zeitschrift  fiir  deutsclie 
.Morgenland  Gesellscliafl,  1859,  t.  XII,  p.  44  ;  et 
Akbeloos,  De  vita  et  scriplis  sancti  lucobi,  liatna- 
rium  Sarugi  in  Mesopotamia  episcopi,  Louvain, 
1867);  et  Grégoire  de  Toiiis  nous  raconte  qu'il 
olTicia  en  ce  jour  (P.  /...  LXXI,  71 3). 

Autre  série  de  faits  :  on  colporte  le  récit  d'un 
miraculeux  enlèvement  de  Marie  au  ciel.  Rien  là 
qui  en  soi  puisse  surprendre  des  Chrétiens.  La  Bible 
ne  cite-l-elle  pas  des  cas  aiialoj;ues?  une  tradition 
l>opulaire  n'altribue-t-elle  pas  cette  laveur  à  saint 
Jean,  l'apôtre  vierge;  et  des  Pères  du  iv"  siècle 
n'avaient-ils  pas  admis  comme  possible  la  présence 
au  ciel,  corps  et  âme,  des  ressuscites  dont  parle  saint 
Mathieu,  xxvii.  52  ?  (Voir  des  textes  dans  Livits 
p.  340  à  348.)  Pourquoi  Marie  n'eût-elle  pas  été  l'ob- 
jet de  pareille  faveur?  En  tout  cas,  les  textes  grecs 
attribués  à  un  certain  Leucius,  à  l'apôtre  saint  Jean, 
à  Méliton  de  Sabiiks,  leurs  adaptations  coptes, 
syriaques,  latines,  arabes,  leurs  remaniements  di- 
vers ne  laissaient  rien  ignorer  des  circonstances  où 
s'était  accomplie  l'.Vssomption  (cf.  Tischendorf, 
/.  c.  p.  XXXV  et  95  ;  R.  Duval,  La  littérature  syria- 
que, p.  97  ;  RoBixsoN,  dans  Texts  and  Studies,  t.  IV, 
a,  p.  xxiv,  43  à  127;  207  à  220;  voir  aussi  dans  les 
Dictionnaires  archéologiques  et  bibliques  les  arti- 
cles :  .4pocryphes). 

Ce  qu'en  des  milieux  influents  on  pensa  de  cette 
littérature,  ou  plus  exactement,  de  certaines  formes 
de  ces  traditions,  nous  le  dirons  plus  loin. 

Il  importerait  ici  de  savoir  quels  rapports  exis- 
taient alors  entre  les  deux  ordres  de  faits  signalés, 
la  fête  de  la  Koimésis  et  les  traditions  dont  nous 
venons  de  parler. 

En  d'autres  termes,  qu'honorait-on  ?  Le  simple 
.\atalis  de  l'àme  de  .Marie,  ou  bien  l'entrée  de  son 
corps  dans  la  gloire  ?  Ni  Jaci;ues  de  Sarouo,  ni  Gré- 
goire DB  TocRS  qui.  personnellement,  croyait  au  pri- 
vilège (cf.  P.  L.,  LXXI,  708,  7i3;  et  Duchesnb, 
Origines''...  p.  278)  ne  nous  renseignent  clairement; 
certains  passages  postérieurs  de  saint  Modeste  (/'.  G., 
LXXXVI  2,  3287.  ou  de  saint  .\ndrb  de  Cri;te,  P.  G., 
XCVII,  1072)  invitent  à  une  réserve  extrême,  et 
je  crois  sage  de  ne  ricnconclure.il  est  juste  pourtant 
de  se  rappeler  que  souvent  les  formules  liturgiques 
sont  en  retard  sur  la  croyance,  et  que  même,  alors 
qu'un  culte  otliciel  est  explicitement  admis,  les 
prières,  les  oraisons  ne  le  disent  pas  explicitement. 
Le  cas  est  évident  pour  les  offices  de  l'Immaculée 
Conception  aux  xiv'-xv'  siècles. 


277 


MARIE  —  ASSOMPTION 


278 


3o  .4  partir  du  VII'  siècle.  —  Brusqiienienl,  les 
voiles  se  iléchirenliau  vu"  siècle  l'on  a  oit  qu'en 
Orient  l'Assomption  reçoit  un  culte  liturj^ique  expli- 
cite et  que  les  prédicateurs  parlent  avec  clarté. 

C'est  saint  Modeste  (f  634),  dans  un  discours  lyri- 
que, où  se  mêlent  tliéoloyie  et  souvenirs  légendaires 
(P.  G.,  LXXXVI,  2,  3297-3312  :  on  remarquera  que 
Giacomelli  ne  garantit  pas  son  authenticité)  ;  saint 
André  de  Crète  qui  énonce  les  convenances  du  pri- 
vilège, sa  place  dans  le  plan  providentiel  (P.  G., 
XCVII,  io45  à  1 1 10);  saint  Germain  (P.  G.,  XGVIII, 
340-372)  ;  saint  Damascène  (P.  G..  XCVI,  699  à 
-62  et  i3C3);  Joseph  l'Hymnooraimik  {P.  G.,  CV, 
yqn.iooi);  saint  Théodore  db  Stoidion  (P.  G.,  IC, 
719-780). 

En  Occident  l'adliésion  est  plus  timide  et  l'attitude 
jilus  flottante.  Je  ne  saelie  pas  qu'on  ait  nié  le  pri- 
vilège de  Marie  ou  qu'il  y  ait  eu  contre  lui  un  mou- 
vement théologiqiie,  mais  certains  n'osent  se  pronon- 
cer. Le  vénérable  Bède,  sans  rien  dire  sur  le  fond, 
malmène  les  histoires  qui  rapportent  le  transilus 
(P.  L.,  XCII,  ioi4;  il  faut  remarquer  que  l'homélie, 
P.  /..,  XCIV,  422,  423  n'est  pas  authenti(iue). 

Même  note  dans  l'Itinéraire  de  saint  Willibuld, 
(cf.  Livius.  p.  376)  ;  chez  le  pseudo  -  Ildephonse 
\p.  /-.,  XGYI,  23g,  266,  271);  dans  un  capilulaire  de 
Charlemagnb  {P.  /..,  XCVII,  533,  cf.  Sinding,  p.  107, 
note  94).  Les  martyrologes  d'AooN  et  d'UsuARD  pré- 
fèrentj  ignorer  ce  qu'il  advint  du  saint  corps  de  Marie, 
imitant  en  cela,  disent-ils,  l'Eglise  qui  sagement  re- 
fuse de  se  compromettre  en  compagnie  d'apocryphes 
(P.  L.,  GXXIII,  202;  —  CXXIV,  365).  Réserve  hau- 
taine à  la  fois  et  timide,  et  qui  souvent  a  l'air  de 
s'excuser. 

Elle  se  prétendait  autorisée  du  nom  de  saint  Jé- 
rôme. Depuis  le  milieu  du  viii*  siècle,  circulait  une 
lettre  qu'on  disait  écrite  par  lui  à  Eustocliium;  et 
cette  lettre  —  Doni  G.  Morin  la  croit  d'AMBROisE 
AuTPBRT  {Etudes,  textes  et  découvertes,  p.  28)  —  ac- 
centua chez  plus  d'un  esprit  et  pour  longtemps  en- 
core les  timidités  dont  nous  parlons. 

Il  faut  bien  vite  le  dire,  ce  document  n'impression- 
nait pas  tout  le  monde.  Ou  bien  on  l'ignorait,  ou 
bien  on  passait  outre.  Des  papes  du  viii"  ou  du 
IX'  siècle  ont  fait  représenter  l'Assomption  corporelle 
de  Marie,  sur  des  tissus  destinés  à  l'ornementation 
des  églises  (Dichesne,  I.ili.  Pont.,  t.  I,  p.  5oo  ;  t.  II, 
p.  i4,  p.  61)  ou  sur  des  fresques  d'églises  (cf.  Dict. 
archéolog.,  t.  I.  col.  2986  et  2988).  Du  temps  du  pape 
.Sergius  (687-707),  l'Eglise  romaine  chantait  l'oraison 
Veneranda,  où  très  nettement,  quoi  qu'en  dise  Lau- 
noy,  il  est  question  de  la  glorification  de  Marie  dans 
son  corps  (P.  /..,  LXXVIII,  i33). 

Au  VII'  siècle  encore,  les  liturgies  gallicanes 
priaient  Dieu  de  sauver  des  enfers  les  âmes  des  dé- 
funts, comme  il  avait  délivré  le  corps  de  Marie  des 
étreintes  de  la  mort  (P.  L.,  LXXII,  245-246). 

De  cette  époque  enfin  daterait  un  sermon  très  cé- 
lèbre, attribué  longtemps  à  saint  Augustin  et  qui 
constitue  une  véritable  somme  de  l'Assomption  (P. 
/,.,  XL,  ii4i). 

C'est  donc  entre  le  vii«  et  le  ix'=  siècle  que  la  litur- 
gie, la  théologie,  la  prédication  de  l'Assomption  se 
développent  d'une  manière  notable.  Si  maintenant 
nous  nous  demandons  sur  quels  arguments  les  par- 
tisans de  la  croyance  ont  édifié  leur  thèse,  nous 
pouvons  arriver  aux  constatations  suivantes.  Plu- 
sieurs textes  scripturaires  sont  mis  à  contribution. 
Tels  surtout  Cant.,  11,  10;  vi,  3  (saint  Damascénb, 
P.  G.,  XCVI,  716,  736  ou  XCVII,  II 00);  Psalm. 
XV,  10:  XLiv,  10  (cf.  P.  G.,  LXXXVI,  2,  3289;  XCVII, 
1096);  Psalm.  cxxxi,  8  (P.  G.,  LXXXVI, 3288;  XCVI, 
723).  (Cf.  :  Naegel,  p.  32.)  Mais  il  y  aurait,  je  crois. 


erreur  à  y  voir  beaucoup  plus  que  de  pieuses  accom- 
modations, le  contexte  le  montre  assez  (Terrikn, 
p.  36 1).  Le  R.  P.  Dora  Renaudin  me  semble  donc 
forcer  les  choses  quand  il  trouve  là  l'équivalent 
d'une  interprétation  doctrinale  {Assomption,  p.  i53, 

i54). 

L'argument  traditionnel,  si  du  moins  on  entend 
par  là  une  accumulation  de  textes,  est  à  peu  près  nul. 
Saint  Modeste  s'en  plaint  (P.  G.,  LXXXVI,  2,  8280), 
mais  —  la  remarque  est  de  Lucius  —  tous  a  ces  au- 
teurs considèrent  le  fait  (de  l'Assoniption)  comme 
jiartie  intégrante  de  la  tradition  générale  qui  remonte 
dans  l'Eglise  aux  temps  les  plus  anciens  »  (cité  par 
Vaoandard,  p.  112).  Ce  que  ces  théologiens,  ces 
prédicateurs  développent  le  plus,  c'est  l'argument  de 
convenance  ;  ils  indiquent  que  l'Assomption  se  déduit 
des  idées  que  fournit  sur  Marie  la  révélation  même  : 
c'est  un  privilège  qui  va  de  soi,  parce  que  Marie 
étant  Mère  de  Dieu,  sanctifiée  par  son  contact  (on 
reconnaît  les  idées  de  saint  Epiphane  et  de  saint 
Ati!an.\.se),  il  était  impossible  que  son  corps  restât  !a 
proie  du  tombeau  (cf.  I'.  L.,  LXXll,  245,  246;  P.  G., 
LXXXVI,  3824,  8287,  8288,  8298;  /'.  G.,  XCII,  845, 
848,357,861;  —  P.  G.,XCVI,  704,  712,  716,  725,728, 
741;  P.  G. ,  XCVII,  io56,  1082,  10C8,  io84;P.  G., 
10,720;  —  P.  L.,  XL,  lUi;/'.  /-.,  LXXVIII,  i83. 
LXXII,  245).  S.  Damascène  tire  sa  croyance  d'un  pa- 
rallèle déjà  classique  entre  le  Fils  et  la  Mère  (P.  G., 
XCVI,  74');  l'Assomption  corporelle  est  postulée  par 
la  sainteté  virginale  de  Marie  (saint  Gki\.main,  P.  G., 
LXXVIII,  346,  72g;  saint  André  de  Crète,  P.  G., 
XCVII,  ioo4;  saint  Damascène  (P.  C,  XCVI,  710, 
716,  728,  729);  saint  TnÉODORE  (P.  G.,  IC,  721). 

On  fait  valoir  enfin  la  charité  réciproque  du  Fils 
et  de  la  Mère,  leur  union  dans  la  vie  et  l'éternité,  la 
plénitude  de  leur  commune  victoire  sur  l'enfer  (saint 
Damascène,  P.  G.,  XCVI,  704.  728;  saint  Andué  de 
Crète,  P.  G.,  t.  XCVII,  1079;  Creg.  Tur.,  P.  /.,LXXI, 
708);  la  Providence  toute  privilégiée  à  l'égard  de 
Marie  (P.  G.,  XCVII,  1080,  1081). 

Ainsi,  arguments  de  convenance,  argument  tradi- 
tionnel et  d'autorité,  comparaisons  scripturaires, 
voilà  qui  relève  la  question  fort  au-dessus  des  histo- 
riettes du  transitus  et  des  récits  populaires.  Ces  ré- 
cits, nos  auteurs  ne  les  ignorent  certes  pas,  ils  s'en 
servent  même  ;  mais  ils  n'y  voient  que  des  acces- 
soires :  leur  raison  de  croire  est  ailleurs. 

4°  Depuis  le  lA'  siècle.  —  Nous  pouvons,  à  dater 
de  celte  époque  jusque  vers  le  xiii'  siècle,  distinguer 
trois  courants  d'opinions.  Quelques  sermonnaires 
se  perdent  en  généralités  et  ne  posent  pas  la  question 
du  privilège.  Souvent  ce  peut  être  timidité  déliante, 
mais  on  aurait  tort  de  conclure  toujours  en  ce  sens  : 
on  s'exposerait  à  être  démenti  par  un  inédit  ou  par 
une  étude  plus  approfondie  de  leur  texte.  Dans  ce 
groupe  mal  défini,  je  mettrais  Raban  Maur  (P.  /.., 
ex,  55,  433,  485),  Àlcuin  {Mon.  Gerni.,  Poetae .  I, 
p.  84);  Walafrid  Strabon  (P.  /..,  CXIV,  io84), 
Raoul  Ardent  (P.  /,.,  CLV,  i42i);  Gkofi-roi  d'Ah- 
MONT  (P.  /,.,  CLXXIV,  974),  Bruno  de  Segni  (P.  /., 
CLXV,  890  et  839),  Eadmhr  (P.  /..,  Ct.IX,  672);  Comes- 
TOR  dans  les  sermons  imprimés  (P.  /..,  CXCVIII, 
1784),  dont  il  faut  rapprocher  l'inédit,  Ilihl.  Atil. 
i4  590  fol.  25'  où  l'auteur  se  réserve  formellement, 
.l'ajoute  Maurice  de  Sui.lv  (Ms.  Mazarine,  991.1,  fol. 
33),  CuRicTiBN  de  Chartres  (Ms.  Bihl.  Nat.,  12.4 13, 
fol.  120,  122,  124.  J'y  lis  cette  phrase  :  «  Ascendit  ad 
Kilium,  sed  non  nisi  per  Filium  >,,  où  l'écrivain  mon- 
tre bien  clairement  le  rôle  de  Jésus,  et  laisse  deviner 
peut-être  qu'il  s'agit  d'assomption  corporelle).  Ro- 
liEBT  PuM.us(P.  /,.,  CLXXXVI,  83o)  n'est  pas  un  ad- 
versaire comme  l'a  dit  Launoy  ;  il  ne  s'occupe  pas  de  la 
(|uestion  (cf.  ih.,  la  note  de  D.  Matiioud,  col.  io6i)- 


279 


MARIE  —  ASSOMPTION 


280 


Cbez  d'autres,  la  réserve  est  formelle,  avec  plus  ou 
moins  d'inclination  à  en  sortir  en  faveur  de  Marie. 
Je  cite  OuiLON  i>iî  Cluny,  qui  ren^  oie  aux  Apolres  la 
solution  du  problème  et  admet  que  la  fête  de  l'As- 
somption apporte  aux  damnés  un  jour  anniiel  de 
répit  (A".  f..,C\lAl,  102;),  GuiBEBT  UE  Nogent(/'.  /.., 
GLVI,  623  et  1026);  Alain  de  Lille  (P.  L.,  GGXI,  6/j  ; 
il  }"  aurait  lieu  aussi  de  voir  son  sermon  inédit, 
Bihl.  .\al.,  N.  acq.  lat.  335  fol.  1 1  j^);  Atton  de  Vkr- 
ceil(P. /,.,  CXXXIV,  856,857);  '^'^^  de  Cuartbks 
(P.  L.,  CLXXXI,  2G6)  ;  Arnauld  de  Bonnbval  (P.  L., 
CLXXXIX,  1733). 

Voici  enfin  ceux  qui  défendenlneltement  l'Assoiup- 
lion  corporelle  :  ce  sont  des  sermonnaires,  des  théo- 
logiens ou  des  ascètes  comme  l'auteur  de  l'Oratio  : 
VirfiO  sereiiissima,  Dei  Genitiix  (P.  L.,  CLVIII,  966); 
saint  PiiiiiRE  Dajiien,  dans  un  sermon  très  remar- 
quable où  il  distingue  fort  bien  les  privilèges  de 
Marie  des  droits  de  Jésus  (/'.  /. .,  CXLIV,  717): 
Hildebert  de  Lavardin  ou  plutôt  l'auteur  véritable 
du  sermon  publié  par  Beaugendre  {P.  /..,  GLXXI, 
628,  63o);  Abi-i.ard,  très  afiirmatif,  estimant  que  la 
connaissance  de  ce  privilège  de  Marie  nous  vient 
d'une  révélation  divine  et  i)Ostérieure  à  la  mort  des 
Apôtres  {P.  L.,  GLXXVIII,  SSg,  54o)  ;  l'abbé  Absalon 
(P.  L.,  GGXI,  255);  Amédée  de  Lausanne  (P.  L., 
CLXXXVIII,  i3i2);  Pierre  de  Blois  (CGVIl,  661, 
662);  Geoffboide  Saint-Victor  (Ms.  Maz.  1002,  fol. 
102'),  Hugues  de  Saint-Victor  (P.  L.,CLXXVlI,8o8); 
Jban  Beleth,  très  soucieux  de  séparer  le  fait  de 
l'Assomption  d'avec  les  apports  d'Elisabeth  de  Scho- 
nau  (P.  L.,  CCII,  i48);  Pierre  oe  Gelles  {P.  I..,  CGH, 
848,  8^9,  85o);  le  farouche  Gauthirhde  Saint- Victor, 
aussi  bien  dans  son  traité  des  Quatre  Labyrinthes 
(P.  L.,  GLXXXVI,  101)2)  que  dans  son  sermon  inédit 
(Ms.  Bihl.  Nat.,  14590,  fol.  4-;');  Pierre  de  Poitiers 
(P.  l.,  GGXI,  1207);  SiOARD  de  Crémone  mêle  mal- 
heureusement à  la  doctrine  des  récits  légendaires 
(P.  /..,  GGXIII,  420). 

Que  dirons-nous  de  saint  Bernard  ?  A  s'en  tenir 
au  texte  de  ses  homélies  et  de  sa  fâcheuse  lettre 
GLXXIV,  on  n'obtient  que  de  vagues  généralités. 
Certaines  phrases  pourtant  n'ont  la  plénitude  de 
leur  sens  que  dans  l'hypothèse  d'une  Assomption 
corporelle(P.  /..,  GLXXXIII,  4i5etsmv.  et  GLXXXIl 
333). 

La  position  des  maîtres  du  xiii'  siècle  est  bien 
nette.  Que  l'on  consulte  Guillaume  d'Auvergne,  ou 
mieux  le  dominicain  Peraldi  (O/îera,  t.  Il,  p.  448); 
Ricard  de  Middleton  (in  IV,  Sent.,  43,  art.  4); 
Albert  le  Grand  (Opéra,  éd.  Lugd.,  iG5i,  t.  XX, 
p.  87). 

Saint  Thomas  n'a  jamais  traité  la  question  e.r 
professa;  mais  chaque  fois  qu'il  y  fait  allusion,  c'est 
pour  déclarer  cette  opinion  recevablc  (v.  g.  Sum- 
ma,  111,  q.  27,  art.  i  ;  q.  83,  art.  5,8;  Siipplem.,  77, 
I,  art.  1). 

11  est  désormais  superflu  de  citer  des  textes;  l'As- 
somption est  généralement  admise.  Les  preuves 
théologiques  ne  varient  guère  ;  toujours  mômes  ar- 
guments de  convenance,  toujours  aussi  mêmes 
comparaisons  bibliques  (cf.  :  Naegel,  p.  68  à  72). 

Arrêtons-nous  plutôt  sur  le  degré  d'adhésion  que 
réclament  les  docteurs  pour  r.AssoinpIion,  sur  la 
note  théologique  qu'ils  sont  conduits' à  lui  ajipli- 
quer.  néclarée  admissible,  croyable  par  Hugues  de 
Saint-Victor  et  saint  Tno.MA3,  elle  est,  du  temps  de 
Gerson,  la  croyance  «  unanime  «  des  fidèles  (0/>e;n, 
éd.  1702,  t.  111,  col.  i33o).  Ainsi  parle  saint  Vincent 
Fb.irier.  Tost.at  (f  i455)  admet  que  cette  croyance 
est  une  opinion  libre,  il  allirme  pourtant  qu'un  bon 
catholique  doit  être  enclin  à  l'accepter  (Opéra,  éd. 
Venise,  i6i5,  p.  i4o);  c'est  la  position  de  Glichtove 


au  début  duxvi'  siècle  (Sernio  11,  de  Assumptione); 
de  saint  Antonin  (Siimma,  Pars  IV,  Lit.  i5.  cap.  4 
§  5;  (cf.  Renaudin,  p.  92). 

L'Université  de  Paris  a  censuré  eu  i497  le  domini- 
cain Morcelle,  qui  déclarait  loisible  à  tout  venant 
de  nier  l'Assomption,  sous  prétexte  que  ce  n'est 
point  un  dogme  défini  (Gaudin:  Assumptio  i-indicata, 
Paris,  1670,  appendice,  p.  7  et  10). 

Au  XVI'  siècle,  Melchior  Cano  taxe  d'imperti- 
nence et  de  témérité  quiconque  refuserait  de  se 
ranger  à  la  commune  croyance  (De  locis  theologicis, 
lib.  XII,  cap.  x);  Catuarini  alla  plus  loin  et  pro- 
nonça le  mol  d'hérésie.  Suarez  l'en  blâme  et  se  rat- 
tache à  l'opinion  de  Gang  (In  111»"'  Partem.,  q.  33, 
art.  4,  disp.  xxi,  sect.  i).  G'est  aussi  la  position  des 
docteurs  depuis  le  xvi"^  siècle  (cf.  Renaudin  p.  y3)  et 
des  auteurs  de  manuels  (cf.  PascH,  t.  IV,  p.  298; 
HuRTER,  Thesis  clxvi.  t.  II,  p.  52i,  n°  664;  l'ANcfUE- 
HEY,  '/lieolog.  Dogmal.,  t.  I,  p.  612  ;  Janssens,  Hiimina 
theologiae,  1.  V,  p.  g'ii  ;  on  trouvera  dans  ces  au- 
teurs de  nombreuses  références).  Nier  l'Assomption 
de  Marie  paraîtrait  grave  témérité  doctrinale. 

Et  maintenant,  une  déclaration  infaillible  ran- 
gera-t-elle  celte  croyance  universelle  parmi  les  véri- 
tés révélées?  C'est  ce  qu'un  bon  nombre  espère. 
Dès  1870,  l'évcque  de  J.ien  avait  proposé  au  concile 
du  Vatican  une  définition  en  ce  sens.  Il  demandait 
même  que  l'on  procédât  par  acclamation.  On  écarta 
ces  termes,  mais  d'autres  postulala  motivés  furent 
présentés  au  Concile,  qui  se  sépara  sans  avoir  pu 
les  examiner  (cf.  Rhnaudin,  1.  c.  p.  219,  app.  1). 

Depuis  lors,  des  revues  comme  //  Rvsario  e  la 
niiûfa  Pompei  et  la  toute  jeune  Assunla  de  Cônie 
(1916).  des  congrès,  ceux  de  Turin  et  Ce  Lyon,  ser- 
vent d'organes  aux  respectueuses  aspirations  de 
plusieurs.  M.  Cuatain  de  Vienne,  M.  le  chanoine 
Crosta  de  Côme,  le  B.  P.  Dom  Renaudin,  O.  S.  B., 
Mgr  Vaccari,  d'autres  encore,  travaillent  à  mettre 
en  lumière  certains  points  de  vue  théologiques  ou 
historiques  qui  pourraient  préparer  le  jugement  de 
l'Eglise.  Fait  plus  imposant  encore,  puisqu'il  san- 
ctionne, en  une  certaine  mesiu-e  au  moins,  les  actes 
des  fidèles,  on  continue,  depuis  le  Concile  du  Vati- 
can, à  enregistrer  nombre  de  suppliques  épiscopales 
sollicitant  la  définition  (cf.  Renaudin,  La  doclrine 
de  l'Assomption,  p.  i63-2o5). 

Nous  n'avons  pas  à  conjecturer  l'aveiiii"  de  ce 
mouvement.  Il  nous  suflira  d'avoir  montré  dans  ce 
qui  j)récède  les  immenses  progrès  acquis  et  l'abou- 
tissement possible  d'une  croyance,  à  ses  origines  si 
humble  et  parfois  si  combattue. 

Reste  à  savoir  si  toute  cette  fortune  fut  légitime; 
de  là  notre  seconde  partie. 

111.  Conclusions  apologétiques.  —  Les  diflîcultés 
historiques  contre  l'Assomption  peuvent  se  réduire 
à  ceci  :  cette  tradition  est  mal  attestée,  tard  venue, 
mal  patronnée;  elle  sort  de  milieux  assez  troubles, 
peut-être  même  païens.  Seuls  la  crédulité  et  le  mys- 
ticisme voudraient  l'imposer  à  l'Eglise  et  n'y  ont  que 
trop  réussi  déjà.  A  cette  objection,  on  peut  apporter 
une  double  série  de  réponses,  ressortant  des  faits 
exposés. 

!<■  f'ne  série  de  réponses  strictement  historiques. 
—  En  laissant  de  côté  toute  considération  théologi- 
que, on  doit  constater  : 

A.  Que  ni  la  fêle,  ni  la  croyance  n'ont  d'origines 
païennes.  —  Nous  avons  signalé  ici  même  le  danger 
de  ces  théories  trompeuses,  vieilles  d'ailleurs  de  deux 
à  trois  cents  ans  (cf.  une  bibliographie.  Revue  pra- 
tique d'Apologétique,  1906,  p.  210).  mais  passées  chez 
certains  à  l'état  d'idée  fixe  (cf.  ici,  col.  819  sqq.)  :  on 
veut  expliquer  le  culte  chrétien,  la  doctrine  chré- 
tienne par  des  infiltrations  iiaiennes,  des  survivances 


261 


MARIE  —  ASSOMPTION 


282 


païennes  :  la  Uadilion  de  l'Assoniplion  n'est  qu'un 
reste  de  la  légende  de  Déméter  (Hauuis),  d'Aitémis 
^Fbazëiî)  (cf.  Muuih,  1906,  II,  p.  20Ô). 

Pourquoi  chercher  des  divinités  grecques?  11  serait 
sans  doute  Irop  simple,  trop  obvie,  moins  précieux 
de  se  dire  que  les  chrétiens  dévots  à  Marie  n'ont 
pas  pu  supposer  la  Vierge  en  retard  sur  saint  Jean 
ou  Knoch  (cf.  P.  t.,  LXXIV,  11 24;  P.  G.,  XCVII, 
1081), que  si  Dieu  a  enlevé  au  ciel  ces  saints  person- 
nages, ii  a  pu  a  furtiuri  en  faire  autant  pour  sa  mère, 
il  a  dû  traiter  sa  more  comme  lui-même.  Dira-t-on 
aussi  que  saint  Luc  (Ad.,  i,  9)  s'est  souvenu  de 
Dénulcr?  Et  voilà  —  abstraction  faite  de  savoir  si 
les  dévots  chrétiens  avaient  tort  ou  raison  —  qui  sa- 
tisfait plus  l'esprit  que  des  hypothèses  contournées 
et  parfois  contradictoires.  Aussi  dégagé  que  quicon- 
qtie  de  préoccupations  dogmatiques,  Lucius  l'a  bien 
compris,  il  a  laissé  de  côté  les  dieux  grecs,  il  a  bien 
fait  et  l'on  serait  sage  d'imiter  sa  réserve. 

B.  Que  l'origine  toule  populaire  de  lu  croyance  ne 
s'impose  pas  au  critique.  —  Ceci  revient  à  poser, 
sans  essayer  de  le  résoudre  complètement,  le  délicat 
problème  de  l'influence  des  apocryphes  sur  la 
croyance  de  l'Eglise.  En  sont-ils  la  so\u-ce,  l'origine? 
Est-ce  à  cette  littérature,  médiocre  presque  toujours, 
parfois  même  suspecte,  que  remonte  une  iloctrine  en 
voie  de  s'imposer  à  la  foi?  —  Oui,  répondent  sans 
hésiter  la  Healencyklopadie  (t.  XII,  p.  280);  le  Dic- 
tionary  of  Christian  antiquities  de  Smitu  (t.  II, 
p.  ii^a);  "TiscHENDORF  (1.  c,  p.  34);  Rknan,  qui  d'ail- 
leurs commet  à  ce  sujet  une  faute  énorme  de  date 
relevée  par  Dom  Cabrol  (Revue  pratique  d'Apo- 
logétique, 1906,  1907,  t.  III,  p.  2i4);  bien  d'atitres 
encore. 

Il  convient  de  distinguer,  de  préciser.  Que  certains 
prédicateurs,  qxie  des  liturgistes  aient  emprunté  aux 
traditions  populaires,  en  essayant  ensuite  d'en  coor- 
donner les  éléments,  le  récit  de  la  mort  de  la  Sainte 
Vierge,  ou  les  détails  de  sa  résurrection,  fort  bien, 
c'est  un  fait,  mais  qui  demeure  étranger  au  fond  de 
la  question  (cf.  Rknaudin,  La  doctrine  de  l'Assomp- 
tion, p.  '79).  Ce  que  l'on  ne  démontre  pas,  c'est  que 
la  croyance  à  la  résurrection  de  Marie,  à  sa  glorifica- 
tion anticipée,  soit,  elle  aussi,  sortie  des  cycles  lé- 
gendaires. 

Quels  arguments  font  en  effet  valoir  les  premiers 
partisans  de  r.\ssomption?  L'autorité  des  récits 
courants?  Non,  mais  surtout  des  considérations 
d'ordre  théologique, moral,  sentimental  si  l'on  veut  : 
ils  en  ai)pcllent  à  la  dignité  de  Marie,  à  sa  virginité, 
à  sa  maternité  divine,  à  sa  victoire  sur  le  péché.  Ils 
admettent  l'Assomption,  un  peu  parce  qu'on  l'admet, 
mais  bien  plutôt  parce  que  ce  privilège  s'harmonise 
avec  l'ensemble  des  idées  qu'ils  ont  de  Marie  :  c'est 
un  système  doctrinal  qui,  avant  tout,  conditionne 
leur  adhésion  :  pour  eux,  cette  croyance  n'est  pas 
une  isolée,  elle  rentre  dans  un  tout  cohérent,  elle  y 
trouve  la  place  qui  était  faite  pour  elle  et  semblait 
l'attendre  (voir  P.  G.,  XCVIII,  357;  LXXXVI,  2, 
33o8,  où  saint  Modkstk  critique  quelques  traditions; 
les  réflexions  de  saint  André  de  Crète,  P.  G.,  XCVII, 
1060;  les  récits  courants  semblent  jouer  chez  saint 
Damascène  le  même  rôle  que  les  histoires  naïves 
et  charmantes  d'autres  apocryphes  chez  le  Psi  uno- 
BoNAVENTURE  ;  que  l'on  relise  sa  seconde  Homélie, 
P.  G.,  XCVI,  721). 

Forts  de  cette  constatation,  des  critiques  catholii|ues 
et  même  anglicans  (v.  g.  Mozlby,  cité  par  Livius, 
p.  365)  ont  pu  avancer  que,  loin  d'être  la  source 
trouble  d'une  croyance  puérile,  les  apocryphes  ne 
sont  f|ue  la  manifestation  poétisée,  enjolivée  d'une 
croyance  préexistante.  Ainsi  parlent  Le  Hm  (Etudes 
liiiliques,  t.  II,  p.  148,  i85),  JuRGENs  (1.  c,  p.  64 1  et 


suiv.)  et  à  leur  suite  le  Dictionnaire  de  théologie 
(t.  I,  col.  2i35),  le  P.  Terrien  (1.  c.  p.  354-36o). 

On  dit  :  C'est  là  une  hypothèse.  Peut-être  ;  mais, 
hypothèse  pour  hypothèse,  celle-ci  a  du  moins 
l'avantage  d'expliquer  lecaractcre  sérieux,  doctrinal, 
que  prend  dès  son  origine  la  prédication  de  l'As- 
somption. 

Que  maintenant,  et  par  une  sorte  d'action  en 
retour,  la  faveur  dont  jouissait  la  légende  populaire 
ait  à  quelque  degré  attiré  l'atlention  des  lidèles  et 
de  leurs  chefs  sur  une  croyance  latente,  sur  ses  cotés 
doctrinaux,  ceux-là  seuls  s'en  étonneraient  qui 
ignorent  l'extrême  complexité  des  cléments  extrin- 
sèques qui  concourent  au  progrès  théologique  ;  que 
les  récils  populaires,  en  développant  la  dévotion, 
en  attisant  la  piété,  aient  servi  d'excitant  intellec- 
tuel, c'est  possible,  le  cas  s'est  vu;  mais  c|ui  ne  sent 
que  c'est  là  cause  occasionnelle,  accidentelle,  et  non 
cause  essentielle,  réellement  productrice  elellioiente; 
qui  ne  sent  que  c'est  là  force  de  manifestation  et  non 
de  création? 

Mais,  insisle-t-on,  d'où  vient  que  la  cinquième  par- 
tie du  Décret  gétasien  prohibe  les  livres  qui  répan- 
dent cette  croyance  ?  C'est  là  une  preuve  que  les 
chefs  de  l'Eglise  la  voyaient  de  mauvais  œil  ;  que 
c'est  le  peuple,  le  peui)le  crédule  qui  a  fait  sa  fortune 
et  non  les  théologiens. 

Tout  d'abord,  je  n'apprendrai  rien  à  personne  en 
rappelant  quelles  controverses  a  soulevées  l'authen- 
ticité d'un  document  qu'on  a  pu  comparer  aux 
«  Fausses  Décrétâtes  »  (cf.  lietue  Biblique,  igi3, 
p.  602-608,  un  compte  rendu  des  ouvrages  de 
M.  VON  Dobscuuetz  et  de  Uom  Cuai'man).  De  la 
cinquième  partie  surtout,  on  a  écrit  u  qu'elle  est  un 
extraordinaire  fouillis  où  les  renseignements  per- 
sonnels de  l'auteur  voisinent  avec  des  renseigne- 
ments tout  faits,  empruntés  à  saint  Jérôme  »  (article 
cité,  il/.,  p.  O06).  On  constatera  également  que  le  dé- 
cret gélasien  ne  s'est  répandu  que  lentement;  toutes 
considérations  qui  rédxiisent  sa  portée. 

Enfin  et  surtout,  que  prohibe  t-il?  —  Deux  séries 
de  livres  :  tous  les  ouvrages  de  Leucius  et  le  Transi- 
tus(c{.  P.  /..,  LIX,  162).  C'est  tout,  et  la  condamna- 
tion se  tient  dans  le  vague.  Au  nom  du  texte,  on  ne 
peut  donc  légitimemenlétendre  l'anathème  aux  rema- 
niements, aux  retouches,  aux  corrections;  au  nom 
du  texte,  on  ne  peut  pas  dire  que  toutes  les  légendes 
soient  visées.  Sindino  l'a  bien  compris  (p.  ig  et  20), 
et  son  interprétation  se  conlirme  i)ar  la  solennité  de 
la  fête  à  Kome  du  temps  de  Sergius,  par  la  com- 
mande de  tissus  d'autels  faite  par  des  papes  du 
vin"  siècle. 

Encore  bien  moins,  par  conséquent,  a-t-on  le  droit 
de  lire  dans  le  vague  du  Gelasianum  la  condamna- 
tion de  la  croyance  à  la  résurrection  de  Marie.  Le 
prétendre,  c'est  forcer  le  texte,  c'est  tenir  pour 
démontré,  prouvé,  acquis,  que  la  doctrine  de  l'As- 
somption sort  des  apocryphes  et  encore  des  apocry- 
phes condamnés. 

Ainsi  précisées,  les  objections  critiques  perdent  de 
leur  force,  elles  se  réduisent.  Riches  d'hypothèses 
ou  d'allirmations,  ou  de  supposés,  elles  se  dérobent 
aux  preuves.  Je  ne  me  datte  pas  cependant  de  les 
avoir  résolues  complètement;  —  ou  plutôt  d'avoir 
dissipé  les  préventions  qu'elles  font  naître  ;  m'adres- 
sant  surtout  à  des  catholiques,  je  dois  me  placer 
résolument  sur  un  terrain  différent  mais  plus  solide, 
employer  des  arguments  indirects,  il  est  vrai,  mais 
péremptoires,  passer  de  l'histoire  à  la  théologie,  de 
la  discussion  à  l'autorité. 

2"  Réponse  théologique.  —  Une  première  observa- 
tion :  il  ne  faut  pas  considérer  l'Assomption  à  la 
manière  d'an  simple  événement  miraculeux,  analogue 


283 


MARIE  —  ASSOMPTION 


284 


par  exemple  à  une  guérison,  à  une  translation 
comme  celle  de  la  Santa  Casa  .  miracles  observables 
par  les  moyens  naturels,  justiciables  en  dernière  ana- 
lyse de  la  critique  historique  et  scientilique  ;  mira- 
cles dont  l'historicité  vaut,  ni  plus  ni  moins,  ce  que 
valent  les  documents  historiques  qui  les  autorisent, 
miracles  auxquels  l'approbation  ecclésiastique  ne 
confère  qu'un  brevet  de  crédibilité  humaine  (cf. 
Encyclique  Pascendi,  ci-dessus  citée,  col.  22).  U  y  a 
plus  que  cela  dans  l'Assomption,  et,  faute  de  l'avoir 
compris  ou  pour  ne  l'avoir  pas  assez  compris,  plu- 
sieurs et  d'excellents  —  je  cite  Tillemont  parmi  les 
niorts  —  font  traîner  la  question  sur  le  terrain  pure- 
ment critique  où,  actuellement  du  moins,  elle  ne  pro- 
gressera guère  (cf.  Dict.  Théol.  Catli.,  la  querelle  du 
xvn°  siècle,  I,  col.  2i3i).  En  même  temps  qu'un  fait 
historique,  l'Assomption  est  un  fait  théologique  et 
doctrinal  :  on  peut  dire  tout  d'abord  qu'elle  consti- 
tue une  exception  à  la  loi  générale,  dogmatique  et 
révélée,  qui  réserve  au  jugement  dernier  la  résurrec- 
tion et  la  glorification  de  la  chair  :  elle  restreint  la 
portée  de  cette  loi,  elle  y  déroge,  elle  y  porte  atteinte. 
Ensuite,  et  surtout,  elle  fait  partie  de  toute  celte 
économie  de  privilèges,  impliqués  plus  ou  moins  les 
uns  dans  les  autres,  et  que,  depuis  des  siècles,  la 
théologie  et  l'Eglise  dégagent  des  textes  scriptu- 
raires  ou  de  la  tradition,  soit  par  des  expUcitations 
formelles,  soit  par  de  simples  conclusions  logiques. 
Que  depuis  des  siècles,  au  vu  et  au  su  de  l'Eglise,  on 
ait  mis  un  lien  entre  l'Assomption  et  les  autres  pri- 
vilèges de  Marie,  c'est  évident. 

Donc,  théologi(iue  et  dogmatique  à  un  certain 
degré,  dans  sa  nature,  dans  les  arguments  sur  les- 
quels on  l'établit,  la  question  de  l'Assomption  relève 
de  l'autorité  ;  c'est  à  une  compétence  dogmatique  et 
théologique  que  ressortit  la  discussion  et  la  solution 
du  problème  (cf.  Hurter,  t.  II,  n''667;  Terrien,  p.34o, 
390;  Renaudin,  1.  c.,  p.  5o,  74). 

Ceci  posé  et  admis,  nous  pouvons  raisonner  comme 
il  suit  :  l'Eglise  ne  saurait  se  tromper  lorsqu'elle 
tient  pour  vrai  un  fait  d'ordre  théologique  et  doc- 
trinal. Or  elle  tient  l'Assomption  pour  vraie.  Il  s'en- 
suit que  l'Eglise  dans  le  cas  ne  saurait    se  tromper. 

La  majeure  de  ce  raisonnement  est  hors  de  doute 
pour  tout  catholique;  elle  constitue  une  sorte  de 
principe  premier  (Bainvel,  De  Hlagislerio  i/io,  p.  60); 
toute  la  première  partie  de  ce  travail  fournit  la 
preuve  de  la  mineure  :  du  viii'  au  xx«  siècle,  l'Eglise 
se  persuade  de  plus  en  plus  du  privilège  de  Marie; 
elle  en  autorise  odiciellement  la  croyance  dans  la 
liturgie,  la  prédication,  l'enseignement.  Ses  docteurs 
en  arrivent  sans  qu'elle  proteste  à  faire  de  l'adhésion 
à  ce  fait  une  question  de  conscience  ;  —  l'Eglise 
laisse  dire,  laisse  affirmer  qu'il  y  a  une  liaison, 
plus  ou  moins  étroite,  c'est  vrai,  mais  réelle,  entre 
l'Assomption  et  la  maternité  divine,  la  virginité  de 
Marie;  elle  laisse  dire  même  que  cette  liaison  pour- 
rait être  essentielle,  elle  laisse  prendre  corps  à  cet 
instinct  qui  exige  pour  Marie  le  privilège  comme  un 
du.  Elle  est  donc  solidaire  de  l'enseignement  ordi- 
naire de  ses  liturgistes,  de  ses  prédicateurs,  elle  le 
fait  sien,  elle  y  consent  et  donc  en  l'approuvant, 
même  par  son  silence,  elle  l'authentique  et  en  cela 
elle  ne  peut  errer. 

Donc,  en  s'inclinant,  le  fidèle  agit  raisonnable- 
ment :  il  fait  un  acte  de  foi  pratique  à  l'infaillibilité 
du  magistère  ordinaire;  il  fait  acte  de  bon  sens  sur- 
naturel ;  il  reconnaît  qu'une  vérité  unique  peut  nous 
venir  de  deux  sources;  et  que,  l'une  se  tarissant,  il 
est  prudent  de  puiser  à  plus  limpide  et  plus  abon- 
dante. 

La  critique  a  pu  nous  découvrir  le  pays,  nous  y 
engager,  nous  y  préserver  de  quelques  faux  pas  :  elle 


a  été  impuissante  à  faire  beaucoup  plus;  peut-être 
même  n'a-t-elle  pas  sulli  à  surmonter  des  obstacles 
qui,  de  loin  et  dans  un  certain  mirage,  paraissent 
formidables.  Devant  eux,  hésite  le  savant  incrédule; 
le  catholique,  fort  de  sa  foi  en  l'Eglise  qui  lui  tient 
la  main,  les  franchit  à  coup  sûr  et  comme  en  se 
jouant. 

Le  catholique,  le  croyant  ne  doute  pas,  ne  peut 
douter  de  la  vérité  de  l'Assomption  ;  il  la  croit 
parce  que  c'est  la  croyance  évidente  de  l'Eglise,  de 
l'Eglise  infaillible,  c'est  entendu  ;  mais  que  penser 
du  problème  que  le  dernier  demi-siècle  vient  de 
poser  ?  L'Eglise  croit-elle  à  l'Assomption  par  une 
simple  déduction  logique,  un  instinct  divinateur,  ou 
bien  cette  croyance  lui  vient-elle  d'une  révélation 
divine,  fait-elle  partie  du  dépôt  révélé,  clos  à  la 
mort  des  Apôtres?  En  un  mot,  l'Assomption  est-elle 
destinée  à  rester  objet  de  croyance  ecclésiastique,  ou 
bien  pourrait-elle  quelque  jour  être  déclarée  objet 
de  foi  divine? 

Quelle  attitude  intellectuelle  et  pratique  garder 
devant  cette  question?  Aucune  décision  de  l'Eglise 
n'étant  intervenue,  la  liberté  reste  entière  :  il  est  en 
soi  loisible  à  chacun,  pourvu  que  par  avance  sa  sou- 
mission à  l'autorité  soit  acquise,  de  croire  ou  de  ne 
pas  croire  à  la  probabilité  d'une  définition  dogma- 
tique, ou  même  de  rejeter  provisoirement  la  défini- 
bilité  de  l'Assomption.  Et  aux  nombreux  esprits 
qui  sont  persuadés  de  cette  définibilité,  la  plus  com- 
plète latitude  est  laissée  sur  le  choix  du  mojen  le 
plus  propre  à  assurer  ce  résultat.  Les  uns,  comme 
le  R.  P.  Dom  Renaudin,  estimeront  que  les  Apôtres, 
témoins  de  l'Assomption,  ont  fait,  sur  l'ordre  de 
Dieu,  de  cette  vérité  l'objet  de  leur  prédication,  que 
la  parole  des  Apôtres  s'est  transmise  par  tradition 
orale,  jusqu'au  moment  où  elle  a  pris  corps  dans 
des  documents  écrits  ;  que  seule  une  tradition  divino- 
apostolique  peut  expliquer  la  croyance  de  l'Eglise, 
et  qu'il  suffit  au  magistère  de  constater  la  croyance 
actuelle  pour  conclure  à  celte  tradition  apostolique 
et  divine.  Les  autres,  s'inspiranl  des  Pustulata  an 
Vatican,  préfèrent,  comme  le  suggérait  le  P.  de  la 
ISnoisB  {Etudes,  juin  1902,  t.  XCI.  p.  6o5)  et  le 
P.  Terrien  (t.  11,  p.  343),  s'efforcer  d'établir  que  «  la 
révélation  divine  nous  donne  de  la  Sainte  Vierge 
une  idée  qui  comprend  nécessairement  la  résurrec- 
tion anticipée  de  son  corps  ».  Nous  avons  vu  que, 
depuis  le  viii»  siècle,  les  théologiens  tirent  l'As- 
somption de  la  notion  même  de  la  Vierge  mère  :  il 
s'agirait  de  prouver  que  ce  n'est  pas  simple  conclu- 
sion logique,  mais  explicitation  formelle;  qu'il 
suffit  de  lever  un  voile.  Les  deux  écoles  arrivent  au 
même  but,  mais  par  des  ^■oies  diirérentes;  les  uns 
recherchent  jusqu'aux  Apôtres  la  tradition  explicite  ; 
les  autres  montrent  l'Assomption  contenue  implici- 
tement mais  formellement  dans  la  totale  victoire  du 
groupe  rédempteur  Jésus  et  Marie  sur  le  péché  et 
sur  la  mort  (Voir  les  principes  dans  Bainvel,  De 
Ma^isterio,  p.  60,  61). 

Ainsi,  liberté  intellectuelle  sur  le  fond  de  la  ques- 
tion, liberté  intellectuelle  sur  le  mode  de  travail. 
Dans  la  pratique,  s'il  ne  faut  pas  que  l'enthou- 
siasme du  but  estimé  tout  proche,  l'ardeur  de  la 
piété  fassent  tort  à  la  prudence  ou  à  la  charité,  il 
importe  peut-être  plus  encore  d'éviter  cette  menta- 
lité chagrine,  étroite,  qui  semble  redouter  comme 
une  chaîne  tout  acte  du  magistère;  ce  pessimisme 
qui  pressent  ou  croit  pressentir  on  toute  définition 
un  obstacle  à  de  futures  conversions.  On  doit  avoir 
confiance  aux  promesses  de  Notre-Seigneur,  assistant 
l'Eglise  et  la  guidant  non  seulement  à  travers  le 
dédale  des  opinions,  mais  dans  le  choix  de  l'heure 
opportune. 


285 


MARIE  —  INTERCESSION  UNIVERSELLE 


286 


BiBLiOGRAt'iiiB  :  —  Se  repiirler  à  celle  qui  a  été  don- 
née au  cours  Je  l'article  Makib.  Y  ajouter  : 
Bellam}',  Histoire  de  ta  théologie  catholique  au 
XJX'  siècle;  Paris,  190a.  —  Gaudinus  :  Astumptio 
corporea  H.  V.  vindicata,  Paris,  1670.  —  Ilurter  : 
Theologiae  dogniaticae  compendium,  Oeniponte 
1891,  t.  II,  11°  664  et  suivant;  —  Jannucci  :  De  Dei 
parentis  Assiimpliune.  Taurini,  i884;  —  Pesch  : 
Praelectiones  theologiae,  Fril)ourg,  1896,  t.  IV, 
p.  ïqS;  —  Jurgens.  Zeitsclirift  fiir  Katholische  Théo- 
logie, Innsbrucli,  1880;  —  Naegel  :  L'Assomption, 
ses  harmonies  dogmatiques,  Lyon,  1908;  —  Doni 
Renaudin  :  h' Assomption  de  la  Sainte  Vierge  (Ex- 
posé et  Histoire  dans  la  collection  «  Science  et 
Religion  »,  no  444)j  tli  niéme  :  La  Doctrine  de 
l'Assomption  de  la  T.  Sainte  Vierge,  sa  définibi- 
lité,  Paris,  1918;  —  Sinding  :  Mariae  Tod  und 
Ilimmelfakrt,  Cbvisiiania,  1908;  —  TiscLendorf  : 
Apocalypses  apocrrphae,  Leipzig,  1866. 

A.   NOYON,   S.  J. 

6°  Intercession  universelle 

Tout  n'est  pas  dit  de  Marie  quand  on  Ta  étudiée 
comme  mère  de  Dieu.  11  faut  encore  l'étudier  dans 
sa  maternité  spirituelle,  comme  mère  des  hommes, 
comme  mère  de  grâce.  Ces  deux  maternités  sont, 
en  elle,  inséparables.  Que  la  seconde  soit  toute 
dépendante  de  la  première,  la  chose  est  évidente. 
Mais  de  la  première  elle-même  on  ne  peut  traiter 
à  fond  sans  déjà  parler  de  la  seconde.  Cependant 
celle-ci,  comme  celle-là,  demande  une  étude  à  part; 
car  il  s'y  rattache  plus  d'une  question  délicate, 
dont  l'apologiste,  non  j)lus  que  le  théologien,  ne 
saurait  se  désintéresser.  Le  culte  que  nous  rendons  à 
Marie  ne  s'explique  et  ne  se  justifie  pleinement  que 
si  la  mère  de  Jésus  est  aussi  notre  mère,  mère  de 
grâce  et  médiatrice  des  dons  qui  nous  viennent  de 
Jésus.  Aussi  le  P.  Tekrien,  dans  son  grand  ouvrage 
sur  la  Sainte  Vierge,  après  avoir  consacré  deux 
volumes  à  Marie  comme  Mère  de  Dieu,  n'a  pas  cru 
que  ce  fût  trop  de  lui  en  consacrer  deux  autres  comme 
mère  des  hommes.  L'apologiste  n'a  pas  à  entrer  dans 
maints  détails  qui  ne  seraient  que  de  tliéologie  ou 
de  dévotion;  mais  il  doit  exposer  de  son  mieux  une 
doctrine  sans  laquelle  on  ne  comprendrait  qu'impar- 
faitement le  culte  de  Marie,  tel  qu'il  se  pratique  dans 
l'Eglise.  Ainsi  a  fait  Newman,  dans  son  admiral)le 
lettre  à  Pusey,  pour  ruiner  par  la  base  les  objec- 
tions de  son  ami  anglican  contre  la  dévotion  des  ca- 
tholiques envers  la  sainte  Vierge  ;  ainsi  essayerons- 
nous  de  faire  ici  en  étudiant  la  maternité  spirituelle 
de  Marie  et  la  principale  prérogative  de  cette  mater- 
nité, la  part  de  la  sainte  Vierge  dans  l'économie 
providentielle  de  la  grâce. 

I.  Importance  de  la  question  :  pour  la  théologie 
mariale,  pour  mieux  comprendre  l'économie  du  chris- 
tianisme, pour  la  déi'Otion  à  Marie,  pour  expliquer 
et  justifier  le  culte  que  nous  lui  rendons.  —  Les  dévots 
de  Marie  aimaient  jadis  à  comparer  entre  eux  les 
privilèges  et  les  prérogatives  de  Marie,  pour  savoir 
lequel  lui  était  le  plus  glorieux  ou  devait  lui  être  le 
plus  cher.  Procédé  un  peu  naïf  peut-être,  mais  qui  avait 
l'avantage,  entre  autres,  d'aider  à  creuser  les  idées 
et  à  les  retourner  sous  toutes  les  faces.  Ici  la  ques- 
tion n'est  pas  si  tel  autre  privilège,  si  l'Assomption 
par  exemple,  est  ou  n'est  pas  plus  glorieux  à  Marie, 
que  sa  maternité  spirituelle.  En  elle,  tout  se  tient, 
tout  se  commande,  tout  concourt  à  former  un  temple 
magnilique  dont  la  clef  de  voîite  est  la  maternité  di- 
vine. Ni  les  privilèges  personnels  ne  sont  complète- 
ment distincts  l'un  de  l'autre,  ni  la  distinction  n'est 
possible  de  privilèges  qui  regarderaient  directement 


Marie  et  d'autres  qui  regarderaient  directement  les 
hommes.  Marie  est  tout  ce  qu'elle  est  et  pour  elle  et 
pour  nous,  comme  elle  est  tout  ce  qu'elle  est  pour 
Jésus  et  pour  Dieu.  Son  privilège  le  plus  intime, 
l'Immaculée  Conception,  n  est  pas  seulement  en  rap- 
port étroit  avec  sa  maternité  divine,  il  touche  de 
très  près  à  sa  dignité  de  Mère  des  hommes,  de  pre- 
mière des  rachetés,  de  Reine  de  l'humanité  régéné- 
rée. Son  Assomption  glorieuse  semble  exigée  en 
quelque  sorte  par  ses  titres  de  Reine  du  ciel  à  côté  du 
roi  Jésus,  de  Médiatrice  universelle  à  côté  du  Mé- 
diateur divin,  d'inséparable  associée  du  grand  Vain- 
queur de  la  mort  et  de  l'enfer.  Mais  sans  essayer  des 
distinctions  impossibles  ni  des  comparaisons  trop 
artilicielles,  il  est  permis  d'indiquer  de  quelle  portée 
est  pour  Marie  et  pour  son  culte  le  titre  de  mère  des 
hommes  et  de  trésorière  universelle  des  grâces  divi- 
nes. 

Si  rien  autant  que  sa  maternité  di\  ine  ne  la  met 
en  rapport  étroit  avec  Dieu,  aussi  près  de  lui  qu'une 
créature  peut  l'être  du  Créateur,  rien  autant  que  sa 
maternité  spirituelle  ne  la  met  en  rapport  étroit  avec 
le  monde  des  rachetés,  aussi  près  de  chaque  homme 
en  particulier  que  la  mère  l'est  de  son  enfant.  Jésus, 
comme  unique  Médiateur  entre  Dieu  et  nous,  n'a 
pas  seulement  une  eau-calife  lointaine  sur  notre  sanc- 
tification et  notre  salut.  Il  est  de  toute  notre  vie  spi- 
rituelle :  pas  un  acte  surnaturel  où  il  n'ait  sa  place, 
pas  une  grâce  ni  un  accroissement  de  grâce  qui  ne 
passe  par  lui.  Et  de  là  vient  que  nous  le  mêlons  à 
toutes  nos  prières,  que  tout  notre  culte  se  rapporte 
à  lui;  de  même  que  nous  ne  pouvons  rien  sans  lui, 
nous  ne  voulons,  ni  ne  demandons,  ni  n'essayons 
rien  dans  l'ordre  surnaturel  qu'avec  lui  et  par  lui. 
Nous  pouvons  n'y  pas  penser  explicitement  ou  ne 
pas  le  dire  en  termes  exprès.  Mais  nous  savons  bien 
que  Jésus  est  partout  dans  notre  vie  spirituelle,  et 
c'est  là  le  présupposé  de  toutes  nos  prières  et  de  tous 
nos  efforts.  Si  Marie  est  inséparable  de  Jésus,  si 
elle  intervient,  au-dessous  de  lui,  mais  avec  lui,  dans 
chacune  des  grâces  qui  nous  Viennent  et  par  là  dans 
chacune  de  nos  œuvres  surnaturelles,  notre  dévo- 
tion en  prendra  un  caractère  particulier,  notre  re- 
cours sera  d'un  genre  à  part,  et  là  même  où  nous  ne 
la  mêlerons  pas  explicitement  dans  notre  prière  et 
dans  notre  vie  surnaturelle,  notre  prière  et  notre 
vie  surnaturelle  seront  comme  imprégnées  de  son 
intervention.  Et  qui  dira  tout  ce  que  donne  au  chris- 
tianisme d'attrait,  de  charme,  de  puissance,  ce  par- 
fum de  Marie  partout  présente,  cette  continuelle  in- 
fluence de  la  mère  ? 

Il  y  a  plus.  C'est  tout  le  mystère  de  l'Incarnation, 
c'est  toute  l'économie  du  salut  qui  s'en  ressent.  Pour 
nous,  en  effet,  ce  n'est  pas  tout  à  fait  la  même  chose 
d'être  sauves  par  Jésus  tout  seul,  ou  de  l'être  par 
Jésus  ayant  toujours  et  partout  Marie  à  ses  côtés 
comme  sa  mère  et  comme  la  nôtre  ;  de  même  que  ce 
n'est  pas  tout  à  fait  la  même  chose  d'avoir  été  per- 
dus par  Adam  tout  seul  ou  par  Adam  et  par  Eve. 

C'est  assez  pour  montrer  à  qui  sait  voir  la  grande 
portée  spéculative  et  pratique  de  la  question  pré- 
sente. Elle  est  capitale  pour  la  tliéologie  mariale  et 
pour  le  culte  de  Marie;  elle  touche  au  fond  même  du 
christianisme.  Il  vaut  donc  la  peine  qu'on  s'en  oc- 
cupe. Si  elle  est,  avant  tout,  affaire  de  théologie  et  de 
piété,  l'apologiste  lui-même  ne  peut  s'en  désintéres- 
ser, puisque,  comme  nous  le  disions  en  commen- 
çant, la  dévotion  du  catholique  envers  Marie  et  le 
culte  qu'il  lui  rend  ne  se  comprennent  bien  qu'à  la 
lumière  de  cette  grande  vérité. 

II.  F.tat  présent  de  la  question.  Que  Marie  soit  no- 
tre mère,  c'est  chose  acquise;  que  Marie  intervienne 
dans  la  distribution  de  toutes  les  grâces  et  comment 


287 


MARIE  —  INTERCESSION  UNIVERSELLE 


288 


il  faut  expliquer  cette  intervention,  ce  sont  des  doc- 
trines où  tuitt  n'est  pas  encore  élucidé.  —  Où  en  est 
eraclemeut  la  i|uesliou  ?  Il  faut  distinguer  entre  la 
maternité  spirituelle  et  l'intervention  clans  la  distri- 
bution detoutes  les  grâces.  La  maternité  spirituelle 
est  depuis  longtemps  dans  l'enseignement  de  l'Eglise. 
Non  pas  qu'elle  ait  jamais  été  l'objet  d'aucune  déli- 
nition  dogmatique,  mais  il  suffit,  pour  s'en  rendre 
compte,  de  lire  un  livre  sur  Marie,  d'entendre  parler 
les  prédicateurs,  d'interroger  la  conscience  des  lidè- 
les,  d'écouter  la  liturgie.  Celui-là  ferait  scandale  qui 
s'aviserait  de  nier  que  Marie  est  notre  mère.  Mais  la 
question  de  l'universelle  intervention  dans  la  dis 
Iribution  des  grâces  n'eat  peut-être  pas  aussi  avan- 
cée, du  moins  dans  le  monde  tUéologiqne. 

Pour  la  piété  chrétienne,  en  effet,  elle  n'est  pas 
douteuse,  a  Tout  par  Marie  »  est,  depuis  saint  Bek- 
NARD,  comme  un  a.^iome  sans  cesse  répété  par  les 
prédicateurs,  affirmé  dans  les  livres  de  dévotion, 
tenu  par  les  lidèles  comme  une  vérité  reçue.  Ils  sont 
étonnés  —  je  parle  des  lidèles  instruits  et  pieux  — 
quand  on  leur  dit  que  cette  idée  n'est  pas  encore 
dans  l'enseignement  officiel  de  l'Eglise;  ils  sont 
presque  scandalisés  d'apprendi-e  que  certains  théolo- 
giens n'osent  la  donner  comme  absolument  cer- 
taine. 

La  question  tUéologique  n'avait  peut-être  pas  été 
examinée  jusqu'à  ces  derniers  temps  avec  toute 
l'ampleur  et  la  précision  qu'elle  demande.  De  bons 
et  solides  travaux  ont  été  faits  au  cours  du  dix-neu- 
vième siècle,  où  elle  est  étudiée  de  plus  près.  On  ne 
saurait  essaj-er  ici  d'en  donner  même  une  idée  som- 
maire. Aussi  bienla  trouvera-t-on  dans  les  Iravauxdn 
P.  DE  LA  Broisiî  dont  il  va  être  question.  Nommons 
seulement,  après  le  bienheureux  Ghignioiv  dh  Mont- 
fort  et  saint  Alpuonsk  de  Ligcori  au  dix-lmitième 
siècle,  Faber,  Phtitalot,  Jeanjacquot  et  Mgr  Pm  au 
dix-neuvième,  parmi  ceux  qui  ont  le  plus  travaillé 
à  répandre  ou  à  éclaircir  cette  doctrine.  Le  P.  Jkaiv- 
jacquot,  notamment,  publiait  un  volume  {Simples 
explications  sur  la  coopération  de  la  très  sainte 
Vierge  à  l'ieuvre  (/«  In  Jiédemption,  Paris,  i858),  qui 
a  fait  faire  un  pas  à  la  question  Ihéologique,  et  dont 
se  sont  beaucoup  servis  les  prédicateurs  qui  ont  pris 
à  cœur  d'expliquer  aux  lidèles  les  fondements  soli- 
des de  la  dévotion  à  Marie. 

En  mai  1896.  le  P.  de  la  Broise,  dans  un  article 
des  Etudes,  abordait  plus  directement  encore  la  ques- 
tion de  la  coopération  de  Marie  à  la  distribution  de 
toutes  les  grâces.  Il  se  demandait  ce  qu'on  veut  dire 
au  juste  a  quand  on  répète  que  toutes  les  grâces  nous 
viennent  par  la  sainte  Vierge  »,  s'il  y  a  là  «  une 
pieuse  exagération  ou  une  vérité  solidement  appuyée 
sur  les  principes  de  la  foi  1..  «  Répondre  à  ces  ques- 
tions, ajoutait-il,  serait  peut-être  rendre  service;  ce 
serait  remplacer,  dans  un  certain  nombre  d'esprits, 
des  idées  vagues  par  des  idées  claires.  »  (Etudes, 
t.  LX'VUI,  p.  5.)  Il  y  répondait  avec  cette  netteté  dans 
la  profondeur  qui  est  le  fruit  de  l'analyse  patiente 
et  de  la  méilitation  soutenue.  «  11  faut  conclure  «, 
disait-il,  après  avoir  cité,  entre  autres  autorités  so- 
lides et  nombreuses,  de  graves  paroles  de  Benoît  XIV 
et  de  LÉON  XIII  (dans  un  autre  article,  il  y  a  joint 
PlB  IX),  0  que  l'opinion  dont  il  s'agit  ici  est  tout  autre 
chose  qu'une  pieuse  exagération;  c'est  une  doctrine 
très  conforme  à  la  meilleure  théologie,  appuyée  sur 
les  plus  graves  autorités,  et  généralement  reçue  dans 
l'Eglise.  »  (Etudes,  loco  citato,  p.  37).  Il  finissait 
ainsi  : 

a  Ces  raisons  traditionnelles,  prises  du  témoi- 
gnage des  Pères  et  de  la  pratique  de  l'Eglise,  parais- 
sent assez  graves  à  plusieurs  théologiens  pour  sou- 
tenir que   l'intervention  de  la  sainte   Vierge  dans 


chacune  des  grâces  n'est  pas  seulement  une  vérité", 
mais  encore  une  vérité  relevant  du  domaine  de  la  foi 
proprement  dite.  Suivant  eux,  cett«  thèse  serait  con- 
tenue, au  moins  implicitement,  dans  ce  que  Dieu 
nous  a  révélé  du  rôle  de  Marie,  et  quelque  jour, 
lorsqu'elle  aura  été  mieux  étudiée  et  mise  en  lu- 
mière, elle  pourrait  être  l'objet  d'une  définition  dog- 
matique. Le  temps  et  l'étude  des  maîtres  et  des  fidè- 
les, qui  éclairent  sans  cesse  davantage  tous  les 
articles  du  symbole,  montreront  si  cette  pieuse  espé- 
rance est  excessive.  Sans  prétendre  donner,  comme 
on  dit  en  théologie,  la  note  exacte  de  la  thèse,  qu'il 
suffise  d'en  avoir  exposé  le  sens  et  brièvement  indi- 
qué les  très  solides  fondements.  »  (p.  80-71)  Quatre 
ans  plus  lard,  il  prend  plus  résolument  parti.  Dans 
un  beau  travail  sur /a  Sainte  Vierge  au,  dix-nemiè me 
siècle,  il  disait  :  «  La  vérité  reconnue  est  toujours 
féconde.  Le  privilège  de  l'Immaculée  Conception,  en 
particulier,  tient  aux  autres  gloires  de  Marie...  La 
détînition  de  i854,  en  donnant  la  certitude  de  foi  à 
l'un  des  principaux  points  de  départ  du  raisonnement 
théologique  (Marie  «  détachée  de  la  masse  des  vain- 
cus et  aussi  rapprochée  que  possible  du  Christ  vain- 
queur »),  assure  et  facilite  le  progrès...  Elle  met 
Marie  à  sa  vraie  place...  Son  rùle  de  mère  du  Verbe 
incarné  et  sauveur  l'établit  dans  un  ordre  à  part  et 
lui  donne  de  toutes  spéciales  relations  et  avec  Dieu 
et  avec  les  hommes.  Plus  on  concevra  clairement 
l'étroite  union  du  Fils  et  de  la  Mère,  et  plus  appa- 
raîtra, comme  découlant  de  cette  union  et  comme 
une  des  fonctions  de  cette  maternité,  l'intervention 
universelle  de  Marie  dans  la  distribution  de  la  grâce. 
Voir  distinctement  ce  qui  d'abord  était  compris 
dans  une  vue  confuse  et  générale,  c'est  en  quoi  con- 
siste précisément  le  développement  du  dogme. 

«  Or,  l'universelle  médiation  de  la  sainte  Vierge 
dans  l'ordre  de  la  grâce  se  dégage  de  plus  eu  plus 
comme  une  x-érité  distincte...  .'Vpparaîtra-t-elle  bien- 
tôt assez  évidemment  contenue  dans  l'idée  tradition- 
nelle de  la  Mère  de  Dieu  et  des  hommes,  pour  per- 
mettre de  porter  à  ce  sujet  une  décision  dogmatique? 
Beaucoup  l'espèrent,  et  parmi  les  points  de  doctrine 
relatifs  à  la  sainte  Vierge,  sa  médiation  universelle 
parait  être  (avec  l'Assomption)  l'un  des  plus  prochai- 
nement délinissables.  »  (Etudes,  1900,  t.  LXXXIU, 
p.  3o2.) 

Qua'ud  le  P.  de  la  Broise  écrivait  cette  page,  on 
voyait  déjà  poindre  à  l'horizon  un  livre  où  la  ques- 
tion serait  traitée  enfin  avec  l'ampleur  qu'elle  mérite. 
Le  P.  Terhikn  venait  de  publier  les  deux  premiers 
volumes  de  ha  Mère  de  Dieu  et  la  Mère  des  h  tnmes, 
ceux  qui  traitent  de  La  Mère  de  Ditu  ;  les  deux 
autres,  consacrés  à  La  Mère  des  hommes,  étaient 
annoncés  comme  prochains.  Us  ont  paru  en  1902.  et 
ceux-là  mêmes  n'ont  pas  été  déçus  qui  attendaient 
le  plus  de  la  science  et  de  la  piété  de  l'auteur.  Ces 
deux  volumes,  on  peut  le  dire,  roulent  tout  entiers 
sur  la  question  qui  nous  occupe,  puisqu'ils  sont  con- 
sacrés à  la  maternité  de  grâce  et  au  culte  spécial  qui 
est  dn  à  Marie  comme  Mère  de  Dieu  et  notre  mère. 
Mais  le  premier  volume,  notamment,  la  traite  tout 
au  long  et  ex  professa.  L'auteur  y  étudie  tour  à  tour, 
«  d'après  les  Pères  et  la  théologie  »,  le  fait  et  les 
raisons  providentielles  de  la  maternité  spirituelle  de 
Marie,  les  bases  de  cette  maternité  (mérite,  consen- 
tement à  l'Incarnation,  consentement  et  compassion 
aux  soulTrances  de  Jésus),  sa  promulgation  (notam- 
ment au  Calvaire),  l'exercice  de  ces  fonctions  mater- 
nelles par  la  coopération  à  la  distribution  des 
grâces,  et  par  son  universelle  médiation,  au-dessous 
mais  à  côté  de  Jésus.  Il  distingue  avec  grand  soin  : 
la  coopération  de  Marie  à  la  Rédemption,  c'est-à-dire 
à  l'oeuvre  terrestre  de  Jésus-Ghrist  et  à  l'acquisition 


289 


MARIE  —  INTERCESSION  UNIVERSELLE 


290 


des  grâces  ;  sa  cdopéralioii  ycnérale  à  l'application 
du  sang  rédempteur  ou  à  l;i  distribution  des  grâces; 
enfin  son  universelle  médiiitioii  ou  son  intervention 
actuelle  dans  toutes  les  grâces  qui  nous  viennent  de 
Dieu.  Il  explique  avec  une  grande  puissance  d'ana- 
lyse tliéologique  et  une  grande  clarté,  comment  la 
sainte  Vierge  coopère  ainsi  à  notre  salut,  et  comment 
aucune  grâce  ne  nous  vient  que  par  elle,  par  son  in 
tervention  spéciale  et  achielle. 

A  entendre  le  pieux  auteur  nous  parler  de  l'univer- 
selle médiation  de  Marie  et  de  sa  coopération  à  la 
distribution  des  grâces,  il  semblerait  que  ceux-là 
ont  cause  gagnée  qui  trouvent  dans  l'affirmation 
constante  et  universelle  de  l'Eglise  les  fondements 
suffisants  pour  délinir  non  seulement  que  Marie  est 
la  mère  de  tous  les  fidèles  et  (]ue  nul  n'est  sauvé  sans 
sa  puissante  intercession,  mais  encore  qu'elle  a  sa 
part  dans  toutes  les  grâces  qui  nous  viennent  de 
Dieu;  si  son  rôle  n'est  que  secondaire,  si  elle  n'est 
que  le  canal  tandis  que  Jésus  est  la  source,  il  n'est 
ni  moins  général  que  celui  de  son  Fils,  ni  moins 
étendu.  Et  cependant,  quand  il  parle  de  l'interven- 
tion actuelle  de  Marie  dans  la  distribution  de 
toutes  les  grâces,  il  ne  donne  plus  l'affirmative  que 
comme  une  pieuse  cro3'ance,  qu'on  peut  librement 
discuter  et  même  rejeter.  N'est-ce  pas  retirer  d'une 
main  ce  qu'il  accorde  de  l'autre?  Pas  tout  à  fait.  Il 
distingue,  en  effet,  avec  la  sulitilité  d'un  théologien, 
entre  coopération  et  coopération  actuelle  :  pas  une 
grâce  ne  nous  vient  où  Marie  n'ait  sa  part;  mais  celte 
part  est-elle  aussi  celle  d'une  intervention  actuelle? 
On  peut  se  le  demander.  L'auteur  répond  oui,  à  par- 
ler en  gros.  Il  n'admet  pas  le  doute  pour  «  celte  uni- 
versalité qui  comprend  la  plus  grande  Jiart,  la  très 
grande  part  des  bienfaits  de  l'ordre  surnaturel  ». 
Mais  si  l'on  parle  d'intervention  actuelle  dans  la  dis- 
tril>ulion  de  toutes  les  grâces  sans  exception,  il  est 
moins  allirmatif.  Lui-même  tient  pour  le  oui,  et  il 
montre  qu'on  a  d'excellentes  raisons  d'y  tenir.  Mais 
il  s'abstient  d'examiner  si  la  pieuse  croyance  (c'est 
ainsi  qu'il  la  qualilie,  comme  on  faisait  pour  l'Imma- 
culée Concei)tion  avant  (|ue  l'Eglise  eût  prononcé), 
si  la  pieuse  croyance  a  chance  de  prendre  place  un 
jour  parmi  les  dogmes  délinis. 

L'auteur  du  présent  travail  a  cru  pouvoir  et  devoir 
être  plus  explicite  dans  un  mémoire  présenté  au 
Congrès  mariai  de  Fribourg  en  1902,  dont  les  pages 
qui  suivent  ne  sont  guère  que  la  reproduction 
adaptée  et  mise  au  point.  Il  a  nettement  pris  parti 
pour  la  détinibililé  de  celte  pieuse  croyance,  entendue 
dans  toute  sa  plénitude,  c'est-à-dire  au  sens  d'une 
intervention  actuelle  de  Marie  dans  la  distribution 
de  toutes  les  grâces  qui  nous  viennent  par  les  méri- 
tes du  Sauveur.  11  l'a  présentée  non  seulement 
comme  certaine,  mais  comme  susceptible  d'une  déQ- 
nition  de  foi.  Le  Congrès  agréa  le  mémoire  et  formula 
quelques  vœux  destinés  à  favoriser  un  mouvement 
en  ce  sens,  et  une  étude  plus  approfondie. 

Depuis  lors,  quelques  livres  ont  paru  où  sont  étu- 
diées la  maternité  de  grâce  et  la  médiation  de  Marie  : 
ceux,  entre  autres,  du  P.  Hugon,  du  P.  Largent,  de 
M.  Campana,  du  P.  LoDiKL.  A  part  peut  être  le 
P.  Hugon,  qui  l'a  traitée  ex  professo,  ces  auteurs  l'ont 
laissée  là  où  elle  était  :  ils  ont  affirmé,  à  leur  tour, 
l'universelle  médiation  de  Marie  et  sa  maternité  spi- 
rituelle, mais  sans  préciser  ni  distinguer,  comme 
avait  fait  le  P.  Terrien  ;  et  sans  insister  spécialement 
sur  son  intervention  actuelle  dans  la  distribution  de 
toutes  les  grâces;  mais  aussi  sans  avoir,  sauf  le 
P.  Largent,  les  timidités  du  docte  théologien.  Le  troi- 
sième Congrès  mariai  breton,  tenu  au  Folgoat  en 
1918,  prit  pour  sujet  de  ses  travaux  la  maternité  de 
grâce.  La  question  y  est  examinée  sous  toutes  ses  faces 

To.ne  m. 


avec  beaucoup  de  savoir  et  de  piélé.  Quelques-unes 
de  ces  éludes  sont  des  modèles  de  science  théologiqne 
et  d'érudition.  Cependant  Pie  X,  dans  son  Encyclique 
sur  la  sainte  Vierge,  en  190^,  à  propos  du  cinquan- 
tième anniversaire  de  la  délinilion  de  l'Immaculée 
Conception,  rappelait  la  même  doctrine,  sans  d'ail- 
leurs rienajouterâ  ce  qu'avaient  dit  ses  prédécesseurs. 
BknoIt  XV  a  fait  de  même,  en  lerminanl  son  Ency- 
clique sur  la  paix.  D'après  quelques  feuilles  de  piélé 
mariale,  il  aurait,  dans  une  audience  privée,  exprimé 
nettement  la  pensée  qu'on  pourrait  définir,  sans  la 
moindre  difficulté,  comme  un  dogme  de  foi,  non  seu- 
lement la  maternité  spirituelle  de  Marie  et  son  uni- 
verselle médiation,  mais  encore  son  intervention 
actuelle  dans  la  distribution  de  toutes  les  grâces. 

Voilà  où  en  est,  pour  le  moment,  la  question  que 
nous  allons  traiter  ici,  non  pas  dans  toute  son  am- 
pleur, mais  de  façon  que  le  lecteur  puisse  juger  lui- 
même  de  ses  fondements  solides  et  de  ses  attaches 
avec  les  dogmes  fondamentaux  de  l'Incarnation,  de 
la  Rédemption,  de  la  divine  maternité  de  Marie. 

III.  I.a  thèse  fondamentale  :  Marie  noui'ette  È\e  à 
coté  du  Nouvel  Adam.  l'idée  protestante  de  Marie. 
L'idée  vraie.  Comment  la  coopération  de  !\Iarie  à  l'In- 
ctirnation  implique  une  coopération  immédiate  et  pro- 
chaine à  toute  l'œuvre  rédemptrice.  Unité  de  cette 
œuvre,  et  comment  le  Fiat  de  l'/ncarnation  porte  sur 
toute  l'histoire  des  âmes.  —  Peut-on,  en  quelques 
pages,  donner  l'idée  nette  d'une  question  si  complexe'? 
Nous  allons  l'essayer,  non  pas  tant  pour  prouver  la 
thèse  que  pour  en  préciser,  sur  quelques  points,  le 
sens  et  la  portée,  pour  en  montrer  les  fondements  et 
les  attaches  dogmatiques. 

Voici  donc  la  thèse  :  Marie  a  sa  part  dans  l'œuvre 
de  notre  rédemption  et  de  notre  salut,  part  secon- 
daire et  toute  subordonnée  à  celle  de  Jésus,  mais  non 
moins  étendue  ni  moins  universelle;  si  liien  nve.de 
Marie  aussi  on  peut  dire  qu'il  n'y  a  ni  $utut,ni  sanc- 
tification,ni  grâce  aucune  dans  le  monde  humain  où 
elle  ne  soit  intervenue  et  ne  continue  d'intervenir  à 
ciité  de  Jésus.  C'est  le  sens  et  la  portée  de  ses  titres 
de  médiatrice  et  de  mi-re. 

A  regarder  les  choses  superficiellement  et  en  pro- 
fane, il  semblerait  au  premier  abord,  que  la  part  de 
Marie  dans  notre  rédemption  se  réduisit  à  bien  peu 
de  chose,  à  la  part  des  autres  mères  dans  les  œuvres 
de  leurs  enfants,  ou  à  moins  encore.  La  Rédemption, 
en  effet,  est  l'œuvre  de  Jésus.  Marie  nous  a  donné  le 
Rédempteur;  mais  ce  n'est  là  qu'une  coopération 
lointaine  à  la  Rédemption,  aussi  lointaine  en  appa- 
rence que  celle  de  la  mère  de  Condé  à  la  victoire  de 
Rocroi,  ou  de  la  mère  de  Jeanne  d'Arc  au  rétablisse- 
ment des  affaires  de  Charles  VIL  Encore  est-il  que 
les  autres  mères  ont  sur  leurs  enfants,  par  rapport  à 
ce  qu'ils  seront,  et  donc  en  quelque  sorte  par  rapport 
à  ce  qu'ils  feront,  les  influences  multiples  et  profon- 
des de  l'hérédité,  de  l'éducation,  du  milieu  :  l'enfant 
ne  doit  pas  à  sa  mère  que  la  vie;  tel  homme  lui  doit 
à  peu  près  tout  ce  qu'il  a  et  tout  ce  qu'il  est.  Mais 
l'œuvre  rédemjttrice  est  d'un  caractère  tellement 
transcendant  et  divin  que  l'influence  maternelle  n'y 
saurait  atteindre.  Et  si  nous  regardons  non  plus 
l'acte  rédempteur,  la  mort  de  Jésus  en  croix,  mais 
son  prolongement  en  nous  par  la  grâce  et  les  sacre- 
ments, par  la  vie  surnaturelle  et  la  glorification 
suprême,  Marie  se  perd  de  plus  en  plus  dans  le  loin- 
tain: son  influence  apparaît  plutôt  comme  celle  d'une 
condition,  nécessaire  à  certains  égards,  mais  qui,  une 
fois  posée,  ne  concourt  plus  à  l'efTet.  ili-™^-. 

Et  telle  est  à  peu  près  l'idée  que  les  protestants 
se  font  de  Marie.  Jésus  est  né  d'elle,  et  c'est  tout. 
L'Evangile  nous  la  montre  chez  Elisabeth,  à  la  crè- 
che, à  Cana,  au  pied  de  la  croix,  avec  les  apôtres  au 

10 


291 


MARIE  —  INTERCESSION  UNIVERSELLE 


292 


jour  <le  la  Pentecôte;  mais  qu'est-ce  que  cela  fait  à 
la  Rédemption  et  à  notre  salut?  Saint  Paul  n'exclut-il 
pas  expressément  tout  autre  médiateur  que  Jésus; 
saint  Pierre  ne  dit-il  pas  en  propres  termes  qu'il  n'y 
a  pas  pour  nous  d'autre  nom  de  salut  que  celui  de 
Jésus;  Jésus  lui-même  n'a-t-il  pas  assez  fait  enten- 
dre à  sa  mère,  en  plus  d'une  circonstance,  qu'elle 
n'avait  pas  à  se  mêler  de  ses  affaires  dans  les  choses 
de  son  Père,  dans  son  œuvre  de  thaumaturge  ou  de 
rabbi?  Us  concluent  à  lui  faire  le  moins  de  part  qu'il 
est  possible,  comme  si  donner  à  Marie  c'était  ôlcr  à 
Jésus. 

Tout  autre  est  l'enseignement  de  l'Eglise  depuis 
ses  origines  jusqu'à  nos  jours,  tout  autrement  signi- 
licatives  les  indications  que  sait  trouver  dans  l'Ecri- 
ture, à  la  lumière  de  la  vérité  vivante  qu'elle  porte 
en  elle-même,  la  dépositaire  infaillible  de  la  vérité 
chrétienne. 

Voici  en  quels  termes  le  cardinal  Billot  formule 
cet  enseignement  : 

«  De  la  Vierge  mère. il  faut  dire,  en  général, qu'elle 
tient  dans  l'ordre  de  la  réparation  la  même  place 
qu'Eve  dans  l'ordre  de  la  ruine  ;  car,  comme  nous 
l'enseigne  la  prophétie  insigne  de  la  Genèse,  toute 
l'œuvre  rcdemplriceest  une  sorte  de  revanche  contre 
le  démon,  et  tout  ce  que  Satan  avait  imaginé  pour 
nous  perdre.  Dieu  l'a  retourné  pour  notre  salut; 
ainsi,  au  nouvel  Adam  qui  est  le  Christ,  il  fallait 
t[ue  fût  inséparablement  unie,  pour  ruiner  l'œuvre 
du  diable,  une  nouvelle  Eve,  qui  est  Marie.  »  {De 
Verbo  incarnato,  3'  édition,  th.  xxxix,  p.  35o, 
Rome,  1900.) 

Je  ne  m'attarderai  pas  à  prouver  cette  thèse.  Le 
P.  Billot  le  fait  très  bien  par  l'Ecriture,  et  le  P.  Ter- 
rien par  la  tradition  chrétienne.  D'ailleurs,  quicon- 
que s'est  occupé  de  la  question  sait  assez  que,  s'il  y 
a  une  doctrine  claire  dans  l'Eglise,  c'est  celle  de  la 
nouvelle  Eve  à  côté  du  nouvel  Adam.  Mais  on  peut 
chercher  à  savoir  ce  que  contient  exactement  cette 
idée,  et  comment  on  peut  rattachera  la  maternité 
divine  des  prérogatives  qui  n'ont  rien  d'analogue 
dans  les  maternités  ordinaires. 

Admettons  donc  le  fait  comme  donné  par  la  tradi- 
tion chrétienne  :  .Marie  a  eu  sa  part  avec  Jésus  dans 
l'œuvre  de  notre  rédemption,  et  son  action  est  regar- 
dée par  l'Eglise  comme  se  prolongeant  à  travers  les 
siècles  dans  la  distribution  des  grâces,  dans  la  sancti- 
fication et  le  salut  de  tous  ceux  qui  se  sancliUent  et 
qui  se  sauvent.  Mais  comment  s'explique  cette  tra- 
dition'.' Comment  a-t-on  entendu  cette  action  et  son 
prolongement  dans  l'histoire  surnaturelle  de  l'hu- 
manité? Comment  les  Pères,  partant  de  la  coopéra- 
tion de  Marie  à  l'Incarnation  de  Jésus,  arrivent-ils  à 
la  médiation  de  Marie  dans  la  distribution  des  grâ- 
ces et  dans  notre  salut?  Xe  semble-t-il  pas  qu'il  y 
ail  là  un  sophisme  inconscient,  une  fausse  applica- 
tion de  l'axiome  :    Causa  causae  est  causa  causati? 

Pour  nous  rendre  compte  de  la  difficulté,  relisons 
dans  un  bréviaire,  d'avant  igiS,  à  l'octave  de  la 
Nati%'ito,  quelques  fragments  d'une  homélie  qui,  si 
elle  n'est  pas  textuellement  de  saint  Cyrille,  repro- 
duit cependant  sa  pensée  :  «  A  vous  aussi,  sainte 
Mère  de  Dieu,  louange.  Car  vous  êtes  la  perle  pré- 
cieuse de  l'univers;  vous  êtes  le  flambeau  qui  ne 
s'éteint  pas,  la  couronne  de  la  virginité,  le  sceptre 
de  la  foi  orthodoxe,  le  temple  qui  ne  croule  pas. 
contenant  celui  que  rien  ne  saurait  contenir;  Mère 
et  Vierge  par  qui  est  béni,  dans  l'Evangile,  celui  qui 
vient  au  nom  du  Seigneur.  Par  vous  est  glorifiée  la 
sainte  Trinité,  par  vous  célébrée  la  croix  précieuse, 
et  adorée  dans  tout  l'univers.  Par  vous  le  ciel  tres- 
saille, les  anges  et  les  archanges  sont  dans  la  joie, 
les    démons    tremblent   et    l'homme    lui-même    est 


rappelé  au  ciel.  Par  vous  toute  créature,  captive  dans 
l'erreur  idolàtrique,  a  été  amenée  à  la  connaissance 
de  la  vérité,  et  les  fidèles  sont  arrivés  au  saint 
baptême,  et  dans  tout  l'univers  ont  été  fondées  des 
églises.  Avec  votre  aide  les  nations  viennent  à  la 
pénitence.  Bref,  par  vous,  le  Fils  unique  de  Dieu,  la 
lumière  véritable,  a  brillé  pour  ceux  qui  étaient  assis 
dans  les  ténèbres  et  à  l'ombre  de  la  mort.  Par  vous 
les  prophètes  ont  annoncé  l'avenir,  par  vous  les  apô- 
tres ont  prêché  le  salut  aux  gentils.  Qui  pourra  célé- 
brer vos  louanges,  ô  Marie,  Mère  et  Vierge?  » 
Cyrille  et  les  autres  Pères  avec  lui  ne  confondent-ils 
pas  la  coopération  lointaine  avec  la  coopération 
directe  et  prochaine,  ne  passent-ils  pas  trop  facile- 
ment  de    l'Incarnation  aux   effets  de  l'Incarnation? 

On  peut  répondre  que  les  Pères  aAaient  l'idée,  au 
moins  implicite,  delà  coopération  de  Marie  à  l'œuvre 
rédemptrice  tout  entière,  à  notre  salut  et  aux  grâces 
par  lesquelles  nous  nous  sauvons,  non  moins  qu'à 
l'Incarnation  qui  est  le  commencement  du  salut  ; 
l'idée  aussi  du  lien  entre  sa  coopération  à  l'Incarna- 
tion et  sa  coopération  à  toute  l'œuvre  surnaturelle 
de  Dieu  dans  le  monde.  Ainsi  s'explique  tout  natu- 
rellement leur  langage;  et  d'ailleurs,  ils  s'en  sont 
expliqués  eux-mêmes  en  termes  qui  ne  laissent 
aucune  place  au  doute.  Mais  on  peut  répondre  plus 
directement,  en  entrant  avec  eux  dans  l'intime  du 
plan  divin. 

Avec  nos  habitudes  d'analyse,  si  utiles  d'ailleurs 
et  parfois  nécessaires,  nous  sommes  portés  à  regar- 
der comme  choses  distinctes  l'Incarnation,  les  diffé- 
rents mj'stères  de  Jésus,  la  Rédemption,  les  grâces 
qui  nous  préviennent  et  nous  sanctifient,  le  salut 
enfin.  Et  ce  sont  choses  distinctes,  en  effet,  à  ne 
regarder  que  l'exécution  et  les  causes  secondes . 
Mais,  dans  le  plan  divin,  ce  ne  sont  là  que  des  par 
ties  d'un  même  tout,  qui  est  l'œuvre  rédcinpirice. 
L'œuvre  rédemptrice  est  une  dans  l'intention  divine, 
notre  salut  par  Jésus;  l'Incarnation  et  les  dilférenls 
mystères  du  Christ  ne  sont  que  pour  la  Rédemption, 
la  Rédemption  n'est  que  pour  notre  salut.  Œuvre 
unique  en  partie  double.  11  y  a  l'Incarnation,  la  vie 
et  la  mort  de  Jésus  pour  nous  racheter,  nous  récon- 
cilier, nous  mériter  toutes  les  grâces  qui  seront  dé- 
parties à  chacun  de  nous  quand  viendra  notre  tour 
de  défiler  devant  Dieu  sur  la  scène  du  monde;  et  il  y 
a  toutes  les  grâces  particulières  qui  nous  sont  pré- 
parées en  vue  des  mérites  de  Jésus  pour  nous  ame- 
ner du  péché,  où  nous  sommes  conçus,  jusqu'au  ciel, 
où  nous  devons  appartenir  éternellement  à  la  pléni- 
tude du  Christ  :  grâces  multiples  et  infiniment 
variées  qui  forment  la  trame  de  la  vie  surnaturelle 
et  de  l'action  divine  dans  les  âmes. 

On  ne  saurait  trop  insister  sur  cette  unité  de  l'œu- 
vre rédemptrice.  Il  y  a  là  notamment  une  grande 
lumière  pour  comprendre  le  langage  des  Pères  qui 
nous  étonnait  tout  à  l'heure,  et  pour  nous  faire  une 
idée  exacte  du  rôle  de  Marie  dans  la  Rédemption. 

S'il  est  acquis,  en  effet,  que  Marie  a  sa  part  à  côté 
de  Jésus  dans  Vieuvre  rédemptrice,  elle  a,  par  là 
même,  sa  part  dans  notre  sanctification  et  dans 
notre  salut,  donc  aussi  dans  toutes  les  grâces  qui 
nous  sont  données  eu  vue  du  Rédempteur  :  tout  cela, 
c'est  Vceuvre  rédem/jlrice. 

Et  tout  cela  se  rattache  immédiatement  à  la  ma- 
ternité divine.  Pour  tout  expliquer,  il  suffit  de  nous 
reporter  au  moment  de  l'Incarnation.  Qu'est-ce  que 
Dieu  propose  à  Marie  par  l'ange  Gabriel?  .'^ur  quoi 
porleleoui'de  Marie  aux  propositions  divines?  Quelle 
affaire  se  négocie  entre  l'envoyé  céleste  et  l'humble 
fille  de  David?  Est-ce  chose  d'ordre  privé,  si  je  puis 
dire,  laquelle  d'ailleurs  aura  son  contre-coup  sur 
l'humanité  tout  entière?  Demande-t-on  uniquement 


293 


MARIE  —  INTERCESSION  UNIVERSELLE 


294 


à  Marie  de  vouloir  bien  être  la  mère  de  Jésus,  quille 
ensuite  à  Jésus  de  sauver  le  monde  comme  il  lui 
plaira?  Ce  n'est  pas  ainsi  que  l'entend  la  tradition 
catholique;  ce  n'est  pas  l'idée  que  suggère  la  simple 
lecture  du  texte  évangélique.  L'ange  ne  parle  pas 
seulement  des  grandeurs  personnelles  de  Jésus.  C'est 
le  Sauveur,  c'est  le  Messie  attendu,  c'est  le  Koi  éler- 
ael  de  l'humanité  régénérée,  dont  on  propose  à 
Marie  de  devenir  la  mère.  On  lui  propose  par  là 
même  de  coopérer  au  salut  de  l'iiumanité,  à  l'œuvre 
messianique,  à  l'établissement  du  royaume  annoncé. 
C'est  pour  cela  qu'elle  est  pleine  de  grâce,  pour  cela 
qu'elle  esl  bénie  entre  toutes  les  femmes. 

Ainsi  l'ont  entendu  tous  les  saints  Pères.  Pour 
eux,  ce  qui  se  négocie  directement  et  immédiatement 
entre  l'Ange  et  Marie,  c'est  l'oeuvre  rédemptrice, 
c'est  le  sort  de  l'Unnianité.  On  ne  peut  donc  pas 
distinguer  en  Jésus  la  personne  prisée,  dont  Marie 
serait  la  mère,  et  la  personne  publique,  à  l'teuvre 
duquel  sa  mère  n'aurait  qu'une  part  lointaine  et  indi- 
recte. Ainsi,  par  le  seul  fait  de  sa  coopération  à 
l'Incarnation,  Marie  coopère,  à  l'œuvre  rédemptrice, 
et  cela  d'une  manière  procliaine  et  directe,  comme 
si  l'Incarnation  eût  sufli  pour  nous  sauver. 

L'Incarnation,  c'est  la  Rédemption  commencée, 
«'est  notre  salut  procuré  (si  nous-mêmes  n'y  mettons 
obstacle).  Coiqiérer  à  l'Incarnation,  c'est  donc  coopé- 
rer directement  à  la  Rédemption,  c'est  coopérer  di- 
rectement à  notre  salut.  En  autres  termes,  c'est 
comme  Sauveur  que  le  Verbe  s'incarne,  et,  en  s'incar- 
nant,  il  a  déjà  en  mains,  ou  plutôt  il  est  lui-même, 
le  prix  de  notre  rachat  et  de  toutes  les  grâces  qui 
seront  pour  nous  comme  la  distribution  en  monnaie 
du  prixiniini  i(ui,  à  l'incai'nation,  est  remis  à  Marie. 
C'est  donc  tout  Jésus  que  nous  devons  à  Marie,  Jésus 
comme  rançon  et  Jésus  comme  source  de  toute  grâce. 
Sans  doute,  ce  n'est  pas  l'Incarnation  qui  nous 
sauve,  c'est  la  mort  du  Verbe  incarné.  Mais  Jésus  ne 
s'incarne  que  pour  mourir  :  «  Dieu  a  tant  aimé  le 
monde,  disait  Jésus,  qu'il  a  donné  son  Fils  unique  », 
et  le  «  don  »  emporte  et  la  croix  et  toutes  les  grâces 
par  lesquelles  «  quiconque  croit  en  Jésus  ne  saurait 
périr,  mais  aura  la  vie  éternelle».  Mais  si  c'est  Dieu 
qui  nous  donne  ainsi  son  Fils  unique,  il  nous  le 
donne  par  Marie;  et  si  le  don  de  Jésus,  suivant  le 
mot  de  saint  Paul,  emporte  tous  les  dons  de  la  grâce, 
depuis  notre  baptême  jusqu'à  notre  ciel,  Dieu,  en  nous 
donnant  Jésus  par  Marie,  nous  donne  tout  par 
Marie. 

Telle  est  la  portée  du  consentement  de  la  Vierge 
à  l'Incarnation,  tel  le  sens  que  lui  donne  la  tradition 
catholique.  Quand  on  a  compris  cela,  on  ne  trouve 
plus  rien  d'excessif  aux  paroles  des  Pères,  rien 
d'hyperbolique  dans  leurs  formules. 

Toule  l'œuvre  rédemptrice  est  suspendue  au  Fiat 
de  Marie.  Et  de  cela,  la  Vierge  a  pleine  conscience. 
Elle  sait  ce  que  Dieu  lui  propose,  elle  consent  à  ce 
que  Dieu  lui  demande,  sans  restriction  ni  condition  : 
son  Fiat  répond  à  l'ampleur  des  propositions  divines, 
il  s'étend  à  toule  l'œuvre  rédemptrice.  L'iiistoire  sur- 
naturelle du  monde  est  groupée  là  comme  autour  de 
son  centre.  Le  Fiat  de  l'Incarnation,  prononcé  dans 
la  lumière  divine  par  la  Vierge  toute  investie  de  Dieu, 
prend,  par  l'union  de  la  volonté  de  Marie  avec  la  vo- 
lonté de  Dieu,  quelque  chose  de  l'immensité  du  plan 
divin,  qui  embrasse  dans  sa  magnilique  unité  toute 
l'œuvre  de  réparation  et  de  salut. 

Et  voilà  pourquoi  il  n'est  pas  nécessaire  de  cher- 
cher ailleurs  l'explication  de  la  coopération  de  Marie 
à  notre  sanctification  et  à  notre  salut. 

IV.  Comment  celle  unité  du  plan  divin  exige  que 
Marie  continue  d'intervenir  au  ciel  dans  la  distribu- 
tion des  grâces.  Ce  qu'insinue  l'Evangile.  —  Quand 


Marie  n'aurait  pas  à  notre  reconnaissance  et  à  noire 
amour  d'autre  litre  que  ce  Fiat,  avec  son  concours 
maternel  à  l'Incarnation,  ce  serait  assez  pour  l'ap- 
peler en  toute  justice  la  coopératrice  de  noire  salut, 
et  notre  Mère  dans  l'ordre  surnaturel;  ce  serait  assez 
pour  dire  que  toutes  les  grâces  nous  sont  venues  et 
nous  viennent  par  elle,  puisque  nulle  grâce  ne  nous 
esl  faite  qu'en  vue  et  en  vertu  du  premier  don  que 
Dieu  nous  a  fait  par  elle,  du  don  de  Jésus. 

Tous  les  chrétiens  savent  que  Marie  a  dCi  consentir 
à  la  Rédemplion,  et  que  Jésus  n'est  pas  mort  sans  le 
eonsentement  de  sa  mère.  Mais  tous  ne  savent  pas 
au  juste  où  placer  ce  consentement.  Par  une  pente 
naturelle  de  l'esprit,  ou  aime  à  se  ligurer  Jésus,  avant 
d'aller  à  l'œuvre  que  son  Père  lui  a  donnée,  faisant 
ses  adieux  à  sa  mère,  et  lui  demandant  lilialement 
la  permission  de  mourir  pour  le  salut  du  genre  hu- 
main. Le  oui  de  Marie  n'était  pas  nécessaire  à  ce 
moment  —  car  un  temps  vient  où  même  un  lils  ordi- 
naire peut  agir  sans  ses  parents  —  mais  il  l'avait 
été,  Dieu  le  voulant  ainsi,  et  Marie  l'avait  dit  irré- 
vocablement au  niomenl  de  l'Incarnation.  Toule  sa 
vie  d'ailleurs,  elle  continuera  de  le  dire  par  l'union 
pai-faite  de  sa  volonté  avec  celle  de  Dieu  et  de  son 
Fils,  et  elle  sera  là  pour  renouveler  solennellement 
son  Fiat  au  pied  de  la  croix.  Toute  sa  vie  encore, 
elle  continuera  de  prêter  à  l'œuvre  rédemptrice  son 
concours  maternel  :  auprès  de  Jésus  d'abord,  (fu'elle 
nourrit,  qu'elle  élève,  qu'elle  prépare  comme  une 
victime  de  sacrillce  ;  auprès  des  âmes  ensuite,  qu'elle 
instruit,  qu'elle  soutient,  dont  elle  est  mère  aussi. 

Il  n'était  pas  nécessaire  que  nous  revissions  Marie 
auprès  de  Jésus,  ni  à  Bethléem,  ni  à  Cana,  ni  au  Cal- 
vaire. Mais  combien  il  était  convenable  qu'elle  y  fût, 
continuant  son  œuvre  maternelle,  inséparable  de  lui 
aux  grands  moments  de  sa  mission  terrestre,  aux 
différentes  étapes  de  sa  carrière  de  géant.  Dieu  le 
voulut  pour  nous  rappeler  la  grande  réalité  que  nous 
essayons  de  comprendre  quelque  peu  ;  il  le  voulut 
pour  que  nous  vissions  Marie  à  l'œuvre,  renouvelant, 
continuant,  achevant  ce  qu'elle  avait  fait  à  l'Incar- 
nation. 

Les  peintres  et  les  sculpteurs,  qui  nous  montrent 
la  Mère  de  douleur  tenant  en  ses  bras  le  corps  ina- 
nimé de  son  Fils,  ne  semblent  songer  qu'à  la  douleui- 
maternelle.  On  peut  y  voir  autre  chose  encore.  Il  y 
a  là,  en  effet,  un  symbole  aussi  grandiose  qu'il  est 
louchant  :  la  victime  du  Calvaire  aux  bras  de  Marie, 
n'est-ce  pas  la  Vierge  mère  offrant  à  Dieu  l'hostie  de 
réconciliation,  n'est-ce  pas  le  prix  de  notre  rançon 
et  le  titre  à  toutes  les  grâces  de  Dieu  remis  en  ses 
mains? 

Et  ceci  nous  amène  à  une  seconde  considération 
très  importante.  Cette  même  unité  du  plan  divin, 
qui  nous  permet  de  voir  tout  le  rôle  de  Marie  dans 
son  consentement  à  l'Incarnation,  exige  que  Marie 
continue  de  coopérera  notre  salut,  continue  d'inter- 
venir dans  toutes  les  grâces  qui  coulent  sur  le  monde. 
Celte  intervention  toujours  actuelle  de  Marie  est 
souvent  indiquée  en  termes  exprès  par  les  Pères.  On 
en  peut  voir  les  preuves  notamment  chez  le  P.  Ter- 
rien. Elle  est  visible  dans  la  tradition  catholique. 
Mais  on  peut  montrer  directement  qu'elle  est  déjà 
contenue,  au  moins  implicitement,  dans  l'idée  géné- 
rale de  la  coopération  de  Marie  à  l'œuvre  rédemp- 
trice, telle  que  cette  coopération  nous  apparaît  dans 
les  documents  de  la  tradition. 

Quelle  est,  en  effet,  l'idée  traditionnelle?  Marie  est 
indissolublement  unie  à  Jésus  dans  notre  rédemp- 
tion. Mais  l'influence  de  Jésus  ne  s'arrête  pas  à  sa 
mort.  Nous  savons  qu'au  ciel  il  ne  cesse  d'offrir  ses 
mérites  pour  nous  attirer  les  grâces  de  sanctilication 
et  de  salut.  Il  faut  donc  dire  la  même  chose  de  Marie. 


295 


MARIE  —  INTERCESSION  UNIVERSELLE 


296 


Avec  Jésus  sur  la  terre  pour  faire  l'œuvre  rédemp- 
trice, elle  est  avec  lui  au  ciel  pour  la  continuer  en 
nous'.  Autrement  la  lin  ne  répondrait  pas  au  cora- 
niencenienl.  11  y  aurait  une  sorte  de  discordance 
entre  les  diverses  parties  du  plan  divin,  une  rupture 
dans  son  unité.  En  autres  ternies,  l'œuvre  rédemp- 
trice n'est  pas  une  œuvre  faite  une  fois  pour  toutes 
par  Jésus,  à  charge  ensuite  pour  Dieu  de  distribuer 
les  grâces  méritées  par  le  sang  divin,  tandis  que  le 
Sauveur,  perdu  dans  sa  gloire  et  sa  béatitude,  oublie- 
rait pour  ainsi  dire  les  âmes  qu'il  a  rachetées,  el 
laisserait  à  son  Père  le  soin  de  les  mener  au  terme  ; 
il  continue  d'intervenir  auprès  de  Dieu  pour  nous  : 
c'est  lui  qui  fait  jaillir  et  qui  dirige  les  flots  de  la 
grâce  sur  les  âmes  rachetées  de  son  sang;  non  seule- 
ment Dieu  ne  fait  rien  dans  l'ordre  surnaturel  qu'en 
vue  et  en  vertu  des  mérites  acquis  par  Jésus  ;  il  ne 
fait  rien  qu'en  vue  et  en  vertu  de  son  interpellation 
actuelle  pour  chacun  de  nous. 

Mais  Jésus  n'était  pas  seul  dans  la  première  partie 
de  l'œuvre;  Marie  était  avec  lui.  S'il  était  seul  dans 
la  seconde,  l'unité  du  plan  divin  serait  rompue  :  il 
faut  que  l'intervention  actuelle  de  Marie  s'unisse  à 
l'intervention  actuelle  de  Jésus;  ils  étaient  ensemble 
à  la  peine  :  il  faut  qu'ils  soient  ensemble  à  la  gloire  ; 
si  le  Roi  du  ciel  agit  encore  pour  nous,  la  Reine  doit 
être  avec  lui  dans  l'action. 

Xe  serait-il  pas  étrange  que  le  rôle  de  Marie  Bnît 
au  ciel,  qu'elle  y  fût  moins  que  sur  la  terre,  une  reine 
qui  ne  règne  plus? 

Aussi  bien,  l'Ecriture  mêrae  nous  insinue  assez 
clairement,  si  nous  savons  comprendre,  que  Marie 
doit  continuer  au  ciel  ce  qu'elle  a  fait  sur  terre. 
Dieu  ne  l'a  pas  mise  seulement  à  l'Incarnation  et  au 
Calvaire  ;  c'est  porté  par  sa  mère  el  comme  à  sa  voix 
que  Jésus  fait  sentir  ses  premières  influences  en  sanc- 
tiflant  saint  Jean;  elle  est  à  la  crèche  pour  recevoir 
et  introduire  les  premiers  adorateurs  ;  elle  est  à  Cana 
pour  obtenir  de  Jésus  son  premier  miracle,  qui  lui 
gagne  ses  premiers  disciples;  elle  est  dans  le  Cénacle, 
au  berceau  de  l'Eglise  naissante,  reine  et  maîtresse 
des  apôtres.  Elle  est  donc  à  toutes  les  phases  impor- 
tantes de  la  vie  du  Christ;  elle  est  dans  les  princi- 
pales circonstances  qui  indiquent  et  la  distribution 
des  bienfaits  du  Christ  el  le  mouvement  des  âmes 
vers  le  Christ.  N'est-ce  pas  un  signe  suffisant  de 
l'intention  divine  ?  La  tradition  catholique  n'a  pas 
hésité  :  dans  les  faits  évangéliques,  elle  a  reconnu  des 
indices  de  la  vérité  qu'elle  portait  vivante  en  elle- 
même  depuis  les  origines,  et  elle  est  partie  de  là 
pour  allirmer  hardiment  l'intervention  actuelle  do 
Marie  pour  la  distribution  des  grâces. 

V.  Comment  la  même  \'érité  se  dégage  des  titres  de 
médiatrice  et  de  mère  que  nous  donnons  à  Marie. 
Médiatrice  (ne  faisant  qu'un  avec  Jésus)  entre  Dieu 
el  nous,  médiatrice  entre  Jésus  et  nous, elle  nous  donne 
Jésus,  et  elle  nous  donne  la  grâce  de  Jésus,  soit  par 
son  action  sur  terre,  soit  par  son  intercession  au  ciel. 
Mi'ie  des  hommes,  elle  l'est  par  là  même  qu'elle  est 
mère  de  Jésus,  le  chef  du  corps  mystique  dont  nous 
sommes  les  membres;  nous  devenons  ses  enfants  par 
la  régénération,  qui  nous  fait  frères  de  Jésus.  Com- 
■iient  Marie  devient  notre  tnère  à  l'Incarnation,  et 
comment  au  CaUaire.  Rapport  de  celte  maternité  avec 
l^s  grâces  que  nous  recevons  de  Dieu,  et  comment  ce 
rôle  de  mère  emporte  l'intervention  actuelle  de  Marie 
dans  toute  notre  vie  spirituelle.  —  Les  mêmes  con- 
clusions se  dégagent  plus  nettement  encore  quand 
on  étudie,  toujours  en  se  rappelant  l'unité  de  l'œu- 
vre rédemptrice,  les  titres  principaux  par  lesquels 
les  chrétiens  aiment  à  se  formuler  la  coopération 
de  Marie,  j'entends   ceux  de  médiatrice   et  de  more. 

Marie  est  médiatrice.  Nous  le  disons  en  deux  sens. 


Tout  d'abord  pour  marquer  d'une  façon  générale  que 
Marie  est  à  côté  du  Médiateur,  qui  est  Jésus,  dans 
l'œuvre  de  notre  réconciliation  avec  Dieu,  de  notre 
sanctification  et  de  notre  salut.  Cela  ne  veut  pas  dire, 
puisqu'il  faut  le  répéter  sans  cesse  en  face  des  calom- 
nies sans  cesse  renouvelées  des  protestants,  cela  ne 
veut  pas  dire  que  nous  admettions  un  second  média- 
teur à  côté  du  Médiateur  unique,  ni  que  la  médiation 
de  Jésus  nous  paraisse  insutlisante,  ni  que  nous 
donnions  quelque  chose  à  Marie  en  dehors  de  Jésus. 
Mais  elle  est  là  près  du  Médiateur  pour  le  constituer, 
si  j'ose  dire.  Médiateur  parfait,  en  prenant  dans  la 
médiation  de  vie  la  place  que  Dieu  a  voulu  lui  faire, 
comme  à  Eve  auprès  d'Adam  dans  la  médiation  de 
mort;  poui'  le  mettre  dans  son  rôle  de  Médiateur,  ne 
faisant  qu'un  avec  lui  dans  la  médiation. 

Nous  le  disons  d'une  façon  plus  précise  et  plus 
spéciale  de  Marie  comme  médiatrice  entre  Jésus  et 
nous  :  médiatrice  pour  nous  donner  Jésus  et  avec  lui 
toutes  les  grâces  de  la  Rédemption  ;  médiatrice  pour 
nous  introduire  à  Jésus,  intercéder  pour  nous  auprès 
de  lui  et  attirer  sur  nous  sa  pitié  et  ses  faveurs. 

En  quelque  sens  qu'on  le  prenne,  ce  nom  de  média- 
trice emporte  la  double  coopération  à  l'œuvre  rédemp- 
trice dont  nous  avons  parlé,  coopération  par  son 
action  sur  terre,  coopération  par  son  intercession 
au  ciel,  —  l'une  et  l'autre  universelles,  comme  la 
médiation  de  Jésus,  et  s'étendant  â  toutes  les  grâces 
qui  nous  sont  accordées  en  vue  de  Jésus.  La  chose 
s'entend  de  soi,  quand  on  pense  à  l'unité  de  l'œu- 
vre rédemptrice  et  â  l'indissoluble  union  de  Marie 
à  Jésus  dans  le  plan  de  rédemption  et  de  salut  par 
le  Dieu-Homme.  Qui  nous  donne  Jésus  comme  auteur 
de  toute  grâce,  nous  donne  par  là  mêrae  toutes  les 
grâces  que  Jésus  est  venu  nous  mériter.  Qui  a  eu  un 
tel  rôle  dans  le  don  de  Jésus,  ne  saurait  être  sans 
inlluence  actuelle  sur  la  distribution  de  la  grâce,  la 
grâce  n'étant  pour  ainsi  dire  que  l'extension  et  le 
prolongement  de  Jésus  jusqu'à  nous,  n'étant  que  le 
terme  auquel  doit  aboutir  dans  l'intention  divine 
le  don  de  Jésus.  Qui  est  partout  médiatrice  avec 
Jésus,  ne  peut  cesser  d'unir  son  action  à  l'acte  même 
en  vue  duquel  Jésus  a  fait  tous  ses  autres  actes  de 
médiateur.  Et  ainsi,  de  quelque  côté  qu'on  la  regarde, 
la  médiation  de  Marie  emporte  son  intervention  dans 
la  distribution  des  grâces. 

Plus  doux  et  plus  profond  encore  que  le  nom  de 
médiatrice,  est  celui  de  mère  que  nous  donnons  à 
Marie;  plus  étroite  aussi  l'union  de  ce  nom  avec  la 
])arl  de  Marie  dans  la  distribution  des  grâces.  Que 
Marie  soit  notre  mère,  la  vraie  mère  de  tous  les 
vivants,  la  tradition  catholique  le  proclame  dès  les 
tout  premiers  siècles.  Que  ce  ne  soit  pas  là  seulement 
un  nom  de  tendresse,  mais  qu'il  y  ait  sous  le  nom 
une  réalité  profonde,  nul  n'en  saurait  douter  qui  se 
soit  tant  soit  peu  rendu  compte  du  caractère  et  des. 
conditions  de  notre  vie  surnaturelle. 

Dans  l'abstrait,  coopération  à  l'œuvre  rédemptrice 
ne  dit  pas  nécessairement  maternité.  Mais,  en  fait, 
c'est  tout  un.  La  coopération  de  Marie  dans  notre 
naissance  et  noire  développement  surnaturel  est 
une  coopération  maternelle,  et  nulle  analogie  n'est 
plus  apte  à  nous  faire  entendre  cette  grande  vérité 
d'ordre  supérieur,  inaccessible  en  elle-même  à  nos 
sens  et  à  notre  raison,  que  l'analogie  exprimée  par 
le  mot  de  mère. 

La  vie  surnaturelle,  nous  le  savons,  nous  est 
donnée  par  une  sorte  de  régénération,  de  seconde 
naissance  :  naissance  à  la  grâce  par  le  baptême, 
naissance  à  la  gloire  par  notre  entrée  dans  la  vie 
bienheureuse.  Cette  régénération  emporte,  dans 
l'ordre  actuel,  notre  incorporation  à  Jésus-Christ  : 
nous  ne  recevons  la  vie  surnaturelle  qu'en  devenant. 


297 


MARIE  —  INTERCESSION  UNIVERSELLE 


298 


un  avec  Jésus-Christ  ;  nous  ne  vivons  de  cette  vie 
surnaturelle  que  si  nous  demeurons  en  lui,  comme 
le  sarment  doit  rester  uni  au  cep  et  le  membje  au 
corps. 

Devenus  un  avec  Jésus,  nous  sommes  les  (ils  du 
Père  céleste  en  tant  que  nous  sommes  les  frères  de 
Jésus,  les  frères  du  Fils  bien-airaé.  Ainsi  Jésus  est  à 
la  fois  Fils  unique  et  premier-né  parmi  beaucoup  de 
frères  :  Fils  unique,  parce  que  ceux  qu'il  veut  bien 
appeler  ses  frères  ne  sont  regardés  comme  (ils  parle 
Père  céleste  qu'à  la  condition  d'être  recouverts  de 
Jésus;  premier-né  parmi  beaucoup  de  frères  qu'il 
donne  comme  (ils  au  Père  céleste  en  répandant  sur 
eux  (|uelque  chose  de  lui-même,  en  étendant  jusqu'à 
eux  le  privilège  de  sa  (iliation  céleste. 

II  y  a  donc  en  Jésus  comme  une  double  manière 
d'être,  on  peut  dire,  en  un  sens,  comme  une  double 
personne  —  non  pas  la  personne  divine  et  la  per- 
sonne humaine,  ce  serait  l'erreur  de  Neslorius  — 
mais  la  personne  physique  el  la  personne  morale. 
Il  y  a  Jésus,  Fils  unique  du  Père  éternel,  seul  saint, 
seul  objet  des  complaisances  de  son  Père  ;  et  il  y  a 
Jésus,  chef  de  l'humanité  régénérée,  attirant  à  lui, 
en  se  communiquant  à  eux,  tous  les  membres  de 
l'humanité  pour  ne  faire  avec  eux  qu'un  seul  corps 
dont  il  est  la  tête,  le  principe  de  vie  et  d'action,  le 
lien  d'unité,  et  dont  les  hommes  sont  les  membres, 
recevant  tout  de  leur  union  avec  le  chef.  Mais  —  et 
c'est  là  une  remarque  capitale  pour  l'intelligence  de 
ce  qui  va  suivre  —  ces  deux  formalités  sont  insépa- 
rables en  Jésus  :  les  deux  choses  ne  font,  pour  ainsi 
dire,  qu'une.  Si  nous  pouvonset  devons  les  distinguer 
par  l'esprit,  nous  ne  pouvons  ni  ne  devons  les  con- 
sidérer comme  distinctes  en  réalité.  Et  cela  lient  à 
cette  unité  du  plan  divin,  dont  il  a  été  si  souvent 
question  dans  le  cours  de  cette  étude.  Jésus  n'est 
venu,  en  fait,  que  pour  être  le  premier-né  parmi 
beaucoup  de  frères,  que  pour  donner,  en  les  incor- 
porant à  sa  personne,  des  fils  à  son  Père  céleste  ;  il 
n'a  pas  d'autre  raison  d'être  que  de  rattacher  l'hu- 
manité à  son  Père  en  la  rattachant  à  lui-même.  Il 
n'y  a  pas  en  Jésus  l'homme  privé  et  l'homme  public  : 
il  n'est  que  pour  sa  mission. 

Et  ainsi  s'explique  la  maternité  de  Marie  par  rap- 
poit  aux  hommes.  Mère  du  Christ,  de  Dieu  fait 
homme,  elle  est  par  là  même  mère  du  Christ  comme 
chef  de  l'humanité,  mère  du  Christ  dans  ses  membres, 
mère  de  tous  ceux  qui  n'ont  d'être  surnaturel  qu'en 
faisant  un  avec  le  Christ.  On  ne  peut  donc  séparer 
en  Marie  la  mère  de  Dieu  et  la  mère  des  hommes. 
Jésus  est  inséparable  de  ses  frères,  il  n'est  que  pour 
eux  ;  et  elle  n'est  la  mère  du  Frère  aîné  que  pour 
être  la  mère  de  tous  les  frères  à  venir. 

Ainsi,  en  consentant  à  devenir  la  mère  de  Jésus, 
elle  consentait,  par  le  même  acte,  à  être  la  mère  de 
tous  ceux  qui  devaient  faire  partie  du  corps  mysti- 
que. Les  frères  de  Jésus  sont  donc  les  fils  de  la  mère 
de  Jésus  :  en  devenant  mère  de  l'un,  elle  devient  la 
mère  de  tous. 

Et  Marie  a  vu  et  compris  cela  en  disant  le  Fiat  de 
l'Incarnation.  A-t-elle  vu  distinctement,  quand  elle 
disait  ce  Fiai,  chacun  de  ceux  qui  devaient  être  un 
jour  ses  fils?  Dieu  voulut-il  que  chacun  de  nous  fût, 
à  ce  moment,  présent  à  sa  pensée?  C'est  une  ques- 
tion nouvelle,  différente  de  celle  qui  regarde  le  fait 
même  de  sa  maternité.  Il  y  a  de  bonnes  raisons  pour 
croire  qu'elle  les  a  vus.  Mais  ces  raisons  n'ont  pas  la 
même  certitude  que  le  fait  de  la  maternité.  Celui-ci 
reste  indépendamment  de  l'autre. 

On  le  voit,  c'est  au  moment  de  l'Incarnation  qu'il 
faut  encore  se  reporter  pour  avoir  le  fondement  de 
la  maternité  spirituelle.  On  dit  souvent  que  Marie  est 
devenue  notre  mère  au  pied  de  la  croix.  Ces  paroles 


ont  un  sens  vrai,  car  c'est  à  la  croix  que  se  fait  la 
Rédemption  et  que  l'humanité  est  régénérée.  Puis 
donc  que  la  régénération,  à  parler  en  généraletdans 
l'abstrait,  s'opère  à  la  croix,  et  que  dans  celte  régé- 
nération nous  devenons  enfants  de  Marie,  on  peut 
regarder  la  croix  comme  le  lieu  de  notre  douloureux 
enfantement.  D'ailleurs,  le  Fiai  de  l'Iiioaination  est 
déjà  le  Fiat  du  Calvaire,  et  Marie  n'en  serait  pas 
moins  notre  mère  quand  elle  n'aurait  pas  étéau  pied 
de  la  croix,  quand  elle  serait  morte  avant  le  jour  du 
sacrifice  suprême. 

Cependant,  il  convenait  que  notre  mère  lût  là. 
Elle  y  était,  comprenant  comme  aucune  créature  ce 
qui  se  faisait  alors,  s'unissant  de  toute  son  âme  à 
l'œuvre  de  son  Fils  :  elle  nous  y  enfantait  dans  la 
douleur.  Jésus  entendait-il,  en  donnant  Jean  pour  fils 
à  Marie  et  Marie  pour  mère  à  Jean,  signifier  cette 
maternité  spirituelle  ?  Quelle  que  soit  la  solution 
qu'on  ailopte,  la  maternité  de  grâce  aura  toujours 
son  fondemenlsulPisant  dans  la  tradition.  Tant  ([u'on 
gardera  la  théologie  de  saint  Paul  sur  le  corps  mys- 
tique du  Christel  sur  notre  incorporation  à  Jésus- 
Christ,  on  trouvera  dans  le  consentement  et  la  coo- 
pération à  l'Incarnation  le  consentement  et  la 
coopération  à  notre  régénération  en  Jésus,  qui  cons- 
tituent la  maternité  spirituelle. 

Or,  la  maternité  spirituelle  de  Marie  est  en  rapport 
étroit  avec  toutes  les  grâces  qui  nous  viennent  de 
Dieu.  Ce  sont  ces  grâces,  en  elTet,  qui  nous  font 
enfants  de  Dieu  et  frères  de  Jésus  ;  c'est  par  elles 
que  se  dévelop[)e  toute  notre  vie  surnaturelle  ;  c'est 
par  elles  que  se  fait  noire  naissance  au  ciel,  terme  de 
notre  régénération,  épanouissement  de  la  vie  surna- 
turelle, qui  n'est  ici-bas  que  comme  la  Heur  dans  le 
bouton.  Dès  lors,  le  concours  de  Marie  à  ces  grâces 
se  présente  comme  une  action  maternelle  (il  faut 
1  entendre  évidemment  par  analogie  el  dans  l'ordre 
moral).  Considération  d'autant  mieux  fondée  que 
notre  vie  surnaturelle  tout  entière  peut  être  regardée 
comme  un  enfantement  mjstique  de  Jésus  en  nous 
et  comme  un  développement  de  son  corps  mystique 
par  notre  propre  développement  surnaturel. 

Comment  faut-il  entendre  ce  concours  maternel  de 
Marie  à  notre  enfantement  surnaturel  dans  la  grâce 
ici-bas,  dans  la  gloire  au  ciel?  Rappelons-nous  encore 
que  l'œuvre  rédemptrice  est  une.  Dès  lors,  le  seul 
consentement  et  la  coopération  maternelle  de  Marie 
à  l'Incarnation  suffiraient  à  tout  expliquer  :  c'était  le 
consentement,  c'était  la  coopération  à  l'enfantement 
complet  de  Jésus,  lequel  comprend  toutes  les  grâces 
données  à  tous  les  hommes  et  ne  s'achèvera  que  par 
l'entrée  du  dernier  des  élus  dans  la  gloire. 

Mais  cette  même  unité  du  plan  divin  exige  que 
Marie  continue  au  ciel  de  concourir  à  toutes  les 
grâces  qui  nous  viennent  de  Dieu.  A  notre  régéné- 
ration actuelle,  à  notre  enfantement  graduel  par  la 
grâce  à  la  gloire,  à  notre  croissance  surnaturelle,  au 
développement  laborieux  de  Jésus  en  nous  pour 
arriver  à  la  plénitude  du  ciel,  il  fautque  corresponde 
une  action  actuelle  et  continue  de  la  mère  qui  nous 
enfante  et  qui  enfante  Jésus  en  nous. 

Ce  concours  ne  saurait  être  un  concours  physique 
à  la  production  de  la  grâce  en  nous.  Ce  ne  peut  être 
qu'une  intervention  de  volonté,  un  désir  exprimé  à 
Dieu,  une  présentation  incessante  de  Jésus  et  de  ses 
mérites,  la  prière  enfin  el  l'intercession.  Mais  ce  con- 
cours moral,  comment  supposer  que  l'amour  d'une 
mère  nele  demande  pas,  comment  supposer  que  Dieu 
refuse  à  la  plus  aimée  et  à  la  plus  aimante  des  mères 
riionni'ur  et  la  joie  de  la  maternité  spirituelle  dans 
tovile  sa  plénitude  ?  Les  chrétiens  ont  toujours  com- 
pris la  maternité  de  Marie  en  ce  sens,  non  seulement 
comme  un  acte  passé  dont  l'effet  continuerait  de  se 


299 


MARIE  -  INTERCESSION  UNIVERSELLE 


SCO 


faire  sentir  sur  nous,  mais  comme  iine  intervention 
actuelle  dans  notre  enfantement  à  la  grâce  et  à  la 
«■loire,  dans  la  formation  de  Jésus  en  nous. 
"  VI.' Certitude  de  cette  doctrine,  notamment  pour 
l'intervention  actuelle  dans  tontes  les  grâces.  —  Je 
n'ai  pas  tout  dit,  tant  s'en  faut,  sur  cette  grande 
question.  Et  je  regrette  notamment  de  ne  pouvoir 
m'arrêter  à  une  comparaison  entre  nos  deux  mères, 
Marie  et  l'Eglise,  qui  nous  aiderait  singulièrement  à 
grouper  nos  idées  et  à  mettre  en  relief  la  nature  et 
l'étendue  de  la  coopération  de  Marie  à  l'oeuvre^  ré- 
demptrice, de  sa  médiation  et  de  sa  maternité  de 
"Tàce.  Je  ne  puis  m'attarder  non  plus,  ni  sur  la  na- 
ture et  les  modes  variés  de  cette  intervention  de 
Marie  dans  notre  vie  surnaturelle  —  ce  que  le  P. 
Terrien  appelle  très  heureusement  l'exercice  des 
fonctions  maternelles  —  ni  sur  certaines  idées  qui 
touchent  de  près  à  notre  question  sans  cependant  se 
confondre  avec  elle,  comme  la  toute-puissance  sup- 
pliante de  Marie,  la  certitude  d'être  exaucé  en  recou- 
rant à  elle,  la  nécessité  de  recourir  à  elle  poiir  obte- 
nir ce  qu'on  demande,  et  notamment  la  nécessité 
d'une  certaine  dévotion  à  Marie  pour  être  sauvé.  Pour 
ces  questions  et  autres  du  même  genre,  qu'il  me  suf- 
fise de  renvoyer  encore  au  beau  livre  du  P.  Terrien. 

Il  reste  à  dire  un  mot,  en  finissant,  d'un  point  qui 
touche  plus  directement  à  notre  sujet.  Quelle  certi- 
tude, ou,  pour  parler  le  langage  technique,  quelle 
note  théologique  peut-on  attribuer  aux  conclusions 
dont  nous  avons  essayé  d'indiquer  le  sens  et  les  fon- 
dements ? 

Si  l'on  parle  en  général  de  la  coopération  de 
Marie  à  l'œuvre  rédemptrice,  c'est  là  sans  nul  doute 
une  vérité  qui  touche  à  la  foi,  et  il  n'y  aurait,  si 
quelqu'un  s'avisait  de  la  nier,  aucune  difficulté  à  la 
définir.  Les  prolestants  crieraient  peut-être.  Mais  ils 
ne  pourraient  se  donner  une  apparence  de  raison 
qu'en  faussant  l'idée  catholique  de  cette  coopéra- 
tion et  en  nous  prêtant  la  prétention  absurde  d'éga- 
ler la  mère  et  le  Fils,  de  faire  de  Marie  un  second 
Jésus,  d'ôter.^  Jésus  pour  donner  à  Marie. 

Il  faut  dire  la  même  chose  pour  les  deux  titres 
sous  lesquels  les  chrétiens  affirment  et  se  représen- 
tent cette  coopération,  celui  de  médiatrice  et  celui 
de  mère.  Et,  remarquons-le  bien,  cette  coopération, 
comme  médiatrice  et  mère,  ils  ne  l'entendent  pas 
uniquement  ni  directement  du  concours  de  Marie 
aux  oeuvres  de  Jésus  sur  la  terre,  à  son  incarnation 
et  à  sa  mort  en  croix  :  ils  l'entendent  avant  tout 
d'un  concours  de  Marie  à  notre  sanctification  et  à 
notre  salut,  d'une  part  de  Marie  dans  les  grâces 
qui  nous  sanctifient  et  qui  nous  sauvent  ;  ils  ne 
l'entendent  donc  pas  uniquement  d'un  concours 
lointain  et  médiat,  mais  d'un  concours  direct  et  pro- 
chain. 

Dire  la  même  chose  encore  des  deux  moments  que 
l'on  peut  distinguer  dans  l'exercice  de  ce  concours. 
Marie  a  coopéré  à  notre  sanctification  et  à  notre  sa- 
lut pendant  qu'elle  était  sur  la  terre,  coopération 
dont  l'acte  premier  et  principal  a  été  le  consente- 
ment et  le  concours  à  l'Incarnation,  coopération 
continuée  durant  toute  la  vie  de  Marie  par  l'adhé- 
sion incessante  de  sa  volonté  à  l'œuvre  de  son  Fils 
ici-bas  et  par  le  concours,  soit  d'action,  soit  de 
prière,  qu'elle  sut  donner  à  la  formation  de  Jésus  et 
à  celle  des  apùlres  et  des  premiers  membres  de  l'E- 
glise. C'est  le  premier  moment. 

Nous  avons  vvi  comment  ce  consentement  et  ce 
concours  d'action  ou  de  prière  ne  portaient  pas  seu- 
lement sur  des  faits  particuliers,  mais  comment  ils 
s'étendaient  à  l'œuvre  rédemptrice  dans  toute  son 
ampleur,    et  comment,  par  conséquent,  ils  étaient 


regardés  par  les  Pères  et  devaient  être  regardés 
comme  atteignant  aussi  notre  sanctification  et  notre 
salut,  comme  y  étant  une  coopération  directe  et  pro- 
chaine. Par  là,  le  premier  moment  exige  le  second, 
le  concours  au  ciel.  Marie  continue  au  ciel,  par  sa 
prière  et  par  son  intercession  indissolublement  unies 
à  celles  de  Jésus,  son  œuvre  de  médiatrice  et  de 
mère,  et  cette  œuvre  de  prière  et  d'intercession 
s'étend  évidemment  à  l'ensemble  de  l'œuvre  rédemp- 
trice :  elle  est  générale  et  universelle,  puisqu'elle  ne 
se  distingue  en  rien,  par  l'étendue,  de  l'intercession 
de  Jésus. 

Cette  double  coopération  de  Marie,  sur  terre  et  au 
ciel,  fait  sûrement  partie  de  l'enseignement  catho- 
lique :  les  deux  sont  d'ailleurs  inséparables,  et  les 
chrétiens  songent  à  peine  à  les  distinguer  ;  ils 
voient  que  l'une  et  l'autre  ont  leur  centre  dans  la 
maternité  divine,  comme  elles  sont  l'une  et  l'autre 
l'exercice  normal  de  la  médiation  et  de  la  maternité 
spirituelle.  Tout  cela  est  indiscutable,  tout  cela  est 
indiscuté.  Tout  cela  peut  être  défini.  Sur  ce  point,  le 
P.  Terrien  lui-même,  si  réservé  dans  ses  affirma- 
tions, est  aussi  afiirmatif  que  personne. 

Reste  une  question.  Toutes  les  grâces  sans  excep- 
tion nous  sont-elles  données  à  l'intercession  de 
Marie,  nous  viennent-elles  par  Marie,  comme  elles 
nous  sont  données  à  l'intercession  de  Jésus,  comme 
elles  nous  viennent  par  Jésus  ?  Ici  quelques  théolo- 
giens semblent  hésiter.  Saint  Alphonse  ne  donnait 
la  thèse  affirmative  que  comme  très  probable.  Le 
P.  Terrien,  nous  l'avons  vu,  se  tient  aussi  sur  une 
certaine  réserve.  Cette  réserve,  il  faut  le  répéter,  ne 
porte  en  rien  ni  sur  l'universelle  médiation  de  Marie, 
ni  sur  sa  maternité  de  grâce,  ni  sur  sa  coopération 
à  l'œuvre  de  notre  sanctification  et  de  notre  salvrt 
par  son  intervention  dans  la  distribution  des  grâces. 
Cela  admis,  la  question  douteuse,  à  supposer  qu'il 
y  ait  doute,  se  réduirait  à  bien  peu  de  chose,  à  ceci 
au  plus  :  l'intervention  actuelle  de  Marie  dans  la 
distribution  des  grâces  doit-elle  s'entendre  de  <oi;<e« 
les  grâces  sans  exception,  ou  bien,  admise,  en  gros  et 
pour  la  généralité  des  grâces,  l'intervention  de  Marie 
comme  indiscutée  et  indiscutable,  peut-on  faire  des 
exceptions  et  discuter  sur  l'universalité  absolue? 
Les  raisons  d'être  moins  affirmatif  sont,  d'une  part, 
que  cette  question  spéciale  n'a  guère  été  traitée  que 
dans  ces  derniers  temps  et  que,  partant,  les  témoi- 
gnages explicites  sont  moins  nombreux  ;  d'autre 
part,  qu'on  oppose  quelques  difficultés  à  la  thèse 
ainsi  posée. 

Il  faut  respecter  cette  réserve  et  celte  discrétion 
de  la  science  et  de  l'amour.  Mais  il  y  aurait  incon- 
vénient à  trop  en  tenir  compte.  Si,  en  eflet,  nous 
regardons  la  question  de  plus  près,  que  constatons- 
nous?  Que  les  difficultés  reposent  toutes  sur  des 
équivoques  ou  de  faux  supposés,  et  qu'elles  vont 
aussi  bien  contre  la  médiation  universelle  et  la  ma- 
ternité de  grâce,  telle  que  tous  doivent  l'admettre, 
que  contre  l'universalité  absolue  et  l'exclusion  de 
toute  exception.  C'est  dire  qu'il  n'y  a  pas  à  en  tenir 
compte. 

Que  constatons-nous  encore?  Que  les  raisons 
apportées  pour  la  médiation  universelle  et  pour  la 
maternité  de  grâce  en  général  valent  également  pour 
toutes  les  grâces;  que  rien  n'autorise  ni  une  limita- 
tion ni  une  exception.  11  serait  donc  arbitraire  d'en 
introduire,  et  il  faut  prendre  les  textes  et  les  raisons 
dans  toute  leur  ampleur  et  dans  toute  leur  portée.  Ce 
n'est  que  logique.  Et  la  logique  ici  s'impose  avec  une 
force  spéciale  à  cause  du  nombre  et  du  poids  des 
raisons  et  des  autorités  qui  vont  positivement  et  ex-, 
pressément  à  rejeter  toute  limitation  ou  exceptions 
Dès   lors,  la  question  de  la  coopération  à  tontes  le 


301 


MARIOLATKIE 


302 


grâces  sans  exception  ne  se  pose  pas  comme  une 
question  à  part.  Elle  est  incluse  dans  la  question 
générale  de  la  médiation  universelle  et  de  la  mater- 
nité de  oràce.  11  n'y  a  même  pas  à  raisonner,  au  sens 
propre  des  mots,  pour  conclure  de  l'une  à  l'autre.  Il 
n'y  a  là  qu'une  seule  et  même  vérité,  plus  ou  moins 
explicitement  exprimée. 

Cette  vérité  si  glorieuse  pour  Marie,  si  consolante 
pour  ses  enfants,  si  importante  pour  l'intelligence  du 
plan  divin  dans  la  Rédemption  et  de  l'économie  pro- 
videntielle dans  la  distribution  des  grâces,  si  prati- 
que par  ses  conséquences  pour  le  culte  de  Marie  et 
pour  l'usage  d'appuyer  nos  prières  sur  lintercession 
de  Marie  comme  nous  les  appuyons  sur-  l'interces- 
sion de  Jésus,  cette  vérité  n'est  i>as  seulement  une 
vérité  acquise  par  voie  de  déduction  tbéologique  : 
c'est  une  vérité  que  nous  pouvons  hardiment  regar- 
der comme  appartenant  au  dépôt  de  la  loi  et  contenue 
dans  le  magistère  de  l'Eglise.  Quand  on  la  compare 
avec  le  dogme  de  l'Immaculée  Conception;  quand  on 
met  en  regard,  d'un  côté,  la  pénurie  des  témoigna- 
ges anciens  explicites  et  formels  en  faveur  de  1  Im- 
maculée Conception  et  les  dilBcuUcs  formidables  que 
soulevait  l'aflirmation  du  privilège  de  Marie;  de 
l'autre,  l'abondance  et  la  précision  des  témoignages 
qui,  depuis  les  premiers  siècles  jusqu'à  nos  jours,  se 
sont  accumulés  en  laveur  de  la  coopération  de  Marie 
à  l'œuvre  rédemptrice  et  à  toutes  les  grâces  qui  en 
sont  l'exécution  à  travers  le  monde,  en  faveur  de  la 
médiation  universelle  et  de  la  maternité  de  grâce, 
sans  qu'on  puisse  opposer  à  ce  téiuoignage  unanime 
aucune  voix  discordante  dont  il  y  ait  à  tenir  compte, 
aucune  objection  sérieuse,  on  s'étonne  presque  que 
l'Immaculée  Conception  ait  pu  faire  son  chemin,  tan- 
dis que  la  maternité  de  grâce  n'est  pas  encore  érigée 
en  dogme. 

■VIII.  Bibliographie.  —  La  question  de  la  maternité 
spirituelle  de  Marie  et  de  sa  part  dans  toutes  les 
grâces  qui  nous  viennent  de  Dieu  a  été  traitée  sous 
toutes  ses  faces  au  Congrès  du  Folgoat,  en  iyi3. 
Voir  le  beau  volume  où  il  en  est  rendu  compte  : 
Quatrième  Congrès  mariai  breton  tenu  an  Folgoat 
en  l'honneur  de  Marie,  mère  de  grâce,  4,  5  et  6  se|i- 
lembre  igiS,  Quimper,  Arsène  de  Kerangal,   édi- 
teur, 1915,  xvm-484  p.  grand  in-8.  La  question  est 
située  dans  son  milieu  et  amorcée  dans  le  «  Dis- 
cours  d'ouverture    »     de   M.   Le   Garrec   et   dans 
r  «  Introduction  »,  sur  La  plénitude  de  la  grâce  en 
Marie,  par  le  H.  P.  ïexier.  La  doctrine  est  exposée 
dans  trois  études  de  fond  par  :  le  R.  P.  Compcs, 
Les   bases  de  la  doctrine,  p.  35-5;4  ;  le  R.   P.    Le 
Rebellée,  Marie  dispensatrice  des  grâces  divines, 
p.  55-107;  ^-  A-^g*^'»  ^^  médiation  de  Marie,  mère 
de  grâce,  comparée  à  la  médiation  du  Christ  et  à 
l'intercession    des    saints,    p.     log-iSG.    Les    faits 
évangéliques  où  les  théologiens  ont  vu  comme  une 
insinualiou  de  celte  doctrine  sont  interprétés  par  : 
J.  V.  Bainvel,  Le  «  Fiat  a  de  l'Incarnation,  p.  iSq- 
i46  ;  M.  Tanguy,  La  sanctification  du  Précurseur, 
p.    i47-i55;    M.    Pérennès,    Le    miracle   de    Cana, 
p.  155-178;  M.  Gry,  La  a  Mère  de  Jésus  »  aux  noces 
de  Cana,   p.   179-200;  M.   Cliai)ron,  Au  Calcaire. 
Marie,  mère  de  Jésus;  Marie,  mère  de  saint  Jean: 
Marie,  mère  de  tous  les  fidèles,  p.  201-222;  M.  Pi- 
caud,   La  Pentecôte,  p.  223-23o.   La  maternité  de 
grâce  dans   la   liturgie  et  dans  la  piété  populaire 
est  étudiée  par  :  J.  de  Tonquédec,  /.a  prière  de  la 
sainte  Vierge,  Essai  de  théologie  populaire,  p.  a33- 
243;  doin  Cozien,  JVoles  sur  la  maternité  de  grâce 
dans  Ut  liturgie,  p.  244-249-  Entln  la  doctrine    qui 
fait  l'objet  de  ces  diverses  études  est  chantée  et 
résumée  en  un  poème  de  profonde  théologie  et  d'un 


bel  élan  lyrique,  par  le  P.  Belon,  Le  poème  de  la 
maternité  de  grâce,  p.  263-289.  La  deuxième  partie 
du  volume  est  consacrée  à  des  études  historiques 
qui  n'ont  pas  un  rapport  si  direct  à  notre  sujet. 
En  parcourant  les  études  citées,  on  trouvera  au 
bas  de  pages  des  renvois  aux  principaux  ouvra- 
ges, textes,  documents  ;  il  suffirait  de  les  recueillir 
pour  avoir  les  indications  bibliographiques  néces- 
saires. Indiquons  cependant  quelques  ouvrages. 
Pour  l'ensemble  de  la  ((uestion,  outre  Jeanjac- 
quot,  déjà  cité  :  J.  B.  Terrien,  S.  J.  La  Mère  de 
Dieu  et  la  Mère  des  hommes;  Deu.rième  partie, 
La  Mère  des  hommes.  Paris,  1902;  —  Hugon,  O.  P. 
La  Mère  de  grâce,  Paris,  iyo4  ;  —  Lépicier,  O.  S.  M., 
L'immaculée  Mère  de  Dieu,  corédemptrice  du  genre 
humain,  Turnbout,  1906; — A.  Largent,  La  mater- 
nité adoptife  de  la  très  sainte  l'ierge.  Etude  de 
théologie,  Paris,  1909;  —  Campana,  Marie  dans  le 
dogme  catholique,  ouvrage  traduit  de  l'italien  par 
A.  M.  Viel,  O.  P.  Montréjeau,  1912,  surtout  t.  I, 
livre  I,  c.  2,  p.  2i3-384.  Pour  les  textes  des  anciens 
Pères  sur  Marie  nouvelle  Kve  :  Newman,  J)u  culte 
de  la  sainte  Vierge  dans  l'Eglise  catholique,  tra- 
duction revue  et  corrigée  par  un  Bénédictin  de 
l'abbaye  de  Farnborough,  Paris,  1908,  §  iv  et  viii  ; 
aussi  notes  D.  G.  I.  E.  Neubert,  Mar;e  dans  l'Eglise 
naissante,  Paris,  1908,  2«  partie,  c.  3  et  4.  Car- 
dinal Dechanips,  Za  nouvelle  Eve,  t.  V  des  OEuvres 
complètes.  Pour  les  textes  de  saint  Augustin,  de 
saint  Anselme,  de  saint  Bernard,  des  théologiens, 
etc.,  cf.  tables  de  Terrien  ou  de  Campana,  Pour  la 
piété  populaire,  le  bel  opuscule  du  B.  Grignion  de 
Montfort,  Traité  de  la  vraie  dévotion  à  la  sainte 
Vierge,  souvent  réédite  depuis  1842;  aussi  saint 
Alphonse  de  Liguori,  en  particulier, /.es  s/oiVes  de 
Marie  ;  Faber,  Le  pied  de  la  croix.  Sans  parler  des 
volumineux  traités  d'autrefois,  comme  Poirré,  La 
triple  couronne,  le  P.  d'Argentan,  Les  grandeurs 
de  la  sainte  Vierge,  etc. 

J.-V.  Bainvfx. 

MABIOLiATRIE.  —  I''  Partie.  —  Le  développement 
de  la  dévotion  et  du  culte  de  Marie.  —  1.  La  dévo- 
tion et  le  culte  avant  le  concile  d'Ephèse.  —  IL  La 
dévotion  et  le  culte  de  Marie,  du  concile  d'Ephèse 
à  l'ieonoclasrae.  —  111.  La  dévotion  et  le  culte  de 
Marie  dans  la  période  iconoclaste.  —  IV.  La  dévo- 
tion et  le  culte  mariai  jusqu'à  la  Réforme.  —  V.  La 
dévotion  et  le  culte  mariai  depuis  la  Réforme.  — 

II''  Partie.  —  Conclusions  apologétiques.  —  I.  Le 
culte  de  Marie  n'est  pas  sorti  du  paganisme.  — 
II.  Le  culte  de  Marie  n'est  pas  le  résultat  d'une 
aveugle  poussée  mystique.  —  III.  Leculle  de  Marie 
est  l'épanouissement  de  la  croyance  chrétienne. 
—  IV.  Les  abus  du  culte  de  Marie  :  i .  Question 
préalable;  2.  Dispositions  pour  juger  de  bonne 
foi;  3.  Constatation  d'abus. 

Conclusion.  —  Bibliographie. 

L'accusation  de  Mariolàtrie  vise  à  la  fois  la  théo- 
logie de  la  Sainte  Vierge  et  son  culte.  L'Eglise,  dit-on , 
a  enrichi  Marie  d'une  théologie  de  mauvais  aloi; 
elle  l'a  quasi  divinisée  et  lui  rend  des  honneurs 
idolâtriques.  Uneapologéliquecomplètedevrail  donc 
démontrer  tout  d'abord  que  la  théologie  mariale 
n'est  que  le  développement  logique  ou  simplement 
l'explicilation  des  formules scripturairesoutradition- 
nelles;  ensuite  que  leculle  n'est  que  la  conséquence, 
plus 'ou  moins  immédiate,  légitime  pourtant,  de  la 
croyance  ;  enûn  que,  même  s'il  ne  commémore  que 
des  miracles,  apparitions  ou  faits  d'ordre  siuiple- 
ment  historique,  ce  culte  reste  toujours  fidèle  à  un 


303 


MARIOLATRIE 


304 


ensemble  d'idées  dogmatiques  et  traditionnelles  (cf. 
Nkwman,  Cerlain  di/fcullies,  t.  U.  p.  26-28). 

Ici,  la  lâche  est  plus  simple.  Les  auteurs  des  arti- 
cles sur  la  Virginité,  l'Immaculée  Conception,  l'As- 
somption de  Marie  ont  pris  soin  de  marquer  les 
stades  du  développement  de  ces  dogmes  ou  croyan- 
ces ;  ils  ont  expliqué  et  légitimé  la  portée  de  l'argu- 
ment de  convenance  et  le  rôle  de  !'«  Ecclesia  discens  ». 
Nous  n'avons  à  nous  occuper  que  de  la  vénération, 
de  l'invocation,  du  culte  public  ou  privé,  sans  pou- 
voir toujour.s  cependant  éviter  le  terrain  tliéologi- 
que.  Dans  une  première  partie  nous  tracerons  les 
grands  traits  de  l'histoire  de  la  dévotion  mariale  ; 
dans  une  seconde  nous  tirerons  les  conclusions  qui 
paraissent  découler  des  faits. 

I.  —  Le  dévbloppemrnt  de  la  dévotion  et  du  culte 

DE    MARIE 

I.  La  dévotion  et  le  culte  avant  le  concile 
d'Epbëse.  —  Pouvons-nous  en  parler  à  cette  épo- 
que? Uest  bien  évident  d'abord  qu'on  n'a  pas  à 
prendre  très  au  sérieux  les  récits  qui  nous  montrent 
les  païens  honorant  par  avance  la  Vierge  Mère  ;  ceux 
qui  colportent  de  soi-disant  apparitions  de  Marie 
à  Auguste  (cf.  KoHALLT  DU  FLiiUUY,  t.  I,p.  3i2);  ni 
même  les  traditions  qui  représentent  les  apôtres  ou 
les  mages  lui  consacrant  de  son  vivant  des  sanc- 
tuaires et  des  autels.  Ce  sont  légendes  en  désaccord 
avec  des  faits  bien  établis,  et  dont  le  tort  est  aussi 
d'être  patronnées  par  des  témoignages  bien  jeunes 

(ROHAULT   DE   FlEURY,   t.   1,    p.     I,    l3,     3o^  ;     lîOURASSÉ, 

iiumma  aurea,  t.  X,  col.  697  et  6i5;  .-icla  Sanct., 
martii,  t.  111,  p.  532  ;  Maracci,  Aposioli  Mariiini, 
Siimma,  t.  XIII,  col.  553  ;  Anal.  BoHand.,  t.  XIV, 
p.  i3g;  Leroy,  Les  Pèlerinages  de  la  Sainte  Vierge 
en  France,  t.  UI,  p.  428). 

Je  ne  voudrais  pas  non  plus  trop  insister  sur  les 
hymnes  attribuées  à  saint  Epurem.  On  a  pu  com- 
parer ces  prières  à  celles  du  moyen  âge,  tant  y  est 
vif  le  sentiment,  ardente  l'invocation;  mais  on  n'ad- 
met pas  généralement  l'authenticité  d'un  bon  nom- 
bre (cf.  Dict.  de  ThéoL  cath.,  t.  Y,  col.  188,  et 
R.  DuvAL,  La  Lia.  syriaque,  p.  ig  ;  Burkitt,  Saint 
Ephraims  quotations  from  tlie  Gospels,  dans  Texts 
and  Sludies,  l.  VII,  fasc.  2,  p.  24,  20). 

Il  y  a  lieu  de  s'arrêter  davantage  aux  peintures  ou 
autres  documents  iconographiques,  bien  que  l'inter- 
prétation ait  fourni  matière  à  controverse,  tant  elle 
est  délicate.  Or,  parmi  ces  peintures,  ces  bas-reliefs, 
ces  verres  dorés,  les  uns  représentent  la  Sainte  Vierge 
isolée  et  comme  pour  elle-même.  Leur  importance 
est  manifeste.  Les  autres,  plus  nombreux  et  plus 
anciens,  introduisent  Marie  dans  une  seine  biblique 
telle  que  l'Annonciation,  l'Adoration  des  Mages; 
certes,  le  vrai  centre  de  la  peinture  c'est  Jésus,  et 
toutefois  Marie  y  est  à  l'honneur.  Dans  les  fresques 
du  cimetière  de  l'riscille  (u'  siècle),  et  des  saints 
Pierre  et  Marcellin  (m'  siècle),  elle  est  assise  ;  les 
autres  personnages,  y  compris  l'ange  Gabriel, 
debout.  Le  siège  de  Marie  est  drapé  d'une  housse, 
symbole  de  dignité  (cf.  Liell,  Die  Darstellung 
J/ar/o  ;WiLPERT,  Lehneh,  p.  285  et  suiv.;  Roiiaclt  de 
Flkury,  t.  II,  p.  6i3;  Beissil.  t.  I.  p.  7,  8,  9;Phratk, 
dans  Michel,  Jlisluire  de  l'art,  t.  I,  p.  32;  Leclercq, 
Archéiilogie  chrétienne,  1. 1,  p.  178;  t.  II,  p.   173,496). 

Enfin  et  surtout,  dès  le  second  siècle  et  certaine- 
ment au  troisième,  la  Mère  de  Jésus  devient  le  thème 
de  tout  un  cycle  littéraire  et  légendaire.  On  veut  ra- 
conter son  histoire,  défendre  ses  privilèges,  glorifier 
sa  dignité,  édifier  sur  ses  vertus,  les  proposer  en 
exemple.  Citons  les  récits  divers  dont  l'assemblage 
formera  le  Protévangile  de  Jacques  et  ses  diverses 
retouches,  arabes,  syriaques,  lutines  et  autres;   les 


légendes  sur  le  Transitas  et  l'Assomption.  Littérature 
abondante,  mal  classée,  formée  de  pièces  parfois 
disparates,  chargées  d'interpolations  et  souvent  re- 
maniées, littérature  mal  datée,  dans  son  ensemble 
entre  le  deuxième  et  la  lin  du  cinquième  siècle.  A 
coté  de  légendes  gracieuses  et  d'une  orthodoxie  par- 
faite, on  rencontre  des  traits  choquants  et  même  des 
tendances  hérétiques.  L'Eglise  du  quatrième  et  du 
cinquième  siècle  a  été  dure  aux  apocryphes,  et  s'il 
est  inexact  que  le  Pape  Gélasb  les  ait  condamnés 
tous  (cf.  Dict.  de  ThéoL,  art.  Gélase.  coi.  1179,  et 
DoBScniiTz,  Das  Decretum  gelusianum...,  dans  les 
Texte  und  Untersuchungen^  t.  XXXVIll,  4))  il  "e 
manqua  point  de  Pères  pour  les  malmener. 

Pourtant  ces  légendes,  ces  failles  si  l'on  veut,  nous 
sont  des  témoins  irrécusables  de  la  popularité  dont 
jouissait  Marie  parmi  le  peuple  chrétien  du  deuxième 
siècle.  Dès  ce  temps,  quand  s'écrivaient  les  premiers 
récits,  avant  peut-être,  c'était  chez  les  fidèles,  chez 
les  simples,  comme  un  axiome,  que  Marie  était  pure 
de  corps  et  d'âme,  belle  et  sans  tache,  aimée  de  Dieu 
comme  nulle  autre,  privilégiée  du  Tout-Puissant, 
enfin  que,  si  grande,  elle  devait  être  bonne  (Dicl. 
TliéuL  catli.; —  Dict.  arch.  clirét.;  —  Catliol.  £i.c)- 
clop.,  au  mot  Apocrrpha,  t.  I  et  à  la  table,  t.  XVI, 
p.  ia3,  on  y  trouvera  les  indications  bibliographi- 
ques utiles;  —  R.  Duval  :  Litt.  syriaque,  p.  gS;  — 
lixTitFOh:  Lilt.  grecque,  p.  4oi  —  Analecta  Bolland., 
passim  ;  —  Amann  :  Le  Pro'érangile  de  Jacques  et 
SCS  remaniements  latins,  Paris,  igio;  —  Ch.  Michel 
et  P.  Peeters,  Les  Efangites  apocryphes,  Paris, 
3  vol.  igii,  1914;  —  Bardenhewer,  Ceschichie  der 
Altchristlichen  Litteratur,  t.  I,  p.  4o2;  —  Monta- 
GUR,  Rhodes  James,  M.  A.  :  .ipocrypha  anecdola  dans 
Texts  and  Studies.  vol.  II,  n"  3  et  ib.  vol.  V,  n"  1  ; 
—  FoRBEs  RoBiNsoN  :  Coptic  Apocryplial  Gospels,  ib. 
vol.  IV  n°  3;  —  LeHir,  cité  par  Roiiault  de  Flbirv, 
t.  I,  p.  xvi).  On  aura  la  même  impression  en  parcou- 
rant les  interpolations  chrétiennes  des  Oracles 
Sibyllins  (Jos.  Geffcken,  Die  Oracula  Sibylli/ta, 
Leipzig,  1902,  et  Neubert,  1.  c.  p.  2i4)  et  quelques 
récits  de  Saint  Grégoire  de  NYSSE(f.  G.  XLVI,  912) 
et  de  Saint  Grégoire  de  Nazianzb  {P.  G.  XXXV, 
1181),  où  mention  est  faite  de  prières  à  Marie,  où 
apparaît  la  toute-puissance  de  son  intercession. 

"Tels  sont  les  faits  qu'il  importait  de  dégager.  Pas 
de  culte  mariai  nettement  distinct  et  proprement 
dit,  c'est  entendu;  mais  déjà  chez  les  foules  ce  res- 
pect, cette  vénération,  où  la  dévotion  est  en  germe. 
Et  qu'on  veuille  bien  ne  pas  l'oublier  :  parallèlement 
à  cette  dévotion  populaire  naissante,  se  développe 
la  théologie  mariale  officielle.  Constatons-le  dès 
maintenant  —  nous  y  reviendrons  —  le  peuple 
chrétien  n'est  point  ici  un  isolé,  un  enfant  perdu  :  il 
avance  guidé  par  l'instinct,  mais  il  ne  suit  pas  son 
caprice;  avec  lui,  le  contrôlant,  subissant  volontiers 
son  impulsion,  mais  ne  le  faisant  qu'avec  prudence 
et  à  coup  sûr,  progressent  la  théologie  et  le  dogme. 

II.  La  Dévotion  et  le  Culte  de  Marie  du  con- 
cile d'Ephèse  k  l'Iconoclasme.  —  Après  le  concile 
de  Nicée  (325)  qui  définit  la  consubstantialité  du 
Verbe  avec  le  Père,  les  conciles  d'Ephèse  (43 1)  et 
Chalcédoine  (45 1)  ont  proclamé  Marie  «  Mère  de  Dieu 
vraiment  et  proprement  »  (Dbnzinoer-Bannvvart, 
n*  1 13,  202,  a  18}.  Marie  Mère  de  Dieu  est  mieux  con- 
nue, plus  appréciée  à  mesure  qu'avance  l'étude,  com- 
plexe à  l'infini,  de  l'unique  et  divine  personne  du  Fils 
de  Dieu.  Plus  grande  se  fait  sentir  la  majesté  du 
Christ  consubstantiel  au  Père,  plus  aussi  s'élève  dans 
la  vénération  de  tous,  docteurs  et  fidèles,  la  femme 
bénie  entre  toutes  dont  Dieu  voulut  bien  faire  sa 
Mère,  la  Femme  qui  a  enfanté  «  Le  Verbe  fait  chair  d 
(cf.  Saint  Cyrille,   P.   G.,  LXXVII.    1029).  Le  culte 


305 


MARIOLATRIE 


B06 


liturgique  va  paraître,  ou  plutôt  il  va  se  distinguer 
du  culte  de  Jésus  avec  lequel  il  était  mêlé.  C'est  ainsi 
<|u'au  iv°  siècle  Jérusalem  célélirait  la  Purilication 
(le  Marie  unie  à  la  Présentation  de  Jésus  (cf.  Bau- 
MER,  Jiiit.  du  iréi'.,  t.  I,  p.  ^-ig,  et  Ducuesne,  Origi- 
nes du  cullc  chrétien,  p.  261). 

On  a  dit  qu'au  iv'  siècle  Antiocbe  commémorait 
une  sorte  de  A^aidlis  Mariae,  la  k  Mvvi>/;  tZ-.  k/ic<;  ôîî- 
■z-.r.vj  y.À  Kur.'y-f,Oi-'.j  Hypivi  »  (Cf.  Baiimstarck,  dans  la 
Rômische  Quartatscitrifl,  1897,  p.  55).  Il  semble 
bien  que  les  premières  fêles  de  Marie  eurent  géné- 
ralement ce  caractère  (cf.  Proclus,  P.  G.,  t.  LXV, 
679;  saint  PiKHRE  Chrysologuh, /*.  /..,  t.  LU,  5^5; 
D.  G.  MoRiN, /.lier  comicus,  dans  Anulect.Maredso- 
lana,  1893,  t.  1,  p.  i  0-  En  tout  cas,  au  v' siècle,  au  vi" 
au  plus  tard,  l'Orient  connaît  trois  fêtes  de  laVierge  : 
l'une  au  temps  de  Noël,  la  seconde  au  mois  de  mai, 
la  troisième  en  août  (cf.  M"  Smith  I.ewis,  Sliidia 
Sinaillcii,  t.  XI,  p.  Sg;  voir  Catlt.  EiicycL,  t.  XV, 
p.  l,(,i). 

Au  vi"  siècle,  la  solennité  de  la  Nativité  paraît 
peut-être  à  Constantinople  (Hollwkck,  Fasii,  p. 
209).  Vers  cette  époque,  un  peu  plus  tard  cependant, 
l'Annonciation  se  détache  du  cycle  de  Nocl,  et  de- 
vient une  fête  proprement  mariale  (cf.  Catli.  Encycl., 
t.  I,  p.  542;  Dict.  arcli.,  t.  I,  2,  col.  2241;  Hollwbck, 
1.  c.  p.  45).  En  ce  temps,  on  célèbre  assez  générale- 
ment la  Dormition  (cf.  ci- dessus,  Assomption).  La 
Purilication  est  attestée  à  Antiocbe  en  626  (cf.  Holl- 
WECK,  1.  c,  p.  18). 

La  liturgie  occidentale,  elle  aussi,  a  fait  sa  place 
à  Marie  :  au  v'  siècle  on  signale  en  Gaule,  en  Es- 
pagne, à  Rome  peut-être,  une  Commémoraison  delà 
Vierge  dans  le  temps  de  Noël  (cf.  Ducuesne,  Ori- 
gines du  culte  chrétien,  p.  268;  Beissel,  t.  I.  p.  12 
sq,).  Au  vil"  siècle,  parait  l'Annonciation  fixée  au 
25  mars,  sauf  en  Espagne  où  elle  tombe  le  18  dé- 
cembre ;  la  Nati\ité  célébrée  à  Reims,  a-t-on  dit  (cf. 
P.  /-.,  LXXX,  446).  et  à  Rome,  mais  dont  la  dif- 
fusion est  lente  (Hollweck  1.  c.);  l'Assomption;  la 
Purilication,  qui  ne  s'étendra  que  beaucoup  plus  tard 
(HOLLWECK,  1.  c). 

En  somme,  au  début  du  viii"  siècle,  trois  grandes 
fêtes  mariales  sont  instituées  généralement  ;  elles  ne 
sont  pas  d'ailleurs  les  seules  :  en  626,  par  exemple, 
Byzance,  délivrée  des  Avares  par  l'intercession  de 
.Marie,  décide  de  célébrer  l'anniversaire  de  ce  bien- 
fait (cf.  NiLLES,  Kalendariiim,  t.  II,  p.  i54;  Cath. 
encyrl.,  t.  I,  p.  92,  au  mol  Acuthistus). 

Ces  solennités  comportent  parfois  des  processions 
(cf.  /.ili.  Pont.,  t.  I,  p.  371),  souvent  des  sermons  (cf. 
Cavallera, Po/ro/o^/ae  Graecae  Indices,  p.i65;P.Z., 
CCXXI,  3i,  46.  et  plus  complètement,  CCXIX,  496 
et  suiv.);  une  hyranologie  qui  s'enrichit  déjà,  v.  g. 
les  hymnes  et  homélies  rythmées  de  Romanos 
(Cf.  Batiffol,  1.  c.  p.  262;  Guillaume,  linmauos  le 
Mélode,  dans  Mélanges  Godejroid  Kurlli,  Paris, 
Champion,  1908  t.  II,  p.  83;  Cath.  Encycl.,  l.  XIII, 
p.  i63),  du  monophysite  Jacques  de  Sarig  (cf.  Cath. 
Enc,  t.  VIII,  p.  278;  DuvAL,  I.  c,  surtout  p.  352; 
Abbeloob,  De  fita  et  scriptis    S.  Jacohi,  p.    2o3-3oi). 

.\u  VI*  siècle,  le  nom  de  Marie  est  introduit  au 
Communicantes  du  Canon  (cf.  Proust,  Die  Ahendlan- 
dische  .Vesse,  Munster,  i8cj6,  p.  i53). 

L'époque  qui  nous  occupe  marque  un  second  stade 
dans  la  manifestation  de  la  dévotion  à  Marie  :  on  lui 
consacre  des  églises.  On  a  attribué  au  Pape  saint 
Sylvestre  l'érection  d'une  église  à  Marie  dans  le 
voisinage  d'un  temple  de  Vesta  (Gbisah,  J/isf.  de 
Home,  t.  I,  p.  202,  3o9  ;  et  avant,  dans  la  Ci\nltn, 
XVI"  série,  t.  VI,  p.  458).  Cette  opinion  a  été  com- 
battue par  Mgr  Duchesne:  le  P.  Grisar  a  maintenu  sa 
thèse  (cf.  Anal.  Boll.,  t.  XVII,  p.  239).  Si  on  s'arrête 


il  une  phrase  assez  oratoire  de  saint  Cyrille,  la 
pratique  n'était  pas  toute  jeune  (/'.  G.,  LXXVII, 
io34),  et  l'on  sait  que  la  basilique  où  se  tint  en  43 1 
le  concile  d'Ephèse  était  peut-êtresousson  vocable. 
(Sur  cette  question,  voir  :  Tillemont,  Mémoires,  \,.  1. 
p.  lidl  ;  —  yKCX'SVKRO,  Etudes  d'/libtoire,  t.  III,  p. 
108,  et  un  passage  —  assez  obscur  d'ailleurs  —  de 
Mgr  Duchesne,  Hist.  ancienne  de  l'Eglise,  t.  III,  p. 
349)  Quoi  qu'il  en  soit,  le  v'  siècle,  en  s'avançant, 
généralise  cet  usage.  \  Constantinople,  Pulchérie 
(-j- 45 i)  construit  l'église  des  Blachernes  et  celle  de  la 
Théotokos  Hodigitria  (cf.  Nilles,  Kalendarium, 
t.  II.  p.  200  ;  Marin,  Les  moines  de  Constantinople, 
p.  16;  P.  G.,  t.  XGVI,  748).  Du  temps  de  Juvénal  de 
Jérusalem  (425-458),  un  sanctuaire  s'élève  sur  la 
roule  de  Bethléem  (cf.  Vacandard,  I.  c.  p    116). 

Mais  l'âge  d'or  de  ces  constructions  pieuses  fut  le 
temps  de  Justinien,  du  moins  si  l'on  en  croit  son 
panégyriste Procope  db  Ci':sARiiE(cf.  Vacandard,/.  c. 
p.  116  ;  pour  les  éditions  de  Procope,  voir  Hurteb, 
Xomenclator,  Oeniponte,  1903,  t.  I,  col.  483,  n°  2). 
Citons  entre  autres  la  fondation  du  couvent  et  de 
l'église  de  la  Théotokos  de  la  Source  (Marin,  Moines 
de  Const.,  p,  20;  Nilles,  Kalendarium,  t.  II,  p.  335). 
A  la  lin  du  vi*  siècle,  sous  l'empereur  Maurice,  se 
bâtit  le  Monastère  de  la  Théotokos  Aréobinde 
(cf.  Marin,  1.  c.  p.  27). 

A  Rome,  sur  l'Esquilin,  Sixte  III  (432-44o)  dédie  à 
Marie  la  basilique  libérienne  reconstruite  (Cf.  /.il', 
pont.,  t.  I,  p.  235,  note  2;  et  Duchesne,  Ilist.  anc, 
t.  III,  p.  657;  Michel,  IJisl.  de  l'arl,  t.  I,  i,  p.  48; 
Marucchi,  Eléments  d'Archéologie,  t.  III,  p.  247; 
Grisar,  Ilist.  de  Rome,  t.  I,  i,  p.  3o9  avec  description 
des  mosaïques,  p.  3ii-3i4;  —  sur  le  miracle  de 
Notre-Dame  des  Neiges,  cf.  ihid.,  1.  c.,  p.  160,  n»  i),  et 
Boniface  IV  (6c8-6i5)  l'ancien  Panthéon  (cf.  Lib. 
Pont.,  t.  I,  p.  3 17);  Jean  VII  (705-707)  a  fait  construire 
à  Saint-Pierre  une  chapelle  de  la  Vierge,  détruite  à 
la  Renaissance;  surl'ambon  de  Sancta  Maria  Antiijua 
il  a  fait  graver  une  inscription  où  il  s'intitule  servi- 
teur de  Marie  (cf.  Lib.  Pont.,  t.  I,  p.  386;  Michel, 
1.  c,  p.  76,  7g;  Marucchi,  Eléments  d'archéologie, 
t.  III,  p.  258)  et  l'image  de  la  Vierge  orne  l'atrium 
de  la  basilique. 

En  Gaule,  des  temples  païens  purifiés  deviennent 
des  sanctuaires  sous  le  vocable  de  la  Sainte  Vierge 
Marie.  Sur  les  fondements  d'un  vieux  temple  d'Isis, 
Soissons  élève  au  vie  siècle  une  église  (Kurth,  Sainte 
Clolilde,  p.  36,  sans  référence);  i'évêque  martyr 
saint  Nicaise  à  Reims,  I'évêque  saint  Fromond  à 
Coutances  ont  consacré  des  basiliques  à  la  Mère  de 
Dieu  (cf.  Le  Blant,  Inscriptions  clirétiennes  de  lu 
Gaule,  t.  I.  p.  i8i;  Beissel,  t.  I,  p.  12,  19  et  suiv); 
mcnie  chose  à  Tours  (Grég.  Tur.,  Ilist.  Franc, 
VIII,  XL,  P.  L.,  t.  LXXI,  659,  477,  et  X,  xii,  669),  à 
Poitiers  (il).,  X,  xlii,  524),  à  Toulouse  (ib.  VII,  x,  4  22). 
Même  chose  aussi  en  Germanie,  en  Suisse,  en  Hol- 
lande (cf.  Beisskl,  t.  I,  p.  29,  3o),  en' Angleterre 
(BÉUE,  Ilist.  Eccl.,  II.  VI,  P.  L..  XCV,  93;  Aldhelmk, 
Opéra,  P.  L.,  LXXXIX,  289). 

Vers  le  vr  siècle,  l'iconographie  mariale  se  fixe  : 
la  Sainte  Vierge  est  représentée,  comme  jadis  dans 
les  Catacombes,  assise  en  posture  de  reine;  autour 
de  son  front  brille  le  nimbe  (cf.  Michel,  1.  c,  t.  I. 
p.  261  ;  Cath.  Encycl.,  t.  XV,  p  469 et  t.  VIII,  p.  743). 
Ces  images  reçoivent  un  culte  dont  il  importe  fort  de 
ne  point  exagérer  l'importance  sur  la  foi  d'une  bou- 
tade (cf.  MoscHUS,  -j-  619,  Pratum  spiritimle,  P.  G.. 
LXXXVII,  3,  289g.  Je  crois  que  la  Catholic  Encyclc- 
paedia,  t.  XV,  p.  668  n'a  pas  évité  l'éeueil  que  je  si- 
gnale). 

Il  y  a  plus;  alors  que  saint  Augustin  {De  Trinitate, 
VIII,  P.  L.,  t.  XLII,  962)  estimait  que  les  traits  de  la 


307 


MARIOLATRIE 


308 


Mère  de  Dieu  nous  ct.iient  inconnus,  on  prétend,  au 
V''  et  au  VI"  siècle,  i>os8éd«r  d'elle  des  portraits  tracés 
par  ses  contemporains.  Telle  est  la  Madone  dite  de 
saint  Lue,  dont  les  copies  se  répandirent  partout. 
(Sur  l'histoire  de  ce  tableau  et  la  personnalité  de  son 
auteur,  cf.  ïillemont.  Mémoires,  t.  XV,  p.  i8i;  Beis- 
SEL,  t.  1,  p.  72  à  8o;  NiLLKs,  Kalendarium,  t.  II, 
p.  i63.)  Telles,  en  général,  les  images  dites  achiropi- 
tes  (cf.  Mautigny,  Bict.  nnl.  chrci.,  art.  Imag's  : 
DoBSOiiiiTZ,  ChrisUisbilder,  Leipzig,  1899,  p.  79-89)- 
Les  traditions  courantes  sur  ces  images  nous  con- 
duisent à  envisager  maintenant  le  côté  plutôt  popu- 
laire de  la  dévotion  à  Marie.  Il  n'est  pas  dillicile  tout 
d'abord  de  constater  la  place  que  prend  dans  l'art 
l'inspiration  des  apocryphes  (cf.  Michkl,  t.  1,  i, 
p.  i48). 

Puis  voici  que  circulent  les  récits  relatifs  aux  reli- 
ques de  la  Sainte  Vierge.  On  montre  des  lettres 
d'elle  (Thombklli,  Dissert,  xlviii,  Summa,  t.  II, 
col.  334).  L'histoire  euthymienne,  citée  par  saint 
Jean  Damascènk  (Nom.  Il  in  Dormit.  li.  K.,  P.  G., 
XCVII,  7/18).  raconte  comment  Marcien  et  Pulchéric 
sollicitèrent  de  Juvénal  de  Jérusalem  le  saint  corps 
de  la  Vierge,  et  comment,  sur  le  récit  de  l'Assomp- 
tion (jue  leur  lit  l'évêque,  ils  obtinrent  au  moins 
le  sarcophage  et  les  suaires.  NicÉvHor.ii  Calliste 
(■j-  iS/ii)  —  une  autorité  assez  faible  iiour  les  faits 
du  v"  siècle  —  raconte  comment  la  robe  de  Marie 
fut  donnée  à  Conslantiuople  (('.  G.,  GLVII,  70). 
L'Orient  montre  encore  d'autres  reliques  (cf.  Vacan- 
UAKD,  Eludes  de  critique,  l.  c,  p.  1 16). 

En  Occident,  Gré<;oike  de  Tours  (-f  69^)  parle  des 
reliques  de  Marie  qu'il  a  vues,  qu'il  possède  et  aux- 
quelles on  a  dû  une  protection  miraculeuse  (De  glo- 
ria  Martyr.,  cap.  ix.x,  /'.  /..,  LXX.1,  716). 

Persuadés  en  effet  —  comme  le  sont  les  théologien  s 
—  (voir  textes  dans  Livius,  p.  225,  269,  etc.),  de  la 
bonté  de  Marie  et  de  sa  puissance  d'intercession,  les 
fidèles  vont  partout  répétant  des  pi-odiges  attribués 
à  la  Mère  de  Dieu.  ?CuI,  c'est  clair,  ne  voudrait  authen- 
tiquer tous  les  faits  rapportés,  mais  une  bonne  cri- 
tique se  gardera  bien  de  les  nier  en  bloc.  ConA'er- 
sions  dramati([ues  (vg.  l'histnire  de  Théophile),  gué- 
risons  (cf.  Sozo.mêne,    llist.    lîccl.,    VU,   v;    P.   G., 
LXVIl,    i425),    visions,    comme    celle    de   la   petite 
Musa  (saint  Griîgoire,    Dialogues  IV,  xvn,  P.     L., 
LXXVIl,   716)   ou   ceUes  dont    était    favorisé  saint 
Martin  (Si'lpice-Sévkhe,    Dialogues,  II,  xiv,  P.    L  , 
XX,  210,  ou  éd.  Vienne,  t.  Il,  xiu,  p.  igb).  J'ai  déjà 
parlé  des  miracles  rapportés  par  Grégoire  de  Tours, 
j'ajoute  qu'il  nous  raconte  comment  Mai-ic  assista  à 
la  mort  son  illustre  prédécesseur,  saint  Martin  {De 
miraculis   Sancti    Martini,  1,    v,    P.   L.,    LXXl,  919; 
Livius,  p.  Sig,   sqq.).  Aussi  la  conûance   envers   la 
Sainte  Vierge  est   intense  et  universelle  :  par  dévo- 
tion, on  porte  son  nom  (cf.   Le  Blant,  Inscriptions 
chrétiennes,  t.    I,  p.    102,    85C  ;  t.    Il,    p.  358,  46i  ; 
RoHAULT  DE  Fleuhy,  t.  I,  p.  3i5;  Beissbl.  t.  I,  p.  7  ; 
Tro.\iiiei-li,    De   cultu    puhlico   ub    Ecclesia    Beatae 
Mariae   exhibito,    Dissertatio    xv,    xxi  ;    voir  Boc- 
RASsi'i,  Summa   aurea,  t.   IV,  p.  355,  k'i^'-  les  parti- 
culiers se  recommandent  à  elle;  —  les  découvertes  du 
P.    DuLATTRE   le  démontrent  (Le  culte  de  la    Sainte 
Vierge  en  Afrique,  Paris  iyo8)  — et  Justinien  lui  con- 
sacre l'empire  (Cor;)«s  yn.sc;i/î/.  Grnec,  n°86/|3).  Son 
image    domine    les   vaisseaux    de    Maurice   luttant 
contre  Pliocas  (Bréhieu,  Querelle  des  images,  p.  8). 
Notons  dès  maintenant   le    rôle  du    monachisme 
dans  la  défense  des  prérogatives  de  la  Vierge  et  dans 
l'extension  de  son  culte.   (Pour  Conslantinople    et 
les    luttes  nestoriennes,   cf.  Marin,    les  moines   de 
Conslantinople,  p.  182  et  suiv.) 
III.  La  dévotion  et  le  culte  de  Marie  dans  la 


période  iconoclaste.  —  L'iconoclasme,  mouvement 
à  la  fois  politique  et  religieux,  fournit  à  l'Eglise  l'oc- 
casion d'expliquer,  de  légitimer,  de  préciser  aussi  — 
car  d'indéniables  abus  avaient  dîi  se  glisser  dans 
l'usage  populaire  (cf.  Hefele-Leclkrcq,  Ilist.  des 
Conciles,  t.  III,  2,  p.  Coi)  —  le  culte  rendu  aux  ima- 
ges saintes.  Tout  comme  l'avaient  déjà  fait  aux  V  et 
vi"  siècles  saint  Augustin  (Contra  Faustum,  XX, 
XXI,  /'.  L.,  XLII,  384,  cf.  Vacandard,  l.c.p,  167),  et 
saint  Grégoire  le  Grand  (Epist.,  IX,  cv,  P.  1.., 
LXXVII,  1027),  saint  Jean  Dajiascène  (/'.  G.,  XCV, 
309;  XCIV,  1201;  XCVIII,  147),  le  Pape  Adrien  !«'■ 
(•j-  826),  le  second  Concile  de  Nicée  au  viii«  siècle,  et 
au  ix'',  saint  Théodore  db  Stoudion  (cf.  Marin, 
Saint  Théodore  et  P.  G.,  t.  XCIX,  827,  499)  posèrent 
les  principes  d'où  les  scolastiques  tireront  la  distin- 
ction des  cultes  de  dulie  et  d'hyperdulie  (cf.  Cath. 
Encycl.,  t. VII,  p.  670;  Hayne,  Ilyperdulia). 

D'ailleurs,  les  chefs  religieux  de  l'iconoclasme 
eux-mêmes  n'entendirent  aucunement  i>roscrire  en 
soi  le  culte  rendu  à  la  sainte  Théolokos  ;  ils  le  défen- 
dirent même  contre  le  radicalisme  de  Constantin 
Copronyme  (cf.  Brfmikr,  la  querelle  des  images, 
p.  18),  ou  de  Léon  l'Isaurien  (ib.,  p.  44)-  Quant  à 
l'empereur  Théophile  (829-842),  l'un  des  plus  férooes 
persécuteurs  des  orthodoxes,  il  affichait  publique- 
ment sa  dévotion  à  Marie  (cf.  BRiiiiiEU,  ji.  35). 
Mais  empereurs  et  évèques  iconoclastes  lirtiit  la 
chasse  aux  représentations  de  la  Vierge  :  l'image 
vénérable  de  la  Tlicotokos  Ilodigitria  fut  condam- 
née :  le  dévouement  des  moines  la  sauva  (cf.  Marin, 
Moines  de  Conslantinople,  p.  17);  les  fresques,  les 
mosaïques  furent  couvertes  de  chaux  (cf.  liuÉinER, 
p.  iC).  Pourtant,  soutenus  par  les  docteurs,  encou- 
ragés même,  dit-on,  par  dos  miracles  (saint  Damas- 
cènk, P.  G.,  XCIV,  49''i).  les  fidèles  tinrent  bon  ; 
plusieurs  restaurations  iconophiles  s'ensuivirent  et 
les  constructions  d'églises  à  Marie  reprirent  :  Basile 
le  Macédonien  (8G7-886)  bàlit  le  sanctuaire  de  la 
«  Thétokos  du  Phare  »,  releva  celui  de  la  »  Tliéo- 
tokos  de  la  Source  »  et  du  «  Sigma  »  (Marin,  1.  c. 
p.  3i  ;  Michel,  1.  c,  l.  I,  p.  189  ;  Blissel,  t.  I,  p.  81). 
De  celte  époque  aussi  datent  les  ]ioésies  de  l'hym- 
nographe  JosErn  (cf.  P.  G.,  t.  GV,  925). 

En  somme,  si  l'iconoclasme  lit  sentir  son  influence 
sur  la  technique  de  l'iconographie  byzantine,  il 
n'eut  point  d'action  sérieuse  sur  le  culte  lui-même  et 
sur  la  dévotion  (cf.  Micuul.  l.  c,  t.  1,  p.  188). 

IV.  La  Dévotion  et  le  Culte  mariai  jusqu'à,  la 
Réforme.  —  Le  Moyen-Age  a  précisé  certains  grands 
points  de  théologie  mariale,  en  développant  les 
idées  scripturaires  et  traditionnelles  sur  la  puissance, 
la  pureté,  la  dignité  de  Marie;  il  est  aussi  singulier 
rement  riche  en  manifestations  de  dévotion;  théo- 
logie et  culte  se  compénélraut,  et  plus  que  jamais- 
influent  l'un  sur  l'autre.  Hors  les  Albigeois  (Bou- 
RASSÉ,  Summa,  t.  VIII,  col.  igS),  les  Wyclcllistes  et 
les  Hussites  (ib.,  col.  197;  Lettre  de  Phocope  dans 
Martène,  Veterum  Scriptorum  Analecta,  t.  VIII, 
col.  22),  on  n'a  guère  attaqué  la  dévotion  à  Mai-ie. 
La  liturgie  continue  à  la  consacrer.  Du  vui»  au 
xii'  siècle,  le  calendrier  de  l'Eglise  universelle  s'est 
peu  à  peu  enrichi  de  la  fête  de  la  Nativité  déjà  célé- 
brée par  l'Orient  (Cf.  IIoLLWECii, /'«s<(,  p.  210;  Beis- 
SBL,  t.  I.  p.  43  et  3o4)-  On  notera  qu'au  tiers  du 
xii'  siècle,  saint  Bernard  la  considérait  comme 
récente  encore;  mais  que,  cent  ans  après.  Innocent  IV 
lui  avait  donné  une  octave.  Dans  les  premiers 
siècles  du  Moyen-Age,  les  fêtes  locales  de  la  Sainte 
Vierge  sont  assez  rares  :  on  s'en  tient  aux  fêtes 
anciennes  (cf.  Hollwbck,  I.  c,  p.  X). 

Au  xiii'  siècle,  l'influence  française  répand  la  Vi- 
sitation ;  en  126J,  un  chapitre  franciscain  la  reçoit; 


309 


MARIOLATRIE 


310 


mais  la  date  de  sa  célébration  varie  avec  les  diocèses. 
Au  xiv"  siècle,  elle  fut  étendue  à  l'obédience  ro- 
maine; au  Tv',  à  lEg-lise  entière  (cf.  Bhoussollb, 
Etudes  sur  la  Sainte  Vierge,  a"  série,  de  la  Visitation 
à  la  Passion,  p.  12;  Hollweck,  1.  c,  p.  127;  Caih. 
Encrcl.,t.  XV,  p.  481). 

Au  XIV*  siècle,  la  cour  d'Avignon  adopte  la  fêle  de 
la  Prèsent,Ttion  ;  Paris  l'imite  en  i3-3;  puis  Cologne 
et  la  Saxe  (cf.  Hollwhck,  /.  c,  p.  2(3^).  De  la  même 
époque  dale  aussi  la  fête  des  Epousailles  de  Marie 
(Bbissiîf.,  t.  I,  p.  3oG;  Hollweck,  /.  c,  p.  12).  On  sait 
que,  p<iur  en  obtenir  l'établissement,  Gkbson  écrivit 
un  traité  et  composa  une  prière  {Opéra,  éd.  Du  Pin, 
1706,  t.  III,  col.  842  et  8C4). 

Au  xiv"  siècle  toujours,  avec  la  dévotion  aux  sept 
joies  de  Marie,  on  rencontre  celle  à  ses  douleurs, 
résultat  de  ce  mouvement  de  piété  qui  se  fait  vers 
Marie,  mère  souffrante  (cf.  Biïissel,  t.  I,  p.  879,  897, 
4o4;  Calli.  Eue,  t.  XIV,  p,  i5i  ;  Anal.  BuV.,  t  Xll, 
p.  333,  rectifiés  par  Mâle,  L'art...  à  la  fin  diiMoyen- 
Age,  p.  iig,  note  4,  et  nouvel  article  des  Analecla, 
t.  XXVIII,  p.  488).  C'est  enlin  entre  le  xii=  et  le  xv'  siè- 
cle que  péniblement,  au  milieu  de  subtilités  parfois 
déconcertantes,  la  fête  de  la  Conception  gagne  son 
droit  de  cité  (cf.  ici  même.  Immaculée  Conception). 

Acôlé  des  fêtes  signalons — dès  le  ix' siècle  —  l'usage 
de  consacrera  Marie  le  samedi  et  de  célébrer  en  ce  j  ovu- 
la messe  de  Beata  (cf.  Hollweck,  Fasli,  p.  XII; 
Beissel,  /.  c,  t.  1,  p.  3o8;  Bourassé,  Summn.  t.  VII, 
col.  740).  Quant  aux  motifs  qui  ont  guidé  le  choix 
de  ce  jour,  voir  Beisskl.  ib.,  p.  3o8,  Bourassé,  ib., 
t.  III,  col.  638;  t.  IV,  297-867;  t.  VIII,  3oi.  Remar- 
quons aussi  l'usage  de  la  «  Messe  dorée  »  (cf.  Beis- 
skl, l.  c,  p.  328). 

Le  petit  oUice  existe  déjà  au  x'  siècle.  On  le  trouve 
en  Angleterre  avant  la  conquête  normande;  saint 
Pierre  Damien,  l'ordre  de  Citeaux  le  remettent  eu 
honneur;  Urbain  II  en  avait  fait  une  obligation  (cf. 
Beissel,  t.  I,  p.  3io;  Bourassé,  Suinma,  t.  ÎV,  p.  3o2  ; 
Vacandard,  Saint  Bernard,  éd.  i8g5,  t.  II,  p.  96: 
Cath.  Encycl.,  t.  XJI,  p.  l\ib  ;  HoLL-nECK,  Fasti,  p.  Xll). 
Quant  au  petit  office  de  l'Immaculée  Conception, 
longtemps  attribué  à  saint  Alphonse  Rodriguez 
(•j-  1627),  il  parait  au  xve  siècle  sous  linfluence  du 
franciscain  Bernardin  de  BusTis(cf.  Debucuy ,  Le  petit 
office  de  V Immaculée  Conception,  Bruxelles,  igo4;  voir 
aussi,  Etudes,  igoS.  t.  CIII,  p.  4iG). 

L'hymnologie  mariale  s'enrichit;  dans  ces  chants, 
à  côlé  de  subtilités  qui  nous  paraissent  bien  froides, 
on  trouve  de  purs  chefs-d'œuvre.  Signalons  VAlma 
Redemptoris  (cf.  Cath.  Ericrcl.,  t.  I,  p.  826),  lAte  Re- 
gina  Caelorum  (Cath.  Encycl.,  t.  II,  p.  1 49  :  t.  X,  p.  600, 
t.  I,  p.  576),  l'Ave  Maris  Stella  {Cath.  Encycl.,  t.  II, 
p  149,  t.  XV,  p.  463;  Beissel,  t.  I,  p.  126),  le  .^uh-e 
Rcgina  (cf.  Hefuc  du  clergé  français,  ID  juillet  191a, 
p.  187),  et  la  merveilleuse  prose  de  la  Passion,  le  Sta- 
bat  .Mater,  œuvre  du  franciscain  spirituel,  Jacoponb 
DE  ToDi  (cf.  Beissel,  t.  I,  p.  206,  3i4;  Cath  enc,, 
t.  XIV,  p.  28g).  Le  Omni  die,  attribué  à  saint  An- 
selme, paraît  bien  avoir  pour  auteur  Bernard  de 
MoRLAS  (cf.  MoniN,  Etudes,  textes  et  découi'ertes. 
p.  77;  sur  l'hymnologie,  consulter  les  importants 
recueils  de  Dreves,  de  Ragey,  de  Mone,  le  Reper- 
turium  Hymnologicum  de  U.  Chevallier,  puis,  avec 
contrôle,  la  Sunima  aurea,  t.  III,  col.  1627  et  suiv; 
t.  XIII,  col.  1088,  au  mot  Ilymni  ;  col.  1089  au  mot 
Laudes;  col.  io4  1  au  mot  Psalterium  :  —  Rohault  de 
Fleury,  l.  c,  p.  871,  409  ;  —  sur  les  cantiques  en  lan- 
gue vulgaire,  voir  Tlie  Month,  1878,  t.  XVIII,  p.  471  ; 
Janssen,  Histoire  du  peuple  allemand,  t.  I,  p.  223; 
Rousselot,  La  Sainte  Vierge  dans  la  poésie  française 
du  .Moyen-Age ;  Revue  du  clergé  Français,  t.  XLII, 
igoS,  p.  5i-9i). 


Voici  maintenant  de  nouvelles  formules  de  jjrières. 
Déjà  connu  et  en  usage  en  Orient  depuis  le  vu'  siècle 
au  moins,  l'^i'e  se  répand  en  Occident  :  il  est  encore 
très  court  au  xu'  siècle.  U  s'allonge  au  xiii'  et  forme 
un  tlième  de  prédication.  La  clausule,  Snncta  Ma- 
ria, etc.,  apparaît  au  xiii»  siècle  et  se  généralise  au 
xv"^  (cf.  Bici.  Théol.  cath.,  t.  I,  col.  1278;  Dict. 
arch.  chrét.,t.  l,col.  2068;  Beissel,  1. 1,  p.  228  et  suiv.i 
t.  II,  p.  7;  Ltevue  du  clergé  français,  i^'  août  191a, 
J).  3i5;  Month,  nov.  t.  XGVIII,  p.  162;  Leclercij, 
dans  Bulletin  d'ancienne  littérature  et  d'archéologie 
chrétienne,  1.5  jan.  1911,  p.  3).  On  récite  parfois  en 
l'honneur  de  .Marie  cinq  psaumes  dont  les  initiales 
rapprochées  composent  son  nom  :  Magnificat,  Ad 
Dominum  cum  tribularer.  Rétribue,  In  convertendo, 
Ad  te  levavi  (cf.  Beissel,  t.  I,  p.  21 4,  Sog). 

Simple  sonnerie  du  soir  au  xiv'  siècle,  \' Angélus 
actuel  s'est  formé  par  l'addition  d'une  sonnerie  le 
matin  au  cours  du  .xiv'  et  du  xv"  siècle  et  à  midi  au 
XV'  (cf.  Beissel,  t.  U,  p.  16;  Cath.  Enc.,  t.  I,  j).  48, 
et  autres  endroits,  t.  XVI,  p.  117  à  ce  mot  et  Angélus 
ie//;TRO.MiîELLi,dans  la  5;«nma  «(irea,  t.  IV,  col.  278; 
Dict.  théol.  cath.,  t.  I,  col.  1278;  Revue  du  clergé 
français,  t.  LXXI,  p.  187;  Thuhsion,  Month,  iQOi, 
t.  XCVin,  p.  483). 

A  coté  des  Litanies  des  Saints,  et  calquées  sur  elles, 
vers  le  xu'  siècle  paraissent  celles  delà  Sainte  Vierge. 
L'Irlande  nous  en  donne  les  premiers  vestiges.  On 
distingue  comme  trois  parties,  des  invocations,  l'é- 
numération  de  quelques  titres  de  gloire  de  M.arie, 
des  demandes  de  secours  ;  on  voit  que  la  forme  dif- 
fère un  peu  de  nos  litanies  modernes  (cf.  de  Santi, 
Les  litanies  de  la  Sainte  Vierge,  trad.  Boudinhon, 
Paris  igoo;  Beissel,  t.  II,  p.  466;  Cath.  Enc.,  t.  XV, 
p.  468;  RoiiAiLT  DE  Fleury,  t.  I,  p.  828). 

Dès  le  xii'   siècle,  l'on  constate  l'usage  de  réciter 
i5o  l'ater,   et   plus   tard    i5o   Ave   en   l'honneur   de 
Marie.   Naturellement    on  avait    été    conduit,    pour 
compter  plus  facilement  ces  prières,  à   se  servir  de 
chapelets,  de  «  Patenôtres  »  de  taille  et  de  forme  dif- 
férentes. A  une  époque  plus   récente,  on  avait  pris 
l'habitude  de  joindre  à  cette  iirière  toute  vocale,  les 
considérations  sur  la  vie   de  la   sainte  Vierge.  Au 
xv'  siècle  finissant,  le  dominicain  Alain  de  la  Roche 
généralisa  cette  dernière  pratique.  Telle  serait  —  sauf 
meilleur    avis   —    la  véritable  origine    du   Rosaire 
(cf.    H.   TiiuRSTox   dans  le   Month,    t.    XCVI,    igoo, 
p.  4o3,  5i8  ;  t.  XCVII,  p.  67, 172,  286,  883  ;  t.  CI,  p.  5i8, 
dio;  Anal.   Boll.,    t.   XXII,   p     21g,  t.  XXVII,  p.  119  ; 
Revue  du  clergé  français,  t.  XXIX,  p.  5;  Cath.  Enc, 
t.  XIll,  p.  166;  Beissel,   t.  1,  p.  5ii,  54o  ;  ScHiJTz,  Die 
Geschichte  de  Rosenkranzes...  Paderbom,    1909,  cf. 
Anal.  Boll.,  t.  XXX,  p.  35o;  et  dans  le  sens  dit  tradi- 
tionnel. Mêzard,  O.  p..  Etudes  sur  l'origine  du  Ro- 
saire, Coluirc  (Rhône);  voir  Etudes,  20   mars  igi3, 
p.  862).  Faut-il  faire  remonter  jusqu'au   xiii"  siècle 
les  origines   de  la   dévotion  au  saint  scapulaire  du 
Mont  Carmel,  oubienne  peut-on  l'authentiquer  avant 
la  fin  duxv*  siècle  ou  le  début  du  xvi'"  siècle?  A-t-on 
prouvé  que  la  lettre  de  saint  Simon  Stock  (-j-  1 266), 
général  des  Carmes,  à    son   secrétaire   Pierre  Swa- 
nyngton  soit  un  faux  du  xvii'  siècle?  Autant  de  ques- 
tions qu'il  suffit  de  poser  ici,  qu'il  importe  d'envisa- 
ger   de    sang-froid,   en   regrettant    les    polémiques 
qu'elles  ont  causées  (cf.  Catu.  Enc,  t.  XIII,  p.  5i  i  ; 
L.  Saltet,  Le  prétendu  Pierre  S'vanynglon,  dans  Bul- 
letin   de    littérature    ecclésiastique,    Toulouse,    igii, 
p.   24,   85,    120;   P.    Marie-Josefb  du  Sacrk-Cceur, 
Première  réponse  à  M.  l'abbé  Saltet,  dans  Etudes  his- 
toriques   et    critiques   sur  l'ordre  de  N.-D.  du  Mont 
Carmel,  igii,  p.  i;  id.  Quelques  précisions  sur  la  mé- 
thode critique  de  M.  Saltet,  id.  p.  g5;  Th.  Raynaud. 
Scapulare  marianum,  dans  la  Suntnia  aurea,  t.  V, 


311 


MARIOLATRIE 


312 


col.  30;;  Launoy,  Opéra,  t.  II,  2,  p.  3;9;  B.  Zimmkr- 
MAN  O.  C.  D.,  MonumeiHa  historica  carmelitana, 
vol.'r,    p.    35i,   Lirinae    1906,    1907;    Beissel,   t.    I, 

P-  266).  .    .,     ■ 

Au  scapulaire  se  rattache  la  célèbre  révélation  ou 
Marie  aurait  promis  à  Jean  XXII  de  délivrer  à  date 
iixe  ses  fidèles  du  purgatoire.  L'Eglise  n'a  jamais  al- 
lirmé  l'authenticité  de  la  bulle  où  le  pape  est  censé 
proclamer  ce  privilège  ;  on  a  même  de  très  fortes  rai- 
sons d'en  douter.  L'autorité  ecclésiastique  n'interdit 
pas  cependant  —  moyennant  précautions  —  de  prê- 
cher celte  pieuse  croyance  (cf.,  outre  les  livres  ci- 
dessus,  Tebbikn,  La  mère  de  Dieu  et  la  mère  des 
hommes,  t.  IV,  p.  233,  note). 

Signalons,  d'après  un  incunable  de  1489,  les  prières 
destinées  à  devenir  si  célèbres  :  le  Memorare  et  le  O 
Domina  mea,  Sancta  Maria  (cf.  Paulus,  Das  Aller 
des  Gebeles  Memorare,  dans  Zeilschrift  fiir  Katho- 
lisclie  Théologie,  1902,  t.  XXVI,  p.  604,  et  Anal. 
BolL,  t.  XXII,' p.  220).  Impossible  de  ne  point  parler 
aussi  des  livres  de  dévotions  mis  entre  les  mains  du 
peuple  à  l'extrême  lin  du  Moyen-Age  :  citons  les 
<i  Primers  »  anglais  (cf.  Thukston,  The  Mediaeval 
primer,  Month,  t.  CXVII,  p.  i5o). 

Au  Moyen-Age,  se  fondent  et  se  multiplient  les 
confréries  de  la  Sainte  Vierge  :  elles  sont  nombreu- 
ses au  xui',  au  xiv"  siècles  (Bkisskl,  t.  I,  p.  176).  Au 
xv  siècle,  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs  crée  un  peu 
partout  celles  du  Rosaire;  en  ce  temps-là  aussi,  se 
répandent  les  associations  en  l'honneur  de  l'Imma- 
culée Conception.  On  en  trouve  à  Paris  (église  Saint- 
Gervais),  à  Rouen,  à  Caen,  à  Abbeville,  à  Dieppe 
(cf.  Malk,  L'art  religieux  à  la  fui  du  Moyen-Age, 
p.  171,  i83;  Le  Mois,  1909,  t.  XXII,  p.  663).  Citons 
aussi  les  confréries  vouées  à  honorer  l'Assomption 
(Malb,  il.,  p.  i84). 

Entre  le  ix'  et  le  xvi'  siècle,  on  vénère  plus  nom- 
breuses en  Occident  les  reliques  de  Marie.  C'est  ici 
un  terrain  où  il  y  a  lieu  d'être  prudent  :  les  attesta- 
tions sérieuses  manquent  souvent,   le  milieu  où  se 
sont  transmises  les  traditions  ne  laisse  pas  d'être 
inquiétant.  Sous  cette  réserve,  disons  (|ue  Marseille 
et  Florence  prétendaient  avoir  des  lettres  de  Marie 
(Trombelli,  Dissert.  XLviir,  Summn,  t.  II,   col.  336), 
Pérouse  une  bague;  que  Pralo  croyait  posséder  sa 
robe  et  sa  ceinture,  Saint-Omer  son  gant,   que   du 
temps    de   Gerson,    Paris    montrait   deux   anneaux 
(Opéra,  t.   III,   col.    68^),  que  Chartres  est  fière  du 
voile  qu'Irène  donna  à  Charles  le  Chauve  et  auquel 
on  faisait  des  offrandes  (cf.  Mâle,  L'art  religieuj  an 
Xlfl'siècle,  p.  359,  citantdes  passages  du  Cartulaire). 
On  montrait  des  cheveux  de  Marie  à  Paris,  à  Rome, 
à   Saint-Omer,    à   Chartres   (Beissel,    t.    I,   p.    293). 
Saint  Anselme  en  reçut  de  Bohcmond  (voir  Ragey, 
Histoire    de    .Saint    Anselme,    t.    II,   p.     4 '6    et   les 
réilexions  qu'il  ajoute  à  la  citation  d'Eadmer).  L'évê- 
que  d'Astorga,  Osmono,  vers  1049,  raconte  comment 
son  église   s'enrichit  d'un  pareil  trésor  (Mabillon, 
Vetera  analecta,  t.  I,  p.  433),  un  moine  reçut  une  ré- 
vélation en  ce  point  (Rouault  de  Flbury,  t.  I,  289). 
Au    xii=  siècle,    Guibert  de  Nogent  (P.   L..    CLVI, 
669)  protestait  fort  contre  les  prétentions  qu'avaient 
certaines  églises  de  posséder  du  lait  de   la  Sainte 
Vierge.  Reims,  Le  Puy,  Tongres,  Saint-Omer  étaient 
dans    ce   cas    (cf.    Rohault   de  Flel'RY,    La   .Sainte 
Vierge,  t.    I.  p.  288;   Beissel,  t.  I,  p.  89,  298,  334); 
même  on  disait  que  Marie  avait  fait  elle-même  goûter 
ce  lait  virginal  à  quelques  dévots  serviteurs,  tels  au 
xn"  siècle  saint  Bernard  (Vacandard,  éd.  1896,  t.  II, 
p.  78),  au  xv"  siècle,   Alain  de  la  Roche  (cf.  notes 
à    .\dam   de    Perseigne,   P.   L.,   CCXI,  776;  Beissel, 
t.  I,  p.  298).  —  (Sur  toute  cette  question  des  reliques 
cf.  RoHABi.T   DK  Fleuhy,    t.  I,  p.  288  suiv.;  Riant, 


Dépouilles  religieuses  enlevées  à  Constantinople  au 
Xlll'  s.,  dans  Mémoires  delà  Société  des  Antiquaires 
de  France,  t.  XXXVI,  etE.zuiiae  sacrae  Constantino- 
politanae,  Genève,  1878;  Cahier,  Mélanges  d'Archéo- 
logie, t.  I,  p.  5,  p.  60;  Mâle,  /.'art  religieux  au 
XJll'  s.,  p.  358;  Summa  aurea,  t.  Xlll,  col.  1189, 
une  énumération  au  mot  Reliquiae ;  Beissel,  t.  I, 
p.  293.) 

Aux  reliques,  on  peut  assimiler  certaines  statues 
ou  images  miraculeuses,  des  églises  objets  de  pro- 
diges. C'est  assez  nommer  la  Santa  Casa  de  Lorette 
(cf.  ici  l'article  Lohette),  Notre-Dame  du  Puy  qu'on 
dit  apportée  par  les  Anges  (cf.  Mâle,  L'art  religieu.r 
à  la  fn  du  .M.  A.,  p.  202),  en  Angleterre,  Notre-Dame 
de  Watsingham(Cf.  Thurston,:1/o'i//'.,  1901,  t.  XCVllI, 
p.  236  ;  Cath.  Encycl.,  t.  XV,  p.  543);  toute  la  série 
de  tableaux  ou  de  statues  qu'on  dit  avoir  répandu 
des  larmes  ou  du  sang  ou  bien  qu'un  miracle  a  fait 
trouver  (cf.  Beissel,  t.  I,  p.  4 '7). 

Des  pèlerinages  devaient  tout  naturellement  abou- 
tir aux  endroits  où  ces  prodiges  s'étaient  opérés  ou 
bien  encore  à  ceux  où  l'on  vénérait  une  relique  in- 
signe :  ces  grands  mouvements  populaires  ont  été 
calomniés  :  on  a  voulu  n'y  voir  que  superstition  ou 
recherche  unique  des  intérêts  temporels.  Il  y  avait 
autre  chose  (Etudes,  1910,  t.  CXXV,  p.  161,  à  propos 
de  Chartres).  Parmi  ces  sanctuaires  célèbres,  nous 
venons  de  citer  Chartres;  nommons  encore  en 
France,  Xotre-Dame-des-Ardilliers  (cf.  Cath.  Enc, 
t.  I,  p.  700),  Roc-Ainadour  (cf.  Rupin,  lioc-Amadour, 
Paris,  1904,  et  Anal.  Boll.,  t.  XXIII,  p.  488,  626);  en 
Angleterre,  Coventry,  Our  Lady  Undercroft  de 
Canterbury,  Arundel,  Walsingham  surtout;  les  di- 
vers pèlerinages  écossais  ;  dans  les  Pays-Bas,  Halle 
(cf.  JusTE-LiPSK,  0/)ern,  Lugduni,  i6i3,  p.  8o5)  ;  en 
Suisse  et  en  Allemagne,  Mariabriinn,  Hildesheim, 
Einsiedeln  (O.  Ringholz,  O.  S.  B.  :  Wallfahrt  Ces- 
chirhte  unserer  Lieben  Frau  von  Einsiedeln,  Frei- 
burg,  1896  ;  et  Anal.  Boll.,  t.  XIX,  p.  42);  en  Italie, 
Sainte-MarieMajeure,  où  l'on  vénérait  la  crèche  de 
Notre-Seigneur;  Notrc-Dame-des-Anges  (Beissel,  1. 1, 
p.  25i),  Lorette  (cf.  ici  même,  et  Month.,  t.  CXX, 
p.  49)  ;  en  Espagne,  Notre-Dame-du-Monserrat  (Bi-.is- 
SBL,  t.  I,  p.  4i5). 

(Voir  sur  cette  question  des  pèlerinages,  l'ouvrage 
important  du  P.  Bkissel  U'allfahrten  :u  unserer 
lieben  L'rau  in  Légende  und  Geschichle,  Fribourg, 
Herdrr,  1913,  une  riche  bibliographie,  p.  296,  ou 
son  Verehrung,  t.  I,  p.  i43  ;  Cath.  Enc,  art.  Pilgri- 
mages,  t.  XII,  p.  88  ;  en  outre,  et  avec  contrôle, 
pour  Rome,  Rohault  de  Flelby,  t.  Il,  p.  168;  pour 
l'Italie,  (7;.,  t.  Il,  p.  68-i46  ;  pour  la  France,  ih., 
p.  1 46-324;  DE  BussiÈRES,  Culte  et  pèlerinage  de 
la  y.  S.  Vierge  en  Alsace,  Paris,  1862,  et  plus  ré- 
cemment, LÉVY',  Die  Wallfahrten  der  lieben  Mu1- 
ter  Cottes  im  Elsass,  Rixheim,  190g,  cf.  Anal.,  Boll., 
t.  XXX,  p.  199.  Pour  l'Espagne,  Rohault,  p.  324-3Go; 
pour  l'Allemagne,  ib.,  p.  ^6o-5ii;  les  Pays-Pas, 
360-896;  et  Sanderus,  Chorograptiia  sacra  Brahan- 
tiae,  La  Haye,  1727  ;  pour  l'Angleterre,  Rouavlt, 
p.  896-460;  les  pays  Scandinaves,  p.  5 1 1-538;  la  Po- 
logne et  la  Russie,  p.  538-564  ;  l'Orient,  p.  5G4. 
Toutes  ces  indications  dérivent  plus  ou  moins  de 
l'ouvrage  du  P.  Gruppembebg,  Atlas  Marianus,  Mu- 
nich 1677,  Summa,  t.  XI,  col.  9;  cf.  Kirchenlexicon, 
t.  VIH,  col.  846.) 

Etant  donnée  la  place  que  tient  la  Sainte  Vierge 
dans  le  cœur  des  fidèles,  il  n'est  pas  étonnant  que 
la  littérature  mariale  soit  d'une  abondance  déconcer- 
tante. Nous  devons  nous  borner  à  quelques  indica- 
tions. Voici  d'abord  les  théologiens.  En  général,  et 
à  moins  de  traités  spéciaux,  les  Sommistes  et  les 
Sententiaires  l'éludient    à  propos  de  l'Incarnation, 


313 


MARIOLATIIIE 


314 


dans  le  commentaire  du  3*  livre  des  Sentences  (voir   i 
un  dépouillement  des  Pères  et  des  théologiens  dans 
la  Sanima  aurea,  t.  V,  col.  5o,  avec  index  col.  iSSg  ; 
le  tome  VI  entier   avec  index,    col.  i5o3,    et  t.  Vil, 
Sedelm.vykr,  Schulaslica  Mariaiui). 

Les  sermonnaires  ont  à  mon  sens  une  grande  im- 
portance pour  nous  renseigner  sur  les  progrès  des 
croyances  et  des  dévotions  (cf.  Boirgain,  la  Chaire 
française  au  XII°  siècle,  Paris,  1879;  Lbcoy  de  la 
Marche,  La  Chaire  française  au  XIII'  siècle,  Paris, 
i886;NoYO.N,  Notes  pour  servir  au  catalogue  du  fonds 
latin  de  la  Bibliothèque  nationale  .  Inventaire  des 
écrits  théologiques  du  XW  siècle  non  insérés  dans  la 
Patrologie  latine  de  Aligne,  dans  Revue  des  Biblio- 
thèques, juillet-septembre  1912,  p.  277;  juillet-sept. 
1910,  p.  299  ;  ocl.-déc.   1913,  p.  385,  et  tirés  à  part). 

J'en  dirai  autant  des  mystiques,  très  symbolistes 
dans  le  haut  Moyen-Age,  i)lus  réalistes,  plus  tendres 
à  partir  du  xiv"  siècle  (voir,  par  exemple  outre  les 
«  méditations  »  attribuées  l'aussement  à  saint  Bona- 
venturk,  les  belles  considérations  de  Gkrson,  Opéra, 
t.  III,  col,  ii53,  Ii54,  Ii58;  les  célèbres  «  Conlem- 
plationes  de  Beata  Virgine  »,  de  H.  Jordan,  dit 
î'«  Idiota  »,  Summa  aurea,  t.  IV,  col.  85i  ;  le  carme 
J.  Thomas  db  Saint-Cyrille  a  édité  toute  une  série 
d'extraits  de  Pères  et  de  mystiques  disposés  en  lec- 
tures quotidiennes,  Summa,  t.  IV,  col.  453;  voir 
aussi  Malk,  l.'art  religieux  au  XIII'  s.,  p.  178,  2^5, 
2^9,  2^4;  L'art  religieux  à  la  fin  duM.-A.,  p.  222; 
Beissel,  t.  I,  p.  5^;  p.  278.  On  trouvera  des  indica- 
tions très  étendues  et  précieuses,  mallieureusement 
peu  critiques  dans  l'ouvrage  assez  rare  de  Mgr  Ros- 
KOVANY,  Beata  Virgo  Maria  in  suo  Coiiceptu  Inima- 
culata,  Nitriae  1 881  ;  on  devra  consulter  les  tables  de 
la  Summa  aurea  ou  celles  de  la  Patrologie). 

Il  y  aurait  beaucoup  à  dire  sur  les  recueils  de  mi- 
racles, citons  pour  le  xii*  siècle  celui  de  Hugues  Far- 
siT(P.i..,  CLXXIX,  1775;  Ilist.  Lia.,  t.  XII,  p.  294), 
celui  de  Roc  Amadour,  publié  par  M.  Albe  (Paris, 
Champion,  1907,  cf.  Anal.  BolL,  t.  XXVII,  p.  2i3),  de 
Hermann  de  Laon  (/>.  L.,  CLX.XX,  4i  ;  CLVI,  961  ; 
Ilist.  I.itt.,  t.  XII,  p.  289),  celui  de  Chartres  (Cf.  Bibl. 
Ecole  des  Chartes,  t.  XLVII,  p.  5o5,  et  Clerval, 
Les  Ecoles  de  Chartres,  p.  354),  celui  de  Laon  (P.  L., 
CLVI,  961);  un  autre  signalé  par  les  Analecta  Bol- 
landiana,  t.  XXIX,  p.  i63;  celui  de  Coutances  ;  pour 
le  xiii'  siècle,  les  recueils  de  Gautier  de  Coincy 
(MusSAFiA,  Ueher  die  vom  Gautier  de  Coincy  benilt- 
zen  Quellen,  Vienne  i8g4,  ou  Anal.  Boll.jl.  XIV, 
p.  116),  de  CiisAiRE  de  IIeistbrbach  (cf.  Ilist.  Litt., 
t.  XVIII,  p,  194),  de  JAC(juns  DE  VoRAGiNE(voir  yi«a/. 
BolL,  t.  VIII,  p.  188,  t.  X,  p.  457,  465);  pour  le  xv 
siècle,  les  bizarres  sermons  d'OswALD  Pelbart  de 
Temesvar,  vers  1490  (cf.  Hurter,  Nomenclator,  t.  IV, 
éd.  1899,  p.  832),  et  d'autres  signalés  par  Malk  {Art 
à  la  fin  t/«  .1/.-.4.,  p.  209).  Ces  miracles,  dont  la  repré- 
sentation se  trouve  un  peu  partout,  dans  les  tableaux 
et  les  Livres  d'heures  par  exemple  (Mâle,  ib.,  p.  209) 
sont  des  conversions,  comme  celle  de  Théophile,  des 
apparitions  (cf.  Rohault  de  Flkury,  t.  I,  p.  3i6; 
Beissel,  t.  I,  p.  90,  106,  228,  470,  498;  Summa  aurea, 
t.  m,  II 44;  t.  XI,  II 10),  des  faveurs  temporelles 
(Beissel,  t.  I,  p.  99;  Summa  Aurea,  t.  XII,  918,  988, 
1023;  t.  IV,  i456),  des  punitions  de  blasphémateurs 
{Summa  aurea,  t.  III,  907;  VI,  458,  XII,  754).  Voir 
MussAFiA,  Studien  zu  den  Miltelalterlichen  Marien- 
legenden,  Wien,  1887-1891;  Poncelet,  Miraculorum 
B.  V.  Mariae  quae  saec.  vi-xv,  latine  conscripta  sunt 
Index,  dans  Anal.  BolL,  t.  XXI,  p.  24i  ;  V Index  VII 
de  la  Summa  aurea,  t.  XIII,  loii,  ou  t.  XIII,  ii63, 
i2o4;  l'ouvrage  de  Cimarolo,  Miranda  Mariana, 
Summa  aurea,  t.  XII,  543;  Kirchenlexicon,  t.  Vlll, 
col.  83i). 


Mystiques,  compilateurs  de  miracles  ont  inspiré 
le  théâtre  et  ont  aussi  subi  son  influence;  certaines 
scènes  de  mystères  sont  d'une  grandeur  véritable 
(Mâle,  Art  à  la  fin  du  M.-A.,  p.  310;  Petit  de  Julle- 
viLLE,  Les  Mystères,  t.  I,  p.  ii5;  t.  II,  p.  226;  Jans- 
SKN,  Ilist.  du  peuple  allemand,  t.  I,  p.  229).  Gomme 
la  littérature,  plus  qu'elle  peut-être,  les  arts  ont  fait 
grande  la  place  de  Marie.  On  ne  peut  plus  compter, 
à  partir  du  x*  siècle  surtout,  les  églises  qui  lui  sont 
consacrées  :  Londres  en  avait  18  au  xv*  siècle; 
en  France,  3o  cathédrales  lui  sont  dédiées.  A  ces 
églises,  tous  ont  contribué,  par  leurs  aumônes,  par 
leur  travail  au  moins  (cf.  Mortet,  Hecueil  de  te.vies 
relatifs  à  l'histoire  de  l'architecture  et  à  la  condi- 
tion des  architectes,  Paris,  Picard,  191 1,  table,  p.  448; 
Male,  L'art  religieux  au  XIII'  s.  p.  433  ;  Beissel,  t.  I, 
p.  21,29,  '32,437  ;  BoURABSÉ,  Summa,  t.  XII,  1008).  Et 
dans  ces  églises,  sur  les  vitraux,  dans  les  voussures 
des  portails,  sont  représentées  des  scènes  de  la  vie  de 
la  Vierge;  sa  statue  est  à  l'honneur  sur  les  jiortails, 
sur  les  tours  (Beissel,  t.  I,  p.  45o,  459).  La  peinture 
et  la  miniature  ont  popularisé  l'enseignement  de  la 
théologie  inariale,  les  traditions  des  apocryphes  ou 
les  contemplations  des  mystiques  (Enumcration 
sommaire,  pour  la  Russie  et  l'Orient,  Michel,  Ilist. 
de  l'art,  t.  I,  p.  198-197;  Diehl,  Etudes  byzantines, 
1905, p. 391,431  ;  pour  l'Occident,  Buissel,  t.  I,  p.  71, 
i32,  157,  175,  327,  43o;  Michel,  1.  c).  Ce  qu'il  im- 
porte de  noter,  c'est  l'évolution  de  l'art  en  Occident  : 
d'abord  tout  hiératique,  symbolique,  théologique,  le 
type  de  Marie  s'humanise  à  dater  de  la  seconde  moi- 
tié du  xiv"  siècle.  La  Vierge  Reine,  assise,  portant  le 
sceptre,  devient  peu  à  peu,  sous  l'influence  des  mys- 
tiques, plus  femme,  plus  mère,  plus  pathétique  ;  peut- 
être  même,  ce  seront  ses  souffrances  qui  inspireront 
à  des  sculpteurs  ou  à  des  peintres  leurs  plus  saisis- 
santes productions  (cf.,  à  propos  de  la  Vie  de  Notre- 
Dame  d'Albert  Diirer,  Janssen,  Ilist.  du  peuple 
allemand,  t.  I,  p.  181;  les  deux  ouvrages  de  Malk, 
souventeités,  et  en  particulier  :  L'art  à  la  fin  du  M.  A., 
p.  118,  147;  Chaîne,  L'évolution  de  l'art  mariai,  Etu- 
des, t.  CVI,  1906,  1).  289,  454,  621;  catalogue  des 
principaux  types  de  Madones  connues  avant  le  XIII" 
siècle,  Rohault  de  Fleuhy,  t.  Il,  p.  Ci3;  Clément, 
/.a  Représentation  de  la  Madone  à  travers  les  Ages, 
Paris,  1909). 

.\insi  au  Moyen-Age  Marie  est  partout,  dans  la 
liturgie,  dans  la  prière,  la  prédication,  la  littéra- 
ture, l'art.  Cette  magnifique  iloraison,  les  ordres  reli- 
gieux ont  contribué  plus  que  personne  à  la  faire  éelore. 
Tous  ou  presque  tous  placent  la  Sainte  Vierge  à  leur 
berceau,  tous  —  coinnie  d'ailleurs  le  clergé  séculier 
et  même  les  fidèles  —  veulent  être  abrités  sous  son 
manteau  (cf.  Beissel,  t.  I,  p.  209  ;  Male,  L'art  reli- 
gieux à  la  fin  du  M.  A.,  p.  206).  Son  image  paraît 
sur  leurs  sceaux  (cf.  Rohault  de  Fleury',  t.  1,  p.  347). 
Tous  s'attribuent  sa  spéciale  protection  (Beissbl, 
t.  I,  p.  2i4,  352  ;  t.  II,  p.  407).  C'est  que  les  premières 
religieuses  ont  ^■u  en  Marie  leur  modèle;  c'est  que 
les  Bénédictins  lui  ont  consacré  de  nombreuses  égli- 
ses (Beissel,  t.  I,  p.  27,  33),  que  les  Cisterciens,  les 
Prémontrés,  saint  Norbert  et  saint  Bernard  en  tête 
(Vacandard,  Saint  llernard,  I.  c,  p.  95)  ont  répandu 
son  culte.  Les  Franciscains  et  les  Carmes  ont  été  les 
grands  tenants  de  l'Immaculée  Conception  (cf.  Holz- 
apfel,  Bibliotheca  franciscana  de  Immaculala  Con- 
ccptione  B.  M.  V.,  Quaracchi,  1904;  Eduardis  Albn- 
(,:oNiENSis,  Bibliotheca  Mariana,  0.  F.  M.,  Romae, 
1910;  et  l'article  Carmes  dans  le  iJicl .  Théol.  cath., 
t.  Il,  col.  1788);  les  Dominicains  ont  propagé  le  Ro- 
saire (cf.  supra)  ;  tous  ont  travaillé  pour  ^iarie,  y  com- 
pris les  ordres  militaires  (Beissel,  t.  I,  p.  2G8,  278; 
Rohault  de  Fleury,  t.  I,  p.  354  ;  cf.  la  compilation 


315 


MARIOLATRIE 


316 


de  Mabracci,  FundiHores  Mariant,  Summa  atiiea, 
t.  XI,  35';,  et  celle  de  FiînRBOL  Locbius  :  Mariae 
Auiiiistae...  ordiiies,  th.,  999). 

V.  La  dévotion  et  le  culte  mariai  depuia  la 
Réforme.  —  Univei-sellement  reconnues  au  moyen 
âge,  la  légilimilé  et  les  pratiques  du  culte  mariai  ont 
été  depuis  le  xvi"  siècle,  à  des  degrés  diflérenls, 
l'objet  de  continuelles  attaques.  Déjà  Erasme  et 
autres  avaient  raillé  sans  modération  et  sans  tact 
ce  qu'ils  estimaient  abusif  dans  la  dévotion  popu- 
laire (cf.  Summa  auiea,  t.  XII,  896  et  OEinres  d'Eras- 
me, Bâle,  i54o,  t.  I,  p.  663;  t.  IX,  p.  gSa;  t.  V, 
p.  2T,  1112;  t.  IV,  p.  372;  Trésax,  /.es  origines 
du  schisme  anglican,  p.  21  ;  Gasquet,  The  eie  u/  ihe 
Heformation,  p.  365;  Cath.  Enc,  t.  XII,  p.  87).  Dans 
cette  critique,  ils  avaient  dépassé  le  but.  Les  protes- 
tants s'en  prirent  à  la  dévotion  elle-même,  et  n'ont 
point  épargné  la  personne  même  de  Marie  :  tout  a 
été  insulté,  son  intelligence,  sa  foi,  son  humilité,  sa 
prudence  ;  on  a  tourné  son  culte  en  ridicule,  quitte, 
au  prix  d'une  contradiction  ou  par  modération  natu- 
relle, à  reconnaître  ailleui-s  ses  gloires,  à  admettre 
même  son  Assomption  corporelle  (textes  de  Luther, 
Bkissbl,  t.  U,  p.  102;  Summa  aurea,  I.  X;  XUI,  901  ; 
Grisar,  l.utlter,l.  Il,  p.  /|84,  796;  dcGALviN,  Beisskl, 
t.  II,  p.  109;  Summa  aurea,  t.  XIII,  889-908,  VInde.r 
dit  Inimici  Mariani). 

Leurs  attaques  souvent  lourdes  {Summa  aurea, 
t.  VIII,  1087),  parfois  obscènes,  comme  celles  de  Th. 
DK  Bkzb  (;7;.,  882),  eurent  leur  aboutissement  natu- 
rel dans  la  destructioi\  des  sanctuaires  ou  des  usages 
les  plus  vénérés  (cf.  Wattbrton,  J'ietas  Mariana, 
t.  II,  p.  98;  Janssen,  llist.  du  peuple  ail.,  t.  IV, 
p.  2o5,  5i5;  t.  VI,  p.  8;  Bishop,  Ednard  tlie  F/'''  and 
the  Book  of  Commun  Prayer,  London,  i89r,p.  20,  33, 
56,  123,  24',  264). 

Respectueux  des  dogmes  déjà  Uxés  de  la  théologie 
mariale,  les  jansénistes  se  sont  montrés  en  somme 
adversaires  du  culte  :  personnages  graves,  hautains, 
trop  peu  fils  de  l'Eglise  pour  deviner  les  battements 
de  son  cœur,  plus  fanatiques  de  la  lettre  de  la  tra- 
dition que  pénétrés  de  son  esprit,  hantés  du  désir 
d'un  retour  tout  matériel  à  la  vénérable  antiquité, 
ils  n'ont  rien  compris  aux  souples  progrès  de  la  dé- 
votion. Cette  mentalité  a  inspiré,  à  des  degrés  très 
divers  d'ailleurs,  Baillet,  De  la  dérution  à  la  Vierge 
et  du  culte  qui  lui  est  dû  (cf.  Hurter,  Nomenclator, 
1893,  t.  111,  col.  8go);  Launoy,  Praescripliunes  de 
conceptu  B.  Mariae  (Hurter,  ib.,  col.  2i4);  Tillk- 
MONT  lui-même  en  certaines  pages  de  son  œuvre 
(t.  I,  p.  4^5;  t.  XVI,  p.  376);  MuRATORi,  De  ingenio- 
ram  moderatione  in  religiunis  negotio  (Hurter,  I, 
p.  i4i4).  de  superstitione  fitanda  (ib.,  col.  i4i5),  les 
chefs  du  synode  dePistoie  (cf.  Denzinger-Bannwart, 
n.  1569-1571  [1432-1434I);  l'auteur  àeVAyis  salu- 
taire de  la  Bienheureuse  Vierge  à  ses  déi'Ots  indiscrets 
(cf.  Terrien,  t.  IV,  p.  478)  et  ce  Schurius  Andréas 
(pii  corrigeait  le  bréviaire  au  mieux  de  ses  idées 
{Summa  aurea,  t.  IV,  col.  807). 

C'est  pour  défendre  la  théologie  de  Marie  qu'ont 
écrit  Canisius,  De  Maria  Virgine  incomparabili,  In- 
golstadt,  1577  (véritable  traité  d'apologétique  repro- 
duit dans  UoURAssÉ,  Summa  aurea,  t.  VIII,  IX,  cf. 
Hurter,  Nomenclator...  1892,  p.  67,  68);  Bellarmin, 
De  controyersiis  fidei  (Hurter,  1.  c,  p.  278)  ;  Théo- 
phile Raynaud  (cf.  Hurter,  I.  c,  p.  4o5);  P.  Auelly, 
La  tradition  de  l'Eglise  touchant  la  dévotion  à  la 
Sainte  Mère  de  Dieu,  Paris,  i652  ;  Bona,  Summa  au- 
rea, t.  V,  col.  187  ;  DE  Cerf,  l'i.,  ai3;  Spinelli,  ib,  9. 
Dans  son  De  Festis  (Summa  aurea,  t.  III,  Sgg), 
Benoit  XIV,  dans  son  Mariae  sanctissimae  tita  et 
gesta(ili.,  t.  !,  II),  Tromuelli  ont  essayé  d'élucider 
quelques  points  obscurs  de  la  vie  de  Marie.  On  ne 


peut  songer  à  relever  les  auteurs  qui,  du  xvi'  au 
XYiii"  siècle,  ont  contribué  à  nourrir  la  piété  envers 
la  sainte  Vierge.  Mais  comment  ne  pas  citer  Suarez, 
{De  Jncarnatione,  Opéra,  éd.  IVici,  t.  XIX),  certains 
sermons  de  saint  François  de  Sales,  de  Bossuet  (cf. 
éd.  Lebarcq,  t.  VI,  table,  p.  22G),  de  Bourdalouk  et 
les  opuscules  classiques  de  saint  Alphonse  de 
LiGUORi  :  Les  gloires  de  Marie;  du  B^  Gbignion  du 
MoNTi'ORT,  du  P.  Grasset,  La  yérilable  dévotion  à 
Notre- Dame iVuTis  1689),  du  1'.  François  d'Argentan, 
Conférences  tliéulogiqucs  sur  les  grandeurs  de  la  Très 
sainte  Vierge  Marie,  les  Opéra  parthenica  du  P.  NlE- 
REMOERG,  Lyon,  1695.  Voir  un  dépouillement  de  la 
littérature  mariale  daiis  l'ouvrage  posthume  de 
Ch.  Flaciiairk,  La  Dévotion  h  lu  Vierge  dans  la 
littérature  catholique  au  commencement  du  A'VII' siè- 
cle. Paris,  Leroux,  1916,  176  p.  in-8°. 

11  sutlit  de  parcourir  les  tables  du  Nomenclator  de 
Hurter  (t.  V,  2,  1918,  p.  CGXLV)  ou  l'article  du 
P.  DE  LA  Broise  sur  la  Sainte  Vierge  dans  la  pensée 
et  le  culte  catholique  au  .VIA'  siècle  (Etudes, 
t.  LXXXllI,  p.  289),  ou  enlin  le  Wegtveiser  in  die 
Marianische  Litleralur  du  F.  Kolb,  pour  se  faire  une 
idée  de  la  masse  d'écrits  produits  au  xix*  siècle.  Il 
faut  bien  le  dire,  la  ijualilé  est  inférieure  à  la  quan- 
tité. Certains  ouvrages  resteront  :  on  relira  ceux 
d'Auguste  Nicolas,  /.a  Vierge  Marie  dans  le  plan 
divin,  4  vol.,  Paris,  1869  ;  La  yière  de  Dieu  et  la  Mère 
dès  Hommes,  par  le  Père  Terrien  (souvent  cité)  ; 
La  Vierge  Marie  d'après  la  Théologie,  du  P.  Pbtita- 
LOT,  Paris,  1866,  2  vol.;  Lodiel,  Marie  notre  mère, 
Paris,  1906  ;  certains  articles  ou  mémoires  du 
P.  Bainvel;  la  Vie  de  la  Sainte  Vierge,  du  P.  de  la 
Broise  (coll.  Les  Saints).  Récemment,  ont  paru  quel- 
ques travaux  comme  ceux  de  MM.  Neuburt,  Amann, 
du  P.  Uelattue,  quelques  mémoires  destinés  à  faire 
sérieusement  progresser  Ihistoire  du  culte  deMarie; 
mais,  eu  g-énéral,  la  littérature  mariale  est  doulou- 
reusement au-dessous  de  son  objet  :  outre  qu'elle  n'a 
guère  avancé  notre  connaissance  de  la  vie  de  la 
Sainte  Vierge,  la  mièvrerie  et  le  rêve  y  remplacent 
trop  l'histoire  et  la  doctrine  (cf.  Terrien,  la  Mère  de 
Dieu,  t.  I,  p.  xviii).  C'est  la  rauc;on  regrettable  d'une 
heureuse  réaction  contre  une  certaine  éclipse  de  la 
dévotion  due  aux  tendances  jansénistes  ou  protes- 
tantes :  il  fut  un  temps  oiï  Fénelon  n'osait  pas  faire 
réciter  l'Ave  au  début  de  ses  missions  en  Poitou 
(Revue  du  clergé  français,  i"  mai  191 1,  p.  299)  et 
Mgr  Baunard  nous  raconte  sur  son  enfance  des  faits 
analogues  (Un  siècle  de  l'Eglise  de  France,  p.  228). 
La  grande  poussée  moderne  de  dévotion  à  Marie 
a  été  sanctionnée  ofliciellement  par  des  concessions 
de  fêtes.  Quelques-unes  déjà  existantes  ont  été  éten- 
dues à  l'Eglise  universella  :  telles  la  fête  du  Saint 
Rosaire  eu  i583  (Hollweck,  Fasti,  p,  i83,  Nilles, 
Kalendarium,  t.  II,  p.  267),  celle  de  la  Présentation 
(HoLLwiîCk-,  /.  c,  p.  267),  celle  de  N.-D.  de  la  Merci 
en  i683  (ib.,  p.  221)1  celle  du  Très  saint  Nom  de 
Marie  (li.,  p.  2i4).  La  fête  de  l'Immaculée  Concep- 
tion est  maintenant  une  des  plus  grandes  ;  tout 
récemment  la  Gommémoraison  de  l'apparition  de 
Lourdes  est  devenue  obligatoire  dans  l'univers 
entier.  Nombre  de  solennités  locales  telles  que  la 
translation  de  la  Santa  Casa  (Hollweck,  p.  286), 
la  fête  de  la  Médaille  miraculeuse  (ib.,  p.  10),  de 
N.-D.  du  Perpétuel  Secours  (ib.  p.  365),  de  N.-D. 
délia  Strada  (ib.,  p.  353),  rappellent  des  miracles  ou 
des  souvenirs  de  l'histoire  diocésaine,  monastique 
et  nationale.  Jusqu'à  ces  derniers  temps,  il  y  avait 
une  tendance  marquée  à  demander  à  Rome  des 
concessions  de  fêtes  locales.  La  récente  législation 
du  Bréviaire  y  a  mis  un  certain  tempérament,  elle 
a    aussi     rendu   dillicile    l'extension    de    diocèse    à 


317 


MARIOLAÏRIE 


318 


diocèse  des  fêles  concédées.  A  noter  en  passant  que 
certaines  loçons  du  Bréviaire  de  ces  fêles,  leçons 
fort  belles  d'ailleurs,  ne  sont  pas  des  auteurs  aux- 
quels on  les  attribue  (cf.   MoniN,    Etudes,   textes... 

p.  487-/,9',). 

Assez  nouveau,  puisqu'il  date  du  xvn«  siècle,  est 
l'usage  de  couronner  des  statues  célèl>res  de  Marie. 
Clkmknt  VIII  inaugura  cette  coutume  en  faveur  de 
la  statue  de  Sainte-Marie-Majeure  (cf.  Cath.  Enc, 
t.  VII,  p.  670). 

En  dehors  de  ces  manifestations  plus  strictement 
liturgiques,  la  dévotion  à  la  Sainte  Vierge  continue 
à  s'exprimer  par  des  pratiques  depuis  longtemps 
existantes  mais  désormais  fixées;  c'est  ainsi  que  la 
dévotion  au  saint  scapulaire  du  Garniel  n'a  fait  que 
progresser,  (cf.  Beiiikgeu,  Les  indulgences,  t.  II, 
p.  195,  /149)-  Pîir  'les  modilications  importantes, 
Pie  X  en  a  facilité  l'usage  (Acta  Apostol.  Sedis,  igi  i, 
t.  m,  p.  22,  24)-  D'autres  formes  de  scapulaires  se 
sont  introduites,  par  exemple,  celui  de  Notre-Dame 
des  Sept  Douleurs  (Beringek,  t.  Il,  p.  233),  de  l'Im- 
maculée Conception  (Beringer,  t.  1,  p.  40^).  Cf.  Cath. 
Encycl.fi.  XIII,  p.  5i2,  une  énumération. 

La  dévotion  au  Rosaire,  déjà  encouragée  par  saint 
PiB  V,  Clément  VII,  Innocent  XI  et  Pie  1X(Bbhinger, 
/.  c.  t.  II,  p.  i83),  l'a  été  surtout  par  Léon  XIII. 
Depuis  i883,  le  grand  Pape,  en  présence  des  maux  de 
l'Eglise,  lui  a  consacré  plusieurs  encycliques  (cf.  Be- 
HiNGER,  t.  1,  p.  294).  Au  xvi'  siècle  s'est  élablile  cha- 
l)elet  de  sainte  Brigitte  (cf.  Montli,  t.  C.  p.  18g; 
Beringer,  t,  I,  p.  36o),  le  rosaire  perpétuel  (.Siiinma 
aureu,  t.V,  383;  Beissel,  t.  Il,  p.  34  ;  Beringer,  t.  Il, 
p.  189);  au  xvii'  siècle,  le  «  Rosaire  des  Douleurs  » 
ISumma  aurea,  t.  V,  34i  ;  Beissel,  t.  II,  p.  40.  1^ 
Il  Rosaii-e  annuel  >i  (Bourassé,  Summa,  t.  V,  383). 
Au  xix=  siècle.  Maris  Jaricot  a  institué  le  «  Ro- 
saire vivant  »  (cf.  Cath.  Enc,  t.  VIII,  p.  323,  t.  XIII, 
p.  189;  Summa  aurea,  t.  V,  col.  391  ;  Beringer,  /.  c, 
t.  II,  p.  191). 

Du  XVII'  siècle  date,  sous  l'impulsion  du  bienheu- 
reux J.  Eudes,  la  dévotion  au  Saint  Cœur  de  Marie, 
parallèle  à  la  dévotion  au  Sacré-Cœur  (cf.  J,  Eudes, 
Le  Cœur  admirable  delà  Très  Sacrée  Mère  de  Dieu, 
Paris  1834,  2  vol.).  Elle  est  répandue  tout  naturelle- 
ment par  la  famille  religieuse  du  bienheureux  et 
donnait  récemment  sujet  à  de  très  fines  et  pieuses 
analyses  (cf.  Etudes,  1912,  t.  CXXXI,  p.  289,462). 
Saisissable  çà  et  là  dès  la  lin  du  moyen  âge,  l'usage 
d'offrir  à  la  Sainte  Vierge  les  premières  fleurs  du 
printemps  ne  se  fixe  dans  la  pratique  courante 
^u'au  cours  ilu  xvm*  siècle,  mais  depuis,  sa  généra- 
lisation a  été  des  plus  rapides  ;  de  là  sont  sortis  les 
exercices  divers  du  i<  mois  de  Marie  ». 

Les  litanies,  que  nous  avons  déjà  vues  en  usage 
au  moyen  âge,  se  fondent  dans  le  formulaire  seul 
approuvé,  ai)pelé  a  Litanies  de  Lorette  ».  Le  bienheu- 
reux Canisius  les  introduisit  vers  1 558  en  Allemagne 
(cf.  RoiiAULT  DE  t'LEnnv,  t.  I,  p.  33o  ;  Santi,  /.  c.  ; 
Paulus,  Die  Einfiihrung  der  laureianischen  Litanei 
in  Deutschland..  ,  dans  Zeitschrifi  fur  kathiilische 
rhéologie,  l.  XXVI,  p.  574;  Anal.  BolL,  t.  XXU, 
p.  220).  L'invocation  Au.rilium  Christianorum  est  an- 
térieure à  la  bataille  de  Lépante  (cf.  Paulus,  /.  c). 
LÉON  XIII  y  a  ajouté  l'invocation  Hegina  sacratissinii 
/?osa/ii' (24  sept.  i883;  Beringer,  t.  I,  p.  186),  et 
Pie  X  celle  de  Mater  Boni  Consilii  ;  durant  la  guerre, 
BenoIt  XV  a  permis  l'addition  Regina  Pacis. 

Enfin  on  peut  voir  dans  Beringer  la  quantité  de 
prières  indulgenciées  adressées  à  la  Sainte  Mère  de 
Dieu  (cf.  t.  Il,  table,  p.  48o). 

Les  diverses  formes  d'ASSooiATioNs  en  l'honneiu'  de 
la  Sainte  Vierge  se'  sont  multipliées.  Citons  les  di- 
verses    confréries    du     Rosaire     (Constitution    de 


LÉON  XIII,  2  oct.  1898),  du  Scapulaire  {Cath.  Enc, 
t.  XIII,  p.  5i2;  Summa  aurea,  t.  V,  p.  519),  l'archi- 
confrérie  de  Notre-Dame  des  Victoires,  dont  le  siège 
est  à  Paris  dans  la  pieuse  église  de  M.  Desgenelles 
et  qui  prie  pour  la  conversion  des  pécheurs  (cf. 
Beringer.  t.  II,  p.  229),  l'archiconfrérie  de  Notre- 
Dame  de  Compassion  établie  elle  aussi  à  Paris,  à 
Saint-Sulpice,  pour  obtenir  le  retour  de  l'Angleterre 
à  l'unité  romaine. 

L'association  d'écoliers  formée  pur  le  jeune  jésuite 
Léo,  sous  le  nom  de  congrégation,  n'a  fait  que  croî- 
tre depuis  le  xvi*  siècle.  Des  indulgences  lui  ont  été 
accordées  par  Grégoire  XIH  (Bulle  Omnipotentis  Vei, 
5  déc.  i584)  et  Benoit  XIV  (Bulle  d'or,  Gloriosae  Do- 
minae,  27  sept.  1748;  cf.  Beringer,  t.  II,  p.  212).  Son 
influence  pour  le  bien  a  été  immense  en  Allemagne 
(cf.  Janssen,  Hist.  du  peuple  allemand,  l.  \,  it.  210), 
en  France,  en  Espagne  (cf.  Del^laue,  Jlist,  des  Con- 
grégations de  la  Sainte  Vierge,  Bruges,  i884;  Ter- 
rien, l.  c,  t.  IV,  p.  121);  en  Angleterre,  celle  du 
collège  de  Stonyliurst  n'a  pas  été  interrompue  depuis 
1609  (cf.  Month.,  t.  CXIX,  p.  3o6).  La  Congrégation 
reste  —  pourvu  qu'on  sache  en  user  —  un  précieux 
instrument  d'apostolat  pour  le  bien. 

Elle  a  d'ailleurs,  dès  le  xvii'  siècle,  débordé  l'en- 
ceinte des  collèges.  On  connaît  les  congrégations 
dites  «  des  Messieurs,  des  Artisans,  des  Servantes  » 
sans  oublier  les  petites  réunions  secrèies  appelées 
«  Aa  1.  (cf.  Etudes,  20  mai  1914.  p-  528)  et  la  congré- 
gation militaire  établie  à  Notre-Dame  des  Victoires 
au  début  du  xix'  siècle  (cf.  Baunard,  Un  siècle  de 
l'Eglise  de  France,  p.  228).  Un  moment  même,  on  le 
sait,  la  terrible  société  fit  trembler  la  France  voltal- 
rienne  et  libérale.  (Cf.  Geofi'hov  de  Grandmaison, 
La  Congrégation,  Paris,  1888;  sur  toute  cette  ques- 
tion des  associations,  voir  l'énumération  donnée  par 
la  Cath.  Encycl.,  t.  XIII,  p.  i23.) 

La  période  qui  nous  occupe  s'est  —  comme  les  pré- 
cédentes —  portée  vers  les  sanctuaires  de  la  Mère  de 
Dieu  :  quelques  pèlerinages  assez  célèbres  avant  le 
xvi»  siècle  ou  bien  ont  disparu  sous  les  coups  des 
prolestants  ou  des  révolutionnaires,  ou  bien  n'ont 
!;ardé  qu'une  renommée  restreinte  et  locale  (par 
exemple  :  Notre-Dame  La  Grande  à  Poitiers,  N.-D. 
du  Pilier,  ou  N.-D.  sous  terre  à  Chartres  (voir  :  Actes 
du  congrès  mariai  de  Lyon,  Lyon,  1900,  2  vol.);  mais 
d'autres  plus  récents  se  sont  constitués.  Citons  celui 
lie  la  chapelle  de  la  rue  du  Bac  (apparitions  suc- 
cessives à  Catherine  Labouré  et  institution  de  la 
Médaille  miraculeuse,  i83o-i836,  cf.  Aladel,  La 
.hédaille  miraculeuse),  celui  de  La  Salette  (appari- 
tions de  1846),  de  Pontmain  (apparition  de  1871), 
de  N.-D.  des  Victoires.  Lourdes  les  domine  tous. 
(Bibliographie  dans  la  revue  Notre-Dame,  l"  année, 
191 1,  p.  3  de  la  couverture.  Sur  tout  cela,  voir 
RouviER,  Les  Grands  Sanctuaires  de  la  T.  S.  Vierge 
en  France,  Tours,  1899;  Goodard,  La  Sainte  Vierge 
au  Liban,  Paris,  Bonne  Presse,  1908;  Anal.  Boit., 
t.  XXV,  p.  i37  ;  t.  XXIX,  p.  457;  Rev'ue  de  l'Orient 
chrétien,  t.  XV,  p.  i25;  Revue  Notre-Dame,  pu- 
bliée par  La  Bonne  Presse  :  Cath.  Enc,  t.  XVI,  table, 
p.  575,  593,  705  ;  ainsi  que  les  travaux  cités  plus  haut, 
col.  3 12). 

Dans  ces  grands  pèlerinages,  on  s'est  empressé 
d'élever  des  basiliques  dont  quelques-unes,  Fourviè- 
res  par  exemple,  sont  des  merveilles  d'art  et  de  dé- 
coration. Il  y  aurait  ici  à  déterminer  la  place  qu'a 
tenue  Marie  dans  la  peinture  et  la  sculpture  moderne. 
Pour  bien  des  raisons  je  me  borne  à  renvoyer  aux 
divers  ouvrages  d'art,  à  faire  remarquer  d'abord  le 
naturalisme  de  quelques  écoles  (cf.  Janssen,  l'Alle- 
magne et  la  réforme,  t.  VI,  p.  11),  puis  le  symbo- 
lisme   souvent    abstrus    de    certaines    gravures   du 


319 


MARIOLATRIE 


320 


XVII'  et  du  xvin'  siècle,  ainsi  que  la  médiocrité 
artistique  et  théologique  de  toute  une  imagerie 
contemporaine,  médiocrité  combattue  heureusement 
(cf.BEissEL,  t.  II,  p.  1 17-217;  2iii-275:  391  ;Lecoy  ue 
laMarciib,  La  peinture  religieuse,  Paris  1892). 

Ainsi  les  formes  de  la  dévotion  mariale,  déjà  men- 
tionnées au  Moyen-Age  se  sont  enrichies  et  dévelop- 
pées; leur  nombre  s'est  accru.  Il  importe  ici.  comme 
nous  l'avons  fait  ailleurs,  de  rappeler  le  rôle  des  or- 
dres réguliers.  Les  anciennes  familles  religieuses 
ont  travaillé  les  Ulons  de  théologie  ou  de  dévotion 
déjà  exploités  par  leurs  ancêtres;  à  côté  d'elles,  la 
Compagnie  de  Jésus  s'est  faite  une  place  :  par  ses 
docteurs  elle  a  défendu  l'Immaculée  Conception;  par 
ses  régents,  ses  prédicateurs  elle  a  entretenu,  déve- 
loppé dans  les  Congrégations  de  la  Sainte  Vierge  la 
piété  la  plus  solide,  la  pureté  parfois  la  plus  aus- 
tère. Ses  saints,  les  jeunes  notamment,  ont  été  de 
grands  dévots  à  Marie  (cf.  Urive,  Marie  et  la  Com- 
pagnie de  Jésus,  Tournay,  1904  ;  Sommkbvogel,  Bi- 
hliulheca  Mariana  Socieialis  Jesu.  Paris,  i885; 
Martindalk,  Chrisl's  Cadets. \o\t  aussi  deScoraille, 
Suarez,  t.  Il,  p    209). 

Signalons  qu'un  nombre  considérable  d'ordres  re- 
ligieux ont  été  fondés  sous  le  vocable  de  la  Sainte 
Vierge  parmi  eux  :  les  Oblats  de  Marie  Immaculée 
{Cath.  Enc,  t.  XI,  p.  i84;  Ortolan,  Les  Oblats  de 
Marie  Immaculée,  Paris,  191 4),  les  Augustins  de 
l'Assomption  (Cath.  Eue.,  t.  11,  p.  io4),  la  Visitation, 
l'Ordre  de  Notre-Dame  des  Sept  Douleurs,  les  nom- 
breuses congrégations  de  la  Présentation  (Cath. 
Enc,  t.  XII,  p.  397  et  suiv.),  et  l'œuvre  admirable 
du  P.  Perret,  les  0  Petites  sœurs  de  l'Assomption  », 
servantes  despauvres  (fd^/i.^'Hc.,  t.  II,  p.  5;  voir  une 
liste  dans  le  Kirchenlexicon,  t.  VIU,  col.  727). 

La  première  pirtie  de  notre  étude  est  terminée  : 
nous  avons  constaté,  deviné  les  premiers  linéaments 
du  culte  et  de  la  dévotion  sur  les  parois  des  cata- 
combes ou  sous  le  maquillage  des  apocryphes,  puis 
les  traits  se  sont  accentués,  la  faible  esquisse  est 
devenue  un  grand  tableau.  Tel  est  le  fait  :  il  reste  à 
l'expliquer  et  à  le  légitimer. 

II.  —  Conclusions  apologétiques 

I.  Le  culte  de  Marie  n'est  pas  sorti  du  Paga- 
nisme. —  Quand,  nous  dit-on,  les  païens  entraient 
en  masse  dans  l'Eglise,  ils  y  apportèrent  leur  men- 
talité païenne.  C'était  le  prix,  la  rançon  de  leur  sou- 
mission au  Christ.  Mais  cette  mentalité  païenne 
restait  attachée  aux  divinités  féminines,  imprégnée 
jusqu'au  fond  par  ces  cultes  troublants,  chargés  de 
mysticisme,  prête  par  conséquent  à  dériver  de  leur 
côté  par  toute  pente  qui  s'ofïrirait.  Or,  cette  pente, 
ils  la  trouvèrent  en  regardant  Marie.  Mal  servies  par 
l'austère  monothéisme  de  l'Eglise  ollicielle,  ces 
aspirations  se  satislirent  en  exagérant  sans  cesse 
l'honneur,  le  culte,  la  prière  à  la  femme  mère  de 
Jésus.  Marie  devint  le  succédané  des  déesses  mères 
et,  sans  qu'on  osât  se  l'avouer,  une  déesse  elle-même. 
On  en  vint  à  l'honorer  plus  que  la  mystérieuse, 
philosophique,  incompréhensible  Trinité. 

On  lira  cela  —  avec  des  nuances  selon  les  auteurs 
—  dans  le  Dictionarr  oftlie  fliiZ»;  de  Hastings  (t.  III, 
col.  289),  dans  le  Dictionary  of  Christian  BiograpUy 
de  Smitu  (t.  H,  p.  207),  dans  la  Cyclopedia  de  New- 
York  (t.  V,  p.  571),  dans  la  Realencyktopiidie  fiir 
proteslantische  Théologie  und  Kirche  (t.  XII,  p.  3i5), 
dans  V Encyclopédie  des  Sciences  religieuses  de  Lich- 
tenbergbr  (t.  I,  p.  83),  dans  le  prétentieux  livre 
d'Albert  Marionan,  La  foi  chrétienne  au  IV<'  siècle. 
dans  la  plaquette  plus  lourde  de  perfidie  que  de 
science  de  S.  Rbinach  (Orj>heus,  p.  4  18),  dans   une 


foule    de   brochures    de  bas   étage,    et   enûn,  je   le 
crains,  dans  l'enseignement  de  certaines  écoles. 

Quelles  furent  les  déesses  dont  le  culte  subsista 
sous  celui  de  Marie?  On  vous  cite  Astarté  (Roscn  en 
voit  la  preuve  dans  la  couleur  noirâtre  de  certaines 
statues.  Astarlé-Maria,  dans  Theologische  Studien 
und  kritiken,  Gotha,  1888,  p.  265),  Artémis  (la  joie 
des  fidèles  après  leconcile  d'Ephèse  le  montre  assez), 
la  déesse  Istar,  la  Tanit  Egyptienne,  Isis  portant 
Horus  dans  ses  bras.  A  un  degré  moindre,  et  com- 
patible avec  le  dogme,  certains  catholiques  n'ont  pas 
su  échappera  la  fascination  un  instant  à  la  mode. Et 
pourtant  on  coainience  à  s'en  lasser;  le  fantôme  s'éva- 
nouit à  être  regardé  bien  en  face  :  pour  quelques 
ressemblances  portant  ou  bien  sur  ces  gestes  qui 
sont  de  tout  temps  parce  que  fondés  sur  l'humaine 
nature  partout  identique  dans  ses  grandes  lignes, 
ou  bien  sur  des  points  de  détails,  que  de  dilTérences 
irréductibles  !  et  pour  faire  jaillir  ces  ressemblances 
mêmes,  qu'il  est  parfois  besoin  de  complications, 
d'hypothèses,  de  subtilités!  (Cf.  Bbrgeh,  dans  Mélu- 
sine,  t.  VI,  1892,  p.  126;  Dbleuaye,  Les  légendes  ha- 
giographiques, p.  238;  Analecta  lloll.  t.  XXIV,  p.  487, 
488;  Cliristus,  p.  35,  36;  Bbissel,  t.  I,  p.  346.)  Ensuite 
on  ne  fait  pas  assez  clairement  la  distinction  que 
voici  :  il  se  peut  que,  dans  certains  cas,  le  culte  de 
Marie  ait  succédé  à  un  culte  local  féminin  (nous 
l'avons  constaté  à  Soissons  pour  celui  d'isis  ;  cf.  sup., 
col.  3o6  et  aussi  Rohault  de  Fi.euhy,  t.  I,  p.  12); 
mais  d'une  succession  dans  le  temi>s  et  le  lieu,  on  a 
tort,  nous  le  verrons,  de  conclure  à  une  succession 
d'origine.  Il  y  a  substitution,  remplacement,  élimi- 
nation, non  évolution.  C'est  ainsi  que  s'expliquerait 
fort  bien  la  coïncidence  entre  la  fête  du  Transitas 
Mariae  et  les  anciennes  fêtes  champêtres  du  mois 
d'août  (cf.  Anal.  BolL,  t.  XXXI,  p.   io5,  106). 

Enfin  ces  théories  laissent  incompréhensibles  les 
faits  suivants.  Si  le  culte,  si  la  dévotion  envers  la 
Sainte  Vierge  sont  des  produits  païens,  pourquoi 
celte  dévotion  et  ce  culte  sont-ils  si  faibles,  au  mo- 
ment précis  où  l'élément  païen  entrait  en  masses  ser- 
rées dans  l'Eglise,  au  m',  au  iv'  siècle?  A  ce  snomenl 
là  même,  la  paganisation  de  l'Eglise  eût  dû  se  faire 
d'assaut  :  les  pratiques  mariâtes,  le  rituel  devraient 
être  chargés  à  l'excès.  Or  il  n'en  est  rien.  Marie, 
honorée  sans  doute,  est  encore  et  surtout  vue  par  la 
spéculation  et  la  théologie.  Pourquoi,  au  contraire, 
la  dévotion  et  le  culte  de  Marie  sont-ils  le  privilège 
exclusif,  détesté  ou  béni,  mais  incontestable,  des  gé- 
nérations pures  de  toute  tare  païenne,  des  époques 
jalousement  chrétiennes  et  catholiques?  Autre  fait". 
Si  le  culte  de  Marie  avait  des  origines  païennes,  il  eût 
fatalement  évolué  vers  les  pratiques  mystérieuses, 
ésotériques  et  finalement  obscènes,  et  cela,  non  par 
les  tendances  morbides  ou  sensuelles  de  tel  ou  tel 
adepte,  mais  par  sa  nature  même.  Il  porterait,  à 
quelque  degré,  l'indélébile  et  infâme  stigmate  de  tout 
paganisme.  Je  crois  la  chose  évidente  par  la  compa- 
raison a"»  ec  les  cultes  féminins  du  paganisme  (cf. 
DuFOURCQ,  1.  c,  p.  xviii,  et  surtout  abbé  db  Bbogue, 
Problèmes  et  conclusions  de  l'Histoire  des  Helig'ons, 
p  260,  292;  sur  le  culte  d' Astarté,  Dufourccj,  1.  c. 
p.  78;  de  Cybèle,  ib.,  p.  i3o;  d'Istar,  Chrislus, 
p.  607;  d'Arlémis  d'Ephèse  et  d'Aphrodite,  voir  Da- 
remberg  et  Saglio,  Dict.  des  Antiquités,  t.  I,  p.  807, 
4  '1 1 ,  t.  Il,  p.  1 3o,  1 4 1 .  1 49)-  Or  s'il  est  un  fait  attesté, 
c'est  que  la  théologie  mariale  n'a  cessé  de  dégager 
la  Vierge  de  toute  attache  charnelle,  de  tout  contact 
avec  les  sens,  avec  la  concupiscence,  c'est  que  la  dé- 
votion à  la  Sainte  Vierge  est  synonyme  de  chasteté 
ou  préservée  ou  austèrement  gardée  ou  retrouvée 
et  chez  les  plus  faibles  ardemment  désirée  et  deman- 
dée. Etre  dévot  à  Marie,  c'est  être,  vouloir  être  pur 


321 


MARIOLATRIE 


322 


de  corps,  de  paroles,  de  pensées,  pour  Marie  et  par 
Marie. 

Nous  voici  loin  d'Astarté  (cf.  Cyclopedia  de  New- 
York,  t.  V,  p.  75 1,  quelques  lignes  où  l'auteur  saisit 
la  contradiction  entre  sa  théorie  et  les  faits;  D.  Ca- 
BROL,  àansXa.  Rey.  prai.  d'ApoL,  i5  nov.  1906;  Pi- 
nard. Les  infiltrations  païennes  dans  le  culte  juif  et 
chrétien,  Bruxelles,  1909;  Bbissel,  t.  1,  p.  52,  69,  i53, 
168;  .Vontli,  t.  CXII,  p.  Saô;  et  aussi  une  note  im- 
portante du  P.  Jacquin  dans  la  BeiHie  des  Sciences 
philos,  et  Ihéol.,  t.  I,  p.  090-594). 

II.  Le  culte  de  Marie  n'est  pas  le  résultat  d'une 
aveugle  poussée  mystique.  —  L'Ecriture,  dira-t-on, 
ignore  Marie,  ou  plutôt,  mieux  eût  été  pour  la  Vierge 
que  l'Ecriture  l'ignorât.  Elle  en  parle,  mais  en  quelle 
situation  elle  la  met  !  Fidèles  à  l'Ecriture,  les  pre- 
miers Pères  ne  voient  en  Marie  qu'une  femme  que 
toute  autre  eût  pu  remplacer,  une  femme  sujette  aux 
lois  de  son  sexe,  inintelligente  de  son  Fils,  répri- 
mandée plus  d'une  fois  pai-  lui.  Ni  les  premiers  Pères, 
ni  les  premiers  fidèles  ne  songent  beaucoup  à  l'ho- 
norer, moins  encore  à  l'invoquer.  Voilà,  prétend-on, 
ce  que  disent  les  textes. 

Mais  celte  iMarie  de  l'histoire  fera  pauvre  (igure  de 
Mère  de  Dieu,  et  donc  ne  peut  sullire  au  peuple  chré- 
tien, aux  moines,  aux  mystiques,  aux  dévotes  qui 
supposent  et  se  persuadent  qu'une  Mère  de  Dieu  n'est 
pas,  ne  saurait  être  une  femme  ordinaire. 

Qu'est-il  arrivé?  Moines,  dévotes,  mystiques  ont 
sans  cesse  grandi  la  Vierge.  Emportés  par  ce  flot, 
les  docteurs,  les  chefs,  après  de  vains  efforts  pour 
reprendre  pied,  ont  dû  s'aljandonner  et  céder  au  cou- 
rant :  ils  ont  retraité,  cherché  des  formules  à  tout 
faire;  puis  ils  ont  fini  par  se  prendre  à  la  piperie  de 
leurs  formules,  ils  sont  devenus  peuple,  tant  et  si 
bien  qu'après  quelques  siècles,  les  traces  du  combat 
se  sont  faites  rares,  la  prescription  a  été  passée,  et 
la  Vierge  idéalisée  des  bonnes  femmes  et  des  théolo- 
giens leurs  complices,  la  Madone  toute-puissante  qui 
écoule  et  exauce  ses  dévots,  avait  remplacé  le  per- 
sonnage insignifiant  de  l'Evangile. 

Partie  des  Réformateurs  du  xvi'  siècle,  adoptée  en 
partie  par  les  Jansénistes,  cette  opinion  est  devenue 
un  lieu  commun  chez  les  protestants  (cf.  Lucius,  Les 
origines  du  culte  des  saints,  trad,  Jeanmaire,  surtout 
livre  IV,  p.  669),  Tout  récemment,  Guillaume  Hbrzog 
la  reprenait  avec  fracas  (_La  Sainte  Vierge  et  l'his- 
toire, Paris  1908). 

Moins  grossière  que  la  précédente,  contenant  quel- 
ques parts  infimes  de  vérité,  cette  théorie  pèche  en 
deux  points  essentiels  :  tout  d'abord,  elle  exagère 
jusqu'à  la  caricature  la  distance  qui  sépare  la  Vierge 
de  l'Histoire  et  la  Vierge  de  la  théologie,  la  Vierge 
des  savants  et  celle  des  simples.  Qu'on  se  reporte  à 
l'article  Marie,  qu'on  se  rappelle  ce  que  nous  avons 
décrit  des  étapes  du  culte,  et  l'on  verra  si  l'écart  est 
grand  entre  notre  foi,  notre  dévotion  et  la  foi  et  la 
dévotion  de  nos  ancêtres  chrétiens  des  premiers 
siècles,  et  si  Newman  avait  tort  quand  il  écrivait  : 
...  «  The  line  cannot  belogically  drawn  between  Ihe 
teaching  of  the  Fathers  concerning  the  Blessed 
Virgin  and  our  own.  This  view  of  thè  matter  seems 
to  me  true  and  important,  Ido  not  think  the  line  can 
be  satisfactorily  drawn...  »  Difficulties,  p.  78. 

En  second  lieu,  la  théorie  méconnaît  absolument 
les  rapports  entre  le  peuple  et  la  hiérarchie,  entre 
VEcclesia  discens  et  VEcclesia  docens.  Tout  ceci 
apparaîtra  mieux  au  paragraphe  suivant. 

III.  Le  culte  de  Marie  est  l'épanouissement  de 
la  croyance  chrétienne.  —  A  étudier  l'Iiisloire  de 
ce  développement  cultuel,  à  considérer  les  progrès 
de  celte  dévotion,  on  peut  voir  que  cuUe  et  dévotion 
sont  la  reconnaissance  pratique  d'un  fait  concret, 

Tome  III. 


historique,  et,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  scripluraire  ; 
c'est  que  Marie  est  la  Mère,  la  vraie  mère,  et  donc 
non  seulement  par  le  corps,  mais  aussi  par  le  cœur, 
du  Christ,  Fils  de  Dieu,  Sauveur  du  monde,  et  donc 
qu'elle  n'est  pas  une  femme  ordinaire.  Chez  elle, 
cette  qualité  complexe  de  Mère  de  Dieu,  suppose 
préparation  spéciale,  accommodation  à  sa  fonction, 
postule  des  privilèges  de  choix,  des  droits  singuliers. 
Ces  privilèges,  ces  droits,  ces  qualités,  on  les  pres- 
sent à  fleur  de  texte  dans  l'Ecriture,  et  une  fois 
admis  ils  donnent  aux  textes  de  l'Evangile  leur  sens 
plénier.  Telle  est  la  vraie  source  de  la  dévotion  à 
Marie,  la  vraie  et  solide  base  de  la  théologie  luariale, 
qu'on  n'a  pas  consti-uile  après  coup  (cf.  Cath.  Enc., 
t.  XV,  p.  4Ô9,  460),  mais  qui  est  un  fait  tout  à  la  fois 
d'expérience  et  d'instinct,  d'amour  et  de  raison. 

L'histoire  de  celte  dogmatique,  c'est  l'histoire 
même  du  sens  de  l'Eglise,  l'exercice  de  sa  «  divina- 
tion »,  de  son  «  instinct  »  ;  de  ses  coups  de  sonde, 
de  ses  recherches,  de  ses  hypothèses,  parfois,  si  l'on 
veut,  de  ses  audaces  ;  mais  c'est  aussi  l'histoire  du 
contrôle,  de  la  surveillance  de  l'Eglise  enseignante, 
qui  saule  a  mission  de  Dieu  pour  dire  le  dernier  mol, 
pour  apaiser  l'agitation,  vérifier  les  hypothèses, 
modérer  les  audaces,  et,  s'il  y  a  lieu,  pour  reconnaî- 
tre, sans  pouvoir  s'y  méprendre,  dans  le  «  sens  »  des 
fidèles,  dans  la  voix  du  peuple,  la  voix  divine  de 
l'Kpoux. 

Accordons  qu'en  tout  cela  le  rôle  des  fidèles  est 
grand,  et  même  convenons  qu'il  doit  l'être.  Mais  ce 
rôle  est  dirigé  par  le  magistère.  A  lui,  à  lui  seul  il 
appartient  de  prononcer  ;  au  peuple  de  s'incliner,  au 
peuple  de  suivre. 

Mais  au  peuple  de  se  réjouir  aussi,  et  voici  le  culte. 
Pourquoi  en  effet  voudrait-on  l'empêcher  de  faire 
fêle  à  sa  manière  à  ces  dogmes  acquis,  de  leur  souhai- 
ter de  tout  cœur  la  bienvenue?  De  quel  droit  lui 
interdire  de  célébrer,  avec  des  formules  nouvelles, 
des  vérités  désormais  plus  clairement  possédées  ? 
Pourquoi  l'arrêter  quand  il  donne  à  Marie  un  témoi- 
gnage de  sa  joie?  Allons  plus  loin:  l'Eglise  reste 
logique,  lorsque  d'abord  elle  tolère  à  bon  escient,  et 
à  mesure  qu'une  idée  théologique  progresse,  lors- 
qu'elle encourage  la  célébration  d'un  privilège  sur 
lequel  le  dernier  mot  n'est  pas  dit.  Dans  ce  cas  (ce 
fut  celui  de  l'Immaculée  Conception,  c'est  aujourd'hui 
celui  de  l'Assomption),  la  dévotion,  le  culte  sont 
d'une  certaine  manière  en  avance  sur  la  croyance, 
c'est  vrai;  mais  ne  voit-on  pas  qu'il  y  a  là  excitation 
à  plus  de  recherches,  occasion  de  poser  des  problè- 
mes, d'examiner,  de  contrôler  des  traditions;  de  pla- 
cer cette  opinion  désormais  plus  explicite  dans  le 
jour  des  dogmes  déjà  définis  ou  des  croyances  qui  en 
découlent,  de  l'en  éclairer,  de  l'en  nuancer  ?  Ne 
voit-on  pas  que,  les  contrastes  s'aecusant,  les  objec- 
tions se  présentant,  il  faudra  travailler  à  réduire  ces 
contrastes,  à  résoudre  ces  objections  ?  N'est-ce  pas 
là  enfin  le  magnifique  spectacle  de  l'amour  mar- 
chant vers  la  lumière  et  guidant  lui-même  la  re- 
cherche? 

Pourvu  enfin  —  et  dans  un  ordre  moins  relevé, 
moins  délicat  aussi  —  que  les  faits  paraissent  assez 
prouvés,  pourvu  que  des  documents  de  valeur 
humaine  sérieuse  semblent  les  appuyer,  l'Eglise  — 
sans  engager  une  infaillibilité  qu'elle  n'a  reçue  que 
pour  conserver  et  développer  le  dépôt  fermé  à  la 
mort  des  Apôtres  —  l'Eglise  tolère,  encourage  même 
la  commémoraison  liturgique  ou  la  publication  de 
miracles,  apparitions,  etc.  ;  parce  que  ces  miracles, 
ces  apparitions  vont,  en  fin  de  compte,  à  honorer  la 
grandeur,  la  sainteté,  la  bonté  de  la  Vierge,  et  par 
là  rejoignent  le  dogme  ;  par  delà  la  contingence  des 
faits  allégués,  ils  remontent  jusqu'à  la  personne  de 

11 


323 


MARIOLATRIE 


324 


Marie,  en  qui  le  Tout-Puissant  a  opéré  de  grandes 
clioses. 

Ainsi  inséparables  en  fait,  dans  une  certaine  me- 
sure, —  tliéorie  et  pratique,  lumière  et  amour,  dogme 
et  culte  mariai  sortent  en  ligne  légitime  de  l'Ecriture 
et  de  la  Tradition  (cf.  Nuubert.I.c.,  p.  -255;  Monsabrk, 
Le  Paradis  de  l'Incarnation  :  conférences  de  1877, 
Cffc'Hi'res,  t.  VI,  p.  289  ;  Bainvel,  Le  dogme  et  la  pen- 
sée catholique  au  -Yl-i'  siècle,  Etudes,  5  janv.  1900, 
p.  3i  ;  Mgr  Pie,  OEut'res,  t.  Vil,  p.  1 13  et  suiv.  ;  Bel- 
LAMY,  La  Théologie  catholique  au  XIX'  siècle,  igoi^, 
p.  267  ;  DE  BnoGLiE,  Conférences  sur  la  vie  surnatu- 
relle, Carême,  1880,  x»  conf.  ;  Largent,  La  Mère  des 
Hommes,  p.  55;  Terrien,  Le,  t.  IV,  p.  167,  188). 

IV.  Les  abus  du  culte  de  Marie.  —  i"  Question 
préalable  :  Tous  ces  abus  sont-ils  prouvés  ?  Exami- 
nons quelques  griefs  de  <c  Mariolâtrie  ». 

A.  Les  catholiques  adorent  Marie.  —  Passe  aux 
premiers  réformateurs  cités  par  Peta.v  (De  Incarna- 
tione,  XllI,  viii),  et  Bourassk  (Summa,  t.  V,  16G)  ou 
Canisius  (.SHm/Hfl,  VIII,  1071),  d'avoir,  à  la  suite  de 
Nestorius  (Loofs,  Nestoriana,  p.  887,  353),  lancé 
pareille  énorraité,  qui  d'ailleurs  s'appuie  sur  un  con- 
tresens (cf.  Terrien,  t.  IV,  p.  171).  Mais  on  est  dou- 
loureusement surpris  de  trouver  cette  fable  chez 
PusBY,  chez  Hoi>GE  {Systematic  Theology,  vol.  111, 
p.  284),  chez  Lea  (Auricutar  confession,  t,  I,  p.   106, 

107),  chezGLADSTONE,  HALLAM(cf.  UoHAULT  DE  FlEUR  Y, 

t.  I,  p.  xiii  et  XIV,  note).  On  regrette  de  voir  inter- 
préter en  ce  sens  grossier  une  lettre  du  Pape  Mar- 
tin I  (P.  L.,  t.  LXXXVIl,  200);  on  déplore  l'attitude 
et  les  puérils  calculs  de  Littledale  (Plaiii  reasons... 
p.  5i  ;  voj'ez  les  durs  articles  du  P.  Clarke,  Month, 
t.  XLI.  1881,  p.  219,  1882),  non  moins  queles  divaga- 
tions auxquelles  il  se  laisse  aller  (ib.  p.  78).  Heureu- 
sement que  y  Encyclopédie  des  sciences  religieuses 
met  la  note  gaie  dans  tout  ce  fatras,  lorsque 
M.  MoNOD  y  écrit  que  «  Marie  est  l'objet  d'une  dévo- 
tion spécialeappeléeradorationperpéluelle»(éd.  1877, 
t.  1,  p.  82). 

Le  plus  élémentaire  de  nos  catéchismes  suffira  à 
répondre.  J'y  renvoie  nos  docteurs.  C'est  ce  que  ré- 
pondait Butler  au  xviip  siècle  (cf.  Migne,  Démons- 
trations cvangéliques,  t.  XII,  col.  20).  Je  sais  qu'on 
fait  grand  état  de  la  démarche  de  saint  Epipuane 
contre  les  Colhridiennes.  On  connaît  l'incident  : 
des  femmes  arabes  rendaient  à  Marie  un  culte  exces- 
sif, et  lui  présentaient,  comme  à  une  déesse,  l'olfiande 
de  gâteaux.  Saint  Epipuane  les  en  blâma.  Donc, 
concluent  la  Kealencyklopiidie  {l.  XII,  p.  3i3),  le 
nictionnry  of  the  Bible  de  Hastings  (t.  111,  p.  289),  le 
saint  a  condamné  par  avance  les  pratiques  du  culte 
de  Marie,  et  —  bien  en  vain  d'ailleurs  — ■  a  essayé 
d'arrêter  l'idolâtrie. 

Mais  qu'a  donc  dit  saint  Epiphane  que  l'Eglise 
n'ait  répété?  Il  a  parlé  tout  simplement  comme  un 
bon  catholique,  et  voir  dans  ses  paroles  la  condam- 
nation de  la  dévotion  à  la  Sainte  Vierge,  c'est  sup- 
poser ce  qui  est  en  question,  à  savoir  que  les  catho- 
liques actuelSj  comme  les  Colhridiennes  rie  jadis, 
aient  tentation  d'adorer  Marie  (cf.  P .  G.,  XLII,  786, 
7/(0;  Tillejiont,  Mémoires,  éd.  Paris  170:2,  t.  XU 
p.  83,  8^). 

B.  Les  catholiques  soutiennent  que  la  prière  à 
Marie  est  nécessaire  au  salut.  —  Dès  lors,  le  Christ, 
l'unique  et  divin  Médiateur  proclamé  par  la  Bible, 
ne  sufllt  plus  aux  catholiques.  Et  pêle-mêle  on  cite 
saint  Laurent  Justinikn,  Vega,  Skgneri,  saint  Li- 
GUORi  (qui  a  pourtant  fondé  l'ordre  du  Très  Saint 
Rédempteur),  et  l'on  confond  ce  qu'il  importait  de 
distinguer  :  l'intercession  de  Marie  pour  nous;  — 
l'invocation  et  la  prière  que  nous  pouvons  adresser 
à  Marie. 


C'est  une  doctrine  qui  prend  corps  dans  l'Eglise  et 
qui  est  fondée  en  tradition,  que  les  grâces  méritées 
par  le  Christ  médiateur  et  seul  rédempteur,  nous  sont 
distribuées  par  l'intermédiaire  de  la  Sainte  Vierge 
(Voir  art.  Marie,  111,  6°),  et  voilà  en  quel  sens 
«  toute  grâce  nous  vient  par  Marie  »,  et  en  quel  sens 
aussi  la  Sainte  Mère  de  Dieu  joue  auprès  de  son  Fils 
son  rôle  d'intercesseur  nécessaire  en  fait  et  par  la 
volonté  de  ce  Fils  qui,  après  avoir  associé  sa  Mère  à 
sa  vie  et  à  sa  Passion,  l'associe  encore  comme  tréso- 
riêre  à  sa  glorieuse  générosité. 

Mais  la  Sainte  Vierge  peut  fort  bien  être  l'inter- 
médiaire de  la  grâce,  prier  pour  nous,  sans  que  pour 
autant  il  faille  logiquement  conclure  que  nous  som- 
mes tenus  de  la  prier  sous  peine  de  damnation. 
L'intercession  de  Marie  auprès  de  Dieu  est  une 
chose,  l'invocation  du  lidèle  à  la  Vierge  en  est  une 
autre. 

Cette  distinction  nous  permet  de  réfuter  l'accusa- 
tion :  jamais  dans  l'Eglise  on  n'a  enseigné  que  l'in- 
vocation à  Marie  fut  nécessaire  au  salut.  Mais  d'autre 
part,  on  doit  reconnaître  que  la  dévotion,  la  prière  à 
la  Vierge,  toujours  associée  à  l'œuvre  rédemptrice 
d'une  façon  secondaire  mais  réelle,  est  un  sérieux 
motif  d'espérance,  et  donc  que  cette  invocation,  cette 
dévotion  est  utile,  qu'elle  l'est  même  plus  que  la 
prière  aux  Saints.  C'est  la  doctrine  même  du  Concile 
de  Trente,  Denzingkr  n"  984,986  (860,862)  rappelée 
par  Pie  VI  dans  la  bulle  Auctorem  Fidei  (ib., 
n"  i53i  (1894);  Terrien,  t.  IV,  p.  280,  288,  297.) 

C.  La  Vierge  retire  ses  dévots  de  l'enfer.  —  Encore 
une  accusation  bien  vague  :  veut-on  dire  que  Dieu 
peut  —  en  vue  de  Marie  et  â  sa  prière  —  accorder  à 
un  pécheur  la  grâce  in  extremis  d'un  repentir  sau- 
veur, et  par  là  arracher  cette  âme  à  l'enfer  déjà 
prêt  à  l'engloutir?  Alors,  oui,  dans  ce  sens,  l'on  peut 
soutenir  que  Marie  a  arraché  au  démon  sa  victime, 
et  ainsi  comprise,  la  doctrine  est  admise  de  tous  : 
elle  est  même  parfois  l'unique  planche  où  se  réfugie 
la  suprême  espérance  pour  le  salut  d'âmes  très 
chères.  Mais  Ilerzog  et  ses  pareils  ont  tout  autre 
chose  en  tète  quand  ils  disent  :  «  Chaque  année...  le 
jour  de  l'Assomption,  elle  (la  Sainte  Vierge)  déli- 
vrait de  l'enfer  un  certain  nombre  d'âmes  »  (/.  c, 
p.  81):  on  entend  bien  qu'à  ces  âmes  a  été  accordée 
une  véritable  amnistie,  un  véritable  pardon,  la  déli- 
vrance de  supplices  auxquels  elles  avaient  été  préa- 
lablement condamnées  et  qu'elles  avaient  déjà  com- 
mencé de  subir.  Mais  nulle  école  catholique  n'a 
soutenu  impunément  pareille  énormité;  nul  n'a  pré- 
tendu que  la  prière  de  Marie  put  soulager  ces  mau- 
dits; elle  ne  s'étend  pas  jusqu'à  eux  (Summa  aurea, 
t.  IV,  p.  126,  149).  Je  sais  pourtant  que  des  histoires 
ont  couru  dont  on  a  pu  tirer  cette  conclusion. 

Mais  d'abord  c'est  souvent  Jésus  lui-même  et  non 
Marie  qui  aurait  gracié  ces  âmes;  on  attribue  lès 
mêmes  miracles  à  sainte  Agnès,  à  sainte  Thècle,  à 
saint  Grégoire;  d'absurdes  légendes  ont  circulé  en 
Irlande;  à  ces  contes,  on  peut  trouver  quelque  pa- 
renté avec  certains  passages  d'Origcne,  de  Prudence, 
etc.  (Cf.  BoUHASsÉ,  Summa  aurea,  t.  IV,  p.  78,  86; 
GoUQAUD  :  Les  I.oricae  celtiques,  dans  le  Bulletin 
d'ancienne  littérature  et  d'archéologie  chrétienne, 
avril  1912,  p.  io4,  et  dans  le  sens  qu'on  peut  en 
attendre;  Lba,  Auricular  confession,  t.  111,  p.  829). 
Des  théologiens  ont  cru  devoir  s'en  occuper.  Tout 
d'abord  ils  ont  discuté  leur  valeur  et  pesé  les  témoi- 
gnages qui  prétendaient  les  autoriser.  Ils  ont  cons- 
taté ou  bien  que  ces  témoignages  étaient  dénués  de 
sérieux,  qu'ils  n'étaient  pas  authentiques,  ou  bien 
que  les  textes  allégués  ne  présentaient  qu'une  mise 
en  scène,  bizarre  parfois  mais  théologiquement  irré- 
prochable, puisqu'il  n'y  est  nullement  question  d'une 


325 


MARIOLATRIE 


326 


délivrance  réelle  de  l'enfer.  Je  cite  à  titre  d'exemple 
les  récits  de  jugements  retracés  par  sainte  Bhigiïtb 
{Révélations,  lib.  VI,  cap.  xxxix,  et  surtout,  lib.  VII, 
cap.  xiii).  Us  ont  ensuite  admis  la  possibilité  théo- 
rique d'une  suspension  de  jugement  :  l'àme  séparée 
de  son  corps  n'a  subi  aucune  sentence,  aucnne  con- 
damnation, et  à  la  prière  de  Marie,  elle  ranime  quel- 
que temps  le  corps,  alin  que  soit  donné  au  ressuscité 
le  temps  de  la  pénitence.  L'explication  satisfait  à  la 
fois  la  justice  de  Dieu  et  sa  miséricorde  ;  elle  concilie 
sa  haine  du  péché  et  son  amour  pour  le  pécheur. 

D'autres  hypothèses  moins  heureuses  ont  été  reje- 
tées :  elles  supposaient  une  condamnation  déjà  pro- 
noncée mais  provisoire. 

De  tout  cela,  que  reste-t-il  ?  La  possibilité  théo- 
rique pour  des  causes  supérieures,  dont  la  Sagesse 
de  Dieu  reste  juge,  d'une  suspension  de  jugement. 
Or  pareille  doctrine  peut  être  enseignée  en  l'Ecole, 
ou  prêchée  pour  montrer  l'exlrème  charité  de  Marie, 
l'extrême  bonté  de  Dieu,  quia  pu  aller  jusqu'à  accor- 
der ces  répits  suprêmes  ;  mais  ses  partisans  même  ont 
toujours  soin  d'ajouter  :  «  Ne  comptez  pas  qu'il  en 
soit  ainsi  pour  vous.  »  Le  P.  Cras9Bt(/.  cp.  mi  et 
suiv.),  qui  a  cru  devoir  insister  sur  tout  cela,  écrit  : 
0  C'est  une  vérité  de  foi  que,  pour  être  sauvé,  il  ne 
sullit  pas  de  servir  la  Sainte  Vierge...  :  Il  faut  encore 
faire  pénitence...  Je  dis  même  à  ces  faux  dévots.. .  : 
Si  vous  ne  gardez  pas  les  commandements...  vous 
serez  infailliblement  damné...  Elle  (la  Sainte  Vierge) 
se  moquera  d'eux  au  jour  du  jugement.  Les  dévots 
présomptueux  ne  peuvent  i)rétendre  à  ces  grâces 
(ci-dessus)  parce  qu'ils  ne  sont  pas  véritables  servi- 
teurs de  la  Vierge.  »  (Voir  aussi  p.  117.  De  fait, 
quel  chrétien,  pour  lâche  qu'on  le  suppose,  mettra 
ces  interventions  d'outre-tombe  parmi  ses  motifs 
d'espérance?  (Cf.  BounASSB,  Summa,  l.  c,  t.  V,  col. 
1^5;  Beissel,  1. 1,  p.  36^  ;  Terrien,  /.  c,  t.  IV,  p.  353, 
note). 

2"  Disposition  pour  juger  de  bonne  foi  la- dévo- 
tion catholique  à   la  Sainte  Vierge.  —  On  devrait  : 

A.  —  Tenir  compte  du  tempérament,  de  la  na- 
tionalité, du  style,  du  genre  littéraire  des  écrivains. 

Peut-on  exiger  qu'un  Italien  du  xviii'  siècle,  écri- 
vant en  italien,  pour  des  Italiens,  s'exprime  comme 
un  Anglais,  écrivant  au  xx"  siècle  pour  des  Anglais? 
Il  emploiera,  surtout  s'il  est  quelque  peu  orateur  ou 
poète,  des  comparaisons,  des  métaphores  qui  pour- 
ront choquer  notre  goût,  qu'il  nous  est  loisible  de 
trouver  fâcheuses,  mais  que  nous  n'avons  pas  le 
droit  de  condamner  comme  des  blasphèmes. 

Qu'on  note  d'ailleurs  que  ces  écrivains  sont  pré- 
occupés de  ne  jamais  blesser  le  dogme  et  qu'ils  pren- 
nent soin  eux-mêmes  de  préciser  leur  pensée  (voir 
par  exemple  comment  Cajetan  explique  lui-même  sa 
formule  :  Marie  aux  conlins  de  la  divinité  ;  cf.  Ter- 
rien, t.  I,  p.  iCi;  Largent,  /.  c,  p.  83;  certains 
exemples  apportés  par  Trombelli,  Z)e  cultu  publico..., 
Summa  auiea,  t.  IV,  p.  I12). 

B.  —  Remarquer  que  ces  auteurs  catholiques  écri- 
vent pour  des  catholiques,  et  donc  sont  sûrs  d'être 
entendus  à  demi-mot.  Entre  gens  de  la  même  maison, 
de  la  même  famille,  on  n'éprouve  pas  le  besoin  de 
veiller  sur  chaque  parole  ou  de  préciser  la  portée  de 
chaque  terme.  Tous  parlent  la  même  langue,  et  la 
comprennent  avec  le  même  cœur.  Quand  donc  nos 
auteurs  catholiques  appellent  la  Sainte  Vierge  «  Es- 
poir du  monde  »,  quand  nos  lidèles,  dans  le  Salve 
Segino,  crient  vers  elle,  soupirent  vers  elle,  l'appel- 
lent avocate,  mère  de  miséricorde,  leur  espérance; 
quand  dans  VAlma,  ils  la  prient  d'avoir  pitié 
des  pécheurs,  nul  ne  s'y  trompe.  Ils  savent  leur 
catéchisme.  Le  plus  petit  de  nos  enfants,  la  plus 
humble  de  nos  bonnes  femmes  se  révolteraient  à  la 


seule  idée  de  mettre  sur  le  même  pied  le  culte  divin 
de  la  Sainte  Eucharistie,  «  où  est  le  bon  Dieu  »,  avec 
celui  de  la  ci  Bonne  Vierge  u  (Nkwman,  /.  c,  p.  96). 
Faute  de  connaître  cette  psychologie,  pourtant  élé- 
mentaire chez  nous,  on  arrive,  comme  les  premiers 
prolestants,  à  errer  misérablement  (Summa  aurea, 
t.  IX,  col.  i55;  voir  Cuemnitz  :  Exaininis  concilii  Tri- 
deniini  opus  integrum,  Francfort,  i58G,  III»  pars, 
p.  i34).  L'indignation  de  Littlkuale  contre  les  «  blas- 
phèmes )j  de  saint  Liguori,  les  passages  de  la  Hea- 
lencyclopudie  (t.  XU,  p.  326)  sont  parfois  douloureu- 
sement comiques.  Littledale  en  vient  à  souhaiter  que 
nos  pauvres  enfants  s'examinent,  avant  la  confession, 
sur  le  culte  exagéré  qu'ils  ont  pu  rendre  aux  images  1 
Quand  pareil  scrupule  sera  la  seule  matière  des  aveux, 
nous  pourrons  utilement,  nous  autres  prêtres,  cher- 
cher occupation  plus  utile  que  des  séances  de  confes- 
sionnal. 

C.  —  Ensuite,  et  celte  remarque  de  Newman  est 
profonde,  nos  critiques  oublient  que,  dans  l'expres- 
sion de  l'amour,  il  est  un  certain  langage  que  la  rai- 
son seule  et  sèche  n'entend  pas,  mais  qui  cesse  de 
paraître  extravagant,  mais  qui  devient  logique  et  su- 
blime,si  on  lereplace  dans  son  cadre  d'amour,  langage 
d'amour  qui  ne  sera  intelligible  qu'à  ceux  qui  aiment. 
Quand  donc  Herzog  raille  le  «  bon  moine  Bernon 
qui  s'intitulait  le  vil  esclave  de  la  Mère  de  Dieu  », 
ou  le  a  frère  de  Pierre  Damien  qui  s'enchaînait  au 
service  de  Marie  »  (/.  c,  p.  81),  il  se  croit  évidemment 
très  fort  au-dessus  de  ces  «  bons  moines  »,  mais  il 
montre  aussi  combien  courte,  combien  vulgaire  est 
sa  psychologie  (cf.  Newman,  1.  c.  p.  80). 

D.  —  Enfin,  et  pour  juger  nos  dévotions  catholi- 
ques, les  dévotions  de  l'Eglise,  c'est  dans  les  livres, 
dans  les  ouvrages  approuvés  par  l'Eglise,  je  dis 
plus,  devenus  presque  banalement  classiques  dans 
l'Eglise,  qu'il  faut  se  documenter,  et  non  dans  je  ne 
sais  quelle  littérature  dévote  et  souvent  niaise,  fût- 
elle  parfois  —  surtout  à  certaines  époques  —  revê- 
tue d'un  imprimatur  isolé.  Par  conséquent,  est-il 
sérieux,  comme  le  font,  malheureusement,  le  Dictio- 
nary  0/  the  Bible   de  IIastings,  la   Healencylupàdie 

et  tant  d'autres,  de  collectionner    des    racontars  

ou  de  très  authentiques  faits  de  superstition  —  et 
de  voir,  dans  ces  folies,  la  doctrine  ou  la  pratique  de 
l'Eglise? 

Qu'on  veuille  bien  consulter  l'admirable  Livre  du 
chrétien  ou  le  Garden  of  the  Soûl,  la  Key  of  lîeaven 
et  l'on  y  cherchera  vainement  les  erreurs  ou  les  pra- 
tiques incriminées. 

Est-il  raisonnable  encore  de  condamner  en  bloc 
certaines  manifestations  de  piété  où  s'agitent  des 
milliers  de  personnes,  parce  qu'un  geste  incorrect  ou 
inesthétique  a  été  esquissé  par  l'un  des  assistants, 
et  réprimé  souvent?  Ne  devrait-on  pas  plutôt  admi- 
rer l'ordre,  le  calme,  la  dignité  de  l'immense  majo- 
rité de  nos  pèlerinages,  des  «  foules  de  Lourdes  » 
en  particulier? 

Sur  tout  cela,  voir  les  réflexions  si  sages  et  si 
modérées  de  Canisius  (Summa  aurea,  t.  IX,  col.  334; 
aussi  Newman,  l.  c,  p.   loi). 

3°   Constatation  d'abus. 

Ces  remarques  faites,  constatons  les  abus  :  il  en  a 
existé  (rappelez-vous  les  Collyridiennes),  il  en 
existe  sans  doute,  et  il  en  existera,  nous  n'avons  pas 
besoin  des  hautaines  déclamations  des  protestants 
ou  des  incrédules  pour  nous  l'apprendre.  Des  saints 
et  des  meilleurs,  des  théologiens  et  des  plus  mar- 
quants les  ont  stigmatisés  dès  qu'ils  les  ont  consta- 
tés, et  même  dès  qu'ils  les  ont  redoutés.  Le  très 
pieux  Canisius  l'accordait  (Ve  Maria  Deipara,  dans 
BouRAssÉ,  l.  c,  t.  VIII,  5i8),  Petau  n'en  faisait 
pas   mystère  (Dogmata,  éd.    Vives,    t.    VII,  p.    85), 


327 


MARIOLATRIE 


328 


nonplusque  Th.  Raynaud,  cité  par  Terrien,  t.  IV, 
p.  227. 

Contre  ces  abus,  un  admirable  sermon  de  Bouh- 
DALOOE  nous  a  mis  en  gaide  (œuvres,  éd.  A''ivès,  t.  Ul, 
p.  534).  l^a"s  sa  polémique  contre  Pusey,  Newman 
en  signale  sévèrement  —  injustement  presque  — 
que\qnes-m\s  (Certain  dificulties,  -p.  108).  Le  P.  Ter- 
bien  ne  parle  pas  autrement  (Introduction,  p.  x, 
xviii)  ;  j'ai  relevé  pour  ma  part  dans  les  sermons 
du  Moyen-Ag-e  d'intolérables  anecdotes.  C'est  en- 
tendu; mais 

A.  —  Ces  abus  ne  doivent  pas  surprendre  : 

a)  Etant  donné  le  caractère  des  dogmes  et  du 
culte  mariai.  Les  dogmes  inûniment  riches,  mais 
tout  mystérieux,  tout  intellectuels,  comme  celui  de 
la  Très  Sainte  Trinité,  pourront  être  déformés  par 
la  spéculation  intellectuelle  des  savants,  rabaissés, 
humanisés,  dépouillés  de  leur  mystère;  ils  seront 
victimes  du  raisennement  ;  mais  le  sentiment  les 
respectera  :  ils  en  sont  ordinairement  trop  loin.  Tout 
au  contraire,  le  dogme  de  la  maternité  divine  de 
Marie,  la  croyance  à  sa  maternité  de  grâce,  à  sa 
puissance,  à  sa  sainteté,  à  sa  bonté  sont  aussitôt 
saisis  par  tout  l'homme  :  l'intelligence  en  conçoit 
les  termes  sans  effort,  la  réflexion  s'en  empare  vite; 
le  cœur  et  la  sensibilité  s'y  reposent  aussitôt.  Quoi 
d'étonnant  dès  lors,  que  dans  l'une  ou  l'autre  de 
leurs  conséquences  éloignées  ils  échappent  assez 
facilement  au  contrôle  rationnel,  soient  la  proie 
d'une  sensibilité  malade  ou  d'une  imagination  sans 
frein  et  abandonnés  à  leurs  caprices?  C'est  alors  que 
devra  intervenir  l'autorité  dirigeante  de  l'Eglise. 

h)  Etant  donné  le  caractère  en  partie  humain  de 
l'Eglise.  Il  n'y  a  pas,  grâce  à  Dieu,  dans  l'Eglise,  ffue 
l'élément  savant,  intellectuel  :  les  petits,  et  c'est  là 
sa  gloire,  y  seront  toujours  la  masse,  avec  leur  foi, 
leur  simplicité,  mais  aussi  leur  tendance  instinctive 
à  matérialiser,  à  dramatiser,  à  enjoliver,  à  déformer 
(cf.  les  réflexions  des  Analecta  Bollandiana,  t.  XVll, 
p.  2a5,  à  propos  du  livre  de  Zockleh,  Askese  und 
Mbnclitum);  dès  lors,  il  faudra  s'attendre  à  trouver 
à  côté  de  la  prière  liturgique  approuvée,  flxée,  codi- 
flée,  mesurée,  toujours  correcte  et  digne,  la  manifes- 
tation collective,  tiuuullueuse  souvent,  presque 
désordonnée  parfois,  faite  de  l'addition  de  senti- 
ments vifs  déjà  chez  l'individu,  et  qui  se  compli- 
quent, s'excitent  par  les  contacts;  il  faudra  s'atten- 
dre à  trouver,  en  substructure  de  l'enseignement 
ofliciel,  des  couches  profondes,  mal  explorées,  de 
croyances.  Or  de  ces  liions  d'origine  plus  ou  moins 
humaine,  les  uns  seront  merveilleusement  féconds 
en  pur  métal,  d'autres  utilisables,  d'autres  enlin 
tout  engagés  dans  une  gangue  superstitieuse.  S'en 
scandaliser,  c'est  vouloir  fermer  l'Eglise  aux  petits, 
aux  humbles,  qu'avant  tous  les  autres  y  a  convo- 
qués le  Maître. 

B.  —  Ces  abus  sont  combattus  : 

a)  En  théorie,  par  la  précision  des  limites  du  culte 
mariai  :  il  est  plaisant  de  dire  que  Luther  a  ramené 
Marie  à  son  rôle  de  simple  créature  {Healencyclopà- 
die,  t.  XII,  p.  32")).  11  y  avait,  au  xvi'  siècle,  bien 
longtemps  que  l'Eglise  et  les  docteurs,  les  prédica- 
teurs et  les  lidèles  avaient  distingué  la  Sainte  Vierge 
de  Dieu  :  je  me  borne  à  signaler  cette  comparaison 
entre  Marie  et  la  lune  qui  remplit  les  sermons  au 
Moyen-Age  :  comme  la  lune  reçoit  toute  sa  clarté  du 
soleil,  ainsi  Marie  reçoit  de  Jésus,  son  Fils  et  son 
Dieu,  toute  sa  grandeur  (cf.  Bourassé,  Sunima  aarea, 
table,  au  mot  l.itna,  t.  XIII,  col.  ou  aussi  le  passage 
de  saint  Bonaventuhe,  /n  III  Seul.,  3,  art.  3,  q.  8). 
Et  dans  nos  temps  plus  modernes,  les  docteurs  les 
plus  «  mariolâtres  »  insistent  sur  ce  qu'a  d'emprunté 


la  gloire  de  Marie,  à  mesure  même  qu'ils  l'exaltent 
(voir  Thomassin,  Dogmata,  éd.  Vives,  t.  lll,  p.  345, 
'i!\(),  688).  C'est  ainsi  que  Suarez  note  sévèrement 
ceux  qui  croyaient  la  Sainte  Vierge  exempte  de  tout 
dâhitum  du  péché  originel  (cf.  de  Scorajlle,  /.  c, 
t.  II,  p.  240 i  c'est  ainsi  que  s'expriment  tous  nos 
auteurs  classiques,  et  nos  catéchismes  diocésains. 

Traités  savants  et  livres  élémentaires  font  très 
nette  la  différence  entre  le  culte  souverain  dii  à  Dieu 
(latrie),  le  culte  dû  aux  saints  (rfi/Zie),  et  ce  culte  qui 
ne  participe  en  rien  de  la  lâti'ie,  qui  n'est  qu'une 
dulie  éminente,  l'hyperdulie  rendue  à  la  plus  grande 
des  saintes,  à  la  Vierge  intiniment  inférieui-e  à  Dieu, 
très  au-dossus  de  ce  qui  n'est  pas  Dieu.  Ce  sont  dis- 
tinctions classiques  empruntées  à  saint  Damascène 
par  saint  Thomas  (\U  ll^e,  q.  io3,  art.  4,  ad  2;  3, 
q.  5,  art.  a5),parSuAnEz  (/>eyH<:a;/ia(iorie,  Disp.  xxii, 
sect.  3),  par  tous,  et  qu'il  est  impardonnable  d'igno- 
rer (cf.  IIayne,  De  liyperdulia),  n'en  déplaise  aux 
protestants  (cf.  Canisius,  Summa  aurea,  t.  IX, 
col.  176,  181-186). 

b)  En  pratique,  par  le  blâme  des  docteurs  ou  des 
condamnations.  L'Eglise  officielle,  ou  même  les  théo- 
logiens, ne  peuvent  intervenir  sans  cesse  :  il  est  des 
abus  qu'on  peut  laisser  mourir  d'eux-mêmes,  ils 
s'usent  en  circulant.  11  en  est  d'autres  au  contraire 
(|ui  —  vu  les  circonstances  —  ont  tendance  à  se  gé- 
néraliser, ou  bien  qui  paraissent  impliquer  un  culte 
faux.  Les  docteurs  alors  interviennent  :  au  ix»  siècle, 
saint  TuiioDORE  i>k  Stoudion  corrige  le  moine  Théoc- 
tislos  qui  aurait  dit  :  «  La  Vierge  a  existé 
avant  tous  les  siècles  »  (cf.  Marin,  Saint  Théodore, 
p.  i5o);  nous  avons  vu  l'attitude  de  Suarez,  de 
Petau,  de  Th.  Raynaud,  de  nos  écrivains  contempo- 
rains. 

D'autres  fois,  l'Eglise  intervient  elle-même.  Au 
hasard,  voici  la  condamnation  par  le  concile  in 
Triillo  —  bien  inspiré  en  cela  —  d'une  fête  assez 
choquante  (canon  7g,  voir  Hefble-Lbclbrcq,  t.  III, 
I,  p.  572  et  note)  tant  par  rapport  au  gotit,  qu'eu 
égard  à  la  doctrine;  la  condamnation  des  rêveries 
vaudoises  (Guihaud,  Cartulaire  de  N.-J).  de  Prouille, 
t.  I,  p.  Lv);  les  condamnations  rapportées  par  Trom- 
BELLi  (Summa  aurea,  t.  IV,  4^7  et  Index  de  1758, 
p.  23,  35,  n"  10);  en  1667,  la  condamnation  des 
vieilles  erreurs  qui  faisaient  naître  Marie  en  dehors 
des  lois  ordinaires  :  l'histoire  de  sainte  Anne  conce- 
vant en  respirant  une  rose  (Robi.nson,  Coptic  apocry- 
phal  Gospels,  p.  3,  5;  Mâle,  L'art  religieux  au 
XIII'  siècle,  p.  278;  Summa  aurea,  t.  I,  p.  19);  plus 
récemment,  l'Eglise  a  proscrit  l'extravagante  doc- 
trine de  la  présence  réelle  de  Marie  dans  l'Eucha- 
ristie (Newman,  Difficulties,  p.  i65;  Terrien,  t.  I, 
p.  166,  note.  Sur  les  tal/ulae  granatenses  et  les  ima- 
ges des  Schiai'i  delta  Madré  di  Dio,  cf.  Beringer, 
t.  I,  p.  107;  Beissbl,  t.  II,  p.  107;  des  faits  analogties 
dans  BBNoir  XIV,  De  Servoruni  Dei  beatificatione, 
lib.  IV,  pars  11,  cap.  xxx,  n"  24).  Citons  encore  la 
condamnation  du  livre  sur  le  Précieux  Sang  de  Marie 
(Acta  S.  Sedis,  t.  Vill,  p.  269),  de  la  formule  Reine 
du  Sacré  Cœur  parce  qu'elle  implique  ou  paraît  im- 
pliquer une  situation  inférieure  du  Christ  ressuscité 
envers  sa  Mère  (cf.  New.man,  /.  c,  p.  169),  de  la 
nouvelle  médaille  cruciforme  dite  Croix  de  l'Imma- 
culée Conception(Décreide  l'Inquisition, i5  mars  1901). 
Il  est  interdit,  dans  les  images,  de  placer  Jésus  à  côté 
de  Marie,  il  doit  être  entre  ses  bras  (cf.  Ami  du 
clergé,  i8g5,  p.  108;  1910,  p.  Sij2;  Analect.  ecctes., 
juin.  i8g5,  p.  284).  Et  avant  d'approuver,  quelle  len- 
teur! Faut-il  rappeler  sa  réserve  au  sujet  de  La  Sa- 
lette,  de  Lourdes  à  ses  débuts?  Plus  récemment,  celte 
réserve  se  nuance  de  défiance  au  sujet  des  faits  de 
Tilly  (cf.  l'ordonnance  de  Mgr  l'évèque  de  Bayeux, 


329 


MARIOLATRIE 


330 


24  juin  191 1).  Ce  n'est  qu'avec  toutes  sortes  de  res- 
trictions et  de  précautions  qu'on  tolère  le  titre  de 
Viergeprotre,  appliqué  à  Marie  (cf.  IIugon,  O.  P., 
La  Vierge-prêtre,  V-àTÏs,  191 1);  —  ou  encore  celui  de 
co-rédemptrice,  qui  rencontre  une  assez  forte  oppo- 
sition, vu  sa  nouveauté  (voir  une  note  du  P.  Martin 
dans  la  Revue  des  Sciences  philosophiques  et  théolo- 
giques, t.  I,  p.  798). 

Tout  cela  paraîtra  nettement  au  lecteur  dans  une 
instruction  du  Saint-Siège  commentant  la  nouvelle 
constitution  de  l'Index,  Officiorum  et  munerum  {Jeta 
Sanctae  Sedis,  1897-1898,  t.  XXX,  p.  290),  et  dans 
une  lettre  où  Son  Eminence  le  cardinal  Merry  del  Val 
se  refusait  à  appuyer  une  requête  ayant  pour  objet 
d'introduire  dans  l\h'e  Maria  le  mot  Immaculée 
{Vuix  de  Marie,  12  mars  1904). 

c)  Us  n'ont  jamais  nui  au  culte  de  Dieu.  —  Ici  les 
faits  sautent  aux  yeux.  Ce  ne  sont  pas  les  nations 
«  mariolàtres  »  qui  ont  alTadi  le  sel  de  la  révélation. 
Ce  n'est  ni  la  France,  ni  l'Italie,  ni  l'Espagne  qui  a 
perdu  la  foi  au  Christ  Fils  de  Dieu.  Et  pour  laisser 
de  eùté  les  nations  et  ne  parler  que  des  individus, 
ou  ne  voit  pas  que  la  dévotion  envers  Marie  ait  dis- 
trait les  catholiques  de  Notre-Seigneur.  Comme  les 
mystiques  du  moj'en  âge,  ses  dévots  contemporains 
«  joignent  l'amour  du  Fils  à  l'amour  de  la  Mère  ;  c'est 
un  même  mouvement  d'ànie  qui  les  éprend  de  lui  et 
les  rend  familiers  avec  elle  »  (cf.  Christus,  p.  8/)  7  et  la 
note  3). 

Ce  sont  les  Congrégations  de  la  Sainte-Vierge 
dans  les  collèges,  d'Enfants  de  Marie  dans  les  pa- 
roisses, qui  fournissent  le  contingent  de  commu- 
niants les  plus  nombreux,  surtout  les  plus  sérieuse- 
ment préparés.  On  notera  aussi  la  merveilleuse  al- 
liance qui  se  fait  chaque  jour  plus  intime  à  Lourdes 
entre  la  piété  mariale  et  le  culte  eucharistique  (cf. 
DE  ToNQuÉDBC,  L' Euckuristie  à  Lourdes,  Etudes,  1909, 
t.  CX.\,  p.  449;  et  Paul  AucLBR,  Etudes,  20  septem- 
bre 1912,  t.  CXXXIII,  loi).  Combien  par  conséquent 
tombent  à  faux  les  récriminations  de  l'évèque  anglican 
Dr  GoRiî  (Bumpton  Lectures  fur  1891,  p.  2,  3,333).  A 
l'inverse,  il  est  de  douloureuse  expérience,  cfue  les 
communautés  chrétiennes,  qui  ont  laissé  affaiblir  le 
culte  de  Marie  ou  l'ont  proscrit,  ont  aussi  laissé  pé- 
ricliter la  foi  au  Christ-Dieu;  Newman  le  notait,  il  y 
a  cinquante  ans,  et  depuis,  celte  constatation  n'a  pas 
été  démentie,  loin  de  là.  Xous  assistons  dans  ces 
communions  séparées  à  la  dissection  toujours  plus 
hardie  de  la  personne  divine  de  Jésus,  et  à  l'inverse 
à  un  retour  vers  Marie  chez  ceux  qui  veulent  garder 
quelque  chose  de  la  foi  des  Pères.  Il  se  vcrilie  donc, 
ce  vieux  proverbe  catholique  qu'on  va  à  Jésus  par 
Marie,  et  cette  parole  d'un  Allemand  contemporain, 
qu'on  cesse  vite  de  réciter  le  Pater,  là  où  il  ne  s'ac- 
compagne plus  de  Y  Ave  (Bartmann,  Christus  ein  Ge- 
gner  des  Marienkaltus,  p.  10). 

Conclusion.  —  Ainsi,  loin  d'être  une  corruption, 
une  dégénérescence,  le  culte  de  Marie  n'est  que  la 
merveilleuse  fleur  du  dogme  :  il  en  rend  tangible,  sen- 
sible la  vitalité  ;  il  le  traduit  et  en  même  temps  il  in- 
vite à  le  pénétrer  encore.  L'extension  du  culte  de 
Marie  est  aussi  une  admirable  illustration  de  la  ro- 
buste souplesse  de  l'Eglise,  de  son  autorité,  et  de  la 
liberté  de  ses  enfants.  Toute  différente  des  commu- 
nions séparées, où  l'individualisme  est  ballotté  entre 
le  scepticisme  et  l'illuminisme  superstitieux,  où  la 
iixité  dogmatique  n'est  plus  qu'inerte  stagnation, 
l'Eglise  catholique  est  ouverteà  toute  initiative,  i)arce 
qu'elle  est  sûre  de  les  guider  toutes.  Dans  ce  levain 
qu'est  la  pensée  des  fidèles,  des  germes  funestes  ont 
pu  se  glisser  ;  ils  ne  corrompent  pas  la  pâte.  Notre 
Eglise  est  assez  forte,  sa  constitution  assez  divine 
pour  les  éliminer  avant  éclosion.  Par  la  cohésion  de 


ses  formules  dogmatiques,  par  ses  cliarismes  d'in- 
faillibilité, elle  est  immunisée  contre  toute  erreur,  et 
toujours  féconde  elle  développe  son  dogme  el  son 
culte  dans  l'harmonie  et  l'unité. 

Bibliographie.  — Actes  des  divers  congrès  mariaux  ; 

—  Aniann,  Le  L'rotévangile  de  Jacques  et  ses  re- 
maniements latins,  Paris,  191 1;  —  Analecta  Bol- 
landiana,  Bruxelles,  depuis  1880;  table  après  le 
t.  XX;  —  Batiffol,  La  littérature  ^'reci/He,  Paris,  1898; 

—  Baiimer,  Histoire  du  Bréviaire  romain,  Irad. 
franc.,  Paris.  —  Beissel,  Gcscitichte  der  Vereh- 
rung  Marias  in  Deutschland  niikrend  des  Miitelal- 
teri,Fribourg,  1909;  je  désigne  cet  ouvrage  par  Beis- 
sel I;  —  id.,  Gescluchte  der  Verehruiig  Marias  im 
46  und  i7  Jahrhundert,Friho\ir^,iijio,}e  le  désigne 
par  Beissel,  II;  cf.  Anal.  Boll.,  t.  XXIX,  p.  199, 
t.  XXX,  p.  I\lh\  —  Benrath,  Zur  Gescliichte  der 
Marienverehrung  (Theologische  Studien  und  Kriti- 
ken,  188G,  p.  7-94  ;  106-266) (prolestant);  —  Bridgett, 
Our  Lady's  boi\Ty,  London  ;  —  Bourassé,  Summa 
aurea  de  Laudihus  Beatue  Virginis  Mariae,  1866; 

—  Broussolle,  Eludes  sur  la  Sainte  Vierge,  2  vol. 
parus,  Paris,  1908; —  Catholic  Encyclopaedia,  New- 
York,  16  vol.  surtout  t.  XV,  p.  459-^72  et  la  table, 
t.  XVI;  —  Clugnet,  Bibliographie  du  culte  local 
de  la  Vierge  Marie,  Paris,  1899,  cf.  Anal.  Boll., 
t.  XVIII,  p.  423  ;  XIX,  p.  353  ;  XXll  p.  349 ;  —  l'elat- 
tre,  Le  culte  de  la  Sainte  Vierge  en  Afrique,  Lille, 
I907(cf.  Anal.  Boll.,  t.  XXVII,  p.  445);  —Diction- 
naire de  Théologie  catholique  :  —  Duchesne,  Liber 
ponti/icalis,  Paris,  1892,  2  vol., voir  table;  —  Duval, 
La  littérature  syriaque,  Paris,  1899;  —  Grisar,  His- 
toire de  Rome  et  des  Papes,  trad.  Ledos,  Lille,  1906; 

—  Herzog,  La  Sainte  Vierge  dans  l'histoire,  Paris, 
librairie  critique,  igo8(à  l'index);  —  IIastings,/>ic- 
tionary  of  the  Bible,  surtout  t.  111,  p.  286-293;  — 
Hauck,  Realencyclopùdie  fur  protestantische  Théo- 
logie und  Kirche,  surtout  vol.  Xll,  p.  3og;  —  ILis- 
ioire  littéraire  de  la  France,  voir  au  mot  Marie, 
t.  XV,  p.  478;  —  Holweck,  Fasti Mariani,VT\houTg, 
1892;  —  Kronenburg,  Marias  heerlijUcid  in  Neder- 
land...,  Amsterdam,  iqoS  et  suiv.  (cï.Anal.  Boll., 
t.  XXV,  p.  193;  t.  XXVI,  p.  327);  —  Lehner,  Die 
Marienverehrung,  Stuttgart,  1886;  —  Largent,  La 
Mère  des  hommes:  —  Livius,  The  blessed  Virgin 
Mary  in  tlie  Fathers  of  the  first  six  centuries,  LoD- 
donji893  ;  —  Liell,  Die  DarsieUungMaria, Fiihourg, 
1887;  —  Lucius,  Les  origines  du  culte  des  saints, 
trad.  Jeanmaire,  Paris,  igo8  (prolestanf);  —  Mâle, 
L'art  religieux  au  XILI'  siècle,  Paris,  1902;  id., 
L'art  religieux  à  la  fin  du  Moyen-Age,  Paris,  1908; 

—  Marucchi,  Eléments  d'archéologie  chrétienne, 
Paris,i900,3  vol.  ; — Michel, ///s /o/re  de  l'art,  5  vol., 
Paris,  1906  et  suiv.;  —  Me  Clintock,  Cyclopaedia 
of...  theologjcal  littérature,  New-York,  1894,  t.  V, 
p.  833  (protestant)  ;  —  Neubert,  Marie  dans  l'Eglise 
aniénicéenne,  Paris,  1908; —  Newman,  Certain  dif- 
ficulties  fell  by  Anglicans  in  catholic  teaching,  t.  II, 
London,  1876;  trad.  franc.,  avec  préface  de  Dom 
Cabrol,  1908;  je  renvoie  à  l'édition  anglaise;  — 
Nilles,  Kalendarium  manuale  utriusque  Ecclesiae, 
Oeniponle,  1896,2  vol.; — Poiré, /.a  Triple  couronne 
de  la  B.  V.  Mère  de  Dieu,  Paris,  1609;  vaste  réper- 
toire qu'il  importe  de  contrôler;  —  Rohault  de 
Fleury,  La  Sainte  Vierge,  Paris,  1878,  2  vol.;  — 
Roskovany  (litre  donné  dans  le  texte);  —  Ryder, 
Catholic  co7itroversy,  London.  1882;  —  Stanford, 
A  llandbook  ofthe  Romish  ton/roi'ersj,  Dublin,  1862 
(protestant);  —  Terrien,  La  Mère  de  Dieu  et  la 
mère  des  hommes,  Paris,  1902,  4  vol.,  surtout 
t.  IV,  où  lable  analytique;  — Trombelli,  Mariae 
sanctissimae   vita   et  gesta,    Bononiae,    1761,    cf. 


331 


MARTYRE 


332 


Samma  aurea,  I,  II;  —  id.  De  lieliquih  B.  V., 
Summa,  t.  II,  p.  708;  —  De  cultu  piiblico  ah  Eccle- 
sia  B.M.  exhihito,  Summa  aurea,  t.  IV,  col.  9-425; 

—  Vncandard,  Etudes  de  critique  et  d'histoire  reli- 
gieuse, 3=  série,  Paris,  surtout  p.  io3;  —  Watter- 
ton, Pietasmarianaanglicana,hondon,  1878,  2  vol.; 

—  Weltzer,  Kirchenlexikon,  t.  VIII;  —  Wllpert, 
Die  Malereien  der  Katakomben,  Fribourg,  1908. 

A.  NoYON,  s.  J. 

MARTYRE.  —  I.  Notions  gknbralbs.  —  i.  Dépni- 
tion  du  martyre;  1.  Le  témoignage  des  martyrs; 
3.  [.es  effets  du  témoignage  des  martyrs;  4.  Le  ca- 
tholicisme des  martyrs. 

II. —  Lb  martyre  pendant  les  persécutions  antiques. 

—  ËMriRB  romain.  —  i.  f.es  documents  ;  2.  La  lé- 
gislation; 3.  Le  nombre  des  martyrs:  4.  ^c  condi- 
tion sociale  des  martyrs  ;  5.  Les  souffrances  des 
martyrs;  6.  Les  confesseurs  ;  7.  Le  culte  des  mar- 
tyrs ;  8.  Bibliographie. 

III.  —  Lb  martyre  pendant  lbs  persécutions  an- 
tiques. —  Empire  dbs  Perses.  —  i.  Les  causes  des 
persécutions  ;  a.  Le  nombre  des  martyrs;  3.  Les 
documents  :  !\.  Les  soit/frances  des  martyrs;  5.  Le 
témoignage  des  martyrs  ;  6.  La  discipline  du  mar- 
tyre. 

IV.  —  Le  martyre  pendant  les  persécutions  dona- 
tiste  et  arienne.  —  I.  Les  martyrs  faits  par  les 
donalistes  ;  2.  Les  martyrs  faits  par  les  ariens. 

V.  —  Le  martyre  a  l'époque  de  la  Réforme.  — 
I.  L'intolérance  prolestante  :  2.  Le  luthéranisme  ; 
3.  Le  calvinisme;  4-  L'anglicanisme  ;  5.  Un  épisode 
contemporain. 

VI.  —  Le  martyre  dans  les  pays  musulmans.  — 
I.  L'intolérance  musulmane  ;  a.  Les  premiers  mar- 
tyrs; 3.  Martyres  de  missionnaires  ;  4-  Martyres  de 
renégats  repentants  ;  5.  Martyres  de  musulmans 
convertis;  6.  Martyres  d'esclaves  chrétiens;  7.  Les 
martyrs  du  temps  présent, 

VIL  —  Le  martyre  et  le  schisme  gréco-russe.  — 
1.  La  persécution  de  l'Eglise  uniate  ;  n.  La  persé- 
cution de  l'Eglise  latine;  3.  Conclusion. 

VIII.  —  Le  martyre  pendant  la  Révolution  fran- 
çaise. —  I .  Le  titre  de  martyre;  2.  L'es  martyrs 
du  clergé;  3.  Les  martyrs  laïques. 

IX.  —  Le  martyre  dans  les  pays  de  missions.  — 
I.  Chine;  2.  Corée;  3.  Japon;  4-  Indo-Chine; 
5.  Lnde;  6.  Abyssinie;  -j.  Afrique  centrale  ;  8.  Amé- 
rique ;  9.  Océanie. 

Conclusion. 

I.  —  Notions  générales 

1.  Dcfinition  du  martyre.  1.  Le  tcmoi^nagc  des  martyrs  : 
valeur  historique  de  ce  témoigno|je  ;  valeur  morale  de 
ce  Umoiffiiage.  3.  Les  effets  du  lemoif;nage  des  mar- 
tyrs :  une  page  de  Lactance  ;  les  effets  du  témoipnaj,'e 
sur  les  chréliens  ;  les  effets  du  témoignage  sur  les 
puiens. '1.  Le  catholicisme  (les  marty-!  ;  martyrs  seule- 
ment do  la  reli^îion;  martyrs  seulement  de  la  vraie  re- 
ligion, enseignement  et  discipline  de  l'Eglise  primitive; 
ce  qu'on  peut  penser  des  hérétiques  ou  scliismatiques 
de  bonne  foi  morts  pour  la  religion  chrétienne  ;  ce  qu'on 
doit  penser  des  hérétiques  ou  schismatiques  morts  pour 
leurs  opinions. 

I .  Déflaition  du  martyre.  —  Le  martyre  est  un 
témoignage,  /j.v.pTùpti}-j,  /j.txpTupix,  le  martyr  est  un 
témoin,  /ixpm. 


Le  Nouveau  Testament  nous  montre  la  religion  du 
Christ  s'établissant  par  le  témoignage  de  ceux  qui 
l'ont  connu.  Jésus-Christ  l'a  voulu  ainsi,  et  a  déclaré 
à  ses  apôtres  et  à  ses  disciples  qu'il  les  constituait 
ses  témoins  :  «  Vous  rendrez  témoignage,  parce  que 
dès  le  commencement  vous  êtes  avec  moi.  »  (i'.  Jean, 
XV,  27)  «  Vous  êtes  les  témoins  de  ces  choses  »,  c'est- 
à-dire  (le  ma  vie,  de  mes  soulTrances,  de  ma  résurrec- 
tion, Ci/ieli  Se  icTs  /j.xpTjpsi  T^ÙTuv  (,S.  Luc,  xxiv,  46-48). 
«  Vous  serez  mes  témoins  à  Jérusalem,  dans  toute  la 
Judée  et  la  Samarie,  et  jusqu'aux  extrémités  de  la 
terre.  »  (Act.  uposl.,  i.  8) 

Jésus  ne  leur  a  pas  laissé  ignorer  que  le  témoi- 
gnage ainsi  demandé  d'eux  ne  serait  pas  seulement 
celui  de  la  parole,  mais  aussi  celui  de  la  soulfrance 
et  même  du  sang,  o  Les  hommes  vous  feront  compa- 
raître dans  leurs  assemblées  et  vous  flagelleront  dans 
leurs  synagogues.  Vous  serez  conduits  à  cause  de 
moi  devant  les  gouverneurs  et  les  rois,  en  témoi- 
gnage pour  eux  et  pour  les  nations,  eii  /^yprùpim  KÙroîi 
xy.i  nîi  "iS-.fnv.  »  (S.  .Matthieu,  x,  17-18)  a  On  mettra 
les  mains  sur  vous  et  l'on  vous  persécutera,  vous 
livrant  aux  synagogues  et  aux  prisons,  vous  traî- 
nant devant  les  rois  et  les  gouverneurs  à  cause  de 
mon  nom.  Or  cela  vous  .irrivera  en  témoignage, 
ànofWTîTKc  Si  ù/j-Tv  £i'5  fiy.pTùpm.  Mettez  donc  bien  dans 
vos  cœurs  de  ne  point  préméditer  comment  vous  ré- 
pondrez. Car  je  vous  donnerai  uioi-même  une  bouche 
et  une  sagesse  à  laquelle  tous  vos  adversaires  ne 
pourront  répondre  et  résister.  Vous  serez  livrés  par 
vos  pères  et  vos  mères,  par  vos  parents  et  vos  amis, 
et  ils  en  mettront  à  mort  d'entre  vous.  Et  vous  serez 
en  haine  à  tous  à  cause  de  mon  nom.  «  (S.  Luc,  xxi, 
ia-i3)  <i  On  vous  induira  en  tribulation,  et  l'on 
vous  tuera,  et  vous  serez  en  haine  à  tous  les  peuples 
à  cause  de  mon  nom.  »  (S.  Matth.,  xxiv,  5)  Même 
prédiction  de  haine  et  de  soulTrances  dans  saint 
Jean,  xv.  20-22. 

Persécution  de  la  part  des  Juifs  (assemblées,  syna- 
gogues); persécution  de  la  part  des  politiques  (rois, 
gouverneurs);  témoignage  et  devant  les  Juifs  et 
devant  les  nations;  haines  populaires;  trahisons 
domestiques;  sagesse  et  fermeté  des  réponses  inspi- 
rées d'en  haut  :  voilà  déjà,  tracé  par  le  Christ  lui- 
même,  le  tableau  des  persécutions  qui  attendent  ses 
témoins. 

Dès  le  lendemain  de  l'ascension  du  Sauveur,  les 
apôtres  commencent  à  lui  rendre  témoignage  devant 
le  peuple,  devant  les  magistrats,  devant  tous  ceux, 
amis  ou  ennemis,  qui  les  interrogent.  «  Dieu  a  res- 
suscité Jésus,  nous  en  sommes  les  témoins  {Act. 
Apost.,  II,  32).  Nous  ne  pouvons  pas  ne  pas  dire  ce 
que  nous  avons  vu  et  entendu  (ibid.,  4i)-  Nous  som- 
mes les  témoins  de  ces  merveilles  (ibid.,  v,  3a).  Nous 
sommes  les  témoins  de  ce  qu'a  fait  dans  le  pays  de 
Judée  et  à  Jérusalem  Celui  qu'on  a  tué  et  mis  en 
croix.  Dieu  l'a  ressuscité  le  troisième  jour,  et  l'a  ma- 
nifesté, non  à  tout  le  peuple,  mais  aux  témoins  pré- 
destinés par  Dieu,  à  nous  qui  avons  mangé  et  bu 
avec  lui  après  sa  résurrection,  et  il  nous  a  com- 
mandé de  prêcher  au  peuple  et  d'attester  qu'il  a  été 
établi  de  Dieu  pour  être  le  juge  des  vivants  et  des 
morts  (ibid.,  x,  39-42).  »  Les  apôtres  écrivent  comme 
ils  parlent,  a  Je  suis  un  vieux  témoin  des  souffran- 
ces du  Christ  »,  écrit  de  Rome  saint  Pierre  aux  fidè- 
les d'Asie  (I^  Pétri,  V,  1).  Saint  Jean  commence  sa 
première  épitre  par  ces  mots  :  «  Ce  qui  fut  dès  l'ori- 
gine, ce  que  nous  avons  entendu,  ce  que  nous  avons 
vu  de  nos  .yeux,  ce  que  nous  avons  regardé,  ce  que 
nos  mains  ont  touché  du  Verbe  de  vie,  cette  vie  qui 
s'est  manifestée  et  que  nous  avons  vue,  nous  en  som- 
mes témoins  et  nous  vous  l'annonçons.  »  (I  Ep. 
Joann.,  1,  i-3)  Et  saint  Paul  fait  appel  à  l'expérience 


333 


MARTYRE 


334 


de  ces  privilégiés  quand  il  dit  aux  Juifs  d'Antioche 
de  Pisidie  :  «  Ceux  qui  sont  montés  avec  lui  de  Ga- 
lilée à  Jérusalem  sont  aussi  ses  témoins  devant  le 
peuple.  »  {Acl.  Apost.,  xiii,  21) 

Tout  de  suite,  selon  la  prédiction  de  Jésus,  ce  té- 
moignage est  scellé  par  la  souffrance  et  par  le  sang  : 
Etienae  lapidé,  Jacques,  frère  de  Jean,  décapité, 
Pierre  plusieurs  fois  emprisonné,  battu  de  verges, 
avant  d'aller  à  Rome  pour  y  être  crucifié,  Paul  aussi 
battu,  lapidé,  longtemps  captif,  puis  mourant  à 
Rome  sous  le  glaive,  Jean  exilé,  Siméon  crucifié, 
.lacques,  cousin  du  Seigneur,  lapidé  et  assommé,  les 
fidèles  de  Jérusalem  exilés,  dispersés.  Avant  la  fin 
du  premier  siècle,  une  nuée  de  semblables  témoins 
s'est  élevée  de  partout,  a  J'ai  vu  sous  l'autel,  écrit 
saint  Jean,  les  âmes  de  ceux  qui  ont  été  tués  à  cause 
de  la  parole  de  Dieu  et  du  témoignage  qu'ils  ont 
rendu...  J'ai  vu  les  âmes  de  ceux  qui  ont  été  déca- 
pités pour  le  témoignage  de  Jésus  et  pour  la  parole 
de  Dieu,  5tà  Tf,v  }j.v.pTupiu.v  'Iv^ffcû  xkè  àiy.  TÔl*  /r/ov  roO  &SOÛ,  » 
(^Apocalypse,  vi,  9;  xx,  4;  cf.  11,  i3) 

Le  motif  de  leur  condamnation  avait  été  indiqué 
par  le  Christ  lui-même,  dans  plusieurs  des  textes 
cités  plus  haut.  C'est  à  cause  de  son  nom,  Stù  tô  ivofix 
HOU,  propler  nomen  meiim,  qu'ils  sont  maltraités  ou 
mis  à  mort.  La  prédiction  s'accomplit  sans  tarder. 
Quand,  dès  l'an  1 12,  des  chrétiens  en  grand  nombre 
sont  traduits  devant  le  tribunal  de  Pline,  gouver- 
neur de  la  Bithynie,  celui-ci  consulte  l'empereur 
Trajan  :  faut-il  punir  en  eux  «  le  nom,  même  s'il 
est  pur  de  tout  crime  »,  nomen  ipsum  etiamsi  flagi- 
tiis  carea<.^  Et  Trajan  répond  par  l'allirmative  (Pline, 
Ep.,  X,  xcvi,  xcvii)  :  réponse  qui,  malgré  l'injustice 
de  condamnations  prononcées  propter  nomen,  en 
haine  du  nom  du  Christ  et  du  nom  de  chrétien,  fera 
loi  jusqu'à  la  fin  des  persécutions  antiques,  ou  plu- 
tôt jusqu'à  la  fin  des  persécutions  dont  l'Eglise  sera 
assaillie  dans  tous  les  siècles. 

Les  martyrs  sont  donc  ceux  qui  ont  confessé  et 
attesté,  par  leur  mort  ou  au  moins  par  les  souffran- 
ces volontairement  acceptées  et  subies,  la  personne 
de  Jésus-Christ,  son  nom,  sa  doctrine. 

2.  Le  témoignage  des  martyrs.  —  Ce  témoi- 
gnage peut  être  considéré  sous  deux  aspects. 

a)  Il  y  a  d'abord  l'aspect  historique  :  les  martyrs 
attestent  la  réalité  des  faits  évangéliques. 

A  ce  point  de  vue,  le  témoignage  rendu  par  les 
martyrs  de  la  première  génération  chrétienne  tient 
une  place  à  part.  Ils  ont  vécu  au  temps  de  Jésus.  Les 
uns  l'ont  connu,  ont  vu  ses  miracles,  ont  entendu 
ses  paroles;  les  autres  ont  assisté  aux  débuts  de 
l'Eglise.  Quand  ces  contemporains  du  Sauveur  souf- 
frent les  plus  cruels  supplices  plutôt  que  de  renon- 
cer à  sa  religion,  leur  martyre  est  une  preuve  des 
faits  sur  lesquels  elle  est  fondée,  et  dont  leur  mé- 
moire est  encore  pleine.  Non  seulement  ils  croient, 
mais  ils  savent,  et  c'est  parce  qu'ils  connaissent  les 
merveilles  opérées  par  le  Christ  qu'ils  acceptent  de 
mourir  pour  lui. 

Le  témoignage  rendu  par  les  martyrs  de  la  seconde 
génération  chrétienne  a  presque  autant  de  force. 
Ignace,  évêque  d'Antioche  (-j-  107),  Polycarpb,  évê- 
que  de  Smyrne  (•)-  i55),  n'ont  pas  vu  le  Christ,  mais 
ils  ont  connu  les  apôtres  Pierre,  PauT7  Tean  (saint 
Irknke,  .4(fr;~ //aères.,  III,  m,  4  !  Lettre  à  Florinus, 
dans  EusKBH,  Hist.  eccL,  V,  xx).  Ce  second  anneau 
de  la  tradition,  tout  imprégné  d'histoire  directe 
et  vécue,  nous  mène  jusqu'au  milieu  du  second 
siècle. 

Même  les  chrétiens  de  la  génération  suivante  ont 
pu  recueillir  l'écho  de  la  prédication  apostolique. 
Nous  le  voyons  par  saint  Irknéb,  contemporain  de 


la  persécution  de  Marc  Aurèle  en  177  et  mort  sous 
Septime  Sévère,  au  commencement  du  troisième  siè- 
cle. Polycarpe,  dont  il  suivit  les  leçons  dans  sa  jeu- 
nesse, lui  a  raconté  ses  entretiens  «  avec  Jean  et  les 
autres  qui  avaient  vu  le  Seigneur  »,  avec  «  les  té- 
moins oculaires  du  Verbe  de  vie  ».  {Lettre  à  Florinus, 
dans  Eusèbe,  l.  c.)  Les  martyrs  de  cette  période 
se  rattachent  encore  à  la  précédente  par  un  lien  so- 
lide, et  ont  pu  connaître  non  seulement  par  les 
documents  écrits,  mais  même  par  la  tradition  orale, 
les  faits  qui  servent  de  garants  à  la  doctrine  chré- 
tienne (voir  pour  plus  de  détails  mes  Dix  leçons  sur 
le  martyre,  5^  éd.,  igiS,  p.  3 12-820). 

Sans  doute,  ces  martyrs  des  premiers  âges  chré- 
tiens n'ont  pas  argumenté  avec  leurs  juges  pour  éta- 
blir les  fondements  historiques  de  leur  religion.  Ce 
n'est  pas  de  cela  qu'il  était  question,  mais  de  l'obéis- 
sance ou  de  la  désobéissance  aux  ordres  des  empe- 
reurs. Leur  mort  n'en  atteste  pas  moins  ces  faits 
initiaux,  car  s'ils  n'avaient  pas  eu  de  bonnes  raisons 
d'y  croire,  ils  n'auraient  pas  sacrifié  leur  vie  en 
refusant  d'abjurer.  Quand  un  disciple  des  apôtres, 
tel  qu'IoNACE  d'Antioche,  après  avoir  écrit  que  Pierre 
et  ceux  qui  étaient  avec  lui  reconnurent  et  touchèrent 
Jésus  ressuscité,  ajoute  :  «  A  cause  de  cela,  Six  tgûto, 
ils.  méprisèrent  la  mort,  ou  plutôt  ils  furent  supé- 
rieurs à  la  mort  »  (Ad  Smyrn. ,111),  il  indique  claire- 
ment qu'ils  furent  soutenus  dans  leur  martyre  par 
la  certitude  du  Christ  ressuscité,  et  que  par  ce 
martyre  ils  rendirent  témoignage  à  ce  qu'ils  avaient 
vu. 

Cette  phrase  d'un  écrivain  du  commencement  du 
second  siècle,  martyr  lui-même,  trouve  son  commen- 
taire dans  la  parole  célèbre  de  Pascal  :  "  Je  crois 
volontiers  les  histoires  dont  les  témoins  se  font  égor- 
ger. »  (Pensées,  xxvni;  éd.  171a,  p.  179)  Depuis 
Pascal,  lepointde  vue  auquel  il  s'est placéestdevenu 
celui  de  la  plupart  des  apologistes.  Ils  ont  reconnu 
dans  le  témoignage  des  martyrs  une  preuve  des  faits 
évangéliques.  Cet  argument  a  été  développé  au 
xviii"  siècle  par  Bergier  (Traité  de  la  vraie  Reli- 
gion, m*  partie,  ch.  v;  Dictionnaire  de  théologie, 
art.  Martyrs),  au  xix'par  Frayssinous  (Conférences  : 
Questions  surie  mar()Te),  PERRONE(/Je  l'era  Èeligione, 
I,  iv),  MoNSABRÉ  (Introduction  au  dogme  catholique, 
xxxvin'  conférence),  Hurter  (Theologiae  dogmaticae 
compendium),  Brugérb  (De  vera  Beligione,  1878,  p. 
i4a-i53),  de  nos  jours  par  T.\NQUERBY(.STno/)sis  theo- 
logica,  1901,  p.  225-233),  Sortais  (Valeur  apologé- 
tique du  martyre,  1906,  p.  525),  Allari>(/Jjx  leçons 
sur  le  martyre,  5"  éd.,  p.  809-321). 

b)  Mais  l'argument  tiré  du  témoignage  historique 
des  martyrs  ne  doit  pas  être  poussé  au  delà  de  ses 
justes  limites.  Ce  témoignage  n'a  toute  sa  valeur, 
comme  attestation  de  «  choses  vues  »,  que  s'il  a  été 
rendu  par  des  témoins  assez  rapprochés  des  origines 
pour  avoir  de  celles-ci  une  connaissance  directe.  A 
mesure  qu'on  s'est  éloigné  d'elles,  l'affirmation  de  la 
doctrine,  la  foi  de  «  ceux  qui  n'ont  pas  vu,  mais  qui 
ont  cru  »,  et  que  le  Sauveur  proclame  j  bienheureux  » 
(.S.  Jean,  xx,  29),  l'ont  emporté,  dans  le  témoignage 
des  martyrs,  sur  l'affirmation  des  faits.  Ces  martyrs 
des  temps  moins  anciens  meurent  pour  attester  la 
divinité  du  Christ,  la  divinité  de  l'Eglise,  la  divinité 
de  la  religion  ;  ils  sont,  selon  l'expression  de  saint 
Thomas  d'Aquin,  les  témoins  de  la  foi  chrétienne, 
testes  fidei  christianae  (Summa  Theologica,  11^  Il^ie, 
q.  ia4.  art.  4),  et  leur  témoignage,  à  ce  point  de  vue, 
garde  toute  sa  t-ateur  morale:  mais  il  n'a  plus  le 
caractère  en  quelque  sorte  documentaire  de  celui 
qu'avaient  rendu  les  martyrs  des  premières  géné- 
rations chrétiennes,  contemporains  des  apôtres  ou 
des  disciples  des  apôtres. 


335 


MARTYRE 


336 


C'est  là  le  second  aspect  du  témoignage  des  martyrs, 
aspect  plus  général,  et  applicable  à  tous  les  temps. 

Il  s'élargit  encore  quand  on  remarque  que  beau- 
coup d'eux  ont  attesté  par  leur  sang  non  seulement 
la  fidélité  aux  doctrines  de  l'Eglise,  mais  encore  la 
fidélité  à  ses  commandements  et  au  devoir  chrétien 
sous  toutes  ses  formes.  Il  y  eut  des  martyrs  de  la 
chasteté  comme  il  y  eut  des  martyrs  de  la  loi  :  pro 
jide  et  castitate  occisa  est,  disent  les  Actes  d'une 
martyre,  et  les  exemples  de  témoignages  rendus 
ainsi,  soit  à  cette  vertu,  soit  à  d  autres  devoirs  dic- 
tés par  la  loi  religieuse,  peuvent  être  cités  en  grand 
nombre  dans  tous  les  temps.  Après  avoir  dit  que 
0  non  seulement  la  foi,  mais  toutes  les  vertus  dans 
leur  rapport  avec  Dieu,  peuvent  être  la  cause  du 
martyre  »,  saint  Thomas  d'A^uin  ajoute  :  a  L'Eglise 
célèbre  le  martyre  de  saint  Jean-Baptiste,  qui  souf- 
frit la  mort  non  pas  pour  refus  de  renier  la  foi, 
mais  pour  son  courage  à  réprimer  l'adultère  »,  unde 
et  beati  Joannis  Baptistae  martyrium  in  Ecclesia  ce- 
lebratur,  qui  non  pro  neganda  fide,  sed  pi  o  reprehen- 
sione  aduUerii  mortem  siistiniiil  (Summa  Theologica, 
Uallas,  q.  124,  art.  5). 

3.  Les  eSets  du  témoignage  des  martyrs  :  sur 
les  chrétiens;  sur  les  païens.  —  a)  «  Quand  le  peu- 
ple, écrit  Lactance,  voit  des  hommes,  décliirés  par 
toute  espèce  de  supplices,  garder  au  milieu  des  bour- 
reaux fatigués  une  invincible  patience,  il  pense,  ce 
qui  est  la  vérité,  que  ni  la  volonté  unanime  d'un  si 
grand  nombre,  ni  la  persévérance  de  ceux  qui  meu- 
rent, ne  sont  des  choses  vaines,  et  que  la  patience 
humaine,  sans  le  secours  de  Dieu,  ne  pourrait  sup- 
porter d'aussi  grands  tourments.  Des  brigands,  des 
hommes  au  corps  robuste,  n'ont  pas  la  force  d'endu- 
rer de  pareilles  souffrances  :  on  les  entend  crier  et 
gémir.  Ils  sont  vaincus  par  la  douleur,  parce  que  leur 
manque  la  patience  inspirée  {inspirata  patientia). 
Chez  nous,  non  seulement  des  hommes,  mais  des 
enfants  et  de  faibles  femmes  ont  vaincu  en  silence 
leurs  bourreaux  ;  le  feu  même  ne  peut  tirer  d'eux 
un  gémissement.  Que  les  Romains  se  vantent  de  Mu- 
cius  Scaevola  ou  de  Régulus...  Voici  le  sexe  faible, 
l'âge  fragile,  qui  se  laissent  déchirer  et  brûler  tout 
le  corps,  non  par  nécessité,  puisqu'ils  peuvent,  s'ils 
le  veulent,  éviter  le  supplice,  et  qui  l'acceptent  de 
leur  pleine  volonté,  parce  qu'ils  ont  confiance  en 
Dieu...  »  Cet  héroïsme  n'est  pas  le  fait  d'un  petit 
nombre,  mais  «  de  milliers  d'hommes  répandus  dans 
le  monde  entier  »,  à  une  époque  où  «  partout,  de 
l'Orient  à  l'Occident,  la  loi  divine  a  été  reçue,  où 
tout  sexe,  tout  âge,  tout  pays  servent  Dieud'unmême 
cœur,  ont  la  même  patience,  le  même  mépris  de  la 
mort.  Aussi  doit-on  comprendre  qu'il  y  a  là  quelque 
réalité,  que  ce  n'est  pas  sans  une  juste  cause  que  l'on 
meurt  ainsi,  et  qu'elle  est  fondée  et  solide,  cette  re- 
ligion que  les  injustices  et  les  persécutions  ne  dé- 
truisent pas,  mais  au  contraire  font  croître  et  ren- 
dent chaque  jour  p!us  forte  »  (£»»■.  Inst.,  V,  xai). 

Ce  sont  là  les  grandes  lignes  de  l'apologétique 
du  martyre,  dessinées  par  un  contemporain  des 
martyrs,  à  une  heure  où  la  persécution  sévit  encore, 
mais  où  le  passé  déjà  long  de  l'Eglise  permet  de  jeter 
un  regard  en  arrière  et  de  faire  la  synthèse  de  sa 
douloureuse  et  glorieuse  histoire.  Lactance  trace 
ici  la  voie  aux  apologistes  modernes,  qui,  avec  l'ex- 
périence des  siècles  qui  ont  suivi,  considèrent  le 
martyre  comme  étant  «  dans  l'ordre  moral  et  social 
un  phénomène  admirable  et  vraiment  unique...  un 
fait  extraordinaire  qui  postule  une  explication 
divine,...  un  miracle  moral  j  (J.  Rivièbk,  dans 
Revue  pratique  d'apologétique,  i5  août  1907,  p.  629, 
6/12;  A.  DE  PouLriyuET,  même  revue,  !"•  avril  1909, 


p.  !\\;G.  Sortais,  Valeur  apologétique  du  martyre, 
p.  29),  n'ayant  son  pareil  dans  les  annales  d'au- 
cune religion  et  d'aucun  peuple,  et  qui  prouve  à  lui 
seul,  selon  l'expression  de  l'abbé  de  Broglie,  «  la 
transcendance  du  christianisme  ». 

b)  Les  piemiers  chrétiens  le  comprenaient.  Dans 
sa  lettre  de  i55,  l'Eglise  de  Smyrue  montre  plu- 
sieurs fidèles  dans  l'amphithéâtre  de  cette  ville, 
«  tellement  déchirés  par  le  fouet,  que  leurs  veines, 
leurs  artères,  tout  le  dedans  de  leur  corps  étaient  à 
nu,  et  cependant  si  fermes  que  les  assistants  s'atten- 
drissaient et  pleuraient,  pendant  qu'eux-mêmes  ne 
faisaient  entendre  ni  un  murmure  ni  une  plainte  ». 
La  lettre  ajoute:  0  11  est  visible  qu'à  cette  heure  où 
on  les  tourmentait,  les  témoins  du  Christ  étaient 
hors  de  leur  chair,  ou  plutôt  que  le  Christ  était  près 
d'eux  et  leur  parlait.  »  (Martyrium  Polycarpi,  11)  La 
lettre  écrite  vingt-deux  ans  plus  tard  au  nom  des 
chrétiens  de  Lyon  et  de  Vienne  montre  de  même  leurs 
martyrs  insensibles  aux  tourments  «  grâce  à  l'espé- 
rance, à  l'attachement  aux  biens  de  la  foi  et  à  la 
conversation  avec  le  Christ  »,et  «  le  Christ  lui-même 
souffrant  dans  la  personne  du  martyr  *,  »  û  ■nr/.7yuj 
X/iicTTo;  (dans  Euskbe,  Hist.  eccl.,  V,  i,  21,  5i,  56). 
On  trouve  une  expression  analogue  dans  la  Passion 
des  saintes  Perpétue  et  Félicité  (xv).  Tertullien 
fait  écho  à  ces  paroles,  quand  il  écrit  :  «  Christus  in 
martyre  est  »  (De  pudicitia,  xxu). 

c)  Les  païens  eux-mêmes  en  eurent  quelquefois  le 
sentiment.  La  lettre  déjà  citée  de  l'Eglise  de  Smyrne 
dit  que,  après  le  martyre  de  Polycarpe,  «  la  foule 
s'étonnait  qu'il  y  eût  une  si  grande  différence  entre 
les  infidèles  et  les  élus  n,éay//ar«(  TTocvraràv  oy'j'iv  £(  Ti7at^Tï: 
Tt;  ^tr/.'jopù  fiirvXh  ziiv  t£  àTTfTTwv  xai  tôiv  ïx/extùj  {^Murt. 
Polycarpi,  xvi).  La  vue  de  la  constance  des  martyrs 
parut,  à  saint  Justin  encore  païen,  la  plus  sûre  réfu- 
tation des  calomnies  alors  répandues  contre  les 
chrétiens  (saint  Justin,  11  ^Ipo/. ,  xii).  Un  écrivain 
chrétien  a  noté  l'impression  produite  sur  les  specta- 
teurs païens  par  cette  constance  inexplicable  :  «  Un 
jour  que  des  mains  cruelles  déchiraient  le  corps 
d'un  chrétien,  et  que  le  bourreau  traçait  de  sanglants 
sillons  sur  ses  membres  lacérés,  j'entendais  les 
conversations  des  assistants.  Les  uns  disaient  :  a  11 
y  a  quelque  chose,  je  ne  sais  quoi,  de  grand  à  ne 
point  céder  à  la  douleur,  à  supporter  les  angoisses.  » 
D'autres  ajoutaient:  «  Je  pense  qu'il  a  des  enfants, 
une  épouse  est  assise  à  son  foyer.  Et  cependant  ni 
l'amour  paternel,  ni  l'amour  conjugal  n'ébranle  sa 
volonté.  Il  y  a  là  quelque  chose  à  étudier,  un  courage 
qu'il  faut  scruter  jusqu'au  fond.  On  doit  faire  cas 
d'une  croyance  pour  laquelle  un  homme  soutire  et 
accepte  de  mourir.  »  (/ve  laude  martyrum,  v) 

Ces  réilexions  des  gens  de  bonne  foi  furent  cause 
de  nombreuses  conversions.  Le  sang  des  chrétiens, 
selon  le  mot  si  souvent  cité  de  Tehtdllikn,  devenait 
ainsi  une  semence,  «  semen  est  sanguis  cliristia- 
norum  »  (Apologeticus  adversus  génies,  l).  Rapi)elant 
les  exhortations  de  Cicéron,  de  Sénèque,  de  Diogène, 
de  Pyrrhon,  de  Callinique,  sur  le  mépris  de  la  dou- 
leur et  de  la  mort,  il  ajoute:  «  Ces  paroles  ont  fait 
moins  de  disciples  que  l'exemple  des  chrétiens.  Ce 
que  vous  appelez  notre  obstination  est  un  enseigne- 
ment. Qui,  en  les  voyant,  n'est  pas  énm,  et  me 
recherche  pas  ce  qu'il  y  a  de  réel  là  dedans  (quid 
intus  in  re  sil)"}  et  qui,  après  l'avoir  découvert,  ne 
s'en  approche  pas? qui,  après  s'en  être  approché, ne 
souhaite  pas  aussi  de  souffrir?»  (Ibid.)  11  répète 
brièvement,  en  s'adressant  au  cruel  proconsul  Sca- 
pula:  «  Quiconque  est  témoin  de  notre  constance  en 
reçoit  un  choc  (ut  aliquo  scrupulo  percussus),  s'in- 
forme, recherche  la  cause,  et,  quand  il  a  connu  la 
vérité,  il  la  suit.  »  (^Ad  Scapulam,  v) 


337 


MARTYRE 


338 


Lactancb  insiste  à  son  lour  sur  la  fécondité  du 
témoignage  des  martyrs  :  «  Plusieurs  sont  séduits 
par  le  courage  et  la  foi  des  cbréliens.  L'un  se  prend 
à  soupçonner  que  ce  n'est  pas  sans  motif  que  le  culte 
des  dieux  est  jugé  mauvais  par  un  si  grand  nombre 
d'hommes,  puisqu'ils  aiment  mieux  mourir  ([ue  de 
faire  ce  que  les  autres  font  pour  vivre.  L'autre 
désire  savoir  quel  est  ce  l)ieu  pour  lequel  on  combat 
ainsi  jusqu'à  la  mort,  qui  est  préféré  à  tout  ce  qu'il 
y  a  d'admirable  et  de  cher  en  celte  vie,  dont  ni  la 
perte  des  biens  ou  de  la  lumière,  ni  la  douleur  cor- 
porelle ouïes  tourments  qui  brisent  nos  membres,  ne 
nous  peuvent  détacher.  Ces  raisons  sont  très  ellicaces; 
mais  en  voici  d'autres  qui  ont  toujours  fait  beaucoup 
pour  augmenter  notre  nombre.  La  foule  des  assis- 
tants entend  les  chrétiens  dire  au  milieu  des  sup- 
plices :  «Nous  ne  sacrifions  pas  à  ces  pierres  taillées 
«  par  la  main  de  l'homme,  mais  au  Dieu  vivant  qui  est 
«  dans  le  ciel.  »  Beaucoup  comprennent  que  c'est  la 
vérité,  et  ils  l'admettent  du  fond  du  cœur.  Ensuite, 
comme  il  arrive  toujours  dansles  choses  incertaines, 
ils  se  demandent  entre  eux  quelle  peut  être  la  cause 
de  cette  persévérance:  ils  apprennent  ainsi,  dans  le 
public  où  elles  sont  répandues  et  colportées,  bien  des 
choses  relatives  à  notre  religion, qui  ne  peuvent  que 
leur  plaire  parce  qu'elles  sont  bonnes...  Toutes  ces 
causes  réunies  ensemble  donnent  à  Dieu,  d'une 
manière  admirable,  un  grand  nombre  de  lidèles.  v 
(2^jV.  Iiist.,  V,  xxiii) 

Cette  page  d'un  écrivain  des  premières  années  du 
IV»  siècle  est  vraie  pour  tous  les  temps  :  un  mission- 
■  naire  du  xix'  ou  du  xx'  siècle  la  signerait. 

/i.  Le  catholicisme  deu  rcartyra.  —  a)  Il  n'y  a 
de  martyrs, au  sens  propre  du  mol,  que  delà,  foi  catho- 
lique. Quod  inorlyres  veros  non  fuciat  poena,  sed 
causa,  «  c'est  la  cause,  non  la  peine,  qui  fait  les  mar- 
tyrs», écrit  saint  Augustin  (lip.  lxxxix).  Les  accep- 
tions vulgaires  du  mot  «  martyr  »  données  dans  la 
langue  courante  aux  personnes  qui  soulfrent  beau- 
coup, quelle  que  soit  la  cause  de  leurs  souffrances, 
doivent  donc  être  écartées.  Le  martyr  est  un 
témoin  de  la  vraie  religion,  et  il  n'y  "a  de  martyrs, 
au  sens  jiropre  du  mot,  que  ceux  qui  soulfrent  pour 
elle  et  l'attestent  par  leurs  souffrances. 

»  On  ne  peut  être  appelé  martyr  pour  avoir  rendu 
témoignage  à  une  véritéquelconque,  écrit  saint  Tuo- 
MAS,  mais  seulement  pour  avoir  rendu  témoignage  à 
la  vérité  divine  :  autrement,  si  quelqu'un  mourait 
pour  avoir  confessé  une  vérité  concernant  la  géomé- 
trie ou  toute  autre  théorie  spéculative,  il  devrait  être 
considéré  comme  martjr,  ce  qui  parait  ridicule.  » 
{Summa  Tlieol.,\l^  l\^^,(\.  I24,art.  5)  La  philosophie 
elle-même  est  exclue  par  cette  définition  ;  et,  de  fait, 
«  personne,  écrit  au  second  siècle  saint  Justin,  ne 
crut  Socrate  jusqu'à  mourir  pour  ce  qu'il  enseignait»  . 
(Il  Apol.,vu\)  On  vit  sans  doute  dans  l'Empire  romain 
des  philosophes  exilés  et  même  mis  à  mort  par  la 
haine  des  tyrans  :  ce  furent  des  victimes,  parfois  très 
nobles,  de  la  jalousie  ou  de  la  politique  :  mais  on  ne 
prendra  pas  pour  des  martyrs  Sénèque  s'ouvrant  les 
veines  par  ordre  de  Néron  ou  l'illustre  stoïcien  Thra- 
séos.  Même  les  causes  les  plus  belles  et  les  plus 
pures,  en  dehors  de  la  religion,  n'ont  point  produit 
de  martyrs,  au  sens  propre  de  ce  mot  :  bien  que 
l'immolation  volontairement  acceptée  puisse  avoir, 
dans  certains  cas,  un  très  grand  mérite  devant  Dieu. 
De  terribles  événements  ont  attiré  l'attention  sur  ce 
sujet  :  il  est  traité  avec  une  précision  magistrale  par 
le  Cardinal  Mercier. 

«  Un  ollicier  d'état-major  —  tcrit-il  dans  sa  lettre 
célèbre  sur  le  Patriotisme  et  l'Endurance  —  me  de 
mandait  naguère  si  le  soldat  qui  tomI)e  au  service 


d'une  cause  juste  —  et  la  nôtre  l'est  à  l'évidence  — 
est  un  martyr.  Dans  l'acception  rigoureuse  et  théo- 
logique du  mot,  non,  le  soldat  n'est  pas  un  martyr, 
car  il  meurt  les  armes  à  la  main,  tandis  que  le 
martyr  se  livre,  sans  défense,  à  la  violence  de  ses 
bourreaux.  Mais  si  vous  me  demandez  ce  que  je 
pense  du  salut  éternel  d'un  brave  qui  donne  con- 
sciemment sa  vie  pour  défendre  l'honneur  de  sa 
patrie  cl  venger  la  justice  violée,  je  n'hésite  i)as  à 
répondre  que  sans  aucun  doute  le  Christ  couronne  la 
vaillance  militaire  et  que  la  mort,  chrétiennement 
acceptée,  assure  au  soldat  le  salut  de  son  àme.  Nous 
n'avons  pas,  dit  Notre-Seigneur,  de  meilleur  moyen 
de  pratiquer  la  charité  que  donner  notre  vie  pour 
ceux  que  nous  aimons,  Majorent  liac  dileciionem 
nemo  haiet,  ut  animant  suant  ponat  quis pro  amicis 
suis.  Le  soldat  qui  meurt  pour  sauver  ses  frères, 
pour  protéger  les  foyers  et  les  autels  de  la  patrie, 
accomplit  celle  forme  supérieure  de  la  charité.  Il 
n'aura  pas  toujours,  je  le  veux,  soumis  à  une  ana- 
lyse minutieuse  la  valeur  morale  de  son  sacrifice, 
mais  est-il  nécessaire  de  croire  que  Dieu  demande  au 
brave  entraîné  au  feu  du  combat  la  précision  mé- 
thodique du  moraliste  et  du  théologien'.'  Nous  admi- 
rons l'héroïsme  du  soldat  :  se  pourrait-il  que  Dieu 
ne  l'accueillit  pas  avec  amour?...  Car  telle  est  la 
valeur  d'un  acte  de  charité  parfaite,  qu'à  lui  seul  il 
efface  une  vie  entière  de  péché.  D'un  coupable,  sur 
l'heure,  il  fait  un  saint.  » 

Il  peut  donc  y  avoir,  dans  le  sacrifice  volontaire 
de  sa  vie  à  une  cause  juste  ou  —  ajoute  plus  loin  le 
cardinal  —  à  une  cause  que  l'on  croit  juste,  un  mé- 
rite tel  qu'il  ait  devant  Dieu,  pour  le  salut  de  l'àme, 
une  efiicacilé  comparaljle  dans  une  certaine  mesure 
à  celle  du  martyre.  Mais  l'analogie  n'est  pas  com- 
plète, comme  le  montre  à  son  tour  S.  E.  le  cardinal 
Billot,  dans  un  discours  prononcé  à  Rome  le  25  mars 
igi5.  Non  seulement  la  mort  du  soldat  sur  le  champ 
de  bataille  est  glorieuse  devant  les  hommes,  mais 
«  n'est-on  pas,  dit-il,  fondé  à  espérerqu'elleait  aussi 
quelque  privilège  au  regard  de  la  vie  éternelle  »?II 
attend  de  la  miséricorde  divine,  pour  ceux  qui  sont 
ainsi  tombés  en  défendant  leur  patrie,  «  des  éclairs 
de  grâce  qui  traversent  leurs  âmes  et  les  incitent  à 
faire  les  actes  de  foi,  d'espérance,  de  charité,  de  con- 
trition qui,  suppléant  au  défaut  du  sacrement  de 
pénitence,  les  disposent  à  la  grâce  de  la  récompense 
et  de  pardon  ».  Car  «  il  semble  bien  que  s'il  y  a  tou- 
jours une  place  possible  à  la  visite  de  Dieu  dans  le 
moment  qui  précède  immédiatement  la  mort,  même 
pour  les  pécheurs  qui  n'auraient  donné  jusque-là 
aucun  signe  de  résipiscence,  il  y  en  aura  une  bien 
plus  large  encore  dans  les  circonstances  particulière- 
ment propres  à  émouvoir  la  divine  miséricorde,  de 
la  mort  sur  le  champ  de  bataille  ».  L'éminent  théo- 
logien rapporte  ici  l'exemple  de  Judas  Macchabée 
faisant  offrir  un  sacrifice  pour  l'àme  de  ses  soldats 
tombés  sur  le  champ  de  bataille  dOdoilam,  et  espé- 
rant quod  cum  pietale  dormitionent  accepcrani,  bien 
qu'un  peu  auparavant  ils  se  fussent  rendus  coupa- 
bles d'un  acte  idolàtrique  défendu  par  la  loi  divine 
(II  Macch.,  xir,  39-46).  Le  héros  juif  «  a  la  confiance 
(]ue,  malgré  tout,  Dieu  n'aura  pas  refusé  à  ces 
braves,  qui  s'étaient  volontairement  offerts  pour  le 
combat,  la  grâce  suprême  de  la  pénitence  et  du 
repentir  ».  {la  France  catholique  à  Rome,  Paris  et 
Rome,  igiS,  p.  2/1-26) 

Le  rappel  de  ce  fait  historique  achève  de  mettre 
en  lumière  une  différence  essentielle  entre  la  raortdu 
soldat,  même  dans  les  meilleures  dispositions  et 
pour  la  plus  juste  des  causes,  et  la  mort  du  martyr. 
Celui  <iui  a  rendu  témoignage  à  la  vérité  ou  à  la  vertu 
chrétienne  par  le  baptême  sanglant  du  martyre,  est 


339 


MARTYRE 


340 


entièrement  purifié  :  il  n'a  plus  besoin  de  prières: 
nous  verrons,  dans  l'un  des  chapitres  suivants,  que 
dès  les  premiers  siècles  de  l'Eglise  il  était  interdit  de 
prier  pour  lui.  La  doctrine  catholique  nous  enseiirne 
que  son  âme  est  entrée  tout  de  suite  dans  l'éternelle 
béatitude.  Au  contraire,  le  soldat  qui  s'est  volon- 
tairement et  consciemment  immolé  pour  sa  patrie 
peut  cependant  avoir  encore  des  fautes  à  expierdans 
l'autre  vie  :  son  sacrilice,  même  accompagné  du  sin- 
cère regret  de  ses  péchés,  condition  nécessaire  du 
salut,  n'a  pas  suffi  à  effacer  toutes  les  peines  qui  lui 
sont  dues.  Aussi,  suivant  l'exemple  donné  par  Judas 
Macchabée,  l'Eglise  continue-t  elle  à  prier  pour  lui. 
On  lira  utilement  sur  ce  sujet  une  conférence  faite, 
le  i5  mai  191 5,  par  le  R.  P.  dk  La  Brièrb.  repro- 
duite dans  VEcho  de  la  Ligue  patriotique  des  Fran- 
çaises, i5  juin  1915,  et  en  appendice  dans  le  volume 
intitulé  :  Luttes  de  l'Eglise  et  luttes  de  la  Patrie 
(Paris,  Beauchesne,  1916),  et  dont  voici  les  conclu- 
sions :  «  11  serait  inexact  d'attribuer  à  la  mort  du 
soldat  sur  le  champ  de  bataille  la  même  valeur  et 
la  même  récompense  qu'à  la  mort  du  martyr.  Mais 
il  est  certainement  légitime  de  considérer  la  mort  du 
soldat  sur  le  champ  de  bataille,  dans  une  fidélité 
généreuse  au  devoir  militaire,  comme  autorisant  une 
espérance  très  spéciale  de  salut  éternel.  >> 

En  résumé,  si,  dans  sa  grandeur  morale,  la  mort 
subie  et  acceptée  par  le  défenseur  d'une  cause  juste 
n'est  pas  sans  analogie  avec  celle  du  martyr,  cepen- 
dant, au  sens  strict  du  mot,  à  son  sens  tliéologique 
et  historique,  il  n'y  a  de  vrais  martyrs  que  de  la  reli- 
gion. 

b)  L'Eglise  ajoute  :  et  delà  vraie  re//^/on.  C'est  l'en- 
seignement unanime  des  Pères  du  second,   du  troi- 
sième, du  quatrième  siècle,  a  Seuls,  dit  saint  Irénéb, 
souffrent  vraiment  persécution  pour  la  justice  ceux 
qui  s'appuient  sur  la  véritable  Eglise,  v  (//aères.,  IV, 
xxxm,  9)  Ceux  qui  sont  séparés  d'elle  par  le  schisme 
ou  par  l'hérésie,  «  même  s'ils  sont  tués  en  confes- 
sant le  nom  du  Christ,  ne  lavent  point   leur  tache 
dans  le  sang,  dit  saint  Cvprikn,  La  faute  inexpiable 
de  leur  discorde  ne  peut  être  effacée  même  par  leur 
souffrance.  On  ne  peut  être  martyr  quand  on  n'est 
pas  dans    l'Eglise  »,   martir  esse  non  potest  qui  in 
Ecclesia  non  est  (De  Ecclesiae  unitate.  xiv  ;  cf.  Ep. 
xxxvi).  Saint  Augustin   commente   celte   parole  de 
saint  Cyprien  dans  une  lettre  où    il   fait    allusion, 
d'autre  part,  à  l'erreur  de  l'évêque  de  Carthage  dans 
la  controverse  baptismale.  »  Cyprien  a  été  une  bran- 
che féconde,  et  s'il  va  eu  dans  cette  branche  quelque 
chose  à  retrancher,  le  fer  glorieux  du  martyre    y  a 
passé  :  non  point  parce  qu'il  est  mort  pour  le  nom 
du   Christ,  mais  parce  qu'il  est  mort  pour  le  nom  du 
Christ  dans  le  sein  de  l'unité  :  car    il    a    écrit   lui- 
même  et  il  a  rigoureusement  affirmé  que  ceux  qui 
meurent  hors  de  l'unité,  lors  même  qu'ils  périssent 
pour  le  nom  du  Christ,  ne  peuvent  pas  compter  au 
rang   des  martyrs  :    tant  l'amour    ou    la   violation 
de  l'unité  sont  puissants  pour  effacer  nos  fautes   ou 
nous  retenir  sous  leur  poids.  »(£p.  ce. ,4;  cf.  Sermo 
ccLxxv;  ccLxxxv,  2;   cccxxvii,  i;   cccxxxi,2;  Ep. 
Lxxxix;    cvni,    5;    cciv,    4)  Et   quelle    parole   plus 
nette,  plus  dure  en  apparence, que  celle-ci,  du  même 
saint  Augustin, écrivant  en  4  16  à  un  prêtre  donatiste: 
«  Etabli  en  dehors  de  l'Eglise,  séparé  de  l'unité  et 
du  bien  de  la  charité,  vous  seriez  puni  de  l'éternel 
supplice,  lors  même  que  vous  seriez  brûlé  vif  pour 
le  nom  du  Christ!  »   Paris  ah  Ecclesia  constilutus  et 
separatus  a  compagine  unitatis  et  vinculo  caritatis, 
aeterno  supnlicio  punieris  etiamsi  pro  Clirisfi  nominè 
vivus  incenderis.  »   (Ep.  clxxiii,  6)  Mais,  comme  on 
l'a  remarqué,  Augustin  souligne  ici  discrètement»  le 
côte  volontaire,  coupable,  de  l'état  ainsi  réprouvé  ». 


Ainsi,  ceux  qui  périssent,  même  «  pour  le  nom  du 
Christ  »,  mais  en  étant  eux-mêmes 'i  horsdel'Eglise  », 
comme  il  arriva  plus  d'une  fois  à  des  marcionites  ou 
à  des  montanistes  pendant  les  persécutions  des  pre- 
miers siècles,  n'ont  pas  droit  au  titre  de  martyrs. 
C'est  la  doctrine  des  Pères  de  l'Eglise,  et  ils  furent 
probablement  d'autant  plus  pressés  de  la  formuler, 
que,  dans  les  hérésies  de  leur  temps,  l'idée  du 
martyre  dilTérait  notablement  de  ce  qu'elle  était 
dans  l'Eglise  catholique.  Celle-ci,  en  toutes  choses 
ennemie  de  l'orgueil  et  de  la  présomption,  défend  la 
recherche  volontaire  du  martyre  :  en  principe,  elle 
interdit  à  ses  lidèles  de  se  dénoncer  eux-mêmes  aux 
persécuteurs  (sur  les  exceptions  à  cette  règle,  voir 
saint  Thcmas,  Summa  Tlieol.,  Il"  II"',  q.  124,  art.  3, 
et  Benoit  XIV,  De  ser^'orum  Dei  beatificatione  et 
beatoriini  canonizatione,  III.  xvi)  :  elle  va  jusqu'à 
refuser  le  titre  de  martyr  à  ceux  qui  ont  attiré  sur 
eux  la  colère  des  païens  en  insultant  à  leur  religion 
ou  en  détruisant  inutilement  leurs  idoles  (concile 
d'IUiberis,  canon  60;  Origène  Contra  Celsum,  VIII, 
xxxviii),  comme  elle  le  refuse,  d'une  manière  géné- 
rale, à  ceux  qui  ont  gardé  dans  leur  cœur  un  senti- 
ment contraire  à  la  charité,  et  meurent  sans  par- 
donner à  leurs  ennemis  (saint  Cyprien,  De  bono 
patientiae,  xiv).  Nous  voyons,  au  contraire,  chez 
les  marcionites  et  chez  les  montanistes.  la  recherche 
du  martyre  recommandée,  le  blâme  publiquement 
jeté  sur  les  chrétiens  qui,  déliants  d'eux-mêmes  et 
obéissant  aux  conseils  du  Sauveur,  essayaient  de  se 
dérober  par  la  fuite  aux  persécuteurs.  Ces  héré- 
tiques, ou  ceux-là  du  moins  qui  étaient  volontaire- 
ment et  sciemment  imbus  de  l'esprit  de  leur  secte, 
s'éloignaient  de  parti  pris,  sur  la  question  du  mar- 
tyre, de  la  doctrine  et  de  la  pratique  de  l'Eglise 
catholique,  et  des  exemples  donnés  par  les  lidèles 
dociles  à  ses  directions.  (Sur  les  martyrs  marcionites, 
ErsÈDR.  flist.  eccl.,  III.  xii  ;  IV,  xv;  V,  xvi  ;  De 
mart.  l'ai.,  x  ;  Trhtcllien,  Ad^-.  Marcionem,  I,  xxvii; 
Martrrium  Pionii,  xxi  ;  sur  les  martyrs  montanistes, 
Tertcllibn,  De  fuga  in  persecutione  ;   Eusèbe,  Hist. 


eccl.,  V,  XVI,  12,  20,  22  ;  xviii.  5,  6, 


Cf.    P.  DR   La- 


briollb,  La  crise  montaniste, Paris,  I9i3,p.  i83;  Les 
sources  de  l'histoire  du  montanisme,  igiS,  p.  ^3-^6, 
et  mes  Dix  leçons  sur  le  martyre,  5'  éd..  p.  322-329). 
La  discipline  de  l'Eglise  primitive  est  conforme  à 
sa  doctrine.  Les  lidèles  emprisonnés  pour  la  foi 
s'abstiennent,  même  dans  les  cachots,  de  communi- 
quer avec  les  hérétiques  captifs  pour  le  même  motif 
(Ecsèbb,  Hist.  eccl.,  V,  xvi.  22).  Il  est,  au  quatrième 
siècle,  interdit  aux  lidèles,  sous  peine  d'excommuni- 
cation, de  prier  ou  d'offrir  le  saint  sacrifice  sur  les 
tombeaux  des  hérétiques  honorés  comme  martyrs 
par  leur  secte:  le  concile  de  Laodicée,  vers  38o,  qui 
édicté  dans  son  canon  9  cette  interdiction,  donne 
même  (canon  34)  à  ces  hérétiques  immolés  par  les 
païens  le  nom  de  ir^ôîuKiT^îa;,  tiOt    iVriv  aipm/.'yy:. 

c)  Est-ce  àdirequ'il  faille  refuser  la  sympathie  ou 
l'admiration  à  tous  ceux  qui  sont  morts  our  la  foi 
du  Christ,  mais  séparés  de  l'Eglise  par  le  schisme 
ou  l'hérésie?  Evidemment,  ils  n'ont  droit  à  recevoir 
officiellement  ni  le  titre  de  martyrs,  ni  le  culte 
rendu  aux  martyrs.  Mais  n'en  eurent-ils  pas  devant 
Dieu  le  mérite,  si,  retenus  par  une  ignorance  invin- 
cible, avec  une  parfaite  bonne  foi.  dans  une  secte 
séparée  de  l'Eglise,  ilsontétémis  à  mort  par  haine 
du  Christ,  elpourleur  refus  de  le  renier,  c'est-à-dire 
en  confessant,  eux  aussi,  la  vérité? 

Je  n'ai  pas  qualité  pour  répondre  à  cette  question; 
mais,  comme  elle  peut  concerner  également  des  vic- 
times des  persécuteurs  anciens  et  modernes,  je  cite- 
rai les  réponses  que  des  missionnaires  me  paraissent 
lui  avoir  faites,  au  moins  implicitement. 


341 


MARTYRE 


342 


Le  P.  Aymard  Gukrin,  S.  J.,  qui  voyageait  en 
Egypte  en  1627,  parle  de  l'admirable  constance  avec 
laquelle  un  schismatique  copte  souffrit  au  Caire  les 
plus  cruels  tourments  plutôt  que  d'abandonner  la 
foi  chrétienne  pour  se  convertir  à  la  religion  de 
Mahomet.  Il  ajoute  que  les  missionnaires  catholiques 
eux-i.iêraes,  prisonniers  en  ce  moment,  «  ne  purent 
retenir  les  larmes  que  la  pieté  tirait  de  leurs  yeux, 
■et  les  louanges  qu'elle  formait  dans  leur  bouche  pour 
bénir  Dieu  qui,  par  des  effets  extraordinaires  de  sa 
bonté,  au  milieu  de  la  barbarie  et  de  l'impiété,  fortifie 
■si  efficacement  ces  pauvres  chrétiens  destitués  de  se- 
cours et  d'instruction,  qu'elle  renouvelle  en  eux  les 
actes  les  plus  héroïques  des  anciens  martyrs  et  les 
fait  compagnons  de  leurs  combats  pour  leur  donner 
part  à  leur  couronne.  Ils  ne  se  faisaient  point  scru- 
pule de  tenir  pour  martyrs  ces  pauvres  chrétiens, 
parce  que  leur  hérésie  étant  purement  matérielle, 
l'ignorance  tout  à  fait  invincible  dans  laquelle  ils 
sont  élevés  les  rend  excusables.  L'obstination  et  la 
contumace  de  la  volonté  est  l'âme  de  l'hérésie,  la 
simple  créance  en  est  seulement  le  corps.  >>  (Le  voyage 
tn  Ethiopie  entrepris  par  le  P.  Armard  GHe'r/n,  dans 
Rabbath,  Documents  inédits  pour  sert'ir  à  l'histoire 
du  Christianisme  en  Orient  (xvi'-xix'  siècle),  Paris, 
Leipzig  et  Londres,  t.  l,  1906,  p.  19) 

A  une  époque  plus  rapprochée  de  nous,  un  autre 
missionnaire  écrit,  à  propos  d'un  prêtre  arménien 
schismatique  massacre  en  1896  avec  son  fils  par  les 
Kurdes,  qui  leur  avaient  donné  à  choisir  entre 
l'apostasie  et  la  mort  :  «  Quoique,  thëologiquement 
parlant,  le  titre  de  martyr  ne  convienne  qu'aux  en- 
fants de  l'Eglise  catholique,  cependant,  dans  un  sens 
large,  ils  l'ont  mérité,  tous  ceux,  —  et  jamais  on  n'en 
■saura  le  nombre,  —  qui  ont  préféré  le  martyre  à 
l'apostasie.  Nés  dans  le  schisme,  ils  vivaient  dans 
la  bonne  foi,  et  appartenaient  par  conséquent  à 
l'âme  de  l'Eglise.  »  (Les  Missions  catholiques  fran- 
çaises au  XIX"  siècle,  t.  I,  p.  agi)) 

Dans  son  livre  sur  V Université  de  l'Eglise  et  le 
schisme  grec  (Paris,  igiS,  p.  82/1),  M.  l'abbé  Bous- 
quet raconte  l'histoire  de  plusieurs  de  ces  schisma- 
liques,  immolés  par  les  Turcs,  au  commencement 
du  XIX*  siècle,  pour  leur  refus  d'abjurer  la  foi  chré- 
tienne. Le  récit  de  la  mort  de  Janni,  musulman  de 
l'Epire  converti  au  christianisme  en  voyant  marty- 
riser les  chrétiens,  puis  baptisé  dans  l'Eglise  grecque 
et  décapité  le  a3  septembre  181 4,  après  les  plus 
cruelles  tortures,  pour  n'avoir  pas  voulu  renoncer  à 
sa  religion,  est  une  page  très  belle.  Le  savant  his- 
torien nous  fait  admirer  l'action  du  Saint-Esprit 
dans  beaucoup  de  ces  âmes  qu'abrite  l'Eglise  «  or- 
thodoxe »  .  La  plupart  des  fidèles  sont  d'une  bonne 
foi  incontestable,  et  l'état  de  séparation  pour  lequel 
ils  n'ont  rien  fait  ne  saurait  leur  cire  imputable. 
Dans  ces  âmes,  la  foi  au  Dieu  de  la  révélation  chré- 
tienne, l'amour  de  Jésus-Christ,  l'attachement  à 
l'Eglise  dans  laquelle  elles  voient  la  véritable  Eglise 
du  Christ,  sont  demeurés  profonds  et  sincères.  Ces 
sentiments,  elles  savent  à  l'occasion  les  manifester 
d'une  façon  édifiante,  touchante,  même  héroïque  ; 
quelques-unes  d'entre  elles  ont  été  dignes  de  la 
grâce  du  martyre. 

Ces  commentaires  s'ajouteront  utilement,  croyons- 
nous,  aux  citations  qui  les  ont  précédés,  non  pour 
corriger,  mais  pour  expliquer  la  doctrine  en  appa- 
rence plus  dure  des  anciens  Pères,  en  présentant  un 
ordre  d'idées  qui  n'avait  pas  été  traité  par  eux. 

d)  La  question  est  évidemment  tout  autre  quand 
il  s'agit  non  |>lus  de  l'hérétique  ou  du  schismatique  de 
bonne  foi  qui  a  accepté  la  mort  plutôt  que  de  renier 
le  Christ,  mais  de  l'hérétir/up  ou  du  schismatique 
qui,  même  avec  héroïsme  et  sincérité,  est  mort  pour 


rester  fidèle  à  de  fausses  opinions.  «  Hors  de  l'Eglise 
catholique,  il  a  pu  y  avoir  des  hommes  qui  sont 
morts  de  bonne  foi  pour  une  erreur;  mais  si  la 
bonne  foi  les  excuse  du  péché  et  leur  laisse  même 
jusqu'à  un  certain  point  devant  Dieu  le  mérite  de 
leur  sacrilice,  elle  ne  peut  changer  l'ordre  objectif 
des  choses  et  faire  que  l'erreur  devienne  la  vérité. 
Nous  les  plaindrons  donc  sincèrement,  comme  nous 
plaignons  les  victimes  d'une  ignorance  invincible  ; 
mais  par  amour  de  la  clarté,  et  pour  éviter  toute 
équivoque,  nous  nous  refusons  à  leur  décerner  le 
litre  de  martyrs,  réservé  aux  témoins  de  la  vérité.» 
(Dubois,  Le  témoignage  des  martyrs,  dans  Revue  du 
clergé  français,  i5  mars  1907,  p.  3i) 

La  raison  de  ce  refus  est  clairement  donnée  par 
le  P.  Pbbronb.  «  L'Eglise  que  Jésus-Christ  a  fondée, 
ayant  seule  reçu  de  lui  ses  divines  instructions, 
aj'ant  vu  de  ses  yeux  les  actions,  les  faits  de  l'Homrae- 
Dieu,  peut  seule  aussi  rendre  un  témoignage  véridi- 
que  de  ce  qu'elle  a  tu  et  entendu  depuis  le  commen- 
cement. Cette  Eglise  est  comme  une  personne  morale, 
un  individu  moral  toujours  vivant,  qui  continue  sans 
interruption  d'attester  aux  générations  qui  se  suc- 
cèdent la  môme  doctrine,  avec  son  véritable  sens, 
dans  toute  la  suite  des  siècles.  Telle  est  la  raison  pour 
laquelle  il  n'y  a  que  l'Eglise  qui  ait  des  martyrs,  c'est- 
à-dire  des  témoins  des  faits,  et  en  aussi  grand  nom- 
bre qu'elle  a  compté  d'enfants  de  son  sein  qui  ont 
versé  leur  sang  et  donné  leur  vie  pour  rendre  témoi- 
gnage de  ce  qu'ils  avaient  appris  d'elle  depuis  le 
commencement,  comme  elle-même  n'avait  fait  en  cela 
que  leur  faire  part  de  ce  qu'elle  avait  vu  et  entendu. 
C'est  ce  qui  est  impossible  aux  sectaires,  tant  parce 
qu'ils  ont  interrompu  la  chaîne  qui  les  unissait  à 
l'Eglise,  seule  dépositaire  du  fait  en  question,  que 
parce  que,  lorsqu'ils  s'opposent  à  l'enseignement  de 
l'Eglise,  ce  n'est  pas  un  fait  historique  qu'ils  attestent, 
mais  leur  propre  opinion,  leur  pensée  personnelle, 
leur  idée  subjective  qu'ils  affirment.  »  Le  P.  Perrone 
fait  ensuite  l'application  de  ces  principes  à  des  lu- 
thériens ou  à  des  anglicans  mourant  pour  leurs  opi- 
nions, comme  l'histoire  des  luttes  religieuses  du 
xvie  siècle  en  offre  des  exemples.  Ils  ont  sacrifié  leur 
vie  pour  ne  pas  abandonner  la  doctrine  de  Luther 
ou  l'établissement  ecclésiastique  d'Henri  VIII.  Ils  ne 
sont  pas  morts  pour  la  doctrine  ou  pour  l'Eglise  de 
Jésus-Christ.  Quel  qu'ait  pu  être  leur  courage  ou 
leur  sincérité,  de  telles  victimes  n'ont  aucun  droit  au 
titre  de  martyr,  c'est-à-dire  de  témoin  de  la  reli- 
gion chrétienne.  Pkrkone,  Le  Protestantisme  et  la 
Règle  de  la  foi,  t.  II,  Paris,  i854,  p.  4o9-4'0- 

II.  —  Le  mahtyhk  au  temps 

DES   PERSÉCUTIONS   ANTIQUES.    EmPIRB   ROMAIN 

1.  Les  documents  ;  Actes  ou  PtiS!>ions  des  martyrs;  Marty- 
rologes; Histoires  ecclésiastiques;  Œuvres  oratoires  ou 
correspondance  des  Pères  de  l'Eglise;  poésie;  épigra- 
phie;  la  littérature  chrétienne;  la  littérature  païenne. 
2.  La  législation  :  les  deux  premiers  siècles  ;  le  troi- 
sième siècle,  les  édits  de  persécution.  3.  Le  nombre  des 
martyrs  ;  impossibilité  d'une  statistique;  la  ttièse  du 
petit  nombre;  sens  tout  relatif  d'un  texte  d'Origène; 
grand  nombre  des  martyrs  dans  les  deux  premiers  siècles; 
grand  nombre  des  martyrs  à  l'époque  des  persécutions 
générales;  les  hécatombes  de  la  dernière  persécution; 
les  lacunes  des  martyrologes.  4.  La  condition  sociale 
des  martyrs.  5.  Les  souffrances  des  martyrs  :  les  épreuves 
morales;  la  détention  préventive;  l'inteiTogaloire  et  la 
torture;  les  peines  non  sanglantes,  bannissement,  dé- 
]iortalion.  travaux  forcés;  les  supplices  :  la  décapita- 
tion ;  le  feu  ;  les  bètes  ;  la  croix  ;  supplices  divers  ;  l'ico- 
nographie du  martyre,  fi.  Les  confesseurs  :  distinction 
entre  les  confesseurs  et  les  martyrs  ;  sollicitude  de  l'Fgli se 
envers  les  confesseurs;  leur  rrtle  dans  la  réconciliation 
des    lenégats;    les    abus;    rang    des    confesseurs    dans 


343 


MARTYRE 


344 


l'Eglise.  7.  Le  culle  des  martyrs  :  la  sépulture;  l'anni- 
Tersaire;  le  tombeau;  lès  sentiments  des  païens;  la 
légitimité  <lu  culte  des  martyrs;  les  inscriptions;  les 
reliques;  la  toi  dans  linterccssion  des  martyrs;  le  désir 
d'êlre  enterré  près  des  martyrs.  8.  Bibliographie. 

1.  Les  documents.  —  «)  Au  premier  rang  sont 
les  Acle.s  ou  Passions  des  martyrs. 

Quelques-unes  de  ces  pièces  sont  d'un  prix  inesti- 
mable :  ce  sont  celles  qui  ont  été  écrites  par  des  con- 
temporains, et  nous  donnent  le  texte  des  interroga- 
toires, recueillis  par  les  assistants  ou  copiés  sur  les 
registres  publics,  et  la  narration  de  la  mort  des  mar- 
tyrs, racontée  par  des  témoins  oculaires.  Tels  sont  la 
lettre  de  l'Eglise  de  Smyrne  sur  le  martyre  de  saint 
Polycarpe,  la  lettre  des  Églises  de  Lyon  et  de  Vienne 
sur  les  martyrs  de  177,  le  récit  du  martyre  de  Pto- 
léniée  dans  la  seconde  Apologie  de  saint  Justin,  les 
Actes  de  saint  Justin,  les  Actes  des  martyrs  Scilli- 
tains,  la  Passion  de  sainte  Perpétue  et  de  sainte  Fé- 
licité, la  Passion  des  saints  Jacques  et  Marien,  les 
Actes  de  saint  Cyprien,  sa  Vie  et  sa  Passion  par  le 
diacre  Pontius,  les  Actes  de  saint  Fructueux  et  de 
ses  compagnons,  les  lettres  de  saint  Denys  d'Alexan- 
drie sur  des  martyrs  contemporains  de  Dèce  et  de 
Valérien,  les  Actes  du  centurion  Marcel,  les  Actes 
du  greffier  Cassien,  les  Actes  du  soldatMaximilien.ete. 

D'autres  pièces  ont  encore  une  grande  valeur,  bien 
que  leur  exactitude  littérale  soit  moins  garantie 
contre  toute  addition  arbitraire  ou  toute  erreur  : 
documents  contemporains  altérés  par  des  retouches, 
ou  relations  composées  plus  tard,  d'après  des  docu- 
ments contemporains  aujourd'hui  perdus.  Telles  sont 
les  Passions  de  saint  Apollonius,  des  saints  Montan 
et  Lucius,  Salurninus  et  Dativus,  Félix  de  Tibiuca, 
Fabius,  Tipasius,Dasius,  Euplus,  Pionius  de  Smyrne, 
Irénée  de  Sirmium,  Quirinus  de  Siscia,  Philéas  et 
Philorome,  Dioscore,  Pollion,  Marcien  et  Nicandre, 
Jules,  Philippe  d'Héraclée,  Tryphon  et  Ilespicius, 
Claude,  Astère  et  Néon,  Sabas,  Euplus,  des  saintes 
Grispine,  Maxima  et  Secunda,  Agape,  Chionia  et 
Irène,  Salsa,  etc. 

Une  troisième  catégorie  de  pièces  hagiographiques 
mérite  beaucoup  moins  de  confiance  :  relations  com- 
posées à  une  époque  éloignée  des  événements,  dans 
lesquelles  l'imagination  du  rédacteur  supplée  aux 
renseignements  qui  lui  manquent,  et  où  l'histoire, 
quand  elle  existe,  est  plus  ou  moins  étoufTée  par  la 
légende.  Beaucoup  de  critiques  sont  portés  à  élimi- 
ner trop  complètement  tous  les  écrits  de  ce  genre,  et 
à  négliger  les  marques  d'antiquité  qui  s'y  rencon- 
trent. Mais  on  ne  doit  les  employer  qu'avec  une 
extrême  prudence. 

Pour  les  textes,  voir  les  Bollandistes,  Acta  Sancto- 
nim,  Anvers-Paris,  depuis  i643;  Bibliolheca  hagiogra- 
phica  /a^i'na, Bruxelles, 1899-191 1  ;  graecn, 1909;  orien- 
lalis,  1910;  Analecla  Boi/andinna,  Bruxelles,  depuis 
1882;  KuiNART,  Acta  primorum  mariyriim  sincera  et 
seZec/u,  Paris,  1689;  Vérone,  1731  ;  Augsbourg,  1802; 
Ratisbonne,  1869;  Knopf,  Ausgewdhlte  Martyrer 
Acten,  Tubingue,  1901;  Gbbhahdt,  ^c<a  martyrurn 
selecla,  Berlin,  1902;  Leclbhcq,  Les  Martyrs,  t.  Mil, 
Paris,  1902-190/1;  les  éditions  critiques  de  la  Passio 
/'er^e^Hae,  par  AnMiTAGERoBiNsoN,  Cambridge,  1891, 
des  Actes  de  sainte  Ariadne,  de  saint  Justin,  des 
saints  Marcien  et  Jacques,  de  sainte  Agnès,  par  Pio 
Fbancui  dk' Cavalikki,  Rome,  1899,  1900,  1902,  etc. 
—  Pour  l'étude  des  textes,  Tillkmont,  Mémoires  pour 
servir  à  l'histoire  ecclésiu.^lique  des  six  premiers 
siècles,  Paris,  1693-1712;  Bruxelles,  1706;  Venise, 
1782;  Le  Blant,  Les  At:tes  des  martyrs,  supplément 
au  recueil  de  Dom  liuinart,  Paris,  1882;  H.  Dele- 
UAYB,  Les  légendes  hagiographiques,  Bruxelles,  1906; 
A.  DuFoURCQ,  Etude  sur  les  Gesta  martyrurn  romains, 


Paris,  1900-1907;  P.  Monceaux,  Histoire  littéraire 
de  l'Afrique  chrétienne,  t.  I-III,  Paris,  1901-1906;  les 
articles  Actes  des  martyrs  de  dom  Liîclhrcq,  dans  le 
Dictionnaire  d'archéologie  chrétienne  et  de  liturgie, 
1. 1,  1903,  col.  373-446;  de  DuFOURCcj,  dans  le  Diction- 
naire d'histoire  et  de  géographie  ecclésiastiques., 
t.  I,  1910,  col.  396-408. 

b)  Martyrologes  :  listes  locales  des  anniversaires 
des  principaux  martyrs,  commencées  en  Orient  et  en 
Occident  à  l'époque  même  des  persécutions,  conti- 
nuées après  la  paix  de  l'Eglise,  et  reconnaissables 
dans  la  vaste  compilation  connue  sous  le  nom  de 
MartjTologe  hiéronymien,  fusion,  au  vi'  siècle,  d'un 
martyrologe  général  des  Eglises  d'Orient,  du  marty- 
rologe local  de  l'Eglise  de  Rome,  d'un  martyrologe 
général  d'Italie,  d'un  martyrologe  général  d'Afrique, 
d'une  série  do  martyrologes  locaux  de  la  Gaule 
(DucHBSNK,  Les  Sources  du  Martyrologe  hiéronymien, 
dans  Mélanges  d'histoire  et  d'archéologie  publiés  par 
l'Ecole  française  de  Home,  i885  ;  de  Rossi-Dui;hesnb, 
Martyrologium  hieronymianum,  Bruxelles,  1894, 
dans  le  tome  II  des  Acta  Sanctorum  de  novembre; 
H.  Delehave,  Le  témoignage  des  martyrologes, 
dans  Analecta  Bollandiuna,  t.  XXVI,  1907);  —  com- 
pilations postérieures,  des  vm"^  et  ix"  siècles  (Bède, 
Florus,  Adon,  Usuakd,  etc.),  dans  lesquelles  aux 
noms  des  martyrs  et  aux  dates  d'anniversaires  sont 
jointes  des  notices  historiques  puisées  à  des  sources 
de  valeur  inégale  (Dom  Quenti.n,  Les  Martyrologes 
historiques  du  moyen  âge,  étude  sur  la  formation  du 
Martyrologe  romain,  Paris,  1908).  Le  Martyrologium 
Jiumanum  olliciel  a  été  rédigé  par  Baronius,  et  pu- 
blié en  1698. 

c)  Outrages  d'ensemble,  où  se  rencontrent  des 
renseignements  souvent  très  étendus  et  très  précis 
sur  les  martyrs  :  les  Actes  des  Apôtres,  pour  le 
martyre  de  saint  Etienne,  de  saint  Jacques  le  Ma- 
jeur ;  pour  un  grand  nombre  de  martyrs  de  toutes 
les  époques  (dont  il  avait  recueilli  les  Passions  dans 
un  recueil  aujourd'hui  perdu),l'//isioire  ecclésiastique 
d'EusÈBE  DE  Ci'iSARÉK,  qui,  pour  les  faits  de  la  dernière 
persécution,  s'y  montre,  comme  dans  son  De  mar- 
tyribus  Palestinae,  narrateur  contemporain  et  sou- 
vent témoin  oculaire  ;  la  correspondance  de  saint 
Cyprien,  remplie  d'allusions  aux  confesseurs  et  aux 
martyrs  du  temps  de  Dèce  et  de  Valérien  ;  les  His- 
toires de  Théodorkt,  de  Socrate,  de  Sozomène,  où 
sont  racontés  plusieurs  épisodes  de  martyre,  parti- 
culièrement du  temps  de  Julien  l'Apostat  ;  le  De 
morlibus  persecutorum  de  Lactance,  dont  la  partie 
la  plus  étendue  a  le  caractère  de  mémoires  contem- 
porains ;  l'Histoire  lausiaque  de  Palladius,  qui 
complète,  à  propos  du  martyre  de  sainte  Potamienne, 
le  récit  fait  par  Eusèbe. 

d)  Les  œui'res  oratoires  ou  les  lettres  de  Pères  de 
l'Eglise  des  iv*  et  v'  siècles  donnent  des  renseigne- 
ments sur  plusieurs  martyrs,  et  font  même  connaître 
parfois  des  épisodes  ou  des  noms  qu'on  ne  rencontre 
pas  ailleurs  :  saint  Basile,  sur  les  quarante  martyrs 
de  Sébaste,  sur  sainte  Julitta,  sur  saint  Gordius  ; 
saint  Grégoire  de  Nyssb,  sur  les  quarante  martyrs 
de  Sébaste,  sur  saint  Théodore  d'Héraclée  ;  saint 
CiRHooinE  DE  Nazianze,  sur  les  martyrs  de  la  persé- 
cution de  Julien;  saint  Jban  Chrysostome,  sur  les 
saintes  Bernices,  Domnina  et  Prodosces,  sur  sainte 
Pélagie,  sur  sainte  Drosis,  sur  saint  Julien,  sur  saint 
Lucien,  sur  saint  Phocas,  sur  saint  Philogène,  sur 
les  saints  Juventiu  et  Maximin  ;  saint  Astérius 
d'Amasée,  sur  sainte  Euphémie  et  saint  Phocas; 
saint  Ambroisb,  sur  sainte  Agnès,  saint  Laurent, 
saint  Sébastien,  sainte  Pélagie,  les  saints  Vital  et 
Agricola,  sainte  Théodora  ;  saint  Augustin,  sur  de 
nombreux    martyrs    d'Afrique  ;     saint     Vigile    dr 


345 


MARTYRE 


346 


I 


Trente,  sur  les  saints  Sisinnius,  Martyrius  et 
Alexandre. 

e)  La  poésie  chrétienne  des  mêmes  siècles  a  chanté 
les  martyrs  :  on  attribue  à  saint  Amdroise  une 
hymne  en  l'honneur  de  sainte  Agnès;  la  plus  g-rande 
partie  de  l'œuvre  poétique  de  saint  Paulin  est  con- 
sacrée au  confesseur  Félix  de  Noie  ;  le  l'eri  Stepha- 
itiin  de  Phudence  contient  quatorze  poèmes  sur  les 
saints  Enieterius  et  Chelidonius,  saint  Laurent, 
sainte  Eulalie  de  Mérida,  les  dix-huit  martyrs  de 
Saragosse,  saint  Vincent,  les  saints  Fructueux,  Au- 
gure et  Euloge,  saint  (juirinus,  saint  Cassien  d'imola, 
saint  Romain  d'Antioche,  saint  Hippolyte,  les  apô- 
tres saint  Pierre  et  saint  Paul,  saint  Cyprien,  sainte 
Agnès.  Quelques-uns  de  ces  poèmes  sont  la  traduc- 
tion en  vers  de  Passions  déjà  existantes;  d'autres 
contiennent  des  erreurs  et  des  confusions  ;  mais 
plusieurs  donnent  des  renseignements  de  première 
main,  pour  les  martyrs  d'Espagne  notamment,  et 
aussi  pour  certains  martyrs  de  Rome  et  d'Italie,  au 
sujet  desquels  Prudence  a  recueilli  des  traditions 
locales  et  décrit  des  monuments  et  des  peintures. 

/)  Une  source  moins  abondante,  mais  précieuse, 
est  l'épigraphie  :  inscriptions  faisant  connaître  le 
nom  d'un  martyr,  la  date  de  sa  sépulture,  et,  par  le 
lieu  où  elles  ont  été  trouvées,  l'emplacement  ou  les 
vestiges  de  celle-ci  :  inscriptions,  plus  rares,  qui 
ajoutent  des  détails  sur  son  histoire.  Par  exemple, 
l'épitaphe,  à  Marseille,  de  deux  chrétiens  qui  parais- 
sent avoir,  au  second  siècle,  péri  par  le  supplice  du 
feu  (E.  Lb  Blant,  Inscriptions  chrétiennes  de  la 
Gaule,  t.  II,  i865,  p.  3o5);  l'éloge  en  vers  de  la  mar- 
tyre Zosime,  écrit  par  un  témoin  de  son  supplice,  et 
rapportant  ses  dernières  paTo\es(BuIlettino  diarcheo- 
logia  cristiana,  1866,  p.  47);  celui  du  consul  Libe- 
ralis,  dont  le  nom  était  inconnu  (dk  Rossi,  Inscr. 
christianae  Vrhis  Romae,  t.  U,  Rome,  1888,  p.  101, 
n"  23  et  io4,  n"  38).  Les  petits  poèmes,  de  si  lourde 
latinité,  que  le  pape  Damase  composa,  au  iv'  siècle, 
pour  être  gravés  sur  des  tombes  de  martyrs,  con- 
liennent  le  plus  souvent  des  formules  banales  : 
quelques-uns,  cependant,  donnent  des  détails  plus 
intéressants  :  par  exemple,  sur  Nérée  et  Acliillée, 
représentés  comme  d'anciens  prétoriens;  le  jeune 
martyr  de  l'eucharistie,  Tarsicius  ;  Marcellus  et 
Pierre,  dont  le  supplice  fut  raconté  à  Damase  par  le 
bourreau  lui-même  ;  Maurus  «  innocent  enfant  à 
qui  nulle  torture  ne  fut  épargnée  »  ;  les  martyrs 
Salurninus  et  Sisinnius,  et  la  conversion  d'un  té- 
moin de  leur  supplice  ;  Agnès,  dont  Damase  raconte 
d'après  une  tradition  orale,  différente  d'autres  ver- 
sions, la  vie  et  le  martyre  (sur  la  valeur  historique 
des  inscriptions  métriques  de  Damase,  voir  de 
Rossi,  /  carmi  di  S.  Daniaso,  dans  Bull,  di  arch. 
cristiana,  i885,  p.  7-29.  On  les  trouvera  reproduites, 
d'après  les  copies  des  pèlerins  du  commencement  du 
Moyen-Age,  au  tome  II  des  Inscriptiones  christianae 
Urbis  Romae.  Voir  aussi  Inii,  Vamasi  epigrammaia, 
Leipzig,  i8g5). 

Ajoutons  que  plus  d'une  fois  des  inscriptions  rela- 
tives non  à  la  personne  des  martyrs  eux-mêmes, 
mais  à  des  memlires  de  leur  famille  ou  de  leur  do- 
mesticité, ont  jeté  une  grande  lumière  sur  leur  his- 
toire et  sur  les  textes  qui  y  font  allusion  :  voir, 
pour  Flavius  Clemens  et  Flavia  Domitilla,  Bullet- 
tino  di  archeologia  cristiana,  i865,  p.  16-24  ;  pour 
Acilius  Glabrio,  le  mémoire  de  M.  de  Rossi,  publié 
dans  Premier  Contrés  scientifique  international 
des  catholiques,  Paris,  1889,  t.  II,  p.  261-2G7,  et  Bull, 
di  arch.  crist.,  1888-1889,  P-  10-66,  io3-i33  et  pi.  i-n,v. 

g)  Les  documents  qui  viennent  d'être  indiqués  sont, 
pour  la  plupart,  relatifs  à  l'histoire  individuelle  des 
martyrs:  il  faut  ajouter  que,  dans  presque  tous  les 


écrits  composés,  à  l'époque  des  persécutions,  par 
des  chrétiens,  quel  que  soit  le  sujet  qu'ils  traitent, 
il  est  question  du  martyre  :  lettre  de  Glé.ment  Ro- 
main, lettres  d'IoNACE  u'Antiogue,  apologies  de 
Justin,  d'ATuiÎNAOGRB,  de  Méliton,  de  Thiîophilb, 
Pasteur  d'HiîiiMAS,  Epitre  à  IJiognéte,  Octa\'ius  de 
MiNucius  Félix;  écrits  polémiques  de  Tertullibn  et 
d'AnNOBE,  traités  didactiques  de  Clément  d'ALitxAN- 
DBiE,  d'ORiGÛXB,  de  Lactance.  Renan  ne  s'est  pas 
trompé  quand,  après  avoir  passé  en  revue  la  litté- 
rature chrétienne  des  deux  premiers  siècles,  il  dé- 
clare que  ses  productions,  quelle  que  soit  leur  forme, 
«  révèlent  un  état  violent  qui  pèse  sur  la  pensée  de 
l'écrivain,  l'obsède  en  quelque  sorte.  ..  De  Néron  à 
Commode,  sauf  de  courts  intervalles,  on  dirait  que 
le  chrétien  vit  toujours  en  ayant  sous  les  yeux  les 
perspectives  du  supplice.  Le  martyre  est  la  base  de 
l'apologétique  chrétienne  ».  {L'Eglise  chrétienne, 
Paris,  1879,  p.  3i6)  «  Je  suis  frappé,  écrit  à  son  tour 
RoissiBR,  de  voir  qu'il  n'y  a  pas  un  seul  écrit  ecclé- 
siastique, quelque  sujet  qu'il  traite,  depuis  le  i"  siè- 
cle jusqu'au  iii=,  où  il  ne  soit  question  de  quelque 
violence  contre  les  chrétiens.  »  La  fin  du  paganisme, 
Paris,  1891,  t.  II,  p.  456) 

/()  Boissier  regarde  ensuite  la  littérature  païenne: 
il  remarque  qu'elle  ne  parle  guère  des  chrétiens  ; 
mais  il  constate  en  même  temps  que  «  toutes  les  fois 
que  les  écrivains  profanes  en  disent  un  mot,  c'est 
pour  faire  allusion  aux  châtiments  qu'on  leur  inflige» 
(ibid.).  Malgré  la  «  conspiration  du  silence  )i  (ibid., 
p.  243-a47).  ces  allusions  sont  encore  nombreuses. 
Les  débuts  de  la  persécution  de  Néron  sont  racontés 
par  Tacite  {.Inn.,  XV,  XLVi)  et  par  Suétone  {Nero, 
xvi),  de  celle  de  Domitien  par  Dion  Cassius  (LXVII, 
xiv),  de  celle  de  Trajan  par  deux  lettres  échan- 
gées entre  Pline  le  Jeune  et  cet  empereur  (Ep.,  X, 
xcvi,  xcvii).  La  fermeté  des  martyrs  est  attestée 
avec  mauvaise  humeur  par  Epictète  (Arrien,  Diss., 
IV,  VII,  6)  et  par  Mahc  Aurèlb  (Pensées,  XI,  3),  avec 
admiration  par  Galien  (cité  par  l'historien  arabe 
Abulfelda,  Jlist.  anteislamica,  éd.  PYeischer,  p.  109), 
et  parodiée  par  Lucien  (/><?  morie  i^ere^rmi), Le  polé- 
miste Celse  montre,  sous  Marc  Aurèle,  les  chrétiens 
partout  recherchés  pour  être  mis  à  mort  (dans  Ori- 
GÈNE,  Coiitra  Celsum,  VIII,  lxix). 

On  voit  que,  malgré  la  perte  ou  la  destruction 
inévitables  de  nombreux  documents,  nous  possé- 
dons encore  assez  de  textes  svirs  pour  connaître 
l'histoire  des  martyrs  de  l'Empire  romain. 

2.  La  Législation.  —  o)  La  confusion  entre  les 
Juifs  et  les  chrétiens,  qui  avait  fait  d'abord  la  sécu- 
rité de  ceux-ci  (Tbrtcllien,  Apol.,  xxi),  se  dissipa 
quand  Néron,  en  64,  eut  imputé  aux  chrétiens  l'in- 
cendie de  Rome.  Alors  commença  pour  eux  la  per- 
sécution (Tacite,  Ann.,  XV,  xliv  ;  Suétonb,  Nero, 
XVI  ;  saint  Clément  de  Rome,  Ad  Cor.,  v,  vi).  Nous 
voyons  celle-ci  reprise  sous  Domitien.  Il  est  probable 
qu'une  loi,  dont  le  texte  ne  nous  est  pas  connu,  et 
que  Tertullien  appelle  institutum  Neronianum  (Ad 
Nat.,  I,  vu),  était  dès  lors  promulguée  et  interdisait 
d'être  chrétien. 

La  théorie  de  Mommsen,  qui  attribue  les  condam- 
nations prononcées  contre  les  chrétiens  des  deux 
premiers  siècles  à  l'exercice  par  les  magistrats  du 
droit  arbitrairedepolice,yHs  coercitionis,  sans  qu'une 
loi  initiale  ait  été  nécessaire  pour  leur  donner  com- 
I>étence  et  créer  le  délit  de  christianisme,  est  aujour- 
d'hui à  peu  près  abandonnée  :  on  revient  générale- 
ment à  l'hypothèsed'un  premier  édit  de  proscription 
(voir  Callbwaert,  La  méthode  dans  la  recherche 
de  la  base  juridique  des  persécutions,  dans  Revue 
d'histoire   ecclésiastique   de  Louvain,  t.  XII,  191 1). 


347 


MARTYRE 


348 


Celui-ci  paraît  supposé  par  les  décisions  des  empe- 
reurs du  second  siècle.  En  1 12,  Pline  est  saisi  de  dé- 
nonciations contre  les  clirétiens  de  BitUynie  :  il 
demande  à  Trajan  quelle  conduite  tenir.  Trajan  ré- 
pond :  ne  pas  les  poursuivre  d'oûice  ;  s'ils  sont  accu- 
sés rég;ulièrement,  les  mettre  en  demeure  de  renon- 
cer à  leur  religion;  s'ils  persistent,  les  condamner 
à  mort.  Celte  réponse  s'expliquerait  dillicileraent  si 
le  délit  de  christianisme  n'était  pas  déjà  établi.  Elle 
prouve  en  même  temps  que  les  chrétiens  sont  pour- 
suivis pour  ce  seul  délit,  et  non  pour  des  inculpations 
de  droit  commun,  —  lèse-majesté  ou  autre,  —  car, 
d'une  part,  Pline  avait  écrit  à  l'empereur  qu'une  en- 
quête venait  de  montrer  l'innocence  de  leurs  mœurs, 
et,  d'autre  part,  l'empereur  ordonne  que,  s'ils  renon- 
cent à  leur  foi,  ils  soient  renvoyés  absous,  ce  qui 
indique  bien  qu'ils  n'ont  à  répondre  que  de  la  seule 
qualité  de  chrétien  (Pline,  Ep.,  X,  xcvi,  xcvii). 

La  jurisprudence  ainsi  réglée  dure  pendant  tout  le 
second  siècle.  Hadrien  (saint  Justin,  I  Apol.,  lxviii), 
puis  Antonin  le  Pieux  (EusÈBE,//(s/.ecc/.,IV,xxvi,io) 
la  confirment.  La  même  règle  est  rappelée,  en  x")", 
par  Marc  Aurèle  répondant  au  légat  de  la  Lyonnaise 
(EusÈBE,  Hist.  eccl.,  V,  i,  4^);  mais,  en  même  temps 
que,  comme  ses  prédécesseurs,  il  fait  dépendre  du 
libre  choix  des  chrétiens  la  condamnation  ou  l'ac- 
quittement, il  n'interdit  plus  de  les  rechercher  et  de 
les  poursuivre  d'ollice  :  nous  savons  par  un  mot  de 
CiîLSE  (Ohigéne,  Contra  Celsum,  VIII,  lxix)  que 
sous  son  règne  on  commence  à  les  traquer  partout. 

h)  Cela  devient  la  règle  au  troisième  siècle.  Les 
princes  de  cette  époque  ne  subordonnent  plus  à 
une  accusation  régulière,  se  référant  à  une  loi  géné- 
rale et  permanente,  la  validité  des  procès  des  chré- 
tiens :  ils  fixent  par  des  édits  nouveaux,  variables, 
les  cas  où  ces  procès  devront  être  intentés,  et  char- 
gent les  magistrats,  préfets  à  Rome  et  gouverneurs 
dans  les  provinces,  de  poursuivre  les  délinquants. 

Septiiue  Sévère,  en  20a,  entre  dans  cette  voie  :  il 
prohibe  par  un  édit  la  propagande  chrétienne  :  ceux 
qui  y  ont  été  mêlés,  c'est-à-dire  les  convertisseurs  et 
les  convertis,  doivent  être  arrêtés  et  jugés  (Spartikn, 
Vita  Sc\-eri,  xvii)  :  des  procès  célèbres,  comme  celui 
de  Perpétue,  de  Félicité  et  de  leurs  compagnons, 
font  comprendre  la  manière  dont  cet  édit  fut  appli- 
qué. 

Suit  un  édit  de  235,  par  lequel  Maximin  «  ordonne 
de  mettre  à  mort  seulement  les  chefs  des  Eglises, 
comme  responsables  de  l'enseignement  de  l'Evan- 
gile »,  c'est-à-dire  les  évèques  etprobablementaussi 
les  docteurs  (Eusèbk,  Hist.  eccl.,  VI,  xxviii).  En 
a5o,  par  un  édit  d'une  portée  plus  générale,  Dèce 
commande  à  tous  les  habitants  de  l'Empire,  depuis 
Rome  jusqu'aux  provinces  les  plus  reculées,  défaire 
acte  de  paganisme  en  participant  à  un  sacrifice  : 
l'obéissance  doit  être  constatée  par  écrit,  et  le  refus 
est  puni  de  mort  (saint  Cyprien,  De  lapsis,  11,  m, 
viii,  IX,  X,  XV,  XXIV  ;  Ep.  xLin,  lu;  saint  Dbnys 
d'Alexandrie,  dans  Eusèbe,  Ilist.  eccl.,  VI,  xlu,  1. 
Sur  les  papyrus  découverts  en  Egypte,  datés  de  ce 
règne  et  contenant  des  certificats  de  sacrifice,  voir 
Dom  Leclercq,  dans  Bulletin  d'ancienne  littérature 
et  d'archéologie  chrétiennes,  janvier,  avril,  juillet 
I9t4). 

En  25^,  un  édit  de  Valérien  oblige  les  évèques  et 
les  prêtres  à  renoncer  au  christianisme,  sous  peine 
d'exil,  et  interdit  à  tous  les  chrétiens  les  réunions 
religieuses  et  la  fréquentation  de  leurs  cimetières, 
sous  peine  de  mort.  En  208,  un  second  édit  du 
même  prince  frappediversesclasses  de  la  population 
chrétienne  :  les  évèques,  prêtres  et  diacres,  qui  de- 
vront être  exécutés  sur  le  champ  ;  les  nobles,  mis 
en  demeure  de  sacrifier  sous  peine  de  décapitation  ; 


les  matrones,  qui  pour  refus  de  sacrifice  seront  pas- 
sibles de  la  confiscation  et  de  l'exil  ;  la  classe  riche 
et  puissante  des  esclaves  du  fisc,  les  Césariens,  qui, 
s'ils  persistent  dans  la  foi  chrétienne,  seront  réduits 
au  dernier  état  de  l'esclavage,  et  condamnés  à  la 
servitude  de  la  glèbe.  Les  deux  procès  de  saint  Gy- 
prien,  évcque  de  Carthage,  le  montrent  successive- 
ment condamné  en  vertu  de  l'un  et  l'autre  édit  : 
en  207,  à  l'exil,  en  268,  à  la  mort  (Acta  S.  Cypriani, 
I,  II,  111,  IV  ;  saint  Cypkien,  Ep.  lxxx). 

En  2'j4,  un  nouvel  édit  est  promulgué  par  Auré- 
lien  ;  nous  n'en  savons  pas  la  teneur,  mais  Lac- 
tancb  le  qualifie  de  «  sanglant  »  (De  mort,  pers.,  vi). 
Enfin  des  édits  répétés  de  Dioclétien,  de  Galère, 
de  Maximin  Daia,  en  3o3,  3o4,  3oG,  3o8,  commandent 
à  tous  les  chrétiens  de  renoncer  à  leur  religion  sous 
peine  de  mort,  et  mettent  tous  les  magistrats  en 
mouvement  pour  rechercher  et  punir  les  désobéis- 
sants (EusiiBE,  Hist.  eccl.,  VIII,  II,  VI ;  De  mart. 
Palaest.,  i,  m,  iv,  ix).  Voir  dans  mon  livre  sur  le 
Christianisme  et  l'Empire  romain,  7'  éd.,  Paris, 
1908,  appendice,  p.  3o3-3o6,  les  six  édits  de  cette 
persécution. 

On  voit  comment  le  système,  inauguré  au  m*  siè- 
cle, de  la  persécution  par  édits  diffère  de  celui  qui 
avait  été  suivi  au  siècle  précédent.  L'exigence  d'une 
accusation  portée  contre  les  chrétiens  selon  les  for- 
mes légales,  c'est-à-dire  par  un  accusateur  qui  prend 
à  sa  charge  la  responsabilité  du  procès,  n'existe 
plus  :  le  refus  d'obéir  aux  édits, d'accomplir  lesactes 
prescrits  par  eux,  sulUt  par  rendre  les  réfractaires 
justiciables  des  tribunaux,  et  les  poursuites  doivent 
être  intentées  d'oflice  par  les  magistrats  compétents. 
La  différence  est  très  grande  entre  les  deux  procé- 
dures, dont  la  première  est  conforme  aux  règles 
générales  du  droit  romain,  et  dont  la  seconde  est 
la  procédure  exceptionnelle  applicable  aux  seuls 
ennemis  publics,  comme  sont  désormais  considérés 
les  chrétiens.  Mais  au  lieu  de  la  menace  que,  au  i" 
et  au  II»  siècle,  la  loi  initiale  interdisant  le  christia- 
nisme faisait  peser  perpétuellement  sur  la  tète  des 
fidèles,  toujours  à  la  merci  d'un  accusateur,  la  per- 
sécution par  édits  n'a  le  plus  souvent  d'effet  que 
tant  que  l'édit  reste  en  vigueur.  A  la  mort  de  l'em- 
pereur qui  l'avait  porté, l'édit  de  persécution  tombait 
ordinairement  de  lui-même  :  c'est  ce  que  l'on  voit 
après  la  mort  de  Dèce  ;  c'est  ce  qu'on  voit  encore 
après  celle  d'Aurélien,  survenue  presque  au  lende- 
main de  son  édit,  lequel  eut  à  peine  un  commence- 
nientd'exécution.  Quelquefois  aussi, l'édit  est  abrogé 
formellement  par  le  successeur  du  prince  qui  l'avait 
porté  :  ainsi  Gallien,  successeur  de  Valérien,  rend 
par  des  lettres  impériales  la  paix  aux  chrétiens  et  la 
jouissance  de  leurs  propriétés  aux  Eglises.  Ou  bien, 
c'est  l'auteur  même  de  l'édit  qui  le  révoque,  comme 
en  3ii  fît  Galère  mourant.  Les  chrétiens  jouissent 
ainsi  de  paix  temporaires,  quelquefois  d'assez  longue 
durée. 

Ce  qui  n'a  pas  changé,  c'est  l'option  laissée  aux 
chrétiens.  Dans  la  période  de  Vinstitutum  A'eronia- 
Hi/m, réglementé  parles  rescrits  de  Trajan  et  de  ses 
successeurs,  et  dans  la  période  de  la  persécution  par 
édits  successifs,  ils  sont  poursuivis  o  pour  le  nom 
seul  »,  comme  l'avait  prescrit  Jésus-Christ,  et  non 
pour  des  fautes  relevant  du  droit  pénal  :  par  con- 
séquent, s'ils  renoncent  à  ce  »  nom  »,  c'est-à-dire  à 
la  religion  chrétienne,  même  à  la  dernière  heure, 
même  devant  le  tribunal,  même  devant  le  bourreau, 
ils  échappent  à  toute  peine,  et  prononcent  eux- 
mêmes  leur  acquittement.  Les  martyrs  le  savent,  et 
ne  le  font  pas.  C'est  ce  qui  donne  à  leur  mort  le 
caractère  de  témoignage  volontaire,  et  à  ce  témoi- 
gnage une  force  et  une  noblesse  sans  égales.  Ad  hoc 


349 


MARTYRE 


350 


sponte  pei\'enimiis,  ne  libertas  iiostra  ohduceretur, 
ideo  animas  nuslras  addiximui,  disent  en  entrant 
dans  l'amiihithéàtre  les  martyrs  de  Carthage  (^l'assiu 
SS.  Perpetuae,  Feticitatis,  etc.,  xviii). 

3.  Le  nombre  des  martyrs.  —  «)I1  est  impossible 
de  tenter  à  ce  sujet  une  statistique  quelconque.  On 
a  jadis  essayé  de  le  faire.  «  lliud  ex  pruhatls  aucto- 
ribus  deduco,  écrit  au  xvie  siècle  le  P.  I'lohks,  in 
Ecclesia  numerari  undecim  martynim  milliones,  et 
eo  pliires;  ita  ut  qualihet  anni  die,  si  in  omnes  dis- 
trihtiantur,  coli  pussint  plus  qiinm  triginia  millia 
(De  inclylo  agone  martynim,  1.  IV,  c.  m).  »  11  cite, 
comme  ayant  par  leurs  recherches  établi  ce  calcul, 
deux  religieux  du  même  temps,  le  P.  François 
Arias  et  le  P.  Genebraru.  On  a  cru  pouvoir,  sur 
le  iiombre,  attribuer  à  la  seule  ville  de  Rome  deux 
millions  et  demi  de  martyrs  (Gaumk,  Les  trois  Home, 
Paris,  i848,  t.  IV,  p.  5gi).  Ces  calculs  ne  reposent 
sur  aucune  base,  et  ces  chiffres,  répétés  quelquefois 
encore,  sont  dénués  de  valeur  historique.  Mais  si 
l'on  doit  se  garder  d'assertions  sans  preuves,  l'excès 
en  sens  contraire  ne  serait  pas  moins  opposé  à  l'his- 
toire. 

h)  La  thèse  De  paiicilate  martrriim,  soutenue  pour 
la  première  fois  en  i684  par  l'anglais  DoownLL.aété 
tout  de  suite  réfutée  par  Ruinauï  (Préface  aux  Jeta 
sincera,  i68g).  Elle  reparut,  en  1776,  dans  le  tome  I 
du  grand  ouvrage  de  Gibbon  :  d'après  lui,  il  n'y 
aurait  eu  aucune  persécution  générale  avant  celle 
de  Dioclétien:  celle-ci  même  ne  lit  pas  deux  mille 
martyrs:  le  petit  nombre  des  chrétiens  qui  furent 
})ersécutés  auparavant  l'avaient  été  pour  des  causes 
particulières  (/>ef/i«e  and  Fall  of  tlie  liom.  Empire, 
c.  xvi).Mème  denos  jours  elle  a  laissé  quelques  tra- 
ces âans  l'Histoire  des  Persécutions  AeH.  XvBK  (1875- 
1881),  auquel  Renan  (Journal  des  Sax'anfs,  1874, 
p.  697)  a  reproché  cette  erreur.  On  la  trouve  ailir- 
mée  de  nouveau  dans  le  quatrième  volume  (i884) 
du  livre  passionné  et  partial  d'Ernest  Havet,  Le 
Christianisme  et  ses  origines.  Mais  elle  est  aban- 
donnée mainlenant  par  lesérudits  sérieux.  11  n'est 
plus  personne  qui  ne  souscrive  à  ce  jugement  sensé 
et  modéré  de  Boissibh  :  «  Qu'on  se  remette  devant 
l'esprit  celte  suite  non  interrompue  de  témoignages; 
qu'on  songe  qu'en  réalité  la  persécution,  avec  plus 
ou  moins  d'intensité,  a  duré  deux  siècles  et  demi,  et 
qu'elle  s'est  étendue  à  l'Empire  entier,  c'est-à-dire  à 
tout  le  monde  connu,  que  jamais  la  loi  contre  les 
chrétiens  n'a  été  complètement  abrogée  jusqu'à  la 
victoire  de  l'Eglise,  et  que,  même  dans  les  temps  de 
trêve  et  de  répit,  lorsque  la  communauté  respirait, 
le  juge  ne  pouvait  se  dispenser  de  l'appliquer  toutes 
les  fois  qu'on  amenait  un  coupable  à  son  tribunal, 
et  l'on  sera,  je  crois,  persuadé  qu'il  ne  faut  pas  pous- 
ser trop  loin  l'opinion  de  Dodwell,  et  qu'en  suppo- 
sant même  qu'à  chaque  fois  et  dans  chaque  lieu  par- 
ticulier il  ait  péri  peu  de  victimes,  réunies  elles 
doivent  former  un  nombre  considérable.  »  (La  fin  du 
Paganisme,  1. 1,  Paris,  1911,  p.  45^) 

c)  Sens  tout  relatif  d'un  texte  d'Origène.  —  Nous 
devons,  cependant,  discuter  la  question  de  plus 
près.  La  thèse  du  petit  nombre  des  martyrs  de 
l'Empire  romain  s'appuie  sur  une  parole  d'ORiGKNE. 
Il  est  facile  de  montrer  :  i"  que  cette  parole  n'a 
pas  le  sens  absolu  qu'on  lui  prête;  2"  que,  même  si 
elle  devait  être  prise  à  la  lettre,  elle  ne  s'applique- 
rait qu'à  une  époque  restreinte  de  l'histoire  des 
persécutions. 

Origiîne  écrit  (Contra  Celsum,  III,  vin)  :  «  Ceux 
qui  sont  morts,  parintervalles,  pour  la  foi  chrétienne 
ont  été  peu  nombreux  et  sont  faciles  à  compter, 
ôXi'yot    zy.rà    r.a.ipoxji    r.a.'i    cfjipry.    £i)xpi6/j.YiTrji,    car    Dieu    ne 


voulait  pas  que  la  race  des  chrétiens  fût  anéantie.  » 
Origène  parle  ainsi  en  24g  (sur  la  date  du  Contra  Cel- 
sum, voir  P.  Baih  l'OL,  Anciennes  littératures  chré- 
tiennes, La  littérature  grecque,  Paris,  1897,  j).  176), 
quand  il  n'y  avait  encore  eu  que  des  «  persécutions 
l)articlles  »  et  que  les  «  persécutions  générales  > 
n'étaient  pas  encore  commencées  (Comm.  séries  in 
Matlhaeiim,  xxxix).  Cependant,  même  ainsi  expli- 
quée, la  phrase  d'Origène  ne  peut  être  acceptée  sans 
réserve.  Harnack,  en  rappelant  une  parole  de  saint 
Irénée,  antérieure  de  près  d'un  demi-siècle:  Ecclesia 
omni  in  Inco  miiltiludinem  martyrum  in  omni  lempore 
praemiltit  (Adf.  Ilaeres.,  IV,  xxxili,  g),  nous  avertit 
de  ne  pas  exagérer,  a  nicht  zu  ûberschatzen  »,  le 
sens  d'Origène  (Mission  und  Aiisbreitung  des  Chris- 
lenthums,  1'  éd.,  Leipzig,  190O,  t.  II,  p.  4o3). 

RuiNART  avait  déjà  montré  que  ce  sens  est  tout 
relatif.  D'autres  paroles  du  docteur  alexandrin  sup- 
posent, au  contraire,  un  grand  nombre  de  martyrs. 
«  Beaucoup,  -noy/r,;,  dit-il  au  livre  IV  du  Contra  Cel- 
sum, sachant,  à  notre  éjjoque,  qu'il  leur  faudra  mou- 
rir s'ils  confessent  le  christianisme,  et  qu'ils  seront 
absous  s'ils  le  renient,  ont  méprisé  la  vie  et  choisi 
volontairement  la  mort.  i>  Des  contradictions  du 
même  genre,  explicables  par  les  points  devue  diffé- 
rents où  l'auteur  se  place  tour  à  tour,  se  rencon- 
trent en  d'autres  endroits  du  même  traité  (1,  lvii  ; 
III,  IX,  xv;  VllI,  Lxviii,  Lxix).  N'oublions  pas  que 
celui-ci  est  une  réponse  à  Celse,  et  que  Celse  avait 
écrit,  soixante-dix  ans  plus  tôt,  en  témoin  véridique 
des  violences  exercées  de  son  temps  contre  les  chré- 
tiens, et  en  partisan  résolu  de  ces  violences:  «  S'il 
reste  encore  quelques  chrétiens,  errants  et  cachés, 
on  les  cherche  pour  les  détruire.  »  Même  en  admet- 
tant que  cette  phrase  présente  quelque  exagération 
dans  un  autre  sens,  on  devra  se  souvenir  qu'Origène, 
qui  la  cite,  ne  la  conteste  pas. 

d)  Grand  nombre  des  martyrs  dans  les  deux  pre- 
miers siècles.  —  Pendant  la  période  de  temps  qui  va 
du  milieu  du  premier  siècle  au  milieu  du  m",  et  pré- 
cède les  trois  persécutions  générales,  combien  d'au- 
tres témoignages  obligent  à  conclure  que  le  nombre 
des  martyrs  a  déjà  été  très  grandi  Sous  Néron: 
Tacite  et  saint  Clkmknt  de  Rome  emploient  l'un  et 
l'autre,  pour  désigner  les  victiniesdu  massacre  de  64, 
la  même  expression,  multitudo  i  n  gens  (A  nn.,XY  ,Ti.i,[\), 
r.oj.u  -njfflci  (Ad  Cor.,  vi).  Sous  Domitien  :  saint  Jean 
montre  Rome  a  enivrée  du  sang  des  martyrs  »,  et  ce 
même  sang  coulant  en  Asie  (Apoc,  vi,  9-1 1  ;  xvii,  6). 
Sous  Trajan:  la  correspondance  de  Pline  indique  de 
nombreux  martyrs  de  Bithynie,  et  celle  de  saint 
Ignace  fait  voir  la  persécution  sévissant  à  la  fois  en 
Orient  et  en  Occident.  Sous  Hadrien  :  un  rescrit  et 
des  lettres  de  l'empereur  montrent  les  chrétiensvic- 
times  de  violences  populaires  en  Asie,  et  le  livre  du 
Pasteur,  écrit  à  Rome,  fait  allusion  aux  supplices 
de  ceux  qui  refusent  de  renier  leur  foi  (Sintil.,  IX, 
xxviii,  4  ;  Visio  III,  II).  Sous  Anlonin  le  Pieux  :  saint 
Justin  montre  les  chrétiens  mourant  par  la  hache, 
par  la  croix,  par  les  bêtes,  par  le  feu  (I)ialog.  cum 
Tryph.,  cxi;  1  Apol.,  xi,  2  ;  xxxix,  3;  XLV,  5);  le  méde- 
cin Gai.ikn,  ((ui  habitait  Rome,  parle  de  leurcourage. 
<(  dont  nous  avons  des  exemples  sous  les  yeux  »  ;  le 
satirique  Lucien  dit  que  «  beaucoup,  ol  TK'ùoi,  parmi 
les  chrétiens  méprisent  la  mort  et  se  livrent  volon- 
tairement à  elle  ».  (De  morte  Peregrini,  xvi) 

Les  historiens  impartiaux  reconnaissent  aujour- 
d'hui que  le  règne  de  Marc  Aurèle  vit  couler  plus  de 
sang  chrétien  que  ceux  des  premiers  Antonins  (voir 
Lagrange.  Marc  Aiircle,  dans  Revue  Biblique,  oct. 
191  3,  p.  575,  598,  583):  son  mot  à  lui-même  sur  «  le 
faste  tragique  des  martyrs  »  suppose,  chez  l'empe- 
reur   philosophe,    l'expérience    quotidienne    de    la 


351 


ISIARTVRE 


352 


persécution.  Une  parole  de  l'historien  Eusèbk  mérite 
aussi  d'être  citée  :  avant  de  publier  la  relation  du 
martyre  des  chrétiens  de  Lyon,  il  rappelle  que  la 
persécution  s'était  rallumée  dans  la  dix-septième  an- 
née du  règne  de  Marc  Aurèle,  et  ajoute  :  «  On  peut 
conjecturer  que  des  milliers  de  martjrs,  fijptà.ia.i 
^K^TiiptJv,  s'y  illustrèrent  d'après  ce  qui  s'est  passé 
dans  une  seule  nation.  »  (Ilist.  ceci.,  V,  i)  Notez  que 
cette  nation,  c'est-à-dire  la  Gaule  romaine,  est  une 
do  celles  où  le  christianisme  était  alors  le  moins  ré- 
pandu, et  souvenez-vous  qu'en  parlant  ainsi  Eusèbe 
avait  sous  les  yeux,  comme  il  le  rappelle  dans  la 
phrase  suivante,  son  Recueil  des  anciens  martyrs, 
qui  contenait  beaucoup  de  pièces  aujourd'hui  per- 
(iues.  Ecrivant  au  temps  de  Marc  Aurèle  ou  quelques 
années  plus  tard,  MiNUcius  Félix  montre  les  bûchers 
et  les  croix  qui  attendent  les  tidèles,  la  torture  em- 
ployée pour  obtenir  leur  abjuration,  les  femmes  et 
les  enfants  bravant  les  croix,  les  tourments,  les 
bêtes  féroces,  et  ce  que  les  supplices  ont  de  plus 
cruel  {Octai'itis,  xn,  xxvm,  xxxvu).  «  Chaque  jour, 
écrit  Clément  d'Alexandrie  tout  au  commencement 
du  in''  siècle,  nous  voyons  de  nos  yeux  couler  à  tor- 
rents le  sang  des  martyrs  brûlés  vifs,  mis  en  croix 
ou  décapités.  »  (Strom.,  II,  cxxv)  Vers  le  même 
temps  un  gouverneur  de  la  Cappadoce  se  repent,  au 
lit  de  mort,  de  ses  cruautés  envers  les  chrétiens. 
(Tertullien,  Ad  Scaputam,  m) 

Dans  l'Afrique  romaine,  tardivement  évangélisée, 
la  persécution  ne  commença  qu'en  iSo  (Tertdlubn. 
/.  c).  Hahnack  a  prétendu  que  «  depuis  cette  année 
jusqu'à  la  mort  de  Tertullien  (après  aao),  Carthage 
et  l'Afrique  du  Nord  ne  comptèrent,  même  en  y  joi- 
gnant la  Numidie  et  les  Maurétanies,  guère  plus  de 
deux  douzaines  de  martyrs.  »  (iVission  und  Ausbrei- 
tung,  2«  éd . ,  1. 1,  p.  4o3).  Le  paradoxe  est  trop  flagrant. 
Pour  un  moindre  laps  de  temps,  les  deux  Passions 
des  martyrs  de  Scillium  (i8o)  et  de  Carthage  (ao3), 
les  écrits  de  Tertullien  {Apol.  iv;  De  fuga,  v;  Ad 
Scapulam,  m),  desaint  Cvpbien(£'^.  xxxix;  De  laosis, 
xiii),  de  saint  Augustin  {Ep.  xv,  xvi),  etc.,  nomment 
trente-sept  martyrs  ;  mais  ces  mêmes  documents  en 
indiquent,  d'une  façon  générale,  un  très  grand  nom- 
bre d'autres,  multos  fratres  martyres  {Passio  Perpe- 
tuae,  xiii).  Les  premiers  livres  de  Tertullien,  écrits 
vers  197,  montrent  les  prisons  de  Carthage  remplies 
de  candidats  au  martyre,  martyres  designati  (Ad 
Martyres,  i),  des  chrétiens  déchirés  avec  les  ongles 
de  fer,  étranglés  avec  des  lacets,  assommés  avec  des 
lanières  garnies  de  balles  de  plomb,  lapidés  dans  les 
rues,  brûlés  dans  leurs  maisons,  livrés  aux  bêtes 
dans  l'amphithéâtre  (.4;)o;.,  xin),  consumés  à  petit 
feu  :  le  peuple  leur  donnait  le  surnom  de  sarmentitii 
ou  de  semiaxii,  par  allusion  aux  sarments  dont  on 
les  entourait  ou  au  poteau  auquel  on  les  attachait 
pour  être  brûlés  vifs  (ihid.,  l). 

e)  Grand  nombre  des  martyrs  à  l'époque  des  per- 
sécutions générales.  —  Tous  ces  faits  bien  constatés 
atténuent  singulièrement  la  signification  de  la  phrase 
d'Origène  dont  on  s'est  armé  contre  le  grand  nom- 
bre des  martyrs.  Eût-elle  eu  même  la  portée  qu'on  a 
voulu  lui  attribuer,  elle  n'aurait  valu  que  pour  les 
temps  qui  précédèrent  les  persécutions  générales. 
Elle  ne  pourrait  s'appliquer  à  celles-ci,  puisqu'elle  a 
été  écrite  avant  qu'elles  n'éclatassent.  Harnack  re- 
connaît que,  dans  cette  nouvelle  phase  de  l'histoire 
des  persécutions,  la  répression  fut  très  violente. 

Mais  là  encore  paraît,  sous  sa  plume,  la  tendance 
à  «  minimiser  » .  «  Ces  persécutions,  dit-il,  durèrent 
chacune  seulement  une  année,  mais  cela  suffit  pour 
faire  de  grands  ravages.  »  {Mission,  etc.,  t.  II,  p.  l,ob) 
La  vérité  est  que  la  persécution  de  Dèce  dura  un  an 
et  demi,  du  commencement   de  a5o  jusqu'au  milieu 


de  201,  et  celle  de  Valérien  trois  ans,  d'août  267  à  [, 
août  260  (sur  cette  dernière  date,  voir  Tillemont, 
Hist.  des  Empereurs,  t.  III,  i69i,p.  690-691).  Le  cri- 
tique berlinois  ajoute  :  «  Beaucoup,  beaucoup  plus 
yrand  que  le  nombre  des  martyrs  fut  celui  des  rené- 
gats. «  Il  y  eut  en  cITet  de  nombreux  renégats  sous 
Dèce,  et  c'est  alors  que  se  posa  dans  toute  son  acuité 
la  question  des  lapsi;  il  y  en  eut  de  nombreux  aussi 
sous  Valérien.  Mais  il  me  paraitditlicile  de  dire  avec 
autant  d'assurance  que  le  fait  Harnack  que  le  chiffre 
des  renégats  l'emporta  sur  celui  des  martyrs.  Ce  que 
l'on  peut  affirmer,  c'est  la  très  grande  quantité  de 
martjrs  que  firent  ces  deux  persécutions. 

On  voit,  sous  Dèce,  une  multitude  de  fugitifs, 
c'est-à-dire  de  gens  abandonnant,  pour  échapper  au 
péril  de  renier  la  foi,  leur  famille,  leur  patrie,  leurs 
biens,  et  se  réfugiant  sans  aucune  ressource  dans 
les  plus  dangereuses  solitudes  :  ce  que  saint  Cvprien 
appelle  le  «  second  degré  du  martyre  ».  (De  lapsis, 
m  ;  Ep.  Lvi)  Puis,  beaucoup  de  martyrs  du  premier 
degré.  Nous  connaissons  en  partie  ceux  de  Rome  par 
les  lettres  de  saint  Cyprien  :  elles  nous  font  surtout 
connaître  ceux  de  l'Afrique,  et  particulièrement 
ceux  de  Carthage,  les  uns  punis  par  l'exil  et  la  con- 
fiscation des  biens,  d'autres  mourant  en  prison  ou 
(lins  les  supplices,  d'autres  lapidés  ou  brûlés  vifs 
dans  les  rues  par  le  peuple.  Les  lettres  de  saint  De- 
nysd'Alexandrib  nous  donnentlemême  tableau  pour 
l'Egypte  :  elles  nous  montrent,  «  dans  les  villes  et 
dans  les  campagnes  »,  des  chrétiens  brûlés  vifs,  des 
femmes  décapitées,  des  soldats  tombant  sous  la 
hache,  et  nous  apprennent  que  beaucoup,  -n/tîn-zoï, 
furent  mis  à  mort  en  haine  du  Christ  par  des  parti- 
culiers. De  nombreux  fugitifs  périrent  dans  les  mon- 
tagnes et  les  déserts,  ou  tombèrent  dans  les  mains 
des  brigands,  ou  furent  dévorés  par  des  bêtes  féroces 
(saint   Dbnys,   dans  Eusèbb,    Hist.     eccL,    VI,   xli, 

XLIl). 

Mêmes  peintures  de  la  persécution  de  Valérien.  A 
Rome,  son  second  cditfait  des  victimes  de  toutes  les 
conditions  sociales,  depuis  le  pape  Sixte  II,  décapité 
dans  une  catacombe,  jusqu'aux  esclaves  Protus  et 
Hyacinthe,  brûlés  vifs.  Auprès  de  quelques  noms  qui 
surnagent,  que  de  martyrs  anonymes  !  Les  préfets  de 
Rome  sont  occupés  chaque  jour,  quotidie,  à  juger 
les  fidèles  (saint  Cyprien,  £p.  lxxx),  ce  qui  révèle 
tout  un  régime  de  terreur,  et  probablement  de  très 
nombreuses  condamnations.  Nombreux  aussi  sont 
les  martyrs  africains,  dont  le  plus  illustre  est  Cyprien 
lui-même.  \  cette  période  appartiennent  plusieurs  de 
leurs  Actes  les  plus  sûrs,  comme  la /"asiio  SS.  Montant 
f.ncii  et  allorum  et  la  Passio  SS.  Mariani  et  Jacobi, 
Beaucoup  de  martyrs  sont  nommés  dans  ces  pièces  ; 
mais  elles  en  supposent  un  bien  plus  grand  nombre. 
Une  de  ces  Passions  raconte  une  exécution  en  masse, 
quiduraplusieurs  jours,  et  où  les  bourreaux  faisaient  " 
mettre  les  martyrs  à  genoux  sur  deux  rangs  pour  les 
décapiter  (i'ossio  SS.  Mariani.etc,  xxiii).  A  la  même 
persécution  appartiennent  les  martyrs  de  la  massa 
candida,  cette  hécatombe  de  chrétiens  d'Utique  sur 
laquelle  existent  des  récits  différents  (Prudence, 
Péri  Slephanûn,  xiii  ;  appendice  aux  sermons  de 
saint  Augustin,  Sermo  xvii),  mais  dont  la  réalité  est 
certaine(saint  Augustin,  Sermo  cccvi,  cccxi;  Enarr, 
in  psalm.-s.u-s.;  calendrier  de  Carthage). 

L'Egypte  ne  futpas  moins  éprouvée  :  «  Les  nôtres 
sont  nombreux,  écrit  saint  Denys  d'Alexandrie,  et 
vous  no  les  connaissez  pas,  «i»;  Si  r,ij.cricvjç,  ttî/joJ;  t£ 
cjTv.^,  et  il  est  superflu  de  faire  la  liste  de  leurs 
noms;  toutefois  sachez  que  des  hommes,  des  femmes, 
des  jeunes  gens,  des  vieillards,  des  jeunes  filles  et 
des  personnes  avancées  en  âge,  des  soldats,  de 
simples  particuliers,  des  gens  de  toute  race  et  de 


353 


MARTYRE 


354 


tout  àLge,xxi  TTàv  ■/!■«;  y.vi  Ttàiot  q/ixict,  après  avoir  vaincu, 
les  uns  par  les  fouets  et  le  feu  et  les  autres  par  le 
fer,  ont  reçu  la  couronne.  »  (Dans  Eusébe,  Ilijt. 
eccl.,  VIT,  XI,  20) 

/)    Les  liécaloiiihes  de  la  dernière  persécution.  — 
A  la  différence  de  celles  de  Dèce  et  de  Valérien,  la 
dernière  persécution,  à  laquelle  est  resté  attaché  le 
nom  de  Dioclétien,  bien  ([u'elle  ait  surtout  été  l'œu- 
vre de  ses  collègues  et  de  ses  successeurs,  dura  dix 
ans    moins  longue  et  moins  violente  en  certains  pays 
d'Occident,  ininterrompue  dans  les  provinces  orien- 
tales.   Four  cette  partie  de  l'Empire,    elle    eut   un 
chroniqueur,  Eusèbb,   témoin  de  beaucoup  des  faits 
qu'il  raconte.  «Il  n'est  pas  possible,  dit-il, d'exprimer 
par  la  parole,  le  nombre    et    l'excellence,    Sï^-^î   «(zc 
i-ntiioj;,    des   martyrs  de  Dieu  qu'il  a  été  donné  aux 
habitants  des  villes  et  des  campagnes  de  contempler 
de  leurs  yeux.  »  (llist.  eccle.,  VllI,  iv)  Les  chrétiens 
brûlés  ou  noyés  à  Nicomédie  au  commencement  de 
la  persécution    sont    «    une  multitude   compacte  », 
ttMOî;  à'Jpi'M  (ihid.,  vi).   Eusèbe  estime   à    dix  mille, 
juipioi    Tov   àf,iiJii.'jj,    hommes,  femmes   et    enfants,  les 
lidèles    martyrisés   en    Egypte.   Pour   la  Tliébaïde, 
théâtre  de  supplices  horribles,  il  ajoute  :  «  Tous  ces 
supplices  ne  duraient  pas  seulement  quelques  jours 
ni  une  courte  période  de  temps,  mais  le  long  espace 
d'années  entières;  tantôt  c'était  plus  de  dix  et  tantôt 
c'était  plus  de    vingt  victimes  qui  étaient  mises   à 
mort;  une  autre  fois  elles   n'étaient  pas  moins  de 
trente  et  elles  approchaient    de    soixante,    et    une 
autre  fois  encoi-e,   en  une  seule  journée,  le  nombre 
montait  jusqu'à  cent  hommes  avec  beaucoup  d'en- 
fanls  et  de  femmes...    Nous  avons   aussi  vu   nous- 
même,    étant    sur    les   lieux,  un  grand  nombre  de 
chrétienssubiren  masse, ««pow;,  le  mèmejour,  les  uns 
la  décapitation,  les  autres  le  supplice  du  feu,  si  bien 
que    le  fer  homicide  était  émoussé   et  que  les  bour- 
reaux se  relayaient  les  Tins  les  autres.  »  {Ibid.,  ix) 
Les    martyrs    «    ne    sont   plus    traités  selon  les  lois 
communes,  mais  à  la  manière  des  ennemis  dans  une 
guerre;  »  ainsi,   «   toute  une  petite  ville  peuplée  de 
chrétiens,  en  Phrygie,    fut  entourée  par  des  soldats, 
qui  allumèrent  un  incendie  et  brillèrent  tout  avec  les 
enfants  et  les  femmes,  tandis  que  ceux-ci  imploraient 
le  Dieu,  père  de  tous  »  {ihid.,  xi;  cf.  Lactance,  Div. 
fnst.,  V,  xi;  De  mort,  persec,  vu).    En  3o8,  il  y  eut, 
à  Gésarée  de  Palestine,  tant  de  martyrs  privés  de  la 
sépulture  que   «  la  ville  était  tout  à  l'entour  jonchée 
d'entrailles  et  d'ossements  humains  »  .{De  mari .  Pat., 
IX.)  Les  raines  de  la  Palestine  et  de  la  Cilicie  sont 
pleines  de  condamnés  chrétiens,  que  l'on  a  rendus 
boiteux  et  borgnes  :  en  une    fois,    on    y    envoie  un 
groupe  de  quatre-vingt-deux  mutilés,  accompagnés 
de  femmes  et  d'enfants,  une  autre  fois  un  groupe  de 
cent  trente:  une  multitude  d'autres,  Tr/£i7T»iv  ot/jv  -n/.-nOijii, 
travaille    aux   carrières    de  la    Thébaïde  {/>e    mart. 
Pal.,    viii)  :   beaucoup   de    ces   forçats   sont   ensuite 
décapites  ou  brûlés  (//is(.  ecc/.,  VIII,  xiii). 
I    «  Comment   pourrait-on,   continue    l'écrivain    du 
IV"  siècle,  compter  le  nombre  des  martyrs  de  chaque 
province,  surtout  en  Afrique,  en  Maurétanie,  en  Thé- 
baïde et  en  Egypte  (iliiJ.,  vi)  ?»  —  «    Le  commen- 
taire de  ces  paroles  nous  est  fourni  par  les  longues 
listes  de  marlyrsafricainsqui  nousontété  conservées 
dans    le    Martyrologe    dit    de   saint   Jérôme.    Pour 
l'Afrique  surtout,   les  groupes  de  trente,  cinquante, 
cent  noms  de  martyrs  reviennent  fréquemment  tout 
le  long  du  calendrier.  C'est  vraisemblablement  à  la 
persécution  de  Dioclétien,  plutôt  qu'à  l'une  des  pré- 
cédentes, que  ces  hécatombes  doivent  être  rapportées. 
La  même  impression  se  déduit  du  martyrologe  pour 
Nicomédie, où  la  persécution  sévit  trèscruellement.  » 
(DuciiESNB,  Histoire  ancienne  de  l'Eglise,  t.  Il,  Paris, 

Tome  III. 


1907,  p.  47)-  Voir  encore  le  P.  Delehaye,  Les  origines 
du  cuHedes  mnrivrs, Bruxelles,  nji-j.p.  ig^,  208,  209, 
278,  281,  pour  les  groupes  orientaux,  4^*5-436,  45o, 
45i,  pour  les  groupes  africains. 

L'Occident  vit  probablement  moins  que  l'Orient  et 
l'Afrique  de  telles  hécatombes.  Cependant  si,  comme 
je  le  crois,  l'épisode  de  la  légion  thébéenne  a  un 
fond  historique,  il  en  olTrirait  un  frappant  exemple 
{y o'ir  \\.\^ii.RO,l.a  Persécution  de  Dioclétien,  S^éd.,!.  II, 
p.  35i-385,  et  Qnsso'n,  Monasterion  Acannense,  Fri- 
bourg,  iQiS,  p.  1-61).  Pour  Rome,  l'archéologie 
vient  ici  au  secours  de  l'histoire.  Ses  cimetières  sou- 
terrains ont  gardé  le  souvenir  de  groupes  de  martyrs 
immolés  ensemble  soit  pendant  la  dernière  persé- 
cution, soit  lors  des  précédentes  (du  Rossi,  Iloma 
sotterranea,  t.  I,  Rome,  i864,  p.  176,  178,  180,279- 
280;  t.  11,1861,  p.  i55-i6i,  I'j6-i7f),  -ïii  ;  hiscriptiones 
christianae  Urins  lioniae,  1888,  t.  II,  p.  84,  87,  loi, 
121).  Une  des  inscriptions  composées  i)ar  le  pape 
Damase  avait  été  gravée  sur  la  tombe  commune  de 
soixante-deux  soldats  chrétiens  décapités  par  l'ordre 
de  leurs  chefs  {ihid.,  p.  84,  n"  27). 

g)   [.es    lacunes   des    martyrologes.  —  Si  l'on  veut 
se  rendre  compte  du  nombre  des  martyrs,  il  importe 
de    ne    pas    oublier  la    proportion   considérable  de 
ceux,   fugitifs,  exilés,  massacrés   en  masse,  dont  les 
noms    restèrent  de    tout  temps   inconnus.  Il  y  faut 
joindre  ceux    dont   les   noms,  connus  d'abord,  lom- 
bèrentensuite  dans  l'oubli,  quorum  noniina  necnume- 
rum  potnit  retinere  vetustas,  comme  dit  une  inscrip- 
tion romaine  (ihid.,  p.  84,  n"  3o).  Les  anciens  calen- 
driers et  les  anciens  martyrologes  ne    laissent  voir 
qu'un  petit  coin   des  clioses.  Pour  les  époques  anté- 
rieures au  m'  siècle,  les   lacunes   y  sont  très  nom- 
breuses.   Si   d'autres    documents   ne    nous  avaient, 
comme  par  hasard,  conservé  leurs  noms,  on  ignore- 
rait plusieurs  des  plus  illustres  martyrs   de  Rome, 
tels   que  Flavius    Clemens,  Domilille,  le  pape  Téles- 
phore,  saint  Justin,  Apollonius,  etc.,  plusieurs  aussi 
des  plus  illustres  martyrs  de  l'Asie,  qui  ne  ligurenl 
pas   dans  l'antique  férial  soit  romain,  soit  oriental. 
Par   l'exemple     de    ces    omissions,  on  comprend  la 
part  énorme  d'inconnu  que   renferme    l'histoire   des 
marljrs.  Même  pour  les  temps  qui  suivent  la  tin  du 
II'  siècle,   on  s'aperçoit  .lisément  de  ce  qui  manque. 
Voulant  expliquer  comment  beaucoup   de  martyrs 
africains    sont   seulement  mentionnés   par    groupes 
locaux,    sans  indication  des  noms  de  ceux  qui  les 
com|)osent,  les  savants  éditeurs  du  Martyrologe  hié- 
ronymien  disent  que,  dans  un  grand  nombre  decas, 
la  multitude  de  ces  martyrs  a  fait  oublier  leurs  noms, 
ou  au  moins  rendu  impossible    de   noter    l'anniver- 
saire de   chacun   d'ewyi:  Ipsi    sua    multitudine    silii 
nocaerunt    Jfricani    martyres.     Singuloram    quidem 
nomica    servata  fuerant    in    arclii\'is   ecclesiasticis  : 
sed    tanlorum   ordinuni   nulla   memoria    tenax,    nul- 
lus  cultns  stadiosus  esse  potuit  (de  Rossi-Duciiesne, 
Mart.    hieron.,   Prolegomena,    p.   Lxxii).    Les  décou- 
vertes  d'inscriptions    nous   révèlent  sans  cesse    des 
martyrs  d'Afrique,  qui  sans  elles  resteraient  ignorés 
(de    Rossi,    Bull,  di  arch.   crisl.,  1876,    p.    162-174; 
P.  Mo^'CEAUX,   Histoire    littéraire  de  l'Afrique  chré- 
tienne, t.    III,   Paris,   1906,   p.  535    et   suiv.).    Ceux 
qui  sont  honorés  d'une  commémoration  liturgique, 
ceux   qui    sont   nommés    dans  les  documents  écrits, 
ceux  qu'y  ajoute  l'épigraphie,  forment  la  plus  petite 
partie  du  chœur  innombrable  des  martyrs. 

Il  a  fallu  beaucoup  d'ignorance  ou  d'irrédexion 
pour  édifier  la  thèse  De  paucitate  marlyrum  ;  il  fau- 
drait, croyons-nous,  un  aveuglement  volontaire  pour 
la  soutenir  aujourd'hui. 

4-  Les  conditions  sociales  dss  martyrs.  —  Il  y 

12 


355 


MARTYRE 


356 


eut  des  martyrs  dans  chacune  des  provinces  compo- 
sant l'immense  Empire  romain,  en  Europe,  en  Asie, 
en  Afrique:  par  là  se  marque,  dès  le  début,  l'univer- 
salité tlu  christianisme  et  son  adaptation  à  toutes 
les  races  (voir  dans  Delehaye,  Les  Origines  du  eu  lie 
des  martyrs,  les  chapitres  v,  vi,  vu,  vui,  p.  169-460  : 
Les  principaux  centres  du  culte  des  martyrs).  Celle 
universalité  et  celte  adaptation  sont  encore  rendues 
visibles  par  un  autre  fait  :  il  j'  eut  des  martyrs  dans 
toutes  les  conditions  sociales. 

Dans  l'aristocratie  d'abord.  Dès  la  fin  du  i"  siècle 
on  voit  mourir  pour  le  Christ  un  consul  en  exercice, 
Flavius  Glemens,  un  ancien  consul,  Acilius  Glabrio, 
et  souffrir  l'exil  pour  la  même  cause  deux  pai-ente-s 
de  l'empereur  Domitien,  les  Domitille.  Un  autre  con- 
sul martyr,  Liberalis,  d'époque  incertaine,  est  connu 
par  une  inscription.  Nous  voyons  mourir  à  Rome, 
peut-être  sous  Marc  Aurèle,  la  ijatricienne  Cécile, 
ingenua,  nobilis,  clarissima,  avec  son  mari  et  son 
beau- frère.  Sous  Commode,  le  Sénat  condamne  comme 
chrétien  Apollonius, probablement  sénateur. La  jeune 
mai-tyre  Agnès,  sous  Dioclétien,  parait  être,  elle 
aussi,  de  grande  famille. 

En  province,  soit  la  noblesse,  soit  la  haute  bour- 
geoisie, fournissent  leur  contingent  au  martyre. 
Parmi  les  chrétiens  de  Bithynie  condamnés  en  iia 
par  Pline,  il  y  en  a  omnis  ordinis.  Martyrs,  sous 
Marc  Aurèle,  des  bourgeois  considérables  de  Lyon, 
comme  Vettius  Epagathus  et  Attale  ;  confesseur  de 
la  foi,  sons  Maximin,  le  riche  Anibroise;  mai-tyr, 
sous  Valérien,  le  chevalier  romain  EmiLius,  à  Cirta, 
confesseur  le  grand  propriétaire  foncier  Félix  de 
Noie;  martyr,  sous  Probus,  le  président  du  sénat  de 
Sjnnade,  Dorymédon;  martyrs,  sous  Dioclétien,  les 
décurions  Dativus  et  Hermès,  le  curiale  Dioscore,  le 
log)ste,le  stratège  et  tous  les  curiales  d'une  ville  de 
Phrygie,  le  juridicus  d'Alexandrie,  Philorome, 
Andronicus  «  dont  les  parents  étaient  parmi  les 
plus  nobles  d'Ephèse  ». 

Citons  encore,  iiarmi  les  femmes  de  bonne  nais- 
sauce,  sous  Seplime  Sévère,  à  Carthage,  Perpétue, 
honeste  nata,  tiberaliter  instituta,  matronaliler 
nupta;  sous  Dèce,  à  Catane,  Agathe;  sous  Dioclétien, 
à  'Théveste,  Crispine,  feminam  difitem  et  delicatam, 
Eulalie,  à  Mérida;  la  riche  veuve  Julitta  à  Antioche. 
La  classe  des  lettrés,  venue  cependant  plus  diffi- 
cilement au  christianisme,  a  donné  aussi  le  témoi- 
gnage du  sang  :  à  Rome,  sous  Marc  Aurèle,  le  phi- 
losophe Justin  ;  à  Alexandrie,  sous  Septime  Sévère, 
le  grammairien  Léonide,  le  rhéteur  Athénagore  ;  à 
Gaithage,  sous  Valérien,  le  grammairien  Flavien  ; 
à  Césarée,sous  Dioclétien,  l'étudiant  en  droit  Aphien 
et  le  savant  exégète  Pamphile.  Ajoutons  les  méde- 
cins :  sous  Marc  Aurèle,  à  Lyon,  Alexandre  ;  sous 
Dioclétien,  à  Antioche,  Zénobius,  en  Cilicie  Cômeel 
Damien. 

Parmi  les  martyrs  exerçant  un  commerce  ou  une 
profession  manuelle,  citons  sous  Dèce  un  négociant, 
Maxime,  honio  pleheius  mco  negotio  vivens  ;  plus 
tard  le  charbonnier  Alexandre,  qui  devint  évèque 
de  Comane,  l'intendant  Isehyrion,  eu  Egypte,  le 
berger  Thémistocle,  en  Lycie;  sous  Aurélien,  leber- 
ger  Mamas,  en  Cappadoce;  sous  Dioclétien,  les  tail- 
leurs d<'  ])ierre  Claude,  Castorius,  Symphorien.  Nicos- 
trate  et  Simplicius,  en  Pannonie,  le  jardinier  Sineros 
à  Sirmiura,  le  cabaretier  Théodote  à  Ancyre,  le  fou- 
lon Anastase  à  Salone. 

Les  cadres  des  diverses  administrations  publiques 
ont  aussi  fourni  des  martyrs  :  sous  Septime  Sévère, 
Basilide,  appariteur  du  préfet  d'Alexandrie  ;  sous 
Dioclétien,  le  greffier  militaire  Cassien,  à  Tanger; 
un  ancien  chef  de  bureau,  princeps  ofpcii  Floria- 
nus,  en  Norique;  un  haut  employé  de  Vofficium  du 


gouverneur  de  Pisidie,  Eugène,  qui  confessa  la  foi 
au  milieu  des  tourments,  fut  autorisé  à  donner  sa 
démission,  et  mourut  évéque  de  Laodicée  (son  épita- 
plie  rédigée  par  lui-même,  à  Laodicée  de  Phi'ygie; 
commentaire  par  Mgr  Batiffol,  dans  Bulletin  d'an- 
cienne littérature  et  d'archéologie  chrétiennes,  1911, 

p.  20-34). 

Je  n'ai  pas  à  m'occuper  ici  de  la  controverse  rela- 
tive à  la  légitimité  du  service  militaire  pour  les 
premiers  chrétiens  :  je  renvoie  aux  éludes  faites 
sur  ce  sujet  par  le  P.  de  Buck,  An  militia  priscis 
chrislianis  esset  illicita,  dans  Acta  Sanctorum,  octo- 
bre, t.  XII,  p.  53i-536;  Harnack,  Militia  Christi,  Die 
cbristlicke  Jieligion  und  der  SoLdatenstand  in  der 
ersten  drei  Jahrhunderten,  Tubingue,  1906;  Vacan- 
DARD,  Etudes  de  critique  et  d'histoire  religieuse, 
2°  série,  Paris,  1910,  p.  129-168,61  à  ce  que  j'en  ai 
écrit  moi-même,  Dix  leçons  sur  le  martyre,  5"  éd., 
p.  182-185.  Bornons-nous  à  dire  que  les  chrétiens 
servaient  avec  fidélité  les  empereurs,  même  dans  les 
camps,  lorsque  des  actes  jugés  par  eux  contraires 
à  leur  religion  ou  à  levu-  conscience  ne  leur  étaient 
pas  demandés.  Le  fait  dut  arriver  souvent,  car  les 
armées  romaines  étaient  relativement  peu  nomljreu- 
ses,  et,  quand  on  considère  la  faible  proportion  que 
représentent  les  soldats  dans  la  population  totale  de 
l'Empire.on  est  surpris  du  grand  nombre  des  martjrs 
sortis  de  leurs  rangs.  J'indiquerai  seulement  quel- 
ques-uns des  plus  célèbres  :  à  Rome,  sous  Domitien, 
les  prétoriens  Nérée  et  Achillée  ;  sou^  Hadrien,  le 
tribun  Quirinus;  sous  Septime  Sévère,  le  soldat 
Pudens,  à  Carthage;  sousDèce,  Ammon,  Zenon,  Pto- 
lémée,  Ingenuus,  à  Alexandrie;  Mercurius  en  Cap- 
padoce; l'officier  Polyeucle à  Mélitène;  sous  Macrien. 
le  centurion  Marinas  à  Césarée  ;  sous  Maximin 
Hercule,  l'officier  Victor,  à  Marseille;  au  cours  de 
la  dernière  persécution,  Papias  et  Maurus,  et  plu- 
sieiu-s  autres  groupes  de  soldats,  à  Rome;  Emeterius 
et  Chelidonius  à  Calahorra;  le  centurion  Marcel,  le 
i'eji///7'er  Fabius  en  Maurétanie;  le  conscrit  Moxinii- 
lien  à  Lambèse;  Hésychius,  Pasicrale,  Valenlion, 
Nicandre,Marcien,Dasius  en  Mésie;  Gaianus,  Antio- 
chius,  Paulinianus,  Telius,  eu  Dalmatie;  le  jeune 
soldat  Théodore  à  Amasée;  les  vétérans  Jules,  en 
Mésie,  Typasius,  en  Maurétanie,  Seleucus,  à  Césa- 
rée de  Palestine;  Gordius,  en  323,  sous  Licinius,  à 
Césarée  de  Cappadoce  ;  sous  Licinius  encore,  les  qua- 
rante soldats  de  Sébaste;  sous  Julien  l'Apostat,  en 
363,  Bonose  et  Maximilien,  Juventin  et  Maximin  à 
Antioche.  J'ai  fait  allusion  plus  haut  à  la  légion 
thébéenne. 

Nombreux  sont  les  esclaves  qui  montrèrent,  en 
acceptant  le  martyre,  la  liberté  morale  et  la  hauteur 
de  pensées  rendues  par  le  christianisme  à  la  classe  la 
plus  méprisée  et  la  plus  opprimée  de  la  population 
romaine  :  sous  Hadrien,  Hesperius,  Zoé  et  leurs  lils, 
en  Pamphylie,  Ariadné  en  Phrygie;  sous  Marc  Au- 
rèle, le  césarien  Evelpistus  à  Piome,  Blandine  à 
L}on;sousSeplime  Sévère,Polamienne  à  Alexandrie, 
Revocatus  et  Félicité  à  Carthage  ;  sous  Dèce,  Sabine  à 
Smyrne;  sous  Valérien,  Protus  et  Hyacinthe  à  Rome; 
sous  Dioclétien,  Pierre,  Dorothée,  Gorgonius,  et 
autres  cubiculaires  impériaux,  à  Nicomédie,  Vital  à 
Milan,  Porphyre  à  Césarée;  à  une  date  inconnue. Dula 
à  Nicomédie.  «  Des  esclaves  —  écrit  un  couterapo- 
rain  de  la  dernière  persécution,  Arnode  —  aiment 
mieux  souffrir  de  leurs  maîtres  n'importe  quels 
tourments  que  de  renoncer  à  la  foi  chrétienne  et  de 
déserter  la  milice  du  salut,  ah  dominis  se  servi  cru- 
ciatibus  adpci  quibus  siatuerint  malunt...  quam  fident 
rumpere  christianam  et  satularis  militise  sacrantenta 
deponere.  »  (Adi,'.  Nationes.\l,\).  On  me  permettra  de 
renvoyer  au  chapitre  :  Les  ssclui-es  martyrs,  de  mon 


357 


MARTYRE 


358 


livre  sur  Les  esclaves  chrétiens,  5'   éd.,  Paris,  igi4, 

p.    222-246. 

Reste  une  catégorie  de  personnes  à  laquelle  le 
christianisme  attachait  une  note  de  blâme,  el  que 
même,  à  cette  époque,  il  excluait  de  son  sein  :  les 
serviteurs  des  plaisirs  publics,  tels  que  les  histrions. 
De  ce  milieu  corrompu,  mais  quelquefois  touché  de 
la  grâce,  sont  venus  des  martyrs  :  le  joueur  de  llùte 
PhiliMuon,  mort  pour  le  Christ  à  Alexandrie,  le  mime 
Gencs,  que  nomme  le  calendrier  de  Carthage  :,..  Kl. 
Sept,  .^ancli  Genesi  miini.  Cette  mention  est  excep- 
tionnelle, et  due  probablement  à  la  rareté  du  cas  ; 
car  dans  les  anciens  calendriers  ou  martjTologes  la 
profession  des  martyrs  n'estjamais  indiquée,  excepté 
pour  les  ecclésiastiques  et  quelquefois  pour  les  sol- 
dats. L'historien  grec  Théodoret  parle  aussi  de  la 
conversion  subite,  sur  la  scène  même,  de  plusieurs 
{ruyi)  comédiens,  qui  furent  pour  cela  martyrisés 
(Graeciirum  affectionum  ciirallu,  ix). 

5.  Les  souffrances  des  martyrs.  —  a)  Les 
épreutes  morales.  Plusieurs  Passions  de  martyrs  ont 
décrit  les  douleurs  morales  ressenties  par  eux  avant 
les  soutTrances  physiques. 

Nous  les  voyons  rester  sourds  aux  supplications 
d'un  vieux  père,  aux  prières  de  leurs  femmes,  de 
leurs  enfants,  du  juge  lui-même  qui,  ému  de  com- 
passion, leur  demande  de  ne  pas  abandonner  leur 
famille  et  de  ne  pas  les  sacriUer  à  leui-  foi  (Passio 
S.  Perpetuac,  ni,  v,  vi;  Passio  S,  Theodoti,  vni  ; 
Passio  S.  Pliilippi,  ix;  Acta  SS.  Phileae  et  Philo- 
romi.  II;  Acta  A'.s'.  Saturni,  Datif i,  etc.,  vn  ;  Passio 
S.  Irenaei,  m).  Nous  les  voyons  aussi  subir  une  au- 
tre épreuve,  inséparable  de  la  première  :  s'ils  sont 
riches  ou  nobles,  ils  savent  que  leur  condamnation 
entraînera  la  perle  de  leur  rang,  la  confiscation  de 
leurs  biens,  et  va  plonger  leurs  enfants  dans  la  mi- 
sère (EusÈUE,  Hist.  eccl.,  VI,  ii,  6,  i3  ;  saint  Cyphien, 
Ep.  xiii,  xvni,  XXXVI,  Lxix,  lxxx  ;  De  lapsis,  in; 
Ad  Demetrianum,  îii;  saint  Denys  d'Alexandrie, 
dans  EusÈBB,  Hist.  eccl.,  VII,  xi,  i8;  OuiGÈr^E, 
E.xhorl.  ad.  mart.,  xiv,  xv  ;  Passio  SS.  Jacobi,  Ma- 
riani,  viii  ;  Passio  S.  Philippi,  ix  ;  cf.  Code  Théodo- 
sien.  IX,xLvii,  2).  Ils  résistent  à  cette  torture  morale, 
comme  ils  résisteront  aux  tortures  physiques. 

Le  cruel  caprice  ou  la  fausse  pitié  d'un  juge  sou- 
mit quelquefois  des  chrétiennes  à  une  épreuve  plus 
pénible  encore.  Averties  que,  si  elles  refusent  d'ab- 
jurer, c'est  moins  leur  vie  que  leur  pudeur  qui  va  être 
menacée,  elles  trouvèrent  dans  leur  foi  assez  d'éner- 
gie pour  braver  un  péril  pire  à  leurs  yeux  que  tous 
les  supplices.  Sur  cette  damnatio  ad  lenonem  potitis 
quant  ad  leonem,  peut-être  légale  (Dix  leçons  sur  le 
martyre,  5=  éd.,  p.  aaS,  note  3;  Augar,  Die  Fran  im 
rbm.  Clirisleriprocess,  Texte  iind  Untersuchiingen, 
igoi),  dont  il  y  a,  en  tout  cas,  des  exemples  certains, 
voir  TertuUien,  Apot.,  lvi  ;  De  pudiciliu,  i,  2;  saint 
Cyprien,  De  mortalitalc,  xv  ;  Euskbe,  Hist.  eccl., 
Vlll,  XII,  i4;  De  mart.  Palestinue,  v,  3  ;  je  ne  cite 
que  des  témoins  contemporains  des  persécutions, 
laissant  de  côté  des  textes,  même  très  dignes  de  foi, 
d'écrivains  plus  récents,  tels  que  saint  Aiubroise  ou 
saint  Augustin.  Devant  le  témoignage  d'hommes  qui 
ont  vu  et  (pii  savent,  on  s'explique  dilTicilement  les 
doutes  de  critiques  modernes,  par  exemple  de 
M.  Bouc.hé-Leclercq,  L'intolérance  religieuse  et  la 
politique,  Paris,  igii,  p.  325-32g. 

b)  Les  souffrances  physiques  commencent,  pour  les 
martyrs,  avec  la  détention  préventive.  Des  prisons 
sombres,  malsaines,  infectes  ;  une  dégoûtante  pro- 
miscuité; le  froid,  la  faim,  la  soif,  la  brutalité  des 
soldats,  les  exactions  des  geôliers  ;  le  poids  des  chaî- 
nes, la   gêne  du  carcan,  souvent  l'immobilité,    les 


jambes  emboîtées  dans  une  poutre  de  bois  ou  de  fer 
{lii;num,  tùlvi,  nervus),  tenues  parfois  dans  un  écart 
très  douloureux  :  tel  est  le  tableau  que  les  documents 
les  plus  sûrs  nous  tracent  de  cette  détention  (Acl, 
apost.,  XVI,  24;  Tertcllien,  Ad  martyres,  11  ;  Acta 
mart.  Scillitanorum,  11;  Passio  SS.  Perpetuae,  Feli- 
citalis,  etc.,  iv,  vin;  Passio  SS.  Montani,  Lucii,  iv, 
VI  ;  saint  Cvpribn,  Zip.  xvi  ;  Euskbe,  Hist.  eccl.,  V, 
I,  27  ;  4 1;  VI,  XXX  ;  xxxix  ;  De  mart.  Pal.,  11.  i4).  Elle 
durait  quelquefois  très  longtemps  :  plusieurs  mois, 
deux  années,  neuf  années  (Eusèbe,  Hist.  eccl.,  Vï, 
XII  ;  De  mart.  Pal.,  i,  1 1  ;  Catalogue  Libérien,  dans 
DucHESNK,  Le  Liber  Pontificulis,  t.  I,  Paris,  1886, 
p.  4  ;  Martyrologe  hiéronymien,  au  6  mars  et  au 
4  mai;  L'assio  SS.  Montani,  Lucii,  xii;  Lactance, 
fli'i'.  Inst.,  V,  xsx).  On  y  mourait  souvent,  par  suite 
des  mauvais  traitements,  des  privations,  du  manque 
d'air  (Eusèbe,  Hist.  eccl.,  V,  i,  27;  VIII,  viii  ;  saint 
Cypiiibn,  Ep.,  xxi).  Le  seul  soulagement  des  détenus 
chrétiens,  quand  on  ne  les  avait  pas  mis  au  secret 
(in  ima  carceris  parte,  ut  a  nullo  videotar  ;  Passio 
SS.  Tarachi,  Probi,  Andronici,  viii),  était  dans  les 
visites  du  dehors,  leur  apportant  les  secours  maté- 
riels et  aussi  les  secours  spirituels  (Tertulwen,  Ad 
martyres,  i;  ApoL,  xxxix  ;  Passio  S.  Perpetuae, 
viii;  Passio  SS.  Lucii,  Montani,  iv,  viii,  ix). 

e)  A  partir  de  la  fin  du  second  siècle  (Tertullien, 
ApoL,  II),  les  interrogatoires  des  chrétiens  sont  son- 
vent  accompagnés  de  la  torture,  ayant  pour  but,  non 
de  contraindre  un  coupable,  comme  le  voulait  la 
loi,  à  l'aveu  de  sa  faute,  mais  au  contraire  d'obliger 
un  innocent  à  renier  sa  foi.  Les  quatre  degrés  de 
la  torture,  la  llagellation,  le  chevalet,  les  ungulae,  le 
feu,  sont  appliqués  au  gré  du  juge,  et  quelquefois 
l'un  après  l'autre.  Parfois  aussi  des  martyrs  sont 
attachés  à  une  colonne  de  la  prison,  ou  suspendvis 
par  la  main  à  un  portique.  Les  textes  nous  les  mon- 
trent gardant  le  silence  au  milieu  des  tourments,  ou 
au  contraire  implorant  par  d'ardentes  prières  l'assis- 
tance du  Christ  (Passio  SS.  Montani,  Lucii,  xvi  : 
Acta  SS.  Saturnini,  Datii'i;  Passio  S.  Dioscori  ;  Acta 
SS.  Claudii,  Asterii,  w ;  Anonyme,  De  laude  marty- 
rum,  XV  ;  Philéas.  dans  Eusèbe,  Hist.  eccl.,  XIII,  x, 
2-7  ;  Prudence,  Peii  Stephanôn,  m,  i4i-!6o).  Beau- 
coup moururent  au  milieu  de  la  torture  (saint 
Cypriem,  Ep.  VIII  ;  Philéas,  dans  Eusèbe,  /.  c). 

d)  Parcourons  maintenant  l'échelle  des  peines 
auxquelles  étaient  condamnés  les  martyrs. 

La  moins  dure  est  le  bannissement,  qui  n'entraîne 
pas  (au  moins  avant  la  persécution  de  Dèce)  la 
privation  des  droits  civils  el  la  confiscation  des 
biens.  Vient  ensuite  la  déportation,  considérée 
comme  peine  capitale,  et  ayant  pour  conséquence  la 
mort  civile  :  elle  est  subie  généralement  dans  un 
lieu  malsain,  et  souvent  les  condamnés  succombent 
aux  coups  et  aux  mauvais  traitements  (Liber  l'onti- 
ficalis,Pontianus;  éd.  Duchesne.I.I,  p.i45  ;  Catalogue 
libérien,  ibid.,  p.  5).  La  condamnation  aux  travaux 
forcés,  ad  metalla,  est  une  autre  peine  capitale  : 
beaucoup  de  chrétiens  ont  travaillé  comme  forçats 
aux  mines  de  Grèce,  de  Sardaigne,  de  Numidie, 
d'Egypte,  de  Palestine,  marqués  au  front,  la  moitié 
de  la  chevelure  rasée,  les  pieds  dans  des  entraves, 
même,  dansla  dernière  persécution,  un  œil  crevé  et 
les  nerfs  d'un  des  jarrets  brûlés  au  fer  rouge  (Lettre 
de  saint  Drnys  de  Gorinthb, dans  Eusèbe,  Hist.  eccl., 
IV,xviii,  10;  Philosophumena,  IX,  xi  ;  saint  Cyprien. 
Ep.  Lxvii,  Lxxvu  ;  PoNTiANUs,  Vita  Cypriani,  vu  ; 
Eusèbe,  De  mart.  Pal.,  vu,  3,  4;  viii,  i-3  ;  x,  i;xi, 
20-23;  XIII,  1-3,  4,  g,  10). 

e)  A  la  dilîérence  de  ce  qui  se  passe  dans  la 
société  moderne,  la  peine  de  mort  a,chezles  Romains, 
diverses  formes,  selon   la   nature   des   crimes  ou  la 


359 


MARTYRE 


360 


qualité  des  personnes.  Tertcllien  les  énumère 
ainsi:  le  glaive,  la  croix,  les  bètes,  le  feu,  les  tour- 
ments de  toute  sorte  imaginés  par  les  bourreaux, 
gLidttim  gratem,  et  ciuceni  e.tcelsain,  et  rabiem  bes- 
tiaritni,  et  summam  igniiim  poenam,  et  omiie  carni- 
ficis  iiigenium  m  toirnentis  (Ad  martyres,  iv).  En 
principe,  la  décapitation  est  le  privilège  des  gens  de 
condition  honnête,  la  croix  le  supplice  des  esclaves 
et  des  personnes  viles,  le  feu  et  les  bêtes  celui  des 
non  citoyens;  mais,  en  ce  qui  concerne  les  chrétiens, 
ces  distinctions  s'effacèrent  vile;  dès  la  Un  du  second 
siècle,  le  choix  de  leur  supplice  dépendit  moins  de  la 
condition  des  "personnes  que  de  l'arbitraire  du  ma- 
gistrat. 

Citons,  parmi  les  martyrs  décapités  :  au  i^'  siècle, 
saint  Paul,  citoyen  romain,  et  ceux  auxquels  fait  al- 
lusion VApocalrpse,  vi,  g  ;  au  ii=  siècle,  Justin  et  ses 
disciples,  plusieurs  des  martyrs  de  Lyon,  les  mar- 
tyrs de  Scilliura,  Apollonius;  au  m'  siècle,  Je  pa))e 
Sixte  11  et  plusieurs  de  ses  diacres,  saint  Cyprien, 
des  martyrs  de  Rome,  d'Alexandrie,  de  Cartilage,  de 
Lambèse;au  iv  siècle,  beaucoup  de  martyrs  exé- 
cutés par  le  glaive,  non  par  égard  pour  leur  rang 
social,  mais  parce  que  leur  grand  nombre  taisait 
choisir  ce  supplice  comme  plus  rapide  (Euskbe,  De 
mari.  Pal.,  ix). 

/)  La  peine  du  feu  fut  appliquée  aux  martyrs  de 
deux  manières.  Ou  en  lit  un  spectacle,  avec  le  bû- 
cher dressé  dans  l'amphitliéàtre,  le  condamné  atta- 
ché ou  cloué  à  un  poteau:  ainsi  furent  briilés  sous 
Antonin  Polycarpe,  à  Smyrne;sous  Dèce  Pionius,  à 
Smyrne,  Carpos,  Papylos  et  Agathonicé,  à  Per- 
game;  sous  Valérien  Fructueux,  Augure  et  Euloge  à 
■Tarragone;  de  nombreux  martjTS  de  la  dernière 
persécution.  Mais  on  lui  donna  aussi  des  formes 
plus  rapides,  de  manière  à  faire  plus  de  victimes  à 
la  fois  :  chiéliens  debout  sur  le  sol,  ou  même  enterrés 
jusqu'aux  genoux,  au  milieu  d'un  cercle  de  tlammes  : 
ainsi  périrent  plusieurs  martyrs  africains  dont  parle 
Tertullien  (Jpol,,  l),  l'évêque  Philippe  et  le  prêtre 
Hermès  à  Héraclée  (Passio  S.  PItilippi,  xin),  l'es- 
clave Porphyre  à  Césarée  (Eusèbe,  De  mart.  Pal., 
XI,  xrx),  les  o  troupes  de  martyrs  »  dont  parle  Lac- 
TANCK  (De  mort,  pers.,  xv).  La  cruauté  varia  les 
supplices  :  chrétiens  rôtis  sur  le  gril  comme  saint  Lau- 
rent à  Rome  (saint  Ambroise,  De  o/f.  cler.,  I.  xi,i; 
Phldence,  Péri  Stepltanon,u),  le  chambellan  Pierre 
à  Nicomédie  (Eusèbe,  Ilist.  eccL,  VIll,  vi),  plusieurs 
martyrs  d'Antioche  pendant  la  dernière  persécution 
(ibid.,  xii),  trois  chrétiens  de  Phrygie  sous  Julien 
(Socrate,  Hist.  eccl.,  111,  xv;  Sozomè.vk,  Ilist.  eccl.,  V, 
xi);  d'autres, en  Mésopotamie,  suspendus  la  tête  en 
bas  au-dessus  d'un  feu  lent,  dont  la  fumée  les 
asphyxiait  (Euskbe,  Ilist.  eccl.,  Vlll,  xii,  i),  d'autres 
plongés  dans  une  chaudière  d'huile  bouillante, 
comme  saint  Jean  à  Rome  (Tertullikn,  De  pi  aescr.. 
xxxvi),  ou  de  bitume  enllîimmé,  comme  sainte  Pota- 
mienne  à  Alexandrie  (Eusèbe,  Ilist.  eccl..  VI,  v), 
baignés  dans  la  chaux  vive  comme  Epimaque  et 
Alexandre  (lettre  de  saint  Denys  d'Alexandrie, 
dans  Elsèbb,  Hist.  eccl.,  VI,  xli,  17),  brûlés  à  petit 
feu,  lentement  pendant  tout  un  jour,  Lactanoe,  De 
mort.  pers.,xxi). 

g)  Un  supplice  qui  plus  que  tout  autre  tient  du 
spectacle,  est  l'e.rposition  aux  bêtes.  Soit  attaché  à 
un  poteau,  au  niveau  du  sol  ou  sur  une  estrade,  soit 
libre  dans  l'amphithéâtre,  le  condamné  est  livré  aux 
attaques  des  bêtes  féroces.  Beaucoup  de  fêtes  publi- 
ques étaient  solennisées  par  ces  jeux  sanglants; 
de  nombreux  chrétiens  y  parurent,  après  avoir  défilé 
sous  les  fouets  des  bestiaires  :  les  martyrs  du  cirque 
de  Néron,  en  64  (Tacite,  Ann..  XV,  xliv),  saint 
Ignace  à   Rome  sous  Trajan  (son  Ep.  ad   liomanos 


et  ses  Actes),  Germanicus  et  dix  autres  à  Smyrne 
sous  Antonin  (Mart.  l'ulrcarpi,  u,  m),  plusieurs 
chrétiens  de  Lyon  sous  Marc  Aurèle  (Eusèbe,  Ilist. 
eccl.,  V,  1),  Perpétue,  Félicité  et  leurs  compagnons 
à  Carthage  sous  Septime  Sévère  (Passio),  Tliecla, 
Agapius,  Eubulus,  Hadrien  à  Césarée  sous  Maximiu 
Daia.  d'autres  à  Tyr  dans  l'étrange  scène  vue  et 
racontée  par  Eusèbe,  où  les  bètes  refusèrent  de 
toucher  les  marlyrs,  que  l'on  Unit  par  décapiter 
(EisÈBB,  De  mari.  Art/.,vi;  xi;//(si.ecf/.,  Vlll,  vu,4-6). 

Il)  Le  supplice  de  la  croix,  considéré  par  les  an- 
ciens comme  le  plus  infamant  et  le  plus  atroce,  et 
d'abord  réservé  aux  esclaves  et  aux  condamnés  de 
rang  inUme,  Unit  par  être  infligé  à  des  chrétiens  de 
toute  condition.  Citons  saint  Pierre,  cruciUé,  dit 
TERTLLLiEx(We^raeser.,  xxxvi;  Scorpiac's.v).  la  tête 
en  bas.  ajoute  Oh igène (cité  par  Eusèbe,  Hist.  eccl.,  III, 
i;  Cléme.nt  Romain,  Ad  Cur.,  v,  vi,  et  De.nys  db  Go- 
RiNTHE,  dans  Eusèbe,  II,  xxv.  qui  attestent  le  mar- 
tyre de  l'apôtre  à  Rome,  n'indiquent  pas  le  mode  du 
supplice);  beaucoup  des  martyrs  de  64  (aiit  crucibus 
affi.ii:  Tacite,  Ann.,  XV,  xuv);  Siméon,  évêque  de 
Jérusalem,  sous  Trajan  (Hègksippe,  dans  Eusèbe, 
Ilist.  eccl.,  III,  xxxii);  de  nombreux  martyrs  ano- 
nymes citéspar  saint  Justin  (Zidi/o^.  ctim  Trypii.,  ex  , 
par  MiNUcius  Félix  (Octavius,  x,  xxxvii),  par  Ter- 
tullien (Apol.,  xxxi),  par  Clément  d'Alexandrie 
(Strom.,  II,  cxxv),  par  saint  Cyprien  (De  bouo  pa- 
tientiae,  SAi;  Ep.  i,x);  Claude,  Astère,  Néon,  Gal- 
liope,  Tliéodule,  Agricola,  Timothée,  Maura,  dans 
la  dernière  persécution  (Actes  SS.  Claudii,  Asterii, 
etc.,  m;  Passio  S.  Caltiopii  :  Eusèbe,  De  mart.  Pal., 
XI  ;  saint  Ambroise,  De  exhort.  virgin.,  11  ;  Passio 
SS.  Timothei  et  .Uaurae);  à  la  même  époque,  des 
chrétiens  d'Egypte,  dont  plusieurs  cruciUés,  comme 
saint  Pierre, la  tête  en  bas  (Eusèbe,  Hist.  eccl..  VIII, 
viii).  Les  Romains  n'achevaient  pas  les  cruciliés,  et 
les  laissaient  lentement  agoniser  sur  la  croix  (Ori- 
GÈNE,  Comm.  ser.  in  Mattli.,  cxl  ;  Eusèbe,  l.  c.  ; 
Passio  SS.  Timothei  et  Maurae,  dans  Acta  SS.,  mai, 
t.  I,  p.  3^6;  cf.  Pio  Franchi  de'  Cavalieri,  dans 
yuovo  Bull,  di  arch.  crist.,  1907,  p.  S4). 

/)  Dans  la  dernière  persécution,  il  est  aussi  question 
de//f))n</es  ;  chrétiens  «  innombrables  »  deNicomédie 
portés  liés  sur  des  barques  et  précipités  en  pleine 
mer,  martyrs  jetés  dans  les  fleuves,  quelquefois  cou- 
sus dans  un  sac  comme  les  parricides,  quelquefois 
avec  une  pierre  au  cou  (Eusèbe,  Hist.  eccl.,  VIII,  vi 
viii;  J9e  mart.  Pal.,  v,  vu;  Acta  SS.  Beatricis,  Sim- 
plicii,  l'austini  :  Passio  S.  Quirini,v  ;  S.  Jean  Chry- 
sostome.  Hum.  de  martyrio  S.  Juliani).  La  noyade, 
autrefois  peine  réservée  aux  parricides,  était,  à 
l'époque  des  persécutions,  tombée  en  désuétude 
même  pour  ceux-ci;  on  la  remit  en  vigueur  pour  les 
chrétiens.  Nous  en  voyons  d'autres,  inventées  par 
l'imagination  des  persécuteurs  :  jambes  brisées,  nez, 
oreilles,  mains  coupés,  roseaux  enfoncés  sous  les  on- 
gles, entrailles  déchirées,  plomb  fondu  versé  sur  le 
dos,  membres  écorchés  avec  des  poteries  brisées,  ou 
même  dépecés  et  jetés  en  pâture  aux  poissons;  fem- 
mes attachées  la  tête  en  basa  des  machines  qui  les 
élèvent  dans  les  airs  ;  hommes  liés  par  les  jambes  à 
des  branches  d'arbres  qui,  s'écartant  brusijuement, 
les  déchirent  en  deux  (Eusèbe,  Hist.  eccl.,  VIII,  viii, 
IX,  xii;  X,  viii,  xvii;  De  vita  Constaniini,  II,  u). 

«  Si  de  telles  horreurs  nous  avaient  été  transmises 
en  des  récits  légendaires,  nous  ne  croirions  jamais 
avoir  assez  de  déUance  contre  l'exagération  des  nar- 
rateurs; ici  celui  qui  raconte  (Eusèbe)  est  un  homme 
bien  placé  pour  être  renseigné,  peu  enclin  à  perver- 
tir le  sens  des  documents  qui  lui  ont  été  transmis. 
Au  moment  où  il  écrit,  les  bûchers  sont  à  peine 
éteints;  leur  cendre  est   encore  chaude.  Il  faut  donc 


361 


MARTYRE 


362 


le  croire.  El  d'ailleurs  des  histoires  moins  ancien- 
nes et  aussi  bien  attestées  ne  sont-elles  pas  là  pour 
nous  apprendre  qu'en  cet  ordre  de  choses  tout  est 
possible?  »  (DucuESNE,  Histoire  ancienne  de  l'Eglise, 
l.   II,  p.  5o) 

/)  L'iconographie  antique  du  martyre  est  assez 
pauvre.  Longtemps,  par  prudence,  par  charité,  les 
chrétiens  évitèrent  de  représenter  des  scènes  de  ce 
genre.  Elles  ont  cependant  laissé  quelques  traces 
dans  les  peintures  ou  les  sculptures  des  temps  de 
persécution  ou  de  la  période  qui  suivit  ininicdiate- 
uient.  La  décapitation  de  trois  martyrs  est  repré- 
sentée par  une  fresque  de  la  (in  du  iv*  siècle,  dans 
la  maison  des  saints  Jean  et  Paul,  sur  le  Celius  (Ger- 
mano  di  S.  Stanislao,  La  casa  celimontana  dei  SS. 
niartiri  Giuvani  e  J'aolo,  Rome,  189Î,  i\g.  4^,  p.  320); 
celle  de  saint  Achillée  sur  un  chapiteau  du  1  v"  ou  v' 
siècle,  dans  la  basilique  de  Pétronille,  au  cimetière 
de  l)omHi\le  (lluU.  di  archentogia  crist.,  1875,  p.  910 
et  pi.  iv).  L'exposition  des  chrétiens  ad  bestias  est 
ùgurée  par  les  images  de  Daniel  dans  la  fosse  aux 
lions,  fréquentes  dans  les  peintures  des  catacombes, 
sur  les  sarcophages  et  sur  les  verres  chrétiens  :  quel- 
quefois l'artiste  a  représenté  le  condamné,  non  dans 
une  fosse,  comme  le  personnage  biblique,  mais  sur 
un  tertre  ou  sur  une  estrade,  à  laquelle  on  accède 
par  des  plans  inclinés,  selon  l'usage  des  am- 
phithéâtres romains  :  ainsi  dans  une  fresque 
de  la  lin  du  i"'  siècle  ou  du  commencement  du 
second,  au  cimetière  de  Uomitille,  et  sur  un  verre 
grave  (Bull,  di  arcli.  crist.,  i865,  p.tfi;  r8S4-i885, 
pi.  v-vi  et  p.  86-94;  Bull,  délia  camniissione  arclieo- 
logia  comunale  di  Ronia,  i885,  pi.  v-viii,  et  p.  54- 
62).  On  doit  voir  probablement  aussi  une  allusion 
au  martyre  par  le  feu  dans  les  fresques  des  cata- 
combes et  les  bus-reliefs  des  sarcophages  représen- 
tant les  trois  enfants  hébreux  dans  la  fournaise  de 
liabylone;  une  médaille  de  dévotion,  du  iv  ou  v°  siè- 
cle, montre  saint  Laurent  étendu  sur  le  gril,  et  que 
le  bourreau  semble  s'apprêter  à  retourner  :  l'empe- 
reur couronné  de  laurier,  le  sceptre  à  la  main,  assiste 
au  supplice  (fitill.  di  arch.  crist.,  1867,  pp.  33,etpl., 
n"  8).  Un  reliquaire  d'argent,  du  V  siècle,  publiééga- 
lement  par  M.  de  Uossi,  présente,  en  relief,  l'image 
d'un  martyr,  de  nom  inconnu,  à  demi  plongé  dans 
un  puits,  au  milieu  des  roseaux,  et  secouru  par  un 
ange. 

D'autres  représentations  de  martyrs  ont  disparu, 
mais  sont  attestées  par  des  auteurs  anciens.  Le 
Liber  Pontificalis  cHe  un  bas-relief  en  argent,  figu- 
rant le  martyre  de  saint  Laurent,  mis  au  temps 
de  Constantin  par  le  pape  Sylvestre  dans  la  basi- 
lique du  saint,  sur  la  voie  Tiburtine  :  il  se  peut 
que  la  médaille  décrite  plus  haut  en  soit  une 
reproduction  {l.iber  Pontificalis,  Silvester,  24,  éd. 
DuciiESNE,  t.  I,  p.  181  et  197,  note  84).  Le  poète  Pnu- 
DENCE  a  vu,  dans  la  catacombe  de  saint  Hippolyte, 
surlamême  voie,unepeinture  représentant  ce  martyr 
traîné  par  des  chevaux  furieux,  pendant  que  des  chré- 
tiens recueillent,  sur  son  passage,  les  lambeaux  de 
ses  membres  et  les  gouttes  de  son  sang  (Péri  Ste- 
plianiin,  xi,  128-1 62).  Le  même  poète  a  vu  dans  la 
basilique  d'Imola  une  peinture  du  martyre  du  maî- 
tre d'école  Cassien,  livré  à  ses  élèves  païens  qui  le 
tuent  avec  leurs  stylets  (ihid.,  ix).  Saint  AsTiinius, 
évéque  d'Amaséc  à  la  Un  du  iV^  siècle,  décrit  la 
tapisseries  qui  ornaient  le  tombeau  de  sainte  Eupbé- 
mie,  dans  son  église  de  Chaiccdoine:  les  di^•erses 
scènes  de  l'interrogatoire,  de  la  torture  par  l'arra- 
chement des  dents,  du  supplice  du  feu,  y  étaient 
représentées(^narra(io  inmartyrium praectarissimae 
martyris  Euptiemiae,  m)  Saint  GRÉGoinEDE  Nazianzk  1 
cite  encore   une  représentation  du  martyre  de  saint   1 


Théodore,  peinte  près  de  son  tombeau,  et  figurée  en 
mosaïque  sur  le  pavé  de  son  église,  à  Conslantino- 
jile  (Oralio  de  magno  martyre  J heodnro).  L'auteur 
d'une  homélie  publiée  parmi  celles  de  saint  15asile 
(xvii),  mais  qui  est  peut-être  de  saint  Jean  Ghrysos- 
tome  ou  d'un  disciple  de  celui-ci,  invitait  les  pein- 
tres à  prendre  pour  sujet  le  martyre  de  saint 
Barlaam:  nous  ignorons  si  cette  invitation  a  été 
entendue. 

Voilà  à  peu  près  tout  ce  que  l'on  sait  de  l'icono- 
graphie antique  du  martyre  :  on  le  complétera  uti- 
lement par  l'étude  de  divers  monuments  de  l'anti- 
quité païenne  représentant  des  supplices,  surtout 
des  scènes  d'exposition  aux  bêtes,  fréquentes  sur  les 
poteries,  et  pouvant  servir  d'illustration  à  certains 
Actes  de  martyrs,  tant  est  parfaite  la  concordance 
des  détails  (voir  Leclercq,  Ad  hestias,  dans  le  Dict. 
d'archéologie  chrétienne  et  de  liturgie,  t.  I,  col  45o- 
462).  Quant  aux  portraits  de  martyrs  —  saint  Cor- 
neille, saint  Cyprien,  dans  la  catacombe  de  ^ lalliste, 
saint  Tiburce,  saint  Gorgonius,  saints  Pierre  et  Mar- 
cellin,  dans  la  catacombe  éponynie  de  ces  deux  mar- 
tj'rs,  saint  Sixte,  dans  celle  de  Prétextât,  saints 
Abdon  et  Sennen,  dans  celle  de  Pontien,  etc.,  —  ils 
se  rencontrent  sur  des  [)eintures  généralement  de 
liasse  époque,  et,  bien  qu'offrant  quelquefois  des 
particularités  de  costume  intéressantes,  montrent 
des  ligures  purement  conventionnelles.  On  en  doit 
dire  autant  de  ceux  qui  sont  donnés  ])ar  des  bas- 
reliefs  de  sarcophages,  des  lampes  de  terre  cuite, des 
médailles,  des  verres,  bien  qu'ils  soient  le  plus  sou- 
vent d'une  époque  meilleure:  Calliste,  Laurent,  Vin- 
cent, Hippolyte,  Sixte,  Timolhée,  Agnès,  Genès,  Ab- 
don ;  on  n'y  doit  chercher  aucune  ressemblance  : 
sauf  peut-être  pour  Calliste,  dont  les  traits,  dans  son 
portrait  sur  verre,  semblent  avoir  quelque  chose 
d'individuel  (Bull,  di  arch.  crist.,  1866,  p.  17,  33). Plus 
précieux  encore,  à  ce  point  de  vue,  est  un  médaillon 
de  bronze,  conservé  au  musée  chrétien  de  la  Biblio- 
thèque Vaticane,  et  que  d'après  son  style  M.  de  Rossi 
fait  remonter  au  temps  d'Alexandre  Sévère  ;  il  iiarait 
avoir  conservé,  d'après  des  souvenirs  antiques,  la 
physionomie  devenue  traditionnelle  de  saint  Pierre 
et  desaint  Paul  (fi»//,  rfi  rt7-c//.  crist.,  1864,  p.  81-87 
et  pi.,  n°  i).  Quant  aux  statues,  on  en  connaît  une 
seule  représentant  un  martyr  :  c'est  celle  du  docteur 
saint  Hippolyte,  assis,  les  titres  de  ses  ouvrages 
gravés  sur  les  côtés  de  son  siège  :  elle  paraît  appar- 
tenir au  m"  siècle,  mais  la  tête  est  une  restauration 
moderne.  Sur  cette  statue,  conservée  au  musée  de 
Latran,  voir  A.  d'Alks,  La  théologie  de  saint  Hippo- 
lyte, Paris,  1906,  p.  III- VIII,  xLii;  sur  l'ensemble  du 
sujet,  voir  Northcote  et  Brownlow,  lioma  sotterra- 
riea,i<^  éd.,  t.  H,  Christian  Art,  Londres,  1879. 

L'iconographie  moderne  des  martj'rs  des  |)ersécu- 
tions  romaines  se  résume  dans  les  peintures  de 
l'Eglise  San  Stéphane  Rotondo  et  dans  les  curieuses 
planches  (gravées  par  Tenipesta  d'après  les  dessins 
de  Giovanni  de  Guerra)  du  livre  de  l'oratorien 
Antoine  Galloni,  f)e  sanctorum  martyrum  criicia- 
tilius,  Rome,  iSgi  ;  Cologne,  1602;  réimpression, 
Paris,  1904  :  elles  n'ont  pas  de  valeur  documentaire. 
Le  livre  de  Galloni  est,  du  reste,  d'une  grande  érudi- 
tion, et  peut  être  consultéavee  fruit;  mais  son  texte 
est  emprunté  à  des  sources  mêlées,  tantôt  excellen- 
tes, tantôt  légendaires.  On  me  permettra  de  renvoyer 
aussi,  pour  une  description  détaillée  des  supplices,  à 
mes  Dix  leçons  sur  le  martyre,  ch.  viii,  ]i.  273-808. 

6.  Les  confesseurs.  —  a)  Distinction  entre  le  con- 
fesseur et  le  martyr.  —  Les  chrétiens  qui  avaient 
attesté  leur  foi  devant  les  juges,  mais  n'avaient  pas 
encore  souffert  la  mort  pourelle,  n'avaient  pas  droit 


363 


MARTYRE 


364 


au  titre  de  «  martyrs  >i;  mais,  soit  qu'ils  fussent 
retenus  en  prison  pour  y  attendre  la  fin  de  leur 
procès,  soit  même  que  leur  captivité  eut  cessé  par 
la  fin  de  la  persécution,  ils  gardaient,  aux  yeux  de 
l'Eglise,  le  mérite  de  la  confession  publique  qu'ils 
avaient  faite  de  leur  croyance  ;  on  leur  donnait 
le  nom  de  «  confesseurs  »,  —  conf essor,  o/ioAsy/iT/;;, 
ou.o/oyOi. 

Cette  distinction  entre  le  confesseur  et  le  martyr 
ressort  d'un  grand  nombre  de  textes  anciens.  On  la 
voit  apparaître  déjà  dans  le  Pasteur  d'HERMAS  {Si- 
mil.  VIII,  in,  6-7);  mais  elle  est  énoncée  pour  la  pre- 
mière fois  en  propres  termes  dans  la  lettre  sur  les 
martyrs  de  179.  Les  chrétiens  enfermés  alors  dans 
les  prisons  de  Lyon  se  font  scrupule  de  se  laisser 
donner  le  nom  de  ii.'Àpx\i(.i-,  :  ils  supplient  leurs  frères 
dele  réserver  à  ceux  qui  sont  morts  déjà,  a  Ce  sont 
ceux-là,  disent-ils, qui  sont  les  vrais  martyrs;  nous, 
nous  ne  sommes  que  de  modestes  et  humbles  con- 
fesseurs, ôiJMv/oi.  »  (EusÈBE,  Ilist.  eccL,  V,  11,  2-3). 
Bien  que,  même  sous  la  plume  cependant  si  net  le  de 
saint  Gyprien,  les  deux  termes  soient  quelquefois 
encore  employés  l'un  pour  l'autre  (Ep.  xviii,  xix, 
xxxvi),  la  distinction  va  toujours  se  précisant.  Saint 
Denys  d'Alrxandrib  cite  de  charitables  fidèles  qui 
se  dévouaient  dans  les  prisons  au  service  tû» 
ôfjioj.oyrirùv  et  risquaient  leur  vie  à  ensevelir  les  corps 

tCiv  Tïisiw»  xxi  /j.y.xxpiuv  u.u.prùp<jrj  (EuSÈBK,  Ilist.  ecc/.,  VII, 

XI,  2^).  Saint  Optât  de  Milèvb  parle  de  la  dernière 
persécution  quae  alios  fecerit  martj'res,  alios  con- 
fessores  {De  schism.  douât.,  III,  viii).  Saint  Jkrome 
dit  de  chrétiens  d'Egypte  qu'ils  étaient  :  confessores 
et  voliiniate  jam  martyres  {Ep.  ni,  2).  «  Candidats 
au  martyre  »,  martyres  designati.  avait  déjà  écrit 
Tertullien  {Ad  Mnrl\rps,  1). 

/')  Sollicitude  de  l'Eglise  pour  les  confesseurs.  — 
L'Eglise  montrait  une  grande  sollicitude  pour  les 
chrétiens  encore  en  vie  qui  avaient  confessé  le 
Christ.  Elle  les  entourait  de  soins.  Ils  recevaient 
dans  la  prison  de  fréquentes  visites  :  les  prêtres  et 
les  diacres  leur  distribuaient  l'eucharistie,  et  prépa- 
raient au  baptême  ceux  qui  n'étaient  que  catéchumè- 
nes ;  les  fidèles  leur  apportaient  des  vivres,  les  as- 
sistaient dans  leurs  maladies,  pansaient  les  plaies 
faites  par  la  torture  (Passio  S.  Perpetuae;  Passio  SS. 
Montant,  J.ucii,  ix  :  Passio  S.  Saturnini,  xvii;  Tbr- 
TDLLiEN,  Ad  martyres,!;  saint  Cypribn,  Ep.  v,  xn, 
XV  ;  Lucien,  De  morte  Peregrini,  xi-xni  ;  Eusèbk, 
ilist.  ecc/.,  V,  i.  12;  VI,  ni,  3,  4;  VII,  xi,  24.elc.).  On 
employait,  en  leur  parlant,  le  plus  respectueux  lan- 
u'age  :  Domine,  domine  frater,  domina  soror  {Passio 
■>'.  Perpetuae.  iv;  saint  Cypribn,  Ep.  xxi,  xxu). 

c)  f.eur  rôle  dans  la  réconciliation  des  renégats. — 
On  comptait  aussi  sur  eux  pour  réconcilier  les  pé- 
cheurs avec  l'Eglise.  La  lettre  de  177  montre  les  cap- 
tifs chrétiens  de  Lyon  convertissant  les  renégats, 
«  versant  pour  eux  des  larmes  abondantes  devant 
le  Père  céleste  »  et  0  leur  rendant  la  vie.  »  (Eusèbe, 
V,  II,  6,  7.)  Nous  voyons,  en  197,  les  confesseurs 
africains  sollicités  de  même  par  les  pécheurs  (Ter- 
tullien, Ad  martyres,  i).  Le  pape  Galliste,  vingt  ans 
plus  tard,  reconnaît  aux  confesseurs  un  semblable 
pouvoir  de  rémission  ou  au  moins  d'intercession 
efficace  (Tertullien,  De  Pudicitia,  xxii).  Origène,  au 
temps  de  la  persécution  de  Maximin,  dit  que  «  les 
martyrs  procurent  à  ceux  qui  les  prient  la  rémission 
de  leurs  fautes  >t,otax5vo'Jffi  Toti£ii)^cfiévouv.oE7tvx^upTr,ij.».r(àv 
{Exhort.  ad  mart.,  x^xx). 

d)  Les  alius.  —  Ce  pouvoir,  accordé  aux  confes- 
seurs par  la  coutume  plutôt  que  par  une  loi  précise, 
amena  des  abus,  quand  la  persécution,  en  se  généra- 
iisant,  eut  fait  de  plus  nombreux  renégats,  dont 
:>eaucoup,   impatients  des  délais    de  la  pénitence, 


essayaient  de  rentrer  prématurément  dans  l'Eglise. 
L'absence  de  plusieurs  évèques,  éloignés  alors  de 
leurs  sièges,  favorisait  sur  ce  point  un  relâchement 
de  la  discipline.  Il  en  fut  ainsi  sous  Dèce.  Des  rené- 
gats sollicitèrent  et  obtinrent  des  prisonniers  chré- 
tiens de  Carthage  des  billets,  libelli,  intercédant  en 
leur  faveur  auprès  de  saint  Cyprien  {Ep.  xv,  i  ; 
XVII,  2).  Mais  quelques-uns  de  ces  confesseurs,  cé- 
dant à  une  pitié  irrélléchie  ou  même  à  un  mouvement 
de  présomption  coupable  {Ep.  xi),  donnèrent  direc- 
tement et  en  leur  propre  nom  aux  tapsi  des  billets 
les  réintégrant  dans  la  communion  ecclésiastique  : 
communicet  ille  citnisuis  {Ep.  xv,  4).  C'était  usurper 
sur  le  pouvoir  épiscopal  et  aussi  devancer  impru- 
demment l'heure  où,  après  la  Un  de  la  persécution, 
les  désirs  des  a  tombés  »  repentants  pourraient  être 
mûrement  et  utilement  examinés  par  l'autorité 
compétente.  On  n'accorde  pas  en  pleine  guerre 
une  amnistie  aux  déserteurs.  Saint  Gyiirien,  tout 
en  conservant  les  égards  dus  à  des  hommes  qui 
avaient  soufffert  pour  le  Christ,  revendiqua  son 
droit,  et,  malgré  la  résistance  de  quelques  confes- 
seurs égarés  {Ep.  xxni,  xxvj),  parvint  à  le  faire 
triompher. 

A  Rome,  où  les  renégats  avaient  aussi  été  nombreux, 
et  où  la  vacance  du  siège,  après  le  martyre  du  pape 
Fabien,  eut  pu  faciliter  de  semblables  abus,  les  con- 
fesseurs n'avaient  point  intercédé  en  faveur  des 
lapsi,  ou  l'avaient  fait  avec  une  grande  discrétion 
(saint  Cyprien,  Ep.  xxviii,  xxxi).  A  Alexandrie,  en 
l'absence  de  l'évêque  Denys,  des  renégats  avaient  été 
accueillis  avec  pitié  par  les  confesseurs;  mais  ceux- 
ci  s'étaient  contentés  de  prier  et  de  manger  avec  eux, 
et  n'avaient  point  prétendu  les  absoudre.  De  plus,  le 
marlj're  était  venu  donner  à  leur  condescendance 
une  autorité  nouvelle,  car  les  confesseurs  alexan- 
drins qui  avaient  charitablement  accueilli  les  rené- 
gats étaient  tous  morts  ensuite  pour  le  Christ.  Aussi 
saint  Denys,  rentré  dans  son  Eglise,  voulut-il  régu- 
lariser le  pardon  accordé  par  eux.  «  Ces  divins  mar- 
tyrs qui  étaient  parmi  nous,  écrivit-il,  sont  mainte- 
nant les  assesseurs  du  Christ,  partagent  sa  royauté, 
jugent  avec  lui  et  prononcent  avec  lui  la  sentence; 
ils  ont  pris  sous  leur  protection  quelques-uns  de  nos 
frères  tombés,  qui  avaient  commis  la  faute  de  sacri- 
fier. Ils  ont  vu  leur  retour  et  leur  pénitence,  et  ont 
estimé  qu'elle  pouvait  être  agréée  par  Celui  qui  ne 
veut  pas  d'une  façon  absolue  la  mort  du  pécheur, 
mais  son  repentir  ;  ils  les  ont  reçus,  les  ont  assem- 
blés, les  ont  réunis,  et  ont  partagé  avec  eux  leurs 
prières  et  leurs  repas.  Que  nous  conseillez-vous, 
frères,  à  ce  sujet?  Que  devons-nous  faire?  Serons- 
nous  d'accord  avec  eux  et  de  même  avis,  et  respec- 
terons-nous leur  jugement  et  la  grâce  qu'ils  ont 
faite?  A  l'égard  de  ceux  qui  ont  obtenu  d'eux  misé- 
ricorde, nous  conduirons-nous  en  honnêtes  gens  ou 
bien  tiendrons-nous  la  décision  prise  par  les  martyrs 
comme  injuste  et  nous  présenterons-nous  comme  les 
censeurs  de  leur  jugement?  Regretterons-nous  leur 
bonté  d'âme  et  bouleverserons-nous  l'ordre  qu'ils 
ont  établi?»  {RvsiLBS.,  Hist.  eccL,  VI,  xlii,  5,  6.)  La 
manière  dont  était  posée  la  question  préjugeait  la  ré- 
ponse :  Denys  ratifia  l'indulgence  peut-être  un  peu 
hâtive  des  confesseurs,  devenus  martyrs. 

e)  Barig  des  confesseurs  dans  l'Eglise.  —  Bien  que 
sa  situation  fût  inférieure  à  celle  du  martyr,  et  que, 
malgré  ses  gloriosa  initia  (saint  Gy'prien,  Ep.  iv),  le 
confesseur  restât  exposé  aux  imperfections  et  même 
aux  chutes  «  qui  font  rougir  l'Eglise  »  {Ep.  v),  tan- 
dis que  le  martyr  était  désormais  fixé  dans  le  salut 
et  dans  la  gloire,  cependant  l'Eglise  réservait  de 
grands  honneurs  aux  confesseurs  vivants.  Elle  leur 
donnait  un  rang   à  part,   immédiatement  après  le 


365 


jMARTYRE 


366 


clergé,  el  au-dessus  des  simples  fidèles  (voir  une 
oraison  du  Sacraracntaire  grégorien,  citée  jiar 
Delkhayk,  J.es  Origines  du  culte  des  martyrs,  p.  22, 
note  2,  cl  aussi  le  Teslanienl  des  quarante  martyrs 
de  Scbasle,  éd.  Bonwetscb,  1897,  p.  ^S).  C'est  parmi 
eux  que  celui-ci  était  recruté  de  préférence  (Const. 
nposi.,  VIIl,  xxxii)  :  la  praerogativa  martyrii  (Teh- 
Ttn,UEN.  Adv.  Vtilentinianos,  ir)  leur  donnait  une 
sorte  de  droit  au  sacerdoce,  droit  pour  lequel  aucune 
difTérencc  ne  devait  être  faite  entre  les  confesseurs 
d'origine  libre  ou  de  condition  servile,  et  dont  les 
Canons  d'Hippolyte  (vi,  43-^7)  parlent  «  dans  une 
forme  qui  parfois  nous  surprend  »  (A.  d'Alfs,  La 
rhéologie  de  saint  Ilippolyte,  ji.  6;  cf.  les  observa- 
tions deMgrDL'CHESNE,y>eHJ"i<''meco7ig^rè5  scientifique 
international  des  catholiques,  cinquième  section, 
Paris,  1891 ,  p.  272). 

Nombreux  sont  les  confesseurs  que  les  documents 
anciens  nous  montrent  devenant  évèques  ou  prêtres 
(voir  EusÈBE,  Hist.  ceci.,  III,  xx,  6;  VI,  11,  4;  viii,  7; 
V,  xxviii,  11;  VI,  xLiii,  6,  20)  :  la  correspondance 
de  saint  Gvprien  en  oll're  plusieurs  exemples,  dont 
le  plus  émouvant  est  celui  de  Numidicus.  Il  avait 
été  laissé  pour  mort  à  la  suite  d'une  émeute  païenne, 
pendant  laquelle  il  n'avait  cessé  d'exhorter  ses  frères 
à  demeurer  fermes  dans  la  foi;  plusieurs  chrétiens, 
parmi  lesquels  sa  femme,  furent  lapidés  ou  brûlés 
vifs;  sa  (illele  retrouva  sous  les  pierres;  ramené  à  la 
vie,  il  fut  par  Cyprien  inscrit  parmi  les  prêtres  de 
Carthage  :  et  nubiscum  sedeat  in  clero,  hac  claris- 
sima  confessionis  suae  illustris  et  virtutis  ac  pdei 
honore  sublimis  (F p.  xl).  Cyprien  promut  aussi  à 
l'office  de  lecteur  deux  jeunes  confesseurs  que  leur 
âge  ne  permettait  pas  d'élever  au  sacerdoce  :  il  qua- 
lifie l'un  d' illustris  adolescens  a  Domino  jam probatus 
(Ep.  SXXI7I)  et  proclame  l'autre  clero  nostro  non  hu- 
mana  su/fragatione  sed  divina  dignativne  conjunctas 
{Ep.  xxxix)  :  tons  deux  recevront  des  émoluments 
supérieurs  à  ceux  de  leur  charge  et  égaux  à  ceux 
des  prêtres  (Ep.  xxxrx). 

Le  litre  de  cunfessor  était  inscrit  sur  la  tombe  de 
celui  qui,  ayant  sxirvécu  à  la  confession  de  sa  foi, 
était  demeuré  fidèle  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  : 
EVTICIVS  I  CONFESSOR  |  DEPOSITVS  |  KAL 
SEPTENBRIS  IN  PAGE  ^,  dit  une  épitaphe  de  Cor- 
nuto-Tarquinies.  Une  autre  épitaphe,  à  Milan,  est 
plus  curieuse  :  un  confessor  et  sa  femme  se  prépa- 
rent de  leur  vivant  un  tombeau,  et,  dans  l'inscription 
:  ravée  sur  le  sarcophage,  parlent  d'autres  confes- 
seurs qui,  déjà  morts,  partagent  maintenant  la  gloire 
des  martyrs  :  ...  ET  A  DOMINO  CORON  ATI  SVNT 
BEATI  I  CONFESSORES  CO.MITES  MARTYRO- 
RVM  I  AURELIVS  DIOGENE5  CONFESSOR  ET  | 
VALERIA  FELICISSIMA  BIBI  IN  DEO  FECERVNT. 
Sur  les  deux  inscrii)tions,  voir  le  commentaire  de 
51.  DE  Rossi,  Bull,  di  arch.  crist.,  1874,  p.  loi-iii. 
Toutes  deux  sont  postérieures  à  la  paix  de  l'Eglise, 
et  se  rapportent  à  des  fidèles  ayant  confessé  le 
Christ  p?ndant  la  dernière  persécution.  On  remarque 
avec  surprise  que  ces  deux  textes  épigrapliiques 
sont  les  seuls  qui  nous  conservent  le  souvenir  de 
confcssores,  si  souvent  cités,  au  contraire,  dans  les 
documents  écrits. 

Sur  les  confesseurs,  P.  Batiffol,  Etudes  d'histoire 
rf  de  théologie  positive,  I,  Paris,  1902,  p.  Ii2-i35; 
Allard,  Histoire  des  persécutions,  t.  II,  3"  éd.,  Paris, 
1905,  p.  362-37G,  396;  A.  d'Alès,  L'édit  de  Calliste, 
Paris,  1918,  p.  297-349;  P.  DE  Labriollb,  Confesseurs 
et  martyrs,  dans  Bulletin  d'ancienne  littérature  et 
d'archéologie  chrétiennes,  janvier  191 1,  p.  5o-54  ; 
J.  Ernst,  J)er  Begriff  von  Martyrium  bei  Cyprinn, 
dans  Historisches  Jahrbuch,  t.  XXIV,  1918,  p.  3i8- 
353;    H.    Lbclercq,    Confessor,    dans    Dict.   d'arch. 


chrétienne  et  de  liturgie,  fasc.  XXXII,  1914,  col.  25o8- 
25i5. 

7.  Le  culte  des  martyrs.  —  a)  La  sépulture.  — 
On  sait  quels  étaient  le  respect  des  premiers  fidèles 
pour  leurs  défunts  et  le  soin  avec  lequel  ils  assu- 
raient à  ceux-ci  une  sépulture  honorable,  à  i)art  des 
sépultures  païennes.  Les  catacombes  romaines  et  les 
cimetières  chrétiens  d'autres  pays  sont  un  témoi- 
gnage monumental  de  leur  piété  envers  ceux  qui 
mouraient,  selon  le  langage  des  inscriptions,  in  pace 
et  in  Christo.  Combien  cette  piété  devait  être  plus 
grande  encore  envers  les  martyrs,  élevés,  dit  Ori- 
GÈNE  (Exhort.  ad  mart.,  h),  au-dessus  de  tous  les 
justes  à  qui  a  manqué  la  gloire  de  verser  leur  sang 
pour  la  foi  I 

En  principe,  les  lois  romaines  privaient  de  sépul- 
ture les  condamnés  à  la  peine  capitale  (Mommsen, 
Le  Droit  pénal  romain,  Irad.  Duquesne,  t,  I,  Paris, 
1907,  p.  338).  Mais,  en  fait,  elle  leur  était  ordinaire- 
ment accordée,  si  leurs  proches  ou  leurs  amis  en 
faisaient  la  demande  (Digeste,  XLVIII,  xxiv,  i,  3). 
C'est  ainsi  queN.-S.  Jésus-Christ  put  être  détaché  de 
la  croix  et  mis  dans  le  tombeaii.  Il  fallait  des  cir- 
constances exceptionnelles  (Dig,,  XLVIII,  ?.sjv,  i) 
pour  que  la  sépulture  fvit  refusée.  Cela  arriva  plus 
d'une  fois  cependant  pour  les  martyrs,  aussi  bien  au 
second  siècle  (Eusèbh,  Ilist.  eccL,  V,  i,  67-62)  qu'au 
quatrième  (ibid.,  VIII,  vi,  v;  De  mart.  Pal.,  ix,  9-1 1). 
Souvent  des  chrétiens  durent  enlever  furtivement  les 
restes  vénérés,  même  au  péril  de  leur  propre  vie. 
Mais  très  souvent  aussi  un  tel  dévouement  —  quel- 
quefois récompensé  lui-même  par  le  marlyre  —  ne 
fut  pas  nécessaire,  et  l'autorité  romaine  rendit  sans 
diflieulté  les  corps  des  suppliciés. 

b)  L'anniversaire.  —  Que  l'inhumation  du  martyr 
ait  eu  lieu  publiquement  el  «  triomphalement  », 
comme  cela  se  fit  pour  saint  Cyprien  {Acia  .S'.  Cv- 
priani,  v),  ou  qu'elle  ait  eu  lieu  d'une  manière  plus 
ou  moins  dissimulée,  les  chrétiens  se  réunissaient, 
quand  ils  le  pouvaient,  près  de  son  tombeau,  au 
jour  anniversaire  de  sa  mort  ou  de  sa  depositio.  La 
plus  ancienne  mention  de  ces  commémoration  s  litur- 
giques est  dans  la  lettre  des  Smyrniotes  sur  le  mar- 
tyre de  saint  Poly carpe,  en  i55.  Ceux-ci  racontent 
qu'à  l'instigation  des  Juifs,  des  notables  de  Smyrne 
obtinrent  du  proconsul  que  le  corps  du  martyr  (mort 
étouffé  par  les  flammes,  mais  non  consumé)  fut  re- 
fusé aux  chrétiens  :  un  centurion  le  lit  réduire  en 
cendres.  «  Nous  pîimes cependant,  disent-ils,  recueillir 
ses  ossements,  plus  précieux  que  toutes  les  pierreries 
et  plus  beaux  que  l'or  le  plus  pur,  et  les  déposer  en 
un  lieu  convenable  ;  c'est  là  que  le  Seigneur  nous 
permettra  de  nous  réunir,  comme  nous  le  pourrons, 
en  toute  allégresse,  et  de  célébrer  l'anniversaire  de 
son  martyre,  r^iv  toO  [j-Kprupiov  e.ijToii  'n^i^jv-j  -/vAOho'j,  en 
souvenir  de  ceux  qui  ont  déjà  combattu  et  pour 
l'encouragement  et  la  préparation,  âïz/;7iV  te  xaX 
'îTOi//«7(av,  de  ceux  qui  doivent  combattre  phis  tard.  » 
(Martyrium  Polycarpi,  xviii) 

On  remarquera  l'expression  employée  parla  lettre 
des  Smyrniotes  :  roi/  ixv.p-npiou  kOtoO  ■ii/i.épm  ■/^zaiS/iov.  Le 
jour  du  martyre  est  assimilé  par  eux  à  un  jour  de 
naissance.  En  latin  le  natale  ou  dies  natalis  d'un 
saint  désigne  toujours  aussi  l'anniversaire  de  sa 
mort  ou  de  son  martyre.  C'est  alors  qu'il  est  vrai- 
ment né  pour  la  vie  éternelle.  Saint  Augustin  a  fait 
éloquemment  ressortir  ce  qu'a  de  touchant  et  de 
noble  l'adoption  de  ce  mot  avec  cette  signification 
par  l'Eglise  (Ep.  xxii,  xxix  ;  Confess.,  VI,  11;  De 
mor.  Eccl.  cath.,  1,34).  On  en  rencontre  un  exemple, 
qui  est  peut-être  le  seul,  dans  l'antiquité  païenne; 
SÉNK^>UE,    sous  la  plume  de   qui  se  remarquent  si 


367 


MARTYRE 


368 


souvent  des  expressions  clignes  d'un  chrétien,  a 
dit  de  la  mort  :  «  Ce  jour,  que  nous  redoutons 
comme  le  dernier,  donne  naissance  au  jour  éternel  », 
aeterni  natalis  est  (Ep.  en). 

Le  dies  natalis  des  martyrs  se  célébrait  ainsi  sur 
leur  tombe,  soit  en  un  lieu  que  l'on  laissait  ignorer, 
comme  à  Smyrne,  par  crainte  des  païens  ou  des 
Juifs  soit  en  des  endroits  publics  et  connus  de  tous, 
comme  les  cimetières  souterrains  ou  à  ciel  ouvert 
possédés  par  la  communauté  chrétienne  :  cela  dépen- 
dait des  pays,  des  temps  et  des  circonstances. 

Célébrer  l'anniversaire  d'un  défunt  n'était  pas,  en 
soi,  une  innovation.  Les  anciens  se  réunissaient  à 
certains  jours  près  des  tombeaux  de  leurs  morts 
pour  en  honorer  le  souvenir  par  des  offrandes  de 
heurs  et  par  des  repas  communs.  La  religion  chré- 
tienne conserva  ces  coutumes  en  les  transformant. 
Chez  elle,  le  souvenir  des  défunts  est  célébré  par  le 
sacriOce  eucharistique,  oblationcs  pru  defunctis,  et 
aussi  par  des  distributions  aux  pauvres.  Quand  le 
défunt  est  un  martyr,  l'anniversaire  n'est  pas  commé- 
moré seulement  par  la  famille  et  les  amis,  mais  par 
toute  la  communaiité.  Cela  rend  nécessaire  de  le 
noter  avec  soin.  C'est  ce  que  saint  Cyprien  recom- 
mande à  ses  prêtres  défaire  pendant  la  persécution, 
non  seulement  pour  les  chrétiens  qui  meurent  dans 
les  supplices  {lip.  xii),  mais  encore  pour  ceux  qui 
succombent  dans  la  prison.  «  Vous  savez  que  nous 
offrons  pour  eux  le  sacrifice  toutes  les  fois  que  nous 
faisons  mémoire  des  passions  des  martyrs  et  que 
nous  en  célébrons  l'anniversaire.  »  (/?/).  xxxix.)  La 
liste  des  anniversaires  célébrés  ainsi  dans  chaque 
Eglise  constitue  les  premiers  martyrologes,  et  con- 
tient le  germe  des  martyrologes  plus  développés  de 
l'avenir.  Dans  l'antique  calendrier  romain  de  la  Dc- 
positio  marlyrum  (Km'SAm,  Acta  sincera,  éd.  1689, 
p.  692),  on  lit,  pour  chacun  de  ceux  qui  y  sont  ins- 
crits, le  jour  et  le  mois,  le  nom,  le  cimetière  (ou 
seulement  la  voie,  si  le  martyr  est  éponyme  du  cime- 
tière); exemples:  XIII Kal.  Felir.  Fahiani  in  CalUsti 
et  Sebasiiani  in  Catacumhas  ;  —  Ifl.  Kal.  Fehr. 
Agnetis  in  Nomfntana. 

Rien  dans  ces  réunions  ne  rappelait  le  caractère 
lugubre  des  cérémonies  funèbres  :  !>  v.yiy.j/iv.7-t  ii.yX 
yy.py-,  dit  le  Martyriiim  Polrcarpi,  Comme  dans  la 
commémoration  des  trépassés  ordinaires,  le  sacrilice 
eucharistique  était  offert  (saint  Cyprien,  Fp.,  i,  2  ; 
xn,  3  ;  XXXIX,  3)  ;  mais,  à  la  différence  de  celle-ci,  on 
ne  prie  pas  pour  les  martyrs  :  Martyres  eo  loco  reci- 
lantar  ad  altare  Dei,  iihi  non  pro  eis  oretar  :  pro 
ceteris  nulem  commenioratis  defunctis  oratiir  (S.  Au- 
gustin, Sermo  ccix,  1).  Souvent,  par  un  reste  des 
antiques  usages,  transformés  et  sanctifiés  par  la  cha- 
rité chrétienne,  «  on  y  ajoutait  un  repas  modéré  en 
faveur  des  pauvres  et  des  malheureux.  »  (Oratio  ad 
sancloruin  coetiim,  attriliuée  à  Constantin,  xii).  Les 
abus  qui  s'introduisirent  parfois  dans  ces  repas  fu- 
nèbres finirent  par  en  amener  la  suppression  (De 
Rossi,  Iloma  sotteranea,  t.  III,  Rome,  1877,  p.  5o3- 
5oli  ;  H.  Leclercq.  art.  Agapes,  dans  le  Dicl. 
d'archéologie  chrétienne  et  de  liturgie,  t.  I,  col.  81S- 
828)  ;  mais  la  phrase  qu'on  vient  de  lire,  empruntée 
à  un  texte  probablement  contemporain  du  concile 
de  Nicée,  montre  qu'au  milieu  du  iv  siècle  les  agapes 
offertes  en  l'honneur  des  martyrs  conservaient 
encore  leur  caractère  primitif.  Ce"  n'était  pas,  bien 
entendu,  sur  la  tombe  elle-même  qu'elles  avaient 
lieu,  mais  dans  un  édifice  extérieur  du  cimetière:  on 
voit  encore  les  restes  du  Iriclinium  construit  à  l'en- 
trée de  la  calacomlie  de  Domilille  {Bull,  di  arch. 
crist.,  i8G5,  p.  96). 

c)  Le  tombeau.  —   Les   tombeaux    dans   lesquels 
avaient    été    déposés    les    martyrs    —    quelquefois 


enveloppés  avec  honneur,  et  quelle  que  fût  leur  condi- 
tion (la  patricienne  Cécile,  l'esclave  Hyacinthe),  d'un 
linceul  tissé  d'or  —  varièrent  naturellement  d'impor- 
tance et  de  forme  :  l'humble  loculus  taillé  dans  le 
tuf  d'une  muraille  de  catacombe,  le  cuhiculiim  orné 
de  marbres  et  de  fresques,  la  cella  menioriae  cons- 
truite au-dessus  du  sol  parfois  même  avant  la  fin  des 
persécutions,  la  fosse  creusée  dans  Varea  à  ciel  ou- 
vert des  cimetières  africains,  la  somptueuse  basili- 
ques dans  laquelle,  après  la  paix  de  l'Eglise,  on 
enchâssa,  souvent  sans  en  modifier  la  forme  primi- 
tive, le  sépulcre  du  martyr,  et  qu'on  agrandit,  parfois 
àplusieurs  reprises,  pour  contenir  la  foule  croissante 
des  pèlerins  (voir  de  Rossi,  lioma  solteraniea,  t.  I, 
p.  212;  t.  111, p.  469-^71,  488-495;  llull.  di  arch.  crist., 
1 878,  p.  1 3o  ;  1 880,  p.  1 1 1  ). 

A  toutes  les  époques,  au  temps  des  catacombes 
comme  au  temps  des  basiliques,  on  s'efforça  d'ho- 
norer les  tombeaux  des  martyrs  par  les  fleurs,  les 
parfums  elles  lumières;  même  dans  les  profondeurs 
des  cimetières  souterrains  on  entretenait  devant  eux, 
sur  des  corniches  ou  des  tronçons  de  colonnes  dont 
plusieurs  sont  encore  en  place,  des  lamiies  ou  des 
veilleuses  comme  celles  qui  brûlent  dans  nos  églises 
devant  le  tabernacle  (liorna  sotterranea.l.  III,  p.  5o5- 
5o^)  ;  et  l'on  voit  encore  au  sixième  siècle  les  pèle- 
rins recueillant  dans  des  fioles,  soigneusement  cata- 
loguées, des  gouttes  de  l'huile  qui  avait  briilé  ainsi 
en  l'honneur  des  martyrs  (Homa  sotterranea,  t.  1, 
p.  175-182). 

d)  /.es  sentiments  des  païens.  —  Au  temps  des 
persécutions  romaines,  les  païens  voyaient  avec 
inquiétude  ce  culte  rendu  aux  martyrs.  Les  refus  de 
sépulture  que  nous  avons  rappelés  eurent  deux  cau- 
ses. L'une  était  un  préjugé  grossier  :  on  s'imaginait 
anéantir  jusipie  dans  l'autre  vie  les  suppliciés  dont 
le  corps  n'avait  pas  été  régulièrement  inhumé. 
«  Tout  espoir  de  renaissance  sera  ainsi  enlevé  à  des 
hommes  qui  s'en  encouragent  et  qui  introduisent 
dans  l'Empire  une  religion  étrangère,  méprisant  les 
tortures  et  courant  joyeusement  à  la  mort.  »  (Lettre 
des  Eglises  de  Lyon  et  de  Vienne,  dansEnsÈBE,  Hist. 
ecc/.,  V,  I,  97  ;  cf.  Edmond  le  Blant,  Les  martyrs 
chrétiens  et  les  supplices  destructeurs  des  corps,  dans 
Les  persécuteurs  et  les  nia;hT5.  Paris,  1898,  p.  235-25o). 
A  ce  cruel  paradoxe,  saint  Ignace,  écrivant  aux 
chrétiens  de  Rome  avant  d'être  «  moulu  par  la 
dent  des  bêtes,  «  avait  d'avance  répondu  :  «  C'est 
quand  j'aurai  disparu  tout  entier  que  je  serai  vrai- 
ment le  disciple  du  Christ.  »  (.4d.  Itoni.,  iv).  Mais 
un  autre  motif,  où  il  entrait  de  la  politique,  dictait 
aussi  le  refus  de  sépulture.  On  craignait  que,  de 
leurs  martyrs,  les  chrétiens  ne  fissent  de  nouveaux 
dieux;  tel  est  l'argument  employé  auprès  du  pro- 
consul d'Asie  pour  le  décider  à  refuser  aux  fidèles 
le  corps  de  Polycarpe  :  «  Il  ne  faut  pas  qu'ils  aban- 
donnent le  Crucifié  pour  adorer  celui-ci.  »  {Mart. 
Polycarpi,  xvii).  De  même  quand,  au  début  de  la 
dernière  persécution,  les  empereurs,  qui  avaient 
d'abord  permis  d'inhumer  les  palatins  chrétiens,  les 
firent  déterrer  et  jeter  à  la  mer  :  <i  S'ils  restaient  dans 
leurs  tombes,  disent-ils,  on  se  mettrait  à  les  adorer 
comme  des  dieux.  »  (Eusèbe,  llist.  ceci.,  VIII,  ai,  7). 
Cette eraintehanta  l'esprit  deplusieurs  persécuteurs, 
et  même  du  dernier,  Julien,  qui  cependant  connais- 
sait assez  les  chrétiens  pour  savoir  combien  elle 
était  vaine. 

Le  spiritualisme  chrétien  avait  depuis  longtemps 
fait  la  réponse,  —  réponse  qui  vaut,  aujourd'hui 
encore,  et  contre  les  anciennes  accusations  des  héré- 
tiques dénonçant  dans  la  vénération  des  saints  un 
acte  d'idolâtrie,  et  contre  le  moderne  paradoxe  des 
<i  saints  successeurs   des   dieux  )).   Nos    adversaires. 


369 


MARTYRE 


370 


écrivent,  en  i55,  les  Smyrniotes,  «  ne  savent  pas  qu'il 
nous  serait  impossible  de  jamais  oublier  le  Clirist 
qui  a  souffert  pour  le  salut  du  monde,  quia  souflert, 
quoique  innocent,  pour  les  pécheurs,  et  d'adorer  un 
autre  que  lui.  »  (Marlyriiim  Polycarpi,  xvii) 

e)  La  téi;itimitc  du  culte  des  iinirtris.  —  Tels  sont 
l'origine  et  le  vrai  caractère,  telles  sont  les  j>remiè- 
res  manifestations  du  cnlle  des  martyrs.  «  Rien 
d'obscur  ou  de  suspect  au  point  de  départ,  quand 
le  culte  du  saint  s'établit  normalenjent,  »  écrit  le 
P.  Dblbhave  en  répondant  à  de  récents  critiques 
(Luc.ius,  UsENER,  Maas,  Rendel-Harris,  Radeuma- 
CHEH,  MiNor.cui,  Sainïyves)  qui,  fermant  les  yeux  à 
la  réalité  historique  pour  demander  des  théories  à 
l'imagination  ou  à  une  érudition  mal  digérée,  ont 
prclendu  que  le  culte  rendu,  sinon  à  tous  nos  mar- 
tyrs, du  moins  à  beaucoup  d'entre  eux,  est  une  sur- 
vivance des  cultes  païens,  et  que,  sous  des  noms 
altérés,  ce  sont  souvent  d'anciens  dicuxou  d'anciens 
héros  qu'il  faut  reconnaître  dans  les  saints  vénérés 
surnos  autels  (voir,  pour  laréfutaliondecesthéories, 
Delehaye,  Les  Origines  du  culte  des  martyrs,  ch.ix; 
Les  légendes  Itagiographiques,  ch .  vi  ;  Vacandard, 
Les  origines  du  culte  des  saints,  dans  Etudes  de  cri- 
tique et  d'histoire  religieuse,  3'  série,  Paris,  1912). 

Ce  n'est  pas  dans  le  vague  insaisissable  des  fables 
mythologiques,  ou  même  dans  les  l>rumes  de  la  lé- 
gende, que  nous  apparaît  le  culte  des  martyrs  :  il 
naît  et  se  déveloi)pe  en  plein  soleil,  il  sort  des  faits 
eux-mêmes,  et  il  a  ses  racines  dans  le  sol  de  l'his- 
toire. Là  même  où,  effacés  par  le  temps,  les  textes 
sont  devenus  muets  et  moins  sûrs,  l'existence  d'in- 
nombrables martj'rs  reste  attestée  par  leurs  noms, 
très  souvent  par  leurs  tombeaux,  ou  par  les  inscrip- 
tions qui  les  ont  décorés,  et  dont  tous  les  jours 
encore  des  débris  sortent  de  terre. 

Le  culte  d'un  martyr  ne  s'établissait  pas  à  la  lé- 
gère. On  a  vu  le  soin  avec  lequel  l'évêque  et  son 
clergé  tenaient  h  jour  la  liste  de  ceux  qui  mouraient 
pour  la  foi.  Cela  ne  pouvait  se  faire  sans  une  en- 
quête préalable  :  et  pour  plusieurs  martyrs  de  l'Afri- 
que au  temps  de  Dèce,  il  semble  qu'on  retrouve  les 
éléments  de  cette  enquête  dans  les  lettres  de  saint 
Cyprien.  Probablement,  dans  la  période  qui  précéda 
le  troisième  siècle,  les  catalogues  des  martyrs  avaient- 
ils  été  en  certains  pays  moins  régulièrement  rédi- 
gés ;  ainsi  s'ex])liquerait  comment  les  noms  de 
plusieurs  martyrs  de  ce  temps,  dont  l'existence  bis- 
torique  est  attestée  par  les  documents  les  plus  sûrs, 
manquent,  comme  on  l'a  vu  plus  haut,  dans  les  an- 
ciens calendriers.  Mais,  au  moins  dej)uis  l'ère  des 
persécutions  générales,  le  titre  de  martyr  ne  fut-il 
donné  qu'après  examen,  par  l'exercice  régulier  de 
l'autorité  ecclésiastique.  A  mesure  que  les  hérésies 
se  développèrent,  cette  vigilance  devint  plus  néces- 
saire :  nous  avons  dit  avec  quelle  rigueur  l'Eglise 
séparait  d'elle  les  martyrs  hérétiques  :  on  comprend 
l'attention  qu'elle  dut  mettre  à  distinguer  de  ceux-ci 
les  martyrs  orthodoxes,  auxquels  seuls  elle  recon- 
naissait un  droit  au  culte  des  fidèles.  L'Eglise  ne 
donnait  même  pas  à  tous  les  orthodoxes  immolés 
en  haine  du  Christ  le  titre  de  martyr;  elle  le  refu- 
sait à  ceux  qui,  par  quelque  acte  inconsidéré,  avaient 
provoqué  la  colère  des  persécuteurs  (concile  d'illi- 
beris,  canon  60;  saint  Augustin,  lireviculus  coll. 
cuni  Donat.,  111,  xiii,  aS).  On  connaît  l'histoire  d'une 
matrone  deCarthage  blâmée  pour  avoir  baisé,  avant 
lie  comnmnier,  une  relique  d'un  prétendu  martyr 
non  régulièrement  reconnu,  «  nescio  cujus  hominis 
mortui,  etsi  martyris,  sed  necdum  yindicati.  a  (Saint 
Optât,  De  scliism.  donat.,  I,  xvi) 

En  quoi  consistait  cette  reconnaissance  ou,  comme 
le  texte  d'Optat  autorise  à  l'appeler,  cette  vindicatio  i' 


Il  est  impossible  de  le  savoir,  et  l'on  peut  supposer 
qu'il  n'y  avait  pas  de  règle  universelle.  Mais  nous 
croyons  que,  toutes  les  fois  que  se  rencontre,  dans 
une  épitajihe  provenant  d'un  cimetière  ou  d'une  ba- 
silique appartenant  à  l'Eglise  orthodoxe,  le  mot  niar- 
lyr,  on  doit  penser  qu'il  n'a  pas  été  gravé  avant 
l'admission  du  défunt  dans  le  calendrier  local  et  la 
reconnaissance  d'un  yerum  murtyrium  vera  pietate 
pruhatuut,  selon  l'expression  employée  par  saint 
Augustin  dans  l'épitaphe  qu'il  composa  pour  le  dia- 
cre martj'r  Nabor  (ue  Hossi,  Jnscr.  christ,  urbis  Ro- 
mae,  t.  11,  p.  4Ci;  P.  Monceaux,  Histoire  littéraire 
de  l'Afrique  chrétienne,  t.  111,  p.  107-108). 

/)  Les  inscriptions.  —  Le  mot  m(j;i)r  suflisait  à  la 
gloire  des  chrétiens  morts  pour  le  Christ;  aussi  leurs 
épitaphcs  primitives  sont-elles  très  simples:  COR- 
NEUVS  MARTYR  EPISCOPVS.  —  DEP.  111  IDVS 
SEPT.  YACINTHVS MARTYR.  Quelquefois  est  ajou- 
tée l'épithète  beatus  ;  BEATI  MARTYRES  FELIX 
ET  FORTVNATVS  (à  Vicence).  L'inscription  du 
mot  martyr  n'a  pas  toujours  lieu  en  même  temps 
que  le  nom  :  ainsi,  sur  les  cpitaphes  des  papes  Fa- 
bien et  Pontien,  l'abréviation  MP  a  été  plus  tard 
ajoutée  aux  noms  FABIANOC  et  nONTlANOC,  et 
par  une  autre  main  {lionia  soiterranea,  t.  11,  pi.  m, 
n°  i  ;  A'uofo  Bull,  di  archeologia  crisliana,  tgog,  pi.  i, 
n"  i).  Je  ne  puis  énumérer  ici  les  nombreux  mar- 
bres contemporains  des  persécutions,  sur  lesquels 
se  lit  le  mot  marfr;- (voir  Delehaye,  art.  Sanclus, 
dans  Analecta  Bollandiana,  t.  XVIII,  1909,  p.  i^S- 
177).  Mais  je  ferai  remarquer  que  jamais  ne  s'y 
voient  les  formules  in pace  ou  pax  teciim,  si  fréquen- 
tes dans  les  autres  inscriptions  chrétiennes  :  le  titre 
de  martyr  se  suflit  à  lui-même,  sans  qu'il  soit  utile 
ni  même  convenable  d'affirmer  que  le  chrétien  au- 
quel il  a  été  décerné  est  mort  dans  la  paix  de 
l'Eglise,  ou  de  demander  à  Dieu  de  lui  accorder  la 
paix  (Marucchi,  dans  Nuoyo  Bull,  di  arch.  crist., 
igo6,  p.  296). 

Aux  épitaphes  de  martyrs  écrites  au  temps  même 
de  leur  depositio,  il  faut  ajouter  les  inscriptions 
commémoratives  gravées  après  la  paix  de  l'Eglise, 
quelquefois  très  courtes,  comme  celle  que  le  pape 
Damasb  mit  sur  la  tombe  du  martyr  Janvier  :  BEA- 
TISSIMO  MARTYRI  lAXVARIO  DAMASVS  EPIS- 
COP(»4)  FECIT  («H»,  di  arch.  crist.,  i863,  p.  17), 
quelquefois  plus  longues,  comme  les  éloges  en  vers 
que  le  même  pape  ou  d'autres  versiDcaleurs  compo- 
sèrentpour  honorer  la  sépulture  ou  même  raconter  la 
mort  de  plusieurs  témoins  du  Christ.  —  Ajoutons 
que  la  longueur  d'nne  cpitaphe  de  martyr,  surtout 
envers,  est  généralement  l'indice  qu'elle  a  été  com- 
posée à  l'âge  de  la  paix:  cependant  cette  règle  n'est 
pas  sans  exception,  car  la  paléographie  de  l'éloge 
en  vers  de  la  martyre  Zosinie,  découvert  à  Porto, 
offre  les  caractères  du  troisième  siècle  (Bull,  di  arch. 
crist.,  1S66,  p.  47). 

g)  Les  reliques.  —  Une  des  manifestations  les  plus 
éclatantes  du  culte  des  martyrs  fut  la  dévotion  à 
leurs  reliques. 

Elle  commence  dès  le  temps  des  persécutions,  et 
ses  premiers  exemples  sont  contemporains  du  mar- 
tyre lui-même  :  sang  des  martyrs  recueilli  sur  des 
linges  ou  dans  des  éponges  (Acta  S.  Cy  pria  ni,  v  ; 
Passion  de  S.  Polyeuctc.  publiée  par  Avdk,  l'olyeucte 
dans  l'histoire,  Paris,  1882,  p.  io3;Prudence.  Péri 
Stephanon,  v,  333-33/);  xi,  i4i-i44).  déposé  avec 
honneur  dans  le  tombeau  ou  sous  l'autel  (DEPOSI- 
TIO CRVORIS,  inscription  deMilève,  liull.  di  arch. 
crist.,  1876,  p.  5g-6i),  lambeau  de  foie  arraché  par 
la  tenaille  du  bourreau  au  corps  d'une  martyre,  et 
pieusement  vénéré  par  les  chrétiens  (Péri  Stephanon, 
IV,    137-i/io),  chemise  trempée  de  la  dernière  sueur 


371 


MARTYRE 


372 


de  saint  Cyprien  (Pontius,  Vila  etPassioS.  Cypriani, 
xvi),  lit  sur  lequel  fut  étendu  le  martyr  Vincent 
{Péri  Sieph..  v,  ôô^-ôôS),  conservés  avec  respect. 

Cette  dévotion  va  se  développant  quand,  après  le 
triomphe  du  christianisme,  le  monde  romain  se  cou- 
vre d'églises.  Celles  qui  ne  contiennent  pas  la  sépul- 
ture d'un  martyr  local  désirent  posséder  quelque  reste 
d'un  martyr  étranger.  En  Occident,  ce  désir  est  sa- 
tisfait avec  une  grande  discrétion.  La  discipline  ro- 
maine, consiieiudo  roiiiana,  conforme  au  sentiment 
des  chrétiens  occidentaux  (cf.  Àcta  S.  FructuDsi, 
Au^urii,  /:.'HZooii,vi), n'admet  pas  encore  que  le  corps 
d'un  martyr  soit  divisé  (Hormisdas,  Ep.  lxxvii, 
dans  Thiele,  Ep.  pont,  rom.,  p.  873-875;  Grégoire 
LE  Grand,  Ep.,  IV,  xxx).  Les  reliques  envoyées  au 
loin  sont,  le  plus  souvent,  des  reliques  commémora- 
tives,  linges  ayant  touché  au  tombeau  {sanctitaria. 
brandea,  palliola),  huile  des  lampes  qui  ont  brûlé 
devant  lui  (Ftoma  sotterrarten,  t.  I,  p.  1 75-1 83),  et 
même,  semble-t-il,  de  la  limaille  des  chaînes  de 
saint  Pierre  (G.  Kabeau,  Le  culte  des  saints  dans 
l'Afrique  chrétienne,  Paris,  1906,  p.  Ii'^-li8).  La  piété 
indiscrète  des  Orientaux,  la  demande  même  des  em- 
pereurs n'obtiennent  pas  autre  chose  île  la  fermeté 
des  papes.  Une  page  de  GRÉcomn  de  Tours,  à  pro- 
pos d'un  lambeau  du  voile  qui  couvrait  la  tombe  de 
saint  Julien  de  Brioude,  montre  qu'auvi"  siècle  il  eu 
était  de  même  en  Gaule  (De  vita  S.  Juliani.  xxxiv). 

C'est  en  un  sens  analogue  qu'il  faut  entendre 
beaucoup  des  reliques  nommées  dans  les  textes  et 
dans  les  inscriptions,  particulièrement  en  Afrique, 
quand  il  ne  s'agit  pas  de  martjrs  locaux.  Lacoutume 
orientale,  mos  Craccorum  (Hormisdas,  Ep.  lxxvii), 
n'hésite  pas  à  toucher  aux  corps  des  saints,  soit  jiour 
les  transporter  d'une  ville  dans  une  autre  (le  désir 
d'enrichir  Constantinople,  pauvre  en  martyrs  locaux 
et  jalouse  d'égaler  sa  rivale  Rome,  fut  peut-être 
l'origine  ou  au  moins  l'une  des  causes  de  ces  trans- 
lations), soit  même  pour  en  partager  les  débris  entre 
plusieurs  sanctuaires,  bien  que  d'avance  certains 
martjTs.  comme  il  résulte  du  célèbre  testament  des 
quarante  soldats  immolés  à  Sébaste,  se  soient  éle- 
vés contre  cette  dernière  pratique.  Il  y  eut  bien 
aussi  à  Rome  ou  en  d'autres  villes  d'Occident  quel- 
ques translations  de  corps  de  martyrs  ou  confesseurs 
rapportés  d'exil,  conformément  aux  lois  civiles 
elles-mêmes  {Liber  Pontificalis,  Pontianus,  éd.  Du- 
chesne,  t.  I,  p  i45;  De  Rossi,  Roma  sotterranea,  t. 
II,  p.  73-80;  saint  Basile,  Ep.  cxcvii),  ou  corps  de 
mai'tyrs  étrangers  apportés  par  leurs  compatriotes 
fuyant  une  guerre  ou  une  invasion  (Prudence,  Péri 
atepli.,  vu;  DE  Rossi,  Roma  sotterranea,  t.  II,  p. 
120-12  i).  Cela  ne  contrevenait  pas  à  la  discipline  qui 
resta  longtemps  encore  observée  en  Occident.  Elle 
commença  à  s'altérer  à  la  Un  du  rv"  siècle,  à  Milan, 
oii  saint  .\mbroise  transporta  dans  les  églises  de  la 
ville  quelques  corps  de  saints,  mais  elle  dura  à 
Rome  jusqu'à  ce  que  la  ruine  et  l'insécurité  des 
cimetières  suburbains,  après  les  invasions  lombar- 
des, eurent  obligé  les  papes  du  viii-  et  du  ix'  siècles 
à  en  retirer  de  très  nombreux  martyrs  pour  les 
répartir  entre  diverses  églises  romaines  (de  Rossi, 
Ronia  sotterranea,  t.  I,  p.  219  221).  Les  pèlerins  qui 
visitèrent  les  catacombes  au  cours  du  vu*  siècle, 
et  dont  les  itinéraires  nous  ont  été  conservés  (ibid., 
p.  175-183),  avaient  encore  trouvé  intactes  les  tom- 
bes des  martyrs. 

Les  Pères  de  l'Eglise  font  allusion  à  beaucoup  de 
miracles  —  guérisons  de  possédés  et  de  malades  — 
attribues  aux  reliques  des  martyrs.  Gomme  ces  ré- 
cits sont  dus  à  des  écrivains  tels  que  saint  Hilaire 
{Contra  Constantium  imperatoreni,  viii),  saint  Am- 
nnoiSB  {Ep.   xxvi),   saint    Jérôme   {Ep.   c\au),  saint 


Basile  {Hom.  xxiii  in  S.Mamanteni),  sainlGHÉGOiRB 
DE  Nazi.anze  {Laadatio  in  SS.  XL  martyres),  saint 
Augustin  {Confess.,  IX,  vu;  De  civitale  l>ei,  XXII, 
vin),  on  ne  peut  raisonnablement  les  écarter  a  priori 
par  une  fin  de  non  recevoir.  Saint  Augustin  Ut  même 
de  grands  efforts  pour  donner  à  la  constatation  des 
faits  de  ce  genre  venus  à  sa  connaissance  toute  la 
précision  possible,  en  recueillant  directement  les 
témoignages  et  en  les  constatant  dans  des  procès 
verbaux,  lihelli,  qui  étaient  lus  devant  le  peuple 
assemblédansPéglise  (sur  ces  lihelli,  voir  Deledave, 
Les  Origines  du  culte  des  martyrs,  p.  i49-i55).  Sans 
doute,  ces  procès  verbaux  destinés  au  public  ne  pou- 
vaient offrir  les  garanties  scientitiques  que  nous 
rencontrons,  par  exemple,  dans  les  enquêtes  médi- 
cales relatives  aux  guérisons  de  Lourdes.  Leur  col- 
lection, si  elle  avait  été  conservée,  serait  néanmoins 
d'un  prix  inestimable.  Malheiu'eusement  elle  n'existe 
plus.  Ce  cjui  reste,  c'est  la  preuve  de  la  grande  foi 
les  lidèles  dans  la  puissance  des  martyrs.  Cette  foi 
se  manifeste  par  les  prières  dont  ceux-ci  étaient 
l'objet,  et  par  le  désir  souvent  exprimé  d'être  ense- 
veli près  de  leurs  tombeaux. 

/;)  La  foi  dans  l'intercession  des  martyrs.  —  Les 
fidèles  avaient  coutume  d'invoquer  le  secours  de 
leurs  frères  morts  dans  la  paix  du  Seigneur  :  on 
trouve  dans  les  cimetières  antiques,  et  particulière- 
ment dans  les  catacombes  romaines,  de  nombreuses 
inscriptions  où  cette  coutume  se  marque  de  la  ma- 
nière la  plus  touchante.  Mais  elle  ne  dérivait  pas 
seulement  de  l'instinct  populaire:  les  plus  grands 
écrivains  des  premiers  siècles,  saint  GBJCGOinE  db 
Nazianze,  saint  Ambroise,  saint  Jérôme,  montrent 
la  même  conlianee.  A  plus  forte  raison,  l'avait-on 
dans  l'intercession  des  martyrs,  que  l'on  considérait 
comme  tout-puissants  auprès  de  Dieu  (Ohigène, 
E.rliort.ad  mart.,  xxxvii  ;  Contra  Cetsum,  VIII,  Lxiv). 

Même  avant  la  mort  de  ceux-ci,  les  fidèles  se 
recommandaient  à  leurs  prières.  Mémento  nostri, 
memor  esto  mei,  leur  disaient-ils  {Passio  SS.  .Von- 
tani,  Lucii,  xiii;  Acta  S.  Julii,  11  ;  Acta  SS.  Fructuosi, 
Eulof;ii,  Augurii,  i,  vu;  Eusèbe,  De  niart.  Pal.,  viii, 
i),  et  les  martyi"S  leur  promettaient  de  prier  pour 
eux  (EusÈBB,  Hist.  ecct  ,  VI,  v,  3).  Soit  dans  les  épi- 
taphes  de  leurs  propres  défunts,  soit  dans  les  graffiti 
qu'ils  gravaient  sur  les  parois  des  murailles  des  ca- 
tacombes devant  les  tombeaux  des  martj'rs,  les  fidè- 
les continuèrent  à  demander  pour  eux-mêmes  et 
pour  leurs  proches  rivants  ou  morts  les  prières  des 
témoins  du  Christ.  Tantôt  ils  les  invoquent  en  bloc  : 
Martyres  suncti  in  mente  ha^'ete  Maria.  Tantôt  ils 
s'adressent  à  tel  ou  tel  martyr  :  Sancte  Laurenti, 
suscepta  {m)abeto  anim{am)...  Sancte  Suste  in  mente 
habeas  in  horationes  Aureliu  Repentinu...  Refrigeri 
Januarius,  Agatopus,  Felicissimus  martyres...  Refri- 
geri tibi  domnus  Ipolitus...  Sancti  Petr{e),  Marcelline, 
suscipite  nostrum  alumnum,  etc. 

L'orthographe  et  la  syntaxe  de  beaucoup  de  ces 
inscriptions  indiquent  leur  origine  populaire,  et  font 
supposer  qu'elles  furent  souvent  rœu\Te  d'illettrés. 
Mais  la  foi  qu'elles  montrent  est  celle  même  que  re- 
commandent dans  leurs  écrits  les  plus  illustres  des 
Pères  de  l'Eglise,  et  dont  eux-mêmes  donnent  l'exem- 
ple en  même  temps  que  le  précepte  :  saint  Basile, 
Ilomilia  xxiii  in  sanctum  Mamantem,  i  ;  saint  Gré- 
goire de  Nazianze,  Oratio  in  S-  Cyprianum,  xix; 
Epitaph.  in  Caesarium,  xx;  saint  Grégoire  de  Nysse, 
Oratio  de  S.  Theodoro;  saint  Ambroise,  De  vidais.  11, 
55;  saint  Jean  Ghhysostome,  Homilia  in  SS.  Berni- 
cem  et  Prodoscem,  vu;  In  SS.  Javcntinum  et  Maximi- 
num^  III,  etc.  Saint  Augustin  exprime  cette  pensée 
par  le  mot  le  plus  simple  et  le  plus  fort  :  les  martyrs, 
dit-il,  sont  nos  avocats,  adyocati  {Sermo  cclxxxv,5); 


373 


MARTYRE 


374 


expression  qui  se  retrouve  sur  un  marbre  du  qua- 
trième siècle  :  SANCTI  MARTYRES  APVÏUEVM  ET 
^j;  ERVNT  ADVOGATI  (Huit,   di   arch.  crist.,  i864, 

p.  34). 

i)  Le  désir  d'être  enterré  prés  des  martyrs.  —  L'épi- 
grapliie  tcmoig-ne  aussi  du  désir  qu'avaient  beaucoup 
de  lidèles  de  reposer  après  leur  mort  auprès  des 
tombeaux  des  martyrs;  quand  on  pouvait  le  réaliser 
(une  inscription  romaine  de  382  nous  dit  que  cela 
était  assez  rare,  quod  niulli  cupiunt  et  rari  acci- 
piiint),  l'cpilaphc  indiquait  le  nom  du  martyr  dans  le 
voisinag'e  duquel  le  défunt  avait  été  inhumé  :  Ad 
sanctam  Felicitalcm,  Ad  sancfuni  Corneliiim,  Ad  Ipo- 
lytiim,  ad  domiium  Gaiiiin,  Anie  domnam  Emeritam, 
Addomnum  Laiirentium,  Ad  Crescentionem,  In  crypta 
novaretrosanctos,eic.  On  gravait  de  même  avec  soin, 
sur  l'épitaphe  de  chrétiens  des  Gaules,  les  mentions  : 
Positus  ad  sanctus,  Sanctis  sociata,  Ad  sanctam 
martyrem,  etc.  Des  mentions  analogues  se  rencon- 
trent en  diverses  régions  d'Italie,  en  Germanie,  en 
Afrique.  Ce  désir  de  re]>oser  près  des  saints  se  re- 
trouve aussi  bien  chez  de  grands  esprits  comme  saint 
Ambroisb  (De  excessu  fratris  Satyri,  et  épitaphe  de 
ce  dernier,  dans  /user,  christ,  urbis  liomae,  t.  II,  n°  5, 
p.  162'),  saint  Paclin  de  Nole  (Poem.,  xxv,  6o5  et 
suiv.),  saint  Grégoire  de  Nazianze  (Carm.,  II,  xx, 
76),  saint  Grégoire  de  Nysse  (Oratio  m  in  SS.  XL 
martyres),  saint  Maxime  de  Turin  (//omii.  lxxi),  que 
chez  de  simples  fidèles. 

11  n'était  pas  toujours  sans  inconvénient,  car, 
dans  leur  ardeur  à  déposer  leurs  défunts  aussi  près 
que  possible  d'un  saint  tombeau,  des  chrétiens  creu- 
sèrent quelquefois  des  sépultures  dans  des  murail- 
les décorées  de  fresques;  voir,  par  exemple,  dans  le 
cubiciilum  du  martyr  Janvier,  au  cimetière  de  Pré- 
tentat,  l'image  du  lion  Pasteur  coupée  en  deux  par 
un  loculiLs  (Bull,  di  arch.  crist,,  i863,  p.  3).  Aussi 
ohercha-t-on  de  bonne  heure  à  modérer  un  zèle  in- 
discret. Le  pape  Damask,  à  la  lin  de  l'inscription  en 
vers  composée  par  lui  en  l'honneur  des  pontifes  et 
des  martyrs  reposant  dans  la  crypte  papale,  au  ci- 
metière deCalliste,  écrit  :  «  Moi  aussi,  j'aurais  désiré 
être  enterré  là,  mais  j'ai  craint  de  troubler  les  cen- 
dres des  saints  »,  HIC  FATEOR  DAMASVS  VOLVI 
iMEA  CONDERE  MEMBRA  SED  CINERES  TIMVI 
SANCTOS  VEXARE  PIORVM  (de  Rossi,  Boma  sot- 
terranea,  t.  II,  p.  23  et  pi.  I,  1=,  II). 

L'empressement  des  chrétiens  à  chercher  une  sé- 
pulture auprès  des  saints  fut-il  toujours  exempt  de 
superstition?  On  n'oserait  l'affirmer  :  mais  les  gens 
de  bon  sens  le  ramenaient  aisément  à  la  raison.  Ils 
disaient  avec  saint  Augustin  :  n  Le  seul  avantage 
que  je  crois  voir  à  être  enterré  près  des  martyrs, 
c'est  que  les  fidèles,  en  recommandant  le  défunt  à 
leur  patronage,  le  font  avec  plus  de  ferveur  (De  cura 
pro  mortuis  gerenda ^  vi,  vu,  xxii)  ).,  et  ajoutaient, 
avec  une  inscription  d'une  basilique  romaine  :  a  Ce 
n'est  point  par  le  voisinage  du  corps,  c'est  par  l'àme 
qu'il  faut  nous  approcher  des  saints  »,  CORPORE 
NON  OPVS  EST,  ANIMA  TENDAMVS  AD  ILLOS 
(Bull,  di  arch.  crist.,  1864,  p.  33).  On  voit  comment 
même  les  excès  de  la  dévotion,  inévitables  en  ces 
temps  de  foi  vive,  se  laissaient  corriger  par  le 
spiritualisme  chrétien. 

Voir  sur  ce  sujet  Bull,  di  arch.  crist.,  1876,  pi.  I 
et  II  et  p.  17-18,  Sa-Sg;  Allabd,  Dix  leçons  sur  le 
martyre,  5"  éd.,  p.  356-358;  les  textes  recueillis  par 
Dom  Leclercq,  art.  ad  Sanctos,  dans  le  Dict.  d'ar- 
chéologie chrétienne  et  de  lituri^ie,  t.  I.  p.  488-609; 
parle  R.  P.  Dklehaye,  art.  Sanctus,  dans  Analecta 
lioUandiana,  t.  XXVIII,  1909,  et  dans  Les  Origines 
du  culte  des  martyrs,  p.  i58-i64. 


8.  Bibliographie.  —  On  ne  peut  donner  ici  une  biblio- 
grapliie  complète  des  persécutions  romaines.  Beau- 
coup de  livres  relatifs  aux  martyrs  de  cette 
période  ont  déjà  été  cités  dans  les  précédents 
chapitres.  Nous  indiquerons  seulement,  après  les 
histoires  de  l'Eglise,  anciennes  et  modernes 
(FlEURV,  RoHRBACIIEH,  M<iHLER,  Hehgenrother, 
L.  DucHESNE,  L.  Marion,  F.  Mourhet,  etc.),  les 
principaux  ou'i-rages  traitant  de  l'histoire  géné- 
rale des  persécutions,  de  l'histoire  particulière  des 
diverses  persécutions,  et  des  questions  de  droit 
public  ou  criminel  qui  s'y  rapportent  : 

a)  Ouvrages  sur  l'histoire  générale  des  persécu- 
tions :  Baronius,  Annales  ecclesiastici,  Rome,  i5g8 
et  suiv.;  Lenain  de  Tillemont,  Mémoires  pour 
servir  à  l'histoire  ecclésiastique  des  six  premiers 
siècles,  Paris,  i6g3  et  suiv.;  Adbé,  Histoire  des  per- 
sécutions de  l'Eglise,  Paris,  1 865-1 876;  Allard, 
Histoire  des  persécutions,  t.  I,  4*  éd.,  Paris,  1911; 
t.  II-v,  3"  éd.,  Paris,  1905-1908;  Le  Christianisme 
et  l'Empire  romain,  de  Néron  à  Théodose,  7°  éd., 
Paris,  1907;  Dix  leçons  sur  le  martyre,  5«  éd., 
Paris,  1913  ;  GOrres,  Christenverfolgungen,  dans 
Kraus,  Beal-Encykl.  der  christl.  Alterlhïimer,  1. 1, 
Fribourg-en-Brisgau,  1883;  Doulcet,  Essai  sur  les 
rapports  de  l'Eglise  chrétienne  avec  l'Etat  romain, 
Paris,  i883;  Neumann,  Der  rumische  Staat  und  die 
allgemeine  Kirche  bis  auf  Diocletian,  Leipzig, 
1890;  Le  Blant,  Les  persécuteurs  et  les  martyrs, 
Paris,  1893;  Hardy,  Christianity  and  tlie  Homan 
governement,  Londres,  1894;  Sembria,  Il  primo 
sangue  crist iano,  Rome,  igoi  ;  Linsenmayer,  Die 
ISekampfung  des  Christentums  durch  den  rùnuschen 
Staat  bis  zum  Tode  des  Kaisers  Julian,  Munich, 
1906;  Harnack,  Die  Mission  und  Aushreitting  des 
Christenthums  in  den  ersien  drei  Jahrhunderien, 
2'^  éd.,  Leipzig,  1906;  Manaresi,  IJImpero  romano 
e  il  Crislianesimo,  Turin,  igi4. 

b)  Ouvrages  sur  l'histoire  des  diverses  persécu- 
tions :  Ramsay-,  The  Church  and  the  Homan  Em- 
pire before  110,  Londres,  1894;  VViesixkr,  Die 
Christenverfolgungen  der  Caesarenbis  zum  dritten 
Jahrhundert,  Gutterbach,  1878;  Arnold,  Die  nero- 
nische  Christenverfolgung,  Leipzig,  1888;  Sludien 
zur  Geschichte  der  plinianischen  Christenverfol- 
gung, Kônigsberg,  1889  :  L.  Profumo,  Li  fonti  ed  i 
tempi  deW  incendio  neroniano,ïiome,  igo5;  Grebg, 
The Decian  persécution,  Londres,  1897;  Healy,  The 
Valerian  persécution,  Boslon,  igo5;  Mason,  The 
persécution  of  Diocletian,  CarahriA^e,  1876. 

On  trouvera  des  éludes  sur  les  diverses  persécu- 
tions romaines  dans  d'autres  ouvrages  qui  y  sont 
moins  directement  consacrés  :  Lenain  db  Tille- 
MONT, //isioire  des  ^mpereia-s,  Paris,  1690  et  suiv.; 
F.  de/^hampagny,  I^es  Césars,  5'  éd.,  Paris,  1876; 
Les  Antonins,  Paris,  i863;  Les  Césars  du  troisième 
siècle,  Paris,  1870:  Renan,  Les  origines  du  chris- 
tianisme, Paris,  1863-1882,  particulièrement  dans 
les  volumes  intitulés  l'Antéchrist  et  Marc  Aurèle  ; 
GsELL,  Essai  sur  le  règne  de  l'empereur  Domitien, 
Paris,  1906;  de  la  Berge,  Essai  sur  le  règne  de 
Irajan.  Paris,  1897;  Bayet,  Antonin  le  Pieu.r  et 
son  temps,  Paris,  1888;  Nokl  des  Vergers,  Essai 
sur  Marc  Aurèle,  Paris,  1866;  A.  de  Celeunbbr, 
Essai  sur  la  vie  et  le  règne  de  Septime  Sévère, 
Bruxelles,  1880;  Homo,  Essai  sur  le  règne  d'Aurê- 
lien,  Paris,  1904  ;  Allard,  Julien  l'Apostat,  3'  éd., 
Paris,  1 906-1910. 

c)  Ouvrages  sur  les  questions  juridiques  de  l'his- 
toire des  persécutions  :  J.  Rambaud,  Le  droit  cri- 
minel romain  dans  les  Actes  des  martyrs,  2"  éd., 
Lyon,  1896;  MoMMSEN,  Der  Religionsfrevel  nach 
rômischen   Recht   (Historische   Zeitschrift,    1890); 


375 


MARTYRE 


376 


Cliristiarntv  in  the  Roman  Emyire  {The  Expositor, 
1890)  ;  Jlumischcn  Slrafreclit,  Leipzig,  1899  (trad. 
française,  Paris.  1907);  Guérin,  Elude  sur  le  fonde- 
ment juridique  des  persécutions  dirigées  contre  les 
chrétiens  pendant  les  deux  premiers  siècles  (Nou- 
velle Bet'ue  historique  de  droit  français  et  étran- 
ger, 1895);  Callewaert,  Les  premiers  chrétiens 
furent-ils  persécutés  par  édils  généraux  ou  par 
mesures  de  police  ?  {Revue  d'histoire  ecclésiastique, 
Louvain.igoi-igoa);  Le  délit  de  christianisme  dans 
les  deux  premiers  siècles  {Revue  des  Questions  his- 
toriques, igoS);  Le  rescrit  d'Hudrien  à  Minucius 
J'undanus  {Revue  d'hist.  et  de  litt.  religieuses,  ii)o3); 
Les  premiers  chrétiens  et  l'accusation  de  lèse- 
majesté  {Revue  des  Questions  historiques,  igo^; 
Questions  de  droit  concernant  le  procès  d'Apollo- 
nius {Revue  des  Questions  historiques,  igoô);  l.es 
persécutions  contre  les  chrétiens  dans  la  politique 
religieuse  de  l'Etat  romain  {Revue  des  Questions 
historiques,  1907);  La  méthode  dans  la  recherche 
de  la  hase  juridique  des  premières  persécutions 
{Revue  d'histoire  ecclésiastique,  1911,  article 
contenant  une  liibliograpbie  complète  du  sujet); 
Knellbh,  /lut  der  rom.  Staat  das  Cliristentum 
verfolgt?  {Stimmen  aus  Maria-Laach,  i8g8);  TJieo- 
dor  Mommsen  und  die  Christenverfolgungen  {Stim- 
men ans  Maria-Laach,  1898);  Bie  Martyres  und 
das  rom.  Recht  {Stimmen  aus  Maria-I.aacli,  1898); 
CoNRAT,  Die  Christenverfolgungen  in  rom.  Reiche 
von  Slandpunhte  der  Juristen,  Leipzig,  1897; 
Ckzabd,  Histoire  juridique  des  persécutions  contre 
les  chrétiens  de  Néron  à  Septime  Sévère,  Paris, 
1911. 

III.  —  Lb  !M.\rt\re  au  tkmps  dks  persécutions 
ANTIQUES.  Empire  des  Perses 

1.  Les  causes  des  persécutions,  2.  Le  nombre  des  martyrs. 
3.  Les  documents,  ti.  Les  souffrances  des  martyrs.  5.  Le 
témoignage  des  martyrs.  6.  La  discipline  du  martyre. 

I.  Les  causes  des  persécutions.  —  Les  chré- 
tiens de  Perse  furent  persécutés  à  quatre  reprises  : 
pendant  trente-neuf  ans,  de  34o  à  899,  par  Sapor  II; 
en  420,  par  lazdgerd  I";  de  t)2i  à  ^22,  par  Babran  V; 
de  446  à  45o,  par  lazdgerd  II. 

«)  Les  causes  de  la  première  persécution  parais- 
sent avoir  été  d'abord  politiques.  Les  rois  de  Perse 
laissèrent  en  paix  les  chrétiens  de  leurs  Etats,  tant 
que  les  coreligionnaires  de  ceux-ci  furent  maltraités 
dans  l'Empire  romain:  ils  commencèrent  à  se  défier 
d'eux  quand  les  empereurs  eurent  embrassé  le  chris- 
tianisme. Les  chrétiens  furent  alors  soupçonnés  de 
sentiments  favorables  aux  Romains,  pendant  une 
grande  partie  du  quatrième  siècle  en  guerre  avec  les 
Perses.  On  les  accusa  même  de  s'être  mis  en  rapports 
avec  ceux-là,  et  de  trahir  en  leur  faveur  la  cause 
nationale. 

Celte  accusation  se  rencontre  dans  plusieurs  Actes 
de  martyrs  persans  (Sozomkne,  hist.  eccL,  II,  ix; 
Actes  de  saint  Siméon  ;  Actes  des  quarante  martyrs). 
Ce  qui  montre  son  peu  de  fondement,  ce  sont  moins 
encore  les  protestations  de  loyalisme  faites  à  plu- 
sieurs reprises  par  les  martyrs,  que  le  choix  proposé 
toujours  à  ceux-ci  quand  ils  étaient  poursuivis  pour 
cause  de  christianisme  :  abjurer  ou  mourir.  Si  l'on 
avait  eu  à  leur  reprocher  des  actes  de  trahison,  on 
les  aurait  punis  comme  coupables  d'un  crime  de 
droit  commun,  et  on  ne  leur  aurait  pas  otVert  les 
moyens  d'échapper  au  supplice  en  reniant  leur  foi. 
Le  soupçon  de  sentiments  favorables  à  la  politique 
de  Rome  fut  apparemment  pour  quelque  chose  dans 
les  premières  mesures  prises  contre  eux,  mais  il 
s'effaça   ensuite    devant    la    haine    de    la    religion 


chrétienne,  qui  est  le  fond  vrai  de  toutes  les  per- 
sécutions. 

b)  La  paix  religieuse  rétablie  après  la  mort  de 
Sapor  dura,  avec  de  courtes  intermittences,  pendant 
près  de  quarante  cinq  ans  :  cette  période  vit  l'Eglise 
de  Perse  réparer  ses  ruines  et  faire  de  grands  pro- 
grès non  seulement  dans  le  peuple,  mais  même  dans 
l'aristocratie.  La  jalousie  excitée  par  ces  progrès  non 
seulement  chez  les  Mages,  qui  voyaient  leur  influence 
diminuer,  mais  encore  dans  l'esprit  des  princes,  fu! 
la  principale  cause  des  deux  persécutions  beaucoup 
plus  courtes  suscitées  dans  le  premier  quart  du  cin- 
quième siècle. 

On  ignore  les  motifs  de  celle  qui  éclata,  en  445, 
sous  le  second  lazdgerd,  et  qui  paraît  avoir  été  très 
violente.  Le  fanatisme  religieux  y  eut  certainement 
la  principale  part,  car  le  roi  se  montra  en  même 
temps  déi'avoral)le  aux  Juifs,  qui  ne  pouvaient  ce- 
pendant cire  soupçonnés  de  connivence  avec  les  Ro- 
mains, et  leur  interdit  de  célébrer  le  sabbat. 

Voir  TiLLSMONT,  Mémoires,  t.  VII,  Paris,  1700, 
p.  76-101,  a36-242  ;  t.  XII,  1707,  p.  356-36 1  ;  Assb- 
MANi,  Acta  SS.  martyium  Orient,  et  Occident.,  t.  I, 
Rome,  1748,  p.  Lix-Lxxvi;  Uhlmann,  Die  Christen- 
verfolgungen in  Persien  under  der  Ilerrschafft  der 
Sassaniden,  dans  /.eitschrifl  f.  die  hist.  Théologie, 
1861,  p.  a-162;  HoFMANN,  Ausziige  aus  syrischen 
Akten  Persischer  martyrer,  Leipzig,  1880,  p.  9-34; 
Kraus,  Real-Encyhlopiidie  der  Christlichen  Alterthu- 
mer,  t.  I,  Fribourg-en-Brisgau,  1882,  p.  255-258; 
Rubens  Duval,  La  littérature  syriaque,  Paris,  1899, 
p.  121-147;  J.  Labourt,  Le  Christianisme  dans 
l'Empire  perse  sous  la  dynastie  Sassanide,  Paris, 
1904,  p.  43-82,  io4-ii8,  126-128. 

2.  Le  nombre  des  martyrs.  —  Il  est  impossible 
de  calculer  le  nombre  des  martyrs  qui  périrent  pen- 
dant le  demi-siècle  environ  que  durèrent  les  persé- 
cutions dans  l'Empire  des  Perses.  Ce  nombre  dut 
être  très  considérable,  car  les  Actes  et  les  historiens 
indiquent,  en  plus  des  condamnations  individuelles, 
l'immolation  de  plusieurs  groupes  de  martyrs  :  deux 
cent  cinquante  (SozomiiNe,  LIist,  ceci.,  II,  xiii).  cent 
vingt,  quarante,  etc.,  et  il  y  eut  sous  Sapor,  dans 
une  partie  de  la  Susiane,  un  massacre  de  chrétiens, 
sans  jugement,  dont  on  ne  peut  compter  les  vic- 
times, et  qui  dura  dix  jours  {ihid.,  xi).  Un  manus- 
crit de  4  12  donne  la  liste  des  évèques,  des  prêtres  et 
des  diacres  martyrisés  sous  Sapor  :  elle  renferme 
117  noms  (reproduite  par  de  Rossi-Duchbsnk,  Mar- 
tyrologium  hieronyniianum,  p.  lxiii).  Après  la  prise 
de  lîeit-Zabdé,  ville  de  la  frontière  romaine,  en  362, 
Sapor  en  transporta,  selon  la  coutume  persane,  tous 
les  habitants,  au  nombre  de  neuf  mille.  Le  document 
connu  sous  le  nom  de  Confession  des  captifs  raconte 
qu'un  groupe  de  trois  cents  chrétiens,  désigné  ])our 
habiter  la  province  de  Dara,  fut  sommé  de  se  con- 
vertir au  mazdéisme  :  vingt-cinq  seulement  cédèrent, 
les  autres  furent  massacrés  pour  la  foi.  L  historien- 
grec  SozoMÈNK,  qui  écrivait  moins  d'un  demi-siècle 
après  la  persécution  de  Sapor,  et  qui  en  connut  les 
documents  puisqu'il  les  résume  ou  les  cite,  affirme 
que  le  nombre  des  martyrs  sous  le  règne  de  ce  prince 
dont  les  noms  ont  pu  être  notés  s'élève  à  16.000, 
ajoutant  qu'une  multitude  de  noms  ne  purent  être 
recueillis,  malgré  les  recherches  faites  par  les  écri- 
vains chrétiens  de  la  Perse,  de  la  Syrie  et  du  pays 
d'Edesse  {Hist.  eccl.,  II,  xiv). 

3.  Les  documents.  —  Sozomène  nous  apprend 
que  0  les  Perses,  les  Syriens  et  les  habitants  d'Edesse 
ont  pris  beaucoup  de  peine  pour  reciieillir  les  noms 
et  l'histoire  des  martyrs  »  {ihid.).  Lui-même  résume. 


377 


MARTYRE 


378 


d'après  le  texte  syriaque,  les  Actes  ou  Passions  de 
plusieurs  d'entre  eux  :  de  saint  Siniéon  {Hisl.  eccl., 
II,  ix-x),  de  saint  Ponsaï  et  de  sa  tille  Marthe  (11,  xi), 
des  chrétiens  de  Susiane  massacrés  eu  niasse  (ibid.), 
de  sainte  Tarlio  ou  Tarbula  {ibid.,  xiii),  des  saints 
Acepsiraas,  Joseph  et  Aeithalas  (ibid.),  des  saints 
Dausas,  Mariahb  et  deux  cent  cinquante  ou  deux 
cent  soixante  quinze  martyrs  (ibid.),  des  saints  Mi- 
les, Euboré  et  Senoei  (i7((rf.,  xiv).  Beaucoup  d'autres 
Actes  de  martyrs  persans  existent  aussi  on  syria- 
que. Cette  littérature  hagiographique  se  trouve  dans 
les  recueils  d'AssiîMANi  (Acia  ,S.S'.  marlyrum  orienta- 
lium  et  occidentalium,  Rome,  tome  I,  i^^S)  et  du 
p.  Bedjan  (Acla  marlyrum  et  sanciorum,  t.  II-IV, 
Leipzig,  i8go-i8g5).  Plusieurs  pièces  avaient  déjà 
été  publiées  en  latin  par  Ruinaut  (Acta  marlyrum 
sincera  el  selecta,  1689,  p.  632-6/|4).  Le  P.  Uklkuayh 
a  reproduit  la  traduction  grecque  d'un  certain  nom- 
bre au  lome  II  de  la  Patrologia  orientalis  de  Graflin 
el  Nau.  M.  l'abbé  Nau  donne  la  liste  des  martyrs 
persans  dans  son  article  Actes  syriaques  du  Diction- 
naire d'histoire  et  de  géographie  ecclésiastiques, 
fasc.  II,  1910,  col.  /lo8-4i5. 

«  Toutes  ces  Passions,  dit-il,  semldent  avoir  été 
rédigées  à  la  tin  du  iv»  siècle  ou  au  commencement 
du  v8,  d'ajirès  des  documents  authentiques,  mais  il 
ne  s'en  suit  pas  qu'elles  aient  toutes,  dans  tous  les 
détails,  la  mérne  valeur.  »  Elles  ont  donc  un  fond 
historique.  Mais  elles  oU'rent,  dans  la  forme,  de 
grandes  diversités.  «  Plusieurs  de  ces  documents, 
comme  s'ils  constituaient  à  eux  seuls  un  cycle  fermé, 
sont  précédés  de  prologues  qui  atteignent  aux  pro- 
portions d'un  discours.  Les  hagiographes  y  expri- 
ment leur  crainte  d'aborder  un  sujet  au-dessus  de 
leur  mérite.  Ils  regrettent  de  ne  pas  pouvoir  mettre 
au  service  des  martyrs  un  style  plus  alliné,  une  rhé- 
torique plus  ingénieuse.  (Juelques-uns  des  auteurs 
de  ces  dissertations  s'excusent  de  leur  jeunesse,  et 
leurs  procédés  littéraires  sont  en  effet  dignes  de  dé- 
butants. D'autres,  au  contraire,  sont  des  écrivains 
graves  et  de  bonne  tenue,  bien  que  prolixes  à  l'in- 
lini  comme  tous  les  Syriens.  Tel  historien,  comme 
celui  de  Simon  Barsabba,  ne  rehausse  pas  de  mi- 
racles la  vie  el  la  mort  de  son  héros;  tel  autre, 
comme  celui  de  Miles,  conduit  ses  lecteurs  de  pro- 
dige en  prodige.  Tel  écrit  à  Edesse,  et  tel  en  Perse, 
et  l'on  pourrait  sans  trop  de  peine  distinguer  deux 
recensions,  l'une  occidentale  et  l'autre  orientale,  de 
certains  Actes.  »  (J.  Labouht.  p.  54) 

Les  documents  des  persécutions  persanes  se  rap- 
prochent beaucoup  plus,  dans  la  forme,  de  certaines 
pièces  ampliliées  de  l'hagiographie  romaine,  où 
l'imagination  du  narrateur  s'est  donné  plus  ou  moins 
libre  carrière,  que  des  pièces  absolument  sures,  re- 
production exacte  et  sans  amplilication  de  ce  qu'ont 
vu,  entendu  ou  noté  les  contemporains,  comme  la 
Passion  de  saint  Polycarpe,  la  lettre  des  Eglises  de 
Lyon  ou  de  Vienne,  certaines  Passions  africaines, 
ou  même  copie  textuelle  de  documents  d'archives, 
comme  les  Actes  des  martyrs  Scillitains,  les  Actes 
de  saint  Justin,  les  Actes  de  saint  Cyprien.  On  sent, 
à  la  lecture  de  la  plupart  des  Passions  syriaques, 
que  sur  une  trame  ancienne  le  narrateur  a  souvent 
brodé.  C'est  la  dilTérence  entre  un  conteur  oriental 
et  un  annaliste  latin  ou  grec.  Mais  ce  qui  importe, 
c'est  que  ces  pièces  sont,  au  fond,  de  Ihistoire,  que 
les  faits  y  sont  datés  avec  précision,  que  les  noms 
des  confesseurs  et  très  souvent  celui  de  leur  persé- 
cuteur sont  conservés  avec  soin,  que  les  notations 
géographiques  (très  nombreuses,  puisque  les  faits 
se  passent  dans  les  diverses  provinces  de  l'Empire 
perse)  sont  excellentes,  et  qu'à  travers  l'emphase  ou 
l'excessive   abondance  du  langage  on    découvre   et 


l'on  reconstitue,  avec  une  sécurité  suffisante,  la  mar- 
che générale  et  beaucoup  d'épisodes  marquants  des 
persécutions  persanes.  Leur  demander  davantage 
serait  se  tromper,  comme  on  se  tromperait  en  s'éton- 
nant  qu'une  homélie  de  saint  Eplirem  ne  ressemble 
pas  à  un  sermon  de  saint  Augvistin. 

4.  Les  souffrances  des  martyrs.  —  Ce  n'est 
pas  le  lieu  d'analyser  en  détail  les  diverses  pièces 
hagiographiques  qui  nous  ont  conservé  le  souvenir 
des  martyrs  des  persécutions  persanes  :  on  trou- 
vera cette  analyse  dans  les  deux  livres  de  M.  J.  La- 
BOURT,  p.  63  et  suiv.,  et  de  M.  Rubens  Duval,  p.  i  29 
et  suiv.  Mais  il  j'  a  intérêt  à  rapprocher  quelques 
traits  de  leur  histoire  de  traits  analogues  que  nous 
a  présentés  celle  des  martyrs  romains.  On  verra 
ainsi  que  le  drame  du  martyre  est  identique  à  tou- 
tes les  épocjues  et  dans  tous  les  pays,  que  les  sen- 
timents des  persécuteurs  ne  varient  pas,  et  que  la 
constance  de  leurs  victimes  est  partout  la  même. 

De  la  part  des  persécuteurs,  c'est  le  moyen  tou- 
jours offert  par  le  juge  à  l'accusé  chrétien  d'obte- 
nir l'acquittement  en  renonçantà  sa  religion  :  aucune 
dilTérence  sur  ce  point  entre  le  langage  des  princes 
ou  des  magistrats  persans  et  les  clauses  d'un  rescrit 
de  Trajan  ou  de  Marc  Aurèle,  d'un  édit  de  Déce 
ovi  de  Dioclétien.  Autre  traita  noter  :  comme  dans 
le  monde  romain,  les  Juifs  se  montrent  souvent  ici 
les  plus  haineux  dénonciateurs  des  chrétiens  (Actes 
de  saint  Siméon,  Actes  de  sainte  Tarbo).  En  Perse 
comme  à  Rome,  la  torture  est  employée  contre  les 
martyrs,  non  comme  un  moyen  d'information,  des- 
tiné à  faire  avouer  un  crime,  mais  comme  un  moyen 
d'intimidation,  destiné  à  arracher  par  la  souffrance 
le  désaveu  de  leur  foi  (Actes  de  cent  vingt  martyrs; 
Actes  de  saint  Barbascemin;  Actes  des  saintes  Tecla, 
Marie,  etc.  ;  Actes  de  saint  Barhadbeschaba  ;  Actes 
de  quarante  marlyrs;  Actes  de  saint  Akebsehema). 
Comme  à  Rome  encore,  les  martyrs  sont  quelque- 
fois tenus  pendant  un  très  long  temps  eu  prison, 
dans  l'espoir  de  lasser  leur  patience  :  cinq  mois 
(Actes  de  saint  Schadhost),  six  mois  (Actes  de  cent 
vingt  martyrs),  sept  mois  (Actes  des  saints  Jacques 
et  Azad),  onze  mois  (Actes  de  saint  Barbascemin), 
trois  ans  (Actes  de  saint  Akebsehema).  La  conlisca- 
tion  de  tous  leurs  biens,  l'exil  (Actes  de  saint  Péroz, 
Actes  de  saint  Jacques  le  Notaire,  Tiiéooorbt,  Hist. 
eccl.,  V,  xxxviii),  sont  les  moindres  des  peines  pro- 
noncées contre  eux.  Les  supplices  sont  plus  cruels 
encore  que  dans  les  persécutions  romaines,  et  l'on  y 
trouve  un  raffinement  de  barbarie  tout  oriental  : 
doigts  des  pieds  et  des  mains  coupés,  peau  de  la  tète 
arraché*,  soufre  et  poix  fondue  verses  dans  la  bou- 
che; gorge  ouverte  de  manière  à  ce  qu'on  puisse 
arracher  la  langue  par  la  blessure  ;  martyrs  écor- 
chés  vifs,  sciés  ou  coupés  en  morceaux,  enterrés 
vivants,  etc.  On  avait  inventé  le  supi)lice  des  neuf 
morts  :  le  bourreau  tranchait  successivement  les 
doigts  des  mains,  puis  les  orteils,  puis  le  carpe, 
puis  les  chevilles,  ensuite  les  bras  au-dessus  du 
coude,  les  genoux,  les  oreilles,  les  narines,  enfin  la 
tète  (Actes  de  saint  Jacques  l'Intercis).  L'historien 
grec  du  v«  siècle,  Théodoret,  évêque  de  Cyr,  décrit 
ainsi  lés  tourments  infligés  aux  chrétiens  pendant  la 
persécution  de  Bahran  :  «  Il  n'est  pas  facile  de  re- 
présenter les  nouveaux  genres  de  supplices  que  les 
Perses  inventèrent  pour  tourmenter  les  chrétiens.  H 
y  en  eut  dont  ils  écorihèrent  les  mains  el  d'autres 
dont  ils  éeorchèrent  le  dos.  Ils  arrachèrent  à  quel- 
ques-uns la  peau  du  visage  depuis  le  front  jusqu'au 
menton.  On  environnait  d'autres  de  roseaux  brisés 
en  deux  qu'on  serrait  étroitement  avec  des  liens, 
et   qu'on    retirait    ensuite    avec    force,  ce  qui    leur 


379 


MARTYRE 


380 


déchirait  tout  le  corps  et  leur  causait  des  douleurs 
extrêmes.  On  Ut  des  fosses  où,  après  avoir  amassé 
quantité  de  rats  et  de  souris,  on  enferma  les  cliré- 
tiens  à  qui  on  avait  lié  les  pieds  et  les  mains,  afin 
qu'Us  ne  pussent  chasser  et  éloigner  d'eux  ces  bêtes, 
qui,  pressées  de  la  faim,  dévoraient  ces  saints  mar- 
tyrs par  un  long  et  cruel  supplice.  »  (liist  eccl.,  V, 
xxxviii)  Quelquefois  les  Actes  nous  montrent  le 
martyr  seulement  décapité  ;  mais  alors,  par  un  raf- 
Unement  de  barbarie  inconnu  des  Romains,  on  for- 
çait souvent  des  renégats,  même  des  prêtres  qui 
avaient  apostasie,  à  être  les  exécuteurs  de  la  sen- 
tences (.\ctes  de  saint  Narsès;  Actes  de  sainte  The- 
cla;  Actes  de  saint  Barhadbeschaba;  Actes  de  saint 
Badma,  etc.);  un  jour,  c'est  toute  la  population  chré- 
tienne d'une  ville  que  l'on  contraignit  à  laijiderdeux 
martyrs  (.\ctes  de  saint  Akebschema).  La  sépulture 
fut  souvent  refusée  aux  victimes  :  c'était  même  la 
coutume  persane,  quiabandonnait  aux  bêtes  sauvages 
les  cadavres  des  condamnés.  Mais  les  Actes  nous 
montrent  aussi  les  chrétiens  parvenant  à  recueillir, 
souvent  à  prix  d'argent,  les  restes  de  leurs  frères 
martyrisés,  et  leur  donnant  unesépulture  honorable 
(Actes  des  saints  Jonan,  Berck  Jesu;  Actes  de  saint 
Jacques  l'Intercis,  etc.). 

5.  Le  témoignage  des  martyrs.  —  Les  mar- 
tyrs persans  rendent  témoignage  à  leur  foi  dans 
les  mêmes  sentiments  que  nous  avons  vus  chez  leurs 
frères  romains  des  trois  premiers  siècles.  «  Ils  sou- 
rient à  la  mort  comme  la  Heur  au  matin»  (Actes  de 
cent  vingt  martyrs;  ils  marchent  «  joyeusement  « 
au  supplice  (Actes  de  quarante  martyrs),  en  s'exhor- 
tant  les  uns  les  autres  et  enchantant  «  des  cantiques 
d'allégresse  »  (Actes  de  saint  Scliadost  et  de  ses  com- 
pagnons). Mais  ils  tiennent  à  ce  que  l'on  sache  que 
c'est  pour  leur  religion,  et  non  pour  un  autre  motif, 
qu'ils  ont  été  condamnés.  Un  vieil  ennuque,  Gousch- 
tazad,  chambellan  de  Sapor,  lui  demande,  en  souve- 
nir de  ses  services,  une  grâce  :  «  Faire  annoncer  par 
la  voix  du  héraut  que  Gouschtaz;id  est  conduit  au 
supplice,  non  pour  avoir  trahi  les  secrets  du  roi,  non 
comme  coupable  de  complot,  mais  parce  qu'il  est 
chrétien  et  qu'il  a  refusé  de  renier  son  Dieu  »,  et  cette 
grâce,  il  l'obtient  (Actes  de  saint  Siniéon).  Les  mar- 
tyrs de  Kaschkar  protestent  de  même  contre  l'accu- 
sation d'avoir  trahi,  et  c'est  bien,  en  elfet,  pour  leur 
refus  d'adorer  le  Soleil  qu'on  les  met  à  mort  (actes 
de  quarante  martyrs).  Suspendu  par  les  bourreaux, 
la  tête  en  bas,  le  martyr  Aitallalia  crie  durant  ce  sup- 
plice: «  Je  suis  chrétien,  je  suis  chrétien,  sachez  tous 
que  je  suis  chrétien  et  que  c'est  pour  cela  que  je  souf- 
fre. »  (Actes  des  saints  Akebschema,  Joseph  et  Aital- 
laha) 

On  se  recommande  avec  confiance  aux  prières  des 
martyrs.  «  J'ai  beaucoup  péché,  dit  à  ceux  d'Arbèle 
une  chrétienne  qui  les  a  visités  et  assistés  dans  la 
prison,  mais  si  vous  voulez  être  mes  intercesseurs 
auprès  de  Dieu,  j'ai  confiance  qu'il  me  fera  miséri- 
corde. »  Ils  répondent:  «  Nous  espérons  de  la  clé- 
mence et  de  la  bonté  de  notre  Dieu  qu'il  exaucera 
nos  prières  pour  vous  et  qu'il  vous  réservera  une 
magnifique  récompense  en  retour  de  tous  vos  bons 
soins.  »  (Actes  de  cent  vingt  martyrs) 

Gomme  nous  l'avons  vu  tant  de  fois  dans  le  monde 
romain,  ce  témoignage  des  martyrs  persans  porta 
ses  fruits.  Les  Actes  du  moine  saint  Bar-Sabas  racon- 
tent que,  pendant  qu'on  le  suppliciait,  avec  onze 
moines  qui  étaient  sous  sa  conduite,  un  Mage  s'appro- 
cha de  lui,  se  déclara  soudainement  chrétien,  et  fut 
décapité  avec  les  autres  :  la  femme,  les  enfants  et  les 
serviteurs  du  Mage  se  convertirent,  et  beaucoup  de 
pa'iens   suivirent   leur  exem.'Die.   Les  juges   mêmes 


étaient  frappés  de  la  constance  des  martyrs.  Voyant 
Aitallaha  supporter  intrépidement  de  cruelles  tor- 
tures, le  préfet  de  la  ville  d'Arbèle  dit  à  ses  asses- 
seurs :  «  Comment  se  fait-il  que  ces  empoisonueui-s 
aiment  la  mort  et  les  tourments  comme  si  c'étaient 
des  festins? — C'est,  lui  répondirent-ils,  que  leurs 
dogmes  leur  promettent  une  autre  vie,  que  ne  peu- 
vent voir  les  yeux  d'ici  bas.  «(.-Votes  des  saints  Akebs- 
chema, Joseph  et  Aitallaha)  Ce  préfet  ne  se  conver- 
tit pas,  et  continua  de  faire  des  martyrs.  Mais  ail- 
leurs, leur  sang  fut  une  semence  de  chrétiens. 
Pendant  la  persécution  d'iazdgerd  II,  en  446,  le  gou- 
verneur de  Nisibe,  Tohm  lazdgerd,  condamna,  dans 
la  vdle  de  Karka,  de  nombreux  chrétiens,  parmi 
lesquels  des  prêtres  et  des  religieuses,  qui  furent  cru- 
cifiés, puis  lapidés  sur  la  croix.  Une  paysanne  chré- 
tienne lui  ayant  reproché  sa  cruauté  fut  décapitée 
avec  ses  deux  fils.  Puis,  à  la  vue  de  tant  de  souU'ran- 
ces  supportées  avec  héroïsme,  les  yeux  du  magistrat 
s'ouvrirent  :  il  reconnut  la  divinité  du  Christ  et  la 
confessa.  Le  roi,  furieux,  le  fit  mettre  à  la  torture 
et,  sur  son  refus  d'abjurer,  le  fit  crucifier.  (Bedjan, 
t.  II,  p.  5i8et  suiv.;  J.  Labouut,  p.   la^) 

Les  renégats  ont  été  nombreux  au  cours  de  ces 
terribles  persécutions,  et  nous  avons  vu  jusqu'à  quel 
point  fut  portée  la  lâcheté  de  quelques-uns.  Mais 
d'autres  se  relevèrent  à  la  vue  des  martyrs.  L'eunu- 
que Gouschtazad  avait  renié  la  loi;  voyant  passer 
devant  lui  l'évéque  Siméon,  que  l'on  conduisait  en 
prison,  et  qui  avait  refusé  de  lui  rendre  son  salut,  il 
rentra  en  lui-même,  se  revêtit  d'habits  de  deuil,  et, 
aux  questions  du  roi  Sapor,  répondit  qu'il  était  chré- 
tien. 0  O  Siméon,  s  écrie  le  rédacteur  des  Actes,  lu 
me  rappelles  Simon  Pierre  le  pécheur  I  Car  c'est  toi 
qui  (issubitémenlcette  pêche  miraculeuse.  »  D'autres 
renégats  se  convertirent  pour  des  motifs  diftérents. 
Jacques  l'Intercis,  Péroz,  en42i,  sous  le  roi  Bahran, 
ont  l'un  et  l'autre  ajjostasié  :  repoussés  par  leurs 
femmes  et  par  tous  les  membres  de  leur  famille,  qui 
étaient  chrétiens,  ils  revinrent  à  la  foi  et  rachetèrent 
leur  défaillance  par  le  martyre  (voira  propos  de  ces 
saints,  et  d'une  confusion  possible,  une  note  de 
J.  Labouut,  p.  1 17).  Les  Actes  de  Jacques  le  Notaire 
racontent  le  reniementdepUisieurschrétiens,  etaussi 
le  repentir  de  quelques  autres  qui,  ayant  paru  fai- 
blir dans  les  tourments,  avaient  été  renvoyés  libres, 
quoiqu'ils  n'eussent  adoré  ni  le  Soleil,  ni  le  Feu,  et 
qui  firent  publiquement  pénitence  de  cette  demi  apos- 
tasie. Aucun  des  documents  des  persécutions  persa- 
nes ne  contient  d'allusion  à  la  discipline  observée 
par  les  autorités  ecclésiastiques  pour  la  réconcilia- 
tion des  renégats  :  il  ne  semble  pas  que  la  question 
des  lapsi  se  soit  posée  en  ce  pays  dans  les  mêmes 
termes  que  dans  le  monde  romain. 

6.  La  discipline  du  martyre.  —  Une  autre  ques- 
tion relative  à  la  discipline  du  martyre  parait  avoir 
été  la  même  en  Orient  et  en  Occident.  On  sait  qu'il 
était  interdit  aux  chrétiens  de  provoquer  les  païens 
en  insultant  ou  en  détruisant  les  images  ou  les  tem- 
ples des  dieux.  La  sagesse  de  cette  règle  est  démon- 
trée par  un  fait  qui  se  passa  vers  420,  sous  lazdgerd 
1",  jusque-là  favorable  aux  chrétiens,  et  devenu  dès 
lors  persécuteur.  A  Hormizdardasir,  ville  du  Huzis- 
tan,  un  prêtre  du  nom  de  Hasu  détruisit  un  sanc- 
tuaire du  Feu,  contigu  à  l'église.  Le  prêtre  et  son  évê- 
que,  Abda,  furent  traduits  devant  le  roi.  L'évéque 
protesta  de  son  innocence;  le  prêtre,  au  contraire, 
se  déclara  l'auteui'  de  l'attentat,  et  s'emporta  en  pa 
rôles  vives  contre  la  religion  persane.  Comme  la 
Passion  syriaque  s'arrête  là,  on  ne  sait  ce  qui  advint 
de  lui;  mais  l'historien  grec  Thkodoret  fait  connaî- 
tre la  conduite  et  le  sort  d'Abda.  Le  roi  commanda       ' 


381 


M/UITYRE 


382 


à  celiii-ci  derecouslruire  le  pjrée.  Abda  refusa,  et  fut   ^ 
condamné  à  mort.  L'Eylise  f,'recque  l'honore  connue    j 
martyr.    ïliéodorel,    qui    parait    considérer    Abda   | 
comme  responsable   ou  complice    de    l'acte    de   son    \ 
prêtre,  explique  comment  il  a  cependant  droit   à  ce    ; 
titre  ;  «  Pour  moi,  dit-il,  j'avoue  que  la  démolition  du   i 
pyrée  était  tout   à   fait    inopportune.    Quand  saint 
Paul  vint  à  Athènes,  il  n'y  renversa  aucun  des  au- 
tels qu'il   vit    si  révérés  dans  cette  ville    livrée  aux 
superstitions  de  l'idolâtrie.  Il  se  contenta  d'y  décou- 
vrir l'erreur  et  d'y  prêcher  la  vérité.  Mais  je  ne  puis 
qu'admirer  et  louer  la  générosité  d'Abda,  qui  aima 
mieux  mourir  que   de  relever  le  pyrée  après  l'avoir 
renversé,  et  je  ne  vois  point  de  couronne  qu'elle  ne 
mérite.  En  elTet,  élever  un   temple  en   l'iionneur  du 
Feu  est,  ce  me  semble,  la  même  chose  que  de  l'ado- 
rer. »  (I/tst.  eccL,  V,   xxxvui) 

Un  fait  du  même  temps,  rapporté  par  des  Actes 
que  M.  Labourl  considère  comme  o  une  des  meil- 
leures pièces  hagiographiques  de  la  littérature  per- 
sane »,  est  celui  du  clerc  ou  moine  Narsai.  A  la  suite 
d'incidents  de  procédure,  qui  sont  fort  curieux,  mais 
qu'il  serait  trop  long  de  raconter  ici,  Narsaï  trouva, 
dans  un  bourg,  l'église  convertie  en  pjrée.  11  étei- 
gnit le  feu,  remit  l'église  dans  son  état  primitif,  et 
y  célébra  l'oflice  divin,  Arrêté,  envoyé  chargé  de 
chaînes  à  Séleuice-Ctésiphon,  Narsaï  fut  condamné 
à  transformer  de  nouveau  l'église  en  pyrée.  Sur  son 
refus,  on  le  jeta  en  prison,  où  il  resta  neuf  mois.  11 
comparut  ensuite  devant  un  autre  magistrat,  qui  lui 
commanda  de  rallumer  dans  l'église  le  feu  sacré.  Il 
refusa  encore,  et  fut  mis  à  mort  par  un  rené- 
gat obligé  de  remplir  l'oflice  de  bourreau.  Les  chré- 
tiens l'enterrèrent  dans  une  chapelle  où  reposaient 
déjà  des  martyrs  de  la  persécution  de  Sapor.  Certes, 
Narsaï  n'était  coupable  d'aucune  provocation,  et 
n'avait  contrevenu  à  aucune  discipline,  puis<iue 
c'est,  au  contraire,  l'église  chrétienne  qui  avait  été 
violée  par  les  adorateurs  du  Feu. 

!V.  —  Le  MAnTYiiii  pend.int  les  persécutions 

DONASTITE  ET  ARIENXB 

1.  Lea  martyrs  faits  par  le>  donaiistei  :  2.  Les  martyr»  faits 
par  les  ariens.  D;ms  l'Empire  romain  :  Constance;  Va- 
iens.  Dans  l'Afrique  vandale  :  GenȎric  ;  Huticric;  le 
témoignage  des  martyrs. 

I.  Les  martyrs  faits  par  les  donatistes.  — 
On  sait  ce  que  fut  le  donatisme,  schisme  qui  se  pré- 
paraitenAfrique  avant  même  la  fin  de  la  persécution 
de  Uioclétien,  et  qui  éclata  dans  ce  pays  dès  le  jour 
où  la  paix  parut  rendue  à  l'Eglise.  D'ambitieux  et 
intransigeants  sectaires  contestent  la  validité  des 
pouvoirs  de  plusieurs  évêqnes,  qu'ils  accusent  d'avoir 
été  ordonnés  par  des  traditeurs  ou  d'avoir  été  tradi- 
teurs  eux-mêmes  :  on  donnait  ce  nom  à  ceux  qui, 
pendant  la  persécution,  avaient  livré  aux  païens  les 
livres  sacrés  ou  le  mobilier  liturgique  des  églises. 
Bientôt  toute  l'Afrique  romaine  est  divisée  par  le 
schisme  :  un  grand  nombre  déglises  sont  aux  mains 
d'évèques  donatistes.  qui  linirent  par  égaler  le  nom- 
bre des  évèques  orthodoxes.  Ils  déclarent  nul  le 
baptême  des  catholiques,  nulle  leur  eucharistie, 
nuls  leurs  sacrements,  nulle  leur  succession  épisco- 
pale,  et  veulent  contraindre  chacun  à  se  faire  re- 
baptiser. Les  catholiques  sont  assimilés  par  eux  aux 
païens,  et  contre  les  uns  et  les  autres  ils  se  croient 
tout  permis.  La  presque  totalité  du  quatrième  siècle 
et  une  partie  du  cinquième  sont  remplies  par  leurs 
violences.  Julien  l'Apostat  les  favorise  :  les  autres 
empereurs  essaient  de  défendre  contre  eux  la  paix 
publique,  mais  les  lois  les  pins  sévères  demeurent 


impuissantes.  Avec  l'aide  de  leurs  compromettants 
alliés,  les  circoncellions,  hordes  de  paysans  fanati- 
sés devenus  de  véritables  brigands,  les  chefs  du 
mouvement  donatiste  ne  reculent  ni  devant  le  meur- 
tre, ni  devant  le  pillage  ou  l'incendie  pour  combat- 
tre le  catholicisme,  supprimer  sesévêqueset  ses  prê- 
tres, s'emparer  de  ses  basiliques,  substituer  leur 
Eglise  à  l'Egiise.  Ce  soulèvement,  à  la  fois  révolu- 
tionnaire et  schismatique,  ce  mouvement  de  sépa- 
ratisme religieux,  a  été  raconté  par  Tillemont  {Mé- 
moires, t.  VI,  lOgg,  art.  xl,  p.  i-igS),  Duchesnb 
{Le  dossier  du  donatisme,  dans  Mélanges  d'arcliéolo- 
ffie  et  d'histoire  publiés  pari'  Ecole  française  de  Monte, 
t.  X,  i8i|0,  p.  5S9-G50),  FERiiiiRE  {La  situation  reli- 
gieuse de  l'Afri</ue  romaine,  1S97,  p.  127-226),  F. 
Martroye  {i'ne  tentati\'e  de  ré^'olution  sociale  en 
Afrique,  donatistes  et  circoncellions,  dans  Revue  des 
Questions  historiques,  octobre  190^,  janvier  1900), 
F.  MARTROYE(Ge/i«erjc,  la  conqucle  Vandale  en  Afri- 
que et  la  destruction  de  l'Empire  d'Occident,  1907, p. 
1-70),  A.  AuDOLLENT  (art.  Afrique,  dans  le  Dici. 
d'histoire  et  de  géographie  ecclésiastiques,  t.  I,  p. 
773-793).  P.  Monceaux  {Ilistùire  littéraire  de  l' Afri- 
que chrétienne,  t.  l\ ,  Le  Donatisme,  1912).  Ce  der- 
nier historien,  si  modéré  toujours  et  si  impartial,  a 
qualitté  les  donatistes  de  «  diables  déchaînés  »,  et  a 
jugé  avec  une  grande  sévérité  «la  folie  fratricide  du 
donatisme  »  (p.  198).  Avec  l'autorité  de  son  grand 
langage,  Bosscet  n'avait  pas  parlé  autrement.  «  On 
peut  voir  dans  cet  exemple,  dit-il  des  donatistes,  les 
funestes  et  secrets  ressorts  que  remuent  dans  le  cœur 
humain  une  fausse  gloire,  un  faux  esprit  de  reforme, 
une  fausse  religion,  un  entêtement  de  parti,  et  1<  s 
aveugles  passions  qui  l'accompagnent  :  et  Dieu,  en 
lâchant  la  bride  aux  fureurs  des  hommes,  permet 
q\ielquefoisde  tels  excès,  pour  faire  sentir  à  ceux  qui 
s'y  abandonnent  le  triste  état  où  ils  sont,  et  ensem- 
ble faire  éclater  combien  immense  est  la  différence 
du  courage  forcené  que  la  rage  inspire,  d'avec  la  con- 
stance véritable,  toujours  réglée,  toujours  douce, 
toujours  p:iisible,  et  soumise  aux  ordres  publics, telle 
qu  a  été  celle  des  martyrs.  «{Cinquième  avertissement 
sur  les  lettres  de  M.  Juneu) 

Par  là  se  marque  clairement  la  dilTérence  entre  les 
donatistes  et  les  orthodoxes.  Pratiquant,  avec  l'exa- 
gération qu'ils  mettaient  à  toute  chose,  le  culte  des 
martyrs,  ou  plutôt  du  martyre,  les  donatistes  hono- 
raient comme  tels  ceux  des  leurs  qui  avaient  suc- 
combé dans  les  rixes  continuelles  qu'ils  engageaient 
contre  les  catholiques,  obligés  souvent  de  se  défen- 
dre par  l'a  force,  ou  qui  avaient  été  punis  par  les 
magistrats  pour  des  crimes  de  droit  commua  (voir 
saiiit  Oftat,  De  schism.  donat.,  UI,  iv,  et  les  Pas- 
sions donatistes  elles-mêmes,  Pussio  Donuti,  l'assio 
Murculi,  Passio  Maximiliani  et  Isaaci  :  sur  le  grand 
nombre  des  inscriptions  en  l'honneur  des  prétendus 
martyrs  donatistes,  voir  P.  Monceaux,  p.  i5o,  t,6i 
etsuiv.).  Ils  cherchaient  même  par  le  suicide  à  s'as- 
similer aux  martyrs  (saint  Augustin,  Ep.  cciv,  1-2 
et  5).  La  mort  ne  venant  pas  à  eux,  ils  allaient  au 
devant  de  la  mort.  On  vil  des  donatistes  se  précipiter 
du  haut  des  rochers,  ou  se  noyer,  ou  se  brûler  vifs, 
parfois  en  compagnie  de  leurs  évèijues,  ou  forcer  les 
passants  à  les  tuer,  persuadés  qu'ils  iraient  par  là 
droit  au  ciel,  comme  s'ils  avaient  confessé  la  foi 
devant  les  bourreaux  (saint  Augustin,  Contra  Gaii- 
denlium,  I,  xxii,  xxvii,  xxviii,  xiix,  xxxvi,  xxxvii; 
Adcalholicos  Ep. contra  dorUitistas,jii-s.;  Ep.  clxxxt; 
De  haeres.,  lxvii;  Contra  Epist.  Parmeniani,  UI, 
VI,  29;  Contra  litteras  Petiliani,  I,  xxiv,  2O;  II,  xx, 
46;  Contra  Cresconiian,  III,  11,  5/(  ;  saint  Optât,  De 
schism.  donat..  Ml,  iv).  C'était  une  folie,  trop  souvent 
contagieuse.  Personne  moins  que  ces  frénétiques  ne 


383 


MARTYRE 


384 


à  de  vrais  martyrs.  Mais  leur  furevir  lit   j 
larlyrs   véritables,   en  s'altaquant   à  des 


ressemblait 

aussi  des  niarly 

évèques,  à  des   prêtres,  à   des  ûdèles,  pour  punir  le 

refus  d'adhérer  au  scliisme,  ou  simplement  en  haine 

de  l'Eglise  catholique. 

Les  écrits  contemporains,  particulièrement  ceux 
de  saint  Augustin,  ont  conservé  le  souvenir  de  ces 
attentats.  Nombreux  sont  les  catholiques  auxquels 
les  circoncellions  coupèrent  les  bras  et  les  mains, 
arrachèrent  la  langue,  crevèrent  les  yeux,  ou  qu'ils 
ont  aveuglés  en  étendant  sur  leurs  yeux  une  couche 
de  chaux  mêlée  de  vinaigre.  En  Sg;,  des  clercs  ortho- 
doxes sont  suppliciés  de  diverses  manières.  En  !,o'i, 
une  troupe  de  donatistes  assiège  une  maison  où  s'est 
rélugié  Possidius,  évêquede  Calaïua,  et  y  met  le  feu  : 
l'évêque  manque  de  mourir  brûlé  vif.  En  4o4,  Maxi- 
mianus,  évéque  de  Bagaï,  voit  son  église  envahie 
et  dévastée  par  les  sectaires,  est  presque  assommé 
avec  les  planches  de  l'autel,  puis  est  précipité  du 
haut  d'une  tour  :  on  l'abandonne  dans  un  fossé,  à 
demi-mort.  La  même  année,  Servus,  évêque  de  Tu- 
bursicum  Bure,  échappe  à  une  bande  de  gens  armés, 
mais  son  père,  un  vieux  prêtre,  est  tellement  battu 
par  eux  qu'il  en  meurt.  A  Caesariana,  un  prêtre  et 
un  diacre  sont  torturés  et  pendus.  En  4o8,  deux  évè- 
ques, Sévère  et  Macaire,  sont  mis  à  mort.  En  4i>. 
dans  la  région  d'Hippone,  des  circoncellions,  con- 
duits par  des  clercs  donatistes,  saisissent  le  prêtre 
Innocentius,  lui  coupent  un  doigt,  lui  arrachent  un 
œil,  et  tuent  le  prêtre  Restilutus.  Voir  sur  ces  atten- 
tats saint  Optât,  J)e  scliisin.  donat.,  III,  iv  ;  saint 
Augustin,  Psalin.  contra  partem  Donati,  8.'i,  137-142, 
i54-i55;  Enarr.  in  Psalm.,  Liv,  18-26;  Contra  Ep. 
Parmeaiani,  I,  xi,  17-18;  Contra  liiteras  Peliliani, 
I,  XXIV,  2O;  II,  Lxv,  Lxxxiv,  Lxxxviii,  xcvi  ;  Contra 
Cresconiiim,  111,  xlv,  49;  Ep.  xxiii,  xxix,  xxxv, 
Lxxxviii,  xcvii,  cv,  CXI,  cxxxiii,  cxLiv;  Collât.  Car- 
thag.,  I.  188-189;  ^''^''-  Co//a<.,  III,  XI,  22;  Possinius, 
Vila  Augustini,  xi,  xiv. 

11  ne  m'appartient  pas  de  rechercher  dans  quelle 
mesure  ces  victimes  des  fureurs  donatistes  méritent 
régulièrement  le  titre  de  confesseur  ou  de  martyr  : 
disons  seulement  que  beaucoup  des  si  nombreux 
noms  de  martyrs  africains  qui  se  lisent  au  Martyro- 
loge hiéronj'iuien  appartiennent  probablement  à  des 
catholiques  immolés  par  les  schismatiques  des  iv<!  et 
V  siècles.  Voici  au  moins  un  cas  dans  lequel  le  mar- 
tyre semble  avoir  été  juridiquement  reconnu,  et  a 
pour  garant  l'autorité  de  saint  Augustin. 

Nabor,  diacre  donaliste  de  Numidie,  probablement 
du  diocèse  d'Hippone,  avait  abjuré  son  erreur  et 
s'était  réconcilié  avec  l'Eglise  catholique.  Les  sec- 
taires jurèrent  de  se  venger  de  lui.  Il  fut  par  eux 
surpris  et  tué. Saint  Augustin  composa  cette  épitaphe 
pour  son  tombeau  : 

ûonaiistarum  crudcli  caede  peremptum^ 
Iilfossuni  hic  corpus  pia  est  citm  Laude  Naboris. 
Ante  aîlquot  tenipus  ciim  donatlsta  fttisset. 
Conversas  paccm  pro  qua  morereiur  aniavit. 
Opiima  purpureo  festitus  sanguine  causa, 
yon  errore  périt,  non  se   ipse  fiirore  peremit  ; 
Verurn  niartyriuni  fera  est  pietaie  probatuni, 
Suscipe  litlerulas  primas,  ibi  nonien  honoris. 

(Dr  Rossi,  Inscr.  christ.,  t.  II,  p.  40 1) 

«  Assassiné  par  la  cruauté  des  donatistes,  ici  re- 
pose dans  une  gloire  pieuse  le  corps  de  Nabor.  Il 
avait  été  pendant  quelque  temps  donatiste;  mais  il 
se  convertit,  et  aima  la  paix  de  l'Eglise  jusqu'à  mou- 
rir pour  elle.  Couvert,  pour  la  meilleure  des  causes, 
de  la  pourpre  de  son  sang,  il  ne  périt  pas  pour 
l'erreur,  et  ne  se  tua  pas  par  folie  :  le  sien  est  un 
vrai  martyre,   prouvé   par  la  vraie  piété.    Lisez  la 


première  lettre  de  chaque  vers,  vous  connaîtrez  son 
titre.   1. 

J'emprunte  à  M.  Monceaux  le  commentaire  de  ce 
poème  : 

a  Le  dernier  hexamètre  invite  le  lecteur  à  cher- 
cher l'acrostiche  :  c'est  le  mot  diaconus,  que  dessine 
progressivement  la  première  lettre  de  chaque  vers. 
L'inscription  contient  beaucoup  de  détails  précis. 
Nabor  était  récemment  converti  (1.  3);  il  a  été  tué 
par  les  donatistes  (1.  i);  l'épitaphe  a  été  réellement 
gravée  sur  sa  tombe  (1.  2).  Notons  encore  l'emploi 
du  mot  pacem  avec  le  sens  déjà  signalé  de  «  paix 
religieuse,  »  de  «  communion  catholique  »  (1.  4);  les 
allusions  à  la  nécessité  d'une  canonisation  en  règle 
(1.  7),  au  fanatisme  des  prétendus  confesseurs  schis- 
matiques, à  leur  martyre  volontaire  (1.  6).  Il  était 
(lillicile  <renfermer  plus  de  choses  en  moins  de  mots. 
Augustin  a  résumé  eu  ces  quelques  vers  toute  sa 
théorie  du  martyre  et  les  griefs  des  catholiques  con- 
tre les  violences  ou  le  fanatisme  des  dissidents.  » 
{Histoire  littéraire  de  l'Afrique  chrétienne,  t.  IV, 
1'.  47^) 

2.  Les  martyrs  faits  par  les  ariens.  «)  Dans 
l'Empire  romain.  —  L'hérésie  aérienne  ne  fut  pas 
seulement  pour  l'Eglise  une  grande  crise  doctrinale  : 
on  vit,  à  deux  reprises,  des  empereurs  chrétiens  re- 
nouveler, au  nom  de  l'hérésie,  contre  les  catholiques 
restés  fidèles  aux  définitions  du  concile  œcuménique 
de  Nicée,  les  persécutions  que,  si  peu  d'années  en- 
core auparavant,  les  empereurs  païens  dirigeaient 
contre  l'ensemble  des  chrétiens.  Bossuet  n'hésite 
pas  à  rapprocher  de  celles-ci  la  persécution  arienne, 
quand  il  dit  :  «  Le  sang  des  lidèles,  que  versaient 
les  empereurs  chrétiens,  n'était  pas  moins  fécond 
que  celui  des  autres  martyrs.  »  (Seconde  instruction 
pastorale  sur  les  promesses  de  l'Eglise,  éd.  1783, 
p.  212) 

1.  Sous  l'empereur  Constance,  beaucoup  des  dé- 
fenseurs de  l'orthodoxie  furent  exilés  à  plusieurs 
reprises  :  l'un  des  plus  illustres  de  ces  confesseurs, 
saint  .\thanask,  rappelle  leurs  noms  dans  S(in  Apo- 
logie De  jiiga  (iv,  x).  Après  avoir  dit  comment  les 
persécuteurs  le  cherchèrent  lui-même  pour  le  mettre 
à  mort,  il  ajoute  :  «  Et  ce  fut  le  sort  de  Paul  de 
Constantinople,  qu'ils  cherchèrent  aussi  et  parvin- 
rent à  trouver,  et  qu'ils  firent  étrangler  [lublique- 
ment  à  Cucuse  de  Cappadoce,  par  les  mains  de  l'ex- 
préfet  de  la  ville,  Philippe,  un  des  défenseurs  de 
leur  hérésie  et  exécuteur  de  leurs  volontés  perver- 
ses. »  {De  fuga,  ni) 

Paul  était  évêque  de  Constantinople,  et  avait  été 
déposé  par  les  ariens  pour  être  remplacé  par  Mace- 
donius.  Deux  de  ses  secrétaires,  le  sous-diacre  Mar- 
t5'rios  et  le  lecteur  Marcien,  eurent  alors  la  tête 
tranchée  (Sozomène,  Hist.  eccl.,  IV,  m;  cf.  Tii.lb- 
MONT,  Mémoires,  t.  VI,  p.  398).  L'historien  du  cin- 
quième siècle,  SocRATK,  raconte  les  svipplices  infli- 
gés à  Constantinople  à  des  membres  de  la  petite 
secte  des  Novatiens,  fermement  attachée  à  la  foi  de 
Nicée  et  qui  repoussait  la  communion  de  l'évêque 
intrus  {Hist.  eccl.,  II,  xxxvui).  11  semble  iiue  saint 
HiLAiHB  ait  été  mal  renseigné  quand  il  rc[)roche  à 
Constance  d'avoir  persécuté  en  évitant  hypocrite- 
ment de  répandre  le  sang  :  «  Tu  te  rends  coupable  des 
plusgrandes  cruautés,  sans  te  rendre  odieux  en  nous 
infligeant  de  glorieuses  morts...  Tu  es  persécuteur  et 
tu  ne  fais  pas  de  martyrs...  Tu  éteins  la  foi  de  Jésus 
et  tu  ne  laisses  pas  aux  apostats  l'excuse  de  la 
torture  quand  ils  seront  jugés  par  Dieu.  Sous  ton 
règne,  ceux  qui  tombent  sont  inexcusables  et  ceux 
qui  souffrent  ne  sont  pas  martyrs.  »  (/;;  Constan- 
tium,  I,  i)  Un  autre  exilé  de  Constance,  Lucifer  de 


385 


MARTYRE 


386 


Cagliabi,  dans  un  écrit  qui  porte  le  titre  significatif 
Moricndum  pro  Ueo,  parle  tout  autrement  :  «  Ton 
empire,  tlil-il,  est  vermoulu,  branlant  et  pourri,  et 
tu  iras  expier  en  enfer  le  plaisir  d'avoir  envoyé  au 
ciel  des  milliers  de  martyrs,  quoique  tes  évêques  hé- 
rétiques te  promettent  le  ciel  en  récompense  des 
atrocités  que  lu  nous  as  fait  souffrir...  Ces  intrépi- 
des qui  ne  cèdent  pas,  qui  peuvent  mourir  mais 
non  apostasier,  te  crient  :  Nous  mourrons  avec 
joie  pour  la  divinité  du  Fils  de  Dieu,  et  par  là  nous 
régnerons  avec  lui.  Ainsi  ta  force  échoue.  Tous  les 
jours  on  en  tue,  et  ils  te  bravent  de  cœur,  d'esprit 
et  de  corps;  tu  les  tues, mais  tu  ne  les  soumets  pas... 
Vous  avez  massacré  à  Alexandrie  et  dans  tout  l'uni- 
vers, vous  avez  exilé  dans  toutes  les  villes  de 
l'Orient.  Qu'avez-vous  fait  autre  chose  que  des  mar- 
tyrs? Vos  victimes  ont  leurs  reliques  sur  nos  au- 
tels ;  nous  prions  ces  élus  de  vos  vengeances,  ils 
sont  dans  le  paradis,  vos  proscrits  sont  nos  protec- 
teurs. » 

Saint  Athanase,  qui  écrit  à  Lucifer  de  Cagliari 
pour  le  féliciter  de  cette  véhémente  protestation, 
semble  donc  se  porter  garant  de  son  exactitude.  Lui- 
même  la  conlirme,  en. racontant  les  scènes  qui  se 
passèrent  à  Alexandrie  en  356,  alors  que  la  violence 
le  contraignit  à  partir  pour  la  troisième  fois  en  exil. 
Ouand  les  églises  d'Alexandrie  eurent  été  enlevées 
aux  catholiques,  ceux-ci  se  réunissaient  dans  les  ci- 
metières, a  La  semaine  de  la  sainte  Pentecôte,  le 
peuple,  après  avoir  jeûné,  s'était  rendu  au  cimetière 
pour  prier.  Tous  avaient  horreur  de  la  communion 
de  Georges  (l'évèque  arien).  A  cette  nouvelle,  ce 
profond  scélérat  excite  le  chef  militaire  Sébastien,  et 
celui-ci,  avec  une  troupe  de  soldats  portant  des  ar- 
mes, des  épées  nues,  des  arcs  et  des  traits,  se  préci- 
pite, en  plein  dimanche,  sur  le  peuple.  Il  ne  trouve 
plus  que  quelques  fidèles  en  prière,  car  la  plupart 
s'étaient  retirés  à  cause  de  l'heure  ;  et  alors  furent 
commis  les  crimes  qu'on  devait  attendre  d'un  agent 
des  ariens.  Il  allume  un  bûcher,  place  des  vierges 
près  du  feu,  et  veut  les  forcer  à  dire  qu'elles  ont  la 
foi  d'Arius  ;  les  voyant  victorieuses,  sans  souci  des 
flammes,  il  les  fait  dépouiller  et  battre  au  visage,  au 
point  de  les  rendre  méconnaissables.  »  {Apologia  de 
Fugn^  vi)  De  nouveau,  «  les  caravanes  de  déportés 
reprirent  le  chemin  de  la  Grande  Oasis  ;  les  déposi- 
tions d'évéques  se  multiplièrent,  et  beaucoup  de  ces 
vénérables  vieillards,  qui  déjà  avaient  traversé  tant 
de  dangers,  moururent  par  suite  des  mauvais  traite- 
ments ».  (G.  Bardy,  Saint  Athanase,  igi^,  P-  '36) 
Mais  il  y  avait  eu  aussi  des  morts  à  Alexandrie  :  le 
12  juilletest  honoré  un  de  ces  martyrs,  le  sous-diacre 
Eulychius  {ilart.  hieron.,  v  id.  Jul.). 

a.  Dix  ans  plus  tard,  la  persécution  arienne  se  ra- 
nima .  sous  l'impulsion  de  l'empereur  d'Orient  Valens. 
Saint  Gri^goirb  de  Nazianzb  (Oratio  xxv,  g)  parle 
de  nombreux  catholiques  alors  bannis  ou  mis  en 
prison.  L'évèque  d'Edesse,  saint  Barsès,  est  exilé 
dans  l'île  d'Aradus.  puis  à  Oxyrrhynque,  où  il  meurt 
de  chaleur  et  de  faim  (Théodorbt,  ÎJist.  eccl.,  IV, 
xni).  Quatre-vingts  prêtres  étant  allés  à  Nicomédie 
trouver  l'empereur  pour  se  plaindre  des  violences  des 
ariens,  sont  enfermés  dans  un  bateau  qui  doit,  seiu- 
ble-l-il,  les  conduire  sur  la  terre  d'exil  ;  mais,  exé- 
cutant un  ordre  du  préfet  du  prétoire,  une  fois  le 
navire  parvenu  en  pleine  mer,  les  matelots  y  mettent 
le  feu  et  l'abandonnent  :  il  s'engloutit  tout  brûlant 
avec  ses  passagers  (ihid.,  xv).  A  Alexandrie,  des 
vierges  chrétiennes  furent  odieusement  outragées, 
des  moines  furent  envoyés  aux  mines,  un  diacre 
député  près  d'eux  par  le  pape  Damase  fut  marqué  au 
fer  rouge  d'une  croix  sur  le  front  et  joint  à  ces  for- 
çats :  des  enfants  mêmes  furent  mis  à  la  torture,  y 

Tome  ITI. 


périrent,  et  leurs  cadavres,  refusés  aux  prières  de 
leurs  parents,  restèrent  exposés  aux  oiseaux  et  aux 
chiens  (ihid.,  xix). 

Pour  les  martyrs  de  Constance  et  de  Valens,  voir 
encore  Socrate,  Hist.  eccL,  II,  xxxvii-xxxvm  ;  IV, 
II,  XV,  XVI,  XVII,  XVIII,  XXI,  XXIV  ;  Sozoméne,  /list. 
eccL,l\,  III,  xxx;  VI,  xviii,  xix,  xx.  Dans  la  partie 
du  tome  VI,  1699,  des  Mémoires  de  Tillbmont,  inti- 
tulé «  Histoire  de  l'Arianisme  >,  lire  les  articles  lu. 
Il  Idée  générale  de  la  persécution  de  l'Eglise  par 
Constance  tirée  de  saint  Athanase  »  ;  liv,  0  Idée  de 
la  même  persécution,  tirée  de  saint  Hilaire  »  ;  lv, 
i<  Remarques  de  Lucifer  et  de  quelques  autres  sur  la 
mesme  persécution  »  ;  pp.  366,  371,  37/1, 

b)  Dans  l'Afrique  Vandale.  —  En  429,  le  roi  van- 
dale Genséric,  après  avoir  ravagé  l'Espagne,  aborda 
en  Maurétanie.  En  peu  d'années,  il  se  rendit  maître 
de  la  plus  grande  partie  de  l'Afrique  romaine.  La 
domination  vandale  dura  plus  d'un  siècle,  jusqu'à  la 
reprise  des  provinces  africaines,  en  533,  sous  l'em- 
pereur Justinien.  Ariens  fanatiques,  les  Vandales  y 
persécutèrent  à  plusieurs  reprises  les  catholiques  : 
sous  Genséric  (429-477),  sous  Ilunéric  (477-4^4),  en- 
fin, pendant  la  dernière  période  de  leur  domination, 
sous  Thrasamund  (493-633).  Cette  dernière  persécu- 
tion fut  violente,  et  le  fanatisme  de  Thrasamund  est 
attesté  par  les  chroniqueurs  contemporains  ;  mais 
on  n'a  sur  elle  que  peu  de  détails.  Au  contraire, 
celles  de  Genséric  et  d'Hunéric  sont  longuement  dé- 
crites par  Victor,  évêque  de  Vite,  qui  avait  entendu 
raconter  les  faits  qu'il  rapporte  de  la  première,  et  qui 
fut  témoin  oculaire  de  la  seconde,  pendant  laquelle 
lui-même  fut  exilé  pour  la  foi.  Il  est  peu  de  relations 
martyrologiques  aussi  précieuses  que  les  cinq  livres 
de  son  Historia  perseciitionis  Afrcanae  proi  inciae, 
écrite  vers  486  ou  487,  au  lendemain  de  la  mort 
d'Hunéric  :  ils  ont  la  même  valeur  documentaire 
pour  cette  période  de  l'histoire  religieuse  que  le  De 
martyrihus  Palestinae  d'Eusèbe  et  la  dernière  partie 
du  De  mortibus  persecutorum  de  Lactance  pour  la 
persécution  de  Dioctétien.  —  Sur  les  persécutions 
vandales  en  Afrique,  voir  Ruinart,  In  Itistoriam 
persecutionis  Vandalicae  commentarius  historiens, 
1694  (reproduit  dans  Migne,  P.  L.,  t.  LVIll);  Tille- 
mont,  Mémoires,  t.  XVI,  1707,  art.  sur  saint  Eugène, 
p.  49i-6i4;  Gorres,  Christenverfolgungen,  dans 
Kraus,  Real-Encyhlopiidie  der  christlichen  Alter- 
ihiimer,  t.  I,  p.  359-282  ;  Audollent,  Carlhage  ro- 
maine, 1901,  p.  54i-555,  et  art.  Afrique,  dans  le 
Dict,  d'Iiistoire  et  de  géographie  ecclésiastiques,  t.  I, 
p.  8a3-833;  F.  Martroye,  L'Occident  à  l'époque 
byzantine,  Goths  et  Vandales,  1904,  p.  179-218  ;  Gen- 
séric, la  conquête  vandale  en  Afrique,  1907,  p.  828- 
359;  Hefele-Leclercq,  Histoire  des  conciles,  t.  II, 
1908,  p.  930-935;  Leclercq,  L'Afrique  chrétienne, 
t.  II,  p.  i43-2i3.  On  trouvera  dans  le  tome  III,  1904, 
du  recueil  de  dom  Leclercq,  Les  Martyrs,  p.  344- 
407,  la  traduction  française  de  VHistoria  persecu- 
tionis de  Victor  de  Vite. 

I .  La  persécution  de  Genséric  eut  deux  causes  :  la 
politique  et  la  haine  des  hérétiques  contre  les  or- 
thodoxes. Voulant  asseoir  sur  une  terre  romaine  la 
domination  d'envahisseurs  peu  nombreux,  il  pros- 
crivit ce  qui  avait  le  plus  d'attachement  pour  Rome, 
l'aristocratie  et  l'épiscopat,  dépouillant  les  uns  de 
leurs  biens,  les  autres  de  leurs  églises,  et  confisquant 
le  tout  à  l'usage  des  conquérants.  Mais  à  ce  senti- 
ment s'en  joignitun  autre  :  si  Genséric  ne  promulgua 
aucun  édit  de  persécution,  il  laissa  toute  liberté  à 
son  clergé  arien,  barbare  d'origine  et  fanatique  en 
religion,  qui  prit  la  direction  des  poursuites,  et  com- 
mit contre  la  liberté  et  la  foi  des  catholiques  les  plus 
cruels  attentats  :  lui-même  partageait  ce  fanatisme 

13 


387 


MARTYRE 


388 


et  en  encourageait  les  actes,  n  In  universum  captivi 
pojjuli  saevus,  sed  praecipue  nobilitati  et  religion! 
infensus,  ut  non  discernerelur  hominibus  magis  an 
Deo  bellum  indixisset  »,  dit  Prosper  Tiro,  Chron., 
n°  l'i'ig,  anno  489  (éd.  Mommskn,  J/o/i.  Germ.  hist., 
Auct.ant.,t.  IX,  p.  447).  ^*  persécution  sévit  sur- 
tout dans  la  Zeugitane  et  la  Byzacène,  où  les  Van- 
dales étaient  complètement  établis  ;  dans  les  autres 
provinces,  qu'ils  s'étaient  assujetties,  mais  où  ils  ne 
résidaient  pas  à  demeure,  ils  se  bornèrent  à  imposer 
aux  catholiques  un  joug  très  dur  :  ainsi,  partout  où 
des  évêques  ou  des  prêtres  avaient,  dans  leurs  ser- 
mons, fait  quelque  allusion  dont  pouvait  se  blesser 
l'oreille  du  conquérant,  nommé  par  exemple  Pharaon, 
Nabuchodonosor  ou  Holopherne,  l'exil  était  prononcé 
contre  le  délinquant  :  Victor  db  Vite  (I,  vu)  cite 
plusieurs  évêques  exilés  pour  ce  fait,  et  mourant 
loin  de  leurs  sièges.  On  possède  une  admirable  lettre 
d'AiNToNiNus,  évêque  de  Cirta,  au  confesseur  Arcadius, 
que  Genséric  avait  exilé  dans  les  déserts  africains; 
c'est  une  exhortation  au  martyre,  digne  de  saint 
Cyprien  (Migne,  P.  L.,i.  L,  col.  667-670,  d'après  Ba- 
ronius,  Ann.,  ad  ann.  487).  La  persécution  de  Gen- 
séric s'adoucit  en  442,  après  un  traité  de  partage  de 
l'Afrique  consenti  par  l'empereur  Valenlinien  III; 
elle  reprit  violemment  en  467,  lors  de  l'avènement 
de  Majorien. 

Le  règne  de  Genséric  fit  probablement  plus  de 
confesseurs  que  de  martyrs,  car,  à  l'exemple  de  beau- 
coup de  persécuteurs,  les  Vandales  avaient  peur  de 
ce  mot.  Genséric  avait  exclu  du  palais  quiconque 
n'était  pas  arien.  Un  des  ofliciers  de  la  cour,  Armo- 
gaste,  refusa  de  renier  sa  foi.  On  le  mit  à  la  torture; 
on  lui  tordit  les  jambes,  on  le  suspendit  par  un  pied 
la  tête  en  bas  :  il  supporta  tout,  en  invoquant  le 
Christ.  Un  (ils  du  roi,  Théodoric,  au  service  duquel 
il  était  attaché,  commanda  de  le  décapiter;  mais  un 
prêtre  arien,  Jucundus,  intervint  :  «  Tu  pourras, 
dit-il  au  prince,  le  faire  mourir  à  force  de  mauvais 
traitements  ;  mais  si  tu  le  frappes  du  glaive,  les  Ro- 
mains le  déclareront  martyr  »,  incipient  eum  lio- 
mani  martyrem  praedicare .  Théodoric  l'envoya  au 
loin  travailler  à  la  terre,  puis,  pour  l'humilier,  le  fit 
ramener  près  de  Carthage,  où,  à  la  vue  de  tous,  on 
lui  donna  des  vaches  à  garder.  11  mourut  épuisé  des 
tortures  qu'il  avait  subies  (Victor  de  Vite,  I,  xiv). 

Un  autre  cas  n'est  pas  moins  curieux.  Bien  que 
l'Eglise  exclût  ordinairement  de  son  sein  les  gens  de 
théâtre,  un  «  archimime  »,  nommé Mascula,  lui  mon- 
tra une  grande  fidélité.  Genséric,  près  de  qui  il  était 
en  faveur,  chercha  par  tous  les  moyens,  ruses  et 
promesses,  à  le  rendre  hérétique.  Comme  l'acteur 
résistait  à  ses  efforts,  le  roi  commanda  de  lui  couper 
la  tête;  mais  il  donna  secrètement  des  instructions 
au  bourreau  :  si,  à  la  vue  du  glaive  levé  sur  lui,  il  a 
un  moment  de  faiblesse,  le  tuer,  car  il  n'aura  pas 
mérité  les  honneurs  du  martyre;  si,  au  contraire,  il 
reste  intrépide,  l'épargner,  a  Mascula,  appuyé  sur  le 
Christ,  demeura  ferme  comme  une  colonne,  et  se  re- 
leva glorieux  confesseur.  Si  l'ennemi  jaloux  ne  vou- 
lut pas  faire  de  lui  un  martyr,  il  ne  put  lui  ravir  le 
mérite  de  sa  confession.  »  (Victor  de  Vite,  I,  xv) 

Il  y  eut  cependant  aussi  des  martjTS  sanglants 
sous  Genséric.  Victor  db  Vite  semble  en  égaler  le 
nombre  à  celui  des  confesseurs  :  «  Marlyria  quam 
plurima  esse  probantur,  confessorum  autem  ingens 
et  plurima  mullitudo  »  (I,  x),  ce  qui  est  peut-être 
exagéré.  En  tout  cas,  il  y  en  a  des  exemples  autlien- 
tiques.  L'iiistorien  raconte  (I,  xiii)  qu'un  jour  de 
Pâques  les  ariens,  conduits  par  un  de  leurs  prêtres, 
brisèrent  les  portes  de  l'église  de  Regia  ;  pendant  que 
le  lecteur,  montée  l'ambon,  chantait  l'alleluia,  on  le 
vit  s'affaisser,  le  livre  tombant  de  ses  mains  :  une 


flèche  lui  avait  traversé  la  gorge;  beaucoup  de  prê- 
tres et  de  fidèles  furent  tués  à  coups  de  javelots  et 
d'épées  près  de  l'autel;  d'autres  furent  arrêtés  et 
condamnés  par  sentence  royale  à  divers  supplices. 
L'un  des  plus  célèbres  martyrs  est  le  comte  Sébas- 
tien, gendre  du  fameux  comte  Boniface  dont  la  tra- 
hison ouvrit  l'Afrique  aux  Vandales.  Genséric  avait 
pris  Sébastien  pour  conseiller.  Mais  il  voulut  le  faire 
passer  à  l'arianisme  et  rebaptiser  par  ses  prêtres. 
«  Roi,  lui  dit  Sébastien  après  s'être  fait  apporter  un 
pain  de  la  table  royale,  cette  masse  de  farine  très 
pure  a  passé  par  l'eau  et  le  feu;  moi  aussi,  broyé 
comme  la  farine  sous  la  meule  de  l'Eglise,  j'ai  été 
arrosé  de  l'eau  du  baptême  et  cuit  au  feu  de  l'Esprit- 
Saint.  Fais,  si  tu  le  veux,  rompre  en  morceaux  ce 
pain,  qu'on  le  mouille  de  nouveau  et  qu'on  le 
remette  au  four;  s'il  en  sort  meilleur,  je  ferai  ce  que 
tu  veux.  »  Genséric  ne  sut  que  répondre,  et,  dit 
ViCTOK  DE  Vite  (I,  vi),  «  pour  tout  argument  lit  met- 
tre à  mort  cet  homme  courageux  ». 

Comme  le  montre  l'histoire  de  Sébastien,  Gensé- 
ric aimait  à  s'entourer  de  civilisés,  dont  les  conseils 
et  l'expérience  étaient  utiles  à  l'affermissement  de 
son  pouvoir.  Mais  il  se  défiait  d'eux,  tant  qu'ils 
n'avaient  pas  trahi  leur  foi  religieuse.  Parmi  ces 
serviteurs  d'élite,  étaient  quatre  Espagnols,  Arca- 
dius, Paschasius,  Probus  et  Eutycianus.  Il  voulut  les 
contraindre  à  l'apostasie  :  les  trouvant  incbranla- 
bles,  il  les  condamna  au  dernier  supplice.  «  Tous  les 
quatre,  dit  un  chroniqueur,  acquirent  l'illustre  cou- 
ronne d'un  admirable  martyre.  »  (Prospbr  Tiro, 
Chron.,  ann.  437,  dans  Mon.  Germ.  Hist.,Auct.ant., 
t.  IX,  p.  476)  Paschasius  et  Eutycianus  avaient  un 
frère  encore  enfant,  qui  fut  pour  le  même  motif  cruel- 
lement battu,  mais  qu'on  laissa  vivre. 

L'iiistoire  la  plus  touchante  est  peut-être  celle 
d'un  groupe  d'esclaves  martyrs.  Un  fonctionnaire 
vandale  avait  quatre  serviteurs,  Martinianus,  Satu- 
rianus,  et  leurs  deux  autres  frères,  dont  on  ne  nous 
dit  pas  les  noms.  Il  avait  aussi,  pour  intendante  de 
sa  maison,  une  belle  jeune  fille,  Maxima,  qui  avait 
secrètement  voué  au  Christ  sa  virginité.  Le  Vandale 
voulut  marier  celle-ci  à  Martinianus,  chargé  du  soin 
de  ses  armes.  Arrivés  dans  la  chambre  nuptiale,  «  ubi 
ventum  est  ut  cubiculi  adirentur  sécréta  silentia  », 
Maxima  fit  à  son  mari  la  confidence  de  son  vœu.  Le 
jeune  homme  promit  de  la  respecter.  Pris,  à  son 
tour,  d'un  zèle  apostolique,  il  convertit  ses  trois  frè- 
res. Tous  les  quatre,  accompagnés  de  la  jeune  fille, 
prirent  la  fuite  et  se  réfugièrent  dans  un  monastère. 
Le  maître  découvrit  leur  retraite,  les  reprit,  leschar- 
gea  de  chaînes,  et  voulut  les  contraindre  au  second' 
baptême.  Genséric,  averti,  commanda  de  leur  infli- 
ger de  cruelles  tortures.  On  les  battit  Iiorriblement, 
avec  des  bâtons  taillés  en  forme  de  scie;  Maxima 
fut  étendue  à  terre,  attachée  à  des  pieux  aigus.  Rien 
n'y  lit,  et  ils  semblèrent  miraculeusement  préservés. 
Maxima  fut  rendue  à  la  liberté,  se  fit  religieuse,  et 
Victor  de  Vite  la  visita  souvent  dans  le  monastère 
dont  elle  était  devenue  la  supérieure.  Quant  aux 
hommes,  on  les  relégua  en  Maurétanie,  dans  les  do- 
maines d'un  chef  indigène.  En  ce  pays,  resté  jus- 
que-là réfractaire  à  la  foi  chrétienne,  ils  prêchèrent 
avec  tant  d'ardeur  et  de  succès,  qu'ils  firent  de  nom- 
breuses conversions  ;  à  la  demande  de  leurs  messa- 
gers, le  Pape  envoya  de  Rome  un  prêtre  et  des  dia- 
cres, qui  construisirent  une  église  dans  la  région 
évangélisée  par  eux.  Quand  Genséric  connut  ces  faits, 
sa  colère  n'eut  pas  de  bornes.  11  commanda  de  leur 
faire  subir  l'épouvantable  supplice  qui,  d'après  le 
poète  Prudence,  avait  été  celui  de  saint  Hippolyte  : 
on  les  attacha  par  les  pieds  à  la  queue  de  quatre  che- 
vaux attelés  ensemble  et  lancés  au  galop  à  travers- 


389 


MARTYRE 


390 


les  pierres  et  les  broussailles.  Les  chrétiens  purent 
recueillir  leurs  corps  lacérés,  et  Victor  db  Vitk  ra- 
conte, d'après  un  évèque  qui  en  fut  témoin,  un  mira- 
cle opéré  à  leur  tombeau  (I,   x-xi). 

Un  autre  épisode  nousmonlre  lesépreuves  morales 
auxquelles  furent  quelquefois  soumis  les  martyrs.  Sa- 
turus  était  l'intendant  d'Hunéric,  le  lils  aîné  et  le  fu- 
tur successeur  du  roi.  On  voulut  le  contraindre  à 
embrasser  l'arianisrae.  Les  promesses  d'honneurs, 
de  richesses,  échouèrent  devant  sa  lidélité  ;  les  me- 
naces restèrent  sans  effet.  La  plus  terrible  des  ten- 
tations lui  fut  alors  présentée.  S'il  persiste  dans  sa 
foi,  tous  ses  biens  seront  contisqués,  ses  enfants  de- 
viendront esclaves,  sa  femme  sera  donnée  pour  épouse 
à  un  chamelier.  11  eut  le  courage  de  résister  à  sa 
femme,  à  ses  lils,  qui  se  roulaient  en  pleurant  à  ses 
pieds,  à  la  vue  de  sa  petite  lille,  que  la  mère  portait 
dans  ses  bras  et  nourrissait  encore  de  son  lait.  On 
le  dépouilla  de  tout,  on  l'accabla  de  mauvais  traite- 
ments, on  le  réduisit  à  mendier,  et  l'on  défendit  à 
tous  de  le  secourir;  «  mais  il  est  une  chose  que 
personne  ne  put  lui  enlever,  la  robe  blanche  de  son 
baptême  ».  (Victor  dé  Vite,  I,  xvi) 

2.  Tels  furent,  coupés  par  une  trêve  d'une  dizaine 
d'années,  les  trente-sept  ans  de  la  persécution,  à  la 
fois  violente  et  insidieuse,  de  Genséric.  Celle  d'Hu- 
néric, beaucoup  plus  courte,  puisqu'elle  ne  dura  que 
sept  ans,  fut  plus  violente  encore,  et  surtout  plus 
systématique. 

Le  successeur  de  Genséric   commença  par  exclure 
de  toute  fonction  palatine   ou    administrative  ceux 
qui  ne  professaient  pas  l'arianisme   (II,  vu).  Puis  il 
condamna  à  l'exil  une  multitude  de  prêtres,  de  dia- 
cres, de  fidèles,  parmi  lesquels  même  des  femmes  et 
des    enfants    :    Victor   de     Vile    en    compte    4-96G. 
Internés  dans  deux  villes  de  la  frontière,  ils  y  atten- 
dirent, dans  une  effroyable  promiscuité,    au   milieu 
des  ordures,  dont  Victor  de  Vite  donne  la   descrip- 
tion la  plus  réaliste,  l'arrivée   des   Maures  qui    de- 
vaient les  emmener  au  désert.  L'exode  commença  : 
ceux  qui  ne  pouvaient  marcher  étaient   liés   par  les 
pieds,  et    traînés    à  la    suite,  comme    des  cadavres 
d'animaux  :  beaucoup  moururent,  et  la  route  suivie 
par  la  caravane    fut   jalonnée    de  leurs  liimuli    (II, 
VIII,  xri).  Les  évêques  catholiques  demeurés  sur  leurs 
sièges  furent  ensuite  convoqués  par  le  roi  à  une  con- 
férence contradictoire,  qui   se  tiendrait  à  Carthage. 
Comme  l'évêque  catholique  de  cette  ville,  Eugène, 
pour  assurer  une  discussion  plus  libre,  demandait 
l'autorisation  de  faire  venir   du   dehors  des  prélats 
qui  ne  fussent   pas    sujets   des   Vandales,   Hunéric 
s'irrita,  et     ût    fouetter    plusieurs   évêques,  choisis 
parmi  les  plus  éloquents  :  ils  reçurent   chacun    cinq 
cent  cinquante  coups  de  verges  (II,  xvi);  un  d'entre 
eux,Laetus,  «  strenuum  atque  doctissimum  virum  », 
fut  brûlé  vif  (II,  xviii).  Après  une  première  réunion, 
où  ils  eurent  à  subir  l'insolence  duo  patriarche  »  des 
Vandales,  Cyrila,    les  catholiques    se   décidèrent  à 
présenter  une  longue  profession  de  foi,  libellus  fidei, 
ijue  publieintégralement  Victor  de  VnE(III,  i-xxiii). 
La  discussion  contradictoire  en  resta  là,  et  fut  close 
par  un  édit   d'Hunéric,    daté    du  2/(  février   iSi,  qui 
appliquait  aux  catholiques  toutes  les  lois  précédem- 
ment portées  par  les  empereurs  contre  les  hérétiques, 
en  y  ajoutant  des  clauses   nouvelles  et    plus    dures 
[IV,  II).  Quant  aux  très  nombreux  évêques    demeu- 
rés  à   Carthage    après   la  conférence,  on  les  invita 
encore  une  fois  à  l'apostasie,  puis,  sur  leur  réponse 
unanime  :  «  Nous  sommes  chrétiens,  nous  sommes 
évêques,  nous  restons   attachés   à  la  seule   et  vraie 
Foi  des  apôtres  »,  on   leur  tendit  un  piège.  Ils  furent 
invités  à  prêter  un  serment  politique  :  «  Jurez  qu'a- 
près la  mort  de  notre   souverain  vous  désirez   pour 


roi  son  fils  Hildéric,  et  qu'aucun  de  vous  n'entretien- 
dra de  correspondance  avec  les  provinces  de  l'autre 
cùlé  de  la  mer.  >.  Sur  celte  question  du  serment,  les 
évcques  se  divisèrent  :  les  uns  crurent  pouvoir  le 
prêter  en  sûreté  de  conscience,  les  autres  pensèrent 
n'en  avoir  pas  le  droit.  Sur  l'invitation  dos  fonction- 
naires vandales,  les  jureurs  et  les  non-jureurs  se  ran- 
gèrent des  deux  côtés  de  la  salle:  puis  fut  rendue  con- 
tre les  uns  et  les  autres  une  sentence  dérisoire,  les 
premiers  étant  condamnés  à  l'exil,  parce  qu'ils 
avaient  prêté  serment  contrairement  au  précepte  de 
l'Evangile  qui  défend  de  jurer,  et  les  seconds  étant 
condamnés  à  la  peine  plus  dure  de  la  relégation  en 
Corse,  avec  travaux  forcés,  parce  qu'ils  avaient  mon- 
tré en  ne  jurantpasqu'ilsne  désiraient  pas  avoir  pour 
futur  souverain  le  lils  du  roi  (IV,  v).  On  a  la  liste  de  tous 
lesévèques  venus  des  diverses  provinces  d'Afrique 
àCarthage  pour  la  conférence  :  ils  étaient  au  nombre 
de  466.  Sur  ce  nombre,  88  périrent  pendant  leur 
séjour  dans  cette  ville,  28  parvinrent  à  s'enfuir,  un 
fut  martyrisé  (Laetus,  brûlé  vif),  un  autre  confessa 
la  foi  dans  les  tourments,  3o2  assermentés  furent 
exilés,  /|6  insermentés  furent  déportés  en  Corse. 
Cette  liste,  qui  commence  par  les  mots  :  «  Incipiunt 
nomina  episcoporum  catholicorum  diversarum  pro- 
vinciarum,  qui  Carthagine  ex  praecepfo  regali  vene- 
runt  pro  reddenda  ratione  lidei  die  Kl.  Februarias 
anno  sexto  régis  unerici...  »,  est  publiée  à  la  suite 
de  VHisloria  de  Victor  db  Vite,  Corp.  scripl.  eccl. 
/rt^.  Vienne,  t.  VII,  1881,  p.  i  i^-i34  ;  voir  aussi  Gor- 
BES,  Cliristenverfolgungen,  dans  Kraus,  t.  I,  p.  27^. 

Les  laïques  ne  furent  pas  moins  éprouvés  que  les 
clercs  dans  la  persécution  d'Hunéric.  A  peine  les 
évêques  étaient-ils  partis  pour  les  déserts  africains 
ou  pour  les  rivages  inhospitaliers  de  la  Corse,  que 
les  sicaires  du  roi  envahirent  les  maisons  des  catho- 
liques. Nulle  torture  n'était  épargnée  pour  les  forcer 
à  renier  la  foi  :on  les  battait  de  verges,  on  les  sus- 
pendait, on  les  brûlait.  Les  femmes,  malgré  leurs 
protestations,  étaient  dépouillées  de  leurs  vêtements 
pour  être  fouettées  en  public,  n  Tourmentez  tous 
mes  membres,  s'écrie  en  vain  Dionisia,  mais  épar- 
gnez ma  pudeur  »  ;  et  comme  on  l'avait  placée  sur 
un  lieu  élevé,  afin  de  la  montrer  en  cet  état  à  la 
foule,  elle  ne  cessait  de  parler,  pour  exhorter  les 
autres  à  souffrir  courageusement,  pendant  que  des 
ruisseaux  de  sang  coulaient  sur  tout  son  corps.  «  Et 
par  son  exemple,  dit  l'historien,  elle  délivra  presque 
toute  sa  ville  »,  c'est-à-dire  elle  donna  à  presque  tous 
ses  concitoyens  la  force  de  résister  comme  elle  (V,  i). 
Son  UIs  unique,  tout  jeune  et  délicat,  fut  à  son  tour 
mis  à  la  torture  :  n  Souviens-loi,  lui  cria-t-elle,  que 
notre  mère  l'Eglise  nous  a  baptisés  au  nom  de  la 
Trinité.  »  Elle  le  regardait  avec  des  yeux  enflam- 
més, «  elle  le  frappait  de  ses  regards  »,  dit  Victor 
de  Vite;  et,  ainsi  soutenu,  l'enfant  mourut  au  mi- 
lieu de  la  torture.  La  mère  reçut  dans  ses  bras  le 
petit  martyr,  et  l'enterra  dans  sa  maison,  «  afin 
d'être  toujours  avec  lui  ».  Une  autre  femme  héroï- 
que, de  la  ville  de  Culunita,  nommée  Victoria,  fut 
suspendue  au-dessus  d'un  brasier  :  son  mari,  qui 
avait  renié  la  foi,  ses  fils,  la  suppliaient  d'abjurer  : 
elle  refusa  intrépidement,  fut  détachée  du  chevalet 
parles  bourreaux  qui  la  croyaient  morte,  et  survécut 
à  son  supplice  (V,  m).  Elle  raconta  ensuite  que,  pen- 
dant qu'elle  gisait,  évanouie,  une  vierge  lui  apparut, 
la  toucha  et  la  guérit  miraculeusement. 

Un  des  traits  marquants  de  la  persécution  d'Hu- 
néric, c'est  l'effort  des  ariens  pour  faire  apostasier 
les  enfants  et  la  résistance  courageuse  de  ceux-ci. 
Parmi  les  catholiques  si  nombreux  qui  furent  con- 
duits en  Maurétanie  au  commencement  de  la  per- 
sécution,   il    y    avait  beaucoup  d'enfants,    plurimi 


391 


MARTYRE 


:!92 


infantali.  Leurs  mères  les  accomiiagnaient,  animées 
de  sentiments  bien  divers  :  les  unes  conjurant  leurs 
enfants  de  se  soumettre  au  second  baptême,  que 
partout  les  hérétiques  essayaient  d'imposer  aux 
ortliodoscs,  les  autres  les  exliortant  à  demeurer 
iidèles  au  sacrement  qui  les  avait  faits  catholiques  : 
et  c'est,  dit  Victor  de  Vite,  à  ce  dernier  parti  que 
tous  s'arrêtèrent  (II,  XIX).  A  Carthage,  un  enfant 
noble,  de  sept  ans,  fut  arraché  à  sa  mère  pour  être 
conduit  ainsi  aux  fonts  baptismaux.  La  mère,  les 
cheveux  épars,  courait  après  les  ravisseurs,  et  l'en- 
fant se  débattait  dans  leurs  bras,  en  criant  :  «  Js  suis 
déjà  chrétien,  je  suis  déjà  chrétien,  par  saint  Etienne 
je  suis  clirétien  !  »  On  le  bâillonna,  et  on  le  plongea 
malgré  lui  dans  la  piscine,  «  os  opturanles  ...in  suum 
gurgitem  demerserunt  «.  Même  résistance  de  la  part 
des  enfants  du  médecin  Liberatus,  qui  criaient 
aussi  :  «  Je  suis  déjà  chrétien!  »  Il  faut  lire  tout  ce 
récit  de  Victor  de  Vite,  ce  qu'il  dit  de  l'intrépidité  de 
la  mère,  de  la  ruse  des  persécuteurs,  qui  veulent  lui 
faire  croire  que  son  mari  a  renié  la  foi,  des  repro- 
ches que,  ainsi  trompée,  elle  adresse  à  celui-ci,  et  de 
l'énergique  réponse  du  clirétien  calomnié  (V,  xiv). 
Dans  l'Eglise  de  Carthage,  des  enfants,  selon  l'usage 
de  cette  époque,  remplissaient  l'office  de  lecteur  :  ils 
formaient,  en  réalité,  une  sorte  de  «  maîtrise  n.  Quand 
le  clergé  de  cette  ville  fut  emmené  en  exil,  les  jeunes 
lecteurs  le  suivirent.  Mais  vin  clerc  apostat  en  retint 
de  force  douze,  qu'il  savait  bons  chanteurs.  On  voulut 
les  attacher  au  service  du  culte  hérétique.  Us  refu- 
sèrent, et,  bien  que  mis  plusieurs  fois  à  la  torture, 
persistèrent  à  ne  prêter  aucune  aide  à  des  chants 
sacrilèges.  Quand,  après  la  mort  d'Hunéric,  revint  la 
paix  religieuse,  ils  reprirent  leur  office  dans  l'Eglise 
catholique  :  on  les  appela  a  le  choeur  des  douze 
petits  apôtres  ».  (V,  x) 

Victor  de  Vile  cite  parmi  les  martyrs  de  la  persé- 
cution d'Hunéric,  les  uns  mis  à  mort,  d'autres  sur- 
vivant aux  plus  cruelles  tortures,  Dativa,  sœur  de 
la  courageuse  Dionisia,  dont  nous  avons  parlé  plus 
haut,  Leontia,  «  fille  du  saint  évoque  Germain  a,  le 
»  vénérable  médecin  Emile,  illustre  par  la  confession 
qu'il  lit  de  la  Trinité  »,  Boniface  de  Sibida  :  «  Que 
de  douleui's  ils  souffrirent,  et  quels  supplices  leur 
déchirèrent  les  entrailles,  quanta  pertulerunt  quali- 
busqiie  cruciatibus  es'isceratae  vel  eviscerati  siint, 
personne  ne  saurait  le  décrire.  >j  (V,  i)  A  Tuburbo 
majus,  un  citoyen  noble,  Servus,  après  avoir  été  fus- 
tigé, est  plusieurs  fois  élevé  au  moyen  d'une  poulie, 
puis,  les  cordes  se  relâchant,  est  précipité  violem- 
ment sur  les  pavés;  d'autres  fois  on  le  traîne  au 
milieu  des  rochers,  dont  les  aspérités  lui  déchirent 
le  corps  (V,  ii).  Victor  d'Adrumète,  le  plus  riche 
habitant  de  l'Afrique,  à  ce  moment  gouverneur  de 
Carthage,  est  invité  au  nom  du  roi  à  l'apostasie  : 
f  Je  suis  sur  de  Dieu  et  du  Christ  mon  Seigneur, 
répond-il  aux  envoyés  d'Hunéric,  et  voilà  ce  que 
vous  direz  de  ma  part  au  roi  :  qu'il  me  jette  dans  le 
feu,  qu'il  m'expose  aux  bêtes,  qu'il  me  fasse  soulfrir 
toute  espèce  de  tourments;  si  je  consens  à  son  désir, 
c'est  qu'inutilement  j'aurai  été  baptisé  dans  l'Eglise 
catholique.  Car  même  si  cette  vie  présente  était  la 
seule,  et  si  nous  n'espérions  pas  la  vie  éternelle,  qui 
existe  véritablement,  je  ne  voudrais  pas,  pour  con- 
server pendant  peu  de  temps  des  honneurs  passa- 
gers, me  montrer  ingrat  envers  celui  qui  m'a  donné 
sa  foi.  »  Cette  réponse  exaspéra  le  roi,  qui  infligea 
à  l'ancien  proconsul  d'épouvantables  supplices, 
<f  jusqu'au  jour  où  la  mort  couronna  son  martyre  » 
(V,  iv).  On  cite  encore  le  martyre,  à  Carthage,  de 
deux  négociants,  portant  l'un  et  l'autre  le  nom  de 
Frumentius,  et  celui  de  sept  religieux,  l'abbé  Libe- 
ratus, le  diacre  Boniface,  les  sous-diacres  Rusticus 


et  Servus,  les  moines  Rogatus,  Septimus  et  Maxi- 
mus  (ihid.).  On  a  de  ces  sept  martyrs  de  très  bons 
Actes  :  nous  y  lisons  qu'ils  furent  attachés  ou  cloués 
au-dessus  d'un  brasier,  puis,  le  feu  s'étant  éteint  à 
plusieurs  reprises,  assommés  à  coups  de  rames  {/'as- 
sio  ieatissimoriim  ntartyruiii  qui  upud  Carthaginein 
passi  surit  suh  inipio  rege  Ilunerico,  die  vi  non.  Jul., 
à  la  suite  de  VHisioiia  de  Victor  de  Vite). 

Une  des  histoires  les  plus  étranges,  mais  aussi  des 
mieux  attestées,  que  raconte  Victor  de  Vite,  est  celle 
des  martyrs  de  Tipasa.  Cette  ville  de  Maurctanie 
était  terrorisée  par  un  évêque  arien,  qui  voulait  for- 
cer tous  les  habitants  à  embrasser  son  hérésie.  Le 
plus  grand  nombre  des  catholiques  parvint  à  se  ré- 
fugier en  Espagne  :  il  en  resta  cependant  quelques- 
uns,  qui  n'avaient  pu  s'embarquer,  et  continuèrent 
à  célébrer  secrètement  leur  culte.  Hunéric,  informé 
de  leurs  réunions,  commanda  de  leur  couper  la  main 
droite  et  la  langue.  Cependant,  après  ce  supplice, 
ils  parlaient  clairement.  «  Si  quelqu'un  refuse  de 
nous  croire,  dit  l'historien,  qu'il  aille  à  Constanti- 
nople,  et  il  y  trouvera  l'un  de  ces  martyrs,  le  sous- 
diacre  Reparalus,  qui  parle  sans  difliculté;  à  cause 
de  quoi  cet  homme  vénérable  est  tenu  en  grand 
honneur  dans  le  palais  de  l'empereur  Zenon  :  parti- 
culièrement l'impératrice  a  pour  lui  une  grande  vé- 
nération. >i  (V,  vi)  Le  témoignage  de  Victor  de  Vite 
n'est  pas  le  seul  :  le  comte  Marcellin  affirme,  dans 
sa  Chronique,  avoir  vu  lui-même  à  Gonstantinople 
un  de  ces  confesseurs,  qui  avait  la  main  droite  am- 
putée et  la  langue  coupée,  et  qui  parlait  distincte- 
ment (Marcblli.vds  comes,  Chron.,  ann.  484,  dans 
Mon.  Germ.  hist.,  Auct.  ant.,  t.  XI,  p.  98).  Procopb 
{De  bello  Vand.,  1,  vni),  Victor  de  Thunb  {Chron., 
ann.  479;  Mon.  Germ.  hist.,  t.  XI,  p.  189),  Aeneas 
DE  Gaza  (dans  Migne,  P.  /,.,  t.  LXXXV,  col.  looi), 
saint  Grégoire  le  Grav^d  {Dialog.,  III,  xxxii),  rap- 
portent le  même  fait;  saint  Grégoire  dit  en  tenir  le 
récit  d'un  évêque  qu'il  rencontra  à  Gonstantinople, 
et  qui  avait  pu  examiner  les  bouches  sans  langues 
des  confesseurs.  L'attestation  la  plus  imposante  se 
trouve  dans  une  constitution  de  Jcsïinien  :  «  Nous 
avons  vu,  dit  l'empereur,  ces  hommes  vénérables,  à 
qui  l'on  avait  coupé  la  langue  jusqu'à  la  racine,  et 
qui,  chose  merveilleuse,  avaient  conservé  la  parole.  ) 
{Code  Just.,  I,  XXVII,  1)  Voir  sur  ce  fait  Newman, 
^ote  on  ecclesiastical  miracles,  dans  Hislory  of  my 
religious  opinions,  Londres,  i865,  p.  SoG-Sog. 

3.  Dans  cette  crise  suprême  de  l'Eglise  d'Afrique 
le  témoignage  des  martyrs  n'est  pas  demeuré  sté 
rile.  On  a  ^^l  tout  à  l'heure  comment  le  courage  di 
Dionisia  avait  sauvé  sa  ville  de  l  apostasie 
a  Et  combien  dans  cette  ville,  dit  Victor  de  Vite,  on 
été  par  là  gagnés  à  Dieu  !  il  serait  trop  long  de  1< 
raconter.  •  (V,  i)  Il  est  plusieurs  fois  question,  dan; 
le  livre  de  cet  historien,  de  Vandales  confesseui-s 
il  en  cite  deux  qui  avaient  déjà  confessé  la"  foi  ; 
plusieurs  reprises,  et  qui  sous  Hunéric  la  confessé 
rent  de  nouveau,  eurent  tous  leurs  biens  confisqués 
et  partirent  avec  leur  mère  pour  l'exil  (V,  x);  i 
cite  encore  la  femme  d'un  serviteur  du  roi,  appeh 
Dagila,  a  matrone  noble  et  délicate  »,  qui,  déjà  plu 
sieurs  fois  confesseur  sous  Genséric,  fut  par  Huné 
rie  condamnée  à  la  flagellation  et  à  l'exil,  et,  pour  h 
Christ, abandonna»  avec  joie  »  sa  maison,  sonépou? 
et  ses  enfants,  poussant  l'esprit  de  pénitence  jusqu'i 
refuser  ensuite  d'échanger  contre  un  séjour  moins  dui 
le  désert  aride  où  on  l'avait  d'abord  reléguée  (V,  vni) 
Ces  compatriotes  des  persécuteurs  avaient  vi^isem- 
blablement  passé  de  l'hérésie  au  catholicisme  aprè: 
avoir  été  témoins  du  courage  des  martyrs.  Aussi  le; 
Vandales,  quand  le  fanatisme  ne  les  emportait  pas 
et  quand  ils  se    donnaient  la  peine  de  la  réflexion 


193 


MARTYRE 


394 


lésilaient-ils,  dans  celte  persécution,  comme  dans 
a  précédente,  à  transformer  les  persécutés  en 
iiartyrs.  Deux  frères,  de  la  ville  d'Aquae  Regiae, 
1  valent  une  première  fois  été  torturés  enscjuble.puis 
'un,  qui  un  instant  avait  paru  faiblir,  s'était  res- 
aisi et  a\ait  cric  aux  bourreaux  :  «  Inventez  contre 
es  chrétiens  tous  les  supplices  que  vous  voudrez,  ce 
|ue  mon  frère  fera,  jele  ferai.  »  On  appliqua  à  l'un 
t  à  l'autre  les  lames  rougies  au  feu,  les  ongles  de 
er,  puis  lesbourreaux,  les  voyant  inébranlables, les 
envoyèrent  en  disant  :  «  Tout  le  peuple  les  imite, 
t  personne  ne  vient  à  notre  religion.  »  (V,  v)  Ceux- 
i  aussi,  par  leur  exemple,  avaient  «  libéré  leur 
ité  ». 

Une  question  se  pose  après  cette  persécution  comme 
iprès  toutes  les  autres  :  celle  des  lapsi.  La  lecture 
lu  livre  de  Victor  de  Vite  montre  qu'ils  furent  nom- 
ircux.  Cependant,  le  nombre  des  martyrs  et  des 
onfesseurs  l'emporta  certainement.  L'auteur  de  la 
'assion   des  sept  martjrs  dit,  dans  un  style  imagé  : 

Si  l'on  vit  sortir  de  l'arche,  à  la  recherche  des 
adavres,  une  foule  de  corbeaux  destinés  à  périr, 
lus  grande  cependant  est  celle  des  colombes  bien- 
eureuses  qui  s'envolèrent  au  nom  de  la  sainte  Tri- 
ité.  B  {Passio  septem  monaclionnii,  ii.)  Dès  le  len- 
emain  de  la  persécution,  un  concile  romain,  tenu 
u  Latran  en  487,  posa  les  conditions  de  la  réconci- 
ation,  et  détermina  la  durée  de  la  pénitence  des 
enégats.  Il  frappa  les  membres  du  clergé  de  plus 
évères  sanctions  que  les  laïques.  Il  distingua  soi- 
neusement  ceux  qui  avaient  été  rebaptisés  par  ruse 
u  par  violence  et  ceux  qui  s'étaient  soumis  de  plein 
ré  à  un  second  baptême.  Il  semble  que  quel- 
uc  confusion  s'était  faite  à  ce  propos  dans 
esi)rit  des  simples,  et  que  beaucoup  de  ceux  qui 
valent  été  rebaptisés  malgré  eux  se  croyaient  deve- 
us  ariens  (Hefelk-Leclercq,  Histoire  des  conciles, 
,  II,  p.  934-935).  Tous  n'avaient  pas  vu  la  question 
ussi  clairement  que  l'évêque  Habetdeum.  Il  subis- 
ait  la  peine  de  l'exil  on  de  la  relégation  dans  une 
ille  de  Tripolitaine,  où  demeurait  un  des  plus  fana- 
iques  prélats  ariens.  Celui-ci  lui  lit  lier  les  mains, 
lettre  un  bâillon  dans  la  bouche,  et  l'inonda  d'eau 
aptismale.  Mais  «  cette  eau  menteuse  ne  put  sub- 
lerger  sa  volonté  )..  Quand  il  eut  été  délivré  de  ses 
ens,  l'arien  lui  dit  en  raillant  :  «  Eh  bien  I  frère 
[abetdeum,  te  voilà  devenu  chrétien  à  notre  ma- 
ière  :  que  te  reste-t-il  donc  à  faire,  sinon  te  sou- 
lettre  aux  ordres  du  roi?  —  11  n'y  a,  répondit-il,  de 
lit  condamnable  que  si  la  volonté  a  consenti.  Moi, 
?rrae  dans  ma  foi,  j'ai  par  mes  cris  confessé  et 
éfendu  ce  que  je  crois  et  ce  que  j'ai  toujours  cru. 
Lprès  que  tu  m'eus  chargé  de  chaînes  et  que  tu  eus 
errouillé  la  porte  de  ma  bouche,  je  me  suis  retiré 
ans  mon  cœur  comme  dans  un  prétoire,  et  là 
ai  dicté  aux  anges  les  Actes  de  la  violence  qui 
l'était  faite,  et  je  les  ai  faitlire  à  Celui  qui  est  mon 
ouverain.  »  (Victor  de  Vite,  V,  xii) 

La  résistance  de  la  liberté  morale  à  la  force  maté- 
ielle  a  rarement  inspiré  de  plus  beaux  accents  ;  et  je 
e  jjuis  mieux  Unir  que  par  une  telle  parole  le  por- 
ralt  de  ces  martyrs  de  la  persécution  vandale,  dont 
i  lidt  lilé  est  le  dernier  rayon  de  gloire  qui  ait 
claire  l'ancienne  Eglise  d'Afrique. 

V.   --  Le  martyre  a  L'ÉPOQnE  de  la  Réforme 

.  L' intolérance  protestante  ;  2.  Le  luthéranisme:  Allema- 
magne;  Etats  Scandinaves  ;  3. /.e  cali'inlsnie  :  Pays-Bas; 
France;  Suisse;  Hongrie;  4.  L'anglicanisme  :  la  légis- 
lation; les  prisons  et  la  torture;  les  supplices;  le 
cardinal  Fisher,  Thomas  More;  martyrs  anglais  de- 
vant leurs  juges  ;    V  humour    dos    martyrs;    la    joie  des 


martyrs;  les  conversions  opérées  par  eux  ;  le  loyalisme 
des  martyrs  anglais;  1  opinion  des  contemporains; 
bibliographie  ;  5.  i'n  épisode  contemporain . 

I .  L'intolérance  protestante.  — Les  catholiques 
rais  à  mort  en  haine  de  leur  foi  furent  très  nom- 
breux dans  les  pays  où  s'implanta  la  Réforme. 

L'intolérance  religieuse  a  fait,  au  xvi^  siècle,  des 
victimes  dans  tous  les  partis.  Un  grand  nombre  des 
propagateurs  ou  des  adhérents  des  idées  nouvelles, 
lulliériens  et  calvinistes,  ont  été  décapités,  pendus 
ou  brûlés  par  sentence  des  Parlements  en  France, 
de  l'Inquisition  en  Espagne  et  en  Italie,  des  tribu- 
naux de  Philippe  II  dans  les  Pays-Bas.  Les  villes 
protestantes  de  la  Suisse  et  les  princes  luthériensde 
l'Allemagne  noient  ou  brûlent  les  anabaptistes. 
Henri  VUl,  pour  affirmer  l'orthodoxie  anglicane,  lit 
brûler  des  anabaptistes  et  des  luthériens.  Sous  le 
règne  de  sa  fille  Marie,  des  anglicans  sont  exécutés. 
Parlant  des  réformateurs  tombés  ainsi  ^ic limes  de 
leurs  opinions, un  célèbre  historien  protestant  a  loué 
«  la  fermeté  inflexible  qui  leur  lit  braver  les  dan- 
gers, les  tourments  et  la  mort  même,  lorsqu'en  prê- 
chant les  doctrines  de  paix  ils  portaient  le  tumulte 
de  la  guerre  dans  toutes  les  parties  de  l'Eglise  chré- 
tienne ».  (Hume,  The  I/istory  of  England  frurii  ihe  in- 
vasion of  Jiitius  Caesar  to  ilie  révolution  in  1688, 
Londres,  1762;  trad.  française,  t.  VII,  Paris,  1819, 
p.  16)  On  ne  peut  dire  plus  clairement  que  beau- 
coup d'entre  eux  vécurent  et  moururent  en  révoltés. 
C'est  l'impression  que  donnent  les  martyrologes  de  la 
Réforme  (Chespin,  Foxe), résumés  par  Agrippa  d'Au- 
BiGNÉ  (Histoire  universelle,  1616,  1.  II,  c.  x:éd.  delà 
Société  de  l'Histoire  de  France,  t.  I,  Paris,  1888,  p. 
202-208).  On  y  trouve  des  personnages  comme  Cran- 
mer,  le  mauvais  génie  d'Henri  VIII,  qui  avait  lui- 
même,  sous  ce  prince,  envoyé  au  feu  des  hérétiques, 
qui  changea  plusieurs  fois  de  religion  au  gré  des 
souverains,  et  ne  montra  sur  le  bûcher  l'énergie  du 
désespoir  qu'après  avoir  vainement  attendu  dune 
dernière  rétractation  la  grâce  de  la  vie;  comme  ce 
prêtre  apostat  qui  faisait  manger  des  hosties  à  son 
chien,  et,  au  moment  de  la  mort,  demandait  en 
raillant  qu'on  essayât  de  ramener  celui-ci  à  la  reli- 
gion catholique;  comme  ce  fanatique  qui,  pendant  la 
messe,  arrachait  l'hostie  des  mains  du  célébrant;  ou 
cet  ancien  moine  qui,  à  Westminster,  assommait  avec 
un  morceau  de  bois  le  prêtre  qui  disait  la  messe,  et 
dont  le  sang  coulait  dans  le  calice  et  sur  l'hostie  con- 
sacrée :  Foxe  appelle  le  meurtrier  «  un  (idèle  servi- 
teur de  Dieu  ».  On  y  voit  encore  des  condamnés  qui, 
avee  une  assurance  suspecte,  ont  préditle  châtiment 
prochain  de  leur  juge,  prédiction  accomplie  soit 
avant  la  Un  du  procès,  soit  au  lendemain  de  l'exécu- 
tion, ce  qui  fait  dire  à  Bossuet  :  a  II  est  aisé  de  pro- 
phétiser quand  on  a  de  tels  anges  pour  exécuteurs.  » 
(Histoire  des  variations,  X,  vu;  éd.  de  1G88,  t.  II, 
p.  97)  «  Est  h  noter  que  tous  les  susnommés  sont 
appelés  martyrs  »,  écrit  Agrippa  d'Aubigné,  voyant 
en  chacun  d'eux  «  celui  qui  meurt  purement  pour  la 
foi»;  mais  il  faut  avouer  que  «  ce  courage  forcené», 
comme  dit  encore  Bossuet,  ressemble  peu  à  «  la 
constance  véritable,  toujours  réglée,  toujours  douce 
et  soumise  aux  ordres  publics,  telle  qu'a  été  celle  des 
martyrs  ".  (Cinquième  avertissement  aux  protestants 
sur  les  lettres  de  M.  Jurieu) 

Cependant,  à  côté  de  ces  fanatiques,  et  faisant  con- 
traste avec  eux,  beaucoup  d'autres  dissidents  ont  ac- 
cepté la  mort  avec  résignatfon,  non  comme  des  re- 
belles, mais  comme  des  croyants  persuadés  qu'en 
souffrant  pour  leurs  opinions  religieuses  ils  accom- 
plissaient un  devoir  de  conscience.  Sans  trop  regar- 
der si  à  leur  bonne  foi  ces  involontaires  victimes  de 
l'erreur  n'ont  pas    souvent  mêlé,  dans  une  plus  ou 


395 


MARTYRE 


396 


moins  grande  mesure,  ce  que  Bossuet  appelle  «  l'entè- 
lement  de  parti  »,  accordons-leur  largement  notre 
pitié  et  notre  respect.  Un  écrivain  catholique  de  leur 
temps,  Florimond  ok  Rkmond,  a  rendu  hommage  à 
leur  intrépidité,  à  la  pieuse  allégresse  avec  laquelle 
ils  marchèrent  au  supplice,  et  dit  l'émotion  profonde 
produite  par  ce  spectacle  (^Histoire  de  la  naissance, 
progrès  et  décadence  de  l'hérésie  en  ce  siècle,  i6o5, 
1.  VII,  c.  vi).  Un  semblable  téuioignage  leur  est  ac- 
cordé par  un  des  adversaires  les  plus  déclarés  de  la 
Réforme,  Gaspard  ne  Saulx-Tavannks,  qui  attribue 
à  l'exemple  donné  par  eux  de  nombreuses  conver- 
sions à  leurs  croj'ances  (Mémoires,  collection  Peti- 
tot,  t.  XXIV,  p.  25i).  Je  ne  saurais  mieux 
faire  que  de  reproduire  à  leur  sujet  les  paroles  du 
cardinal  Pkrraud  :  o  Si  l'on  ne  peut  dire  qu'ils  furent 
des  martyrs,  puisque,  selon  la  remarquetrès  justede 
saint  Augustin,  c'est  la  cause  et  non  la  souffrance 
qui  fait  le  martyr(cai<4a,  non  poena,  martyreiii  facit), 
il  était  au  moins  incontestable  qu'ils  avaient  souf- 
fert, souffert  avec  une  invincible  constance,  souffert 
des  supplices  semblables  à  ceux  que  le  paganisme 
expirant  avait  fait  souffrir  aux  disciples  du  Crucilié. 
11  y  avait  là  un  élément  de  séduction  bien  propre  à 
troubler  les  conscicncesles  plus  généreuses.  «(Leçons 
du  P.  Perraud  à  la  Sorbonne,  Le  Protestantisme  sous 
Charles  /.S',  dans  Kevue  des  cours  littéraires,   1870) 

Mais  la  justice  due  à  la  mémoire  de  ceux  qui  souf- 
frirent ainsi  ne  doit  pas  faire  oublier  que  contre  le 
protestantisme  la  société  catholique  était,  au  xvi' siè- 
cle, en  état  de  légitime  défense  :  s'il  y  eut  trop  sou- 
vent des  excès  regrettables  dans  les  mesures  défen- 
sives, conformes  aux  rudes  mœurs  de  ce  temps,  et 
si,  confondus  avec  de  dangereux  agitateurs,  elles 
frappèrent  aussi  des  égarés  ou  des  innocents,  on 
doit  blâmer  les  excès,  plaindre,  peut-être  même  quel- 
quefois admirer  les  victimes,  mais  non  condamner 
la  défense  elle-même,  que  les  attaques  des  novateurs 
avaient  rendue  nécessaire. 

Les  chefs  de  la  Réforme  ne  réclamaient  pas  pour 
eux-mêmes  et  n'admettaient  pas  pour  leurs  adver- 
saires la  liberté  de  conscience.  Ils  la  considéraient 
au  contraire  comme  une  invention  diabolique:  liber- 
tas  conscientiarum  diabolicum  dogma,Ai\.  'Thkodorb 
DB  BÉzB.  Aussi  avaient-ils  déclaré  la  guerre  non 
seulement  aux  doctrines  et  à  la  discipline  de  l'Eglise, 
mais  encore  à  ses  membres.  Ils  ne  se  proposaient 
pas  seulement  de  les  asservir:  en  cas  de  résistance, 
ils  les  vouaient  à  la  destruction.  Telle  fut,  dés  le 
début  du  mouvement  réformateur,  la  pensée  de 
Luther,  «  ce  cerveau  puissant,  mais  néfaste,  qui  a 
brisé  l'unité  chrétienne  et  déchaîné  sur  l'Europe  la 
plus  épouvantable  des  guerres  civiles  »,  comme  l'a 
défini  M.  Imbart  de  la  Tour  (Revue  des  Deux  Mondes, 
i"'  déc.  1915,  p.  499).  «  Avec  les  hérétiques,  dit 
LuTHKH,  on  ne  doit  pas  disputer  :  il  faut  les  con- 
damner sans  les  entendre,  et,  pendant  qu'ils  péris- 
sent par  le  feu,  les  fidèles  devraient  poursuivre  le 
mal  jusque  dans  sa  source,  en  baignant  leurs  mains 
dans  le  sang  des  évêques  catholiques,  et  du  Pape, 
qui  est  le  diable  déguisé.  »  (Propos  de  table,  III,  i^S) 
Ces  paroles  ne  sont  pas  d'un  convive  un  peu  échauffé  : 
Luther  parle  de  même  dans  ses  lettres.  «  Si  la  folie 
des  Romanistes  continue,  le  seul  remède  me  paraît 
être  que  l'empereur,  les  rois,  les  princes,  attaquent 
par  les  armes  ces  pestes  de  la  terre,  et  terminent  la 
chose  non  plus  avec  des  paroles,  mais  avec  le  fer... 
Nous  repoussons  les  voleurs  à  coups  de  fourches, 
nous  punissons  les  brigands  par  le  glaive,  et  les 
hérétiques  par  le  feu  :  pourquoi  n'employons-nous 
pas  toutes  nos  armes  à  chasser  ces  maîtres  de  perdi- 
tion, ces  cardinaux,  ces  papes,  toute  cette  boue  de 
la   Sodome  romaine,  qui    corrompt   sans  tin  l'Eglise 


de  Dieu,  et  ne  lavons-nous  pas  nos  mains  dans  leur 
sang?  »  (De  Wuttk,  l.iither's  Briefe,  1. 1,  Berlin, 1826, 
p.  10;^)  En  termes  plus  modérés,  comme  il  conve- 
nait à  son  caractère,  Mélancuton  exprime  le  même 
avis  :  «  Il  est  très  sévèrement  commandé  par  l'Ecri- 
ture aux  magistrats  politiques  de  détruire  en  tous 
lieux,  à  main  armée,  les  statues  qui  sont  l'objet  de 
jièlerinages  et  d'invocations,  et  de  punir  par  des 
supplices  corporels  les  inguérissables  (insanabiles) 
(jui  conservent  avec  obstination  le  culte  des  idoles.  » 
(Melanchtonis  Opéra,  éd.  Bretschneider,  t.  IX, 
p.  I  77.)  MuNziiR  prêche,  en  i52ij,  «  l'extermination 
nécessaire  »  (cité  par  Janssen,  L' Allemagne  et  la 
Béforme,  t.  II,  Paris,  1889,  p.  SgS).  Calvin,  sous 
Edouard  VI,  recommande  au  protecteur  Somerset  de 
«  réprimer  par  le  glaive  les  gens  obstinés  aux 
superstitions  de  l'Antéchrist  »  (Lettres  de  Calvin, 
éd.  Bonnet,  t.  II,  p.  267;  voir  aussi  Hbnry,  Leben 
Cahins,  t.  Il,  appendice  3o).  Le  désir  de  reforme,  qui 
séduisit  tant  d'âmes  sincères,  passe  vite  au  second 
plan  :  détruire  le  catholicisme,  exterminer, s'il  le  faut, 
les  catholiques,  telle  se  formule  ouvertement  la  théo- 
rie des  chefs,  mise  docilement  en  pratique  par  leurs 
disciples.  La  Réformation,  dit  un  historien  proles- 
tant, «  s'ouvrit  par  une  pensée  homicide...  Luther 
exprimait  le  désir  de  voir  enfin  le  jeu  finir  et  les 
luthériens  tomber  sur  les  maudits,  non  plus  avec  des 
l)aroles,  mais  avec  des  armes  ».  (Hôflbr,  Papst 
Adrian  VI,  Vienne,  1880,  p.  82) 

On  voit  combien  est  fondée  cette  parole  de  Bos- 
suet: «  Ceux  qui  nous  vantent  leur  patience  et  leurs 
martyrs  sont  en  effet  les  agresseurs,  et  de  la  manière 
la  plus  sanguinaire.  «  (Cinquième  avertissement  sur 
les  lettres  de  M.  Jurieu)  Lord  Acton,  que  nul  ne 
soupçonnera  d'apologétique  complaisante,  a  écrit, 
sur  la  Protestant  theory  of  persécution,  des  pages 
très  fortes,  dans  lesquelles  il  montre  que  l'intolé- 
rance catholique  fut  purement  défensive,  tandis  que 
les  protestants  avaient  adopté  «  le  principe  de  l'into- 
lérance agressive,  nouveau  à  cette  époque  dans  le 
monde  chrétien,  et  favorable  tout  ensemble  au 
despotisme  et  à  la  révolution  ».  (The  Ilistory  of 
Freedom  and  other  Essays,  Londres,  1907,  p.  168, 
170,  181,  255,  etc.) 

Ce  que  nous  avons  à  raconter  mettra  cette  obser- 
vation en  pleine  lumière. 

a.  Le  luthéranisme.  —  Malgré  les  propos 
11  homicides  »  que  nous  avons  cités  de  Luther,  ses 
sectateurs  furent,  de  tous  les  réformés,  ceux  qui 
mirent  à  mort  le  moins  de  catholiques. 

a)  Dans  toutes  les  contrées  allemandes oùle  luthé- 
ranisme devint  dominant,  la  docilité  avec  laquelle 
les  peuples  imitèrent  la  défection  intéressée  de 
leurs  princes  explique  cette  modération  relative. 
La  haine  sectaire  s'y  manifesta  par  les  outrages  et  les 
profanations,  par  le  sac  des  églises,  la  destruction 
des  monastères,  le  brisement  des  images,  la  confisca- 
tion des  propriétés  ecclésiastiques,  l'exil  imposé  aux 
prêtres  et  même  aux  laïques  demeurés  fidèles  au 
catholicisme  ;  mais  il  y  eut  peu  de  sang  versé.  La 
plupart  des  catholiques  mis  à  mort  en  haine  de  leur 
foi  l'ont  été  à  la  suite  d'émeutes  populaires,  d'atten 
tats  individuels,  non  de  sentences  judiciaires  (voir 
les  exemples  cités  par  Janssen,  t.  III,  1892,  p.  643; 
t.  IV,  1895,  p.  II 5). 

Là  cependant  où  les  luthériens  rencontraient  de 
la  résistance,  ou  se  trouvaient  en  pays  ennemi,  leur 
fanatisme  devint  sanguinaire.  Beaucoup  des  profa- 
nations et  des  cruautés  qui  souillèrent  le  sac  de  Rome 
en  1627  doivent  être  attribuées  aux  troupes  «  affrian- 
dées  de  la  religion  luthérienne.  Aussi  elles  le  firent 
bien  paroistre  envers  les  prebstres    et  gens  d'église. 


397 


MARTYRE 


398 


auxquels  ne  pardonnarent  jamais,  qu'ils  ne  passas- 
sent le  pas  tant  qu'ils  en  trouvoient  ».  (OEiivres  com- 
plètes de  Brantômb,  éd.  de  la  Société  de  l'Histoire 
de  France,  t.  I,  i864,  p.  353)  Les  lansquenets  alle- 
mands proclament  Luther  pape,  parcourent  les  rues 
de  Rome  alTublés  d'ornements  pontificaux,  et  tour- 
nent en  dérision  les  cérémonies  sacrées.  Ils  firent 
porter  à  un  âne  des  habits  ecclésiastiques,  et  voulu- 
rent forcer  un  prêtre  à  donner  l'eucharistie  à  l'animal 
agenouillé  :  sur  son  refus,  ils  le  tuèrent  (Gregorovius, 
Gcschichte  der  Madt  Rom  im  Mittelaller,  t.  VIII, 
Stuttgardt,  1874,  p.  5^3).  C'est  le  premier  des  martyrs 
de  l'eucharistie  faits  par  la  Réforme. 

b)  En  dehors  de  l'Allemagne,  l'établissement  du 
luthéranisme,  voulu  par  la  royauté  avec  la  compli- 
cité de  l'aristocratie,  rencontra  des  populations 
moins  favoral)les  :  aussiyeut-il  plus  de  persécution. 
Gustave  Wasa  l'imposa  à  la  Suède  par  un  mélange 
d'astuce  et  de  violence,  malgré  la  résistance  des  habi- 
tants. Deux  cvèques  fidèles  à  l'ancien  culte  furent, 
sous  prétexte  de  haute  trahison,  mis  à  mort  avec 
d'horribles  outrages.  Il  y  eut  des  massacres  decatlio- 
liques  en  Dalécarlie.  En  Danemark,  Christian  II, 
Frédéric  I*',  Christian  III,  employèrent  des  moyens 
semblables  ;  sous  ce  dernier  roi,  tous  les  évèques 
furent  incarcéi-és,  pour  les  contraindre  à  se  démet- 
Ire  :  l'un  d'eux,  qui  refusa,  mourut  en  prison.  Les 
évêques  catholiques  de  Norvège  durent  s'enfuir  pour 
éviter  le  même  sort.  L'Islande  se  souleva,  décidée  à 
repousser  la  Réforme  :  un  de  ses  évêques  fut  mis  à 
mort,  comme  complice  de  la  révolte  ;  le  peu))Ie,  à 
bout  de  résistance,  finit  par  accepter  le  culte  luthé- 
rien. Pendant  plus  de  deux  siècles  le  catholicisme 
demeura  ofliciellement  proscrit  dans  les  Etats  Scan- 
dinaves, et  les  lois  continuèrent  à  prononcer  contre 
les  contrevenants  la  confiscation  et  même,  dans 
certains  cas,  la  mort  (Tueiner,  La  Suède  et  le  Saint- 
Siège,  Paris,  18^2  ;  Martin,  Gusta^'e  Wasa  et  la 
liéforme  en  Suède,  Paris,  1906;  Crouzil,  Le  Catho- 
licisme dans  les  pays  Scandinaves,  Paris,  1902;  Pas- 
TOR,  Geschichte  der  Piipste,  t.  'V,  Fribourg  en  Bris- 
gau,  1909,  p.  692-695).  «  De  notre  temps  —  lisons- 
nous  dans  un  livre  publié  en  1876  —  la  France 
catholique  a  dfi  donner  l'hospitalité  à  des  Suédois 
coupables  d'être  revenus  à  la  foi  de  leurs  pères, 
exilés  et  dépouillés  pour  cette  foi.  »  (Lbscœur, 
L'Eglise  catholique  en  Pologne,  t.  I,  p.  282) 

3.  Le  calvinisme.  —  Repoussé  dans  la  plu" 
part  des  principautés  allemandes,  le  calvinisme  fut, 
à  partir  du  milieu  du  xvi°  siècle,  à  peu  près  seul 
professé  par  lesRéformésaux  Pays-Bas  et  en  France. 

a)  Les  excès  des  «  Gueux  de  mer  »  dans  les  I^ays- 
Bas  furent  horribles.  «  C'étaient,  au  dire  même  des 
protestants,  les  plus  abominables  pirates  de  tous 
les  temps...  Leur  cupidité  était  sans  égale;  sous 
prétexte  de  faire  retentir  en  tous  lieux  leur  cri  de 
guerre:  «  La  parole  de  Dieu  d'après  Calvin  I  »  ils  sac- 
cageaient les  églises  et  les  couvents  et  faisaient  su- 
bir de  tels  traitements  aux  religieuses  que  l'histoire 
des  peuples  offre  peu  d'exemples  de  semblables 
atrocités.  »  (Kkrvin  de  Lettknhove,  Les  LLuguenots  et 
les  Gueux,  t.  II,  Bruges,  i883,  p.  4o8)  D'épouvanta- 
bles profanations  accompagnaient  le  sac  des  églises: 
à  'Velane,  après  un  festin  offert  aux  soldats  sur  les 
ruines  de  l'une  d'elles,  on  fait  manger  à  un  perro- 
quet des  hosties  consacrées  (Jansskn,  t.  IV.  p.  2^3). 
A  Enkhuisen,  cinq  Franciscains  sont  mis  à  mort  : 
le  chef  de  guerre  qui  prononça  la  sentence  est  un 
prêtre  apostat  (Mkuffhls.  Les  martyrs  de  Gorcum, 
Paris,  1908,  p.  46).  «  Qu'a  fait  cet  homme?  »  crie  une 
femme  en  voyant  conduire  un  Chartreux  au  supplice. 
«  Ce  qu'il  a  fait?  »  répond  avec  fureur  un  Gueux  de 


l'escorte,  «  c'est  un  moine,  un  papiste!  »  Quand  la 
ville  de  Brielle  eut  été  prise  par  les  Gueux,  le  i'"'  avril 
1572,  «  les  églises  furent  pillées,  les  images  abattues, 
les  prêtres  et  les  moines  persécutés  »,  dit  un  histo- 
rien (T.  JusT,  Les  Pays- lias  sous  Philippe  II,  t.  II. 
Bruxelles,  i855,  p.  5g2).  L'expression  est  faible:  la 
vérité,  c'est  que  tous  les  ecclésiastiques  qui  ne  sui- 
virent pas  le  honteux  exemple  donné  par  le  curé  de 
la  ville,  et  refusèrent  d'abjurer,  furent  mis  à  mort. 
«  Au  sac  du  monastère  de  'TenRugge,  les  Gueux  trou- 
vent un  religieux  qui  n'a  pu  fuir.  Comme  il  refuse 
de  crier  :  «  Vivent  les  gueux  !  »  ils  le  massacrent. 
Mais  avant  de  le  tuer,  ils  lui  coupent  les  deux  oreil- 
les, qu'ils  vont  clouer  l'une  à  la  porte  de  la  ville, 
l'autre  à  celle  de  l'église.  Quelques  jours  plus  tard, 
le  ■}  avril,  ils  mettent  à  la  potence  Henri  Bogaart, 
curé  de  Hellevoelsluis,  après  lui  avoir  coupé 
les  extrémités  des  mains  et  des  pieds.  Un  autre  prê- 
tre est  tombé  au  pouvoir  des  vainqueurs.  II  s'ap- 
pelle Vincent  et  il  a  quatre-vingt-cinq  ans.  Ils  lui 
enfoncent  dans  la  tète  une  couronne  d'épines  et  le  char- 
gent d'une  croix  fabriquée  à  la  hâte  avec  deux  pou- 
tres. Ils  le  lient  ensuite  sur  un  char  dont  les  sou- 
bresauts achèvent  de  briser  le  corps  du  vieillard. 
Enfin  ils  mettent  un  terme  à  ses  tortures  en  le  sus- 
pendant à  la  potence.  Citons  encore,  parmi  les  autres 
victimes  immolées  à  Brielle,  Corneille  Janssen,  curé 
de  Firmaertprès  de  Bergen-op-Zoom,  Mathias  Pacia- 
nus,  curé  d'Eclo,  et  un  chanoine  de  Brielle,  Bervout 
Janszoon.  Ce  dernier  a  refusé  de  céder  sa  maison 
à  la  concubine  de  l'apostat.  Jean  d'Ornal.  Celui-ci,  an- 
cien chanoine  de  Liège,  le  fait  enlever  de  nuit  et, 
sans  l'ombre  d'un  procès,  le  fait  mettre  à  la  potence 
avec  trois  prêtres  et  un  la'ique.  On  coupe  la  corde 
pendant  qu'ils  vivent  encore,  on  les  jette  dans  un 
puits  rempli  de  vase  où,  avant  d'expirer,  ils  luttè- 
rent encore  de  longues  heures  avec  la  mort.  »  (Mkuf- 
l'KLs,  p.  54)  On  compte,  lors  de  la  prise  de  Brielle, 
cent  quatre-vingt-quatre  prêtres  décapités  ou  brûlés 
vifs;  dix-neuf  autres  moururent  pendant  la  torture. 
(Janssbw,  t.  IV,  p.  339) 

Trois  mois  plus  tard,  le  2  juillet,  périrent  ensem- 
ble dans  la  même  ville  dix-neuf  ecclésiastiques  — 
onze  Franciscains,  un  Dominicain,  deux  Prémontrés, 
un  chanoine  régulier  de  Saint-Augustin,  quatre 
prêtres  séculiers  —  capturés  par  les  Gueux  à  Gor- 
cum, et  conduits  à  Brielle  pour  y  être  exécu- 
tés. Leurs  Actes  ont  été  écrits  par  un  contempo- 
rain, Guillaume  Estius,  professeur  à  l'université  de 
Douai, à  l'aide  des  notes  qu'ilavait  recueillies  l'année 
même  du  martyre  (reproduits,  d'après  la  traduction 
française  de  1606,  au  tome  VII  du  recueil  de  Dom 
Lrclkrcq,  p.  21 6-35 1  ;  ils  forment  le  fond  du  livre 
déjà  cité  de  MEUFFBLS,/',e.«  martyrs  de  Gorcum). 

En  les  lisant,  on  reconnaît,  une  fois  de  plus,  que 
si  tous  les  martyrs  se  ressemblent  par  le  courage,  ils 
sont  loin  d'être  coulés  dans  un  moule  uniforme. 
Les  traits  diffèrent  selon  les  personnes  et  aussi 
selon  les  pays  et  selon  les  temps.  Quand  la  persécu- 
tion dure  depuis  des  années,  ceux  qu'elle  atteindra 
ont  eu  le  temps  de^e'y  préparer;  quand  elle  éclate  à 
l'improviste,  bien  des  saillies  individuelles  s'y  mon- 
trent, qui  n'ont  pu  être  prévues  ou  d'avance  corrigées. 
Plusieurs  des  martyrs  de  Gorcum  vont  à  la  mort 
sans  enthoiisiasme  :  ils  tremblent  jusqu'au  der- 
nier moment.  On  voit  même,  au  pied  du  gibet  de 
Brielle  devant  la  poutre  où,  dans  une  misérable 
grange,  vont  tout  à  l'heure  se  balancer  dix-neuf  corps, 
deux  desplus  jeunesreligieux  supplier  les  bourreaux 
de  couper  leurs  liens  et  de  les  laisser  fuir.  Mais 
quand,  à  ceux  qui  semblent  refuser  ainsi  le  calice, 
les  bourreaux  offrent  leur  grâce  à  condition  d'aposta- 
sier  la  foi  catholique,  ils  se  redressent  et  acceptent 


3S9 


MARTYRE 


400 


résolument  le  supplice.  Un  autre  trait  bien  per- 
sonnel est  le  suivant.  Parmi  les  condamnés  était  xm 
religieux  de  dix-liuit  ans,  qui  s'était  montré  ferme 
jusque-là.  Au  dernier  moment,  il  céda  aux  instances 
et  aux  promesses  d'un  ministre  calviniste,  et  accepta 
la  liberté  en  échange  de  sa  foi.  Le  vicaire  des  Fran- 
ciscains, Jcrùme,quigravissait  les  degrés  de  l'échelle, 
voit  ce  reniement.  «  A  ce  moment,  le  ministre  lui 
adresse  la  ijarole  et  lui  dit  de  ne  pas  invoquer  les 
saints,  mai9';de  se  recommander  à  Dieu.  En  voyant 
devant  lui  l'assassin  de  l'âme  de  son  frère,  le  Père 
Jérôme  ne  sait  pas  se  contenir  :  a  La  mort  ne  me  fait 
pas  peur, répond-il,  mais  je  suis  navré  de  l'abus  que 
vous  faites  de  la  faiblesse  de  notre  novice.  Arrière, 
misérable,  arrière,  suppôt  de  Satan!  »  Ces  paroles 
sont  accompagnées  d'un  violent  coup  de  pied,  que 
de  l'échelle  il  lance  au  séducteur.  Le  coup  porte  si 
bien,  que  le  ministre  tombe  à  la  renverse  et  roule 
par  terre.  »  (Meuffbls,  p.  lô^-iôS)  Certes,  ce  n'est 
pas  la  patience  ordinaire  des  martyrs;  mais  s'il  y 
eut  un  peu  trop  d'indignation  humaine  dans  son 
geste,  le  Père  Jérôme  sut  l'expier  en  supportant  avec 
une  constance  héroïque  le  surcroit  de  cruauté  que  les 
bourreaux  apportèrent  à  son  supplice. 

Les  martyrs  de  Gorcum,  béatiliés  en  1676  par  Clé- 
ment X,  ont  été  canonisés  par  Pie  IX  en  1867.  Leur 
historien,  Esxins,  raconte  la  mort,  pour  la  foi  catho- 
lique, d'autres  religieux  immolés  par  les  Gueux 
(Leclercq,  t.  VII,  p.  217,  356-36g).  L'un  de  ces  mar- 
tyrs, Musius,  recteur  du  monastère  de  Sainte-Aga- 
the, à  Delft,  était  connu  et  aimé  du  chef  de  la  rébel- 
lion des  Pays-Bas,  le  prince  d'Orange.  Celui-ci  de- 
manda au  commandant  des  Gueux  de  mer,  Guil- 
laume de  la  Mark,  compte  de  tant  de  meurtres,  et 
en  particulier  de  celui  des  dix-neuf  martyrs.  La 
Marck,  dans  sa  réponse,  cherche  à  se  disculper  :  Si 
la  justice,  dit-il,  a  suivi  son  cours,  c'est  que  les  pri- 
sonniers «  avaient  persisté  dans  leur  fausse  reli- 
gion papiste  ».  Ce  ne  sont  pas  des  victimes  des  trou- 
bles civils,  mais  des  victimes  delà  haine  calviniste. 
<i  En  ces  quelques  mots, le  persécuteur  livrait  le  fond 
de  son  àme.  11  donnait  le  vrai  motif  de  la  mort  de 
ses  victimes,  celui  qui,  à  nos  yeux,  en  fait  des  mar- 
tyrs. »  (Meuffels,  p.  1^3) 

b)  En  France  comme  aux  Pays-Bas,  le  calvinisme 
est,  selon  l'expression  d'un  historien,  0  la  religion 
des  insurgés  ».  (Mignet,  Etudes  historiques,  Paris. 
1877,  p.  348)  Les  catholiques  mis  à  mort  par  ces 
«  insurgés  »,  en  dehors  des  combats  réguliers  des 
guerres  de  religion,  sont  innombrables.  Lord  Acton 
fait  remarquer  qu'ils  n'agirent  pas  ainsi  pour  venger 
leurs  propres  injures,  mais  «  en  conséquence  de  leur 
principe».  {The  Histor)-  ofFreedom,  etc.,  p.  166) En 
effet,  bien  longtemps  avant  le  crime  politique  de  la 
Saint-Barthélémy,  avant  même  l'échauffourée  de 
Vassy,  les  massacres  de  catholiques  par  les  protes- 
tants se  produisirent  sur  tous  les  points  du  terri- 
toire, en  Normandie  commedans  l'Orléanais,  dans  le 
Maine,  en  Dauphiné.en  Languedoc,  en  Provence. Ces 
massacres  étaient  prémédités  :  dès  le  5  mars  i56o, 
l'électeur  palatin  Frédéric  III,  l'uji  des  rares  princes 
allemands  qui  aient  adopté  les  doctrines  de  Calvin, 
écrit  :  «  Un  grand  coup  sera  bientôt  frappé.  D'ici  au 
dimanche  de  Beminiscere,  tous  les  prêtres  de  France 
seront  massacrés  »,  et  il  ajoute:  u  Je  suis  engagé 
dans  l'affaire.  »  (Kluckhorn,  Briefe  Friedrichs  des 
Frommen,  t.  1,  Brunswick,  1868,  p.  1 26;  cité  par 
Jansskn,  t.  IV,  p.  260)  Quand,  en  mai  1662,  les  hu- 
guenots de  Lyon,  aidés  par  le  terrible  baron  des 
Adrets,  ont  mis  à  sac  les  églises  de  leur  ville,  et 
chassé  les  moines  et  les  prêtres,  le  même  Frédéric 
déplore  qu'on  leur  ait  fait  grâce  de  la  vie  (Kluckhorn, 
p.  297;  Janssbn,  p.  2o5).Iln'en  fut  pas  partout  ainsi. 


«  Trois  mille  religieux  français  »,  dit  le  cardinal  de 
Lorraine  au  concile  de  Trente,  «  ont  subi  le  martyre 
jjour  n'avoir  pas  voulu  traliir  le  siège  apostolique.  » 
(Cité  par  Janssen,  t.  IV,  p.  261)  On  trouve  dans 
un  écrit  presque  contemporain,  le  Theutrum  crude- 
litaiis  haereticorum,  publié  à  Anvers  en  1687,  i6o4 
(traductions  françaises  en  i588,  1607;  réimpression 
en  :883chez  Desclée,  avec  suppression  de  nombreux 
passages  où  est  peinte  trop  crûment  l'obscénité  des 
bourreaux),  d'horribles  détails  sur  les  mutilations 
honteuses  qu'on  leur  (il  souvent  subir  (cf.  Brantôme, 
t.  I,  p.  353-354),  et  sur  les  souffrances  qu'on  leur  in- 
fligea avant  de  les  tuer:  huile  bouillante  versée  sur 
le  corps  ou  dans  la  bouche,  yeux  crevés,  oreilles, 
narines  ou  langue  coupées,  entrailles  arrachées  et 
déroulées  sur  des  bâtons;  on  cite  un  prêtre  à  qui 
le  ventre  fut  ouvert,  et  rempli  d'avoine  que  mangè- 
rent des  chevaux  ;  d'autres  furent  attachés  à  la 
queue  des  chevaux,  et  écartelés  vivants  ;  un  prêtre, 
qui  disait  la  messe,  fut  suspendu  à  une  croix,  et  tué 
à  coups  d'escopette;  d'autres  sont  enterrés  vivants, 
noyés,  précipités  du  haut  des  murailles,  attachés  à 
des  poutres  enduites  de  soufre  auxquelles  on  met  le 
feu.  Le  même  document  mentionne  l'immolation  de 
nombreux  laïques,  hommes,  femmes,  et  même  en- 
fants. Il  cite,  dans  le  seul  diocèse  d'Angoulème,  en 
moins  de  deux  ans,  plus  de  cent  vingt  personnes  de 
tout  état  martyrisées  ob  professionem  fidei  catlio- 
licae  (éd.  1687,  p.  42)  :  parmi  ceux  qui  furent  fusil- 
lés, par  l'ordre  du  capitaine  huguenot  Pile,  il 
nomme  un  chirurgien,  Philippe  Dumont,  et  un  mar- 
chand de  draps,  Nicolas  Guineau,  qui,  «  attachés  à 
des  arbres,  confessèrent  avec  une  grande  constance 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  suivantla  doctrine  qu'ils 
avaient  reçue  de  l'Eglise  catholique  »,  constantis- 
sime  Dominum  nostrum  Jesum  Christum  confessi 
juxta  doctrinani  sanclnm  quant  ab  Ecclesia  catho- 
lica  receperant  (ibid.).  Combien  d'autres,  parmi  ces 
victimes  du  fanatisme  protestant,  eurent  également 
droitautitredemartyrs:comme  ce  moine  de  la  char- 
treuse deBonnefoy,enVivarais,  mis  à  mort  en  1569  par 
une  bande  de  huguenots  pour  avoir  refusé  de  trans- 
gresser sa  règle  en  mangeant  de  la  viande  (Vianey, 
Saint  François  Régis,  Paris,  191 4,  p.  62);  comme  ce 
prêtre  de  Chateauneuf  du  Faou,  en  Bretagne,  qui 
fut  percé  d'un  coup  d'épée  parce  que,  lors  du  sac  de 
l'église  par  les  calvinistes,  ayant  aperçu  une  hostie 
jetée  à  terre,  il  se  mit  à  genoux  et  la  consomma 
pour  la  soustraire  aux  profanations  (Leclercq,  f.es 
Martyrs,  t.  VIU,  1908,  p.  243);  comme  ces  deux  Jé- 
suites martyrs  de  l'Eucharistie,  mis  à  mort  pour  en 
avoir  défendu  le  dogme  contre  un  ministre  qui  l'at- 
taquait, le  P.  Jacques  Salez  et  le  F.  Guillaume  Saul- 
temouche,  dont  s'instruit  le  procès  de  béatification. 
(J.  Blanc,  Les  martyrs  d'Aubenas,  Valence,  1906; 
F.  TouRNiBR,  Rapport  présenté  au  Congri^s eucharis- 
tique de  Rome  le  5  juin  îyO.'i,  dans  le»  Etudes,  t.  CIII, 
1906,  p.  779-794)  Et,  à  une  époque  plus  rapprochée 
de  nous,  combien  encore  méritèrent  le  titre  de  mar- 
tyrs, parmi  les  innombrables  catholiques  des  Céven- 
nes  immolés  au  commencement  du  xviii"  siècle  par 
les  Camisards  en  haine  de  leur  foi,  et  dont  beau- 
coup moururent  avec  une  piété,  une  fermeté  et  une 
résignation  admirables!  (Voir  les  relations  contem- 
poraines publiées  par  Dom  Leclercq,  J.es  Martyrs, 
t.  X,  1910,  p.   1-07) 

Mais  le  calvinisme  n'est  pas  seulement  une  reli- 
gion d'insurgés  :  il  inspira  aussi  à  des  autorités  ré- 
gulières la  persécution  systématique,  et  l'on  peut 
juger,  par  l'histoire  d'un  petit  pays  où  pendant 
quelques  années  il  devint  maître,  du  sort  qu'il  eût 
fait  aux  catholiques  français  si  le  mouvement  de  la 
Ligue  n'était  venu  à  temps  briser  ses  efforts.  Quand 


401 


MARTYRE 


402 


la  mère  d'Henri  IV,  Jeanne  d'Albret,  eut  embrassé 
les  doctrines  de  Calvin,  elle  décréta  en  1671,  dans 
son  royaume  de  Béarn,  l'abolition  du  culte  catholi- 
que, <c  voulant  imiter  EzéoUias,  Josias  et  Théodose, 
qui  avaient  détruit  l'idolâtrie.  »  Cette  abolition  fut 
<<  fort  griefve  au  peuple  »,  reconnaît  le  ministre  pro- 
testant BoRi)ENAVK(///sioire  de  Béarn  et  de  Aavai-re, 
éd.  de  la  Société  Je  l'/Iistoire  de  France,  Pavis,  1878, 
p.  3u).  Leclergé.nialjjré  lerelàchementqui  y  régnait, 
eut  peu  d'apostats  (i5o  sur  2000  prêtres)  et  donna 
à  Dieu  des  martyrs  (Poyedavant,  Histoire  des  trou- 
bles survenus  en  Béarn  dans  le  A'VI'  et  la  moitié  du 
X\'//'  siècle,  Pau,  t.  I,  1819,  p.  368,  38o,  433).  A 
Orthez,  le  lieutenant  général  de  la  reine,  Monlgo- 
mery,  «  fit  massacrer  en  chaire  le  prieur  des  Augus- 
tins  prêchant  contre  l'hérésie  en  face  des  hérétiques, 
et  précipiter  dans  le  gave  les  prêtres  et  les  fidèles 
qui  refusaient  d'apostasier.  A  Oloron,  il  voulut  forcer 
à  abjurer  quatre  moines  augustins,  eî,  sur  leur  refus, 
il  les  fit  périr,  au  mépris  d'une  capitulation,  avec 
d'étranges  raninements  (ie  barbarie  «.  (De  Mraux, 
Les  luttes  religieuses  en  France  au  A'M'  siècle,  Paris, 
1879,  p.  i2/t)  A  Lascar,  il  fit  pendre  tous  les  ecclé- 
siastiques qui  ne  voulurent  pas  apostasier  (Dubar- 
RAT,  f.e  Protestantisme  au  Béarn  et  au  pays  basque, 
Pau,  i8g5;  cf.  du  même,  La  Tolérance  de  Jeanne 
d'Alliret,  dans  C.  R.  du  IIP  congrès  scientifique 
international  des  catholiques,  sciences  historiques, 
Bruxelles,  iSgâ,  p.  3a9-332).  «  Une  infinité  de  prêtres, 
de  religieux,  de  catholiques  de  tous  états  ont  été 
massacrés  dans  le  Béarn  par  les  ordres  de  la  reine 
Jeanne,  sans  autre  crime  que  celui  de  leur  religion 
ou  de  leur  ordre  >•,  dit  Bossuet  (Cinquième  avertisse- 
ment sur  les  lettres  de  M.  Jurieu).  Même  sur  mer,  ses 
officiers  poursuivaient  les  missionnaires  catholiques. 
Le  jésuite  Azevedo  et  ses  compagnons  furent  arrê- 
tés, vers  Madère  et  les  Canaries,  par  un  huguenot 
de  Dieppe,  qui  prenait  le  titre  d'amiral  de  la  reine 
de  Navarre  :  «  Tuez,  dit-il  à  ses  matelots,  tuez  cette 
canaille  qui  allait  semer  le  papisme  au  Brésil.  Jetez 
à  la  mer  ces  chiens  de  Jésuites!  »  (Theatrum  cru- 
delitatis  haereticorum,  p.  hl^)  Noyés  en  1670,  ils 
ont  été  béatifiés  par  Benoit  XIV  en  1742.  Un  calvi- 
niste béarnais,  au  service  de  la  même  persécutrice, 
attaqua,  l'année  suivante,  un  navire  portant  qua- 
torze autres  missionnaires  qui  avaient  suivi  les  tra- 
ces d' Azevedo,  et  tua  douze  d'entre  eux.  (Zes  Mis- 
sions  catholiques  françaises  au  .YI.\''  siècle,  t.  VI, 
p.  386)  Le  culte  catholique  ne  fut  rétabli  en  Béarn 
qu'un  an  après  l'édit  de  Nantes  :  la  première  messe 
publique,  depuis  l'apostasie  de  Jeanne  d'Albret,  y 
fut  célébrée  en  iSgg  :  le  clergé  catholique  n'y  obtint 
qu'après  plusieurs  années  la  restitution  des  églises, 
et  en  i  620  seulement  celle  de  ses  biens  confisqués. 

c)  En  Suisse,  l'esprit  tyrannique  de  Zwingle  et 
de  Cah  in  s'imposa  par  la  violence  :  partout  où  elles 
purent  se  former,  les  majorités  protestantes  y  oppri- 
mèrent les  minorités  catholiques,  et,  non  contentes 
de  l'intolérance  envers  les  personnes,  dévastèrent 
les  plus  vénérables  monuments  de  l'ancien  culte  : 
là  comme  dans  tous  les  pays  où  sévit  la  Réforme, 
d'innombrables  trésors  d'art  disparurent  sous  les 
coups  d'un  barbare  ou  cupide  vandalisme.  Mais  il  y 
eut  peu  de  martyrs  iiropreraent  dits.  Le  plus  illus- 
tre est  saint  Fidèle  de  Sigmaringen,  l'apôtre  des 
Grisons.  Ancien  avocat,  devenu  Capucin,  il  avait 
été  envoyé  par  la  Propagande  pour  ramener  à  la  foi 
catholique  les  populations  de  ce  vaste  canton,  qui 
avaient  passé  en  majorité  au  calvinisme,  et  pris  les 
armes  contre  l'Empire.  Le  succès  de  ses  prédications 
excita  le  ressentiment  des  calvinistes  :  une  troupe  de 
soldats,  conduits  par  un  ministre,  se  saisit  de  lui  à 
Seewis;  on  voulut  le  contraindre  à  l'abjuration;  sur 


son  refus  indigné,  ses  agresseurs  le  frappèrent  de 
coups  d'épée,  le  poignardèrent,  et  lui  coupèrent  la 
jambe  gauche.  Martyrisé  en  1622,  il  a  été  canonisé 
par  Benoit  XIV  en  17^6  (voir  F.  della  Scala,  Der 
heilige  Fidelis  von  Sigmaringen,  Erstlingsmartyr  des 
Kapuzinerordens  und  der  Congregatio  de  Propagan- 
da  Fide,  Mayence,  18,6;  P.  de  La  Motte  Servala, 
Avocat,  religieux,  martyr,  ou  saint  Fidèle  de  Sig- 
maringen, martyrisé  pur  les  protestants,  Paris,  1901). 
d)  Vers  la  même  date,  la  Hongrie,  jadis  le  boule- 
vard de  l'Europe  contre  la  barbarie  musulmane, 
était  alVaiblie  et  ruinée  par  les  sectes  hérétiques. 
Depuis  le  commencement  de  la  Réforme,  luthériens 
et  calvinistes  s'y  disputaient  la  prépondérance  ;  dans 
ce  conflit,  les  catholiques,  en  beaucoup  de  lieux, 
avaient  été  persécutés,  avaient  vu  leurs  églises  dé- 
pouillées, leur  clergé  menacé  de  mort  ou  d'exil.  En 
i566,  à  Grosswarden,  où  le  tombeau  du  saint  roi 
Ladislas  venait  d'être  profané,  tous  les  chanoines 
qui  refusèrent  d'embrasser  le  nouvel  évangile  et  de 
se  marier  furent  massacrés  (Hœninghaus,  La  Ré- 
forme contre  la  Réforme,  trad.  franc.,  Paris,  i845, 
1. 1,  p.  480).  Les  troubles  politiques  du  xvii»^  siècle 
rendirent  la  situation  pire  encore.  Les  magyars  ré- 
voltés en  1619  contre  l'Empire,  sous  la  conduite  du 
calviniste  Bethlen  Gabor,  assaillaient  le  clergé  et 
les  moines,  pillaient  les  églises  et  les  couvents,  et 
commettaient  partout  des  atrocités.  Le  5  sej)t(-mbre, 
l'un  des  lieutenants  de  Bethlen,  Rakoczy,  envahit  la 
ville  de  Kaschau.  Le  conseil  de  la  ville,  où  domi- 
naient les  influences  calvinistes,  voulut  assurer  la 
sécurité  de  la  population  en  livrant  le  chanoine 
Crizin  et  les  Jésuites  Pongracz  et  Grodecz.  n  Prépa- 
rez-vous à  mourir  »,  leur  dirent  leurs  gardiens.  — 
«  Pour  quel  motif?  —  Parce  que  vous  êtes  papistes, 
et  demain  on  vous  le  fera  bien  voir.  —  Pour  un  titre 
aussi  glorieux,  répondit  Pongracz  au  nom  de  tous, 
c'est  à  l'instant  même  que  nous  sommes  prêts  à 
mourir.  »  On  les  éprouva  par  tous  les  moyens;  on 
les  laissa  presque  mourir  de  faim  ;  on  leur  promit 
biens  et  dignités  s'ils  voulaient  embrasser  le  calvi- 
nisme ;  on  essaya  vainement  de  séparer  la  cause  du 
chanoine  de  celle  des  religieux.  Désespérant  de 
vaincre  leur  résistance,  les  heiduques  protestants 
les  accablèrent  de  mauvais  traitements;  on  les  atta- 
cha au  plafond  avec  des  cordes;  à  l'imitation  des 
bourreaux  de  l'antiquité,  on  promena  sur  tout  leur 
corps  des  torches  enflammées;  puis  on  décapita  le 
chanoine  Grisin  et  le  jésuite  Grodecz,  dont  on  jeta 
les  cadavres  dans  une  fosse  d  aisance.  Pongracz 
n'avait  pas  été  décapité,  mais  assommé;  il  fut  jeté, 
vivant  encore,  dans  la  même  fosse.  Il  y  resta  de 
longues  heures  au  milieu  des  immondices  avant 
d'expirer,  trouvant  encore  la  force  d'exhorter  un 
catholique  hésitant,  qui  se  trouvait  près  de  là,  et  ne 
cessant  d'invoquer  Jésus  et  Marie.  Les  trois  martyrs 
hongrois  ont  été  béatifiés  par  Pie  Xle  1 5  janvier  igoS 
(H.  Chérot,  Figures  de  martyrs,  Paris,  1907,  p.  177- 
201  et  3o5-3o7). 

4. L'Anglicanisme.  —  a)  En  Angleterre,  la  persé- 
cution sanglante  contre  les  catholiques  dura  plus 
d'un  siècle,  pour  se  continuer  ensuite  sous  une  autre 
forme,  les  amendes  et  la  confiscation.  Supprimer  les 
catholiques,  et,  si  l'on  ne  peut  les  supprimer  tous, 
réduire  à  néant  l'influence  de  ceux  qui  restent,  par 
l'exclusion  des  affaires  et  par  la  ruine,  telle  fut  la 
tactique  avouée  et  ouvertement  suivie  par  leurs  per- 
sécuteurs anglicans. 

Un  piège  continuellement  tendu  à  leurs  consciences 
fut  celui  des  serments  :  serment  de  suprématie, 
c'est-à-dire  reconnaissance  par  serment  de  la  supré- 
matie du  souverain  sur    l'Eglise,    à  l'exclusion   de 


403 


MARTYRE 


404 


l'autorité  du  pape,  imposé  sous  Henri  VIII,  sous 
Edouard  VI,  sous  Elisabetli;  serment  d'allégeance, 
sous  Jacques  I"',  moins  absolu  dans  les  termes,  mais 
contenant  cependant  des  expressions  que  la  conscience 
catholique  ne  pouvait  accepter  (sur  le  serment  d'allé- 
geance, voir  LiNGARD,  Histoire  d'Angleterre,  trad. 
lloujoux,t.  II,p.  i38-i4o;  F.  Mourret,  Histoire  géné- 
rale de  l'Eglise,  t.  VI,  L'Ancien  Régime,  1912,  p.  28- 
3o;  J.  DE  LA  Servière,  La  question  d'altégeance,dans 
les  Etudes,  t.  LXXXIX,  1901,  p.  61-76,  et  art.  Allé- 
geance, dans  le  Dict.  d'histoire  et  de  géographie  ecclé- 
siastiques, fasc.  VIII,  1912,  col.  485-489);  sous 
Charles  I""-,  renonciation  par  serment  au  dogme  de 
la  transubstantiation  ;  sous  Charles  II,  en  1672, 
nouveau  serment  contre  la  transubstantiation  et 
le  culte  de  la  sainte  Vierge  et  des  saints,  exigé  de 
toute  personne  occupant  des  fonctions  publiques  : 
c'est  ce  qu'on  a  appelé  le  Test,  ou  l'épreuve  (sur  la 
formule  de  ce  serment,  voir  Bossuet,  Histoire  des 
variations,  X\Y,  xxii;  éd.  1G88,  t.  II,  p.  375-879). 

La  persécution  sanglante  commence  en  i535  par 
le  supplice  de  ceux  qui  nient  la  suprématie  ecclé- 
siastique d'Henri  VIII.  Elle  se  continue  sous 
Edouard  VI  :  loi  de  1647,  punissant  de  la  confiscation, 
de  la  prison,  et,  en  cas  de  seconde  récidive,  de  la 
iiiort  ceux  qui  refuseraient  de  reconnaître  cette  supré- 
matie du  roi,  ou  qui  reconnaîtraient  celle  du  Pape. 
Elle  se  précise  et  s'aggrave  par  plusieurs  lois  d'Eli- 
sabeth: bill  de  i558,  confirmant  et  renouvelant  celui 
de  1547;  bill  de  i563,  condamnant  aux  peines 
portées  contre  le  crime  de  traliison  toute  personne 
convaincue  pour  la  seconde  fois  d'avoir  reconnu  par 
écrits,  paroles  ou  actions,  l'autorité  du  Pape,  ou  toute 
personne  engagée  dans  les  saints  ordres  ou  occupant 
un  emploi  public,  qui  aurait  pour  la  seconde  fois 
refusé  le  serment  de  suprématie  :  dans  l'un  et  l'autre 
cas,  la  première  désobéissance  était  punie  du  ban- 
nissement et  de  la  confiscation  des  biens;  bill  de  1671, 
punissant  également  des  peines  de  trahison  quicon- 
que sollicite  ou  obtient  une  bulle  papale,  ou  reçoit 
l'absolution  en  vertu  d'une  telle  bulle,  et  seulement 
de  la  confiscation  des  biens  et  de  la  prison  perpé- 
tuelle quiconque  est  trouvé  porteur  d'un  Agnus  Dei, 
d'une  croix,  d'une  médaille  pieuse  ou  d'un  chapelet  ; 
bill  de  i584,  punissant  comme  coupable  de  haute 
trahison  tout  prêtre  catholique,  né  en  Angleterre, 
qui  s'y  trouverait  encore  dans  un  délai  de  quarante 
jours,  toute  personne  qui  le  secourrait  et  lui  donne- 
rait asile,  et  même  tout  Anglais  élevé  dans  un  sémi- 
naire ;  bill  de  1598,  statuant  que  toute  personne  au- 
dessus  de  l'âge  de  seize  ans,  qui  refuserait  pendant 
un  mois  d'assister  au  culte  anglican,  serait  mise  en 
prison  ;  que  si,  après  celte  correction,  elle  persistait 
encore  trois  mois  dans  le  même  refus,  elle  serait 
bannie  du  royaume  à  perpétuité,  et  que  si  elle  déso- 
béissait à  son  ban  et  revenait  en  Angleterre,  elle  y 
subirait  la  peine  capitale  due  à  la  félonie. 

Ces  lois  sanglantes,  qui  tirent  encore  de  nombreu- 
ses victimessous  lesStuarts,  et  dont  desassociations 
de  fanatiques  stimulaient  au  besoin  l'application 
(voir une  notedeLiNGARD,  t.III,  p.  696,  sur  une  asso- 
ciation fondée  dansée  but  de  i64oà  i65i,  avec  la  liste 
des  condamnations  capitales  qu'elle  obtint),  n'étaient 
pas  toujoiirs  appliquées  dans  toute  leur  sévérité  ; 
mais  sur  ceux  qui  leur  échappaient  tombait  le  far- 
deau des  amendes  et  des  confiscations,  car  tout 
catholique  fidèle  commettait  au  moins,  en  s'abstenant 
d'assister  au  culte  de  l'Eglise  anglicane,  le  délit  de 
recusancy.  Sous  Elisabeth,  les  réfractaires  durent 
payer  chaque  mois  une  amende  de  vingt  livres  ster- 
ling, ce  qui,  si  l'on  tient  compte  de  In  valeur  relative 
de  l'argent,  formait  à  la  fin  de  l'année  une  somme 
très  élevée  (voir  Cobbbt,  A  history  of  the  protestant 


Rejormaiion  in  England  and  Ireland,  Londres,  1826, 
lettre  xi).  Un  grand  nombre  de  gentilshommes  lurent 
forcés,  pour  l'acquitter,  de  vendre  une  portion  con- 
sidérable de  leurs  biens  :  et  quand  ils  étaient  arrié- 
rés dans  le  paiement  des  amendes,  la  loi  donnait  à 
la  reine  le  pouvoir  de  saisir  toutes  leurs  propriétés 
mobilières  et  les  deux  tiers  du  revenu  de  leurs 
domaines  tous  les  six  mois.  Quant  aux  pauvres 
gens,  incapables  de  payer  le  tarif,  ils  étaient  taxés 
arbitrairement  selon  leurs  ressources  présumées  (voir 
LiNGARD,  t.  III,  p.  5o,  et  la  note  p.  571-572,  relatant, 
d'après  des  papiers  de  famille,  les  amendes  et  empri- 
sonnements infiigés  pendant  une  longue  suite  d'an- 
nées à  un  réfractaire).  Soup  les  Stuarts,  la  recusancy 
est  punie  de  même,  et  le  maître  doit  payer  non  seu- 
lement pour  lui,  mais  encore  pour  ceux  de  ses  servi- 
teurs qui  ne  vont  pas  à  l'église  anglicane  :  une 
somme  de  cent  livres  doit  être  versée  pour  tout 
mariage  célébré  en  dehors  de  celle-ci,  une  somme 
égale  pour  tout  baptême  ou  tout  enterrement  fait 
dans  les  mêmes  conditions.  Quelquefois  on  laissait 
s'accumuler  les  amendes,  et  on  les  réclamait  tout  à 
coup  en  bloc,  ce  qui  entraînait  la  ruine  d'une  famille; 
quand  prévalaient  des  idées  plus  modérées,  on  se 
contentait  d'une  sorte  d'abonnement.  Mais  en  plus, 
sous  Jacques  I",  le  refus  du  serment  d'allégeance 
entraîna,  avec  l'emprisonnement  perpétuel,  la  con- 
fiscation de  toutes  propriétés  personnelles  et  du 
revenu  des  terres  pendant  la  vie  ;  sous  Charles  I",  la 
confiscation  des  biens  fut  décrétée  contre  quiconque 
refusait  de  renoncer  par  serment  au  dogme  de  la 
transubstantiation. 

Le  court  règne  du  catholique  Jacques  II  n'amena 
qu'un  soulagement  momentané  dans  la  situation  de 
ses  coreligionnaires;  par  ses  demandes  prématurées 
en  vue  d'obtenir  du  Parlement  la  suppression  du 
Test,  par  les  nombreuses  dérogations  qu'il  y  apporta 
de  son  autorité  privée,  par  les  démonstrations  d'un 
zèle  imprudent,  il  compromit  la  juste  cause  qu'il  es- 
sayait de  servir  :  en  se  montrant  plus  docile  aux 
suggestions  de  Louis  XIV  qu'aux  conseils  modérés 
du  pape  Innocent  XI,  il  rendit  inévitable  la  révolu- 
tion qui  le  renversa  en  1688.  Celle-ci  fut  suivie  d'une 
dure  réaction  protestante.  Guillaume  III  et  Marie  re- 
mirent en  vigueur,  en  les  aggravant  même  sur  cer- 
tains poinis,  les  lois  pénales  qui  frappaient  les  ca- 
tholiques. L'  «  Acte  pour  prévenir  l'accroissement  du 
papisme  »,  voté  en  1700,  punit  comme  traîtres  et  fé- 
lons les  prêtres  catholiques  remplissant  leurs  fonc- 
tions, et  accorde  cent  livres  de  récompense  à  leurs 
dénonciateurs;  il  déshérite  les  catholiques  qui  ont 
été  élevés  hors  du  royaume;  il  donne  le  pouvoir  à 
un  fils,  ou  au  plus  proche  héritier,  s'il  est  protestant, 
de  prendre  possession  des  biens  du  père  ou  du  pa- 
rent resté  catholique  ;  il  enlève  aux  catholiques  la 
faculté  d'acquérir  des  propriétés  territoriales.  Rare-- 
ment  persécuteur  fit  plus  directement  appel  aux 
basses  cupidités,  et  porta  aux  droits  sacrés  de  la 
propriété  et  de  la  famille  un  coup  aussi  meurtrier. 
Mais  on  recula  devant  l'eflusion  du  sang:  les  prêtres 
arrêtés  furent  seulement  condamnés  à  la  prison  : 
l'un  d'eux,  le  Franciscain  Atkinson,  mourut  en  1729, 
après  trente  ans  de  captivité. 

Un  bill  voté  en  1704,  sous  la  reine  Anne,  contre 
les  catholiques  d'Irlande  va  plus  loin,  car  il  ré- 
tablit la  peine  de  mort  :  non  seulement  il  res- 
treint encore  leurs  droits  civils,  les  déclare  in- 
capables d'acheter  des  terres,  de  faire  des  baux  de 
plus  de  trente  et  un  ans,  de  prêter  sur  hypothèque, 
mais  encore  il  punit  la  célébration  de  la  messe  par 
la  déportation  et,  en  cas  de  récidive,  par  le  gibet  : 
ce  bill  est  connu  sous  le  nom  de  laws  of  discovery . 

Cependant,  vers  le  dernier  quart    du  xviii'  siècle. 


405 


MARTYRE 


406 


un  mouvfiment  d'opinion  commence  à  se  dessiner 
dans  le  sens  de  plus  d'humanité  el  de  justice.  Sous 
Georges  III,  en  1798,  le  Inll  de  Guillaume  III  et  Ma- 
rie fut  ra[>porté,  et  les  catlK)lii]ues  rentrèrent  dans 
l'exercice  de  leurs  droits  civils.  Mais  les  efforts  ten- 
tés devant  le  Parlement  en  1801,  1809,  181 1  pour  leur 
rendre  l'égalité  des  droits  politiques  échouèrent  contre 
la  résistance  du  roi.  II  leur  fallut  attendre  jusqu'en 
18:29  leur  complète  émancipation,  «  après  deux  siè- 
cles de  tyrannie  et  cinquante  ans  de  réclamations 
inutiles  »,  selon  l'expression  de  Villkmain  {Cours  de 
littérature  française,  Paris,  t.  X,  1829,  p.  280).  Un 
seul  vestige  subsiste  encore  de  l'immense  édifice  lé- 
gal élevé  contre  eux  :  c'est  la  loi  de  Guillaume  III 
déclarant  un  catholique  ou  l'époux  d'une  catholique 
incapable  de  régner  sur  l'Angleterre. 

b)  La  persécution  fut  telle  qu'on  pouvait  l'attendre 
des  mœurs  restées  longtemps  barbares  en  Angle- 
terre. 

Le  régime  des  prisons  était  horrible.  Le  Bienheu- 
reux Thomas  Sherwood,  en  iSô^,  habite  dans  la 
'four  de  Londres,  au-dessous  du  niveau  de  la  Ta- 
mise, «  le  cacliot  parmi  les  rats»,  selon  l'expression 
d'une  pièce  ollicielle  (R.  i>E  GoURSoN,  Quatre  portraits 
tie  femmes,  épisodes  des  persécutions  d'Angleterre, 
Paris,  iSq.S,  p.  24-26).  On  emploie  vis-à-vis  des  pri- 
sonniers divers  modes  de  torture,  dont  la  description 
fait  frémir  (Lingard,  t.  II,  p.  6'i9;  H.  dk  Gouhson, 
p.  29-31).  En  i535,  avant  d'être  exécutés  comme 
l'avaient  été  quatre  de  leurs  confrères,  deux  Char- 
treux de  Londres  restèrent  pendant  quinze  jours  et 
<piinze  nuits  attachés  debout  par  des  cercles  de  fer 
contre  une  colonne  de  la  i)rison  de  In  Marshalsea, 
sans  en  être  détachés  un  seul  inslanl  (Martyruni 
Carthusianorum  Passio  minor,  xvi.  dans  Analecta 
liolluiidianu,  t.  XXII,  1908,  p.  66).  Un  missionnaire 
du  temps  d'Elisabeth,  qui  subit  plusieurs  fois,  à  la 
Tour  de  Londres,  la  torture  du  chevalet,  a  laissé  une 
description  émouvante  de  ses  souffrances  et  des 
sentiments  que  la  grâce  de  Dieu  mit  alors  dans  son 
cœur  (Mémoires  du  P.  Gerarb,  S.  J.,  trad.  par  le 
H.  FoRBRS,  Paris,  1872,  p.  124-127,  180-182),  L'oili- 
cier  qui  préside  à  la  torture  du  Jésuite  Bryant,  com- 
pagnon d'Edmond  Gampion,  se  vante  de  l'avoir,  par 
le  chevalet,  rendu  un  pied  plus  long  que  Dieu  ne 
l'avait  fait.  Dans  un  premier  interrogatoire,  on  lui 
avait  enfoncé  des  aiguilles  sous  les  ongles  des  mains 
et  des  pieds.  A  Glascow,  pendant  neuf  jours  et  neuf 
nuits,  on  prive  de  sommeil  le  niarljT  Jean  Ogilvie 
en  le  piquant  avec  des  stylets  et  des  aiguilles.  Beau- 
coup moururent  en  prison,  comme  à  Newgate  neuf 
Chartreux,  en  1587,  a  miseria  el  foetore  carceris  suf- 
focati  ».  (Analecta  Bullandiann,  1.  c.,p.  69)  On  trou- 
vera sur  les  prisons  des  catholiques  anglais  d'hor- 
ribles détails  dans  Galloni,  De  sanctorum  martyrum 
cruciatibus,  p.  io4-i2i.  Parlant  du  cardinal  Pôle,  si 
prématurément  enlevé  à  l'Eglise  d'Angleterre,  l'his- 
torien protestant  Froudk  ne  peut  s'empêcher  de 
dire  :  «  La  miséricorde  de  Dieu  le  rappela  pour  lui 
épargner  la  mort  vivante  de  la  Tour,  » 

c)  Les  supplices  étaient  d'une  extrême  férocité.  A 
l'exception  de  grands  personnages,  comme  le  cardi- 
nal Fisher,  l'ancien  chancelier  Thomas  More,  la 
descendante  des  Plantagenets  Margaret  Pôle,  qui 
furent  décapités,  on  appliquait  à  la  plupart  des  ca- 
tholiques, coupables  seulement  d'avoir  méconnu  la 
suprématie  du  roi  en  matière  religieuse,  de  dire  la 
messe  ou  d'y  assister,  les  peines  réservées  au  cri- 
me de  haute  trahison.  La  sentence  les  condamnait 
à  être  traînés  sur  une  claie,  à  travers  les  rues,  jus- 
qu'au lieu  du  supplice,  et  à  être  pendus;  mais  le 
bourreau  devait  couper  la  corde  avant  que  la  stran- 
gulation  fût   survenue,   étendre  la  victime  sur   un 


!)illot,  lui  ouvrir  le  ventre,  lui  découper  les  entrailles, 
lentement,  de  manière  à  jjrolonger  l'agonie,  puis  lui 
arracher  le  cœur  ;  le  corps  était  ensuite  dépecé,  et  en 
cet  état  exposé  au  public.  Quelquefois,  par  huma- 
nité, on  attendit  <|ue  la  mort  eût  fait  son  œ^uvre  ; 
mais  le  plus  souvent  on  exécuta  la  sentence  à  la  let- 
tre, et  c'est  vivants  qu'on  découpa  les  martyrs.  Lors 
de  l'exécution  des  Chartreux,  en  i585,  pendant  que 
s'accomplissait  cette  boucherie,  les  survivants,  en 
attendant  letir  tour,  prêchaient  le  peuple,  et  exhor- 
taient les  assistants  à  obéir  au  roi  en  tout  ce  qui 
n'était  pas  contraire  à  la  loi  de  Dieu  et  de  l'Eglise 
(J.  Tresal,  Les  Origines  du  schisme  anglican,  Paris, 
igo8,  p.  180-182). 

d)  Parmi  les  nombreux  martyrs  du  règne  d'Henri 
VIII,  on  doit  mettre  en  première  ligne  le  cardinal 
Fisher,  évêque  de  Rochester,  et  le  chancelier  Thomas 
More,  «  les  deux  plus  grands  hommes  de  l'Angleterre 
en  savoir  et  en  piété,  et  les  deux  plus  illustres  vic- 
times de  la  suprématie  ecclésiastique  »,  dit  Bossuet 
(Histoire  des  variations  des  Eglises  protestantes,  \ll, 
xtv,  édit.  1688,  t.  I,  p.  298). 

Fisher,  qui  était  presque  octogénaire,  fut  enfermé 
pendant  un  an  à  la  Tour  de  Londres.  On  le  con- 
damna pour  avoirdit,  dans  une  conversation  privée, 
que  le  roi  n'était  pas  le  chef  suprême  du  l'Eglise 
d'Angleterre.Henri  lui  accorda  comme  une  gràced'ètre 
seulement  décaiiité.  Le  matin  du  sui)plice,  22  juin 
i535,  il  lit  faire  avec  grand  soin  sa  toilette:  et  comme 
son  domestique  s'en  étonnait:  «  Ne  vois-tu  pas,  lui 
dit-il,  que  c'est  mon  jour  de  noces?  »  Au  moment  de 
partir  pour  le  supplice,  il  récita  quelques  vers  d'Ho- 
race; puis  il  ouvrit  son  Nouveau  Testament,  et  mé- 
dita sur  deux  versets  de  saint  Jean.  Malgré  son  âge 
et  sa  faiblesse,  il  monta  sans  aide  les  degrés  de 
l'échafaud.  Quand  il  fut  arrive  sur  la  plate-forme, un 
rayon  de  soleil  frappa  tout  à  coup  son  visage  :  il  se 
mit  alors  à  réciter  ce  verset  du  psaume  xxiii  :  Acce- 
dite  ad  eum  et  illuminamini,  et  faciès  vestrae  non 
confiindentur.  Suivant  un  vieil  usage  catholique 
(blâmé  par  Luther  dans  ses  Propos  de  table,  IV, 
169),  le  bourreau  s'agenouilla  alors  devant  lui,  et  lui 
demanda  pardon  :  «  Je  vous  pardonne  de  tout  cœur, 
répondit  le  cardinal,  et  j'espère  que  bientôt  vous  me 
verrez  sortir  victorieux  de  ce  monde.  »  Puis,  se  tour- 
nant vers  la  foule  :  «  Chrétiens,  mes  frères,  dit-il,  je 
vais  mourir  pour  ma  foi  et  mon  attachement  à  l'Eglise 
catholique.  Par  la  grâce  de  Dieu,  jusqu'à  présent  je 
me  suis  maintenu  dans  le  calme  et  je  n'ai  ressenti 
aucune  horreur  ni  aucune  crainte  de  la  mort,  mais 
je  vous  prie,  vous  tous  qui  m'écoutez,  de  m'aider 
maintenant  par  vos  prières,  afin  qu'au  dernier 
moment  je  reste  ferme  dans  la  foi  catholique  et  que 
je  sois  sans  faiblesse.  Quant  à  moi,  je  supplierai  le 
Dieu  immortel,  par  son  infinie  bonté  et  sa  clémence, 
de  garder  sains  et  saufs  le  roi  et  le  royaume  et 
d'inspirer  à  Sa  Majesté  de  salutaires  conseils  en 
toutes  choses.  »  Il  se  mit  ensuite  à  genoux,  récita 
le  Te  Deum,  le  psaume  In  te.  Domine,  speravi,  et 
posa  sa  tête  sur  le  billot.  La  tête  du  martyr,  bouillie, 
fut  exposée  ensviite  sur  le  pont  de  Londres  ;  son 
corps  demeura  tout  un  jour  sur  l'échafaud,  dépouillé 
de  ses  vêtements,  puis  des  soldats  creusèrent  dans 
un  cimetière  voisin  un  trou  avec  leurs  hallebardes 
et  l'enfouirent.  La  Vie  du  Bienheureux  Fisher  a 
été  publiée  parle  P.  Van  Ortroy,  dans  les  Analecta 
Bollandiana,  t.  X,  i8gi,  p.  I2i-i65.  On  en  trou- 
vera des  extraits  dans  Leclbrcq,  Les  Martyrs,  l.  Vil, 
p.  43-70. 

Le  4  mai  l'ISS, Thomas  More,  enfermé  aussi  depuis 
un  an  à  la  Tour,  aperçut  de  sa  fenêtre  les  premiers 
martyrs  condamnés  par  Henri  VIII,  des  Chartreux  et 
des  prêtres,  que  l'on  menait  au  supplice.  «  Ne  vois-tu 


407 


MARTYRE 


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pas,  dil-il  à  sa  ûlle  qui  était  venue  le  visiter,  que 
ces  bienheureux  Pères  vont  à  la  mort  avec  autant  de 
joie  que  des  Uaneés  à  la  eércmonie  de  leur  mariage  ?  » 
Cette  comparaison  se  présente  d'elle-même  aux  mar- 
tyrs de  tous  les  temps.  Thomas  More  eut  a  supporter 


en  lui  rappel 

le  décider  à  obéir  aux  volontés  du  roi,   mais  encore 
sa  aile  préférée,  Marguerite,  presque  son  égale  par 
l'intelligence  et  par  le  caractère,  tentait  aussi  d'affai- 
blir sa  résistance.  Il  triompha  de  ces  tentations.  Les 
lettres  qu'il  écrit  sur  ce  sujet  à  sa  lille  sont  admira- 
bles :  jamais    peut-être     la    foi,  la  raison,   la  con- 
science ne   se  sont  exprimées  en  un   langage   plus 
ferme  et  plus  rénéchi,  plus  éloigné  de  tout  emporte- 
ment et  de  toute  illusion.  Devant  ses  juges,  c'est  le 
même  langage  :  More  se    croit  obligé  de  discuter  et 
de  se  défendre  :  le  juriste  parle  en  même  temps  que 
le  chrétien.  Inébranlable  dans  sa  résolution,  il  sur- 
veille cependant  toutes  ses  paroles,  afin  que  d'aucune 
d'elles  ses  ennemis  ne  puissent  tirer  les  motifs  de  le 
condamner.  Mais  quand,  le   12  juin,  eut  été  pronon- 
cée contre  lui  la  sentence  de  mort,  pour  avoir  refusé 
de  prêter  un  serment  impliquant  la  reconnaissance 
de   la  suprématie  ecclésiastique  du  roi,    il   reprend 
alors  toute  sa  liberté  de  langage.  «  Durant  sept  années, 
dit-il,  pendant  lesquelles  j'ai  étudié   la  question,  je 
n'ai  lu  dans  aucun   docteur  approuvé   par    l'Eglise 
qu'un  prince    séculier  en  pouvait  et    devait  être  le 
chef...  Ainsi,  Messeigneurs,  je   ne   suis  pas  tenu  de 
conformer  ma   conscience   aux    lois  d'un  royaume, 
quand  ces  lois  sont  contraires  à   la    chrétienté  tout 
entière.  Pour  un  évêque  qui  est  avec  vous,  j'ai  plus 
d'une  centaine  de  saints  qui   pensent  comme  moi  ; 
pour  notre  Parlement  (et  Dieu  sait  de  quoi  il  se  com- 
pose), j'ai  l'approbation  de  tous  les  conciles  pendant 
mille  ans;  pour  un  seul  royaume,  j'ai  de  nion    côté 
la  France  et  tous  les  royaumes  du  monde  chrétien.  » 
Le  jour  de  l'exécution,  Thomas  More  voulut  revêtir 
un  bel  habit,  qu'un  ami  lui  avait  envoyé.  On  lui  fit 
observer  que  cet  habit  serait  pour  le  bourreau:  «  Fût- 
il  de  drap  d'or,  répondit-il,  je  l'estimerais  bon  à  être 
donné  à  cet  homme,  à    l'exemple  de    saint  Cyprien 
qui  donna  à  son  bourreau  cent  pièces  d'or.  »  Arrive 
au  pied  de  l'échafaud,  il  dit  au  lieutenant  de  la  Tour, 
avec  cet  humour  qui  est  une  des  caractéristiques  des 
martyrs  anglais  :  «   Je  vous  prie,  aidez-moi  à    mon- 
ter; pour  la  descente  je  n'aurai  pas  besoin  de  votre 
aide.  »    Il  lui  demanda  et  à  tous   les  assistants  de 
prier  pour  lui,  et  les  prit  à  témoins    qu'il   mourait 
dans  et  pour  la  foi  de  l'Eglise  catholique.    Puis    il  se 
mit  à  genoux,  récita  le  Miserere,  et,  comme  Fisher, 
posa  lui-même  sa  tète  sur  le  billot.  Le  roi  permit  que 
sa  famille  lui  fit  des  funérailles  décentes.  «  Le  bien- 
heureux Thomas   Morus,  dit  un  historien,  est  pres- 
que le  témoin  idéal  de  la  vérité    du  catholicisme; 
son  martyre  peut  sulTire  à  ramener  à  l'Eglise   des 
âmes  de  bonne  foi,  parce  que,  lettré  et  humaniste, 
libéral  de  tendances,  il  avait  étudié  durant  sept  ans 
un  point  de  doctrine,  et  sa   conviction    fut  si  forte 
qu'il  sacrifia  sa  vie  à  cette  conviction.  »  (J.  Thézal, 
p.  i5o).  Sur  les  sources  de  la  Vie  de  Thomas  More, 
voir   H.   Brbmond,    Le  Bienheureux   Thomas    More, 
Paris,  1904,  p.  v-viii.  Dom  Leclercq,    Les  Martyrs, 
t  VII,p.  85-)6i,  a  traduit  une  partie  de  la  biographie 
de  More  par  son  gendre  Roper,  et  plusieurs  lettres 
du  martyr. 

e)  Beaucoup  des  martyrs  anglais  présentent  les 
mêmes  caractères.  Jusqu'au  dernier  moment  ils  veu- 
lent croire,  comme  More,  à  l'honnêteté  de  leurs  juges, 
et  plaident  non  coupable,  en  hommes  pour  qui  la 
discussion  publique  n'est  pas  une  chose  vaine.  C'est 


le  cas  d'un  des  plus  illustres  martyrs  du  règne  d'Eli- 
sabeth, Edmond  Campion,  pendu  à  Tyburn  le  1"^  dé- 
cembre i58i,  avec  les  prêtres  Sherwin  et  Bryant. 
Anglican  converti,  entré  dans  la  Compagnie  de  Jésus 
après  avoir  fait  ses  études  tlicologiques  au  collège 
anglais  de  Douai,  il  avait  été  envoyé  par  ses  supé- 
rieurs en  Angleterre  avec  mission  d'y  prêcher  et  d'y 
administrer  les  sacrements.  Son  zèle,  les  conversions 
opérées  par  lui,  siguaièrent  sa  présence  :  un  traître, 
qui  avait  assisté  à  sa  messe,  le  dénonça.  Campion 
avait  un  remarquable  talent  de  parole  et  de  dialec- 
tique. Traduit  devant  les  assises,  déjà  brisé  par  la 
torture,  il  défendit  pendant  trois  heures  sa  cause  et 
celle  de  ses  coaccusés,  avec  autant  de  calme,  de  sou- 
plesse, une  aussi  grande  fertilité  de  ijBoyens,  que  s'il 
eût  été  l'avocat  d'autrui  :  ses  réponses  aux  interro- 
gatoires, ou  plutôt  ses  multiples  plaidoiries,  sont 
extraordinaires  d'à-propos  et  de  sang-froid.  Sous  des 
traits  semblables  nous  apparaît  le  Bénédictin  John 
Roberts,  martyrisé  le  5  décembre  1610,  sous  Jac- 
ques I",  en  compagnie  du  prêtre  séculier  Sommers. 
Devant  le  jury,  avant  et  après  la  sentence,  devant  le 
peuple,  au  moment  de  l'exécution,  il  défend  la  vérité 
catholique  avec  autant  de  liberté  d'esprit  que  s'il 
était  assis  dans  sa  chaire.  Quant  au  Jésuite  Jean 
Ogilvie,  martyrisé  le  10  mars  161 4  à  Glascow,  où  il 
avait  reçu  cinq  abjurations,  ses  réponses  aux  inter- 
rogatoires que  lui  fait  subir  l'archevêque  protestant 
de  cette  ville,  rapportées  dans  une  relation  qu'il  a 
écrite  lui-même  de  son  procès,  sont  d'une  force  et 
d'une  ironie  accablantes. 

/)  L'humour  anglais  ne  les  quitte  pas,  même  aux 
heures  les  plus  tragiques.  Comme  Jean  Ogilvie  tra- 
versait la  ville  à  cheval  pendant  son  procès,  les  té- 
moins s'étonnaient  de  son  calme  et  de  sa  gaieté,  a  On 
ne  cesse  de  rire,  dit-il,  que  lorsqu'on  n'a  plus  la  tête 
SUT  ses  épaules  r>,it  is  passed  jokiiig,  wken  tlie  head's 
u/f.  Unevieille  femme  se  moque  de  sa  laideur  :  «  Que 
la  bénédiction  du  ciel  descendesur  ton  joli  visage  1  » 
répond-il  ;  et  la  vieille  femme  se  confond  en  excuses. 
Pendant  que  John  Roberts  attendait  au  pied  de  la 
potence,  par  un  jour  de  décembre,  le  moment  du  sup- 
plice, un  assistant,  pris  de  pitié,  lui  olfre  un  bonnet 
pour  couvrir  sa  tête  :  «  Ne  vous  inquiétez  pas  de  cela, 
monsieur,  répond-il  avec  un  sourire  ;  je  n'ai  plus 
peur  de  m'enrhumer.  » 

g)  Ce  qui  domine  chez  les  martyrs  anglais,  c'est 
la  joie  de  mourir  pour  leur  foi.  Cette  joie  est  parfois 
si  visible,  qu'elle  leur  donne  des  scrupules.  «  Ne 
croyez-vous  pas  que  je  puis  mal  édifier  par  ma  trop 
grande  gaieté?  »  demande  Roberts  à  une  dame  qui 
le  visitait  dans  sa  prison.  «  Non,  répond  celle-ci, 
vous  ne  pouvez  mieux  faire  que  de  laisser  voir  à  tout 
le  monde  avec  quelle  joie  vous  allez  mourir  pour  le 
Christ.  »  Le  mot  si  anglais,  merry,  revient  sans  cesse 
dans  les  relations  de  martyres.  Mais  cette  joie,  si 
visible  qu'elle  soit,  est  toute  religieuse.  Te  Deum 
laudamus,  s'écrie  Campion  en  apprenant  sa  condam- 
nation ;  Haec  est  dies  quam  fecit  Dominus,  exulte- 
mus  et  laetemur  in  ea.  répète  en  même  temps  son 
compagnon  Sherwin.  Le  Bienheureux  Bonaventure, 
des  Frères  mineurs,  martyrisé  à  Londres  le  12  octo- 
bre 1642,  répond  aussi  à  sa  sentence  de  mort  par  le 
premier  verset  du  Te  Deum.  Le  Père  Evans,  Jésuite, 
apprenant  en  prison  sa  condamnation,  prend  une 
harpe  qu'on  lui  avait  laissée,  et  chante  en  s'accom- 
pagnant  un  cantique  d'actions  de  grâces.  Rares  sont 
ceux  qui,  comme  le  Bienheureux  Thomas  Greene, 
ont  peur  de  la  mort;  peur  bientôt  surmontée,  et 
transformée  en  une  paix  et  une  assurance  dont  l'hu- 
milité du  martyr  est  étonnée. 

h)  Un  trait  encore  est  à  noter  :  jusqu'au  dernier 
moment  ces  hommes,  dont  beaucoup  sont  rentrés 


409 


MARTYRE 


4!0 


en  Angleterre  au  péril  de  leur  vie  pour  y  prêcher  le 
catholicisme,  ne  cessent  d'opérer  des  conversions. 
C'est  «  le  témoignage  des  martyrs  »  dans  toute  son 
étendue.  Thomas  Pounde,  prisonnier  pendant  trente 
ans,  convertit  par  sa  patience  le  forgeron  chargé  de 
river  ses  fers.  Après  la  mort  de  Campion,  le  gardien 
de  sa  prison,  Delahaye,  fut  tellement  touché  de  la 
sainteté  dont  il  avait  été  témoin,  qu'il  se  lit  catho- 
lique. Au  moment  où  le  bourreau  dépeçait  le  corps 
du  martyr,  un  spectateur,  Walpole,  fut  éclaboussé 
par  le  sang  :  il  se  sentit  à  l'instant  comme  obligé 
d'embrasser  le  catholicisme,  devint  aussi  Jésuite,  et 
fut  à  son  tour  martyrisé  en  Angleterre.  John  Roberts 
avait  été  condamné  à  être  pendu  en  même  teuips  que 
des  voleurs  :  debout  sur  le  charriot,  il  prêche  ces 
malheureux,  les  exhorte  à  croire  à  la  sainte  Eglise 
catholique,  leur  promet  de  les  absoudre  l'un  après 
l'autre  s'ils  font  publiquement  un  acte  de  foi.  Un  des 
condamnés  éclate  en  sanglots,  et  déclare  qu'il  veut 
mourir  catholique  :  le  témoin  qui  rapporte  ce  fait 
n'a  pu  savoir  ce  qui  advint  des  autres.  Alban  Roc 
convertit  de  même  un  condamné  de  droit  commun 
qui  allait  mourir  avec  lui,  lui  fait  abjurer  l'hérésie, 
a  le  temps  de  le  confesser  et  de  l'absoudre;  puis, 
s'adressant  au  ministre  protestant  qui  était  là  : 
«  J'aurai  souvenance  de  vous  »,  dit-il,  et  le  ministre, 
tout  ému,  répond  :  «  Je  vous  en  prie  ».  Le  prêtre 
Hugues  Greene,  martyrisé  à  Dorcesterle  i  g  août  1642 
(et  qui  fut  dépecé  vivant),  avait  converti  dans  la  pri- 
son deux  femmes  condamnées  pour  crime  :  quand  il 
fut  au  pied  de  la  potence,  on  voulut  l'éloigner  d'elles, 
atin  qu'il  ne  pût  les  assister  jusqu'au  bout  ;  mais  les 
deux  malheureuses,  élevant  la  voix,  lui  firent  leur 
confession  publique,  et  reçurent  de  lui  l'absolution. 
Dieu  permit  que  plusieurs  fois,  sur  ce  Calvaire,  se 
renouvelât  la  scène  évangélique  du  bon  larron. 

1)  Tous  les  âges,  toutes  les  conditions  sont  repré- 
sentés dans  l'héroïque  phalange  des  martyrs  an- 
glais :  depuis  Margaret  Pôle,  comtesse  de  Salisbury, 
décapitée  en  i54i  «  pour  le  seul  motif  qu'elle  était 
vraie  catholique  et  mère  d'un  cardinal  »  (PA.sTOR,t.  V, 
p.  688),  jusqu'à  la  jeune  et  charmante  femme  d'un 
boucher  d'York,  Margaret  Clitherow,  accusée  d'avoir 
caché  des  prêtres  et  condamnée  en  i586  à  mourir 
écrasée  sous  les  pierres;  des  octogénaires  comme 
John  Kemble,  qui,  apercevant  de  loin  le  lieu  du  sup- 
plice, dit  au  gardien  qui  le  lui  montrait  :  «  C'est  bon, 
c'est  bon,  asseyons-nous  ici  pour  que  je  regarde 
tout  à  mon  aise  en  fumant  une  bonne  pipe  u,  ou  le 
prêtre  John  Lockwood,  exécuté  en  1642  à  l'âge  de 
quatre-vingt-dix  ans,  qui,  montant  avec  peine  les 
degrés  de  l'échelle,  dit  avec  un  bon  sourire  au  bour- 
reau :  «  Prenez  patience,  c'est  une  rude  tâche  pour 
un  pauvre  vieux  comme  moi  de  monter  à  l'échelle, 
mais  je  ferai  de  mon  mieux,  car  le  ciel  est  au  bout  »  ; 
un  tisserand,  Wrenno;  un  cultivateur,  Milner,  père 
de  dix  enfants;  un  aubergiste,  Alexander  Blake,  puni 
pour  avoir  laissé  entrer  chez  lui  un  prêtre  ;  un  relieur, 
James  Duckett,  qui  a  relié  des  livres  catholiques;  un 
teinturier,  Welby,  exécuté  avec  le  prêtre  Alfrid  pour 
avoir  distribué  un  livre  attestant  que  les  catholiques, 
sous  Elisabeth,  étaient  innocents  du  crime  de  trahi- 
son ;  un  gentilhomme  campagnard,  Marmaduke  Do- 
wes,  condamné  pour  avoir  donné  l'hospitalité  à  un 
prêtre,  et  pendu  en  même  temps  que  celui-ci,  sans 
avoir  eu  le  temps  d'ôter  ses  bottes  de  cheval  ;  un  au- 
tre gentilhomme,  Swithun  Wells,  grand  chasseur  et 
jovial  compagnon,  qui,  condamné  à  mourir  avec  un 
Jésuite  qu'il  avait  hébergé  dans  son  manoir,  crie  à 
l'un  de  ses  amis  :  «  Adieu  la  chasse  et  les  plaisirs 
d'autrefois,  je  suis  maintenant  une  voie  meilleure!  » 
Plusieurs  de  ces  martyrs,  William  Ward,  John  Lock- 
wood, John  Almond,  se  souvenant,  comme  More,  de 


saint  Cyprien,  l'imitent  en  donnant  au  bourreau  des 
pièces  d'or  ou  d'argent  pour  le  récompenser  du  ser- 
vice qu'il  va  leur  rendre. 

y)  L'hypocrisie  des  persécuteurs  anglicans  fut  de 
prétendre  que  les  catholiques  ainsi  mis  à  mort  étaient 
punis,  non  pour  la  lidélilé  à  leur  religion,  mais  pour 
des  crimes  politiques.  En  i586,  les  commissaires 
chargés  d'interroger  Marie  Stuart  lui  disent  à  plu- 
sieurs reprises  que  a  personne  n'a  encore  été  puni 
pour  la  religion  ».  {Journal  de  Bourgoing,  dans  Le- 
CLKRoQ,  Les  Martyrs,  t.  Vlll,  p.  i6g,  178.)  En  effet, 
les  sentences  de  mort  prononcées  contre  les  catholi- 
ques les  déclarent  ordinairement  coupables  de  haute 
trahison;  mais  la  haute  trahison  consistait  pour  les 
prêtres  à  dire  la  messe  ou  à  administrer  les  sacrements, 
pour  les  fidèles  à  assister  à  la  messe  ou  à  donner  asile 
aux  prêtres,  pour  tous  les  catholiques  à  reconnaître 
comme  leur  chef  spirituel  le  Pape  et  non  le  roi.  «  Ne  pas 
reconnaître  dans  le  roi  la  puissance  spirituelle  »,  a  dit 
un  historien  protestant,  «  n'attaquait  aucun  des  droits 
temporels  de  la  royauté  »,  et,  en  faisant  un  crime 
de  cet  acte  de  conscience,  «  le  Parlement  avait  foulé 
aux  pieds  tous  les  principes  sur  lesquels  un  peuple 
lilire,  encore  plus  un  peuple  civilisé,  doit  être  gou- 
verné »  (HuMH,  t.  IV,  p.  345).  D'ailleurs,  comme  les 
martyrs  de  l'Empire  romain,  comme  les  martyrs  de 
la  Perse,  comme  les  martyrs  des  persécutions  van- 
dales, les  catholiques  traduits  devant  les  tribunaux 
d'Angleterre  pour  crime  de  félonie  ou  de  trahison 
n'avaient  po\ir  être  acquittés  qu'un  mot  à  dire  : 
il  leur  suffisait  de  renoncer  à  leur  croyance  et 
d'abandonner  l'Eglise  catholique  pour  l'Eglise  angli- 
cane :  les  juges,  avant  de  rendre  la  sentence,  les 
pressent  de  se  sauver  par  cet  acte  d'abjuration  :  une 
telle  option  n'eût  pas  été  offerte  à  des  gens  coupables 
d'un  véritable  crime  politique. 

Les  événements  extérieurs  augmentent  contre  eux 
la  colère  des  princes  et  en  redoublent  la  violence, 
mais  ne  changent  pas  cet  état  des  choses.  L'excom- 
munication d'Henri  VIII  par  Paul  111  en  i538,  d'Eli- 
sabeth par  saint  Pie  V  en  1 670,  la  tentative  d'invasion 
espagnole  en  i58'7,  après  laquelle  Elisabeth  «  célé- 
bra sa  victoire,  dit  Lingard,  par  des  hécatombes 
humaines  »,  sont  postérieures  aux  premières  lois 
portées  par  ces  princes  contre  les  catholiques,  puis- 
que c'est  en  i535  que  furent  prononcées  les  premières 
condamnations  pour  méconnaissance  de  la  supréma- 
tie ecclésiastique  du  roi.  et  que  sous  Elisabeth  onze 
évêques  catholiques  ont  été,  dès  i558,  soit  emprison- 
nés à  la  Tour  de  Londres,  soit  relégués  dans  les 
maisons  de  prélats  anglicans,  et  sont  morts  dans 
cette  captivité  (voir  G.  Phillips,  Tlie  extinction  of 
the  ancient  hierarchy.An  accoitnt  ofthe  death  of  tlie 
eleven  bishops  hono'ured  at  Rome  amongsi  the  mar- 
tyrs of  the  Elisabethan  persécution  :  Archbishop 
Heat  of  York,  Bishop  Tunstall.  lionner,  and  compa- 
nions.  Londres,  igoS  ;  reproduction  de  la  fresque 
représentant  des  scènes  de  la  persécution  en  Angle- 
terre, peinte  en  i583,  avec  la  permission  du  pape 
Grégoire  XllI,  dans  l'église  du  collège  anglais  à 
Rome),  que  plusieurs  cvêques  irlandais  ont  eu  le 
même  sort,  et  que  de  nombreux  catholiques  ont,  de 
i558  à  iS^o,  déjà  expié  par  la  mort  l'assistance  à  la 
messe  ou  l'hospitalité  donnée  aux  prêtres  (voir  dans 
la  Be^'ue  des  Questions  historiques,  t.  LVIll,  i8g5, 
j).  456-517,  l'article  du  P.  Forbbs  :  La  Ré^'olution 
religieuse  en  Angleterre  à  l'avènement  d'Elisabeth). 
La  conspiration  des  poudres,  en  i6o5,  œuvre  de 
quelques  exaltés,  amena  contre  les  catholiques 
innocents  de  terribles  représailles  :  mais,  avant 
comme  après  cet  événement,  odieusement  exploite 
parleurs  ennemis  (voir  E.  Prampain,  La  conspiration 
des  poudres,  dans  Beince  des  Questions  historiques, 


411 


MARTYRE 


412 


t.  XL,  1886,  p.  4o3-46j,  et  J.  FoRBES,  Un  procès 
à  réviser  :  la  conspiration  des  poudres,  dans  les 
Etudes,  i.  LXXVI,  1888,  p.  164-189,  321-340,  la 
persécution  durait,  cruelle  et  sanglante. 

Ce  qui  frappe,  au  contraire,  c'est  le  loyalisme  des 
catholiques  anglais.  Les  excommunications  pronon- 
cées contre  Henri  YIII  et  Elisabeth  n'ébranlent  pas 
leur  (idélité.   Beaucoup   meurent    en   affirmant   leur 
attachement   au    souverain  et  en   priant  tout  haut 
pour  lui  (Leclkrcq,  t.  V,  p.  i5-23,  Sa).  Peu  nombreux 
sont  ceux,  pour  la  plupart  émigrés,  qui  contestent 
la  légitimité,  pourtant  bien  douteuse,  d'Elisabeth  et 
son   droit  à  la  succession  royale,  et  attendent  de  la 
politique  espagnole   le    rétablissement    du   catholi- 
cisme (voir  WiLLABHT,  L'Angleterre  et  les  Pays-Bas 
catholiques,  dans  Revue  d'Histoire  ecclésiastique  de 
Louvain,   janvier    igoS,    p.    52-53,    et   Lkchat,    Les 
réfugiés  anglais  dans  les  Pays-Bas  espagnols  durant 
le  règne   d Elisabeth,  Louvain,  1914).   La  prétendue 
société  secrète,  composée  de  membres  des  principa- 
les familles  catholiques  de  r.\ngleterre,   qui  aurait 
été   l'àme  des  complots   tramés  pendant   les  vingt 
dernières  années  d'Elisabeth  et  les  premières  années 
de  Jacques  1°',  n'a  existé  que  dans  l'imagination  de 
quelques   historiens  (voir  J.    Pollen,    An   error  in 
Sinipson's    «  Canipion   »,  dans    The    Month,    t.   CV, 
1906,  p.  12-2C).  Les   historiens   protestants  parlent 
avec  admiration  et  reconnaissance  de  l'élan  i)atrio- 
tique  qui   souleva  les    catholiques  anglais   lors  de 
l'expédition   de  l'armada,  et  montrent  les   gentils- 
hommes catholiques,  malgré   les  détiances  dont   ils 
sont  l'objet,  s'armant  et  armant  leurs  vassaux  pour 
défendre   l'Angleterre  contre  les  attaques  de   Phi- 
lippe II  (HuMK,  t.  V,  p.  289).  Ils  sont  si  peu  fanati- 
ques, qu'ils  ont,    comme  les  protestants,  blâmé  le 
massacre  de  la  Saint-Barthéleray  (lettre  de  sir  Tno- 
M.\.s  Smith,  citée  par  Acton,  Massacre  of  St.  Bartho- 
lometv,  dans   The  History  of  Freedoni,  p.  i44).  Chez 
beaucoup   d'entre   eux   il  y   eut,  particulièrement  à 
l'occasion   du    serment  d'allégeance,  une   tendance 
même  exagérée  à  la  conciliation.  Dùllinger  fait  re- 
marquer le  ton  modéré,   bienveillant,  irénique   des 
écrits  des   catholiques  anglais  persécutés  (cité  par 
Acton,  Dollinger's  historical  Works,   ibid.,   p.   388). 
On  sait  leur   inébranlable  fidélité  pour  le  malheu- 
reux Charles  I",  dont  la  faiblesse  laissa  faire  ou  lit 
volontairement  des  martyrs,  dans  le  lâche  espoir  de 
désarmer  ses  adversaires  (Lingard,  t.  III,  p.  317). 

Ajoutons  un  dernier  trait,  qui  fait  comprendre 
l'esprit  des  catholiques  anglais  :  quand,  au  xvii'  siè- 
cle, également  persécutés  par  les  Stuarts  et  exilés 
volontaires,  les  puritains  fondèrent  en  Amérique  la 
colonie  du  Massachussets  et  les  catholiques  celle  du 
Maryland,  les  premiers  tirent  revivre  avec  la  plus 
grande  sévérité  sur  leur  territoire  les  lois  pénales 
de  la  mère  patrie  en  matière  de  culte,  et  les  émigrés 
catholiques  établirent  dans  leur  colonie  la  liberté  de 
religion  (Garlibr,  La  République  américaine,  t.  I, 
Paris,  1890,  p.  92-370). 

En  résumé,  à  aucune  époque  de  la  Réformation 
anglicane  la  nécessité  politique  ne  put  excuser  la 
persécution,  et  les  catholiques  morts  sur  l'échafaud, 
à  la  potence  ou  en  prison,  dépouillés  de  leurs  biens, 
chassés  de  leurs  maisons,  privés  de  leurs  droits  ci- 
vils et  politiques,  sous  Henri  VIII,  sous  Elisabeth, 
sous  Jacques  I",  sous  Charles  I",  sous  Cromwell, 
sous  Charles  II  et  leurs  successeurs,  ont  le  droit  le 
plus  évident  au  titre  de  martyrs  ou  de  confesseurs 
de  la  foi. 

k)  C'est  la  conviction  bien  arrêtée  de  tous  les  con- 
temporains catholiques.  Le  fondateur  du  collège  an- 
glais de  Douai  (i568),  le  cardinal  Allen,  parlait 
ainsi  aux  futurs  apôtres   qu'on   y  préparait  :   «  Si 


vous  êtes  envoyés  aux  païens,  on  vous  dira  :  Il  n'y 
a  pas  de  salut  en  dehors  du  Clirist  ;  et  si  vous  êtes 
envoyés  en  Angleterre,  on  vous  dira  qu'il  n'est  pas 
de  salut  en  dehors  de  l'Eglise  catholique.  Que  vous 
mouriez  poiu-  l'une  ou  l'autre  cause,  vous  êtes  assu- 
rés du  même  gain.  »  (Cité  par  G.  Co.nstant,  art.  Allen, 
dans  le  Dict.  d'histoire  et  de  géographie  ecclésiasti- 
ques, t.  II,  col.  6o3)  Ces  paroles  furent  bien  com- 
prises, car  du  collège  deDouai  sortirent  cent  soixante 
ecclésiastiques  immolés  en  Angleterre  pour  leur  foi, 
sans  compter  un  bien  plus  grand  nombre  morts  eu 
prison  ou  punis  de  la  détention  ou  de  l'exil  (T.  G. 
Law,  a  calendar  of  the  English  martyrs  of  the  xvi* 
anrf  xvii'  centuries,  1876;  J.  H.  Pollkn,  Acts  of  En- 
glish martyrs,  1891).  Dès  les  premières  années  de  son 
existence,  le  séminaire  anglais  de  Rome,  oeuvre,  en 
1675,  du  même  fondateur,  reçut  le  glorieux  surnom 
de  Seminarium  martyrum,  et  saint  Philippe  Néri, 
lorsqu'il  en  rencontrait  les  élèves,  s'écriait  :  «  Sal- 
vete,  llores  martyrum  I  »  Quand  John  Almond,  qui 
devait  être  martyrisé  à  Tyburn  en  1610,  soutint  au 
séminaire  anglais  une  thèse  de  théologie,  en  pré- 
sence des  cardinaux  Baroniiis  et  Tarugi,  l'illustre 
historien  et  l'autre  prince  de  l'Eglise  s'approchèrent 
du  jeune  étudiant  pour  lui  baiser  le  front  et  la  ton- 
sure, en  prévision  du  martyre  auquel  il  aspirait 
(Pollen,  p.  172).  Saint  François  de  Sales  ne  pensait 
pas  autiemenl  :  lorsque  son  père  cherchait  à  le  dé- 
tourner de  sa  périlleuse  entreprise  du  Chablais,  il 
répondit  :  «  Et  que  serait-ce,  si  on  nous  envoyait 
aux  Indes  ou  en  Angleterre?  Ne  faudrait-il  pas  y 
aller?  Certes,  ce  serait  un  voyage  bien  désirable,  et 
la  mort  que  nous  endurerions  pour  Jésus-Christ  vau- 
drait plus  que  mille  triomphes.  »  (Cité  par  le  P.  Mbs- 
SELOD,  Les  Missions  catholiques  françaises,  t.  II, 
p.  375) 

/)  Il  serait  trop  long  de  donner  une  bibliographie 
complète    des    uiartjrs  anglais  ;  j'indiquerai  seule- 
ment les  ouvrages  suivants  :  J.  H.  Pollen,  S.  J.,  Acts 
of  English  martyrs,  hitlierto  unpublished,  ivith  a  Pré- 
face by  J.  Morris,   Londres,  1891  ;  J.   H.   Pollen,  A 
brief  history  of  twelvc  Révérend  Priests  Father  Cam- 
pion  and  his  companions,  by  William  cardinal  Allen, 
tt'ith  contemporary  verses  by  the  Vénérable  Henry  IVal- 
pole   and    the  earliest  engravings  of  the  martyrdûm, 
Londres,    1908;  Dom  Bede  Cam.m,  O.  S.  B.,  Lives  of 
the     English     Martyrs    declared    Blessed     by    Pope 
Léo  XIll  in  ISSd  and  1895,  writtenby  Fathersof  the 
Oratory,  of  the  secular  Clergy  and  of  the  Society  of 
Jésus,  vol.  I,  Martyrs  under  Henri  VIII ;  vol.  II,  Mar- 
tyrs under  Queen  Elisabeth,  Londres,  1904-1906;  Dom 
Bede  Camm,  The  Life  and  Times  ofthe  Venerableser- 
vani  of  God  Dom  John  Roberts,  O.  S.   B.,  Londres, 
1897;  J.  FoRBBs,  Une  accusation  contre  Edmond  Cam- 
pion,   dans  Revue    des    Questions   historiques,  1893, 
t.  LU,  p.  545-563;  J.  Trésal,  Les  Origines  du  Schisme 
anglican,  Paris,  1908;   William  Roper,    Life    of  Sir 
Thomas  More,  with  a  Foreword  by  Sir  Joseph  Wal- 
ton,   Londres,  igoS;   H.  Bbemond,   Le  Bienheureux 
Thomas  More,  Paris,  1904  ;  Bridgbtt,  Life  of  Blessed 
John  Fisher,    Londres,  1888  ;   A.  J.    Dbstombes,    La 
persécution  religieuse  en  Angleterre  sous  Elisabeth 
et  les  premiers  Stuarts,  Paris,  i883;  J.  Forbes,  S.  J., 
Un    missionnaire   catholique   en  Angleterre  sous    le 
règne  d'Elisabeth.   Mémoires   du   P.    Gérard,  Paris, 
1872;  J.  FoRBES,  S.  J.,  L'Eglise  catholique  en  Ecosse 
àlafin  du  xvi'sièc/e.  Jean  Ogilvie,  Ecossais,  Jésuite, 
torturé  et   mis   à    mort  pour  la    foi    à    Glascow    le 
10  mars  1615,    déclaré  Vénérable,  Paris,  1901;  His- 
toire de  la  persécution  présente  en  Angleterre,   enri- 
chie de  plusieurs  réfle.xions   morales,  politiques    et 
chrétiennes  sur  la  guerre  civile  et  sur  la  religion,  par 
le  sieur  de    Marsys,  i  646  (l'auteur   de  cet  ouvrage 


413 


MARTYRE 


414 


devenu  très  rare  fut  attaché  à  la  personne  du  comte 
d'Harcourt,  ambassadeur  de  France  près  de  Char- 
les 1",  et  séjourna  à  Londres  de  i64  i  à  i646)  ;  C*"'  R. 
DE  CouRsoN,  Quatre  portraits  de  femmes.  Episodes 
des  persécutions  d'Angleterre,  Paris,  1896;  J.  de  la 
SKKviiiHE,  Une  controi'erse  au  début  du  xvii'  siècle, 
dans  Etudes  lieligieuses,  5  octobre  1901,  et  art. -4//e- 
geance,  dans  Dict.  d'histoire  et  de  géographie  ecclé- 
siastiques, t.  II,  col.  485-489;  LiNGARD,  Histoire 
d'Angleterre,  l.  II  et  III,  trad.  Roujoux,  Paris,  i846; 
Dora  Leclercq,  O.  S.  B.,  Les  Martyrs,  t.  VII  et  VIII, 
Paris,  1907-1908.  — Sur  les  reliques  recueillies  et 
conservées  des  martyrs  anglais,  voir  DomBEDB  Camm, 
Helics  of  the  English  Martyrs,  dans  The  Dublin 
Rewieif,  t.  CXXX,  1901,  p.  320-344' 

5.  Un  épisode  contemporain.  —  Peut-on  dire 
que  la  liste  des  martyrs  de  la  Réforme  soit  close? 
Dans  la  célèbre  lettre  pastorale  publiée  à  la  lin  de 
191 4  par  le  cardinal  Mercier,  archevêque  de  Matines, 
on  a  lu  les  lignes  relatives  à  l'invasion  allemande  en 
Belgique  :  a  Dans  mon  diocèse  seul,  je  sais  que  treize 
prêtres  et  religieux  furent  mis  à  mort.  L'un  d'eux,  le 
curé  deGelrode,  est, selon  toute  vraisemblance,  tombé 
en  martyr.  J'ai  fait  un  pèlerinage  à  sa  tombe...  » 
Les  détails  de  sa  mort  sont  aujourd'hui  connus  (voir 
René  Bazin,  dans  l'Echo  de  Paris,  18  février  1915). 
je  les  emprunte  à  la  relation  très  sobre,  très  imper- 
sonnelle, écrite  par  un  prêtre  lazariste,  M.  Emma- 
nuel Gkmarra,  originaire  du  Paraguay,  et  alors  étu- 
diant à  Louvain  ;  elle  est  adressée  à  M.  Renoz, 
ministre  de  Belgique  à  Buenos-Ayres.  Le  Journal 
des  Débats  du  9  mai  1916  l'a  reproduite  d'après  le 
Courrier  de  la  Plata,  du  4  mars  : 

«  Le  martyre  du  curé  de  Gelrode  (près  de  Tirle- 
mont)  est  vrai.  Seulement  la  communication  (un  ar- 
ticle du  journal  La  Nacion)  ne  porte  pas  les  raffine- 
ments de  cruauté  et  de  basse  perversité  qui  accom- 
pagnèrent son  assassinat.  L'infortuné  (il  s'appelait 
Dergent)  fut  emmené  à  Aerschot,  où  on  le  dépouilla 
de  tous  ses  vêtements,  et  on  voulut  le  contraindre  à 
abjurer  sa  foi.  Comme  il  s'y  refusait,  on  l'attacha  à 
une  croix  en  face  de  l'église  et  on  lui  broya  la  pointe 
des  doigts  des  mains  et  des  pieds  à  coups  de  crosse. 
Puis  on  amena  tous  les  habitants  qu'on  lit  défiler 
en  les  obligeant  à  uriner  sur  lui,  chacun  à  son  tour. 
Après  l'avoir  fusillé  on  le  jeta  dans  le  canal  Demer, 
d'oii  son  cadavre  fut  retiré  plusieurs  jours  plus  lard 
et  déposé  dans  la  baraque  de  Werchter.  « 

Si  le  curé  de  Gelrode  fut  certainement  mis  à  mort 
pour  refus  d'apostasier,  combien  d'autres,  parmi  les 
très  nombreux  ecclésiastiques  massacrés  en  Belgique 
et  dans  l'est  de  la  France  pendant  les  années  1914  et 
1916  l'ont  été  en  haine  de  la  religion  catholique,  par 
«  des  soldats  protestants  fanatiques  »l  Ce  mot  est 
d'un  protestant  et  d'un  neutre,  le  professeur  hollan- 
dais GnoNDiJS,  racontant  des  faits  dont  il  fut  témoin 
{Les  Allemands  en  Belgique,  Paris,  Berger-Levrault, 
p.  19,  82,  85,  gS).  Les  pires  instincts  des  reilres 
d'autrefois  ont  reparu  chez  certains,  comme  une 
survivance  des  guerres  religieuses  du  xvi'  siècle. 

VI.  —  Le  martyre  dans  les  pays  musulmans 

1.  L'intolérance  musulmane  :  2.  Les  premiers  martyrs: 
3,  Martyres  de  missionnaires  ;  4.  Martyres  de  renégats 
repentants;     5.       Martyres    de    musulmans     convertis  ; 

6.  Martyres   d'esclaves    chrétiens;    7.    Les    martyrs    du 
temps  présent. 

i.  L'intolérance  musulmane.  —  «  On  croit 
généralement  que  les  musulmans  donnaient  aux  na- 
tions conquises  le    choix  entre  la  conversion  et  la 


mort.  C'est  là  une  opinion  fausse.  Au  contraire,  les 
lourds  impôts  exigés  des  sujets  non  musulmans  firent 
que  l'on  mit  souvent  des  obstacles  aux  velléités  de 
conversion.  »(E.  Power.  L'Jslam,  dansHuBY,  Chris- 
tus,  1912,  p.  563)  Mahomet  avait  «  établi  pour  règle 
que  ceux  qui  possédaient  un  livre  reconnu  par  lui 
comme  saint,  une  révélation  qu'il  reconnaissait, 
c'est-à-dire  les  juifs  et  les  chrétiens,  jouiraient  de  la 
liberté  du  culte  moyennant  le  paiement  d'un  impôt  ». 
(R.  DozY,  Essai  sur  l'histoire  de  l'Islamisme,  trad. 
V.  Chauvin,  187g,  jj.  179)  L'option  entre  une  taxe 
spéciale,  fort  onéreuse,  imposée  aux  chrétiens  fidè- 
les, et  les  privilèges  des  conquérants,  accordés  à 
ceux  qui  embrasseraient  la  religion  musulmane, 
fut  une  des  causes  des  progrès  de  l'islamisme,  au 
vil"  et  au  vin*  siècle,  dans  les  pays  nouvellement 
soumis  au  croissant,  en  Palestine,  en  Syrie,  en 
Egypte,  dans  l'ancienne  Afrique  romaine  et  dans 
le  midi  de  l'Espagne.  Mais  les  califes  oméïades 
(660-750),  plus  politiques  que  religieux,  loin  d'exi- 
ger les  conversions,  s'y  montrèrent  plutôt  contraires, 
pour  des  raisons  fiscales  (Dozy,  l.  c).  En  certaines 
contrées,  cependant,  le  fanatisme  l'emporta  sur  l'in- 
térêt :  l'historien  arabe  Ibn  Kaldoun  rapporte  que  la 
population  berbère  du  littoral  africain  fut  «  con- 
trainte quatorze  fois,  par  la  violence  des  armes, 
d'embrasser  le  inahométisme,  que  quatorze  fois  elle 
revint  à  sa  religion,  qu'enfin  plus  de  trente  mille 
familles  chrétiennes  furent  déportées  dans  le  ilésert, 
et  que  les  autres  n'échappèrent  à  l'extermination 
qu'en  se  retirant  dans  les  montagnes  »  (cité  par  le 
R.  P.  Comte,  dans  Les  Missions  catholiques  fran- 
çaises, t.  V,  p.  5o  ;  cf.  un  autre  historien  arabe,  Ibn 
Abi  Yesid,  cité  par  h.  Guys,  Recherches  sur  la  des- 
truction du  christianisme  dans  l'Afrique  septentrio- 
nale, i865,  p.  5).  Cependant,  même  en  Afrique,  on 
le  christianisme  fut  plus  complètement  déraciné 
qu'ailleurs,  on  trouve  encore  quelques  chrétientés 
indigènes  au  xii"  et  au  xiii"  siècle,  et  les  princes 
Almohades  ont  des  soldats  chrétiens  dans  leurs 
troupes  (H.  Leclercq,  L'Afrique  chrétienne,  1904, 
t.  II,  p.  3a2;  J.  Mesnage,  Le  Christianisme  en 
Afrique.  Eglise  mozarabe.  Esclaves  chrétiens,  Alger 
et  Paris,  igiB.p.  9,  i4,  43.  69,  87,  108;  Froidevaux, 
art.  Afrique,  dans  le  Dict.  d'histoire  et  de  géographie 
ecclésiastiques,  t.  I,  col.  862). 

Mais  à  défaut  de  persécutions  violentes,  l'isla- 
misme fit,  par  d'autres  moyens,  de  nombreux  mar- 
tyrs. Toute  tentative  d'un  chrétien  pour  convertir 
un  musulman  était  punie  de  mort,  et  tout  chrétien 
renégat  qui,  touché  de  repentir,  retournait  à  son 
ancienne  religion,  encourait  la  même  peine.  Elle 
atteignait,  naturellement,  tout  musulman  qui  avait 
embrassé  le  christianisme  et  refusait  de  l'aban- 
donner. Cette  loi  dura  jusqu'à  nos  jours,  car  on  voit 
encore,  en  i855,  deux  Turcs  condamnés  à  mort  parce 
qu'ils  s'étaient  faits  chrétiens.  La  peine  de  mort  fut 
remplacée,  en  i855,  par  celle  du  bannissement. 

2.  Les  premiers  martyrs.  —  On  comprend 
qu'une  telle  législation  ait,  en  dehors  même  d'une 
proscription  complète  du  christianisme,  fait  couler 
de  bonne  heure  le  sang  de  ses  fidèles.  Nous  voyons, 
en  790,  un  musulman  converti,  Abo,  décapité  à  Ti- 
flis,  capitale  de  la  Géorgie,  sur  son  refus  d'abjurer 
la  foi  chrétienne  (voir  M.\nTiN0v,^nr2.  eccles.  graeco- 
shu'.,  1864,  p.  32,  et  l'article  du  P.  Palmiehi  dans  le 
Dict.  d'histoire  et  de  géographie  ecclésiastiques,  t.  I, 
col.  139- i4o).  Au  sud  de  l'Espagne,  particulièrement 
à  Cordoue,  beaucoup  de  martyrs  tombèrent  sous  le 
coup  de  quelqu'une  des  sanctions  qui  viennent  d'être 
indiquées.  Ils  appartiennent  aux  années  85o,  85i, 
852,  853,  856,  867,  859.  Le  prêtre  Parfait  et  le  moine 


415 


MARTYRE 


416 


Isaac  sont  mis  à  mort  pour  avoir  discuté  publique- 
ment la  religion  de  Mahomet;  le  prêtre  Rodrigue  et 
le  laïque  Salomon  sous  la  fausse  inculpation  d'avoir 
embrassé  le  mahométisme,  puis  d'être  revenus  à 
leur  ancienne  foi.  L'archevêque  nommé  de  Tolède, 
EcLOGE,  qui  nous  a  laissé,  entre  autres  écrits,  la 
relation  du  martyre  de  plusieurs  de  ses  contempo- 
rains (dans  Migne,  P.  /..,  t.  CXV),  devient  martyr  à 
son  tour  pour  avoir  aidé  de  ses  conseils  et  de  sa 
protection  une  musulmane  convertie.  Les  vierges 
Nunilo  et  Alodie,  nées  d'un  père  païen,  c'est-à-dire 
musulman,  et  d'une  mère  chrétienne,  meurent  pour 
avoir  voulu  embrasser  le  christianisme.  La  vierge 
Aurea,  qui  avait  promis  au  juge  de  se  faire  maho- 
métane,  mais  n'avait  pas  tenu  sa  promesse,  et  avait 
continué  de  vivre  en  catholique,  expie  par  le  mar- 
tyre cette  méritoire  violation  d'une  parole  impru- 
dente. Les  Passions  de  ces  martyrs  ont  été  publiées 
par  les  Bollandistes;  on  en  trouvera  la  traduction 
au  tome  V  du  recueil  de  Dom  Lbclercq. 

3.  Martyres  de  missionnaires.  —  Le  mouve- 
ment des  missions,  qui,  concurremment  avec  les 
croisades,  mais  animées  d  un  esprit  un  peu  dillérent, 
se  développèrent  en  pays  musulmans,  fut  cause  de 
nombreux  martyres,  puisque  dans  ces  pays  toute 
propagande  chrétienne  était  interdite.  Les  Papes 
l'avaient  encouragé  de  la  manière  la  plus  pressante; 
saint  Louis  y  portait  le  plus  vif  intérêt;  saint  Fran- 
çois d'Assise  avait  été  l'un  de  ses  initiateurs.  «  Pour- 
quoi, demandait-il,  ne  tenterait-on  pas  de  gagner  à 
la  vérité  ces  ennemis  redoutables  du  nom  chrétien, 
qu'on  s'acharnait  sans  succès  à  combattre  ?  Que  de 
vies  épargnées,  si  l'on  réussissait,  et  du  même  coup 
quelle  conquête,  quel  progrès  pour  l'Eglise!  Si  l'on 
succombait,  on  succomberait  probablement  par  le 
martyre.  Or  le  martyre,  c'était  la  plus  grande  mar- 
que damour  donnée  à  Dieu  et  aux  hommes.  «  (L.  Lb 
MoNNiKR.  Histoire  de  saint  François  d'Assise,  t.  I, 
1889,  p.  3oo.)  Lui-même  qui,  au  témoignage  de  saint 
Bonaventure,  desiderabat  hostiam  Deo  se  offerre  vi- 
venlem,  ut  et  \'icem  Christo  repeiideret  et  ad  divinum 
amorem  caeteros  provocaret,  essaya  plusieurs  fois 
d'aller  en  Orient  pour  y  porter  la  foi  au  péril  de  sa 
vie.  Son  projet  ne  put  se  réaliser;  mais  il  eut  la  joie 
de  voir,  en  1220,  l'ordre  fondé  par  lui  donner  au 
Christ  les  prémices  des  martyrs  de  la  famille  fran- 
ciscaine. Cinq  de  ses  frères,  Bérard  ou  Bérald,  Pierre, 
Othon,  Adjuleur  et  Accurse,  aprèsavoirtenté  d'évan- 
géliser  les  musulmans  dans  le  royaume  arabe  de  Sé- 
ville,  moururent  décapités  au  Maroc  de  la  main 
même  du  miramolin  {ibid.,  p.  425-434  ;  cf.  Acia  Â\S., 
janvier,  t.  II,  p.  66-69).  Dès  l"''*-  l'impulsion  est  don- 
née. Dans  une  lettre  de  1257,  le  Pape  Alexandre  II, 
rendant  témoignage  au  dévouement  des  Frères  mi- 
neurs de  Palestine,  et  leur  accordant  les  mêmes  fa- 
veurs spirituelles  qu'aux  croisés,  constate  que  plu- 
sieurs d'entre  eux  ont  déjà  subi  le  martyre.  Après  la 
prise  de  Saint-Jean-d'Acre  par  les  musulmans,  en 
1291,  les  Frères  mineurs  et  les  Dominicains  resté- 
cent  en  Palestine,  mais  beaucoup  d'entre  eux  furent 
martyrisés.  Dans  le  Turkestan,  en  i342,  sept  Frères 
mineurs  et  un  commerçant  génois  sont  mis  à  mort 
pour  avoir  refusé  d'embrasser  la  religion  de  Maho- 
met (L.  Bréhier,  I: Eglise  et  l'Orient  au  Moyen-Age, 
1907,  p.  372,  277,  283). 

Le  nord  de  l'Afrique  fut  une  des  régions  musul- 
manes les  plus  visitées  par  les  missionnaires,  et 
nulle  part,  au  moyen  âge.  ne  coula  plus  abondam- 
mentle  sang  des  martyrs,  a  Dans  la  seule  année  1261, 
plus  de  deux  cents  Franciscains  y  avaient  été  marty- 
risés par  les  musulmans,  et,  peu  de  temps  après,  cent 
quatre-vingt-dix  Dominicains  avaient  versé  leur  sang 


dans  les  mêmes  conditions.  »  (Marshall,  Les  Mis- 
sions chrétiennes,  trad.  de  Waziers,  t.  I,  i865, 
p.  47')-  Un  Frère  mineur  de  la  province  de  France, 
le  Bienlieureux  Livin,  est  martyrisé  au  Caire  en 
i345  (Wadding,  Ann.  Min.,  ann.  am.  i345,  t.  VII 
p.  3i8-32o). 

Sur  des  missionnaires  Franciscains,  Dominicains, 
Trinitaires  et  Mercédaires,  martyrisés  aux  xui'  et 
xiv°  siècles  dans  l'Afrique  du  Nord,  voir  J.  Message, 
ouvrage  cité,  p  19,  29,  3i,  45,  5o,  76,  84,  iio. 

A  ce  mouvement  se  rattache  le  souvenir  d"un'  laï- 
que illustre,  un  des  esprits  les  plus  originaux,  mais 
aussi  les  plus  étranges,  qu'ait  produits  le  moyen 
âge,  Raymond  Lulle,  lui  aussi  martyrisé  par  les  mu- 
sulmans. 

Il  avait  appris  d'un  esclave  sarrasin  la  langue 
arabe,  et  c'est  en  vue  de  leur  conversion  qu'il  com- 
mença, vers  1275,  à  composer  son  Ars  magna,  qui, 
en  ramenant  toutes  les  sciences  à  l'unité,  essayait 
d'étal)lir  les  fondements  d'une  méthode  nouvelle. 
Lui  aussi  rêvait  de  substituer  à  la  croisade  guerrière 
une  croisade  pacilique,  qui  n'exigeait  pas  moins  d'hé- 
roïsme. iiJe  vois  les  chevaliers,  disait-il,  aller  outre- 
mer à  la  Terre  Sainte  et  s'imaginer  qu'ils  la  repren- 
dront par  la  force  des  armes,  et  à  la  fin  tous  s'y 
épuisent  sans  venir  à  bout  de  leur  dessein.  Aussi 
pensé-je  que  cette  conquête  ne  se  doit  faire  que  comme 
tu  l'as  faite,  Seigneur,  avec  tes  apôtres,  c'est-à-dire 
par  l'amour,  les  oraisons  et  l'elTusion  des  lai'mes. 
Donc  que  de  saints  chevaliers  religieux  se  mettent 
en  chemin,  qu'ils  se  munissent  du  signe  de  la  croix, 
qu'ils  se  remplissent  de  la  grâce  du  Saint-Esprit,  et 
qu'ils  aillent  prêcher  aux  inlidèles  les  vérités  de  la 
Passion...  »  En  1285  commence  pour  lui  la  vie  active. 
«  Tantôt  à  Rome,  où  il  essaie  de  convaincre  les  Papes 
et  les  cardinaux  de  la  nécessité  de  créer  des  écoles 
de  langues  orientales,  tantôtà  Paris,  où  il  combat  les 
docteurs  averroïstes,  chez  les  Tartares,  en  Arménie, 
en  Ethiopie,  en  Afrique  où  il  discute  au  péril  de  sa 
vie  avec  les  musulmans,  partout  il  déploie  une  pro- 
digieuse activité  et  un  courage  vraiment  surhumain. 
...Lorsqu'il  apprend  la  convocation  du  concile  de 
Latran  en  i3ii,  il  croit  le  moment  venu  d'exposeren 
quelques  articles  toutes  ses  idées  de  réforme,  et  c'est 
probablement  sur  ses  instances  que  le  concile  décide 
la  création  de  six  écoles  de  langues  orientales  en 
Europe.  Mais  déjà  Raymond  Lulle  a  pris  contact  lui- 
même  avec  les  Sarrasins.  En  1 29 1 ,  il  s'embarque  à  Gê- 
nes pour  Tunis,  et  dès  son  arrivée  il  se  met  à  discuter 
avec  les  mahométans  :  dénoncé  pour  sa  propagande 
religieuse,  il  est  expulsé,  parvient  à  se  cacher  dans 
une  galère  pendant  trois  semaines  et  y  continue  son 
oeuvre  de  conversion.  En  i3o6.  il  débarque  à  Bougie 
et  dès  son  arrivée  sur  la  grandeplace  s'écrie  qu'il  est 
prêt  à  prouver  la  vérité  de  la  loi  des  chrétiens  et 
la  fausseté  de  celle  des  Sarrasins.  La  foule  veut 
d'abord  le  lapider,  puis  on  le  conduit  à  l'imand  une 
mosquée  avec  lequel  il  argumente;  le  musulman  lui 
ayant  concédé  que  Dieu  est  parfaitement  bon,  Lulle 
en  déduit  toute  la  Trinité.  Pour  toute  réponse,  son 
adversaire  le  fait  jeteren  prison  etTylaisse  six  mois, 
puis  l'embarque  sur  un  navire  en  partance  pourPise. 
En  i3  I  4,  il  retourne  encore  à  Bougie  où  il  a  laissé 
quelques  néophytes,  mais  bien  qu'il  ait  pris  le  cos- 
tume arabe  il  est  reconnu,  jugé  et  exécuté  immédia- 
tement. Il  avait  trouvé  enfin  le  martyre  qu'il  désirait 
si  ardemment.  »  (Bréhier,  p.  271-272)  Lulle  respirait 
encore,  quand  deux  Génois  retrouvèrent  son  corps, 
parmi  les  pierres  qui  avaient  servi  à  le  lapider:  ils 
le  déposèrent  dans  un  navire,  espérant  le  rapporter 
vivant  à  Palma;  mais  il  mourut  en  vue  des  côtes 
de  Majorque,  le  29  juin  i3i5  (Mahius  André,  Le 
Bienheureux  Raymond  Lulle,  1900,  p.   209-211;  voir 


417 


MARTYRE 


418 


cependant  Analecta    BoUandiana,   t.   XXXIII,    1914, 
p.  370). 

4.  Martyres  de  renégats  repentants.  —  La 
prise  de  Constanlinople  parles  Turcs,  en  i4o3,  exal- 
tant l'orgueil  des  musulmans,  leur  rendit  l'espoir 
d'une  domination  universelle,  et  l'islamisme,  dont 
l'oCfensive  avait  été  brisée  par  les  croisades,  se  crut 
en  état  de  la  recommencer.  Les  conquêtes  d'Alger  et 
de  ïlemeen  par  Barberousse,  en  lô'.ô  et  iSi^,  l'au- 
tonomie acquise  par  les  quatre  Etals  barbaresques, 
devenus  autant  de  foyers  de  superstition  et  de  brigan- 
dage, l'installation  dansées  contrées  des  Maures  ex- 
pulsés d'Espagne  et  prêts  à  saisir  toutes  les  occa- 
sions de  vengeance,  aggravèrent  le  sort  des  chrétiens. 
Dès  lors  la  tolérance  religieuse,  établie  au  commen- 
cement, ne  parut  plus  en  beaucoup  de  lieux  qu'un 
vain  mot,  et  désormais  le  caprice  des  princes,  des 
magistrats  ou  de  la  populace,  imposera  souvent  aux 
chrétiens  l'alternative  d'apostasier  ou  de  mourir. 
C'est  l'époque  où  les  villes  musulmanes  se  rem- 
plissent d'esclaves  chrétiens,  faits  prisonniers  pen- 
dant les  guerres  ou  capturés  par  les  pirates  (voir, 
dans  \e  Dictionnaire,  l'article  Esclavagk,  ch.  vi;  t.  I, 
col.  i5oj-i5i2).  Beaucoup,  par  peur  ou  parambition, 
abandonnèrent  leur  religion  et  embrassèrent  celle 
de  leurs  maîtres  :  les  renégats,  s'endurcissant  dans 
l'apostasie,  devenaient  souvent  les  musulmans  les 
I)lus  fanatiques  et  les  plus  cruels.  Mais  d'autres,  re- 
grettant sincèrement  leur  faute,  retournèrent  à  leur 
ancienne  foi.  C'était  s'exposer  au  martyre  et  l'ac- 
cepter d'avance.  «  La  loi  du  Coran  ne  laisse  pas  au 
nouveau  musulman  la  liberté  de  revenir  en  arrière  : 
l'abjuration  de  la  foi  musulmane  entraînerait  la 
mort.  »  (Carra  de  Vaux,  L'islamisme,  dans  Bricout, 
Où  en  est  l'histoire  des  religions"!  t.  l,  1912,  p.  440 
L'obstination  du  chrétien  à  préférer  ainsi  la  pro- 
fession sincère  de  la  foi  adoptée  ou  reconquise  par 
lui  à  la  vie  même,  paraissait  aux  musulmans  d'au- 
tant plus  coupable,  et  par  conséquent  d'autant  plus 
digne  de  châtiment,  que  leur  loi  ne  leur  comman- 
dait à  eux-mêmes  rien  de  semblable,  et  les  dispen- 
sait d'un  pareil  héroïsme.  «  Il  ne  faut  pas  nous  ima- 
giner que  le  martyre  signiQait  pour  un  musulman 
comme  pour  nous  la  mort  soufferte  en  témoignage  de 
sa  foi.  Placé  dans  des  circonstances  qui  demandent 
ce  témoignage  suprême,  le  musulman  peut  croire  seu- 
lement de  coeur,  et  renier  ouvertement  sa  foi.  »  Ce 
revirement  extérieur  est  autorisé  par  le  Coran  et  la 
tradition  (E.  Powëh,  dans  Christtts,  p.  563). 

Un  très  curieux  exemple  de  renégat  converti  et 
martyrisé  est  l'histoire  du  Bienheureux  Antoine  de 
Uivoli,  dont  on  possède  deux  relations  contempo- 
raines, l'une  écrite  par  un  religieux  hiéronymite, 
CoysTA.NCE{Bibliotlieca  hagios^raphica  latina,  p.  606), 
l'autre  contenue  dans  une  lettre  d'un  religieux  domi- 
nicain,Pierre  RANZANO.au  pape  Pie  II (Analecta  BoUan- 
diana, t.  XXIV,  1906,  p.  357-874).  Antoine  était  un 
Dominicain;  pris  par  des  pirates  en  i458,  il  est  con- 
duit à  Tunis,  jeté  en  prison,  puis,  l'année  suivante, 
obtient  sa  liberté,  apostasie,  épouse  une  musulmane, 
et  traduit  en  italien  le  Coran.  Mais  bientôt,  se  repen- 
tant, il  va  confesser  son  crime  à  un  Frère  mineur,  en 
résidence  à  Tunis,  reçoit  l'absolution,  et  se  soumet 
à  une  rigoureuse  pénitence.  Il  reprend  alors  l'habit 
dominicain.  Dès  qu'il  eut  appris,  en  i46o,  le  retour 
à  Tunis  du  souverain  musulman,  il  se  présenta  har- 
diment devant  lui,  et  déclara  abjurer  la  religion 
de  Mahomet.  Ni  les  promesses  ni  les  menaces  du 
prince,  ni  les  exhortations  du  eadi,  ne  purent  le  dé- 
tourner de  sa  résolution.  Il  fut  alors  condamnée  être 
promené  dans  la  ville,  sous  le  fouet  des  bourreaux, 
puis  à  être  lapidé. 

Tome  III, 


Dans  un  autre  Etat  barbaresque,  à  Alger,  on  con- 
naît aussi  par  des  relations  contemporaines  les  mar- 
tyres de  renégats  pénitents.  Le  livre  écrit  en  161  a 
par  le  moine  espagnol  Diego  de  Haedo,  Topografia 
de  Argel,  les  raconte  dans  sa  troisième  partie,  com- 
prenant deux  dialogues  sur  la  Captivité  et  sur  le 
Martyre.  Ces  deux  dialogues  ont  été  traduits  sous  le 
titre  :  Delà  captivité  à  Alger,  par  M.  Moliner-Violle, 
Alger,  igii. 

Le  premier  dont  il  parle,  le  Génois  Nicolin,  n'ap- 
partient pas  à  Alger  :  c'est  dans  la  capitale  d'une 
autre  régence  barbaresque,  Tripoli,  qu'il  mourut 
lapidé,  en  i56i,  après  être  revenu  à  la  foi  chrétienne 
et  avoir  refusé  de  retourner  à  l'islamisme  (Moliner- 
ViOLLB,  p.  241).  Eu  i555,  un  jeune  homme  de  vingt 
ans,  Morato,  qui  était  captif  à  Alger,  et  avait  eu  le 
malheur  d'abjurer  le  christianisme,  essaie  de  s'en- 
fuir. Arrêté,  il  reconnaît  qu'il  avait  eu  l'intention  de 
s'évader.  «  Tu  es  donc  chrétien'?  »  lui  demande- 
t-on.  «  Je  le  suis,  répond-il,  et  c'est  contre  ma  volonté 
qu'on  m'a  fait  musulman.  Je  désire  vivre  et  mourir 
dans  la  religion  de  mes  pères.  »  On  le  perce  de  flè- 
ches et  on  l'achève  à  coups  de  pierres  (ibid.,p.  203). 
En  i566,  un  jeune  renégat  italien,  âgé  de  vingt-deux 
ans,  s'enfuit  d'Alger  vers  Oran,  alors  au  pouvoir 
des  chrétiens.  Il  est  arrêté,  et  ramené  à  Alger. 
«  Es-tu  chrétien,  ou  renégat,  ou  turc?  »  lui  demande 
le  vice-roi  musulman.  —  «  Je  ne  suis  ni  turc  ni  rené- 
gat, je  suis  chrétien.  —  Puisque  tu  es  chrétien, 
pourquoi  portes-tu  ce  costume  ?  —  Parce  que  c'est 
contraint  et  forcé  que  j'ai  dû  le  prendre.  —  Où 
allais-tu  donc?  —  A  Oran.  —  Pourquoi?  qu'al- 
lais-tu faire  à  Oran  ?  —  J'allais  me  faire  chrétien. 
—  Tu  es  donc  chrétien?  —  Sultan,  il  est  vrai, 
je  suis  chrétien  et  je  veux  rester  chrétien.  »  On 
le  condamna  au  supplice  du  ganche  :  attaché  à 
une  poulie,  qui  pend  à  une  potence,  le  condamné  est 
précipité  sur  une  pointe  aiguë,  par  laquelle  son  corps 
est  transpercé  (ibid.,  p.  284) 

L'un  de  ces    récits  de  martyre   est  d'autant   plus 
intéressant,  qu'une  récente  découverte  l'a  confirmé. 
Un  enfant  maure,  capturé  par  les  Espagnols,  avait 
été  conduit  à  Oran.  Instruit  dans  la  foi  chrétienne, 
on  l'avait  baptisé  sous  le  nom  de  Geronimo.  Repris 
et  rendu    à  ses   parents,    il  revint  à   leur   religion. 
Mais,  en  i559,    il   retourna   volontairement  à  Oran, 
avec  la  résolution  d'y    vivre  en  chrétien.   Dans  une 
expédition  guerrière,   il  fut  fait   prisonnier  par  les 
Maures.  Son  origine  fut  reconnue  :  on  le  somma  de 
redevenir  musulman.  Il  refusa.  Le  pacha  commanda 
de  réserver  dans  la  muraille    d'un  fort  en  construc- 
tion une  cavité,  dans  laquelle  on  l'enterrerait  vivant, 
s'il  persistait  dans  son  refus.  Averti  par  le  maçon, 
qui  était  prisonnier  comme  lui,  Geronimo  se  prépara 
à  la  mort,  se  confessa   et  reçut  le  viatique  d'un  prê- 
tre enfermé  dans  le  même  bagne.  On  le  reconduisit 
au  pacha.  «  Bré,  Juppé  (holà!  chien  I),   dit    celui-ci, 
pourquoi  ne  veux  tu    pas  être  musulman?  —  Je  ne 
le  serai   pour  rien   au  monde.   Je   suis  chrétien,  je 
veux  demeurer    chrétien.  —  Si  tu  n'abjures  pas,  je 
vais  te  faire  murer  là.  —  Fais  comme  tu  l'entendras  ; 
je  suis  préparé  à  tout,  et  cela  ne  me  fera  pas  aban- 
donner la  foi  de  mon  Seigneur  Jésus-Christ.  »  Gero- 
nimo fut  mis   dans    la   cavité,  et  plusieurs  renégats 
bouchèrent  celle-ci  avec   de   la  terre,    emmurant   le 
martyr.    Une    note     du    traducteur   (p.    2g5)  nous 
apprend  que  le  fort,  dit  le  fort  des  Vingt-quatre  heu- 
res, fut    déclassé  et  démoli    en  i853.   On    découvrit 
dans    l'épaisseur    d'un    mur,  le   27    décembre,  une 
excavation    formée  par  le  corps  d'un    homme  ;  une 
partie  du  squelette  existait  encore.  Ces  restes  furent 
portés  en  grande  pompe  à  la  cathédrale  ;  un  tombeau 
I   fut    élevé    à    Geronimo  :  le   moulage  de   son  corps, 

14 


419 


MARTYRE 


420 


exécuté  par  le  sculpteur  Lafond,  est  placé  au  sommet. 
La  cause  de  ce  martyr  est  aujourd'hui  introduite  en 
cour  de  Rome.  (Voir  Berbauggkh,  Geronimo,  le 
martyr  du  fort  des  Vingt-quatre  heures  à  Alger, 
Alger,  1 859) 

11  suUisait  parfois  du  fait  le  plus  léger,  d'une 
simple  inadvertance,  pour  se  trouver  enrôlé  malgré 
soi  parmi  les  sectateurs  de  Mahomet,  et  puni  ensuite 
si  l'on  était  surpris  faisant  acte  de  chrétien.  En  1660, 
David,  riche  habitant  d'Alep,  en  Sj'rie,  ayant  porté 
par  mégarde  un  turban  de  la  couleur  réservée  aux 
musulmans,  fut  inscrit  parmi  eux  malgré  ses  protes- 
tations. Chargé  de  chaînes,  longtemps  maltraité,  il 
persista  à  se  dire  chrétien.  Il  passa  même  du  schisme 
grec  au  catholicisme.  On  lui  trancha  la  tête,  le 
29  juillet  1660  (RA.BBATH,  Documents  înédils  pour 
seryir  à  l'histoire  du  christianisme  en  Orient,  t.  I, 
p.  457). 

Une  histoire  semblable  est  racontée,  en  1789,  dans 
une  lettre  d'un  missionnaire  jésuite.  Il  s'agit  d'un 
jeune  Ai-ménien  catholique  qui,  à  Gonstaulinople, 
dans  une  partie  de  plaisir,  prit,  sous  l'influence  de 
l'ivresse,  le  tui'ban  mahométan.  Quand  les  fumées 
du  vin  se  furent  dissipées,  il  fut  saisi  de  remords, 
et  courut  confesser  sa  faute.  Le  religieux  auquel  il 
s'adressa  lui  conseilla  de  quitter  secrètement  la 
ville  ;  mais  lui  voulut,  au  contraire,  efïacer  par  une 
réparation  éclatante  le  scandale  qu'il  avait  donné. 
Il  rejeta  le  turban  mahométan,  reprit  l'haiiit  armé- 
nien, se  montra  eu  public,  et  fut  mis  en  prison.  Le 
grand  vizir,  auquel  on  le  conduisit,  le  menaça  de  le 
condamner  à  mort  s'il  ne  changeait  de  conduite. 
0  C'est  la  seule  grâce  que  je  vous  demande,  et  la 
plus  grande  que  je  puisse  recevoir  en  ee  monde  jj, 
répondit  le  jeune  homme.  Il  résista  aux  plus  belles 
promesses,  et  marcha  au  supplice  en  disant  son  cha- 
pelet (Leclbrcq,  Les  Martyrs,  t.  X,  p.  i48-i5i). 

Voici  une  curieuse  histoire  de  renégat.  C'est  le 
martyre,  en  1627,  d'un  chrétien  copte  à  Girgé,  en 
Egypte.  Il  avait  eu  le  malheur  de  tuer  son  frère,  de 
colère  de  ce  que  celui-ci  eût  embrassé  le  mahomé- 
tisme.  On  lui  lit  son  procès.  11  fut  sollicité  d'aban- 
donner sa  foi  pour  sauver  sa  vie.  Il  refusa  longtemps, 
malgré  les  tortures  ;  puis  il  s'avoua  vaincu,  et  renia. 
Le  remords  le  saisit  bientôt,  et  la  vie  qu'il  avait 
achetée  au  pris  de  l'apostasie  lui  devint  à  charge.  Il 
alla  trouver  le  pacha,  sollicitant  la  révision  de  son 
procès,  et  déclarant  «  que  si  bien  l'appréhension 
des  peines  lui  avait  arraché  quelques  paroles  mal 
digérées  en  faveur  du  mahométisme,  néanmoins 
elles  n'avaient  fait  que  couler  sur  le  bord  des  lèvres; 
qu'au  reste  son  cœur  et  son  affection  étaient  entière- 
ment à  Jésus-Christ;  qu'il  était  également  honteux 
et  marri  d'avoir  déshonoré  sa  foi  et  le  nom  de  chré- 
tien qu'il  portait,  par  cette  lâcheté;  et  que  pour  faire 
quelque  réparation,  il  reniait  de  tout  son  cœur  le 
faux  et  détestable  prophète;  il  demandait  la  mort  en 
punition  de  son  crime.  11  ajoutait  un  sommaire  de  sa 
profession  de  foi,  qui  consistait  presque  en  un  dé- 
nombrement des  articles  du  Symbole,  et  concluait  en 
tels  ou  semblables  termes  :  e  Je  proteste  que  je  suis 
résolu  de  signer  tout  ce  que  dessus,  de  mon  sang,  et 
qu'on  le  tire  de  telle  partie  qu'on  voudra  de  mon 
corps.  Ainsi  me  vienne  aider  mon  Rédempteur  Jésus- 
Christ,  et  me  pardonner  mon  offense  !  »  Le  pacha  le 
condamna  à  être  empalé.  «  Il  mourut  avec  tant  de 
constance  et  de  sentiment  de  piété  que  les  Turcs 
mêmes  s'en  étonnaient  et  disaient  tout  haut  que  véri- 
tablement c'était  mourir  eu  homme  de  bien  et  de 
courage,  et  que  leur  Alcoran  n'avait  encore  point 
produit  de  pareil  exemple.  On  remarqua  particuliè- 
rement qu'il  quitta  ce  triste  visage  de  criminel,  dès 
qu'il  pensa   d'avoir    recouvré    son    innocence,     se 


voyant  condamné  à  la  mort.  Parmi  le  plus  grand 
excès  de  ses  souffrances,  il  garda  jusqu'au  dernier 
soupir  le  même  contentement  dedans  ses  yeux  et 
la  même  sérénité  dessus  sa  face.  »  (ie  voyage  en 
Ethiopie  entrepris  par  le  P.  Aymard  Guérin,  1637, 
dans  Rabbath,  t.  I,  p.   16-19.) 

Une  histoire  plus  ancienne,  celle  de  saint  André 
de  Chio,  montre  que  le  plus  léger  soupçon,  même 
en  l'absence  de  tout  indice,  suffisait  pour  faire 
mettre  à  mort  ceux  qu'il  plaisait  à  des  musulmans 
d'accuser  d'avoir  abandonné  leur  religion.  Venu  en 
i465  de  rUe  de  Chio  à  Conslantinople,  à  l'âge  de 
vingt-sept  ans,  André,  excellent  chrétien,  qui  s'était 
voué  à  la  sainte  Vierge,  visitait  pieusement  les  égli- 
ses de  cette  ville  épargnées  par  le  conquérant,  lors- 
qu'il fut  dénoncé  comme  traître  à  la  religion  de 
Mahomet,  qu'il  avait,  disaient  les  accusateurs,  ouver- 
tement embrassée  à  Alexandrie.  Conduit  devant  un 
juge,  il  nia  énergiquement  ce  qui  lui  était  reproché, 
et,  comme  il  fut  constaté  qu'il  n'était  pas  circoncis, 
il  allait  être  relâché,  lorsque  quelques-uns  des  assis- 
tants tirent  observer  que  ce  fait  ne  prouvait  rien, 
puisque  les  adultes  devenant  mahométans  avaient 
le  droit  d'éviter  la  circoncision.  Embarrassé,  le  juge 
envoya  demander  au  sultan  ce  qu'il  devait  faire  de 
son  prisonnier.  Mahomet  II  lui  fit  répondre  qu'il 
fallait  ou  décider  André,  qui  était  jeune,  vigoureux 
et  intelligent,  à  entrer  dans  l'armée  comme  officier, 
ou,  s'il  refusait,  le  mettre  à  mort.  En  conséquence, 
I  prières,  menaces,  tout  fut  employé  pour  décider 
André  à  accepter  une  offre  aussi  séduisante,  qui  na- 
turellement, s'il  l'acceptait,  devait  le  faire  passer  à 
l'islamisme.  Le  jeune  chrétien  repoussa  avec  hor- 
reur ces  propositions.  Alors  le  juge  irrité  le  fit  tortu- 
rer cruellement  pendant  dix  jours,  et  comme  André, 
inébranlable,  supportait  les  tourments  en  invoquant 
sans  cesse.l'assistance  de  la  Vierge  Marie,  il  donna 
ordre  de  le  décapiter,  le  29  mai  i465  (voir  dans  les 
Acta  5<j/!c/orum,  mai,  t.  VII,  p.  i85-i88,  la  relation 
écrite  par  un  contemporain,  Georges  de  ïbébi- 
zoNDB,  à  la  suite  d'un  vœu  fait  au  martj'r). 

Conslantinople  vit,  le  19  septembre  i663,  le  mar- 
tyre d'un  jeune  chrétien  qui,  lui,  avait  réellement 
apostasie,  mais  qui  expia  son  crime  de  la  manière 
la  plus  courageuse.  Gabriel  était  né  au  village  de 
Khurnawil,  en  Arménie,  a  Son  frère,  qui  dès  l'en- 
fance avait  abjuré  la  foi  chrétienne  et  servait  parmi 
les  janissaires,  parvint  à  lentraïner  dans  son 
apostasie.  Gabriel  le  suivit  à  l'armée  et  fit  plusieurs 
campagnes  dans  le  même  régiment.  Enfin,  cédant 
aux  remords,  il  déserta  et  s'enfuit  <t  au  pays  des 
Francs  ».  Il  erra  en  pénitent  pendant  plusieurs 
années  à  travers  la  chrétienté,  se  rendit  en  pèleri- 
nage au  tombeau  de  saint  Jacqnes,  frère  du  Seigneui-, 
aux  sanctuaires  de  la  Vierge  et  des  saints  apôtres 
Pierre  et  Paul.  Tant  de  souffrances  volontaires  ne 
lui  rendirent  pas  la  paix  de  l'âme.  Pour  en  finir, 
l'apostat  converti  retourna  à  Conslantinople.  Là, 
malgré  les  .supplications  des  siens,  il  alla  de  lui- 
même  se  faire  arrêter.  Le  vizir  le  crut  fou  et  l'envoya 
en  prison.  Le  lendemain,  après  un  nouvel  interro- 
gatoire, auquel  il  répondit  avec  une  intrépidité 
modeste,  Gabriel  fut  condamné  à  être  pendu  dans 
les  rues  de  la  ville  et  conduit  au  supplice  à  l'instant 
même.  Pendant  deux  jours  qu'on  le  laissa  sur  le 
gibet,  l'éclat  de  son  visage  ne  s'altéra  pas  :  on  l'eût 
cru  endormi.  Jusqu'à  ce  qu'enfin  les  Turcs,  irrités  de 
voir  les  chrétiens  se  presser  en  foule  pour  contem- 
pler le  martyr,  le  détachèrent  et  le  jetèrent  an 
Bosphore.  »  (Analecta  Boltandiana,  t.  XXVII,  1908, 
p.  aSa,  d'après  Isaac  Stbabean,  in  confesseur 
inconnu  :  le  martyr  Gabriel,  dams  Handest  Amsorea, 
t.  XXI,  1907,  p.  61-62) 


421 


MARTYRE 


422 


5.  Martyres  de  musulmans  convertis.  —  Si 
acharnés  contre  les  chrétiens  renégats  qui  revenaient 
à  leur  ancienne  foi,  les  musulmans  l'étaient  plus  en- 
core contre  leurs  propres  coreligionnaires  passés  au 
christianisme.  On  a  souventdit  que  «  les  musulmans 
sont  inconvertissables  ».  De  l'aveu  de  bons  juges, 
qui  ont  pour  eux  l'expérience,  cette  assertion  est 
exagérée.  Malgré  les  obstacles  que  présentent  l'état 
d'esprit  héréditaire  des  musulmans  et,  trop  souvent 
aussi,  la  mauvaise  politique  ou  les  mauvais  exem- 
ples des  chrétiens,  les  conversions  de  ce  genre  ne 
sont  pas,  même  de  nos  jours,  sans  exemple  (Les 
Missions  cal)ioliques  françaises,  t.  V,  p.  58,  6o,  76; 
voir  encore,  dans  le  livre  d'Augustin  Cochin,  J.'aho- 
lition  de  l'esclavage,  1861,  t.  II,  p.  52i,  une  note  sur 
les  missions  calliuliques  en  Afrique,  1860-1861,  rédi- 
gée par  M.  Ducros,  secrétaire  du  conseil  de  la  Pro- 
pagation de  la  Foi,  à  Paris  :  des  conversions  de  mu- 
sulmans y  sont  indiquées;  voir  aussi  Allies,  Jour- 
nal in  France,  1'  éd.,  Londres,  igi.'i,  p.  177  et  l85). 
Devant  la  grâce  divine,  il  n'y  a  pas  d'état  d'esprit 
irréductible.  Si  les  conversions  de  musulmans  sont 
.1  très  rares  B.on  doit  ajouter  que  «  généralement  ces 
conversions  sont  aussi  durables  qu'elles  ont  été  diffi- 
ciles àobtenir  ».  {t.es  Missions  catholiques  françaises, 
t.  V,  p.  19)  Elles  durèrent  parfois  jusqu'au  martyre. 
Martin  Forniel  était  un  Maure,  né  à  Tlemcen,  qui, 
de  propos  délibéré,  «  poussé,  dit  la  relation,  par  une 
inspiration  divine  »,  vint  à  Oran  pour  y  abjurer  le 
mahométisme  et  recevoir  le  baptême.  Il  prit  part  en- 
suite aux  expéditions  guerrières  des  Espagnols.  Fait 
prisonnier  et  amené  à  Alger,  il  fut  pressé  par  tous 
les  moyens,  promesses  et  menaces,  de  renoncer  à  la 
religion  du  Christ.  Ses  parents  accoururent  de  Tlem- 
cen pour  le  supplier.  Mais  vainement  lui  montra-t-on 
ce  qu'avait  d'extraordinaire  0  un  Maure,  né  de  Mau- 
res, ne  vivant  pas  en  Maure  dans  la  foi  des  Maures  1  » 
Il  demeura  inébranlable.  0  Chrétien  je  suis,  et  chré- 
tien je  dois  mourir  »,  répondait-il.  On  lui  coupa  une 
jambe,  puis  un  bras,  et  on  l'acheva  par  le  supplice 
du  ganche,  en  i558  (Moliner-Violle,  p.  226). 

Un  missionnaire  Carme,  établi  en  Perse,  raconte  la 
mort  héroïque,  en  1621,  de  cinq  Persans,  dont  un 
était  le  jardinier  de  la  mission.  Musulmans  de  nais- 
sance, ils  avaient  reçu  le  baptême  et  refusaient  de 
revenir  à  l'islamisme.  Le  khan  ou  vice-roi  de  Sciras, 
qui  les  avait  arrêtés,  condamna  à  mort  deux  d'entre 
eux  :  Elle  fut  cousu  dans  une  peau  d'âne,  puis  em- 
palé ;  Chassadir  fut  éventré.  On  conduisit  les  trois 
autres  près  d'Ispahan,  au  roi  de  Perse,  qui  était  alors 
Abbas  le  Grand  (1587-1629).  Celui-ci  s'était  toujours 
montré  favorable  aux  chrétiens  (Les  Missions  catho- 
liques françaises,  t.  I,  p.  198);  cependant  il  interro- 
gea sévèrement  les  convertis,  et,  sur  leur  refus  d'ab- 
jurer, les  condamna  à  mort.  Le  crime  de  musulmans 
infidèles  à  leur  religion  lui  avait  paru  irrémissible. 
Les  trois  martyrs,  Alexandre,  Joseph  et  Ibrahim,  fu- 
rent lapidés.  Mais,  par  une  exception  bien  rare,  leur 
courage  émut  tellement  le  souverain  persan,  que  les 
habitants  de  quarante-trois  bourgs  arméniens,  qui 
avaient  été  contraints  à  l'apostasie,  puis  étaient  re- 
venus au  culte  chrétien,  furent  autorisés  à  y  persé- 
vérer :  on  leur  rendit  même  leurs  livres  religieux 
conlisqués  (Rabbath,  t.  1,  p.  448).  Il  s'agit  probable- 
ment ici  d'une  colonie  arménienne,  qui  avait  été 
transportée,  par  l'ordre  d' Abbas,  des  bords  de  l'Araxe 
à  Ispahan. 

Ajoutons  que  le  mahométisme  parait  être,  de  nos 
jours,  plus  intolérant  en  Perse  qu'il  ne  l'était  au 
xvii*  siècle.  On  vient  de  voir  cinq  musulmans  con- 
vertis martyrisés  en  1621  ;  mais  les  missionnaires  et 
les  autres  chrétiens  sont  laissés  en  paix.  Al'heure  pré- 
sente, dans  les  même  pays,  «  le  prosélytisme  auprès 


des  musulmans  est  impossible  :  le  missionnaire  qui 
s'y  livrerait  ne  pourrait  s'en  promettre  qu'un  résul- 
tat, ce  serait  d'amener  un  massacre  général  des  chré- 
tiens. «  (/.es  Missions  catholiques  françaises,  t.  I, 
p.    190) 

6.  Martyres  d'esclaves  chrétiens.  —  Parmi 
les  esclaves  chrétiens  qui  remplissaient  les  «  bagnes  » 
et  les  galères  de  l'Etat  ou  les  maisons  des  particu- 
liers, à  Constantinople  et  dans  toutes  les  villes  du 
Levant  et  des  Etats  barbaresques,  les  martyrs  furent 
aussi  très  nombreux.  A  beaucoup  de  ces  captifs  avait 
été  laissée  une  liberté  de  conscience  relative  :  au  xvi', 
au  xvii",  au  xviiie  siècle,  non  seulement  les  religieux 
spécialement  autorisés  à  traiter  de  leur  rachat,  comme 
les  Trinitaires  et  les  Pères  de  la  Merci,  mais  encore 
ceux  des  autres  ordres,  Dominicains,  Capucins,  Jé- 
suites, Lazaristes,  avaient  facilement  accès  auprès 
d'eux,  leur  disaient  la  messe,  leur  prêchaient  même 
des  retraites,  leur  administraient  les  sacrements.  Dans 
bien  des  cas,  cependant,  cette  liberté  de  conscience 
était  supprimée,  et  les  musulmansessayaient  par  tous 
les  moyens  de  contraindre  à  l'abjuration  leurs  captifs, 
particulièrement  les  jeunes  gens  et  les  femmes  :  ni 
les  menaces,  ni  les  promesses,  ni  les  séductions  de 
toute  sorte  n'étaient  alors  épargnées  :  on  vit  des 
pères  promettre  â  un  esclave  la  main  de  leur  ûUe,  s'il 
se  faisait  musulman.  Beaucoup  résistèrent  jusqu'au 
sang,  et  même  jusqu'à  la  mort;  parmi  ceux,  en  grand 
nombre,  qui  succombèrent,  il  en  y  eut  aussi  beaucoup 
qui  se  relevèrent  et  payèrent  de  leur  sang  leur 
repentir. 

La  nécessité  de  ménager  les  susceptibilités  des 
musulmans,  afin  de  continuer  leur  ministère  auprès 
des  prisonniers,  obligeait  les  religieux  à  une  grande 
réserve.  Celle-ci  est  plusieurs  fois  recommandée  par 
saint  Vincent  de  Pacl  aux  Lazaristes  envoyés  par  lui 
en  Afrique,  et  particulièrement  à  ceux  que  le  roi  de 
France  avait  autorisés  à  l'y  représenter  comme  con- 
suls. Nous  ne  pouvons  nous  arrêter  ici  devant  ces 
admirables  ligures  de  consuls  lazaristes.  Citons  seule- 
ment M.  Guérin  et  M.  Jean  Le  Vacher.  A  cette  ques- 
tion qui  lui  est  posée  au  moment  de  son  départ  pour 
Tunis  :  «  Eh  bieni  monsieur  Guérin,  vous  allez  donc 
vous  faire  pendre  en  Barbarie?  »  il  répond  :  «  J'es- 
père davantage,  je  compte  sur  le  pal  et  sur  mieux 
encore.  »  On  demande  de  même  à  M.  Le  Vacher,  qui 
après  un  premier  consulat  à  Tunis,  où  il  avait  beau- 
coup soulfert,  venait  d'être  nommé  consul  à  Alger  : 
»  N'avez-vous  pas  peur  de  retourner  parmi  ces  bar- 
bares? »  —  «  Si  je  voyais,  dit-il,  d'un  côté  le  chemin 
du  ciel  ouvert  et  de  l'autre  celui  d'Alger,  je  pren- 
drais plutôt  ce  dernier,  par  la  charité  que  je  sais 
qu'il  y  a  à  exercer,  parmi  ces  infidèles,  en^  ers  les 
pauvres  esclaves.  »  On  connaît  la  mort  héroïque  de 
Jean  Le  Vacher,  dont  la  cause  de  béatification  s'ins- 
truit en  ce  moment  (voir  R.  Gleizes,  Jean  Le  Vacher, 
vicaire  a/JOstolique  et  consul  à  Tunis  et  à  Jlger, 
1619-1683,  d'après  les  documents  contemporains, 
Paris,  1914).  Cependant,  à  peine  les  textes  permettent- 
ils  d'apercevoir  quelque  chose  de  son  apostolat  envers 
les  musulmans  (voir  Gleizes,  p.  loi).  Le  mission- 
naire qui  portait  un  de  ceux-ci.  Turc  ou  renégat,  à 
changer  de  religion,  encourait  en  Barbarie  la  peine 
de  mort,  et  surtout  mettait  en  péril  la  mission  à 
laquelle  il  appartenait.  C'est  pourquoi  saint  Vincent 
de  Paul  avait  demandé  â  ses  Lazaristes  de  passer 
sous  silence  les  conversions  secrètement  opérées 
par  eux  parmi  les  musulmans.  Il  leur  conseillait 
même  une  grande  prudence  dans  leUTS  rapports  avec 
les  renégats.  Ecrivant  à  Philippe  Le  Vacher,  frère  de 
Jean,  en  décembre  i65o  :  «Vous  avez,  lui  disait-il,  un 
autre  écueil  à  éviter  parmi  les  Turcs  et  les  renégats  : 


423 


MARTYRE 


424 


au  nom  de  Notre-Seigneur,  n'ayez  aucune  commu- 
nication avec  ces  gens-là;  ne  vous  exposez  point 
aux  dangers  qui  en  peuvent  arriver,  parce  qu'en 
vous  exiiosanl,  comme  j'ai  dit,  vous  exposeriez  tout 
et  feriez  grand  tort  aux  pauvres  ciireliens  esclaves, 
en  tant  qu'ils  ne  seraient  plus  assistés,  et  vous  fer- 
meriez la  porte  pour  l'avenir  à  la  liberté  présente 
que  nous  avons  de  rendre  quelque  service  à  Dieu  en 
Alger  et  ailleurs.  Voyez  le  mal  que  vous  feriez  pour 
un  petit  bien  apparent.  Il  est  plus  facile  et  plus 
important  d'empêcher  que  plusieurs  esclaves  ne  se 
pervertissent  que  de  convertir  un  seul  renégat. 
Un  médecin  qui  préserve  du  mal  mérite  plus  que 
celui  qui  le  guérit;  vous  n'êtes  pas  chargés  des  âmes 
des  Turcs  et  des  renégats,  et  votre  mission  ne  s'étend 
point  sur  eux,  mais  sur  les  pauvres  chrétiens  cap- 
tifs. »  (Lettres  de  sd'mt  Vincent  de  Paul,  t.  I,  Paris, 
1880,  p.  357) 

J'emprunte  à  quelques  missionnaires  —  le  P.  Dan, 
Trinitaire,  auteur  de  l'Histoire  de  la  Barbarie  et  de 
SCS  corsaires  (i636),  et  les  deux  consuls  lazaristes, 
MM.  GuÉRiN  et  Lb  Vacher,  quelques  épisodes  de  la 
confession  ou  du  martyre  d'esclaves  détenus  dans 
les  pays  barbaresques. 

Le  P.  Dan  raconte  l'histoire,  arrivée  en  i633,  d'un 
mousse  de  Saint-Tropez,  âgé  de  quinze  ans,  Guil- 
laume Sauvéir  ;  après  avoir  essayé  en  vain  de  toutes 
les  séductions  pour  le  convertir  à  l'islamisme,  les 
Turcs  le  suspendirent  par  les  pieds,  et  lui  donnèrent 
la  bastonnade,  en  le  sommant  de  renoncer  à  la  reli- 
gion chrétienne.  Comme  il  s'y  refusait,  on  lui  arra- 
cha les  ongles  des  orteils  et  on  lui  coula  de  la  cire 
fondue  sur  la  piaule  des  pieds,  sans  pouvoir  ébran- 
ler sa  constance.  M.  Guérin  cite,  en  1646,  à  Tunis,  un 
enfant  de  onze  ans,  deux  fois  bàtonné,  refusant  l'ab- 
juration et  disantau  maître  qui  le  frappe:  «  Coupe-moi 
le  cou  si  tu  veux, car  jesuis  chrétienetneserai  jamais 
autre.  »  (Abellv,  Vie  de  saint  Vincent  de  Paul,  éd.i836, 
t.  V,  p.  97)  Le  même  M.  Guérin  parle  d'un  autre  en- 
fant, Marseillais,  âgé  de  treize  ans,  lequel  reçut  plus 
de  millecoupsde  bâton  idulôtque de  renier  le  Christ  : 
on  lui  coupa  sur  le  bras  un  morceau  de  chair, 
«  comme  on  ferait  une  carbonnade  pour  la  mettre 
dessus  le  gril  »  ;  enfin  on  allait  lui  donner  encore 
quatre  cents  coups  de  bâton  quand  le  missionnaire, 
se  jetant  aux  pieds  du  maître,  les  mains  jointes,  ob- 
tint de  le  racheter  (l'fci'rf.,  p.  106).  En  1648,  rapporte 
M.  Le  Vacher,  il  y  avait  à  Tunis  deux  jeunes  escla- 
ves de  quinze  ans,  l'un  Anglaisct  protestant,  l'autre 
Français  et  catholique.  Le  premier  fut  converti  par 
son  camarade  au  catholicisme.  Il  refusa  d'être  racheté 
par  des  marchands  anglais,  qui  voulaient  l'inscrire 
parmi  ceux  de  leur  religion,  et  déclara  qu'il  aimait 
mieux  demeurer  esclave  toute  sa  vie  que  de  cesser 
d'être  catholique.  Les  deux  amis,  qui  refusaient  de  se 
faire  musulmans,  furent  plusieurs  fois  battus  par  les 
Turcs,  aupointd'êtrelaissés  à  terre  comme  morts.  Le 
petit  Anglais,  trouvant  un  jour  son  ami  dans  cet  état, 
l'embrassa  en  disant  publiquement  :  «  J'honore  les 
membres  qui  viennent  de  souffrir  pour  Jésus-Christ, 
mon  Seigneur  et  mon  Dieu.  »  A  moitié  assommé  à  son 
tour,  il  fut  rapporté  inanimé  dans  sa  case,  où  le  pe- 
tit Français  vint  le  visiter,  l'exhortant  à  toujours 
souffrir  vaillamment  pour  le  Christ.  Un  Turc,  qui  por- 
tait deux  couteaux  à  sa  ceinture,  menaça  l'intrépide 
enfant  de  lui  couper  les  oreilles  :  mais  le  petit  Fran- 
çais, s'emparant  d'un  des  couteaux,  se  trancha  lui- 
même  une  oreille,  et,  la  tenant  toute  sanglante,  de- 
manda au  Turc  s'il  voulait  encore  l'autre.  Le  courage 
des  deux  jeunes  esclaves  étonna  si  fort  les  infidèles, 
qu'ils  cessèrent  de  les  tourmenter.  L'année  suivante, 
les  deux  petits  martyrs  moururent  de  la  peste  {ibid., 
p.  99-io3). 


Voilà  de  quoi  des  enfants  furent  capables.  Non 
moins  intrépides  se  montrèrent  des  femmes.  Toutes, 
hélas  I  ne  purent  sauver  leur  vertu,  et  plusieurs  — 
on  cite  même  des  religieuses  —  n'abjurèrent  leur  foi 
qu'après  avoir  subi  toutes  les  hontes  du  harem.  Mais 
d'autres  obtinrent  par  leur  courage  la  couronne 
du  martyre.  C'est  encore  M.  Guérin  qui  raconte,  en 
1G46,  l'histoire  d'une  esclave  chrétienne  de  Tunis 
qui,  plutôt  que  d'abandonner  sa  religion,  reçut  plus 
de  cinq  cents  coups  de  bâton;  restée  à  terre,  à  demi 
morte,  deux  Turcs  «  la  foulèrent  avec  les  pieds  sur 
les  épaules,  avec  une  telle  violence, qu'ils  lui  crevèrent 
les  mamelles  ■»  (ibid.,  p.  io5).  M.  Guérin  raconte 
encore  l'histoire  d'une  jeune  femme  sicilienne,  à 
Bizerte,  «  le  mari  de  laquelle  s'était  fait  Turc.  Elle  a 
enduré  trois  ans  entiers  des  tourments  inexplicables 
plutôt  que  d'imiter  l'apostasie  de  son  mari  ».  Elle 
était  «  toute  couverte  de  plaies  »,  quand  «  deux  cent 
cinquante  écus,  donnés  par  aumône  »,  permirent  de 
la  racheter  (ibid.,  p.  106). 

Dans  une  de  ses  lettres  à  saint  Vincent  de  Paul, 
M.  Jean  Le  Vacher  parle  d'une  barque  française, 
qu'un  naufrage  lit  échouer  sur  la  côte  de  Tunis.  Six 
hommes  la  montaient.  Capturés,  ils  furent  vendus  à 
Tunis  comme  esclaves.  Le  dey  voulut  les  contraindre 
à  se  faire  musulmans.  Deux  cédèrent  à  la  violence 
des  bastonnades;  deux  autres  «  moururent  constam- 
ment dans  les  tourments  plutôt  que  de  consentir  à 
une  telle  infidélité  ».  M.  Le  Vacher  parvint  à  rache- 
ter les  deux  survivants,  en  se  portant  caution  d'une 
partie  du  prix.  «  Pour  moi,  écrit-il,  j'aime  mieux 
souffrir  en  ce  monde  que  d'endurer  qu'on  renie  mon 
divin  Maître,  et  je  donnerais  volontiers  mon  sang 
et  ma  vie,  voiremême  mille  vies  si  je  les  avais,  plu-' 
tôt  que  de  permettre  que  des  chrétiens  perdent  ce 
que  Notre-Seigneur  leur  a  acquis  par  sa  mort.  »  (Ibid., 

P-  "O'j) 

Dans  ce  pauvre  monde  de  prisonniers  et  d'esclaves, 
s'il  y  eut  des  confessions  ou  des  morts  admirables,  il 
y  avait  aussi,  nous  l'avons  dit,  d'innombrables  renie- 
ments. Tout  en  observant  les  conseils  de  prudence 
donnés  par  saint  Vincent  de  Paul,  les  Lazaristes  s'oc- 
cupaient discrètement  de  ces  renégats.  Xous  voyons 
par  leurs  lettres  qu'ils  en  convertirent  beaucoup 
(ibid.,  p.  85,  97).  Nous  voyons  même  qu'ils  parvin- 
rent à  convertir  et  à  baptiser  plusieurs  musulmans 
de  naissance  ;  mais,  dit  Abelly,  a  pour  ce  qui  est  de 
ces  Turcs  et  renégats  qui  se  convertissaient  à  notre 
sainte  religion,  les  prêtres  de  la  mission  s'y  com- 
portaient avec  grande  prudence  et  circonspection,  de 
peur  que,  si  on  les  eut  découverts,  cela  n'eût  empêché 
le  progrès  des  biens  qu'ils  tâchaient  de  faire  parmi 
ces  infidèles.  C'est  pour  ce  sujet  qu'ils  n'en  parlaient 
que  sobrement  dans  les  lettres  qu'ils  écrivaient  en 
France,  de  peur  que,  ces  lettres  venant  à  être  inter- 
ceptées, on  ne  connût  ce  que  Dieu  faisait  par  leur 
ministère  pour  le  salut  de  ces  pauvres  dévoyés.  » 
(/ii'rf.,  p.  g^.)  Voilà,  disons-le  en  passant,  qui  répond 
encore  au  préjugé  des  «  musulmans  inconvertissa- 
bles  ». 

Dans  une  conférence  aux  prêtres  de  la  commu- 
nauté de  Saint-Lazare,  saint  Vincent  de  Paul  a 
raconté  lui-même  le  martyre,  à  Alger,  d'un  renégat 
converti.  Je  crois  ne  pouvoir  mieux  faire  que  de 
reproduire  son  récit: 

«  Il  se  nommait  Pierre  Bourgoin,  natif  de  l'île  de 
Majorque,  âgé  seulement  de  vingt  et  un  ou  vingt- 
deux  ans.  Le  maître  duquel  il  était  esclave  avait 
dessein  de  le  vendre,  pour  l'envoyer  aux  galères  de 
Constantinople,  dont  il  ne  serait  jamais  sorti.  Dans 
cette  crainte,  il  alla  trouver  le  bâcha,  pour  le  prier 
d'avoir  pitié  de  lui,  et  de  ne  pas  permettre  qu'il  fût 
envoyé  à  ces  galères. Le  bacUa  lui  promit  de  le  faire, 


425 


MARTYRE 


426 


pourvu  qu'il  prit  le  turban  ;  et  pour  lui  faire  faire 
cette  apostasie,  il  employa  toutes  les  persécutions 
dont  il  put  s'aviser;  et  enfin,  ajoutant  les  menaces 
aux  promesses,  il  l'intimida  de  telle  sorte  qu'il  en 
lit  un  renégat.  Ce  pauvre  enfant,  néanmoins,  conser- 
vait toujours  dans  son  cœur  les  sentiments  d'estime 
et  d'amour  qu'il  avait  pour  sa  religion,  et  ne  lit  cette 
faute  que  par  l'appréhension  de  tomber  dans  ce  cruel 
esclavage,  etpar  le  désir  de  faciliter  le  recouvrement 
de  sa  liberté.  Il  déclara  même  à  quelques  esclaves 
chrétiens  qui  lui  reprochaient  son  crime,  que  s'il 
était  Turc  à  l'extérieur,  il  était  chrétien  dans  l'âme,  et, 
peu  à  peu,  faisant  réilexion  sur  le  grand  péché  qu'il 
avait  commis  de  renoncer  à  sa  religion,  il  en  fut 
touché  d'un  véritable  repentir;  et,  voyant  qu'il  ne 
pouvait  expier  sa  lâcheté  que  jiar  sa  mort,  il  s'y 
résolut,  plutôt  que  de  vivre  plus  longtemps  dans  cet 
état  d'inlidélité.  Ayant  découvert  à  quelques-uns  ce 
dessein,  pour  en  venir  à  l'exécution,  il  commença  à 
parler  ouvertement  à  l'avantage  de  la  religion  chré- 
tienne et  au  mépris  du  mahomélisme,  et  disait  sur 
ce  sujet  tout  ce  qu'une  vive  foi  lui  pouvait  suggérer, 
en  présence  même  de  quelques  Turcs,  et  surtout  des 
chrétiens.  Il  craignait  toutefois  la  cruauté  de  ces  bar- 
liares,  et  envisageant  la  rigueur  des  peines  qu'ils 
lui  feraient  souffrir, il  en  tremblait  de  frayeur.  «Mais 
pourtant,  disait-il,  j'espère  que  le  Seigneur  m'assis- 
tera, il  est  mort  pour  moi,  il  est  tout  juste  que  je 
meure  pour  lui.  »  Enfin,  pressé  du  remords  de  sa 
conscience,  et  du  désir  de  réparer  l'injure  qu'il  avait 
faite  à  Jésus-Christ,  il  s'en  alla,  dans  sa  généreuse 
résolution,  trouver  le  bâcha  ;  et, élanlen  sa  présence: 
«  Tu  mas  séduit,  lui  dit-il,  en  me  faisant  renoncer  à 
ma  religion,  qui  est  la  bonne  et  véritable,  et  me  fai- 
sant passer  à  la  tienne,  qui  est  fausse  :  or,  je  te 
déclare  que  je  suis  chrétien;  et,  pour  te  montrer  que 
j'abjure  de  bon  cœur  la  créance  et  la  religion  des 
Turcs,  je  rejette  et  déteste  le  turban  que  lu  m'as 
donné  »  ;  et,  en  disant  ces  paroles,  il  jeta  ce  turban 
par  terre  et  le  foula  aux  pieds  ;  et  puis  il  ajouta  : 
«  Je  sais  que  lu  me  feras  mourir,  mais  il  ne  m'im- 
porte, car  je  suis  prêt  à  souffrir  toute  sorte  de  tour- 
ments, pour  Jésus-Christ  mon  Sauveur.  »  En  efTet,  le 
baclia,  irrité  de  cette  hardiesse,  le  condamna  aussi- 
tôt à  être  brillé  tout  vif;  ensuite  de  quoi  on  le  dépouilla, 
lui  laissant  seulement  un  caleçon,  on  lui  mit  une 
chaîne  au  cou,  et  on  le  chargea  d'un  gros  poteaii, 
pour  être  attaché  et  brûlé  ;  et,  sortant  en  cet  état  de 
la  maison  du  bâcha,  pour  être  conduit  au  lieu  du 
supplice,  comme  il  se  vit  environné  de  Turcs,  de 
renégats,  et  même  de  chrétiens,  il  dit  hautement  ces 
belles  paroles  :  «  Vive  Jésus-Christ,  et  triomphe  pour 
jamais  la  foi  catholique,  apostolique  et  romaine  I  II 
n'y  en  a  point  d'autre  en  laquelle  on  puisse  se  sauver.  » 
Et  cela  dit,  il  s'en  alla  constamment  souffrir  le  feu  et 
recevoir  la  mort  pour  Jésus-Christ. 

«  Or  le  plus  grand  sentiment  que  j'aied'unesi  belle 
action,  c'est  que  ce  brave  jeune  homme  avait  dit  à 
ses  compagnons  :  «  Quoique  j'appréhende  la  mort, 
je  sens  néanmoins  quelque  chose  là-dedans,  portant 
la  main  sur  son  front,  qui  me  dit  que  Dieu  me  fera 
la  grâce  de  souffrir  le  supplice  qu'on  me  prépare. 
Notre-Seigneur  lui-même  a  appréliendé  la  mort,  et, 
néanmoins,  il  a  enduré  volonlairement  de  plus 
grandes  douleurs  que  celles  qu'on  me  fera  souffrir; 
j'espère  en  sa  force  et  en  sa  bonté.  »  Il  fut  donc  atta- 
ché à  un  poteau,  et  le  feu  allumé  autour  de  lui,  qui 
lui  lit  rendre  bientôt  entre  les  mains  de  Dieu  son 
âme  pure  comme  l'or  qui  a  passé  par  le  creuset. 
M.  Le  Vacher,  qui  l'avait  toujours  suivi,  se  trouva 
présent  à  son  martyre;  quoiqu'un  peu  éloigné,  il 
lui  leva  l'excommunication  qu'il  avait  encourue,  et 
lui  donna  l'absolution,   sur  le  signal  dont   il    était 


convenu  avec  lui,  pendant  qu'il  souffrait  avec  tant 
de  constance. 

«  Voilà,  messieurs,  comme  est  fait  un  chrétien,  et 
voilà  le  courage  que  nous  devons  avoir  pour  souffrir  et 
pour  mourirquand  il  faudra  pour  Jésus-Christ. Ueman- 
dons-lui  cette  grâce,  et  prions  ce  saint  garçon  de  la 
demander  pour  nous,  lui  qui  a  été  un  si  digne  éco- 
lier d'un  si  courageux  maître,  qu'en  ces  trois  heures 
de  temps  il  s'est  rendu  son  vrai  disciple  et  son  par- 
fait imitateur,  en  mourantpour  lui.  »  (Abblly,  t.  V, 
p.  64-67) 

Cette  Passion  d'un  martyr,  narrée  avec  émotion 
presque  au  lendemain  de  sa  mort  par  un  saint  tel 
que  Vincent  de  Paul,  d'après  les  renseignements  du 
témoin  oculaire  M.  Le  Vacher,  fait  comprendre  la 
valeur  historique  de  beaucoup  de  pièces  analogues 
appartenant  aux  premiers  siècles  de  l'Eglise. 

A  ces  esclaves  martyrs  de  la  foi,  il  faut  joindre 
d'autres  esclaves  martyrs  de  la  chasteté.  M.  Guérin 
parle  d'un  jeune  Portugais  qui,  «  après  avoir  résisté 
pendant  plus  d'un  an  aux  violentes  sollicitations  de 
son  impudique  patronne  »,  fut,  sur  une  fausseaccu- 
sation  de  «  cette  louve  »,  condamné  à  mort.  «  Il  se 
confessa  et  communia,  et,  après,  il  me  dit  :  «  Mon- 
sieur, qu'on  me  fasse  souffrir  tant  qu'on  voudra,  je 
veux  mourir  chrétien.  »  Et,  quand  on  vint  le  pren- 
dre pour  le  conduire  au  supplice,  il  se  confessa  encore 
une  fois,  et  Dieu  voulut  pour  sa  consolation  qu'il 
nous  fût  permis  de  l'assister  à  la  mort,  ce  qui  n'avait 
jamais  été  accordé  parmi  ces  inhumains.  La  der- 
nière parole  qu'il  dit,  en  levant  les  yeux  au  ciel,  fut 
celle-ci  :  «  O  mon  Dieu,  je  meurs  innocent!  »  Ceci 
se  passait  en  i646à  Tunis.  A  Alger,  vers  le  même 
temps,  un  autre  esclave,  après  avoir  repoussé  les 
ignobles  tentatives  de  son  maître,  fut  accusé  par 
celui-ci  de  l'avoir  voulu  tuer  :  «  on  tit  mourir  par  le 
feu  ce  valeureux  chrétien,  qui  supporta  constam- 
ment ce  cruel  martyre.  »  (/tiV.,p.  85-8^) 

7.  Les  martyrs  du  temps  présent.  —  Le  fa- 
natisme musulman  parait  quelquefois  assoupi  : 
mais  il  a  aussi  d'épouvantables  réveils.  On  en  eut 
la  preuve  au  xix''  siècle  :  en  18G0,  au  Liban,  le  mas- 
sacre de  4o.ooo  Maronites  par  les  Druscs,  avec  la 
complicité  des  Turcs,  massacre  pendant  lequel  des 
missionnaires  Franciscains  et  Jésuites  furent  im- 
molés avec  leur  troupeau  qu'ils  avaient  voulu  jus- 
qu'à la  fin  consoleret  absoudre  (Les  Missions  catholi- 
ques françaises,  l.  I,  p.  826);  en  1895  et  1896,  le 
massacre  de  100.000  Arméniens  avec  l'approbation 
du  sultan.  L'heure  où  j'écris  voit,  par  des  massacres 
plus  effroyables  encore,  la  destruction  systématique 
de  cette  nation  arménienne,  qu'on  est  tenté  d'ap- 
peler la  nation  martyre.  Combien  cependant,  parmi 
tant  de  chrétiens  mis  à  mort,  doivent  recevoir,  au 
sens  propre  du  mot,  ce  titre  de  martyr?  Nous  som- 
mes encore  trop  proches  des  événements  et  trop 
ignorants  des  détails  pour  répondre  à  celte  ques- 
tion :  mais  on  peut  penser  qu'aux  haines  de  race 
et  aux  suggestions  de  la  plus  criminelle  politique 
se  joignit  bien  souvent,  chez  les  massacreurs,  la 
haine  de  la  religion  chrétienne,  et  que  plus  d'un 
parmi  les  massacrés,  prêtres  et  laïques,  a  préféré 
la  mort  à  une  apostasie  qui  eût  pu  le  sauver. 
On  trouvera  dans  la  Croix  du  a  mars  1916  une 
correspondance  de  Rome  sur  «  les  massacres  qui 
ont  quasi  décimé  l'épiscopat  et  le  clergé  catholique 
arménien.  »  (Voir  encore,  dans  la  Reyue  des  Deux 
Mondes,  \"  février  igi6,  l'article  anonyme  intitulé  : 
La  suppression  des  Arméniens.  Méthode  allemande. 
Travail  turc) 

Un  épisode  peu  connu,  qui    remonte  à    quelques 
années,  montreque,  même  dans  les  parties  du  monde 


427 


MARTYRE 


428 


musulman  les  mieux  pacifiées,  et  gouvernées  aujovir- 
d'Uui  par  des  nations  chrétiennes,  il  peut  encore  y 
avoir  des  martyrs,  de  vrais  martyrs,  punis  par  des 
fanatiques  de  leur  refus  d'embrasser  la  religion  de 
Mahomet.  Les  faits  de  ce  genre  sont  naturellement 
très  rares,  mais  ils  laissent  voir  quel  est  toujours, 
chez  certains,  l'état  de  l'àme  musulmane.  Dans  une 
région  encore  sauvage  de  la  Tunisie,  un  maraljout, 
par  ses  prédications  enflammées,  parvint,  en  1906, 
à  soulever  le  fanatisme  des  indigènes.  Plusieurs 
fermes,  exploitées  par  des  Français,  furent  pillées. 
Dans  l'une  d'elles,  le  colon  et  les  membres  de  sa 
famille  sont  mis  par  les  insurgés  en  demeure  d'ab- 
jurer le  christianisme  et  de  se  faire  musulmans.  Us 
eurent  la  faiblesse  de  céder.  Près  de  là  se  trouvait 
un  dépôt  de  remonte,  dont  le  service  était  fait  par 
trois  cavaliers.  Deux  parvinrent  à  s'échapper,  mais 
le  troisième,  fait  prisonnier,  accepta  la  circoncision 
pour  éviter  la  mort.  «  Evidemment,  écrit  un  corres- 
pondant, ces  conversionsn'ont  été,  pour  ces  malheu- 
reux, qu'un  expédient,  et  nul  n'a  pu  les  croire  sin- 
cères, pas  même  les  Arabes  qui  les  ont  imposées. 
Aussi  devons-nous  d'autant  plus  admirer  ce  paysan 
italien,  cet  humble  riistico,  qui  a  pensé  qu  on  ne 
déserte  pas  une  religion  plus  qu'on  ne  déserte  un 
drapeau.  Del  Rio  Gesomino  était  domestique  à  la 
ferme  Bertrand.  U  venait  d'assister  à  l'abjuration  de 
tous  ses  maîtres  el  leur  exemple  ne  l'a  pas  entraîné. 
Il  a  consenti  à  répéter  la  formule  du  Coran:  0  II  n'y 
a  qu'un  Dieu.  »  Mais  il  a  refusé  de  reconnaître  Maho- 
met comme  son  prophète.  Il  n'a  pas  voulu  se  sauver 
par  un  mensonge,  et  a  su  mourir  en  héros.  Abattu 
d'abord  à  coups  de  sabre,  il  a  été,  dit-on,  brfilé  à 
petit  feu.  »  {Journal  des  Débats,  i5  mars  1906) 

VU.  —  Le  mahtvuk  et  lb  scuisme  cniico-nussE 

1.  La  persécution  de  l'Eglise  uniate  :  les  piemieis 
martyrs  de  l'union  ;  saint  Josaphat  et  le  bienheureux 
André  Bobola  ;  les  trois  partages  de  la  Pologne,  la  perst-- 
cution  sous  Catherine  II  ;  la  persécution  sous  Nicolas  1'"', 
les  martyrs  du  clei"gé  uniate,  la  mère  Makrina  et  les  reli- 
gieuses basiliennes,  les  paysans  martyrs,  la  persécution 
sous  Alexandre  II,  les  paysans  lithuaniens,  le  diocèse 
polonais  de  Ghelm,  les  apostats  de  1875,  les  confesseurs 
et  les  martyrs  ;  la  persécution  sons  Alexandre  III  ;  l'état 
présent  des  uniaies.  2.  La  persécution  de  l'Eglise  la- 
tine t  interdiction  dp  la  propagande  catholique  ;  interdic- 
tion de  la  correspondance  avec  le  Saint-.Siège  ;  suppres- 
sion de  paroisses  et  de  couvents  .interdiction  aux  prêtres 
latins  d'assister  les  uniates.  3.  Conclusion  :  les  motifs 
d'espérance. 

L'histoire  des  martyrs  faits  par  le  schisme  grec 
eut  surtout  pour  théâtre  les  contrées  soumises  à  la 
Russie,  et  particulièrement  les  provinces  polonaises 
que  les  trois  partages  de  1772,  1798  et  1795,  puis  les 
traités  de  181 5,  firent  passer  sous  la  domination 
moscovite. 

La  malheureuse  Pologne  avait  été,  malgré  les  dé- 
fauts de  son  peuple  et  les  vices  de  sa  constitution, 
si  profondément  pénétrée  de  catholicisme,  que  ses 
nouveaux  maîtres  russes  virent  dans  la  destruction 
de  la  foi  et  de  la  discipline  catholiques  le  plus  sûr 
moyen  d'y  détruire  le  sentiment  national.  Ils  ne 
réussirent  que  trop  dans  leurs  efforts,  et  d'immenses 
populations  ont  été  entraînées  au  schisme  par  la 
ruse  et  la  violence;  mais  la  résistance  de  l'âme  polo- 
naise fut  attestée  jusqu'à  nos  jours  par  les  souffran- 
ces de  nombreux  confesseurs  et  même  par  le  sang 
de  nombreux  martyrs  :  si  la  nationalité  n'est  pas 
éteinte,  le  mérite  en  revient  pour  une  grande  part 
à  ces  témoins  de  la  foi. 

I.  La  persécution  des  Uniates.  -—  a)  Dans  les 
pays  situés  à  l'est  de  l'Europe  et  à  l'ouest  de  l'Asie, 


les  fidèles  de  l'Eglise  catholique  se  divisent  en  deux 
classes  :  les  uniates,  soumis  au  Saint-Siège,  et  gar- 
dant, avec  l'autorisation  et  même  les  encouragements 
de  celui-ci,  leurs  rites  particuliers,  et  les  latins,  qui 
suivent  en  tout  la  discipline  romaine  (voir  la  statis- 
tique des  catholiques  de  rite  uni,  dans  Tournkiiize, 
L'Eglise  Grecque-orthodoxe  et  l'Union,  Paris  1907, 
p.  45-48). 

Les  chrétiens  de  rite  gréco-slave  unis  nu  siège  de 
Rome  étaient,  au  commencement  du  xviu=  siècle, 
très  répandus  en  Pologne,  et  suriout  dans  les  pro- 
vinces orientales  dépendant  du  royaume,  Lithuanie, 
Ruthénie,  'Volhynie,  Ukraine.  Leur  union,  ou  plutùt 
leur  retour  à  l'unité  catholique,  encouragé  par  les 
Jésuites  et  par  le  roi  Sigismond  III,  s'était  fait  dans 
les  dernières  années  du  x^i'  siècle.  Froissés  par  les 
exactions  du  patriarche  de  Gonstantinople,  émus  du 
déplorable  état  où  depuis  le  schisme  étaient  tombés 
leur  clergé  et  leurs  fidèles,  les  évêques  de  la  Russie 
Blanche  et  la  Petite  Russie  s'assemblèrent  le  2  dé- 
cembre 1694,  et  décidèrent,  d'un  commun  accord,  de 
passer  sous  la  juridiction  de  l'Eglise  romaine,  suivis 
tantiim  et  in  integrum  observatis  caerimoniis  et 
ritibus  cultus  diyini  peragendi  et  sanctorum  sacra- 
nt entorum  jui  ta  consuetudinem  Ecclesiae  oricntiiUs. 
L'année  suivante,  12  juin  i5(j5,  les  mêmes  évoques 
tinrent  un  synode  dans  la  petite  ville  lithuanienne 
de  Bresl-Litowsk,  et  rédigèrent  un  acte  d'union,  que 
deux  d'entre  eux  furent  chargés  de  porter  à  Rome, 
avec  mandat  de  négocier  avec  le  Pape  pour  le  main- 
tien du  rite  slave  ainsi  que  des  privilèges  possédés 
ab  antiquo  par  l'Eglise  ruthène.  Clément  VII  leur 
accorda  toutes  leurs  demandes,  sous  la  condition 
d'adhérer  aux  décrets  du  concile  de  Florence,  et 
donna  au  métropolitain  le  pouvoir  d'instituer  les 
évêques,  après  avoir  fait  confirmer  à  Rome  sa  pro- 
pre élection.  Dès  lors,  l'Eglise  ruthène-unie  fut  l'on- 
dée (voirie  livre  de  Mgr  Likowski,  évêque  suffragant 
de  Posen,  Die  Riithenisch-romische  Kirchemereini- 
gung  genanni  Union  zu  Brest,  Fribourg-en-Brisgau, 
igoÀ;  analyse  parle  P.  Palmieri  dans  lievue  d'his- 
toire ecclésiastique  de  Louvain,  avril  1906,  p.  887- 
393). 

Cette  fondation  a  été  presque  aussitôt  consacrée 
par  le  martyre.  Les  partisans  obstinés  du  schisme 
n'avaient  pas  vu  sans  colère  le  triomphe  de  l'unité 
catholique.  Nombreux  sont  les  prêtres  et  les  moines 
qui  payèrent  alors  de  leur  sang  leur  fidélité  à 
celle-ci  :  en  1C18,  le  basilien  Antoine  Hrekowicz, 
vicaire  général  de  Kiev,  jeté  par  les  Zaporogues  dans 
le  Dnieper  ;  en  1620,  un  autre  moine  basilien, 
Antoine  Batkiewicz,  assassiné  par  le  pope  schismali- 
que  pendant  qu'il  disait  la  messe  dans  une  église 
rurale  du  diocèse  de  Przemyl  ;  en  1621,  le  protopope 
Matthieu  arrêté  par  les  Zaporogues  à  Szarogorod, 
en  Ukraine,  et,  sur  son  refus  de  renoncer  à  l'obéis- 
sance du  métropolite  uniate,  décapité  par  eux  ; 
en  1628, ces  mêmes  cosaques,  à  Kiev,  tranchant  la  tète 
de  deux  prêtres  et  du  bourgmestre  Basilios,  qui 
refusaient  d'adhérer  au  métropolite  schismalique. 
Les  chefs  de  l'Eglise  uniate  sont  menacés  du  même 
sort.  L'intrépide  métropolite  Pociey  est,  en  1609, 
l'objet  d'une  tentative  d'assassinat;  trois  de  ses 
doigts,  tranchés  par  le  fer  du  meurtrier,  ont  été 
conservés  comme  des  reliques.  Ruski,  qui  occupa 
de  161 3  à  iC65  le  siège  métropolitain  de  Kiev,  et 
qui  mérita  du  pape  Urbain  VIII  le  titre  d'Athanase 
de  la  Ruthénie,  n'échappa  qu'à  graudpeine  aux 
fureurs  des  schismatiques. 

Son  ami,  l'archevêque  de  Polotsk,  Josaphat  Kun- 
cewicz,  s'était,  par  son  zèle  et  ses  succès,  désigné  à 
leurs  coups.  On  voudrait  pouvoir  s'arrêter  devant 
cette  sainte  et  curieuse  figure.  «  Ce  contemporain  de 


429 


MARTYRE 


430 


François  de  Sales  et  de  Vincent  de  Paul,  de  Bérulle 
et  d'Olier,  a  l'allure  d'un  moine  grec  du  xi»  siècle, 
pénitent  à  la  façon  d'un  ascète  de  la  ïhébaïde  ou 
d'un  fondateur  de  laure  au  mont  Athos  ;  complète- 
ment étranger  à  la  culture  intellectuelle  de  l'Occi- 
dent, il  ne  connaît  que  les  livres  liturgiques  et  les 
textes  sacrés  à  l'usage  de  son  Eglise  ;  prcti-e,  archi- 
mandrite, réformateur  de  son  ordre  basilien,  il 
combat  toutes  sa  vie  contre  les  conséquences  du 
schisme  photien;  et,  martyr,  il  cueille  enlin  dans 
cette  lutte  la  palme  de  la  victoire.  »  (Dom  Gdépin, 
Un  aptiiie  de  l'union  des  Eglises  au  XII'  siècle  .  saint 
Josaphat  et  l'Eglise  gréco-slave  en  Pologne  et  en 
Bussie,  3*  éd.,  Paris  et  Poitiers,  t.  I,  iSg'j,  p.  n) 
Dans  ses  discussions  avec  les  schismatiques,  il  leur 
opposait  leurs  propres  traditions,  et  offrait,  pour 
établir  la  primauté  du  pontife  romain,  de  s'en  tenir 
aux  textes  liturgiques  antérieurs  à  la  séparation, 
qui  n'avaient  pas  cessé  d'être  en  vigueur  parmi  eux 
(ihid.,  p.  172,  181,  347).  Il  fut  massacré  par  ses 
adversaires  à  Vitebsk,  le  12  novembre  1628.  Sa  vie 
et  son  martyre  ont  été  racontés  par  un  contemporain, 
l'évèque  uniate  de  Chelm,  Sdsza  :  Cursus  vitae  et 
certaniert  niarlyrii  B.  Josaphat  Kuncewicii  archiepis- 
copiPolocensis,episct)pi  Vitepceiisis  et  Mscislaviencis, 
Rome,  i665  (réédité  en  i865  par  le  P.  Martinov); 
Pie  IX  a  canonisé  en  1867  ce  glorieux  martyr  de 
l'Union. 

Celle-ci  eut  un  peu  plus  tard  un  autre  apôtre  en  la 
personne  du  Jésuite  polonais  André  Bobola.  Dans 
les  raèmesrégions,  ce  »  preneurd'àmes  »  avait  ramené 
à  l'unité  catholique  des  villages  entiers.  Ses  supé- 
rieurs l'envoyèrent,  en  i656,  prêcher  les  schismati- 
ques de  la  Polésie,  pays  de  fondrières  et  de  vastes 
forêts  qui  sépare  la  Volhynie  et  l'Ukraine  de  la 
Lithuanie.  C'est  là,  près  de  la  ville  de  Janov,  sur  le 
territoire  de  Pinsk,  qu'il  fut  découvert  par  unebande 
de  cosaques,  acharnés  contre  les  prêtres  et  les  reli- 
gieux et  qui  depuis  longtemps  le  guettaient.  Arrêté 
le  16  mars  lôS^,  il  fut  conduit  devant  l'assaoul  ou 
chef  de  la  bande.  Celui-ci  le  somme  d'apostasier  :  le 
religieux  répond  en  exhortant  ses  ennemis  à  se 
convertir.  «  Alors  l'assaoul  lui  assène  un  furieux 
coup  d'épée,  qui  lui  tranche  le  poignet.  Le  martyr 
tombe  à  terre,  dans  une  mare  de  sang.  Les  bandits 
s'acharnent  sur  leur  proie.  Un  cosaque,  voyant  sa 
victime  lever  ses  regards  vers  le  ciel,  lui  crève  un 
œil  d'un  coup  de  poignard.  On  le  conduit  dans  la 
boutique  d'un  boucher.  Là,  c'est  le  suplice  du  feu. 
Dépouillé  de  ses  vêtements,  l'apôtre  est  étendu  sur 
une  table  et  on  lui  laboure  les  côtes  avec  des  char- 
bons ardents.  En  haine  des  rites  catholiques,  les 
bourreaux  lui  enlèvent  avec  les  pointes  de  leurs 
couteaux  une  large  surface  de  la  peau  de  la  tête  en 
manière  de  tonsure.  Le  saint  martyr  invoque  les  noms 
de  Jésus  et  de  Marie,  et  demande  à  Dieu  le  salut  de 
ses  tortionnaires.  Ceux-ci  jettent  une  robe  de  pour- 
pre sur  le  corps  défiguré,  retendent  sur  une  table, 
lui  arrachent  la  peau  du  dos,  et  couvrent  les  plaies 
sanglantes  de  paille  d'orge  hachée  menu.  Puis,  le 
retournant  et  l'attachant  à  la  table  avec  des  cordes, 
ils  font  pénétrer  ces  aiguilles  de  paille  dans  les  plaies 
vives  et  enfoncent  à  coups  de  marteau  des  épines 
acérées  sous  les  ongles.  Pour  en  linir,  les  bourreaux 
lui  coupent  le  nez,  les  oreilles  et  la  bouche,  et  par 
la  nuque  lui  arrachent  la  langue  avec  la  racine.  Son 
corps,  traîné  dans  la  boue,  fut  eiiûn  jeté  sur  un  tas 
d'immondices,  et,  comme  le  saint  respirait  encore, 
un  brigand  l'acheva  en  lui  plongeant  son  sabre  dans 
le  flanc.  »  Déclaré  Vénérable,  le  9  février  i855,  par 
Benoit  XIV,  André  Bobola  a  été,  malgré  les  eflorts 
de  la  diplomatie  russe,  béatilié  par  Pie  IX  en 
1853  (voir  notice  sur   le   B.    André  Bobola  par  le 


P.  Olivaint,  Paris  i855,  et  P.  Bernard,  article 
jlndré  llobola,  dans  le  Dict.  d'histoire  et  de  géogra- 
phie ecclésiastiques,  fasc.  XI,  1916,  col.  i64i-i644)- 

Les  guerres  entre  la  Pologne,  les  cosaques  et  la 
Moscovie  schismatique,  de  i663  à  1667,  couvrirent 
de  ruines  les  contrées  habitées  par  les  catholiques 
uniates.  a  Pas  unévêché,  pas  une  église,  pas  un  mo- 
nastère —  écrivait  en  i664  l'évèque  Susza  —  n'a  été 
laissé  intact  par  les  cosaques  et  les  moscovites... 
Beaucoup  de  prêtres,  tant  séculiers  que  réguliers,  et 
même  des  laïques,  ont  été  blessés,  dépouillés,  mis  à 
mort,  uniquement  par  haine  de  l'Union  ;  d'autres 
ont  succombé  aux  mauvais  traitements  que  l'ennemi 
leur  faisait  subir.  Nous  connaissons  plus  de  cent 
prêtres  séculiers  qui  ont  péri  dans  divers  tourments 
pour  la  foi,  et  cependant  nous  ne  pouvons  comiUer 
toutes  les  victimes,  plusieurs  provinces  élant  aux 
mains  de  l'ennemi.  Nous  savons  du  moins  exactement 
combien  de  moines  uniates  ont  péri,  les  uns  fusillés, 
les  autres  décaj)ités,  brûlés  ou  soumis  à  d'autres  tor- 
tures, pour  la  sainte  Union.  Nous  en  comptons  qua- 
rante. »  (SuszA,  De  laboribus  Unilorum,  cité  par  Dom 
GuÉPiN,  t.  11,  p.  412) 

6)  Ces  premiers  martyrs  étaient  tombés  victimes 
de  l'émeute,  du  guet-apens  ou  de  la  guerre.  Mais  la 
persécution  régulière  va  commencer  avec  l'avènement 
de  Catherine  II  au  trône  de  Russie,  en  1564. 

La  Pologne  était  alors  un  royaume  essentiellement 
catholique.  Les  deux  rites  y  vivaient  côte  à  côte, 
dans  l'obéissance  au  Pape.  Pendant  le  règne  glorieux 
de  Jean  Sobieski  (1674-1696),  le  mouvement  uniate 
avait  fait  de  nouveaux  progrès:  plusieurs  diocèses 
venaient  encore  de  renoncer  au  schisme;  la  vaste 
province  de  l'Ukraine  s'était  convertie.  Un  concile  de 
l'Eglise  ruthène  unie  put  se  tenir  à  Zamosc  en  1720. 
Au  commencement  du  xviii''  siècle,  sur  18  raillions 
de  Polonais,  les  deux  tiers,  latins  et  gréco-slaves,  ap- 
partenaient à  l'Eglise  romaine.  Mais  la  situation 
changea  quand  la  politique  de  l'astucieuse  amie  de 
Voltaire  et  de  Diderot  eut  entrepris  la  ruine  de  la  li- 
berté religieuse,  comme  de  toute  liberté,  non  seule- 
ment dans  ses  Etats,  mais  encore  en  Pologne.  Pour- 
suivant le  démembrement  et  l'annexion  de  ce  pays, 
Catherine  avait  réussi  à  lui  donner  comme  roi  l'un 
de  ses  anciens  favoris,  Stanislas  Poniatowski.  Elle 
commença  par  semer  le  mécontentement  parmi  les 
sectateurs  des  cultes  dissidents,  protestants,  juifs  ou 
schismatiques.  Ils  jouissaient  cependant  en  Pologne 
d'une  liberté  de  conscience  refusée  aux  catholiques 
dans  tous  les  Etats  où  dominaient  le  schisme  et  l'hé- 
résie. Seuls  les  droits  politiques  ne  leur  étaient  pas 
accordés  par  la  constitution  polonaise  :  mais,  comme 
lerappelaiten  1767  le  Souverain  Pontife  Clément  XIII, 
«  ces  avantages,  les  princes  étrangers  à  la  foi 
romaine  les  refusaient  partout  à  leurs  sujets  catho- 
liques. »  Ce  fut  cependant  le  prétexte  que  prit  Cathe- 
rine pour  intervenir  dans  les  affaires  de  Pologne,  au 
nom  de  l'humanité. 

Quand  l'octroi  des  droits  politiques  aux  dissidents, 
et  surtout  le  vote  de  lois  favorables  au  schisme,  par 
une  diète  que  dirigeaient  les  agents  de  la  Russie, eut 
amené  en  1768  le  soulèvement  national  connu  sous  le 
nom  de  confédération  de  Bar,  et  si  bassement  raillé 
par  Voltaire  (lettres  du  6  mai  1771,  du  18  octobre  1771, 
du  !"■  janvier  177a),  Catherine  lit  envahir  plusieurs 
provinces  polonaises  par  des  hordes  de  cosaques  Za- 
porogues,  accompagnés  de  popes  fanatiques.  Ces 
barbares,  dont  nous  avons  déjà  montré  la  férocité,  y 
déchaînèrent  cette  fois  encore  une  véritable  guerre 
religieuse.  Ceux  qui  ne  professaient  pas  la  foi  des 
cosaques,  les  catholiques  et  même  les  Juifs,  tom- 
baient sous  leurs  coups.  Ils  massacrèrent  des  gens 
de  toute  condition,  de   tout  âge,  mais   surtout  des 


431 


MARTYRE 


432 


nobles,  des  prêtres  et  des  moines.  Des  villages  et 
même  des  villes  furent  détruits.  On  estime  à  200  mille 
le  nombre  des  victimes  :  les  documents  officiels  russes 
en  avouent  5o  mille  (Theiner,  Vicissitudes  de  l'Eglise 
catliolicjue  des  deux  rites  en  Pologne  et  en  Russie, 
Paris,  1843,1.  I,p.i42-i43). 

Le  soulèvement  habilement  provoqué  des  patrio- 
tes, puis  leur  écrasement,  amenèrent,  en  1772,  le  pre- 
mier partage  de  la  Pologne,  donnant  à  Catlierine  une 
partie  de  la  Lithuanie,  avec  1.600.000  liabitants,  et 
à  Frédéric  11  la  Prusse  polonaise,  avec  700.000  habi- 
tant. L'impératrice  Marie-Thérèse,  qui  gagnait  le 
plus  gros  morceau,  la  Galicie,  avait,  pour  apaiser 
les  reproches  de  sa  conscience  et  obéir  aux  supplica- 
tions du  pape  Clément  XIV,  obtenu  de  ses  complices 
la  promesse  d'une  complète  liberté  religieuse  pour 
les  catholiques  incorporés  à  leurs  Etats  (Theiner, 
Histoire  du  pontificat  de  Clément  A'iV,  Paris,  i852, 
t.  II,  p.  289-291,  3oo-3o2).  La  promesse  fut  écrite 
dans  le  traité  conclu  en  1778  avec  le  roi  de  Pologne 
{ilnd.,\>.  3i4);  mais  le  traité  était  à  peine  signé,  que 
plus  de  douze  cents  églises,  en  Ukraine,  sur  mille 
neuf  cents,  étaient  enlevées  aux  Grecs  unis,  et  leurs 
prêtres  forcés,  par  de  mauvais  traitements,  à  passer 
avec  leurs  ouailles  dans  l'Eglise  officielle  (voir  le 
mémoire  rédigé  en  juin  1771J  par  le  nonce  du  pape  en 
Pologne,  Garampi,  et  le  métropolitain  uniate  de 
Kiev;  Theiner,  démentis  A'IV  P.  M.  Epistolae  et 
Brevia,  Paris,  1 852,  p.  359-364).  Le  prétexte  était  tout 
trouvé,  et  servira  jusqu'à  nos  jours  :  on  considérait 
comme  n'ayant  pas  cessé  d'appartenir  au  schisme  les 
Eglises  qui,  scliismatiques  avant  ibo^b,  s'étaient,  à 
partir  de  cette  date,  réunies  à  l'Eglise  romaine. 
Catherine  sut  profiter  habilement  des  divisions  qui 
existaient  entre  les  catholiques  des  deux  rites,  et  qui 
eurent  surtout  pour  cause  le  zèle  malencontreux 
déployé  par  beaucoup  d'évêques  et  de  religieux  latins, 
malgré  les  défenses  formelles  des  Papes,  contre  les 
coutumes  nationales  des  uniales  (voir  le  livre  cité 
plus  haut  de  Mgr  Likowski,  p.  288-284,  286).  Le 
mécontentement  qu'en  ressentaient  ceux-ci, était  en- 
core aigri  par  le  dédain  que  leur  montrait  la  noblesse 
polonaise,  appartenant  en  grande  partie  au  rite  latin. 
Aussi  beaucoup  d'entre  eux  se  trouvaient-ils  prépa- 
rés d'avance  à  revenir  au  schisme,  où  ils  espéraient 
trouver  moins  d'amertumes.  Les  apostasies  se  mul- 
tiplièrent, et  l'Eglise  ruthène-unie  se  dépeupla  peu  à 
peu  dans  les  diocèses  de  Polotsk,  Smolensk,  Nowogo- 
rod  et  Minsk. 

Lors  du  partage  de  1793,  qui  lui  donnait  la  se- 
conde moitié  de  la  Lithuanie,  la  Volliynie,  la  Podolie 
et  la  partie  polonaise  de  l'Ukraine,  augmentant  de 
3  millions  le  nombre  de  ses  sujets  polonais,  Cathe- 
rine renouvela,  plus  précises  encore,  les  promesses 
de  liberté  religieuse  :  0  S.  M.  l'impératrice  de  toutes 
les  Russies  promet,  d'une  manière  irrécusable,  pour 
elle,  ses  héritiers  et  successeurs,  de  maintenir  à  per- 
pétuité les  catholiques  romains  des  deux  rites 
(utriusque  ritus)  dans  les  possessions  imperturbables 
des  prérogatives,  propriétés  et  églises,  du  libre  exer- 
cice de  leur  culte  et  discipline,  et  de  tous  les  droits 
attacliés  au  culte  de  leur  religion,  déclarant,  pour 
elle  et  ses  successeurs,  ne  vouloir  jamais  exercer  les 
droits  de  souverains  au  préjudice  de  la  religion  ca- 
tholique romaine  des  deux  rites  »  (article  8).  Mais 
cette  clause  fut  tout  de  suite  violée  :  Catherine 
envoya  à  ses  nouveaux  sujets  des  missionnaires 
schismatiques,  accompagnés  de  soldats,  et  obtint  de 
nombreuses  conversions,  où  le  knout  et  le  pillage 
eurent  plus  de  part  que  la  persuasion.  Les  palatinats 
de  Kiev,  de  Bracklaw  et  de  la  Volhynie  perdirent 
alors  la  plus  grande  partie  de  leurs  catholiques 
uniates  :  on  dit  qu'un  million  de  ceux-ci  passèrent 


au  schisme  russe.  Les  missionnaires  impériaux  fu- 
rent moins  heureux  dans  la  Podolie,  où  l'évêque  de 
Kamienieck,  Pierre  Bielawski,  soutint  la  résistance 
des  catholiques. 

Cependant,  dans  l'ensemble,  le  mouvement  ne  s'ar- 
rêta point,  et  quand  Catherine  mourut,  en  1  ygô,  un 
an  après  le  dernier  démembrement,  qui  avait  fait 
passer  sous  son  joug  4.5oo.ooo  Polonais,  l'œuvre 
schismatique  était  presque  accomplie.  En  vingt-trois 
ans,  depuis  le  premier  partage  jusqu'à  celui  qui  re- 
trancha la  Pologne  du  nombre  des  nations,  le  pro- 
sélytisme persécuteur  de  Catherine  avait  rejeté  au 
schisme  8  millions  de  Ruthènes  et  coftté  à  l'Eglise 
unie  9.3 16  paroisses,  de  nombreuses  succursales  et 
cent  quarante-cinq  couvents  (voir,  pour  les  statisti- 
ques, l'article  Eglise  russe,  très  copieux  et  très  bien 
informé,  dans  l'Encyclopédie  catholique  de  Glaire 
et  "Walsh,  t.  XVI,  Paris,  1847,  P-  8>2).  Oh  I  que  la 
haine  de  Voltaire  contre  la  religion  catliolique  était 
bien  inspirée,  quand  il  écrivait  à  Catherine,  dès  le 
6  juillet  1771  :  a  Povir  moi.  Madame,  je  suis  Udèle  à 
l'Eglise  grecque,  d'autant  que  vos  belles  mains  tien- 
nent en  quelque  façon  l'encensoir,  et  qu'on  peut 
vous  regarder  comme  patriarche  de  toutes  les 
Russies  1  » 

c)  La  persécution  contre  l'Eglise  unie  s'apaisa  sous 
les  deux  successeurs  de  Catherine,  Paul  I""^  et 
Alexandre  1".  Pendant  leurs  règnes  (1796-1826),  mal- 
gré des  difficultés  intérieures,  et  grâce  à  la  protec- 
tion persévérante  du  Saint-Siège,  cette  Eglise  put 
réparer  une  partie  de  ses  pertes.  Mais  cette  courte 
prospérité  fut  brutalement  arrêtée  par  l'empereur 
Nicolas  I",  qui  reprit,  en  lui  donnant  une  forme  en- 
core plus  violente,  la  tradition  de  son  aïeule.  Nous 
entrons  tout  à  fait,  cette  fois,  dans  l'ère  des  martyrs. 
Status  plorandus,  non  describendus,  s'écrie  en  i843  le 
vieux  cardinal  Pacca  qui,  passant  en  revue,  dans  un 
discours  public,  l'état  religieux  des  diverses  contrées 
de  l'Europe,  ne  trouve  pas  d'autres  paroles  pour  dé- 
peindre la  situation  du  catliolicisme  en  Russie  el 
«  dans  l'infortunée  Pologne  «.(iVewiOi/es,  Paris,  1860, 
t.  11,  p.  362) 

Les  premiers  coups  de  Nicolas  tombèrent  sur 
l'Eglise  ruthène-unie  des  provinces  démembrées  de 
la  Pologne.  Ce  serait  une  erreur  de  croire  que  l'in- 
surrection polonaise  de  i83o,  si  cruellementrôprimée, 
ait  été  l'origine  de  ses  attentats  à  la  liberté  religieuse 
des  uniales.  Ils  commencèrent,  pour  ne  plus  s'inter- 
rompre, dès  le  début  du  règne.  De  1826  à  1889  sévit 
une  persécution  légale,  bureaucratique,  de  dessein 
suivi,  qui  se  fait  sanglante  quand  elle  rencontre  la 
résistance.  Avec  l'aide  du  «  collège  catholique  ro- 
main »,  institution  fondée  contre  l'Eglise  catholique 
sous  prétexte  de  la  défendre,  l'empereur  réussit  à 
placer  sur  quelques  sièges  épiscopaux  du  rite  uni 
d'indignes  pasteurs,  qui  lui  livrèrent  peu  à  peu  leurs 
troupeaux.  Pour  faciliter  à  ceux-ci  le  passage  au 
schisme,  en  le  rendant  comme  insensible,  plusieurs 
ukases,  empiétant  sur  un  terrain  fermé  au  pouvoir 
civil,  et  surtout  à  un  pouvoir  schismatique,  changè- 
rent leurs  livres  liturgiques,  réglementèrent  les 
offices  et  les  pratiques  pieuses,  modifièrent  l'archi- 
tecture intérieure  et  extérieure  des  églises  catholi- 
liques,  donnant  à  celles-ci,  par  leur  apparence 
comme  par  leurs  cérémonies,  une  ressemblance 
chaque  jour  plus  marquée  avec  les  églises  schisma- 
tiques. 

Les  mariages  mixtes  furent  favorisés,  à  la  condi- 
tion pour  les  parents  de  faire  élever  dans  l'ortho- 
doxie russe  les  enfants  qni  en  naîtraient.  La  nomi- 
nation des  curés  fut  attribuée  aux  gouverneurs  des 
provinces,  ce  qui  amena  des  choix  détestables  et 
précipita  la  défection  de  nombreuses  paroisses.  On 


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MARTYRE 


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inscrivait  d'ailleurs  d'office  sur  les  registres  de 
l'Eglise  ollicielle  toutes  celles  qui,  à  un  moment  quel- 
conque de  l'Iiistoire,  avaient  appartenu  au  culte  non 
uni.  On  dut  cependant,  pour  consommer  l'œuvre 
scLismatique,  attendre  la  mort  du  métropolitain 
Bulbak,  qui,  bien  que  brisé  par  l'âge,  soutint  jus- 
qu'au bout  la  résistance  de  ses  ouailles,  et  demeura 
inébranlable  aux  promesses  comme  aux  menaces. 
Mais  quand  eut  disparu  ce  vieux  confesseur  de  la 
foi,  l'heure  parut  venue  de  l'apostasie  générale.  Con- 
duite par  son  chef,  l'évêque  Siemasko,  qui,  secrète- 
ment apostat,  avait  pendant  plusieurs  années  con- 
seillé et  dirigé  cette  oppression  savante Çopprimumiis 
sapienter),  l'Eglise  ruthène,  en  février  iSSg,  passa 
enlln  ofliciellement  au  schisme.  Trois  millions  de 
Grecs  unis  étaient  ainsi  arrachés  à  la  foi  romaine. 
Ce  résultat  de  l'hypocrisie  et  de  la  violence  fut  célé- 
bré par  les  apologistes  o0iciels  comme  un  triomphe, 
en  l'honneur  duquel  on  osa  frapper  une  médaille 
avec  cette  légende  mensongère  :  Séparés  par  la  liaine, 
en  1595,  réunis  par  l'amour  en  183'J. 

Ce  que  fut  cet  «  amour  »,  le  grand  nombre  des 
martyrs  sullit  à  le  montrer.  Si  quelque  chose  peut 
venger  une  Eglise  qui,  même  en  Pologne,  a  été  trop 
souvent  l'objet  d'injustes  dédains, c'est  l'héroïsme  de 
son  clergé  quelquefois  illettré,  et  de  son  peuple  de 
serfs  et  de  paysans. 

Sur  le  clergé  marié,  selon  la  discipline  orientale 
respectée  par  l'Eglise  romaine,  les  coups  frappaient 
double.  Le  prêtre  demeuré  lidèleà  sa  foi  était  séparé 
de  sa  femme  et  de  ses  enfants,  qu'il  laissait  sans  res- 
sources. Nombreux  sont  les  prêtres  grecs-unis  qui, 
avant  et  après  iSSg,  acceptèrent  ce  sort  pour  eux- 
mêmes  et  pour  leur  famille.  Beaucoup  furent  jetés  en 
prison.  Quelles-uns  furent  assujettis  à  un  indigne 
servage.  Le  prêtre  Plavvski,  qui  avait  écrit  dans  ses 
prisons  la  réfutation  d'un  livre  faisant  l'éloge  du 
schisme,  fut  exilé  à  Wiatka,  où  on  fît  de  lui  le  son- 
neur de  cloches  de  l'église  schismatique.  Un  voyageur 
français,  qui  visita  la  Lithuanie  au  moment  de  ces 
persécutions,  a  communique  au  Correspondant 
(lo  janvier  1 846) les  impressions  de  son  voyage.  Il  a 
rencontre,  dans  une  ville,  un  curé  lidèle,  conlié, 
comme  châtiment,  au  terrible  apostolat  d'un  pope. 
«  Le  digue  exécuteur  des  lois  du  gouvernement 
exerce  toute  sorte  de  cruautés  sur  sa  victime  :  il  lui 
fait  balayer  l'église,  porter  l'eau;  il  lui  impose  les 
travaux  les  plus  rudes  et  les  plus  rebutants,  et,  pour 
la  plus  légère  infraction  à  ses  ordres,  il  le  roue  de 
coups.  L'infortuné  touche  un  salaire  qui  suflirait  à 
peine  à  l'entretien  d'un  valet,  et  les  autorités  veillent 
à  ce  fju'il  ne  reçoive  aucun  secours.  Père  d'une  fa- 
mille nombreuse,  il  lui  suffirait  de  dire  :  «  Je  veux 
être  delà  religion  du  czar  »,  pour  rentrer  en  charge 
et  mettre  un  terme  à  sa  misère,  aux  tortures  et  aux 
avanies  qu'il  endure  ;  mais  il  déclare  qu'il  mourra 
plutôt  que  de  trahir  son  devoir.  11  est  plus  fort  que 
ceux  qui  l'ont  précédé,  car  ils  n'on  t  pu  souffrir  au  delà 
d'une  année.  Le  pope  a  bien  mérité  du  gouvernement 
russe  :  ce  généreux  confesseur  est  la  quatrième  vic- 
time conhce  à  son  redoutable  ministère,  et  il  a  triom- 
phé des  trois  autres.  » 

Combien  de  martyrs  dans  le  clergé  I  Micéwitz,curé 
de  l'église  de  la  Résurection,  à  Kamienieck,  enfermé 
pendant  six  mois  dans  une  crypte, pour  avoir  en  i834 
repoussé  un  missel  schismatique,  séparé  de  sa  femme 
qui  meurt  pendant  sa  détention,  de  ses  enfants,  que 
l'on  chasse  de  la  paroisse,  déporté  dans  le  gouverne- 
ment deOrodno,  puis  enfermé  en  Volhynie,  dans  un 
ancien  monastère  de  Basiliens,  meurt,  en  18^2,  prison- 
nier dans  un  couvent  schismatique  du  district  d'Os- 
trog.  Un  autre  prêtre  uniate,  Baremowski,  captif  au 
monastère  de  'Tokani,  fouetté,   privé  de  nourriture. 


meurt  de  faim  dans  son  cachot.  Les  moines  schisma- 
tiques  servent  de  geôliers  aux  prêtres  et  aux  religieux 
punis  pour  leur  hdélité  à  l'Eglise  catholique.  Au  cou- 
vent de  Zachorow,  Micéwitz  avait  eu  pour  compa- 
gnon de  captivité  onze  basiliens  et  trois  prêtres  sécu- 
liers: l'un  des  basiliens,  âgé  de  soixante-quinze  ans, 
meurt  dans  un  cachot,  après  avoir  pu  se  confesser  ù 
travers  les  fentes  de  la  porte.  C'est  ainsi  que  meurt 
aussi,  au  couvent  de  Lyskow,  le  P.  Bocéwitz  :  la 
porte  de  son  cachot  était  assez  vermoulue  pour  qu'un 
de  ses  confrères  ait  pu,  non  seulement  recevoir  s.i 
confession,  mais,  écartant  une  planche,  lui  adminis- 
trer la  sainte  eucharistie. 

Plus  malheureux  encore  furent  les  prêtres  con- 
damnés à  être  déportés  en  Sibérie.  Au  rapport  delà 
mèreMakrina,  supérieure  des  religieuses  basiliennes 
de  Minsk,  quatre  cent  six  prêtres  et  religieux  uniates 
y  ont  alors  expié  leur  fidélité  par  le  martyre.  Les 
uns  sont  morts  assommés,  nojés,  gelés  dans  les  bois 
où  on  les  employait  comme  bûcherons,  les  autres 
ont  succombé  à  la  fatigue,  à  la  faim  et  aux  mauvais 
traitements  sur  la  route  de  Tobolsk,  avant  d'arriver 
au  terme  de  leur  exil. 

LamèreMakrina  fut  elle-même,  avec  ses  religieuses, 
parmi  les  plus  illustres  victimes  de  la  persécution. 
Echappée  aux  bourreaux,  elle  traversa  Paris  en  1 845. 
Louis  Veuillot  connut  alors,  et  a  raconté  dans  une 
page  éloquente,  les  détails  du  martyre  souffert  par 
les  basiliennes.  Etablies  depuis  le  xvii=  siècle  dans  la 
ville  de  Minsk,  elles  avaient  eu  à  subir  les  assauts  de 
Siemasko  lui-même,  qui  voulait  les  entraîner  dans 
son  apostasie,  a  Après  avoir  vainement  employé  les 
promesses,  les  menaces,  les  vexations,  voyant  qu'il 
n'obtenait  rien,  il  résolut  d'en  finir  par  la  force. 
Pendant  la  nuit,  des  cosaques  cernèrent  le  couvent, 
se  saisirent  des  religieuses  avec  la  plus  révoltante 
brutalité,  les  garrottèrent  et  les  conduisirent  dans  cet 
état,  à  pied,  jusqu'à  Vitebsk,  à  vingt  lieues  environ. 
Là,  elles  furent  enfermées  dans  un  couvent  de  reli- 
gieuses schismatiques,  à  qui  on  les  donna  pour  ser- 
vantes, ou  plutôt  pour  esclaves.  Ceux  (|ui  connaissent 
la  profonde  ignorance,  les  moeurs  déréglées  et  l'ardent 
fanatisme  de  ces  religieusesschismatiques,  compren- 
dront aisément  les  mauvais  traitements  que  les  basi- 
liennes eurent  à  souffrir.  Destinées  aux  plus  vils  et 
aux  plus  rudes  travaux,  à  peine  nourries  d'un  peu 
de  pain  noir,  chacune  d'elles  était  en  outre  frappée 
régulièrement,  tousles  vendredis,  de  cinquante  coups 
de  bâton.  Bientôt  leurs  corps  exténués  furent  cou- 
verts de  cicatrices  et  de  plaies.  Mais  elles  montrèrent 
plus  de  courage  encore  que  leurs  ennemies  ne  mon- 
traient de  férocité.  S'animant  entre  elles  à  souffrir 
pour  la  gloire  de  Dieu,  elles  persévérèrent  dans  la 
religion  catholique.  La  colère  de  l'apostat  s'en  accrut: 
Il  fit  de  nouveau  mettre  ces  saintes  filles  aux  fers  et 
les  condamna  aux  travaux  forcés.  On  leur  avait  jus- 
que-là donné  pour  nourriture  un  demi-hareng  salé 
par  jour;  on  ne  leur  donna  plus  qu'une  demi-livre 
de  pain  noir  et  une  petite  mesure  d'eau;  et  tandis 
qu'elles  soufïraient  ainsi  la  faim  et  la  soif,  on  les 
assujetti!,  comme  manœuvres,  au  service  des  maçons 
qui  construisaient  le  palais  épiscopal.  Plusieurs  ont 
été  plongées  dans  l'eau  jusqu'au  col  et  submergées  de 
temps  en  temps,  à  mesure  qu'elles  refusaient  d'apos- 
tasier  ;  d'autres,  condamnées  aux  mines  et  placées 
où  le  danger  était  le  plus  grand,  ont  été  écrasées  ; 
enfin,  on  a  arraché  les  yeux  à  huit  d'entre  elles. 
Leur  foi  a  surmonté  ces  épreuves  ;  pas  une  n'a  faibli, 
mais  trente  sont  mortes.  Parmi  les  dix-sept  qui  vi- 
vaient encore  après  la  mort,  disons  mieux,  après  le 
triomphe  de  ces  trente  martyres,  trois  seulement 
eurent  assez  de  force  pour  profiter  d'une  occasion 
qui  se  présenta  d'échapper  au  supplice.  Elles  purent 


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franchir  les  portes  de  leur  prison,  parce  que  les  reli- 
gieuses schismatiques  qui  les  gardaient  étaient  tom- 
bées dans  l'ivresse  à  la  suite  d'une  de  ces  orgies 
qui  solennisent  leurs  fêtes.  Ce  ne  fut  pas  sans 
regret  qu'elles  abandonnèrent  leurs  compagnes  et 
qu'elles  renoncèrent  à  la  gloire  de  mourir;  mais  elles 
espéraient  ([uelque  chose  pour  leur  foi  et  pour  leur 
patrie  du  témoignage  qu'elles  avaient  à  rendre  devant 
l'Europe.  A  travers  mille  dangers,  elles  pénétrèrent 
en  Autriche,  et  l'une  d'elles,  la  supérieure  de  cette 
illustre  communauté,  est  actuellement  à  Paris.  » 
{Univers,  i(>  septembre  i845;  L.  Veuillot,  Mélanges, 
i"  série,  t.  III,  Paris,  iSS';,  p.  206-208.) 

De  Paris,  la  supérieure  de  Minsk  se  rendit  à  Rome  : 
elle  s'y  trouvait  quand  l'empereur  Nicolas  lit  à  Gré- 
goire XVI  la  célèbre  visite  d'où  l'autocrate  sortit, 
disent  les  témoins,  pâle  et  bouleversé,  s'enfuyant 
presque  comme  un  coupable  (Wiseman,  Souvenirs 
des  quatre  derniers  Papes,  Bruxelles,  i858,  p.  48 1). 
C'est  alors  que  furent  recueillis  les  souvenirs  de  la 
mère  Makrina,  publiés  l'année  suivante  à  Paris 
(Martyre  de  sœur  Irène-Makrina  Mieczysla^isha  et  de 
ses  compagnes  en  Pologne,  Paris,  Gaume,  1846). 
«  Elle  a  pu,  vingt-quatre  ans  durant,  du  monastère  où 
elle  s'était  réfugiée  à  Rome,  et  où  nous-même  l'avons 
visitée,  —  écrit  le  P.  Lescoeur,  —  rendre  témoignage 
des  cruautés  auxquelles  elle  n'avait  échappé  que  par 
miracle.  Elle  s'est  éteinte  paisiblement,  le  11  fé- 
vrier 1869,  en  telle  odeur  de  sainteté,  qne,  dès  son 
vivant,  beaucoup  de  grâces  extraordinaires  ont  été 
attribuées  au  mérite  de  ses  prières.  »  (Lkscceur, 
l'Eglise  catholique  en  Pologne  sous  le  gouvernement 
russe,  Paris,  t.  I,  p.  184) 

Makrina  et  ses  compagnes  sont  les  plus  célèbres, 
mais  non  les  seules  religieuses  qui  aient  souffert  alors 
pour  l'unité  catholique.  Il  existait  à  Polotsk  un 
monastère  de  basiliennes  qui  avait  été,  au  xvi"  siè- 
cle, restauré  et  réformé  par  saint  Josaphat,  et  avait 
dès  lors  fidèlement  conservé  les  traditions  du  grand 
martyr  polonais.  «  Il  a  subsisté  jusqu'en  i838,  et  les 
vingt-cinq  religieuses  qui  l'habitaient  ont  refusé 
avec  un  admirable  courage  de  renoncer  à  l'Union. 
Cette  fermeté  attira  sur  elles  une  affreuse  persécu- 
tion, dans  laquelle  plusieurs  de  ces  saintes  vierges 
ont  cueilli  la  palme  du  martyre.  »  (Dom  Gdépin, 
t.  I,  p.  226,  note  i) 

Sur  un  autre  point, recueillons  le  témoignage  delà 
mère  Makrina.  En  même  temps  que  le  martyre  des 
prêtres,  des  religieux,  des  religieuses,  elle  a  vu  le 
martyre  du  peuple  uniate. 

Tous  les  moyens  sont  bons  pour  le  contraindre  à 
l'abjuration.  «  On  fouette  à  tour  de  rôle,  dit-elle,  le 
mari  et  la  femme,  afin  que  l'un  des  deux,  ému  par  la 
compassion,  engage  l'autre  à  se  rendre.  On  a  vu  des 
femmes  enceintes  expirer  sous  les  coups.  Pour  obte- 
nir l'apostasie  des  pères,  on  fouette  les  enfants.  A 
ma  connaissance,  dix-sept  de  ces  innocentes  créatu- 
res sont  mortes  dans  ce  supplice.  »  A  ces  indica- 
tions, combien  d'autres  peuvent  êtres  jointes  1 
Dans  beaucoup  de  villages,  il  y  eut  des  martyrs. 
En  i835,  les  paysans  catholiques  d'une  paroisse 
des  environs  de  Vitebsk,  en  Lithuanie,  résistèrent 
longtemps  aux  menaces  et  aux  cruautés  des  soldats 
qui  s'étaient  emparés  de  leur  église.  Plusieurs  expi- 
rèrent sous  les  coups  ;  les  autres  se  réfugièrent  sur 
nn  étang  glacé  ;  les  soldats  furieux  les  sommèrent 
de  se  rendre  ;  tous  s'écrièrent  :  a  Nous  aimons  mieux 
mourir  que  d'abandonner  la  religion  de  nos  pères.  » 
Les  soldats  brisèrent  la  glace  et  noyèrent  vingt-deux 
paysans.  Mais  l'armée  elle-même  eut  ses  martyrs. 
La  même  année,  et  dans  le  même  pays,  un  comman- 
dant russe  ayant  déclaré  à  ses  soldats  catholiques 
que  la  volonté   de    l'empereur   Nicolas   était  qu'ils 


reconnussent  son  Eglise,  presque  tous  répondirent 
qu'ils  aimaient  mieux  mourir  que  d'apostasier,  et 
aussitôt  leurs  camarades  orthodoxes  reçurent  l'ordre 
de  les  convertir  à  coups  de  bâton  et  de  sabre.  Un 
grand  nombre  de  ces  braves  moururent  sous  les 
coups  ou  à  la  suite  de  leurs  blessures  (article  cité 
de  y  Encyclopédie  catholique,  t.  XVI,  p.  846). 

Les  actes  de  nombreux  martjTS  uniates  ont  pu 
être  rédigés,  avec  une  scrupuleuse  exactitude.  On 
les  trouvera  dans  le  livre  d'un  bénédictin  français, 
Dom  Théophile  Biîrengikr,  Les  martyrs  uniates  en 
Pologne:  récits  des  dernières  persécutions  russes, 
publiés  d'après  des  documents  originaux  (Paris  et 
Poitiers,  1868).  C'est  à  ce  livre  que  nous  avons 
emprunté  les  détails  qu'on  a  lus  sur  les  martyrs 
ecclésiastiques.  Presque  plus  touchants  encore  sont 
les  souvenirs  qu'il  a  conservés  des  pauvres  gens. 

Le  vendredi  saint  de  l'an  i84i,  trois  habitants  du 
village  lithuanien  de  Dudakowitzé,  qui  étaient  restés 
pendant  plusieurs  jours,  avec  les  autres  paysans, 
enfermés  dans  l'église  pour  empêcher  les  schisma- 
tiques d'}'  entrer,  reçurent  trois  cents  coups  de  verges 
sans  consentir  à  embrasser  l'orthodoxie  russe.  «  Je 
vous  remercie,  Seigneur  Jésus,  dit  l'un  d'eux,  de  ce 
que  vous  avez  permis  qu'un  misérable  comme  moi 
souffrit  le  jour  de  votre  mort,  pour  ses  propres  pé- 
chés, le  même  supplice  que  vous  avez  bien  voulu 
endurer  pour  nous  tous  de  la  main  des  Juifs.  »  Em- 
porté mourant  dans  un  couvent  transformé  en  pri- 
son, ce  paysan,  appelé  Lucas,  commanda  à  ses 
enfants  de  l'enterrer  eux-mêmes,  sans  l'assistance 
du  pope,  puis  ordonna  d'enterrer  près  de  lui  sa  femme, 
dont  il  prédit  la  mort  prochaine  :  elle  mourut  en 
effet  le  jour  de  Pâques.  L'autre  paysan,  Gaspard, 
mourant  aussi  de  la  flagellation,  fit  à  ses  enfants  les 
mêmes  recommandations.  Le  troisième  était  l'orga- 
niste de  la  paroisse,  Maciuszewski  :  on  l'enferma 
jusqu'à  la  fin  de  ses  jours  dans  un  couvent  schisma- 
tique.  En  i854  seulement,  c'est-à-dire  après  onze  ans 
de  résistance,  les  villageois  se  soumirent,  par  peur 
de  la  Sibérie,  mais  on  vit  des  actes  de  désespoir: 
une  mère  entraînée  par  force  à  la  chapelle  russe  pour 
y  faire  rebaptiser  son  nouveau-né,  lui  brise  le  crâne 
contre  une  pierre,  en  criant  :  «  J'aime  mieux  qu'il 
meure  que  de  perdre  son  àmel  » 

On  nous  permettra,  â  propos  de  ces  tragiques  épi- 
sodes, une  observation  :  quand  les  persécuteurs 
veulent  obliger  les  uniates  à  se  faire  rebaptiser  ou  à 
laisser  rebaptiser  leurs  enfants,  ils  leur  imposent  un 
joug  que  les  principes  mêmes  du  schisme  russe  n'au- 
torisent pas,  et  exercent  contre  eux  une  tyrannie 
sans  motif,  a  Comme  chef  de  l'Eglise  grecque,  — 
écrivait  le  29  décembre  i^'jS  Catherine  II  à  Voltaire, 
—  je  ne  puis,  de  bonne  foi,  vous  laisser  dans  l'erreur 
sans  vous  répondre.  L'Eglise  grecque  ne  rebaptise 
pas.  »  Aussi,  quand  la  luthérienne  Catherine,  prin- 
cesse d'Anhalt,  épousa  en  i  ^45  le  futur  Pierre  III  et 
se  convertit  à  la  religion  orthodoxe,  ne  fut-elle  pas 
rebaptisée,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  devenir,  par 
le  meurtre  de  son  époux,  impératrice  de  Russie  et 
Cl  chef  de  l'Eglise  grecque  ». 

Reprenons  notre  récit.  Un  vaste  champ  s'ouvrait, 
sous  Nicolas,  aux  investigations  de  la  police  et  aux 
recherches  intéressées  des  popes.  L'empereur  avait 
décidé  que  tous  ceux  ceux  qui  étaient  devenus  catho- 
liques après  l'année  i  798  n'avaient  pas  cessé  d'ap- 
partenir au  schisme,  et  devaient  y  être  réintégrés. 
Il  y  eut  des  villages  où  la  pression  exercée  contre 
les  uniates  dura  plus  longtemps  encore  qu'à  Dudako- 
witzé, par  exemple  celui  de  l'orozow.  Les  hommes, 
les  femmes,  les  enfants  y  étaient  fouettés  chaque 
jour,  jusqu'à  ce  qu'ils  apportassent  un  certificat  du 
pope,  constatant  leur  présence  à  l'église  russe.  Tous 


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MARTYRE 


438 


ceux  qui  résistèrent  eurent  leurs  biens  confisqués,  et 
furent  de  plus  coudamnés  à  la  déportation  en  Sibé- 
rie; on  n'exécuta  pas  à  la  lettre  cette  dernière  par- 
tie de  l'arrêt,  et  on  se  contenta  de  les  interner  en 
divers  lieux  de  la  province.  Plusieurs  [)érirent  dans 
ces  longs  trajets  :  une  mère  vit  ses  deux  lilles  mou- 
rir d'épuisement  sous  ses  yeux,  et  succomba  après 
elles.  On  possède  quelques-uns  des  interrogatoires 
subis  par  ces  uniates  :  ils  nous  montrent  de  simples 
paysans  très  instruits  de  la  foi  catholique,  et  sachant 
pour  quelle  cause  ils  combattaient  et  souû'raient.  Les 
réponses  du  jeune  Etienne  Suchoniuk,  âgé  de 
douze  ans,  orphelin  et  gardeur  de  i)Ourceaux,  sont 
d'une  fermeté  et  d'une  clarté  dignes  d'admiration  : 
ia  manière  dont  il  cite  les  instructions  que  lui  don- 
naient les  parents  qu'il  a  perdus  fait  comprendre  les 
bonnes  et  solides  traditions  qui  se  conservaient  alors 
dans  certaines  familles  d'humbles  paysans.  En  1862 
seulement,  c'est-à-dire  plusieurs  années  après  la  mort 
de  Nicolas  I  ,  le  village  de  Porozow  put  être  inscrit 
sur  les  registres  du  schisme. 

d)  Le  règne  du  successeur  de  Nicolas,  Alexandre  II 
•(i855-i88i),  n'amena  aucune  réaction  en  faveur  de  la 
liberté  des  catholiques.  La  politique  religieuse  de 
Nicolas  se  continua  d'elle-même.  Louis  Veuillot 
et  le  P.  Lescœur  racontent,  d'après  des  relations 
écrites  sur  place,  les  elforts  tentés,  avec  la  conni- 
vence d'un  seigneur  traître  à  sa  foi,  pour  faire  passer 
an  schisme  le  village  de  Dziernowicé,  dans  le  gou- 
vernement de  Vitebsk,  en  i843,  sous  le  règne  de  Ni- 
colas, en  1 858  sous  celui  d'Alexandre.  Ce  sont  à  l'une 
et  à  l'autre  époque  les  mêmes  procédés  de  fraude  et 
de  violence,  poussés  jusqu'au  sacrilège  :  soldats  re- 
foulant les  villageois  dans  l'église,  popes  leur  intro- 
duisant de  force  dans  la  bouche  l'hostie  consacrée, 
soit  en  leur  frappant  la  mâchoire  à  coups  de  poing, 
soit  en  mettant  la  pointe  d'une  épée  entre  leurs  dents, 
puis  inscription  d'office,  sur  les  registres  du  schisme, 
de  ceux  qu'on  est  parvenu  à  communier  de  cette 
manière.  A  ces  actes  président  soit  des  officiers  su- 
périeurs, soit  même,  en  1808,  un  membre  du  Sénat. 
Après  cette  dernière  tentative,  la  longue  résistance 
des  habitants  céda,  ils  consentirent  à  laisser  rebap- 
tiser leurs  enfants,  et  raille  âmes,  c'est-à-dire  toute 
la  population  du  village,  furent  arrachées  à  la  reli- 
gion catholique  {Univers,  2  janvier  1860;  Louis  Veuil- 
lot, mélanges,  2«  série,  t.  VI,  Paris,  1861,  p.  236-247: 
Lescœur,  t.  I,  p.  3i4-33o).  Dans  le  gouvernement  de 
Mohilev,  plusieurs  villages  furent,  en  1860,  l'objet  de 
semblables  tentatives  (Lescoel/R,  t.  I,  p.  336-337). 
«  Les  Lithuaniens  et  les  Ruthènes  de  rite  uni  n'ont 
plus  d'églises,  plus  de  pasteurs,  plus  de  prêtres,  plus 
de  culte;  ils  sont  réduits  à  cacher  leur  foi  comme  on 
cache  un  crime  »,  lisons-nous  dans  une  supplique 
envoyée  par  eux,  en  1862,  au  pape  Pie  IX  (ibid., 
p.  809). 

Bien  que  d'admirables  traits  de  religion  s'y  soient 
mêlés,  je  n'ai  point  à  parler  ici  du  soulèvement  na- 
tional de  i863,  auquel,  selon  la  parole  de  Pie  IX,  les 
Polonais  furent  «  poussés  par  les  rigueurs  de  leur 
souverain  ».  Ceux  qui  y  périrent  pour  la  foi  et  la 
patrie  ne  sont  pas,  au  sens  strict  de  ce  mot,  des 
martyrs,  de  même  que  nous  n'avons  pas  donné  ce 
nom  aux  Vendéens  morts,  de  1798  à  1796,  pour  leur 
Dieu  et  pour  leur  roi.  Mais  les  catholiques  polonais 
demeurèrent,  en  leur  qualité  de  catholiques,  écrasés 
sous  les  représailles,  et  une  recrudescence  de  persé- 
cution religieuse  s'abattit  sur  la  nation  en  deuil. 
«  La  fête  d'aujourd'hui  me  rappelle  que,  de  nos  jours 
aussi,  il  est  des  martyrs  qui  souffrent  et  meurent 
pour  la  foi  »,  s'écria  PiB  IX  dans  l'émouvante  allocu- 
tion prononcée  le  a4  aiTil  i864,  jour  où  l'Eglise  fait 
mémoire    de    saint    Fidèle    de    Sigmaringen    (voir 


lIoNTALRMDBRT,  Le  Pape  et  la  Pologne,  dans  le  Cor- 
respondant du  25  mai  i8G4). 

De  i863  à  1867,  la  Lithuanie  voit  onze  prêtres  fu- 
sillés ou  pendus,  un  grand  nombre  de  catholiques 
apauvris  par  les  contributions  forcées  ou  complète- 
ment ruinés  par  la  confiscation  de  leurs  biens,  beau- 
coup exilés  ou  déportés  eu  Sibérie,  cent  quarante 
églises  fermées  (Lescœur,  t.  II,  p.  1 11-11 4).  Pendant 
cette  période  et  dans  les  années  suivantes,  les 
paysans  sont  aussi  violemment  persécutés  que  le 
clergé  et  les  propriétaires.  On  les  inscrit, contre  tout 
droit,  sur  les  registres  du  schisme.  Continuant  les 
procédés  sacrilèges  que  nous  avons  déjà  vus,  on  les 
pousse  violemment  dans  les  églises  orthodoxes,  où 
des  popes  les  contraignent  à  recevoir  la  communion. 
Les  couvents  conlisqués  sont  remplis  de  catholiques 
emprisonnes.  Pour  recevoir  les  sacrements,  des 
paysans  se  sauvent,  de  nuit,  jusqu'à  Vilna,  où  ils 
peuvent  se  confesser  secrètement  et  faire  baptiser 
leurs  enfants.  0  Plus  d'une  mère,  après  avoir  accompli 
ce  pèlerinage  à  travers  les  forêts  par  des  sentiers 
étroits,  pour  éviter  les  grandes  routes,  avec  un  en- 
fant sur  les  bras,  exposée  au  froid,  aux  bourrasques 
des  neiges  et  à  toutes  les  intempéries  d'une  saison 
rigoureuse,  retourne  chez  elle,  heureuse  et  satisfaite, 
avec  son  enfant  baptisé;  mais  plus  d'une  aussi  ne 
revient  dans  sa  maison  qu'en  pressant  contre  son 
sein  le  cadavre  de  son  enfant.  A  Vilna  même  il  fal- 
lait éviter  une  nuée  d'agents  de  police,  qui  arrêtaient 
pèlerins  et  pèlerines,  et  les  faisaient  entrer  par  force 
dans  leséglises  russes, où  l'on  baptisaitleursenfanls, 
d'après  le  rite  orthodoxe,  sans  égard  aux  larmes  des 
mères  et  au  désespoir  des  pères.  »  (Anonyme,  La 
persécution  de  l'Egliseen  Lithuanie, particulièrement 
dans  le  diocèse  de  Vilna,  1863-1872;  Paris,  1878,  p.  87.) 
Cependant,  en  Lithuanie,  la  majorité  du  peuple  des 
campagnes  était  restée  étrangère  aux  insurrections 
polonaises,  et  s'était  même  prononcée  entre  elles  : 
ce  qui  prouve  bien  que  c'était  la  religion  catholique 
plus  encore  que  le  nationalisme  que  le  gouverne- 
ment russe  avait  résolu  de  détruire. 

C'est  surtout  sur  un  dernier  reste  de  l'Eglise 
grecque-unie,  demeuré  comme  oublié  dans  le  royaume 
de  Pologne,  que  tomba,  sous  les  règnes  d'Alexan- 
dre II  et  de  son  successeur,  une  persécution  impla- 
cable. On  a  vu  comment,  en  i83g,  la  tromperie  et  la 
force,  aidées  par  la  trahison  de  lâches  pasteurs, 
avaient  amené  le  passage  officiel  au  schisme  de  la 
grande  majorité  des  uniates  lithuaniens  et  ruthènes. 
Dans  la  Pologne  propre,  où  dominait  le  rite  latin, 
existait  un  vaste  diocèse  grec-uni,  celui  de  Chelm, 
situé  au  sud-est  dans  le  gouvernement  de  Lublin.  Il 
avait  pu  échapper  à  ce  mouvement.  Avec  l'aide,  cette 
fois  encore,  d'un  prélat  traître  à  sa  religion,  l'admi- 
nistrateur Popiel,  le  gouvernement  résolut  de  l'y 
amener  enfin,  en  prenant  pour  prétexte  la  nécessité 
de  «  purifier  »  le  rite  grec-uni  des  dangereuses  inno- 
vations latines  qui  s'y  étaient  introduites.  Ces  inno- 
vations consistaient  dans  l'usage  des  orgues,  le 
chant  des  cantiques  en  langue  polonaise,  la  son- 
nerie d'une  clochette  à  l'élévation,  le  transport  du 
missel  d'un  côté  à  l'autre  de  l'autel,  et  autres  détails 
aussi  peu  subversifs.  Dès  1872,  les  prêtres  uniates 
rebelles  à  la  «  purification  des  rites  »  sont  séparés 
violemment  de  leurs  familles,  jetés  en  prison,  ou 
envoyés  en  exil  :  soixante  curés  furent  ainsi  exilés. 
Puis  un  second  pas.  plus  décisif,  est  tenté  par  Popiel. 
Il  impose  à  toutes  les  paroisses  unies  du  diocèse  de 
Chelm  un  rituel  entièrement  schismatique,  dans 
lequel  étaient  supprimées  plusieurs  fêtes  catholiques, 
même  celle  du  martyr  polonais  saint  Josaphat,  le 
nom  du  Pape  remplacé  au  canon  de  la  messe  par 
celui  de  l'empereur,  et  le  Filioque  effacé  du  Credo  : 


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MARTYRE 


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l'adoption  de  ce  rituel  devenait  obligatoire  le  i"  jan- 
vier 1874.  Enfin,  l'invitation  fut  adressée  par  lui  au 
clergé  et  au  peuple  de  toutes  les  paroisses,  de  si- 
gner une  supplique  demandant  leur  entrée  dans 
l'Eglise  orthodoxe.  C'était  l'apostasie  définitive.  Pur 
les  moyens  les  plus  insidieux  et  les  plus  violents,  pa- 
reils à  ceux  qui  avaient  été  employés  dans  les  pro- 
vinces orientales  en  iSSg,  elle  fut  partiellement  ob- 
tenue :  Popiel  put,  en  1870,  présenter  au  Saint-Synode 
la  liste  de  5o  mille  nouveaux  convertis. 

Oui,  mais  à  côté  de  ces  égarés,  souvent  renégats 
sans  le  savoir  ou  le  comprendre,  combien  de  confes- 
seurs I  combien  de  martyrs!  Dans  un  bref  du 
i3  mai  i&jli.  Pie  IXparle  du  «  spectacle  remarquable 
et  tout  à  fait  liéroique  donné  dernièrement  devant 
les  anges  et  devant  les  hommes  par  les  Ruthènes  du 
diocèse  de  Chelm.  qui,  repoussant  les  ordres  iniques 
du  pseudo-aJministraleur,  ont  préféré  endurer  toute 
sorte  de  maux  et  exposer  même  leur  vie  au  dernier 
péril,  que  de  faire  le  sacrifice  de  la  foi  de  leurs  pères 
et  d'abandonner  les  rites  qu'ils  ont  eux-mêmes  reçus 
des  ancêtres  et  qu'ils  ont  déclaré  vouloir  conserver 
toujours  intacts  et  entiers.  »  (Cité  par  le  P.  Lescœur, 
t.  11,  p.  382-387) 

Là  où  les  curés  cèdent,  c'est  le  troupeau  qui  résiste. 
Les  paysans  s'emparent  des  clefs  de  l'église,  afin 
qu'on  n'y  puisse  pas  officier  selon  le  rituel  schisma- 
tique.  A  Polubiczé,  le  chef  du  district  veut  les  con- 
traindre à  certifier  par  écrit  que  c'est  de  leur  plein 
gré  que  les  rites  ont  élé  modifiés.  Un  paysan  signe, 
.après  avoir  reçu  cinq  cents  coups  de  verges,  puis,  à 
peine  la  signature  donnée,  il  se  repent.  Un  autre, 
persistant  dans  son  refus,  expire  sous  les  coups.  Les 
soldats  veulent  entrer  de  force  dans  l'église  :  un 
paysan,  qui  en  défend  l'entrée,  tombe  mort  d'un 
coup  de  baïonnette.  A  Pratulin,  treize  paysans,  qui 
veulent  aussi  empêcher  les  troupes  de  profaner 
l'église,  sont  abattus  par  les  balles.  La  mère  d'Onu- 
fry  Vasyluk  pleure  sur  le  corps  du  fusillé  :  «  Mère, 
lui  dit  l'épouse  du  mort,  ne  pleurez  pas  la  mort  de 
votre  ûls,  moi  je  ne  pleure  pas  la  [lerte  de  luon  mari, 
car  il  n'a  pas  été  tué  pour  des  crimes  ;  au  contraire, 
réjouissez-vous  de  le  voir  succomber  martyr  pour  la 
foi.  Oh!  si  j'étais  digne  d'une  telle  mort!  »  Les  sur- 
vivants furent  conduits  enchaînés  à  la  prison  de  la 
ville  voisine.  On  eut  la  pensée,  pour  amener  le  vil- 
lage au  schisme,  d'employer  l'influence  d'un  vieux 
paysan  d'une  commune  voisine,  nommée  Pikuta,  qui 
était  fort  en  crédit  dans  la  contrée.  11  consentit  à 
parler  à  la  foule  assemblée,  se  mit  à  genoux  avec 
tous  les  assistants,  leur  présenta  une  croix,  puis,  se 
relevant,  leur  dit  :  a  Je  jure  sur  mes  cheveux  gris, 
sur  le  salut  de  mon  âme,  comme  je  veux  voir  Dieu 
au  dernier  moment  de  ma  vie,  que  je  n'apostasierai 
pas  d'une  syllabe  notre  foi,  et  qu'aucun  de  mes  voi- 
sins n'apostasiera.  Les  saints  martyrs  ont  sup- 
porté tant  de  persécutions  pour  la  foi,  nos  frères  ont 
versé  leur  sang  pour  elle,  et  nous  aussi  nous  les  imi- 
terons. »  Les  gendarmes  se  jetèrent  sur  lui,  et  l'em- 
menèrent enchaîné.  Le  témoin  de  ces  faits  ne  nous 
dit  pas  ce  qu'il  est  devenu.  Entre  beaucoup  d'autres 
épisodes,  dont  plusieurs  sanglants,  nous  sommes 
forcés  de  choisir  :  citons  encore  celui-ci.  Une  femme, 
Kraïtchikta,  refusait  de  signer  le  papier  schisraa- 
tique  :  a  Signe,  ou  tu  partiras  pour  la  Sibérie.  —  Je 
partirai,  mais  signer,  jamais!  — Alors  nous  t'enlève- 
rons ton  enfant.  —  Le  voilà.  Dieu  en  aura  soin.  »  La 
mère  bénit  l'enfant,  et  le  remet  aux  mains  des  persé- 
cuteurs. Elle  brise,  par  un  acte  de  foi  héroïque,  le 
piège  tendu  à  sa  conscience  et  à  son  amour  mater- 
nel. 

L'hiver  de  1874  fut  terrible  pour  les  villageois  du 
diocèse  de  Chelm.  On  les  contraignait  à   loger  des 


garnisaires,  qui  dévoraient  toutes  leurs  provisions. 
On  battait  les  hommes,  les  enfants,  avec  le  terrible 
fouet  des  cosaques  appelé  nuhajha.  Par  un  nouveau 
genre  de  tortures,  on  obligeait  des  populations  en- 
tières à  se  tenir  debout,  tète  nue,  dans  la  neige,  sous 
la  bise,  pendant  plusieurs  heures  de  suite.  Dans  le 
village  d'Uscirao,  le  peuple  l'ut  poussé  dans  l'eau  gla- 
cée jusqu'au  cou,  et  y  entra  résolument,  sans  vou- 
loir céder.  A  Wlodama,  un  hetman  de  cosaques 
somma  par  trois  fois  la  population  de  signer  la  dé- 
claration schismatique  :  ceux  qui  refusent  sont  bat- 
tus, et  trois  femmes  expirent  sur  place. 

Tels  sont  les  moyens  qui,  dans  le  dernier  diocèse 
uniate  de  Pologne,  firent,  de  1872  à  1875,  cinquante 
mille  renégats,  mais,  à  côté  d'eux,  mirent  en  lumière 
la  foi  intrépide  d'une  multitude  de  gens  du  peuple 
qui,  sans  autre  science  que  leur  catéchisme,  triom- 
phant à  la  fois  de  ceux  qui  les  oppriment  et  de  ceux 
qui  les  trahissent,  soulifrent  ou  meurent  en  héros. 
Ils  préfèrent  l'abstention  complète  de  tout  culte  à  la 
participation  aux  cérémonies  schismatiques,  qui  se- 
rait à  leurs  yeux  une  apostasie.  Une  femme  —  c'est 
un  Russe  orthodoxe,  témoin  oculaire,  qui  l'a  raconté 
à  M.  Leroy-Beaulieu  —  brise  la  tète  de  son  nouveau- 
né  contre  un  mur  plutôt  que  de  le  laisser  baptiser 
par  le  pope  et  enrôler  par  le  baptême  dans  l'Eglise 
schismatique.  Ailleurs,  des  parents  se  sont  asphyxiés 
avec  l'enfant  qu'on  voulait  baptiser  de  force.  Des 
jeunes  gens  préfèrent  être  considérés  par  la  loi 
comme  concubinaires  que  d'accepter  pour  leur  ma- 
riage la  bénédiction  du  pope.  Ils  savent  que,  s'ils  se 
présentaient  devant  lui,  ils  livreraient  d'avance  à 
l'Eglise  orthodoxe  les  âmes  de  leurs  enfants  :  ils 
aiment  mieux  attendre  l'occasion  de  se  faire  marier 
secrètement  par  nn  prêtre  catholique.  Ils  passent  la 
frontière,  et  viennent  demander  à  l'Autriche  une 
heure  trop  courte  de  liberté  religieuse  pour  se  con- 
fesser, communier,  recevoir  la  bénédiction  nuptiale. 
Leurs  enfants  seront,  légalement,  des  bâtards:  cette 
humiliation  est  acceptée  d'avance,  et  préférée  par  ces 
vrais  chrétiens  à  l'incorporation  à  une  Eglise  schis- 
matique. Ces  «  mariages  de  Cracovie  »  se  sont  éle- 
vés à  plusieurs  milliers. 

(Voir  une  brochure  anonyme  publiée  à  Cracovie 
en  1875,  et  tradxiite  en  français  sous  ce  titre  :  Le 
schisme  et  ses  apôtres,  Paris,  1875,  p.  77,  79-83  ;  le 
P.  Martinov,  /.e  Brigandage  de  Chelm,  dans  les 
Etudes,  juin  1876,  p.  gSa  ;  Lescœur,  t.  Il,  p.  356-878; 
de  nombreuses  correspondances  dans  le  Monde  et 
/'t/'«ii'ers,  année  1874  ;  A.  Lep.oy-Beaulieu,  L'Empire 
des  tsars  et  les  Jiusses,  t.  111,  Paris,  i88g,  p.  602  et 
suiv.  ;  Dom  Guépin,  t.  11,  p.  5o2-5o8.) 

Malgré  la  soumission  de  1875,  il  restait  encore 
plus  de  deux  cent  mille  uniates  dans  le  diocèse  de 
Chelm.  Vingt  mille  d'entre  eux  furent  transportés, 
en  1876,  dans  le  gouvernement  de  Cherson.  «  On 
les  conduisait  jusqu'à  la  gare  voisine,  souvent  très 
éloignée,  rangés  quatre  à  quatre  et  chargés  de  fers, 
sous  une  escorte  de  soldats.  Des  traînées  de  sang 
marquaient  les  traces  de  leur  passage.  Un  paysan, 
lorsqu'il  fut  chargé  de  fers  avec  son  fils,  s'agenouilla, 
baisa  ses  chaînes,  en  remerciant  à  haute  voix  Jésus- 
Christ  de  le  juger  digne  de  souffrir  pour  son  nom.  u 
Le  sort  de  ceux  qui  échappèrent  à  l'exil  fut  à  peine 
moins  pénible.  Ils  n'avaient  plus  d'églises  de  leur 
rite  ;  mais  il  leur  fut  interdit  d'entrer  dans  les  églises 
de  rite  latin.  Ils  furent  réduits  à  «  s'assembler  les 
jours  de  fête  dans  les  maisons  privées,  où  ils  chan- 
taient le  rosaire,  les  cantiques,  les  vêpres  ;  puis  l'un 
d'eux  lisait  à  haute  voix  un  sermon,  et,  avant  de  se 
séparer,  ils  s'exhortaient  mutuellement  à  la  persé- 
vérance et  au  combat  pour  la  sainte  foi.  »  Ces  réu- 
nions privées  devinrent  elles-mêmes  suspectes,  et  en 


441 


MARTYRE 


442 


frappa  d'une  amende  de  i5o  roubles  celui  qui  leur 
donnerait  asile  {f.es  Persécutions  des  uniates,  con- 
férence du  R.  P.  ToMNiCJAK,  23  mai  i8g5,  dans  les 
Lettres  de  Jersey,  1896,  p.  290-291). 

e)  La  situation  des  uniates  devint  plus  dure  en- 
core sous  Alexandre  111  (i88i-i8g4).  «  Alexandre  II 
avait  enlevé  aux  catholiques  polonais  des  provinces 
occidentales  le  droit  d'acheter  des  terres  ou  d'en 
louer  à  bail.  Ces  lois  de  son  père,  qui  n'avaient  pro- 
fité qu'aux  Allemands,  Alexandre  111,  au  lieu  de  les 
adoucir,  les  a  aggravées  par  l'ukase  de  décembre 
i884.  Dans  toute  la  Russie  occidentale,  pour  pou- 
voir acquérir  un  immeuble  rural  par  vente,  legs  ou 
donation,  il  faut  être  Russe,  et  n'est  considéré 
comme  Russe  (|ue  l'orthodoxe.  »  (A.  Lhroy-Beau- 
LIED,  L'Empire  des  tsars  et  les  Russes,  t.  III,  p.  601) 
Une  visite  à  Chelm  en  1888  attira  de  plus  près  sur 
les  uniates  l'attention  de  l'empereur.  Au  lieu  de  se 
laisser  toucher  de  leur  constance,  il  s'en  irrita.  Dés 
lors,  ce  ne  fut  plus  dans  le  gouvernement  de  Cher- 
son  qu'eurent  lieu  les  transportations,  mais  dans 
celui  d'Orenbourg,  aux  confins  de  l'Asie  et  des 
monts  Oural.  Les  exilés  furent  présentés  aux  indi- 
gènes comme  «  des  voleurs  et  des  brigands  ».  On 
assure,  cependant  que  leur  piété,  réveillant  chez  ces 
populations  sauvages  des  traditions  oubliées,  fit  ai- 
mer de  quelques-uns  l'Eglise  romaine. 

On  verra  par  l'exemple  suivant  quels  faits  suffi- 
saient pour  motiver  la  transportation  dans  le  gou- 
vernement d'Orenbourg. 

«  Les  pauvres  uniates,  privés  de  leurs  églises  et 
de  leurs  prêtres,  enterraient  eux  mêmes  leurs  morts. 
Cela  ne  pouvait  plaire  aux  popes.  Lorsquequelqu'un 
des  uniates  était  mort,  le  pope  de  la  paroisse  mon- 
tait la  garde  près  du  cimetière  pour  que  l'enterre- 
ment ne  pût  se  faire  sans  les  cérémonies  de  l'Eglise 
schisinatique.  Bien  souvent  le  cortège  des  uniates, 
conduisant  un  corps  au  lieu  de  repos,  était  arrêté 
par  des  soldats  et  contraint  de  se  diriger  vers 
l'Eglise  schismatique.  Les  iiniales,  pour  éviter  tout 
contact  avec  le  schisme,  abandonnaient  le  corps  aux 
soldats  en  disant:  0  Notre  frère  est  mort  en  bon  ca- 
tholique, malgré  vos  cérémonies  il  ne  deviendra  pas 
schismatique.  »  Et  ils  s'éloignaient,  le  cercueil  était 
conduit  à  l'église  schismatique,  et,  après  les  céré- 
monies du  pope,  enterré  par  des  soldats.  Un  brave 
paysan,  dont  la  femme  était  morte,  eut  l'idée  de  dé- 
jouer la  surveillance.  A  l'aide  de  ses  amis,  il  enterra 
sa  femme  pendant  la  nuit.  La  bière  fut  passée  par 
dessus  le  mur,  car  la  clef  du  cimetière  se  trouvait 
chez  le  pope.  Hélas  I  le  matin  l'on  découvrit  une 
nouvelle  tombe.  Le  pope  fit  déterrer  le  corps,  et, 
après  les  cérémonies  schismatiques,  la  niorte  fut  en- 
terrée de  nouveau.  Le  pauvre  paysan  fut  exilé  dans 
le  gouvernement  d'Orenbourg,  et  c'est  là  que,  mou- 
rant de  faim  et  de  misère,  il  fut  condamné  à  une 
amende  de  25  roul)les  (jo  francs)  pour  ce  méfait.  » 
Ceci  se  passait  en  1887  (conférence  citée,  p.  292) 

f)  L'avènement  du  successeur  d'Alexandre  III 
donna  aux  persécutés  quelque  espérance.  Les  senti- 
ments humains  et  bienveillants  du  jeune  souverain 
étaient  connus,  mais  l'heure  n'avait  pas  sonné  des 
réparations  nécessaires.  Peut-être  n'étaienl-elles  pas 
encore  possibles.  «  C'est  étonnant  ce  que  ne  peuvent 
pas  ceux  qui  peuvent  tout  »,  a  écrit  un  moraliste 
russe,  Mme  Swetchine.  Il  y  eut  cependant  un  peu 
de  détente.  La  charitable  et  habile  diplomatie  de 
Léon  Xlll  obtint  des  adoucissements  et  dans  le  sort 
des  uniates  exilés  ou  déportés  pour  être  restés  fidèles 
à  leur  religion,  et  dans  celui  des  prêtres  punis  pour 
les  avoir  assistés  (F.  Carry,  La  Ilussie  et  le  Vatican 
Léon  ^V// dans  le  Correspondant,  26  juillet  1897). 
Mais,   dans  l'ensemble,   le  sort  des  persécutés  resta 


misérable.  Les  pétitions  envoyées  en  189.5  à  Nicolas  II, 
des  gouvernements  de  Clierson  et  d'Orenbourg, 
montrent  les  régions  encore  peuplées  d'exilés  unia- 
tes. Les  suppliques  qui  partirent,  à  la  même  époque, 
des  villages  de  la  Podlachie,  peignent  des  couleurs 
les  plus  sombres  la  situation  des  uniates  qui  y  rési- 
dent, sans  prêtres,  sans  sacrements,  sans  mariages, 
obligés  de  vivre,  selon  leur  expression,  «  comme  des 
païens  ».  (Voir  ces  suppliques  dans  Dom  Guéi-in, 
t.  II,  p.  538-543.)  Aucun  secours  ne  peut  leur  venir 
du  dehors;  pendant  longtemps  resta  vraie  cette 
parole  de  Lhhoy-Beaulieu  :  a  11  est  plus  facile  à 
Rome  d'envoyer  des  missionnaires  au  fond  de  la 
Chine  que  dans  la  Russie  de  Chelm.  »  (L'Empire  des 
tsars  et  des  liasses,  t.  III,  p.  601)  Les  rares  prêtres 
qui  ont  réussi,  cependant,  à  franchir  les  obstacles 
et  à  parvenir  jusqu'à  ces  infortunés,  les  ont  trouvés 
inébranlables  dans  leur  fidélité  à  la  véritable  Eglise. 
«  Ceux  de  nos  Pères  —  disait  le  conférencier  déjà 
cité  de  1895  —  qui,  dans  leurs  excursions  furtives, 
ont  pu  pénétrer  dans  les  villages  des  uniates,  en 
racontent  des  exemples  merveilleux,  ces  pauvres 
confesseurs  de  la  foi  offrent  leurs  souffrances  pour 
leurs  persécuteurs.  >> 

Comment  les  persécuteurs  auraient-ils  alors  dé- 
sarmé devant  eux,  quand  on  voit  la  politique  de 
«  russification  »  poursuivre,  au  même  moment,  jus- 
qu'aux Grecs  schismatiques,  faisant  partie  d'une 
autre  Eglise  que  l'a  orthodoxie  »  russe?  Un  ukase 
du  12  juillet  1903  dépouille  l'Eglise  grégorienne  d'Et- 
chmiadzin,  en  Armémie  russe,  de  tous  ses  biens,  es- 
timés à  3oo  millions  de  francs  ;  il  fut  même  défendu 
à  se»  prêtres  de  baptiser  les  musulmans  qui  se  con- 
vertiraient; qu'ils  restent  musulmans  plutôt  que  de 
recevoir  un  autre  baptême  que  le  baptême  «  ortho- 
doxe ».  (Voir  R.  Janin,  L^es  Arméniens,  dans  Echos 
d'Orient,  janvier-avril  1916,  p.  16) 

En  ce  qui  concerne  les  catholiques  ruthènes,  la 
persécution  eut  une  conséquence  probablement  inat- 
tendue des  persécuteurs.  11  en  résulta  une  immense 
émigration.  Les  uniates  sont  aujourd'hui  répandus 
par  centaines  de  mille  aux  Etats-Unis,  au  Canada, 
au  Brésil.  Sur  les  difficultés  de  leur  situation 
religieuse  en  ces  lointains  pays,  et  sur  les  efforts 
des  évêques  américains  et  du  Pape  pour  leur  conser- 
ver ou  leur  rendre  un  clergé  indigène,  voir,  dans  la 
lievue  pratique  d'apologétique  du  i5  décembre  igi2, 
un  article  du  P.  d'HKRBiGNY,  Lai  consécration  du  pre- 
mier évéque  catholique  de  rite  paléoslave  pour  le 
Canada. 

S.  La  persécution  des  Latins.  —  En  i865,  le 
Saint-Siège  fit  publier  à  Rome,  l'Exposition,  accom- 
pagnée de  documents,  des  soinsconstants  du  Souverain 
Pontife  Pie  LA'  pour  réparer  les  maux  de  l'Eglise  ca- 
tholique en  Russie  et  en  Pologne  (Rome,  imprimerie 
du  Secrétariat  d'Etat;  traduction  franvaise  chez  Palmé, 
Paris,  1868).  Deux  mots  de  cet  important  mémoire 
me  paraissent  résumer  admirablement  les  résultats 
des  persécutions  dont  la  Pologne  et  ses  provinces  de 
l'est  furent  l'objet:  «  Les  Grecs-unis  entraînés  vio- 
lemment au  schisme,  les  Latins  séduits  et  privés  de 
secours  religieux.  »  Cette  brève  formule  indique  avec 
clarté  la  différence  des  moyens  mis  en  œuvre  contre 
les  uns  et  les  autres. 

La  «  violence  «  exercée  sur  les  uniates  a  produit, 
comme  on  l'a  vu,  un  grand  nombre  de  martyrs;  les 
moyens  insidieux  employés  contre  les  latins,  —  qui 
forment  la  plus  grande  partie  de  la  population  ca- 
tholique dans  la  Pologne  propre  et  dans  une  partie 
de  la  Lithuanie,  —  ont  été  rarement  accompagnés 
d'actes  meurtriers.  Nous  devons  en  dire  un  mot, 
pour    ne    pas  laisser  trop   incomplète   cette  étude  ; 


443 


MARTYRE 


444 


mais  ce  mot  sera  court,  puisque,  s'il  y  eut  parmi  les 
Polonais  de  rite  latin  des  exilés  et  même  des  dépor- 
tés pour  la  foi,  c'est-à-dire  des  confesseurs,  la  palme 
sanglante  du  martyre  parait  avoir  été  réservée  aux 
uniates. 

Interdire  aux  catholiques  de  rile  latin  toute  pro- 
pagande exercée  au  détriment  du  schisme,  couper 
leurs  communications  avec  le  Saint  Siège,  les  affai- 
blir par  la  destruction  systématique  des  paroisses 
et  des  couvents,  empêcher  leur  clergé  de  donner  au- 
cune aide  spirituelle  aux  uniates  privés  de  pasteurs, 
telle  fut,  à  leur  égard,  la  forme  multiple  de  la  persé- 
cution. 

Si  bienveillant  qu'il  soit  devenu  pour  le  catholi- 
cisme, que  peut-être  il  embrassa  à  l'article  de  la 
mort,  Alexandre  1",  à  une  certaine  époque  de  son 
règne,  pendant  la  période  d'influence  de  Mme  de 
Krudneret  des  illuminés,  vit  avec  un  grand  déplaisir 
les  conversions  opérées  dans  la  haute  société  russe. 
De  là  l'expulsion  des  Jésuites  de  Saint-Pétersbourg 
et  de  Moscou  en  i8i5,  de  Pologne  en  1830;  de  là  le 
départ  forcé  de  Joseph  de  Maistre,  et  bientôt  des 
convertis  illustres  dont  il  avait  reçu  les  confidences 
ou  aidé  des  éludes.  Mais  la  répression  fut  autrement 
dure  sous  le  règne  de  Nicolas  I".  Après  l'acte  d'union 
de  1889,  on  l'avait  entendu  dire  :  «  Voilà  qui  est 
bon  quant  aux  uniates;  maintenant,  procédons  en- 
vers les  latins.  »  (Lkscœuh,  t.  I,  p.  i85.)  Ecrivant, 
en  1845,  au  pape  Grégoire  XVI,  des  prêtres  polonais 
réfugiés  en  France  lui  rappellent  le  sort  des  uniates, 
et  ajoutent:  «  Le  même  sort  est  réservé  aux  latins.  » 
(Cité  par  Moehlkr  Gams,  Uistuire  de  l'Eglise,  t.  III, 
Paris,  1869,  p.  43 1) 

On  poursuit  jusque  dans  le  passé  la  propagande 
de  ceux-ci.  Un  vikase  de  i  83.Î  porte  que  «  toutes  les 
familles  qui  sous  Catlierine  II  et  sous  ses  saints  suc- 
cesseurs Paul  I"  et  Alexandre  I  '  ont  embrassé  le 
rite  latin,  sont  présentement  reconnues  appartenir 
au  culte  russe  orthodoxe  »  (cité  dans  V Encyclopédie 
catholique,  t.  XVI,  p.  846).  On  la  poursuit  avec  une 
implacable  sévérité  dans  l'avenir.  Nicolas  publie, 
en  1848,  un  code  criminel  pour  le  royaume  de  Polo- 
gne. Tout  acte  de  propagande  catholique,  par  parole 
ou  par  écrit,  y  est  puni,  selon  les  circonstances,  de 
l'emprisonnement,  ou  des  travaux  forcés,  ou  de  la 
déportation  dans  les  gouvernements  de  Tomsk  ou 
de  Tobolsk,  ou  de  la  déportation  en  Sibérie  (voir  les 
articles  i84,  i85,  187,  198,  igS,  197,  dans  Louis 
Vbuillot,  Mélanges,  1'  série,  t.  II,  p,  34-35,  et  dans 
Lescœur,  t.  I,  p.  237),  et  peut  entraîner,  comme 
peine  accessoire,  la  perle  des  droits  de  famille, 
c'est-à-dire  la  ijrivation  de  la  puissance  paternelle  et 
l'annulation  du  mariage  (articles  29  et  3o). 

Crime  d'Etat  encore,  et  passible  aussi  de  la  dépor- 
tation en  Sibérie,  la  correspondance  directe,  même 
dans  les  cas  les  plus  urgents,  du  clergé  ou  des  fidèles 
avec  le  Saint-Siège  (Lescœur,  t.  I,  p.  287). 

La  destruction  des  paroisses  latines  est  cherchée 
par  tous  les  moyens.  Il  suIRt  que,  dans  un  village, 
quelques  fidèles  aient  passé  au  scliisme,  pour  que  le 
prêtre  catholique  y  perde  toute  juridiction  et  que  le 
prêtre  schismatique  soit  seul  toléré.  Une  ordon- 
nance du  20  juin  i852  livre  aux  schismatiques,  dans 
le  diocèse  de  Minsk,  douze  chapelles  et  une  église 
paroissiale  de  rite  latin  {Exposition,  etc.,  docu- 
ment xviii,  p.  98  de  la  traduction  française).  «  Peu 
satisfait  de  détruire  les  paroisses  catholiques, 
écrit-on  en  i856,  le  gouvernement  force  encore  les 
propriétaires  à  créer  des  églises  schismatiques.  Ils 
sont  contraints  de  bâtir  des  églises,  des  presby- 
tères, des  maisons  d'habitation  pour  les  popes, 
diacres,  chantres  (tous  mariés)  du  culte  officiel.  S'ils 
négligent   d'exécuter  les  divers  plans  envoyés  par 


l'administration  publique,  aussitôt  l'Etat  s'empare 
des  édifices  catholiques  et  séquestre  les  revenus  des 
récalcitrants  jusqu'au  paiement  des  frais  nécessaires 
pour  les  constructions  qu'il  a  ordonnées.  Nous 
n'avons  pas  le  texte  de  l'ukase,  mais  nous  connais- 
sons des  personnes  qui  n'ont  pu  quitter  la  Russie 
et  obtenir  leur  passeport  avant  de  signer  l'obliga- 
tion d'acquitter  ces  sortes  de  dépenses.  »  (Univers, 
22  octobre  i856;  L.  Vkuillot,  Mélanges,  2°  série, 
t.  II,  p.  4o)  Un  ('ail  de  même  nature  est  signalé 
dans  un  rapport  adressé  le  10  mars  i85i  au  Saint- 
Siège  par  Mgr  Holowinski,  coadjuteiu  de  Mohilev 
(Lescœur,  t.  I,  p.  igi). 

La  suppression  des  couvents  eut  un  double  but  : 
faire  disparaître  d'ardents  foyers  de  vie  catholique, 
et  diminuer  le  nombre  des  paroisses  latines,  car 
beaucoup  de  ces  couvents  servaient  aussi  de  parois- 
ses. En  1882,  sur  3oo  couvents,  302  sont  détruits  en 
Pologne.  En  i843,  toutes  les  maisons  des  prêtres  de 
la  Mission  —  envoyés  dans  ce  pays  en  i65i  par 
saint  Vincent  de  Paul  —  sont  fermées  (ZIer  Katholik, 
1844,  n"  67;  cité  dans  Moehl.er-Gams,  t.  III,  p.  43o). 
Louis  Veuillot  a  publié  un  ukase  du  6  juillet  i85o, 
ordonnant  la  fermeture  de  21  couvents  de  Domini- 
cains, de  Bernardins,  de  Carmes,  de  Bénédictins,  en 
même  temps  que  de  Marianites  (Univers, lî.  mai  i853; 
Mélanges,  2"  série,  t.  II,  p.  36).  «  Des  religieux  de 
rite  latin,  non  loin  de  Kamienieck,  dit-il  encore, 
viennent  d'être  expulsés  de  leur  couvent  de  la  ma- 
nière la  plus  barbare.  Leur  église  a  été  pillée,  et 
les  saintes  hosties  profanées.  Ou  demanda  cet  abo- 
minable sacrilège  à  des  Juifs  :  ils  refusèrent.  Mais 
ce  que  les  Juifs  avaient  refusé,  les  Russes  l'ont  fait; 
ils  ont  foulé  aux  pieds  les  saintes  hosties  jetées 
dans  la  boue.  «  (Univers,  7  octobre  i856;  Mélanges, 
2=  série,  t.  II,  p.  4)  C'était  revenir  aux  premiers 
temps  du  schisme  grec,  alors  qu'un  des  clercs  de 
Michel  Cérulaire  foulait  publiquement  aux  pieds  une 
hostie  consacrée  selon  le  rile  latin  (Hefble-Leclercq, 
Histoires  des  conciles,  t.  IV,  Paris,  1911,  p.  1090). 
En  décembre  i863,  tous  les  couvents  d'hommes  sont 
supprimés  à  Varsovie  par  Alexandre  II  (Lescœur, 
t.  Il,  p.  1 4o-i 4 O- l^ss  monastères  de  femmes  ne  sont 
pas  épargnés  :  le  7  janvier  i85i,  les  sœurs  de  la 
Visitation  sont  expulsées  de  Kamienieck  (ihid,  t.  I, 
p.  192);  un  peu  plus  lard,  à  Vimsca,  les  sœurs  de  la 
Charité  —  appelées  dès  1662  en  Pologne  par  la  reine 
Marie  de  Gonzague  —  sont  dépouillées  de  leurs 
biens,  privées  du  droit  d'instruire  les  orphelins,  et 
reléguées  dans  quelques  chambres  de  leur  couvent  : 
le  reste  est  occupé  par  un  gymnase  russe,  dont  les 
élèves  les  insultent  (L.  Vbuillot,  l.  c,  p.  3).  Encore 
en  i865,  les  Visitandines  de  Vilna,  autre  fondation 
de  Marie  de  Gonzague,  sont  expulsées  par  Moura- 
view  :  elles  se  réfugièrent  à  Versailes  (A.  db  Kos- 
KOwsKi,  dans  Etudes  franciscaines,  avril  1910, 
p.  385). 

Mais  l'oppression  la  plus  cruelle  est  l'interdiction 
faite  aux  prêtres  latins  d'accorder  aux  Grecs-unis, 
privés  de  pasteurs,  les  secours  de  leur  ministère. 
Quels  qu'aient  pu  être,  à  d'autres  époques,  les  torts 
des  latins  envers  les  uniates,  ils  n'allèrent  jamais 
jusqu'à  supprimer  cette  charité  sacerdotale  qui  ne 
permet  pas  au  prêtre  de  repousser  tout  catholique 
qui  s'adresse  à  lui.  Mais  c'est  l'exercice  de  cette  cha- 
rité que  s'appliquèrent  à  rendre  impossible  les 
ukases  impériaux.  Un  ukase  de  i833  défend  aux 
Ruthènes-unis  de  recevoir  aucun  secours  religieux 
de  prêtres  du  rite  latin.  Un  ukase  de  1887  interdit 
au  clergé  catholique  d'administrer  les  sacrements 
aux  personnes  inconnues  ou  étrangères  à  la  pa- 
roisse, c'est-à-dire  aux  uniates  inscrits  d'office  sur  les 
registres   de   l'orthodoxie,    et   qui,  privés  de  leurs 


445 


MARTYRE 


446 


prêtres,  se  présentaient  dans  les  églises  lutines  pour 
y  recevoir  les  sacrements. 

Coniiant  dans  le  courage  des  prêtres  latins,  Pis  IX 
leur  l'ait  au  contraire  un  devoir  de  les  accueillir  : 
«  Des  prêtres  latins,  nous  en  avons  la  conliance, 
dit-il  en  1847,  emploieront  tous  leurs  soins  et 
toutes  les  ressources  de  leur  sagesse  pour  donner 
les  secours  spirituels  à  ces  très  chers  lils.  »  C'est 
toujours  le  non  licet  et  le  non  possiiniiis  opposés 
aux  entreprises  des  adversaires  de  la  vérité.  Cepen- 
dant l'ukase  de  183^  est  renouvelé  en  1859.  En 
1860,  dans  le  gouvernement  de  Mohilev,  les  paysans 
et  les  nobles  de  cinq  villages,  où  les  églises  uniates 
avaient  été  fermées  ou  livrées  au  schisme,  se  portè- 
rent^n  foule  dans  les  églises  latines.  Le  rite  latin 
est  alors  frappé  à  son  tour  :  églises,  couvents  et  cha- 
pelles du  voisinage  sont  fermées,  et  les  quelques 
prêtres  zélés  qui  ont  prêté  leur  ministère  sont  saisis 
et  déportés  (Lescœur,  t.  II,  p.  33;).  «  Le  prêtre  du 
rite  latin  — écrivent  au  Pape,  en  1862,  les  catho- 
liques lithuaniens  —  se  risque  parfois  à  confesser 
un  uni, mais  ne  peut  s'exposeràbaptiserun  nouveau- 
né  ou  à  bénir  un  mariage  :  rien,  dans  ce  cas,  ne  le 
sauverait  de  la  Sibérie.  »  (Ibid.,  p.  309)  Après  la 
prétendue  conversion  du  diocèse  de  Chelm,  «  une 
ordonnance  fut  promulguée  en  vertu  de  laquelle 
chaque  curé  était  obligé  de  placer,  les  jours  de  fête, 
une  sentinelle  devant  la  porte  de  son  église  pour 
empêcher  les  uniates  d'y  pénétrer.  On  vit  alors  ces 
pauvres  catholiques,  chassés  des  églises  comme  des 
chiens,  tondre  en  larmes,  et  s'en  aller  dans  les  forêts, 
pour  y  prier  plus  à  l'aise  le  bon  Dieu.  Malgré  la 
surveillance,  il  y  eut  toujours  des  réfractaires.  On 
imagine  alors  un  moyen  plus  sur.  Latins  et  uniates 
reçoivent  un  livret,  que  la  police  examinait  à  la  porte 
de  l'église.  Dès  lors,  aucun  uniate  ne  peut  assister 
aux  cérémonies  latines,  car  ils  sont  inscrits  sur  les 
livrets  comme  schismatiques.  Dans  beaucoup  d'en- 
droits, pour  soustraire  à  l'attrait  du  latinisme  les 
uniates,  on  ne  trouve  rien  de  mieux  que  de  fermer 
les  églises  latines  du  voisinage.  C'est  ainsi  qu'en 
1886  le  gouverneur  de  Varsovie  prohibait  tout  ser- 
vice dans  l'église  de  Térespol,  de  peur  de  voir  la 
messe  romaine  attirer  d'anciens  uniates.  Alexan- 
dre III,  en  1886,  alla  jusqu'à  ordonner  que,  dans  les 
localités  habitées  par  les  uniates,  on  ne  pourrait 
ouvrir  d'église  catholique  latine  que  de  l'aveu  du 
clergé  schismatique.  (Voir  la  conférence  du  P.  Tom- 
NiCJAK,  p.  271-292) 

«  Il  suffit  que  la  police  aperçoive  un  uniate  causant 
avec  un  prêtre  catholique  ou  priant  dans  une  église, 
pour  que  le  prêtre  soit  déporté  et  l'église  fermée. 
Les  persécutions  contre  les  catholiques  du  rite  grec 
retombe  aussi  sur  ceux  de  rite  latin.  »  (A.  Leroy- 
Beaulieu,  t.  III,  p.  608) 

3.  Conclusion.  — Les  vexations  dirigées  à  la  fois 
contre  les  catholiques  des  deux  rites  auront  eu  au 
moins  pour  efl'et  de  montrer  comment,  malgré  des 
dissensions  accidentelles,  leur  cause  est  la  même  et 
leur  catholicisme  semblable.  Elles  auront  mis  une 
fois  de  plus  en  lumière,  aux  yeux  de  leurs  adver- 
saires de  bonne  foi,  combien  l'Eglise  catholique  se 
montra  de  tout  temps  plus  large  que  les  Eglises  qui 
se  sont  séparées  d'elle.  Saint  Léon  IX,  au  xii'  siècle, 
avait  déjà  parlé  comme  parlera  au  xix*  Léon  XIII. 
Se  plaignant  de  l'intolérance  du  patriarche  byzantin, 
qui  faisait  fermer  à  Constantinople  toutes  les  égli- 
ses latines,  ilécrit  :  Eccein  hac  parte  romana  Eccle- 
sia  quanto  discretior,  moderatior  et  clemeniior  vobis, 
est\  et  montre  comment  à  Rome,  où  étaient  établis 
de  nombreux  monastères  grecs,  non  seulement  on 
ne  cherchait  pas  à  leur  faire  abandonner  leurs  usages, 


mais  on  les  exhortait  même  à  les  conserver  :  Nullus 
eoruni  adliaç.  perturbatur  vel  prohibetur  a  palerna 
traditione  sive  sua  consuetudine  :  quin  siiadotur  et 
admoneluream  o/)seri'«;e (Lettre  de  Léon  IX  à  Michel 
Cérulaire  et  à  Léon  d'Achrida,  dans  Migne,  /-■.  G.,  t. 
CXLIll,col.  764).  L'Eglise  catholique  est  assez  grande 
jjour  embrasser  dans  son  sein  tous  les  rites,  et, 
comme  le  disait  dans  un  discours  prononcé  au  'Vati- 
can, le  28  janvier  1904,  l'abbé  du  monastère  grec-uni 
de  Grotta-Ferrata,  «  se  faire  de  tous  une  parure.  » 

Terminons  ce  chapitre  par  une  parole  de  justice  et 
d'espérance. 

L'ukase  obtenu,  le  1 4  juillet  1898,  parle  terrible 
procureur  du  Saint-Synode  Podonotsef,  avait  porté 
le  dernier  coup  à  la  liberté  religieuse  des  uniates,  en 
incorporant  dans  l'Eglise  ollicielle  tous  ceux  d'entre 
eux  qui  ne  passeraient  pas  au  rite  latin,  dans  des 
conditions  presque  impossibles  à  remplir  (voir  l'an- 
née de  l'Eglise,  1898,  p.  355).  Mais  cette  mesure  dra- 
conienne fut  suivie,  à  quelques  années  de  distance. 
par  redit  du  17-80  avril  igoS,  qui,  en  proclamant  la 
tolérance  de  tous  les  cultes,  parut  inaugurer  une 
politique  nouvelle.  Celui-ci  fut  reçu  en  Pologne  avec 
des  transports  de  joie.  On  pleura  dans  les  églises, 
quand  le  prêtre,  la  voix  brisée  par  l'émotion,  en 
donna  lecture.  Dans  les  provinces  habitées  par  les 
anciens  uniates,  et  alors  presque  privées  de  culte,  il 
y  eut  comme  un  revival  religieux  (voir,  pour  la 
Podlachie,  l'émouvant  récit  d'une  étudiante  polo- 
naise, dans /e  Correspondant,  10  juillet  1916,  p.  76). 
Il  devenait  permis,  pour  la  première  fois,  de  «  dé- 
choir de  l'orthodoxie  à  toute  autre  confession  chré- 
tienne »,  c'est-à-dire  d'abandonner  le  schisme,  soit 
qu'on  y  eût  été  contraint  par  ruse  ou  par  violence. 
C'est  par  centaines  de  mille  que  se  comptèrent  les 
retours  au  catholicisme,  de  la  part  des  uniates  ofliciel- 
lement  inscrits  comme  schismatiques  dans  les  statis- 
tiques russes  (lettre  de  Varsovie,  dans  VUn'u'ers,  en 
octobre  1907).  Pour  que  ce  mouvement  persiste  ou 
s'étende,  il  suffira  que  la  loi  soit  appliquée  à  tous 
loyalement,  sans  les  entraves  qui  y  furent  prompte- 
ment  apportées,  et  qui  de  nouveau,  pour  un  grand 
nombre,  rendirent  impossible  dans  la  pratique  ce 
qui  était  autorisé  sur  le  papier  (A.  de  Koskovv'ski, 
La  Pologne  catholique,  dans  Etudes  franciscaines, 
juin  1910,  p.  636  ;  M.  o'IlERBiGNY.dans  lievue  prati- 
que d'apologétique.  1"  mars  1913,  p.  216).  Le  réta- 
blissement promis,  le  i'^"' août  1914,  d'une  Pologne 
n  libre  dans  sa  religion,  libre  dans  sa  langue  et 
autonome»  favorisera,  espérons-le,  la  reconstitution 
des  Eglises  uniates,  en  donnant  une  consécration 
nouvelle  aux  engagements  pris  en  1778  et  en  1798 
par  Catherine  II  «  pour  elle,  ses  héritiers  et  succes- 
seurs »  envers  «  les  catholiques  des  deux  rites  » 
habitant  «  les  provinces  cédées  »,  —  c'est-à-dire 
aussi  bien  les  pays  lithuaniens  et  ruthènes  que  la 
Pologne  de  i8i5. 

En  i858,  des  prêtres  calholiqnes  latins  de  Pologne 
avaient  été  punis  pour  avoir  fondé  des  sociétés  de 
tempérance  (Prince  Dolgoroukow,  La  i'érité  sur  la 
liussie,  Paris,  1860,  p.  258  et  suiv.).  En  1914.  le  gou- 
vernement russe,  s'associant  aux  désirs  des  repré- 
sentants de  la  nation,  et  sacriUant  dans  un  but  de 
salubrité  morale  plus  d'un  quart  de  ses  recettes 
budgétaires,  a  prohibé  d'une  manière  absolue  la 
vente  de  l'alcool.  «  La  prohibition  de  l'alcool,  a-t-on 
dit,  est  la  première  victoire  remportée  par  le  nation 
russe  ;  elle  l'a  remportée  sur  elle-même,  en  attendant 
de  gagner  la  seconde  victoire,  celle  qui  l'affranchira 
du  joug  allemand.  »  (Correspondant,  10  novembre 
igi5.)  Ajoutons  qu'une  telle  nation  est  digne  de 
remporter  la  troisième  victoire,  celle  qui  assurera 
complètement  à  tous  ses  membres,  sans  distinction 


447 


MARTYRE 


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de  races,  l'inestimable  bienfait  de  la  liberté  reli- 
gieuse; —  un  jour  peut-être  le  bienfait,  plus  grand 
encore,  de  l'unité  catholique. 

VIII.  —  Le  Martyre 

PENDANT  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE 

î.  Le   titre  de  martyr;   2.    Les  martyrs  du  clergé  ;   3.  Les 
martyrs  laïques. 

I.  Le  titre  de  martyr.  —  «  Les  premiers  siè- 
cles de  l'Eglise  ne  sont  pas  les  seuls  qui  comptent 
des  martyrs.  Les  contrées  lointaines  des  Barbares 
ne  sont  pas  les  seules  rougies  par  leur  sang.  L'iiis- 
toire  des  peuples  civilisés  nous  montre  à  quelles 
cruautés  peuvent  en  venir  les  hommes  aveuglés  par 
de  fausses  doctrines  et  combien  peu  il  faut  se  lier  à 
la  douceur  des  relations  sociales,  si  l'on  ne  tient  pas 
compte  de  Dieu.  »  Ainsi  s'exprime,  à  propos  des 
martyrs  de  la  fin  du  xvin'  siècle,  l'un  des  décrets 
préparatoires  à  la  béatilication  des  seize  Carmélites 
de  Gompiègne  guillotinées  à  Paris  le  ij  juillet  1794 
(décret  de  tuto,  cité  par  L.  David,  Les  seize  Carmé- 
lites de  Compiègne,  Paris,  1906,  p.  159).  Un  histo- 
rien écrit  à  propos  de  cette  béatilication  :  n  La  dé- 
claration de  leur  martyre,  prononcée  le  a5  juin  1906, 
est  un  événement  de  premier  ordre  dans  l'Iiistoiredes 
martyrs  de  la  Révolution  française.  Il  rejaillit  sur 
toutes  les  autres  causes  et  les  consacre  en  principe.  » 
(H.  GaÉRor,  S.  J.,  Figures  de  mart)rs,  Paris,  1907, 
p.  170) 

Sans  doute,  ce  «principe  »  fut  reconnu  dès  l'origine. 
Au  lendemain  de  la  mort  de  Louis  XVI,  le  pape 
Pie  VI,  dans  un  discours  public,  avait,  en  s'ap- 
puyant  sur  l'autorité  de  Benoit  XIV  (De  Bealifica- 
tione  seryorum  Dei,  III,  xiii,  10),  indiqué  les  raisons 
qui  permettraient  de  considérer  le  roi  comme  un 
martyr,  praecipue  interemptus  in  odium  fidei  et  in 
callwlicorum  dogmatum  insectatione,  repondu  aux 
objections,  et  —  sans  vouloir  donner  à  ses  paroles 
l'autorité  d'un  jugement  canonique  —  conclu  dans  un 
sens  favorable  à  cette  opinion:  An  hoc  satisesse  non 
valeat^  ne  lemere  existiniatum  dictumque  sit  f.ndofi- 
cum  «556 /)ia;-(vem  ?  (allocution  du  igjuin  1798, dans 
Theiner,  Documents  inédits  relatifs  aux  affaires  re- 
ligieuses de  France,  i  790-1800,  Paris,  1807,  t.  I,  p. 
191.  Artaud  de  Montoh,  Histoire  des  soiuerains 
pontifes  romains,  t.  VIII,  18^7,  p.  32^-3^7,  a  traduit 
en  français  cette  allocution).  Dans  une  autre  circon- 
stance. Pie  VI  prononça  une  parole  d'une  portée 
peut-être  plus  grande  encore.  Quand  on  lui  présenta 
le  récit  de  la  sainte  mort  de  Mgr  de  Saint-Simon, 
évêque  d'Agde,  membre  de  l'Académie  des  Inscrip- 
tions, guillotiné  à  Paris  le  a5  juillet  1794,  avec  cinq 
ecclésiastiques,  il  ne  put  retenir  ses  larmes,  baisa  la 
relation  et  s'écria  :  «  Qu'on  dise  donc  que  ces  prêtres 
ne  meurent  pas  pour  la  foi  !  Voilà  bien  des  mar- 
tyrs! s  (Cité  par  Sabatié,  Le  Tribunal  révolutionnaire 
de  Paris,  191 4,  p-  366,  d'après  Gcillon,  Les  Martyrs 
de  la  foi,  t.  IV,  p.  678) 

A  propos  de  victimes  plus  obscures,  le  sentiment 
des  évêques  et  du  peuple  chrétien  s'était  non  moins 
clairement  manifesté.  Dans  une  lettre  pastorale  du 
10  août  1792,  l'archevêque  de  Bordeaux,  Champion 
DE  CicÉ,  repentant  de  ses  propres  faiblesses,  parle 
du  massacre  de  deux  de  ses  prêtres  :  «  Ils  sont  morts 
l'un  et  l'autre,  dit-il,  avec  un  courage  et  une  résigna- 
tion dignes  des  premiers  chrétiens  et  des  premiers 
martyrs  »  (cité  par  Jagbr,  Histoire  de  l'Eglise  de 
France  pendant  la  Révolution,  t.  III,  Paris,  1862, 
p.  821).  Quelques  jours  après  l'exécution  du  curé 
Noël  Pinot,  guillotiné  à  Angers  le  ai  février  1794, 
son  ami  M.  Grught  écrivait  :  a  Les  lidèles  se  flattent 


que  l'Eglise  le  mettra  au  nombre  des  martyrs  et 
qu'elle  en  célébrera  la  mémoire,  ainsi  que  de  ceux 
qui  l'ont  précédé.  »  (Mémoires  et  Journal  de  l'abbé 
Gruget,  Angers,  1902.)  Ajoutons  que  les  fidèles  qui 
avaient  assisté  aux  supplices  s'empressaient  de  re- 
cueillir comme  des  reliques,  parfois  au  péril  de  leur 
vie,  le  sang  de  leurs  frères  morts  pour  la  foi  et  les 
objets  qui  leur  avaient  appartenu,  les  considérant 
comme  des  martyrs. 

Cependant  une  pensée  de  prudence  et  de  charité 
semble  avoir  empêché  longtemps  les  autorités  ecclé- 
siastiques de  solliciter  des  souverains  pontifes  les 
honneurs  des  autels  pour  les  Français  mis  à  mort  en 
haine  de  la  foi  catholique  pendant  la  période  révolu- 
tionnaire. A  la  lin  du  xix«  siècle  seulement,  on  prut 
pouvoir  commencer,  à  leur  sujet,  les  procédures  ré- 
gulières. Elles  ont  déjà  partiellement  abouti,  puisque 
nous  venons  de  voir  que  les  Carmélites  de  Gompiègne 
ont  été  déclarées  Bienheureuses,  et  puisque  les  quatre 
Filles  de  la  charité  guillotinées  à  Cambrai  le  26  juin 
1798  ont  reçu  de  Pie  X  le  titre  de  Vénérables.  D'au- 
tres s'instruisent  actuellement  en  cour  de  Rome  : 
celui  de  2i3  victimes  des  massacres  de  septembre, 
celui  de  onze  Ursulines  exécutées  révolutionnaire- 
ment  à  Valenciennes,  celui  de  deux  Filles  de  la  Cha- 
rité et  de  leurs  nombreux  compagnons  fusillés  au 
champ  des  Martyrs,  près  d'Angers.  On  doit  s'atten- 
dre à  voir  grossir  le  nombre  des  dossiers  :  les  recher- 
ches poursuivies  sans  passion,  avec  une  complète 
objectivité,  sur  l'histoire  générale  et  locale  de  la  Ré- 
volution ont  mis  en  lumière,  sur  tous  les  points  de 
la  France,  d'innombrables  chrétiens,  ecclésiastiques 
ou  laïques,  dont  la  mort,  explicable  par  la  seule 
haine  des  révolutionnaires  contre  la  foi  catholique, 
paraîtra  probablement  offrir  tous  les  caractères  du 
martyre. 

Ces  caractères  ont  été  définis,  avec  une  admirable 
précision  et  une  humilité  non  moins  admirable,  par 
une  des  plus  pures  victimes  de  la  Révolution.  Con- 
damnée à  mort.  Madame  Elisabeth  dit  à  ses  compa- 
gnons de  condamnation  :  «  On  n'exige  pas  de  nous, 
comme  des  anciens  martyrs,  le  sacrifice  de  nos 
croyances  ;  on  ne  nous  demande  que  l'abandon  de 
cette  misérable  vie  :  faisons  à  Dieu  ce  faible  sacrifice 
avec  résignation.  »  (A  de  Beauchesne,  Les  derniers 
moments  de  Madame  Elisabeth,  dans  lievue  des 
Questions  historiques,  octobre  1868,  p.  542)  Cette 
sainte  princesse  ne  reconnaît  ni  à  elle  ni  à  ses  com- 
pagnons le  droit  au  titre  de  martyrs,  parce  que  les 
persécuteurs  ne  leur  avaient  pas  demandé  un  acte 
contraire  aux  croyances  ou  à  la  disciplinedel'Eglise  : 
elle  le  réserve  à  ceux  qui  ont  préféré  la  mort  à  un 
acte  de  cette  nature. 

2.  Les  martyrs  du  clergé.  —  Beaucoup,  parmi 

les  prêtres,  religieux  et  religieuses,  paj'èrentde  leur 
vie  le  refus  de  prêter  des  serments  réprouvés  par 
leur  conscience. 

Les  diverses  Assemblées  révolutionnaires.  Cons- 
tituante, Législative,  Convention,  avaient  exigé  de 
certaines  catégories  de  citoyens  des  serments  tou- 
chant en  même  temps  à  la  religion  et  à  la  politique. 
Le  premier  fut  le  serment  de  fidélité  à  la  Constitu- 
tion civile  du  clergé,  imposé  par  la  loi  du  26  décem- 
bre 1790  à  tout  ecclésiastique  «  fonctionnaire  pu- 
blic »,  et  bientôt  étendu  à  ceux  mêmes  qui  n'avaient 
pas  cette  qualité  :  serment  manifestement  scliisma- 
tique,  comme  la  Constitution  civile  elle-même,  et 
interdit  par  un  bref  du  pape  Pie  VI,  en  date  du 
i3  avril  1791.  Le  second  fut  le  serment  de  liberté- 
égalité,  appelé  aussi  le  petit  serment,  imposé  par 
les  lois  des  i4  août  1793,  28  avril,  8  octobre,  21  oc- 
tobre, 29  décembre  1798,   à   tout  Français   recevant 


i49 


MARTYRE 


450 


Iraitement  ou  pension,  à  tous  les  fonctionnaires, 
à  tous  les  instituteurs,  à  tous  les  ecclésiastiques 
séculiers  et  réguliers,  et  même  aux  religieuses.  Sa 
forme  primitive,  qui  reçut  quelques  variantes,  les- 
quelles ne  touchaient  pas  au  fond,  était  :  «  Je  jure 
d'être  liJèle  à  la  nation  et  de  maintenir  la  liberté  et 
l'égalité,  oude  mourir  en  les  défendant.  )i  Ce  serment, 
bien  que  désapprouvé  par  le  Pape,  ne  fut  pas  expres- 
sément condamné  par  lui  :  des  ecclésiastiques  irré- 
prochables avaient  cru  pouvoir  le  prêter  (Gosselin, 
Vie  de  M.  Emery,  Paris,  1862,  t.I.,  p.  807;  Delarc, 
L'Eglise  de  Paris  pendant  la  Révolution,  t.  II,  p.  333). 
Cependant  l'opinion  catholique,  manifestée  par  le 
sentiment  de  la  majorité  des  évêques  et  des  prêtres, 
interpréta  sa  vague  et  équivoque  formule  comme 
une  approbation  des  lois  antireligieuses  votées  par 
les  pouvoirs  publics,  et  en  particulier  de  la  Cons- 
titution civile  du  clergé,  et  le  considéra  comme  éga- 
lement illicite  (voir  Uzurhau,  Les  serments  pendant 
la  Bét'olution,  Paris,  1904;  Leclercq,  Les  Martyrs, 
t.  XI,  Paris,  191 1,  p.  18-27;  Chéhot,  Figures  de 
Martyrs,  p.  SS-S-j  ;  Mtserihont,  ie  premier  hôpital 
des  Filles  de  la  Charité  et  ses  glorieuses  martyres 
Marie-Anne  et  Odile,  Paris,  1913,  p.  162-172  ;  Miser- 
mont,  Les  Vénérables  Filles  de  la  Charité  d'Arras, 
Paris,  igi^i  p.  60-76;  du  même  auteur,  Le  texte  peu 
connu  d'un  document  pontifical  important  sur  le  ser- 
ment de  liberté-égalité,  dans  Revue  des  Eludes  his- 
toriques, janvier-février  1910;  Boutin,  Les  douze 
serments  demandés  aux  prêtres  par  la  Révolution, 
de  1790  à  iSOi,  dans  MuUetin  de  la  Société  d'ému- 
lation de  la  Vendée,  décembre  igiS;  Giraudin, 
Serments  imposés  au  clergé  pendant  lu  Révolution, 
dans  Revue  pratique  d'Apologétique,  t.  XXII,  i5  avril 
1916).  On  peut  dire  que  cette  opinion  est  désormais 
consacrée  par  le  jugement  de  l'Eglise,  puisque  les 
deux  groupes  de  religieuses  honorées  du  titre  de 
Bienheureuses  et  de  Vénérables  avaient  été  condam- 
nés pour  avoir  refusé  de  prêter  le  serment  de  liberté- 
égalité. 

Nombreux  sont  les  martyrs  qui,  comme  elles,  pré- 
férèrent la  mort,  non  seulement  au  serment  de  fidélité 
à  la  Constitution  civile   du  clergé,    mais   encore    au 
serment  de  liberté-égalité,  et  affrontèrent  le  fer  des 
assassins,  la  fusillade  ou  l'échafaud  pour   avoir  re- 
fusé de  les  prêter  ou  pour  les  avoir  rétractés.  Sans 
doute,    les  lois    imposant    l'un   et  l'autre    serment 
n'avaient  point  édicté  la  peine  de  mort  contre  ceux 
qui  ne  le  prêtaient  pas  :  la  peine  encourue   par   les 
insermentés  était  seulement  la  déportation  (loi  du 
36  ao&t  1792),  et  l'on  connaît  par  de  nombreuses  rela- 
tions contemporaines    les  souffrances  infligées  aux 
prêtres  déportés  ou  emprisonnés  dans  cette  première 
phase  de  la  persécution  (voir  Leclercq,  t.  XI,  p.  3  i  3- 
332;  437-442;  t.  XII,   p.    206-339;   349-366;    Lbmon- 
NIER,    La    déportation    ecclésiastique     à    Rochefort 
{n9i-)795)  d'après   les  documents  officiels,  dans  Re- 
vue de  Saintonge  etd'Aunis,  t.  XXXIll,  1913,  p.  286- 
3o3;  G.  AuDiAT,  Brouage  et  ses  martyrs,  dans  Revue 
pratique  d'Apologétique,  t.  XVIII,  1914,   p.  584-692, 
641-656).  Mais  une  autre  loi,  du  26  octobre  1 798,  frappa 
de    la    peine   capitale   les   insermentés  qui    étaient 
rentrés  en  France  ou  qui,  n'ayant  pas  quitté  la  France, 
avaient  réussi,  en  se  cachant,   à  se  soustraire    à  la 
déportation  :  faisant  appel  aux  plus    bas  instincts, 
la  loi  promettait  cent  livres   de  récompense   à    qui- 
conque les  ferait  arrêter.  Il  y  eut  encore,  de  ce  chef, 
de  nombreux  martyrs  parmi  les  prêtres  et  les   reli- 
gieux qui,  sous  divers  déguisements,  avaient  conti- 
nué à  j>rodiguer  aux  fidèles  les  secours  du  zèle  sa- 
cerdotal. Mais  surtout,  le  fait  de  n'avoir   pas    prêté 
serment  suffisait  à  classer  le  prêtre  réfractaire  parmi 
les  II  suspects  »,  et  à  le  faire,  comme   tel,    traduire 

Tome  III. 


devant  les  tribunaux  révolutionnaires  :  ceux-ci, 
n'avaient  pas  le  droit  de  le  condamner  à  une  peine 
autre  que  la  mort  (lois  des  17  septembre  1798  et 
10  mai  1794). 

Au  reste,  la  légalité  n'importait  guère  aux  persé- 
cuteurs :  ils  ne  cherchaient  même  pas  à  se  couvrir 
du  masque  de  la  justice.  Beaucoup  des  prêtres  mar- 
tyrisés pendant  la  première  phase  de  la  persécution 
révolutionnaire  l'ont  été  sans  jugement,  ou  en  vertu 
de  jugements  prononcés  par  des  autorités  incompé- 
tentes. Dans  la  petite  ville  de  Vans,  en  Ardèche,  la 
fête  du  1 4  juillet  est  célébrée  par  le  massacre  de  plu- 
sieurs prêtres,  auxquels  la  municipalité,  s'érigeant 
en  tribunal,  a  donné  le  choix  entre  le  serment  et  la 
mort  (J AOER,  t.  III,  p.  3 1 2).  Le  même  jour,  à  Bordeaux, 
deux  insermentés,  M.  Langoiran,  vicaire  général,  et 
M.  Dupuy,  bénéficier  de  la  paroisse  Saint-Michel, 
sont  assassinés  par  le  peuple  {ibid.,  p.  3i5)  :  ce  crime 
ayant  été  dénoncé  à  l'Assemblée  nationale,  elle  passa 
à  l'ordre  du  jour  (Barante,  Histoire  de  la  Convention, 
t.  I,  p.  229).  A  Marseille,  le  28  juillet,  deux  religieux 
Minimes,  surpris  dans  la  retraite  où  ils  se  sont  ca- 
chés pour  exercer  leur  saint  ministère,  sont  pendus 
à  un  réverbère,  après  avoir  refusé  de  prêter  le  ser- 
ment constitutionnel  (Caron,  Les  Confesseurs  de  la 
foi,  t.  I,  p.  i65).  A  Ham,  à  Laigle,  à  Alençon,  en  août 
et  septembre  1792,  des  prêtres,  un  religieux,  sont 
égorgés  par  la  populace  pour  refus  de  serment  (E.  de 
Robillart  de  Beaurhpairh,  Le  Tribunal  criminel  de 
l'Urne,  1866,  p.  4'-48,  i5i).  Un  prêtre  du  diocèse  du 
Mans,  M.  Duportail  de  la  Binardière,  mis  en  demeure 
de  choisir  entre  le  serment  et  la  mort,  est  décapité  à 
Bellesme.  A  Pont-Ecrepin,  près  de  Falaise,  M.  Guil- 
laume de  Saint-Martin,  vicaire  de  Macé,  est  fusillé 
au  pied  de  l'arbre  de  la  liberté,  sur  son  refus  de 
«  renoncer  au  pape  et  à  sa  religion  ».  (Jaoer,  t.  III, 
p.  829)  La  grande  hécatombe  de  prêtres  —  «  repré- 
sentation, selon  l'expression  de  Mgr  du  Teil,  de 
toute  la  France  ecclésiastique  » ,  car  ils  appartenaient 
à  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie  et  à  toutes  les  pro- 
vinces —  égorgés  à  l'Abbaye,  aux  Carmes,  à  La  Force, 
à  Saint-Firrain,  pendant  les  massacres  de  septembre, 
les  montre  refusant,  après  mûre  délibération,  d'ache- 
ter leur  vie  au  prix  de  l'un  ou  de  l'autre  des  serments. 
C'est  en  criant  :  «  A  bas  les  rcfractaires  I  »  que  Mail- 
lard et  sa  bande  couraient  de  la  prison  de  l'Abbaye 
aux  Carmes,  et  ce  n'est  qu'après  leur  avoir  demandé 
s'ils  avaient  prêté  serment,  ou  sur  leur  refus  de  le 
prêter,  que  les  prêtres  détenus  étaient  égorgés  (voir 
Lenôtre,  ies  massacres  de  septembre,  Paris,  1907; 
Sabatié,  Les  massacres  de  septembre.  Les  martyrs  du 
clergé, Paris,  1912;  Leclercq, t. XI,  p.  45-1 60 ;F. Mouu- 
RET,  Histoire  générale  de  l'Eglise,  t.  VII,  L'Eglise  et 
la  Révolution,  Paris,  1918,  p.  485-493;  sur  les  deux 
laïques,  le  comte  de  Valfons  et  M.  de  Villette,  an- 
ciens officiers,  présentés  avec  eux  au  procès  de  béa- 
tification, voir  Bulletin  de  l'Institut  catholique  de 
Paris,  novembre  1918,  p.  199,  et  E.  Villeïte,  l'n  en- 
fant du  Cateau,  soldat  et  martyr,  Jean-Antoine  de 
Villette,  Paris,  1908).  Au  même  moment,  à  Reiras,  à 
Meaux,  à  Lyon,  à  Versailles,  à  Caen,  à  Gacé,  à  An- 
tibes,  des  prêtres,  isolés  ou  en  groupes,  sont  égorgés, 
assommés,  noyés  par  la  populace  (F,  Mourret, 
p.  166).  «  Dans  les  départements,  ditTAiNE,  c'est  par 
centaines  que  l'on  compte  les  journées  semblables  à 
celle  du  2  septembre.  De  toutes  parts  la  même  fièvre, 
le  même  délire.  »  {Origines  de  la  France  contempo- 
raine, f.a  Révolution,  t.  II,  Paris,  1881,  p,  8i4).  C'est 
ce  qu'il  nomme  ailleurs  «  l'anarchie  spontanée  «,  si 
l'on  peut  appliquer  le  mot  «  spontané  »  à  l'éclosion 
des  germes  mauvais  semés  longtemps  à  l'avance  par 
des  malfaiteurs  intellectuels. 

Entre  les  massacres   de   1792   et  les  assassinats 

15 


451 


MARTYRE 


452 


juridiques  des  deux  années  suivantes,  les  différences 
ne  sont  que  dans  la  forme.  Pour  les  ecclésiastiques, 
tous  les  motifs  de  condamnation  sont  bons  :  le  seul  fait 
d'avoir  dit  la  messe  sullit  (Leclekcq,  t.  XII,  p.  262). 
Mais  le  plus  souvent,  c'est  la  question  du  serment 
qui  est  posée.  Quelquefois  on  y  joint  la  demande 
des  lettres  de  prêtrise,  comme  signe  de  renonciation 
aux  fonctions  sacerdotales.  Cette  demande  est  adres- 
sée à  plusieurs  prêtres  martyrisés  à  Lyon  en  1798, 
MM.  Auroze,  Fraisse,  Olivier,  liallet,  DuvaI(LECLEucy , 
t.  XI,  p.  281,  283,  284,  286,  296).  Quelquefois  même 
on  va  plus  loin  encore  :  interrogeant  les  quatorze 
prêtres  guillotinés  à  Laval  le  21  janvier  1794,  le  pré- 
sident du  tribunal  révolutionnaire  demande  à  chacun 
d'eux  s'il  a  prêté  le  serment  prescrit  par  la  Consti- 
tution civile  du  clergé,  s'il  a  fait  le  serment  liberté- 
égalité,  s'il  est  disposé  à  les  prêter,  et  s'il  veut  s'en- 
gager à  ne  professer  aucune  religion  (iliid.,  p.  368). 
M.  Joseph  Puech,  exécuté  à  Rodez  le  2^  février  1794, 
avait  refusé  le  serment,  mais  n'avait  pas  quitté  le 
jiays,  et  avait  continué  d'exercer  secrètement  son 
ministère.  Arrêté,  il  comparut  devant  le  tribunal 
criminel  de  l'Aveyron.  Il  fut  condamné  à  mort  par 
application  de  la  loi  du  21  octobre  1798.  Comme  il 
allait  monter  sur  l'échafaud,  on  vint  lui  offrir  la 
grâce  s'il  voulait  abjurer  sa  religion  et  renoncer  au 
Pape,  et  sa  tête  ne  tomba  qu'après  son  refus  d'apos- 
tasier  (ihid.,  p.   libij). 

Nombreuses  sont  les  religieuses  qui  préférèrent, 
elles  aussi,  la  mort  au  serment  de  liberté-égalité  — 
qui  les  eût  sauvées,  mais  que  condamnait  leur  con- 
science. C'est  l'histoire  des  seize  Carmélites  de 
Compiègne,  martyrisées  à  Paris  le  17  juillet  1794 
(Alexandre  Sobel,  Les  seize  Carmélites  de  Com- 
piègne, 1878;  Victor  Pierre,  Les  seize  Carmélites  de 
Compiègne,  igoS;  L.  David,  Les  seize  Carmélites  de 
Compiègne,  1906;  Geoffroy  de  Grandmaison,  Les 
Bienheureuses  Carmélites  de  Compiègne,  1906; 
H.  Chérot,  Figures  de  martyrs,  1907);  des  trente-deux 
religieuses  de  Bollène,  vingt-huit  Sacramentines  et 
quatre  Ursulines,  guillotinées  à  Orange  du  6  au 
26  Juillet  1794  (Redon,  Les  trente-deux  religieuses 
guillotinées  à  Orange,  Avignon,  1904);  des  onze 
religieuses  de  Valenciennes  guillotinées  dans  celte 
ville  on  octobre  1794  (Wallon,  Les  représentants  du 
peuple  en  mission  et  la  justice  révolutionnaire  dans 
les  départements,  t.  V,  1890,  p.  168-167);  des  quatre 
Filles  de  la  charité  d'Arras  guillotinées  à  Cambrai 
le  26  juin  1794  (MisERMONT,  Les  Vénérables  Filles 
de  la  Charité  d'Arras,  1914);  des  Sœurs  Marie-Anne 
Chaillot  et  Odile  Bougard,  fusillées  à  Angers  le 
I"  février  1794  (Misermont,  Le  premier  hôpital  des 
Filles  de  la  charité  et  ses  glorieuses  martyres,  1918); 
d'une  autre  Fille  de  la  Charité,  Marguerite  Rutan, 
supérieure  de  l'hospice  de  Dax,  exécutée  dans  cette 
ville  le  9  avril  1794  (P-  Coste,  Une  victime  de  la 
liévolulirin.  Sœur  Marguerite  Rutan,  1904). 

Le  martyre  de  ces  religieuses  offre  des  traits  admi- 
rables. Conduites  au  supplice,  les  Carmélites  de 
Compiègne  chantent  le  Miserere  et  le  Salve  Regina; 
au  pied  de  l'échafaud  elles  entonnent  le  Veni  Crea- 
tor ;  avant  d'}'  monter,  chacune  s'incline  devant  la 
supérieure,  réservée  pour  être  immolée  la  dernière, 
et  lui  demande,  en  vertu  de  la  sainte  obéissance,  la 
periaission  de  mourir.  A  Valenciennes,  les  Ursulines 
marchent  au  supplice  en  chantant  les  litanies  de  la 
Sainte  Vierge  et  le  Te  Deum ^  et  disent  aux  soldats 
de  l'escorte  :  «  Nous  prierons  le  Seigneur  qu'il  vous 
ouvre  les  yeux.  »  A  Orange,  les  religieuses  de  Bol- 
lène baisent  l'échafaud,  remercient  leurs  juges, 
pardonnent  à  leurs  bourreaux,  pendant  que  les 
spectateurs  murmurent  :  «  La  religion  seule  peut 
inspirer  tant  de  courage  et  de  sécurité.  »  Les  quatre 


religieuses  d'Arras  portent  sur  la  tête,  comme  une 
couronne,  leur  chapelet  qu'on  y  a  posé  par  dérision  : 
arrivée  sur  l'échafaud,  la  dernière  exécutée,  la  Sœur 
Fontaine,  renouvelant  une  prophétie  qu'elles  avaient 
déjà  faite  à  plusieurs  reprises,  crie  :  «  Chrétiens, 
écoutez-moi.  Nous  sommes  les  dernières  victimes. 
Demain,  la  persécution  aura  cessé,  l'échafaud  sera 
déti'uit  et  les  autels  de  Jésus-Christ  se  relèveront 
glorieux,  v  La  prédiction  s'accomplit  à  la  lettre  pour 
la  région  d'Arras  :  quelques  jours  après  leur  mort, 
la  guillotine  dressée  sur  la  grande  place  de  Cambrai 
fut  démontée,  et  les  tribunaux  révolutionnaires 
d'Arras  et  de  Cambrai  cessèrent  leurs  fonctions. 

On  trouve  d'aussi  beaux  traits  dans  l'histoire  des 
prêtres  martyrs.  A  Paris,  raconte  Mgr  de  Bruillart, 
—  qui,  dans  ses  jeunes  années,  y  avait,  sous  le  nom 
de  Philibert,  vécu  caché,  en  visitant  les  lidèlcs  et  en 
administrant  les  sacrements,  —  u  on  a  vu  des  prê- 
tres, sur  les  charrettes,  occupés  à  confesser  leurs 
voisins.  On  en  a  vu  un,  entre  autres,  ancien  vicaire 
général,  vieillard  respectable,  confesser  avec  autant  de 
calme  son  voisin  que  s'il  eût  été  dans  une  église,  au 
milieu  de  la  paix  la  plus  complète  »  (cité  par  Sada- 
TiÉ,  Le  tribunal  révolutionnaire  de  Paris,  p.  298). 
Quand  l'abbé  de  Fénelon,  fondateur  de  VOKuvre  des 
Petits  Savoyards,  après  avoir  pendant  sa  détention 
cvangélisé  la  maison  d'arrêt  du  Luxembourg,  fut, 
quoique  octogénaire,  conduit,  en  1794,  à  l'échafaud, 
plusieurs  de  ses  petits  protégés  voulurent  le  suivre 
jusque-là  (ihid.,  p.  348-345).  A  Laval,  M.  Turpin  de 
Cormier,  monté  sur  l'échafaud,  récite  le  Te  Deum, 
puis  baise  avec  respect  la  planche  couverte  du  sang 
de  treize  de  ses  confrères  (Leclbrcq,  t.  XI,  p.  876). 
M.  Pinot,  curé  de  Saint-Aubin-du-Louroux-Bécon- 
nais,  dans  le  diocèse  d'Angers,  avait,  le  23  jan- 
vier 1791,  dans  son  église  même,  refusé  le  serment, 
après  avoir  exposé  éloquemment  aux  lidèles  les  rai- 
sons de  son  refus.  Banni  de  sa  paroisse,  il  demeura 
caché  dans  le  pays,  menant  pendant  trois  années  la 
vie  du  missionnaire,  pleine  de  privations  et  de  pé- 
rils. Découvert  et  arrêté  le  9  février  1794»  il  fut,  le 
21  du  même  mois,  traduit,  à  Angers,  devant  une 
commission  militaire.  <i  On  avait  eu  soin  —  raconte 
M.  Grugbt —  de  l'y  conduire  habillé  en  aube,  étole, 
chasuble,  et  même  un  calice  à  la  main,  en  marque 
de  dérision.  >•  Après  l'avoir  condamné  à  mort,  comme 
<(  convaincu  de  conspiration  envers  la  souveraineté 
du  peuple  français  »,  ses  juges  lui  demandèrent  s'il 
voudrait  être  conduit  à  l'échafaud  dans  le  même  cos- 
tume. «  Oui,  répondit-il,  vous  ne  pouvez  me  faire 
un  plus  grand  plaisir.  »  «  Dès  le  soir,  —  ajoute 
M.  Gruget,  —  la  sentence  fut  exécutée.  Il  fut  conduit 
au  supplice  avec  tous  les  ornements  dont  les  prêtres 
se  servent  pour  offrir  le  saint  sacrifice,  et  il  mourut 
ainsi,  à  l'exception  de  la  chasuble  qui  lui  fut  ôtée 
avant  d'être  mis  sous  le  couteau  »  (voir  Mémoires  et 
Journal  de  l'abbé  Gruget,  Angers,  1902;  marquis  t)B 
SÉGUR,  Un  admirable  martyr  sous  la  Terreur,  Paris, 
1904;  F.  UzuREAU,  Noël  Pinot,  curé  du  Louroux- 
Jléconnais,  guillotiné  à  Angers  le  21  février  ]79i, 
Angers,  1912;  Leclercq,  t.  XII,  p.  2-46).  Noël  Pinot 
n'est  pas  le  seul  prêtre  exécuté  de  la  sorte  :  le 
5  mars  1794,  Jacques-Philippe  Michel,  jnêlre  de 
l'Ardèche,  caché  depuis  deux  ans  à  Montpellier,  où 
il  remplissait  avec  un  zèle  admirable  ses  fonctions 
auprès  des  lidèles,  fut  condamné  de  même  à  être 
guillotiné  «  avec  les  habits  ci-devant  sacerdotaux  ». 
Ajoutons  (car  il  faut  quelquefois  montrer  jusqu'à 
quel  point  le  ridicule  se  mêlait  à  l'odieux)  que  les 
magistrats  du  tribunal  criminel  de  l'Hérault,  qui 
condamna  ce  martyr  et  un  grand  nombre  d'autres 
prêtres  insermentés,  avaient  pris,  pour  se  conformer 
au  calendrier  républicain,  des  noms  de  fruits  et  de- 


453 


MARTYRE 


454 


légumes  :  Tournesol  EscuJier,  Raisin  Peyrol,  Belle- 
rave  Devic,  juges;  Salsilis  Gas,  président;  seul  le 
greffier  avait  fait  précéder  son  nom  patronymique 
de  Jeanjean  des  prénoms  romains  Junius  Urulus 
(Wallon,  Les  représentants  du  peuple  en  mission, 
t.  II,  p.  3^8,  442). 

Bien  touchant  est  unprctre  de  l'Isère,  M.  Ravenez, 
que  l'on  peut  appeler  un  martyr  de  l'eucharistie. 
Pendant  sa  comparution  devant  le  tribunal  de  Gre- 
noble, il  reconnut,  au  nombre  des  «  pièces  à  convic- 
tion »  posées  sur  la  table  du  prétoire,  la  boile  d'un 
calice.  Il  s'approcha,  sans  mot  dire,  et,  ouvrant 
récrin,  vit,  intactes,  les  hosties  qu'il  avait  soup- 
çonné être  déposées  dans  le  vase  sacré.  Aussitôt  il 
se  prosterna  pour  rendre  un  public  hommage  à  son 
Dieu,  et,  d'une  main  tremblante  d'émotion,  se  com- 
munia. Un  tel  acte  de  «  fanatisme  t>  supprimait 
toute  autre  procédure.  Les  ricanements  des  sectaires 
et  leur  fureur  répondirent  à  la  présence  d'esprit  du 
prêtre  Udèle  ;  mais  leur  impiété  demeurait  impuis- 
sante :  les  saintes  espèces  étaient  consommées.  La 
condamnation  à  mort  fut  prononcée  sur-le-champ 
(Mlle  DE  FitANCLiEU,  La  persécution  religieuse  dans 
le  département  de  l'Isère,  1906). 

Ce  qui  frappe  chez  beaucoup  de  ces  martyrs,  c'est 
leur  sérénité.  Une  expression  souvent  répétée  à  pro- 
pos des  martyrs  des  premiers  siècles  vient  se  placer 
d'elle-même  sous  la  plume  des  contemporains  de  la 
persécution  révolutionnaire  :  ils  semblaient,  lisons- 
nous  dans  plusieurs  relations,  0  aller  à   des   noces  » 
(Leclercq,  t.  XI,  p.  98,  io4  ;  t.  XII,  p.  124,  126).  Les 
lettres,     les    testaments     de     quelques-uns  de    ces 
martyrs  montrent   ceux-ci,    jusqu'à   la  veille  de  la 
mort,    en    pleine   possession    d'eux-mêmes  :     ainsi 
M.  Daugré,  guillotiné  à  Sablé  le  28  septembre  1798, 
dans  ses  dernières  volontés  datées  du  même  jour  et 
adressées  à  ses  parents,  leur  recommande  de  payer 
exactement  ses  dettes,  mais  leur  fait  remarquer  que 
celles-ci    avaient   été  «  contractées  en  argent  »,    les 
avertissant  par  là  de  ne  pas  faire  perdre  ses  créan- 
ciers en  les  payant  en   assignats;    et  pensant   aux 
chrétiens  esclaves    dans    les  pays   barbaresques,  il 
les  prie  de  «  donner  pour  la  rédemption  des  captifs 
la   somme   de   vingt-une  livres   »    (Leclercq,  t.  XI, 
p.  25.5).   Ils  ont,  en  même  temps,    le  sentiment  très 
vif  de  leur  situation;    ils    savent  qu'ils  meurent  en 
martyrs.  Quand,  le  a  septembre  1792,  dans  le  jar- 
din des    Carmes,  Mgr    Dulau,    archevêque  d'Arles, 
voit  approcher  les  assassins  :    «   Remercions  Dieu, 
messieurs,  dit-il,  de  ce  qu'il   nous  appelle    à  sceller 
de  notre  sang  la  foi  que   nous  professons  ;  deman- 
dons-lui la  grâce  que  nous  ne  saurions  obtenir  par 
nos  propres  mérites,  celle  de  la  persévérance  finale.  » 
(Leclercq,  t.  XI,  p.  gi)  M.  Joseph  Puech   écrit,   le 
a4  février  1794»  à  ses  parents  :  «  Je  viens  d'être  con- 
damné   à  mort  pour    n'avoir  pas    voulu  abjurer  la 
religion  de  Jésus-Christ  et  me  séparer    du  chef  de 
l'Eglise.  »  (lliid.,  p.  454)  A  Lyon,  en  mars  1794.  un 
ancien  curé,  M.  Bourbon,  répond  ainsi  à   l'interro- 
gatoire :   n  As-tu  prêté  serment  ?  —   J'ai    eu  la    fai- 
blesse de  prêter  celui  de  la   liberté   et    de  l'égalité, 
dont  je  me  suis  toujours  repenti,  lequel  j'ai  rétracté 
et  je  rétracte  encore  en  ce  moment...  »  On  lui  mon- 
tre une  croix  :    «  Connais-tu   cette    effigie?  —  Oui, 
j'ai  ce  bonheur;  c'est  Jésus-Christ  mort    pour   tous 
les  liommes  et  pour  lequel  je  désire   verser    jusqu'à 
la  dernière  goutte  démon  sang.  »  Condamné  à  mort, 
il  écrit  à  sa  famille  :  «  L'éternité  me  tend  les  bras; 
j'aurai  le  bonheur  d'aller  à  la  procession    des    mar- 
tyrs. »  (fhid.,  p.  294)  Un  autre  prêtre,  Nicolas  Mu- 
sart,  guillotiné  à  Reims  le  II    mars    1796,    écrit    de 
même  à  sa  mère,  le  matin  du  supplice  :   «   Estimez- 
vous  heureuse  d'avoir   un   fils    qui    meurt  pour   !a 


même  religion  pour  laquelle  sont  morts  les  apôtres 
et  un  nombre  infini  de  martyrs.  »  (Ibid.,  t.  XII, 
p.  422) 

La  plus  grande  joie  que  pussent  éprouver  ces 
âmes  héroïques,  c'était  d'obliger  leurs  juges  eux- 
mêmes  à  reconnaîtrele  motif  religieux  de  la  condam- 
nation. Pendant  qu'on  prononçait  celle  des  Carmé- 
lites de  Compiêgne,  l'une  d'elles,  la  sœur  Pelras, 
entendit,  dans  le  texte  du  jugement,  le  mot  «  fana- 
tique. »  Elle  feignit  de  ne  pas  comprendre,  et,  inter- 
rompant le  président,  lui  en  demanda  le  sens.  «  J'en- 
tends par  là,  répondit-il,  votre  attachement  à  ces 
croyances  puériles,  vos  sottespratiques  de  religion.  » 
C'était  l'aveu  désiré.  «  Ma  chère  mère  et  mes  sœurs, 
s'écria  la  religieuse  en  se  tournant  vers  la  prieure, 
vous  venez  d'entendre  l'accusateur  nous  déclarer 
que  c'est  pour  notre  attachement  à  notre  sainte  reli- 
gion! Toutes  nous  désirions  cet  aveu,  nous  l'avons 
obtenu...  Oh!  quel  bonheur  !  quel  bonheur  de  mou- 
rir pour  son  Dieu  !  »  (L.  David,  Les  seize  Carmélites 
de  Compiêgne,  p.  1 15) 

La  révolution  du  9  thermidor,  qui  sauva  la  vie  à 
tant  de  victimes,  ne  mit  pas  fin  à  la  persécution  du 
clergé.  A  Clermont-Ferrand,  le  21  thermidor  (8  août), 
on  guillotine  un  prêtre  réfraclaire,  Jean  Dumas, 
curé  de  Malomprise.  ACaen,  le  9  fructidor  (26  août), 
un  mois  juste  après  la  chute  de  Roljespierre,  a  lieu 
l'exécution  d'un  autre  insermcnlé  (Wallon,  Les  re- 
présentants du  peuple  en  mission,  l.  II,  1889,  p.  109). 
A  Rouen,  quarantejours  après  le  9  thermidor,  l'abbé 
d'Anfernetde  Bures,  qui  pendant  dix-huit  mois  avait 
parcouru  les  campagnes  en  exerçant  son  ministère, 
est  guillotiné  le  7  septembre  1794  (J.  Loth,  ^1/.  l'abbé 
d'Anfernet  de  Bures,  mort  pour  la  foi  à  Rouen; 
Rouen,  i864).  Le  chapitre  lxi  du  grand  ouvrage  de 
M.  Sauzay,  Histoire  de  la  persécution  rétolulion- 
naire  dans  le  département  du  Doubs  (10  vol.,  1868- 
1878),  est  intitulé  :  Slartyre  des  prêtres  sous  les  ther- 
midoriens. Sept  ecclésiastiques  furent  encore  guillo- 
tinés à  Paris  entre  le  22  août  et  le  i5  octobre  1794 
(Sabatié,  Le  tribunal  révolutionnaire  de  Paris, 
p.  870-872). 

Le  sol  français  continua  d'être  meurtrier  pour  les 
prêtres  qui  essayaient  d'y  rentrer.  La  loi  du  21  fé- 
vrier 1795,  sur  la  liberté  des  cultes,  n'abrogea  point 
celle  du  20  août  1792  assimilant  les  prêtres  chassés 
de  France  à  des  émigrés;  par  une  autre  loi,  du 
22  octobre  1796,  la  Convention,  avant  de  se  séparer, 
maintint  expressément  la  peine  de  mort  contre  ceux 
qui  y  seraient  revenus.  «  En  1795  et  en  1796,  on  fu- 
silla quelquefois  des  prêtres  au  coin  d'un  bois  pour 
s'épargner  de  les  conduire  devant  les  triliimaux  cri- 
minels ou  devant  les  commissions  militaires,  u  (Vic- 
tor Pierre,  La  déportation  ecclésiastique  sous  le 
Directoire,  Paris,  1896,  p.  28;  voir  la  liste  des  prê- 
tres ainsi  massacrés  par  des  colonnes  mobiles, 
dans  un  article  du  même  auteur,  Les  Emigrés  et  les 
commissions  militaires,  Revue  des  Questions  histo- 
riques, octobre  i884,  p.  520  ;  l'un  d'entre  eux, 
M.  Lemoine,  curé  de  Guéménée,  fut  fusillé  avec  l'en- 
fant qui  lui  servait  la  messe).  A  Vannes,  le  2  mars  1796, 
est  condamné  à  mort  un  Lazariste,  M.  Rogue,  qui 
avait  refusé  tous  les  serments,  et  était  resté  dans  la 
ville,  évangélisant  même  les  prisons  :  quand  fut  pro- 
noncée sa  condamnation,  il  tomba  à  genoux,  dans 
un  élan  de  reconnaissance,  et  remercia  Dieu  à  haute 
voix  (L.  Brktal'daud,  Un  martyr  de  la  Révolution  à 
Vannes,  Pierre  René  Rogue,  prêtre  de  la  Mission, 
1908).  J'ai  cité  plus  haut  une  lettre  d'un  martyr  de 
Reims,  M.  Nicolas  Musard.  Il  s'était,  conformément 
aux  lois,  retiré  à  l'étranger,  après  avoir  refusé  le 
serment  ;  mais  il  avait  cru  pouvoir  rentrer  le  3 1  juil- 
let 1795.  Quand  il  sortit  de  prison,  le  11  mars  1796, 


455 


MARTYRE 


456 


pour  être  conduit  au  supplice,  les  soldats  et  les  gar- 
diens s'agenouillèrent  devant  lui  pour  recevoir  sa 
bénédiction  :  en  montant  sur  l'cchafaud,  il  entonna 
le  Te  Deum  (Leclbrcq,  t.  XII,  p.  t\f]). 

Le  régime  de  la  Convention  avait,  à  cette  date, 
fait  place  à  celui  du  Directoire.  Mais  la  situation  des 
prêtres  réfraclaires  était  restée  la  même.  Quand, 
dans  l'été  de  1797,  une  loi,  rendue  sous  la  pression 
de  l'opinion  publique,  les  eut  enlin  rappelés,  le  coup 
d'Etat  du  18  fructidor  (4  septembre  1797)  —  dont 
M.  Madelin  a  montré  «  le  caractère  nettement  anti- 
chrétien »,  —  la  déchira  presque  aussitôt,  et  lit  re- 
vivre les  anciennes  rigueurs,  a  Parle  décret  du  19  fruc- 
tidor non  seulement  toutes  les  lois  contre  les  prêtres 
insermentés,  leurs  receleurs  et  leurs  ûdèles,  ont  été 
remises  en  vigueur,  mais  encore  le  Directoire  s'est 
attribué  d'abord  le  droit  de  déporter,  «  par  arrêté 
individuel  et  motivé  »,  tout  ecclésiastique  «  qui  trou- 
ble la  tranquillité  publique  »,  c'est-à-dire  qui  exerce 
son  ministère  et  prêche  sa  foi,  et,  de  plus,  le  droit  de 
fusiller,  dans  les  vingt-quatre  heures,  tout  prêtre  qui, 
banni  par  les  lois  de  1792  et  I7g3,est  resté  en  France.  » 
(Tainb,  Origines  de  la  France  contemporaine.  La  Ré- 
volution, t.  III,  188S,  p.  601).  Il  est  triste  de  dire  qu'un 
évéque  constitutionnel,  jaloux  de  voir  son  Eglise  ré- 
duite presque  à  néant,  et  les  ûdèles  se  rallier  en  masse 
autour  des  prêtres  insermentés  <i  lit  chanter  des  Te 
Deum  pour  remercier  Dieu  d'avoir  rouvert  l'ère  des 
proscriptions.  »  (Pisani,  Répertoire  biographique  de 
Vépiscopat  constitutionnel,  Paris,  1907,  p.  358) 

Il  Aucune  de  ces  dispositions  n'était  sanguinaire, 
dit  Thibrs,  car  le  temps  de  l'effusion  du  sang  était 
passé.  »  (^Histoire  de  la  Révolution  française,  t.  IX, 
Paris,  1845,  p.  287)  On  ne  peut  se  tromper  plus 
complètement.  D'octobre  1797  à  mars  1798,  des  com- 
missions établies  à  Paris  et  dans  les  grandes  villes 
recherchèrent  les  prêtres  rentrés  dans  leur  patrie. 
Laissant  de  côté  celles  de  Marseille  et  de  Toulon,  sur 
lesquelles  il  ne  se  trouve  pas  suffisamment  renseigné, 
M.  Victor  Pierre  compte,  poiu-  les  autres,  pendant 
cette  période,  la  condamnation  à  mort  de  trente  et  un 
ecclésiastiques  abusivement  qualifiés  d'émigrés,  reo- 
trés  en  France  pour  y  exercer  leur  ministère,  et  tom- 
bés victimes  d'une  criminelle  légalité.  L'historien 
donne,  sur  la  mort  de  quelques-uns  d'entre  eux,  les 
détails  les  plus  édifiants  et  les  plus  touchants  (Les 
émigrés  et  les  commissions  militaires,  dans  Revue  des 
Questions  historiques,  oct.  i884,  p.  556-094;  La  Ter- 
reur sous  le  Directoire,  Paris,  1887,  p.  i44-i6i). 

Goutrelesprêtresqui,  accusés  simplement  de  «  trou- 
bler la  tranquillité  publique  »,  c'est-à-dire,  selon  le 
mot  de  Taine  cité  tout  à  l'heure,  «  d'exercer  leur 
ministère  et  de  prêcher  la  foi  »,  le  Directoire  a  une 
autre  arme,  moins  sanglante,  mais  non  moins  meur- 
trière, la  Cl  guillotine  sèche  »  de  la  déportation.  Il  y 
a  tant  de  manières  de  a  troubler  la  tranquillité  pu- 
blique »  I  Les  uns  sont  déportés  simplement  pour 
avoir  secoué  «  les  brandons  de  la  discorde  »,  d'autres 
pour  avoir  rappelé  aux  acquéreurs  de  biens  natio- 
naux les  obligations  de  la  justice  chrétienne,  d'autres 
pour  avoir  enseigné  aux  fidèles  la  nécessité  du  ma- 
riage religieux,  d'autres  pour  avoir  fait  des  baptêmes 
et  des  mariages  et  en  avoir  tenu  registre,  d'autres  pour 
avoir  annoncé  les  offices  pai-  le  son  des  cloches.  Un 
grand  nombre  sont  déportés  pour  avoir  rétracté  des 
serments  prêtés  parfaiblesse,  ou  pour  avoir  conseillé 
oureçula  rétractation  de  tels  serments;  un  plus  grand 
nombre  encore  pour  n'avoir  pas  prêté  non  seulement 
le  serment  à  la  Constitution  civile  du  clergé  et  le  ser- 
ment de  liberté-égalité,  mais  encore  tous  les  ser- 
ments ordonnés  depuis,  comme  la  déclaration  de 
soumission  aux  lois,  exigée  par  les  décrets  du  1 1 
prairial  an  III  (3o  mai   1795)  et  du  7  vendémiaire 


an  IV  (20  septembre  1795),  elle  serment  de  haine  à 
la  royauté  et  à  l'anarchie,  prescrit  par  la  loi  du 
19  fructidor  (sur  les  polémiques  entre  catholiques 
au  sujet  de  ces  deux  derniers  serments,  voir  Picot, 
.Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  ecclésiastique  pen- 
dant le  XVIH'  siècle,  éd.  i856,  t.  VL  p.  459-4G4,  et 
MÉRic,  Histoire  de  M.  Emery,  t.  I,  i885,  p.  435-436 
et  463).  Tels  sont  les  motifs  indiqués  dans  les  arrê- 
tés portant  la  signature  des  directeurs  Revellière- 
Lepeaux,  Merlin,  Treilhard,  Rewbell  ou  Sieyès,  qui 
condamnèrent  des  prêtres  à  être  déportés,  et  qu'a 
publiés  M.  Victor  Pikrrb  dans  son  curieux  livre,  Xa 
Déportation  ecclésiastique  sous  le  Directoire,  Paris, 
i8g6.  Du  4  septembre  1797  au  9  novembre  1799,  près 
de  trois  cents  prêtres  furent  déportés  à  la  Guyane, 
douze  cents  internés  dans  la  citadelle  de  l'ile  de  Ré 
et  dans  l'île  d'Oleron  (Victor  Pierre,  I.a  Terreur 
sous  le  Directoire,  p.  i4-i5;  Lemonnier,  La  fin  de  la 
déportation  ecclésiastique  dans  les  (les  de  Ré  et  d'Ole- 
ron (1802),  dans  Revue  de  Saintonge  et  d'Aunis, 
t.  XXIII,  igi3,  p.  5-87),  a  sans  parler,  ajoute  M.  Ma- 
delin, des  8.235  prêtres  raflés  dans  les  départements 
belges.  Et  encore  se  plaint-on  de  n'en  pouvoir  pas 
plus  saisir,  à  cause  du  dévouement  que  leur  montrent 
«  d'aveugles  agricoles  ».  De  fait,  partout  les  paysans 
cachent  leurs  curés  :  en  messidor  an  VI,  le  Directoire 
s'indignera  que  les  habitants  donnent  asile  aux  prê- 
tres, «  fléaux  cependant  plus  redoutables  que  les 
voleurs  et  les  assassins  ».  (L.  Madelin,  La  Révolu- 
tion, 5"  éd.,  Paris,  1914,  P-  499) 

Parmi  les  prêtres  condamnés  à  la  déportation  par 
un  simple  trait  de  plume,  sans  instruction  et  sans 
examen,  la  mortalité  fut  effrayante.  En  Guyane, 
plus  de  la  moitié  périrent.  Mais  ces  confesseurs  de 
la  foi  avaient  eu  le  temps  d'exercer,  là  où  cela  avait 
été  possible,  leur  apostolat  parmi  les  indigènes,  et 
d'édifier  leurs  ennemis  eux-mêmes  par  la  pureté  de 
leurs  mœurs  et  leur  résignation  dans  la  soullrance. 
Un  déporté  politique,  qui  les  avait  vus  de  près,  et 
qui  n'est  point  suspect  de  partialité  religieuse,  l'an- 
cien membre  du  Conseil  des  Anciens  Bardé-Mar- 
BOis,  écrit  dans  son  Journal  d'un  déporté  non  jugé  : 
«  Tous  ceux  qui  moururent  là-bas  y  sont  vénérés 
comme  des  martyrs.  » 

L'héroïsme  des  membres  du  clergé  demeurés  fidè- 
les pendant  la  tourmente  révolutionnaire  a  été 
ainsi  jugé  par  Taink  :  «  Ils  s'étaient  laissé  dépouUler  : 
ils  se  laissaient  exiler,  emprisonner,  supplicier,  mar- 
tyriser, comme  les  chrétiens  de  l'Eglise  primitive; 
par  leur  invincible  douceur  ils  allaient,  comme  les 
chrétiens  de  l'Eglise  primitive,  lasser  l'acharnement 
de  leurs  bourreaux, user  la  persécution,  transformer 
l'opinion  et  faire  avouer,  même  aux  survivants  du 
dix-huitième  siècle,  qu'ils  étaient  hommes  de  foi,  de 
mérite  et  de  cœur.  »  (Origines  de  la  France  contem- 
poraine. La  Révolution,  t.  III,  p.  4i5) 

Nous  n'avons  pas  parlé  du  clergé  constitutionnel, 
c'est-à  dire  des  prêtres  devenus  schismatiques  en 
prêtant  serment  à  la  constilution  civile  du  clergé  ou 
en  acceptant  d'elle  des  fonctions.  Eux-mêmes  ne 
furent  pas  épargnés  :  ils  fournirent  quelques  noms 
à  la  liste  des  déportés,  beaucoup  plus  de  noms  à 
celle  des  exécutés  :  le  titre  de  prêtre,  de  quelque 
faiblesse  que  se  fiit  rendu  coupable  celui  qui  le 
portait,  suffisait  à  rendre  suspect.  Si  plusieurs  de 
ceux  qui  furent  ainsi  frappés  méritent  peu  d'estime, 
et  se  montrèrent  devant  la  mort  très  inférieurs  aux 
prêtres  fidèles  (cf.  la  Relation  d'un  contemporain, 
Mgr  de  Bruillart,  citée  par  Sabatik,  p.  348),  d'autres 
doivent  être  jugés  avec  plus  d'indulgence.  «  Parmi 
ces  derniers,  il  s'en  trouva  qui  protestèrent  contre 
le  mariage  des  prêtres,  autorisé  par  les  lois  jaco- 
bines; on   les  poursuivit   et  ils    furent   incarcérés. 


457 


MARTYRE 


458 


D'autres  avaient  gardé,  malgré  le  serment  schisma- 
tique,  une  foi  ferme  aux  dogmes  essentiels  de 
l'Eglise.  Ils  refusèrent  d'abandonner  le  ministère 
sacerdotal,  de  livrer  leurs  lettres  d'ordination  et 
d'ajouter  à  leurs  erreurs  premières  le  crime  d'apos- 
tasie. Plusieurs  d'entre  eux,  aux  mauvais  jours  de 
la  Terreur,  furent  accusés  de  fanatisme  et  condam- 
nés à  mort,  tout  comme  les  prêtres  qui  n'avaient 
jamais  cessé  d'être  bons  catholiques.  Souvent,  en 
face  de  la  mort,  ils  rétractèrent  leurs  serments,  se 
repentirent  de  leur  défection  et  moururent  reconci- 
liés avec  Dieu  et  avec  l'Eglise.  »  (Sabatié,  p.  262; 
cf.  p.  261,  265,  276,  277,  279,  807,  33i,  332,  352)  A 
Paris,  l'un  des  instruments  principaux  deces  récon- 
ciliations fut  M.  Emery,  alors  détenu  à  la  Concier- 
gerie. A  Marseille,  l'évèque  constitutionnel  des 
Bouches-du-Rli6ne  fut  converti,  avant  le  supplice, 
par  les  exhortations  d'un  ouvrier  serrurier,  membre 
de  la  confrérie  du  Bon  Pasteur,  qui  lui  procura  l'as- 
sistance d'un  prêtre  insermenté.  Cet  évêque,  Roux, 
méritait  sans  doute  cette  grâce,  car  on  l'avait  vu,  en 
1792,  exposer  sa  vie  pour  essayer  de  sauver  celle  de 
deux  religieux  Minimes,  massacrés  à  Marseille  pour 
refus  de  serments  (Pisani,  Répertoire  biographique 
de  t'épiscopat  constitutionnel,  p.  32/|-325). 

3.  Les  martyrs  laïques.  —  Si  nombreux  que 
soient,  aux  diverses  époques  de  la  Révolution,  les 
laïques  immolés  par  les  sectaires  de  la  Terreur,  on 
s'attend  à  trouver  parmi  eux  moins  de  victimes  aux- 
quelles puisse  être  donné  avec  certitude  le  titre  de 
martyr.  L'épreuve  des  serments,  qui  fut  le  piège 
tendu  à  la  conscience  du  clergé,  leur  avait  été  épar- 
gnée. Comme  on  l'a  très  bien  dit,  «  la  mort  par  le 
fer  ou  sous  les  balles  révolutionnaires  ne  constitue 
pas  de  soi  une  preuve  décisive  du  martyre.  Pour  les 
prêtres  au  contraire  et  pour  les  religieuses,  la  mort 
venant  après  le  refus  certain  de  serment  en  est  une 
de  premier  ordre.  »  {Bévue  de  l'histoire  de  l'Eglise  de 
France,  mai-juin  igi/J,  p.  426)  Beaucoup  cependant, 
parmi  les  laïques,  eurent  aussi  la  gloire  d'être  sa- 
crifiés évidemment  par  haine  de  la  religion  et  de 
donner  leur  vie  pour  leur  foi. 

Les  motifs  de  poursuite,  étrangers  à  toute  consi- 
dération politique,  ne  manquaient  pas  contre  les 
laïques  fidèles.  Des  lois  déclaraient  passibles  de  la 
déportation  (21  octobre  1793)  et  même  de  la  mort 
(11  avril  179^)  toute  personne  coupable  d'avoir  re- 
celé un  prêtre  réfractaire  :  elles  furent  expressément 
remises  en  vigueur  par  celle  du  19  fructidor  (5  sep- 
tembre 1797).  On  pourrait  citer  des  exemples  de 
leur  application  sur  tous  les  points  de  la  France.  A 
Paris,  le  tribunal  révolutionnaire  envoya  à  l'écha- 
faud  plusieurs  charitables  femmes,  accusées  du  seul 
crime  d'avoir  servi  ou  caché  des  prêtres  (Sabatié, 
p.  179,  270,  273,  284,  3i8).  Pour  la  province,  où 
fonctionnèrent  cent  dix-huit  tribunaux  de  même 
nature,  je  rappellerai  un  seul  épisode,  semblable  à 
une  multitude  d'autres.  Il  s'agit  de  douze  femmes  et 
de  dix  hommes,  condamnés  à  mort  par  le  tribunal 
criminel  du  Puy,  pour  avoir  donné  asile  à  des  prê- 
tres. YsaLeau  Dorât,  du  tiers  ordre  de  saint  Domi- 
nique, s'était  vouée  à  ce  qu'on  peut  appeler  «  l'œuvre 
des  prêtres  réfractaires  »  :  veillant  sur  eux  dans  leur 
cachette,  leur  procurant  de  la  nourriture,  des  vête- 
ments, les  vases  requis  pour  le  saint  sacrifice,  et 
allant  la  nuit  les  prévenir  des  perquisitions  qui  de- 
vaient se  faire  le  lendemain.  Elle  ne  pouvait  man- 
quer d'être  prise  un  jour  elle-même.  Elle  le  fut  à 
l'occasion  de  l'abbé  Mosnier,  et  mourut  avec  lui 
le  13  messidor.  «  Il  y  a  eu,  dit  M.  Boodet  en  par- 
lant d'elle,  parmi  les  femmes  du  peuple  des  actes 
admirables  de  dévouement,  accompagnés  d'une   si 


touchante  simplicité  dans  le  sacrifice  que  l'âme  se 
sent  reposée  du  spectacle  des  tricoteuses.  Ainsi,  dans 
la  quinzaine  qui  a  suivi  la  mort  d'Ysabeau  Dorât,  une 
autre  paysanne  du  'Velay,  Catherine  Boutin,  rece- 
vait le  martyre  avec  un  autre  prêtre,  l'abbé  Clavel, 
qu'elle  avait  voulu  sauver;  le  17  juin  179.'!,  quatre 
autres  femmes  recevaient  la  mort  pour  avoir  donné 
des  soins  à  un  prêtre  malade,  l'abbé  Mourier,  vi- 
caire de  Beaune,  qui  montait  avec  elles  sur  l'écha- 
faud  de  la  place  du  Breuil,  au  Puy.  Ces  obscures 
héroïnes  étaient  Marie  Best,  Marie  Roche  sa  sœur, 
Marie  Aubert  et  Marie  Anne  Garnicr.  Ils  dirent  tous 
le  Miserere  à  haute  voix  en  allant  à  la  guillotine, 
comme  ils  l'auraient  dit  dans  la  paix  d'une  église. 

11  y  avait  aussi  une  petite  fille  de  quatorze  ans,  Ma- 
rie Best;  on  lui  lit  faire  le  tour  de  l'échafaud  et  on 
la  renvoya  chez  elle,  toute  impressionnée  de  la  joie 
surnaturelle  qu'elle  avait  vue  sur  le  visage  des  siens 
dans  leurs  derniers  moments.  »  (Boudet,  /.es  Tribu- 
naux criminels  et  la  justice  révolutionnaire  en  Au- 
vergne, p.  198) 

D'ailleurs,  sous  le  régime  de  la  loi  des  «  suspects  », 
du  17  décembre  1798,  il  suffisait  non  seulement 
d'avoir  donné  l'hospitalité  à  un  insermenté,  mais 
encore  d'avoir  assisté  à  sa  messe,  ou  simplement 
d'avoir  été  trouvé  porteur  d'un  livre  de  prières,  d'un 
chapelet,  d'une  image  pieuse,  pour  être  mis  au  rang 
des  <.  ennemis  de  la  liberté  »,  et  devenir  justiciable 
des  tribunaux  révolutionnaires.  Parmi  les  3i4  per- 
sonnes qui  périrent  à  Bordeaux,  en  1794,  sur  l'écha- 
faud de  la  place  Dauphine,  71  figurent  dans  les  listes 
sous  la  désignation  de  prêtres,  religieuses,  «  rece- 
leurs de  prêtres  »  et  a  fanatiques  »  (Leclercq,  t.  XII, 
p.  199,  202,  2o3).  On  a  vu,  par  la  réponse  du  prési- 
dent du  tribunal  à  une  question  d'une  des  martyres 
de  Compiègne,  quel  est  le  sens  devenu  légal  de  ce 
dernier  mot.  La  même  inculpation  atteint  la  plupart 
des  victimes  fusillées,  à  neuf  reprises  différentes,  du 

12  janvier  au  7  avril  ijyi,  à  Avrillé,  près  d'Angers. 
On  en  compte  approximativement  deux  mille;  mais 
on  ne  connaîtra  jamais  le  nombre  exact,  les  bourreaux 
ayant  pris  le  soin  d'interdire  qu'on  le  relevât  :  ils 
refusaient  de  donner  des  levées  d'écrou  aux  gardiens 
des  prisons  où  étaient  enfermés  les  condamnés. 
Ceux-ci  sont  quelques  nobles,  et  surtout  des  gens  du 
peuple  :  pour  les  hommes,  des  tisserands,  des  cor- 
donniers, des  tonneliers,  des  maçons,  des  vignerons, 
des  laboureurs;  pour  les  femmes,  des  fileuses,  des 
devideuses,  des  marinières,  des  domestiques,  des 
fermières.  Le  motif  de  la  condamnation  est  à  peu 
toujours  le  même  :  «  Fanatique,  brigand  par  dévo- 
tion, insoutenable,  est  allé  entendre  la  messe  des 
brigands  prêtres,  n'a  jamais  été  à  la  messe  d'un  curé 
constitutionnel.  »  Au  dire  d'un  témoin,  avant  de  les 
inscrire  sur  la  liste  des  condamnés,  en  faisant  suivre 
leurs  noms  de  la  lettre  /",  on  leur  posait  habituelle- 
ment ces  trois  questions  :  «  As-tu  été  à  la  messe  des 
prêtres  réfractaires?  As-tu  été  à  confesse,  et  enfin  à 
toutes  les  autres  cérémonies  du  fanatisme?  »  La  pro- 
cédure, la  sentence,  avaient  donc  trait,  presque  tou- 
jours, à  la  question  religieuse,  et  c'est  pour  avoir 
confessé  leur  foi  que  ces  hommes  et  ces  femmes 
étaient,  en  longues  «  chaînes  »,  conduits  à  la  fusil- 
lade. On  comprend  que  le  lieu  où  ils  furent  exécutés 
ait  reçu  de  la  dévotion  populaire  le  nom  de  a  champ 
des  Martyrs  »,  que  l'on  n'ait  pas  cessé  d'y  venir  en 
pèlerinage,  et  que  l'on  parle  de  guérisons  et  de  grâ- 
ces obtenues  en  priant  près  des  grandes  fosses  où 
furent  jetés  les  corps  des  suppliciés  (Godard-Faul- 
TRiER,  Le  champ  des  Martyrs,  Angers,  iSSa;  Uzn- 
RBAD,  Histoire  du  champ  des  Martyrs,  Angers,  1906; 
MisERMONT,  Le  premier  hôpital  des  Filles  de  la  Cha- 
rité et  ses  glorieuses  martyres,  les  sœurs  Marie-Anne 


459 


MARTYRE 


4G0 


et  Odile,  Paris,  igiS,  p.  255-3/|3;  Gandé,  Les  dessous 
d'une  dénonciation  (janvier  179'i),  dans  les  Annales 
Fléchoises,  t.  XIV,  igiS,  p.  5-i4). 

Les  martyrs  laïques  de  la  Révolution,  appartenant 
à  toutes  les  conditions  sociales,  meurent  avec  la 
même  sérénité  que  les  prêtres.  Aux  Carmes,  inter- 
rogé sur  son  état  civil,  M.  de  Valfons  donne  son 
nom  de  baptême,  ajoutant  simplement  qu'il  n'a  d'au- 
tre profession  que  celle  de  catholique,  apostolique 
et  romain.  A  Lyon,  un  négociant,  M.  Auroze,  frère 
d'un  prêtre  martyr,  est  interrogé  :  «  Tu  es  donc  fana- 
tique? —  Je  serai  tout  ce  que  tu  voudras,  mais  je 
suis  catholique.  »  Le  lendemain,  raconte  un  témoin, 
«  comme  on  les  conduisait  tous  au  supplice,  un  Pari- 
sien dit  en  pleine  cour  de  l'hôtel  commun  :  <i  Voyez 
comme  ils  vont  avec  gaieté  à  la  mort  I  »  M.  Auroze 
répondit  :  a  II  n'y  a  aucune  raison  de  s'attrister 
quand  on  va  à  la  mort  pour  sa  foi.  »  Il  possédait  tel- 
lement son  âme  en  paix  pendant  la  route  qu'il  avait 
à  faire  jusqu'à  l'échafaud,  qu'il  rendit  deux  fois, 
avec  son  air  ordinaire,  le  salut  à  quelqu'un  de  sa 
connaissance.  Dans  la  même  ville,  avant  d'aller  au 
supplice,  une  commerçante,  Mlle  Michallet,  quitta, 
par  esprit  de  pénitence,  ses  bas  et  ses  souliers, 
qu'elle  donna.  «  Pourquoi  quittes-tu  tout  cela  ?  lui 
dit  un  juge.  —  Parce  que  je  suis  libre.  —  Mais  tu 
t'enrhumeras.  —  Ce  ne  sera  pas  pour  longtemps  n, 
répond-elle  avec  un  sentiment  d'humour  qui  rappelle 
certains  martyrs  anglais  (Lïclercq,  t.  XI,  p.  79,  282, 
291).  Condamnée  par  le  tribunal  de  Saint-Brieuc 
comme  coupable  d'avoir  donné  asile  à  deux  prêtres, 
et  conduite  à  Tréguier  pour  être  guillotinée,  Mme  Tau- 
pin,  refusant  d'acheter  sa  grâce  par  une  apostasie, 
répond  à  ceux  qui  lui  disent  :  «  Vous  êtes  donc  une 
mère  dénaturée,  vos  enfants  mourront  de  faim...  — 
Mes  enfants  ont  un  père  dans  le  ciel,  à  qui  je  les 
recommande.  Je  meurs  pour  la  religion,  Dieu  ne  les 
abandonnera  pas.  »  (Wallon,  Les  représentants  du 
peuple  en  mission,  t.  II,  p.  34)  A  Bordeaux,  Anne 
Bernard,  poursuivie  pour  avoir  donné  asile  à  un 
religieux  Carme,  dora  Simon  Panetier,  répond  en 
termes  d'une  simplicité  antique  aux  questions  du 
juge  :  «  Partages-tu  les  sentiments  de  ce  prêtre?  — 
Je  suis  chrétienne.  —  Tu  es  jeune,  prends  garde,  tu 
peux  servir  ta  patrie,  tu  dois  aimer  la  vie,  parle 
avec  franchise.  —  Je  suis  chrétienne,  et  j'ai  fait  tout 
ce  que  je  devais  faire.  —  On  ne  te  fait  pas  un  crime 
d'être  chrétienne.  On  veut  que  tu  obéisses  aux  lois. 
S'il  était  encore  chez  toi,  le  dénoncerais-tu  ?  —  Non, 
je  suis  dans  ses  sentiments.  »  On  la  condamna  à 
mort,  ainsi  que  le  religieux,  et  une  autre  femme, 
Thérèse  Thiae,  coupable  du  même  acte  de  charité 
(ibid.,  p.  280).  A  Angers,  une  mère,  Mme  Saillant, 
veillant  jusqu'au  dernier  moment  sur  l'honneur  de 
ses  lilles  condamnées  aussi,  obtient  à  prix  d'or  des 
bourreaux  la  douloureuse  faveur  de  les  voir  exécu- 
tées avant  elle.  Quand  la  «  chaîne  »  du  !='■  février  1794 
arrive  au  champ  des  Martyrs,  c'est  en  chantant  les 
litanies  de  la  Sainte  Vierge  et  le  cantique  populaire: 
<(  Je  mets  ma  confiance..  »  ;  puis,  reconnaissant  dans 
leurs  rangs  les  deux  soeurs  de  la  Charité  Marie-Anne 
et  Odile,  liées  ensemble,  les  condamnés  oublient  leur 
propre  sort  et  demandent,  sans  l'obtenir,  la  grâce  de 
ces  saintes  GUes  (Miskhmont,  Le  premier  hôpital  des 
Filles  de  la  Charité,  p.  269-270,  280-281). 

On  trouvera  peu  de  ûgures  plus  touchantes  que 
celle  d'un  brocanteur  parisien,  Pierre  Mauclaire. 
Arrêté  comme  «  fanatique  »,  il  écrivit,  de  la  prison 
du  Luxembourg,  au  Comité  du  Panthéon  une  lettre 
protestant  contre  la  persécution  dont  souffrait  le 
clergé  catholique,  contre  les  lois  destructives  du 
mariage  religieux  et  de  l'observation  du  dimanche; 
puis,  dans  une  autre  lettre  adressée  à  ses   amis,   il 


ajoutait  :  «  Pour  moi,  fort  de  ma  conscience  et  de 
la  vérité  de  la  religion  que  je  professe  publique- 
ment, la  mort  m'est  une  grande  consolation,  j'at- 
tends avec  impatience  le  jour  de  cette  exécution, 
terrible  pour  les  uns  et  si  glorieuse  pour  moi...  J'es- 
père que  Dieu,  qui  m'a  donné  tant  de  grâces,  me 
donnera  encore  plus  de  force  et  de  courage  pour  sou- 
tenir devant  les  juges  une  religion  qui  a  été  établie 
et  cimentée  par  le  sang  d'un  Dieu  et  le  sang  de  mil- 
lions de  martyrs.  »  Son  vœu  fut  exaucé  :  il  fut  exé- 
cuté le  2^  luai  i7y4  (Lkclehcq,  t.  XI,  p.  473-479; 
Sadatik,  p.  321-322).  Une  autre  victime  du  tribunal 
révolutionnaire  de  Paris  est  une  humble  servante 
de  ferme,  âgée  de  vingt-deux  ans,  Marie  Langlois, 
qui  avait  été  dénoncée  par  le  curé  constitutionnel 
de  son  village.  Son  procès  fut  d'abord  instruit  à 
Versailles  :  l'interrogatoire  porte  surtout  sur  le 
clergé  jureur,  dont  elle  refuse  de  reconnaître  l'auto- 
rité; ses  réponses  sont  d'une  clarté  et  d'une  fer- 
meté admirables  :  elle  déjoue  toutes  les  ruses  du 
juge,  qui  essayait  de  lui  faire  nommer  de  prétendus 
complices.  Renvoyée  au  tribunal  révolutionnaire  de 
Paris,  elle  y  tint  le  même  langage  :  elle  fut  con- 
damnée à  mort  et  exécutée  le  I2juini794  (Lhclercq, 
t.  XI,  p.  480-490;  Sabatié,  p.  327-880).  C'est  égale- 
ment pour  avoir  refusé  d'assister  à  la  messe  du  curé 
constitutionnel  que  Charles  Liphard  Rabourdin  fut 
guillotiné  à  Paris  le  i"  juillet  1794,  en  même  temps 
<{ue  son  frère,  vicaire  à  Sermaize  dans  le  Loiret 
(Sabatié,  p.  337). 

Citons,  en  terminant,  l'histoire  peu  connue  d'un 
laboureur,  habitant  une  paroisse  de  l'arrondisse- 
ment d'Yvelot,  Thiouville.  C'était  un  paysan  aisé, 
nommé  Bucaille.  Il  avait  toujours  refusé  d'assister 
à  la  messe  du  curé  constitutionnel.  Plusieurs  fois 
l'émeute  menaça  son  domicile,  qui  fut  enfin  envahi 
et  saccagé  le  22  avril  1798,  sous  prétexte  d'y  cher- 
cher des  prêtres  réfractaires.  Le  lendemain,  nou- 
velle émeute,  au  moment  où  sonnait  la  messe  de 
l'intrus.  On  veut  y  entraîner  Bucaille  :  «  A  la  messe  I 
à  la  messe  du  curé  patriote  1  »  —  «  Je  n'irai  jamais, 
répondait-il,  vous  ne  pourrez  que  m'y  traîner.  » 
Pendant  que  l'on  pille  une  seconde  fois  sa  maison, 
il  répète  :  «  Vous  ferez  ce  que  vous  pourrez,  mais 
seulement  ce  que  Dieu  voudra.  »  Défaillant,  il  s'as- 
sit près  du  puits,  sous  un  pommier.  Une  dernière 
fois  les  émeutiers  le  somment  d'obéir  :  «  La  messe 
ou  la  mort!..,  »  «  Plutôt  la  mort,  »  répond-il.  Alors 
les  piques  se  croisent  devant  ses  yeux,  les  fusils  le 
couchent  en  joue,  on  arrache  de  lui  sa  fille  qui 
s'était  jetée  dans  ses  bras;  puis  on  le  fusille,  on 
l'achève  à  coup  de  baïonnette,  on  dépèce  son  corps, 
et,  assis  autour  du  tronc  mutilé  du  martyr,  les  assas- 
sins boivent  dans  des  tessons  de  pots  cassés  le  cidre 
puisé  dans  ses  tonneaux.  Ils  font  ensuite  sur  son 
corps  un  feu  de  joie  avec  des  chapes,  des  chasubles 
et  autres  ornements  d'église  trouvés  dans  la  maison 
(Abbé  Cochet,  Les  églisesde  l'arrondissement  d'y'ye- 
tot,  t.  II,  Rouen,  1862,  p.  i38-i88).  Voilà  quel  pou- 
vait être,  dans  une  région  demeurée  étrangère  à 
tout  soulèvement  politique,  l'héroïsme  d'un  paysan, 
et  quelle  pouvait  être  aussi  la  cruauté  d'autres  pay- 
sans, en  proie  au  délire  de  l'anarchie  révolution- 
naire. L'acte  de  décès  fut  rédigé  le  lendemain  par  le 
prêtre  constitutionnel,  «  curé  et  ofBcier  public 
de  la  commune  de  Thiouville  »,  qui  avait  assisté  à 
l'émeute. 

Si  l'on  peut  ainsi  rappeler  les  noms  de  quelques- 
uns  des  martyrs  de  la  Révolution,  bien  plus  grand 
sans  doute  est  le  nombre  de  ceux  dont  les  noms 
même  ont  péri,  quorum  nomina  Deus  scit,  selon  une 
vieille  formule  latine.  Parmi  les  4.8oo  victimes  des 
fusillades    et   des  noyades    de   Nantes,    prêtres    et 


461 


MARTYRE 


462 


laïques,  hommes,  femmes  et  enfants,  immolés  par  la 
folie  homicide  de  Carrier,  beaucoup  évidemment  le 
furent  en  haine  de  la  foi  catholique.  Après  la  pre- 
mière noyade  (i6  novembre  1798),  Carrier  écrit  à  la 
Convention  :  a  Un  événement  d'un  genre  nouveau 
semble  avoir  voulu  diminuer  le  nombre  des  prêtres  : 
quatre-vingt-dix  de  ceux  que  nous  désignons  sous  le 
nom  de  réfractaires  étaient  enfermés  dans  un  bateau 
sur  la  Loire.  J'apprends  à  l'instant,  et  la  nouvelle  en 
est  très  sûre,  qu'ils  ont  tous  péri  dans  la  rivière.  » 
Une  seconde  noyade  de  soixante-dix  prêtres  suivit. 
C'est  bien  à  leur  qualité  Je  «  réfractaires  »  que  ceux- 
ci  doivent  la  mort,  et  c'est  bien  pour  le  refus  de 
serment  à  la  constitution  civile  du  clergé  qu'ils  péris- 
sent. Mais  dans  les  autres  noyades  de  «  suspects  » 
et  de  «  brigands  »,  et  dans  les  fusillades  ordonnées 
par  Carrier,  combien  de  laïques  expièrent  aussi  par 
la  mort  leur  attachement  à  la  foi,  leur  soumission  à 
l'Eglise  1  Combien  de  vrais  martyrs  on  peut  deviner 
encore  dans  les  exécutions  en  masse  elles  meurtres 
isolés  qui  ensanglantèrent  tant  d'autres  pointsde  la 
France!  —  Surles  massacres  de  Nantes,  voir  Bbrriat 
Saint-Prix,  La  Justice  révolutionnaire,  t.  I,  1870,  p. 
61  et  suiv.  ;  Wallon,  Histoire  du  Tribunal  révolu- 
tionnaire de  Paris,  t.  V,  p.  338  et  suiv.;  A.  Lallib, 
Les  noyades  de  Nantes;  A.  Lallié,  Les  fusillades  de 
Nantes  ;  Lenôtbe,  Les  noyades  de  Nantes,  1911. 

IX.  —  Lb  martyre  dans  les  pays  de  Missions 

!.  Chine  ;  2.  Corée;  3.  Japon:  4.  Indo-Chine;  5.  Inde; 
6.  Abyssinie;  7.  Afrique  Centrale;  8.  Amérique; 
9.   Océanie, 

Le  martyre  est  le  même  à  toutes  les  époques,  dans 
toutes  les  races,  sous  tous  les  climats,  quels  que 
soient  l'origine  ou  le  degré  de  culture  intellectuelle 
de  ceux  qui  sont  appelés  à  rendre  à  Jésus-Christ  ce 
témoignage  suprême.  Ce  que  nous  venons  de  voir 
dans  les  pays  de  civilisation  latine,  grecque,  germa- 
nique ou  slave,  nous  le  voyons  aussi  dans  les  con- 
trées de  civilisation  très  différente,  comme  celles  de 
l'Extrême-Orient,  ou  même  dans  les  pays  encore 
sauvages,  comme  les  îles  de  l'Océanie  ou  les  rives 
des  lacs  de  l'Afrique  centrale.  Dans  tous  se  sont 
rencontrés  des  chrétiens  capables  de  verser  leur  sang 
pour  le  Christ.  Non  seulement  beaucoup  des  mission- 
naires qui  leur  ont  apporté  sa  doctrine  sont  morts 
pour  l'attester,  mais  encore  des  milliers  de  convertis, 
sur  tous  les  points  du  monde,  ont  fait  volontaire- 
ment et  sciemment  comme  eux  le  sacrifice  de  leur 
vie  pour  leur  foi.  Et  ce  qui  est  très  remarquable, 
c'est  que  l'histoire  de  ces  nouveaux  venus  au  chris- 
tianisme abonde  en  traits  semblables  à  ceux  que 
présente  l'histoire  de  la  primitive  Eglise. 

Voyons  d'abord  les  contrées  asiatiques,  héritières 
des  plus  anciennes  civilisations. 

I.  Chine.  —  Nombreux  sont  les  missionnaires 
immolés  en  Chine  pendant  le  xviii"  et  le  xix'  siècles, 
même  au  comraencemeiitduxx',soità  lasuitede  con- 
damnations prononcées  parles  mandarins,  soit  dans 
une  émeute  populaire,  mais  toujours  par  haine  du 
Christ  qu'ils  prêchaient  :  en  1^47  et  17^8,  l'évêque 
dominicain,  Pierre  Sanz  et  ses  compagnons  les  Pères 
Alcobar,  Royo,  Diaz,  Serrano,  béatiliés  en  1893  ;  en 
1^48,  les  Jésuites  Henriquez  et  Athémis;  en  1796, 
le  Lazariste  Aubin;  en  i8i5,  Mgr  Dufresse,  béatifié 
en  igoo;  en  1820,  le  Lazariste  Clet,  en  18A0,  M.  Per- 
boyre,  l'un  et  l'autre  béatifiés  ;  en  i85i,  M.  Vachal  ; 
en  i856,  M.  Chapdelaine;  en  1862,  M.  Néel;  en  i865, 
M.  Mabileau;  en  1869,  M.  Rigaud  ;  en  1873,  M.  Hue  ; 
en    i894>   M.  Baptifaud;  en  i843,   M.  Terrasse;  en 


1898,  le  P.  Victorin,  missionnaire  belge;  en  1900, 
victimes  des  Boxeurs,  plus  acharnés  encore  que 
les  persécuteurs  officiels  ou  les  lettrés  contre  les 
prédicateurs  de  l'Evangile,  les  Pères  Doré,  Isoré, 
Andlauer,  Mangin,  Denn,  Emonet,  Théodoric,  Viau, 
Agnius,  Bayart,  Bourgois,  Le  Guénel,  Georjion, 
Leray,  Savignot,  le  Frère  André,  un  évêque  fran- 
çais, Mgr  Guillon,  deux  évêques  italiens,  Mgr  Grossi 
et  son  coadjuteur  Mgr  Fogolla,  etc.  Mais,  à  côté  de 
ces  missionnaires  européens,  on  voit  aussi  immolés 
beaucoup  de  prêtres  ou  de  religieux  indigènes, 
de  même  qu'à  côté  des  religieuses  européennes  mar- 
tyrisées on  rencontre  plus  d'une  fois,  unies  dans  la 
gloire  d'un  pareil  sacrifice,  des  religieuses  chinoi- 
ses. Quant  aux  catéchistes  et  aux  simples  fidèles, 
hommes,  femmes,  enfants,  mis  en  demeure  de  choi- 
sir entre  leur  foi  et  leur  vie,  et  mourant  intrépide- 
ment pour  le  Christ,  on  les  trouve  par  milliers  dans 
les  diverses  persécutions  qui  sévirent  en  Chine  de- 
puis le  xviii=  siècle. 

En  lisant  les  relations  du  martyre  de  ces  chrétiens 
chinois,  on  est  frappé  d'y  rencontrer  si  souvent  des 
détails  d'une  saveur  toute  antique.  «  Leurs  Actes, 
écrivait  dès  1770  un  missionnaire,  Mgr  Pottier, 
vicaire  apostolique  de  la  province  du  Su-tchuen, 
ressemblent  beaucoup  à  ceux  des  martyrs  des  pre- 
miers siècles  de  l'Eglise.  »  {Relation  publiée  par 
dom  Leclercq,  t.  X,  p.  32 1)  Combien  pouvons-nous 
le  dire  plus  encore  aujourd'hui,  où  les  documents 
sont  plus  nombreux  I 

Ce  sont  les  mêmes  paroles  chez  ceux  qui  souffrent 
pour  le  Christ,  les  mêmes  sentiments  chez  ceux  qui 
les  voient  souffrir.  «  Abjure  et  marie-toi,  ou  meurs  », 
dit  le  mandarin  à  une  vierge  chrétienne  de  Kouy- 
Tcheou.  «  Non,  mille  fols  non  »,  dit-elle,  et  le  bour- 
reau lui  tranche  la    tête.    C'est  l'Iiistoire   de   sainte 
Agnès.  Jérôme  Loa,  Lucie  Y,  refusent  le  délai  qu'on 
leur  offre  dans  l'espoir  de  les  voir  faiblir,  a  Mon  der- 
nier mot  est  dit,  répond  Lucie,  il  n'est  pas  nécessaire 
d'attendre.  Tuez-moi  tout  de   suite.  »    (A.   Launay, 
/,a  salle  des  martyrs   du   Séminaire    des    Missions 
Etrangères,  1900,  p.  85)  C'est  le  langage  de   Spera- 
tus,  l'un  d'un  martyrs  Scillitains  de   180,  parlant  au 
proconsul  d'Afrique,  du  prêtre    smyrniote    Pionius 
parlant,  en  260,  au  proconsul  d'Asie.  Quand  la  même 
vierge  Lucie  Y,  dépouillée  de  ses  vêtements  par  l'or- 
dre du  mandarin,   s'écrie  :   <i  Vous  ne  respectez  pas 
même  le  sexe  qui  vous  a  donné  le   jour.    Est-ce  que 
vous  n'avez  pas  de  mère?  ■>  on  croit  entendre  Theo- 
nilla,  en  3o6,  disant  au  gouverneur  de    la   Cilicie  : 
Cl  Ce  n'est  pas   moi   seule,  c'est  ta   mère,  c'est    ton 
épouse  que  tu  couvres  de  confusionen  ma  personne. 
Car  nous  avons  reçu  toutes  la  môme  nature,  que   tu 
déshonores.  »  Les  païens  chinois  qui,  voyant  passer 
un   martyr,  s'écriaient  :    «  11  va  à  la  mort  comme  à 
une  fêle  1  »  s'expriment  comme  la  lettre  de    177    sur 
les  martyrs  de  Lyon.  Ceux  qui,  témoins  de    la  cha- 
rité    fraternelle    des    persécutés,    disent    encore    : 
(1  Voyez  ces  chrétiens,  comme  ils  s'aiment  I  »  parlent 
comme  lescontemporains  de  Terlullien(^/?o/.,xxxix). 
Ceux  qui,  au  spectacle  de  leurs  souffrances  héroïque- 
ment supportées,  disent  :  a  11  suffit  de  les  voir  pour 
reconnaître  leur  innocence;   des  hommes  coupables 
des  crimes  qu'on  leur    impute  ne    pourraient  avoir 
cet  air  respectable  que  nous  leur  voyons  »  {Relation 
de   P.    Chanseaume,  1746,    dans    Leclercq,     t.     X, 
p.  162),  font  la  réflexion   môme  qui  conduisit  saint 
Justin  au  seuil  du  christianisme.  Et  quand  les  chré- 
tiens de  Chine  adressent   cette    recommandation   à 
leurs  frères  conduits  au  supplice  :  «  Souviens-toi  de 
moi,  quand  tu  seras  dans  le  ciel  »,  on  croit  entendre 
un  fidèle  de  Tarragone  demandant  à  son  évoque,  qui 
va  être  brfilé  vif,   ut  sui   memor   essel,  ou  lire  les 


463 


MARTYRE 


464 


proscincnies  gravés   par  les  pèlerins    sur  les   mu- 
railles des  catacombes  romaines. 

Edmond  Le  Blant,  en  notant  quelques-uns  de  ces 
traits,  rapportés  avec  bien  d'autres  dans  le  beau  li- 
vre de  M.  A.  Launay,  La  Salle  des  Martyrs,  s'est 
demandé  «  à  quel  degré  l'éducation  des  néophytes, 
la  connaissance  sommaire  qu'ils  peuvent  avoir  de 
l'histoire  des  anciens  a  pu  contribuer  à  ces  rencon- 
tres. »  Des  missionnaires  mterrogés  lui  ont  répondu 
que  ces  paroles  des  chrétiens  persécutés  de  Chine 
(I  ne  sont  puisées  ni  dans  les  instructions  ni  dans 
les  livres.  Les  nouveaux  soldats  du  Christ  ne  les  ont 
trouvées  que  dans  leur  cœur.  »  {Les  Persécuteurs  et 
les  Martyrs,  Paris,  1898,  p.  36o) 

De  même,  les  païens  de  la  Chine  n'ont  pu  «  trou- 
ver que  dans  leur  cœur  »,  ou  dans  les  inspirations 
de  l'enfer,  leurs  procédés  de  persécution.  Ils  égalent, 
dépassent  peut-être  les  Romains  pour  le  raffinement 
et  l'épouvantable  lenteur  des  supplices.  Ils  tendent 
les  mêmes  pièges,  en  demandant  ou  en  offrant  aux 
lidèles  des  certificats  d'apostasie,  comme  les  liLelli 
du  temps  de  Dèce  (Relation  de  Mgr  Pottier,  dans 
Leclercq,  t.  X,  p.  175,  828,  33o,  33 1  ;  La  Salle  des 
Martyrs,  p.  79).  Us  répandent  contre  eux  des  calom- 
nies de  tout  point  semblables  à  celles  qui  avaient 
cours,  dans  l'Empire  romain,  aux  premiers  siècles.  Ce 
sont  les  mêmes  imputations  de  rébellion,  de  magie, 
de  mœurs  infâmes  (Leclercq,  t.  X,  p.  i64,  178). 
On  les  appelle  a  mangeurs  d'enfants  »  (X.  Launay, 
dans  Les  3Iissions  catholiques  françaises,  t.  III, 
p.  299),  comme  au  temps  de  Marc  Aurèle  :  niç  «»  r.er.ioiv. 
tftc/divj  ci  TcioiiTct...  Des  pamphlets  remplis  soit  de 
blasphèmes,  soit  d'inventions  immondes,  sont 
publiés  contre  eux  comme  au  temps  de  Maximin 
Daia  (ibid.,  p  27g,  et  Le  Blant,  Les  Persécuteurs  et 
les  Martyrs,  p.  849-857).  On  comprend  que,  même  au 
seuil  du  xx«  siècle,  ils  aient  encore  eu  des  martyrs. 

La  persécution  des  Boxeurs,  en  igoo,  fut  peut-être 
la  plus  sanglante,  mais  celle  aussi  où  se  produisirent 
le  moins  de  défaillances,  k  II  ne  semble  pas  exagéré, 
écrit  l'un  des  témoins  de  celle  persécution,  Mgr  Fa- 
viEn,  évêque  de  Pékin,  de  porter  le  nombre  des  vic- 
times à  7  ou  8.000.  »  Et  il  ajoute  :  «  Nulle  part  les 
chrétiens  n'ont  faibli  devant  la  persécution,  c'est  à 
peine  si  i  ou  2  pour  100  ont  essayé  de  sauver  leur 
vie  par  quelque  concession  purement  apparente  aux 
rites  païens  :  les  autres  sont  morts  comme  les  mar- 
tyrs des  premiers  siècles,  dans  la  simplicité  imma- 
culée de  leur  foi.  »  (Les  Missions  catholiques  fran- 
çaises, t.  III,  p.  119)  Mgr  Favier  dit  encore,  en 
racontant  cette  crise  violente,  la  dernière,  espérons- 
le,  du  christianisme  en  Chine  :  0  Tout  chrétien  chi- 
nois est  sommé  d'apostasier;  s'il  refuse,  ce  que,  grâce 
à  Dieu,  tous  eurent  le  courage  de  faire,  il  est  soumis 
aux  tourments  les  plus  atroces  et  massacré;  un 
vieillard  de  quatre-vingts  ans,  par  exemple,  est  lié 
à  un  arbre,  percé  de  flèches,  et,  après  une  journée 
de  souffrances,  on  l'achève  en  lui  ouvrant  le  ventre; 
sa  femme  est  coupée  en  morceaux.  Et  c'est  par  mil- 
liers qu'il  faut  compter  ces  martyrs  »  (ibid.,  p.  1^5). 
Même  témoignage  rendu  aux  chrétiens  duKiang-nan 
par  leur  évêque,  Mgr  Paris,  dans  une  lettre  du 
8  août  1900  :  «  Jusqu'ici,  ils  ont  été  admirables,  des 
milliers  sont  morts,  et  cependant  ou  leur  offrait  de 
sauver  leur  vie  par  l'apostasie  «  {ibid.,  p.  286). 

Un  Lazariste,  le  P.  Lkbbe,  a  raconté,  dans  une  con- 
férence faite  à  Paris  en  191 3  (reproduite  par  les  Lec- 
tures pour  tous,  i5  janvier  1914).  cette  persécution 
dans  la  province  du  Tché-li,  où  il  demeure.  Les  habi- 
tants des  villages  chrétiens,  menacés  dans  leur  vie 
et  dans  leurs  biens  par  les  sauvages  insurgés 
qu'étaient  les  Boxeurs,  furent  obligés  de  se  défendre; 
mais,   partout   où  la  supériorité   du  nombre  et  de 


l'armement  eut  raison  de  cette  défense,  le  choix  leur 
fut  donné  par  les  vainqueurs  ou  d'abjurer  leur  foi 
ou  de  mourir.  Ceux  qui  furent  mis  à  mort  furent 
donc  des  martyrs,  au  sens  le  plus  strict  de  ce  mot. 
Le  P.  Lebbe  rapporte  de  cette  persécution  des  épi- 
sodes très  émouvants  Dans  le  village  de  Hants'oen,  ■ 
le  catéchiste  est  pris;  on  le  somme  de  brûler  de  l'en- 
cens devant  une  idole  :  il  refuse.  Le  chef  boxeur  lui 
dit  :  «  Si  tu  refuses,  je  te  fais  couper  le  bras  droit.  » 
II  étend  le  bras  :  «  Coupez-le  donc.  »  On  le  coupe; 
il  tend  le  bras  gauche  :  «  Allez-y  donc,  après  il  y  a 
encore  les  deux  jambes.  Tant  que  je  conserverai  un 
souffle,  je  suis  à  Dieu.  »  On  lui  coupe  les  bras  et  les 
jambes,  et  on  le  laisse  mourir  tout  seul.  Le  même 
jour,  un  enfant  de  huit  ans  voit  mourir  sous  ses 
yeux  son  père  et  sa  mère  :  on  veut  le  faire  aposta- 
sier  :  il  consent  à  être  mené  à  la  pagode,  mais  là,  il 
jette  le  bâton  d'encens  à  la  tète  de  l'idole,  en  criant  : 
«  Je  veux  aller  avec  papa  et  maman.  »  Les  Boxeurs, 
furieux  d'être  joués,  le  cruciûèrent  à  la  porte  de  la 
pagode  avec  des  clous  de  bois.  Un  vieillard  vivait 
près  de  là,  dans  la  montagne,  avec  ses  vingt-quatre 
enfants  et  petits-enfants.  Il  les  engage  à  fuir,  en 
leur  disant  :  a  "Vous  vous  devez  au  pays  et  à  l'Eglise.  » 
Ils  répondirent  :  «  Nous  nous  devons  d'abord  à  toi, 
et  puis,  si  nous  mourons,  notre  mort  sera  féconde; 
de  notre  sang  germeront  des  chrétiens  plus  nom- 
breux. »  A  l'approche  des  Boxeurs,  tous,  revêtus  de 
leurs  plus  beaux  habits,  marchent  vers  eux  en  pro- 
cession, suivis  du  vieillard,  qui  portail  un  crucifix. 
«  En  les  voyant,  les  Boxeurs  compruent  aussitôt 
que  les  supplices  étaient  inutiles  et  qu'ils  étaient  tous 
prêts  ;  et  comme  ils  avaient  appris  de  leurs  nom- 
breuses victimes  que  les  martyrs  espéraient  le  ciel, 
ils  leur  demandèrent  simplement  :  «  Qui  veut  aller 
au  ciel  le  piemier?  »  El  ils  disposèrent  devant  les 
enfants  un  hache-paille.  Les  petits  regardèrent  leurs 
mères;  ils  avaient  peur.  Mais  elles,  les  poussant  de- 
vant elles,  leur  dirent  à  travers  un  sourire  :  «  Passez 
les  premiers,  chers  petits,  c'est  pour  le  bon  Dieu, 
n'ayez  pas  peur.  »  Et  une  petite  fille  de  quatre  ans 
s'agenouilla  devant  le  hache-paille,  posa  sa  tête 
sous  le  couteau  et  alla  la  première  au  ciel.  Lorsque 
sa  petite  tête  tomba,  un  Boxeur  la  ramassa  et  vint 
la  montrer  à  sa  grand'mère,  en  disant  :  «  Est-elle 
jolie,  ta  petite-fille?  »  Et  elle  répondit  :  0  Ohl  oui. 
qu'elle  est  donc  belle!  »  A  cette  parole,  les  autres 
enfants  se  précipitèrent  sous  la  hache;  les  autres 
suivirent  sans  une  défaillance,  les  femmes  après 
leurs  enfants,  et  leurs  maris  après.  Enfin,  le  dernier 
de  tous,  le  vieillard  posa  sa  tête  blanche  sur  le  bois 
ensanglanté,  et  alla  les  rejoindre.  N'est-ce  pas  aussi 
beau  que  les  Macchabées? 

Le  témoignage  rendu  par  tant  de  martyrs  eut  sa 
fécondité.  «  Il  est  frappant,  dit  le  P.  Lebbe,  de  re- 
marquer que  le  nombre  des  conversions  est  presque 
en  raison  directe  de  celui  des  martyrs.  Pour  ne  par- 
ler que  de  ce  qui  était  en  1900  le  vicariat  de  Pékin, 
il  y  avait  alors  moins  de  So.ooo  chrétiens,  et  aujour- 
d'hui on  en  compte  plus  de  800.000.  Dans  la  sous- 
préfecture  où  sont  morts  les  héros  de  Han-ts'oen,  on 
comptait,  en  1900,  5oo  chrétiens;  aujourd'hui,  il  y 
en  a  plus  de  iS.oool  Nos  admirables  martyrs  avaient 
vu,  en  mourant,  ce  triomphe  de  l'avenir,  n  Ils  avaient 
cité,  sans  l'avoir  lu,  le  Semen  est  sanguis  christiano- 
rum  de  Tertullien. 

Consulter  Lettres  édifiantes  et  curieuses  écrites  des 
missions  étrangères,  1780  et  années  suivantes;  Nou- 
velles lettres  édifiantes  des  missions  de  la  Chine  et 
des  Indes  orientales,  i8i8-i8a3;  Annales  de  la  pro- 
pagation de  la  ^oi  (depuis  1827);  Annalesde  la  Com- 
pagnie de  /a il/is5/o«  (lazaristes;  depuis  i&3^);  Anna- 
les de  la  Sainte  Enfance  {de'pMis   1847);  Wiseman, 


465 


MARTYRE 


466 


Conférences  sur  les  doctrines  et  les  pratiques  les  plus 
importantes  deVEglisecatholique,  i85o,  conC.  vu,  1. 1; 
Hue,  Le  christianisme  en  Chine,  en  Tartarie  et  au 
r/ut«e<,i857;BnBNiER,  La  mission  lyonnaise  en  Chine, 
1898;  Chahdin,  Les  missions  franciscaines  en  Chine, 
Paris,  19  i5,  etc. 

2.  Corée.  —  «  La  Corée,  grande  presqu'île  mon- 
tagneuse du  nord-est  de  l'Asie,  située  entre  la  mer 
du  Japon  et  la  mer  Jaune,  avait,  comme  la  Chine, 
dont  elle  était  vassale,  clierclié  sa  sécurité  dans  un 
isolement  absolu.  A  la  fin  du  xviii>=  siècle,  cette  con- 
trée fermée  n'avait  jamais  vu  de  prêtres.  A  cette 
époque,  plusieurs  sages  de  ce  pays  tombent  sur 
quelques  livres  de  piété  catholiques,  écritsen  chinois 
et  importés  par  hasard  au  milieu  d'ouvrages  scien- 
liliques.  Ils  en  sont  frappés.  L'un  d'eux, SengHoun-i, 
se  met  en  rapports  avec  l'évêque  de  Pékin,  l'illustre 
Alexandre  de  Gouvéa,  Franciscain  portugais,  qui 
l'instruit  elle  baptise.  Le  néophyte  n'a  dès  lors  plus 
qu'un  désir;  puisque  la  Chine  et  l'Europe  ne  peuvent 
envoyer  de  catéchistes  à  son  pays,  il  se  fera  caté- 
chiste lui-même.  Aidé  d'un  de  ses  amis,  le  vertueux 
Piclv-i,  il  instruit  ses  compatriotes  et  les  baptise.  Ces 
catéchumènes  deviennent  à  leur  tour  des  apôtres. 
Les  livres  d'instruction  religieuse  composés  par  les 
missionnaires  de  Chine  sont  traduits  en  coréen  et 
répandus  dans  le  monde  des  lettrés,  puis  dans  la 
classe  moyenne  et  dans  le  peuple.  La  foi  de  ces 
nouveaux  chrétiens  est  si  forte  que  lorsque,  en  1791, 
des  ordres  de  Pékin  leur  enjoignent  de  renoncer  à 
leur  nouvelle  religion,  un  grand  nombre  d'entre  eux 
subit  courageusement  les  affreux  supplices  de  la 
bastonnade,  de  l'écartement  des  os  et  de  la  planche 
à  torture.  Un  prêtre  chinois,  le  P.  Jacques  Tsiou, 
leur  est  enfin  envoyé  en  1794.  Les  plus  admirables 
vertus,  la  virginité,  l'humilité,  la  charité,  fleurissent 
dans  la  jeune  Eglise.  Deux  nouvelles  persécutions, 
en  1799  et  en  1801,  rencontrent  le  même  courage.  Le 
Père  Tsiou,  après  avoir  subi  les  supplices  ordinaires, 
est  décapité,  le  3  mai  1801.  »  (F.  Mourret,  Histoire 
générale  de  l'Eglise  catholique,  t.  VI,  p.  446)  «Le 
nombre  des  victimes,  dans  les  provinces,  n'a  pu  être 
connu  exactement.  Dans  Ja  capitale  seulement,  il 
dépassa  trois  cents.  Toutes  les  conditions,  tous  les 
âges,  tous  les  sexes  fournirent  leur  contingent  à  la 
légion  des  martyrs,  et  les  annales  de  l'Eglise 
coréenne  s'enrichirent  de  souvenirs  qui  vont  de 
pair  avec  ceux  des  Laurent  et  des  Agnès  de  l'Eglise 
romaine.  »  (Mgr  d'HuLST,  Vie  de  Just  de  Bretenières, 
3'  éd.,  1912,  p.  217)  D'autres  persécutions  eurent 
lieu  en  1825,  en  1827;  à  cette  date,  on  comptait  en 
Corée  c(  plus  de  mille  martyrs  et  d'innombrables 
confesseurs  »  (ihid.,  p.  arg). 

Tels  sont  les  commencements,  véritablement 
extraordinaires,  de  l'Eglise  coréenne.  Elle  naquit  en 
qiielque  sorte  spontanément  et  ses  fondateurs  appar- 
tenaient à  la  classe  des  lettrés,  dans  laquelle  se  ren- 
contrèrent, presque  partout  ailleurs,  les  plus  violents 
adversaires  du  christianisme.  Elle  eut  des  martyrs 
avant  d'avoir  des  prêtres,  et  le  premier  prêtre  dont 
elle  reçut  la  visite  était  un  Chinois.  On  niera  difiici- 
lement,  après  un  tel  exemple,  que  le  christianisme 
puisse  s'adapter  à  tous  les  pays  et  à  toutes  les  races. 
Sous  le  pape  Léon  XII  seulement,  on  commença  à 
organiser  la  mission'de  Corée.  Le  vicariat  apostoli- 
que, conlié  à  la  Société  des  Missions  étrangères,  fut 
fondé  en  i83i;le  premier  missionnaire  d'Europe  qui 
mit  le  pied  sur  le  sol  coréen  y  arriva  en  i836,  cin- 
quante-deux ans  après  l'introduction  du  christianisme 
dans  le  pays. 

Nombreux  ont  été,  à  partir  de  cette  date,  les  mis- 
sionnaires   martyrisés.     En      1829,     Mgr     Imbert, 


M.  Chastan,  M.  Maubant,  sont  décapités  près  de 
Séoul  ;  l'année  1889  voit  l'exécution  d'un  prêtre  indi- 
gène, André  Kim.  Le  8  mars  1866  sont  décapités 
Mgr  Berneux,  MM.  Just  de  Bretenières,  Beaulieu  et 
Dorie  ;  le  11  mars,  MM.  Pourthié  et  Petitnicolas  ;  le 
3o  mars,  jour  du  vendredi  saint,  dans  la  plaine  de 
Sourieng,  à  vingt  cinq  lieues  de  Séoul,  Mgr  Daveluy, 
MM.  Huin  et  Aumaitre.  N'oublions  pas  que  l'exécu- 
tion finale  avait  été  précédée  d'épouvantables  tortu- 
res :  la  bastonnade  sur  les  jambes,  la  courbure  ou 
l'écartement  des  os,  la  poncture  des  bâtons,  la  sus- 
pension, le  sciage  des  jambes,  dont  on  trouvera  la 
description  dans  la  Vie  de  Just  de  Bretenières  p.  26a- 
264. 

Deux  traits  sont  à  noter  dans  le  récit  du  martyre 
de  Mgr  Daveluy  :  l'un  montre  la  fierté  chrétienne  et 
patriotique  de  l'évêque,  l'autre  la  cruauté  et  la  rapa- 
cité de  son  juge.  «  Le  mandarin  qui  présidait  au 
supplice  voulut  que  les  martyrs  se  prosternassent 
devantlui.  C'est  l'usage  en  Corée  queles  condamnés, 
comme  les  gladiateurs  antiques,  saluent  ceux  qui 
les  font  mourir.  Mgr  Daveluy  répondit  noblement 
qu'il  saluerait  à  la  manière  française,  et  refusa  de 
se  mettre  à  genoux.  Une  poussée  brutale  le  jeta  la 
face  contre  terre.  »  Dans  cette  posture,  il  reçut  de 
l'exécuteur  un  premier  coup  de  sabre,  qui  ne  détacha 
pas  la  tête  :  celui-ci  s'interrompit  alors  pour  discuter 
le  prix  du  supplice  avec  le  mandarin  trop  économe, 
et  ce  n'est  qu'après  un  long  marchandage  qu'il  reprit 
son  arme,  et  acheva  par  de  nouveaux  coups  le  martyr 
agonisant. 

On  vient  de  voir  quelle  est  la  fierté  des  martyrs  ; 
mais  il  faut  voir  aussi  leur  humilité.  «.  Priez  afin  que 
je  sois  bientôt  martyr,  et  que  nul  ne  le  sache  »,  tel 
fut  l'adieu  de  Just  de  Bretenières  en  quittant  la 
France  pour  aller  mourir  en  Corée  (Mgr  Mermillod, 
Panégyrique  prononcé  à  Dijon  en  1867). 

Malgré  d'inévitables  apostasies,  le  peuple  coréen, 
dans  l'ensemble,  se  montra  digne  de  ses  mission- 
naires. Un  de  ceux-ci,  le  P.  Calais,  qui  avait  pu  se 
réfugier  dans  la  montagne,  «  alla,  malgré  les  dan- 
gers, prêcher  dans  la  petite  chrétienté  de  Soum-ba- 
Kol.  Ileut  la  consolation  de  baptiser  quelques  païens, 
qui  ne  craignirent  pas  d'embrasser  le  christianisme, 
même  en  face  de  la  mort...  L'année  1866  ne  vit  que 
massacres,  pillages,  dévastations.  Les  chrétiens  fu- 
rent traqués  en  tous  lieux,  arrêtés  en  grand  nombre, 
tantôt  soumis  aux  plus  épouvantables  tortures  et 
exécutés  solennellement,  tantôt  étranglés  clandesti- 
nement dans  leurs  prisons...  Le  sabre  des  exécu- 
teurs, la  corde  des  étrangleurs  n'allant  pas  assez  vite- 
au  gré  des  mandarins,  on  imagina  une  espèce  de 
guillotine  en  bois  qui,  en  laissant  retomber  une  lon- 
gue poutre  sur  le  cou  des  condamnés,  faisait  périr 
vingt  ou  vingt-cinq  personnes  à  la  fois.  Ailleurs  on 
alla  jusqu'à  enterrer  les  prisonniers  vivants  dans 
de  larges  fosses  :  la  terre  et  les  pierres  qu'on  jetait 
sur  leur  corps  leur  donnaient  en  même  temps  la  mort 
et  la  séi)ulture.  »  {Vie  de  Just  de  Bretenières,  \>.  282)^ 

Pendant  quatre  années,  la  persécution  continua  à 
faire  rage  :  en  1870,  on  estimait  à  huit  mille  le  nom- 
bre des  chrétiens  ayant,  depuis  1866,  péri  de  mort 
violente.  Il  faudra  longtemps  encore  pour  que  la 
paix  se  rétablisse,  non  à  la  suite  de  démonstrations 
navales,  qui,  n'étant  point  pousséesà fond,  n'avaient 
fait  que  compromettre  la  cause  des  chrétiens  et  des 
missionnaires,  mais  comme  conséquence  des  traités 
de  commerce,  qui  finirent  par  ouvrir  aux  nations 
du  dehors  la  Corée  fermée  jusque-là.  La  liberté  reli- 
gieuse y  rentra  sous  le  couvert  de  la  liberté  commer- 
ciale. Dès  lors  les  conversions  reprirent  leur  cours  : 
quand  la  reine  mère  mourut  en  1898,  elle  était  secrè- 
tement chrétienne  :  la  même  année,  on  achevait  de 


46T 


MARTYRE 


468 


construire  à  Séoul  lacatbëdrale  catholique  {[.es  Mis- 
sions catholiques  françaises,  t.  HI,  p.  4i6). 

Consulter,  en  plus  des  ouvrages  cités,  Mgr  de  Gou- 
VÉA,  Relation  de  l  établissement  du  christianisme 
dans  le  royaume  de  Corée,  Londres,  iSoo;  Ch.  Dal- 
LBT,  Histoire  de  l'Eglise  de  Corée,  Paris,  187/1; 
A.  Launay,  Les  Missionnaires  français  en  Corée, 
Paris,  I  895;  Histoire  générale  de  la  Société  des  Mis- 
sions étrangères,  Paris,  1894,  t.  II,  p.  S^ô-SSG  ;  t.  III, 
p.  66-76,  2o8-2i5,  4o6-4i 0,464-^77,  etc. 

3.  Japon.  --  Depuis  i549,  époque  où  y  prêcha 
saint  François-Xavier,  jusqu'à  i5g6,  année  à  partir 
de  laquelle  la  persécution  ne  cessa  pas,  les  progrès 
de  la  prédication  chrétienne  avaient  été  très  grands 
au  Japon  (F.  Marnas,  La  Religion  de  Jésus  ressus- 
citée  au  Japon  dans  la  seconde  moitié  du  xix'  siècle, 
t.  1,  Paris,  1896,  p.  3-86;  Dblplace,  S.  J.,  /.e  catholi- 
cisme au  Japon.  Saint  François-Xavier  et  ses  premiers 
successeurs,  Malines,  1909).  Sous  l'empereur  Nabu- 
noga,  qui  monta  sur  le  trône  en  i565,  les  chrétiens 
étaient  déjà  au  nombre  de  200.000,  possédant 
260  églises.  Son  successeur,  Taïkosaraa,  leur  fut 
contraire.  En  1687,  il  promulgua  un  éditde  bannisse- 
ment contre  les  Jésuites,  qui  étaient  alors  les  seuls 
missionnaires  autorisés  à  prêcher  au  Japon.  «  Notre 
consolation,  écrivait  en  1689  le  P.  Organtino  Gnecchi, 
est  de  songer  que  nous  partageons  les  dangers  et  les 
épreuves  de  nos  saints  martyrs  d'.\ngleterre.  » 
Cependant  la  souple  et  fine  diplomatie  du  P.  Vali- 
gnani  finit  par  obtenir  pour  ses  confrères  le  droit 
de  rester  près  de  leurs  chrétiens,  et  prévint  l'effusion 
du  sang.  Le  progrès  reprit.  L'extrême  vigilance 
des  missionnaires  à  empêcher  leurs  néophytes  de 
détruire  les  pagodes  et  autres  monuments  du  culte 
ancestral  désarma  leurs  adversaires.  Le  nombre  des 
chrétiens  monta  jusqu'à  3oo.ooo.  Mais  l'entrée  au 
Japon,  en  1693,  de  Franciscains  des  Philippines,  où 
l'établissement  des  Espagnols  avait  excité  les  dé- 
fiances des  Japonais,  puis,  en  1 096,  un  propos 
imprudent  d'un  pilote  espagnol,  réveillèrent  les 
soupçons  de  l'empereur  :  la  persécution  recom- 
mença, sanglante  cette  fois. 

Celle-ci,  cependant,  ne  fut  pas  encore  générale.  Le 
persécuteur  en  voulait  surtout  «  aux  religieux  venant 
des  Philippines  »,  c'est-à-dire  sujets  espagnols.  Mais 
les  chrétiens  se  crurent  tous  menacés,  et  l'on  nous 
dit  qu'ils  se  préparèrent  avec  une  grande  ferveur  au 
martyre.  On  cite  une  femme  qui  cousait  des  vête- 
ments pour  le  supplice  :  «  J'ajuste  ma  robe,  disait- 
elle,  pour  être  plus  décemment  quand  on  me  mettra 
en  croix  «  ;  pudoris  potius  memnr  quam  dotoris, 
comme  la  martj're  de  Carthage,  Perpétue.  Cepen- 
dant la  persécution  n'atteignit  qu'un  petit  groupe  : 
neuf  religieux  furent  arrêtés,  dont  six  Franciscains 
espagnols  et  trois  Jésuites,  auxquels  les  persécuteurs 
adjoignirent  quinze  laïques,  pour  la  plupart  leurs 
catéchistes  et  leurs  serviteurs  :  parmi  ceux-ci  étaient 
trois  petits  servants  de  messe  des  Franciscains,  âgés 
de  douze  et  de  quatorze  ans,  qui  n'avaient  pas  voulu 
se  séparer  de  leurs  maîtres.  Plus  tard,  deux  autres 
chrétiens  leur  furent  ajoutés,  ce  qui  porta  leur  nom- 
bre à  vingt-six  martyrs. 

Le  récit  de  leur  Passion  est  un  des  plus  beaux  qui 
aient  été  écrits  (Charlevoix,  Histoire  et  description 
générale  du  Japon,  t.  IV,  1786,  p.  354-422  ;  Bouix, 
Histoire  des  vingt-six  martyrs  du  Japon,  1862;  Léon 
Pages,  Histoire  des  vingt-si.r  martyrs  japonais,  1862). 
Les  condamnés  furent  conduits  à  Nagasaki,  qui  était 
la  plus  florissante  chrétienté  du  Japon.  Le  voyage 
abonde  en  épisodes  touchants  :  l'un  des  plus  signifi- 
catifs est  la  venue  de  deux  Jésuites,  envoyés  au 
devant  des  captifs  pour  apporter  aux  Franciscains  le 


baiser  de  paix,  en  signe  d'oubli  des  dissensions  qui 
avaient  troublé,  depuis  i  693,  les  religieux  des  deux 
ordres  travaillant  au  Japon.  En  roule,  les  martyrs 
prêchaient  l'Evangile  et  opéraient  des  conversions. 
A  chacun,  on  coupa  le  bout  de  l'oreille  gauche  :  le 
peuple  pleurait  en  voyant  le  sang  couler  sur  la  joue 
des  trois  enfants.  Dès  leur  arrivée  à  Nagasaki,  on 
attacha  les  martyrs  aux  vingt-six  croix  qui  avaient 
été  préparées.  Sous  celle  d'un  des  Japonais,  son  père 
eut  le  courage  de  ge  tenir  debout,  stabat,  s'entrete- 
nant  pieusement  avec  lui,  jusqu'à  ce  que  le  martyr 
expirât.  Le  supérieur  des  Franciscains,  le  P.  Pierre 
Baptiste,  qui  semblait  présider  la  longue  rangée  des 
crucifiés,  entonna  tout  à  coup  le  Aune  dimittis.  Une 
voix  d'enfant  lui  répondit  :  c'était  le  petit  Antoine, 
âgé  de  douze  ans,  qui  chantait  le  Laudate,  pueri, 
Dominum .  En  même  temps,  du  haut  de  sa  croix, 
l'intrépide  Jésuite  japonais,  Paul  Miki,  prêchait,  et 
terminait  son  sermon  en  priant  pour  ses  bourreaux. 
Selon  l'usage  japonais,  ceux-ci  mirent  fin  au  sup- 
plice en  perçant  d'un  coup  de  lance  le  flanc  des  cru- 
cifiés, qui  eurent  ainsi  la  gloire  d'être  traités  comme 
Notre-Seigneur.  On  ne  put  empêcher  les  chrétiens 
de  se  précipiter  en  foule  au  pied  des  croix,  pour 
9  recueillir  tout  ce  qu'ils  purent  du  sang  dont  la 
terre  était  teinte  ». 

Taïkosama  mourut  en   1699.  Il   y  eut  encore  des 
persécutions  locales,  qui  firent  des  martyrs;  puis  la 
persécution     générale    s'arrêta    pendant     quelques 
années,    et   l'on   dit  que   le   nombre    des    chrétiens 
monta  jusqu'à   1.800.000.  Mais  elle  reprit  plus  ter- 
rible, en  1612,  sous  Daifusama.  La  cause  principale 
fut  la  haine  intéressée  des  commerçants  anglais  et 
hollandais,  qui  voulurent,  en  fomentant   à    la   fois 
les  soupçons  de  l'empereur  contre  les  Espagnols  et 
contre    les    catholiques,    représentés    comme    leurs 
alliés  ou    leurs    complices,    s'assurer    au   Japon   le 
monopole   du   commerce.    «   Ces   calvinistes  et   ces 
anglicans,  dit  un  historien  protestant,  ne  se  firent 
aucun  scrupule  d'exciter  le  shogoun  à  noyer  dans  le 
sang  l'Eglise  japonaise.   Us  n'y  réussirent  que  trop 
bien.»   (Boehmeh-Monod,  les  Jésuites,  1910,   p.   i64) 
Ce  fut,  celte  fois,  une  persécution  à  la  Dioclétien. 
L'empereur   ordonna   le    bannissement   de  tous  les 
missionnaires,  la   démolition  de  toutes  les  églises, 
l'apostasie    de    tous    les    chrétiens    sous    peine   de 
mort.    Les    missionnaires   que   l'on   put    saisir,  les 
fidèles  qui  refusèrent  d'abjurer,  furent  décapités  ou 
brûlés  vifs,  quelquefois  à  tout  petit  feu.  Un  mission- 
naire franciscain  a  laissé  des  dix  premières  années 
de  la  persécution  une  émouvante  relation  (Relacion 
verdadera  e  brève  de  la  persecucion...,  par  le  P.  Diego 
de   San  Francisco,   Manille,   1626;  reproduite  dans 
Lfclercq,  t.  IX,  1909,  p.  26-68).  Ce  récit  d'un  témoin 
abonde  en  traits  d'un  héroïsme  souvent  contagieux, 
car  plus  d'une   fois  on  voit  les  gardes  ou  même  le 
bourreau  convertis  par  la  parole  ou  les  souffrances 
des  martyrs.  Des  missionnaires  meurent  en  chantant 
le  Te  Deuni  et  en  priant  tout  haut  pour  l'empereur. 
11  y   eut   beaucoup   d'enfants  martyrs.  Quelquefois 
les  persécuteurs  hésitent  à  mettre  à  mort  un  chrétien, 
de  peur  que  son  supplice  n'encourage    les   autres. 
Sans    cesse    revient   le    souvenir   des    persécutions 
antiques,  tant  l'âme  des  martyrs,  et  aussi  celle  des 
persécuteurs,  sont  les  mêmes  dans  tous  les  temps. 
On  lira  difficilement  quelque  chose  d'aussi  beau 
que  les  lettres  écrites  dans  leur  prison  par  deux  Jé- 
suites, le  P.  Spinola  et  le  P.  Navarro,  l'un  et  l'autre 
martyrisés    à  Nagasaki  en   1622  (Jnalecta  Bollan- 
diana,  t.  VI,  1887,  p.  63-72;  Leclercq,  Les  Martyrs, 
t.  IX,  p.  68-94)  :  c'est  pour  le  martyre  une  ardeur 
comparable  à  celle  de  saint  Ignace  d'Antioche,  au 
temps  de  Trajan.  Nagasaki  fut  témoin,  en  cette  même 


469 


MARTYRE 


470 


année  1622,  d'autres  martyres  illustrep.  Là  périrent, 
le  19  août,  deux  Augustins,  les  PP.  Pedro  de  Zuniga 
et  Luis  Florez,  brûlés  vifs  avec  le  capitaine  de  navire 
japonais  Joachim  Diaz,  et  douze  chrétiens  indigènes, 
décapités  :  l'auteur  de  la  relation  de  leur  martyre, 
le  P.  Barthoi.omk  Guttibrfz,  provincial  des  Augus- 
tins des  Philippines,  a  soin  de  faire  remarquer  qu'à 
tous  la  vie  avait  été  offerte  s'ils  consentaient  à  apos- 
tasier  :  il  cite  cent  autres  martyrs  dont  quarante- 
deux  brûlés  vifs  et  plus  de  soixante  décajùtés  (Le- 
CLERCQ,  t  IX,  p.  g5-io5).  Dans  la  même  ville  eut  lieu, 
le  2  décembre,  le  supplice  d'une  héroïque  plialange, 
dontla  lin  glorieuse  est  connue  sous  le  nomde  «  grand 
martyre  ».  Composée  de  l'élite  de  la  société  japonaise 
et  de  vingt  religieux  —  dix  Jésuites,  quatre  Francis- 
cains et  six  Dominicains,  —  elle  avait  à  sa  tête  Fran- 
çois de  Moralez,  Pierre  d'Avila  et  Cliarles  Spinola, 
en  tout  cinquante-deux  victimes.  Vingt-sept  furent 
condamnés  à  avoir  la  tête  tranchée,  les  autres  à  être 
brûlés  vifs.  Ceux  qui  étaient  destinés  aux  tlanimes 
assistèrent,  suspendus,  au  supplice  des  premiers  (Les 
Missions  catholiques  françaises,  t.  III,  p.  432).  C'est 
encore  à  Nagasaki  que  moururent,  en  i633,  trois  je 
suites,  Giovanni  Mateo  Adamo,  Sicilien,  Antonio  de 
Souza,  Portugais,  Julien  de  Nacaura,  Japonais,  avec 
deux  catéchistes  indigènes,  Pierre  et  Mathieu.  Le 
jésuite  japonais,  d'origine  princière,  avait  évangélisé 
le  royaume  de  lîungo,  déguisé  en  médecin,  et,  grâce 
à  sa  naissance,  converti  beaucoup  de  nobles.  Les 
cinq  martyrs  furent  suspendus  la  tète  en  bas,  le  corps 
à  moitié  plongé  dans  une  fosse,  et  moururent  après 
plusieurs  jours  de  souffrances.  La  cause  de  leur  béa- 
tification s'instruit  actuellement  (voir  les  sources 
citées  par  le  P.  Rivièrb,  article  Adamo,  dans  le  Dict. 
d'histoire  et  de  géographie  ecclésiastiques,  t.  I,  col. 
5o6). 

Résumant  la  persécution,  l'historien  protestant 
cité  plus  haut  estime  à  So.ooo  le  nombre  des  cliré- 
tiens  marlj'risés  dans  la  seule  année  1624.  «  L'atro- 
cité des  supplices,  dit-il,  dépassa  tout  ce  qu'Eusèbe 
nous  rapporte  sur  le  martyre  des  chrétiens  d'Egypte 
sous  Maximin  Daia.  Même  les  impitoyables  Hollan- 
dais, qui  dénonçaient  au  shogoun. tous  les  religieux 
catholiques  et  qui  foulaient  aux  pieds  la  croix  d'un 
cœur  tranquille  pour  s'assurer  la  liberté  du  com- 
merce, ne  peuvent  se  soustraire  à  une  impression 
d'horreur  en  faisant  le  récit  détaillé  de  ces  épouvan- 
tables tortures.  »  (BoEHMKR-MoNon,  p.  i64) 

Le  P.  DE  Charlevoix  (Histoire  du  Japon,  1.  XVII, 
eh.  n)  a  publié  cette  relation  hollandaise.  «  Aux 
uns,  on  arrachait  les  ongles  ;  on  perçait  aux  autres 
les  bras  et  les  jambes  avec  des  vilebrequins  ;  on  leur 
enfonçait  des  alênes  sous  les  ongles,  et  on  ne  se 
contentait  pas  d'avoir  fait  tout  cela  une  fois,  on  y 
revenait  plusieurs  jours  de  suite.  On  en  jetait  dans 
des  fosses  pleines  de  vipères  ;  on  remplissait  de  sou- 
fre et  d'autres  matières  infectes  de  gros  tuyaux,  et 
on  y  mettait  le  feu,  puis  on  les  appliquait  au  nez  des 
patients,  alin  qu'ils  en  respirassent  la  fumée,  ce  qui 
leur  causait  une  douleur  intolérable.  Quelques-uns 
étaient  piqués  par  tout  le  corps  avec  des  ciseaux 
pointus  ;  d'autres  étaient  brûlés  avec  des  torches  ar- 
dentes. Ceux-ci  étaient  fouettés  en  l'air  jusqu'à  ce 
que  les  os  fussent  tout  décharnés.  Ceux-là  étaient 
attachés  les  bras  en  croix  avec  de  grosses  poutres, 
qu'on  les  contraignait  de  traîner  jusqu'à  ce  qu'ils 
tombassent  en  défaillance.  Pour  faire  souffrir  dou- 
blement les  mères,  les  bourreaux  leur  frappaient  la 
tête  avec  celles  de  leurs  enfants,  et  leur  fureur  re- 
doublait à  mesure  que  ces  petites  créatures  criaient 
plus  haut.  La  plupart  du  temps,  tous,  hommes  et 
femmes,  étaient  nus,  même  les  personnes  les  plus 
qualiCées,    et  pendant  la   plus  rude  saison...   des 


bourreaux,  comme  autant  de  tigres  affamés,  étaient 
sans  csssc  occupés  à  imaginer  de  nouvelles  tortures. 
Ils  leur  tordaient  les  bras  jusqu'à  ce  qu'ils  les  eus- 
sent tout  à  fait  disloqués  ;  ils  leur  coupaient  les  doigts, 
y  appliquaient  le  feu,  en  tiraient  les  nerfs  ;  enlin  ils 
les  brûlaient  lentement,  passant  des  tisons  ardents 
sur  tous  les  membres.  Chaque  jour  et  quelquefois 
chaque  moment  avait  son  supplice  particulier,  n  Le 
narrateur  fait  remarquer  la  cruauté  avec  laquelle, 
afin  de  prolonger  les  supplices,  les  bourreaux  s'arrê- 
taient souvent  avant  le  coup  mortel,  et  appelaient 
des  médecins  pour  panser  les  blessures,  ranimer  par 
des  breuvages  les  patients,  et  les  mettre  en  état  de 
supporter  ensuite  de  nouvelles  souffrances. 

A  tous  les  supplices  déjà  mentionnés,  d'autres  re- 
lations en  ajoutent,  qui  rappellent  les  persécutions 
romaines  :  fréquente  est  la  marque  imprimée  au  front 
avec  un  fer  rouge,  comme  pour  les  condamnés  ad 
metalla  (Pbofillet,  Le  Martyrologe  de  l'Eglise  du 
Japon,  i54y-i649,  t.  II,  Paris  1897,  p.  89,  t.  III,  p.  38, 
60,  12g);  fréquentes  sont  les  noyades  comme  au 
temps  de  Dioclétien  et  de  Galère  (ibid.,  t.  II,  p.  i4, 
25,  100,  247.  248,  3ii,  3i2,  320,  829,  446,  458, 
465,  483,  etc.)  ;  fréquente  l'exposition  en  hiver,  sur 
des  lacs  ou  des  étangs  glacés,  renouvelant  l'histoire 
des  martyrs  de  Sébaste  (ibid.,  t.  I,  p.  12,  85;  t.  II, 
p.  i5,  29,  lio,  123,  199,  265,  270,  294,  3i3,  3i8,  407, 
458,  471,  476).  Les  chrétiennes  sont  honteusement 
traitées  :  comme  à  l'époque  romaine  encore,  on  les 
condamne  ou  on  les  menace  de  les  condamner  à  être 
enfermées  dans  des  lieux  de  débauche,  et  cette  me- 
nace amena  des  apostasies  (ibid.,  t.  II,  p.  ig,  iG4; 
t.  III,  p.  125).  Contrairement  aux  lois  de  tous  les 
peuples,  on  décapite  ou  l'on  brûle  des  femmes  en- 
ceintes :  l'une  d'elles,  à  qui  le  juge  offrait  un  répit, 
promettant  de  faire  élever  l'enfant  qu'elle  porte  dans 
son  sein,  craint  pour  celui-ci  une  éducation  païenne  : 
«  Le  gage  précieux  de  l'amour  de  mon  mari,  répond- 
elle,  gage  que  je  porte  dans  mes  entrailles,  je  ne  veux 
le  conlier  à  personne  sur  la  terre,  et  je  le  remettrai 
dans  le  ciel  à  son  père.  »  (Ibid.,  t.  II.  p.  22,  478,  5o8) 

Un  trait  bien  japonais  dans  le  supplice  de  la  déca- 
pitation :  les  chrétiens  de  rang  élevé  sont  invités  à 
s'y  soustraire  en  faisant  Aaraiirj'.c'està-direen  s'ou- 
vrant  le  ventre:  toujours  ils  refusent,  leur  religion 
interdisant  le  suicide;  mais  alors  on  autorise  sou- 
vent un  membre  de  leur  famille  à  leur  donner  la  mort, 
afin  de  leur  épargner  le  bourreau  (ibid.,  t.  Il,  p.  87, 
90,  io4,  124).  On  pourrait  citer  bien  d'autres  exem- 
ples attestant,  dans  le  Japon  d'ancien  régime,  un 
étrange  mélange  des  moeurs  les  plus  barbares  et  de 
la  civilisation  la  plus  rallinée  :  quoi  de  plus  caracté- 
ristique que  le  fait  de  deux  chrétiens  condamnés  à 
être  plongés  dans  les  eaux  sulfureuses  et  bouillantes 
du  mont  Ongen  (sur  la  fréquence  de  ce  supplice, 
ibid.,  t.  I,  p.  188,  269  ;  t.  II,  p.  4i,  88,  96,  ii3,  25o, 
281,  284,  288,  289,  293,  2g4,  3i5,  329,  33o,  S^i,  l^ob, 
460,  465,  479,  480,  482,  483,  490,  5i2, 523  ;  t.  III,  p.  86, 
147,  398),  et,  pendant  qu'ils  gravissent  la  pente  du 
volcan,  composant  et  récitant  des  distiques,  selon 
la  coutume  des  lettrés  dans  les  circonstances  solen- 
nelles ? 

La  mort  de  Daïfusama,  en  i6i5,  n'avait  pas  mis 
fin  à  la  persécution  :  les  détails  qu'on  vient  de  lire 
se  rapportent  surtout  à  celle  de  son  successeur 
Yemitsu.  Il  se  produisit  en  1687  un  fait  à  peu  près 
unique  dans  l'histoire  des  persécutions.  Blessés  par 
un  nouvel  édit,  qui  commandait  à  tout  Japonais 
de  porter  sur  la  poitrine  une  amulette  païenne, 
87.000  chrétiens  de  la  province  d'Arim  se  soule- 
vèrent, mirent  à  leur  tête  un  daimio  catholique,  s'em- 
parèrent de  !a  place  forte  de  Shimabara,  et  résistè- 
rent intrépidement  à  une  armée  de  80.000  hommes, 


471 


MARTYRE 


472 


appuyée  par  l'artillerie  d'un  navire  hollandais.  Acca- 
blés par  le  nombre,  ils  furent  vaincus,  et  massacrés 
jusqu'au  dernier.  Personne  ne  saurait,  croyons-nous, 
condamner  cette  résistance  légitime  à  la  tyrannie; 
mais  on  n'osera  donner  à  ceux  à  qui  elle  coûta  la  vie 
le  titre  de  martyrs.  Je  ne  trouve  à  leur  acte,  si  noble 
et  si  courageux  qu'il  soit,  qu'un  précédent  dans 
l'histoire  de  la  primitive  Eglise  :  celui  de  l'arménien 
Vartan,  qui,  avec  plus  de  mille  de  ses  compagnons, 
succomba  sous  le  glaive  des  Perses,  dans  une  guerre 
entreprise  en  libi  pour  recouvrer  la  libre  pratique 
de  la  religion  chrétienne  (voir  le  récit  contemporain 
de  cet  épisode  de  l'histoire  de  l'Arménie,  dans 
Lbclercq,  t.  IV,  p.  i-i53). 

Les  faits  de  persécution  signalés  ensuite  frappent 
surtout  des  étrangers.  On  peut  citer,  en  1689,  le 
martyre  du  P.  Bourdilio,  qui  avait  été  le  maître  des 
novices  du  Bienheureux  André  Bobola.  «  En  i64o, 
quatre  ambassadeurs  portugais  de  Macao  arrivent 
un  jour  à  Nagasaki,  avec  une  suite  de  soixante-qua- 
torze personnes.  Sommés  tout  d'abord  de  faire  acte 
d'apostasie,  ils  s'y  refusent.  Alors,  sans  égard  pour 
leur  caractère,  ils  sont  arrêtés  sur-le-champ,  eux  et 
leur  suite,  et  mis  à  mort:  treize  matelots  seulement 
sont  épargnés,  et  renvoyés  à  Macao  avec  cet  avertis- 
sement significatif:  «  Tant  que  le  soleil  échauffera  la 
terre,  qu'aucun  chrétien  ne  soit  assez  hardi  pour 
venir  au  Japon  !  Que  tous  le  sachent,  quand  ce  serait 
leroid'Espagneenpersonne,  ou  le  Dieu  des  chrétiens, 
ou  le  grand  Shaka  (CakiaMouni)  lui-même,  celui  qui 
violera  celte  défense  le  paiera  de  sa  tète  !  »  Désor- 
mais le  Japon  est,  pour  plus  de  deux  siècles,  fermé 
aux  Européens.  Seuls  les  trafiquants  hollandais  ont 
le  droit  d'aborder  dans  une  de  ses  lies,  aux  condi- 
tions les  plus  humiliantes  pour  leur  patriotisme  et 
leur  religion.  »  {Les  Missions  catholiques  françaises, 
t.  III,  p.  433) 

Malgré  tant  d'obstacles,  plusieurs  missionnaires, 
jésuites,  dominicains,  prêtres  séculiers,  pénétrèrent 
au  Japon  pendant  le  xvii"  et  le  xviii"  siècles  :  tous 
furent  arrêtés,  condamnés  à  mort  et  exécutés.  Il  y 
en  eut  qui  furent  soumis  à  des  supplices  horribles, 
comme  les  PP.  Mencinski,  Rubino,  Capece,  Morales, 
Marqués,  qui,  après  avoir  tous  les  deux  jours,  pen- 
dant cinq  mois,  subi  en  prison  la  torture  de  l'eau 
furent,  le  17  mars  i643,  à  Nagasaki,  avec  deux  Japo- 
nais et  un  serviteur  cochinchinois,  suspendus  la 
tète  en  bas  au-dessus  d'un  puits  rempli  de  matières 
fétides  :  trois  des  martyrs  moururent  asphyxiés  au 
bout  de  plusieurs  jours;  quatre,  qui  vivaient  encore 
le  neuvième  jour,  furent  retirés  du  puits  et  décapités 
(Mgr  Zaleski,  tes  Martyrs  de  l'Inde,  Paris,  1900, 
p.  221-22S;  d'après  A.  de  Rhodes,  Histoire  de  la  vie 
et  de  la  glorieuse  mort  de  cinq  Pères  de  la  Compa- 
gnie de  .lésKs,  qui  ont  souffert  dans  le  Japon  avec  trois 
séculiers  en  l'année  lGi3). 

C'est  également  par  le  supplice  de  la  fosse,  suivi 
de  la  décapitation,  que  mourut,  en  i634,  dans  la 
même  ville,  le  célèbre  P.  Mastrelli  (F.  Marnas,  t.  1, 
p.  63). 

Ne  craignons  pas  de  le  dire  :  la  fragilité  humaine  eut 
aussi  sa  part  dans  cette  héroïque  histoire.  «  Nous 
avons  appris,  par  le  Tonquin,  écrit  en  i658  un  mis- 
sionnaire jésuite,  une  très  bonne  nouvelle  du  Japon; 
c'est  que  le  pauvre  Père  Christophe  Ferreira,  qui 
avait  auparavant  montré  sa  faiblesse  en  l'atro- 
cité des  tourments,  a  depuis  été,  avant  d'être  brûlé 
tout  vif,  conforté  de  Dieu,  de  sorte  qu'il  a  été  glo- 
rieux martyr,  et  le  centième  de  notre  Compagnie 
qui  été  martyrisé  dans  le  Japon.  »  (Lettre  du 
R.  P.  Alexandre  de  Rhodes,  dans  Rabbatb,  Docu- 
ments inédits  pour  servira  l'histoire  du  Christianisme 
en  Orient,  t.  I.  p.  84) 


Un  des  derniers  martyrs  est  a  l'abbé  Sidolli,  prê- 
tre sicilien,  qui  arriva  en  170g.  Il  fut  enfermé  dans 
une  fosse  de  quatre  à  cinq  pieds  de  profondeur,  en 
haut  de  laquelle  on  pratiqua  une  petite  ouverture 
pour  l'empêcher  d'être  asphyxié  et  lui  faire  parve- 
nir quelques  aliments.  C'est  dans  cet  horrible  cachot 
qu'il  succomba  de  faim,  de  froid  et  de  misère.  »  {Les 
Missions  catholiques  françaises,  t.  III,  p.  435) 

Pendant  plus  de  deux  siècles,  l'Eglise  du  Japon 
disparait  de  l'histoire.  Elle  semble  avoir  été  anéantie 
par  le  martyre  d'un  grand  nombre  de  ses  membres  et 
par  l'apostasie  de  beaucoup  d'autres.  «  Cette  fois, le 
sang  des  martyrs,  répandu  à  profusion  durant  de 
longues  années,  ne  fut  pas  une  semence  de  chrétiens, 
mais  le  prélude  de  la  plus  complète  destruction.  » 
Cependant,  le  sang  versé  ne  demeure  pas  inutile. 
Si  le  Hot  du  christianisme  semble  tari,  il  s'est  infiltré 
en  terre,  prêt  à  jaillir  de  nouveau  ;  et  sa  conserva- 
tion, pendantun  si  longtempsetdans  le  pluscomplet 
abandon,  a  quelque  chose  de  miraculeux.  «  La  porte 
du  Japon  est  horriblement  fermée  à  tous.  Dieu  par 
sa  grâce  et  sa  miséricorde  l'ouvrira  en  son  temps  », 
dit  une  lettre  de  i658  citée  plus  haut.  Quelques  ports 
finirent,  en  elTel,  par  s'ouvrir  aux  Européens,  et,  en 
i858,  juste  deux  cents  ans  après  cette  lettre,  un 
traité  permit  aux  Français  qui  y  résidaient  d'y  pra- 
tiquer leur  religion  et  d'y  élever  les  édifices  néces- 
saires à  leur  culte.  Mais  le  traité  restait  muetsurles 
missionnaires.  Ceux-ci  rentrèrent  cependant.  A  leur 
grande  surprise,  ils  apprirent  qu'ily  avaitencoredes 
chrétiens  au  Japon.  En  i865,  le  P.  Petiljean  vit 
arriver  à  Nagasaki  les  représentants  de  plusieurs 
villages  où  s'étaitconservée  la  mémoire  de  la  religion 
pour  laquelle  étaient  morts  les  martyrs  du  xvi'  et 
du  xvii'^  siècles,  où  l'on  administrait  le  baptême,  où 
l'on  célébrait,  autant  que  cela  était  possible  sans 
prêtre,  les  principales  fêtes  de  l'axinée.  Vingt-cinq 
chrétientés  se  révélèrent,  dont  l'une  comptait  plus 
de  mille  familles  chrétiennes,  vivant  de  souvenirs 
et  de  traditions  {Annales  de  la  Propagation  de  la 
Foi,  t.  XL,  p.  117  et  suiv.  ;  F.  Marnas,  t.  H,  p.  487 
et  suiv.).  Sous  l'influence  encore  discrète  des  mis- 
sionnaires, le  catholicisme  ressuscita  au  Japon. 

Une  nouvelle  persécution  éclata,  de  1869  à  1871. 
La  cause  de  celle-ci  fut  le  refus  des  chrétiens  de  faire 
procéder  à  l'enterrement  de  leurs  morts  pai"  les  cé- 
rémonies païennes  des  bonzes.  Plusieurs  milliers  de 
catholiques  furent  exilés  ou  déportés.  «  Entre  autres 
supplices,  ils  souûrirent  celui  du  teppozeme,  qui  con- 
sistait à  leur  lier  ensemble  les  pouces  derrière  le 
dos,  après  avoir  passé  l'une  de  leurs  mains  par  des- 
sus l'épaule  et  l'autre  par  dessous.  Aux  deux  pouces 
ainsi  réunis  on  attachait  une  grosse  pierre  ou  un 
autre  objet  pesant,  et  on  laissait  les  malheureux  des 
jours  entiers  dans  cette  position;  peu  à  peu  le  corps 
se  renversait  et  la  souffrance  devenait  intolérable. 
Tous  redoutaient  extrêmement  ce  supplice,  et 
quelques-uns  n'eurent  pas  le  courage  de  le  supporter 
jusqu'au  bout.  L'hiver,  au  moment  des  grands  froids, 
et  l'été,  quand  les  ardeurs  du  soleil  étaient  le  plus 
brûlantes,  ils  étaient  exposés  nus  au  dehors,  et  ils 
demeuraient  ainsi  des  jours  entiers  sans  recevoir  de 
nourriture.  Les  femmes  n'étaient  pas  exemptes  de 
ces  rigueurs.  II  y  avait  aussi  une  prison  spéciale 
appelée  shi-an-goya,  ou  chambre  de  la  réflexion  : 
c'est  là  que  les  plus  intrépides  étaient  enfermés.  Ce 
cachot  était  très  étroit,  et  aucune  nourriture  n'était 
donnée  à  ceux  qui  s'y  trouvaient.  Quelques-uns  y 
sont  restés  jusqu'à  vingt  ou  trente  jours  consécutifs, 
sans  manger  autre  chose  que  la  nourriture  apportée 
en  secret  par  ceux  qui,  au  prix  d'un  instant  de  iaS- 
blesse,  avaient  obtenu  d'en  sortir.  »  (Les  Missions 
catholiques  françaises,  t.  III,  p.  453-454)  Beaucoup, 


473 


MARTYRE 


474 


dans  les  divers  lieux  d'exil,  moururent  à  la  suite 
des  privations  et  des  tortures.  Parmi  les  innombra- 
bles martyrs  japonais,  vingt-six  ont  été  canonisés 
et  deux  cent  cinq  béatiliés  en  1867,  et  près  de  quinze 
cents  sont  encore  connus  par  leurs  noms. 

Il  y  avait  encore  des  chrétiens  déportes  ou  empri- 
sonnés, quand,  le  i4  mars  iS'jS,  un  décret  abro{fea 
les  anciens  édits  portés  contre  le  christianisme  et 
rappela  ses  fidèles  de  la  prison  et  de  l'exil.  La  com- 
plète liberté  religieuse  fut  enlin  accordée  par  la 
constitution  de  i8Sg.  Mais  l'Eglise  est  loin  d'avoir 
retrouvé  sa  prospérité  d'autrefois.  Elle  ne  comptait, 
en  1912.  que  69.766  catlioliques.  Cependant,  dit  un 
des  historiens  qui  ont  étudié  de  plus  près  le  Japon, 
t  si  elle  peut  médiocrement  par  le  nombre,  elle  peut 
beaucoup  par  l'aulorité  que  lui  donnent  sa  cohésion, 
ses  œuvres  de  charité,  sa  foi  et  sa  morale.  »  (M"  de 
LA  Mazelikre,  Le  Japon,  histoire  et  civilisation,  t.  VI, 
Paris  igi3,  p.  I1S6) 

Aux  ouvrages  déjà  cités,  ajouter:  Histoire  des 
martyrs  du  Japon,  par  le  P.  Thigaut,  traduit  du  latin 
par  le  P.  Morin,  Paris,  i8a4;  Histoire  de  la  religion 
chrétienne  au  Japon,  par  Léon  Pages,  Paris,  1869; 
La  persécution  des  chrétiens  au  Japon  et  l'ambassade 
japonaise  en  Europe,  par  Léon  Pagks,  Paris,  1878. 

4-  Indo-Chine.  —  Le  royaume  de  Siam,  au  sud 
de  la  Chine,  entre  la  Birmanie  et  l'Annam,  est  un 
des  rares  paj's  de  l'extrême  Orient  qui  n'aient  pas 
eu  de  martyrs.  Plusieurs  fois,  en  162g,  en  1729  en 
1776,  en  1779,  des  chrétiens  et  des  missionnaires  y 
furent  punis  de  la  prison  ou  de  l'exil  ;  mais  le  sang 
n'y  fut  pas  répandu.  La  persécution  de  1776  avait  eu 
une  origine  curieuse  :  au  jour  lixé  pour  la  presta- 
tion de  serment  au  nouveau  roi,  trois  officiers  chré- 
tiens refusèrent  de  se  rendre  à  la  pagode  et  d'y 
boire  l'eau  lustrale  préparée  par  les  bonzes  :  ils 
vinrent  à  l'église,  et,  agenouillés  devant  l'autel,  en 
présence  de  nombreux  chrétiens,  ils  prononcèrent  le 
serment  de  (idélité  sur  les  saints  Evangiles,  entre 
les  mains  du  vicaire  apostolique  qui  leur  en  donna 
une  attestation.  Les  trois  officiers,  l'évéque  et  deux 
missionnaires  furent  arrêtés,  battus,  et  mis  en  pri- 
son, avec  des  fers  et  des  ceps  aux  pieds,  une  chaîne 
et  une  cangue  au  cou,  et  des  ceps  aux  mains.  Ils  res- 
tèrent ainsi  pendant  plusieurs  mois,  puis  les  mission- 
naires furent  exilés  (A.  Launay,  Histoire  générale  de 
la  Société  des  Missions  étrangères,  t.  I,  p.   127-131). 

Cependant,  les  persécutions  furent  ordinairement, 
au  Siam,  de  courte  durée.  Souvent  même  la  religion 
chrétienne  parut  jouir  de  la  faveur  royale.  On  con- 
naît les  rapports  diplomatiques  établis  entre  le 
royaume  de  Siam  et  la  France  de  Louis  XIV.  Dans 
la  capitaledu  Siam  fut,  en  1670,  fondé  un  séminaire 
pour  instruire  les  jeunes  gens  envoyés  des  autres 
contrées  de  l'extrême  Orient,  où  sévissait  une  plus 
grande  intolérance  religieuse,  et  préparer  les  plus 
dignes  au  sacerdoce  :  il  devint  une  féconde  pépinière 
de  prêtres  et  de  missionnaires  indigènes.  En  1674, 
FÉNELON  pouvait  dire  avec  vérité,  à  Versailles,  en 
présence  des  ambassadeurs  Siamois  :  «  Parmi  les 
divers  royaumes  où  la  grâce  prend  diverses  formes 
selon  la  diversité  des  naturels,  des  mœurs  et  des 
gouvernements,  j'en  aperçois  un  qui  est  le  canal  de 
l'Evangile  pour  tous  les  autres.  C'est  à  Siam  que  se 
rassemblent  ces  hommes  de  Dieu,  c'est  là  que  se 
forme  un  clergé  composé  de  tant  de  langues  et  de 
peuples  sur  qui  doit  couler  la  parole  de  Dieu.  » 

Bien  différente  fut  la  situation  des  chrétiens  dans 
les  contrées  situées  à  l'est  du  Siam.  Les  deux  parties 
du  pays  annamite,  le  Tonkin  au  nord,  la  Cochin- 
chine  au  sud,  qui  forment  aujourd'hui  l'Indo-Chine 
française,  reçurent  la  foi  vers  le  commencement  du 


xvn*  siècle.  Séparées  alors  politiquement,  elles  eurent 
l'une  et  l'autre  leurs  chrétientés  dévastées  par  de 
nombreuses  persécutions  ;  après  leur  réunion  dans 
la  dernière  moitié  du  iviu*  siècle,  et  presque  jus- 
qu'à la  Un  du  xix',  elles  virent  encore  couler  abon- 
damment le  sang  chrétien.  Peu  de  pays  de  l'extrême 
Orient  comptèrent  autant  de  martyrs  et  comptent,  à 
l'heure  présente,  autant  de  fidèles. 

Le  premier  martyr  de  la  Cochinchine,  André,  est 
décapité  eu  i644-  En  i645,  deux  autres  chrétiens 
indigènes,  Ignace,  âgé  de  quinze  ans,  et  Vincent,  su- 
bissent le  même  supplice  :  sept  de  leurscompagnons 
ont  un  doigt  coupé.  Leur  martyre  a  été  raconté  par 
l'apôtre  de  la  Cochinchine,  le  célèbre  Père  Alexan- 
dre DE  Rhodes,  S.  J.  En  i663,  plusieurs  soldats 
chrétiens,  Pierre  Dang,  Ignace,  Michel,  sont  mis  à 
mort  :  on  raconte  du  premier  que,  comme  saint 
Cyprien,  comme  plusieurs  martyrs  anglais,  il  récom- 
pensa dune  somme  d'argent  le  bourreau  qui  allait 
lui  ouvrir  le  ciel.  On  a  les  noms  d'autres  martyrs 
indigènes,  Michel,  Joseph,  Caius  et  Ignace.  En 
1664,  une  veuve,  Marthe  Fuoc,  de  famille  riche, 
après  avoir  eu  tout  le  corps  brûlé  par  des  lames  ar- 
dentes, a  été  décapitée;  neuf  autres  chrétiens  ont 
aussi  péri.  Le  3i  janvier  i665,  douze  chrétiens  sont 
condamnés  pour  avoir,  comme  les  précédents  mar- 
tyrs, refusé  de  fouler  aux  pieds  les  saintes  images  : 
c'était  l'épreuve  imposée  aux  lidèles  de  la  Cochin- 
chine. Sept  auront  la  tête  tranchée  :  quatre,  parmi 
lesquels  deux  enfants,  Etienne  et  Raphaël,  et  une 
femme,  Jeanne,  seront  écrasés  par  les  éléphants. 
«  Quand  le  gouverneur  ordonne  aux  bourreaux  de 
lâcher  les  éléphants  sur  Jeanne,  celle-ci  forme  le 
signe  de  la  croix  de  la  main  droite  et,  de  la  main 
gauche,  continue,  sans  s'émouvoir,  à  tenir  l'éventail 
qu'elle  agite,  selon  la  coutume  de  pays,  devant  son 
visage.  »  Le  4  février,  quatre  chrétiens  périssent 
encore,  parmi  lesquels  deux  femmes.  «  Un  éléphant, 
lancé  contre  Lucie,  à  deux  fois  dilîérentes,  lui  plon- 
gea ses  défenses  dans  le  corps,  puis,  la  saisissant 
avec  sa  trompe,  la  jeta  si  haut  qu'elle  fut  tuée  dans 
sa  chute.  Martine,  qui  était  faible  et  âgée,  succoniba 
au  premier  coup  qu'elle  reçut,  s  Remplacez  les  élé- 
phants par  des  animaux  moins  exotiques,  vous 
croirez  lire  la  Passion  de  Perpétue  et  de  Félicité.  En 
1700,  un  chrétien,  Jean  Thuang,  est  massacré  par 
la  foule  païenne  ;  quatre  autres  sont  condamnés  à 
mourir  de  faim  en  prison  :  le  lettré  et  médecin  Paul 
So,  Vincent  Don  (sa  femme  eut  l'extrémité  des 
oreilles  et  les  doigts  coupés),  Thadée  Ouen,  domesti- 
que d'un  missionnaire,  Antoineski,  catéchiste;  leurs 
corps  furent  jetés  à  la  mer,  de  peur  que  les  chrétiens 
ne  les  honorassent  comme  reliques.  Jusqu'à  cette 
date,  la  persécution  avait  frappé  en  Cochinchine  les 
seuls  indigènes  :  un  sentiment  de  prudence  politique 
empêchait  encore  de  toucher  aux  étrangers  :  mainte- 
nant, on  ne  craintplus  de  les  arrêter,  et  des  mission- 
naires, le  P.  Belmonte,  le  P.  Caudone,  M.  Langlois, 
M.  Foret,  meurent  en  prison,  ainsi  que  plusieurs 
chrétiens.  Trois  de  ceux-ci,  condamnés  à  y  périr 
par  la  faim,  luttent  longtemps  contre  la  moi-t  :  xin 
jeune  lettré  put  rester  quarante  jours  sans  nourri- 
ture, un  vieillard  de  soixante-dix  ans  quarante-trois 
jours,  une  femme,  Agnès,  quarante-six  jours.  Les 
adieux  de  cette  femme  à  son  mari  et  à  ses  enfants  sont 
admirables.  En  1760,  Philippe  Nghi  meurt  dans  les 
fers,  après  trente-cinq  ans  de  détention.  L'épreuve 
est  toujours  l'ordre  de  fouler  aux  pieds  le  crucitix  ou 
les  saintes  images  :  les  persécuteurs  se  contente- 
raient parfois  d'un  simulacre  d'obéissance  :  on  met 
de  force  les  pieds  des  chrétiens  sur  les  images,  ou  on 
les  fait  malgré  eux  asseoir  sur  elles;  mais  les  mar- 
tyrs protestent,  comme  protestaient  les  martyrs  du 


475 


MARTYRE 


476 


temps  de  Dèce  quand  on  introduisait  dans  leur  bou- 
che, malgré  leur  résistance,  des  viandes  immolées 
aux  idoles. 

Dans  le  Tonkin,  où  la  foi  avait  été  prèchée  dès 
1626,  la  persécution  éclata  en  1696,  en  1712,  en  1721. 
En  cette  dernière  année, un  édit  prescrivit  la  démoli- 
tion de  toutes  les  églises;  comme  à  Rome,  sous  Ha- 
drien, on  voit  de  nombreux  magistrats  protester  en 
faveur  des  chrétiens  et  se  porter  forts  de  leur  loya- 
lisme. En  1723,  cent  cinquante  Udèles  sont  condam- 
nés à  avoir  soin  des  éléphants,  service  sordide  dont 
il  leur  est  permis  de  se  racheter  à  prix  d'argent.  Un 
missionnaire,  le  P.  Massari,  meurt  en  prison;  un 
autre  missionnaire,  le  P.  Buccharelli,  est  décapité  : 
les  chrétiens  recueillentsonsang  comme  unerelique. 
Avec  lui  périssent  le  catéchiste  Pierre  Frieu,  après 
avoir  subi  la  torture  des  coups  de  marteau  sur  les 
genoux;  le  catéchiste  Ambroise  Dao;  Emmanuel 
Dien,  Philippe  Mi;  le  lettré  Luc  Thu,  dont  tout  le 
corps  a  été  martelé;  le  portier  de  l'église,  Luc  Mai, 
qui  entonne  les  litanies  en  marchant  au  supplice; 
Thadée  Tho,  qui  avait  eu  le  tort  de  braver  les  persé- 
cuteurs en  brisant  une  statue  de  Confucius,  mais  qui, 
condamné  pour  ce  crime  de  droit  commun,  refuse, 
malgré  les  tortures,  d'obtenir  sa  grâce  par  une  apos- 
tasie ;  le  catéchiste  Paul  Noi  ;  un  renégat  repentant, 
François  Kam.  L'année  1787  voit  le  catéchiste  Vin- 
cent Nghien  mourir  en  prison,  et,  le  12  janvier,  qua- 
tre missionnaires,  les  PP.  Alvarez,  Abren,Gratz,  Da 
Gunha,  souffrir  la  décapitation.  En  1778  a  lieu  celle 
de  deux  religieux  Dominicains,  un  Espagnol,  le 
P.  Hyacinthe  Caslanado,  et  un  Tonkinois,  le  P.  Vin- 
cent Liam. 

La  persécution  de  1798  est  commune  à  la  Go- 
chinchine  et  au  Tonkin,  réunis  désormais  en  un 
même  Etat.  Le  i5  septembre,  le  prêtre  Cochinchinois 
Emmanuel  Trieu,  auquel  les  mandarins  avaient  of- 
fert de  demander  sa  grâce  s'il  promettait  de  ne  plus 
prêcher  l'Evangile,  est,  sur  son  refus,  décapité  :  les 
fidèles  recueillent  pieusement  son  sang  avec  les  lin- 
ges. En  1799,  dans  le  Tonkin  occidental,  des  chré- 
tiens subissent  d'horribles  tortures  ;  mains  clouées 
sur  des  planches,  mèches  allumées  sur  le  ventre,  pen- 
daison la  tète  en  bas,  etc.  Le  martyr  le  plus  illustre  de 
cette  persécution  est  un  jeune  prêtre  Tonkinois,  Jean 
Dat,  décapité  le  aSoctolîre  1798.  0  Pourquoi  ne  vou- 
lez-vous pas  vivre  ?  «  lui  demande  le  frère  du  roi.  «  Je 
veux  bien  vivre,  répond  le  martyr,  mais  je  neveux 
pas  vivre  inlidèleà  ma  religion.  »  Le  prince  s'oppose  à 
ce  que  dans  la  sentence  il  soit  ordonné  que  sa  tête 
sera  exposée  et  son  corps  morcelé  :  0  Cet  homme 
n'est  coupable  d'auoun  crime  :  il  n'est  condamné  à 
mort  que  parce  que  l'ordre  du  roi  le  porte  ainsi.  »  Les 
assistants  admirent  la  joie  qui  parait  sur  son  visage 
en  apprenant  sa  condamnation,  etla comparent  avec 
l'air  abattu  des  condamnés  ordinaires.  Avant  le  sup- 
plice, on  sert  au  martyr  un  repas  qu'il  mange  debon 
appétit  :  «  O  chose  admirable,  s'écrie  le  mandarin,  ce 
prêtre  est  plus  ferme  qu'un  rocher  1  »  Un  chrétien  lui 
dit  :  «  Père,  souvenez-vous  de  moi  lorsque  vous  serez 
dans  la  bienheureuse  éternité.  —  Je  ne  sais  pas  en- 
core ce  que  Dieu  me  destine,  répond  Jean  Dat,  mais 
pourquoi  m'adressez-vous  cette  prière?  Est-ce  que 
les  saints  qui  sont  dans  le  ciel  ne  se  souviennent  pas 
perpétuellement  de  nous?  »  Ai)prochant  du  lieu  du 
supplice,  il  marche  à  grands  pas,  sans  cesser  de  mâ- 
cher du  bétel.  «  Avertissez  les  chrétiens  de  ne  pas 
recueillir  mon  sang  après  ma  mort  »,  recommande- 
t-il  par  humilité  ;  recommandation  qui  ne  fut  pas 
obéie,  car,  dès  que  la  tète  du  Père  Dat  eut  été  déta- 
chée du  corps,  les  fidèles  coururent  tremper  des 
mouchoirs  et  des  linges  de  toute  sorte  dans  le 
sang  du  martyr.  Emmanuel  Trieu  et  Jean  Dat  ont 


été  déclarés  Vénérables  par  Grégoire  XVI,  le  9  juil- 
let 1843. 

Sur  cette  première  phase  de  la  persécution  en  Co- 
chinchine,  voir  les  relations  et  lettres  des  PP.  Alexan- 
DUE  oE  Rhodes,  ue  Montezon,  Estève,  Pklisson,  et 
de  plusieurs  missionnaires,  dans  Leclercq,  Les  Mar- 
tyrs, t.  IX,  p,  i63-2oi,  809-321,  867-879,  38o-4a2  ; 
t.  X,  p.  71-147,  851-357.  388-454. 

Le  xix"^  siècle  voit  s'ouvrir  une  période  de  persé- 
cution, qui  dura  presque  ininterrompue  pendant  cin- 
quante années.  Oublieux  des  services  rendus  à  son 
père  par  Mgr  Pigneaux  de  Béhaines,  le  roi  Minh- 
Mang  ordonna  l'arrestation  des  missionnaires  et 
commanda  à  tous  les  chrétiens  d'abjurer  leur  reli- 
gion en  foulant  la  croix  aux  pieds.  Un  prêtre  indi- 
gène, Pierre  Tug,  puis  un  membre  de  la  Société  des 
Missions  étrangères,  M.  Gagelin,  furent  décapités  en 
1883  ;  M.  Marchand,  de  la  même  Société,  subit  en 
i885  le  supplice  des  cent  plaies;  en  i835  encore  fut 
décapité  le  chrétien  André  Thong,  en  1889,  M.  Cor- 
nay  fut  condamné  à  avoir  tous  les  membres  coupés, 
et  le  catéchiste  Xan  Can  fut  étranglé  pour  avoir  re- 
fusé de  marcher  sur  la  croix.  L'annés  i838  fut  parti- 
culièrement féconde  en  martyrs  :  Mgr  Borie,  avec 
les  deux  prêtres  annamites  Diem  et  Choa;  deux  évê- 
ques  espagnols,  Mgr  Ignace  Delgado  y  Cebrian,  de 
l'ordre  de  Saint-Dominique,  mort  dans  la  prison  la 
veille  du  jour  où  il  devait  être  exécuté,  et  son  coad- 
juleur,  Mgr  Hénarès,  décapité;  le  prêtre  Tonkinois 
Vien;  le  prêtre  Tonkinois  Jacques  Niam,  qui  répond 
au  mandarin  :  «  Eh  I  qui  donc  mourrait  pour  la  reli- 
gion, si  le  prêtre  s'y  refuse?  »  le  prêtre  Tonkinois 
Dominique  Nguyen  Van  Hank;  les  catéchistes 
Pierre  Duong,  Paul  Mi,  Pierre  Truat.  En  1889,  sont 
décapités  les  prêtres  Tonkinois  Pierre  Thi  et  André 
Dung.  En  i84o,  M.  Delamotte,  des  Missions  étran- 
gères, meurt  en  prison,  après  avoir  souffert  la  tor- 
ture des  tenailles.  Dans  cette  année  et  dans  les 
suivantes,  un  grand  nombre  de  chrétiens  indigènes, 
prêtres  ou  laïques,  furent  emprisonnés,  torturés  ou 
mis  à  mort. 

Le  second  successeur  de  Minb-Mang  ne  se  montre 
pas  moins  cruel.  Un  édit  rendu  en  i85i  par  Tu-Duc 
se  termine  ainsi  :  «  Les  prêtres  européens  doivent 
être  jetés  dans  les  abîmes  de  la  mer  ou  des  fleuves, 
pour  la  gloire  de  la  vraie  religion  ;  les  prêtres  anna- 
mites, qu'ils  foulent  ou  non  les  croix,  seront  coupés  par 
le  milieu  du  corps,  afin  que  tout  le  monde  connaisse 
la  sévérité  de  la  loi.  »  En  i85i,  M.  Augustin  Shoefler, 
des  Missions  étrangères,  est  décapité;  en  i85a,  le 
même  supplice  est  infligé  à  M.  Bonnard  ;  en  i853,au 
prêtre  Cochinchinois  Philippe  Minh.  Un  nouvel  édit. 
de  i855,  prononce  la  peine  de  mort  contre  tout  prê- 
tre européen  ou  annamite.  La  France  eut  la  géné- 
reuse pensée  d'intervenir  ;  mais  cette  intervention 
aura  pour  efl'et  de  rendre  la  persécution  plus  vio- 
lente. Un  évéque  espagnol,  Mgr  Diaz,  est  décapité  en 
1857.  Deux  prêtres  des  Missions  étrangères  M.  Né- 
ron, en  1860,  M.  Vénard,  en  1861  souffrent  le  même 
supplice  :  le  premier  était  resté  dans  la  prison  vingt 
et  un  jour  sans  manger;  le  second  avait  fait  prépa- 
rer un  vêtement  de  soie  pour  «  le  jour  de  la  grande 
fête  »,  c'est-à-dire  pour  le  jour  de  son  exécution.  En 
1861  encore.  Mgr  Berrio-Ochoa,  Espagnol,  est  déca- 
pité, le  vicaire  apostolique  de  la  Cochinchine  orien- 
tale, Mgr  Cuenot,  meurt  en  prison,  un  Dominicain 
indigène,  le  P.  Kuang,  est  décapité.  Le  nombre  des 
martyrs  indigènes  fut  très  grand  :  de  1857  à  1862, 
cent  quinze  prêtres  annamites,  une  vingtaine  de  reli- 
gieuses indigènes,  près  de  cinq  mille  chrétiens,  les 
uns  décapités,  d'autres  brûlés  en  masse,  enterrés 
vifs,  noyés,  morts  de  faim  dans  la  prison,  donnèrent 
leur  vie  pour  Jésus-Christ. 


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MARTYRE 


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Parmi  ces  héros,  une  figure  se  délaclie  avec  une 
curieuse  originalité  :  c'est  celle  de  M.  Jaccard,  des 
Missions  étrangères.  11  resta  huit  ans  prisonnier, 
condamné  successivement  à  être  soldat,  à  mourir  de 
faim,  à  être  étranglé;  plaidant  devant  ses  juges  la 
cause  de  la  religion,  discutant  avec  eux,  prêchant 
même  le  roi;  convertissant  en  prison  un  chef  de 
brigands,  composant  un  dictionnaire,  rédigeant  à  la 
demande  du  roi  des  livres  d'histoire,  donnant  des 
leçons  à  des  élèves  que  le  roi  lui  envoyait,  traitant 
chacun  en  égal,  etles  déconcertant  tous  par  l'audace 
piquante  de  ses  réparties.  «  11  y  va  raide,  en  homme 
qui  n'a  rien  à  perdre  et  tout  à  gagner  »,  disait  de 
lui  Mgr  Cuenot.  Dans  un  dernier  entretien,  au  man- 
darin qui  lui  demandait  «  d'abandonner  sa  fausse 
religion  »,il  répond  :  «  Ma  religion  n'est  pas  un  don 
du  roi,  pour  que  je  l'abandonne  à  sa  volonté.  i>  Le 
21  décembre  i838,  près  de  la  citadelle  de  Quang-tsi, 
il  souffrit  la  peine  de  la  strangulation,  en  compa- 
gnie d'un  jeune  séminariste,  Thomas  Tien.  Quandsa 
mère,  une  huuxble  et  pauvre  paysanne  de  Savoie, 
avait  appris  sa  captivité,  elle  s'était  écriée  :  «  Oh  1  la 
bonne  nouvelle  1  Quel  honneur  pour  notre  famille  de 
compter  parmi  ses  membres  un  martyr  1  »  Quand 
elle  apprit  sa  mort,  elle  ne  put  retenir  l'expression 
de  sa  joie  :  «  Dieu  soit  béni  !  Je  suis  délivrée  de  la 
crainte  que  j'éprouvais  malgré  moi  de  le  voir  suc- 
comber à  la  tentation  des  souffrances!  »  La  mémoire 
de  M.  Jaccard  a  inspiré  aux  poètes  chrétiens  anna- 
mitesdeschanlsd'une  douce  et  mélancolique  poésie  : 
«  Hélas,  la  pierre  précieuse  est  tombée  dans  le 
fleuve...  Désormais,  qui  allumera  dans  nos  cœurs  le 
feu  de  l'amour  divin  ?  A  qui  désormais  recourir  pour 
obtenir  le  pardon  de  nos  péchés?...  Devant  l'église, 
l'herbe  et  la  mousse  croissent;  je  n'aperçois  plus  le 
digne  Père  se  promener  en  récitant  son  bréviaire. 
Dans  l'église,  les  cierges  sont  éteints,  l'araignée  à 
tissé  sa  toile  :  quand  vous  verrai-je,  ô  mon  Père, 
venir  y  fléchir  le  genou  ?...  Nos  larmes  coulent  par 
torrents  :  l'espérance  seule  vit  dans  notre  cœur.  » 
(A.  Lal'Nay,  Nist.  de  la  Société  des  Missions  étran- 
gères, t.  III,  p.  38-46) 

On  ne  saurait  tout  noter  :  cependant  on  doit  rap- 
peler les  incidents  très  caractéristiques  du  martyre 
de  Mgr  Borie.  En  prison  il  recevait  de  nombreux 
visiteurs,  dont  sa  bonté  faisait  vite  la  conquête.  «  Ce 
maître,  disaient  les  païens,  a  vraiment  un  cœur  fait 
pour  enseigner  la  religion  :  si,  par  la  suite,  il  veut 
nous  instruire,  nous  embrasserons  sa  doctrine.  » 
Quand  le  mandarin  lui  lut  la  sentence  qui  le  con- 
damnait à  être  décapité,  il  s'agenouilla  et  prononça 
ces  paroles  :  «  Depuis  mon  enfance  je  ne  me  suis 
encore  prosterné  devant  personne;  maintenant,  je 
remercie  le  grand  mandarin  de  la  faveur  qu'il  m'a 
procurée,  et  je  lui  en  témoigne  ma  reconnaissance 
par  cette  prostration.  »  Le  mandarin,  les  larmes 
aux  yeux,  essaya  de  repousser  cet  hommage,  comme 
s'il  s'en  fût  senti  indigne.  Rencontrant,  au  moment 
de  Sun  arrestation,  un  de  ses  séminaristes,  qui  lui 
exprimait  le  désir  de  rendre  témoignage  comme  lui, 
Mgr  Borie  avait  déroulé  son  turban,  et  en  avait 
déchiré  un  morceau  pour  le  donner  à  son  élève  : 
«  Tiens,  lui  dit-il,  conserve-le  comme  un  témoignage 
de  ta  promesse.  »  L'élève  écrivit  les  Actes  du  martyre 
de  son  maître,  et  versa  plus  tard  aussi  son  sang 
pour  le  Christ.  Il  se  nommait  Pierre  Tn(ihid.,p.  46-53; 
voir  encore  Vie  du  Vénérable  serviteur  de  Dieu,  P.  Du- 
moulin Borie,  évéque  d' Acanthe,  Paris,  i846).  Ne  se 
souvient-on  pas  du  martyr  de  Carthage,  Salurus, 
donnant  son  anneau  au  soldat  Pudens,  qui  à  son  tour 
deviendra  martyr? 

Que  de  traits  encore,  ici,  font  songer  aux  persé- 
cutions  antiques  1    Comme    Tarsicius,     une    femme 


indigène  porte  au  martyr  Théophane  Vénard  la 
sainte  eucharistie,  et  la  défend  énergiquement  contre 
les  païens  qui  veulent  la  lui  prendre  (  Vie  et  corres- 
pondance de  J.  Th.  Vénard,  prêtre  de  la  Société  des 
Missions  étrangères,  3=  éd.,  1870,  p.  32^).  Comme 
Origcne,  les  enfants  de  Michel  Mi,  un  petit  garçon  de 
neuf  ans  et  une  petite  lille  de  onze,  exhortent  leur 
père  au  martyre  (A.  Launay,  Hisi.  de  la  Société  des 
Missions  étrangères,l.  III,  p.  36).  Ne  retrouve-t-on  pas 
un  écho  des  adieux  de  saint  Laurent  à  saint  Sixte, 
dans  cette  lettre  du  catéchiste  martyr  Pierre  Truat  à 
un  missionnaire  :  «  La  seule  peine  que  j'éprouve  est 
d'être  séparé  de  mon  père.  Autrefois  réunis,  pour- 
quoi sommes-nous  séparés  l'un  de  l'autre  ?  Qui  eiit 
dit  que  les  pères  et  les  frères  seraient  ainsi  disper- 
sés par  l'orage,  comme  lorsque  les  abeilles  désertent 
leurs  ruches,  ou  que  les  oiseaux  effrayés  par  le  bruit 
errent  sur  les  montagnes...?  >^(La  Salle  des  Martyrs, 
p.  191)  Les  renégats  se  repentent,  et  redemandent  le 
martyre:  un  jeune  indigène,  enfant  de  quatorze  ans 
à  peine,  qui  avait  faibli  dans  les  tourments,  vient 
pleurer  près  du  missionnaire, puis,  rempli  d'une  force 
nouvelle,  se  présente  devant  le  mandarin  :  «  Tu  as 
abusé  de  ma  faiblesse,  mais  mon  cœur  s'est  relevé 
par  la  prière  :  je  suis  chrétien  et  je  te  délie.  »  La 
mort  ne  se  fit  pas  attendre,  et  le  néophyte,  racheté 
par  le  repentir,  périt  broyé  sous  les  pieds  des  élé- 
phants. Le  martyr  de  1862,  M.  Bonnard,  sent, 
devant  le  tribunal,  l'assistance  promise  par  l'Evan- 
gile :  «  Dans  mes  interrogatoires,  écrit-il  à  son  évè- 
que,  j'ai  éprouvé,  d'une  manière  très  visible,  l'efDca- 
cité  des  paroles  de  Jésus-Christ  à  ses  disciples  :  «Ne 
vous  inquiétez  pas  de  ce  que  vous  répondrez  aux 
princes  de  ce  monde;  l'Esprit-Saint  répondra  par 
votre  bouche.  »  En  effet,  je  n'éprouvais  devant  le 
mandarin  aucun  étonnement,aucune  crainte;  jamais 
je  n'ai  parlé  annamite  ni  mieux  ni  plus  facilement.  » 
(Ilist.  de  la  Société  des  Missions  étrangères,  t.  III, 
p.  a73) 

Les  martyrs  annamites  appartiennent  à  toutes  les 
conditions  sociales.  On  voit  parmi  eux  un  grand 
mandarin,  Ho-din-Ly,  décapité  en  1857.  «  Arrivé  au 
lieu  de  l'exécution,  il  s'assit  sur  une  natte,  se  lava 
lui-même  les  pieds  et  fuma  sa  pipe;  puis  il  arrangea 
avec  le  plus  grand  soin  ses  cheveux,  ouvrit  son  ha- 
bit et  se  mit  à  genoux  pour  recevoir  le  coup  de  sabre 
qui  lui  ouvrit  les  portes  du  ciel.  »  (La  Salle  des  Mar- 
tyrs, p.  96.)  Les  militaires  sont  nombreux  :  en  i833, 
Paul  Buong,  capitaine  de  la  première  compagnie  de 
la  garde  royale,  décoré  de  la  plaque  d'ivoire  ;  en  1 835, 
André  Thong,  soldat  de  la  même  garde,  qui,  absent 
au  moment  où  ses  camarades  chrétiens  ont  reçu 
l'ordre  d'apostasier,  se  présente  devant  ses  chefs, 
et  meurt  pour  sa  foi;  en  1808,  trois  capitaines,  Ly, 
François  Trung,  Joseph  Lô-dang  Tlii.  On  trouve 
encore  parmi  les  martyrs  des  médecins,  des  collec- 
teurs d'impôts,  des  cultivateurs,  des  maires  de  vil- 
lage l'un  de  ces  derniers,  Michel  My,  martj'risé  en 
i838,  lit  au  mandarin,  qui  voulait  le  faire  marcher 
sur  la  croix,  celte  verte  réponse  :  «  Grand  homme. 
si  les  rebelles  arrivaient  ici  et  nous  ordonnaient, 
pour  sauver  notre  vie,  de  marcher  sur  votre  tête, 
nous  le  ferions;  mais  sur  l'image  du  Dieu  que  nous 
adorons,  nous  n'osons.  »  {Ibid.,  p.  101)  Les  martyrs 
étaient  quelquefois  de  vieille  souche  chrétienne  : 
comme  ce  prêtre  Tonkinois,  Jean  Doan-Trinh-Hoan, 
dont  la  famille  avait  déjà  donné  à  l'Eglise  des  prêtres, 
des  religieuses,  de  nombreux  confesseurs  de  la  foi,  et 
qui,  condamné  à  être  décapité,  le  26  mai  1861,  passa 
la  nuit  qui  précéda  le  supplice  à  confesser  des  chré- 
tiens dans  la  prison. 

La  vertu  des  martyrs  soit  indigènes,  soit  européens, 
I   fît  quelquefois  une  grande  impression  sur  les  juges 


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MARTYRE 


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ou  sur  les  bourreaux.  «  Nous  savons,  dit  en  i838  au 
prêtre  Tonkinois  Vien  le  mandarin  qui  A'enait  de  le 
condamner,  nous  savons  que  vous  ne  méritez  pas  la 
mort,  et  nous  voudrions  pouvoir  vous  sauver;  mais 
les  ordres  du  roi  ne  nous  permettent  pas  de  le  faire. 
Pardonnez-nous  si  nous  sommes  obligés  de  vous 
mettre  à  mort,  et  ne  nous  impuiez  pas  ce  crime.  » 
Le  prêtre  inclina  la  tête  en  signe  de  pardon.  En  1 85^, 
le  bourreau  qui  décapitait  le  prêtre  Tonkinois  Paul 
Tinh  brisa  son  sabre,  puis  fut  obligé  de  le  frapper 
cinq  fois  avec  une  autre  arme;  le  mandarin  regarda 
«e  fait  comme  un  signe  évident  que  la  condamnation 
était  injuste,  et,  le  soir  même,  olîrit  un  sacrifice  aux 
mânes  de  sa  victime  {La  Salle  des  Martyrs,  p.  149, 
i5i).  Lors  de  l'exécution  de  M.  Cornay,  en  185^,  le 
bourreau,  après  lui  avoir  tranché  la  tête,  lécha  le 
sang  qui  découlait  de  son  sabre,  puis,  arrachant  le 
foie  du  martyr,  en  prit  un  morceau  et  le  mangea  : 
«  témoignage  horriljle  d'estime  et  d'honneur  que  les 
Annamites  rendent  à  ceux  qu'ils  considèrent  comme 
des  héros,  parce  que,  disent-ils,  en  mangeant  leur 
foie  nous  deviendrons  courageux  comme  eux.  »  (ibid., 
p. ii3) 

Un  traité  signé,  en  1862,  avec  la  France  et  l'Espa- 
gne accorda  enfin,  dans  tout  r.\nnam,  la  liberté 
religieuse.  En  vertu  de  ce  traité,  la  France  s'établis- 
sait en  Cochinchine.  La  paix  religieuse  dura  jusqu'au 
jour  où,  la  mauvaise  foi  annamite  ayant  obligé  le 
gouvernement  français  à  entreprendre  au  Tonkin 
l'expédition  où  s'illustra  l'amiral  Courbet,  les  auto- 
rités de  l'Annam  massacrèrent  ou  laissèrent  massa- 
crer les  chrétiens,  les  livrant  sans  défense  à  des 
bandes  d'insurgés  ou  de  brigands  aidés  par  la  com- 
plicité des  mandarins.  De  i883  à  i885  furent  tués 
au  Tonkin  et  en  Cochinchine  quinze  missionnaires 
français  (MM.  Gelot,  Rival,  Manissol,  Seguret,  An- 
toine, Tamet,  Guijomard,  Poiron,  Guégan,  Garin, 
Macé,  Barrât,  Dupont,  Iribarne,  Ghatelet),  dix-huit 
prêtres  indigènes,  cent  vingt-trois  catéchistes,  deux 
cent  soixante-dix  religieuses,  trente-sept  mille  sept 
cent  quatre-vingt-quatre  chrétiens  (Les  Missions  ca- 
tholiques françaises,  t.  II,  p.  470).  Ajoutons  que  ces 
chiffres  s'appliquent  aux  sept  missions  dirigées  en 
Indo-Chine  par  la  Société  des  Missions  étrangères,  et 
qu'il  faut  y  ajouter  les  prêtres  et  les  fidèles  mis  à 
mort  dans  les  trois  autres  missions  qui  desservent 
ce  vaste  pays,  et  dont  je  ne  connais  pas  le  nomijre. 

Tant  de  sang  versé  pour  le  Christ  ne  demeura  pas 
stérile.  Un  missionnaire  écrivait,  en  1888,  qu'au 
moment  où  la  dernière  persécution  sévissait  le  plus 
cuellement,  un  païen  se  présenta  chez  lui  pour  de- 
mander le  baptême,  a  Pourquoi,  dit  le  missionnaire, 
veux-tu  te  convertir?  —  Parce  que  j'ai  vu  mourir  des 
chrétiens,  et  que  je  veux  mourir  comme  eux.  J'en  ai 
vu  précipiter  dans  les  fleuves  et  dans  les  puits,  j'en 
ai  vu  brûler  vifs  et  percer  de  lances.  Eh  bien,  tous 
mouraient  avec  un  contentement  qui  me  surprenait, 
récitant  des  prières  ou  s'encourageant  les  uns  les 
autres.  Il  n'y  a  que  les  chrétiens  qui  meurent  ainsi, 
et  voilà  pourquoi  j'ai  voulu  me  convertir.  »  (.-innales 
de  la  Propagation  de  la  Foi,  janvier  1889,  p.  33) 
Aujourd'hui,  c'est  par  centaines  de  mille  que  les  chré- 
tiens se  comptent  en  Cochinchine;  nulle  part  les 
chrétientés  ne  sont  mieux  organisées  et  plus  fer- 
ventes que  dans  cette  Eglise  où  le  clergé  indigène,  à 
lui  seul,  a  donné  au  Christ  plus  de  cent  cinquante 
martyrs,  dont  vingt-six  ont  été  déclarés  Vénérables 
{Les  Missions  catholiques  françaises,  t.  II,  p.  484; 
remarquons  que  ces  chiffres  s'appliquent  seulement 
aux  sept  Missions  confiées  à  la  Société  des  Missions 
étrangères). 

Outre  les  ouvrages  déjà  cités,  voir  /  martiri  An- 
namitie  Ci«esi  (i;g8-i856),  solennemente  beatificati 


délia  Santità  di  Papa  Leone  XIIL  il  27  maggio 
deir  aiino  MDCCC,  Rome,  typogr.  Vaticana,  1900; 
Synopsis  Actorum  et  passionis  niartyriim  Tunquinen- 
siuin  sacri  Ordinis  Praedicatorum,  dans  les  Ana- 
lecta  sacri  Ordinis  Praed.,  t.  IV,  1900,  p.  577-646; 
A.  Launay,  Les  Bienheureux  de  la  Société  des 
Missions  étrangères  et  leurs  compagnons,  Paris,  1900; 
H.  Walter,  O.  s.  B.,  Leben,  Wirken  und  Leiden  der 
sieben  und  siebzig  seligen  Martyrer  von  Annam  und 
China,  Fribourg-en-Brisgau,  1903. 

.5.  Inde.  —  Quelque  opinion  que  l'on  se  forme  sur 
révangélisation  primitive  des  Indes  et  sur  la  tradi- 
tion qui  place  à  la  côte  de  Coromandel  le  lieu  du  mar- 
tyre et  le  tombeau  de  l'apôtre  saint  Thomas,  il  est 
certain  que  l'immense  péninsule  indienne  et  les  îles 
d'alentour  eurent  de  bonne  heure  des  chrétiens.  Le 
voyageur  byzantin  Cosmas,  dans  le  premier  quart  du 
VI'  siècle,  a  rencontré  dans  l'ile  de  Soeotora,  xy.zà. 
ri  KÙTo  Ivocxiv  TTë/y'/i;,  une  chrétienté  où  l'on  parlait 
grec,  mais  dont  les  clercs  avaient  été  ordonnés  eu 
Perse;  sur  les  côtes  indiennes  du  Poivre  et  de  Mala- 
bar, il  a  trouvé  des  chrétiens  à  Maie  et  à  Quillon 
{h  Kcoùikvk)  :  dans  cette  dernière  ville,  l'évêque  avait 
été  aussi  consacré  en  Perse.  Il  visita  encore  une  chré- 
tienté dans  l'ile  de  Taprobane  (Ceylan)  :  il  ignore 
s'il  n'}'  eu  a  pas  au  delà  {Topogr.  christ.,  dans  Migne, 
P.  G.,  t.  LXXXVIII,  col.  169).  On  connaît  un  évêché 
en  Bengale  vers  le  milieu  du  vu'  siècle.  Mais  la  chute 
de  l'Empire  romain,  en  rompant  les  relations  de  ces 
pays  avec  l'Occident,  et  en  livrant  sans  contrepoids 
leurs  chrétientés  aux  influences  hérétiques,  déter- 
mina une  prompte  décadence.  Ce  que  nous  connais- 
sons vraiment  de  l'histoire  du  christianisme  aux  In- 
des commence  avec  les  découvertes  et  les  conquêtes 
des  Portugais,  à  la  fin  du  xve  siècle. 

Quand  on  se  rend  compte  de  la  répartition  actuelle 
des  religions  sur  le  sol  indien,  on  comprend  les 
causes  diverses  qui  y  firent  des  martyrs.  A  l'heure 
présente,  l'Inde  possède  environ  deux  millions  de 
chrétiens  :  leur  nombre,  après  avoir  immensément 
fléchi  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  après  la  sup- 
pression de  la  Compagnie  de  Jésus,  est  presque 
redevenu  ce  qu'il  était  alors.  Mais  elle  compte  près 
de  cinquante-neuf  millions  de  musulmans,  sept  mil- 
lions de  bouddhistes,  deux  cent  vingt  millions  de 
brahmanes.  Persécutés  au  nom  de  ces  diverses  reli- 
gions, les  chrétiens  virent  de  nombreux  martyrs 
tomber  sous  les  coups  des  idolâtres,  et  d'autres  mas- 
sacrés par  la  fanatisme  des  musulmans.  Ajoutons 
que  les  Hollandais,  qui  supplantèrent  les  Portugais 
aux  Indes  à  partir  du  dix- septième  siècle  et  y  eurent 
une  grande  influence,  siu-tout  dans  le  sud,  pendant 
les  deux  premiers  tiers  du  dix-huitième,  immolèrent 
à  l'intolérance  protestante  beaucoup  de  catholiques 
indigènes  et  surtout  de  missionnaires  :  à  Ceylan,  ils 
avaient  décrété  la  ijeine  de  mort  contre  quiconque 
donnerait  asile  à  ceux-ci. 

Bien  que  la  plus  grande  partie  de  la  population 
hindoue  se  composât  d'idolâtres,  sectateurs  de 
Brahraa  ou  de  Bouddha,  le  nombre,  cependant  très 
élevé,  des  martyrs  faits  par  eux  ne  paraît  pas  en 
proportion  avec  la  place  tenue  dans  la  péninsule  par 
l'idolâtrie.  «  Dans  la  plupart  des  cas,  écrit  Mgr  Za- 
LESKi,  délégué  apostolique  des  Indes  orientales, 
c'étaient  les  musulmans  et  non  pas  les  Hindous  qui 
torturaient  et  mettaient  à  mort  les  chrétiens  qui 
refusaient  de  renier  leur  foi.  La  raison  en  est  que  les 
païens,  aux  Indes,  ont  un  caractère  plus  doux  et 
plus  i^acifique,  et  ne  font  pas  de  prosélytes.  »  {Les 
Martyrs  de  l'Inde,  p.  8)  Il  en  fut  autrement  des 
musulmans,  qui,  aux  Indes  au  moins,  voulaient  con- 
traindre les  chrétiens  à  l'apostasie,  et  appliquaient 


i81 


MARTYRE 


482 


lans   toute    son  étendue  leur  devise  :    «  Crois    ou 
neurs.  >> 

Citons  rapidement  les  martyrs  faits  par  les  païens 
;n  diverses  régions  des  Indes  :  en  i4g8,  le  confesseur 
le  Vasco  de  Gaïua,  don  Pedro  de  Gavilliain,  religieux 
le  la  Merci,  au  Malabar  ;  en  1 543,  à  Ceylan,  un  bonze 
;onverti;  en  i54i5.  dans  l'Ile  de  Mannaar,  voisine  de 
Ceylan,  près  de  sept  cents  chrétiens  indigènes,  mas- 
iacrés  par  l'ordre  du  roi  de  JalTna,  qui  fit  mourir, 
'année  suivante,  son  propre  fils,  résolu  à  embrasser 
e  cliristianisme.  Quand  saint  François  Xavier,  en 
1  545,  passa  près  de  l'ile  de  Mannaar,  il  voulut  y 
iébarquer,  pour  baiser  la  terre  sanctifiée  par  le  sang 
le  tant  de  martyrs.  En  i55a,  un  missionnaire 
ésuite  au  cap  Comorin,  Louis  Mendez,  est  massacré 
lans  l'église,  avec  toute  la  population  chrétienne 
l'un  village.  En  1 555,  au  milieu  des  sanglantes 
lissensions  qui  agitèrent  le  royaume  de  Cotta,  au 
iud  de  Ceylan,  beaucoup  de  chrétiens  indigènes  et 
^rois  Franciscains,  les  PP.  Antoine  Pedrao,  François 
le  Braga  et  Jean  Salvo,  sont  mis  à  mort,  avec  dix- 
luit  soldats  portugais,  après  avoir  refusé  de  renier 
leur  foi.  En  i56o,  dans  le  royaume  de  Jaffna,  au 
aord  de  la  même  île,  deux  autres  Franciscains,  les 
PP.  Melchior  et  Jean,  sont  immolés,  refusant  de 
sauver  leur  vie  en  adorant  une  idole  :  leur  mort  fut  le 
signal  d'une  persécution,  qui  fit  de  nombreux  martyrs 
indigènes.  En  i553,  dans  la  province  de  Salcette, 
près  de  Goa,  cinq  Jésuites,  les  PP.  Rodolphe  Acqua- 
viva,  Alphonse  Paclieco,  Pierre  Berna,  Antoine 
Francisco  et  François  Aranha,  sont  massacrés  par 
les  païens  :  ils  ont  été  béatifiés  en  1890  par  Léon  XIII. 
En  i554,  dans  la  même  province,  un  catéchiste 
goanais  tombe  sous  les  coups  des  idolâtres.  Prison- 
niers de  chefs  païens,  à  Ceylan,  en  i58g,  le  P.  Luc 
et  le  P.  Antoine  de  Chagas,  Franciscains,  refusent 
d'apostasier  et  sont  mis  à  mort.  La  même  année, 
plusieurs  officiers  et  soldats  portugais,  prisonniers, 
sont  immolés  pour  n'avoir  pas  voulu  invoquer  Boud- 
dha. En  I  595,  plusieurs  Franciscains  sont  massa- 
crés, à  Ceylan,  par  des  bouddhistes  révoltés.  En  1602, 
le  fondateur  de  la  Mission  du  Bengale,  le  P.  François 
Fernandez,  de  la  Compagnie  de  Jésus,  est  appelé 
en  Birmanie  par  le  roi  païen  d'Arraka,  puis,  arrêté 
à  Chittagong,  y  meurt  en  prison.  En  i636,  égale- 
ment en  Birmanie,  le  P.  Jérôme  de  la  Passion,  supé- 
rieur des  Dominicains  de  l'Inde,  est  surpris  par  des 
païens  au  moment  où  il  cherchait  à  détruire  une 
pagode  :  se  mettant  à  genoux  avec  son  secrétaire,  le 
prêtre  François  Calossa,  il  fait  avec  lui  le  sacrifice  de 
sa  vie;  tousdeux  tombent  percés  d'une  lance.  Le  4  fé- 
vrier 1693,  après  être  resté  trente  ans  aux  Indes,  et 
y  avoir  baptisé  plusieurs  milliers  de  païens,  le  Jésuite 
Jean  de  Britto  est  décapité  par  l'ordre  du  rajah  de 
Marava.  Il  a  été  béatifié  par  Pie  IX  en  i852.  «  Véri- 
tablement grand  par  ses  sacrifices,  par  ses  succès, 
par  son  courage,  le  Bienheureux  Jean  de  Britto  doit 
être  considéré  comme  le  patron  non  seulement  du 
Marava,  mais  de  toute  l'Inde  méridionale,  qu'il  a 
gouvernée  et  visitée  depuis  Golconde  jusqu'à  Titi- 
corin.  »  (tes  Missions  catholiques  frani;alses,  t.  II, 
p.  189)  En  1791,  dans  le  royaume  de  Tomjore,  en 
Maduré,  le  P.  Joseph  Carvalho  meurt  en  prison 
(A.  Jean,  Le  Maduré,  l'ancienne  et  la  nouvelle  mis- 
sion, 1894,  p.  126).  Dans  le  royaume  de  Mysore,  le 
P.  Emmanuel  de  Cunka  meurt  à  la  suite  des  mau- 
vais traitements  des  brahmanes.  En  1752,  Davasa- 
gayam  PuUey,  riche  Indien  du  royaume  de  Travan- 
core,  au  sud  de  l'Inde,  arrêté  sur  la  dénonciation  des 
brahmanes,  sept  ans  après  s'être  converti  au  chris- 
tianisme, supporte  pendant  trois  années  un  empri- 
sonnement mêlé  d'horribles  tortures,  puis  est  fusillé. 
Les  plus  anciens  martyrs  faits  dans  les  Indes  et 

Tome  III. 


dans  les  régions  environnantes  par  les  musulmans 
sont,  probablement,  les  Franciscains  Thomas  de 
Tolentino,  Jacques  de  Padoue,  Pierre  de  Sienne  et 
Démétrius  le  Géorgien,  dont  la  mort  à  Thana,  en 
1821,  pour  n'avoir  pas  voulu  renier  le  Christ,  a  été 
racontée  par  leur  contemporain,  le  Bienheureux 
Odohic  db  Pordenone  {Acta  Sanctoram,  avril,  t.  1, 
p.  5o-55).  Dans  la  même  région,  leur  compagnon 
d'apostolat,  le  Dominicain  Jourdain  Catalani  de  Sé- 
vérac,  fut  martyrisé  par  les  musulmans  quelques 
années  plus  tard.  En  1028,  quelques  jeunes  Indiens 
sont  par  eux  brûlés  vifs  près  de  Bombay.  En  i54g, 
le  premier  des  innombrables  martyrs  que  donnera 
la  Compagnie  de  Jésus,  le  P.  Antonio  Crirainale, 
meurt  par  le  fer  des  musulmans  pour  la  défense  du 
peuple  qu'il  a  évangélisé  à  Punikael.  Une  lettre  du 
P.  Melchior  Nufiez  à  saint  Ignace  nous  apprend  le 
martyre,  en  i544)P'"és  de  Malacca,  d'un  laïque  du 
nom  de  Mendez,  tué  d'un  coup  de  bombarde  pour 
n'avoir  pas  voulu  se  faire  mahométan,  «vrai  martyr, 
dit  la  lettre,  car  il  mourut  uniquement  pour  la  foi  ». 
En  i544  encore,  dans  la  même  région,  eut  lieu, 
ajoute  le  P.  Nunez,  le  martyre  d'un  Portugais,  dont 
il  ne  nous  dit  pas  le  nom  :  il  mourut  après  trois  jours 
de  torture,  en  refusant  de  renier  le  Christ.  En  i566, 
cinq  Indiens  Paravers  sont  décapités,  pour  le  même 
motif,  par  les  corsaires  musulmans.  Ce  sont  encore, 
en  i568,  des  corsaires  qui  mettent  à  mort,  après  les 
avoir  sommes  de  se  soumettre  à  Mahomet,  un  Jé- 
suite, le  P.  François  Lopez,  un  Franciscain,  dont  on 
ignore  le  nom,  et  plusieurs  chrétiens.  EniS^o,  d'au- 
tres chrétiens  sont  immolés  par  les  musulmans  du 
Malabar;  en  15^5,  de  nombreux  fidèles  de  Malacca 
sont  martyrisés  parle  sultan  musulman  d'Achin,  au 
nord  de  l'ile  de  Sumatra;  l'un  d'eux  montra  tant  de 
courage  que  le  sultan  se  fit,  dit-on,  apporter  soncœur 
pour  voir  s'il  était  fait  comme  celui  des  autres 
hommes.  En  15^8,  un  jeune  page  portugais,  qui  re- 
fuse de  renier  Jésus-Christ,  est  mis  à  mort  au  sud 
de  l'Inde  par  les  musulmans;  en  i584,  le  sultan 
d'Achin,  après  avoir  pendant  plusieurs  mois  essayé 
d'obtenir  leur  abjuration,  fait  couper  les  mains  et 
les  pieds  à  Gaspar  Gonzalès,  à  un  indigène  de  Ma- 
lacca, Dominique  Toscano,  noyer  un  jeune  garçon, 
né  au  même  lieu,  Mathieu  d'Andria,et  attacher  àun 
canon  le  capitaine  portugais  Madeiro.  En  158^,  sur 
la  cûte  occidentale  de  l'Inde,  entre  Goa  et  Bombay, 
un  esclave  portugais.  Manuel  de  Oliveyra,  que  son 
maître  voulait  contraindre  à  invoquer  Mahomet,  a 
la  tète  tranchée.  En  1606,  le  F.  Vincent  Alvarez, 
scolastique  de  la  Compagnie  de  Jésus,  est  décapité 
sur  la  proue  d'un  vaisseau  par  des  corsaires  Mala- 
bars, musulmans  fanatiques.  En  1617,  le  Dominicain 
Jean  de  la  Croix  est  percé  de  lances  par  les  musul- 
mans à  Cochin.  En  1621,  devix  Dominicains  indi- 
gènes, le  P.  Simon  de  la  Mère  de  Dieu,  né  à  Cochin, 
et  le  P.  Jean-Baptiste,  né  à  Malacca,  sont  massacrés 
par  eux  dans  une  ile  de  l'Océanie.  En  i63i,  à  Agra, 
de  village  devenue  la  somptueuse  résidence  des  rois 
Mongols,  quatre  prêtres  portugais,  faits  prisonniers 
par  Shah  Jehan,  sont  sommés  de  se  faire  musulmans; 
sur  leur  refus,  ils  sont  condamnés  à  être  écrasés  par 
les  éléphants.  Le  roi  leur  fait  grâce  de  la  vie;  mais 
deux  d'entre  eux.  Manuel  Garcia,  né  au  Bengale,  et 
le  Portugais  Manuel  Danhaya,  meurent  en  prison 
(voir  Froidevaux,  art.  Agra,  dans  le  Dict.  d'histoire 
et  de  géographie  ecclésiatiques,  t.  I,  col.  1010). 

L'année  i638  fut  illustrée  par  le  martyre  d'un  na- 
vigateur célèbre,  Pierre  Berthelot.  Né  en  1600  à 
Honfleur,  près  de  l'embouchure  de  la  Seine,  d'une 
famille  de  marins,  il  avait,  depuis  l'âge  de  dix-neuf 
ans,  navigué  au  service  d'une  société  commerciale, 
sur  ces  mers  de  l'Inde    qu'il  ne  devait   plus  quitter. 

16 


483 


MARTYRE 


484 


Ses  connaissances  nautiques,  son  intrépidité,  le 
mirent  en  évidence  :  il  entra  au  service  du  gouver- 
nement portugais,  qui  le  nomma  pilote-major,  cos- 
mograplîe  royal  aux  Indes,  et  le  décora  de  l'ordre 
du  Christ.  Pendant  sa  rude  vie  de  marin,  il  avait 
toujours  été  pieux;  arrivé  maintenant  aux  hon- 
neurs, il  se  sentit  touché  delà  grâce,  abandonna  les 
grandes  perspectives  d'avenir  qui  s'ouvraient  devant 
lui,  et  entra  à  Goa  dans  l'ordre  des  Carmes  déchaus- 
sés, sous  le  nom  du  P.  Denis  de  la  Nativité.  Mais  il 
dut  un  jour  redevenir  pilote  pour  guider  une  am- 
bassade portugaise  jusqu'à  l'île  de  Sumatra,  à  tra- 
versée! Océan  indien  dont  il  avait  naguère  dressé 
des  cartes  savantes  et  précises,  encore  conservées  au- 
jourd'hui. Arrivée  à  destination,  toute  l'ambassade 
fut  arrêtée  par  l'ordre  du  sultan  d'Achin.  Parmi  les 
captifs  étaient  le  P.  Denis,  un  frère  Carme,  Rédempt 
(Rodriguez  deCunha),eldeux  Fransciscains. Devenus 
esclaves,  tous,  aunombre  de  soixante,  fui-entsommés 
d'embrasser  la  religion  musulmane,  et,  sur  leur  refus, 
condamnés  à  mort.  Le  P.  Denis  parcourait  leurs 
rangs,  le  crueihxà  la  main,  les  exhortant  au  martyre 
et,  eu  même  temps,  prêchant  en  malais  aux  specta- 
teurs les  vérités  de  la  foi.  La  foule  des  chrétiens, 
Rédempt  et  les  deux  Franciscains,  furent  percés  de 
flèches  et  assommés  avec  le  kriss.  Resté  le  dernier, 
Denis  eut  le  crâne  fendu  par  le  sabre  d'un  renégat, 
et,  les  éléphants  amenés  pour  l'écraser  n'arrivant 
pas  assez  vite,  on  l'acheva  d'un  coup  de  kriss.  Denis 
et  Rédempt  ont  été  béatiliés  par  Léon  XIII,  le 
10  juin  igio  (voir  Charles  Brkard,  Histoire  de  Pierre 
Berthelot,  pilote  et  cosmographe  du  roi  de  Portugal 
aux  Jndes  orientales,  Paris,  1889,  et  Mgr  Baunard, 
Saints  et  Saintes  de  Dieu,  Paris,  1914,  p.  3ii-324). 

Ou  signale,  de  1688  à  i6gi,  de  nombreux  martyrs 
immolés  dans  le  Maïssor  par  les  musulmans.  Mais 
la  plus  violente  persécution  fut  celle  du  célèbre  ra- 
jah de  Mysore,  Tippoo  Saïb  (1749- 1799),  qui  fit  périr 
plus  de  cent  mille  chrétiens,  en  donna  ou  en  vendit 
presque  autant  comme  esclaves,  en  un  seul  jourfor(,'a 
quarante  mille  à  recevoir  la  circoncision,  signe  de 
l'islamisme.  Le  persécuteur,  cependant,  sut  parfois 
s'arrêter  :  il  respecta  la  foi  d'un  bataillon  de  son 
armée,  composé  de  soldats  chrétiens,  qui  n'eût  peut- 
être  pas  été  aussi  patient  que  le  fut  la  légion  Thé- 
béenne,  et  s'abstint  d'inquiéter  les  missionnaires 
français.  Après  sa  défaite  par  l'Angleterre,  la  plu- 
part de  ceux  qui  avaient  été  circoncis  se  repentirent 
de  leur  faiblesse,  et  furent  de  nouveau  reçus  dans 
l'Eglise  (A,  Launay,  Hist.  de  la  Société  des  Missions 
étrangères,  t.  II,  p.  Si^-Sig). 

Un  mot  seulement  sur  l'intolérance  hollandaise. 
Nous  avons  vu  la  part  qu'elle  eut  dans  les  persécu- 
tions du  Japon.  Elle  fit,  au  xvir  siècle,  des  martyrs 
partout  où  les  Hollandais  établirent  des  colonies. 
Eln  1629,  un  Jésuite,  le  P.  Gilles  d'Abreu,  destiné  aux 
missions  du  Japon,  est  capturé  avec  le  navire  qui  le 
portait  :  emprisonné  à  Batavia,  capitale  de  l'ile  de 
Java,  qui  appartenait  alors  aux  Hollandais,  il  y 
meurt,  en  i638,  sous  les  coups  de  ses  geôliers.  En 
i658,  un  autre  Jésuite,  le  P.  Caldero,  est  décapité 
pour  n'avoir  pas  dénoncé  un  complot  qu'il  connais- 
sait seulement  par  les  confidences  inviolables  de  la 
confession  (J.  Emerson  Tbnnent,  Cliristianity  in 
Ceylan,  p.  4o).  A  Jatïna,  dans  la  même  île,  en  1690, 
trois  cents  catholiques  indigènes  avaient  été  arrêtés 
par  l'ordre  du  commissaire  hollandais,  "Van  Rhée, 
au  moment  oii,  le  jour  de  Noël,  ils  allaient  assister 
à  la  messe  de  minuit.  Parmi  ceux-ci  était  un  riche 
Indien,  Pedro,  de  la  caste  des  "Vellalas.  Jadis,  par 
ambition,  il  s'était  fait  protestant;  puis,  j-epentant, 
il  était  revenu  au  catholicisme.  Van  Rhée  le  somma 
de  retourner  à  l'hérésie,  et,  sur  son  refus,  le  lit  battre 


de  verges  si  cruellement  que,  rapporté  évanoui 
dans  la  prison,  il  y  mourut  le  jour  même.  Les  sept 
autres,  non  moins  persévérants  dans  leur  refus  d'ab- 
jurer, furent  condamnés  à  un  emprisonnement  per- 
pétuel, et,  occupés  à  de  durs  travaux,  moururent 
bientôt  de  fatigue  et  de  misère. 

Disons  à  ce  propos  que  Michelet,  dans  sa  fantas- 
que et  haineuse  Histoire  de  France,  reproche  à  la 
Hollande  duxvii»  siècle  (t.  XV,  179,  p.  i853)  «  l'excès 
de  la  tolérance  1  »  11  est  vrai  que,  par  une  curieuse 
contradiction,  il  la  loue  d'avoir,  lors  des  négocia- 
tions pour  la  paix  de  Nimègue,  refusé  à  Louis  XIV 
de  rendre  la  liberté  au  culte  catholique  (p.  i63  et 
206). 

6.  Abyssinie.  —  Le  christianisme  pénétra  dans 
l'ancienne  Ethiopie  vers  le  milieu  du  quatrième  siè- 
cle. Un  de  ses  premiers  missionnaires,  Frumence, 
fut  consacre  évéque  par  saint  Athanase.  Une  seconde 
mission  évangélisa  le  pays  avec  grand  succès  vers 
la  fin  du  siècle  suivant;  mais  probablement  ces  nou- 
veaux missionnaires  appartenaient  à  l'hérésie  mo- 
nophysite.  Un  troisième  groupe  de  missionnaires 
est  signalé  au  sixième  siècle.  C'est  au  commence- 
ment de  ce  siècle  que  se  place  l'expédition  du  roi 
abyssin  Elesbaan,  traversant  la  mer  Rouge  pour 
aller  venger  les  nombreux  martyrs  himyarites  du 
Yémen,  mis  à  mort  en  haine  du  christianisme  par 
un  tyran  juif  (voir  les  Acta  Sanctorum,  octobre, 
t.  X,  p  721  ;  DucHÉSNE,  Eglises  séparées,  1898,  p.  317- 
327  ;  Rubens  Duval,  Anciennes  littératures  chrétien- 
nes. La  littérature  syriaque,  1899,  p.  i48-i52). 

Depuis  la  fin  du  sixième  siècle  jusqu'au  douzième, 
on  ne  sait  à  peu  près  rien  de  l'Eglise  d'Abyssinie.  On 
connaît,  du  treizième  siècle  au  quinzième,  un  mou- 
vement religieux  qui  produisit,  dit-on,  des  théolo- 
giens remarquables,  mais  toujours  dans  le  sens  de 
l'hérésie  et  du  schisme  (voir  Guidi,  art.  Abyssinie, 
dans  le  Dict.  d'histoire  et  de  géographie  ecclésias- 
tiques, t.  I,  col.  ai3).  Vers  la  fin  du  treizième  siècle, 
une  mission  de  douze  Dominicains  fut  envoyée  dans 
le  Tigre,  et  ramena  de  nombreux  chrétiens  au  ca- 
tholicisme. Mais  l'intolérance  hérétique  intervint, 
une  persécution  violente  fut  suscitée  contre  les  mis- 
sionnaires et  leurs  convertis,  et  les  douze  Domini- 
cains furent  martyrisés. 

Au  seizième  siècle,  les  Jésuites  entreprirent  à  leur 
tour  la  conquête  religieuse  de  l'Abyssinie.  On  pos- 
sède, rédigée  en  portugais,  la  relation  du  martyre 
d'Abraham  Georges,  S.  J.,  Maronite  de  naissance, 
qui,  en  1695,  se  dirigeant  vers  l'Abyssinie,  fut  arrêté 
à  Massouah  par  le  gouverneur  tui-c,  et,  sur  son  re- 
fus d'embrasser  la  religion  musulmane,  mourut  dé- 
capité :  fudit  sanguinem  in  argumentum  fidei,  vicit 
Maumetem,  sed  more  martyrum  cadendo,  dit  une 
inscription  composée  en  son  honneur  (Rabbath,  Do- 
cuments inédits,  t.  I,  p.  174  et  3i5).  D'autres  mission- 
naires de  la  Compagnie  de  Jésus,  de  nationalité 
portugaise,  parvinrent  au  dix-septième  siècle  en 
Abj'ssinie,  et,  après  avoir  eu  le  bonheur  d'y  ramener- 
à  l'orthodoxie  de  nombreux  fidèles,  eurent  la  gloire 
d'y  verser  leur  sang  pour  la  foi.  «  Un  édit  de  pros- 
cription condamna  au  bannissement  ou  à  la  mort  1& 
patriarche  catholique,  tous  les  missionnaires  por- 
tugais et  les  prêtres  indigènes.  Presque  tous,  avec 
une  foule  d'Abyssins  demeurés  fidèles,  ils  périrent, 
en  1640,  dans  des  scènes  horribles,  où  le  fanatisme 
et  la  fureur  atteignirent  le  paroxisme  de  la  folie.  » 
(Coulbbaux,  dans  Les  Missions  catholiques  françai- 
ses, t.  II,  p.  i4) 

Les  Franciscains,  aussi,  cueillirent  sur  cette  terre- 
schismatique  la  palme  du  martyre.  Les  premiers  de 
leurs  missionnaires  furent  décapités  à  Souakim,  et. 


i85 


MARTYRE 


486 


eurs  têtes  portées  à  l'empereur  Basilidcs.  Envoyés 
;n  Afrique  par  la  fameuse  «  Eminence  grise  »,  le 
'.  Joseph  du  Tremblay,  d'autres  Franciscains,  les 
'P.  Agathangeet  Cassien,  furent,  en  i638,  condamnés 
i  mort  par  le  même  prince  :  on  les  pendit  avec  la 
:orde  franciscaine  et,  comme  ils  respiraient  encore, 
a  foule  les  acheva  en  leur  jetant  des  pierres.  Des 
iignes  merveilleux  ont  suivi  leur  martyre.  Ils  ont 
!té  licaliliés  par  Léon  XIII  en  igo'i  (voir  Ladislas  de 
Vannes,  Deux  martyrs  capucins,  les  SB.  Agathange 
ie  Vendôme  et  Cassien  de  Nantes,  Paris,  igoS).  Trois 
lutres  missionnaires  franciscains,  après  avoir  réussi 
i  s'implanter  sur  les  monts  du  Oualkaït,  et  à  y  tra- 
railler  dans  le  silence,  sous  le  règne  et  grâce  à  la 
'aveur  du  roi  Jostos,  furent  lapidés  en  pleine  place 
publiqucdeGondar,  en  1762  {Les  Missions  catholiques 
''rançaises,  t.  II,  p.  iii-a6). 

Le  xix'  siècle  vit  aussi  en  Abyssinie  des  confes- 
seurs et  des  martyrs.  Jaloux  des  succès  apostoliques 
le  Mgr  de  Jacobis,  l'ubouna  Salama,  évèque  copte 
le  Gondar,  suscita  contre  les  catholiques  une  vio- 
ente  persécution.  «  Elle  fit  blendes  ravages  dans  le 
jercail  à  peine  formé,  et  fit  discerner  ceux  qui  étaient 
vraiment  catholiques  de  coeur.  Mais  les  robustes  pré- 
crèrent  l'exil,  et  trois  des  plus  distingués  les  chaînes 
il  la  torture.  D'autres  suivirent,  et  en  particulier 
ine  jeune  vierge  de  Gonala.  Oualette-Semaët,  «  flUe 
les  martyrs  »,  digne  de  ce  nom,  et  dont  le  courage 
;ous  les  verges  de  l'évêque  hérétique  rappelle  la 
'orce  surhumaine  de  Cécile  »  (ilnd.,  p.  28;  lettre  de 
\lgv  de  Jacobis,  i3  décembre  i853). 

Sous  le  règne  tyrannique  de  Théodoros,  la  persé- 
;ution  redouble  de  violence.  Mgr  de  Jacobis  dut  se 
•éfugier  à  Massouah  ;  cinq  ecclésiastiques  indigènes 
"urent  emprisonnés  par  le  cruel  et  dissolu  Salama. 
Quatre  d'entre  eux  purent  être  délivrés  après  plu- 
sieurs mois  de  captivité  ;  l'autre,  l'abba  GebraMichatl, 
fut  conduit  au  camp  de  Théodoros.  «  Ce  fut  pour 
iui  le  martjre,  mais  un  martyre  remarquablement 
glorieux  et  extraordinaire.  Des  tortures  où  tous  les 
lémoins  le  croyaient  resté  mort  sur  place,  il  se  rele- 
v'ait  paisiblement,  sans  aucune  trace  des  coups  de 
rouets  et  des  plaies  sanglantes.  La  foule  émerveillée 
;riait  au  miracle,  et,  dans  ses  chaînes,  garrotté  et 
humilié,  le  vénérait  comme  un  saint  que  déjà  Dieu 
'loriliait.  Cependant,  traîné  dans  les  fers,  à  la  suite 
des  hordes  impériales,  du  Sémien  jusque  dans  le 
Lasta,  il  avait  perdu  ses  forces  :  épuisé  de  fatigues, 
iccablé  de  coups,  anéanti  par  la  dysenterie,  il  mou- 
rut dans  le  camp  de  Tliéodoros,  sur  les  monts  Lasta, 
le  i3  juillet  i855.  »  (Iliid.,  p.  27.) 

Ce  n'est  que  sous  le  règne  réparateur  de  Ménélik, 
à  partir  de  1889,  que  le  catholicisme  put  de  nouveau 
se  répandre  librement  en  Abyssinie  et  dans  le  pays 
des  Gallas. 

Voir  encore  Demimuid,  Vie  du  t'énérable  Justin  de 
Jacobis,  Paris,  igo6,  et  Histoire  de  la  fondation 
d'une  mission  catholique  au  X/A'  siècle,  dans  Revue 
pratique  d'Apologétique,  igi5  ;  Massaïa,  /  miei  tren- 
tacinque  anni  di  missione  dell'alta  Etiopia,  Rome, 
i885-i888  ;  Froidevaux,  Abyssinie  (missions  au  XIX' 
sièclel,  dans  Dict.  d'histoire  et  de  géographie  ecclé- 
siastiques, t.  I,  col.  227-235. 

7.  Afrique  centrale.  —  L'Afrique  fut  toujours  la 
terre  des  martyrs.  Aucune  contrée  de  l'Empire 
romain  n'en  compta  un  aussi  grand  nombre  que  les 
provinces  atricaines,  et  les  Vandales  ariens  y  répan- 
dirent, au  vie  siècle,  le  sang  chrétien  avec  autant  de 
profusion  que  les  anciens  persécuteurs.  Quand  les 
invasions  musulmanes  y  eurent  effacé  toute  trace  de 
christianisme,  de  nombreux  Européens  et  même  des 
indigènes  convertis  moururent  pour  le  Christ  dans 


les  divers  Etats  barbaresques.  On  vient  de  voir  les 
martyrs  faits  depuis  le  xin'=  siècle  jusqu'à  une  épo- 
que avancée  du  XIX»  dans  l' Abyssinie  schismalique. 
La  persécution  avait  à  peine  cessé  dans  cette  contrée 
à  demi  civilisée,  qu'elle  éclatait  au  centre  du  conti- 
nent africain  :  nous  y  rencontrons  des  martyrs  qui, 
malgré  les  différences  de  couleurs,  d'époques  et  de 
races,  rappellent,  par  les  sentiments  et  le  courage, 
ceux  des  premiers  siècles. 

Les  Pères  blancs  du  cardinal  Lavigerie  ont  péné- 
tré en  1879  dans  le  royaume  de  l'Ouganda,  au  nord 
du  lac  Nyanza,  voisin  des  sources  du  Nil.  Les  proles- 
tants et  les  musulmans  s'y  disputaient  les  âmes  des 
Noirs,  fétichistes,  mais  remarquablement  intelligents, 
(]ui  peuplaient  ces  régions.  Malgré  de  premiers  suc- 
cès d'évangélisation,  les  missionnaires  catholiques 
furent  bientôt  obligés  de  se  retirer.  Ils  revinrent  en 
i885:  un  nouveau  roi,  Mouanga,  proclama  la  liberté 
religieuse  ;  de  ncunbreuses  conversions  s'opérèrent. 
Mais,  effrayé  par  les  menées  des  Anglais  et  des 
Allemands  sur  la  côte  du  Zanzibar,  il  changea  d'idée, 
et  résolut  d'anéantir  le  christianisme.  J'emprunte 
à  Mgr  Le  Roy,  supérieur  des  Pères  du  Saint-Esprit, 
le  récit  de  la  persécution,  qui  d'abord  atteignit  les 
seuls  catholiques: 

«  La  première  victime  fut  Joseph  Mkaça,  chef  des 
pages  et  conseiller  du  roi. . .  Il  fut  condamné  à  mort, 
et,  afin  qu'il  ne  pût  pas  l'attaquer  au  tribunal  de 
Dieu,  Mouanga  fit  tuer  un  autre  de  ses  gardes  et 
mêler  soigneusement  les  cendres  des  deux  victimes. 
Les  deux  néophjtes  édiCèrentlesbourreaux  par  leur 
grandeur  d'âme.  Quelques  jours  plus  tard,  le  roi  per- 
çait lui-même  de  sa  lance  un  chrétien  surpris  à  ins- 
truire un  de  ses  compagnons...  Le  16  novembre,  il 
passa  la  revue  de  ses  pages  :  «  Que  ceux  qui  ne 
prient  pas  avec  les  Blancs  passent  de  ce  côté.  »  Trois 
pages  seulement  lui  obéirent  ;  ils  étaient  païens.  «  Je 
vais  vous  faire  mourir  »,  dit-il  aux  autres.  —  «  Maî- 
tre, nous  sommes  prêts.  »  Déconcerté,  le  monarque 
remit  l'exécution  à  plus  tard. 

«  Pendant  les  nuits  suivantes,  les  catéchumènes, 
qui  avaient  à  peu  près  fini  ieur  temps  de  probation, 
vinrent  demander  le  baptême.  11  y  en  eut  jusqu'à 
io5  régénérés  en  une  semaine.  D'autres  venaient 
recevoir  le  pain  des  forts  pour  se  préparer  au  sup- 
plice du  lendemain.  Comme  à  l'époque  des  catacom- 
bes, les  nuits  se  passaient  en  prières  et  en  pieux 
entretiens. 

«  Le  a6  mai,  on  conduisit  les  jeunes  pages,  au 
nombre  d'une  trentaine,  sur  une  colline  où  étaient 
amassés  des  roseaux  secs.  Les  bourreaux  en  enve- 
loppèrent, à  pleines  brassées,  les  corps  de  chacune  des 
victimes  et  placèrent  les  uns  à  côté  des  autres  ces 
fagots  vivants.  On  y  mil  le  feu  du  côté  des  pieds, 
dans  l'espoir  qu'aux  premières  atteintes  de  la  flamme 
les  enfants  demanderaient  grâce.  Il  n'en  fut  rien,  cl 
leurs  voix  s'éteignirent  dans  de  pieux  cantiques. 
i(  Si  les  honneurs  des  saints  leur  sont  un  jour  défé- 
rés, s'écriait  Mgr  Lavigerie,  nous  pourrons  nommer 
les  martyrs  de  l'Ouganda  la  masse  noire,  pour  répon- 
dre à  la  dénomination  touchante  de  masse  blanche 
donnée  aux  martyrs  d'Utique  ensevelis  dans  la 
chaux,  au  temps  de  saint  Cyprien.  » 

d  Le  lendemain  de  cette  exécution,  c'était  André 
Kagoua,  un  des  grands  chefs  du  pays, et  jusqu'alors 
l'ami  intime  du  roi,  qui  était  livré  au  bourreau  pour 
avoir  converti  au  christianisme  le  fils  du  premier 
ministre.  Du  reste,  tous  les  chrétiens  de  la  cour 
étaient  condamnés,  et,  l'heure  du  supplice  ne  dépen- 
dant que  des  caprices  de  Mouanga,  les  exécutions 
se  succédaient  assez  rapidement.  »  (Mgr  Le  Roy, 
dans  les  Missions  catholiques  françaises,  t.  V,  p. 
436-438) 


487 


MARTYRE 


488 


Les  vingt  années  qui  suivirent  furent  très  agitées. 
En  1881,  Mouanga  est  détrôné  par  les  musulmans. 
Tous  les  chrétiens,  catholiques  et  protestants,  sont 
expulsés.  Mouanga,  fugitif,  leur  fait  appel  et,  aidé 
par  eux,  reprend  le  pouvoir.  Mais  les  protestants, 
appuyés  par  la  Compagnie  anglaise  de  l'Est  africain, 
lui  font  accepter  leur  prépondérance,  et  deviennent 
persécuteurs  à  leur  tour.  Les  catholiques  sont,  en 
1892.  exilés  dans  la  province  de  Bouddou,  la  plus 
pauvre  du  pajs.  Ils  y  prospèrent,  et,  dans  cette  région 
désolée,  se  fonde,  sous  la  direction  des  Pères  blancs, 
une  mission  florissante. Ilseurent  encore,  cependant, 
beaucoup  à  souffrir  pendant  la  période  de  troubles 
et  de  guerres  qui  se  termine  par  l'établissement  défi- 
nitif du  protectorat  anglais  dans  tout  l'Ouganda. 
Mais,  à  partir  de  cet  établissement,  ils  connurent 
enlin,  complète  et  assurée,  la  liberté  religieuse. 

«  Née  dans  le  sang  des  martyrs,  écrit  Mgr  Le  Roy, 
aguerrie  par  vingt  années  de  persécutions  sanglan- 
tes ou  sournoises,  la  jeune  Eglise  de  l'Ouganda  est 
douée  d'une  vitalité  extraordinaire,  peut-être  unique 
au  monde.  Nulle  part  l'action  du  Saint-Esprit  n'est 
aussi  visible  et  aussi  féconde.  L'esprit  de  prosélytisme 
et  l'intensité  de  la  vie  surnaturelle  des  Bagandas  chré- 
tiens semblent  transporter  le  missionnaire  aux  plus 
beaux  temps  de  la  primitive  Eglise.  »  (Ibid.,  p.  455) 

La  solidité  de  ces  chrétiens  nègres  avait  été  rendue 
plus  grande  par  les  règles  qui  dirigent  leur  évangé- 
lisation,  et  qui  semblent  empruntées  aussi  aux 
règlements  du  christianisme  primitif.  Ce  ne  sont 
pas  des  néophytes  rapidement  admis  au  baptême  : 
ils  ont  été  formés  par  une  longue  préparation, 
comme  aux  premiers  siècles  de  l'Eglise.  En  envoyant 
les  Pères  blancs  évangéliser  l'Afrique  équatoriale, 
Mgr  Lavigerie  leur  imposa  ces  règles  :  a  J'exige  que, 
sauf  le  cas  de  mort,  les  futurs  chrétiens  passent  au 
moins  deux  ans  dans  l'ordre  des  postulants,  puis 
deux  autres  dans  celui  des  catéchumènes,  et  que  ce 
ne  soit  qu'au  bout  de  quatre  années  au  moins  qu'on 
puisse  leur  conférer  le  baptême,  s'ils  offrent  des 
garanties  morales  sérieuses  de  persévérance.  » 
(/i(W.,p.  396) 

On  signale  une  curieuse  et  touchante  exception  à 
cette  règle  : 

«  Un  jeune  catéchumène  vint  solliciter  des  Pères 
la  grâce  d'un  baptême  immédiat.  Le  malheureux 
avait  commis  le  crime  de  lèse-majesté  le  plus  étrange 
que  l'on  puisse  rêver  :  il  était  devenu  père  de 
deux  jumeaux.  Pareil  fait  était  considéré  chez  les 
Bagandas  comme  constituant  un  sortilège  funeste 
pour  le  roi.  L'auteur  de  ce  a  sort  »  singulier  devait, 
pour  en  conjurer  l'effet,  offrir  un  sacrifice  ;  or,  le 
jeune  converti,  n'ayant  pas  voulu  accomplir  cet  acte 
idolàtrique,  encourait  le  risque  de  la  peine  capitale.  » 
(E.  Layer,  Les  Pères  blancs  et  la  civilisation  dans 
l'Ouganda,  Rouen,  1909,  p.  28;  extrait  du  Précis  de 
l'Académie  des  Sciences,  Belles-Lettres  et  Arts  de 
Rouen) 

8.  Amérique.  —  «  Les  noms  qui  apparaissent  au 
début  de  l'histoire  religieuse  de  l'Amérique  méridio- 
nale sont  espagnols  ou  portugais...  Les  PP.  Gon- 
zalez et  Rodriguez  furent  tués  dans  les  forêts  de 
Garo,  à  coups  de  macana,  le  i5  novembre  1628,  et, 
deux  jours  après,  le  P.  Jean  de  Castillo,  leur  compa- 
gnon, était  également  massacré.  En  iC34,  les  Indiens 
Guapalaches  mettent  à  mort  le  P.  de  Espinosa.  Le 
aS  avril  i635,  le  P.  Christophe  de  Mendoza  mourut 
dans  les  tortures.  Osario  et  Ripario  furent  les  victi- 
mes de  la  férocité  des  Chiriguanes,  Solnies  et  Zarale 
de  celle  des  Tobas  et  des  Macobis,  Nicolas  Mascaroli 
de  celle  des  Patagons.  »  (G.  de  Rochkmontkix,  dans 
Les  Missions  catholiques  françaises,  t.  VI,  p.  384.) 


C'est  également  sous  les  coups  des  tribus  sauva- 
ges, auxquelles  ils  apportaient  tout  ensemble  la  foi 
et  la  civilisation,  que  tombèrent  les  martyrs  del' Amé- 
rique du  Nord,  sur  lesquels  nous  sommes  plus  abon- 
damment renseignés. 

Lechristianisme  fut  répandu  au  Canada,  ou,  comme 
on  l'appelait  au  xvii'  siècle,  à  la  Nouvelle-France, 
par  les  Jésuites,  les  Sulpiciens,  les  prêtres  de  la 
Société  des  Missions  étrangères,  et,  au  xvui',  parles 
Capucins. 

Dans  leurs  courses  apostoliques  sur  les  rives  du 
Saint-Laurent  et  des  Grands  lacs,  les  Jésuites  versè- 
rent souvent  leur  sang  pour  la  foi.  Bien  reçus  de 
plusieurs  peuplades,  et  particulièrement  des  Hurons, 
ils  avaient  trouvé  au  contraire  dans  les  Iroquois  leurs 
ennemis. En  i64i,  le  P.  Buteux  est  blessé  par  ceux-ci 
de  deux  balles,  puis  achevé  à  coups  de  hache  et  jeté 
à  l'eau,  alors  qu'il  visitait  une  tribu  convertie  des 
environs  de  Québec  {ibid.,  p.  aS).  L'année  suivante, 
commence  le  terrible  et  glorieux  martyre  du 
P.  Jogues. 

a  II  revenait  à  Québec  par  Ottawa  et  le  Saint-Laurent 
en  compagnie  du  guerrier  Ahositari  et  d'une  troupe 
de  Hurons  chrétiens.  Ahositari  était  ce  chef  indigène 
qui,  après  avoir  été  baptisé,  avait  enrôlé  une  troupe 
de  convertis,  sauvages  comme  lui,  et  parcourait  la 
région  en  s'écriant  :  «  Efforçons-nous  de  faire  em- 
brasser la  foi  de  Jésus  au  monde  entier.  »  Tout  à 
coup  une  bande  de  Bohawks  fond  sur  la  petite  troupe. 
Ahositari  est  saisi  et  condamné  à  être  brûlé  vif.  Atta- 
ché à  un  poteau,  il  chante  des  cantiques  jusqu  à  ses 
derniers  moments.  Un  jeune  novice,  René  Goupil,  est 
tué  d'un  coup  de  tomawak,  et  le  Père  Jogues  est 
autorisé,  à  cause  de  ses  infirmités,  lui  dit-on,  à  cir- 
culer dans  la  tribu.  Son  martyre  n'en  devait  être  que 
plus  long  et  plus  terrible.  Pendant  quatre  ans,  il 
connut  tous  les  genres  de  torture.  On  lui  arracha  les 
cheveux  et  les  ongles  jusqu'à  la  racine  ;  on  lui  coupa 
les  doigts,  phalange  par  phalange.  Des  Hollandais 
payèrent  sa  rançon.  11  se  rendit  à  Rome,  et  demanda 
au  Souverain  Pontife  (Innocent  XI)  une  dispense 
pour  pouvoir  célébrer  la  messe  avec  ses  mains  mu- 
tilées. Le  Pape  lui  accorda  volontiers  la  permission 
demandée.  «  Il  ne  serait  pas  juste,  dit-il,  qu'un  mar- 
tyr de  Jésus-Christ  fut  privé  du  bonheur  de  boire  le 
sang  de  Jésus-Christ  u,  indignuin  esset  Cliristi  mar- 
tyrem  non  bibere  Cliristi  sanguinem.  Jogues  retourna 
en  Amérique,  y  souffrit  encore  une  fois  la  torture,  et 
fut  enfin  mis  à  mort  par  les  Iroquois,  le  18  octo- 
bre 1646.  On  raconte  que  son  bourreau,  touché  de 
la  grâce  à  ses  derniers  moments,  mourut  chrétien.  » 
(F.  MoDRRKT,  Histoire  générale  de  l'Eglise,  t.  VI, 
p.  214.  Voir  Lallemant,  S.  J.,  Relation  de  ce  qui  s'est 
passé  de  plus  remarquable  es  missions  des  Pères  de 
la  Compagnie  de  Jésus  en  la  Nouvelle  France,  en 
l'année  16i7,  reproduite  dans  Leclêrcq, /.e5  Martyrs, 
t.  IX,  p.  214-271) 

Deux  ans  après,  les  Tsonnoutouans  tombent  à 
l'improviste  sur  les  Hurons  chrétiens,  détruisent  et 
incendient  les  villages,  massacrent  hommes,  femmes, 
enfants.  Le  P.  Daniel  est  tué  au  bourg  de  Saint- 
Joseph.  A  Saint-Ignace,  les  PP.  de  Brébeuf  et  Gabriel 
Lallemant  sont  liés  à  un  poteau  ;  alênes  brûlantes, 
haches  rougies,  tisons  ardents,  eau  bouillante,  tout 
est  réuni  pour  les  tourmenter.  On  leur  fend  la  bou- 
che, on  leur  coupe  le  nez,  la  langue,  la  chair  ;  enGn, 
on  les  grille  à  petit  feu  dans  une  écorce  de  sapin. 
Le  Père  de  Brébeuf  expire  le  16  et  le  Père  Lallemant 
le  17  mars  i648.  Au  village  de  Saint-Jean,  le  Père 
Garnier  est  atteint  de  deux  balles  et  achevé  à  coups 
de  hache.  Le  lendemain,  le  P.  Noël  Chabanel  est  tué 
par  un  Huron  apostat.  En  1698,  le  P.  Delmas  est 
tué  par  les  sauvages  dans  le  voisinage  de  la  baie  ' 


489 


MARTYRE 


490 


d'Hudson.     {Les    Missions    catholiques     françaises, 
t.   VI,  p.  29,  36.) 

Il  existe  deux  relations  contemporaines  du  martyre 
du  P.  de  Brébeuf  et  du  P.  Lallemant.  On  les  trouvera 
dans  Lecleucq,  t.  IX,  p.  273-283.  L'une  d'elles  raconte 
que  les  bourreaux  du  P.  de  Brébeuf  buvaient  avi- 
dement son  sang  tout  chaud,  dans  l'espoir  de  devenir 
courageux  comme  lui  :  nous  avons  rencontré  des 
faits  analogues  dans  l'histoire  des  persécutions  asia- 
tiques. L'autre  rappelle  ce  qui  a  déjà  été  rapporté 
d'autres  martyrs,  à  propos  de  l'assistance  person- 
nelle du  Christ  pendant  leurs  soullrances  : 

0  Dans  le  plus  fort  de  ces  tourments,  le  Père  Ga- 
briel Lallemant  levoit  les  yeux  au  ciel,  joignant  les 
mains  de  fois  à  autres  et  jetant  des  soupirs  à  Dieu 
qu'il  invoquoit  à  son  secours.  Le  Père  Jean  de  Bré- 
beuf souffroit  comme  un  rocher,  insensible  aux  feux 
et  aux  tlammes,  sans  pousser  aucun  cry  et  demeu- 
rant dans  un  profond  silence  qui  estonnoit  ses  bour- 
reaux mesmes;  sans  doute  que  son  coeur  reposoit 
alors  en  son  Dieu.  Puis  revenant  à  soy,  il  preschoit 
à  ces  intidèles  et  p  lus  encore  à  quantité  de  bons  chres- 
tiens  captifs  qui  avoient  compassion  de  luy.  »  (Lb- 
CLEHCQ,  t.  IX,  p.  281) 

Les  Sulpiciens  s'installèrent  vers  le  milieu  du 
XVII"  siècle  à  Montréal,  dont  ils  sont  les  vrais  fonda- 
teurs. Tout  de  suite  ils  eurent  des  martyrs.  Un  de 
leurs  missionnaires,  M.  Lemaître,  fut  décapité  à  Vil- 
lemarie  par  les  Iroquois,  le  ag  aovit  1661 ,  jour  de  la 
Décollation  de  saint  Jean-Baptiste.  Les  sauvages  en- 
veloppèrent sa  tète  dans  un  mouchoir,  et  l'empor- 
tèrent dans  leur  pays.  «  Tous  les  traits  de  son  visage 
demeurèrent  empreints  sur  ce  mouchoir,  écrivirent 
les  Hospitalières  de  Montréal  à  leurs  sœurs  de  France, 
sn  sorte  que  plusieurs  des  nôtres,  qui  étaient  pri- 
sonniers dans  leur  pays,  le  reconnurent  parfaite- 
nent.  n  On  ajoute  que  «  le  sauvage  qui  lui  avait 
ranehé  la  tête,  et  qui  s'appelait  Hoandoron,  eut  le 
jonheur  de  se  convertir,  et  de  mourir  à  la  maison  des 
jrétres  de  Saint-Sulpice,  aussi  chrétiennement  qu'il 
ivait  vécu  depuis  son  baptême  ».  Peu  après,  un  autre 
Julpicien,  M.  Vignal,  fut  pris  dans  l'Ile-la-Pierre, 
nassacré  et  mangé  par  les  sauvages  (Faillon,  Vie 
le  M.  Olier,  Paris,  i853,  t.  II,  p.  507-608  et  5i6). 

Au  XVIII'  siècle,  jusqu'à  l'heure  où  la  conquête  du 
!^anada  par  l'Angleterre  en  1763,  puis  la  suppression 
les  Jésuites  dix  ans  plus  tard,  amenèrent  la  ruine 
les  Missions  établies  chez  les  sauvages,  celles-ci  se 
iontinuent  surtout  au  nord  et  à  l'ouest  des  Grands 
acs,  et  dans  les  peuplades  répandues  sur  l'une  et 
'autre  rive  du  Mississipi,  de  la  source  à  l'embouchure 
lu  fleuve,  a  Les  prêtres  des  Missions  étrangères  s'oc- 
iupent  des  Tamarois  et  des  Kaokias;  les  Capucins 
ravaillent  à  Mobile,  à  la  Nouvelle-Orléans,  à  la 
Jalize,  aux  Natchez  et  aux  Apalaches;  enûn  les  Jé- 
iuites  évangélisent  les  Outrouais,  lesSioux,  les  Mia- 
nis,  les  Péorias  et  les  Illinois;  puis,  dans  la  vallée 
lu  Mississipi,  les  Kaskaskias,  les  Artansas,  les  Met- 
:higamias,  les  Yasons,  les  Chicachas,  les  Alibamous, 
es  Chactas,  Ouabache  et  la  Nouvelle  Orléans.  Ces 
ilissions  ont  été  plusieurs  fois  arrosées  du  sang  des 
nartyrs.  Deux  prêtres  des  Missions  étrangères, 
tIM.  Gaston,  envoyé  par  le  séminaire  de  Québec,  et 
iuisson  de  Saint-Côme  sont  massacrés  par  les  sau- 
'ages.  La  Compagnie  de  Jésus  fournil  aussi  son  con- 
ingent  :  le  Père  Gravier  est  tué  par  les  Péorias;  le 
'.  du  Poisson  par  les  Natchez;  le  P.  Souel  par  les 
f asous  ;  le  P.  Chénat,  par  les  Ghicatas,  et  le  P.  Pierre 
^ulneaupar  les  Sioux.  »  (C.  nu  Rochkmontbix,  dans 
jBS  Missions  catholiques  françaises,  t.  VI,  p.  4o) 

9.  Océanie.  —  Les  prédicanls  wesleyens  introdui- 
irent  le  protestantisme  aux  îles  Sandwich  en  1820. 


Le  roi  l'embrassa;  ses  successeurs  devinrent,  comme 
lui,  d'ardents  sectaires.  Plusieurs  fois  les  mission- 
naires catholiques,  appartenant  à  la  Société  des  Sacrés- 
Cœurs  de  Picpus,  se  virent  exilés  de  l'archipel  ha- 
vaïen.  Les  convertis  indigènes  furent  surtout  violem- 
ment persécutés.  La  persécution  n'alla  pas  jusqu'au 
sang,  mais  elle  suscita  des  dévouements  admirables 
et  d'intrépides  professions  de  foi. 

En  i83o,  plusieurs  femmes  sont  jetées  en  prison 
pour  avoir  refusé  de  se  servir  d'un  livre  de  prières 
protestant.  On  les  laissa  trois  jours  sans  nourriture. 
L'une  d'elles  était  récemment  accouchée  :  son  sein 
tari  n'avait  plus  de  lait  pour  son  enfant.  Ses  com- 
pagnes se  privèrent  pour  la  nourrir.  Elles  la  portaient 
sur  leurs  épaules  quand  elle  ne  pouvait  plus  marcher. 
Elle  mourut,  épuisée  par  la  souffrance  et  les  travaux 
forcés.  Une  catholique  adopta  son  petit  enfant.  «  En 
lisant  ce  trait  touchant,  écrit  un  missionnaire,  ne 
pense-t-on  pas  tout  naturellement  à  sainte  Perpétue 
et  aux  persécutions  de  la  primitive  Eglise?  » 

Quelques    années    plus    tard,    sous    le   règne    de 
Kaniéaméa  III,  la  persécution  redouble  de  violence. 
Elle  est  attisée  par  deux  ministres  wesleyens.  Ri- 
chards   et  Bingham.  Ceux  qui  demeuraient  fermes 
dans    la    foi  catholique    étaient    conduits    au   port 
d'Honolulu,  et  mis  en  prison.  Là,  on  les  enchaînait 
deux  à  deux  par  les  poignets  et  par  les  pieds,  on  les 
suspendait   au  haut  des   cloisons  qui  formaient  la 
séparation  des  cellules.   Un  journal   prolestant,    la 
Sandi'ich   Islands  Gazette  du  29  juin   i83g,   raconte 
la  courageuse  confession  de  deux  femmes,  Julienne  et 
Marie-Madeleine,   arrêtées    «    sous  l'inculpation   du 
crime  de  catholicisme  ».  Le  soir  venu,  dit-il,  «  ordre 
fut    donné    de    les   mettre  à   la  torture  jusqu'à   ce 
qu'elles  eussent  renié  leurs  croyances.  Alors  com- 
mença une  scène  de  cruauté  que  nulle  description  ne 
saurait  reproduire  et  dont   nous  garantissons  l'ef- 
froyable réalité,  défiant  qui  que  ce  soit  de  démentir 
nos   paroles.  Conduites   au   port,  à  cinq   heures  de 
l'après-midi,  les  deux  pauvres    prisonnières   furent 
alternativement  sommées  de  renoncer  à  la  religion 
catholique  et  d'embrasser  la  religion  de  Bingham. 
Elles  répondirent  par  un  refus,  préférant  les  tour- 
ments et  la  mort  à  l'apostasie.  Alors  la  plus  âgée  des 
deux  fut  traînée  sous  un  arbre  mort;  ses  bras  furent 
attachés  à  l'une  des  branches  avec  des  menottes  de 
fer,  en  sorte  que  la  malheureuse  était  suspendue  par 
les  poignets,  l'extrémité  des  pieds  pouvant  à  peine 
effleurer  la  terre.  L'autre  fut  conduite  dans  une  mai- 
son dont  le  toit  descendait  assez  bas  sur  le  sol  ;  ses 
bras,  croisés  autour  d'une  poutre  en  saillie,  y  furent 
assujettis  par  des  menottes  de  fer,  à  une  hauteur  de 
six  pieds.   Dans  cette  position,  on   lui  attacha    les 
|)ieds  avec  une  chaîne,  et  sa  face,  tournée  du  côté  de 
la  toiture,  s'en  trouvait  tellement  rapprochée  que  les 
épines  mêlées  parmi  le  chaume  la  mettaient  tout  en 
sang.  Pendant   toute    la    nuit,    une    pluie   violente 
tomba  par  torrents   sur  les   deux  infortunées,  et  le 
lendemain,  quand  le   soleil  se  leva    dans    tout   son 
éclat,  quand  il  versa  du  haut  du  ciel  ses  plus  vives 
ardeurs,  ses  rayons  frappèrent  sur  la  tête  des  pau- 
vres patientes,  dont  les  forces  s'épuisaient  au  milieu 
des  horreurs  prolongées  de  tant  de  tortures.    Elles 
furent  trouvées  dans  cette  position  par  une  société 
nombreuse  de  résidents  étrangers  qui  visitèrent  le 
port  vers  onze  heures  du  matin,  et  qui  prirent   sur 
eux  de  les  délivrer.  Détachées,  les  mains  déchirées, 
la    tête   brillante,  elles  tombèrent   évanouies.   Leur 
tourment  avait  duré  dix-huit  heures,    et   probable- 
ment, sans  l'opportune  intervention  des  étrangers, 
elles  auraient    expiré   sur    place.   i>  (Traduit  par  le 
U.  P.  Alayahd,  dans  Les  Missions  catholiques  fran- 
çaises, t.  IV,  p.  28-24) 


491 


MATÉRIALISME 


492 


Imposée  par  la  France,  le  9  juillet  1889,  la  paix 
religieuse  finit  par  s'établir  et  se  consolider  dans 
l'archipel  havaien,et  le  nom  catholique  s'y  est  immor- 
talisé par  le  dévouement  de  l'apôtre  des  lépreux, 
le  P.  Damien. 

Deux  ans  plus  tard,  dans  l'île  de  Fontouna.l'Océa- 
nie  vit  mourir  son  premier  martyr,  un  religieux  Ma- 
risle,  le  P.  Glianel.  Il  avait  commencé  à  gagner,  à 
force  de  bonté  et  de  patience,  les  cœurs  de  la  popu- 
lation sauvage,  quand  s'émut  la  jalousie  des  chefs, et 
le  plus  puissant  d'entre  eux  résolut  d'arrêter  les  con- 
versions en  supprimant  l'apôtre.  Le  28  avril  i8i5i, 
ses  affiliés  envahirent  la  case  du  missionnaire,  le 
frappèrent  de  leurs  casse-têtes,  et  celui  qui  les  com- 
mandait l'acheva  d'un  coup  de  hache.  «  Au  même 
instant,  bien  que  le  ciel  fut  serein,  retentit  une  déto- 
nation formidable,  semblable  à  celle  d'un  violent 
coup  de  tonnerre.  Ce  fait  extraordinaire,  constaté 
par  de  nombreux  témoins,  jeta  les  habitants  de  l'ile 
dans  la  consternation.  Epouvantés,  les  meurtriers 
s'enfuirent  dans  la  forêt.  »  (Les  Missions  catlioliqiies 
françaises,  t.  IV,  p.  119) 

«  Qu'importe  qu'on  me  tue  ou  qu'on  me  laisse 
vivre  ?  avait  dit  le  P.  Chanel  ;  la  religion  est  plantée 
dans  l'île,  elle  ne  se  perdra  pas  par  ma  mort.  »  La 
prédiction  s'accomplit,  car,  dans  l'île  de  Fonlouna, 
maintenant  passée  sous  le  protectorat  français, 
existe  une  chrétienté  florissante,  et  de  grandes  fêtes, 
auxquelles  on  accourut  des  archipels  environnants, y 
célébrèrent,  en  1889,  la  béatification  de  son  premier 
ai)ôtre. 

Un  autre  point  de  l'Océanie  fut,  quelques  années 
plus  lard,  sanctifié  parle  martyre.  Le  1"''  décembre 
1845,  un  navire  français  débarque  dans  l'île  Isabelle, 
dépendant  de  l'archipel  Salomon,  plusieurs  mission- 
naires, appartenant  aussi  à  la  Société  de  Marie,  et 
ayant  à  leur  tête  le  vicaire  apostolique,  Mgr  Ecalle. 
Dès  qu'ils  eurent  mis  le  pied  sur  le  rivage,  une  troupe 
d'indigènes  se  précipita  sur  eux  :  Mgr  Ecalle  tomba 
frappé  d'un  coup  de  hache  ;  ses  compagnons,  quoique 
blessés,  parvinrent  à  le  ramener  au  navire,  où  il 
expira  le  lendemain.  Le  capitaine  voulut  tirer  ven- 
geance des  assassins  ;  mais  les  missionnaires  s'y 
opposèrent:  «  Nous  ne  voulons,  lui  écrivirent-ils, 
aucun  acte  de  représailles,  cela  étant  contraire  à  la 
nature  même  de  notre  mission,  qui  est  toute  de 
sacrifice  et  de  paix.  » 

L'année  suivante,  dans  l'île  San-Christoval,  du 
même  archipel,  trois  autres  Maristes,  les  Pères  Pajet 
et  Jacquet  et  le  Frère  Hyacinthe,  furent  aussi  mas- 
sacrés par  les  indigènes. 

Enfin,  en  i855,  un  prêtre  des  Missions  étrangères 
de  Milan,  le  P.  Mazucconi,  fut  également  martyrisé 
(R.  P.  Hervibr,  dans  Les  Missions  catholiques  fran- 
çaises, t.  IV,  p.  352,  354,  36o,  3g5). 

Conclusion.  —  Quand  on  parcourt,  même  aussi 
rapidement  que  nous  venons  de  le  faire,  l'histoire 
des  martjrs  des  Missions,  on  est  frappé  du  démenti 
donné  par  leur  dévouement  et  leur  sacrifice  à  l'or- 
gueilleuse théorie  de  l'inégalité  des  races  humaines, 
renouvelée  de  l'antiquité,  où  elle  servait  d'excuse  à 
l'esclavage,  et  remise  en  honneur  par  une  fausse 
science. 

Pour  les  missionnaires  de  la  foi  catholique,  il  n'y 
a  pas  de  races  supérieures  ou  inférieures,  parce  que, 
malgré  la  diversité  des  couleurs  et  des  traits,  quel 
que  soit  le  niveau  de  civilisation  ou  même  le  degré 
d'intelligence,  ils  ne  voient  que  des  âmes,  créées  par 
Dieu  et  rachetées  par  Jésus-Christ.  Ils  attestent  par 
leur  martyre  l'unité  de  l'espèce  humaine  et  l'univer- 
salité de  la  Rédemption.  Le  martyre  de  leurs  con- 
vertis en  est  une  autre  attestation,  tant  il  ressemble, 


même   parfois  jusque  dans  les  détails,   au   martyre 
des  chrétiens  des  civilisations  gréco-latines. 

Le  martyre  des  Missions  modernes  diffère  sur  un 
seul  point  du  martyre  des  Missions  antiques  :  sa 
fécondité  est  moindre  en  apparence.  Un  petit  nom- 
bre de  siècles  avait  sulli  pour  gagner  au  christia- 
nisme les  pays  qui  formaient  ou  avoisinaient 
l'Empire  romain  :  les  conquêtes  des  missionnaires 
qui  se  sont  répandus  sur  le  reste  du  monde,  dès  le 
Moyen-Age,  et  surtout  depuis  le  seizième  siècle,  ont 
été  Ijeaucoup  plus  lentes  et  beaucoup  moins  nom- 
breuses. Bien  des  blocs  compacts  de  bai-barie,  de 
superstition  et  de  paganisme  sont  à  peine  entamés. 

Mais  il  faut  se  souvenir  que  les  missionnaires  des 
trois  premiers  siècles  avaient  trouvé  dans  le  monde 
gréco-romain  l'unité  de  langue  et  de  gouvernement, 
la  monogamie,  l'absence  de  castes,  l'activité  intel- 
lectuelle, c'est-à-dire,  malgré  les  terribles  obstacles 
que  dressaient  devant  eux  les  passions  humaines  et 
la  cruauté  des  persécuteurs,  un  champ  plus  uni  que 
celui  qui  s'est  ouvert  devant  les  missionnaires  mo- 
dernes. Pour  avoir  planté  cependant  la  croix  sur 
tous  les  points  du  monde,  pour  lui  avoir  conquis 
non  seulement  des  millions  de  fidèles,  mais  encore, 
sous  toutes  les  latitudes,  des  milliers  ou  des  millions 
de  martyrs,  il  faut  que  leur  martyre  à  eux  aussi  ait 
été  bien  puissant,  et  que  le  miracle  de  la  Pentecôte 
se  soit  renouvelé  pour  eux  avec  une  merveilleuse 
efficacité. 

Quant  à  la  thèse  jadis  célèbre  De  paucitaie  mar- 
tyriim,  on  peut  affirmer  qu'elle  est  désormais  balayée 
de  l'histoire.  Une  science  mal  informée  avait  cru 
pouvoir  l'établira  propos  des  persécutions  romaines: 
nous  en  avons  démontré  l'inanité.  Aucun  sophiste 
n'essaierait  de  la  renouveler  pour  les  temps  écoulés 
depuis  la  fin  de  celles-ci  jusqu'à  nos  jours,  et  pour 
l'immensité  de  l'univers  maintenant  évangélisé.  On 
ne  peut  établir,  ici  encore,  aucune  statistique;  mais 
les  chiffres  partiels  qu'il  est  permis  d'entreAoir  çà 
et  là  sont  véritablement  énormes.  Le  lecteur  qui 
nous  a  suivi  a  pu  constater  l'immensité  de  la  «  nuée 
de  témoins  »  qui,  à  toutes  les  époques  et  de  tous  les 
points  du  globe,  s'est  élevée  jusqu'au  ciel. 

Paul  Allard. 

MATÉRIALISME.  —  De  toutes  les  acceptions 
de  ce  terme  dans  l'usage  courant,  seule  sa  significa- 
tion philosophique  sera  ici  retenue  :  ainsi  envisagé, 
le  Matérialisme  est  un  système  de  métaphysique 
d'après  lequel  toute  la  réalité  des  choses  se  réduit  à 
la  matière,  c'est-à-dire  à  cette  substance  étendue  qui 
constitue  notre  corps  et  les  corps  étrangers. 

I.  Exposé  historique.  —  II.  Forme  actuelle  :  le  mo- 
nisme de  Haeckel.  —  III.  Notes  critiques. 

I.  Exposé  historique.  —  Il  suffira  d'indiquer  ce 
que  fut  le  Matérialisme  d'après  Démocrite,  et  d'oà 
nous  vint  le  mouvement  matérialiste  au  xix'  siècle; 
plus  de  détails  sont  rendus  inutiles  par  l'immobilité 
de  cette  doctrine  à  travers  les  siècles. 

A)  Dkmochite  (v*  s.  av.  J.-C),  le  premier,  a  bâti  un 
système  matérialiste,  à  l'aide  de  matériaux  plus  an- 
ciens. En  tenant  compte  des  restes  de  ses  écrits  et  des 
renseignements  fournis  par  Aristole  et  Epicure,  on 
peut  reconstruire  son  système  comme  il  suit  : 

0  Tout  d'abord,  deux  principes  abstraits,  méta- 
physiques :  a)  le  principe  de  la  permanence  de  l'être  : 
Rien  ne  sort  du  néant,  et  rien  de  réel  ne  saurait  être 
anéanti;  mais  tout  changement  est  pur  assemblage 
ou  bien  séparation  de  parties  ;  —  b)  le  principe  de 
raison  :  Rien  n'arrive  par  hasard;  mais  tout  a  sa 
raison,  car  tout  arrive  nécessairement. 


193 


MATERIALISME 


494 


a)  Ensuite,  quelques  principes  concrets  de  phy- 
sique générale  :  a)  Il  n'y  a  de  réel  que  les  atomes  et 
le  vide;  doux  et  amer,  cliaud  et  froid,  etc...,  simples 
impressions  (opinions)  ;  ,3)  il  y  a  infiniment  d'atomes, 
et  ils  sont  de  formes  et  de  grandeurs  infiniment 
variées;  y)  toute  la  diversité  des  choses  tient  à  la  di- 
versité des  assemblages  d'atomes  :  diversité  de  for- 
mes, de  nombre  et  de  grandeurs;  à)  {activité)  les 
atomes  tombent  éternellement  à  travers  l'immensité 
de  l'espace.  Dans  celte  chute  éternelle,  les  atomes 
possèdent  des  vitesses  variées  comme  leurs  gran- 
deurs; de  là,  choc  des  atomes  plus  grands  sur  les 
atomes  plus  petits  qu'ils  trouvent  sur  leur  chemin. 
Comme  ces  chocs,  règle  générale,  ne  doivent  pas 
avoir  lieu  suivant  la  ligne  des  centres  et  que,  d'ail- 
leurs, les  atomes  sont  de  formes  diverses,  il  doit  se 
produire  des  mouvements  latéraux  et  des  mouve- 
ments de  rotation  (billard);  et  ces  mouvements  doi- 
vent s'enchevêtrer  de  plus  en  plus.  De  là,  une  infinie 
variété  d'assemblages  et  de  dislocations,  et  c'est,  en 
définitive,  toute  l'activité  et  tout  le  changement  réels. 

3)  Principes  de  psychologie.  L'âme,  comme  toutes 
choses,  est  formée  d'atomes;  ils  sont  subtils,  sphé- 
riques  et  lisses,  semblables  à  ceux  du  feu.  Ils  sont  de 
tous  les  plus  mobiles;  et  comme  ils  pénètrent  dans 
tout  le  corps,  leurs  mouvements  donnent  naissance 
aux  phénomènes  de  la  vie. 

L'àme,  dans  ce  système,  est  une  matière  spéciale, 
répandue  dans  tout  l'univers;  car  partout  il  y  a  cha- 
leur et  vie.  L'intelligence,  matière  à  côté  d'autres 
matières,  mouvement  qui  résulte  des  propriétés  mé- 
caniques de  certains  atomes,  est  simplement  un  cas 
particulier  de  cette  «  mécanique  universelle  ». 

4)  Couronnement  de  toute  la  doctrine  :  morale.  — 
a)  Notre  âme  doit  être  l'objet  de  nos  sollicitudes; 
car  elle  est  ce  qu'il  y  a  de  principal  en  nous  :  c'est  en 
elle  que  siège  le  bonheur,  et  le  corps  n'est  qu'un  loge- 
ment à  son  usage.  fc)Lebut  de  la  vie,  c'est  la  recherche 
du  bonheur  ;  et  le  bonheur  consiste,  ■ —  non  dans  les 
plaisirs  des  sens  (ils  sont  trop  fugitifs),  —  mais  dans 
la  tranquillité  de  l'esprit;  or  elle  est  assurée  à  qui 
pense  et  agit  selon  le  bien,  la  vertu,  c)  Qu'est-ce  que 
le  bien,  la  vertu?  Démocrite  parait  supposer  connue 
la  réponse  à  cette  question  fondamentale. 

Entre  les  atomes  vitaux  (ignés)  de  Démocrite  et 
les  «  esprits  animaux  »  de  Descartes  et  de  ses  con- 
temporains, la  distance  n'est  pas  grande.  Mais  Des- 
cartes excepte  très  formellement  l'àme  humaine,  de 
l'explication  mécaniciste  qu'il  adopte  pour  le  reste 
des  vivants;  par  cette  exception  et  par  l'opposition, 
qu'il  accentue,  de  l'esprit  et  de  la  matière,  il  fonde  le 
spiritualisme  moderne,  quelque  peu  différent  du  spi- 
ritualisme qu'on  peut  appeler  historique.  Par  contre, 
la  doctrine  cartésienne  de  l'automatisme  des  bêtes  est 
le  point  de  départ  des  modernes  théories  matéria- 
listes de  la  vie.  Pour  les  en  déduire,  on  raisonne  à 
peu  près  ainsi.  La  vie  organique  (vie  végétative  et 
vie  sensible)  s'explique,  au  dire  de  Descartes,  sans  at- 
tribuer aux  plantes  ou  même  aux  animaux  un  esprit, 
uneàme.  Or,  entre  la  vie  des  bêtes  el  celle  de  l'homme, 
la  différence  n'est  pas,  à  beaucoup  près,  aussi  grande 
que  le  prétend  le  dualisme  spiritualiste;  les  faits 
montrent,  ajoute-t-on  en  guise  de  preuve,  que  toute 
l'activité  de  l'homme  est  sous  la  dépendance  de  son 
cerveau,  de  ses  organes,  de  la  matière.  Par  consé- 
quent, il  ne  faut  pas  admettre  que  l'Iiomme  lui-même 
possède  un  principe  spirituel  de  vie,  une  àme  immor- 
telle. 

On  devine  par  là  oii  doit  tendre  tout  l'efiort  du 
Matérialisme  moderne  :  c'est  à  rapprocher  l'homme 
de  la  bête.  On  tait  ou  l'on  atténue  de  son  mieux  les 
différences,  on  souligne  vigoureusement  les  ressem- 
blances;   et   comme  elles    sont   nombreuses,    plus 


nombreuses  que  ne  l'ont  cru  les  splritualistes  carté- 
siens, le  Matérialisme  a  eu  la  partie  belle  contre  un 
spiritualisme  exagéré. 

B)  Lb  MATÉniALisME  AU  xix=  SIÈCLE.  —  fl)  Origine. 
—  En  1 8iJ8,  au  cours  des  ardentes  discussions  politico- 
religieuses  du  parlement  de  Francfort,  on  entendit 
un  jour  cette  déclaration  brutale  de  Karl  Vogt  :  «  Je 
suis  toujours  pour  la  séparation  de  l'Eglise  et  de 
l'Etat,  mais  c'est  à  la  condition  que  ce  qu'on  appelle 
l'Eglise  soit  anéanti.  Pour  moi,  toute  Eglise  est  un 
obstacle  à  la  civilisation,  b  Ce  cri  de  haine  et  de 
guerre  fut  entendu.  Pour  cette  guerre  à  mort,  on 
estima  que  le  Matérialisme  serait  d'un  secours  pré- 
cieux :  on  prôna  le  Matérialisme.  Dans  ce  siècle,  le 
prestige  des  sciences  est  immense  :  on  donne  au 
Matérialisme  des  allures  scientifiques. 

i)  Développement.  —  Karl  Voot,  zoologiste  de  va- 
leur en  même  temps  qu'orateur  passionné,  a  préludé 
par   des    Tableaux    de   la  vie    des    bêtes,   où    il   ose 
prédire  la   découverte  «  des  sortes  de  pensée  et  de 
nourriture  qui  se  conditionnent  »  ;  il  croit  «  que,  par 
une  nutrition  appropriée,  on  pourrait  produire  à  vo- 
lonté   des    hommes    d'Etat,    des  bureaucrates,    des 
théologiens,  des  révolutionnaires,  des   aristocrates, 
des  socialistes,  etc..   »  ;   et  «  l'ingéniosité  consumée 
jusqu'ici  à  faire  constitutions,  lois  et  ordonnances  » 
lui  paraîtrait  mieux  employée  à  découvrir  «  sauces, 
bouillies  et  ragoûts  »,  qui  auraient  même  résultat. 
IC.  Vogt  a  joui  d'une  réputation  d'ironiste.  Mais  que 
penser  du  disciple  qui,  faisant  sérieusement  les  appli- 
cations, nous  enseigne  que  l'Anglais  doit  ses  qualités 
d'homme  pratique  à  l'usage  du  thé  associé  à  l'ali- 
mentation carnée;  —  et  que  le  café  rend  l'Allemand 
profond  penseur,  fertile  en  systèmes;  qu'il  «  servirait 
souvent  aussi,  en    matière    politique   et   sociale,  à 
l'éclosion  d'excellentes  idées,  si  son  action  ne  ren- 
contrait dans  la  bière,  la  pomme  de  terre  et  les  lé- 
gumes, un  grave  obstacle  »?  (Reich,  Die  Nahrungs- 
und  Genussniittel-Kunde,  p.  ?o6)  —  Dans  La  foi  du 
charbonnier  et  la  science,  (i85i5),  se  trouve  la  célèbre 
loi  de   Vogt,  à  savoir  que  :  Les  pensées  sont  au  cer- 
veau comme  la  bile  est  au  foie  et  l'urine  au.t  reins. 
Signalons  encore,  du  même  :  Leçons  sur  l'homme,  sa 
place  dans  la  création  et  l'histoire  de  la  terre  (i863) 
(-[-  1895).  —  Avec  K,  Vogt,  le  premier  meneur  de  la 
campagne  matérialiste  fut  un  autre  savant,  Jacques 
MoLKscHOTT  :  Circulation  de  la  vie,  réponse  physio- 
logique à    la   lettre   chimique  de    Liebig  (1862);    — 
L'unité  de  la  vie.   Discours  à  l'Ecole  supérieure  de 
Turin  (1862).  Moleschott  enseigna  longtemps  la  phi- 
losophie à  Rome.  Il  est,  dit  l'historien  du  Matéria- 
lisme, H.  Lange,  «  riche  en  formules  auxquelles  on 
ne  peut  attribuer  aucun  sens  ».  —  Pour  la  vulgarisa- 
tion  des  idées    matérialistes;   l'influence    de   Louis 
BiicHNER    fut    prépondérante.    Son   livre.    Force  et 
matière  (1853),  encore  traduit  en  français,  en  1906, 
sur  la  17°  éd.  allemande,  fut  et  demeure  le  manuel 
populaire  du  Matérialisme  contemporain.  La  préface 
contient  une  vigoureuse  protestation  contre  l'obscu- 
rité des  philosophes  :  «  De  par  sa  nature,  la  philo- 
sophie est  un  domaine  intellectuel  commun  à  tous. 
Les  démonstrations  philosophiques  qui  ne  peuvent 
être  comprises   par  tous  les  hommes  instruits,   ne 
valent  pas  l'encre  typographique  employée.  Ce  qui 
est  pensé  clairement  peut  aussi  être   énoncé  claire- 
ment et  sans  ambages.   »   En  énonçant  ce  principe, 
Buchner,  qui  étaitmédecin,  devait  songer  aux  pilules 
mica  panis,  aqua  fontis  cum  grano  salis.  Si  Biichner 
exige  la  clarté  en  philosophie,  c'est  qu'il  a  pour  celle- 
ci  des  ambitions  modestes  :  elle  doit  être  le  résultat 
des  sciences  physiques;  nous  devons  nous  contenter 
de  ce  que  les  sciences  nous  enseignent.  Biichner  ne 
méconnaît  pas  l'existence    d'autres  problèmes  ;   au 


495 


MATERIALISME 


496 


delà  de  l'objet  de  nos  sens  a  peuvent  certes  exister 
toutes  les  choses  imaginables;  mais  l'hypothèse  ne 
les  fait  entrevoir  que  capricieusement,  idéalement, 
métaphysiquement  ».  Dans  un  autre  ouvrage,  il  va 
jusqu'à  des  aveux  comme  celui  de  «  notre  ignorance 
sur  le  temps  et  l'éternité,  sur  l'espace  et  l'inlini  ».  Et, 
sans  aller  chercher  si  loin,  il  nous  confie  que  o  notre 
connaissance  ne  pénètre  pas  jusqu'au  sein  de  la  na- 
ture »  et  que  «  l'essence  profonde,  intime  de  la  ma- 
tière, sera  vraisemblablement  toujours  pour  nous  un 
problème  insoluble  »  (.\ature  et  esprit,  1859).  Tant 
pis  1  Mais  les  recherches  empiriques  seules  peuvent 
nous  conduire  à  la  vérité;  franchir  les  limites  de 
l'expérience,  c'est  tomber  dans  l'erreur.  La  foi  peut 
bien  aller  s'égarer  dans  ces  régions,  situées  au-delà 
des  faits;  mais  la  raisonne  peut  ni  ne  doit  l'y  suivre, 
elle  doit  se  contenter  des  enseignements  des  sciences 
physiques.  Ces  précautions  prises  contre  les  spécu- 
lations, Bïichner  est  à  l'aise  pour  exposer  son  maté- 
rialisme. 

1)  Principe  fondamental  :  «  Pas  de  matière  sans 
force,  et  pas  de  force  sans  matière.  »  Peu  importe 
notre  ignorance  du  fond  des  choses,  la  matière  est 
un  fait  d'expérience,  et  la  force  —  nom  commun 
donné  aux  activités  —  en  est  un  autre;  enfin,  l'une 
n'est  jamais  sans  l'autre  :  une  matière  sans  force, 
c'est-à-dire  inactive,  ne  se  rencontre  nulle  part;  ce 
serait  une  substance  sans  propriétés  ;  est-ce  conce- 
vable ?  —  une  force  sans  matière,  cela  ne  se  rencon- 
tre pas  davantage  ;  nous  ne  constatons  les  forces 
que  par  les  changements  matériels  qu'elles  détermi- 
nent ;  et  puis,  conçoit-on  une  force  sans  point  d'ap- 
plication ? 

A  ce  principe,  se  rattache  directement  la  conclusion 
capitale:  «  La  création  est  impossible,  et  le  monde  est 
éternel.  En  effet,  ni  la  matière  n'a  pu  créer  la  force, 
ni  la  force,  la  matière;  car  ce  qui  ne  peut  être  séparé 
n'a  pas  pu  exister  séparément.  Donc  le  monde  n'a 
pas  été  créé,  il  est  et  il  sera  éternellement.  »  Cela 
étant,  Dieu  n'existe  pas. 

^) Attributs  de  la  matière  :  a)  Elle  est  immortelle el 
éternelle.  Car  rien  ne  se  perd  ;  or  ce  qui  ne  finira 
pas  n'a  pas  commencé  ;  donc,  rien  n'a  été  créé.  — 
//)  Elle  est  infinie  dans  l'espace:  infinie  en  petitesse 
(c'est-à-dire,  sans  doute,  divisible  sans  fin),  au  témoi- 
gnage du  microscope  et  de  l'analyse  spectrale;  — 
infinie  en  grandeur,  comme  le  montre  le  télescope. 
—  Il  faut  en  dire  autant  de  la  force:  «  Inhérente  en 
quantité  infinie  à  la  masse  infinie  de  la  substance 
matérielle,  elle  parcourt  avec  elle  et  dans  l'union  la 
plus  intime  un  cercle  sans  interruption  elsans  fin.» 
Les  transformations  de  la  force  affectent  sa  qualité, 
jamais  sa  quantité.  —  c)  La  matière,  dans  son  union 
avec  la  force,  a  une  valeur  infinie;  car  c'est  d'elle 
que  dérivent  toutes  choses.  Il  faut  donc  la  réhabi- 
liter ;  la  science  moderne  nous  apprend  à  l'estimer, 
et  à  jouir  de  ses  dons,  plutôt  que  de  la  tourmenter 
en  nous  par  l'ascèse.  —  d)  La  matière  est  animée 
d'un  mouvement  universel,  inamissible,  spontané, 
variable  dans  ses  formes,  invariable  en  quantité. — 
De  là  découlent  certaines  conséquences: 

a)  La  forme  n'est  pas,  dans  les  choses,  un  principe 
spécial,  mais  un  résultat,  «  le  produit  des  actions  et 
réactions  d'une  foule  de  forces  aveugles  et  incons- 
cientes »  ;  —  et  un  résultat  nécessaire,  les  forces  ne 
pouvant  faire  autrement,  en  vertu  de  leur  activité 
universelle,  «  que  de  se  manifester  comme  agissant 
d'après  un  ordre  et  un  arrangement  en  séries  qui  se 
suivent,  graduelles  et  parfaites  ». 

,3)  Les  lois  de  la  nature  sont  immuables,  car  elles 
ne  font  qu'un  avec  la  réalité  des  choses;  par  consé- 
quent, le  miracle  est  impossible,  cela  est  «  de  toute 
certitude  scientifique  ». 


3)  Applications  du  principe  fondamental:  a)  à  l'en 
semble  de  la  nature  ;  —  /')  à  l'homme. 

a)  —  I.  Le  ciel,  le  vrai,  le  seul,  c'est  l'espace 
immense  et  presque  vide,  désert  monotone  où  les 
astres  sont  clairsemés,  où  notre  système  solaire  n'est 
qu'un  point.  Le  tout  résulte  d'une  nébuleuse  primi- 
tive, par  le  jeu  nécessaire  des  forces  matérielles, 
partout  les  mêmes  sous  des  noms  divers  de  :  forces 
moléculaires,  physiques  ou  chimiques,  ou  bien 
gravitation.  Il  n'existe  rien  d'autre,  l'astronomie  le 
sait. 

2.  La  terre  est  arrivée  à  l'état  présent,  par  une 
série  de  changements  nécessaires;  depuis  la  phase 
nébuleuse  jusqu'à  la  prise  en  masse  de  l'écorce,  jus- 
qu'aux périodes  géologiques,  jusqu'à  toujours,  la 
terre  se  façonne  elle-même,   par  ses  propres  forces. 

3.  La  vie  apparut  sur  la  terre,  à  une  époque  indé- 
terminée. D'où  vient  la  vie  ?  C'est  une  forme  d'acti- 
vité propre  à  la  substance  organique;  celle-ci  étant 
donnée,  la  vie  s'ensuit  nécessairement.  Mais  d'où 
vient  la  substance  organique  ?  Ayant  parcouru  di- 
verses hypothèses  pour  les  rejeter,  Bûchner  conclut  : 
«  Nous  sommes  bien  forcés  d'admettre  que  cette 
substance  a  dû  apparaître  quelque  part,  el  d'une 
certaine  façon,  pour  la  première  fois,  sous  forme  de 
protoplasma,  de  matière  protoplasmique  et  vitale.  » 
C'est  là  un  «  postulat  nécessaire  »  ;  le  nier,  c'est 
admettre  la  création,  c'est»  faire  une  brèche  dans  le 
système  général  de  causalité  qui  régit  l'enchaînement 
naturel  des  clioses  ». 

De  cette  vie  rudimentaire,  en  vertu  des  forces 
inhérentes  à  la  matière,  une  série  de  transformations 
lente  et  progressive  —  natura  non  facit  saltus  —  a  tiré 
le  règne  végétal  et  le  règne  animal,  toutes  les  formes 
d'êtres  vivants  que  l'on  ait  jamais  vus.  C'est  là  un 
point  de  la  doctrine,  destiné  à  s'enrichir  de  nom- 
breux faits,  grâce  à  Darwin  et  à  ses  disciples,  et  de 
nombreux  néologismes  dus  à  l'imagination  fertile 
de  Habckel. 

b)  L'homme,  corps  et  àme,  actes  et  propriétés, 
retient  longuement  l'attention  de  Biichner:  «  enfant 
libre  et  fier  de  la  Nature  »,  il  est  son  chef-d'œuvre. 

1.  Origine.  L'homme  est  le  produit  du  développe- 
ment du  règne  animal,  dans  lequel  sont  déjà  ébau- 
chées toutes  les  facultés  humaines;  entre  l'homme 
et  la  bète,  il  n'j-  a  que  différences  de  degré,  portant 
surtout  sur  le  système  nerveux.  —  Sur  l'antiquité  de 
l'homme,  la  Bible  s'est  grossièrement  trompée:  pour 
passer  de  l'homme  primitif,  encore  semblable  aux 
singes,  encore  dépourvu  du  langage,  jusqu'à  l'étal  où 
l'histoire  le  trouve,  parlant  et  raisonnant,  un  temps 
considérable  a  dû  s'écouler,  comparable  aux  pério- 
des géologiques;  la  découverte  —  sans  doute  pro- 
chaine  —  de  l'homme  «  tertiaire  »,  viendra  le  démon- 
trer. 

2.  Le  cerveau  est  dans  l'homme  la  partie  princi- 
pale, car  il  est  l'organe  de  la  pensée  ;  le  cerveau  et 
ce  qu'on  appelle  esprit  ou  intelligence,  c'est  tout  un. 
La  pensée  est  0  une  forme  particulière  du  mouve- 
ment général  de  la  nature,  propre  à  la  substance 
des  centres  nerveux,  comme  la  contraction  des  mus- 
cles est  propre  à  la  fibre  musculaire  »  ;  comme  le 
muscle  se  contracte,  le  cerveau  pense.  Il  faut  corriger 
la  formule  de  K.  Vogt  (voir  plus  haut);  parce  que 
la  pensée  n'est  pas,  comme  la  bile  ou  l'urine,  une 
substance  visible,  pondérable. 

Notons  ce  passage  de  Biichner:  «  La  pensée,  l'es- 
prit, l'àme,  ne  sont  rien  de  matériel  ;  ils  ne  sont  pas 
même  de  la  matière,  mais  un  ensemble  de  forces 
diverses  converti  en  unité,  l'effet  du  concours  de  plu- 
sieurs matières  douées  de  forces  ou  de  propriétés.  » 
La  force  et  la  matière  sont  inséparables,  c'est 
entendu;  mais  la  pensée  établit  une  grande  distança 


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MATERIALISME 


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entre  les  deux,  «  elles  vont  jusqu'à  se  nier  l'une 
l'autre  ».  o  Du  moins  nous  ne  saurions  comment  dé- 
finir l'intelligence  et  la  force,  siée  n'estcomme  imma- 
térielles, excluant  naturellement  la  matière  ou  lui 
étant  opposées.  »  Qu'est-ce  à  dire  ?  Biichner  serait-il 
dualiste?  Nullement:  il  veut  simplement  accentuer 
sa  critique  de  la  «  loi  de  Vogt  »  ;  —  ou,  du  moins,  il 
se  liàte  de  noyer  cet  embryon  de  distinction  entre 
matière  et  intelligence  «  sous  la  rapide  succession 
des  phrases  »  (H.  Langb).  L'intelligence  est  un 
mode  spécial  d'activité,  résultant  de  l'organisation 
spéciale  du  cerveau.  Cela  est  si  vrai,  que  l'homme 
doit  sa  supériorité  intellectuelleaux  dimensions,  à  la 
délicatesse  de  structure,  au  système  de  circonvolu- 
tions, à  la  richesse  en  composés  pliosphorés,  de  son 
cerveau. 

3.  Le  rnui,  Inconscience  personnelle,  résulteaussi  de 
l'activilé  cérébrale,  dépend  des  sensations.  C'est  une 
illusion  d'y  voir  une  entité  immuable,  illusion  basée 
sur  une  certaine  continuité  des  sensations;  en  réa- 
lité, le  moi  se  développe  avec  le  cerveau,  il  change 
constamment  par  le  renouvellement  de  la  matière 
cérébrale,  il  peut  disparaître  momentanément  sous 
l'effet  paralysant  de  l'hypnotisme,  ou  même  à  jamais 
par  destruction  d'une  partie  du  cerveau. 

l).  La  volonté  libre,  encore  une  illusion  ;  nous 
sommes  nécessairement  soumisauxlois  qui  régissent 
toutes  choses,  tout  en  nous  est  déterminé  par  les 
influences  diverses  que  nous  subissons;  incapable 
de  choisir  le  bien,  l'homme  qui  fait  le  mal  est  digne 
de  pitié,  non  de  châtiment. 

5.  L'immortalité  de  l'âme,  bien  entendu,  n'est 
qu'une  cliiuière;  l'âme  n'étant  que  l'activité  du  cer- 
veau, (I  l'enchainement  des  forces  diverses  réunies 
en  unité,  l'effet  d'une  concurrence  de  beaucoup  de 
substances  douées  de  forces  et  de  qualités  »,  il  est 
évident  que,  cet  assemblage  détruit,  l'âme  n'est 
plus. 

On  a  souvent  fait  observer  que  Biichner  manque 
complètement  d'idées  personnelles  ;  son  mérite,  dit 
Paul  Janet,  c'est  d'avoir  a  rassemblé  ce  qui  était 
épars,  lié  ce  qui  était  incohérent,  dit  tout  haut  ce 
que  beaucoup  pensent  tout  bas,  et  cela  dans  un  livre 
court,  rapide,  clair,  bien  composé  ».  (Ze  matérialisme 
en  Allemagne,  i864)  Ce  jugement  est  trop  flatteur; 
on  y  tient  compte  à  Biichner  du  service  rendu  «  en 
nous  donnant  un  adversaire  à  combattre  au  lieu  de 
ces  fantômes  insaisissables  qui,  flottant  sans  cesse 
entre  le  matérialisme  et  le  spiritualisme,  ne  permet- 
tent de  les  atteindre  en  aucun  endroit  ».  (P.  Janet, 
Ibid.)  Il  est  évident  que  longueurs  et  redites  abon- 
dent dans  le  livre'  de  Biichner,  et  que  tout  n'y  est 
pas  clair;  il  serait  aisé  de  montrer  que  les  incohé- 
rences n'y  sont  pas  rares.  Le  mot  «  Matérialisme  » 
lui-même,  le  plus  positif  des  termes  philosophiques, 
est  pris  par  B.  en  des  sens  très  divers  :  c'est  tantôt 
ce  que  tout  le  monde  entend  par  ce  vocable,  tantôt 
un  synonyme  de  «  Réalisme  »  ou  d'  «  Empirisme  »  ; 
parfois  même  il  désigne  le  <t  Scepticisme  »  ;  de  même 
le  mot  «  Idéalisme  »  prend  chez  B.  nombre  de  signi- 
fications, parmi  lesquelles  celle  d'Orthodoxie. 
Biichner  étant  arbitraire  et  indécis  dans  l'emploi 
des  concepts,  remarque  Lange,  «  il  ne  peut  naturel- 
«  lement  être  regardé  comme  le  représentant  d'un 
«  principe  nettement  exprimé,  déterminé  et  positif. 
«  Il  n'est  tranchant,  impitoyable  et  logique  que  dans 
0  la  négation  ».  (Lange,  1.  c.)  En  définitive,  ce 
n'est  pas  encore  Louis  Biichner  qui  réussit  à  faire 
du  Matérialisme  un  système  coordonné  d'une  ma- 
nière satisfaisante,  o  Ce  que,  dans  ces  derniers 
<t  temps,  Feuerbach,  Vogt,  Moleschott  et  autres  ont 
«  fait  dans  ce  but,  écrit  un  compère,  ne  consiste 
«   qu'en  afllrmations,  en  suggestions  partielles  qui 


«  sont  loin  de  satisfaire  celui  qui  cherche  à  appro- 
(I  fondir  la  question.  »  (H.  Czolbe,  Nouvel  exposé 
du  sensualisme,  i855) 

—  H.  CzoLBE  mériterait  plus  qu'une  brève  mention, 
dans  une  histoire  systématique  du  Matérialisme. 
Mais  comme  il  est  fort  peu  connu  parmi  nous,  et  que 
d'ailleurs  il  se  qualifie  de  «  sensualisle  »,  on  se  con- 
tentera ici  de  donner  sur  son  compte  de  brèves 
notes  : 

I.  Son  but  :  la  réforme  de  la  morale,  laquelle  a  le 
tort,  juge-t-il,  de  reposer  sur  des  bases  métaphysi- 
ques. Le  premier  principe  moral  doit  être  :  Contente- 
toi  du  monde  donné.  «  Les  besoins  dits  moraux,  nés 
«  du  mécontentement  que  nous  inspire  la  vie  terres- 
«  tre,  pourraient,  avec  une  justesse  égale,  être  appe- 
II  lés  immoraux...  Oui  certes,  le  mécontentement  que 
(1  nous  inspire  le  monde  des  phénomènes...  est  une 
Il   faiblesse  morale.  » 

2. Le  moi  en  .montrer  que  le  monde  donné,  exclusion 
faite  de  tout  n  suprasensible  »,  de  toute  force  et  de 
tout  être  transcendant,  se  suflil  ;  pour  cela,  ramener 
tout  à  la  matière  et  à  ses  mouvements.  Czolbe  l'avoue, 
l'élimination  du  «  suprasensible  >/  peut  être  traitée  de 
préjugé,  d'opinion  préconçue.  De  proche  en  proche, 
il  est  conduit  à  mettre  en  son  système  tout  autre 
chose  que  les  simples  mouvements  de  la  matière, 
auxquels  il  pensait  tout  d'abord  s'en  tenir  :  ainsi,  il 
admettra  une  espèce  d'  «  âme  du  monde  »,  composée 
de  sensations  invariablement  liées  aux  vibrations 
des  atomes  ;  ces  sensations,  en  se  condensant  et  en 
se  groupant  dansl'organisme  humain,  y  produiraient 
les  effets  d'ensemble  qu'on  appelle  la  vie  de  l'âme; 
ainsi  encore,  Czolbe  en  vient  à  admettre  des  formes 
organiques  fondamentales,  groupes  d'atomes  liés  de 
toute  éternité,  dont  l'agencement  en  mécanismes  plus 
complexes  forme  et  explique  les  organismes. 

3.  Au  reste,  Czolbe  n'a  guère  d'illusions:  «  Je  puis 
«  bien  me  figurer,  dit-il,  comment  on  méjugera,  car 
«  il  me  semble  à  moi-même  que  les  conséquences, 
«  auxquelles  le  principe  m'a  conduit  nécessairement. 
Il  m'ont  fait  entrer  dans  un  monde  d'idées  féeriques.  » 
{Formation  de  la  conscience.)  —  Jamais  il  n'a  cru 
que  le  Matérialisme  fût  imposé  par  les  faits  :  «  J'ai, 
Il  dit-il  au  contraire,  toujours  été|  persuadé  que  les 
Il  faits  de  l'expérience  externe  et  interne  se  prêtent 
Il  à  bien  des  interprétations  diverses,  et  peuvent 
Il  aussi,  avec  un  droit  inconstestable  et  sans  aucune 
«  infraction  à  lalogique,  s'expliquerthcologiquement 
Il  ou  spirituellement  par  l'hypothèse  d'un  deuxième 
0  monde.  »  (Limites  et  origines  de  la  connaissance 
humaine,  i865.)  Et  ailleurs  :  «  J'atteste  que  ce  qui 
«  me  force  à  nier  l'immatérialité  de  l'âme,  ce  n'est 
Il  ni  la  physiologie  ni  le  principe  rationnel  de  l'exclu- 
«  sion  du  surnaturel,  mais  avant  tout,  le  sentiment 
Il  du  devoir  envers  l'ordre  naturel  de  l'univers  ;  cet 
«    ordre  me  suffit.  »  (Lim.  et  or.) 

Au  fond,  Czolbe  fut  un  idéaliste,  rêvant  d'une 
morale  esthétique  d'où  la  lutte  serait  bannie,  et  qui 
reposerait  sur  la  bienveillance  mutuelle  des  hommes. 
On  sait  si  nous  avons  vu  naître  et  mourir  des  mora- 
les sans  métaphysique  :  leurs  inventeurs  paraissent 
à  peu  près  découragés,  et  bornent  maintenant  leurs 
ambitions  à  faire  une  science  des  mœurs. 

—  David-Frédéric  Strauss,  connu  parmi  nous 
comme  auteur  d'une  Vie  de  Jésus  qui  inspira  celle 
de  Renan,  fut  aussi  un  matérialiste,  converti  de 
l'hégélianisme.  Son  dernier  ouvrage  (l'ancienne  et 
la  nouvelle  foi,  1872)  exprime  «  le  dernier  mol  que 
l'auteur  eiit  à  dire  au  monde  ».  Après  deux  chapitres 
préliminaires,  où  nous  apprenons  :  —  i)  que  nous  ne 
sommes  plus  chrétiens,  mais  —  2)  que  nous  avons 
encore  de  la  religion,  si  l'on  veut  dire  par  là  que 
nous  sentons  notre  dépendance  vis-à-vis  des  forces 


499 


MATERIALISME 


500 


tlelanature,  — Strauss  expose  sa  façon  de  comprendre 
l'Univers.  —  a)  Celui-ci,  dans  son  ensemble  infini, 
est  essentiellement  uniforme  ;  il  y  a  bien,  çà  et  là, 
formations  et  distributions  de  systèmes,  mais  ces 
changements  se  compensent.  —  h)  La  vie  est  éter- 
nelle ;  si,  quelque  part,  elle  décline  ou  s'éteint,  elle 
commence  ou  elle  s'épanouit  ailleurs.  —  c)  Après 
une  rapide  description  des  époques  géologiques, 
Strauss  insiste  sur  la  naissance  et  le  développement 
des  êtres  organisés  terrestres,  et  de  l'homme  ;  cette 
partie  de  son  système  est  conçue,  faut-il  le  dire, 
conformément  aux  idées  de  Darwin.  Contre  le  darwi- 
nisme, on  a  toujours  formulé  de  graves  objections; 
si  graves,  qu'on  tombe  aujourd'hui  assez  générale- 
ment d'accord  de  son  insuffisance  :  à  l'égard  de  ces 
difficultés,  Strauss  emploie  un  procédé  de  discussion 
bien  commode,  la  simple  omission... 

II.  Forme  actuelle  du  Matérialisme-  —  En  ce 
temps-là,  ErnestHAECKEL  travaillait  déjà  vaillamment 
à  résoudre  toutes  les  difficultés  que  rencontre  une 
explication  matérialiste  de  l'Univers-  Entre  i863, 
époque  de  son  adhésion  publique  au  darwinisme  et 
à  l'évolutionnisme,  et  1899,  date  de  son  dernier 
livre.  Les  Enigmes  de  l'Uniyers,  Haeckel  a  déployé 
une  activité  littéraire  intense.  —  Les  Enigmes  de 
l'Unii'ers  représentent,  au  dire  de  l'auteur,  le  dernier 
effort  d'un  ouvrier  qui,  ressentant  déjà  bien  des 
symptômes  de  la  vieillesse,  veut,  au  dernier  jour 
du  XIX'  siècle,  apposer  à  son  travail  le  trait  final... 
Un  vieux  projet,  celui  d'édifier  tout  un  système  de 
philosophie  moniste  sur  la  base  de  la  doctrine  évo- 
lutionniste,  ne  sera  jamais  mis  à  exécution  :  les 
forces  de  l'ouvrier  ne  suffisent  plus  à  la  tâche... 
(Enigmes,  préface). 

Les  doctrines  matérialistes  de  Haeckel  jouissent 
d'une  vogue  considérable  en  Allemagne  ;  au  cours 
de  ces  dernières  années,  elles  furent  l'objet  d'un 
grand  effort  d'exportation,  notamment  en  Angle- 
terre et  chez  nous.  Elles  se  présentent  avec  un  appa- 
reil scientifique  «  impressionnant  ».  Tout  cela  nous 
décide  à  les  exposer  ici  avec  quelques  détails;  nous 
les  emprunterons  presque  uniquement  au  livre  de 
Haeckel  déjà  cité  :  c'est  un  tableau  d'ensemble,  plus 
facile  à  retrouver  que  la  plupart  des  autres  écrits 
philosophiques  du  même  auteur. 

Principaux  ouvrages  matérialistes  de  Haeekel  : 
Morphologie  générale  des  organismes  (1866).  «  Ou- 
vrage prolixe,  écrit  dans  un  style  lourd  et  qui  n'a 
trouvé  que  très  peu  de  lecteurs  »  (Haeekel). 

Histoire  de  la  création  naturelle  (1868),  reprend, 
sous  une  forme  plus  aisée,  une  partie  des  idées  con- 
tenues dans  l'ouvrage  précédent! 

Anthropogénie  (1874),  tentative  pour  «  rendre 
accessibles  et  compréhensibles  à  un  plus  grand 
nombre  de  personnes  instruites  les  faits  essentiels  de 
l'histoire  de  l'évolution  humaine  »  (Haeckel). 

Phylogénie  systématique  (1891-1897),  (Phylogénie 
:=:  formation  de  la  race),  —  traite  de  l'ensemble  de 
la  généalogie  du  monde  animal. 

Le  Monisme,  lien  entre  la  religion  et  la  science, 
profession  de  foi  d'un  naturaliste  (1892). 

Les  Enigmes  de  l'Univers  (1899),  «  complément, 
confirmation,  développement  des  convictions  expo- 
sées précédemment,  indiquées  et  défendues...  depuis 
nombre  d'années  »  (Haeckel,  Préface  des  Enigmes). 

Haeckel  a  publié  nombre  d'écrits  de  science  pure, 
et  il  y  aurait  puérilité  à  méconnaître  ses  compéten- 
ces zoologiques;  ses  livres  philosophiques  eux- 
mêmes  témoignent  d'une  vaste  culture  scientifique, 
en  quoi  il  est  bien  supérieur  à  Biichner.  Mais 
Haeckel,  philosophe,  se  permet  des  libertés  étranges  à 
l'égard  de  la  science,  nous  le  verrons;  et  cependant 


que  ne  fait-il  pas,  pour  faire  naître  et  pour  enra- 
ciner dans  l'esprit  du  lecteur  cette  persuasion  :  que 
a  la  philosophie  moniste  »  aurait  vraiment  pour  base 
'X  l'étude  empirique  de  la  nature  »  1 

E tposé  de  la  philosophie  moniste  de  Haeckel.  — 
Elle  nous  fut  présentée,  en  1892,  comme  la  religion 
de  l'avenir;  en  1899,  comme  la  solution  des  énigmes 
de  l'Univers  :  «  L'homme  moderne  sans  culture,  tout 
comme  l'homme  primitif  et  grossier,  se  heurte  à 
chaque  pas  à  un  nombre  incalculable  d'énigmes  de 
l'univers.  A  mesure  que  la  culture  augmente  et  que 
la  science  progresse,  ce  nombre  se  réduit.  »  (Enigmes, 
p.  17)  Ainsi,  tandis  que  E.  du  Bois-Reymond,  en 
1880,  distinguait  encore  sept  énigmes  à  résoudre, 
«  la  philosophie  moniste  (en  189g)  ne  reconnaît,  fina- 
lement, qu'une  seule  énigme,  comprenant  tout  :  le 
problème  de  substance.  »  (l.  c.)  11  y  a  plus  :  «  Cette 
loi  cosmologique  fondamentale...  est  devenue  le  guide 
le  plus  sur  pour  conduire  notre  philosophie  monis- 
tique  à  travers  le  labyrinthe  compliqué  de  l'énigme 
de  l'univers,  vers  la  solution  de  cette  énigme.  »  (p.  5) 
Voici  donc,  selon  Haeckel,  l'état  de  la  cause  :  trois 
énigmes  ( —  nature  de  la  matière  et  de  la  force,  — 
origine  du  mouvement,  —  apparition  de  la  simple 
sensation  et  de  la  conscience  — )  «  sont  supprimées 
par  notre  conception  de  la  substance  »;  trois  autres 
problèmes  ( —  première  apparition  de  la  vie,  —  fina- 
lité, —  la  raison  et  la  pensée  avec  l'origine  du  lan- 
gage, qui  s'y  rattache  étroitement  — )  «  sont  défini- 
tivement résolus  par  notre  moderne  théorie  de 
l'Evolution  I)  ;  enfin  la  septième  énigme,  le  libre 
arbitre,  «  dogme  pur,  ne  repose  que  sur  une  illusion 
et,  en  vérité,  n'existe  pas  du  tout.  »  (p.  18) 

Nous  exposerons  : 

I)  La  loi  de  substance  : 
i"  La  base  scientifique; 

2°  Les  compléments  arbitraires; 

II)  Les  apiilications  principales  ; 
1°  Le  Cosmos; 

2"  Dieu,  religion,  morale; 

3°  L'homme. 

I)  Loi  de  substance.  —  A  la  base  de  tout  le  sys- 
tème de  Haeckel,  se  trouve  une  loi  cosmologique  dont 
la  valeur  universelle  inspire  à  son  inventeur  une 
sorte  d'émotion  religieuse  (p.  891).  Il  nous  confie  que 
«  tous  les  progrès  particuliers  de  la  physique  et  de 
la  chimie,  quant  à  leur  importance  théorique,  sont 
infiniment  dépassés  par  la  découverte  de  la  grande 
loi  où  ils  viennent  converger  comme  en  un  foyer,  la 
loi  de  substance.  »  (p.  5)  «  Le  fait  de  l'avoir  décou- 
verte et  définitivement  établie  est  le  plus  grand  évé- 
nement intellectuel  du  xix*  siècle,  en  ce  sens  que 
toutes  les  autres  lois  naturelles  connues  s'y  subor- 
donnent. »  (p.  2/(5) 

Qu'est-ce  donc  que  cette  loi,  «  la  suprême,  la  plus 
générale  des  lois  de  la  nature,  la  véritable  et  unique 
loi  fondamentale  cosmologique  »  (p.  245),  et,  en 
même  temps,  la  dernière  énigme,  la  seule  qui  reste 
à  deviner?  —  C'est,  ni  plus  ni  moins,  une  sorte 
d'amalgame,  la  fusion  en  un  seul  de  deux  principes 
célèbres,  celui  de  la  conservation  de  la  matière, 
et  celui  de  la  conservation  de  l'énergie- 

1"  Bases  scientifiques.  —  a)  Conservation  de  la 
matière.  Lavoisier  s'est  immortalisé,  vers  la  fin  du 
xvm'  s-,  en  établissant  par  les  faits  que,  dans  les 
réactions  chimiques,  rien  ne  se  crée,  rien  ne  se  perd; 
c'est-à-dire  que  la  masse  des  corps  n'est  pas  altérée 
dans  leurs  transformations  les  plus  profondes  et  les 
plus  diverses.  Toute  la  chimie  moderne  s'est  appuyée 
avec  confiance  et  semble  devoir  s'appuyer  long- 
temps encore  sur  la  loi  de  Lavoisier,  bien  qu'elle  ne 
passe  plus  pour  aussi  certaine,  depuis  un  petit 
nombre  d'années.  —  /<)  Conservation  de  l'énergie. 


501 


MATERIALISME 


502 


1.  Au  milieu  du  xix'  s.,  R.  Mayer,  Joule  elHirn,  par 
des  procédés  fort  divers,  ont  établi  d'une  manière 
suffisamment  concordante  l'existence  de  ce  qu'on  a 
nommé  «  l'équivalent  mécanique  de  la  chaleur  », 
savoir  :  qu'il  y  a  un  rapport  constant  entre  les 
quantités  de  chaleur  et  les  quantités  de  travail  méca- 
nique, lorsque  la  chaleur  est  employée  à  produire 
un  travail  {transformée  en  travail,  comme  on  dit), 
ou  inversement.  —  a.  Par  induction,  et  en  se  servant 
du  mol  «  énergie  »  comme  terme  universel  pour 
désigner  «  toute  capacité  d'agir  qui  appartient  à  un 
corps  ou  à  un  système  de  corps  »,  on  a  formulé  la 
loi  générale  d'éqinvalence  :  «  Quand  une  énergie  se 
Il  transforme  »  dans  une  autre,  une  quantité  déter- 
minée de  l'énergie  qui  disparaît  correspond  toujours 
à  une  quantité  déterminée  de  l'énergie  qui  apparaît  »  ; 
en  d'autres  termes,  il  y  a  un  rapport  constant,  une 
«  équivalence  quantitative  i>,  entre  les  énergies  di- 
verses (mouvement,  chaleur,  électricité),  qui  se 
«  transforment  »  les  unes  dans  les  autres.  —  3.  Enfin, 
soit  directement  par  induction,  soit  indirectement 
par  vérilicatiou  des  conséquences,  on  se  croit  autorisé 
à  poser  ce  principe  tout  à  fait  général,  que  :  «  Le 
total  des  diverses  énergies  est  une  somme  constante, 
pour  l'univers  tout  entier,  comme  pour  un  système 
fermé  quelconque.  »  (On  appelle  système  fermé  un 
corps,  ou  groupe  de  corps,  sans  communication 
aucune  avec  le  dehors,  n'en  recevant  rien,  n'y 
envoyant  rien,  bref,  sans  profits  ni  pertes  d'aucune 
sorte  par  influence  extérieure.)  La  formule  (3)  cons- 
titue le  fameux  principe  de  la  conservation  de  l'éner- 
gie :  il  forme,  avec  le  principe  ou  la  loi  d'entropie,  la 
base  d'une  science  relativement  jeune,  la  Thermody- 
namique. 

—  Haeckel,  tout  en  rejetant  la  loi  d'entropie 
(p.  283-284),  lait  sienne  la  loi  de  la  conservation  de 
l'énergie,  et  l'unit  à  la  loi  de  Lavoisier;  venu  trop 
tard  pour  découvrir  ces  lois,  Haecltel  peut,  du  moins, 
revendiquer  comme  sienne  l'idée  d'en  faire  un  seul 
principe  :  conservation  de  l'énergie,  conservation  de 
la  matière,  deux  principes  qu'il  proclame  «  insépa- 
rables dans  leur  essence  »  (p.  245),  aussi  intimement 
liés  a  dans  un  tout  indissoluble  »,  que  «  les  deux 
objets,  la  matière  et  la  force  ou  énergie  »  ;  à  les  bien 
prendre,  ils  «  ne  sont  que  deux  aspects  d'un  seul  et 
même  objet,  le  cosmos  »  (p.  2^7).  A  eux  deux,  ils 
constituent  l'axiome  de  la  constance  de  l'univers,  la 
loi  de  substance.  —  L'affirmation  intrépide  de  cette 
solidarité  des  deux  principes,  leur  fusion  en  un  seul 
axiome,  constitue  la  contribution  personnelle  de 
Haeckel  à  ce  qu'il  appelle  a  le  plus  grand  événement 
intellectuel  du  xix"  siècle  ». 

2°  Développements  arbitraires,  propres  à  Haeckel. 

1)  Qu'est-ce  que  cette  substance,  celte  chose 
constante?  —  Pour  nous  l'expliquer,  Haeckel  com- 
mence par  résumer  les  idées  de  Spinoza.  La  sub- 
stance, c'est  la  même  chose  que  Dieu,  ou  que  tout 
le  monde,  car  c'est  tout  au;  c'est  le  Dieu-Tout.  Cette 
universelle  substance,  ce  «  divin  être  cosmique  », 
nous  montre  deux  aspects  de  son  essence,  deux 
attributs  fondamentaux  :  la  matière  (la  substance- 
matière  est  infinie  et  étendue),  et  l'esprit  (la  sub- 
stance-énergie comprenant  tout  et  pensante).  Tous 
les  objets  de  l'univers,  toutes  les  formes  indivi- 
duelles d'existence  ne  sont  (jue  des  formes  spéciales 
et  passagères  de  la  substance,  des  accidents  ou  des 
modes.  Ces  modes  sont  des  objets  corporels,  des 
corps  matériels,  lorsque  nous  les  considérons  sous 
l'attribut  de  l'étendue  (comme  remplissant  l'espace); 
ce  sont  des  forces  ou  des  idées,  lorsque  nous  les 
considérons  sous  l'attribut  de  la  pensée  (de  l'éner- 
gie). —  Ce  résumé  présenté,  Haeckel  déclare  qu'il 
fait  siennes  les  idées  de  Spinoza   :  «  C'est,  dit-U,  à 


cette  conception  fondamentale  de  Spinoza  que  notre 
monisme  revient;  pour  nous  aussi,  la  matière  (ce 
qui  remplit  l'espace)  et  l'énergie  (la  force  motrice) 
ne  sont  que  des  attributs  inséparables  d'une  seule  et 
même  substance  ».  (p.  249) 

2)  Depuis  le  temps  de  Spinoza,  on  a  expliqué,  dé- 
veloppé la  théorie  de  la  substance,  de  façons  diverses  ; 
ainsi  les  physiciens,  très  généralement  fidèles  aux 
idées  de  Newton,  supposent  que  tout  est  fait  d'atomes 
«  vibrant  à  travers  l'espace  vide,  et  agissant  à  dis- 
tance »  (p.  260).  —  A  cette  «  notion  de  la  substance 
kinétique  »,  Haeckel  préfère  «  la  notion  de  subs- 
tance pyknolique  (principe  originel  de  condensation 
ou  pyknose)  ».  (p.  2.51)  11  s'agit  ici  d'une  hypothèse 
aventureuse  qui  pose,  au  lieu  d'atomes  innomljrables, 
une  substance  unique,  tout  d'abord  homogène;  au 
lieu  de  vibrations,  un  effort  de  contraction,  qui  abou- 
tit à  la  formation  de  centres  de  condensation  infini- 
ment petits  ;  ceux-ci  «  possèdent  sensation  et  mou- 
vement volontaire,  c'est-à-dire  qu'en  un  certain  sens 
ils  ont  une  àme  ».  (p.  262)  Ces  «  atomes  animés  » 
errent  non  dans  le  vide,  mais  dans  la  partie  non 
condensée  de  la  substance  primitive.  Ils  se  groupent 
en  masses  de  grande  étendue,  plus  denses  que  la 
moj'enne,  —  ce  sont  les  masses  pondérables  des 
corps  ;  le  reste,  d'une  densité  amoindrie  (négative 
par  rapport  à  la  moyenne),  constitue  l'éther  (matière 
impondérable).  11  y  a  lutte  sans  trêve  entre  les  deux 
portions  —  condensée  et  distendue  —  de  la  subs- 
tance :  la  condensation  tend  à  croître,  parce  que  la 
masse  positive  éprouve  du  plaisir;  mais  l'éther  (né- 
gatif), par  .contre,  s'oppose  à  toute  élévation  de  sa 
tension,  à  cause  du  sentiment  de  déplaisir  qui  s'at- 
tache à  celte  tension.  Et  cette  lutte  est  le  ressort  de 
tous  les  événements  de  la  nature. 

Haeckel,  sans  toutefois  se  porter  garant  de  la  va- 
leur de  cette  hypothèse,  en  adopte  les  principes 
essentiels,  parce  qu'ils  sont  «  indispensables  à  toute 
conception  de  la  substance  vraiment  moniste  »  ; 

I.  Les  deux  éléments  principaux  de  la  substance, 
la  masse  et  l'éther,  ne  sont  pas  morts,  et  mus  seu- 
lement par  des  forces  extérieures,  mais  ils  possèdent 
la  sensation  et  la  volonté  ;  ils  éprouvent  du  plaisir 
dans  la  condensation,  du  déplaisir  dans  la  tension; 
ils  tendent  vers  la  première  et  luttent  contre  la 
seconde. 

II.  Il  n'y  a  pas  d'espace  vide. 

III.  11  n'y  a  pas  d'action  à  distance  à  travers 
l'espace  vide...  (mais  tout  au  plus)  «  transmission 
par  l'éther  »  (p.  254). 

3)  L'éther.  —  Qu'on  ne  s'étonne  pas  de  le  trouver 
en  tout  ceci  :  pour  Haeckel,  son  existence  en  tant 
que  matière  réelle  est  le  plus  positif  de  tous  les  faits; 
Haeckel  en  est  aussi  sur  «  que  de  sa  propre  existence, 
lorsqu'il  réfléchit  et  qu'il  écrit  sur  ces  questions  ». 
(p.  260) 

Qu'est-ce  que  l'éther?  —  Comme  on  n'en  sait  rien, 
chacun  est  libre,  observe  Haeckel,  d'adopter  l'opi- 
nion qu'il  veut;  et  voici  la  sienne.  L'éther,  qui 
remplit  les  intervalles,  grands  et  petits  (interas- 
traux et  inleratomiques)  de  la  matière  pondérable, 
n'est  pas,  comme  celle-ci,  composé  d'atomes  (pykna- 
tomes),  mais  doué  d'une  structure  particulière,  la 
structure...  éihérique  ;  ni  gazeux  ni  solide  ni  liquide, 
son  état  physique  est  spécial,  l'état  éthériquc,  com- 
parable peut-être  à  a  une  gelée  infiniment  ténue, 
élastique  et  légère  »  ;  —  impondérable,  il  ne  l'est 
sans  doute  que  relativement  ;  —  par  condensation, 
il  peut  probablement  passer  à  l'état  gazeux,  et  de  là 
aux  autres  états  phjsiques  de  la  matière  pondérable. 
En  attendant,  il  est  infini  comme  l'espace,  et  déplus, 
éternellement  en  mouvement.  Or  ce  motus  propre 
de  l'éther,  en  réciprocité  d'action  avec  la  gravitation 


503 


MATERIALISME 


504 


(la  partie  bonne  de  la  théorie  de  Newton  ou  théorie 
kinétique),  est  la  cause  dernière  de  tous  les  phéno- 
mènes, (p.  aCo-aôa) 

Après  avoir  rappelé  que  force  de  tension  (énergie 
potentielle)  et  force  vive  (en.  actuelle)  se  transfor- 
ment sans  cesse  l'une  dans  l'autre  sans  cbangement 
dans  la  valeur  totale  de  la  somme,  et  affirmé  que 
cela  explique  toutes  les  fonctions  vitales,  même  les 
phénomènes  de  vie  intellectuelle,  Haeckel  met  à  ce 
chapitre  —  (xii«)  essentiel,  central  —  une  conclu- 
sion digne  de  tout  le  reste  :  «  Notre  ferme  convic- 
tion moniste,  que  la  loi  fondamentale  cosmologique 
vaut  universellement  dans  la  nature  entière,  est  de 
la  plus  haute  importance.  Car  non  seulement  elle 
démontre  positivement  l'unité  foncière  du  Cosmos  et 
l'enchainement  causal  de  tous  les  phénomènes  que 
nous  pouvons  connaître,  mais  elle  réalise,  en  outre, 
négativement,  le  suprême  progrès  intellectuel,  la 
chute  définitive  des  trois  dogmes  centraux  de  la 
métaphysique  :  Dieu,  la  liberté  et  l'immortalité  ». 
(p.  205)  —  Ce  chapitre  constituant  le  suprême  pro- 
grès intellectuel,  nous  avons  cru  devoir  l'analyser 
en  détail.  Il  suffit  désormais  d'indiquer  les  grandes 
lignes  de  l'édifice  bâti  par  Haeckel,  sur  le  fondement 
de  la  loi  de  substance. 

II)  Applications  de  la  loi  universelle  de  subs- 
tance. —  i"  Cosmos.  — Gomme  orientation  générale, 
négation  de  la  création,  qui  est  une  hypothèse  invé- 
rifiable; elle  fait  place  à  la  loi  d'évolution  «  enfant 
du  xix'  s.,  au  nombre  de  ses  créations  les  plus 
importantes  et  les  plus  brillantes  ».  L'évolution 
étudie  en  quatre  parties  l'apparition  naturelle  :  i  °  du 
Cosmos,  2"  de  la  terre,  3"  des  organismes  vivants, 
4°  de  l'homme.  A  ce  sujet,  Haeckel  rappelle  qu'il  fut 
le  premier  à  mener,  en  18^4,  «  à  bonne  fin  la  tenta- 
tive de  suivre  la  descendance  de  l'homme  à  travers 
la  série  entière  de  ses  aïeux  (depuis  les  singes) 
jusqu'aux  plus  anciennes  formes  arcliigones  de 
Monères  ».  Les  monères  elles-mêmes,  il  en  a(Hist.de 
la  Création  matérielle,  c.  xv)  expliqué  l'origine 
par  procréation,  abiogénèse  ou  archigénèse,  termes 
qui,  d'après  leur  créateur,  signifient  «  la  première 
apparition  du  plasma  vivant,  succédant  aux  combi- 
naisons organiques  du  carbone  dont  il  est  issu  ». 
C'est  la  théorie  carbogène  de  la  vie  :  «  Les  phéno- 
mènes caractéristiques  de  la  vie  sont  simplement 
les  modes  d'activité  des  corps  albuminoïdes  et 
autres  combinaisons  plus  complexes  du  carbone.  » 

—  Et  par  là,  comme  par  un  «  pont  jeté  grâce  à  la 
théorie  moderne  de  l'Evolution  »,  le  domaine  de 
la  vie  psychique  est  relié  au  domaine  physique,  et 
t(  nous  en  sommes  venus  à  la  conviction  nette  que 
tout  phénomène  est  soumis  à  la  loi  universelle  de 
substance  »  et  le  Cosmos  retrouve  sa  belle  unité, 
compromise  par  tout  dualisme. 

La  procréation,  abiogénèse  ou  archigénèse  — 
l'événement  qu'on  a  coutume  de  nommer  génération 
spontanée,  car  c'est  d'elle  qu'il  s'agit,  mutato  nomine, 

—  n'a  jamais  été  constatée,  les  faits  dûment  inter- 
rogés se  prononcent  contre  elle,  n'importe!  Elle 
s'impose  à  la  conviction  moniste,  sous  peine  d'ad- 
mettre la  création,  le  miracle  de  la  création  :  entre 
les  deux  il  faut  choisir.  Et  comme  le  miracle  est 
contradictoire,  il  faut  nier  la  création  de  la  vie,  nier 
aussi  la  création  du  Cosmos,  de  ses  éléments  pri- 
mordiaux; ils  sont  éternels,  comme  le  mouvement 
de  l'éther. 

a'  Dieu.  —  Le  choix  s'impose  aussi  entre  le 
théisme,  «■  qui  distingue  Dieu  d'avec  le  monde  comme 
son  créateur,   son  conservateur   et  son  régisseur  », 

—  et  le  panthéisme,  qui  fait  de  Dieu  la  substance 
même  du  monde.  Haeckel  ne  saurait  avoir  que  du 
mépris.soit  pourle  a  Monothéisme  anthropistique  », 


d'après  lequel,  assurc-l-il.  Dieu  ne  serait,  au  fond, 
(inunesoTiedevertéliré gazeux Hct.  Morph. gén., Mon., 
En.,  p.  33o);  soit  pour  le  «  Triplothéisme  chrétien  » 
(Trinité),  lequel  par  l'affirmation  trois  font  un,  fit 
jadis  hésiter  la  jeune  logique  de  Haeckel  enfant... 
Mais  depuis,  quelle  triomphante  revanche  il  a  su 
prendre,  par  des  interprétn lions  des  dogmes  chré- 
tiens comme  celles-ci  :  le  Fils  du  Père  est  en  même 
temps  Fils  de  la  3'  Personne,  le  Saint-Esprit,  et  est 
conçu  par  l'immaculée  conception  de  la  Vierge  Ma- 
rie (p.  3 19)  —  la  Vierge  Marie  joue  un  grand  rôle 
à  titre  de  quatrième  divinité,  son  influence  devient 
prépondérante,  si  bien  0  que  les  trois  personnages 
masculins  sont  complètement  effacés  ».  (p.  3aC)... 
Ces  exemples  suffisent  pour  montrer  dans  quel 
esprit  et  avec  quel  esprit  est  critiquée  la  religion 
chrétienne. 

A  sa  place,  Haeckel  propose:  — o)  le  culte  du  vrai, 
du  beau  et  du  bien,  comme  religion  de  l'avenir,  en 
harmonie  avec  la  science  (ch.  xviii);  —  '')  et  l'équi- 
libre de  l'égoïsme  et  de  l'altruisme,  comme  prin- 
cipe d'une  morale  vraiment  scientifique  et  moniste 
(ch.  xix). 

3'^  L'homme,  dernier  terme  de  l'évolution  du  Cos- 
mos, a  longuement  retenu  l'attention  de  Haeckel  : 
la  première  moitié  des  «  Enigmes  »  (ch.  ii-xi) 
lui  est  consacrée,  et  elle  contient  de  nombreux  ren- 
vois aux  autres  ouvrages. 

a)  Le  corps.  —  Par  l'anatomie  et  la  physiologie, 
par  l'embryogénie  et  la  phylogénie,  les  chap.  ii-v 
«  tendent  à  montrer  »  que  l'homme,  fils  duPithecan- 
thrupus  alalus  (muet),  mammifère  le  plus  perfec- 
tionné, provient  de  la  môme  souche  que  les  autres  et 
ceux-ci,  à  leur  tour,  de  la  même  branche  plus 
ancienne  de  l'arbre  généalogique  que  les  autres  ver- 
tébrés. L'auteur  de  nos  grandes  «  chartes  d  origine» 
est  «  convaincu  que  la  hiérarchie  par  lui  tracée  des 
ancêtres  de  l'homme  répond  en  gros  à  la  vérité  ». 

(p.  95) 

h)  L'âme.  —  La  psychologie  est  une  partie  de  la 
physiologie;  car,  dit  Haeckel,  «  selon  moi,  ce  qu'on 
appelle  âme  est,  à  la  vérité,  un  phénomène  de  la 
nature  ».  (p.  io4)  Ou  plutôt,  il  considère  «  l'âme 
comme  un  concept  collectif  désignant  l'ensemble  des 
fonctions  psychiques  du  plasma.  L'âme  est  une  abs- 
traction physiologique...  Nous  nommons  0  àme»...le 
travail  du  psychoplasma  »,  lequel  est,  «  chez  l'homme 
et  les  animaux  supérieurs,  un  élément  difl'érenciédu 
sj'stème  nerveux,  le  neuroplasma  des  cellules  gan- 
glionnaires et  de  leurs  prolongements  centrifuges, 
les  fibres  nerveuses  ».  (p.  128) 

Foin  de  la  psychologie  dualiste,  une  «  plate  con- 
ception »  spiritualiste,  qui  repose  sur  l'hypothèse 
d'un  monde  spirituel,  du(]uel  0  nous  ne  pouvons  rien 
savoir...  »,  et  dont  les  phénomènes  «  devraient  n'être 
pas  soumis  à  la  loi  de  substance  »!  (p.  io4,  io5) 

La  psychologie  moniste,  elle, réduit  toute  l'activité 
psychique  supérieure,  y  compris  «  les  phénomènes 
merveilleux  de  la  raison  et  de  la  conscience  »,  aux 
«  processus  de  la  vie  psychique  inférieure  »  (p.  106)  ; 
et  les  progrès  de  la  psychologie,  dus  à  la  théorie 
évolutionniste,  ont  abouti  à  ceci  :  que  nous  recon- 
naissons l'unité  psychologique  du  monde  organi- 
que. »  A  la  psychologie  scientifique  de  l'avenir, 
Haeckel  ne  laisse  à  faire  que  «  l'étude  de  la  longue 
suite  de  stades  inférieurs  qu'a  dû  parcourir  l'esprit 
humain  en  se  développant   »  (p.  I2'3) 

Cette  tâche,  belle  mais  difficile,  de  la  psychologie 
moniste,  en  avait  séduit  plusieurs  dans  leur  jeunesse, 
qui  l'ont  plus  tard  abandonnée  :  Virchow,  du  Bois- 
Rkymond,  Wundt  lui-même,  bien  qu'il  «  possède 
sur  la  plupart  des  autres  philosophes  l'avantage  de 
connaître    à    fond    la    zoologie,    l'anatomie    et    la 


505 


MATERIALISME 


506 


physiologie  »,  ont  renié  leur  monisme  d'antan, 
comme  «  péclié  de  jeunesse  ».  —  Ils  pourront  bien 
prétendre  que,  leur  esprit  ayant  mûri  avec  l'âge, 
ils  se  sont  convaincus  de  leurs  erreurs;  Ilaeckel, 
lui,  affirme  que  l'expérience  a  troublé  leur  vue,  et 
qu'n  avec  la  vieillesse  survient  une  dégénérescence 
graduelle  du  cerveau,  comme  des  autres  organes  i> 
(p.  117).  C'est  tout  simple  I  Mais  à  quoi  pense  donc 
Haeckel  quand  il  affirme,  un  peu  plus  loin,  que  les 
aptitudes  philosophiques  sont  le  privilège  de  l'âge 
mûr,  et  survivent  au  déclin  des  autres? 

Revenons  à  sa  psychologie  évolutionnisle  :  en 
passantpar  les  a  degrés  hiérarchiques  de  l'âme  »,  par 
«  l'embryologie  et  la  phylogénie  de  l'âme  »,  on  Unit 
par  aboutir  au  «  Mystère  central  psychologique  »,  à 
la  «  résistante  citadelle  de  toutes  les  erreurs  dua- 
listes et  mystiques,  â  la  question  de  la  conscience  » 

(F-   '97)- 

c)  La  conscience.  —  L'interprétation  scientifique 
de  la  conscience  est  extrêmement  difficile,  concède 
Haeckel,  parce  qu'ici  le  sujet  et  l'objet  se  confondent; 
toutefois,  «  nous  verrons  que  la  conscience  est  un 
phénomène  naturel  »,  et  qu'elle  «  est  soumise, comme 
tous  les  autres  phénomènes  naturels,  à  la  toi  de 
substance  ». 

1.  Notions  préliminaires.  —  La  conscience  est  une 
intuition  iHier/ie,  comparable  à  une  réflexion  ;  — elle 
a  un  double  domaine,  l'Univers  et  le  Moi,  celui-là  de 
beaucoup  le  plus  étendu;  —  la  conscience  n'est  pas, 
tant  s'en  faut!  coextensive  à  l'activité  psychique; et, 
au  surplus,  entre  l'inconscient  et  la  conscience,  il 
n'y  a  pas  de  frontière  nette. 

2.  Théories  de  la  conscience.  —  Elles  se  laissent 
ramènera  deux  conceptions  opposées:  la  transcen- 
dante (dualiste)  et  la  physiologique  (moniste)  ; 
Haeckel,  «  éclairé  par  la  théorie  de  l'évolution,  a 
toujours  soutenu  la  seconde  ».  Mais  parce  que  l'au- 
tre s'obstine  à  vivre  malgré  sa  vieillesse,  demeure 
«  de  beaucoup  la  plus  répandue,  (et)  s'est  acquis  de 
nouveau  un  grand  renom,  grâce  à  du  Bois-Reymond 
et  à  son  célèbre  discours  de  VIgnorahinius  »,  Haeckel 
revient  sur  ce  qu'il  appelle  «  le  cœur  »  de  cette 
a  question  capitale  ».  Et  d'abord  :  i)  le  «  joli  sermon  » 
qu'est  le  discours  de  VIgnorabimus  ne  méritait  pas 
son  succès:  la  majorité,  et  surtout  le  «  beau  sexe  »  y 
ont  applaudi;  mais  Haeckel  a  eu  «  le  courage  moral... 
de  tenir  tête  aux  arrêts  sans  appel  du  dogmatique  et 
tout-puissant  secrétaire  et  dictateur  de  l'Académie 
des  sciences  de  Berlin  i>  ;  au  surplus,  le  «  physiolo- 
giste de  Berlin  n'a  jamais  rien  fait  pour  étendre 
les  conquêtes  du  darwinisme  »  ;  et  «  les  remarques 
par  lesquelles  il  conteste  la  valeur  de  la  loi  fonda- 
mentale biogénétique,  le  fait  qu'il  rejette  la  phylo- 
génie, etc.,  montrent  qu'il  n'est  ni  assez  familieravec 
les  faits,  ni  capable  d'apprécier  philosophiquement 
leur  importance  théorique  ».  (p.  210) 

2)  Au  reste,  voici  la  théorie  physiologique  de  la 
conscience  :  «  La  nature  de  la  conscience  »  est  un 
«  problème  physiologique, ramenable  aux  phénomènes 
qui  ressortissent  âla  physique  et  à  la  chimie  »;  c'est 
un  «  problème  neurologique,  parce  que  la  conscience 
ne  se  trouve  que  chez  les  animaux  supérieurs  qui 
possèdent  un  système  nerveux  centralisé  et  des  orga- 
nes des  sens  »  assez  parfaits,  (p.  aïo,  11)  Haeckel 
tient  pour  accordé,  parce  que  bien  évident,  que  les 
animaux  supérieurs  —  «  les  singes  et  les  chiens  sur- 
tout —  se  rapprochent  énormément  de  l'homme  dans 
toute  leur  activité  psychique...  La  fonction  supé- 
rieure d'activité  cérébrale,  la  formation  de  jugements, 
leur  enchaînement  en  raisonnements,  la  pensée  et  la 
conscience  au  sens  propre,  sont  développés  chez  les 
animaux  tout  comme  chez  l'homme  —  la  différence 
n'est   que   dans    le   degré,    non    dans    la    nature  ». 


(p.  201)  «  Les  dilTérences  graduelles  de  conscience 
entre  ces  Placenlaliens  i<  raisonnables  »  (les  chiens, 
les  singes,  les  éléphants)  et  les  plus  inférieures  des 
races  humaines  (Weddas,  nègres  de  l'Australie)  sont 
moindres  que  les  différences  correspondantes  entre 
celles-ci  et  ce  qui  existe  chez  les  hommes  raisonna- 
bles les  plus  supérieurs  (Spinoza,  Goethe,  Lamarck, 
Darwin,  etc.).  La  conscience  n'estainsi qu'une /Partie 
de  l'activité  psychique  supérieure,  et  comme  telle  elle 
dépend  de  la  structure  normale  de  l'organe  de  l'âme 
auquel  elle  est  liée,  du  cerveau  ».  (p.  21  i)La  i)hysio- 
logie  sait  depuis  20  ans  (Haeckel  écrit  en  i8gg)  que 
l'écorce  grise  des  hémisphères  cérébraux  est  le 
sié^e  (ou  mieux  l'organe)  de  la  conscience  »;  grâce 
aux  progrès  de  Vanatomie  microscopique  du  cerveau 
dans  ces  dernières  années,  «  la  preuve  morphologi- 
que de  ces  faits  physiologiques  a  pu  être  établie  ». 
Le  plus  important  de  ces  faits  est  la  découverte  (par 
Flechsig)  des  organes  de  la  pensée.  Ce  sont  les 
((  centres  d'association  »  de  Flechsig,  que  Haeckel 
appelle  les  «  quatre  grands  foyers  de  la  pensée  », 
a  organes  réels  de  la  vie  de  l'esprit  »,  «  les  véritables 
organes  de  la  pensée,  les  seuls  organes  de  notre 
conscience  ».  (p.  211-12) 

Après  les  localisations  cérébrales  de  Flechsig,  la 
pathologie  et  l'ontogénie  de  la  consc/ence  sont  invo- 
quées pour  nous  convaincre  clairement  de  ce  fait 
qu'elle  n'est  pas  une  »  essence  immatérielle  »,  mais 
une  «.  fonction  physiologique  du  cerveau  ».  (p.  2i3,iii) 
La  phylogénie  de  la  conscience,  enfin,  n'est  pas 
moins  a  certaine,  en  principe  »  ;  mais  les  faits  man- 
quant ici,  on  ne  peut  «  édifier  sur  elle  des  hypothèses 
précises  ».  (p.  2i5) 

Nous  avons  jugé  utile  de  rapporter  ici,  plus  abon- 
damment que  de  coutume,  les  paroles  mêmes  de  Haec- 
kel. 11  en  ressort  à  l'évidence  que,  pour  lui,  cons- 
tater une  dépendance  quelconque  de  la  conscience  à 
l'égard  du  cerveau  et  de  ce  qui  peut  le  modifier,  c'est 
réduire  la  conscience  aux  phénomènes  physiques  et 
chimiques.  Qu'entre  ces  deux  choses  :  dépendance  et 
identité,  il  puisse  exister  une  différence,  Haeckel  sem- 
ble l'ignorer  bien  sincèrement.  Car  aussitôt  il  passe 
â  la  réfutation  de  la  thèse  dualiste  de  l'immortalité 
personnelle  de  l'âme  humaine. 

d)  Immortalité  de  l'âme  (athanatisme)  :  «  suprême 
domaine  de  la  superstition,  citadelle  des  idées  dua- 
listes et  mystiques  »  ce  dogme  «  est  inadmissible  en 
face  des  données  empiriques  de  la  biologie  moderne  » 
(p.  219).  Tout  d'abord,  ce  dogme  n'a  pris  toute  son 
«  importance  que  par  suite  de  son  rapport  étroit 
avec  le  Christianisme  ».  Or,  le  dogme  chrétien:  «  Je 
crois  à  la  résurrection  de  la  chair,  je  crois  à  la  vie 
éternelle  »,  est  d'un  bout  â  l'autre  matérialiste  et 
anthropistique.  —  Ce  n'est  pas  tout.  Que  la  «  ré- 
surrection de  la  chair  »  soit  impossible,  c'est  ce  que 
savent  tous  ceux  qui  ont  la  moindre  connaissance 
de  l'anatomie  et  de  la  physiologie.  »  Et  «  la  résur- 
rection du  Christ  est  un  pur  mythe»,  (p.  227)  —  Enfin 
l'athanatisme  métaphysique  (Platon),  et  la  métem- 
psychose  qui  lui  est  annexée,  sont  à  leur  tour  exécu- 
tés au  nom  de  «  l'anatomie  et  de  la  physiologie  »,  et 
grâce  «  aux  progrès  de  l'histologie  et  de  l'onto- 
génie ».  (p.  229) 

Nous  terminerons  cet  exposé  par  une  remarque: 
nos  lecteurs,  ceux  du  moins  qui  n'ont  jamais  lu  Haec- 
kel, pourront  être  tentés  de  croire  qu'on  a  voulu 
faire  ici  une  caricature  de  ses  idées  ;  qu'on  a  recher- 
ché dans  ses  livres  les  mots  barbares,  ainsi  que  les 
affirmations  outrancières,  afin  de  les  souligner;  et 
qu'enfin  on  a  supprimé  les  preuves  robustes  dont, 
sans  doute,  un  homme  aussi  célèbre  doit  accompa- 
gner ses  thèses  principales...  Il  n'en  est  rien,  et 
les  lecteurs   de   Haeckel  le  savent  bien  :  formules 


507 


MATÉRIALISME 


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agressives  et  termes  blessants,  ou  baroques  tour  à 
tour,  foisonnent  presque  à  chacune  de  ses  pages,  — 
et  notre  résumé  en  contient  relativement  peu.  Quant 
au  sérieux  de  la  discussion,  aux  preuves  des  asser- 
tions les  jjlus  capitales  et  les  plus  audacieuses,  qu'il 
s'agisse  de  construire  ou  de  démolir,  Haeckel  n'en 
a  cure  :  ne  lui  suUit-il  pas,  en  preuve  de  ses  dires, 
d'en  appeler  à  ses  «  convictions  monistes  v  ?  Tout 
au  plus  pourrait-on  voir  des  essais  de  démonstrations 
dans  des  comparaisons  et  des  rapprochements,  par- 
fois fort  inattendus,  arbitraires  toujours,  et  enûn 
susceptibles  de  plus  d'une  interprétation.  Tout  cela 
ne  manque  pas  d'intérêt,  pour  les  esprits  curieux  de 
vastes  systèmes...;  mais  entre  cela  et  des  preuves, 
il  y  a  un  abîme. 

D'autres  en  ont  jugé  comme  nous,  qui  pourtant 
étaient  sympathiques  à  l'œuvre  de  Haeckel  :  tels,  le 
D''  J.  Maxwell  (Bordeaux)  et  Sir  Oliver  Lodge, 
Kecteur  de  l'Université  de  Birmingham  et  physicien 
illustre.  «  J'admire  sincèrement,  ditJ.  Maxwell,  l'œu- 
vre scientifique  du  savant  biologiste  d  léna,  mais  je 
n'ai  pas  la  même  admiration  pour  ses  conceptions 
philosophiques.  J'avais  été  frappé,  en  lisant  ses 
Enigmes  de  l'univers,  de  la  témérité  de  quelques-unes 
de  ses  affirmations,  et  de  l'inexactitude  de  certaines 
d'entre  elles.  J'avais  songé  à  les  mettre  en  évidence 
et  à  essayer  de  montrer  l'erreur  fondamentale  des 
philosophes  qui,  comme  lui,  jugent  nos  connais- 
sances assez  complètes  pour  en  inférer  une  explica- 
tion systématique  de  l'univers,  fondée  sur  des  actions 
et  des  réactions  mécaniques...  »  (J.  Maxwell,  trad. 
du  livre  de  O.  Lodge,  La  vie  et  la  matière,  Préface, 
p.  I.  Alcan,  1907) 

Ce  n'est  pas  que  le  D'  Maxwell  obéisse  à  des  pré- 
jugés, soit  contre  1  evolutionnisme,  soit  en  faveur  de 
la  religion  chrétienne;  qu'on  en  juge  par  ce  qu'il 
ajoute,  quelques  lignes  plus  bas  :  «  Les  découvertes 
des  dernières  années  du  xix*  siècle  ont  eu  des  con- 
séquences désastreuses  pour  certains  concepts  reli- 
gieux trop  étroitement  attachés  à  la  lettre  de  leurs 
révélations.  Le  triomphe  des  idées  de  Lamarck  et  de 
Darwin  a  eu  notamment  un  tel  effet.  L'idée  d'une 
évolution  progressive  des  espèces  est  inconciliable 
avec  celle  de  la  création,  telle  que  l'expose  par  exem- 
plela  Genèse.  »  (p.  2,  3) 

Ce  serait  nous  écarter  de  notre  sujet,  que  de  dis- 
cuter ici  de  pareilles  aflirmations. 

Sir  Oliver  Lodge  n'est  pas  plus  hostile  au  monisme, 
que  son  traducteur  française  l'évolutionnisme  :  «  La 
vérité, dit-il,  eslque  toute  philosophie  tend  à  devenir 
monisle  ;  il  faut  qu'elle  vise  à  l'unification,  (juelque 
difficile  qu'elle  soit.  Un  philosophe,  qui  en  abandon- 
nerait la  poursuite,...  paraîtrait  abandonner  sa  pro- 
fession de  philosophe...  »  (La  matière  et  la  vie, 
p.  16)  —  Lodge  va  plus  loin  :  il  estime  que  0  les 
livres  de  Haeckel  ne  peuvent  faire  que  du  bien  aux 
personnes  qui  ont  reçu  une  éducation  et  une  instruc- 
tion complètes.  Ils  peuvent,  il  est  vrai,  ne  rien  leur 
apprendre  de  particulièrement  nouveau,  mais  ils  of- 
frent une  intéressante  étude  d'histoire  scientifique  et 
de  développement  mental  ».  (p.  i4)  —  Mais,  avec 
une  nuance  de  commisération  pour  les  milliers  d'ou- 
vriers de  son  pays  qui,  dit-on,  lisent  les  livres  de 
Haeckel,  l'écrivain  anglais  continue  ainsi  :  «  Us  peu- 
vent faire  du  mal  à  des  lecteurs  sans  instruction, 
sans  jugement,  sans  notion  de  la  mesure  et  sans 
beaucoup  de  critique.  Ils  peuvent  faire  du  mal,  à 
moins  d'être  accompagnés  d'une  sorte  d'antidote, 
spécialement  contre  le  parti  pris  de  certains  de  leurs 
chapitres  consacrés  à  une  œuvre  de  destruction  hâ- 
tive et  dédaigneuse.  «  Offrir  cet  antidote  est  le  but 
spécial  de  Lodge:  «  Je  dirais  à  l'ouvrier  intelligent, 
ou  à  tout  autre  lecteur  à  tête  dure,  qui  considérerait 


la  foi  chrétienne  comme  minée...  par  la  philoso- 
phie... prônée...  par  le  professeur  Haeckel,  je 
dirais...  :  «  Ne  croyez  pas  avoir  en  main  un  traité 
où  la  vérité  définitive  et  ultime  de  l'Univers  soit  enfin 
proclamée,  où  la  pure  vérité  ait  été  séparée  de  l'er- 
reur des  âges  précédents  ;  ne  le  croyez  pas,  mon 
ami,  il  n'eu  est  rien  1  »  (p.  i4)  —  Un  peu  plus  loin, 
nous  lisons  que:  «  Pour  apprécier  la  valeur  du  sys- 
tème de  l'Univers  exposé  par  le  professeur  Haeckel, 
il  suffit  de  se  cantonner  sur  le  terrain  de  la  science.. 
Les  faits  qu'il  affirme  et  ceux  qu  il  nie  énergiquement 
sont  choisis  par  lui  suivant  qu'ils  cadrent  ou  ne  ca- 
drent pas  avec  son  système  philosophique.  »  (p.  17) 

Très  accueillant  pour  les  «  contributions  positives 
soit  aux  faits,  soit  à  leur  systématisation  » ,  le  savant 
écrivain  anglais  jouhaile  qu'on  marque  plus  de  dé- 
fiance aux  «  critiques  négatives  ou  destructives  »,  à 
«  tout  ce  qui  évite  ou  rejette  une  partie  de  l'expé- 
rience humaine  parce  qu'elle  ne  s'accorde  pas  avec 
un  système...  mouiste  ou  autre.  La  fabrication  d'un 
pareil  système  négatif  et  destructif,  spécialement 
lorsqu'il  s'accompagne  d'un  dogmatisme  sans  gène, 
devrait  éveiller  automatiquement  le  soupçon  et  la 
répulsion    «.(p.  18) 

Sir  O.  Lodge  tenait  ce  langage  en  1906.  Qu'aurait-il 
dit  trois  ou  quatre  ans  plus  tard,  après  la  retentis- 
sante affaire  Brass-Haeckel,  au  cours  de  laquelle 
celui-ci  fut  contraint  d'avouer  qu'il  avait  falsifié  de 
nombreux  dessins,  dans  le  but  de  fonder  sa  fameuse 
théorie  de  l'évolution  embryogénique  des  êtres?  (Cf. 
Jiev.  prat.  d'Apulog.,  t.  IX,  p.  276-280;  —  t.  XII, 
p.  109-115.) 

Nous  pourrions  rapporter  d'autres  jugements 
encore  sur  les  Enigmes  de  l'Univers,  comme  celui  du 
professeur  Paulsen  :  «  J'ai  lu  ce  livre  avec  la  plus 
grande  honte,  j'ai  rougi  en  pensant  à  quel  degré 
d'abaissement  est  tombé  le  niveau  philosophique  de 
notre  peuple.  C'est  une  honte,  qu'un  tel  livre  puisse 
être  imprimé,  acheté,  lu  par  un  peuple  quia  eu  l'hon- 
neur de  posséder  un  Kant...  »  Mais  est-il  besoin  de 
multiplier  les  témoignages? 

Ul.  Critique  et  conclusion.  —  Il  n'est  pas  ques- 
tion d'instituer  ici  une  discussion  en  règle,  soit  du 
Matérialisme  en  général,  soit  même  du  système 
moderne  exposé  par  Haeckel  ;  elle  ferait  double 
emploi  avec  une  partie  fort  notable  du  Dictionnaire 
[voir,  entre  autres  articles  :  Ame,  Dieu,  Hommb, 
Libre  arbitre...]  On  s'en  tiendra  donc  à  quelques 
observations  critiques,  visant  surtout  à  préciser  l'état 
des  questions  essentielles  :  I)  au  sujet  de  Haeckel, 
on  aura  surtout  en  vue  d'esquisser  les  limites  qui 
séparent  ses  thèses  des  résultats  scientifiques;  ce 
sera  montrer  que  le  Matérialisme  scientifique  est 
redevable  au  professeur  d'Iéna  de  nombreux  néolo- 
gismes  et  d'audacieuses  affirmations,  bien  plus  que. 
de  progrès  sensationnels;  —  II)  relativement  au 
Matérialisme  pris  en  général,  on  précisera  le  point 
du  débat  le  plus  facile  à  circonscrire,  à  savoir  la 
nature  intime  de  notre  vie  intellectuelle. 

I)  Critique  de  la  loi  de  substance  :  i"  sa  constitu- 
tion; —  2'  son  interprétation  moniste;  —  3°  psycho- 
logie de  Haeckel. 

1"  Constitution  de  la  loi  de  substance  :  a)  les  maté- 
riaux; —  h)  leur  assemblage. 

a)  —  1)  Principe  de  Lavoisier,  ou  conservation  de 
la  matière.  —  Inutile  d'entrer  dans  les  discussions 
actuellement  pendantes,  sur  la  variabilité  de  la  masse 
des  corps  en  de  certaines  conditions  de  déplacement, 
ou  bien  la  constance  absolue  que  comporte  la  loi  de 
Lavoisier.  Etant  escomptée  la  victoire  de  ceux  qui 
tiennent  pour  la  seconde  alternative,  nous  avons  ici, 
strictement  parlant,  une  hypothèse  raisonnable,  une 


509 


MATÉRIALISME 


510 


généralisation  autorisée,  si  l'on  veut,  par  toute 
l'expérimentation  scientifique.  Le  principe  de  Lavoi- 
sier  n'est  rien  de  plus  :  ni  évident  par  lui-même,  ni 
susceptible,  dans  son  universalité,  d'une  démonstra- 
tion purement  expérimentale. 

2)  Principe  de  conseivalioti  de  Vénergie.  —  Il  a, 
tout  au  jilds,  la  même  valeur  que  le  précédent  :  une 
hypothèse  seientilique,  assez  appuyée  par  les  faits. 
(Voir  :  Déterminisme  puysiqub,  t.  I,  p.  984  du  Uic- 
tioiinaire) 

h)  —  L'assemblage  des  deux  lois  ci-dessus  rappe- 
lées, l'union  des  deux  principes  de  conservation 
dans  un  seul,  dans  l'axiome  ou  la  loi  de  substance, 
est  la  propriété  de  Haeckel  :  non  pas  seulement  parce 
que  c'est  ici  son  œuvre,  mais  encore  en  ce  sens  qu'il 
risque  fort  d'être  seul  à  voir  dans  cetassemblage  un 
progrès  merveilleux;  lui  seul,  enfin,  peut  apprécier 
les  raisons  qu'il  doit  avoir  —  mais  qu'il  ne  dit  pas  — 
d'aflirmer  la  parfaite  identité:  i)  de  la  force  et  de 
l'énergie  ; —  2)  de  la  force  on  énergie  et  de  la  matii're 
oumasse. — i)  Les  physiciens  distinguent  les  notions 
de  force  et  d'énergie,  l'une  étant  beaucoup  plus  géné- 
rale que  l'autre;  Haeckel  trouve  que  c'est  là  une  pure 
subtilité  :  libre  à  lui  ;  mais  alors,  le  principe  de  con- 
servation de  l'énergie  est-il  encore  soutenable?  — 
2)  On  ne  songe  guère  à  contester  l'union  intime, 
dans  la  réalité  corporelle,  entre  sa  masse  et  ses  éner- 
g'ies. Mais  qu'elles  soient  la  même  chose,  c'est  ici  une 
affirmation  gratuite  au  premier  chef,  et,  de  plus, 
manifestement  erronée  :  en  effet,  dans  l'hypothèse  de 
l'identité,  l'énergie  ne  pourrait  ni  croître,  ni  dimi- 
nuer, dans  une  matière  déterminée  ;  le  principe  de 
conservation  de  l'énergie  regarderait,  non  plus  seu- 
lement un  «  système  clos  »,  ou  l'ensemble  du  monde 
matériel,  mais  aussi  toute  portion  de  la  matière  I 
Inutile  d'insister.  D'autant  plus  qu'on  ne  voit  ni 
avantage  ni  inconvénient,  du  point  de  vue  matéria- 
liste ou  bien  du  point  de  vue  spiritualiste,  à  réunir 
dans  une  seule  loi  les  deux  principes  de  conserva- 
tion. 

2"  Interprétation  monisle   de  la  loi  de  substance . 

—  Ayant  emprunté  à  la  science  deux  formules  célè- 
bres pour  en  constituer  sa  loi  unique  de  substance, 
Haeckel  prend  ensuite  la  substance  dans  un  sens 
très  particulier  ;  dès  lors,  plus  rien  ne  l'autorise  à 
parler  de  résultats  acquis  ou  même  d'hypothèse 
scientifique,  lorsqu'il  dogmatise  ainsi  :  a)  il  n'existe 
qu'une  seule  et  unique  réalité,  la  substance,  à  la  fois 
matière  et  esprit.  Dieu  et  monde  corporel  ;  —  b)  la 
substance  (matière  et  force)  est  infinie,  et  éternelle; 

—  c)  la  substance,  ici  consciente  et  là  inconsciente, 
est  vivante  partout  ;  — d)  elle  travaille  aiec  plaisir  à 
se  concentrer;  mais  aussi,  douloureusement  tiraillée 
par  le  fait  même,  elle  résiste  à  son  propre  effort  de 
concentration  ;  —  e)  cela  explique  les  phénomènes 
de  la  nature. 

Il  importe  peu,  à  la  vérité,  que  le  monisme  de 
Haeckel  ait  besoin  de  semblables  hypothèses  ;  mais 
il  faut  redire  qu'elles  sont  parfaitement  étrangères  à 
la  science.  O.  Lodge  les  traite  de  «  prétentions  extra- 
vagantes »  (l.  c,  p.  28);  et  il  estime  que  le  monisme 
du  professeur  Haeckel  «  apparaîtra  aux  philosophes 
rudimentaire  et  vieilli,  tandis  que  les  savants  le 
tiendront  pour  dénué  de  preuves,  hypothétique, 
erroné  dans  quelques-unes  de  ses  parties,  et  en 
somme  peu  convaincant.  »  (p.  1 7)  En  effet  1  Et  sou- 
venons-nous que  Sir  O.  Lodge  est  lui  aussi  moniste, 
par  provision  peut-on  dire,  en  attendant  l'apparition 
d'un  monisme  acceptable  :  ses  critiques,  bienveillan- 
tes par  principe,  n'en  sont  que  plus  significatives. 
Indiquons  brièvement  les  nôtres: 

a)  Le  principe  :  il  n'existe  qu'une  seule  réalité.. ., 
formule  un  panthéisme  caractérisé.  Or  il  est  tout  à 


fait  impossible  que  le  inonde  soit  vraiment  Dieu 
(voir  :  Monisjie  et  Panthéisme).  Haeckel  le  sait  bien: 
il  rappelle  que  le  panthéisme  est  un  athéisme  poli  ; 
et  c'est  justement  pour  évincer  Dieu,  qu'il  affirme... 
(Il  affirme  l'éternité...) 

b)  L'éternité  en  même  temps  que  l'infinité  de  la 
substance  (matière  et  force).  Mais  de  quel  droit  ?  Et 
qu'en  sait-il?  —  i.  Sur  l'origine  première  des  choses, 
les  sciences  ne  peuvent  rien  nous  apprendre  de  posi- 
tif :  faites  surtout  de  la  constatation  du  présent,  elles 
permettent  de  jeter,  soit  en  avant,  soit  en  arrière,  un 
regard  d'autant  moins  assuré  qu'il  veut  porter  plus 
loin  ;  il  suffit,  pour  s'en  bien  convaincre,  de  voir  par 
quels  tâtonnements  se  construit  une  hypothèse  cos- 
mogonique  présentable,  par  exemple,  celle  de  Laplace- 
Faye-Ligondès.  Encore  importe-t-il  de  le  remarquer: 
ces  hypothèses  n'ont  point  la  prétention  de  nous 
renseigner  sur  la  toute  première  origine  du  monde: 
celle-ci,  de  toute  nécessité,  exige  un  Créateur  (voir  : 
CniiATioN).  —  2.  /.'infinité  actuelle  du  monde,  tout 
aussi  complètement  que  l'infinité  de  sa  durée  passée, 
échappe  aux  prises  de  la  science  positive  :  le  télescope 
assez  puissant  pour  atteindre  aux  limites  d'un  monde 
simplement  fini,  mais  un  peu  vaste,  n'est  pas  décou- 
vert ;  et  de  prétendre  que,  grâce  au  télescope,  nous 
savons  que  la  place  manque  pour  une  autre  vie,  c'est 
se  moquer,  sans  plusl 

c)  L'assertion  suivante,  savoir:  que  la  substance 
unique  est  vivante  en  toutes  ses  parties,  mérite  tout 
particulièrement  les  qualifications  de  «  vieillie»,  et 
«  dénuée  de  preuves  ».  C'est,  en  effet,  le  pur  hylo- 
zoïsME,  la  plus  vieille  des  doctrines  cosmogoniques 
grecques;  et  il  reste  toujours  vrai  que  cette  antique 
hypothèse  se  heurte  violemment  contre  les  données 
les  plus  positives  de  l'expérience  vulgaire  et  de 
l'expérience  scientifique.  Ou  plutôt,  avec  les  progrès 
de  cette  dernière,  le  conflit  est  devenu  plus  aigu:  car 
si  la  vie  était  partout  cachée  dans  la  matière,  elle 
devrait  se  développer  et  apparaître  partout,  à  de 
certaines  conditions  de  milieu,  faciles  à  préciser.  En 
est-il  ainsi?  Non.  Depuis  les  expériences  de  Pasteur, 
nous  sommes  certains  que,  même  dans  les  milieux 
les  plus  favorables,  la  vie  ne  se  développe  et  n'appa- 
raît jamais  qu'à  partir  de  germes  déjà  organisés, 
ayant  appartenu  à  des  êtres  incontestablement 
vivants.  Toute  matière  siirement  dépouillée  de  tels 
germes,  est  et  reste  indéfiniment  stérile  en  fait  de 
manifestations  vitales.  La  démonstration  scientifique 
est  faite.  Les  célèbres  «  monêres  »  sont  une  pure 
invention  de  Haeckel. 

Enfin  les  derniers  éléments  d)  —  e)  de  la  doctrine 
de  la  substance  sont  encore  moins  fondés,  si  possible  ; 
et,  sans  doute,  Haeckel  en  conviendrait  :  il  les  a  pris 
dans  la  théorie  pykiiotique  de  la  substance,  cons- 
truite par  Vogt  ;  or  celle-ci  est  rejetée  parla  physique 
moderne ;elleest  «  très  imparfaite,  et  les  spéculations 
de  Vogt  »  doivent  être  «  souvent  des  erreurs  ». 
Haeckel  se  déclare  «  trop  peu  familier  avec  la  physi- 
que et  les  mathématiques,  pour  pouvoir  séparer  leurs 
bons  et  leurs  mauvais  côtés  ».  Et  cependant,  Haec- 
kel emprunte  à  une  théorie  si  suspecte  plusieurs  de 
ses  affirmations  ;  pourquoi  ?  Parce  qu'il  les  tient  0  pour 
indispensables  à  toute  conception  de  la  substance 
vraiment  moniste  ».  (Enigmes,  p.  253)  Voilà  bien  la 
grande  raison,  la  raison  unique  et  déterminante  I 
Libre  à  Haeckel  de  s'en  contenter.  Mais,  en  bonne 
logique,  une  hypothèse  gratuite  ne  gagneaucun  poids 
en  s'accrochant  à  des  hypothèses  aventureuses.  II 
ne  faut  point  parler  ici  de  données,  ou  de  résultats, 
ou  de  bases  scientifiques;  les  éléments  de  la  doctrine 
de  Haeckel  ont  un  tout  autre  caractère,  et  notro  but 
a  été  de  le  montrer  sur  quelques  exemples.  Il  nous 
suffira   d'ajouter  peu   de   mots,    relativement   à    sa 


511 


MATERIALISME 


512 


psychologie,  et  cela  va  nous  conduire  à  notre  criti- 
que générale  du  Matérialisme. 

3"  Psychologie  de  Haeckel.  —  Relevons  d'abord  une 
équivoque,  relative  au  mot  naturel.  Ce  terme  se  dit, 
en  général,  de  tout  ce  qui  appartient  ou  convient  à 
une  nature,  à  une  chose  donnée,  quelle  qu'elle  soit; 
mais  sur  les  lèvres  de  Haeckel  parlant  psychologie, 
naturel  veut  dire  physiologique  :  un  phénomène 
psychique  naturel,  est  un  phénomène  susceptible 
d'une  explication  purement  physiologique,  c'est-à- 
dire,  en  Un  de  compte,  matérialiste;  et  ce  qui  ne 
comporterait  pas  semblable  explication,  ne  serait 
pas  naturel,  selon  la  langue  de  Haeckel.  Or  cet  acca- 
parement d'un  vocable  commun  en  faveur  d'une  vue 
très  personnelle,  n'est  pas  tout  à  fait  innocent  :  il 
permet  d'accoler  aux  idées  combattues  les  fâcheux 
et  injustesqualilicatifs  de  mystiques,  âe surnaturelles, 
de  transcendantes.  Assaréiaeal,  une  psychologie  est 
jugée,  qui  admettrait  une  âme  surnaturelle,  une 
conscience  transcendante,  et  des  idées  mystiques  :  la 
conscience  est  un  phénomène  naturel,  on  ne  saurait 
en  douter;  l'àme  est  tout  aussi  naturelle,  et  nul  spi- 
ritualiste  ne  le  contesta  jamais.  Seulement,  reste  à 
savoir  quelle  est  la  nature  de  l'âme,  la  nature  de 
ces  «  phénomènes  merveilleux  de  la  raison  et  de  la 
conscience  ». 

Nous  avons  dit  l'opinion  de  Haeckel  :  ii)  l'âme  n'est 
qu'un  «  concept  collectif  désignant  l'ensemble  des 
fonctions  psycitiques  du  plasma  »  (p.  123);  —  h)  la 
conscience,  ou  intuition  interne,  n'est  qu'une  partie 
de  l'activité  psychique  supérieure  (p.  211);  —  c)  or 
l'activité  psychique  supérieure  se  ramène  an  x  «  proces- 
sus de  la  vie  psychique  inférieure  )>(p.  106);  —  d)  car 
elle  dépend  du  cerveau  :  on  a  découvert  (Flechsig) 
les  «  véritables  organes  de  la  pensée  »,  les  «  organes 
de  notre  conscience  »,  et  l'on  sait  que  des  lésions 
cérébrales  ont  leur  retentissement  dans  la  conscience 
(p.  2ii-i4).  Bref,  il  n'y  a  pas  d'àme-substance,  mais 
des  phénomènes  psychiques,  et  ceux-ci  sont  sous  la 
dépendance  du  cerveau.  Ces  idées  de  Haeckel,  tout 
matérialiste  les  a  toujours  partagées,  elles  consti- 
tuent le  fond  et  l'essence  du  système.  Il  nous  reste  â 
les  juger. 

II)  Afin  de  pouvoir  commencer  par  une  concession, 
reprenons  ces  idées  en  remontant  :  —  i)  Il  est  très 
vrai  que  tous  les  phénomènes  psychiques  se  trouvent, 
de  façon  ou  d'autre,  sous  la  dépendance  du  cerveau; 
si  on  l'a  contesté,  c'est  chez  les  spiritualistes  carté- 
siens, ou  bien  chez  nos  contemporains  parallélistes. 
Mais  un  autre  courant  spiritualiste  a  toujours  existé, 
autrement  profond  que  celui  qui  se  rattache  à  Des- 
cartes, plus  proche  de  la  complexe  réalité,  qui  com- 
porte un  regard  plus  aigu  et  plus  soutenu  sur  les 
modalités  de  la  vie  de  l'esprit  :  le  spiritualisme  his- 
torique d'AnisTOTB  et  des  Scolastiques  n'éprouve, 
lui,  ni  difficulté  sérieuse  ni  fausse  honte  à  faire  son 
profit  des  progrès  de  la  physiologie,  et  à  trouver  une 
place, dans  ses  cadres,  aux  faits  rappelés  par  Haeckel, 
tout  comme  à  ceux  de  la  psychologie  expérimentale. 
Volontiers  nous  le  reconnaissons  :  si,  pour  défendre 
le  spiritualisme,  il  fallait  attribuer  à  l'homme  une 
vie  intérieui-e  parfaitement  à  l'abri  de  toute  influence 
physiologique  ou  même  externe,  il  serait  très  vrai 
de  dire  que  les  faits  et  les  vraisemblances  sont  con- 
tre un  dualisme  si  radical.  L'homme  est  un  seul  être, 
où  tout,  de  près  ou  de  loin,  peut  influer  sur  tout  : 
voilà  qui  est  entendu. 

a)  C'est  une  tout  autre  question,  de  décider  en  quoi 
consiste  la  dépendance  de  la  vie  de  l'esprit  vis-à-vis 
du  cerveau  :  confondre  deux  choses,  par  la  raison 
que  l'une  exerce  sur  l'autre  quelque  influence,  est  un 
procédé  trop  simpliste  1 

Or   l'identité   de   la   pensée   et    de    phénomènes 


cérébraux  quelconques,  est  totalement  inadmissible- 
cela,  pour  des  raisons  de  fait  très  nettes  et  très 
positives,  qui  établissent  avec  certitude  l'immatéria- 
lité intrinsèque  de  certaines  de  nos  opérations  psy- 
chiques, en  particulier  de  nos  idées  intellectuelles, 
des  idées   proprement  diti-s.  (Voir  :  Ame  humaine.) 

Matérialisme  et  sensualisme  s'elTorcent  bien  de 
confondre  les  idées  avec  les  images,  mais  la  tenta- 
tive est  vaine  :  un  exemple  vaudra  mieux  ici  que  de 
longues  explications.  Comparons  l'idée  de  triangle, 
et  l'image  interne  qu'on  peut  se  former  d'un  triangle  : 
pour  l'intelligence,  le  triangle  est  une  figure  —  toute 
figure  —  fermée  par  trois  lignes  ;  c'est  là  toute  l'idée 
de  triangle,  idée  très  précise.  Or  il  est  essentiel  de 
le  remarquer  :  cette  idée  s'applique,  avec  la  plus 
parfaite  exactitude  et  avec  une  perfection  égale,  à 
ioHS  les  triangles  possibles,  et  à  tous  à  la  fois,  quel- 
que différents  qvi'ils  soient  entre  eux  :  équilatéraux, 
scalènes  ou  isocèles,  peu  importe.  Peu  importe  encore 
que  la  figure  soit  sur  un  plan  ou  sur  une  surface 
courbe,  de  courbure  d'ailleurs  quelconque  :  tous  les 
triangles  sont  également  une  ligure  fermée  par  trois 
lignes.  Au  contraire,  l'image  d'un  triangle,  la  figure 
triangulaire  que  j'imagine,  est  inévitablement  ou 
scalène  ou  isocèle  ou  équiangle,  sans  que  jamais  elle 
puisse  être  à  la  fois  scalène  et,  par  exemple,  isocèle; 
si  ses  éléments  sont  rectilignes,  ils  ne  peuvent  être  en 
même  temps  curvilignes,  et  ils  sont  forcément  l'un  ou 
l'autre...  C'est  pourquoi  aucune  image  de  triangle 
ne  répond  avec  une  perfection  égale  à  tous  les  trian- 
gles possibles  ;  qu'un  triangle  imaginé  représente 
précisément  certains  triangles,  par  le  fait  même  il 
ne  se  projette  plus  exactement  sur  les  autres,  il  n'est 
pas  leur  image.  L'idée  de  triangle,  elle,  est  l'idée  de 
tout  triangle.  C'est  là  une  différence,  et  aucune  né- 
gation n'est  capable  de  la  supprimer.  Inutile  de  re- 
courir aux  images  «  composites  »  :  elles  représentent 
par  à  peu  près  quelques  individus  assez  ressem- 
blants entre  eux,  et  c'est  tout.  Rien  de  cet  à  peu  près 
ni  de  ces  restrictions,  dans  le  cas  de  l'idée  :  l'idée 
est  universelle,  l'image  est  particulière. 

Ce  caractère  distinctif,  bien  compris,  trace  une 
limite  infranchissable  entre  le  domaine  sensible  et  le 
domaine  vraiment  intellectuel.  Si  l'image  est  forcé- 
ment/)ar/ic(i/ière,  cela  tient  à  sa  nature  de  représen- 
tation sensible  :  non  pas  seulement  représentation 
d'un  objet  sensible  (ceci  ne  la  distingue  pas  néces- 
sairement de  l'idée,  dont  l'objet  peut  être  sensible 
aussi,  comme  dans  notre  exemple),  mais  encore  et 
surtout  représentation  sensible  elle-même,  matérielle 
en  un  sens  très  vrai,  en  même  temps  que  psychique  : 
parce  que  matérielle,  cette  représentation  n'est  su- 
perposable  (en  imagination)  qu'à  des  objets  déter- 
minés. Il  en  serait  de  même  de  l'idée  (intellectuelle), 
si  elle  aussi  était  matérielle  par  quelque  côté.  Si 
donc  elle  exprime  avec  une  perfection  totale  et 
uniforme  les  objets  (dans  le  cas,  les  triangles)  les 
plus  divers,  c'est  que  l'idée,  considérée  en  elle-même, 
intrinsèquement,  n 'es(^/us  matérielle  à  aucun  degré. 
Caractère  matériel  d'un  côté,  caractère  immatériel 
de  l'autre  :  en  voilà  bien  assez  pour  mettre  entre 
l'image  et  l'idée  une  irréductible  opposition;  et  les 
i<  admirables  ressources  »  de  l'Evolution  ne  peuvent 
rien  là-contre. 

3)  Après  cela,  il  importe  assez  peu  de  savoir  au 
juste  en  quoi  consisteet  comment  s'exerce  l'influence 
de  la  vie  sensible  sur  la  vie  intellectuelle,  et  vice 
versa;  de  préciser  en  quel  sens  large,  très  large,  on 
peut  parler  des  0  organes  de  la  pensée  ».  N'eussions- 
nous,  sur  ces  points  et  bien  d'autres  semblables, 
que  de  simples  conjectures,  les  faits  demeurent,  et 
nulle  théorie  ou  doctrine  n'a  le  droit  d'en  rejeter  sys- 
tématiquement une  catégorie  ou  l'autre. 


513 


MIL  (L'AN) 


5t4 


Un  de  ces  faits,  répélons-lc,  c'est  l'influence  de  la 
vie  organique  et  sensible,  sur  la  vie  intellectuelle; 
un  autre  lait,  c'est  que  l'activité  psychique  supérieure 
est  essentiellement  dilTérente  des  activités  «  céré- 
brales »  :  celles-ci  sont  à  l'égard  de  celle-là  des  con- 
ditions, des  concomitants...,  elles  ne  sont  pas  ses 
élémenls  con,itUuti/'s. 

Le  vrai  spiritualisme  n'a  jamais  méconnu  le  i)re- 
mier  de  ces  deux  faits;  il  suifit,  pour  en  être  bien 
convaincu,  de  ne  pas  ignorer  la  théorie  scolastique 
de  l'origine  des  idées.  Que  des  biologistes,  philoso- 
phes à  la  façon  de  Haeckel,  multiplient  les  preuves 
du  fait  en  question,  c'est  fort  bien,  quoique  assez 
inutile;  mais  que  l'on  s'imagine  avancer  par  là  les 
affaires  du  Matérialisme,  ce  n'est  plus  qu'un  de  ces 
cas  ai>pelés  en  logique  ignoratio  eleiiclii. 

Le  Matérialisme,  lui,  ne  peut  absolument  pas  s'ac- 
commoder du  second  fait  :  n'y  eût-il  qu'un  seul  phé- 
nomène immatériel,  il  suilirail  à  barrer  la  roule  au 
Matérialisme;  si  celui-ci  n'explique  pas  toute  ta  réa- 
lité conformément  à  ses  principes,  il  est  logiquement 
irrecevable,  même  à  titre  de  simple  hypothèse. 

Mais  est-il  bien  utile  d'insister  sur  des  preuves 
d'un  caractère  technique?  Sans  doute,  à  l'heure  où 
nous  sommes  (lin  1917),  cette  simple  réflexion 
aura  une  plus  grande  force  persuasive,  que  :  pour  le 
Matérialisme,  les  termes  de  vérité  el  d'honneur,  de  l'ie 
morale  elde  religion,  de  droit,  de  devoir  et  de  justice, 
sont  forcement  des  mots  vides  de  sens.  Essayez 
plutôt  de  leur  en  attribuer  quelqu'un,  si  rien  n'est 
réel  que  les  choses  matérielles.  Or  s'il  arrive,  à 
certaines  époques,  que  sous  l'inlluence  d'un  dilettan- 
tisme sceptique  l'on  s'abandonne  mollement  au  flot 
berceur  des  sophismes  les  plus  audacieux,  il  est  aussi 
des  heures  où  l'on  voit,  où  l'on  sent,  où  l'on  vou- 
drait crier  la  réalité  et  la  valeur  de  ces  «  choses 
impondérables  ».  Et  qui  donc,  aujourd'hui,  voudrait 
rester  sourd  et  aveugle  à  la  leçon  des  événements, 
et  attribuer,  par  exemple,  d'une  part,  même  valeur 
à  telle  décision  tragique  dictée  par  l'honneur  et  la 
lidélité,  —  et,  d'autre  part,  à  telle  course  au  succès, 
écrasant  avec  une  féroce  brutalité  tout  ce  qui  gène?... 
Ce  serait  pourtant  dans  la  logique  du  Matérialisme, 
et  cela  le  démontre  erroné  et  malfaisant. 

Conclusion.  —  Il  y  aurait  cependant  naïveté  à 
croire  que  le  Matérialisme,  dûment  réfuté,  soit  ap- 
pelé à  disparaître  sans  retour.  Trop  de  raisons  s'j- 
opposent,  parmi  lesquelles  :  l'effort  de  réflexion  né- 
cessaire pour  comprendre  les  réfutations  elles-mêmes, 
—  les  raisons  d'ordre  pratique  el  moral  qui  sollici- 
teront toujours  l'humaine  làchelé  dans  le  sens  d'une 
doctrine  si  commode,  —  le  fait  même  de  l'intime 
union  constatée  en  chacun  de  nous,  entre  la  vie  su- 
périeure, intellectuelle,  et  la  vie  sensible;  ce  seul  fait 
exposera  toujours  à  confondre  ces  deux  classes  de 
phénomènes,  et  cette  confusion  est,  dans  l'ordre  des 
idées  et  de  la  spéculation,  la  principale  source  de  vi- 
talité pour  le  Matérialisme.  C'est  pourquoi  l'on  a, 
dans  cet  article,  insisté  quelque  peu  sur  ce  point-là, 
central  et  délicat  tout  ensemble. 

Il  ne  faut  pas  compter  davantage,  pour  arrêter  en 
chemin  les  conséquences  pratiques  d'un  Matéria- 
lisme qui  serait  devenu  populaire,  sur  les  préférence» 
idéalistes  que  manifestent  aujourd'hui  nombre  de 
penseurs.  L'idéalisme,  pour  la  foule,  sera  toujours 
«  viande  creuse  »  ;  el,  vraiment,  on  ne  saurait  mon- 
trer (|u'en  ceci  la  foule  ait  lort.  Seule  la  vérité  peut 
satisfaire  toutes  sortes  d'esprils  et  d'âmes  :  et  la 
vérité  est  que  l'homme  est  un  être  complexe,  à  la 
fois  matière  caduque  el  âme  immortelle;  —  que  ni 
l'homme  ni  l'univers  ne  se  sullisent  en  rien  ;  —  qu'à 
l'origine  comme  au  terme  linal  de  toute  la  création,  il 
y  a  Dieu. 

Touie  III. 


Indica-Tions  miîUOGnAi'Hii.>UES.  —  A)  Exposés  liu 
matérialisme.  —  Le  meilleur  est  encore  le  poème 
de  Lucrèce,  De  natura  reruin.ie  plus  tapageur  est 
le  livre  de  Haeckel,  f.es  Enigmes  de  l  l'nivers{iH(jg), 
qui  s'est  substitué  à  celui  de  Biichner,  Force  el 
matière  (i855).  L'un  et  l'autre  furent,  assez  récem- 
ment, mis  ou  remis  à  la  portée  du  grand  public 
français,  par  les  soins  des  éditeurs  Schleiclier 
frères.  Notons  en  passant  que,  du  mouvement 
matérialiste  dont  la  France  fut  le  théâtre  au 
xviii"  siècle,  l'un  des  trois  protagonistes  élait  venu 
d'Allemagne,  le  baron  d'Holbach  ;  un  autre,  Hel- 
vetius,  était  petit-lils  d'un  Allemand;  quant  au 
troisième,  La  Meltrie,  il  s'en  alla  mourir  en  Prusse, 
auprès  de  Frédéric  H. 

B)  Critiques  du  iMatérialisme.  —  P.  Janet,  Le 
matérialisme  contemporain  en  Allemagne,  Germer- 
Baillière,  i864.  —  F. -.4..  Lange,  Histoire  du  m, 
(186G)  :  t.  I,  Ilist.  du  m.  jusqu'à  Katit  ;  t.  II,  depuis 
liant.  Trad.  fr.  par  B.  Poramerol,  Paris,  1877- 
i8jg.  —  E.  Caro,  Le  matérialisme  et  la  science, 
Hachette,  1868.  —  L.  Bossu,  prof,  à  l'Univ.  de 
Louvain,  Réfutation  du  matérialisme,  Louvain, 
Ch.  l'eeters,  186g.  —  S.  Oliver  Lodge,  La  vie  et 
la  matière  (1905);  trad.  fr.  par  J.  Maxwell,  Alcan, 
1907.  —  B.  Saulze,  Le  monisme  matérialiste  en 
France,  Beauchesne,  191  2. 

J.-M.  Dahio. 

MIL  (L'AN).  —  Les  historiens  du  xvui"  et  du 
xix'  siècle  ont  unanimement  raconté  qu'au  x=  siècle 
les  populations  de  l'Occident  chrétien  s'attendaient 
à  la  fin  du  monde  pour  l'an  mil.   Plusieurs  d'entre 

eux,    SiSMONUI.    GiNQUENÉ,    MiCHBLET,    CAnoucci,   Ge- 

BHAHT,  ont»  développé  d'une  manière  dramatique  le 
tableau  des  terreurs  grandissantes  dans  lesquelles 
on  voyait  arriver  l'échéance  fatale,  de  l'effroyable 
nuit  de  la  Saint-S3'lveslreg9g,  et  de  la  joie  délirante 
avec  laquelle  on  salua  le  soleil  se  levant  vers  le 
i"  janvier  1000.  Ces  pages  pathétiques  ne  provo- 
quent plus  que  des  sourires,  aujourd'hui  que  de  la  lé- 
gende des  terreurs  de  l'an  mil  il  ne  reste  que  le  sou- 
venir d'une  des  plus  bizarres  bévues  de  l'érudition 
moderne. 

A  entendre  ceux  qui  se  sont  faits  les  propagateurs 
de  la  légende,  les  terreurs  relatives  à  l'an  mil  seraient 
nées  d'un  passage  de  l'Apocalypse  (xx,  1-7)  où  il  est 
dit  qu'un  ange  enchaînera  l'antique  serpent  pour 
mille  ans;  que  pendant  ce  temps  les  justes  régne- 
ront avec  le  Christ,  qu'après  cela  Satan  sera  déchaîné 
et  séduira  les  nations,  mais  que  le  feu  du  ciel  descendra 
sur  lui  et  sur  elles  et  qu'ensuite  apparaîtront  un  ciel 
nouveau  et  une  terre  nouvelle.  Entre  ce  passage 
obscur  et  l'attente  de  la  lin  du  monde  pour  l'an  mil, 
il  n'y  a  aucun  lien  logique,  el  il  n'y  a  pas  la  moin- 
dre preuve  qu'au  x'  siècle  on  ait  pensé  à  en  trouver 
un.  C'est  sur  la  foi  d'un  raisonnement,  et  non  d'un 
témoignage,  comme  il  convient  en  matière  historique, 
que  les  historiens  modernes  ont  introduit  dans 
Ihistoriogi-aphie  les  terreurs  de  l'an  mil.  Aussi  est-il 
arrivé  de  temps  à  autre  que  des  érudits  sérieux, 
mais  qui  écrivaient  sur  la  suggestion  de  la  légende, 
aient  constaté  avec  vin  étonnement  naïf  qu'ils  ne 
rencontraient  nulles  preuves  de  ces  terreurs  cepen- 
dant universelles.  Mirum  est,  écrivent  les  auteurs  du 
Recueil  des  historiens  de  Gaule  et  de  France,  nullam 
de  fine  mundi  injectam  fuisse  mentionem,  siquidem 
per  unimos  fere  omnium  jam  pervnserat  summi  hujus 
discriminis  opinio;  tome  X,  p.  128.  De  cette  constata- 
tion à  la  conclusion  qu'il  s'agissait  d'une  légende,  il 
n'y  avait  qu'un  pas  ;  toutefois  on  mit  plus  d'un 
siècle  à  la  franchir. 

Ce  fut  en  1898  que  Dom  Plaine,  dans  le  tome  XIII 

17 


515 


MIL  (L'AN) 


516 


de  la  Redite  des  Questions  historiques,  s'avisa  de 
soumettre  l'opinion  reçue  à  un  contrôle  sérieux.  Il 
ne  lui  fui  pas  dillicile  de  constater  qu'elle  ne  repo- 
sait sur  rien,  et  qu'elle  était  démentie  directement  et 
indirectement  par  l'unanimité  des  sources.  Depuis 
lors,  d'autres  cherclieurs  ont  repris  et  complété  la 
thèse  de  dom  Plaine,  les  uns,  comme  Rosière,  von 
EicKKN,  Oksi,  dans  des  aperçus  encyclopédiques, 
les  autres,  dans  des  monographies  épuisant  le  sujet 
à  un  point  de  vue  local,  comme  Mgr  Schoolmeesteks 
l'a  fait  pour  le  pays  de  Liège. 

La  fausseté  de  la  légende  se  déduit  de  preuves 
tant  négatives  que  positives.  Si,  pendant  le  x'  siècle, 
on  avait  attendu  la  lin  du  monde  pour  l'an  mil,  les 
chroniqueurs  du  temps  n'auraient  pas  manqué  de 
nous  l'apprendre;  or,  ni  ceux  qui  ont  écrit  avant 
cette  date  ne  disent  rien  de  l'épouvante  dans  laquelle 
on  l'aurait  attendue,  ni  ceux  qui  ont  écrit  après  ne 
parlent  des  transports  de  joie  avec  lesquels  on  aurait 
salué  le  premier  soleil  de  looi.  Le  silence  des  uns 
et  des  autres,  alors  que,  si  la  légende  disait  vrai,  ils 
n'eussent  pu  guère  parler  d'autre  chose,  est  déjà  à 
lui  seul  un  argument  qui  suffit.  Mais  ce  n'est  pas 
tout.  Tous  les  documents  qui  nous  restent  du  x*  siècle 
nous  montrent  une  société  vaquant  à  ses  occupations 
quotidiennes  dans  une  sécurité  aussi  grande  qu'en 
tout  autre  temps. 

Des  catastrophes  de  tout  genre  s'y  produisent 
sans  que  personne  pense  à  y  voir  le  prélude  de  la  lin 
du  monde;  on  enregistre  avec  la  plus  grande  séré- 
nité des  incendies,  des  pestes,  des  famines,  des  inon- 
dations, des  tremblements  de  terre,  voire  même  des 
éclipses  totales  de  soleil,  alors  que,  si  les  préten- 
dues terreurs  avaient  existé,  ces  phénomènes  eussent 
dû  être  commentés  dans  le  sens  d'une-  prochaine 
arrivée  du  dernier  jour.  C'est  ainsi,  pour  ne  citer 
qu'un  exemple  entre  mille,  que  lors  de  l'écIipse 
totale  du  soleil  qui  épouvanta  l'armée  d'Othon  le 
Grand  pendant  une  campagne  en  Italie  (22  décem- 
bre 968),  non  seulement  les  trembleurs  ne  se  deman- 
dèrent pas  pourquoi  le  dernier  jour  arrivait  trente- 
deux  ans  avant  l'échéance,  mais  l'évêque  de  Liège 
Eracle  rassura  les  soldats  en  leur  disant  qu'il  n  y 
avait  là  qu'un  phénomène  naturel  et  que  sous  peu  ils 
reverraient  la  lumière.  (Anselme  de  Liège,  dans 
Monuineiita  Germaniae  historica,  Scriptores,  t.  Vil.) 
Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  de  tout  temps,  au  sein 
des  peuples  chrétiens,  on  a  considéré  ce  monde 
comme  périssable  et  passager,  et  que  partout  on 
s'est  attendu  à  le  voir  périr  bientôt.  Ce  sentiment  a 
trouvé  une  expression  chez  plus  d'un  Père  de  l'Eglise 
des  premiers  siècles  ;le  haut  Moyen-Age  en  a  été  tout 
rempli,  comme  on  le  voit  par  ses  chroniqueurs  et 
même  par  les  fascicules  de  ses  actes  publics  {appro- 
pinquiiiite  mundi  termiiio, elc).  Cependant  la  plupart 
écartait  toute  discussion  sur  la  date  en  alléguant  le 
passage  de  l'Evangile  de  S.  Matthieu,  xxiv,  35  :  De 
die  autem  illa  et  liora  nemo  scit,  iieqiie  angeli  caelo- 
rum,  nisi  soins  Pater.  D'autres  ont  cru  à  la  lin  du 
monde  de  leur  vivant,  comme  S.  Martin  qui  se  per- 
suadait que  l'Antéchrist  était  déjà  né,  comme  une 
femme  de  Mayence  qui  l'annonçait  pour  l'année  S47 
{Annales  Fuldenses),  comme  un  voyant  de  1210  qui 
déclarait  que  ce  grand  ennemi  du  Christ  était  déjà 
adulte.  (SiGEBBRT  DE  Gbmbloux,  Citronic.  contiii.)  Il 
n'est  donc  pas  étonnant  que,  parmi  les  dates  diverses 
qu'il  a  plu  à  l'imagination  des  visionnaires  ou  des 
charlatans  de  mettre  en  avant,  se  soit  aussi  rencon- 
trée une  ou  deux  fois  celle  de  l'an  mil.  Déjà  du  temps 
de  saint  Augustin  elle  était  parmi  celles  que  l'on 
proposait,  comme  on  le  voit  par  un  passage  de  ce 
saint,  qui  semble  avoir  échappé  aux  propagateurs  de 
la  légende  :  Frustra   igiiur  annos  qui  rémanent  liuic 


seculo  computare  ac  definire  conamur^  cuni  hoc  scire 
non  esse  nostrum  ex  ore  l^eritatis  audiamus;  quos 
tamen  alii  quadringentos,  atii  quingentos,  aiii  etiam 
mille  ah  ascensione  Domini  usque  ad  ultimum  ejus 
adfentum    cumpleri  posse   dixerunt.  {De   Cit'it.  Dei, 

XVIII,  LUI.) 

De  même,  vers  la  lin  du  x'  siècle,  un  prédicateur  se 
mit  en  tête  de  prêcher  dans  une  église  de  Paris  que 
l'Antéchrist  apparaîtrait  après  la  Un  de  l'an  mil  et 
que  peu  après  aurait  lieu  le  jugement  dernier.  Mais 
Abbox  DE  Flkury,  qui  était  parmi  ses  auditeurs,  n'eut 
pas  de  peine  à  réfuter  cette  affirmation  ens'appuyant 
sur  l'Evangile,  l'Apocalypse  et  le  livre  de  Daniel, 
comme  il  nous  l'apprend  lui-même  (Apologeticus  dans 
Migne,  P.  l...  t.  CXXXIX,  i^'ji).  Le  même  Abbon, 
quelque  temps  auparavant,  fut  chargé  par  son  abbé 
Richard  de  rassurer  des  Lotharingiens  qui  se  persua- 
daient que  la  lin  du  monde  arriverait  quand  l'Annon- 
ciation coïnciderait  avec  le  Jeudi  saint,  ignorant  que 
cette  coïncidence  se  produit  en  moyenne  deux  ou 
trois  fois  par  siècle.  En  d'autres  termes,  la  croyance 
à  la  lin  du  monde  en  l'an  mil  n'apparaît  timide- 
ment vers  la  lin  du  x"  siècle,  que  pour  cire  aussitôt 
réfutée  de  la  manière  la   plus  péremptoire. 

Tous  les  autres  textes  invoqués  par  les  patrons  de 
la  légende  sont  sans  valeur  démonstrative  aucune, 
et  même  celui  de  Raoul  Glaber,  dont  ils  aiment 
à  faire  état,  se  retourne  en  réalité  contre  eux.  Raoul 
Glaber  (111,  iv)  dit  que  \  ers  l'an  ioo3  il  y  eut  encore 
une  renaissance  de  l'art  architectural  et  qu'on  bâtit 
une  multitude  d'églises,  et  l'on  n'a  pas  manqué  d'en 
conclure  que  c'était  pour  remercier  Dieu  d'avoir 
épargné  au  monde  la  catastrophe  tant  redoutée.  Mais 
Raoul  Glaber  pense  tellement  peu  à  mettre  ce  revival 
en  rapport  avec  les  prétendues  terreurs  de  l'an  mil, 
que  c'est  io33  qui  est  pour  lui  la  millième  année 
après  l'Ascension  du  Sauveur,  et  s'il  nous  dit  qu'en 
cette  année  on  craignait  de  voir  la  lin  du  monde, 
c'est  simplement  à  cause  de  la  terrible  famine  qui 
sévissait  pour  lors  depuis  trois  ans  et  qui  poussait 
les  populations  au  désespoir  (IV.  iv).  Les  autres  textes 
allégués  ne  méritent  pas  même  l'honneur  d'une  dis- 
cussion, car  si,  par  exemple,  le  concile  de  Trosly  en 
909  parle  vaguement  du  dernier  jour,  où  l'on  sera 
obligé  de  rendre  ses  comptes,  qu'est-ce  que  cela 
prouve,  sinon  la  persistance  de  préoccupations  que 
les  chrétiens  ont  eues  dès  l'origine  et  qu'ils  ont  encore 
aujourd'hui  ? 

La  question  des  terreurs  de  l'an  mil  est  donc  rajée 
du  programme  des  questions  débattues  ;  les  ennemis 
de  l'Eglise  n'y  rencontreront  que  déceptions,  et  pour 
les  apologistes  elle  n'aura  désormais  plus  qu'un  inté- 
rêt historique. 

Bibliograpiiiiî.  —  Dom  Plaine,  Les  Terreurs  de  l'An 
Mil  (/?eiue  des  questions  historiques,  t.  XIII,  iSyS). 
—  (Schoolmeesters) /.e«  Terreurs  de  l'An  mil  (Mé- 
morial, 187.')).  —  R.  Rosière,  £a  légende  de  l'An  mil 
(Hei'ue  politique  et  littéraire,  i8;8,  puis  réimprimé 
dans  Recherches  critiques  sur  l'histoire  religieuse 
de  la  France,  iS'jg).  «7-  R.  von  Eicken,  Die  Légende 
uni  der  Envartung  des  l'eltunterganges  und  der 
ll'iederkehr  Ckristi  {Forschungen  zur  deutschen 
Geschichte.  t.  XXIII,  i883).  —  J.  Roy,  L'An  mil, 
i885  (Bibliothèque  des  merveilles).  —  P.  Orsi, 
L'anno  mille  (Rivista  storica  italiana,  t.  IV,  1887; 
puis  à  part.  Turin^  même  année).  —  F.  Duval,  ie* 
Terreurs  de  l'an  mil,  Paris  1908  (Collection  Science 
et  religion). 

Godefroid  Kurth. 


517 


MIRACLE 


518 


MIRACLE.  —  Le  miracle  doit  être  ici  traité, 
conronuéiuenl  à  la  nature  de  ce  dictionnaire,  au 
point  de  vue  exclusif  de  l'apologétique.  Ainsi  consi- 
déré, il  constitue  un  argument  en  faveur  de  la  reli- 
gion fondée  par  Jésus-Clirist  et  représentée  par 
l'Eglise  catholique.  Cet  argument  repose  sur  les  deux 
l)ropositions  suivantes  : 

1»  Des  faits  extérieurs  et  discernables  peuvent 
se  produire,  qui  trahissent  une  intervention  spéciale 
de  Dieu  en  ce  monde  et  sa  volonté  de  garantir  cer- 
taines doctrines  religieuses. 

2"  Des  faits  de  ce  genre  se  sont  produits  en  faveur 
des  doctrines  enseignées  par  la  tradition  judéo- 
chrétienne-catholique,  —  et  jamais  en  faveur  d'un 
enseignement  contraire. 

La  seconde  de  ces  propositions,  ou  plutôt  l'ensem- 
ble des  propositions  qui  se  groupent  sous  le  n'  2,  a 
été  ou  sera  développé  en  divers  articles  de  ce  Dic- 
tionnaire (voir  les  mots  :  Ai'ocrypmks,  Actrs  des 
Apotrbs,  Convulsionnaires,  Ckitique  biblique, 
FÉTICHISME,  GcÉnisoNS  MIRACULEUSES  (où  sont  étudiées 
la  question  de  la  suggestion,  et  celle  des  miracles 
chez  les  pa'iens,  les  musulmans,  les  bouddhistes,  les 
hérétiques,  etc.),  Hïstkrib,  Indu,  Islamisme,  Jansé- 
nisme, Janvikk  (Mihaclk  de  Saint-),  Jésus-Christ, 
JoNAS,  Langues,  Lourdes,  Magie,  Occultisme,  Tiiéo- 
sopniR,  SoiicHLLERiB,  SPIRITISME,  etc.).  Le  point  cen- 
tral du  sujet,  le  miracle  évangélique  a  été  mis  en 
belle  lumière  dans  l'article  Jésus-Christ  :  il  y  est 
envisagé  selon  la  mélliode  comparative,  en  regard 
du  merveilleux  étranger  au  Christianisme.  Par  ail- 
leurs, il  appartient  aux  auteurs  qui  traitent  ici  des 
diverses  religions,  sectes,  superstitions,  pratiques 
«  pS3'chiques  s,  etc.,  de  renseigner  les  lecteurs  sur  la 
réalité  et  la  valeur  du  merveilleux  qui  pourrait  s'y 
rattacher. 

Mais  toutes  ces  études  supposent  et  appliquent  des 
principes  généraux  qu'elles  n'ont  point  à  justifier. 
La  première  des  propositions  qui  fondent  l'argu- 
ment du  miracle  n'est  donc  nulle  part  étudiée  ex 
professa  dans  ce  Dictionnaire.  C'est  ce  qui  délimite 
la  matière  du  présent  article.  Nous  avons  à  passer 
l'idée  même  de  miracle  au  crible  de  la  critique  phi- 
losophi(|ue  et  historique,  et  à  montrer  qu'elle  en 
sort  intacte.  Nous  avons  à  prouver  qu'aucune  raison 
a  priori  ne  vaut  contre  le  miracle,  et  qu'au  contraire 
une  saine  philosophie  et  une  bonne  méthode  de 
constatation  doivent  rester  prêtes  à  l'accueillir'. 

î.  Ce  qui  va  être  exposé  dans  cet  article,  sous  forme 
succincte,  se  trouve  développé  dans  notre  ouvrage  :  Iiitro- 
ducfion  à  l'ciude  dri  MerveiUeux  et  du  Miracle  Paris, 
Beauchesne,  I91(i.  —  La  nécessité  de  traiter  ici  les  cho- 
ses en  rééutué  et  en  gros  nous  a  fait  efTacer  bien  dos 
nuances  et  des  précisions  de  pensée,  renoncer  ^  pousser 
certaines  discussions  jusqu'à  leur  pointe  la  plus  subtile, 
supprimer  enfin  certaines  justifications  utiles,  sinon  in- 
dispensables. En  quelques  endroits,  nous  avons  dû  nous 
contenter  d'affirmer,  la  preuve  complète  étant  impossible 
à  fournir  sous  une  forme  brève.  Les  exemples  con- 
crets ont  pi-esque  complètement  disparu.  L'exposé  des 
opinions  adverses  est  devenu  tout  à  fait  sommaire;  nous 
n'avons  gardé  d'elles  que  tout  juste  ce  qu'il  fallait  pour 
faire  entendre  les  difficultés  qui  pouvaient  se  noser  con- 
tre nos  tiièses,  et  l'on  aurait  tui-t  de  juger  certains  sys- 
tèmes d'idées,  parfois  fort  compliqués,  sur  le  peu  que 
nous  en  disons  ici.  Nous  avons  dû  aussi  alléger  cette 
étude  de  la  masse  des  références  contenues  dans  le 
livre.  —  Donc,  bien  que  V Introduction  soit  plus  d'une 
fois  explicitement  citée,  nous  y  renvoyons,  une  fois 
pour  tontes,  les  personnes  que  ne  contenteraient  pas  les 
développeinents  et  les  preuves  que  nous  présentons  ici. 
Nous  croyons  cependant  que  cet  exposé  est  complet  à  la 
façon  d'un  résumé,  et  que  tout  l'essentiel  y  est,  sinon 
exprimé,  du  moins  indiqué.  Par  exception  tout  à  fait 
rare,    quelque    point    particulier   pourra    se    trouver    ici 


Position  de  la  question.  —  Quelle  idée  mettons- 
nous  sous  le  mot  miracle?  De  quoi  parlons-nous  ici? 
Y  a-l-il  vraiment  un  problème  du  miracle,  en  quoi 
consiste- t-il,  et  pourquoi  est-on  obligé  di-  le  poser? 

Tandis  que  le  monde  suit  son  cours,  déroulant  la 
trame  des  événements  ordinaires,  ourdie  par  les  lois 
naturelles  et  la  liberté  humaine,  il  est  parfois  ques- 
tion entre  les  hommes  de  faits  mystérieux,  d'appa- 
rence intentionnelle,  qui  seraient  comme  un  accroc 
dans  la  trame  unie,  ou  plutôt  qui  s'y  inséreraient, 
comme  l'ouvrage  d'un  collaborateur  inattendu.  Beau- 
coup de  personnes  sont  convaincues  qu'en  réalité 
ces  faits  sont  l'affleurement  dans  notre  monde  des 
influences  de  l'au-delà;  et  il  est  impossible  de  déci- 
der, sans  l'orme  de  procès  et  sans  aucun  considérant, 
cpi'elles  ont  tort  toujours  et  dans  tous  les  cas.  — 
Voilà  un  problème  posé.  Nous  l'appellerons  le  pro- 
blème du  merveilleux. 

En  conséquence,  nous  qualifierons  de  merveil- 
leux, au  cours  de  cette  élude,  les  phénomènes,  exté- 
rieurement férifiables,  qui  peuvent  suggérer  l'idée 
qu'ils  sont  dus  à  l'intervention  extraordinaire  d'une 
cause  intelligente  autre  que  l'homme.  Cette  défini- 
lion  ne  préjuge  rien  sur  la  nature  des  faits,  ni  sur 
leur  origine.  Elle  se  borne  à  constater  une  simple 
apparence,  fondement  de  l'opinion  qui  attribue  les 
faits  en  question  à  des  personnalités  surnaturelles  : 
Dieu  unique  ou  dieux  multiples,  esprits,  anges,  gé- 
nies, démons,  âmes  des  morts.  Elle  ne  préjuge 
même  rien  sur  la  réalité  des  faits  :  il  restera  à  re- 
chercher s'il  y  en  a  eu  qui  aient  présenté  ne  fùl-ce 
que  cette  simple  apparence.  C'est  donc  ici  une  défi- 
nition toute  nominale  et  extrinsèque,  qui  ne  i)eut 
entrer  en  conflit  avec  aucune^doclrine,  et  qui  n'a 
pour  but  que  d'indiquer  ce  dont  nous  allons  nous 
occuper.  Quelques  mots  sufBront  pour  en  délimiter 
la  portée. 

a)  Nous  parlons  de  phénomènes  extérieurement 
vérifiahles  au  sens  large,  c'est-à-dire,  non  seulement 
de  ceux  qui  sont  susceptibles  d'être  directement 
observés,  — ■  comme  une  guérison  soudaine,  — 
mais  aussi  de  ceux  dont  la  réalité  serait  simplement 
conclue  d'événements  extérieurs,  —  comme  une 
prophétie  qui  s'accomplirait  Nous  avons  principa- 
lement en  vue  des  événements  d'ordre  physique. 
C'est  là  notre  objet  direct  et  immédiat  ;  c'est  autour 
de  lui  que  les  discussions  se  sont  surtout  déroulées. 
Ce  que  nous  dirons  pourra  néanmoins  s'appliquer, 
sert'utis  servandis,  à  ce  que  l'on  appelle  parfois  le 
«  miracle  moral  »  :  effet  singulier,  auquel  coopèrent 
l'intelligence  et  la  volonté  humaines,  mais  qu'elles 
ne  semblent  pas  sullire  à  expliquer.  En  effet,  là 
aussi,  il  y  a  apparence  qu'une  intervention  supé- 
rieure, extérieurement  véritiable,  s'est  exercée.  Nous 
ne  laissons  donc  complètement  en  dehors  de  notre 
champ  d'investigation  que  les  phénomènes  purement 
internes  et  psychologiques,  que  seul  le  témoignage 
du  sujet  qui  les  éprouve  peut  nous  révéler  :  par 
exemple  les  visions  subjectives  ou  ce  que  les  mysti- 
ques appellent  du  nom  d'états  surnaturels.  Et  cepen- 
dant, là  encore,  les  ])rincipes  que  nous  posons 
auraient  lieu  de  s'appliquer  :  par  exemple,  si  un 
individu,  croyant  éprouver  ces  phénomènes,  entre- 
prenait de  les  juger. 

/;)  Il  est  question,  en  outre,  dans  notre  définition, 
de  l'intervention  extraordinaire  d'une  intelligence. 
En  effet,  l'aspect  habituel  du  monde,  l'ordre  qui  y 
règne,  les  marques  de  desseins  suivis  qui  y  sont 
traité    plus    pi-écisément   que   dans  le  livre,    grâce    à    de 


nouvelles  réflexions  sur  le  sujet  ou  à  dos  critiques  que 
nous  avoi.s  jugées  fondées.  Voir  p.  ex.  col.  .")4'.>  note  2,  562 
à  5H'4,573  à  577. 


519 


MIRACLE 


520 


empreintes,  peuvent  déjà  suggérer  l'idée  qu'une 
Inlellii^ence  supérieure  y  agit.  Mais  cette  action 
constante,  commune,  attendue,  n'ayant  rien  d'ex- 
ceptionnel, se  trouve,  par  là  même,  en  dehors  de 
notre  sujet. 

Pour  introduire  la  distinction  toute  superficielle, 
i(ui  uous  suUit  à  ce  début  d'étude,  entre  l'ordinaire 
et  l'exceptionnel,  nous  ne  mettons  en  œuvre  aucune 
philosopliie;  nous  ne  faisons  appel  à  aucune  eoncep- 
lion  particulière  des  «  lois  »  de  la  nature;  nous  ne 
cliercbons  point  à  délinir  ce  que  c'est  que  rareté  ou 
fréquence.  Nous  prenons  pour  accordé  un  seul  point, 
que  peu  de  personnes  assurément  seront  disposées 
à  contester  :  c'est  qu'il  y  a  moyen  de  discerner  les 
interventions  d'une  liberté  quelconque  du  train  ordi- 
naire des  choses;  c'est  qu'un  eO'el  voulu  en  particu- 
lier, un  arrangement  intentionnel  de  circonstances 
en  vue  de  lins  spéciales  tranche  sur  l'ordre  général. 
Nous  acceptons  le  terrain  sur  lequel  Renan  a  posé  le 
l>roblème.  Dans  l'univers,  dit-il,  «  tout  est  plein 
d'ordre  et  d^harmonie;  mais  dans  le  détail  des  évé- 
nements, rien  n'est  i)articulièrement  intentionnel... 
i'il  y  avait  des  êtres  agissant  dans  l'univers  eomxue 
l'homme  agit  à  la  surface  de  sa  planète...  on  s'en 
apercevrait  ».  C'est  cela  même.  Mettant  à  part  les 
œuvres  de  la  nature  et  de  l'homme,  nous  cherchons 
s'il  y  a  encore  autre  chose. 

c)  Un  phénomène  ne  sera  point,  pour  nous,  réputé 
merveilleux  par  le  seul  fait  qu'il  sera  nouveau,  inso- 
lite, rare,  ou  que  la  cause  en  sera  inconnue.  11  fau- 
dra, de  plus,  qu'il  présente  quelque  apparence  d'être 
l'elfet  des  volontés  particulières  d'un  être  intelli- 
gent autre  que  l'homme.  Les  propriétés  nouvelles 
découvertes  chez  les  agents  physiques,  —  transmis- 
sion des  ondes  herziennes,  radioacti\ité,etc.,  —  pour 
déconcertantes  qu'elles  soient,  n'ont  évidemment  à 
aucun  degré  ce  caractère. 

Nous  appellerons  mekveillbux  réel  celui  pour 
lequel  celte  apparence  se  trouverait  conforme  à  la 
réalité. 

Nous  réserverons  le  nom  de  miraclk  à  une  caté- 
gorie particulière  de  merveilleux  :  celle  qui  serait 
attribuable  à  l'intervention  d'un  Dieu  unique  et  dis- 
tinct du  monde,  tel  que  celui  des  chrétiens  ou  des 
simples  spiritualistes. 

Pourquoi  faut-il  poser  le  problème  du  merveilleux 
et  du  miracle?  Pour  la  mtiue  raison  qu'il  faut  poser 
le  problème  religieux.  L'idée  de  prodige  surnaturel 
ou  extranaturel  est  une  des  idées  les  plus  répan- 
dues, les  plus  fondamentales  dans  les  religions 
positives.  On  ne  peut  résoudre  le  problème  religieux 
sans  prendre  parti  sur  elle.  Je  dis  :  sur  elle,  sur  le 
miracle  en  général,  et  non  sur  quelque  histoire  de 
merveilles  qui,  de  prime  abord,  peut  sembler  à  bon 
droit  inacceptable.  11  ne  s'agit  pas  de  tel  ou  tel  détail  : 
il  s'agit  de  l'ensemble.  E-Jt-il  permis  d'écarter  le  bloc 
sans  examen?  Pouvons-nous,  sous  l'empire  d'un 
mépris  préjudiciel  ou  d'un  dégoiit  instinctif,  rejeter 
l'hypothèse  même  des  interventions  surnaturelles  en 
ce  monde?  Si  pourtant,  derrière  quelqu'un  de  ces 
événements  extraordinaires,  le  divin  se  cachait?  Si, 
sous  ces  liumbles  formes  sensibles,  une  invitation, 
un  ordre  peut-être,  venait  vers  uous  de  l'inlini?  Ne 
serions-nous  pas  coupables  de  les  avoir  négligés? 
Tant  que  la  supposition  n'est  pas  jugée  évidemment 
absurde,  le  devoir  subsiste  d'examiner.  Dès  là  qu'on 
admet  qu'il  y  a  une  question  religieuse  et  que  tout 
homme  doit  la  poser  et  la  résoudre,  sans  en  biffer 
aucune  donnée,  il  est  impossible  de  se  réfugier  ici 
dans  l'abstention.  En  présence  d'une  idée  aussi 
persistante  et  aussi  ancrée  parmi  les  hommes  que 
celle   du    miracle,  en    présence  de   faits    qui.   s'ils 


étaient  établis,  raodilieraienl  peut-être  l'assiette  de 
notre  vie  morale,  aucun  liomme  sincère  avec  lui- 
même  ne  peut  se  contenter  de  hausser  les  éj)aules  et 
de  passer.  Il  faut  qu'il  aborde  le  troublant  sujet,  ne 
l'ùt-ce  que  pour  se  prouver  à  lui-même  qu'il  peut 
légitimement  s'en  désintéiesser. 


La  plupart  des  négateurs  du  miracle  ont  contre 
lui  un  parti  pris  d'ordre  philosophique  ou  critique, 
lis  ne  jettent  les  yeux  sur  les  faits  et  les  documents 
que  persuadés  d'avance,  soit  de  son  impossibilité  ou 
indiscernabilité,  soit  du  moins  de  l'imprudence  qu'il 
y  aurait,  critiquenient,  .à  l'admettre.  Dès  lors  la  con- 
clusion de  leurs  enquêtes  est  jirédétermince  :  elle  ne 
saurait  être  que  négative.  Ce  sont  donc  les  présup- 
posés qui  importent  ici  plus  que  tout,  et  c'est  en 
eux  que  se  trouvent,  sinon  les  seules,  du  moins  les 
principales  dillicultés.  Voilà  ])ourquoi  nous  exami- 
nerons, en  deux  parties  successives,  les  attitudes, 
philosophiques  et  les  attitudes  critiques  antérieures 
à  l'étude  des  faits,  opposant  partout  l'allilude  cor- 
recte à  celles  quenous  aurons  montrées  défectueuses. 

I  «  PARTIE.—  LES  ATTITUDES  PHILOSOPHIQUES 
PRÉSUPPOSÉES  A  L'ÉTUDE  DES  FAITS 

Parmi  les  attitudes  philosophiques  exclusives  du 
miracle,  celles-là  seules  ont  le  droit  de  trouver  place 
ici  qui  dirigent  contre  lui  des  arguments  directs  et 
particuliers.  11  y  en  a  d'autres  ipii  l'excluent  par  voie 
de  conséquence  nécessaire  et  sans  avoir  à  s'occuper 
spécialement  de  lui.  Il  se  trouve,  par  exemple,  évi- 
demment inconciliable  avec  l'athéisme,  le  matéria- 
lisme, le  fatalisme.  Dans  ces  doctrines,  la  négation 
du  surnaturel  n'est  que  le  pur  corollaire,  sans  inté- 
rêt ni  difficulté  spéciale,  d'un  sysième  général  du 
monde.  Et  il  est  clair  qu'avec  ceux  qui  ont  une  fois 
accueilli  de  pareilles  prémisses,  c'est  elles  qu'il  faut 
débattre,  et  non  la  qutstion  du  merveilleux.  Lais- 
sant donc  ces  systèmes  de  côté,  nous  nous  attache- 
rons à  ceux  qui  en  veulent  particulièrement  et  direc- 
tement à  l'idée  du  miracle.  Les  principaux  et  les  plus 
actuels  peuvent  se  grouper  sous  trois  chefs  :  Natu- 
ralisme, Déterminisme,  Philosophies  de  la  Contin- 
gence. 

Chapitre  I.  —  Le  Naturalisme. 

Exposi-:.  —  Le  naturalisme  consiste  précisément 
dans  la  négation  directe  du  miracle  en  tant  que 
fait  surnaturel.  Pour  lui,  le  monde  que  nous  habi- 
tons est  un  système  clos,  oii  rien  ne  pénètre  du 
dehors.  Les  événements  qui  s'y  passent,  si  étranges 
soient-ils,  doivent  tous  trouver  leur  explication  dans 
les  forces  ou  les  cléments  qui  le  constituent,  dans 
les  influences  qui  s'y  exercent  de  façon  régulici-e. 
Contingent  ou  nécessaire,  réductible  à  la  matière 
ou  à  l'esprit,  ou,  au  contraire,  résultant  de  facteurs 
divers,  le  développement  des  êtres  et  des  choses 
s'exerce  selon  un  mode  unique  et  toujours  identique 
à  lui-même,  n  En  ce  qui  me  concerne,  écrit 
T.  H.  Huxley,  je  suis  obligé  d'avouer  que  le  terme 
nature  enveloppe  la  totalité  de  ce  qui  existe...  Je 
suis  incapable  d'apercevoir  aucune  raison  pour  cou- 
per l'univers  en  deux  moitiés,  l'une  naturelle  et 
l'autre  surnaturelle  ».  «  Ou  cela  n'est  pas,  dil 
Anatole  France,  ou  cela  est,  et,  si  cela  est,  cela  est 
dans  la  nature  et  par  conséquent  naturel.  »  Tout  est 
donc  exijlicable  de  la  même  manière  que  ce  qui  est 
déjà  scicnfiliqueinent  expliqué.  Pour  trouver  la  rai- 
son de  n'importe  quoi,  nous  n'avons  à  mettre  en 
œuvre  que  les  données  physiques,  chimiques,  biolo- 
giques, psychologiques,  etc.,  quenous  offre  l'univers  : 


521 


MIRACLE 


.22 


en  l'ace  de  nous,  il  n'y  aura  jamais  qu'elles,  celles 
que  nous  connaissons  déjà,  et  peut-être,  derrière 
celles-ci,  d'autres  données  analogues,  que  nous  pour- 
rons découvrir  un  jour.  S'il  y  a  ici-bas  de  la  liberté, 
c'est  dans  l'houime  qu'il  faut  la  cherclier  :  cette 
liberlé-là  est  du  monde  et,  bien  qu'elle  soit  le  con- 
traire de  la  nécessité,  elle  se  révèle  iul'aillibleuxent, 
à  un  moment  ou  à  un  autre,  dans  le  train  ordinaire 
des  clioses.  S'il  existe  des  esprits,  nous  n'avons 
affaire  qu'à  des  esprits  incarnés,  et  l'usage  que  d'au- 
tres pourraient  faire  de  leur  liberté  écliappe  à  notre 
observation.  S'il  y  a  un  Dieu  présent  et  agissant 
dans  son  œuvre,  son  action  s'enveloj.pe  dans  celle 
des  causes  secondes  et  ne   se  montre  jamais  à  part. 

Ces  thèses  foncières  se  nuancent  diversement  chez 
les  dill'érenls  philosophes  :  les  uns  admettent  une 
divinité  dont  les  invariables  décrets  ne  soulïrent 
point  d'exception  (déistes  vulgaires)  ;  les  autres 
l'identilient  avec  la  nature,  ou  l'esprit,  ou  la  réalité 
(panthéistes,  monistes)  ;  d'autres  déclarent  vaine 
toute  tentative  pour  dépasser  l'expérience  et  cher- 
cher, par  exemple,  les  causes  d'un  phénomène 
(agnostiques,  positivistes),  etc.  En  dehors  du  monde 
philosophique,  le  naturalisme  se  répand  comme  un 
esprit,  et  nombre  de  savants,  de  littérateurs,  d'histo- 
riens prennent  d'instinct,  en  face  de  tout  événement 
extraordinaire,  l'altitude  intransigeante  que  nous 
avons  entendu  définir  par  Huxley  et  Anatole  France. 
Les  cercles  religieux  et  même  chrétiens  ne  restent 
pas  réfractaires  à  la  contagion.  Depuis  Reimarus 
[Fragments  de  U'otfenhdllel  publiés  par  Lessing 
en  1777  et  1778),  et  Paulus  (1701  à  i85i),  une  exé- 
gèse est  née  qui,  à  propos  de  tous  les  récits  contenus 
dans  les  Livres  sacrés,  se  propose  de  résoudre  les 
deux  questions  suivantes:  1°  le  fait  raconté  s'est-il 
réellement  produit?  2°  comment  a-l-il  pu  nalurelle- 
ment  se  produire'?  Depuis  Schleiermacher  (1768 
à  iSU^),  il  s'est  trouvé  des  théoriciens  du  dogme  qui 
ont  tenté  de  donner  aux  symboles  de  foi  un  sens 
purement  naturel,  et  d'elîacer  la  ligne  de  démarca- 
tion entre  le  miracle  et  les  autres  événements.  Tels 
sont  les  protestants  libéraux  et  les  modernistes  du 
catholicisme-.  Tous  reprennent  à  l'envi,  de  façon 
plus  ou  moins  nette,  plus  ou  moins  enveloppée,  la 
définition  de  leur  ancêtre  commun:  «  Le  miracle 
n'est  que  le  nom  religieux  d'un  événement.  Tout 
événement,  fût-il  le  plus  naturel  et  le  plus  commun, 
dès  qu'il  se  prête  à  ce  que  le  point  de  vue  religieux 
soit,  à  son  sujet,  le  point  de  vue  dominant,  est  un 
miracle.  Pour  moi  tout  est  miracle.  Plus  vous  serez 
religieux,  plus  vous  verrez  le  miracle  partout.  » 

Ckitiqub.  —  Ou  voit  que  le  naturalisme  est  une 
doctrine  protée,  capable  de  pousser  sur  les  sys- 
tèmes les  plus  variés,  d'épouser  les  formes  les  plus 
disparates.  Il  n'importe  point,  pour  le  juger,  de  le 
suivre  dans  toutes  ses  évolutions;  au  contraire,  une 
bonne  méthode  exige  qu'on  l'envisage  dégagé  de  ses 
alliances  occasionnelles,  réduit  à  ses  arguments  pro- 
pres, et  aussi  alTranchi  des  restrictions  artificielles 
qu'il  pourrait  subir  ici  ou  là. 

Laissons  donc  de  côté  les  cas  où  il  apparaîtrait 
commandé  par  des  principes  étrangers  de  portée 
générale,  tels  que  ceux  de  l'agnosticisme  ou  du  posi- 
tivisme, lîéservonsdemèmelesobjettions  qu'il  pour- 
rail  prendre  à  son  compte  contre  l'intervention  du 
Dieu  des  spiritualistes  et  des  chrétiens.  En  elTet, 
celles-ci  ne  lui  sont  point  particulières.  Elles  n  im- 
pliquent point  sa  thèse  fondamentale.   Elles  ne  s'en 

1 .  Voir  Encyclopédie  des  sciences  religieuses  de  F.  l.ich- 
tenbergpr,  t.  X,  i>.  303. 

2.  Voir  de  nombreux  exemples  et  références  dans  notre 
Introduction^  p.  22  sq. 


prennent  point  au  surnaturel  en  général,  mais  à  un 
certain  surnaturel,  et  cela  pour  des  motifs  spécia\ix, 
pour  des  raisons  de  circonstance,  parfois  simple- 
ment dirigées  ad  hominem  contre  les  tenants  du 
théisme.  (Ces  objections  seront  examinées  quand 
nous  passerons  en  revue  les  divers  agents  possibles 
du  miracle.  Ci -dessous,  chapitre  IV,  section  1, 
col.  535  sq.). 

Pris  à  l'état  pur  et  dans  toute  son  extension,  le 
naturalisme  i)eut  se  présenter  comme  une  vue  de 
l'esprit  évidente  par  ellenième,  ou  bien  comme  une 
doctrine  raisonnée,  soutenue  d'inductions  ou  de 
déductions. 

Ou  se  tromperait  en  croyant  que  la  première 
variété  est  rare.  C'est  le  contraire  qui  est  vrai.  Elle 
se  rencontre  fréquemment,  surtout  chez  des  savants, 
des  littérateurs  et  des  historiens,  pour  qui  le  natu- 
ralisme est  devenu  une  sorte  d'instinct,  lîeaucouis  se 
dispensent  d'en  formuler  le  principe,  tellement  il 
leur  semble  aller  de  soi  :  ils  se  contentent  de  le 
supposer  partout.  D'autres  l'énoncent  comme  un 
axiome,  certains  disent  coiiime  un  .<  postulat  »,  dont 
l'esprit  ne  saurait  se  passer.  —  Or  le  moins  qu'on 
puisse  dire,  c'est  que  cet  axiome  ou  ce  postulat  n'est 
point  évident.  Comment  savoir  d'emblée  qu'il 
n'existe  point,  au  delà  du  monde  livré  à  nos  libres 
investigations,  un  monde  réservé,  dans  lequel  nous 
ne  saurions  pénétrer  de  plain-pied?  Peut-être  y 
a-t-il  divers  plans  de  réalité  sans  intersection 
nécessaire.  Peut-être  existe-t-il  des  êtres  dont  l'in- 
fluence ne  se  mélange  aux  actions  et  réactions  cos- 
miques que  de  façon  accidentelle,  en  vertu  d'une  libre 
décision  de  leur  part.  Si  la  divinité  est  perpétuelle- 
ment présente  au  monde  pour  le  conserver  et  le 
régir,  peut-être  a-telle  à  sa  disposition  plusieurs 
modes  d'agir,  dont  l'un  n'est  employé  qu'en  de  rares 
occasions.  Autant  de  problèmes  qui  n'apparaissent 
point  absurdes  de  par  leur  seul  énoncé.  Nous  les 
examinerons  pour  notre  part  et  nous  nous  elTorce- 
ronsde  leur  donner  une  solution  motivée.  (Cf.  ci-des- 
sous ch.  IV,  section  II.)  Constatons  pour  le  moment 
que  la  lumière  du  naturalisme  n'est  pas  tellement 
éclatante  qu'elle  les  fasse  évanouir,  et  que  par 
conséquent  cette  doctrine  ne  va  pas  de  soi  et  ne 
s'impose  point  comme  un  axiome.  Il  faut  lui  chercher 
des  raisons. 

Reste  donc  la  seconde  espèce  de  naturalisme  : 
celui  qui  entreprend  de  se  démontrer.  Ses  arguments 
sont  exactement  les  mêmes  que  ceux  du  détermi- 
nisme; nous  allons  les  examiner  immédiatement 
dans  le  chapitre  qui  suit  celui-ci.  Tout  est  naturel, 
dira  Spinoza,  parce  que  la  réalité  ne  peut  être 
qu'une  dans  son  essence.  Tout  est  naturel,  diront 
Hume  ou  Renan,  parce  qu'une  induction  suffisante 
établit  que  jamais  activité  surnaturelle  n'a  interféré 
avec  les  activités  cosmiques.  Pour  avoir  le  détail  de 
ces  arguments  et  de  la  critique  qu'il  convient  de  leur 
opposer,  le  lecteur  n'aura  qu'à  remplacer  ci-dessous 
le  mot  et  l'idée  de  déterminisme  par  ceux  de  natu- 
ralisme. 

Chapitre  II.  —  Le  déterminisme. 

Le  déterminisme  dont  nous  allons  parler  mainte- 
nant n'est  pas  celui  qui  nie  le  libre  arbitre  humain 
—  et  auquel  un  article  précédent  de  ce  dictionnaire 
.1  été  consacré  (DÉTERMiNiSiME  par  le  P.deMunnynck, 
t.  I.  col.  9^8  sq.),  —  mais  celui  qui  refuse  à  des  i 
agents  surnaturels  la  faculté  de  modifier, par  l'exer- 
cice de  leur  liberté,  le  cours  ordinaire  des  choses. 
Il  peut  se  fonder  sur  la  déduction  ou  sur  l'induc- 
tion. 


523 


MIRACLE 


524 


I.  Déterminisme  déductif. 

Une  certaine  forme  Ue  déterminisme  universel  et 
absolu  fait  de  la  nécessité  la  loi  essentielle  de  l'être, 
et  en  conclut  l'impossibilité  du  miracle.  Elle  consisle 
donc  en  une  thèse  de  métaphysique,  dont  un  simple 
corollaire  concerne  le  merveilleux.  A  ce  dernier  elle 
n'oppose  aucune  objection  directe  et  spéciale  :  elle 
l'exclut  en  vertu  d'une  prémisse  générale  et  de  la 
même  façon,  par  exemple,  que  la  création  libre.  En 
rigueur  de  méthode,  novis  devrions  donc  ne  pas  nous 
en  occuper  ici.  Cependant,  alin  d'être  à  peu  près 
complet,  nous  dirons  quelques  mots  d'un  auteur  qui 
a  pris  cette  position  pour  attaquer  explicitement  et 
longuement  le  miracle  :  Spinoza. 

Exposé.  —  D'après  Spinoza,  une  seule  substance 
existe  :  la  sultslance  divine,  avec  ses  attributs  et 
ses  modes.  «  Les  choses  paiticulières  ne  sont  rien 
que  des  alTections  des  attributs  de  Dieu,  autrement 
dit  des  modes.  »  La  détermination  de  ces  modes 
provient  des  nécessités  de  l'essence  divine.  La  con- 
tingence est  donc  bannie  de  la  réalité.  Il  n'y  a 
point  deux  catégories  d'effets,  les  uns  attribuables  à 
la  nature,  les  autres  à  des  volitions  divines  parti- 
culières, puisque  les  lois  de  la  nature  sont  des  décrets 
divins  et  qu'il  n'y  a  pas  d'autres  décrets  divins  que 
les  lois  mêmes  de  l'essence  divine. 

Cette  nécessite  de  toutes  choses  forme  l'assise  de 
notre  édilice  mental.  Les  partisans  du  miracle 
rébranlent  en  introduisant  l'arbitraire  dans  le 
inonde.  Nous  avons  Ijesoin  de  la  nécessité  pour 
vivre  et  pour  penser.  En  particulier,  pour  démon- 
trer l'existence  de  Dieu,  il  nous  faut  des  notions 
nécessaires  et  cadrant  infaiUil>lenient  avec  la  réa- 
lité. Si  nous  les  croyions  modiliables  par  quelque 
puissance  que  ce  soit,  si  nous  soupçonnions  que  leur 
exactitude  peut  s'altérer,  nos  conclusions  sur  l'exis- 
tence de  Dieu  s'effondreraient  et  nous  ne  pourrions 
plus  être  certains  de  rien.  Renonçons  donc  au 
miracle  pour  sauver  notre  croyance  en  Dieu  et  la 
solidité  de  notre  raison'. 

Critique.  —  Nous  n'avons  pas  à  faire  ici  le  procès 
du  panthéisme.  De  ce  «  système  d'identité  »,  nous 
n'avons  à  considérer  que  la  face  qui  regarde  le  mi- 
racle Celui-ci  est  exclu  au  même  titre  que  la  créa- 
tion libre,  parce  que  des  effets  contingents  ne  sau- 
raient, pensc-t-on,  émaner  d'un  être  nécessaire. 
Mais,  en  vérité,  le  panthéisme  est  bien  mal  venu  à 
formuler  une  telle  objection,  lui  qui  présente  des 
phénomènes  qui  varient  et  s'évanouissent  sans  cesse, 
non  comme  les  œuvres,  mais  comme  les  inodes  pro- 
pres, les  stades  d'évolution  intrinsèque  et  les  expres- 
sions naturelles  d'une  existence  infinie,  éternelle  et 
nécessaire.  Cette  unilicalion  étroite  installe  la  con- 
tradiction au  cœur  même  de  l'être.  Au  contraire, 
établir  entre  le  nécessaire  et  le  contingent  un  simple 
rapport  de  cause  à  effet,  c'est  éviter  cet  écueil.  Car 
alors  les  deux  éléments  restent  distincts  :  ils  ne 
sont  plus  un  seul  être,  mais  plusieurs.  Et  le  rapport 
que  l'on  affirme  entre  eux,  non  seulement  ne  répugne 
pas,  mais  est  impérieusement  réclamé  par  la  nature 
des  choses.  En  effet,  l'événement  variable  et  passager 
exige  l'être  nécessaire  comme  son  principe  originel 
et  son  indispensable  appui.  Pour  rendre  entière  rai- 
son du  changement,  il  faut  bien  arriver,  non  à  une 
cause  qui  change  elle-même  pour  le  produire,  mais 
au  contraire,  en  dernière  analyse,  à  une  cause  im- 
muable. Tant  qu'on  s'arrête  à  la  première,  l'explica- 
tion ultime  n'est  pas  fournie,  puisqu'il  reste  à  ren- 
dre raison  de  celte  cause  elle-même  et  de  son  chan- 
gement à  elle.  Force  est  donc  de  placer  au  sommet 
et  au  principe  de  toutes  les  contingences,  un  pi  imam 

1.  Cf.  ci-dessous  col.  543. 


movens  immobile.  —  On  voit  que  toute  cette  discus- 
sion ressortit  à  la  métaphysique  générale  :  le  mira- 
cle est  envisagé  ici  comme  un  cas  particulier  des 
rapports  du  fini  avec  l'infini.  Nous  n'avions  qu'à 
rappeler  au  lecteur  les  éléments  d'un  problème  qui 
n'est  point  de  notre  ressort  et  qui  est  traité  à  fond 
aux  articles  Création  et  Pantiiéismk. 

Quant  à  l'objection  que  le  miracle  ferait  évanouir 
la  nécessité  et,  par  conséquent,  les  points  de  dépari 
de  tout  raisonnement,  elle  repose  sur  une  incroyable 
ignoi-atio  elenchi.  Le  miracle  ne  transforme  pas 
nécessairement  le  monde  en  un  royaume  de  l'arbi- 
traire, où  plus  rien  n'est  stable  ni  assuré.  On  peut 
le  concevoir  comme  une  exception  extrêmement  rare, 
motivée  chaque  fois  par  de  graves  raisons  —  qtii 
doivent  apparaître,  —  entourée  de  circonstances  spé- 
ciales et  tout  à  fait  caractéristiques,  qui  empêcheront 
de  confondre  le  cas  de  miracle  avec  aucun  autre.  En 
outre,  cette  exception,  à  supposer  qu'elle  se  produise, 
ne  sera  jamais  qu'une  lériie  de  fuit.  Elle  ne  dérogera 
en  aucune  façon  aux  premiers  principes  ni  aux  évi- 
dences rationnelles,  puisqu'elle  se  tiendra  dans  un 
domaine  qui  n'est  point  le  leur  :  celui  des  événe- 
ments contingents.  La  sphère  de  la  nécessité  restera 
intacte,  inviolée,  avec  ses  limites  anciennes  '.Et  enfin, 
pour  être  admissible,  l'exception  miraculeuse  elle- 
même,  —  loin  d'être  un  caprice  qui  bouleverserait 
l'ordre  sans  égard  à  rien,  une  fantaisie  que  nul  lien 
ne  rattacherait  à  l'ensemble  des  choses,  —  devra  au 
contraire  s'intégrer  harmonieusement  dans  un  sys- 
tème général  du  monde  (cf.  ci-dessous,  ch.  IV,  sect.  ii, 
col.  543  sq.).  Nous  verrons  qu'on  peut  y  croire  en 
même  temps  qu'à  l'existence  de  Dieu  et  sans  renon- 
cer aux  principes  absolus  de  la  raison. 

IL  Déterminisme  inductif. 

Bien  plus  répandu  que  le  déterminisme  méta- 
physique est  celui  qui  fait  appel  à  l'expérience  et 
qui  s'appuie  sur  l'induction.  C'est  lui  que  l'on  décou- 
vre chaque  jour  au  fond  des  objections  des  histo- 
riens et  des  savants  qui  rejettent  le  miracle.  On  dit 
parfois  que  cette  négation  est  chez  eux  a  priori. 
C'est  à  la  fois  vrai  et  faux.  C'est  vrai,  en  ce  sens 
qu'ils  se  croient  en  possession  de  certitudes  défini- 
tives qui  les  dispensent  désormais  d'examiner,  à 
propos  d'aucun  cas  particulier,  si  le  merveilleux 
existe.  C'est  faux,  en  ce  sens  qu'ils  prétendent  bien 
avoir  tiré  ces  certitudes  de  l'expérience  seule.  Nous 
allons  examiner  le  procédé  qu'ils  emploient. 

^  I"  —  Induction  prétendant  a  la  certitude 

A.  Objection  directe.  —  L'induction  est  le  raison- 
sonnemcnt  par  lequel  on  dégage  une  loi  générale 
d'un  certain  nombre  de  cas  observés.  Appliquée 
avec  circonspection  à  des  phénomènes  suffisamment 
nombreux  et  variés,  elle  conduit  à  des  conclusions 
certaines.  Elle  est  à  l'origine  de  toutes  les  lois  phy- 
siques, que  l'expérience  confirme  chaque  jour.  Or  on 
prétend  l'appliquer  à  la  question  du  miracle.  En 
effet,  dit-on.  dans  des  circonstances  innombrables  et 
infiniment  variées,  en  présence  des  témoins  les  plus 
divers,  la  nature  s'est  montrée  constamment  d'accord 
avec  elle-même.  Aucune  expérience  n'a  été  poussée 
plus  loin  ni  étendue  sur  une  plus  large  porlion  de 
réalité  que  celle-là.  On  peut  donc  en  dégager,  par  le 
procédé  inductif,  celte  légitime  conclusion  :  que  le 
cours  de  la  nature  se  déroule  de  la  façon  la  plus 
uniforme,  sans  laisser  place  à  aucune  contingence,  à 
aucun  miracle.  Ainsi  raisonnent  Hume,  Stuart  Mill, 
Renan,  etc.  -. 

1.  Cf.  ci-dessous  col.  527  61543. 

2.  Textes  et  rétérence»  dans  Introduction,  p.  38  sq. 


525 


MIRACLE 


526 


Discutons  ce  raisonnement.  Quelle  est  cette  expé- 
rience dont  on  nous  parle? 

Est-ce  l'expérience  des /)/ie«onu'/ies  ordinaires  ?  — 
Il  est  bien  vrai  qu'une  expérience  longue,  et  qui 
porte  sur  des  régions  historiques  très  vastes,  ne 
nous  révèle,  dans  les  événements  de  ce  monde,  que 
la  continuité  naturelle  la  plus  imperturbable  et  la 
plus  serrée.  S'il  existe  quelque  part  des  faits  d'appa- 
rence merveilleuse,  il  faut  avouer  qu'ils  ne  tombent 
point  sous  l'expérience  vulgaire.  Sur  mille  personnes, 
neuf  cent  quatre-vingt-dix-neuf  n'en  ont  vu  et  n'en 
verront  jamais  aucun.  Mais  ce  qui  sort  de  là,  c'est 
une  conclusion  tout  justement  opposée  à  celle  que 
l'on  tire.  L'expérience  commune  porte  exclusivement 
sur  des  faits  étrangers  à  la  question  :  elle  est,  par 
conséquent,  incompétente  pour  en  rien  décider.  Si 
la  masse  des  hommes  était  mise  directement  en  pré- 
sence des  faits  d'apparence  merveilleuse,  elle  pour- 
rait avoir  sur  eux  un  avis  motivé.  Mais  il  n'en  va 
pas  ainsi;  et  la  plupart  n  ont,  comme  base  de  leur 
induction,  que  les  événements  dépourvus  de  cette 
apparence.  Ue  quel  poids  est  dès  lors  l'opinion  qu'ils 
peuvent  se  former  des  autres  ?  Ce  qu'établit  l'induc- 
tion du  sens  commun,  c'est  qu'il  y  a  un  train  ordi- 
naire des  choses,  moralement  constant,  que  la  pru- 
dence nous  commande  de  vivre  et  de  raisonner 
comme  si  le  miracle  ne  devait  jamais  surgir  sur 
notre  route;  et  qu'entin,  pratiquement,  «  cela  n'ar- 
rive pas  ».  Or  le  merveilleux  et  le  miracle  se  donnent 
précisément  pour  des  exceptions,  pour  des  anomalies 
extrêmement  rares  et  pratiquement  négligeables 
dans  l'usiige  de  la  vie.  Ils  supposent  que  l'uniformité 
est  la  règle.  L'expérience  commune  leur  fournit  donc 
précisément  la  condition  qu'ils  requièrent  pour  être 
discernables  ;  elle  tend,  pour  ainsi  dire,  le  fond  terne 
sur  lequel  ils  viendront,  s'ils  existent,  se  détacher 
en  lumière.  Mais  à  leur  sujet,  pour  ou  contre  eux, 
elle  n'a  rien  à  dire.  Elle  opère  dans  le  compartiment 
de  la  réalité  où,  par  hypothèse,  ils  ne  sont  pas  con- 
tenus. 

Ce  qu'il  faut  examiner,  ce  sont  donc  les  phéno- 
mènes qui  présentent  au  moins  l'apparence  du  mer- 
veilleux. L'expérience  qui  s'y  applique  est  seule 
compétente  ici.  Fournit-elle  la  base  d'une  induction 
solide  contre  le  miracle? 

Fausse  induction.  —  N'oublions  pas  que,  faute 
d'avoir  discerné  entre  les  phénomènes  des  rapports 
de  nature,  la  généralisation  est  illégitime.  Ce  n'est 
plus  une  induction  ;  c'est  le  vulgaire  sophisme  : 
ab  nno  ou  a  quihufdani  disce  onines.  Renan  le  com- 
met quand  il  raisonne  ainsi  :  les  prodiges  rapportés 
par  Tite  Live  et  Pausanias  sont  controuvés,  donc  il 
en  est  de  même  des  miracles  évangéliques,  et  ceux- 
ci  doivent  être  rejetés  sans  examen.  Trois  références 
à  la  Gazette  des  Tribunaux  sullisent  au  même  écri- 
vain pour  étayer  cette  assertion  «  qu'aucun  miracle 
contemporain  ne  supporte  la  discussion  '  ».  Le  pro- 
cédé est  un   peu  léger. 

Induction  vraie  :  a)  son  rôle  positif:  découverte  des 
causes.  —  En  procédant  avec  plus  de  maturité,  ne 
pourrons-nous  tirer  de  l'induction  quelques  certitu- 
des? Je  collectionne,  par  exemple,  un  très  grand 
nombre  de  cas  où,  dans  des  circonstances  fort  diver- 
ses, la  fraude,  l'ignorance,  la  crédulité,  une  imagina- 
tion exaltée  rendent  raison  de  la  croyance  au  mi- 
racle. Je  remarque  que,  quand  ces  conditions  sont 
présentes,  les  légendes  merveilleuses  éclosent  spon- 
tanément, et  que  leur  développement  est  d'autant 
plus  facile  que  les  conditions  susdites  sont  plus  lar- 
gement réalisées.  De  ces  observations  j'induis  une 
loi  générale  :  c'est  qu'il  y  a  une  liaison   naturelle  et 

1.  Introduction,   p.   41,  44. 


causale  entre  la  crédulité,  l'ignorance  et  l'admission 
des  prodiges.  Posita  causa  ponitnr  e/['-cliis:  variata 
causa  variatur  e/fectus.  Mon  induction  aboutit  à  une 
conclusion  positive  inattaquable. 

Fort  bien  ;  mais  cette  conclusion  n'exclut  nulle- 
ment la  possibilité  du  merveilleux.  Que  l'ignorance 
ou  la  crédulité  soient  souvent  à  l'origine  de  la 
croyance  au  merveilleux,  personne  n'en  doute  ;  mais 
la  question  est  de  savoir  si  elles  y  sont  toujours  et 
si  elles  y  sont  seules;  en  d'autres  termes,  si,  avec 
elles,  nous  tenons  l'explication  unique  et  universelle. 
Pour  le  moment,  il  n'est  pas  prouvé  que  quelque 
chose  d'autre,  —  par  exemple,  la  réalité  des  faits,  — 
ne  les  puisse  suppléer  dans  la  production  de  la 
croyance.  La  troisième  loi  du  raisonnement  expéri- 
mental n'a  pas  été  appliquée  :  sablata  causa  tollitur 
e/fectus. 

L'enchaînement  des  causes  et  des  effets  n'est  pas 
toujours  réciproque,  même  dans  les  phénomènes 
physiques,  et  de  ce  que  telle  cause  est  suivie  infail- 
liblement de  tel  effet,  il  ne  s'ensuit  pas  que  l'effet  ne 
puisse  procéder  d'une  autre.  Ici  même,  d'après  la 
teneur  de  l'objection,  ne  voyons-nous  pas  déjà  l'ima- 
gination exaltée  et  la  fraude,  —  qui  sont  des  antécé- 
dents parfaitement  hétérogènes,  —  aboutir  à  un 
résultat  identique  :  la  croyance?  Il  n'est  nullement 
démontré  que  celle-ci  ne  piiisse  avoir  encore  d'autres 
origines.  Dans  les  domaines  différents,  l'ignorance,  la 
crédulité,  etc.,  ont  aussi  leur  rtMedans  la  genèse  des 
croyances  :  cela  n'empêche  pas  la  vérité  objective 
d'y  jouer  concurremment  le  sien.  Les  hommes  croient 
indûment  à  des  récits  mensongers,  parce  qu'ils  se 
trompent  ou  parce  qu'on  les  trompe,  mais  ils  croient 
aussi  parfois  pour  de  bonnes  raisons  et  parce  qu'ils 
ont  trouvé  de  solides  garants.  Quel  motif  at-on  pour 
dire  qu'il  en  va  autrement  dans  la  question  du  mer- 
veilleux? 

Induction  vraie  :  b)  son  rdle  négatif  :  exclusion  des 
causes.  —  Les  résultats  positifs  de  l'induction  ne 
sullisent  pas  à  détruire  la  possibilité  du  merveilleux. 
Mais  l'induction  peut  avoir  aussi  un  rôle  négatif. 
Elle  est  capable  d'indiquer,  non  seulement  ce  qui 
agit,  mais  aussi  ce  qui  n'agit  point.  Elle  arrive  par- 
fois à  éliminer  déûnitivement  certains  phénomènes 
du  nombre  des  causes  possibles.  C'est  elle  qui  nous 
apprend,  par  exemple,  que  jamais  un  chêne  ne  sor- 
tira d'un  grain  de  blé  ;  que  jamais  nous  n'obtien- 
drons de  l'acide  chlorhydrique  en  faisant  réagir  de 
l'oxygène  sur  du  carbone.  Pourquoi  ne  pourrait-elle 
pas  nous  apprendre  de  même  que  jamais  un  fait 
surnaturel  véritable  n'est  l'origine  de  la  croyance  au 
merveilleux  ? 

Aucune  parité  n'existe  entre  les  exemples  cités  et 
le  cas  du  merveilleux.  Dans  les  premiers,  l'induction 
opère  sur  des  couples  de  données  dont  l'expérience 
lui  fournit  les  deux  termes.  Dans  le  second,  elle  est 
censée,  d'après  l'objection,  n'en  posséder  qu'un  seul. 
Nous  connaissons  empiriquement  ce  que  c'est  qu'un 
chêne  et  qu'un  grain  de  blé,  et  voilà  pourquoi  nous 
pouvons  nier  avec  assurance  qu'ils  aient  entre  eux 
certains  rapports.  Au  contraire,  s'il  s'agit  du  mer- 
veilleux et  de  la  croyance  dont  il  est  l'objet,  on  sup- 
pose que  nous  n'atteignons  que  la  seconde.  Nous  ne 
pouvons  donc  pas  juger  directement  de  ses  relations 
avec  un  autre  terme  qui  nous  échappe. 

Indirectement,  à  la  vérité,  l'induction  parvient  à 
éliminer  l'inconnu.  Mais  c'est  uniquement  dans  les 
cas  où  elle  a  quelque  chose  de  connu  à  mettre  à  sa 
place.  Par  exemple,  je  sais  que  l'eau  se  produit 
immanquablement  chaque  fois  que  je  mets  en  pré- 
sence dans  un  ballon  de  verre  1  oxygène,  l'hydrogène 
et  l'étincelle  électrique.  Ces  antécédents-là  sont  donc 
sulUsants  pour  amener  le  résultat.  Quand  ils  seront 


527 


MIRACLE 


528 


là,  il  sera  vain  de  chercher  en  dehors  d'eux  l'expli- 
cation des  phénoiuènes.  L'expérimenlateur  ne  sera 
point  tenté  d'attribuer  dans  ce  cas  l'origine  de  l'eau 
à  l'influence  des  planètes  ou  à  quelque  cause  incon- 
nue dont  l'action  resterait  voilée  ' .  Pourquoi?  Parce 
que  la  place  est  occupée  ;  la  raison  sullisante  est 
découverte  :  les  concomitants  quelconques  et  l'in- 
connu lui-même  sont  écartés  comme  superllus,  sans 
qu'on  ait  à  s'occuper  d'eux  directement.  Mais  il  n'y  a 
rien  en  tout  ceci  qui  ressemble  à  l'élimination  totale 
du  merveilleux,  fondée  sur  l'observation  de  certains 
cas  d'erreur  ou  de  fraude.  Appliqué  à  notre  sujet,  le 
procédé  prouvera  simplement  qu'il  est  inutile  de 
recourir  à  une  cause  surnaturelle  quand  on  a  décou- 
vert une  explication  naturelle  sullisante,  ce  qui  est 
une  vérité  de  La  Palisse.  Le  merveilleux  sera  exclu 
indirectement,  toutes  les  fois  qu'une  causalité  natu- 
relle sera  démontrée  présente.  Rien  de  plus,  et  c'est 
peu. 

L'induction  n'aboutit  donc  à  aucune  conclusion 
décisive  contre  le  merveilleux.  C'est  qu'en  elTet  elle 
ne  s'occupe  pas  des  questions  de  possibilité  ou 
d'impossibilité.  Elle  s'en  tient  aux  règles  de  fait. 
Elle  ne  dit  pas  :  «  Ce  phénomène  doit  néeessaireuient 
accompagner  ou  suivre  toujours  cet  autre  »  ;  mais  : 
'I  Ce  phénomène  suit  ou  accompagne  cet  autre  quand 
les  conditions  voulues  sont  réalisées.  »  Elle  ignore 
si  des  agents  inconnus  pourraient  modifier,  suppléer, 
ou  entraver  l'activité  de  ceux  qu'elle  a  découverts. 

B)  Objection  indirecte  :  Us  conséquences  anti- 
scientifiques de  l'admission  du  merveilleux.  — 
L'admission  du  miracle  est,  dit-on,  incompatible 
avec  la  science  expérimentale  .  Fondée  sur  l'obser- 
vation et  l'induction,  celle-ci  existe  et  réussit  :  elle 
constitue  un  fait  énorme  et  qui  s'impose.  Or,  l'âme 
de  la  science  ainsi  construite,  c'est  le  principe  d:i 
déterminisme.  Ce  principe  suppose  que  «  les  condi- 
tions d'existence  de  tout  phénomène  sont  déterminées 
d'une  manière  absolue.  Ce  qui  veut  dire,  en  d'autres 
termes,  que  la  condition  d'un  phénomène  une  fois 
connue  et  remplie,  le  phénomène  doit  se  reproduire 
toujours  et  nécessairement,  à  la  volonté  de  l'expéri- 
mentateur. La  négation  de  cette  proposition  ne 
serait  rien  autre  chose  que  la  négation  de  la  science 
même.  »  (Claude  Bernard.)  u  Tout  calcul  est  une 
impertinence,  s'il  y  a  une  force  changeante  qui  peut 
modilier  à  son  gré  les  lois  de  l'univers...  .>  (Renan)-. 

Nous  avons  ici  affaire  à  une  déformation  gros- 
sière de  la  thèse  attaquée.  On  peut  accepter  le  mi- 
racle sans  le  mettre  partout.  La  plupart  de  ceux  qui 
y  croient  voient  en  lui  une  exception  rare,  vraisem- 
blable seulement  en  certaines  circonstances,  et 
justifiée  chaque  fois  par  des  motifs  qu'un  examen 
attentif  peut  discerner.  Les  objectants  le  supposent 
vraisemblable  partout  et  toujours.  On  le  signale  dans 
les  églises  et  les  ])èlerinages  :  c'est  assez,  disent-ils, 
pour  qu'on  l'attende  dans  les  laboratoires...  —  L'idée 
du  miracle  implique  celle  de  la  constance  habituelle 
du  cours  de  la  nature,  objet  de  la  science  expéri- 
mentale, car,  s'il  n'y  a  point  de  règle,  il  ne  peut  y 
avoir  d'exception.  Les  objectants  supposent  au  con- 
traire que  le  miracle  abolit  tout  l'ordre  de  l'univers. 
Comme  si  une  dérogation,  qui  suspend  la  loi  pour  un 
seul  cas  parmi  des  billions  et  des  Irillions  de  cas 
semblables,  la  détruisait,  ou  même  était  capable 
d'empêcher  qu'on  ne  la  vit  désormais  fonctionner 
d'une  manière  habituelle,  et  qu'onenpùtprédire  l'ap- 
plication avec  une  certitude  pratiquement  infaillible  ! 

1.  Sur  le  détail  des  raisonnements  qui  rendent  cette 
conclusion  assurée,  voir  Introduction,  p.  59. 

2.  Cf.  ci-dessous,  col.  543. 


§  IL  —  Induction  ami.?jant  de  simples  conjectures 

D'après  Alatthew  Arnold,  il  faut  concéder  qu'il  n'j' 
a  pas  contre  le  miracle  d'induction  complète  et  ri- 
goureuse. Mais  il  y  a,  pense-l-il,  dans  ce  sens,  des 
présomptions  sans  cesse  grandissantes.  A  mesure 
que  l'humanité  devient  plus  savante  et  plus  critique, 
l'interprétation  par  le  merveilleux  recule.  N'est-ce 
pas  là  une  indication  que  celte  dernière  Unira,  avec 
le  temps,  par  disparaître? 

Cette  objection  se  subdivise  en  deux  parties  fort 
distinctes.  La  première  s'appuie  sur  les  faits  réels, 
censés  jadis  miraculenx  et  que  la  critique  scientifi- 
que a  remis  à  leur  place.  La  seconde  porte  sur  des 
faits  miraculeu.f,  censés  jadis  réels,  et  que  la  criti- 
que historique  a  reconnus  controuvcs. 

1°  a)  Il  y  aurait  fort  à  dire  sur  le  fondement  de  la 
première  partie  de  l'objection.  Car  certains  auteurs 
l'élargissent  à  plaisir,  pour  les  besoins  de  leur  cause. 
Renan.  Loisy  (sous  le  pseudonyme  Firinin)  nous  par- 
lent d'une  époque  où  l'humanité  voyait  le  miracle 
partout,  où  l'idée  d'un  ordre  de  la  nature  n'existait 
même  pas  dans  les  esprits.  Allirmation  d'un  carac- 
tère hautement  fantaisiste,  car  les  anciens,  si  crédules 
<|u'ils  fussent,  distinguaient  cependant  le  prodige  du 
cours  ordinaire  des  choses  :  la  preuve  en  est  l'atten- 
tion même  qu'ils  lui  ont  donnée  et  le  soin  qu'ils  ont 
mis  à  le  noter.  Aussi  bien  dans  la  Bible  que  chez  les 
historiens  classiques,  par  exemple,  une  suile  d'évé- 
nements normaux  est  présupposée,  que  les  merveilles 
n'interrompent,  en  somme,  qu'assez  rarement.  En 
outre,  un  très  grand  nombre  d'événements  présentés 
comme  extraordinaires  par  les  anciens,  mériteraient 
encore,  s'ils  étaient  réels,  celte  qualification.  Et  enfin, 
il  reste  à  savoir  si  le  merveilleux  déclassé  par  la 
critique  scientifique  moderne  l'a  été  à  bon  droit.  On 
ne  nous  demandera  sans  doute  pas  de  l'admettre  les 
yeux  fermés,  sur  la  foi  des  objectants.  Les  tenants 
du  naturalisme  le  plus  radical  reconnaissent  ou- 
vertement l'inexactitude  et  parfois  le  ridicule  de  cer- 
taines explications  inventées  par  leurs  devanciers. 
Il  serait  donc  parfaitement  déraisonnable  de  conférer 
d'avance  un  caractère  indiscutable  aux  explications 
naturelles  proposées  en  si  grand  nombre.  Il  faut  voir 
ce  ([u'elles  valent;  et,  puisque  nous  traitons  le  pro- 
blème par  la  méthode  inductive,  le  moyen  unique 
que  nous  ayons  pour  cela,  c'est  de  les  examiner,  une 
par  une,  quand  elles  se  présenteront  à  propos  des 
faits.  Cet  examen  peut  seul  nous  renseigner,  et  ni 
nous,  ni  personne,  n'avons  le  droit  d'en  escompter 
dès  maintenant  les  résultats.  —  Si  l'on  tient  compte 
de  ces  diverses  remarques,  le  fondement  de  l'objection 
va  se  rétrécir  singulièrement.  On  ne  verra  plus  un 
si  grand  nombre  de  faits  réputés  jadis  miraculeux, 
et  tenus  maintenant,  de  façon  indiscutable,  pour  réels 
et  naturels.  Surtout  l'hypothèse  du  merveilleux  pri- 
mitivement installé  partout  apparaîtra  historique- 
ment comme  une  pure  fiction. 

b)  Mais  quand  bien  même  toutes  les  prémisses  de 
l'objection  tiendraient  bon,  rien  de  décisif  ne  s'en- 
suivrait. En  effet,  elles  supposent  que  le  merveilleux 
n'est  pas  expliiiué  tout  entier  :  puisque  les  explica- 
tions passées  sont  scuieinent  présentées  comme  le 
gage  d'explications  futures,  non  encore  trouvées.  Or 
il  est  impossible  de  conclure  des  unes  aux  autres. 

De  cette  circonstance  qu'un  grand  nombre  de  cas 
ont  été  résolus,  on  ne  fera  jamais  sortir,  je  ne  dis 
pas  la  certitude,  mais  une  [u'obabil\lc  positive  que 
les  autres  le  seront  aussi  et  de  la  même  façon.  Car 
ils  sont  peut-être  hétérogènes  :  c'est  ce  «  peut-être  », 
dont  on  ne  se  débarrassera  (jue  par  la  métaphysique, 
qui  tient  ici  tout  en  échec.  Il  jaillit  des  faits  eux- 
mêmes,  car,  à  ne  regarder  iju'eux,  nous  pourrions 


529 


MIRACLE 


530 


aussi  bien  former  une  conjecture  inverse  de  celle 
qu'on  nous  propose.  Si  le  résidu,  attaqué  par  des  ré- 
actifs énergiques,  n'a  pas  fondu,  c'est  peut-être  qu'il 
est  solide;  si  certains  éléments,  traités  par  les  mêmes 
procédés  (jui  ont  eu  raison  des  autres,  résistent,  c'est 
apparemment  qu'ils  sont  d'esiièce  différente.  Proba- 
bilité pour  probabilité,  chacun  choisira  celle  qui  lui 
agréera  davantage  ;  mais  leur  opposition  empêchera 
les  conjectures  de  s'affermir,  soit  dans  un  sens,  soit 
dans  l'autre. 

2"  Le  travail  de  la  critique  historique  a  été  beau- 
coup plus  ellicace  que  celui  de  la  critique  scientilique. 
C'est  surtout  en  contestant  les  témoignages  relatifs 
au  merveilleux  que  l'on  s'est  débarrassé  de  lui.  Xous 
jugerons  plus  loin  en  détail  les  principes  et  la  mé- 
thode qui  ont  présidé  à  ce  labeur.  Nous  ne  faisons 
aucune  dillicullé  d'avouer  dès  maintenant  la  valeur 
d'une  bonne  jiartie  de  ses  résultats.  Mais  rien  n'au- 
torise la  conjecture  qu'il  doive  un  jour  faire  dispa- 
raître le  merveilleux  dans  son  entier.  Car  les  épura- 
tions de  la  critique  ont  eu  lieu  en  bien  d'autres 
domaines,  où  personne  ne  songe  à  prédire  qu'elle 
supprimera  tout.  Il  y  a  eu  des  légendes,  non  seule- 
ment il'un  contenu  merveilleux,  mais  aussi  d'un 
contenu  [Mirement  naturel.  On  a  inventé  des  actions 
d'éclat,  des  négociations  d'un  intérêt  passionnant, 
des  paroles  historiques  d'un  beau  relief.  Et  le  nombre 
des  faits  naturels  scientiliqnement  établis  a  diminué 
sur  toute  la  ligne.  Cela  annonce-t-il  qu'il  faudra  un 
jour  bilfer  l'histoire  entière?  Quelques-uns  des  bons 
mots  de  Henri  l\  sont  apocryphes  :  est-ce  à  dire 
qu  il  n'en  a  prononcé  aucun  ?  Que  la  criticiue  en  ait 
diminué  le  nombre,  cel.T  nous  autorise-t-il  à  soup- 
çonner que  les  autres  soient  pareillement  destinés  à 
disparaître  ? 

Evoquer  dans  l'avenir  des  objections  irréelles,  qui 
sont  censées  valoir  des  objections  véritables,  bien 
qu'elles  ne  soient  actuellement  qu'un  pur  néant,  c'est 
une  méthode  critique  un  peu  ridicule.  On  pourrait 
l'appliquer  à  tout.  Et  à  ce  compte,  nous  devrions 
nous  délier  de  tout  ce  que  nous  tenons  pour  certain, 
en  nous  disant  qu'à  la  vérité,  pour  le  moment,  nous 
le  voyons  ainsi,  mais  que  peut-être,  dans  l'avenir, 
surgira  une  objection  insoupçonnée  qui  démolira  tout. 
t;e  serait  le  scepticisme  universel.  On  peut  l'adopter; 
mais  alors  qu'on  le  dise,  au  lieu  de  présenter  une 
objection  particulière  contre  le  merveilleux. 

Chapitre  III.  —  Les  philosophies 
de  la  contingence  et  de  la  continuité. 

Ces  philosophies  se  placent  aux  antipodes  du  dé- 
terminisme. Au  lieu  de  repousser  le  miracle,  elles 
s'en  emparent,  mais  pour  le  faire  fondre  dans  un 
milieu  où  ne  subsiste,  parmi  les  phénomènes,  au- 
cune dilférence  d'espèce  ni  même  aucun  caractère 
individuel.  Si  tout  est  également  imprévu  et  continu, 
le  miracle  ne  peut  plus  faire  saillie,  ni  comme  acte 
libre,  ni  comme  fait  distinct. 

Pris  sous  sa  forme  radicale  et  poussé  à  l'extrême, 
le  système  de  la  contingence  exclurait  l'idée  de  con- 
tinuité, et  consisterait  à  se  figurer  l'univers  comme 
un  ensemble  chaotique  d'événements  sans  dépen- 
dance, sans  lien,  sans  ordre.  Sous  le  règne  du  chan- 
gement incohérent,  tout  pourrait  arriver  après  n'im- 
porte quoi,  et  donc  rien  ne  serait  particulièrement 
miraculeux.  L'expérience  de  tous  les  jours  —  celle 
précisément  où  nous  avons  vu  le  déterminisme  cher- 
cher un  appui  —  donne  un  éclatant  démenti  à  cette 
rêverie  paradoxale,  qu'aucun  philosophe  n'a  adoptée. 
Nous  pouvons  la  laisser  de  côté. 

Philosophiquement  élaborée,  la  doctrine  maintient 
en  relation  étroite  les  deux  idées  de  continuité  et  de 


contingence,  et  en  tire  des  arguments  convergents. 
Ainsi  entendue,  elle  se  rencontre  surtout  chez  deux 
penseurs  chrétiens  qui  y  ont  appuyé  des  théories 
sur  le  miracle  :  MM.  Maurice  Blondel  et  Edouard  Le 
Roy.  Nous  ne  pouvons  ici  analyser  leur  pensée  dans 
toutes  ses  nuances  et  variations.  Nous  avons  fait 
ailleurs  cette  étude  de  détail,  et  no>is  nous  permet- 
tons d'y  renvoyer  pour  justilier  ce  que  nous  allons 
dire  ' . 

Exposé.  —  Avec  des  différences  que  nous  né- 
gligerons ici,  les  deux  auteurs  cités  s'accordent  en 
substance  sur  les  points  suivants,  d'où  part  toute 
leur  critique  du  miracle. 

I»  La  contingence.  —  La  réalité  est  nouveauté 
incessante,  variation  perpétuelle;  elle  ne  se  répète 
jamais  exactement.  Il  n'y  a  pas  deux  événements 
parfaitement  semblables.  Les  lois  uniformes  <(ui  pré- 
tendent exprimer  la  nature  n'en  présentent  qu'une 
image  fausse.  C'est  en  laissant  de  côté  tout  ce  qui 
n'est  point  intéressant  ou  utile,  qu'on  arrive  à  les 
constituer.  Elles  sont  un  schème  commode  pour  agir, 
mais  spéeulativement  inexact.  —  Gela  posé,  la  notion 
de  miracle  (telle  du  moins  que  nous  l'entendons  ici)  se 
dissout.  L'uniformité,  le  déterminisme  n'existant 
nulle  part,  une  exception  réelle  est  évidemment  in- 
concevable. 

2°  La  continuité.  —  Tout  tient  à  tout.  Rien  ne 
peut  être  isolé  de  l'ensemble  sans  perdre  son  véri- 
table aspect.  Le  «  morcelage  »  est  introduit  par  les 
sens  et  par  l'intelligence,  qui  nous  font  considérer  à 
part  ce  qui  est  un  dans  la  réalité.  C'est  donc  une 
opération  déformante.  Par  conséquent,  le  miracle 
n'existe  pas  comme  un  fait  à  pari,  sur  leijuel  nous 
[(ourrions  fonder  un  argument  valide.  Du  reste,  tout 
argument  spécial  est,  à  son  tour  et  doublement,  un 
morcelage  :  d'abord,  parce  qu'il  est  composé  d'idées 
abstraites,  et  ensuite,  par  le  simple  fait  ([u'il  est  spé- 
cial et  censé  valable  par  lui-même.  Impossible  donc 
de  conclure  à  une  iniervention  divine  en  partant  du 
merveilleux  et  du  miracle. 

CnmouE.  —  i"  La  contingence.  —  «)  La  réduc- 
tion de  toutes  choses  à  la  contingence  est  un  déli 
aussi  fort  au  bon  sens  que  leur  réduction  au  détermi- 
nisme. Irrémédiablement  nous  nous  trouvons,  dans 
le  monde,  en  présence  de  deux  éléments,  dont  aucun 
ne  saurait  absori)er  l'autre.  L'action  de  la  liberté  hu- 
maine tranche  sur  le  cours  de  la  nature,  et  quelque 
opinion  métaphysique  que  l'on  se  fasse  de  l'une  ou 
de  l'autre,  il  est  impossible  de  les  confondre,  au 
simple  point  de  vue  de  l'expérience.  Ce  sont  là  des 
phénomènes  dilTérents  et  discernables.  Donc  si  quel- 
que autre  liberté  que  la  nôtre  intervient  ici-bas,  il 
sera  pareillement  possible  de  discerner  son  action. 
En  signalant  dans  les  phénomènes  physiques  celte 
diversité  du  détail,  ces  variations  continuelles,  cette 
survenance  de  l'inattendu,  qui  rendent  ilillicile  une 
prévision  exacte  et  sûre  à  leur  égard,  on  n'a  pas  du 
tout  prouvé  leur  «  contingence  »,  mais  seulement  la 
complication  extrême  de  leur  déterminisme.  Il  n'y  a  là 
rien  d'analogue  à  des  actes  de  liberté,  et  c'est  un  pur 
jeu  de  mots  de  confondre,  sous  une  même  rubrique, 
des  choses  si  parfaitement  hétérogènes.  S'il  est  difU- 
cile  de  prédire  les  phénomènes  physiques  dans  le 
dernier  détail,  si  parfois  même  la  prévision  est  dé- 
mentie en  son  entier,  il  reste  que,  pour  qui  s'en  tient 
à  la  moyenne  des  cas  et  à  la  substance  des  faits,  les 

1.  Voir  :  La  notion  de  vt'riU-  dans  la  «  p/n/osop/ùe  nou- 
ifeite  »,  1908.  —  Dieu  dann  «  C Evolution  créatrice  »,  1912. 
(ou  Etudes,  5  mars  190S  et  20  février  1912).  —  hnmanence  : 
essai  critique  sur  la  doctrine  de  M .  Maurice  Blondel,  191;t; 
et  cntin  Introduction  à  l'étude  du  merveilleux  et  du  mira- 
cle, 1916.  Voir  auâsî,  à  la  fin  de  ce  chapitre,  les  Notes 
additionnelles  A  et  B, 


531 


MIRACLE 


532 


résultats  sont  bien  ceux  que  l'on  attendait.  Le  savant 
se  trompe  dans  ses  pronostics,  mais  non  pas  comme 
s'il  avait  affaire  à  des  volontés  capables  d'indépen- 
dance et  de  caprice.  Quand  il  raisonne  d'après  ce  qu'il 
appelle  ses  «  lois  »,  la  plupart  du  temps  il  conclut 
juste,  et  ici  c'est  l'erreur  qui  est  l'.iccident.  Au  con- 
traire, on  signale  comme  une  exception  rare,  comme 
un  fait  invraisemlilable,  la  véritication  d'une  pro- 
phétie portant  sur  des  futurs  libres.  Les  cas  sont 
inverses.  Tout  cela  sépare  !a  réalité  en  deux  zones 
bien  distinctes,  dont  il  est  paradoxal  d'elfacei'  les 
limites. 

b)  Les  «  lois  »  scientifiques  ne  sont  pas  des  cons- 
tructions purement  arbitraires.  Elles  dépendent  de 
deux  éléments,  dont  les  continjrentistes  oublient  le 
second  ;  la  commodité  de  l'expression,  et  la  donnée 
qu'il  s'agit  d'expi-imer.  L'expression  peut  être  conA'cn- 
tionnelle,  et  symboliser  le  réel  au  lieu  de  le  repré- 
senter; le  point  de  départ  de  la  science  et  l'orienta- 
tion de  sa  marche  ont  pu  être  conditionnés  par  des 
circonstances  de  hasard  ou  des  convenances  prati- 
ques :  tout  cela  n'empèclie  pas  que,  dans  une  langue 
ou  sous  des  signes  quelconques,  le  réel  ne  soit 
exprimé.  Abordez-le  de  la  façon  qui  vous  plaira  : 
vous  n'êtes  pas  maître  d'y  voir  ce  qu'il  vous  plaira. 
En  particulier,  l'uniformité  des  lois  repose  sur  un 
fondement  objeclif  :  ht  similitude  des  phénomènes 
entre  eux.  u  Cas  singulier  »  peut-être  par  certains 
détails,  chaque  événement  est  banal  par  beaucoup 
d'autres.  La  nature  a  ses  coutumes,  et  il  sullit  d'ouvrir 
les  yeux  pourvoir  (pi'ellene  s'en  dérange  guère.  U  est 
légitime  de  classer  dans  une  formule  unique  ces  si- 
militudes. Ceux  qui  en  font  abstraction,  pour  ne 
considérer  que  la  diversité,  déforment  la  réalité  au- 
tant que  ceux  qui  ne  voient  qu'elles.  Si,  comme 
iMM.  Blonde!  et  Le  Roy,  on  dépouille  l'iilée  et  l'obser- 
vation de  toute  valeur  de  connaissance,  il  est  logique 
de  rejeter,  comme  une  n  idole  »,  l'idée  d'une  nature 
régulière  et  stable.  Mais  celte  dernière  exclusion,  qui 
entraîne  celle  du  miracle,  n'est  elle-même  que  le  pur 
corollaire  d'une  théorie  générale  sur  la  valeur  des 
opérations  de  l'esprit,  que  nous  n'avons  pas  à  étu- 
dier ici  I . 

c)  Moins  paradoxale  et  plus  directe  est  l'objec- 
tion que  l'on  tire  de  l'instabilité  des  constructions 
scientificiues.  Comment  admettre  cette  uniformité 
de  la  nature,  qui  est  le  repoussoir  obligé  du  miracle, 
puisque  les  «  lois  »,  admises  pour  un  temps,  sont 
modifiées  ensuite,  et  incessamment,  par  les  décou- 
vertes ?  —  Mesurons  cependant  la  portée  du  fait 
allégué.  Sans  doute  la  nature  ne  s'est  pas  révélée 
en  bloc  à  l'humanité.  La  connaissance  que  nous  en 
acquérons  progresse,  s'approfondit,  se  précise  el  se 
corrige,  comme  toutes  nos  autres  connaissances. 
Mais  ce  que  l'on  décnu\'re  est  de  même  espi;ce  que  ce 
que  l'on  sat'uit:  le  nouveau  est  semblable  à  l'ancien. 
On  corrige  la  «  loi  de  Mariette  »,  mais  par  des  «  lois  » 
nouvelles.  La  régularité  des  faits  est  mieux  com- 
prise, mais  c'est  toujours  la  régularité.  Rien  en  tout 
cela  n'a  un  air  de  liberté  ou  d'arliitraire  :  ce  qui 
montrera  une  telle  apparence  tranchera  sur  le 
reste. 

■2°  l.a  continuité.  —  C'est  encore  la  philosophie 
générale  et  tout  un  système  du  monde  qui  se  trou- 
vent impliqués  dans  l'objection  inspirée  par  le  prin- 
cipe de  continuité  :  tout  est  intérieur  à  tout,  ou,  du 
moins,  tout  tient  à  tout.  Nous  ne  pouvons  traiter  ici 
ces  difficultés  qui  dépassent  de  beaucoup  noire  objet 
et  même  celui   de   l'apologétique.  Bornons-nous   à 

1.  Nous  l'avons  fait  dans  La  notion  de  perité,  p.  61  sq; 
et  surtout  dans  Immanence,  2'  Partie,  chap.  II.  Cf.  aussi  : 
Introduction,  p.  113  sq. 


énoncer,  sans   en   fournir  la   preuve,    ce   que   nous 
avons  démontré  ailleurs. 

Le  principe  de  continuité  ou  d'interdépendance 
universelle  n'est  ni  évident  par  lui-même,  ni  déduit 
de  prémisses  qui  soient  telles.  —  L'expérience  ne 
nous  fait  point  apercevoir,  eu  chaque  phénomène, 
l'inlluence  de  tous  les  autres  '.  —  Bien  au  contraire, 
l'expérience  nous  montre,  entre  les  événements  et 
les  objets,  des  limites  parfois  flottantes  et  parfois 
nettes.  —  Il  y  a  dans  le  monde,  des  séries  entières 
de  phénomènes  qui  se  comportent  entre  elles  comme 
des  étrangères.  —  Même  dans  ce  qui  change,  quelque 
chose  dure;  et  les  rapports  éphémères,  les  menus 
accidents  qu'engendre  dans  l'ensemble  chaque  mo- 
dification du  moindre  élément,  laissent  pourtant 
subsister,  bien  reconnaissable,  la  substance  des 
autres.  —  Même  parmi  les  phénomènes  reliés  entre 
eux  par  des  intluences  réelles  et  profondes,  certains 
antécédents  peuvent  être  remplacés  par  d'autres, 
sans  que  le  conséquent  subisse  une  altération  cor- 
respondante. Enfin,  la  connaissance  partielle  a  une 
valeur  et  n'est  point  nécessairement  déformante-. 
—  On  peut  donc  considérer  certains  faits  à  part,  et 
fonder  sur  eux  des  raisonnements  distincts,  sans 
s'écarter  de  la  vérité. 

Soies  additionnelles  au  chapitre  précédent 

Xote   A.  —  Sur  l'interprétation  des  écrits  de  M,  Blondcl. 

La  nécessité  de  ne  pas  dépasser  les  limites  fixées  à 
Cet  article  m'a  contraint  d'exposer  sous  la  forme  la  plus 
succincte  les  opinions  de  ce  philosophe.  On  a  pu  voir 
cependant  que  je  prenais  à  son  égard  une  position  toute 
(lilFérente  de  celle  que  les  auteurs  d'un  précédent  article 
(Méthode  d'immanence,  ci-dessus  t.  11,  col.  .i/S  sq.)  ont 
adoptée.  On  le  verra  encore  par  la  suite  {ci-dessous 
col.  540).  Les  raisons  que  j'ai  de  le  faire  sont  dévelop- 
pées dans  mon  ouvrage  Immanence  et  dans  deux  cour- 
tes publications,  où  j'ai  répondu,  point  par  point,  aux 
réclamations  de  M  Blondel  (1°  Ohsercations  p;irues  dans 
la  Reçue  pratique  d'Apologétique,  1,5  j;invicr  1013;  2*  A 
propos  d'une  brochure  récente  de  M.  M.  lîlondel,  Paris, 
Beauchesne,  1013).  C'est  lu  que  ceux  qui  ont  le  souci  de 
juger  avec  impartialité  cette  controverse  voudront  bien 
les  trouver. 

Je  dirai  seulement  ici  qu'il  m'a  été  impossible,  à  mon 
grand  regret,  d'accepter  l'interprétation  actuelle  que 
M,  Blondel  donne  de  ses  ouvrages.  Son  exégèse  me  parait 
en  effet  violente,  arbitraire,  inspirée  par  la  préoccupa- 
tion, fort  honorable  sans  doute,  mais  quelque  peu  fié- 
vreuse, de  défendre  l'orthodoxie  de  ses  textes.  Le  désaccord 
entre  autrefois  et  aujourd'hui  ne  porte  pas  seulement  sur 
des  mots  et  des  détails,  mais  sur  les  lignes  organiques  de 
la  pensée.  Il  y  a,  dans  l'Action^  dans  la  Lettre  sur  l'Apo- 
logétique, etc  ,  bien  autre  chose  qu'une  «  apologétique  du 
seuil  u.  [1  y  a  une  philosophie  générale,  une  théorie  de 
la  connaissance,  une  métaphysique,  une  logique,  des  frag- 
ments de  théologie,  etc.  Impossible  de  réduire  ceci  à  cela. 
Aucun  de  ceux  qui  ont  lu  en  entier  les  écrits  de  M.  BlonJel 
ne  pourra  accepter  cette  équivalence,  fût-ce  sur  la  parole 
de  l'auteur.  Même  cette  «  apologétique  du  seuil  »,  — 
dont  j'ai  plaisir  à  dire  que  je  l'accepte  entièrement,  sous 
la  forme  que  lui  a  donnée  M.  Auguste  Valensin,  —  ne 
présente  plus  du  tout  le  même  aspecr,  quand  on  la  con- 
sidère en  [onction  du  reste  de  la  doctrine.  Elle  est  intrin- 
sèquement trijnsformée,  ra.licalenient  transposée,  selon 
qu'on  l'isole  ou  qu'on  la  rapproche  d'une  philosophie 
dont  elle  n'est  à  l'origine  que  l'aboutissement,  et  qui 
donne  un  sens  s])écial  à  ses  formules  les  plus  anodines 
d'aspect.  Cette  philosophie  très  neuve,  très  hardie,  très 
exclusive,  comprend  une  partie  négative  des  plus  accen- 
tuées, qui  ne  se  laisse  i>as  bilTor,  sans  que  l'ensemble  en 
demeure  faussé.  —  De  tout  ceci,  de  l'existence  de  cette 
philosophie  et  de  son  importance,  on  trouvera  la  preuve 
détaillée,  appuyée  de  citations  extrêmement  nombreuses 
et,  je    le   crois,    décisives,  dans  Immanence    et    les    deux 

1.  Immanence  :  2' partie,  ch.  I. 

2.  Ibid. ,  p.  71  sq,   —  Introduction,  p.    116  sq. 


533 


MIRACLE 


534 


courts  écrits  signalés  plus  huut.  Assurément  il  est  pos- 
sible do  i'iiusscr  l'esprit  d'un  texte  que  l'on  rite;  niyis 
on  ni'accordt_Ta  qu'il  est  encore  plus  facile  de  le  faire 
quand  on  ne  le  cite  pus.  Le  docinnent  résille,  par  sa 
^eule  pré-ience,  à  certaines  inteipr  étalions.  Se  tenir  per- 
pétuellement en  contact  visible  avec  lui,  est  sans  doute 
;a  meilleure  garantie  contre  l'erreur,  et  la  suprême  hon- 
nêteté d'un  critique  envers  son  auteur  et  ses  lecteurs. 

Pourtant,  je  nie  rends  compte  que,  malgré  tous  les 
efforts  pour  donner  au  «lébat  une  base  documentaire 
aussi  large  que  possible,  il  ne  saurait  être  vidé  à  iond 
([ue  devant  un  public  qui  aurait  sous  les  yeux  les  ouvra- 
ges mêmes.  .Malheureusement  ce  public  n'existe  pus. 
Les  ouvrages  de  Aï.  Blondel  sont  depuis  longtemps  in- 
Irouvables  en  librairie;  les  brochures  où  il  a  réuni  ses 
plus  importants  articles  n'ont  même  jamais  été  mises 
dans  Je  commerce.  Dès  lors  la  doctrine  contenue  dans 
ces  écrits  se  trouve  dans  une  condition  singulière.  Objet 
d'explications,  de  rectifications,  de  discussions  sans  Hn, 
soutenue  par  une  propagande  très  arti\e  et  très  ardente, 
elle  reste  inaccessible  en  sa  teneur  originelle.  Aussi 
Honne-t-elle  à  beaucoup  l'impression  d'une  chose  insai- 
sissable et  fuyante,  dont  l'aspect  se  modifie  selon  les 
moments  et  les  circons^tances.  Très  peu  de  personnes, 
Euéme  parmi  celles  qui  étudient  par  profession  la  philo- 
sophie religieuse,  sont  en  mesure  de  contrôler  les  dires 
de  l'auteur  et  de  ses  amis  sur  le  sens  et  le  contenu  de  ses 
écrits, 

PiMirtant  ces  dires  ne  possèdent  point,  par  oux-mèracs, 
ne  autorité  indiscutable.  L'histoire  littéraire  abonde  en 
''xemples  d'auteurs  qui,  prétendant  expliquer  leurs  [jfo- 
pres  œuvres,  y  infusèrent  en  léalité  un  sens  tout  nouveau. 
Les  causes  de  ces  changements  sont  assignables.  Elles 
se  trouvent  d'ordinaire  dans  révolution  intérieure  des 
écrivains.  (Il  est  à  peine  besoin  d'ajouter  que  ces  inter- 
prétations fantaisistes  peuvent  être  accompagnt'es  de  la 
plus  parfaite  bonne  foi  :  ceci  a  lieu  surtout  riiez  les 
esprits,  —  souvent  distingués  par  ailleurs,  —  dont  les 
qualités  maîtresses  ne  sont  point  la  précision  et  la  fer- 
meté). Or,  après  avoir  fait  des  ouvi-ages  de  M.  J31onde! 
l'étude  la  plus  attentive  et  suivi  patiemment  la  polémique 
qu'il  a  soutenue  pendant  vingt  ans,  contre  tous  ses  cri- 
tiques, pour  les  justifier,  j'ai  acquis  la  conviction  que  tel 
est  son  cas.  Et  le  moins  que  puisse  m'accordn  ici  un 
iecteur  équitable,  c'est,  je  crois,  que  la  parole  de  l'auteur 
ne  suffit  pas  à  décider  la  question. 

Au  surplus,  tout  le  monde  reconnaîtra  que  la  critique 
a  lieu  de  s'exercer  sur  les  affirmations  d'un  homme  qui 
fiarle  d'un  sujet  où  il  est  très  fort  intéressé,  et  qui  le  fait 
avec  une  émotion  extrême.  Elle  en  a  le  devoir  impérieux. 
sous  peine  de  nétre  plus  ni  impartiale  ni  objective, 
-orsque  des  coniradictions  semblent  se  dessiner,  et  que, 
;)ar  exemple,  les  démentis  de  l'auteur  portent  sur  des 
:aits  aussi  palpables  et  aussi  faciles  à  contrôler  que 
l'emploi  matériel  de  certaines  expressions  significatives. 
'.a.Hevue pratique  d' Apologétique^  15  janvier  1913,p.59t>; 
Immanence^  p.  viii.  ix,  151,  152,155,  212  sq.,  297^  etc.  A 
propos  dUine  brochure...  p.  5  à  7).  Je  regrette  d'avoir 
I  entrer  ici  dans  ces  explications  et  ces  précisions,  mais 
je  ne  pouvais  me  dl-pon-cr  de  les  fournir  au  lecteur, 
sous  peine  de  laisser  dépourvues  de  toute  justification  les 
appréciations  émises  au  cours  de  cet  article  sur  les  idées 
de  M.  filondel. 

Puur  être  juste,  je  dois  ajouter  que,  depuis  mes  discus- 
sions avec  cet  éci-ivain,  un  fait  nouveau,  et  tout  à  son 
honneur,  s'est  produit.  Par  une  lettie  adressée  à  la  Revue 
du  Cierge'  fraiiçais  (15  juillet  lOLi),  —  sans  admettre 
encore  à  la  vérité  le  bien  fondé  d'aucune  critique,  —  il 
s'est  pourtant  décidé  ù  déclarer  que  V.iction  ne  repré- 
sentait plus  ses  idées  actuelles,  et  que  ce  livre  aurait 
besoin  de  «  modifications  importantes  »,  qui  en  feraient 
'<  un  ouvrage  renouvelé  ».  Je  prends  acte  de  cette  décla- 
ration, et  je  déclare  à  mon  tour  que  ce  que  je  critique, 
ce  n'est  pas  les  idées  actuelles  de  M.  Blondel,  —  sur 
lesquelles  je  ne  possède  au  surplus  que  des  renseigne- 
ments insuflSiants,  —  mais  les  idées  exposées  dans  ses 
ouvrages. 

Note    li .   —  Sur  la    partie    conslructife 
de  la  théorie  de  M,  Le  Roy. 

Nous  retrouverons,  au  cours  de  cette  étude,  plusieurs 
objections  particulières  de  M.  Le  Roy.  qui  ne  tiennent 
pas  essentiellement  à  la  philosophie  de  la  contingence,  et 


dont  il  n'y  avait  pas  lieu  do  s'occuper  à  propos  d'elle. 
Quant  à  la  partie  coustructive  de  la  théorie,  nous  l'avons 
pareillement  laissée  hors  de  cause,  parce  qu'elle  ne 
représente  qu'ur.e  forme  rajeunie  du  naturalisme.  Cepen- 
dant, comme  elle  a  joui,  à  son  heure,  d'une  certaine  no- 
toriété, nous  en  plaçons  une  brève  analyse  dans  cet 
appendice. 

Pour  M.  Le  Roy,  comme  pour  M.  Bergson  dont  il  est 
le  disciple,  un  courant  unique  de  vie  est  à  l'origine  du 
monde.  De  ce  courant  procèdent  pareillement  les  esprits 
et  la  matière,  mais  la  matière  est  dérivée  et  l'esprit  est 
primitif.  (Voir  le  détail  de  cette  conception,  im|)Ossibleà 
exposer  en  quelques  lignes,  dans  V Introduciian,  p.  HiJsq.) 
l'ne  liberté  latente  est  donc  au  fond  de  tout.  Elle  n'arrive 
i\  se  manifester  pleinement  que  dans  l'homme;  mais  les 
inventions,  les  variations  incessantes  de  la  natui-e  sont 
aussi  de  sa  part  des  efforts  d'alVranchissement  plus  ou 
moins  entravés.  Le  miracle  est  une  de  ses  réussites 
exceptionnelles.  L'esprit,  source  première  et,  en  droit, 
maître  des  corps,  n'en  fait  pas,  pour  l'ordinaire,  ce  qu'il 
veut.  A  de  rares  intervalles  seulement,  monté  jfour  ainsi 
dire  à  un  potentiel  d'énergie  élevé,  sous  l'inQuence  de  la 
foi  religieuse,  il  éclate  dans  le  monde  en  oeuvres  impré- 
vues. Sa  maîtrise,  àon  pouvoir  créateur  s  affirment  sou- 
dain,  puis  tout  retombe  dans  le  calme  et  la  routine. 

On  le  voit,  d'après  cette  théorie,  c'est  l'énergie  natu- 
relle et  innée  de  l'esprit  qui  se  fait  jour  dans  le  miracle  ; 
la  puissance  de  Dieu  n'y  agit  point  6  part  et  au-dessus 
des  causes  secondes.  Une  guérison  est  l'teuvre  de  la  foi, 
considérée  non  point  comme  une  convenance  morale, 
comme  une  prépaiation  aux  faveurs  divines  ou  un  mérite 
de  l'âme,  mais  comme  l'agent  direct  d'une  tiansforma- 
tion  physique.  Et  celle  foi  est  efticace  plutôt  en  vertu  de 
son  intensité,  de  son  aptitude  ii  imprimer  une  secousse 
physiologique,  que  de  sa  perfection.  Elle  développe  ses 
contre-coups  fatalement,  à  la  façon  d'une  «  force  de  la 
nature  ». 

Une  telle  construction  n'enferme  contre  le  miraclr*, 
aucune  difliculté  a  priori  autre  que  celles  du  naturalisme 
et  du  déterminisme.  Celles-là  mises  à  part,  il  ne  reste  plus 
qu'à  attendre  l'enquête  sur  les  faits,  pour  savoir  ce  que 
la  foi  guérit,  et  si  ce  n'est  pas  une  fantaisie  dépourvue  de 
vraisemblance  que  de  lui  attriîiuer  des  prodiges  tels 
qu'u"e  résurrection,  une  multiplication  de  paîns  ou  une 
marche  sur  les  eaux.  (Voir  dans  Vlntroduclion,  l'Appen- 
dice IL) 

Chapitre  IV.  —  L'attitude  qu*il  faut  adopter, 

explications  naturelles 

et  explications  surnaturelles. 

Après  avoir  repoussé  les  préjugés  qui  préten- 
daient s'imposer  à  nous  sur  la  question  du  merveil- 
leux, il  nous  reste  à  dessiner  l'atlitude  que  nous 
adopterons  pour  l'étudier.  Ce  sera  la  moins  exclu- 
sive. Nous  n'écarterons  a  priori  aucun  principe  de 
solution,  aucune  explication  plausible.  Il  est  possible 
que  les  faits  merveilleux  dont  on  parle  soient  con- 
trouvés.  Il  est  possible  que  des  explications  scienti- 
fiques acceptables  soient  fournies  à  leur  sujet.  Il  est 
possible  même  que  l'action  de  forces  naturelles 
inconnues  présente,  de  prime  abord,  l'aspect  de 
libres  interventions  surnaturelles  :  nous  verrons  plus 
loin  si  l'on  peut  discerner  les  premières  des  secon- 
des '.  Mais  ce  que  nous  ne  ferons  pas,  c'est  de  décré- 
ter d'avance  que  les  explications  indiquées  suflisent 
pour  tous  les  cas.  Nous  ouvrons  donc  immédiate- 
ment la  question  des  explications  surnaturelles. 
Parmi  elles,  la  première  qui  se  présente,  celle  sur 
quoi  roule  tout  le  principal  des  discussions,  c'est 
l'explication  par  Dieu,  par  un  Dieu  personnel,  intel- 
ligent, libre  et  maître  souverain  du  monde.  Plusieurs 
admettent  son  existence,  qui  rejettent  le  miracle. 
Des  doctrines,  qui  ne  font  appel  à  aucune  révélation, 
prétendent  la  démontrer.  Nous  supposons  cette 
démonstration   faite   (Voir   article     Diku,    ci-dessus, 

I .  Ci-dessous,  col.  552  sq. 


535 


MIRACLE 


536 


t.  I,  col.  9^1  sq.).  Nous  avons  donc  à  faire  voir  ici, 
d'abord  par  la  solution  des  difficultés  (section  I), 
ensuite  par  des  raisons  positives  (section  II),  com- 
ment le  miracle  s'encadre  dans  un  système  tliéisle. 
Loin  de  parlir.du  miracle  pour  prouver  Dieu,  nous 
avons  au  contraire  etavant  tout  à  défendre  sa  possi- 
bilité contre  ceux  qui  s'appuient,  pour  la  nier,  sur 
l'existence  et  les  attributs  divins. 

Section  I.  —  Les  objections  contre  Vintervention 
de  Dieu  dans  le  monde  '. 

I"  Le  miracle  rabaisse  Dieu  au  ran^  des  causes 
secondes  {A.  Sabaiier,  Tyrrell,  M.  Loisj). 

Quelques  théoriciens  des  choses  religieuses  ne 
veulent  pas  que  Dieu  se  manifeste  en  certains  évé- 
nements de  l'histoire  plus  spécialement  que  dans  les 
autres.  Ce  serait  pour  lui,  pensent-ils,  quitter  le  plan 
de  l'absolu  et  entrer  dans  celui  du  relatif,  descendre 
de  l'iiiUni  au  fini  :  une  telle  transjjosition,  une  telle 
descente  leur  semble,  à  bon  droit,  une  contradic- 
tion, une  absurdité.  L'intervention  de  Dieu  dans  le 
miracle  ferait  de  lui  «  une  cause  phénoménale  et 
particulière  semblable  aux  autres  ».  (A.  Sabatier.) 
«  Par  une  sorte  de  limitation  de  lui-même,  il  quitte- 
rait sa  position  de  cause  premiéi-e  et  dernière  et 
prendrait  la  place  de  quelque  cause  seconde  et  Unie.  » 
(Tyrrell.) 

Toutes  ces  observations  [lorlent  un  peu  à  côté  de 
ce  que  soutiennent  les  partisans  du  miracle.  En 
eflfet,  on  ne  suppose  pas  que  Dieu  quitte  sa  place  de 
cause  première  pour  se  réduire  uu  rôle  de  cause  se- 
conde. On  prétend  au  contraire  qu'il  garde  sou  rôle 
essentiel  et  normal  etque,  même  en  tant  qu'il  supplée 
les  causes  secondes,  il  n\tgit  pas  comme  une  cause 
seconde.  Il  ne  peut  être  question  d'établir  aucune  pa- 
rité entre  la  cause  seconde,  qui  ne  fait  jamais  que 
mettre  en  œuvre  une  énergie  venue  d'ailleurs,  et  la 
cause  première,  source  uni(pie  de  la  sienne.  Le  mi- 
racle, terme  de  l'action  divine,  est,  à  la  vérité,  un  fuit 
parmi  les  autres  faits,  mais  sa  cause  n'entre  point 
pour  cela  dans  le  tissu  des  phénomènes,  dans  la 
mêlée  des  éléments  cosmiques.  Elle  reste  ce  qu'elle 
était,  toujours  inaccessible  à  l'expérience  et  mysté- 
rieuse. D'ailleurs,  d'après  l'hypothèse  des  partisans 
du  miracle,  le  fait  miraculeux  lui-même,  par  sa 
structure  et  ses  entours  singuliers,  permet  de  conclure 
qu'il  n'est  pas  un  fait  comme  les  autres,  et  qu'il 
dépend  de  la  cause  première  d'une  façon  spéciale.  Celte 
façon  consiste  à  procéder  immédiatement  de  Dieu, 
en  se  passant  des  intermédiaires  communs.  Pour 
que  rol)jeclion  portât,  elle  devrait  prouver  que  le 
Premier  Etre  ne  peut  exercer  son  influence  ([ue 
d'une  seule  façon  :  par  les  causes  secondes.  C'est  ce 
qu'elle  ne  fait  pas.  C'est  ce  qu'elle  ne  peut  faire, 
sans  contredire  fonuellement  ses  présupposés,  car 
quiconque  admet,  en  face  des  activités  créées,  un 
Dieu  créateur  et  souverain,  est  obligé  de  lui  recon- 
naître deux  espèces  d'actions  :  l'action  immédiate  de 
la  création,  du  don  de  l'être,  à  laquelle  nul  inter- 
médiaire ne  collabore;  et  l'action  médiate,  qui  con- 
siste à  obtenir  un  résultat  en  actionnant  les  causes 
secondes.  Le  miracle  est  l'analogue  de  la  première. 

1.  Dans  la  discussion  de  ces  objfclions,  nous  reliitûns 
ce  que  peuvent  répondre  des  partisans  du  miracle,  sans 
parler  encore  do  façon  définitive.  Nous  voulons  montrer 
f^ue  les  objections  ne  valent  pas.  plutôt  qu'esposcr  une 
cJoctrine.  Ce  qui  est  afHrmé  ne  l'est  donc  que  d'une  façon 
hypothétique  et  provisoire.  Une  condition  est  pÈfitout  sous- 
entendue,  qui  est  celle-ci  :  s'il  y  o,  par  ailleurs,  des  rai- 
sons pnsitifes  d'admettre  te  miracle  en  principe.  Ce  n'est 
que  quand  nous  aurons  donné  ces  raisons-là,  que  ce  *pii 
est  dit  ici  prendra  toute  sa  valeur. 


2"  Le  miracle  implique  en  Dieu  mutabilité  ou 
impuissance  (Voltaire,  M.  A.  France,   etc.). 

Celte  objection  suppose  que  la  fin  du  miracle  est 
de  corriger  dans  le  monde  quelques  défauts  physi- 
ques :  «  Dieu  ne  pouvait  déranger  sa  machine  que 
pour  la  faire  mieux  aller.  »  CVoltaire.)  u  La  lourde 
machine  a  besoin...  d'un  coup  de  main  du  fabricant.  » 
(.\.  France.)  —  L'objection  suppose  encore  que  Dieu 
change  d'idées,  qu'ayant  construit  le  monde  selon 
un  certain  plan  il  se  ravise  pour  y  introduire  des 
modilications.  On  nous  fait  le  tableau  ridicule  d'un 
Dieu  qui  se  résout  à  «  changer  ses  éternelles  idées  i> 
(Voltaire),  à  faire  de  temps  en  temps  quelques  «re- 
touches timides  »à  sou  œuvre  (A.  France). 

Tout  cela  est  parfaitement  absurde.  S'il  y  a  des 
gens  qui  mêlent  à  la  eonceplion  du  miracle  de  pareils 
enfantillages,  il  faut  le  regretter  pour  eux.  Mais 
aucun  esprit  sensé  et  tant  soit  peu  cultivé  philoso- 
phiquement ne  s'y  arrêtera.  Pourquoi  assigner  au 
miracle  unbul  purement  physi(|ue?  N'est-il  pas  con- 
cevable avec  des  lins  plus  hautes  et  proprement 
morales?  11  ne  s'agit  point  de  faire  mieux  marcher 
une  machine,  mais,  par  exemple,  de  rendre  l'homme 
attentif  à  une  révélationdivine.  Le  miracle  ne  reprend 
pas  une  œuvre  que  la  création  aurait  manqué  ;  il 
en  commence  une  autre,  toute  différente.  11  est  le 
point  de  contact  de  deux  ordres,  le  lieu  où,  dans 
l'ordre  naturel,  uu  ordre  supérieur  vient  s'insérer. 

Et  qtiel  anthropomorphisrae  naif  de  se  figurer 
qu'un  effet  nouveau  et  dilférent  des  autres  requiert 
en  Dieu  un  changement  d'avis,  une  succession  de 
pensées  diverses  !  Comme  Dieu  choisit,  par  un  seul 
décret  infini,  —  r|ui  s'idenlilie  à  son  essence,  —  la 
diversité  innombrable  des  êtres  et  des  lois,  il  veut 
aussi,  d'un  même  dessein  éternel,  l'ordre  de  la 
nature  et  les  exceptions  miraculeuses.  11  n'y  a  là  que 
deux  termes  hétérogènes,  également  contingents, 
également  subordonnés,  de  l'activité  divine.  Entre 
c:i.i,  ils  forment  contraste;  ils  s'opposent  et  se  suc- 
cèdent l'un  à  l'autre  ;  de  l'un  à  l'autre  il  y  a  change- 
ment ;  —  mais  ni  l'un  ni  l'autre  n'est  en  conti'aste 
avec  une  volition  divine  quelconque  ;  ni  l'un  ni  l'au- 
tre ne  suppose  en  Dieu  une  volition  spéciale,  qui 
serait  sa  raison  sufiîsante,  à  lui  exclusivement,  et  à 
laquelle  une  autre  volition  pourrait  s'opposer. 

3°  Le  miracle  implique  en  Dieu  un  manque  de 
sagesse  ou    de  dignité  (  Voltaire,   M.    Séailles,  etc.}. 

Dans  le  miracle  tout  est  mesquin.  Le  but  d'abord. 
Ceux  qui  en  bénéficient  sont  quelques  individus  pris 
au  hasard,  ou  tout  au  plus,  l'humanité,  c'est-à-dire 
quelque  chose  comme  «  une  petite  fourmilière  » 
(Voltaire)  dans  l'immensité  du  monde.  Il  n'y  a 
aucune  proportion  entre  une  interruption  de  l'ordre 
général  et  de  si  minimes  intérêts.  —  Les  moyens  mis 
en  œuvre  ne  sont  pas  plus  relevés  :  quelques  misé- 
rables «  accrocs  faits  ax'bitrairement  »  (Séailles)  par 
Dieu  à  un  ordre  grandiose  qu'il  a  lui-même  établi  ; 
quelques  guérisons  réussies  çà  et  là,  succès  dérisoire, 
si  on  le  compare  aux  innombrables  cures  obtenues 
chaque  jour  par  la  médecine  humaine  (Séailles). 
Tout  cela  est  indigne  de  la  grandeur  comme  de  la 
sagesse  divine. 

Ces  difficultés,  comme  la  précédente,  trahissent 
une  incompréhension  totale  du  miracle.  Sa  nature 
morale,  la  fin  que  ses  partisans  lui  assignent,  sont 
ici  derechef  complètement  oubliées.  Les  «  accrocs  » 
minimes,  dont  on  parle,  s'ennoblissent  par  leur  but 
grandiose.  L'instruction,  la  moralisation,  la  sancti- 
fication de  l'humanité  ne  sont  pas  des  objets  mes- 
quins. Il  ne  s'agit  pas  pour  Dieu  de  rivaliser  avec  la 


537 


MIRACLE 


538 


nicdtcine  liumaine,  d'cclipser  les  fortes  lliérapeuti- 
ques  naturelles  qu'il  a  lui-même  créées,  mais  de 
parler  aux  àuies.  Encore  la  manière  souveraine  et 
immédiate  dont  11  opère  l'œuvre  matérielle,  et 
jusqu'à  ces  marques  de  bon  plaisir  qu'il  y  imprime, 
choisissant  «  arbitrairement  »  ses  moniciils  et  les 
sujets  de  ses  faveurs,  ont-ils  une  allure  indépen- 
daulc  qui  convient  à  la  Liberté  suprême.  Sans  doute 
un  liomme  isolé  ou  même  le  genre  humain  tout 
entier  sent  peu  de  clioses,  quant  à  leur  niasse  maté- 
rielle, dans  l'Univers.  Mais  est-ce  ici  une  question 
de  masse?  «  Quand  l'Univers  l'écraserait,  l'Iiorame 
serait  encore  plus  noble  que  ce  qui  le  tue...  »  El  l'on 
comprend  que  les  valeurs  S])irituelles  attirent  de 
préférence  le  ref;ard  du  «  Père  des  esprits  »,  qu'elles 
soient  pour  Lui  d'un  plus  grand  inlcrét  que  tout  le 
monde  matériel.  Sans  doute  encore,  ni  une  âme  indi- 
viduelle, ni  même  toutes  les  àmcs  ensemble  ne 
mé;(ie«Mes  sollicitudes  divines.  Rien  n'a,  en  face 
de  Dieu,  une  dignité  qui  préexiste  à  son  choix.  Il 
faut  renoncer  à  trouver,  dans  le  fini,  un  objet  pro- 
portionné à  l'action  de  l'inlini.  Mais  on  conçoit  que, 
si  les  créatures  ne  peuvent  s'égaler  à  Lui,  sa  con- 
descendance l'incline  vers  elles.  Rien  n'est  trop  petit 
pour  échapper  à  l'Intelligence  sans  bornes  ;  rien  de 
moral  n'est  indill'érenl  à  la  Justice  absolue  ;  rien 
n'est  trop  bas  pour  la  Miséricorde  et  l'Amour  éter- 
nels. Voilà  qui  explique  que  Dieu  puisse  déployer 
des  soins  excessifs  en  des  sphères  parfois  minuscu- 
les ;  voilà  quelques-uns  des  motifs  qui  peuvent  ren- 
dre plausible  a  /iriori  une  intervention  extraordi- 
naire de  Dieu,  soit  en  faveur  de  l'humanité  entière, 
soit  à  l'égard  de  quelques  privilégiés. 

4°  Le  témoignage  de  l'expérience  infirme  la  probahi- 
lité  d'une  iiUeryeniiijn  divine  (Hume  et  Stuart  Mill) 

Nous  avons  vu  (ch.  II)  (|ue  Hume  et  Stuart  Mill  se 
servent  de  l'induction  contre  le  miracle.  Leur  raison- 
nement n'a  rien  de  particulier  si  ce  n'est  que,  par  une 
lactique  destinée  à  embarrasser  les  croyants,  au  lieu 
de  faire  du  déterminisme  une  simple  loi  natui'elle,  ils  le 
présentent  comme  une  règle  du  gouvernement  divin. 
Cela  ne  change  rien  à  la  substance  de  la  dilUculté. 

Ce  qui  est  neuf,  ce  sont  les  autres  thèses  polé- 
miques dont  Stuart  Mill  l'a  entourée.  Son  coup  d'oeil 
exercé  de  logicien  lui  a  montré  le  point  précis  où  il 
fallait  toucher  l'argumentation  de  ses  adversaires 
pour  l'énerver.  Il  s'est  efforcé  de  déprécier  le  genre 
même  des  preuves  qu'on  lui  opposait.  Voici  comme 
il  s'y  prend  '. 

1°  En  premier  lieu,  dit-il,  l'enchaînement  régu- 
lier des  phénomènes,  sur  lequel  se  fonde  le  détermi- 
nisme,estobjetdexpérience;  tandis  que  la  possibilité 
ou  la  réalité  d'une  intervention  divine  ne  peuvent 
jamais  s'appuyer  que  sur  une  «  inférence  spécula- 
tive »,  procédé  beaucoup  moins  immédiat  et  par 
conséquent  moins  sûr. 

Réponse.  —  a)  Il  est  faux  que  le  naturalisme 
déterministe  se  passe  d'inférences  spéculatives  et  se 
borne  à  enregistrer  les  faits.  Lui  aussi  raisonne,  et 
beaucoup.  —  D'abord,  même  s'il  ne  cherche,  en  les 
baptisant  du  nom  de  causes,  que  des  antécédents 
invariables,  ce  n'est  pas  l'expérience  brute  qui  les 
lui  fournira.  Stuart  Mill  lui-uiême  a.  posé  les  règles 
logiques  par  lesquelles  on  arrive  à  dégager  de  tels 
antécédents  dans  la  masse  amorphe  des  faits.  Il 
s'agit  d'interpréter  l'expérience,  de  découvrir  entre 

les  phénomènes  des  liens  de  connexion  nécessaire 

t 

1.  Une  difficulté  sérieuse  se  pose  à  propos  du  sens  que 
Stuart  Mill  donne  au  mot  «  cause  )>.  Nous  avons  montré, 
dans  V Introduction,  p.  151  s(j.,  que  ce  sens  devait  être 
ontolofjiquepour  que  les  dilBcultés  de  Stuart  Mill  eussent 
elles-inènies  une  signification. 


de  consécution  infailliljle  ou,  comme  dit  Stuart  Mill, 
a  inconditionnelle  u  :  tout  cela  ne  se  fait  pas  en 
ouvrant  simplement  les  yeux.  Tout  cela  consiste  en 
somme  à  faire  entrer  les  données  expérimentales 
dans  certains  cadres  «  spéculatifs  ».  Mais  si  l'on 
donne  au  mot  cause  son  sens  plein  d'antécédent 
eflicace  et  déterminant,  —  ce  qui  est  très  souvent  le 
cas  dans  les  sciences*  —  alors,  la  métaphysique  elle- 
même  entrera  en  jeu.  Partout  la  causalité  est  conclue 
et  pensée;  nulle  part  elle  n'est  vue  et  touchée  par 
les  sens  ou  saisie  par  les  instruments.  —  Enfin, 
puisque  la  discussion  porte  ici  sur  les  phénomènes 
d'aspect  merveilleux,  c'est-à-dire  par  hypothèse, 
sans  cause  naturelle  actuellement  apparente,  il  faut 
bien  que  tous,  déterministes  ou  non,  nous  cher- 
chions, hors  de  l'expérience,  l'explication  que  celle- 
ci  ne  nous  fournit  pas.  Et  c'est  ce  que  font  ouver- 
tement Stuart  Mill  et  les  autres,  lorsque,  an  lieu 
de  remonter  à  Dieu,  ils  nous  proposent  d'admettre 
une  cause  naturelle  cachée.  C'est  avouer  que,  l'expé- 
rience étant  muette,  il  faut  faire  appel  à  des  infé- 
rences,  à  une  spéculation,  pour  se  décider. 

t)  Soit,  dira-t-on  ;  mais  la  spéculation  qui  conclut 
à  une  cause  naturelle  cachée  est  cellequi  nous  écarte 
le  moins  de  l'expérience.  Cette  cause,  que  nous  ima- 
ginons, a  l'avantage  d'être  analogue  aux  causes  que 
nous  observons.  Elle  est  conçue  d'après  leur  modèle. 
Elle  pourra,  un  jour,  se  manifester  parmi  elles  et 
comme  elles.  Tandis  que  Dieu  est,  pour  toujours  et 
par  essence,  un  être  extra-expérimental.  —  Fort 
bien;  mais  ceci  ne  prouve  pas  du  tout  ce  <iui  est  à 
prouver  :  savoir,  que  celte  conclusion  soit  obtenue 
par  un  procédé  plus  immédiat  que  l'inférence.  Ne 
confondons  pas  le  terme  et  le  chemin.  C'est  par  un 
raisonnement  que  l'on  essaie  d'établir  la  supériorité 
du  concept  calqué  sur  l'expérience.  Ce  raisonnement 
ne  peut  passer  à  aucun  titre  pour  un  procédé  «  expé- 
rimental ».  Il  est  vain  de  vouloir  l'identifier,  —  je 
ne  dis  pas  même  à  l'expérience  pure,  —  mais  aux 
opérations  logiques  qui  s'appliquent  à  l'expérience 
et  qui  l'interprètent.  Ici,  nous  sommes  incontosla- 
bleuient  dans  l'abstrait.  C'e.st  guidé  par  un  a  priori, 
d'ordre  rigoureusement  métaphysique,  que  l'on 
rejette,  ou  que  l'on  relègue  parmi  les  choses  dou- 
teuses, tout  ce  qui  est  inaccessible  à  l'observation. 
C'est  en  instituant  une  crilique  de  la  connaissance, 
une  hiérarchie  entre  nos  facultés  et  un  triage  entre 
leurs  données,  que  l'on  fait  ressortir  la  valeur  de 
l'expérience.  On  manie  les  idées  de  certitude,  d'er- 
reur et  de  vérité.  On  fait  de  la  métaphysique,  de  la 
«  critériologie  ».  Si  toutes  ces  opérations  ne  consti- 
tuent pas  un  ensemble  d'  «  infcrences  spéculatives  », 
je  me  demande  à  quoi  on  donnera  ce  nom.  La 
philosophie  de  Stuart  Mill,  même  appliquée  au  mi- 
racle, n'est  pas  la  science,  mais,  comme  toutes  les 
philosophies,  une  doctrine  qui  surgit  au  delà  de  la 
science.  Elle  n'a  donc  aucun  caractère  plus  «  immé- 
diat »  que  ses  rivales. 

Il  faut  ajouter  que,  dans  l'espèce,  elle  est  aussi  nn 
beau  spécimen  de  spéculation  sophistique.  Si  l'on 
met  en  forme  les  propositions  de  Stuart  Mill  contre 
le  miracle,  on  aboutit  à  de  véritables  monstruosités 
logiques.  Qu'on  en  juge:  l'expérience  nous  apprend 
qu'il  e.xisle  des  phénomènes,  certainement  naturels, 
dont  la  cause  est  ignorée;  donc  tous  les  phénomènes 
dont  la  cause  est  ignorée  sont  naturels- ;  • —  l'expé- 
rience est  un  procédé  plus  immédiat  que  l'inférence; 
cela  sufdt  pour  qu'elle  en  annule  la  valeur  et  en 
abolisse  les  résuLats. 

2"    Mais,  étant   admise   la    valeur  de    l'inférence 

1.  Cf.  Introduction,  p.  59  et  153. 
-.  Cf.  Introduction,  p.  160  sq. 


539 


MIRACLE 


54U 


spéculative,  on  peut  encore  contester,  particulière- 
ment, celle  qui  prétend  démontrer  le  miracle.  C'est 
ce  que  l'ail  Stuart  Mill.  D'après  lui,  cette  démonstra- 
tion est  tenue  en  échec  par  deux  difticultés.  La  pre- 
mière est  que  la  présence  latente  d'une  cause  natu- 
relle reste  toujours  probable.  La  seconde  est  que  ce 
que  nous  savons  des  \oics  de  Dieu  dans  l'univers 
nous  laisse  en  doute  sur  la  convenance  du  miracle 
avec  ses  attril>uts. 

Nous  verrons  plus  loin  (ci-dessous  Section  II,  col. 
552  sq.)  si,  comment,  et  dans  quels  cas,  la  cause  natu- 
relle in  connue  peut  être  exclue  avec  certitude.  —  Quant 
à  la  question  des  attributs  divins,  elle  se  subdivise. 

a)  La  bonté  de  Dieu  et  sa  toute-puissance  sont 
mises  en  avant  par  les  croyants  jjour  rendre  le 
miracle  vraisemblable  a  priori.  Or,  remarque  Stuart 
Mill,  les  faits  mêmes,  où  cette  bonté  et  cette  puis- 
sance sont  censées  se  manifester,  les  rendraient 
plutôt  douteuses.  En  effet,  de  l'aveu  de  tous,  les 
miracles  sont  une  rare  exception.  Comment  se  fait-il 
qu'une  bonté  inlinie  se  manifeste  si  parcimonieuse- 
ment ?  Pourquoi  une  puissance  sans  bornes  se  con- 
tiendrait-elle en  de  si  étroites  limites? 

Sur  ce  sujet,  nous  nous  contenterons  de  faire 
remarquer  que  les  questions  posées  rentrent  dans 
un  problème  plus  vaste,  et  qui  relève  de  la  tliéodicée  : 
c'est  celui  des  limites  que  la  Liberté  Souveraine 
donne  à  son  action  extérieure,  du  mal  qu'elle  laisse 
subsister  sans  le  guérir.  Nous  n'avons  pas  à  le 
résoudre  ici  (Cf.  articles  Dieu  et  Phovidenck). 

h)  La  manière  dont  la  sagesse  divine  gouverne 
l'univers  fournit  à  Stuart  Mill  un  argument  distinct. 
En  elfet,  dit-il,  nous  voyons  que  Dieu  agit  ordinai- 
rement par  les  causes  secondes,  par  le  cours  nor- 
mal des  événements.  Si  donc  II  a  voulu  que  l'Huma- 
nité embrassât  certaines  doctrines,  il  a  dû  disposer 
des  causes,  des  événements  naturels  pour  cette  Un, 
plutôt  que  d'agir  par  lui-même,  miraculeusement. 
11  est  donc  croyable,  par  exemple,  qu'il  a  fait  oclore 
le  Christianisme  à  son  heure,  comme  le  fruit  du 
développement  de  l'esprit  humain,  [ilutôt  que  de 
chercher  à  l'imposer  à  coup  de  prodiges.  —  Une 
telle  hypothèse  est  précisément  le  négation  de  l'idée 
de  révélation.  Si  Dieu  veut  révéler  à  l'homme  une 
doctrine  qui  contienne  quelque  mystère,  si  même  11 
veut  couvrir  de  son  autorité,  pour  leur  assurer  une 
dilTusion  plus  large  et  plus  facile,  des  vérités  natu- 
relles, il  faut  absolument  qu'il  fournisse  une  marque 
de  son  dessein.  Or  quel  autre  signe  qu'un  «  fait 
divin  »  pourrait  servir  à  ce  propos  ?  La  révélation 
n'est  pas  un  événement  nécessaire  :  c'est,  de  la  part 
de  Dieu,  un  acte  libre.  Elle  doit  donc  prendre  l'orme 
dans  une  manifestation  extérieure  de  même  nature, 
dans  un  fait  qui  soit,  à  la  fois,  contingent  et  divin. 
Or  qu'est  ceci  sinon  un  miracle  ?  Miracle  extérieur 
ou  miracle  intérieur  et  psychologique,  miracle 
moral  et  social  ou  miracle  physique,  il  faut,  de 
toute  façon,  que  le  signe  soit  autre  chose  qu'un 
B  développement  naturel  »  des  forces  de  l'esprit,  de 
la  matière  ou  de  la  société.  II  faut  qu'on  y  sente  une 
intervention  supérieure  indiscutable,  quehjue  chose 
d'extrinsèque  à  la  nature.  C'est  là  le  seul  moyen 
approprié  pour  authentiquer  une  révélation.  Et  la 
sagesse  divine,  à  supposer  qu'elle  ait  voulu  cette 
lin,  ne  pouvait  faire  l'économie  de  ce  moyen. 

5"  De  la  toute-puissance  de  Dieu  on  ne  peut  pas 
conclure  à  ta  possibilité  positive  du  miracle 
{M.  E.  Le  Roy). 

Comme  Stuart  Mill,  mais  à  un  autre  point  de  vue, 
M.  E.  Le  Roy  attaque  l'argument  de  la  toute-puis- 
sance de  Dieu  et  les  comparaisons  dont  on  se  sert 
pour  l'étlaircir  (pouvoir  de  l'ouvrier  sur  sa  machine. 


du  roi  sur  son  royaume,  etc.).  «  Dieu,  dit-il,  peut 
tout,  sauf  l'absurde  j,  le  contradictoire.  Or  peut-être 
le  miracle  est-il  contradictoire.  Peut-être  y  a-t-il, 
dans  l'immense  et  insondable  réalité,  quelque  obst.i- 
cle,  à  nous  inconnu,  qui  s'o[ipose  à  son  accomplisse 
ment.  Nous  n'en  savons  rien;  inq)uissants  à  embras- 
ser la  réalité  totale,  nous  n'en  pouvons  rien  savoir. 
L'argument  de  la  toute-puissance  se  réduit  donc  à 
1  un  simple  Qui  sait?  »  auquel  personne  ne  saurait 
donner  de  réponse  positive. 

On  reconnaît  ici  le  fameux  principe  d'immanence 
ou  d'interdépendance  universelle  :  tout  lient  à  tout, 
tout  est  dans  tout,  rien  ne  peut  être  connu  à  part 
avec  certitude.  Nous  avons  étudié  ailleurs  ce  prin- 
cipe et  nous  en  avons  niontré  l'outrance  et  la  gra- 
tuité'. Nous  avons  vu  qu'une  science  partielle  peut 
être  exacte.  En  particulier,  pour  ce  qui  est  des  çof- 
sibilités,  il  est  certain  que  nous  en  jugeons  fort  bien 
d'avance  et  sans  avoir  de  l'univers  une  connaissance 
exhaustive.  Par  exemple,  nous  sommes  sûrs  que  les 
théorèmes  mathématiques  et  même  les  lois  physi- 
ques, —  qu'on  les  prenne  pour  des  vérités  ou, 
comme  M.  Le  Roy,  pour  des  recettes,  —  se  véritie- 
ront  dans  des  milliers  d'événements  et  d'êtres  que 
nous  n'avons  jamais  vus,  et  dont  bien  des  traits 
seraient  pour  nous  complètement  nouveaux  et  peut- 
être  bien  déconcertants.  Mais  surtout,  l'argumenta- 
tion de  M.  Le  Roy,  comme  celle  de  Stuart  Mill,  va 
contre  tout  usage  spéculatif  et  transcendant  de  la 
raison.  Si  l'esprit  humain  est  confiné  dans  l'expé- 
rience et  dans  son  interprétation  immédiate,  s'il  ne 
peut  rien  décider  dans  l'abstrait  et  en  raisonnant 
sur  les  idées,  c'est  toute  la  métaphysique  qui  est 
condamnée,  y  compris  la  démonstration  rationnelle 
de  l'existence  de  Dieu.  M.  Le  lloy  admet  d'ailleurs 
cette  conséquence.  Encore  une  fois,  pour  apprécier 
ces  positions  extrêmes,  ce  n'est  pas  sur  le  miracle, 
mais  sur  la  métaphysique  ou  la  critcriologie  générale 
qu'il  faudrait  faire  porter  la  discussion. 

Pour  ne  ])as  sortir  de  notre  sujet,  nous  ferons  seu- 
lement remarquer  que  M.  Le  Roy  prête  aux  parti- 
sans du  miracle  une  position  toute  différente  de  la 
leur.  Pour  eux,  la  possibilité  du  miracle  n'est  point 
une  possibilité  en  l'air,  dépourvue  de  preuves  spé- 
ciales, sur  laquelle  tout  renseignement  direct  ferait 
défaut,  et  qiie  l'on  se  bornerait  à  déduire  confusé- 
ment, avec  les  autres,  du  principe  général  de  la 
toute-puissance  de  Dieu.  On  ne  dit  pas:  Dieu  peut 
tout,  par  conséquent  II  doit  pouvoir  aussi  cela; 
mais,  très  précisément  :  Il  est  impossible  que  Dieu 
ne  puisse  pas,  en  particulier,  cela.  Non  seulement  le 
miracle  n'apparaît  pas  contradictoire,  mais  c'est  son 
impossibilité  qui  apparaît  telle.  Ceci,  nous  l'espérons, 
deviendra  tout  à  fait  visible,  quand  nous  aurons 
exposé  les  raisons  positives  dans  lesquelles  s'en- 
racine la  possibilité  du  miracle-. 

6°  Garantir  une  révélation  par  des  prodiges  est  un 
procédé  indigne  de  Dieu,  parce  que  trop  simple, 
trop  brutal,  trop  extrinsèque  à  la  vérité  proposée 
et  à  l'esprit  auquel  on  s'adresse  {MM.  veuilles, 
Blondel  et  E.  Le  Itoy). 

Le  raisonnement  qui  passe  d'un  miracle  dûment 
établi  au  fait  d'une  révélation  divine  a  un  «  carac- 
tère artiliciel  »  (Blondel).  Clair  et  facile,  il  n'a  rien 
des  «  méthodes  savantes  et  complexes  »  (Blondel), 
qui  plaisent  aux  penseurs.  Les  simples  peuvent  s'y 
laisser  prendre,  mais  non  «  les  esprits  capables  de 
réllexion  et  ceux  qui  ont  quelque  sens  de  la  vie 
intérieure  »  (Le    Roy).    Si   on    prend  le  miracle  en 

1.  néféreiices  et  résumé  ci-dessus  col.  532. 

2.  Ci-dessous,  Section  II,  col.  543,  54i. 


541 


MIRACLE 


542 


lui-même  pour  un  molif  suffisant  de  créance,  si  l'on 
ne  «  complique  quelfjue  peu  »  (Le  R03)  la  ilémons- 
tralion  qui  s'y  appuie,  par  exemple  en  étoffant  les 
faits  de  quelque  symbolisme,  ils  restent  sans  rapport 
avec  la  vérité  qu'ils  sont  censés  attester.  Emi)lo}'er 
ainsi  «  l'argument  du  miracle,  c'est  faire  comme  un 
mathématicien  qui  dirait  à  ses  élèves  :  «  Voici 
renoncé  d'un  théorème  ;  vous  n'êtes  pas  assez  intel- 
ligents pour  en  saisir  la  démonstration:  mais  je  vais 
vovis  prouver  qu'il  est  vrai  en  opérant  sous  vos 
veux  une  série  de  tours  merveilleux  qui  vous  mon- 
treront combien  je  suis  fort.  »  (Le  Uoy.) 

«)  Le  reproche  de  simplicité  trop  grande,  adressé  à 
nue  démonstration  du  fait  de  la  révélation,  est  pour 
le  moins  étrange.  Si  Dieu  veut  parler  pour  tous,  il 
est  nécessaire  qu'il  parle  simplement.  S'il  agit  pour 
riiunianité  entière,  et  non  seulement  pour  les  «  es- 
prits capables  de  réllexion  »,  il  faut  que  son  œuvre 
soit  populaire,  que  les  simples  soient  capables  de 
l'interpréter  par  des  raisonnements peucompliqués. 
Si  Dieu  veut  être  compris  de  l'homme,  il  doit  lui 
parler  un  langage  «  anthropomorphique  ».  Et  par- 
lant en  général,  on  peut  dire  que  la  Bonté  intinie  se 
doit  à  elle-même  do  mettre  à  la  portée  de  tovis  les 
vérités  qui  sauvent.  Il  ne  faut  pas  que  les  plus  mys- 
térieuses même  —  telles  que  l'action  divine  dans  le 
monde  —  soient  des  vérités  réservées,  à  l'usage 
exclusif  des  gens  distingués,  des  âmes  exquises  et 
profondes.  Les  humbles,  les  grossiers  même,  doivent 
être  capables  de  s'en  faire,  au  moyeu  par  exemple  de 
ces  comparaisons  si  dédaignées,  une  idée  qui  ne  soit 
pas  déformante. 

h)  Quant  à  la  nature  du  raisonnement  critiqué, 
elle  apparaîtra  mieux  quand  nous  le  reprendrons 
pour  notre  compte.  Disons  seulement  qu'il  n'y  a 
aucune  parité  entre  le  boniment  de  foire  ima.giné  par 
M.  Le  Roy  et  l'u  argument  du  miracle  ».  En  elTet, 
sans  niêiue  qu  il  soit  un  symbole  ou  une  parabole 
en  action,  le  miracle  doit  avoir  des  caractères  mo- 
raux. L'argument  le  suppose.  Car,  pour  être  attri- 
buable  à  Dieu,  il  faut  que  le  prodige,  par  ses  carac- 
tères intrinsèques,  par  la  manière  dont  il  s'accomplit, 
se  trouve  en  harmonie  avec  notre  sens  moral.  Il  en 
va  de  mciue  de  la  doctrine  à  laquelle  le  prodige  rend 
témoignage.  Celle-ci  i)eut  dépasser  nos  aspirations 
les  meilleures,  mais  non  les  contredire,  être  au  delà 
d'elles,  mais  dans  la  même  direction. 

En  outre,  le  miracle  divin  enferme  une  signification 
qui  lui  est  intérieure  et  essentielle,  indépendamment 
des  sens  allégoriques  qui  peuvent  lui  être  surajoutés. 
G  est  elle  que  dégage  le  raisonnement  critiqué  par 
MM.  Blondel  et  Le  Roy.  Le  miracle  annonce  que 
Dieu  intervient,  que  Dieu  parle  et  que  dès  lors 
l  homme  doit  écouter  à  genoux.  11  porte,  pour  ainsi 
dire,  les  marques  de  la  majesté  suprême  et  de  la 
souveraine  puissance.  Il  est  la  voix  de  Dieu,  et  il 
prend  par  là  un  caractère  auguste.  Cette  signification 
religieuse  est  inséparable  de  lui  et  le  relie  intrinsè- 
quement, non  pas  au  contenu,  mais  à  la  forme  du 
message  qu'il  atteste.  Dans  l'exemple  caricatural  que 
.M.  Le  Roy  assimile  au  raisonnement  qu'il  combat, 
les  preuves  n'ont  aucun  rapport  avec  la  conclusion  : 
un  tour  de  bateleur  ne  prouve  pas  la  science  mathé- 
matique. Dans  le  raisonnement,  même  le  plus  o  ex- 
trinséciste  »  sur  le  miracle,  les  termes  sont  du  même 
ordre  :  il  y  a  une  connexion  essentielle  entre  la 
puissance  et  la  véracité  divine;  ici,  l'on  va  de  Dieu 
à  Dieu,  on  conclut  de  Dieu  manifesté  par  une  oeuvre 
surnaturelle  à  Dieu  auteur  d'une  révélation'. 


1.  Si  l'on  prétendait  opposera  l'argument  du  mii-acle 
extérieur,  considéré  comme  trop  grossier,  une  autre 
démonstration  apologétique  plus  délicate,  fondée  sur  les 


7"  Le  miracle,  étant  lui-même  un  événement  dou- 
teux, ne  saurait f;iirantir  arec  certitude  unerévélation 
i-l.-J.  Rousseau). 

J.-J.  Rousseau  professe  l'individualisme  le  plus 
complet.  D'après  lui,  tout  émane  de  l'individu,  aussi 
bien  les  raisons  de  croire  que  l'autorité  et  les  liens 
sociaux.  II  voudrait  une  révélation  faite  directement 
à  lui-même,  un  tète-à-tête  avec  Dieu,  comme  Moïse. 
Il  lui  répugne  d'admettre,  comme  signe  de  la  vérité 
qu'il  doit  croire,  des  prodiges  attestés  par  d'autres. 
«Quoil  s'écrie-t-il,  toujours  des  témoignages  hu- 
mains!... Que  d'hommes  entre  Dieu  et  moi!  »  Les 
témoignages  humains  ont  eux-mêmes  besoin  d'attes- 
tation, et  nous  voici  dès  lors  engagés  dans  une 
«  horrible  discussion  »  avant  d'atteindre  la  révéla- 
tion divine  elle-même. 

Ces  exigences  impliquent  le  rejet  de  la  valeur  du 
témoignage  humain.  S'il  n'y  a  de  sûr  pour  l'individu 
que  ce  qu'il  a  pu  percevoir  et  expérimenter  par  lui- 
même,  toute  certitude  historique  disparait.  Au  con- 
traire, si  l'on  pense  que  le  témoignage  est  un  canal  à 
travers  lequel  la  vérité  peut  circuler,  si  on  l'accepte 
par  exemple,  comme  Jeau-Jacques,  quand  il  s'agit  de 
l'histoire  profane,  on  ne  peut  plus,  logiquemenl, 
refuser  à  Dieu  la  faculté  de  s'en  servir.  —  Mais,  in- 
siste l'auteur  de  l'Emile,  Dieu  pouvait  bien  s'en  pas- 
ser et  me  parler  directemeut.  —  Sans  doute  !  mais  y 
était-il  obligé?  Pourquoi  lui  interdire  un  moyen  en 
lui-même  apte  à  son  but,  et  conforme  aux  habitudes 
de  la  société  humaine,  où  tant  de  vérités  —  surtout 
morales  et  religieuses  —  se  transmettent  par  témoi- 
gnage? L'on  ne  voit  pas  pourquoi,  à  ce  moyen  natu- 
rel et  simple,  Dieu  serait  tenu  de  prélérer  les  innom- 
brables et  incessants  miracles  psychologiques  que 
suppose  la  révélation  individuelle.  Si  le  surnaturel 
effarouche  quand  il  apparaît  au  dehors,  il  est  curieux 
qu'on  en  exige  la  multiplication  indéfinie  à  l'inté- 
rieur. —  Mais  enfin  la  révélation  individuelle  serait 
plus  certaine,  plus  facile  à  saisir  par  chacun.  — 
Peut-être;  mais  il  suffit  que  la  révélation  connue  par 
témoignage  soit  accessible  aussi,  moyennant  quelque 
effort  de  bonne  volonté,  et  qu'elle  puisse,  sous  cer- 
taines conditions,  produire  la  certitude.  Cela  posé, 
elle  est  possible,  et  l'on  s'explique  que  Dieu  la  choi- 
sisse. D'ailleurs,  l'expérience  est  là  pour  montrer 
que  le  moyen,  contre  lequel  proteste  Jean-Jacques, 
est  ellicace.  Il  réussit.  Quoi  qu'on  pense  de  la  réalité 
des  miracles,  et  en  particulier  de  ceux  de  Jésus- 
Christ,  il  est  incontestable  que,  si  la  doctrine  chré- 
tienne s'est  répandue  dans  le  monde,  c'est  par  la 
voie  de  témoignages  qui  rapportaient  ces  miracles-là. 
L'humanité  a  cru,  non  point  sur  la  garantie  de  cette 
raison  individuelle,  dont  Rousseau  voudrait  faire 
l'arbitre  de  tout,  mais  sur  l'autorité  de  prodi.ges  dont 
quelques  hommes  seulement  ont  pu  être  témoins. 

8"  Le  miracle  ruinerait  les  fondements  de  la  certi- 
tude et  de  la  moralité.  Dieu  ne  saurait  donc  l'opérer 
{Spinoza,  liant,  Ilenan,  etc.). 

Cette  objection  reprend,  développe  et  complète 
certaines  idées  que  nous  avons  déjà  rencontrées. 
Notre  vie  psychologique  et  morale  suppose,  comme 
condition,  un  certain  ordre  de  choses  qui  soit  fixe 

phénomènes  psychologiques  et  moraux,  il  faudrait  se 
souvenir  que  ceux-ci  ne  font  preuve  que  dans  la  mesure 
où  ils  se  distinguent  des  phénomènes  naturels.  (Voir  ce 
que  nous  avons  dit,  col.,  539  à  propos  de  Sluarl  Mill,  et 
Inimtiuence.  Appendice  II.)  —  Cette  remarque  ne  vise 
d'ailleurs  point  les  deux  auteurs  dont  nous  réfutons  les 
objections.  Tous  deux  entendent  Vapoio^èLiijne  interne 
dans  un  sens  tout  ditl'érent  et  moins  intellectualiste.  (Cf. 
Immanence,  p.  174  sq.,  188  sq.  ,\otîon  de  vérité,  p.  35  sq.] 


543 


MIRACLE 


544 


et  sur  lequel  il  soit  possible  de  s'appuyer.  Pour  rai- 
sonner, nous  avons  besoin  de  notions  rigoureuse- 
ment déterminées  et  invariables.  Pour  agir,  nous 
avons  besoin  de  croire  que  les  données  acquises  par 
nos  expériences  antérieures  restent  les  mêmes.  Or  le 
miracle  fait  vaciller  et  brouille  tout  cela.  Nous  ne 
pouvons  plus  nous  Ûer  à  la  science,  si  nous  croyons 
qu'au  lieu  d'obéir  à  des  lois  stables,  les  phénomènes 
sont  gouvernés  par  des  volontés  arl>itraires.  Pour 
que  le  sens  de  la  responsabilité  subsiste,  il  faut  que 
le  sujet  conscient  soit  sûr  d'être  le  maître  de  ses 
actes  humains,  à  l'exclusion  de  toute  cause  surna- 
turelle occulte.  Enlin,  la  foi  au  miracle,  en  permet- 
tant à  l'homme  de  tout  espérer  et  de  tout  craindre 
indépendamment  de  ses  efforts  personnels,  lui  ôte 
l'idée  de  s'aider  lui-même,  le  sentiment  des  condi- 
tions réelles  où  son  action  peut  être  féconde. 

Toutes  ces  conclusions  ont  un  vice  commun.  Elles 
supposent  que  le  miracle,  du  moment  qu'il  entre  dans 
le  monde,  y  envahit  tout.  Rien  n'est  plus  faux. 
Encore  une  fois,  le  miracle  est  conçu,  par  la  plupart 
de  ceux  qui  l'admettent,  comme  une  exception  cx- 
trèmenient  rare,  et  pratiquement  négligeable  dans  la 
conduite  de  la  vie  comme  dans  la  construction  de  la 
science.  Pour  être  admissible  dans  tel  cas  concret, 
cette  exception  doit  être  entourée  d'indices  (jui  la 
rendent  vraisemblable  hic  et  niinc.  De  plus,  la  zone 
où  elle  peut  se  produire  est  strictement  délimitée  : 
c'est  le  domaine  des  événements  eoniingents.  Tout  ce 
qui  porte  le  caractère  de  la  nécessité  reste  en  dehors  : 
et  de  ce  nombre  sont  les  évidences  de  la  raison  et  de 
la  conscience.  Enfin,  dans  la  sphère  où  il  pourrait 
se  produire,  le  miracle,  même  en  le  supposant  accom- 
pli jiar  des  agents  surnatm-els  pervers,  reste  soumis, 
comme  tout  événement,  au  contrôle  d'un  Dieu  sage 
et  équitable,  (jui  ne  peut  permettre  n'inq>orte  quoi'. 

Section  II.  —  La  conception  du  monde 
où  s'encadre  le  merveilleux  divin 

ï°  La  possibilité  physique  et  la  cause 
efficiente  du  miracle 

1°  Le  monde  a  une  cause  distincte  de  lui.  Puis- 
sance infinie,  créatrice,  conservatrice  et  ordonna- 
trice de  tout,  maîtresse  absolue  de  son  œuvre.  En 
toute  activité  finie,  elle  agit  :  c'est-à-dire  que  d'elle 
seule,  non  seulement  dérive  originellement  et  ac- 
tuellement toute  puissance,  mais  aussi  dépend  toute 
mise  en  train.  Non  seulement  elle  découpe,  pour 
ainsi  dire,  dans  le  champ  indéfini  du  possible,  la 
structure  précise  et  l'architecture  spéciale  des  cau- 
ses créées,  mais  c'est  elle  qui  les  tient  en  existence  et 
en  activité,  —  rernm  Dcus  lenav  ^'igor^  —  et  qui,  de 
leurs  profondeurs,  exprime   et  fait  jaillir  l'action. 

2"  La  cause  suprême  est  libre.  Rien  ne  la  néces- 
site. Son  indépendance  à  l'égard  de  tout  ne  jjeut 
être  qu'absolue.  Et  il  est  contradictoire  dans  les  ter- 
mes de  supposer  qu'elle  ait  été  obligée  de  créer,  ou 
qu'elle  ne  puisse  suspendre  ou  modifier,  en  tout  ou 
en  partie,  les  existences  et  les  virtualités  qui  procè- 
dent d'elle.  Sans  doute  Dieu  ne  peut  réaliser  à  la 
lois  des  ell'els  qui  s'excluent,  doter  le  même  sujet, 
au  même  instant,  de  caractères  opposés,  conférer 
par  exemple  au  cercle  les  propriétés  du  carré.  Mais 
aussi  le  miracle  n'est-il  point  cela.  C'est  une  façon 
(l'être,  d'agir  ou  de  pâtir  qui  succède  à  une  autre,  un 
changement,  une  suppression  ou  une  addition,  in- 
troduits dans  l'œuvre  par  la  volonté  de  r.\uteur. 
M.  Le  Roy  se  demande  si  cela  n'est  point  contradic- 
toire. Nous  lui    répondons    très    décidément  :  non, 

1.  Sur  tout  ceci,  cf.  ci-dessus,  col.  524,  527. 


car  c'est  le  contraire  qui  le  serait.  Nous  repoussons 
l'impossibilité  du  miracle  pour  la  même  raison  qui 
nous  fait  repousser  le  cercle  carré.  Impossible  en 
elfet  de  faire  coexister  ces  deux  idées  :  une  cause  li- 
bre, de  laquelle  essentiellement  et  perpétuellement 
tout  procède,  et  une  réalite  à  laquelle  cette  cause  ne 
pourrait  rien  changer.  Si  le  tout  comprend  des  élé- 
ments distincts  et  indépendants  les  uns  des  autres*, 
il  est  contraditoire  qu'il  lepousse  toute  modifica- 
tion partielle.  C'est  ici  qu'ai)parail  la  raison  positive 
de  la  possibilité  du  miracle,  puisque  notre  esprit, 
non  seulement  n'aperçoit  à  celte  possibilité  aucun 
obstacle,  mais  trouve  encore  le  contraire  inconce- 
vable. 

3°  Si  Dieu  accomplit  des  miracles,  cette  opération 
n'est  pas  plus  incompréhensible  que  ses  autres  opé- 
rations extérieures.  Comme  le  répèle  si  souvent 
saint  Augustin,  il  y  aaulantde  mystère  dans  la  pro- 
duction du  fait  que  nous  appelons  ordinaire  que 
dans  celle  du  miiacle.  L'un  et  l'autre  a  ses  racines 
dans  l'Infini,  et  pour  comprendre  à  plein  et  à  fond 
l'un  ou  l'autre,  il  faudrait  voir  clair  dans  le  grand 
abime.  L'action  de  Dieu  dans  le  prodige  n'est  ni  plus 
forte,  ni  plus  compliquée,  que  dans  le  plus  mince 
événement.  Le  développement  d'un  grain  de  blé  est 
une  merveille  aussi  déconcei'tanle  pour  l'esprit  qui 
la  scrute,  que  la  multiplication  des  pains.  Le  fiot  de 
la  Toute-Puissance  reste  le  même,  soit  qu'il  atteigne 
immédiatement  un  but,  soit  qu'il  se  canalise  pour 
ainsi  dire,  afin  de  traverser  et  de  mettre  en  jeu  les 
causes  secondes.  Le  déclanchement  des  ressorts 
finis  par  l'action  divine,  et  le  secret  de  leur  coopéra- 
lion  avec  elle,  ne  sont  assurément  pas  des  questions 
I)lus  simples  que  celle  du  miracle.  Nous  ne  croyons 
donc  pas  en  un  Dieu  absent  du  monde,  extérieur 
au  monde,  qui,  après  l'avoir  créé,  l'aurait  abandonné 
à  lui-même,  et  qui  n'y  rentrerait  qu'exceptionnelle- 
ment par  le  miracle,  pour  y  changer  quelque  détail. 
Cette  ridicule  imagination  est,  au  point  de  vue  mé- 
ta]diysique,  l'absurdité  même.  Nous  croyons  que 
Dieu  liabite  toujours  son  œuvre,  aussi  intimement 
présent  aux  événements  les  plus  ordinaires  qu'aux 
prodiges  les  plus  étonnants. 

Telle  est  la  cause  eiriciente  à  laquelle  nous  attri- 
buons le  miracle.  Voilà  ce  qui  le  rend  physique- 
ment possible.  Dans  une  telle  conception  du  monde, 
iln'ajqjarait  plus  sans  lien,  sansattaehesaveclereste, 
invraisemblable  et  inconcevable  a  priori. U  a  sa  place 
dans  un  ensemble  et  dans  un  système.  Car  un  en- 
semble est  autre  chose  que  l'uniformité  d'une  loi  ou 
d'une  formule;  un  système  n'est  pas  nécessaire- 
ment déterminisme  universel,  monisme  ou  imma- 
nentisme. 

Prenons  maintenant  les  choses  par  l'autre  bout  et 
considérons  l'action  divine  du  côté  de  son  terme. 

1"  Enlui-même.  etpar  saoïa/ière.  lephénomène  dit 
miraculeux  prend  rang  au  milieu  des  autres.  Il  est 
perceptible  et  observable  comme  les  autres.  11  a  des 
tenants  et  des  aboutissants.  Il  n'est  i)as  une  déchi- 
rure, un  trou  dans  la  trame  des  événements.  11  a  sa 
place  dans  le  temps  et  dans  l'espace.  Il  est  défini,  au 
point  de  vue  historique  et  scientifique,  par  ses  rap- 
ports avec  le  reste  du  monde.  La  science  positive  et 
i'hisloire,  si  elles  pouvaient  se  dégager  complète- 
ment de  toute  métaphysique,  devraient  se  borner  à 
l'enregistrer,  comme  un  phénomène  quelconque, 
qui  apparaît  à  son  tour  dans  le  déroulement,  non 
des  causes  et  des  effets,  mais  des  antécédents  et  des 
conséquents.  Seule  la  métaphysique  est  qualifiée 
pour  percer  jusqu'à  la  région  sous-jacente  des  cau- 
ses, ou  plutôt  pour  les  découvrir  dans  les  matériaux 

1.  Ci-dessus  col.  532. 


545 


MIRACLE 


546 


que  les  autres  disciplines  lui  ont  livrés.  Une  fois 
qu'on  est  sur  ce  terrain,  il  n'y  a  plus  qu'à  déci- 
der quelle  est  la  meilleure  métaphysique...  Aussi 
longtemps  donc  que  la  science  n'assimile  aucune 
donnée  proprement  philosophique,  elle  n'a  pas  à  se 
prononcer  sur  les  causes  réelles.  Elle  n'a  point  à 
affirmer  ou  à  nier  le  caractère  miraculeux  d'un  phé- 
nomène. Elle  est  tenue  seulement  de  le  laisser  in- 
tact, lui  et  ses  entours,  sans  le  déformer  ni  le  ré- 
duire ;  de  constater  par  exemple,  s'il  y  a  lieu,  qu'il 
s'est  montré  sans  aucun  des  antécédents  ordinaires, 
connus,  et   réputés  suffisants. 

«  On  ne  peut  pas,  objecte  ici  M.  Le  Roy,  tenir 
pour  donné  à  titre  de  phénomène  ce  à  quoi  on  com- 
mence par  attribuer  des  caractères  inverses  de  ceux 
qui  composent  la  notion  de  phénomène  donné...  La 
réalité  d'un  fait,  c'est  l'entrecroisement  des  rapports 
qu'il  soutient,  la  convergence  des  liens  dans  la  trame 
desquels  il  est  engagé  et  forme  centre. . .  Il  faut  le 
concevoir  comme  un  nœud  de  relations,  comme  une 
onde  stationnaire  dont  l'immobilité  naît  par  inter- 
férence de  mouvements  contraires.  »  D'ov'i  M.  Le  Roy 
conclut  que  le  miracle,  étant  par  hypothèse  un  phé- 
nomène qui  ne  tient  à  aucune  condition  phénomé- 
nale, est  «  impensable  ».  —  Mais,  je  le  demande,  en 
s'exprinianl  ainsi,  M.  Le  Roy  entend-il  parler  le 
langage  de  la  science  ou  celui  de  la  métaphj'sique? 
A-t-il  en  vue  l'interférence  des  conditions  vraiment 
efficaces,  au  sens  ontologique  du  mot,  le  point  d'in- 
tersection des  influences  causales,  —  ou  simplement 
le  confluent  des  données  diverses,  le  tissu  des  phé- 
nomènes entrecroisés?  Il  semble  que  sa  pensée  os- 
cille d'une  signiGcation  à  l'autre.  II  va  et  vient  des 
phénomènes  aux  causes  et  des  causes  aux  phéno- 
mènes. De  ce  que  tout  phénomène  doit  avoir  des 
tenants  et  des  aboutissants  i\'ordre  phénoménal,  il 
conclut  qu'un  événement,  qui  n'a  point  de  cause  onto- 
logique elficiente  en  ce  monde,  ne  peut  y  apparaître 
comme  phénomène.  On  voit  à  plein  le  vice  du  raison- 
nement. Il  faut  choisir.  Si  l'on  se  tient  en  dehors  du 
plan  métaphysique,  si  l'on  exclut  la  considération 
des  causes,  au  sens  fort  et  scolastique  du  mot,  on 
n'a  plus  devant  soi  que  de;  successions  de  phéno- 
mènes, qui,  pour  être  constantes,  ne  sont  point,  du 
même  coup,  nécessaires.  Aux  yeux  de  la  pure  expé- 
rience, la  nécessité  n'existe  pas.  Dire  qu'un  phéno- 
mène antérieur  exerce  une  influence  sur  ceux  qui 
suivent,  qu'il  les  soutient  et  leur  fournit  les  éléments 
qu'ils  s'assimilent,  établir  entre  eux  et  lui  un  lien 
lie  proportionnalité,  de  raison  suffisante,  ou  de  suc- 
cession infaillible,  ce  n'est  plus  observer,  c'est  phi- 
losopher. On  pense  alors,  qu'on  l'avoue  ou  non,  à 
quelque  «  vertu  »  invisible  qui  s'exerce  des  uns  aux 
autres,  à  quelque  transfusion  de  forces  ou  d'éléments. 
Si  l'on  passe  au  contraire  dans  le  plan  métaphysique, 
toutes  ces  spéculations  seront  à  leur  place.  On  pourra 
s'arrêter,  par  exemple  au  postulat  déterministe,  qui 
explique  tout  par  des  lois  rigides  et  des  connexions 
infaillibles.  Mais  alors  il  ne  faudra  plus  parler  sim- 
plement de  «  phénomène  donné  ». 

Pour  éviter  toutes  ces  confusions,  nous  dirons 
donc  que  le  miracle,  s'il  existe,  est  un  phénomène 
apparu  dans  le  monde  sensible,  encadré  d'autres 
phénomènes,  en  relation  intime  avec  eux,  mais  que 
les  causes,  également  invisibles,  des  uns  et  des  au- 
tres, ne  sont  pas  identiques. 

2°  En  lui-même  encore,  mais  danssa /orme,  c'est-à- 
dire  considéré  comme  intervention  d'une  liberté 
parmi  des  phénomènes  sensibles,  le  miracle  soulève 
le  même  problème  que  notre  liberté  créée,  que  les 
réactions  de  l'esprit  sur  la  matière.  Un  certain  dé- 
terminisme matérialiste  ne  craint  pas  d'unir  le  sort 
du  miracle  et  celui   du  libre  arbitre.  «  Du  principe 

Tome  m. 


déterministe,  dit  M.  Goblot,  on  tire  immédiatement 
ces  deux  corollaires  :  i°  Il  n'y  a  pas  de  miracle; 
2°  Il  n'y  a  pas  de  libre  arbitre.  »  Gela  est,  au  fond, 
très  logii(ue.  De  part  et  d'autre,  en  effet,  il  s'agit 
d'une  énergie  d'ordre  spirituel,  qui  ne  tombe  point 
sous  l'expérience  sensible,  qui  ne  se  mesure  ni  ne 
se  pèse,  qui  n'agit  point  nécessairement,  et  qui 
pourtant  modifie  le  jeu  du  déterminisme  matériel. 
N'ayons  pas  la  naïveté  de  nous  représenter  la  li- 
berté divine  sur  le  modèle  exact  de  la  nôtre;  n'ou- 
blions pas  que  nous  expérimentons  celle-ci,  tandis 
que  nous  concluons  celle-là;  il  reste  après  tout 
qu'une  expérience  irrésistible  nous  met  justement 
en  face  de  ce  que  les  adversaires  du  miracle  répu- 
gnent si  fort  à  admettre  :  des  modifications  maté- 
rielles sans  cause  du  même  ordre,  des  phénomènes 
sensibles  qu'aucun  antécédent  nécessaire  ne  suffit  à 
expliquer. 

De  la  convergence  des  idées  que  nous  venons 
d'indiquer  ressort,  ce  semble,  la  possibilité  physi- 
que du  miracle.  Nous  possédons  une  vue  du  monde 
où  elle  se  dessine  sans  incohérence.  Celui  qui  accepte 
cette  vue  pourra,  sans  heurt  et  sans  coup  d'état 
intérieur,  sans  bouleversement  des  principes  et  des 
fondements  de  sa  vie  mentale,  admettre  la  réalité 
d'une  intervention  extraordinaire  de  Dieu,  si  quel- 
que jour  elle  s'impose  à  hii. 

Il"  La  possibilité  morale  et  la  cause  finale 
du  miracle 

Cependant  le  point  de  vue  que  nous  venons  d'in- 
diquer est  encore  trop  restreint  et  trop  superficiel; 
il  demande  à  se  situer  dans  un  autre,  plus  ample 
et  plus  profond.  Celui-ci  n'a  jamais  été  mieux  ex- 
posé que  dans  quelques  pages  de  Newman,  dont 
nous  donnerons  ici  la  substance  et  parfois  la  tra- 
duction '. 

1°  L'existbnce  du  svstèmb  moral.  —  Aux  yeux  de 
quiconque  admet  un  Dieu  sage  et  bon,  le  système 
physique  du  monde  ne  peut  être  qu'un  fragment 
dans  un  ensendjie  plus  vaste.  Il  doit  s'enchâsser 
dans  un  système  moral  et  s'y  subordonner  de  fa- 
çon absolue.  Car  Dieu  n'est  pas  seulement  «  le 
Grand  Architecte  »,  l'ouvrier  du  monde.  Il  est  sur- 
tout le  Bien  et  la  Vérité  première,  l'Amour,  la  Jus- 
tice et  la  Sagesse  infinie.  Et  ses  uns  suprêmes  ne 
peuvent  être  que  des  fins  de  vérité,  de  justice  et 
d'amour. 

En  particulier,  pour  ce  qui  concerne  l'homme, 
nous  pouvons  déduire  de  la  seule  notion  de  Dieu 
que  les  intentions  divines  sur  lui  sont  qu'il  s'o- 
riente vers  la  vérité  et  la  vertu,  et  que  ce  monde 
physique,  —  dans  la  mesure  où  il  est  en  relation 
avec  l'homme,  —  n'a  pas  d'autre  fin  que  de  l'y 
aider. 

Mais  pour  ceux  à  qui  cette  métaphysique  ne  se 
ferait  pas  entendre,  les  faits  parleront  «ans  doute 
un  langage  plus  clair.  On  se  souvient  que  c'est  sur 
ce  terrain  des  faits  que  Hume  voulait  nous  con- 
duire'-. Nous  ne  pouvons,  disait-il,  savoir  ce  que 
Dieu  veut  faire  ou  fera  qu'en  examinant  ce  qu'il 
fait  en  réalité.  Soit.  Admettons-le  pour  un  instant. 
Mais  précisément  ce  que  Dieu  fait  n'est  pas  tout  en- 
tier d'ordre  physique.  L'œuvre  divine  contient  des 
éléments  moraux  que  personne  ne  peut  mécon- 
naître, et  que  l'expérience  aussi  nous  révèle.  On 
trouve  ici-bas  des  réalités  morales  :  certaines  lois 
concernant  le  bien  et  le  mal  se  manifestent   à  notre 

1.  I^ssayi  on  niirac/e^.  Essa\   I,  p.  1*>  à  22. 

2.  Ci-Jessus,  col.  539. 

18 


547 


MIRACLE 


548 


conscience  ;  il  y  a  pour  l'homme  un  perfectionne- 
ment spirituel,  fort  différent  de  son  perfeclionne- 
nienl  physique.  Le  sentiment  de  la  responsabilité, 
l'approbation  instinctive  du  bien  et  la  condamna- 
tion spontanée  du  mal,  tous  ces  traits  fonciers  de 
notre  nature  morale  ne  viennent  pas  moins  de  Dieu 
que  la  structure  de  nos  organes.  De  même  l'oricnta- 
Ijion  de  noire  esprit  vers  la  vérité;  le  désir  Inné  de 
connaître,  surtout  les  causes  et  les  fins  suprêmes; 
le  besoin  d'éclaircirà  fond  le  secret  de  notre  desti- 
née spirituelle,  et  de  savoir  ce  qu'il  y  a  derrière  le 
voile  de  la  mort  :  tout  cela  est  comme  une  impul- 
sion de  Dieu  qui  nous  pousse  dans  une  certaine  di- 
rection. Un  jugement,  que  nous  portons  nécessaire- 
ment, prononce  d'ailleurs  que  ces  valeurs  spiri- 
tuelles sont  les  principales  et  que  tout  le  physique 
y  est,  dans  le  plan  divin,  subordonné. 

2°  Le  systè.me  moral  et  la  rkvklation.  —  Or  ces 
aspirations  et  ces  tendances  de  notre  nature  se  conti- 
nuent en  de  vagues  appels  à  un  secours  divin  qui 
nous  aiderait  à  les  satisfaire.  Le  besoin  d'obser- 
vances religieuses  positives,  qui  complètent,  con- 
crétisent, ou  plutôt  absorbent  en  les  transformant 
les  obligations  morales,  est  presque  universelle- 
ment ressenti  :  dans  son  ensemble,  l'humanité  ne 
pense  pas  pouvoir  être  morale  san.s  relations  avec 
la  divinité.  La  conscience,  sitôt  qu'elle  dépasse  les 
premières  notions  du  bien  et  du  mal,  est  sujette  à 
des  hésitations;  elle  se  trouble  en  découvrant  l'an- 
tagonisme de  ses  propres  jugements  avec  ceux  des 
autres  consciences.  Si  indépendante  qu'elle  soit, 
elle  estime,  à  certaines  heures,  le  bienfait  d'être 
guidée  de  l'extérieur  par  une  loi  infaillible  et  pré- 
cise, par  une  autorité  qui  soit  en  même  temps  une 
lumière.  L'àme  aspire  à  posséder  les  vérités  néces- 
saires d'une  fai.on  ferme  et  stable;  elle  les  veut 
soustraites  asix  disputes,  et  accessibles  à  tous.  De 
là  nnit  dans  l'iiumanité  l'aspiration  vers  «  quelque 
guide  céleste  »,  et  «  ce  désir  inextinguible  d'un 
message  divin  qui  de  tout  temps  conduisit  les 
hommes  à  accepter  des  révélations  fausses,  plutôt 
que  de  se  passer  de  la  consolation  qu'elles  appor- 
taient )i  '.  Qu'on  relise  le  Phédon,  et  les  mélancoli- 
ques paroles  de  Sinimias  sur  la  dilliculté  d'arriver, 
par  la  raison  seule,  à  la  certitude  sur  le  problème  de 
notre  destinée:  «  Prendre  ce  qu'il  y  a  de  meilleur 
dans  les  doctrines  humaines  (à/ff^îw-tvw»  J,o-/4iv)  et 
se  risquer  sur  cet  esquif  pour  faire  la  traversée 
de  la  vie  »,  tel  est  notre  sort,  «  à  moins  que  nous 
ne  trouvions  à  nous  embarquer  sur  un  véhicule 
plus  solide  ou  sur  une  doctrine  divine  (>f/^j  Ssiou)- >k 
-—  Voilà  quelles  aspirations  sont  dilïuscs  dans 
l'humanité,  quels  prolongements  pousse  le  système 
moral  du  côté  de  Dieu. 

Assurément,  c'est  là  une  matière  indécise  et  flot- 
tante, que  l'on  dénaturerait  si  on  voulait  la  durcir 
en  exigences  rigoureuses,  ayant  pour  objet  le  sur- 
naturel au  sens  strict.  Mais  l'imprécision  même  de 
ces  commencements  opérés  par  Dieu  les  rend  aptes 
à  recevoir  des  achèvements  et  des  couronnements  de 
plus  d'une  sorte.  Et  dono  une  révélation,  qui  vien- 
drait en  aide  à  de  pareilles  tendances,  qui  les  diri- 
gerait et  les  ferait  aboutir,  qui  remédierait  divine- 
ment aux  tâtonnements  de  la  conscience  morale  et 
aux  défaillances  de  l'esprit  dans  la  recherche  de  la 
vérité  nécessaire,  —  une  telle  révélation  n'apparait 
pas  comme  une  chose  improbable  d'avance  et  in- 
vraisemblable. Que  si  quelqu'un,  au  nom  des  mé- 
ihodesde  la  science  positive,  refusait  de  reconnaî- 
tre ces   indices,   il  faudrait  lui  dire  que  les   moules 

1.  Newman  :  loc.  cit.,  p.  19. 
'2.  Phédon.  ch.  35. 


trop  étroits,  où  s'est  coulée  son  intelligence,  lais- 
sent fuir  ce  qu'il  y  a  de  plus  délicat,  de  plus  vivant 
et  de  plus  profond  dans  la  réalité  humaine. 

3°  La  place  du  mir.acle  dans  le  système  morai., 
coMMK  MOYEN  d'une  RÉVÉLATION. —  Le  mondo  physi- 
que est  donc  i>énétré  et  enveloppé  par  le  monde  mo- 
ral. Les  deux  ne  forment  qu'un  tout.  Et  si  le  miracle 
se  produisait,  ce  ne  serait  qu'une  modification  de 
la  partie  inférieure  au  profil  de  la  partie  capitale  et 
dominante.  Getle  modification  n'impliquerait  d'ail- 
leurs aucune  incohérence  intrinsèque,  aucun  man- 
que d'harmonie  dans  le  système  total,  mais  au  con- 
traire la  subordination  des  parties  entre  elles  :  de 
même  que  l'on  voit,  dans  une  machine,  certains  res- 
sorts commander,  contrebalancer  et,  au  besoin, 
arrêter  les  autres,  au  j)rofit  du  mouvement  d'en- 
semble et  selon  le  but  visé. 

Or  si  nous  avons  pu  marquer  dans  l'œuvre  divine 
la  place  possible  et  convenable  d'une  révélation, 
nous  y  avons  marqué  du  même  coup  la  place  du  mi- 
racle. Il  est  en  effet  le  moyen  et  la  condition  néces- 
saire de  la  révélation.  Nous  l'avons  expliqué  à  pro- 
pos des  objections  de  Stuart  Mill  et  de  MM.  Blondel 
et  Le  Roy'.  La  révélation  est  un  enseignement  qui 
se  présente  comme  fondé  sur  l'autorité  de  Dieu. 
C'est  là  son  titre  distinclif  et  particulier  de  créance, 
la  raison  formelle  et  décisive  de  l'adhésion  qu'elle 
réclame.  Par  conséquent,  le  moins  qu'on  puisse  exi- 
ger poiu-  y  croire,  c'est  que  l'autorité  en  question  se 
montre,  qu'elle  atteste  son  intervention  actuelle.  Le 
signe  de  celte  intervention  ne  peut  être  qu'un  fait, 
et  un  fait  contingent.  Car  la  révélation  elle-même 
est,  d'abord,  un  fait  de  ce  genre.  Elle  ne  se  présente 
pas  comme  une  doctrine  déduite,  comme  la  conclu- 
sion de  principes  nécessaires  ou  de  données  possé- 
dées par  la  raison.  D'autre  part,  les  aspirations  na- 
turelles et  les  anticipations  imprécises  dont  nous 
avons  parlé  ne  font  qu'établir  sa  convenance  et  sa 
probabilité.  Elles  ne  certifient  point  son  existence. 
Elles  portent  à  regarder  d'un  certain  côté,  âne  point 
tenir  la  découverte  comme  improbable,  peut-être 
même  à  l'espérer-  :  mais  elles  ne  la  font  point  elles- 
mêmes.  Encore  moins  pourraient-elles  sulfire  à  dé- 
terminer la  qualité  et  la  teneur  de  la  révélation. 
C'est  ce  que  semblent  oublier  ceux  qui  voudraient 
que  le  message  divin  s'y  référât  comme  à  sa  garantie 
propre.  Les  convenances  internes  préparent  en  nous 
la  place  de  la  vérité  surnaturelle  ;  elles  y  conforment 
notre  ànie  par  avance;  elles  font  que,  descendue  en 
notre  intérieur,  la  nourriture  céleste  y  pourra  être 
assimilée  ;  elles  sont  la  condition  qu'une  révélation 
doit  remplir  :  mais  elles  n'en  peuvent  être  la  garantie 
spéciale,  le  signe  caractéristique  et  distinclif.  Car 
une  religion  d'origine  terrestre,  une  vieille  institution 
par  exemple,  modelée  par  le  temps  sur  les  besoins 
de  l'homme,  pourrait  offrir  aussi  de  remarquables 
convenances  avec  notre  nature,  et  fournir  à  l'indi- 
vidu un  appui  moral.  Une  sage  doctrine  tradition- 
nelle, élaborée  par  les  ancêtres,  œuvre  de  raison  et 
de  poésie,  pourrait  procurer  d'appréciables  satisfac- 
tions à  la  conscience  et  à  l'esprit.  Au  point  de  vue 
des  convenances,  elle  aurait  même  cet  avantage  sur 
une  doctrine  censée  révélée  qu'elle  ne  contiendrait 
aucun  mystère,  aucun  fait  surprenant.  Tout  cela  est 
bien  éloigné  d'une  preuve  d'origine  surnaturelle. 
Une  révélation  divine  ne  saurait  évidemment  contre- 
dire ce  qu'il  y  a  de  légitime  en  nos  aspirations;  mais 
c'est  là  une  qualité  toute  négative,  et  après  en  avoir 
pris  acte,  on  attend  toujours  l'argument  positif.   — 

1.  Ci-dessus,  col.  539,  541  note. 

2.  Au  moins  dans  sa  généi-alité,  comme  un  secours  dont 
on  no  sait  s'il  sera  surnaturel  ou  simplement  providentiel. 


549 


MIRACLE 


550 


Davantage,  si  l'on  réfléchit  à  tout  ce  que  la  science  el 
l'amour  inlinis  de  Dieu  peuvent  nous  découvrir 
d'inattendu,  à  l'ampleur  des  courants  de  vérité  et  de 
grâce  qu'il  est  capable  de  déverser  sur  nous,  on 
conçoit  qu'une  révélation  puisse  être  autre  chose  que 
l'explicitation  de  nos  besoins  intérieurs,  qu'elle  ne 
soit  pas  niesuri'e  et,  pour  ainsi  dire,  dessinée  d'avance 
par  eux,  qu'elle  puisse  les  déconcerter  autant  qu'elle 
les  comblera.  Le  mystère  attire  parfois;  mais  aussi  il 
choque  et  rebute.  Il  ne  saurait  donc,  en  aucun  cas, 
être  sa  preuve  à  lui-même.  Un  signe  sûr  et  d'inter- 
prétation facile  '  doit  l'accompagner,  pour  montrer 
aux  plus  simples  comme  aux  plus  doctes  que  c'est 
Dieu  qui  le  présente  et  qu'il  faut  absolument  s'incli- 
ner. Encore  une  fois,  en  dehors  du  miracle  au  sens 
strict,  c'est-à-dire  du  miracle  physique  extérieur  ou 
de  l'un  de  ses  équivalents,  on  se  demande  quel  signe 
pourrait  remplir  ce  rôle-. 

Avant  donc  toute  constatation  positive  du  miracle, 
on  est  amené  à  en  admettre  la  vraisemblance.  Une 
lin  religieuse  élevée  ou,  selon  l'expression  de  New- 
man,  «  un  grand  objet  moral  »  apparaît  comme  un 
motif  suffisant  à  légitimer  une  interruption  de  l'or- 
dre physique.  Et  ce  motif  s'adajite  sans  heurt  à  ce 
que  l'expérience  naturelle  nous  fait  connaître  des 
intentions  de  Dieu  sur  le  perfectionnemeni  spirituel 
de  l'humanité;  il  cadre  avec  ce  que  la  raison  nous 
apprend  du  but  suprême  pour  lequel  nos  âmes  ont 
été  semées  dans  cet  univers  visible. 

Conclusion.  —  Sx  donc  nous  concluons  quelque 
jour  à  la  réalité  du  miracle,  ce  ne  sera  pas  unique- 
ment parce  que  no)is  nous  serons  trouvés  à  court 
d'explications  physiques.  Nous  ne  ferons  pas  appel 
à  la  causalité  divine  en  désespoir  de  cause.  Dieu  ne 
sera  pas  pour  nous  l'inconnue,  Vx  que  l'on  suppose 
derrière  les  événements  dont  la  raison  échaiipe,  le 
nom  que  l'on  donne  à  une  difficulté  irrésolue.  Le 
surnaturel  ne  sera  pas  le  fonds  de  réserve  ovi  l'on 
puise  des  explications,  invérifiables  mais  commodes, 


1.  Quelles  qup  soient  les  discussions  théoriques  sur  le  mi- 
racle, il  est  certain  qu'en  pratique  et  chez  la  moyenne  des 
hommes,  ce  signe  amène  une  conclusion  rapide  et  per- 
suasive. Cf.  ci-dessuB,  col.  5^i'2. 

2.  Cl.  ci-dessiis,  col.  5o9.  Je  parle  d'équivalence 
exacte.  On  ne  peut  conclure  rigoureusement  à  une  révé- 
lation divine  proprement  dite,  en  partant  d'un  miracle  par 
à  peu  près  et  au  sens  large,  d'une  action  providentielle 
quelconque. 

Quelques-uns  cependant  opposent  à  l'argument  du  mi- 
racle le  motif  de  crédibilité  tiré  du  fait  de  l'Eglise.  Pré- 
venons ?t  ce  sujet  une  confusion  d'idées. 

L'Eglise  peut  être  considérée  sous  deux  aspects.  D'abord, 
comme  constituant  elle-même  an  «  fait  divin  »,  c'est-it- 
dire  une  réalité  que  les  forces  humaines  ou  naturelles  ne 
suffisent  pas  à  expliquer  et  qui  requiert  une  intervention 
divine  extraordinaire,  bref,  comme  un  véritable  miraclo 
social.  En  ce  sens,  elle  est,  dans  son  ordre,  un  fait  de 
même  espèce  que  le  miracle  physique  dans  le  sien.  Elle 
lui  é(piivaut  rigoureusement;  elle  exhibe  le  même  titre 
marqué  du  même  sceau. 

L'Eglise  peut  auSî!  être  considérée  sous  un  aspect  tout 
natui-el,  abstraction  faite  de  ses  causes  et  de  ce  qui  l'expli- 
que en  dernière  analyse.    Elle  apparaît   alors  comme  la 
.plus  vénérable  et  la  plus  bienfaisante  institution  de  l'hu- 
imanité,  comme  une  incomparable  éducatrice  morale,  etc., 
[et  donc  comme  éminemment  digne  de  foi.  Dans  ce  cas,  elle 
[n'est  <[u'un  témoin  du  surnaturel,  et  non  le  surnaturel  lui- 
même.  .\lors.    si    on  ajoute  foi   à  ce  qu'elle  dit,   on  croit 
fl'abord,   sur  son  témoignaj^e,    î*    une  intervention  divine 
extr:iordinaire,  puis,  .'i  cause  de  cette  intervention  divine, 
-lu  caractère  divin  de  la  doctrine  proposée. 

En  résumé,  pour  accepter  une  doctrine  ct/time  réfélée^ 
il  faut  accepter  d'abortl  U  fait  de  la  rrv^latuiti  ;  or  ce  fait 
implique  toujours  quelque  espèce  de  miracle.  Dire  :  <i  Dieu 
a  révélé  »,  cela  revient  à  dire  :  '(  Dieu  a  montré,  par  des 
lignes  surnaturels,  qu'une  certaine  doctrine  était  sienne.  » 


pour  les  cas  embarrassants,  la  région  obscure  dont 
on  ne  sait  rien  et  dont  on  peut,  par  conséquent,  tout 
supposer.  Un  tel  recours  au  surnaturel  ne  serait  pas 
raisonnable.  Cette  fuite  vers  les  ténèbres,  ce  «  saut 
dans  le  noir  »  légitimerait,  pour  le  coup,  les  railleries 
des  incrédules,  les  reproches  de  faiblesse  d'esprit 
ou  d'excentricité. 

Le  miraculeux  ne  sera  pas  non  plus  pour  nous  le 
résidu  toujours  provisoire  que  la  science  laisse  après 
elle,  la  tenu  incuf;nila  dont  les  limites  diminuent  à 
mesure  que  les  explorations  se  poursuivent,  l'Ilot 
dont  les  rivages  sont  incessamment  rongés  par  le 
flot  montant  des  découvertes,  el  dont  on  peut  pré- 
voir qu'il  finira  un  jour  par  disparaître.  Non,  ces 
caractères  tout  négatifs  ne  sont  point,  à  nos  yeux, 
ceux  du  miracle.  Nous  sommes  amenés  à  l'admettre 
comme  possible  et  vraisemblable  par  des  raisons 
positives,  d'ordre  philosophique,  qui  resteront  les 
mêmes,  quels  que  soient  les  progrès  futurs  de  la 
science.  Il  sera  éternellement  vrai  qu'il  y  a  un  Dieu 
et  que  ce  Dieu  peut  intervenir  dans  son  œuvre,  que 
des  motifs  se  présentent  capables  de  légitimer  son 
intervention  ;  et  qu'enfin  tout  ceci  s'accorde  avec  les 
indices  du  dessein  moral  que  nous  relevons  dans  le 
monde.  Les  miracles  ne  se  présentent  pas  à  nous 
«  comme  des  accidents  sans  lien  et  sans  signification, 
mais  comme  tenant  leur  place  dans  le  vaste  plan  du 
gouvernement  divin,  comme  complétant  un  système 
moral  [déjà  connu  par  ailleurs],  comme  reliant 
l'homme  à  son  créateur  et  comme  prétendant  lui 
fournir  les  moyens  de  s'assurer  le  bonheur  dans  un 
autre  monde  éternel  »'. 

111°  Comment  se  ferait  l'application 
des   principes   posés   aux    cas  concrets? 

1°  Les  conditions  hrquises  pour  L'ATTmBUTioN  d'un 
PRODIGB  A  Dieu.  —  D'après  ce  qui  précède,  ce  ne  sera 
pas  un  phénomène  extraordinaire  quelconque  qui 
nous  fera  penser  au  surnaturel.  Et  tout  ce  que  l'on 
dit  parfois  sur  le  caractère  «  merveilleux  »  des  dé- 
couvertes scientifiques,  sur  leurs  analogies  avec  le 
miracle,  est  ici  complètement  hors  de  propos.  Il  n'y 
a  aucune  apparence  que  les  propriétés  singulières  du 
radium  soient  dues  à  une  intervention  spéciale  delà 
divinité;  et  même  les  gens  les  moins  instruits  rai- 
sonneraient mal  s'ils  prenaient  pour  des  miracles  le 
phonographe  ou  le  téléphone.  En  effet,  ces  phéno- 
mènes sont  d'abord  constants,  semblables  à  eux- 
mêmes,  et  sans  savoir  les  expliquer,  on  peut  connaître 
les  conditions  fixes  de  leur  apparition  ou  même  le 
moyen  de  les  obtenir.  Devant  eux, on  est  en  présence 
d'une  loi,  inconnue  peut-être,  mais  régulière.  De  plus,  \ 
rien  dans  leurs  entours  ne  peut  faire  soupçonner 
quelque  intention  religieuse  ou  morale,  pour  laquelle 
Dieules  aurait  produits^. 

Les  seuls  phénomènes  extraordinaires  qui  puissent 
être  candidats  au  titre  de  miracle  sont  donc,  en 
premier  lieu,  des  phénomènes  d'exception;  des  évé- 
nements rpii  portent  la  marque  de  la  liberté  et  qui 
aient  au  moins  l'apparence  d'avoir  pour  origine  les 
intentions  d'une  volonté  maîtresse  de  ses  fins  et  de 
ses  moments.  En  outre,  ceux-là  seuls  seront  suscep- 
til^les  de  s'encadrer  dans  le  plan  du  gouvernement 
de  l'univers  qui  fourniront  l'indice  que  Dieu  se  sert 
d'eux  comme  truchement.  Non  seulement  rien  en 
eux  ne  devra  contredire  la  droite  raison  ou  cl)oquer 
le  sens  moral  bien  développé,  mais  encore  ils  ne 
devront  point  être  des  phénomènes  neutres  et  muets 
qui,  par  la  façon  dont  ils  se  produisent,  ne  disent  rien 
à    l'àme   préoccupée  des  problèmes   religieux.    Un 

1,  Newman  :  op.  cit.,  p.  22. 

2.  Cf.  ci-dessus  col.  519.  c   et  52%  », 


551 


MIRACLE 


552 


commentaire  sera  requis  pour  qu'ils  prennent  leur 
signification  :  commentaire  explicite  fourni,  soit  par 
la  prédication  d'un  thaumaturge,  soit  par  la  prière 
des  croyants;  ou  commentaire  en  action,  donné  par 
les  circonstances  ambiantes,  par  l'atmosphère  spiri- 
tuelle où  les  faits  éclosent.  «  Un  seul  caractère,  écrit 
M.  l'abbé  Bros,  donne  à  ces  faits,  outre  leur  étran- 
geté,  une  forme  particulière  :  c'est  que,  soit  avant, 
soit  après,  soit  pendant  leur  production,  ils  sont 
liés  à  des  phénomènes  religieux;  ces  phénomènes 
varient  sans  doute,  c'est  tantôt  une  prière,  parfois 
un  ordre  au  nom  de  Dieu,  ou  bien  un  simple  acte  de 
confiance  en  une  puissance  surnaturelle;  mais  ils 
ont  tous  un  point  commun,  et  cela  est  assez  frappant 
pour  être  remarqué  par  un  savant  impartial;  il  y  a 
là  les  indices  d'une  causalité  qu'il  serait  peut-être 
facile  de  découvrir.  » 

Par  tout  ceci,  l'on  voit  qu'un  miracle  divin  n'est 
pas  un  pur  prodige,  répai.,  mais  un  signe,  uT./jtio-'. 
Matthew  Arnold  prèle  gratuitement  des  absurdités 
à  ses  adversaires  lorsqu'il  résume  ainsi  leur  opi- 
nion :  «  Si  je  pouvais,  de  façon  visible  et  indéniable, 
changer  la  plume,  avec  laquelle  j'écris  ceci,  en 
essuie-plumes,  non  seulement  ce  que  j'écris  acquer- 
rait un  titre  à  être  admis  comme  vérité  absolue,  mais 
moi-même  je  me  trouverais  investi  du  droit  d'atlirmer 

—  et  d'être  cru  en  affirmant  —  les  propositions  les 
plus  ouvertement  opposées  aux  faits  ordinaires  et  à 
l'expérience.  »  C'est  là  déhgurer  entièrement  la 
notion  du  miracle  divin  et  la  confondre  avec  celle  de 
la  magie  ou  de  la  simple  prestidigitation.  Qu'un  es- 
camoteur nous  fasse  voir  un  tour  de  sa  façon,  qu'un 
sorcier,  s'il  en  existe,  stupéfie  ou  épouvante  ses 
clients, cela  ne  donne  ni  à  l'un  ni  à  l'autre  même  l'ap- 
parence d'être  les  porte-parole  de  la  vérité  infaillible. 
11  reste  à  voir  par  quels  moyens  le  prodige  a  été 
accompli,  si  c'est  par  des  trucs  proportionnés  au  ré- 
sultat obtenu,  ou  sans  moyens  naturels  assignables; 
et  dans  ce  dernier  cas,  la  question  n'est  pas  encore 
vidée.  Il  faut  maintenant  décider,  d'après  les  carac- 
tères du  fait,  de  son  milieu  et  de  ses  entours,  par  l'en- 
seignement même  dont  il  s'accompagne  et  qu'il  est 
censé  autoriser',  s'il  est  susceptible  d'être  pris  pour 
une  œuvre  divine.  Tant  que  ce  dernier  point  est  en 
suspens,  le  phénomène  demeure  à  tout  le  moins 
équivoque,  énigmatique,  suspect.  C'est  un  hiérogly- 
phe dont  les  spectateurs  intrigués  considèrent  la 
structure  bizarre  sans  pouvoir  le  déchiffrer,  une  mis- 
sive venue  on  ne  sait  d'où,  tracée  par  on  ne  sait 
quelle  main. 

■l'  L'ATTRmUTION  Ml':ME  ;  SES  PROCÉDÉS  ET  SA  VALEUR. 

—  Supposons  maintenant  un  homme,  muni  de  toutes 
les  certitudes  philosophiques  et  de  toutes  les  indica- 
tions de  fait  que  nous  avons  dites,  et  qui,  rencon- 
trant le  merveilleux  sur  sa  route,  l'attribue  à  une 
intervention  extraordinaire  de  Dieu.  Quel  est  ici  le 
procédé  logique  et  psychologique  employé?  et  que 
A'aut-il  ? 

A)  L'hypothèse  est  la  suivante.  Les  faits  qu'il  s'agit 
d'interpréter  sont  des  événements  réels,  bien  cons- 
tatés, indiscutables,  et  que  la  science  laisse  sans 
explication.     Ils    s'accomplissent    en    faveur    d'une 

1.  Nous  avons  dit  ailleurs  comment  ce  dernier  trait 
pouvait  entrer  en  ligne  de  compte  sans  cercle  vicieux. 
«  On  doit  juger  du  prodige,  non  point  directement  par  la 
doctrine  qu'il  atteste  ou  qu'il  expi'ime,  mais  de  cette  doc- 
trine, et  conséquemment,  du  prodige  lui-même,  par  une 
autre  doctrint:  indépendante...  Pour  apprécier  le  fait  et 
la  doctrine  attestée,  je  me  sers  de  principes  Tenus  d'une 
source  ditTérente  :  avant  de  considérer  l'un  et  l'autre, 
j'avais  déjà  une  conscience  formée,  certaines  idées  sur 
l'honnêteté  et  la  décence,  certaines  convictions  philosophi- 
ques ou  religieuses.  »  Immanence^  p.  225. 


certaine  doctrine,  qui  prétend  être  une  révélation  :  ils 
l'annoncent  ou  la  confirment.  Ils  se  passent  dans  les 
sanctuaires   d'une  certaine  religion,   à   l'invocation 
de  son  Dieu  ou  de  ses  saints,  au  commandement  de 
son  fondateur  ou   de  ses  apùtres.  Par  ailleurs,   la 
façon  dont  s'opèrent   les  prodiges,   les  idées  qu'ils 
attestent,  les  circonstances  qui  les  accompagnent  ne 
sont  pas  seulement  irréprochables  au  point  de  vue 
moral,  mais  encore  de  nature  à  élever  les  âmes  vers 
Dieu,  à  les  ennoblir,  à  les  pousser  vers  le  bien.  Si 
quelque  mystère  est  proposé,  rien  en  lui  de  puéril, 
ou  qui  ressemble  à  ces  absurdités  gratuites  et  sté- 
riles, inventées  à  plaisir  pour  amuser  ou  scandaliser 
la  raison.  De  ses  ténèbres  émergent  des  apparitions 
lumineuses,  dont  l'intelligence  ne  sait  si  elles  sont 
réelles  ou  non,   mais  où   elle   n'aperçoit  du  moins 
aucune  dilTormité  évidente.  Enfin  la  bienfaisante  ef- 
ficacité de  la  doctrine  en  question  se  trouve  confir- 
mée par  son  influence  dans    la   société  humaine... 
Faut-il  donc  conclure  que  les  prodiges  opérés  en  sa 
faveur  sont  divins?  et  que, par  conséquent,  elle  n'est 
pas  une  doctrine  humaine,  où  de   l'or  pourrait  être 
emprisonné  dans  une  gangue,  mais  la  pure  révéla- 
tion de  Dieu?  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  suspendre 
son  jugement,  se  dire  qu'on  se  trouve  devant  l'inex- 
plicable,  devant  des   coïncidences,   singulières  à  la 
vérité,   mais  peut-être  fortuites,  amenées  par  le  jeu 
de  causes  naturelles  inconnues  ?  Nous  ne  connais- 
sons pas  le  tout  de  la  nature,  ses  puissances  et  vir- 
tualités cachées.  L'inconnu  est  peut-être  là.  Qui  sait? 
L'avenir  peut-être  et  les  futures  découvertes  scienti- 
fiques le  démasqueront.  Comment  donc  l'exclure  lé- 
gitimement?  Nous  voici   rendus   au   point  le  plus 
délicat  et   le  plus    difficile    de    l'interprétation   des 
faits. 

Pourquoi  préférer  Dieu  à  l'inconnu  ?  Parce  que 
toutes  les  raisons  posilires  sont  pour  Dieu,  tandis 
qu'il  n'y  en  a  aucune  en  faveur  de  l'inconnu.  J'ai  par 
devers  moi  une  explication  pleinement  satisfaisante, 
et  qui  répond  exactement  à  toute  la  question  posée. 
Je  connais  une  cause  capable  de  produire  le  résul- 
tat ;  je  la  sais  présente  ;  je  la  vois,  tout  à  l'entour  de 
l'événement  merveilleux,  plier  la  matière  à  des  fins 
intelligentes  et  morales,  analogues  à  celle  que  je 
pressens  ici;  de  plus,  tous  les  indices  recueillis  me 
rendent  son  action  vraisemblable  en  l'occurrence. 
Pourquoi  lui  donner  l'exclusive  et  me  réfugier  dans 
l'inconnu  ?  Celui-ci,  en  vertu  de  l'hypothèse  même, 
est  un  pur  x  dont  j'ignore  tout,  l'existence,  la  pré- 
sence, l'action,  et  qui  ne  se  manifeste  par  aucun 
indice  ;  sans  cela,  il  ne  serait  plus  l'inconnu.  C'est 
donc  une  simple  possibilité  abstraite  et  indétermi- 
née, dénuée  de  probabilité  positive,  que  je  ferais 
surgir  uniquement  pour  éviter  de  conclure  à  Dieu. 
Cette  manière  de  raisonner  ne  serait  employée  en 
aucun  autre  domaine.  Toutes  les  fois  que  l'homme 
ne  connaît  à  un  événement  qu'une  seule  cause  vrai- 
semblable, il  conclut  que  c'est  elle  qui  agit  et  non 
point  un  :r.  Lorsque  le  savant  a  relevé  les  conditions 
d'un  phénomène,  qu'il  les  sait  présentes  et  qu'il  les 
suppose  libres  d'opérer,  il  prononce  sans  hésiter 
qu'elles  agissent  et  leur  attribue  le  résultat.  Et 
jamais  il  ne  lui  viendra  en  pensée  que  quelque 
cause  inconnue  s'est  glissée  à  leur  place  pour  mimer 
leur  façon  d'agir. 

Qu'on  ne  s'y  trompe  pas  en  effet  :  conclure  à  une 
cause  parce  qu'elle  est  la  seule  vraisemblable,  n'est 
pas  un  «  hapax  »  de  raisonnement,  un  procédé  qui 
ne  sert  qu'en  apologétique.  Partout  on  raisonne  de 
même.  Nulle  part,  —  nous  avons  eu  plus  d'une  occa- 
sion de  le  rappeler,  —  on  ne  voit  la  cause  produire 
l'elfet.  L'influx  causal  n'est  pas  objet  d'expérience, 
ni  de  science  positive.  De  la  liaison  de  deux  faits  on 


553 


MIRACLE 


554 


conclut  leur  rapport  causal.  Mais  à  qui  liirait,  par 
exemple  :  le  premier  fait  n'est  qu'un  antécédent  sans 
ellicacité,  et  c'est  d'une  cause  occulte  que  vient  l'ef- 
fet, —  il  n'y  aurait  rien  à  répondre  d'immédiatement 
évident  au  point  de  vue  de  l'expérience  et  du  raison- 
nement scientilique.  Et  c'est  pourquoi  Voccasiona- 
lisme  I  est  si  dilUcile  à  réfuter.  On  ne  le  réfute  pas 
sur  le  terrain  des  faits.  11  ne  nie  aucune  évidence 
d  observation.  On  le  réfute  uniquement  par  un  ap- 
pel au  principe  de  raison  sutlisante,  en  tout  sembla- 
ble à  celui  dont  on  se  sert  dans  le  cas  du  miracle. 
Par  exemple,  on  dira  que  le  cliarbon  incandescent 
approché  du  bois  est  la  cause  de  la  brûlure.  Poui-- 
quoi  ?  parce  que  nous  avons  en  lui  une  cause  pro- 
portionnée à  l'elïet,  capable  de  le  produire,  possé- 
dant en  elle  l'analogue  de  ce  qui  apparaîtra  dans  le 
résultat.  Nul  motif  n'existe  de  chercher  plus  loin.  11 
n'y  a  pas  à  penser,  bien  que,  si  l'on  met  de  côté  le 
principe  de  raison  suffisante,  la  chose  soit  théori- 
quement possible,  que  quelque  «  malin  génie  », 
comme  disait  Descartes,  substitue  son  action  à  celle 
du  feu  et  produit  à  sa  place  la  brûlure.  De  même, 
dans  le  cas  du  miracle,  la  seule  cause  vraisemblable 
est  Dieu.  11  n'y  a  pas  à  penser,  bien  que  ce  soit  théo- 
riquement possible,  ablraction  faite  du  principe  de 
raison  suffisante,  qu'une  cause  occvilte  agit  là  où 
Dieu  semble  agir,  où  il  a  toutes  les  raisons  d'agir. 
Et  voilà  pourquoi  tombe  à  faux  l'objection  d'appa- 
rent bon  sens  que  l'on  formule  parfois  contre  le 
recours  à  la  causalité  divine.  L'action  de  n'importe 
quelle  cause  naturelle,  dit-on,  est  plus  vraisemblable 
qu'une  action  miraculeuse  de  Dieu.  \n  contraire, 
répondrons-nous  ;  il  y  a  des  cas  où  cotte  dernière,  de 
par  toutes  les  considérations  que  nous  avons  rappe- 
lées, est  plus  vraisemblable  que  n'importe  quelle 
autre,  et  même  la  seule  vraisemblable. 

De  quelque  façon  que  l'on  retourne  la  difficulté 
des  causes  inconnues,  on  n'y  trouvera  pas  autre 
chose  à  opposer  au  miracle  qu'une  pure  possibilité 
négative.  Les  faits  passés  auxquels  on  essaie  de 
l'appuyer,  les  prévisions  de  l'avenir  vers  lesquels  on 
la  tend,  n'j'  ajoutent  rien  et  n'en  changent  point  la 
nature.  Pour  épuiser  le  sujet,  il  reste  à  le  rappeler 
en  quelques  mots. 

Des  faits,  censés  jadis  miraculeux,  ont  été  expli- 
qués scientiUquement.  Donc  conclut-on,  tout  ce  qui 
n'a  pas  aujourd'hui  d'explication  naturelle  peut 
demain  en  recevoir  une.  Pour  que  nos  considérations 
sur  le  plan  divin  et  la  vraisemblance  antécédente  du 
miracle  ne  restent  pas  à  l'état  de  pure  théorie  sans 
application  concrète,  une  condition  est  requise  : 
c'est  qu'il  y  ait  des  faits  naturellement  inexpliques. 
Or  cette  condition  varie  avec  le  développement 
scientilique.  La  perfectibilité  indélinie  de  la  science 
évoque  devant  nos  jeux  la  perspective  de  la  dispari- 
tion progressive  du  miracle.  Dès  lors,  notre  conclu- 
sion, appuyée  sur  un  fondement  qui  se  rétrécit  et 
qui  menace  de  disparaître,  devient  elle-même  bran- 
lante. —  Nous  avons  déjà  rencontré  ces  idées  et, 
tout  en  réservant  notre  réponse  de  fond  qui  ne  sau- 
rait précéder  l'examen  des  faits,  nous  avons  observé 
que  la  perfectibilité  indélinie  de  la  science  était  un 
simple  postulat,   que  rien  n'appuie  positivement  -. 

1 .  On  sait  que  cette  doctrine  de  Malebranche  dénie 
toute  efficacité  réelle  aux  causes  secondes. 

2.  Ci-dessus  col.  527  et  ■">28.  Nous  avons  vu  à  cet  en- 
droit que  les  cas  d'explications  naturelles  données  à  de 
prétendus  miraeles  ont  été  relativement  rares.  Si  l'on 
meta  part  la  catégorie  des  maladies  nerveuses,  simulant 
des  maladies  organiques  et  guéries  instantanément  p«r 
suggestion,  ils  se  réduisent  presque  à  rien.  La  masse  du 
merveilleux  a  plutôt  été  réduite  par  la  critique  historitiue 
que  par  les  explications  naturalistes. 


Rien  ne  nous  assure  que  la  science  doive,  un  jour, 
tout  expliquer.  Nous  avons  noté  aussi,  dans  l'argu- 
ment, un  passage  indu  à  la  limite.  Il  est  entendu 
qu'une  cause  inconnue  peut  simuler  le  miracle,  et 
qu'on  peut  s'y  tromper,  et  qu'on  s'y  est  trompé.  Seu- 
lement il  ne  suit  pas  de  là  qu'on  ail  le  droit  de 
soupçonner  partout  la  présence  de  l'erreur.  Nous 
verrons  bientôt  avec  quel  degré  de  rigueur  elle  peut 
être  exclue'.  Quoi  qu'il  en  soit,  si  l'on  raisonnait  en 
d'autres  matières  comme  nos  adversaires  le  font 
dans  la  question  du  miracle,  aucune  certitude  n'y 
tiendrait.  Parce  que  certains  calculs  se  sont  trouvés 
faux,  faut-il  n'accepter  aucun  calcul  qu'à  titre  provi- 
soire ?  Parce  que  certaines  explications  scientifiques 
ont  été  reconnues  inexactes,  a-t-on  le  droit  de  se 
méfier  de  tonte  la  science  ?  Est-il  j90si<iremen< />;o- 
hable,  à  cause  de  ces  rectifications  partielles,  que 
tout  y  est  faux?  et  par  exemple,  que  l'on  découvrira 
un  jour  que  l'hydrogène  et  l'oxygène  ne  sont  pas  les 
composants  de  l'eau,  mais  qu'elle  provient  d'un  ter- 
tium  quid,  resté  jusqu'ici  dans  l'ombre?  Sans  doute 
la  matière  du  miracle,  —  matière  religieuse,  psycho- 
logique, historique  et  métaphysique,  —  est  infini- 
ment plus  délicate  à  manier  que  ces  grosses  évi- 
dences scientifiques.  Mais  le  bon  de  celles-ci  est 
précisément  qu'elles  font  saillir  brutalement  la  dif- 
formité d'un  procédé  qui  se  dissimule  ailleurs.  Lais- 
sons donc  de  côté  ces  soupçons  généraux,  qui  ne  sont 
que  des  nuées.  Il  n'y  a  ici  que  des  questions  d'es- 
pèces. Dans  le  problème  du  miracle,  comme  partout, 
il  arrive  que  l'on  confonde  une  cause  apparente  avec 
une  cause  réelle.  Parfois  aussi,  comme  partout,  entre 
deux  causes  vraisemblables  au  premier  coup  d'oeil, 
un  examen  plus  approfondi  permettra  de  choisir. 
Parfois  enfin,  comme  partout,  la  question  pourra 
demeurer  indécise.  Voilà  un  terrain  concret  et  so- 
lide, où  l'on  peut  se  tenir  et  avancer.  Mais  dire  : 
«  parce  qu'on  s'est  trompé  quelquefois,  peut-être  se 
trompe-t-on  toujours  »,  c'est  reprendre,  à  propos 
d'un  sujet  spécial,  le  «  Qui  sait?  »  du  scepticisme 
universel  ;  c'est  émettre  une  assertion  en  l'air  et  évo- 
quer une  possibilité  sans  fondement  positif. 

B)  Quels  sont  les  caractères  et  la  qualité  de  la  cer- 
titude dont  nous  venons  de  décrire   l'acquisition? 

a.  —  Le  minimum  de  la  certitude.  —  En  général, 
elle  implique  au  moins  ceci.  La  nue  possibilité 
théorique  et  négative  des  causes  inconnues  ne 
constitue  pas  un  motif  suffisant  de  douter.  Le  doute 
reste  possible,  mais  il  ne  saurait  être  fondé  en  rai- 
son. La  prudence  permet,  conseille  l'assentiment. 
Car  l'inconnu  est  improbable;  il  n'est  pas  seule- 
ment dépourvu  de  raison,  il  y  a  des  raisons  de 
l'exclure.  Dans  les  sujets  neutres,  que  nous  avons 
rapprochés  de  celui  du  miracle,  personne,  à  moins 
d'une  originalité  d'esprit  exceptionnelle,  ne  préfé- 
rera la  nue  possibilité  à  une  vraisemblance  posi- 
tive. La  chose  pourtant,  là  aussi,  serait  faisable. 
Mais  ce  serait  caprice  évident,  bizarrerie  sans  intérêt 
et  sans  fruit.  Au  contraire,  la  question  du  miracle 
a  de  tels  tenants  et  aboutissants,  elle  commande  de 
façon  si  immédiate  l'aménagement  de  notre  vie  mo- 
rale, que  le  recul  de  l'esprit  devant  une  conclusion 
positive  est  ici  concevable.  On  voit  que  la  certitude 
dont  il  s'agit  n'est  pas  celle  d'une  démonstration 
mathématique,  où  la  vérité  s'impose  de  toute  né- 
cessité, investissant  l'esprit  de  toute  part  sans  qu'il 
trouve  un  coin  d'ombre  pour  lui  échapper.  C'est 
une  certitude  où  la  sagesse  pratique,  la  volonté 
droite,  la  prudence  ont  leur  rôle  à  jouer. 

b.  —  Le  maximum  de  la  certitude.  —  Souvent  ce- 

1.  Cf.  ci-dessous,  B.  Il  y  a  des  cas  où  elle  est  métaphy- 
siquement  impossible. 


555 


MIRACLE 


556 


pendant,  il  y  am-a,    dans    l'atlirmalioii  du   miracle, 
beaucoup   plus   que   nous    n'avons  dit.   Des   cas  se 
présenteront  où  la  nue  possibilité  de  l'inconnu  na- 
turel n'existera  même  pas.    On  a  beau  insister  sur 
les  virtualités   secrètes    de    la   nature  physique  ou 
psychologique,  et  sur  notre  ignorance  à  leur  égard  : 
il  y   a    de  ce  coté    des  bornes  qu'une    intelligence 
saine  refusera    obstinément    de    franchir.   Nous  ne 
connaissons  pas  les  limites  positives  des  forces  na- 
turelles, mais  nous  en  connaissons  certaines  limites 
négali%'es.  Nous  ne  savons  pas  bien  jusqu'où  elles 
vont,   nous    croyons    pouvoir    allirmer    qu'elles    ne 
vont  point  ici  et  là.  En  combinant  de    l'oxygène  et 
de  l'hydrogène,   on  n'obtiendra  y<imrtis  du  chlore; 
en  semant  du  blé,  on    n'obtiendra  jamais  des  ro- 
ses; et  de  même  une  parole    humaine    ne   suffira /«- 
mais    par   elle-même   à    calmer  les    tempêtes   ou  à 
ressusciter  les  morts'.   Contre  cela,  il  n'y  a  pas  de 
possibilité,   même     négative,   qui     tienne,    pas   de 
«  peut-être  »,  si  en  l'air  qu'on  le  suppose,  qui  puisse 
subsister.  Si  quelqu'un,  en  semant  du  blé,  croit  que 
peut-être  des  rosiers  vont  sortir  de  ses  graines  ;  si, 
en  combinant    de    l'oxygène  et   de    l'hydrogène,  il 
croit  que  peut-être  il  obtiendra  du  chlore;   ou  s'il 
pense  que  peut-être  sa  parole  aura  pouvoir  sur  les 
morts   et  les  tempêtes,  c'est  un  anormal.   Des  expé- 
riences en  nombre  inlini  et  inliniment  variées,  ins- 
tituées dans  toutes   les    circonstances   imaginables 
depuis  que  le  monde  est  monde,  nous  assurent  que 
ces    résultats    sont  purement  impossibles   pour  la 
nature  laissée  à  elle-même.  Si  elle  avait  la  vertu  de  les 
produire,  sans  doute,  une  fois  ou  l'autre,  dans  celte 
infinie  différenciation  des  circonstances,  elle  les  eût 
produits.   Mais  c'est  surtout   dans  certaines  coïnci- 
dences, évidemment  amenées  par  une  Volonté  mai- 
tresse    des    choses,  que  ces  impossibilités  apparaî- 
tront,  a   En    ouvrant    la    bouche    d'vin  poisson  pris 
dans  le  lac,  il   est    possible  que   j'y    trouve    un    di- 
drachme;   mais   que  Jésus,    quand    on  demande  à 
Pierre  si  son  maître  ne  payera  pas,  lui  aussi,  l'im- 
pôt pour  le  temple,  dise   à  Pierre  :  «  Je  pourrais  ne 
«   pas  payer;  mais,  pour  ne  pas  les  scandaliser,  va  à 
«  la  mer,  jette  l'hameçon,  prends  le  premier  poisson 
«  qui  montera,  ouvre-lui  la  bouche  et  tu  y  trouveras 
«  un  statère  :  prends-le  et  paye  pour  moi  et  pour 
«   toi  »,  et  que  tout  se  passe  comme  il  le  dit,  com- 
ment se  refuser  à  voir  là  un  miracle?  On  peut  nier 
le   fait,   mais  nul  ne  niera,  dans   les  circonstances 
ainsi  données,  le  caractère  transcendant  du  fait-.  » 
L'accumulation  de  coïncidences  semblables  Unit  par 
former  un  poids   si  lourd  que,  à  supposer  les   faits 
réels,    il   devient   presque  impossible    d'y  résister. 
«  Voilà  un  homme  qui  se  donne  comme  l'envoyé  de 
Dieu  et   qui   fait   des  miracles   pour    accréditer   sa 
mission...    Cet   homme  est  entouré  d'ennemis  qui 
l'épient  en  toutes  ses  démarches,  ils  ont  tout  intérêt 
à  le  montrer  comme  un  imposteur,  à  démasquerses 
faux  miracles,  et  nous  les  voyons  qui  s'y  essaient  de 
leur  mieux.  Or  jamais  ils  ne  l'ont  surpris  à  feindre, 
et  eux-mêmes    sont     les    premiers    à    reconnaître 
qu'il  a  guéri,  qu'il  a  ressuscité,  qu'il  a  fait  toutes  sor- 
tes de  miracles...  Et  cet    homme    ne    fait  pas  seule- 
ment quelque  prodige,  de    telle  espèce  déterminée, 
dans  telle  et  telle  circonstance;   mais  il  en  fait  des 
centaines  en  tout  genre,  de  toutes   les  façons  :  il  dit 
à  la  mer  de  se  calmer,  et  elle  se  calme,  à  des  morts 
de  se  lever,  et  lisse  lèvent;  il  multiplie  les  pains,  il 
change    de    l'eau    en    vin  ;   il  maudit   un   arbre    et 

1.  On  se  souvient  de  l'objection  adressée  par  M.  Loisy 
à  M.  Le  Roy  :  le  pouvoir  de  l'esprit  sur  la  matièi'c  ne  Ta 
certainement  pas  jusqu'à  la  réanimation  des  cadavres. 

2.  J.-V.  Bainvel  :  Nature  et  surnaturel^,  p.   299. 


l'arbre  se  dessèche;  il  dit  :  C'est  moi,  et  les  soldats 
qui  viennent  le  prendre  tombent  à  la  renverse;  il 
dit:  Jetez  vos  filets  de  ce  côté,  et  les  filets  sont  tout 
à  coup  remplis,  après  mille  essais  infructueux  du- 
rant toute  une  nuit  ;  il  guérit  toutes  les  maladies 
d'un  mot,  ou  par  simple  attouchement,  de  près,  de 
loin,  tantôt  exigeant  la  foi,  tantôt  opérant  sans  que 
le  malade  se  doute  de  rien,  etc.,  etc...  Je  ne  sais  pas 
tout  ce  qu'on  peut  attendre  de  la  nature;  mais  je 
sais  bien  qu'elle  n'est  pas  ainsi  à  la  disposition  des 
hommes;  devant  cette  multitude  de  faits,  cette  va- 
riété de  circonstances,  toutes  les  causes  d'erreur 
sont  éliminées  ;  la  transcendance  du  fait  devient  ma-  > 
nifeste'.ii  Enfin  si  tout  ce  merveilleux  se  trouve 
mis  au  service  d'une  révolution  morale,  la  plus  pro- 
fonde et  la  plus  bienfaisante  qu'ail  subie  l'huma- 
nité, l'intervention  divine  apparaît  si  évidente 
qu'aucune  échappatoire  ne  reste  ouverte. 

Malgré  tout  cependant,  j'estime  qu'un  esprit,  qui 
a  fermement  pris  parti  contre  le  surnaturel,  peut  se 
roidir  encore  contre  ces  évidences.  Peut-être  n'affir- 
mera-t-il  pas  carrément  qu'il  possède  une  explication 
satisfaisante  dans  les  causes  naturelles  inconnues, 
mais  du  moins  il  se  refusera  à  conclure  en  aucun 
sens.  J'ai  dit  :  à  supposer  que  les  faits  soient  réels. 
Dans  les  cas  dont  nous  parlons,  c'est  en  effet  à 
propos  de  cette  réalité  que  le  doute  sera  plus  aisé. 
On  échappera  surtout  au  miracle  en  se  rejetant  sur 
les  difficultés  critiques,  sur  l'authenticité  et  l'inter- 
prétation des  documents'-. 

c.  —  La  certitude  en  question  est  une  certitude  mo- 
rale. Rôle  de  la  volonté.  —  La  certitude  dont  nous 
parlons  peut  donc  être  appelée  monde,  au  sens 
qu'OUé-Laprune  a  donné  à  ce  mot.  C'est  en  ell'etune 
certitude  qui  porte  sur  des  questions  religieuses  et 
morales,  où  le  doute  est  toujours  possible,  où  il  peut 
être  suggéré  comme  écarté  par  les  dispositions  de  la 
volonté.  Ce  peut  être,  en  beaucoup  de  cas,  sinon  en 
tous,  une  certitude  libre,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  une 
certitude  arbitraire  ou  mal  fondée.  Elle  ne  consiste 
pas  en  effet  à  tordre  son  esprit  pour  le  tourner  vio- 
lemment du  c6té  d'une  hypothèse  préférée;  elle  ne 
fait  pas  voir  réel,  en  vertu  d'un  décret  subjectif,  ce 
qui  ne  l'est  pas.  Mais  elle  résulte  d'une  volonté 
loyale  et  franche,  qui  n'a  pas  peur  de  la  lumière,  et 
qui  prend  librement  et  méritoirement  la  position 
qu'il  faut  pour  bien  voir.  On  ne  voit  pas  ce  que  l'on 
veut,  mais  on  est  libre  de  prendre  la  position  où  l'on 
verra  ce  qui  est.  La  nue  possibilité  de  la  cause  natu- 
relle inconnue  est  une  chose  trop  vide  et  trop  légère 
pour  que  l'esprit  s'y  suspende;  mais  des  apports 
étrangers,  préventions  ou  intérêts,  peuvent  l'étoffer 
et  la  remplir.  Pour  déterminer  l'esprit  à  embrasser 
cette  hypothèse,  il  faut  chez  lui  la  répugnance  in- 
vincible, le  parti  pris  contre  le  surnaturel.  Avec 
cela,  elle  pourra  suffire  :  sans  cela,  non. 

Cette  influence  des  dispositions  morales  est  sur- 
tout visible  chez  les  esprits  que  j'appellerai  critiques, 
sans  attacher  aucun  sens  favorable  ou  péjoratif  à  ce 
mot  :  je  veux  dire  ceux  qu'un  motif  quelconque,  de 
l'ordre  intellectuel  ou  de  l'ordre  affectif,  aura  poussé 
à  la  recherche  curieuse  des  raisons  de  douter.  D'au- 
tres, —  la  plupart  assurément  parmi  ceux  qui  ad- 
mettent les  certitudes  antécédentes  que  nous  avons 
dites,  —  n'auront  même  pas  l'idée  du  doute.  La 
possibilité  abstraite  des  causes  inconnues  ne  se 
présentera  même  pas  à  eux,  et  c'est  d'instinct,  tout 
naturellement,  qu'ils  adopteront  l'hypothèse  seule 
appuyée  de  motifs  suffisants,  la  seule  cause  positive 

1.  Ibid.,  p.  299  et  300. 

2.  Ces  questions  seront  examinées  dans  la  I!"  Partie  de 
cet  article. 


MIRACLE 


r>8 


et  satisfaisante  qu'ils  connaissent.  Ceci  n'implique 
cependant  pas  que  la  volonté  ne  joue,  en  ce  cas, 
aucun  rôle.  Elle  peut  avoir  des  habitudes  profondes, 
des  attitudes  prises  non  sans  mérite,  une  absence  de 
passions  qui  rende  raison  de  ses  démarches  les  plus 
instinctives  en  apparence. 

Tout  cf  ijui  précode  ne  doit  pas  donner  l'idée  que 
lacerlitude  du  miracle  soit  une  certiludemalappuyée. 
Ce  serait  en  elTet  une  ijrossière  méprise  que  de  con- 
fondre les  dispositions  du  sujet  avec  les  motifs  de 
ses  jugements.  Il  ne  faut  pas  croire  qu'à  une  certi- 
tude, où  la  volonté  intervient,  corresponde  néces- 
sairement un  objet  vacillant  ou  incertain.  On  sait 
assez  qu'en  philosophie,  par  exemple,  aussi  bien 
qu'en  histoire,  les  thèses  les  mieux  appuyées  ne  sont 
pas  à  l'abri  de  contestations,  dont  l'origine  est  très 
souvent  la  variété  des  tendances  du  sentiment.  Et 
il  est  superllu  d'insister  sur  ce  fait  bien  connu  que 
la  claire  vision  de  certaines  vérités,  nécessaires 
pourtant,  —  telles  que  l'exislence  de  Dieu  ou  l'im- 
mortalité de  l'âme  —  requièrent,  pour  l'ordinaire  au 
moins,  une  jiréparalion  morale.  L  Eglise  catholique 
enseigne  aussi  que  la  certitude  de  la  foi  est  une  cer- 
titude libre  et  cependant  la  mieux  fondée  de  toutes. 
De  même,  le  caractère  moral  de  la  certitude  du  mi- 
racle n'ôle  rien  à  sa  solidité.  Il  sullit  que  les  motifs 
en  soient  bons  et  qu'ils  s'imposent  à  une  vue  que 
rien  n'olTusque. 

d-  —  Le  lien  du  miracle  et  de  la  yérité  qu'il  atteste. 

—  Quelle  est  enfin  la  fermeté  du  lien  qui  rattache  à 
lacerlitude  du  miracle, celle  de  la  vérité  qu'il  atteste? 
Nous  n'avons  pas  à  nous  demander  si,  une  fois  la 
première  acquise  et  tant  qu'elle  subsiste,  la  seconde 
peut  venir  à  manquer,  à  cause  par  exemple  d'une 
défaillance  de  la  volonté.  Ce  serait  aborder  une  ques- 
tion qui  n'olTre  pas  d'intérêt  direct  pour  notre  recher- 
che actuelle.  Mais  nous  devons  dire  que,  si  la 
certitude  du  miracle  disparait,  la  certitude  de  la 
vérité  qu'il  atteste  ne  peut  absolument  pas  subsister. 
Que  le  fondement  s'écroule,  et  ce  qui  est  bâti  des- 
sus tombera  du  même  coup.  Or,  comme  la  première 
certitude  dépend,  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  de  dis- 
positions morales,  la  seconde  en  dépend  donc  aussi 
et  dans  la  même  mesure. 

Et  par  conséquent  entin,  ces  dispositions  de  la 
volonté  doivent  persévérer  sous  l'acceptation  de  la 
vérité  attestée,  comme  une  condition  indispensable. 

—  Mais,  cela  entendu,  il  importe,  ici  plus  encore  qu'ail- 
leurs, de  se  souvenir  de  la  distinction  établie  entre 
les  motifs  de  la  créance  et  les  dispositions  du  crojant. 
Que  celles-ci  soient  contingentes,  cela  n'empêchera 
pas  le  fondement  de  la  créance  d'être  métaphysique 
et  absolu.  Dans  le  cas  présent,  il  n'est  autre  que  la 
véracité  divine.  Dieu  ne  peut  ni  opérer  des  miracles, 
ni  permettre  qu'il  en  soit  opéré  au  profit  du  faux.  Si 
des  faits  certains,  et  tels  que  nous  les  avons  décrits, 
étaient  présentés  à  l'homme,  et  si  l'homme  se  trom- 
pait en  les  jugeant  comme  nousavons  dit,  c'est  Dieu 
même  qui  l'induirait  en  erreur.  En  eiTet,  dans  l'es- 
pèce, le  miracle  est  mis  en  connexion  expresse  avec 
la  doctrine.  Le  thaumaturge,  par  exemple,  s'y  réfère 
comme  à  la  preuve  de  ce  qu'il  enseigne.  Il  dit  à 
ceux  qui  l'écoutent  :  «  Pour  vous  prouver  que  je 
viens  de  la  part  de  Dieu,  je  vais  faire  marcher  ce 
paralytique.  »  Et  le  paralytique  marche.  D'autres 
connexions  du  même  genre  sont  fournies  par  les 
circonstances  où  le  miracle  s'opère.  Devant  un  tel 
spectacle,  partout  et  toujours,  l'homme  moyen, 
qu'aucune  passion  ne  préoccupe,  dira  :  le  doigt  de 
Dieu  est  là.  Il  le  dira  instinctivement,  spontané- 
ment, naturellement.  D'autre  part  l'homme  averti 
de  la  dilhculté,  l'esprit  criti(iue  arrivera  aux  mêmes 
conclusions,  si  sa  réllexion  suit  la  marche  tracée  en 


ce  chapitre,  conformément  aux  règles  de  la  logique, 
de  la  prudence  et  de  la  droiture  morale.  Il  conclura 
à  écarter  toute  autre  explication  que  l'explication 
surnaturelle.  Et  néanmoins  l'un  et  l'autre  se  trom- 
peraient! Ils  se  tromperaient,  non  pas  accidentelle- 
ment, par  suite  d'une  circonstance  personnelle, 
temporaire  ou  locale,  d'une  ignorance  ou  d'une  dé- 
pravation particulière,  mais  normalement,  natu- 
rellement, en  suivant  la  droite  pente  de  leur  raison, 
en  faisant  usage  de  toute  leur  intelligence,  de  toute 
leur  loyauté  et  de  toute  leur  prudence.  Ce  serait 
l'erreur  forcée,  invincible.  Et  cette  erreur  porte- 
rait sur  les  plus  importants  problèmes  :  sur  les 
volontés  de  Dieu  à  l'égard  de  ses  créatures,  sur  le 
chemin  du  vrai  et  du  bien  en  matière  religieuse 
et  morale,  sur  le  chemin  du  salut.  Tout  ceci  parait 
incroyable,  s'il  existe  un  Dieu  juste  et  vcridique. 
Ce  Dieu  ne  peut  permettre  les  événements  qui 
détermineraient  une  pareille  erreur;  il  ne  peut  lais- 
ser s'établir  ces  connexions  intimes,  expresses  entre 
une  doctrine  fausse  et  des  prodiges  indiscutables, 
portant  le  cachet  divin.  Car  elles  amèneraient 
infailliblement  les  conditions  funestes  et  irrémédia- 
bles dont  nous  parlons.  Pour  la  même  raison,  Dieu 
ne  saurait  permettre  que  des  prodiges,  apparents 
ou  réels,  opérés  au  profit  de  l'erreur  par  un  agent 
quelconque,  soient,  en  droit  et  par  eux-mêmes, 
indiscernables  des  miracles  divins  K  L'impossibilité 
devient  plus  criante  à  mesure  que  l'on  prête  à  l'er- 
reur une  plus  grande  durée  et  une  extension  plus 
large.  Qu'une  pareille  duperie  parvînt  à  s'accréditer 
durant  des  siècles,  auprès  d'une  portion  notable  de 
l'humanité,  ce  serait  le  plus  grand  scandale  qu'il 
soit  possible  d'imaginer.  Si  donc  Dieu  s'intéresse  au 
sort  moral  de  ses  créatures,  il  se  doit  à  lui-même  de 
détourner  d'elles  cette  fatalité.  Autrement  elles 
auraient  le  droit  de  reprendre,  pour  s'excuser  et 
Ijour  l'accuser,  le  mot  célèbre  :  Dumine  si  errur  est, 
te  ipso  decepti  sumus! 

N.  B.  —  1°  "Les  agents  surnaturels  inférieurs.  — 
Au-dessous  de  Dieu,  on  peut  imaginer,  comme  au- 
teurs des  faits  merveilleux,  divers  agents  surnaturels 
bons  ou  mauvais  :  esprits,  démons,  etc.  Nous  ne  con- 
naissons aucun  argument  a  priori  contre  leur  action 
en  notre  monde. 

Il  est  très  facile  de  se  moquer  de  la  croyance  aux 
«  esprits  »,  et  de  plaisanter  ceux  qui  l'admettent. 
11  est  très  vrai  que  nombre  de  personnes  s'y  arrêtent 
pour  des  motifs  parfaitement  ridicules.  La  question 
actuelle  n'est  pas  là.  La  raison  fournit-elle,  oui  ou 
non,  des  arguments  qui  démontrent  l'inexistence 
des  êtres  en  question  ou  l'impossibilité  de  leur  action 
autour  de  nous?  Non.  La  science  positive  présente- 
t-elle  des  preuves  expérimentales  allant  dans  le 
même  sens?  Des  preuves  contre  des  interventions 
surnaturellesanaloguesàcellesdela  liberté  humaine, 
discernables  comme  elles  et  ordinaires  comme  elles, 
oui  assurément.  Les  acteurs  mystérieux  dont  nous 
nous  occupons  ne  sont  pas  à  demeure  sur  la  scène 
du  monde.  Mais  de  preuves  scientifiques,  établissant 
par  avance  l'impossibilité  de  leur  apparition  occa- 
sionnelle, il  n'y  en  a  pas.  Nous  avons  sullisamment 
établi  ce  point  en  parlant  de  l'induction. 

En  revanche,  nous  ne  voyons  non  plus  rien  de 
décisif  à  alléguer  en  faveur  de  la  possibilité  ou  de  la 

1.  Dieu  potirrait-il  même  laisser  s'autoriser  de  la  sorte 
une  doctrine  dont  le  contenu  st-rait  vrai,  mais  cjui  se  pré- 
tendrait faussement  révélée  }  Je  ne  le  pense  pas,  si  l'attes- 
tation portait  précisément  sur  l'origine  de  la  doctrine. 
Car  ce  serait  encore  couvrir  l'erreur  et  induire  l'homme  à 
l'idoUUrie  qui  consiste  à  adorer  comme  divine  une  parole 
h:im:iine. 


559 


MIRACLE 


560 


probabilité  antécédente  de  ce  surnaturel  spécial.  In- 
dépendamment d'une  révélation,  qui  a  elle-même 
besoin  d'être  prouvée,  son  existence  ne  peut  être  dé- 
montrée que  par  des  constatations  de  fait. 

Nous  nous  bornerons  à  les  attendre.  La  constata- 
tion sera  très  difficile  à  faire,  s'il  s'agit  d'êtres  sur- 
naturels opérant  en  qualité  d'instruments  de  Dieu, 
car  comment  discerner  à  coup  sûr  leur  action  de  la 
sienne?  Heureusement,  il  importe  peu,  au  point  de 
vue  pratique,  de  distinguer  un  elfet  provenant  immé- 
diatement de  Dieu  seul,  d'une  action  conduite  par 
ses  ordres.  Au  contraire,  des  agents  préternaturels 
mauvais,  agissant  pour  des  fins  immorales,  seront, 
de  ce  chef,  certainement  reconnaissables.  Si  donc  on 
peut  montrer,  dans  tel  ou  tel  cas,  qu'on  se  trouve  en 
présence  d'une  liberté  perverse,  difl'érente  de  la  li- 
berté humaine,  la  preuve  expérimentale  du  surnatu- 
rel non  divin  sera  fournie.  Pour  le  moment,  nous 
resterons  à  son  égard  dans  l'ignorance  :  ignorance 
sans  parti  pris,  qui  ne  s'érige  pas  en  attitude  défini- 
tive et  irréformable,  et  qui  se  tient  prête  au  con- 
traire à  recevoir  des  faits  tous  les  enseignements 
qu'ils  peuvent  contenir.  Remarquons  toutefois,  ici 
encor»,  que  ces  enseignements,  —  si  intéressants  et 
utiles  qu'ils  soient,  —  n'auront  pas  une  importance 
capitale.  L'intérêt  est  beaucoup  moindre  pour  nous 
de  déterminer  avec  précision  la  cause  positive,  natu- 
relle ou  préternaturelle,  d'un  phénomène  reconnu 
non  divin,  que  de  savoir  si  Dieu  s'est  révélé  à  l'hu- 
manité. Ce  qui  ne  vient  pas  de  Lui  ne  peut  avoir, 
sur  l'orientation  religieuse  et  morale  de  notre  vie, 
qu'une  portée  indirecte  :  et  l'explication  en  peut  être, 
sans  grand  dommage,  différée  ou  supprimée. 

2°.  hes  cas  sans  explicaiion.  —  Il  serait  témé- 
raire de  prétendre  qu'une  enquête  sur  le  merveilleux 
donnera,  poiir  tous  les  cas,  des  explications  pleine- 
ment lumineuses  et  satisfaisantes.  Nous  devons  nous 
attendre  à  rencontrer  des  points  obscurs,  peut-être 
des  énigmes  insolubles.  Nous  n'en  serons  ni  étonnés, 
ni  troublés.  Un  reliquat  inexpliqué  ne  déti'uit  pas 
les  explications  acquises.  Un  groupe  de  faits  peut 
avoir  montré  sa  cause,  alors  que  des  voisins  de- 
meurent impénétrables.  La  science  partielle  est 
valable  et  n'implique  pas  l'omniscience. 


Telle  est  l'attitude  philosophique  que  nous  préco- 
nisons pour  l'étude  du  merveilleux.  C'est  la  seule  qui 
ne  risque  de  fermer  aucune  route  devant  le  chercheur 
de  bonne  foi.  Elle  lui  permet  d'emplo.\  er  les  princi- 
pes de  solution  les  plus  nombreux  et  les  plus  variés, 
tous  ceux  dont  l'esprit  humain  s'est  jamais  avisé 
dans  la  question  présente.  Erreur  ou  fiction,  forces 
naturelles  connues  ou  inconnues,  interventions  de  la 
divinité  ou  même,  —  au  cas  où  leur  existence  de- 
viendrait certaine,  —  d'autres  agents  surnaturels  : 
rien  n'est  écarté  a  priori.  Chacune  de  ces  hypothèses 
peut  valoir  à  sa  place  :  il  ne  faut  permettre  à  au- 
cune d'étoulfer  les  autres.  C'est  l'examen  de  cha(|ue 
cas  particulier  qui  fera  voir  laquelle  convient  dans 
l'espèce.  Et  si  aucune  n'autorise  de  solution  décisive, 
il  faudra  savoir  rester  modestement  dans  le  doute.  La 
critique  détaillée  que  nous  avons  faite  des  positions 
différentes  a  toujours  eu  la  même  issue  :  montrer 
leur  étroitesse  et  leur  exclusivisme.  Nous  admettons 
tout  ce  qu'elles  admettent  comme  chefs  d'expli- 
cation,et  encore  autre  chose.  Il  y  a,  dans  la  réalité, du 
déterminisme  et  de  la  contingence,  du  naturel  et 
peut-être  aussi  du  surnaturel.  Ceux  qui  n'admettent 
pas  cette  dernière  possibilité  ont  une  liberté  d'appré- 
ciation bien  plus  rétrécie  que  la  nôtre.  «  Dans  bien 
des  cas,  qui  peuvent,  mais  ne  doivent  pas  nécessai- 
rement s'expliquer  par  le  surnaturel,  nous  avons  le 


droit  de  réserver  notre  jugement.  Eux,  ils  ne  l'ont 
jamais  ..  Dès  qu'ils  se  trouvent  placés  en  face  d'un 
événement  ou  d'un  récit  merveilleux,...  (7  fuiit  qu'ils 
tranchent  par  la  négative,  quels  que  soient  les  témoi- 
gnages, l'état  du  texte,  son  origine,  le  sens  obvie  de 
l'auteur  et  ses  facultés  d'informations.  »  (B.  Allô.) 

II'  PARTIE.  —   LES   ATTITUDES   CRITIQUES 
PRÉSUPPOSÉES  A  L'ÉTUDE  DES  FAITS 

Ce  n'est  pas  tout  d'avoir  déterminé  l'esprit  philo- 
sophique dans  lequel  on  abordera  l'étude  des  faits. 
Celle  étude  elle-même  peut  être  conduite  selon  des 
méthodes  bien  diverses;  et  il  est  bon,  ici  encore, 
d'éclairer  le  terrain  devant  soi,  afin  de  choisir  sa 
route  en  critique  comme  en  philosophie.  Car  des 
personnes  qui  seraient  d'accord  sur  la  métaphysique 
pourraient  néanmoins  se  disputer  sur  l'histoire;  et 
plusieurs,  qui  n'auraient  rien  à  objecter  contre  les 
possibilités  dont  nous  avons  parlé  jusqu'ici,  trouve- 
ront au  contraire  les  régions  de  l'expérience  hérissées 
de  difficultés.  Nous  allons  donc  nous  demander  quelle 
méthode  il  convient  d'employer  pour  examiner  les 
faits  d'apparence  merveilleuse  et  se  faire  une  opinion 
sur  eux. 

Chapitre  I.  Les  faits  dont  nous  serions 
nous-mêmes  les  témoins 

Quelques  brèves  remarques  suffiront  ici,  car  les 
difficultés  naissent  plutôt  à  propos  de  la  critique 
historique.  Celles  qui  se  présentent  dès  maintenant 
se  retrouveront,  grandies  et  universalisées,  sur  ce 
terrain-là. 

En  présence  d'un  fait  d'apparence  merveilleuse,  le 
témoin,  selon  ses  idées  et  son  humeur,  peut  se  trou- 
ver sollicité  par  des  tendances  opposées,  qui  l'empê- 
cheront do  bien  voir  ou  d'interpréter  correctement 
ce  qu'il  aura  vu.  —  H  y  a  d'abord  les  tendances  fa- 
vorables au  merveilleux.  Crédulité,  amour  de  l'extra- 
ordinaire, exaltation  religieuse,  impressionnabilité 
excessive  rendant  l'âme  toute  perméable  aux  conta- 
gions mentales,  hàle  à  conclure,  désir  de  trouver 
dans  les  faits  des  arguments  apologétiques,  etc.  : 
rien  de  tout  cela  n'est  niable  universellement,  et 
contre  tout  cela  nous  devons  être  en  garde,  aussi  bien 
chez  nous-mêmes  que  chez  les  autres. 

A  l'opposite,  se  présentent  les  tendances  défavora- 
bles au  merveilleux,  les  préjugés  négatifs.  Le  scepti- 
cisme empêche  de  regarder.  L'individualisme  reli- 
gieux ou  philo«^ophique  se  méfie  de  tout  ce  qui  vient 
du  dehors.  Une  demi-bonne  foi  craint  les  grosses 
questions  religieuses  liées  à  la  constatation  du  mira- 
cle. Le  dédain  de  ce  qui  charme  les  simples,  le  respect 
humain,  la  crainte  de  se  disqualifier  en  prêtant 
attention  à  l'extraordinaire,  font  que  l'esprit  se  dé- 
tourne, ou  se  contente  d'explications  quelconques. 

Tout  ceci  est  plus  ou  moins  directement  inspiré 
par  le  sentiment  ou  la  passion.  Mais  voici  des  ins- 
tincts purement  intellectuels.  L'extraordinaire  est 
suspect  au  sens  commun  comme  à  l'esprit  scientifique. 
Il  bouleverse  leurs  habitudes  :  habitudes  inconscien- 
tes ou  réfléchies,  mais  toutes  éprouvées  par  l'usage, 
formées  par  lui,  et  démontrées  excellentes  pour 
l'usage  ordinaire  de  la  vie.  Plutôt  que  d'accepter  un 
fait  étrange,  on  se  figurera  donc  avoir  mal  vu  ou 
mal  jugé,  avoir  été  le  jouet  d'une  illusion  ou  même 
d'une  hallucination.  Or  cette  prudence  confine  au 
parti  pris.  Se  dire  que  l'on  a  mal  jugé  n'est  ni  tou- 
jours raisonnable,  ni  même  toujours  possible.  Il  y  a 
des  constatations  si  simples  et  si  évidentes  (une 
plaie  ouverte  ou  fermée,  un  os  brisé  et  ressoudé),  qu'il 
n'y  a  pas  moyen  de  s'y  soustraire.  II  y  a  des  juge- 
ments si  réfléchis  et  si  mûris  qu'il  j-   aurait  de  la 


561 


MIRACLE 


562 


versatilité  à  les  remettre  en  question.  L'iiypollicse  de 
l'hallucination,  un  peu  humiliante  mais  si  facile,  ne 
peut  être  employée  sans  motif  spécial  :  autrement, 
c'est  la  véracité  même  de  nos  facultés  qui  serait  mise 
en  question,  et  le  problème  soulevé  ressortirait  à  la 
psychologie  générale  Si  donc  l'on  n'a  contre  le  mer- 
veilleux aucun  parti  pris  d'ordre  universel,  il  est 
clair  que  le  recours  à  cette  hypothèse  ne  sera  légi- 
timé que  par  des  circonstances  accidentelles  concer- 
nant le  sujet,  le  milieu,  etc. 

Chapitre  II.  Les  faits  attestés 
parle  témoignage d'autrui. 

La  critique  historique  du  merveilleux. 

Section  I.  Règles  générales 

Tout  le  monde  sait  que  des  jugements  psycholo- 
giques et  métaphysiques  sont  incorporés  dans  les 
appréciations  historiques.  L'histoire  pure  n'existe 
pas.  De  là  les  divergences  qui  se  produisent  parfois 
entre  historiens  également  bien  informés.  En  ce  qui 
concerne  la  critique  du  merveilleux,  un  problème 
surtout  donne  lieu  à  discussion  :  c'est  celui  du  rôle 
que  doivent  jouer,  dans  la  matière,  les  notions  phi- 
losophiques de  probable  et  d'improbable,  de  possi- 
ble et  d'impossible.  Soit  du  côté  des  tenants  du  mi- 
racle, soit  du  côté  de  ses  adversaires,  les  opinions 
sont  loin  d'être  unanimes. 

Première  opinion  :  le  miracle  écarté  au  nom  des  no- 
tions de  possible  et  d'impossible,  fournies  par  les 
sciences  expérimentales,  quels  que  soient  les  témoi- 
gnages qui  l'attestent.  —  Quand  «  un  fait  obtenu  par 
conclusion  historique  »,  affirment  MM.  Langlois  et 
Seignobos,  est  <c  en  contradiction  avec  une  loi  scien- 
tilique,...  la  solution  du  conilit  est  évidente  »  :  c'est 
l'histoire  qui  doit  céder  :  le  fait  doit  être  écarté. — 
Cette  opinion  radicale  est  inadmissible.  Les  sciences 
d'observation  se  contentent  de  dire  ce  qui  est,  et  ne 
fournissent  aucune  donnée  sur  le  possible  et  l'im- 
possible :  nous  l'avons  déuiontré  à  propos  du  déter- 
minisme inductif.  Les  questions  de  possibilité  doi- 
vent donc  être  débattues  à  un  autre  tribunal  que  le 
leur  :  celui  de  la  philosophie.  Et  c'est  ce  qu'avouent, 
avec  une  singulière  inconscience,  MM.  Langlois  et 
Seignobos.  Du  reste,  le  «  conflit  »  signalé  est  pure- 
ment imaginaire.  L'histoire  qui  enregistrerait  un  fait 
merveilleux  ne  contredirait  nullement  les  sciences. 
Celles-ci  nous  donnent  la  «  loi  »,  c'est-à-dire  la  for- 
mule de  ce  qui  arrive  communément.  Un  fait  merveil- 
leux isolé,  une  exception  produite  par  l'interférence 
d'une  cause  ordinairement  absente,  ne  détruirait 
pas  cette  loi.  Et  enlin  il  serait  tout  à  fait  déraison- 
nable, même  au  point  de  vue  scientifique,  de  poser 
en  règle  générale  qu'un  fait  n'est  admissible  qu'au- 
tant qu'il  est  conforme  aux  faits  antérieurement 
connus.  Ce  serait  supposer  qu'il  n'y  aura  jamais  de 
faits  nouveaux,  et  mesurer  l'extension  de  l'idée  de 
possible  à  celle  de  la  science  actuelle.  L'application 
de  ce  système  a  donné  lieu  aux  résultats  les  plus 
regrettables.  Des  faits  munis  d'excellentes  attesta- 
tions (aérolithes,  stigmates,  etc.) ont  été  jadis  exclus 
de  l'histoire  comme  impossibles.  MM.  Langlois  et 
Seignobos,  qui  en  conviennent,  sont  obligés  d'avouer 
que  le  uiotif  de  cette  exclusion  fut  tout  bonnement 
l'ignorance. 

Deuxième  opinion  :  Le  miracle  écarté  au  nom  des 
notions  de  probable  et  d'improbable.  —  Une  inexacti- 
tude, innocente  ou  voulue,  dans  le  témoignage  hu- 

1.  Ci-dessus,  col.  524  sq. 


main,  est  toujours  infiniment  plus  probable  qu'une 
exception  surnaturelle  aux  lois  de  l'univers.  Donc  il 
est  sage,  en  toute  occurrence,  de  s'arrêter  plutôt  à  la 
première  explication  qu'à  la  seconde.  Entre  deux 
miracles,  il  faut  choisir  le  moindre.  Ainsi  raisonnent 
Hume  et  Stuarl  Mill.  Celte  opinion  est  spécieuse, 
parce  qu'elle  utilise  des  principes  indiscutables  dans 
leur  généralité  :  son  seul  tort  est  de  les  y  laisser. 

A  prendre  les  événements  en  général,  et  dans 
l'ensemble,  il  est  sur  que  le  miracle,  excei)tion  rare, 
intervention  surnaturelle  reiiuérant  de  graves  motifs, 
est  beaucoup  moins  vraisemblable  a  priori  que  l'er- 
reur ou  le  mensonge,  événements  banaux.  De  ce 
point  de  vue,  on  aura  raison  de  s'attendre  à  trouver, 
dans  le  domaine  du  merveilleux,  plus  de  fables  que 
de  léalilés.  Mais  ceci  ne  donne  la  solution  d'aucun 
cas  particulier. 

De  même,  on  établit  une  excellente  règle  générale 
de  critique  en  disant  que,  parmi  plusieurs  explica- 
tions possibles,  on  doit  choisir  la  plus  vraisemblable, 
«  le  moindre  miracle  ».  Mais  après  cela,  il  faut  abor- 
der les  faits,  un  par  un,  et  trouver  cette  «  explica- 
tion la  plus  vraisemblable  »  pour  chacun  d'eux. 
Alors  l'aspect  de  la  question  se  mclaniorphose  com- 
plètement. Ce  qui  est  le  plus  fréquent  dans  l'ensem- 
ble, le  plus  probable  par  rapport  à  la  totalité  des 
cas,  n'est  pas  le  plus  i-raisemhlable  pour  chaque  cas 
en  particulier .  Ceci  se  vérifie  dans  tous  lesdomaines, 
dans  les  jilus  éloignés  de  la  critique  du  merveilleux. 
Tout  le  monde  sait  que  des  phénomènes  rares,  sin- 
guliers, anormaux,  monstrueux,  —  par  exemple 
certaines  perversions  morales,  —  apparaissent, 
après  enquête,  comme  seuls  vraisemblables  en  cer- 
taines circonstances  données  On  ne  fait  point  dilli- 
culté  de  les  admettre,  quand  des  attestations  sérieu- 
ses s'en  portent  garant.  Pourtant,  a  priori  et  au 
regard  de  l'ensemble,  ils  constituaient  l'hypothèse 
la  moins  vraisemblable.  Le  principe  critique  invoqué 
laisse  donc,  s'il  est  seul,  toutes  les  questions  en  sus- 
pens. On  y  ajoute  quelque  chose,  et  beaucoup,  quand 
on  pose  subrepticement  l'équivalence  du  «  vraisem- 
blable »  et  du  «  naturel  »  :  ces  mots-là  ne  sont  nul- 
lement synonymes,  et  c'est  faire  une  grosse  pétition 
de  principe  que  de  les  supposer  tels. 

Appliquons  donc  aux  faits  les  règles  formulées  *. 
Les  espèces  qui  peuvent  se  présenter  se  réduisent  à 
deux. 

i"""  cas.  —  Une  histoire  merveilleuse  se  trouve 
relatée  dans  un  document.  J'en  examine  la  structure 
interne.  Je  conclus  que  le  surnaturel  pourrait  être 
là  ;  des  indices  nombreux  convergent  dans  ce  sens. 
Voici  donc  une  probabilité  qui  se  forme,  une  vrai- 
semblance qui  se  concrétise  autour  de  l'événement 
rapporté.  Vis-à-vis  d'elle,  il  est  vrai,  j'en  aperçois 
une  autre  :  celle  de  l'erreur  ou  du  mensonge.  A  ce 
moment  de  la  recherche,  ces  explications  res- 
tent encore  probables.  Mais  pourquoi  seraient-elles 
censées  plus  probables"}  Du  point  de  v\ie  philoso- 
phique que  j'ai  adopté'-,  et  après  avoir  constaté  les 

1.  L'alleinative  dont  il  est  question  doit  étie  envisagée 
avec  une  précision  rîgoui'euse.  Il  s'îigit  de  choisir  entre 
deux  liypothèses  considéi-ées  comme  possibles,  et  entre 
elles  seulement,  arant  d'afnlr  pris  parti  sur  la  réalité  du 
fait  matériel.  En  efïet  :  1»  le  miracle  est  expressément 
supposé  possible,  el  c'est  en  quoi  celte  seconde  opinion  se 
dislingue  de  In  première;  faute  d'inchire  la  possiijililé  du 
miracle,  l'alternative  n'aurait  plus  de  sens,  un  de  ses  ter- 
mes se  trouvant  aboli.  ::"  l^es  deux  explications  en  pré- 
sence sont  exclusivement  ;  d'une  part,  le  miracle, de  l'autre, 
î'errenr  ou  le  menson^'e,  —  et  non  point,  par  exemple,  la 
cause  naturelle  inconnue.  3-  L'appréciation  des  vraisem- 
blances pï'écède  le  jugement  d'existence  :  autrement  elle 
perdrait  sa  raison  d'être. 

2.  Cf.  ci-dessus,  Partie  I,  chapitre  IV,  section  2. 


563 


MIRACLE 


364 


vraisemblances  concrètes  qui  se  dessinent  duns  le 
récit,  il  m'est  impossible  d'accorder  aucune  faveur 
préjudi-  eielle  à  ces  explications  défavorables.  Peut- 
être  même  le  caractère  des  événements  raiiportés, 
leurs  connexions  avec  de  hautes  vérités  et  des  faits 
certains  par  ailleurs,  leur  beauté  morale,  leurs  résul- 
tats féconds  diminuent-ils  encore  la  probabilité 
antécédente  du  mensonge  ou  de  l'erreur.  Mais  en 
définitive,  tant  que  cette  probabilité  subsiste,  la 
parole  reste  aux  documents.  C'est  eux,  et  eux  seuls, 
qui  départageront  les  hypothèses  en  conflit. 

Or  il  se  rencontre,  en  histoire,  des  documents 
irrécusables,  qui  permettent  d'écarter,  à  coup  sur, 
la  possibilité  même  de  l'erreur  et  de  la  fravule.  Je 
suppose  que  ce  soit  ici  le  cas.  Uès  lors  la  question 
est  tranchée.  Le  fait  est  réel  et  c'est  un  miracle. 
Comment  éviter  cette  conclusion?  Elle  est  amenée 
par  les  principes  mêmes  de  Hume  et  de  .Stuart  Mill. 
Etant  donné  le  caractère  des  témoignages  produits, 
la  non-exislence  du  fait  serait  un  vrai  prodige  moral, 
«  un  plus  grand  miracle  «  que  son  existence  ;  car 
que  des  témoins  compétents,  sincères  et  bien  infor- 
més attestent  l'erreur,  ce  serait  un  phénomène  pure- 
ment inexplicable,  disons  même  absurde  et  contra- 
dictoire. 

2'  cas.  —  Poussons  l'analyse  du  prol)lème  jusqu'au 
point  où  elle  suscite  un  conflit.  Voici  des  lonjonc- 
tures  plus  délicates  pour  la  critique  que  les  précé- 
dentes. J'ai  aiTaire  cette  fois  à  des  récits  d'un  mer- 
veilleux étrange.  A  prendre  en  lui-même  et  isolément 
le  fait  raconté,  je  n'y  découvre  aucune  vraisemblance 
positive  en  faveur  du  surnaturel  divin.  C'est  une 
merveille  obscure,  sans  retentissements  spirituels 
considérables,  sans  grande  ulilité  apparente,  accom- 
plie au  bénèlico  d'un  individu  ou  d'un  groupe  res- 
treint, pour  doni'.er  satisfaction  à  quelque  pauvre 
désir,  pour  augmenter  d'un  rayon  fugitif  l'auréole  de 
quelque  saint  personnage.  Sans  doute  Oieu  est  infi- 
niment bon,  très  capable  de  condescendre  à  exaucer 
les  aspirations  d  une  piété  enfantine,  et  enlin  ses 
desseins  peuvent  nous  échapper.  Il  reste  pourtant 
qu'a  priori  aucune  raison  positive  n'apparaît  pour 
qu'il  se  soit  manifesté  ainsi,  et  là  plutôt  que  dans 
toute  autre  circonstance.  Le  contraire  est  plus  pro- 
bable. Par  ailleurs,  impossible  d'accepter  ici  l'idée 
d'un  surnaturel  inférieur,  et  par  exemple  diabolique  : 
le  milieu  moral,  le  caractère  du  thaumaturge,  les 
résultats  du  fait,  le  voisinage  d'autres  merveilles 
authenliqucnient  divines,  etc.,  s'y  opposent.  Nulle 
probabilité  non  plus  en  faveur  d'une  cause  natui'elle 
inconnue,  intervenant  là  ad  nittum  pour  ne  plus 
reparaître...  Xon,  la  seule  apparence  fondée,  c'est 
celle  d'une  pieuse  invention.  Il  y  a  probabilité  anté- 
cédente, vraisemblance  très  forte  que  nous  sommes 
dans  la  légende.  Avant  de  consulter  les  témoignages, 
nous  nous  sentons  très  légitimement  inclinés  à 
admettre  ici  l'erreur  ou  la  fraude. 

Mais  voici  que  les  documents  viennent  donner  à 
ce  diagnostic  un  éclatant  démenti.  C'est  un  coup  de 
théâtre.  Appuyé  par  eux  de  la  façon  la  plus  nette, 
le  fait  apparaît  réel.  Dépourvu  de  vraisemblance 
antécédente,  n'ayant  en  sa  faveur  qu'une  simple  pos- 
sibilité, il  s'impose.  Il  n'y  a  jias  à  biaiser  avec 
lui: 

Le  vroi  peut  quelquefois  n'être  pas  vraisemblable. 

On  ne  décide  pas  de  la  réalité  par  une  simple 
balance  de  probabilités.  Il  faut  qu'un  élément  réel 
lui-même  se  manifeste,  et  que,  comme  un  poids 
irrésistible,  il  entraîne  avec  lui,  dans  la  sphère  des 
certitudes,  l'élément  contesté.  Ici,  ce  sont  les  témoi- 
gnages qui  jouent  ce  rôle.  Le  moindre  atome  de  réa- 
lité pèse  plus,  à  lui  seul,  que  toutes  les  vraisemblances 


accumulées.  —  Mais  dans  l'hypothèse  ainsi  révolu- 
tionnée, à  qui  attribuer  le  prodige?  Impossible  de 
continuer  maintenant  à  faire  abstraction  des  vrai- 
semblances. Un  fait  certifié  vrai  peut  se  passer  d'être 
vraisemblable.  Mais  une  explication  invraisemblable 
ne  serait  pas  une  explication.  L'infiuence  causale  qui 
produit  un  événement  ne  se  constate  pas  comme  lui. 
Le  raisonnement  va  la  chercher  dans  l'inconnu.  Il  la 
détermine,  en  se  fondant  sur  son  caractère  plausible. 
Il  la  choisit  entre  plusieurs,  soit  à  cause  de  sa  pro-  j 
habilité  supérieure,  soit  du  moins  parce  que  toutes 
les  autres  apparaissent  positivement  improbables. 
Or,  dans  le  cas  qui  nous  occupe,  une  seule  cause  n'a 
pas  été  absolument-  exclue.  Nous  avons  noté,  en 
laveur  de  l'intervention  divine,  quelques  proliabi- 
lités  fuyantes,  ténues,  contre-balancées  par  des  pro- 
babilités très  fortes  en  faveur  de  l'invention  du  récit 
(mais  non  en  faveur  d'une  autre  caicse,  à  supposer  que 
le  fait  fût  réel).  Du  moment  donc  que  l'invention  est 
exclue,  l'inlcrvenlion  divine  reste  seule  admissible. 
Elle  devient  vraisemhlabte  a  posteriori,  par  le  chan- 
gement considérable  que  la  réalité  du  fait,  maintonani 
acquise,  introduit  dans  les  données  du  problème. 
Par  conséquent,  si  aucun  indice  nouveau  ne  vient 
bouleverser  l'état  de  la  question,  force  nous  sera  de 
conclure  humblement  que  nous  sommes  ici  en  pré- 
sence  d'un  miracle  inattendu  et  pourtant  réel. 

Troisième  opinion  ;  dans  la  critique  du  merveilleux, 
on  ne  doit  tenir  aucun  compte  des  notions  de  possible 
on  d'impossible,  mais  seulement  de  la  valeur  dts  témoi- 
gnages. —  Plusieurs  apologistes  du  christianisme 
soutiennent  cette  opinion,  qui  a  sa  place  exactement 
aux  antipodes  de  celles  que  nous  venons  d  examiner. 
Nous  la  jugeons  exagérée.  Nous  estimons  que  la  vrai- 
semblance intrinsèque  des  faits  est  une  donnée  réelle 
et  nullement  fantaisiste,  sur  laquelle  la  raison  et  la 
réflexion  ont  prise,  et  que,  par  conséquent,  elle  doit 
entrer  en  ligne  de  compte.  Nous  allons  le  montrer 
en  justifiant  l'opinion  suivante,  que  nous  faisons 
nôtre. 

Quatrième  opinion  :  les  notions  de  possible  ou  d'im- 
possible, de  probable  ou  d'improbable  doivent  se  com- 
biner avec  1  estimation  de  la  valeur  des  témoignages. 
—  Pourquoi  ferions-nous,  en  faveur  du  miracle,  une 
exception  à  la  méthode  que  nous  suivons  dans  toutes 
les  autres  matières  ?  Les  faits  proposés  à  notre  accep- 
tation portent  toujours  à  nos  yeux  un  double  coeffi- 
cient :  celui  delà  valeur  du  témoignage  qui  les  appuie, 
et  celui  de  leur  possibilité  ou  probabilité  intrin- 
sèque. Et  si  l'un  de  ces  coefTicients  est  faible,  nous 
exigeons  que  l'autre  se  renforce  en  proportion.  Une 
histoire  banale,  relatant  des  faits  vulgaires,  quoti- 
diens, est  admise  sur  un  témoignage  quelconque  : 
il  n'y  a  pas  d'apparence  qu'elle  ait  été  inventée.  Il 
n'en  va  pas  de  même  d'une  histoire  très  curieusc^très 
piquante,  très  surprenante  :  nous  demandons,  pour 
la  croire,  des  garanties  meilleures.  Et  enfin,  il  y  a 
des  histoires  si  extravagantes  que  nous  ne  pouvons 
absolument  y  ajouter  foi.  Ainsi  parle  le  sens  com- 
mun. Le  sens  critique  ne  parle  pas  autrement.  Les 
historiens,  les  théoriciens  de  la  méthode  historique, 
les  croyants  et  les  incroyants,  le  P.  de  Smedt  aussi 
bien  que  MM.  Langlois  et  Seignobos,  reconnaissent 
à  l'envi  la  valeur  du  critère  interne.  Dès  lors,  com- 
ment s'y  prendrait-on  pour  en  démontrer  l'illégiti- 
mité dans  un  sujet  spécial,  tel  que  le  merveilleux? 

Ce  que  redoutent  les  apologistes,  c'est  que  le  mi- 
racle, phénomène  extraordinaire,  ne  résiste  pas  à 
l'emploi  de  ce  critère.  Ces  craintes  sont  tout  à  fait 
gratuites.  Les  jugements  de  possibilité  et  de  proba.- 
bilité  ont  leur  place  et  leur  utilité  dans  l'étude  des 
documents  relatifs  au  merveilleux,  autant  et  plus 
qu'ailleurs. 


565 


MIRACLE 


566 


a)  Jugements  de  probabilité.  —  Nous  venons  d'en 
montrer  l'emploi,  à  propos  de  la  deuxième  opinion 
examinée.  Le  miracle,  considéré  en  général,  est  plus 
invraisemblable  i|ue  u'iraporle  quel  phénomène  na- 
turel. Pour  qu'il  devienne  admissible  a  priori,  il  faut 
que  des  circonstances  particulières  spéciales,  excep- 
tionnelles à  leur  manière,  corrigent  cette  invrai- 
semblance en  un  cas  particulier.  Pour  qu'il  soit 
admis,  il  faut  des  témoignages  entourés  de  garan- 
ties sévères,  d'autant  plus  sévères  que  les  vraisem- 
blances concrètes  seraient  moindres.  Ainsi  l'enten- 
dent tous  les  croyants  éclairés,  et  les  tribunaux  de 
canonisation  discutent  les  miracles  avec  un  luxe 
de  précautions  dont  ils  se  passent,  quand  il  s'agit 
J'i  tablir  d'autres  traits  importants  de  la  vie  des 
saints. 

b)  Jugements  de  possibilité.  —  Ici,  la  question  de- 
vient beaucoup  plus  délicate.  Un  (ail  absolument 
impossible  ne  saurait  jamais  être  admis.  Tel  est  le 
3as  de  ce  qui  est  intrinsèquement  contradictoire,  de 
3e  à  quoi  on  ne  saurait  assigner  aucune  cause  capa- 
ble de  le  produire,  aucune  tin  capable  de  le  justilier. 
Que  l'on  admette  Dieu,  et  les  esprits,  et  les  dénions, 
jn  n'est  point  pour  cela  fondé  à  leur  attribuer  n'im- 
porte quoi.  Ce  ne  serait  pas  logique.  Car  ces  êtres 
iurnaturels  ont  aussi  leur  «  nature  »,  qui  leur  intcr- 
lit  certaines  actions  ou  manifestations.  Par  exemple, 
'inepte  et  l'immoral  sont  hors  du  pouvoir  de  Dieu, 
foiir  juger  que  le  merveilleux  d'un  conte  de  fées  est 
rréel,  il  n'y  a  pas  à  chercher  sur  quels  témoignages 
1  s'appuie  :1e  caractère  intrinsèiyue  des  événements 
iuffit  .T  les  classer.  II  en  est  de  même  du  merveilleux 
ians  frein  et  sans  but,  relaté  dans  certaines  légendes 
■eligieuses. 

Souvenons-nous  seulement  que  le  critère  dont  nous 
parlons  ne  saurait  être  manié  avec  trop  de  circons- 
)eclion.  Nous  avons  vu  plus  haut  quelles  sottises 
ivaient  été  le  résultat  de  son  emploi  passionné  et 
jrécipité  I.  Ne  confondons  pas  l'inexpliqué  avec  le 
Hintradictoire,  une  loi  physique  dont  la  nécessité 
l'est  pas  absolue,  avec  une  vérité  mathématique  ou 
nétaphysique.  Songeons  que  les  conseils  de  Dieu 
jeuvent  nous  dépasser  et  nous  déconcerter.  Ne  pro- 
ionçons  donc  le  mot  impossible  que  devant  l'aLsur- 
lité  évidente. 

Faut-il  poser  le  cas  extrême,  où  un  conflit  se  des- 
linerait  entre  le  témoignage  et  la  possibilité  intrin- 
ièque  des  faits?  Les  deux  coellicients  peuvent-ils  être 
le  sens  inverse  et  s'annuler  mutuellement?  Que  ré- 
ioudre,  si  une  attestation  excellente  avait  pour  objet 
ine  évidente  absurdité?  Conflit  beaucoup  plus  aigu 
;l  i)lus  radical  que  celui  dont  nous  avons  parlé  plus 
laut,  et  qui  naissait  de  la  simple  invraisemblance. 
5n  définitive,  peut-il  se  produire?  —  Il  est  sûr 
l'abord  qu'un  conflit  de  ce  genre  ne  saurait  apparte- 
lir  à  la  réalité.  Les  apparences  seules  seraient  ici  en 
ause,  car  ce  qui  ne  peut  exister  ne  saurait  être 
îbservé  et  valablement  attesté.  Mais  de  plus,  il 
lemble  bien  difficile  que  ces  apparences  restent  in- 
lestructibles  aux  efl'orts  d'un  chercheur  éclairé  et 
oyal.  D'ordinaire,  un  examen  plus  approfondi  et 
)lus  impartial  des  questions  pliilosopliiques  impli- 
[uées  dans  le  jugement  de  p(;ssibilité,  une  considé- 
alion  plus  attentive  des  témoignages  fera  découvrir, 
ci  ou  là,  quelque  faille.  Quoi  qu'il  en  soit,  et  jusqu'à 
:e  que  le  problème  s'éclaircisse,le  devoir  du  critique 
:st  certain  :  se  garder  du  concordisme  pressé  et 
lésireux  d'aboutir  à  tout  prix;  ne  supprimer  aucun 
les  termes  de  l'énigme,  etla  laisser  subsister  entière, 
lans  y  toucher. 

1.  Col.  561.  Cf.  plusieurs  exemples  dans  V Introduction, 
>.  270,  note  2. 


Sectioa  II.  Règles  particulières  aux  diverses 
espèces  de  critique 

§  I.  —  Critique  textuelle  ;  critique 
de  provenance;  critique  d'interprétation. 

Nous  serons  brefs  sur  ces  premières  opérations  de 
la  critique,  non  pas  qu'elles  n'offrent  point  de  diffi- 
cultés à  l'égard  du  merveilleux,  mais  parce  que  ces 
difficultés  sont  des  difficullcs  d'application,  impo^-  « 
sibles  à  bien  entendre  sans  des  détails  et  des  exem- 
ples, dont  la  place  n'est  point  en  ce  résumé. 

1"  La  critique  textuelle,  qui  consiste  à  établir  la 
teneur  exacte  d'un  document,  peut  être  influencée 
par  des  préoccupations  relatives  au  merveilleux  : 
telle  lecture  du  texte  l'y  introduit,  telle  autre  le  sup- 
prime. 

a"  A  propos  de  la  critique  de  pruvenance,  qui  re- 
cherche l'origine  du  document,  son  auteur,  ses  sour- 
ces, etc.,  il  convient  de  rappeler  deux  lois  de  psy- 
chologie générale,  très  importantes  pour  le  sujet  qui 
nous  occupe.  —  «)  Les  données  historiques,  non 
encore  fixées,  sont  sujettes  à  se  transformer  à  pro- 
portion du  nombre  des  intermédiaires  qui  les  trans- 
mettent :  celle  transformation  se  fait  surtout  dans  le 
sens  du  grossissement  et  de  l'embellissement.  — 
t)Plus  les  faits  sont  éloignés  dans  le  temps  ou  dans 
l'espace,  plus  cette  déformation  est  facile;  plus  ils 
sont  proches,  et  moins  il  est  à  croire  qu'elle  ait  pu 
se  produire.  —  D'oii  les  conséquences  suivantes.  Le 
merveilleux,  transmis  de  bouche  en  bijuche  pendant 
un  temps  notable,  sera  très  légitimement  suspect  de 
s'être  embelli  en  chemin,  et  d'autant  plus  que  le 
chemin  aura  été  plus  long.  Le  merveilleux  contenu 
dans  un  écrit  de  date  tardive  sera  également  sujet  à 
caution,  parce  qu'il  a  eu  le  temps  de  se  former  par 
l'eliet  des  lois  précitées.  Il  en  est  autrement  des 
prodiges  rapportés  par  un  voisin  et  un  contemporain 
des  faits.  —  Réciproquement,  le  merveilleux  pourra 
servir  à  dater  un  document.  Très  abondant  dans  un 
écrit  de  date  incertaine,  il  constituera  une  probabi- 
lité défavorable  à  son  antiquité. 

3"  La  critique  a'interprélatian  a  pour  but  de  dé- 
terminer le  sens  du  document,  ce  que  l'auteur  a 
voulu  dire,  ce  qu'il  entend  nous  faire  croire.  Elle 
comprend  tout  un  ensemble  d'analyses  délicates,  où 
interviennent  également  les  comiiétences  du  philo- 
logue ou  de  l'humaniste,  et  le  flair  du  psychologue. 
Les  mêmes  mots  peuvent  être  pris  au  sens  figuré  ou 
au  sens  propre.  Parmi  des  propositions  de  forme 
affirmative,  les  unes  veulent  énoncer  une  ferme  vérité 
historique,  les  autres  ne  sont  là  que  pour  l'expres- 
sion, la  description  ou  rornemenl.  Tel  auteur  peut 
avoir  eu  le  dessein  de  composer,  un  apologue,  une 
allégorie,  une  narration  symbolique,  un  roman 
historique,  une  liction  pieuse,  et  non  une  hisloire  au 
sens  strict.  Comment  pénétrer  ses  intentions  et  dis- 
tinguer la  réalité  qu'il  entend  notilier  des  artifices 
littéraires  dont  il  se  sert  ?  Plusieurs  indices  peuvent 
nous  y  aider.  Citons  par  exemple  :  la  nature  des 
événements  relatés,  le  ton  grave  ou  léger  de  l'écri- 
vain, la  technique  de  la  composition,  la  manière  d'agir 
et  la  psychologie  plus  ou  moins  vraisemblables  des 
personnages  mis  en  scène,  le  caractère  plus  ou  moins 
artistique  du  récit,  l'emploi  de  lieux  communs  de 
description,  de  clauses  de  style,  de  canevas  employés 
ailleurs,  les  liens  plus  ou  moins  lâches  avec  la  réalité 
concrète,  la  présence  ou  l'absence  de  détails  per- 
mettant de  situer  le  fait  dans  le  temps  et  dans 
l'espace,  etc.  On  voit  combien  tout  cela  est  complexe 
et  comment  un  récit  tissu  de  merveilles  peut  n'en- 
fermer aucune  attestation  de  leur  réalité. 


567 


MIRACLE 


568 


§  II.  —  Critique  du  témoignage,  ou  critique 
historique  proprement  dite. 

Une  fois  connus  la  teneur,  le  sens  exact,  l'auteur 
et  la  date  d'un  document,  le  moment  est  venu  d'en 
tirer  parti  au  point  de  vue  historique.  Quelle  est  la 
valeur  du  témoignage  qu'il  nous  apporte  ?  Pour  que 
ce  témoignage  puisse  être  reçu,  certaines  conditions 
sont  requises,  les  unes  relatives  aux  faits  attestés, 
les  autres  à  la  personne  des  témoins, 
e  i*  Conditions  relatives  aux  faits.  —  a.  Suivant 

que  les  faits  sont  d'ordre  public  ou  privé,  connais- 
sables  par  perception  ou  par  conjecture,  accessibles 
à  tous  ou  à  quelques-uns,  d'un  contrôle  aisé  ou  difli- 
cile,  on  les  accueillera  avec  plus  ou  moins  de  précau- 
tions. Des  prodiges  étales  au  grand  jour  seront 
moins  suspects  que  ceux  qui  se  seront  enveloppés 
de  mystère. 

h.  Le  miracle,  fait  extraordinaire  et  qui  peut  se 
produire  quand  on  ne  l'attend  pas,  n'est  point,  de 
ce  chef,  comme  l'a  prétendu  M.  E.  Le  Roy,  essentiel- 
lement inobservable.  En  effet,  un  spectateur  peut 
voir  et  très  bien  voir  un  événement  qui  le  prend  à 
l'improviste.  La  surprise  n'a  point  que  des  effets  fu- 
nestes :  elle  excite  puissamment  l'attention,  et  il  ar- 
rive qu'elle  aiguise  les  facultés  d'observation  au  lieu 
de  les  émousser.  D'ailleurs,  en  certains  lieux  et  au- 
tour de  certaines  personnes,  le  miracle  pullule.  Ces 
conjonctures,  exceptionnelles  à  la  vérité, maisdont  il 
se  rencontre  des  cas  à  presque  toutes  les  époques, 
en  favorisent  singulièrement  l'observation.  —  Le 
miracle  n'est  pas  non  plus,  comme  le  soutient  encore 
le  même  auteur,  un  phénomène  essentiellement  a  fu- 
gitif »,  quelque  chose  comme  un  insaisissable  éclair. 
Car,  la  plupart  du  temps,  on  peut  observer  à  loisir 
l'état  des  choses  avant  et  après,  par  exemple  lors- 
qu'il s'agit  d'un  os  brisé  puis  ressoudé,  d'une  plaie 
suppurante  puis  cicatrisée,  etc.. 

c.  Pour  être  suffisamment  contrôlé,  est-il  né- 
cessaire ([ue  le  miracle  se  comporte  comme  un  fait 
de  laboratoire,  productible  et  réitérable  à  volonté, 
dans  les  circonstances  choisies  par  l'expérimenta- 
teur? Voltaire  et  Renan  ont  exprimé  ces  exigences. 
La  '(  commission  de  physiologistes,  de  physiciens, 
de  chimisles,  etc.  »,  imaginée  par  le  second,  est  de- 
meurée célèbre.  D'autres  protestent  hautement  qu'ils 
ne  croiront  à  rien,  à  moins  que  certains  procédés  de 
contrôle,  qui  ne  sont  pas  les  seuls  possibles,  —  par 
exemple  la  radiographie,  s'il  s'agit  d'une  fracture, — 
aient  été  employés. 

Ces  exigences  sont  déraisonnables.  Pourquoi  re- 
quérir tels  moyens  d'observation,  si  d'autres  suffi- 
sent? Une  fracture  peut  être  constatée  de  la  façon  la 
plus  certaine,  sans  avoir  étéradiographiée. —  D'autre 
part,  il  existe  des  certitudes  d'observation  pure,  non 
moins  fermes  que  les  certitudes  d'expérimentation. 
L'astronomie,  qui  est  une  science  fort  solide  et  fort 
exacte,  en  contient  un  grand  nombre,  car  les  astres 
ne  descendent  point  dans  les  laboratoires  pour  se 
laisser  manier  et  gouverner  par  les  hommes.  Bien 
plus,  il  y  a  dans  la  nature  nombre  de  phénomènes 
rares,  singuliers,  erratiques,  que  l'on  est  réduit  à 
enregistrer  là,  où,  et  quand  ils  se  produisent.  Ils 
échappent  non  seulement  à  notre  action,  mais  même 
à  nos  prévisions.  Matériaux  excellents  de  la  science 
future,  ils  ne  laissent  point,  pour  le  moment,  deviner 
leurs  lois  ;  ils  ne  se  réitèrent  qu'à  des  intervalles 
longs  et  irréguliers.  Les  rejettera-l-on  pour  cela  ?  On 
le  devrait,  si  on  leur  appliquait  les  mêmes  exigences 
qu'au  miracle.  Une  scène  historique  ne  se  passe 
qu'une  fois  :  deraandera-t-on  qu'elle  se  répèle  à  vo- 
lonté pour  y  croire?  Nous  devons  prendre  les  faits 
tels  qu'ils  sont,  avec  les  circonstances  concrètes  qui 


les  revêtent,  et  non  leur  imposer  l'uniforme  officiel 
qu'ils  devront  endosser,  sous  peine  de  n'être  pas 
reçus.  Nous  n'avons  pas  à  leur  fournir  un  pro- 
gramme, mais  à  nous  conformer  au  leur.  Cela  seul 
est  scientiûque;  et  les  exigences  hautaines  de  séances 
d'amphithéâtre  et  de  commissions  académiques, 
imaginées  par  Voltaire  ou  Renan,  le  sont  fort  peu. 
Selon  une  formule  célèbre,  l'esprit  scientifique  con- 
siste dans  la  «  soumission  aux  faits  ».  Puis,  si  c'est 
vraiment  un  agent  libre  qui  produit  le  merveilleux, 
qui  vous  dit  qu'il  consentira  à  en  passer  par  tous 
vos  caprices,  qu'il  trouvera  bon,  utile,  convenable  à 
sa  digiiitéet  à  ses  tins,  d'agir  ou  de  s'abstenir  d'agir, 
précisément  dans  les  conditions  que  vous  aurez  ima- 
ginées ?  Et  si  cet  agent  est  un  Dieu  inlini,  digne  de 
respects  souverains,  si  c'est  vraiment  Celui  dont  on 
dit  qu'il  résiste  aux  superbes  et  qu'il  donne  sa  grâce 
aux  humbles,  pensez-vous  qu'une  telle  attitude  le 
décide  à  se  manifester?  Si  vous  avez,  dans  ce  qui  est 
mis  sous  vos  yeux,  tout  ce  qu'il  vous  faut  pour  être 
convaincu,  à  condition  que  vous  consentiez  à  l'étu- 
dier, pourquoi  voulez-vous  qu'on  vous  donne  davan- 
tage ? 

2'' Conditions  relatives  aux  personnes.  —  Toutes 
les  difficultés  se  résument  ici  en  un  certain  nombre 
d'exceptions  que  l'on  oppose  aux  attestations  du 
merveilleux.  Certaines  catégories  de  personnes,  qui 
embrassent  la  majeure  partie,  sinon  la  totalité  des 
témoins  possibles,  sont  exclues  tout  d'abord,  comme 
suspectes.  Quelques  généralités  sur  le  manque  de  cri- 
tique des  anciens,  sur  le  mensonge  congénital  à  cer- 
taines races,  sur  l'esprit  passionné  des  croyants,  sur 
l'incompétence  du  vulgaire  ou  la  trouble  psychologie 
des  foules,  etc.,  suffisent  à  établir  une  prévention 
d'ensemble  contre  les  témoignages  favorables  au 
merveilleux.  On  s'en  débarrasse  ainsi  à  bon  compte. 
11  est  absolument  nécessaire  d'y  regarder  d'un  peu 
.plus  près. 

A.  —  Les  Mnciens.  —  L'idée  d'une  «  permission 
de  mentir  »  sérieusement  accordée  aux  auteurs  dans 
l'antiquité,  est  tout  à  fait  fantaisiste  :  elle  repose  sur 
une  fausse  interprétation  de  textes'.  On  n'est  pas 
plus  près  de  l'exactitufle  en  prêtant  aux  «  anciens  » 
indistinctement  cette  conception  que  l'histoire  n'est 
qu'une  matière  à  développements  littéraires  ingé- 
nieux. Il  se  trouve  parmi  eux  des  écrivains  que  la 
vérité  objective  de  ce  qu'ils  racontent  intéresse  in- 
discutablement :  Thucydide  et  Tacite  par  exemple.  La 
formule  célèbre,  si  souvent  citée,  où  se  résument  les 
devoirs  de  conscience  de  l'historien  :  «  ne  quid  falsi 
audeat,  ne  tjuid  veri  non  aiideal  »,  est  de  Cicéron. 

Ce  qu'il  faut  concéder,  c'est  que  des  deux  moments 
du  travail  historique,  recherche  des  documents  et 
composition,  les  anciens  (certains  anciens  du  moins, 
car  ce  n'est  même  pas  vrai  de  tous) ont  surtout  décrit 
et  i)eut-être  apprécié  le  second.  D'instinct,  les  plus 
intelligents  et  les  plus  sincères  d'entre  eux  accom- 
plissaient un  labeur  critique.  Mais  il  est  évident 
qu'ils  n'en  avaient  point  approfondi  la  méthode, 
comme  on  l'a  fait  depuis  trois  ou  quatre  siècles.  Ils 
n'avaient  point  pris  possession,  de  façon  réfléchie 
et  analytique,  des  règles  de  cette  science  délicate  et 
compliquée,  dont  la  théorie  est  toute  récente.  Ils  n'en 
estimaient  peut-être  pas  comme  il  convient  l'im- 
portance et  les  difficultés.  En  revanche,  le  souci  ar- 
tistique était  très  développé  chez  eux.  Cicéron  nous 
répète  que  l'histoire  aliesoin  d'être  a  ornée  »  :  ce  qui 
ne  veut  pas  dire  qu'on  doit  embellir  les  faits,  mais 
qu'il  faut  les  mettre  en  beau  style.  C'est  une  manière 
de   les   orner   sans   les   altérer.   Du   reste,    le  souci 

1.  Cf.  Introduction,  p.  320,  note  3. 


569 


MIRACLE 


570 


liltéiaire  n'a  pas  disparu  chez  les  modernes.  U  ne 
peut  disparaître  de  l'Listoire,  étant  dans  la  nature 
de  l'a'uvre. 

A  l'égard  des  anciens,  et  des  héritiers  de  leur  ma- 
nière aux  époques  postérieures,  il  est  donc  équitable 
et  prudent  de  ne  procéder  point  par  exclusives  gé- 
nérales. Parmi  eux  nous  trouverons  d'aimables  con- 
teurs, d'impudents  faussaires  et  aussi  de  conscien- 
cieux érudils.  Il  faut  regarder  chacun  à  part,  pour 
voir  le  degré  de  conliance  qu'il  mérite;  il  faut  étudier 
chaque  ouvrage,  en  particulier,  pour  discerner  dans 
quelle  mesure  le  souci  de  faire  beau  y  a  pu  préva- 
loir sur  celui  de  faire  vrai. 

B.  —  'Le  Moyen  âge.  —  a).  —  Au  Moyen  âge,  les 
mœurs  littéraires  n'étaient  pas  ce  qu'elles  sont  au- 
jourd'hui, et  à  ce  point  de  vue,  il  ne  faut  point  faire 
difficulté  d'avouer  que  nous  sommes  en  progrès.  Le 
plagiat  n'était  pas  alors  considéré  comme  un  vol. 
On  pillait  sans  scrupule  les  ouvrages  d'aulrui,  on  en 
tirait  des  descriptions,  des  raisonnements,  des  dis- 
cours appropriés  au  but  ([ue  l'on  se  proposait.  Des 
miracles  a  clichés  »  ont  passé  ainsi  d'une  vie  de  saint 
dans  une  autre.  Une  critique  d'attribution  rudiraen- 
taire  permettait  au  genre  pseudépigraphe  de  fleurir 
et  de  décevoir  le  candide  lecteur.  On  voyait,  par 
exemple,  circuler  des  récits  hagiographiques  qui,  pour 
acquérir  autorité,  se  couvraient  du  nom  des  disci- 
ples ou  compagnons  des  saints.  —  Mais  ces  fraudes 
naïves  se  laissent,  la  plupart  du  temps,  aisément 
reconnaître.  Les  procédés  de  truquage  sont  sim- 
ples et  gauches,  et  notre  critique  moderne  ne  trouve 
pas  là  matière  à  des  opérations  bien  compliquées. 
D'ailleurs,  et  c'est  ceci  surtout  qui  importe,  ces  dé- 
fauts ne  discréditent  pus  le  Moyen  âge  dans  son  en- 
semble. Car,  à  côté  des  plagiats  et  des  écrits  pseudé- 
jjigraphes,  il  existe,  même  dans  la  littérature 
hagiographique  de  cette  époque,  des  récits  parfaite- 
ment authentiques  et  originaux,  (l'uvres  de  témoins 
qui  ont  cru  voir  des  merveilles  et  qui  les  racontent 
avec  une  indiscutable  sincérité. 

b)  Ce  qui  est  plus  grave,  sinon  au  point  de  vue 
moral,  du  moins  au  point  de  vue  historicpie,  c'est  la 
crédulité  proverbiale  de  nos  ancêtres  et  leur  attrait 
pour  le  merveilleux.  Si  vraiment  les  excès  en  ce 
genre  furent  tels  et  surtout  aussi  universels  qu'on  le 
prétend, c  en  est  fait  :  tous  les  documents  médiévaux 
sur  le  miracle  demeurent  frappes  de  suspicion.  — 
Mais  en  y  regardant  mieux,  on  s'aperçoit  que  cette 
dépréciation  globale  implique  une  généralisation  et 
un  grossissement  tout  à  fait  illégitimes.  L'enseigne- 
ment de  l'Eglise,  généralement  accepté  au  Moyen 
âge,  a  toujours  placé,  dans  la  vie  'des  saints,  les 
miracles  au  second  plan.  On  sent  l'influence  de  cet 
esprit  parmi  les  hagiographes  de  cette  époque.  Il 
s'en  trouve  qui  réservent  leur  attention  et  leur  faveur 
à  la  sainteté  plutôt  qu'aux  prodiges  On  en  rencontre 
qui  se  bornent  à  décrire  les  vertus  et  l'activité  exté- 
rieure de  leurs  héros,  sans  leur  mettre  avi  front  l'au- 
réole de  thaumaturge.  On  entend  des  narrateurs  de 
miracles,  des  mirabdiarii,  —  qui  doivent  être  appa- 
remment les  plus  épris  de  merveilleux,  —  rabaisser 
les  miracles  physiques  au-dessous  des  merveilles 
intérieures  de  la  grâce.  11  y  a  plus.  La  tendance  cri- 
tique est  un  instinct  trop  profond  de  notre  esprit, 
pour  qu'on  puisse  vraisemblablement  s'attendre  à  le 
voir  subir  nulle  part  une  éclipse  totale.  L'homme 
s'est  toujours  mélié  de  la  parole  de  l'homme.  Aussi 
y  a-t-il  même  au  Moyen  âge,  même  parmi  les  prêtres 
et  les  moines,  des  gens  qui  ne  se  soucient  aucu- 
nement d'être  dupes,  des  «  destructeurs  de  légendes  », 
des  écrivains  qui  dévoilent  le  faux  merveilleux,  qui 

1.  Cf.  Introduction,  p.  340  à  3i6. 


s'en  indignent  ou  s'en  gaussent  '.  Donc,  encore  ici. 
il  est  prudent  de  ne  se  prononcer  que  sur  les  cas 
individuels.  Pour  être  indigne  de  créance,  il  ne  suffit 
pas  qu'un  auteur  soit  du  Moyen  âge. 

C.  —  L'Orient.  —  Les  mêmes  remarques  seraient 
à  répéter  à  propos  de  la  psychologie  de  «  l'oriental  », 
dessinée  par  llenan.  Insouciance  complète  à  l'égard 
de  la  vérité  matérielle,  incapacité  d'adopter,  à  propos 
des  faits,  un  point  de  vue  qui  ne  soit  pas  celui  de 
l'art,  de  l'intérêt  ou  de  la  passion  :  tels  seraient  les 
traits  de  tout  narrateur  oriental.  Il  y  aurait  là  comme 
un  défaut  congénital  à  une  race,  une  tare  incurable. 
Et  ces  généralités  servent  à  étayer  des  conclusions 
très  particulières  contre  la  Bible  et  les  Evangiles. 
—  Cependant  l'Orient,  et  spécialement  cet  Orient 
dont  parle  Renan,  n'a  pas  produit  que  des  légendes. 
Il  y  a,  aussi  bien  parmi  les  écrits  canoniques  qu'en 
dehors  d'eux,  des  ouvrages  qu'aucun  critique,  si 
peu  croyant  qu'il  soit,  ne  se  permettrait  de  négliger. 
Le  juif  Flavius  Josêplie,  malgré  tout  ce  qu'on  peut 
lui  reprocher,  est  un  véritable  historien.  Les  auteurs 
des  Livres  des  Rois  ou  du  premier  livre  des  Macchabées 
sont  des  annalistes  sérieux,  qui  prétendent  nous 
renseignerexactementsur  les  faits,  et  non  des  «  aga- 
distes  »  indifférents  à  la  vérité  et  à  l'erreur.  Saint 
Marc  est  le  type  du  narrateur  sans  artifice,  convaincu 
et  candide.  Saint  Luc  est  un  écrivain  consciencieux 
et  préoccupé  de  critique.  Tout  cela  n'est  pas  niable. 
On  rencontre,  en  Orient  comme  ailleurs,  des  sources 
historiques  dignes  de  foi,  et  la  preuve  en  est  que, 
sans  croire  aucunement  au  miracle,  on  y  puise 
largement  et,  avec  confiance,  pour  écrire  des  Vies  de 
Jésus  ou  des  Histoires  du  peuple  d'Israël. 

D.  —  Les  non-professionnels .  —  Une  culture  spé- 
ciale est-elle  nécessaire  pour  constater  le  miracle? 
Nous  avons  entendu  Voltaire  et  Renan  requérir,  à 
cette  fin,  la  formation  de  commissions  scientifiques. 
Et  de  nos  jours,  des  médecins  incroyants,  qui  dis- 
cutent les  guérisons  de  Lourdes,  récusent  en  bloc 
tous  les  témoignages  qui  n'émanent  pas  de  leurs 
confrères.  Ce  procédé  est  évidemment  très  efficace 
pour  se  débarrasser  du  miracle.  Mais  il  n'a  aucun 
droit  à  prendre  rang  parmi  ceux  qu'inspire  une  cri- 
tique impartiale.  Pourquoi  refuser  toute  valeur  au 
témoignage  d'un  homme  de  sens  et  d'esprit  sains, 
qui  parle  d'événements  qui  se  sont  étalés  devant 
lui '.'La  formation  médicale  peut  affiner  l'observation, 
diriger  l'attention  dans  certaines  directions  impor- 
tantes ;  mais  est  ce  à  dire  que  tout  échappe  à  qui- 
conque ne  l'a  pas  reçue? qu'un  phénomène  extérieur, 
simple  et  frappant,  une  hémorrhagie,  une  suppura- 
tion, etc.,  requière,  pour  être  perçu,  des  connais- 
sances scientifiques  ?  Le  savant  sera  seul  à  même 
d'interpréter,  de  façon  complète,  les  phénomènes, 
mais  non  pas  de  les  constater.  D'ailleurs,  le  dia- 
gnostic des  médecins  repose  pour  moitié  sur  les 
renseignements  recueillis  près  du  malade  ou  de  son 
entourage  :  ils  avouent  j)ar  là  même  que  les  obser- 
vations faites  |)ar  des  profanes  ont  une  valeur  à 
leurs  yeux.  L'un  d'eux  l'a  dit,  sous  une  forme  hu- 
moristique, à  propos  des  controverses  récentes  :  «  Il 
n'est  pas  besoin  d'être  tailleur  pour  voir  qu'un  habit 
a  des  trous,  n  —  Sans  doute  un  phénomène  extraor- 
dinaire demande  un  contrôle  plus  rigoureux,  mais 
ceci  ne  veut  pas  dire  qu'un  spécialiste  soit  seul 
capable,  ni  même  toujours  capable  de  l'exercer.  De 
même  (|u'un  médecin,  en  dépit  de  ses  aptitudes,  peut 
être  distrait,  regarder  superficiellement  ou  de 
travers,  et  mal  noter  ce  qu'il  perçoit,  de  même  un 
profane  peut  mettre  en  œuvre  un  coup  d'œil  sagace 
et  une  attention  scrupuleuse.  Il  s'agit  uniquement 
de  savoir  si  le  phénomène   a  été   vu   et   décrit    tel 


571 


MIRACLE 


572 


qu'il  était.  Du  moment  que   la    preuve  de   ceci  est 
faite,  la  profession  des  témoins  importe  peu. 

E.  —  Le*  foutes  :  contagion  menlate  et  haltti- 
cinalions  collectives.  —  L'infériorité  critique  des 
foules  peut  être  envisagée  à  deux  points  de  vue 
différents.  On  peut  se  plaindre  que  l'examen  des 
faits  y  soit  difficile,  parce  que  l'observateur  s'y 
trouve  noyé,  parce  que  les  rumeurs  y  naissent,  indé- 
finies et  vagues,  susceptibles  de  grossir  en  circulant. 
H  n'y  a  là  qu'un  ensemble  de  phénomènes  «orHiflHo-. 
Ces  inconvénients  d'ailleurs  ne  sont  ni  universels  ni 
insurmontables.  Certains  événements  sont  assez 
visibles  pour  qu'un  nombre  considérable  de  per- 
sonnes puissent  s'en  assurer  à  la  fois';  bien  souvent 
d'ailleurs,  chacun  peut  les  revoir  à  loisir  et  les  véri- 
fier en  son  particulier  ;  et  même  dans  une  foule,  — 
nous  en  avons  tous  fait  l'expérience,  —  un  homme 
avisé  n'est  point  fatalement  entraîné  par  le  courant 
des  nouvelles  diffuses,  dont  l'origine  lui  échappe.  La 
multitude  a  d'ailleurs  certaines  supériorités  sur  les 
témoins  isoles.  Si  les  individus  qui  la  composent 
demeurent  dans  leur  état  normal,  ils  constituent  un 
tribunal,  où  des  juges  nombreux,  divers  d'opinions 
et  de  caractères,  font  des  critiques  indépendantes 
qui  se  contrôlent  l'une  l'autre,  où  la  publicité  même 
de  l'épreuve  est  une  garantie  contre  la  fraude. 

Mais  la  pathologie  des  foules  nous  ouvre  un  autre 
point  de  vue.  Elle  nous  signale  l'éclosion  dans  les 
multitudes  de  phénomènes  anormaux.  Dans  les  fou- 
ies, la  persuasion  se  produit  sans  motifs  de  raison, 
sans  moyens  logiques;  l'idée,  l'image  deviennent 
hallucinatoires;  la  contagion  mentale  se  propage. 
La  cause  principale  des  hallucinations  collcclives 
est  ce  que  l'on  a  appelé  «  l'attention  expectanle.  » 
«  L'attente,  dit  Renan,  crée  d'ordinaire  son  objet.  » 
Ces  phénomènes  morbides  se  produisent,  d'après  le 
D'  Gustave  Le  Bon,  même  dans  les  groupes  restreints. 
i<  Dès  que  quelques  individus  sont  réunis,  ils 
constituent  une  foule...  La  faculté  d'observation  et 
l'esprit  critique,  possédés  par  chacun  d'eux,  s'éva- 
nouissent aussitôt.  » 

Dans  ces  théories,  il  y  a  incontestablement  une 
par!  de  vérité.  L'attention  expectanle  peut,e«  des  cir- 
constances spéciales,  produire  l'hallucination.  La 
contagion  mentale  est  un  fait.  Mais  il  ne  faut  pas 
ériger  l'anomalie  en  règle  universelle.  Il  n'est  pas 
vrai  que  des  personnes  normales,  par  le  seul  fait 
qu'elles  font  partie  d'une  foule,  perdent  leur  don  de 
voir  et  de  juger,  pour  devenir  aveugles  et  hallucinées. 
La  personnalité  ne  s'abolit  point  dans  ce  milieu  ;  les 
opinions  divergentes  y  subsistent.  L'allluence  des 
croyants  dans  les  lieux  où  le  miracle  est  censé  s'opé- 
rer ne  suffit  pas  à  en  évincer  les  incroyants.  C'est 
ce  que  nous  voyons  de  nos  jours  à  Lourdes.  Une 
foule  peut  être  divisée.  Dans  ces  grandes  nappes 
humaines  circulent  souvent  des  courants  de  sens 
contraire,  aussi  puissants  les  uns  que  les  autres.  Et 
alors  les  atlirmations  des  croyants  exaltes  se  heur- 
tent à  des  oppositions  fortes  et  à  des  contrôles  dé- 
pourvus d'indulgence.  Il  n'y  a  que  Renan  pour  ris- 
quer, d'une  plume  alerte,  ce  gros  aphorisme  que 
«  l'attente  crée  d'ordinaire  son  objet  ».  On  voit  bien 
souvent  à  Lourdes,  l'attente  la  plus  passionnée,  le 
désir  le  plus  impérieux  du  miracle,  les  supplications 
les  plus  enllammées  n'aboutir  à  rien.  Les  cas  d'hal- 
lucinationscolleclives  des  foules  sont  une  exception. 
Nous  nous  sommes  tous  mêlés  plus  d'une  fois  à  des 
foules,  même  enthousiastes,  sans  avoir  rien  constaté 
de  pareil.  En  somme,  une  foule  est  bien  plus  sou- 
vent non-hallucinée  qu'hallucinée. 

Du  reste,  sous  sa  forme  radicale,  et  telle  que  la 
professe  le  Dr  G.  Le  Bon,   la  théorie  aboutit   à  des 


conséquences  vraiment  absurdes,  a  II  n'est  pas 
besoin,  dit  cet  auteur,  qu'une  foule  soit  nombreuse  » 
pour  être  suspecte  d'hallucination...  Cela  edmis,  il 
n'y  a  pas  de  témoignage  historique  qui  puisse  tenir. 
On  pourra  tout  nier  en  se  référant  à  l'hallucination 
collective.  La  concordance  même  des  observations, 
loin  d'être  une  garantie,  deviendra  une  raison  de  se 
mélier. 

F.  —  Les  croyants.  —  'Voici  la  classe  la  plus 
importante  des  témoins  récusés,  celle  en  qui  l'on  a 
cru  découvrir  le  plus  de  vices  rédhibitoires.  La  foi 
religieuse,  dit-on,  donne  à  l'esprit  le  pli  de  la  crédu- 
lité ;  elle  l'habitue  à  s.'incliner  devant  l'irrationnel  ; 
elle  tue  en  lui  la  faculté  critique.  D'autre  part,  elle 
attaque  la  moralité  de  l'homme  :  elle  donne  naissance 
à  la  passion  religieuse,  pour  qui  le  juste  et  l'injuste 
n'existent  plus,  mais  seulement  l'intérêt  d'une  cause 
sacrée...  Ainsi  parlent  Hume,  Renan,  et  des  milliers 
d'autres.  Il  nous  faut  discuter  à  fond  ce  réquisitoire. 

1°  Pas  de  connexion  constante  entre  la  foi  et  l'erreur 
ou  la  fraude. 

a)  Les  faits  d'erreur  ou  de  fraude  allégués  à  la 
charge  des  croyants  n'autorisent  aucune  conclusion 
générale.  Que  ceux-ci  aient  compté  dans  leurs  rangs 
des  naïfs  et  des  dupes,  aussi  nombreux  qu'on  le 
A'oudra,  que  l'intérêt  de  la  religion  ait  parfois  ins- 
piré des  supercheries,  cela  ne  suffit  à  établir  aucune 
liaison  constante  entre  les  croyances  religieuses  et 
ces  misères.  Pour  avoir  prouve  que  certains  croyants 
sont  des  témoins  récusables,  on  n'a  pas  créé  une 
prévention  d'ensemble  contre  tous  les  témoignages 
des  croyants. 

0)  Aussi  bien,  des  faits  non  moins  caractéristiques 
peuvent  être  allégués  en  sens  inverse.  Ils  sont  même 
si  nombreux,  et  si  évidents  pour  un  esprit  non  pré- 
venu, qu'on  éprouve,  à  le  faire,  quelque  embarras. 
La  chasse  à  l'erreur  et  à  l'imposture  a  été  menée 
vigoureusement,  par  exemple,  dans  l'intérieur  du 
christianisme,  du  catholicisme.  De  robustes  croyants, 
qui  n'étaient  certes  touchés  d'aucun  scepticisme  à 
l'endroit  du  miracle,  s'y  sont  employés.  Par  exemple, 
les  jésuites  belges,  qui  ont  rendu  célèbre  le  nom  de 
Bollandisles,  se  sont  fait,  depuis  le  dix-septième  siè- 
cle, bien  des  ennemis  par  leur  impitoyable  franchise 
eu  matière  d'hagiographie.  Les  enquêtes  épiscopales 
ou  poiitilicales  sur  les  phénomènes  merveilleux 
aboutissent  à  en  éliminer  plus  des  deux  tiers.  La 
suspicion  de  fourberie,  que  Hume  et  Renan  essayent 
de  faire  planer  sur  tous  les  croyants,  pour  atteindre, 
en  particulier,  les  chrétiens,  est  spécialement  mal 
l'ondée.  Une  alliance  naturelle  entre  la  foi  chré- 
tienne et  la  malhonnêteté  serait  une  chose  bien 
étrange.  Dans  le  christianisme,  en  effet,  le  mensonge 
est  un  péché.  Cela  est  écrit  en  vingt  endroits  de 
l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament.  Et  le  service  du 
Dieu  des  chrétiens  n'autorise  point  à  mentir  :  Num- 
quid  indi^et  Deiis  mendacio  i'estro?...  En  vérité,  ne 
serait-il  pas  psychologiquement  invraisemblable 
qu'un  précepte  aussi  net  s'obscurcit  toujours, 
comme  par  enchantement,  chez  les  personnes  qu'on 
nous  représente  justement  comme  les  plus  zélées  au 
point  de  vue  religieux?  Quel  incroyant,  de  bonne  foi 
lui-même,  et  de  sang-froid,  oserait  affirmer  qu'il  en 
est  ainsi?  Quel  est  celui  qui  ne  connaît  point,  parmi 
les  chrétiens  dont  il  est  entouré,  quelques  âmes  assez 
haiil>-s  pour  être  incapables  de  s'abaisser  à  la  super- 
cherie religieuse  ?  Le  moins  qu'on  puisse  dire,  c'est 
que  la  sincérité  et  l'honnêteté  ne  sont  pas  le  privi- 
lège des  incrédules. 

c)  Bien  plus,  l'incrédulité  peut,  elle  aussi,  s'allier 
avec  les  défauts  dont  on  accuse  la  foi  d'être  la 
source.  Les  incroyants  ne   sont  pas  tous  des   gens 


573 


MIRACLE 


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éclairés  et  sagaces,  et  le  rationalisme  «  primaire  » 
invente  pail'ois  de  bien  plaisantes  explications  du 
merveilleux.  La  passion  antireligituse  peut  aveugler 
l'esiiril  et  (aire  gaucliir  la  volonté  :  el  il  n'est  pas 
sans  exemple  «[u'elleait  inspiré  des  attaques  déloya- 
les et  des  accusations  calomnieuses.  Personne  n'en 
conclura  (jue  ces  bassesses  soient  le  fait,  ni  même  la 
tentation  de  tous  les  incrojants.  Que  l'on  évite  de 
même  de  jjënéraliser,  lorsqu'il  s'agit  des  croyants. 
d)  Une  conviction  quelconque,  vraie  ou  fausse, 
positive  ou  négative,  peut  être  l'occasion,  dans  l'es- 
prit qui  en  est  imbu,  de  fâcheux  accidents.  11  est 
porté  à  lui  chercher,  à  temps  et  à  contre-temps,  des 
justilications,  à  la  défendre  par  des  arguments  de 
rencontre,  à  se  précipiter  à  l'aveugle  vers  toute 
conclusion  qui  la  conlirmerait.  D'autre  part,  dans 
l'emmêlement  inextricable  de  nos  puissances  devoir 
et  d'aimer,  il  arrive  parfois  que  l'àme  mette  quelque 
déloyauté  ou  [)erlidie  au  service  de  ce  qu'elle  estime 
être  la  vérité.  Ces  abus-là  ne  sont  nulle  part  néces- 
saires; ils  se  produisent  partout,  et,  par  conséquent, 
ils  ne  donnent  lieu  à  aucune  prévention  contre  qui 
que  ce  soit  en  particulier. 

2°  Rapport  des  croyances  religieuses  avec  l'erreur 
ou  la  fraude. 

L'exception  générale  que  l'on  voulait  opposer  à 
tout  témoignage  émané  d'un  croyant  n'est  donc  pas 
recevable  :  ce  que  nous  avons  dit  suffit  à  le  prouver. 
Mais  il  nous  faut  étudier  la  question  de  façon  posi- 
tive, et  voir  quelles  influences  la  croyance  religieuse 
peut  exercer  sur  une  attestation  de  miracle. 

La  croyance  au  merveilleux  même  qui  fuit  l'objet 
du  témoignage  ne  saurait  créer  de  difficulté.  Par  elle 
même  et  à  elle  seule,  elle  n'autorise  ni  le  soupçon  de 
partialité  ni  celui  de  fourberie.  En  effet,  le  préjugé 
est  absent  ici,  puisque  l'influence  d'une  croyance 
antérieure  est  exclue  de  l'hypotlièse  ;  et  il  n'y  a  pas 
non  plus  de  fourberie,  puisque,  par  hypothèse  encore, 
le  témoin  croit  ce  qu'il  dit.  Au  surplus,  en  aucune 
matière,  on  ne  saurait  exiger  que  des  témoins  ne  se 
fassent  aucune  idée  du  sens  et  de  la  portée  de  ce 
qu'ils  racontent.  L'homme  ne  peut  se  réduire  au  rôle 
d'un  simple  appareil  enregistreur,  et  la  paralysie  de 
ses  fatuités  d'interprétation  n'est  point  requise  pour 
sauvegarder  la  fidélité  de  ses  impressions  et  de  ses 
comptes-rendus. 

Passons  donc  au  cas  qui  peut  donner  lieu  à  discus- 
sion et  à  doutes  :  celui  où  des  criiyancefi  antérieures 
existent,  capables  d'innuenccr  la  constatation  du 
merveilleux  et  le  témoignage  qui  en  est  rendu.  — 
—  D'abord,  est-il  vrai  que  l'incroyance  soit  la  posi- 
tion critiquement  préférable,  et  le  refuge  de  l'im- 
partialité ? 

A.  Valeurs  critiques  respectives  de  la  croyance  et 
de  tincrorance  *. 

Une  crédibilité  accidentelle  s'attache  à  un  témoi- 
gnage contraire  aux  convictions  de  son  auteur.  Il 
est  évident  qu'un  fait  merveilleux  attesté,  en  sa 
matérialité,  par  un  incrédule,  devient  beaucoup  plus 
croyable.  Il  est  non  moins  certain  qu'un  miracle, 
rejeté  par  ceux  dont  il  eût  confirmé  la  foi,  el  qui  se 
trouvaient  disposés  à  l'admettre  en  vertu  de  cette 
foi  même,  ne  possède  plus  grand  crédit.  A  ce  point 
de  vue  tout  extérieur,  c'est  tantôt  l'incrédule  et  tan- 
tôt le  croyant  qui  possède,  par  occasion,  l'autorité: 

1.  L'incroyance  dont  il  s'agit  n'est  [tas  le  doute  métho- 
dique et  provisoire,  toujours  prût  îi  se  rendre  aux  preuves 
de  fait.  C'est  l'attitude  négative  arrêtée,  qui  tient  pour 
certain  qu'il  n'y  a  pas  de  merveilleux  réel  el  (pi'il  nejteut 
y  en  avoir.  —  La  croyance  est  prise  ici  simplement  pour 
l'acceptation  du  merveilleux  ou  de  quelque  autre  donnée 
qui  conduit  à  cette  acceptation. 


les  avantages  sont  inverses  et  s'équivalent.  Sur  ce 
point,  aucune  contestation  n'existe. 

Mais  nous  avons  à  comparer  deux  attitudes  intel- 
lectuelles, considérées  en  elles-mêmes,  au  point  de 
vue  de  l'autorité  qu'elles  confèrent,  naturellement  et 
en  général,  à  ceux  qui  les  ont  prises.  C'est  ainsi 
que  l'objection  les  met  en  contraste.  Sans  juger 
l'objet  de  la  croyance,  sans  apjirécier  les  motifs  de 
l'incrédulité,  on  les  oppose  lune  à  l'autre,  au  point 
de  vue  des  avantages  qu'elles  offrent  pour  une  en(iuêle 
sur  le  merveilleux.  Et  l'on  affirme  que  le  croyant, 
par  le  seul  fait  qu'il  est  croyant  et  quelle  que  soit  sa 
croyance,  se  trouve  dans  un  étal  d'infériorité.  C'est 
ce  que  nous  allons  discuter. 

Aucun  lien  perpétuel,  aucune  nécessité  n'attache 
la  foi  à  la  partialité  ou  à  la  sottise,  l'incroyance 
à  la  rectitude  du  jugement  et  de  la  volonté;  toute 
idée,  toute  conviction  peut  contracter,  dans  les  âmes 
diverses,  des  alliances  utiles  ou  funestes,  qui  n'en- 
tament point  sa  valeur  propre.  Cela  est  entendu  '. 
Il  reste  cependant  que  la  croyance  antécédente  au 
miracle  incline  naturellement  l'esprit  dans  un  cer- 
tain sens,  qu'elle  facilite  l'acceptation  d'un  mer- 
veilleux nouveau.  En  effet,  dans  l'esprit  du  croyant, 
la  question  du  merveilleux  n'est  plus  intacte.  Elle 
est  résolue  en  principe  :  pour  lui,  le  miracle  est 
possible  et  il  y  a  des  miracles.  Dès  lors,  qu'il  y  en 
ail  un  de  plus  ou  de  moins,  ceci  ne  soulève  aucune 
difficulté  spéciale,  aucun  ]iroblènie  d'espèce  dis- 
tincte. De  même,  il  est  clair  qu'un  intérêt  existe 
pour  le  croyant  à  voir  sa  croyance  justifiée  par  des 
preuves  nouvelles,  qu'il  aime  à  la  voir  partagée. 
Et  ceci  peut  donner  lieu  à  la  partialité,  à  l'usage  de 
moyens  quelconques  de  jiersuasion.  —  En  vérité, 
tout  cela  est  indéniable,  mais  l'incrédulité  offre 
précisément  des  inconvénients  identiques.  Elle 
aussi  forme  un  préjugé.  Supposons  l'incrédule  appli- 
qué, avec  son  voisin  croyant,  à  une  enquête  sur  le 
merveilleux.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'est  indilférent  à 
l'issue  de  cette  recherche.  Chacun  souhaite  naturel- 
lement qu'elle  aboutisse  à  justifier  ses  convictions,  à 
les  mettre  en  un  jour  meilleur  aux  yeux  de  tous.  Si 
donc  on  pos  e  en  principe  que,  pour  bien  apercevoir 
les  faits  et  les  attester  avec  sincérité,  il  faut  n'y 
avoir  aucun  intérêt,  croyants  et  incrojants  seront 
des  témoins  également  suspects. 

D'autre  part,  celui  qui  croit  au  merveilleux  a  sur 
l'incrédule  des  avantages  marqués.  D'abord  pour  la 
question  préalable  de  la  possibilité  du  miracle, 
c'est  lui  qui  tient  la  position  correcte.  S'il  est  possi- 
ble que  le  merveilleux  se  réalise,  —  comme  nous 
l'avons  démontré,  —  il  faut  être  prêt  à  le  recon- 
naître, le  cas  échéant.  L'incroyant  n'a  pas  cette  dis- 
position indispensable  que  le  croyant  possède.  Bien 
plus,  l'incroyant  a  établi  sa  position  intellectuelle 
sur  une  erreur  de  principe.  Or,  une  erreur  de  ce 
genre  est,  directement  et  par  elle-même,  une  source 
d'erreurs  ;  un  principe  vrai  est  au  contraire  un  ins- 
trument de  recherche  exact  et  ce  n'est  que  par  acci- 
dent qu'on  en  peut  mal  user.  Allons  plus  loin  :  en 
vertu  de  son  présupposé  même,  l'impartialité  sera, 
—  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  —  plus  facile  au 
croyant.  11  a,  en  effet,  autour  de  lui,  plus  d'espace 
libre  où  se  mouvoir.  Ses  enquêtes  sur  le  merveilleux 
peuvent  avoir  plus  d'une  issue.  Leurs  résultats 
peuvent  être  positifs  ou  négatifs,  favorables  ou  défa- 
vorables. Il  n'est  pas  obligé  de  conclure,  dans  tous 
les  cas,  au  miracle.  Rien  ne  s'oppose  à  ce  qu'il 
admette,  en  grand  nombre,  des  faits  de  supercherie, 
d'illusion,  ou  des  faits  inexpliqués.  Pour  l'incroyant 
au  contraire,  la  route   est  rigoureusement  jalonnée 

I.  Cf.  col.  précédente. 


575 


MIRACLE 


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et  le  point  d'ai-rivée  marqué  d'avance.  Pour  lui,  il 
faut  absolument  que  tout  soit  erreur  ou  illusion.  Il 
ne  peut  admettre  le  moindre  cas  de  merveilleux  réel, 
car  une  seule  exception  constatée  ferait  crouler  sa 
thèse  '.  Enfin,  outre  que  le  cro3'ant  apporte  une 
curiosité  plus  jiiguisée  et  plus  sympathique,  un 
goût  plus  vif  à  l'étude  f'es  faits  censés  merveilleux, 
il  a  le  plus  grand  intérêt  à  savoir  si  Dieu  intervient 
vraiment,  à  ne  pas  confondre  les  intluences  divines 
avec  les  autres.  Ce  sont  là  d  excellentes  dispositions 
critiques.  Sans  doute,  elles  peuvent  être  accidentel- 
lement entravées  ou  recouvertes  par  d'autres.  Il 
reste  qu'elles  sont  naturelles  au  croyant  en  vertu  de 
sa  croyance  même. 

B.  Valeurs  critiques  respectives  des  dii'erses 
croyances.  —  Tout  ceci  pourtant  n'épuise  pas  la 
question.  Impossible  d'en  atteindre  le  fond  en  conti- 
nuant de  faire  abstraction  de  la  qualité  des  croyances, 
de  leur  vérité  et  de  leur  fausseté.  Nous  avons  vu  ce 
qu'implique  toute  croyance,  ce  qu'elle  vaut  par  rap- 
port à  l'incroyance,  par  le  seul  fait  qu'elle  est  une 
croyance.  Mais  ce  fonds  commun  peut  s'améliorer 
ou  s'altérer  selon  la  façon  dont  il  est  employé.  Il  est 
temps  de  distinguer  les  diverses  espèces  de  croyance, 
de  formuler  les  règles  que  la  critique  doit  suivre  à 
l'égard  de  chacune  d'elles  et  de  ses  tenants. 

a)  Croyance  mal  fondée.  —  Le  critique  pevit  être 
certain  de  la  fausseté,  de  l'absurdité  des  croyances 
antécédentes  du  témoin  qu'il  examine.  11  est  obligé 
de  faire  entrer  en  ligne  décompte  l'inllueuce  funeste 
qu'elles  peuvent  exercer  sur  lui.  Des  contes  ineptes, 
des  mythologies  bizarres,  des  léjjendes  où  pullule 
un  merveilleux  sans  frein  et  sans  règle,  faussent 
l'egprit,  dépravent  en  lui  le  sens  du  possible  et  du 
vraisemblable.  Cei-laiiies  pratiques  de  sorcellerie  ou 
de  théurgie,  la  terreur  ou  l'avidité  du  surnaturel 
enfièvrent  l'âme,  l'empêchent  de  bien  voir,  l'alïolent 
et  parfois  l'hébètent.  Kn  outre,  les  absurdités  dogma- 
tiques peuvent  avoir  des  contre-coups  pratiques.  Il  y 
a  des  légendes  à  la  fois  merveilleuses  et  immorales, 
pleines  d'exemples  et  d'incitations  perverses.  Et  si, 
comme  il  arrive  en  certains  milieux  troubles,  tout 
cela  s'associe  avec  le  charlatanisme,  les  jongleries 
ou  pire  encore,  il  est  superflu  d'insister  sur  les 
réserves  qu'appelleront  les  «  témoignages  »  qui  sor- 
tiront de  là.  —  Sans  aller  jusqu'à  ces  extrêmes,  tout 
cas  résolu  à  faux  crée  un  précédent  fâcheux  pour  la 
solution  de  cas  semblables.  Il  peut  se  faire  aussi,  vu 
l'importance  religieuse  de  la  question  du  miracle, 
qu'une  erreur  de  croyance  en  cette  matière  ait  de 
funestes  répercussions  morales.  Seul,  l'examen  des 
circonstances  concrètes  révélera  ce  qu'il  en  est  Eniin, 
la  façon  dont  l'erreur  se  sera  introduite  pourra  éga- 
lement manifester,  chez  l'individu,  des  tares  de  légè- 
reté, de  passion  aveugle,  etc.,  qui  créeront  contre 
lui  une  légitime  prévention. 

Il  est  clair  que,  dans  tous  ces  cas,  les  avantages 
possédés  par  la  croyance  sur  l'incrédulité  seront 
contrebalancés  par  des  inconvénients  plus  ou  moins 
notables  C'est  une  erreur  qui  s'opposera  à  une  erreur 
inverse,  chacune  ayant  partiellement  raison  contre 
l'autre.  Il  est  diflicile  de  décider  dans  l'abstrait 
laquelle  vaudra  le  moins.  Le  caractère,  la  mentalité 
des  individus,  la  nuance  des  erreurs  particulières 
professées  seront  ici  des  éléments  indispensables 
d'appréciation. 

h)  Croyance  vraie.  —  Nous  avons  reconnu  la  pos- 
sibilité du  merveilleux.  Cela  nous  oblige  à  envisager 
l'hypothèse  où  il  se  réaliserait  quelque  part,  où  un 
témoin  aurait  de  bonnes  raisons  d'y  croire. 

Si  cela   se  trouvait  établi,   il  est    évident  que    le 

Cf.  Liv.  1.  Conclusion,  cul.  559,  5(10. 


témoin  en  question  ne  serait  nullement  disqualifié 
par  sa  croyance,  et  que  ses  témoignages  subséquents 
garderaient  toute  leur  valeur.  Bien  plus,  sachant 
qu'il  est  dans  le  vrai  sur  un  point  connexe  à  ceux 
qu'il  s'agirait  d'élucider,  nous  devrions  plutôt  avoir 
une  estime  spéciale  de  son  jugement.  La  vérité  est 
une  semence  de  vérité.  Celui  qui  la  possède,  entré 
plus  avant  dans  le  réel,  est  mieux  placé  pour  le  voir. 
Elle  est  aussi  une  semence  de  justice.  Une  saine 
appréciation  des  choses  divines  et  humaines  est  le 
fondement  d'une  pratique  droite.  Ceux-là  seraient 
donc,  —  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  —  les  plus 
dignes  de  confiance,  dont  les  idées  religieuses  seraient 
les  plus  justes  El  si  des  interventions  surnaturelles 
authentiques  avaient  sanctionné  une  règle  de  con- 
duite, ceux  qui  s'en  inspireraient  auraient  par  là  des 
chances  d'élre  les  plus  intègres.  Car  une  morale 
confirmée  par  l'autorité  divine  serait  évidemment  la 
meilleure.  Elle  serait  aussi  le  frein  le  plus  efficace 
contre  la  déloyauté.  Nulle  part  une  alliance  de  la 
religion  et  de  la  fraude  ne  serait  moins  probable 
que  là  où  une  telle  morale  serait  reconnue. 

Mais,  dira-t-on  peut-être,  chez  le  croyant,  cette 
tendance  dont  nous  avons  parlé  et  qui  incline  natu- 
rellement l'homme  à  la  partialité  pour  l'objet  de  ses 
C(mvictions,  n'est  pas  abolie.  Evidemment.  Le  croyant 
n'a  pas  contre  elle  cette  tlél'ense  sans  pareille  (jui  est 
l'incrédulité  même.  On  ne  peut  pas  raisonnablement 
lui  demander  de  sortir  de  la  condition  commune  à 
tous  ceux  qui  professent  une  opinion  arrêtée  sur 
quoi  que  ce  soit.  Mais  en  tout  cas,  ceci  n'est  pour 
lui  qu'une  tentation,  c'est-à-dire  un  mal  purement 
possible,  et  qui  peut  rester  tel.  Tandis  (jue  les  avan- 
tages signalés  plus  haut  sont  des  avantages  réels  et 
actuellement  ellicaces.  En  vérité  il  serait  étrange 
que  le  fait  d'être  dans  le  vrai  spéculatif  et  moral 
créât  une  prévention  contre  qui  que  ce  fût;  que 
la  vérité  acquise  fût  considérée  comme  un  danger 
d'erreur! 

c)  Croyance  de  valeur  problématique.  —  Mais 
bien  souvent,  il  sera  ditllcile  de  juger  préalablement 
la  valeur  objective  des  croyances  du  témoin.  Il  ne 
restera  alors  qu'à  l'apprécier  lui-même.  Est-il  grave 
et  droit,  simple  ou  habile,  d'imagination  fruste  ou 
féconde  ?  S'est-il  trouvé  en  posture  de  bien  observer 
le  fait  dont  il  témoigne?  A-t-il  eu  les  moyens  de 
tromper,  à  supposer  qu'il  l'ait  voulu  ?  Les  réponses 
à  ces  questions  rendront  le  plus  souvent  inutile  toute 
autre  inquisition. 

En  elfet,  tout  en  ayant  des  croyances  erronées, 
le  témoin  peut  avoir  bien  regardé  et  parler  sincère- 
ment. Si  nous  avons  la  preuve  de  ceci,  le  reste 
importe  peu.  Du  moment  qu'il  s'est  trouvé  dans 
l'impossibilité  de  dire  faux,  il  n'y  a  plus  à  s'occuper 
de  toutes  les  causes  antécédentes  qui  auraient  pul'y 
porter. 

A  supposer  donc  que  le  témoin  ajoute  foi  à  un 
merveilleux  que  nous  sommes  incapables  de  con- 
trôler, que  nous  estimons  irréel  ou  même  déraison- 
nable, nous  pourrons  cependant,  en  certaines  cir- 
constances, faire  cas  de  sa  déposition. 

Parfois,  la  croyance  au  merveilleux  renforce  à 
peine  l'idée  de  la  possibilité  du  miracle,  laquelle  est, 
ne  l'oublions  pas,  une  idée  juste.  On  croit  d'une 
croyance  habituelle,  impersonnelle,  d'une  opinion 
générale  et  vague,  qu'il  y  a  parfois  des  miracles, 
qu'il  y  en  a  eu  jadis.  11  s'agit  d'événements  anciens, 
dont  les  couleurs  et  le  relief  sont  atténués  par  la 
distance,  elfacés  par  l'usage  que  l'enseignement  reli- 
gieux en  a  fait.  On  serait  bien  étonné  de  rencontrer 
leurs  pareils  dans  la  réalité  vivante.  Cela  n  ajoute 
en  vérité  que  bien  peu  de  chose  à  la  simple  et  nue 
conception  du  miracle  possible. 


577 


MITHRA  (LA  RELIGION  DE) 


578 


Parfois  aussi,  l'interprétation  surnaturelle  où  se 
reflètent  les  croyances  d'un  auteur,  est  une  interpré- 
tation purement  explicative,  logiquement  et  chro- 
nologiquement postérieure  aux  faits  :  elle  laisse 
donc  intactes  les  données  de  l'observation.  Et  quand 
bien  même  on  la  jugerait  erronée,  on  pourrait  être 
amené  à  conserver  la  matière  solide,  qu'elle  enve- 
loppe légèrement  sans  la  déformer. 

Parfois  entin  des  croyances,  même  fausses,  même 
absurdes,  laisseront  parfaitement  intactes  les  facul- 
tés d'observation.  Des  personnes  qui  croient  ai  oir 
vu  la  nuit,  quelque  fantôme,  ne  seront  pas  pour  cela 
Incapables  de  constater,  en  plein  jour,  qu'une  jambe 
cassée  est  remise.  D'autres,  qui  accueillent  trop  faci- 
lement les  rumeurs  qui  circulent  dans  une  foule, 
sauront  pourtant  dire  avec  précision  ce  qu'elles  ont 
personnellement  vu.  Certes,  il  y  a  des  faits  de  pé- 
nombre et  de  brume,  des  phénomènes  fugitifs  et 
imprécis  qu'une  opinion  préconçue  pourra  déformer. 
Mais  «  il  y  a  des  faits  si  gros  qu'il  est  dillicile  de  les 
voir  de  travers  «  :  ils  s'imposent  lourdement,  et  leur 
poids  étouffe,  pour  ainsi  dire,  dans  l'esprit,  la 
faculté  d'interprétation.  Donc  on  pourra  parfois 
affirmer  que  la  croyance  antérieure  a  dû  être  sans 
influence  sur  l'observation. 

En  tout  cas,  le  fait  de  ne  pouvoir  contrôler  les 
opinions  d'un  témoin  sur  le  merveilleux  n'autorise 
pas  à  rejeter,  sans  plus  ample  informe,  toutes  les 
attestations  qu'il  en  fournit.  Car,  d'abord,  ces  opi- 
nions ne  sont  pas  évidemment  absurdes,  puisque, 
par  hypothèse,  on  ne  sait  à  quoi  s'en  tenir  sur  elles. 
En  outre,  bien  que  créant,  comme  nous  l'avons  dit, 
un  précédent,  elles  ne  possèdent  pas  une  influence 
déterminante  sur  l'appréciation  des  cas  nouveaux. 
Nul  chemin  logique,  nulle  impulsion  irrésistible  ne 
mène  du  miracle  admis  ici  et  là,  au  miracle  admis 
partout.  .Sans  doute,  le  sophisme  qui  consiste  à 
conclure,  d'un  cas  particulier,  à  un  ou  plusieurs 
autres  cas,  est  possible,  mais  il  n'est  pas  fatal, 
même  chez  les  simples.  Et  il  faut  avoir  quelque  rai- 
son pour  supposer  qu'il  a  clé  commis. 

La  qualité  problématique  d'une  croyance  anté- 
rieure ne  saurait  non  plus  sufhre  à  disqualifier  un 
témoin  au  point  de  vue  moral.  En  effet,  sans  connaî- 
tre ce  qu'elle  vaut,  on  pourra  souvent  apprécier  le 
caractère  plus  ou  moins  direct,  plus  ou  moins  actif, 
plus  ou  moins  étendu  de  ses  influences  pratiques. 
Toute  erreur  n'infecte  pas  nécessairement  toutes  les 
démarches.  Et  il  y  en  a  beaucoup  d'où  l'on  ne  pourra 
faire  sortir,  avec  tant  soit  peu  de  vraisemblance, 
aucune  incitation  positive  à  la  déloyauté. 

CONCLUSION 

Tels  sont  les  principes  généraux  qui  gouvernent 
la  question  du  miracle.  Leur  complexité  se  résume 
dans  la  proposition  apologétique  que  nous  avions 
entrepris  de  démontrer  :  il  peut  y  avoir  du  merveil- 
leux divin  et  il  existe  des  moyens  surs  de  le  discerner. 
Ils  n'en  sont,  à  vrai  dire,  que  le  déploiement  com- 
plet. Ils  font  voir  que  cette  proposition  s'appuie,  en 
chacun  des  points  qui  la  constituent,  sur  des  motifs 
que  l'intelligence  peut  contrôler,  sur  des  arguments 
de  philosophie  naturelle  ou  de  critique  historique. 
C'est  sur  eux  qu'un  incroyant  qui  aborde  la  question 
du  merveilleux,  doit,  ce  nous  semble,  d'abord 
prendre  parti.  Et  si  nous  ne  nous  trompons,  ils  sont 
capables  de  l'amener  à  distribuer  cette  vaste  matière 
comme  les  chrétiens  catholiques...,  et  peut  être  en- 
suite, moyennant  la  grâce  divine,  à  conclure  comme 
eux. 

Bibliographie.  —  On  trouvera  une  bonne  bibliogra- 
phie sur  la  question  du  miracle  à  la  lin  du  cLapi- 

Torne  III. 


tre  m  de  l'article  JÉsus-CanisT,  col.  1 4  1 1  et  1 4 1 2.  Je 
ne  vois  rien  d'important  à  y  ajouter. 

Joseph    DF  ToNQUÉDEC. 

MITHRA  (LA  RELIGION  DE).  —  I.  Uencimlve 
avec  le  christianisme.  —  II.  Le  culte  de  Mithra.  — 
III.  Les  doctrines.  —  IV.  Morale  mithricKjue.  — 
V.  Conclusions.  —  Biblioifraphie. 

I.  Rencontre  avec  le  christianisme.  —  Au  mo- 
ment où  le  christianisme  commençait  à  rayonner  sur 
le  monde  antique,  une  religion  orientale,  issue  du 
mazdéisme  persan,  prenait  position  sur  divers  points 
Je  l'empire  romain  et  poursuivait  ses  conquêtes  dans 
les  milieux  populaires.  Après  avoir  ligure  au  second 
rang  dans  le  panthéon  iranien,  Mithra  était  devenu 
l'objet  d'un  culte  autonome,  qui,  sous  les  rois  Aché- 
ménides,  évolua  au  contact  de  l'astrologie  chal- 
déenne,puis,àrépoque  hellénistique,  subit  l'inlluence 
des  autres  cultes  répandus  dans  l'Asie  Mineure.  Sa 
haute  fortune  est  attestée  par  la  fréquence  du  nom 
de  Mithradate  et  autres  semblables  noms  théophores 
dans  l'onomastique  d'Arménie,  de  Cappadoce,  de 
Pont,  de  Comniagène.  Parallèlement  à  ce  mouvement 
religieux,  se  poursuivait  en  Orient  le  mouvement 
zoroastrique,  destiné  à  trouver  sa  dernière  expres- 
sion, après  le  début  de  l'ère  chrétienne,  dans  le  re- 
cueil des  livres  avestiques,  où  revit  pour  nous  quel- 
que chose  de  la  physionomie  primitive  de  Mithra.  (Sur 
ce  mouvement  religieux  et  sur  le  recueil  avestique, 
voir  ci-dessus  l'article  Iran  [Religion  de  l']).  Mais 
c'est  en  Occident  qu'il  nous  faut  chercher  l'image  au- 
thentique du  Mithra  gréco-romain.  Plutarque  (/'om- 
pée,  xxiv)  rattache  au  souvenir  des  pirates  ciliciens, 
capturés  et  vendus  comme  esclaves  par  Pompée, 
l'introduction  de  Mithra  en  Italie  ;  toutefois  il  faut 
attendre  ensuite  plus  d'un  siècle  pour  retrouver  sa 
trace  certaine  :  les  légions  romaines,  recrutées  jiour 
une  grande  part  dans  les  provinces  d'Asie,  ont  porté 
son  culte  sur  toutes  les  frontières,  de  la  mer  Noire  à 
l'Ecosse  et  aux  gorges  de  l'Atlas,  mais  tout  particu- 
lièrement sur  la  ligne  du  Danube  et  du  Rhin,  où,  de 
nos  jours,  les  mitbréums  sont  exhumés  en  grand 
nombre.  Peu  à  peu  il  pénétra  dans  les  hautes  classes 
de  la  société  romaine  ;  l'empereur  Commode  s'y  fit 
initier. 

Entre  ce  culte  déjà  répandu  dans  les  masses  et  le 
christianisme  grandissant,  une  rencontre  était  inévi- 
table :  nous  la  voyons  se  produire  vers  le  milieu  du 
II"  siècle.  Mithra  se  présente  alors  avec  les  attributs 
d'une  divinité  solaire,  et  ce  caractère  permet  de  me- 
surer l'opposition  irréductible  qui  existe  entre  ses 
mystères  et  la  religion  du  Christ.  Enveloppé  dans  la 
réprobation  universelle  dont  les  Pères  de  l'Eglise 
poursuivaient  toutes  les  formes  du  polythéisme,  il 
obtient  parfois  dansleurs  écrits  une  mention  spéciale, 
à  cause  de  la  vogue  récente  qui  en  faisait  un  ennemi 
particulièrement  redoutable.  Nous  sommes  d'autant 
plus  surpris  d'entendre  les  premiers  apologistes  chré- 
tiens signaler,  danslesmyslères  mithriaques,  de  mul- 
tiples analogies  avec  des  rites  chrétiens,  analogies  si 
remarquables  qu'ils  se  refusent  à  y  voir  l'eflet  du 
hasard,  et  y  soupçonnent  quelque  manœuvre  du 
diable,  démarquant  les  créations  de  l'Esprit  divin. 

Le  parallèle,  ainsi  ébauché  par  saint  Justin  et  Ter- 
TULLiEN,  devait  être  repris,  d'un  tout  autre  point  de 
vue,  par  le  syncrétisme  de  nos  jours.  Tantôt  l'on  in- 
terroge la  mythologie  de  Mithra,  et  l'on  y  relève  des 
traits  qui  rappellent  la  figure  historique  du  Christ; 
tantôt  l'on  rapproche  ses  préceptes  moraux  des  pré- 
ceptes de  l'Evangile,  avec  l'intention  plus  ou  moins 
avouée  de  confondre  le  christinnisme  dans  la  foule 
des  cultes  éclos  durant  l'ère  des  Césars.  Entreprise 

19 


579 


MITHRA  (LA  RELIGION  DE) 


580 


audacieuse  et  d'avance  condamnée,  vu  le  petit  nom- 
bre et  l'imprécision  des  textes  anciens  qui  nous  font 
connaître  cette  religion  éteinte.  Nous  avons  du 
moins  la  bonne  fortune  de  trouver  aujourd'hui  tous 
ces  textes  réunis  dans  l'ouvrage  monumental  de 
M.  Franz  Gumont,  le  maître  incontesté  des  études 
mithriaques.  On  ne  saurait  puiser  à  meilleure  source 
les  éléments  d'un  aperçu  sommaire  sur  le  culte,  les 
dogmes  et  la  morale  de  Mitlira,  ainsi  que  sur  ses  re- 
lations avec  la  religion  du  Christ  (Voir  notre  Biblio- 
graphie). 

II.  Le  culte  de  Mithra.  —  L'initiation  mithria- 
que  comprenait  sept  degrés,  que  saint  Jkrome  {Epist.^ 
cvn.  Ad  Laetam)  énumère  dans  l'ordre  suivant:  Co- 
Tax,  Crypitius,  AJiles,  Léo,  Perses,  lleliodronius, 
Paler.  Les  trois  premiers  constituaient  un  stade  pré- 
liminaire, une  sorte  de  catéchuménat.  Tertulliex 
parle  déjà  des  soldats  {De  haptisino,  v  ;  I)e  praescrip- 
tione  Iiaereiicoruiii,  XL  ;  De  corona,  X's)  et  des  Huns 
de  Mithra (I  Adv.  Marcionein,  xiii),  et  nous  donne 
quelque  idée  des  épreuves  par  lesquelles  le  myste 
s'élevait  à  un  degré  supérieur.  Au  soldat,  on  présen- 
tait une  couronne  sous  le  tranchant  d'un  glaive  : 
après  l'avoir  reçue,  il  devait  la  repousser  de  la  main, 
en  déclarant  que  Mitlira  serait  désormais  sa  seule 
couronne  ;  et  dès  lors  il  ne  se  laissait  plus  couronner. 
Le  Père,  —  Pater,  Pater  sacronim,  —  présidait  aux 
initiations  (allusion  probable  chez  Teritllien,  Apo- 
logeticus,  VIII,  éd.  Oehlbr,  p.  70.  —  Voir  Gumont, 
Textes  et  monuments,  t.  II,  p.  45g),  et  réglait  le  détail 
des  cérémonies.  Le  rituel  milhriaque  comportait 
encore  (Tkrtullien,  De  praescriptionc,  xl)  des  ablu- 
tions sj'inboliques,  l'impression  d'un  signe  sur  le 
front,  l'oblalion  de  pain  et  d'eau  (Saint  Justin,  I  Apo- 
log.,  Lxvi.  —  Cf.  CuMONT,  Textes  et  monuments,  t.  I, 
p.  320),  des  onctions  de  miel  (Porphyre,  De  antro 
nympharum,  xl)  :  thèmes  de  rapprochements  faciles 
avec  les  sacrements  chrétiens.  L'Occident  paraît 
avoir  réservé  aux  hommes  l'accès  des  mystères  mi- 
thriaques :  les  femmes  n'étaient  généralement  ad- 
mises qu'à  ceux  de  la  Mater  Magna,  qui  en  formaient 
le  pendant.  Mais  en  Orient  elles  recevaient  communé- 
ment certains  degrés  d'initiation,  et  jusque  dans 
l'Afrique  latine,  le  sol  d'Œa  (Tripoli)  nous  rendait 
récemment  la  tombe  d'une  lionne  :  on  a  retrouvé  les 
sépulcres  de  deux  époux,  avec  des  peintures  repré- 
sentant un  lion  et  une  lionne  bondissants,  et  ces 
inscriptions  :  Quae  lea  jacet  ;  Qui  leo  jacet.  (Com- 
munication de  M.  GLEUjio.Nr-GANNEAU  à  l'Académie 
des  Inscriptions,  20  février  igoS) 

Les  premiers  sanctuaires  de  Mithra,  en  Perse, 
furent  des  grottes  naturelles,  arrosées  par  des  sour-  \ 
ces.  Plus  tard,  à  défaut  de  grottes,  on  aménagea  des  ; 
cryptes,  dont  le  nom  {spelaeum,  specus,  spetunca, 
antrum)  rappelait  ces  lointaines  origines.  De  nos  ! 
jours,  bon  nombre  de  mithréums  ont  été  mis  au  ! 
jour,  et  l'archéologie  supplémente  heureusement  une  ' 
tradition  littéraire  très  incomplète.  j 

De  dimensions  toujours  assez  restreintes,  car  les  I 
collèges  mithriaques  ne  dépassaient  guère  une  cen-  1 
taine  d'initiés,  ces  édicules  reproduisent  presque  | 
invariablement  les  mêmes  dispositions  d'ensemble.  ! 
Au  bas  des  degrés  donnant  accès  dans  la  crj'pte, 
s'ouvre  une  galerie  centrale  :  c'était  la  partie  réservée 
aux  ministres  du  culte.  Au  fond  se  détache  le  groupe  | 
hiératique  de  Mithra  tauroctone;  devant  l'image  du  j 
dieu,  le  feu  sacré  brûlait  sur  un  autel.  Parallèlement  | 
à  cette  galerie  centrale,  s'étend,  de  chaque  côté,  une  '■ 
estrade  en  maçonnerie,  ])our  les  assistants.  Un  j 
récipient  pour  l'eau  lustrale  est  placé  près  de  l'en-  | 
Irée.  La  lueur  mystérieuse  des  lampes,  l'éclat  des  1 
mosaïques  et  des  stucs,  la  complexité  des  symboles   1 


astronomiques  ligures  sur  les  voûtes  et  les  murs, 
complétaient  le  décor.  Nous  sommes  réduits  aux 
conjectures  quant  au  détail  du  rituel,  et  en  particu- 
lier quant  à  l'ordonnance  de  la  grande  fête  célébrée 
en  Orient  sous  le  nom  de  Mithracana. 

Albert  Dieterich  a  pourtant  publié  une  soi-disant 
liturgie  de  Mithra,  d'après  un  pap^  rU9  de  Paris,  liibl.  nat., 
supplément  giec,  papyrus  574.  (Eine  Mithr-asliiurgie 
crlaiilerl,  Leipzig  et  Berlin,  1003;  2oéd.  par  R.  Wilnsch, 
1912).  Voici  le  jugement  de  M.  Cumout,  Les  mystères  de 
Milhra^,  p.  153,  n.  1  ;  «  A  mon  avis,  ce  morceau  n'est  ni 
liturgique  ni  milhriaque.  J'ai  exposé  les  raisons  de  mon 
scepticisme,  Revue  de  l'instruction  publique  en  Belî^ique, 
t.  XLVII  (1904)  p.  Iss.,  cf.  Religions  orientales,  2»  éd., 
p.  300.  Je  puis  d  autant  mieux  me  dispenser  de  m'étendre 
sur  celle  question,  que  la  controverse  provoquée  par  la 
thèse  de  Dieterich  a  été  résumée  par  M.  Wansch  dans  la 
2*  édition  de  sa  Milhrasliturgie  (190y)  p.  227  ss.  Nous  nous 
rallions  volontiers  à  sa  conclusion  que  eher  wir  hier  sicher 
zu  urteilen  verniogen,  muss  die  Gescliichte  des  Synhretis- 
mus  in  Acgypten  viel  kiarer  vor  uns  liegea.  n  —  Il  e«t 
probable  que  le  nom  de  .Milhra  servit  simplement  à  met- 
tre en  circulation  une  contrefaçon  égyptienne. 

III.  Les  doctrines.  —  Sur  le  fond  de  la  doctrine 
milhriaque,  notre  information  est  encore  plus  pré- 
caire. Ecoutons  M.  Gumont,  Les  mystères  de  Mithra^, 
préface,  p.  18:  «  D'un  côté  nous  ignorons  jusqu'à 
quel  point  l'Avesta  et  les  autres  livres  sacrés  des 
Parsis  représentent  lesidéesdes  mazdcens  d'Orient; 
de  l'autre,  nous  n'avons  guère  que  ce  commentaire 
pour  interpréter  la  masse  considérable  de  monu- 
ments figurés  qui  ont  été  peu  à  peu  recueillis.  Les 
inscriptions  sont  un  guide  toujours  sfir,  mais  leui- 
contenu  est,  somme  toute,  assez  pauvre.  Notre  situa- 
tion est  à  peu  |>rès  celle  où  nous  serions  s'il  nous 
fallait  écrire  l'histoire  de  l'Eglise  du  moyen  âge  en 
ne  disposant  pour  toute  ressource  que  de  la  Bible 
hébraïque  et  des  débris  sculptés  de  portails  romains 
et  gothiques.  Dès  lors,  l'exégèse  des  représentations 
mithriaques  ne  peut  souvent  atteindre  qu'un  degré 
plus  ou  moins  grand  de  vraisemblance.  » 

Un  premier  regard  sur  les  traditions  mithriaques 
y  distingue  trois  stratilications.  La  plus  ancienne 
représente  l'antique  naturalisme  des  tribus  iranien- 
nes :  Mithra  apparaît  déjà  comme  dieu  de  la  lumière 
solaire,  dans  ces  conceptions  mazdéennes  dont 
l'apothéose  des  éléments  constitue  le  fond  primitif. 
La  Chaldée  y  superposa  une  astrolatrie  savante, 
imprégnée  de  fatalisme.  A  son  tour,  la  Syrie  apporta 
son  contingent  de  mythes  :  Attis,  Mên,  Cybéle 
entrent  tour  à  tour  dans  l'orbite  du  dieu  persan.  La 
célèbre  inscription  d'Antiochus  de  Commagène 
(6g-3A  av.  J.-C.  ;  Gumont,  Textes  et  monuments,  t.  II, 
p.  188)  montre  la  fusion  accomplie  entre  la  légende 
persane  et  les  divinités  helléniques  :  Antiochus, 
rejeton  des  Achéménides  et  des  Séleucides,  institue 
des  fêtes  en  l'honneur  de  Zeus-Oromasdès  (Ahura- 
Mazda),  d'Apollon-Mithra  et  d'HercuIe-Artagnès 
(Verethraghna). 

L'art  grec,  après  s'être  prêté  à  la  traduction  de  la 
donnée  persane,  lui  imposa  certaines  formes  consa- 
crées, que  l'Occident  latin  copia  indcliniment.  La 
mort  du  taureau,  motif  obligé  des  bas-reliefs 
mithriaques,  symbolise  la  victoire  de  Mithra  sur 
cette  première  créature  sortie  des  mains  du  dieu 
suprême.  Coifl'é  du  bonnet  phrygien,  la  chlamyde 
au  vent,  du  genou  gauche  faisant  ployer  l'échiné 
de  sa  victime,  de  la  main  gauche  lui  tenant  les 
naseaux,  de  la  main  droite  lui  plongeant  au  liane 
un  large  couteau,  le  jeune  dieu,  entre  deux  dado- 
phores  dont  l'un  lient  une  torche  droite,  l'autre  une 
torche  renversée,  personnifie,  aux  yeux  de  ses  ado- 
rateurs romains,  le  soleil  vainqueur  des  ténèbres. 
Le    taui-eau   expirant  donne    naissance  à    toute    la 


5S1 


MITHRA  (LA  RELIGION  DE) 


582 


îréatiou  mazdéenne  :  de  son  sang  sortiront  toutes 
les  espèces  végétales,  de  son  sperme  toutes  les 
espèces  animales  ;  son  âme  divinisée  deviendra  la 
gardienne  des  troupeaux. 

Ce  mythe  un  ])eu  confus  présente  des  aspects 
multiples:  un  heureux  choix  de  traits  fera  aisément 
saillir  des  analogies  entre  le  personnage  légendaire 
le  Milhra  et  la  ligure  historique  du  Christ.  C'est  à 
juoi,  dès  la  lin  du  xvin"  siècle,  Dupuis  consacrait 
sien  des  pages  (Origines  de  tous  les  cultes,  ou  Reli- 
gion u«ire(se//e,  i)ar  Ddpuis,  citoyen  français.  Paris, 
'an  III  de  la  République,  3  vol,  \n-l^'  avec  atlas; 
..  II  et  III,  passim).  Nous  citerons  de  préférence 
H.  Salomon  Reinacu,  qui  a  l'avantage  de  la  nou- 
i^eauté,  de  la  précision  et  de  la  brièveté.  Cultes, 
Mythes  et  Heliginns,  t.  II  (Paris,  igo6),  p.  226. 

«  Mithra  est  un  jeune  dieu,  beau  comme  le  .jour, 
[ui,  vêtu  du  costume  phrj'gien,  a  séjourné  autrefois 
jarmi  les  hommes  et  gagné  leur  affection  par  ses 
jienfaits .  Il  n'est  pas  né  d'une  mère  mortelle.  Un 
our,  dans  une  grotte  ou  une  étable,  il  est  sorti 
l'une  pierre,  à  l'élonnement  des  bergers  qui  seuls 
issistèrent  à  sa  naissance.  Il  grandit  en  force  et  en 
ourage,  vainqueur  des  animaux  malfaisants  qui 
nfestaient  la  terre.  Le  plus  redoutable  était  un  tau- 
eau,  divin  lui-même,  dont  le  sang,  répandu  sur  le 
ol,  devait  le  féconder  et  y  faire  germer  de  magniO- 
[ues  moissons.  Mithra  l'attaque,  le  terrasse,  lui 
(longe  un  couteau  dans  la  poitrine,  et,  par  ce  sacri- 
ice, assure  aux  hommes  la  sécurité  et  la  richesse, 
'uis  il  remonte  au  ciel,  et,  là  encore,  il  ne  cesse  pas 
le  veiller  sur  les  mortels.  Ceux  qui  le  prient  sont 
xancés  ;  ceux  qui,  dans  des  cavernes  analogues  à 
elles  où  il  a  vu  le  jour,  se  font  initier  à  ses  mystères, 
'assurent  sa  protection  puissante,  au  lendemain  de 
a  mort,  contre  les  ennemis  d'outre-tombe  qui  mena- 
ent  le  repos  des  défunts.  Bien  plus,  il  leur  rendra 
m  jour  une  vie  meilleure,  et  il  leur  promet  la 
ésurrection.  Quand  le  temps  fixé  par  les  destins  arri- 
'era,  iVIithra  égorgera  un  taureau  céleste,  source  de 
'le  et  de  félicité,  dont  le  sang  réparera  l'énergie  affai- 
)lie  de  la  terre  et  rendra  l'existence,  une  existence 
>ienheureuse,  à  ceux  qui  auront  cru  en  Mithra.  s 

Cette  page  donnerait  aisément,  au  lecteur  non 
iverti,  l'impression  d'une  légende  très  riche  en 
rails  évangéliqucs.  La  vérité  est  que,  pour  compo- 
er  celle  mosaïque,  il  a  fallu  trier  les  fragments  et 
es  sertir  avec  beaucoup  d'art.  On  voudra  bien  nous 
lispenser  d'une  contre-épreuve,  destinée  à  montrer 
a  dislance  énorme  qui  séi)are  du  divin  Enfant  de 
Jethléem  le  «  dieu  né  de  la  ])ierre  »,  Qio;  ix  ■nirpr/.i  (Voir 
Ai.\T  Justin,  Dial.^  lxx  ;  Finsiicus  Matkunus,  De 
•rrore  pinfanaram  religionum,  xx,  etc.)  Il  suffira 
l'attirer  l'attention  sur  la  ténacité  de  ce  polythéisme 
laluraliste  qui  demeure  au  fond  des  mystères 
ailhriaques  et  en  détermine  le  vrai  caractère.  (Voir 
ioMONT,  Textes  et  monuments,  t.  I,  p.Sii  ;  Mgr  Du- 
;hussr,  Ifisloire  ancienne  de  l'Eglise,  l.  I, Paris,  igoO, 
).  545,  54O).  —  On  peut  comparer  encore  les  exposi- 
ions  indépendantes  de  M.  Gasquet,  Essai  sur  le 
ulte  et  tes  mystères  de  Mithra  (Paris,  iSgy),  et  de 
il.  T0UTAIN,  /.«  légende  de  Mithra  étudiée  surtout 
lans  les  lias-reliefs  mithriaqiies.  Mémoire  présenté 
lU  Congics   international    d'Histoire  des    religions, 

septembre  1900  (Paris,  1902). 

De  ce  caractère,  procède  sûrement,  pour  une  large 
)art,  la  haute  fortune  des  dogmes  persans  parmi  les 
lomains  de  l'époque  impériale.  Une  religion  qui 
livinise  toute  la  nature  a  facilement  prise  sur  les 
imes  poi)ulaires  ;  celle-ci  les  attirait  d'autant  plus 
lûrement  qu'elle  ouvrait  à  ses  adeptes  des  perspec- 
Ives  d'apothéose.  D'ailleurs  le  milbriacisrae  faisait 
les  recrues  par  toute  sorte  de  moyens,  et  dans  tous 


les  rangs  de  la  société.  Culte  hospitalier  entre  tous, 
il  parait  aA'oir  suivi  dans  sa  propagande  une  mar- 
che directement  opposée  à  celle  du  chrislianisme. 
Tandis  que  celui-ci  se  devait  à  lui-même  de  déclarer 
la  guerre  à  tous  les  dieux,  le  mithriacisme  nmltiiiliail 
les  alliances  et  faisait  des  avances  à  tous  les  sacer- 
doces. Les  innombrables  adorateurs  du  soleil 
saluaient  tout  naturellement  dans  Mithra  leur  dieu 
rajeuni,  et  de  nos  jours  la  mythologie  comparée  a 
souvent  peine  à  le  distinguer  de  mainte  autre  divi- 
nité solaire,  y  compris  ce  Soi  imictus  qui  faillit 
devenir,  sous  Aurélien,  le  dieu  oiliciel  de  l'Etal 
romain.  Le  culte  de  la  Mère  des  dieux,  qu'il  avait 
rencontré  en  Asie,  compléta  la  liturgie  du  taureau 
par  le  rite  sanglant  du  taurobole;  bien  d'autres 
cultes  encore  subirent  son  attraction  ;  la  philoso- 
phie elle-même  ne  s'en  défendit  point,  et  le  stoïcisme 
mit  à  son  service  les  ressources  de  son  exégèse 
mytliique.  Mais  nulle  part  le  «  dieu  invincible  »  ne 
compta  plus  d'adorateurs  que  dans  les  camps  ;  les 
nombreuses  dédicaces  Z*eo  Soli  invirto  Mithroe  attes- 
tent sa  popularité  auprès  des  légions,  tandis  que  la 
consécration  divine  qu'il  apportait  au  pouvoir 
suprême  lui  valait  la  faveur  des  Césars. 

Fort  de  tant  d'appuis,  le  mithriacisme  pouvait 
marcher  hardiment  à  la  conquête  du  monde.  Défait, 
son  influence  ne  cessa  de  croître  jusqu'au  déclin 
du  ui'  siècle,  époque  à  laquelle  la  perte  de  la  Dacie 
et  celle  des  Champs  décuraates  la  brisèrent  sur  le 
Danube  et  sur  le  Rhin,  et  tout  concourt  à  montrer 
en  lui,  à  ce  point  de  son  histoire,  l'un  des  plus 
notables  adversaires  qui  se  dressaient  en  face  du 
christianisme,  la  tête  la  plus  formidable  peut-être  de 
l'hydre  polythéiste. 

Tel  il  apparaît,  dumoins,  à  qui  consulte  les  anna- 
les militaires  de  l'empire  :  on  est  sûr  de  le  rencon- 
trer là  où  des  soldats  sont  réunis  en  grand  nombre. 
(Voir  Renan,  Marc-Aurèle,  p.  679;  Paul  Allabd, 
Hevue  des  Questions  historiques,  avril  1904,  p.  685- 
686).  Au  reste,  le  champ  reste  largement  ouvert  à  la 
discussion.  M.  Allard  n'est-il  pas  bien  pressé  d'ad- 
mettre qu'au  temps  des  Sévères  les  sectateurs  de 
Milhra  égalèrent  en  nombre  ou  même  surjjassèrent 
les  chrétiens?  Selon  M.  Habnack,  Die  Mission  und 
Aushreitung  des  Christenlums  in  den  ersien  drei 
Jahrhuiiderten,  t.  II,  p.  270  sqq.,  le  mithriacisme  ne 
fut  jamais  pour  le  christianisme  un  rival  sérieux. 

En  réalité,  le  mithriacisme  n'avait  pas  pénétré 
les  provinces,  surtout  en  Orient,  et  tout  le  domaine 
de  l'hellénisme,  Grèce  et  Macédoine,  Syrie,  Egypte, 
lui  demeura  rebelle.  Il  sullit,  pour  s'en  convaincre, 
de  jeter  un  coup  d'aùl  sur  la  carie  dressée  par 
M.  Cumont  :  elle  suggère  l'image  d'une  gigantesque 
araignée  blottie  dans  Rome  et  agissant  par  ses  fils 
aux  extrémités.  Le  jour  où  sa  vie  fut  frappée  au 
cœur  de  l'empire,  le  mithriacisme  déclina  rapide- 
ment. Ce  fait,  déjà  connu,  reçoit  une  confinnalion 
remarquable  des  œuvres,  récemment  mises  au  jour, 
de  Nicéla,  l'évêque  de  Réraésiana  en  Dacie,  vers 
l'an  4oo  (Nicela  of  Remesiana.  liis  life  and  ivorks, 
by  A.  E.  BuRN,  D.  D.,  Cambridge,  igoS).  Dans  cette 
région  danubienne,  où  le  culte  de  Mithra  avait 
poussé  de  si  profondes  racines  au  cours  du  siècle 
précédent,  on  voit  l'évêque  missionnaire  occupé  de 
prémunir  ses  néophytes  contre  diverses  supersti- 
tions ambiantes  ;  le  nom  de  Mithra  n'est  pas  pro- 
noncé :  sans  doute  ce  n'était  plus  un  péril.  Après 
avoir  couru  aux  extrémités  du  corps  romain,  la  fiè- 
vre milhriaque  était  tombée  tout  d'un  coup.  Il  n'en 
restait  que  le  souvenir  d'un  syncrétisme  à  la  mode, 
et  déjà  la  donnée  persane  empruntait  le  masque  d'un 
pseudochristianisme  pour  ressusciter  sous  la  forme 
manichéenne. 


583 


MITHRA  (LA  RELIGION  DE) 


584 


IV.  Morale  mithriaque .  —  Faul-il  parler  d'une 
morale  mithriaque?  Oui  sans  doute,  si  par  là  on 
entend  seulement  aflirmer  l'existence  de  certaines 
tendances  i>ratiques,  proposées  par  la  secte  à  ses 
initiés,  et  qui  ont  dû  communiquer  un  puissant  res- 
sort à  ce  culte  de  soldats.  Mais  il  semble  qu'on  en 
ait  dit  tour  à  tour  trop  de  mal  et  trop  de  bien. 

Nous  nous  garderons  d'accueillir  sans  preuves  les 
insinuations  malveillantes  lancées  dans  l'ardeur  du 
combat  par  tel  apologiste  chrétien  :  non  seulement 
il  y  aurait  injustice  à  admettre  sur  de  vagues  ru- 
meurs que  l'ombre  des  mithréums  recelait  d'abomi- 
nables mystères,  mais  le  silence  d'un  ennemi  tel  que 
Tbrtullien,  qui  dénonce  dans  le  niithriacisme  le 
plagiat  diabolique  des  rites  cbrétiens  sans  incrimi- 
ner ses  mœurs,  témoigne  plutôt  en  sa  faveur.  Si  le 
païen  Lampuidb  rapporte  avec  horreur  que  Com- 
mode souilla  les  mystères  de  Milhra  par  un  homi- 
cide réel  (Comniorfe.ix  :  Sacra  mithriaca  homicidio 
vero  polluit),  c'est  donc  que  les  meurtres  rituels  y 
étaient  d'ordinaire  Uctil's,  et  que  ce  caprice  d'un 
tyran  constitua,  aux  yeux  des  initiés,  une  anomalie 
monstrueuse.  En  somme,  nous  ne  relevons  dans  les 
souvenirs  laissés  parla  religion  mithriaque  rien  qui 
nous  la  désigne  particulièrement  comme  une  école 
d'immoralité.  On  lui  a  même  fait  honneur  de  cer- 
taines tendances  ascétiques,  probablement  imagi- 
naires :  quelques-uns  de  ses  adeptes  se  seraient 
voués  à  la  virginité  ou  à  la  continence.  Cette  opi- 
nion ne  repose  que  sur  une  simple  méprise.  Fùt-elle 
mieux  fondée,  elle  prouverait  seulement  que  de  tels 
exemples  se  rencontraient  à  l'état  d'exception  parmi 
les  adorateurs  de  Mithra.  comme  parmi  ceux  d'Isis, 
de  Vcsia  et  autres  divinités.  Elle  accuserait  nette- 
ment ces  aspirations  vers  la  pureté  morale,  qui  se 
manifestent,  à  la  même  époque,  dans  plus  d'une 
secte  orientale. 

L'idée  qu'une  partie  des  sectaleurs  de  Milhra  se 
vouaient  à  hi  virginité  ou  à  la  continence,  procède  uni- 
quement de  ce  passage  de  Tertullien,  De  praescripUone, 
XL  :  Sequelur  a  que  intellectus  interprctetur  eorum  quae 
ad  haereses  faciant?  A  diabolo  scilicet,  cujus  sunt  parles 
inteiverlendi  verilatcm,  qui  ipsas  quoque  res  sacramen- 
torum  divinorum  idolorum  uiysleriis  aemulatur.  Tingil 
et  ipse  quosdam,  utique  credentes  et  fidèles  «uos  :  exposi- 
tionem  delictorum  de  lavacro  repromittit  ;  et  si  adhuc 
memini.  Milhra  signât  illic  in  frontibus  milites  sucs; 
célébrât  et  panis  oblationem,  et  imaginem  resurrectionis 
inducit,  et  sub  gladio  redirait  coronam.  Quid ?  quod  et 
summum  pontificem  unîus  nupiiis  statutl?  Habet  et  l'irgines, 
habel  et  continentes.  Ceterum  si  Numae  Pompilii  supersti- 
tiones  revolvanuis,  si  sacerdotalia  ofEcia,  insignia  et  pri- 
vilégia, si  sacrificalia  minisleiia  et  instrumenta  et  vasa 
ipsorum  sacrificiorum  ac  piaculorum  et  volorum  curio- 
sitates  consideremus,  nonne  manifeste  diabolus  moiosita- 
tem  illam  iudaicae  legis  imilatus  est?  Qui,  etc.  —  Voir, 
sur  ce  passage,  Cumont.  Textes  et  monuments,  t.  I, 
]..  338  sq.  ;  cl  article  Milhra,  p.  1949  :  o  Tertullien  parle 
i-ncore  de  virgines  et  de  continentes,  ce  qui  semble  impli- 
quer l'existence  d'une  sorte  de  monachisme  mithriaque.  n 
—  11  me  semble  que  le  texte  doit  être  examiné  de  plus 
près.  Tertullien  énumère  les  contrefaçons  diaboliques  des 
riles  ehreliens,  et  en  particulier  celles  que  pratique  la 
secte  de  Mithra.  Ces  mots  :  Signât  illic  in  frontibus  mili- 
tes suos;  célébrât  et  panis  oblationem  et  imaginem  rexur- 
reelionis  inducit  et  sub  gladio  rcdimil  coronam,  oui  pour 
sujet  Mithra,  si  tant  est  qu'il  faille  lire  Mithra  au  nomi- 
natif, avec  Rigault  et  Oehler,  et  non  :  si  adhuc  memini 
Miihrae,  avec  Beatus  Rhenanus  et  autres.  Mithrae  est  la 
leçon  de  trois  mss.,  parmi  lesquels  deux  ont  une  valeur 
hors  ligne  :  V Agobardinus,  du  ix»  siècle,  et  le  Seletsta- 
diensis,  du  xi'.  Le  dernier  éditeur  du  traité  De  praescrip- 
t'one  y  est  revenu  fort  sagement.  [Tertulliani  liber  de 
praescriptione  hacreiicorum  :  edidii  G.  Rausche.x,  Bonnae, 
1906).  Quoi  qu'il  en  soit,  les  mots  suivants  ne  renferment 
aucun  sujet  exprimé  :  Quid?  quod  et  summum  ponti- 
ficem    unius   nuptiia  statuit  ?    Habet   et    virgines^    habet   et 


continentes.   Kaut-il  encore  les  rapporter  à  Mithra?  C'est 
fort  douteux,  d'autant  qu'ils  expriment  une  pensée  qui  se 
retrouve  plusieurs  fois  chez  Tertullien  sans  nulle  allusion 
à  Mithra.   En    particulier,  l'expression  summus   ponlifex, 
qui  ne    répond    à    aucune    réalité    connue   dans    la   secte 
mithriaque,    aurait    du    éveiller    la    défiance.    On    lit,     I 
.id  uxorem,  vu  :    Sacerdotium    viduitatis   et    celebratum 
est    apud    nationes,     pro    diaboli    scilicet    aemulatione. 
Hegem  saeculi,  poulifîcem    maximum,  rursus  nubere  nefas 
est;    De  eihortatione  castitatis,  \ui    :  Flaminica   nonnisi 
univira  est,  quae  et  flaminis  lex  est.  Nam  prior  cum  ipsi 
ponfifici  maximn  iterare  matrimoiiium    non    licel,    utique 
monogami  gloria  est;  cum  autem  Dei  sacramenlaSatanas 
affectât,  provocatio  est  nostra,   immo    sutiusio,    si    pigri 
sumus  ad  conlinentiam   "Duo  exhibendam,  quam  diabolo 
quidam  praestant,  nunc  virginitale,  nunc  viduitate  perpé- 
tua;  De  monogamia,  ïiv II  :   Ponlifex  maximus  et  flaminica 
nuhentsemel.   Dans  ces  divers  passages.  Tertullien  énu- 
mère   les   exemples    de    chasteté     qu'olTraient    plusieurs 
sacerdoces  antiques;  il  ne  fait  aucune  allusion   au    culte 
de  Milhra,  et,  selon  toute  apparence,  c'est  le  flamine  dial 
qu'il  désigne  par  cette  expression  ponlifex  maximus.  (Voir 
Marqiiardt  et  Momm.'sfn,  .^lanuel  des  antiquités  romaines, 
lrad.fr.,  t.  Xlll,  p    1 1).  Dans  le  passage  du  Oc  praescri/)- 
tione,   les    mots  Quid  ?  quod...  n'ont    vraisemblablement 
rien    à    voir    avec    Milhra  :  ils  se  rapportent  au    diable, 
sujet  logique  de  tout  ce  développement,  demeuré  présent 
à  la  pensée  de  l'auteur.  Le  changement  de  sujet  gramnaa- 
tical  et  le  retour  à  un  sujet  précédent  n'ont  d'ailleurs  rien 
que  de  conforme  aux  habitudes  capricieuses   du  style  de 
Tertullien.  —  Cette    discussion  doit,  croyons-nous,  taire 
évanouir    le    fantôme  d'un   monachisme  mithriaque.  Il  y 
avait  dans  diverses  branches  du  paganisme  des  exemples 
de    personnes  vouées   à    la  virginité  et    à    la  continence: 
mais  nous  n'en  connaissons  point  dans  la  secte  de  Mithra. 
J'émettais  ces  idées  en  1907  avec  quelque  réserve,  par 
égard    pour    l'autorité   très   particulière  de    M.  Cumonl. 
Depuis  lors,  j'ai  eu  le  plaisir  de  recueillir    son    adhésion 
explicite.  Il  écrit,   dan^  ifs  mystères  de  Mithra',  p.   170, 
n°  4  :  u  Un  texte  de  Tertullien  {De  praescriptione  haeret., 
40):  Quid?    quod  et  summum  ponti/icein    in  unius  nuptlis 
statuit?  Habet  et  firgines,  habet  et  continentes,  noas  atail 
conduit  à  admettre  1  existence  d'une  sorte  de  monachisme 
mithriaque,  ce  qui  eut  été  d  autant  plus  remarquable  que 
le  mérite  attaché  au  célibat  est   contraire    à    l'esprit  du 
zoroaslrisme.  Mais  M.    Adliémar  d'Alès,  en  rapprochant 
d'autres   passages  de  l'apologiste,   a  montré  [Revue   pra- 
tique d'Apologétique,  III,  1907,  p.  20),  qu  il  parle  de  sacer- 
doces romains  {flamen  diulis,  vestales)  et  non   de  Mithra. 
Le  sujet  de  la  phrase  est  diabolus,  non  Milhra  ».  Dans  le 
même  sens,  R.  P.  Lagbakge,  Mélanges  d'histoire  religieuse, 
p.  113. 

Mithra  est  législateur,  et  impose  aux  siens  des 
préceptes,  dont  il  promet  de  récompenser  l'exécution 
en  ce  monde  et  au  delà.  Mentionnons  le  respect  de 
la  vérité,  la  fidélité  au  serment,  l'horreur  du  men- 
songe personnifié  dans  Ahriman;  les  relations  fra- 
ternelles entre  initiés  :  relations  assez  éloignées, 
semble-til,  de  l'amour  du  genre  humain,  et  donnant 
plutôt  l'impression  d'une  certaine  camaraderie  mili- 
taire. Puis,  le  culte  de  la  pureté  physique  et  morale  : 
l'initié  doit  écarter  de  sa  personne  toute  souillure;  il 
doit  aussi  respecter  les  éléments,  tels  que  l'eau  et  le 
feu,  et  s'abstenir  de  les  souiller.  La  morale  mithria- 
que est  essentiellement  active,  agonistique.  Les  vic- 
toires du  soldat  de  Mithra  sur  les  bas  instincts  de 
la  nature  sont  des  exploits  guerriers;  elles  lui  assu- 
rent une  gloire  immortelle.  Mithra  juge  l'âme  après 
la  mort;  s'il  la  trouve  juste,  il  l'emmène  avec  lui, 
avec  les  esprits  bienheureux,  non  pas  dans  ce 
royaume  souterrain  auquel  nous  ont  habitués  les 
autres  cultes  antiques,  mais  à  travers  les  espaces 
éthérés,  dans  la  lumière,  jusqu'au  trône  de  Jupiter 
Ormuzd;  le  corps  même  doit  revivre  et  boire  un 
breuvage  d'immortalité.  Quant  aux  méchants,  ils 
seront  livrés  au  feu  et  consumes  avec  Ahriman. 

Par  la  trempe  énergique  qu'il  communiquait  aux 
âmes,  par  l'attitude  virile  qu'il  préconisait,  le  culte 
de  Milhra  était  prédestiné  à   devenir  avant  tout  un 


585 


MITHRA  (LA  RELIGION  DE] 


586 


culte  de  soldats.  C'est  le  plus  vaillant,  et  à  certains 
égards  le  plus  élevé,  des  cultes  antiques.  On  peut  lui 
accorder  cela,  sans  croire  qu'il  fut  précisément  une 
école  de  moralité,  moins  encore  une  école  de  conti- 
nence, comme  on  a  cru,  à  tort,  le  lire  cliez  Tertul- 
lien.  Son  association  étroite  avec  le  culte  de  la  Grande 
mère  en  dit  assez  long.  Le  R.  P.  Lagrangb  écrit  très 
justement,  Mélanges  d'histoire  religieuse,  p.  ii3, 
Paris,  igiS  :  «  Loin  de  nous  la  pensée  de  rabaisser 
un  culte  dont  la  morale  fut  probablement  supérieure 
à  l'immoralité  discrète  du  culte  d'Isis.  Toutefois, 
avant  de  donner  à  un  mithriaque  la  communion 
sans  confession,  demandons-lui  quels  rapports  il 
enlrelient  avec  la  grande  déesse?  S'il  n'en  fréquente 
pas  les  mystères,  il  y  envoie  du  moins  sa  femme  et 
ses  filles  ».  Sur  la  base  ruineuse  du  dualisme  persan, 
la  religion  de  Mitlira  constitua  un  abri  temporaire, 
conforme  au  goût  des  légions  romaines.  C'est  son 
principal  mérite 

Fussent-ils  réels,  des  exemples  isolés  de  vertus 
bien  rares  chez  les  païens  ne  constitueraient  pas  la 
religion  mithriaque  dans  un  état  d'opposition  vio- 
lente à  l'égard  du  polythéisme  ambiant.  Elle  s'en 
distinguait  même  si  peu  que  le  restaurateur  olliciel 
de  ce  polythéisme  après  le  milieu  du  iv«  siècle, 
l'empereur  Julien,  a  fait  dans  son  panthéon  une 
place  d'honneur  à  Mithra. 

Julien  a  trouvé  de  nos  jours  des  panégyristes,  qui 
nous  le  présentent  comme  une  figure  idéale.  Ainsi 
M.  Salo.mon  REiNACH.dans  une  conférence  du  musée 
Guiraet  sur  La  morale  du  miiliraisme,  reproduite 
dans  Cultes,  Mythes  et  Religions,  t.  II,  p.  220-23.!. 
Julien  est  un  saint  du  paganisme;  sur  le  trône,  nul 
peut-être,  sauf  saint  Louis,  ne  l'a  égalé.  11  n'entre 
pas  dans  notre  dessein  de  discuter  ce  jugement,  et 
de  rechercher  si  la  vertu  de  Julien  fut  sans  alliage. 
Ce  qui  nous  intéresse,  c'est  son  attitude  envers  le 
pol3tlicisme.  Dans  son  effort,  si  toi  brisé,  pour  rele- 
ver les  autels  des  anciens  dieux,  l'helléniste  cou- 
ronné ne  montra  d'aversion  que  pour  le  christia- 
nisme :  n'est-ce  point  parce  que  le  christianisme  seul 
formait  l'antithèse  vivante  de  l'esprit  qu'il  voulait 
ressusciter?  Quant  à  Mithra,  il  en  parle  avec  l'en- 
thousiasme d'un  myste,  quand,  à  la  fin  de  son  livre 
sur  les  Césars,  il  se  fait  dire  par  Hermès,  Reinach, 
p.  281  :  i(  Quant  à  toi,  je  t'ai  fait  connaître  Mithra, 
ton  père.  A  toi  d'observer  ses  commandements,  afin 
d'avoir  en  lui,  durant  ta  vie,  un  port  et  un  refuge 
assurés,  et  que,  lorsqu'il  te  faudra  quitter  le  monde, 
lu  puisses,  avec  une  douce  espérance,  prendre  ce 
dieu  pour  guide  ». 

Ces  paroles,  écrites  par  le  prince  dévot  aux  dieux 
de  l'Olympe,  nous  éclairent  à  la  fois  sur  son  étal 
d'âme  et  sur  la  situation  de  Mithra  parmi  les  dieux 
honorés  dans  l'empire  romain.  Julien  n'eût  pas  si 
facilement  accueilli  ce  nouveau  venu,  si,  au  fond  des 
mystères  raitliriaques,  n'eût  circulé  le  morne  esprit 
que  dans  les  mystères  de  la  Mère  des  dieux  et  dans 
les  autres  cultes  orgiastiques  de  l'Orient.  Ce  n'était 
pas,  tant  s'en  faut,  l'esprit  chrétien,  et  ces  cultes 
n'eussent  pas  fait  bloc  contre  le  seul  christianisme, 
s'ils  n'avaient  aperçu  en  lui  quelque  chose  qui  le 
distinguait  d'eux  tous. 

On  nous  enseigne  pourtant  que,  par  le  fond  de  sa 
morale,  ni  le  mithriacisnie  ni  aucun  autre  culle  poly- 
théiste alors  en  vigueur  dans  l'empire,  ne  différait 
profondément  du  christianisme.  On  pose  même  en 
fait  que,  dans  une  société  donnée,  à  une  époque  don- 
née, il  ne  saurait  y  avoir  plus  d'une  morale  en  vi- 
gueur; que  celte  morale,  résultante  d'aspirations 
communes  et  de  concessions  mutuelles,  peut  bien 
emprunter,  pour  s'imposer  à  tous,  divers  vêlements 
dogmatiques,  mais  qu'elle  demeure,  dans  son  fond. 


une  cl  identique  à  elle-même.  Ni  les  religions  ni  les 
philosopliies  ne  créent  la  morale  :  simple  convention 
sociale,  la  morale  est  «  la  somme  des  préjugés  de  la 
communauté  » .  M.  Anatole  France  a  prêté  à  l'un 
de  ses  personnages  ce  paradoxe  ingénieux  (Ae 
Mannequin  d'osier,  p.  3i8-32i).  On  fera  bien, croyons- 
nous,  de  le  laisser  aux  romanciers,  et  de  ne  point 
l'introduire  dans  une  discussion  sérieuse. 

C'est  là,  en  effet,  qu'on  nous  permette  de  le  dire, 
une  contre-vérité  palpable.  Que  le  commerce  de  la 
vie,  adoucissant  les  angles  des  doctrines  les  plus 
contraires,  amène  dans  la  pratique  bien  des  compru 
rais  et  une  certaine  fusion  de  pensées  et  d'usage 
entre  des  hommes  divisés  par  leurs  convictions  pro- 
fondes, c'est  une  loi  historique  constante,  dont  il  est 
juste  de  tenir  compte;  mais  ce  ciment  amorphe  des 
sociétés  ne  constitue  pas  la  morale,  il  est  plutôt  fait 
de  l'effacement  de  la  loi  morale  et  des  capitulations 
de  la  conscience,  précisément  parce  qu'il  ne  s'accom- 
mode pas  des  dogmes  absolus  ni  des  principes  arrê- 
tés. La  morale  proprement  dite  incline  plutôt  à  réa- 
gir contre  ce  courant  qui  entraîne  la  société  à  la 
dérive.  Dans  le  cas  présent,  certaines  ressemblances 
de  surface  ne  doivent  pas  faire  prendre  le  change 
sur  le  fond  des  choses.  Ni  les  mœurs  chrétiennes 
n'étaient  les  moeurs  païennes,  ni  la  morale  évangé- 
lique,  qui  invitait  les  chrétiens  à  prier  pour  leurs 
persécuteurs,  n'était  la  morale  courante  qui,  hier 
encore,  armait  l'Etat  contre  les  chrétiens. 

Les  Pères  de  l'Eglise,  qui  ont  flétri  si  éloquemment 
le    scandale  des  mœurs  païennes,  auraient    quelque 
droit  d'être  entendus  ici.   Sans  les  faire  comparaître 
tous,  rappelons  ce  que  le  plus  grand  d'entre  eux  eût 
pensé  de  l'équation  établie  entre  le  christianisme  et 
le  paganisme,  au  point  de  vue  qui  nous  occupe.  Dans 
ses  Confessions,  saint  Augustin  dépeint  la  crise  d'où 
lui-même  sortit  chrétien,  comme   une    crise  intellec- 
tuelle   sans   doute,   mais   en  même    temps,    et  plus 
encore,  comme  une  crise  morale,    qui  le  renouvela 
jusqu'au  fond.  Et  il  a  écrit  la  Cité  de  Dieu  pour  mettre 
en  lumière  cet  antagonisme  de   deux    civilisations, 
l'une    héritière    des    cultes    païens,    l'autre    fille   de 
l'Evangile.  Assurément  les  chrétiens  restaient  trop 
souvent,  comme  individus  et  comme  corps,   au-des- 
sous des  principes  qu'ils  professaient.  Encore  est- il 
qu'ils  les  professaient,  et  que,  dans  la  mesure  où  ils 
étaient  chrétiens,  ils  tendaient  à  y  conformer  leur  vie. 
Non  seulement  l'immoralité,  qui  s'étalait  sans  pudeur 
dans  toute  une  littérature  profane,  soulevait  la  répro- 
bation de  leurs  apologistes,  mais  des  habitudes   et 
des  actes  qui,  dans  la  société  païenne,  auraient  passé 
inaperçus,  dans  la   société   chrétienne  étaient  mon- 
trés au  doigt  ;  une  morale  nouvelle  venait  de  surgir, 
et  c'était  pour  le  monde  antique  des  exemples  bien 
nouveaux  que  le  martyre  d'une  sainte  Agnès,  que  la 
pénitence  d'un  Fabiola  ou  celle  d'un   Théodose.    La 
justice  veut  que   l'on  donne  acte    de  tout   cela.    Au 
reste,  on  ne  conteste  guère  qu'il  y  avait  lutte  entre 
deux  sociétés  animées  de  tendances  si  contraires;  on 
ajoute  même,  et  nous   le   reconnaissons  sans  peine, 
que  le  christianisme  s'était  mis  hors    la  loi  par  son 
intransigeance,   et  que   cette   intransigeance    fut   la 
vraie  cause  des  persécutions  exercées  contre  lui.'Ce 
qu'on  oublie  plus  volontiers,  c'est  que  cette  intran- 
sigeance ne  s'alfirmait  pas  seulement  sur   le  terrain 
dogmatique,  mais  tout  autant  sur  le  terrain  moral. 
La  loi  morale  inaugurée  par  Jésus  était  détachement, 
humilité,  charité  ;  le  rayonnement  de  ce  divin  idéal, 
bien  qu'affaibli  par  les  misères  humaines,  constituait 
dans  la  nuit  du  paganisme  un  phénomène  hors  de 
pair.  Et  c'était  là,  justement,   ce   qu'on   lui  pardon- 
nait le  moins.  Julien,  qui  poursuivait  d'une  haine  si 
aveugle  la  religion  par  lui  reniée,  ne  laissait  pas  de 


587 


MITIIRA  (LA  RELIGION  DE) 


588 


gémir  sur  l'abjection  (les  sacerdoces  païens  et  de 
faire  effort  i)Our  les  stimuler  en  leur  montrant  le 
spectacle  de  la  vci-tu  chrétienne.  (Voir  Misopogon, 
p.  468;  Fragm.  Ep.,  p.  3^1  sqq  ;  Sgi-iga  ;  Ep.,  xlix, 
p.  5U)- 

V.  Conclusions .  —  Ces  considérations,  évidem- 
ment très  incomplètes,  sur  le  milieu  où  se  rencontrè- 
rent le  mithriacisrae  et  le  christianisme,  autorisent 
du  moins  quelques  conclusions  négatives. 

Profondément  distinctes  par  leurs  caractères  essen- 
tiels, les  deux  religions  ne  se  rapprochent  que  sur 
des  points  de  détail,  dont  une  observation  superli- 
cielle  peut  seule  exagérer  l'importance.  Il  serait 
probablement  ditficile  aujourd'hui  de  trouver  un 
historien  des  religions  qui  consente  à  signer  les 
assertions  de  Dupuis  sur  a  les  mystères  de  Mithra  et 
le  christianisme  qui  en  est  une  secte...  le  christia- 
nisme, qui  n'est  qu'une  secte  des  Mithriaques...  « 
(Origines  de  tous  les  cultes,  t.  II,  2"  partie,  p.  8g 
et  2o3). 

Depuis  le  xvni'  siècle,  l'histoire  des  religions,  — 
on  ne  saurait  trop  l'en  féliciter  — ,  a  désappris  beau- 
coup. Néanmoins  elle  ne  se  résigne  que  de  mauvaise 
grâce  à  voir  dans  le  christianisme  une  religion  sans 
ancêtres,  et  le  besoin  de  supplémenter  la  généalogie 
ébauchée  par  les  livres  sacrés  des  Juifs  continue 
d'induire  nombre  d'esprits  en  des  impasses  histori- 
ques. Deux  cultes  surtout  semblent  prédestinés  à 
documenter  les  chercheurs  d'origines  chrétiennes  :  le 
bouddhisme  et  le  mithriacisme.  Séparés  l'un  de  l'autre, 
sinon  dès  le  berceau  de  la  race  aryenne,  du  moins 
dès  un  stade  très  ancien  de  leur  développement  histo- 
rique, ils  n'en  présentent  pas  moins  l'un  et  l'autre 
des  analogies  avec  le  christianisme  sur  quelques 
points,  parfois  sur  les  mêmes  points,  et  celte  compé- 
tition de  mythes  si  différents,  pour  expliquer  la 
genèse  de  l'histoire  'évangélique,  n'est  pas  l'épisode 
le  moins  piquant  de   ces  controverses  aventureuses. 

Récemment  encore  ou  signalait  dans  l'évangile  de 
saint  Luc  des  réminiscences  bouddhiques,  parmi  les- 
quelles on  soulignait  :  la  vision  des  bergers,  l'hymne 
des  auges,  la  prédiction  de  Siméon,  la  virginité  de 
Marie,  la  mission  des  soixante-douze,  le  larron  repen- 
tant, l'ascension.  (Voir  ci-dessus,  Inde  (Religion  de  l'), 
col .  687  sqq).  Il  n'est  pas  sans  intérêt  d'observer  que, 
des  sept  points  ici  présentés  comme  d'origine  boud- 
dhique, trois  au  moins  auraient  dans  la  légende  de 
Mithra  leur  pendant  plus  ou  moins  exact,  savoir  :  la 
vision  des  bergers,  la  naissance  virginale,  l'ascen- 
sion. Cependant  on  n'osera  pas  toujours  reporter 
leur  origine  commune  jusqu'au  berceau  de  l'arya- 
nisme  ;  volontiers  on  se  contentera  d'admettre  que 
deux  traditions  exotiques  indépendantes  ont  conflué 
avec  les  traditions  messianiques  de  Judée,  pour  gros- 
sir le  fleuve  de  la  légende  chrétienne. 

Tout  cela  est  fort  ingénieux,  mais  d'une  méthode 
un  peu  inquiétante  pour  qui  réfléchit  à  l'état  des 
milieux  palestiniens  où  le  christianisme  a  pris  nais- 
sance et  d  où  sortirent  ses  premiers  écrivains.  Que 
le  sol  palestinien  fût  alors,  autant  que  nous  pouvons 
constater,  fermé  aux  influences  bouddhiques,  il 
n'importe.  Que  l'esprit  des  pêcheurs  galilcens  fût 
aussi  éloigné  que  possible  des  conceptions  mithria- 
ques, il  n'importe.  Que  nos  évangiles  synopticjues 
portent  le  cachetévident  des  milieux  juifs  populaires, 
et  les  épUres  de  saint  Paul  celui  des  milieux  rabbi- 
niques;  que  l'on  reconnaisse  dans  ces  premiers  écrits 
du  Nouveau  Testament,  avec  une  candeur  difficile- 
ment imitable,  l'accent  des  témoins  les  plus  proches 
et  l'impression  directe  de  la  réalité,  il  n'importe.  Le 
système  des  infiltrations  bouddhiques  et  mithriaqpies 
trouve  parfois  crédit.  Qu'on  lise  par  exemple  Jean 


RÉvii,LB,  De  la  i'aleur  du  mithriacisme  comme  fac- 
teur religieux  du  monde  antique  ;  dans  Etudes  de 
théologie  et  d'histoire  publiées  pt: ries  professeurs  de 
la  Faculté  de  théologie  protestante  de  Paris,  en  hom- 
mage à  la  Faculté  de  théologie  protestante  à  Mon- 
lauban.  Paris,  igoi,  p.  32i-34i,  notamment  p.  389- 
341.  A.  DiiiTERicn  a  poussé  les  rapprochements 
jusqu'au  paradoxe  inclusivement. 

La  critique  historique  n'en  garde  pas  moins  l'am- 
bition très  légitime  de  sonder  le  terrain  où  l'en 
appuie  de  si  hardies  constructions.  Quand  on  consi- 
dère d'une  part  l'abondante  documentation  des  ori- 
gines chréliennes,  les  attaches  manifestes  de  ce  culte 
si  profondément  enraciné  dans  la  tradition  juive, 
d'autre  part  l'absence  à  peu  près  totale  de  documents 
mithriaques  contemporains  du  Nouveau  Testament, 
ou  ne  peut  se  défendre  d'admirer  cette  archéologie, 
qui  nous  présente  le  mithriacisme  gréco-romain 
comme  la  préface  de  l'Evangile. 

L'hypothèse  d'une  influence  quelconque  exercée 
par  les  croyances  mithriaques  sur  la  genèse  du 
christianisme,  ne  trouve  aucun  appui  dans  l'histoire. 
Un  terrain  moins  ingrat,  que  nous  ne  pouvons  explo- 
rer, est  celui  de  l'influence  qu'auraient  exercée,  après 
plusieurs  siècles,  les  souvenirs  mithriaques  sur  tel 
détail  de  la  liturgie  chrétienne.  Par  exemple,  on 
avait  célébré  à  la  date  du  26  décembre,  le  Natalis 
Invicii  {Mithrap).  Le  désir  de  faire  oublier  cet  anni- 
versaire païen  aurait-il  été  pour  quelque  chose  dans 
le  choix  que  Ot  l'Eglise,  au  iv*  siècle,  de  cette  même 
date  pour  commémorer  la  Nativité  du  Christ?  Ce  ne 
serait  pas  impossible;  je  n'examine  pas  si  c'est  vrai- 
semblable. Bornons-nous  aux  questions  d'origines. 

Nous  avons  vu  que  Plutarque  signale  l'apparition  du 
mithriacisme  en  Italie,  quelque  soixante  an  s. tvant  l'ère 
clirétienne.  Ce  texte  isolé  ne  nous  apprend  rien  sur 
l'état  du  culte,  des  croyances,  et  de  la  morale,  dans  ce 
premier  flot  de  l'invasion  mitbriaque.  Il  faut  ensuite 
franchir  un  siècle  et  demi,  pour  rencontrer  quelques 
monuments  et  quelques  textes  littéraires,  presque 
tous  d'une  discrétion  désespérante.  Abstraction  faite 
de  traces  fugitives  sous  Vespasien,  la  tradition 
romaine  sur  Mithra  ne  commence  qu'avec  le  règne 
de  Trajan,  a  une  époque  où  tous  les  écrits  du  Nou- 
veau Testament  existaient,  ou  bien  peu  s'en  faut.  A 
supposer  qu'on  vienne  à  constater  d'une  manière 
certaine  des  points  de  contact  entre  les  deux  cultes, 
la  prudence  défendrait  d'expliquer  le  connu  par 
l'inconnu. 

En  réalité,  les  emprunts  ne  sont  rien  moins  que 
prouvés.  Le  fussent  ils,  on  devrait  tenir  pour  l'em- 
prunteur celui  des  deux  cultes  où  les  points  com- 
muns apparaissent  plus  tard  et  sont  moins  clairement 
attestés. 

Cette  conclusion,  les  premiers  apologistes  chré- 
tiens, mieux  que  nous  au  fait  delà  récente  expansion 
du  mithriacisme,  paraissent  lavoir  tirée.  Saint  Jus- 
tin et  Tertullikn  dénoncent  le  plagiat  mithriaque 
des  rites  chrétiens,  et  accusent  les  démons  d'en  être 
les  auteurs.  La  prudence  ne  permet  pas  de  contresi- 
gner ces  accusations.  Mais  le  fait  est  qu'elles  ont  pu 
ce  produire.  On  ne  doit  pas  l'oublier.  Je  transcris 
M.  Salomon  Reinacu  op.  cit.,  p.  227  :  «  Si  Tertullien, 
pour  expliquer  les  ressemblances  du  niithraïsme  et 
du  christianisme,  allègue  la  malignité  du  diable, 
aucun  auteur  chrétien  n'a  jamais  prétendu  que  le 
niithraïsme  fût  un  plagiat  du  christianisme  ;  c'est 
donc  qu'ils  savaient  que  la  légende  et  le  rituel  de 
Mithra  étaient  chronologiquement  antérieurs  à  la 
prédication  chrétienne,  chose  que  nous  considérons 
comme  certaine,  sans  que  les  textes  dont  nous  dispo- 
sons permettent  de  l'établir,  mais  qui  ressort  assez 
nettement  du  silence  des  Pères  de  l'Eglise.  D'autre 


589 


MITHRA  (LA  RELIGION  DE) 


590 


part,  l'empereur  Julien,  qui  était  initié  aux  mystères 
de  Mitlira,  et  dont  l'aversion  pour  le  christianisme 
est  assez  connue,  n'a  jamais  accusé  le  christianisme 
d'avoir  emprunté  sa  doctrine  ou  sa  tradition  sacrée 
au  mittiraïsme.  Xous  devons,  je  crois,  imiter  cette 
discrétion,  et,  sans  parler  de  plagiat,  reconnaître 
dans  lu  frappante  analogie  des  deux  religions  l'In- 
fluence, subie  par  l'une  et  par  raiitre,de  vieilles  con- 
ceptions po]ralaires  répandues  dans  le  monde  antique, 
remontant  à  une  époque  sans  doute  antérieure  aux 
légendes  lilléraires  du  paganisme,  et  qui  consli- 
tuaienl  le  milieu  mystiqtie  où  le  christianisme  et  le 
milhraïsme  ont  pris  corps.  »  —  Il  convient  certaine- 
ment de  donner  acte  à  M.  Reinach  d'une  réserve  à 
laquelle  d'aiUres,  moins  experts,  ne  se  croient  pas 
tenus.  On  fera  sagement  de  ne  pas  imputer  au  chris- 
tianisme une  dette  qui  aurait  échappé  à  la  haine 
clairvoyante  de  Julien.  Au  demeurant,  je  suis  moins 
louché  du  silence  de  Julien  que  du  langage  des 
apologistes,  plus  proches  des  origines  chrétiennes 
aussi  bien  que  des  origines  mithriaques. 

Il  est  vrai  que  saint  Justin  reproche  aux  démons, 
auteurs  de  tout  paganisme  et  du  mithriacisme  en 
particulier,  d'avoir  mis  à  profit  les  oracles  des  pro- 
phètes d'Israël  pour  caricaturer  par  avance  l'œuvre 
divine  (Saint  Justin,  I  Apol.,  xxi-xxini;  liv-lxvi; 
Dialùi;.  ciim  Tryphone.  LXix,  Lxx,  Lxxvin.  —  Voir 
A..  L.  Feuiîr,  Jiislins  des  Mutyrers  Lehre  i'on  Je^ns 
Christus  dem  Messias  iiiid  dem  menscht^ew  ordencn 
Sohne  Go/<es,  Freiburg,  i.  B.,  1906,  p.  206);  il  indique 
même,  assez  inopinément,  le  passage  d'Isaie  où  ils 
iint  pu  trouver  en  germe  l'oblation  du  pain  et  de 
l'eau,  en  usage  dans  la  secte  mithriaque  (/s.,  xxxiii, 
i6  :  OuTî^  olr.-r,'7H  ïj  ij'l'fiJfji  77Tv;/K('w  7r€T/5K;  triyuov.^,  vpro;, 
•/.vrCi  SoO/j-erai^  ifv.i  t5  uSoip  «ÙToy  ttec-tôv.  Saint  JusTIX,  Dial.^ 
[^xx).  Mais,  outre  qu'il  ne  donne  aucune  suite  à  cette 
idée,  il  avait  auparavant  accusé  les  démons,  en 
termes  exprès,  d'avoir  copié  l'Eucharistie  elle-même. 
[Saint  Justin,  I  ApoL,  Lxvi  :  Oi  -/àp  à7f>TWoi  i-j  roVi 
/ivofiivoi^  ùv  vXirôyj  K7Ts/jiyïj/zoy£^//9'.7iv,  v.  z«/£?T«t  cù«yyé/c8t,  oyrwç 
ntxpéèùiy.v.v  hnzvjdvi  «ÙTor?  *  tov  'Ïï;t5ûv  >,«CivTa  rjprov  idj'/KpiT- 
rTî'çavTy.  Et^scy  'T^Ot^  TTOteFre  ci'ç  t'ov  vyâfxvriçrj  y.oû^  toOto  èort 
TO  f7<^ifiv.  jxou  •  XKÏ  va  Tzozr^ptov  èuo&j):  J-v.advzv.  xv'i  vjyy.pifrTr,-jv:jTV, 

EtTTSïV    *     TîOto'  £7Tt    TO    uTjJ.V.    pOU,     XKt    p.VJOl^    V.'jTOt^    /Jt£T«ocDva(. 

"O-nip  Z«î  èv  T9t5  T5Û  Mt'ôoK  puTTviptçii  TTx^éSw/v.v  ycvEjOv.i 
fnp.ri'jy.tivjot  oi  Tzovvjpoi  ëaip-ovî:  *  on  yv.p  «prîç  y.«i  TZOTyiptov 
jSv.r-ji  TtOzrv.c  iv  zv.î^  roO  u:jO'jui-jo-j  Ts/erat;  y.sr  '  cTTt/o'y&Jv  rty&jVj 
rj  èttittvtÇs  t,  px/fJù-j  ôàrarSî. —  Yoir  encore,  Dia!.,  Lxxviii, 
au  sujet  de  la  grotte  de  Bethléem,  Pour  TertuUien, 
voir  le  texte  £*<; /)rnescr/^/io«e,  XL,  etautres, indiqués 
ci-dessus.  Si  maintenant  Justin  apporte  par  surcroît 
une  autre  explication,  c'est  qu'il  y  est  amené  par  le 
développement  d'une  thèse  générale,  sur  l'exploita- 
tion  diabolique  des  prophéties  ;  Mitlira  n'intervient 
ici  qu'à  titi'c  d'exemple.  Mais  peut-être  on  jugera  que, 
mieux  instruit  des  origines  mithriaques,  il  aban- 
donne sa  première  explication,  comme  entachée 
d'anachromisme?  Qu'on  y  prenne  garde  :  nuJIe  part 
on  ne  trouvera  chez  lui  affirmée  l'antériorité  chro- 
nologique de  la  pseudo-eucharistie  mithriaque  à 
l'Eucharistie  chrétienne.  Surtout  il  ne  manifeste  au- 
cune velléité  de  chercher  à  celle-ci  des  antécédents 
hors  de  l'histoire  évangélique,  histoire  qu'il  devait 
connaître  mieux  que  personne,  étant  né  aux  portes 
de  .Térusalem,  moins  de  cent  ans  après  la  passion  du 
Sauveur,  à  une  époque  par  conséquent  où  les  faits 
n'avaient  pu  encore  entrer  dans  le  domaine  de  la 
légende.  L'institution  eucharistique,  telle  qu'il  nous 
la  présente,  plongeait  ses  racines  en  plein  sol  chré- 
tien, à  l'abri  de  toute  influence  exotique.  Le  silence 
que  Justin  garde  sur  ces  influences,  mithriaques  ou 
autres,  est  d'un  homme  qui  n'y  a  pas  même  songé, 
parce  que  personne  n'y  songeait  autour  de  lui.  La 


seule  chose  qu'avec  un  peu  de  malignité  on  puisse 
retenir  de  son  texte,  c'est  celte  accusation  de  plagiat 
qu'il  formule,  d'ailleurs  sans  preuve,  contre  le  mi- 
thriacisme. 

Gardons-nous  néanmoins  d'accueillir  à  la  légère 
une  assertion  où  la  passion  peut  avoir  sa  part,  et 
que  n'appuie  aucun  argument  de  fait.  11  importe 
beaucoup  plus  de  constater  que  l'assertion  inverse 
ne  s'est  pas  produite  alors,  puisque  ces  défenseurs 
attitrés  du  christianisme  n'ont  pas  éprouvé  le  besoin 
de  la  combattre.  Qu'elle  vienne  à  se  produire  au- 
jourd'hui, on  sera  en  droit  de  lui  répondre  qu'il  est 
bien  tard,  et  de  l'engager  à  réviser  les  preuves  qu'elle 
déterrait  hier  dans  l'ombre  de  quelque  spelaeum. 

Beaucoup  moins  encore  peut-on  faire  état  de  ren- 
contres entre  le  christianisme  et  la  religion  de 
Milhi  a  sur  un  rite  secondaire  de  l'initiation.  N<3us 
apprenons  de  Tertullikn,  I  Ad.  Marc.,  xiv  ;  De 
cororia,  m,  et  de  Clémknt  d'.Vlbxandrib,  l'aedag.,  I, 
VI,  34,  ^i5,  5i,  qu'on  faisait  goûter  du  lait  et  du  miel 
aux  nouveaux  baptisés.  Or  le  miel  jouait  aussi  un 
rôle  dans  l'initiation  mithriaque  du  Léo  et  du  Persa. 
Nous  l'apprenons  de  Porimivre,  De  anlro  rtrniph., 
XV,  XVI.  Là-dessus,  certains  historiens  des  religions 
se  croient  fondés  à  reconnaître  dans  le  repas  des 
néophytes  un  emprunt  fait  par  le  christianisme  au 
fonds  commun  des  cultes  antiques.  Ils  rappellent  par 
exemple  que,  selon  Pindare,  Nem.,  in,  79,  un  mé- 
lange de  lait  et  de  miel  est  la  nourriture  des  dieux. 
Ainsi  UsENEB,.'/i/c/(  und  lionig  in  griech.  11.  altchrisil, 
Ansckauuiigen  u.  Kulten,  dans  liliein.  Nks.,  1902, 
t.  II,  p.  177-195.  — ■  Encore  faudrait-il  se  souvenir 
que  l'unique  garant  de  ce  fait,  quant  au  culte  mi- 
thriaque. Porphyre,  est  postérieur  d'un  siècle  à  Ter- 
tuUien et  à  Clément  d'Alexandrie,  donc  s'il  y  avait 
présomption  d'emprunt  de  la  part  de  l'un  des  deux 
cultes,  la  yjrésomption  ne  serait  pas  à  la  charge  du 
christianisme.  En  réalité,  le  christianisme  n'avait 
nul  besoin  d'emprunter  à  qui  que  ce  soit  le  rite  du 
lait  et  du  miel,  le  symbolisme  de  ces  deux  aliments 
étant  très  développé  dans  l'A,  T,,  pour  figurer  la 
Terre  promise;  voir  Exod.,  m,  8,  17  ;  xiii,5;  xxxiii, 
3;  l.et:,  xx,  2/1,  etc.,  et  se  retrouvant  dans  le  N.  T. 
pour  figurer  la  nourriture  des  âmes  renouvelées  dans 
le  Christ,  I  (or.,  m,  2;  I  Pet.,  11,  2;  Heb.,  v,  la;.,. 
Jp.,  X,  g.  Avant  de  faire  état  d'indications  précaires, 
récueillies  dans  des  cultes  dont  l'inlluenee  sur  le 
culte  chrétien  n'est  ni  prouvée  ni  vraisemblable,  on 
doit  se  souvenir  qu'une  source  d'inspiration  beau- 
coup plus  ancienne,  beaucoup  plus  copieuse,  beau- 
coup mieux  connue,  s'était  déversée  dans  le  christia- 
nisme dès  son  origine;  que  c'est  là,  non  pas  une 
conjecture,  mais  un  fait  qui  appartient  au  plein  jour 
de  l'histoire.  Cf.  Em.  de  Backer,  Sacramentiim  dans 
les  œm'res  de  TertuUien,  p.  332-35o,  Louvain,  1911. 

Nous  ne  voulons  pas  retenir  autre  cliose,  présen- 
tement, du  témoignage  de  saint  Justin  et  de  Tertul- 
lien.  Selon  ces  témoins,  les  plus  proches  des  origines 
el  qui  ne  semblent  pas  avoir  été  contredits,  1«  chris- 
tianisme ne  doit  rien  qu'à  ses  prophètes  et  à  lui- 
même.  Cela  suffit  à  juger  la  généreuse  assurance 
avec  laquelle,  de  nos  jours,  tel  retourneur  de  pierres 
inscrit  au  passif  du  christianisme  primitif  une  dette 
dont  celui-ci  n'eut  jamais  conscience,  dont  l'idée 
même  lui  manquait,  et  dont,  pour  cette  raison,  il  n'a 
|).is  songé  à  se  défendre. —  Voir  d'ailleurs  ci-dessous 
l'article  Mystères. 

Bibliographie.  —  Voir  Franz  Cuinont,  professeur  à 
l'Université  de  Gand,  Te-rtes  et  manuscrits  figurés 
relatifs  aux  mystères  de  Mithra,  Bruxelles,  1896-99, 
2  vol.  in-4°;  Les  mystères  de  Mithra,  i"  éà.,  re- 
vue et  annotée,  contenant  28  ligures  et  une  carte. 


591 


MODERNISME 


592 


Bruxelles,  1918,  in-8;  Les  religions  orientales  dans 
le  paganisme  romain,  2'  éd.,  Paris,  190J,  ch.  vi  ; 
article  Mithra  dans  le  Dictionnaire  des  antiquités 
grecques  et  romaines. 
Outre  les  ou\Tages  mentionnés  au  cours  de  l'article, 
on  peut  consulter  :  Cyril  Martindale,  The  religion 
of  Mithra,  dans  Lectures  on  the  history  of  Religion, 
II,  London,  1910,  et  dans  Christus,  cli.  viii.  Dans 
la  Befue  d'histoire  ecclésiastique  (Louvain),  arti- 
cles pénétrants  de  E.  Rémy  sur  le  livre  de  M.  Cu- 
mont  (année  1901,  p.  ôôi-ô'j^)  et  sur  celui  de  Die- 
tericli  (année  1904,  p.  290-298).  Paul  AUard,  Julien 
l'Apostat,  t.  I,  ch.  I,  Paris,  1900. 

A.  d'Alès. 


MODERNISME.  — Le  nom  de  Modernisme,  em- 
ployé depuis  longtemps  sans  signification  bien  pré- 
cise, reste  désormais  attaché  à  l'ensemble  des  erreurs 
doctrinales  condamnées  par  deux  documents  de 
PiB  X  :  le  Décret  du  Saint-Office,  Lamentabili  sane 
f.Ti7«  (3  juillet  1907),  et  l'Encyclique  Pascendi  domi- 
nici  gregis  (■j  sept.  1907);  erreurs  caractérisées  dans 
leur  ensemble  par  l'engouement  pour  certaines  ma- 
nières modernes  de  philosoplier  sur  les  choses  reli- 
gieuses et  par  le  mépris  de  la  tradition  catholique. 

Le  décret  iameniaii/i  avait  dénoncé  expressément 
les  plus  notables  de  ces  erreurs  ;  il  n'était  personne, 
tant  soit  peu  au  fait  de  la  littérature  religieuse,  qui 
ne  pût  les  reconnaître  pour  les  avoir  rencontrées 
maintes  fois  ;  et  quand  parut  le  décret  du  Saint- 
Office,  tel  commentateur  n'eut  pas  de  peine  à  mettre 
en  marge  de  chaque  proposition  les  noms  des  au- 
teurs et  les  titres  des  ouvrages  où  l'on  pouvait  les 
aller  chercher.  Pour  distinctes  qu'elles  fussent,  ces 
erreurs  n'étaient  pas  moins  solidaires  par  l'unité 
d'inspiration  ;  solidaires  aussi  par  l'acharnement 
d'une  certaine  presse  à  les  promouvoir.  Qu'il  s'agît 
de  philosophie,  d'exégèse,  d'histoire  des  dogmes, 
d'apologétique,  d'orientation  politique  ou  sociale,  en 
retrouvait  les  mêmes  organes  empressés  à  redonner 
la  même  note,  à  formuler  les  mêmes  revendications, 
avec  l'ambition  plus  ou  moins  hautement  avouée 
d'arracher  à  l'Eglise  enseignante  des  mises  au  point 
déclarées  nécessaires.  Insensiblement,  une  fraction 
du  calholicisme  s'orientait  chaque  jour  davantage 
vers  ce  que  le  Décret  devait  appeler  bénignement  en 
sa  65"  et  dernière  proposition,  «  un  protestantisme 
large  et  libéral  »,  et  que  1  Encyclique  montrerait 
aboutissant  finalement  au  pur  nihilisme  religieux. 

Dans  l'Encj'clique  Pascendi,  les  mêmes  proposi- 
tions reparurent,  non  plus  isolées,  mais  enchâssées 
dans  un  corps  de  doctrine,  et  il  devint  plus  que 
jamais  évident  que  ce  corps  de  doctrine,  pour  n'avoir 
jamais  été  formulé  peut-être  avec  cette  ampleur  et 
cet  enchaînement  logique,  n'en  représentait  pas 
moins  pour  certains  esprits,  au  î;ein  même  du  catho- 
licisme, en  même  temps  qu'une  règle  de  pensée,  un 
programme  d'action. 

Comment  ce  pseudochristianisme,  aujourd'hui 
dénoncé  comme  le  confinent  de  toutes  les  hérésies, 
avait  pu  s'organiser  dans  l'Eglise  et  contre  1  Eglise, 
c'est  là  assurément  un  de  ces  mystères  de  ténèbres  dont 
l'origine  profonde  appartient  à  l'histoire  des  in- 
fluences déchaînées  en  ce  monde  contre  le  règne  du 
Christ  Jésus.  Ceux  qui  prêtèrent  la  main  à  cette  mau- 
vaise œuvre  combinaient,  en  des  proportions  varia- 
bles, une  naïve  ignorance,  l'engouement  pour  une 
fausse  philosophie,  la  fascination  des  conquêtes  de 
la  science,  et  enfin  ce  que  le  Pape  signale  comme  la 
racine  de  tout,  l'esprit  d'indépendance  et  d'orgueil. 
L'atmosphère  d'épais  naturalisme  qui  pèse  aujour- 
d'hui sur  les  croyants  eux-mêmes  rendit  possibles 


beaucoup  d'illusions  ;  elle  rendit  d'autant  plus  né- 
cessaire l'avertissement  venu  du  Docteur  suprême. 
L'Encyclique  de  Pie  Xest  le  dard  étincelant  qui  perce 
le  brouillard  moderniste. 

Le  moindre  inconvénient  des  malentendus  et  de  la 
confusion  produits  par  ce  mouvement  doctrinal, 
était  de  rendre  singulièrement  délicate  et  singulière- 
ment ingrate  la  tâche  de  la  science  orthodoxe.  En 
présence  d'équivoques  créées  à  plaisir  pour  confon- 
dre la  recherche  scientifique  avec  le  rationalisme  et 
célébrer  toute  investigation  heureuse  comme  une 
revanche  de  la  raison  émancipée  sur  la  routine 
d'une  théologie  oppressive,  comment  l'essor  le  plus 
légitime  de  la  pensée  chrétienne  n'eùt-il  pas  été  gêné 
et  comprimé?  Pleinement  conscient  de  ces  inconvé- 
nients et  de  ces  dangers,  le  Souverain  Pontife  a  soin 
de  séparer  la  cause  des  initiatives  fécondes  et  néces- 
saires, de  celle  des  nouveautés  téméraires.  L'Ency- 
clique s'achève  sur  une  vision  d'espoir.  Soucieux 
non  seulement  de  sauvegarder  l'intégrité  de  la  foi, 
mais  encore  d'en  garantir  le  bon  renom.  Pie  X  ne 
renonce  pas  à  l'entourer  des  splendeurs  qui  lui  sont 
dues.  S'il  écarte  avec  un  magnifique  dédain  les  mira- 
ges d'une  fausse  science,  il  reconnaîtque  toute  vérité 
proclamée,  en  n'importe  quel  ordre,  est  un  hommage 
rendu  à  Dieu. 

En  traitant  du  Modernisme,  nous  nous  attache- 
rons aux  deux  documents  pontificaux  selon  l'ordre 
de  leur  apparition.  Dans  une  première  partie,  nous 
présenterons  le  commentaire  des  65  propositions  que 
condamne  le  Décret  Lamentabili.  Ce  commentaire 
n'est  pas  inédit.  Dû  à  quatre  théologiens  éminents 
qui  se  partagèrent  la  besogne  selon  leurs  spécialités 
respectives,  il  parut,  presque  au  lendemain  du  Décret, 
dans  le  journal  V Univers.  Nous  adressons  ici  nos 
remerciements  aux  quatre  auteurs  qui,  après  avoir 
bien  voulu  entreprendre  ce  travail  à  notre  requête, 
nous  ont  permis  de  le  reprendre  aujourd'hui,  pour 
l'insérer  dans  ce  Dictionnaire.  Il  n'existe  pas  ailleurs, 
à  notre  connaissance,  d'étude  semblable,  où  chacune 
des  propositions  du  Décret  se  trouve  expliquée,  rat- 
tachée à  ses  sources,  appréciée  à  la  lumière  de  la 
doctrine  catholique.  Dans  une  seconde  partie,  nous 
recueillerons  les  enseignements  de  l'Encyclique 
Pascendi,  sous  deux  chefs.  Une  première  étude  pré- 
sentera la  synthèse  du  Modernisme  philosophique  : 
c'est  la  seule  partie  rigoureusement  inédite  de  cet 
article.  Une  seconde  étude  traitera  plus  spécialement 
du  Modernisme  théologique.  Elle  a  paru  en  brochure 
sous  ce  titre  :  L'Encyclique  etla  théologie  moderniste 
(Paris,  Beauchesne,  1908). 

Sur  le  mouvement  d'idées  qui  précéda  et  provo- 
que la  condamnation  du  Modernisme  on  consultera 
utilement  la  collection  des  Etudes. 

A.  d'Alès. 

f»  Partie 

Le  décret  «  Lamentabili  sane  exitu  » 

Introduction.  —  Le  décret  marque  nettement, 
dans  son  préambule,  le  but  qu'on  s'y  est  proposé. 
Il  s'agit  de  préserver  les  catholiques  des  graves 
erreurs  répandues,  ces  derniers  temps,  parmi  eux 
par  des  écrivains  qui,  sous  couleur  d'une  intelligence 
supérieure  des  choses  et  au  nom  de  l'histoire,  s'appli- 
quaient à  préparer,  comme  ils  disaient,  le  progrès 
du  dogme.  En  réalité,  c'en  était  la  déformation. 

A  cet  effet,  S.  S.  Pie  X  a  fait  noter,  réprouver  et 
px'oscrire  les  principales  de  ces  erreurs  par  la  sainte 
Inquisition  romaine  et  universelle.  Elles  tiennent 
dans  soixante-cinq  propositions,  dont  la  dernière 
précise  assez  bien  l'esprit  de  l'ensemble.  Le  catholi- 
cisme actuel  ne  peut  s'adapter   à   la  traie  science,  à 


593 


MODERNISME 


594 


moins  de  se  trans/ormer  en  un  clirislianisine  non 
dogmatique,  c'est-a-diie  en  un  protestantisme  lai-f^e 
et  libéral. 

Il  n'est  pas  malaisé  de  découvrir  l'idée  qui  à  pré- 
sidé à  l'ordre  dans  lequel  les  propositions  réprou- 
vées se  présentent  dans  le  document.  Pour  luire 
dévier  le  catholicisme  vers  un  christianisme  sans 
dogmes,  on  a  essayé  d'éluder,  d'atténuer,  d'altérer 
la  doctrine  catholique  sur  le  magistère  de  l'Eglise, 
sur  les  Livres  saints,  notamment  en  ce  qu'ils  nous 
apprennent  de  la  personne  de  Jésus  Christ  et  de  son 
œuvre;  puis  on  s'en  est  pris  aux  origines  et  à  la 
notion  même  de  nos  dogmes  fondamentaux.  Le 
décret  s'emploie,  d'un  bout  à  l'autre,  à  rappeler,  à 
allirmer  avec  insistance  que  ce  sont  là  autant  de 
points  qui  constituent  la  règle  et  l'objet  même  de  la 
foi  catholique  et,  qu'à  ce  titre,  ils  doivent  rester 
intangibles. 

Cet  ordre  est  assurément  logique.  Néanmoins, 
nous  lui  en  avons  préféré  un  autre,  pour  permettre 
au  lecteur  de  voir  plus  aisément  le  lien  qui  rattache 
les  différentes  propositions  aux  controverses  de  ces 
années  passées.  De  là  notre  division  en  quatre 
études  dont  les  titres  respectifs  sont  : 

I.  Inspiration  et  exégèse; 

II.  Iléfélution  et  christologie  ; 
UL  Eglise  et  sacrements  ; 
IV.  Foi  et  dogme. 

Notre  exposition  veut  rester  purement  objective  ; 
elle  se  borne  à  préciser  la  teneur  et  la  portée  du 
document.  Cependant  nous  ne  pouvons  pas  ne  pas 
dire,  une  fois  pour  toutes,  ce  que  la  simple  lec- 
ture du  décret  fait  toucher  du  doigt.  11  est  un 
démenti  donné  aux  idées  qui  ont  été,  en  France, 
propagées  principalement  par  les  publications  de 
M.  LoisY  et  de  M.  Edouard  Lk  Roy.  Il  serait  facile 
de  mettre  en  regard  de  la  plupart  des  propositions 
le  passage  auquel  il  est  fait  allusion.  Nous  ne  nous 
attarderons  à  ces  rapprochements  que  dans  les  cas 
où  la  rencontre  est  verbale,  ou  peu  s'en  faut.  Plus 
souvent,  du  reste,  sans  citer,  nous  nous  servirons 
pour  l'exposé  des  propositions  des  ternies  mêmes 
employés  par  ces  écrivains. 

I 

Inspiration  et  Exégèse 

Les  propositions  qui  intéressent  directement 
l'Ecriture  sainte  peuvent  se  ramener  à  quatre  chefs. 
En  les  distribuant  d'après  l'ordre  des  matières  cou- 
ramment reçu  dans  les  cours  de  théologie,  nous 
avons:  l'inspiration,  9-11;  les  évangiles,  i3-i8;le 
droit  de  l'Eglise  sur  l'exégèse  biblique,  i,  a,  4  ; 
l'exégèse  historique  et  l'exégèse  théologique,  3,  12, 
19,  23,  a4,  61. 

1°  L'inspiration,  son  étendue  et  ses  censé 
quences.  —  «  L'Eglise  tient  certains  livres  pour 
sacrés  et  canoniques,  parce  qu'ayant  été  écrits  sous 
l'inspiration  de  l'Esprit-Saint  ils  ont  Dieu  pour 
auteur.  »  En  s'exprimant  de  la  sorte,  le  concile  du 
Vatican  n'avait  fait  que  reproduire  la  formule  tradi- 
tionnelle de  l'inspiration  scripluraire,  telle  qu'elle 
se  lisait  déjà  dans  les  décrets  des  conciles  de  Trente, 
de  l'iorenceet  de  Carthage.  Ces  termes  ligurenl  aussi 
dans  plusieurs  formulaires  de  foi,  qu'à  plusieurs 
reprises  on  o  fait  souscrire  à  des  hérétiques,  deman- 
dant à  rentrer  dans  l'unilé  catholique.  (Dknz.- 
Bannw.,  1787(1636);  788(666);  706  (600);  464  (386); 
421  (867);  348  (296).  Récemment  encore,  Léon  XIII  la 
reprenait  dans  son  Encyclique  Providentissimus 
Deus.) 


Malgré  tout,  la  formule  «  Dieu  auteur  de  l'Ecri- 
ture »  avait  été,  ces  dernières  années,  l'objet  d'atta- 
ques plus  ou  moins  sournoises.  On  ne  la  rejetait  pas 
ouvertement,  c'eût  été  nier  l'inspiration  elle-même; 
seulement,  on  trouvait  qu'elle  répondait  mal  à  la 
conception  que  l'esprit  moderne  se  fait  des  rapports 
de  Dieu  avec  l'àme  humaine.  Une  inspiration  venant 
du  dehors,  c'était  bon  pour  l'époque  où  l'on  conce- 
vait Dieu  comme  transcendant  au  monde;  quand  on 
se  le  représentait  comme  un  maître  d'école,  qui  avait 
bien  voulu  écrire  des  livres  pour  notre  éducation; 
alors  qu'on  parlait  de  lui  en  un  langage  enfantin, 
grossièrement  anthropomorphique.  Et  puis,  et  sur- 
tout, si  Dieu  est  auteur  de  l'Ecriture,  il  en  devient 
responsable  ! 

En  vain,  les  théologiens  faisaient-ils  observer  que 
Dieu,  pour  être  distinct  de  l'àme  humaine,  ne  lui  est 
pas  extérieur;  qu'il  n'est  pas  auteur  de  l'Ecriture  de 
la  même  façon  que  les  Iiagiographcs  qui  l'ont  éciite. 
Du  reste,  ajoutaient-ils,  il  est  exact  qu'en  sa  qualité 
de  cause  principale.  Dieu  se  porte  garant  de  l'œuvre 
qu'il  produit  par  l'intermédiaire  de  l'hagiographe. 
La  motion  transcendante  que  nous  appelons  inspi- 
ration n'est  pas  un  concours  général  et  indifférenl, 
mais  une  impulsion  très  délinie,  dont  le  but  est  de 
faire  écrire  des  livres,  qui  seront  pour  l'Eglise  «  la 
parole  de  Dieu  ». 

C'est  pour  maintenir  la  formule  traditionnelle 
ainsi  comprise,  qu'on  a  condamné  la  prop.  9  :  «  Ils 
font  preuve  de  trop  de  simplicité  et  d'ignorance, 
ceux  qui  croient  que  Dieu  est  {■raiment  auteur  de 
l'Ecriture.  » 

Du  reste,  la  présente  décision  laisse  ouverte  la 
question  de  savoir  si,  dans  l'analyse  de  l'inspiration 
scripturaire,  la  notion  «  d'auteur  »  doit  être  prise 
comme  point  de  départ,  plutôt  que  comme  point 
d'arrivée.  Faut-il  dire  que  Dieu  est  inspirateur  parce 
qu'auteur  ou  inversement  ? 

Quelle  idée  ont-ils  donc  de  l'ins[)iration,  ceux  qui 
ne  consentent  pas  à  croire  que  Dieu  est  auteur  des 
Ecritures?  A  les  entendre,  «L'inspiration  des  Livres 
de  l'Ancien  Testament  consiste  en  ce  que  les  écrivains 
Israélites  ont  proposé  les  doctrines  religieuses  sous 
un  certiiin  aspect  particulier,  encore  peu  connu,  ou 
même  ignoré  des  Gentils.  »  (Prop.  10). 

Bien  que  la  proposition  ne  concerne  que  Us  livres 
de  l'Ancien  Testament,  les  conséquences  de  la  con- 
damnation qui  la  frappe  s'élendent  à  ceux  du 
Nouveau,  l'Eglise  n'ayant  jamais  reconnu  qu'une 
seule  et  même  inspiration  pour  les  deux  Testaments. 

Un  exemple  fera  saisir  le  sens  de  la  théorie  de 
l'inspiration  visée  ici.  Rien  de  plus  saillant  dans 
l'Ancien  Testament  que  le  monothéisme.  C'est  cette 
doctrine  fondamentale  qui  fait  de  la  Loi  et  des  Pro- 
phètes, comme  aussi  de  la  religion  juive,  une 
chose  unique  dans  le  monde.  Or,  l'inspiration  des 
écrivains  juifs  consisterait  précisément  dans  le  grand 
relief  donnée  par  eux  à  l'unité  et  à  la  transcendance 
de  la  divinité.  Jahvé,  nettement  distinct  du  inonde, 
est  unique,  il  ne  souffre  pas  de  rival,  il  doit  être 
adoré  par  toutes  les  nations;  et  c'est  par  les  Juifs 
qu'il  fera  la  conquête  religieuse  du  monde.  L'idée 
raonothéisle,  tout  au  moins  au  sens  large  du  mot, 
n'est  étrangère  à  aucune  àme  humaine;  mais,  chez 
les  Grecs,  elle  sommeillait,  elle  était  comme  étouffée 
sous  les  manifestations  multiples  du  polythéisme. 
Pour  qu'elle  s'éveillât  dans  l'àme  juive,  pas  n'était 
besoin  d'un  agent  supérieur,  ou  simplement  étranger. 

Le  jour  où  les  Prophètes  se  sont  donné  la  mission 
d'épurer  et  de  propager  l'idée  d'un  Dieu  unique  en 
Israël,  et  par  Israël  dans  le  monde  entier,  il  y  a  eu 
des  hommes  inspirés.  La  part  de  Dieu  dans  leur 
inspiration?...  Cela  dépend  de  l'idée  qu'on   se  fait 


595 


MODERNISME 


596 


de  cet  inspirateur.  El  d'abord,  est-il  un  être  per- 
sonnel? 

On  le  voit,  nous  sommes  ici  en  présence  de  la 
notion  d'inspiration  religieuse,  telle  que  le  protes- 
tantisme libéral  l'entend  depuis  un  quart  de  siècle. 
En  détinitive,  l'inspiration  d'Isaie  ne  diffère  pas 
essentiellement  de  celle  de  Platon  ou  du  Bouddha. 

Que  l'inspiration  divine  s'étende  à  toute  l'Ecriture, 
et  à  chacune  de  ses  parties,  c'est  ce  que  les  conciles 
de  Trente  et  du  Vatican  avaient  déjà  expressément 
déclaré  (D.-B.,  784  (666);  1877  (i636)j.  Depuis,  l'En- 
cyclique Proiidentissimus  avait  rappelé,  avec  une 
autorité  incontestable,  a  qu'on  ne  pouvait  absolu- 
ment pas  restreindre  1  inspiration  à  certaines  parties 
de  l'Ecriture  »  ;  c'est-à-dire  à  celles  qui  concernent 
directement  la  foi  et  les  moeurs.  D'où  il  siiit,  disait 
le  même  document,  qu'il  faut  s'abstenir  d'accorder 
que  l'erreur  ail  pu  se  glisser  dans  un  texte  inspiré 
authentique;  l'erreur,  si  légère  qu'on  la  suppose, 
étant  incompatible  avec  la  parole  de  Dieu.  L  inspi- 
ration plénière  de  l'Ecriture,  avec  l'inerrance  qui 
s'ensuit,  est  une  doctrine  catholique  très  certaine, 
qu'on  pourrait  qualifier  de  proxima  fidei  (presque 
de  foi).  Des  théologiens  en  vue  vont  plus  loin,  puis- 
qu'ils parlent  ici  de  dogme  et  d'hérésie. 

La  condamnation  de  la  proposition  11  a  pour  but 
d'assurer  ce  point  acquis  :  «  L'inspiration  difine  ne 
s'étend  pas  tellement  à  toute  l'Ecriture  qu'elle  pré- 
seri'e  de  toute  erreur  toutes  et  chacune  de  ses  par- 
ties. » 

Il  n'est  donc  pas  permis  d'écrire,  comme  on  a  pu 
le  lire  dans  plus  d'une  publication  :  «  Qu'il  vaudrait 
mieux  avouer  franchement  les  erreurs  qui  sont  dans 
la  Bible  »  ;  on  encore  :  «  Qu'il  y  a  beau  temps  que 
l'on  sait  à  quoi  s'en  tenir  sur  l'inerrance  biblique.  » 
D'ailleurs,  le  décret  n'a  pas  la  prétention  de  trancher 
la  question  ultérieure,  débattue  entre  exégètes 
orthodoxes,  savoir  :  la  meilleure  manière  d'expliquer 
comment  la  Bible  dit  toujours  vTai.  Le  principe 
dogmatique  de  l'inerrance  n'est  plus  alors  enjeu;  il 
s'agit  seulement  des  régies  générales  à  suivre  pour 
l'interprétation  de  l'Ecriture,  comme  aussi  des  appli- 
cations particulières  qu'il  convient  d'en  faire. 

S"  Origine  et  contenu  des  Evangiles.  —  Jus- 
qu'ici on  avait  pensé  que  nos  évangiles  canoniques 
étaient  des  documents  historiques  dignes  de  foi, 
capables  de  nous  donner  à  connaître  ce  que  Jésus 
de  Nazareth  avait  dit  et  fait  en  Palestine,  aux  jours 
de  sa  vie  mortelle.  Ce  sentiment,  qui  est  celui  de  la 
tradition  chrétienne  tout  entière,  venait  de  s'affermir 
encore,  ces  derniers  temps,  au  spectacle  delà  déroute 
complète  d'une  école,  qui,  pendant  plus  d'un  demi- 
siècle,  s'était  appliquée  à  établir  qiie  ces  textes 
étaient  relativement  récents.  En  réalité,  les  hyper- 
critiques  détruisaient  d'une  main  ce  qu'ils  rétablis- 
saient de  l'autre.  A.  les  en  croire,  loin  d'être  l'écho 
fidèle  des  réalités  historiques,  les  Evangiles  avaient 
réfléchi  la  foi  postériexire  de  l'Eglise  sur  le  Christ  et 
son  œuvre.  Leur  véritable  source  était  la  conscience 
chrétienne.  Or,  observait-on,  la  christologie  ne  s'est 
pas  formée  en  un  jour;  sous  la  pression  des  circon- 
stances, elle  s'est  dégagée  lentement  d'un  petit 
nombre  défaits  primordiaux.  Et  pareillement  l'Evan- 
gile s'est  fait  peu  à  peu.  La  vraie  loi  de  sa  composition 
a  été  celle  de  tout  ce  qui  grandit  en  évoluant;  le 
noyau  primitif  a  fait  boule  de  neige.  L'analyse 
permet  d'y  démêler  l'apport  de  chaque  génération, 
avec  son  motivement  particulier  d'idées.  On  y  ajou- 
tait, au  besoin  on  en  retranchait;  toujours  on  adap- 
tait le  texte  à  des  besoins  nouveaux.  Saint  Marc 
lui-même,  qu'on  avait  estimé  le  plus  primitif  des 
Evangiles,  dans  l'état   où   nous  l'avons,  représente 


une  seconde,  peut-être  même  une  troisième  étape  de 
la  pensée  chrétienne.  Saint  Luc  et  saint  Matthieu 
sont  plus  éloignés  encore  des  sources.  Ce  travail 
incessant  de  rédaction  était  tendancieux,  —  la  pro- 
position 1/4  nous  dit  dans  quelle  mesure  ^  ;  on  y 
avait  beaucoup  plus  souci  de  l'utile  que  du  vrai. 
L'état  chaotique  des  textes  aurait  duré  jiisqu'au  der- 
nier quart  du  second  siècle,  qui  est  l'époque  où 
l'instinct  de  la  conservation  amena  les  Eglises  à 
s'entendre  sur  un  récit  quadriforme  ne  vnrielur. 

Dans  ces  conditions,  quel  contact  avec  la  personne 
et  l'œuvre  du  Christ  peuvent  bien  avoir  gardé  des 
textes,  qui  furent  pendant  un  siècle  le  bien  de 
tous?  On  nous  le  dit  dans  la  i5"  des  propositions 
condamnées  :  »  Les  é\'angiles  se  sont  augmentés  par 
des  additions  et  des  corrections  incessantes,  jusqu'à 
l'époque  où  le  canon  fat  définilivemenl  arrêté:  d'où 
il  suit  qu'il  n'y  est  resté  qu'un  vestige  léger  et  incer- 
tain de  l'enseignement  du  <  hrist.   » 

Ces  aberrations,  réprouvées  aussi  bien  par  une 
saine  critique  que  par  la  théologie,  n'ont  rien  de 
commun  avec  d'autres  théories  sur  la  formation  lit- 
téraire des  évangiles,  qui  sont  défendues  par  des 
critiques  catholiques  reeommandables,  dans  laques- 
lion  dite  des  «  Synoptiques  ».  Les  conclusions  de 
ces  derniers,  pour  autaiit  qu'elles  se  fondent  sur  les 
textes,  maintiennent  le  caractère  historique  des 
évangiles,  qui  restent  l'œuvre  de  «  témoins  »  ou, 
tout  au  moins,  l'œuvre  de  ceux  qui  ont  été  à  l'école 
des  témoins  de  la  première  heure,  selon  l'expression 
de  saint  Luc,  i,  2.  Que  ces  textes  aient  été  écrits  par 
des  croyants  et  pour  des  croyants,  que  chaque 
évangéliste  ait  imprimé  un  caractère  personnel  à 
son  récit  et  lui  ait  donné  un  but  particulier,  qu'à 
cause  de  cela  il  ait  eu  recours  à  certains  procédés 
artificiels  de  rédaction,  par  exemple  en  ce  qui 
c(mcerne  le  Sermon  sur  la  montagne;  autant  de 
choses  compatibles  avec  la  valeur  historique  de  leur 
œuvre.  A  plus  forte  raison,  n'est-il  pas  interdit  de 
constater  et  d'expliquer  les  altérations  acciden- 
telles, dont  le  texte  original  a  souffert  au  cours  des 
âges. 

C'est  aux  Paraboles  surtout  qu'on  a  appliqué  la 
théorie  d'un  évangile  fluide  et  impersonnel  jusqu'à 
la  composition  des  évangiles  synoptiques  ou,  plus 
exactement  peut-être,  jusqu'à  la  canonisation  de  ces 
évangiles,  qui  a  mis  fin  au  travail  de  rédaction. 
M.  LoisY  se  chargea  de  présenter  au  puldic  fran- 
çais la  thèse  du  professeur  Jiii.icHER,  sur  la  nature 
lies  paraboles  évangéliques,  et  il  la  faisait  sienne 
dans  ses  conclusions  essentielles.  «  Grâce  à  l'imper- 
fection des  sutures,  écrivait-il,  on  peut  distinguer 
trois  moments  de  la  rédaction,  qui  sont  en  rapport 
avec  le  développement  de  la  pensée  traditi<mnelle , 
touchant  les  paraboles  :  une  première  relation, 
orale  ou  écrite,  contenait  les  paraboles,  et  notamment 
le  Semeur,  sans  explications,  parce  qu'on  n'y  trou- 
>ait  encore  aucune  obscurité;  une  seconde  rédaction, 
qui  peut  être  la  première  de  saint  Marc,  montre  les 
disciples  sollicitant  et  obtenant  l'interprétation  du 
Semeur,  prouve  p,ar  là-même  que  l'on  commençait 
à  ne  plus  saisir  nettement  le  sens  historique  des 
paraboles,  à  y  chercher  des  mystères,  et  donne  aussi 
à  penser  que  l'on  s'est  préoccupé,  soit  du  médiocre 
succès  de  la  prédication  évangélique  auprès  des 
Juifs,  soit  plutôt  encore  de  la  fragilité  de  certaines 
conversions,  et  que  l'on  a  cru  tenir  dans  la  parabole 
du  Semeur  l'explication  de  ce  fait;  la  troisième 
rédaction  atteste  que  l'on  a  creusé  plus  avant,  que 
l'on  a  voulu  avoir  la  raison  dernière,  soit  de  l'obs- 
curité des  paraboles,  désormais  acquise  à  la  tradi- 
tion, soit  de  l'aveuglement  et  de  la  réprobation 
d'Israël,  vérifiés  par  la  rupture  définitive  entre  le 


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MODERNISME 


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christianisme  et  le  judaïsme  »  (Etudes  évungéliqiies, 
1902,  p.  76). 

Or,  celte  théorie  se  trouve  réprouvée  par  la  con- 
damnation de  la  proposition  i3  :  »  Les  paraboles 
é'.'an^éliqites  sont  des  compositions  artificielles  des 
évangétistes  eux-mêmes,  comme  aussi  des  chrétiens 
de  la  seconde  et  de  la  troisième  génération  chré- 
tienne ;  c'est  ainsi  qu'ils  ont  rendu  compte  du  peu  de 
fruit  de  la  prédication  du  Christ  auprès  des  Juifs,  n 
D'où  vient  cette  liberté  prise  par  les  évanj^élistes 
vis-à-vis  de  leur  sujet?  On  nous  le  dit.  «  Duns  plu- 
sieurs de  leurs  narrations,  les  J\\'anf(élistes  n'ont 
pas  tant  rapporté  le  s'rai  que  ce  qu'ils  ont  jugé 
det'oir  être  plus  profitable  aux  lecteurs,  fût-ce  le 
faux.  »  (Prop.  i!\).  Cette  proposition  n'a  rien  exa- 
géré. N'at-on  pas  écrit  des  paraboles,  qu'elles  ne 
visaient  que  t'cditication  des  lecteurs  et  se  propor- 
tionnaient à  leurs  besoins  moraux?  Serait-ce  donc 
qu'aux  yeux  des  évangélistes,  la  Un  justifiait  les 
moyens?  Non,  mais  ce  n'est  pas  sur  la  précision  his- 
torique qu'ils  ont  fondé  le  christianisme.  Le  fait 
n'était  après  tout  qu'un  véhicule,  un  symbole  de 
l'idée  religieuse;  et  une  fois  que  celle-ci  était  entrée 
dans  la  conscience  chrétienne,  peu  importait  lo  voie 
par  laquelle  elle  y  avait  pénétré. 

On  devait  aller  plus  loin  dans  cette  direction,  et  le 
grand  public  ne  soupçonne  pas  à  quelles  extrava- 
gances se  sont  portés  des  hommes  à  qui  on  donne 
couramment  le  nom  de  «  critiques  ».  Un  des  livres 
qui  ont  eu,  ces  dernières  années,  le  plus  de  retentis- 
sement dans  les  milieux  où  l'on  prend  intérêt  aux 
études  évangéliques,  est  celui  de  M.  le  professeur 
Wrede  {Dus  Messiasgeheimniss  in  den  Evangelien, 
iqoi).  Quelle  en  est  l'idée  maîtresse?  L'auteur  veut 
y  expliquer  pourquoi  Jésus-Christ  recommande  à 
ses  amis  île  se  taire  sur  sa  mission  messianique. 
C'est  que,  dit-il,  dans  la  pensée  de  Jésus,  le  peuple 
ne  devait  pas  savoir  que  le  Messie  était  au  milieu  de 
lui.  Le  second  évangéliste  n'aurait  pas  d'autre  but 
qne  d'expliquer  de  la  sorte  aux  Gentils  comment  il 
se  faisait  que  Jésus  de  Nazareth  n'avait  pas  été 
acclamé  comme  Messie  par  ses  j)ropres  compatriotes. 
A  cette  lin,  non  seulement  Marc  aurait  habilement 
groupé  les  faits;  il  en  aurait  inventé  de  toutes 
pièces.  Une  fois  en  si  beau  chemin,  on  ne  devait 
pas  s'arrêter.  Hier  encore,  nous  lisions  <|ue,  si  les 
évangélistes  ont  raconté  que  Jésus  avait  été  enseveli 
dans  un  tombeau  neuf,  scellé  par  ordre  de  la  Syna- 
gogue, c'est  uniquement  parce  qu'il  leur  importait 
de  rendre  croyable  la  résurrection  corporelle  du 
Seigneur,  qui,  du  reste,  n'a  pas  eu  lieu. 

Comme  le  quatrième  évangile  a  été  l'objet  d'atta- 
ques particulières,  que  tout  le  monde  connaît,  le 
décret  lui  consacre  trois  propositions.  La  iG'  affirme 
le  caractère  historique  de  ses  récits,  comme  aussi 
des  discours  qu'il  met  dans  la  bouche  du  Christ.  On 
y  réprouve  le  sentiment  de  ceux  qui  ont  prétendu 
que  «  les  narrations  de  Jeun  ne  sont  pas  proprement 
de  l'histoire,  mais  une  contemplation  mystique  de 
l'Evangile  (à  sa\'oir  du  récit  fait  par  les  trois  pre- 
miers): les  discours,  qui  figurent  dans  son  é\'ungile, 
sont  des  méditations  théologiques  sur  le  mystère  du 
salut,  dépoun'ues  de  vérité  historique  ».  D'après 
cette  vue,  les  noces  de  Cana,  par  exemple,  seraient 
une  pure  composition  allégorique  du  quatrième 
évangéliste,  pour  donner  à  comprendre  le  rapport 
de  l'Evangile  et  de  la  Loi.  L'ancienne  économie  était 
de  l'eau  en  comparaison  de  la  nouvelle;  le  Christ 
est  venu  servir  un  vin  nouveau  à  l'humanité  reli- 
gieuse. El  pareillement  les  discours  expriment  les 
pensées  de  l'évangéliste,  bien  qu'il  les  prête  à  Jésus, 
comme  devait  faire  plus  tard  l'auteur  de  l'Imitation. 
Aux    termes    du    décret,    c'est    là    un    sentiment   ' 


inacceptable;  le  quatrième  Evangile  est  historique, 
ne  diiréranl  pas  essentiellement  des  trois  premiers. 

Ce  point  capital  une  fois  acquis,  aux  exégètes  de 
voir  et  de  préciser,  pour  le  mieux,  la  part  qu'il 
convient  de  faire  au  mouvement  {)articulier  que  le 
génie  propre  du  quatrième  évangéliste  a  imprimé  à 
son  oeuvre  tout  entière,  surtout  aux  discours.  Ce 
droit  de  la  critique  est  aussi  ancien  que  l'exégèse 
elle-même,  puisque  la  plus  haute  antiquité  chrétienne 
a  caractérisé  l'Evangile  de  saint  Jean  d'un  mot  sin- 
gulièrement signiticatif,  en  l'appelant  spirituel. 

Le  décret  consacre  une  proposition,  la  17',  à 
assurer  le  caractère  historique  des  miracles  racontés 
dans  le  quatrième  évangile.  Non  seulement  ils  ne 
sont  pas  do  purs  symboles,  créés  par  l'évangéliste; 
mais  on  ne  doit  pas  dii'c  qu'il  les  a  majorés  en  vue 
de  les  mieux  faire  servir  à  son  but.  «  Le  quatrième 
Evangile  a  exagéré  les  miracles,  non  seulement  pour 
qu'ils  apparussent  plus  extraordinaires,  mais  aussi 
pour  qu'ils  devinssent  de  la  sorte  plus  aptes  à  signifier 
l'œuvre  et  la  gloire  du  Verbe  incarné.  »  Ce  qu'on 
interdit  ici,  c'est,  au  sujet  des  miracles,  une  position 
intermédiaire  entre  le  pm-  symbolisme  et  le  senti- 
ment traditionnel.  Elle  consiste  à  tenir  que  l'évan- 
géliste a  plié  les  faits,  et,  pour  autant,  les  a  déna- 
turés, pour  leur  donner  une  significatiou,  ime  portée 
qu'ils  n'avaient  pas  eue,  en  réalité.  Ce  qiii  n'empêche 
pas  que  l'évangéliste  ait  pu  choisir  entre  les  faits  à 
sa  disposition,  ou  entre  les  différents  traits  d'un 
seul  et  môme  fait,  ceux  qui  lui  ont  semblé  plus 
aptes  au  but  qu'il  se  proposait. 

La  proposition  18  résume  en  quelque  sorte  les 
deux  précédentes.  0  Jean  revendique  pour  lui,  il  est 
vrai,  la  qualité  d'un  témoin  du  Christ;  en  réalité,  il 
n'est  qu'un  témoin,  hors  de  pair,  de  la  vie  chrétienne, 
à  savoir  de  la  vie  du  Christ  dans  l'Eglise,  à  l'issue 
du  premier  siècle.  »  Et  c'est,  en  effet,  l'attitude  que 
l'on  a  prêtée  au  quatrième  évangéliste  vis-à-vis  de 
son  Christ.  «  Le  témoin  du  Christ  qui  parle  de  sa 
gloire,  pour  l'avoir  vue,  et  qui  la  décrit  en  forme 
d'histoire  symbolique,  parce  que  lui-même  l'a 
conçue  de  cette  manière,  n'est,  en  fait,  qu'un 
témoin  spirituel.  Il  apparaît,  et  il  a  besoin  d'appa- 
raître comme  un  témoin  réel  :  sa  méthode  l'exige 
et  l'intérêt  de  son  œuvre  ne  l'exige  pas  moins  impé- 
rieusement. Une  espèce  d'équivoque  enveloppe  donc 
le  disciple  anonyme,  qui  n'est  aucun  individu  déter- 
miné, et  qui  est  pourtant  quelqu'un  ;  qui  n'a  pas  vu 
Jésus,  et  qui  pourtant  a  vu  le  Christ  ;  qui  ne  raconte 
pas  l'Evangile,  et  qui  pourtant  le  décril  et  l'inter- 
prète. Bien  qu'il  n'y  ait  pas  proprement  de  fraude, 
il  y  a  là  quelque  chose  qui  serait  pour  nous  un 
manque  de  sincérité.  Mais  ce  manque  de  sincérité  ne 
fut  pas  conscient  chez  l'évangéliste...  »  (.\.  LoisY, 
/,e  quatrième  Evangile,  igoS,  p.  i3i  ;  cf.  8gi). 

3°  Le  di'oit'de  l'Eglise  en  matière  d'exégèse 
biblique.  —  «  Le  magistère  de  l'Eglise  ne  peut  pas, 
même  par  des  définitions  dogmatiques,  déterminer  le 
sens  original  des  .Saintes  Ecritures.  :  (Prop.  4) 
Cette  proposition  est  en  opposition  directe  avec  la 
doctrine  et  la  pratique  de  l'Eglise  catholique.  Saint 
Irénée,  Clément  d'Alexandrie  et  Tertullien  rappe- 
laient déjà,  avec  insistance,  que  le  sens  ecclésiasti- 
f|ue  des  Livres  saints  est  unerègle  inviolable, et  qu'il 
faut  s'y  tenir.  Les  Papes  et  les  Conciles  n  ont  pas 
manqué,  à  l'occasion,  de  renouveler  les  prescriptions 
anciennes,  en  décrétant  «  que  dans  les  choses  con- 
cernant la  foi  et  les  mœurs,  qui  concourent  à  l'éta- 
blissement de  la  doctrine  chrétienne,  il  faut  tenir 
pour  vrai  sens  de  l'Ecriture  Sainte,  celui  qui  a  été  et 
qui  est  encore  tenu  comme  tel  par  notre  Sainte 
mère  l'Eglise,  à  qui   il  appartient  de  juger  du  vrai 


599 


MODERNISME 


600 


sens  et  de  l'interprétation  des  Ecritures  sacrées;  et 
qu'en  conséquence,  il  n'est  permis  à  personne  d'in- 
terpréter la  même  Ecriture  Sainte  à  l'encontre  de  ce 
sens,  comme  aussi  contrairement  au  consentement 
unanime  des  Pères  ».  [(D.-B.,  1788  (i63';);  786  (668); 
858  (739);  874  (755);  894  (774)].  L'exégèse  tradition- 
nelle, au  sens  rigoureux  et  dogmatique  du  mot,  les 
déUnitions  expresses  du  magistère  extraordinaire, 
l'ont  donc  loi  en  matière  d'exégèse  biblique.  L'Eglise 
a  usé  plus  d'une  fois  du  droit  qu'elle  a  de  déter- 
miner, par  voie  de  définition  dogmatique,  le  sens 
d'un  texte.  La  proposition  47  du  présent  décret  en 
rappelle  un  exemple  remarquable. 

A  bien  prendre  les  choses,  loin  d'être  un  joug 
insupportable,  ce  magistère  est  une  sauvegarde  qui 
met  l'exégète  catholique  en  meilleure  situation  que 
le  protestant  conservateur  ;  la  liberté  delà  recherche 
trouvant  chez  nous  son  correctif  dans  la  direction 
et,  au  besoin,  dans  la  définition  de  l'Eglise.  Il  faut 
être  étranger  aux  questions  bibliques  pour  n'avoir 
pas  le  sentiment  des  dangers  que  l'ignorance  et  la 
présomption  nous  y  font  courir.  C'est  ce  que  nous 
(lisait  en  termes  excellents,  en  1892,  M.  Loisy,  dans 
une  leçon  d'ouverture  (reproduite  dans  ses  Etudes 
Inblifjues,  1901,  p.  26)  :  «  La  critique  biblique,  en 
faisant  toucher  du  doigt  les  progrès  lents  et  difficiles 
de  l'éducation  religieuse  que  Dieu,  dans  sa  miséri- 
corde, a  voulu  donner  à  l'humanité,  doit  inspirer 
l'humilité  de  l'esprit,  une  grande  indulgence  pour 
ceux  qui  se  trompent  involontairement,  une  profonde 
gratitude  pour  le  Maître  suprême  qui  n'a  pas  voulu 
nous  abandonner  à  nos  propres  ressources,  et  qui  a 
placé  devant  nous,  pour  nous  guider  à  travers  le 
désert  de  ce  monde,  une  colonne  de  lumière,  l'ensei- 
gnement toujours  ancien  et  toujours  nouveau  de 
son  Eglise.  » 

Il  en  est  qui  accordent  volontiers  que  «  l'interpré- 
tation ecclésiastique  des  Litres  sacrés  n'est  pas  chose 
négligeable,  mais  elle  reste  soumise  au  jugement 
niieu.r  informé  des  exég'etes  et  à  leur  correction  n. 
(Prop.  2).  Ce  qui  revient  à  dire  que  l'exégèse  authen- 
tique, celle  que  l'Eglise  donne  officiellement,  au  nom 
de  l'Auteur  même  des  Ecritures,  doit  céder  devant 
'exégèse  scientifique,  celle  qui  ne  relève  que  l'her- 
méneutique purement  rationnelle.  On  le  voit,  dans 
sa  généralité,  cette  proposition  se  fonde  en  défini- 
tive sur  l'erreur  condamnée  dans  la  proposition  pré- 
cédente (4).  Du  reste,  les  théologiens  catholiques 
distinguent  icisoigneusementl'exégèse  ecclésiastique 
courante  de  celle  qui  présente  tous  les  caractères 
d'une  interprétation  authentique,  et  qui,  de  ce  chef, 
s'impose  à  notre  foi.  C'est  de  celle-ci  que  doit  s'en- 
tendre directement  et  avant  tout  la  proposition  2; 
au  regard  de  l'exégèse  courante,  il  n'y  a  qu'un  esprit 
et  une  direction  à  retenir.  Cette  interprétation, 
précisément  parce  qu'elle  n'est  pas  authentique, 
peut  être  remplacée  par  une  meilleure  ;  et  donc  elle 
reste  soumise  à  la  critique  des  e-xégètes. 

Pour  exercer  plus  efficacement  son  droit,  tout  à  la 
fois  doctrinal  et  disciplinaire,  en  matière  d'exégèse, 
l'Eglise  prend  des  mesures  préventives,  qui  relèvent 
de  ce  que  j'appellerai  volontiers  «  la  police  ecclé- 
siastique »,  Telle  est  la  loi  de  l'Imprimatur.  La 
censure  préalable  en  ce  qui  concerne  les  travaux 
sur  l'Ecriture,  est  entrée  trop  avant  dans  la  législa- 
tion et  la  pratique  de  l'Eglise  depuis  plus  de  quatre 
siècles,  pour  qu'on  songe  à  en  nier  la  légitimité  et 
l'objet  (Concile  de  Trente,  Sess.  iv,  décret  Insuper); 
ce  qui  a  été  contesté,  c'est  qu'elle  s'étende  à  l'exé- 
gèse purement  scientifique.  Que  les  évêques  contrôlent 
les  manuels  de  séminaire,  qu'ils  interdisent  de  tirer 
de  l'Ecriture  d'autres  dogmes  que  ceux  de  l'Eglise. 
rien  de  mieux;  mais  leur  réprobation,  pas  plus  que 


leur  approbation,  ne  saurait  atteindre  les  écrits  qui 
n'ont  aucune  prétention  théologique.  Il  n'y  a  pas  de 
science,  voire  de  science  biblique,  qui  ait  besoin 
d'être  approuvée  par  les  sujjérieurs. 

C'est  contre  cette  prétention  qu'est  dirigée  la  pre- 
mière proposition  :  «  I.a  loi  ecclésiastique  qui  pres- 
crit de  soumettre  à  la  censure  préalable  les  libres 
concernant  les  saintes  Ecritures,  ne  s'étend  pas  à 
ceux  qui  pratiquent  la  critique  ou  l'exégèse  scien~ 
tifique  des  lit-res  de  l'Ancien  Testament  et  du  Nou- 
veau. » 

4"  L'exégèse  historique  et  l'exégèse  théolo- 
gique. —  Les  trois  propositions  qui  précèdent  ne  se 
comprennent  bien  qu'en  fonction  de  celles  que  nous 
avons  groupées  dans  ce  dernier  paragraphe.  A  n'en 
pas  douter,  celles-ci  visent  une  théorie  sur  laquelle 
M.  Loisy  est  souvent  revenu,  notamment  dans  la 
seconde  lettre  de  son  opuscule  :  Autour  d'un  petit 
livre.  Si  je  l'entends  bien,  voici  à  quoi  elle  se 
ramène  : 

Il  y  a,  dans  l'Ecriture,  matière  à  deux  commen- 
taires distincts,  indépendants  l'un  de  l'autre.  Le 
premier  s'attache  au  sens  historique,  qui  est  le  sens 
original,  celui  que  les  hommes  qui  ont  écrit  les 
divers  livres  dont  se  compose  la  Bible  ont  entendu 
mettre  sous  la  lettre  de  leurs  textes;  l'autre  commen- 
taire s'attache  au  sens  religieux  de  ces  mêmes  textes, 
qui  n'est  rien  autre  chose  que  le  rapport  qu'ils 
ont,  à  un  moment  donné,  avec  la  conscience  des 
croyants.  Ce  rapport  i)eut  varier  et  a  varié  en  effet 
avec  les  époques.  Le  commentaire  historique  envi- 
sage la  Bible  comme  un  texte  d'origine  humaine;  il 
ne  tient  aucun  compte  de  l'inspiration;  entendant 
rester  strictement  scientifique,  il  ne  relève  que  de  la 
critique,  c'est-à-dire  de  l'herméneutique  purement 
rationnelle.  Le  commentaire  théologique,  qu'on  ap- 
pelle aussi  ecclésiastique,  dogmatique,  traditionnel, 
envisage  la  Bible  comme  un  texte  divin;  il  est 
essentiellement  officiel;  né  de  l'autorité,  il  doit  lui 
rester  soumis.  C'est  de  cette  exégèse  seulement  que 
l'Eglise  peut  avoir  souci,  et  prétendre  la  régir  par 
ses  prescriptions. 

Sans  prétendre  que  l'exposition  que  je  viens  de 
faire  lient  exactement  et  de  tous  points  dans  la  pro- 
position 61,  il  est  certain  qu'on  entend  y  condamner 
la  théorie  prise  d'ensemble.  Du  reste,  cette  propo- 
sition est  tirée,  mot  à  mot,  de  l'écrit  dont  je  viens 
de  parler  (^u?our  d'un  petit  livre,  p.  54)  :  «  On  peut 
dire  sans  paradoxe  que  pas  un  chapitre  de  l'Ecriture, 
depuis  le  commencement  de  la  Genèse  jusqu'à  la  fin 
de  l'Apocalypse,  ne  contient  un  enseignement  tout  à 
fait  identique  à  celui  de  l'Eglise  sur  le  même  objet: 
conséqiiemment,  pas  un  seul  chapitre  de  l  Ecriture 
n'a  le  même  sens  pour  le  critique  et  le  théologien.  » 

Cette  conception  fondamentale,  qui  est  un  divorce 
parfait  entre  l'exégèse  théologique  et  l'exégèse  histo- 
rique, comporte  un  certain  nombre  d'autres  vues,  qui 
lui  servent  de  prémisses  ou  qui  en  résultent  par 
voie  de  conséquence.  C'est  à  les  condamner  une  à 
une  que  sont  employées  les  sept  propositions  qui 
suivent. 

Prop.  12  :  «  L'exégète,  s'il  veut  se  livrer  utilement 
aux  études  bibliques,  doit,  avant  toute  chose,  mettre 
de  côté  l'opinion  préconçue  de  l'origine  surnaturelle 
de  l'Ecriture  sainte,  et  ne  pas  l'interpréter  d'autre 
façon  que  les  documents  purement  humains.  »  Si  ce 
point  de  départ  était  admissible,  si  c'était  là  un 
principe  de  bonne  méthode,  il  s'ensuivrait  que  les 
hétérodoxes,  et  beaucoup  plus  les  incroyants,  se 
trouvent  dans  de  meilleures  conditions  que  l'exégète 
catholique  pour  interpréter  correctement  la  Bible. 
C'est  en    effet   ce   qu'on   affirme  dans   la  prop.  19  : 


601 


MODERNISME 


602 


f  Les  exégètes  hétérodoxes  ont  plus  fidèlement  rendu 
le  véritable  sens  des  Ecritures  que  les  exégètes  catho- 
liques. Il  Parler  de  la  sorte,  ce  n'est  pas  seulement 
méconnaître  l'assistance  du  Saint  Esprit  sur  l'Ejflise, 
c'est  encore  faire  fî  de  vingt  siècles  d'exégèse.  Celui 
qui  ne  sentirait  pas  ici  l'étourderie  et  l'iniquité  du 
paradoxe,  n'a  qu'un  moyen  de  s'éclairer  :  se  mettre 
à  l'étude  du  passé. 

Une  fois  admis  que  l'exégèse  ecclésiastique  n'a  que 
peu  ou  point  de  valeur  scientifique,  on  verra  natu- 
rellement, dans  les  mesures  (|ue  prend  l'Eglise  pour 
la  proléger,  des  elTorts  désespérés  mais  inutiles,  en 
vue  d'empêcher  que  l'exégèse  historique  ne  vienne  à 
révéler  le  désaccord  qui  existe  entre  le  dogme  et  les 
textes.  «  Des  jugements  et  descensures  ecclésiastiques 
portés  contre  l'exégèse  indépendante  et  savante^  on 
peut  conclure  que  la  foi  proposée  par  l'Eglise  con- 
tredit l'histoire  et  que  les  dogmes  catholiques  ne 
sont  pas  compatibles  avec  tes  origines  de  la  religion 
plus  réellement  connues.  »  (Prop.  3). 

On  va  jusqu'à  dire  que  e(;tte  o]>position  existe  en 
effet,  on  ajoute  même  qu'il  ne  faut  pas  trop  s'en 
étonner,  puisqu'elle  serait  l'effet  d'une  condition 
assez  normale  :  «  Jl  peut  exister,  et  il  existe  en  effet, 
une  opposition  entre  les  faits  racontés  dans  l'Ecriture 
et  les  dogmes  de  l'Eglise  qui  s'y  appuient  ;  tellement 
que  le  critique  peut  rejeter  comme  faux  des  faits  que 
l'Eglise  croit  comme  très  certains.  »  (Prop.  23).  Et 
donc  :  a  1/  n'y  a  pas  lieu  de  blâmer  Vexégète  qui  pose 
des  prémisses,  desquelles  il  suit  que  les  dogmes  de 
l'Eglise  sont  historiquement  faux  ou  douteux,  pourvu 
qu'il  ne  nie  pas  directement  les  dogmes  eux-mêmes.  » 
(Prop.  24).  Et  de  la  sorte,  nous  joignons  cette  philo- 
sophie qui  autorise  une  même  âme  d'homme  à 
rejeter  au  nom  de  l'histoire,  ce  qu'elle  croit  au  nom 
de  la  foi. 

Des  articles  parus  peu  avant  le  décret  du  Saint- 
Office,  sur  la  conception  virginale  du  Christ  et  les 
Frères  du  Seigneur,  faisaient  prévoir  les  résultats 
d'une  exégèse  historique  ainsi  entendue. 

On  ne  manquera  pas  de  prétendre  (ne  l'a-t-on  pas 
déjà  fait?)  que  le  décret  du  Saint-Olfice  a  condamné 
II  l'exégèse  historique  »,  sans  plus  distinguer.  Il  peut 
se  faire  qu'en  le  disant  et  en  le  redisant,  on  parvienne 
à  le  faire  croire  dans  certains  milieux,  et  à  rendre, 
pour  autant,  odieux  l'acte  du  Saint-Siège.  En  dépit 
de  ces  déclamations,  le  Décret  restera  ce  qu'il  a 
voulu  être  :  la  condamnation  de  l'erreur,  la  répres- 
sion de  l'excès. 

L'Eglise  réprouve  l'exégèse  indépendante  (Prop.  3), 
celle  qui  ne  tient  aucun  compte  de  l'origine  surnatu- 
relle de  l'Ecriture  (Prop.  1 2),  aucun  compte  du 
magistère  ecclésiastique  (Prop.  i,  4),  aucun  compte 
du  dogme  (Prop.  23,  24),  qui  doit  rester  pour  le 
croyant  la  lumière  directrice  de  sa  pensée  tout 
entière.  L'Eglise  n'admet  pas  qu'on  vienne,  au  nom 
de  la  science,  lui  soustraire  la  Bible,  dont  elle  a  été 
divinement  constituée  gardienne. 

En  dehors  et  bien  loin  de  ces  erreurs,  il  y  a  une 
exégèse  qui  mérite  encore  d'être  appelée  «  histo- 
rique i>  ;  et  celle-là,  loin  de  la  condamner,  l'Eglise 
l'encourage.  Cette  exégèse  résulte  de  l'application 
d'une  règle  d'herméneutique  rationnelle,  qui  prescrit 
de  situer  le  texte  avant  que  de  l'expliquer,  et  de 
tenir  compte,  en  l'expliquant,  de  toutes  les  influences 
dont  sa  composition  a  gardé  la  trace.  En  apologé- 
tique, le  théologien  fait  abstraction  du  caractère 
divin  de  l'Ecriture,  mais  abstraire  n'est  pas  nier,  ni 
même  ne  pas  se  soucier  du  tout.  L'historien  croyant 
constate  parfois  qu'il  n'arrive  pas,  par  l'étude  métho- 
dique des  textes,  à  rejoindre  les  données  du  dogme; 
il  ne  s'en  émeut  pas,  sachant  bien  qu'il  y  a  un  milieu 
entre  la  justification  positive  et  certaine  de  sa  foi  au 


nom  de  l'histoire,  et  le  prétendu  démenti  que  celle-ci 
lui  donnerait. 

En  somme,  le  décret  dit  ce  qu'il  fallait  dire,  rien 
que  ce  qu'il  fallait  dire.  Il  n'était  pas  aisé,  en  des 
matières  si  complexes,  de  trouver  le  mot  précis, 
capable  d'atteindre  l'erreur,  sans  toucher  aux  opi- 
nions permises.  La  difliculté  a  été  surmontée  avec 
un  rare  bonheur.  Par  sa  clarté,  par  sa  circonspec- 
tion, le  document  restera  pour  l'exogète  catholique 
une  direction  lumineuse,  comme  aussi  un  encoura- 
gement au  travail. 

Alfred  Durand,  S.  J. 


II 


RÉVÉLATION    ET    CuRISTOLOGIE 

1"  La  Révélation.  —  Prop.  20  :  «  La  Révélation 
ne  peut  être  rien  d'autre  que  la  conscience,  acquise 
par  l'homme,  de  son  rapport  avec  Dieu.  » 

Prop.  21  :  «  ia  Révélation  qui  constitue  l'objet  de  la 
foi  chrétienne,  n'a  pas  été  close  avec  les  Apôtres.  » 

Prop.  22  :  «  Les  dogmes  que  l'Eglise  propose 
comme  révélés  ne  sont  pas  des  vérités  tombées  du 
ciel,  mais  une  certaine  interprétation  des  faits  reli- 
gieux {de  l'expérience  religieuse),  interprétation  que 
l'esprit  humain  s'est  acquise  par  un  laborieux  ef- 
fort. >> 

Ces  propositions  affirment: 

1°  Qu'en  droit  il  ne  peut  y  avoir  de  révélation  pro- 
prement dite,  de  communication  directe  et  gracieuse, 
faite  par  Dieu,  de  vérités  intéressant  l'humanité,  et 
l)eaucoup  moins  de  révélation  surnaturelle,  ayant 
pour  objet  des  réalités  qui  dépassent  la  portée  et 
les  exigences  de  toute  nature  créée,  ou  créable.  Dans 
ce  qu'on  appelle  ici,  fort  improprement,  révélation, 
l'initiative  est,  en  effet,  attribuée  à  l'homme,  et  les 
vérités  connues  ne  dépassent  pas  le  contenu  imma- 
nent à  la  conscience  religieuse  de  l'humanité. 

2°  En  fait,  ce  que  l'Eglise  propose  comme  dogmes 
révélés  ne  sont  pas  «  des  vérités  tombées  du  ciel  » 
(l'original  français  se  fait  sentir  ici);  les  dogmes  ne 
sont  que  l'interprétation  laborieuse  de  l'esprit 
humain,  s'appliquanl  à  l'expérience  religieuse  des 
siècles:  encore  ne  sont-ils  qu'une  des  interpréta- 
tions possibles;  quaedam. 

Conformément  à  ces  données,  la  proposition  21 
nie  la  doctrine  catholique  du  depositum  fidei.  L'er- 
reur qui  refuse  de  reconnaître  l'existence  de  ce  dépôt 
clos  avec  le  temps  apostolique,  est,  de  plus,  le  pré- 
supposé nécessaire  des  propositions  subséquentes, 
où  s'applique  à  divers  objets  la  notion  erronée  d'une 
évolution  extrinsèque  et  proprement  dite  du  dogme 
chrétien. 

La  racine  commune  des  erreurs  proscrites  ici  est 
le  postulat  de  la  philosophie  de  Hrgel  :  il  n'y  a  pas 
de  divinité  transcendante  (ou,  du  moins,  tout  se 
passe  comme  s'il  n'y  en  avait  pas).  Le  progrès  de 
l'univers,  et,  parlant,  le  progrès  de  l'humanité,  en 
particulier  le  progrès  religieux,  considéré  seul  ici, 
est  immanent,  au  sens  le  plus  strict  du  mot,  et 
s'opère  sans  aucune  intervention  du  dehors  (inter- 
vention qui,  aussi  bien,  est  inconcevable).  Ce  prin- 
ci[)e  une  fois  admis,  toutes  les  propositions  suivent 
d'elles-mêmes. 

Le  Concile  du  Vatican  s'était  déjà  préoccupé  de  ces 
erreurs,  et  il  est  évident  que  ses  décrets  dogmatiques 
touchant  la  Révélation,  présentée  comme  une  com- 
munication directe,  gracieuse  et  surnaturelle  faite 
])ar  Dieu  à  l'humanité,  et  touchant  le  contenu  de  la 
Révélation  chrétienne,  décrite  comme  un  dépôt  reçu 
une  fois  pour  toutes,  et  non  comme  «  une  découverte 


603 


MODERNISME 


604 


philosopUique  que  l'esprit  des  hommes  aurait  à  per- 
ïeolionner  >  (Conci},  Vatican.,  Sess.  m,  cap.  4-  [D. 
B.,  i8oo(iG47)];  sur  le  sens  de  cette  doctrine,  on  peut 
voir  l'excellent  commentaire  de  M.  A.  Vacant  : 
Etudes  théologiques  surtesconstilutionsdu  Concile  du 
Vatican,  Paris,  1893,  tome  II,  pp.  282-3i3)  ne 
peuvent  sortir  leur  sens  naturel  et  certain,  si  l'on 
défend  les  propositions  20  et  21.  Quant  à  la  clôture 
du  dépôt  avec  le  temps  apostolique,  si  elle  n'est 
pas  expressément  définie  par  le  Concile,  elle  est 
constamment  supposée  par  lui,  comme  une  vérité 
de  foi  catholique.  —  (Sur  la  note  théologique  qui 
convient  à  cette  proposition,  voir  J.-V.  Bainvkl,  de 
Magisierio  fivo  et  Traditione,  Paris,  igoS,  p.  laS  sq.) 

S*  La  Christologie.  —  Prop.  27  :  «  La  divinité 
de  Jesus-Christ  ne  se  prome  pas  parles  é\'angiles; 
elle  est  un  dogme  que  la  conscience  humaine  a  déduit 
de  la  notion  de  Messie.  » 

Prop.  28  :  «  Pendant  qu'il  exerçait  son  ministère, 
Jésus  ne  parlait  pas  en  vue  d'enseigner  qu'il  était  le 
Messie, et  ses  miracles  ne  tendaient  pasà  le  prouver,): 

Prop.  29  :  0  0/1  peut  accorder  que  le  Christ,  tel 
que  nous  le  montre  l'histoire,  est  de  beaucoup  infé- 
rieur au  Christ,  objet  de  la  foi.   » 

Prop.  3o  :  «  Dans  tous  les  te.rtes  évongéliques, 
le  nom  de  Fils  de  Dieu  équivaut  simplement  au  nom 
de  Messie,  et  ne  signifie  nullement  que  le  Christ  est 
vraiment,  et  par  nature,  fils  de  Dieu.  » 

Prop.  3i  :  «  La  doctrine  christologique  qu'en- 
seignent Paul,  Jean  et  les  Conciles  de  .\icée,  d'Ephèse 
et  de  Chalcédoine,  n'est  pas  celle  que  Jésus  a  ensei- 
gnée, mais  celle  que  la  conscience  humaine  a  conçue 
touchant  (la  personne  de)  Jésus.  » 

Prop.  32  :  a  Le  sens  naturel  des  textes  évangé- 
liques  est  inconciliable  avec  ce  que  nos  théologiens 
enseignent  au  sujet  de  la  conscience  et  de  la  science 
infaillible  du  Christ.  r> 

Prop.  33  :  «  //  est  évident,  pour  quiconque  ne  se 
laisse  pas  conduire  par  des  opinions  préconçues,  que 
.fésus  a  enseigné  l'erreur  au  sujet  de  la  pro.rimiié  de 
l'avènement  du  Messie  {dans  la  gloire),  ou  bien  que  la 
plus  grande  partie  de  la  doctrine  (qui  lui  est  attri- 
buée) dans  les  évangiles  synoptiques,  n'est  pas  au- 
thentique. » 

Prop.  34  :  «  Lf  critique  ne  peut  attribuer  au  Christ 
une  science  simplement  illimitée,  sans  faire  une 
hypothèse  inconcevable  historiquement,  et  répugnant 
au  sens  moral  —  à  savoir  que  le  Christ,  en  tant 
qu'homme,  a  possédé  une  science  divine,  et  n'a  pas 
voulu  néanmoins  communiquer  la  connaissance  de 
tant  de  choses  à  ses  disciples  et  à  la  postérité.  » 

Prop.  35  :  <c  Le  Christ  n'a  pas  toujours  eu  con- 
science de  sa  dignité  messianique.  » 

Prop.  36  :  «  La  résurrection  du  Sauveur  n'est  pas 
proprement  un  fait  d'ordre  historique,  mais  un  fait 
d'ordre  purement  surnaturel,  ni  démontré,  ni  démon- 
trable, que  la  conscience  chrétienne  0  tiré  insensible- 
ment des  autres  (faits  de  l'histoire  du  Sauveur).  » 

Prop.  ij  :  «  La  foi  initiale  en  la  résurrection  du 
Christ  n'a  pas  tant  porté  sur  le  fait  même  de  la  ré- 
surrection que  sur  la  vie  immortelle  du  Christ  auprès 
de  Dieu.  » 

Prop.  38  :  »  /.a  doctrine  touchant  la  mort  expia- 
trice  du  Christ  n'est  pas  évangêlique,  mais  seulement 
paulinienne.  » 

Prop.  52  :  (I  Etrangère  à  l'esprit  du  Christ  est 
restée  la  pensée  de  constituer  l'Eglise  comme  une 
société  devant  subsister  sur  terre  durant  une  longue 
série  de  siècles  :  bien  plus,  dans  l'esprit  du  Christ, 
l'avènement  du  royaume  des  cieu.r,  ainsi  que  la  fin 
du  monde,  était  imminent. ^^ 

Prop.  ùo  :  t  La  doctrine  chrétienne,  à  ses  débuts, 


fut  judalsante  :  mais  elle  est  devenue,  par  une  suite 
d'évolutions,  d'abord  paulinienne,  puis  johannique, 
finalement  hellénique  et  universaliste.  r> 

Cet  ensemble  de  propositions,  touchant  la  per- 
sonne, l'enseignement  et  l'œuvre  du  Christ,  doit, 
semble-t-il,  être  étudié  à  la  lumière  des  explications 
données  plus  haut,  à  propos  île  la  notion  de  Révéla- 
tion. Seule,  en  elTel,  la  théorie  de  l'évolution,  immas 
nente  et  fatale,  de  la  conscience  religieuse  dan 
l'humanité,  permet  de  comprendre  certaines  de  ces 
propositions, et  leur  impose  à  toutes  une  orientation, 
et  comme  une  couleur,  commune. 

Dans  cette  théorie,  le  Ghrlst  historique,  Jésus  de 
Nazareth,  n'a  été,  et  n'a  pu  être  qu'un  chaînon,  qu'un 
moment,  nécessairement  dépassé,  du  dé^  eloppemenl 
religieux  de  l'humanité,  en  marche  vers  la  conscience 
intégrale  du  Divin  qui  est  en  elle.  Ceux  qui  se  sont 
efforcés  de  concilier  —  en  dépit  de  la  logique  du 
système  —  celle  conception  avec  la  foi  chrétienne, 
ont  admis  que  ce  moment,  marqué  par  l'apparition 
du  Christ  historique,  a  été  décisif,  et,  jusqu'à  un 
certain  point  délinitif,  dans  l'hisloire  de  révolution 
religieuse  de  1  humanité.  Selon  eux,  en  effet,  c'est 
dans  l'àme  humaine  de  Jésus  que  s'est  éveillée 
d'abord,  avec  une  énergie  singulière  et  une  profon- 
deur inégalée,  la  conscience  du  rapport  filial  avec  la 
divinité,  qui  constitue  le  fonds  de  toute  religion  vé- 
ritable. Ce  sentiment  libérateur,  celte  révélation  de 
la  paternité  divine,  reste  le  modèle  de  toute  expé- 
rience religieuse,  encore  que  le  langage  et  les  concep- 
tions dans  lesquels  le  Christ  les  a  traduits,  —  et  qui 
étaient  ceux  de  sa  race  et  de  son  temps  —  aient 
lentement  fait  place  à  un  autre  langage,  à  des  con- 
ceptions dégagées  des  limitations  de  la  pensée  juive, 
et  progressant  avec  la  connaissance  du  monde  et  de 
l'homme.  C'esl  dans  ce  sens  qu'on  peut  appeler  le 
christianisme  la  véritable,  et  même  la  seule  véritable 
religion. 

Or,  celte  interprétation  sentimenlaliste  et  évolu- 
tionisle  du  fait  chrétien,  que  je  viens  de  résumer 
d'après  son  plus  célèbre  représentant  parmi  nous, 
Auguste  Sabatier,  a  semblé  acceptable,  sinon  dans 
tovis  ses  fondemenls  philosophiques  et  tous  ses  dé- 
tails, au  moins  dans  son  esprit,  à  certains  écrivains 
catholiques.  L'histoire  des  origines  chrétiennes, 
étudiée  sans  arrière-pensée  théologique,  leur  a  paru 
la  confirmer.  Cette  histoire,  d'après  eux,  rendrait 
témoignage  à  l'évolution  qui  substitua  aux  vues 
personnelles  et  conscientes,  à  l'œuvre  apostolique 
de  Jésus  de  Nazareth,  Vidée  chrétienne,  l'interpréla- 
lion  progressive,  commandée  par  les  circonstances 
et  les  nécessités  de  fait,  de  ces  conceptions,  de  ces 
vues,  de  cette  œuvre.  Le  Christ  historique  bornait 
son  horizon  au  peuple  d'Israël  :  on  conçut  sa  mis- 
sion comme  universelle;  sa  vie  et  sa  morl  avaient 
été  exemplaires  :  on  les  conçut  comme  rédemptrices; 
il  s'était  donné  comme  un  maître  :  on  vit  en  lui  le 
îMessie,  le  Seigneur,  le  Fils  de  Dieu,  le  Verbe  incarné; 
il  avait  prêché  le  règne  de  Dieu  dans  l'attente  immi- 
nente de  la  Parousie  :  les  faits  interprétèrent  celle 
notion,  en  donnant  naissance  à  l'Eglise,  et  la  Parou- 
sie se  sublima  en  avènement  spirituel  et  intérieur, 
ou  s'estompa  dans  un  lointain  indéfini.  Déjà  com- 
mencée dans  les  évangiles  synoptiques,  celle  trans- 
formation du  Chrisl  historique  se  poursuit  à  travers 
les  épîtres  pauliniennes,  pour  trouver  son  expression 
la  plus  liante  dans  les  méditations  et  les  symboles 
johanniques.  Et  le  succès,  la  valeur  religieuse  et 
morale  de  cette  transformation,  sa  nécessité  même, 
la  justitienl  suffisamment  :  pour  devenir  le  Christ  de 
la  conscience  humaine  et  de  la  foi,  le  Christ  histori- 
que devait  subir  cette  IransCguralion  :  il  reste 
qu'elle  s'est  faite  autour  de  son  image,  qu'el'e  est  le 


605 


MODERNISME 


6or> 


développement  du  germe  posé  par  lui,  l'écho,  dans 
la  conscience  de  l'Iiumanité,  de  son  expérience  l'eli- 
gieuse  peisonnelle,  et  ainsi,  dans  son  sens  vrai,  c'est 
encore  Jésus  de  Nazareth  ijue  nous  adorons. 

C'est  bien  cette  interprétation,  enipronlée  au  pro- 
testantisme libéral,  des  origines  clirétiennes,  que 
visent  les  condamnations  du  Saint  Ollice.  Il  est  aisé 
de  voir  que  toutes  les  ])ropositions  proscrites  la 
supposent,  et  que  chacune  en  énonce  quelque  appli- 
cation particulière.  Kelisons-les  à  celte  lumière  : 

Le  Clirist  liistoriffuf,  Jésus  de  Nazareth,  n'a  pas 
parle  en  vue  d'enseigner  qu'il  était  le  Messie,  ni  n'a 
fait  de  miracles  pour  le  prouver  (l'rop.  28);  —  ni 
même  il  n'a  eu  conscience,  dès  le  début,  de  sa  dignité 
messianiijue  (Prop.  35).  Il  a  partagé  les  limitations 
et  les  erreurs  couiniunes  de  son  tem|)S  et  de  son  mi- 
lieu :  en  droit,  lui  attribuer  une  science  illimitée,  est 
une  hypothèse  inconcevable,  historiquement, morale- 
ment intenable  (Prop.  34).  En  lait,  il  faut  (cela  est 
évident  à  qui  sait  lire)  ou  renoncer  à  l'historicité 
substantielle  des  évangiles  synoptiques,  ou  recon- 
naître que  Jésus  a  professé  l'erreur  touchant  l'immi- 
nence de  la  Parousie  (Prop.  33).  Aussi  l'idée  d'une 
Eglise,  d'une  société  constituée  d'une  façon  durable, 
et  pour  de  longs  siècles,  a  été  étrangère  à  son  esprit  : 
dans  sa  pensée,  l'avènement  du  royaume  des  cieux 
sur  terrt!  était  tout  proche,  et  se  confondait  avec  la 
Un  du  monde  (Prop.  52). 

Le  Christ  de  la  foi  s'est  dégagé,  par  voie  d'évolution, 
de  ces  données  primitives.  Dans  les  textes  évangéli- 
((ues,  l'expression  Fils  de  Dieu  équivaut  toujours,  et 
sans  plus,  à  celle  de  Messie.  (Prop.  3o).  La  notion  de 
rédemption,  de  mort  expiatrice,  n'est  pas  évangéli- 
que,  mais  exclusiveiiienl  paulinienne.  (Prop.  38).  Le 
fait  de  la  résurrection  n'est,  à  aucun  degré,  d'ordre 
historique,  mais  pureuient  d'ordre  surnaturel,  et, 
comme  tel,  ne  comporte  aucune  démonsti'ation,  loin 
d'être  démontré.  C'est  une  déduction,  une  interpré- 
tation (derivai'it  sensim  ex  aliis)  de  la  conscience 
chrétienne.  (Prop.  36).  Même,  dans  les  débuts,  cette 
interprétation  portait  moins  sur  le  fait  de  la  résur- 
rection, que  sur  la  fie  immortelle  du  Christ  en  Dieu. 
(Prop.  37).  Ainsi  la  divinité  de  Jésus-Christ  ne  se 
prouve  pas  par  les  évangiles  :  c'est  un  dogme  que  la 
conscience  humaine  a  déduit  (par  étapes)  de  la  notion 
de  Messie.  (Prop.  27).  Gela  étant,  l'on  peut  accorder 
que  le  Christ  de  l'histoire  est  bien  inférieur  au  Christ 
de  la  foi.  (Prop.  2g). 

Quant  à  la  notion  théolo^ique  du  Christ,  qui  iden- 
tilie  le  Christ  de  l'histoire  et  celui  de  la  foi,  elle  ne 
ressort  pas  des  textes,  entendus  au  sens  naturel,  et 
est  inconciliable  avec  eux  en  ce  qu'elle  enseigne  tou- 
chant la  conscience  et  la  science  infaillible  de  Jésus 
(Prop.  32).  Elle  est,  à  toutes  ses  étapes  —  Paul,  Jean, 
les  premiers  Conciles  —  différente  d'avec  ce  que  le 
Christ  a  enseigné  sur  lui-même  :  c'est,  à  vrai  dire, 
une  conception  issue  de  la  conscience  chrélienne 
(Prop.  3l).  Judaïsante  à  ses  débuts,  puis  paulinienne, 
puis  johannique,  linalement  hellénique  et  universa- 
liste,  cette  notion  est  le  fruit  d'une  évolution  à  stades 
successifs  (Prop.  60). 

Notre  but  présent  n'est  pas  de  rechercher  si  toutes 
ces  propositions  ont  été,  dans  leur  teneur  et  leur 
sens  naturel,  soutenues  par  des  auteurs  eatholi(]ues. 
Il  est  impossible  de  ne  pas  voir  qu'un  très  grand 
nombre  parmi  elles  ont  leur  équivalent  dans  les  ou- 
vrages de  M.  Alfred  Loisy  :  mais  plusieurs  ont  été, 
à  dessein,  et  très  judicieusement,  définies,  resserrées, 
voire  luajorées,  alin  d'en  faire  ressortir  le  sens,  et 
d'en  dégager,  sans  discussion  possible,  la  portée  hé- 
térodoxe. Il  peut  s'agir  bien  moins  encore  de  les  réfuter 
dans  les  limites  de  cet  article.  Celte  réfutation  exige- 
rait un  volume,  ou  même  deux;  et  celui  qui  porterait 


sur  la  personne  du  Christ  est  fait,  <'t  fort  bienfait,  par 
M.  M.  Lepin  {Jésus  Messie  et  Fils  de  Dieu,  d'après  les 
lii'angiles  synoptiques;  3=  édition,  Paris,  1907.  Voir 
aussi,  dans  ce  Dictionnaire,  l'article  Jiisus-CnRisT.) 
Ce  que  j'aurais  voulu,  c'est  découvrir  la  racine 
même  des  erreurs  capitales  proscrites  par  la  Sacrée 
Congrégation,  c'est  restituer  la  conception  première 
qui,  une  fois  acceptée,  autorise,  organise  et  implique 
naturellement  toutes  les  applications  de  détail  dé- 
noncées dans  le  Décret.  11  est  fort  possible,  et  il  me 
semble  probable  que  cetle  conception  n'a  pas  été  le 
point  de  départ  conscient  des  écrivains  calholiques 
visés  dans  notre  document  ;  c'est  là  un  point  d'his- 
toire qu'on  pourra  débattre  ailleurs.  Ce  qui  importe, 
c'est  de  voir  (pie  les  conclusions  auxquelles  leurs 
études  des  origines  chrétiennes  ont  amené  ces  écri- 
vains, se  sont,  pour  ainsi  dire,  cristallisées  dans  ce 
système;  c'est  de  voir  que  en  lui,  et  seulement  en  lui, 
elles  ont  trouvé  leur  cohésion,  une  base  philosophi- 
que, une  apparence,  ou,  si  l'on  veut,  des  dehors, 
d'orthodoxie.  Ce  système,  nous  l'avons  trouve  dans 
l'immanentisme  évolutionniste  de  IIegkl,  interprété 
et  complété  au  moyen  du  sentimentalisme  religieux, 
par  les  protestants  libéraux.  La  similitude  des  con- 
clusions emporte  l'identité  des  principes. 

Nous  avons  vu  qu'appliquée  aux  origines  chré- 
tiennes, cetle  conception  se  résume  dans  l'opposition, 
historiquement  irréductible,  réductible  seulement 
par  voie  d'évolution  idéale,  entre  deux  ou  même 
trois  Christs.  11  faudrait  distinguer  :  1°  le  Christ  de 
l'histoire,  limité  dans  sa  science,  partageant  les  idées 
et  erreurs  de  son  milieu,  arrivant  progressivement 
à  une  conscience  telle  quelle  de  sa  mission,  et  1  in- 
terprétant au  moyen  de  la  notion  messianique  com- 
mune autour  de  lui  ;  nullement  préoccupé  d'autoriser 
cetle  mission  par  ses  miracles,  finissant  une  vie 
exemplaire  par  une  mort  dont  il  ne  connut  pas 
l'efficacité  rédemptrice,  et  la  couronnant  par  une 
«  résurrection  »  qui  échappe  à  l'histoire,  et  qui  est 
plutôt  le  fruit  que  la  cause  de  la  foi  de  ses  disciples 
en  sa  personne;  2"  te  Clirist  de  la  foi,  se  dégageant 
peu  à  peu  des  données  historiques  qu'il  déborde,  sous 
l'inlluencedes  réflexions,  et  de  l'expérience  religieuse, 
de  Paul,  de  Jean,  de  la  communauté  primitive  tout 
entière  :  d'abord  Messie,  puis  Seigneur  ressuscité. 
Rédempteur,  Fils  de  Dieu,  Dieu  enfin;  3°  le  Christ  de 
la  théologie,  omniscient,  fondateur  conscient  de 
l'Eglise,  et  finalement  soumis  aux  catégories  hellé- 
niques de  personne  et  de  nature. 

C'est,  on  le  voit,  la  perversion  complète,  non  seu- 
lement du  catholicisme  doctrinal,  mais  du  christia- 
nisme considéré  comme  religion  révélée  par  Dieu. 
Le  document  autorisé,  et  réclamant  l'adhésion  de 
tous  les  catholiques,  que  nous  essajons  d'interpréter 
brièvemenl,  condamne  cetle  conception  des  origines 
chrétiennes  dans  toutes  ses  données  principales.  A 
cette  «  division  du  Christ  »,  il  oppose  implicitement 
la  notion  traditionnelle  et  véritable,  qui  voit  en  Lui 
une  nature  humaine  i)arfaite,  unie  hypostatiquement 
au  Fils  unique  de  Dieu  ;  qui  adore  en  sa  personne 
Celui  qui  a  donné  son  sang  en  rédemption  pour 
beaucoup,  le  Seigneur  vraiment  ressuscité  par  Dieu, 
le  fondateur  de  l'Eglise  chrétienne;  Celui  enfin  dont 
nous  vivons,  et  pour  lequel  nous  devrions  savoir, 
au  besoin,  mourir.  Christus  heri  et  hodie,  ipse  et  m 
saecula. 

Léonce  on  Grandmaison. 

III 

Eglise  et  SACRBMhNTs 

L'Eglise    a   reçu  un    triple    pouvoir    surnaturel: 
enseigner,   gouverner   les  fidèles,  les  sanctifier   par 


607 


MODERNISME 


608 


les  sacrements.  Le  «  modernisme  »  ne  lui  conteste 
pas  ces  pouvoirs;  mais  il  les  comprend  mal.  En 
général,  il  les  diminue  injustement;  quelquefois  il 
les  exagère,  comme  si  l'Eglise  pouvait  supprimer 
ce  qui  a  été  déterminé  immédiatement  par  Dieu  lui- 
même,  faire  prévaloir  des  lois  nouvelles  sur  les  lois 
divines,  un  dogme  nouveau  sur  le  dogme  ré\  élé. 

1°  Pouvoir  d'enseigner  ou  magistère 

1°  Objet  des  définitions  de  l'Eglise.  —  Prop.  5  : 
«  Puisque  le  dépôt  de  la  foi  ne  contient  que  les  vérités 
révélées,  à  aucun  égard  il  n'appartient  à  l'Eglise  de 
juger  les  assertions  des  sciences  humaines.  » 

On  suppose  ici  que  le  domaine  des  «  vérités  révé- 
lées »,  qui  appartient  sans  conteste  au  jugement  de 
l'Eglise,  et  le  domaine  des  «  sciences  humaines  » 
n'ont  jamais  entre  eux  aucun  point  de  contact, 
aucun  terrain  commua.  C'est  inexact  :  telle  vérité  a 
été  révélée,  qui  appartient  en  même  temps,  par 
exemple,  à  la  philosophie,  comme  la  survivance  de 
l'àme,  ou  à  la  science  des  origines  du  monde  et  de 
l'homme,  comme  l'unité  de  l'espèce  humaine  et  sa 
descendance  d'un  seul  couple,  vérité  impliquée  dans 
le  dogme  du  péché  originel.  Aussi  le  concile  du 
Vatican  prévoit-il  le  cas  d'une  contradiction  appa- 
rente entre  la  foi  et  la  raison  sur  un  terrain  commun 
(session  lu,  chap.  ij)>  et  condamne-t-il  cette  opinion  : 
((  Les  sciences  humaines  doivent  être  traitées  avec 
une  telle  liberté,  que  leurs  assertions,  même  quand 
elles  contredirent  la  doctrine  révélée,  peuvent  être 
retenues  comme  vraies,  et  ne  peuvent  être  proscrites 
par  l'Eglise.  »  (Can.  2). 

De  plus,  s'il  est  vrai  que  le  «  dépôt  de  la  foi  n  ne 
contient,  à  parler  strictement,  que  les  »  vérités  révé- 
lées »,  encore  fallait-il,  pour  la  bonne  garde  de  ce 
dépôt,  que  l'Eglise  put  protéger  par  ses  explications 
authentiques  et  ses  jugements  infaillibles  d'autres 
vérités,  tellement  liées  de  leur  nature  avec  les  vérités 
révélées,  que  la  négation  des  unes  entraine  la  néga- 
tion des  autres  (Cf.  L.  Choupin,  Valeur  des  décisions 
doctrinales  et  disciplinaires  du  Saint-Siège,  Paris, 
2'  éd.,  19 13,  p.  38  et  suiv.).  Des  vérités  si  étroitement 
liées  à  la  révélation,  vous  n'en  rencontrerez  pas 
dans  certaines  sciences,  comme  les  mathématiques, 
mais  bien  dans  certaines  autres,  comme  la  philoso- 
phie. Quand  l'Eglise  protège  une  vérité  de  ce  genre 
et  condamne  l'erreur  opposée,  elle  n'entre  pas  elle- 
même  nécessairement  dans  la  discussion  scientifi- 
que, mais  partant  des  principes  supérieurs  de  la 
révélation,  elle  voit  que  telle  conclusion  doit  être 
erronée  ;  de  même  qu'un  observateur,  vérifiant  avec 
son  télescope  la  région  du  ciel  où,  à  la  suite  de  longs 
calculs,  un  mathématicien  avait  supposé  la  présence 
d'un  astre,  lui  dit  :  Il  doit  y  avoir  erreur  dans  vos 
calculs  ou  dans  votre  point  de  départ:  l'astre  n'est 
pas  là.  Direction  toute  négative,  qui  ne  supplante  ni 
ne  supplée  dans  le  savant  dirigé  «  ses  principes  pro- 
pres ni  ses  méthodes  particulières,  et  lui  reconnaît 
une  juste  liberté  »,  tout  en  jugeant  parfois  telle  ou 
telle  de  ses  assertions  (Vatican,  loc.  cit.). 

2°  Genèse  des  définitions  de  l'Eglise.  —  Prop.  6  : 
a  Bans  la  définition  des  wérités.  I'Ecclesia  discbns  et 
l'EccLBsiA  DoCENS  collaborent  de  telle  façon  qu'il 
ne  reste  à  celle-ci  qu'à  sanctionner  les  opinions  com- 
munes de  celle-là.  » 

11  est  vrai  que  VEcclesia  docens  (Concile  œcuméni- 
que, ou  Pape  seul),  pour  définir  une  vérité  contro- 
versée, attend  que  la  lumière  soit  suffisamment  faite 
parle  travail  privé  de  l't'cclesia  discens,  qui  renferme 
les  exégètes,  les  théologiens,  les  canonistes,  tous 
ceux  qui  cultivent  la  science  sacrée  et  ses  annexes. 
Dieu  n'a  pas  promis  de  nouvelles  révélations  aux 
chefs  de  la  hiérarchie,  ni  ne  leur  a  donné  la  science 


infuse  ;  il  veut  qu'ils  emploient  le  travail  humain 
pour  discerner  ce  qui  est  contenu  dans  le  dépôt  de  la 
foi,  et  ce  qui  lui  est  connexe,  et  quelles  opinions 
lui  sont  vraiment  opposées.  L'Eglise  laisse  travailler 
ses  pionniers,  laisse  mûrir  les  questions  partiellement 
nouvelles,  et  ne  se  presse  pas  de  définir.  .\u  moyen 
âge,  les  grandes  universités,  comme  celle  de  Paris, 
centralisaient  ce  travail  préparatoire,  examinaient 
et  jugeaient  provisoirement  les  doctrines  nouvelles. 
Plusieurs  erreurs  tombaient  ainsi,  sans  qu'ensuite  il 
fiit  besoin  d'une  définition  de  l'Eglise. 

Mais  il  ne  faut  pas,  avec  la  proposilion  condamnée, 
1°)  réduire  l'Eglise  enseignante  à  n'être  qu'un  simple 
appareil  enregistreur  des  conclusions  du  travail 
privé.  Le  Pape  et  les  évêques  ont  leur  activité  propre  ; 
ils  peuvent  consulter  directement  les  sources  pre- 
mières de  la  foi  ;  lorsqu'ils  discutent  en  concile,  ou 
qu'ils  prc[)arenf  leur  définition,  ils  peuvent  dépasser 
le  travail  privé  qui  a  précédé  sur  la  question:  d'au- 
tant qu'ils  ont,  je  ne  dis  pas  de  nouvelles  révélations, 
mais  une  assistance  spéciale  de  l'Esprit  saint,  qui  non 
seulement  empêche  toute  définition  erronée  (résultat 
négatif),  mais  dirige  positivement  leurs  travaux, 
applique  leurs  esprits  à  mieux  saisir  et  à  mieux 
exprimer.  — (Voir  Palmibri,  De  Rom.  Pontifice,  thèse 
xxv) 

2°)  La  proposition  condamnée  ne  laisse  intervenir 
l'Eglise  qui  définit,  que  lorsque  l'Eglise  qui  ne 
définit  pas  est  arrivée  aune  entente,  à  une  «  opinion 
commune  »  ;  erreur  très  grave,  qui  en  partie  inutili- 
serait les  définitions.  Leur  utilité  principale,  en  effet, 
consiste  précisément  à  terminer  les  controverses 
qtii  partagent  les  membres  de  l'Eglise  eux-mêmes,  et 
qui,  se  multipliant  peu  à  peu,  obscurciraient  de  leurs 
doutes  la  plupart  des  vérités  révélées,  s'il  n'y  avait, 
comme  remède  à  ce  mal,  un  juge  des  controverses, 
capable  de  ramener  l'imité  dans  les  esprits.  Ainsi  la 
définition  ne  requiert  pas  un  objet  «  communément  n 
admis  par  l'ensemble  des  catholiques,  ou  par  l'en- 
semble des  savants;  elle  ne  demande  même  pas 
d'être  portée  par  l'unanimité  des  Pères  du  concile. 
Et  c'est  ce  qui  fait  sa  valeur  pratique  :  l'unanimité 
étant  si  dilTicile  à  obtenir  pratiquement  par  le  seul 
jeu  ordinaire  des  intelligences  divisées,  la  définition 
infaillible,  autour  de  laquelle  se  concentreront  en- 
suite tous  les  catholiques,  crée  de  l'unanimité  où  il 
n'y  en  a  pas  encore. 

3°)  On  insiriue  que  l'Eglise  enseignante  est  tenue 
de  sanctionner  les  opinions  communes  de  l'Eglise 
enseignée;  autre  erreur.  Quand  les  savants  catholi- 
ques, et  les  autres  aussi,  à  un  moment  donné,  pen- 
cheraient lous(moralement  tous)  vers  une  conclusion, 
leur  opinion  serait-elle  pour  cela  absolument  sûre,  et 
s'imposerait-elle  à  l'Eglise  enseignante?  Au  point  de 
vue  naturel,  non  :  il  y  a  des  influences,  des  modes, 
des  courants  d'erreur  qui  peuvent  arriver  à  entraîner 
momentanément  tous  les  savants  vers  certaines 
opinions  erronées.  Au  point  de  vue  surnaturel,  non 
plus  :  l'infaillibilité  a  été  promise  directement  à 
l'Eglise  enseignante,  et  l'autre  ne  i)articipe  à  1  infail- 
libilité qu'indirectement,  comme  écho  de  cet  ensei- 
gnement. Comment  donc  imposerait-elle  à  l'Eglise 
enseignante  ses  décisions  ?  Le  modernisme  renverse 
les  rôles. 

Parfois,  lorsqu'à  VEcclesia  docens  ilopposeVEccle- 
sia  discens,  il  entend  par  la  seconde,  non  pas  les 
spécialistes  de  la  science  sacrée  dans  leurs  travaux 
privés,  mais  les  pieux  fidèles  qui,  en  dehors  de  la 
science,  vivent  leur  foi,  et  par  celte  expérience  in- 
time développent  leurs  idées  chrétiennes.  En  ce  sens, 
vouloir  que  VEcclesia  docens,  dans  ses  définitions, 
ne  fasse  que  sanctionner  les  idées  courantes  de 
VEcclesia  discens,  ce  serait  établir  un  piétisme  qui 


609 


MODERNISME 


610 


ne  tient  pas  compte  de  la  science  sacrée,  ouvrir  la 
voie  au  fanatisme  et  aux  superstitions,  du  moins  à 
certaines  époques  de  la  vie  de  l'Eglise;  ce  serait  sup- 
poser (contre  l'expérience  même)  que  les  simples  fi- 
dèles ont  tous  le  privilège  d'extraordinaires  révéla- 
tions, et  ([ue  ces  révélations  immédiates  sont  l'objet 
de  notre  foi  chrétienne;  ou  bien,  que  le  dépôt  de  la 
foi  se  réduit  aux  quelques  vérités  que  tous  doivent 
savoir  cl  que  tous  doivent  vivre;  qu'il  ne  contient 
pas,  pour  le  gouvernement  de  l'Eglise  et  l'adminis- 
tration des  sacrements,  d'autres  vérités  à  l'usage  des 
pasteurs,  inconnues  de  la  plupart  des  iidèles,  quoique 
servant  indirectement  au  bien  de  tous.  Enlin  ce 
serait  faire  conduire  les  bergers  par  les  brebis,  les 
maîtres  par  leurs  élèves. 

3°  Effet  des  délinitions,  assentiment  qu'elles  impo- 
sent. —  Prop.  7  :  «  l'Eglise,  quand  elle  condamne 
des  erreurs,  ne  peut  exiger  des  fidèles,  pour  le  juge- 
ment qu'elle  porte,  aucun  assentiment  intérieur,  » 

D'aucuns  s'imaginent  que  condamner  une  erreur, 
ce  n'est  jamais  définir.  —  Mais  la  condamnation  des 
erreurs  revient,  par  la  nature  même  des  choses,  à 
la  proclamation  des  vérités  opposées  :  aussi  l'infail- 
libilité de  l'Eglise  s'étend-elle  pareillement  à  ces 
deux  formes  équivalentes  du  définir,  la  positive  et  la 
négative;  1'  «  anathème  »  est  même  la  formule  la 
plus  solennelle  dans  l'usage  ecclésiastique. 

Dès  lors  que  l'Eglise,  usant  de  son  magistère  in- 
faillible, a  condamné  une  erreur,  c'est  un  grave  de- 
voir, pour  tous  ceux  qui  connaissent  suffisamment 
la  condamnation,  de  soumettre  leur  intelligence 
elle-même  à  la  règle  que  Dieu  lui  a  donnée,  c'est-à- 
dire,  d'honorer  ce  jugement  solennel  d'un  «  assenti- 
ment intérieur  ».  Ce  ne  serait  pas  assez  de  garder 
un  «  silence  respectueux  »,  comme  le  voulaient  cer- 
tains jansénistes,  et  de  ne  pas  attaquer  extérieure- 
ment la  détinition.  L'Eglise  est  une  règle  de  foi,  et  la 
foi  est  un  assentiment  intérieur  de  l'intelligence 
sous  l'inlluence  de  la  bonne  volonté. 

Distiuguons  toutefois  la  condamnation  d'une  opi- 
nion, et  la  simple  prohibition  ou  défense  de  l'ensei- 
gner publiquement.  Une  doctrine  peut  être  vraie,  et 
cependant  inopportune,  de  nature  à  exciter  des  trou- 
bles et  des  scandales,  à  être  mal  comprise  dans  les 
circonstances  présentes;  elle  peut  aussi  paraître  peu 
sûre,  la  question  n'a3ant  pas  encore  été  sulKsamnient 
approfondie.  Que  l'Eglise  défende  alors  de  l'enseigner 
dans  ses  chaires,  ou  de  la  jeter  dans  le  grand  public 
par  des  livres;  que,  pour  le  bien  de  la  paix  et  de  la 
charité,  un  Pape  impose  quelquefois  silence  aux 
deux  parties  dans  une  polémique  violente,  toutes 
ces  prohibitions  disciplinaires  ne  visent  que  la 
manifestation  extérieure  des  opinions  :  donc  elles 
n'exigent  pas  d'  «  assentiment  intérieur  ».  —  Mais  la 
proposition  que  nous  expliquons  ne  parle  point  de 
cela  :  elle  parle  de  la  «  condamnation  des  erreurs  »  : 
jugement  doctrinal,  dogmatique,  et  non  purement 
disciplinaire;  jugement  qui  ne  porte  pas  sur  la 
question  d'opportunité,  de  sécurité,  de  prudence,  de 
cUarilé,  de  paix  sociale,  mais  de  vérité,  et  qui, 
lorsqu'il   la  tranche  définitivement,  est  infaillible. 

4°  Autorité  des  Congrégations  romaines.  —  Pro- 
position 8  :  «  Oit  doit  regarder  comme  exempts  de 
toute  faute  ceux  qui  ne  font  point  do  cas  des  condam- 
nations portées  par  la  Congrégation  de  l'Index  ou 
les  autres  Congrégations  romaines.  » 

Rappelons  que  ce  sont  là  des  tribunaux  institués 
par  le  Pape  pour  l'aider  dans  le  gouvernement  gé- 
néral de  l'Eglise,  ou  même,  jusqu'à  un  certain  point, 
dans  son  magistère.  Dans  ce  dernier  cas,  leur  com- 
munique-t-il  son  infaillibilité,  quand  il  donne  à  leurs 
décrets  l'approbation  ordinaire?  Non,  du  moins 
d'après  l'opinion  la  meilleure,  qui  est  pratiquement 

Tome  III. 


I  siire.  Mais  il  leur  communique  une  part  de  sa  juri- 
diction suprême,  de  son  pouvoir  de  gouverner 
l'Eglise  universelle;  à  ce  titre,  leurs  décrets  sont 
vraiment  des  «  actes  du  Saint-Siège  »  ;  et  quand  ils 
seraient  purement  disciplinaires  (c'est  toujours  le 
cas  de  la  Congrégation  de  l'Index), encore  faudrait-il: 
1°)  ne  pas  les  n  mépriser  »,  nihili  pend  uni,  car  il  n'est 
jamais  permis  de  mépriser  l'autorité  légitime,  sur- 
tout l'autorité  suprême;  2°)  ne  pas  les  confondre 
avec  des  actes  privés,  tels  que  les  décisions  d'un 
juriste  ou  les  thèses  d'un  théologien  ;  ce  sont  des 
actes  publics,  qui  font  loi  dans  l'Eglise;  on  serait 
donc  coupable  de  les  attaquer  extérieurenxent,  de 
les  contredire  publiquement. 

De  plus,  quand  il  s'agit  de  la  plus  haute  des  Con- 
grégations romaines,  celle  du  «  Saint-Oflice  »  ou  de 
«  l'Inquisition  romaine  et  universelle  »,  il  n'est  pas 
pour  elle  uniquement  question  de  décrets  discipli- 
naires :  elle  peut  porter  des  jugements  doctrinaux, 
condamnant  des  propositions  :  tel  est  celui  dont  nous 
nous  occupons  dans  ces  colonnes.  A  cette  condam- 
nation, sans  doute,  la  Congrégation  ne  peut  donner 
l'infaillibilité  qu'elle  n'a  pas  :  le  jugement,  même 
après  qu'il  a  été  approuvé  par  le  pape  in  forma 
commuai,  reste  donc  provisoire,  réformable,  non 
définitif.  C'est  un  jugement  initial,  suffisant  à  indi- 
quer le  danger,  en  attendant  ces  jugements  définitifs 
et  irréformables,  qui  sont  plus  rarement  prononcés, 
et  après  une  plus  longue  préparation.  Toutefois  ce 
premier  jugement  doctrinal,  en  cela  dilTérent  du  dé- 
cret disciplinaire,  exige  déjà  un  assentiment  inté- 
rieur :  non  pas  cet  acte  de  foi  très  ferme,  qui  répond 
seulement  à  une  autorité  infaillible  ;  mais  im  assen- 
timent plus  faible.  En  voici  la  nature,  d'après  ceux 
des  théologiens  qui  demandent  un  minimum  :  je 
devrai,  entre  les  deux  opinions  contradictoires,  pré- 
férer celle  que  choisit  l'Eglise,  incliner  mon  esprit 
de  ce  côté,  lors  même  qu'il  pencherait  naturellement 
de  l'autre;  et  il  paraîtra  bien  raisonnable  d'agir 
ainsi,  si  l'on  réfléchit  aux  lumières  spéciales  natu- 
relles et  surnaturelles,  qui  ont  amené  l'autorité 
ecclésiastique  à  prendre  cette  décision.  Excepté 
pourtant  le  cas  où  j'aurais  l'évidence  du  contraire  : 
alors  je  ne  serais  tenti  à  rien,  intérieurement;  mais 
dans  ces  questions  si  difficiles,  qui  peut  se  flatter 
d'avoir  l'évidence?  Le  cas  sera  forcément  bien  rare. 
(Cf.  L.  Choupin,  op.  cit.,  p.  5o  et  suiv.) 

Observons  enfin  que  le  Saint  Office  peut  rappeler 
aux  fiilèles  des  choses  déjà  définies,  qui  en  vertu  de 
ces  anciennes  définitions  exigent  un  assentiment  des 
plus  fermes;  car  les  nouvelles  erreurs  qu'il  con- 
damne ne  sont  parfois  que  la  simple  réédition  d'er- 
reurs déjà  condamnées  par  les  Papes  ou  les  Conciles 
généraux. 

3°  Pouvoir  de  gouveraeinetit.  Sa  constitution. 
—  Prop.  53  :  «  I.a  constitution  organique  de  l'Eglise_ 
n'est  pas  immuable,  mais  la  société  chrétienne,  aussi 
bien  que  la  société  humaine,  est  sujette  à  une  perpé- 
tuelle évolution  ». 

La  constitution  d'une  société  humaine,  d'une 
nation,  n'a  qu'une  fixité  relative.  Plusieurs  formes  de 
gouvernement  sont  possibles,  et  légitimes  en  elles- 
mêmes  ;  Dieu  n'en  a  déterminé  aucune  ;  le  fait  humain 
qui  a  piemièrement  fixé  pour  un  peuple  la  forme 
du  gouvernement  n'a  pas  une  efficacité  indéfinie; 
le  temps,  la  prescription  qui  peut  légitimer  une 
forme  nouvelle,  même  illégitimement  commencée, 
permet  sur  ce  terrain-là  de  parler  d'évolution  dans 
le  sens  le  plus  hardi.  lien  serait  de  même  de  l'Eglise, 
si  ce  n'était  qu'une  institution  humaine.  Mais  non  : 
cette  société  a  été  fondée  par  le  Christ,  envoyé  divin 
et    Dieu    lui-même    (voir   l'article   précédent).    Il    a 

20 


611 


MODERNISME 


612 


dclerrniné  la  forme  du  gouvernement,  en  donnant 
l'autorité  sociale  non  pas  à  la  multitude,  mais  à  un 
collège  apostolique  tiré  par  lui  de  la  multitude,  et, 
dans  ce  collège,  à  un  seul,  Pierre,  qui  en  est  le  chef. 
L'Eglise  ne  peut  donc  changer  sa  constitution,  qui 
est  de  droit  divin;  un  tel  cbangenient  serait  un  fait 
illégitime  qui  ne  pourrait  être  légitimé  par  aucune 
prescription  ;  on  ne  prescrit  pas  contre  Dieu.  —  Voir 
le  Cône,  du  Vatican,  sess.  iv,  cap.  2. 

Prop.  55  :  «  Jamais  .Simon  Pierre  n'a  même  soup- 
çonné que  le  Christ  lui  eùl  assigné  la  primauté  dans 
l'E<;llse  11. 

Nous  n'avons  pas  à  faire  ici  l'exégèse  des  paroles 
du  Christ  promettant  et  donnant  à  Pierre  la  pri- 
mauté (Mattii.,  XVI  ;  Jkan,  xxi);  paroles  que  vien- 
nent conlirmer  tant  de  faits  convergents  de  l'histoire 
évangélique  et  apostolique.  Nier  que  le  Christ,  en 
s'adressant  à  Pierre,  lui  ait  donné  la  primauté,  est 
une  hérésie  condamnée  au  Concile  du  Vatican, 
sess.  IV,  cap.  i.  Après  cela,  de  quel  front  un  catho- 
lique viendrait-il  nous  dire  que  jamais  Pierre  n'a  su 
ce  qu'il  était?  (Voir  article  Pieuke.) 

Prop.  56  :  «  Ce  n'est  pas  par  une  disposition  de  lu 
divine  Providence,  mais  par  des  conditions  purement 
politiques,  que  l'Eglise  romaine  a  été  mise  à  la  tête 
de  toutes  les  Eglises.  » 

Pierre  a  reçu  du  Christ  un  pouvoir  de  chef 
suprême,  cpii  doit,  jusqu'à  la  un  du  monde,  servir  à 
l'unité  et  à  la  stabilité  de  l'Eglise  entière;  mais 
Pierre  doit  mourir  :  quel  sera  le  mode  de  transmis- 
sion de  ce  pouvoir  à  un  successeur?  La  combinaison 
la  meilleure  et  la  plus  simple,  parce  qu'elle  dispen- 
sait d'une  élection  de  plus  et  désignait  plus  nette- 
ment le  successeur  de  Pierre,  c'était  que  cette  pri- 
mauté fût  annexée  à  l'une  des  Eglises  alors  fondées, 
qui  deviendrait  ainsi  mère  et  maîtresse  de  tdutes  les 
autres.  Or,  nous  voyons  par  les  textes  des  Pères 
que  cette  annexion  a  eu  lieu,  et  en  faveur  de  l'Eglise 
de  Rome. 

Ici  donc,  pas  d'évolution  lente  à  trave;»  les 
hasards  de  la  fortune,  comme  lorsqu'une  nation 
prend  l'hégémonie  sur  les  autres,  mais  dès  le  com- 
mencement de  l'Eglise  une  décision  de  droit  a  été 
portée  en  faveur  de  Rome;  pas  d'origine  purement 
politique,  mais  un  fait  d'ordre  religieux  lui  trans- 
met le  divin  pouvoir  de  Pierre.  —  .\utre  question  si 
vous  demandiez,  antérieurement  à  celte  transmis- 
sion, quelles  raisons  de  convenance  ont  pu  incliner 
à  choisir  plutôt  Rome.  Ici  ont  pu  intervenir  la  gran- 
deur de  cette  ville,  sa  facilité  de  communication  avec 
tous  les  points  du  monde  connu,  eu  un  mot  des  cir- 
constances politiques,  mais  en  tant  que  facilitant 
son  rôle  religieux:  saint  Léo.n  l'a  dit,  et  le  Saint- 
Office  n'a  garde  de  le  nier,  il  l'indique  même  par  cette 
restriction  :    «  purement  politiques  »,  mère  politicis. 

Dernière  question  ;  Pierre  a-t-il  eu  une  révélation, 
un  précepte  divin  de  transmettre  à  Rome  sa  pri- 
mauté, ou  bien,  sous  l'action  ordinaire  de  la  Pro- 
vidence qui  dirige  les  événements,  a-t-il  lui-même 
choisi  eu  pleine  liberté?  Les  théologiens  sont  parta- 
gés, et  l'Eglise  n'a  jamais  détini  ce  point.  En 
employant  les  mots  vagues  ex  divinae  Providentiae 
ordinatione,  que  nous  trouvons  déjà  dans  les  Pères, 
le  Saint-Oflice  a  évité  d'aborder  celte  question. 

3°  Pouvoir  de  sanctification.  Sacrements.  — 

Les  propositions  condamnées  sont  rangées  dans 
l'ordre  classique  :  sacrements  en  général,  puis  bap- 
tême, conlirmation,  eucharistie,  pénitence,  extrême- 
onction,  ordre  et  mariage. 

Dans  ce  vaste  sujet,  nous  ne  pouvons  insister  que 
sur  la  tendance  générale  et  les  procédés  du  moder- 
nisme. 


Partant  d'un  système  préconçu  d'évolutionnisme, 
il  lui  plail  que  nos  sacrements,  dans  leur  essence 
même,  soient  le  résultat  d'une  évolution  lente  et 
graduelle.  Aussi,  dans  la  doctrine  sacranicntaire,  il 
attaquera  surtout  ce  point  :  l'institution  des  sacre- 
ments par  le  Christ  lui-même. 

Prop.  4o  :  0  Les  sacrements  sont  nés  de  ce  que  les 
apôtres  et  leurs  .successeurs,  sous  la  poussée  des  cir- 
constances et  des  événements,  ont  interprété  une 
idée  et  une  intention  du  Christ.   » 

On  ne  nie  pas  que  le  «  principe  sacramentel  »  ait 
été  admis  et  posé  par  le  Christ  lui-même.  Mais  en 
quoi  fait-on  consister  ce  principe?  En  ce  que  Jésus 
n'a  pas  entendu  fonder  «  une  religion  sans  culte  ». 
{Autour  d'un  petit  livre,  p.  a56.)  Mais  ce  culte,  il  l'a 
laissé  établir  par  son  Eglise  ;  c'est  elle  qui  a  institué 
les  divers  sacrements,  suivant  l'appel  des  circons- 
tances, à  telle  lin  et  en  tel  nombre  ciu'elle  a  voulu. 

Pour  nous  catholiques,  nous  nous  en  tenons  à  la 
définition  formelle  de  Trente  (session  vu",  can.  i), 
que  les  sept  sacrements  «  ont  été  tous  institués  par 
J.-C.  »  :  délinition  reproduite  encore  par  le  Concile 
dans  les  autres  sessions  où  il  passe  en  revue  chaque 
sacrement  en  particulier.  —  Pour  qu'on  puisse  dire 
ainsi  du  Christ  qu'il  a  institué  chacun  des  sept  sa- 
crements, il  faut  qu'il  ait  eu  l'idée  et  l'intention  de 
chacun  de  ces  moyens  de  salut  ou  qu'il  ait  lui-même 
assigné  à  chacun  la  lin  particulière  qui  le  spécifie,  et 
qu'il  ait  pour  chacun  attaché  à  un  rite  la  production 
de  la  grâce.  —  Est-il  nécessaire  que  dans  tous  les  sa- 
crements ce  rite,  ce  signe  sensible,  ait  été  par  lui 
désigné  avec  la  dernière  précision  ?  On  ne  nous 
oblige  nullement  à  le  croire.  De  nombreux  théo- 
logiens pensent,  depuis  fort  longtemps,  que  le 
Christ  aurait  laissé  son  Eglise  choisir,  par  exemple 
dans  la  Pénitence,  les  paroles  qui  ex])riineraient 
la  rémission  des  péchés,  dans  l'Ordre,  le  rite  qui 
exprimerait  lu  traiisniission  du  pouvoir  sacré,  atta- 
chant par  avance  la  grâce  au  rite  que  choisirait 
l'Eglise.  Il  n'en  aurait  pas  moins  institué  lui-même 
les  sept  sacrements. 

Le  modernisme  se  heurte  aux  définitions  de 
Trente  ;  il  s'efforcera  de  les  éluder. 

D'abord  il  prétend  que  le  point  de  vue  de  l'histoire 
et  celui  de  la  foi  y  sont  confondus,  que  le  Concile  ne 
peut  définir  l'histoire  :  comme  si  le  dépôt  de  la  foi  ne 
contenait  pas  des  faits  historiques  que  nous  devons 
croire  comme  très  réellement  arrivés,  tels  que,  dans 
les  Symboles,  la  naissance  et  la  passion  du  Sauveur! 
comme  si  l'infaillibilité  de  l'Eglise  ne  s'étendait  pas 
à  tout  ce  qui  est  dans  le  dépôt  de  la  foi  !  comme  si, 
en  délinissant  quelque  cho;  e,  elle  ne  définissait  pas 
implicitement  quelle  a  le  droit  de  le  déUnirI 

Puis  il  représentera  les  Pères  de  Trente  comftie 
arriérés  dans  la  connaissance  des  origines  chré- 
tiennes : 

Prop.  39  :  <i  Les  opinions  que  se  faisaient  les  Pères 
de  Trente  sur  l'origine  des  Sacrements,  et  qui  ont 
sans  doute  influencé  leurs  canons  dogmatiques,  sont 
fort  éloignées  de  celles  qui  à  juste  titre  régnent  au- 
jourd'hui parmi  les  critiques  et  les  historiens  du 
clirisiianisme.  n 

Par  ces  critiques  et  ces  historiens,  on  entend  des 
protestants  libéraux,  ou  des  catholiques  à  leur  re- 
morque. Qu'ils  soient  très  éloignés  des  idées  qu'on 
avait  à  Trente,  rien  de  plus  naturel  :  mais  qu'ils  le 
soient  à  juste  titre,  merilo,  c'est  ce  qui  est  ici  con- 
damné. —  Ce  n'est  pas  que  nous  donnions  à  toutes 
les  «  opinions  sur  l'origine  des  sacrements  n,  que  les 
Pères  de  Trente  avaient  pu  puiser  dans  leur  milieu, 
la  même  certitude,  la  même  valeur,  qu'à  leurs  ca- 
nons dogmatiques.  Ceux-ci,  parle  seul  fait  que  Dieu 
a  permis  qu'ils   fussent  définis,   sont    garantis  par 


313 


MODERNISME 


614 


L'assistance  promise,  et  ont  une  valeur  absolue,  in- 
dépendante des  idées  personnelles  de  ces  Pères,  des 
argunienls  par  lesquels  a  dû  passer  leur  esprit,  des- 
quels nous  n'avons  pas  à  nous  préoccuper.  C'est 
bien  ici  que  la  «  raison  raisonnante  »  n'est  pas  l'uni- 
que source  de  certitude.  Il  y  aurait  donc  erreur  de 
méthode  à  rabaisser  la  valeiu'  de  certaines  défini- 
tions, sous  prétexte  qu'elles  ont  pu  être  inlluencées 
par  des  opinions  démodées,  par  des  lacunes  en  ma- 
tière d'histoire.  —  Dans  la  prop.  3g,  le  Saint  Siège 
nous  semble  avoir  voulu  condamner  aussi  cette  dan- 
gereuse erreur  de  méthode,  qui  aboutirait  à  mettre 
en  suspicion  toutes  les  délinilions  de  l'Eglise,  à  rai- 
son de  la  science  incomplète  de  l'époque  où  elles  ont 
été  rédigées. 

Nous  venons  de  voir  comment  la  nouvelle  théolo- 
gie des  Sacrements  tâche  d'éluder  les  définitions  de 
l'Eglise  Voyons  maintenant  par  quels  procédés  elle 
36  débarrasse  des  sources  premières  où  l'Eglise  a 
puisé,  l'Ecriture  et  l'ancienne  Tradition. 

1°  Ecriture.  —  On  récuse  tout  simplement  le  té- 
moignage des  Apôtres,  ou  bien  l'on  en  donne  une  in- 
terprétation calviniste  cent  fois  réfutée,  ou  bien  on 
l'isole  arbitrairement  de  la  tradition  qui  l'explique. 
Exemples  : 

Prop.  45  :  «  On  ne  doit  pas  prendre  comme  histo- 
rique tout  ce  que  raconte  saint  Paul  de  l'institution 
de  l'Eucharistie.   »  (I  Cor,,  xi,  23-25) 

Vraiment  il  ne  faudrait  pas  se  mêler  de  faire  l'his- 
toire des  origines  chrétiennes,  quand  on  pousse  le 
scepticisme  historique  jusqu'à  récuser  un  témoin 
hors  ligne  comme  saint  Paul,  si  rapproclié  des 
faits,  dans  sa  première  épitre  aux  Corinthiens,  docu- 
ment de  l'antiquité  la  plus  haute,  de  l'authenticité 
la  plus  absolue  d'après  les  incrédules  les  plus  éhontés 
eux-mêmes  ;  jusqu'à  récuser  saint  Paul  quand  il  ra- 
conte un  fait  aussi  important,  que  les  nombreux 
témoins  oculaires  ont  dû  attester  si  souvent,  en 
même  temps  si  simple  et  si  facile  à  retenir,  deux  ou 
trois  gestes  significatifs,  deux  ou  trois  paroles  frap- 
pantes du  Seigneur.  Il  ne  donne  pas  ces  courts  détails 
comme  une  vague  tradition;  il  les  atteste  avec  so- 
lennité, il  y  voit  la  base  historique  des  obligations  si 
graves  qu'il  rappelle  aux  Corinthiens,  des  reproches 
qu'il  leur  fait;  sans  parler  de  l'action  surnaturelle 
qui  complète  sa  documentation  naturelle  et  l'empê- 
che de  se  tromper  ou  de  nous  tromper.  —  Et  l'on 
vient  suspecter  ce  témoignage,  sous  prétexte  que 
a  saint  Paul  est  le  théologien  de  la  croix,  de  la  mort 
rédemptrice,  et  qu'il  interprète  visiblement,  d'après 
sa  théorie  de  l'expiation  universelle,  la  cène  com- 
mémorative  de  la  mort!  »  (Autour...,  p.  aS'j). — 
Mais  alors,  quel  témoin  reste-t-il  en  histoire  ?  Si  c'est 
un  homme  qui  a  des  idées,  on  ne  le  croit  pas,  parce 
qu'il  a  dû  interpoler  du  sien  dans  les  paroles  d'au- 
trui,  bien  qu'il  les  atteste.  Si  c'est  un  homme  qui 
n'a  pas  d'idées,  on  ne  le  croira  pas,  parce  qu'il  est 
trop  simple  et  manque  de  critique...  (Voir  article 
Eucharistie,  col.  i553,  i553,  i559.) 

Prop.  I^1  :  «  C'est  la  communauté  chrétienne  qui  a 
rendu  le  baptême  nécessaire,  en  l'adoptant  comme 
tel,  et  qui  y  a  impliqué  en  même  temps  toutes  les  obli- 
gations de  la  profession  chrétienne.  » 

C'est  Jésus  Christ,  et  non  la  communauté  chré- 
tienne, qui  a  proclamé  la  nécessité  du  baptême,  en 
disant  :  «  En  vérité,  en  vérité,  je  vous  le  dis,  si  l'on 
ne  renaît  par  l'eau  et  l'Esprit-Saint,  on  ne  peut  entrer 
dans  le  royaume  de  Dieu.  »  (S.  Jean,  m,  5.)  Les 
Pères  ont  toujours  vu  dans  ces  paroles  la  nécessité 
dubaptême.  Mais  voilà  I  Calvin  a  eu  l'idée  que  l'eau, 
dans  ce  texte,  devait  être  une  métaphore;  et  Calvin, 
qui  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  moderne,  doit  néces- 
sairement, aux  yeux  du  modernisme,  avoir  raison 


contre  les  Pères.  Le  concile  de  Trente,  sess.  vn, 
canon  3  du  baptême,  a  condamné  celte  exégèse  de 
Calvin;  mais  l'Eglise  infaillible  doit  se  tromper  plutôt 
que  Calvin,  d'après  la  nouvelle  théologie. 

Prop.  47  :  'I  ies  paroles  du  Seigneur  :  Recevez  le 
Saint-Esprit;  les  péchés  seront  remis  à  ceux  à  qui 
fous  tes  remettrez,  et  ils  seront  retenus  à  ceux  à  qui 
vous  les  retiendrez  (Ioan.,  xx,  22)  —  ne  se  rappor- 
tent pas  au  sacrement  de  la  Pénitence,  quoi  qu'il 
plaise  aux  Pères  de  Trente  d'affirmer.  » 

Le  concile  de  Trente  définit  formellement  que  ces 
paroles  du  Christ  regardent  le  sacrement  de  Péni- 
tence (session  xiv,  can.  3).  Quant  à  l'exégèse  dé- 
taillée de  ce  passage,  nous  n'avons  pas  lespace 
suffisant  pour  la  refaire  ici.  (Voir  article  Pknitence.) 

Prop.  48  :  «  Jacques,  dans  son  épitre,  ne  manifeste 
pas  l'intention  de  promulguer  un  sacrement  du  Christ, 
mais  de  recommander  une  pieuse  coutume:  s'il  voit 
dans  cet  usage  un  moyen  de  grâce,  il  ne  l'entend  pas 
avec  la  même  rigueur  que  les  tbéologiens  qui  ont  fixé 
la  notion  et  le  catalogue  des  sacrements.  » 

Voilà  encore  un  démenti  donné  hardiment  aux 
définitions  de  Trente.  «  Si  quelqu'un  dit  que  l'Ex- 
trême Onction  n'est  pas  réellement  et  dans  la  pro- 
priété du  terme  un  sacrement,  institué  par  le  Christ 
Notre-Seigneur  et  promulgué  par  l'apôtre  saint  Jac- 
ques, mais  seulement  un  rite  reçu  des  Pères,  ou  une 
invention  toute  humaine,  qu'il  soit  anathème.  » 
(Sess.  xiv,  canon   i  sur  l'Ext. -Onction.) 

Si  le  passage  de  saint  Jacques  était  pris  en  dehors 
de  toute  tradition  explicative,  nous  reconnaissons 
franchement  qu'il  nous  laisserait  dans  le  doute.  On 
pourrait  très  bien  y  voir  un  sacrement,  mais  on 
pourrait  y  voir  quelque  chose  de  moins  :  le  texte 
seul  ne  trancherait  pas  la  question.  Mais  nous  avons 
en  plus  la  tradition;  nous  avons  l'Eglise  infaillible, 
sans  laquelle  l'Ecriture  sainte,  dans  son  obscure 
brièveté,  resterait  souvent  une  base  énigmatique  et 
insuffisante  de  notre  religion.  Aussi  la  vraie  méthode 
n'est  pas  d'isoler  l'Ecriture  de  la  tradition  qui  l'ex- 
plique, de  discuter,  à  l'aide  de  l'Ecriture  seule,  jus- 
qu'au dernier  détail  de  la  religion  ;  mais,  comme  le 
disait  déjà  Tehtixlien  dans  ses  f/estr/^iions  et  Irénée 
Contre  les  hérésies, la  vraie  méthode  est  de  chercher 
tout  d'abord  la  véritable  Eglise,  à  qui  ont  clé  confiées 
les  Ecritures,  leur  interprétation  et  toutes  les  tradi- 
tions, pour  apprendre  d'elle  ce  qu'il  faut  tenir.  Pour 
les  sacrements  surtout, enveloppés  d'un  spécial  mys- 
tère, et  transmis  plutôt  de  main  en  main  par  la  pra- 
tique perpétuelle  que  par  des  documents  et  des  théo- 
ries, on  se  condamnerait  à  ne  pas  les  connaître,  si 
l'on  ne  recourait  à  l'Eglise  qui  en  a  la  garde.  (Voir 
article  Extri'jme-Onction,  col.  1870.) 

2"  Tradition.  —  Voici  les  procédés  de  la  nouvelle 
école  à  propos  de  la  tradition  :  Affirmer  carrément 
que  l'Eglise  primitive  ne  connaissait  pas  tel  de  nos 
sacrements,  sans  se  donner  la  peine  d'examiner  les 
témoignages;  si  l'on  ne  peut  nier  l'existence  d'un 
rite  semblable,  lut  prêter  à  l'origine  un  sens  profane, 
qui  seulement  plus  tard  aurait  fait  place  à  un  carac- 
tère sacré  ;  abuser  de  l'analogie  qui  existe  entre  deux 
sacrements,  pour  prétendre  que  l'un  est  sorti  de 
l'autre,  par  voie  de  dédoublement.  Exemples  : 

Prop.  46  :  «  Dans  l'Eglise  primitive,  on  n'avait  pas 
l'idée  du  chrétien  pécheur  et  réconcilié,  et  l'Eglise  ne 
s'y  habitua  même  que  très  lentement.  Et  même  après 
que  la  pénitence  eut  été  reconnue  comme  une  institu- 
tion de  l'Eglise,  on  ne  l'appelait  pas  du  nom  de  sa- 
crement, parce  qu'on  la  regardait  comme  un  sacre- 
ment honteux.  » 

Sur  I  Eglise  primitive,  on  ne  peut  guère  invoquer 
de  témoignage  plus  ancien  ni  plus  important  que  les 
lettres  de  saint  Ignace  d'Antioche.  Or,  il  écrit  aux 


615 


MODERNISME 


616 


Philadelpbiens  :  «  Dieu  pardonne  à  tous  les  péni- 
tents, s'ils  ont  recours  à  l'union  avec  Dieu  et  au  tribu- 
nal de  révoque  »  (viii,  P.  G.,  V,  708).  Le  mot  auvéSpim 
ne  peut  signilier  que  tribunal,  ainsi  que  l'observe  le 
protestant  Lightfoot,  le  savant  éditeur  et  commen- 
tateur des  Pères  apostoliques.  —  Tertullien  dit  clai- 
rement d'un  chrétien  péclieur  qu'il  pourra  obtenir  le 
pardon  par  le  ministère  de  l'évèque.  Si,  devenu  mon- 
banjste,  il  excepte  certains  péchés  plus  graves,  et 
pense  que  Dieu  s'est  réservé  de  les  pardonner,  cette 
restriction  ne  fait  rien  à  la  qviestion  présente  (De  l'u- 
dicilia,  xvin,  P.  /..,  II,  1017). 

Il  est  donc  historiquement  faux  que  l'Eglise  ne  se 
soit  habituée  que  très  lentement  à  l'idée  du  chrétien 
pécheur,  et  réconcilié  par  son  ministère. 

Quant  au  nom  de  »  sacrement  »  répondant  au 
grec  «  mj'stère  »,  à  l'époque  des  Pères  il  était  sans 
doute  plus  ordinairement  réservé  au  groupe  des 
trois  sacrements  qui  initiaient  le  nouveau  converti 
à  la  vie  chrétienne,  et  lui  étaient  conférés  en  même 
temps  :  Baptême,  Gonlirmation,  Eucharistie  ;  ou 
même  souvent  réservé  par  excellence  à  la  seule 
Eucharistie  ;  et  peu  importe  le  nom  si  nous  avons  la 
chose,  si  la  pénitence  était  un  rite  qui  donnait  la 
grâce  et  l'amitié  de  Dieu.  11  est  faux  pourtant  qu'on 
ne  trouve  jamais  alors  ce  nom  appliqué  à  la  péni- 
tence. Saint  Augustin  montre  les  Udèles  accourant  à 
l'église  au  moment  de  l'irruption  des  Barbares, 
demander  les  uns  le  baptême,  les  autres  la  péni- 
tence, tous  enfin  la  consolation  et  l'administration 
«  des  sacrements  ».  On  voit  que  le  terme  général  de 
«  sacrements  »  englobe  ici  la  pénitence.  (Lettre  à 
Honorât,  11°  S,  P.  L.,  XXXIIl,  [1016]).  —  Quelques 
années  après,  un  évcque  africain,  Victor  db  Car- 
TBNNA,  disait  :  «  Tu  comprendras  alors  combien 
Dieu  a  estimé  le  sacrement  de  pénitence.  »  (Ouvrage 
autrefois  attribuéà  saint  Ambroise,  P.  A., XVII,  ggi-) 

Enfin  il  est  inexact  et  bizarre  de  dire  que,  si  la 
Pénitence  n'était  pas  appelée  «  sacrement  »,  c'est 
qu'elle  était  regardée  comme  un  «  sacrement  hon- 
teux ».  Assurément  on  trouvait  inconvenant  pour  un 
diacre,  un  prêtre  ou  un  évèque,  pour  pécheurs  qu'ils 
fussent,  de  se  prosterner  devant  les  laïques  en 
implorant  leur  intercession,  et  on  les  dispensait  de 
ces  exercices  pénitentiels,  leur  faisant  faire  pénitence 
dans  la  retraite.  Mais  ces  mêmes  exercices,  pour  les 
autres  pécheurs,  n'avaient  rien  qui  les  «  disqualifiât  ». 
{CEvangile  et  l'Eglise,  p.  198).  —  «  Demandez  à 
l'Eglise  de  prier  pour  vous,  disait  saint  Ambhoisk 
au  pécheur  coupable  de  péchés  secrets  II  n'y  a  rien 
en  cela  qui  doive  vous  faire  rougir,  si  ce  n'est  de  ne 
pas  avouer  votre  culpabilité,  jjuisque  nous  sommes 
tous  pécheurs.  »  (De  pœnitentia,  1.  II,  c.  x).  — 
D'ailleurs  le  sacrement  consiste  principalement  dans 
l'absolution,  dans  la  miséricorde  de  Dieu  qui  par- 
donne. Qu'a-t-elle  de  honteux  ?  Elle  est  sublime.  Si 
les  Pères  avaient  regardé  un  sacrement  comme  hon- 
teux parce  qu'il  efface  les  péchés,  ils  en  auraient  dit 
autant  du  baptême,  qvi'ils  avaient  pourtant  en  si 
grand  honneur. 

Prop.  i^tj  :  j  J  mesure  que  la  Cène  prit  le  carac- 
tère d'un  acte  liturgique,  ceux  qui  y  présidaient 
d'ordinaire  acquirent  le  caractère  de  prêtres  ». 

Il  faut  aimer  beaucoup  à  faire  de  l'histoire  a  priori 
et  à  mettre  des  «  évolutions  »  partout,  pour  ne  pas 
voir  que  la  Cène  eucharistique  célébrée  par  les 
premiers  chrétiens  eut  dès  le  principe  «  le  caractère 
d'un  acte  liturgique  »,  et  que,  jiar  suite,  ceux  qui  j' 
présidaient  d'ordinaire  ne  jouaient  pas  le  simple 
rôle  d'un  maître  de  maison  dans  un  repas  familial, 
ou  d'un  organisateur  de  banquet,  en  attendant  que 
le  caractère  sacerdotal  apparaisse  quelques  siècles 
plus  tard.  —  Voyez  saint  Paul,  I  Cor.,  x,   16-21,  et 


le  passage  cité  à  la  prop.  45;  parmi  les  plus  anciens 
témoignages  patristiques,  au  i'"'  siècle  la  Bidache 
avec  sa  liturgie  eucharistique,  au  11',  la  description 
de  la  messe  primitive  par  saint  Justin,  I  Apol.,  lxv 
et  suiv.  (Voir  article  Euchahistie,  col.  i5G5,  sqq.) 

Le  concile  de  Trente  a  défini  l'institution  par  le 
Christ  lui-même  du  sacrifice  eucharistique  et  du 
caractère  sacerdotal,  sess.  xxii,  can.  2. 

Prop.  5o  :  «  Les  anciens,  qui  exerçaient  dans  les 
assemblées  chrétiennes  les  fonctions  de  surveillants, 
ont  été  institués  presbytres  ou  épiscopes,  par  les 
apôtres,  pour  satisfaire  à  la  nécessité  d'une  organi- 
sation dans  les  communautés  qui  se  dételoppaient, 
et  non  pas  précisément  pour  perpétuer  la  mission  et 
les  pouvoirs  apostoliques.  » 

Ces  «  anciens  »  ne  recevaient  pas  seulement  un  pou- 
voir de  gouverner  les  comiuunautés,  mais  encore  les 
pouvoirs  surnaturels  et  sacramentels  que  le  Christ 
avait  donnés  aux  apôtres  pour  les  transmettre  à  des 
successeurs.  Voir  le  plus  ancien  témoin  patristique, 
un  contemporain  des  apôtres.  Clément  de  Rome,  dans 
son  épitre  aux  Corinthiens,/'.  G.,  1,  XL,  xLi,xuv,  290. 

On  ol>jecte  que  «  leur  ministère  coexistait  à  celui 
de  l'apostolat  ».  C'est  vrai;  mais  cela  les  empêchait- 
il  de  succéder  aux  apôtres  après  leur  mort,  et  de 
perpétuer  leurs  pouvoirs?  Un  coadjuteur  coexiste 
bien  à  l'évèque  auquel  il  succédera.  Il  est  vrai  que 
l'apostolat,  avec  sa  mission  unique  de  fonder  les 
Eglises,  comportait  certaines  prérogatives  auxquelles 
les  évêques  n'ont  pas  succédé.  Mais  pour  être  vrai- 
ment le  successeur  de  quelqu'un,  pour  continuer  ses 
pouvoirs,  il  n'est  pas  nécessaire  de  lui  succéder  en 
tout  :  Philippe  II  a  été  vraiment  le  successeur  de 
Charles-Quint.  (Voir  article  Eglise,  col.  la/i», 
1360  sqq.;  art.  Evi":ques,  col.   1981    sqq.) 

Arrivons  aux  dédoublements  de  sacrement,  inven- 
tion malheureuse  de  l'évolutionnisrae. 

Prop.  43  :  «  L'habitude  de  conférer  le  baptême 
aux  enfants  constitue  un  développement  discipli- 
naire qui  a  contribué  à  résoudre  ce  sacrement  en 
deux,  baptême  et  pénitence.  » 

Les  définitions  de  Trente  réprouvent  implicitement 
cette  hypothèse  gratuite,  parce  qu'elle  enlèverait  à 
Notre-Seîgneur  l'institution  réelle  de  la  pénitence, 
avec  sa  fin  particulière  et  sa  grâce  pro]n'e.  L'Evangile 
rapporte  d'ailleurs  comment  il  établit  lui-même  oe 
sacrement  (Voir  prop.  ij) 

Et  puis,  celte  invention  n'a  pas  même  le  mérite  de 
la  vraisemblance.  L'habitude  de  conférer  le  baptême 
aux  enfants  aurait  pu  assez  naturellement  porter 
certaines  Eglises,  soit  à  une  rebaptisalion  de  tous 
les  chrétiens  à  l'âge  adulte,  comme  dans  quelques 
sectes  protestantes,  soit  à  une  cérémonie  de  libre 
acceptation  des  devoirs  contractés  au  baptême.  Mais 
le  sacrement  de  pénitence  n'est  rien  de  tout  cela. 
Quand  son  administration  nous  apparaît  plus  clat-  ' 
rement  dans  les  documents  plus  détaillés  de  la  fin  d* 
W  siècle  et  du  commencement  du  m',  c'est  sous  la 
forme  de  pénitence  publique,  réservée  à  des  crimes 
particulièrement  graves,  et  nullement  imposée  à 
tous  les  adultes.  La  pénitence,  pour  les  adultes,  ne 
supplante  pas  le  baptême',  qui  continue  à  fonctionner 
parallèlement.  L'analogie  entre  les  deux,  unique 
fondement  de  l'hypothèse,  est  faible,  à  cause  de  dif- 
férences profondes.  Le  baptême  n'est  jamais  un 
jugement,  car  celui  qui  le  reçoit,  étant  encore  en 
dehors  de  l'Eglise,  n'est  pas  sujet  à  ses  lois  ni  à  ses 
jugements  (I  Cor.,  v,  12):  la  pénitence  ap[iarait  dès 
le  début  sous  forme  de  tribunal,  de  jugement  (voir 
prop.  40).  accompagné  de  peines  expiatrices,  et  ne 
s'adressantquà  des  sujets  de  l'Eglise,  à  des  baptisés. 
—  Le  baptême,  dans  l'Ecriture  et  la  Tradition,  est 
essentielleraenl   lié    au  rite   de  l'ablution,  que  son 


617 


MODERNISME 


nom  même  indique  :  la  pénitence  n'en  olTre  pas  trace. 
—  La  pénitence  n'a  pas  pour  (in,  comme  le  baplênie, 
de  constituer  l'être  surnaturel  par  une  «  nouvelle 
naissance  »,  mais,  comme  le  disent  les  Pères,  de 
«  guérir  les  plaies  «  survenant  ensuite.  ()e  sont  donc 
des  sacrements  très  différents,  comme  le  montre  le 
Concile  de  Trente  (sess.  xiv,  cap.  II  i,  et  absolument 
irréduclibles  l'un  à  l'autre. 

Prop.  44  :  «  Hii'"  ne  /jroiive  <jue  le  rite  du  sacre- 
ment de  confirmation  ait  été  pratiqué  par  les  apô- 
tres :  la  distinction  formelle  des  deii.r  sacrements, 
baptême  et  confirmation,  n'appartient  pas  à  l'histoire 
du  christianisme  primitif,  a 

Le  diacre  Philippe  baptise  beaucoup  de  monde  à 
Samarie.  .-V  cette  nouvelle,  les  apôtres  Pierre  et  Jean 
viennent  de  .lérusalem  et  imposent  les  mains  aux 
nouveaux  baptisés  pour  qu'ils  reçoivent  le  Saint- 
Esprit  (.4cles,  VII,  i4-25).  Ce  récit  nous  montre  dès 
l'âge  du  christianisme  primitif  un  sacrement  distinct 
du  baptême,  ayant  pour  but  d'achever  la  formation 
du  chrétien  en  lui  donnant  l'Esprit  saint.  Voir  la  très 
ample  discussion  de  ce  texte  dans  le  Dictionnaire  de 
théologie^  art.  Confirmation  dans  la  sainte  Ecriture, 
igo';.  Le  rite  est  pratiqué  par  les  apôtres,  au  moins 
sous  la  forme  d'une  imposition  des  mains  accompa- 
gnée d'une  prière  en  harmonie  avec  la  tin  du  sacre- 
ment. 

En  vain  atlaquerait-on  la  distinction  du  baptême 
et  de  la  conlirmalion  en  partant  de  ce  fait,  que 
dans  les  premiers  siècles  nous  les  voyons  toujours 
conférés  ensemble  et  par  le  mêiue  ministre.  N'ajou- 
lait-on  pas  l'Eucharistie,  qui  de  l'aveu  de  tous  est 
distincte  du  baptême  ?  Deux  ou  trois  sacrements 
peuvent  dans  l'usage  ordinaire  s'accompagner  tou- 
jours sans  se  confondre  jamais.  Et  de  fait  les  Pères 
admettaient  dès  lors,  que  le  baptême  et  la  conlirma- 
lion pouvaient  se  séparer,  par  exemple  si  en  fait  de 
ministre  il  ne  se  trouvait  qu'un  diacre,  qui  peut  don- 
ner le  premier  sacrement,  et  non  le  second.  Voir, 
pour  l'Orient,  saint  Gyeii.le  de  Jkkusale.vi,  P.  G., 
XXXUl,  956;  pour  l'Occident,  saint  Cyprien,  P.  L. 
III,  Iii5.  Ils  font  remarquer  que  le  diacre  Philippe  a 
pu  baptiser,  mais  que  les  apôtres  ont  dû  venir  con- 
lirmer.  —  Quant  à  l'antagonisme  entre  le  Concile  de 
Trente  et  toute  hypothèse  qui  dédouble  un  sacrement, 
voir  la  prop.  43. 

Voilà  tes  principaux  procédés  de  la  nouvelle  théo- 
logie sacramenlaire.  On  pourrait  signaler  encore 
celui  qui  consiste  à  arguer  de  l'ignorance  des  audi- 
teurs du  Christ.  «  Pensez-vous  que  les  apôtres,  pen- 
dant la  dernière  Cène,  aient  eu  l'idée  bien  nette  de 
la  transsubstantiation,  de  la  permanence  du  Christ 
tout  entier  sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin,  qu'ils 
aient  eu  conscience  d'être  désormais  des  prêtres  ?  » 
etc.  Comme  si  l'ignorance  des  apôlres  encore  gros- 
siers était  la  mesure  de  tout  ce  que  le  Christ  a  voulu 
enfermer  dans  le  sacrement  !  Comme  si  ses  paroles 
n'étaient  pas  destinées  à  être  éclairées  par  l'Esprit 
Saint,  méditées,  approfondies  et  enlin  comprises  ! 

On  doit  signaler  aussi  le  singulier  sophisme  qui 
consiste  à  nier  l'existence  d'un  sacrement  dans 
l'Eglise  primitive  parce  que  les  théologiens  n'en 
avaient  pas  fait  encore  la  théorie,  par  exemple  : 

Prop.  5i  :  »  Le  mariage  n'a  pu  devenir  un  sacre- 
ment de  la  nouvelle  Loi  qu'à  une  époque  tardive;  car 
pour  qu'il  fut  regardé  comme  un  sacrement,  H  fallait 
avoir  d'abiird  l'explication  ihéniogique  complète  de  la 
doctrine  de  In  grâce  et  des  sacrements.  » 

Autant  vaudrait  dire  qu'une  langue  ne  peut  exister, 
avant  qu'on  ait  fait  la  grammaire  et  le  dictionnaire  ; 
qu'une  cause  ne  peut  agir,  avant  d'être  parfaitement 
connue;  que  l'action,  avec  sa  connaissance  confuse, 
ne  peut  précéder  la  spéculation. 


Arrêtons  là  notre  étude,  déjà  longue.  N  est-il  pas 
vrai  que  plus  nous  avançons  dans  l'examen  attentif 
de  ce  décret  du  Saint-Siège,  plus  nous  en  découvrons 
la  sagesse? 

Stéphane  Uahent,  S.  J. 

IV 

Foi   et  Uogmr 

Les  propositions  qui  nous  restent  à  étudier  se 
rapportent,  l'une  anx  conilitions  de  la  foi,  l'autre  à 
l'objet  de  la  foi,  le  reste,  an  développement  du  dogme 
tel  que  l'a  conçu  M.  Loisy.  Lii  condamnation  de  la 
première  a  pour  but  de  rappeler  à  tous  les  catholi- 
ques un  principe  qui  domine  toutes  les  méthodes 
d'ai>ologétique.  La  seconde  rejette  l'essai  d'applica- 
tion au  dogme  du  pragmatisme,  traité  par  M.  Lu 
RoY.  Le  préambule  du  décret  Lamentalnli  regrette 
que  certains  autours  calholi(jues  aient  dépassé  les 
limites  de  la  foi  traditionnelle,  sous  couleur  d'études 
plus  approfondies  et  sous  prélexle  de  vérité  histo- 
rique ;  et  il  ajoute  qu'ils  ont  cherché  un  progrès  des 
dogmes  tel  qu'il  en  est  en  réalité  la  ruine  :  eum 
dogmalum  progressum  quaeriiut  qui  reipsa  eorum 
corruptela  est.  Combien  celte  appréciation  est 
exacte,  les  lecteurs  des  trois  études  qui  ont  précédé 
celle-ci,  n'ont  pas  manqué  de  s'en  rendre  compte.  Il 
ne  reste  plus  qu'à  essayer  de  poiter  la  lumière  sur 
quelques  points  encore  des  doctrines  condamnées. 

1"  La  question  apologétique.  —  Prop.  26  : 
«  /.'assentiment  de  foi  repose  en  dernier  lieu  sur  un 
ensemble  de  probabilités  ».  —  Celle  proposition, 
telle  qu'elle  vient  d'être  rapportée,  est  en  contradic- 
tion avec  une  doctrine  admise  par  tous  les  théolo- 
giens, à  savoir  que  le  premier  acte  surnaturel  de  foi 
du  néophyte  n'est  pas  possible, avant  que  le  néophyte 
ne  soit  parvenu  à  un  jugement  pratique  moralement 
certain  sur  les  motifs  de  crédibilité  du  fait  de  la  ré- 
vélation divine.  Pour  croire,  il  faut  avoir  des  raisons 
decroire;  |)our  croire  au  fait  de  la  révélation, il  faut 
avoir  des  motifs  d'admettre  ce  fait.  .Mais  la  doctrine 
catholique  enseigne  que  ces  motifs  doivent,  avant 
l'acte  surnaturel  de  foi,  donner  au  néophyte  la  certi- 
tude subjective  du  fait  de  la  révélation.  Cette  doc- 
trine est  la  conséquence  de  la  condamnation  par 
Innocent  XI  de  la  proposition  suivante  :  «  L'assenti- 
ment de  foi  surnaturelle  et  utile  pour  le  salut  subsiste 
avec  une  connaissance  seulement  probable  de  la 
révélation,  bien  plus,  avec  la  crainte  actuelle  que 
Dieu  n'ait  pas  parlé  ».  D.  B.,  1171  (io38).  On  conclut 
de  la  condamnation  de  cette  proposition  qu'il  est 
nécessaire,  pour  faire  un  acte  de  foi  surnaturelle,  d'être 
parvenu  au  moins  à  un  jugement  pratique,  morale- 
ment certain,  du  fait  de  la  révélation.  Cette  conclu- 
sion se  prouve  en  théologie  par  des  arguments  directs 
qu'il  est  inutile  de  rapporter  ici,  puisque  notre  but 
n'est  pas  précisément  de  prouver,  mais  de  rappeler 
la  doctrine  de  l'Eglise.  La  condamnation  de  la  pro- 
position 25  n'ajoute  rien  à  la  doctrine  admise,  elle  ne 
fait  que  la  rappeler. 

Ce  rappel  était  opportun.  On  sait  que,  depuis  quel- 
ques années,  de  nouvelles  méthodes  d'apologétique 
ont  fait  beaucoup  de  bruit.  A  l'apologétique,  qu'on 
appelle  aujourd'hui  traditionnelle,  et  qu'il  serait 
plus  exact  d'appeler  l'apologétique  tout  court,  quel- 
ques catholiques  ont  voulu  opposer,  ou  substituer, 
ou  juxtaposer  d'autres  méthodes  fondées  sur  le 
pragmatisme.  La  méthode,  qu'on  est  convenue  d'ap- 
peler méthode  d'immanence,  s'appuie  sur  le  principe 
de  finalité;  des  besoins  et  tendances  du  sujet,  elle 
prétend  conclure  à  l'objet.  On  peut  contester,  et  on  a 


619 


MODERNISME 


620 


contesté  ^\e  fait,  la  valeur  de  celle  méthode  pour 
arriver  ciux  vérilés  fondamentales  de  l'ordre  naturel  ; 
mais  cet  aspect  du  problème  est  hors  de  notre  sujet. 
Appliquée  à  l'ordre  surnaturel,  la  méthode  d'imma- 
nence a  pour  base  ce  que  la  vieille  théologie  appelle 
V appétit  naliiret  ilii  surnaturel.  Cet  appétit,  dit  très 
bien  le  R.  P.  Gardeil,  est  le  nœud  vital  du  problème 
des  rapi)orts  de  la  nature  et  de  la  grâce  (Dict.  de 
Théologie,  art.  Appétit.  En  style  courant,  cela  si- 
gnifie que,  des  besoins  et  tendances  de  l'homme  tel 
que  nous  le  voyons,  cette  méthode  prétend  conclure 
avec  une  certitude,  sinon  spéculative,  du  moins  pra- 
tique, à  l'existence  d'une  révélation.  Le  Décret  du 
Saint-Office,  par  lui  même,  ni  ne  blâme,  ni  n'ap- 
prouve la  méthode  d'immanence,  et  en  ce  sens  on  peut 
dire,. sans  crainte  de  se  tromper,  que  le  blondellisnie 
n'est  pas  condamné  par  le  décret  Lamentahili.  Mais 
le  même  décret  rappelle  â  tous  les  apologistes,  qui 
veulent  faire  autre  chose  qu'une  argumentation  ad 
tiominem,  ce  que  doit  être  la  construction  qu'ils  éla- 
borent. Et  peut-être  quelques-uns  l'avaient-ils  oublié 
ou  perdu  de  vue. 

La  condamnation  de  la  prop.  aS  aura  un  autre 
effet  du  côlé  des  théologiens  traditionnels.  Les  posi- 
tions des  théologiens  traditionnels  se  trouvent  en 
effet  singulièrement  renforcées  par  l'acte  du  Saint- 
Office.  Car  toute  la  distribution  de  l'apologétique 
classique  est  commandée  par  deux  vérités  :  i"  Il  doit 
exister  des  motifs  de  crédibilité  capables  de  donner 
par  eux-mêmes,  pour  tous  les  esprits,  soit  la  certi- 
tude spéculative,  soit  la  certitude  pratique  du  fait  de 
la  révélation  :  ce  sont  les  signes  très  certains  et 
accommodés  à  toutes  les  intelligences  dont  parle  le 
Concile  du  Vatican,  D.-B.,  1790,  1794  ('ôîg,  lô^^); 
2°  L'ordre  surnaturel  ofi  nous  sommes  est  gratuit; 
et  bien  que  moralement  nécessaire,  la  révélation 
n'est  pas  nécessaire  de  nécessité  absolue.  En  souli- 
gnant la  nécessité  de  la  certitude  avant  l'acte  de  foi, 
le  Saint-Otlice  appelle  l'attention  de  tous  sur  la  pre- 
mière de  ces  deux  vérités  :  celle  que  la  méthode 
d'immanence  laissait  un  peu  dans  l'ombre.  L'apolo- 
gétique classique  ne  fera  qu'y  gagner  en  autorité. 
De  plus,  par  suite  de  ce  rappel  d'une  doctrine  qui 
leur  était  familière,  les  théologiens  seront  amenés  à 
éparpiller  moins  leurs  efforts  sur  des  points  de  détail 
accessoires .  La  vraie  question  à  débattre  est  fort  bien 
posée  par  le  décret  Lamentahili  ;  il  faut  une  apologé- 
tique qui  nous  amène  à  un  jugement  pratique  morale- 
ment eerlain:  les  nouvelles  apologétiques  satisfont- 
elles  à  cette  condition  essentielle? 

Un  mot  encore  pour  répondre  à  une  question  qui 
se  pose  sans  doute  dans  l'esprit  de  beaucoup  de 
lecteurs.  Newman  est-il  condamné?  Laissons  de  côté 
certaines  interprétations  des  newmanistes  français, 
qui  ne  sont  pas  l'œuvre  de  Newman,  mais  des  gloses 
plus  ou  moins  fantaisistes  ;  et  parlons  du  seul  New- 
man. Newman  a  bien  écrit  que  les  raisons  spécula- 
tives de  croire  se  réduisent  à  des  probabilités  con- 
vergentes. Mais  Ne\vman  pensait  arriver  à  la  certitude 
morale,  requise  par  le  décret  d'Innocent  XI,  par  un 
jugement  réflexe,  fréquemment  employé  contre  les 
déistes  du  xvm*  siècle  par  l'apologétique  protestante, 
etretrouvé  par  Newman  chez  le  théologien  catholique 
Eusèbe  Amort.  Ce  qu'a  écrit  Newman  est  donc  hors 
de  cause . 

S"  L'interprétation  pragmatique  dn  dogme.  — 

En  même  temps  que  la  controverse  immanentiste, 
nous  avons  eu  dernièrement  la  bruyante  question  de 
M.  Lb  Roy  :  Qu'est-ce  qu'un  dogme?  Cette  querelle 
se  trouve  terminée  par  la  condamnation  de  la  pro- 
position suivante  :  26.  «  Les  dogmes  de  la  foi  ne 
doivent  être  retenus  que  dans  un  sens  pratique,  c'est- 


à-dire  comme  règle  commandant  l'agir  et  non  pas 
comme  règle  du  croire.  i>  Ce  qui  est  condamné  dans 
cette  proposition,  ce  n'est  pas  le  pragmatisme  en 
général  (voir  art.  Pragmatisme),  mais  seulement 
l'application  qu'on  a  voulu  faire  au  dogme  d'une 
certaine  interprétation   des  doctrines   pragmatisles. 

Remarquons  d'abord  la  forme  exclusive  de  la  pro- 
position et  la  formule  explicative  qui  la  suit.  Cette 
forme  et  celte  addition  restrictive  étaient  nécessaires 
pour  ne  pas  atteindre,  en  même  temps  que  M.  Lb  Roy, 
bon  nombre  de  théologiens  scolastiques.  II  y  a  en- 
viron huit  siècles  que  dans  les  prolégomènes  de  la 
théologie  (Sent.,  I,  Prolog.;  Summa,  I,  q.  i,  art.  4) 
on  a  l'habitude  de  se  demander  si  la  théologie  est 
une  science  spéculative  ou  une  science  pratique.  La 
réponse  commune  est  qu'elle  est  plutôt  spéculative; 
mais  de  très  bons  auteurs  soutiennent  avec  ScoT  et 
son  école  qu'elle  est  pratique.  Leibniz,  avec  Bossuet, 
s'est  rallié  â  cette  opinion  et  il  écrit  :  «  Equidem 
Theologiam  rere  chrisiianani  esse  practicam  constat, 
et  primarium  Cliristi  scopum  fuisse  potius  inspirare 
voluntati  sanctitatem,  quam  intellectui  immittere  no- 
tiones  veritulum  arcanarum  »  (éd.  Dutens,  t.  V, 
p.    1/12). 

Dans  ces  termes,  celte  manière  de  voir  est  une  de 
celles  qui  sont  libres  en  théologie  ;  et  on  voit  à  sim- 
ple inspection  que  celle  opinion  ne  met  nullement 
en  question  la  croyance  aux  dogmes  :  elle  la  suppose 
expressément,  et  se  contente  de  donner  à  la  charité 
la  première  place  dans  l'intention  divine.  Si  M.  Le 
Roy,  qui  cite  en  sa  faveur  le  scoliste  Frassen,  n'avait 
jamais  rien  dit  de  plus  que  l'école  scoliste,  Bossuet 
ou  Leibniz,  il  n'y  aurait  pas  eu  lieu  de  condamner 
la  proposition  dont  nous  nous  occupons.  On  a  essayé 
en  Allemagne  de  tirer  Duns  Scol  au  pragmatisme.  Le 
docteur  Parth.  Minces,  Ist  Duns  Scotus  indeterminist  ? 
a  remis  les  choses  au  point  très  élégamment  :  les 
rencontres  verbales  ne  sont  pas  signes  certains  de 
filiation,  ni  même  de  voisinage,  d'affinité  de  système. 
(Voir  Vazquez,  fn  I,  disp.  viii  sqq.) 

Il  ne  s'agit  pas,  dans  la  condamnation,  du  pragma- 
tisme moderne  en  général.  Le  pragmatisme  contem- 
porain est  un  efl'ort,  avoué  ou  inconscient,  pour 
appliquer  à  la  raison  théorique  la  solution  que 
Kant  avait  limitée  à  la  raison  pratique;  il  cherche 
à  eombatlre  le  scepticisme  spéculatif,  en  démontrant 
ou  en  affirmant  une  réversion  de  valeur  delà  raison 
pratique  sur  la  raison  théorique.  Cette  méthode 
aboutit  le  plus  souvent  à  la  forme  moderne  du 
scepticisme  qu'on  appelle  l'agnosticisme;  mais  les 
pragmatisles  catholiques  prétendent  par  leur  mé- 
thode atteindre  la  réalité  des  choses,  et,  sinon  dans 
la  connaissance  naturelle,  au  moins  dans  l'acte  slir- 
naturel  de  foi,  entrer  en  relations  avec  le  fond  sub- 
stantiel de  l'être.  De  tout  cela  notre  décret  ne  dit 
rien. 

M.  Le  Roy,  tout  en  admettant  que  le  Credo  affirme 
l'existence  de  réalités,  ajoute  que  «  le  Credo  ne  nous 
donne  de  ces  réalités  aucune  théorie  représentative 
même  rudimentaire  ».  Cela  ne  veut  pas  dire,  comme 
on  l'a  cru,  que  le  dogme  n'a  aucune  valeur  intellec- 
tuelle; non,  car  M.  Le  Roy  n'est  pas  agnostique.  On 
veut  dire  simplement  que  l'acte  vital  qui  est  l'aele 
de  foi,  est  un  acte  de  connaissance,  mais  que  ce  cette 
connaissance  exprime  son  objet  en  symboles  d'ac- 
tion; qu'elle  le  représente  par  l'action  vitale  qu'il 
provoque  en  nous  ».  (Dogme  et  Critique,  p.  96). Ceux 
qui  ont  lu  saint  Jean  de  la  Croix  pourront,  pour 
saisir  M.  Le  Roy,  se  souvenir  de  ce  qu'on  y  lit  sur 
la  connaissance  mystique  :  connaissance  réelle,  où 
les  symboles  d'action  font  toute  la  représentation 
intellectuelle  ccmsciente  et  communicable,  mais  où 
l'acte    de    connaissance   n'emporte    aucune    pensée 


621 


MODERNISME 


622 


spéculative,  aucune  théorie  représentative  morne  ru- 
dimentaire.  Mais  rapportons  un  exemple  donné  par 
M.  Le  Roy.  «  Que  Dieu  est  notre  Père  «,  signifie 
«  avant  tout  que  nous  avons  à  nous  comporter  en 
lils  avec  lui  ».  L'objet  de  cette  croyance  doit  être 
présenté  «  sous  les  espèces  de  l'attitude  et  de 
l'action  qu'il  commande  en  moi  »  ;  et  il  doit  être 
défini  <i  par  sa  répercussion  pratique  sur  la  conduite 
de  ma  vie  ».  M.  Le  Roy  ajoute  :  «  Sans  doute  je 
chercherai  encore  à  me  faire  de  la  paternité  divine 
à  mon  égard  une  théorie  représentative.  Mais  il  sera 
bien  entendu  que  cela  reste  une  alTaire  de  spécula- 
tion libre  et  que  je  ne  devrai  pas  aux  représentations 
de  cette  théorie  une  adhésion  d'une  autre  nature 
qu'aux  conclusions  ordinaires  de  la  science  et  de  la 
philosophie,  sous  réserve  pour  moi  de  ne  pas  dé- 
truire ni  altérer  la  signification  pratique,  la  taleur 
de  vie  du  fait  que  j'ai  à  interpréter,  de  la  donnée  que 
j'ai  à  comprendre  »  (p.  71).  Le  eatliolique,  obligé 
d'admettre  les  dogmes  «  n'est  astreint  par  eux  qu'à 
des  règles  de  conduite,  non  pas  à  des  conceptions 
particulières  »  (p.  82).  C'est  celte  application  au 
dogme  de  l'interprétation  particulière  que  M.  Le  Roy 
donne  au  pragmatisme,  que  le  Saint-Ollice  vient  de 
condamner. 

L'erreur  de  M.  Le  Roy  a  été  :  1°  d'étendre,  après 
déformation,  à  tous  les  dogmes,  au  dogme,  une  doc- 
trine admise  par  les  théologiens  pour  certaines  for- 
mules dogmatiques  ;  2'  cette  extension  abusive 
entraînait  l'impossibilité  de  la  révélation  des  prin- 
cipaux mystères  et  la  suppression  de  la  foi  propre- 
ment dite. 

i°  Les  théologiens  admettent  que,  dans  la 
révélation,  certaines  vérités  nous  sont  présentées 
sous  le  symbole  de  l'action.  Cela  arrive  pour  les 
termes  que  nous  appelons  en  théologie  figurés  ou 
symboliques.  Il  y  a  de  ces  termes  jusque  dans  le 
symbole  :  descendit  de  caelis.  Cela  signifie,  dit  un 
vieux  théologien,  ipse  in  terris  coepit  esse  liomo, 
qaod  non  fuerat  in  caelo.  Sous  l'apparente  gros- 
sièreté des  espèces  de  l'action,  en  termes  de  vie,  non 
de  science,  nous  admettons  donc  que  la  foi  atteint 
un  profond  mystère.  En  second  lieu  beaucoup  de 
formules  dogmatiques  renferment  des  termes  que  la 
théologie  appelle  attributs  relatifs,  comme  créer, 
conserver.  C'est  sous  l'espèce  d'un  changement  dans 
le  fini  que,  pauvres  mortels,  nous  nous  représentons 
l'acte  créateur.  Je  cite  le  même  théologien,  Sylvius  : 
«  Non  ipsi  subslantiae  Dei  accidisse  aliquid  intelli- 
gitur,  sed  illi  creaturae  ad  quant  dicitur.  »  Et  pour 
se  faire  entendre,  le  même  auteur  ajoute  immédiate- 
ment: «  Domine,  inquit,  refugium  factus  es  nobis. 
Hefagium  ergo  nostrum  Deiis  relative  dicitur:  et  lune 
nostrum  refugium  fit  cum  ad  eum  confugimus.  i>  Dieu 
est  notre  refuge,  et  c'est  bien  sous  le  symbole  de 
l'action,  de  notre  action,  que  nous  le  nommons  et  le 
prions  ainsi.  Et  il  faut  le  dire,  parce  que  c'est  la 
vérité,  il  n'y  a  pas  trace  d'agnosticisme  dans  cette 
manière  de  prier.  La  paternité  divine  à  notre  égard, 
comme  parle  M.  Le  Roy,  est  un  attribut  relatif  du 
même  genre  que  refuge  :  rien  n'empêche  donc 
M.  Le  Roy  de  dire  qu'il  le  conçoit  sous  le  symbole  de 
l'action. 

Mais  M.  Le  Roy  a  fait  une  induction  liàlive quand, 
de  quelques  cas,  il  a  passé  à  tous  les  cas,  de  certains 
dogmes,  au  dogme.  Et  il  parait  bien  que  M.  Le  Roy 
n'avait  pas  fait  une  analyse  approfondie  des  cas 
particuliers  sur  lesquels  il  s'appuyait. 

a)  Nous  concevons  quelques  dogmes  sous  des 
symboles  d'action,  mais  tous  les  dogmes  sont-ils  de 
de  même  espèce?  Dogme  se  définit  :  Dictum  a  Deo, 
propositum  ab  Ecclesia.  La  proposition  de  l'Eglise 
est  un  fait,  et,  parmi  les  choses  dites  par  Dieu,  il  y 


a  des  faits,  beaucoup  de  faits,  dont  quelques-uns 
sont  du  même  ordre  que  la  mort  de  César,  et  d'au- 
tres transcendants.  On  conçoit  assez  ce  que  signi- 
fient les  symboles  d'action,  quand  il  s'agit  de  cer- 
tains attributs  de  Dieu  et,  si  l'on  y  tient,  de  la 
connaissance  mystique  >■  par  la  ténèbre  ».  Que  l'àme 
du  Christ  se  soit  réunie  à  son  corps  le  troisième 
jour,  comme  disent  les  catéchismes,  c'est  un  fait 
'dont  on  peut  ignorer,  nier,  méconnaître  toutes  les 
conséquences  pratiques,  tout  en  adhérant  intellec- 
tuellement à  la  substance  du  fait,  soit  par  suite  d'une 
preuve  historique,  soit  par  foi  surnaturelle.  La  foi 
qui  n'agit  point  est  une  foi  morte  :  on  en  convient 
entre  catholiques.  Mais  c'est  encore  la  foi  au  sens 
strict  et  théologique  du  mot.  Or,  l'extension  de  la 
doctrine  de  M.  Le  Roy  à  la  foi  des  faits  révélés  rend 
impossible  cette  foi  morte,  cette  foi  purement  spécu- 
lative d'un  fait. 

i)  En  second  lieu,  M.  Le  Roy  raisonne  comme  si, 
du  fait  qu'il  peut  correctement  dire  Notre  Père  en 
termes  de  vie  lorsqu'il  pense  à  la  paternité  divine 
à  son  égard,  il  s'ensuivait  que  tous  les  attributs  de 
Dieu  sont  dans  le  même  cas.  Or,  il  n'en  est  rien. 
L'Ecole  a  divisé  les  attributs  de  Dieu  en  négatifs,  en 
absolus  et  en  relatifs.  Cette  division  n'est  pas  un 
dogme,  c'est  une  classification  artificielle.  Mais,  si 
on  laisse  de  côté  la  systématisation  scolastique,  ce 
que  l'Ecole  entend  alfirmer  quand  elle  enseigne 
qu'il  y  a  en  Dieu  des  attributs  absolus,  louche  de 
très  près  à  la  foi.  On  établit  en  elfet  que  certains 
prédicats  se  disent  de  Dieu  au  sens  propre,  et  que 
leur  vérificatif  est  intrinsèque  à  Dieu.  Saint  Thomas 
a  réfuté  les  agnostiques  avérés  qui  niaient  celle 
proposition,  le  juif  Maimonide  et  l'arabe  Avicbnne. 
Quand  nous  disons  que  Dieu  est  vivant,  nous 
disons  quelque  chose  qui  est  en  Dieu,  d'une 
façon  tout  à  fait  déterminée,  et  qui  vérifie  notre 
afiirmation  :  soutenir  le  contraire,  hoc  est  contra 
intentionem  loquentiuni  de  Deo,  c'est  aller  contre  la 
pensée  de  tous  les  fidèles.  Théologiquement,  l'argu- 
ment est  invincible.  Quoi  qu'il  en  soit  des  symboles 
d'action  de  M.  Le  Roy,  quand  les  fidèles  disent  que 
Dieu  est  intelligent,  libre,  tout-puissant,  ils  veulent 
dire  autre  chose  que  s'ils  n'en  disent  rien,  et  quelque 
chose  de  plus  que  l'attitude  religieuse  qu'ils  doivent 
prendre:  et  ce  surplus,  ils  entendent  l'objectiver  en 
Dieu  lui-même.  El  l'argument  est  invincible  encore 
dans  les  principes  de  M.  Le  Roy,  puisqu'il  admet  le 
sens  commun  ou  «  convergence  interne  »  comme 
critère  du  réel.  Que  telle  soit  la  pensée  intime 
des  fidèles,  c'est  une  simple  affaire  d'observation 
psychologique.  Tout  le  monde  saisit  que  Dieu  n'est 
pas  notre  refuge,  dans  le  même  sens  qu'il  est  intelli- 
gence et  libre  volonté,  c'est-à-dire  personnel. 

M.  Le  Roy  semble  croire  que,  sur  ce  point  du 
vérificatif,  intrinsèque  à  Dieu,  des  attributs  positifs, 
il  y  a  controverse  dans  l'Ecole  et  par  suite  liberté 
d'opinion.  La  réalité  est  tout  autre.  Cette  doctrine 
est  positive,  d'origine  patristique.  Elle  a  surtout  été 
développée  par  les  Pères  dans  la  controverse  ano- 
méenne  :  si  les  noms  divins,  disaient  ces  Pères, 
n'ont  pas  en  Dieu  un  vérificatif  déterminé,  tous  les 
noms  que  l'Ecriture  donne  à  Dieu  sont  synonymes  ; 
ce  qui  est  absurde.  Les  mêmes  Pères,  qui  nous  ont 
donné  la  doctrine  des  trois  voies  pour  remonter  à 
Dieu,  nous  apprennent  qu'elles  ne  sont  jamais 
adéquatement  distinctes,  mais  s'impliquent  mutuel- 
lement. Voie  de  négation  veut  dire,  non  pas  une 
négation  totale,  mais  l'état  cognoscitif  où  la  néga- 
tion est  à  l'état  fort,  saillante,  tandis  que  la  causa- 
lité et  l'éminence  y  sont  à  l'état  faible,  confuses.  Sur 
tous  ces  points,  l'accord  est  complet  dans  les  écoles 
catholiques.  (Voir  Urraburu,  Tlieodic.,t.  1,  p.  296; 


623 


MODERNISME 


624 


PonLE,  T.ehrbiich^  l.  I,  p.  2^  sqq.)  On  y  soutient 
l'univocité  ou  l'analogie:  mais  de  telle  sorte  que 
l'enseignement  patristique  reste  intact.  C'est  la  pre- 
mière condition  de  toute  spéculation  Ihéologique  ; 
et  M.  Le  Roy,  en  étemlant  à  tous  les  dogmes  ce  qui, 
jusqu'à  un  certain  point,  est  vrai  de  quelques-uns. 
l'a  trop  oublié. 

c)  Pour  M.  Le  Roy,  Notre  Père  signiGe  l'attitude^ 
filiale  que  ce  mot  commande  :  rien  de  plus.  Des  for- 
mules aussi  exclusives  décèlent  une  analyse  peu 
approfondie  du  contenu  réel  des  attributs  relatifs, 
conçus  sous  des  symboles  d'action.  D'après  M.  Le 
Roy,  nous  aurions  de  la  paternité  divine  à  notre 
égard  une  connaissance  à  peu  près  semblable  à 
celle  qu'ont  de  la  paternité  de  leur  propre  père  les 
enfants  de  cinq  ou  six  ans.  L'enfant,  on  le  sait,  ne 
tarde  pas  à  prendre  de  la  paternité  de  son  père 
une  notion  causale,  justificative  des  attitudes  qu'il 
doit  prendre.  Dans  le  système  pragraatisle  que  nous 
étudions,  rien  de  semblable  ne  peut  arriver.  Que  Dieu 
est  notre  Père,  signilie,  d'après  saint  Tliomas,  qu'il 
est  notre  cause  ellicientc  ;  et  qu'il  est  notre  bien, 
honum  nostrum,  signifie  qu'il  est  notre  cause  finale; 
c'est  clairement  indiquer  en  Dieu  un  fondement,  une 
raison  déterminée,  intelligible,  explicative  et  justifi- 
cative des  attitudes  qu'emportent  les  mots  l\otre 
Père,  notre  bien  suprême;  M.  Le  Roy,  lui,  ne  veut 
pas  de  relation  définie  entre  les  attitudes  respec- 
tueusement afTectueuses  et  reconnaissantes,  com- 
mandées, et  l'essence  divine.  D'après  lui,  si  on 
applique  la  notion  de  paternité  à  Dieu,  «  il  ne  faut 
garder  à  peu  près  rien  de  ce  qui  la  constitue  propre- 
ment dans  le  monde  de  notre  expérience  »  (^Do^me, 
p.  71).  Que  la  relation  causale  du  père  au  fils  ne 
soit  à  peu  près  rien  de  ce  qui  constitue  la  paternité 
dans  le  monde  de  notre  expérience,  une  doctrine 
est  désespérée  quand  elle  met  en  question  ces  sortes 
d'évidence.  On  concède  que  la  causalité  divine  est 
mystérieuse  ;  mais  qu'une  vérité  soit  difficile  à  con- 
cilier avec  d'autres,  ce  n'est  pas  une  raison  de  la 
nier,  si  elle  est  prouvée;  ceci  est  une  règle  de 
méthode  admise  dans  toutes  les  sciences.  Et  ce  n'est 
pas  une  solution  que  de  nous  dire  que  la  réalité 
sous-jacente  des  formules  dogmatiques  «  contient 
{sons  une  forme  ou  sous  une  autre)  de  quoi  justifier, 
comme  raisonnable  et  salutaire,  la  conduite  pres- 
crite »  (Ibid.,  p.  25).  Et  si  l'on  demandait  à  M.  Le  Uoy 
ce  qu'est  en  Dieu  cette  prescription  (car  elle  n'est 
pas  rien;  et  puisqu'elle  est  divine,  il  fautbien  qu'elle 
soit  en  Dieu),  répondrait-il  qu'elle  y  est  sous  une 
forme  ou  sous  une  autre  ?  Pour  avoir  le  droit  de 
commander,  pour  commander  de  fait,  il  faut  être 
intelligent  et  libre,  il  faut  intimer  une  volonté.  Que 
M.  Le  Roy  se  demande  de  quelle  manière  l'intelli- 
gence et  la  libre  volonté  sont  en  Dieu,  c'est  la  ques- 
tion de  l'univocité  et  de  l'analogie;  se  contenter  de 
dire  que  la  réalité  divine  contient,  sous  une  forme 
ou  sous  une  autre,  de  quoi  justifier  la  conduite 
prescrite,  et  refnser  d'avouer  un  Dieu  personnel, 
c'est  rester  dans  l'équivoque.  Et  si  tous  les  noms  de 
Dieu  sont  équivoques,  novis  ne  connaissons  pas  Dieu, 
dit  justement  saint  Thomas  contre  les  agnostiques 
de  son  temps  (I,  q.  i3,  art.  5). 

2"  De  la  négation  de  tout  vérificatif  des  noms 
divins  déterminé,  intellectuellement  connaissable, 
tiilit  l'impossibilité  de  la  révélation  proprement  dite 
des  principaux  mystères.  Parmi  les  vérités  révé- 
lées, il  en  est,  et  des  plus  fondamentales  de  la  reli- 
gion chrétienne,  qui  concernent  Dieu  lui-même,  sa 
nature  ;  d'autres  se  rapportent  aux  volontés  libres 
de  Dieu,  à  ses  œuvi-es  au  dehors  pour  notre  salut. 
Or  on  ne  voit  pas  comment  la  Trinité,  la  volonté  sal- 
viUque  universelle,  la  prédestination,  la  Rédemption 


auraient  pu  être  révélées  par  les  symboles  de 
M.  Le  Ro.y,  je  veux  dire  par  des  symboles  dont  le 
vérificatif  ne  serait  en  Dieu  que  «  d'une  façon  ou 
d'une  autre  « .  Sans  doute  Dieu  est  l'Incompréhen- 
sible, mais  il  n'est  pas  l'Inconnaissable;  et  si  nous 
ne  pouvons  pas  le  connaître  par  des  concepts, 
inadéquats,  inexhaustifs,  mais  en  même  temps 
exacts  et  précis,  comment  nous  communiquera-t-il 
les  secrets  de  son  invisible  essence,  les  décrets  libres 
de  sa  volonté  ? 

Enfin  et  par  contrecoup,  la  théorie  de  M.  Le  Roy 
tend  à  supprimer  la  notion  catholique  de  la  foi. 
D'après  le  concile  du  Vatican  et  tous  nos  catéchis- 
mes, l'acte  de  foi  surnaturelle  est  >in  acte  intellectuel 
par  lequel  nous  adhérons  fermement  aux  vérités 
révélées  et  que  l'Eglise  nous  enseigne,  à  cause  de 
l'autorité  du  témoignage  divin.  Ceci  est,  comme  on 
dit,  à  prendre  ou  à  laisser.  C'est  un  grand  honneur 
pour  un  homme  d'être  cru  sur  parole,  en  toute 
hypothèse  ;  nous  honorons  grandement  Dieu  par 
l'acte  de  foi,  jiuisque  non  seulement  nous  le  croyons 
sur  parole,  mais  encore  nous  faisons  profession  de  le 
croire  ainsi,  parce  qu'il  en  est  digne  :  (/»i  nec  falli 
nec  faltere  potest.  M.  Le  Roy  supprime  cet  hommage 
de  la  soumission  intellectuelle.  11  admet  l'hommage 
de  la  prière,  celui  de  l'amour,  celui  de  certaines 
expériences  mystiques  :  il  confond  perpétuellement 
l'acte  de  foi  avec  la  prière,  la  charité,  l'union  mysti- 
que; et  comme  il  lui  semble  que  ces  expériences 
religieuses  seules  ont  quelque  valeur,  il  en  conclut 
qu'elles  sont  la  foi.  L'adhésion  intellectuelle  aux 
dogmes  lui  paraît  de  si  peu  de  prix  qu'avec 
M.  FoGAzzARo,  il  admet  que,  pourvu  qu'un  «  homme 
aime  la  vérité,  aime  le  bien,  et  mette  en  pratique 
ces  deux  amours  »,  il  sera  sauvé  sans  la  foi  des 
dogmes.  Le  concile  du  Vatican,  citant  saint  Paul,  dit 
nettement  le  contraire  :  sine  fide  impossibile  est 
placere  l)eo,  D.  B.,  i^g.'i  (i6/t2).  Pour  un  catholique, 
le  choix  est  fait  entre  la  théologie  du  concile  et  celle 
d'un  romancier,  fût-il  cent  fois  plus  grand  que 
M.  Fogazzaro. 

Plusieurs  ont  été  séduits  par  l'arppel  fréquent  que 
M.  Le  Roy  fait  à  l'expérience  religieuse.  Bossuet 
explique  fort  bien  à  quoi  l'expérience  religieuse  des 
croyants  est  destinée  dans  le  plan  divin  :  la  suavité 
que  Dieu  donne  à  tous  dans  la  foi,  D.B.,  1791  (i64o), 
la  connaissance  du  divin  que  Dieu  nous  donne  par 
sentiment  plutôt  que  par  lumière  (gustate  et  videte; 
et  piae  deyotionis  erudiamur  a/J'ectu)  n'ont  pas  jtour 
but  de  nous  faire  négliger,  mépriser,  vider  de  leur 
contenu  les  formules  dogmatiques,  comme  paraît  le 
croire  M.  Le  Roy.  Leur  rôle,  c'est  de  nous  les  faire 
mieux  comprendre.  Elles  sont  le  moyen  par  lequel  la 
masse  des  fidèles  «  qui  sont  bien  instruits  par  l'Eglise, 
mais  à  qui  leur  imagination  représente  mal  ce  que 
l'Eglise  leur  enseigne  »,  est  amenée  à  dépasser  les 
idoles,  c'est-à-dire  "  les  images  grossières  qu'elle 
s'est  formée  de  la  première  essence  »  (0/iuvres  ora- 
toires, éd.  Lkbahq,  t.  V,  p.  io/().  D'après  Bossuet, 
l'expérience  religieuse  nous  est  donnée  pour  épurer 
les  représentations  de  l'objet  de  notre  foi,  pour  nous 
amener  à  mieux  croire;  d'après  M.  Le  Roy,  la  même 
expérience  supprime  le  croire  (D.  B.,  i238-ia39  [1  io5- 
1106]).  Cf.  d'ailleursl'article Agnosticisme. 


3*^  Le  développement  du  dogme.  —  Prop.  54  : 

«  /.es  dogmes,  les  .'sacrements,  la  hiérarchie,  soit 
quant  à  leur  notion,  soit  quant  à  leur  réalité,  ne 
sont  que  des  interprétations  et  des  évolutions  de  la 
pensée  chrétienne,  qui,  par  des  apports  venus  du 
dehors,  ont  accru  et  perfectionné  le  petit  germe  caché 
dans  l'Evangile.  »  Cette  proposition  condamnée 
résume    les    deux   petits    livres    de   M.   Loisy.   Elle 


62E 


MODERNISME 


626 


exprime  quel  est  le  développement  du  dogme  contre 
lequel  le  Décret  veut  mettre  en  gnide  les  lidèles. 

Cette  tliéoiie  du  dévelo])ppinent  des  dogmes  par 
évolution  et  par  accession  f  e  trouvait  dans  la  préface 
de  l'Evangile  et  l'EfiUse.  Elle  ctait  présentée  dans  l'ou- 
vrage comme  «  un  dogme  nouveau  »  à  conquérir 
(p.  162)  ;  et  à  la  dernière  page  du  volume,  l'auteur  se 
flattait  d'avoir  trouvé  le  moyen  de  «  concevoir,  à 
l'heure  actuelle,  l'accord  du  dogme  et  de  la  science,  de 
la  raison  et  de  la  foi,  de  l'Eglise  et  de  la  société  j.  On 
sait  que  l'autorité  ecclésiastique  sévit  promptement 
contre  le  nouveau  dogme.  M.  Loisy  s'expliqua.  Jn- 
toiir  d'un  petit  livre  dessilla  les  yeux  les  moins  per- 
spicaces. Il  devenait  évident  que,  pour  défendre 
l'interprétation  évolutionniste  de  l'histoire  du  chris- 
tianisme qu'esquissait  V Evangile  et  l'Eglise,  M.  Loisy 
changeait  et  abandonnait  phisieurs  des  notions  fon- 
damentales reçues  dans  l'Eglise  et,  en  réalité,  rédui- 
sait notre  foi  chrétienne  à  la  croyance  en  un  Dieu 
provident.  C'est  ce  qu'il  faut  brièvement  expliquer 
à  propos  de  la  proposition  5/|.  Nous  n'avons  point 
à  redire  ce  qu'on  peut  trouver  ailleurs  dans  ce  Dic- 
tionnaire. CVoir  art.  Agnostioismb,  Dogme  et  Foi  ) 
Mais  1°  nous  rappellerons  la  doctrine  catholique  sur 
le  développement  du  dogme;  2<J  nous  dirons  en  quoi 
consiste  la  théorie  de  M.  Loisy.  Chemin  faisant,  nous 
indiquerons  pourquoi  cette  théorie  est  inadmissible. 

1°  /,e  développement  classi<jiie  du  dogme.  — 
L'Eglise  admet  un  certain  développement,  un  certain 
progrès  du  dogme.  Le  concile  du  Vatican  est  très 
explicite  sur  ce  point.  11  rappelle  que  la  raison  aidée 
de  la  foi  peut  acquérir  une  intelligence  croissante 
des  mystères;  et  il  exprime  le  vœu  que  cette  intelli- 
gence croisse  dans  chacun  des  lidèles,  dans  l'Eglise 
entière,  tout  en  soulignant  la  loi  nécessaire  de  ce 
progrès  :  Crescat...  sed  eodem  sensu.  D.-B.,  1996,1800 
(i644i  16^7).  Les  idées  du  public  sur  cette  matière  ont 
été  tellement  brouillées  par  les  récentes  controverses 
qu'il  parait  utile  d'expli(|uer  ici  le  problème  réel 
qu'il  s'agit  de  résoudre  en  théologie  quand  on  s'y 
pose  la  question  classique  :  An  dogmata  creverint:' 

Les  théologiens  sont  d'accord  sur  les  propositions 
suivantes  : 

1°  Si  l'on  parle  de  l'objet  de  la  foi  en  faisant  abs- 
traction de  notre  mode  particulier  de  connaître  la 
vérité,  qui  est  le  jugement,  l'objet  de  notre  foi  est 
simple  et  unique,  Dieu.  Objeclnni  fidei  est  incom- 
plexum. 

2°  Comme  l'acte  de  foi  est  un  acte  intellectuel, 
comme  d'autre  part  la  foi  ne  change  pas  notre  mode 
naturel  de  connaître  en  tant  que  celui-ci  tombe  sous 
la  conscience  expérimentale,  l'acte  de  fol  est  un 
jugement.  D'où,  si  l'on  parle  de  I  objet  de  notre  foi, 
en  tenant  compte  de  notre  mode  de  connaître  la  vé- 
rité, l'objet  de  foi  est  multiple.  En  d  autres  termes,  il 
y  a  plusieurs  articles  à  croire;  ces  articles  nous  sont 
proposés  et  s'expriment  par  des  propositions;  de  là 
vient  la  pluralité  des  formules  dogmatiques. 

3"  Comment  l'objet  de  foi  unique  et  simple,  Dieu, 
devient-il  pour  nous  l'objet  de  foi  multiple?  Par  la 
révélation,  communication  surnaturelle  de  la  pensée 
divine,  non  pas  seulement  par  le  moyen  d'images 
et  d'idées,  mais  aussi  et  surtout  par  des  propositions, 
conformément  à  notre  mode  naturel  de  saisir  intel- 
lectuellement la  vérité.  Ces  propositions  sont  la 
parole  de  Dieu,  le  dictuni  a  Deo  :  leur  ensemble 
constitue  ce  qu'on  appelle  le  dépôt  de  la  foi;  c'est 
par  elles  que  nous  atteignons  l'objet  multiple  de  la 
foi,  et  la  réalité  de  l'objet  matériel  de  la  foi. 

M.  Loisy  a  brouillé  tout  cela.  El  c'est  grâce  à 
l'équivoque  des  termes  qu'il  avait  créée  et  réussi  à 
répandre  dans  un  certain  public  sous  le  nom  de  Fir- 
MIN,  qu'il    a   surpris  la  bonne  foi  de  quelques-uns. 


M.  Loisy,  on  le  sait  (prop.  20,  Autour,  p.  igS;  prop. 
22,  Evangile,  p.  i58),  n'admet  pas  la  révélation  pro- 
prement dite.  Il  n'admet  pas  cet  acte  par  lequel  la 
Vérité  première  manifeste  à  l'homme  la  pensée  di- 
vine sous  la  forme  d'une  proposition  surnaturelle 
ment  communi([uée;  pour  lui,  la  forme  native  des 
vérités  révélées  est  «  une  intuition  et  une  expérience 
religieuse  »,  la  révélation  a  «  pour  objet  propre  et 
direct  les  vérités  simples  contenues  daus  les  asser- 
tions de  la  foi  »  {Autour,  p.  200);  et  ces  vérités 
simples  se  réduisent  «  au  rapport  essentiel  qui  doit 
exister  entre  l'homme,  conscient  de  lui-même,  et 
Dieu  [>résent  derrière  le  monde  phénoménal»;  la 
révélation  est  «  la  perception  de  ce  rapport  »  {Au- 
tour, p.  196,  sq.).  M.  Loisy  n'admet  pas  non  plus 
que  la  foi  soit  un  acte  intellectuel  par  lequel  nous 
adhérons  aux  vérités  divinement  communiquées 
sous  la  forme  d'articles.  Et  cette  théorie  de  la  foi 
est  corrélative  de  la  théorie  de  la  révélation  que 
soutient  l'auteur. 

Cependant,  M.  Loisy  parle  continuellement  de 
révélation,  de  foi,  d'objet  de  foi,  de  représentation 
de  foi,  de  vue  de  foi  et  même  d'assertions  de  foi, 
etc.  IJien  plus,  il  en  appelle  aux  anciens  théologiens 
pour  prouver,  contre  ses  détracteurs,  que  les  repré- 
sentations de  foi  correspondent  à  l'état  des  laits 
psychologiques  et  historiques  {Autour...,  p.  190);  il 
connaît  la  formule  des  théologiens,  que  Dieu  consi- 
déré absolument  est  l'objet  de  la  foi  et  de  la  théolo- 
gie :  car  «  la  christologie,  la  grâce,  l'Eglise  rentrent 
dons  la  théologie,  le  dogme  de  Dieu  »  (p.  2o4);  et  il 
fait  sienne  la  formule  de  quelques  autres  théologiens, 
que  l'objet  de  la  foi,  de  la  théologie,  se  réduit  à 
Dieu,  au  Christ,  à  son  œuvre  {Evangile,  p.  17^);  il 
lui  paraît  d'ailleurs  que  ces  deux  formules  peuvent 
se  concilier  si  l'on  dit  que  Dieu  pris  relativement  est 
l'objet  de  la  foi,  et  il  réduit  la  révélation  à  la  per- 
ception du  rapport  essentiel  qui  doit  exister  entre 
Dieu  et  l'homme  (^«<o»;',  p.  196):  0  la  révélation  n'a 
pu  être  que  la  conscience  acquise  par  l'homme  de 
son  rapport  avec  Dieu  «(p.  195).  L'assurance  du  ton 
eu  a  imposé  à  plusieurs  des  lecteurs  de  M.  Loisj". 
Distinguons  un  peu,  ou,  ee  qui  revient  au  même  dans 
l'espèce,  rétablissons  les  faits. 

Toutes  les  propositions  des  anciens  théologiens 
auxquelles  en  appelle  M.  Loisy,  ont  un  sens  sinon 
vrai,  du  moins  soutenable,  dans  le  contexte  des  au- 
teurs qui  les  ont  énoncées.  Ces  auteurs  entendent 
ces  propositions  de  l'objet  de  la  foi  incomple.rum, 
c'est-à-dire  de  la  chose  crue,  en  faisant  abstraction 
de  notre  mode  de  la  croire.  Mais  les  mêmes  théolo- 
giens sont  unanimes  à  soutenir  que  l'objet  de  nos 
actes  de  foi  n'est  pas  incomptexum,(\i\'ileiil  multiple, 
dès  qu'on  tient  compte  de  la  manière  dont  subjecti- 
vement nous  atteignons  l'objet  révélé.  Le  sophisme 
perpétuel  de  M.  Loisy  consiste  donc  à  parler  tou- 
jours comme  si  les  Pères  et  les  scolastiques  avaient 
enseigné  :  i"  que  Dieu,  ohjectum  incomple.r.iint,  est 
l'objet  de  notre  foi  surnaturelle  indépendamment  de 
toute  révélation  proprement  dite;  a"  que  l'objet 
«  propre  et  direct  »  de  notre  fol  surnaturelle  n'est 
pas  constitué  par  la  révélation  proprement  dite, 
dont  le  contenu  global  forme  le  dépôt  de  la  foi  chré- 
tienne {Autour,  p.  200);  3°  que  notre  acte  surnaturel 
de  foi  atteint  Dieu,  considéré  en  lui-même,  autre- 
ment que  par  l'adhésion  au  dépôt  de  la  foi,  aux  di- 
vers articles  de  foi  {Ibid.). 

C'est  à  l'aide  de  cette  équivoque  fondamentale 
que  M.  Loisy  est  parvenu  à  employer,  d'un  bout  à 
l'autre  de  ses  deux  petits  livres,  les  mots  foi  et  révé- 
lation dans  un  sens  qui  n'est  pas  le  sens  catholique 
de  ces  termes.  Beaucoup  de  ses  lecteurs  s'y  sont 
laissé  prendre,  soit  parce  qu'ils  n'étaient  pas  assez 


627 


MODERNISME 


028 


familiarisés  avec  la  notion  exacte  de  ces  expressions, 
soit  parce  qu'ils  suppléaient  dans  leur  pensée  au 
manque  d'acribie  du  texte,  sans  remarquer  que  les 
corrections  qu'ils  introduisaient  mentalement  dans 
les  formules  de  M.  Loisy,  étaient  précisément  ce 
que  i\l.  Loisy  niait  le  plus. 

En  effet,  sans  manifestation  de  la  vérité  par  Dieu 
lui-même,  il  n'y  a  pas  d'objet  de  foi,  il  n'y  a  pas 
d'acte  de  foi,  dans  l'état  surnaturel  où  nous  sommes  : 
laissons  de  côté  la  question  métaphysique  de  possi- 
hili,  puisqu'il  s'agit  de  l'ordre  actuel  choisi  et  voulu 
par  la  Providence  surnaturelle  de  Dieu.  Or,  les  fiies 
de  foi  de  M.  Loisy  sur  la  divinité  du  Christ,  sur  les 
sacrements,  sur  la  hiérarchie,  non  seulement  ne 
supposent  pas,  mais  elles  excluent  la  révélation 
proprement  dite  des  articles  concernant  ces  sujets. 
Et  cette  seule  observation  suffit  pour  dissiper  l'équi- 
voque fondamentale  de  M.  Loisy  et  tout  l'échafau- 
dage de  sa  pseudo-théologie  chrétienne.  Pour  un 
chrétien,  qui  dit  acte  de  foi  suppose  une  révélation 
divine,  qui  propose  l'objet  à  croire,  antérieurement 
à  cet  acte  de  foi.  Pour  M.  Loisy,  qui  dit  iiie  de  foi 
exclut  cette  révélation  divine  constitutive  de  l'objet 
de  foi.  D'après  l'Eglise,  il  est  impossible  de  croire  de 
foi  surnaturelle  ce  que  Dieu  n'a  pas  manifesté  ;  la 
révélation  est  une  condition  essentielle  de  nos  actes 
de  foi,  pour  diverses  raisons,  et,  entre  autres,  parce 
qu'elle  en  constitue  l'objet  ;  aussi  dogme  se  déliiiit  : 
dictum  a  Deo,  propositiim  ah  Ecclesta.  D'après 
M.  Loisy,  pour  un  catholi<|ue,  «  l'interprétation 
actuelle  »  de  l'Eglise  est  tout.  (Autour,  p.  206  sqq.) 
Nouvelle  équivoque. 

M.  Loisy  sait  que  nous  admettons  des  traditions 
non  écrites,  et  il  fausse  notre  doctrine  pour  en  abuser 
contre  nous.  Il  est  vrai  que  l'Eglise  admet  des  tra- 
ditions en  dehors  de  l'Ecriture.  Mais  l'Eglise  n'admet 
pas  que  des  traditions  de  ce  genre,  comme  le  sup- 
pose le  développement  du  dogme  par  évolution  et 
par  accession  de  M.  Loisy.  Tout  l'enseignement  de 
l'Eglise  n'est  pas  de  tradition  non  écrite;  les  princi- 
paux dogmes,  l'ensemble  des  dogmes,  en  particulier 
le  dogme  de  l'existence  d'une  tradition  non  écrite, 
sont  exprimés  dans  l'Ecriture  ;  et  les  traditions  non 
écrites  y  ont  souvent  un  fondement  assignable. 
Enfin  ces  traditions  non  écrites,  l'Eglise  les  tient 
pour  formellement  révélées  de  Dieu;  et  cela,  non 
pas  dans  le  cours  de  l'histoire  du  christianisme, 
mais  antérieurement  à  la  mort  du  dernier  des  apô- 
tres (Voir  prop.  21).  Et  M.  Loisy  nie,  aussi  bien  les 
uns  que  les  autres,  tous  ces  points. 

Nous  ne  somme  pas  au  bout  de  l'équivoque. 
M.  Loisy  admet,  on  le  sait,  des  dogmes  nouveaux, 
émergeant  au  cours  des  âges  de  la  pensée  chrétienne, 
de  l'expéfience  religieuse.  Dans  son  système,  il  ne 
peut  pas  les  rattacher  à  la  révélation  formelle  des 
articles  faite  aux  .apôtres,  puisque,  d'après  lui,  le 
Christ  n'a  fait  que  donner  le  branle  à  un  mouvement 
religieux,  sans  rien  régler  ni  sur  le  dogme,  ni  sur 
les  sacrements,  ni  sur  la  hiérarchie.  M.  Loisy  voit 
bien  qu'il  est  nécessaire  que  ces  dogmes  nouveaux 
—  même  au  sens  où  il  entend  ces  mots  —  se  ratta- 
chent à  l'Evangile  :  autrement,  cène  serait  plus  des 
dogmes  spéciliquement  chrétiens.  Il  a  recours  pour 
établir  ce  lien  entre  nos  formules  dogmatiques  et  le 
«  germe  »  caché  dans  l'Evangile,  à  l'intermédiaire 
de  l'autorité  doctrinale  de  l'Eglise.  11  écrit  en  effet  : 
X  Le  catholicisme  consiste  à  recevoir  comme  éma- 
nant d'une  autorité  divinement  établie,  l'interpréta- 
lion  que  l'Eglise  donne  actuellement  de  l'Evangile.  » 
(Autour,  p.  2o5). 

Quoi  qu'il  en  soit,  pour  le  moment,  du  "  lien  vital  « 
que  M.  Loisy  admet  ailleurs  pour  faire  ce  raccord 
du    christianisme    primitif  avec    le  nôtre   (Autour, 


p.  65);  quoi  qu'il  en  soit  encore  de  la  réduction  du 
sens  réel  de  nos  dogmes  à  la  perception  du  rapport 
simple  que  la  religion  découvre  entre  Dieu  et  nous  : 
autre  moyen  qu'emploie  M.  Loisy  pour  expliquer  que 
la  révélation  demeure  toujours  substantiellement 
identique  à  elle-même  (Autour,^.  199);  il  est  certain 
que  l'autorité  doctrinale  de  l'Eglise  est  insuffisante  à 
rem[>lir  le  rôle  que  lui  assigne  M.  Loisy. 

M.  Loisy  prétend  que  le  catholicisme  consiste  à 
recevoir  l'interprétation  de  l'Evangile  par  l'Eglise. 
La  formule  exacte  est  :  «  Le  catholicisme  consiste  à 
recevoir  l'Evangile,  parole  de  Dieu,  dont  l'interpré- 
tation authentique  nous  est  donnée  par  l'affirmation 
et  la  proposition  de  l'Eglise,  infaillible  dans  cette 
affirmation  et  dans  cette  proposition  en  vertu  des 
divines  promesses.  »  11  y  a  plus  que  des  nuances 
entre  ces  deux  formules.  Celle  de  M.  Loisy  est 
inexacte.  D'abord,  l'observation  psychologique  la 
plus  rudimentaire  suffirait  à  constater  que  la  ten- 
dance de  l'acte  de  foi  des  catholiques  n'est  pas  du 
tout  celle  que  lui  assigne  M.  Loisy.  Ensuite,  voici 
la  doctrine  ecclésiastique  :  pour  que  le  fidèle  puisse 
faire  un  acte  de  foi  surnaturelle  sur  un  article  déter- 
miné et  soit  en  certains  cas  tenu  de  le  faire  sous 
peine  d'hérésie,  il  faut  l'affirmation  de  cet  article 
par  l'Eglise,  la  proposition  par  le  magistère  de  cet 
article  comme  révélé  de  Dieu  ;  et  cette  affirmation, 
cette  proposition,  est  garantie  par  la  promesse 
divine  de  l'infaillibilité,  faite  directement  au  magis- 
tère vivant.  Il  est  vrai  que  le  dogme  se  définit  : 
dictum  a  Deo,  propositum  al>  Ecclesia.  Mais  dans 
cette  formule,  l'affirmation  et  la  proposition  de 
l'Eglise  viennent  au  second  rang;  ce  qui  vient  en 
tête,  c'est  la  parole  de  Dieu,  l'affirmation  divine. 

Or,  pour  nous,  la  parole  de  Dieu  consignée  dans 
la  sainte  Ecriture  est  le  dépôt,  la  source  des  vérités 
de  la  foi  ;  tous  les  fidèles  le  savent,  puisque  tous 
entendent  leur  curé  commencer  habituellement  son 
prône  par  un  texte  de  l'Ecriture  ;  et  Pie  X  l'a  rappelé 
dans  un  consistoire  en  déplorant  «  que  les  héréti- 
ques modernes  ne  regardent  plus  la  sainte  Ecriture 
comme  la  source  sûre  de  toutes  les  vérités  qui  ap- 
partiennent à  la  foi  ». 

On  voit  par  là  que,  d'après  l'Eglise,  l'interpréta- 
tion ecclésiastique  de  l'Evangile  sert  à  faire  le  rac- 
cord entre  les  formules  dogmatiques  actuelles  et  le 
christianisme  primitif,  en  tant  que  cette  interpréta- 
tion se  rattache,  grâce  au  charisme  de  l'infaillibilité, 
à  la  parole  divine  originaire,  consignée  dans  l'Ecri- 
ture. Mais  M.  Loisy  n'admet  pas  cette  parole  divine 
initiale,  ou  ne  reconnaît  point  de  sens  dogmatique 
aux  textes  scripturaires,  ou  réduit  ce  sens  à  beau- 
coup moins  que  l'Eglise  ne  le  fait.  Ce  n'est  donc  que 
grâce  à  une  équivoque  de  mots  que,  dans  son 
système,  l'interprétation  de  l'Eglise  paraît  rattacher 
le  christianisme  actuel  au  christianisme  primitif. 

Ce  point  fondamental  réglé,  revenons  aux  propo- 
sitions communément  admises  par  les  théologiens 
sur  le  développement  du  dogme. 

4°  Ceux  à  qui  l'Evangile  a  été  suffisamment  pro- 
posé sont  tenus  à  l'adhésion  au  christianisme  :  ce 
qui  ne  va  pas  sans  l'adhésion  explicite  aux  princi- 
paiix  articles,  à  quelques  propositions  révélées  de 
Dieu. 

5°  L'objet  de  la  foi  chrétienne  n'a  reçu  aucun 
accroissement  objectif  depuis  la  mort  du  dernier  des 
apôtres.  La  révélation  qui  s'adresse  et  s'impose  à 
tous  a  été  close  avec  l'âge  apostolique.  L'objet  mul- 
tiple de  la  foi  a  été  constitué,  une  fois  pour  toutes, 
par  la  révélation  faite  par  le  Fils  dans  la  plénitude 
des  temps,  et  par  l'enseignement  du  Saint-Esprit  aux 
apôtres.  L'objet  de  notre  foi  est  donc  int'nriable.  Et 
c'est  la  raison   pour   laquelle  l'Eglise    a    condamné 


629 


MODERNISME 


630 


dans  le  cours  des  siècles  tous  les  prophètes  «  du 
nouvel  évangile  ».  (Voir  art.  Dogme,  t.  1,  i  i58-i  iGo.) 

Ici  se  pose  enlin  la  question  du  développement  du 
dogme  chrétien.  En  désaccord  évident  avec  Khanzklin 
et  l'école  classique,  M.  Loisv  a  cru  pouvoir  se  récla- 
mer de  Nkwm.vn  (Evangile,  p.  i6i;  Autinir.,  p.  ■;). 
Mais  Newman  relient  les  données  essentielles  du 
problème  et  le  pose  correctement.  S'il  considère 
l'objet  du  jugement  initial,  apostolique,  de  foi,  il 
admet  ce  jugement.  M.  Loisy  au  contraire  est,  nous 
allons  le  voir,  en  désaccord  avec  Kranzelin,  avec 
Newman,  sur  toute  la  ligne.  C'est  que  M.  Loisy 
n'admet  pas  la  révélation  initiale  des  articles.  Et  de 
là  vient  que,  loin  de  nous  proposer  une  solution 
acceptable  du  problème  du  développement,  il  ne  pose 
pas  correctement  la  question;  à  proprement  parler, 
il  la  su[)prime.  Delà  vient  aussi  qu'on  peut  dire  qu'il 
n'y  a  entre  M.  Loisy  et  Newman  d'autre  ressemblance 
((ue  l'emploi  de  la  pliraséologie  ne\vmanienne,  mise 
à  la  mode  en  France  par  quelques  immanentistes 
newmanisants.  Mais  M.  Loisy  a  beavi  employer  les 
termes  de  vie,  de  foi  vécue,  etc.,  chers  à  Newman,  la 
ressemblance  n'est  que  verbale.  M.  Loisy  change  le 
sens  newmanien  des  termes  de  Newman,  comme  il 
a  changé  le  sens  chrétien  des  termes  fui,  révclatinn, 
et  le  sens  catholique  des  mots  tradition,  interpréta- 
tion, de  l'Eglise. 

Que  si  M.  Loisy  prétend  que  du  moins  il  a  pour 
lui  Newman  dans  le  point  où  celui-ci  est  en  désac- 
cord avec  Franzelin,  il  faut  encore  nier  que  M.  Loisy 
donne  au  mot  oh  jet  de  foi  le  même  sens  que  Newman, 
que  la  foi  cliez  M.  Loisy  soit  la  même  chose  que  la 
foi  dont  parle  Newman.  En  elTet,  pour  Newman, 
comme  pour  l'Eglise  entière,  l'objet  de  foi  est  cons- 
titué par  la  révélation  des  articles  faite  aux  apôtres, 
la  foi  est  l'adhésion  à  cet  objet.  D'après  M.  Loisy  au 
contraire,  les  apôtres  n'ont  point  reçu  la  révélation 
proprement  dite  des  articles  ;  la  foi  n'est  donc  pas 
l'adhésion  aux  vérités  révélées  aux  apôtres  et  consi- 
gnées dans  l'Ecriture.  L'accord  avec  Newman  reste 
donc  ici  encore  purement  verbal.  Et  quand  il  serait 
démontré  —  ce  qui  n'est  pas  —  que  la  foi  vécue  de 
Newman  n'est  que  la  reprise  en  style  moderne  d'an- 
ciennes opinions  d'Auréolus,  d'Occam  et  de  Melchior 
Gano  (voir  Vazijukz,  in  I,  disp.  v);  quand  il  serait 
prouvé  —  ce  qui  l'est  moins  encore  —  que  les  a  as- 
sertions vivantes  de  la  foi  »  de  M.  Loisy  ne  sont 
psychologiquement  autre  chose  que  la  foi  vécue  de 
Newman;  l'accord  resterait  encore  verbal  entre 
M.  Loisy  et  ces  auteurs  catholiques  :  car  Aureolus, 
Occam,  Cano,  Newman  sont  tous  partis  de  ce  fait 
|ue  l'objet  invariable  de  la  foi  est  constitué  par  la 
révélation,  et  tous  ont  cherché  à  expliquer  com- 
ment notre  foi  plus  explicite  —  foi  infuse,  foi  vécue 
—  peut  atteindre  ce  même  objet,  l'atteint  en  effet. 
M.  Loisy  au  contraire  cherche  comment,  avec  la 
phraséologie  de  Newman,  on  pourrait  arriver  à  se 
passer  de  cet  objet  précis  et  de  la  révélation  des 
articles  qui  l'a  constitué.  Telles  sont  les  équivoques 
foncières  par  lesquelles  M.  Loisj'  a  semé  le  doute 
dans  l'esprit  de  plusieurs,  et  hélas  !  amené  l'apostasie 
de  quelques-uns  de  ses  lecteurs. 

2"  Le  dévelop/iement  du  dogme  par  évolution.  —  Le 
lecteur  sait  déjà  pourquoi  la  théorie  du  développe- 
ment des  dogmes  par  évolution  n'est  pas  admissible. 
Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  dire  un  mot  des  quelques 
propositions  condamnées  qui  n'ont  pas  encore  été 
expliquées. 

1°  M.  Loisy  n'admet  pas  l'objet  de  foi  initial 
constitué  par  la  révélation  des  articles.  Il  écrit  :  «  On 
peut  dire  que  Jésus  au  cours  de  son  ministère  n'a  ni 
prescrit  à  ses  apôtres  ni  pratiqué  lui-même  aucun 
règlement  de  culte  extérieur  qui  aurait   caractérisé 


l'Evangile  comme  religion.  Jésus  n'a  pas  plus  réglé 
d'avance  le  culte  chrétien  qu'il  n'a  réglé  formellement 
la  constitution  et  les  dogmes  de  l'Eglise...  L'Evangile 
comme  tel  n'était  qu'un  mouvement  religieux,  qui  se 
produisait  au  sein  du  judaïsme  pour  en  réaliser  par- 
faitement les  principes  et  les  espérances.  Ce  serait 
donc  chose  inconcevable  que  Jésus  avant  sa  dernière 
heure  eût  formulé  des  prescriptions  rituelles...,  le 
regard  de  Jésus  n'embrassant  pas  directement  l'idée 
d'une  religion  nouvelle,  d'une  Eglise  à  fonder,  mais 
toujours  l'idée  du  royaume  des  cieux  à  réaliser.  Ce 
fut  l'Eglise  qui  vint  au  monde,  et  qui  se  constitua 
de  plus  en  plus,  par  la  force  des  choses,  en  dehors 
du  judaïsme.  Par  là  le  christianisme  devint  une 
religion  distincte,  indépendante  et  coni[)lète;  comme 
religion,  il  eut  besoin  d'un  culte,  et  il  l'eut.  »  {Evan- 
gile, p.  181-182).  Ce  passage  est  caractéristique  du 
procédé.  C  est  lui  qui  parait  avoir  été  visé  par  la 
proposition  59:  «  le  Christ  n'a  point  enseigné  un[corps 
de  doctrine  applicable  à  tous  les  temps  et  à  tous  les 
hommes,  mais  il  a  plutôt  commencé  un  mouvement 
religieux  adapté  ou  capable  d'être  adapté  aux  diffé- 
rents temps  et  lieux.  »  Il  est  vrai  que  le  Christ  a 
commencé  un  mouvement  religieux,  que  ce  mouve- 
ment était  adapté  à  son  temps  et  à  son  milieu,  qu'il 
est  capable  d'être  adapté  à  tous  les  temps  et  à  tous 
les  lieux  ;  ces  propositions  ont  un  sens  exact.  Mais  il 
est  faux  que  ce  mouvement  religieux  n'a  point  eu  de 
base  doctrinale,  et  que  la  doctrine  révélée  par  le 
Christ  n'est  pas  universellement  ap|)licable.  C'est 
précisément  parce  que  la  doctrine  du  Christ 
est  convenable  pour  tout  pays  et  toute  époque, 
que  le  mouvement  religieux  qui  est  le  christianisme 
est  d'une  extrême  plasticité  et  convient  à  tous  les 
temps  et  à  toutes  les  latitudes. 

Si  ni  les  dogmes,  ni  les  sacrements  (Autour,  p.  22/4), 
ni  la  hiérarchie  (^»(oi(r,  p.  i-)2,  177,  sqq.)  ne  vien- 
nent immédiatement  du  Christ,  comment  notre  reli- 
gion peut-elle  se  dire  chrétienne?  Ce  que  M.  Loisy 
vient  d'appeler  mouvement  religieux,  ailleurs  —  et 
très  souvent  —  il  l'opiiclle  un  germe.  Les  dogmes 
étaient  dans  la  tradition  primitive  «  comme  un 
germe  dans  une  semence  n  (Evangile,  p.  162).  Cette 
métaphore  est  classique  ;  et  pour  cette  raison, 
malgré  l'abus  qu'en  a  fait  M.  Loisy,  elle  restera.  On 
a  essayé  récemment  de  lui  substituer  celle  du  ferment. 
Métaphore  pour  métaphore,  les  plus  vieilles  sont  les 
meilleures.  Celle  du  germe  a  d'ailleurs  l'avantage  de 
bien  affirmer  l'invariabilité  du  dépôt  :  Crescat.  Le 
tort  de  M.  Loisy  n'est  pas  de  s'en  être  servi,  mais 
d'avoir  réduit  ce  germe  aux  formes  particulières  par 
lesquelles  la  faculté  d'idéation  du  Christ  se  repré- 
senta le  contenu  de  la  religion  naturelle. 

2"  M.  Loisy  réduit  le  sens  de  nos  dogmes  à  la  per- 
ception du  rapport  simple  que  la  religion  naturelle 
découvre  entre  Dieu  et  nous.  L'Eglise  catholique  en- 
seigne que  les  sacrements  sont  des  Signes  sensibles 
institués  par  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  qui  pro- 
duisent la  grâce  que  d'après  la  volonté  du  Christ  ils 
signifient  ;  et  cette  doctrine  des  sacrements  fait 
l'objet  de  toute  une  session  du  concile  de  Trente. 
M.  Loisy  supprime  l'efficacité  des  sacrements  ou,  si 
l'on  veut,  la  réduit,  ainsi  que  leur  signification,  au 
minimum  qui  suit  :  «  Ils  ne  font  que  rappeler  à 
l'homme  la  présence  perpétuellement  bienfaisante 
de  son  Créateur  »  (Evangile,  p.  220).  C'est  littérale- 
ment la  lii'  proposition  condamnée  par  notre 
Décret. 

Cette  proposition  hérétique  est  caractéristique  du 
système  de  M.  Loisy.  Le  lecteur  a  compris  par  ce 
qui  précède  que  le  catholicisme  ne  peut  pas  admet- 
tre un  développement  du  dogme  par  évolution  et  par 
accession,  parce  que  le  dogme  révélé  est  une  donnée 


631 


MODERNISME 


632 


initiale,  invariable  ;  et   pour  nous  cette  donnée  se 
compose  des  articles  de  foi. 

M.  Loisy  admet  lui  aussi  une  donnée  initiale  inva- 
riable ;  mais  celle  donnée  n'est  autre  chose  que  la 
religion  naturelle.  C'est  ce  qu'il  faut  expliquer, 
parce  que  c'est  le  fond  de  tout  le  procédé  par  lequel 
M.  Loisy  pense  rester  chrétien  tout  en  niant  la  foi 
aux  articles,  dans  le  sens  où  l'Efjlise  l'enseigne. 

a)  La  révélation  initiale  est  la  perception  du  rap- 
port essentiel  qui  doit  exister  entre  l'homme  et  Dieu 
{Autour,  p.  196).  Cette  perception  est  la  foi,  car 
M.  Loisy  n'admet  pas  de  connaissance  naturelle  de 
Dieu  dans  l'ordre  où  nous  sommes  (p.  iy4).  Ces  deux 
propositions  sont  inconciliables  avec  le  concile  de 
Trente  et  celui  du  Vatican.  Inutile  d'insister  [D.  B., 
798(680);  1785(163/;);  1789(1638)]. 

b)  L'évolution  de  la  foi  est  coordonnée  à  l'évolu- 
tion intellectuelle  et  morale  de  l'homme  (p.  igij). 
Cependant  «  la  révélation  demeure  toujoui-s  substan- 
tiellement identique  à  elle-même  w  (p.  199).  Celte 
phrase  aurait  un  sens  e.'cact,  si  JI.  Loisy  admettait  à 
l'origine  la  révélation  proprement  dite,  et  les 
anciens  théologiens  ne  craignaient  pas  de  dire  : 
n  Actu  fidei  impUcito,  omnia  quae  nunc  credunlur, 
fnerunt  seiiiper  in  Ecclesia  Dc.i  crédita.  »  Mais 
M.  Loisy  se  moque  de  cette  conception  anlhropo- 
morphique  des  théologiens  et  de  n  la  fourniture  de 
vérité  »  qu'on  suppose  que  Dieu  aurait  donnée  à 
l'homme  dès  l'origine  (Autour,  p.  ig3).  Ce  qui  reste 
identique,  c'est  donc  au  fond  la  religion  naturelle, 
puisque  la  religion  naturelle  ne  serait  autre  chose 
que  l'expression  du  «  rapport  essentiel  »  qui  existe 
entre  Dieu  et  l'homme.  «  Le  développement  delà  re- 
ligion révélée,  dit  M.  Loisy,  s'est  elfectué  par  la  per- 
ception de  nouveaux  rapports,  ou  plutôt  par  une 
détermination  plus  précise  et  plus  distincte  du  rap- 
port essentiel,  entrevu  dès  l'origine,  l'homme  appre- 
nant ainsi  à  connaître  de  mieux  en  mieux  et  la 
grandeur  de  Dieu  et  le  caractère  de  son  propre 
devoir  »  (197).  —  Cette  dernière  formule  n'est  nul- 
lement acceptable,  parce  qu'il  est  faux  que  la  religion 
révélée  ne  nous  enseigne  que  le  rapport  essentiel  qui 
doit  exister  entre  Dieu  et  l'homme  :  1"  elle  nous 
instruit  de  ce  rapport  essentiel,  qiie  nous  aurions 
pu  connaître  sans  la  révélation  [D.B.,  1786  (i635)j; 
et  2"  elle  nous  instruit  de  la  manière  dont  il  a  plu  à 
Dieu  d'être  honoré  dans  l'ordre  surnaturel  où  il  nous 
a  librement  et  gratuitement  placés  ;  et  notre  éléva- 
tion, ainsi  que  les  devoirs  qui  en  résultent,  ne  pou- 
vaient pas  être  connus  de  nous  sans  la  révélation  ; 
il  en  faut  dire  autant  des  mystères  proprement  dits 
que  la  révélation  propose  et  impose  à  notre  croj'ance. 

c)  C'est  par  «  intuition  »,  sous  l'action  de  Dieu, 
que  l'homme  perçoit  ce  fond  commun  de  toutes  les 
religions  qui  est  le  rapport  essentiel  entre  Dieu  et 
l'homme  (p.  200).  L'action  de  Dieu  et  la  nôtre  cons- 
tituent l'expérience  religieuse.  Nous  nous  traduisons 
à  nous-mêmes  cette  expérience  par  des  idées,  par 
des  représentations  de  foi.  Ces  idées,  «  images  déco- 
lorées de  nos  impressions  subjectives  »,  sont  varia- 
bles avec  le  temps,  suivant  les  conditions  où  nous 
sommes,  et  le  stade  de  l'évolution  où  nous  sommes 
parvenus.  Car  le  dynamisme  intérieur  trouve  «  dans 
les  rencontres  de  l'histoire  les  occasions,  les  exci- 
tants, les  adjuvants,  la  matière  de  son  propre  déve- 
loppement i>  (p.  47).  M.  Loisy  ne  nie  pas  que  ces 
idées  expriment  le  divin  ;  elles  l'expriment  inadé- 
qualemenl  —  et  ceci  est  exact  ;  mais  elles  n'expri- 
ment qu'un  seul  objet.  Dieu  et  son  rapport  essentiel 
avec  nous.  Et  cela  est  faux,  nous  l'avons  déjà  dit. 

d)  Pour  M.  Loisy,  le  prophétismc,  l'Evangile,  nos 
formules  dogmatiques  ne  sont  que  des  efforts  pour 
arriver  à    se  représenter  intellectuellement  l'objet 


religieux,  le  rapport  fondamental  qui  doit  exister 
entre  Dieu  et  l'homme.  Les  prophètes  se  représen- 
taient cet  objet  sous  le  symbole  du  messianisme  ; 
Jésus,  par  celui  du  royaume  ;  nous,  par  nos  formules 
de  foi,  dogmes,  sacrements,  hiérarchie:  la  représen- 
tation a  varié,  l'objet  est  le  même,  il  est  unique. 
'(  Qu'est-ce  que  la  révélation  chrétienne,  dans  son 
principe  et  dans  son  point  de  départ,  sinon  la  per- 
ception, dans  l'ànie  du  Chrisl,  du  rapport  qui  unis- 
sait à  Dieu  le  Chrisl  lui-même  et  de  celui  qui  relie 
tous  les  hommes  à  leur  Père  céleste?  »  (p.  196).  Et 
ailleurs  :  «  La  doctrine  catholique  est  l'expression 
intellectuelle  d'un  développement  vivant.  Elle  cor- 
respond substantiellement  à  la  foi  des  prophètes.  » 
D'après  l'Eglise,  le  lien  qui  ratlache  notre  foi,  nos 
formules  dogmatiques  à  l'Evangile  est  avant  tout 
l'unité  doctrinale.  D'après  M.  Loisy,  <(  le  lien  qui  l'y 
rattache  est  un  lien  vital  moyennant  lequel  toutes 
les  formes  essentielles  de  la  pensée  ecclésiastique 
procèdent  d'un  même  principe  que  les  formes  essen- 
tielles de  la  pensée  èvangélique,  et  se  dégagent  de 
celles-ci  comme  un  effort  pour  atteindi'e,  dans  des 
conditions  dill'crcnles,  à  la  représentation  du  même 
objet  vivant  et  diversement  exprimé.  Dieu,  l'homme 
et  sadestinée,réconomiedusalul.  )>(./»ioHr,  p.  65).Si 
M.  Loisy  concédait  que  cet  objet  «  Dieu,  l'homme  et 
sa  destinée,  l'économie  du  salut  »  nous  a  été  révélé 
explicitement,  formellement,  dans  le  détail,  par  le 
Christ,  qu'il  se  trouve  consigné  dans  l'Ecriture,  on 
pourrait  se  dispenser  d'épiloguer  sur  cette  formule: 
elle  reviendrait  à  dire  que  iJieu  rémunérateur  est 
l'objet  unique  de  la  foi  implicite  par  laquelle  ceux  à 
qui  l'Evangile  n'a  pas  clé  proposé  peuvent,  à  cer- 
taines conditions,  être  sauvés,  suivant  une  opinion 
connue  en  théologie.  Mais  M.  Loisy  n'ignore  pas 
que  la  foi  explicite  des  articles  est  nécessaire  à  ceux 
à  qui  l'Evangile  a  été  proposé  ;  et  que  ces  articles 
sont  d'après  l'Eglise  formellement  révélés  dans 
l'Evangile.  On  voit  que  c'est  toujours  la  même  équi- 
voque surTobjet  de  la  foi  qui  fait  le  fond  du  système, 
e)  La  réduction  de  l'objet  de  notre  foi  à  l'unité, 
par  la  suppression  de  la  révélation  et  de  la  foi  des 
articles,  met  M.  Loisy  tout  à  fait  à  l'aise  pouradmet- 
tre  dans  le  christianisme  autant  d'éléments  étran- 
gers qu'on  voudra.  En  effet,  cette  réduction  donne  à 
M.  Loisy  le  moyen  de  retrouver  toujours  et  partout 
la  vraie  religion  :  aussi  bien  dans  les  formules  sco- 
lasliques  que  dans  les  données  païennes,  helléni- 
ques, que  notre  faculté  d'idéation  emploie,  suivant 
les  temps,  pour  exprimer  l'unique  objet  de  la  révé- 
lation, le  rapport  essentiel  entre  Dieu  et  l'homme. 
Par  exemple,  les  formules  dogmatiques  de  l'Eglise 
sont  vraies  et  «  leur  sens  ne  change  pas  ».  D'après 
la  doctrine  de  l'Eglise,  le  sens  des  formules  dogma- 
tiques ne  change  pas,  et  cela  vient  de  ce  que  l'Eglise, 
tout  en  adoptant  quelquefois  pour  exprimer  le  dogme 
révélé  desconceplsqui  ne  se  trouvent  pas  in  terminis 
dans  les  livres  saints,  n'exprime  par  ces  termes  nou- 
veaux que  la  pensée  des  livres  saints  :  c'est  une  nou- 
velle expression  du  dépôt,  mais  on  ajoute  rien  au  dé- 
pôt. D'après  M.  Loisy,  il  y  a  un  sens  des  formules  de 
foi  qui  ne  change  pas  ;  mais,  ajoute-t-il,  «  le  sens  qui 
ne  change  pas  n'est  pas  celui  qui  résulte  précisément 
de  la  lettre,  c'est-à-dire  la  forme  particulière  que  la 
vérité  prenait  dans  l'esprit  de  ceux  qui  ont  libellé 
la  formule;  il  n'est  pas  davantage  dans  la  forme  par- 
ticulière des  interprétations  qui  se  succèdent  selon 
le  besoin  ;  il  est  dans  leur  fond  commun,  impossible 
à  exprimer  en  langage  humain  par  une  délinition 
adéquate  à  son  objet  et  suffisante  pour  les  siècles 
des  siècles  n  (Autour,  p.  201). 

Mais  si  l'objet  de  la  foi  chrétienne  n'est  que  cela; 
si  nos  dogmes  ne  sont  que  l'image  décolorée  de  nos 


633 


MODERNISME 


634 


impressions  subjectives  en  face  du  divin,  qui  ne  ; 
nous  manifeste  rien  ni  de  lui-nièiue,  ni  de  sa  pensée, 
de  ses  décrets;  si  la  vérité  de  nos  formules  se  ré- 
duit à  exprimer  que  Dieu  est  l'inconipréhensible; 
nous  voilà  réduits  à  un  christianisme  sans  dogmes, 
au  sens  catholique  du  mot,  à  la  religion  de  l'esprit 
d'Aug.  Sabatieu,  (Voir  Esquisse  d'une  pliilusopUie 
de  lu  religion,  liv.  I,  cliap.  l,,  111,  4"  édit.,  p.  I20  et 
passirii),  bref  au  protestantisme  libéral.  Et  de  fait, 
M.  Loisy  connaît  un  temps  où  le  christianisme 
n'avait  pas  de  symbole  dogmatique (.Y»iOKr,  p.  200), 
comme  si  l'adhésion  au  christianisme  avait  jamais 
pu  se  faire  sans  que  l'on  adhérât  à  quelques  articles 
de  foi  révélés  de  Dieu.  Mais,  de  l'aveu  de  M.  Loisy 
lui-mcnie,  cet  état  chaotique,  qu'il  imagine,  dura  peu  ; 
une  série  d'articles  de  foi,  de  formules,  fut  imposée 
et  définie  comme  «  thème  d'enseignement  et  expres- 
sion réglementaire  de  la  croyance  ».  Voyons  quel 
en  est  le  sens. 

3°  Les  formes  mentales  qui  expriment  l'objet  reli- 
gieux se  suivent,  et,  d'après  la  loi  du  progrès  dans 
révolution,  ne  se  ressemblent  pas.  Une  formule 
dogmatique  n'a  pas  et  ne  peut  pas  avoir  le  même 
sens  à  deux  moments  de  l'histoire.  Le  sens  littéral 
d'une  (elle  foriuule,  le  sens  perçu  par  ceux  qui  l'ont 
libellée,  n'est  jamais  le  sens  perçu  par  les  généra- 
tions suivantes  ;  ce  n'est  que  par  un  efl'et  de  pers- 
pective, une  espèce  de  mirage,  que  nous  imaginons 
que  le  sens  actuellement  perçu  par  nous  dans  les 
formules  religieuses  anciennes,  se  trouve  dans  le 
champ  de  la  conscience  de  nos  devanciers  (Autour, 
p.  4'J,  '77  el  passim).  Cette  manière  de  concevoir  la 
vérité  historique  du  sens  des  textes  religieux  parait 
s'être  formée  lentement  dans  l'esprit  de  M.  Loisy 
(Eludes  bibliques,  Paris,  1901,  p.  21,  60);  et  il  serait 
aisé  d'indiquer  quel  procédé  théologique  mal  compris 
a  servi  à  M.  Loisy  pour  se  persuader  que  la  distinc- 
tion <les  protestants  libéraux  entre  le  sens  histori- 
que des  textes  et  leur  sens  théologique  pouvait  être 
acceptée  par  un  catholique. 

Mais  ce  travail  n'a  point  pour  but  l'histoire  des 
origines  de  la  pensée  de  l'auteur  des  petits  livres;  il 
ne  veut  être  que  l'étude  des  conclusions  qu'on  y 
trouve.  Voici  deux  de  ces  conclusions  exorbitantes  : 
«  J'aurais  pu  montrer  que  les  articles  principaux  du 
Symbole  apostolique  n'avaient  pas  non  plus  tout  à 
fait  la  même  signilicalion  pour  les  chrétiens  d'aujour- 
d'hui que  pour  ceux  des  jiremiers  tem|is  :  si  l'on 
prend  à  la  lettre  cette  profession  de  foi,  la  christolo- 
gie  est  celle  des  Synoptiques,  sans  aucune  inlluence 
du  quatrième  Evangile;  Dieu,  le  créateur,  s'identifie 
simplement  au  Père  céleste;  le  titre  de  Fils  de  Dieu 
caractérise  la  mission  providentielle  de  Jésus,  qui 
est  le  «  Seigneur  »  ;  l'Esprit  représente  l'action  de 
Dieu  et  du  Christ  dans  l'Eglise,  sans  qu'on  voie 
clairement  le  rapport  où  il  se  trouve  à  l'égard  de 
Dieu  et  du  Christ.  »  (Autour,  p.  202).  Sans  périphrase, 
entendez  que  pour  les  premiers  chrétiens,  le  Christ 
n'était  pas  Dieu,  que  le  Saint-Esprit  n'était  pas  une 
personne  distincte  du  Père  et  du  Fils,  qu'on  n'avait 
aucune  idée  de  la  Trinité;  en  d'autres  termes,  le 
Symbole  des  premiers  chrétiens,  qui  est  le  nôtre, 
avait  dans  leur  esprit  un  sens  arien  et  socinien. 

Ce  qui  est  vrai  du  passé  vaut  pour  le  présent  et 
pour  l'avenir.  M.  Loisy  ne  craint  pas  d'écrire  : 
«  L'évolution  de  la  philosophie  moderne  tend  de 
plus  en  plus  à  l'idée  du  Dieu  immanent,  qui  n'a  pas 
besoin  d'intermédiaire  pour  agir  dans  le  monde  et 
dans  l'homme,  La  connaissance  actuelle  de  l'uni- 
vers ne  suggère-t-elle  pas  une  critique  de  l'idée  de 
création?  La  connaissance  de  l'histoire  ne  suggère- 
t-elle  pas  une   critique   de   l'idée  de  révélation?    La 


pas  une  critique  de  l'idée  de  rédenq>tion?  Le  travail 
théologique  des  premiers  siècles  fut,  à  sa  manière, 
une  critique,  autant  qu'il  y  avait  critique  alors; 
mais  ce  fut  une  véritable  critique,  exercée  sur  la 
tradition  religieuse  et  sur  la  science  du  temps...  Le 
Christ  est  Dieu  pour  la  foi.  Mais  les  gens  nous  de- 
mandent maintenant  de  leur  expliquer  Dieu  et  le 
Christ...  Une  traduction  s'impose.  »  (Autour,  p.  i54 
sq  .)  Ce  qui  s'est  fait  autrefois  peut  évidemment  el 
doit  se  faire  aujourd'hui;  car  «  il  importe  à  la  con- 
servation de  la  foi  que  l'idée  de  Dieu  et  de  son  rap- 
port avec  le  monde  soit  en  harmonie  avec  la  con- 
naissance de  l'univers  el  de  l'histoire,  connaissance 
qui  ne  comprend  pas  seulement  l'ensemble  des  faits 
observés,  mais  la  forme  scientifique  de  leur  classe- 
ment. »  (Autour,  p.  2ii))  La  page  qui  précède  nous 
apprend  que  «  la  forme  scientifique  du  classement 
des  faits  »,  à  laquelle  il  faut  accommoder  l'afiirmation 
du  dogme,  n'est  autre  que  «  l'hypothèse  de  l'évolu- 
tion »,«  explication  provisoire  »  d'ailleurs,  de  l'aveu 
même  de  M.  Loisj-  à  la  même  page. 

Le  Saint-Oflice  a  condamné  les  propositions  sui- 
vantes :()2:  i<  Les  principaux  articles  du  Symbole  des 
Apôtres  n'avaient  pas  pour  les  chrétiens  des  premiers 
temps  la  signification  qu'ils  ont  pour  les  chrétiens  de 
notre  temps  ti.&lt  :  0  Le  progrès  des  sciences  exige  la 
réforme  de  la  conception  de  la  doctrine  chrétienne 
au  sujet  de  Dieu,  de  la  création,  de  la  révélation,  de 
la  personne  du  Verbe  incarné  el  delà  Rédemption.  » 
Il  est  à  peine  besoin  de  dire  pourquoi  ces  proposi- 
tions méritaient  d'être  proscrites.  Pie  X  l'a  1res  jus- 
tement fait  remarquer  dans  le  consistoire  que  nous 
avons  déjà  cité.  Dans  ce  système,  «  pour  la  tradition, 
tout  est  relatif  et  sujet  au  changement,  et  par  suite 
l'autorité  des  saints  Pères  est  réduite  à  rien  ».  Et 
comme  M.  Loisy  appliqiie  sa  méthode  d'exégèse  à 
tous  les  textes  religieux,  y  compris  la  Sainte  Ecri- 
ture, Cl  l'inspiration  de  l'Ecriture  diffère  peu  de  celle 
d'un  Eschyle  ou  d'un  Homère  ».  Théologiquemenl, 
c'est  encore  la  négation  de  toute  révélation  des  arti 
clés  qui  est  à  la  base  de  toutes  ces  erreurs.  Philoso- 
phiquement, l'auteur  suppose  :  1"  que  dans  la  pensée 
humaine  aucune  idée  simple  n'est  restée  et  ne  peut 
rester  invariable,  comme  si,  par  exemple,  les  idées 
de  fils  et  de  i)ère,  les  notions  de  cause  et  d'elTel,  etc., 
ne  se  retrouvaient  pas  partout  identiques  dans  notre 
race;  2°  que  les  relations  nécessaires,  essentielles, 
qu'expriment  certains  jugements  ne  sont  pas  indé- 
pendantes des  images,  des  formes  représentatives, 
par  lesquelles  nous  les  exprimons.  M.  Loisy 
demande  à  son  lecteur,  sans  le  lui  dire,  d'admettre 
que  le  même  rapport  abstrait  entre  un  sujet  et  un 
prédicat  ne  peut  pas  être  exprimé  par  des  termes 
divers  et  même,  si  l'on  veut,  par  diverses  métapho- 
res. 

/i"  L'évolution  du  dogme  se  produit  par  la  com- 
binaison d'éléments  nouveaux  et  même  étrangers 
avec  les  éléments  primitifs.  Le  lecteur  se  souvient 
peut-être  de  certaines  élucubrations  sur  l'origine 
étrangère,  hellénique,  de  la  Trinité.  M.  Loisy  reprend 
quelque  part  les  protestants  d'avoir  cru  trouver  dans 
l'Ecriture  le  dogme  de  la  grâce  qui,  d'après  lui,  n'est 
pas  plus  formellement  enseigné  dans  l'Ecriture  que 
le  dogme  christologique.  (Evangile,  p.  \Uh).  Ces 
deux  dogmes  sont  une  n  interprétation  ilu  salut 
messianique  et  de  la  théologie  du  royaume  céleste,  et 
cette  interprétation  a  été  nécessitée  par  les  cir- 
constances dans  lesquelles  l'Evangile  s'est  perpétué, 
])ar  les  problèmes  que  posait  la  conversion  des 
païens,  et  qu'il  a  fallu  résoudre  en  s'inspiranl  bien 
jilus  de  l'esprit  que  des  déclarations  formelles  de 
Jésus  »  (p.  i56).  Ainsi,  sans  repas  commun,  le  chris- 
tianisme n'eût   pas  paru  une   religion  parfaite  aux 


635 


MODERNISME 


636 


païens  convertis;  il  en  va  de  même  de  la  divinité  du 
Christ  (p.  182).  Mais  dans  la  façon  traditionnelle 
d'entendre  le  dogme  christologique,  on  sent  .<  l'in- 
fluence de  la  sagesse  grecque  ><,  et  dans  la  façon  d'en- 
tendre le  dogme  eucharistique,  on  sent  un  élément 
qui  rappelle  «  les  mystères  païens  n  (p.  igo). 

L'Eglise  qui,  à  l'origine,  s'est  ainsi  incorporé  les 
idées  païennes,  doit,  pour  rester  dans  l'esprit  de 
Jésus,  s'incorporer  maintenant  tout  ce  que  pense  le 
monde  moderne,  tout  jusqu'aux  hypothèses  provi- 
soires, jusqu'à  la  forme  scientilique  du  classement 
des  faits:  ainsi  se  fera  «  l'accord  du  dogme  et  de  la 
science,  de  la  raison  et  de  la  foi,  de  l'Eglise  et  de  la 
société  »  {Ei'angile,  p.  a34).  «  Si  jamais  une  conclu- 
sion dogmatique  est  formulée  sur  le  développement 
chrétien  ».  —  M.  Loisy  connaît  celle  du  Vatican,  mais 
il  la  tient  pour  inexacte  (E\'angile,  p.  161),  —  «  On 
peut  présumer,  dit  notre  auteur,  que  ce  sera  l'expres- 
sion de  la  loi  de  progrès  qui,  depuis  l'origine,  gou- 
verne l'histoire  du  christianisme  »  (p.  i63). 

Or  M.  Loisy  constate  que  cette  loi  de  progrès,  tel 
qu'il  l'entend,  ce  «  dogme  nouveau  »  de  l'évolution 
dogmatique  par  accession,  n'est  pas  vu  favorablement 
de  l'Eglise  ;  que  le  principal  obstacle  à  l'acceptation 
du  dogme  nouveau,  qui  est  sa  découverte,  est  «  une 
certaine  conception  trop  rigide  de  la  vérité  qui  appar- 
tient à  la  Bible,  aux  documents  olliciels  de  la  tradi- 
tion ecclésiastique,  de  la  théologie  ».  {Autour,  p.  208). 
MansV Ei'angile,  M.  Loisy  insinuaitsa  pensée parcette 
prétérition  :  «  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'examiner  si  la 
tendance  du  catholicisme  moderne  n'a pasété  trop  tu- 
télaire,  si  le  mouvement  de  la  pensée  religieuse  et 
même  scientilique  n'en  a  pas  été  quelque  peu  gêné  » 
(p.  i75).Lesecond  des  petits lifres  traita  le  sujet  sca- 
breux ;  c'est  un  réquisitoire  en  règle,  où  ni  Galilée,  ni 
Richard  Simon  ne  sont  ouljliés  (Autour,  p.  i83,  21 1 
sqq.el/;a.ssim).  L'Eglise,  qui  défend  l'immutabilité  du 
dogme,  y  est  représentée  conmie  l'ennemie  du  progrès 
des  sciences  etde  la  théologie. D'autre  part,  si  elle  ne 
modilie  pas  a  les  formes  quasi  despotiques  dont  son 
gouvernement  s'est  entouré  »,  si  elle  ne  tient  pas 
compte  de  ce  que  «  l'individu,  la  famille  et  l'Etal 
modernes  entendent  bien  sauvegarder  leur  autono- 
mie » ,  elle  ira  contre  la  lin  dernière  de  l'institution 
chréliennc.  Il  n'y  a  pas  de  forme  nécessaire  et  immua- 
ble du  pouvoir  ecclésiastique  ;  de  nos  jours,  l'opinion 
commune  est  que  «  l'élite  dirigeante  est  au  service 
delà  masse  dirigée  ».  Il  fautdonc,  si  l'on  veut  rester 
fidèle  à  la  morale  évangélique  «  qui  a  fait  préva- 
loir cette  vérité  dans  le  monde  »,  soumettre  l'appli- 
cation du  principe  à  l'évolution  générale  des  esprits 
(Autour,  p.  175-186). 

Ce  sont  ces  théories  que  visent  les  deux  proposi- 
tions suivantes  :  07.  «  L'Église  se  montre  l'ennemie  du 
progrès  des  sciences  naturelles  et  théologiques.  » 
63  :  "11  L'Eglise  se  montre  incapable  de  défendre 
la  morale  évangélique,  parce  qu'elle  adhère  obstiné- 
ment à  des  doctrines  immuables  qui  ne  peuvent  pas 
se  concilier  avec  les  progrés  modernes  ».  Tout  cela 
avait  déjà  été  condamné  plus  ou  moins  directe- 
ment par  le  Syllabus.  D.  B.,  17 12  (iSôg)  ;  i7i3(i56o); 
1780  (1629).  Et  le  concile  du  Vatican  a  fait  sur  la 
culture  scientifique  une  déclaration  de  principe  qu'il 
sullit  de  rappeler  :  «  Bien  loin  de  mettre  obstacle  à 
la  culture  des  arts  et  des  sciences  Iiumaines,  l'Eglise 
la  favorise  et  la  fait  progresser  de  plusieurs  manières. 
Car  elle  n'ignore  ni  ne  méprise  les  avantages  qui 
en  résultent  pour  la  vie  d'ici-bas  ;  bien  plus,  elle 
reconnaît  que,  venant  de  Dieu,  le  maître  des  sciences, 
ces  arts  et  ces  sciences  conduisent  de  même  à  Dieu, 
avec  l'aide  de  sa  grâce,  si  on  les  cultive  comme  il 
convient.  »  D.  B.,  1799  (iG46). 

Il  ne  nous   reste  jilus   que  deux    propositions    à   I 


examiner.  L'une  exprime  l'aboutissement  nécessaire 
de  tout  le  système  de  iVI.  Loisy;  l'autre  condamne 
rh3pothèse  philosophique  qui  est  à  la  base  de  tout 
le  «  nouveau  dogme  »  du  développement  dogmatique 
par  évolution. 

65  :  «  Le  catholicisme  tel  qu'il  est  aujourd'hui  ne 
peut  pas  se  concilier  avec  la  vraie  science,  à  moins 
qu'il  ne  se  transforme  en  un  certain  christianisme  non 
dogmatique,  c'est-à-dire  en  un  protestantisme  large 
et  libéral,  n  Nous  n'avons  pas  trouvé  cette  proposi- 
tion, telle  qu'elle  est  ici  condamnée,  dans  le  texte  de 
M.  Loisy.  Il  serait  facile  de  la  trouver  dans  l'une  ou 
l'autre  des  Enquêtes  que  ces  derniers  mois  ont  vu 
éclore,  les  disciples  tirant  quelquefois  les  conclusions 
que  les  maîtres  n'ont  pas  formulées.  Nous  avons  déjà 
vu  que  M.  Loisy  réduit  la  révélation  et  son  contenu 
à  un  minimum  tel  qu'il  ne  se  distingue  plus  que  par 
les  mots  du  contenu  de  la  religion  naturelle;  c'est  la 
position  du  protestantisme  libéral,  si  l'on  fait  abstrac- 
tion de  la  phraséologie  chrétienne  qu'il  retient  encore. 
M.  Loisy  n'en  diffère  pas,  si  l'on  va  bien  au  fond  des 
choses  :  il  nie  en  effet  toute  révélation  positive  pro- 
prement dite.  Que  dans  sa  pensée  —  je  parle  de  la 
pensée  de  M.  Loisy  telle  que  nous  la  lisons  dans  ses 
écrits  —  le  catholicisme  en  doÎA'e  venir  à  cette  posi- 
tion, s'il  veut  s'accorder  avec  la  science  du  jour,  on 
ne  peut  pas  en  douter  un  instant.  Le  but  de  V Evan- 
gile et  l'Eglise  est  en  effet  de  montrer  comment  cet 
accord  peut  se  faire  par  l'application  au  dogme  de  la 
théorie  évolutionnisle  ;  et  le  but  A' Autour  d'un  petit 
livre  parait  être  de  montrer  que  cet  accord  ne  peut 
pas  se  faire  autrement. 

58.  «  La  véritén'est  pas  plus  immuable  que  l'homme 
lui-même,  car  elle  évolue  avec  lui,  en  lui  et  par  lui.  » 
On  sait  que  tous  les  systèmes  de  jibilosophie  qui 
nient  qu'il  y  ait  dans  les  choses  des  relations  réelles, 
qui  disent  avec  les  anciens  nominalistes  :  Duo  albu 
esse  similia,  nihil  est  aliud  ac  me  percipere  duo 
alba,  sont  embarrassés  pourexnliquer  l'immutabilité 
absolue  de  la  vérité.  Quelques-uns  de  ces  systèmes, 
comme  celui  de  Kant,  assignent  les  formes  subjecti- 
ves de  noire  esprit  comme  fondement  de  cette  immu- 
tabilité ;  d'autres  nient  l'immutabilité  absolue  de  la 
vérité  et  disent  que  la  vérité  n'a  qu'une  immuta- 
bilité relative.  Les  jugements  qui  nous  paraissent 
nécessaires,  en  réalité  ne  le  son  t  pas  ;  ils  nous  parais- 
sent tels  par  suite  del'association,  de  l'hérédité,  etc. 
Notre  esprit  ne  peut  donc  saisir  aucune  vérité  abso- 
lue. M.  Loisy  a  donc  adopté  cette  doctrine.  On  lisait 
dans  l'Evangile  :  0  Ce  n'est  pas  avec  les  éléments  de 
la  pensée  humaine  que  l'on  peut  construire  un  édifice 
éternel.  La  vérité  seule  est  immuable,  mais  non  son 
image  dans  notre  esprit  »  (p.  166).  M.  Loisy  nous  a 
dévoilé  toute  sa  pensée  sur  ce  sujet  dans  sa  Lettre 
sur  le  dogme  :  «  La  vérité,  en  tant  que  bien  de 
l'homme,  n'est  pas  plus  immuable  que  l'homme  lui- 
même.  Elle  évolue  avec  lui,  en  lui,  par  lui  ;  et  cela  ne 
l'empêche  pas  d'être  la  vérité  pour  lui  ;  elle  ne  l'est 
même  qu'à  cette  condition.  »  (Autour,  p.  192).  C'est 
de  ce   passage  qu'a  été  extraite  la  proposition  58. 

La  contradictoire  de  la  proposition  condamnée  est 
la  suivante:  «  Quelque  vérité  est  immuable  plus  que 
l'homme  lui-même,  car  toute  vérité  n'évolue  pas 
avec  lui,  en  lui  et  par  lui.  »  Il  est  important,  pour 
rester  dans  le  vrai,  de  ne  pas  perdre  de  vue  cette 
contradictoire.  Le  Sainl-Ollice  s'est  abstenu,  on  le 
voit,  de  prendre  parti  sur  beaucoup  de  questions 
philosophiques  qui  touchent  au  problème  de  la 
vérité  et  de  son  immutabilité  ;  il  s'est  contenté  de 
proscrire  toute  théorie  de  l'évolution  de  la  vérité 
en  nous,  dont  la  conséquence  nécessaire  serait  la 
mutabilité  de  toute  vérité.  Ainsi  posée,  la  question 
touche  évidemment  à  la  foi,  puisque  nous  admettons 


637 


MODERNISME 


G38 


que  les  dogmes  sont  des  vérités  et  qu'ils  sont  im- 
muables. 

M.  Loisy  s'est  jugé  lui-même,  lorsqu'ila  écrit  sur  le 
sujet  <iui  nous  occupe  :  «  Si  l'on  suppose  que  la 
vérité,  en  tant  qu'accessible  à  l'intelligence  humaine, 
est  quehjue  cbose  d'absolu,  que  la  révélation  a  eu  ce 
caractère  et  que  le  dogme  y  participe  »  —  voilà  bien 
ce  que  pensent  tous  les  chrétiens  —  «  que  ce  n'est 
pas  seulement  l'objet  de  la  connaissance  qui  est 
éleruel  et  immuable  en  soi,  mais  la  Coriiie  que  cette 
connaissance  a  prise  dans  l'histoire  humaine  »,  — 
c'est  encore  ce  que  nous  disons  des  vérités  révélées 
et  de  certaines  vcrilts  naturelles,  entre  autres  des 
premiers  principes  de  la  morale  —  c<  les  assertions 
du  petit  livre  sont  plus  que  téméraires,  elles  sont 
absurdes  et  impies.  »  (Autour,  p.  190).  Ce  n'est  pas 
sans  tristesse  que  nous  aboutissons  à  la  même  con- 
clusion. 

Marcel  Chossat,  S.  J. 

Il«  Partie 

L'Encyclique  "  Pascendi  " 

I 

SYNTHÈSE  DU  MODERNISME  PHILOSOPHIQUE 

Sommaire.  —  Introduction.  Notion  du  Moder- 
nisme. —  C'est  avant  tout  une  erreur  philoso- 
phique. —  Précieux  aveux.  —  Importance  et 
ditlicultés  de  cette  étude.  —  Il  faut  ramener  à 
leur  unité  synthétique  les  trois  théories  maîtresses 
du  Modernisme  énumérées  par  l'Encyclique  : 
VEvolutioiinisme,   l'Agnosticisme,  l'Immanentisme. 

l"-'  Partie.  f.'Ei'oliitionnisme  radical.  Théorie  du 
«  Devenir  pur  »  ou  du  Mobilisme.  —  Origine  du 
problème.  —  Ses  trois  solutions  :  Zenon,  Heraclite, 
Aristote.  —  Bergson,  après  Hegel,  reprend  parti 
pour  Heraclite.  —  Conséquences  métaphysiques, 
logiques  et  critériologiques.  —  La  philosophie  du 
«  non  être  »  identilie  les  contradictoires  et  renie  la 
raison.  —  Causes  d'une  si  grave  méprise. 

II"  Partis.  L'Agnosticisme  siihjectiiiste.  Il  est  à 
la  racine  du  mal  signalé.  —  Le  triple  postulat  sub- 
jectiviste, —  phénoméniste,  —  et  relativiste.  —  Il 
importe  de  les  démasquer  en  rétablissant  la  vraie 
doctrine. 

IIP  Partie.  L'Immanence  Vitale.  C'est  le  second 
mouicnl  de  la  théorie  moderniste.  —  Elle  cherche 
à  sortir  de  l'Agnosticisme  après  s'y  être  emmurée. 
—  L'intuition  immanente  du  «  moi  profond  ».  —  La 
conscience  universelle.  —  Méthode  et  théorie  mo- 
nistique.  —  Ses  prétendues  découvertes. 

IV  Partie.  Conséquences  antispiritualistes  et 
antireligieuses.  Elles  ruinent  de  fond  en  comble 
toutes  nos  croyancessur  —  Dieu,  —  l'Ame  humaine 
et  son  immortalité,  —  la  Morale.  —  la  Kévélalion 
extérieure  et  les  motifs  de  crédibilité,  tel  que  le 
miracle,  —  et  le  Dogme  révélé.  —  Modernisme  et 
Protestantisme  libéral. 

Conclusion.  Jamais  un  magistère  divin  n'avait 
paru  si  nécessaire  pour  sauver  du  naufrage  la 
raison  et  la  foi. 

Introduction.  —  Le  «  centre  vital  »  du  Moder- 
nisme étant  une  erreur,  ou  plutôt  un  ensemble  d'er- 
reurs p/u/oso^/i/i^Hei,  nous  nous  bornerons  à  ce  point 
de  vue  capital  dans  tout  le  cours  de  cet  article. 

A  ceux  qui  exigeraient,  tout  d'abord,  une  défini- 
tion del'hérésieiï/orfcrHisie,  nous  proposeriouscelle- 
ci.  Elle  est,  —  malgré  des  apparences  contraires,  car 


elle  affecte  de  conserver  toutes  les  antiques  formules 
du  christianisme  après  en  avoir  changé  le  sens,  — 
elle  est  a  la  négation  du  surnaturel  chrétien  »,  ou, 
si  l'on  préfère,  «  la  transposition,  sur  un  mode  natu- 
raliste, de  tous  les  dogmes  de  la  foi  chrétienne.  » 

L'encyclique  PascenJ  i ,  Aontiïous  nous  inspirerons 
constamment,  n'en  donne,  il  est  vrai,  aucune  stricte 
définition.  Mais  la  description  si  minutieuse  et  si 
complète  qu'elle  en  fait  ne  saurait  laisser  aucun 
doute.  Elle  déclare  viser  a  ces  ennemis  de  la  Croix  de 
Jésus-Christ,  qui,  avec  un  art  tout  nouveau  et  sou- 
verainement perfide,  s'elforcent  d'annuler  les  vitales 
énergies  de  l'Eglise,  et  même,  s'ils  le  pouvaient,  de 
renverser  de  fond  en  comble  le  règne  de  Jésus-Christ. 
...  Ce  n'est  point  aux  rameaux  ou  aux  rejetons  qu'ils 
ont  mis  la  cognée,  mais  à  la  racine  même,  c'est-à- 
dire  à  la  foi  et  à  ses  fibres  les  plus  profondes...  ils 
amalgament  en  eux  le  rationalisme  et  le  catholicisme, 
avec  un  tel  rafiinement  d'habileté  qu  ils  abusent  faci- 
lement les  esprits  mal  avertis...  Pour  eux,  une  chose 
est  parfaitement  entendue  et  arrêtée,  c'est  que  la 
science  doit  être  sans  Dieu,  pareillement  l'histoire... 
Dieu  et  le  Divin  en  sont  bannis...  Notre  sainte  reli- 
gion n'est  autre  chose  qu'un  fruit  propre  et  spontané 
de  la  nature.  Y  a-t-il  rien,  en  vérité,  qui  détruise 
plus  radicalement  l'ordre  surnaturel?  »  (Encyclique 
y^ascenrfi,  édition  des  Questions  actuelles,  p.  3,  5,  g, 
i5).  —  Aussi  l'Encyclique  pourra-t  elle  conclure  que 
cette  erreur  n'est  pas  seulement  une  hérésie  partielle, 
mais  la  synthèse  ou  u  le  rendez-vous  de  toutes  les 
hérésies.  «  (Ihid.  p.  61). 

C'est  donc  la  vieille  erreur  du  Naturalisme  qui 
renaît  de  ses  cendres  —  si  tant  est  qu'elle  se  soit 
jamais  complètement  éteinte  au  cours  des  âges  de  foi. 
Mais  elle  s'est  aujourd'hui  rajeunie  en  se  greffant  sur 
la  tige  de  la  philosophie  «  nouvelle  »  dont  elle  em- 
prunte ainsi  la  séduction  et  la  vogue  passagère.  Et 
c'est  uniquement  par  ce  côté,  dans  ses  principes  phi- 
losopliiques  empruntés  à  la  pensée  moderne,  que  nous 
l'étudierons  dans  ce  travail. 

Sans  doute,  les  modernistes  ont  essayé  parfois  de 
dissimuler  les  préoccupations  philosophiques  de 
leur  théologie  et  de  leur  exégèse  nouvelles.  Us  s'en 
défendent  même  hautement  dans  cette  très  irrévé- 
rencieuse Ltisposta  à  l'Enc.vclique  de  S.  S.  Pie  X,  où  ils 
alfectent  de  ne  parler  qu'au  nom  des  faits  et  de  la 
science  pure,  (/l programma  dei  modernisti^  liisposta 
air  Enciclica,  Roma,  1908.  —  Le  Programme  des 
modernistes,  Paris,  1908.  Pour  la  commodité  des  lec- 
teurs nous  citerons  la  traduction  française). 

Mais,  à  la  suite  du  Cardinal  Mercier,  nous  nous 
inscrivons  en  faux  contre  cette  audacieuse  afiirma- 
tion.  Leur  apriorisme  philosophique,  —  conscient 
ou  inconscient,  peu  importe,  —  éclate  et  saute  aux 
yeux  de  tout  lecteur  sincère.  Son  Em.  en  a  donné 
des  exemples  typiques  dont  nous  pourrions  sans 
peine  allonger  la  liste,  démesurément.  (Caiîd.  Mer- 
cier, Discours  à  l'Univ.  de  Louvain,  8déc.   igoy). 

C'est  leur  philosophie  qui  animeet  soutient  toutes 
leurs  hypothèses,  en  sorte  qu'en  extraire  les  données 
philosophiques,  ce  serait  aussitôt  dégonfler  leur 
brillant  aérostat  et  le  faire  choir  très  lourdement. 
Ou  bien,  —  nouvelle  épreuve,  — qu'ils  changent  leur 
philosophie,  en  la  remplaçant,  par  exemple,  par  les 
théories  scolastiques,  et  leur  système  ne  tiendra  plus 
debout.  L'expérience  en  serait  facile  et  convaincante. 

Du  reste,  avant  de  s'être  rendu  compte  que  cet 
apriorisme  philosophique  était  pour  leurs  théories 
le  défaut  de  la  cuirasse,  ou,  si  l'on  veut,  le  talon 
d'Achille  où  toute  blessure  est  mortelle, —  les  moder- 
nistes en  faisaient  facilement  l'aveu  et  même  s'en 
glorifiaient  naïvement. 

Ecoutez  M.  Loisy  :  «  La  simple  connaissance  de 


639 


MODERNISME 


640 


l'histoii-e  du  domine,  avouait-il,  ne  soulève  aucune 
difficulté  nouvelle  devant  l'intelligence  du  croyant... 
Si  le  problème  (cbristologique)  se  pose  de  nouveau... 
c'est  par  suite  du  renouvellement  intégral  qui  s'est 
produit  et  qui  se  continue  dans  la  philosophie  mo- 
derne. »  (Autour  d'un  petit  livre,  p.  129,  202,  etc.).  Et 
il  explique  lui-même,  dans  le  même  ouvrage,  com- 
ment cette  philosophie  révolutionne  de  fond  en  com- 
ble toutes  nos  antiques  notions  de  la  Personnalité 
divine,  de  la  Création,  de  la  Hévétation,  de  l'Incarna- 
tion, de  la  Rédemption,  en  un  mot  de  tous  les  dogmes. 
«  Le  j)rogTès  des  sciences  exige,  semble-t-il,  que  l'on 
réforme  Ise  concepts  de  la  doctrine  chrétienne  sur 
Dieu,  la  Création,  la  Révélation,  l'Incarnation,  la 
Rédemption.  »  (Prop.  64,  décret  Lamentabili). 

El  dans  ses  lettres  intimes,  il  dit  encore  plus  clai- 
rement :  «  La  question  qui  est  au  fond  du  problème 
religieu.K  dans  le  temps  présent,  n'est  pas  de  savoir 
si  le  Pape  est  infaillible,  ou  s'il  y  a  des  erreurs  dans 
la  Bible,  ou  même  si  le  Christ  est  Dieu,  ou  s'il  y  a 
une  Révélation,  —  tous  problèmes  surannés,  ou  qui 
ont  changé  de  signilication,  et  dépendent  du  grand 
et  unique  problème,  —  mais  de  savoir  si  l'univers  est 
inerte,  vide,  sourd,  sans  âme,  sans  entrailles,  si  la 
conscience  de  l'homme  y  est  sans  écho  plus  réel 
et  plus  vrai  qu'elle-même  [en  un  mot  du  problème 
philosophique  d'un  Dieu  personnel.]  Du  oui  ou  du 
non  il  n'existe  pas  de  preuve  que  l'on  puisse 
appeler  péremptoire...  »  —  Et  il  termine  ainsi  cette 
lettre  : 

«  Vais-je  verser  dans  le  monisme,  dans  le  pan- 
théisme? Je  l'ignore.  Ce  sont  des  mots  (I).  Je  tache 
de  parler  des  choses.  La  foi  veut  le  théisme;  la  rai- 
son tendrait  au  panthéisme.  Sans  doute,  elles  envi- 
sagent deux  aspects  du  A-rai,  et  la  ligne  d'accord 
nous  est  cachée.  »  (Quelques  lettres,  p.  l^b.  48.  C'est 
nous  qui  soulignons)  —  Un  peu  plus  loin,  p.  167  : 
0  Ce  n'est  pas  l'origine  de  tel  dogme  en  particulier 
qui  est  en  cause  maintenant,  c'est  la  philosophie 
générale  de  la  connaissance  religieuse.  » 

Il  est  clair,  en  effet,  qu'une  fois  la  personnalité  de 
Dieu  supprimée  et  la  possibilité  de  son  action  dans 
le  monde  méconnue,  le  sui-naturel  est  un  non-sens,  et 
la  religion  chrétienne  tout  entière  doit  être  alors 
interprétée  par  une  méthode  naturaliste.  La  critique 
de  Renan  était  partie  de  ce  même  postulat  philo- 
sophique, pour  aboutir  aux  mêmes  négations. 

De  son  coté,  M.  Le  Roy  necacliait  nullement  son 
adhésion  pleine  et  entière  à  la  philosophie  «  nou- 
velle »,  dont  il  est  devenu  l'un  des  plus  brillants  et 
des  plus  officiels  interprèles.  El  nous  montrerons 
plus  loin  comment, par  exemple,  sou  fameux  article: 
<(  Qu'est-ce  qu'un  dogme  ?  »  n'était  qu'une  simple 
application  de  la  théorie  chère  à  leur  école  sur  la 
vérité  en  général  ou  la  valeur  purement  pragmatiste 
et  symbolique  des  dogmes  de  la  raison  et  de  ceux  de 
la  foi. 

Nous  pourrions  en  dire  autant  de  tous  les  moder- 
nistes notoires,  et  l'Encyclique  a  mille  fois  raison  de 
constater  que  toujours  et  partout,  en  théologie,  en 
histoire,  en  exégèse,  dans  toutes  leurs  tliéories 
modernistes,  a  c'est  le  philosophe  qui  ouvre  la  mar- 
che »  et  le  savant  qui  suit.  —  «  La  méthode  du 
moderniste  théologien  est  tout  entière  à  prendre  les 
principes  du  philosophe  et  à  les  adapter  au 
croyant  ».  —  «  De  même  que  l'histoire  reçoit  de  la 
philosophie  ses  conclusions  toutes  faites,  ainsi  de 
l'histoire  la  critique  ».  —  «  Du  commencement  à  la 
un,  n'est-ce  pas  Va  priori  ?  Sans  contredit,  et  un 
a  priori  où  l'hérésie  foisonne.  «(Encyclique  Pascendi. 
lbid.,p.^-^,  4^,  49,51,  etc.) —  «  Que  leur  histoire,  que 
leur  critique  soient  pure  œuvre  de  philosophe,  que 
leurs   conclusions    historico-critiques    viennent    en 


droite  ligne  de  leurs  principes  philosophiques,  rien 
de  plus  facile  à  démontrer.  »  (Ibid,  p.  4^).  —  «  C'est 
d'une  alliance  de  la  fausse  philosophie  avec  la  foi 
qu'est  né,  pétri  d'erreurs,  leur  système.  »  p.  67. 

Ces  citations  suffisent  pour  montrer  clairement 
l'importance  d'une  élude  du  modernisme  au  point 
de  vue  philosophique.  C'est  aller  ainsi  jusqu'à  la 
racine  du  mal  et  y  pratiquer,  en  l'extirpant,  l'opéra- 
tion la  plus  salutaire.  Sans  elle,  au  contraire,  tout 
le  reste  serait  vain. 

Une  telle  étude,  il  est  vrai,  ne  va  pas  sans  diffi- 
cultés. Non  seulem-ent-  pour  cette  raison  générale 
qu'elle  suppose  chez  les  lecteurs  une  sérieuse  culture 
philosophique  —  oiseau  rare  chez  nos  contempo- 
rains, plus  adonnés  à  l'hisloire  et  aux  sciences  qu'à 
la  métaphysique  ;  —  mais  aussi  pour  une  raison 
très  spéciale,  que  l'Encyclique  s'est  bien  gardée  de 
passer  sous  silence,  à  savoir  l'aspect  ondoyant  et 
protéiforme  de  celle  philosophie  «  nouvelle  »,  qui 
refuse  obstinément  de  se  préciser  en  formules  et  en 
thèses,  comme  dans  un  code  ou  un  manuel  classi- 
que, et  même  de  se  i>résenter  à  nous  en  synthèse 
complète. 

«  C'est  comme  une  tactique  des  modernistes,  — 
tactique  en  vérité  fort  insidieuse,  —  de  ne  jamais 
exposer  leurs  doctrines  méthodiquement  et  dans 
leur  ensemble,  mais  de  les  fraguienter  en  quelque 
sorte  et  de  les  éparpiller  çà  et  là,  ce  qui  prête  à  les 
faire  juger  ondoyants  et  indécis,  quand  leurs  idées, 
au  contraire,  sont  parfaitement  arrêtées  el  consis- 
tantes; il  importe  ici,  avant  tout,  de  présenter  ces 
mêmes  doctrines  sous  une  seule  vue,  et  de  montrer 
le  lien  logique  qui  les  rattache  entre  elles.  »  (Ency- 
clique Pascendi,  Ibid.,  p.  'j.) 

Mais  avons-nous  le  droit  d'organiser  en  un 
système  philosophique  des  théories  éparses  que 
l'adversaire  refuse  d'organiser  ?  —  A  ce  scrupule, 
l'Encyclique  a  déjà  répondu,  et  nous  répondrons  à 
noire  tour  que  nous  n'avons  la  prétention  de  rien 
organiser  nous  mêmes,  mais  seulement  de  montrer 
aux  yeux  de  tout  esprit  sincère,  que  la  simple  juxta- 
position de  ces  membres  épars  du  modernisme  révèle 
en  lui  l'unité  d'un  même  organisme,  et  un  plan 
d'ensemble  parfaitement  cohérent.  N'a-t-il  pas  sufil 
à  Cuvier  pour  reconstituer  son  Palaeotherium  ma- 
gnum de  quelques  fragments  retrouvés  épars  el 
incomplets  ?  Plus  heureux  que  lui,  nous  possédons 
tous  les  membres  du  monstre  nouveau,  et  leur 
groupement  d'après  les  lois  naturelles  les  plus 
incontestables,  n'est  plus  qu'un  jeu  pour  la  raison. 
Au  demeurant,  le  lecteur  sera  juge  si  nos  rappro- 
chements sont  forcés,  contre  nature,  ou  au  contraire 
parfaitement  logiques  et  spontanés. 

Resterait  une  autre  question  préliminaire.  '  A 
quelle  philosophie  faut-il  rattacher  les  théories 
modernistes  ?  "Toute  la  suite  de  ce  travail  le  mon- 
trera surabondamment.  Après  l'avoir  lu,  il  sera  aisé 
de  conclure  :  c'est  à  cette  philosophie  0  nouvelle  0, 
qui  en  France,  a  désormais  pris  nom  de  Bergsonisme. 
Elle-même  paraît  inconlcslablement  issue  de  la  phi- 
losophie allemande  et  luthérienne,  de  Hegel  et  de 
Kant,  parmi  les  modernes,  et  aussi  d'HÉRACUTE 
parmi  les  anciens  ;  quoique  les  amateurs  d'arbres 
généalogiques  aient  déjà  esquissé  des  lignes  de  filia- 
tion autrement  nombreuses,  compliquées  et  sou- 
vent hypothétiques,  dont  il  serait  oiseux  de  discuter 
ici  les  vraisemblances. 

Ce  sera,  disons-nous,  la  conclusion  de  ce  travail, 
et  si  nous  croyons  utile  de  la  laisser  entrevoir  dès 
le  début,  c'est  pour  mieux  orienter  ceux  qui  nous 
liront  en  leur  donnant  de  suite  un  Ul  conducteur. 

Nous  aurons  donc  constamment  à  viser  des  théo- 
ries de  l'école  bergsonienne,  laissant  de  côté,  bien 


641 


MODERNISME 


642 


entendu,  les  intentions  individuelles  des  bergso- 
niens.  Suivant  le  conseil  de  l'Encyclique  «  nous 
mettrons  soigneusement  à  paît  les  intentions  de  ces 
hommes,  dout  le  jugement  est  réservé  à  Dieu,  pour 
examiner  leurs  doctrines,  et,  conséquemmenl  à 
celles-ci,  leur  manière  de  parler  et  d'agir  ».  (Encycl. 
Pasccndi,  Ibid.,  p.  5.  —  Cf.  Maritain,  lier^sonisme 
de  fait  et  Bergsonisme  d'intention  (Revue  tUomistej, 
juillet-août  1912.) 

Qu'où  ne  clierclie  donc  ici  aucune  polémique  per- 
sonnelle contre  des  écrivains  que  nous  respectons, 
mais  seulement  une  lil)re  et  loyale  discussion  de 
leurs  idées,  telles  qu'ils  les  ont  exprimées  eux- 
mêmes  dans  des  le.'ctes  aullientiques. 

A  la  suite  de  l'Encyclique,  nous  y  découvrirons 
facilement  trois  idées  dominantes  ou  trois  théories 
malti-esses,  dont  nous  aurons  à  mettre  eu  relief  la 
connexion  intime,  la  fausseté  et  les  conséquences 
ruineuses,  savoir,  V Evolutionnisme,  l'Agnosticisme 
et  Vlnimanence. 

I.  —   L'Evolutionnisme  radical 

La  philosophie  «  nouvelle  »,  qui  est  un  eVoZ((iio;i- 
nisme  radical,  se  prêtait  à  merveille  à  la  justification 
apparente  de  ce  besoin  de  changement  et  de  trans- 
formation totale  et  sans  lin,  qui  agile  et  passionne 
nos  amhitieux  réformateurs.  Kévolulion  universelle 
qui,  delà  philosophie,  s'étendrait  aux  dogmes,  à  la 
morale  individuelle  et  sociale,  à  l'histoire  et  à 
l'exégèse  biblique,  à  la  discipline,  et  jusqu'à  la  con- 
stitution monarchique  elle-même  de  l'Eglise.  Aussi 
l'Encj  clique  a-t-elle  mis  justement  le  doigt  sur  la 
plaie  en  signalant  cette  évolution  radicale  comme  le 
point  capital  du  système  moderniste. 

Il  n'en  est  pas  la  racine,  assurément,  mais  seule- 
ment la  tête  «  in  eorum  doctrinis  fera  caput  est  » 
{Ibid.,  p.  38),  c'est-à-dire  l'organe  principal,  qui 
suffit  à  révéler  le  genre  et  l'espèce,  et  aussi  la  phy- 
sionouiie  caractéristique  d'un  individu. 

Mais  par  ce  mot  d'évolutionnisme,  nous  n'enten- 
dons pas  ici  désigner  cette  hypothèse  très  ortho- 
doxe d'une  certaine  évolution  des  premiers  types 
vivants.  Les  hypothèses  de  Lamarck  ou  de  Darwin, 
même  les  plus  exagérées,  ne  sont  qu'un  jeu  d'enfants 
en  face  de  l'hypothèse  autrement  grandiose  et  sub- 
tile du  devenir  universel,  qui  est  àla  base  delà  philo- 
sophie «  nouvelle  »  —  ou  plutôt  «  renouvelée  «  de 
Hegel  et  du  vieil  Heraclite. 

Lidéemère  el  la  pensée  maîtresse  de  tout  le  sys- 
tème est  empruntée  au  sophiste  grec  :  l'être  n'est  pus, 
tout  est  devenir  pur,  c'est-à-dire  perpétuel  et  inté- 
gral changement,  en  sorte  que  rien  ne  demeure  le 
même  dans  cette  fuite  perpétuelle  de  la  réalité  : 
Hv.JTx  pst  xa-i  iùâiv  ,u.év£i.  (Cf.  Platon.  Cratyle,  4o2,  A; 
4o/l,  D;  Tkéaet.,  i52,  D;  160,  D.)  Il  en  donnait  la 
comparaison  fameuse  :  On  ne  se  baigne  pas  deux 
fois  dans  le  même  Ueuve,  ni  même  une  seule  fois, 
parce  que  tout  change  sans  cesse  et  dans  le  lleuve  et 
dans  le  baigneur,  qui  ne  sont  jamais  les  mêmes. 
Ainsi  parle  M.  Bergson  :  «  Elle  coule  (la  réalité) 
sans  que  nous  ])uissions  dire  si  c'est  dans  une 
direction  unique,  ni  même  si  c'est  toujours  et  partout 
la  même  rivière  qui  coule.  »  (Préf.  à  Philosophie  de 
l'expérience  de  W.  James) 

Pour  couiprendre  le  sens  el  la  portée  de  cette  hy- 
pothèse, il  est  nécessaire  de  se  rappeler  le  célèbre 
problème  du  mouvement  qui  passionna  la  philosophie 
grecque,  avec  les  trois  solutions  rivales  qui  lui  fu- 
rent données. 

Pour  ZENON  et  l'école  idéaliste  d'Elée,  le  fait  du 
mouvement  est  une  pure  illusion  des  sens,  attendu 
que  la  raison  l'estime  inexplicable,  el  même  contra- 
dictoire et  impossible:  donc  il  n'existe  pas. 

Tome  ni. 


Pour  UjiBACLiTi!,  au  contraire,  et  tous  les  sensùa- 
listes,  c'est  la  notion  d'être  qui  demeure  le  même, 
que  l'on  doit  juger  invérifiable  et  impossible.  Donc 
tout  est  mouvement  sensible  el  tangible:  le  mouve- 
ment seul  existe  et  l'être  n'existe  pas. 

Entre  ces  deux  excès,  Platon  et  Aristote  prirent 
une  position  intermédiaire,  la  seule  qui  puisse  s'ac- 
corder avec  le  sens  commun,  tout  en  réconciliant  le 
témoignage  des  sens  avec  celui  de  la  raison. 

(I  Voici  donc,  concluait  Pl.vton,  que  le  philosophe 
est  absolument  forcé  deE'écouter  ni  ceux  qui  croient 
le  monde  immobile,  ni  ceux  qui  mettent  l'être  dans 
le  mouvement  universel.  Entre  le  repos  et  le  mouve- 
ment de  l'être  et  du  monde,  il  faut  qu'il  fasse  comme 
les  enfants  dans  leurs  souhaits,  qu'il  prenne  l'un  et 
l'autre.  »  (Sophiste,  2/(8,  E;  2^9,  U.) 

Aristote  rejjrit  et  compléta  cette  solution  par 
son  immortelle  théorie  du  devenir,  qui  exige  à  la  fois 
la  distinction  de  la  puissance  et  de  l'acte,  de  la  sub- 
stance et  de  l'accident.  Le  phénomène  est  la  manifes- 
tation de  l'être  ;  le  dynamique  et  le  mouvant  sont 
le  rayonnement  du  statique  et  du  stable  ;  l'elî'el  qui 
passe,  est  un  produit  de  la  causequi  subsiste.  De  fait, 
au  regard  de  notre  conscience,  l'identité  de  notre  être 
personnel,  qui  demeure  le  même,  est  aussi  indéniable 
que  la  mobilité  incessante  des  phénomènes  émanés 
de  celte  source  profonde  :  leur  distinction  s'impose. 

Quant  au  témoignage  de  la  science,  il  peut  se  ré- 
sumer dans  le  triomphe  constant  et  nécessaire  du 
principe  d'induction,  proclamant  que  les  mêmes 
causes  produisent  toujours  les  mêmes  effets,  preuve 
que  la  nature  de  ces  causes  demeure  au  ïond  la 
même,  malgré  la  succession  multiple  des  phénomènes 
qui  passent. 

Il  y  a  donc  dans  tout  mobile,  concluait  Aristote, 
une  partie  qui  change  et  une  partie  qui  demeure,  une 
partie  potentielle  et  une  partie  en  acte  ;  et  c'est  à  l'aide 
de  la  distinction  fondamentale  de  l'acte  el  de  la  puis- 
sance, qu'il  répondait  victorieusement  aux  quatre  ar- 
guments sophistiques  de  Zenon  contre  l'existence  du 
mouvement.  (Cf.  Farges,  Théorie  fondamentale, 
')'  édit.,  p.  62  et  suiv.)  Les  deux  négations  opposées 
de  Zenon  et  d'Heraclite  étaient  ainsi  réfutées,  et  les 
deux  données  de  l'être  et  du  devenir,  ou  de  l'acte 
et  de  la  puissance,  réconciliées  et  réunies  dans  une 
raisonnable  sjnthèse. 

Mais  depuis  la  révolution  cartésienne,  les  tradi- 
tions séculaires  de  l'esprit  humain  se  sont  per- 
dues par  un  injuste  et  méprisant  ouhli.  Au  lieu 
de  perfectionner  et  d'achever  le  merveilleux  édifice, 
on  l'a  démoli  pour  mieux  le  reconstruire,  et,  par  une 
présomption  insensée,  chaque  penseur  a  essayé  de 
le  reconstruire  tout  seul, sans  aucun  concours  étran- 
ger, alors  que  toute  science  digne  de  ce  nom,  est 
essentiellement  une  œuvre  collective  de  tous  les  sa- 
vants à  travers  tous  les  âges. 

Les  mêmes  problèmes  se  sont  donc  à  nouveau,  et 
comme  fatalement,  rep<isés  devant  l'esprit  humain, 
et  les  mêmes  tentatives  de  solution  ont  été  tour  à 
tour  apportées  :  l'histoire  de  la  pensée  humaine, 
étant,  i>araît-il,  un  recommencement  perpétuel. 

Bergson  a  repris,  sans  s'en  douter,  peut-èti-e,  les 
négations  d'Heraclite,  par  réaction  contre  Descartes 
qui  avait  lui-même  repris  les  négations  de  Zenon.  H 
a  triomphé  facilement  de  l'hypothèse  cartésienne  : 
Tout  est  donné,  rien,  ne  rfei^feni,  sans  s'apercevoir  que 
sa  propre  liy])olhèse  :  tout  est  devenir,  n'est  ni  moins 
critiquable,  ni  moins  insoutenable,  parce  qu'elle  est 
aussi  incomplète  et  aussi  exclusive  que  sa  rivale. 
Combien  d'années  —  ou  de  siècles  —  faudrnit-il  at- 
tendre que  la  pensée  moderne  ait  enfin  retrouvé  la 
solution  oubliée  d'Aristole,  seule  capable  de  mettre 
un  peu  d'ordre  et  de  lumière  dans  son  chaos  ?... 


643 


MODERNISME 


644 


Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  bien  à  la  solution  boiteuse 
d'Heraclite  que  Bergsoniens  et  Modernistes  se  sont 
encore  attardés.  Pour  le  prouver,  innombrables 
seraient  les  textes  à  tirer  de  leurs  écrits  où  ils  foi- 
sonnent. 

Dès  les  premières  pages  de  l'Evolution  créatrice, 
M.  Bergson  se  demande  «  quel  est  le  sens  précis  du 
mot  exister  »,  et  il  répond  qu'exister  c'est  changer, 
etchanger  sans  cesse  et  totalement,  en  sorte  qu?,  par 
exemple,  <>  si  un  état  d'âme  cessait  de  varier,  sa  durée 
cesserait  de  couler  ».  —  <i  La  vérité,  ajoute-t-il,  est 
qu'on  change  sans  cesse  et  que  l'état  lui-même  est 
déjà  du  changement.  «  —  «  11  n'y  a  pas  de  chose,  il 
n'y  a  que  des  actions.  »  —  "  La  chose  résulte  d'une 
solidilication  opérée  par  notre  entendement.  » —  «  La 
matière...  est  un  flux  plutôt  qu'une  chose.»  —  «  Ma- 
tière ou  esprit,  la  réalité  nous  est  apparue,  comme 
un  perpétuel  devenir.  ,>  De  là  ces  expressions  que 
l'on  rencontre  à  chaque  instant  dans  cet  ouvrage  : 
«  le  flux  per[iétuel  des  choses  »  ;  —  n  la  masse  fluide 
de  notre  existence  «  ;  —  «  la  réalité  est  fluide  »  ;  — 
«  elle  se  résout  en  un  simple  flux, une  continuité  d'écou- 
lement, un  devenir  »  ;  —  «  une  création  qui  se  pour- 
suit sans  lin  »  ;  —  «  elle  est  un  movtvement  >>  ;  etc., 
etc.  (Bergson,  L'Evolution  créatrice,  p.  12,  iSg,  aoci, 
25i,  260,  270,  2g5,  827,  342,  895,  398,  etc.,  etc.) 

Inutile  de  reproduire  les  passages  où  M.  Le  Roy 
ne  fait  que  répéter  le  maître.  Pour  lui  .(  le  devenir 
est  la  seule  réalité  concrète  >>.  (Revue  de  Métaph.  et  de 
Morale,  1901,  p.  4i8.)  Quant  aux  modernistes,  ils 
ont  tenu  dans  leur  Programme  à  leur  faire  écho,  en 
proclamant  bien  haut  que  «  l'existence  est  mouve- 
ment »  {Le  Programme...  Réplique,  p.  10). 

De  cette  négation  fondamentale  de  l'être,  on  va 
voir  découler  les  plus  redoutables  conséquences, 
soit  métaphysiques,  soit  logiques,  soit  critériologi- 
ques, 

i"  Au  point  de  vue  métaphysique,  la  catégorie 
d'être  qui  demeure,  ou  de  substance,  se  trouve  ainsi 
supijrimée.  Il  n'y  a  plus  que  des  modes  d'être  sans 
être,  des  attributs  sans  sujet,  des  actions  sans  agent, 
des  passions  sans  rien  qui  pâtisse,  des  mouvements 
sans  moteur  ni  mobile  :  ce  qui  est  radicalement  inin- 
telligible. C'est  ce  que  Platon  et  Aristote  avaient  déjà 
stigmatisé  sous  le  nom  de  philosophie  du  non-ctre, 
par  opposition  à  la  philosophie  de  l'être  qui  est  celle 
du  sens  commun  et  de  la  tradition. 

Laissons  la  parole  à  M.  Bergson  :  «  (7  rades  change- 
ments, jnais  il  n'y  a  pas  de  choses  qui  changent  :  le 
changement  n'a  pas  besoin  d'un  support...  le  mouve- 
ment n'implique  pas  un  mobile  »  (Conf.  d'Oxford, 
p.  24-  C'est  l'auteur  qui  a  souligné).  —  «  En  vain  on 
cherche  sous  le  changement  la  chose  qui  change  : 
c'est  toujours  provisiorement  et  pour  satisfaire 
notre  imagination  (!).  Le  mobile  fuit  sans  cesse  sous 
le  regard  de  la  science  (!),  celle-ci  n'a  jamais  affaire 
<iu'à  la  mobilité.  »  (/.'Evolution  créatrice,  p.  325). 
—  Et  il  a  répété  à  satiété  dans  tout  son  ouvrage  :  «  Il 
n'y  a  pas  de  choses,  il  n'y  a  que  des  actions.  »  (i  'Evo- 
lution créatrice,  p.  270) 

S'il  nie  la  substance,  c'est  parce  qu'il  n'a  pas  com- 
pris son  activité  causale  par  rapport  aux  phénomè- 
nes multiples  et  variables,  qui  en  émanent  comme 
d'un  foyer  identique  et  permanent.  Et  cependant, 
pour  le  comprendre,  il  lui  aurait  sulTi  d'une  simple 
analyse  psychologique  des  premières  données  de  la 
conscience. 

a)  Le  moi  conscient  se  perçoit  d'abord  lui-même 
comme  un  su/et  identique  et  permanent,  sous  le  flux 
continuel  de  ses  pensées,  de  ses  sentiments,  de  ses 
volitions.  En  effet,  je  ne  coule  pas  avec  mes  pen- 
sées; sans  m'en  isoler,  je  me  distingue  d'elles;  en  les 
produisant,  je  ne  me  perds  pas  en  elles;  elles  sont 


des  attributs  passagers,  dont  je  suis  le  sujet  perma- 
nent, depuis  ma  naissance  jusqu'à  la  mort. 

0)  Le  moi  se  perçoit  non  seulement  comme  le 
sujet,  mais  aussi  comme  le  principe  producteur  de 
ces  phénomènes,  notamment  lorsqu'il  fait  un  effort 
d'attention  ou  de  volonté  libre.  En  sorte  que,  lors- 
qu'on nous  demande  pourquoi  il  faut  un  sujet  sous 
le  phénomène,  un  agent  sous  l'action,  nous  répon- 
dons :  c'est  parce  qu'il  les  produit.  La  fonction 
dynamique  de  la  substance  a  ainsi  expliqué  sa  fonc- 
tion statique,  et  l'esprit  est  satisfait. 

Les  Bergsoniens,  au  contraire,  après  avoir  nié  la 
notion  de  substance,  doivent  nier  la  notion  de  cau- 
salité ou  d'activité  productrice,  qui  relie  par  son  lien 
dynamique  tous  les  êtres  de  l'univers  dans  une  vaste 
synthèse  d'action  et  de  passion  mutuelles.  Privé  de 
ce  lien,  l'univers  se  désagrège  désormais  et  tombe 
en  poussière  inerte  et  sans  vie,  la  succession  des 
générations  vivantes  est  un  non-sens,  les  attractions 
des  astres,  ou  celle  des  atomes  dans  les  aflinités  chi- 
miques, avec  l'ordre  merveilleux  qui  en  découle, 
sont  une  illusion  ou  une  énigme. 

Voilà  les  deux  premières  conséquences,  en  méta- 
physique, de  la  philosophie  du  nonètre  :  Négation 
de  la  substance  et  de  la  causp.lité,  d'où  sortiront  plus 
lard  bien  d'autres  ravages.  Négligeons-les  pour  le 
moment,  et  passons  aux  conséquences  logiques  qui 
ne  seront  pas  moins  ruineuses. 

2°  Au  point  de  vue  logique,  si  l'être  n'est  pas,  il  ne 
saurait  être  identique  à  lui-même,  et  le  principe 
d'identité  ou  de  non-contradiction  est  ruiné,  entraî- 
nant à  sa  suite  la  ruine  de  tous  les  autres  principes 
de  la  raison,  qui,  en  dernière  analjse,  s'appuient 
tous  sur  le  premier,  sur  l'impossibilité  que  l'être  el 
le  non-être,  le  otii  et  le  non  soient  identiques. 

Pour  les  tenants  de  la  nouvelle  école,  au  contraire 
le  contradictoire  est  sans  doute  ><  impensable  > 
—  vu  la  constitution  actuelle  de  notre  esprit,  — 
mais  nullement  impossible.  «  Le  principe  de  non 
contradiction  n'est  pas  universel  et  nécessaire,  écri 
M.  Leroy,...  loi  suprême  du  discours  et  non  de  h 
pensée  en  général.  «  (Le  Roy,  Revue  de  Métaph.  e. 
de  Morale.  igo5,  p.  2o3)  L'absurde  n'est  donc  plu; 
vin  signe  d'erreur.  Bien  plus,  le  contradictoire  est 
à  leurs  yeux,  le  fond  même  de  toute  réalité  dans  li 
nature,  où  tout  est  à  la  fois  lui-même  et  autre  qu' 
lui-même,  puisque  tout  y  est  devenir  pur,  c'est-à-dir 
Ihétérogénéilé  même  et  laconlradiction  perpétuell 
de  l'être  et  du  non-être  simultanés.  «  Qu'est-ce  qu 
le  devenir,  ajoute  M.  Le  Roy,  sinon  une  fuite  perpé 
tuelle  de  contradictoires  qui  se  fondent?  »  (Revue  d 
Métaph.  et  de  .Morale,  1901,  p.  4li)-  Pour  lui,  le 
contradictoires  fusionnent  dans  «  les  profondeur 
supralogiques  »,  et  la  devise  de  l'inventeur  doit  être 
'(  au-dessus  et  au-delà  de  la  Logique!  «  (Revue  d 
Métaph.  et  de  Morale,  1906,  p.  200  et  suiv.) 

C'est  à  cette  belle  maxime  que  W.  JA^:ES  faisai 
écho,  lorsqu'il  écrivait  cette   phrase  monumentale 
qui  a  fait,  comme  elle  le  méritait,  le  tour  dvi  monde 
«  Je  me  suis  vu  contraint  de  renoncer  à   hs  Logiqu 
carrément,    franchement,    irrévocablement!     »    (. 
Plurnlislic  uuiverse'^.  Et  ailleurs  :  «  Le  meilleur  che 
min  à  suivre  est  celui  de  Feehener,  de  Koyce  et  d( 
Hegel  :  Feehener  n'a   jamais  entendu  le   veto  de  lii 
Logique  ;  Royce  entend  sa  voix,  mais  refuse  délibé 
rément  de  savoir  ce  qu'elle  dit;  Hegel  n'entend  c 
qu'elle  dit   que   pour  en  faire   U;   et  tous    passen 
joyeusement   leur  chemin.  Serons-nous   les  seuls 
subir  son  veto?  »  (W.  James,  Philosophie  de  l'e>  pt 
rience,  p.  197.  Cf.  p.  267,  a64,   265,  3og,  3i6).  Ce? 
Bergson,  ajoute-t-il,  qui  l'a  enhardi  dans  cette  voi 
qu'il    reconnaît  être  une   «  catastrophe    iiitérieire 
(Phil.  de  l'expérience,  p.  267,   264,  Sog,  3i6)  et  qu 


645 


MODERNISME 


646 


M.  Bergson  lui-même  appelle  loyalement  une  «  tor- 
sion »  conlie  nature  et  douloureuse  de  l'esprit. 
{L'Evolution  créatr.,  p.  210  et  suiv.,  272.) 

Cependant  ces  Messieurs  veulent  bien  nous  ac- 
corder que,  si  le  principe  de  non-contradiction  n'est 
plus  la  loi  (lu  réel,  il  demeure  «  la  loi  suprême  du 
discours  et  du  ian^age.  »  Mais  cette  concession  nous 
[larait  bien  raine.  Toute  la  valeur  du  discours  étant 
dans  sa  conformité  avec  le  réel,  on  ne  peut  plus 
exclure  la  contradiction  dans  le  discours,  après 
i'.ivoir  admise  dans  le  réel.  S'  «  il  y  a  de  la  contra- 
diction dans  le  monde  »,  comme  le  prétend  M.  Le  Roy 
(Revue  de  Met» ph.  et  de  Morale,  igu5,  p.  202-2o/l)^  '1 
faut  bien  admettre  qu'il  y  en  ait  aussi  dans  le  dis- 
cours et  dans  la  pensée  qui  doivent  représenter  ce 
réel. 

En  brisant  ainsi  le  principe  d'identité  ou  de  non- 
contradiction,  on  brise  les  ressorts  essentiels  de  la 
raison  liumaine,  en  rendant  toute  science  impossible. 
Aussi  Aristote  n'a-t-il  pas  craint  de  stigmatiser  avec 
une  énergique  indignation  tous  ces  capiteux  so- 
pliismes,  (Cité  dans  notre  Théorie  j'ondamentule, 
p.  82  et  suiv.) 

Inutile  d'ajouter  que  la  négation  de  la  causalité 
entraîne  à  son  tour  la  négation  du  principe  de  cau- 
salité, et  qu'aucun  bergsonien  ne  recule  devant  celle 
conséquence  fatale.  Et  comme,  d'après  M.  Hergson, 
la  suite  ou  la  succession  des  événeinenls  n'est  reliée 
par  aucune  loi  nécessaire,  attendu  que  le  même  plié- 
nomène  ne  se  répétant  jamais,  les  effets  de  l'évolution 
créatrice  sont-toujours  libres  et  imprévisibles,  —  le 
principe  d'induction,  et  avec  lui  toutes  les  sciences 
expérimentales,  se  trouvent  sapés  par  la  base.  La 
puissance  de  prévision  dont  la  science  moderne 
était  si  iière,  lorsqu'elle  annon<^ait,  par  exemple,  le 
jour,  l'heure  et  la  seconde  d'une  éclipse,  se  trans- 
forme en  illusion  ou  se  réduit  en  simple  conjecture. 
Et  puisque  «  savoir,  c'est  prévoir  »,  le  savoir 
humain  s'évanouit  avec  la  prévision. 

'A"  Enlin  les  conséqiiences  critérinlogiques  de  la 
philosophie  «  nouvelle  »  ne  sont  pas  moins  révolu- 
tionnaires. Puisque  tout  est  fluent,  et  qu'il  n'y  a  plus 
rien  de  stable  ni  en  moi,  ni  Lors  de  moi,  la  pensée 
abstraite  qui  nous  montre  des  types  lixes,  comme  le 
rond  ou  le  carré,  —  des  notions  éternelles,  comme 
le  vrai  et  le  faux,  le  bien  et  le  mal,  —  ainsi  que  des 
principes  immuables  et  nécessaires,  comme  le  prin- 
cipe d'identité  ou  de  non-contradiction,  ou  bien  des 
axiomes  mathématiques,  tels  que  2  -|-  2  =  /|,  —  cette 
pensée  abstraite,  dis-je,  n'est  qu'une  faculté  menson- 
gère à  laquelle  nous  ne  pouvons  plus  nous  lier.  De 
fait,  il  n'y  a  plus  rien  de  nécessaire  ni  d'absolu. 

«  Y  a-t-il  des  vérités  éternelles  et  nécessaires?  On 
en  peut  douter  »,  écrivait  .^L  Lr  Hoy  :  «  Axiomes 
et  catégories,  formes  de  l'entendeuient  ou  de  la  sen- 
sibilité, tout  cela  devient,  tout  cela  évolue,  l'esprit 
humain  est  plastique  et  peut  changer  ses  plus 
intimes  désirs  ».  (Revue  de  Métaplt.  et  de  Morale,  \yoi, 
p.  3o5;  —  "J07)  p.  167;  —  Cf.  juill.  p.  48o.)  ^ 
«  Formes  et  catégories  sont  des  œuvres  qu'elle  (la 
pensée)  a  produites  et  qu'elle  domine,  dont  elle  peut 
en  somme  s'affranchir  »  (Ihid.,  p.  488.) 

liais  comment  expliquer  une  si  étrange  et  si  uni- 
verselle illusion  de  l'esprit  humain?  C'est  ici  que  la 
philosophie  nouvelle  s'embarrasse  et  s'enveloppe  des 
brillants  nuages  de  ses  métaphores  étranges.  Elle  va 
recourir  à  la  comparaison  d'un  spectacle  fantastique 
à  la  mode,  le  cinématographe! 

La  réalité  est  une  et //«e/fie,  disent  les  bergsoniens, 
c'est  l'intelligence  qui  la  découpe  et  la  solidifie  en  y 
prenant  des  vues  instantanées,  et  puis,  par  un  pro- 
cédé cinématographique,  elle  reconstruit  l'apparence 
du  mouvement  par  la  succession  de  vues  multiples 


et  immobiles.  De  là,  le  dédain  supérieur  de  ces  phi- 
losophes pour  toutes  nos  idées  ou  concepts  "  lixes 
et  cristallisés  »,  qui  «  découpent  et  réiiient  maladroi- 
tement »  la  réalité.  Seuls,  ils  refusent  d'ôtre  victimes 
d'une  si  mensongère  illusion. 

Nous  croyons,  au  contraire,  que  l'illusion  est  tout 
eiitière  de  leur  c6té,  parce  qu'ils  n'ont  pas  su  dis- 
tinguer Vidée  de  l'image.  Si  l'image  sensible  peut 
être  mouvante,  l'idée  abstraite  ne  le  peut  pas,  car 
son  objet  est  essentiellement  fixe  et  immuable. 
Pourquoi  cette  différence  et  ce  contraste? 

Si  l'idée  abstraite,  par  exemple,  l'idée  du  mouve- 
ment en  général,  n'est  pas  mouvante  mais  fixe  et 
invariable,  ce  n'est  pas  parce  que  nous  sommes 
privés  d'images  mouvantes,  et  obligés  de  nous 
contenter  d'instantanés  fixes,  comme  se  l'imagine 
M.  Bergson,  mais  parce  que  l'idée  ne  rejn-ésente 
nullement  le  mêmeobjelque  l'image.  L'image  repré- 
sente un  fait  qui  peut  être  instable,  quod  est  ;  l'idée 
au  contraire  représente  une  raison  d'être  stable  : 
quod  quid  est,  ce  qui  doit  être. 

En  effet,  sous  l'image  sensible  d'un  mouvement 
quelconque,  mon  esprit  découvre  une  possibilité 
éternelle  réalisée,  et  c'est  ce  type  possible,  éternelle- 
ment possible,  que  l'idée  représente.  Or  ce  type  d'un 
mouvement  fugitif,  tenxporel  et  contingent,  est  lui- 
même  un  type  immobile,  éternel  et  nécessaire.  C'est 
l'archétype  idéal,  ou  l'iîôcç  de  Platon,  d'Aristote,  de 
Dejicartcs,  de  Leibniz,  de  Kant  lui-même  et  de  l'hu- 
manité tout  entière.  C'est  la  vision  supra-sensible, 
découverte  par  l'esprit  de  ce  monde  idéal  des  pos- 
sibles, —  quelle  qu'en  soit  d'ailleurs  la  nature,  — 
et  dont  notre  monde  actuel  est  une  réalisation  par.- 
tielle,  imparfaite  et  contingente.  (Pour  saint  Thomas 
et  pour  nous,  c'est  la  pensée  éternelle  de  Dieu,  vue, 
non  pas  directement,  comme  le  soutenait  l'Ontolo- 
gisme,  mais  indirectement,  dans  le  miroir  des  créa- 
tures :  per  spéculum  et  in  aenigmate). 

L'idée  n'est  donc  pas  «  une  vue  stable  prise  sur 
l'instabilité  des  choses  »,  comme  lerépcte  M.  Bergson, 
mais  une  vue  stable  de  la  partie  stable  des  choses. 
Toute  chose  a  en  effet  deux  aspects  :  l'un  individuel 
et  contingent,  l'autre  idéal  et  nécessaire;  l'un  mobile 
et  fugitif,  l'autre  immobile  et  éternel  qui  nous  donne 
la  raison  du  premier,  et  rend  intelligible  ce  qui  était 
purement  sensible. 

Cette  fixité  radieuse  des  premières  notions  et  des 
premiers  principes  est  indispensable  à  notre  science. 
Elle  est  le  phare  immobile  qui  oriente  les  mouve- 
ments du  pilote  et  l'empêche  de  s'égarer;  elle  est  le 
point  d'appui  qui  fait  la  force  du  levier  de  l'esprit, 
car  le  statique  sera  toujours  le  pivot  du  dynamique, 
aussi  bien  pour  les  mouvements  de  l'intelligence 
que  pour  ceux  des  corps  :  le  raisonnement  doit  s'ap- 
puyer sur  des  principes  fermes  et  les  principes  sur 
des  idées  nettement  définies,  pour  être  bien  fondés  et 
solides. 

«  Leur  erreur,  déclarait  Aristote,  en  parlant  des 
bergsoniens  de  son  temps,  les  héraclitiens,  —  leur 
erreur  vient  de  ce  qu'ils  ont  confondu  les  sens  et  la 
raison,  et  qu'ils  n'ont  considéré  que  les  choses  sen- 
sibles en  perpétuel  mouvement,  refusant  de  se 
servir  de  l'intelligence  qui  seule  atteint  le  fond  des 
choses,  les  essences  immobiles  et  les  principes 
éternels;  — comme  si  les  données  des  sens  suffisaient 
à  construire  le  vrai  savoir!  »  (Mélaph.,  II,  c.  4.  §  '> 
3;  —  m,  c.  5,  §  7,  10,  12,  21  ;  —  xii,  c.  9,  §  19), 

On  ne  saurait  mieux  dire  aujourd'hui,  après 
vingt  siècles  de  progrès,  ni  ])lus  clairement  démas- 
qui'r  le  vice  capital  decette  philosophie  «  nouvelle  », 
qui  se  dit  elle-même  néo-positiviste  et  anti-intellec- 
tuelle, oubliant  que  «  toute  la  dignité  de  l'homme 
consiste  —  non  à  sentir  —  mais  à  penser  ». 


647 


MODERNISME 


648 


De  celte  mutilation  de  l'àme  humaine  se  rendent 
coupables  ceux  qui  appellent  l'idée  «  mensongire  » 
parce  qu'elle  exprime  l'immuable,  érigeant  en  prin- 
cipe qu'il  faut  i<  retrouver  le  sensible  (seul  vrai, 
puisque  mouvant)  sous  l'intelligible  mensonger  qui 
le  recouvre  et  le  masque,  —  et  non,  comme  on 
disait  autrefois,  retrouver  l'intelligible  sous  le  sen- 
sible qui  le  dissimule  ».  (Le  Roy,  Revue  de  Mélaph, 
et  de  Morale,  1907,  p.  201.) 

Par  là  se  trouve  renversée  cette  législation  natu- 
relle de  l'enlendement  humain,  dont  les  bergsoniens 
ne  peuvent  pourtant  pas  plus  que  nous  se  passer, 
puisqu'ils  se  servent  sans  cesse  de  l'idée,  et  partant 
l'atlirmeut  encore  au  moment  même  où  ils  la  nient. 

Résumons  dans  un  coup  d'œil  d'ensemble  ces  pre- 
mières conséquences  de  la  philosophie  du  devenir 
pur  ou  du  non-être.  En  Métaphysique,  négation  de 
la  substance  et  de  la  causalité;  —  en  Logique,  né- 
galion  des  premiers  principes  qui  découlent  de 
l'être  considéré  en  lui-même  ou  dans  ses  rapports 
essentiels:  principes  d'identité,  de  contradiction,  de 
causalité,  d'induction;  —  en  Crilériologie,  négation 
du  critère  de  l'intelligence  intuitive,  c'est-à-dire  des 
notions  et  des  principes,  à  plus  forte  raison  négation 
du  critère  de  la  raison  discursive.  «  La  raison  abs- 
traite n'existe  pas  pour  nous,  osent-ils  déclarer, 
elle  existe  seulement  en  fonction  d'autres  facultés 
instinctives  dont  elle  signale  (symboliquement)  les 
exigences  et  les  résultats.  »  {Programme  des  moder- 
nistes, p.  127.)  Ce  tableau  suflit  pour  le  moment. 
Nous  verrons  plus  tard  les  conséquences  mons- 
trueuses que  ces  audacieuses  négations  de  la  raison 
portent  déjà  dans  leur  sein. 

II.  —  L'Agnosticisme  subjectiviste 

Hàtons-nous  de  remonter  jusqu'aux  causes  de  ces 
délirantes  négations,  jusqu'à  la  racine  d'un  mal 
que  nous  connaissons  sulBsararaent,  et  dont  nous 
mesurerons  plus  loin  les  ravages  dans  toute  leur 
étendue. 

L'Encj'clique  Pascendi  en  signale  deux  :  ce  qui  au 
premier  abord  ne  laisse  pas  que  de  surprendre. 
Mais,  à  la  réflexion,  cette  dualité  se  résout  bientôt 
en  unité,  puisque  Agnosticisme  et  Immanence,  dé- 
noncés avec  une  merveilleuse  clairvoyance  par  le 
Pasteur  suprcuie,  ne  sont  que  les  deux  moments 
successifs,  négatif  et  positif,  d'une  même  méthode, 
comme  nous  allons  bientôt  le  montrer. 

D'abord  l'Agnosticisme.  «  Les  modernistes,  nous 
dit  le  précieux  document,  posent  comme  base  de  leur 
philosophie  religieuse  la  doctrine  appelée  communé- 
ment agnosticisme.  La  raison  humaine  enfermée 
rigoureusement  dans  le  cercle  des  phénomènes, 
c'esl-à-dire  des  choses  cpii  apparaissent,  et  telles 
précisément  qu'elles  apparaissent,  n'a  ni  la  faculté 
ni  le  droit  d'en  franchir  les  limites,  d  (Encyclique 
i'ascendi,  p.  7.) 

L'agnosticisme  subjectif, ou  philosophie  de  l'incon- 
naissable, vulgarisé  par  Em.  Ka.nt,  est  une  théorie 
de  la  connaissance,  qui  peut  se  résumer  ainsi  :  «  la 
pensée  ne  peut  sortir  d'elle-même  )»  ;  il  lui  est  donc 
impossible  de  rien  connaître  sinon  ses  ali'eclions  et 
représentations,  c'est-à-dire  les  phénomènes  de  sa 
propre  pensée.  D'où  les  noms  de  sul/jectivisme,  de 
pliénoménisme,  de  relativisme  qu'on  lui  donne  si 
souvent,  et  qui,  au  fond,  malgré  de  légères  nuances 
de  point  do  vue,  sont  à  peu  près  synonymes. 

1°  Que  le  postulat  subjectiviste  soit  admis  par 
tous  les  bergsoniens  et  modernistes,  cela  ne  saurait 
faire  aucun  doute.  Ils  le  proclament  eux-mêmes 
avec  orgueil  comme  une  donnée  première  de  la 
pensée  moderne,  incontestable  et  au-dessus  de  toute 


discussion.  Le  mettre  en  doute  ne  saurait  être  que 
le  fait  d'un  esprit  rétrograde  et  moyenâgeux. 

Aussi  l'ont-ils  (ièrement  inscrit  dans  leur  Pro- 
gramme :  «  Nous  acceptons,  disent-ils,  la  critique  de 
la  raison  pure  que  Kant  et  Spencer  ont  faite.  » 
{Programme  des  Jlodernistes,  p.  117).  M.  Bekgson 
avait  déjà  proclamé  celte  critique  «  délinitive  dans 
ce  qu'elle  nie  »,  à  savoir  la  puissance  de  l'esprit 
d'atteindre  rien  de  réel.  Et  M.  Le  Roy  avait  résumé 
ainsi  celte  critique  victorieuse  :  <>  Un  dehors  et  un 
au-delà  de  la  pensée,  écrit-il,  est  par  définition  chose 
absolument  impensable.  Jamais  on  ne  sortira  de 
cette  objection...  La  pensée,  en  se  cherchant  un 
objet  absolu,  ne  trouve  jamais  qu'elle-même;  le  réel 
conçu  comme  une  chose  purement  donnée  fuit  sans 
tin  devant  la  critique...  Il  faut  donc  conclure,  ajoute- 
t-il  sans  hésiter,  avec  tous  les  philosophes  moder- 
nes ('.')  qu'un  certain  idéalisme  s'impose.  »  (Revue  de 
Métaph.  et  de  Morale,  1907,  p.  488.  ttgb).  C'est  donc 
pour  tous  nos  modernistes  la  pensée  qui  se  saisit 
elle-même  et  se  contemple,  en  croj'ant  saisir  et  con- 
templer un  objet  étranger.  Quelle  illusion  colossale 
et  fantastique! 

Pour  nous,  au  contraire,  c'est  ce  solip^isme  idéa- 
liste, si  énergiquemenl  repoussé  par  saint  Thomas 
en  cent  endroits  (i'oHi.vie  TiiéoL,  l'q.^ô,  a.  2,  ad  4  ; 
—  q.  85,  a.  2  ;  —  Contra  Cent.,  ^5  ad  3;  —  JJe  Anima, 
lec.  8,  in  line),  qui  est  absolument  invraisemblable  et 
impensable.  Non  seulement  il  est  contraire  aux 
premières  données  du  sens  commun  et  contraire  au 
témoignage  le  pluséclatant  de  la  conscience  — dont 
le  regard  ou  l'étreinte  dans  une  poignée  de  main, 
par  exemple,  enveloppe  à  la  fois  le  moi  et  le  non- 
moi,  —  mais  encore  il  est  contradictoire  en  soi. 

Que  serait  une  connaissance  sans  un  objet  connu? 
une  représentation  sans  un  objet  représente  ?  une 
pensée  de  rien?...  La  pensée  n'est  donc  pas  le  terme 
de  la  connaissance  mais  le  moyen  de  connaître,  ou 
comme  l'exprime  saint  Thomas  traduisant,  flans  son 
style  lapidaire,  le  bon  sens  du  geni-e  humain,  non  est 
II)  QUOI»  cognoscitur,  sed  ii>  ijuo  cognoscitur.  Elle  fait 
connaître  sans  être  connue  directement,  et  ne  se 
connaît  que  par  un  retour  sur  elle-même. 

Resterait  à  exiiliquer  —  si  c'est  possible  —  le 
mystérieux  comment  de  celte  communication  des 
êtres  entre  eux,  que  nos  modernes  nient  parce  qu'ils 
ne  la  comprennent  plus,  depuis  qu'ils  ont  rompu,  à 
la  suite  de  Descartes,  avec  les  traditions  séculaires 
de  l'esprit  humain. 

Voici,  en  deux  mots,  l'explication  géniale  d'Aris- 
tote  et  de  saint  Thomas.  Les  corps  matériels,  impé- 
nétrables par  leur  matière,  se  pénètrent  par  leurs 
formes  accidentelles  ou  leurs  actions  mutuelles. 
L'action  de  l'agent  est  dans  le  patient,  non  pas 
en  ce  sens  qu'elle  émigré  de  l'un  dans  l'autre,  mais 
qu'elle  est  commune  à  ses  deux  co-principes,  actif  et 
passif,  qui  concourent  inversement,  mais  simultané- 
ment, à  la  produire,  puisqu'il  n'y  a  jamais  d'action 
sans  passion,  ni  de  passion  sans  action.  Ainsi  l'aelion 
de  la  lumière  est  dans  l'œil  qui  la  subit,  l'action  de 
résistance  et  sa  figure  dans  la  main  qui  les  palpe. 
Eu  sorte  que  l'organe  sensible  reçoit  et  saisit  en  lui- 
même  ces  actions  physiques  étrangères  qu'il  projette 
aussitôt  au  dehors,  par  une  projection  physique  et 
mentale  à  la  fois,  comme  pour  les  remettre  à  leur 
place,  et  les  restituer  aux  agents  dont  elles  émanent. 
Ensuite,  par  un  retour  sur  elle-même,  la  conscience 
saisit  la  passion  organique  produite  par  ces  actions 
physiques,  et  constate  qu'elles  sont  l'image  renversée 
de  l'action.  Par  exemple,  l'empreinte  d'un  relief  est 
en  creux.  Elle  a  donc  saisi  l'action-relief  avant  la 
passion-creux,  la  passion  n'étant  que  le  moyen  indis- 
pensable pour  recevoir  et  percevoir  immédiatement 


649 


MODERNISME 


6S0 


l'action,   et  nuUeraenl  nue  image  intermédiaire  qui 
nous  montrerait  toutes  les  choses  à  l'envers. 

Apres  avoir  saisi  cette  partie  réelle,  quoique  très 
incomplète  assurément  des  objets,  leurs  actions  ou 
qualités  en  acte  second,  nous  en  conservons  le  sou- 
venir et  l'image,  et  c'est  dans  ces  images  —  désormais 
légitimes  substituts  du  réel  —  que  l'intelligence  dé- 
couvrira l'être,  ses  modes,  ses  relations  et  les  raisons 
d'être  qui  sont  les  notions  premières  et  les  premiers 
principes  de  l'esprit  humain.  Mais  cette  prise  de 
possession  idéale  des  objets  suppose  déjà  une  prise 
de  possession  physique  el  consciente,  non  de  leur 
substance  assurément,  mais  de  leurs  opérations  ac- 
cidentelles, par  nos  organes  sensibles.  C'est  là  la 
partie  du  réel  immédiatement  perçue  par  nous. 

Ainsi  sommes-nous  introduits  dans  le  monde  sen- 
sible par  les  organes  des  sens,  dans  le  monde  des 
idées  éternelles  par  l'intelligence,  cette  faculté  intui- 
tive de  l'esprit  humain.  Les  murs  de  la  prison 
subjecliviste  sont  enlin  ouverts  :  nous  en  avons 
retrouvé  les  portes  et  les  fenêtres  sur  le  monde  exté- 
rieur et  sur  le  monde  supra-sensible. 

La  clef  de  ces  portes  naturelles,  perdue  depuis  la 
révolution  cartésienne,  s'appelle  dans  la  langue  clas- 
sique la  théorie  de  l'action  dUe  transiti\'e.(yoirles 
développements  dans  notre  Théorie  fondamentale 
(y  édit.,  p.  236-264  ;  3^o-4o!  ).  Ce  nom,  désormais,  ne 
fera  plus  sourire  que  ceux  qui  ignorent  celte  géniale 
explication,  et  qui  se  contentent  de  métaphores  pué- 
riles, comme  celle  à'exlrinsécisnie  ou  d'impossibilité 
poiu-  un  être  de  sortir  «  hors  de  sa  peau  ».  Pour  nous, 
aucun  objet  pensé  n'est  extérieur  à  In  conscience,  ni 
dans  son  action  sensible  sur  nos  organes,  ni  dans  sa 
représentation  imaginaire  et  idéale  ;  il  n'est  extérieur 
que  par  son  individualité  ou  sa  substance,  puisque  lui 
et  moi  nous  sommes  deux.  La  plus  haute  spéculation 
métaphysique  a  ainsi  rejoint  les  plus  évidentes  don- 
nées du  sens  commun. 

2°  La  deuxième  épithète  qui  caractérise  l'agnosti- 
cisme moderniste  est  celle  de  phénoméniste.  C'est  la 
conséquence  forcée  de  son  siiljjectivisme.  Puisqu'il 
aflirme  que  la  connaissance  de  l'homme  est  renfermée 
dans  le  phénomène  de  sa  propre  pensée,  sans  pouvoir 
jamais  saisir  la  réalité  des  choses,  il  faut  bien  con- 
clure que  a  notre  science  se  borne  aux  phéno- 
mènes :>. 

Toutefois  cette  formule  pourrait  avoir  un  sens 
très  acceptable,  bien  différent  du  sens  agnostique  et 
kantien.  Elle  est  souvent  employée  par  les  savants 
qui  par  le  mot  <  phénomène  »  entendent  un  fait 
réel  et  objectif,  intérieur  ou  extérieur,  à  observer  et 
à  expliquer,  sans  vouloir  spéculer  sur  les  substances 
et  les  causes  des  métapliysiciens. 

En  style  moderniste  et  kantien,  au  contraire,  un 
phénomène  n'est  qu'une  apparence  et  non  une  réa- 
lité, un  état  psychologique  qui  s'interpose  entre 
l'esprit  et -l'objet  réel,  de  manière  à  le  masquer,  à  le 
défigurer  et  à  nous  empêcher  de  le  connaître  tel  qu'il 
est  réellement.  Aussi  ne  connaissons-nous,  d'après 
eux,  que  nos  manières  de  connaître  les  choses,  c'est- 
à-dire  les  formes  subjectives  de  notre  mentalité 
actuelle.  Quant  aux  réalités  snpra-phénoménales, 
les  substances  et  les  causes,  ce  ne  sont  que  d^s 
catégories  illusoires  de  l'esprit  humain  :  «  Nous  ne 
pouvons  plus  accepter,  disent-ils,  ces  idola  tribus  ». 
(Prof^ramme  des  modernisles,  p.  la^.) 

Bien  plus,  pour  eux,  ces  formes  déjà  illusoires, 
n'ont  rien  de  tixe  et  de  stable,  mais  elles  sont  sou- 
mises à  une  perpétuelle  évolution,  en  sorte  que  la 
((  vérité  n'est  pas  plus  immuable  que  l'homme  lui- 
même,  car  elle  évolue  avec  lui,  en  lui  et  par  lui  s, 
(Prop.  58«  du  décret  lamentahili). 

On  .voit  combien  les  modernistes  sont  loin  du  sens 


usuel  et  raisonnable  attaché  par  les  savants  à  la 
formule  en  question.  Les  phénomènes  de  la  science 
sont  des  réalités,  intérieures  ou  exlérieui-es,  ceux 
des  agnostiques  ne  sont  guère  <jue  des  illusions  de 
conscience. 

Qu'il  y  ait,  toutefois,  des  savants  plus  ou  moins 
imbus  des  préjugés  agnostiques,  nous  ne  le  nions 
point,  mais  nous  croyons  que  ces  préoccupations 
philosophiques  sont  sans  influence  profonde  sur 
leurs  recherches  scientifiques.  Cliez  eux,  les  théories 
métaphysiques  sont  tellement  indéiiendantes  des 
questions  de  science  positive,  qu'elles  forment 
comme  deux  mondes  séparés.  Cen'est  sans  doute  pas 
très  logi(]ue,  mais  c'est  du  moins  très  heui-eux,  car 
leurs  savantes  recherches  ne  sont  plus  soustraites 
aux  directions  du  sens  commun. 

Après  avoir  nié,  aux  heures  de  loisir,  les  substanr 
ces  et  les  causes,  ils  les  recherchent  et  les  supposent 
partout  dans  leurs  expériences,  comme  le  commun 
des  mortels,  quand  ils  cessent  de  philosopher  et 
redeviennent  hommes  de  bon  sens. 

3°  Une  troisième  épithète  de  l'agnosticisme,  la 
plus  usitée  chez  nos  contemporains,  peut-être  parce 
qu'elle  est  la  plus  équivoque,  est  celle  derelativiste. 
Le  relativisme  de  nos  connaissances  est,  en  effet,  la 
formule  à  la  mode,  dont  ils  ont  plein  la  bouche,  et 
dont  ils  abusent  étrangement. 

Que   (1  la  connaissance  soit   une   relation  »,   leur 
répliquait  Mgr  d'HuLST,   cela    est   évident,   puisque 
c'est  un  acte  qui  met  le  sujet  sentant  ou  pensant  en 
!    relation   avec   l'objet    senti  ou  pensé.  —  Que  celte 
1    relation  soit  partielle  et  incomplète,  au  point  de  ne 
nous  montrer  qu'un  côté  de  l'objet,  sans  nous  révéler 
!    les  autres,  cela  est  encore  évident,   car    «    nous  ne 
I    connaissons  le  tout  de  rien  »  même  après  avoir  mul- 
tiplié nos  observations  et   varié  les  points  de  vue. 
—  Que  dans  nos  appréciations  de  l'objet  il  se   mêle 
beaucoup  de  nos  préjugés  personnels,  de   nos   sym- 
pathies   ou  de    nos   antipathies,    par    exemple,    et 
même   de  nos  dispositions  physiques,  tel  que  l'étal 
de   nos  organes,    cela  est  encore  évident,  et  tout  le 
monde  sait  que  le  malade  qui  a  la  jaunisse  voit  tout 
en  jaune.  —    Enfin  que  nos  perceptions  présentes 
soient  complétées  par  des  réminiscences  de  nos  per- 
ceptions passées,  c'est  encore  un  fait  incontestable, 
comme  le  montre  la  loi  de  l'association  des  images. 
Mais  après  avoir  fait  ainsi  la  part  très  large  aux 
éléments  relatifs  et  personnels,  qui  entrent  dans  nos 
connaissances  et  les  imbibent  profondément,  reste  à 
savoir  si  tout  y  est  relatif  et  subjectif,  et  s'il  n'y  a 
pas  un  fond  de  réel  ou  d'absolu. 

On  devine  la  réponse  outrancière  de  l'agnosti- 
cisme ou  du  relativisme  complet,  partisan  du  tout 
ou  rien.  Mais  cette  thèse  du  relativisme  absolu  est 
un  non-sens,  puisqu'elle  suppose  une  connaissance 
sans  objet  connu,  une  forme  de  représentation  vide 
de  tout  objet  représenté. 

Elle  est  surtout  en  opposition  flagrante  avec  l'expé- 
riencelaplus  élémentaire. Lorsque, par  exemple, nous 
échangeons  une  poignée  de  mains  avec  un  ami,  la 
conscience  nous  montre  dans  ce  fait,  avec  évidence, 
une  prise  de  possession,  d'abord  physique,  puis 
idéale,  de  l'un  par  l'autre,  d'oii  résulte  à  la  fois  une 
union  et  une  distinction  réelles  de  l'un  avec  l'autre. 
C'est  là  un  fait  tellement  indéniable  que  toutes  les 
arguties  des  agnostiques  sont  incajiables  de  faire 
croire  le  contraire  à  un  homme  sain  d'esprit. 

Sans  doute  nous  connaissons  «  à  notre  façon  », 
c'est-à-dire  à  la  manière  des  hommes  et  non  des  anges 
ou  de  Uicu,  mais  cette  façon  tout  humaine  de  con- 
naître n'en  est  jias  moins  une  connaissance  vérita- 
ble et  objective. 
'       Tels  sont  les  différents  aspects  de  l'agnosticisme 


651 


MODERNISME 


652 


ou  philosophie  de  l'inconnaissable  :  subjeclivisme, 
phénoménisme,  relativisme...  Nous  n'avons  pas  la 
prétention  de  les  étudier  tous,  comme  dans  un  cours 
(le  philosophie,  mais  seulement  de  signaler  les  prin- 
cipaux, qui  suffisent  à  faire  connaître  cette  première 
racine,  la  plus  profonde,  soit  du  modernisme,  soit 
aussi  de  toute  la  philosophie  moderne,  infectée  de  ce 
subtil  poison,  depuis  la  réforme  cartésienne  et  son 
oubli  de  la  géniale  théorie  de  l'action  transitive. 


III. 


L'Immanence  vitale 


Après  avoir  dénoncé  l'Agnosticisme  subjectiviste 
et  idéaliste  comme  le  vice  radical  de  la  méthode 
des  modernistes,  l'Encyclique  Pascendi  accorde  que 
cette  accusation,  à  première  vue,  paraîtrait  peu  vrai- 
semblable, et  elle-même  s'en  étonne  à  bon  droit  : 
<(  Comment  de  l'agnosticisme,  qui  n'est  après  tout 
qu'ignorance,  les  modernistes  peuvent-ils  passer  à 
l'athéisme  »,  ou  au  monisme  évolutionniste  ?  De 
ce  qu'ils  ignorent  le  supra-sensible  «  par  quel  arli- 
lice  de  raisonnement  »  en  viennent-ils  à  nous  l'expli- 
quer et  à  fonder  une  métaphysique?  —  «  Le  com- 
prenne qui  pourra.  »  (Encyclique  Prtsce/irfi,  p.  9.) 

Il  est  clair,  en  effet,  que  ce  1,  passage  »  n'est  pas 
logique,  et  pourtant  il  est  fatal.  L'esprit  humain, 
comme  la  nature  physique,  a  «  horreur  du  vide  »,  et 
dès  qu'on  la  prive  d'une  saine  métaphysique,  il  se 
remplit  aussitôt  d'une  métaphysique  malsaine. 
Comme  l'histoire  en  fait  foi,  l'agnosticisme  pur  et 
simple  ne  saurait  être  vécu,  et  l'esprit  qui  en  est 
devenu  prisonnier,  cherche  toujours  quelque  issue, 
logique  ou  illogique,  pour  s'évader. 

Les  modernistes  dans  leur  fameux  Programme  en 
font  ainsi  le  naïf  aveu  :  c  Notre  apologétique  a  été 
un  effort  pour  sortir  de  l'agnosticisme  et  le  dépas- 
ser ».  {Programme  des  modernistes,  p.  ii3). 

Nous  leur  répliquerons  qu'il  eût  été  beaucoup  plus 
sage  de  ne  jamais  entrer  dans  cette  impasse,  dans 
cette  prison  sans  issue  du  subjectivisme,  où  ils  se 
sont  si  imprudemment  emmurés.  Ils  n'auraient  pas 
eu  besoin  de  chercher  vainement  le  moyen  d'en 
sortir. 

Suivons-les  toutefois  dans  leur  tentative  d'éva- 
sion :  leur  échec  inévitable  sera  pour  nous  une  ex- 
cellente leçon. 

Hypnotisés  par  le  pseudo-principe  que  le  sujet 
pensant  ou  sentant  ne  peut  connaître  aucun  objet 
hors  de  lui,  les  subjectivistes  sont  bien  forcés  de 
prendre  pour  point  de  départ  le  sujet  pensant  ou 
sentant,  dans  lequel  ils  se  croient  irrémédiablement 
enfermés.  Alors  se  retournant  sur  eux-mêmes, 
comme  l'écureuil  dans  sa  cage,  ils  vont  se  donner 
l'illusion  d'en  sortir.  Non  pas  comme  Descartes,  par 
le  célèbre  raisonnement  svir  l'idée  de  Dieu  qui  prou- 
verait son  existence,  sa  véracité  et  l'existence  du 
monde  extérieur,  paralogisme  dénoncé  par  les  sco- 
lastiques  longtemps  avant  la  critique  de  la  liaison 
pure  ;  —  ni  comme  Kant,  par  un  acte  de  foi  aveugle 
dans  la  notion  du  devoir  et  de  tous  les  postulats 
qu'elle  implique  ;  —  ni  comme  Renouvier  par  ime 
intervention  de  la  volonté  qui  fixerait  l'intelligence; 
—  mais  par  un  procédé  tout  nouveau,  purifié  de 
toute  compromission  avec  un  «  intellectualisme  pé- 
rimé ».  Ils  raisonnent  ainsi  :  le  sujet  étant  enfermé 
en  lui-même,  sans  en  pouvoir  sortir,  c'est  donc  en 
lui-même  qu'il  doit  chercher  et  trouver  toutes  les 
connaissances  dont  il  a  besoin.  Il  n'a  qu'à  creuser 
au  dedans  et  à  fouiller  le  trésor  qu'il  porte  en  lui 
dans  sa  conscience  et  sa  subconscience. 

C'est  la  méthode  immanentiste  ou  egocentriste,  qui 
méprise  et  compte  pour  rien  toutes  les  données 
venues  du  dehors  sans   avoir  été  postulées  jiar   le 


dedans,  et  qui  prétend  —  par  ses  seules  forces  imma- 
nentes, à  l'aide  d'une  prétendue  intuition  esthétique 
ou  mystique  —  élever  l'homme  aux  vérités  supra- 
sensibles  et  même  jusqu'à  l'Etre  suprême. 

Il  est  vrai  que  celte  faculté  nouvelle  d'intuition  n'a 
jamais  pu  être  clairement  délinie  par  les  bergso- 
niens,  sans  doute,  parce  qu'il  est  impossible  de  la 
délinir. 

On  peut  cependant  la  comparer  de  loin  à  la  raison 
pratique  de  Kant.  Ce  philosoj)he,  comme  on  le  sait, 
après  avoir  ruiné  la  valeur  de  la  raison  et  rendu 
illusoire  toute  science  métaphysique,  a  bien  été 
obligé  —  poussé  par  les  besoins  de  vivre  et  d'agir 
moralement,  auquel  nul  ne  peut  se  soustraire,  — 
sinon  de  reconstruire  l'édifice  intellectuel,  du  moins 
de  le  remplacer  par  un  équivalent,  qui  est  un  acte 
de  foi  aveugle  dans  nos  instincts  moraux,  résumés 
dans  ce  qu'il  appelle  la  raison  pratique.  C'est  une 
espèce  de  lidéisme  imposé  à  l'homme  par  l'impératif 
catégorique,  comme  par  une  sorle  de  coup  d'état.  La 
loi  morale  qui  brille  dans  nos  consciences,  dit-il, 
comme  les  étoiles  du  ciel  dans  la  nuit,  s'impose  à 
nous,  bon  gré,  mal  gré,  du  dedans  même  de  notre 
être,  avec  tous  ses  postulats  théoriques. 

Au  fond,  l'/n/Hfïi'ort  bergsonienne  n'est  qu'un  ex- 
pédient analogue,  une  nouvelle  édition  soigneuse- 
ment revue,  corrigée  et  amplifiée  de  la  raison  pra- 
tique. Loin  de  se  borner  à  la  iiratiqueel  à  la  satisfac- 
tion de  nos  besoins  moraux,  cette  intuition  imma- 
nente a  la  prétention  de  saisir  en  nous  un  wlio  de 
la  science  universelle,  comme  si  «  tout  retentissait 
dans  tout  »;  bieil  plus,  comme  si  une  conscience 
commune  rendait  tous  les  êtres  immanents  les  uns 
aux  autres.  En  sorle  que  la  méthode  de  l'immanence, 
au  sens  bergsonien,  est  essentiellement  liée  à  la 
théorie  de  l'immanence  ou  du  monisme  universel. 

Aussi,  loin  de  se  borner  à  nous  révéler  des  règles 
pratiques  ou  des  croyances  nécessaires  à  la  vie,  l'in- 
tuition des  berg'soniens  et  modernistes  a  l'audace  de 
vouloir  atteindre  l'Absolu,  et  de  construire,  non  pas 
une  foi,  mais  une  science  ou  une  vision  de  l'Absolu. 

Ecoutez  ce  cri  de  triomphe  de  M.  Bbrqson  :  k  Dans 
l'absolu  nous  sommes,  nous  circulons  et  nous  vivons. 
La  connaissance  que  nous  en  avons  est  incomplète, 
sans  doute,  mais  non  pas  extérieure  ou  relative. 
C'est  l'être  même,  dans  ses  profondeurs,  que  nous 
atteignons  par  le  développement  combiné  et  progres- 
sif de  la  science  et  de  la  philosophie.»  (L'Et'olution 
créatrice,  p.  217.  —  Cf.  p.  62,  216,  226,  261,  887, 
389). 

Cette  phrase,  qui  est  une  contrefaçon  d'une  parole 
de  nos  Saints  Livres,  nous  rappelle  qu'en  effet  pour 
la  saine  philosophie  une  certaine  immanence  est  in-, 
discutable.  Nous  admettons  tous  une  mystérieuse  et 
profonde  compénétration  de  l'essence  divine  au  plus 
intime  des  essences  créées.  Mais  cette  immanence  de 
Dieu  en  nous,  qui  le  rend  encore  plus  présent  que 
nous  le  sommes  à  nous-mêmes,  ne  détruit  pas  la 
distinction  des  substances,  puisqu'elle  a  au  contraire 
pour  effet  de  la  produire  en  nous  créant.  D'autre 
part,  si  elle  permet  à  Dieu  de  voir  et  d'agir  en  nous, 
la  réciproque  n'est  point  vraie,  car  elle  ne  nous  per- 
met ni  de  voir  ni  d'agir  en  Lui.  Ce  serait  renverser 
l'ordre  hiérarchique  qui  donne  prise  au  supérieur 
sur  l'inférieur,  et  non  pas  à  l'inférieur  sur  le  supé- 
rieur . 

Quant  à  l'immanence  substantielle  des  êtres  créés 
les  uns  dans  les  autres,  elle  est  une  pure  rêverie  du 
monisme  panthéistique.  Aussi  lorsque  nous  enten- 
dons les  bergsoniens  nous  annoncer  que  leur  intui- 
tion peut  leur  en  donner  «  une  connaissance  par  le 
dedans,  une  vue  prise  dans  l'intérieur  même  de  leur 
être,   en    dehors    ou   au-dessous    de    l'espace  et   du 


653 


MODERNISME 


654 


temps  j)  —  ce  qui  est  complètement  inédit  dans  l'his- 
toire de  toute  philosophie,  distincte  de  l'oceuitisnie 
—  nous  restons  alors  rêveurs  et  sceptiques. 

Ecoutez  M.  Bergson  :  «  On  appelle  intuition  cette 
espèce  de  sympathie  intellectuelle  par  laquelle  on  se 
transporte  à  l'intérieur  d'un  objet  pour  coïncider 
avec  ce  qu'il  a  d'unique  et  partant  d'inexprimable  >i. 
(ïtei'iic  de  Métaph.  et  de  Murale,  igoS,  p.  3.)  —  «  11 
s'agit  d'une  connaissance  par  le  dedans,  qui  les  sai- 
sit (les  faits)  dans  leur  jaillissement  nicnie  au  lieu  de 
les  prendre  une  fois  jaillis,  qui  creuserait  ainsi  au- 
dessous  de  l'espace  et  du  temps  spatialisé...  »  {L'Evo- 
lution créât.,  p.  Sgo). 

Mais  il  a  beau  faire  appel  à  un  instinct  devenu 
conscient  ou  à  une  sympathie  divinatrice  qui  relie- 
rait entre  eux  tons  les  êtres  de  la  création  et  nous 
fusionnerait  nous-mêmes  avec  eux,  ce  n'est  là  qu'un 
vain  mirage,  de  brillantes  métaphores,  qui  s'étei- 
gnent brusquement  devant  la  réalité  des  faits  les 
plus  simples  et  les  plus  faciles  à  observer. 

Jaiuais  la  sympathie  pour  une  autre  personne,  si 
intime  soit-elle,  ne  sera  la  conscience  d'autrui.  Si 
nous  devinons  parfois  ses  sentiments  intimes,  ses 
préoccupations  ou  ses  projets,  c'est  par  un  processus 
d'inductions  et  de  déductions,  qui  —  serait-il  rapide 
comme  l'éclair  —  n'a  rien  à  voir  avec  une  intuition 
immanente. 

C'est  toujours  par  l'observation  extérieure  que 
nous  pénétrons  ou  que  nous  serablons  pénétrer  dans 
l'intérieur  des  autres  êtres  ;  aussi  le  psychologue, le 
naturaliste  ou  le  physicien  n'ont-ils  pas  d'autre  pro- 
cédé à  leur  disposition  que  l'observation  extérieure. 
Et  ce  sinii)le  fait  sullit  à  réfuter  la  prétendue  exis- 
tence d'une  «  espèce  de  sympathie  intellectuelle  par 
laquelle  on  se  transporte  à  l'intérieur  d'un  objet 
pour  coïncider  avec  ce  qu'il  a  d'unique  et  par  consé- 
quent d'inexprimable  ».  Ce  rêve  brillant  n'est  assu- 
rément qu'un  rêve,  et  ce  serait  lâcher  la  proie  pour 
l'ombre  que  de  c  pousser  l'intelligence  hors  de  chez 
elle,  par  un  acte  de  volonté, en  brusquant  les  choses» 
(L'Evolution  créatrice,  p.  2io,  211)  et  par  un  coup 
d'état  contre-nature,  pour  la  remplacer,  comme  on 
nous  le  conseille,  par  cette  chimérique  intuition. 

Ce  qui  achèvera  de  nous  en  détourner,  ce  sont  les 
résultais  étranges  et  contradictoires  des  bergsoniens 
qui  ont  essayé  de  mettre  en  oeuvre  leur  prétendue 
intuition. 

Le  Maître  de  la  nouvelle  école  prétend  y  saisir 
«l'essence  de  la  vie  aussi  bien  que  de  la  matière», qui 
ne  serait  que  fluidité  insaisissable;  M.  Blondel  y 
perçoit  une  manifestation  concrète  et  progressive  de 
l'Iniini;  M.  Lr  Roy  y  entrevoit,  avec  le  sens  du 
divin,  la  luésence  même  de  Dieu;  avant  eux,  Scuix- 
LiNr,  et  Ravaisson  y  avaient  découvert  la  stabilité 
de  la  vie  éternelle,  contrairement  à  tous  les  disciples 
d'HKHACUTK  qui  n'y  trouvent  que  mobilité  et  devenir 
pur. 

Eh  !  qui  pourrait  prévoir  toutes  les  découvertes 
futures  que  cette  «  sympathie  divinatrice  »  réserve 
à  nos  fervents  adeptes  de  l'intuitionnisme  et  du 
mysticisme  !  Qu'est-ce  qui  ne  devient  pas  croyable, 
quand  <m  ne  croit  plus  qu'au  sentiment  et  au  llair 
de  l'instinct  individuel?  L'Intuition  est  mère  de 
l'hérésie,  u  En  vérité,  n'est-ce  pas  une  folie,  ou  tout 
au  moins  une  souveraine  imprudence,  de  se  lixer 
sans  nul  contrôle  à  des  expériences  comme  celles 
que  prônent  les  modernistes?»  (Encycl.  t'ascendi, 
p.  63.) 

Après  ces  réserves,  n<ms  allons  suivre  les  bergso- 
niens dans  leurs  découvertes  intuitives,  et  montrer 
comment  ils  vont  reconstituer  l'édilice  métaphysi- 
que totalement  démoli  par  leur  agnosticisme. 

Voici  comment  MM.   Bergson  et   Le   Roy,  avec  la 


magie  enivrante  de  leur  style,  nous  décrivent  le 
premier  résultat  de  l'intuition  du  moi  profond,  la 
découverte  d'une  durée  pure  où  tout  s'écoulerait 
incessamment  et  totalement,  sans  que  rien  en  nous 
ne  demeurât  le  même. 

«  Entrons  i)lus  avant  aux  retraites  cachées  des 
âmes.  Nous  voici  dans  ces  régions  de  crépuscule  et 
de  rêve  (!)  où  s'élabore  notre  moi,  où  jaillit  le  flot 
qui  est  en  nous,  dans  la  secrète  et  tiède  intimité  des 
ténèbres  fécondes  où  tressaille  notre  vie  naissante. 
Les  distinctions  sont  tombées  [on  ne  distingue  plus 
rien  ?].  La  parole  ne  vaut  plus  [on  ne  s'entend  plus?]. 
On  entend  sourdre  mystérieusement  les  sources  de 
la  conscience,  comme  un  invisible  frisson  d'eau  vive 
à  travers  l'ombre  moussue  des  grottes.  Je  me  dis- 
sous dans  la  joie  du  devenir!  Je  m'abandonne  au 
délice  d'être  une  réalité  jaillissante.  Est-ce  que 
l'aime?  Est-ce  que  je  pense  i'  La  question  ne  signifie 
plus  rien  pour  moi,  etc.  />  (Le  Roy,  Une  Philosophie 
nouvelle,  p.  68).  —  C'est  celte  intuition  (?)  hypnoti- 
sante que  M.  Bergson  appelle  «  le  ronron  continu  et 
le  bourdonnement  ininterrompu  de  la  vie  profonde  ». 
{Conf.  d'Oxford,  p.  27). 

"Voilà  donc  la  première  découverte  et  le  premier 
principe  de  la  philosophie  «  nouvelle  «  :  l'être  n'est 
pas,  tout  est  devenir  pur.  C'est  ce  qu'ils  ont  appelé, 
la  durée  pure,  sans  doute  par  antiphrase,  puisque 
rien  n'y  dure,  rien  n'y  demeure  le  même. 

De  ce  principe  premier,  ils  ont  hardiment  tiré 
toutes  les  conséquences  métaphysiques,  logiques  et 
cntériologiques  déjà  décrites  et  qu'il  nous  suffit  de 
rappeler  au  lecteur  : 

1"  Négation  de  la  substance  et  de  la  causalité  ; 
c'est  la  «  durée  pure  »  qui  est  «  l'étolTe  »  et  la  sub- 
stance des  choses,  et  cette  durée  pure  se  pose  elle- 
même  sans  être  causée  par  rien. 

2°  Négation  de  tous  les  premier.^  principes  de  la 
Logique  :  principes  d'identité,  de  contradiction,  de 
causalité,  d'induction  ou  de  déduction,  etc. 

3°  Négation  de  tous  les  critères  classiques  de  la 
connaissance  :  critère  de  l'intelligence  qui  conçoit 
les  notions  et  les  principes  nécessaires,  immuables, 
éternels  —  donc  illusoires,  puisque  tout  le  réel  est 
fluent.  A  plus  forte  raison,  négation  du  critère  de  la 
raison  raisonnante,  qui  ne  fait  q\ie  comliiner  les 
susdites  notions  et  leurs  principes  également  trom- 
peurs. 

Toutes  ces  négations  se  résument  en  un  seul  mot  : 
négation  de  la  vérité,  telle  que  le  sens  commun  l'a 
toujours  comprise.  Car  elle  n'est  plus  la  conformité 
de  nos  pensées  avec  des  objets  désormais  incon- 
naissables, elle  n'est  qu'une  création  subjective  et 
symbolique  de  l'esprit  humain,  suivant  l'expression 
même  des  modernistes  :  n  Tout  est  subjectif  et 
symbolique  dans  le  champ  de  la  connaissance.  » 
(Programme  des  modernistes,  p.  i3/() 

On  ne  peut  donc  plus  rien  aflirmer  de  certain,  d'ab- 
solu, de  catégorique,  de  détinitivement  vrai,  pas  même 
que  2  -|-  2  =  4,  ou  que  le  tout  est  plus  grand  que  la 
partie.  C'est  nous-mêmes  qui  créons  nos  vérités, 
aussi  nous  les  rêvons  et  les  transformons  à  notre 
gré.  Quid  est  veritas?  demandait  Pilate.  Le  moder- 
niste lui  répond  :  c'est  un  jeude  l'esprit  humain.  De 
tout  le  reste,  je  ne  saurais  jamais  rien. 

Ecoutons  ces  multiples  aveux  de  M.  Loisy  :  «  Si 
l'on  suppose  que  la  vérité,  en  tant  qu'accessible  à 
l'intelligence  humaine,  est  quelque  chose  d'absolu... 
les  assertions  de  ce  petit  livre  sont  plus  que  témé- 
raires, elles  sont  absurdes  et  impies.  »  —  Tel  est 
aussi  notre  avis.  (LoisY,  Autour  d'an  petit  livre, 
j).  190-191.)  —  Cf.  .'Simples  réflexions,  p.  1^0  :  «  la 
question  la  plus  importante,  on  peut  dire  la  seule 
essentielle...  est  de  savoir  ce  qu'on  doit  entendre  par 


655 


MODERNISME 


656 


vérité  en  matière  de  religion.»  —  «  Quiconque  croit 
an  bien  et  au  vrai  absolu  est  un  mystique;  car  on 
ne  peut  déraonlrer  rigoureusement  la  valeur  objec- 
tive, transcendante  de  nos  connaissances  ».  (Quelques 
letti-es,  p.  67).  —  ((  En  résumé,  conclut  M.  Le  Roy, 
le  e;rand  désaccord  entre  les  scolastiques  et  nous 
porte  sur  la  notion  même  de  vérité  ».  (Lr  Roy, 
Dogme  et  critique,  p.  355.) 

Cependant  le  moderniste  veut  bien  conserver  aux 
vérités  de  sens  commun  la  portée  d'un  symbole  ou 
d'une  règle  pratique,  dont  toute  la  valeur  consiste 
dans  leur  utilité  pour  diriger  l'action  et  la  vie.  Mais 
une  telle  concession  est  bien  vaine,  car  une  connais- 
sance ne  peut  être  pratique  qu'à  la  condition  d'être 
théorique  eldans  la  mesure  où  elle  est  valable  théori- 
quement. Ainsi  la  formule  2  -f-  2  =  4  ne  peut  être 
utile,  pratiquement,  pour  régler  avec  mon  créancier 
que  si  elle  est  vraie  théoriquement. 

Les  modernistes  cherchent  parfois  à  se  reprendre 
et  à  corriger  partiellement  leur  notion  de  vérité  en 
ajoutant  (jne  si  aucune  vérité  n'est  définitive,  cepen- 
dant 0  il  y  a  des  directions  permanentes,  et  que  l'on 
peut  dire  invariables  de  l'esprit  humain,  aussi  vraies 
que  notre  nature  est  réelle  ».  (Loisy,  Simples 
réflexions,  p.  io5;  —  Autour  d'un  petit  hVre,  p.  192. 
—  Cf.  Le  Roy,  Dogme  et  critique,  p.  355.)  Mais  cette 
correction  est  bien  insuffisante  ;  outre  qu'elle  est 
contradictoire  avec  le  système  du  mobitisme  où  rien, 
absolument  rien,  ne  peut  être  «  lige  et  cristallisé  », 
elle  est  l'aveu  inconscient  de  la  fausseté  radicale 
d'une  philosophie  si  manifestement  hors  de  ces 
«  dii-eclions  invariables  et  permanentes  »  de  la  pen- 
sée humaine,  qu'elle  se  vante  d'être  anli-inlellec- 
tuelle  et  «  au  rebours  de  la  métaphysique  naturelle 
de  l'esprit  humain». 

IV.  —  Conséquences  anti-spiritualistes 
et  anti-religieu3es 

Avant  qi\e  le  monstre  légendaire  que  nos  clas- 
siques appelaient  le  cheval  de  Troie,  fut  introduit 
dans  la  place  assiégée  et  eût  ouvert  ses  flancs  téné- 
breux, on  rapporte  que  le  choc  d'un  javelot  lit  reten- 
tir soudain  des  bruits  d'armes  de  guerre  et  des  voix 
étranges  qui  provoquèrent  de  sinistres  présages. 

...  Sletit  illa  Iremens,  uteroque  recusso, 
Insonuere  cavae  gemitumque  dedere  cavernae. 
(Enéide,  II,  v.  52-53.) 

Il  nous  semble  qu'avant  d'avoir  énuméré  toutes 
les  conséquences  anti-spiritualistes  et  anti-religieu- 
ses, contenues  dans  les  flancs  de  la  philosophie 
moderniste,  nos  lecteurs  doivent  déjà  éprouver  des 
pressentiments  analogues. 

Nous  ne  les  étonnerons  donc  plus  en  leur  disant  à 
l'avance  que  de  tels  principes  —  si  l'on  peut  toute- 
fois appeler  de  ce  nom  la  négation  même  de  tous  les 
premiers  principes  de  la  raison  et  de  la  raison  elle- 
même  —  ruinent  de  fond  en  comble  toutes  nos 
cro3'ances,  notamment  sur  Dieu,  l'àme  humaine  et 
son  immortalité,  la  morale,  la  révélation,  le  miracle, 
toutes  les  vérités  révélées  et  jusqu'à  la  possibilité 
d'aucun  dogme. 

■  "D'abord  X'existence  de  Dieu,  au  sens  spirituaiiste 
de  ce  mot,  c'est-à-dire  d'un  Etre  suprême,  infini, 
substantiellement  distinct  du  monde  qu'il  a  crée,  — 
n'est  même  plus  possible. 

Si  les  notions  de  substance  et  de  cause  sont  sup- 
primées, il  est  clair  en  elfet  que  le  mot  Dieu,  en 
style  moderniste,  ne  peut  plus  signifler  l'Etre  par- 
fait, catise  première  et  créatrice  de  l'univers.  Dans 
leur  système  philosophique  du  non-être,  ce  seraitun 
non-sens,  une  impossibilité  radicale.    On  a  pu  dire 


qne  l'être  était  l'ennemi  personnel  des  bergsoniens; 
à  plus  forte  raison,  ajouterons-nous,  l'être  par  excel- 
lence, l'Etre  tout  court.  Pour  le  bien  comprendre,  il 
suffit  d'avoir  saisi  une  bonne  fois  l'opposition  de  la 
philosophie  de  rétre,  avec  celle  du  non-être  que  sou- 
tiennent les  bergsoniens. 

La  pensée  maîtresse  de  ces  novateurs,  héritée  de 
Renan,  d'HcoEL  et  d'HÉRACLiTE,  est  aux  antipodes 
de  la  nôtre.  Au  lieu  de  dire  avec  le  sens  commun  : 
«  l'être  est,  le  non-ètre  n'est  pas  »,  ils  osent  dire  : 
l'être  n'est  pas,  seul  le  non-être  est  ou  plutôt  aevient 
sans  pouvoir  jamais  être.  «  Le  grand  propres  de 
la  critique  contemporaine  a  été  de  substituer  là  caté- 
gorie du  devenir  à  celle  de  l'êlre».  (Renan,. 4i'e;ro/; .».';, 
préf.  p.  ■j)  Au  lieu  de  dire  :  «  l'être  prime  le  non- 
ètre,  l'acte  jjrime  la  puissance  0,  ils  osent  procla- 
mer que  c'est  le  non-ètre  qui  prime  l'être,  la  puis- 
sance qui  prime  l'acte.  De  là,  ces  belles  théories  de 
leur  évolution  :  le  devenir  est  la  seule  réalité  ;  le 
plus  sort  spontanément  du  moins,  et  le  tout  du 
néant  ;  l'être  est  une  abstraction,  l'être  infini  est  la 
plus  vide  de  toutes  les  abstractions.  Toujours  etpar- 
tout,  le  même  paradoxe  :  le  non-être  prime  l'être,  la 
puissance  prime  l'acte . 

Assise  sur  de  telles  bases  révolutionnaires,  la 
philosophie  «  nouvelle  »  est  nécessairement,  répé- 
tons-le, exclusive  de  l'Etre  parfait,  de  l'Acte  pur, 
c'esl-à-direduDieu  desspiritualistes  et  des  chrétiens, 
et  lorsqu'elle  tente  de  laisser  croire  qu'elle  va  se  corri- 
ger en  gardant  le  inot  Dieu,  on  peut  être  assuré  qu'il 
est  préalablement  vidé  de  son  contenu  essentiel. 

Ecoutez  M.  Bergson  :  «  Dieu  ainsi  défini  n'a  rien 
de  tout  fait...  Je  ne  donne  pas  ce  centre(de  jaillisse- 
ment des  fusées  en  immense  bouquet)  pour  une 
chose  (une  substance),  mais  pour  une  continuité  de 
jaillissement.  '(L'Evolution  créatrice,  p.  270). Ecoutez 
M.  Le  Roy  :  «  Pour  nous,  Dieu  n'est  pas,  mais  il  de- 
vient. Son  devenir  est  notre  progrès  luême.  »  (Revue 
de  Mélaph.  et  de  Morale,  1907,  p.  609)  —  C'est  ce 
qu'il  a  l'audace  d'appeller  «  un  iianthéisme  ortho- 
doxe >  (Dogme  et  critique, p.  i/(5).  — On  ne  peut  s'y 
méprendre,  ces  paroles  sont  bien  l'écho  de  Renan  et 
de  Hegel  pour  lesquels  :  a  Dieu  est  en  train  de  se 
faire;  il  est  la  catégorie  de  l'idéal  ». 

Concluons  avec  le  Gard.  iVlERCiK«  :  «  le  devenir 
bergsonien  est  bon  gré,  mal  gré,  panthéistique  ». 
(Discours  à  VAcad.  royale,  Rev.  néo-scolastique, 
août  1913,  p.  272) 

En  conséquence,  la  création  pour  les  bergsonistes 
n'est  plus  qu'une  évolution  de  la  divinité.  «  Son 
devenir  est  notre  progrès  même  »,  vient  de  nous  dire 
M.  Le  Roy,  et  M.  Bergson  d'ajouter  :  «  Dieu  n'a  rien 
de  tout  fait  [il  se  fait  lui  même];  il  est  viei  ncessanie, 
action,  liberté.  La  création,  ainsi  conçue,  n'est  plus 
un  mystère  ;  nous  l'expérimentons  en  nous  dès  que 
nous  agissons  librement.  ..point  n'est  besoin  de  faire 
intervenir  une  force  mystérieuse.  »  —  «  Le  Dieu  du 
spiritualisme  et  du  christianisme,  c'est  un  être  qui 
ne  sera  rien  puisqu'il  ne  fera  rien  (!)...  un  Dieu 
ineflicace  qui  résumera  simplement  en  lui  tout  le 
donné»  (!.'i  —  Aussi  conclut-il  qu'il  faut  «  déraciner  le 
préjugé  B  que  l'acte  créateur  est  donné  en  bloc  dans 
l'essence  divine  ».  {L'Evolution  créatrice,'^.  270,  128, 
:6i,  262). 

Pourrions-nous    concevoir     une     négation    plus 
claire  et  plus  brutale  du  dognie  spirituaiiste  et  chré- 
tien ?  Et  combien  sont  aveugles  les  catholiques  qui       1 
cherchent  encore  à  atténuer  et  même  à  excuser  de 
telles  énormilés  ! 

Avec  la  thèse  de  la  création,  s'écroule,  on  le  voit, 
celle  de  la  personnalité  divine  ;  elle  n'a  plus  aucun 
sens  dans  leur  système,  et  l'accusation  banale  et  pué- 
rile d'anthropomorphisme  qu'on  nous  adresse  serait 


657 


MODERNISME 


658 


condamnée  à  demeurer  sans  réponse  si  nous  accor- 
dions les  fonsses  prémisses. 

Cependant  certains  bergsoniens  et  modernistes 
ont  reculé  devant  l'abîme  ouvert  du  pantUéisme,  et 
voici  comment  ils  cliercbent  à  éviter  les  excès  qui 
en  découlent  logiquement. 

Certes,  ils  ne  reviendront  plus  à  l'existence  de 
Dieu  par  aucun  raisonnement.  Ce  «  vieux  jeu  de  l'in- 
tellectualisme »  est  à  leurs  yeux  périmé  irrévocable- 
ment. «  Les  preuves  imaginées  par  la  pliilosophie 
scolastique  pour  démontrer  l'existence  de  Dieu,  et 
tirées  du  mouvement,  (1«  la  nature  des  clioses  liiiies 
et  conlinsfentes,  des  degrés  de  perfection,  de  la 
théologie  de  l'univers,  ont  aujourd'hui  perdu  toute 
valeur...  II  était  par  conséquent  naturel  que  l'on 
recourût,  pour  la  démonstration  de  l'existence  de 
Dieu,  ou  mieux  pour  la  justillcation  de  la  foi  dans  le 
divin,  au  témoignage  de  la  conscience.  »  {Pro- 
gramme des  modernistes,  p.  iig) 

Notez  bien  qu'il  ne  s'agit  pas  de  découvrir  en  notre 
conscience  un  simple  sentiment,  tei  que  le  besoin  du 
divin,  car  un  sentiment  ne  prouve  rien  sans  un  rai- 
sonnement. Saint  Thomas  lui  aussi  fait  souvent  ap- 
pel aux  instincts  du  creur,  tel  que  notre  désir  de  l'in- 
lini  et  de  la  béatitude.  Mais  après  avoir  posé  en 
majeure  :  un  inslinci  de  la  nuluve  n'est  jamais  trom- 
peur, desideriiim  nalune  non  est  inane,  il  le  prouve 
aussitôt  et  le  légitime  par  la  raison.  Ici  rien  de  sem- 
blable, puisque  les  modernistes  ont  banni  la  raison 
et  soigneusement  fermé  toutes  les  issues  du  raison- 
nement, —  malgré  l'autorité  des  Conciles  nous  en- 
seignant que  «  la  droite  raison  démontre  l'existence 
de  Dieu  »,  recta  ratio  fidei  fandamenta  demonstral. 
(Concile  du  Vatican,  Gonst.  Dei  filius.) 

C'est  donc  par  une  véritable  intuition  mystique, 
ou  expérience  religieuse  opérée  à  l'aide  d'un  sens 
spécial,  produisant  un  contact  direct  ineffable  avec 
Dieu,  qu'on  nous  propose  de  découvrir  sa  présence 
au  plus  intime  de  nous-mêmes.  {Programme  des  mo- 
dernistes, p.  Ii4,  ii6,  121.) 

Et  c'est  sur  ses  illusions  décevantes  d'une  intuition 
normale  de  Dieu  ou  d'un  contact  naturel  et  direct  de 
son  Etre,  que  le  moderniste  ijrétend  sérieusement 
élever,  ou  relever  de  ses  ruines  la  Théodicée  I 

Loin  de  nous  payer  de  mots,  soyons  francs,  et 
avouons  que  cette  prétendue  intuition  de  l'Etre  di- 
vin —  an  moins  dans  l'ordre  naturel  et  universel  — 
n'existe  point,  et  que  ce  que  l'on  nous  propose  est 
au  fond  un  acte  de  foi  aveugle  qui  crée  son  olijct,  et 
non  pas  un  acte  de  vision.  L'Encyclique  l'a  fort  bien 
renuirqué  lorsqu'elle  conclut  : 

«  Le  phiio.soplie  (moderniste)  admet  la  réalité  di- 
vine comme  ohfet  de  foi  :  mais  cette  réalité,  pour  lui, 
n'existe pasailleursque  dans  l'âme  même  du  croyant, 
c'est-à-dire  comme  objet  de  son  sentiment  et  de  ses 
affirmations  :  ce  qui  ne  sort  pas,  après  tovil,  du 
monde  des  phénomènes.  Si  Dieu  existe  en  soi,  hors 
du  sentiment  et  hors  des  allirmalions,  c'est  de  quoi  il 
n'a  cure  ;  il  en  fait  totalement  abstraction  »  (Encycl. 
Pascendi,  p.    i8). 

Et  voici  sa  conclusion  logique  :  «  L'objet  de  la 
science,  c'est  la  réalité  du  connaissable  ;  l'objet  de 
la  foi,  au  contraire,  la  réalité  de  l'inconnaissable. 
Or,  ce  qui  fait  l'inconnaissable,  c'est,  en  un  mot, 
l'absence  de  toute  proportion  entre  l'objet  et  l'in- 
telligence. Mais  cette  disproportion,  rien  au  mcmde, 
même  dans  la  doctrine  des  modernistes,  ne  peut  la 
faire  disparaître.  Par  conséquent,  l'inconnaissable 
reste  et  restera  éternellement  inconnaissable,  autant 
au  croyant  qu'au  philosophe.  La  religion  d'une 
réalité  inconnaissable,  voilà  donc  la  seule  religion 
possii)lo.  Voilà  qui  suffit,  et  suraliondamment,  à 
montrer   par   combien    de    routes    le     modernisme 


conduit  à  l'athéisme  et  à  ranéantissemen  de  toute 
religion.  »  (Encycl.  Pascendi,  p.  62.) 

Ainsi  l'agnosticisme  philosophique  conduit  tout 
droit  à  l'agnosticisme  religieux. 

2"  Après  le  dogme  de  l'existence  de  Dieu,  c'est  celui 
de  la  spiritualité  et  de  l'immortalité  de  r«nieA((maine 
qui  va  logiquement  succond)pr. 

Puisqu'on  a  commencé  par  bilVer  la  notion  de  sub- 
stance et  de  causalité,  la  subslantialilé  de  notre 
àmc,  sa  simplicité,  n'ont  même  plus  de  sens.  Notre 
àme  ne  serait  donc  plus  un  agent  qui  demei\re  sous 
le  Ilot  mobile  de  ses  opérations,  —  comme  notre 
conscience  nous  l'atteste  avec  une  évidence  saisis- 
sante; —  elle  ne  serait  qu'une  action  sans  agent  un 
mouvement  continu,  ou  la  lile  et  la  suite  de  nos 
événements  de  conscience.  Mais  comme  dans  ce  per- 
pétuel écoulement  rien  ne  reste  le  même,  notre  iden- 
tité personnelle  a  disparu,  avec  l'agent  qui  demeure, 
l'âme  subsistante. 

Un  exemple  concret  va  faire  saisir  plus  clairement 
notre  pensée.  Lorsque  je  dis:  «  Tel  enfant  devient 
un  honmie  »,  il  est  clair  q\ie  je  n'attribue  pas  le 
qualillcatif  «  homme  «  au  sujet  «  enfant  ».  Ma  phrase 
est  donc  elliptique;  elle  sous-entend  le  véritable 
sujet  :  tel  être  humain,  Pierre,  qui  était  enfant,  de- 
vient homme.  Supprimer  ce  sujet  serait  un  véritable 
non-sens. 

M.  Beugson  dissimule  mall'embarras  quelui  cause 
cette  objection.  «  Quand  nous  disons  que  l'enfant 
devient  homme,  écrit-il,  gardons-nous  de  trop  ap- 
profondir (!)  le  sens  littéral  de  l'expression.  Nous 
trouverions  que  lorsque  nous  posons  le  sujet  «  en- 
fant »,  l'attribut  «  homme  y>  ne  lui  convient  pas  en- 
core, et,  lorsque  nous  énonçons  l'attribut  «  homme», 
il  ne  s'applique  déjà  plus  au  sujet  «  enfant  ».  La 
réalité,  qui  est  la  transition  de  l'enfance  à  l'âge  mîir, 
nous  a  glissé  entre  les  doigts...  La  vérité  est  que,  si 
le  langage  se  moulait  ici  sur  le  réel,  nous  ne  dirions 
pas  :  l'enfant  devient  homme,  mais  //  y  a  dei'enir 
de  l'enfant  à  l'homme...  Devenir  esl  un  sujet.  Il  j)asse 
au  premier  plan.  U  est  la  réalité  même...  »  {L'Evolu- 
tion créatrice,  p.  338.) 

En  vérité  voilà  une  explication  originale,  dont 
l'esprit  humain  ne  s'était  point  encore  avisé.  Ce  n'est 
plus  «  monsieur  Pierre  »  qui  d'enl'ant  devient 
homme,  mais  u  monsieur  Devenir  »  puisqu'il  est,  nous 
dit-on,  le  sujet  et  la  seule  réalité.  Et  comme  ce  «  de- 
venir »  est  impersonnel,  n'a[)partenant  à  personne 
—  ce  que  M.  Bergson  exprime  fort  bien  en  disant  : 
«  Il  y  a  devenir  ■>,  comme  on  dit  il  pleut  ou  il 
neige,  —  concluons  que  personne,  dans  le  dit  chan- 
genienl,  n'a  passé  de  l'enfance  à  l'âge  mùr  1 

Conclusion  si  contraire  au  sens  commun,  qu'elle 
suliit  à  réfuter  la  négation  de  ce  sujet  un  et  perma- 
nent, sous  le  flux  de  ses  opérations,  que  nous  appelons 
notre  àme. 

Sa  spiritalité  et  son  immortalité  ne  sont  pas  moins 
compromises  que  sa  personnalité.  Une  pure  action 
se  déroulant  dans  le  temps  n'est  pas  nécessairement 
simple  ni  spirituelle,  car  elle  a  des  parties  au  moins 
virtuelles  :  présent,  passé,  futur,  et  elle  peut  être 
dépendante  de  la  matière  au  point  de  ne  pouvoir  agir 
sans  son  concours. 

A  plus  forte  raison  dans  l'hypothèse  bergsonienne 
où  matière  et  esprit  ne  sont  que  des  directions  diver- 
gentes d'une  même  action,  suivant  qu'elle  progresse 
ou  qu'elle  recule,  «  l'extra-spatial  se  dégradant  en 
spatialilé  «,  ou  réciproquement,  le  spatial  progres- 
sant en  extra-spatial.  D'où  les  célèbres  formules  : 
«  le  physique  n'est  que  du  psychique  inverti  »,  «  la 
tension  de  l'esprit  et  l'extension  de  la  matière  ne 
sont  que  deux  moments  du  même  él.-in  vital  qui  se 
fait  ou  se  défait.  » 


659 


MODERNISME 


660 


D'autre  part,  une  pure  action  se  déroulant  dans  le 
temps  a  eu  un  commencement  et  peut  avoir  une  lin, 
son  mouvement  peut  s'accélérer,  se  ralentir  et  lînir 
par  cesser.  Or  une  telle  action  n'a  rien  de  stable  et 
de  permanent,  elle  n'est  donc  point  naturellement 
immortelle,  comme  l'est  une  substance  spirituelle, 
qui,  par  sa  nature  même,  est  incorruptible  et  sub- 
sistante. 

Et  puis,  comment  prouver  cette  immortalité,  lors- 
qu'on a  renoncé  au  critère  de  la  raison?  La  preuve 
est  devenue  impossible.  Il  ne  reste  plus  fju'un  acte 
de  foi  en  la  vie  future  :  «  Quant  un  instinct  puissant 
proclame  la  survivance  probable  de  la  personne, 
écrit  M.  Bergson,  on  a  raison  de  ne  pas  fermer  l'oreille 
àsavoix.  »  {l'Evolution  créatrice, p.  2gi).Sansdoule, 
mais  ce  n'est  plus  là  qu'une  croyance  aveugle  et  fa- 
cultative à  une  hypothèse  jieut-ètre  chimérique. 

Du  reste,  que  pourrait  être  celte  survivance  dans 
la  théorie  monistique  des  bergsoniens?  La  distinc- 
tion de  vous  et  de  moi,  des  personnes  et  des  choses 
entre  elles,  n'étant  qu'une  illiixion  du  morcelage  et 
de  la  cristallisation  du  fluent  par  notre  intellectua- 
lisme, contre  laquelle  ils  n'ont  pas  assez  de  critiques 
et  de  dédains,  comment  conclure  à  une  survivance 
personnelle?  Après  avoir  admis,  à  l'origine,  une 
conscience  universelle  ou  fusionnaient  toutes  les  âmes 
que  la  matière  a  passagèrement  divisées  en  indivi- 
dualités distinctes,  ne  doit-on  pas  conclure,  au  con- 
traire, qu'après  la  séparation  de  ce  corps,  les  âmes 
reviennent  se  plonger  dans  le  grand  Tout  psychique 
pour  y  refaire  l'unité  passagèrement  brisée  par  la 
matière?  (Cf.  L'Evolution  créatrice,  p.  292). 

L'immortalité,  au  sens  liergsonieu,  —  si  tant  est 
qu'elle  juiisse  encore  exister,  —  ne  serait  donc  qu'une 
survie  impersonnelle,  ce  qui  n'est  qu'une  contrefaçon 
et  une  caricature  de  la  véritable  immortalité. 

3°  Eh  !  que  devient  la  Mornle.xme.  fois  mise  en  doute 
ou  insidieusement  niée  l'existence  de  Dieu  et  de  l'im- 
mortalilé  de  l'àme  humaine  ?  On  le  devine  aisément. 
Elle  ne  saurait  être  qu'une  Morale  sans  obligation 
ni  sanction. 

Elle  ne  sera  dor.c  plus  qu'un  art  moral,  un  recueil 
de  conseils  pratiques  à  l'usage  de  ceux  qui  éprouvent 
ce  besoin  supérieur  de  régler  leur  vie  individuelle 
et  sociale,  ou  qui  croient  y  trouver  des  avantages, 
une  certaine  utilité.  La  morale  se  mue  ainsi  en  un 
vulgaire  opportunisme. 

Nous  sommes  loin  désormais  de  l'impératif  caté- 
gorique de  Kant  et  de  ses  sanctions  divines  indispen- 
sables. La  partie  la  moins  mauvaise  du  Kantisme  est 
ainsi  répudiée,  tandis  que  l'on  proclame  <<  délini- 
tive  "  la  critique  et  la  démolition  de  la  raison  pure, 
qui  est  sa  partie  la  plus  incurablement  malsaine  et 
destructrice. 

Sans  doute,  on  n'ose  porter  la  main  brutalement 
sur  la  morale,  on  la  respecte  même  et  l'on  voudrait 
en  conserver  l'essentiel  ou  au  moins  l'équivalent, 
mais  ici  la  logique  sera  plus  forte  que  les  meilleures 
intentions  des  hommes. 

Après  la  destruction  même  de  la  raison  et  de  !a 
pensée,  premier  efl'et  de  son  agnosticisme,  il  ne  peut 
plus  y  avoir  pour  le  moderniste  aucvme  vérité  morale 
définitive,  aucun  dogme  qui  s'impose  à  son  esprit; 
aucun  précepte  ne  peut  plus  peser  sur  sa  conscience, 
désormais  all'ranchie  et  autonome. 

Il  Vous  semblez,  —  écrivait  M.  Loisy  dans  une 
lettre  intime  oii  il  livrait  le  fond  de  sa  pensée,  — 
vous  semblez  croire  que,  dans  l'ordre  religieux  et 
moral,  le  vrai  et  le  faux  sont  des  catégories  absolues 
et  bien  délimitées.  11  n'en  est  pas  tout  à  fait  ainsi.  « 
{Quelques  lettres,  p.  8g.) 

Df)nr,  en  morale,  le  vrai  et  le  faux,  le  bien  et  le 
mal,  sont  toujours  relatifs  et  jamais  absolus.   Mais 


n'est-ce  pas  là  la  destruction  même  des  principes  sur 
lesquels  repose  la  science  moi-ale,  principes  qui  ne 
valent  et  ne  s'imposent  que  par  leur  caractère 
al>solu  ? 

L'agnosticisme  rationnel,  conduit  donc  fatalement 
à  l'agnosticisme  religieux  et  moral. 

Toutefois  une  telle  morale,  purement  négative,  ne 
saurait  être  vécue,  et  voici  comment  elle  va  prendre 
un  caractère  nettement  positif. 

Emmuré  dans  le  cachot  sans  issue  de  son  moi,  le 
subjecliviste  sera  facilement  conduit  à  regarder  ce 
moi  comme  le  centre  des -mondes,  qu'il  crée  ou  qu'il 
rêve  dans  sa  pensée.  De  là,  cette  illusion  anthropo- 
centrique, qu'il  nous  a  reprochée  si  souvent  el  dont 
il  est  la  première  victime,  car  elle  peut  lui  inspirer 
une  indépendance  absolue,  et  exaller,  jusqu'au  délire 
panthéistique,  l'orgueil  de  son  moi  individuel  el  aussi 
de  son  moi  social.  C'est  ici  en  eCfet  que  les  rêves 
d'égalitarisme  social,  par  le  nivellement  des  classes, 
tant  prônés  par  le  socialisme  moderne,  sont  venus 
rejoindre  le  inodernisme  et  contracter  avec  lui  une 
alliance  d'idées  et  d'aspirations  politiques,  qui  a 
tout  d'abord  semblé  étrange  et  invraisemblable.  De 
fait,  le  Modernisme  dogmatique  el  le  laicisme  démo- 
cratique el  social  sont  des  complices  qui  s'enlendent 
fort  bien,  soit  sur  la  séparation  de  l'Eglise  et  de 
l'Etat,  soit  sur  les  formes  démocratiques  à  introduire 
de  force  dans  l'Eglise  par  les  cultuelles,  soit  même 
sur  1  introduction  dans  l'école  laïque  de  l'agnosti- 
cisme et  du  naturalisme,  en  un  mot  sur  l'idéal  d'une 
société  où  les  consciences  autonomes  sont  libérées  de 
tout  joug  nioral  et  religieux. 

(Juoi  qu'il  en  soit,  la  morale  anthropocentrique 
qui  fait  de  l'homme  le  centre  et  la  mesure  de  la  vé- 
rité morale,  laqvielle  «  évolue  avec  lui,  en  lui  et  par 
lui  »,  d'après  les  modernistes,  est  aux  antipodes  de  la 
morale  religieuse  et  théocentrique,  qui  fait  de  Dieu 
notre  tin  dernière  et  obligatoire.  Encore  le  contre- 
pied  de  la  «  métaphj'sique  naturelle  de  l'esprit  hu- 
main »  I  —  «  Au  Heu  de  se  soumettre  à  Dieu,  disait 
BossUET  de  «  l'impie  »,  il  se  fait  soi-même  son  Dieu  », 
{Oraison  fan.  d'Anne  de  Gonzogue). 

4°Qu'adviendra-t-ilaprès  cela  de  lArévélation  exté- 
rieure et  des  motifs  de  crédibilité  ?  «  II  est  aisé  de  le 
comprendre,  répond  l'Encyclique  Pascendi.  Les  mo- 
dernistes les  suppriment  purement  et  simplement  et 
les  renvoient  à  l'intellectualisme,  système,  disent-ils, 
qui  fait  sourire  de  pitié  et  depuis  longtemps  pé- 
rimé »  (p.  -)). 

C'est  ici  que  le  naturalisme  du  modernisme,  que 
nous  avons  dénoncé  dès  la  première  page,  va  éclater 
dans  tout  son  jour.  Toute  l<a  série  d'erreur  que  nous 
venons  d'analj'ser  et  qtii  aboutissait  graduellement 
et  logiquement  à  la  négation  de  Dieu,  de  l'àme  let 
de  la  science  morale,  n'était  qu'un  préambule  et 
une  préparation  savante  à  la  négation  de  la  possibi- 
lité même  du  surnaturel. 

Sans  la  personnalité  divine,  en  effet,  et  son  action 
providentielle  sur  le  monde,  on  ne  peut  plus  com- 
prendre ni  la  révélation  extérieure,  ni  les  motifs  de 
crédibilité,  tels  que  le  miracle. 

Il  faut  donc  les  renvoyer  à  la  légende,  et  leur 
trotner  des  explications  naturelles.  Les  modernistes 
n'y  ont  pas  manqué,  et  nous  allons  indiquer  en 
/:uelques  mots  les  hypothèses  nouvelles  qu'ils  nous 
liroposent  pour  remplacer  les  hypothèses  désuètes  et 
périmées  de  leurs  devanciers. 

C'est  encore  la  théorie  de  l'immanence  qui  va  les 
fournir,  nous  montrant  ainsi  l'unité  el  la  cohérence 
de  tout  leur  système. 

Le  moderniste  immanentiste  se  voit  réduit  à  faire 
sortir  de  sa  conscience,  puisqu'il  n'a  pas  d'autre 
critère  —  ou  tout  au  moins  des  profondeurs  de   sa 


CÔi 


MODERNISME 


662 


siilconsc'iencc  —  toute  connaissance,  jusqu'à  la 
révélation  surnaturelle  elle-même.  D'après  lui,  elle 
ne  serait  qu'un  simple  éi)anouissenient  on  une  évo- 
lution naturelle  de  notre  besoin  du  divin  ou  de 
notre  commerce  intime  avec  lui.  «  De  là,  nous  dit 
'  l'Encycliiiue,  l'équivalence  entre  la  conscience  et  île 
la  révélation.  » 

«  L'idée  commune  de  la  révélation,  ose  écrire 
M.  Loisy,  est  un  pur  enfantillage.  »  —  «  Dieu  se 
révèle  dans  et  par  Tliumanité  ».  «  L'individu 
conscient  peut  être  représenté  presque  indilïéreni- 
ment  comme  la  conscience  de  Dieu  dans  le  monde, 
par  une  sorte  d'incarnation  de  Dieu  dans  l'humanité, 
et  comme  la  conscieiice  du  monde  sul)sistant  en 
Dieu  par  une  sorte  de  concentration  de  l'univers 
dans  l'bomuie.  »  —  o  L'Evang^ile  est  la  plus  baute 
manifestation  de  la  conscience  humaine  cherchant  le 
bonheur  et  la  justice.  »  (Quelques  letlres,  p.  1G2,  715, 
i5o,  71.)  —  «  Le  mouvement  religieuxprésent...  tend 
à  fonder  la  foi  sur  l'expérience  intime  et  sur  le 
développeuient  de  la  conscience  personnelle.  » 
(Ihid.,  p.  ^2.) 

Inutile  <le  multiplier  ces  textes  dont  on  trouverait 
les  équivalents  dans  le  Programme  des  moderiiistes, 
p.  118,  128,  etc.  Nous  en  laissons  la  réfutation  au 
théologien  et  à  l'exégéle,  pour  ne  pas  empiéter  sur 
leur  terrain.  Il  nous  suhit  d'en  avoir  montré  la  filia- 
tion logique  avec  le  système  philosophique  de  l'im- 
manence. 

Dans  ce  système,  l'intuition  de  la  conscience  indi- 
viduelle est  le  seul  et  unique  critère,  ou,  comme  dit 
l'Encyclique,  «  la  règle  universelle...  à  laquelle  tout 
doit  s'assujettir,  jusqu'à  l'autorité  suprême,  dans  sa 
triple  manifestation  doctrinale,  cultuelle  et  discipli- 
naire. »  (Encyclique  Pusccndi,  p.   ri). 

La  révélation  n'étant  plus  qu'un  fait  de  conscience 
individuelle,  il  n'y  a  pas  lieu  de  parler  des  signes  de 
crédibilités,  tel  que  le  miracle. 

«  Tant  pis,  si  l'idée  de  miracle  est  inintelligible  et 
fausse  »,  écrit  M.  Loisv,  — et  il  a  sans  doute  raison 
dans  son  système  qui  a  nié  la  personnalité  divine  et 
son  action  providentielle.  Et  dans  cette  même  lettre 
à  M.  Le  R03',  il  approuve  sa  nouvelle  théorie  du 
miracle  parce  qu'elle  «  élimine  le  miracle,  dit-il,  en 
faisant  mine  de  le  conserver  u.  (Quelques  letlres, 
p.  ôy,  6r.)  — 1(  Je  ne  suis  pas  très  éloigné,  ajoute-t-il, 
de  croire  que  le  miracle  et  la  prophétie  sont  d'an- 
ciennes formes  de  la  pensée  religieuse  appelées  à 
disparaître.  »  (Ibid.,  p.  61.) 

On  sait  que  pour  M.  Le  Roy,  le  miracle  n'est 
qvi'un  effet  naturel,  mais  surprenant,  de  l'esprit  sur 
la  matière,  et  cette  puissance  exceptionnelle  de 
l'esprit  qui  sommeillait  dans  la  subconscience  y  est 
réveillée  ou  mise  en  œuvre  tout  à  coup  par  la  foi  du 
croyant. 

Vraiment,  cette  immanence  moderniste  et  sa  sub- 
conscience font  des  merveilles  I  Elles  sont  le  Deus  ex 
macliiiKi,  appelé  à  devenir  l'explication  universelle. 
Un  pas  de  plus  et  nous  allons  en  voir  sortir  la  genèse 
de  tous  les  dogmes  chrétiens. 

5°  Voici  l'explication  moderniste  des  dogmes  ré- 
vélés. (Encyclique  Pascendi,  p.  i5  et  suiv.)  «  La  ré- 
vélation éclose  aux  contins  de  la  subconscience,  au 
moment  où  elle  apparaît  dans  la  conscience,  n'a 
encore  aucune  portée  intellectuelle  :  elle  est  un 
simple  mouvement  ou  sentiment  religieux.  Elle  ne 
révèle  donc  rien,  sinon  un  liesoin  profond  du  divin.  » 
—  Us  en  concluront  plus  tard  que  Noire-Seigneur  ne 
nous  a  révélé  aucun  dogme  et  qu'il  n'a  apporté  au 
monde  qu'une  impulsion  religieuse.  L'évolution  du 
dogme  aurait  donc  commencé  par  zéro.  Autant  dire 
qu'ils  sont  tout  entiers,  un  produit  humain.  (Cf. 
Prop.    5g    du    décret    Lamentahili.)   Alors   survient 


1  intelligence,  celte  maîtresse  d'illusions,  qui  va  tenter 
de  traduire  ce  qui  est  ineffable,  en  lui  donnant  un 
corps  et  une  expression  intelligible,  pour  l'utilité 
personnelle  et  sociale  do  tous  les  croyants. 

C'est  cette  concej)tion  intellectuelle  et  citte  formule 
verbale,  facile  à  retenir  et  à  transmettre  à  d'autres 
hommes,  qui  sera  le  dogme. 

(^ette  formule  symbolique  est  elle-même  un  besoin, 
car  l'homme  doit  penser  sa  foi,  mais  toute  sa  valeur 
consistera  à  nous  cire  utile  pour  soutenir  et  déve- 
lopper le  sentiment  religieux,  né  de  la  révélation  in- 
térieure, et  pour  satisfaire  un  besoin  de  nos  conscien- 
ces. Et  c'est  ce  besoin  humain  qui,  d'après  les 
modernistes,  suffit  à  tout  justifier  et  à  rendre  cette 
mythologie  et  ces  symboles  arliliciels  non  seulement 
nécessaires,  mais  légitimes  et  adorables!  Grâce  à  la 
nouvelle  notion  philosophique  de  vérité,  le  même 
dogme  ou  le  même  fait  i)ourra  être  à  la  fois  faux 
pour  l'historien  ou  le  savant,  et  vrai  pour  le  croyant, 
s'il  est  adapté  à  ses  besoins  religieux. 

En  conséquence,  dès  que  cette  utilité  pratique  sera 
devenue  nulle  pour  certains  esprits,  à  certaines  épo- 
([ues  de  la  civilisation,  le  dogme  sera  devenu  par  là 
même  caduc,  aussi,  pour  vivre,  doit-il  évoluer  sans 
cesse  avec  les  idées  ambiantes. 

Au  surplus,  dans  cette  évolution  ils  ne  sauraient 
échapper  à  de  multiples  contradictions,  —  puisque, 
d'après  la  philosophie  «  nouvelle  »,  la  contradiction 
est  le  fond  même  du  réel  et  la  loi  des  choses.  Aussi 
le  dogme  catholique  fourmillera-t-il  de  contradic- 
tions flagrantes.  En  cela,  rien  que  de  tout  naturel  aux 
yeux  des  modernistes,  qui  osent  faire  de  ces  sym- 
boles incohérents  le  plus  bel  effort  de  l'esprit  humain 
pour  atteindre  l'inconnaissable  et  le  plus  bel  hom- 
mage à  l'Infini. 

Ecoutons  ce  magistral  résumé  de  l'Encyclique  ; 
«  Les  dogmes  I  ils  foisonnent  de  contradictions 
llagrantes(disentles  modernistes):  mais  sans  compter 
que  la  logique  vitale  les  accepte,  la  vérité  symboli- 
que n'y  répugne  pas  :  est-ce  qu'il  ne  s'agit  pas  de 
l'infini  !  et  est-ce  que  l'infini  n'a  pas  d'infinis  aspects? 
Enfin,  ils  tiennent  tant  cl  si  bien  à  soutenir  et  à 
défendre  les  contradictions,  qu'ils  ne  reculent  pas 
devant  celte  déclaration,  que  le  plus  bel  hommage  à 
rendre  à  l'Infini,  c'est  encore  d'en  faire  l'objet  de  pro- 
positions contradictoires.  En  vérité,  quand  on  a 
légitimé  la  contradiction,  y  a-t-il  quelque  chose  que 
l'on  ne  puisse  légitimer...  »  (Encyclique  Pascendi, 
p.  57.) 

Comme  on  saisit  ici  sur  le  vif  l'influence  délétère 
de  cette  philosophie  du  non-ètre,  qui  identifie  les  con- 
tradictoires et  les  fusionne  dans  les  «  profondeurs 
supra-logiques  »  1 

Et  comme  on  est  porté  à  plaindre  les  victimes  de 
cette  «  torsion  »  bergsonieune,  qui  cultivent  l'art 
de  penser  au  rebours  du  sens  commun,  au  rebours 
de  ce  qu'ils  reconnaissent  être  «  la  métaphysique 
naturelle  de  l'esprit  humain  »  1 

Le  Credo  quia  ahsurdum  n'est  plus  une  lij'perbole, 
ou  une  plaisanterie  calomnieuse  des  libres  penseurs, 
mais  une  maxime  sérieuse  qui  doit  être  prise  à  la 
lettre  par  les  nouveaux  croyants! 

Le  lecteur  entrevoit  les  conséquences  théologiques 
d'une  telle  méthode  combinée  avec  une  telle  méta- 
physique. Ce  n'est  plus  seulement  la  fameuse  ques- 
tion :  Qu'est-ce  qu'un  dogme  ?  qu'il  faudrait  poser, 
mais  plutôt  celle-ci  :  Y  a-t-il  un  dogme?  Peut-il  dé- 
sormais y  en  avoir? —  Il  est  clair  que  non.  Puisqu'il 
n'y  a  plus  aucun  dogme  de  simple  bon  sens,  com- 
ment y  en  aurait-il  de  révélé  ?  Et  puisqu'il  n'y  a  plus 
de  vérité  naturelle,  au  sens  classique  du  mot,  com- 
ment 5'  en  aurait-ildesurnalurelle? 

Au  lieu  du  point  d'interrogation  respectueux  de 


663 


MODERNISME 


6(j4 


M.  l.cRoy.M.  Loisy,  en  cela  plus  franc,  pose  vine 
nésatioii  brutale  :  «  Les  grands  tlogiues  cliréliens, 
ose-t-il  écrire,  sont  des  poèmes  seuii-mélaphysiqiies 
où  un  pliilosoplie  superliciel  pourrait  ne  voir  qu'une 
mythologie  uu  peu  abslraile.  Us  ont  servi  à  yuider 
l'idéal  clirélien,  c'est  ce  qui  fait  leur  mérite.  En  tant 
que  délinition  scientifique  de  la  religion,  ce  qu^'ils  ont 
voulu  être,  ils  se  trouvent  nécessairement  arriérés 
dans  le  temps  présent,  étant  par  rapport  à  la 
science  d'aujourd'hui(l)  des  œuvres  d'ignorance(!  1).  » 
(Loisy,  Quelques  lettres,  p.  71.) 

Que  s'il  y  en  avait,  des  dogmes,  ils  ne  pourraient 
échapper  à  la  loi  de  cette  évolution  universelle  du  de- 
t'enir  pur,  où  tout  change  incessamment  :  ils  se  défe- 
raient donc  à  mesure   qu'ils  tenteraient  de  se  faire. 

Mais  il  n'y  en  a  pas,  répétons-le,  il  ne  peut  y  en 
avoir  dans  une  philosophie  anti-intellectualiste,  qui 
a  nié  la  valeur  théorique  des  axiomes  du  sens  com- 
mun, pour  n'}'  voir  que  des  règles  pratiques,  sans 
aucune  portée  intellectuelle.  Les  dogmes  ne  seraient 
donc  plus  que  des  collections  de  receltes  pratiques  : 
agis  comme  si...  tel  dogme  était  vrai.  Ainsi,  après 
avoir  mis  en  doute  la  personnalité  de  Dieu,  M.Loisi' 
ajoute  :  «  pratiquement,  nous  de\ons  nous  conduire 
comme  si  la  loi  de  noire  vie  nous  était  donnée  par 
une  volonté  personnelle  qui  aurait  un  droit  absolu 
sur  la  nôtre  ».  (Quelques  lettres,  p.  6g;  —  Cf.  Le 
Roy,  Dogme  et  morale,  p.  26.)  SJais  comment  pour- 
rions-nous prendre  tel  ou  tel  dogme  pour  règle  de 
conduite  après  avoir  admis  que  la  véi-ité  ou  la  faus- 
seté des  dogmes  est  inconnaissable  ?...  L'action 
suit  la  pensée  et  ne  peut  la  contredire  :  ruiner  la 
pensée  c'est  donc  ruiner  l'action. 

On  entrevoit  pareillement  les  autres  conséquences 
de  l'Immanentisme  combiné  avec  l'évolution  la  plus 
radicale,  —  soit  en  histoire  religieuse  et  en  exégèse, 
où  les  nouveaux  postulats  de  la  trans/igurulion  et 
de  la  (léformation  continue  du  réel,  achèveront  d'ex- 
tirper de  nos  Saints  Livres  toute  parcelle  de  surna- 
turel, par  une  critique  renanesque,  le  niant  a  priori. 
—  soit  en  théologie,  en  apologétique,  et  jusqu'en 
droit  canon,  où  la  discipline  sera  facilement  énervée 
par  une  évolulion  sans  frein.  L'Encyclique  a  fort 
bien  décrit  toutes  ces  conséquences,  étrangères  à 
notre  point  de  vue  strictement  philosophique.  Elles 
seront  traitées  dans  d'autres  articles  de  ce  Diction- 
naire. On  nous  permettra  cependant  de  les  résumer 
en  deux  mots  : 

Le  Modernisme  théologique  ou  religieux  ne  diffère 
du  protestantisme  libéral  absolu,  c'est-à-dire  de  la 
libre  pensée  la  plus  naturaliste  et  la  plus  anti-chré- 
tienne, que  par  une  étiquette  mensongère  :  le  nom 
de  catholique  qu'elle  entend  conserver. 

La  religion  «  intérieure  »  qu'elle  se  vante  de  res- 
taui-er  est  la  même  que  celle  de  Luther,  codifiée  en 
système  par  Kant  et  Hegel,  Lessing  et  Schleierma- 
cber,  Hitschl,  Harnack,  Sabatier...  et  autres  docteurs 
protestants  de  l'agnosticisme,  de  l'anti-intelleelua- 
lisme,  de  l'immanenlisme  et  du  symbolisme.  Elle 
est  une  religion  sans  dogme  et  sans  autorité  régula- 
trice, où  l'indépendance,  <i  l'autonomie  »  absolue  de 
l'esprit  et  de  la  volonlé  est  le  seul  credo  possible, 
attendu  que  «  recevoir  »  du  dehors  serait  subir, 
parait-il,  une  coutrainle  et  une  humiliation  intolé- 
rables. De  là  leur  méfiance  —  ou  pouj-  mieux  dire, 
leur  haine  —  de  l'intelligence,  cette  0  concubine  du 
diable  »,  disait  Luther,  que  son  objet  étrajiger,  la 
vérité  objective,  avec  toutes  les  règles  de  la  Logique 
dominent  et  tyrannisent.  De  là  ce  «  primat  »  du 
sentiment,  seul  critère  du  vrai  et  du  bon,  et  leur 
amour  eschisif  pour  le  libre  jeu  de  la  sensibilité  et 
des  instincts,  pour  l'expansion  du  moi  sentant,  vou- 
lant et  vivant,  révolté  contre  l'ordre  chrétien. 


D'après  eux,  nous  ne  «  recevons  «jamais  la  vérité, 
car  la  vérité  n'est  pas;  elle  devient  et  c'est  nous 
seuls  qui  la  faisons,  en  tenant  pour  vrai  non  pas  ce 
(jui  e>t,  mais  ce  qui  satisfait  nos  besoins;  d'où  la 
duplicité  et  l'opposition  inévitables  de  la  foi  et  de  la 
science,  du  dogme  et  de  l'histoire  :  ce  qui  est  dit 
vrai  pour  l'un,  pouvant  être  dit  faux  pour  l'autre. 
Le  vrai  est  relatif,  son  critère  est  l'utile,  c'est  la 
vérité  qui  paie.  Aussi  chacun  est-il  libre  de  croire 
ce  qu'il  désire,  ce  dont  il  a  besoin,  et  d'interiiréter  à 
sa  manière  les  prétendus  dogmes  de  la  tradition 
chrétienne. 

L'orgueil  luthérien  et  moderniste  ayant  ainsi  pris 
le  moi  pour  centre  de  la  croyance  et  de  la  vie,  c'est 
bien  en  vain  qu'il  s'efforce  ensuite  de  le  relier  à 
Dieu  dont  il  occupe  la  place.  La  solution  Cnale 
d'une  telle  antinomie  sera  de  confondre  les  deux 
termes  en  divinisant  le -moi  humain,  soit  individuel, 
soit  collectif  ou  national.  Leur  force,  étant  divine, 
c'est  leur  force  qui  crée  leur  droit.  El  c'est  cette 
théorie  monstrueuse  que  les  surhommes  et  le  sur- 
peuple d'outre-Rhin  ont  tenté  de  mettre  en  pratique. 

La  religion  nouvelle  est  ainsi  devenue  si  «  inté- 
rieure »  que  Dieu  lui-même  s'est  évanoui  et  qu'il  ne 
reste  i)lus  que  le  moi.  La  «  foi  en  Christ  »  se  résout 
en  un  sentiment  religieux  très  obscur,  en  une  aspi- 
ration instinctive  et  vague  vers  on  ne  sait  quoi, 
sorti  des  profondeurs  du  moi  et  variable  avec  chaque 
individu. 

Une  telle  religion  pseudo-chrétienne,  se  dissout 
fatalement  ou  dans  l'illuminisme  mystique,  ou  dans 
un  hypercrili(i.>;nie  où  rien  n'est  prouvé,  pas  même 
si  Jésus-Christ  a  existé  «  historiquement  ».  C'est  le 
prélude  de  sa  dissolution  totale  dans  le  nihilisme 
intellectuel  cl  moral. 

Revenant  sur  le  terrain  purement  philosophique, 
et  récapitulant  les  innombrables  conU-e-vcrilés  c,ue 
synthétise  le  modernisme,  nous  pouvons  conclure, 
sans  la  moindre  exagération,  qu'il  est  le  rendez- 
vous  des  pires  erreurs  contre  la  raison  et  le  sens 
commun,  —  de  même  qu'au  poiut  de  vue  théologique 
l'Encyclique  l'ajustement  délini  «  le  rendez-vous  de 
toutes  les  hérésies  ». 

Et  de  même  que  toutes  ces  hérésies,  quoique,  en 
apparence  éparses  et  sans  lien,  forment  en  réalité 
un  corps  de  doctrine  homogène  et  parfaitement  or- 
ganisé; —  ainsi,  nous  avons  essayé  de  le  montrer, 
il  y  a  un  lien  logitjne  qui  unit  ces  erreurs  philoso- 
phiques et  en  forme  un  sjstème  cohérent,  malgré 
son  extrême  complexité  :  (7  est  la  systématisation 
réfléchie  de  l'ahsiirde. 

C'est  ce  lien,  ce  iil  d'Ariane,  qvie  le  lecteur  ne  de^'ra 
jamais  perdre  de  vue  lorsqu'il  voudra  parcourir  en 
détail  tous  les  détours  de  ce  labyrinthe  obscur  et 
compliqué  du  Modernisme. 

•   Conclusion 

Tel  est,  dans  ses  grandes  lignes,  le  plan  général  de 
cette  tour  d'ivoire  «  sans  portes  et  sans  fenêtres  » 
où  le  subjectivisme  agnostique  a  eu  la  prétention, 
d'enfermer  la  raison  humaine  comme  dans  nne  pri- 
son sans  issue.  Telle  est  la  Babel  de  la  philosophie 
moderne  où  règne  la  plus  invraisemblable  confusion 
des  idées  et  des  langues. 

Descaries,  par  son  subjectivisme,  en  a  posé  les 
fondements,  bien  involontairement  sans  doute; 
liant  en  a  élevé  l'édifice  gigantesque,  et  l'a  pourvu 
d'un  aménagement  aussi  compliqué  que  peu  confor- 
table; Hegel  en  garde  les  sommets  perdus  dans  les 
nuages  opaques  du  non-être.  Après  eux,  Bergson, 
sviivi  par  les  Modernistes,  a  voulu,  sans  ébranler  le 
monument,  y  ajouter  un  étage,  non  pas  dans  les 
hauteurs,  vers  la  lumière  et  le  grand  air,  mais  dans 


665 


MODERNISME 


666 


les  sous-sols  du  moi  profond  et  du  subconscient.  El 
c'est  dans  leurs  ténèbres  souterraines  que  «  son  ima- 
gination créatrice  »,  émancipée  de  toute  discipline 
intelleclueUe,  a  allumé  ces  lueurs  phosphorescentes 
que  plu'iieurs  ont  pris  pour  des  éclairs  de  génie. 

Ses  intentions  de  corriger  Kant  et  de  reconquérir 
le  réel  et  l'absolu,  déclarés  à  jamais  perdus  et  in- 
connaissables, étaient  bonnes  et  louables  assurément. 
Mais  il  s'est  trompé  de  méthode  et  de  plan  :  ce  n'est 
jamais  dans  un  souterrain  qu'on  établit  des  portes 
et  des  fenêtres;  ce  n'est  point  en  éteignant  les  lu- 
mières de  l'intelligence  qu'on  éclaire  le  monde. 

En  lançant  ses  anathèmes  contre  cet  audacieux 
édilice  anti-intellectuel  et  anti-rationnel,  ce  n'est 
donc  pas  seulement  une  menace  contre  la  foi  chré- 
tienne que  Pin  X  a  écartée,  c'est  la  raison  humaine 
elle-même  qu'il  a  vengée  ou  défendue  contre  un  sui- 
cide insensé.  Tanlùt,  dans  son  fol  orgueil,  elle  se 
déilie  et  élève  des  autels  à  la  déesse  Raison  ;  tanlùt, 
par  une  réaction  fatale,  dans  un  accès  de  découra- 
gement et  de  désespoir,  elle  se  renie  elle-même.  Aussi 
jamais  un  magistère  divin  n'était  apparu  plus 
nécessaire  pour  la  préserver  de  l'une  et  de  l'autre 
folie. 

BibliograpMe.  —  F.iROBs,  La  Philosophie  de 
M.  Vergson,  2«  édit.  (Bonne  Presse)  ;  Etudes  philo- 
sophiques. Théorie  fondamentale...  tome  I  (Berche 
et  Tralin),  "j"  édil.  ;  —  J.  Makitain,  la  PhUosuphie 
hergsonienne  (Rivière);  —  GARHiooB-LAanANGB, 
A«  .Sens  commun,  la  Philosophie  de  l'être  (Beau- 
chesne);  —  Dumesnil,  La  Sophistique  contempo- 
raine (Beauchesne);  —  Gaudeau,  Les  erreurs  du 
modernisme,  i4  conférences  à  l'Institut  catho- 
lique de  Paris,  1908  (Foi  catholique);  —  Maritai.v, 
Le  rôle  de  l'Allemagne  dans  la  philosophie  mo- 
derne (Conférences  igi^-iy !•'');  —  Sur  les  origines 
du  modernisme,  cf.  Goyaxj,  L'Allemagne  religieuse, 
le  Protestantisme  (Perrin,  1898);  —  Bertrand,  La 
pensée  religieuse  au  sein  du  protestantisme  libé- 
ral (Paris,  igoS)  —  et  d'innombrables  articles  de 
Revues. 

A.  Farges, 
Prélat  de  Sa  Sainteté. 

II 

L'ENCYCLIQUE  ET  LA  THÉOLOGIE  MODERNISTE 

Introduction, 

CiiAriTRE  I.  —  Les  pniNciPBs  on  modernisme. 

Autonomie  de  la  conscience,  —  autonomie  de  la 
science,  —  indépendance  de  la  science  el  de  la 
foi,  —  critique  philosophiaue,  —  critique  scien- 
tifique, —  manifestations  au  modernisme. 

Chapitre  II.  —  La  théologie  du  modernisme. 

Nature  de  la  révélation,  —  sa  valeur  de  vérité,  — 
le  dogme  chrétien,  son  origine  et  ses  progrès,  — 
les  formules  de  foi,  —  la  règle  de  foi,  la  con- 
science et  l'Eglise. 

Chapitre  III.  —  Les  conséquences  religieuses  du 
modernisme. 

L'attitude  religieuse  des  modernistes,  —  consé- 
quences du  modernisme  pour  le  chrétien,  — 
pour  l'Eglise.  —  Conclusion. 

Appendick.  —  Le  sentiment  de  saint  Augustin  sur 
r  excommunication. 

Introduction.  —  Parmi  les  encycliques  pontiti- 
cales,  il  y  en  a  peu  d'aussi  graves  que  l'encyclique 


Pascendi;  il  y  en  a  peu  d'aussi  difficiles  à  compren- 
dre. Le  nombre  de  commentaires  qu'elle  a  suscités 
de  tout  cùlé  montre  l'intérêt  qu'elle  éveille,  et  la 
diversité  des  interprétations  qu'elle  a  reçues  en  fait 
assez  voir  la  dillicullé. 

Les  questions  à  débattre  sont  les  plus  vitales  de 
la  religion.  Et,  cependant,  on  ne  peut  éviter  la  dis- 
cussion; ces  problèmes  ont  été  soulevés  de  bien 
des  côtés,  cl  avec  éclat;  le  pape  les  a  tranchés  ;  il 
importe  de  comprendre  et  de  faire  comprendre  la 
question  en  litige,  el  les  motifs  de  l'arrcl. 

Cet  effort  est  aussi  d'autant  plus  nécessaire,  que 
seule  l'extrême  gi-avilé  du  cas  peut  moliver  la  sévé- 
rité exceptionnelle  de  la  sentence.  Le  pai)e  nous  dit 
que  les  erreurs  qu'il  condamne  sont  le  rendez-vous 
(le  toutes  les  hérésies,  qu'elles  conduisent  au  pan- 
lliéisme  et  à  l'athéisme,  et  il  décrète  contre  elles  des 
mesures  de  répression  et  de  préservation  très 
rigoureuses.  Il  y  aurait  là  une  injustice  et  un  abus 
de  pouvoir,  si  ces  doctrines  n'étaient,  en  cU'el,  rui- 
neuses pour  la  foi. 

Il  importe  aussi  do  dissiper  une  équivoque  que  les 
modernistes  ont  trop  d'intérêt  à  créer.  Dans  le 
manifeste  qu'ils  ont  publié  en  Italie  (//  programma 
dei  modernisti.  Risposta  aU'enciclica  di  Pio  X  «  Pas- 
cendi dominici  gregis  ».  Roma,  Società  inlernazio- 
nale  scientilico-religiosa  éditrice.  1908,  îS'J  pp. 
in-8"),  ils  se  représentent  comme  les  tenants  de  la 
science,  indépendants  de  tout  système  philosophi- 
que, amenés  aux  positions  qu'ils  défendent  par  le 
seul  souci  de  la  probité  scientilique.  A  les  entendre 
([).  2i),  le  modernisme  est  la  méthode  critique.  Dans 
l'exposé  qu'ils  font  de  leurs  thèses,  ils  ont  soin  de 
mettre  en  première  ligne  certaines  opinions  criti- 
i|ues  qui  ont  été  défendues  par  beaucoup  de  catho- 
liques, par  exemple  sur  l'antériorité  de  saint  Marc, 
sur  les  logia,  source  commune  de  saint  Mathieu  et 
de  saint  Luc. 

On  ne  peut  tolérer  une  interprétation  aussi  fausse 
du  document  pontitical  ;  on  ne  peut  laisser  croire  de 
part  et  d'autre,  à  nos  adversaires  el  à  nos  amis,  que 
tout  travail  sincère  d'histoire  el  d'exégèse  est  doré- 
navant condamné  par  le  pape.  Pour  dissiper  c^tte 
erreur  il  n'est  qu'un  moyen,  c'est  de  montrer  ce  que 
sont  en  effet  les  doctrines  qui  viennent  d'être  con- 
damnées. 

Mais  comment  les  connaître?  Les  modernistes 
n'ont  point  écrit  un  manuel  de  théologie  à  leur 
usage,  où  l'on  puisse  trouver  l'expression  intégrale 
et  authentique  de  leurs  conceptions  religieuses. 
L'encj'clique  est  peut-être  le  j)remier  document  où 
soit  contenue  la  synthèse  de  leurs  doctrines  '.  Cet 
exposé,  assurément,  frappe  tout  observateur  impar- 
tial par  la  vigueur  de  sa  construction  et,  toutautant, 
par  la  sûreté  et  Pétendue  des  informations  qu'il 
suppose.  Cependant,  si  l'on  veut  en  apprécier  l'exac- 
titude, il  est  clair  qu'on  ne  peut,  sans  pétition  de 
principe,  le  prendre  pour  point  dedéjiarl;  c'est  des 
travaux  des  modernistes  qu'il  faut  partir,  cl  la  diffi- 
culté renaît.  Dans  leurs  livres  ou  leurs  articles  on 
trouvera  bien  des  thèses  éparses  d'exégèse,  de  phi- 
losophie, d'histoire,  mais  a-t-on  le  droit  de  les 
organiser  en  système?  L'exégète  mettra  son  point 
d'honneur  à  se  déclarer  indépendant  de  toute  théo- 
rie  philosophique,    et   le    philosophe   plaidera   son 

1 .  Rcndont  compte  dans  le  [libbert  Journal  (juillet  1907, 
p.  921)  de  la  Ninwelle  Théologie  de  M.  Campbkll, 
.M.  Haslidall  rappelait  comhieti  il  était  diiScile  JDsqu'aiors 
de  trouver  lui  livre  (jui  exposât  d'une  façon  synthétique  et 
accessible  aux  non-initiés  l'ensemble  de  la  Théologale 
libérale.  Le  livre  de  .M.  Campbell  lui-même  n'indique  que 
les  positions  extrêmes. 


667 


MODERNISME 


6C8 


incompétence  en  malière  d'exégèse.  Un  fait,  cepen- 
dant, frappe  les  moins  attentifs,  c'est  que  philosophes 
et  exégètes  se  sentent  en  communion  d'idées,  et  se 
comprennent  à  demi-mot.  Le  seul  philosophe  que 
cite  M.  Lois}'  dans  L'£fangile  et  l'Eglise  est 
Ed.  Gaird,  le  même  qui  devait  plus  tard  prêter  sa 
collaboration  au  Rinno^ainenlo:  inversement  quand 
Tyrrell  veut  esquisser  les  origines  de  la  révé- 
lation chrétienne,  c'est  sur  M.  Wernle  qu  il  s'ap- 
puie. 

Un  autre  fait  est  plus  signiUcatif  encore.  On  sait 
que,  dans  les  différentes  confessions  iirotestantes, 
s'est  formé,  au  cours  du  dernier  siècle,  un  parti  de 
gauche,  dit  libéral,  dont  les  tendances  et  les  métho- 
des sont  conscientes,  connues  de  tous,  et  relative- 
ment faciles  à  analyser.  Or,  ces  protestants  libéraux 
reconnaissent  dans  le  mouvement  moderniste  une 
manifestation  de  l'esprit  qui  les  anime  eux  mêmes  ; 
quelles  que  soient  les  diflérences  de  surface,  ils  sen- 
tent que  le  même  courant  profond  qui  les  entraine, 
entraine  aussi  les  philosophes  et  les  exégètes  libé- 
raux de  la  communion  romaine.  «  Dans  toutes  les 
Eglises,  écrivait  M.  Campbell,  ceux  qui  croient  à  la 
religion  de  l'Esprit  peuvent  se  reconnaître  comme  des 
frères.  »  (The   «en    T'neology  [Londres,  lyo^],  p.  i3) 

On  retrouve  la  même  impression  chez  des  moder- 
nistes catholiques  :  «  Une  grande  crise  des  âmes, 
écrivent  les  modernistes  italiens,  crise  qui  ne  date 
pas  d'aujourd'hui,  mais  qui  atteint  aujourd'hui  un 
plus  haut  degré  d'Intensité,  travaille  toutes  les  con- 
fessions religieuses  positives  en  Europe  :  le  catho- 
licisme, le  luthéranisme,  l'anglicanisme.  Ce  sont,  en 
général,  les  nouvelles  alliludes  de  la  conscience  pu- 
blique qui  contrastent  avec  les  formes  tradition- 
nelles de  l'esprit  religieux;  ce  sont  les  résultais  de 
la  science  qui,  aisément  vulgarisés,  répandent  une 
déliance  instinctive  vis-à-vis  des  titres  métaphysi- 
ques et  historiques  dont  se  réclame  l'enseignement 
dogmatique  des  Eglises.  »  {Il  programma  dci  moder- 
iiisli,  p.  icSo) 

De  part  et  d'autre  on  sent  que  l'accord  sur  cette 
critique  fondamentale  du  dogme  fait  disparaître 
comme  des  divergences  accessoires  les  contradictions 
qui  opposaient  jusque  là  les  uns  aux  autres  les 
symboles  de  foi  des  dilTérentes  Eglises  '  ;  et,  chez 
les  protestants,  on  salue  déjà  le  jour  prochain  «  où 
le  mouvement  libéral  catholique  deviendra  le  mou- 
vement catholique  libre,  dans  lequel  le  protestan- 
tisme et  le  romanisme  seront  dépassés  ou  récon- 
ciliés dans  l'unité  supérieure  d'une  religion  sans 
dogme  -.  » 


•1.  '<  Non  seulement  les  Eglises  garderont  toutes  leurs 
fonctions  de  gardiennes  de  la  vérité  prophétique  ou  révé- 
lée, et  de  la  Ûexible  unité  du  dogme  analogue  ù  l'unité 
des  rites  et  des  observances,  mais  débarrassées  de  leur 
prétention  indéfendable  à  l'inerrance  scientifique  —  pré- 
tention aussi  surannée  que  celle  &  la  juridiction  tempo- 
relle ou  coercitive  —  elles  recouvreront  leur  dignité  et 
leur  crédit  gravement  compromis.  Bien  plus,  leurs  divi- 
sions doctrinales,  le  fruit  le  plus  amer  du  mensonge 
dogmatique,  cesseront  d  être  regardées  comme  des  diffé- 
rences de  foi,  quand  la  nature  prophétique  de  la  vérité 
dogmatique  sera  plus  intelligemment  reconnue.  » 
(G.  TvRKiiLL,  T/ie  riglila  and  limits  of  Theoloffi/.  Quar- 
teily  Iiii'iei\\  octobre  1905,  p.  491).  Eu  reproduisant  cet 
article  dans  Sctjlla  and  Charybdis,  Tyrrell  a  corri(jé 
«  divisions  doctrinales  »  en  «  divisions  purement  théo- 
logiques »  (p.  241);  l'expression  change,  le  sens  reste  le 
ménie.  étant  donné  la  valeur  que  l'auteur  prête  au  mot 
«  théolo^'itjue  » . 

2.  J.  Llotd  Tuomas,  The  frec  cathoUc  idéal  [Hlbbert 
Journal,  juillet  1307),  p.  801.  Cf.  .).  Bruce  Wallace.  An 
altempt  to  realise  Mr.  CampbeU's  proposai  [ibid.), 
pp.  903-905.  — On  peut  lire,  dans  le  mime  sens,  l'article 


On  peut  donc,  sans  injustice,  s'aider  de  la  connait- 
sance  qu'on  a  déjà  du  christianisme  libéral  pour  in- 
terpréter à  sa  lumière  la  théologie  moderniste.  Au 
reste,  on  ne  prétend  point  par  là  imputer  aux  mo- 
dernistes toutes  les  thèses  libérales,  ni  même  les 
rendre  tous  solitaires  les  uns  des  autres.  Le  moder- 
nisme, comme  le  libéralisme,  est  une  méthode  avant 
d'être  une  doctrine;  on  peut  en  restreindre  ou  en 
étendre  plus  ou  moins  le  champ  d'action;  je  l'expo- 
serai ici  sous  sa  forme  la  plus  radicale  '  :  c'est  elle 
qui  est  le  plus  directement  visée  par  l'encyclique,  et 
c'est  par  elle  que  l'on  peut  le  mieux  discerner  la 
portée  du  mouvement.  Je  serai  attentif  à  n'imputer 
à  ijcrsonne  que  les  thèses  qu'il  a  soutenues;  le  lec- 
teur voudra  bien  n'en  point  étendre  la  responsabi- 
lité à  d'autres.  L'exposition  me  sera  d'ailleui-s  gran- 
dement facilitée  par  le  manifeste  italien;  la  plupart 
des  thèses  modernistes  y  sont  formulées  avec  toute 
la  clarté  désirable. 

Ch.  L  —  Les  principas  du  modernisme.  — 
Pour  faire  comprendre  la  direction  du  mouvement, 
il  est  indispensable,  je  crois,  d'en  esquisser  très 
brièvement  l'origine.  Les  modernistes  italiens,  cités 
plus  haut,  en  marquent  exactement  les  deux  causes 
principales  :  l'attitude  de  la  conscience  religieuse,  la 
critique  philosophique  et  scientiiique. 

Dans  une  conférence  sur  la  foi  catholique  (Katko- 
liicher  Claube  urul  die  Entwicklung  des  Ccisteslebens. 
Oeffentlicher  Vortrag  gehalten  in  der  Krausgesell- 
schafl  in  Miinehen  am  lo  januar  igo5  von  D''  Karl 
Gebert.  Miinehen,  igoô.  Selbstverlug  der  Krausge- 
sellsehaft)  prononcée  et  publiée  sous  les  auspices  de 
la  Krausgesellschaft,  M.  K.  Gedbrt  répète  avec  in- 
sistance que  la  foi  d'autorité  est  la  caractéristique 
de  l'homme  du  moyen  âge,  et  qu'elle  répugne  à 
l'homme  moderne.  (P.  tiÈ,  etc.)  La  reiuarque  est 
juste,  et  par  ce  côté  les  modernistes  appartiennent 
bien  à  leur  époque;  ils  revendiquent  l'entière  auto- 
nomie de  leur  conscience;  ils  veulent  bien  être  des 
fils  de  l'Eglise,  mais  des  fils  émancipés. 

«  En  face  d'el[e,  écrivait  ïyrbiîll,  l'Eglise  de 
Rome  ne  Irourera  ni  l'hérésie  ni  le  schisme,  mais 
une  multitude  d'excommuniés  soumis,  croyant  fer- 
mement à  ses  justes  droits,  mais  décidés  à  résister 
à  ses  extravagantes  prétentions  —  assistant  à  ses 
messes,  pratiquant  son  bréviaire,  observant  ses 
abstinences,  obéissant  à  ses  lois  et,  dans  la  mesure 
où  elle  le  permettra,  partageant  sa  vie.  Et  ces 
excommuniés,  en  bien  des  cas,  seront  de  nécessité, 
non  seulement  les  |)lus  intelligents  et  les  plus 
cultivés,  mais  encore  les  plus  ardemment  sincères, 
les  jilus  désintéressés  parmi  ses  enfants,  les  plus 
profondémentreligieux  et  évangéliques.Mais,  ce  qui 
ne  laissera  pas  que  de  causer  de  graves  inquiétudes 
à  l'Eglise,  ils  parleront  néanmoins  librement  et  sans 
crainte,  dans  lintérét  même  de  l'Egiise,  ils  réclame- 
ront, ils  exerceront  le  droit  de  parle.-,  le  droit 
d'écrire,  aujourd'hui  monopolisés  par  une  confédéra- 
tion d'ecclésiastiques  réactionnaires-...  L'existence 
et   l'accroissement  continuel  d'une   telle  classe   de 


de  M.  MÉ\Écoz  sur  II  Santo  de  Fogazzaro  {Revue  chré- 
tienne, \"  janvier  1907,  pp.  1  sqq).  M.  Dudon  en  a  cité 
quelques  extraits  (Etudes,  5  octobre  1907    pp.  150-151). 

1.  Je  veux  dire,  sous  la  forme  la  plus  radicale  qu'il  ait 
revêtue  jusqu'ici  chez  les  catholiques;  je  n'exposerai  pas 
le  pur  paalbéisme  tel  qu'il  se  trouve,  par  exemple,  dans 
la  Nouvelle  Théologie  de  M.  Campbell,  parce  qu'aucun 
catholique,  à  ma  connaissance,  n'y  a  encore  adhéré. 

2.  Tyrrell  invoque  ici  l'autorité  de  saint  Augustin; 
le  même  texte  est  cité  par  les  auteurs  anonymes  du 
Programme  (p.  141);  je  le  discuterai  plus  bas,  dans 
l'appendice. 


669 


MODERNISME 


670 


catholiques  protestalaires  (excommuniés  ou  ])rêls  à 
èlre  des  prosélytes)  —  telle  est  la  clillîcuUé  pro- 
chaine à  laquelle  l'Eglise  de  Rome,  représentée  du 
moins  par  ses  gouvernants  actuels,  doit  se  résigner. 
Jusqu'au  jour  où  elle  aura  enlin  appris  que  répo(iue 
de  la  coercition  juridique  et  pb^-sicpieest  pourjuuiais 
passée;  où  elle  saura  enlin  que  l'intelligence  ne  peut 
être  contrôlée  que  dans  la  mesure  où  ses  lois  et  ses 
droits  sont  respectés;  où  elle  comprendra  comuieiit 
l'amour  et  l'obéissance  doivent  être  libres  — ■  ou  ne 
pas  être  ;  où  elle  reconnaîtra  que  les  victoires  spiri- 
tuelles doivent  être  gagnées  par  des  armes  spirituelles, 
non  par  l'épée  de  la  coercition  juridique  et  physi- 
que. »  [L'excommunication  salutaire  (Gramme  lievue, 
10  oct.  1907,  pp.  6'jo-672).  La  direction  de  la  Jlpvuc 
avertit  par  une  note  placée  en  tète  de  l'article  (p.06i), 
que  ces  pages  ont  été  écrites  par  M.  Tyrrell  —  alors 
le  P.  Tyrrell  —  le  18  mai  igoiJ.J 

Les  Italiens  sont  moins  violents,  mais  non  moins 
décidés  :  «  L'autorité  ecclésiastique,  écrivent-ils,  nous 
arrête  brusquement  dans  notre  chemin,  et  condamne 
notre  travail.  Eh  bien,  nous  nous  sentons  le  devoir 
de  lui  l'aire  une  amoureuse  violence,  le  devoir  de  dé- 
fendre, àquelque  prix  que  ce  soit,  la  tradition  catho- 
lique dont  elle  a  la  garde,  et  cela  d'une  manière  qui 
pourra  mériter  pour  un  temps  les  condamnations  de 
l'autorité,  mais  qui,  nous  en  sommes  certains,  linira 
par  prévaloir,  pour  son  propre  avantage.  »  (//  pro- 
gramma, p.  182.)  Cf.  ib.,  p.  II  :  «  Par  une  série  de 
circonstances,  qu'il  est  inutile  d'analyser,  les  catho- 
liques ont  perdu  le  sens  élémentaire  de  la  responsa- 
bilité et  de  la  dignité  personnelle.  Tous  les  actes  de 
l'autorité  suprèuie,  au  lieu  de  trouver  chez  eux 
l'hommage  d'une  soumission  qui  soit  raisonnable, 
et  par  conséquent  qui  les  juge,  trouvent  l'abandon 
inconscient  des  Irresponsables.  » 

Avant  de  revendiquer  celte  autonomie  pour  la  re- 
ligion, on  l'avait  réclamée  pour  la  science,  el,  quel- 
que illégitimes  qu'elles  fussent,  ces  réclamations 
étaient  plus  spécieuses,  et  pouvaient  s'autoriser  d'ar- 
guments plus  plausibles  :  pendant  bien  des  siècles, 
disait-on,  on  avait  prétendu  coordonner  ou  plutôt 
subordonner  les  vérités  scientiliques  à  ce  qu'on  ap- 
pelait les  vérités  révélées;  cette  discipline  n'avait 
abouti  qu'à  une  contrainte  violente,  qui  avait  entravé 
l'essor  de  la  science  et  compromis  l'honnevir  de  la 
foi  *.  Désormais  ces  prétentions  étaient  condamnées; 
ni  le  croyant  n'avait  le  droit  d'imposer  celte  sujé- 
tion, ni  le  savant  de  l'accepter  ;  quiconque  voudrait 
travailler  loyalement,  sincèrement,  scientiliquement, 
devrait  le  faire  en  pleine  indépendance  et  liberté, 
sans  parti  pris  dogmatique. 

«  La  première  condition  du  travail  scientilique, 
écrivait  M.  Loisy,  est  la  liberté.  Le  premier  de- 
voir du  savant,  catholique  ou  non,  est  la  sincérité. 
L'auteur  de  V Evangile  et  l'Eglise  avait  traité  des 
origines  chrétiennes  selon  son  droit  d'historien, 
sous  sa  responsabilité  personnelle.  Il  avoue  ne  pos- 
séder point,  dans  le  ehélif  répertoire  de  ses  connais- 
sances, 1  idée  de  la  science  approuvée  par  les  supé- 
rieurs. »  {Autour  d'un  petit  livre,  p.  x) 

Non  moins  que  le  contrôle  extérieur  de  l'autorilé 
ecclésiastique, on  déclina  pour  la  science  le  contrôle 
de  la  foi.  On  lit  remarquer  d'abord  quedeson  propre 
aveu,  la  foi  ne  pouvait  jamais  être  blessée  par  la  vé- 
rité ;  liés  lors,  qu'avait-on  à  craindre?  «  La  foi  et  la 
raison  ne  peuvent  entrer  en  conflit;  c'est  suint 
Thomas  qui  l'afGrme  (C.  G.,  i ,  f).  Nous  devons,  sans 

1.  Le  livre  de  M.  A.  While  {.4  hhlory  nf  the  warfarc 
of  icience  with  theology  in  c/uistendunt.  L"ndres,  18'.);;) 
n'est  qu'une  compilation  sans  critique  :  il  a  fait  ])ourtant 
grande  impression  sur  certains,  en  particulier  sur  Tyrrell 
(Througk  Scylta  and  Charybdis,  p.  200). 


crainte,  appliquer  notre  critique  à  l'élude  de  la  reli- 
gion, persuadés  que  si  quelque  élément  de  notre 
dogmatique  doit  tomber  sous  ses  coups,  c'est  qu'elle 
n'appartenait  point  à  la  substance  de  la  foi  reli- 
gieuse. ))  (//  programma,  p.  -j^)  Cet  argument,  bien 
qu'on  y  insiste  avec  couiplaisance ',  est  manifeste- 
ment illusoire,  et  je  doute  qu'il  ait  persuadé  ses  au- 
teurs eux-mêmes  :  quelque  estime  qu'on  ait  pour  la 
science,  on  ne  peut  la  tenir  pour  infaillible  ;  on  sait 
que  les  meilleures  intentions  el  même  les  meilleures 
méthodes  ne  peuvent  pas  toujours  nous  préserver 
de  l'erreur,  et  que  par  conséquent  il  peut  se  produire 
des  conflits  entre  les  vérités  révélées  et  les  conclu- 
sions de  la  science. 

Aussi  a-t-on  recours  à  un  argument  plus  radical, 
qui  supprime  la  possibilité  même  de  tout  conllil  :  la 
foi  sera  regardée  comme  indépendante  des  concep- 
tions intellectuelles,  et  par  conséquent  comme  hors 
de  la  portée  de  la  science.  «  Puisque  la  religion,  dit 
M.  Gebert,  est  une  forme  des  relations  du  sentiment 
et  de  la  volonté,  et,  par  conséquent,  appartient  à 
l'activité  pratique  de  la  conscience,  elle  ne  peut  èlre 
aucunement  intéressée  par  les  résultats  des  recher- 
ches de  la  science  libre,  les  produits  de  l'activité 
tliéorétique,  quels  qu'ils  puissent  être  d'ailleurs.  » 
(KailioUscker  Glaube,  p.  ■jS)  b  Les  modernistes,  dit 
le  manifeste  italien,  en  plein  accord  avec  la  psycho- 
logie contemporaine,  distinguentnellementlaseience 
de  la  foi.  Les  démarches  de  l'esprit  qui  aboutissent 
à  l'une  et  à  l'autre  leur  semblent  entièrement  étran- 
gères et  indépendantes  entre  elles.  Ceci  est  pour 
nous  un  principe  fondamental.  La  servitude  préten- 
due à  laquelle  nous  réduirions  la  science  vis-à-vis  de 
la  foi  est  un  non-sens.  >■  (P.  121)  Et  plus  bas  :  «Nous 
avons  acquis  la  conviction  que  la  parole  de  la 
science  la  plus  révolutionnaire  ne  peut  en  aucune 
façon  attaquer  les  alTirmalions  de  la  foi  religieuse, 
parce  que  les  démarches  de  l'esprit,  d'où  la  foi  et  la 
science  procèdent  respectivement,  sont  indépen- 
dantes entre  elles,  et  se  développent  d'après  une  lo- 
gique entièrement  différente.  »  (P.    i32) 

Ces  principes  sont  très  graves,  car  ils  impliquent 
l'adhésion  à  toute  une  philosophie  religieuse  et  en 
étendent  l'action  à  toutes  les  recherches  ultérieures. 
Les  auteurs  du  manifeste  iirotestent,  au  début,  de 
leur  pleine  indépendance  vis-à-vis  des  théories  mé- 
taphysiques; ils  prétendent  avoir  entrepris  et  pour- 
suivi leurs  recherches  scientiliques,  libres  de  toute 
concepLion  a  pri-jri  ;  la  philosophie  religieuse,  à  la- 
quelle ils  adhèrent,  a  été  la  conclusion  de  leurs  tra- 
vaux, non  leur  point  de  départ.  Et  voici  cependant 
que  leur  méthode  de  travail  est  dominée  tout  entière 
par  des  jjostulals  philosophiques. 

Cette  constatation  ne  fait  que  confirmer  ce  que 
tant  d'autres  indices  démontraient  déjà  :  c'est  que  la 
critique  philosophique  a  eu  sur  le  mouvement  moder- 
niste une  influence  plus  décisive  encore  que  la  critique 
exégétique  et  historique,  et  que  c'est  la  philosophie 
religieuse  qui  a  donné  aux  exégètes  et  aux  historiens 
les  principes  fondamentaux  de  leur  méthode. 

L'ancien  doyen  de  la  Faculté  de  théologie  proies-: 
tante  de  Paris,  A.  Sabatier,  l'écrivain  français  qui 
a  le  plus  ellicacement  répandu  et  accrédité  ces  thèses 
dans  les  milieux  catholiques  et  protestants,  écrivait 
dans   son  Esquisse  :  a  Les   esprits  qui  pensent  se 

1.  Ib.,  p.  108  :  «  N'est-ce  pas  un  axiome  reconnu  parmi 
les  théoloffiens.  que  la  foi  ne  peut  contredire  la  science 
parce  que  l'une  et  l'autre  sont  des  rayons  d'une  même  lu- 
mière initiale.  Dieu  ?  En  parlant  ainsi,  on  ne  veut  pas 
dire  naturellement  que  l'harmonie  n'existe  qu'entre  la  foi 
et  une  science  ad  usum  delphini :  ce  serait  une  offense  à 
la  véracité  divine,  i) 


671 


MODERNISME 


G72 


peuvent  aujourd'hui  diviser  en  deux  classes  :  ceux 
qui  datent  d'avant  Kant  et  ceux  qui  ont  reçu  l'initia- 
tion et  comme  le  baptême  philosophique  de  sa  criti- 
que. a{Estjaisse,  p.  359) 

Les  catholiques  modernistes  n'en  disconviennent 
pas  et  se  réclament  en  effet  de  cette  initiation.  (Ge- 
BKRT,  KaChoUscher  Glaiibe,  pp.  28  sqq.)  Mais  dès  lors 
les  anciennes  assises  de  la  foi  sont  renversées, 
comme  Us  le  constatent  eux-mêmes  :  «  Les  préten- 
dues bases  de  la  foi  nous  sont  apparues  comme 
incurablement  caduques.  »  (H  programma,  p.  11) 
M.  MiiNÉGOz,  professeur  à  la  Faculté  de  théologie 
protestante  de  Paris,  a  raconté  la  crise  religieuse 
qu'il  traversa,  lorsque  0  Kant  réussit  à  démolir  ses 
quatre  bonnes  preuves  de  l'existence  de  Dieu,  et 
à  lui  enlever  ainsi  toute  certitude  religieuse  ».  (Le 
fidéisme  el  la  notion  de  la  foi  \Reyue  de  ihéol.  et  des 
qaest.  re//,'.,  juillet  igoS],  p.  48).  La  même  crise  se 
reproduit  chez  les  catholiques  :  «  Avant  tout  il  faut 
reconnaître,  dit  le  manilesle  italien,  que  les  argu- 
ments fournis  par  la  métaphysique  scolastique  pour 
démontrer  l'existence  de  Dieu  —  arguments  tirés 
du  mouvement  ;  de  la  nature  des  choses  Unies  et 
contingentes;  des  degrés  de  perfection  et  de  la 
finalité  de  l'univers  —  ont  perdu  aujourd'hui  toute 
valeur.  Dans  la  revision  générale  que  la  critique 
post-kantienne  a  faite  des  sciences  abstraites  et  em- 
piriques et  du  langage  philosophique,  les  concepts 
qui  servent  de  base  à  ces  arguments  ont  perdu  le 
caractère  absolu  que  leur  avaient  attribué  les  péri- 
patéticiens  du  moyen  âge.  »  {Il  programma,  p.  98) 

La  crise  étant  totale  et  renversant  toute  l'orienta- 
tion de  la  pensée,  on  ne  peut  rien  sauver  de  l'ancien 
intellectualisme;  pour  le  moderniste,  il  est  impen- 
sable et  quiconque  s'y  attache  encore  s'exile  de 
la  pensée  contemiioraine.  Désormais  on  désespère 
d'atteindre  l'absolu  par  la  conception  intellectuelle, 
mais  on  croit  le  trouver  par  l'action  el  la  vie  : 
(1  Puisque  notre  vie,  disent  les  modernistes  italiens, 
est  pour  chacun  de  nous  quelque  chose  d'absolu,  ou 
plutôt  l'unique  absolu,  tout  ce  qui  en  émane  et  tout 
ce  qui  y  retourne,  tout  ce  qui  en  alimente  et  en  enri- 
chit le  développement,  a  également  la  valeur  d'un 
absolu,  n  {Il  programma,  p.  112).  Nous  suivrons 
plus  bas  l'application  de  ce  principe  dans  la  théo- 
logie des  modernistes.  Il  suflisait  ici  de  marquer 
l'orientation  générale  de  leur  pensée'. 

Leur  exégèse  et  leur  histoire  a  été  dominée  par 
ces  thèses;  c'est,  par  exemple,  sous  l'influence  de 
ces  préoccupations  qu'ils  ont  imaginé  à  l'origine  du 
christianisme  «  une  forme  religieuse  amorphe  et 
adogmatique  »  (//  programma,  p.  79.  Cf.  infra, 
p.  187);  mais  ce  qui  a  été  encore  plus  décisif  pour 
l'orientation  de  leurs  travaux,  c'est  ce  principe  ini- 
tial de  l'indépendance  récijjroque  de  la  science  et 
de  la  foi.  Leur  exégèse,  nous  l'avons  vu,  s'inspirait 
en  cela  de  leurs  théories  philosophiques  ;  mais,  par 
un  contre-coup  inévitable,  elle  en  a,  à  son  tour, 
accru  la  portée. 

1.  Il  faut  toutefois  remarquer  dès  maintenant  combien 
le  subjectivisme  de  Kant  rendait  précaire  l'adhésion  à 
une  religion  d'autorité.  On  peut  lire,  à  ce  sujet,  les 
remai'ques  très  justes  de  0.  Plleiderer,  reconnaissant  le 
principe  même  du  protestantisme  dan»  la  critique  kan- 
tienne: «  On  conçoit,  dit-il,  {la  défiance  envers  Kant) 
dans  nue  Eglise  qui  repose  depuis  quinze  siècles  sur  le 
principe  tle  rautorité  sacerdotale.  Mais  TEglise  protes- 
tante, qui  a  secoué  le  joug  de  cette  autorité,  nui  a  reven- 
diqué les  droits  de  la  conscience  individuelle,  qui  a  pris 
pour  unique  principe  la  foi,  c'est-à-dire  le  don  du  cœur 
à  la  volonté  divine,  celle  Eglise  ne  devait-elli^  pas  recon- 
naître dans  la  religion  de  la  conscience,  telle  que  Kant 
l'a  conçue,  l'esprit  de  son  esprit?  »  [Geschichte  dcr  Reli- 
gionsphilosopfiie,  p.  ti). 


On  pouvait  prévoir  les  ravages  que  devait  faire 
une  science  ainsi  émancipée  ;  même  si  elle  fût  restée 
neutre,  elle  pouvait  faire  fausse  route,  et  ébranler 
les  fondements  mêmes  du  christianisme;  mais  sur- 
tout cette  neutralité  était  illusoii'e;  comme  il  arrive 
toujours  en  jiareil  cas,  le  ressentiment  de  la  sujé- 
tion provoqua  une  réaction  :  toute  thèse  tradition- 
nelle fut  tenue  ijour  suspecte,  toute  hypothèse  har- 
die pour  probable,  et  les  documents,  jusque-là  les 
plus  vénérés,  du  christianisme  furent  traités  avec 
une  déliance  et  un  mépris  que  les  textes  profanes 
ne  rencontrent  pas.  (On  peut  lire  à  ce  sujet  la  pro- 
testation qu'élevait,  il  y  a  quelques  années,  Fr.  Blass, 
au  nom  de  la  philologie,  contre  la  théologie  libérale 
et  ses  méthodes  de  critique.  Acta  apostolortim,  editio 
philologica,  Gôttingen,  iSgô,  p.  3o). 

Des  travaux  de  détail  inspirés  par  ces  préoccupa- 
tions et  conduits  d'aiirès  cette  méthode,  se  multi- 
plièrent de  tout  côté,  surtout  dans  les  Universités 
protestantes  d'Allemagne.  Le  public  non  spécialiste 
prêtait  peu  d'attention  à  ces  dissertations  et  à  ces 
thèses,  mais  à  la  longue  les  efforts  convergents  de 
tous  ces  travailleurs,  dont  certains  étaient  d'admi- 
rables érudils,  élevaient  une  construction  scientifi- 
que, qui  se  dressait  en  face  des  croyances  li'adition- 
nelles.  Le  sens  des  dogmes  les  plus  fondamentaux 
se  trouva  ainsi  mis  en  question,  et  aux  mêmes 
problèmes  la  science  et  la  foi  semblèrent  donner 
désormais  deux  réponses  contradictoires  :  ainsi  en 
fut-il,  par  exemple,  pour  la  conception  virginale  du 
Christ,  pour  sa  résurrection,  pour  sa  préexistence  et 
sa  nature  divine.  Une  option  s'imposait  alors,  impé- 
rieuse, cruelle,  entre  la  science  et  la  foi;  ce  que 
furent  pour  beaucoup  d'âmes  les  angoisses  de  ce  con- 
flit, Dieu  seul  le  sait;  c'était  alorsque  la  philosophie 
religieuse  que  j'esquissais  plus  haut,  s'olfrait  comme 
la  solution  libératrice  :  sans  se  mentir  à  soi-même 
on  ne  pouvait  nier  la  science,  et  sans  briser  sa  vie  on 
ne  pouvait  renier  la  foi;  pour  échapper  à  l'alterna- 
tive, il  suflisait  de  comprendre  enfin  que  la  toi 
n'était  point  enchaînée  à  une  forme  déterminée  des 
croyances,  et  que  si  le  savant  devait  abandonner  à 
la  critique  toutes  les  croyances  de  son  enfance,  il 
pouvait  quand  même  maintenir  l'intégrité  de  sa  foi. 
((  Cette  conviction  (que  nous  sommes  sauvés  par  la 
foi,  indépendamment  de  nos  croyances)  libère  notre 
conscience  vis-à-vis  des  données  scientifiques,  histo- 
riques et  philosophiques  que  l'orthodoxie  voudrait 
nous  présenter  comme  des  éléments  constitutifs  de 
la  foi  chrétienne.  Et  en  nous  rendant  indépen- 
dants à  l'égard  de  ces  facteurs  d'ordre  profane,  elle 
nous  alTermit  dans  notre  foi  religieuse  et  nous  donne 
une  paix  et  une  joie  qui  contrastent  singulièrement 
avec  le  trouble  angoissant  que  produit  le  doute  dans 
une  conscience  dominée  par  les  principes  de  l'ortho- 
doxie. Quand  je  fais  ces  affirmations,  je  parle  d'ex- 
périence, car  j'ai  passé  par  ce  trouble  et  je  connais 
cette  joie.  Je  voudrais  communiquer  mon  bonheur  à 
tous  ceux  qui,  comme  je  le  fus  autrefois,  sont  tour- 
mentés par  ces  doutes...  »  (E.  Ménégoz,  Une  triple 
distinction  théologique,  p.  22.  Paris,  1907) 

C'est  d'abord  et  surtout  au  sein  des  Eglises  protes- 
tantes que  celte  attitude  s'est  manifestée.  Depuis 
longtemps,  elle  frappe  tous  les  observateurs  atten- 
tifs, ceux-là  mêmes  qui  sont  le  moins  soucieux 
d'orthodoxie  (Guyau,  L'Irréligion  de  Va^'enir,  pp.  xv, 
i3i-i56);  l'histoire  du  protestantisme  libéral  serait 
trop  longue  à  suivre  ici,  et  bien  des  parties,  d'ail- 
leurs, en  ont  été  excellemment  racontées  '. 

1.  Pour  l'Allemagne,  le  livre  de  M.  Goyau  IL'AHenia- 
gne  religieuse,  le  Protestantisme.  Paris.  1898}  fournit 
des   indications    très  abondantes   et  très   sures.  On  peut 


673 


MODERNISME 


674 


Mais,  au  sein  inêiue  du  catholicisme,  le  chris- 
tianisme libérai  n'a-t-il  pas  fait  des  recrues?  C'eut 
été  un  véritable  miracle  que  tout  accès  lui  lût  fermé  : 
les  prolestants  avaient,  il  faut  le  reconnaître,  pris 
sur  nous  une  grande  avance  dans  le  cours  du  der- 
nier siècle;  pour  l'établissement  et  l'interprétation 
du  texte  biblique,  pour  la  théologie  de  l'Ancien  et 
du  Nouveau  Testament,  pour  l'histoire  des  ori- 
gines chrétiennes  et  du  développement  ultérieur 
des  dogmes,  nul  ne  pouvait,  nul  ne  peut  encore, 
sans  présomption  et  sans  dommage,  se  passer  de 
leurs  travaux.  Or,  il  était  dillicile  d'en  proliter  sans 
en  subir  l'inlluence,  sans  se  laisser  attirer,  par  le 
prestige  d'une  science  incontestable,  vers  des  thèses 
que  la  foi  condamne.  Certains  esprits  étaient  plus 
sensibles  à  l'altrail  de  la  j)hilosophie  religieuse,  telle 
qu'elle  est  exposée,  par  exemple,  dans  les  livres  de 
A.  Sabalier;  les  conceptions  idéalistes  qu'ils  préfé- 
raient les  avaient  prédisposés  à  subir  celte  influence, 
et  ils  croyaient  entrevoir,  par  delà  l'étroit  horizon 
des  formules  dogmatiques,  alfranchie  des  entraves 
lliéologiques  qui  leur  pesaient,  une  foi  désormais 
libre  et  sereine. 

Nous  n'avons  point  à  condamner  ici  ceux  que  ce 
mirage  a  séduits;  nous  ne  sommes  point  leur  juge, 
et  leurs  écrits,  d'ailleurs,  portent  la  trace  de  trop  de 
soulîrances  pour  que  nous  puissions  les  lire  sans 
pitié.  Nous  attachant  seulement  à  décrire  leurs  idées, 
nous  remarquons  l'impression  qu'elles  ont  produite 
eu  dehors  même  de  l'Eglise.  Les  libéraux  les  plus 
avancés  ont  reconnu  leurs  thèses,  et  ont  salué  avec 
joie  ces  nouveaux  frères  d'armes,  sur  l'appui  des- 
quels ils  n'avaient  pas  compté.  L'un  des  plus  avancés 
parmi  les  lil)éraux  anglais,  l'apôtre  de  la  Nouvelle 
Théologie,  M.  G.i.Mi'BELL,  disait,  en  [larlanl  du  mou- 
vement qu'il  s'attache  à  pi'omouvoir  :  «  11  n'y  a  point 
d'Eglise  où  ce  mouvement  soit  plus  accentué,  à 
l'heure  actuelle,  que  la  vénérable  Eglise  de  liome 
elle-même,  l'Eglise-mère  de  la  chrétienté  occidentale. 
C'est  exactement  le  même  mouvement  qui,  sous  une 
forme  légèrement  dill'ére  nie,  est  représenté  dans  notre 
pays  par  la  Nouvelle  Théologie,  el  est  développé  en 
ilalie  el  ailleurs  par  les  catholi(iues  romains  sous  un 
autre  nom.  »  (R.  J.  Campbell,  The  aiin  of  ihe  jVen' 
Theology  movement  [Uibberi  Journnl,  avril  1907], 
p.  4*^9)  Un  autre  faisait  remarquer  que  le  mouvement 
était  plus  profond  et  plus  puissant  (|u'il  le  pouvait 
paraître  à  ceux  qui  en  jugeaient  seulement  d'après 
ses  manifestations  les  [ilus  bruyantes,  c'est-à-dire 
d'après  les  publications  de  Loisy,  de  Kogazzaro  el  de 

compléter  ces  indications  par  deux  thèses  de  théologie 
pi-ùle.Hta:iLe,  tiolit  la  seconde  surtout  a  un  grand  intérêt  ; 
.\.  AitxAL,  La  pLTsonne  du  Christ  et  le  ratioiialisnie 
alUinattd  contemporain  (Paris,  l'JO'j);  M.  Gogukl,  Wilhelrn 
Herrrnunn  et  le  problème  reiigieiix  actuel  (Paris,  1906),  — 
L'histoire  du  protestantisme  libéral  français  a  été 
esquissi-p  par  M.  A.  Bertrand  qui  appartient  lui-même  à 
ce  parti  1  La  pensée  religieuse  au  sein  du  protestantisme 
libéra!  Ses  déficits  actuels,  son  orientation  prochaine. 
Paris.  1003):  ses  doctrines  ont  été  exposées  par  M.  J.  Ué- 
vill'-  (/.f  protestantisme  libéral,  ses  origines,  sa  nature,  sa 
mission.  Paris,  1903);  on  trouve  sur  le  niéuie  sujet  une 
discussion  inttTessante  dans  Libre  pensée  et  protcstan- 
'.isme  libéral,  l'uris,  1903,  par  V .  Buisso.n  et  Gli.  Wacnek. 
Le  syrabolo  fidéisuie.  aujourd'hui  très  rapproché  du 
libei-ali-me,  a  été  surtout  exposé  et  défendu  \>ar  A.  Saha- 
tier  lEsffuisse  d'une  philosophie  de  la  religion  d'après  la 
psy<  hilogie  et  l'histoire  et  Les  Ueiigions  d'autorité  et  la 
Heli^ion  de  l'esprit)  et  E.  Alénégoz  {Publications  diverses 
sur  le  fidéisme  et  son  application  à  l'enseignement  chrétien 
iradilionnel.  Paris,  1900).  Parmi  les  auteurs  ))rotestaiits 
qui  '  <^'nl  combattu,  on  peut  ciler  H.  Bois  (De  la  connais- 
sance religieuse.  Essai  critique  sur  les  récentes  discussions. 
i'nris,  1894)  et  E.  Doumergue  (Les  Etapes  du  fidéisme 
Paris,  s.   d.). 

Tome  IIL 


Tyrrell  :  «  Les  catholiques  romains,  disait-il,  sont 
formés  à  une  forte  discipline...  Les  libéraux  parmi 
eux  ont,  nous  pouvons  le  supposer,  un  peu  de  cet 
empire  sur  soi,  de  celte  prudence,  de  cette  diplo- 
matie, voire  même  de  ces  finesses  où  nous  voyons 
un  mérite,  ou  un  démérite,  de  leur  Eglise.  Le  fait 
même  qu'ils  jugent  prudent  d'écrire  sous  des  pseu- 
donymes est,  de  soi,  assez  signilicalif.  L'étendue  el 
la  puissance  de  ce  mouvement  ne  peut  donc  pas  èlre 
justement  ap|)réciée  par  ce  qui  apparaît  à  sa  surface. 
Au-dessous,  le  courant  entraîne,  puissant  el  silen- 
cieux. »  (J.  L.  Thomas,  The  free  cutholic  idéal  [Hib- 
bert  Journal,  juillet  1907],  p.  800) 

En  même  temps  que  cette  confiance  prématurée  — 
qu'autorisaient  mal  des  observations  inexactes  et  des 
jugements  très  exagérés  —  se  manifeslait  assez  fré- 
quemment la  surprise  et  même  le  scandale  que  des 
catholiques  crussent  pouvoir  concilier  une  critique 
si  radicale  des  dogmes  ehréliens  avec  la  soumission 
qu'ils  iirofessaient  envers  leur  Eglise'.  Nul  ne  son- 
geait à  s'étonner  qu'un  chanoine  anglican,  ou  qu'un 
professeur  de  théologie  dans  une  université  protes- 
tante d'Allemagne  s'appliquassent  à  ruiner  les  croyan- 
ces traditionnelles,  mais  on  ne  pouvait  accorder  la 
même  licence  à  un  prêtre  catholique  romain.  C'était 
équivalemment  rendre  témoignage  à  la  fermeté  dog- 
matique de  l'Eglise  romaine,  el  l'acte  que  nous  com- 
mentons est  venu  montrer  à  tous  qu'on  n'en  avait 
point  trop  présumé. 

Dans  cette  crise  qui  ébranle  la  chrétienté  to>il 
entière,  une  seule  voix  [)ouvait  se  faire  écouter  et 
respecter,  c'était  la  voix  du  pape.  Déjà,  elle  avait  fait 
entendre  plus  d'un  avertissement;  mais  la  parole 
qu'elle  a  prononcée  enfin  est  si  grave  et  si  solennelle, 
qu'elle  fait  oublier  toutes  les  autres. 

A  beaucoup  de  chrétiens,  elle  a  révélé  un  danger 
qu'ils  ne  soupçonnaient  pas,  et  l'exposé  des  doctrines 
modernistes  qu'elle  leur  a  fait  entendre  a  été  pour 
eux  une  leçon  i)lus  éloquente  que  toutes  les  censures. 
Cet  exposé  n'était  [loint  i:ne  charge,  encore  moins 
une  caricature;  un  des  plus  qualifiés  parmi  les  mo- 
dernistes écrivait  :  «  Le  portrait  du  moderniste  qu'on 
nous  présente eslsi  séduisant  pourtoutesprilcuUivé, 
et  les  thèses  qu'on  lui  oppose  sont  si  repoussantes, 
que  l'Encyclique  est  une  lecture  dangereuse  pour  les 
enfants  du  siècle.  (G.  Tyurbll,  dans  le  Times  du 
3o  septembre  1907)  M.  Aulaud  en  jugeait  de  même 
dans  un  article,  d'ailleurs  peu  bienveillant,  qu'il  a 
communiqué  très  liliéralement  à  plusieurs  journaux 
de  province  :  «  L'exposé  du  modernisme,  dit-il,  est 
détaillé,  intéressant,  tout  à  fait  curieux...  Ce  qui  est 
notable,  nouveau,  c'est  que  l'Encyclique  expose  le 
j  modernisme  non  sous  forme  de  caricature,  mais  avec 
!  une  sorte  d'objectivité  et  presque  dans  lotit  son 
charme.  On  voit  là,  dans  leur  ampleur  et  leur  agré- 
ment, les  idées  de  ceux  qui  veulent  adapter  le  catho- 
licisme à  l'état  actuel  des  esprits,  aux  besoins  actuels 
des  sociétés...  Toutes  les  tendances  novatrices  des 
catholiques  en  matière  de  foi,  d'exégèse,  ou  dans  les 
questions  politico-sociales  sont  élégamment  résu- 
mées, parfois  développées  dans  cette  longue  encycli- 
que.  Toutes  y  sont  condamnées   comme  absurdes, 

1.  M.  Campbell,  après  avoir  cité  un  long  fragment  de 
l'article-programme  du  Hinnovamento,  signé  (le  M.  T. 
ScoTTi,  remarque  :  «  Ce  passage  eût  pu  être  écrit  par 
Auguste  Sabatier  lui-même,  car  il  i-espire  l'essence  de  la 
religion  de  l'esprit...  Comment  l'auteur  l'éconcilie  celte 
thèse  avec  l'obéissance  due  à  l'autorité  ecclésiastique, 
c'est  ce  qu'un  outsider  a  quelque  peine  à  comprendre.  » 
(Ilibbert  Journal,  avril  1907,  p.  490.)  Cf.  sur  M.  LoisY, 
SandAï,  The  Criliciêm  ofthe  fourth  Gospel,  p.  2S.  Oxford, 
1905:  Mason,  dans  Cambridge  theological  essays,  p.  455. 
i    Londres,  1905. 

22 


675 


MODERNISME 


676 


après  qu'on  les  a  exposées  dans  ee  qu'elles  ont  de 
plus  séduisant,  sans  que  jamais  cette  condamnation 
ressemble  à  une  réfutation...  «  {Prugrèa  de  Saùne-et- 
Loire,  27  septembre  1907) 

Je  ne  sais  quelle  peut  êti-e  l'impression  des  «  en- 
fants du  siècle  >•,  mais  celle  des  enfants  de  l'Eglise 
n'est  point  douteuse  :  de  toute  l'énei'gie  de  leur  foi 
ils  repoussent  ces  doctrines  déictères. 

Pour  fortilicr  cette  impression  et  l'éclairer  davan- 
tage, je  voudrais  opposer,  en  quelques  traits,  ces 
deux  conceptions  contradictoires  du  christianisme  : 
la  conception  catholique  et  la  conception  moderniste  ; 
et,  ne  pouvant  reprendre  l'une  après  l'autre  toutes 
les  questions  que  les  deux  doctrines  résolvent, 
chacune  dans  leur  sens,  je  voudrais  m'atlacher  ici 
exclusivement  au  problème  fondamental  :  la  foi, 
considérée  dans  son  origine,  la  révélation;  dans  son 
expression,  le  dogme  ;  dans  sa  règle,  l'autorité  de  la 
conscience  et  l'autorité  de  l'Eglise. 

Ch.  II.  —  La  théologie  du  modernisme.  —  Si 
l'on  demande  à  un  catholique  :  «  Que  croyeji-vous, 
et  pourquoi?  »  il  répondra  d'après  la  formule  même 
de  son  acte  de  foi  :  o  Je  crois  ce  que  Dieu  a  révélé, 
et  parce  qu'il  l'a  révélé.  »  Jusqu'ici  la  réponse  est 
commune  à  tous;  mais  que  l'on  insiste  davantage: 
»  Qu'entendez-vous  en  disant  que  Dieu  a  révélé  ?  » 
ici  le  moderniste  ne  fera  plus  la  même  réponse  que 
le  catholique. 

Quand  nous  disons  que  Dieu  a  révélé,  nous  enten- 
dons que  Dieu  a  parlé  aux  hoiiimes  pour  leur-  mani- 
fester quelque  vérité,  et  que  les  hommes  ont  reconnu 
sa  voix  '. 

Les  livres  prophétiques  nous  font  comprendre, 
par  des  exemples  manifestes,  ce  qu'est  la  révélation 
divine.  Quand  les  prophètes  comnmniquaienl  aux 
juifs  les  volontés  de  Dieu  ou  ses  desseins,  ils  avaient 
conscience  de  n'être  que  ses  hérauts  :  "  Voici  ce  que 
dit  Jahvé  »,  disaient-ils.  Parfois  découragés  et 
effrayés  par  la  persécution,  ils  essayaient  d'éloulTer 
en  eux  la  voix  divine  :  «  Voici  longtemps  que  je 
parle,  dit  Jérémie,  que  je  maudis  l'iniquité,  que  je 
prédis  la  dévastation  ;  et  la  parole  de  Jahvé  n'a  été 
pour  moi  que  sujet  d'opprobre  et  de  dérision;  je  me 
suis  dit  :  je  n'y  penserai  plus,  je  ne  parlerai  plus 
désormais  au  nom  de  Jahvé.  Mais  sa  parole  est  deve- 
nue en  mon  cœur  comme  vin  feu  dévorant,  enfermé 

1.  Nous  n'entendons  point  par  là  réduire  la  révt^lntionà 
un  phénomène  perce[>til)le  par  les  sens  ;  c'est  à  l'Ame  et 
dans  l'àme  que  Dieu  parle;  celte  pai-ole  intime  est  quel- 
quefois accompagnée  de  signes  extérieurs,  mais  l'essence 
même  de  la  rèvélalion  consiate  dans  l'illumination  psyclio- 
1ogî(pie,  et  non  pas  dans  la  vision  ou  l'audition  corpoi-el- 
les.  Cette  doctrine  est  traditionaelle  dans  l'Eglise  :  voir 
saint  Thomas  (11^  11^^,  q.  clxiii,  urt.  2)  citant  saint  Augus- 
tin. Nos  advei'saii-es  souvent  s'y  méprennent  et  se  ballent 
contre  des  fantômes;  ainsi  M.  J.-M.  Wilson  {Re^'etation 
and  modern  A'/iotv/erf^e.dans  CambridgeTheolo-^ical Essai/s^ 
p.  -2S,  n.  Londres,  1905),  oppose  ainsi  la  conception  tra- 
ditionnelle qu'il  appelle  objective,  à  la  sienne  qu'il  appelle 
subjective  :  «  Par  révélation  objective,  j'entends  tonte 
communication  de  vérité  nui  parvient  à  l'esprit  dans  et 
par  le  monde  des  phénomènes.  Par  révélation  subjective, 
j'entends  une  communication  de  véi'ité  dans  et  par  le 
monde  des  personnes.  »  M.  Sanday  a  très  justement  pro- 
testé contre  cette  méprise  [Journal  of  theolo^ical  studies. 
janvier  1906,  t.  Vil,  p.  17i)  :  «  Qui  conçoit  réellemeïit  ou  a 
jamais  réellement  conçu  l'inspiration  prophétique  —  le 
type  de  toute  inspiration  —  comme  phénoménale .?  Ce 
qu'on  appelle  le  mode  subjectif  de  révélation  n'est  pas 
une  découverte  moderne,  mais  remonte  à  peu  près  aussi 
loin  que  les  idées  correspondantes  d'inspiration  et  de 
révélation  ;  «  Nulle  prophétie  ne  vint  jamais  par  la  vo- 
«  Ion  té  humaine,  mais  des  hommes  mus  par  l' Esprit-Saint 
«  parlèrent  au  nom  de  Dieu,»  (//  Pet.,  i,  21).  Que  pour- 
rait-on trouver  de  plus  complètement  subjectif?  » 


dans  mes  os,  et  j'ai  défailli,  ne  pouvant  le  suppor- 
ter. »  Mais  après  ce  cri  de  douleur,  ie  prophète  se 
relève,  conscient  de  la  force  divine  :  «  Jahvé  est 
avec  moi  comme  un  guerrier  ;  et  ceux  qui  me  persé- 
cutent seront  renversés,  a  De  pareils  accents  se  re- 
trouvent chez  les  autres  prophètes  ;  on  sent  qu'une 
force  impérieuse  les  pousse,  à  l'encontre  de  leurs  inté- 
rêts, de  leurs  instincts  nationaux  les  plus  profonds, 
du  sentiment  populaire  exalté  autour  d'eux  et  qUi 
les  maudit,  et  cette  force  n'est  point  une  impulsion 
aveugle  et  indéterminée,  c'est  une  idée  transcendante 
à  toutes  leurs  vues  personnelles,  portant  sans  doute, 
chez  chacun  d'eux,  l'empreinte  de  leur  caractère  et 
de  leur  milieu,  mais  se  développant  cependant  avec 
une  continuité  et  une  unité  qui  la  font  reconnaître 
pour  divine. 

Pour  les  modernistes,  la  révélation  s'entend  tout 
autrement  ;  chacun  de  nous  la  perçoit  immédiate- 
ment dans  son  âme.  Ce  n'est  point  d'ailleurs  la  ma- 
nifestation divine  d'une  vérité;  c'est  une  émotion, 
une  poussée  du  sentiment  religieux  qui,  à  certains 
moments,  alUeure,  pour  ainsi  dire,  des  profondeurs 
de  la  subconscience,  et  oii  le  croyant  reconnaît  une 
touche  divine. 

Cette  émotion  provoque,  par  une  réaction  sponta- 
née, une  ru[)résentation  Imaginative  ou  intellectuelle 
qui,  à  son  tour,  la  soutient  et  la  nourrit.  Cette  image 
ou  ce  concept  ne  sera  point  immédiatement  révélé 
de  Dieu  et  n'aura  point  par  conséquent  une  valeur 
souveraine  et  infaillible  ;  il  aura  été,  sans  doute, 
provoqué  par  ce  frémissement,  cet  éveil  de  Dieu 
dans  l'àme,  mais  il  doit  sa  forme  déterminée  aux 
habitudes  mentales  du  sujet  ;  c'est  ainsi  que  chez  un 
homme  endormi  le  rêve  peut  être  provoqué  par  une 
cause  extérieure  quelconque,  mais  il  dépend  entiè- 
rement, pour  sa  forme  et  son  caractère,  des  images 
qui  hantent  le  cerveau. 

Voici  en  quels  termes  Tvrrrll  expose  la  nature 
de  l'émotion  religieuse  ressentie  par  les  prophètes, 
et  explique  comment  ils  sont  amenés  à  prendre  pour 
une  révélation  divine  ce  qui  n'est  qu'une  réaction 
spontanée  de  leur  esprit  :  «  On  ne  peut  guère  douter 
qu'un  sentiment,  une  passion,  une  émotion  intense 
ne  s'incarne  parfois  dans  des  images  ou  des  concepts 
qui  répondent  à  sa  nature  ;  celte  émotion,  tout  en 
surgissant  elle-même,  sait,  des  trésors  de  la  mémoire, 
attirera  elle,  par  une  sorte  de  magnétisme,  la  forme 
intellectuelle  qui  la  revêtira  le  luieux.  Par  rapport  à 
ces  conceptions  et  à  ces  visions,  !e  sujet  est  à  peu 
près  aussi  passif,  aussi  déterminé  qu'au  regard  de 
l'émotion  psychique  qui  y  est  contenue.  Ainsi  ces 
représentations  du  monde  surnaturel  semblent  être 
tout  spécialement  inspirées,  possédei' une  autorité 
plus  haute  et  venir  moins  indirectement  de  Dieu  que 
celles  qu'on  a  délibérément  recherchées  pour  expli- 
quer la  vie  religieuse.  En  fait,  leur  seule  supériorité, 
c'est  qu'elles  peuvent  indiquer  une  impulsion  plus 
forte,  plus  pure,  plus  profonde  de  l'espritdivin,  mais 
non  qu'elles  aient  aucun  titre  à  représenter  plus 
directement  ces  invisibles  réalités  qui  ne  nous  sont 
connues  que  par  les  tâtonnements  aveugles  de 
l'amoiu-.  Toute  révélation  véritable  est,  en  quelque 
mesure,  une  expression  de  l'intelligence  divine  dans 
l'homme,  de  l'esprit  de  Dieu  ;  mais  elle  n'est  point 
une  expression  divine  de  cet  esprit  ;  car  l'expression 
n'est  que  la  réaction  spontanée  ou  réfléchie,  provo- 
quée dans  l'intelligence  humaine  par  la  touche 
divine  sentie  dans  le  cœur,  tout  ainsi  que  les  rêves 
d'un  homme  endormi  sont  créés  ou  formés  par  quel- 
que cause  extérieure;  et  cette  réaction  est  entière- 
ment caractérisée  par  les  idées,  formes  et  images  qui, 
dans  chaque  cas  donné,  hantent  l'intelligence.  » 
{Riglits   and  limits   of  theology   [QiiarUrly    ii'eiieiv. 


677 


MODERNISME 


678 


octobre  igo5,  p.  4o61.  Les  dernières  lignes  de  ce 
passage  onl  été  légèrement  atténuées  par  Tyrrell 
dans  rliroiigh  Scylla  and  Charybdis,  p.  208.) 

Celte  description  s'éclaire  encoi'e  si  l'on  compare 
l'une  à  l'autre,  dans  leurs  traits  principaux,  la 
notion  catbolique  et  la  notion  moderniste  de  la 
révélation  :  Pour  le  catholique,  les  vérités  que  Dieu 
nous  révèle  sont,  en  partie  du  moins,  hors  de  noire 
portée  naturelle;  nous  ne  les  pourrions  connaître 
s'il  ne  nous  les  avait  manifestées  par  une  bonlé 
gratuite.  Pour  ,1e  moderniste,  toutes  les  vérités 
religieuses  sont  implicitement  contenues  dans  la 
conscience  de  l'homme  ;  Sci  lia  and  Cliaryhdis,  p.  277  : 
«  Parce  que  l'homme  est  une  partie  et  une  parcelle 
de  l'univers  spirituel  et  de  l'ordre  surnaturel,  parce 
qu'en  Dieu  il  a  sa  vie,  son  mouvement  et  son  être,  la 
vérité  de  la  religion  est  en  lui  implicitement,  aussi 
sûrement  que  la  vérité  de  tout  l'univers  physique 
est  enfermée  dans  chacune  de  ses  parties.  S'il  pou- 
vait lire  les  besoins  de  son  esprit  et  de  sa  conscience, 
il  pourrait  se  passer  de  maître.  Mais  ce  n'est 
(|u'en  tâtonnant,  en  essayant  telle  ou  telle  sug- 
gestion de  la  raison  ou  de  la  tradition,  qu'il  décou- 
vre ses  besoins  réels.  » 

Il  suit  de  là  que,  pour  le  catholicfue,  la  révélation 
est  essentiellement  la  communication  d'une  vérité  ; 
pour  le  moderniste,  elle  est  essentiellement  l'exal- 
tation ou  l'excitation  du  sens  religieux.  De  là  ces 
antithèses  où  ils  aiment  à  opposer  l'une  à  l'autre 
les  deux  doctrines  :  «  La  révélation  appartient  plutôt 
à  la  catégorie  des  impressions  qu'à  celle  de  l'expres- 
sion «  ;  Ib.,\).  280  :  «  Révélation  belongsrather  to  tlie 
category  of  impressions  than  to  that  of  expression.  » 
«  La  révélation  n'est  pas  une  afDrmation  mais  une 
expérience  »;  Ib.,  p.  280  :  «  Révélation  is  not  state- 
ment  but  expérience.  »  C'est  dans  le  même  sens 
qu'un  protestant,  M.  Wilson,  écrivait  :  «  La  révéla- 
tion n'est  pas  une  instruction  mais  une  éducation.  >> 
Cambridge  tlieological  Esxays^  p.  287  :  0  Révélation 
is  éducation,  not  instruction.  » 

Pour  le  catholique  enlin,  c'est  Dieu  qui  par  la  ré- 
vélation communique  à  l'homme  une  vérité  ;  pour 
le  uioderniste,  c'est  l'homme  qui  se  parle  à  lui- 
même  :  «  C'est  toujours  et  nécessairement  nows-mèmes, 
qui  nous  parlons  à  nous-mêmes  ;  qui  (aidés  sans 
doute  par  le  Dieu  immanenl)  élaborons  pour  nous- 
mêmes  la  vérité.  »  Scylla  and  Cliarybdis,  p.  281  : 
«  There  it  is  ahi'ars  and  necessarily  \ve  ourselves 
who  speak  to  ourselves  :  who  (aided  no  doubt  by 
tlie  immanent  God)  Tvork  out  truth  for  ourselves.  » 
(Souligné  par  l'auteur) 

De  ces  deux  conceptions  foncièrement  opposées, 
que  catholiques  et  modernistes  se  font  de  la  révéla- 
tion, découlent  nécessairement  deux  appréciations 
contradictoires  de  sa  valeur  de  vérité. 

Pour  le  catholique,  cette  vérité  est  absolue,  puis- 
qu'elle vient  de  Dieu  ;  elle  ne  consiste  point  d'ailleurs 
dans  l'adaptation  de  notre  croyance  à  nos  besoins 
religieux,  mais  dans  sa  conformité  avec  la  réalité 
divine  qu'elle  a  pour  objet.  «  La  foi,  disait  jadis 
saint  Irénée,  s'appuie  sur  les  choses  qui  sont  réelle- 
ment, et  ainsi  nous  croyons  à  ce  qui  est,  et  tel  que 
cela  est  ;  et  parce  que  nous  croyons  à  ce  qui  est,  tel 
que  cela  est,  notre  assurance  est  entière.  »  (Démons- 
tration  de  la  prédication  apostolique  [Leipzig,  1907I, 
ni,  p.  3.  Trad.  française  [Berthoulot  et  TixerontJ 
âans  Hecherclies  de  science  religieuse,  1916) 

Le  moderniste  ne  peut  avoir  cette  assurance  :  l'ac- 
tion divine  ne  se  termine  point  immédiatement  à  la 
communication  d'une  vérité,  mais  à  la  propagation 
d'une  vie;  la  conception  intellectuelle,  ou  le  dogme, 
est  le  fruit   d'une  réaction  purement  humaine  ;  elle 


n'est  donc  pas  directement  garantie  de  Dieu,  et  n'a 
d'autre  titre  à  notre  respect  que  son  rapport  avec 
l'émotion  religieuse  qui  l'a  fait  naître  '. 

En  résumé,  nous  avons  ici  une  inversion  du  rap- 
port iondamental  qui  fonde  la  vérité  de  la  foi:  pour 
le  catholique,  la  révélation  est  une  communication 
surnaturelle  qui  impose  à  la  foi  son  objet,  et  la  foi 
à  son  tour  est  la  règle  de  la  piété  subjective  ;  pour 
le  moderniste,  la  révélation  est  une  émotion  qui  ex- 
cite la  piété,  et  la  piété  à  son  tour  engendre  la  foi. 
Dans  le  premier  cas,  la  vérité  de  la  foi  est  absolue  et 
lui  vient  de  sa  conformité  avec  son  objet;  dans  le  se- 
cond elle  est  relative,  et  lui  vient  de  son  rapport 
avec  le  sentiment  religieux.  C'est,  en  d'autres  terraes, 
ce  c^u'énonçait  SahalicT  (Esquisse,  p.  268):  «  Le  phé- 
nomène religieux  n'a  donc  pas  que  deux  moments  : 
la  révélation  objective  comme  cause,  et  la  piété  sub- 
jective comme  elTet  ;  il  en  a  trois,  qui  se  succèdent 
toujours  dans  le  même  ordre  :  la  révélation  intérieure 
de  Dieu,  laquelle  produit  la  piété  subjective  de 
l'homme,  laquelle,  à  son  tour,  engendre  les  formes 
religieuses  historiques.  »  Cette  thèse  n'est  qu'une 
application  du  principe  philosophique  énoncé  plus 
haut:  «  Puisque  notre  vie  est  pour  chacun  de  nous... 
l'unique  absolu,  tout  ce  qui  en  émane  et  tout  ce  qui 
y  retourne,  tout  ce  qui  en  alimente  et  en  enrichit  le 
développement,  a  également  la  valeur  d'un  absolu.  » 

Il  est  facile  maintenant  de  comprendre  le  reten- 
tissement qu'auront  ces  diiïérentes  thèses  sur  la  con- 
ception de  la  révélation  chrétienne,  de  sa  transmis- 
sion, de  l'adhésion  que  nous  lui  devons. 

Le  catholique  croit  que  toutes  les  vérités  de  foi 
qu'il  possède  lui  viennent  du  Christ  et  des  apôtres. 
Dieu,  avant  la  venue  de  Notre-Seigneur,  avait  bien 
des  fois  parlé  aux  hommes,  en  particulier  par  les 
prophètes.  Mais  sa  révélation  suprême  nous  a  été 
donnée  par  son  Fils.  Depuis  lors,  sans  doute,  le  ciel 
n'est  pas  fermé;  mais  les  paroles  divines  qui  reten- 
tissent au  fond  de  nos  cœurs,  quelque  précieuses  et 
chères  qu'elles  nous  soient,  ne  nous  révèlent  point 
des  mystères  nouveaux  et  n'ont  point  pour  nous  la 
certitude  infaillible  de  la  révélation  publique  et  offi- 
cielle, qui  est  le  patrimoine  de  tous  les  chrétiens  et 
que  l'Eglise  nous  transmet. 

Nous  n'avons  point  l'illusion  de  reporter  à  l'ori- 
gine de  notre  foi  chrétienne  les  formules  que  l'Eglise 
a  depuis  élaborées  peu  à  peu.  Nous  savons  que  la 
connaissance  religieuse  qui  procède  immédiatement 
de  la  révélation  n'a  point  la  forme  d'une  théologie  ; 

l.«  En  quel  sens,  dit  Tyrrell,  les  révélations  religieu- 
ses sont-elles  divinement  autorisées.'  Quelle  sorte  de  vé- 
rité leur  est  garantie  par  le  sceau  de  l'esprit.'  D'accord 
avec  ce  qui  précède  nous  devons  répondre  :  Une  vérité 
qui  est  directement  une  vérité  pratique,  une  vérité  de  pré- 
férence, une  vérité  appro-ximative,  et  seulement  indirec- 
tement une  véiité  spéculative.  Ce  qui  est  directement 
approuvé,  d'une  façon  pour  ainsi  dire  expérimentale, 
cest  une  manière  de  vivre,  de  sentir,  d'agir  en  relation 
avec  l'autre  mon  de.  Les  conceptions  explicatives  et  justifica- 
tives que  notre  esprit  construit  par  lui  elTort  délibéré  [ou 
même  par  une  activité  spontanée  et  nécessaire]  comme 
postulées  par  cette  manière  de  vivre,  ne  sont  point  directe- 
ment approuvées  de  Dieu;  [elles  sont  tout  au  plus  une  réac- 
tion purement  naturelle  de  l'esprit  humain  répondant  à  une 
excitation  surnaturelle  du  cœur].  De  plus,  l'approbation 
divine  donnée  à  une  voie,  à  une  vie,  et  donc  indirectement 
à  la  vérité  explicative,  n'est  guère  qu'une  approbation  de 
préférence,  recommandant  une  alternative,  non  comme 
idéale,  comme  parfaite,  mais  comme  une  approximation 
vers  l'idéal,  comme  un  mouvement  dans  la  bonne  direc- 
tion. »  The  Rights  and  Ijmits  of  llieulogy  [Quarterly  He- 
view,  octobre  1905),  p.  4fi7.  En  reproduisant  son  article 
dans  Scylla  and  Cliarybdis  (p.  '210),  l'auteur  a  eftacé  les 
mots  que  j'ai  mis  entre  crochets. 


679 


MODERNISME 


680 


dans  les  premiers  documents  clircliens,  nous  ne 
trouvons  pas  cal  elïorl  rclléclii  de  la  pensée  qui  coor- 
donne des  données  et  les  organise  en  système;  nous 
y  trouvons  par  contre  l'expression  naturelle  cl 
spontanée  d'une  croyance,  d'une  adhésion  de  l'esprit 
à  une  réalité  révélée. 

Cette  adhésion  primitive  à  la  réalité  divine,  celte 
perception  toute  c>>ncrcle  et  toute  vivante,  est  la 
source  unique  d'où  tous  les  dogmes  ont  découlé. 
Longtemps,  sans  doute,  beaucoup  d'entre  eux  sont 
restés  latents  dans  la  richesse  de  celte  perception 
première,  qui  ne  cessait  d'alimenter  la  pensée  cl  la 
vie  de  l'Eglise  ;  peu  à  peu,  sous  l'effort  d'un  travail 
])lus  ardent,  d'une  piété  plus  vive,  ou  souvent  sous 
le  choc  d'une  contradiction,  l'Eglise,  éclairée  par  le 
Saint-Espril,  prenait  plus  clairement  conscience  de 
ces  vérités  qu'elle  portait  en  elle  ;  et  ses  arrêts  infail- 
libles n'ont  jamais  été  réformés  ;  jamais  non  plus 
nul  n'a  pu  corriger  le  sens  que  l'Eglise  leur  avait 
une  fois  donné.  Jlinc  sacrorum  quoque  dogmatiim  is 
sensus  perpétua  est  retinendus,  quem  semel  declava- 
177  .Sanctii  Mater  Ecclesia,  noc  nnquam  ah  eo  sensu, 
altioris  intelligentiae  specie  et  /lomiiie,  recedendum. 
(Ciincil.  Vatic.) 

Dans  ce  progrès  vital,  ce  n'est  point  la  révélation 
qui  croît,  c'est  l'Eglise  qui  en  acquiert  peu  à  peu 
une  prise  plus  consciente  et  plus  neltement  définie. 
Crescat  igitur  et  multum  l'ilieinenierque  proficiat, 
iam  si/'.gulnriim,  quant  omniiuni,  tam  unius  hominis, 
quani  tutius  Ecclesiae,  aetatum  et  saeculoriini  gradi- 
hus,  inielUgentia,  scienlia,  snpienlia  ;  sed  in  suo 
diimtiixat  génère,  in  endem  scilicet  dogmaie,  eodem 
sensu,  eademque  sententia.  {Il>-) 

Sur  tous  ces  points,  les  modernistes  ne  peuvent 
s'accorder  avec  nous.  A  l'origine,  la  ré^  élation  chré- 
tienne, comme  toute  révélation,  a  élé  d'après  eux 
une  impulsion,  plus  ((u'une  lumière.  Les  auteurs  du 
Programma  italien  indi(]uent  ainsi  où  aboutissent, 
d'après  eux,  les  recherches  impartiales  de  l'histoire  : 
«  Les  conclusions  de  cette  méthode,  appliquée  à 
l'histoire  du  catholicisme,  ont  été  d'une  ellicacité 
désastreuse  pour  les  vieilles  positions  de  l'enseigne- 
ment thcologique.  Au  lieu  de  trouver  aux  origines, 
ne  fùlce  qu'en  germe,  les  aflirmations  dogmatiques 
formulées  au  cours  des  siècles  par  le  magistère  ec- 
clésiastique, nous  avons  trouvé  nue  forme  religieuse 
qui,  amorphe  et  adograatique  à  l'origine,  est  parve- 
nue par  un  lent  développement  à  des  formes  con- 
crètes de  pensée  et  décrite;  ce  développement  était 
dû  aux  exigences  des  relations  collectives,  à  la  né- 
cessité d'exprimer  abstraitement  les  principes  qui 
devaient  informer  l'activité  religieuse  des  lidèles,  à 
l'efTorl  des  penseurs  chrétiens,  aux  contre-coups  de 
la  lulte  contre  les  hérétiques.  Le  message  évangéli- 
que  n'eût  pu  vivre  ni  se  répandre  dans  sa  simplicité 
spirituelle.   »  (P.  79) 

Tyrrell  écrivait  de  même  :  «  La  première  forme 
de  la  révélation  chrétienne  fut  cnlièrement  celle 
d'une  prophétie,  d'une  vision.  L'enseignement  moral 
de  l'Evangile  n'était  point  considéré  comme  en  fai- 
sant partie,  ni  comme  contenant  rien  de  nouveau. 
Le  royaume  du  ciel,  sa  nature,  son  avènement  voilà 
quelle  était  la  bonne  nouvelle.  ;.  (Tlie  rights  and 
limits  of  tlieology  [Qunrterly  Review,  p.  468].  Scrlla 
and  Cliaryljdis,Y>.  211). 

Cependant,  il  fallut  vivre  et  penser;  on  se  mit  à 
interpréter  la  première  expérience  chrétienne  ;  voici, 
à  titre  d'exemple,  comment  les  auteurs  du  Pro- 
gramme nous  retracent  les  adaptations  successives 
qu'on  lit  subir  à  la  première  conception  du  Christ: 
a  Les  Actes,  se  faisant  l'écho  de  l'enseignement  chré- 
tien primitif,  décriventJésus  comme  un  homme  au- 
quel Dieu  a  rendu  témoignage  par  les  miracles,  les 


prodiges,  les  signes  qu'il  a  opérés  par  son  entre- 
mise (Act.,  II,  22).  Il  est  le  Jlcssie  ;  sa  mort  ignomi- 
nieuse lui  a  conféré  la  gloire  céleste  et  il  doit  revenir 
pour  inaugurer  son  royaume.  Voilà  la  foi  naïve  et 
intense  des  premiers  disciples.  Mais  le  Christ  a  ap- 
pelé les  membres  de  la  famille  humaine  fils  de  Dieu 
et  s'est  donné  comme  leur  modèle.  Il  est  le  fils  de 
Dieu  par  excellence,  d'après  la  synonymie  que  la 
tradition  messiani(|ue  établissait  entre  ce  titre  et 
celui  de  Messie  ..  Mais,  ce  qui  marque  le  point  cul- 
minant de  cette  élaboration,  c'est  la  traduction  du 
concept  hébraïque  du  Messie  par  le  concept  platoni- 
cien du  Logos;  c'est  l'identilàcation  du  Christ,  tel 
qu'il  était  apparu  aux  âmes  attendant  dans  l'angoisse 
la  rédemption  d'Isracl,  avec  la  notion  abstraite, 
germée  en  terre  hellénique,  de  l'intermédiaire  cos- 
mique entre  l'Etre  suprême  et  le  monde  ;  c'est  la 
transcription,  pourrait-on  dire,  delà  valeur  morale 
et  religieuse,  inhérente  à  une  conception  hébraïque 
inintelligible  ])our  le  monde  gréco-romain,  en  lan- 
gage alexandrin,  lui  conservant  ainsi  la  même 
valeur  éthique  et  religieuse.  »  (//  programma  dei 
niodernisti,  pp.  8i-83.  J'ai  omis  au  milieu  un  déve- 
loppement concernant  le  progrès  du  dogme  de  l'Es- 
pril.  —  On  trouvera,  pp.  70  sqq.,  un  exposé  analo- 
gue des  adaptations   successives  de  la  christologie.) 

Un  chrétien  dont  la  foi  est  ferme,  et  qui  n'est  pas 
initié  à  cette  théologie  fuyante,  sera  déconcerté  par 
ces  exposés.  Il  essaiera  de  presser  les  auteurs  ;  de 
ces  croyances  que  vous  énumérez,  laquelle  est  la 
vraie  ?  Est-ce  la  «  foi  ingénue  »  des  jiremiers  disci- 
ples, est  ce  le  messianisme  des  Juifs,  est-ce  la  spécu- 
lation des  Grecs  ?  On  lui  répondra  que  toutes  le 
sont  au  même  titre,  puisque  toutes  ont  «  la  même 
valeur  éthique  et  religieuse  »  ;  a-t-il  donc  si  vite 
oublié  que  »  pour  chacun  sa  vie  est  l'unique  absolu, 
et  que  tout  ce  qui  la  nourrit  a  la  valeur  d'un 
absolu  K  ? 

Ainsi,  sous  cette  bigarrure  des  symboles,  la  foi 
reste  toujours  identique.  Il  n'y  a  plus  à  jiarler  de  • 
progrès  du  dogme  et,  par  là,  les  modernistes  se  flat- 
tent d'être  plus  orthodoxes  que  leurs  contradicteurs, 
plus  même,  peut-être,  que  le  concile  de  A'nlican.  (Cf. 
G.  Tyrrell,  Tliénlogisme  [Revue  pratique  d'Apologé- 
tique, i5  juillet  iyo7l,  pp.  5a'j,  523)  «  Tout  a  changé 
dans  l'histoire  du  christianisme,  pensée,  hiérarchie 
et  culte  :  mais  tous  les  changements  ont  été  des 
moyens  providentiels  pour  la  conservation  de  l'es- 
prit de  l'Evangile,  et  cet  esprit  religieux  s'est  con- 
servé identique  à  travers  les  siècles.  Les  scolastiques 
ou  les  l'ères  du  concile  de  Trente  ont  eu  sans  doute 
un  patrimoine  théologique  infiniment  plus  riche 
qu'un  chrétien  du  premier  siècle  ;  mais  l'expérience 
religieuse  qui  les  a  faits  chrétiens  a  élé  la  même  en 
eux  qu'en  lui.  Elle  est  encore  la  même  aujourd'hui 
en  nous,  bien  qu'elle  tende  peu  à  peu,  par  delà  les 
barrières  de  la  scolastique,  vers  une  nouvelle  formule 
où  elle  s'exprime.  Les  formules  du  passé  cl  celles  do 
l'avenir  ont  été  et  seront  également  légitimes  pourvu 
qu'elles  respectent  lidèlemenl  les  besoins  de  la  reli-- 
giosité  évangélique,  avide  de  trouver  dans  une 
pensée  réfléchie  les  instrumenls  de  saconservation.  » 
(//  programma  dei  niodernisti,  p.  90) 

Leurs  conceptions  respectives  sur  la  vérité  du 
dogme  chrétien  commandent  l'attitude  du  catholique 
et  du  moderniste  vis-à-vis  des  symboles  de  foi  que 
l'Eglise  impose  à  ses  enfants.  Le  catholique  sait  que 
les  réalités  divines  qui  lui  sont  révélées,  dépassent 
infiniment  sa  portée.  Il  sait  que  les  formules  mêmes 
que  l'Eglise  lui  propose  sont  très  inadéquates  à 
leurs  objets.  Il  y  adhère,  cependant,  de  toute  son 
âme,  sachant  que  seules  elles  éclairent  infaillible- 
ment sa  roule  vers  Dieu.  A  mesure  qu'il  y  avance, 


681 


MODERNISME 


682 


il  sent  qu'il  approche  de  la  lumière,  et  ce  Credo  si 
simple  et,  pour  rincro3'ant,  si  pauvre,  lui  apparaît 
chaque  jour  plus  riche  de  vérité  et  de  vie.  11  ne  s'ar- 
rête point  aux  images  symboliques  qu'il  reiilerme  ', 
il  ii'encliaine  point  non  plus  sa  foi  aux  systèmes  hu- 
mains que  queh|ues-uns  de  ses  énoncés  rappellent; 
il  va  droit  an  sens  que  l'EjjIise  a  donné  une  fois  pour 
toutes  à  ses  formules,  et  que  son  enseignement  au- 
■  lorisé  lui  fait  connaître. 

Ainsi,  plusieurs  des  définitions  conciliaires  qui  ont 
pour  objet  les  sacrements,  sont  énoncées  en  fonction  de 
la  théorie  de  la  matière  et  de  la  forme.  Le  catholique 
n'est  point  obligé,  pour  s'y  soumettre,  d'adhérer  à  la 
physique  d'Aris'ote.  Le  principe  qui  doit  nous  guider  en 
cette  matière,  c'est  la  règle  formulée  par  le  concile  du 
N'atican  et  rappelée  plus  haut  :  k  dogmatum  is  sensus 
pcrpeluû  est  retinendu;,  quem  semel  declaravit  Suncta 
Mater  Ecclesia  »;  or  on  constate  que  lors  même  que 
l'Eglise  emprunte  certains  termes  à  des  systèmes  philo- 
sophiques ou  théologiques,  elie  ne  les  emploie  pas  dans 
la  rigueur  de  leur  sens  technique,  et  par  suite  n'enchaîne 
point  notre  foi  à  une  construction  systématique.  C'est 
dans  ce  sens  que  Frauzelin  ((/e  Eucharistia^\t .  ^9!]),  après 
avoir  exposé  !a  théorie  des  accidents,  coricluait  ainsi  sa 
thèse  sur  les  espèces  eucliaristiques  ;  «  Veritas  theolo- 
gîca  physîcae  realitatis  specierum  ab  hac  aut  quavis  nlia 
speciali  explicatione  philosophica  modi  non  pendet; 
gratulabimur  ergo  ei,  qui  modum  aptiorem  et  probabi- 
liorem  nos  docueril.  dummodo  reipsa  sit  integrae  vei-ita- 
tis  theologicae  explicatio.  »  —  Sur  ce  point,  qui  est  très 
délicat  et  qui  ne  peut  être  traité  en  quelques  lignes,  que 
le  lecteur  me  permette  de  le  renvoyer  à  deux  articles  de 
la  Reloue  pratique  d'Apologétique^  15  mai  1907,  pp.  19'i-197; 
15  juillet  1907,  pp.  527-535. 

Le  catholique  regarde  cette  adhésion  aux  dogmes 
comme  obligatoire,  et,  par  conséquent,  comme  né- 
cessaire au  salut.  Il  n'oublie  point  certes  que  Dieu, 
qui  veut  le  salut  de  tous,  n'exige  de  tous  que  ce 
qu'ils  peuvent  faire,  et  qu'il  excuse  l'ignorance  in- 
vincible de  ceux  qui  n'ont  point  adhéré  aux  vérités 
révélées  faute  de  les  avoir  pu  connaître;  mais  il  sait 
aussi  que  quiconque  a  connu  suUisamment  la  révé- 
lation et  ses  preuves,  a  le  devoir  de  lui  donner  son 
adhésion,  et  qu'il  ne  saurait  dans  la  suite  avoir 
aucun  motif  légitime  de  la  rétracter. 

Pour  le  moderniste,  au  contraire,  les  formules  que 
l'Eglise  propose  à  ses  fidèles,  ne  sont  point  des 
énoncés  irréformables;  elle  sont  l'expression  plus 
ou  moins  heureuse  des  expériences  religieuses  des 
chrétiens  ;  elles  renferment  de  la  vérité  et  de  l'erreur, 
c'est  un  rainerai  où  l'or  est  mêlé  à  bien  des  scories, 
mais  peut-être  n'en  pouvons-nous  pas  avoir  de  plus 
riche  ici-bas.  (G.  ïyurell,  A  inuch-abused  letter, 
p.  ';8  sqq.)  Elles  sont  bonnes  et  bienfaisantes  pour 
notre  âme,  en  tant  qu'elles  y  provoquent  et  qu'elles 
y  nourrissent  le  sentiment  religieux.  Aussi  les  meil- 
leures d'entre  elles  ne  sont  point  ces  énoncés  in- 
tellectuels, qui  nous  donnent  l'illusion  d'une  con- 
naissance, mais  dont  l'àme  se  lasse  vite,  quand 
l'illusion  s'est  dissipée;  ce  sont  ces  symboles  fami- 
liers tpii,  sans  prétendre  percer  le  mystère,  en  don- 
nent à  l'àme  l'impression.  «  Les  récils  de  la  nais- 
sance de  Jésus,  disait  Sabatier,  ne  sont  que  de  la 
poésie;  mais  combien  cette  poésie  est  plus  religieuse 
et  plus  vraie  que  les  définitions  du  symbole  Quiciim- 
que'^l  » 

1.  C'est  une  expression  de  ce  genre  que  nous  trouvons, 
par  exemple,  dans  la  descente  aux  enîcYs  ;  le  catholique 
n'est  pns  obligé  de  croire  que  les  enfers  sont  au-dessous 
de  la  terre  et  que  Noire-Seigneur  y  est  descendu. 

2.  Esquisse,  p.  ilO.  Cf.  Bv\ssoti,  Lilire  pensée  et  Protes- 
tantisme libéral,  p.  33  :  «  Il  se  trouve  qu'à  nos  yeux  la 
gronde  supériorité  des  quelques  pnroles  auxquelles  se 
réduit  l'enseignement  authentique  de  Jésus,  c'est  d'être 
volontairement  des  images,  des  allégories,  des  paraboles. 


Tyrrell  décrit  ainsi  le  Credo  qu'il  rêve  :  o  Dans 
l'état  de  choses  idéal  dont  nous  pouvons  approcher 
chaque  jour  davantage,  on  devrait  avoir  un  Credo 
vivant  et  croissant,  un  ensemble  de  dogmes  et  de 
mystères  qui  refiélerait  et  incarnerait  la  croissance, 
le  développement  spirituel  de  la  conimunauté;  il 
serait  un,  non  par  la  cohérence  logique  d'un  sys- 
tème, non  d'après  la  valeur  littérale  de  ses  proposi- 
tions et  de  ses  articles,  mais  par  la  cohésion  des 
manifestations  diverses  d'un  même  esprit;  ce  serait 
un  Credo  vivant  et  flexible  qui  représenterait  les 
besoins  spirituels  de  la  masse,  les  besoins  passés 
des  plus  avancés,  les  besoins  futurs  des  plus  retar- 
dataires'. » 

Le  chrétien  respectera  ces  formules  et  s'en  servira, 
car,  outre  le  secours  qu'il  y  trouve  pour  sa  vie  spiri- 
tuelle, il  leur  doit  encore  d'être  uni  aux  chrétiens 
de  toutes  les  nations  et  de  tous  les  temps,  mais 
encore  faut-il  que  ces  formules  soient  pour  lui  un 
secours  et  non  un  fardeau.  11  peut  arriver  et,  d'après 
beaucoup  de  modernistes,  il  est  arrivé  en  effet,  que 
la  plupart  des  formules  que  l'Eglise  nous  propose, 
soient  aujourd'hui  stériles;  elles  ont  pu  jadis  fécon- 
der la  foi,  parce  qu'elles  étaient  en  harmonie  avec 
les  besoins  religieux  et  les  habitudes  intellectuelles 
des  chrétiens  d'alors  ;  aujourd'hui,  nous  dit-on,  elles 
ont  perdu  pour  nous  toute  signification  ;  nous  ne 
pouvons  les  penser  ni  en  vivre.  Que  doit  faire  alors 
le  chrétien,  sinon  agir,  autant  qu'il  est  en  lui,  sur 
son  Eglise,  pour  l'amener  à  desserrer  l'étreinte  de 
cette  plante  parasite  et  morte  qui  étoufi'e  le  christia- 
nisme?S'il  n'y  peut  réussir,  il  saura  du  moins  reven- 
diquer pour  lui  et  pour  ceux  qu'il  pourra  atteindre, 
la  pleine  liberté  chrétienne,  et  briser  la  contrainte 
que  la  théologie  prétend  lui  imposer.  (ÏYnnELL,  A 
much-abused  lelter^  p.  87  sqq.  ;  lH^lits  and  limits  of 
Theology.  Qiiarterly  Hevietv,  p.  490;  atténué  dans 
Scylla  and  Charybdis,  p.  289) 

Cette  attitude  pratique,  qui  est  parfaitement  logi- 
que avec  le  reste  du  système,  est  l'attitude  même 
des  protestants,  et  nul  ne  peut  s'y  méprendre.  Pour 
mettre  ce  point  mieux  en  lumière,  rappelons  encore 
ici  la  doctrine  catholique,  et  voyons  quel  est,  d'après 


des  métaphores  fnmilières  qui  parlent  au  cœur  et  à 
l'imagination,  mais  qui  sont  foncièrement  réfractaîres  à 
une  cristallisation  dogmatique  :  Dieu  est  «un  père,  »  les 
hommes  sont  ses  «  enfants  ».  Essayez  donc  de  faire  une 
théologie  rigoureuse  avec  ces  mots  père  et  enfant  !  Essayez 
donc  de  leur  donner  un  sens  piécis,  une  définition  en 
règle!  N  importe,  ils  sont  clairs  pour  le  sentiment...  » 
C'est,  il  me  semble,  dans  le  même  sens  que  Tyrrell, 
étudiant  l'expression  de  la  révélation,  oiiposait  la  «  pure 
imagerie  »  dont  la  valeur  est,  en  grande  partie,  perma- 
nente, aux  catégories  ou  conceptions  intellectuelles  qu'il 
juge  précaires.  [Théologisme,  Reçue  pratique  d'apologéti- 
que, 15  juillet  1906,  p.  510;  reproduit  dans  Scylla  and 
Charijbdis,  p.  358;  cf.  Lex  credevdi,p.  I'i3,14'i|. 

1.  The  righis  and  ttniits  of  theologq  (Quarlerly  Review, 
p.  488,  Throuoh  Scylla  and  Charybdis,  p.  237).  Si  l'on 
veut  pleinement  apprécier  le  caractère  de  cette  doctrine,- 
on  peut  la  comparer  à  ce  jugement  d'un  théologien  pro- 
testant :  «  Au  sens  catholique  de  ce  mot,  le  dogme  est 
une  croyance  officiellement  définie,  promulguée  et  impo- 
sée par  l'autorité  conijiétenle,  c'est-à-dire  par  l'Eglise.  Il 
va  de  soi  que  cette  notion  ne  pouvait  passer  telle  quelle 
dans  le  protestantisme.  L'esprit  même  de  la  réforniation 
est  en  contradiction  formelle  avec  l'idée  d'une  doctrine 
qui  sei-ait  imposée  de  l'extérieur  par  n'importe  quelle 
autorité.  Le  dogme  protestant  doit  êti-e,  selon  Lobstein, 
l'expression  et  l'affirmation  scientifique  de  la  foi  protes- 
tante, d'une  manière  qui  réponde  aux  intérêts  de  l'époque 
actuelle  et  de  la  génération  présente.  »  {M.  GocutL, 
W .  Ilerrmaitn,  p.  283.)  Entre  ces  deux  conceptions  du 
dogme,  très  justement  opposées,  il  est  aisé  de  recon- 
naître quelle  est  celle  à  laquelle  adhère  Tyrrell. 


683 


MODERNISME 


684 


elle,  le  rapport  entre  les  deux  règles  de  foi,  la  con- 
science individuelle  et  l'autorité  de  l'Eglise. 

Le  devoir  de  la  foi,  comme  tout  autre  devoir,  est 
intimé  à  chacun  par  sa  conscience  ;  on  perçoit  1  obli- 
gation de  croire  Dieu,  s'il  nous  a  parlé,  de  même 
qu'on  perçoit  l'obligation  de  lui  obéir  ou  de  l'aimer. 
Mais  quel  critère  nous  fera  discerner  la  parole  de 
Dieu  ?  Sera-ce  notre  conscience,  sera-ce  une  autorité 
extérieure  ? 

Cette  question  ne  se  pose  évidemment  que  pour 
quiconque  a  déjà  adhéré  en  eCfel  à  une  autorité 
extérieure  en  qui  il  reconnaît  une  autorité  divine. 
Si  une  telle  autorité  n'existe  point  pour  lui,  il  n'a 
qu'un  critère  de  foi,  sa  conscience  ;  à  lui  s'applique 
ce  que  saint  Paul  disait  dos  païens  :  «  Ipsi  siii  sunl 
lex.  »  S'il  entend  parler  de  Jésus-Christ  et  de  son 
Eglise,  il  n'aura,  pour  discerner  la  vérité  de  leur 
message,  que  la  gràee  divine  et  ses  lumières  person- 
nelles. On  ne  pourra,  d'autorité,  lui  dicter  son  choix, 
mais  seulement  lui  faire  prendre  contact  avec  la 
véiité  chrétienne,  lui  faire  saisir  les  titres  qu'elle  a  à 
sa  créance,  prier  Dieu  de  l'éclairer  et  le  remettre 
entre  les  mains  de  son  conseil. 

Mais,  du  jour  ofi  il  a  reconnu  dans  l'Eglise  ca- 
tholique l'interprète  autorisé  de  Dieu,  il  engage  par 
là  même  sa  foi  à  toute  la  doctrine  qu'elle  lui  pro- 
pose; il  devra  ainsi  adhérer  à  bien  des  dogmes,  sans 
pouvoir  en  contrôler  la  vérité  intrinsèque,  et  avant 
d'en  sentir  l'inlluence  bienfaisante  sur  sa  vie.  Sa 
conscience  lui  parle  encore,  elle  lui  intime  l'obli- 
gation de  croire  aux  différents  dogmes  chrétiens; 
mais  cette  voix  est  l'écho  de  la  voix  de  l'Eglise, 
celte  règle  est  assujettie  à  une  règle  supérieure,  le 
magistère  de  l'Eglise,  en  qui  elle  vénère  l'autorité 
même  de  Dieu  :  «  Mes  frères,  disait  Newman  aux 
anglicans  de  Birmingham,  peut-être  me  direz-vous 
que,  si  toute  recherche  doit  cesser  du  joiu-  où  vous 
deviendrez  catholiques,  vous  devez  être  bien  sûrs 
que  l'Eglise  vient  de  Dieu  avant  de  vous  joindre  à 
elle.  Vous  dites  vrai;  nul  ne  doit  entrer  dans 
l'Eglise  sans  être  absolument  décidé  à  s'en  tenir  à  sa 
parole  dans  toutes  les  questions  de  doctrine  et  de 
morale,  et  cela  parce  que  l'Eglise  vient  directe- 
ment du  Dieu  de  vérité.  11  faut  regarder  l'entreprise 
en  face  et  en  calculer  le  prix.  Si  vous  ne  venez  pas 
dans  cet  esprit,  vous  n'avez  qu'à  ne  pas  venir  du 
tout.  »  Discourses  to  mixed  congrégations,  XI (Failli 
and  doubl).  (On  a  cru  voir  dans  la  doctrine  moder- 
niste du  t(  primai  de  la  conscience  i  une  consé- 
quence de  la  doctrine  de  Newraan;  je  crois  avoir 
montré  que  l'on  s'était  mépris  :  7?ei'ue  pratique  d'A- 
pologétique, i"  mars  igo';,  pp.  Gô'j-ôjô). 

Le  moderniste  ne  peut  admettre  cette  thèse,  toute 
sa  théologiela  repousse. La  révélation,  nous  l'avons 
>Ti,  est  pour  lui  strictement  individuelle,  incommuni- 
cable. Comment  dès  lors  admettre  qu'une  autorité 
extérieure,  si  sacrée  soit-elle,  puisse  s'interposer 
entre  Dieu  et  lui,  pour  lui  notifier  cette  révélation 
que  lui  seul  perçoit,  ou  même  pour  la  lui  interpré- 
ter? i  Le  catholique  religieux  et  formé  par  la  cul- 
ture moderne  tient  pour  vrai  ce  à  quoi  le  pousse 
l'amour  de  Dieu;  il  tient  quelque  chose  pour  vrai, 
non  parce  que  Dieu,  considéré  comme  autorité  e.r- 
iérieure,  l'a  dit,  mais  parce  que  la  voix  de  Dieu  est 
en  même  temps  sa  voix,  et  qu'il  est  intimement 
uni  à  Dieu.  »  (Docteur  K.  Gbbkht,  Katholischer 
Glaiihe,  p.  ^6) 

Le  dogme,  à  son  tour,  n'est  qu'une  représenta- 
tion intellectuelle  provoquée  par  l'émotion  reli- 
gieuse, et  apte  à  l'éveiller  chez  d'autres  consciences. 
Puisqu'il  n'est  point  infailliblement  vrai,  on  ne  peut 
l'imposer   à  la   croyance  de   personne;   et  puisque 


toute  sa  valeur  est  une  valeur  d'utilité,  chacun 
doit  en  user  selon  les  besoins  de  sa  conscience. 
D'où  cette  règle  qu'énonçait  déjà  Samuel  Vincent, 
un  des  précurseurs  du  protestantisme  libéral  en 
France  :  «  Tout  dogme  qui  n'éveille  pas  un  écho  dans 
l'àme,  qui  ne  lui  fait  pas  rendre  un  son,  n'est  pas 
nécessaire  pour  le  salut.»  (Cité  par  A.-N.  Bertrand, 
La  pensée  religieuse  au  sein  du  protestantisme  li- 
béral, p.  22).  Tjrrell  écrit  de  même  :  «  Noire  ex- 
périence religieuse, étant  le  sens  des  relations  dj-na- 
miques  qui  relient  notre  esprit  à  l'esprit  universel, 
nous  donne  un  critère  pratique  en  vertu  duquel 
nous  liouvons  écarter  toute  théorie  incompatible 
avec  cette  expérience  »  (Quarlerly  Re^iew,  octo- 
bre igo5,  p.  483;  Througk  Scjlla  and  Charybdis, 
p.  a3o)  ;  et  à  un  catholique,  qui  se  plaignait  de  ne 
pouvoir  adhérera  l'enseignement  ofQciel  de  l'Eglise, 
il  écrit  :  a  Si  le  germe  primitif  suffit  à  votre  vie,  vous 
pouvez  vous  dispenser  du  développement,  surtout 
s'il  vous  choque  et  vous  entrave.  >■  (A  mucli-abused 
letter,  p.  86).  Il  exposait  plus  clairement  encore  sa 
pensée  dans  l'introduction  de  son  dernier  livre  : 
«  (Les  pionniers  du  progrès)  sont  déférents,  autant 
que  le  permet  la  conscience  et  la  sincérité,  vis-à-vis 
des  interprètes  officiels  de  la  pensée  de  l'Eglise, 
mais  ils  doivent  cependant  interpréter  leurs  inter- 
prétations d'après  la  règle  plus  haut  et  suprême  de 
la  vérité  catholique,  c'est-à-dire  la  pensée  du  Christ. 
C'est  lui  qui  nous  envoie  vers  eux  ;  ce  ne  sont  pas 
eux  qui  nous  envoient  vers  lui;  il  est  notre  première 
et  suprême  autorité.  S'ils  interdisaient  l'appel,  ils 
ruineraient  leur  propre  autorité  subalterne.  «{Through 
Scylla  and  Charybdis,  p.  19). 

Cet  appel,  du  pape  au  Christ  ou  à  l'Esprit,  est 
trop  évidemment  protestant  pour  ne  point  choquer 
un  catholique  :  conQant  aux  promesses  du  Christ 
et  soumis  à  ses  ordres,  il  sait  qu'en  écoutant  l'en- 
seignement du  pape,  il  écoute  l'enseignement  du 
Christ,  et  qu'en  méprisant  l'enseignement  du  pape, 
il  mépriserait  l'enseignement  du  Christ;  il  sait  que 
le  chrétien  n'est  point  seulement  enseigné  de  Dieu 
individuellement  etdansle  silence  de  sa  conscience, 
mais  aussi  collectivement  par  le  magistère  officiel  de 
son  Eglise.  Mais  ce  qu'il  faut  remarquer  surtout, 
c'est  que  la  thèse  protestante,  qui  se  manifeste  ici 
avec  tant  d'évidence,  est  la  conséquence  inélucta- 
ble de  tout  le  système  :  si  la  révélation  est  com- 
muniquée immédiatement  à  chaque  àme,  si  elle 
n'est  essentiellement  qu'une  émotion  religieuse,  si 
le  dogme  n'est  qu'une  conception  humaine  plus  ou 
moins  intimement  liée  avec  celte  émotion  et  plus 
ou  moins  bienfaisante  pour  notre  vie,  si  la  formule 
n'est  qu'un  pur  symbole  et  n'a  qu'une  utilité  prati- 
que, iln'j'  a  plus  de  place  pour  une  autorité  dogma- 
tique infaillible;  en  d'autres  termes,  quiconque  ad- 
hère à  la  philosophie  religieuse  telle  que  Sabatier 
l'expose  dans  son  £squisse,  ne  peut  se  refuser  à 
l'option  qu'il  propose  entre  la  religion  de  l'autorité 
et  la  religion  de  l'espx'it,  ni  la  trancher  dans  un- 
autre  sens  que  lui. 

Dans  ces  conditions,  l'Eglise  peut  encore  être  re- 
gardée comme  une  institution  bienfaisante,  qui 
nous  transmet  les  expériences  religieuses  du  passé, 
et  nous  unil  entre  nous  par  la  profession  des 
mêmes  formules  et  par  la  célébration  des  mêmes 
rites  ;  elle  peut,  à  bon  droit,  nous  demander  une  at- 
titude déférente,  respectueuse  de  sa  hiérarchie  et  de 
ses  définitions.  Elle  peut,  en  un  mot,  être  encore 
un  gouvernement  et  compter  que,  même  au  prix 
de  quelques  sacriGces,  nous  conformerons  nos  dé- 
marches à  ses  règlements.  Mais  elle  n'est  plus  le 
corps  du  Christ,  dans  lequel  et  par  lequel  toute 
grâce  est  communiquée  du  chef  aux  membres. 


685 


MODERNISME 


686 


De  là,  cette  thèse,  si  tristement  soutenue  par 
Tyrrell  et  par  les  auteurs  du  Programme,  de 
«  l'excommunication  salutaire  »  :  «  Non  seulement 
l'excommunication  a  été  dépouillée  de  la  plupart 
des  terreurs  du  moyen  àg:e,  terreurs  temporelles 
et  spirituelles,  mais  encore,  lorsque  des  raisons 
de  conscience  l'ont  motivée,  le  sacritice  qu'elle 
impose  la  rend  en  quelque  sorte  séduisante  pour 
les  coeurs  héroïques  et  honorable  aux  yeux  du 
petit  nombre  dont,  en  définitive,  le  jugement  seul 
nous  préoccupe;  elle  est  un  baptême  de  feu,  un 
moyen  de  sanctilication  pour  l'homme  pieux.  .Te  dirai 
plus,  les  circonstances  au  milieu  desquelles  se  débat 
acluellement  l'Eglise  sont  telles  que  préférer  souf- 
frir l'excommunication  plutôt  que  de  se  rétracter, 
devient  un  devoir  strict  pour  un  nombre  croissant 
de  catholiques  plus  intelligents  et  plus  sincères,  sans 
parler  du  nombre  considérable  de  ceux  qui,  tout 
disposés  à  être  des  prosélytes,  admettent  avec  cer- 
taines réserves  indispensables  les  droits  de  la  com- 
munion romaine  à  leur  soumission  totale.  »  (^Grande 
Revue,  lo  oct.  1907,  p.  666) 

Ch.  in.  —  Les  conséquences  religieuses  du 
modernisme.  —  Ce  que  nous  venons  d'exposer  fait 
déjà  pressentir  assez  clairement  les  conséquences 
du  système.  Je  crois  cependant  qu'il  ne  sera  point 
inutile  d'y  insister  davantage;  les  modernistes  se 
méûenl  volontiers  de  la  logique,  mais  aiment  à  juger 
les  arbres  d'après  leurs  fruits.  Les  auteurs  du  ma- 
nifeste italien  nous  conviaient  à  cet  examen,  et 
profitant  de  l'anonymat  qui  couvre  leur  modestie, 
ils  nous  disaient  (p.  iSg)  qu'ils  «  avaient  conscience 
d'être  les  plus  méritants  parmi  les  promoteurs  du 
règne  du  Christ  dans  le  monde  »,  «  les  fils  les  plus 
dévoués  et  les  plus  actifs  de  l'Eglise  »,  les  représen- 
tants «  des  plus  pures  traditions  chrétiennes.  » 

Il  est  fort  délicat  de  poursuivre  la  discussion  sur 
ce  terrain;  et  s'il  fallait  juger  au  fond  la  valeur  mo- 
rale et  religieuse  des  auteurs  que  je  combats,  j'y 
renoncerais  simplement.  Le  pape,  au  début  de  son 
encyclique,  a  soin  de  réserver  au  jugement  de  Dieu 
les  intentions  des  modernistes;  une  semblable  ré- 
serve m'est  plus  nécessaire  encore;  il  me  semble 
cependant  qu'elle  me  laisse  le  droit  de  critiquer  fran- 
chement les  attitudes  extérieures  et  de  montrer,  si 
je  le  puis,  que  les  doctrines  modernistes  vont  à  rui- 
ner la  vie  chrétienne. 

Et  tout  d'abord,  on  est  surpris  et  peiné,  en  lisant 
ces  publications,  d'y  trouver  si  souvent  le  A'un  sitm 
siciit  ceteri  hominum.  Les  modernistes  se  donnent 
comme  «  les  plus  intelligents  et  les  plus  cultivés  >•, 
«  les  plus  ardemment  sincères,  les  plus  désintéres- 
sés »,  «  les  plus  profondément  religieux  et  évangéli- 
qucs  »,  etc.  On  est  peu  habitué  à  trouver  ces  expres- 
sions sur  les  lèvres  des  vrais  réformateurs  catholi- 
ques, de  saint  Bernard,  par  exemple,  ou  de  saint 
François  d'Assise. 

Mais  ce  qui  choque  plus  que  ces  litanies  un  peu 
naïves,  c'est  l'esprit  de  caste,  c'est  la  préférence  donnée 
au  jugement  d'un  petit  groupe  d'intellectuels  plutôt 
qu'aux  décisions  de  la  hiérarchie  et  au  sens  chrétien 
du  peuple  fidèle.  On  nous  dit  que  le  catholicisme 
large,  —   celui  d'Erasme',  —  «  a  toujours  été  rcpré- 

1.  Je  ne  puis  ra'empêcher  de  relever  cet  appela  Erasme, 
qui  revient  si  souvent  sous  la  plume  de  certains  moder- 
nistes. C'est  une  grande  tristesse  de  voir  l'auteur  de  tfarf/ 
sayiriî^s  et  de  A'oca  et  Vetera;  se  réclamer  plus  tard 
d'Érasme  et  de  Coict,  comme  des  ancêtres  de  sa  vie  chi-é- 
tienne  (Cf.  le  Times  du  1"'  octobre  1907);  ce  n'en  est  pas 
une  moindre  de  voir  son  accent,  naguère  si  vraiment  et  si 
profondément  religieux,  devenu,  sous  l'empire  des  ten- 
dances modernistes,  si  amer,  si  âpre,  et  parfois  si  violent. 


sente  par  une  minorité  faible  et  opprimée,  et  stigma- 
tisé par  la  masse.  On  peut  dire  la  même  chose  des 
prophcles  d'Israël  et  des  pionniers  du  progrès  dans 
toutes  les  manifestations  de  la  vie  humaine.  Ils  ne 
prétendent  pas  représenter  la  masse  ni  parler  en  son 
nom.  Ils  prétendent  pénétrer  plus  profondément  l'es- 
prit de  l'Eglise,  discerner  plus  clairement  ce  qu'il 
renferme  implicitement,  prévoir  plus  distinctement 
ses  développements  futurs,  et  par  conséquent  non 
seulementégaler,  mais  dépasser  la  fidélité  de  la  niasse 
à  l'Esprit  du  Christ,  qu'elle  n'incarne  qu'imparfaite- 
ment. »  (TvRaELL,  'J'Iiraii^h  ScjUa  and  Cltarylidis, 
p.  19)  Et  ailleurs  :  «  Quand  il  est  clair  qu'une  cro3'ance 
opposée  (aux  croyances  traditionnelles)  gagne  du 
terrain  de  telle  sorte  qu'elle  représente  le  a  consen- 
sus i>  de  l'avenir;  quand  différents  penseurs  arrivent 
simultanémentet  indépendamment  à  la  même  conclu- 
sion, on  peut  et  parfois  on  doit  suivre  la  croyance  qui 
vit  dans  l'esprit  (quelque  faible  que  soit  le  nombre 
de  ses  défenseurs)  plutôt  que  celle  qui  dort  dans  la 
formule  (quelle  que  soitla  multitude  de  ses  adhérents 
passifs).  »  (/b.,  p.  369) 

Il  est  facile  de  voir  combien  cette  règle  est  déce- 
vante: quand  le  même  courant  philosophique  entraîne 
partout  les  esprits  aux  mêmes  négations,  il  n  est  pas 
surprenant  que  «  différents  penseurs  arrivent  simul- 
tanément et  indépendamment  à  la  même  conclu- 
sion »  ;  il  est  un  peu  gratuit  de  voir  dans  cet  accord 
un  signe  de  l'action. du  Saint-Esprit  et  un  présage  de 
la  foi  de  demain.  Quant  à  cette  confiance  dans  une 
élite  de  penseurs  et  à  ce  mépris  de  la  masse  chré- 
tienne, on  a  le  droit  de  le  trouver  peu  catholique  et 
d'y  reconnaître  un  écho  de  cette  parole  pharisaïqne 
que  nous  rapporte  l'Evangile  :  «  Turba  liaec,  quae 
non  novit  legem,  maledicti  sunt.  »  Le  catholique  n'a 
ni  cet  engouement,  ni  ces  dédains;  il  ne  reconnaît 
ici-bas  que  deux  règles  de  foi  assurées,  les  décisions 
de  l'autorité  doctrinale  et  le  sens  du  peuple  chrétien  ; 
il  aime  à  redire,  après  saint  Paulin  de  Noie  :  «  De 
omnium  ûdelium  ore  pendeamiis,  quia  in  omncm 
fidelem  Spiritus  Del  spirat.  »  {Epist.  xxiii,  26;  P.  L., 
LXl,  381). 

Les  modernistes  nous  répètent  encore  qu'ils  sont 
les  seuls  loyaux  parmi  les  savants  catholiques  et  les 
seuls  sincères;  et  vraiment  nous  sommes  las  de  ces 
plaidoyers  pour  la  sincérité,  si  souvent  colportés 
dans  des  publications  clandestines,  ou  répandus  dans 
des  brochures  anonjones  ou  pseudonymes.  Il  faut 
discuter  à  fond  cette  question  et  voir  où  on  nous 
conduit  sous  prétexte  de  sincérité. 

On  veut,  dit-on,  travailler  sans  parti  pris,  et  l'on 
entend  par  là,  sans  contrôle  dogmatique,  sans  souci 
de  la  règle  de  foi  ;  et  il  arrive  ainsi  souvent  que, 
les  données  historiques  ou  exégétiques  étant  insuf- 
fisantes ou  la  méthode  fautive,  on  est  conduit  à  un 
résultat  que  la  foi  ne  peut  accepter;  et  alors,  si 
l'on  s'obstine  dans  cette  voie,  ou  bien  la  foi  cède  ou 
bien  elle  ne  se  maintient  que  par  inconséquence; 
et,  au  bout  de  ces  démarches  que  l'on  croyait  seules 
sincères  et  seules  probes,  on  se  trouve  acculé  à  cette 
position  éminemment  insincère  du  savant  qui  nie  au 
nom  de  la  science  les  mêmes  faits  qu'il  professe 
comme  chrétien,  et  qui  travaille  à  contresens  du 
credo  qu'il  répète. 

Un  tel  conilit  est  trop  douloureux  pour  pouvoir 
durer  longtemps.  Entre  les  deux  conceptions  contra- 
dictoires, celle  de  la  croyance  et  celle  de  la  science,  il 
faut  que  l'une  succombe,  et  si  c'est  la  croyance,  que 
devient  la  foi  ?  A  cette  question  angoissante,   des 

(>tte  transformation,  dont  on  pourrait  citer  d'autres  exem- 
ples, est  UD  grave  avertissement  pour  ceux  «lui  veulent 
discerner  la  portée  religieuse  de  ce  mouvement. 


687 


MODERNISME 


688 


réponses  diverses  sont  faites  par  les  libérau-s,  dans 
les  diverses  confessions;  certains  veulent  réserver 
quelques  croyances  privilégiées,  qu'ils  estiment 
seules  essentielles  à  la  foi.  C'est  ainsi  que  M.  Rash- 
dall,  définissait  la  position  doctrinale  de  son  parti, 
le  broad  chtirch  :  «  Je  pense  que  nous  pouvons 
dire  que  nous  adhérons  aux  trois  principes  essen- 
tiels de  la  religion  chrétienne,  la  croyance  à  un  Uieu 
personnel,  à  l'immortalité  personnelle,  et,  sans 
vouloir  restreindre  l'idée  de  révélation  à  l'Ancien  et 
au  Nouveau  Testament,  à  une  révélation  unique  et 
souveraine  de  Dieu  dans  le  Christ  historique.  » 
{The  broad  church  party,  dans  Ckrislus  in  Ecclcsia, 
p.  385.  Edinburgh,  190^).  C'est,  au  catalogue  près,  la 
méthode  des  articles  fondamentaux,  chère  aux  an- 
ciens réformés. 

La  plupart  des  libéraux  répudient  celte  thèse  et 
acceptent  franchement  la  logique  de  leur  position  : 
la  religion  chrétienne  ne  consiste  pas  dans  l'adhé- 
sion à  des  dogmes,  mais  dans  l'orientation  du 
cœur  et  de  la  conscience  (J.  Kévillk,  Le  Protestan- 
tisme libéral,  \^^.  /|8et49,  A.  Sabatieu,  Esquisse, 
p.  a88);  les  lidéistes  les  rejoignent  ici  en  enseignant 
«  le  salut  parla  foi  indépendamment  des  croyances  », 
et  il  semble  bien  que  celte  position  soit  la  seule 
que  puissent  accepter  logiquement  les  modernistes. 
Ne  nous  onl-ils  pas  répété  que  la  foi,  étant  d'un 
autre  ordre  que  la  science,  n'avait  rien  à  craindre 
de  ses  conclusions,  quelles  qu'elles  fussent?  Ne 
nous  ont-ils  pas  dit  que  les  formules  du  passé  et 
celles  de  l'avenir  ont  été  et  seront  également  légi- 
times, pourvu  qu'elle»  respectent  lidèlemcnt  "  les 
besoins  de  la  religiosité  évangélique?  »  ou  encore 
que  0  la  question  capitale  n'est  pas  :  Que  croit-on? 
mais  :  Comment  croit-on?»  (Gebert,  Katholischer 
Glaube,  p.  74) 

On  aura  l'indiscrétion  de  les  pousser  d'un  peu 
plus  près,  et  de  leur  demander,  par  exemple,  si  on 
peut  encoi-e  être  chrétien  sans  croire  même  à  l'exis- 
tence de  Jésus-Christ.  L'hypothèse  n'est  pas  chimé- 
rique; nous  savons  que,  dans  l'Eglise  luthérienne, 
certains  pasteurs  n'ont  pas  reculé  devant  cette  néga- 
tion, et,  récemment  encore,  un  professeur  améri- 
cain, M.  W.  B.  Smith,  écrivait  un  livre  pour 
démontrer  que  Jésus  n'a  point  existé  {Der  VurcUrist- 
licheJesus  riebst  aeiteren  l'orstiidien  ziir  Entstehiin^s- 
geschichte  des  l'rcliristentunis  (Giessen,  1906),  et 
le  savant  professeur  de  Zurich,  M.  Schmiedel,  l'ho- 
norait d'une  préface  louangeuse.  Au  reste,  les  pro- 
testanls  lidéistes  ne  reculent  pas  devant  cette  con- 
séquence et  suivent  jusque-là  leur  principe  de 
l'indépendance  de  la  science  et  de  la  foi'.  Je  ne  vois 
pas  comment  les  catholiques  modernistes,  s'ils  veu- 
lent être  logiques  et  sincères,  peuvent  se  dérober  à 
cette  conclusion.  Mais  quiconque  soutient  cette 
thèse,  doit  être  logique  Jusqu'au  bout,  et  se  dire  sim- 
plement libre  penseur;  il  doit  surtout  être  sincère 
et  ne  point  accréditer  par  son  altitude  une 
croyance  qu'il  ne  partage  plus. 

1.  «  La  foi  est-elle  conciliable  avec  l'absence  de  toute 
croyance  en  .Îésus-Christ  ?  Pour  pousser  les  choses  h 
l'extrême,  un  homme  qui  penserait  que  Jésus-Christ  n'a 
jamais  existé,  peut-il  avoir  la  foi  qui  sauve?  M.  Ménégoz 
a  le  courage  de  prononcer  un  oui  qui  eût,  à  coup  sûr, 
étonné  saint  Paul.  D'api'ès  le  professeur  de  Paris,  si  un 
homme  qui  a  donné  son  cœur  à  Dieu  a  l'esprit  assez  mal 
fait  pour  rcToquer  en  doute  toute  1  histoire  de  Jésus  et 
ion  existence  même.  Dieu  ne  le  condamnera  pas  pour 
cette  bizarrerie  intellectuelle.  Il  ajoute,  non  sans  une  cer- 
taine désinvolture  :  Au  paradis,  cet  original  verrait 
qu'il  s'est  trompé  et  se  jetterait  aux  pieds  du  Seigneur.  » 
fBABUT,  De  la  notion  biblique  et  de  la  notion  symbolofi- 
déiste,  de  la  foi  justifiante,  cité  par  Doumergue,  Les 
Èlapei  du  fidèisme,  p.  16,  n.  1.) 


M.  F.  Buisson  écrivait  à  ses  amis  du  Protestant  : 
a  Si  vous  n'avez  et  ne  voulez  avoir  ni  credo,  ni  caté- 
chisme, ni  pape,  ni  synode,  si  vous  ne  croyez  ni  à 
l'infaillibilité  d'un  homme  ou  d'un  livre,  ni  à  l'im- 
mortalité d'aucune  doctrine  ou  d'aucune  institution, 
ayez  le  courage  de  vous  appeler  de  votre  nom,  vous 
êtes  des  libres  penseurs  Vous  pouvez  être  des  libres 
penseurs  religieux;  les  deux  mots  ne  se  contredisent 
que  pour  des  oreilles  catholiques.  Toujours  est-il 
que  vous  appartenez  bel  et  bien  à  ce  que  Sainte- 
Beuve  appelait  le  grand  diocèse  du  bon  sens.  Soyez 
logiques  en  le  reconnaissant.  Mais  c'est  plus,  bien 
plus  que  la  logique  qui  vous  fait  un  devoir  d'aller 
prendre  voire  place  là  où  elle  est  réellement  ;  c'est 
la  probité.  Le  pire  danger  que  coure  le  protestan- 
tisme libéral,  son  seul  danger  grave,  —  mais  il  l'est 
mortellement,  —  c'est  d'encourir  le  reproche  de 
manquer  de  sincérité  pour  avoir  manqué  de  netteté. 
Et  il  n'y  a  qu'un  mo3'en  d'y  parer,  c'est  de  mettre  lin 
à  toute  équivoque  en  vous  laïcisant  sans  réserve  et 
sans  ambages,  n  {Libre  pensée  et  Protestantisme 
libéral,  p.  /J'i) 

Ce  réquisitoire,  sans  doute,  n'atteint  directement 
que  les  protestants;  mais  les  catholiques  progres- 
sistes ne  risquent-ils  point  de  se  laisser  entraîner  à 
de  pareilles  inconséquences? 

Sans  sortir  du  présent,  nous  avons  le  droit  de 
leur  demander  si  leur  conduite  est  conforme  à  leurs 
principes.  Ils  pensent  que  nulle  formule  dogmatique, 
même  délinie,  n'est  infailliblement  vraie;  ils  n'ac- 
cordent au  dogme  aucune  vérité  absolue,  sinon  en 
tant  qu'il  nourrit  notre  vie  religieuse;  et  cependant 
ils  protestent  de  la  plus  grande  vénération  pour 
ces  énoncés  dogmatiques;  ils  les  tiennent  pour 
«  sacrosaints  ».  et  digues  de  tout  respect.  Mais  com- 
ment justitient-ils  cette  attitude?  Quoi  qu'on  en 
puisse  dire,  un  dogme  n'est  pas  un  sacrement,  une 
délinilion  de  l'Eglise  n'est  pas  un  simple  rite;  si  on 
ne  lui  reconnaît  pas  en  elle-même  une  valeur  de  vé- 
rité, pourquoi  la  répèle-t-on?  pourquoi  la  tient-on 
pour  sainte?  On  nous  dit  que  les  formules  dogmati-  , 

ques  sont  bienfaisantes  et  protectrices;   mais    com-  ! 

ment?  Ce  n'est  pas,  je  pense,  comme  des  formules 
magiques,  par  la  prononciation  matérielle  des  syl- 
labes ;  c'est  donc  par  lasignilication  qu'elles  portent, 
par  le  jugement  qu'elles  traduisent;  et  si  on  prétend 
que  ce  jugement  intellectuel  n'a  point  une  valeur  de 
vérité  absolue  et  infaillible,  de  quel  droit  en  im- 
pose-t-on  l'énoncé?  ■ 

Les  mots  ont  un  sens  ;  on  ne  peut  pas  me  faire  I 
redire  :  a  Le  Christ  est  Dieu  »,  comme  on  peut  me 
prescrire  l'ablution  baptismale  ou  la  fraction  du 
pain,  simplement  pour  développer  ma  vie  religieuse, 
pour  me  rattacher  par  un  rite  et  un  signe  extérieur 
à  la  société  chrétienne';  si  le  Christ  n'est  pas  Dieu, 
en  effet,  selon  le  sens  propre  et  naturel  de  cette  for- 
mule, ni  l'Eglise  n'a  le  droit  de  me  l'imposer,  ni 
moi  je  n'ai  le  droit  de  la  répéter;  ce  serait  une  ty- 
rannie, d'une  part,  et  un  mensonge,  de  l'autre. 

Supposons,  cependant,  quelesmodernistes  sachent        1 
régler   toujours  scrupuleusement  leur  attitude  sur        | 

1.    «  Parmi  eux  (les  dogmes),  quelques-uns,  comme  la  1 

divinité  du  Christ,  sont  fondamentaux  dans  le  sens  où 
certains  rites  —  le  baptême  ou  la  fraction  du  pain  —  sont  ,' 
fondamentaux,  unissant  entre  eux  les  époques  et  les  na-  '; 
lions,  formant  un  noyau  permanent  autour  duquel  se 
groupe  un  ensemble  d'usages  variables,  et  servant  de  signe 
extérieur  et  effectif  de  l'unité  de  l'esprit  intérieur  qui  unit 
tout,  w  G.  Tyrkell,  The  rigitts  and  limita  of  tlieology . 
{Quarter ly  Ret'iew,  p.  486.)  Dans  Scylla  and  Charybdis, 
p,  234,  celte  assertion  est  maintenue,  à  cela  près  que  le 
rôle  prêté  ici  à  quelques  dogmes,  eet  là  attribué  ù  tous. 


689 


MODERNISME 


690 


leurs  croyances,  el  qu'ils  ne  rcpètenl  jamais  de  for- 
mules qui  ne  soient  l'expression  sincère  et  naturelle 
de  leur  loi,  une  dernière  question  se  pose  et  la  plus 
grave  de  toutes.  Que  devient  la  foi  et  la  vie  reli- 
gieuse dans  ce  système? 

Au  jour  de  la  crise,  quand  l'àme  adhère  pour  la 
première  fois  au  libéralisme  doctrinal,  elle  croit  y 
trouver  le  salut;  le  conilit  de  la  science  et  de  la  foi  a 
été  en  elle  trop  douloureux  pour  ne  point  lui  faire 
cliérir  l'expédient  qui  l'en  délivre,  el  comme  tout 
l'elTort  religieux  de  l'àme,  se  détournant  de  la  re- 
cherche intellectuelle  dont  elle  désespère,  se  con- 
centre sur  la  vie  ad'ective,  il  arrive  parfois  que  le 
sentiment  religieux  en  reçoit  un  éclat  maUuiif,  sans 
doute,  mais,  pour  un  moment,  plus  vif;  cet  épa- 
nouissement est  précaire.  Quand  l'esprit  ne  croit  plus, 
comment  l'àme  pourrait-elle  prier  encore?  et  qui 
prierait-elLe?  Le  Christ?  mais  il  faudrait  croire  à  sa 
divinité,  ou  du  moins  à  sa  survivance.  Dieu?  mais 
il  faudrait  croire  qu'il  est  personnel,  et  qu'entre  lui 
et  nous  il  peut  y  avoir  échange  de  pensée  et 
d'amour. 

Du  christianisme  que  resle-t-il  alors  sinon  une 
vénération  que  l'habitude  seule  justilie  pour  les 
symboles  religieux  qui  jadis  ont  nourri  la  foi,  et 
qui  restent  riches  de  souvenirs?  et  cette  vénération 
elle-même,  accordée  aux  symboles  chrétiens  de 
préférence  aux  symboîcs  bouddhiques,  est-elle  bien 
assurée  quand  aucune  croyance  ne  la  justilie  plus? 

Voici  par  quelle  «  hypothèse  »  M.  P.  Stapfer  essaye 
de  justifier  la  prière  adressée  an  Christ  ;  «  Une  hypothèse 
vraisemblable,  en  faveur  de  nos  jours,  estime  que  lu  vie 
d'oulre-tombe  n'est  point  la  condition  naturelle  et  utd- 
vei'selle  de  l'huïnainté.  que  ce  privilè^j^e  n'appartient 
qu'aux  Ames  d'élite  qui  l'ont  mérité  en  triomphant,  par 
l'efTort,  du  mal  qui  règne  dans  le  monde  et  de  tous  les 
obstacles  opposés,  par  l'empire  de  la  matière,  à  la 
royauté  de  1  esprit:  par  qui  les  instincts  bas  de  la  nature 
furent-ils  plus  terrassés  que  par  l'homme  divin  qui  est 
venu  prêcher  au  monde  la  «  nouvelle  nais.^-ance  »,  lu 
charité,  l'amour,  le  sacrifice.''...  Quel  rigorisme  sectaire 
et  pédantesque  de  taxer  d'idolâtrie  la  prière  (lui,  natu- 
rellement, monte  vers  lui  île  nos  cœurs!  »  (Lu  Crise  îles 
croyances  rcli^iruse^^  dans  la  llihtiuthi'que  urtiferseltc  de 
Lausanne,  juillet  iy05,  pp.  87,  88). 

M.  F.  Buisson,  après  avoir  discuté  la  doctrine  de 
M.  J.  Réville  {Le  Protestantisme  libéral,  p.  58),  sur  le 
R  Dieu  vivant  >',  conclut  :  «  Le  credo  du  protestantisme 
libéral  ne  contient  pas  même  la  foi  a  un  Dieu  personnel. 
Et  sur  la  relation  de  l'homme  à  Dieu,  qui  est  l'objet  et 
le  fond  mèmede  la  religion,  M.  Réville  dit  expressément 
dans  une  note  fp.  59)  :  «  La  souveraineté  absolue  de  Dieu 
«  et  la  dépendance  absolue  de  l'homme  à  l'égard  de  Dieu 
«  est  ce  que  la  science  moderne  appelle  la  souveraineté 
«  de  l'ordre  univei-sel.  C'est  le  point  où  la  foi  et  la  science 
i(  se  rencontrent  ».  Elles  se  rencontrent,  soit,  mais  sur 
une  équivoque,  diraient  nos  adversaires.  Ils  auraient 
tort,  car  il  n'y  a  pas  équivoque  là  où  l'on  prévient  que 
l'on  recherche  non  pas  une  formule  mathématique,  mais 
au  contraire  ime  image,  une  sorte  d'expression  approxi- 
mative, ai-lmettant  sur  pied  d'égalité  deux  ou  plusieurs 
versions  ou  explications  différentes  du  même  fait  » 
[Libre  pensée  et  Protestantisme  libéral^  p.  36) 

En  1869,  ,M.  F.  Buisson  écrivait  ;  «  Quel  est  le  rôle  que 
vient  jouer  le  protestantisme  libéral.'  Il  vient  dire  aux 
hommes  :  distinguez  entre  les  deux  éléments  du  christia- 
nisme traditionnel.  Vous  tous,  hommes  de  science  et  de 
raison,  —  naturalistes,  physiciens,  géologues,  historiens, 
critiques,  —  qui  ne  pouvez  plus  souscrire  ?i  la  théologie  et 
aux  légendes  dont  l'Eglise  a  enveloppé  Jésus,  n'y  sous- 
crivez pas,  et  vous  n'en  serez  pas  moins  légitimes  chré- 
tiens. Jetez  à  bas  l'échafaudage  extérieur;  le  véritable 
édifice  qui  est  au  dedans  de  ces  constructions  fragiles  et 
provisoires,  mis  à  nu,  n'eu  sera  que  plus  beau.  Sapez, 
détruisez,  démolissez  toute  l'ortliodoxie,  vous  n'aurez  pas 
]tour  cela  porté  la  moindre  atteinte  au  véritable  christia- 
nisme, à  celui  do  l'Evangile  et  de  Jésus.  Car  celui-lî*  est 
d*une  nature  toute  morale    ;    il    est  bâti    sur  le  roc  de  la 


conscience  et  non  sur  le  sable  mouvant  d'un  système 
quelconque.  »  En  transcrivant,  il  y  a  quatorze  ans,  ce  pas- 
sage dans  sa  brochure  sur  la  Libre  pensée  (p.  5:i,  n.  1), 
M.  F.  Buisson  ajoutait  :  «  Il  y  avait  là,  on  le  voit,  au 
moins  dans  l'expression,  des  atlirmations  globales  en  fa- 
veur du  christianisme  que  je  ne  répéterais  pas  aujourd'hui 
sans  y  ajouter  les  réserves  que  les  progrès  de  la  critique 
religieuse  nous  forcent  Ji  faire,  celles  menus  que  font 
expressément  .M.  Sabalier  et  M.  Albert  lléville,  par 
exemple.  Le  propre  delà  libre  pensée  en  religion,  comme 
en  philosophie,  est  de  suivre  la  marche  de  la  science  et 
de  rester  toujours  ouverte  aux  enseignements  nouveaux 
que  peuvent  lui  apporter  l'expérience,  l'étude  ou  la  ré- 
licxion.  »  Cette  déclaration  honore  la  sincérité  de  son 
auteur,  et  ne  saurait  d'ailleurs  surprendre  persoiïne; 
mais  il  me  semble  que  la  page  écrite  en  18(19  —  si  sem- 
blable, hélas  !  à  celle  (pie  nous  er.tendons  ;iutour  de  nous 
—  la  faisait  a*isez  prévoir,  malgré  son  apparente  ferveur 
chrétienne.   La  foi  survit  mal  aux  croyances. 

Naguère,  M.  Schmiedel  concluait  ainsi  une  confé- 
rence donnée  devant  des  protestants  libéraux  de 
Suisse  :  «  Permettez-moi  d'ajouter  un  mot  sur  la 
signilication  que  la  personne  de  Jésus  a  pour  notre 
piété  personnelle.  SI,  dans  toute  la  liberté  de  nos 
recherches,  nous  nous  attachons,  comme  je  fais,  à 
des  points  que  d'autres  rejettent,  ceci  n'intéresse 
en  rien  noire  culte.  Pour  moi,  je  ne  dis  pas  même  de 
Jésus  qu'il  soit  unique;  car  ou  bien  ce  terme  ne  dit 
rien,  — chaipie  homme  étant  unique  en  quelque 
façon,  —  ou  il  dit  trop.  Mon  avoir  religieux  le  plus 
intime  ne  souffrirait  aucun  dommage,  si  je  devais 
me  persuader  aujourd'hui  que  Jésus  n'a  point  existé. 
J'y  perdrais  peut-être  de  ne  pouvoir  jilus  attacher 
mes  regards  sur  lui  comme  sur  un  homme  réel  ;  mais 
je  saurais  que  toute  la  piété  que  je  possède  depuis 
longtemps  ne  serait  point  perdue,  pour  ne  pouvoir 
plus  se  rattacher  à  lui...  Mais  comme  historien  je 
puis  dire  que  cette  hypothèse  n'est  pas  vraisembla- 
ble. Ma  vie  religieuse  ne  serait  point  troublée  non 
plus,  si  Jésus  m'apparaissait  comme  un  exalté  à 
cause  de  ses  prétentions  à  la  messianité,  ou  si  je 
voyais  en  lui  quelque  autre  chose  que  je  ne  pusse 
approuver.  Mais  comme  historien  je  tiens  pour  vrai- 
semblable ce  que  j'ai  exposé  ci-dessus.  Ma  piété  n'a 
pas  besoin  non  plus  de  voir  en  Jésus  un  modèle 
absolument  parfait,  et  je  ne  serais  point  troublé,  si 
je  trouvais  quelque  autre  qui  l'eût  surpassé;  au 
reste,  il  est  hors  de  doute  que  sous  certains  rapports 
il  a  été  surpassé...  Mais  jusqu'ici  nul  ne  m'a  montré 
encore  un  homme,  qui  ait  été  plus  grand  que  Jésus 
dans  ce  c|ui  fait  sa  valeur  propre.  »  {Die  Persun  Jesa 
imStreile  der  Meinungeii  der  Gegem\art, Leipzig.  1906, 

P-  ^9-)  ,  ,      . 

Encore  une  fois,  cette   attitude  est  logique;  mais 

quiconque  pense  ainsi  peut-il  encore  se  dire  chré- 
tien? 

Les  conséquences  du  libéralisme  doctrinal,  si 
graves  pour  les  individus  qui  le  professent,  le  sont 
plus  encore  pour  les  confessions  n  ligieuses  qui  le 
tolèrent.  Une  Eglise  en  elfet  est  une  réunion  de 
croyants,  et  elle  doit  pouvoir  exprimer  la  foi  de  ses 
membres  dans  une  formule  qui  leur  soit  commune;  que 
fera-t-elle,  si  elle  ne  peut  assurer  ni  chez  ses  mem- 
bres ni  même  chez  ses  ministres  l'uniformité  des 
croyances?  M.  Ménégoz  pose  ainsi  le  problème  et  le 
résout  à  sa  manière  :  «  Une  Eglise  sans  confession 
de  foi,  comme  la  rêvent  quelques  idéologues  libé- 
raux, est  une  chimère,  et  une  Eglise  dont  tous  les 
membres  seraient  tenus  d'avoir  les  mêmes  croyances, 
comme  y  aspirent  quelques  champions  de  l'ortho- 
doxie, porterait  en  elle-même  le  germe  de  la  disso- 
lution. Que  nos  frères  réformés  maintiennent  à  la 
base  de    leurs  organismes  ecclésiastiques  respeclifs 


691 


MODERNISME 


692 


leurs  confessions  historiques  —  anciennes  ou  récen- 
tes —  en  en  autorisant  rinterprétation  dans  l'esprit 
(Je  foi  et  de  liberté  des  réformateurs,  et  ils  auront 
établi  la  paix  dans  l'Eglise,  et  libéré  les  consciences 
d'un  poids  qui  pèse  d'autant  plus  lourdement  sur  les 
esprits  qu'ils  sont  plus  consciencieux.  »  (Le  fidéisme 
et  la  notion  de  la  foi.  Bévue  de  théologie  et  des 
questions  religieuses,  juillet  igoS,  p.  ■)/,)  M.  Ménégoz 
rappelle  ensuite  avec  quelle  angoisse  les  jeunes 
pasteurs,  les  meilleurs  surtout,  souscrivent  les  con- 
fessions de  foi  en  s'engageant  au  service  de  l'Eglise, 
et  il  pense  que  seul  le  symbolo-fidéisme  peut  libérer 
leurs  consciences. 

11  faut  convenir  que  cette  situation  est  exlréme- 
ment  douloureuse,  mais  qui  ne  voit  que  le  remède  est 
pire  que  le  mal?  N'est-ce  pas,  aux  yeux  des  moins 
croyants,  un  scandale,  de  voir  les  Eglises  répéter 
des  professions  de  foi  en  en  éludant  la  portée, 
demander  à  leurs  ministres  d'y  souscrire  par  un 
engagement  solennel  et  public  en  les  laissant  libres 
de  les  interpréter  à  leur  guise  ?  Qu'on  me  permette 
de  reproduire  ici  un  jugement  que  j'ai  déjà  eu  l'occa- 
sion de  citer  ailleurs;  il  est  de  M  Jacks,  l'éditeur  du 
Hiliiert  Journal  ;  <i  L'intelligence  des  Eglises,  dit-il, 
semble  éprise  de  passion  pour  les  paroles  vagues. 
Dans  la  sjibère  de  la  croyance  religieuse  on  peut 
s'engager  dans  tons  les  sens  sans  se  sentir  entraîné 
ici  ni  là.  La  liberté  d'interprétation  privée  est  reven- 
diquée pour  les  engagements  solennels  et  publics.  Le 
langage,  en  passant  des  autres  domaines  dans  celui 
de  la  croyance  religieuse,  semble  avoir  changé  de 
valeur;  ailleurs  les  mots  sont  censés  signilier  quel- 
que chose;  ici  ils  peuvent  signilier  à  peu  près  tout 
ce  qu'on  veut.  Non  seulement  il  est  devenu  impossi- 
ble de  dire  le  sens  qu'a  un  dogme  particulier;  mais 
il  est  devenu  très  dilïicilc  de  dire  le  sens  qu'il  n'a 
pas;  car  à  peine  pourrait-on  imaginer  une  interpré- 
tation que  l'ingéniosité  ne  puisse  lui  donner. 
Qu'arriverait-il,  nous  avons  le  droit  de  le  demander, 
si  en  justice  un  témoin  se  permettait  ce  libre  usage 
des  mots  que  l'on  tolère  dans  quelqu'une  des  sphères 
religieuses  les  plus  élevées  ?  »  (Chiirck  and  World, 
Ilibhert  Journal,  octobre  1906,  p.  i3) 

Qu'on  y  prenne  garde,  ces  condamnations  sévères 
et  méritées  tomberaient  sur  l'Eglise  romaine,  si  elle 
tolérait  chez  ses  membres  et  surtout  chez  ses  prê- 
tres cette  interprétation  fuyante  des  dogmes.  On  a 
crié  à  l'intolérance,  parce  que  le  décret  du  Saint- 
Office  et  l'encyclique  elle-même  a  proscrit  d'écarter 
de  l'enseignement  et  des  ordres  les  adhérents  des 
doctrines  modernistes,  et,  en  protestant  ainsi,  on 
croit  plaider  pour  la  sincérité.  Les  auteurs  du  Pro- 
gramme ont  été  jusqu'à  comparer  Pie  X  à  Julien 
l'Apostat  écartant  de  l'enseignement  les  maîtres 
chrétiens  (p.  128).  Qu'on  veuille  bien  j' réfléchir,  et 
qu'on  se  demande  si  la  sincérité  s'accommode  de  ces 
interprétations  équivoques.  Ce  n'est  un  mj-stère  pour 
personne  que  parmi  les  modernistes  il  en  est  qui 
rejettent  la  conception  virginale  du  Christ,  et  sa 
résurrection  et,  quelques-uns,  même  sa  divinité, 
entendue  au  sens  propre  et  strict  du  mot  ;  et  l'on 
voudrait  qu'ils  vinssent,  comme  ministres  de  l'Eglise, 
réciter  ofliciellement  son  symbole  :  Deum  de  Deo, 
lumen  de  lamine,  Deum  verum  de  Deo  vero...  Et  in- 
carnalus  est  de  Spiritu  sancto  ex  Maria  Virgine...  Et 
resurrexit  tertia  die,  secundum  Scripiuras...  Et  ils 
seraient  chargés  de  l'apprendre  aux  iidèles,  et  de  le 
leur  interpréter  1 

Qu'on  se  rappelle  aussi  que  les  fidèles  ont  des 
droits,  et  avant  tout  celui  de  n'être  point  instruits 
dans  In  foi  par  des  incroyants.  Un  pasteur,  M.  Kœnig, 
disait,  dans  un  rapport  présenté  aux  conférences 
évangéliqucs   libérales  de  novembre  1902  :  o  Nous, 


pasteurs,  quand  nous  réunissons  les  enfants,  l'espoir 
des  générations  futures,  la  pépinière  de  nos  églises, 
la  plupart  du  temps  nous  sommes  gênés  dans  notre 
enseignement:  nous  sentons  que  nous  marchons  sur 
un  terrain  crevassé,  arcliicrevassé,  et,  en  répétant  les 
vieilles  histoires  dont  notre  enfance  a  été  bercée, 
nous  avons  le  sentiment  très  net  que  nous  manquons 
lie  sincérité  et  que  nous  ne  prononçons  pas  toujours 
des  paroles  de  vérité.  »  De  la  sincérité  dans  l'ensei- 
gnement de  l'histoire  sainte  de  l'Ancien  Testament 
aux  enfants,  p.  4- Paris,  1908.  Il  ne  saurait  en  être 
autrement  dans  les  Eglises  qui  tolèrent  chez  les  pas- 
leurs  et  chez  les  aspirants  aux  ordres  la  libération  de 
toutes  les  croyances.  Mais,  encore  une  fois,  est-ce  là 
ce  que  rêvent  pour  nous  les  opposants  à  l'Ency- 
clique ? 

Dans  son  article  du  1=''  octobre  190;;,  'Tj'rren 
écrivait  :  «  Ce  que  le  moderniste  regrettera  le  plus, 
c'est  que  l'Eglise  ait  perdu  l'une  des  plus  belles  occa- 
sions de  se  montrer  le  salut  des  peuples.  Rarement, 
dans  son  histoire,  tous  les  yeux  ont  été  fixés  sur  elle 
dans  une  attente  plus  anxieuse  ;  on  espérait  qu'elle 
aurait  du  pain  pour  ces  millions  qui  meurent  de 
faim,  pour  ceux  qui  souffrent  de  ce  vague  besoin  de 
Dieu  que  l'encyclique  méprise  si  fort.  Le  protestan- 
tisme, dans  la  personne  des  penseurs  qui  le  repré- 
sentent le  mieux,  n'était  plus  satisfait  par  sa  néga- 
tion brutale  du  catholicisme,  et  commençait  à  se 
demander  si  Rome  elle  aussi  ne  se  départait  pas  de 
son  médiévalisme  rigide.  Le  mouvement  moderniste 
avait  transformé  tous  les  rêves  vagues  de  réunion 
en  espérances  enthousiastes.  Hélas  I  Pie  X  vient 
vers  nous  avec  une  pierre  dans  une  main  et  un  scor- 
pion dans  l'autre.  » 

Un  catholique,  même  s'il  ne  veut  point  relever 
l'injure  finale,  n'a  pas  de  peine  à  reconnaître  dans 
cette  page  l'étroitesse  des  vues  humaines  jugeant  et 
condamnant  les  pensées  divines.  Oui,  certes,  des 
millions  d'âmes  meurent  de  faim  et  fixent  leur  regard 
vers  Rome,  mais  qui  pourra  les  rassasier  sinon  la 
parole  de  Dieu  ?  De  tout  côté  les  Eglises  abdiquent 
leurs  prétentions  dogmatiques,  et  laissent  tomber 
comme  des  barrières  pourries  les  professions  de  foi 
qui  les  séparent;  et  certains  acclament  déjà  la  res- 
tauration de  la  grande  unité  chrétienne,  et  deman- 
dent à  Rome  de  renoncer,  elle  aussi,  à  son  intransi- 
geance et  de  se  mêler  à  la  foule.  Et  Rome  ne  descend 
point  vers  eux,  mais  reste  debout,  sur  sa  colline 
sainte,  comme  un  signal  levé  parmi  les  nations.  Elle 
sait  qu'elle  ne  peut  point  déserter  son  poste,  parce 
qu'elle  est  le  témoin  de  Dieu,  et  la  lumière  du 
monde. 

Appendice.  —  Le  sentiment  de  saint  Augustin  sur 
l'excommunication.  —  Ce  n'est  pas  sans  surprise 
qu'on  a  vu  dans  la  Grande  Reyue  (10  oct.  1907, 
p.  671),  Tyrrell  évoifuer  l'autorité  de  saint  Au- 
gustin pour  confirmer  sa  thèse  de  !'«  excommuni- 
cation salutaire  ».  Sans  doute,  les  lecteurs  de  la 
Grande  Bévue  connaissent  peu  le  saint  docteur; 
mais  quiconque  est  tant  soit  peu  familier  avec  ses 
ouvrages  sait  que  nul  autant  que  lui  n'a  prêché 
l'unité  de  l'Eglise  et  l'union  à  la  hiérarchie.  L'argu- 
ment a  cependant  semblé  si  convaincant  aux  mo- 
dernistes italiens  qu'ils  en  ont  fait  la  conclusion 
même  de  leur  libelle.  Il  ne  sera  donc  pas  inutile  de 
le  discuter. 

Voici  le  texte  qu'on  nous  oppose.  (Je  corrige,  en 
le  citant,  quelques  contresens  commis  par  Tyrrell  ou 
sou  traducteur.) 

«  Souvent  la  divine  Providence  permet  que,  à  la 
suite  de  séditions  ou  de  troubles   soulevés   par   des 


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MODERNISME 


694 


liommes  charnels,  on  voie  expulser  de  l'assemblée 
chrétienne  même  des  hommes  vertueux.  Lorsqu'ils 
supportent  avec  une  grande  patience,  pour  la  paix 
de  l'Eglise,  cet  afl'ront  ou  cette  injustice,  lorsqu'ils 
ne  défendent  aucune  nouveauté  schismatique  ni  hé- 
rétique, ils  montrent  aux  hommes  avec  quel  amour 
et  quelle  charité  sincère  il  faut  servir  Dieu.  Ce  qu'ils 
se  proposent,  c'est  de  reprendre  la  mer,  si  les  Ilots 
sout  apaisés,  ou,  s'ils  ne  le  peuvent  (soit  que  la  tem- 
pête dure  encore,  soit  qu'ils  craignent  de  lu  redou- 
bler par  leur  retour),  ils  gardent  du  moins  la  volonté 
de  secourir  ceux  dont  les  troubles  et  les  soulève- 
ments les  ont  chassés;  ils  ne  forment  point  de 
groupes  séparés,  ils  défendent  jusqu'à  la  mort,  ils 
soutiennent  par  leur  témoignage  la  foi  qu'ils  savent 
être  prêchce  par  l'Eglise  catholique.  Le  l'ère  céleste 
qui  volt  dans  le  secret,  les  couronne  dans  le  secret. 
Ce  genre  d'hommes  seuible  rare;  cependant  les 
exemples  ne  manquent  pas,  il  y  en  a  même  plus 
qu'on  ne  pourrait  le  croire.  » 

Saepe  etiam  sinit  divina  providcntia,  pcr  nonnullas 
niœiiim  turbulentas  carnalium  liominum  seditiones, 
expelli  de  congregatione  ciiristiana,  etiam  bonos  viros. 
Quam  conlumeliam  veliniuriam  suam  cum  patientissime 
pro  Ëcclesiae  pace  tulerint,  neque  allas  novitates  vel 
scliismatis  vel  haeresis  molili  fuerint,  docebiuit  homines 
quam  vero  oiTectu  et  quanta  sinceritate  caritatis  Dco 
serviendum  sit.  Talium  ergo  virorum  proposilum  est, 
aiit  sedatis  remeare  turbinibus;  aut  si  id  non  sinantur, 
vel  eadem  tompestate  persévérante,  vel  ne  suo  reditu 
lalis  aut  saevior  oriatur,  tenent  voluntateni  consulendi 
etiam  iis  ipsis  quorum  motibus  perlurbationibusque  ces- 
serunt,  siue  nlla  conventicu'oruin  segregatioue  usque  ad 
morlem  defeauentes,  et  lestimonio  iuvantes  eam  fidem 
quam  in  Ecclesia  catliolica  praedicari  sciunt.  Hos  coronat 
in  occullo  Pator,  in  occulto  videns.  Rarum  hoc  videlur 
geuus,  sed  tamcn  exempla  non  desunt  :  iino  phira  sunt 
quam  credi  potest.  (De  vera  relig. ,  vi,  11 .  I'.  L.,  XXXIV, 
128). 

Après  avoir  transcrit  ce  passage,  Tyrrell  a  soin 
de  faire  remarquer  que  saint  Augustin  ne  l'a  jamais 
rétracté  ;  il  eût  pu  ajouter  que  cette  page  n'est  point 
isolée  dans  ses  œuvres. 

Dans  le  De  bapilsmo  contra  Donaitslas  l^  xvii,  26,  P.  L., 
XLIII,  123),  saint  Augustin,  après  avoir  parlé  des  hom- 
mes cliarnels  qui  sont  en  dehors  de  l'Eglise,  ou  qui  n'en 
font  partie  que  par  un  lien  extérieur,  non  par  la  partici- 
pation de  la  vie,  poursuit  ain.si  :  «  De  nullo  iamen  despe- 
randum  est,  sive  qui  intus  talis  apparet,  sive  qui  foris 
manifeslius  adversatur.  Spirituales  autem  sive  ad  hoc 
ipsum  pio  studio  proficientes,  non  eunt  foras  :  qoia  et 
cum  aliqua  Tel  perversilate  vel  neces^itale  hominum 
videntur  expelli,  ibi  magis  probantur,  quam  si  intus 
permaneant,  cum  adversus  Ecclesiam  nullatenus  erigun- 
tur,  sed  in  solida  unllatis  petra  fortissimo  cai'itatis  robore 
radicantur.   » 

Mais  comment  Tyrrell  peut-il  reconnaitre  dans 
l'attitude  décrite  ici  celle  des  «  catholiques  protesta- 
taires »  ? 

Les  hommes  dont  parle  saint  Augustin,  ne  sont 
point  et  ne  veulent  pas  être  des  fauteurs  de  nou- 
veautés; même  chassés  de  l'assemblée  des  chrétiens, 
tls  continuent  à  rendre  témoignage  à  la  foi  que  prê- 
che l'Eglise  catholique.  Les  imite-t-on  quand,  de  son 
propre  aveu,  on  n'a  d'autre  ambition  que  de  promou- 
voir une  nouvelle  cro3ance,  ou,  plus  exactement 
encore,  une  contre-croyance  (counler-helief)  opposée 
à  la  croyance  générale  de  l'Eglise?  (Tlii-ou^h  Scylta 
and  CJiar)  hdis,  p.  SGg)  Rend-on  témoignage  à  la  foi 
qu'on  sait  prêchée  par  l'Eglise  catholique,  quand  on 
la  représente  comme  une  plante  parasite  étouffant 
l'arbre  évangélique? 

Au  reste,  il  sufQt  de  connaître  un  peu  l'histoire 
ecclésiastique  pour  comprendre  la  portée  de  la  doc- 
trine   de  saint  Augustin  :  le  De  vera  religione  date 


en\iron  de  3go,  le  De  baptismo,  de  4oo.  A  ces  dates, 
et  depuis  plus  de  cinquante  ans,  que  d'alius  de  pou- 
voir n'avait-on  pas  eu  à  déplorer  de  la  part  d'évê- 
ques  souvent  indignes,  parfois  hérétiques!  que 
d'excommunications  lancées  contre  leurs  lidcles  ou 
leurs  collègues  par  des  évêques  ariens  ou  semi-ariens! 
A  la  lin  du  siècle,  ce  fut  l'origénisme  et  l'anli-origc- 
nisme  qui  devint  l'occasion  de  ces  violences  :  enSgiJ, 
saint  Térôme  est  persécuté  par  son  évéque,  Jean  de 
.lérusalem;  en  /|Oo,  le  prêtre  Isidore  et  les  moine.s 
les  plus  vénérés  de  l'Egypte  sont  excommuniés  et 
expulsés  par  le  patriarche  Théophile  d'Alexandrie, 
en  attendant  que  saint  Chrjsostome  succombe,  lui 
aussi,  à  ces  intrigues. 

En  Afrique,  de  tels  abns  semblent  avoir  été  assez 
fréquents  en  dehors  même  de  tout  prétexte  dogmati- 
que. Nous  avons  une  lettre  de  saint  Augustin  (Ep.  ccl) 
adressée  à  un  jeune  évéque,  Auxilius,  qui,  pour  pu- 
nir un  certain  Classicianus  d'une  démarche  qu'il 
jugeait  offensante  pour  lui,  l'avait  frappé  d'anathème 
avec  toute  sa  famille.  Saint  Augustin  remarque,  à 
celte  occasion,  que  ces  condamnations  collectives  ne 
sont  pas  sans  exemple,  mais  que,  malgré  tous  les 
précédents,  il  n'a  jamais  osé  en  porter  lui-même. 

.A.udisti  foi'tasse  aliquos  raagni  nominîs  sacerdotes  cum 
domo  sua  quempiom  anathemasse  peccanlium  :  sed 
forte  si  essent  interrrogati,  reperirentur  idonei  reddere 
inde  rationem.  Ego  autem,  quoniam  si  quis  ex  me  quaerat 
utrum  recte  fiât,  quid  ei  respondeam  non  invenio, 
nuraquam  hoc   facere  ausus  sum.  [P.  L.,  XXXIII,  1066). 

Que  l'on  veuille  bien,  à  la  lumière  de  ces  indica- 
tions que  les  faits  eux-mêmes  nous  fournissent, 
relire  le  texte  cité  plus  haut,  et  l'on  en  comprendra 
sans  peine  tous  les  détails  :  quel  conseil  le  saint 
docteur  eiit-il  pu  donner  aux  victimes  de  ces  abus  de 
pouvoir,  à  Classicianus,  par  exemple,  et  à  sa  fa- 
mille, sinon  de  supporter  patiemment  l'épreuve,  de 
donner  l'exemple  de  la  charité,  de  se  réconcilier  dès 
qu'ils  le  pourraient,  de  ne  point  former  des  groupes 
séparés,  de  défendre  la  foi  de  l'Eglise,  et,  pour  le 
reste,  de  compter  sur  Dieu  qui  voit  dans  le  secret? 

Ce  cas  évidemment  n'a  rien  de  commun  avec  celui 
de  ces  «  catholiques  protestataires  »,  qui  ont  été 
frappés  par  le  pape,  pour  s'être  révoltés  contre  un 
jugement  dogmatique  porté  par  ia  plus  haute  auto- 
rité doctrinale,  et  auquell'Eglise  tout  entière  a  sous- 
crit. Si,  sur  ce  second  cas,  on  veut  avoir  le  jugement 
de  saint  Augustin,  qu'on  relise  ce  qu'il  écrivait  à, 
Julien  d'Eclane,  qui  refusait  de  se  soumettre  au 
pape  Innocent  (Contra  Julian.,  I,  xiii,  P.  L.,  XLIV, 
6^8). 

Et  si  l'on  veut  savoir  ce  que  saint  Augustin  pen- 
sait de  la  nécessité  pour  le  catholique  de  rester  uni 
à  l'Eglise,  qu'on  veuille  bien  relire  ces  quelques 
textes,  choisis  entre  beaucoup  d'autres  (Cf.  Th. 
Specht,  Die  l.ehre  t'on  der  Kirche  nach  dem  h!.  Au- 
gustin [Paderborn,  1892],  pp.  29^  sqq.  ;  Portalié, 
art.  Augustin,  Dict.  de  ikéol.,  I,  2^09)  dans  la  lettre 
synodale  écrite  par  lui  au  nom  des  évêques  d'Afri- 
que :  s  Quiconque,  dit-il,  est  séparé  de  l'Eglise 
ealholiqxie,  quelque  louable  que  lui  paraisse  d'ail- 
leurs sa  vie,  est  mort,  pour  ce  seul  crime  d'être  sé- 
paré de  l'unité  du  Christ,  et  la  colère  de  Dieu  est  sur 
lui.  »  (P.  L.,  XXXIII,  5^9).  Et, —  pour  ne  point  ter- 
miner cette  discussion  par  des  paroles  si  sévères,  — 
dans  ses  homélies  sur  saint  Jean  :  «  Nous  recevons 
le  Saint-Esprit,  si  nous  aimons  l'Eglise,  si  nous 
sommes  unis  par  la  charité,  si  nous  nous  réjouissons 
du  nom  et  de  la  foi  catholiques.  Croyons,  mes 
Frères  ;  dans  la  mesure  où  on  aime  l'Eglise  du  Christ, 
dans  cette  mesure  on  a  le  Saint-Esprit.  Accipimus 
ergo  et  nos  Spiritum  Sanctum,  si  amamus  Ecclesiam, 


695 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


696 


Si  carilale  compaginamur,  si  calholico  nomine  et 
/ide  gaudemus.  Credamits,  fratres  ;  quantum  quisqne 
amat  Ecclesium  Christi,  tantum  habet  Spiritum 
Sanctum  (in.    fo.,   Iracl.    xxxii,   8;   P.    L.,    XXXV, 

i645). 

Jules  Lbbreton. 

moïse  et  JOSUÉ.  —  1.  —  Le  nom  de  Moïse 
est  inséparable  de  celui  <le  Josué.  — En  premier  lieu, 
le  fondateur  de  la  nation  juive  a,  pendant  une  partie 
notable  de  sa  carrière,  compté  le  (ils  de  Nun  parmi 
ses  auxiliaires  les  plus  dévoués;  il  l'a  constamment 
trouvé  docile  à  ses  ordres  et  à  la  voix  de  Yahweli. 
—  Mais,  en  deuxième  lieu,  c'était  Josué  qui  devait 
compléter  et  mener  à  bonne  fin  l'œuvre  de  Moïse. 
Celui-ci  avait,  sans  doute,  tenu  un  rôle  admirable  et 
d'une  incomparable  importance.  Il  avait  tiré  les  en- 
fants d'Israël  de  la  maison  de  servitude;  il  les  avait 
fait  sortir  de  l'Egypte,  où  les  pharaons  les  oppri- 
maient. Au  Sinai,  il  avait  créé,  en  même  temps  que  le 
lien  qui  devait  unir  Israël  à  Yahweli,  celui  qui  enser- 
rerait en  un  tout  organique  les  divers  éléments  cons- 
titutifs du  peuple  de  Dieu.  Puis,  comme  à  toute  nation 
il  faut  une  patrie,  il  avait  conduit  les  Uls  de  Jacob 
vers  la  demeure  que  le  Seigneur  avait  promis  aux 
patriarches  de  donner  à  leur  postérité.  11  ne  devait 
pas  toutefois  introduire  Israël  en  Canaan;  il  s'arrête- 
rait au  pajsde  Moab,  en  vue  de  la  terre  où  coulaient 
le  lait  et  le  miel.  A  Josué  de  passer  le  Jourdain  et, 
par  les  victoires  magniliques  de  Jéricho,  de  Ilaï,  de 
Gabaon,  des  eaux  de  Mérom,  d'assurer  aux  émigranis 
un  séjour  délinitif;  à  Josué,  en  un  mot,  d'acliever 
l'œuvre  de  Moïse.  —  En  troisième  lieu,  entin,  les 
livres  qui  nous  reUacent  les  missions  de  ces  hommes 
de  Dieu  présentent  entre  eux  les  plus  étroites  allini- 
tés.  On  a  toujours  remarqué  les  points  de  contact  par 
lesquels  ces  deux  œuvres  se  rattachent  l'une  à  l'autre, 
un  peu  comme  les  deux  parties  d'un  même  tout.  La 
critique  moderne  a  encore  accentué  ces  traits  de 
parenté.  Elle  unit,  sous  le  nom  A'IIerateuque,  le  livre 
de  Josué  et  les  cinq  livres  de  la  Loi;  elle  prétend 
qu'ils  sont  réductibles  aux  mêmes  documents,  que 
ceux-ci,  à  une  exception  près,  poursuivaient  leurs 
récits  depuis  l'origine  du  monde,  ou  au  moins  depuis 
l'origine  du  peuple  de  Dieu,  jusqu'à  l'entrée  des  Israé- 
lites en  la  Terre  Promise;  elle  soutient  que  l'his- 
toire de  ces  livres  a  connu  les  mêmes  vicissitudes. 
Bref  il  est  devenu  pratiquement  impossible  de  suivre 
les  controverses  récentes  sans  adopter,  au  moins 
provisoirement,  cet  usage  et  celte  terminologie. 

Pour  toutes  ces  raisons,  pour  la  seconde  en  parti- 
culier, nous  traiterons  en  cet  article  et  de  Moïse  et  de 
Josué.  —  Une  première  partie  sera  consacrée  aux 
sources  d'information.  —  La  seconde  aura  pour  objet 
l'œuvre  même  de  ces  hommes  de  Dieu. 

Prkmièue  Partis 

SOURCES  D'INFORMATION 

S.  —  La  principale,  à  beaucoup  près,  est  constituée 
Tpav\e  Pentateuque  et  le  livre  de  Josué:  aussi  est-ce 
à  ces  documents  que  nous  réserverons  très  principa- 
lement notre  attention.  Une  seconde  section  toutefois 
aura  pour  objet  les  sources  extrabibliques. 

Premiers  Section 

Le  Pentateuque.  —  Le  livre  de  Josns 

3.  —  Notre  but,  en  parlant  de  ces  ouvrages,  n'est 
pas  de  traiter  les  diverses  questions  qui  s'y  ratta- 
chent ;  on  en  trouve  l'exposé  dans  toutes  les  Inlro- 
ducliunsi'i  iJncien  Testament.  Le  problème  que  nous 


avons  à  résoudre  est  celui-ci  :  Quelle  confiance  pou- 
vons-nous donner  au  Pentateuque  et  k  Josué  pour  la 
reconstitution  de  l'iiistoire  des  deux  premiers  chefs 
du  peuple  de  Dieu?  Ce  problème  trouve  sa  raison 
d'être  dans  les  controverses  qui  ont  défrayé  les  études 
bibliques  au  cours  du  xix'  siècle  et  qni,  anjourd'liui 
encore,  s'imposent  à  l'attention  des  exégètes;  sa 
solution  dépend  de  l'attitude  que  l'on  adoptera  en 
présence  des  systèmes  qui  font  l'objet  de  la  discus- 
sion. Ici  encore,  force  nous  est  de  procéder  à  des  élimi- 
nations. Il  ne  s'agit  pas  de  faire  un  exposé  tant  soit 
peu  compréhensii'  du  débat,  de  son  liistoire,  de  ses 
phases  diverses.  Cette  œuvre  a  été,  maintes  fois  déjà, 
réalisée  dans  les  Encycloi)édies  et  Dictionnaires  qni, 
d'une  manière  ou  d'une  autre,  s'intéressent  à  la  Bible; 
en  France  en  parliculier,nous  pouvons  consulter  avec 
grand  prolit  l'ouvrage  de  M.  M.^ngenot,  /.\4utlienti- 
cité  mosaïque  du  Pentateuque  (1907).  Le  point  de  vue 
spécial  ilu  Dictionnaire  auquel  notre  article  est  des- 
tiné nous  indique  la  marche  à  suivre  en  notre  exposé. 
Ce  qu'il  nous  faut  avant  tout  préciser,  c'est  la  situa- 
tion actuellement  faite  à  l'apologétique  catholique 
dans  les  débats  relatifs  à  l'authenticité  et  à  la  valeur 
historique  du  Pentateuque.  La  question  sans  doute 
est  pratiquement  résolue  par  la  décision  que  la  Com- 
mission Jliblique  a  promulguée  le  27  juin  igo6.  Aussi 
ne  manquerons-nous  point  d'accorder  à  ce  décret 
toute  l'attention  désirable.  Il  faut  toutefois  le  recon- 
naître :  l'inlelligçnce  de  la  décision  ne  peut  qu'être 
singulièrement  facilitée  par  une  esquisse  historique 
dont  le  but  principal  sera  de  mettre  en  relief  l'at- 
titude qu'au  cours  des  siècles,  l'Eglise  a  gardée  en 
ce  domaine.  De  là  le  sous-titre  et  les  divisions  qui 
suivent  : 

Aperçu  historique  de  la  queslon  du  Pentateuque 
au  sein  de  l'Eglise  catholique. 

I.  Chez  les  Pères. 

II.  Au  A'VI'  siècle. 

III.  Au  AVIf'  siècle. 

IV.  Au  XVIIl'  siècle. 

V.  Au  -V/.V  siècle. 

VI.  Hypothèse  graficnne. 

VII.  Exposé  de  la  théorie  documentaire. 

VIII.  La  théorie  documentaire  et  les  exégètes 
catholiques, 

IX.  Art  décision  de  la  Commission  hihlique. 

X.  Après  la  décision  de  la  Commission  biblique. 
XL  Conclusions. 

Historique  de  la  question  du  Pentateuque 
au  sein  de  l'Eglise  catholique 

î.  Chez  les  Pères 

4.  — ^  i'>)On  peut,  sans  exagération  aucune,  parler 
de  l'unanimité  complète  des  Pères  de  l'Eglise  au  sujet 
de  l'authenticité  mosaïque  du  Pentateuque.  Toute- 
fois un  texte  de  l'apocryphe  IV  Esdras  exerça  une 
grande  innuence  sur  les  sentiments  de  plusieurs 
d'entre  eux  touchant  la  composition  du  f'entateuque 
actuel.  D'après  le  récit  de  sa  septième  vision  (/F 
Esdr.,  XIV,  18-47),  Esdras,  ayant  reçu  de  Dieu  la 
mission  d'instruire  et  de  réprimander  le  peuple  au 
déclin  des  temps,  lui  répond  que  le  livre  delà  Loi  a  été 
brûlé  (sans  doute  pendant  l'exil),  qu'en  conséquence 
personne  ne  sait  ce  qui  est  arrivé  ni  ce  qui  doit  ad- 
venir. 11  le  prie  donc  de  lui  envoyer  l'Esprit-Saint 
pour  qu'il  puisse  écrire  tout  ce  (jui  s'est  passé  depuis 
l'origine  et  qui  se  trouvait  dans  la  Loi.  Dieu  dit  alors 
à  Esdras  d'annoncer  au  peuple  que,  quarante  jours 
durant,  il  sera  soustrait  aux  regards;  il  l'invite  à 
prendre  avec  lui  cinq  scribes  très  rapides  et  lui  pro- 
met ses  lumières.  Après  avoir  exécuté  l'ordre  divin. 


697 


moïse  et  JOSUE 


698 


Esdras  vient  dans  la  plaine.  Dieu  lui  ordonne 
d'ouvrir  la  boucbe  et  de  boire  ce  qui  va  lui  être  pré- 
senté :  c'est  une  coupe  d'eau  couleur  de  feu.  A  mesure 
qu'il  l'absorbe,  Esdras  sent  la  sagesse  croître  en  son 
cœur;  en  même  temps,  les  scribes  sont  remplis  d'in- 
telligence. Quarante  jours  et  ipiarante  nuits  durant, 
sans  s'interromjire  durant  la  nuit  sinon  pour  leur 
repas,  ils  écrivent  sous  la  dictée  d'Esdras.  Le  travail 
aboutit  à  la  reconstitution  de  quatre-vingt-quatorze 
livres,  dont  vingt-quatre  représentent  les  écrits  cano- 
niques, accessibles  aux  dig^nes  et  aux  indignes,  dont 
les  soixante-dix  autres  doivent  être  réservés  aux 
sages.  U'après  cette  légende,  Esdras  aurait  été  favo- 
risé d'un  véritable  don  d'inspiration  pour  rétablir 
les  anciennes  Ecritures. 

S.  —  2")  Le  crédit  dont  l'apocryphe  a  joui  dans 
l'antiquité  elirélienne  a  fait  prendre  ce  récit  en 
considération  par  plusieurs  Pères  de  l'Eglise. 

Parlant  de  l'inspiration  des  Septante  et  voulant 
prévenir  l'élonnemenl  de  ses  lecteurs,  saint  Irénée 
allègue  ce  qui  se  passa  au  temps  d'Arlaxerxès.  Les 
Ecritures  avaient  été  détruites  durant  l'exil;  mais,  | 
quand  les  Juifs  furent  revenus  dans  leur  pays,  Dieu  | 
inspira  à  Esdras,  prêtre  de  la  tribu  de  Lévi,  de  rap- 
peler toutes  les  paroles  des  prophètes  anciens  et  de 
rétablir  pour  le  i>euple  la  Lui  qui  avait  été  donnée 
par  Moise'.  Chîment  D'Ai-KXAKnniE  parle  à  peu  près 
dans  les  mêmes  termes^.  Dans  son  commentaire  sur 
les  Psaumes,  Origène  déclarait  qu'Esdras  les  avait 
rappelésaveclesaulresEerilures'.Apropos  des  Lieux 
Saints,  saint  Basile  mentionne  la  plaine  où,  sur 
l'ordre  de  Dieu,  Esdras  rétablit  toutes  les  Ecritures 
inspirées^.  Saint  Jean  Chkysostomk  voit  dans  cette 
inspiration  d'Esdras  pour  le  rétalilissement  des  Ecri- 
tures brûlées  pendant  l'exil,  une  des  preuves  de  la 
bienveillance  et  de  la  bonté  divines;  on  remarquera 
d'ailleurs  que,  d'après  ce  grand  Docteur,  Esdras  se  i 
servit  pour  son  oeuvre  de  ce  qui  restait  (à-i  /ci'^kvwv) 
des  livres  anciens'.  Plus  tard  le  souvenir  nous  appa- 
raît un  peu  déformé  dans  le  Pskui>o-Athanasr  :  Par 
suite  de  la  négligence  du  peuple  et  de  la  longue  du- 
rée de  l'exil,  les  Ecritures  avaient  été  perdues  ;  mais 

1 .  Kai  QÙSiv  '/£  ôy.uij.y.7T0v,rQ-J  &£Qv  TOÛTO  kvr,p'/rtXivVAj  £5  -/£  xy.i 

h    7Ç      £7T£     N«/25up;5(55yOîO/0     VÀyjJ-V.'/M'siv.    TCÙ     J.OiOÙ    ëtVfdrApSl70}V 

■7C1V  Vyj.'^Ci-jy  y.vÀ  fj.l-zv.  kjîôOfJ.flx'i-^Ty.  £Tï7  rCtv  'l'j-jov.t'oiv  é'.vû.0yj7ri>v 
£1*^  Ty.-J  yoipy.v  KUT&iv,  ETTEiTa  Iv  T5Ï5  ypfjv^ti  'Apzv.^épzou  TOÙ 
Îlsp7w  y5a7i/éwij  èvéTZvâ-jaiv  'KzSpy.  t^  Upzî  iy.  "zr.i  f;u//;?  A£uî, 
•ZC'ji  Tdjv  TlpO'/vjO'jd'ZWJ  r/3cv>;TiJv  TTKiTax  v.yV.TvXv.'^fîy.i  j.iyyjÇj  y.v.i 
«ro/c^TK5Tïi7&:t  Tôï  /aîô  r'f;j  otà  Mojtî'w;  voas^Ejt'Kv  {Contra 
Haerrsi's.  tih.  Ill,  cap.  xxi,  2;  P.  G..   VU,' 948,  949). 

2.  Où  ùTi  ^évcv  è~i—-jocv.  0£cû,  TsO  T/iy  7:/35pr,Ts£'av  OsSwzfjTOï, 
X«(  Tf^y  £p^r,v£tav,  oicvs'i  'E//.ï;viz/.v  7T/05j^v;t£(Vv,  tjep-/£c'7$y.i' 
ÈTTli  xvy  Tô  ^v.fioùyrjOOJOJOp  (/.lyil.vj,tt)>s(a.  ^tu.:^d«p£t.fjCiv  T&jv 
r^«^î»v,  y.v.rv  Tc'ji  'Aprv.^ép^ou^  TOJ  IÏe/îîûv  /3aai/£w;,  ypsyfj'jÇj 
tTlcKv&ui  "K7§py.i  à  Aetx'iïjç,  è  (£p£Ù;,  ysyd/j.svo^,  T.diau.^  rà^ 
7ri<va(à;  vjjQi^  c/.'jv.'JEOÛfj^'jo^  "KoosfrlTZuve  Fûccaç  {Siromaium 
lib.  I,  cnp.  xxii;  P.  G.,  Vlli,  8'.l3|. 

3.  "Htoi  'E^Spv.  x«£  zv-ùzv.  ixlT'y.  TÛv  vXj.Oi'>  Vpv.'^orj  v.TTOy.-jyi- 
^cyrJiavTo;  [Selecta  in  Psalmos,  Ex  Commeniarlls  in  P$al- 
mos:P.  G..  XI!,  1075). 

4 .  'E>Tv.ûOv.  z6  TlîSi'Zv  h  Ut  v.'jv.yr^prtiv.;,  'E^S/jaç,  TTaya;  t«5 
$zir.vvJ7zojt  ^i^^j^j-j^  r/507TK'///aTt  Oizù  ilr,p£u^yTo  (Epistolarum 
Classis  I,  Epistola  \Lit,  ^,  Ad  Cliilonem  discipulum  auum  : 
P.  C,  WXII,  357i. 

5.  Ky.t  èp&.Ts  i/.-jtii^vj^  î-jy,  p.d9r,'rï  t5û  0£OÛ  t/:v  y.^y.To-j 
fùyyOpoiTt'y.v'  'Evirvf'jffe  tw  fxow.y.pi'ù}  MûjUTsf ,  t«?  tt/kzk;  È/.d^.X'i'E, 
xv~i7yev  v.ùtôj  T£77y.pK/,ovry,  r,p-épy.i  irri  toO  op'jUi,  y.y.i  "nccMV 
TOff«JTaç  iTépy.^^  Si7TS  ^'i'j-JVA  ri/'j  'jô^o-j.  Mfrà  5e  TK'jra  7ïp5pï;'T«4 
ETtsy.'yE  ^'jpiv.  -ny.do'vTyi  Stt'jy..  'Etï-^/Se  TTo'/E/y.îi,  kviï/ov  ttkvtkç, 
xariyoiy.v,  iveTzp/)76-rt7y.v  y.i  /3£'/3/C£.  'Eté^w  7Ta/£y  £i:v5^£  6y.u- 
fiK77ôj  £véTry£u7£v,  oJ7T£  aÙT«;  kxO=70y.t^  zù  "E75py.  /r/ûJ,  y.y.l  kt.ô 
/££,ia>&]v  7jVT£0f,vvA  éT:oir,ie  [In  Epislolnm  ad  Ucbraeos,  cap.  v, 
!lomil.  VIII,  4;  P.  G.,  LXIII,  74). 


Esdras  les  avait  soigneusement  gardées  avec  lui 
(xy.S'iy.tjzrn)  et  il  put  les  rendre  au  peuide'.  Autre  dé- 
formation chez  LÉONCE  DE  Byzance  :  Quand  Esdras 
revint  à  Jérusalem  il  constata  que  tous  les  livres 
avaient  été  brûlés  pendant  l'exil,  mais  on  rapporte 
qu'il  les  récrivit  de  ménioiie-. 

6.  —  Parmi  les  Latins,  Turtulmkn  parle  de  la  res- 
tauration des  documents  de  la  littérature  juive  par 
Esdras^.  Le  témoignage  de  saint  Jékùme  est  particu- 
lièrement intéressant.  C'est  à  jirojios  d'une  de  ces 
formules  ((  jusqu'à  ce  jour  »  qui  reviennent  à  plu- 
sieurs reprises  dans  le  fentuiciiqae,  notamment 
Veut.,  XXXIV,  G.  Le  «  jour  )>  en  question  doit  être  en- 
tendu du  jour  où  l'histoire  a  été  rédigée;  mais  peu 
importe  qu'on  applique  ce  terme  à  l'éiioque  de  Moïse, 
auteur  du  l'eiitateuque,  ou  à  celle  d'Esdras,  le  res- 
taurateur de  cet  ouvrage.  Comme  on  le  voit,  le  soli- 
taire de  Bethléem  ne  se  refuse  pas  à  admettre 
qu'Esdras  ail  introduit  dans  le  Penlateuque,  en  le 
rétablissant,  quelques  modilications  de  détail  '.  Enfin 
saint  Isidore  de  Skville  parle  d'Esdras  comme  du 
rénovateur  et  du  second  promulgateur  (aller  lator) 
de  la  Loi  brûlée  par  les  nations^. 

7.  —  ij  )  li  est  intéressant  de  mettre  en  relief  les 
principales  idées  qui  se  dégagent  de  ces  textes.  — 
n)  On  notera  d'abord  que  ces'Pères  ont  émis  leurs 
théories  sans  aucune  préoccupation  d'apologétique 
et  de  polémique  ;  on  ne  peut  donc,  en  aucune  manière, 
parler  de  concessions  faites  à  des  systèmes  et  à  des 
opinions  adverses.  —  h)  Aucun  d'eux  ne  songe  à 
nier  que  le  Penlateiif/ue  soit  l'œuvre  de  Moïse.  — 
c)  Ils  admettent  toutefois  que,  sous  sa  forme  actuelle, 
le  Pentateuque  ne  vient  pas  directement  de  lui. 
L'ouvrage  du  fondateur  de  la  nation  Israélite  a  subi 
de  nombreuses  vicissitudes  au  cours  des  siècles; 
comme  le  reste  des  Ecritures,  il  a  été  détruit,  brûlé 
durant  l'exil.  Pendant  plus  de  cent  ans,  la  tradi- 
tion littéraire  des  cinq  volumes  a  été  purement  et 

1.  'IiTO/iEfrcf  ôir.vÀ  Toùzc  Ttspi  Tou  "E7Spy.,  ÔTf,  «■nsio/j.ivav 
TùJ  ^£/5/£'wv  £^  £y./ji£/££V,ç  Tûv  Ày.fjiVy  xKi  Qlv.  Tfi'J  Tloïuypovtov  y.lyjj.u. 
ytiisiav,  aûri;  E^o^y^,  j. £>>ox(/j.o;  w  xy.l  £Ùj;uï;ç,  xài  àvayws-ïjs, 
£'j?ù/K5£  TTayrK  y.y.6  ' ky.UTÔ-j ,  y.y.i  /5£77Ôy  Tzp-^rivîyy.e,  xy.i  Tzy.aiv 
éySéSotx£j  y.vÀ  5Ùt&j^  Oiv.7fj]ÇzryA  tv.  (it^Mv.  [Synopsis  Scripturae 
Sarrae  Liber  XII^  Esdrae primas  ci  srcundus  :  P.G.jXXVIII, 
.'Î32).  —  A  propos  des  Psaumes:  0  yoûv  'EiÔ^k;,  7u-jy.yy.yùv 
TOÙTOl/ç  7r«yra;  TOÙ;  T<y,p  'ïy.y.7z'jU  z'. yr,p.éyo'Ji  tpulfAO^JZ^  eti  /m'v.v 
ajy£?»iK£  ^ij3).ov.{Lib.  XIII,  Psalteriùm  Danidit  ;  P.G.,  X.VVIII, 
332). 

2.  '0  51  'K7Spy.i  7-j-JZypy:py.ro  zh-j  1-ny.JOÙov  ySjz&iv' y.y.i  é).Oùv 
e/i  ZK  ^lip070%p.v.,  xy.l  ziip'^-j  on  Txy.yzoc  zv.  ^ijiM'y.  ^o-eyy 
y.y.uôivzy.,  hvcyy.  r,yjj.y.}/j)zi7Ô/^7yjy  y.Trè  p.vviy.r,i  'jéyezy.i  7W/ypKéy.7dy.i 
zv.  y.ji'  jit^).iy.[Ue  Sectis,  Actio  secundo,  viii;  P. G.,  LXXXVI, 
1212.) 

3.  Qui'madmodum  et  Hierosolyinis  Babylonia  expu- 
gnatione  deletis,  omne  instrumentum  judaicae  litteialu- 
rae  per  Esdrani  constat  re.stauraium  [De  cultii  foeminaj  uni 
Lib.   I,  cap.   III  ;   P.  L.  1,   1308). 

4.  Item  ill  fine  Deuteronomii  :  Et  defuncliis  est  Mnyses 
servus  IJi>iiiini  in  terra  Moab  per  verbiim  Domini,  et 
sepelioriuit  euoi  in  Gcth,  prope  (îomum  Phe^or,  et  nemo 
scit  sepiilcrum  ejus  nsque  in  dicm  istum  [Dent.,  xxxiv, 
Ti,  sec.  LXX).  Certe  liodierniis  die  s  illius  temporis  aesti  man- 
das est,  quo  liistoria  ipsa  contesta  est.  sive  Moysen  dicere 
volueris  auctorem  Penlaleticlii,  sive  Ezram  ejusdem  ins- 
lauratorf*m  operis,  non  recuso  [De  perpétua  virginitaie 
Deatae  MJiriae  advenus  Uetvidium  liber^  7;  P.  L.,  XXIII, 
190). 

5.  Artaxcrxes,  an.  Xt.  Esdras  incensam  legem  rénovai 
[Etymoloiiiarum  lib.  V,  De  legibus  et  temporibu.i,  cap. 
XXXIX, De  discretione  tcmporuni  ,quinla  ne  Las  :  P.L.,  LXXXll, 
22ti).  —  Esdras  sacerdos  Dji,  qui  a  plei-isque  Malachias, 
id  est  angélus  Dei  viicatur.  Ilic  sacrae  scriptor  extitit 
liistoriae,  atque  aller  lator  legis  post  Moysem,  namque 
posl  captivîtatem  legem  incensam  ex  gentibus  renovavit 
(De  orlu  et  obitu  Patrum,  cap.  lx  ;  P.  L.,  LXXXIII,  14G). 


699 


moïse  et  JOSUE 


700 


simplemenl  interrompue  ;  saint  Jean  Ghrysostome, 
il  est  vrai,  sait  qu'il  en  demeurait  des  fragments 
dont  on  a  pu  faire  usage  dans  la  suite.  —  d)  Notre 
fentaieuque  actuel  remonte  à  Esdras  et  à  l'époque 
d'Artaxerxès.  Le  prétre-scribe,  au  dire  de  saint 
Irénée,  de  Clément  d'Alexandrie,  de  saint  Jean 
CUrysostome,  rétablit  l'œuvre  de  Moïse  sous  l'in- 
fluence de  la  même  inspiration  divine  qui  avait  pré- 
sidé à  son  élaboration  première.  Les  autres  Pères, 
qui  ne  mentionnent  pas  explicitement  cette  inspi- 
ration, ne  doivent  pas  être  censés  la  méconnaître; 
les  données  de  IV  Esdras  ne  permettaient  pas  de  se 
méprendre.  La  seule  réserve  à  faire  concernerait  le 
Pseudo-Athanase,  au  regard  dmiuel  Esdras  aurait 
eu  en  sa  possession  un  exemplaire  de  la  Loi.  C'est 
l'œuvre  d'Esdras  qui  est  venue  jusqu'à  nous.  — 
d)  Aucun  de  ces  Pères  ne  précise  le  degré  de  confor- 
mité de  l'édition  du  prêlre-scribe  avec  celle  de  Moïse. 
Il  va  de  soi  qu'ils  admettent  plus  qu'une  conformité 
substantielle.  Mais,  si  un  exégote  tel  que  saint  Jérôme 
pai-ait  disposé  à  reconnaître  de  légères  modilications, 
rien  n'indique  la  mesure  que  l'ensemble  de  ces 
docteurs  prétendait  garder  '. 

8.  —  4°)  On  trouve  facilement  dans  la  tradition 
juive  uu  écho  de  la  légende  de  /  F  Esdras.  Qu'on  en 
juge  par  ces  deux  textes  du  Talmud  :  «  La  Tliorah 
était  oubliée  des  Israélites  jusqu'à  ce  qu'Esdras  vint 
de  Bal>yl<)ne  et  la  restaura  :  elle  était  oubliée  jusqu'à 
ce  qu'Hillel,  le  Babylonien,  vint  et  la  restaura  » 
{Soiiklia.  20").  «  Quoique  la  Thorali  n'ait  pas  été 
donnée  par  lui  [Esdras),  l'écriture  a  cependant  été 
écrite  par  lui.  »  (Sanhédrin,  io^) 

IL  Au  XVI'  siècle 

9.  —  I*)  Pendant  le  moyen-âge,  les  catholiques  se 
désintéressent  de  ces  questions;  mais  les  Juifs  font 
quelques  remarques  utiles.  Déjà,  tout  en  admettant 
l'authenticité  mosaïque  du  Pentatcuque,  les  JurFS 
TALMUDisTEs  faisaient  exception  pour  les  huit  der- 
niers versets  du  Deutéroiiome  (xxxiv,  5-i2;  récit  de 
la  mort  de  Moïse)qu'ils  attribuaientà  josué  (Cf.  Baba 
Batlira,  fol.  i4''-i5').  Au  xi'  siècle,  un  rabbin  espa- 
gnol, IsAAC  BEN  Jasus  (ySz-i  oS^),  avait  remarqué 
que,  dans  Geii.,  xxxvi,  3i,Ie  titre  de  la  liste  des  rois 
d'Edom  «  Voici  les  rois  qui  ont  ré^né  dans  le  pays 
d'Edom  avant  qu'un  roi  râsinàt  sur  les  enfants  d'Is- 
raël »  ne  pouvait  avoir  été  écrit  qu'au  temps  de  la 
royauté  Israélite;  il  assignait  ce  chapitie  ensaforme 
actuelle  au  règne  de  Josaphat.  Cette  opinion  ne  nous 
est  connue  que  par  Aben  Ezha  (io8y-u6j),   qui  la 

I.  Dès  ces  époques  loînt»iiies  toutefois,  on  tronve  des 
auteurs  qiii  s'en  prennent  à  l'authenticité  même  du  Pcn- 
lateuque.  Tout  en  distinguant,  parmi  les  lois  juives,  celles 
qui  venaient  de  Dieu,  celles  que  Moïse  avait  promulguées 
de  sa  propre  autorité,  celles  qu'avaient  promulguées  les 
anciens,  ProLÉMiîE,  disciple  de  Valenlin  {Lettre  à  Flora, 
citée  par  saint  Epiphane, //««/es.,  xxxiii,  n"  3-7).  ne  paraît 
pas  avoir  nié  que  la  rédaction  définitive  ne  soit  l'œuvre 
de  Moïse.  A  en  croire  saint  Ëpiphane  [Ilaeret.,  xviii,  n»  1) 
et  suint  Jean  Damascène  (Haercs..  six),  la  secte  judéo- 
cUiétienne  des  Nazaréens  professait  une  opinion  beau- 
coup plus  radicale  :  la  loi  donnée  aux  Juifs  par  Moïse 
didévait  de  celle  que  contient  le  l'enialeur/ue,  et  ce  livre 
n'était  pas  de  lui.  Mais  c'est  dans  les  Homkliks  Gléme.n- 
TINES,  écrit  gnostique  du  troisième  siècle,  qu'on  trouve 
les  données  les  plus  précises.  D'une  part,  saint  Pierre 
déclare  que  la  Loi  donnée  par  Dieu  à  Moïse  et  confiée  ora- 
lement aux  anciens  n'a  été  mise  par  écrit  qu  après  la 
mort  du  grand  prophète;  d'ailleurs,  successivement  per- 
due et  retrouvée,  elle  a  été  brûlée  au  temps  de  Nabucho- 
(lonosor.  Cette  assertion  ne  va  pas  sans  preuTes,  et  l'on 
s'appuie  sur  le  récit  de  la  mort  de  Moïse  que  ce  dernier 
ne  peut  avoir  écrit  (llomil.  m,  n»  kl).  D'autre  part,  des 
réserves  sont  faites  (Homil.  u,  u»  52)  sur  la  vérité  du 
contenu  de  cette  première  section  de  la  Bible. 


réfute.  En  revanche,  d'après  R.  Simon',  ce  célèbre 
docteur  juif  fait  des  réserves  sur  six  passages  du 
Pentaleuque ;  d'ailleurs,  afin  de  laisser  à  la  critiifue  le 
moins  de  prise  possible,  il  s'exprime  en  termes  assez 
équivoques.  D'après  lui,  la  formule  «  Le  Cananéen 
était  alors  dans  le  pays  »,  Gen.,xu,  6, a  été  nécessai- 
rement écrite  après  l'expulsion  des  terribles  adver- 
saires des  Israélites,  donc  longtemps  après  Moïse. 
De  même,  Gen.,  xxii,  i4,  la  remarque  «  d'où  l'on 
dit  aujourd'hui  :  «  Sur  la  montagne  de  Yahi\eh  il 
sera  vu  »,  n'est  pas  seulement  de  beaucoup  postérieure 
au  sacrifice  d'Isaac;  elle  ne  peut  se  placer  qu'à  iin 
âge  où  l'on  portait  un  intérêt  spécial  au  mont 
Moriah,  c'est-à-dire  après  Salomon  etla  construction 
du  Temple.  Demême,  Z/e»/.,  i,  i,  les  mots  h  de  l'autre 
coté  du  Jourdain  »  n'ont  pu  être  écrits  que  par  quel- 
qu'un qiti  vivait  en  Cisjordane,  non  par  Moïse  qui 
est  mort  dans  les  plaines  de  Moab.  Dans  Dent.,  m,  1 1 , 
la  reuiarque  relative  au  lit  de  fer  de  Og,  roi  de 
Basan,  ne  se  comprend  pas  dans  le  livre  d'un  con- 
temporain de  ce  roi.  Dent.,  xxxi,  g,  1  emploi  de  la 
3=  pers.,  Moïse  écrivit,  suppose  que  le  récit  est, 
non  de  Moïse,  mais  d'un  tiers.  Enfin  Aben  Ezra 
parait  avoir  fait  les  mêmes  remarques  que  les 
talmudistes  sur  Deut.,  xxxiv,  5-i2.  Comme  on  le 
voit,  ces  remarques  aboutissaient,  non  à  contester 
l'origine  mosaïque  du  Pentaleuque,  mais  à  relever 
des  additions  de  dates  diverses. 

10.  —  2°)  Ce  furent  les  assertions  des  premiers  pro- 
pagateurs (le  la  Réforme  qui  ramenèrent  l'attention 
sur  ces  difiiciles  problèmes.  Dans  un  essai ^  publié  à 
Wittemberg  (1620),  Carlstadt  fut  le  premier  à  se  ser- 
vir de  l'argument  du  style.  Constatant  que  Deut., 
XXXIV,  5-12,  qui  ne  pouvait  être  de  Moïse,  ne  trahis- 
sait pas  une  autre  main  que  ce  qui  précède,  il  en  con- 
clut à  la  légitimité  de  l'assertion  que  le  Pentaleuque 
n'avait  pas  été  écrit  par  le  grand  législateur.  Toute- 
fois la  mention  de  l'activité  littéraire  de  Moïse  et 
de  Josué  (Deut.,  xxxi,  g;  Jos.,  xxiv,  26),  le  récit  de 
la  découverte  de  la  Loi  sous  Josias  (II  Iteg.,  xxii), 
l'empêchaient  de  descendre  jusqu'à  Esdras.  L'auteur 
demeurait  inconnu.  —  De  son  côté,  Luther,  qui  avait 
remarqué  la  difficulté  de  Gen.,  xxxvi,  3i,  se  deuian- 
dait  quel  inconvénient  il  y  aurait  à  ce  que  Moïse 
n'eiit  pas  lui-même  écrit  le  Pentaleuque. 

11.  —  3°)  Le  premier  auteur  catholique  qni  envisa- 
gea le  problème  avec  quelque  précision  fut  André 
Mars;  son  ouvrage^  (1574)  fut  mis  à  l'index  donec 
corrigalur  (ibç)6).  Il  rapprochait  le  Pentateuque  des 

1 .  Cf.  Richard  Simon,  Histoire  Critique  du  Vieux 
Testament,  Livre  premier,  chap.  vu  (édit.  de  1685, 
p.  4'i  sv.).  C'est  nous  qui,  sauf  une  exception  ou  deux, 
soulii^nons  les  raisons  qui  militent  contre  l'authenticité 
mosaïque  de  ces  versets.  D'ordinaire  Aben  Ezra  emploie 
des  formules  évasives  ;  a  C'est  un  mystère  :  que  ceux  qui 
le  comprennent  ne  divulguent  pas!  »  Ou  encore  :  «  Vous 
en  comprendrez  le  véritable  sens  si  vous  concevez  le 
secret  des  douze  (sans  doute  de  douze  passages  qui  font 
difficulté,  ou  encore  de  Deut  ,  xxxiv,  1-12)  ». 

2.  De  Canonicis  Scripturis  libellus,  Wittemberg,  1520. 

3.  Josuae  imperalons  histuria  iliustrala,  Anvers,  1574, 
praef.  ,  p.  2.  Cf.  Migke,  Cursus  conip'ettts  Scripturae  iacrae. 
VII  [fn  Jnsitarn  Masli  Praefutio),  col.  853  :  «  Mlhi  certe  ea 
est  opinio,  ut  putem  Esdram,  sive  solum,  sive  nna  cum 
aequalibus,  insigni  pietate  et  eruditione  viris,  coelesti 
spii-itu  alilatum,  non  solum  hune  Josuae,  verum  etinm 
Judicum,  Regum,  alios,  quos  in  sacris,  ut  vocaut,  Bibliis 
legimus  libros,  ex  diversis  annalibus  apud  Ecclesiam  Dei 
conservatis  compilasse,  in  eumqvie  ordinem,  qui  jnm  olîm 
habetur,  redegisse  atque  disposuisse.  Quin  ipsum  eliam 
Mosis  opus,  quod  vocant  TTivrâr^j/^v,  longo  post  Mosen 
lempore,  interjectis  saltem  hic,  illic,  verboruni,et  senten- 
tiarum  clausulis,  veluti  sarcitum,  atque  omnino  explica- 
tius  reriditum  esse,  conjecturée  bonae  aiTerri  Facile  poa- 
«uiit.  Nam  ut  unam,  exempti  causa,  dicam,  Cariath-Arbe 


701 


MOÏSE  ET  JOSUE 


702 


écrits  qui  le  suivent  (/os.,  Jtid.,  Sam.,  He^.),  rédigés, 
d'après  lui,  |);ir  Jes  hommes  de  piété,  tels  qu'Esdras, 
à  l'aide  de  iiialéi-iaux  préexistants  et  sous  la  direc- 
tion du  Saint  Esprit;  de  ces  sources  il  relevait  la 
trace  dans  la  mention  du  livre  du  ïa.iar(Jos.,  x,  i3). 
Quant  au  Pi:/italeii/jue,  il  y  signalait  des  traits, 
selon  lui  évidents,  d'une  réduction  ou  de  remanie- 
ments postériouis  à  Moïse,  celui-ci  en  particulier  : 
fréquemment  la  Genèse  (xiii,  i«;  xxiii,  2,  ig;  xxxv, 
27;  xxxvn,  i/|)  parle  d'îlébron,  alors  que,  d'après 
Jos.,  XIV,  1/1  (cf.  Vos.,  XV,  l'ô,  i!i  ■,Jnd.,  I,  10),  cette  ville 
porta  jusqu'à  la  conquête  le  nom  de  Cariath-Aibé. 
—  Le  jésuite  BenoIt  Pekeira  (i5g4)  entrait  dans  le 
même  courant  d'idées'. 

III.  Au  XVir  siècle 

13.  —  1°)  Le  problème  prend  une  importance 
croissante.  Le  jésuite  Bonfrèrb(i625)- admet  que  de 
légères  additions  ont  pu  être  faites  au  i'eniateuque 
par  des  écrivains  sacrés;  puis,  s'appuyant  sur  Jos., 
XXIV,  26,  il  déclare  que  Josué  a  pu  faire  des  addi- 
tions à  la  Loi,  spécialement  au  DeiUéionome.  Le 
P.  TiBiN  (i06g)  devait  tenir  un  langage  analogue^. 

saope  illic  Hebron  norainatur  el  tameii  lioc  illi  ui-bi 
nouieu  a  Galebi  lilio  Hebr<me  iuipositum  esse  graves 
aucloi't^s  tratluierunt.  Quapropter  uecpic  divus  llierony- 
mus,  iti  actione  contra  Helvidiuni,  aliter  de  Pentateuchi 
scriptore  sentire  videtur.  Caeleruia  priscit»  temporibus 
apud  Ecclesium  fuisse  diiiriu  et  annaleo,  in  quibus  res 
gestos,  ut  quueque  notatu  dîgtiissimae,  ad  doctrinae 
sacrai  propagatioiieni  utilissimae  videbuntur,  continuata 
série  inscribebant  ii  qui  quoquo  tempore  elegariti  erudi- 
tione,  pietateque  praestantes  in  populo  Dei  vivebant,  satis 
docent,  cuui  aliae  quae  saepe  laudaatur,  quamvis  jaoi 
intei'ciderint,  Regum  liistoriue,  tuui  liljer  bellorniu 
Domini,  et  liber  Hecli,  in  quo  et  Josnac  nostri,  et  Samueiis, 
Saiilisque  geala  fuisse  inscripta  certum  est  ». 

î.  Prior  Tumus  Coninientat luruni  et  disputationum  in 
Genesini,  Lyon,  5«  éd.  1597,  t.  I,  p.  13-14  :  «  Ego,  ut 
credani  uiaximam  Penlateucbi  parteni  esse  Mosls,  uddu- 
cor,  tum  couseulietite  omnium  auctoritate,  lum  eliam 
quod  in  sacris  libris  Ex.,  xva  et  xxiv,  et  Deut.,  xxxi 
niulta  in  scriptis  Mosen  relit[ui8se  comi)erio...  Placet 
etiam  mibi  eorum  seutentia,  qui  existiiuaiil  hoc  Pentateu- 
cbum  longo  post  Mosen  tempore  inlerjectis  mnltifariam, 
verborum  et  sententiarum  clausulis,  veluti  sarcitani  et 
explieutius  reddilum,  et  ad  contiauandatn  liistoriae  seriem 
meJius  esse  dispositum  ».  Dans  le  dévoloppemeot  de  ce 
thème,  Pereira  suit  Maes  de   très  près. 

2.  Petilateuchus,  Anvers,  1G25,  p.  y.3-94  ;  Ayant  allégué 
certains  des  passages  qui  font  difficulté  sous  le  calame 
de  Moï^e  [Gfn.,  xiu,  IS;  xiv,  14;  Num,,  xii,  3;  xxi,  14, 
15;  etc.)  il  dit:  c<  Sed  nibil  vetat  dicere  haec  et  alias  id 
genus  paucuUis  sententias  postea  ab  Uagiographis  Scripto- 
ribus  locis  suis  additas  fuisse,  a  Moyse  toiuiu  horum 
librorum  corpus, exceptisbis  pauculîs,  quae  poslea  acces- 
sere,  esse  formatum  )ï.  — •  Josue,  Judlces  et  liutfi,  Paris, 
1()31 ,  p.  I.S.'i  (à  propos  de  Jos.,  xxiv,  26)  :  «  Scripsit  qnoqne 
arnnia  verba  /lacc  m  voLuniine  legls  Domini.  liitelli^ril,  ut 
recle  Masius  et  Serarius,  de  admonitionibus  et  stipula- 
tionibus,  (pios  Josue  in  praecedentibus  fecerat,  ac  populi 
deinde  i'e.<-pon8ionibus,  publicaque  reiigionis  suae,  quam 
fecerat,  pi-ofessione  ;  uno  verbo,  scripsit  Josue  verba 
rcnovati  foederis  aeu  quae  in  eo  dicta  factave  essent.  Sed 
quodnam  illiul  volumen  ?  Respondoo  volume»  istud  intel- 
lîgî,inquo  .Moyses  Deuterononiuni  consci'ipserat. . . ,  equo 
verisiuiiliter  Iticta  suiit  et  proposita  illa  praecepta  et 
judicia,  de  quibus  agit  versus  praccedens  ». 

3,  Conunentarius  in  Sacrant  Scripturain,  edit.  novîssima, 
Lyon,  1702,  t.  I.  p.  74.  A  propos  de  Deut.,  xxxiv,  6  :«  Et 
quibus  eliain  vcrbis  patet,  boeo  non  a  Moyse,  sed  ab  alio 
quopiam  buic  libi-o  inserta  fuisse,  et  verisimilius  a  .ïosue 
successore  ilîius,  et  rerum  post  morlem  ejus  gestarum 
«ccurato  scriplore,  ut  patebit  ex  Hbro  sequenti.  Quin  imo 
totum  hoc  caput.  et  plura  quoque  alia  loca  ab  eodem  Josue 
hînc  inde  in  Peiitateucho,  maxime  ubi  Moyses  effuse  lau- 
datur,  inserta  fuisse,  ]^lurimorum  est  opinio,  qui.>d  cen- 
seant,  viruni  tam  modestumiii  laudes  proprias  numquam 
ta  m  ample    excursurum  ».    On  lira  aussi  avec   intérêt  ce 


On  insistait  sur  Gen.,  xiii,  18  (yid.  supy.  11);  A'uni., 
XII,  3,  éloge  que  Moïse  n'avait  pu  écrire  à  son  propre 
sujet;  .Vu;»,,  xxi,  i4,  i5,  mention  el  extrait  du  Li^'re 
des  Guerres  de  ïahu'eh;  /  eu<.,  xxxiv,  5-ia,  récit  de 
la  mort  de  Moïse. 

13.  —  2°)  La  question  était  étudiée  avec  beaucoup 
plus  d'indépendance  chez  les  reformés.  Le  Hollandais 
Eriscoi'ius  (i65o)',  le  pliilosophe  anglais  Hobbks 
(i65i)-,  le  calviniste  Isaai;  i>b  la  PiiVRisnE  (i655)3, 
faisaient  des  constatations  et  émettaient  des  théories 
dont  plusieurs  ont  été  retenues.  Toulefois  c'est  avec 
B.vnucu  Spinoza  (1650)  ■  que  l'on  voit  s'esquisser 
un  sj'stème  proprement  dit  de  critique  littéraire  et 
historique. 

a)  Le  Pentateuque  actuel  ne  saurait  être  de  Moïse; 
la  manière  dont  on  parie  de  lui  à  la  6"  pers.,  les 
éloges  qu'on  lui  décerne  supposent  que  la  rédaction 
est  l'œuvre  d'un  tiers;  les  passages  tant  de  fois  allé- 
gués nous  reportent  à  des  dates  bien  postérieures 
au  grand  [)rophète.  —  /;)  Ce  n'est  pas  à  dire  que  le 
Pcnlateaqiie  ne  renferme  pas  de  traces  de  cette  acti- 
vité littéraire  que  des  textes  explicites  attriliuent  à 
Moïse.  On  ferait  volontiers  remonter  jusqu'à  lui  le 
Livre  des  Guerres  de  Yaluveh.  Spinoza  met  aussi  à 
part  le  Code  de  l alliance  (Ex.,  xx,  22-xxiii)  et  l'iden- 
lilie  avec  «  les  paroles  de  Yahweh  et  ses  jugements  », 
dont  il  est  question  £x.,  xxiv,  3,  /|.  Mais  cette  acti- 
vité est  impossible  à  préciser  par  delà  les  retouches 

qui  en  ont  atteint  les  résultats c)  L'œuvre  actuelle 

vient  d'Esdras  et  a  été  réalisée  eu  deux  étapes.  La 
loi  promulguée  par  le  prêtre-scribe  (A'e.,  viii-x)  n'est 
autre  que  noire  Deuiéronorue,  qui  forme  un  tout  à 
part,  dont  la  connaissance  était  particulièrement 
indispensable  au  peuple.  Après  l'avoir  publié,  Esdras 
l'inséra,  à  la  place  qui  lui  revenait,  dans  un  récit 
comprenant  toute  l'histoire  du  peuple  juif  depuis  la 
création  jusqu'à  la  ruine  de  JtTusalem.  Le  Penta- 
teuque se  trouve  ainsi  constituer  une  sorte  d'Intro- 
duction aux  autres  livres  historiques  du  Canon.  — 
d)  Pour  réaliser  son  œuvre,  Esilras  s'est  servi  de 
documents  anciens.  Mais,  d'une  part,  il  a  retouché 
les  sections  législatives  pour  les  mettre  en  harmonie 
avec  les  besoins  de  ses  contemporains;  d'autre  part, 
il  n'a  pas  coordonné  selon  une  méthode  précise  les 
extraits  historiques.  De  là  les  répétitions  et  les  inco- 
hérrncfs  que  l'on  peut  facilement  relever;  Spinoza 
s'attache  de  préférence  à  celles  qui  ont  trait  à  la 
chronologie. 

14.  —  3")  C'est  pour  lui  répondre  que  Richard 
SiMox  composa  son  Histoire  critique  du  Vieux  Tes- 
tament (i685).     —  fl)  D'après   le  célèbre  oratorien, 

iu;;emout  de  Cornélius  a  Lapide  [Commentaria  in  Penta- 
teuciium  Mitsin.  .-ir^umentunt .  édil.  Vives,  Paris,  1806, 
t.  I,  p.  27)  :  «  Ubi  adverte  Mosen  Pentateuchum  simpli- 
citer  coDscripaisse  per  modum  diarii  vel  annalium;  Josue 
tamen,  vel  quein  simitem  eosdcui  bos  .Ylosis  annales  in 
ordiiiem  digessisse,  distinxisse,  et  sent«ntias  nonnullas 
addidisse  et  întexuissen. 

Noter  que  Tirin  ne  parle  que  d'additions  fuites  par 
Josué. 

1.  Opéra  theotntiica,  Amsterdam,  1650.  I  Insîitntiones 
theologtcae  in  quatuor  libros  distinctac,  lib.  II,  De  Reve- 
laiione  Mosl  fada,  seciio  l.  De  leîfe  i\Tosis  in  génère,  p.49-G0, 
mais  surtout  sectio  v,  De  libris  Veterii  Tesiamenti,  p.  217. 
—  Œuvre  posthume;  Epi.-tcopius  était  mort  en  1643. 

2.  LevlatUan  or  the  niatter,  forme  and  power  of  a  Corn- 
monwealtit  ecclesiasticat  and  civil  :  Londres,  1651.  Part  III, 
cap.  xxxni,  Of  the  Nu/nber,  .-i ntit/uity,  Scope,  Aûihoriiy 
and  l  nterpreters  of  the  Books  of  ïfoty  Scripture,  p.  200. 

^i.  Praeadamïtae  sive  Exercitatio  r^uper  i^eraihus  12,13, 
î'i  capitis  t  Epistolae  D .  Patili  ad  Romanos,  1655  ;  Pars  I, 
lib.  IV,  cap.   i  el  II,  p.  16'.»-185. 

4.  Tractaius  tlieoloi^ico-poUticus,  1670;  cap.  viii-ix  ; 
édit.  Tauchnilz,  t.  III,  p.  125  «v.;  Irad.  Appuhn,  Paris, 
1913,  l.  II,  p.  180-190. 


703 


MOÏSE  ET  JOSUE 


704 


les  histoires  et  généalogies  de  la  Ce/ièse  se  présentent 
comme  si  Moïse  les  avait  prises  dans  quelques  livres 
authentiques  ou  empruntées  à  une  tradition  con- 
stante. Ces  documents  dilféraient  les  uns  des  autres 
quant  à  leur  style  et  leur  contenu,  même  lorsqu'ils 
se  rapportaient  à  un  même  sujet.  De  là  les  confusions 
que  l'on  peut  relever,  par  exemple,  dans  Gen.,  i,  ii, 
ou  encore  dans  le  récit  du  déluge  (Gen.,  vi,  i-ix,  17) 
D'ailleurs  on  peut  aussi  penser  à  des  déplacements 
des  feuillets  ou  rouleaux  sur  lesquels  les  livres 
étaient  écrits.  —  l)  Dans  Ex.-Deut.,  les  législations 
ont  clé  divinement  inspirées  à  Moïse  lui-même.  — 
c)  On  noiera  avec  un  intérêt  spécial  la  place  que 
Richard  Simon  fait  aux  scribes  de  Moïse.  Le  grand 
législateur  n'avait  pas  besoin  que  Dieu  lui  dictât  le 
récit  des  événements  qui  se  passaient  de  son  temps. 
Il  avait  sous  lui  des  scribes  qu'il  avait  établis  et  qui 
n'étaient  pas  sans  analogie  avec  les  scribes  publics 
des  âges  postérieurs.  Ce  sont  eus  qui  ont  rédigé 
pour  la  postérité  les  récits  des  faits  dont  ils  étaient 
les  témoins.  Ils  ont  ensuite  fait  des  recueils,  juxta- 
posant plusieurs  de  ces  récits  sans  se  préoccuper  de 
les  harmoniser  parfaitement.  Ce  sont  ces  recueils  que 
le  Penluteiique  nous  a  conservés;  ils  ont  une  autorité 
divine  parce  que  ces  divers  scribes  étaient  inspirés  ; 
on  peut  en  une  certaine  manière  les  attribuer  à  Moïse 
puisqu'ils  avaient  été  faits  sous  ses  ordres'. 

IV.  Au  XVIII'  siècle 

13.  —  L'œuvre  du  xviii'  siècle  fut  de  poursuivre 
d'une  façon  méthodique  les  résultats  précédemment 
obtenus. 

I")  Les  premiers  pas  furent  faits  en  ce  sens  par  un 
médecin  catholique  français,  Jean  Asinuc,  de  Mont- 
pellier. Il  développa  ses  idées  dans  un  livre  qu'il  pu- 
blia en  1  yôii  à  Biuxelles  sous  le  voile  de  l'anonyme  : 
Conjectures  sur  les  méintiires  originaux  dont  il  /jaraii 
que  ,1/ovse  s'est  servi  pour  composer  le  livre  de  la 
Genèse.  D'après  le  titre  même  de  l'ouvrajje,  Aslruc 
limite  son  examen  à  la  Genèse,  à  laquelle  il  adjoint 
toutefois  Ex.,  1, 11. 

a)  Il  part  d'un  fait  que  l'on  avait  sans  doute  remar- 
qué auparavant,  mais  sans  lui  donner  l'attention 
qu'il  réclamait  :  c'est  que,  dans  certaines  portions  du 
premier  li\  re  du  l'entatcuque.  Dieu  est  désigné  par 
le  nom  propre  Yalnveh,  tandis  que,  dans  les  autres, 
on  retient  le  nom  commun  Elohini.  —  h)  De  plus, 
alors  que  ses  prédécesseurs  avaient  surtout  insisté 
sur  l'unité  d'ensemble  de  la  Genèse,  Astruc  met  en 
relief  les  confusions  que  l'on  remarque  en  maints 
endroits.  —  <')11  est  d'abord  amené  à  distinguer  deux 
grands  documents  dont  il  suit  la  trace  depuis 
Gen.,  I  jusqu'à  E.v.,  11.  Us  sont  antérieurs  à  Moïse,  à 
l'exception  de  la  partie  renfermée  E.r.,  i,  11,  qui  est 
attribuée  à  Amram,  père  du  législateur  (Er. ,  vi,  20)  ; 
ils  alimentent  le  courant  principal  de  Ihisloire  pa- 
triarcale. L'un  deux,  A,  est  élohisle  ;  l'autre,  li,  est 

1.  R.  Simon  fut  attaqué  par  l'arminien  Jean  Lccleuc 
dans  l'ouvrage  nnoliyme  intitule  Sentiments  de  quelques 
th^olvi^ieiis  de  Hollande  sur  Vilistoire  critique  du  Vieux 
Testament  (Amsteidam,  1685,  surtout  p.  107-130).  A  la 
base  du  Pentateuque  sont  des  documents  de  caractère 
privé,  dont  plusieurs  peuvent  cire  antérieurs  ù  Jloïse. 
Faite  on  pays  chaldéen,  l'œuvre  de  fusion  serait  due  au 
prêtre  qui  fut  envoyé  de  l'exil  enseigner  aux  habitants 
de  l'ancien  royaume  de  Samarie  comment  honorer 
Ynliweh  (cf.  Il  Reg^.,  xvii,  ?,4-2S).  La  partie  essentielle 
de  l'œuvre  serait  constituée  par  la  Loi  découverte  au 
Temple  sous  Josias  (cf.  II  Reff.,  xxii).  Richard  Simon 
réfuta  ces  assertions  dans  Défense  des  sentiments  de 
quelques  théologiens  de  Hollande  (.Amsterdam,  1686),  sur- 
tout lettre  Yll,  p.  166-168.  Leclerc  atténua  plus  tard  ses 
opinions. 


yaliwiste'.  —  d)  A  côté  de  ces  documents  fondamen- 
taux, Astruc  en  distinguait  neuf  autres,  CM,  qui  se 
rapportaient  à  des  sujets  plus  accessoires  et  qui 
avaient  pris  naissance  dans  les  divers  milieux  avec 
lesquels  Moïse  avait  été  en  relation.  Ces  nouveaux 
documents  se  réduisent  parfois  à  des  fragments  de 
minime  étendue.  —  e)  Le  médecin  de  Montpellier  at- 
tribuait à  Moïse  la  première  coordination  de  ces 
documents,  qu'il  avait  disposés  en  quatre  colonnes 
parallèles.  Mais,  dans  la  suite,  tout  avaitété  mal- 
adroitement ramené  à  une  colonne  et  à  un  récit,  et 
c'est  ce  qui  explique  les  confusions  que  l'on  est 
obligé  de  constater. 

16.  —  2")  Astruc  avait  été  un  précurseur  : 

a)  Vite  trentaine  d'années  plus  tard,  Joiîann  Gott- 
i-iuKD  Eionnonx  (Einleitung  in  das  Aile  Testament, 
Leipzig,  17S0-1 783)  arrivait  à  des  résultats  analogues 
par  des  investigations  personnelles,  à  propos  des- 
quelles il  employait  pour  la  première  fois  le  nom  de 
Haute  Critique.  —  k)  Comme  Astruc,  il  distinguait 
dans  la  Genèse  un  document  élohiste  et  un  document 
yahwisle,  auxquels  il  en  ajoutait  trois  autres,  sinon 
cinq  (v.  gr.,  Gen.,  xiv  et  encore  Gen.,  xux,  1-27).  Le 
récit  du  déluge  lui  donnait  l'occasion  de  préciser  le 
caractère  littéraire  de  chaque  écrit  et,  par  exemple, 
de  noter  la  méthode  chronologique  de  l'élohiste. 
Eiclihorn  poursuivait,  lui  aussi,  l'application  de  son 
système  jusqu'à  Ex.,  11.  —  /5;  Il  ne  se  faisait  pas 
fort  de  déterminer  l'origine  des  documents.  11  pensa 
d'abord  que  Moïse  les  avait  utilisés  dans  la  rédac- 
tion de  Gen.  cl  d'Ex.,  i,  11;  ensuite  ses  allirmations 
furent  jilus  imprécises.  —  /)  A  la  différence  d'As- 
Iruc,  Eichhorn  s'occupait  du  reste  de  l'E.iude  et  du 
I.évitiqne  ;  mais  il  n'y  voyait  qu'une  collection  de 
documents  séparés,  souvent  incomplets  et  fragmen- 
taires, remontant  aux  temps  mosaïques;  il  ne  cher- 
chait pas  à  établir  des  connexions  entre  ces  pièces. 
—  h)  Karl  Davii>  Ilgek  poussera  plus  loin  encore 
l'analyse  de  la  Genèse  et,  au  lieu  d'un  élohiste,  en 
distinguera  deux,  qui,  comme  le  yahwiste,  formaient 
chacun  un  tout  indépendant,  avec  des  caractères 
})ropres  (Die  Vrkunden  des  jerusalemischen  Tempel- 
archivs  in  ihrer  Urgestalt,  I,  1798). 

3")  C'est  ainsi  que  l'effort  criticjue  du  xviii*  siècle 
aboutissait  à  l'exposé  d'une  Première  forme  de 
l'hypothèse  documentaire. 

V.  Au  SIX'  siècle 

17.  —  1°)  Le  xix'  siècle  devait  voir  se  poursuivre 
l'étude  du  l'cnlateuque  en  deux  manières.  D'abord 
on  allait  appliquer  aux  cinq  livres  qui  le  composent 
l'œuvre  de  critique  jusque-là  à  peu  près  exclusive- 
ment limitée  à  la  Genèse.  Ensuite  on  allait  coordon- 
ner en  systèmes  les  résultats  obtenus. 

2")  Malheureusement  on  commença  par  s'engager 
dans  des  hypothèses  fantaisistes  ;  leur  élaboration 
ne  fut  pas,  il  est  vrai,  sans  entraîner  la  constatation 
d'un  certain  nombre  de  faits  qui  furent  retenus  dans 
la  suite.  Uhypolhèse  des  fragments-  ne  fut  guère  au- 
Irechose  qu'unerégressionpure  et  simple.  Mais, avec 
Vliypothèse  des  compléments",  on  s'achemine  vers  la 

1.  Astruc  dit  :  jcho^iste. 

'2.  D'une  manière  générale,  Vhypoihèse  des  fragments 
substitue  aux  documents  continus  un  grand  nombre  de 
njorceaux,  plus  ou  moins  étendus,  réunis  et  mis  en  un 
ordre  tout  relatif  par  un  i-édacteur.  Les  principaux  par- 
tisans sont:  A.  Geddès  (17y2),  Vatku  (18ùi-lS05),  de 
Wette  (1805-1807),  Beuthold  (1813),  Hartmann  (183t), etc. 

3.  Dans  Vhypothèse  des  compléments,  on  met  à  la  base 
du  Pentateuque  un  noyau  primitif  ou  écrit  fondamental 
(Grundschrifi)  formant  une  histoire  complète  et  suivie, 
autour  de  laquelle  ont  été  rattachés  des  suppléments  de 
toute  sorte  et  de  toute  étendue.  Ses  principaux  partisans 


705 


MOÏSE  ET  JOSUE 


706 


Nouvelle  Hypothèse  des  Documents,  à  laquelle 
l'avenir  appartient.  Elle  consiste,  comme  l'ancienne, 
à  réduire  le  Pentuleuque  ou,  ainsi  que  l'on  com- 
mence à  dire,  \' Hexateuque  en  une  série  de  docu- 
ments suivis. 

18.  —  a)  Inutile  de  nous  arrêter  aux  essais  de 
GuAMnERG  {l.ibri  Gene.-^eos  seciincUuii  fontes  rite 
digriDscendos  adumbrat'w  noi'a,  1828),  de  Stahelin 
(h'rilisclie  L'ntersuchung  iiber  die  Genesis,  i83o),  de 
Blrek  (avant  son  adhésion  à  l'hypothèse  des  complé- 
ments, Beitràge  zii  den  Forschungen  l'iher  den  Penta- 
teucli  dans  Studien  und  Kritiken,  i83i),  de  Knobel 
{Kommentare  zur  Genesis,  iSSa  et  1860;  su  Exudiis 
und  I.e^'iticiif,  1867;  zu  Numeri,  Denteronumium 
und  Josiia,  1S61).  Il  y  a  même  assez  peu  de  résultats 
détiuilifs  à  recueillir  dans  la  théorie  proposée  par 
EwALD  {Gescliickte  des  Volkes  Israël  bis  Christus, 
i843),  revenu  de  l'hypothèse  des  compléments.  — 
b)  C'est  surtout  d'HKRMANN  Hupfeld  {J>ie  Quellen  der 
Genesis  und  die  Art  Huer  Zusammensetzung,  i853) 
que  la  critique  moderne  tient  sa  première  orienta- 
tion. La  Genèse  renferme,  d'après  lui,  trois  docu- 
ments :1e  Gr«/!(/st/ui/'((EcritfondamentaI)ouPre7n/e;- 
Elohiste,  dont  le  récit  commence  avec  la  création  et 
se  poursuit,  en  dehors  de  la  Genèse,  jusqu'à  l'entrée 
des  Israélites  en  Canaan  ;  le  Yalwiste,  qui  commence, 
lui  aussi,  avec  la  création  ;  un  second  Elohiste,  qui 
s'occupe  surtout  des  patriarches  et  présente  beau- 
coup d'affinités  avec  le  i'ahn  iste.  La  Genèse  est  due 
à  une  fusion  de  ces  documents,  dans  laquelle  le 
Yahtfiste  et  le  second  Elohiste  ont  été  plus  étroite- 
ment amalgamés.  Généralement  reproduits  mot 
pour  mot,  les  documents  ont  assez  souvent  subi 
des  corrections  et  des  modilications  en  vue  d'une 
plus  parfaite  harmonie.  —  c)  Theodor  Nôldekk 
(Untersuchungen  zur  Kritik  des  AUen  Testaments, 
1869)  appliqua  cette  théorie  à  V Hexateuque  tout 
entier  et  insista,  plus  qu'on  ne  l'avait  fait  jusque-là, 
sur  la  question  de  dépendance  et  de  chronologie. 
D'après  lui,  le  second  Elohiste  est  plus  ancien  que  le 
Yahivisle,  qui  lui  fait  des  emprunts.  D'autre  part,  il 
doute  de  la  légitimité  de  l'hypothèse  d'après  laquelle 
le  Grundschrift  était  généralement  considéré  comme 
antérieur  aux  deux  documents  précédents.  D'ailleurs 
l'origine  de  ces  trois  écrits  se  place  aux  x-ix*  siècles; 
ils  ont  été  réunis  par  un  rédacteur  qui  a  poussé  son 
œuvre  jusqu'à  Josué.  Le  Deutéronome,  qui  a  été 
introduit  ensuite  dans  ce  recueil,  est  de  peu  de 
temps  antérieur  à  la  réforme  de  Josias  (622).  Le 
Pentateuque  a  pris  sa  forme  définitive  sous  Esdras, 
qui  l'a  promulgué  et  fait  accepter  du  peuple. 

19.  —  dy  En  résumé,  les  critiques  dont  nous 
venons  de  parler  reconnaissent  les  quatre  documents 
auxquels  on  réduit  aujourd'hui  la  Loi  et  Josué,  Ils 
admettent  un  travail  progressif  de  fusion,  à  beau- 
coup d'égards  analogue  à  celui  qu'aujourd'hui  encore 
on  aime  à  décrire.  IVlais  ce  qui,  en  cette  première 
phase,  est  le  plus  caractéristique  de  la  Nouvelle 
hypothèse  des  documents,  ce  sont  les  dates  respec- 
tivement attribuées  aux  sources.  Si  l'on  adopte  les 
sigles  actuellement  en  vigueur  (J  =^  le  Yahwiste ; 
E  =  le  [second]  Elohiste:  P  ^  [du  mot  allemand 
Priesterkodex]  le  Premier  Elohiste,  aujourd'hui 
nommé  Code  sacerdotal  :  D  ^  le  Deutéronomiste), 
on  exprimera  l'ordre  de  succession  des  documents 
le  plus  généralement  admis  par  la  formule  PEJD. 
—  e)  C'est  en  ee  domaine  de  la  chronologie  que  les 
changements  les  plus  profonds  allaient  être  intro- 
duits par  Vhypotlièse  grafienne,  désormais  la  plus 
universellement  reçue. 

furent  :  Kelle  (1812],  H.  Ewald  (1823),  F.  Bleek  (à  partir 
de  183G|,  E.  TucH  (1838),  de  Wette  (à  partir  de  1840),  etc. 

Tome  III. 


VI.  Hypothèse  graflenne 

20.  —  1°)  Elle  est  encore  appelée  :  théorie  ne//- 
hausienne,  à  cause  de  celui  qui  davantage  a  contri- 
bué à  sa  précision  et  à  sa  diffusion;  liollandaise 
ou  allemande,  à  raison  de  l'origine  de  ses  premiers 
tenants;  théorie  du  développement,  à  cause  des 
principes  qui  sont  à  sa  base. 

21.  —  2°)  K.  H.  Graf  avait  eu  des  précurseurs. 
Surtout  en  la  personne  d'En.  Reuss,  professeur  à 
l'Université  de  Strasbourg  et  son  maître  (cours  en 
i833  ;  article  Judenthum,  dans  Jllgemeine  Encyklopd- 
die  de  Ersch  et  Gruber,  1869;  cf.  La  Bible,  Ancien 
Testament  ;  troisième  partie,  L'Histoire  Sainte  et  la 
Loi  [Pentateuque  et  Josué],  t.  I,  Introduction,  1879), 
qui  appliquait  plus  strictement  qu'on  ne  l'avait  fait 
jusque-là  le  principe  du  développement  religieux  à 
la  critique  littéraire  de  Vllexateuque.  Sans  parler  de 
Vatkb  (Die  Religion  des  Alten  Testaments  nach  den 
kanonischen  Biichern  entivickeli,  t.  I,  i835),  J.  F.  L. 
George  (/>/e  âlteren  judischen  Feste  mit  ciner  Kritik 
der  Gesetzgebung  des  Pentateuchs,  i83ô), 

23.  —  3")  K.  H.  Graf  (Die  geschichtlichen  Bûcher 
des  Allen  Testaments,  1866)  renchérissait  encore  sur 
le  principe  du  développement  posé  par  son  maître. 
—  a)  La  première  conclusion  qu'il  en  tirait  était  que 
le  code  lévitique  n'avait  pas  été  en  usage,  ou  même 
n'avait  pas  existé,  depuis  l'entrée  des  Hébreux  en 
Canaan  jusqu'à  la  prise  de  Jérusalem  par  Nabucho- 
donosor  (586);  il  constatait  d'ailleurs  que  ce  code 
n'était  pas  homogène.  —  h)  Le  document  le  plus 
ancien  e=t  VElohisIe,  c'est-à-dire,  non  seulement  le 
second  Elohiste  de  Hupfeld,  mais  la  partie  historique 
du  Grundschriftou  premier  Elohiste  (surtout  dans  la 
Genèse).  —  c)  Le  Yahis'iste  de  la  Genèse  n'est  qu'un 
simple  reviseur  de  VElohiste,  auquel  il  ajoute  des 
compléments  ;  il  serait  du  temps  d'Achaz  et  il  fau- 
drait lui  attribuer  Ex.,  xiii,  xx-xxni,  xxxiv.  — 
d)  C'est  Deut.,  iv,  ^o-xxviii,  68  qui  a  été  découvert 
en  622;  mais  les  chap.  xxi-xxv  sont  de  date  plus 
ancienne  et  pourraient  avoir  d'abord  formé  un  sup- 
plément à  l'Exode;  Jérémie  serait  peut-être  le  Deu- 
téronomiste, —  e)  En  tout  cas,  c'est  Ezéchiel  qui  est 
l'auteur  de  Zei.,  xvii-xxvi  (loi  de  Sainteté,  V^  des 
modernes)  et  d'Ei.,  xxxi,  12-17  ('°i  '^"  sabbat). 
D'autre  part,  une  portion  notable  du  code  lévitique 
n'est  guère  antérieure  à  Esdras,  si  elle  n'est  pas,  au 
moins  partiellement,  son  œuvre  :  Ex.,  xii,  1-28, 
/IS-ôi  ;  /.et'.,  i-xvi  (xi  renfermerait  vme  loi  plus  an- 
cienne); ixiv,  10-16;  Num.,  I,  48-x,28;  xv-xix  ;  xxviii- 
xxxi;  XXXV,  16-XXXVI,  i3.  —  f)  C'est  avec  Esdras 
que  le  Pentateuque  aurait  reçu  sa  forme  définitive. 
On  y  aurait  encore  ajouté  dans  la  suite  Lev.,  xxvii 
et  quelques  éléments  d'importance  secondaire.  — 
g)  Cédant  aux  critiques  de  Kuenen  et  autres.  Graf 
renonça  bientôt  à  séparer  les  parties  historiques  du 
Grundschrift  de  ses  éléments  législatifs  et  acheva 
ainsi  de  donner  à  la  théorie  la  forme  que,  pour 
ses  grandes  lignes,  elle  garderait  à  jamais.  A  la 
formule  P  EJ  D  on  substituerait  E  J  D  P. 

23.  —  à")  Dix  années  durant,  les  idées  de  Graf  ne 
trouvèrent  que  peu  d'écho.  Mais,  en  1876,  elles  reçu- 
rent une  adhésion  qui  allait  assurer  leur  succès  et 
leur  diffusion  :  celle  de  JuLius  W'ellhausen.  —  a)  Les 
principales  de  ses  œuvres  relatives  à  ce  sujet  sont  : 
Dié  Composition  des  Ilexaieuchs,  d'aiboTd  dans  Jahr- 
biicher  fiir  deutsche  Théologie  (iS'^è,  1877),  puis  dans 
Skizzen  und  Vorarbeiten  (i885),  enfin  à  part  (i88g)  ; 
article  Pentateuch  and  Joshua,  dans  Encyclopnedia 
Britannica  (i885);  Geschichte  Israels  (1878,  i883  et 
sv.);  Israelitische  und  jiidische  Geschichte  (1894  ; 
5'  éd.,  190^);  article  Ilexateuch  (revision  de  Pen- 
tateuch and    Joshua  par  l'auteur   lui-même),  dans 

23 


707 


MOÏSE  ET  JOSUE 


708 


Encydopaedia  Biblica  (1901).  C'est  surtout  des 
deux  derniers  travaux  que  nous  nous  inspirons.  — 
h)  Wellliausen  retient  la  distinction  déjà  classique 
de  trois  couches  dans  VHe.xateuque  :  le  .léhuviste  (JE; 
le  mol  est  formé  par  l'adaptation  des  voyelles  du 
mot  Z^/o/i /m  aux  consonnes  du  mot  Yah^veh:  Yeliowih) 
ou  document  prophétique,  formé  lui-même  par  la 
fusion  de  VElohiste  (E)el  du  Yahwiste  (J);  le  Deuiéro- 
7!ome(D);  le  Code  sacerdotal  (P).  —  c)  La  méthode  à 
adopter  pour  (îxer  l'ordre  de  ces  éléments  présente 
deux  aspects.  Il  faut  d'abord  comparer  entre  elles  ces 
trois  conciles.  Il  faut  ensuite  chercher  à  les  placer 
dans  leurs  relations  propres  at'cc  les  dii'erses  pliases 
de  l'histoire  d'fsrael,  telles  que  d'autres  données 
indiscutables  nous  permettent  de  la  reconstituer;  ce 
tiavail  ne  va  pas  sans  que  l'on  introduise  des  modi- 
fications nombreuses  dans  les  idées  traditionnelles 
touchant  la  composition  et  la  date  des  autres  livres 
bibliques.  — d)  Le  procédé  est  abrégé  si  l'on  regarde 
comme  acquis  que  la  date  du  Deutéronome  nous  est 
fournie  par  II  Iteg.,  xxii  (récit  de  la  découverte  du 
«  livre  de  la  Loi  »  sous  Josias);  on  a  alors  un  point 
fixe  autour  duquel  les  autres  peuvent  se  mouvoir.  — 
e)  Cette  méthode  doit  également  s'appliquer  aux 
parties  historiques  et  aux  parties  légales  de  VHe.ra- 
teiiqtie.  D'une  part,  en  effet,  JE  renferme  des  législa- 
tions {Ex.,  xx-xxiii;  xxxiv),  tandis  que  le  Deutéro- 
nome et  le  Code  sacerdotal  contiennent  des  sections 
historiques;  d'autre  part,  on  constate  dans  chaque 
couche  une  influence  réciproque  du  point  de  vue  légal 
et  du  point  de  vue  historique.  Wellhausen  toutefois 
insiste  surtout  sur  la  comparaison  des  lois,  notam- 
ment des  ordonnances  rituelles  (lieux  de  culte,  sacer- 
doce, taxes  sacrées)  avec  les  données  des  livres 
historiques  et  prophétiques.  —  /)  Voici  quelles  sont 
ses  conclusions  touchant  l'ordre  et  la  date  des  docu- 
ments. Non  sans  avoir  changé  d'avis,  il  regarde  le 
Yaln\iste  comme  le  plus  ancien  et  en  place  la  com- 
position en  Juda,  au  cours  du  neuvième  siècle  ; 
VElohiste,  qui  est  Israélite,  serait  du  huitième.  Il  faut 
d'ailleurs  remarquer  qu'il  s'agit  de  la  rédaction  prin- 
cipale de  chacun  de  ces  documents;  ceux-ci,  en  elVet, 
renferment  des  éléments  antérieurs.  Leur  fusion  en 
un  récit  par  le  rédacteur  jéhoviste  aurait  pris  place 
avant  le  Deutéronome.  Or  on  ne  saurait  avoir  de 
doutes  sur  la  date  approximative  de  ce  dernier 
écrit;  il  a  été  composé  fort  peu  de  temps  avant  sa 
découverte  par  Helcias,  en  622.  C'est  pendant  l'exil, 
ou  aussitôt  après,  qu'il  a  été  réuni  avec  l'histoire 
jéhoviste.  Quant  au  Code  sacerdotal,  dont  plusieurs 
éléments,  notamment  la  Loi  de  Sainteté,  remontent 
au  temps  de  l'exil,  il  est  allé  se  développant  pendant 
la  première  période  de  la  restauration  nationale.  11 
était  achevé  et  déjà  combiné  avec  les  autres  docu- 
ments avant  la  promulgation  de  la  Loi  par  Esdras 
(Wellhausen  adopte  pour  cet  événement  la  date 
de  440;  •!  se  peut  d'ailleurs  qu'Esdras  ait  eu  une 
part  danscelte  combinaison  définitive.Aussi  bien,  au 
moment  de  la  promulgation,  le  Pentateuque  était 
détaché  du  livre  de  Josué,  et  c'est  lui  seul  qui  a  été 
publié.  Quelques  suppléments  sont  postérieurs  à 
Esdras. 

84.  —  5')  L'hypothèse  de  Wellhausen  a  eu  une 
immense  diffusion.  —  a)  On  peut  dire  qu'elle  est 
aujourd'hui  classique  dans  le  monde  des  critiques. 
Les  Einleitung  in  das  Aile  Testament  de  C.  H.  CoR- 
NiLL,  H.  HoLziNGER  (^i>(/e(/Kno'  in  den  Ilexateuch),  de 
D.  C.  Stkukrnagel,  etc.;  les  Geschichte  der  Volkes 
Israël  de  B.  Staue  et  autres,  l'ont  vulgarisée  en  Alle- 
magne; elle  l'a  été  en  Angleterre  par  l'Introduction 
io  the  I.iterature  of  the  Old  Testament  de  S.  R. 
Driver,  en  France  par  l'Introduction  à  l'Ancien  Tes- 
tament de  L.  Gaiïtier.  L'accord,  ainsi  que  le  remarque 


ce  dernier  auteur,  s'est  fait  sur  le  nombre  des  sources, 
leur  nature,  leurs  caractères,  sur  la  façon  de  répartir 
entre  elles  le  contenu  des  cinq  livres.  —  b)  On 
signale,  il  est  vrai,  quelques  dissidences  partielles, 
concernant   les    dates    à    assigner   aux    documents. 

A.  DiLLMANN,  R.    KiTTKL,  W.  W.    BaUDISSIN,  C.   BrUS- 

Tos  ont  persisté  et  persistent  encore  à  soutenir  que 
le  Code  sacerdotal  n'est  pas  aussi  récent  que  le  pré- 
tendent Graf  et  Wellhausen.  D'après  Kiltel  (6'e- 
schichte  der Ilebrâer,  i"  éd.  1888;  d'après  la  traduc- 
tion anglaise  A  Ilistory  ofthe  Ilebreas  by  R.  Kittel, 
Ordinary  Professor  of  Theology  in  the  University  of 
Breslau,  translatedby  John  Tayloh,  D.Lit.,  M.A.  :  I, 
p.  2^-1 34),  les  plus  anciens  éléments  de  D  remon- 
teraient aux  dixième  et  neuvième  siècles  et  le  Code 
Sacerdotal  aurait  été  achevé  vers  l'époque  de  Jéré- 
mie;  on  trouverait  même  dans  ce  prophète  des 
traces  d'opposition  à  ce  travail  des  scribes.  Dans  sa 
seconde  édition  (1912),  Kittel  atténue  sa  thèse  pour 
ce  qui  regarde  la  rédaclion  finale  du  recueil.  — 
c)  En  dehors  des  exégètes  catholiques,  les  parti- 
sans de  l'authenticité  mosaïque  du  Pentateuque 
sont  en  nombre  très  restreint.  Au  xix'  siècle,  Franz 
Delitzscu,  après  avoir  soutenu  cette  thèse,  se  ratta- 
cha à  la  théorie  documentaire;  Hengstenbiïhg  (1802- 
1869),  Keil  (18071888)  et  Havernick  (i8i:-i845) 
sont  deiueurés  jusqu'au  bout  les  représentants  de 
l'opinion  traditionnelle  en  Allemagne.  A  notre 
époque,  l'Anglais  Haroi-u-E.  Wiener  s'est  fait  le 
défenseur  acharné  de  l'origine  mosaïque.  11  a  beau- 
coup insisté  sur  l'impossibilité  de  fonder  sur  les 
noms  divins  la  distinction  des  documents;  il  s'est 
pareillement  appliqué  à  battre  en  brèche  les  autres 
arguments  des  critiques  ;  mais,  il  faut  le  reconnaître, 
ses  discussions,  peu  courtoises  et  très  tranchantes, 
ne  lui  ont  pas  gagné  d'adeptes.  D'autres  exégètes, 
Orr,  Eerdmanns,  Klostermann,  Moller,  Halévy, 
ont,  pour  des  raisons  diverses,  rejeté  un  nombre 
plus  ou  moins  considérable  des  conclusions  des 
critiques,  mais  sans  pour  cela  revenir  aux  opinions 
traditionnelles'. 

VII.    Exposé  de  la  théorie  documentaire 

SS-  —  Telle  est  l'importanco  de  la  théorie  des  critiques 
que  nous  ne  pouvons  nous  dispenser  d'en  faire  un  exposé 
succinct. 

1°  Ses  fondements 

Elle  se  ramène  aux  points  suivants  :  —  A.  Le  Pentateu- 
que, sous  sa  forme  actuelle,  a  été  rédigé  longtemps  après 
Moïse.   —  B.   //    se   compose  de  documents   de    dates  fort 

1.  Pour  cet  exposé  de  l'histoire  des  systèmes,  nous 
avons  surtout  consulté  et  utilisé  ;  E.  Mangenot,  L'au~ 
tlienticité  mosaiçue  du  Pentateuque,  Paris,  1907  ;  J.  EsTLIN 
Carpenteh  et  G.  Hakfohd-Batteksby,  The  Uexaieuch 
according  to  the  Hevised  Version  arranged  in  lis  constituent 
documents  by  memhers  ofthe  Society  of  Historical  Theo- 
logy, Osford,  cdited  iyith  Introduction,  Notes,  .Marginal 
Références  and  Synoptical  Tables;  tomo  I,  1000.  — Nous 
nous  sommes  pareillement  servi  d'un  ouvrage  plus  an- 
cien, mais  utile  ù  lire  :  Edouard  Reuss,  L'Histoire  Sainte 
et  la  Loi  {Pentateuque  et  Josué),  dans  La  Bible,  traduc- 
tion nouvelle  avec  Introduction  et  Commentaires,  Ancien 
Testament,  troisième  partie,  1879.  —  Nous  avons  encore 
consulté  les  nombreux  exposés  qui  figurent  dans  les  diver- 
ses Introductions  à  l'Ancien  Testament  (surtout  Driver, 
G.vrTinR,  Steuernagel)  et  dans  les  divers  Dictionnaires 
et  Encyclopédies  bibliques.  Impuissante  contrôler  toujours 
les  systèmes  des  auteurs  dont  nous  ne  faisons  que  l'ap- 
porter les  noms,  nous  nous  sommes  appliqué  à  n'analyser 
aucune  opinion  que  d'après  les  ouvrages  mêmes  de  ceux 
qui  l'avaient  proposée  ;  en  quelques  cas  seulement,  les 
circonstances  nous  ont  contraint  de  nous  en  remettre  à 
des  résumés  antérieurs. 


709 


MOÏSE  ET  JOSUE 


710 


diverses.  —  Or  de  nombreux  indices  permettent  de  regarder 
ces  deux  positions  comme  solides. 

A.     Le     PliNTATKUQUE     A     KTÊ    Hl^DIGi:    LONGTEMPS     APltKS 

Moïse.   Ou  peut  à    ce   sujet  recueillir  des  indices    négatifs 
et  des  données  positives. 

S6.  —  ai  Indices  négatifs.  —  Nulle  part  le  Pettiateuquc 
ne  se  présente  lui-même  comme  l'œuvre  de  Moise  ;  bien 
plus,  nombre  de  textes  tendraient  à  faire  penser  qu  il  tient 
sa  forme  actuelle  d'un  auteur  distinct  du  grand  K'-gislateur. 

k)  Dans  Ex.-Nuni, ,  les  récits  parlent  constamment  de 
Moïse  a  la  3'  personne.  Si  l'on  en  juge  d'après  nos  pro- 
cédés de  composition,  rhypolhèsela  plus  naturelle  est  qu'on 
se  trouve  en  présence  d'un  narrateur  qui  nous  retrace  la 
carrière  de  Moïse.  Bien  n'invite  k  penser  qu'à  la  date  où 
Moïse  écrivait  et  dans  son  milieu,  le  stj'le  indirect  fut  la 
teneur  reçue  d'un  mémoire  personnel;  la  Bible  elle-même 
nous  fournit  des  indications  en  sens  contraire .  —  ,^)  D'autres 
indications  contribuent  à  afl'erniir  ces  impressions  :  Notices 
dans  lesquelles  l'intervention  d'une  tierce  personne  apparaît 
plus  sensible  :  "  Tels  Aaron  et  Moïse,  auxquels  Yahweh  a 
dit  :  Faites  sortir  les  fils  dlsrael  du  pays  d'Egypte,  selon 
leurs  troupes.  Ce  sont  eux  qui  ont  parlé  à  Pharaon,  roi 
d  Egypte,  pour  faire  sortir  les  fils  d'isracl  de  l'Egypte;  tels 
Moïse  et  Aaron  »  [Ex .  ^  vi,  26,  27;  cl.  aussi  Aum.,  xv, 
22,  23).  Epithètes  et  formules  de  louanges  qui  eussent  été 
étranges  sous  la  plume  de  Moïse  lui-même  :  «  Et  Yahweh 
donna  grâce  au  peujile  aux  yeux  de  1  Egypte  et  l'homme 
Moïse  fut  très  grand  au  pays  d'Egypte,  aux  yeux  des 
serviteurs  de  Pharaon  et  aux  yeux  du  peuple  »  (AV.,  xi,  3); 
«  Et  l'homme  Moïse  était  tout  à  fait  doux,  plus  que  tout 
homme  qui  est  sur  la  face  de  la  terre  »  (iVum,,  xii,  3; 
cf.  Deut.,  xxxiv,  10-12).  —  y)  Si  certains  textes  d'Ex.- 
Num.,  témoignent  de  l'activité  littéraire  de  Moise,  celle-ci 
est  toujours  limitée  à  une  péricope  précise,  facile  à  détermi- 
ner. Ainsi  on  lit,  Ex.,  xvii,  i4  :  "  Yahweh  dit  à  Moïse  : 
Ecris  ceci  en  souvenir  dans  [le]  livre  et  place-/e  dans  les 
oreilles  de  Josué,  car  j'effacerai  sûrement  le  souvenir 
d'Amaleq  de  dessous  les  cieux.  »  La  seconde  partie  du  ver- 
set montre  clairement  que  l'ordre  donné  par  Dieu  ne  vise 
que  le  récit  de  la  défaite  d'Amaleq.  Il  est  vrai  qu'on  parle 
du  livre,  et  l'on  pourrait  songer  à  un  ouvrage  d'une  am- 
pleur plus  considérable,  à  une  sorte  de  mémoire,  par  exem- 
ple, sur  lequel  on  eût  relaté,  à  mesure  qu'ils  se  produisaient, 
les  événements  les  plus  importants.  En  fùt-il  ainsi,  qu'on 
no  serait  pas  autorisé  pour  autant  à  identifier  cet  ouvrage 
avec  le  t*entateuque.  On  ne  saurait  même  s'appuyer,  pour 
soutenir  cette  identification,  sur  ce  fait  que  les  massoretes 
semblent  l'avoir  consacrée.  D'une  part,  en  eiïet,  si  l'exis- 
tence «  du  livre  0  était  démontrée,  il  serait  tout  aussi  natu- 
rel de  le  regarder  comme  l'une  des  sources  utilisées  par 
l'auteur  de  notre  Penlateuque .  D'autre  part,  la  lecture  avec 
l'article  déterminé  repose  uniquement  sur  la  ponctuation 
massorétique  {basstp^'ér).  Or  une  tradition  plus  ancienne, 
représentée  parles  Septante  (et';  /3(;;/<'ov  [var.  èv  /?(;ï/t'w,  AK], 
dans  un  livre,  b*sêp^'èr),  ignore  cet  article  déterminé;  on  ne 
saurait  donc  en  faire  le  point  de  départ  d'une  argumenta- 
tion trop  rigoureuse.  Ex.^  xxiv,  4,  à  son  tour,  vise  le  Code 
de  l  alliance  [Ex.,  xx-xxiii)  qui  précède  ;  Ex.,  xxxiv,  2^,  28 
se  rapporte  à  la  petite  législation  des  vers  10-2S  ;  Num.^ 
xxxiii,  1 ,  a  ne  concerne  que  la  liste  qui  suit.  —  o)  Le  cas 
du  Deutérononie  diffère  notablement  des  précédents.  Les 
chap.  i-xxx  ne  sont  qu'une  série  de  discours  dans  lesquels 
Moïse  s'adresse  directement  au  peuple  et  parle  de  lui-même 
à  la  i'^  personne.  Des  textes  ex[ilicites  attribuent  à  Moïse 
la  rédaction  do  ce  grand  coàQ:  Deut.,  xxvu,  2.  3  (cf.  vers.  8 
et /os.,  vni,  3o-35  ;  on  pent  se  demander  s'il  s'agit  seu- 
lement de  la  se-;tion  législative  [xii-xxvi],  ou  s'il  faut  pen- 
ser aussi  aux  discours  de  i-xi);  Deui,,  xxviii,  58,  61  et 
xxix,  19  (Vulg.  20),  20  (31),  26  (27),  28  {2(jl,  où  l'on  parle  du 
livre  renfermant  la  Loi,  les  menaces  de  maladie  et  de 
fléaux,  etc.  )  ;  Deut.,  xxxi,  9,  10-1 3,  24-27,  où  cette  loi  appa- 
raît écrite  par  Moïse  (les  vers.  16-22,  28-80  se  rapportent 
au  cantique  du  chap.  xxiini.  D'après  ces  indices,  on  est 
amené  à  conclure  que  Moïse  a  écrit  un  livre  de  lois  substan- 
tiellement identique  à  notre  Deuièronome  actuel,  que  ce 
dernier  en  renferme  des  extraits  littéraux  plus  ou  moins 
considérables.  Toutefois  en  parlant  de  Moïse  h  la  3*  per- 
sonne iDenf.,  I,  1-5;  iv,  /ii-43;  iv,  44-^'.  M  xxvu,  1,  Ç).  11; 
xXTiir,  fig  [Vulg.  XXIX,  il;  xxxi-ixxiv),  le  rédacteur  final 
semble  avoir  pris  soin  de  se  distinguer  du  grand  personnage 
dont  il  reproduit  les  paroles. 

S7.  —  b)  Indices  positifs.   —    Les  critiques   modernes 


ont  repris  les  remarques  qui  avaient  amené  nombre  d'anciens 
à  recunnailre  dans  le  Pcnlateuque  des  interpolations* pos- 
térieures à  lépoque  de  Moïse  et  ils  en  ont  allongé  notable- 
ment la  liste: 

Gcn.,  xii,  6  ;  «  Le  Cananéen  était  alors  dans  le  pays  (à 
Sichem  ;  cf.  xui,  7),  ce  qui  n'a  pu  être  écrit  qu'aprus 
l'expulsion  des  Cananéens  par  les  Israélites. 

Gen..  xni,  iS  (cf.  xxui,  2,  19;  xxxv,  2;j  ;  xxxvu,  i4)  :  meji- 
tion  d'Hebron,  alors  qu'au  temps  de  Moïse,  la  ville  s'appelait 
Qiryath-'Arba'  (Jos.,  xiv,   i5  ;  cf.  xv,  i3,  i4;  Jud.^  »,  »o;. 

Gen.,  XIV,  i4  :  mention  de  la  ville  de  Dan,  alors  qu'au 
temps  de  Moïse,  elle  s'appelait  Lésèm  (Jos.,  xix,  4?;  cf. 
Jud,^  xvu,  xvui). 

Gcn.^  xxxvi.  3i  ;  «  Et  voici  les  rois  qui  ont  régné  au  pays 
d'Edom  avant  qu'un  roi  ne  régnât  sur  les  fils  d  Israël  », 
n'a  pu  être  écrit  qu'après  rétablissement  de  la  royauté. 

Gen.^  XL,  i5.  où  Joseph  parle  du  «  pays  dos  Hébreux  », 
terme  inexplicable  avant  l'exode. 

Gen.^  L,  10  :  «  L  aire  d'Atad  au  delà  du  Jourdain  »,  locu- 
tion qui  ne  peut  provenirque  d'un  écrivain  établi  en  Canaan 
et,  par  conséquent  postérieur  à  Moïse  (cf.  Dent.,  1.  1,  5; 
m,  8;  IV,  4i.  46,  49  [eu  revanche  Deut.,  ni,  20,  25,  dans 
un  discours  de  Moïse,  la  locution  désigne  très  logiquement 
Canaan]  ;  i\um.,  xxu,  i:  [xxxn,  19^^  il  s'agit  de  Canaan]; 
xxxu,  19^,  3a  ;  xxxiv,  i5  ;  xxxv,  i4). 

Ex.,  XV,  19,  qui  semble  supposer  que  Jérusalem  est 
conquise  et  le  Temple  bali. 

Ex.,  XVI,  35,  qui  n  a  pu  être  écrit  qu'après  la  cessation 
de  la  manne,  par  conséquent  pas  avant  Josué  (cf.  Jos. ,  v,  12). 

Ex.^  XX,  10,  où  l'on  parle  de  «  l'étranger  qui  est  dans  tes 
portes  )),  ce  qui  ne  convient  pas  au  séjour  du  désert  (cf. 
Deut.,  v.i4). 

Ex.j  XXVI,  18,22,  où  le  Midi  est  désigné  par  néff^bàh^  fers 
le  néi^éb,  et  l'ouest  par  yammâh^  vers  la  mer.,  deux  exprès-' 
sions  qui  n'ont  de  sens  que  pour  un  auteur  établi  en 
Canaan. 

Num.,  XXI,  i4.  où  Ion  parle  du  Livre  des  Guerres  de 
Yahiveh,  sûrement  postérieur  à  Moïse  (il  doit  avoir  conte- 
nu les  «  guerres  de  iabweii  »  de  I  Sam.,  xviii,  l'j  ;  xxv,  28). 

Num..  XXIV,  7,  où  Balaam  annonce  la  victoire  sur  Agag, 
roi  d'Amalec  et  contemporain  de  Saul  (cf.  I  Sam.,  xv,  8,  9 
sv.). 

Deui.,  m,  1 1  :  La  présence  du  lit  d'Og,  roi  de  Basan,  à 
Rabbath  et  la  description  qu'où  eu  donne  s'expliquent  mal 
au  lendemain  delà  défaite  de  ce  roi  par  Moïse. 

Deut.^  m,  i4  '•  Ayant  conquis  le  pays  d'Argob,  Jaïr  «les 
[villages  de  Basan]  appela  selon  son  nom  Hawwoth-Yà'ir 
jusqu'à  ce  jour.  »  Celte  expression  ne  se  comprend  pas  sous 
le  calame  de  Moïse  à  propos  d'une  dénomination  qui  a  été 
donnée  de  son  vivant. 

Jos.,  X,  12,  i3  renferme  un  extrait  du  livre  du  îâïâr. 
Or  cet  extrait  ne  peut  avoir  été  fait  du  temps  de  Josué.  Le 
livre  du  Yasar,  qui  renfermait  entre  autres  éléments  l'élégie 
sur  la  mort  de  Saiil  et  de  Jonathas  {cf.  II  Sam.,  i,  18),  est 
d'une  date  bien  postérieure  à  celle  du  grand  conquérant. 

Sans  doute,  remarque-t-on,  il  est  telle  de  ces  remarques 
qui  n'est  pas  à  l'abri  de  tout  conteste.  Mais  les  critiques  esti- 
ment qu'en  les  considérant  dans  leur  ensemble,  on  ne  peut 
s'empêcher  de  conclure,  non  seulement  que  V IJexateuque  a 
reçu  des  additions  de  détail,  mais  encore  que  sa  rédaction 
est  de  beaucoup  postérieure  à  l'époque  de  Moïse  et  de 
Josué. 

58.  —  B.  Le  Pentateuque  est  composé  d'i'léments 
DR  DATES  FOWT  DiVEKPES,  —  Pour  mettre  en  relief  cette  pro- 
position, Wellhausen  insiste  ;  a)  sur  le  développement  de  la 
législation  relii^ieuse  :  i'i  sur  les  différences  dans  la  pré- 
sentation des  mêmes  faits  historiques . 

59.  —  a)  Développement  de  la  législation  relii^ieuse. 
—  On  s'attache  surtout  aux  lois  qui  concernent  les  lieux  de 
culte,  \e  sacerdoce,  les  redevances  sacrées.  Nous  ne  dévelop- 
perons à  cet  endroit  que  la  première  de  ces  considérations. 

Lieux  de  culte.  —  Nous  avons  sur  ce  sujet  trois  séries 
de  textes.  —  a)  £';r.,xx,  22-26 1.  D'après  ce  texte,  Yahweh 

1.  Des  critiques  regardent  les  vers  2'}^,  23,  où  l'on 
parle  aux  enfants  d'Israël  à  la  2'  pers.  plur.,  comme 
étrangers  à  la  rédaction  primitive  du  précepte.  D'autre 
part,  un  certain  nombre  d'auteurs  doutent  de  l'unité 
primitive  des  vers  2'i-26.  Il  en  est  même  qui,  à  raison  de 
la  place  occupée  par  toute  cette  ordonnance  avant  le 
titre  d'Ex,,  xxi,  1,  se  demandent  si  elle  n'était  pas  étran- 
gère à  la  teneur  originelle  du  Code  de  l'alliance. 


711 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


712 


est  prêt  à  venir  vers  les  siens  pour  les  bénir  et.  sans  doute, 
pourl-eoevûir  leurs  homiudges,  dans  lousles  l.eux  qui  seront 
consacrés  par  ses  interventions  et  son  souvenir.  C  est,  on  le 
voit,  l'allinnation  de  la  légiliniite  des  sanctuaires  mullit,les. 
Dans  ces  lieux  de  culte  on  olèvera,  pour  y  oûiir  les  holo- 
caustes et  les  s;.criliLes  paciliques  do  menu  et  gros  bétail, 
des  autels  laits  de  terre  ou  de  pierres  non  dégrossies;  ils  ne 
comporteront  pas  do  degrés.  -  ..=)  Ueut,  xn,  .-i4.  L  idée 
principale  de  ce  passage  est  que  les  Israélites  ne  devront 
avoir  Tiuun  seul  lieu  de  culte,  que  \ahweU  prendra  soin  de 
déterminer  ■  là,  et  là  seulement,  pourrout  s'accomplu-  les  actes 
spéc  liqueinent  rituels.  Une  diUérence  est  établie  entre  le 
te'iips  où  la  loi  est  formulée,  pendant  lequel  chacun  suit 
uniquement  les  directions  de  sa  conscience,  et  la  période  à 
laquelle  le  sanctuaire  sera  édiùr  au  lieu  choisi  par  \ahweh. 
Le  précepte  est  fondaaienUl  dans  la  législation  deuterono- 
mique  et  on  y  revient  en  une  série  d'ordonnances  de  détail  : 
XII  17-19.  26-28;  XIV,  22-27;  ^*">  '-8.  9-'^i  i3-i5,  iG-17; 
ivi'i,  S-i3;  xviii,  G-8;  xxvi,  i-ii.  — -/)  Lorsque  après  leur 
entrée  en  Terre  Sainte,  les  Israélites  concentreront  leurs  ado- 
rations autour  du  seul  lieu  de  coite,  ils  ne  feront  autre  chose, 
selon  une  autre  s.;rie  de  documents,  que  continuer  ou  re- 
produire ce  qui  existait  déjà  au  désert.  Au  cours  des  migra- 
tions en  effet,  les  liturgies  ne  se  développaient  qu'autour  du 
tabernacle  ou  sanctuaire  portatif  et  de  l'arche  qu'il  renfer- 
mait. Ejc.,  xxiv,  i5'-xxxj,  1 1  et  xxxv-xi,  contiennent  les  pres- 
criptions relatives  à  la  construction  de  ce  lieu  de  culte  et  le 
récit  de  leur  exécution  ;  ic  Li-iiti;ue  est  presque  tout  entier 
consacré  a  la  régleinentalion  dos  rites  qui  s'y  doivent  accom- 
plir (cf.  aussi  .\  "/M.,  1,  48-53;  11,  i-x,  10  ;  xvi-xix  [xvi  seu- 
iemenl  en  partie];  xivi,  ô^-Ca;  xxviii-ixx,  une  série  de 
législations  complémentaires  au  sujet  de  ce  même  taber- 
nacle).    ô)   Si,   appliquant  la  théorie    du  développement, 

on  compare  entre  elles  les  législations  A'E.r..  xx,  22-26  et  de 
Driti.,  xu,  on  ne  peut  manquer  de  conclure  à  la  priorité 
clironologique  de  la  première.  Le  précepte  deutéronomique 
est  un  précepte  de  stricte  observance,  de  rigoureuse  ortho- 
doxie; il  est  d'ailleurs  on  ne  peut  plus  favorable  a  la  sau- 
vegarde de  la  pureté  du  culte,  à  la  vigilance  et  au  contrôle 
qui  sont  si  utiles  pour,  maintenir  les  liturgies  à  1  abri  de 
toute  intrusion  de  paganisme.  On  n'aurait  jamais  abandonné 
ce  précepte,  dans  les  milieux  d'observance,  pour  lui  en  sub- 
stituer un  qui,  l'histoire  le  prouve,  devait  être,  en  Juda 
{Jcr.,  II,  20-25».  25!>-28;  m.  2.  «i.  9,  i3,  21,  aS,  24;  vu,  17,  ij>, 
3o-34;  xiii,  27;  etc.)  aussi  bien  qa  en  Israél  [Am.,  iv,  4,5; 
v,  4,  5;  vu.  9;  viu,  i4;  ix,  i  ;  Os.,  iv,  isiy;  v,  1-7:  vi, 
C-10;  VIII,  1-7;  etc.).  fécond  en  toutes  sortes  d'abus.  Au 
cmtraire,  on  envisagerait  facilement  l'ordonnance  concernant 
l'unité  de  sanclu;iiie  à  la  façon  d'une  réaction  contre  les  in- 
convénients qui,  à  certaines  époques  surtout,  étaient  la  consé- 
quence de  la  loi  trop  libérale  du  C'.de  de  l'alliance.  —  e^  Or 
l'uistoire  vient  confirmer  point  par  point  cette  remarque. 
Nieme  après  la  construction  du  temple  salonioiiieu  et  long- 
temps encore,  les  chefs  d'lsrai-1  agissent  comme  si  le  précepte 
d'£.r.,  XX,  22-n6  était  seul  on  vigueur.  Des  rois  pieux,  dont 
quelques-uns  très  zélés  pour  la  réforme  des  abus  (I  Heff., 
XV,  12.  i3;  xxii,  47).  no  songent  en  aucune  manière  à  détruire 
les  hauts  lieux  que  les  Israélites  ont  élevés  en  l'iionneur  de 
Yahweh  (I  Hes;.,  xv,  i4:  xxii,  44:  Il  H'-g-.  xii,  3,  4;  xiv,  3, 
4  ;  XV,  3,  4.  et  34,  33).  Si,  d'autre  port.  Jéroboam  1«- etses  suc- 
cesseurs complètent  le  schisme  politique  par  un  schisme 
religieux,  ce  n'est  pas  du  seul  fait  qu'ils  favorisent  les  sanc- 
tuaires de  Béthel  et  do  Dan  ;  c'est,  d  une  façon  très  précise, 
parce  qu'ils  s'efl'orcent  de  détacher  les  Israélites  du  grand 
sanctuaire  national  de  Jérusalem  (1  Reg  ,  xn,  26-3oj.  Des 
prophètes  d'ailleurs,  et  des  plus  illustres,  un  Elle  par  exemple 
li  Re£^,,  xviii,  3o-33),vont  jusqu'à  rétablir  les  sanctuaires  de 
Yahweh  que  leurs  adversaires  ont  abattus.  Aussi  bien,  les  fils 
d'Israël  se  croyaient  autorisés  à  ces  pratiques  par  des  exemples 
venus  de  très  haut;  quand  ils  écrivaient  l'histoire  de  leurs 
ancêtres,  ils  aimaient  à  raoutrer  les  patriarches  consacrant  les 
sanctuaires  en  honneur  par  leur  dévotion,  ou  même  à  leur 
en  attribuer  l'ofigine  {Gen.,  xii,  7,  8;  xni,  4^  ^xi,  33;  xxii, 
9;  xxvi,  25  [cf.  XLvi,  i];  xxviii.  10-22  [cf.  xxxi,  i3];  xxxi, 
46-54;  xxxiii,  20;  XXXV,  7,  i4)-  —  Çi  II  en  fut  ainsi  jus- 
qu'au déclin  du  vin"  siècle.  Encore  la  réforme  réalisée  par 
Ézéchias  (Il  Re^  ,  xviii,  4'  n'eut-elle  p.is  d'effet  durable. 
L'œuvre  ne  fut  reprise  que  la  dix-liuiiième  année  de  Josias(  622) 
après  que  l'on  eut  découvert  au  Temple  ce  «  livre  de  l'al- 
liance »  (Il  Re<;.,  sxii)  que  tous  les  critiques  identifient  avec 
ie  Deiiteronome.  Tous  les  hauts  lieux  furent  abolis,  tous  les 
objets  de  culte  communs   aux    Israélites  et  aux  Cananéens 


furent  détruits  (cf.  Deul.,  xu,  2-4)  ;  Josias  étendit  sou  action 
reformatrice  partout  où  il  put  faire  recoiinaitre  son  autorité 
(Il  Ueg.,  xxiii,  1-241.  C'est  ainsi  que,  par  celte  découverte  et 
j>ar  cette  réforme,  prenaient  lin  les  désordre^  quo,  depuis 
deux  siècles,  les  prophètes  Jenonçiiient  comme  coalaiiiinant 
la  vie  religieuse  de  Juda  aussi  bien  que  d'Israël.  11  va  de  soi 
qu'au  sentiment  des  critiques,  la  première  entrée  eu  vigueur 
du  Deutcrouonic  coïncide  avec  la  réforme  de  Josias  et  que  sa 
découverte  n'est  que  de  très  peu  de  temps  postérieure  a  sa 
composition.  —  ï;1  La  nouvelle  loi  se  réclamait  d  une  origine 
divine  et  du  nom  de  .Moïse  ;  son  existence  était  ainsi  reportée 
aux  débuts  mêmes  de  la  nation.  Dans  la  troisième  série  de 
te.vtes  que  nous  avons  rapportée  [vid.  supr,  y),  on  \a  plus 
loin.  Cette  loi  apparaif  en  vigueur  même  pendant  les  migra- 
tions du  désert.  A  cette  date,  le  tabernacle  tient  la  même 
place  que  le  temple  de  Jéiusalem  occupera  plus  tard.  De  la 
sorte,  le  culte  des  hauts  lieux  a  beau  paraître  appuyé  par  les 
exemples  des  patriarches  ;  il  est  opposé,  non  seulement  à  la 
loi  divine,  mais  à  la  pratique  des  temps  de  la  plus  grande 
ferveur  yAm . ,  v,  25  :  Os.,  xi,  i ,  3,  t^\  Jer,,  11,  3,  3  .  Toutefois 
on  remarquera  que,  dans  les  ordonnances  relatives  au  taber- 
nacle portatif,  la  loi  de  lunité  de  sanctuaire  n'est  pas  l'objet 
d'une  prescription  explicite;  elle  est  plutôt  tenue  pour  acquise, 
présupposée  ^cf.  Lei-.,  xvii,  1-9).  ^Vellhau5en  en  conclut  que 
le  Code  sacerdotal  suj)pose  déjà  réalisée  la  fin  poursuivie 
par  le  Deutéronome,  qu'il  veut  encourager  la  fidélité  à  une 
pratique  déjà  en  vigueur,  montrer  jusqu'à  quel  point  elle 
s  harmonise  avec  les  usages  suivis  aux  temps  nù  la  volonté 
divine  était  la  mieux  observée.  Comme  c'est  seulement  après 
l'exil  que  la  loi  de  lunité  de  sanctuaire  fut  appliquée  sans 
défaillance,  c'est  jusqu'à  celte  période  qu'il  faut  reparler  la 
composition  du  manuel  liturgique  suivi  au  désert. 

30-  —  b)  Dt/j'èrent  es  dans  la  présentation  des  mêmes 
faits  historiques.  —  Wellhausen  s'étend  beaucoup  moins  sur 
ce  sujet,  dans  l'article  de  V Encyclopaedia  Bihlica,  que  sur 
celui  de  la  législation.  —  «)  L'étude  et  la  comparaison  des 
sources  aboutit  à  constater  la  parfaite  correspondance  qu'elles 
présentent  entre  elles,  quant  à  l'arrangement  de  la  matière 
historique  qu'elles  renferment  et  quanta  de  nombreux  détails  ; 
c  est  précisément  à  cause  de  cette  parité  des  récits  qu'il  a  été 
possible  de  les  unir  si  étroitement  dans  un  livre.  La  reaUté 
est  que  ces  documents  apparaissent  comme  des  reprises 
successi\es  de  la  tradition  historique,  en  manifestant  le 
développement  graduel.  —  ;3)  Or  ce  que  l'on  constate,  c'est 
qu'en  reprenant  les  mêmes  événements,  chaque  documeat 
a  sa  manière  propre  et  très  nettement  caractérisée  de  les 
raconter.  11  est  inutile  de  développer  cette  considération  sur 
laquelle  nous  aurons  immédiatement  à  revenir. 

a°  Documents  et  travail  rédactionnel 

SI.  —  Les  principes  que  nous  venons  d'exposer  ont  ëlè 
retenus  par  les  disci[des  de  W'clihausen,  c'est-a-dire  par  la 
très  grande  majorité  des  représentants  de  la  Haute  Critique. 
C'est  sur  ces  principes  qu'est  l'ondée  la  distinction  des  docu- 
ments généralement  admise  ;  Elohiste,  Yaliwistc,  Ecrit  deu- 
teronomii/ue.  Ecrit  sacerdotal.  Assez  nombreuses  l<.)utefois 
sont  les  divergences  de  détail  ;  on  comprend  sans  peine  que 
nous  les  négligions  pour  nous  en  tenir  à  une  vue  d'ensemble. 
En  celle-ci  nous  nous  inspirerons  volontiers  du  dernier  tra- 
vail un  peu  compréhensif  qui  ait  paru  sur  le  sujet  :  Lehrbuch 
der  Einleitung  in  das  .itte  Testament  de  Cari  Stelerxagel, 
professeur  à  l'Université  de  Halle;  des  notes  signaleront  à 
l'occasion  les  divergences  un  peu  notables  des  autres  cri- 
tiques. 

33.  —  A.  Avant  les  documents.  —  a'\  Aucun  de  nos 
documeuts  ne  remonte  jusqu'à  l'époque  des  événements  qu'il 
raconte,  même  quand  il  s'agit  des  faits  do  la  période  mosaï- 
que. Tous  reposent  sur  des  traditions  orales.  —  b)  Ces  tradi-~ 
lions  étaient  d'origine  populaire.  Ayant  pris  naissance  autour 
d'un  souvenir  local,  s  inctuaire.  source,  etc.,  ou  encore  d'une 
institution  particulière,  elles  avaient  un  caractère  épisodique 
et  fragmentaire.  Remontant  à  des  dates  dilTéreutes,  elles 
portent  lempreinledu  milieu  intellectuel,  moral,  religieux  de 
ces  diverses  époques.  De  là  ;  tant  de  différences  de  f  rme 
(simples  lisles  généalogiques,  avec  ou  sans  notices  interca- 
lées; petits  récits:  anecdotes  plus  développées,  mais  encore 
très  sobres;  histoires  riches  en  détails;  etc);  les  niveaux 
divers  des  eonceplions  théologiques  (anthropomorpbismes 
naifs  de  certaines  ajiparitions  ;  anthropomorpbismes  plus 
relevés;  Dieu  restant  in\isible  et  transcendant,  tout  en  se 
'    servant  d'intermédiaires  pour  apparaître  aux  hommes  ;  etc.); 


713 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


714 


les  variantes  proprement  dil6s  {même  incident  attribué,  ici  à 

Abraham,  là  à  Isaac;  même  anecdote  localisée,  ici  à  Géraro, 
là  en  Egypte).  —  c)  Ces  trailitioiis  avaient  [>our  la  plupart 
un  car.ictère  sacré;  elles  tendaient  :i  signaler  une  action  très 
spéciale  de  Dieu  dans  l'histoire  des  anc^-tres  d'Israël,  dans 
la  fondation  même  du  peuple  et  d^ns  son  établissement  en 
Canaan.  —  d\  Ces  traditions  ont,  en  outre,  un  caractère 
esscntifllement  légendaire.  Elles  ont  trait,  en  eflet,  à  des 
faits  do  plusieurs  siècles  antérieurs  à  l'organisation  de  la 
nationalité  israélite  par  l'institution  de  la  royauté,  c'est-à- 
dire  à  des  faits  dont  on  n'a  pu  garder  le  souvenir  exact;  elles 
donnent  souvent  un  reliel  cgal  à  des  événoiuents  considé- 
rables et  à  des  incidents  sans  importance  ;  elles  multiplient  les 
miracles,  les  interventions  divines  et  angéliques.  Bref  elles 
sont  pareilles  aux  traditions  qui  existent  chez  tant  de  peuples 
touchant  leurs  origines,  pareilles  à  toutes  les  traditions 
orales  et  populaires.  —  e)  Ces  traditions  et  légendes  sont  de 
diverses  sortes.  Laissons  de  côté  les  mythea^  dont  on  parle 
à  propos  des  périodes  antérieures  à  l'àgo  mosaïque  et  même 
à  l'époque  patriarcale.  —  a)  Il  y  a  d  abord  les  légendes  que 
l'on  pourrait  nommer  historiques.  Elles  conservent  la  sub- 
stance du  fait.  Mais  elles  en  modernisent  l'aspect,  en  proje- 
tant sur  ce  fait  les  particularités  des  milieux  dans  lesquels 
elles  sont  nées  ;  les  liens  assez  lâches,  par  exemple,  qui  unis- 
saient les  tribus  à  l'origine  seront  représentés  sous  une  forme 
qui  évoquera  l'idée  de  l'unité  nationale  réalisée  au  temps  de 
Salojnon.  Elles  en  idéalisent  le  contenu,  en  transformant  en 
miracles  les  grands  événements  dans  lesquels  l'action  pro- 
videntielle était  la  plus  facile  à  diï^cerner.  —  /3)  Dans  les 
légendes  que  l'on  peut  appeler  semi-historiques,  la  substance 
même  du  fait  est  atteinte  ;  c'est  ce  qui  arrive,  par  exemple, 
quand  on  met  au  compte  d'un  héros  éponyme  les  traditions 
qui  concernent  les  tribus.  —  y\  On  distingue  encore  :  les 
légendes  étiologiques  [y.ixi'x,  cause),  qui  donnent  la  raison 
d'un  nom,  d'une  expression  populaire,  d'une  institution,  d'un 
usage;  d'ordinaire  elles  se  rattachent  à  des  légendes  plus 
étendues,  appartenant  à  l'une  des  catégories  précédentes. — 
5)  Certaines  légendes  servent  de  revêtement  à  une  idée  re- 
li  odieuse  :  l'épisode  du  sacrifice  d'Isaac  {Gen.,  xxn,  i-i4;  E) 
souligne  la  substitution  des  animaux  aux  premiers-nés  de 
l'homme  dans  les  sacrifices.  —  e)  L'histoire  do  Joseph  enfin 
nous  montre  comment  certaines  légendes  finissent  par  re- 
vêtir la  forme  d'un  véritable  roman  historique'. 

33.  —  B-  Le  Yahwiste.  —  a)  De  nombreux  indices 
marquent  que  ces  traditions  ont,  en  co  qui  concerne  leurs 
éléments  les  plus  nombreux  et  les  principaux,  pris  leur  furme 
à  l'époque  de  la  royauté  indivise,  au  temps  de  David  et  de 
Salomon.  Comme  elles  revêtent  nettement  les  caractères  de 
traditions  orales,  leur  transmission  de  bouche  en  bouche  a 
nécessairement  dépassé  la  date  du  schisme  ;  c'est  après  gi35 
'933  j  qu'elles  auront  été  fixées  par  écrit.  —  b)  On  s'imagine 
facilemontque  les  deux  royaumes  s  intéressèrent  à  ces  tradi- 
tions d'une  origine  commune.  De  fait,  chacun  d'eux  en  vit 
naitre  une  rédaction.  L'histoire,  qui  tient  la  place  principale 
en  ces  deux  documents,  a  le  même  objet  :  histoire  d  Israël 
et  de  ses  aïeux  depuis  la  création  jusqu'à  la  mort  de  Moïse 
(de  Josué).  Si  les  premiers  extraits  de  VEÎohiste  ne  remon- 
tent pas  au  delà  de  la  période  patriarcale,  ce  n'est  pas  une 
raison  de  croire  qu'il  no  renfermait  pas  primitiv^-ment  une 
section  consacrée  aux  commencements  du  monde  et  de  l'hu- 
manité. —  r)  Dans  les  deux  documents,  cette  histoire  est 
envisagée  au  même  point  de  vue  :  souligner  l'action  de  Dieu 
conduisant  les  événements  d'après  des  plans  très  précis, 
formulés  dès  l'origine  eu  des  prédictions;  triomphant,  pour 
les  réaliser,  de  toutes  sortes  de  difficultés;  faisant  ainsi 
éclater  sa  puissance,  sa  souveraineté,  sa  sainteté.  Le  plan 
peut  ainsi  s'exprimer  :  Abraham  choisi  du  milieu  de  l'huma- 
nité pour  devenir  le  père  d'une  nation  que  Dieu  traitera 
comme  son  peuple  et  à  laquelle  il  donnera  en  héritage  la 
terre  de  C;uiaan.  Les  difficultés  à  vaincre  sont,  entre  autres, 
la  stérilité  de  Sara,  la  migration  des  patriarches  hors  de  la 
Terre  Promise,  l'oppression  égyptienne  et.  d'un  autre  cuté, 
les  multiples  infidélités  d'Israël.  —  d)  Dans  les  deux  docu- 

1.  D'une  manière  générale,  M.  Lucien  Gautier  se 
montre  plus  réservé  dans  le  jugement  qu'il  porte  sur  la 
crédibilité  des  traditions  qui  sont  à  la  base  des  documents  ; 
il  nianifestc  ).orticulit'rement  celte  réserve  quand  il  s'agit 
du  yahi\'iste  et  de  V Eiohisie,  plus  spécialement  encore  à 
prq)Os  des  récits  concernant  la  période  mosaïque  (cf. 
IrUrt.duclion...,  2»  édit.,  t.  I,  p.  Î4't  st.}.  —  R.  DrivëR  ne 
traite  pas  ex  professa  celte  question. 


menta,  l'histoire  demeure  épisodique,  faite  de  sections  indé- 
pendantes comme  les  traditions.  D'ailleurs,  bien  quelle 
résulte  de  l'idée  dominante  du  document  beaucoup  plus  que 
de  la  rédaction  elle-même,  la  connexion  générale  est,  en 
certains  cycles  surtout,  admirablement  réalisée.  —  e)  On 
notera  enlin  que  les  deux  documents  présupposent  déjà  des 
sources  écrites.  VEL'hisle  moniionne  explicitement  le  Z-fcre 
du  y'a^ar  (Jos.,  x,  12  sv.)  et  le  Livre  des  Guerres  de  Yahivek 
[Num.,  XXI,  i4  sv  ) .  Il  serait  possible  de  relever,  soit  dans 
le  Yafi^visle,  soit  dans  l'^'/oZ/ti^e.  d'autres  extraits,  de  carac- 
tère surtout  poétique,  qui  remonteraient  ou  bien  aux  recueils 
que  nous  venons  de  citer  ou  à  d'autres  écrits  similaires. 

34.  —  f)  C'est  dans  le  royaume  du  Sud  ',  en  Juda,  que 
parut  le  premier  de  ces  documents,  le  y'ahiviste  (J).  Seul,  on 
efi'et,  il  renferme  les  traditions  propres  à  cette  fraction  du 
peuple  de  Dieu,  celles  notamment  qui  concernent  le  sanctuaire 
dllébron.  C'est  de  même  aux  institutions  religieuses  du 
royaume  du  Sud  qu'il  porte  le  plus  vif  intérêt  :  la  fête  du 
printemps  est  pour  lui  la  solennité  judéenne  de  la  Pâque. 
Toutefois,  en  tant  que  judéen,  il  n'admet  pas  la  légitimité 
du  schisme.  En  conséquence,  il  peut  à  l'occasion  s'intéresser 
à  ce  qui  concerne  le  peuple  tout  entier.  —  i^)  Postérieur  au 
schisme,  le  }a/itvi>;c  est,  comme  d  ailleurs  l'i'/o/d's/c,  certai- 
nement antérieur  au  Dentcronome,  ou  au  moins  à  sa  décou- 
verte (G22).  On  n'y  relève,  en  elTet,  aucune  influence  des 
lois  spécifiquement  deutéronomiques,  notamment  de  la  loi 
de  l'unité  de  sanctuaire;  aucune  trace  non  plus  de  certains 
épisodes  caractéristiques  conservés  dans  le  dernier  livre  du 
Peutateuqiie  (v.  g,  conquête  du  nord  de  la  Transjordane 
par  Moïse,  son  attribution  à  Manassé),  ni  du  style  de  ce 
document.  Bien  plus,  on  n'y  découvre  aucune  des  idées  ca- 
ractéristiques du  prophélisme  inauguré  en  Juda  par  Isaïe. 
C'est  donc  au  ix^"  siècle  que  le  Yakwisic  aura  vu  lo  jour.  On 
notera  que  Jos.,  XV,  03  etJud.^  i,  21,  qui  appartiennent  à  co 
document,  n'ont  pu  être  écrits  qu'à  un  moment  où  il  y  avait 
encore  des  Jébuséens  à  Jérusalem,  c'est-à-dire,  d'une  part, 
après  la  prise  do  lavi'lepar  David,  mais,  d'autre  prrt,  avant 
que  cet  élément  étranger  n'eût  été  expulsé  ou  absorbé  par 
Israi'l  :  celle  remarque  parait  bien  nous  reporter  dans  la 
première  moitié  du  ix"  siècle  2.  —  h)  En  exploitant  les 
sources  traditionnelles,  le  Vafnvisie  a  fait  son  choix,  il  a 
des  épisodes  qui  lui  sont  propres,  souvenirs  auxquels  peut- 
être  on  attachait  plus  de  prix  dans  le  royaume  du  Sud  :  seul 
il  raconte  l'attaque  de  iMoïse  par  Yahweh  (Eu\,  iv,  24-aG;,  la 
longue  résistance  du  prophète  à  la  parole  divine.  Il  a  sa 
manière  de  présenter  les  événements  qui  lui  sont  communs 
avec  VElohiste.  On  s'en  aperi^oit  surtout  dans  les  récits 
relatifs  à  l'entrée  en  Canaan  [Num,^  [éléments  de  xiii,  i-xiv, 
45];  XXI.  1-3  ;  /O.S.,  xni,  i3  ;  xv,  i3-  19,  63  ;  xvr,  9^  [?],  10  ; 
XVII,  ii-i3,[i4-i8];  XIX,  47  ;  Jud.^  i)  :  au  lieu  d'une  conquête 
en  masse  réalisée  par  lEst  sous  la  conduite  de  Josué,  il 
nous  présente  une  conquête  progressive,  commencée  par  le 
Sud,  due  à  l'elTort  isolé  de  chaque  tribu  ou,  en  certains 
cas,  :"i  l'efTort  combiné  d'un  groupe  de  tribus.  —  i'  Ce  n'est 
pas  tout.  On  perçoit  dans  l'utilisation  des  traditions  l'in- 
fluence de  certaines  préoccupations  théologiques  et  morales. 
Le  Yakivisie  laisse  subsister  des  anthropomorphisme*  encore 
naïfs  (cf.  Gen.,  m.  8,  ai,  22).  Mais  déjà  pourtant  Yahweh  ap- 
paraît à  Moïse  dans  une  flamme  de  feu  (£'.t.,  m  2);  il  appa- 
raît en  songe  {Gen.,  xxvi,  a4;,  il  intervient  par  le  ministère 
de  son  ange  {Gen.^  xvi,  7  sv!  ;  cf.  £'x.,  m,  2).  Dans  le  culte 
populaire,  on  critique  déjà  les  idoles  de  métal  fondu(;/'a.ssc/:''rt/i.' 
iV.,  XXXIV,  17)  ;  on  réagit  déjà  coiitre  les  idées  morales  par 
trop  primitives.  —  /)  A  noter  encore  les  préoccupations 
d'érudition  en  certaines  retouches  des  récits  tra<litionnels 
[Gen.,  Il,  10  sv.,  les  fleuves  du  paradis  ;  Gen.,  x.  divers  élé- 
ments dt  la  table  ethnographique;  etc.).  —  A^  Ces  dernières 
retouches  ne  sont  peut-être  pas  à  rattacher  aux  éléments  les 
plus  anciens  du  Yahwiste  (Ji).  On  distingue,  en  effet,  dans 

1.  L'unanimité  n'est  pas  complète  touchant  la  prove- 
nance du  Yahyviste:  des  critiques  renommés,  tels  que 
SiiiiBADER,  Reuss  et  KuKNTN  le  raltacheut  au  royaume 
du  Nord  (cf,  Cari  H.  Cohmll,  Einleitung  in  dus  Alte 
Testament,  §  11,  5).  Mais  l'autre  opinion  est  sûrement  pré- 
pondérante. 

2  II  y  a  pareillement  des  diverofences  touchant  les 
dates  respectives  du  Yahwiste  et  de  VElohiste.  Des  criti- 
ques qui  jouissent  d'une  hau'e  autorité  sont  favorables  ù 
l'antériorité  de  VElohiste  :  Dillmann  (E,  900-S50  ;  J,  750^ 
KiTTEL  (E,  900-850;  J,  830-SOO).  RiruM  (E,  'JOO-SoO; 
J,  vers  850).  Wei.i.hausen,  Kurnpn,  Stade,  placent  le 
Yahivisle  vers  850-800,  VElohiste  vers  750. 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


716 


715 

1-  .„„„nflalrp9  oui  d'oiUeurs  sont  de  ■ 
ce  document  des  ^°^'Yl.^.lZ''^,'Z,^^sïocle  .u  milieu  du 
dates  assez  diverses  et  ^^'^S^'^'^^^^  1^  „ison  collective  J^ 
v„.  (avant  C2.)  ;  on  les  S;°"P«/Jf.£,„^,  et  les  Nombres, 
Nous  n'y  insistons  Pf  ■  ""•  ^J^',"'  and  rôle  dans  la  Genè.r, 
ces  éléments,  qui  jouent  »»    ^f  f"   j^^e 

-i'S-^-V  UE^Va -7-  :    l: V:  aume  du  Nord  devait 

^•^•,~     „i    ses  œuvres  littéraires  consignant  par  écrit 

avoir,  lui  »"ssi    ses  œu^      ;„;  Qn  les  reconnaîtrait  parti- 

'^lT"'^'rt"l'impor^^^^^^ 

culièrement  a    'mp°r  ^  ^^^^_^^  ^^^^^^ 

pays    5'^'')=™''"''"^^   if:^     XX  J)  en  rapport  avec  l'usage  de 
temps,  loi  ="'^\^"'^'i.ia„f,ée'M'arche;  etc.  D'autre  part,  s. 
Sichem  ;  "^  on  ^nt^on  de      anctuaires  de  l'extrême  Sud. 
ces  ''^"'"^p"';,  °"et^     c  .ers  à  toutes  les  tribus,  elles  pardent 
f'T«nce'surTeU;u  du  culte  spécifiquement  judéen  d'Hebron_ 
le  ^''.«"^^«^"■^'^'^Xin  quelles  emploient,  ces  œuvres  sont 
*  "'T.   LZX   nom  général   d'£/oAi,«-  (E).  -  b)  De  la 
groupées   !»"«  "',,"/37ei)  les  fragments  se  laissent  surtout 
première  d  entre  f^^^J^^l  concernant  l'exode  (£x.  et  Num.). 
reconnaître  "^"^ ,  f^„'''7\".„rporé  les  prophéties  de  Balaam, 
C'est  elle  qui  ad  «'','^7 '"^^',P°fie  rèLe  et  les  victoires  de 
oracles  «  -"  oui  lès  entou7e  elt  nofablement  plus  récent 
David.  ^'''^''''■'^;''}ZTX\odeoù  Moab  s'étendait  au  Nord 
,1  nous  '""^P°7j,^j'^  >;  Tu  bien  aux  temps   antérieurs  à  la 
■^^  '  Yîe  d'Omrfters  S80)    ou  plus  probablement  aux  temps 

les  exploits  do  Jéroboam  il  l^verb    v>"'  t^  .   q 

feraZZe    E  a  fait  son  choix  dans  l'exploitation  des  ta- 

S.vrri"Kr.;™:x'5rr= 

Consiste  en  un  enRagement  basé  sur  la  loi  [Ex.,  xxi" ,  a?.'- 
EpTacè  la  promulg^^atfon  de  la  loi  «près  le  rite  q"'  do,  unir 
nieu  et  le  peuple'.  On  notera  encore,  dune  part,  que  J' 
eônsifne  lis  cycles  parallèles  d'Abraham  et  d'isaac  sous 
eur  form  prSitive  Isaac),  tandis  que,E^,(-™™«  ^  '^^ 
ranporte  sous  leur  forme  secondaire  (Abrahaml-  -  e)  Ve 
meTe  que  le  Va/nriste,  VElo/Uste  laisse  transparaître  dans 
Tut^^  isal"on  dos  traditions,  ses  idées  théologiques  e' morales 
et  elles  sont  plus  élevées  que  celles  dnral..,.e.  La  colonne 
de  eu  par  exemple,  le  symbole  de  larche.  les  nuages  qui 
voilent  ï)  eu  Tl'Ho^eb,  les  songes,  sont  autant  de  moyens 
l'u^uer   les    «nthropomorphismes  .D'autre  par.       auteu 

témoigne  d'une  plus  çrande  ant.palh.e  P»";, ''^^^^^^^''''^^'^é. 
lions  du  culte    populaire,  teraphim,  dieux  étrangers,  repré 
sentitionde  Dieu  sous  la  forme  d'un  taureau    sacrifices  hu- 
ntai^s    "es  sïèles   (masscb^'âl,)  ne  sont  le  plus  souvent  que 
Ses  svmbole     commémoratifs.  Enfin  E'^   éprouve  le  besoin 
d'atténuer  l'impression  causée  par  certains  actes  qui,  mis  au 
passif  des  patriarches,  lui  paraissent  en  desaccord  avec  son 
idéal  moral  déjà  très  élevé  (cf.  G«.,  xx,  12;  xxxi,  4-iJ). - 
V)  Les  préoccupations  d'érudition  sont,  à  leur  tour,  plus  fré- 
îlientesVue  chez  le  Valn.iste  :  noms  des  personnages  secon- 
daires  des   léeendes    iGen.,   xv,  2;    xxxv.   b  ;  Air.,    1,   lO), 
f^uci  de  la  couleur  locale  dans  le  récit  des  événements  qui 
se  sont  déroulés  en  Egypte  [Ge,,.,  xxxvn     36;  xl.    4i,  4&  , 
Ex     I    11-  etc).    indications   de  sources  littéraires  (A«m., 
xx/'il'  ni    de 'chronologie  (Ge«.,xT.  i3)  ;  etc.  —g)  A  no- 
'e^uss\  quelques  particularités  de  langage:  //o«i  au  heu 
de5,'««,  ■  Amnrrheen  au  lieu  de  Cananéen  :!  ffer  on  Ut  ro 
au  lieu  de  1Ifib''âb\  fih  de  R'-ui-l.  pour  désigner  le  beau- 
père  de   Merise;    sans  parler  des  noms   divins.   11  y  aurait 

1.  C'est  au  moins  ce  qui  ressortirait  A'Ex.,  xxiv,  12 
(ES  Cl),  qui  vient  après  le  récit  de  la  rénovation  de  1  aj. 
liance  (F..-.,  xxiv,  3-8).  D'après  E  (cf.  Ex.,  xx.x,  12),^  les 
lois  auraient  été  données,  non  pour  être  la  base  d  une 
alliance,  mais  comme  point  de  départ  d'enseignements 
et  de  décisions  destinés  au  peuple  (cf.  Ex.,  xviil,  \6-li, 
surtout  vers.  15,  16). 


encore  à  signaler  des  formes  spéciales  au  point  de  vue  de  a 
grammaire^  du  lexique,  du  style.  -  M  De  même  que  le 
^Yaln^iste.  \  Elohiste  [^^)  a  reçu  des  compléments  suc  essifs 
(E-').  Les  premiers  sont  de  peu  postérieurs  a  '»  rédaction 
principale  et  ont  pris  place  dans  le  royaume  du  Nord.  Mais 
S^rTs  ,22,  E--'  fut  admis  en  Juda,  ainsi  que  les  -"ts  Prophé- 
tiques avec  lesquels  il  présentait  tant  d'affinités.  On  verra 
dans  la  suite  qi'il  y  fut  entouré  de  toutes  sortes  d  eS«''d=- 
Les  derniers  éléments  de  E3,  sûrement  antérieurs  a  Ca.,  ont 
pu  éti^  ajoutés  dans  le  royaume  du  Sud,  et  il  n'y  aurait  pas  a 
être  surpris  d'y  reconnaître  l'influence  de  certaines  idées 
ludéennes.  .   ,      .  ,       , 

36.   —   D.   Code  de  l'alliance.    -   «)   Le  }«A.v<»(e   et 
l-£?o/,»(.  étaient  avant  tout  des  récits.  Ils  ren  erma.ent  néan- 
moins  des  éléments  législatifs    Celait,  pour  le  J.«'-'"«^;/ 
auil  y  a  de  plus  fondamental  dans  le  petit  code  d^x    xxnv, 
T.J.  Il  est  plus  difficile  de  dire  quelles  étaient  les  lois  pri- 
mitiv;ment  renfermées  dans  VEloln.te.  Qu  il  «"  contint  on 
en  a  la  preuve  dans   Ex  ,  xxxi,   18*1  .•   xxxii,   10  ,      b  ( E,  ) , 
xxxîv    1    4   28  (m  ;  XXIV,  .  2  (m.  -  b)  Ce  n'est  pas  le  Deca- 
l^lueiFx      À      -.7).  \.<>  Deutéronome  (v,   19  [Yulg.  22]; 
i  1  "d'entïfie  bien  a4c  le  contenu  des  deux  tables    e  pierre^ 
Mais  cette  identification  était  encore  inconnue  du  rédaceur 
(Rie)  qui  a  combiné  le  Yah.vistc  et  \  Elohi'te  ,   si  '  on  tient 
eornote  d'£r      xxx.v,   si  l'on  rapproche  Ex.,  xxxiv,    2-,    28 
dTx      xxxiv".',;  on  arrive  à  conclure  que  le  contenu  des  pre- 
ISes  tables  était   pareil  a  celui  des  deuxièmes     lequel  est 
renfermé  dans  Jïx.,  xxxiv,  1 1-26  (cf.  vers.  28  ).  D  autre  pan, 
emo  if  donné  a  l'observance  sabbatique  £x.,  NX,  1 1;  cf.  G^^^^^^ 
,    2    3i  prouve  que  le  D,!calogue  n'a  été  inséré  dans  1  Exode 
q^'a'pr  -savoir  slbi  linflyence  du  Code  -''-'''"'•'-• -J»^,^ 
n"est%asle  Code  de  Vailiance  (Ex.,  xx.  ^^ -^YjvVuhisU 
fonne-ictuelle^    Si,  en  effet,Re  l'avait  trouve  dans  1  £/oAis<e, 
U  ruraîrïas  songé  à  idemifier  '«  contenu  des  première 
tables  avec  celui  des  deuxièmes.  Mais  on  peut   al  er  clier^ 
chei  dans  £x.,xx.  22-xx,.i,  33  les    paroles   qui,  d  après  E- 
(F3      étaient   gravées  sur  les  tables    de   pierre.   Ce  seront 
elles  qùef  dehors  des  retombes  destinées  à  accentuer 
la  ressemblance,  se  rapprochent  davantage  du  contenu  d  Ex^ 
xxxtv     .  -26;  ckles   que  d'au.res    indices    encore    peuvent 
Sr  à  ratta<;her  au  récit  élohisto  :  Ex.,  xx,  ^i;  d-ms  E' 
XX    2>    23    2/,''  (dans  E'-);  xx,  2,5,  26  et  xxni,  io-i6    (+  peut- 

,onèé    à    élaborer  un  droit   civil  et  criminel.  — ,' 1  .",'^,*^^ 
uaifs' d'ordre  linguistique  invitent  à  ^iter  cette     égislation 
comme  originaire  du  royaume  du  Nord  ;  elle  «st  donc  ante 
rieure    à  722.   -  f)  On  ne  saurait  dire  au   juste  à  queue 

5^S';.râ*:!:'rfUrr.'.'r'Js;z 

nu-ri'or  fine  tous  les  commandements  se  présentaient 
comme  de  simples  énoncés  de  préceptes  sans  aucune 
auTgation  de  motifs  en  faveur    de   leur   observation     le, 

COHMLL    [au    moins    dan       a  4    ea  a^Mchte], 

r£?cA»^u  serait  antérieur  et  remonterait  aux  pre^ 
mfèrerpériodes  de  la  royauté,  sinon  aux  premiers  temps 
de  l'e^tablissement  en  Canaan  KiTXHL).^  ces  ordonnances 
nour?aît''p  ov^nir  desTo"!  de  SicLm  dont  il  est  question 
?:".  «iv^,  25:"6.  On  rapproche  £x.  xx  25  de  ce  qui  est 
dit  de  l'autel  de  Sichem, /oj.,  viii,  i^\i\. 


717 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


718 


Sériode  de  la  royauté  elle  remonte  ;  la  question  est  même 
autant  plus  complexe  que  le  recueil  est  composite.  Nul 
indice  ne  nous  ramène  à  la  période  mosaïque  ;  divers  traits 
nous  conduisent,  en  revanclie,  à  la  vie  sédentaire  et  agricul- 
luralo.  Que  si  l'on  place  la  rédaction  au  ix' siècle  ou  au  vin*, 
il  faudra  admettre  que  cette  législation  a  incorporé,  tantôt 
sous  leur  forme  primitive,  tantôt  sous  une  forme  adaptée 
aux  besoins  nouveaux,  nombre  de  décisions  juridiques 
depuis  longtemps  en  vigueur.  —  g)  Les  rapports  très 
réels  avec  le  code  de  Hammurapi  ne  peuvent  s'expliquer 
par  un  emprunt  direct  de  document  à  document.  Il  faut 
plutôt  penser  à  un  béritage  commun  des  vieux  temps.  De 
très  bonne  boure.  Babylone  a  été  en  rapport  avec  le  pays  de 
Canaan  et  lui  a  fait  subir  linfluence  de  sa  civilisation.  Les 
Cananéens  ont  pu  prendre  aux  Baljyloniens  diverses  déci- 
sions juridiques  que  les  Israélites  leur  auront  empruntées 
dans  la  suite. 

37. —  E.  Fusion  de  l'Elohiste  et  du  Yahwiste  (Rje). 
—  a)  Quand  l'Elohiste  fut  reçu  dans  le  royaume  du  Sud,  on 
ne  fut  pas  longtemps  sans  remarquer,  d'une  part,  les  nom- 
breux points  de  contact  qu'il  présentait  avec  le  Yaliwisic,  de 
l'autre,  les  compléments  qu'il  apportait  aux  souvenirs  judéens 
des  origines .  L'idée  devait  assez  naturellement  venir  de  com- 
biner ces  deux  récits  pour  obtenir  un  monument  plus  com- 
plet de  Ibistoire  du  passé.  —  b)  Cette  idée  fut  réalisée 
avant  622.  Sans  doute  les  sections  bistoriques  des  discours 
deutéronomiques  n'utilisent  que  E,  jamais  JE;  mais  rien 
n'oblige  à  penser  qu'après  la  fusion  des  documents,  les 
exemplaires  qui  les  renfermaient  a  l'état  isolé  aient  été  tout 
d'un  coup  supprimés.  D'autre  part,  si  Rje  s'était  mis  à 
l'œuvre  après  622,  il  lui  aurait  fallu  tenir  compte  du  Dt'uié- 
ronome  et  mettre  la  nouvelle  loi  mosaïque  parmi  les  pro- 
mulgations du  Sina'ï.  Or,  à  ses  yeux,  les  tables  de  pierre  ne 
contiennent  encore  que  les  seules  paroles  de  J  et  de  E3. 
— ■  c)  L'attitude  de  Rje  i)ar  rapport  à  ses  sources  a  été  très  va- 
riable. Tantôt,  comme  dans  la  premiore  partie  de  la  Genèsr, 
il  n'utilise  guère  que  J  ;  tantôt,  comme  dans  le  récit  de 
l'entrée  en  Canaan,  il  le  laisse  entièrement  de  côté;  ailleurs, 
c'est  une  question  de  simple  prédominance  en  faveur  de 
l'un  ou  de  l'autre  document  ;  parfois  ils  sont  employés  dans 
des  proportions  à  peu  près  égales.  —  d)  D'une  manière  gé- 
nérale, le  rédacteur  a  respect''  le  teste  des  sources.  II  en  a 
reproduit  le  langage,  le  style,  les  particularités,  les  diver- 
gences :  c'est  ainsi,  par  exemple,  que  l'on  voit  encore  le  nom 
d'Elobim  prendre  dans  E'  la  place  de  Yahweh  après  la 
vision  de  l'IIorob  {E.i\,  m),  tandis  que  E'-  adopte  avec  déci- 
sion le  deuxième  de  ces  noms.  Ce  respect  ne  l'a  pas  d'ailleurs 
empéclié  de  fusionner  si  étroitement  les  divers  éléinents  de 
son  récitqu'en  une  foule  de  cas  il  est  i\  peu  près  impossible 
de  les  séparer.  —  e)  Le  sigle  Rje  désigne  avant  tout  le  rédac- 
teur auquel  nous  devons  le  fond  do  l'histoire  jéhoviste  JE; 
mais  il  englobe  aussi  les  auteurs  auxquels  il  faut  attribuer 
les  retoucTies  et  surcharges  successives,  qui  sont  assez 
faciles  à  discerner.  Certaines  de  ces  retouches  sont  très  se- 
condaires. Les  plus  importantes  sont  celles  qui  ont  pour 
but  d'harmoniser  ces  données  divergentes  des  récits  que  le 
premier  rédacteur  avait  respectées.  On  en  trouve  un  spéci- 
men dans  Gf/ï,.  XVI,  8  sv.  D'après  J,  Agar  s'est  enfuie  avant 
la  naissance  d'Ismaèl  (Gen.,  xvi,  1-6)  ;  d'après  E,  elle  a  été 
chassée  après  la  naissance  d'Isaac  {Gcn.,  xxi,  9-1A).  L'n 
reviseur  a  établi  la  conciliation  en  faisant  revenir  Agar  après 
son  premier  départ  {Gen.,  xvi,  9). 

38.  —  F.  Le  Deutéronome.  —  a)  On  distingue  à  première 
vue,  dans  notre  Deutéronome^  un  corps  de  lois  [Dent.,  xii- 
xxvi)  et  des  discours  qui  les  encadrent  {Deut.j  i-xi  et  xxvii- 
XXX  ;  cette  dernière  section  est  mêlée  d'éléments  étrangers, 
v.  g.  chap.  xxvii,  et  suivie  d'un  appendice  composite,  xxxi- 
xxx;v).  —  A)  Après  en  avoir  éliminé  les  surcharges, 
M.  Steuernagel  ramène  les  lois  à  six  groupes  :  ï.  Lois  de  cen- 
tralisation du  culte  :  xii,  i3-2S;  xiv,  22-29  (auquel  se  ratta- 
chent les  fragments  liturgiques  de  xxvt,  i-ii,  i2-i5)  ;  xv,  19- 
23;  XVI,  i-i^  ;  II.  Lois  des  /",ifc.«,  réglant  les  questions  de 
justice  et  concernant  les  juges  de  profession  :  xvi,  18-20  ; 
XVII,  8-i3;  XIX,  i5-2i  ;  III.  Lois  de  la  guerre  :  xx,  1-20 
lo-i^;  IV.  Lois  d'/iumanité 


;  ïxi, 
xv,  1-18;  xxn,  1-4,  6-8;  xxm, 
21  (20),  25  (a'i),  26  (zS)  :  xxiv. 


10  (Vulg.  1.5),  17  (16),  20  (19; 

6,  10-22  :  XXV.  1-4  ;  V.  Lois  des  anciens^  attribuant  des  fonc- 
tions judiciaires  aux  anciens  de  la  cité  :  xii,  i-i3;  xxi,  1-9 
l5-2i  ;  XXII,  13-29;  XXIV,  1-5;  xxv,  5-!o;  VI.  Lois  d'abonii- 
natinn^  prohibitions  motivées  par  la  formule  «  car  c'est  une 
abomination  à  Yahweh  »  :  xvi,  21-xvii,  i  ;  xviii,  9-12;  xxn,  5; 
xxiii,  19  (Vulg.  i8j;  XXV,  i3-i6;  [xxn,  g.12].  —  c)' C'est  en  622 
que  le  Deutéronome  parait  pour  la  première  fois  dans  l'his- 


toire. G  est  du  Deuli!ronome,  en  effet,  qu'il  s'agitdans  ce  récit 
de  la  découverte,  de  la  promulgation  et  de  l'application  du 
«  Livre  de  la  Loi  »  qui  ligure  11  Iteg.,  xxu-xxiii  et  dont  les 
éléments  fondamentaux  '.xiii,  3,  4",  S^,  8-i4,  i5»...,  i8aba, 
19a»/,  aoaab;  xxiii,  i-4a».',  6-8»,  11-12»,  i3,  14I',  i5,ai-23)et 
ctrtalnséléments  secondaires  (v.  g.  xxiii,  5,  S*",  10,  12'»,  i4») 
sont  absolument  dignes  de  foi.  Tous  les  critiques  et  la  plu- 
part des  autres  cxégètos  sont  d'accord  sur  l'identificaton 
foncière  du  «  livre  de  la  Loi  »  avec  le  cinquième  tome  de 
notre  Pcntatcutiue.  —  d)Ma\s,  au  regard  de  M.  Steuernagel, 
l'identilication  ne  porte  que  sur  les  parties  les  plus  fonda- 
mentales de  la  législation  (Urdeuteronoutiuiu).  c'est-à-dire 
sur  les  groupes  I,  V,  V'I.  Encore  une  distinctiim  s'inipose-telle. 
Ce  qui,  à  beaucoup  près,  était  le  plus  caractéristique,  c  était  la 
loi  de  centralisation  du  culte  ou  de  l'unité  de  sanctuaire. 
Elle-même  n'apparaissait  pas  comme  entièrement  nouvelle  ; 
on  la  pouvait  traiter  comme  une  reprise  et  une  codification 
de  l'essai  do  réforme  du  pieux  roi  Ezëchias.  (Juant  aux 
lois  des  anciens  (V)  et  aux  lois  d'abominations  fvi),  elles 
étaient  loin  d'être  totalement  ignorées  auparavant.  L'Urdcu- 
teronomium  (Di)  se  ramènerait  ainsi  à  :  Deut.,  xii,  i3-28; 
XIV,  32-29:  XV,  19-23;  XVI,  1-17,  21,  22;  xvii,  1,  2-7(.'); 
xviii,  9-12  ;  XIX,  i-i3,  i4  (?)  ;  XXI,  1-9,  i5-2i,  22-23  (.');  xxii, 
5,  9-29;  XXIII,  i-i5(.'Vulg.  XXII,  3o-xxiii,  i4),  18  (1 1-)]  19 
(18),  22-24  (?  21-23);  XXIV,  1-5;  xxv,  5-io,  i3-i6;  xxvi, 
i-  j5  J].  C'est  ce  document  qui  aurait  été  promulgué  en  622', 
—  e)  Mais  à  quelle  date  en  remonte  la  composition  ?  L'au- 
teur auquel  nous  nous  attachons  rejette  l'hypothèse  d'une 
pieuse  fraude,  chère  jadis  à  un  trop  grand  nombre  de  criti- 
ques. La  prohibition  des  '«.ii-rim  et  des  efféminés  (û««(. , 
XVI,  21  ;  xxiii,  i8[i7l  I9[i8])  nous  ramène  en  deçà  ^  900 
(cf.,  I  Ileg.,  XV,  12,  i3,  la  réforme  attribuée  à  Asa)  ;  la  prohi- 
bition du  culte  de  Moloch  (Dent.,  xviii,  10)  nous  fait  des- 
cendre jusqu'au  temps  d'Achaz  (cf.  II  Lteg.,  xvi,  3)  ou 
deManassé  (cf.  II  rieg.,x-xi,  (i).  Avec  l'interdiction  du  culte 
des  astres  (Deut.,  xvii,  2-7)  nous  serrons  de  plus  près 
encore  la  date  de  ce  dernier  roi  (cf.  II  Reff.,  xxi,  5);  c'est 
là  de  nouveau  que  nous  ramène  la  comparaison  de  la  loi  de 
lunitéde  sanctuaire  avec  la  réforme  d'Ezéchias.  h'Urdeute- 
ronvmium  aurait  donc  été  composé  au  début  du  règne  de 
Manassé,  vers  697.  —  f]  11  est  probable  que,  des  l'origine, 
celte  loi  se  présentait  comme  mosaïque.  C'était  par  une  de 
ces  fictions  littéraires  dont  l'antiquité  ne  se  faisait  aucun 
scrupule.  On  entendait  dire  parla  que  la  nouvelle  loi  n'était 
qu'une  simple  application  à  des  besoins  nouveaux  des 
principes  posés  par  le  fondateur  et  le  premier  législateur 
de  la  nation'.  Ici  la  fiction  souffrait  d'autant  moins  d'ob- 
jections que  l'œuvre  était  aussi  peu  personnelle  que  possible. 
11  n'y  avait,  en  réalité,  de  personnel  que  le  groupement 
des  lois.  Celui-ci  fut  fait  pour  un  but  très  précis.  La  réaction 
de  Manassé  contre  les  réformes  religieuses  d'Ezéchias,  la 
faveur  accordée  au  syncrétisme,  aux  désordres  moraux 
auparavant  censurés  dans  Mi.,  vi.  vu:  autant  de  maux  qui 
appelaient  une  protestation.  L'auteur  de  D'  recueillit  dans 
le  legs  du  passé  les  lois  les  plus  aptes  à  constituer  un 
véritable  programme  de  réforme.  Mais  les  temps  deve- 
naient si  mauvais  qu'il  n'csa  pas  publier  son  œuvre  ;  en 
attendant  de.s  jours  meilleurs,  il  la  déposa  au  Temple.  C'est 
là  qu'IIelcias  la  trouverait  en  (>22.  — g)  On  notera  qu'au 
regard  de  M,  Steuernagel  et  contrairement  à  l'opinion  de 
beaucoup  de  critiques,  D'  n'a  aucunes  relations  de  dépen- 
dance avec  le  Code  de  C  alliance  :  les  lois  communes,  dont  la 
présence  ne  s'explique  pas  par  des  remaniements  concilia- 
teurs, proviendraient  d'une  même  source  perdue. 

39-' —  h)  Devenu  loi  d'Etat,  D'  jouit  aussitôt  de  la  plus 
haute  estime  parmi  les  partisans  du  culte  orthodoxe  de 
Yahweh  ;  ceux  qui  avaient  quelque  influence  la  mirent  en 
œuvre  pour  accréditer  ces  ordonnances.  De  là  les  discours 
dans  lesquels  on  encadra  la  législation.  Le  premier  est  D-b, 
dont  il  ne  nous  reste  que  le  prologue  qu'il  faut  chercher  dans 
Deut.,  IV,  45;  v,  i-4,  =0-28  (Vulg.  23-3i  )  ;  ix,  g-xi,  28.  Il  est 
rédigé  à  la  2"  pers.  plur.;  le  texte  législatif  qu'il  encadrait 
était  celui  de  D',   avec   déjà    ses  premiers  suppléments.  — 

1.  En  recueillant  et  en  codifiant  les  lois  des  groupes 
I,  V,  VI,  le  rédacteur  auquel  on  doit  V Urdeuleronomium 
avait  déjà,  selon  toute  probabilité,  ajouté  des  remarquas 
destinées  à  mettre  ces  ordonnances  en  rapport  avec  la 
situation  qu'il  envisageait.  De  très  bonne  lieure,  de  nou- 
velles additions  fournirent  des  précisions  nouvelles. 
Parmi  ces  additions,  il  faudrait  mettre  en  première  ligne 
les  péricopes  munies  d'un  point  d'interrogation  ;  mais  les 
autres  elles-mêmes  n'ont  pas  été  exemptes   de   retouches. 


719 


MOÏSE  ET  JOSUE 


720 


i)  La  deuxième  édition  est  celle  de  D'à.  11  en  reste  un  long 
prologue  (I,  I»,  5-iv,  2  [3,4  sont  additionnels]),  en  grande 
partie  historique  (1,  5-iii,  29,  mais  aboutissant  (iv,  1,  2)  à 
une  exliortalion.  C'est  après  cette  osliortation  que  venait  le 
texte  législatif  (xii,  8-12  parait  en  provenir).  11  était  suivi 
d'un  épilogue,  dont  les  éléments  hoinilétiquos  sont  conservés 
Deul.,  iv,°ô-S,  dont  divers  éléments  historiques  sont  renfer- 
més dans  Dent.,  ïxxi-mxiv.  La  seconde  édition  était,  comme 
la  première,  à  la  2'  pers.  du  plur.  C'est  entre  ces  deux  édi- 
tions qu'il  faudrait  distribuer  ce  qui,  dans  la  section  législa- 
tive no'.is  a  été  conservé  des  rédactions  à  la  2'  pers.  plur.  — 
/)  En  revanche,  la  troisième  édition  (D-c)  était  à  la  2'  pers.  du 
sing.  et  avait  un  caractère  surtout  homilétique.  Sans  parler 
do  quelques  versets  de  X  et  xi,  les  éléments  du  prologue  sont 
à  cheicher  dans  Dfid.,  vi,  4->x,  7,  ceux  de  1  épilogue,  dans 
Deiit.,  xxviii-xxx.  Comme  la  plus  grande  partie  de  la  légis- 
lation actuelle  est  rédigée  à  la  a»  pers.  sing.  on  doit  penser 
que  le  texte  nous  en  est  parvenu  surtout  sous  la  forme  qu  il 
revêtait  dans  D'-c.  Cette  édition  renlermail  beaucoup  d'ordon- 
nances qui  ne  figuraient  pas  dans  les  précédentes,  notam- 
ment les  lois  d'huiiianilé,  les  lois  de  la  guerre,  les  lois  des 
ju^es,  empruntées  à  d'autres  codes  qui  ne  nous  ont  pas  été 
conservées.  Par  ces  additions,  par  d'autres  plus  secondaires, 
on  rendait  la  loi  de  plus  en  plus  apte  à  gouverner  les  détails 
de  la  vie  civile  et  religieuse.  —  Aj  Dans  les  sections  histori- 
ques, les  divers  éditeurs  suivent  constamment  le  récit  élohiste, 
qu'ils  devaient  encore  posséder  à  1  état  isolé.  D  autre  part, 
les  péricopes  homilétiques  qui  remontent  sûrement  à  ces 
éditions  ne  font  pas  d'allusion  à  l'exil.  On  est  ainsi  amené  à 
penser  que  D-b,  D-a,  D-c  ont  suivi  d'assez  près  la  promul- 
gatiorvdo  D';  ces  éditions  sont  vraisemblablement  anté- 
rieures à  600,  voire  à  605'.  Tant  qu'elles  ont  subsisté  à  l'état 
indépendant,  ces  éditions  ont  reçu,  en  leurs  diverses  parties, 
de  nombreux  compléments.  Le  travail  de  fusion  s'est  fait 
sans  doute  pendant  1  exil;  il  a  d  abord  abouti  à  l'union  de 
D'-b  -\-  D-'c;  1  addition  de  D'-a  est  un  peu  postérieure.  C'est 
le  texte  législatif  de  D'c  qui  l'a  emporté  ;  dans  les  prologues 
et  épilogues,  l'œuvre  de  combinaison  a  entraîné  des  sup- 
pressions dans  chacune  des  éditions.  L'œuvre  composite 
ainsi  réalisée  a,  à  son  tour,  reçu  nombre  d'additions,  d'élé- 
ments secondaires.  Il  faut  spécialement  noter  le  grand  Con- 
tique  {Dent.,  xxxi,  ilj-22;  XXXI,  2S-XXXI1,  47)*-  —  ')  La 
littérature  deutéronomique  se  présente  avec  des  traits  net- 
tement caractéristiques.  Elle  a  son  style  i>  elle,  aisé  à  re- 
connaître, et  dont  les  particularités  sont  décrites  dans  toutes 
les  Introductions.  Elle  a  son  allure  générale,  à  la  fois  incli- 
née vers  le  légalisme  et  encore  très  pénétrée  d'esprit  pro- 
phétique. Elle  se  fait  remarquer  par  ses  hautes  idées  théo- 
logiques et  morales  (cf.  Juif  [Peuple],  dans  Dictionnaire 
ApoloL;étique...  (t.  I',  col,  iS^^-iSSo).  —  m)  Le  Deutéronome, 
en  ses  codes  et  en  ses  homélies,  ne  traçait  pas  seulement 
des  règles  de  vie.  Il  posait  des  principes  qui  permettaient 
une  appréciation  de  l'histoire  :  sa  lecture  n'avait-elle  pas 
éveillé  dans  l'âme  de  Josias  le  sentiment  de  la  culpabilité  de 
la  nation,  depuis  tant  de  siècles  infidèle  à  ces  volontés  divines  ? 
Le  nouveau  document  fournissait  ainsi  des  bases  de  juge- 
ment très  solides  ù  ceux  qui,  écrivant  I  histoire  du  peuple 
choisi,  se  préoccupaient  d'y  reconnaître  l'action  de  Dieu.  De 
fait,  tous  les  livres  historiques  furent  soumis  à  un  travail  de 

1,  Dans  les  parties  des  homélies  qui  sont  exemptes  de 
retouches,  on  ne  trouve,  en  effet,  aucune  allusion  pré- 
cise à  l'exil  et  aux  diverses  catastrophes  politiques  qui, 
depuis  607,  éprouvèrent  le  malheureux  pavs  de  Juda. 

2.  On  peut  dire  que,  dans  l'état  actuel  de  la  critique,  il 
y  a  tendance  à  affirmer  le  caractère  composite  de  la  sec- 
tion légale  du  Deuiêronome  et  à  faire  une  histoire  com- 
pliquée du  travail  de  fusion  qui  l'a  unie  aux  homélies  qni 
l'encadrent.  La  tendance  est  fréquente  chez  les  exégètee 
allemands;  M.  Lucien  Gautikr  semble  vouloir  l'acclima- 
ter chez  nous.  Mais  nulle  part  la  solution  du  problème 
n'est  poussée  avec  autant  do  détail  ni  yjeut-étre  d'une 
façon  aussi  systéuialique  que  chez  M.  Steuernagel.  En 
revanche,  S.  R.  Driver  maintient  l'unité  substantielle  de 
la  partie  légale  (Dent.,  xii-xivi)  et  y  rattache  étroitement 
les  éléments  parénétiques  de  Deut.,  vxi  et  xxviii.  Il  se 
montre  même  disposé  à  y  rattacher  les  éléments  fonda- 
mentaux de  Deut.,  i,  i-iv.  40  et  xxviii,  69  ,'VuIg.  xxix,  1)- 
ixx,  20.  En  dehors  du  chap.  xxvii,  dont  la  structure  est 
étudiée  à  part  par  la  grande  majorité  des  critiques.  Dri- 
ver ne  reconnaît  l'intervention  d'un  auteur  secondaire  ou 
d'ui!  rédacteur  que  dun.»  :  Deut.,  m,  1417;  iv,  29-31, 
41-43,  44-49;  xxix,  fl-ÎS  (Vulg.  10-29);  xxx,   MO. 


révision  dominé  par  les  idées  deutéronomiques.  Cette  activité 
se  reconnaît  tout  particulièrement  au  livre  de  Josué .  Du 
principal  reviseur,  1  œuvre  est  à  peu  près  complètement  con- 
servée dans  7os.,  i-xii  :  mais  on  n'en  retrouve  plus  ensuite  que 
quelques  fragments.  Malgré  un  certain  nombre  de  particula- 
rités très  saillantes,  le  récit  demeure  fidèle  à  la  tradition  de 
V Elohiste  :  il  se  rattache  à  D-  et  remonte,  en  conséquence,  aux 
environs  de  Goo.  Pendant  le  siècle  et  demi  qu'il  a  existé  à 
l'état  séparé,  ce  documenta  naturellement  reçu  des  additions 
de  natures  fort  diverses. 

40.  —  G.  RÉDACTION  DEUTÉno.NOMiQUE  (Rd).  —  a]  Dès 
que  l'on  vit  dans  D'  une  nouvelle  loi  mosaïque,  il  fut  tout 
naturel  de  lui  donner  une  place  dans  l'histoire  du  fondateur 
do  la  nation.  A  un  moment  où  .1  et  E  existaient  encore  à 
côté  de  JE,  on  pouvait  hésiter  sur  le  document  dans  lequel 
on  l'intercalerait  ;  on  choisit  JE.  —  A)  Quand  se  fit  l'inser- 
tion, D'  avait  reçu  tous  ses  compléments  et  encadrements. 
Or,  tandis  que  les  premiers  cadres  plaçaient  la  promulgation 
de  D'  très  peu  de  temps  après  le  départ  de  l'Horeb,  le  der- 
nier faisait  de  D  une  loi  publiée  au  pays  de  Moab,  en  face  de 
la  Terre  Promise.  C'est  pourquoi  la  partie  principale  du 
Deutéronome  fut  introduite  entre  le  récit  de  l'attribution  de 
la  Transjordane  à  Ru!;en  et  à  Cad  {.\nm.,  xxxti)  et  celui  de 
lintronisation  de  Josué  {Dent.,  xxxi,  i4  sv.).  Il  ne  peut  être 
question  de  combinaison  proprement  dite  et  de  fusion  de  D 
et  de  JE  que  dans  la  péricope  des  derniers  jours  de  Moïse 
[Deut.,  xxxi-xxxiv).  Si  l'on  doit  regarder  comme  certain  que 
l'œuvre  de  Rd  n'est  pas  antérieure  à  l'exil,  on  ne  peut  en 
fixer  la  date  précise;  elle  se  fit  durant  la  captivité  ou  de  bonne 
heure  après  le  retour.  —  c)  En  plus  du  rédacteur  principal, 
le  sigle  Rd  désigne  tous  ceux  qui  ont  travaillé  au  nouveau 
recueil  (JEDi  avant  la  période  oii  1  influence  passa  à  l'écrit 
sacerdotal.  A  ces  rédacteurs  secondaires  appartient  d'abord 
l'insertion  de  quelques  éléments  importants  :  Cantique  de 
Mo'ise  après  le  pas:>age  de  la  Mer  Roufie  {E.V.,  xv,  1-18), 
Bénédictions  de  Moïse  [Dent.,  xxxiii),  surtout  Code  de  l'al- 
liance (f.T.,  XX,  22-xxin,  33),  placé  au  milieu  dos  «  paroles 
de  l'Horeb  »  de  VElohiste  et  fusionné  avec  elles.  Il  faut 
ensuite  mentionner,  dans  JE  et  dans  D,  une  foule  de  retou- 
ches de  détail,  tendant  à  atténuer  des  divergences  trop  sen- 
sibles ;  on  reconnaît  un  assez  grand  nombre  de  ces  rema- 
niements dans  le  Cotle  de  l'tillianee.  —  d)  Le  résultat  le  plus 
important  de  la  fusion  de  JE  avec  D  fut  l'extension  à  JE 
d'une  part  au  moitié  du  prestige  dont  jouissait  D  en  tant 
que  livre  officiel  de  la  Loi. 

41.  —  H.  Ecrit  sacerdotal  (P,  du  mot  allemand  Pries- 
terhodex).  —  a]  D'une  manière  générale,  M.  Steuernagel 
place  la  composition  de  toutes  les  grandes  sections  du  Code 
sacerdotal  dans  les  i<ériodes  exilienne  ou  postexilienne.  11 
s'appuie,  comme  le  faisait  déjà  Wellhausen,  sur  deux  consi- 
dérations. D'abord  sur  ce  que  les  prophètes  du  viir  siècle  et  du 
vil*,  ceux-là  mêmes  qui,  comme  Jérémie,  ét.'ùent  d'origine 
sacerdotale,  n'ont  point  eu  connaissance  d'une  organisation 
cultuelle  aux  temps  du  désert  [A/n.,  v,  21-25;  Os^,  \i.  G;  Is., 
I,  10-17;  ''''  ?  '*'■•  6-S;  Jer.,  vu,  21-23).  Ensuite  sur  ce  que 
les  principales  sections  de  P  présupposent  l'existence  du  Deu-' 
téronome.  Il  faut  d'ailleurs  le  noter:  plusieurs  des  éléments 
qui  ont  pris  place  en  ces  sections  peuvent  remonter  à  des 
dates  bien  antérieures,  peut-être  à  la  pratique  primitive.  — 
b)  La  section  la  plus  ancienne  est  la  Loi  de  sainteté  (Ph  ;  h  = 
/feili^/ieitsorsetz):  elle  est  renfermée  dans  Ztff.,  x^■^-xxvI. 
Texte  légal,  embrassant  la  morale,  le  droit  civil  et  criminel, 
en  même  temps  que  le  culte,  ce  document  est  une  collection 
dont  les  éléments,  d'origines  diverses,  se  sont  groupés  par 
étapes  successives.  La  main  du  dernier  collectionneur  se  , 
reconnaît  dans  l'homélie  finale  iLer.,  xxvi),  puis  dans  les 
formules  d'introduction  et  de  conclusion,  dont  la  principale  est 

«  Soyez  saints,  car  moi,  Yahvveh,  votre  Dieu,  je  suis  saint» 
(ice.",  XIX,  a;  XX,  7,  26;  xxi.  6,  8);  c'est  d'après  elle  que  la 
loi  a  reçu  son  nom'.  Par  son  contenu  même,  cette  loi  se 
rattache  à  la  révélation  sinaitique;  mais  comme  le  Code  de 
Vaillance  et  le  Deutéronome,  elle  vise  la  période  de  l'éta- 
blissement en  Canaan.  Elle  suppose  acquise  l'unité  de 
sanctuaire  et  commence,  notamment  en  ce  qui  regarde  les 

1.  Les  critiques  admettent  d'ordinaii-e  que  cette  Loi  de 
sainteté  n'a  pas  été  conservée  dans  son  intégrité,  mais  a 
subi  dr*s  mutilations,  des  interversions,  des  bouleverse- 
ments. Il  se  pourrait  même  que  divers  éléments  de  ce 
code  fussent  dispersés  en  d'autres  sections  de  l'écrit 
sacerdotal  (E.r.,  xixi,  13,  1 'i> ;  Ler.,  xi,  43,  45;  jVum., 
XV,  37-41,  etc.). 


721 


moïse  et  josue 


722 


sacrifices  (Aec,  xvn),  à  tirer  les  conséquences  delà  concen- 
tration (lu  culte  en  un  seul  lieu.  Les  prescriptions  d'ordre 
moral,  les  censures  des  cultes  étrangers,  en  attestant  leurs 
rapports  étroits  avec  le  code  de  G22,  invitent  à  traiter  comme 
antérieures  à  l'exil  les  plus  anciennes  sources  de  Pli  et  leurs 
premiers  groupements.  Kn  revanche,  l'importance  attribuée 
aux  sabbats,  notamment  dans  l'homélie  finale  (Aec.,  xsvi) 
indiquent  que  le  dernier  coUectionnement  a  été  fait  au  cours 
de  l'exil  ;  l'insistance  sur  les  régies  de  pureté  témoigne  d'un 
milieu  sacerdotal.  Si  aujourd  liui  1  on  renonce  à  bon  droit  à 
attribuer  celte  œuvre  à  Ezechiel,  il  faut  maintenir  qu'elle 
s'est  réalisée  en  des  cercles  soumis  à  son  influence;  on 
peut  des  lors  songer  aux  abords  de  .'>;!o'. 

4S.  —  c)  L'élément  fondamental  de  P  {Pg;g=^^rùrtdlich) 
est  un  grand  récit  bistoriquo  s'étendanl,  h  la  façon  de  ceux 
de  J  et  de  E,  depuis  la  création  jusqu'à  rentrée  en  Terre 
Promise.  Mais,  dans  cette  histoire.  Pg  se  place  à  un  point 
de  vue  tout  à  fait  spécial  ;  ce  qui  l'intéresse  avant  tout, 
c'est  le  culte  et  ce  <[ui  concerne  les  origines  des  institu- 
tions religieuses.  Aussi  s'attache-t  il  surtout  a  la  période 
m  osaïque.  aux  directions  cultuelles  que  Dieu  donne  à  MoVse, 
insistant,  tantôt  sur  la  perpétuité  des  ordonnances,  tantôt 
sur  lo  caractère  idéal  des  pratiques  du  désert,  qui  devaient 
être  remplacées  dans  la  suite.  Pour  les  périodes  anté- 
rieures, sauf  quand  les  origines  liturgiques  sont  on  jeu, 
Pg  se  contente  de  généalogies,  de  séries  chronologiques,  de 
maigres  narrations.  Bref,  sous  le  revêtement  d'un  récit  his- 
torique,   il   donne    avant  tout   une  instruction  sur  le  culte. 

—  d)  Non  seulement  Pg  fait  son  choix  dans  les  matériaux 
qui  sont  à  sa  disposition,  mais,  lui  aussi,  a  sa  matiière  de 
les  utiliser.  Il  a  ses  principes,  celui-ci,  en  particulier,  que 
iMoVse  a  du  régler  et  en  partie  faire  pratiquer  les  ordon- 
nances qui  seules  lui  paraissent  légitimes.  Il  a  ses  cadres, 
qui  lui  font  ramener  l'histoire  à  deux  périodes  :  celle  do  la 
préparation  (avec  ses  trois  étapes  :  I.  avant  toute  alliance; 
il  alliance  noachique  [que  no  connaissaient  pas  J  ctE]; 
111.  alliance  patriarcale);  celle  des  réalisations,  ou  période 
mosaïque.  —  e)  Il  a  ses  conceptions  théologiques,  notam- 
ment son  idée  de  la  transcendance  divine,  qui  l'amène  à 
supprimer  des  anciens  récits  une  multitude  d  anthropo- 
morphismes.  Il  a  ses  idées  morales,  spécialement  ses 
préoccupations  de  purification,  se  traduisant  par  une  multi- 
tude de  rites  expiatoires  qui  donnent  limpression  de  perpé- 
tuelle culpabilité  dans  la  communauté  ;  on  notera  d'ailleurs 
qu'il  ne  s'agit  pas  seulement  d'infractions  rituelles,  mais 
souvent   aussi  de    transgressions    d'une  plus  haute  portée. 

—  f)  Ces  inlluences  diverses  contribuent  à  éloigner  de  plus  en 
plus  l'auteur  de  l'exactitude  historique.  Sans  doute  il  a  uti- 
lisé des  sources.  C'est,  avant  tout.  .1  et  E,  soit  encore  isolés, 
soit  déjà  combinés  dans  JE.  Certaines  divergences  suppo- 
sent l'existence  d'une  autre  source  ;  c'est  elle  qui  lui  a  im- 
posé, par  exemple,  la  création  en  huit  actes,  qu'il  a  fait 
entrer  violemment  dans  son  cadre  des  six  jours.  Mais,  même 
quand  il  utilise  VElo.'iiste  (les  traces  de  .1  sont  plus  rares  ; 
on  ne  suisit  aucune  trace  do  D-),  les  libertés  qu'il  prend 
aboutissent  à  créer  de  sérieuses  divergences  ;  c'est  ainsi  qu'il 
supprii.ie  toute  trace  de  culte  avant  Moïse,  qu'il  crée  de 
toutes  pièces  certains  épisodes  ■  Geii..  ix.  i-i^  ;  xvii').  Aussi  ne 
doit-on  pas  se  laisser  impressionner  parles  traits  d'érudition 
qu'on  rencontre  en  son  œuvre  ;  cadres  généalogiques  ou 
chrotiologiques.  détails  techniques,  dates  des  événements 
notables,  etc.  Toute  cotte  exactitude  n'est  qu'apparente  ;  qui 
peut  croire,  par  e.xeraple,  à  l'exactitude  delà  chronologie  des 
patriarches  antédiluviens,  ou  admettre  que  2.600,000  hommes, 
sans  parler  des  animaux,  aient  pu  vivre  dans  la  péninsule 
du  Sinaï?  —  j^)  Pg  est  certainement  postérieur  au  Dcutero- 
iiome.  îl  ne  s'explique  que  comme  une  conséquence  de  la 
grande  réforme  de  62a.  Il  l'encbérit  sur  les  prescriptions 
alors  mises  en  vigueur,  loi  de  l'unité  de  sanctuaire,  système 
Iiiérarcliique,  système  sacrilieiel.  etc.  L'importance  attribuée 
à  la  technique  liturpique  conduit  à  la  même  conclusion  : 
en  consacrant  d'une  façon  si  solennelle  et  si  exclusive  les 

1.  S'il  est  probable  que  la  mi.jorîté  des  critiques 
regraido  actuellement  la  Loi  de  saintrté comme  postérieure 
à  E/.écbiel,  il  y  a  néanmoins  quelques  dissonances.  Aux 
yeux  de  plusieurs  e.vég'ètes  de  même  école,  non  seule- 
ment divers  éléments  du  code,  lïiuis  ea  rédaction  elle- 
méniô  avec  1  liomélie  iinule  (iec,  xxvi)  seraient  antérieurs 
au  jfrnnd  prophète  de  la  captivité  et  pourraient  remonter 
aux  dernières  années  de  la  monarcliie  (cf.  S.  R.  Dhiver, 
Intr,>duciion . . .,  9*  éd.,  p.  145-152;  Driver  est  lui-même 
de  cet  avis). 


usages  du  temple  hiérosolymitain,  on  nous  transporte  à  une 
date  où  ils  sont  les  seuls  légitimes  dans  le  seul  sanctuaire 
légitime.  Autant  déconsidérations,  sans  parler  de  beaucoup 
d'autres,  qui  nous  amènent  après  l'exil.  D'autre  part,  le  ter- 
minus ad  qui-ni  nous  est  fourni  par  le  récit  de  :Ve/; . ,  vui-x. 
Il  faut,  en  elTet,  admettre  qu'entre  autres  éléments,  la  loi 
promulguée  par  Esdras  renfermait  les  couches  jjrofondes  de 
Pg.  Or.  M.  bleuernagel  place  la  grande  assemblée  en  444^- 
C'est  do  Babylonio,  que  le  pretre-scribe  apportait  cette  loi 
en  4''8  [Esdr  ^\\\),  mais  il  n'en  était  pas  l'auteur;  trop  grandes 
sont  les  différences  entre  le  style  de  ses  Mémoires  et  celui 
du  document  qui  nous  occupe.  On  peut  penser  que,  vers 
5oo,  le  rétablissement  du  culte  à  Jérusalem  suggéra  à  un 
prêtre  juif  de  Chaldée  l'idée  de  proposer  la  pratique  (idéale) 
des  temps  mosaïques  comme  le  modèle  à  suivre.  Ce  qui  fut 
l'œuvre  d  Esdras  et  ce  qui  lui  valut  le  titre  de  scribe  dans 
le  lirman  d'Artaxerxès  [Esdr.^  vn,  1 1  [cf.  vu,  6]),  ce  fui  sans 
doute  la  fusion  de  Pg  et  do  Ph  ;  la  comparaison  de  AV//.,  vin, 
i4  sv.  avecZ.i?t'.,  xxui,  34-43  sv.  ne  permet  pasde  douter  en 
tout  cas  que  cette  combinaison  fut  opérée  lors  de  la  grande 
assemblée'-'. —  h)  Au  point  de  vue  du  style,  Pg  a  ses  procé- 
dés caractéristiques.  11  a  le  goùl  du  schéma, du  tableau  synop- 
tique, dos  divisions  et  des  subdivisions.  L'histoire  prémo- 
saïque, par  exemple,  est  divisée  en  dix  sections  ayant  [lour 
litres  :  «  Voici  les  générations  de  (^ô/'t/'^oï'')...  «  Quand  la 
ioléd^'âh  ne  concerne  qu  un  seul  personnage,  elle  ne  com- 
mence qu'après  la  mort  de  son  père;  son  histoire  antérieure 
fait  partie  de  la  tùléd^'àh  qui  précède  (cf.  Gen.,  xxxvn,  2, 
pour  Ihistoire  de  Jacob).  Si  \qs  iôU-d^'ôi^'  se  rapportentà  plu- 
sieurs personnages  (Esaû  et  Jacob"!, celle  du  principal  d'entre 
eux  ne  vient  qu'en  second  lieu.  Sur  les  autres  particularités 
de  style  et  sur  celles,  elles  aussi  très  saillantes,  du  vocabu- 
laire, cf.  les  Introduciions, 

43.  —  i)  La  fusion  de  Pg  avec  Ph  entraîna  dans  l'un  et 
dans  l'autre  diverses  retouches  Mais  Ph  ne  fut  pas  !e  seul 
complément  que  reçut  Pg  ;  11  lui  en  vint  bien  d'autres.  Ce 
sont  d'abord  des  sections  légales  nettement  tranchées  et 
elles-mêmes  composites  :  la  loi  des  sacrifices  (Po  ;  o  = 
Opfergesetz;  Lcu.^  ï-^^O»  'î^^  sépare  deux  sections  histori- 
ques étroitement  unies  par  leur, contenu  (É'x.,  xxxv-xl  et 
Lcf'.,  vni)  ;  la  loi  de  pureté  (Pr;  r  =:  Reinheiisi^esetz  ; 
Let'.^  xi-xv)  qui  rompt  la  connexion  entre  Lev.,  x  etZ,et'., 
XVI.  Viennent  ensuite  les  innombrables  fragments  de  toutes 
sortes  groupés  sous  les  sigles  Ps  (s=  secundares)  et  Rp 
(=  Rédacteur  [final]  du  Peniateuqne)^.  Dans  le  domaine  des 
législations,  qui  presque  toutes  ont  trait  au  culte,  ces  addi- 
tions, relatives  à  l'organisatioïi  du  sanctuaire,  à  la  sainteté 
du  personnel,  au  calendrier  des  fêtes,  aux  sacrifices,  ont 
pour  but  de  mettre  sans  cesse  à  jour  le  programme  de  Pg,  en 
le  précisant,  le  complétant,  parfois  aussi  le  modifiant;  elles 
tendent  à  une  codificalion  de  plus  en  plus  parfaite  des  mani- 
festations extérieures  du  cuite,  auxquelles  elles  attachent 
une  importance  sans  cesse  croissante.  Il  est  facile  de  les 
répartir  en  couches  successives,  mais  leurs  auteurs  appar- 
tiennent tous  à  la  même  école  et  aux  mêmes  milieux  sacer- 
dotaux. Pans  les  récits,  les  compléments  sont  d'espèces  très 
variées,  d'étendues  très  diverses;  mais  il  est  rare  qu'ils  ajou- 
tent quelque  chose  de  substantiel  à  l'histoiro.  — •  /)  Quelles 
que  soient  les  dates  des  éléments  qu'elles  consacrent,  au- 
cune de  ces  additions  ne  peut  être  antérieure  à  la  consti- 
tution de  Pg  (vers  5oo).  Plusieurs  d'entre  elles  ont  pu  être 
faites  par  Esdras  lui-même.  Toutefois  divers  traits  du  récit 
de  .VeA.,  VIII,  des  engagements  rapportés  par  AV/i.,  x,  29  sv. 
(Vulg.  28  sv.),  montrent  que  nombre  de  ces  suppléments 
sont  postérieurs  à  la  promulgation  de  la  Loi  (444).  Ils  se  sont 

1.  Cette  date  n'est  pas  à  l'abri  de  tout  conteste.  «  L'an  7 
d'Artaxerxès  y)  {Esdr,,  vu,  7)  pourrait  se  rapporter  au 
règne  d'Artaxerxès  II  (39S),  et  il  n'est  pas  inadmissible 
que  telle  soit  la  date  de  la  première  venue  d'Esdras  à 
Jérusnlcm  (cf.  J.  Touzahd,  Les  Juifs  au  temps  de  la 
période  persane,  p.  5^-77). 

2.  Noua  avons  noté  plus  baut  qu'un  groupe  de  critiques 
continuait  à  placer  le  Code  Sacerdotal  avant  l'exil.  En 
dehors  de  ce  groupe,  on  adopte  assez  généralement, 
abstraction  faite  de  ce  que  nous  avons  dît  de  la  Loi  de 
sainteté,  une  datation  voisine  de  celle  de  M.  Steuernagel. 
Rares  parmi  les  critiques  sont  ceux  qui  attribueraient  à 
Esdra.'5,  comme  le  faisait  Wellbausen,  la  promulgation 
d'un  Pentateuque  substantiellement  complet  (JEDP). 

3.  Beaucoup  de  critiques  sont  plus  sobres  de  distinc- 
tions que  M.  Steuernagel  et  ne  multiplient  pas  nu  même 
degré  les  couches  et  additions  secondaires. 


723 


MOÏSE  ET  JOSUE 


724 


multipliés  surtout  dans  le  premier  siècle  qui  suivit  la  Grande 
Assemblée.  Ils  étaient  achevés  au  moment  où  la  communauté 
samaritaine  se  sépara  délinitiveinent  de  l'orlhodoxie  hicroso- 
lymitaine,  en  emportant  le  l'enlatcutjue  (vers  33o,  d'après 
M.  Steuernagel)  '.  — -A)  Dans  Josiii\  le  récit  sacerdotal  n  est 
conservé  que  pour  la  deuxième  partie  (xui--\xiv).  Comme  dans 
les  cinq  livres,  il  se  conforme  aux  données  générales  de  la 
tradition  élohislique.  Il  renferme  toutefois  des  particularités 
qui  permettent,  ici  comme  plus  haut,  de  songer  à  des  sources 
indépendantes. 

44.  —  I-  RÉDACTION  SACERDOTALE  (RpK  —  a)  .Après  la 
publication  de  l'écrit  sacerdotal,  on  eut  deux  représenta- 
tions parallèles  et  également  autorisées  de  l'histoire  îles 
origines  et  de  l'époque  mosaïque.  On  devait  être  tenté  de 
les  combiner,  comme  on  avait  fait  pour  J  et  E.  —  b)  La 
fusion  eut  lieu  de  bonne  heure,  sans  doute  avant  4oo,  à  une 
date  en  tout  cas  où  tous  les  éléments  de  Ps  n'existaient  pas 
encore.  —  c)  Le  rédacteur  sacerdotal  a  autant  que  possible 
respecté  ses  sources,  mais  en  donnant  ses  préférences  h  P. 
Quand  il  avait  le  choix,  c'est  toujours  P  qu'il  a  adopté, 
supprimant  d'importantes  sections  de  JEDqui  auraient  formé 
des  doublets  ou  introduit  des  contradictions,  n'empruntant 
aux  anciens  documents  que  des  fragments  complémentaires  : 
dans  Gert.,  X,  par  exemple,  la  table  etiinogr.iphique  est  avant 
tout  celle  de  P,  bien  que  J  soit  représenté  par  des  extraits 
assez  importants.  Rarement  Bp  se  livre  à  une  combinaison 
proprement  dite  des  sources,  comme  dans  le  récit  du  déluge; 
il  préfère,  surtout  dans  les  épisodes  les  plus  importants, 
juxtaposer  les  récits  parallèles.  —  d)  Comme  celle  de  D  et 
do  JK,  la  combinaison  de  P  avec  .lED  a  été  l'occasion  et  le 
point  de  départ  de  nombreuses  modifications  dans  les  par- 
ties constituantes,  surtout  dans  P  :  retranchements,  additions, 
déplacements,  etc.  Toutefois  les  limites  ne  sont  pas  toujours 
faciles  à  préciser  entre  ce  qui  provient  de  Ps  et  ce  qu'il 
faut  attribuer  à  Rp.  D'ordinaire  on  saisit  la  raison  de  ces 
changements.  Parfois  elle  échappe,  comme  pour  le  déplace- 
ment à'E.v,,  XV,  22-xviTi,  2;;,  dont  une  bonne  part  devait  se 
trou\er  primitivement  après    la   grantie  péricope  du   Sinaï. 

—  e]  Vers  33o,  non  seulement  lo  développement  progressif  du 
Pcniateiiquc  est  achevé,  mais  l'ouvrage  est  déjà  considéré 
comme  canonique.  Dans  la  suite,  il  y  aura  encore  des  clian- 
gemenis.  Les  moindres,  qui  relèvent  surtout  de  la  critique 
textuelle,  trouveront  accès  dans  los  exemplaires  officiels.  Los 
plus  importants  seront  rejetés  par  la  communauté  juive;  ils 
ne  seront  reçus  que  dans  le  PeiiiateiKjue  samaritain  et  sur- 
tout dans  les  Septante.  — ■  f]  L'ouvrage  ainsi  réalisé  était 
si  considérable  que  l'on  eut  besoin  de  plusieurs  rouleaux 
pour  le  transcrire.  D'où  la  répartition  en  livres.  F^es limites 
delà  Genèse  et  du  Deulérononie  sont  déterminées  par  la  na- 
ture même  des  choses.  Pareille  considération  aurait  amené 
à  faire  les  autres  sectionnements  après  ir.r.,  xix,  2  et.Vani., 
X,  10.  Mais  les  parties  ainsi  obtenues  auraient  été  par  trop 
disproportioni.ées.  On  a  adopté  un  compromis  en  consti- 
tuant un  livre  purement  légal,  le  Lefitiçue,  entre  deux 
autres  qui  unissent  à  peu  près  dans  la  même  proportion  des 
récits  et  des  législations. 

45.  —  J.  RÉDACTION  DE  JosuÉ.  —  a)  Le  récit  du  livre  de 
Josué  est  le  complément  indispensable  de  celui  du  Pentateu- 
que  et  nombreux  sont  les  liens  par  lesquels  il  s'y  rattache. 
On  sait  d'ailleurs  que  los  sources  du  Pentateuque,  J,  E,  P. 
ont  leur  continuation  dans  lo  livre  qui  vient  ensuite;  D  lui- 
même  y  est  représenté  par  la  suite  des  récits  de  D-a  qui 
entrent   dans   la  constitution  de  la    finale  du  Deutéronome. 

—  b).\  beaucoup  de  signes  néanmoins,  on  reconnaît  que  la 
rédaction  du  Pentaieuque  et  de  Josue  n'a  pas  été  réalisée  en 
même  temps  ni  d'un  seul  trait.  Xu  moment  de  la  séparation 
des  Juifs  et  des  Samaritains,  Josué  formait  un  livre  distinct 
du  Penlatew/ue  qui,  à  lui  seul,  constituait  le  Canon.  D'autre 
part,  la  combinaison  des  documents  n'est  pas  la  même  dans 
les  deux  livres.  —  c|  Nulle  part  dsns  Josué,  on  ne  trouve 
de  traces  de  cet  écrit  composite  JE  qui  tient  une  si  grande 
place  dans  Gen.-JVum.-^Dcut.,  xixi-xxxiv.  Deux  documents 
sont  à  la  base  du  sixième  livre  de  Yllexateuijue  :  P,  d'une 
part,  et,  de  l'autre,  la  continuation  historique  de  D-a,  déjà 
enrichie  à  la  vérité  de  nombreuses  additions  et  retouches 
(Rd^.  Le  travail  de  fusion,  qui  s'opéra  peu  après  iH.  ne  fui 
pas  l'œuvre  du  même  rédacteur  (Rp)  que  dans  le  Pentaieu- 
que. Dans  Josué,    en   effet,   c'est  D'-a  qui  a   la    préférence. 

1.  La  date  de  la  constitution  définitive  du  schisme 
samaritain  ne  nous  parait  pas  devoir  être  reportée  il  une 
date  si  tardive  (et.  J.  TouzAitD,  op.   cit.,  p.  50-53). 


Dans  les  chap.  i-xii,  on  ne  rencontre  que  quelques  frag- 
ments de  P  :  si,  dans  les  chap.  xin-xxiv,  le  récit  est  surtout 

de  P,  les  cadres  (xiii,  1*,  ^■';  xvni,  3-10*;  etc.)  sont  de  D'-a. 
Il  \a  de  soi  que  le  travail  de  combinaison  n'a  pas  été  réa- 
lisé sans  quelques  retouches  des  éléments  constitutils. 
—  d)  Au  moment  où  D'-a  et  P  furent  réunis,  J  et  E  existaient 
encore  à  l'état  séparé.  Bien  que  D'-a  eût  surtout  exploité  E, 
celui-ci  renfermait  des  détails  qui  ne  figuraient  pas  dans  le 
récit  deuteronomi(jue  ;  on  en  inséra  quelques-uns  {Jos.,  11  ;  v, 
2  sy.,  i3  sv.;vii,  a  sv.  ;etc.).  On  introduisit  pareillement  des 
extraits  de  J  (xv,  iS-ig,  C3;  xvi,  10:  xvii,  ii-i3*;  etc.!. 
•Sans  parler  des  retouches  à  grouper  sous  le  sigle  Ps,  on 
notera  que,  dans  Josué.  J  est  plus  pur  que  E,  qui  a  été 
remanié  dans  l'esprit  do  D.  —  e)  .Même  une  fois  constitué, 
le  livre  de  Josué  subit  des  modifications  et  reçut  des  addi- 
tions qui  ne  figurent  pas  encore  dans  les  Septante. 

VIII.  La  théorie  documentaire  6t  les  exégètes 
catholiques 

1'^  Fin  de  non-i'ecevoir  et  réfutations 

46.  —  Ces  théories  nouvelles  ne  pouvaient  man- 
quer d'avoir  leur  répercussion  dans  l'Eglise;  on  peut 
mcnie  être  surpris  de  constater  que  les  exégètes  ca- 
tholiques ne  s'en  soient  guère  préoccupés  avant  le 
dernier  quart  du  dix-neuvième  siècle.  A  cette  date, 
ces  opinions  sont  le  plus  souvent  traitées  comme 
absolument  incompatibles  avec  le  catholicisme.  Elles 
sont  l'une  de  ces  formes  multiples  que  revêt  la  lutte 
de  l'hétérodoxie  et  du  rationalisme  contre  la  vraie 
foi  ;  d'autre  part,  elles  constituent  un  péril  redoutable 
pour  les  croyants  qui,  sans  une  préparation  sufli- 
sante,  auraient  la  témérité  de  se  familiariser  avec 
elles.  Bref,  on  reste  sous  l'impression  des  sentiments 
hostiles,  tantôt  à  l'orthodoxie  et  à  la  foi  romaines, 
tantôt  à  toute  idée  de  surnaturel  et  de  miracle,  qui 
tenaient  une  trop  grande  place  dans  les  premières 
manifestations  de  la  Haute  Critique.  C'est  pourquoi 
exégèles  et  apologistes  se  préoccupent  avant  tout 
de  repousser  en  bloc  des  thèses  qu'ils  qualifient 
purement  et  simplement  de  rationalistes  et  de  leur 
fermer  l'accès  de  la  science  ecclésiastique.  Ainsi  se 
constitue  une  sorte  de  Code  ou  Manuel  de  Contie- 
Critique,  synthétisant  l'ensemble  des  principes  et 
des  remarques  de  faits  que  l'on  opposera  aux  théo- 
ries et  aux  assertions  de  la  Haute  Critique  littéraire, 
historique  et  doctrinale.  Sans  parler  de  M.  Paulin 
Martin,  dont  l'ouvrage  {Introduction  à  la  Critique 
Générale  de  l'Ancien  Testament  :  De  l'Origine  du  Pen- 
tateuque :  Leçons  professées  à  l'Ecole  Supérieure  de 
Théolo-^ie  de  Paris,  1886-1887,  1889-1888,  1888-1889; 
3  vol.  in-4°)  est  demeuré  polycopié  et  dont  les  voies 
spéciales  ne  sont  pas  toujours  les  plus  sûres,  les 
deux  noms  qu'il  convient  de  prononcer  en  ce  con- 
texte sont  ceux  de  M.  Vigouhoux,  S.  S.  (dans  le 
Manuel  Biblique,  t.  I,  V  éd.  en  187g,  et  dans  les 
Livres  Saints  et  la  Critique  rationaliste,  i''°  éd.  com- 
mencée en  1884  [la  thèse  de  l'aulhenticilé  du  Penta- 
teuque  est  surtout  traitée  dans  le  tome  IH,)  et  du 
R.  P.  CouNELY  (Iniroductio  Specialis  in  llistorieos 
Veieris  J'estamenti  Libros,  vol.  II,  i  Ael'JListorica  et 
Criiica  Introductio  in  U.  T.  Libros  Sacros  [Cursus 
Scripturae  Sacrae,  auctoribus  R.  Cornkly,  1.  K>'A- 
BENBAUER,  Fr.  DE  HuMMF.LAUBR  aliisque  Soc.  lesu 
presbyteris],  1887).  L'œuvre  apologétique  devait  se 
poursuivre  sur  un  double  terrain  :  preuves  de  l'au- 
thenticité mosaïque  du  Pentaieuque,  réfutation  des 
objections  adverses.  Il  nous  semble  inutile  de  re- 
produire in  extenso  ce  qu'on  peut  lire  dans  des  traités 
facilement  abordables  et  ce  que  l'on  trouve  monnayé 
dans  une  foule  de  publications  secondaires.  Nous 
nous  bornerons  en  conséquence  à  tracer  un  rapide 
aperçu  de  la  thèse  de  rauthenlieilé  mosaïque  du 
Pentaieuque,  telle  qu'on  la  trouve  en  ces  divers 
ouvrages. 


725 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


726 


47.  —  A.  Position  de  la  thèse  dh  l'authenticité 
—  Il)  Au  regard  des  dilïérents  auteurs  que  nous 
venons  de  nommer,  la  thèse  de  l'authenticilé  mosaï- 
que du  Pentatciiqiie  n'implique  nullement  que  Moïse 
ait  tiré  de  son  propre  fonds  ou  reçu  par  révélation 
divine  tous  les  éléments  qu'il  a  mis  en  œuvre.  On 
peut  fort  bien  admettre  que,  dans  la  Genèse  en  parti- 
culier, il  a  utilisé  d'anciens  documents,  qu'en  certains 
cas  il  s'est  borné  à  l'insertion  pure  et  simple  de  tel  ou 
tel  d'entre  eux.  Pour  qu'un  écrivain  mérite  d'être  re- 
gardé comme  l'auteur  du  livre  qui  porte  son  nom,  il 
faut  et  il  sufBtqu'il  en  ait  conçu  le  dessein  elle  but, 
qu'il  ail  rédigé  intégralement  les  parties  principales 
de  l'bistoire  qu'il  retrace,  qu'il  ait  accommodé  à  son 
but  et  à  son  dessein,  au  point  de  les  faire  vraiment 
siens,  les  éléments  qu'il  a  pris  ailleurs.  —  b)  D'autre 
part,  l'authenticité  mosaïque  du  Pentaieuque  n'im- 
plique pas  que  tout  ce  qui  ligure  dans  l'ouvrage  ac- 
tuel remonte  à  Moïse.  Son  œuvre  a  pu,  comme  toutes 
les  œuvres  de  l'antiquité,  souffrir,  en  nombre  de  dé- 
tails, de  la  négligence  et  des  hésitations  des  copistes. 
Il  a  pu  arriver  pareillement  que  des  termes  plus 
récents,  plus  facilement  intelligibles,  aient  remplacé 
des  mots  devenus  obsolètes.  Des  gloses  ont  pu  être 
insérées  en  vue  d'expliquer  des  vocables  anciens  ou 
des  passages  difficiles  à  comprendre.  Même,  à  l'œuvre 
achevée  par  Moïse,  des  écrivains  inspirés  ont  pu 
ajouter  des  compléments  :  par  exemple,  le  récit  de  la 
mort  du  grand  fondateur  de  la  nation  Israélite.  — 
c)  Bref,  M.  Vigouroux  n'hésite  pas  à  dire  :  i<  Nous 
n'avons  donc  à  défendre  l'authenticité  du  Pentaieu- 
que que  dans  sa  substance,  sans  nous  occuper  des 
menus  détails  que  la  critique  peut  suspecter  d'inter- 
polation ou  de  modification.  »  (Livres  Saints. ..,S'  éd., 

IH,  p.  7) 

48.  —  B.  Arguments  extrinsèques.  —  n)  L'un 
des  traits  qui  séparent  le  plus  profondément  l'argu- 
mentation traditionnelle  des  procédés  critiques,  c'est 
l'importance  relative  attachée  aux  divers  genres  de 
preuves.  Tandis  que  les  tenants  de  la  Haute  Critique 
insistent  plus  volontiers  sur  l'étude  interne  des 
textes,  les  représentants  de  la  tradition  attachent 
une  bien  plus  grande  importance  aux  preuves  ex- 
trinsèques, aux  témoignages. 

49.  —  h)  Or  celui  qu'ils  invoquent  en  premier 
lieu,  c'est  le  témoignage  de  Notre-Seigneur.  Ils 
alignent  les  nombreux  endroits  dans  lesquels  Jésus 
parle  du  livre  de  Moïse  (Marc.,  xii,  2G),  de  la  Loi 
de  Moïse  (Luc.,  xxiv,  4i5),  déclare  que  Moïse  a 
ordonné  {Mail.,  viii,  4  [Marc,,  i,  44  ;  Luc,  v,  i4])telle 
démarche,  permis  (Mattli.,ii\K,  8)  tel  adoucissement, 
dit  (Marc,  vu,  10),  donné  (.Varc.,  x,  5;  cf.  Pleut., 
sxiv,  i-/|  ;  de  même  Joan.,  vu,  a2)  tel  précepte  ou 
même  (Joan.,  vu,  ig)  la  Loi  tout  entière.  Ils  souli- 
gnent des  i)assages  (Joan.,  v,  45-47)  dans  lesquels 
il  est  évident  que  Jésus  a  voulu,  non  seulement  se 
conformer  au  langage  de  son  temps,  mais  expri- 
mer sa  pensée  personnelle.  —  c)  Le  langage  des 
Apôtres  et  des  disciples  ne  peut  manquer  d'être 
pareil  à  celui  du  Maître  (Pue.,  11,  22;  xxiv,  27; 
Joan.,  I,  17,  45;  -4c<.,  m,  22;  xv,  21;  xxviii,  28; 
Rom.,  V,  i3,  i4  ;  IX,  i5;  X,  5,  ig;  I  Cor,,  ix,  g  ;  II  Cur., 
III,  7-i5;  Hehr.,  vu,  i4;  ix,  ig;  Apoc,  xv,  3);  leur 
manière  de  parler  ne  permet  pas  de  douter  qu'ils 
attribuassent  le  Pcntateuque  tout  entier  à  Moïse. 

50.  —  à)  Nous  avons  vu,  au  début  même  de  cet 
article,  que  la  tradition  chrétienne  est  unanime  à 
témoigner  dans  le  même  sens.  —  e)  La  tradition 
juive  est  tout  aussi  explicite.  Elle  est  universelle  au 
temps  de  Noire-Seigneur,  commune  à  toutes  les 
sectes:  Pharisiens  (cf.  .Maltli.,  xix,  7;  Joan.,  viii,  5; 
Ad.,  XV,  5)  ;  Sadducéens  (cf.  Matth.,  xxn,  24  [Marc, 
XII,  ig]);   Samaritains  (cf.  JosÈPHE,  Antiq.,   Xlll,  m, 


4);  Esséniens  (cf.  Josèpiie,  Guerre,  II,  viii,  g);  Hel- 
lénistes (cf.  Philon,  Vie  de  Moïse,  lib.  11;  Josèpiie', 
Antiq.,  I^V,  vin,  3,  48;  Contre  Appion,l,  8).  — /■)  Cette 
tradition  s'est  maintenue  avec  toute  ça  rigidité  dans 
le  Judaïsme  orthodoxe,  comme  le  prouvent  divers 
textes  du  Talmud  (ISaba  Batiira,  \b^,  etc.)  et  autres 
(Pirké  Abût/i,  1,  1). 

SI.  —  g)  Cette  tradition  n'est  aussi  ferme  que 
parce  qu'elle  est  très  ancienne  et  qu'elle  plonge  ses 
racines  jusque  dans  les  temps  les  plus  lointains 
de  l'Ancien  Testament.  On  allègue  d'abord  des 
lej-tcs  dans  lesquels  il  est  explicitement  parlé  de  la 
loi  de  Moïse,  du  livre  de  la  loi  de  Moïse  :  Jos.,  i,  7; 
VIII,  3i,  35;  xxir,  5;  xxiii,  6;  I  lieg.,  11,  3;  II  Ileg., 
XIV,  6;  xxiii,  25;  II  Chron.,  xxiii,  18;  xxv,  4;  xxxv, 
12  ;  Esdr.,  III,  2;  VI,  18;  vu,  6;  Neh.,  vui,  i,  i4  ;  x,  3o 
(Vulg.  2g);  XIII,  1.  Parmi  les  prophètes  :  P)an.,  ix, 
1 1  ;  Mal.,  III,  22  (Vulg.  iv,  4).  Parmi  les  Jeutérocano- 
niques  :  Tob.,  vi,  i3  (Septante);  vu,  11,  12,  i3  (Sep- 
tante; II  et  i3  seulement  dansSinaïl.);  II  Macli.,  i, 
2g;  II,  II  ;  vu,  6,  3o;  Dan.,  xiii,  3,  62;  Bar.,  i,  20; 
II,  a,  28;  Eccli.,  XXIV,  22;  xLv,  i-5. 

S3.  —  /')  D'autres  textes  prouvent  que,  depuis 
Moïse,  ?e  Pcntateuque  a  toujours  été  connu  des  Juifs. 
—  v)  C'est,  pour  Pépoque  de  Josué  et  dans  le  livre 
qui  porte  son  nom,  un  ensemble  de  textes  si  impo- 
sant que  les  critiques  regardent  ce  volume  comme 
un  complément  du  l'entateuque  et  une  partie  inté- 
grante de  l'//e.ra<e;((7i(e.  Références  directes  :  cf.  Jos., 
IV,  12  (Num.,  xxxii,  28  sv.);  xi,  12  (Nuni.,  xxxiii,  62 
sv.);  XIV,  I  (Num.,  xx,  25  sv.);  xiv,  2  (Num.,  xxxiii, 
54;  XXXIV,  i6-2g);  xxi,  i  sv.  (Num.,  xxxv,  2-8); 
XXI,  4-42  (A'khi.,  III,  17-37;  cf.  XXVI,  57  sv.);  cf.  aussi 
Jos.,  I,  3,  i3;  IX,  24  ;  xi,  i5,  23,  etc.  Allusions  qui  ne 
trouvent  leur  explication  que  dans  le  Pentaieuque  : 
cf.  Jos.,  XXIV,  2-10  (Gen.,  xi,  3i;  xii,  i-5;  xxi,  i-3; 
xxv,  1-4,  ig-26;  xxxvi,  6-8;  xxxvii,  i-xlvii,  12;  etc.); 
xxiv,  32  (Ex.,  XIII,  19).  —  /3)  Pour  l'époque  des 
Juges,  le  livre  de  ce  nom  fournit  peu  de  rappro- 
chements aussi  précis;  mais  on  y  trouve  de  telles 
préoccupations  concernant  l'observation  de  la  Loi 
et  de  plusieurs  observances  de  détail,  qu'aucun  doute 
n'est  possible  sur  leur  portée  :  cf.  Jud.,  11,  1 1  ;  m,  7, 
12;  IV,  I  ;  VI,  i;  VIII,  23;  xvii,  7-18;  xx,  18,  23,  etc. 
Cf.  aussi  Jud.,  i,  i  sv.  (Ex.,  xxiii,  23,  82  sv.;  xxxiv, 
i5,  16)  ;  III,  5  et  6,  xiv,  3  (Ex.,  xxxiv,  16;  Dent.,  vu, 
3);  XIII,  4-l4  ('V»hi.,  VI,  1-2 1).  De  même,  pour  les  allu- 
sions historiques  :  cf.  Jud.,  I,  16  et  iv,  11  (Num.,  x, 
29-82);  I,  20  (Num.,  XIV,  24);  II,  I  (Ex.,  III,  8-10,  16, 
17,  etc.);  VI,  i3(£'.r.,vii,  8-i3;  vu,  i4-x,  29;  xii,  2g, 
3o;  xrii,  21,  22;  xiv;  etc.).  A  remarquer  aussi  les  res- 
semblances de  style  :  cf.  Jud. ,11,  i-'i(E.r.,  xxui,  82  sv.; 
XXXIV,  12,  l'i;  Deut.,\u,b);  vi,  8  (Cr. ,  xx,  2);  vi,  16 
(Ex.,  m,  12);  VI,  89  (Gen.,  xviii,  82);  etc. 

33.  —  v)  Les  temps  de  Samuel  et  de  Saûl  nous 
sont  connus  pari  Samuel.  On  signale  des  rapproche- 
ments étroits  :  cf.  I  Sam.,  viii,  5  (Deut.,  xvii,  i4); 
xii,  3  (.\um.,  XVI,  i5;  Deut.,  xvi,  ig);  xv,  29  (Num., 
xxiii,  19);  des  allusions  historiques  précises  :  cf. 
I  Sam.,  XII,  8»  (Gen.,  XLVi.  5-7);  iv,  8  (/ï.r.,  vu,  i4- 
XII,  3o);  XII,  6,  8b(Ex.,  ii,  23-iv,  3i);  xv,  2  (Ex.,  xvii, 
8).  —  ô)LeI  Chroniques  ajoute  ses  témoignages,  et 
ils  sont  des  plus  explicites,  à  ceux  de  1  et  II  Samuel,  à 
propos  de  David;  c'est  pour  nous  montrer  C|u'à  cette 
époque  la  vie  sociale  et  religieuse  du  peuple  est  tout 
entière  pénétrée  par  l'inlluence  des  législations  et 
directions  du  Pentateuque;  cf.  II  Sam.,  r,  21  (Lev.. 
VII,  i4  [t'rùmâli]);  II  Sam.,  vi,  i3,  17  et  xxiv,  25 
[I  Chron.,  xv,  26;  xxix,  21]  (l.ev.,  i,  m);  II  Sam., 
VII,  22-24  (Deut.,  IV,  7;  X,  21);  I  Ileg.,  11,  3  [I  Cliron., 

1.  On  n'oubliera  ]  as  que  JosèpLe  était  un  Juif  hellé- 
niste. 


727 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


728 


XXII,  la;  Vulg.  i3]  (Deui.,  xvii,  i4-2o);I  Chron.,  xiii, 

2  {Num.,  XXXV,  1-8);  I  Chron.,  xv,  4-i5,  xxin(7VHm., 
m;  n-;  xviii);  I  Chron.,  xvi,  4o  OVHm.,  xxviii,  3-8); 
I  Chron.,  xxiii,.  29»  (iei'.,  xxix,  6-9);  I  Chron.,  xxiii, 
3i  (£■.»■.,  xxviii,  9,  II,  i9-2i5,  27-30;  XXIX,  2-5,  8-1  I, 
etc.';   I    Chron.,    xxviii,   4    (Gen.,   xlix,  8-12);   etc. 

£)  Constatations  analogues  au  sujet  du   règne  de 

Salomon  (I  Jleg.,  i-xi;  II  Chron.,  i-ix).  D'abord  rela- 
tion si  étroite  entre  le  Temple  (I  lieg.,  vi;  H  Chron., 

III,  iv)  et  le  tabernacle  {Ex.,  xxv,  i-xxxi,  1 1)  que  les 
critiques  regardent  la  description  du  tabernacle 
coninie  faite  d'après  celle  du  Temple.  Ensuite,  nom- 
breux points  de  contact  entre  le  discours  de  Salo- 
mon au  jour  de  la  Dédicace  et  les  livres  mosaïques  : 
cf.  I  iîe^.,  vin,  29  (/>ei(/.,  xii,  11);  viii,  3i,  32  (iei.,  v, 

I  ;  Dent.,  xxv,  1);  vni,  33,  3/|  {Lev.,  xxvi,  17);  vin, 
35,  36  (2. ei'.,  XXVI,  19);  vin,  37-40  (/.ci'.,  xxvi,  23  sv.); 
viii,  46-5o(iei'.,  XXVI,  33). 

54.  —  Ç)  Après  le  schisme,  tout  devait  contribuer 
à  détaclier  le  royaume  du  Nord  de  Jérusalem  et  de 
ses  usages.  Or,  malgré  tout,  les  écrits  mosaïques 
sont  reçus  et  jouissent  d'une  grande  influence  dans 
la  région  scliismatique.  On  en  a  une  preuve  dans 
l'histoire  d'Elie  et  d'Elisée  :  cf.  I  /^e^.,xviii,  33,  38,  etc. 
(iei'.,  I,  6-8;  ix,  24;  Deut.,  xviii,  5,  20);  I  Beg.,  xxi, 

3  (iei'.,  xxv,  23;  Num.,  xxxvi,  8);  xxi,  10' {Deut., 
xvii,  6,  7;  XIX,  i5);  XXI,  io'>  (l.ev.,  xxiv,  i5,  16;  £'.<■., 
XXII,  27,  Vulg.  28);  II  Heg.,  IV,  I  (iei'.,  xxv,  Sg);  iv, 
i6(6'e;i.,  xviii,  10);  vu,  3  (Lev.,  xni,  46).  Mais  les 
références  abondent  surtout  dans  les  écrits  des  pro- 
phètes, et  non  seulement  jiour  le  Yahuisie  eil'Elo- 
histf,  mais  encore  pour  le  Veiitéronome.  On  3'  trouve 
mention  :  de  la  prévarication  d'Adam  (0*.,  vi,  7),  de 
la  destruction  des  villes  coupables  (Os.,  xi,  8;  Am., 

IV,  1 1),  de  divers  épisodes  de  la  vie  de  Jacob  (Os.,  xii, 
5,  i3  [Vulg.  4,  12];  Am.,  I,  II),  de  la  sortie  d'Egvpte 
{Os.,  Il,  16,  17,  20"  [Vulg.  i4,i5,  18=1]  ;  VII,  16;  IX,  10; 
XI,  1;  xn,  10  [Vulg.  9],  i4  [i3];  xiii,  4,  5;  ^m.,  11, 
10;  III,  i  ;  V,  25;  IX,  7),  des  châtiments  réservés  à  la 
désobéissance  à  la  Loi  (Os.,  iv,  6;  Am..  u,  4),  de 
préceptes  particuliers,  parfois  d'importance  secon- 
daire, concernant  les  fêtes  (Os.,  11,  i3  [Vulg.  i  i];xii,  10 
[Vulg.  9];  Am.,  v,  21;  VIII,  5,  10),  les  sacrifices  (Os., 
IV,  8,  9;  V,  6;  VI,  6;  ix,  4;  Am.,  iv,  4,  5;  v,  22),  la 
distinction  des  aliments  (Os.,  ix,  3),  le  nazaréat 
(Am.,  II,  II,  12),  la  reddition  des  gages  (Am.,  11,  8), 
la  fixité  des  bornes  (Os.,  v,  10;  cf.  Deut.,  xxvii,  17), 
le  respect  des  prêtres  (Os.,  iv,  4  ;  cf.  Dent.,  xvii,  12). 
En  tenant  ce  langage,  les  prophètes  ne  font  pas 
seulement  allusion  à  des  données  traditionnelles;  ils 
connaissent  des  lois  écrites  (Os.,  vin,  12)  et  diverses 
aflinilés  de  style  sont  caractéristiques  :  cf.  Os.,  11, 
10  [Vulg.  8]  (Deut.,  va,  i3);  n,  19  [17]  (Ex-.,  xxiii, 
i3);  IX,  10  (Deut.,  xxxii,  10);  xi,  i  (^.r.,  iv,  22);  xn, 
6  [Vulg.  5]  {E.r.,  m,  i5);  Am.,  ni,  a(/>c»^,  xiv,  2);  iv, 
&^,  8'',  g^,  10''  (Deut.,  IV,  3o  sv.);  v,  11  (Dent.,  xxviii, 
3o).  —  n)  On  s'attend  bien  à  ce  que  les  références 
soient  plus  nombreuses  dans  les  livres  d'origine 
judéeune.  On  les  trouve  dans  les  écrits  historiques  : 

II  Chron.,  xvii,  7-9;  xxiii,  11  [II  ïteg.,  xi,  I2];xxxiv, 
i4-32  [II  Beg.,  XXII,  8-xxin,  3].  Mais  elles  sont  plus 
fréquentes  dans  les  livres  prophétiques.  On  peut  s'en 
rendre  compte  à  propos  d'y*.,  i;  cf.  i,  2(Deut.,  xxxii, 
1-6);  I,  2^  (Gen.,  XII,  2;  Ex.,  iv,  22;  Deut.,  xxvi,  19; 
xxxn,  20);  I,  3,  4  (Gen  ,  xxxu,  28  sv.  [Vulg.  27  sv.]; 
Ex.,  XIX,  5,  6;  Deut.,  i,  8;  xiv,  i  ;  xxvi.  18);  i,  5-7 
(iei'.,  xxvi,33;  Deut.,  xxvin,  33,  35,  5o,  5î);  i.  7'-,  9 
{Gen.,  XIX,  1-29  [noter  le  terme  consacré  du  vers.  7I' 
qui  se  retrouve  fle»r,  xxix,  22,  Vulg.  2i;  Aju.,  rv,  11; 
Jer.,  L,  4o]);  i,  ii-i5  (Ex.,  xxxiv,  28;  Deut.,  xxsi, 
II);  I,  16,  17  {Ex.,  xxn,  21,  22  [Vulg.  22,  23j);  i,  19 
(Z?eu/.,xxviii,3;  xxx,  i5,  19). Les  allusions  sont  aussi 
nombreuses  dans  la  suite  du  livre  d'Isaïe.  On  en 


pourrait  relever  de  semblables  dans  les  écrits  de 
Jérémie,  d'Ezéchiel,  des  prophètes  du  retour  (Aggée, 
Zacharie,  Malachie)  et  rejoindre  ainsi  la  période  à 
laquelle  les  critiques  placent  la  rédaction  définitive 
et  la  diffusion  du  Pentateuque.  Mais  il  est  d'autant 
plus  inutile  d'insister  que  ces  critiques  eux-mêmes 
admettent  des  affinités  entre  Jérémie  et  le  Deutéro- 
nome,  entre  Ezéchiel  et  les  parties  les  plus  fonda- 
mentales du  Code  sacerdotal.  —  6)  On  peut  donc 
conclure  avecFr.  Delitzsch  (Z)/e  Genesis,  2'  éd.,  i853) 
que  «  les  livres  historiques,  prophétiques  [didactiques 
et  poétiques[  d'Israël  ont  leur  fondement  et  leurs 
racines  dans  la  Loi  de  Moïse  »  (cité  dans  F.Vigouhoux, 
Les  Lii-res  Saints...,  III,  p.   i4). 

55.  —  G.  Arguments  intrinsèques.  —  Ils  sont  tirés 
du  contenu  même  des  documents.  —  à)  C'est  une 
série  de  textes  témoignant  de  Vactnité  littéraire  de 
Moïse.  D'abord  E.r..  xvii,  i4;  xxiv,  4;  xxxiv,  27; 
Num.,  xxxiir,  2,  qui  ne  se  rapportent  qu'à  des  sec- 
tions nettement  déterminées.  Quant  à  Deut.,  1,  5,  il 
annonce  Vexplication  (hfi'er)  d'une  loi  qui,  nécessai- 
rement antérieure,  ne  peut  être  que  la  partie  légale 
à'Ex.-Num.  On  a  encore  Dent.,  xxviii,  58-6i  ;  xxxi, 
g-i3,  que  certains  exégètes,  il  est  vrai,  entendent  du 
^e\\\  Deiitéronome,  mais  que  d'autres  interprètes,  soit 
l)ar  des  arguments  directs,  soit  à  l'aide  de  déduc- 
tions, appliquent  à  tout  le  Pentateuque.  —  b)  C'est 
ensuite  Vanité  du  litre,  sensible  dans  le  plan  d'en- 
semble et  dans  une  multitude  de  détails  ;  elle  est  telle 
qu'elle  ne  peut  s'expliquer  que  par  l'unité  d'auteur. 
On  sait  que  les  critiques  en  mettent  la  réalisation  au 
compte  du  rédacteur  sacerdotal  (Rp).  —  c)  C'est  en 
troisième  lieu  le  but  poursuivi  dans  le  livre,  but  si 
précis  qu'il  nous  permet  d'en  indiquer  la  date  et,  par 
voie  indirecte,  d'en  nommer  l'auteur.  On  a  manifes- 
tement en  vue  dans  la  Genèse,  en  rappelant  les  pro- 
messes divines,  en  énumérant  les  litres  acquis  à  la 
possession  du  pays  de  Canaan,  de  décider  le  peuple 
à  quitter  la  fertile  Egypte  pour  les  aventures  d'une 
conquête  laborieuse.  Les  récits  de  l'E.rode  et  des 
.\ombres  tendent,  en  rappelant  encore  les  promes- 
ses, en  consignant  le  souvenir  des  interventions  du 
Très-Haut,  à  calmer  le  peuple  irrité  par  les  souf- 
frances du  désert,  à  entretenir  sa  persévérance,  à 
vaincre  ses  résistances.  Ces  données  nous  ramènent 
à  l'époque  de  Moïse,  elles  nous  ramènent  à  lui.  Un 
auteur  de  date  tardive  n'aurait  pas  recueilli  tant 
d'anecdotes  défavorables  aux  ancêtres.  De  même, 
la  disposition  des  législations,  dans  lesquelles,  par 
le  mélange  des  ordonnances  cultuelles  avec  les  pres- 
criptions morales  ou  sociales,  on  s'applique  à  mettre 
en  relief  le  caractère  unique  de  la  constitution 
politico-religieuse  d'Israël,  invite  à  les  regarder 
comme  remontant  aux  origines  mêmes  de  la  nation. 
—  d)  On  insiste  enfin  sur  des  faits  spéciaux,  inex- 
plicables en  dehors  de  l'hypothèse  de  l'authenticité 
mosaïque  :  caractère  progressif  et  lacunes  dos  légis- 
lations, inexplicables  si  ces  législations  avaient  vu 
le  jour  dans  une  société  déjà  constituée;  traits  nom- 
breux qui  reportent  le  lecteur  au  temps  de  Moïse,  au 
désert,  avant  l'entrée  en  Canaan,  peu  après  la  sortie 
d'Egypte;  certains  archaïsmes  de  langage,  parmi 
lesquels  l'usage  du  pron.  de  la  3*  pers.  sing.  masc. 
(hù  ')  pour  les  deux  genres.  —  e)  Tous  ces  arguments, 
qu'on  les  étudie  chacun  en  particulier  ou  qu'on  en 
examine  la  force  cumulative,  aboutissent  à  établir 
victorieusement  la  thèse  de  l'authenticité  mosaïque 
substantielle  du  Pentateuque. 

2"  Prise  en  considération  de  certaines  données 
de  la  thèse  des  critiques 

56.  —  A.  Au  Congrès  de  Fribourg.  —  a)  II  était 
facile  de  constater,  et  ou  l'avait  fait,  que  plusieurs 


729 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


730 


de  ces  argumentations  des  exégètes  conservateurs, 
davantage  encore  leurs  réponses  aux  objections  de 
la  critique,  n'étaient  pas  de  tout  point  concluantes. 
Il  était  assez  naturel  dès  lors  qu'on  en  vint  à  consi- 
dérer lestlicses  adverses  sous  un  nouveau  jour  et  à 
se  demander  si  tout  en  devait  être  rejeté.  Des  essais 
timides  furent  d'abord  réalisés  dans  diverses  ^^cikm. 
Mais  c'est  surtout  au  Congrès  internalionul  des  Ca- 
tholiques, tenu  à  Fribourg  (Suisse)  en  août  1B97,  que 
le  problème  fut  envisagé  avec  quel<|ue  ampleur.  Deux 
travaux  retinrent  l'attention  :  celui  du  baron  von 
HiiQEL,  La  Méthode  Historique  en  son  apjilication  à 
l'étude  des  documents  de  l'JIexateuque'  ;  celui  du 
R.  P.  Lagrange,   Les  Sources    du  J'entuteuque'^. 

57.  —  ,';)  Le  baron  von  HiioEL  n'était  pas  un  spé- 
cialiste de  l'Ancien  Testament  ;  mais  les  «  six  ans 
d'études  fort  minutieuses  »  qu'il  avait  consaciés  au 
problème  de  VlJexaleiique  lui  permettaient  de  faire 
œuvre  de  vulgarisation.  Son  mémoire  fut,  avant 
tout,  un  exposé  de  la  théorie  de  Wellbausen  sur  la 
séparation  des  quatre  documents,  des  adhésions 
qu'elle  avait  reçues  chaque  jour  plus  nombreuses, 
des  principes  sur  lesquelles  elle  s'appuyait;  à  ce 
dernier  point  de  vue,  l'auteur  insistait  surtout  sur 
l'évolution  des  législations.  Deux  séries  de  remar- 
ques lui  étaient  plus  personnelles.  Il  soulignait  que 
la  question  de  la  sé[iaration  des  quatre  documents 
était  distincte  de  celle  de  leur  âge  absolu  ou  relatif; 
de  celle  du  degré  auquel  leurs  divergences  aiiparentes 
(il  suffit  qu'elles  soient  apparentes  pour  autoriser  la 
séparation  des  sources)  en  matières  chronologiques, 
géographiques,  historiques,  morales,  lhéologi(|ues, 
sont  seulement  apparentes  ou  bien  réelles  ;  de  celle 
du  degré  auquel  ces  documents  sont  fondés  sur  une 
tradition  authentique  ou  même  sur  des  documents 
antérieurs.  D'autre  part,  il  s'appliquait,  pour  prévenir 
certaines  déliances  des  exégètes  catholiques,  à  expli- 
quer comment  une  loi  de  date  relativement  récente 
Ijouvait  être  dite  mosaïque,  soit  parce  que  tel  de  ses 
éléments  remontait  jusqu'à  Moïse,  soit  parce  qu'elle 
se  bornait  à  appliquer  à  des  circonstances  nouvelles 
les  principes  posés  par  le  fondateur  de  la  nation 
juive;  il  s'attachait,  pour  cette  fin,  au  Deuléronome 
et  à  la  loi  de  l'unité  de  sanctuaire.  En  même  temps 
il  montrait  comment  la  distribution  du  Pentateuque 
en  documents  réduisait  à  néant  l'accusation  d'inco- 
hérence, tant  de  fois  formulée  contre  les  ré-îlls  et  les 
législations.  Enlin,  contre  l'objection  d'invraisem- 
blance, parfois  exprimée  à  propos  des  théories  des 
critiques,  il  alléguait   le  Dialessaron  de  Tatien. 

58.  —  c)Beaucoup  plus  important  était  le  mémoire 
dans  lequel  le  P.  Laguanqk  émettait  son  avis  sur  les 
rapports  du  problème  des  sources  du  Pentateuque 
avec  la  théologie  traditionnelle.  Parmi  les  remarques 
préliminaires,  il  en  est  une  qu'il  faut  souligner  : 
réminent  professeur  do  l'Ecole  Biblique  de  Jérusalem 
établit  dès  l'abord  une  distinction  très  nette  et  d'une 
importance  capitale  entre  les  données  de  la  critique 
littéraire  et  les  systèmes  de  critique  historique  en 
faveur  desquels  on  veut  les  utiliser.  Il  ramène  ensuite 
son  travail  à  l'étude  de  cinq  questions  préjudi- 
cielles qui  jusqu'à  présent  ont  empêché  les  catholi- 
ques d'aborder  l'examen  des  sources  du  Pentateuque. 

39.  —  d)  La  première  est  celle  do  la  rédaction  des 
Litres  Saints.  Ceux-ci  ont  été  composés  en  Orient. 
Or,  en  Orient,  les  principes  et  modes  de  composition 
sont  très  différents  des  nôtres.  Le  livre  est,  là-bas, 
perpétuellement  in  fieri  et  sa  rédaction  va  sans  cesse 
se  poursuivant.  Il  jouit  d'une  autorité  immense, 
mais  il   vaut   surtout  par   lui-même  et   l'on    ne   se 

1.  Publié  séparément,  Paris,  Picard. 

2.  Publié  dans  la  Revue  Biblique,  jaayioT  1898,  p.  10-32. 


préoccupe  guère  de  connaître  son  auteur.  11  devient  la 
chose  de  tout  le  monde;  on  le  copie  avec  soin,  mais 
sans  scrupule,  et  on  ne  se  fait  pas  faute,  si  l'on  est 
auteur  à  son  tour,  de  lui  emprunter  des  extraits 
même  importants.  La  Bible  n'a  pas  échappé  à  ces 
procédés  et  ou  peut  les  voir  fréquemment  en  exer- 
cice :  dans  Gen.,  xlvii,  1-7,  par  exemple,  les  Septante 
nous  montrent  encoie  simplement  juxtaposés  des 
éléments  qui  sont  beaucoup  plus  étroitement  fusion- 
nés dans  le  texte  massorétique.  On  ne  saurait  dire 
que  le  dogme  de  l'inspiration  rende  suspectes  de 
telles  constatations.  Si  ce  dogme  exige  que  le  dernier 
rédacteur  soit  inspiré,  il  n'est  pas  nécessaire  d'ad- 
mettre rins|>iration  des  documents  qu'il  emploie. 
Mais,  dCit-oa  l'admettre,  qu'il  faudrait  simplement 
conclure  à  une  plus  grande  diftusion  de  ce  don  sur- 
naturel. 

60.  —  e)  Deuxième  question  :  l'évolution  législa- 
tive. Hormis  la  seule  loi  naturelle,  dont  les  principes 
premiers  sont  absolus,  toute  loi  doit  tenir  compte 
des  circonstances  dans  lesquelles  se  trouvent  ceux 
auxquels  elle  s'adresse  et,  quand  ces  circonstances 
viennent  à  changer,  elle  doit  évoluer  avec  elles; 
cette  considération  s'applique,  sinon  à  son  fond 
même,  du  moins  aux  détails  de  la  loi  divine  positive. 
Quand  il  s'agit  de  la  loi  mosaïque,  l'inconvénient 
d'une  telle  constatation  est  d'autant  moindre  que 
cette  loi  constitue  une  discipline  essentiellement 
transitoire.  D'autre  part,  les  avantages  sont  immen- 
ses. Si  l'on  admet,  dans  l'évolution  du  code  mosaïque, 
des  étapes  successives  et  sullisamment  distantes,  on 
justifiera  sans  peine  les  prétendues  contradictions 
signalées  jiar  les  critiques  hostiles  à  la  révélation 
entre  les  diverses  sections  du  Pentateuque  :  on  se 
trouvera  simplement  en  présence  d'abrogations  ou 
de  modifications,  répondant  aux  variations  des  cir- 
constances auxquelles  la  Loi  doits'adapter.  Beaucoup 
de  ces  lois,  il  est  vrai,  sont  précédées  de  la  formule 
Dieu  dit  à  .Moïse.  On  ne  l'entend  pas  d'ordinaire  d'une 
révélation  proprement  dite;  la  loi  ancienne  n'est 
pas  une  création,  elle  est  avant  tout  le  résultat  d'un 
choix  fait  entre  des  usages  antérieurement  existants. 
Ce  choix  a  été  fait  par  l'auteur  humain  avec  l'assis- 
tance et  l'approbation  de  Dieu.  Or,  d'après  Dent., 
XVII,  II,  les  prêtres  de  Jérusalem  avaient  compé- 
tence, non  seulement  pour  résoudre  les  questions  de 
fait,  mais  encore  pour  fixer  des  points  de  droit.  Que 
si  les  unes  ou  les  autres  de  ces  décisions,  dans  les- 
quelles les  prêtres  devaient  strictement  s'inspirer  des 
Ijrincipes  antérieurement  en  vigueur,  venaient  à  obte- 
nir force  de  loi,  ne  pouvait-on  pas  dire  que,  média- 
tement  sans  doute,  mais  tout  de  même  d'une  façon 
très  réelle,  ces  législations  nouvelles  étaient  divines 
et  juosaïques? 

ei.  —  O  Troisième  question  :  le  témoignage  de  la 
Bible.  Aucun  «des  textes  qui  attribuent  à  Moïse  une 
activité  littéraire  quelconque  ne  le  présente  comme 
auteur  de  tout  le  Pentateuque.  De  certains  d'entre 
eux(£.r.,  XVII,  14";  XXIV,  (J  ;  XXXIV,  27;  Nuni.,  xxxiii, 
•2)  on  peut  soutenir  que  la  portée  est  limitée  à  la  péri- 
cope  à  laquelle  ils  sont  directement  annexés.  Les 
plus  importants  sont  ceux  du  Deutéronome.  A  les 
prendre  à  la  lettre,  ils  s'appliquent  à  l'ensemble,  si- 
non à  tous  les  détails,  du  cinquième  livre.  Mais  il  en 
est  de  la  formule  Moïse  a  écrit  comme  de  Dieu  dit  à 
Moise  ;  des  livres  canoniques,  telle  la  Sagesse  de 
Saloinon,ne  sont-ils  pas  nettement  pseudépigraphes? 
Le  Deutéronome  se  présente  comme  une  seconde  loi; 
c'est  une  revision  législative  qui  prend  pour  base  le 
Code  de  l'alliance  (Ex.,  xx-xxiii).  Si,  dans  cette  revi- 
sion, on  est  demeuré  fidèle  au  droit  mosaïque,  aux  pré- 
misses antérieurement  posées,  ne  peut-on  pas  la  trai- 
ter elle-même  comme  mosaïque?  Ces  considérations 


731 


MOÏSE  ET  JOSUE 


732 


permettent  de  comprendre  comment,  dans  le  Nou- 
veau Testament,  Notre-Seigneur  et  les  Apôtres  ont 
pu  en  toute  vérité,  d'une  part,  indiquer  Moïse  comme 
auteur  de  la  Loi  prise  dans  son  ensemble,  de  l'autre, 
quand  leur  langage  est  clair  et  explicite  en  ce  sens, 
lui  attribuer  d'une  manière  concrète  telle  ou  telle 
ordonnance. 

63. g)  Quatrième  question  :  la  tradition.  Dans 

l'Eglise,  la  tradition  est,  en  importance,  parallèle  à 
l'Ecriture.  Mais  c'est  évidemment  quand  elle  touche  à 
la  foi-  en  tout  autre  domaine,  le  consentement  même 
unanime  des  Pères  ne  suffit  pas  à  rendre  certaine 
une  donnée  traditionnelle.  De  nombreux  exemples 
montrent,  en  particulier,  qu'en  matière  d'attribution 
littéraire,  les  sentiments  les  plus  universels  des 
Pères  ne  sont  pas  une  garantie.  Pour  la  question  qui 
nous  occupe,  une  distinction  s'impose  entre  ce  qui 
ressortit  à  la  critique  littéraire  et  ce  qui  ressortit  à 
la  critique  historique.  La  tradition  historique  aura 
pour  formule  :  Moïse  est  le  législateur  d'israol,  le 
niosaïsme  est  à  la  base  de  toute  l'histoire  du  peuple 
de  Dieu.  Parfaitement  unanime  et  claire,  cette  tradi- 
tion a  tous  les  caractères  d'une  tradition  qui  oblige; 
la  Bible,  en  effet,  ne  serait  plus  l'histoire  du  salut  et 
la  foi  serait  gravement  menacée,  si  les  plus  grands 
faits  du  royaume  de  Dieu  devenaient  incertains.  De 
la  tradition  littéraire  la  formule  sera  :  Moïse  a  rédigé 
le  Penlaieuque  que  nous  possédons.  D'une  part, 
l'unanimité  n'est  plus  si  complète,  ni  chez  les  Juifs, 
ni  chez  les  chrétiens.  Le  rôle  attribué  à  Esdras  par 
certains  rabbins  et  plusieurs  Pères  de  l'Eglise  en  est 
une  preuve. On  remarquera  que,  dans  celte  hypothèse, 
la  tradition  littéraire  du  Pentateuque  a  été  interrom- 
pue pendant  plus  de  cent  ans  après  l'incendie  de 
Jérusalem  et  que  toute  son  autorité  rei>ose  sur  Esdras 
inspiré;  et  qui  sait  si,  dans  cette  tradition,  il  ne  faut 
pas  voir  le  dernier  écho  du  3ouvenir  d'une  refonte 
générale  de  la  Loi  par  le  prètre-scribe?  D'autre  part, 
il  est  de  toute  évidence  que  la  question  littéraire  est 
d'une  portée  tout  autre  que  la  question  historique. 
On  dira  sans  doute  que  le  Concile  de  Trente  parle  du 
Pentateuque  de  Moïse.  C'est  vrai  ;  mais  il  faut  noter 
qu'en  se  prononçant  sur  la  question  de  canonicité,  il 
a  évité  de  trancher  celle  d'authenticité.  Que  si  l'on 
voyait  dans  sa  manière  de  parler  une  direction  disci- 
plinaire, au  moins  ne  faudrait-il  pas  en  tirer  des  con- 
clusions plus  strictes  qu'à  propos  de  VEpitre  aux 
Hébreux  ;  le  Pentateuque  sera  toujours  le  Pentateuque 
de  Moïse  si  ce  grand  homme  a  jeté  les  fondements  de 
sa  législation. 

63.  —  h)  Cinquième  question  :  la  valeur  liistori- 
que.  L'apologétique  catholique  recourt  volontiers 
à  des  principes  aussi  absolus  que  celui-ci  :  «  Tout  le 
monde  admet  que  le  récit  de  Moïse  est  vrai,  s'il  est 
réellement  de  lui,  tandis  qu'on  peut  prétendre  qu'il 
est  indigne  de  foi  et  n'est  qu'un  tissu  de  mythes,  s'il 
a  été  écrit  à  une  date  postérieure  »  (F.  ViGounoux, 
Manuel  Inbliqne,  y  éd.,  1,  p.  ^oo).  Sur  quoi  il  est  aisé 
de  faire  plusieurs  remarques  :  —  k)  D'abord  que  la 
date  de  rédaction  d'une  histoire,  surtout  quand  le 
rédacteur  a  simplement  reproduit  et  juxtaposé  ses 
sources,  importe  beaucoup  moins  que  celle  des  docu- 
ments eux-mêmes.  11  faut  môme  noter  qu'à  ce  dernier 
point  de  vue,  un  mouvement  heureux  se  dessine 
parmi  les  exégètes  indépendants.  —  5)  Que  d'après 
les  critiques,  les  documents  anciens  (J  et  E)  ont  été 
utilisés  dans  ceux  qui  les  ont  suivis  (P),  même  que  F 
n'avait  d'autres  sources  que  J,  E  et  D.  Dès  lors  il  ne 
peut  être  question  de  contradictions  fondamentales 
entre  ces  documents;  et  c'est  ce  qui  explique  qu'on 
ail  songé  à  les  fondre  en  un  seul  récit.  —  ■/)  On  dit, 
il  est  vrai,  que  P  a  une  allure  très  particulière,  qu'il 
a  altéré  la   vérité   de  pai-ti  pris,  qu'il  a  généralisé, 


idéalisé,  systématisé  l'histoire.  Rappelons  qu'il  ne 
se  peut  agir  que  de  détails.  Que  si  nous  nous  plaçons 
au  point  de  vue  de  l'histoire  du  règne  de  Dieu,  ils 
sont  sans  importance.  Que  si  nous  nous  plaçons  au 
point  de  vue  des  conséquences  de  l'inspiration,  il 
conviendra  de  se  poser  la  question  du  genre  litté- 
raire adopté  par  P,  de  ses  règles,  de  ses  méthodes; 
il  conviendra  de  se  demander  si  Dieu  a  voulu  nous 
enseigner  ces  détails  ou  s'en  servir  comme  de  véhi- 
cules pour  un  enseignement  plus  haut;  n'en  serait-il 
pas  de  ces  détails  du  récit  de  P  comme  de  nombreux 
détails  des  oracles  messianiques?  D'autre  part,  inter- 
dirons-nous à  un  législateur  de  se  servir  de  cas  de 
conscience  pour  rendre  plus  claire  telle  décision  ?  (v. 
g.  A'um.,  XXVI,  33  ;  xxvii,  i-i  i  ;  xxxvi,  i-ia).  —  S)  D'ail- 
leurs on  sera,  en  toute  hypothèse,  dans  l'impossibi- 
lité de  savoir  à  quoi  s'en  tenir  par  rapport  à  certaines 
circonsliinces  secondaires  des  récits.  Qu'à  propos  de 
la  chronologie,  par  exemple,  on  rejette  l'idée  d'un 
thème  systématique,  on  se  heurtera  aux  variations 
des  manuscrits, puis  à  l'impossibilité  de  faire  concor- 
der avec  les  diverses  histoires  anciennes  des  chilTres 
qu'on  finira  par  déclarer  altérés.  —  s)  Enlin,  à  l'en- 
contre  des  affirmations  de  certains  critiques,  il  de- 
vient de  plus  en  plus  évident  que  P  avait  ses  sources 
propres;  il  devient  donc  impossible  de  le  convain- 
cre de  mensonge  s'il  se  borne  à  les  reproduire. 

64.  —  B.  Autour  du  Conguès,  — 11  faut  regretter 
que  le  P.  Lagrange  n'ait  pu  aller  au  delà  de  l'exposé 
de  ces  questions  préjudicielles,  A  en  juger  par  ce 
qu'il  a  écrit  en  passant  soit  en  divers  travaux  et 
comptes  rendus  de  la  Revue  Biblique,  soit  dans  La 
Mélliode  histurique  surtout  à  propos  de  VAncieii 
Testament  (igo3),  on  entrevoit  que  la  partie  posi- 
tive et  constructive  de  son  système  eût  été  des  plus, 
caractéristiques  et  des  plus  intéressantes.  Malheu- 
reusement, des  controverses  s'élevèrent  qui,  surtout 
en  certaines  publications  secondaires,  allèrent  s'en- 
venimant  de  plus  en  plus.  Notre  but  n'est  pas  de  les 
exposer.  Nous  voulons  seulement  signaler  quelques 
vues  particulières,  de  nature  à  éclairer  les  décisions 
qui   vont  suivre  et  les  attitudes  qui  en  résulteront. 

65.  —  a)  Dans  les  séances  mêmes  du  Congrès  de 
Fribourg,  le  P.  Bruckkr  avait  déclaré  «  ne  pouvoir 
accepter  toutes  les  conclusions  du  U.  P.  Lagiange  ». 
Il  lui  semblait  que,  dans  le  Mémoire  du  doete  Domi- 
nicain, «  la  tradition  ne  recevait  pas  le  rôle  prépondé-  i 
rant  qui  lui  appartient  »  (cf.  Joseph  Bbuckbr,  S.  J., 
dai\s  Etudes,  t.LXXVIll,  1899,  p.  671-67^).  Quelque 
dix  et  onze  ans  auparavant,  le  P.  Bruclcer  s'était 
expliqué  sur  le  sujet  qui  nous  occupe  dans  une  série 
de  quatre  articles  dont  les  trois  derniers  se  rappor- 
taient directement  à  la  question  du  Pentateuque  : 
Questions  actuelles  d'exégèse  et  d'apologie   biblique, 

I.  Principes,  dans  Etudes,  t.  XLIII,   1888,  p.   71-90; 

II.  L'authenticité  des   livres  de  Moïse,   ibid.,  p.  82 1-    ^ 
340  ;  III.  Les  objections  contre  l'origine  mosaïque  du 
Pentateuque,  ibid.,  t.  XLIV,  1888,  p.  S;-;^,  382-3y6.      ' 
Nous  n'insistons  pas  sur  les  réponses  aux  objections, 
bien  qu'on  y  trouve  des  points  de  vue  spéciaux  qui      1 
manquent  aux  travaux  similaires.   Il  est   ])lus   inté-      | 
ressant  de  relever  ce  que  le  savant  Jésuite  déclare 
au  sujet  de  la  rédaction  du   Pentateuque  par  Moïse. 
Que  celui-ci  soit,  dans  un  vrai  sens,  l'auteur  des  cinq 
livres,  «  c'est  une  vérité  de  foi  divine,  en  tant  qu'il 
s'agit  de  certaines  parties   déterminées  de  ces  livres, 
pour  lesquelles   l'origine  mosaïque   est  directement 
affirmée  par  la  Bible.  C'est  au  moins  une  vérité  cer- 
taine  (theologice    certum),    quant   à   l'ensemble    du 
l'entateuque,  pris  dans  sa  substance;  parce  que  c'est 
une  conséquence  qui  se  déduit  nécessairement  des 
textes  dont  nous   avons  indiqué  la   longue  série.  » 
(Etudes,  XLIII,  1888,  p.  827).  Mais  il  faut  préciser  ce 


733 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


734 


rôle  d'auteur  :  a  11  resterait  vrai  de  dire  que  Moïse 
est  l'auteur  des  cinq  livres  qui  iiortenl  sou  nom, 
même  s'il  s'était  borné  à  les  faire  rédiger  sous  sa 
direction  et  sa  responsabilité,  c'est-à-dire  s'il  s'était 
contenté  d'en  fournir  les  matériaux  et  les  idées,  en 
chargeant  un  ou  plusieurs  secrétaires  d'y  mettre  la 
forme,  l'arrangeuient  et  le  stjle.  L'œuvre  ainsi  com- 
posée, puis  revue  et  adoptée  par  lui  à  la  lumière  de 
l'inspiration  divine,  aurait  pu,  en  toute  vérité,  être 
appelée  son  œuvre.  »  (Ibid.,  p.  3-27  sv.)  Comme  on 
le  voit,  le  P.  Brucker  rajeunit  la  théorie  des  «  scribes 
de  Moïse  »,  chère  à  Richard  Simon.  11  s'explique 
aussi  à  propos  des  documents  :  «  Moïse  a-t-il  utilisé 
des  documents  antérieurs?^  priori,  cela  est  possible 
et  n'a  rien  d'incompatible  avec  l'inspiration,  ni  avec 
la  vraie  notion  du  rôle  d'auteur  qui  appartient  à 
Moïse;  tous  les  théologiens  et  exégètes  catholiques 
le  reconnaissent...  Supposé  que,  [pour  expliquer 
divers  faits],  on  ait  un  réel  besoin  de  cette  hypotlièse 
de  plusieurs  documents  antérieurs,  insérés  plus  ou 
moins  complètement  par  Moïse  dans  son  œuvre, 
rien,  du  côté  de  l'enseignement  catholique,  n'empê- 
cherait de  la  mettre  à  prolit.  Remarquons  seulement 
qu'elle  ne  peut  être  un  vrai  secours  que  dans  la 
Genèse.  Dans  les  livres  suivants,  où  Moïse  ne  rap- 
porte guère  que  ce  qu'il  a  vu  ou  entendu,  dit  ou  fait 
lui-même,  on  peut  difficilement  parler  de  documents 
préexistants  qu'il  aurait  utilisés,  —  à  moins  qu'il  ne 
s'agisse  de  documents  préparés  sous  sa  direction  par 
ses  secrétaires,  comme  on  la  vu  dans  la  réponse  à 
la  première  question.  »  (/bid.,  p.  33o  sv.) 

66.  —  i>)  Plus  explicite  que  la  simple  note  du 
P.  Brucker  était,  à  propos  du  Mémoire  du  P.  La- 
grange,  l'article  du  R  P.  Méchineau,  La  thèse  de  l'ori- 
gine mosaïque  du  Pentaleuque,  sa  place  dans  l'apo- 
logétique, son  degré  de  certitude  (Etudes,  t.  LXXVU, 
1898,  p.  289-  3 11).  Ce  que  l'on  veut  surtout  mettre 
en  relief,  c'est  que,  sous  le  prétexte  qu'«  ilsullità  la 
démonstration  comme  à  la  défense  de  la  foi  par  les 
Ecritures  de  sauvegarder  la  canonicité  et  l'inspiration 
des  Livres  Saints  »...,  il  n'est  pas  permis  de  traiter 
les  questions  d'authenticité  avec  tant  de  désinvolture 
que  l'on  aille  «  droit  à  essayer  de  renverser  l'une 
des  bases  sur  lesquelles  repose  l'apologétique,  tant 
juive  que  chrétienne  »...  C'est  qu'on  ne  peut,  sans  une 
grave  erreur,  rejeter  une  thèse  «  affirmée  par  trois 
autorités  irrécusables  :  la  tradition  juiiaïque  consi- 
gnée au.x  Livres  Saints;  l'enseignement  formel  de 
Jésus-Christ  et  des  apôtres;  enfin  la  tradition  chré- 
tienne et  l'enseignement  de  l'Eglise  »  (cf.  Etudes, 
LXXVU,  p.   291,  3oo,  3o4).   Le  même  auteur  devait 

-.consacrer,  l'année  suivante,  toute  une  étude  à  mon- 
trer que  c'était  un  concessionisme  dangereux  que  de 
sacrifier  trop  facilement  la  valeur  humaine  des  Ecri- 
tures et  par  conséquent  leur  authenticité  (L'Autorité 
humaine  des  Litres  Saints  et  le  «  Concessionisme  », 
dans  Eludes,  LXXX,   1899,  p.  433-448,  765-780). 

67.  —  c)  Cependant  le  P.  Phat  publiait  deux  arti- 
cles sur  /,«  Loi  de  Moïse;  l'un  était  consacré  à  Ses 
Origines  (Etudes,  LXXVI,  1898,  p.  87-114),  l'autre  à 
Ses  Progrès,  Conséquences  pour  ta  question  du 
Pentaleuque  (ibid.,  LXXVII,  1898,  p.  29-.%).  Dans  ce 
deuxième  travail,  le  seul  qui  se  rapporte  à  la  ques- 
tion présente,  l'auteur  commence  par  admettre  que 
la  Loi  a  pu  recevoir  des  compléments  du  vivant  de 
Moïse.  Mais  il  admet  aussi  qu'elle  en  a  reçu  après  la 
mort  du  législateur,  que  telles  ou  telles  consultations 
prophétiques  ou  sacerdotales,  que  tel  commentaire 
plus  ou  moins  autorisé  de  la  Loi  ont  pu  passer  dans 
le  texte  actuel  du  Pentaleuque.  Et  il  ajoute:  «  Nous 
ne  songeons  pas  à  restreindre  l'authenticité  du  I^enta- 
teuque.  Nous  sommes  cependant  persuadé  que  la 
thèse    catholique   gagnerait   en    clarté   et    en   force 


probante,  si  l'on  distinguait  toujours  bien  soigneuse- 
ment entre  l'auteur  de  la  Loi  et  l'auteur  du  l'entateu- 
que...  Ainsi  nous  ne  croyons  pas  que  le  Pentaleuque 
se  donne  lui-même  pour  l'œuvre  de  Moïse,  Les  passa- 
ges cités  à  l'appui  ont  trait  seulement  au  iJeutéro- 
nonie  et  à  quatre  fragments  particuliers,  le  Code  de 
l'alliance,  le  Décalogue,  les  haltes  des  Hébreux  dans 
le  désert  et  la  défaite  des  Anialécites,  passages  que 
Moïse  écrit  par  ordre  exprès  de  Dieu.  Nous  ne 
croyons  pas  non  plus  que  cette  appellation,  assez 
fréquente  dans  les  livres  sacrés,  la  Laide  il/oi.seoule 
Livre  de  la  Loi  de  Moïse  prouve  que  l'ouvrage  entier, 
où  cette  loi  est  consignée  ait  Moïse  pour  auteur... 
Une  fois  il  est  question  du  Livre  de  Moïse  ;  mais, 
justement,  il  s'agit  de  savoir  si  le  livre  de  Moïse 
veut  dire  nécessairement  le  livre  écrit  ou  composé 
par  Moïse...  Pourquoi  le  livre  de  Moïse  ne  pourrait-il 
pas  signifier  :  le  livre  où  Moïse  joue  le  principal  rôle, 
ou  bien,  le  livre  qui  renferme  la  législation  mosaï- 
que ?  Il  y  a  cependant  un  texte  de  saint  Jean  qu'on 
ne  peut,  sans  lui  faire  violence,  empêcher  de  témoi- 
gner en  faveur  de  l'authenticité,  au  moins  substan- 
tielle, du  Pentaleuque.  Et  il  reste  toujours  l'argu- 
ment de  tradition,  le  meilleur,  dont  la  force  probante 
est  égale,  et  pour  le  croyant,  et  pour  le  véritable 
historien.   »  (Etudes,  LXXVU,  1898,  p.  48  sv.) 

68.  —  d)  On  ne  lira  pas  non  plus  sans  intérêt  ces 
lignes  du  P.  Dur.a.nd  (L'état  présent  des  Etudes 
/iibliques  en  France,  2'  art.,  dans  Etudes,  XC,  1902, 
p.  33o-358)  :  «  Une  conclusion  s'impose  au  nom  de  la 
logique,  c'est  que,  sans  s'écarter  des  habitudes  de 
l'école  la  plus  strictement  conservatrice,  on  peut 
attribuer  à  un  autre  que  Moïse  tous  les  passages  du 
l'entateuque  qu'on  prouvera  ne  pas  pouvoir  être  de 

lui Dans  cet  alliage,  reconnu  de  tous,  quelle  part 

faut-il  faire  au  Législateur?  Sur  ce  point  l'accord 
cesse;  mais  les  deux  opinions  ne  dilTèrent  entre  elles 
que  comme  le  plus  du  moins...  Par  le  fait,  il  n'est 
pas  nécessaire  de  résoudre  le  problème  avec  tant 
de  précision.  Au  point  de  vue  religieux,  le  principal 
est  assurément  que  ce  livre  reste,  en  son  entier,  écrit 
sous  l'inspiration  d'un  même  Esprit;  à  part  peut- 
être  quelques  gloses  qui  seraient  là,  comme  dans  le 
reste  l'Ecriture,  d'origine  purement  humaine...  L'af- 
firmation traditionnelle  qui  attribue  en  bloc  le 
Pentaleuque  à  Moïse  est  quand  même  à  conserver, 
parce  qu'elle  reste  vraie;  non  plus  au  sens  rigoureux 
qu'on  a  pu  lui  donner  et  que  beaucoup  lui  gardent 
encore;  ni  en  ce  sens  purement  conventionnel  qui 
nous  fait  parler  couramment  du  Code  Aiipoléon,  à 
propos  d'un  livre  où  l'empereur  n'a  peut-être  per- 
sonnellement rien  écrit;  mais  néanmoins  en  un 
sens  suffisamment  objectif.  Le  Pentaleuque  contient 
nombre  de  documents  vraiment  rédigés  par  Moïse,  et 
il  est  en  son  entier  l'expression  autorisée  de  sa  Loi  » 
(p.  35i  sv.). 

69.  —  e)  Enfin  nous  ne  saurions  passer  sous  si- 
lence le  seul  commentaire  un  peu  complet  du  Penta- 
leuque qui  ait  paru  chez  les  catholiques  depuis  que 
se  discutent  les  problèmes  qui  nous  occupent;  c'est 
celui  du  P.  DE  HuMMELAUEn,  dans  le  Cursus  des 
Jésuites  allemands.  C'est  surtout  dans  l'Introduction 
au  Deutéronome  (jgoi)  que  l'auteur  s'exprime  sur  la 
question  du  jour.  Voici  ses  propositions  principales. 
Partant  du  cinquième  livredu  Pentaleuque,  il  soutient 
d'abord  que  Moïse  écrivit  une  thorah  (cf.  Deut,,  xx.xi, 
9) qu'il  identifie  avec  Deut.,  v-xi  -|-  xxviii,  1-69  [Vulg. 
XXIX,  1].  Dans  cette  thorah,  Samuel  inséra  son 
«  jugement  de  la  royauté  »  (cf.  I  Sam.,  x,  25)  renfermé 
dans  Deut.,  xii,  i-xxvi,  i5'.  Déjà  Josué  y  avait  inséré 

1.  Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  noter  que,  de  ce  chef,  soiie 
chapitres  du  Deutéronome  sont  enlevés  à  Moïse. 


735 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


736 


ses  paroles  (cf.  Jos.,  xxiv,  2G),  dont  un  fragment 
semble  représenté  par  Deut.,  xxvi,  i6-xxvii,26'.  C'est 
cette  tkorah,  augmentée  de  l'écrU  de  Samuel,  qui 
fut  retrouvée  par  Helcias  sous  Josias.  Non  seulement 
celte  thorah,  mais  tous  les  écrits  de  l'âge  mosaïque 
étaient,  à  l'époque  d'Esdras,  réunis  en  un  seul  Penta- 
îeuqiie,  qui  prit  souvent  dans  la  suite  le  nom  de 
Tkorah.  Le  PerUaieuque  n'est  pas  sorti  tel  que  nous 
l'avons  du  calame  de  Moïse,  mais  il  est  dû  à  la  fusion 
de  plusieurs  écrits  mosaïques.  Ces  écrits  n'étaient 
pas  parvenus  à  ceux  qui  les  combinèrent  dans  un 
état  d'intégrité  parfaite;  ils  étaient  plus  ou  moins 
détigurcs,  mutilés  et  restaurés.  Notre  texte  du  Penia- 
teuque  est  un  texte  rétabli  au  prix  d'un  labeur  consi- 
dérable et  très  ardu.  Ce  travail  a  été  accompli  ou 
par  Ksdras,  ou  par  les  Juifs  exilés  en  Babylonie,  ou 
même  avant  la  destruction  de  Jérusalem.  Se  plaçant 
ensuite  en  présence  des  documents  chers  aux  criti- 
ques (P,  J,  E),  l'auteur  fait  les  remarques  suivantes. 
11  est  légitime  de  distinguer  dans  Ex.,  i,  i-IJeut.,  i, 
3  + XXXI,  i4-xxxiv,  12  (ce  que  le  R.  P.  appelle  le /W^er 
hipariitus)  une  source  P,  avant  tout  législative.  Les 
lois  auraient  été  écrites  ou  dictées  au  jour  le  jour 
par  Moise,  puis  réunies  en  un  corps;  rien  d'aillem-s 
n'empêche  que  des  lois  nouvelles  aient  été  ajoutées 
dans  la  suite,  qui,  fidèles  à  l'esprit  des  institutions 
primitives,  pouvaient  être  couvertes  par  la  formule 
Dieu  dit  â  .Voise.  Quant  aux  péricopes  historiques 
de  P,  dont  le  P.  de  Hummelauer  semble  réduire  le 
nombre,  elles  auraient  pu  être  composées  plus  à 
loisir  après  les  événements.  Le  Deutéronome  mosaï- 
que (D;  vid  supr.)  présuppose  le  document  légal  P; 
il  présup[)Ose  pareillement  les  récits  d'£:x.-Aum., 
que  la  critique  attribue  à  JE.  Si,  d'autre  part,  on 
admet  que  Moïse  a  eu  recours,  pour  la  rédaction 
des  sections  historiques,  à  des  secrétaires,  rien 
n'empêche  de  reconnaître  l'existence  des  deux 
documents  J  et  E,  fondus  ensuite  dans  l'unité  com- 
posite JE.  Bref,  le  P.  de  Hummelauer  se  rallie  au 
thème  JEPD  des  anciens  critiques.  Mais,  à  ses  yeux, 
les  documents  historiques  J,E  (parties  de  P)  remon- 
tent à  Moïse.  Il  en  est  de  même  des  éléments  fonda- 
mentaux des  législations  (P  et  D);  mais  celles-ci  ont 
pu  recevoir,  au  cours  des  siècles,  de  notables  accrois- 
sements (cf.  p.  61,  9^,  107,  i45-i52). 

IX.  La  décision  de  la  Commission  Biblique 

70.  —  Ces  hypothèses  et  controverses  ne  pou- 
vaient manquer  d'attirer  l'attention  des  autorités 
ecclésiastiques  et  de  provoquer  leurs  décisions. 
Fondée  en  1902,  la  Commission  Biblique  publia  un 
décret  sur  la  question,  le  37  juin  1906.  Nous  en 
donnons  le  texte  avec  la  traduction  de  M.  Mangenot 
(V Authenticité  mosaïque  du  Pentateuque,  p.  5  sv.). 

Propositis  sequentîbus 
dubiis  Consilium  Pontifi- 
cium  pro  studiis  de  re  bi- 
blica  provehendis  respon- 
dendum  censuit  prout  se- 
quilur  : 

I.  Utrum  argumenta  a 
criticis  congesta  ad  inipu- 
gnandam  nutkentiam  Mo- 
saicam  Bacrorum  Lîbro- 
runi,  qui  PentateucLi  no- 
mine  designantur,  tanti 
sinlponderis  ut,posthabitis 
quampluribus  testimoniis 
utriusque    Testamenti  col- 


La  Commission  Pontifi- 
cale, chargée  de  promou- 
voir les  études  bibliques, 
a  pensé  deroir  répondre 
comme  il  suit  aux  doutes 
suivants  qui  lui  étaient  pro- 
posés : 

ï.  Les  arguments  accu- 
mulés par  les  critiques 
pour  attuquerrauthenticité 
mosaïque  des  Livres  saints 
désignés  sous  le  nom  de 
Pentateuque,  ont-ils  tant  de 
poids  que,  sans  teuir  comp- 
te des  très  nombreux  té- 
moignages des  deux  Testa- 


1.  Le  p.  de  Hummelauer  attribue  aussi  à  Moïse  le  pre- 
mier discours    \Deui.j  i,  i-iv,  13)  ainsi  que  Deut.,  ïxix,  l 

(Vulg.  2)-xxxi,  13. 


lective  sumptis,  perpétua 
consensione  populiJudaici, 
Ecclesiae  quoque  constanti 
traditione  nec  non  indiciïs 
internis  quae  ex  ipso  texlu 
eruuntur,  jus  tribuant  alBr- 
mandi  hos  libros  non  Moy- 
sen  habere  auctorêm,  sed 
ex  foDtibus  maxima  ex 
parte  aetate  Mosaica  poste- 
rioribus  esse  confectos? 
Resp.  Négative. 


II .  Utrum  Mosaica  au- 
thentia  Pentateuchi  talem 
necessario  postulet  redac- 
tionem  totius  operis,  ut 
prorsus  tenendum  sil  Moy- 
sen  omnia  et  singula  manu 
siia  scripsisse  vel  amanuen- 
sibus  dictasse;  an  etiam 
eorum  hypothesis  permitti 
possit  qui  existimant  eum 
opus  ipsum  a  se  sub  divi- 
nae  inspira  tioni  s  a  fil  a  tu 
coneeptum  alteri  vel  pluri- 
bus  scribendum  commi- 
sisse,  ita  tamen  ut  sensa 
sua  tideliter  redderent,  ni- 
hil  contra  suam  volunla- 
tem  scriberent,  nihil  omit- 
terent;  ac  tandem  opus  hac 
ratione  conlectum,  ab  eo- 
dem  Moyse  principe  inspi- 
ratoque  auctore  probatum, 
ipsiusmet  nomine  vulga- 
retur? 

Resp.  Négative  ad  pri- 
ma m  partem,  alHrmative 
ad  secundam. 

III. Utrum  absquepraeju- 
dicio  Mosaicae  authentiae 
Pentateuchi  concedi  possit 
Moysen  ad  suum  conticien- 
dum  opus  fontes  adhi  - 
buisse,  scripta  videlicet 
documenta  vel  orales  tra- 
ditiones,  ex  quibus,  secun- 
dum  peculiarem  scopum 
sibi  propositum  et  sub  di- 
vinae  inspirationis  afflatu, 
nonnulla  iiauserit  eaque  ad 
verbum  vel  quoad  senten- 
tiam,  contracta  vel  amplifi- 
cata,  ipsi  operi  inseruerit? 

Kesp.    Aflirmative. 

IV.  Utrum, salvasubstan- 
tialiler  Mosaica  authentia 
et  inlegrilate  Pentateuchi, 
admitti  possit  tam  longo 
saeculorum  decursu  non- 
nullas  ei  modificationes 
obvenisse,  uti  :  addita- 
menta  post  Moysi  mortem 
\e\  ab  auctore  Inspiiitta 
apposita,  vel  glossas  et 
explicaliones  textui  inter- 
jectas.  vocabula  quaedam  et 
formas  seruione  antiquato 
in  sermonem  recentiorem 
translatas;  mendosas  de- 
mum  lectiones  vilio  ama- 
nupnsium  adscribendas,  de 
quibus  fas  sit  ad  normas 
artis  criticae  disquirere  et 
judicare  ? 

Resp.  Affirmative,  salvo 
Ecclesiae  judicio. 


ments  pris  collectivement, 
du  sentiment  perpétuel  du 
peuple  juif^  de  la  tradition 
constante  de  l'Eglise  et 
des  indices  internes  qui 
sont  tirés  du  texte  lui- 
même,  ils  donnent  le  droit 
d'atlirmer  que  ces  livres 
n'ont  pas  Moïse  pour  au- 
teur, mais  qu  ils  ont  été 
formés  de  documents  pour 
la  plus  grande  partie  pos- 
térieurs à  l'âge  mosaïque. 
Rép.  Non. 

II.  L'authenticité  mosaï- 
que du  Pentateuque  exige- 
t-elle  nécessairement  la 
rédaction  de  l'ouvrage 
entier  telle  qu'ii  faille  tenir 
que  Moïse  a  écrit  de  sa 
main  ou  dicté  à  des  copistes 
tous  et  chacun  des  détails  ; 
ou  bien  peut-on  permettre 
l'hypothèse  de  ceux  qui 
estiment  qu'il  a  confié  à  un 
ou  plusieurs  secrétaires  le 
soin  d'écrire  l'œuvre  elle- 
même,  conçue  par  lui  sous 
le  souffle  de  l'inspiration 
divine,  de  façon  toutefois 
que  ces  secrétaires  rendent 
fidèlement  ses  pensées,  n'é- 
crivent et  n'omettent  rien 
contrairement  à  sa  volonté, 
et  qu'enfin  l'ouvrage  ainsi 
composé,  approuvé  par 
Moïse  son  principal  auteur 
inspiré,  soit  publié  sous  son 
propre  nom  ? 

Rép.  Non  à  la  première 
partie,  oui  à  la  seconde. 

lU.  Peut-on,  sans  préju- 
dicepour raulhenticité  mo- 
saïque du  Pentateuque, con- 
céder que  Moïse,  pour  com- 
poser son  oeuvre,  s'est 
servi  de  sources,  documents 
écrits  eu  traditions  orales, 
desquelles,  conformément 
au  but  particulier  qu  il  se 
l>roposait,  et  sous  le  souffle 
de  l'inspiration  divine,  il  a 
tiré  plusieurs  parties  qu'il 
a  insérées  dans  son  œuvre 
propre,  mot  à  mot  ou 
quant  au  sens,  résumées 
ou  amplifiées  ? 

Rép.  Oui. 

IV,  L'authenticité  mosaï- 
que et  l'intégrité  du  Penta- 
teuque étant  sauvegardées 
quant  à  la  substance,  peut- 
on  admettre  que  dans  un 
si  long  cours  des  siècles 
quelques  modifications  s'y 
soientproduites, comme  par 
exemple  des  additions  faites 
après  la  mort  de  Moïse 
mais  par  un  auteurinspfré, 
ou  des  gloses  et  des  expli- 
cations insérées  dans  le 
texte;  certains  mots  et  des 
formes  de  discours  traduits 
d'un  style  veilli  en  un 
style  plus  moderne;  enfin 
des  leçons  fautives,  dues  à 
la  maladresse  des  copistes, 
qu'il  soit  permis  de  lecher- 
cher  et  de  fixer  d'après  les 
règles  de  la  critique? 

Rép,  Oui,  sauf  le  juge- 
ment de  l'Eglise. 


737 


MOÏSE  ET  JOSUE 


738 


Die  autem  27  junii  an. 
1O06,  in  Audienlia  Rmis 
Gonsultoriijus  ab  Actis  Le- 
nijjne  concessa  Sanctissi- 
mus  praedicta  Responsa 
adprobavit  ac  publioi  juris 
fieri  luanJavit. 

FULCRANCS     G.    VlGOUROUX, 

p.  s.  s. 
Laurentius  Jansskns 

O.   s.    H 

ConsuUores  ah  Actis. 


Le  27  juin  1906,  à  l'au- 
dience bietiveillaniment  ac- 
cordée aux  CûnsuUeui-8  se* 
ciéluiri's,  le  Saint-Père  a 
approuvé  les  Réponses  sus- 
dites et  a  oï'donné  de  les 
publier. 

FULCKAN   G.    ViCOUROU.V, 

p.  s.  s. 
Lauhemt  Janssens, 

o.  s.   B. 

Consulteurs  secrétaires. 


Il  nous  semble  d'abord  à  propos  de  tenter  l'exé- 
gèse littérale  et  méthodique  d'un  texte  appelé  à  être 
la  norme  de  l'enseignement  des  Ecoles  catholiques 
touchant  la  grave  question  du  Pentuteuque. 

i"  Moïse  auteur  du  Pentateuque 

71.  —  a)  Les  premières  question  et  réponse  met- 
tent d'abord  en  conflit  deux  séries  d'arguments. 
D'une  part,  ceux  que  les  critiques  ont  entassés  pour 
attaquer  l'authenticité  mosaïque  des  Livres  Saints 
connus  sous  le  nom  de  Pentuteiiijue.  Ces  arguments 
ne  sont  pas  autrement  détermines,  ni  quant  à  leur 
détail,  ni  quant  aux  groupes  auxquels  on  pourrait 
les  ramener.  Mais  il  n'y  a  pas  à  s  y  tromper.  Il  s'agit 
des  considérations  auxquelles,  depuis  les  origines 
du  mouvement  critique,  les  adversaires  de  l'authen- 
ticité mosaïque  du  Penlateitqiie  ont  fait  appel.  On 
peut  penser,  d'une  manière  particulière,  aux  théories 
de  l'école  wellhausienne,  puisque  ce  sont  celles-là 
précisément  qui  ont  davantage  troublé  les  conscien- 
ces catholiques.  Naturellement,  arguments  et  théories 
sont  envisagés  tels  qu'on  les  présentait  en  igoS-igoô. 
—  h)  D'autre  part,  les  preuves  traditionnelles,  en 
tête  desquelles  tigurent  celles  que  fournissent  les  té- 
moignages très  nombreux  des  deux  Testaments.  On 
remarquera  que  ces  témoignages  sont  envisagés  col- 
leclivenicut,  collective  suniptis, comme  si  la  Commis- 
sion évitait  de  se  prononcer  sur  la  valeur  dirimante 
et  délinitive  que  certains  représentants  de  l'ortho- 
doxie attribuent  à  tel  texte  en  particulier,  aux  |iaroles 
de  Notre-Seigneur  par  exenn)le.  Aux  données  de 
l'Ecriture  se  joignent  celles  qui  attestent  et  le  con- 
sentement perpétuel  du  peuple  juif  et  la  constante 
tradition  de  l'Eglise.  Enlin  si,  à  rencontre  de  la 
méthode  des  critiques,  mais  en  conformité  avec  les 
procédés  de  la  défense  catholique,  la  Commission 
donne  la  première  place  aux  preuves  externes,  ce 
n'est  pas  qu'elle  oublie  les  indices  tirés  du  texte  lui- 
même;  à  ces  remarques  basées  sur  le  texte  et  que 
nous  avons  signalées  plus  haut,  elle  attache  une  très 
grande  importance.  —  c)  En  présence  de  ce  conflit 
le  décret  prend  une  position  très  nette.  Il  donne 
sans  hésiter  la  préférence  aux  considérants  de  la 
thèse  traditionnelle;  il  déclare  que  les  arguments  des 
critiques  ne  sont  pas  décisifs'.  On  peut  se  demander 
d'oii  provient  l'inellicacitè  de  ces  arguments?  Elle 
tient,  sans  aucun  doute,  à  leur  valeur  intrinsèque;  si 
cette  valeur  s'imposait,  rien  ne  pourrait  prévaloir 
contre  elle.  Mais  il  semble  que  la  Commission  veuille 
nous  dire  autre  chose.  Il  ne  parait  pas  qu'elle  entende 
condamner  ni  la  recherche  ni  la  méthode  des  cri  tiques, 
et  il  demeure  permis  de  soutenir  que,  considérés  en 
eux-mêmes,  ces  procédés  sont  légitimes  et  peuvent 
aboutir  à  de  précieux  résultats  dans  la  question  qui 
nous  occupe.  La  Coonnission  signale  un  danger, 
une  lacune  de  cette  métliode,  telle  que  les  critiqvies 

1.  Il  parait  juste  de  remarquer  que.  tout  en  étant  très 
nets,  les  termes  du  décret  sont  très  modérés;  les  argu- 
ments des  critiques  ne  donnent  pas  le  druil  d'affirmer, 
c'esl-i-dire,  sans   doute,  de  présenter  comme  certain... 

Tome  III. 


étrangers  à  l'Eglise  en  font  usage,  et  c'est  sans  doute 
ce  <iui  explique  que  leurs  conclusions  ne  soient  pas 
décisives.  Elle  leur  reproche  leur  unilatéralisme,  elle 
les  blàuie  de  ne  pas  tenir  compte  des  données 
diverses  du  témoignage  ou  au  moins  de  les  rejeter  à 
rarrière-plan,/;os(/(«(;(/i.s,-  elle  les  blàrae  de  ne  pren- 
dre en  considération  que  certaines  catégories  d'indi- 
ces internes. 

73.  —  (/)  Le  grand  excès,  la  grande  erreur  des 
criticiues  étran gers  au  catholicisme,  dans  l'importaii  te 
question  qui  nous  occupe,  ont  été  d'arriver  à  celte 
conclusion  que  le  Pentateuque  n'a  pas  Moïse  pour 
auteur.  Le  sens  que  le  mot  auteur  doit  prendre  en  ce 
contexte  n'est  pas  précisé;  il  n'est  nullement  indiqué 
qu'on  doive  lui  attribuer  la  signification  très  stricte 
que  ce  mot  reçoit  chez  nous  ;  il  n'est  nullement 
interdit  de  songer  au  sens  notablement  plus  large 
que  ce  terme  aurait  en  Orient.  La  suite  des  questions 
et  réponses  à  venir  indique  sullisamment  que  nous 
pouvons  rester  à  distance  de  son  acception  la  plus 
étroite.  Une  chose  est  certaine.  De  même  qu'on  doit 
regarder  Moïse  comme  i>renant  une  place  prépondé- 
rante au  début  des  institutions  sociales  et  reli- 
gieuses d'Israël,  de  même  faut-il  le  regarder  comme 
ayant  eu  un  rôle  prépondérant  à  l'origine  de  l'œuvre 
littéraire  que  représente  le  Pentateuque.  —  e)  L'er- 
reur des  critiques  ne  nous  est  pas  seulement  présen- 
tée sous  sa  forme  négative  Ils  sont  encore  bliimés  de 
prétendre  que  le  Pentateuque  a  été  composé  de  sour- 
ces en  très  grande  partie  postérieures  à  l'époque 
mosaïque.  Ce  reproche  est  avant  tout  la  contre-partie 
du  précédent,  mais  il  en  éclaire  la  portée.  Les  expres- 
sions sont  modérées  ;  on  les  dirait  à  dessein  un  peu 
vagues.  Il  semblerait,  à  première  vue,  qu'en  ce  qui 
regarde  l'origine  du  Pentateuque,  la  Commission 
tienne  à  l'époque  de  Moïse  avant  même  détenir  à  sa 
personne.  Et  cela  se  comprend  sans  peine, puisque  au 
fond,  ce  qu'elle  veut  surtout  garantir,  c'est  la  valeur 
historique  des  premiers  livres  de  la  Bible.  Mais,  de 
plus,  ne  semble-t-il  pas  qu'elle  censure  l'hypothèse 
critique  surtout  parce  que  celle-ci  situe  la  plupart  des 
sources  du  Pentateuque,  sinon  toutes,  à  des  époques 
postérieures  à  l'âge  mosaïque?  Ne  semble-t-il  pas,  en 
conséquence,  que,  si  on  attribuait  à  Moïse  une  part 
assez  grande  dans  la  composition  du  Pentateuque 
pour  qu'en  un  sens  réel,  mais  large,  il  piit  en  être 
proclamé  l'auteur,  on  aurait  le  droit  de  reconnaître, 
en  cet  immense  ouvrage,  telle  source  d'une  date 
notablement  postérieure?  Admettons,  en  employant 
le  langage  de  la  critique,  que  les  documents  yahwiste 
et  élohiste  remontent  nettement  à  Moïse  :  serait-il 
permis,  strictement  parlant,  de  soutenir  que,  dans  le 
C(jde  sacerdotal, 1res  vaste  et  d'apparence  nettement 
composite,  telle  ou  telle  section  assez  notable,  v.  g.  la 
Loi  de  sainteté(l.ev.,  xvii-xxvi)  provient  d'une  source 
plus  récente  que  l'époque  mosaïque?  Ce  problème 
est  évidemment  délicat  et  il  se  peut  que,  pour  le 
moment,  les  éléments  fassent  défaut  qui  permettent 
de  le  solutionner.  Il  faut  toutefois  se  souvenir  que 
les  réponses  canoniques  doivent  être  interprétées 
dans  leur  sens  le  plus  littéral. 

2"  Les  scribes  de  Mo'ise 

73.  —  La  plupart  des  cléments  du  Pentateuque 
remontent  à  Moïse;  mais  en  quelle  manière  ?  C'est 
ce  que  va  préciser  la  seconde  partie  du  décret.  Nous 
le  constaterons  de  nouveau  :  si  les  argumentations 
des  critii[ues  ne  prouvent  pas  tout  ce  qu'ils  avancent, 
la  Commission  n'estiuie  pas  pour  cela  qu'elles  soient 
complètement  à  dédaigner.  Sans  condamner  les  opi- 
nions plus  rigides,  chères  à  plusieurs  apologistes,  elle 
envisage  la  possibilité  de  certains  terrains  d'entente. 

24 


739 


MOÏSE  ET  JOSUE 


740 


—  à)  En  premier  lieu,  on  n'est  pas  forcé  d'admettre 
une  telle  rédaction  de  l'ouvrage  entier  qu'il  faille 
dire  que  Moïse  a  écrit  ou  dicté  à  des  copistes  tous 
et  chacun  des  détails.  En  d'aulres  termes,  nous  ne 
sommes  pas  tenus  de  souscrire  à  la  thèse  de  l'unité 
absolue  d'auteur,  même  pour  les  parties  qui  remon- 
tent à  l'époque  mosaïque.  —  b)  On  peut  admettre  des 
documents.  Moïse  a  pu  recourir,  en  effet,  au  ministère 
d'un  ou  plusieurs  secrétaires.  Leur  activité  est  ainsi 
déterminée  :  Ce  n'est  pas  à  eux  qu'il  faut  attribuer 
le  projet,  la  pensée,  le  plan  de  l'œuvre  ;  celle-ci  a  été 
conçue  par  Moïse  lui-même,  sous  le  souflle  de  l'inspi- 
ration divine.  Les  secrétaires  ont  eu  mission  de 
l'écrire  et  de  l'exécuter,  de  façon  toutefois  à  rendre 
(idèlement  les  pensées  de  Moïse,  sans  rien  écrire  ni 
omettre  contrairement  à  sa  volonté.  Ainsi  composée, 
l'œuvre  a  été  approuvée  par  Moïse,  que  l'on  doit 
considérer  comme  son  principal  auteur  inspiré,  elle 
a  été  publiée  sous  son  propre  nom. 

74.  —  c)  Il  est  intéressant  d'euvisayer  ces  décisions 
dans  leurs  rapports  avec  les  assertions  des  critiques. 
On  remarquera  qu'il  s'agit  d'un  ou  de  plusieurs 
secrétaires  ;  le  nombre  n'en  est  pas  limité.  Hien  n'est 
dit  non  plus  touchant  la  part  de  travail  qui  leur  fut 
assignée.  Rien  n'indique,  par  exemple,  qu'il  s'agit  de 
secrétaires  successifs,  dont  l'un  aurait  été  au  service 
de  Moïse  depuis  la  sortie  d'Egypte  jusqu'au  Sinaï, 
un  autre  à  Cadcs,  un  autre  dans  les  plaines  de  Moab. 
On  n'est  pas  davantage  invité  à  penser  que  chacun 
de  ces  secrétaires  n'a  eu  à  s'occuper  que  d'une  partie 
de  l'œuvre  mosaïque ,  que  l'un  ait  été  chargé  de  la 
Genèse,  un  autre  de  l'histoire  du  séjour  en  Egypte  et 
des  premières  migrations  jusqu'au  Sinaï,  un  troi- 
sième d'un  groupe  de  législations,  et  ainsi  du  reste. 
On  peut  fort  liien  comprendre  que  les  secrétaires,  ou 
au  moins  plusieurs  d'entre  eux,  aient  eu  mission  de 
traiter  le  même  sujet  :  une  histoire  des  origines  du 
monde,  des  origines  du  peuple  de  Dieu,  de  sa  fonda- 
tion, de  sa  première  organisation.  La  remarque  a  son 
importance.  Les  memlires  de  la  Coiitmission  connais- 
saient les  théories  des  critiques  pour  lesquels  plusieurs 
des  documents,  le  YalH\iste,  VEloliisle,  le  Code 
nacerdotal  sont  des  œuvres  en  grande  partie  paral- 
lèles ;  ils  savaient  que  l'hypothèse  de  plusieurs  secré- 
taires serait  facilement  et  naturellement  invoquée 
comme  constituant  une  explication  plus  orthodoxe 
de  la  thèse  des  sources.  Il  leur  était  facile  d'exclure 
cette    interprétation,  s'ils   avaient    voulu    le    faire. 

—  d)  La  Commissionse  garde  de  confondre  ces  secré- 
taires avec  les  simples  copistes  dont  elle  parlait 
dans  la  première  partie  de  cette  deuxième  réponse. 
Les  secrétaires  ont  une  mission  d'écrire,  de  com- 
poser. Par  le  fait  qu'on  présente  Moïse  comme  un 
auteur  principal,  on  qualiiie  les  secrétaires  d'au- 
teurs, secondaires  sans  doute,  mais  d'auteurs  véri- 
tables. 

73.  —  e)  Aussi  bien  les  précisions  ne  manquent- 
elles  pas.  De  Moïse,  qui  l'a  conçu  sous  l'inspiration 
du  Saint-Esprit,  les  secrétaires  reçoivent  le  plan  de 
leur  travail  :  conception  générale  sans  doute,  mais 
avec  assez  de  lignes  distinctes  pour  qu'ils  se  rendent 
un  compte  exact  de  ce  qu'ils  ont  à  faire.  On  peut 
même  entrevoir  ici  la  raison  pour  laquelle  on  sup- 
pose ou  on  admet  plusieurs  secrétaires.  Les  critiques 
ont  signalé  entre  plusieurs  des  documents,  entre  le 
Yaluriste  par  exemple  et  le  Code  sacerdotal,  des 
différences  caractéristiques.  L'explication  en  peut 
être  assez  simple.  Tout  en  donnant  à  ses  secrétaires 
le  même  sujet  à  traiter,  le  même  plan  de  travail,  les 
mêmes  idées  d'ensemble.  Moïse  a  pu  suggérer  à  cha- 
cun d'eux  des  points  de  vue  particuliers.  L'un  aura 
été  invité  à  s'en  tenir  principalement  aux  récits  et 
aux  lois  d'une  i^orlée  plus  générale,  en  un  mot  à 


ce  qui  intéressera  l'ensemble  du  peuple  ;  un  autre 
aura  eu  mission  de  faire  une  œuvre  idutôt  litui'- 
gique,  à  l'usage  du  personnel  du  sanctuaire,  dont 
le  point  central  serait  constitué  par  l'exposé  des 
lois  cultuelles,  dont  le  cadre  serait  fourni  par  les 
récits  plus  spécialement  en  rapport  avec  les  origines 
et  le  développement  des  institutions  religieuses.  — 
f)  Une  autre  explication  est  sans  doute  possible.  Au- 
teurs secondaires,  les  secrétaires  sont  de  véritables 
auteurs  et  il  semble,  de  ce  fait,  que  les  différences 
dont  nous  venons  de  parler  puissent  être  mises  à 
leur  compte. L'un  d'eux,  par  exemple,  aura  pris  goût 
à  une  histoire  populaire  ;  il  aura  parlé  le  langage  du 
peuple,  saisi  les  faits  les  plus  susceptibles  d'inté- 
resser le  peuple,  les  racontant  de  la  façon  pittoresque 
et  avec  les  expressions  et  métaphores  qui  ont  davan- 
tage prise  sur  le  peuple.  Un  autre  secrétaire,  un 
liturgiste  je  suppose,  avide  de  législations  cultuelles, 
de  rubriques  minutieuses  et  précises,  érudit  par  ail- 
leurs et  aimant  à  rechercher  les  origines  des  usages 
consacrés  par  Moïse,  réalisera  son  œuvre  d'une  tout 
autre  manière.  Il  fera  sa  spécialité  de  tous  les  règle- 
ments qui, d'une  manière  ou  d'une  autre,  se  rattachent 
au  service  de  l'autel;  dans  l'histoire,  il  s'intéressera  à 
tout  ce  qui  concerne  les  origines  des  rites  les  plus 
en  honneur,  il  aimera  à  les  voir  en  vigueur  ou  au 
moins  en  (igure  dans  le  passé,  il  saisira  avec  empres- 
sement ce  qui  peut  s'y  rapporter  soit  dans  les  récits 
concernant  les  origines,  soit  dans  l'histoire  patriar- 
cale, soit  dans  les  événements  du  désert.  —  g)  Mais 
des  uns  et  des  autres  l'œuvre  devra  demeurer  con- 
forme aux  intentions  de  Moïse.  Comme  garantie  de 
cette  conformité,  il  faut  admettre,  sans  parler  d'une 
surveillance  générale,  une  approbation  de  l'ouvrage 
par  Moise,  ai^probation  telle  et  si  complète  que  l'ou- 
vrage puisse  être  publié  sous  son  nom,  qu'il  doive 
lui  être  attribué  comme  à  l'auteur  principal  et  in- 
spiré La  teneur  dvi  texte  ne  permet  pas  de  douter 
que  l'approbation  portera,  en  celte  hypothèse,  sur 
l'œuvre  de  chaque  secrétaire,  que,  par  conséquent, 
l'œuvre  de  chaque  secrétaire  devra  être  attribuée  à 
Moïse  et  traitée  comme  inspirée'.  Et  l'on  voit  par  là 
quel'inspiration  des  divers  documents  est  compatible 
avec  les  divergences  secondaires  qu'y  peuvent  pré- 
senter les  narrations  parallèles  des  mêmes  faits  ; 
ces  divergences  de  détail  n'atteignent  pas  ces  traits 
caractéristiques  du  fait  lui-même  qui  seuls  consti- 
tuent la  matière  de  l'enseignement  de  Dieu  inspira- 
teur et  de  Moïse  son  principal  intermédiaire  et  ins- 
trument. 

76.  —  II)  Dans  toutes  ces  considérations,  nous 
avons  évité  de  parler  du  Deutéroiiome.  Il  ne  nous  pa- 
rait pas,  en  effet,  assimilable  aux  autres  documents. 
Nous  sommes  ici  en  présence  d'une  œuvre  à  part  et, 
si  Moïse  en  a  confié  la  rédaction  à  un  secrétaire,  celui- 
ci  ne  se  trouvait  pas  dans  les  mêmes  conditions  que 
les  précédents;  son  œuvre  n'est  pas  parallèle  à  la 
leur,  mais  lui  sert  de  complément.  —  i)  Il  y  a  toute- 
fois une  ressemblance  entre  le  Deutéronome  et  les 
autres  documents.  11  faut,  en  effet,  le  remarquer  :.si 
le  décret  parle  de  l'œuvre  de  chacun  des  secrétaires, 
il  ne  dit  rien,  ni  explicitement,  ni  implicitement,  du 
travail  rédactionnel  qui  a  abouti  à  fusionner  ensem- 
ble ces  travaux  séparéselàconstituer  le  Pentaleiique 
tel  que  nous  l'avons  aujourd'hui  ;  il  n'y  a  pas  un 
mot  pour  attribuer  directement  ou  indirectement 
celte  activité  rédactionnelle  à  Moïse.  Il  semble  donc 
qu'ici  encore  la  Coniinissiuti  n'ait  pas  voulu  opposer 

1 .  Il  va  de  soi  que  ce  n'est  pas  l'approbation  de  Moïse 
qui  crée  ou  constitue  l'inspiration  des  œuvres  composées 
par  ses  secrétaires;  elle  ne  fuit  que  la  reconnaître  et  la 
constater. 


741 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


742 


une  Un  de  non-recevoir  aux  arguments  que  les  criti- 
ques  mettent  en   avant  pour  repousser  à  une  date 
bien  postérieure  à  l'âge   mosaïque  la  rédaction  déû- 
nilive  de  la  Tluiruli.  On  peut  donc  admettre,  semble- 
t-il,  qu'aucun  travail  de  fusion  n'a  été  t'ait  du  temps 
de  Moïse;  que  les  documents,  y  compris  le  IJeutéio- 
nome,  ont  continué  d'exister  à  part  longtemps  après 
la  mort  du   grand  législateur;   aucune  donnée    n'est 
fournie  sur  la  date  à   latiuelle  aurait  pris  Un  cette 
existence  séparée.  Gomme,  d'autre  part,  aucune  indi- 
cation n'existe  sur  la  manière  dont  la  fusion  se  serait 
opérée,  il  semble  tout  aussi  loisible  de  retenir  un 
travail  progressif  de  fusion,  analogue  à  celui  dont 
parlent  les  critiques  (J  +  E  ;  JE  +  D  ;   JED  -\-  P), 
qu'une  combinaison  réalisée  en  un  acte  unique,  v.  g. 
par  Esdras.  L'exégète  catholique  pourrait  suivre  les 
opinions  qui,  du  point  de  vue  d'une  critique  sage  et 
sensée,  apparaîtraient  les  plus  fondées.  —  y)   Deux 
conditions  toutefois   semblent   nécessaires.   La  pre- 
mière c'est  que  l'œuvre  mosaïque  ne  reçoive  aucune 
altération  qui,  en  modiliant  les    données   indépen- 
dantes des  Mémoires  émanes  des  secrétaires,  compro- 
mettrait les  intentions  de   l'auteur  principal.  Cette 
remarque    est  utile.   On  le  conçoit,  en  effet,  cl  les 
criti(]ues  sont  là  pour  nous  le  dire  :  le  travail  rédac- 
tionnel  entraînera   des  suppressions  dans  les  pas- 
sages parallèles   des  documents;  ailleurs  il  faudra 
introduire  quelques  formules  de  liaison  entre  des 
péricopes   empruntées   à   deux  Mémoires  distincts; 
parfois  encore,  la  juxtaposition  de  sections  venant 
d'auteurs  différents  pourra  avoir  pour  résultat   de 
nuancer  les  récits  ou  les  prescriptions  d'une  manière 
un  peu  nouvelle.  Tout  cela  est  possible,  tout  cela  est 
inévitable  ;  mais  l'œuvre  mosaïque  doit  être  demeu- 
rée et  venue  à  nous  telle  que  l'auteur   principal  l'a 
conçue,  telle  qu'il  l'a  voulue  en  présidant  à  sa  réali- 
sation et  en  lui  donnant  son  approbation.   —  k)  En 
second   lieu,   il   semble    absolument  nécessaire  que 
l'œuvre  linale  de  rédaction  soit  couverte   par  l'au- 
torité d'un  écrivain  inspiré.  Cette  œuvre  linale,  en 
effet,  aboutit   à  notre    Peiiialeuque,   et  c'est  notre 
Pentaieuque  qui  figure  dans  la  liste  des  Ecritures 
sacrées  et  canoniques  du  Concile  de  Trente. 

3°  Les  sources 

77.  — a)  S'il  faut  soutenir  que,  au  moins  dans 
es  principaux  documents  qui  le  composent,  notre 
'^entati'uqite  actuel  remonte  à  Moïse,  seul  ou  aidé  de 
>es  secrétaires,  on  n'est  pas  obligé  d'admettre  qu'ils 
.'aient  construit  de  toutes  pièces  ;  on  peut  soutenir 
ju'ils  ont  eu  recours  à  des  sources.  Celles-ci  peuvent 
ître  ou  écrites  ou  orales.  —  h)  Ces  dernières  partici- 
peront évidemment  aux  caractères  de  toutes  les  tra- 
litions  orales,  même  les  plus  Udèles.  Tandis  qu'un 
frand  nombre  de  traditions  dénaturent  le  fonds 
uème  et  la  substance  des  faits,  les  plus  Udèles,  celles 
|ue  l'on  peut  rencontrer  de  préférence  en  ces  milieux 
>rientaux  où  les  dires  des  anciens  se  transmettent 
l'âge  en  âge  avec  une  réelle  Uxité,  gardent,  il  est 
frai,  la  substance  du  fait,  mais  sans  qu'on  puisse 
ivoir  en  les  consultant  la  garantie  d'une  exactitude 
ainutieuse  des  détails.  On  y  constatera  souvent,  par 
ixemple,  la  tendance  à  projeter  dans  le  passé  quel- 
[ue  cljose  du  présent,  à  revêtir  de  couleurs  contem- 
)oraines  les  faits  et  usages  des  temps  anciens  ;  onre- 
uarqucra  pareillement  que  les  traditions  relatives  au 
uème  événement  présentent,  dans  les  divers  milieux 
>ù  on  les  recueille,  de  nombreuses  variations  d'ex- 
)osé.  Telles  étaient  les  traditions  orales  auxquelles 
)ouvaienl  recourir  les  auteurs  principaux  et  secon- 
laires  du  Pentateuque.  —  c)  Ils  pouvaient  aussi  avoir  à 
eur  disposition  des  documents  écrits.  Rien  n'indique 
[ue  ceux-ci  fussent  inspirés.  A  considérer  les  choses 


in  ahstracto,  indépendamment  de  la  consécration  et 
des  garanties  spéciales  qu'ils  reçoivent  du  fait  de 
leur  insertion  dans  un  livre  sacré  (i/rf.  infr.  Ii,  /,  79), 
la  valeur  de  ces  documents  sera  proportionnée  à  leur 
caractère  strictement  historique  ou  plus  ou  moins 
légendaire  {iniJrascUique,  comme  on  dira  plus  tard), 
à  la  distance  chronologique  qui  sépare  l'époque  de 
leur  rédaction  de  celle  où  se  seront  passés  les  faits 
qu  ils  consignent,  à  la  place  plus  ou  moins  grande 
qu'ils  font  aux  traditions  orales  et  à  la  manière 
dont  ils  les  critiquent  et  les  consignent,  etc. 

78.  —  ii)Dans  l'hypothèse  rigide  de  Moïse  seul  au- 
teur du  Pentateuque  tel  que  nous  le  possédons,  il  ne 
peut  guère  être  question  de  sources  qu'à  propos  de  la 
Genèse  ;  il  est  permis  de  jjcnser  que  traditions  orales 
et  textes  correspondent  à  ces  documents  que  les  cri- 
tiques ont  dès  l'abord  discernés  dans  le  premier  livre 
de  notre  Bible.  —  e)  Dans  la  théorie  de  Moïse  auteur 
principal    et  des   scribes   auteurs    secondaires,    les 
sources  interviendraient  encore  d'une  manière  pré- 
pondérante pour  la  composition  de  la  Genèse.  'Tou- 
tefois, si  la  grande  période  d'activité  littéraire  était 
fixée   aux   dernières   années   du   séjour  à  Cadès,   on 
pourrait  penser  à  l'utilisation  de  rédactions  partielles 
préliminaires,  concernant  les  faits  les  plus  impor- 
tants de  l'exode,   consignant  les  législations  fonda- 
mentales;  elles    seraient  de   préférence   identifiées 
avec  ces  écrits   dont  il    est  question  Ex.,  xvii,  i4; 
XXIV,  4  ;   XXXIV,   27  ;  A'um.,  xxxiii,  2.  Il  serait   évi- 
demment plus  difficile  de  supposer  que,  pendant  une 
période  de  trente-huit  ans  et  du  vivant  de  la  généra- 
tion qui  avait  été  témoin  des  événements,  des  tradi- 
tions orales  parallèles  aient  pu  se  former  avec  des 
variantes  de  détail  tant  soit  peu  notables.  —   /)  La 
question  des  sources  peut  encore  s'entendre  en  un 
autre  sens   quand  il  s'agit  des  sections  législatives 
du  Pentateuque.  Ni  les  lois  sociales  d'Israël,  ni  ses 
lois  religieuses  ne  sont  des  créations  e.r  nihilo.  Sans 
doute,   le  texte  biblique  déclare  à  maintes  reprises 
que  Moïse   les  tient  de  Dieu  :  Dieu  (Yali»elt)  dit  à 
.Uoise.  Mais,  dùlon  prendre  ces  paroles  en  leur  sens 
le  plus  strict,  que  la  constatation  précédente  n'en 
serait  pas  atteinte.   Dieu,   en   effet,   ne  révèle   pas 
nécessairement  des  choses  jusque-là  inconnues  ;   il 
peut  tout  aussi  bien  suggérer  au  prophète  un  choix 
parmi  les  choses  existantes.  De  fait,  l'étude  des  lois 
sociales   d'Israël    montre   qu'elles    présentent  beau- 
coup de  points  de  contact  avec  diverses  législations 
anciennes,  surtout  avec   des   usages    et  législations 
sémitiques.  De  même  les  pratiques  cultuelles  décrites 
dans  les  livres  du  milieu  {Exode-Nombres)   offrent 
plus    d'une  ressemblance  avec  les  rites  des  autres 
Sémites  et  des  Cananéens.  D'autre  part,  on  ne  sau- 
rait douter  que  l'ordre  nouveau  fondé  au  Sinaï  ait 
consacré   nombre  d'usages  auparavant   en   vigueur 
dans  la  famille  de   Jacob,  ou  dans  telle  ou   telle  des 
tribus.   On  peut  donc  admettre  qu'en  ce  domaine  et 
pour  cette  partie  de  leur  œuvre,  Moïse  et  ses  scribes 
se  trouvaient  en  présence  de  nombreuses  traditions 
orales  et   peut-être  aussi    de   plusieurs    documents 
écrits. 

79.  —  g)  Quel  usage  fit-on  de  ces  traditions  et 
documents?  Il  semble  que,  dans  la  théorie  des 
scribes,  c'est  à  ces  derniers  qu'il  faut  attribuer  la 
manipulation  de  ces  textes  sous  le  contrôle  et 
l'action  de  Moïse.  Ce  contrôle  et  cette  action  étaient 
dominés  par  le  but  même  que  l'homme  de  Dieu  pour- 
suivait, ils  étaient  guidés  par  l'influence  de  l'Esprit 
inspirateur.  C'est  dans  ces  circonstances  que,  soit 
par  lui  même,  soit  par  ses  scribes,  Moïse  a  tiré  de 
ces  traditions  et  documents  des  éléments  divers  pour 
les  insérer  dans  son  œuvre  propre,  tantôt  les  repro- 
duisant mot  pour  mot,  tantôt  en  exprimant  le  sens. 


743 


MOÏSE  ET  JOSUE 


744 


Il  est  dit  ensuite  qu'il  a  pu  les  résumer,  mais  il  est 
prévu  aussi  qu'il  a  pu  les  amplilier,  contracta  lei 
amplificata  :  ne  peut-on  pas  penser,  à  titre  d'exemple, 
aux  développements  que  le  secrétaire  pour  le  Code 
sacerdotal  aurait  introduits  en  vue  de  signaler  les 
rapports  de  tels  ou  tels  épisodes  du  passé  avec  les 
origines  et  l'histoire  des  institutions  religieuses  ?  — 
II)  Une  autre  question  se  présente  naturellement  à 
propos  de  l'utilisation  de  ces  sources  par  Moïse  : 
Quelle  garantie  leur  insertion  dans,  le  Pentateuque 
assuré-telle  aux  données  empruntées  à  telle  tradi- 
tion orale,  à  tel  document  écrit?  Une  chose  est  évi- 
dente :  si  la  source  était  d'origine  profane  et  même 
païenne,  la  sélection  opérée  par  Moïse  aurait  eu  pour 
but  d'écarter,  soit  des  récils,  soit  des  codes,  tous 
les  éléments  indignes  du  yahvvisme  le  plus  pur.  Si, 
par  exemple,  il  s'agissait  d'expliquer  par  une  source 
commune,  orale  ou  écrite,  les  ressemblances  qui 
existent  entre  le  poème  assyrobabylonien  du  déluge 
et  le  récit  delà  Genèse,  on  pourrait,  en  comparant 
ces  derniers,  se  rendre  compte  de  l'importance  des 
éliminations  et  des  changements  opérés  par  l'auteur 
inspiré.  Mais  le  problème  a  une  autre  face  :  quelle 
valeur  historique  leur  insertion  dans  le  Pentateuque 
confore-t-elle,  v.  g.,  à  tels  récits  concernant  les  patri- 
arches, que  l'on  prendrait  toute  liberté  de  discuter  si 
on  les  lisait  dans  les  sources  primitives  ou  si  on  les 
recevait  directement  de  la  tradition  orale?  La  réponse 
la  plus  simple  et  la  plus  naturelle  paraîtrait  être 
qu'en  faisant  un  choix  et  un  triage,  l'auteur  inspiré  a 
voulu  précisément  éliminer  les  éléments  qui  ne  pou- 
vaient être  l'objet  de  l'enseignement  divin,  parce 
qu'ils  n'étaient  pas  conformes  à  la  vérité.  La  conclu- 
sion serait  alors  qu'abstraction  faite  de  minuties  in- 
différentes à  l'enseignement,  l'insertion  dans  le  Penta- 
teuque des  emprunts  faits  aux  traditions  et  aux 
documents  est  une  garantie  de  leur  crédibilité. 
—  i)  Toutefois  il  parait  opportun  de  mentionner  en  ce 
contexte  une  décision  antérieure  de  la  Commis- 
sion biblique  (i3  février  1906),  relative  aux  cita- 
tions implicites.  Tout  en  se  souvenant  que  de  tels 
principes  ne  doivent  pas  être  facilement  invoqués 
et  qu'il  faut  réserver  soigneusement  le  jugement 
de  l'Eglise,  on  pourrait  songer  à  traiter  ces  textes 
comme  des  citations  implicites,  dont  sans  doute  l'au- 
teur sacré  prend  la  responsabilité  quand  il  s'agit  des 
grandes  lignes  et  des  faits  principaux,  mais  sans  se 
prononcer  pour  tous  les  détails.  Ce  serait  un  nuire 
moyen  de  résoudre  un  certain  nombre  de  difficultés, 
sérieuses  à  la  vérité,  mais  se  rattachante  des  sujets 
relativement  secondaires  sur  lesquels  l'Eglise  ne  s'est 
pas  prononcée.  Je  citerais,  à  titre  de  spécimen,  les 
listes  relatives  à  la  succession  et  à  la  longévité  des 
premiers  patriarches,  ou  encore  le  récit  du  déluge; 
dans  ce  dernier  cas,  il  ne  s'agirait  pas  de  nier  le  fait, 
cela  va  sans  dire,  mais  de  rendre  plus  aisée  l'inter- 
prétation du  récit  (cf.  A.  Durand,  Inerrance  biblique, 
dans  Dictionnaire  Apologétique...,  II,  col.  ■jSa  sv.,  sur- 
tout 776-784). 

4"  L'intégrité  du  Pentateuque 

80.  —  Une  question  délicate  est  celle  des  modifi- 
cations que  le  Pentateuque  a  subies  au  cours  des  siè- 
cles. —  a)  Remarquons  que  la  Commission  parle  d'au- 
thenticité et  d'intégrité  substantielles  à  sauvegarder. 
Tous  nos  lecteurs  connaissent  le  sens  de  ces  termes. 
L'authenticité  concerne  l'origine  même  du  livre;  elle 
se  dit  avant  tout  d'un  ouvrage  qui  est  réellement  de 
l'auteur  dont  il  porte  le  nom.  L'intégrité  concerne 
l'histoire  du  texte;  elle  se  dit  d'un  écrit  qui  nous 
est  arrivé  tel  qu'il  est  sorti  des  mains  de  son  auteur. 
On    peut  concevoir    une   intégrité   absolue,   v.   g., 


quand  un  texte,  livré  à  l'imprimerie  après  que  l'au- 
teur a  donné  le  bon  à  tirer,  est  délinitivement  fixé 
par  le  clichage.  Ce  n'est  ni  d'une  telle  intégrité,  ni 
d'une  telle  authenticité  qu'il  est  ici  question.  La 
Commission  n'exige  que  le  maintien  de  l'intégrité 
substantielle;  elle  laisse  par  conséquent  déjà  entre- 
voir des  modifications  qui  peuvent  être  plus  ou 
moins  nombreuses,  mais  qui  pourtant  ne  sauraient 
être  telles,  par  leur  multitude  et  leur  importance, 
que  ce  qui  constitue  la  substance  du  livre  en  soit 
altéré.  Inutile  d'ailleurs  de  remarquer  que  ce  terme 
de  substance  est  un  peu  indécis,  que  des  variations 
pourront  exister  touchant  l'interprétation  qui  en 
sera  donnée.  De  môme  qu'il  parle  d'intégrité  sub- 
stantielle, le  décret  parle  d'aulhenticilé  substan- 
tielle. Il  est  évident  que  les  altérations  qui  porte- 
raient atteinte  à  l'intégrité  substantielle  finiraient 
aisément  par  compromettre  l'authenticité  substan- 
tielle elle-même  ;  un  livre  pourrait  être  à  ce  point 
altéré  qu'il  ne  représenterait  plus  du  tout  l'œuvre 
de  l'auteur  auquel  il  est  attribué,  et  ne  devrait  plus 
être  dit  authentique.  —  i)  On  peut  admettre  que, 
dans  un  si  long  cours  de  siècles,  des  modifications 
se  soient  produites, ■;ioh/(h//«s  ei  modificationes  obve- 
nisse.  Le  mol  nonnutli  est  souvent  et  dans  beaucoup 
de  contextes  classiques  traduit  par  quelques  :  il  sem- 
ble toutefois  qu'au  point  de  vue  de  l'étymologie  et 
eu  égard  au  langage  ecclésiastique,  il  serait  exacte- 
ment rendu  par  un  ternie  moins  restrictif  :  des,  di- 
verses, plusieurs.  La  décision  ne  vise  nullement  la 
question  du  nombre  et,  au  point  de  vue  de  la  sauve- 
garde de  l'intégrité  substantielle,  il  faudrait  sans 
doute  attacher  beaucoup  plus  d'importance  à  la  na- 
ture des  modifications  qu'à  leur  quantité.  Aussi  bien 
les  auteurs  du  décret  n'ignoraient  pas  les  multitudes 
d'altérations  de  détail  que  la  critique  textuelle  révèle 
dans  la  plupart  des  écrits  bibliques. 

81.  —  <■)  ha.  Commission  prend  soin  de  signaler 
quelques  exemples  de  ces  diverses  modifications.  Il 
sullit  de  mentionner  ici  les  leçons  fautives  dues  à  la 
maladresse  des  copistes  et  qu'il  est  permis  de  recher- 
cher et  de  fixer  d'après  les  règles  de  la  critique.  On 
sait  de  reste  que  de  telles  altérations  sont  très  nom- 
breuses. Personne  n'ignore  non  plus  qu'elles  remon- 
tent pour  la  plupart  aux  temps  antérieurs  à  l'ère 
chrétienne,  que,  depuis  le  début  de  notre  ère,  depuis 
le  deuxième  siècle  surtout,  le  texte  hébreu  canonique 
a  été  fixé  ne  yarietur:  auparavant  d'ailleurs,  le  texte 
de  la  Loi  était  déjà  copié  avec  une  sollicitude  toute 
particulière.  —  d)  Il  n'y  a  pas  davantage  à  insister 
longuement  sur  les  mots  et  formes  de  discours  tra- 
duits d'un  style  vieilli  en  un  style  plus  moderne. 
Notons  d'abord  que  le  cas  n'a  rien  de  chimérique. 
Sans  doute  les  manuscrits  que  nous  possédons  du 
texte  massorétique  sont  trop  restreints  pour  que 
nous  puissions  nous  livrer  à  des  comparaisons  pro- 
pres à  éclairer  le  sujet.  Mais,  parmi  les  fragments 
hébreux  de  l'Ecclésiastique  découverts  depuis  1896, 
nombre  de  feuillets  se  rattachent  à  un  manuscrit(B) 
très  soigné  et  pourvu  de  notes  marginales.  Or  plu- 
sieurs de  ces  notes  invitent  précisément  à  substituer 
à  des  termes  classiques  des  mots  plus  récents.  II  est 
question,  au  sujet  du  Pentateuque,  non  seulement  de 
mots,  mais  de  formes  de  discours,  et  c'est  tout  aussi 
facile  à  concevoir.  Une  remarque  ne  sera  pas  inutile 
concernant  la  période  durant  laquelle  les  documents 
auraient  existé  à  l'état  séparé.  L'œuvre  de  rajeunis- 
sement peut  être  envisagée  comme  se  poursuivant 
d'une  manière  progressive,  et  alors  il  y  aura  des 
termes  et  locutions  remontant  à  toutes  les  périodes  ' 
de  l'histoire  de  la  langue  hébraïque.  Mais  il  est 
permis  de  penser  à  un  travail  de  revision  s'exerçant 
à  un   moment  donné  sur  tel  ou    tel   document    et 


I 


ï45 


moïse  et  JOSUE 


746 


contribuant  dès  lors  à  lui  assurer  une  physionomie 
nouvelle  et  très  caractérisée.  On  peut  songer  par 
exemple  à  une  revision  du  Code  sacerdotal  exécuti'e 
durant  l'exil,  par  ces  prêtres  lévitiques  qui,  sous 
l'intluence  d'Ezéchiel,  se  préoccupaient  de  préparer 
la  restauration  du  culte  et  de  garantir  l'observation 
aussi  parfaite  que  possible  des  anciennes  règles 
liturgiques.  L'un  des  moyens  les  plus  ellicaces  pour 
atteindre  cette  dernière  lin  était  de  procurer  de  ces 
lois  une  rédaction  aussi  claire  que  possible,  aussi 
adaptée  que  possible  aux  exigences  du  temps.  Gela 
voudra  dire  d'abord  qu'on  remplacera  les  mots  et 
formes  d'une  allure  trop  ancienne  et  d'une  intelli- 
gence trop  diflîcile  par  des  éléments  du  langage 
actuellement  parlé  :  cela  voudra  dire  encore  et,  par 
voie  de  conséquence,  qu'on  uniûera  la  langue  des 
divers  codes  et  spécialement  la  terminologie  techni- 
que des  rubriques.  De  ce  travail  de  revision,  le  Code 
sacerdotal  sortira  avec  une  forme  très  caractérisée, 
avec  un  style  à  lui,  une  langue  à  lui.  A  propos  de 
ces  transformations,  le  décret  ne  parle  pas  d'auteurs 
inspirés;  il  faut  du  moins  supposer,  pour  quiconque 
opère  des  retouches  susceptibles,  par  leur  nombre 
BU  leur  nature,  d'altérer  notablement  l'œuvre  mosaï- 
[jue.un  secours  surnaturel  qui  le  prémunisse  contre 
:e  danger.  —  e)  Jusqu'ici  il  n'a  été  question  que 
i'allérations  accidentelles  ou  de  substitutions  d'élé- 
ments secondaires.  La  Commission  envisage  aussi 
l'hypothèse  d'additions  proprement  dites.  Elle  en 
distingue  d'abord  un  groupe  qui,  lui  non  plus,  ne 
parait  pas  réclamer  l'intervention  d'auteurs  inspirés  ; 
elle  parle  de  gloses  et  explications  insérées  dans  le 
texte.  II  y  a  une  réelle  ailinité  entre  cette  catégorie 
et  la  précédente  ;  c'est  ainsi  que  le  travail  de  revi- 
sion dont  nous  parlions  à  propos  du  Code  sacerdotal 
s'imagine  dillicilement  sans  qu'il  soit  question  d'an- 
notations introduites  pour  expliquer  des  rubriques 
et  des  usages  anciens.  Mais  le  sujet  est  envisagé  ici 
avec  plus  d'ampleur.  11  ne  s'agit  plus  seulement  de 
jloses  destinées  à  élucider  et  à  mettre  à  jour  les 
textes  législatifs.  Mais  on  peut  encore  penser  à  ces 
notices,  archéologiques,  historiques,  géographiques, 
ethnographiques,  etc.,  qui  avaient  déjà  attiré  l'at- 
tention des  rabbins  et  auxquelles  les  premiers  adver- 
saires de  l'authenticité  mosaïque  attachèrent  tant 
l'importance. 

82.  —  f)  L'étendue  de  ces  gloses  et  annotations 
sera  nécessairement  restreinte  ;  elles  ne  constitue- 
ront pas  ce  que  l'on  pourrait  appeler  des  «  parties  » 
ie  l'Ecritiire.  Autrement  elles  rentreraient  dans  le 
domaine  des  additions  qui  réclament,  en  conformité 
ivec  la  doctrine  de  Trente,  l'intervention  d'un  au- 
teur inspiré.  Le  décret  admet,  en  effet,  l'hypothèse  de 
telles  «  additions  faites,  après  la  mort  de  Moïse,  mais 
par  un  auteur  inspiré  ».  L'exemple  typique  sera  pré- 
3isément  le  récit  de  la  mort  de  Moïse,  au  dernier  cha- 
pitre du  Deuléronnme  :  il  y  a  longtemps  qu'il  a  attiré 
l'attention  des  exégctes.  Il  ne  saurait  toutefois  être 
regardé  comme  une  sorte  de  norme,  indicatrice  des 
proportions  et  de  l'importance  que  peuvent  avoir  de 
telles  additions.  La  seule  réserve  imposée,  ici  comme 
précédemment,  est  la  sauvegarde  de  l'intégrité  sub- 
stantielle du  Peniateaqiie. 

83.  —  ^)  Au  sujet  des  lois  sociales  et  religieuses, 
la  question  est  assez  simple.  11  se  peut  agir  d'une  loi 
ou  d'un  complément  de  loi  qu'on  rédige  exprès  pour 
l'introduire  dans  le  code  à  côté  d'une  ordonnance 
similaire;  tels  pourraient  être  divers  règlements  de 
la  fête  des  Tabernacles,  destinés  à  préciser,  pour 
une  époque  tardive,  des  usages  antérieurs.  En  d'au- 
tres cas,  une  loi  déjà  existante,  transmise  par  tra- 
dition ou  même  rédigée  par  écrit,  aura  été  insérée 
après  coup  dans  le  grand  recueil  sacerdotal.  S'il  était 


prouvé  que  les  sacrifices  pour  le  péché  et  pour  le 
délit  ne  remontent  pas  aux  origines  de  la  théocratie, 
les  règlements  qui  se  rapportent  à  ces  sujets  fourni- 
raient d'excellents  exemples  de  telles  additions;  ni 
elles  n'altéreraient  l'intégrité  substantielle,  ni  elles 
ne  seraient  contraires  à  l'esprit  de  l'œuvre  mosaïque. 

84.  —  /i)Le  problème  est  plus  complexe  quand  on 
envisage  les  additions  faites  aux  récits.  Il  n'y  a  pas 
à  supposer  que  celui  qui  les  a  introduites  les  ait  tirées 
de  son  propre  fonds.  Il  faut  plutôt  admettre  qu'à 
l'ouvrage  déjà  constitué,  il  a  ajouté  des  compléments 
empruntés  aux  documents  qui  auraient  encore  sub- 
sisté à  l'état  isolé  ;  semblables  additions  ne  semblent 
devoir  créer  aucune  dilliculté. 

85.  —  0  Mais,  en  un  certain  nombre  de  cas,  ne 
faut-il  pas  aussi  penser  à  des  sources  non  inspirées, 
écrites  ou  orales?  Le  problème  se  complique  alors  à 
raison  des  valeurs  fort  diverses  que  peuvent  avoir 
ces  sources.  On  sait  de  reste  que,  surtout  après  l'exil, 
les  récits  des  origines  du  peiiple  de  Dieu  ont  été  fré 
quemment  repris  et  souvent  surchargés  d'abondantes 
amplifications.  Les  exemples  sont  nombreux  dans 
la  littérature  apocryphe,  en  des  recueils  tels  que  le 
Livre  des  Jubilés,  l'Assomption  de  Moïse,  les  Testa- 
ments des  Douze  patriarches,  etc.,  sans  parler  des 
écrits  de  Josèphe  et  de  Philon.  Mais  il  est  plus  inté- 
ressant de  voir  à  l'œuvre  des  auteurs  de  livres  cano- 
niques. Négligeant  certains  psaumes  déjà  instructifs 
à  cet  égard  (f  5.,  lxxviii  [lxxvii  |,  cr  [civ],  cvi  [cv],  etc.), 
allons  directement  au  livre  grec  de  la  Sagesse  de 
Salomon.  La  troisième  partie  de  cet  ouvrage  a  pour 
objet  les  manifestations  de  la  Sagesse  divine  dans 
l'histoire.  L'un  des  thèmes  le  plus  longuement  déve- 
loppés est  le  contraste  entre  la  manière  dont  Dieu 
traite  les  païens  idolâtres  et  les  faveurs  qu'il  réserve 
au  peuple  fidèle.  C'est  dans  ce  cadre  que  prennent 
place  de  nombreux  souvenirs  de  l'exode.  Or  il  est 
rare  qu'en  les  rapportant,  l'hagiographe  n'ajoute 
pas  aux  données  fournies  par  le  Pentateuque.  Malgré 
tout  l'intérêt  qu'il  y  aurait  à  entrer  en  quelques  dé- 
veloppements, bornons-nous  à  emprunter  un  exemple 
au  récit  des  plaies  d'Egypte.  La  plaie  des  lénèlires 
est  sommairement  décrite  dans  l'Exode  :  «  Et  Yah  weh 
dit  à  Moïse  :  «  Etends  ta  main  sur  le  ciel  et  qu'il 
«  y  ait  ténèbres  sur  la  terre  d'Egypte  et  qu'on  sente 
«  (touche)  les  ténèbres!  »  Kt  Moïse  étendit  sa  main 
sur  le  ciel  et  il  y  eut  ténèbres  obscures  sur  toute  la 
terre  d'Egypte  pendant  trois  jours.  L'on  ne  se  voj'ait 
pas  l'un  l'autre  et  personne  ne  se  leva  de  sa  place 
pendant  trois  jours  ;  mais  pour  tous  les  enfants  d'Is- 
raël, il  y  eut  lumière  dans  leurs  séjours.  »  {£x.,  x, 
21-23.)  La  Sagesse  ajoute  beaucoup  de  détails  (^Sap., 
XVII,  i-xviii,  II).  La  plaie  surprend  les  Egyptiens 
au  milieu  de  leurs  projets  d'oppression;  ils  se  trou- 
vent subitement  enchaînés  par  les  ténèbres  et  restent 
sur  leurs  couches,  enfermés  dans  leurs  maisons 
(xvii,  2),  séparés  les  uns  des  autres  (xvii,  3)  et  d'au- 
tant plus  accessibles  à  la  crainte  (xvii,  4).  De  fait, 
des  bruits  effrayants  (xvii,  4),  des  fantômes  (xvii,  3), 
des  spectres  aux  visages  lugubres  (xvii,  4)  l^s  obsè- 
dent. D'ailleurs,  pas  n'est  besoin  de  phénomènes 
extraordinaires  :  le  passage  de  petits  animaux,  le 
sifflement  des  serpents  suffît  à  les  effrayer  (xvii,  g; 
cf.  vers.  17,  18).  Un  sort  commun  enveloppe  ceux 
qui  sont  dans  les  maisons,  petits  et  grands,  pauvres 
et  seigneurs  (xvii,  i3-i5);  ceux  que  leurs  occupa- 
tions ont  conduits  aux  champs  sont  pareillement 
retenus  par  la  puissance  des  ténèbres  (xvii,  16). 
Celles-ci  sont  à  ce  point  épaisses  que  ni  feu,  ni  astre 
ne  peut  éclairer  la  nuit  profonde  (xvii,  5)  ;  de  temps 
en  temps  pourtant,  la  vision  de  masses  de  feu  (des 
éclairs?)  ajoute  d'autant  plus  à  l'effroi  qu'on  n'en  re- 
connaît pas  la  cause  (xvii,  6).   Bref  la   terreur  est 


747 


MOÏSE  ET  JOSUE 


748 


telle  qu'on  ferme  les  yeux  pour  ne  pas  voir  (xvii.g). 
Alin  de  rendre  plus  sensible  l'intervention  divine, 
l'écrivain  sacré  note  que,  pendant  ce  temps,  le  vent 
continue  de  souffler,  l'oiseau  de  faire  entendre  des 
chants  mélodieux,  l'eau  de  couler,  la  pierre  de  rou- 
ler, l'animal  de  courir  et  de  gambader,  le  fauve  de 
rugir,  l'écho  de  répercuter  tous  ces  sons(xvii,  17,  18). 
La  paix  règne,  d'autre  part,  dans  le  reste  du  monde 
(xvii,  19)  tandis  que  les  Egyptiens  ont  devant  eux 
l'image  de  l'obscurité  qui  les  attend  au  i»'o7(xvu,  20). 
Quant  aux  Israélites,  ils  sont  en  pleine  lumière  par- 
tout où  ils  résident,  —  on  dirait  au  milieu  des  Egyp- 
tiens eux-mêmes,  —  si  bien  que  ceux-ci  doivent 
reconnaître  la  main  du  Seigneur  (xviii,  i-^).  Notons 
encore  une  curieuse  addition  touchant  la  manne  : 
elle  procurait  toute  jouissance  et  s'appropriait  à  tous 
les  goûts  ;  s'accommodant  au  désir  de  celui  qui  la 
mangeait,  elle  se  changeait  en  ce  qu'il  voulait  (Sap., 
XVI,  20,  2i).  Cette  donnée  cadre  difficilement  avec 
ce  que  les  yombres  disent  et  de  la  saveur  du  pain 
céleste  et  du  dégoût  que  les  Israélites  finirent  par  en 
éprouver  (.\um.,  xi,  6,  8).  —  /)  Toutes  ces  données 
sont  fort  intéressantes;  mais  où  donc  l'auteur  de  la 
Sagesse  les  a-t-il  puisées?  Certains  de  ses  dévelop- 
pements pourraient  n'être  que  des  commentaires 
des  textes  anciens,  dont  on  devrait  lui  attribuer  la 
responsabilité.  11  faudrait  quand  même  se  demander 
si  ces  détails  présentent  les  mêmes  garanties  de 
vérité  historique  que  ce  qui  est  emprunté  à  \' Exode  ; 
plus  d'un  exégète  catholique  estimerait  peut-être 
que  de  telles  particularités,  au  caractère  très  secon- 
daire, ne  sont  objet  d'enseignement  proprement 
dit,  ni  pour  l'auteur,  ni  pour  l'Esprit  inspirateur. 
Mais  cette  solution  ne  peut  rendre  raison  de  tous  les 
cas.  Plusieurs  des  additions  de  l'hagiographe  corres- 
pondent étroitement  à  ce  qu'on  peut  lire  dans  Josè- 
phe,  dans  les  rabbins  et  surtout  dans  Philon.  11  faut 
évidemment  songer  à  des  traditions  conservées,  ora- 
lement ou  par  écrit,  et  que  ces  auteurs  ont  exploitées. 
Un  critique  catholique  allemand,  M.  Heinisch',  a 
prononcé  le  nom  de  midras.  On  sait  qu'un  m'idras  est 
un  développement  plus  ou  moins  artificiel  des  récits 
bibliques,  en  vue  de  rendre  plus  sensible  l'action  de 
Dieu  dans  la  vie  de  son  peuple;  ces  ampliUcations 
procèdent  souvent  par  manière  de  grossissement, 
surtout  quand  il  s'agit  de  miracles.  Mais  si  l'auteur 
de  la  Sagesse  a  fait  des  emprunts  au  midras,  leur  a- 
t-il  conféré  une  autorité  historique  qu'ils  n'avaient 
pas  auparavant,  une  autorité  que  personne  ne  songe 
à  attribuer  à  ces  sortes  de  productions?  Ne  pensera- 
t-on  pas  qu'en  insérant  ces  détails,  il  a  voulu  édifier 
sans  prétendre  ajouter  à  l'enseignement  de  la  Loi 
elle-même?  N'est-ce  pas  le  cas  de  signaler  encore  les 
principes  de  solution  prévus  par  les  décisions  de  la 
Commission  biblique  relativement  aux  genres  litté- 
raires et  aux  citations  implicites  et  de  rappeler  que 
la  nature  spéciale  du  livre  de  la  Sagesse  peut  suggé- 
rer le  recours  à  ces  principes? 

86.  —  A)  Mais,  on  le  sait,  le  genre  midras  n'a  pas 
pris  naissance  seulement  aux  dernières  années  de 
l'ère  ancienne.  L'auteur  des  Chroniques  connaissait 
déjà  ces  sortes  de  produits  littéraires;  il  en  a  inséré 
des  extraits  dans  son  œuvre  (II  Cliron.,  xiii,  22;  xxiv, 
27).  Tout  porte  à  croire  que,  dès  l'origine,  à  ce  que 
les  Livres  Saints  racontaient  des  ancêtres  d'Israël 
et  de  la  formation  du  peuple  de  Dieu,  les  tradi- 
tions populaires  ajoutaient  d'autres  détails,  ana- 
logues à  ceux  dont  les  midràsim  devaient  plus  tard 
s  enrichir.  Peut-on  penser  que  telles  ou  telles  de  ces 

1.  Cf.  D'  Paul  Heinisch,  Das  Buch  der  Weisheii 
ûbersetzt  und  erkldrt  (dans  Exegetisches  Handbuch  zum 
Allen  Testament  du  D'  Johannes  NiKEL,  p.  -127). 


traditions  aient  pris  place,  sous  forme  d'additions, 
dans  l'un  ou  l'autre  document  du  Pentateuque,  un 
peu  comme  dans  les  dissertations  de  la  Sagesse? 
Peut-on  penser  que  le  lait  de  leur  insertion  n'a  pas 
changé  leur  caractère  d'amplifications,  dont  tous  les 
détails  n'auraient  pas  la  même  valeur  que  le  contenu 
des  récits  authentiques?  Peut-on  penser,  par  exemple, 
que  l'on  trouverait  en  cette  hypothèse  la  solution  de 
certaines  difficultés  spéciales  aux  récits  du  document 
sacerdotal,  telles  que  le  grand  nombre  des  Israélites 
mis  en  mouvement  dans  le  désert  du  Sinaï,  le  carac- 
tère en  apparence  artificiel  de  certaines  particularités 
des  marches  et  des  campements,  les  différences  que 
l'on  relève  entre  les  récits  parallèles  du  Code  sacer- 
dotal et  des  autres  documents,  etc.?  La  question 
vaut  la  peine  d'être  posée,  alors  même  que  l'on  n'ose- 
rait prendre  la  responsabilité  de  formuler  une  solu- 
tion. J'en  dirai  autant  des  problèmes  qui  vont  suivre. 
87.  —  0  II  reste,  en  effet,  à  se  demander  quelle 
peut  être  l'importance  des  additions.  Nous  l'avons 
déjà  dit.  La  Commission  ne  se  prononce  ni  sur  leur 
nombre  ni  sur  leur  étendue;  elle  se  borne  à  exiger  la 
sauvegarde  de  l'intégrité  substantielle  du  Pentateu- 
que.Dès  lors,  une  certaine  latitude  est  laissée  à  l'ap- 
préciation des  exégètes  catholiques.  Mais  jusqu'où 
peut-on  aller  sans  mettre  en  péril  l'intégrité  substan- 
tielle? La  question  ne  laisse  pas  d'être  difficile  à  ré- 
soudre.—  m)  S'il  s'agit  des  parties  législatives,  il  est 
à  prévoir  que  les  exégètes  catholiques  ne  feront  pas 
difficulté  de  reconnaître  que  l'on  ait  introduit  un  cer- 
tain nombre  de  lois  nouvelles  dans  les  codes  anciens. 
Mais  peut-on  aller  plus  loin  et  admettre,  à  une  date 
éloignée  de  Moïse,  la  revision  d'un  code,  non  pas 
seulement  limitée  à  un  renouvellement  de  la  forme 
extérieure,  comme  nous  l'avons  supposé  à  propos  de 
la  loi  sacerdotale,  mais  s'altaquant  au  fond  lui- 
même?  L'exemple  typique  serait  fourni  par  la  section 
législative  du  Deutérunomc.  Nous  avons  précédem- 
ment remarqué  qu'il  se  présentait  comme  une  sorte 
de  récapitulation  de  la  loi  sinaïtique,  faite  par  Moïse 
dans  les  plaines  de  Moab,  en  vue  de  la  Terre  Promise. 
Nul  doute  qu'il  ne  faille  retenir  cette  donnée.  Mais 
ne  pourrait-on  pas  la  restreindre  à  un  noyau  du  livre 
actuel,  à  un  code  analogue,  par  l'étendue  et  par  le 
contenu,  au  Code  de  l'alliance  ?  L'œuvre  actuelle  se 
présenterait  comme  un  travail  de  revision  dans 
lequel  les  modifications  et  les  additions  auraient  eu 
pour  but  d'adapter  le  code  primitif  aux  besoins  de 
la  société  judéenne,  au  début  du  septième  siècle. 
Réalisé  à  la  fin  du  règne  d'Ezéchias  en  vue  d'une 
application  immédiate,  le  lésultat  de  ce  travail  de 
revision  aurait  été  déposé  au  Temple  pendant  la 
persécution  de  Manassé,  puis  retrouvé  par  Helcias 
en  622.  Que  penser  de  ces  théories  et  dans  quelle 
mesure  seraient-elles  compatibles  avec  une  inter- 
prétation sincère  du  décret  de  la  Commission  bibli- 
que ?  Ce  sont  encore  des  questions  pour  lesquelles 
nous  n'oserions  pas  formuler  de  réponses.  —  n)  Il 
en  est  de  même  de  celles  qui  ont  trait  aux  sections 
historiques  du  Pentateuque.  Nous  avons  pratique- 
ment admis  plus  haut  que  le  fond  des  parties  nar- 
ratives du  Yahwiste,  de  VElohiste,  du  Code  sacerdo- 
tal remonlail  à  Moïse  et  à  ses  secrétaires,  que  c'était 
à  ces  derniers  que  les  documents  devaient  leurs 
caractères  distinctifs.  Il  est  évident  que  cette  inter- 
prétation demeure  la  plus  sûre.  Mais  est-il  impossi- 
ble d'envisager  une  autre  solution?  Les  critiques  ont 
unanimement  signalé  les  nombreux  points  de  con- 
tact de  toutes  sortes  qui  existent  entre  le  document 
élohiste,  dont  ils  placent  l'origine  dans  le  royaume 
du  Nord,  et  le  document  yahwiste,  qui  aurait  vu  le 
jour  en  Juda;  on  sait  aussi  qu'ils  en  séparent  la  com- 
position par  un  siècle  de  distance  au  plus.   Serait-il 


I 


749 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


750 


légitime  de  ne  faire  remonter  à  Moïse  que  le  proto- 
type de  ces  documents',  d'expliquer  les  particularités 
qui  caractérisent  chacun  d'eux  par  un  double  travail 
de  revision,  opéré  sur  ce  prototype  et  avec  des  pré- 
occupations sensiblement  dilTérentes, dans  les  milieux 
prophétiques  d'Israël  et  de  Juda?  Une  hypolluse 
analogue  pourrait  elle  cire  invoquée  pour  rendre 
compte  de  l'allure  assez  spéciale  du  Code  sacerdotal:' 
Laquestion  peut  se  poser^,  mais  il  nous  semble  que 
la  solution  allirmative  ne  serait  pas  selon  l'esprit  de 
la  Coinniisfiou:  c'est  par  l'hypollièse  des  secrétaires 
qu'elle  parait  vouloir  expliquer  toutes  ces  différen- 
ces.      o)    La  réponse  de  la  Commissinn  suggère  de 

réserver  le  jugement  de  l  Eglise  quand  on  émet  des 
opinions  touchant  les  additions  que  le  Pcntateuque  a 
pu  recevoir.  Cette  réserve  nous  parait  s'imposer  avec 
non  moins  de  force  à  propos  des  questions  que  nous 
ne  faisons  que  proposer  ;  elles  sont  assez  graves 
pour  que  l'énoncé  lui-même  en  soit  timide  et 
modeste. 

X.  Après  le  décret  de  la  Commission  biblique 

88.  —  Le  décret  de  la  Commission  allait  devenir, 
cela  va  sans  dire,  la  règle  de  l'enseignement  catholi- 
que. Il  est  intéressant,  par  conséquent,  de  voir  com 
ment  on  allait  l'interpréter.  —  o)  Le  premier  travail 
un  peu  im[i()rtant  qui  en  ait  suivi  la  promulgation 
me  paraît  être  l'article  Peutateuqiie  de  M.  Mangbnot, 
dans  le  Dictionnaire  de  la  Bible,  article  bientôt  suivi 
du  volume  VAulhenlicité  mosaïque  du  Pentaieuque 
(1907).  Entre  autres  questions,  l'auteur  y  traite  de  la 
note  qui' convient  à  la  thèse  traditionnelle.  L'origine 
mosaïque  de  certains  éléments  du  Pentateuque,  de 
ceux  notamment  que  l'Ecriture  attribue  directement 
au  prophète,  s'impose  comme  une  vérité  de  foi 
divine.  Pour  l'ensemble  de  l'ouvrage,  le  fait  même 
que  la  Commission  s'en  est  occupée  prouve  que  le 
problème  n'est  pas  purement  littéraire,  mais  que 
c'est  une  question  religieuse,  doctrinale  même  en 
quelque  façon,  et  qui  n'est  pas  libre  dans  l'Eglise 
catholique.  D'autre  part,  comme  la  Commission 
n'articule  aucune  note  particulière,  on  jouit  d'une 
grande  liberté  d'appréciation  dès  que  l'on  regarde 
comme  ne  pouvant  être  soutenue  sans  témérité 
théologique  la  thèse  opposée  à  l'origine  mosaïque. 
L'authenticité  s'impose-t-elle  au  nom  de  la  foi  divine? 
Il  ne  semble  pas  qu'on  puisse  le  dire  avec  certitude. 
Est-elle  théologiquement  certaine?  On  peut  le  dire, 
bien  que  la  Commission  ne  l'ait  pas  déclaré.  Au 
moins  faut-il  reconnaître  que  c'est  une  opinion 
commune  ;  c'est  la  note  la  plus  inférieure  qui  soit 
attachée  à  une  thèse  appartenant  en  quelque  chose 
à  la  révélation.  Quant  à  la  nature  et  aux  limites  de 
l'authenticité  mosaïqiie  substantielle,  aux  modifica- 
tions et  additions,  M.  Mangenot  croit  admissibles, 
entre  autres  théories,  celles  des  PP.  Brucker  et  de 
Hummelauer . 

89.  —  /')  L'année  1907  vit  encore  paraître  L'Eglise 

1.  Dans  son  introduction  au  Deuirronomc  {p.  153),  anté- 
rieure au  décret  de  la  Commission  biblique,  le  P.  de  Hum- 
melauer, envisageant  l'hypollièse  des  documents  J  et  E, 
expliquait  leurs  différences  pur  la  théorie  des  sot-rétaîres 
de  Moïse.  Toutefois,  prenant  en  considération  l'opinion 
d'après  laquelle  l'un  de  ces  documents  serait  plus  ancien 
que  l'autre,  il  ajoutait  :  «  In  liiic  hypothe«i  unica  illa  pri- 
migenia  narratio  facilius  Mojsi  concedelur  Quctori,  sed 
magnum  dillicultatem  patitur  illa  narrationis  diiBssio  ac 
postmodum  restitutio.   » 

2.  Dans  cette  hypothèse,  il  resterait  encore  place  pour 
la  plurnlîlé  des  scribes.  Mais  les  objets  de  leur  activité 
seraient  différents,  les  uns  se  partageant  les  diverses 
périodes  de  l'histoire  inclue  dans  le  Pentateuque,  les 
autres  travaillant  aux  diverses  collections  législatives. 


et  la  Critique  biblique  (Ancien  Testament),  ouvrage 
important  dans  leciuel  le  P.  Brucker,  reprenant  plu- 
sieurs des  théories  qu'il  avait  jadis  émises,  les  com- 
parait avec  les   décisions  récentes.   —  v)   Les    trois 
conditions  indiquées  par  la  Commission  dans  l'hypo- 
thèse des  secrétaires,  —  conception  du  travail  par 
Moïse,  contrôle  sur  l'exécution,  approbation, —  sont 
présentées  comme    suffisantes,   non    comme   néces- 
saires. En  réalité,  pour  être  qualifié  en  toute  justice 
du  titi'c  d'auleur,  deux  conditions  sont  nécessaires 
et  suffisantes  :  avoir  procuré  eihcacemenl  la  compo- 
sition d'un  livre,  soit  par  son  propre  travail,  soit  par 
mandat  accompagné  de  suggestion  des  idées  (profes- 
seur chargeant  un  de  ses  élèves  de  reproduire  ce  qu'il 
lui  entend  improviser),  soit  par  mandat  seul  (pape 
demandant  à  un  de  ses   secrétaires  de  rédiger  une 
bulle  sur  un  sujet  donné);  avoir   approuvé  le  livre 
de  manière  à  manifester  clairement  qu'on  en  |)rend 
la  responsabilité.  S'il  s'agit  des  auteurs  bibliques,  il 
faut  en  plus  l'inspiration  divine.  —  /?)  L'hypothèse 
des  secrétaires,  complétée  par  celle  des  sources,  per- 
met de  rendre  compte  d'un  certain  nombre  de  diffé- 
rences de  fond,  secondaires  à  la  vérité  mais  réelles, 
que    les   critiques    signalent  entre  leurs  documents  ; 
surtout  elle  explique  les  divergences  de  langue,  de 
style,  de  procédés  d'exposition  dont  il  est  impossi- 
ble d'éluder  l'évidence.  Cette  hypothèse  pourrait,  de 
ce    chef,    donner    satisfaction   à  ceux   qui,  tout  en 
reconnaissantles  quatre  documents,  s'efforcent  d'en 
sauvegarder  l'inspiration  et  la  vérité  historique;  il 
suffirait  d'admettre  que  les    quatre    documents  doi- 
vent à  Moïse  lui-même  ou  à  ses  secrétaires  leur  être, 
au  moins  quant  à  l'essentiel.  —  •/)  Il  se  peut  que  les 
trois  ou  quatre  écrits  aient  longtemps  existé  séparé- 
ment et  il  n'est  pas  interdit  de  retarder  le  moment 
de  leur  fusion  complète  et  définitive  jusqti'à   l'exil 
ou  jusqu'à  l'époque  d'Esdras.  Aucun    témoignage  de 
l'Ecriture  ne   les  signale  comme  réunis  avant  cette 
date.  —  S)  Une  si   longue    histoire    n'a  pas   manqué 
d'être  mouvementée   et  le  travail  de  fusion  ne  s'est 
pas  fait  sans  des  manipulations  et  des  modifications 
dans  les  éléments.  L'essentiel  est  que  ces  vicissitudes 
n'aient  pas  porté  atteinte  à  la  substance  du    dépôt 
sacré.  L'intégrité  substantielle  est  avant  tout  l'inté- 
grité doctrinale;  il  faut  exclure  toute  corruption  de 
la  doctrine  inspirée.  Quant  aux  interpolations   qui, 
sans  l'altérer,  porteraient  sur  la  doctrine,  elles  sont 
de  la  catégorie   pour  laquelle    il   convient    de   faire 
intervenir   un  auteur   inspiré.   En  revanche,  d'une 
manière   générale  et    sauf  des  exceptions   faciles  à 
justifier,  l'intégrité  substantielle  ne  paraît  pas  inté- 
ressée à  la  forme  même  des  livres.  On  peut  admettre, 
pour  des  écrits  d'un  usage  constant,  un  travail  de 
rajeunissement  successif  du  langage  qui,  sans  avoir 
fait   disparaître    toutes  les  traces    d'archaïsme,    ait 
modifié  la  forme  extérieure  du  texte  et  abouti  à  lui 
donner   le  revêtement  d'un  style  récent;  il  convient 
de  rappeler  que,  malgré  leur  respect  pour  les  Livres 
Saints,  les  copistes  d'avant  notre  ère  ont  procédé  avec 
beaucoup  plus  de    liberté    que    ceux  de    la  période 
rabbinique.    Aussi  bien  ces  modifications  n'ont  pas 
atteint  au  même  degré  tous  les  documents;  les  textes 
légaux  ont  eu  besoin  d'être  plus  constamment  mis  à 
jour  que  les  autres  et  cela  peut  expliquer  qu'à  part 
quelques  restes    d'antiquité,  le   Code   sacerdotal    se 
présente  avec  la  teinte  de  l'époque  des  derniers  pro- 
phè'es  et   du  temps   de  l'exil.  —  e)  Rien  n'empêche 
non  plus  d'admettre,  réserve  faite  de  ce  qui  touche 
à  la  substance,  des  modifications  dans  le  fond,  soit 
de  la  doctrine  et  de  la   législation,  soit  de  l'histoire. 
90.  —  c)  Dans  l'article  Genèse  qu'il  a  publié  dans 
le  Dictionnaire  de  Théologie  cntlioUque(\<)i  !^,iomeVl, 
col.   Ii85-ia2i),  M.  Mangenot  nous  paraît  traiter  et 


751 


MOÏSE  ET  JOSUE 


752 


résoudre  le  problème  dans  le  même  sens  que  le  docte 
Jésuite  (cf.  surtout  col.  1 1 96,  1 1 96).  —  rf)  On  peut  dire 
que  telles  ont  été  les  principales  manifestations  de 
l'opinion  catholique,  louchant  la  question  qui  nous 
occupe,  pendant  la  période  qui  a  suivi  le  décret. 
Elle  n'a  pas  été  féconde  en  travaux  sur  le  Pentaleii- 
rjiie.  M.  HoBERG,  dans  la  2"  éd.  de  Die  Genesis  nacli 
dem  lileralsinn  erkliirt  (igo8),  continue  d'admettre 
que  le  Penlateuque  actuel  n'émane  pas  de  Moïse 
selon  tout  son  contenu  et  reconnaît  des  additions 
de  morceaux  historiques  et  de  lois;  d'autre  part,  il 
consent  à  ce  que  Moïse  se  soit  servi  de  sources  écri- 
tes. En  revanche,  il  rejette  l'hypothèse  de  sources 
réunies  par  un  rédacteur;  un  rédacteur  est  pour  lui 
presque  nécessairement  un  faussaire.  Au  regard  de 
M.  Engelkempkk  (Heitiglum  iind  Opferstùtien  in 
den  Gesetzen  des  Pentateucli,  1908),  il  serait,  en 
certains  cas  surtout  (v.  g.  à  propos  des  lieux  de  culte), 
moins  important  de  soutenir  que  Moïse  a  rédigé  le 
l'cntaleuque  tel  que  nous  le  lisons,  que  de  prouver 
qu'il  a  vraiment  édicté  les  lois  qui  s'y  trouvent. 
Encore  peut-on  admettre  que  quelques  lois  ont  été 
ajoutées  dans  le  cours  des  siècles.  Il  parle  de  lois 
insérées  vers  la  fin  de  la  période  des  Juges,  d'une 
nouvelle  rédaction  du  Deiiléronome  peu  avanll'exil, 
etc.  Dans  une  tout  autre  direction  d'idées,  M.Arthur 
Allgkier  [i'ber  Doppelberichte  in  der  Genésis,  1911) 
soutient  que  les  prétendus  récits  en  double  de  la 
Genèse  n'existent  pas  et  qu'ils  seraient  incompa- 
tibles avec  la  notion  d'inspiration. 

XI.  Conclusions 

91.  —  Au  terme  de  cet  exposé,  il  nous  parait 
utile  de  formuler  avec  précision  nos  conclusions. 
Nous  nous  placerons  nettement  sur  le  terrain  apolo- 
gétique. Ce  que  nous  avons  dit  jusqu'ici  met  sudisam- 
menl  en  relief,  ce  nous  semble,  les  directions  pro- 
posées aux  savants  etexégètes  catholiques  lorsqu'ils 
traitent  entre  eux  des  graves  problèmes  du  Penta- 
teuqiie.  Mais  il  est  intéressant  de  déterminer  en  quels 
points  d'une  spéciale  fermeté  il  faut  placer  les  postes 
avancés  de  la  défense  catholique,  en  quels  points 
aussi  on  a  le  plus  de  chances  de  rencontrer,  en  des 
entrevues  paciliques,  ceux  qui,  lassés  des  aventures 
d'une  critique  échevelée  mais  n'étant  pas  disposés  à 
recevoir  les  directions  de  l'Eglise  Romaine,  cher- 
chent néanmoins  un  terrain  sûr  et  reposant.  Nous  ne 
ferons  qu'énoncer  ces  conclusions.  La  seconde  partie 
de  notre  travail  en  sera  le  plus  souvent  le  dévelop- 
pement et  la  mise  en  œuvre. 

93.  —  1°  Non  seulement  on  peut  et  on  doit  mettre 
Moïse  au  point  de  départ  de  la  grande  œuvre  reli- 
gieuse, morale,  sociale,  législative,  nationale,  que 
notre  Penlateuque  lui  attribue,  mais  encore  on  peut 
et  on  doit  le  mettre  au  point  de  départ  de  l'œuvre 
littéraire  que  représentent  les  cinq  premiers  livres 
de  notre  Canon,  on  peut  et  on  doit  lui  attribuer  une 
part  dans  leur  composition.  Le  temps  est  passé  où, 
sans  exciter  de  surprise,  d'aucuns  se  demandaient  si, 
après  avoir  séjourné  en  Egypte  pendant  de  si  longues 
années,  cet  esprit  éminent  était  capable  d'écriture  et 
de  production  littéraire.  Le  temps  est  passé  où  ils 
pouvaient  à  ce  point  méconnaître  l'importance  de  son 
intervention  qu'ils  consentissent  à  admettre  qu'il  ne 
s'était  pas  préoccupé  de  fixer  en  un  texte  les  bases 
de  la  constitution  qu'il  voulait  donner  à  son  peuple. 

93.  —  2"  Sous  le  bénéfice  de  cette  première  remar- 
que, il  est  légitime  et  il  est  à  propos  d'envisager  la 
théorie  documentaire  de  la  composition  du  Penta- 
teuque.  Inutile  de  méconnaître  que  les  arguments  mis 
en  avant  par  les  critiques  sont  impressionnants.  En 
une  multitude  de  détails,  sans  doute,  leur  distinction 


des  sources  prête  le  flanc  à  des  objections  nombreu- 
ses et  graves;  mais,  pour  ce  qui  est  des  grandes  lignes, 
et  c'est  ce  qui  importe,  l)eaucoup  d'esprits  calmes  et 
impartiaux  jugent  que  le  point  de  départ  de  leur 
sj'stème  est  fondé. 

94. —  'i"  L'activité  littéraire  de  Moïse  s'est  d'abord 
exercée  dans  le  domaine  de  l'histoire.  11  est  deux 
documents  dont  les  critiques  admettent  volontiers 
l'antiquité  relative  :  VEluhisle  et  le  Yaiuviste,  Mais 
l'antiquité  qu'ils  leur  attribuent  est  trop  récente.  Ce 
n'est  pas  au  viii"  siècle  ou  au  va"  seulement  que 
l'on  peut  et  que  l'on  doit  remonter,  c'est  au  temps 
de  Moïse.  Les  critiques  trouvent  souvent  les  preuves 
d  une  date  plus  récente  dans  le  niveau  élevé  des  idées 
religieuses  qui  se  font  jour  en  ces  beaux  récits.  Ce 
faisant,  ils  nous  semljlent  méconnaître  la  haute 
pensée  religieuse  et  sociale  de  celui  qui  mit  le  Yah- 
wisme  moral  à  la  base  de  la  constitution  même  de 
son  peuple.  Sans  doute  il  serait  peut-être  dillîcile  de 
prouver  invinciblement  que  VElohiste  et  le  Yalixiste 
remontent  tous  deux  à  Moïse  et  de  réfuter  une 
o|>inion  d'après  laquelle  ils  représenteraient  comme 
deux  versions,  deux  interprétations,  d'un  seul  docu- 
ment mosaïque.  Peut-être  qu'à  la  rigueur  l'apologé- 
tique se  pourrait  contenter  de  cette  opinion.  Peut-être 
serait-ce  à  l'avantage  de  VElohiste  (au  moins  de  E') 
qui,  à  raison  de  son  caractère  plus  complètement 
dégagé  des  attaches  locales,  aurait  chance  de  re- 
présenter plus  fidèlement  le  document  primitif.  On 
aurait  toutefois  le  droit  et  le  devoir  de  remarquer 
qu'à  prendre  les  clioses  en  elles-mêmes,  rien  ne 
s'oppose  à  ce  que  les  deux  sources  aient  pour  point 
de  départ  deux  relations  de  l'époque  du  grand 
fondateur. 

93.  —  !)"  Nous  sommes  déjà  bien  loin,  il  est  aisé  de 
le  reconnaître,  de  l'opinion  de  M.  Steuernagel  et  des 
critiques  d'extrême  gauche.  Nous  nous  en  écarterons 
davantage  encore  dans  la  position  que  nous  prendrons 
au  sujet  de  la  valeur  historique  de  ces  documents. 
Laissons  de  côté  ce  qui  concerne  les  patriarches,  dont 
nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici,  mais  dont  nous 
tenons  l'histoire  pour  très  objective.  Pour  ce  qui  re- 
garde l'époque  mosaïque,  on  peut  et  on  doit  traiter 
ces  documents  comme  dignes  de  toute  confiance. 
Loin  d'être  un  tissu  de  données  légendaires,  parmi 
lesquelles  il  serait  dillicile  de  discerner  un  fonds  his- 
torique plus  ou  moins  appréciable,  on  peut  et  on 
doit  admettre  qu'ils  nous  fournissent  une  représenta- 
tion, partielle  sans  doute,  fragmentaire,  incomplète, 
mais  exacte,  de  l'œuvre  et  de  la  carrière  de  Moïse. 

96.  —  5°  Cette  constatation  ne  doit  pas  nous 
faire  perdre  de  vue  un  autre  fait.  Les  critiques,  on  le 
sait,  signalent  d'assez  nombreuses  divergences  de 
stj'le  et  de  fond  entre  les  documents.  D'une  part  de' 
ces  difîérences  la  Commission  fournit  l'explication  en 
permettant  d'admettre,  à  la  base  du  Penlateuque, 
l'intervention  de  plusieurs  secrétaires  de  Moïse  ;  elle 
fournit  le  moyen  d'en  expliquer  une  autre  part  en 
reconnaissant  la  possibilité  de  modifications  et  d'ad- 
ditions survenues  aiirès  coup  dans  les  œuvres  de  ces 
scribes.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  les  différences  ne 
doivent  pas  porter  atteinte  à  la  substance  même  des 
faits .  C'est  la  seule  limite  qui  soit  tracée  d'avance  aux 
constatations  que  peut  faire  une  critique  sage  et  ju- 
dicieuse. Rien  d'ailleurs  n'empêche  de  rattacher  à  une 
période  déterminée  le  plus  grand  nombre  des  modifi- 
cations qui  ont  contril)ué  à  donner  à  ces  documents 
leur  physionomie  définitive.  On  peut  en  conséquence 
penser  que  le  Yahtviste  et  VElohiste  ont  pris  leur 
forme  actuelle  aux  ix'  et  vin'  siècles,  c'est-à-dire  aux 
dates  que  les  critiques  marquent  pour  leur  éclosion. 
On  expliquera  par  là,  si  l'on  veut,  les  traits  et  carac- 
tères de  ces  documents   qui  les  rapprochent  de  la 


753 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


754 


littérature  prophétique.  Il  est,  d'autre  part,  tout  à  fait 
loisible  d'admeltre,  si  l'on  s'y  croit  fondé  au  point  de 
vue  criLi(]ue,  que,  vers  le  milieu  du  vif  siècle,  ces 
deux  documents  ont  été  fondus  en  un  seul  récit  (.lE). 

97.  —  6°  La  reconnaissance  des  documents  et  de 
leurs  divergences  entraîne  des  conséquences  quant  à 
leur  utilisation.  Sur  ce  terrain  plus  qu'ailleurs,  la  pru- 
dence et  la  discrétion  seront  les  règles  de  l'exégèle 
catliolique;  mais  il  ne  faut  pas  hésiter  à  formuler 
les  principes.  11  n'y  a  pas  de  raison  de  se  refuser  à 
admettre  que,  soit  par  respect  pour  leurs  sources, 
soit  pour  d'autres  motifs,  les  rédacteurs  ont  pu  con- 
server deux  recensions  du  même  récit;  en  d'autres 
termes,  rien  n'oblige  à  exclure  a  priori  la  présence 
des  doublets.  D'autre  part,  quand  il  s'agit  de  recueil- 
lir les  données  de  ces  récits  parallèles,  l'historien 
ne  doit  pas  se  croire  obligé  de  juxtaposer  les  ren- 
seignements particuliers  aux  divers  documents, 
comme  s'ils  devaient  nécessairement  se  compléter  les 
uns  les  autres.  Souvent,  au  contraire,  il  devra  faire 
abstraction  de  ces  divergences  pour  s'attacher  à  la 
substance  même  des  faits. 

98.  —  7°  Le  cas  des  sections  historiques  du  Code 
sacerdotal  est  plus  complexe.  Les  critiques  y  recon- 
naissent une  part  dont  le  fond  est  le  même  que  celui 
du  Yahwiste  et  de  VElohiste.  Il  serait  dillicile  sans 
doute  de  les  amener  à  voir  dans  ces  récils  autre  chose 
qu'un  remaniement  de  ceux  qui  ont  pris  leurs  pre- 
mières formes  dans  les  documents  dont  nous  venons 
de  [larler.  Ici  encore,  toutefois,  on  aurait  le  droit 
de  faire  remarquer  qu'à  prendre  les  choses  en  elles- 
mêmes,  rien  ne  s'op[iose  à  ce  que  cette  source  ait 
pour  point  de  départ  une  troisième  relation  de  l'épo- 
que du  grand  fondateur  de  la  nation  israélile.  Une 
eonséipience  en  découlerait  au  point  de  vue  de  l'uti- 
lisation pratique  de  ces  sections.  Le  secrétaire  de 
Moise  auquel  elles  remonteraient  pouvait  poursuivre 
un  bvit  spécial  en  sa  rédaction  ;  mais,  au  point  de  vue 
de  la  fidélité,  il  se  trouvait  exactement  dans  les 
mêmes  conditions  que  ses  collègues.  C'est  donc 
à  d  autres  considérations  qu'il  faut  recourir  pour 
expliiiuer  certaines  particularités  que  les  critiques 
se  plaisent  à  relever.  Cette  explication  pourrait  être 
fournie  par  les  modifications  et  retouches  que  ces 
récits  auraient  subies  au  cours  des  siècles  et  spé- 
cialement à  une  époque  déterminée,  v.  g.  au  temps 
de  l'exil. 

99.  —  8°  Les  critiques,  d'autre  part,  admettent 
pour  les  récits  du  Code  sacerdotal  des  emprunts  faits 
à  des  sources  particulières,  autres  que  J  et  E.  Rien 
n'empêche  de  supposer  de  telles  additions;  rien  ne 
s'oppose  non  plus  à  ce  que  l'on  reconnaisse  des 
insertions  qui  tirent  leur  origine  de  la  tradition  orale. 
La  seule  garantie  exigée  est  que  ces  additions,  si 
elles  sont  tant  soit  peu  notables,  aient  été  faites  par 
un  auteur  inspiré. 

100.  —  9"  Quand  il  s'agit  d'apprécier  la  valeur 
historique  des  changements  que  ces  modifications  et 
ces  additions  ont  apportées  à  la  teneur  primitive  de 
l'histoire,  diverses  considérations  sont  à  faire.  Il  faut 
se  demander  si  l'auteur  inspiré  qui  a  fait  ces  additions 
a  voulu,  non  seulement  consigner  une  tradition, 
mais  encore  la  prendre  sous  sa  responsabilité,  la 
faire  entrer  dans  son  enseignement.  Au  cas  où  l'on 
constaterait  avec  la  certitude  voulue  que  l'auteur 
sacré  ne  s'est  pas  prononcé,  il  y  aurait  à  voir  si 
l'on  ne  se  trouve  pas  en  présence  d'un  développe- 
ment analogue  à  ceux  qui  se  rattachent  au  genre 
midraschique,  ou  encore  en  présence  d'un  épisode 
relevant  d'un  autre  genre  littéraire.  On  sait,  v.  g., 
qu'à  propos  des  éjjisodes  des  filles  de  Salphad,  on  a 
parlé  de  cas  de  conscience  (.Vi/m.,  xjcvii,  i-ii;  xxxvi). 
Il   va   de    soi    que   les   conclusions    auxquelles   on 


aboutirait,  en  ces  constatations,  ne  sauraient  porter 
atteinte  à  la  substance  même  de  l'histoire. 

101.  —  io°  l'arrai  les  documents  légaux,  il  en  est 
un  qu'il  faut  tout  d'abord  mettre  à  part  pour  en 
revendiquer  l'authenticité  mosaïque.  C'est  le  Déca- 
logue.  Débarrassé  des  quelques  amplifications  qu'il  a 
reçues  dans  l'Exode  et  le  Dcutéronome,  le  Dccalugiie 
primitif  n'est  autre  chose,  en  dehors  du  précepte  du 
sabbat,  que  l'énoncé  des  conséquences  les  plus  fon- 
damentales de  la  notion  du  Dieu  unique,  jaloux  et 
moral,  que  Moïse  a  mise  à  la  base  de  son  enseigne- 
ment. D'autre  part,  il  faudrait  avoir  des  certitudes 
bien  précises  sur  l'origine  du  sabbat  pour  prétendre 
qu'il  n'en  pouvait  être  question  à  l'époque  des  mi- 
grations du  .Sinaï,  pour  soutenir  que  la  seule  présence 
d'une  ordonnance  relative  au  sabbat  nous  ramène 
ou  temps  de  l'exil.  Autre  est  la  date  à  laquelle 
remonte  le  principe  même  de  l'institution,  autre 
l'époque  à  laquelle  certaines  modalités  ont  prévalu 
dans  la  pratique. 

lOS.  —  11°  On  peut  et  on  doit  pareillement  faire 
remonter  à  Moïse  le  Code  de  l'alliance.  Nous  pensons 
à  ses  éléments  principaux  ;  il  est  fort  possible  que 
divers  préceptes  aient  été  ajoutés  dans  la  suite  en 
vue  de  l'adapter  à  des  circonstances  et  à  des  besoins 
nouveaux.  Les  points  de  ressemblance  avec  la  loi  de 
llamraourapi  montrent  que,  longtemps  avant  l'époque 
de  l'exode,  beaucoup  des  législations  du  Code  de 
l'alliance  faisaient  partie  du  patrimoine  commun  des 
races  sémitiques.  D'autres  ordonnances  se  rattachent 
à  ces  usages  des  nomades  qui  remontent  à  une  haute 
antiquité  et  qui  n'ont  cessé  de  prévaloir  jusqu'à  nos 
jours.  Quant  aux  règlements  qui  se  rapportent  à 
l'agriculture,  ils  suggèrent  deux  remarques  :  d'abord 
que,  conformément  aux  indications  de  la  Genèse,  les 
Hébreux  du  temps  de  Moïse  étaient  plutôt  des  semi- 
nomades,  en  voie  de  se  fixer,  que  des  nomades  pro- 
prement dits;  ensuite  que, dans  ses  législations, Moïse 
avait  en  vue  leur  prochain  établissement.  —  Les 
mêmes  réflexions  s'appliquent  au  petit  Code  de  la 
rénovation  de  l'alliance.  (Ex.,  xxxiv,  i  1-26) 

103.  —  12*  A  propos  du  Denléronome,  on  peut 
et  doit  admettre  cette  donnée  des  sections  historiques 
qu'un  rappel  de  la  Loi  et  une  rénovation  de  l'al- 
liance ont  pris  place  dans  les  plaines  de  Moab, 
qu'un  nouveau  code  a  synthétisé  les  obligations  sur 
lesquelles  Moïse  voulait  provoquer  de  nouveaux 
engagements.  Quelle  était  l'étendue  de  ce  code?  Il  se 
peut  que,  par  ses  proportions  et  par  les  préceptes 
qu'il  mettait  en  relief,  il  rappelât  d'assez  près  le 
Code  de  l'alliance^ .  Dans  cette  perspective,  la  plu- 
part des  lois  nouvelles  qui  figurent  en  notre  Deuiéro- 
nome  auraient  été  insérées  à  des  dates  postérieures 
pour  faire  face  à  des  besoins  nouveaux.  Il  est  tout 
aussi  permis  de  s'arrêter  à  l'époque  de  Josias  (En- 
gelkemper)  qu'à  celle  de  Samuel  (de  Hunimelauer). 
D'ailleurs  de  telles  additions  se  conçoivent,  mieux 
que  de  toute  autre  façon,  dans  l'hypothèse  d'une 
revision  générale  de  la  législation.  11  va  de  soi  que 
nous  n'adhérons  pas  pour  autant  aux  théories  si 
compliquées  et  d'ailleurs  si  spéciales  de  M.  Steuer- 
nagel. 

104.  —  13°  D'une  part,  rien  ne  s'oppose  à  ce 
qu'un  bloc  assez  considérable  des  ordonnances  qui 
figurent  au  Code  sacerdotal  remontent  à  Moïse  ou 
même  aux  temps  antérieurs;  il  s'agit  surtout   des 

1.  Le  Code  de  la  rcnovatlon  d^  l'alliance  ne  se  borne-t-il 
pas  déjà  à  renouveler  les  ordonnances  les  plus  fondo- 
iLientales  du  Code  de  l'alliance  ?  Il  n'est  pas  s.'ins  intérêt 
de  rappeler  que  certains  critiques  rattachent  le  Code  de 
l'alliance  aux  plaines  de^loab  comme  6  son  contexte  pri- 
mitif et  aussi  que  certains  critiques  traitent  le  Deuléro- 
nome  comme  une  revisio.i  du  Code  de  l'alliance. 


755 


MOÏSE  ET  JOSUE 


756 


règlements  qui  consacrent  des  pratiques  cultuelles 
d'un  usage  général  dans  les  milieux  sémitiques. 
Mais,  d'autre  part,  aucune  partie  des  codes  du  Penla- 
teuque  n'est  plus  aple  que  le  rituel  à  recevoir  de 
nombreux  accroissements  au  cours  des  siècles.  On 
pourrait  en  conséquence,  si  un  examen  sérieux  sug- 
gérait une  telle  adhésion,  souscrire  à  bon  nombre 
des  conclusions  des  critiques  touchant  les  travaux  de 
coordination,  de  revision,  d'amplilication,  auxquels 
les  diverses  sections  du  Code  sacerdotal  auraient 
été  soumises  dans  la  suite  des  temps,  notamment 
pendant  l'exil  et  à  l'époque  d'Esdras. 

Deuxième  Section 

Les  sources   extrabibliques 

105.  —  I.  Témoignages  directs.  —  Si  nous  avons 
insisté  si  longuement  sur  V He.rateuque,  c'est  qu'il 
constitue  à  beaucoup  près  notre  principale  source 
d'information  pour  la  période  dont  nous  avons  à 
esquisser  l'histoire.  Le  reste  des  Livres  Saints,  il  est 
vrai,  renferme  de  nombreuses  allusions  aux  temps 
de  la  sortie  d'Egypte  et  de  la  conquête  de  Canaan,  et 
nous  ne  manquerons  pas  de  leur  prêter  attention. 
Mais  aucun  de  ces  écrits  ne  contient  une  présenta- 
tion nouA  elle  des  faits  et  de  l'époque  qui  doivent 
nous  occuper.  D'autre  part,  nous  n'avons  pas,  en 
dehors  de  la  Bible,  de  témoignages  directs  dont  la 
valeur  soit  à  l'abri  de  tout  conteste.  Sans  doute, 
JosKi'iiB,  en  ses  Antiquités,  s'appesantit  sur  la  période 
mosaïque;  il  y  revient  encore  dans  son  traité  Contre 
Appion.  Mais  c'est  à  peu  près  constamment  en  sui- 
vant et  en  glosant  les  récits  du  Penluteuque  ;  si 
quelquefois  il  en  déborde  les  données,  c'est  souvent 
pour  faire  place  à  des  légendes  qui  ne  méritent  aucun 
crédit.  Dans  le  traité  Contre  Appion,  il  allègue  bien 
l'autorité  de  Manéthon,  mais  c'est  seulement  pour 
quelques  détails  particuliers:  d'ailleurs,  on  ne  peut 
se  lier  aveuglément  aux  assertions  de  cet  historien 
lui-même. 

106.^  II.  Témoignages  indirects.  —  Heureuse- 
ment d'autres  sources  d'information  projettent  sur 
le  sujet  de  notre  étude  une  lumière  qui,  pour  l'at- 
teindre indirectement,  n'en  concourt  pas  moins  à 
éclairer  nombre  de  points  auparavant  obscurs. 

1°  Ce  sont  d'abord  les  inscriptions  et  papyrus  égyp- 
tiens. Les  relations  des  Hébreux  avec  la  vallée  du  Nil 
ont  été  plus  nombreuses  à  l'époque  qui  nous  occupe 
qu'à  aucune  autre  de  leur  histoire.  Les  documents 
qui,  même  sans  nous  fournir  aucune  donnée  directe 
sur  Israël  (liste  deTouthmèsIII,  stèle  de  Ménephtah), 
nous  renseignent  sur  l'état  du  royaume  des  pharaons 
au  temps  du  séjour  en  Egypte  et  de  l'exoile  sont  des 
plus  intéressants  à  consulter  (cf.  A.  Mallon,  Egypte, 
dans  Dictionnaire  Apologétique  de  la  foi  catholique, 
t.  I,  col.  i3oi-i3:53). 

107.  —  2"  Les  rapports  des  (ils  d'Israël  avec  la 
vallée  du  Tigre  et  de  l'Euphrate  ne  prendront  place 
qu'à  une  période  beaucoup  plus  avancée  de  leur  his- 
toire. Mais  certains  documents  cunéiformes  présen- 
tent des  renseignements  précieux  sur  l'état  des 
diverses  régions  de  l'Asie  occidentale  au  temps  de 
Moïse,  notamment  sur  l'état  de  Canaan.  Les  lettres 
de  Tell  el-Amarna  sont  pour  nous  d'une  valeur  ines- 
timable (cf.  A.  COXDAMIN,  BaBVLONE  ET  LA  BiBLE, 
dans  Dictionnaire  Apologétique...,  t.  I,  col.  327-390). 

108.  —  3"  On  ne  saurait  passer  sous  silence  les 
fouilles  palestiniennes.  Les  documents  que  l'on  en 
a  retirés  sont,  il  est  vrai,  pour  la  plupart  anépigra- 
phes,  puisqu'on  n'a  rencontré  de  rares  inscriptions 
qu'à  Tell  el-Hesi,  Tell  Ta'anak  et  Tell  el  Jezari.  Mais 
grâce  aux  classifications  dont  elles  ont  été  l'objet  à 


mesure  qu'elles  se  multipliaient,  les  trouvailles  ont 
leur  langage  à  tenir,  leurs  dépositions  à  faire  enten- 
dre. —  a)  S'il  s'agissait  surtout  de  l'exploration 
superficielle  du  sol,  il  faudrait  mentionner  en  premier 
lieu  les  expéditions  de  M.  Victor  Guérin;  elles  ont  été 
racontées  et  décrites,  sans  parler  du  volume  spécia- 
lement consacré  à  Jérusalem,  dans  le  bel  ouvrage 
Description  géographique,  historique  et  archéologi- 
que de  la  Palestine,  dont  les  sept  volumes  se  sont 
échelonnés  entre  les  années  1868  et  1880.  Cet  ouvrage 
fait  aujourd'hui  encore  autorité;  mais  au  point  de 
vue  de  notre  sujet,  il  ne  fournit  que  quelques  iden- 
tifications toi)ographiques  d'importance  tout  à  fait 
secondaire.  11  faut  porter  à  peu  près  le  même  juge- 
ment sur  les  campagnes  (187 1  -1877  pour  la  Palestine 
occidentale,  i88i-i88ii  pour  la  Palestine  orientale) 
du  Palestine  Exploration  Fund,  dont  les  résultats 
ont  été  consignés  dans  les  trois  volumes  des  Mémoire 
of  the  i'Krs'er  0/  H'estern  Palestine  (1881,  1882,  i883; 
sans  parler  de  An  Introduction  to  the  Surver  of 
ll'estern  Palestine  par  Trelawny  S-^unders,  1881)  el 
dans  le  volume  des  Memoirs  of  the  Surfey  of  Eastern 
Palestine  du  Captain  C.  R.  Conder  (1889;  ouvrage 
précédé  d'une  série  de  monographies  sur  diverses 
étapes  de  l'exploration). 

109.  —  l>)  Mais,  fondée  en  i865,  la  société  bri- 
tannique dont  nous  parlons  s'est  proposé  un  autre 
but,  à  savoir  les  fouilles  et  l'exploration  du  sous-sol. 
Cette  partie  de  son  œuvre  est  pour  nous  du  plus  vif 
intérêt.  Déjà  les  résultats  obtenu.s  sont  considéra- 
bles; ils  ont  été  exposés,  au  fur  et  à  mesure  de  leur 
réalisation,  dans  le  Oua:  terly  .étalement  de  la  Société 
et  dans  une  série  de  publications  spéciales.  Jéru- 
salem devait  d'abord  attirer  l'attention  des  savants 
chercheurs;  son  exploration  fut  l'objet  d'une  pre- 
mière série  de  campagnes  (1867-1870;  cf.  NValter 
MoRitisoN,  The  Recovery  of  Jérusalem,  1871;  Captain 
Warhek,  Underground  Jérusalem,  1876;  et  le  qua- 
trième volume  des  Memoirs  ofthe  .S'iir-ev  of  Western 
Palestine,  1884).  Jamais  on  ne  la  perdit  de  vue  dans  la 
suite  et  la  société  encouragea  les  travaux  de  M.  Cler- 
mont-Ganeau  et  du  D'  Schick  ;  une  nouvelle  série  de 
fouilles  eut  lieu  dans  les  années  1894-1897  (cf.  F.  J. 
Bliss,  Excavations  at  Jérusalem  180i-1897,  publié  en 
1898).  —  c)  Cependant  des  chantiers  étaient  ouverts 
en  divers  endroits  de  la  Judée  :  à  Tell  el  Hésy  (Lachis) 
en  1890-1892  (cf.  W.  M.  Flindbrs  Pktrie,  J'ell  el  Ilesy 
[l.achish],  1891  ;  F.  J.  Buss, -J  Mound  of  Many  Ciiies 
[l.achish\  1894);  à  Tell  Zakariya,  Tell  es  Safi,  Tell 
el  Judeideh  et  Tell  Sandahannah,  en  189S-1900 
(cf.  F.  J.  Bijss  et  R.  A.  Stewart  Macalisteh,  Ex- 
cavations in  Palestine,  i89S-lS00,  publié  en  1903), 
à  Tell  el  Jezari  (Gezer)  en  1902-1905  et  1907-1909 
(cf.  R.  A.  Stewart  Macalisteh,  Bible  Sidelights  front 
the  Mound  of  Gezer,  1906;  The  Excavation  of  Gezer, 
i90-:>-l905  and  1907-1909,  publié  en  1911);  à  .Ain 
Shems  (Beth  Sliemesh),  en  1911-1912  (cf.  Duncan 
Mackbnzie,  The  Excavations  at  Ain  Shems,  dans 
The  Annual  du  Quarterh  Statement,  2=  vol.,  1,912- 
1913  ;  un  premier  article  siu-  le  même  sujet  avait  été 
publié  par  le  même  auteur  dans  l'Annual  de  1912). 
La  dernière  campagne  du  Fund  avant  la  guerre  a  été 
consacrée,  en  1913-191  '1,  à  l'exploration  de  la  Pales- 
tine méridionale  (négéh,  notamment  région  de  Cadès  ; 
cf.  G.  L.  WooLLKY  and  T.  E.  L.*.wrbnce,  The  Jl'il- 
derness  of  Zin,  dans  The  .4nnual,'i'  -vol.,  I9i4-i9i5);i 
déjà  le  désert  de  l'Exode  avait  été  exploré  en  1869-' 
1870  (cf.  Professor  Edward  Palmbr,  The  désert  of' 
Exodus,  iSji)^  I 

1,  Sur  les  travaux  du  Palestine  Exploration  Fund,  cf 
Col.  Sir  C.  M.  Watso.n,  Fifty  yenrs'  Work  ia  the  Holy  Land 
A  Record  and  Summary,  1S65-Î915  ;  1915. 


757 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


758 


110.  —  d)  Les  Anglais  n'ont  pas  été  seuls  à  explo- 
rer les  pays   bibliques;  au  cours   îles  années  igoS- 
igoS,  le  Deutsche  PaUistina-Vercin  a  fouillé  Tell  el- 
Muteselliui,    emplacement    de    l'ancienne    Megidilo, 
sur  la   bordure   méridionale    de    la    grande    plaine 
d'Esdrelon  (cf.    D'  G.   Schumacher,  Tell-el-Mutesel- 
lim,  liericUt  iiber  die  1903  bis  1905  mil  Untentutziiiig 
Sr.  Maj.  des   Deutschen   Kaisers   und  der  Ùeutsc/ieu 
Orienl-Gesellschafl  fon  Deutscheii  Verein  ziir  Erfor- 
schuiig    Piiliistinas     feianslaltenen    AusgraOungen. 
I  Band  :  Objelcti\'er  FundherichI,  1908  [nous  ne  pen- 
sons pas   qu'un   deuxième  volume   ait  été   livré  au 
publie  avant  la   guerre]).    —   e)  De    son   cùlé,   une 
mission  autrichienne    commençait  en    1902  l'explo- 
ration  de    Tell  Ta'annak,  à  S   ou  9  kilomètres  au 
Sud-Sud-Esl  de  Tell-el-Mulesellim;  elle  la  poursui- 
vait au  Cours  de  l'année  suivante,   pendant  un   laps 
de  temps  étroitement  limité  par  les  lirmans,  et  avait 
l'avantage  de  mettre   au  jour  trois  tablettes  cunéi- 
formes  (cf.   Ernst  Sbllin,    Tell    Ta' annek,    hericht 
iiber  eiiie...    Aasgrabung  in   Paliistina,  nebsl  eineni 
Anhang    von    F.   IlHOsrsS:  :  Die   Keilschrifttexie   von 
Ta'annek,  190/1);  M.  Sellin,  cette  fois  au  nom  de  la 
Deutsche    Orient- Geseltschuft,   revenait   au    terrain 
de  la  fouille  en  1904  et  découvrait   huit  nouvelles 
tablettes  (cf.   Ernst  SEi.u:i,  Eine  Nachlese   auf  dem 
Tell    Ta'annek    in    Paliistina,   nebst  einem    Anhang 
von  F.  Huos.Nv  :  Die  neugefundenen  Keilschrif'tte.xte 
von  Ta  'annek,  1906).  Sous  les  auspices  favorables  des 
deux  mêmes  sociétés,  autrichienne  puis  allemande, 
M.  Sellin,  accompagné  de  plusieurs  notabilités  scien- 
tifiques, inaugurait,  en  1907,  les  fouilles  de  Jéricho; 
il  les  poursuivait  en  1908  et  1909  (cf.  Ernst  Selli.n 
und    Cari    'Watzingkr,    Jéricho,  Die  Ergebnisse    der 
Ausgrabiingen,  igiS).  —  /)  Entre  temps,  au  nom  de 
l'Université   américaine    de    Harvard,    MM.    D.    G. 
Lyon,  G.  A.  Reisner,  G.  Schumacher  et  G.  S.  Fisher 
exploraient    à    Sébastiyeh    le    site    de    l'ancienne 
Samarie  (cf.  D.  G.  Lyon,  T!ie  Harvard  Expédition  to 
Samaria,  Extrait  de  The  Harvard  Theologicnl  Review, 
190g,  12  pages  ;  G.  A.  Reisnbh,  Ï^Ve  Harvard  Expédi- 
tion to  Santaria  :  Excavations  of  1909,  luèrae  Revue, 
igio,  16  pages).  —  g)  Mentionnons  enlin  :  les  fouilles 
exécutées  à  Jérusalem  sur  la  colline  de  l'Ophel,  en 
1909- 1910,  par  une  société  de  savants  anglais  et  dont 
les  résultats  ont  été  publiés  par  le   R.   P.  Vincent, 
d'abord   dans  la   Bévue   Biblique  (igii.p.  566-5gi; 
1912,   p.    86-1 II,   424-453,    544-574).    puis   dans  un 
volume  à  part:  Jérusalem  souterraine  ;  les  fouilles 
réalisées,  au  cours  de  l'hiver  de  igiS,  sur  le  terrain 
delà  cité  de  David,  par  M.  Raymond  Weill,  pour  le 
comitte  (le  M.  le  baron  Edmond  de  Rothschild  (cf.  la 
note  de  la  Bévue  Biblique,  igi5,  p.  aSo). 

Seconde  Partie 

L'ŒUVRE  DE  MOÏSE  ET  DE  JOSUÉ 

m,  —  L'œuvre  de  Moise  comprend  deux  élé- 
ments très  distincts.  —  D'une  part,  la  série  d'inter- 
ventions qui  eut  pour  résultat  de  faire  sortir  d'Egypte 
les  tils  de  Jacob  et  de  les  amener  en  vue  de  la  Terre 
Promise.  En  ce  domaine  l'activité  de  Moïse  a  pour 
complément  celle  de  Josué,  qui  aboutit  à  l'installa- 
tion des  Israélites  en  Canaan;  les  rapports  sont  si 
étroits  entre  les  œuvres  de  ces  deux  grands  person- 
nages qu'elles  doivent  être  envisagées  comme  les 
parties  intégrantes  d'un  même  tout.  —  D'autre  part, 
c'est  au  nom  du  seul  Moise  que  se  rattachent  les  do- 
cuments législatifs  qui  tiennent  une  si  grande  place 
dans  le  Pentateuque.  —  De  là  les  deux  sections 
suivantes  : 

I.  De  l'Eqypte  a  la  Terre  Promise. 

II.  La  législation  mosaïque. 


Première  Section 

De  l'Egypte  à  la  Terre  Promise 

113.  —  Si  nous  voulons  nous  rendre  un  compte 
sutlisamment  exact  de  l'œuvre  de  Moïse  et  de  Josué, 
du  rôle  qu'ils  ont  joué  dans  la  délivronce  ilcs  fils  de 
Jacob  oppriuiés  en  Egypte,  dans  la  constitution  du 
peuple  d'Israël,  dans  l'introduction  de  ce  peuple  en 
terre  de  Canaan,  il  impoi  te  d'abord  de  reconstituer 
brièvement  le  milieu  historique  au  sein  duquel  ils 
ont  évolué.  La  Bible  nous  fournil  à  cet  égard  des 
données  précises  et  explicites.  A  les  extraire  on 
gagnera  avant  tout  de  se  faire  une  idée  plus  juste, 
[)lus  concrète,  de  la  i)hysionomie  de  ces  hommes  qui 
furent  puissants  en  discours  et  en  actes.  Mais  aussi 
l'apologétique  y  trouvera  une  preuve  des  plus  frap- 
pantes, bien  qu'assez  peu  exploitée,  des  droits  qu'ont 
à  la  confiance  de  l'historien  les  récits  du  Pentateu- 
que. —  Quand  le  terrain  aura  été  préparé  de  la  sorte, 
il  sera  beaucoup  [)lus  aisé  de  tracer  le  tableau,  néces- 
sairement sommaire,  de  l'activité  de  Moïse  et  de 
Josué.  Nous  ne  manquerons  pas  d'ailleurs  en  cette 
esquisse  de  tenir  compte  des  systèmes  qui,  souvent 
élaborés  en  dehors  ou  en  marge  des  données  biljli- 
ques,  ont  dénaturé  nombre  des  faits  de  l'exode.  — 
Le  simple  exposé  de  cette  grande  œuvre  et  de  ses 
résultats  suffirait  à  en  mettre  en  relief  le  caractère 
surnaturel.  La  Rible  toutefois  nous  fournit  à  cet 
égard  des  indications  plus  précises.  Les  carrières  de 
Moïse  et  de  Josué  nous  apparaissent,  en  des  mo- 
ments particulièrement  décisifs,  fécondes  en  prodiges, 
en  miracles  proprement  dits.  L'apologétique  ne  peut 
se  désintéresser  de  ces  faits;  elle  doit  au  contraire 
les  prendre  en  très  particulière  considération.  —  De 
là  ces  trois  sous-titres  et  subdivisions  : 

I.  Le  milieu  historique  de  Moïse  et  de  Josué, 

II.  L'œuvre  de  Moise  et  de  Josué. 

III.  Les  miracles  de  Moïse  et  de  Josué. 

I.  —  Le  milieu  historique  de  Moïse  et  de  Josué 
1"  Points  de  repère  géogi;^pIiiques 

113.  —  Les  allusions  géographiques  ne  sauraient  man- 
quer  d'être  nombreuses  dans  une  esquisse  historique  de 
l'œuvre  de  Moïse  et  de  Josué.  Pour  éviter  les  parenthèses 
et  digressions  qui  ralentiraient  notre  marche,  il  nous 
parait  à  propos  de  poser  dès  maintenant  quelques  points  de 
repère.  Les  régions  dont  nous  avons  ;"i  parler  sont,  avant 
tout,  la  Palestine  et  la  péninsule  du  Sinaï.  La  topographie 
de  la  Basse  Egypte  et  du  pays  de  Gessen  est  suffisam- 
ment connue  pour  que  nous  n'ayons  pas  à  y  insister. 

114.  —  1°  La  Palestine.  —  A.  Les  frontières.  — a)  11  De 
Dan  à  Bersabée  »  (Jud..  xx,  1;I  Sam.,  m,  20;  U  Sam., 
III,  10;  XVII,  I  I  ;  etc..  cf.  I  CAron.,  xxi,  2  ;  Il  C/irnn.,  xxx, 
5),  «  De  l'entrée  de  Hamath  jusqu'au  torrent  d  Egypte  » 
{I  Heg.,  vin,  65;  II  C/iron . ,  vu,  8;  cf.  les  expressions 
similaires  I  Chrun.,  xiu,  5;  Am.,  vi,  14;  Ez.,  xlvii, 
19,  20,  etc.),  telles  sont  les  deux  formules  les  plus  synthé- 
tiques employées  pour  désigner  les  limites  de  la  Pales- 
tine au  Nord  et  au  Midi.  Elles  ne  sont  pas  absolument 
synonymes.  —  b)  Le  site  de  Dan  est  unanimement  identilié 
avec  Tell  el  Qadi,  sur  celle  des  sources  du  Jourdain  qui 
donne  naissance  au  bras  appelé  Nahr  el  Leddan.  La  limite 
septentrionale  qui  passerait  à  Dan  rejoindrait  assez  natu- 
rellement, en  travers.int  le  Merdj  et  '.4t/tin,  le  cours  in- 
férieur du  Llfàni  ou  Qâsimlyé.  Or  le  Merdj  el  ' Ayân  n'est 
autre  chose  tpie  la  partie  la  plus  méridionale  de  cette 
vallée  de  Cœlésyrie  [aujourd'hui  El-Biqà')  qui,  située 
entre  le  Liban  et  l'Antiliban,  correspond  à  l'entrée  de 
Hamath.  Vers  l'Est,  la  ligne  septentrionale  poussei-ait  sans 
doute  jusqu'à  Bâniyàs,  à  la  source  la  plus  orientale  du 
Jourdain.  De  la  sorte  les  deux  terminologies  «  depuis 
Dan  »  et  «  depuis  l'entrée  de  Hamath  »  sont  à  peu  près 
équivalentes.  —  c)  Au  Sud,  Bersabée  se  trouverait  sur 
une  limite  qui,  partant  de  l'embouchure  du  wâdi  Ghazzé 
et  suivant  d'abord  le  cours  de  cette  vallée,  se  continuerait 


759 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


760 


par  le  ivâdt  el  Mll/t,  puis,  sans  doute,  par  le  i\'âdî 
ez-Zuivtra^  pour  aboutir  vers  le  Midi  de  la  mer  Morte. 
Le  torrent  d'Egypte,  identifié  avec  le  wâdl  cl  'Ari'sh,  nous 
conduit  bien  plus  au  Sud;  la  frontière  dont  il  serait  le 
point  de  départ  nous  amènerait  au  wàdi  el  Fîqra  qui  se 
]ette  dans  la  région  marécageuse  du  Ghôr  es-Safiyeh^  au 
Sud  de  la  mer  Morte  et  ou  Nord  du  ivâdi  el  'A'aba.  Du 
côté  de  l'Est,  la  frontière  méridionale  lapins  naturelle  est 
le  torrent  de  Zéréd  {i^'ddi  el  //<'««)»  ^"i  '^^  jette  au  Sud 
de  la  mer  Morte.  —  d]  La  frontière  d'Occident  est  plus 
facile  à  tracer;  c'est  la  mer  Médilerrance.  On  noiera 
toutefois  que  le  territoire  ph<^nicien  de  Tyr  constitue  une 
enclave.  —  e)  La  limite  d'Orient  est  formée  parles  grands 
déserts  syrien  et  arabique.  Au  Nord,  la  plaine  inféconde 
est  interrompue  par  de  vastes  territoires  volcaniques,  ter- 
rains plots  ou  légèrement  ondulés  et  montagnes  :  D/oîàn, 
Jiauràn  [Djébcl  ed-Drûz),  etc.;  mais  au  Midi,  ce  sont  les 
vastes  étendues  de  sol  aride,  tantôt  tout  en  sable,  tantôt 
couvert  de  pierres. 

115-  —  é.  La  topographie.  —  fl)  La  vallée  du  Jourdain 
distribue  la  Palestine  en  deux  régions  tiès  distinctes.  La 
division  est  singulièrement  accentuée  par  l'extraordinaire 
dépression  du  lit  du  fleuve.  Au  point  où  se  joignent  les 
sept  brandies  qui  vont  constituer  le  cours  d'eau,  on  est  (\ 
quarante  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  Méditerranée; 
le  niveau  du  lac  Ilouleli  n'est  plus  qu'à  deux  mètres.  Puis 
la  déclivité  s'accentue  avec  une  extrême  rapidité;  la  sur- 
face du  lac  de  Tibériade  est  déjà  à  doux  cent  buit  mètres 
au-dessous  de  celle  de  la  Grande  Mer;  h  la  latitude  de 
Jéricbo,  le  pont  du  Jourdain  nous  fait  descendre  à  trois 
cent  soixante-quinze  mètres;  l'embouchure  du  fleuve  est 
à  quatre  cenis  mètres  environ.  D'autre  part,  la  vallée, 
presque  toujours  encaissée,  en  dehors  de  la  i-égion  située 
au  nord  du  lac  Houleh  et  de  la  plaine  de  Jéricho,  est 
dominée  par  des  sommets  souvent  assez  élevés  au-dessus 
du  niveau  méditerranéen  etaux  pentes  parfois  très  rapides. 
On  o  :  sur  les  berges  du  cours  supérieur,  des  hauteurs 
de  900  mètres  {Djébél  IJfinln)  à  l'Ouest  et  de  1.29'i  mètres 
[Tell  esrh-Schëcha)  ô  l'Est;  la  plaine  de  Jéricho  est  domi- 
née, à  l'Ouest  parles  hauteurs  de  Jérusalem  (790  mètres), 
à  l'Est  par  celles  de  //cNAân  (87't  mètres).  A  l'Ouest  de  la 
mer  Morte,  on  s'élève  à  plus  de  1.000  mètres  aux  environs 
d'Hébron;  à  l'Est,  el  Kerah  est  ù  9'j9  mètres.  C'est  donc 
]>ar  une  véritable  crevasse  que  sont  séparées  les  régions 
de  Transjordane  et  di*  Cisjordane. 

116.  —  b)  La  Transjordane  (région  orientale)  est 
divisée  en  plusieurs  zones  par  les  affluents  du  Jourdain  ou 
de  la  mer  Morte. 0*1  notera  surtout:  —  «)  Entre  le  ScrTat 
el-Mciiâdiré  [Yarmuk  du  Talmud)  et  le  Nahr  ez-Zerqà 
[Yabbôq  de  la  Bible)  la  région  fertile  et  boisée  du  'Adjlun 
(ancien  pays  de  Galaad),  —  /3)  Entre  le  Nahr  ez-Zertjà  et 
le  ivâdi  MOdjib  (ancien  'Ârnôn),  une  région  dans  laquelle 
la  zone  cultivable,  assez  étendue  au  nord  du  ivâdi  Hcsbân^ 
va  se  rétrécissant  au  Sud  et  qui  fut  le  pays  des  Ammonites. 

—  y)  A  peu  près  pareil  à  celte  seconde  zone  est  le  pays 
compris  entre  le  ivâdi  el  Môd/'ib  (Arnon)  et  le  ivâdl  el  Ilesâ 
(torrent  Zéréd  de  la  Bible)  ou  pays  de  Moab. 

117.  —  c]  La  Cisjordane.  —  «)  Elle  est  divisée  en  deux 
régions  très  distinctes  par  cette  grande  plaine  du  Nahr  el~ 
Muqatla'  (plaine  d'Esdrelon  de  la  Bible)  qui  a  son  point 
dedépart  au  Djébél  Fuqn' a  {x\\oni%  Gilbô^'  de  la  Bible)  et 
aboutit  à  la  Méditerranée  entre  le  promontoire  du  Carniel 
et  Saînt-Jean-d'Acre;  parla  trouée  de  Zé'.rln  {yizi-''é[  ']/  de 
la  Bible)  cette  plaine  communique,  à  l'Est,  avec  celle  de 
Bcsân  [Bé\y\t^'*  .v'ôn  de  la  Bible)  qui  aboutit  au  Jourdain.  Au 
Nord,  la  Galilée  ;  au  Sud,  la  Samarie,  puis  le  pays  de  Juda. 

—  /3)  Au  Sud  de  la  frontière  de  Bersabée  et  surtout  de  celle 
du  torrent  d'Egypte,  s'étendent  des  espaces  désertiques 
sur  lesquels  nous  aurons  à  revenir.  Bersabée,  qui  est  à 
2'iO  mètres,  appartient  déjà  à  la  région  du  Négéb  [nég'^^éb^) 
de  Juda.  —  y)  Par  des  pentes,  tantôt  assez  douces,  tantôt 
escarpées,  on  s'élève  à  la  deuxième  région  ou  région  de 
la  montagne  (^ar).  Elle  commence  avec  la  montagne 
d'Hébron  et  se  continue  jusqu'à  la  plaine  d'Esdrelon  par 
une  ligne  faîtière  qui  partage  les  eaux  entre  les  affluents 
de  la  mer  Morte  et  du  Jourdain,  d'une  part,  et,  d'autre 
l)art,  les  cours  d'eau  qui  se  jettent  dans  la  Méditerranée; 
les  hauteurs  varient  entre  1.050  mètres  et  700  mètres.  Sauf 
aux  environs  d'Hébron,  la  montagne  de  Juda  est  pauvre, 
dénudée;  très  peu  de  ouadis  ont  des  cours  d'eau  perpé- 
tuels; la  montagne  d'Ephraïm  est  plus  fertile  et  le  de- 
vient davantage  à  mesure  que   l'on   avance  vers  le  Nord. 


—  5,  Du  côté  de  l'Est,  le  sol  s'affaisse  par  des  pentes  très 
rapides,  sillonnées  de  ravins  très  profonds,  vers  la  vallée 
du  Jourdain;  dans  la  région judéenne,  ces  pentes  ont  un 
caractère  nettenieiit  désertique.  La  vallée  est  appelée 
aujourd'hui  El  Gkôr.  Depuis  l'endroit  où  elle  s'élargit 
jusqu'à  la  mer  Morte,  elle  porte  dans  la  Bible  le  nom  de 
'Arâb'^âh;  la  fertilité  de  la  grande  plaine  de  Jéricho  fut 
toujours  proverbiale.  —  «}  Vers  la  Méditerranée,  les 
pentes  {'^sëd^ot^)  de  la  montagne  de  Juda  sont  assez  ra- 
pides et  participent  un  peu  aux  caractères  du  négéb  :  elles 
aljoutissent  à  la  plaine  large  et  féconde  que  la  Bible 
appelle 'S'^t'é/fl/i.  Cette  plaine  côtière  va  se  rétrécissant 
vers  le  Nord,  surtout  au  delà  de  Jafla,  le  long  de  la  mon- 
tagne d'Ephraïm  (plaine  de  Saron);  les  contreforts  du 
Carmel  viennent  presque  jusqu'à  la  mer.  -- t)  Au  Nord 
de  la  plaine  d'Esdrelon,  la  Galilée,  par  sa  ligne  faîtière, 
par  les  déclivités  rapides  qui  mènent  au  Jourdain  ou  au 
lue  de  Tibériade,  par  les  pentes  douces  qui  descendent  du 
côté  de  la  Méditerranée,  rappelle  à  beaucoup  d'égards  la 
montagne  de  Samarie;  toutefois,  en  dehors  de  la  plaine 
de  Snint-Jean-d'Acre,  les  pentes  atteignent  le  plus  souvent 
jusqu'au  rivage.  D'autre  part,  la  Galilée  est  la  partie  la 
mieux  arrosée  et  la  plus  fertile  de  toute  la  Cisjordane. 

118-  —  G.  Canaan  et  Terre  Promise.  —  a)  Dans  Gen., 
X,  15-19,  Canaan  apparaît  comme  le  territoire  occupé  par 
toutes  les  tribus  et  tous  les  peuples  de  race  cananéenne.  Le 
vers,  19  lui  assigne  comme  limite  septentrionale  Sidon  ; 
mais,  d'après  les  vers.  17, 18,  il  faudrait  remonter  beaucoup 
plus  haut,  jusqu'au  Nord  de  Tripoli,  jusqu'à  Hamath  sur 
l't^ronte.  D'après  le  vers  19,  la  frontière  méridionale 
descend  à  l'Ouest  jusqu'à  Gaza  dans  In  direction  de  Gérare 
(h'hirbei  Vmm  D/arrâr,  au  Sud-Est  de  Gaza  [?]),  à  l'Est 
jusqu'à  Lésa'  dans  la  direction  de  Sodome.  —  b)  Mais  celte 
acception  Inrge  est  absolument  exceptionnelle  dans  la 
Bible.  D'ordinaire  Canaan  désigne,  d'une  façon  très 
concrète,  la  Terre  Promise  aux  patriarches.  Or  le  pays 
dans  lequel  pussent  ou  séjournent  les  patiiarches  et  dont 
la  possession  est  assurée  à  leurs  descendants,  n'est  autre 
que  la  Cisjordane  {Gen.,  xii,  6-9;  xiii,  1-4,  12-18;  xxiil, 
1,  2,  17-19  ;  XXXIII,  18»;  xxxv,  6  ;  XLvm,  3,7;  xlix,  30) . 
C'est  dans  ce  pays  que  les  fila  d'Israël  veulent  retourner 
au  sortir  d'Egypte;  c'est  vers  ce  pays  que  Moïse  envoie 
les  espions  {Num.,  xui,  2.  17,  21,  '^2  [Vulg.  3,  18,  22,  23]), 
qu'à  deux  reprises  les  Israélites,  châtiés  pour  leurs  muti- 
neries, tentent  inutileanent  de  monter  (Nurn.,  xiv,  39-45; 
XXI,  t-3  ;  cf.  xxxiii,  \0).  Quand,  après  avoir  contourné 
Edom  et  Moab,  Israël  a  conquis  le  royaume  de  Séhon 
l'Amorrhéen  et  y  a  établi  deux  de  ses  tribus,  il  n'est 
encore  ni  en  Terre  Promise,  ni  en  Canaan  {Nitm.^  xxxii, 
17,  19,  28-32).  Canaan,  au  sens  précis  de  ce  mot,  n'est 
donc  autre  chose  que  la  Cisjordane.  C'est  aussi  ce  qui 

résulte  de  la  description  dos  frontières  de  Num.,  xxxiv, 
2-12,  bien  que  le  tracé  de  la  limite,  au  Nord  et  au  Nord-Est, 
prête  à  quelque  confusion  (cf.  vain  Kasteren,  La  frontière 
septentrionale  dr  la  Terre  Promise,  dans  Revue  Biblique, 
1895,  p.  23-36;  M.  J.  Lagrange,  À  la  recherche  des  sites 
bibliques^  dans  Conférences  de  Saint- Etienne  y  1910-1911, 
p.  3-56). 

119.  —  2"  La  péninsule  du  Sinaï.  —  A,  Ses  limites.  — 
La  péninsule  du  Sinaï  fait  immédiatement  suite  au  négéb 
de  Bersabée  et  an  Sud  de  la  Palestine.  —  a)  Elle  a  pour 
frontière  septentrionale  :  depuis  le  canal  de  Suez  jusqu  à 
l'embouchure  du  ivâdi  el  \4rîsh,  la  mer  Méditerranée; 
ensuite  le  ivâdi  el  Abi/ad,  un  des  aflluenls  du  r'âdi  el 
'Arfsh)  les  dernières  pontes  du  négéb;  enfin  le  massif 
monta^^neux  cjui  constitue  la  berge  occidentale  du  it'âdi 
el  'Araba.  prolonijation  méridionale  de  la  dépression  du 
Jourdain  et  de  la  mer  Morte.  —  /')  La  continuation  de  ce 
massif  constitue  d'abord  la  frontière  orientale  ;  puis  c'est 
le  golfe  élnnitique  ou  golfe  d'Aqaba.  —  c)  Au  Sud,  la 
péninsule  se  termine  en  pointe  [Ras  Mnhammed).  —  d)  Du 
cap,  le  golfe  sinnïtique  de  la  mer  Rouge  constitue  d'abord 
la  frontière  occidentale  jusqu'à  Suez;  elle  se  continuait 
jus<prà  la  Méditerranée  par  la  série  des  Lacs  Amers, 
auxquels  correspond  approximativement  le  tracé  du  canal. 
On  sait  qu'au  delà  du  golfe  de  Suez,  à  l'Occident,  s'étend 
l'Egypte.  —  e]  Il  est  à  propos  de  signaler  un  point  de 
la  péninsule  arabique  qui  est  en  bordure  du  golfe  élani- 
tique.  C'est  le  pays  de  Mu?ur  (Musrî  des  inscriptions 
assyriennes,  Musran  des  inscriptions  minéennes);  un  des 
centres  paraît  avoir  été  Ma  'on.  On  remarquera  que  ce  nom 
de  Mtisri  est  le  même  (parfois  Misri)  qui,   dans  les  textes 


761 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


762 


cunëifornies,  désigne  l'Egypte.  Mois  les  niinales  us»y- 
l'ieniies  n'en  ilistingiient  pas  moins  liés  rictti'iiiint  les 
deux  régions.  — f)  Ce  pays  purait  avoir  été  aussi  le  centre 
du  territoire  des  Madianites  qui  tiennent  une  place 
importante  dans  l'histoire  de  l'exode  et  des  precnicrs 
temps  de  l'éloblissement  en  Canaan.  Plolémée  et  divers 
géogrophos  arabes  ont,  en  ell'et,  signalé  une  ville  de 
Madianu  dans  ces  régions;  celait  sans  doute  le  point 
de  fixation  des  tribus  qui  peu  à  peu  s'attachaient 
à  la  vie  sédentaire.  D'autres  tribus,  (jui  avaient  gardé 
les  instincts  nomades,  s'écartaient  souvent  à  de  gran- 
des dis  lances,  conduites  tanlùt  par  la  nécessité  d'as- 
surer des  pâturages  à  leurs  troupeaux,  tantôt  par  les 
hasards  de  la  razzia  (cf.  Jud.,  ti-tiii). 

120.  —  B.  Sa  lnpo«raph'ie.  —  a)  La  nature  elle-même 
a  divisé  la  péninsule  du  Sinai  en  deux  régions  des  plus 
distinctes.  Elles  sont  délimitées  )iar  la  longue  chaîne  de 
montagnes  qui  porte  le  nom  de  Djébél  et-Tih  (montagne 
de  l'égarement). 

b)  La  régiou  que  cette  chaîne  laisse  uu  Nord  et  au  Nord- 
Est  est  de  beaucoup  la  plus  vaste  de  la  péninsule.  — 
a)  C'est  un  immense  plateau  calcaire  qui  va  s'inciiriant 
vers  la  Méditerranée,  très  aride  et  d'aspect  désertiiiuc.  11 
ne  faudrait  pourtant  pas  s'en  exagérer  l'uniformité.  Au 
Nord-Est  se  trouve  une  série  d'élévations  assez  accentuées, 
qui  se  rattachent  aux  dernières  ramifications  du  négt'b 
judéen.  De  ces  hauteurs  descendent  une  série  de  ouadis 
qui  constitueront,  en  rejoignant  ceux  qui  \iennent  du 
Vjébcl  et-rih,  le  wddi  el  'Ariscli  ou  torrent  d'Egypte. 
—  ^)  Ces  ouadis  n'ont  pas  d'eau  j^ermancnte.  Les  pluies 
sont  rares;  on  ne  compte  guère  plus  d'une  vingtaine 
d'orages  par  an,  dans  les  mois  de  décembre  à  mars. 
Toutefois  leur  répétition  même  fait  que  l'eau  pénéti-e  le 
sol  ;  on  la  trouve  parfois  en  creusant  le  sable  ù  peu  de 
profondeur;  il  reste  assez  d'humidité  en  tout  cas  pour 
entretenir,  sur  les  rives  du  ouadi,  une  \égétation  plus  ou 
moins  abondante.  On  rencontre  donc,  au  travers  <lu  pla- 
teau, de  véritables  oasis  ;  elles  deviennent  plus  nombreuses 
vers  le  Nord  et  le  ntgéb  que  vers  le  Sud.  Mais,  telle  tiue  la 
nature  l'a  faite,  celte  contrée  ne  peut  être  habitée  que  [jar 
des  bédouins  et  des  pasteurs.  —  y)  L'un  tles  caractères 
les  plus  saillants  de  cette  région  septentrionale,  c'est 
qu'elle  renferme  les  routes  qui  mettent  en  communication 
l'Asie  et  r.ifritpie.  Il  y  a  d'abord  la  très  impoitante  route 
de  la  côte  qui,  du  Nord  arrivant  à  Gaza  et  de  là  passant 
par  le  Qala'at  ft  ^Arîsh^  à  l'embouchure  du  ouaili  de  ce 
nom,  atteint,  après  un  parcours  de  trois  jours,  le  niveau 
à' Et  Qanfara;  ce  fut  toujours  l'un  des  principaux 
moyens  de  communication.  Plus  secondaire  était  la  route 
de  Sûr  {dérèk^  ^''^),  qui  descendait  d'Hébiouù  Bersabée, 
inclinait  ensuite  vers  l'Uiiest  et  rejoignait  la  précédente; 
elle  desservait  sui'tout  le  Sud  de  la  Palestine.  Une  troisième 
route  traversait  la  péninsule  de  l'Ouest  à  l'Est;  parlant 
des  environs  de  Suez  et  passant  p.rr  le  Qala'at  en-Nakel, 
elle  aboutissait  à  Aqaba,  au  Nord  du  golfe  élaniticpie.  De 
lii,  elle  se  divisait  en  plusieurs  ramitications  ;  1  une  allait 
vers  le  Musur  ei  l'Arabie  méridionale,  une  antre  contour- 
nait la  rive  orientale  du  wtidi  el  'Araba  et  remontait  veis 
le  Nord,  ù  la  lisière  des  déserts;  une  outre  emprunt -ît  le 
wâdi  el  ^Araba  lui-même  pour  contluire  soilen  Pale-tine, 
soiten  Transjordane.  Au  Qala'at  en-i\a/iel^unp  quatrième 
route  coupait  la  précédente  à  angle  dioit;  du  Sud  de  la 

péninsule  elle  montait  à  Cadés  et,  de  là,  vei  s  la  Palestine. 
Des  voies  secondaires  s'njoataient  aux  |)i-écédentes  :  telle 
celle    (jui    de    Cadès    menait    directement   en    Egypte. 

ISl.  —  5)  Dans  cette  même  région  septenti-ionale,  un 
cei-tain  nombre  de  points  sont  à  discerner.  Le  grand  désert 
s'appelle  aujourd'hui,  comme   la  montagne  qui   le    limite, 

désert  de  Tih;  c'est  le  désert  de  Pavan  i  miil>>bai  p,i[']i  nu) 

de  la  Bible,  dont  le  chef-lieu  Paran  n't'-tait  pevit-être  autre 
que  Nakel.  11  s'étendait  jusqu'au  néf^éb  et  aux  fr'ontières 
de  la  Palestine  et  renfermait  Cadès.  Toutefois,  en  plu- 
sieurs textes,  nullement  inconciliables  avec  l-s  précédents, 
In  région  désertique  qui  entoui-e  Ciidès  prend  un  nom 
particulier;  c'est  le  désert  de  Sin  ('>m).  Peut-être  qu'au 
Nord-Ouest,  vers  la  frontière  d'Egypte,  on  avait  aussi  le 
nom  particulier  de  désert  de  Sûr.  —  £)  Tirs  importants 
&  noier  sont  les  monts  So  îr.  On  sait  que  les  monts  Séir 
étaient  au  pays  lies  Edomilos.  Mais  on  ne  doit  pas  pour 
autant  identifier  Séir  et  Edom.  Le  pays  des  Edomites  a 
présenté,  en  effet,  au  cours  de  l'histoire,  des  extensions 
très  variables  ;  à  certaines  dates  il  a  compris  les  deux  ver- 


sants du  ^\-âdi  el  'Araba.  Or  les  textes  bibliques  et  même 
certains  documents  égyptiens  ne  permettent  pas  de  don- 
ner une  telle  extension  à  la  dénomination  de  monts  Séir. 
Les  monts  Séir  sont  à  chercher  au  Nord-Est  de  la  pénin- 
sule sinaïtiipie,  au  Sud  du  pays  de  Juda,  dans  le  voisinage 
de  Cudès  (Gen.,  xiv,  (î,  7;  Num.,  sx,  1(1;  xxxiii,  2,  37-40; 
XXXI V,  3;  Deut,,  i,  2,  'i4,  4(1  ;  il,  1  ;  yoj..  xi,  17;  xii,  7  ;  xv, 
1,  10,  21).  Il  faut  donc  songer  principalement  au  plateau 
des  'Azâzimé  qui  constitue  la  frontière  occidentale  de  lu 
section  sO[itealrionale  du  ifiidi  el  'Araba.  —  ;)  Enfin, 
dans  le  Nord  de  la  péninsule  du  Sinai,  il  faut  signaler 
Cadès  (Qâd'>'êi),  C'est  une  oasis  qui,  on  le  sait,  lient  une 
grande  place  dans  les  récits  de  l'exode.  Elle  est  située 
au  i\ord  de  la  montagne  imposante  qui  porte  le  nom  de 
Djébél  Araif,  au  .Nord  du  Djebel  .ineiga  et  du  Djébél 
.Miii^ratlt;  le  nom  de  Aïti  Qadeis  (ou  Gadis)  semble  perpé- 
tuer le  souvenir  du  vieux  site  biblique,  bien  que  l'on 
puisse  hésiter  à  identifier  avec  cette  source  celle  qui  joue 
un  si  grand  rùle  dans  les  récits  de  la  migration.  D'autres 
sourcesjaillissentdans  le  voisinage  -.'Aùiet  UuUeral,  'Ain 
Qossaima,  'Aïii  Muneilleh,  etc.  —  i)  On  notera  <pie  le 
grand  désert  de  Paran  fut  le  territoire  propre  des  tribus 
amalécites. 

ISS.  —  c)  Le  Djébél  et-Tih,  qui  forme  la  limite  du  pla- 
teau désertique,  envoie  de  sa  partie  Ouest-Siid-Oueet  un 
certain  nombre  de  ramifications  qui  aboutissent  au  golfe  de 
Suez;  à  l'Est,  la  région  montagneuse  s'étend  jus(pi'à  Aqaba. 
Mais  au  Sud-Ouest,  uu  Sud  et  au  Sud-Est,  une  plaine  sablon- 
neuse (Uebhet  er-Hamlé)  sépare  le  Djébél  el-Ti'b  du  grand 
massif  méridional  qui  constitue  la  pointe  de  la  péninsule. 
Cette  région  forme  avec  la  précédente  le  plus  saisissant 
des  contrastes.  —  a)  .\u  lieu  de  la  plaine  monotone  aux 
légères  ondulations,  on  se  trouve  en  présence  d'un  inexti'i- 
cable  enchevêtrement  d'arêtes  de  montagnes  que  dominent 
des  pics  de  granit  rouge,  parfois  fort  élevés.  Les  hauts 
plateaux  sont  souvent  arides;  mais  les  vallées,  arrosées 
par  des  cours  d'eau  perpétuels,  sont  aptes  à  la  culture;  la 
vaste  oasis  de  Férân  est  sans  doute  l'un  des  endroits  les 
plus  attirnnls  el  les  plus  fertiles  de  l'univers.  Bref,  ce  n'est 
plus  le  désert  dans  lequel  seuls  les  bédouins  peuvent  con- 
duire leurs  troupeaux  de  ouadi  en  ouadi,  c'est  un  séjour  de 
sédentaires  qui,  de  fait,  donna  asile,  ii  certaines  époques, 
i\  des  multitudes  de  moines.  — /3)  Du  cftté  de  l'Est,  le 
massif  alleinl  jusqu'à  la  mer.  A  l'Ouest,  il  est  séparé  du 
golfe  de  Suez,  par  une  glande  plaine  de  sable  {el  Qa'a) 
dominée,  entre  autres  sommets,  pur  ceux  du  Djébél  Serbâl 
(2,0GÛ  m.).  A  l'intérieur  du  massif,  celle  magnifique  mon- 
tagne est  tout  proche  de  celte  oasis  de  Fêrân,  si  capable 
de  retenir  un  peuple  en  migration;  une  large  vallée 
(wâdi  'Aleydt),  propre  aux  campements  et  renfermant 
quelques  palmeraies,  conduit  jusqu'aux  premiers  gradins 
du  rude  escalier  qui  mène  aux  pics.  —  •/)  Nous  dirons 
que  le  Djébél  S'erAii/ dispute  l'honneur  d'avoir  été  le  pié- 
destal de  Yahweh  à  une  autre  montagne,  qui  se  troi;ve 
uu  centre  même  du  massif  el  au  pied  de  laquelle  se  déve- 
loppe la  vaste  plaine  er-Hiilia:  c'est  le  Djébél  Mûsa 
(2.292  mètres),  à  moins  que  ce  ne  soit  l'un  des  pics  voi- 
sins ;  Djéb.  Safsaf,  Djéb.  Kdierin  (2.fi06  mètres). 

S°  Les  flls  d'Israël  et  les  grands  peuples 

123.  —  Les  mouvements  qui  se  sont  déroules 
dans  l'Asie  occidentale  ont  toujours  été  conditionnés 
par  les  vicissitudes  de  l'histoire  des  deux  grandes 
nations  qui  sans  cesse  ont  cherché  à  englober  dans 
leur  domaine  le  rivage  de  la  Méditerranée  :  les  maî- 
tres de  la  grande  plaine  du  Tigre  et  de  l'Euplirale, 
d'une  part,  et,  de  l'autre,  les  maîtres  de  la  vallée  du 
Nil.  Dès  que  l'un  de  ces  empires  s'est  développé  au 
détriment  et  aux  dépens  de  l'aulre,  la  Palestine  en  a 
di'i  reconnaître,  de  gré  ou  de  force,  la  stipréniatie. 
Elle  n'a  joui  de  l'indépendance,  elle  n'a  |)u  vivre  de  sa 
vie  propre  et  s'organiser  à  son  aise  que  dans  l'un  des 
deux  contextes  suivants  :  quand  les  deux  empires 
étaient  l'un  et  l'autre  trop  puissants  pour  être  tentés 
d'einpicler  sur  leurs  domaines  respectifs;  quand,  au 
contraire,  ils  étaient  trop  all'aiblis  pour  étendre  leurs 
convoitises  au  delà  de  leurs  frontières  naturelles.  On 
entrevoit  sans  peine  que  les  migrations  patriarcales, 
le  séjour  des  Ois  de  Jacob  en  Egypte,  leur  exode  et 


763 


MOÏSE  ET  JOSUE 


764 


leur  inslallalion  en  Canaan  ont  été  conditionnés  iiar 
la  situation  des  grands  empires  à  l'époque  où  ces 
événements  ont  pris  place.  Si  nous  remontions 
jusqu'aux  ancêtres  d'Israël,  nous  constaterions  sans 
doute  que  la  migration  des  Aljraliamides  se  rattache 
à  une  période  où  des  ennemis  extérieurs  —  les  Ela- 
niites(?)  —  mettaient  en  situation  pénible  les  grou- 
pements de  Sémites  installes  en  Chaldée.  On  sait  de 
reste  que  l'arrivée  des  Hébreux  en  Egypte  eut  lieu 
à  un  moment  où  des  Asiatiques,  les  Hjksos,  exer- 
çaient la  suprématie  dans  la  vallée  du  Nil.  L'exode, 
à  son  tour,  et  la  pénétration  en  Canaan  se  placent  à 
une  période  où,  d'un  côté,  les  pharaons  nationaux 
montraient  de  l'hostilité  envers  les  éléments  de  po- 
pulation étrangère  cantonnés  en  divers  districts  de 
leur  empire,  où,  d'un  autre  côté,  leur  autorité  sur 
l'Asie  antérieure  n'était  pas  telle  qu'ils  pussent 
empêcher  des  immigrants  de  s'y  établir  et  d'y  fonder 
et  organiser  des  nationalités  nouvelles.  Mais  les 
articles  Bauvlonb  et  la  Bible  (.\.  Condamin,  Dic- 
tionn.  Apoloi;.,  I,  col.  827-390)  etEuYPTE  (.A.  Mallon, 
Vict.  Jpolof;.^  1,  col.  i3oi-i343)  nous  dispensent  d'in- 
sister sur  ce  sujet. 

30  Les  fils  d'Israël  et  les  petits  peuples 
de  Palestine 

184.  —  Aussi  bien  y  a-t-il  plus  d'intérêt,  au  point 
de  vue  du  sujet  qui  nous  occupe,  à  insister  sur  les 
petits  peuples  avec  lesquels  les  vicissitudes  de  l'exode 
et  de  la  conquête  amèneront  les  tils  d  Israël  en  contact 
ou  en  conflit.  La  manière  dont  les  renseignements 
fournis  par  la  Bible,  d'une  manière  tout  occasion- 
nelle, cadrent  avec  les  données  des  documents  étran- 
gers est  une  des  preuves  les  plus  palpables  que  les 
récits  sacrés  ne  procèdent  pas  des  souvenirs  plus  ou 
moins  vagues  d'une  tradition  toute  légendaire.  De 
ces  petits  peuples  il  est  question  en  divers  contextes. 
La  Genèse  en  parle  en  ses  listes  ethnographiques 
et  quand  elle  ouvre  devant  les  patriarches  les  per- 
spectives de  l'avenir,  leur  décrivant  la  terre  que 
leurs  descendants  doivent  un  jour  occuper.  L'Exode 
et  les  Nombres  y  font  allusion,  soit  quand  ils  repren- 
nent les  promesses,  soit  quand  ils  racontent  les  pre- 
mières péripéties  de  l'expédition.  On  les  retrouve 
dans  le  Deiitéronume,  comme  on  y  retrouve  une 
foule  d'allusions  aux  événements  et  aux  promesses 
dont  il  est  question  dans  les  livres  antérieurs.  Les 
récits  de  la  conquête,  en  Josiié,  entraînent,  comme 
tout  naturellement,  la  mention  fréquente  des  peuples 
à  déposséder.  Le  plus  souvent,  hélas  !  nous  n'avons  à 
relever  que  des  listes,  plus  ou  moins  développées,  de 
nations  et  de  tribus.  Mais  nous  rencontrons  à  l'oc- 
casion des  allusions  historiques  que  nous  n'aurons 
garde  de  négliger. 

1S3.  —  1°  Les  pHiis  penphs  de  Palestine.  —  a)L'!Iexa- 
leur/ue  coniinit,  en  ])remier  lieu,  des  groupes  de  peuples 
autochtones,  aborigènes,  disperses  eu  Transjordaue  et  en 
Cisjordanc.  Ceux  qui  les  voient  sont  t]a|)pés  de  leur  haute 
taille;  ce  sont  lies  géants,  en  présence  desquels  ils  se  sen- 
tent pareils  à  des  sauterelles  (A'«m.,xiii,  33  [Vulg.  34]).  Un 
nom  générique  les  désigne,  nom  étrange,  le  même  en  appa- 
rence que  celui  qu'on  donne  aux  mânes  du  .  ''"'/;  on  les 
nomme  R'p^à'im  (Gen.,  xiv,  5;  xv,  20;  Deut.,  11,  11, 
20;  m,  11,  l'i-.Jns.,  xii.4;xiii.  12;  xyii,15).  Toutefois, 
selon  les  endroits  où  ils  résident,  leurs  divers  groupes 
portent  des  noms  plus  spécifiques  :  'Enum  [Gen.,  xiv,  5  ; 
Deul.,  Il,  10,  11),  2amjummi'm  (Gfn.,  XIV,  5;  Deut.,  il,  20), 
Ilôrim  [Gen.,  xiv,  6;  Deut.,  II,  12),  'Enài/im  {'"iiiiqi'm, 
Deut.,  11,  10.  11,21;  /os.,  11,  21,  22;  xiv,  12.  15)  ou  fils  de 
'Endq  [b'né[y'\hâ'''nàq :  JVum.,  xiii, 33  [Vulg,  3'*];  Z)eii<.,ix, 
2;  Jos..  XV,  14  =  Jud.,  i,  20). 

1S6.  —  h)  Les  premiers  immigrants  dont  on  s'occupe 
sont  les  Abrahamides,  dans  lesquels  les  Israélites  recon- 
naîtront des  consanguins  plus  ou  moins  rapprochés.  La 
Bible  les  suit  pendant  trois  générations.  Ce  sont  d'abord 


les  tils  de  Nachor  et  d'Aran,  frères  d'Abraham,  qui,  comme 
lui  et  ses  lils,  sont  appelés  à  devenir  des  chefs  de  peuples. 
Les  descendants  de  iNaclior  se  meuvent  en  dehors  du  con- 
texte qui  nous  occupe.  lien  va  autrement  des  descendants 
d'Aran  qui,  [>;ir  son  fils  Lot,  est  l'ancêtre  des  Aimiionites 
et  des  Mocibites .  Le  premier  tils  d'.\hraham  sera  Isniael, 
père  d'!  toute  une  série  de  tribus  du  désert  qui,  tout  en  étant 
reconnues  pour  npparteni  à  la  race  sémitique*  demeure- 
ront en  marge  de  1  histoire  que  nous  avons  à  esquisser. 
Il  en  sera  de  même  des  descentlants  de  la  plupart  des  tils 
qui  viendront  à  Abraham  par  Ccïura.  L'un  d'eux  toutefois 
sera  Vancdlie  dvs  Madiunites  ;  cette  ti'ibu,  avec  laquelle 
Mo'ise  et  les  enfuitts  de  Jacob  entretiendront  des  rapports, 
sera  donc,  elle  aussi,  une  tribu  sémitique  de  même  sang 
qu'eux.  L'héritier  principal  d'.\braham  sera /saac,  auquel 
ou  attribue  seulement  deux  fils,  les  deux  jumeaux  Jacob 
et  Esaii,  celui-ci  l'ancêtre  des  Edonntes. 

137*  —  c)  Plus  importants  pour  l'histoii-e  que  nous 
écrivons  sont  les  immigrants  qui  occupent  la  Terre  Pro- 
mise et  qui  en  seront  chassés  par  les  fils  de  Jacob.  \}n  nom 
générique  les  désigne,  celui  de  Cananéens  (A''«a '"«/'[y]). 
Ce  nom  est  parfois  seul  employé  (Gen.,  xii,  6;  xxiv,  3, 
37  ;  L,  11  ;  Num.,  xxi,  3  ;  Jos.,  xvi,  10[éi5]  ;  xvii,  12,  13, 16, 
18);  il  est  alors  en  corrélation  avec  le  terme  de  Canaan 
qui,  nous  l'avons  vu,  est  l'appellation  ordinaire  de  la 
Cisjordane  et  de  la  Terre  Prouiise.  A  l'occasion  toutefois 
on  associera  aux  Cananéens,  pour  une  région  particu- 
lière, tel  ou  tel  autre  peuple,  T.  g.,  les  Pbéréiéei^s  [Gen., 
xiii,  7;  xxxiv,  30),  Amalec  [Num.,  xiv,  25,  43,  45)  ;  ou  bien 
encore  on  notera  qu'à  côté  des  Cananéens,  le  pays  renferme 
d'autres  habitants  (Jos.,  vu,  9).  .Mais,  le  plus  souvent, 
ce  nom  prend  place  dans  des  listes  de  peuples,  plus  ou 
moins  stéréotypées,  renfermant  trois  [Ex.,  xxiii,  28),  cinq 
(Ex.,  XIII,  5;  iVum.,  xiii,  29  [Vulg.  30]),  six  [Ex.,  111,8,  17; 
XXI II,  23;  xxxiii,  2  ;  xxxiv,  11  ;  Deut.,  xx,  17j;  Jos.,  ix,  1  ; 

XI,  3;  XII,  8),  sept  (Deul.,  tu,  1  ;  Jos.,  m,  10;  xxiv,  11) 
noms  de  peuples.  11  est  possible  d'ailleurs  que  certaines 
variations  dans  l'étendue  des  listes  soient  imputables 
aux  copistes  ;  la  liste  la  plus  étendue  est  celle  de  Gen,, 
XV,  19-21  (dix  peuples).  Les  critiques  ont  cherché  à  carac- 
tériser les  documents  de  VHexateuque,  par  le  nombre 
de  nations  qu'ils  signalaient  en  Canaan;  on  a  remarqué 
notamment  que  le  Yahwiste  est  seul  à  s'en  tenir  à  l'appel- 
lation générique  de  Cananéens.  Les  peuples  que  VEluhtste 
(ou  JE)  et  le  Deutt-ronomisie  mentionnent,  à  côté  de  ces 
derniers,  sont  :  les  Amorrhéens  ou  Emorites  (''niùr![y']; 
Gen.,  XV,  21;  Ex.,  m,  8,  17;  xxiii,  23;  xxxiii,  2;  xxxiv, 
II;  Nnm.,  xiii,  2y[30]  ;  Deut.,  i,  7;  TU,  1;  xx,  17;  /o»., 
m,  10  ;  V,  !  ;  IX,  1  ;  xi,  3  ;  xu,  8;  xiii,  4;  xxiv,  8,  11)  ; 
les  Héthéens  ou  Hittites  (hUti[y\;  Gen.,  xv,  20;  Ex.,  ni, 
8,17;  siii,  ô;  xxiii  23,  28;  xxxiii,  2  ;  xxiiv,  11  ;  jViim., 
xui,  29[30j;  Deut.,  vu,  1  ;  xx,  17;  Jos.,  ili,  10;  ix,  1;  xi,  3; 

XII,  8;  XXIV,  11);  les  Phérézéens  ou  Perizzites  {/>'r<. -:![!/]; 
Gen.,  XIII,  7;  xv,  20;  xxxiv,  30;  Ex.,  m,  8,  17;  xxiii,  23; 
XXXIII,  2;  xxviT,  11;  Deut.,ti\,  1  ;  xx,  17;  Jos.,  lu,  10;  11, 1  ; 
XI,  3;  XII,  8  ;  xxiv,  1 1 1  ;  les  Hévéens  ou  Tlivviles  (/iiniiv([y]; 
£x.,iii,8,  17;  XIII,  5;  xxiii,  23,  28;  ixxiii,  2;  xxxiv,  11  ; 
Deut.,  VII,  1;  xx,  17;  Jos.,  iii,  10:  ix,  1;  11,  3;  xii,  8; 
xiii,3;  XXIV,  11);  les  Jébuséens  ou  Yebusites  (y'b^itsi[y'\\ 
Gen-,  XV,  21  ;  i'.r.,  m,  8,  17  ;  xiii,  6  ;  xxiu,  23  ;  xxxiii,  2; 
xxxiv,  11  ;  .Vum.,xiii,  29[30];  Deut..  vu,  1  ;  xx,  17;  7o«.,iii, 
10;  IX.  1;  XI,  3;xii,  8;  .xiiv.ll);  les  Gergéseens  ou  Gir- 
gaschites  (,?"'^«i''[.'y];  Gen.,  xv,  21  ;  Deut.,  vu,  1  ;  Jos.,  ni, 
10;  XXIV,  li);  Amaîec  ('«mô'êy  ;  A'««i.,xiii,  29[30];  xit,25, 
43,451.  La  liste  de  Gen.,  xv,  19-21,  ajoute  trois  autres  noms; 
les  Cinéens  ou  Qènites  (q<{y]"i[y]),  'es  Cénézéens  ou 
Qenizzites  (q'ai:zi[y'\),  les  Cadmonéens  ou  Qadmoniles 
{qadnu,ni[y]). 

138.  —  d)  Aussi  intéressantes  que  la  présence  de  tels  ~ 
et  tels  noms  dans  les  listes  bibliques  sont  certaines  omis- 
sions. Celle  notamment  des  Philistias  dans  les  séries  du 
Pentateuque.  Elle  est  même  d  autant  plus  frappante  à  cet 
endroit  que  dans  Josué  (xiii,  2,  3)  u  tous  les  districts 
des  Philistins  »  et  les  «  cinq  princes  des  Philistins  »  sont 
mentionnés  dans  «  le  pays  qui  reste  à  conquérir  ».  On 
notera  qu'il  est  question  des  Philistins  dans  la  grande 
liste  elhnograiihique  de  la  Genèse  (Gen.,  x,  14). 

1S9.  —  2"  Situation  ethnographique  des  peuples 
palestiniens  au  moment  de  la  conquête.  —  Cette  situa- 
tion présente  beaucoup  de  différences  selon  les  divers 
peuples  dont  il  est  question.  —  a)  Les  Repltaïm  se 
présentent  dans  un  étal  de  profonde  décadence.  Au 


765 


MOÏSE  ET  JOSUE 


766 


temps  d'Abraham  et  de  Chodorlahomor,  on  a  l'im- 
pression d'une  race  encore  vigoureuse,  constituant 
des  groupes  capables  d'atlirer  l'altenlion  d'un  con- 
quérant (Ceri.,  XIV,  5,6).  Une  très  longue  période 
s'écoule  avant  qu'ils  ne  reparaissent  sur  la  scène  de 
l'histoire.  On  les  retrouve  dans  le  rapport  des 
espions  que  Moïse  a  envoyés  explorer  la  Terre  Pro- 
mise; une  des  causes  de  l'elfroi  que  ces  émissaires 
ont  éprouvé  a  été  la  rencontre  des  lils  d'Enac  dans 
le  voisinage  d'Uébron  ;  mais  déjà  on  compte  ces  lils 
d'Enac  et  les  explorateurs  insistent  sur  leur  haute 
taille  et  leurs  caractères  de  géants  (An;».,  xiii,  22, 
28,  33  [Vulg.  23,  29.  34;;  cf.  Deut.,  i,  l'i).  Le  Deuté- 
roiiome  renferme  des  renseignements  concrets.  Les 
Rephaïm(ii,  10,  21)  sont  nettement  répartis  en  quatre 
groupes  ou  races  :  Emim,  Zamzummim,  Horim  ('?), 
Enaclm.  Mais  ces  peuples  sont  des  peuples  du  passé 
et  ils  ont  été  supplantés  comme  les  Cananéens  le 
seront  un  jour  par  les  Israélites  (/Jeiit.,  11.  10,  11,12, 
20,  21,  22,  23  ;  III,  i3;  cf.  Gen.^  xxxvi,  20-3o).  Au  mo- 
ment où  les  tils  de  Jacob  arrivent  dans  les  plaines 
de  Moab,  dans  cette  Traiisjordaiie  qui  est  une  vraie 
terre  de  Rephaïm(fle(((.,  11,  20;  m,  i3),  on  ne  connaît 
plus  qu'un  roi  de  race  aborigène.  C'est  Og,  de  Basan 
{Deut.,  III,  8-11;  cf.  Jos.,  XII,  4,  5);  encore  est-il  pré- 
senté comme  le  souverain  d'un  royaume  amor- 
rhéen  {Deut.,  m,  8-1  i).  De  nouveau  la  race  est  en 
voie  de  disparaître;  comme  on  lit  ailleurs,  Og  est  le 
dernier  reste  des  Rephaïm  {Jos.,  xiii,  12).  Quant  aux 
Enacîm,  c'est  bien  en  Gisjordane  qu'il  les  faut  cher- 
cher {Deut.,  IX,  2).  Au  temps  où  Josué  va  les  réduire, 
ils  sont  cantonnés  dans  la  montagne,  montagne  de 
Juda  et  d'Israël  {Jos.,  xi,  21,  22;  cf.  xvii,  i5),  mais 
surtout  région  d'Hébron  {Jos.,  xi,  21  a  ;  xiv,  12,  i5; 
XV,  i3,  i4;  XXI,  11;  Jud.,  i,  20).  Dans  la  Sephélah, 
ils  ne  sont  plus  qu'à  l'état  de  survivance  à  Gaza,  à 
Geth,  à  Asdod  {Jus.,  xi,  22;  cf.  I!  Sam.,  xxi,  16,  18, 
20,  22;  cf.  I  Citron.,  XX,  4,  6,  8). 

130.  —  i)  Parmi  les  Abrahamides,  les  tribus 
demeurées  nomades  n'ont  pas  d'histoire.  Il  n'en  est 
pas  de  même  de  celles  qui  se  sont  fixées  à  l'état  sé- 
dentaire et  organisées  en  peuples.  Tels  d'abord  les 
Moabites.  Nous  n'avons  à  peu  près  aucun  renseigne- 
ment sur  leur  histoire  jusqu'au  temps  de  l'exode  et 
il  y  a  peu  à  prendre  dans  l'allusion  à  l'allure  prophé- 
tique du  Cantique  de  Moïse  {E.i.,  xv,  |5).  Les  Nom- 
bres et  le  Deutéronome  nous  fournissent  des  données 
plus  fermes.  On  y  apprend  que  Moab  forme  mainte- 
nant un  peuple  qui  a  son  roi  {i\um. ,  xxii,  4>  10;  Jus., 
XXIV,  9),  autour  duquel  gravitent  des  princes  et  des 
anciens  {Num.,  xxii,  ■j,  8,  i4;  xxiii,  6).  Les  Moabites 
ont  chassé  du  pays  qu'ils  occupent  les  aborigènes 
connus  sous  le  nom  d'Emîm  {Deut.,  11,  10,  11).  Leur 
frontière  méridionale  parait  être  le  torrent  de  Zéred 
(7Vum.,xxi,  II,  12;  Deut.,  11,  i3;  ci.Num.,  xxxiii,  44)i 
sans  doute  identique  au  wâdi  et  Ahsà  ou  el  Hésil. 
Entre  la  dépression  de  la  mer  Morte  et  le  désert 
oriental,  le  territoire  s'étend  jusqu'à  l'Arnon  (norfi 
Mûdjiti).  Telle  est  du  moins  la  frontière  septen- 
trionale au  moment  de  l'arrivée  des  Israélites;  au 
delà  s'étend  le  pays  de  Séhon  l'Araorrhéen  (A'/im., 
XXI,  i3,  i5;  XXII,  3G  ;  cf.  Deut.,  11,  18,  19  [Ar,  aujour- 
d  hui  'Arâ'iv,  est  sur  l'Arnon],  36).  Ou  remarquera 
toutefois  qu'en  plusieur>  textes  on  nomme  pa\s  de 
Moab  la  région  dans  laquelle  les  Israélites  s'arrêtent 
en  face  du  Jourdain,  avant  et  après  avoir  vaincu  Séhon 
{IVuni.,  XXI,  20;  XXII,  I  ;  xxvi,  3,  63;  xxxi,  12  ;  xxxiii, 
48,  49,  5o;  XXXV,  i  ;  xxxvi,  i3;  Deut.,  1,  5;  xxxiv,  1, 
6,  8;  Jos.,  xiii,  82);  c'est  le  pays  qui  entoure  le 
Pisga  {Num.,  xxi,  20),  les  sommets  de  Nébo  et  d'Aba- 
rim(A'Hm.,  xxxiii,  47.  48;  Deut.,  xxxiv,  i,  5);  la  ré- 
gion orientale  de  la  vallée  du  Jourdain  el  notamment 
les    environs    de   Sillim  en   font   également  partie 


{Num.,  XXV,  I  ;  Deut.,  xxxiv,  6,  8).  D'ailleurs  la 
population  de  ce  district  renferme  encore  des  élé- 
ments moabites,  comme  le  |)rouve  l'épisode  des  filles 
qui  corrompent  les  Israélites  {Num.,  xxv,  1).  Il  est 
clair  qu'à  une  période  antérieure  à  celle  qui  nous 
intéresse,  Moab  s  était  étendu  au  delà  de  l'Arnon;  la 
mille  d'ailleurs  le  dit  explicitement  et  allribue  le 
refoulement  à  Séhon  l'Amorrhéen  {J\um.,  xxi,  26; 
cf.  vers  29).  Déjà  afi'aiblis,  les  Moabites  redoutent 
que  les  Israélites  leur  causent  de  nouveaux  dom- 
mages {Num.,  XXII,  4);  de  là  les  démarches  en  vue 
d'obtenir  les  malédictions  de  Balaam  (Num.,  xxii- 
xxiv). 

131.  —  c)  D'après  Deut.,  11,  18,  ig,  il  semblerait 
qu'en  quittant  le  pays  de  Moab,  on  arrive  aussitôt 
chez  les  Ammonites.  Ceux-ci  sont,  en  effet,  censés 
s'étendre  depuis  l'Arnon  juscju'au  Yabboq  {Deut.,  n, 
37;  cL  Jud.,  XI,  l3,  22),  sur  le  territoire  primitive- 
ment occupé  par  lesZamzummim(We(((.,  II,  20).  Mais, 
à  l'époque  qui  nous  occupe,  ils  avaient  subi  des  ré- 
ductions. A  l'origine,  en  ell'et,  leur  domaine  allait 
du  désert  de  l'Est  à  la  rive  du  Jourdain;  ils  s'en  sou- 
viendront lorsque,  à  l'époque  des  Juges,  ils  voudront 
recouvrer  leurs  anciennes  frontières  {Jud.,  xi,  i3). 
Mais  il  y  a  longtemps  déjà  que  les  Moabites  ont 
passé  l'Arnon  et  les  ont  refoulés  {vid.supr.  b.).  Depuis 
lors,  les  Amorrhéens  sont  venus  et  ont  occupé  la 
partie  orientale  dé  la  vallée  du  Jourdain,  les  pentes 
qui  conduisent  aux  plateaux,  les  plateaux  eux- 
mêmes,  ne  laissant  aux  Ammonites  qu'une  bande 
de  territoire  à  la  lisière  du  désert  {Jud.,  xi,  22,  pré- 
sente la  conquête  comme  plus  complète  encore);  à 
leur  tour  les  Amorrhéens  s'étendent  depuis  l'Arnon 
jusqu'au  Yabboq  {Nuhr  ez-Zerqâ;  Num.,  xxi,  24; 
Deut.,  II,  36, 3^;  Jos.,  xu,  2  ;  cf.  />eu<.,  ui,  16;  Jos.,  xiii, 
10,  25,  26). 

133  —  d)  Ammonites  et  Moabites  ont  donc  subi 
de  nombreuses  vicissitudes  attestant  que  leur  consti- 
tution est  déjà  ancienne.  Tout  autre  est  la  reijrésen- 
talion  que  la  Bible  nous  donne  de  l'état  des  Edo- 
mites,  ou  descendants  d'Esaii,  à  la  période  qui  nous 
occupe.  Dune  part,  la  montagne  de  Séir,  dans  laquelle 
ils  se  sont  établis  {Gen.,  xxxii,  4  LVulg.  3J  ;  xxxiii, 
i4,  16;  xxxvi,  8,  9;  Num.,  XXIV,  i^;  Deut.,u,  !\,  b,  8, 
29),  ne  favorise  peut-être  pas  une  organisation  aussi 
stable  et  aussi  régulière  que  les  territoires  de  Moab 
et  surtout  d'Ammon  ;  elle  est,  en  outre,  contiguë  au 
désert  méridional  dont  l'attrait  ne  manque  pas  d'être 
séduisant  pour  des  tribus  qui  sans  peine  se  souvien- 
nent de  leur  étal  nomade.  D'autre  part,  les  Edomites 
sont  un  peuple  plus  jeune  que  les  précédents  et  ils 
n'ont  pas  encore  eu  le  temps  de  prendre  une  physio- 
nomie propre,  ni  leur  place  définitive  dans  l'histoire. 
Au  premier  abord,  la  population  apparaît  comme  très 
mélangée;  c'est  l'impression  que  donne  la  Genèse, 
ce  chapitre  xxxvi  notamment,  qui  pousse  l'histoire 
bien  au  delà  de  la  période  patriarcale.  Les  Edomites 
occupent  l'ancien  lerritoire  des  Horréens  {/^eu/.,  11, 
12,  22);  mais  l'expulsion  ou  l'extermination  n'ont 
l)as  été  complètes  (^/'e/i.,  xxxvi,  20-3o).  Ce  n'est  pas 
non  plus  sans  conséquence  (ju'Esaii  épouse  des  fem- 
mes étrangères  à  la  race  sé[uitique(6^eH.,  xxvi,34,  35; 
XXXVI,  1,2;  cf.  vers.  20)  ou  même  une  femme  appar- 
tenant aux  tribus  nomades  du  désert  (Ge«.,  xxviii,  8, 
9);  ces  unions  contribueront  à  accentuer  la  diversité 
des  éléments  constitutifs  de  la  nation.  Défait,  Edom 
paraît  se  composer  d'un  centre  de  population  stable, 
bien  campé  dans  la  montagne  de  Séir;  il  est  organisé 
de  bonne  heure  et  possède  des  rois  bien  avant  qu'il 
n'en  soit  question  pour  Israël  {Gen.,  xxxvi,  3i -39). 
Quand  les  fils  de  Jacob,  partis  de  Cadès,  arriveront 
à  la  frontière,  Edom  aura  déjà  un  roi  et  pourra 
lever  un  peuple  nombreux  et  une  armée  forte  pour 


767 


MOÏSE  ET  JOSUE 


7e8 


s'opposer  au  passage  des  émigrants(i\^»m.,xx,  i4-2i) 
et  les  contraindre  à  contourner  le  pays  (^JVum.,  xx, 
21,  22;  XXI,  4  [cî.Jucl.,xi,  17,  18];  cf.Deut.,  11,  1-8,  29, 
uneprésenlation  de  l'incident,  légèrement  dittorente). 
Autour  de  ce  noyau  stable  toutefois,  gravitent  des 
tribus  qui,  tout  en  s'y  rattachant  par  des  liens  plus 
ou  moins  lâches,  n'ont  pas  encore  renoncé  à  la  vie 
nomade  (Geii.,  xxxvi,  lô-ig,  4o-43). 

133.  —   e)  Parmi  les  immigrants  étrangers  à  la 
race  patriarcale,  ceux  qui  attirent  d'abord  l'attention 
sont  les  Cananéens.  On  remarquera  la  situation  qui 
leur  est  faite  ilans  la  table  ethuograpliique  de  Cen.,  x. 
Cette  table,  personne  ne  l'ignore,  relève  et  souligne 
des  afBnités  ethniques  et  géographiques,   aussi  sou- 
vent, sinon  plus,  qu'elle  ne  signale  des  parentés  pro- 
preuient  dites.   Or,   malgré  des  atlinités  de  langue, 
de  type  et  d'usages,  les  Cananéens  sont  nettement 
détachés  des   Sémites;  ce  sont  des  descendants  de 
Cham  {Gen.,  x.  6).  Toutefois  ce  qui  est  plus  frappant 
encore,  c'est  l'énorme  progéniture  qui   est  mise  au 
compte  de  Canaan;  laissant   de  côté  les  peuples  qui 
n'intéressent  pas  notre   sujet,  nous  voyons  groupés 
autour    de    lui    les    Héthéens,    les    Jébuséens,    les 
Amorrhéens,  les  Gergésoens,  les   Hévéens  (Gen.,  x, 
16,  17),  c'est  à-dire,  exce[)tion  faite  des  Phérézéens, 
la  totalité  des  noms   qui  ligurent  dans  les  listes  des 
habitants     de  la   Terre    Promise.   C'est    dire    qu'au 
moment  où  cette  table  ethnologique   a   été  rédigée, 
les  Cananéens  dominaient  en   cette   région  tous  les 
autres   groupes  nationaux,   soit   (pie  ceux-ci  appar- 
tinssent à  la  même  race,  soit  qu'ils  fussent  d'origine 
différente.  Pour  la  même  raison,  le  nom  de  Cananéen 
suflît,  en  nombre  de  contextes,  à  désigner  tous  les 
habitants  de  la  Gisjordane  {Ex.,  xm,  1 1  ;  /«</.,  i,  3, 
9, 10, 1-;),  et  c'est  en  ce  sens  qu'on  peut  dire(yH(/.,  i,  y) 
que  les  Cananéens  habitaient  la  montagne,  le  riégéb 
(cf.  I,  17),  la  Sepliélah,  et,  d'une  façon  plus  concrète 
encore,  la  région  d'Hébron(/i(rf.,  i,  10;  cf.  A'urn.,  xiv, 
25;  [toutefois,  dans  un  texte  parallèle  à  ce  dernier 
passage,  Deut.,  i,  44,   l'Amorrhéen  est  substitué  au 
Cananéen   et  à  l'Amalécite];  xxi,  i,  3).   Quand  il  ne 
les  remplace  pas  tous,  ce  nom  ne  manque  jamais  de 
figurer  dans   les   listes   de  peuples   {Gen.,   xv,    21; 
E.I.,  xxiii,  ïi,  28;  XXXIV,  ii;   Deut.,  vu,  i;   xx,  17; 
Jos.,  IX,   1;    XII,  8;  XXIV,   11),  souvent  en  premièie 
place(£'jr.,  ui,  8,  17;  xm,  5;  xxxiii,  2;  Jos.,  m,  10; 
vu,  9;  XI,  3;  Jud.,  i,  4,  5).   Mais  il  faut  faire  atten- 
tion aux  textes  qui  précisent  la  situation  de  ces  Ca- 
nanéens par  rapport  aux  autres  éléments  delà  popu- 
lation.  On  les  voit   d'abord,  au   temps  d'Abraham, 
dans  la  région  de  Sichem  (GeH.,  XII,  6;  cf.  xxxiv,  3o), 
dans  celle  de  Béthel  et  de  Haï  {Gen.,  xm,  7),  d'une 
manière  plus  générale,  dans  tout  le  pays  où  séjourne 
le  patriarche  (Gen.,  xxiv,  3,  37,  [il  n'y  a  pas  à  tirer 
de  conséquences  de  Gen.,  l,   11,  le  seul  texte,  d'ail- 
leurs diiUcile  à  interpréter,  qui  paraisse  les  signaler 
eu  Transjordane]).  Us  semblent,  par  conséquent,  cou- 
vrir à  cette  date  à  peu   près    tout  le  pays.   On  dirait 
qu'au  temps  de  l'occupation  leur   domaine  s'est  déjà 
un  peu  rétréci.    On  nous    les  montre    spécialement 
sur  la  cote    méditerranéenne    et    dans  la  vallée    du 
Jourdain  ou  'Arâb^àk  (Num.,  xm,  29  [Vulg.  3o]  ;  cf. 
Deiit.,i,  7  [?|et/os.,  V,  i,  pour  la  côie;  Dent.,  xi,  3o 
pour  la   ' ardh''dh).  Il  est  d'ailleurs  surtout  question, 
à  l'épo(pie  de  Josué,  de    la  partie  septentrionale  de 
la  côte,  au  Nord  d'Ekron  (Jus  ,  xm,  3;  cf.  Jud.,  m, 
3),  ou  encore,  depuis  (?)   M^'ârâh  qui   est  aux  Sido- 
niens  jusqu'à  Apliec  (dans  la  plaine  de  Saron;/os., 
XIII,  4).  Nous  trouvons  aussi  les  Cananéens  à  Gézer 
à  la   lisière  de  la   plaine  de    Saron  (Jos.,  xvi,  10; 
cf.  Jud.,  I,  29),  sur  la  côte  de  Dor  (Taniûra)  au  Sud 
du  Carmel,  dans  la  plaine  d'Esdrelon  et  dans  celle 
de  Bethsan  [Jos.,  xvii,  11,  12,  i3,  16,  18  [?];  ci.  Jud., 


I,  27,  28).  Ils  sont  dans  les  contrées  les  plus  fertiles 
du  pays  et  ils  y  sont  si  fortement  implantés  que 
tout  d'abord  les  Israélites  ne  pourront  pas  les  en 
chasser.  On  les  voit  de  nouveau  dans  la  Galilée, 
pays  plus  accidenté  sans  doute,  mais  non  moins 
prospère;  ils  sont  dans  les  districts  qu'occuperont 
plus  tard  les  tribus  de  Zabulon  (Jud.,  1,  3o),  Aser 
(Jud.,  I,  3i,  32)  et  Ncphtali  [Jud.,  1,  33).  Toutefois, 
quelle  que  soit  leur  force  et  la  richesse  de  leur  ter- 
ritoire, on  a  l'impression  d'un  commencement  d'af- 
faiblissement. Non  seulement  la  contrée  qu'ils 
occupent  n'est  pas  continue;  non  seulement  il  y  a 
des  enclaves  qui  sont  aux  mains  d'autres  groupes 
ethniques;  mais  il  semble  que,  sur  ces  groupes  et 
ces  enclaves,  les  Cananéens  ne  sont  plus  en  mesure, 
au  moment  où  arrivent  les  Hébreux,  de  faire  pré- 
valoir leur  autorité. 

134.  —  /)  Entre  ces  groupes,  déjà  secondaires,  il 
faut    surtout  prendre  en    considération  les  Amor- 
rhéens et  les  Héthéens.   Ues  Amorrhéens  il   est 
d'abord  question  à  propos  de  l'expédition  de  Chodor- 
lahomor.   Le   roi   élamite  les  rencontre  à  Has'sôn- 
Tâmâr   (Gen.,   xiv,  7);  c'est  au  retour  de   Cadès  et 
après  qu'il  a  frappé  les  Amalécites  du  désert  et  du 
négéh;  c'est  donc  dans  la  montagne  de  Juda  (cf.  xiv, 
i3,  qui  les  met  en  relation  avec  Hébron;  xv,  16,  qui 
parait   témoigner  dans    le    même    sens).    L'épisode 
des  espions    nous     ramène    dans  la    même   région 
(Num.,  xm,   29  [Vulg.    3o])  ;  de    même    le  récit   de 
la   tentative    faite    par   les    Israélites   pour    entrer 
en  Terre  Promise  vers   le  Sud,   malgré   la  défense 
de    Mo'ise  (Deut.,   i,    7,  19,  20,  27;  cf.   Num.,    xiv, 
39-45,  où   n  Amalécite  »   et  «  Cananéen  »   ont  sans 
doute   remplacé    »   Amorrhéen   ■•).   En    ce    dernier 
contexte   d'ailleurs,  ces   ennemis   apparaissent   re- 
doutables   et,  quand  la    bénédiction  divine  lui  man- 
que, capables  d'iniliger  un  désastre  à  Israël.  D'autre 
part,  la  portion  que  Jacob  a  prise  aux  Amorrhéens 
avec  son  épée  et  son  arc  et  que,  sur  le  point  de  mou- 
rir,  il  donne   à  Joseph  (Gen.,   xlviii,   22;  allusion 
possible  à  Gen.,  xxxiii,  19  ou  xxxiv,  ou  à  une  autre 
tradition  concernant  les  mêmes  faits)  semble  nous 
conduire  à  Sichem.  Aussi  bien,  les  textes  ne  man- 
quent pas  qui  signalent  ce   peuple  comme  habitant 
d'une  manière  générale  la  montagne  de  Cisjordane 
[Jos.,  V,  i  [par  opposition  aux  Cananéens  qui  sont 
sur  la  côte];  vu,  7;   x,  6,  12;   xm,  4;  xxiv,  i5,  18; 
cf.  Jud.,  VI,   10;   I  Sam.,    vu,    i4;  dans  Jud.,  i,   36 
''môri'fi]    est    sûrement   à    remplacer    par  ''dômi\y]). 
Une  autre  série  d'épisodes  nous  signale  un  royaume 
amorrhéen  en  Transjordane,  au  nord  de  l'Arnon  et 
du  pays  de  Moab,  entre  ie  Jourdain  et  la  bande  de 
territoire  ammonite.   C'est    le   royaume   de   Sélion, 
dont  la   capitale  est   Hésebon   (Hésbàn)  et  que  les 
fils  d'Israël  devront  conquérir  pour  aborder  au  Jour- 
dain (Num.,  XXI,  i3,  21,  32  [cf.  vers.  24];  xxii,  1,  2; 
xxxii,  33,  39;  Deut.,  I,  4;  II.  24  ;  'U)  2;  IV,  46;  XXXI, 
4;  Jos.,  xu,  2;  xm,  10,  21  ;  etc.   [cf.  Deut.,  m,  8;   iv, 
47;  Jos.,  II,  10;  IX,   10]).  De  toutes  ces  données   une 
impression  se  dégage.  Au  moment  de  la  conquètg, 
il  y  a  longtemps  que   les  Amorrhéens  ont  pied  en 
Canaan  et  ils  sont  encore  singulièrement  forts.  Dans 
la  Cisjordane  du  Sud,  ils  sont  capables  de  tenir  tète 
à  Isr.iél  ;  dans  la  Transjordane,  ils  se  croient  assez 
puissants   pour  le  braver.  Mais  ce   n'est  pas  sans 
raison  qu'on  nous  les  montre  à  peu   près  constam- 
ment confinés  dans  la  montagne.  Ils  ont  été  exclus 
par  les  Cananéens  de  la  partie  la  plus  convoitée  du 
territoire,    de  toutes  les  plaines.  C'est  une  première 
marque  de  leur  affaiblissement.  D'autre  part,  on  peut 
croire  que  l'influence  cananéenne  n'a  pas  été  étran- 
gère au  mouvement  qui,  à  une  date  sans  doute  assez 
récente,  les  a  portés  en  Transjordane  pour  s'y  tailler 


769 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


770 


un  territoire  au  détriment  des  Moabiles  et,  indi- 
rectement, (les  Anuuonites.  Une  troisième  marque 
de  leur  alfaiblissement  paraît  encore  dans  le  récit 
même  de  la  conquête  de  la  Cisjordane;  c'est  dans 
la  montagne  seulement,  et  donc  seulement  dans  les 
territoires  proprement  amorrhéens,  queles  Israélites 
parviendront  d'abord  à  s'implanter. 

135.  —  g)  Sur  les  Héthéens  les  données  sont  plus 
sommaires.  Une  fois  et  dans  un  texte  sans  analogue, 
le  i(  pays  des  Héthéens  »  est  synonyme  de  tout  Canaan 
pris  en  son  sens  large  (/«*.,  i,  4  ;  cette  leçon  manque 
dans  les  Septante).  Au  temps  des  patriarches,  le 
récit  de  l'achat  par  Abraham  de  la  caverne  de  Mac- 
pélah  nous  montre  les  «  fils  de  Hetli  »  dans  la  région 
d'Hébron  (Gen.,  xxm;  cf.  xiv,  9,  10  et  xlix,  29,  3o, 
82);  c'est  dans  le  voisinage,  sinon  plus  près  de  la  mon- 
tagne de  Séir,  qu'Esaii  prend  des  femmes  de  la  même 
race  (GcH.,  XXVI,  34,  35;  cf.  xxxvi,  2);  le  rapportdes 
espions  signale  le  Héthéen  dans  la  même  monta- 
gne (A'dm.,  XIII,  2g  [Vulg.  3o]).  D'autres  textes 
donnent  une  autre  impression  pour  le  moment  de  la 
conquête.  Le  pays  des  Héthéens  est  distinct  de  la 
Terre  Promise  {Jud.,  i,  26).  Il  est  au  Nord,  dans  la 
montagne  du  Liban,  vers  l'Hermon,  selon  le  sens 
probable  de  Jos.,  xi,  3  et  Jud.,  m,  3,  où  le  mot  «  Hé- 
véen  »  paraît  avoir  remplacé  «  Héthéen  «(t'iti.in/r./.). 
C'est  là  qu'au  temps  des  rois  d'Israël  les  Héthéens 
formeront  un  royaume  puissant  (cf.  I  Reg.,  x,  2g; 
XI,  1).  Ainsi  donc,  à  l'époque  des  patriarches,  les  Hé- 
théens, dont  le  vrai  séjour  étaitla  Cœlésyrie,  où  on 
les  verra  plus  tard  former  un  état  important,  avaient 
débordé  dans  la  Palestine  et,  envahissant  le  terri- 
toire, poussé  jusqu'à  Hébron.  Pour  ce  motif,  ils  ligu- 
rent  dans  les  listes  des  peuples  à  conquérir  et  à  dé- 
posséder de  la  Terre  Promise;  mais  déjà,  au  temps 
de  l'invasion,  on  a  l'impression  que  leur  prestige  a 
singulièrement  diminué  en  Canaan. 

136.  —  /')Nous  ne  ferons  guère  que  citer  les  autres 
peuples  qui  prennent  place  dans  les  listes  :  Jébu- 
séens,  Hévéens,  Phérézéens,  Gergéséens,  Ci- 
néens,  Cénézéens,  Cadmonéens.  De  plusieiu's 
d'entre  eux  on  ne  connaît  que  le  nom.  Le  groupe  sur 
lequel  les  renseignements  sont  les  plus  précis  est 
celui  des  Jébuséeus.  Ils  sont  peuple  de  montagne 
(■fus,.  XI,  3).  Le  rapport  des  espions  les  signale  dans 
la  montagne  de  Juda,  plutôt  dans  la  région  d'Hébron 
(jVum.,  xni,  2g  [Vulg.  3o]).  Mais  ils  sont  surtout  en 
conne.xion  avec  Jérusalem  (Jus.,  xviii,  16)  qui,  de  ce 
fait  et  contrairement  aux  données  des  inscriptions 
(Tell  el-Amarna),  prend  sous  le  calame  de  certains 
rédacteurs  le  nom  de  Jébus  (Jud.,  xix,  10,  11; 
cf.  Jos.,  XV,  8  et  XVIII,  16).  Ils  y  constituent  une  force 
avec  laquelle  les  envahisseurs  doivent  compter  et  que 
tout  d'abord  les  fils  de  Juda  (Jos.,  xv,  63)  ou,  selon 
une  autre  source,  les  flls  de  Benjamin  (Jud.,  i,  21) 
ne  peuvent  réduire.  Israël  ne  les  dominera  et  ne  con- 
queri-a  sa  capitale  qu'au  temps  de  David  et  grâce  à 
son  action  vigoureuse  (II  Sam.,  v,  6-g  ^  I  Cliron., 
XI,  4-6).  —  ï)  Pour  le  temps  des  patriarches,  on  men- 
tionne des  Hévéens  au  pays  de  Sichem  (<en., 
xxxiv,  2).  Mais  c'est  plus  au  Sud  qu'est  leur  véri- 
table séjour.  L'un  de  leurs  principaux  centres  à 
l'époque  de  la  conquête  est  Gabaon  (El-Djib;  Jos., 
IX,  3  sv.  ;  cf.  XI,  ig);  ils  forment  une  petite  confé- 
dération qui  groupe  autour  de  ce  chef-lieu  les  loca- 
lités de  K'p^iiâh,  B''erot^  et  Qiryat''-Y'  ârim  (Jos., 
IX,  17).  — j)  Ce  sont  les  Phérézéens  qu'il  faut  sur- 
tout chercher  vers  le  Nord,  près  de  Bétliel  et  de 
liai,  à  l'époque  d'Abraham  (Gen.,  xiii,  7),  près  de 
Sichem  au  temps  de  Jacob  (Gen.,  xxxiv,  3o),  sur 
le  bord  méridional  de  la  plaine  d'Esdrelon  dans  les 
jours  de  Josué  (Jos.,  xvii,  i5);  Jud.,  i,  4,  5  semble 
toutefois  les   mettre   en   relation   avec   le   pays   de 

Tome  m. 


Juda.  —  k)  On  notera  que  les  Cinéens,  les  Céné- 
zéens et,  sans  doute  aussi,  les  Cadmonéens  ne 
sont  pas  vis  à-vis  d'Israël  dans  la  même  situation 
que  les  peuples  qui  précèdent;  lils  du  désert,  plus 
ou  moins  étroitement  apparentés  à  la  race  sémitique, 
ils  pourront  contracter  des  relations  d'amitié  avec 
le  peuple  de  Dieu  et  même  se  fondre  avec  les  fils 
d'Israël;  nous  le  verrons  plus  loin  à  propos  des 
Cinéens. 

137.  —  l)  Au  terme  de  celte  étude,  les  Philistins 
méritent  une  attention  spéciale.  Nulle  part  dans  le 
Pentateuque  ils  ne  figurent  aux  listes  des  peuples  à 
conquérir.  En  revanche,  lorsque  Josué,  devenu  vieux, 
a  conscience  d'avoir  accompli  sa  tâche,  il  ne  manque 
pas  de  signaler  parmi  les  pays  et  les  peuples  à  ré- 
duire <i  tous  les  districts  des  Philistins  (Jos.,  xiii, 
2),  les  cinq  princes  des  Philistins  »  (Jos.,  xiii,  3; 
cf.  Jud.,  ni,  3).  Au  début  de  la  période  des  Juges,  ce 
peuple  ne  semble  pas  constituer  un  danger  pour 
Israël.  L'épisode  auquel  fait  allusion  Jud.,  m,  3i  ne 
parait  pas  avoir  une  portée  générale  et  d'ailleurs  le 
texte  est  douteux  (un  certain  nombre  de  manuscrits 
des  Septante  [54,  58,  69,  ^5,  76,  106,  121 ,  i34,  Aldina, 
Slave]  répètent  ce  verset  après  Jud.,  xvi,  3i,  où  il 
trouve  un  contexte  beaucoup  plus  naturel).  Au  con- 
traire, à  partir  de  l'époque  de  Sarason  et  pendant 
les  premiers  temps  de  la  royauté,  les  Philistins  vont 
jusqu'à  mettre  en  péril  l'existence  du  peuple  de 
Dieu.  Or  on  sait  que  les  Philistins  étaient,  eux  aussi, 
des  immigrants,  qu'ils  venaient  de  Caplitor  et,  pour 
cette  raison,  étaient  dits  descendants  des  Caphtorim 
ou  même  appelés  Caphtorim  (Gen.,  x,i4  ^  1  Cliron., 
i,  1 2  [lire  :  et  les  Caphtorim,  d'où  sont  sortis  les  Phi- 
listins]; Deul.,  II,  23;  Am.,  ix,^;  Jer.,  XLvii,  4).  Dès 
lors,  si  les  Philistins  sont  absents  des  listes  de  la 
Genèse  et  de  l'Exode,  ne  serait-ce  pas  qu'au  temps 
des  patriarches,  ils  étaient  encore  absents  du  pays, 
qu'aux  jours  de  Moïse  ils  n'y  étaient  pas  encore 
fermement  installés  ?  A  l'époque  de  la  conquête,  au 
contraire,  et  dans  les  derniers  jours  de  Josué,  ils 
avaient  l'organisation  qu'ils  devaient  garder  dans 
la  suite,  ils  apparaissaient  comme  des  adversaires 
dangereux,  dignes  d'être  traités  à  la  façon  des  Cana- 
néens (/os. ,  XIII, 3).  Bref,  l'immigration  philisline 
coïnciderait  à  peu  près  avec  l'immigration  Israélite. 
C'est  précisément  parce  que  les  deux  peuples 
seraient  en  même  temps  en  voie  de  s'établir  et  de 
se  chercher  un  territoire  fixe,  que  les  conflits  et  les 
luttes  deviendraient  si  âpres  dans  la  suite.  A  cette 
conception  on  peut  faire  une  objection.  En  effet,  si 
les  Philistins  n'y  figurent  jamais  sur  la  liste  des  peu- 
ples à  conquérir,  leur  nom  n'est  pas  pour  autant 
absent  de  la  Genèse  et  de  \'E.rode.  C'est  ainsi 
qu'Abiraélech,  roi  de  Gérare  (Gen.,  xx,  1,2;  xxvi, 
I,  17-25),  avec  lequel  Abraham  et  Isaac  entretiennent 
des  relations  et  contractent  des  alliances  (Gen., 
XXI,  22-34;  XXVI,  20-33),  est  appelé  roi  des  Philistins 
(Gen.,  XXVI,  1,8);  son  pays  est  appelé  pays  des  Phi- 
listins (Ce».,  XXI,  82,  34  ;  cf  XXVI,  i4,  i5,  18).  Mais 
beaucoup  de  critiques  estiment  que  la  mention  des 
Philistins  à  cet  endroit  est  un  anachronisme  impu- 
table à  un  rédacteur  d'une  date  postérieure  à  l'épo- 
que mosaïque.  La  même  explication  rendrait  pareil- 
lement raison  d'y?.r-.,  XIII,  17  et  xxiii,  3i  (xv,  i4  se  pré- 
sente comme  prophétique). 

138.  —  3»  Siluation  politique  des  peuples  de  Pa- 
lestine au  moment  de  la  conquête.  —  Les  constata- 
tions qui  précèdent  nous  laissent  déjà  entrevoir  la 
population  de  Canaan  comme  très  morcelée,  du  fait 
de  la  multiplicité  des  races.  Les  détails  que  nous  pou- 
vons recueillir  sur  la  situation  politique  du  pays  sont 
de  nature  à  confirmer  cette  impression.  —  a)  Il  y  a 
toujours  intérêt  à  consulter  la  table  ethnographique 

25 


771 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


772 


de  Gen.,  x.  Or,  bien  que  neltement  asiatique  par  son 
origine  et  son  territoire,  Canaan  est  dans  cette  liste 
associé  à  trois  groupes  africains,  Kiii,  Misraim  et 
J'iil,  comme  descendant  de  Jfam  (Geii.,  x,  6).  On  en 
peut  sans  doute  conclure  qu'au  moment  où  le  cata- 
logue a  été  dressé,  Canaan  se  mouvait  dans  l'orbite 
de  la  grande  puissance  africaine,  était  en  dépen- 
dance de  l'Egypte.  Les  liens  étaient,  nous  le  verrons, 
des  plus  lâches.  —  l>)  Il  est  vrai  que  nous  n'avons, 
pour  la  période  patriarcale,  que  des  renseignements 
très  maigres  et  très  vagues.  La  facilité  avec  laquelle 
les  ancêtres  d'isracl  passent  en  Egypte  montre  que 
les  Asiatiques  de  la  côte  regardent  toujours  volon- 
tiers du  côté  de  la  vallée  du  Nil.  D'autre  part,  la 
liberté  avec  laquelle  les  petites  nations,  Moab, 
Ammon,  Edom,  peuvent  s'organiser,  permet  de 
]ionser  que  les  pharaons  n'ont  ou  n'exercent,  en 
dehors  de  leurs  frontières  naturelles,  qu'une  autorité 
limitée.  Pour  ce  qui  concerne  le  Canaan  proprement 
dit,  les  patriarches  n'ont  que  rarement  alîaire  avec 
ces  principicules  qui  auront  bientôt  une  grande 
importance,  mais  dont,  pour  le  moment,  le  rôle 
paraît  effacé.  Chodorlabomor  en  frappe  cinq  au 
Sud  de  la  mer  Morte,  donc  hors  de  Canaan  (Cen., 
XIV,  8).  Le  roi  de  Gérare  est  pareillement  en  dehors 
delà  frontière  du  pays;  d'ailleurs  les  affaires  qu'il 
traite  avec  Aiiraham  et  Isaac  sont  d'ordre  essentiel- 
lement local  (Gen.,  xx,  xxi;  xxvi).  Le  seul  prince 
vraiment  cananéen  avec  lequel  les  patriarches  aient 
affaire  est  Melcbisédecli  de  Salem  (Jérusalem  ?)  ; 
mais  sa  démarche  n'a,  semble-t-il,  rien  qui  puisse 
intéresser  son  suzerain  {Gen.,  xiv,  1^-20). 

J39.  —  c)  Des  renseignements  précis  nous  sont 
fournis  par  le  livre  de  Justié  et  le  récit  de  la  conquête. 
Au  moment  où  les  Israélites  envahissent  le  pays, 
Canaan  apparaît  comme  divisé  en  une  multitude  de 
«  royaumes  ».  La  liste  des  rois  vaincus  (^os., xii,  9-2^) 
en  mentionne  trente  et  un.  Il  est  à  croire  qu'elle 
n'est  pas  exhaustive;  rien  ne  démontre,  en  effet,  que 
tous  les  souverains  du  pays  se  soient  levés  contre 
les  Hébreux  ou  aient  été  frappés  par  eux.  De  l'éten- 
due du  territoire  de  ces  principicules  on  peut  se  faire 
une  idée  quand  on  voit  un  roi  de  Haï  à  côté  d'un  roi 
de  Béthel,  un  roi  de  Debir  à  côté  d'un  roi  d'Hébron, 
un  roi  de  Lachis  à  côté  d'un  roi  d'Eglon;  quelques 
kilomètres  séparent  parfois  une  capitale  de  sa  voi- 
sine. —  d)  Non  moins  que  par  le  nombre  de  ces 
«  royaumes  »  et  par  l'exiguïté  de  leur  territoire,  on 
est  frapjié  par  leur  indépendance  réciproque.  Aucun 
lien  ne  parait  les  rattaclier  ;  ni  l'autorité  prédomi- 
nante de  l'un  d'entre  eux  ne  les  groupe,  ni,  semble- 
t-il,  l'influence  d'une  suprématie  étrangère.  On  nous 
dit  bien  qu'à  la  nouvelle  de  l'arrivée  des  Israélites 
et  du  passage  du  Jourdain,  tous  les  rois  des  Amor- 
rhéens  et  des  Cananéens  sont  atterrés  et  perdent  cou- 
rage (./ys.,  v,  i;  cf.  II,  9-1 3).  Mais  on  ne  les  voit  pas,  dès 
le  début,  tenter  un  essai  de  résistance  commune  et 
coordonnée.  Les  rois  de  Jéricho  (Jos.,  vi),  de  Haï 
(Jos.,  VII,  VIII ;  cf.,  pour  Béthel,  JucL,  i,  22-26)  sont 
seuls  en  présence  d'un  ennemi  qui  est  pourtant  l'en- 
nemi commun.  Sans  doute,  deux  coalitions  se  for- 
ment ensuite,  celle  des  rois  du  Midi  (.los.,  x)  et  celle 
des  rois  du  Nord  (705.,  xi).  Mais,  d'une  part,  ni 
Adonisédec  de  Jérusalem,  ni  Jabin  d'Asor  n'agis- 
sent comme  ayant  une  suprématie  quelconque  sur 
ceux  qui  les  entourent;  ils  usent  simplement  du 
prestige  que  leur  assure  leur  situation  et  l'impor- 
tance de  leur  capitale.  D'autre  part,  leur  action 
apparaît  restreinte.  Le  roi  de  Jérusalem,  à  propos 
duquel  les  données  sont  plus  concrètes,  ne  groupe 
que  quatre  rois,  ceux  d'Hébron,  de  Yarmuth,  de 
Lachis,  d'Eglon  (Jus.,  i,  3).  Ni  celui  de  Libna  (los., 
X,  29,   3o),   ni  celui  de  Debir  {los.,   x,   38,  io)  ne 


faisaient  partie  de  l'alliance;  quant  à  celui  de  Gézer, 
il  s'est  ravisé  après  coup,  pour  venir  porter  secours 
au  roi  de  Lachis  {Jos.,  x,  33).  —  e)  Nous  nous  trou- 
vons donc  en  présence  d'une  sorte  de  féodalité,  d'un 
agrégat  de  princes  qui  traitent  sur  un  pied  d'égalité 
et  ne  reconnaissent  aucune  suprématie  locale.  Us 
ne  semblent  guère  non  plus  se  préoccuper  de  la  su- 
prématie égyptienne  ;  ni  ils  ne  consultent  les  pha- 
raons sur  leurs  mouvements,  ni  ils  n'implorent  leurs 
secours.  L'Egypte  est  loin  et,  au  moment  où  son 
prestige  est  menacé,  elle  n'a  pas  l'air  de  songer  à  le 
dél'endre.  De  nouveau  nous  sommes  en  présence 
d'un  grand  morcellement,  d'un  véritable  émiettement 
de  territoire;  la  situation  politique  complète,  à  cet 
égard,  l'oeuvre  de  la  multiplicité  des  races.  On  peut 
ajouter  que  cet  état  de  Canaan  facilitera  singulière- 
ment la  conquête. 

4  "  Les  données  bibliques  et  les  documents 
étrangers 

140.  —  De  la  consultation  biblique  qui  précède,  il 
faut  tirer  une  double  conséquence  :  —  a)  Les  rensei- 
gnements que  nous  avons  groupés  ne  sont  en  aucune 
manière  extraits  d'un  tableau  d'ensemble  de  la 
migration  Israélite.  Tout  au  contraire,  ils  sont  pris 
à  droite  et  à  gauche,  empruntés  à  des  contextes  très 
multiples.  On  ne  saurait  donc  être  surpris  de  relever 
assez  fréquemment  des  discordances  de  détail.  Elles 
témoignent  de  la  variété  des  sources  auxquelles  nous 
avons  puisé  et  du  respect  avec  lequel  les  rédacteurs 
en  ont  conservé  les  particularités.  —  h)  Ce  qui,  toute- 
fois, est  beaucoup  plus  frappant,  c'est  l'accord  général 
de  tous  ces  éléments  pour  nous  fournir,  de  la  période 
et  du  milieu  auxquels  nous  nous  intéressons,  un  ta- 
bleau à  la  fois  très  compréhensif  et  très  nuancé. 
Cette  constatation  a  déjà  par  elle-même  une  grande 
valeur  apologétique.  Un  pareil  tableau  présente,  en 
efl'et,  toutes  les  chances  d'être  conforme  à  la  réalité. 
Dès  lors,  il  faut  se  refuser  à  regarder  les  documents 
sur  lesquels  il  repose  comme  de  plusieurs  siècles  pos- 
térieurs à  l'époque  qu'ils  décrivent'.  A  i)lusieurs  siè- 
cles de  distance,  on  ne  saurait  répandre,  au  travers 
d'une  œuvre  disparate,  une  i)areille  série  de  détails 
concrets,  parfois  minimes,  qui  aboutiraient  à  former 
d'une  période  ancienne  une  peinture  parfaitement 
cohérente  et,  en  plusieurs  endroits,  très  délicate- 
ment nuancée.  La  tradition  orale  est,  de  son  côté, 
impuissante  à  conserver  à  l'état  dispersé  des  éléments 
qui  puissent  se  réunir  en  un  tout  aussi  harmonique. 
Sans  doute  les  canaux  par  lesquels  ces  renseigne- 
ments nous  parviennent  peuvent  être  très  divers, 
les  dates  où  ils  ont  pris  leurs  formes  propres  peu- 
vent être,  elles  aussi,  fort  variées.  Mais  ils  dérivent 
tous  d'un  même  courant  dont  la  source  remonte  à 
l'époque  et  aux  événements  qu'ils  illustrent.  La  com- 
paraison de  ces  données  avec  celles  des  documents 
étrangers  ne  fera  qu'accentuer  ces  conclusions. 

141.  —  1'  Les  données  de  l'archéologie  palesti- 
nienne^.—ha  plupart  des  documents  de  l'archéoio- 
gie  palestinienne  sont  anépigrai)hes  ;  on  ne  saurait 
donc  y  rechercher  des  données  d'une  trop  grande 
précision  technique  et  surtout  chronologique.  Ils  ont 
toutefois  leur  langage,  que  tiennent,  chaque  groupe 
à  sa  manière,  les  poteries,  les  restes  de  mobilier,  les 
bibelots,  le  matériel  funéraire,  le  matériel  cultuel; 
la  place  que  ces  éléments  occupent  dans  les  couches 
superposées,  telle  ou  telle  inscription  qui,  à  un  étage 

1.   C'est  suitout  l'époque  mosaïque  que  nous  avons  en 

TUP. 

2.  Cf.  P.  Hugues  Vincent,  Canaan  d'après  l'rrploralion 
récente,  surtout  le  chap.  TU,  Canaan  dan»  l'histoire  gé- 
nérale. 


73 


AlOÏSE  ET  JOSUÉ 


774 


u  un  autre,  vient  par  hasard  les  accompagner,  per- 
lettent  de  dater  avec  quelque  approximation  leurs 
éposilions.  Au  début,  ce  langage  ne  fut  retenu  et 
iterprété  qu'avec  de  très  grandes  hésitations.  Mais 

1  constance  et  la  similitude  des  renseignements 
btenus,  à  mesure  que  s'ouvraient  de  nouveaux  clian- 
iers  de  fouilles,  ont  permis  de  procéder  avec  une 
récision  et  une  exactitude  toujours  croissantes.  — 
)  Les  découvertes  réalisées  remontent  jusqu'aux  pé- 
iodes  paléolithiques  et  néolithiques.  C'est  au  terme 
e  cette  dernière,  au  moment  où  se  multiplient,  le 
jng  de  la  vallée  du  Jourdain  et  notamment  sur  les 
lateaux  de  la  Transjordane,  les  monuments  mégali- 
liiques  de  toutes  formes  et  de  toute  proportion, 
u'on  peut  coordonner  les  nombreuses  traces  de  la 
ude  civilisation  de  ces  peuples  auxquels,  sans  pré- 
iger  d'ailleurs  la  question  de  leur  origine,  nous 
vous  appliqué  l'épithèle,  toujours  relative,  d'auto- 
btoncs.  Une  grande  invasion  va  bientôt  leur  por- 
îr  un  coup  fatal,  sans  pourtant  les  exterminer  à  ce 
oint  que,  çà  et  là  et  longtemps  encore,  il  n'en  puisse 
iibsister  des  restes  puissants. 

143.  —  i)  C'est  dans  la  première  moitié  du  troi- 
ièmo  millénaire  (3ooo-25oo)  qu'il  faut  placer  l'in- 
asion.  Elle  est  sémitique  par  ses  origines  et  ses 
iractères  ethniques;  nous  avons  vu  que,  consultée 
vec  discernement,  la  Bible  n'y  contredit  pas.  Celle 
uraigration  couvre  un  immense  territoire,  tout  celui 
uquel,  dans  son  sens  le  plus  large,  s'applique  le 
îrme  biblique  de  cananéen  (Gen.,  x,  lô-ig).  Avec 
ux,  ces  nouveaux  venus  apportent  une  civilisation 
elativement  avancée  et  ils  n'auront  à  faire  que  de 
ares  emprunts  à  ces  aborigènes  desquels  les  distin- 
ueront,  dès  l'abord,  des  pratiques  très  caractéristi- 
ues,  surtout  en  matière  d'usages  funéraires.  Ces 
îiiniigrants  sont  les  Cananéens.    Leur   emprise    sur 

2  pays  sera  telle  qu'elle  se  maintiendra  pendant  de 
angs  siècles.  Leur  civilisation  jouira  d'une  très 
rande  stabilité;  les  influences  étrangères  n'en  alté- 
eront  pas  les  lignes  essentielles,  surtout  quand  il 
'agira  des  pratiques  funéraires  et  cultuelles;  les 
nvasions,  toujours  limitées  et  transitoires,  n'y  pro- 
uiront  que  des  perturbations  de  surface.  Pour  long- 
emps,  le  pays  et  ses  habitants  mériteront  cette 
ppellation  de  «  cananéens  »  qui,  malgré  sa  généra- 
té,  paraîtrasullisante  à  tel  document  du  T'enlaleuque. 

143.  —  c)  Toutefois  une  civilisation  ne  demeure 
amais  complètement  à  l'abri  desinlluencesqui  résul- 
ent  des  relations  internationales,  tantôt  paclUques 
t  tantôt  hostiles.  Les  Sémites  cananéens  n'appor- 
ent  pas  en  Palestine,  comme  leur  héritage  propre, 
Il  culture  des  grands  peuples  qui,  aux  plaines  de 
Euphrate  et  du  Tigre,  ont  supplanté  les  Sumériens 
t  les  Accadiens.  Mais,  pendant  de  longues  périodes, 
es  empires  orientaux  imposent  leur  su[iréniatie  à 
oute  l'Asie  occidentale  et  jusqu'à  la  côte  méditerra- 
léenne;  on  ne  saurait  donc  être  surpris  de  relever 
n  Canaan  des  traces  nombreuses  de  l'influence 
labylonienne,  sinon  même  de  l'influence  de  l'Elam 
t  de  Suze.  —  d)  Une  autre  nation,  elle  aussi  très 
luissante,  semble  appelée,  il  est  vrai,  à  exercer  sur 
a  Palestine  une  action  plus  profonde.  Quelques 
ournéea  de  désert  seulement  la  séparent  de  la  côte 
ananéenne  et  celle-ci  est  la  voie  normale  pour  les 
léboucliés  de  son  industrie.  On  a  nommé  l'Egypte, 
léanmoins  son  influence  est  lente  à  percer;  tout 
e  qui  se  rapporte  au  culte  et  aux  usages  funé- 
aires  est,  en  particulier,  longtemps  hors  de  son 
itleinte.  Mais,  peu  à  peu,  dans  les  autres  branches 
le  la  civilisation,  on  saisit  la  présence  de  ce  nou- 
eau  facteur.  Bientôt  même  on  le  sent  plus  efficace 
;t  on  a  l'impression  d'une  mainmise  plus  éner- 
gique, sinon   violente;   on  va   jusqu'à  troiM'er   des 


dieux  égyptiens  au  milieu  des  divinités  cananéennes. 
Jamais  néanmoins  ces  emprunts  et  ces  infiltrations 
ne  sont  assez  caractéristiques  pour  marquer  une 
période  déterminée.  —  e)  Il  en  va  autrement  d'une 
autre  civilisation  qui  entre,  à  son  tour,  en  contact 
avec  Canaan.  Le  centre  en  est  dans  l'ile  de  Crète; 
de  là  elle  a  raj'onné,  avec  des  vicissitudes  et  des 
adaptations  diverses,  dans  les  Cyclades,  dans  la 
Grèce  proprement  dite,  à  Tyrinthe  et  à  Mycènes;  elle 
est  arrivée  jusqu'en  Chypre  et  en  Asie  Mineure. 
D'abord  anonyme,  l'influence  de  cette  culture  va 
chaque  jour  croissant,  dans  la  Syrie  méridionale, 
jusqu'au  moment  où  on  la  voit  s'incarner  dans  un 
peuple  d'immigrants  qui  vient  s'installer  sur  les 
côtes  de  Palestine.  Cette  fois  l'action  est  profonde, 
et  à  la  dénomination  de  civilisation  cananéenne  des 
archéologues  vont  substituer  celle  de  civilisation 
éj;éo-cananéenne. —  /')  Malgré  ces  divers  apports,  le 
type  primitif  s'est  conservé  avec  ses  traits  essentiels 
inaltérés;  au  milieu  du  deuxième  millénaire  (i5oo) 
comme  au  début  du  troisième,  la  Cisjordane,  pour  ne 
parler  que  d'elle,  demeure  un  vrai  pa3s  de  Canaan. 
—  g)  Ce  sont  ces  Cananéens  que  les  patriarches 
ont  rencontrés  sur  ce  sol,  lorsque,  pour  suivre  leurs 
destinées  propres,  ils  se  sont  détachés  de  cette  se- 
conde invasion  sémitique  —  les  Aramécns  —  qui  de 
l'Orient  est  venue  une  fois  encore  vers  l'Occident. 

144.  —  2°  Les  données  de  l'archéologie  bahylo- 
nienne  et  égyptiennes .  —  Les  documents  écrits  si 
nombreux  que  les  découvertes  modernes  ont  versés 
dans  l'archéologie  babylonienne  et  dans  l'archéolo- 
gie égyptienne,  ne  peuvent  manquer  de  préciser  ces 
premiers  renseignements.  Ils  nous  permettront  très 
spécialement,  et  de  mieux  comprendre  nos  listes  de 
peuples  à  exterminer,  et  de  mieux  apprécier  la  situa- 
tion politique  de  la  Terre  Promise  au  moment  de 
la  conquête.  —  a)  Leurs  premières  données  abou- 
tissent à  nous  faire  saisir  l'énorme  influence  que  la 
Babylonie  a  exercée  sur  l'Asie  antérieure  pendant 
de  longues  périodes  de  la  civilisation  cananéenne. 
C'est  ce  qu'indiquent  de  la  façon  la  plus  évidente 
ces  tablettes  fameuses  de  Tell  el-Aniarna  (temps 
d'Aménophis  IV  et  début  du  qiialorzième  siècle, 
iS^o-iSôo  [?|)  auxquelles  celles  qui  ont  été  décou- 
vertes à  Tell  Ta'anneik  apportent  leur  complément 
d'informations  convergentes.  Un  millénaire  environ 
après  l'invasion  cananéenne,  l'emprise  chaldéenne 
est  telle  que  les  petites  chancelleries  palestiniennes 
emploient  l'écriture  et  la  langue  assyro-babylonien- 
nes;  bien  plus,  ils  s'en  servent  jusque  dans  leur 
correspondance  avec  leurs  nouveaux  maîtres,  les 
pharaons  d'Egypte. 

145.  —  b)  A  cette  date,  il  y  a,  en  effet,  bon  temps 
déjà  que  Canaan  n'est  plus  sous  l'hégémonie  orien- 
tale. A  la  suite  des  troubles  qu'a  occasionnés  l'en- 
trée en  scène  de  l'Assyrie,  la  Chaldée  a  dû  renoncer 
à  faire  prévaloir  son  autorité  sur  l'Asie  méditerra- 
néenne. Un  certain  temps,  les  diverses  i)euplades 
qui  s'y  côtoyaient  ont  pu  s'agiter  à  leur  gré.  Mais  de 
nouveaux  maîtres  sont  intervenus.  Aux  environs  de 
i6oo,un  grand  changement  s'est  opéré  dans  la  vallée 
du  Nil.  Des  souverains  thébains  ont  entrepris  de 
l'émanciper  de  la  domination  des  princes  étrangers  et 
asiatiques,  —  les  Hyksos,  —  qui  y  faisaient  peser 
leur  joug.  Le  fondateur  de  la  dix-huitième  dynastie, 

l.Gf.  G.  Maspero,  Histoire  ancienne  des  peuples  de  l'O- 
rient classique,  surtout  t.  If.  Lire  pareilleuieut  P.  I'iiokme, 
Les  pays  bibliques  au  temps  d  El-Arnarna  (extrait  de  la 
Revue  Biblique,  janTiei-juillel  1909).  —  On  sait  que,  pour 
la  dix-huitième  et  la  dix-neuvième  dynasties,  la  clirono- 
logie  est  loin  d'être  fixée  d'une  manière  définitive:  en 
conséquence,  les  dates  proposées  sont  seulement  approxi- 
matives. 


775 


MOÏSE  ET  JOSUE 


771 


Ahmès,  a  réussi  à  les  chasser  hors  du  pays  et  à  les  re- 
fouler en  Asie.  L'un  de  ses  successeurs,  Thoutmès  111, 
qui  rêvait  de  revanche,  a  sans  doute  proûté  des 
troubles  qu'y  causait  le  frottement  des  races,  pour 
s'emparer  de  l'Asie  antérieure(entre  i5oo  et  i45o).  Au 
temps  des  Hyksos,  les  relations  pacifiques  entre  la 
Syrie  et  la  vallée  du  Nil  avaient  favorisé  l'importa- 
tion de  quelques  usages  égyptiens  en  Canaan; 
l'influence  fut  naturellement  plus  accentuée  au  temps 
de  la  vassalité.  Cette  dépendance  fut  très  elTeclive 
pendant  la  période  qui  suivit  immédiatement  la  con- 
quête. Mais  sous  les  derniers  pharaons  de  la  dix- 
huitième  dynastie,  notamment  sous  Aménophis  IV 
(i3;o-i358;  Tell  el-Amarna),  les  liens  allèrent  se 
relâchant.  Heureusement,  parmi  les  souverains  de  la 
dynastie  suivante,  il  y  en  eut  qui  furent  en  me- 
sure, soit  de  rétablir  l'autorité  de  l'Egypte  sur 
Canaan  (Ramsès  II,  iag2-ia25  [?]),  soit  de  la  main- 
tenir (Ménephtah)  ;  même  du  temps  de  la  vingtième 
dynastie,  Ramsès  III  (i200-i  179)  peut  encore  pacifier 
la  région  et  y  faire  reconnaître  son  pouvoir.  C'est 
ainsi  que  l'histoire  documentaire  éclaire  le  témoi- 
gnage des  fouilles  palestiniennes  touchant  l'in- 
fluence, importante  quoique  secondaire,  de  l'Egypte 
sur  la  civilisation  cananéenne. 

146.  —  c)  Les  alternatives  de  pliaraons  conqué- 
rants et  de  monarques  impuissants  favorisaient  la 
reprise,  au  moins  intermittente,  de  la  vie  nationale 
chez  les  peuples  de  l'Asie  antérieure.  Abstraction 
faite  de  ceux  qui  ne  jouent  qu'un  rôle  plus  effacé, 
Jébusécns,  Gergéséens,  etc.,  il  en  est  deux  sur  les- 
quels la  Bible  attire  spécialement  notre  attention  : 
les  Amorrhéens  et  les  Hélhéens.  Les  documents 
nous  fournissent  à  leur  sujet  des  renseignements 
précis.  Les  Héthéens  ou  Hittites,  les  Hatii  des  in- 
scriptions cunéiformes,  les  Il-ta  ou  Kltéta  des  hiéro- 
glyphes, ont  leur  centre  national  eu  Asie  Mineure; 
leur  capitale  (emplacement  de  Boghaz-Keui  mo- 
derne) est  sur  la  frontière  des  futures  provinces  de 
Bithynie  et  de  Galatie.  Mais,  depuis  longtemps,  ils 
se  sont  montrés  remuants  et  envahisseurs.  De  temps 
à  autre,  ils  ont  poussé  vers  l'Est  ;  mais  c'est  vers 
le  Sud  qu'ils  se  sont  sentis  spécialement  attirés.  Nul 
doute  qu'au  temps  des  Hyksos,  ils  ne  soient  des- 
eenilus  très  bas  dans  la  Palestine,  et  ce  sont  pro- 
bablement leurs  menées  qui  ont  provoqué  l'expédi- 
tion de  Thoutmès  III  en  Sjrie;  il  y  a  certainement 
eu  des  périodes  où  le  pays  cananéen  tout  entier  a 
pu  être  justement  qualifié  de  héthéen  (/os.,  i,  /|). 
Au  temps  de  Tell  el-Amarna,  leurs  tentatives  d'ex- 
pansion se  font  au  détriment  des  provinces  vassales 
de  l'Egypte.  Leur  présence  est  signalée  en  Canaan 
et  les  pharaons  ont  à  compter  avec  eux.  Un  certain 
Laabaia,  dont  le  centre  d'action  paraît  être  à  Si- 
chem,  suscite  dans  toute  la  région  des  troubles 
que  l'Egypte  a  grand'peine  à  réprimer.  Bien  iilus, 
on  la  voit  reconnaître  cette  puissance  au  point  de 
mettre  des  souverains  héthéens  à  la  tête  des  petites 
seigneuries  de  Canaan.  Détail  piquant  :  le  roi  de 
Jérusalem,  Arta-hipa,  appartient  à  cette  race.  On 
ne  doit  donc  pas  être  surpris  de  voir  la  Bible 
nous  signaler  des  îlots  héthéens  dans  la  Terre  Pro- 
mise. Au  surplus,  cette  influence  n'est  pas  res- 
treinte à  l'époque  de  Tell  el-Amarna ,  A' Xaiéjio'ph.K  III 
et  d'Aménophis  IV.  Le  Khéta  traite  avec  Ramsès  I, 
guerroie  avec  Séti  I,  puis  avec  Ramsès  II,  jusqu'au 
moment  où.  après  la  bataille  de  Cadès,  il  conclut 
avec  ce  dernier  pharaon  une  paix  plus  durable;  il 
faut  arriver  au  règne  de  Ramsès  III  pour  constater 
l'affaiblissement  de  ces  durs  rivaux.  —  d)  Avant 
d'entrer  en  Canaan  proprement  dit,  les  Héthéens  ren- 
contraient un  autre  Etat,  le  pays  d'Aniurru,  autre- 
ment   dit    des   Amorrhéens.    Les    limites    en    sont 


précisées  par  les  inscriptions  :  il  s'étendait  depui 
Arwad  et,  à  l'Est,  Cadès  sur  l'Oronte,  jusqu'au  Suc 
de  la  Cœlésyrie  (jusqu'au  Lit ànî);  il  englobait  Damas 
Sous  la  poussée  violente  des  envahisseurs,  le 
Amurru  se  trouvaient  fatalement,  eux  aussi,  entra; 
nés  vers  le  Sud,  c'est-à-dire  en  Canaan.  Sans  dout 
leurs  succès  ne  furent  jamais  si  complets  ni  leur 
influences  aussi  sensibles  que  ceux  des  Héthéens.  Il 
trouvèrent  dans  les  habitants  du  paj's  des  advei 
saires  capables  de  leur  résister,  disposés  à  ne  leu 
céder  que  ce  qu'ils  ne  pourraient  leur  refuser.  Ej 
Canaan  proprement  dit,  ils  ne  se  fixèrent  guère  qu 
dans  la  montagne  aride  de  Juda  et  en  Ephraïm.  Ces 
seulement  en  Trausjordane  qu'ils  fondèrent  de 
établissements  plus  caractérisés.  —  e)  De  l'intluenc 
des  Héthéens  et  des  .\morrhéens  on  ne  saisit  guèr 
la  trace,  pour  des  raisons  diverses,  sur  la  civilisa' 
tion  cananéenne.  Mais,  à  l'époque  à  laquelle  nom 
sommes  arrivés,  l'action  de  la  culture  égéenne  et' 
des  plus  importantes.  Elle  n'est  pas  encore  sensibl 
au  début  de  la  dix-huitième  dynastie  (vers  i58o 
mais,  au  temps  de  Tell  el-Amarna,  elle  pénètre  d 
toutes  parts.  Ce  n'est  encore,  il  est  vrai,  que  l'en; 
preinte  d'une  civilisation,  résultat  de  relations  com 
merciales  et  pacifiques.  Mais  le  temps  n'est  pas  loi 
où  Canaan  va  exercer  un  puissant  attrait  sur  ce 
races  qui  sont  à  l'étroit  dans  lejir  domaine  maritimi 
Les  «  peuples  de  la  mer  »  vont  causer  des  inquii 
tudes  toujours  croissantes  aux  pharaons  de  la  dij 
neuvième  dynastie,  aux  Séti  et  aux  Ménephtah.  Soi 
Ramsès  III,  les  Philistins  seront  signalés  par  lev 
nom  dans  la  plaine  qu'ils  occuperont  par  la  suit 
Tout  porte  à  croire  qu  avant  d'inquiéter  l'Egypte,  i 
avaient  déjà  jeté  leur  dévolu  sur  la  Sephélah. 

147.  —  /)  Les  documents,  surtout  ceux  de  Telle 
Amarna,  nous  fournissent  une  dernière  donnée.  I 
nous  renseignent  sur  la  situation  politique  de  Canaa 
au  temps  d'Aménophis  IV.  OBiciellement  la  Palestir 
est  toujours  sous  l'hégémonie  des  pharaons.  Ce  soi 
eux  qui  y  établissent  les  «  rbis  »,  les  gouverneur 
les  intendants,  les  surveillants.  Tout  ce  personnel  ei 
en  perpétuelle  correspondance  avec  eux  et  continu 
de  multiplier  lesformules  protocolaires  les  plus  hun 
b!es.  Mais  les  lettres  révèlent,  de  la  façon  la  plus  ei 
plicite,  que  cette  suzeraineté  n'est  plus  que  nominab 
L'Egypte  est  impuissante  à  gouverner  les  pay 
situés  en  dehors  de  ses  frontières  naturelles.  Lf 
troubles  se  multiplient  dans  la  Syrie  méridional! 
du  fait  des  mouvemnnts  héthéens  et  amorrhéens 
des  bandes  de  pillards,  tels  les  Ilabiru,  pénètrei 
dans  la  région  et  y  augmentent  le  désordre  ;  des  mot 
vements  d'origine  locale  tendent  à  rendre  au  paj 
son  indépendance.  Non  seulement  les  pharaons  r 
préviennent  pas  ces  perturbations  par  la  vigueur  d 
leur  autorité  et  de  leur  administration;  non  seule 
ment  ils  ne  prennent  pas  l'initiative  de  les  réprime: 
Mais  ils  ne  savent  plus  répondre  aux  appels  déses 
pérés  des  roitelets  qui  invoquent  leur  appui.  N'étar 
plus  reliés  par  une  suprématie  efficace,  ces  gouvei 
neurs  s'isolent  les  uns  des  autres,  poursuivent  chacu 
leurs  intérêts,  s'habituent  à  ne  compter  que  sur  eu:? 
mêmes.  Canaan  va  s'émiettant  en  une  foule  de  petite 
principautés  sans  cohésion.  Les  lettres  offrent  de  et 
état  de  choses  un  tableau  très  vivant  et  très  facile 
interpréter.  Sans  doute  l'action  de  Séti  I,  de  Ramsès  IJ 
de  Ménephtah  fera  à  nouveau  prévaloir  le  nom  égyp 
tien  en  Palestine;  mais  jamais  plus  ne  sera  réalisée  I 
grande  et  forte  unité  queTouthraèsIlIavaitinauguréf 

148.  —  C'est  ainsi  que  les  documents  extérieur 
apportent  leurs  dépositions  de  tout  point  conforme 
à  celles  de  la  Bible,  c'est-à-dire  de  VHexateuque.  Le 
deux  tableaux  que  l'on  peut  établir  en  coUigeant  le 
unes  et  les  autres  présentent  les  ressemblances  le 


MOÏSE  ET  JOSUE 


77S 


us  frappantes.  C'est  la  preuve  évidente  que  les 
noignages  scripturaires  ont  pour  point  de  départ 
s  sources  qui  prennent  naissance  à  l'époque  où  les 
énements  se  sont  déroulés.  Ni  la  tradition  orale, 
des  documents  notablement  postérieurs  n'auraient 
1  réperouler  un  écho  si  fidèle  de  la  situation 
ilors.  llétliéens,  Amorrhéens,  Cananéens  se  sc- 
ient vaporisés  et  nous  n'aurions  que  des  types  de 
nvention  évoluant  au  hasard;  les  Rephaini,  du  fait 
e,  même  au  temps  de  Moïse,  ils  sont  du  passé, 
csententdéjà  ces  caractères  indécis. 


II. 


li'œnvre  de  Moïse  et  de  Josuô 


149.  —  On  voudra  bien  se  souvenir,  ici  autant 
ion  i>lus  qu'ailleurs,  du  but  nettement  apologéti- 
e  de  notre  travail.  11  n'entre  pas  dans  notre  plan 

raconter  par  le  détail  l'histoire  de  l'exode  et  de  la 
nquète  de  la  Terre  Promise.  Bien  plutôt  :  suppo- 
al  connues  les  grandes  lignes  de  l'œuvre  de  Moïse 
de  Josué,  nous  nous  proposons  d'insister  sur  les 
inls  qu'il  importe  davantage  de  signaler,  soit  à 
son   des  dillicultés,   objections  et  systèmes  dont 

ont  été  le  point  de  départ,  soit  à  cause  de  leur 
portance  intrinsèque. 

1"  Les  Hébreux  en  Egypte 

L50.  —  Le  texte  sacré  nous  raconte  d'abord  comment, 
xédés  de  Joseph  et  attiz'és  par  lui,  Jacob  et  ses  fils 
reiil  le  chemin  de  l'E^rypte  et  s'y  établirent  (Gen . ,  x,\xvii, 
?-36,  XXXIX,  1-XLTii,  12).  Mais  de  plus  il  nous  donne  cer- 
rxes  précisions.  Jacob  partit  avec  tout  ce  qu  il  possédait 
Ti,  1);  Jacob  et  ses  fils  prirent  aussi  leurs  troujieaux 
:e3  biens  qu'ils  avaient  acquis  en  terre  de  Canaan  (xlvi, 
.  La  fauillie  l'taitau  complet;  Jacob  emmenait  avec  lui 
iils,lâs  lilsde  ses  fils,  ses  filles  et  les  filles  de  ses  fils, 
un  mot  toute  sa  descendance  (xlti,  6^,  7).  Le  nombre 
1  «  fils  J'Israiil  »  qui  descendirent  en  Egypte  et  qu'on  se 
it  à  catulo.;uer  (xlti,  8-25)  était  de  soixante-six,  sans 
upter  It  s  femmes  des  fils  de  Jacob.  Qnand  le  père  et  ses 
icendants  eurent  i-ejoint  Joseph  et  ses  fils,  ils  se  trou- 
•ent  soixante-dix  (xlti,  26,  27).  On  notera,  si  l'on  veut, 
ï  catalogues  et  évaluation  numériques  remontent  à  P, 
;  c'est  aussi  ce  document  sacerdotal  qui  insiste  (vers.  6, 
iur  la  migration  de  toute  la  famille  patriarcale-  Mais 
audra  remarquer  aussi  que,  d'après  J  ou  au  moins  JE, 
aél  se  mit  en  chemin  avec  tout  ce  qu'il  avait  (vers,  1). 
Des  opinions  récemment  formulées  tendent  à  mettre  en 
lie  ces  données  et  nous  amènent  à  nous  poser  les  deux 
îstions  suivantes  :  Les  enfants  d'Israël  sont-ils  réclle- 
nt  venus  en  Egypte  ?  Y  sont-ils  tous  venus  ? 
ISl.  —  A.  Les  enfants  d'Israël  sont-ils  réelle- 
nt  venus  en  Egypte  ?  —  a)  Pour  l'intelligence  des 
inions  que  nous  avons  à  critiquer,  il  est  nécessaire 
rappeler  comment  les  lils  de  Jacob  se  distribuent 
treles  diverses  femmes  du  patriarche.  On  distingue 
?H..  xLvi,  8-«5;  cf.  Gen.,  xxix,  3i-xxx,  2!)  et  xxxv, 
■26)  :  les  /ils  de  Hacliel,  Joseph  et  Benjamin;  les 
î  de  Lia,  Ruben,  Siniéon,  Lévi,  Juda,  Issachar  et 
bulon;  les  fils  de  llala,  servante  de  Rachel,  Dan 
Nephthali;  les  /ils  de  Zelpha,  servante  de  Lia,  Gad 
Aser.  Au  regard  de  beaucoup  de  critiques,  ces 
ms  sont  purement  patronymiques  et,  dans  l'his- 
re  des  Uls  de  Jacob,  il  faut  savoir  lire  celle  qui 
ncerne  l'origine  des  triljus  qui  portent  leurs 
ms.  Une  autre  opinion  tend  à  gagner  du  terrain. 
!st  qu'à  l'origine  ces  diverses  tribus,  bien  que 
ur  la  plupart  venues  des  mêmes  régions,  étaient 
liées  les  unes  des  autres,  vivaient  très  indépen- 
nles  les  unes  des  autres,  s'ignoraient  les  unes  les 
très.  Loin  d'être  primitive  et  toute  naturelle, 
nité  est  factice  et  elle  n'est  pas  antérieure  à  David, 
elle  n'est  pas  son  œuvre  propre;  le  caractère  de 
Ite  unité  est  si  nettement  artificiel  qu'elle  n'a 
survivre  au  règne  de  Salomon.  Loin  donc  qu'à 


ses  débuts,  l'histoire  d'Israël  ait  été  marquée  par 
ces  mouvements  d'ensemble  que  les  soutiens  de 
l'unité  ont  ensuite  imaginés,  chaque  tribu  a  d'abord 
vécu  son  histoire  propre;  c'est  même  par  la  combi- 
naison des  souvenirs  particuliers  à  chaque  clan  que 
l'on  est  arrivé  plus  tard  à  retracer  le  tableau  d'une 
histoire  générale.  Il  ne  faut  donc  pas  être  surpris,  si 
nombre  de  critiques  mettent  le  séjour  en  Egypte, 
puis  l'exode,  au  compte  de  quelques  tribus  seule- 
ment. 

15S.  —  i)  Hugo  Winckleb'  est  beaucoup  plus  ra- 
dical. La  seule  tribu  qu'avec  lui  on  rencontre  sur  la 
voie  des  migrations  sinaïtiques  est  celle  de  Juda.  Mais 
elle  n'est  jamais  allée  en  Egypte.  La  donnée  tradi- 
tionnelle est  née  de  la  confusion  du  mot  Misraim 
qui  désigne  l'Egypte  et  du  mot  Musru  qui  désigne 
en  gros  la  région  d'Edom-Séir  et  le  pays  situé  sur  la 
côte  orientale  du  ^vadi  el-'Araha  et  du  golfe  élaniti- 
que  (vid.  supr,,  H9,  e).  C'est  dans  le  Mnsru  qu'il 
faut  cherclier  le  séjour  primitif  de  Juda.  C'est  là  qu'il 
a  grandi,  s'alliant  et  sefusionnant  avec  diversestribus 
nomades  des  mêmes  déserts  :  CalébitesouCénézéens- 
Qenizzites  {Num.,  XXXII,  12;  -los.,  xiv,  6-i5;  xv,  i3- 
19;  Jud.,  I,  i3-i5;  m,  9,  11),  Cinéens  ou  Qénites 
(A'Hm.,  XXIV,  21,  2a;  1  Sam.,  xv,  6;  xxvii,  10;  xxx, 
29),  Yerahmélites  (I  Sam.,  xxvii,  10;  xxx,  29),  etc. 
C'est  de  là  que  Juda  est  monté  en  Palestine.  C'est  de 
là  aussi  que  Yahweh  l'a  accompagné,  soit  qu'il  eût 
été  son  Dieu  dès  l'origine,  soit  que  la  tribu  principale 
l'eût  emprunté  à  tel  ou  tel  des  clans  qu'elle  s'asso- 
ciait. —  c)  Ces  idées  ont  pris  une  jjlace  de  plus  en 
plus  grande  dans  les  articles  ou  i)arties  d'articles 
que  T.  Iv.  Cheïne  a  fournis  à  VEncyclopaedia  Biblica. 
Mais  c'est  dans  les  dernières  publications  du  profes- 
seur d'Oxford-  que  la  folie  yérahmélienne  a  atteint 
son  paroxysme.  Toute  l'histoire  d'Israël  trouve  son 
explication  dans  Yérahméel,  dans  les  déserts  et  les 
dieux  du  négéb,  toute  l'histoire,  jusqu'à  la  période 
d'Esdras  et  de  Néhémie;  les  noms  les  plus  fameux 
de  l'histoire  universelle,  Cyrus,  Darius,  Artaxerxès, 
sont  corrigés,  dénaturés,  remplacés,  pour  témoigner 
plus  éloquemment  en  faveur  de  cet  axiome. 

133.  —  (/)  On  pourrait  s'appu3'er  sur  ces  abus 
pour  essayer  une  réfutation  par  l'absurde. Mais  cène 
serait  ni  juste,  ni  exact.  Il  cstmême  probable  qu'on 
ne  doit  pas  opposer  une  fin  absolue  de  non-recevoir 
à  l'hypothèse  générale  d'après  laquelle  le  nom  de 
Misraim  =z  Egypte  aurait  été  parfois  dans  la  Bible 
substitué  à  celui  de  ilusur.  En  certains  cas,  en 
effet,  ce  dernier  terme  serait  en  situation,  aussi 
bonne,  sinon  meilleure,  que  l'Egypte.  Par  exemple 
les  liens  qui  rattachent  avec  le  négéb  les  épisodes 
concernant  Agar  inviteraient  à  traiter  cette  dernière 
comme  une  esclave  musrite  tout  aussi  bien  que 
comme  une  esclave  égyptienne  {Gen.,  xvi,  3).  De 
même  la  femme  d'Ismaël,  habitant  du  désert  de 
Paran  {Gen.,  xxi,  21)  et  ancêtre  de  nombreuses 
tribus  arabes,  pourrait  être  une  musrite,  et  non  une 
égyptienne.  —  e)  Mais  qu'on  le  remarque  bien.  Dans 

l.Ct.  H.  WiNCKLER,  Geschiclite  laraeli  in  Ein:eldar- 
siellungen,  Teil  î,  siirtoutles  titres  Uber  die  Einivanderung 
der  Israeliten  in  Palàsiina  et  Die  davidische  Einheitsidce 
bri  den  Propfteten  iiiid  dif^  gleichzeitigen  Zeugen,  I.  Die 
Sage  vont  .iufenihalte  in  Agypien  :  —  Sur  le  Musru  en 
général,  cf.  :  Le  même.  Alttestamentlic/ie  Untersuchungen  : 
Musri,  Mâsâr,  .Misraim  (p.  168-174);  Eberhaid  Sceiraiiek, 
Die  Keiliuschriftcn  und  dasAUe  Testament,  3'  éd.  (H.  Zi.m- 
MERN  et  H.  Wi.nckler),  p.  145-148,212-213  :  Alfred  Jebe- 
MiAs,  Das  .ilte  Testament  im  Lichie  des  Alten  Orients, 
p.  155-156. 

2.  Cf.  T.  K.  Cheyne,  The  traditions  and  belle fs  ofancieni 
Israël ,  a  ne^v  study  of  Gencsis  and  Exodus  ;  —  The  veil  of 
hebrew  histury,  a  further  attempt  to  lift  it,  1913  ;  —  Fresh 
voyages  on  unfrequented  waters,  1914, 


779 


MOÏSE  ET  JOSUE 


78C 


ces  exemples  et  dans  la  plupart  de  ceux  que  l'on 
pourrait  alléguer,  ou  bien  l'on  n'a  que  le  seul  mot 
.}Iisraïm,oii  bien  l'on  manque  de  détails  circonstan- 
ciés. Tout  autres  sont  les  récits  de  l'exode.  Ici,  tout 
est  précis  et  les  détails  concrets  abondent  qui  nous 
ramènent  dans  la  vallée  du  Nil  et  au  royaume  des 
pharaons.  Les  données  sont  à  ce  point  déterminées 
que,  non  sans  vraisemblance,  on  en  a  pu  prendre 
argument  pour  établir  que  les  récits  ont  été  composés 
à  répoque  même  des  événements  qu'ils  racontent.  Si 
donc  il  y  avait  ici  confusion,  il  faudrait  reconnaître 
que  non  seulement  on  a  perdu  le  souvenir  du  Miisur, 
que  non  seulement  on  lui  a  substitué  un  autre  nom, 
mais  encore  qu'on  a  élaboré  une  conception  géogra- 
phique et  historique  qui  nous  en  écarte  complète- 
ment. Or  il  est  impossible  d'assigner  une  date  com- 
patible avec  une  pareille  transformation.  Ce  ne  peut 
être  évidemment  celle  des  événements  eux-mêmes 
et  il  est  à  propos  de  se  rappeler  que  les  tenants  de 
cette  hypothèse  ramènent  volontiers  jusqu'au  temps 
des  Juges  et  de  David  l'époque  à  laquelle  les  Judéens 
et  leurs  alliés  ont  quitté  le  r)égéb  pour  venir  habiter 
larégiond'Hébron.  Apartirde  David,  les  confusions, 
qui  auraient  été  à  la  rigueur  possibles  durant  la  pé- 
riode obscure  qui  suivit  Moise,  deviennent  de  plus 
en  plus  difficiles  à  imaginer.  Le  Miisur  prend  dans 
l'histoire  une  place  de  plus  en  plus  grande  précisé- 
ment jusqu'à  ces  dixième-huitième  siècles,  au  cours 
desquels  les  critiques  placent  la  composition  du 
Yaht'  isie  et  de  VElohiste.  D'autre  part,  il  faut  faire 
disparaître  le  nom  de  l'Egypte  et  le  souvenir  des 
épisodes  qui  s'y  rattachent,  non  seulement  diiPetiia- 
teuqiie,  mais  encore  de  nombreux  textes  prophé- 
tiques dans  lesquels  on  les  rencontre  (cf.  Jni.,  ii, 
lo;  ni,  i;iv,  lo;  v,  a5,  26;  ix,  7;  Os.,  11,  16,  17  [Vulg. 
i4,  i5];  XI,  I,  2;  XII,  10,  i4;  XIII,  /t-6;  etc.).  L'opéra- 
tion réussit  toujours,  mais  au  préjudice  des  procédés 
et  méthodes  que  l'on  y  met  en  œuvre.  Il  faut  donc 
retenir  que  les  Israélites  sont  allés  dans  le  véritable 
pays  de  Misraïm,  c'est-à-dire  dans  le  royaume  des 
pharaons. 

134.  —  B.  Mais  les  fils  de  Jacob  r  sniit-ils  tous 
allés  .' —  a)  11  est  encore  des  critiques  qui  font  à  cette 
question  une  réponse  alTirmative.  E.  Renan'  admet- 
tait que  l'immigration  des  Beni-Isracl  s'était  faite 
en  deux  coups.  Le  premier  groupe,  celui  qu'on  devait 
appeler  le  clan  des  Joséfel  on  les  Beni-Josepli,  devait 
toujours,  à  raison  de  ses  initiatives,  garder  vis-à-vis 
de  ses  frères  des  airs  de  supériorité;  il  apparaît 
comme  doué  d'une  culture  supérieure.  Etablis  en 
Egyple  ou  plus  exactement  dans  les  environs  de  San, 
au  pays  de  Gessen,  les  Joséphites  s'j-  développent. 
Mais,  loin  d'oublier  leurs  frères,  ils  les  appellent  près 
d'eux,  peut-être  à  l'occasion  d'une  famine  ;  bientôt 
tous  les  Beni-Jacob  sont  dans  l'empire  des  pharaons. 
On  lit  de  même  sous  la  plume  de  C.  Piepenbring  -  : 
«  Nous  pensons...  que  les  ancêtres  d'Israël  ont  réel- 
lement fait  un  séjour  en  Egypte,  qu'ils  y  ont  été  op- 
primés, qu'ils  ont  réussi  à  secouer  ce  joug.  .  .  Nous 
croyons  historiques  le  séjour  des  Israélites  et  leur 
oppression  en  Egypte,  parce  que  la  délivrance  de  la 
servitude  d'Egypte  est  le  fait  capital  de  toute  l'an- 
cienne histoire  d'Israël,  comme  l'attestent,  non 
seulement  les  légendes  de  VExode,  mais  encore  d'au- 
tres passages  nombreux  et,  en  partie,  fort  dignes  de 
foi.  De  là  nous  pouvons  conclure  que  les  récits  de  la 
Genèse  qui  se  rapportent  à  Joseph  reposent  sur  un 
fonds  historique...  Une  tribu...,  après  avoir  souffert 

1.  Cf.  Ernest  Renan, ///5/0/rtf  du  peupie  d'Israël,  tome  I, 
surtout  cliap.  x.  Les  Ileni-lsraî-I  en  Egypte. 

2.  Cf.  C.  PiEPENBRi.'SG,  Histoire  du  peuple  d'Israël, 
p.  l'i-15. 


de  la  malveillance  d'autres  tribus  parentes,  a  immi- 
gré dans  ce  pays  et  y  a  prospéré  ;  [elle]  fut  rejointe  là 
par  des  tribus  sœurs,  leur  accorda  sa  protection  e) 
acquit  ainsi  sur  elles  la  suprématie.  »  Cari  Cornill 
professe  des  idées  sensiblement  analogues. 

155.  —  ^)  11  y  aurait  plus  d'une  critique  de  délai 
à  faire  sur  la  manière  dont  ces  théories  sont  présen 
tées;  au  moins  sauvegarilent-elles  la  substance  de 
données  bibliques.  Il  en  va  tout  autrement  avec  le: 
systèmes  dont  nous  avons  à  parler.  Beaucoup  d'his 
toriens  d'Israël  n'admettent  aujourd'hui  le  séjour  ei 
Egypte  que  pour  un  groupe  de  tribus.  On  remarquer; 
d'ailleurs  que,  parmi  ces  dernières,  celles  qui  se  rat 
tachent  aux  servantes  Bala  et  Zelpha  n'attirent  qui 
secondairement  l'attention.  Volontiers  on  les  traiti 
comme  étant  à  l'origine  plus  ou  moins  contaminée 
par  le  sang  étranger  (Wkllhausbn-)  ;  volontiers  01 
les  regarderait  comme  des  tribus  cananéennes,  con 
quises  d'abord,  puis  assimilées  par  Israël.  Au  rcgan 
de  Wellhausen^,  le  long  séjour  en  Egypte  pourrait  n 
convenir  qu'à  la  tribu  de  Joseph.  La  tribu  de  Benjs 
min,  pareillement  rattachée  à  Rachel,  aurait  pri 
naissance  en  Canaan,  mais  seulement  après  l'immi 
gration;  tel  serait  le  sens  de  l'épisode  raconté  Gen 
XXXV,  16-20.  Quant  aux  tribus  dérivées  de  Li 
(Ruben,  Siniéon,  Lévi,  Juda,  Issachar,  Zabulon),  i 
n'est  pas  sur  qu'elles  soient  allées  en  Gessen;  il  es 
fort  possible  que  ce  soit  de  leur  séjour  oriental  (d 
Musrii)  qu'elles  aient  tendu  la  main  aux  Cls  d 
Rachel,  avec  lesquels  elles  auraient  ensuite  contracl 
les  liens  de  l'unité  future.  Le  voyage  (d'après  la  Bible 
le  retour)  de  Moïse  du  pays  de  Madian  en  Egypt 
(,Ex.,  IV,  i8-3i;  cf.  II,  i5-j2)  trouverait  en  celte  hypt 
thèse  une  explication  facile.  Comme  on  s'en  douti 
c'est  le  rôle  fait  à  Joseph  dans  la  Genèse  (Gen 
xxxvii-l)  qui  sert  de  base  au  système  de  Wellhausen 
d'autre  part,  la  théorie  expliquerait  et  les  prêtez 
tiens  des  tribus  descendant  de  Lia  à  un  âge  plu 
avancé  et  celles  de  Ruben  à  l'hégémonie.  Enfin  toute 
ces  vues  sont  dominées  par  un  postulat;  l'unité  di 
tribus  ne  remonte  pas  aux  origines  du  peuple  d'I 
raël.  Wellhausen  toutefois  la  regarde  comme  ant 
rieure  à  la  conquête  de  la  Palestine  propremei 
dite. 

156.  —  c)  Le  même  postulat  est  à  la  base  du  sy 
tème  de  Bernard  Stade  '.Mais,  d'après  lui,  ce  sont  li 
tribus  issues  de  Lia  qui  se  sont  établies  dans  le  dése 
de  Gessen  et  qui  ont  connu  les  années  de  servitud 
En  revanche,  celles  qu'il  faut  rechercher  au  Sud  d 
négéb,  ce  sont  celles  que  l'on  présente  comme  issui 
de  Rachel;  elles  y  vivaient  en  union  intime  avec  h 
bédouins  madianiles,  formant  avec  eux  une  sorte  ( 
confédération  et  honorant  le  même  Dieu.  C'est  pri 
d'elles  que  Moïse,  échappé  d'Egypte,  s'est  réfugi- 
c'est  dans  le  négéb  qu'il  a  eu  la  vision  de  Yahwe 
c'est  de  là  qu'il  est  retourné  en  Egypte  proclamer,  a 
nom  de  son  nouveau  Dieu,  la  délivrance  de  se 
peuple;  c'est  là  qu'il  est  revenu  à  la  lëte  de  ce  de 
nier;  c'est  là,  autour  de  Cadès,  que  s'est  réalise 
l'union  nationale.  B.  Stade  paraît  préoccupé,  € 
énonçant  cette  théorie,  de  tenir  compte  des  liei 
qui  unissent  Moïse  avec  l'Egypte  et  de  ceux  qui 
rattachent  à  la  tribu  de  Lévi  (issue  de  Lia). 

157.  —  </)  Une  autre  théorie,  qui  gagne  aujou 
d'hui  de  la  faveur,  est  beaucoup  plus  radicale.  - 
a)  Nous  rentrons  en  contact  avec  les  idées  chères 

1.  Cf.  Cari  HeinrichCoKMLL,  Getehichle  des  Volkeshrai 
p.  39-40. 

2.  Cf.  J.  WELLiiAL'StN,  Israelitische  und  jiidische  Ge 
chichte,  ô*  éd.,  p.  16. 

3.  Ibid. 

4.  Cf.  B.  Stade,  Die  Entstehung des  Volkes  Israël,  3«  ée 
p.  10-13. 


781 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


782 


Hugo  WiNCKLEn.  Les  tribus  qui  sont  à  la  base  de 
l'unité  Israélite  viennent  toutes  du  même  réservoir  de 
peuples,  sans  doute  des  bords  occidentaux  du  golfe 
Persique.  Mais  elles  ont  suivi  des  voies  assez  diffé- 
rentes. L'une  d'elles,  celle  qui  portera  le  nom  de 
Juda,  est  d'abord  venue  se  lixer  dans  le  négéb;  elle 
y  a  rencontré  les  tribus  nomades  dont  plusieurs  fois 
déjà  nous  avons  parlé  et  s'est  unie  avec  elles.  A  l'une 
d'elles  elle  a  emprunté  le  nom  de  Yahweli.  —  ;5)  Au 
regard  de  H.  Winckler,  nous  l'avons  vu,  c'est  dans  le 
négéb  que  cet  élément  du  futur  peuple  de  Dieu  au- 
rait vécu  jusqu'à  son  entrée  en  Canaan.  Ceux  qu'ef- 
frait  un  pareil  radicalisme  et  un  tel  dédain  des 
textes,  Léon  CAnTi,par  exemple,  mettent  la  pénétra- 
tion et  le  séjour  en  Egypte  au  com[)te  de  ces  groupes 
du  négéb:  ils  auront,  en  se  réfugiant  en  Gessen, 
suivi  une  voie  que  les  bédouins  de  la  péninsule 
sinailique  ont  toujours  suivie  et  suivent  encore 
volontiers.  D'ailleurs,  autour  de  Juda,  plusieurs  de 
ces  auteurs  groupent  volontiers  les  tribus  de  Siméon 
et  de  Lévi;  pour  autant,  le  rôle  attribué  à  Moïse  y 
trouve  son  explication.  En  revancbe,  l'histoire  de 
Joseph  attirant  tous  les  fils  de  Jacob  en  la  terre  des 
pharaons  n'est  qu'une  superbe  fantaisie  destinée  à 
donner  plus  de  relief  à  l'un  des  principaux  éléments 
de  l'Israël  du  Nord.  —  •/)  Revenus  au  négéb  après  la 
sortie  d'Egypte,  Juda  et  ses  alliés  y  séjournent  à  nou- 
veau un  certain  temps.  Mais  ce  n'était  pas  en  vain 
que,  dans  le  pays  de  Gessen,  ils  s'étaient  initiés  à  la 
vie  sédentaire;  ils  en  avaient  subi  le  charme.  Aussi 
du  négéb  jetèrent-ils  bientôt  un  regard  de  convoitise 
sur  les  régions  plus  fertiles  de  la  montagne  d'Hébron. 
Ils  y  montèrent  directement  à  une  époque  que  plu- 
sieurs des  tenants  de  cette  opinion  maintiennent  en 
relation  avec  les  temps  mosaïques-,  mais,  d'après 
H.  Winckler,  à  l'époque  même  de  David '.  Ce  dernier 
n'était  pas  le  jeune  élu  que  nous  présente  la  Bible 
(l  Sam.,  XVI,  i-i3),  qui  fait  brillamment  son  appren- 
tissage à  la  cour  de  Saiil  (I  Sam,  xvi,  i4-23)  et  dans 
la  vallée  du  Tcrébinthe  (I  Sam.,  xvii).  C'était  un 
aventurier,  un  chef  de  bandes,  assez  vraisemblable- 
ment un  chef  calébile  (on  allègue,  à  l'appui  de  celte 
théorie,  v.  g.  I  .Sam.,  xxv,  où  David  épouse  la  veuve 
du  calébite  Nabal).  Sa  première  œuvre  fut  l'unifica- 
tion des  Calébites  et  des  Judéens,  auxquels  il  assura 
la  possession  du  Sud  de  la  Palestine.  —  5)  Mais  ses 
exploits  aboutirent  à  un  résultat  plus  vaste.  La 
Palestine  du  iS'ord  était  occupée,  en  dehors  de  ce  qui 
restait  de  Cananéens,  par  un  groupe  puissant  de 
tribus  apparentées  à  Juda;  c'étaient  les  tribus  Israé- 
lites, celles  qui  plus  tard  constituèrent  le  royaume 
schismatique.  Ces  clans  y  étaient  directement  arrivés 
de  l'Est;  comme  Juda,  ils  venaient  de  l'Orient,  de  la 
Chaldée.  Longtemps  ils  avaient  séjourné,  non  pas 
sans  doute  en  Harran  ou  Mésopotamie,  comme  cer- 
taines traditions  le  laissent  entendre  (Gen.,  xi,  28- 
82;  XXIV,  4,  10;  XXVII,  43  [ces  textes  sont  de  J]  ;  xi, 
3i,  32  et  xxv,  20  [d'après  P]),  mais  plutôt  au  désert 
des  B  nè{y]  Qédém{Gen.,  xxix,  i,  d'après  E),  situé  au 
delà  de  la  Transjordane  et  des  rivages  orientaux  de 
la  mer  Morte  (cf.  Jtid.,  vi,  33;  viii,  10;  etc.)'.  De  là 
ils  étaient  progressivement  passés  en  Canaan.  Peu  à 


1.  Cf.  Léon  Gart,  .4u  Sinaï  et  dans  l* Arabie 
(dans  le  BiilU-tin  de  la  Société Neuchâteloise  de  Géog 
XXIII,  1914,  p.  1-524J,  Appendice,  p.  513  sv. 

2.  Cf.  Léon  Cart,  op.  cit.,  p.   516-519. 

3.  Cf.    Hugo  WiM'.KLER,   Geschichle    Israeh  in   Einzel- 
darsiellun!;en.  Teil  I,  p.  24-28. 

4.  Cf.   Eiluar.l    Metek  und  Bernhard    Lutiieb 
raelitfn   und  ihre  Ifac/ibarstumme,   1906,   p.  242. 
auas-i,  bien  qu'il    soit   moins    précii    et    moins    ex 
Hugo  WiNC.KiEK,  Geschichte...,  I,p.l3  sv.,  30,126 

ST.,    156    ST. 


Pétrée 
rapliie. 


Die  Is- 
-  Voir 
plicite, 
ST.,  134 


peu,  sous  l'influence  du  sang  et  pour  la  nécessité  de  la 
défense,  ils  s'étaient  rapprochés  les  uns  des  autres  ; 
au  temps  de  Débora  et  de  plusieurs  autres  Juges,  ils 
avaient  formé  des  unités,  toujours  transitoires,  mais 
de  plus  en  plus  compactes.  David  fut  assez  heureux 
pour  les  conquérir  et  leur  imposer  sou  hégémonie. 
—  i)  Une  pareille  fusion  n'allait  pas  alors  sans 
l'unité  religieuse.  Le  culte  judéo-lévitique  de  YahweU 
supplanta  chez  les  Israélites  du  Nord  ceux  des  élohim 
variés  auxquels  ils  rendaient  leurs  hommages;  une 
croyance  et  des  pratiques  cultuelles  communesache- 
vèrent  l'œuvre  d'unification  déjà  réalisée  sur  le  ter- 
rain politique'. 

158.  —  ~)  A  l'appui  de  cet  étrange  système,  on 
allègue  d'abord  le  vieux  cantique  de  Débora  (Jud.,v). 
Les  tribus  du  Nord  y  sont  mentionnées  :  la  plupart 
sont  louées  pour  leur  empressement  à  répondre  à 
l'appel  aux  nrmes{Jud.,  v,  i4,  i5a|Ephraim,  Benja- 
min, Machir,  Zabulon,  Issacliar],  18  [Zabulon,  Neph- 
thali  );  d'autres  sont  blâmées  pour  leur  indolence 
{Jud.,  V,  i5h,  16,  17  [Ruben,  Galaad,  Dan,  Aser]). 
Mais  sur  Juda  le  silence  est  complet,  ainsi  que  sur 
Lévi  et  Siméon  :  tandis  qu'au  regard  de  Wellhausen^, 
ces  deux  dernières  tribus  n'existaient  déjà  plus, 
L.  Cart^  préfère  penser  qu'à  l'instar  de  Juda,  elles 
étaient  complètement  en  dehors  du  champ  de  vision 
de  l'héroïne.  Ces  trois  tribus  n'appartenaient  pas  au 
groupement  Israélite,  elles  habitaient  encore  le 
négéb  ;  on  sait  que  dans  la  suite  le  lien  le  plus  étroit 
fut  conçu  entre  les  territoires  de  Siméon  et  de  Juda. 
Le  silence  qui  frappe  dans  le  cantique  de  Débora  est 
constant  dans  le  livre  des  Juges  (Jud.,  m,  7-1 1  est 
additionnel).  —  i)  On  se  plaît  à  relever  ensuite  quel- 
ques indications  sporadiques  renfermées  dans  V Ilexa- 
tetique.  Isolé  de  son  contexte  très  tendancieux,  le  récit 
àeNnm.,  xxi,  ai-aS»  nous  montre  Israël  conquérant 
sur  Séhon  les  territoires  orientaux  compris  entre 
l'Arnon  et  le  Yabbok;  c'est  qu'Israël  vient  de  l'Est. 
D'ailleurs  le  roi  amorrhéen  va  à  sa  rencontre  dans 
le  désert,  c'est-à-dire  vers  les  steppes  des  B'né[)\ 
Qédém.  Ce  texte,  où  il  n'est  pas  question  de  Moïse, 
n'a  rien  à  voir  avec  l'exode  traditionnel.  Débarrassés 
des  innombrables  retouches  de  D^,  les  éléments  fon- 
damentaux de  /os»é(E,  document  Israélite)  fournis- 
sent des  renseignements  qui  convergent  dans  la 
même  direction.  Ils  présupposent (/o5.,  Mil,  3o,3ib; 
XXIV,  35)  une  conquête  de  Sichem,  une  alliance  con- 
clue à  Sichem,  avec  promulgation  de  lois  et  d'ordon- 
nances. Or  c'est  à  cette  même  conquête  que  fait 
allusion  Gen.,  xlviii,  22,  la  reportant  ainsi  en  pleine 
période  patriarcale;  de  cette  mainmise  sur  Sichem, 
on  peut  rapprocher  ce  que  dit  Jud.,  i,  22-26  de  la 
prise  de  Béthel  par  les  Joséphites,  non  encore  divisés 
en  Ephraïmites  et  Manassites.  Ces  traits  divers  con- 
courent à  nous  montrer  la  Palestine  centrale  conquise 
par  les  tribus  du  Nord  '.  —  6)  Il  n'y  a  pas  d'ailleurs 
à  distinguer  entre  deux  invasions,  l'une  remontant 
aux  patriarches,  l'autre  postérieure  à  Moïse.  Une 
telle  distinction  n'est  autre  chose  que  le  résultat  des 
nombreuses  retouches  faites  aux  documents  primi- 
tifs. Il  serait  assez  facile  de  discerner  les  principales 
d'entre  elles.  Celles  d'abord  qui  ont  mis  Josué,  au(|uel 
on  fait  l'honneur  de  la  conquête,  en  relations  si 
intimes  de  dépendance,  puis  de  succession,  avec 
Moïse.  Celles  surtout  qui  ont  trait  à  l'arche.  A  l'ori- 
gine, r<i  arche d'^'/o'Ai'm  «(expression  la  plus  fréquente 
dans  I  Sam.,    iii-vii  et  II   Sam.,  vi-xv)  n'était  autre 


1.    Cf    H.  WiKCKLEB,  GfscAiVA/e...,  p.  29-42. 
■J.   Cf.   .1.  WELLUnvszTt,  Israelilische...,   p.  37. 

3.  Op    cit.,  p.  487-491. 

4.  Pour  toute  cette  argumentation,  cf.  L.  Cart,  np.  cit., 
p.  49C-50:î. 


783 


MOÏSE  ET  JOSUE 


784 


chose  qu'un  emblème  religieux  des  Israélites  du 
Nord,  propre  au  sanctuaire  de  Silo,  et  elle  n'avait 
peut  être  aucun  rapport  avec  Yalnveh.  Mais  quand, 
après  la  conquête,  David  l'introduisit  dans  son 
tabernacle  (Il  Sam.,  vi),  d'où  elle  devait  passer  dans 
le  temple  de  Salomon,  elle  devint  naturellement 
l'arche  du  Dieu  judéen;  elle  fut,  par  une  conséquence 
facile  à  prévoir,  mise  en  relation  avec  le  Sinaï  et 
Cadès'.  —  0  Enfin  on  tient  compte  des  données  de 
divers  documents  extrabibliques.  On  relève  d'abord 
ce  que  les  lettres  de  Tell  el-Amarna  nous  disent  des 
Habirii  qui,  peut-être  attirés  par  les  Hittites  et  les 
Àmorrbêens,  envahissent  la  Palestine  au  temps 
d'Aménophis  IV,  c'est-à-dire  au  quatorzième  siècle. 
L'identitication  est  adoptée  de  ces  Ifabiru,  non  pas 
strictement  avec  les  Israélites,  mais  avec  ces  enva- 
hisseurs araméens  auxquels  se  rattachaient  les 
Hébreux  du  Nord.  On  remarque  d'ailleurs  que,  parmi 
les  endroits  auxquels  se  fixent  ces  immigrants,  Arta- 
hipa,  roi  de  Jérusalem,  signale  le  pays  de  Sichem^. 
La  mention  de  Jacobel  et  de  Joséphel  sur  la  liste  des 
peuples  soumis  par  Thoutmès  III  (i5oi-i447)  attire 
pareillement  l'attention  ;  il  y  faudrait  voir  deux  noms 
de  localités  de  la  Palestine  centrale  pi'ès  desquelles 
les  Hébreux  s'installèrent  et  qui  servirent  ensuite  à 
en  désigner  les  groupes  principaux 3.  Enlin  il  y  a  le 
fameux  texte  de  la  stèle  de  Ménephlah  I  (vers  1220). 
Au  milieu  de  diverses  allusions  à  des  succès  militaires, 
notamment  à  la  prise  d'Ascalon  et  de  Gézer,  on  lit  : 
.(  Israilu,  ses  gens  sont  peu  de  chose,  sa  demeure 
n'existe  plus  ».  C'est  une  allusion  évidente  à  la  pré- 
sence d'un  pouvoir  Israélite  en  Palestine  au  temps  du 
successeur  de  Rarasès  II  '•  et  nul  doute  qu'avant 
d'être  si  profondément  atteint,  ce  pouvoir  avait  eu  le 
temps  de  s'établir  et  de  se  fortilier. 

159.  —  e)  Nous  ne  pouvons  indiquer  dans  le  détail 
les  formes  diverses  que  peut  revêtir  cette  théorie,  la 
manière,  par  exemple,  dont,  avec  une  très  ample 
documentation,  Wilhelm  Erbt*  la  présente.  Mieux 
vaut  en  tenter  une  appréciation  :  —  «)  Tout  d'abord 
le  postulat  général  sur  lequel  s'appuient  ces  systè- 
mes ne  s'impose  nullement  à  notre  créance.  Un  peu- 
ple peut  se  former  de  deux  manières.  Par  la  fusion 
de  tribus  auparavant  distinctes,  étrangères  les  unes 
aux  autres  ou  n'ayant  entre  elles  que  des  rapports 
lointains  de  consanguinité.  C'est  ainsi  que  les 
Cinéens  ou  les  Génézéens  ont  pu  s'introduire  au 
désert  parmi  les  Israélites.  Mais  un  peuple  peut  aussi 
bien  se  former  par  le  développement  progressif, 
rapide  parfois,  d'un  clan  important;  les  usages  du 
désert  actuel  fournissent  des  analogies  s.  Il  n'y  a  rien 
qui  répugne  en  soi  dans  l'idée  de  l'unité  primitive  des 
tribus  Israélites.  —  /3)  Bien  plus,  cette  unité  primi- 
tive s'impose  à  l'histoire.  Elle  n'est  pas  seulement 
attestée  par  tels  ou  tels  documents  concrets.  11  faut 
reconnaître,  et  les  tenants  de  l'opinion  contraire  en 
font  l'aveu,  que,  sous  leur  forme  actuelle,  tous  les 
documents  qui  sont  à  la  base  de  Vllexateuque  té- 
moignent en  ce  sens.  —  ■/)  Sans  doute  on  peut  ob- 
jecter que  l'union  des  deux  groupes,  judéen  et  Is- 
raélite, a   été     assez    éphémère  ;    on     peut   ajouter 

1.  Cf.  H.  WiNCKLEK,  Gcschichtc...,  I,  p.  29-30  35-38, 
59-66,  69-70,  70-77. 

2    Cf.  H.  WmcKLER,  Getchichte...,  I,  p.  16-21. 

3.  Cf.  Léon  Cart,  AuSinaï.,..,  p.  503,  avec  renvoi  à  Max 
Mui.LBR,  Asien  und  Europa  nach  AUàgyptiscken  Denk- 
mdUrn,  p.    162-164. 

4.  Cf.  Ed.  Mkter,  Die  UraeHlen...,-p.  249,251  sv.,  2S1  sv. 

5.  Wilhelm  Erbt,  Die  Hebraer,  Kanaan  im  Zeitalter  der 
hebrdisc/ien  Wanderung  und  hebràiacher  Slaatengriindun- 
gen.   1906. 

C,  Cf.  p.  Antonin  Jaussen,  Coutumes  des  Arabes  aupays 
de  Moab,  notamment  le  chap.  11,  La  tribu. 


qu'elle  n'a  jamais  été  parfaitement  harmonique, 
qu'au  temps  des  Juges,  de  Saiil  et  de  David,  on 
voyait  poindre  les  germes  des  dissensions  qui  de- 
vaient aboutir  au  schisme.  Il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  tous  les  documents  qui  parlent  de  ces  dé- 
saccords insistent  sur  la  fraternité  primitive;  de 
part  et  d'autre,  en  Israël  et  en  Juda,  se  manifeste 
le  regret  de  la  rupture;  de  part  et  d'autre,  les  vi- 
sions prophétiques  mettent  au  rang  des  espérances 
celle  de  la  restauration  de  l'unité  antique.  Or  une 
telle  unanimité  de  témoignages  est  inexplicable  dans 
l'hypothèse  d'une  union  qui  aurait  duré,  tant  bien 
que  mal,  pendant  quelque  soixante-dix  ans  seule- 
ment; elle  est  surtout  inexplicable  si  la  réuuion 
éphémère  n'a  été  réalisée  que  par  la  violence  de  la 
conquête  et  par  une  volonté  jugée  abusive  et  tyran- 
nique.  —  i5)  Il  y  a  plus  :  les  documents  sont  aussi 
unanimes  en  faveur  de  l'unité  religieuse  primitive 
qu'à  l'égard  de  l'unité  sociale  et  politique.  On  sait  de 
reste  que  l'unité  religieuse  durable  est  de  toutes  la 
plus  difficile  à  réaliser.  On  peut  obtenir,  il  est  vrai, 
une  adhésion  temporaire  au  culte  extérieur  du  vain- 
queur; mais,  quand  la  conti-ainle  aura  disparu,  les 
vaincus  retourneront  d'instinct  aux  usages  natio- 
naux qu'ils  n'auront  pas  eu  le  temps  d'oublier;  il 
faudrait  une  série  de  générations  avant  que  la  reli- 
gion imposée  de  l'extérieur  prit  pied  dans  les  âmes. 
David  pouvait  introduire  l'arche  d'Elôbim  dans  le 
tabernacle  de  Yaliweh  et  en  changer  le  vocable; 
mais  cette  mesure  elle-même  n'allait  qu'à  indisposer 
contre  le  culte  judéen  ceux  qu'il  avait  dépossédés  de 
leur  palladium.  En  tout  cas,  ce  n'est  pas  au  bout  de 
soixante  ans  que  ces  Yahwistes  malgré  eux  se  se- 
raient à  ce  point  attachés  au  Dieu  de  Juda  qu'ils  en 
gardent  à  jamais  le  souvenir.  C'est  pourtant  ce  qui 
est  arrivé.  Ils  ont  pu  retourner  à  leurs  pratiques  cul- 
tuelles d'origine  suspecte;  mais  à  tout  jamais  ils 
ont  retenu  le  nom  de  Yahweh  ;  plusieurs  siècles 
après  la  sécession,  ils  ont  compris  les  prophètes 
Elle  et  Elisée,  même  le  judéen  Amos,  quand  ceux-ci 
leur  parlaient  de  Yahweh  et  de  ses  exigences.  La 
vigueur  de  David  ne  suffit  pas  à  expliquer  cette  fer- 
meté d'adhésion;  moins  encore  l'intervention  de  la 
qénite  Jahel,  aux  côtés  de  Débora,  pour  contribuer, 
avec  l'appui  de  Yahweh,  son  propre  Dieu,  au  salut 
d'Israël  (/(/(/.,  V,  itt;  cf.  iv,  i^-aa)!... 

160.  —  £)  Pareils  souvenirs  de  l'unité  primitive 
supposent  que  cette  unité  a  des  racines  plus  profon- 
des qu'on  ne  se  plait  à  le  dire.  Il  faudrait  des 
arguments  très  forts  et  très  précis  pour  ébranler 
cette  conclusion;  or  ces  arguments  n'existent  pas. 
Le  silence  du  cantique  de  Débora  au  sujet  de  Juda 
trouve  son  explication  toute  nalm-elle  dans  les  dif- 
ficultés que  cette  tribu  éprouva  à  s'installer  parmi 
ses  montagnes  arides.  D'autre  part,  les  mêmes  do- 
cuments qui  sont  unanimes  à  faire  venir  du  Nord 
les  Israélites  le  sont  pareillement,  dans  leur  état 
actuel,  à  distinguer  une  double  phase  de  migra- 
tion. Les  Abraharaides  ont  d'abord  séjoiirné  en 
Canaan  à  la  façon  de  peuples  encore  nomades,  attirés 
déjà  sans  doute  par  la  vie  sédentaire,  mais  ne  s'ins- 
tallant  pas  encore  à  proprement  parler;  les  tribus 
vivaient  d'une  vie  propre,  assez  isolée,  ne  constituant 
en  aucune  manière  ce  que  l'on  appelle  une  nation. 
Mais  les  fils  d'Israël  sont  revenus  ensuite  sous  la 
conduite  de  Moïse  et  de  Josué  ;  ces  tribus  étaient 
alors  plus  étroitement  unies,  elles  constituaient  un 
peuple  et  elles  étaient  à  la  recherche  d'une  patrie. 
Entre  ces  deux  invasions,  les  textes  placent  ic  séjour 
de  tous  les  fils  d'Israël  en  Egypte.  —  ï)  Inutile  de 
l'ajouter.  L'unanimité  est  pareille  quand  il  s'agit 
de  l'unité  religieuse  primitive  :  c'est  le  même  Elohim 
que  les  patriarches  adorent  avant  de  descendre  en 


785 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


786 


Egypte.  El  ce  Dieu  des  pères,  les  descendants  sont 
d'accord,  après  les  tbéopbanies  du  Sinai,  pour  le 
révérer  sous  le  nom  de  Yaliweb  et  sous  le  sj  nibole 
de  l'arche.  On  n'a  pas  le  droit  de  méconnaître  la 
valeur  de  témoignages  aussi  explicites  dans  leurs 
dépositions.  Il  faudrait,  d'autre  part,  des  raisons 
tout  à  fait  majeures  pour  préférer  à  de  telles  don- 
nées celles  que  pourrait  fournir  un  lambeau  de 
texte,  isolé  de  son  contexte  :  on  doit  y  regarder  à 
deux  l'ois  avant  d'admettre,  ou  bien  que  les  rédac- 
teurs ont  méconnu  le  sens  des  documents  qu'ils 
utilisaient,  ou  bien  qu'ils  en  ont  volontairement 
altéré  la  portée. 

161.  —  ''■)  Nous  retiendrons  que  tous  les  fils  de 
Jacob,  moralement  parlant,  sont  venus  en  Egypte. 
Nous  n'avons  pas,  en  dehors  de  la  liible,  de  témoi- 
gnages explicites  à  ce  sujet.  Jlais  on  l'a  souvent 
remarqué  :  ce  que  nous  savons  de  la  situation  de  la 
vallée  du  Nil  au  temps  des  Hyksos  éclaire  admii-able- 
ment  les  récits  bibliques.  Rien  d'étrange  à  ce  qu'à 
cette  époque,  des  tribus  sémitiques,  poussées  par  la 
famine,  descendent  en  cette  vallée  qui  fut  l'un  des 
greniers  principaux  du  monde  antique.  Tout  naturel, 
d'autre  part,  l'accueil  qu  ils  reçoivent  des  pharaons 
leurs  congénères;  et,  si  ces  derniers  accordent  aux 
Hébreux  le  séjour  du  pays  de  Gessen,  ce  n'est  pas 
avec  un  parfait  désintéressement  :  ils  ont  toutavan- 
tage  à  poster  aux  marches  orientales  du  royaume, 
des  sujets  reconnaissants  qui,  en  cas  d'alerte,  se- 
ront des  veilleurs  attentifs  et,  au  besoin,  des  défen- 
seurs dévoués.  Il  n'est  pas  jusqu'à  l'histoire  de  la 
brillante  carrière  de  Joseph  qui  n'ait  reçu  des  do- 
cuments hiéroglyphiques  les  lumières  capables  de 
l'expliquer.  —  0)En  adoptant  cette  conclusion,  nous 
n'avons  pas  la  prétention  de  dire  que  toutes  les  dif- 
licultés  disparaissent  comme  par  enchantement.  La 
présence  de  Jacobel  et  de  Joséphel  sur  la  liste  de 
Thoutmcs  III  indiquerait,  si  ces  noms  avaient 
quelque  rapport  certain  avec  les  Israélites,  que  des 
clans  hébreux  se  trouvaient  en  Palestine  entre  la 
date  présumée  de  la  descente  en  Egypte  et  celle  de 
l'exode.  Quand  ces  découvertes  furent  publiées  pour 
la  première  fois,  des  apologistes  catholiques  recou- 
rurent, pour  expliquer  ces  textes,  à  l'hypothèse  de 
plusieurs  exodes,  dont  l'un  antérieur  à  Moïse  et 
contemporain  d'.\hmès  I'.  Il  serait  peut-être  aussi 
simple  d'admettre  que  tel  ou  tel  clan  de  la  famille 
de  Jacob  ou  même  de  la  tribu  de  Joseph  ne  descen- 
dit pas  dans  la  vallée  du  Nil;  la  Bible  signale  seule- 
ment les  enfants  qui  naquirent  à  Joseph  après  son 
arrivée  à  la  cour  du  pharaon.  On  pourrait  aussi  pen- 
serque,  pendanlle  séjouren  Gessen,  tel  outelgroupe 
restreint  aurait  eu  la  nostalgie  de  ses  montagnes. 
.\ussi  obscure  que  celle  de  Jacobel  et  de  Joséphel  est 
la  question  des  Habira.  Leur  idenlilieation  avec  les 
Hébreux  soulève  toujours  des  dillicultés  et  est  objet 
de  controverses.  Tel  texte  assyrien,  récemment  étu- 
dié par  le  P.  Scheil,  serait  plut6t  favorable  à  la 
thèse  de   la  distinction-;  en  tout  cas,  les  Habiru  y 

1.  Cf.  Fr.  DE  MooR,  L'E^yptoJo^ie  et  la  Bible  dans  La 
Science  catholique,  1897-1898,  p.  899-920,  1058-1078  sur- 
tout 899-920. 

2.  Cf.  V.  Scheil,  Les  Habiri  au  temps  de  Rim-Sin  {No- 
tules, dans  la  Rei/ue  d' Assyriologie,  XII,  1915,  p.  114  sv.). 
Ces  llablri,  mentiontiéB  en  un  texte  provenant  de  Larsa  et 
de  six  cents  ans  antérieur  h  l'époque  de  Tell-el-Amarna, 
paraissent  avoir  été,  à  l'origine,  une  peuplade  élamite, 
kassite  ou  ba.»-mésopotamienne.  Ils  servaient  dans  les 
milices  de  la  dynastie  élamite  de  Larsa;  on  les  employait 
sans  doute  aussi  dons  les  contrées  lointaines  de  l'Ouest 
où  la  suprématie  des  monarques  orientaux  devait  se 
maintenir  avec  plus  ou  moins  d'autorité,  grâce  à  la  pré- 
sence de  quelques  troupes  armées.  Il  resta  encore  possible 
que,  conformément  a   l'opinion  de  H.  Winckler,  ce  nom. 


apparaîtraient  plutôtcomme  des  émissaires  à  la  solde 
des  Babyloniens,  en  vue  de  troubler  la  Palestine  et 
de  créer  des  embarras  aux  pharaons.  Aussi  bien,  si 
l'on  est  favorable  à  l'identilicalion,  on  n'en  pourra 
rien  tirer  contre  la  descente  de  toutes  les  tribus  en 
Egypte;  il  y  aura  plutôt  lieu  d'examiner  quel  rejail- 
lissement cette  thèse  peut  avoir  sur  la  discussion 
touchant  la  date  à  attribuer  à  l'exode.  Il  en  faut  dire 
autant  de  la  mention  d'Jsraitu  sur  la  stèle  de  Méne- 
pbtah  I. 

S"  La  sortie  d'Egypte 

192.  —  A.  D'après  la  Bible.  —  Les  données  bibliques 
sont  ici  de  nouveau  fort  claires.  .\près  la  mort  de  Joseph 
et  de  tous  ceux  de  sa  génération  {Ex.,  i,  fi;  J),  les  Israé- 
lites connurent  encore  de  longs  jours  de  prospérité  {Ex., 
I,  ■/;  P)  sous  des  pharaons  qui  leur  étaient  favorables. 
Mais  survint  ensuite  un  roi  qui  ne  connaissait  pas  Joseph; 
son  avènement  fut  pour  les  Hébreux  le  point  de  départ 
d'une  terrible  persécution  [Ex.,  i,  8-10,  l'j*  201),  J  •  \\ 
12,15-22*,  E;  13,  14*,  P).  Cependant  Dieu  préparait  en 
Moïse  le  libérateur  de  son  peuple  [Ex.,  ii,  1-10,  E).  Ce  (ils 
de  Léïi  [Ex.,  il,  1;  E)  fut  vivement  affecté  par  le  spec- 
tacle de  la  misère  de  ses  frères  [Ex.,  ii,  11-14;  J  ou  E). 
A  la  suite  de  divers  incidents  et  pour  échopper  à  la  colère 
du  pharaon,  il  se  retira  au  pays  de  Modian  ;  il  y  entra 
en  relations  avec  un  prêtre,  Kaguel  selon  le  récit  yabwiste 
[Ex.,  II,  18;  à  moins  que,  d'après  Num.,  x,  29,  il  ne  faille 
corriger;  Hobab  61s  de  Hnguel  [Rt'uél]],  Jelbro  (i'ilMrô) 
selon  le  récit  élohiste  (Ex.,  m,  1  ;  iv,  18;  xviii,  1,  2,  5 
6,  9,  10,12)  ;  il  épousa  une  de  ses  filles  [Ex.,  ii,  15-22;  J)! 
Son  séjour  en  .Madian  se  prolongea  et  le  pharaon  oppres- 
seur mourut  (£'i-.,  ii,  23a5<  ;  J).  A  cette  occasion  les  cris  de 
détresse  des  Israélites  montèrent  plus  pressants  vers  le 
ciel  [Ex.,  II,  23a:i-25  ;  P).  Or,  comme  Moïse  conduisait  le 
troupeau  deson  beau-père  ((  deri-ière  le  désert»  ['ahar  ham- 
mid^bûj),  il  arriva  à  la  montagne  de  Dieu,  à  l'Horeb 
{Ex.,  m,  1  :  E).  Là  eut  lieu  l'apparition  divine  en  forme  de 
flamme,  du  milieu  du  buisson.  Dieu  confia  à  Moïse  la  mis- 
sion de  délivrer  son  peuple;  en  même  temps  il  lui  révéla 
son  nom  de  Yaliweb,  multiplia  les  signes  les  plus  capa- 
bles de  le  réconforter,  lui  donna  à  lui-même  le  pouvoir 
d'en  accomplir  et  de  se  servir  à  cette  fin  de  son  bâton. 
Moïse  retourna  vers  son  beau-père  et  obtint  de  lui  la  per- 
mission de  revenir  en  Egypte.  Sur  le  chemin  du  retour,  il 
eut  h  affronter  la  colère  de  Yahweh  ;  en  arrivant,  il  ren- 
contra son  frèie  Aaron  qui  venait  au-devant  de  lui.  Tous 
deux  se  présentèrent  au  phaiaon;  s'appuyant  sur  l'auto- 
rité de  Yahwob,  ils  lui  demandèrent  de  permettre  aux 
Israélites  de  se  rendre  au  désert,  à  trois  jours  de  marche, 
pour  célébrer  une  fête  en  l'honneur  de  leur  Dieu.  Mais 
le  roi  s'endurcit  et  rendit  plus  terrible  encore  le  sort  des 
Israélites  (J  ;  Ex.,  m,  2-4a,  5,  7,  8*,  16-20*;  iv  1.14a-^ 
19,  20a,  24-26,  29*,  30b,  31a  ;  v,  la*,  3,  5-23  :  vi,  1.  —  E  ! 
£a-.,  III,  1,4b,  6,  9-15,21,  22  ;  iv,  17,18,  20b  [21-23]',  27,  28 
29*,  30a,  31b;  y,  1*,2,4.  —  P  ;  Ex.,  vi,  2-30  ;vii,  1-13).  11 
ne  fallut  rien  moins  que  les  dix  plaies  pour  avoir  raison  de 
sonobstinotion{J  :  Ex..  vu,  14,  15a,  16,  17*,  18,  21a.  24  25, 
26-29  [Vulg.  vm,  1-4]:  viii,  4-llao:  [Vulg.  8-15a..],  16-28 
(Vulg.  20-32];  IX,  1-7,l.i-2!,  23b,  24,  25b-30,  33,  34;  x,  1-1 1, 
13b.  14a,j-19,  24-26,  28,29;  xi,  4-8  ;  xn,  21-23,  27b,  29,30. 
—  E  :  Ex.,  VII,  15b,  17b*,  20*,  23;  ix.  22,  2.3a.  25a  35a; 
X,  12,  13a,  14a«,  20,  21-23,  27;  xi,  1-3.  —  Rd  :  Ex.,  xil, 
24-27a._P:£j-.,  vu,  19,20a*,  21b,  22;ïiii,  1-3,11*  [Vulg. 
5-7,  15],  12-15  [Vulg.  16-191:  IX,  8-12  [Glose;  31,  32:  Rp.  : 
35b]:  [Kp.  :  xi,9,  10];  xii,  1-20,  28).  Après  celle  qui  attei- 
gnit les  premiers-nés,  le  pharaon  lui-même  invita  les 
Israélites  à  quitter  le  pays,  lis  partirent  aussitôt,  au 
nombre  de  six  cent  mille,  sans  compter  les  femmes  et  les 
enfants,  sans  compter  non  plus  une  grande  multitude  de 
gens  de  toute  sorte  qui  monta  avec  eux  ;  ils  avaient 
séjourné  quatre  cent  trente  ans  en  Egypte.  Leurs  premières 
stations  furent  Ramsès,  Socotb,  Etham  h  l'extrémité  du 
désert,  Pbibahirotb  près  de  la  mer.  Cependant  le  pharaon 
se  ravisa  et  se  mit  à  la  poursuite  des  Hébreux.  Grande  fut 

d'abord  ethnique,   soit  devenu,  dans   la  suite  des  temps, 
appellatif. 

1.  Quand  elle  n'indique  pas  les  particularités  de  la 
Vulgate,  la  paienlbèse  à  crochets  signale  ou  bien  les  élé- 
ments rédactionnels,  ou  bien  les  attributions  douteuses. 


787 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


788 


leur  détresse;  mais  Moïse  étendit  son  bAton  sur  la  mer  et 
les  Israélites  y  passèrent  k  pied  sec.  Les  eaux  rcTinrent 
ensuite  sur  elles-mêmes  et  engloutirent  les  Egyptiens  qui 
s'étaient  aventurés  dans  le  lit  de  labime.  Moïse  composa 
un  chant  d'action  de  grâces  que  Marie,  sa  sœur,  inter- 
rompait par  des  refrains  de  délivrance  |J  :  Sx. , m.  31,  32, 
38;  XIII,  21,  22  ;  xiv,  5-7'*,  10',  11-14,  ly'',  20a,  21a?,  24, 
25  27a!b,  30,  31.  —  E  :  Ex.,  xii,  33,  36,  39;  .\iii,  17-19; 
.\iv  5-7*  10*,  lôai,  16aa,  19a,  20»;  .w,  20,  21.—  Rd  :  Ex., 
\Iii'  3-l(j'  —  P:  XII,  37,  40-42,  43-51  ;xiii,  1,  2,  20;  xiv, 
1-4  8  9,  10b-.,  15*,  16a.î.l8,  21a«b,  22,  23,  26,  27a»,  28,  29. 
R  :  Ex.,  XV,   1-19)1. 

163.  —  B.  Moïse.  —  a)  Le  pays  où  séjournèrent 
les  Israélites  dans  l'empire  des  pharaons,  porte  deux 
noms;  il  s'appelle  pays  de  Gessen  (Gvsén;  Geii., 
XLV,  lo;  XLvi,  28,  34;  XLVii,  I,  4,  6,  27;  Ex.,  vin,  18 
[Vulg.,  22];  IX,  26;  tous  textes  de  J)  et  pays  de 
Ramsès  (Geii.,  xlvii,  ii;  £.r.,  xii,  3-j;  ^'um.,  xxxiii, 
3,  5;  textes  de  P).  Les  Septante  ont  généralement 
traduit  'éré.^  gôsén  par  yf,  Ti^iu;  deux  fois  ils  ajoutent 
un  complément  :  -/fi  Fctsu  'Ap«/3ïa?  (Gen.,  xlv,  10)  ou 
'Apx,îty.  {Gen.,  xlvi,  34);  deux  fois  ils  remplacent  par 
y.v.d'  'Hp'^uj  T.on-j  {Gen.,  xlvi,  a8,  29);  une  fois  enfin 
ils  ont  la  leçon  conciliatrice  z^S'  'V\p'M>j  tto/iv  lii -/vj 
'Px/ii^-ir:  (Gen.,  XLVI,  28).  Les  détails  fournis  par  le 
texte  biblique  au  sujet  de  Gessen  sont  peu  nombreux, 
mais  caractéristiques.  C'est  moins  un  pays  de  cul- 
ture que  de  pâturage  (Gen.,  xlvi,  34'';  xlvii,  6,  1 1); 
il  est,  par  conséquent,  situé  au  delà  des  terres  attein- 
tes par  les  inondations  du  Nil,  bien  qu'une  branche 
du  Ueuve  en  soit  assez  rapprochée  (^.r.,  11,  3-io). 
C'est  une  région  assez  distante  de  la  résidence  du 
pharaon  et  de  Joseph,  donc  éloignée  du  centre  du 
royaume  (Gen.,  xlvi,  28,  29);  elle  est  située  à  la 
frontière  orientale  (E.T.,  xii,  87;  xiii,  20;  xiv,  2)  et 
les  Egyptiens  n'y  habitent  guère  (Gen.,  xlvi,  34'^). 
On  y  trouve  les  villes  de  Pithom  et  de  Ramsès  (A'.r., 
I,  II).  En  ajoutant  à  deux  reprises  le  complément 
'Apx^ixi,  Wpcrîiy.,  le  traducteur  grec  avait  probable- 
ment en  vue  le  nome  d'Arabie  que  les  auteurs  anciens 
mettent  constamment  en  relation  avec  celui  de  Bu- 
baste;  la  traduction  i  près  d'Héroopolis  »,  véritable 
traduction  par  équivalence,  nous  ramène  au  même 
endroit;  de  même,  les  premières  stations  des  Israéli- 
tes à  leur  départ  (Ex.,  xii,  87  ;  xiii,  20).  Enlin  la  dé- 
couverte de  Pithom  (Héroopolis)  parM.  Naville(i883) 
apporte  sur  le  sujet  une  lumière  définitive.  Pithom 
correspond  au  Tell  el-Maskhuia  actuel,  dans  \t\yâdi 
Tumilat,  sur  la  voie  ferrée  de  Zagazis;  (Bubaste)  à 
Ismaïlieh.  Nul  doute  que  tel  ne  soit  en  gros  le  site  du 
pays  de  Gessen-. 

164.  —  by  Dans  cette  région,  nous  l'avons  dit  avec 
la  lîible,  les  fils  de  Jacob  connurent,  sous  les  Hyksos 
et  les  rois-pasteurs,  des  jours  heureux.  11  en  fut 
autrement  à  partir  de  l'époque  où  .\hmès,  le  fonda- 
teur de  la  dix-huitième  dynastie,  entreprit  de  libérer 
la  vallée  du  Nil  de  la  domination  étrangère  ;  les  Asia- 
tiques immigrés  devinrent  suspects  aux  pharaons, 
ceux-là  surtout  qui,  établis  près  de  la  frontière 
orientale,  pouvaient  être  plus  facilement  soupçonnés 
de  faire  le  jeu  des  ennemis.  De  là,  à  défaut  d'une 
expulsion  violente,  les  vexations  de  toutes  sortes 
auxquelles  les  Israélites  furent  en  butte.  Sans  doute 
les  corvées  dont  parle  la  Bible  étaient  le  sort  ordi- 
naire des  étrangers,  de  ceux-là  surtout  que  l'on  trai- 
tait en  prisonniers  de  guerre.  Mais  les  Israélites,  qui 
n'avaient   pas  perdu   le  souvenir  de  leur   ancienne 

î.  La  répartition  en  documents,  que  nous  somnïCB  loin 
de  donner  pour  certaine,  est  conforme  à  celle  de  Cari 
Steueknagel,  Lehrbuch .. . 

2.  Cf.  Kr.  M.-J.  Lacrasge,  L'itinéraire  des  Israélites  du 
pays  de  Gessen  aux  bords  du  Jourdain,  dans  Revue  lîiàli' 
que,  1900,  p.  63  st.,  surtout  p.  71-80.  L'auteur  ne  démon- 
tre pus  ces  idenlilications,  il  les  suppose  acquises. 


indépendance,  firent  monter  leurs  gémissements 
vers  le  ciel.  Le  ciel  les  entendit.  Dieu  leur  envoya 
Moïse. 

16S.  —  c)  On  ne  saurait  entreprendre  de  traiter 
ici  tous  les  points  de  détail  qui,  dans  la  vie  du  grand 
législateur,  intéressent  l'apologétique,  de  chercher, 
par  exemple,  à  rendre  compte  des  particularités  que 
la  Bible  a  relevées  touchant  son  enfance  (Ex.,  11, 
i-io).  Une  constatation  plus  importante  est  à  faire. 
On  ne  traite  plus  aujourd'hui  l'existence  de  Moïse 
comme  étant  seulement  «  très  probable  »,  ainsi  que  le 
faisait  E.  Rbnan '.  Les  critiques  qui  comptent  sont 
unanimes  à  reconnaître  la  nécessité  d'un  personnage 
de  très  grande  envergure  à  l'origine  de  la  nationalité 
Israélite  et  du  Yahwisme.  Ceux-là  mêmes  qui  rédui- 
sent à  si  peu  de  chose  les  groupements  de  tribus  qui 
montèrent  de  Cadès  déclarent  ne  pouvoir  s'en  pas- 
ser. Il  en  est  de  même  à  plus  forte  raison  de  ceux 
qui  rattachent  au  Sinaï  la  fusion  de  tous  les  éléments 
qui  devaient  constituer  le  peuple  d'Israël.  Le  nom 
de  Moïse  (Moséh)  est  égyptien;  c'est  un  indice  sé- 
lieux  touchant  le  lieu  de  sa  naissance.  On  ne  fait 
plus  guère  difTiculté  de  le  rattacher  à  la  tribu  de  Lévi 
(cf.  Ex.,  II,  vi,E;i,  i6-20,  P);son  rôle  dans  l'établisse- 
ment du  culte  de  Yahweh,  qui  sera  l'apanage  de  cette 
tribu,  confirme  cette  donnée  du  texte  sacré.  D'autre 
part,  on  reconnaît  assez  volontiers  que  le  séjour  de 
Moïse  près  de  la  fille  du  pharaon  favorisa  son  éduca- 
tion, qu'il  participa  en  quelque  manière  à  la  culture 
intellectuelle  de  la  haute  société  égyptienne  (cf.  Act., 
VII,  22);  on  ne  songe  plus  en  tout  cas  à  le  traiter 
comme  un  illettré,  ne  sachant  ni  lire  ni  écrire.  Enfin 
les  critiques  se  montrent  moins  sceptiques  que  jadis 
touchant  l'existence  et  le  rôle  d'.\aron. 

166.  — 1/)  Le  premier  fait  qui  attire  l'attention  est 
ce  voj'age  de  Moïse  au  pays  de  Madian  au  cours 
duquel  il  reçut  sa  mission  et  la  révélation  du  nom  de 
Yahweh.  Sur  cette  mission  et  cette  révélation,  cf.  J. 
ïouzARD,  Juif  (Peuple),  dans  Dictionnaire  apologéti- 
que de  la  foi  catholique, lome  II,  col.  i565-i65i,  sur- 
tout i6oo-i6o3.  Nous  nous  bornerons  ici  à  quelques 
observations  en  rapport  avec  certaines  opinions  en 
cours.  Nous  savons  que  le  nom  de  Madian  a  désigné, 
au  moins  à  une  époque  donnée,  le  pays  qui  s'étend 
sur  la  côte  orientale  du  golfe  élanitique.  Est-il  néces- 
saire d'admettre  que  Moïse  soit  allé  jusque-là?  On 
pourrait  d'abord  remarquer  que,  d'après  diverses 
données  bibliques  (cf.  Gen.,  xxxvi,  35;  xxxvii,  28, 
36;  IViim.,  XXII,  4,  7;  xxv,  6-i8;  xxxi;  Jud.,  vi-viii), 
les  Madianites  apparaissent  comme  des  bédouins 
pillards  qui  poussent  leurs  migrations  en  diverses 
directions  et  parfois  très  loin.  Mais  on  peut  arriver  à 
une  plus  grande  précision.  Le  beau-père  de  Moïse  est 
qualifié  tantôt  de  Madianite  (Ex.,  11,  16,  J;  m,  i,  E; 
A'um.,  X,  29,  J)  et  tantôt  de  Cinéen-Qènite  (Jud.,  i, 
16;  IV,  II);  c'est  un  indice  ([u'il  y  a  entre  ces  deux 
tribus  une  affinité  étroite,  celle  au  moins  qui  relie  un 
clan  à  une  tribu  plus  étendue.  Or  des  textes  nom- 
breux placent  le  séjour  des  Cinéens-Qênites  dans  le 
négéb  de  Juda  (Jud.,  i,  16;  I  Sam.,  xv,  6;  xxvii,  -10 
sv.  ;  XXX,  29  sv.;  etc.).  C'est  peut-être  en  cette  ré- 
gion que  Moïse  a  rencontré  le  prêtre  de  Madian.  — 
(■)  Une  autre  remarque  est  plus  importante.  11  ne 
résulte  nullement  des  textes  que  le  lieu  où  Moïse  a 
reçu  sa  vision  fut  au  pays  de  Madian.  Dans  le  récit 
élohiste  (Ex.,  m,  i),  la  montagne  de  Dieu  ou  Horeb 
est  «  au  delà  du  désert  »  ou  »  derrière  le  désert  » 
(peut-être  :  à  l'occident  du  désert),  d'une  certaine 
manière  sur  le  chemin  du  retour  en  Egypte,  comme 
l'indique  Ex.,  iv,  27.  Le  rédacteur  qui  a  fusionné  J 
et  E   a  du  trouver  une  indication  pareille  dans  le 

1.  E.  Reman,  Histoire...,  I,  p.  159. 


789 


MOÏSE  ET  JOSUE 


790 


Yahwisle  à  propos  du  buisson;  c'est  thi  moins  ce  qui 
explique  le  mieux  les  rapprochements  qu'il  a  éta- 
blis. Des  critiques  pensent  d'ailleurs  que  le  buisson 
se  trouvait,  lui  aussi,  sur  la  voie  du  pays  de  Gessen  ; 
ils  lisent,  en  elJ'et,  Ex.,  iv,  ig,  20  (24-26)  entre  E.r., 
II,  2lja«,  et  Ex.,  III,  2  (dans  les  Septante,  E.r.,  11,  aS»» 
est  répété  avant  Ex.,  iv,  19).  Les  textes,  par  consé- 
quent, ne  favorisent  aucunement  l'iiypolbcse  d'après 
laquelle  la  montagne  des  révélations  divines  aurait 
été  au  pays  de  Madian  (ou  de  .yii.^ui),  aurait  été  un 
sanctuaire  en  vue  dans  ces  régions. 

167.  —  /)  11  n'y  a  de  même  aucun  appui  dans  les 
textes  pour  cette  autre  hypothèse  selon  laquelle 
Woïse  aurait  emprunté  aux  Madianites  ou  aux 
Cinéens-Qônitcs  le  nom  et  le  culte  de  Yahweh.  On 
l'ait  état  d'un  certain  nombre  de  données  dignes  à  la 
vérité  d'être  soulignées.  Il  est  incontestable  qu'en 
sa  fuite  Moïse  entre  en  relations  avec  les  Madia- 
nites, relations  si  étroites  qu'elles  seront  consa- 
crées par  un  mariage;  il  convient  même  de  noter 
que  ces  rapports  s'établissent  avec  le  sacerdoce 
madianite  {E.v.,  11,  16-22,  J).  Ces  relations  ne  de- 
meureront pas  purement  personnelles  ;  lorsque 
Moïse  retournera  au  désert  à  la  tête  de  son  peuple, 
elles  aboutiront  à  des  liens  durables  avec  les  en- 
fants d'Israël.  Le  récit  inachevé  de  iV;//».,  x,  2g-32,  J, 
semble  Iciuoigner  en  ce  sens  à  propos  des  Cinéens- 
Qênites;  en  tout  cas  des  textes  tels  que  Jud.,  i,  16; 
IV,  II,  17-22;  V,  24-2^  tendent  à  faire  accepter  cette 
interprétation  ou  du  moins  à  faire  retenir  les  consé- 
quences qui  en  découleraient.  D  autres  passages 
(fos.,  XIV,  6-i5;  XV,  i3-iij;  Jud.,  i,  i2-i5)  nous  mon- 
trent d'autres  tribus  du  rtégéO,  les  Céuézéens- 
Qenizzites  (Galébites),  entrant  à  leur  tour  dans 
l'unité  Israélite.  Il  y  a  plus  :  certaines  de  leurs  atti- 
tudes, certaines  manières  de  parler  (i'j-.,  xviii,  y-12, 
E;  iVum.,  x,  29-82,  J;  /o.s.,  xiv,  6-12)  imiteraient  à 
regarder  ces  tribus  comme  connaissant  Yahweli  et 
pratiquant  son  culte.  On  remarquera  toutefois  qu'en 
serrant  de  près  les  textes,  on  découvre  qu'ils  n'ont 
pas  une  portée  aussi  précise;  si,  par  exemple,  ces 
bédouins  parlent  eux-mêmes  de  Yabweh,  c'est  en 
s'adressant  aux  chefs  d'Israël  et  apparemment  par 
déférence  pour  eux.  Ce  n'est  pas  qu'à  prendre  les 
choses  en  soi,  il  ne  puisse  y  avoir  des  atlinités  entre 
la  religion  des  Madianites  et  celle  des  fils  d'Israël. 
Madian  est  fils  d'Abraham  par  Cétura  (Gen.  xxv,  2); 
par  Eliphaz,  ûls  d'Esaii,  Cénez,  l'éponyme  des  Coné- 
zéens-tjenizzites,  se  rattache  à  son  tour  à  la  famille 
patriarcale  (Gen.,  xxxvi,  11).  Rien  d'impossible  à 
ce  que,  eux  aussi,  ces  lils  du  désert  aient  (idèlement 
gardé  le  souvenir  de  l'Elohim  du  père  des  croyants; 
à  ce  titre,  le  Dieu  des  Madianites  aurait  pu  dire  à 
Moïse  qu'il  était  le  Dieu  des  ancêtres  {ISx.,  in,  6,  E) 
communs.  Mais  rien  ne  sert  de  s'arrêter  à  ces  pos- 
sibilités ;  les  textes  ne  se  prêtent  pas  à  ces  interpréta- 
tions. La  scène  du  buisson  et  de  l'IIoreb  est  racontée 
comme  un  événement  imprévu,  subit.  Il  se  pourrait 
que  l'appellation  de  «  montagne  de  Dieu»  (Ex.,  m,  i) 
évoquât  l'idée  d'un  sanctuaire  qui,  d'abord  païen  et 
peut-être  consacré  au  dieu  Sin  (lune),  fût  devenu, 
sous  un  nouveau  vocable  plus  rapproché  du  mono- 
théisme, cher  aux  bédouins  du  négéb  ou  de  la  pénin- 
sule sinaïtique.  Rien  toutefois  n'autoriserait  à  voir 
dans  le  passage  fameux  de  l'Exode  le  récit  d'une 
initiation  à  la  religion  et  au  culte  des  Madianites. 
Les  paroles  de  Dieu  à  Moïse  témoignent  nettement 
que  la  préparation  à  la  révélation  du  nom  de  Yalnveh 
s'est  opérée  au  sein  des  tribus  Israélites  elles-mêmes, 
que  c'est  parmi  elles  qu'il  en  faut  rechercher  les 
antécédents.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  spëciliqueraent 
nouveau,  c'est  la  révélation  du  nom  sous  lequel 
ce  Dieu  veut  être  honoré  des  flls  d'Israël,  c'est  une 


manifestation  plus  précise  de  la  personnalité  et  des 
attributs  de  ce  Dieu. 

168.  —  C.  I)ii  pays  de  Genen  au  delà  de  la  mer 
Itoiif;e.  —  Eclairé  par  les  révélations  dont  il  avait 
été  favorisé,  soutenu  par  son  patriotisme,  secondé 
par  son  frère.  Moïse  revint  en  Egypte  pour  alfran- 
chir  son  peuple.  Malgré  l'obstination  du  pharaon, 
malgré  certaines  difficultés  que  les  Israélites  eux- 
mêmes  lui  suscitèrent,  il  aboutit  à  faire  sortir  ces 
derniers  de  la  maison  de  servitude.  —  a)  Nous  ne* 
reprendrons  pas  la  discussion  si  savamment  contluite 
par  A.,MAM.oN(art.  Egypte,  dans  Dictionnaire  apolo- 
iiétiquc  (/(■  la  fui  catholique,  tome  I,  col.  i3oi-i343) 
sur  la  date  de  l'exode.  On  sait  que  la  diversité  des 
opinions  provient  en  partie  des  ressemblances  qui 
existent  entre  les  vicissitudes  des  dix-huitième  et 
dix-neuvième  dynasties  égyptiennes.  La  première  a 
pour  point  de  départ  un  acte  vigoureux  d'Ahraès 
pour  rétalilir  l'autorité  nationale  et  traditionnelle 
sur  la  vallée  du  Nil;  elle  atteint  son  apogée  lorsque 
Thoutmès  III  impose  avec  une  irrcsistiljle  énergie  le 
joug  égyptien  à  l'Asie  antérieure,  y  compris  la  Pales- 
tine; la  décadence  commence  avec  Amènophis  III  et 
se  consomme  avec  Amènophis  IV.  U  y  a  plus  d'un 
trait  de  ressemblance  entre  Ahmès  et  le  pharaon 
restaurateur  Harmhabiqui  inaugure  la  dix-neuvième 
dynastie,  entre  ïhoutmès  111  et  Séti  I  ou  Ramsès  II, 
entre  Amènophis  III  et  Ménephtah.  Toutefois  ni 
Ramsès  II  n'agit  avec  autant  de  vigueur  que  ïhout- 
mès III,  ni  surtout  Ménephtah  n'est  faible  comme 
Amènophis  III.  En  comparant  ces  deux  dynasties, 
on  arrive  à  celte  conclusion  que  Thoutmès  III  et 
Ramsès  II  se  présentent  sous  les  traits  qui  carac- 
térisent le  pharaon  oppresseur  des  Hébreux,  Amè- 
nophis III  et  Ménephtah  dans  les  conditions  qui 
expliquent  la  facilité  relative  de  l'oeuvre  de  déli- 
vrance. S'il  était  établi  que  les  Jlabiru  sont  identi- 
ques aux  Hébreux,  on  serait  presque  nécessairement 
amené  à  placer  l'exode  sous  Amènophis  III  et  l'entrée 
en  Canaan  sous  Amènophis  IV.  A  défaut  de  la 
certitude  voulue  touchant  cette  identification,  il  faut 
prêter  attention  à  ce  qui  est  dit  des  Israilu  sur  la 
stèle  de  Ménephtah.  Ils  y  apjjaraissent  comme  un 
peuple  déjà  lixé  en  Palestine  de  la  même  manière 
que  tous  les  autres  dont  parle  le  vainqueur.  D'auire 
part,  l'importance  qui  est  attachée  à  leur  déroute 
ne  permet  guère  de  songer  à  un  petit  groupement 
demeuré  en  Canaan  lors  de  la  descente  de  Jacob 
en  Egypte,  moins  encore  à  quelques  émigrés  ayant 
quitté  la  vallée  du  Nil  avant  Moïse.  Aussi  l'hypo- 
thèse qui  rendrait  plus  facilement  compte  de  la 
situation  serait  celle  qui  placerait  lexode  à  la  lin  de 
la  dix-huitième  dynastie.  Arrivés  en  Canaan  sous 
Amènophis  IV,  les  Israélites  auraient  eu  le  temps 
de  s'organiser  et  de  grandir  avant  d'inspirer  des 
inquiétudes  au  successeur  de  Ramsès  11.  Ce  n'est 
pas  tout.  Dans  cette  perspective,  la  lin  de  la  période 
des  Juges  correspondrait  facilement  au  temps  de  la 
vingtième  dynastie;  on  s'explique  alors  que  les  der- 
niers juges  et  les  premiers  rois  aient  autant  à  lutter 
avec  les  Philistins  dont  la  présence  en  la  Sepliélah 
est  attestée  pour  l'époque  de  Kauisès  III.  Il  faut  aussi 
le  noter,  la  lin  delà  dix-huitième  dynastie  constitue 
un  cadre  admirablement  adapté  au  récit  de  la  sortie 
d'Egypte.  Fatigués  de  la  tyrannie  de  Thoutmès  ill, 
excités  par  Moïse,  les  Israélites  ne  pouvaient  que 
trouver  tout  naturel  de  profiter  de  la  faiblesse 
d' Amènophis  III  pour  se  soustraire  à  une  autorité  qui 
les  avait  exaspérés.  En  même  temps  ils  ne  quittaient 
pas  l'Egypte  sans  un  but  précis,  ainsi  qu'on  se  plait 
quelquefois  à  le  dire.  Ils  n'étaient  pas  dénués  d'in- 
formations sur  ce  pays  de  Canaan  dans  lequel  leurs 
pères  avaient  séjourné;   ils    savaient  en    quel   état 


791 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


792 


d'éniietlement  et  d'anarebie  il  se  trouvait;  ils  ne 
pouvaient  manquer  de  le  regarder  comme  une  proie 
facile  que  les  pharaons  alfaiblis  ne  les  empêcheraient 
ni  de  convoiter  ni  de  conquérir.  L'occasion  étrjt 
propice;  ils  se  laissèrent  sans  trop  de  difficulté 
convaincre  de  la  nécessité  de  la  saisir;  ils  se  prépa- 
rèrent au  départ. 

169.  —  /')  Il  n'entre  pas  dans  le  plan  de  cet  arti- 
cle de  procéder  à  l'identilication  minutieuse  de  leurs 
étapes  successives.  Nous  indiquerons  seulement  l'opi- 
nion qui  tend  à  s'accréditer  parmi  les  catholiques 
touchant  l'endroit  où  se  lit  la  traversée  de  la  mer 
Rouge.  Les  documents  indiquent  les  étapes  suivan- 
tes :  Ramsès  (Ex.,  xii,  3^,  P;  Num.,  xxxui,  3,  P), 
Sukkôlh  (Ex.,  XII,  3^,  P;  xiii,  20,  P;  Nitm.,  xxxiu,  5, 
P),  Elham  (Ex.,  xin,  20,  P;  Num.,  xxxiii,  6,  P), 
Pihahirôlh  (Ex.,  xiv,  2,  P;  Num.,  xxxm,  7,  P). 
Ranisès  était  à  un  endroit  où  l'on  pouvait  choisir 
sntre  la  voie  de  la  côte  et  celle  du  désert,  sans 
ioute  non  loin  de  San.  Or  Yahweh  ne  conduisit  pas 
les  enfants  d'Israël  par  le  premier  de  ces  chemins 
[Ex.,  XIII,  17,  E);  par  conséquent,  ils  ne  se  dirigèrent 
pas  vers  la  Méditerranée,  vers  El-Qantara.  Ils  suivi- 
rent l'autre  route  et  les  stations  de  SukkôtU  et 
cl'Elham  les  amenèrent  aux  confins  du  désert  (Ex., 

XIII,  ao,  P;  Num.,  xxxiii,  6,  P);  c'était  l'itinéraire 
normal  et  l'on  peut  penser  qu'il  passait  à  El-Djisr,  au 
N'orddulac  Timsali.  Mais  Yahweh  les  lit  changer  de 
direction,  si  bien  que  le  passage  par  Pihahirôlh  a 
ious  les  caractères  d'une  contre-marche  (!^x.,  xiv,  2, 
P)  destinée  à  préparer  la  manifestation  de  la  gloire 
livine  (Ex.,  xiv,  3,  4,  P)-  Or  Pihahirôth  se  trouve 
iutre  Migdol  et  la  mer,  en  face  de  Baalsephùn  (E.r., 

XIV,  2,  P;  Num.,  xxxiil,  7,  P).  Ils  campèrent  donc 
ievant  la  mer  (Ex.,  xiv,  2,  9,  16,  21-23,  26-3o;  xv, 
1,4,8,  10;  cf.  I.S.,  xLiii,  16;  Li,  10;  Lxiii,  11;  Ps.  LXVI, 
5;  Lixviii,  i3,  53;cxiv,  3)  ou,  comme  on  dit  ailleurs, 
devant  la  mer  des  roseaux  (Yam  siip^  :  Ex.,  xiii, 
18;  XV,  4i  22;  Deui.,  II,  i;  Jos.,  11,  10;  iv,  23;  xxiv, 
B;  cf.  Ps.  cvi,  7,  9,  22;  cxxxM,  i3,  i5).  Personne, 
ou  à  peu  près,  ne  doute  qu'il  s'agisse  de  la  mer  Rouge. 
Mais,  à  réi)oq  Lie  de  l'exode,  «  la  géographie  du  temps 
de  la  dix-huitième  dynastie  nous  montre  la  mer 
Rouge  remontant,  quoique  par  des  jiassages  à  peine 
continus  et  par  conséquent  à  peine  inondés,  jus- 
qu'aux environs  de  Pithom  ou  Héroopolis,qui  donna 
son  nom  au  golfe  »  (Lagrange).  C'est  dans  cette 
région,  peut-être  au  Sérapéuni,  entre  le  lac  ïimsah 
et  les  lacs  Amers  qu'aurait    eu  lieu  le  passage'. 

170.  —  c)  La  principale  difficulté  de  ce  contexte 
provient  du  nombre  des  émigranls;  et  cette  difficulté 
s'accroît  singulièrement  quand  on  songe  que  qua- 
rante ans  durant,  cette  multitude  énorme  devra  vivre 
dans  les  steppes  arides  du  SLiiaï.  «  Le  total  des  per- 
sonnes de  la  maison  de  Jacob  qui  vinrent  en  Egypte 
était  de  soixante-dix.  »  (Gen.,  xlvi,  27'',  P).  Au 
bout  de  quatre  cent  trente  ans  (Ex.,  xu,  4°.  P),  l^s 
Israélites  s'étaient  singulièrement  accrus.  Us  sorti- 
rent au  n  nombre  d'environ  six  cent  mille  piétons 
(mâles)  sans  compter  les  enfants  «  (Ex.,  xii,  3j^, 
P[JE,  ?]);  cette  donnée  est  conûrmée  par  Num.,  xi, 
21,  J[?].  Le  texte  ajoute  d'ailleurs  qu'une  grande 
foule  composée  d'éléments  hétérogènes,  comme  il 
s'en  pouvait  trouver  près  de  la  frontière,  s'adjoignit 
à  eux  (Ex.,  XII,  38,  J).  On  connaît,  d'autre  part,  les 
deux  recensements  du  Code  sacerdotal,  le  premier 
aboutissant  (Num.,  i,  /J6)  à  six  cent  trois  mille  cinq 
cent  cinquante  hommes  en  état  de  porter  les  armes, 
sans  compter  les  lévites,  les  femmes  et  les  enfants; 
le   deuxième  aboutissant  (Num.,  xxvi,  5i)  dans  les 

1.  Fr.  M.-J.  Lagraxce,  L'itinéraire...,  surtout  p.  71  81. 
La  citation  ci-dessus  reproduite  provient  de  la  p.  7b. 


mêmes  conditions  au  total  de  six  cent  uu  mille  sept 
cent  trente.  Beaucoup  de  commentateurs  ont  remar- 
qué combien  il  est  difficile  d'admettre  qu'un  si  grand 
nombre  d'Israélites  —  en  tout  plus  de  deux  millions 
—  ait  pu  vivre  même  dans  le  pays  de  Gessen,  à 
plus  forte  raison  dans  le  désert  de  Cadès.  La  diffi- 
culté, il  faut  le  reconnaître,  est  des  plus  graves.  La 
critique  textuelle  n'offre  pas  d'éléments  de  solution, 
puisque  les  nombres  en  question  sont  les  mêmes 
dans  les  textes  et  les  versions.  La  critique  littéraire 
serait  peut-être  plus  accommodante.  On  pourrait  par 
exemple,  faire  appel  au  caractère  schématique,  arti- 
ficiel, du  Code  sacerdotal,  aux  exagérations  à  ten- 
dances midraschiques  de  certains  remaniements 
qui  y  ont  été  faits  après  coup,  aux  amplillcalions 
et  déformations  de  certaines  traditions  qu'il  a  insérées 
sans  que  ses  auteurs  se  prononcent  sur  leur  valeur; 
il  serait  d'ailleui-s  peut-être  juste  de  noter  qu'il  s'agit 
ici  de  détails  n'atteignant  pas  la  substance  des 
faits.  Cette  hypothèse  aurait  pour  complément 
assez  naturel  celle  de  retouches  harmonistiques 
faites  après  coup  à  YElohiste  ou  au  Yahwisie  (Ex., 
XVI,  37'';  Num.,  X,  2O.  Mais  a-t-onle  droit  de  s'avan- 
cer de  pied  ferme  sur  un  terrain  aussi  brûlant? 

3"  Dans  la  péninsule  sinaïtiqne 

171.  —  A.  Données  bibliques.  —  Si  l'on  fait  provisoi- 
reiueut  abstraction  des  incidents  secondaires  qui  y  sont 
rattachés,  des  législations  multiples  qui  y  sont  insérées,  le 
récit  du  voya;^e  des  Israélites  au  travers  de  la  péninsule 
du  Sinaï,  se  laisse,  dans  l'état  actuel  du  texte,  résumer 
comme  il  suit  :  —  a)  Au  sortir  de  la  mer  Rouge,  les  émi- 
granls marchent  trois  jours  dans  le  désert  de  Sur  {sûr}, 
arrivent  à  Alara  {mârâh},  puis  à  Elim  ('e[y]!îm:  Ex.,  xv, 
22-2fia  [JE],  27  [P]:  25b  serait  de  E,  26  de  Rd).  D'Elim  ils 
vont  ou  désert  de  Sin  {sin),  qui  est  entre  Elim  et  le  Sinaï 
(Ex.,  XVI,  1,  P).  —  b)  Du  désert  de  Sin,  suivant  les  mar- 
ches réglées  par  Yahweh,  ils  viennent  à  Rophidim 
{r'p^'id^im:  Ex.,  zyi\,\,  P).  Dans  ce  contexte  est  raconté 
le  miracle  des  eaux  de  Massah  [massà/t]  et  Méi-ibuh 
[tn'n'b^'âh],  h  un  endroit  où  se  trouve  un  rocher  qui  ©si  en 
Horeb  (Ex.,  xvii,  Wi-1,  J  et  E  ;  noter  le  vers,  fia».),  D  autre 
part,  en  connexion  explicite  avec  Raphidim  est  mise  la 
victoire  des  Israélites  sur  Amalec  (Ex.,  xvii,  S-lfi,  E).  — 
c)  La  suite  du  récit  suppose,  ou  bien  que  Raphidim  est  la 
montagne  de  Dieu  (cf.  xvii,  6aa),  ou  bien  que,  par  une  nou- 
velle marche  sous-entendue,  on  y  est  arrivé.  C'est,  en  effet, 
d  la  montagne  de  Dieu  (Ex.,  xviii,  5)  que  Moïse  reçoit  la 
visite  de  Jétliro,  son  beau-père  (£j'.,  x\'iii,  1-27;  surtout 
E.  avec  «juelques  traits  de  R).  De  fait,  on  dit  ensuite,  d'une 
manière  expresse,  que  de  Raphidim  les  Israélites  sont 
venus  au  Sinaï  où  ils  sont  arrivés  au  début  du  3'  mois  après 
la  sortie  d'Egypte;  ils  campent  dans  le  désert  vis-à-vis 
delà  mont.igne  (Ex.,  xix,  1,  2^^  p  ;  ^b.  Ej  —  ,i)  Le  séjour  du 
Sinaï  (Ex.,  xix —  Xum.,  i,  10),  si  fécond  au  point  de  vue 
delà  constitution  de  la  nation  israélile,  se  prolonge  jusqu'au 
20  du  2=  mois  de  l'an  2  de  la  sortie  d'Egypte  (Num.,  x,  11,P). 
Quand  tous  les  préparatifs  ont  été  prévus  et  réalisés, 
Israël  se  met  en  marche  au  signal  donné  par  Yahweh  lui- 
même.  On  dirait  d  abord  que  d'un  trait  il  arrive  au  désert 
de  Paran  (pà'rân;  iXum.,  x,  11, 12,  Ps).  Toutefois  on  s'aper- 
çoit bientôt  que  les  premières  stations  sont  :  Thabéera 
(tab'''êrâh:  A'«m.,xi,  1-3,  E),  Qibroth-Haltaava  (Qib^'rdt'' 
Uatla'<^\vah;  .Vnm. ,  xi,  4-34,  surtout  J  avec  traits  emprun- 
tés à  E),  Qaséroth  (HHérot^  ;  I\'um.,  xi,  35,  J  ),  enfin  Pa- 
ran (Num.,  xii,  lC[Vulg.,  xiii,  1],  J).  —  e)  La  suite  im- 
médiate du  récit  (Num.,  xiii-xiv  ;  très  composite,  JEP) 
donnerait  à  entendre  que  déjà  l'on  est  à  Cadès;  c'est  du 
désert  de  Sin  (sin),  en  effet,  que  les  espions  parlent  pour 
explorer  Canaan  (Num.,  xiii,  211'  [Vulg.  22^],  P),  Ils  re- 
viennent, il  est  vrai,  dans  le  désert  de  Paran  (.Vum.,  xiii, 
26a  [Vulg.  27a],  P)  ;  mais  on  sait  que  le  désert  de  Sin,  où 
se  tfouve  Cadès.  n'est  qu'une  région  du  grand  désert  de 
Paran  ;  d'ailleurs  le  texte  ajoute  expressément  que  le  lieu 
du  retour  des  espions  est  Cadès  (A'wm.,  xiii,  26a  [Vulg.  27a], 
P).  C'est  dans  le  désert  de  Cadès  que  les  Israélites,  à  la 
suite  de  faiîs  sur  lesquels  nous  reviendrons  plus  loin, 
paraissent  être  condamnés  à  errer  pendant  quarante  ans 


793 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


[Num.,  xiv,31  [E  ?],  34  [P.'J),  laque  semblent  se  produire 
les  incidents  et  se  développer  les  législations  dont  il  est 
question  Num.,  xv-xix.  Néanmoins  c  est  seulement  avec 
I\'um,  XX,  la-x  (P)  que  nous  voyons  les  Israélites  arriver 
au  désert  de  Sin  dans  le  premier  mois,  que  nous  appre- 
nons {.Vk/h.,  xis,  la?i>,  E)  que  le  peuple  séjcuirna  i\  Oadès 
et  que  Mûrie,  sœur  de  Moïse,  y  mourut.  Suit  (jVk/«.,  xx, 
2-13,  E  et  P)  le  miracle  des  eaux  de  Méribah.  Après  quoi 
se  préparent  les  étapes  qui  de  Gadès  conduiront  Israël 
dans  les  plaines  de  Moab,  —  f)  On  ne  saurait  dissimuler 
les  heurts  que  produisent  en  ces  récits  la  juxtaposition 
et  la  combinaison  des  divers  documents.  Mais  il  est  deux 
points  d'une  absolue  certitude.  Dans  les  récits  actuels,  les 
Israélite»  n'arrivent  à  Cadès  qu'après  être  passés  au  Sinaï. 
D'autre  part,  le  Sinaï  se  trouve  dans  la  partie  méridionale 
et  montagneuse  de  la  péninsule.  —  g)  Jusqu'à  ces  derniers 
temps,  aucun  doute  ne  s'était  élevé  sur  les  grandes  lignes 
de  cet  itinéraire.  On  discutait  seuleoient  au  sujet  d'identi- 
fications locales  parfois  très  difficiles  ;  on  se  demandait 
si,  dans  le  massif  méridional,  c'était  le  Serbdlou  \e  Dj'ébcl 
Miisa  ou  le  Safsâf  qui  avaient  servi  de  marcbcpied  à 
Yahweh.  Mais  des  opinions  se  sont  récemment  produites 
auxquelles  il  nous  faut  prêter  quelque  attention. 

l'7S.  —  B.  Les  opinions  des  critiques.  —  C'est 
une  idée  à  peu  prés  courante  dans  l'école  de  Well- 
BAUSBN,  que  les  Israélites  sont  allés  directement 
de  l'Egypte  à  Gadès  sans  passer  par  le  Sud  de  la 
péninsule  sinaïlique.  —  a)  Un  argument  d'ensemble 
domine  cette  théorie.  C'est  que,  dans  le  cas  où  les  fils 
de  Jacob  quittaient  l'Egypte  pour  s'acheminer  vers  la 
Palestine,  telle  était,  à  défaut  du  chemin  de  la  côte 
méditerranéenne,  la  voie  normale  pour  s'approcher  de 
la  frontière  à  conquérir.  C'est  que  tel  était  aussi  l'iti- 
néraire tout  indique  au  cas  où,  sans  un  but  ultérieur, 
les  Israélites  eussent  simplement  voulu  échapper 
à  la  servitude,  regagner  le  désert,  c'est-à-dire  peut- 
être  leur  point  de  départ  et  leur  séjour  primitif.  Le 
détour  par  le  massif  méridional  ne  correspond  à 
aucun  itinéraire  rationnel.  —  b)  Du  voyage  condui- 
sant directement  les  émigrants  de  l'Egypte  à  Cadès, 
les  critiques  prétendent  retrouver  les  traces  dans  les 
récits  eux-mêmes.  D'après  Ex.,  m,  i8,  E  [?],  Yahweh, 
du  milieu  du  buisson,  invite  Moïse  à  demander  au 
pharaDU  la  permission  de  faire,  à  la  tête  des  Hébreux, 
un  voyage  de  irais  jours  pour  aller  sacrifier  à  l'en- 
droit même  de  l'apparition.  De  fait  (Ex.,  v,  3,  J), 
Moïse  présente  cette  requête  au  roi  qui  refuse  de 
l'accueillir.  Mais,  à  la  suite  du  passage  de  la  mer 
Rouge,  on  voit  les  Israélites  marcher  trois  jours  dans 
un  pays  sans  eau,  c'est-à-dire  dans  le  désert  (Ex., 

XV,  22*',  JE).  Cette  indication  a  pour  suite  Ex.,  xvii, 
i''(JE),  qui  de  nouveau  nous  remet  dans  un  désert 
sans  eau.  C'est  alors  que  prend  place  le  miracle  de  la 
source  de  Massah-Méribah  (Ex..  xvii,  2^--j,  JE).  Ce 
miracle  serait  identique  à  celui  de  la  source  de  Mé- 
ribah qui  est  racoi.té  A'um.,  xx,  2-i3  (i"»'',  3^,  5, 
gaab.^  g*,  iiaby^  de  E  ;  le  reste  de  P)  et  explicitement 
localisé  à  Cadès.  —  c)  Nous  aurions  donc  déjà  un 
doublet.  Il  y  en  a  d'autres  :   celui  de  la  manne  (Ex., 

XVI,  2-36,  et  Num.,  xi,  !\-çj),  celui  de  l'adjonction  des 
anciens  à  Moïse  pour  le  jugement  et  le  gouverne- 
ment du  peuple  (Ex.,  xviii,  i3-26  [E]et  Num.,  xi,  lo''- 
25  [J,  sauf  1 1*,  12,  i4,  i6,  17,  a4*,  a5,  qui  se  rattachent 
à  Ej).  Il  est  clair  que  ces  doublets  ne  se  rapportent 
en  chaque  cas  qu'à  un  seul  et  même  événement,  que 
tantôt  les  documents  primitifs  (J,  E,  P;  ila  pour  la 
manne  et  les  anciens),  tantôt  les  rédacteurs  (RJE  ; 
les  eaux  de  Cadès)  ont  placé  en  des  contextes  et  en 
des  cadres  locaux  différents.  Dans  les  deux  hypo- 
thèses, ces  doublets  attestent  des  variations  tou- 
chant l'itinéraire  des  Hébreux  au  désert. 

173.  —  d)  Le  premier  itinéraire  conduisait  direc- 
tement les  Israélites  à  Cadès  (Wellhausen  ',  Bernard 

l.Cf.  J.  W'ellhaushn,  hraelitische...,  p.  13-14;  Prole- 
gomena  zur  Geschichte  Iiraels,  3»  éd . ,  1899,  p.  357-359. 


Stadb  ',  Bruno  Baentsch^,  Edouard  Meyeh-').  C'ctail 
celui  de  J'  que  M.  Raymond  Weill',  par  exemple, 
reconstruit  comme  il  suit  :  E.r,,  xv,  22''  (en  ajoutant  : 
et  ils  arrivèrent  à  Cadès);  Num.,  xx,  1»";  Ex.,  xvii, 
ib?,  2»«  [=  Num.,  XX,  S""],  aa.-'J,  b^,  ù^,  ■jab»;  XV, 
25''  :  Après  trois  jours  de  traversée  dans  un  désert 
sans  eau,  on  arrive  à  Cadès.  Ici  non  plus  il  n'y  a  pas 
d'eau  ;  le  peuple  s'en  prend  à  Moïse  qui  leur  en  pro- 
cure par  une  opération  miraculeuse  dont  le  détail  a 
disparu  des  éléments  de  J'  qui  nous  ont  été  conser- 
vés; on  donne  à  l'endroit,  à  la  source,  les  noms 
symboliques  de  Massah  et  Méribah.  Le  peuple  lit  à 
Gadès  un  long  séjour  pendant  lequel  Yahweh,  en 
même  temps  qu'il  l'éprouvait,  lui  donnait  une  légis- 
lation. Cadès  apparaît  ainsi  comme  un  sanctuaire; 
qu'auparavant  il  fût,  ou  non,  consacré  à  un  autre 
dieu,  il  est  considéré,  au  temps  de  Moïse,  comme  le 
sanctuaire  de  Yahweh.  Moïse  en  est  le  prêtre.  En 
effet,  Gadès  n'est  autre  chose  que  le  sanctuaire  du 
buisson  ardent  de  J.  Par  sa  lutte  avec  Yahweh 
(Ex.,  IV,  24-26),  Moïse  a  acquis  des  droits  sur  ce 
lieu  dont  la  vision  (éléments  de  J  dans  Ex.,  m,  2-6) 
lui  a  révélé  le  caractère  sacré  s. 

174.  —  e)Mais,  bien  que  sans  rapport  avec  la  lé- 
gislation, le  Sinaï  avait  sa  place  dans  la  tradition 
primitive  (Wellhausen f").  Gadès  n'était  qu'un  sanc- 
tuaire secondaire,  le  pied  à  terre  de  Yahweh  pour  ses 
relations  avec  son  peuple;  la  demeure  f'ivine  vérita- 
ble, c'était  la  montagne  sainte,  le  Sinaï.  Cette  subor- 
dination de  Cadès  par  rapport  au  Sinaï  a  trouvé  son 
expression  dans  la  relation  établie  entre  Moïse, 
prêtre  de  Cadès,  et  le  prêtre  de  Madian  ou  du  Sinaï, 
son  beau-père  (Weill').  —  /)  Dans  J',  c'était 
Yahweh  qui,  du  Sinaï,  venait  à  Gadès 8.  Déjà  toute- 
fois on  trouve  dans  le  Yalnviste  des  traits  qui  nous 
montrent  le  peuple  à  la  montagne  sainte  (Ex . ,  xix, 
18,  20,  à  lire  20=» -(-  18-)-  20'').  Il  faut  donc  admettre 
que  J2  conduisait  les  Israélites  au  Sinaï  ;  mais  tout 
porte  à  croire  que  le  voyage  était  intercalé  dans  le 
séjour^  Cadès.  Il  va  de  soi  que,  du  moment  où  les  fils 
de  Jacob  allaient  au  séjour  principal  de  la  divinité, 
le  prestige  de  ce  dernier  allait  nuire  au  sanctuaire 
secondaire.  D'une  part,  l'œuvre  législative  allait  être 
rapprochée  de  la  montagne  sainte;  de  l'autre,  le 
séjour  propre  de  la  divinité  tendrait  à  devenir  le  but 
du  voyage'. 

175.  —  g)  On  admet  assez  volontiers  chez  ces  cri- 
tiques que  VElohiste  est  plus  récent  que  J-,  bien  plus, 
qu'il  s'en  est  inspiré.  Or  tandis  que,  dans  J,  Yahweh 
donne  rendez-vous  au  buisson, autrement  dit  à  Cadès 
(Ex.,n\,  18),  c'est  à  sa  montagne,  à  l'Horeb,  que,  dans 
E,  Dieu   appelle   les  Israélites   (Ex.,  m,   1,  12).  Par 

1.  Cf.  B.  Stade,  Geschichte...,  1,  p.  129-134;  Die  Enlstr- 
hung  des  Vol/ces  fsrnel,  p.  12  8V.;  Stade,  au  moins  dans 
son  Histoire  (cf.  p.  132,  note  2),  se  défend  de  rodierchci- 
le  véritable  emplacement  du  Sinaï.  Mais  les  allées  et 
venues  des  tribus  ont  pour  théâtre  le  Nord  de  la  péninsule, 
même  jusqu'au  Musiir. 

2.  Cf.  Bruno  Baentsch,  Exodus-Leviticns-Numeri  l'iber- 
seizt  und  erhîàrt  (dans  Uandhomnientar  zurn  AUen  Te.'?(o~ 
ment,  de  W.  Nowack),  p.  139  (cf.  p.   l'i,  18,  etc.). 

3.  Cf.  Ed.MiïTEii  et  Luther,  Die  hraelilen...,  p.  (ÎO-VI. 

4.  Cf.  Raymond  Wfill,  Le  séjintr  des  Israélttes  au  dé- 
sert et  le  Sinaï  dans  la  relation  primitlee,  V ri'oltiiiùn  du 
texte  bibUcjue  et  la  tradition  c/iristiano-nwderne,  p.  fJ9-77. 

5.  Cf.  R.  Weill,  Le  séjour ...,  ç.  .56-r,9  ;  Ed.  Mfter 
et  U.  Luther,  Die  Israeliten..  .,  p.  62  et  3-fi.  56-59. 

6.  Cf.  J.  Wellhausen,  Israetitische...,  p.  13-14.  On 
notera  d'ailleurs  que,  contrairement  à  R.  Weill,  J.  Well- 
hausen identifie  le   Buisson  avec  le  Sinaï. 

7.  Le  séjour...,  p.  77-89.  Cf.  Ed.  Meyek,  Die  Israeli- 
ten..., p 

8.  Cf.  J.  Wellhausen,  Israelitische...,  p.  14,  note  I.  — 
Prnlegomena...,  p.  349  (où  il  allègue  Deut.,  xixiii,  2). 

9.  Cf.  R.  Whill,  te  séjour..  ,p.  89-94. 


795 


MOÏSE  ET  JOSUE 


796 


conséquent,  pour  r^/oAiAie.l'Horebqui,  d'après  nom- 
bre de  critiques,  est  identique  au  Sinaï  de  J,  sera 
l'endroit  vers  lequel  les  Israélites  s'achemineront  au 
sortir  de  l'Eyyple.  Sans  doute,  E  retiendra  Cadès 
que  lui  impose"  la  tradition.  Mais  Cadès  n'aura  plus 
qu'une  importance  secondaire;  ce  sera  simplement 
l'endroit  d'où  l'on  monte  en  Palestine.  C'est  cette  in- 
trusion de  la  montag-ne  de  Dieu  avant  Cadès  qui  a 
été  le  point  de  départ  de  tous  les  remaniements 
opérés  dans  les  données  de  J',  l'occasion  des  dou- 
blets. U  faut,  dans  ces  bouleversements,  voir  une 
œuvre  progressive,  commencée  par  E,  puis  continuée 
d'abord  par  le  rédacteur  de  JE.  L'auteur  du  Code 
sacerdotal  aurait  encore  renchéri  en  deux  manières. 
D'abord  par  la  multiplication  des  détours  et  des 
stations  qui  conduisent  d'Egypte  à  Cadès  en  passant 
par  le  Sinaï  (c'est  le  nom  qu'il  garde  pour  la  montagne 
divine).  Ensuite  par  la  substitution  au  nom  de  Cadès 
d'expressions  plus  vagues,  désert  de  Paran,  désert 
de  Sin  (cf.  pour  l'identilication  de  ces  termes,  Num., 
XXXIII,  36;  Num.,  xxvii,  12-14  =  Deut.,  xxxii,  48-5i); 
il  se  pourrait  que  des  préoccupations  d'orthodoxie 
l'eussent  porté  à  diminuer  l'importance  du  sanc- 
tuaire du  négéb  (Welluausen',  Weill'-).  —  '0  L^i 
localisation  de  Cadès  ne  présente  plus  aucune  difli- 
cullé;  l'identilication  avec  l'oasis  de  'Ain  Qadeis, 
d'une  manière  plus  générale  avec  toutes  les  oasis 
qui  se  groupent  en  cette  région,  est  aujourd'hui  recon- 
nue unanimement.  Si,  même  considérées  dans  leur 
ensemble,  elles  sont  absolument  insuflisantes  pour 
assurer  le  ravitaillement  de  deux  millions  d'émigrés, 
on  peut  dire  qu'elles  permettent  d'envisager  le  séjour 
prolongé  d'un  campement  déjà  considérable. 

176.  —  (\  Mais  où  se  trouve  le  Sinaï?  Notons  d'ubord 
que  beaucoup  de  Cl  itiques  admettent  l'identité  réelle,  sup- 
posée pur  E,  del'Horeb  avec  le  Sinaï  de  J'-,  l'identité  de  l'un 
et  de  l'autre  avec  le  Sinaï  de  P.  Ils  ue  se  préoccupent,  en 
conséquence,  que  de  lu  localisation  du  Sinaï.  D'aucuns, 
nous  lavons  dit,  le  placent  sur  la  cûle  orientale  du  wâcli  el- 
'Araba,  ou  du  golfe  élaidtique:  Bkke^  qui,  en  1878,  l'iden- 
tifiait avec  leDjéht'l  en-A'ur  ;  Wellhausen*,  qui  d'hilleurs 
n'attache  qu'une  importance  secondaire  à  cette  locali- 
sation; Moore',  qui  plus  tard  aura  des  hésitations; 
Baentsch  ^,  etc.  Telle  sera  l'opinion  de  plusieurs  de  ceux 
qui  traiteront  le  Sinaï  comme  un  volcan  et  verront  dans 
les  récits  de  VExode  la  description  d'une  éruption  ;  telles 
sont,  avec  des  nuances  diverses,  les  théories  de  lï.  Gunkfl", 
H.  Gi;kssman!<  *•  et  Ed.  Meyeu^.  — j)  La  théorie  de  Von 
Gall  '"  est  plus  complexe.  Le  Sinaï  de  J  serait  distinct  de 
l'IIoreb  de  E  et  du  Sinaï  de  P.  Dans  Ex.,  xiii,  17,  18,  le 
récit  élohiste  conduit  évidemment  les  Israélites  vers  le 
Sud,  sur  la  côte  orientale  du  golfe  de  Suez;  l'Horeb  est 
donc  dans  le  massif  méridional  de  la  péninsule.  De  son 
côté,  le  récit  sacerdotal  reprend  la  même  marche  pour 
conduire  le  peuple  à  son  Sinaï  {IVum,,  x.vxiii,  10,  11).  En 
revanche,  le  Sinaï  de  J  est  à  l'Est  du  golfe  élanîtique.  Ces 
divergence»  s'expliquent  sans  doute  parce  que,  d'une  part, 
les  jiadianites,  avec  lesquels  le  Sinaï  est  en  relation, 
avaient  leur   berceau  et  centre  principal  à  l'Est  d'Ayaba 

1.  Cf.  J.  Welluausen,  Prolcgomena...,  p.  370. 

2.  Cf.  M.  WniLL,  Le  séjour. ..,-p.  109. 

3.  Cf.  C.  T.  Beke,  Origines  biblicae  or  Researchet  on 
Primcval  Uistorij,  1834;  Mount  Sin  ai  a  Volcano,  1873; 
Discovery  of  ilie  Irue  Moiuit  Sinaï.  1873:  Discoueries  of 
Sinai  in  Arabia  and  of  Madta7i, 'ih~&. 

4.  Cf.  J.  Wellhausem,  l'rolegomena...,^.  359,  note  1. 
.5.   Cf.  Rev.  George  F.  Moohe,  A  critical  and  excgeii' 

cal  Commentary  on  Jtidgfs^  1895,  p.  140,  179. 
G.  Cf.  lIugoBAEXTSCH,  A'xodus...,  p.  138-140. 

7.  Cf.,  au  sujet  de  H.  Gv.nkel,  Deutichc  Literatwzei- 
tung,  1903.  p.  3058. 

8.  Cf.  H.  GuESSMAXN,  Mose  und  leine  Zeit,  1913,  p.  192 
ST.,  409  sv. 

9.  Cf.  Ed.  Meteb,  Die  hraeliten...,  p.  60,  69-70. 

10. Cf.  Von  Gall,  Aliisraelilische  KuUstàiten  (dans  Bei- 
hefle  zur  Zeiiaclu ift  fiir  die  alltestameniliehe  Wissemchaft], 
p.  1-37. 


et  parce  que,  d'autre  part,  un  de  leurs  clans  avait  émigré 
au  Sud  de  la  péninsule.  ■ —  A)  D'autres  auteurs  toutefois 
ont  tendance  h  rapprocher  le  Sinaï  de  Cadès.  Ils  font  volon- 
tiers état  de  deux  textes  :  Jud.,  v,  4,  5,  qui  met  le  séjour 
primitif  de  Vahweh  (peut-être  explicitement  le  Sinaï)  en 
relation  avec  Séir  d  Èdom,  dont  on  retient  l'emplacement 
ii  l'Ouest  du  w'âdi  cl-'Araba  :  Veut.,  xxxiii,  2,  qui  met  en 
corrélation  le  Sinaï,  Séir,  le  mont  Paran  et  Mérihath- 
Cadés  (leçon  du  grec  pour  2a.i) .  Déj^  Gkàtz'  plaçait  le 
Sinaï  BU  Djébcl 'Arâif,  au  Sud  de  'Ain  Qadeis.  D'autres 
songeraient  au  massif  de  Séir  ou  d'Edom  :  Greenk-,  Dill- 
MANN^,  S.MEND  ^;  SAycE^,qui  d'ailleurs  place  assez  étran- 
nement  le  passage  de  la  Mer  Kouge  au  golfe  d  Aqaba  ; 
WiNCKLEK^,  qui  adoptera  ensuite  une  autre  opinion  ; 
MOOKE*.  D'autres  se  contentent  d'une  situation  générale 
près  de  Cadès,  Holzingek^,  Chetne^. 

177.  —  l)  Il  faut  noter  la  seconde  théorie  de  WiNC- 
klek'*^.  Le  Sinaï  de  1  ancienne  tradition  est  en  rapport  avec 
les  Qénites  du  négéb;  Deut.,  xxxiii,  2,  le  met  en  relation 
avec  Edom.  11  est  donc  situé  d'abord  au  Sud  de  Juda, 
mais  à  l'horizon  visible  de  Juda;  dans  la  suite  toutefois 
et  à  mesure  que  les  perspectives  se  développeront,  il  recu- 
lera de  plus  en  plus  vers  la  partie  méridionale  de  la 
jiéninsule.  Dans  cette  conception  du  Sinaï  qui  se  déplace, 
est  plus  ou  moins  implicitement  renfermée  l'idée  d'une 
montagne  irréelle  et  mythique.  La  pensée  de  Winckler 
év(due  en  ce  sens  et  rattache  à  cette  conception  la  dis- 
tinction des  deux  sommets  Uoreb  et  Sinaï.  Le  concept  d'une 
montagne  mythique  est  particulièrement  cher  îi  Raymond 
\Veili-  ",  qui  raj)plique  nu  Sinaï  de  J,  à  l'Horeb  de  E.  au 
Sinai  de  P.  qui  ne  font  qu'un.  C'est  le  séjour  principal 
du  Dieu  dont  Cadès  est  le  sanctuaire  secondaire:  dépen- 
dance exprimée,  et  dans  la  filiation  du  sacerdoce  de  Cadès 
(Moïse)  par  rapport  à  celui  de  Sinaï  (prêtre  de  Madian  ou 
du  Sinai),  cl  par  la  ressemblance  entre  le  mot  t'néh,  buis- 
son (de  Cadès),  et  le  nom  yahvviste  et  sacerdotal  de  la 
montagne  [Sinai),  Dès  lors,  il  ne  peut  être  question  poui' 
le  Sinai  d'une  localisation  précise.  Il  est  situé  derrière 
Codés,  en  Séir,  en  Paran.  Il  n'est  pas  loin  de  Cadès 
et  de  la  Palestine,  puisqu'un  dieu  doit  toujours  être  près 
do  son  peuple,  il  est  derrière  l'horizon  immédiat  d'Israël, 
à  une  distance  idéale  de  trois  jours,  selon  l'évaluation  de 
J'-,  que  l'on  trouve  reproduite  par  E  (!!)  dans  Num.,  x, 
,'^;îa  I-;  mais  il  est  dans  le  désert  où  on  ne  pénètre  pas. 
L'IIoreb  de  l'Elo/iiste,  situé  entre  l'Egypte  et  Cadès, esttout 
aussi  indéterminé  et  Weill  n'admet  pas  qu'Ex.,  xiii,  17- 
18  soit  à  entendre  d'un  voyage  vers  le  Sud  de  la  pénin- 
sule.  En  revanche,  l'épisode  de  la  victoire  de  Raphidim 

1.  Cf.  H.  Gkatz,  Monalschrift  fiir  Geschichte  und  Wis- 
senicltaft  des  Judenlhums,  1878,  p.   327-360. 

2.  Ci.  Baker  Gkken,  The  Hebrew  Migration  from  Egypt, 
2«  éd.,  1883,  p.   138  sv.,  170  sv. 

3.  Cf.  DiLLMANN,  Exodus,  1880;  Exodus  und  Leidiicus, 
3- éd.,  RïSSEL,  1899,  p.  31. 

4.  Cf.  R.  Smend, /-e/irirucA  der  altteslamentliclien  Reli- 
gionsgeschichle,  2*  éd.,  1899,  p.  35,  note  2.  Le  Sinaï  ;Horeb) 
est  à  l'Ouest  du  pays  de  Madian  (situé  à  l'Est  du  golfe 
Elanilique),  donc  vers  Séir. 

5.  Cf.  A.  H.  Sayce,  The  early  History  of  tke  IJebrens, 
1897,  p.  188-189. 

6.  Cf.  H.  Wi.NCKLER,  Das  Nordarabische  Land  Musn  in 
den  Inscliriften  und  der  Bibel,  dans  Altorientalische  Fnrs- 
chungen,  1  (1893),  p.  24-30,  337-338;  —  Musri,  Meluhha, 
Ma' in,  dans  Mitteilungen  der  Vorderasiatische  Getell- 
schaft.  1898,  fasc.  1  et  4. 

7.  C'est  du  moins  ce  qui  peut  résulter  de  G.  F.  MooBE, 
Exodus,  dans  Encyclopaedia  Biblica,  II,  1901,  col.  1443 
(voir  surtout  parag.  v) . 

8.  Cf.  H.  HoLziNGEB,  Exodus  (dans  Kurzer  Jland-Com- 
nienlar  zum  Alten  Testament,  de  Karl  Makti),  p.  65  66. 

9.  Cf.  T  K.  C11EYNE,  Moses,  dans  Encyclopaedia  Bi- 
blica, m,  surtout  col.  3208  (n"  5). 

10.  Cf.  H.  Wi.NCKLKH,  Sinai'  and  Horeb,  dans  Encyclo- 
paedia Biblica,  IV,  col.  4629-4543,  surtout  col.  4638-4641 
(n"'  14-17).  Au  point  de  vue  du  concept  mythique  (astral, 
cosmologique),  voir  col.  4629-4633  (n"'  1-6). 

11.  Cf.  R.  WtiLi..  Le  séjour...,  p.  36-40,  50-55,  77-80, 
94-104,  109-114. 

12  A  cet  endroit,  E  transcrit  J-  :  «  Ils  partirent  de  la 
montagne  de  Dieu  pour  un  chemin  de  trois  jours...  », 
mais  il  supprime  le  nom  de  Cadès,  terme  du  retour  du 
voyage  au  Sinaï,  inséré  par  J-  dans  la  tradition  de  J  '. 


79: 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


708 


(Ex.,  XVII,  8-16)  nous  ramène  vers  le  séjour  d'Amalec, 
c  est-à-dire  vers  le  né^éb  et  Cadès.  Mais  il  y  a  Mara  et 
Elim,qui  semblent  indiquer  U[i  vojajfe  vers  le  Sud  !..  La 
direction  parait  d'autant  mieux  marquée  que  Wcill,  à  la 
suite  de  Meyer,  s'a|qiuie  sur  des  comparaisons  d'Ex.,  x\, 
23-27  avec  de»  teites  d'auteurs  ]>rol'anes  pour  idcntiGer 
Mara-ELim  (ils  en  font  une  seule  localité)  avec  l'oasis  et 
la  palmeraie  de  ïor.  11  ne  faut  pas  céder  ii  cotte  illusion: 
la  mention  de  Maïa-Elim  en  ce  contexte  a  une  tout  autre 
raison  d'être.  Au  huitième  siùcle,  quand  VEluhiste  écrivait, 
l'oasis  de  Tor  était  un  lieu  de  cures  miraculeuses  où  af- 
fluaient de  nombi-eux  pèlerins.  Gomme  on  y  venait  d'Israël, 
l'auteur  du  récit  éprouva  le  besoin  d'attribuer  à  «  Yaliweb 
qui  guérit  »  (£x. ,  xv,  26)  l'origine  delà  source  bienfaisante. 
11  ne  tr-ouva  pas  d'autre  moyen  que  de  inettreMara-Elim  sur 
le  cbemin  suivi  par  les  Hébreux,  précédés  de  leur  Dieu, 
au  sortir  de  l'Egypte.  Sans  doute,  au  point  de  vue  géo- 
graphique, le  crochet  était  extraordinaire,  puisque  l'ilo- 
reb  est  près  de  Cadès.  Mais  le  narrateur,  grAce  à  l'ex- 
trême indigence  de  ses  connaissances  topographiques, 
trouvait  cela  tout  simple.  Non  moins  floltuutes  étaient 
les  notions  du  rédacteur  sacerdotal,  bien  que  son  texte 
jjaraisse  de  tous  le  plus  précis.  Comparant  la  liste  de 
;Yum.,  xxxui,  avec  les  éléments  antécédemment  fournis 
par  P,  Weill  conclut  :  <c  On  voit  que  cette  liste  de 
Nombr.,  xxxiii.qui  est  considérée  en  général  comme  ap- 
partenant à  une  couche  tardive  de  P,  est  partout  d'accord 
avec  les  détails  acceptés  ou  introduits  par  P  et  donnés 
par  lui  d'autre  part,  et  que  toute  son  originalité  consiste 
dans  lintercalation  d'un  nombre  considérable  de  sta- 
tions que  le  récit  antérieur  ne  tonnait  pas.  Il  est  inutile 
de  dire  que  toute  tentative  de  locolisation  géographique, 
ici,  serait  absurde  ;  le  rédacteur  qui  inscrivait  ces  noms 
àla  61e  avait  de  tout  autres  préoccupations  que  celles  de 
savoir  s'ils  correspondaient  à  une  réalité  quelconque '.  » 
178.  —  m)  La  plupart  des  critiques  esliment  que 
c'est  l'itinéraire  direct  qui  correspond  à  la  vérité  his- 
torique. De  ce  chef,  Cadès  acquiert  une  importance 
extraordinaire.  De  par  son  nom  même  (ÇiZi/cs),  c'est 
un  sanctuaire,  et  il  y  a  lieu  de  croire  que,  longtemps 
avant  l'époque  mosaïque,  c'était  pour  les  bédouins 
du  désert  un  lieu  de  prière  et  de  pèlerinage.  L'objet 
sacré  était  une  source  ;  dès  le  temps  des  patriarches, 
elle  s'appelait  Source  du  Ju^ement('  Ain  Miipâi;  Gen., 
XIV,  •))  :  preuve  que  l'endroit  revêtait  un  caractère 
sacré  bien  avant  l'exode.  C'est  cette  même  source 
que  désignent  les  noms,  de  sens  analogue,  de  Mas- 
sah  et  Méribali,  «  eau  d'épreuve  »,  «  eau  de  déci- 
sion 11,  et  il  est  possible  que  ces  vocables  remontent 
à  un  lointain  j)assé.  Les  récits  qui  les  concernent 
sont  nettement  étiologiques  et  ont  pour  but  d'expli- 
quer ces  noms.  Mais  les  explications  varient.  Ici, 
c'est  Yaliweh  qui  tente  son  Fidèle  et  querelle  avec 
lui  {Dcut.,  xxxiii,  8,  lo;  cf.  A'uin.,  xx,  12,  i3[P]);  là 
(Ex.,  XVII,  i--],  JE),  c'est  le  peuple  qui  tente  Yaliweh 
ou  Moïse.  Cadès,  c'est  donc  le  sanctuaire  de  la 
source,  le  sanctuaire  des  décisions.  C'est  aussi  le 
sanctuaire  de  l'oracle,  de  Viiiim  et  du  tummim 
(Deut.,  xxxiii,  8^).  C'est  là  que  Moïse  trouve  accès; 
là  que,  selon  les  uns,  en  contact  avec  la  confédéra- 
tion du  Sinaï,  il  est  initié  au  culte  du  vieux  dieu, 

1.  Cf.  R.  WiuLL,  Le  séjour...,  p.  111.  Nous  ne  ferons 
que  mentionner  l'opinion  de  L.  Gart  (cf.  L.  Cart,  Au 
Sinaï  et  dans  l'Arabie  Pétrce,  .Appendice  :  La  Géographie 
de  l'Exode,  à  partir  de  la  paije  373  ;  voir  surtout  :  p,  378, 
384-385,  386,  387,  418-420,  430-431,  441-442,  451-460). 
Il  rejette  l'idée  d'un  itinéraire  ]iriinitif  allant  directe- 
ment d'Egypte  h  Cadès.  Tous  les  itinéraires  portaient: 
Egypte,  Sinaï  ou  Horeb,  Cadès.  Il  distingue  entre  le 
Sinaï  et  l'Horeb.  Le  Sinaï,  qui  n'est  autre  que  le  buisson 
{s'néh). esl  près  de  Cadès,  ainsi  que  l'indiquent  IJeut.,\wiii, 
2  et  Jud.,  V,  4,  et  coriespond  peut-être  au  D/é/>éi  Maqraon 
au  Djébél  Muwcilleh.  Quruit  à  l'Ilorel),  il  n'est  pas  ptrè.s  de 
Cadès;  il  est  plus  an  Sud,  à  trois  jours  de  marche 
{Num.,x,  33),  k  onze  journées  d'après  lo  Dcutéronome 
(D-|  qui  suit  d'ordinaire  E  [Deul.,  i,  2);  l'histoire  d'Elie 
(I  Reg.,  XIX)  suppose  aussi  une  longue  distance.  LeSinaï 
de  P  est  pareillement  dans  le  massif  du  Sud. 


peut-être  qènite  ou  madianite;  là  que,  selon  les 
autres,  il  substitue  au  culte  d'un  élôhim  imprécis  celui 
de  YahweL  (jui  lui  est  apparu  dans  le  buisson.  C'est 
là  qu'il  reçoit  la  législation  qui  présidera  à  la  for- 
mation de  son  peuple,  là  pareillement  qu'il  recueille 
ces  ordonnances  et  ces  moyens  cultuels  dont  il 
léguera  le  dépôt  aux  héritiers  de  sa  fonction,  les 
Lévites.  Cadès  est  le  véritable  berceau  de  l'unité 
nationale  et  religieuse  d'Israël. 

179.  —  C.  L'itinéraire  des  Israélites  au  désert. 
—  Il  faut  bien  se  garder  d'accepter  sans  contrôle  les 
théories  que  nous  venons  d'exposer.  —  o)  Il  est  incon- 
testable que  le  chemin  normal  pour  aller  d'Egypte  à 
Cadès  ne  comporte  pas  le  long  détour  jiar  le  massif 
méridional  de  la  péninsule  du  Sinaï.  Seule  une  rai- 
son spéciale  peut  expliquer  un  pareil  crochet.  Mais 
précisément  les  documents  qui  jiarlent  de  l'Horeb 
et  du  Sinaï  donnent  cette  raison.  Laissons  de  côté, 
par  égard  pour  la  mentalité  de  certains  critiques, 
ce  que  la  Bible  nous  dit  de  la  révélation  et  de  la 
convocation  divines  {lix.,  m,  12,  E;  m,  18,  J).  Il 
reste  que  la  réputation  d'un  sanctuaire  vénéré  ex- 
plique très  adéquatement  une  telle  déviation  d'iti- 
néraire; or,  quand  Moïse  revint  en  Egypte,  le 
Sinaï-Horeb  avait  pour  lui  ce  caractère  et  à  un  degré 
éminent.  —  b)  11  faut  ajouter  une  deuxième  remar- 
que préliminaire.  Il  ne  convient  pas  de  s'attacher  à 
des  théories  qui  vont  à  l'encontre  des  données  les 
plus  claires  et  les  plus  universelles  des  textes,  si  on 
ne  peut  les  élayer  qu'avec  des  arguments  d'une 
probabilité  très  tenue.  Or,  d'une  part,  la  question 
de  l'antiquité  respective  de  J  et  de  E  admet  encore, 
dans  le  monde  des  eritii|ues,  des  solutions  très  va- 
riées ;  beaucoup  d'exégètes  diraient  que  les  deux 
conclusions  ont  sensiblement  les  mêmes  chances  de 
certitude;  la  thèse  de  l'antériorité  de  E  est  soutenue 
par  des  personnalités  imposantes.  D'autre  part,  si 
l'on  peut,  avec  quelques  vraisemblances,  reconnaî- 
tre en  J  la  présence  de  plusieurs  couches  succes- 
sives, il  est,  dans  la  plupart  des  cas,  tout  à  fait  dé- 
licat de  vouloir  les  séparer  :  qui  oserait  regarder 
comme  délinitive  la  reconstitution  de  J"  telle  que 
H.  Weill,  par  exemple,  nous  la  représente?  C'est 
là  pourtant  l'un  des  éléments  les  plus  fondamen- 
taux du  système. 

180.  —  c)  Que  si  maintenant  l'on  aborde  les  ar- 
guments positifs,  on  voit  qu'à  leur  tour  ils  prêtent 
le  liane  à  de  sérieuses  contradictions.  Ainsi  en  est-il 
de  celui  qui  repose  sur  le  voyage  de  trois  jours.  Il 
est,  en  effet,  impossible  de  démontrer  avec  certitude 
que  le  terme  de  ce  voyage  soit  Cadès.  Dans  Ex., 
m,  18,  c'est  au  Buisson  que  Yahweh  fixe  le  but  de 
ce  pèlerinage;  mais  l'identité  du  Buisson  et  de 
Cadès  est  loin  d'être  prouvée,  loin  d'être  admise  par 
tous  les  critiques.  De  même,  le  contexte  actuel  d'£-<-., 
XV,  22  n'a  aucune  relation  immédiate  avec  Cadès, 
et  le  lien  avec  Ex.,  xvii,  i^  n'est  rien  moins  qu'é- 
vident. Quand  on  sort  de  l'Egypte  au  niveau  du 
Sérapéum,  nombreuses  sont  les  directions  dans  les- 
quelles on  peut,  trois  jours  durant,  errer  dans  le 
désert,  sans  eau  potable.  Mais  il  y  a  plus.  La  dis- 
tance de  trois  jours  ne  se  présente  pas  comme  une 
distance  précise.  D'une  part,  la  mention  de  cet  iti- 
néraire a  pour  but  d'obtenir  plus  facilement  du 
pharaon  la  permission  de  quitter  l'Egyjite;  elle  n'est 
donc  pas  nécessairement  exacte.  D'autre  part,  elle 
peut  être  une  évaluation  générale  et  plus  ou  moins 
symbolique.  EnGn  il  est  capital  de  noter  que  la 
distance  réelle  qui  sépare  la  mer  Roug^e  de  Cadès  est, 
en  ligne  directe,  non  de  trois,  mais  de  plus  de  sept 
jours.  Il  n'est  donc  nullement  prouvé  que  le  voyage 
de  trois  jours  mène  directement  à  Cadès. 

181.  —    d)   SI   nous  parlons    d'une    évaluation 


799 


MOÏSE  ET  JOSUE 


800 


symbolique,  ce  n'est  pas  que,  pour  nous,  les  docu- 
ments évoluent  autour  de  données  vagues,  plus  ou 
moins  mythiques.  Loin  de  là.  Les  indications  concer- 
nant Cadès,  le  Sinailloieb,  les  stations,  correspon- 
dent à  des  entités  réelles  et  précises.  Quelle  que  soit 
la  date  de  la  composition  des  documents,  on  ne 
saurait  arguer,  en  vue  d'une  conclusion  opposée,  de 
l'ignorance  de  leurs  auteurs.  Au  neuvième  siècle  ou 
au  huitième,  par  exemple,  les  écrivains  de  Palestine 
avaient  toute  facilité  de  connaître  par  eux-mêmes, 
par  les  récits  des  pèlerins  ou  des  bédouins,  les  sites 
dont  ils  parlaient.  La  péninsule  du  Sinai,  qu'il  s'a- 
gisse du  désert  ou  du  massif  méridional,  était  acces- 
sible à  tous  et  parcourue  dans  toutes  les  direc- 
tions. Il  y  a  quelque  naïveté,  par  exemple,  à  pré- 
tendre que  XElohiste  ne  se  rendait  pas  compte  du 
site  de  Mara-Elim-Tor  par  rapport  à  Cadès.  Sans 
doute,  il  eût  été,  aussi  bien  que  le  bédouin  ou  le  fel- 
lah de  nos  jours,  incapable  de  lixer  sa  science  topo- 
graphique sur  une  carte;  mais,  comme  le  bédouin 
de  nos  jours,  il  était  en  mesure  d'exposer  un  itiné- 
raire, d'énumérer  les  stations,  de  les  décrire,  de 
dire  la  durée  des  étapes  qui  les  séparent;  il  n'eût  pas 
mciue  sans  doute  commis  la  bévue  de  R.  Weill  qui 
ideutitie  le  désert  de  Sin  (sin)  entre  Elîm  et  le  Sinaï 
(Aj-.,  XVI,  i)  et  le  désert  de  Sin  (sin)  qui  est  autour 
de  Cadès  {IS'um.,  xx,  i)'.  On  peut,  en  conséquence, 
regarder  les  données  des  documents  comme  se  rap- 
portant à  des  réalités  concrètes.  De  même  les  rela- 
tions qui  peuvent  exister  entre  le  Sinaï  et  Cadès  ne 
sauraient  être  traitées  comme  des  relations  d'ordre 
purement  logique. 

18â.  —  e)  11  faut  d'abord  rappeler  (virf.  supr. 
166,  e)  que  le  Buisson  de  J  et  la  montagne  divine 
de  E  sont  eu  dehors  de  Madian,  sur  le  chemin  du 
retour  en  Egypte.  Rien  n'indique,  nous  l'avons  vu 
(l'/rf.  supr.  186,  rf),  que  le  Madian  où  Moïse  a  ren- 
contré le  prêtre  soit  à  l'Est  du  golfe  d'Aqaba;  c'est 
plutôt  au  iiégéb,  au  pays  des  Cinéens-Qênites  qu'il 
faut  penser.  Mais  dût-on  situer  le  Madian  en  Arabie, 
qu'on  ne  serait  nullement  obligé  d'y  mettre  le  Sinaï, 
dont  le  caractère  volcanique  n'est  par  ailleurs  nulle- 
ment démontré.  D'autre  part,  nous  croyons  à  l'iden- 
tité topographique  du  buisson  et  de  la  montagne  de 
Dieu.  Admettons  que  l'on  puisse  formuler  des  réser- 
ves sur  la  compétence  du  rédacteur  RJE;  il  est  en 
tout  cas  impossible  de  lui  attribuer  gratuitement 
une  erreur  sur  les  données  les  plus  fondamentales 
des  récits  qu'il  amalgame.  Si,  dansiT.r.,  m,  il  a  fondu 
étroitement  les  données  relatives  au  buisson  et 
celles  qui  concernaient  la  montagne  de  Dieu,  c'est 
évidemment  que,  par  leur  teneur  même,  les  deux 
documents  présentaient  ces  quantités  comme  identi- 
ques. De  cette  constatation,  une  autre  conséquence 
découle  :  c'est  que  le  buisson  n'est  pas  à  Cadès.  Nulle 
part  cette  équation  n'est  établie  et  ce  que  nous 
venons  de  dire  de  l'identillcation  du  buisson  et  de  la 
montagne  la  rend  impossible.  Dès  lors  le  voyage 
de  trois  jours  perd  toute  attache  avec  Cadès;  quel 
que  soit  le  sens  dans  lequel  on  le  veuille  entendre, 
il  est  en  relation  avec  le  buisson,  avec  la  montagne 
de  Dieu,  avec  le  Sinaï.  —  /)  Les  critiques  tiennent 
que  les  itinéraires  de  E  et  t'e  P  placent  l'Horeb  et  le 
Sinaï  avant  Cadès;  c'est,  en  effet,  de  toute  évidence. 
D'autre  part,  on  n'a  que  des  lambeaux  de  textes 
pour  appuyer  l'hypothèse  d'après  laquelle  J^  met- 
trait le  vo.yage  au  Sinaï  pendant  le  séjour  de  Cadès, 
tandis  que  J'  ignorerait  complètement  ce  voyage. 
Au  lieu  de  donner  crédit  à  des  constructions  aussi 
chancelantes,  n'est-il  pas  plus  rationnel  de  faire  fond 
sur  les  textes  clairs  des  documents  en  même  temps 

1.  R.  Weill,  Le  téjour...,  p.   110. 


que  sur  la  manière  dont  les  a  interprétés  le  rédacteur 
qui  les  a  combinés  ensemble?  On  est  ainsi  amené  à 
penser  que  toutes  les  sources  anciennes,  J  aussi  bien 
que  E  et  P,  i)laçaient  le  Sinai-lloreb  avant  Cadès  et 
cela  avec  un  sens  très  précis  des  réalités.  On  est 
ainsi  amené  à  conclure  que  tel  fut  en  effet  l'itinéraire 
suivi  par  les  Israélites. 

183.  —  ^)Si  nous  attachons  une  valeur  au  témoi- 
gnage des  rédacteurs  pour  nous  faire  une  idée  des 
lignes  fondamentales  des  documents,  il  ne  nous  en 
coûte  pas  pour  autant  de  relever  des  méprises  de 
détail  dans  l'utilisation  des  sources,  U  est  fort  possi- 
ble qu'il  y  ait  de  véritables  doublets.  Les  noms  de 
Massah-Méribah  {Ex.,  xvii,  1-7)  et  de  Méribah 
(Xuin.,  XX,  2-i3)  peuvent  désigner  la  même  source  et 
les  récils  se  rapporter  au  même  fait.  Des  critiques 
distinguent  dans  chaque  récit  l'inlluence  de  plusieurs 
documents  (J  et  E  dans  Ex.,  xvii,  1-7;  E  et  P  dans 
Num.,  XX,  2-i3).  Il  se  peut  que  chacun  des  auteurs 
situât  le  miracle  de  la  source  d'une  manière  un  peu 
différente  par  rapport  à  Cadès;  il  est  possible  aussi 
que  les  noms  fussent  divers  (Massah  dans  un  docu- 
ment, Méribah  dans  les  autres).  Le  rédacteur  aura 
pu  voir  deux  faits  alors  qu'il  n'était  question  que 
d'un  seul,  il  a  pu  hésiter  sur  la  manière  de  les 
situer;  la  mention  de  l'Horeb,  Ex.,  xvii,  6,  aura  pu 
être  ajoutée  pour  préciser  les  rapports  de  l'un  des 
récils  avec  son  nouveau  contexte;  l'addition  aura 
d'ailleurs  été  assez  maladroite  puisqu'au  chap.  xvii, 
on  n'est  pas  encore  à  la  montagne  de  Dieu.  Des 
raisonnements  analogues  pourraient  être  faits  au 
sujet  des  récits  concernant  la  manne  et  les  anciens. 
D'ailleurs  de  tels  dédoublements  ne  sont  pas  sans 
exemples  faciles  à  constater.  On  sait  que  saint  Marc 
place  la  guérison  de  l'aveugle  de  Jéricho  à  la  sortie 
de  la  ville  (.Marc,  x,  46),  saint  Luc  à  l'arrivée  de 
Jésus  dans  la  cité(i»c.,  xviii,  35),  que  saint  Mathieu 
parle  de  deux  aveugles  à  la  sortie  de  la  ville 
{Math.,  XX,  29-80);  des  commentateurs  n'ont  pas 
hésité  à  voir  eu  ces  textes  les  récils  de  trois  mira- 
cles différents.  —  h)  Pour  conclure,  nous  nous  atta- 
chons donc  à  l'itinéraire  :  mer  Rouge,  Sinaï-Horeb, 
Cadès'. 

184.  —  D.  Le  Sinaï.  —  a)  Le  Sinaï-Horeb  n'est  pas, 
nous  1  avons  vu,  identique  à  Cadès;  rien  n'indique 
qu'il  soit  en  son  voisinage  immédiat.  11  faut  d'abord 
le  reconnaître  :  les  raisons  tirées  de  ce  qu'un  dieu 
doit  habiter  à  portée  de  son  peuple  tiennent  d'autant 
moins  qu'au  regard  de  ceux  qui  les  font  valoir, 
Yahweh  aurait  à  Cadès  un  sanctuaire  et  séjour  véri- 
tables, quoique  secondaires.  —  b)  D'autre  part,  les 
textes  de  Dent.,  xxxm,  2  etJud.,  v',  4,  5  n'ont  point 
la  portée  qu'on  leur  attribue.  Dans  le  second,  où  le 
mot  Sinaï  (vers.  5)  n'est  peut-être  pas  authentique, 
Débora,  parlant  des  marches  de  Yahweh  pour  ve- 
nir au  secours  des  siens,  en  met  le  point  de  départ 
en  Séir-Edom;  mais,  pas  plus  à  ce  sujet  qu'à  propos 
à'Hah.,  m,  3,  on  ne  peut  faire  état  de  l'absence  du 
mot  Sinaï  pour  conclure  à  l'identilication  du  Sinai 
avec  le  massif  de  Séir;  il  serait  plus  juste  de  dire 
que,  pour  Débora,  l'étape  de  Cadès  avait  une  impor- 
tance qu'on  ne  lui  donne  pas  ailleurs.  Le  texte  de 
Deut.,  xxxiii,  2  est  beaucoup  plus  explicite.  Le  point 
de  départ  des  marches  de  Yahweh  est  désigné  par 
les  noms  Sinaï,  Séir,  mont  de  Paian,  Méribath  (Mé- 
ribolh)-Cadès.  Or  rien  ne  prouve  que  ces  termes 
soient  synonymes;  il  est  beaucoup  plus  naturel  d'y 
voir  la  désignation  des  étapes  successives  avant  que 
le  Dieu  n'ait  rejoint  son  peuple.  En  tout  cas,  on  ne 
peut  opposer  les  données,  toujours  un  peu  vagues, 

1.  Cf.  Fr.  M.-J.  Lagrance,  Le  Sinaï  biblique,  dans 
flecue  biblique,  1899,  p.  369-392,  snrtcut  p.  379-389. 


801 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


802 


de  ces  textes  poétiques  à  celles  que  peuvent   fournir 
des  récits  circonstanciés. 

18S.  —   f)  Or,  bien  que   moins  nombreux  pour 
celte   partie  du   voyage,    ces  textes  existent.  Nous 
avons  d'abord  le  récit  de  JE  dont  il  serait  peut-être 
imprudent  de  vouloir  séparer  les  éléments.   Il  nous 
fournit  les  étapes  :  désert  de  Sur  {Ex.,  xv,  aa),  Marah 
(Ex., XV,  23),  Elim{Ex. ,Ti\,  27)',  liaphidim{Ex.,  xvir, 
8).  Cet  itinéraire  nous  reporte  vers  le  Sud  de  la  pénin- 
sule. Qu'on  l'identilie  avec  le  nâdi  Gharandel on  avec 
l'oasis  de  Tor,   la  palmeraie  d'Eliiu  témoigne  en  ce 
sens  ;  on  n'en  rencontre  pas  de  pareille  sur  le  chemin 
qui  mène  directement  de  la  mer  Rouge  à  Cadès.  Des 
critiques   prétendent   que  le  récit  du  combat  contre 
Amaîec  n'est  pas  à  sa  place,  qu'il  se  rattache  au  cycle 
de  Cadès,  que   le  nom  de    Raphidim  y  a  été  ajouté 
après  coup  et  sous  l'inlluence  de  P  (cf.  Ex.,  xvii,  i). 
L'argumentation  ne  nous  parait  pas  décisive.  Il  est 
vrai  que  le  centre  des  Amalécites  était  dans  le  négéb, 
non  loin  de  Cadès;  mais  on  n'est  pas  autorisé  à  nier 
qu'ils  ne  lissent  des  razzias  dans  le  Sud   de    la  pé- 
ninsule, qu'ils  ne  s'y  trouvassent  un  peu  chez  eux;  la 
venue  d'un  groupe  d'émigrants  qui  leurdisputeraient 
leurs  ressources  était  de  nature  à  les  inquiéter  et  à 
leur  faire  prendre  une  altitude   hostile.   On  remar- 
quera que  le  défaut  général  des  opinions  que  nous 
étudions  provient  de  ce  que  leurs  auteurs,  se  conli- 
nant  dans  la  critique  littéraire,  ne  se  préoccupent 
pas  assez  d'en  contrôler  les  résultats  par  les  réalités 
objectives.  M.  Wbill,  par  exemple,  tient  un  tel  con- 
trôle pour  une  faiblesse'.  —  (/)Soit  au  cours  des  ré- 
cits de  l'Exode  et  des  Nombres,   soit  dans  la  grande 
table  de  Nain.,  xxxiii,  attribuée  à  une  couche  secon- 
daire, le  Code  sacerdotal,  reconnaissable  à  son  slyle 
très   caractéristique,  nous  fournit  les  stations  sui- 
vantes :  le  désert  [Etham]  (Nuni.,  xxxni,  8'');  Marah 
(Num.,  xxxiii,   SI");   Elim  {Num.,  xxxiii,  9);  campe- 
ment près  de  la  mer  Rouge  (Num.,  xxxiii,  10);  désert 
de  Sin,   qui  est  entre   Elim   et  le  Sinaï  (Ex.,xvi,  i; 
Num.,  xxxin,  1 1);  campements  indiqués  par  Yahweli 
(Ex.,  xvn,  1),  qui  sont  Duplica  et  .4tus(iVum.,  xxxiii, 
12,  i3),  Kapilidim   (Ex.,  xvii,  i  ;  Num.,  xxxiir,  i/|), 
désert  du   Sinaï  (Ex.,  xix,  1,  2;  Num.,   xxxiu,    i5). 
Avec  les  stations  de  Mara  et   d'Elim,  cet  itinéraire 
nous  ramène,  comme  celui  de  E,  vers  le  Sud  de  la 
péninsule;    la  mention  du   campement   près  de   la 
mer  Rouge,  que  l'on  peut  maintenir  malgré  certaines 
difficultés  de  critique  textuelle,  prouve  que,  sur  le 
chemin,  on  retrouve  la   côte  orientale  du  golfe  de 
Suez.    —   e)  Nous  n'avons    pas  de   raisons  de  nous 
attarder  ici  à  l'identiQcation   des  stations  3.  Notons 
qu'on  fait  d'ordinaire  coïncider  le  désert  de  Sin  avec 
la  plaine  maritime  de  'Ain  .Markha.  Mais,  tandis  qu'on 
plaçait  volontiers  Raphidim  à  Voasis  de  Férân,  des 
auteurs  aussi  compétents  que  le  P.  Lagrange  songe- 
raient plutôt  au  Debbet  er-Hamleh,  au  pied  du  Djébél 
et-Tih.    Les    derniers    détails    de   l'itinéraire    sont 
modifiés  en  conséquence. 

186.  —  f)  En  toute  hypothèse,  on  arrive  au  Sinaï. 
C'est  une  question  secondaire,  en  comparaison  de 
celles  que  nous  avons  abordées,  que  de  savoir  s'il 
faut  identilier  la  montagne  avec  le  Serbâl  ou  avec  le 
Djébél  Mùsà.  Nous  n'entreprendrons  pas  de  discus- 
sion à  ce  sujet.  Les  arguments  d'ordre  purement 
topographique  ne   permettent  pas   de    résoudre   le 

1.  C'est  une  idée  assez  particulière  a  Steuernagel  que  de 
rattacher  Ex.,  xv,  27  à  P. 

2.  Cf.  Le  séjour,  p.  22,  23. 

3.  On  peut  lire  à  ce  sujet  tous  les  commentaires,  à 
quelque  école  qu'il»  appartiennent.  Cf.  aussi  Fr.  M.-J.  L.v- 
CKA.XOE,  L'itinéraire  des  Israélites  du  pays  de  Gessea  aux 
bords  du  Jourdain,  1"  article,  dans  lleiue  Biblique.  l'JOO. 
p.  63-86.  1      •  > 

Tome  m. 


problème.  De  part  et  d'autre,  on  a  des  sommets 
imposants,  dignes  de  servir  de  piédestal  à  Yahweh; 
de  part  et  d'autre,  on  a  des  emplacements  (plaine 
er-Iiàha  au  pied  du  Djébél  Mùsà  :  wâdi  'Aleyât  et 
wâdi  Férân  au  pied  du  Serbâl)  favorables  à  un 
campement  considérable  et  prolongé.  Les  documents 
historiques  tendent  à  prouver,  au  dire  de  bons 
juges,  que  les  traditions  anciennes  sont  en  faveur 
du  Djébél  Mùsà;  l'antiquité  voyait  dans  les  envi- 
rons du  Serbâl  le  site  de  Raphidim  et  le  lieu  du  com- 
bat avec  Amalec'. 

187.  —  g)  D'après  les  évaluations  du  Code  sacer- 
dotal (et.  Ex.,  XIX,  I  et.V«m.,x,  1 1),  le  séjourauSinaï 
dura  près  d'un  an.  De  toutes  les  étapes  du  voyage, 
ce  fut  de  beaucoup  la  principale.  Il  nous   sullira  de 
résumer    ici    ce    que    nous   en    avons    dit     ailleurs 
(cf.  Ji'iF  (Peuple)  dans  Dict.  Apolog.  de  la  foi  catho- 
lique ,  tome  II,  col.  i565  à  i65i).  C'est  au  Sinaï  que, 
dans  son  premier  voyage,  Moïse  était  entré  en  rela- 
tion avec  Yahweh;  c'est  là  qu'à  son  tour   le  peuple 
participa  à  la  manifestation  de  la  majesté  divine. 
Une  alliance  fut  solennellement  contractée  entre  les 
tribus  et  Yahweh.  D'ailleurs  les  tribus  qui  se  ratta- 
chaient à  la  famille  de  Jacob  n'étaient  pas  seules  en 
présence.  Lorsqu'elles  avaient  quitté  l'Egypte,  une 
multitude    bigarrée  s'était  attachée  à  elles  (Ex.,  xii, 
38,  J);    on    y    voyait   sans    doute  des   descendants 
d'.-Vsia tiques,    immigrés  ou  prisonniers  de    guerre, 
établis  en  Gessen  comme  les  Israélites;  il  pouvait  y 
avoir    aussi   des    Egyptiens.   Ailleurs  on  parle    du 
ramassis    de    peuple    (jui  était  au    milieu    d'Israël 
(Num.,  XI,  4>  J).  Or  l'alliance  conclue  avec  Yahweh 
devait  avoir  pour  complément  l'union  intime  de  ces 
divers  éléments  en  une  fédération,  disons  mieux,  en 
une  nation.  De  la   permanence  de  cette  union     le 
gage  serait  avant  tout  la  permanence  de  l'alliance 
avec  la  divinité;  il  fallait  que  les  événements  qui  se 
déroulaient  eussent  un  grand  éclat  et  une  grande 
pussance  pour  que   leur  inlluence  et  leur  souvenir 
puissent  sulhre  à  grouper,  malgré  certains  heurts  et 
certaines   dissensions,    des   éléments    aussi    dispa- 
rates. — •  h)  Aussi  bien  avait-on  posé  la  base  d'insti- 
tutions destinées  à  perpétuer  les  effets  de  ces  grandes 
théoplianies.  De  là  la  première  ébauche  de   la  légis- 
lation sociale   qui   allait  régir  le   nouveau  peuple; 
de  là  la  première  organisation  de  la  vie  religieuse, 
dorainéepar  la  personnalité  de  Yahweh, Dieu  unique, 
jaloux   et   moral  ;  la    première   réglementation    du 
culte   autour   d'un   sanctuaire    portatif  qui  abritait 
l'arche;  la  première  institution  d'un  sacerdoce  et  la 
reconnaissance  du  privilège  de  la  tribu  de  Lévi.  — 
Bref,  les  lils  de  Jacob  étaient  arrivés  au  Sinaï  à  l'état 
de    clans    qui    avaient  conscience  de  leur  parenté, 
mais    poursuivaient    encore    chacun   leur  voie  pro- 
pre; ils  en  devaient  partir  en  forme  de  peuple 2. 

188.  —  E.  Cadès.  —  a)  Les  documents  présentent 
de  nouveau  des  difficultés,  quoique  d'un  ordre  plus 
secondaire;  les  uns  sont  fragmentaires  à  l'excès; 
d'autres  ont  subi  de  sérieux  bouleversements.  JE, 
dans  lequel  nous  hésitons  toujours  à  opérer  des  dis- 
sections, fournit  les  données  suivantes  :  départ  de  la 
montagne  de  Yahueh  (Num.,  x,  33),  marche  de  trois 
jours  en  vue  de  trouver  un  lieu  de  repos  ((6irf.)  ;  il 
n'est  nullement  dit  ni  insinué  que  cette  marche  con- 
duise à  Cadès  et  elle  est  d'ailleurs  topographique- 
ment  insuffisante.  Il  est  tout  naturel  de  penser 
qu'elle  mène  à  la  station  iminédiateiiient  mentionnée 
dans  la  suite,  ou  à  une  station  dont  le  nom  aurait 

1 .  Cf.  Fr.  M.-J.  Lagra.ngf,  Le  Sinai  l>ibliqut  dans  Revut 
Biblique,  1899,  p.  3G9-392,  surtout  p.  389-392. 

2.  Cf.  les  commentaires  et  Fr.  M.-J.  Lacramge,  L'iti- 
néraire..., 2*  article,  dans  Revue  Biblique,  1900  p  273- 
280.  '^' 

2G 


803 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


804 


disparu  des  textes.  Les  stations  suivantes  sont  : 
TItubéera  {,\itm.,  xi,  i-3,  E  [?|),  Qlhrolh-Hatlaava 
(iVuni.,  XI,  4-34;  surtout  J  [?]),  Ilaséroth  (Num.,  xi, 
35,  J),  désert  de  Paran  (Niim.,  xii,  i6  [Vulg.  xiii, 
i],  J  [?]),  où  l'on  se  trouve  à  Cadès  (/V»m.,  xiii,  26 
[Vulg.,  ■i^],  E  L'?];  cf.  XX,  i".',  E  [?]).  —  II)  Pour  celte 
partie  de  l'itinéraire,  le  Deatéronume  (D-)  nous  four- 
nit un  renseignement.  Il  y  a  onze  jours  depuis 
l'Horeb,  par  le  chemin  de  la  montagne  de  Séir,  jus- 
qu'à Cadès-Barné  (Dent.,  i,  2);  c'est  en  traversant  un 
désert  vaste  et  affreux  que,  parti  d'Horeb,  on  se 
dirige  vers  la  montagne  des  Amorrhéens  et  Cadès- 
Barné  (Dcul.,  I,  19).  —  c)  Au  cours  des  récils,  le 
Code  sacerdotal  ne  renferme  que  deux  indications: 
désert  de  Paran  {IVum.,  xiii,  3  [Vulg,  4]),  désert  de 
Sin  (A'»H^.,  xx,  t^'^).  Mais  il  nous  fournit  d'amples 
détails  dans  le  catalogue  de  Ntim.,  xxxiii.  Malbeu- 
reusemenl  celte  liste  a  subi  des  bouleversements. 
Les  vers.  i6-35  signalent  dix-neuf  stations  entre  le 
Sinaï  et  Asiongaber;  on  va  ensuite  d'Asiongaber  à 
Cadès  en  une  étape  (vers.  36).  Or  le  site  général 
d'Asiongaber  est  connu;  c'est  aux  environs  d'Aqaba, 
au  fond  du  golfe  élanitique,  d'où  il  est  impossible 
d'aller  d'une  traite  à  Cadès.  D'autre  part,  le  Deuléro- 
nome  (Diitt.,  1,  2,  19;  11,  1-8;  D^)  présente  très  nette- 
ment l'ordre  Sinaï-Cadès- Asiongaber.  On  remarquera 
enlln  que,  tandis  que  P  fait  moui'ir  Aaron  au  mont 
Hor  (Num.,  xxxiii,  38),  D^  le  fait  mourir  à  Moséra 
(Deut.,  X,  6).  On  peut  penser  que  les  deux  traditions 
ne  présentaient  pas  de  variantes  fondamentales; 
Hor  et  Mosérali  seront  donc  deux  points  très 
rapprochés  l'un  de  l'autre,  loin  d'être  très  distants 
comme  le  catalogue  le  suppose.  Ces  diverses  consi- 
dérations doivent  entrer  en  ligne  de  compte  pour 
un  essai  de  restitution  du  texte.  Le  plus  souvent  on 
adopte  l'ordre  suivant  :  Num.,  xxxni,  3o^,  départ 
de  Hesraona;  3G'%  désert  de  Sin,  qui  est  Cadès;  3^, 
départ  de  Cadès,  mont  Hor;  38-4o  (mort  d' Aaron;  un 
trait  de  l'épisode  du  roi  d'Arad);  4'^.  départ  du 
mont  Hor;  3o'',  Moséroth  (=:  Moséra  de  D'-').  Que  si 
cette  restitution  est  fondée,  on  n'a  plus  «jue  quatorze 
stations  entre  le  Sinaï  et  Cadès,  et  l'on  peut  songer  à 
un  itinéraire  assez  direct. 

189.  —  d)  Lidentilication  de  Cadès  est  ferme 
(cf.  131,  Ç).  Les  Hébreux  devaient  faire  un  long  sé- 
jour dans  l'oasis  et  les  déserts  environnants.  Dans  le 
Deuiérunome,oii\^ar\e  d'abord  de  longs  jours  (Z>e«<., 
I,  34-46;  II,  ■)>  puis  de  quarante  ans  (Dent.,  11,  'j), 
dont  trenle-luiit  employés  à  contourner  le  mont 
Séii  {netit.,  II,  i4;  cf.  vers.  i).  Déjà  JE  connaît  ces 
quarante  ans,  au  cours  desquels  les  Israélites  feront 
paître  leurs  troupeaux  dans  le  désert  (Num.,  xiv, 
33,  E  [?]).  Le  Code  sacerdotal  mentionne  à  son  tour  les 
quarante  ans  {Num.,  xiv,  34)  passés  dans  le  désert 
de  Paran  (A'/(m.,  xiii,  i-3  [Vulg.  2-41,  26*  [27=']),  dont 
le  désert  de  Sin,  où  se  trouve  Cadès  (Num.,  xx,  i, 
22;  xxxiii,  36)  n'est  distinct  (Num.,  .xiii,  31  [Vulg. 
22])  que  comme  une  région  qui  porte  un  nom  spé- 
cial. Chaque  document  présente  ainsi  des  variantes 
de  détail,  mais  la  donnée  générale  est  constante  : 
les  Hébreux  demeurent  longtemps  autour  de  Cadès. 
—  e)  Sans  doute  cette  prolongation  de  séjour, 
contraire  au  but  premier  du  voyage,  ne  s'explique 
que  par  un  contretemps  dont  nous  aurons  à  parler 
dans  la  suite.  Mais  Cadès  était  favorable  à  cet 
arrêt.  Les  tribus  retournèrent  un  peu  à  la  vie 
nomade  et  durent  se  dissocier  à  nouveau  pour  con- 
duire leurs  troupeaux  dans  les  diverses  directions 
de  ces  vastes  solitudes  où  les  lieux  de  pâture  sont 
maigres  et  peu  nombreux.  Mais  le  système  d'oasis, 
dont  'Aïn  Qadcis  peut  être  regardé  comme  le  centre, 
formaitun  pointde  ralliement  très  favorable.  Aujour- 
d'hui encore,  il  y  a  en  toute  cette  région  des  champs 


cultivés;  les  ruines  des  temps  byzantins  attestent 
qu'avec  plus  de  méthode,  on  arrivait  jadis  à  de  meil- 
leurs résultats.  A  l'époque  des  Hébreux,  des  groupes 
pouvaient  demeurer  avec  plus  de  fixité  autour  de  ce 
centre,  cultivant  les  terres  arrosées,  étendant  artifi- 
ciellement l'irrigation,  s'aecoutumant  à  nouveau  à 
la  vie  sédentaire,  attirant  en  même  temps  leurs 
frères  pour  des  rendez-vous  plus  ou  moins  réguliers. 

190.  —  /)  Aussi  croyons-nous  que  Cadès  a  eu, 
dans  la  vie  d'Israël  au  désert,  une  importance  beau- 
coup plus  considérable  qu'on  ne  le  dit  d'ordinaire.  Au 
Sinaï,  le  point  de  départ  de  la  nouvelle  vie  nationale 
avait  été  posé  sur  des  bases  précises;  mais  c'est  à 
Cadès  que  l'on  commença  de  vivre  cette  nouvelle  vie. 
11  était  infaillible  que  la  mise  en  pratique  des  prin- 
cipes posés  et  des  mesures  prises  au  pied  des  saintes 
montagnes  n'eût  pour  conséquence  la  nécessité  d'y 
introduire  de  nombreuses  précisions.  Le  récit  bibli- 
que l'indique  lui-même  pour  quelques  cas  (iVum.,  xv; 
xviii;  xix),  mais  il  est  fort  probable  qu'il  faille  son- 
ger à  en  augmenter  le  nombre.  Ceux  qui  ont  coor- 
donné les  divers  codes  qui  se  ratlachent  à  la  pénin- 
sule sinaïtique  n'avaient  aucun  intérèl  à  distinguer 
minutieusement  ce  qui  avait  été  promulgué  à  la 
montagne  de  Dieu  et  ce  qui  avait  été  ajouté  à  Cadès. 
Rien  n'empêche,  par  exemple,  de  penser  que,  dons 
le  Code  de  l'alliance  (Ex.,  xx-xxiii),  à  côté  d  éléments 
remontant  au  Sinaï,  à  côté  d'additions  plus  récentes, 
il  y  ait  un  nombre  assez  notable  de  prescriptions 
portant  le  reflet  d'une  première  adaptation  à  la  vie 
semi-sédentaire  et  agricole  que  l'on  menait  à  Cadès. 
—  ^')  Si  nous  ne  nous  faisons  illusion,  c'est  à  Cadès 
que  l'unité  nationale  s'est  puissamment  alTermie. 
Dispersées  pendant  de  longues  périodes  dans  les 
ouadis  du  désert,  les  tribus  venaient  y  reprendre 
conscience  de  leur  unité.  En  même  temps,  d'autres 
clans  se  joignaient  à  Israël  :  celui  des  Cinéens- 
Qêniles  (selon  l'indication  probable  de  Num.,  x,  29- 
32,  J;  cf.  Jud.,  I,  16),  celui  des  Génézéens-Qenizzites 
(cf.  Jos.,  XIV,  6-i5;  xv,  13-19;  Jud.,  i,  i2-i5),  etc.  — 
h)  Le  centre  de  ce  commun  rendez-vous  était  le  sanc- 
tuaire. Le  nom  même  de  Cadès  indique  que  le  lieu 
de  culte  était  fort  ancien;  ses  origines  pouvaient  être 
plus  ou  moins  pures.  Mais,  à  l'arrivée  de  Moïse,  il 
devint  le  lieu  de  culte  du  seul  Yaliweh;  le  tabernacle 
portatif,  placé  sans  doute  près  de  la  source  et  abri- 
tant l'arche,  en  fut  l'élément  principal.  Là  des  inter- 
prètes de  Yahweh  faisaient  valoir,  avec  une  préci- 
siontoujourscroissante,ses  exigenceset  ses  volontés, 
les  liens  qui  lui  rattachaient  tous  les  ûls  de  Jacob, 
la  nécessité  de  maintenir  ces  liens  pour  perpétuer 
l'unité  nationale.  Le  culte  à  son  tour  évoluait,  notam- 
ment à  l'occasion  des  grandes  panégyries  annuelles. 
Les  droits  du  sacerdoce  se  trouvaient  précisés,  à 
mesure  que  les  circonstances  l'indiquaient  et  non 
sans  quelques  heurts  et  contestations  (cf.  Num., 
xvi;  xvii).  En  même  temps,  les  essais  de  vie  agri- 
cole entraînaient  des  adaptations  nouvelles  du  droit 
alors  assez  généralement  en  vigueur  dans  le  monde 
sémitique.  Nous  oserions  presque  employer  celte 
formule  à  l'allure  ecclésiastique  :  le  séjour  à  Cadès 
fut  comme  le  noviciat  de  la  vie  nationale  dont  la 
règle  avait  été  promulguée  au  Sinaï  '. 

4°  Vers  les  plaines  de  Moab 

191.  —  Nous  en  avons  fini  avec  les  questions  les 
plus  délicates,  on  pourrait  dire  les  plus  scabreuses. 

1.  Cf.  les  commentaires  et  Fr.  M.-J.  L.4Gkange,  Le 
Sinai  biblique,  duas  Reçue  Biblique,  1899,  p.  369-3y2,  sur- 
tout p.  372-378;  —  Ain  Kedeis,  dans  Hevue  Biblique,  1890, 
p.  440-451.  Voir  aussi  :  C.  Léonard  Woollet-T.  E.  Law- 
RENCP,  The  Wilderness  of  zin  {.4rc/iaeologlcal  Report],  An- 
nual  1914-1915  du  Palestine  Exploration  Fund. 


805 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


806 


Les  diflicultés  qui  demeurent  sont,  ou  secondaires,  ou 
relativement  aisées  à  élucider.  Aussi  ne  prendrons- 
nous  en  considération  que  la  principale  d'entre  elles, 
après  un  exposé  des  particularités  de  l'itinéraire  tel 
que  le  présente  la  Bible. 

19â.  —  K.  L'itinéraire.  —  a)  Une  question  préalable  se 
pose  :  A  quoi  bon  le  long  détour  parla  Transjordane,  alors 
qu'à  Cades  on  était  aux  portes  de  la  Palestine?  On  sait 
pourquoi  les  fils  de  Jacob  n'ont  pas  pris  le  chemin  de  la 
mer  (Ex.,  xiii,  17)  :  les  Cananéens,  qui  occupaient  encore  la 
Sepkéiah  au  temps  de  la  sortie  d'K^ypte,  conslituaieiit  une 
puissance  avec  laquelle  on  pouvait  redouter  d  engager  le 
combat  ;  dans  la  suite  d'ailleurs,  les  Israélites  devaient 
reconnaîtra  leur  infériorité  en  rase  campagne.  Mais  pour- 
quoi retarder  la  pénétration  dans  la  montagne  et  l'entrée 
en  lutte  avec  les  Amorrhéens  ?  Le  i-écit  de  ,Vum.,  xiii-xiv 
est  la  réponse  topique  à  cette  difficulté.  Dès  l'arrivée  à 
Cadès,  Moïse,  guidé  par  Yahweli,  songe  à  monter  directe- 
ment en  Canaan  et  c'est  pourquoi  il  fait  explorer  le  pays 
{.Vum.,  XIII,  1-20  [Vulg.  2-31  :  l-17a,  p  ;  le  reste,  JE]). 
.Mais,  à  l'exception  de  Caleb,  les  espions  donnent  au 
peuple  une  impression  défavorable  et  décourageante 
[Num.,  xiii,  21-J3  iVulg.  12-ik  :  il,  25,  26a",  32,  F;  le 
reste,  JE;  23,24,  2^,  28%  30,  31,  33.  probablement  de  E]). 
De  là  une  mutinerie  du  peuple,  ciiâLiée  par  la  condamna- 
tion à  un  séjour  prolongé  dans  le  désert  et  par  quelques 
mesures  plus  terribles  encore  [?fuin.,  iiv,  t-39  :la'y.,2,  5-7, 
10,26-2»,  34-3S,  P;  le  reste  JE;  22-24*,  25b,  30,  31.  proba- 
blement do  E) .  Toutefois  le  peuple  se  ravise  et,  malgré 
.Mo'ise,  se  décide  à  tenter  un  etl'ort  (piiaboutità  une  défaite 
■iXum.,  XIV,  40-45, E  [mention  des  Amalécites  et  des  Cana- 
néens, HJj. Telle  est  la  raison  pour  laquelle  le  peuple  ne 
monta  pas  en  Palestine,  pour  laquelle  il  demeura  si  long- 
temps dans  le  désert  de  Sin.  • —  b)  Si,  au  moment  d'en 
partir,  il  se  décida  à  allonger  démesurément  son  parcours, 
ce  fut  sous  i'influencede  raisons  impérieuses  sur  lesquelles 
les  itinéraires  nous  renseigneront.  Ils  sont  plus  nombreux 
pour  cette  partie  du  voyage  que  pour  les  précédentes  ; 
mais  ils  ne  sont  pas  tous  complets,  ni  en  parfait  état. 

193.  —  c)  Un  trait  que  l'on  attril>ue  volontiers  au 
YahuHste  est  la  victoire  sur  le  roi  d'Arad  (Xum.,  xxi,  1-3). 
.Nous  aurons  à  y  revenir;  disons,  pour  le  moment,  qu'il 
s'agit  d'une  tentative  de  pénétration  qui,  malgré  le  succès 
des  Israélites,  n'a  pas  de  suite  immédiate.  —  d]  C'est  une 
question  parmi  les  critiques  de  savoir  s'il  faut  attribuer 
au  i'a/inusie  une  section  d'itinéraire  avec  stations.  Il  s'agit 
dans  l'espèce  de  Deut.,  x,  6,7.  que  tout  le  monde  regarde 
comme  étranger  à  son  contexte  iictuel  et  qui,  à  l'aison  de 
frappantes  affinités  de  style,  est  rattaché  à  .\um.,  xxi, 
12-20.  Tandis  que  divers  critiques  attribuent  ces  deux 
fragments  à  E,  d'autres  sans  plus  de  précision  à  JE,  que 
d'autres  encore  les  décomposent  entre  J  et  E,  le  P.  La- 
grange,  s'appuyant  sur  la  mention  du  Litre  den  Guerres 
de  Yahiveh  ',  les  attribue  à  J.  Les  stations  mentionnées 
sont  :  Béeroth-Bené-Jafian;  Mosér^,  où  mourut  .\aron; 
Gadgad:  Jrtébatha  [Deut.,  x,  6,7)  ;  ouadi  Zared  (IS'um.,  xxi, 
12);  L'autre  cêtè  de  VArnon,  dans  le  désert,  sur  la  frontière 
amorrhéenne  (Kum.,  xxi,13);  Béer  {y/irn.,  xxi,  16);  diverses 
autres  stations  (^i^m.,xxi,  19;,  qui  aboutissent  à  la  vallée 
qui  est  dans  la  plaine  de  Moab  (\um.,  xxi,  20).  — 
e)  L'itinéraire  élohiste  est  très  fragmentaire.  On  part  de 
Cadès  l.Xum.,  xx,  îaib).  Des  messagers  sont  envoyés  au 
roi  d'Edom  pour  obtenir  la  permission  de  traverser  son 
pays;  il  s'y  refuse  et  accompagne  son  refus  d'une  démons- 
tration hostile  (.V«m.,  XX,  14-2!a).  Israël  se  décide  alors  à 
contourner  ce  territoire  en  allant  vers  le  golfe  clanitique 
{?fum.,  XX,  21'J  ;  xxi,  4a:;  suit  [4b-9]  l'épisode  du  serpent 
d'airain).  Peut-être  faut-il  attribuer  à  E  l'arrivée  dans  le 
désert  qui  est  en  face  de  Moab  à  l'Orient  (i\'um.,  xxi,  11b). 
Le  récit  de  la  victoire  remportée  sur  Séhon  l'Amorrhéen 
{i\um.,  XXI,  21-30)  lui  appartient  sûrement  quant  à  ses 
lignes  principales,  peut-être  aussi  celui  de  la  campagne 
contre  Og  de  Basan  {Num.,  xxi.  33-35  [ou  bien  Rd]|.  Enfin, 
par  delà  l'épisode  de  Balaam,  la  dernière  étape  de  Seltim 
(Num.,  XXV,  ta),  en  face  de  Jéricho.  —  f)  Le  Deutéronome 
(D'-l  nous  fournit  ici  une  série  d'étapes  assez  précités  : 
après  le  long  séjour  à  Cadès  (Deut..  i,  46),  le  détourvers 
le  golfe  élariiti(jue.  le  long  de  la  montagne  de  Séir,  pour  ne 
pas  violer  la  frontière  des  Edomites  [Deut.,  ii,  1)  ;  avec  la 

1.  Cf.  Fr.  .M.-J.  Lagrange,  L'itinéraire...,  1"  article, 
dans  Refue  Biblique,  1900,  p.  63-SG,  surtout  p.  66,  67. 


même  préoccupation,  on  remonte  d'Elah  et  Aeiongaber 
dans  la  'arûbâh  (n'ddi  el  'Araba,  Deut.,  il,  2-8a  [interpré- 
tation de  sa  d';n)i-ès  le  grec,  qui  seul  présente  un  sens  ac- 
ceptable]) ;  détourvers  le  désert  de  Moab  (Deut.,  ii,  Sb)  ; 
avec  la  préoccupation  de  ne  pas  violer  la  frontière  de  ce 
dernier  pays,  passagedaasleouadi  Zared  (Deut . ,  ii,  9-13); 
avec  la  préoccupation  de  ne  pas  violer  1*  territoire  d'Am- 
mon  et  lassurance  de  vaincre  les  .\morrhéens,  passage  de 
l'Arnon  (Deut.,  il,  16-25)  ;  victoire  sur  Séhon  l'Amorrhéen 
{Deut.,  Il,  26-37),  puis  sur  Og  de  Basan  (Deut.,  m,  1-7)  ; 
occupation  du  territoire  par  les  Rubénites,  les  Gaditv'S 
et  plusieurs  clans  de  Manassitcs  (Deut.,  m,  12-17);  ar- 
rivée et  séjour  dans  la  vallée,  vis-à-vis  de  Beth  Pliogor 
(Deut.,  III,  29).  —  g]  Les  éléments  de  l'itinéraire  sacer- 
dotal qui  sont  renfermés  dans  le  récit  du  voyage  et  que 
leur  style,  toujours  très  caractéristique,  permet  de  recon- 
naître sont  peu  nombreux  :  de  Cadès  au  mont  1/or  (Num., 

XX,  22);  départ  du  mont  Hor  (Num.,  ixi,  4aK)  ;  arrivée  à 
Oboih  [Num.,  XII,  10)  ;  d'Oboth  à  Jeabarim  (Num.,  xxi, 
llb?);  les  plaines  de  Moab,  au  deli  du  Jourdain  de  Jéricho 
(Num.,  XXII,  1).  Après  que  l'on  y  a  rétabli  1  ordre  primi- 
tif, le  catalogue  de  Num.,  xxxiii  présente  les  indications 
suivantes  :  de  Cadès  au  mont  Hor  (37)  ;  départ  du  mont 
Uor  (41a),  Moséroth  (30b;  cf.  Deut.,  x,  6);  de  Moséroth  à 
.isiongaber  par  Bené-Jaacan,  llor-Gadgad,  Jétébatha  (et. 
Deut.,  X,  7),  Hébrona  (31-35);  d'Asiongaber,  \mr  Sabnona, 
Phunon,    Obol/i  (d.  Num.,   xxi,    10),    Jeabarim  (cf.   Num., 

XXI,  11),  Dibon-Gad,  Helmoii-Deblathaïm,  monts  .ibarim  en 
face  du  Nébo,  jusqu'aux  plaine»  de  Moab  ('.4rbôt^^  Mù  'àb) 
en  face  du  Jourdain  de  Jéricho  (41b-48)  ;  campement  près 
du  Jourdain,  depuis  Bellisimotli  jusqu'à  Abel-Setiim,  dans 
les  plaines  do  Moab  (49). 

194.  —  A)  On  ne  saurait  méconnaître  les  variantes 
de  détail  qu'une  étude  attentive  fuit  découvrir  en  ces 
divers  catalogues.  Un  certain  nombre  d'entre  elles, 
surtout  quand  il  s'agit  d'omissions,  sont  dues  aux 
rédacteurs;  c'est  à  eux,  par  exemple,  que,  selon  toute 
vraisemblance,  il  faut  attribuer  la  suppression  de  la 
victoire  sur  Séhon  dans  le  Yalnùste  et  le  Code  sa- 
cerdotal: ils  ont  voulu  éviter  les  surcharges  et  les 
repétitions  ;  d'autres  différences  tiennent  à  la  teneur 
des  documents  eux-mêmes.  Mais  si  Deut.,  x,  6,  7  + 
V\'((m.,xxi,  12-20  appartiennent  à  J,  si  l'on  a  le  droit 
de  se  servir  de  D'-  pour  combler  les  lacunes  de  E,  il 
devient  évident  que,  pour  les  lignes  générales,  l'ac- 
cord est  aussi  parfait  qu'on  peut  le  rêver.  —  i)  En 
partant  de  Cadès,  on  contourne  le  mont  Séir  et  on 
arrive  au  golfe  élanitique.  On  remonte  ensuite  le 
ti'ddi  et  Araha  ;  la  station  de  P/tunonforme  un  point 
de  repère  précieux  depuis  que,  dans  une  de  leurs  ca- 
ravanes, les  Dominicains  de  l'Ecole  Biblique  de  Jé- 
rusalem ont  découvert  dans  ce  ouadi  le  site  très  ca- 
ractéristique de  FénaiiK  Au  Sud  de  la  mer  Morte,  un 
détour  introduit  les  Israélites  dans  le  ouadi  Zared 
(u  drfi  el  Ifésii).  frontière  méridionale  de  Moab.  Par 
ce  pays  de  Moab,  ou  plutôt  par  le  désert  qui  l'entoure 
à  l'Orient,  ils  arrivent  aux  frontières  du  royaume 
amorrhéen.  La  victoire  de  Jasa  sur  SéLon  ;  la  dé- 
faite de  Og,  qui  aurait  pu  les  surprendre  par  der- 
rière ;  la  prise  de  possession  de  ces  deux  territoires 
leur  permettent  de  descendre  en  toute  sécurité  les 
pentes  de  la  grande  vallée  et  de  venir  s'établir  dans 
la  plaine  de  la  rive  orientale  du  Jourdain  ;  ils  y 
attendront  le  moment  favorable  pour  pénétrer  en 
Canaan-. 

19S.  —  B.  Les  tribus  méridionales.  —  Nous  enten- 
dons par  tribus  méridionales  celles  qui  devaient  occu- 
per le  Sud  de  la  Palestine,  à  savoir  Juda  et  Simcon; 
d'aucuns  y  ajoutent  celle  de  Lévi,  au  moins  avant 
qu'elle  ne  disparût  de  la  liste  des  clans  attachés  au 

1.  Cf.  Fr.  M.-J.  Lagrange,  Phounon  (Num.,  xxxiii,  42) 
dans  Reçue  Biblique,  1898,  p.  112115.  Cf.  Cleb.mont-G„- 
NEAU,  L'L'dil  bi/zantin  de  Bersabée,  dans  Reçue  Biblique, 
1906,  p.  412-432,  surtout  p.  427-428. 

2.  Cf.  avec  les  commentaires,  Fr.  M.-J.  Lagrange, /.'/ii- 
néraire...,  2"  article,  dans  Reçue  Biblique,  1900  p.  280- 
287;  3»  article,  ibidem,  p.  443-449. 


807 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


808 


sol.  Beaucoup  de  critiques  ont  des  vues  très  par- 
ticulières sur  l'entrée  de  ces  tribus  en  leurs  sé- 
jours. 

19Q. a)  Le  point  de  départ  de  ces  théories  est  le 

fragment  jahwiste  A'uin.,  xxi,  i-3.  On  y  lit  qu'Israël 
venait  (ou  entrait)  par  le  cliemin  d'Atharim  et  que  le 
roi  d'Arad,  au  iiégéb,  voulut  s'opposer  à  sa  marche. 
L'entreprise  échoua  d'abord  (vers.i);  Israël  fut 
vaincu  et  on  lui  fit  des  prisonniers.  Israël  lit  alors 
vœu,  pour  le  cas  où  Yahweh  lui  accorderait  le  succès, 
de  dévouer  les  villes  à  l'anathème  (vers. 2).  De  fait, 
après  la  victoire,  on  extermina  les  villes  et  leurs  ha- 
bitants (vers.  3)  et  on  appela  l'endroit  Hormah  (Ana- 
thème).  Le  chemin  d'.\tharim  est  inconnu,  mais  le 
négéb  et  Arad  (aujourd'hui  Tell  Arad,  à  80  km.  1/2 
au  Nord-Nord-Est  de  Cadès,  à  3o  km.  au  Sud 
d'Hébron)  sont  des  quantités  précises.  Il  s'agit,  eu 
conséquence,  d'une  tentative  faite  par  Israël  en  vue 
de  pénétrer  par  le  Midi  dans  la  montagne  d'Hébron. 
Le  contexte  général  place  cet  essai  après  la  station 
du  mont  Hor;  mais  le  lien  du  récit  avec  ce  qui  l'en- 
toure est  assez  làclie. 

197.  —  h)  Cet  épisode  ne  doit  pas  être  traité  iso- 
lément. 11  faut,  en  premier  lieu,  en  rapprocher  le 
récit  de  .Yiim.,  xiv,  4o-45,  que  les  critiques  attribuent 
volontiers  dans  son  ensemble  à  JE.  Il  s'agit  d'une 
tentative  analogue  à  la  précédente,  mais  qui  aurait 
pris  place  presque  aussitôt  après  l'arrivée  à  Cadès  et 
le  retour  des  espions.  Accomplie  malgré  Moïse  et  en 
dehors  du  secours  divin,  elle  eut  une  issue  fatale  ; 
l'Amalécite  et  le  Cananéen  qui  habitaient  la  monta- 
gne taillèrent  en  pièces  les  enfants  d'Israël  et  les 
poursuivirent  jusqu'à  Horma  (même  nom  que  xxi,  3). 
—  c)  U  faut  encore  établir  le  rapprochement  avec 
Jud.,  I,  1-17,  qui,  dans  ses  lignes  générales,  est 
traité  comme  provenant  du  Valut  iste.  C'est  après  la 
mort  de  Josuéel,  d'après  le  contexte  d'ensemble,  on 
est  dans  la  plaine  du  Jourdain.  Les  enfants  d'Israël 
sont  réunis  et  consultent  Yahweh  pour  savoir  quelle 
tribu  montera  la  première  à  la  conquête  du  territoire 
qu'elle  doit  occuper  {Jud.,  i,  i).  Juda  est  désigné;  il 
s'adjoint  Siméon  (vers.  2,  3).  Montant  vers  les  bat- 
teurs, il  remporte  un  premier  succès  sur  Adonibésec, 
sans  doute  dans  les  environs  de  Jérusalem  (vers. 
4-7  [le  vers  8  serait  additionnel;  cf.  vers.  21  et  II 
^■(lHi.,  V,  6-9]).  De  Jérusalem  on  descend  vers  le  Midi 
(vers.  9).  Juda,  ou  plus  exactement  Caleb  (les  Calé- 
iDites  ;  cf.  Jos.,  XIV,  6-i5;  xv,  i3-ig)  s'emparent 
d'Hébron  et  de  Dabir  (ed-Dùhariyé  (?]  ;  vers  io-i5). 
Avec  les  flla  de  Juda,  les  Cinéens-Qênites  mon- 
tent aussi  de  la  Ville  des  Palmiers  vers  le  désert  de 
Juda  qui  est  au  négéb  d'Arad  (vers.  16);  dans  leurs 
luttes  contre  les  Cananéens,  Juda  et  Siméon  arri- 
vent jusqu'à  Séphaath  (vraisemblablement6"e/>ai7a, 
à  35  km.  au  Xord-Nord-Est  de  Cadès,  à  60  km.  au 
Sud-Ouest  d'Arad);  ils  les  taillent  en  pièces,  détrui- 
sent la  ville  et  lui  donnent  le  nom  de  Horma  (vers.17; 
cf.  -Vh/».,  XIV,  45;  XXI,  3). 

198.  —  d)  Si  l'on  se  contente  de  lire  les  textes  tels 
qu'ils  se  présentent,  il  semble  qu'on  est  en  présence 
de  trois  faits  distincts  :  tentative  de  tout  le  peuple, 
dès  l'arrivée  à  Cadès,  en  vue  d'entrer  en  Palestine 
par  le  Midi,  issue  fatale  ;  tentative  renouvelée  par 
tout  le  peuple  après  la  station  de  Hor  et  aboutissant, 
après  une  période  d'angoisse,  à  une  victoire,  dont 
d'ailleurs  on  ne  prolite  pas  ;  occupation  de  la  mon- 
tagne d'Hébron  et  du  négéb  par  les  tribus  de  Juda  et 
de  Siméon  venues  de  Jéricho  avec  les  Calébiles  et  les 
Cinéens. 

199.  —  e)  Toutefois  la  présence  du  nom  de  Horma 
dans  les  trois  récits  a  souvent  attiré  l'attention  des 
critiques  et  en  a  porté  un  certain  nombre  à  n'y  voir 
que    la   description  de  plusieurs    phases    du  même 


événement.  Ceux  qui  attribuent  à  J  les  traits  princi- 
paux de  A'iim.,  xiv,  4o-45  '  et  Num.  xxi,  i-3,  sont  à  peu 
près  nécessairement  amenés  à  conclure  qu'il  y  a  eu 
deux  tentatives  par  le  Sud,  l'une  aboutissant  à  un 
échec,  l'autre  Unissant  par  un  succès;  Stbuernagel, 
qui  attribue  le  premier  texte '■'  à  E,  se  rallie  quand 
même  à  cet  enchaînement  des  faits'*.  —  /")  D'autres, 
tels  que  Babntscii,  poussent  plus  loin  l'analyse  de 
Num.,  XIV,  39-45.  Ils  distinguent  d'abord  des  restes 
d'un  récit  élohiste  (39^,  4oab«/,  41"",  4^,  4'i,  45"'")  qui 
se  termine  à  la  défaite  de  Horma.  Les  autres  éléments 
sont  de  J  ;  il  faut  les  rattacher  à  xxi,  i ,  qui  leur  four- 
nit une  conclusion  dans  le  même  sens  pessimiste 
que  celle  de  VEloliiste.  Les  deux  traditions  pla- 
ceraient ainsi  la  première  tentative  dès  l'arrivée  à 
Cadès.  Seul  toutefois  le  Yahwisie  {?i'um.,  xxi,  2,  3) 
aurait  gardé  le  souvenir  d'une  seconde  entreprise 
couronnée  de  succès.  Si  l'on  s'en  tenait  à  Num., 
XXI,  2,  3,  il  semblerait  que  ce  succès  suivit  l'échec 
d'assez  près;  en  tout  cas,  on  pourrait  croire  que 
l'anathème  des  villes  et  de  leurs  habitants  eut  pour 
conséquence  une  installation  dans  le  négéb.  Mais 
déjà  cette  hypothèse  se  concilie  assez  dillicilement 
avec  les  malédictions  prononcées  contre  les  Is- 
raélites à  l'exception  de  Caleb  {I\'um.,  xiv).  Aussi 
Baentscu  se  demande  si  la  tradition  n'aurait  pas 
généralisé  en  faveur  de  tout  Israël  un  succès  rem- 
porté par  les  seuls  Calébites-Cénézéens  '.  —  g)  Mais 
il  y  a  Jud.,  i.  Ici  l'établissement  est  placé  après  la 
mort  de  Moïse  et  de  Josué  et  c'est  du  Nord  que  Juda, 
Siméon,  Calébites  et  Cinéens  viennent  dans  la  mon- 
tagne d'Hébron  et  le  négéb;  dans  ce  contexte,  la 
victoire  racontée  A'um.,  xxi,  2,  3,  n'aurait  pas  eu  de 
résultat  durable.  Des  critiques,  il  est  vrai,  attachant 
une  grande  importance  ày»(/.,i,  16,  se  sont  demandé, 
à  la  suite  de  Stkuehnagel->,  si  la  Ville  des  Palmiers 
(i'r  hatt'mârîm),  au  lieu  d'être  identiliée  avec  Jéricho 
(comme  dans  Deut.,  xxxiv,  3  ;  Jud.,  m,  i3;  11 
Chron.,  xxviii,  i5),  ne  devrait  pas  l'être  avec  Tha- 
mar  du  négéb  (aujourd'hui  Kurnub  [?];  cf.  AcXLvii, 
19;  XXVIII,  28).  Si  c'était  du  négéb  que  Juda  (Siméon) 
et  les  Cinéens  fussent  montés  vers  la  Palestine  et 
eussent  pris  le  point  de  départ  de  la  campagne  qui 
aboutit  à  la  victoire  de  Horma  {Jud.,  i,  17),  on 
pourrait  aisément  conclure  que  Jud.,  i,  16,  17  et 
Nuin,,  XXI,  3,  3,  se  rapportent  exactement  au  même 
fait.  Mais  le  contexte  de  Jud.,  i,  est  tellement 
contraire  à  cette  interprétation  que  Steuebnagel  se 
borne  à  admettre  la  pénétration  par  le  Sud  pour 
quelques  groupes  seulement''.  D'autres  préféreraient 
dire  que  l'occupation  consécutive  à  la  victoire  ra- 
contée yum.,  XXI,  2,  3  fut  transitoire  ;  Baentscb 
convient  que  tel  est  bien  le  sens  suggéré  par  le 
contexte,  mais  qu'il  ne  se  laisse  pas  déduire  du 
texte.  Pour  d'autres,  tels  que  Wellhausen,  le  vœu 
dont  pai'Ie  JYum.,  xxi,  2,  n'a  vraiment  été  exécuté 
qu'après  l'invasion  par  le  Nord  (cf.  Jud.,  i,  17);  mais 

1.  Cf.  J.  Estlin  Cakpe.nter  et  G.  HahfokdBattehsbt, 
The  Uexaieucfï  according  lo  tite  Hevised  Version  arrangea 
in  its  constituent  documents  by  metnbers  of  ihe  Society  of 
Hisiorical  Theology,  Oxford,  edited  wiiti  Introduction, 
Noies,  Marginal  Références  and  Synoptical  Tables  ;  t.  II, 
Text  and  Notes,  ad  loc. 

2.  Cf.  Cari  Stelebsacel,  ieAriuc/i...,  p.  167. 

3.  Cf.  Steueknagel,  Die  Einwanderung  der  Itrael- 
atiimme  in  Kanaan,  1901,  p.  70  sv. 

4.  Cf.  B.  Baemtscii,  Exodus-Lei^iticus-Xumeri  tibersetzt^ 
und  erkliirt  (dans  Handhoninientar  zum  .ilten  Testant fnt 
de  W.Nowack",  à  propos  de.Xum.,  xxt,  1-3.  Cf. W.  Nokack, 
Richier.Ruih  ubersetzt  und  rrKUiri  (dans  Handhommrntar 
zum  Alten  TestamentdQ  W.  Nowack),  à  propos  de  Jud.,  i, 
16,  17. 

5.  Cf.  Cari  Steuernagei.,  ieAriucA...,  p.  166-167. 

G.  Cf.  Cari  STBUEHi-«Ai,EL,  Die  Iiini\anderung...,  p.  73-77. 


809 


MOÏSE  ET  JOSUE 


810 


alors  il  faudrait  réduire  autant  que  possible  la  dis- 
tance qui  sépare  entre  eux  les  événements  '.  Dans  ce 
cas,  Nuin.,  xxi,  3,  serait,  ou  bien  une  anticipation  de 
Jiid.,  1,  i-i^,  ou  encore  (No WACK-,  BuDDF'')un  résumé 
destiné  à  remplacer  Jud.,  i,  1-17  après  qu'il  fut  vio- 
lemment détaché  de  Num.,  xxi,  2,  auquel  il  faisait 
d'abord  suite. 

500.  —  /i)  La  théorie  aujourd'hui  la  plus  en  faveur 
est  peut-être  celle  à  laquelle  Bakntscu  '■  parait  en 
définitive  donner  sa  préférence.  Nous  aurions  vrai- 
semblablement dans  ces  textes  l'écho  de  deux  tradi- 
tions. L'une,  élohisle,  représentée  par  les  éléments 
principaux  de  Aiim.,  xiv,  3g-45,  n'aurait  connu  que 
le  désastre  de  Horma,  mais  l'aurait  étendu  à  tout 
Israël;  c'est  que,  d'après  cette  tradition,  l'entrée  de 
toutes  les  tribus  en  Canaan  se  fait  par  l'Est.  L'autre 
tradition,  yahwiste,  aurait  sans  doute,  sous  sa  forme 
actuelle,  repris  cl  mis  au  compte  de  tout  Israël  l'ccliec 
de  Cadès  raconté  par  E  et  l'invasion  par  l'Est.  Mais 
sous  sa  forme  première,  telle  que  Jud.,  i  nous  la 
laisse  entrevoir,  cette  tradition  ne  se  serait  d'abord 
intéressée  qu'à  Juda,  Siuiéon  et  aux  clans  adventi- 
ces; sa  caractéristique  principale  aurait  été  de  faire 
pénétrer  ces  tribus  par  le  Sud,  dans  le  «p^éi  d'abord, 
puis  dans  la  montagne  d'Hcbron.  —  i)  Et  telle  serait, 
en  efTet,  la  vérité  historique:  seules  les  autres  tribus 
auraient  fait  le  grand  détour  par  les  plaines  de 
Moab.  On  comprend  que,  par  ce  qu'elle  dit  de  Juda, 
cette  théorie  ait  l'assentiment  de  ceux  qui,  comme 
WiNCKLKR,  isolent  complètement  l'histoire  des  tribus 
du  Nord  de  celle  des  tribus  du  Midi. 

501.  —  /)On  ne  saurait  traiter  d'une  manière  uni- 
forme toutes  les  considérations  que  nous  venons  de 
résumer.  Dès  que  l'on  se  place  dans  le  cadre  de  l'hy- 
pothèse documentaire,  il  n'y  a  pas  d'objection  de 
principe  à  formuler  ni  contre  la  distinction  des 
sources  telle  que  Baentsch,  par  exemple,  la  pratique 
dans  Num.,  xiv,  3g-45,  ni  contre  cette  première  con-  I 
clusion  que  E  ne  s'attachait  qu'à  l'entreprise  infruc- 
tueuse tentée  par  les  Israélites  lors  de  leur  arrivée 

à  Cadès;  dés  que  l'on  ne  spécule  pas  sur  les  raisons 
du  silence  concernant  les  événements  ultérieurs,  la 
constatation  du  fait  lui-même  est  sans  conséquence. 
—  h)  Il  est  pareillement  possible  que  les  éléments 
de  .1  que  l'on  prétend  découvrir  en  Num.,  xiv,  Sg-^S 
soient  à  rejoindre  avec  !\'inn.,  xxi,  i,  pour  constituer 
le  récit  de  la  même  entreprise  et  du  même  échec  que 
raconte  E.  On  l'a  déjà  noté,  le  lien  de  Num.,  xxi,  i-3 

1.  J.  Wellhûusen  admet  que  toutes  les  tribus  sont  mon- 
tées par  le  payi  de  Moab  et  que  Juda  est  descendu  du 
Nord  en  la  région  qu'il  devait  occuper  (cf.  Die  Israrliti- 
tc/ie...,  p.  36-37;  DU  Composition  des  iiexaieuchs  uitd  der 
hitloriichen  fiiicher  des  AHen  Tesiamenl,  2«  éd.,  p.  3't4-3'l5). 
Il  attribue  la  prise  d'Hébron  ;»  Calelf  [Die  Composition..., 
loc.  cit.).  Ed.  Meyer  reconnaît  aussi  que  les  tribus  sont  j 
montées  par  l'Est  [Kritik  der  Beriehte  iiber  die  Krohernng 
Paldstinas,  dans  Zeitschrift  fur  die  alitestameniliche  Wis- 
senschafi,  1881,  p.  117-150,  surtout  p.  140-141).  Si  l'on 
admet  avec  Meyer,  que  Num.,  xiii,  22  (Vulg.  23)  est  du 
Yahivisie,  tout  comme  Jud.,  \,  la  comparaison  de  ce  verset 
avec  Jud.,  i,  10,  20  semble  entraîner  la  conclusion  que 
l'envoi  des  messagers,  la  tentative  d'invasion  par  le  Sud 
(éléments  de  J  dans  Num.,  xiv,  39.45,  et  Num.,  xxi,  1-3), 
i'orrirée  par  le  Nord  {Jud.,  i,  1-17)  ont  dû  se  produire 
dans  un  laps  de  temps  assez  restreint  (i^ùt-on,  au  bout 
de  quarante  ans,  retrouvé  les  trois  fils  d'Eniiq  ?),  Ln  remar- 
que est,  entre  outres,  de  H.  Holzingek  (Numeii,  dans  le 
Kurzer  Hand-Cnmmentar  zujn  AHen  Testament  de  Karl 
Marti),  à  propos  des  systèmes  de  Wellhansen  et  Meyer 
(cf.   Meyek,  A'rid'A...,  p.  140). 

2.  Cf.  W.  NowACK,   Richter....  à  propos  de   Jud.,  i,  17. 

3.  Cf.  Karl  Bl'DDk,  Dos  Buch  der  Richter  erklàrl  (dans 
Kurzer  Hand-Commentar  zum  AHen  Testament  de  Marti), 
i\  propos  de  Jud.,  i,  17. 

4.  Cf.  H.  Baentsch,  £'xodu«.  .,àproposde  -Yum.,xxT,l-3- 


avec  son  contexte  est  lâche;  d'autre  part,  le  vers,  i 
et  les  vers.  2-3  peuvent  se  rapportera  des  faits  sépa- 
rés par  un  certain  laps  de  temps.  Rien  ne  nous  ren- 
seigne sur  la  date  du  vœu  du  vers,  a  et  rien  ne  prouve 
qu'il  ait  été  formulé  aussitôt  après  l'échec.  Quant  à 
la  victoire  dont  parle  le  vers.  3,  elle  nous  paraît 
mieux  s'expliquer  dans  le  cadre  d'une  pénétration 
par  le  Sud  que  de  toute  autre  manière.  L'exécution  de 
l'anathème  aux  dépens  des  villes  cananéennes  en- 
traîna la  possession  du  territoire  du  roi  d'Arad. 
Mais  l'occupation  semble  devoir  être  considérée 
comme  transitoire,  réserve  faite  de  certains  éléments 
de  tribus  qui  seraient  demeurés  au  pays  ;  on  pensera 
assez  naturellement  à  des  clans  cinéens  ou  calébites 
s'attachant  plus  volontiers  à  un  territoire  voisin  du 
négéb,  leur  séjour  primitif.  —  /)  Toutefois  nous  ne 
croyons  pas  absolument  inadmissible,  au  point  de 
vue  d'une  saine  critique,  que  Jud.,  i,  1-15,  mainte- 
nant résumé  dans  Num.,  xxi,  3,  soit  la  suite  immé- 
diate de  Num.^  xxi,  2.  Il  n'y  aurait  alors  qu'une  seule 
campagne  d'occupation,  qu'une  seule  prise  de  pos- 
session. Dans  ce  cas,  au  lieu  de  s'attacher  à  un 
résumé  plus  que  sommaire,  c'est  Jud.,  i,  1-17  qu'il 
faut  prendre  en  particulière  considération  ;  il  est,  en 
conséquence,  nécessaire  de  dire  que  cette  seule  inva- 
sion efficace  s'est  faite  par  le  Nord. 

SOS.  —  "')  Il  faut  donc  conclure,  pour  rester  d'ac- 
cord avec  les  textes  auxquels  on  donne  confiance, 
que  tout  le  futur  Israël  est  venu  par  le  pays  de  Moab  : 
toutes  les  tribus  ont  quitté  ensemble  la  terre 
d'Egypte,  toutes  ont  pris  part  aux  migrations  et  ont 
séjourné  à  Cadès,  toutes  ont  fait  le  grand  détour  par 
les  confins  du  désert  sjrien.  C'est  seulement  aux 
plaines  de  Jéricho,  et  dans  les  circonstances  dont 
nous  aurons  à  parler  ensuite,  que  s'est  opérée  cette 
séparation  après  laquelle  chaque  tribu  a  sui\  i,  en 
vue  de  son  installation  dans  le  territoire  conquis,  sa 
voie  particulière. 

S03.  —  C.  Dans  les  plaines  de  Moab.  —  Nous 
n'avons  pas  de  données  bien  précises  sur  la  durée  du 
séjour  des  Israélites  dans  les  plaines  de  Moab.  Deux 
faits  de  premier  plan  attirent  l'attention  :  la  mort 
deMoïse(cf.  Deut.,  xxxiv,  1-8)  et  l'entrée  en  chargede 
Josué  (Deut.,  XXXIV,  g;  cf.  Jos.,  1,  i-g),  auparavant 
désigné  comme  son  successeur  (Num.,  xxvii,  i5-a3; 
Deut.,  i,  38  ;  m,  28  ;  xxxi,  3,  7,  8,  i4,  i5.  28).  D'autres 
faits  plus  généraux  méritent  encore  d'être  soulignés. 
C'est  alors  que  les  tribus  transjordaniennes  com- 
mencent à  s'installer  dans  leurs  séjours (A'Hm.,xxxii; 
Deut.,  m,  i2-ao).  C'est  alors  aussi  que  les  Israélites 
commencent  d'entrer  en  contact  avec  les  païens. 
Ces  derniers  n'étaient  pas  des  Cananéens,  mais  des 
Moabites  ;  les  conséquences  de  ces  premières  relations 
furent  déplorables  au  point  de  vue  moral  et  reli- 
gieux (Num.,  XXV,  1-5,  JE;  l'impression  est  la  même 
à  propos  des  Madianites,  dont  parle  P,  vers.  6-18). 
Le  châtiment  fut  sévère  (Num.,  xxxi;  P),  mais  il  im- 
portait de  prévenir  le  retour  de  tels  scandales.  La 
Bible  représente  le  séjour  des  plaines  de  Moab 
comme  marquant,  à  la  façon  de  Cadès,  une  période 
active  de  législation.  Des  précisions  apportées  aux 
décisions  antérieures  d'ordre  civil  (cf.  A'um.,  xxvi; 
XXVII,  i-ii  ;  xxxni,  5o-xxxiv,  ag;  xxxv;  xxxvi)  ont 
pu  être  occasionnées  par  l'installation  même  des 
premières  tribus  ;  tels  ou  tels  compléments  ajoutés 
au  rituel,  sans  doute  assez  élémentaire,  de  Cadès  (cf. 
Num.,  xxviii-xxx)  ont  pu,  eux  aussi,  répondre  à  des 
besoins  nouveaux.  Même  si  l'on  admet  que  le  Deu- 
téronome  a,  autant  sinon  plus  que  tel  autre  code,  reçu 
des  araplilications  destinées  à  l'adapter  aux  besoins 
des  âges  postérieurs,  on  ne  peut  opposer  une  fin  de 
non  recevoir  à  la  donnée  biblique  d'après  laquelle 
c'est  dans  les  plaines  de  Moab  que  furent  posées  les 


81i 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


812 


première  bases  d'une  législation  avant  tout  destinée 
à  isoler  le  peuple  de  Dieu  du  contact  avec  l'étranger 
impur. 

S'  La  conquête  de  Canaan 

g04.  —  A.  Les  données  du  livre  de  Josué.  —  L'his- 
toire delà  conquête  est  surtout  racontée  dans  le  livre  de 
Josuè.  —  a)  Apres  la  mort  de  Moïse  el  sans  que  la  date  soîL 
autrement  précisée,  Yahweli  invite  Josué  à  passer  le  Jour- 
dain :  tout  le  pays  que  foulera  la  plante  de  ses  pieds  sera 
à  lui  ;  sa  fidélité  à  la  Loi  sera  récompensée  par  une  force 
irrésistible.  Josué  donne  ses  ordres  au  peuple;  il  rappelle 
aux  Transjordaniens  qu'ils  doivent,  en  vertu  de  leurs  [)ro- 
messes  elles-mêmes,  prendre  part  à  la  conquête  de  Canaan 
{Jos.,  i) .  —  b]  Le  jour  venu,  le  peuple  quitte  Settim,  passe 
!e  Jourdain,  arrive  à  Galgula;  il  va  en  faire  son  campe- 
ment prolongé  et  le  point  de  départ  de  ses  entreprises 
ultérieures.  Le  temps  des  migrations  est  désormais  passé, 
on  est  en  Canaan,  Les  Israélites  se  mettent  en  règle  pour 
le  rite  de  la  circoncisioi.,  qui  parait  avoir  été  négligé  au 
désert.  Us  célèbrent  la  Pàque,  mangent  des  fruits  dupays 
et  la  manne  cesse  (/oj.,  iii-v). —  c)  Une  terreur  salutaire 
s'empare  des  rois  de  Canaan.  La  première  conquête  à 
réaliser  est  celle  de  Jéricho;  son  occupation  assurera  la 
possession  de  l'oasis  et  de  la  plaine;  Israël  ne  sera  pas 
exposé  à  être  pris  par  derrière  à  mesure  qu'il  avancera 
dans  la  montagne.  Aus:>i,  même  avant  le  passage  du  Jour- 
dain, Josué  s'est-il  fait  renseigner  sur  l'état  de  la  place 
{/os.,  Il)  ;  il  s'en  empare  maintenant  et  la  voue  à  l'analhème 
le  plus  complet  (Jos.,  vi).  —  d]  La  conquête  de  la  Terre 
Promise  s'opère  ensuite  en  quatre  actes  :  prise  de  Haï, 
qui  assure  l'entrée  dans  la  montagne  d'Ephraïm  et  qui 
semble  aboutir  à  l'occupation  de  Sichem.  où  se  fuit  un  re- 
nouvellement de  l'alliance  {Jos,  vii-vm);  l'alliance  avec 
les  Gabaonites,  qui  crée  un  point  d'appui  important  î»  peu 
de  dislance  au  Nord  de  Jérusalem  {Jos.,  ix);  la  défaite  de 
la  coalition  des  rois  du  Midi,  qui  permet  ù  Josué,  tout 
en  laissant  Jérusalem  aux  mains  des  Jébuséens.  de  pous- 
ser vers  le  Sud  jusqu'à  Macéda.  Libna,  Lachis,  Eglon, 
Hébron,  Debir  [Jos.,  x,  1-39':  ;  la  défaite  de  la  coalition  des 
rois  du  Nord,  ouvrant  dans  cette  nouvelle  direction  la  voie 
à  la  conquête  {Jos.,  \i,  1-15).  —  c)  Des  résumés  donnent 
limpression  d'une  occupation  complète,  soit  de  la  région 
du  Sud  depuis  Cadès-Barné  jusqu'à  Gabaon  {Jos.,  x,  40- 
43),  soit  de  la  région  du  Nord  et  de  tonte  la  terre  promise 
depuis  le  negéb  et  Séir  jusqu'au  Liban  et  à  1  Hermon  [Jos., 
XI,  16-23).  Une  sorte  de  tableau  synoptique  achève  cette 
section;  c'est  la  liste  des  rois  vaincus  :  Séhon  et  Og  en 
Transjordane,  trente  et  un  roitelets  en  Canaan  (Jos.,  xii). 

SOS.  — f)  Puisque  le  pays  est  conquis,  il  semble  qu'il 
n'y  ait  plus  qu'à  le  partager  entre  les  tribus  {Jos.,  xiii, 
6t>,  7).  Néanmoins,  avant  de  lui  donner  des  ordres  à  ce 
sujet,  Yahweh  rappelle  à  Josué  devenu  vieux  qu'il  y  a 
encore  beaucoup  de  territoire  à  gagner  (/os.,  xiii,  1-Ga).  Le 
récit  mentionne  d'abord  que  la  Transjordane  a  été  répartie 
par  Moïse  entre  Ruben,  Cad  et  une  moitié  de  Manassé  {Jos., 
-Mil,  8-33).  Le  partage  de  Canaan  se  fait  en  deux  fois. 
D'abord  en  faveur  de  Juda  (et  Galeb),  puis  de  Joseph 
(Ephraïm  et  Manassé  ;  7os.,  xiv-xvii).  On  rencontre  alors 
un  renseignement  (/os.,  xviii,  1|,  d'après  lequel  la  tente 
de  réunion  est  installée  à  Silo  ;  le  peuple  s'y  réunit  devant 
Yahweh.  Sept  tribus  n'ont  pas  encore  reçu  l'indication 
de  leur  territoire.  Josué  envoie  explorer  le  pays  inoccupé 
et  le  fait  distribuer  en  sept  lots.  On  les  tire  au  sort  en 
faveur  de  Benjamin,  Siméon,  Zabulon,  Issachar,  Aser, 
Neplitbali,  Dan;  Josué  reçoit  pour  lui  la  ville  de  Thamnat- 
Saraa  {Jos.,  xviii-xix).  L  opération  a  pour  complément  la 
désignation  des  villes  de  refuge  et  des  villes  lévitiques 
(Jos.,  XX,  xxi).  Les  récits  du  retour  des  Transjordaiiiens 
en  leurs  foyers,  des  derniers  jours  et  de  la  mort  de  Josué 
remplissent  la  fin  du  livre  (Jos,,  xxii-xxiv). 

806.  —  g)  Une  impression  générale  se  dégéige  de 
l'ensemble  du  volume  et  plus  spécialement  de  la 
deuxième  partie.  C'est  que  l'on  opère  sur  un  terrain 
conquis,  dont  on  dispose  et  que  l'on  distribue  sans 
résistance.  Mais,  quand  on  y  regarde  de  plus  près, 
on   saisit  diverses  réserves.  D'abord  celle  de  Jos., 

XIII,  1-6^,  dont  nous  avons  parlé.  Celle  encore  de  Jos., 

XIV,  6-i5  et  XV,  iS-ig  où  l'on  voit  les  Calébites  con- 
quérir ou  achever  de  conquérir  Hébron  et  Debir  alors 
que,  d'après  Jos.,  x,  Sô-Sg,  ce  serait   Josué   qui   se 


serait  emparé  de  ces  villes  (cf.  Jos.,  xi,  21,  22,  où  il 
chasse  de  ces  villes  les  flls  d'Enac).  Ensuite  :  Jos., 

XV,  63,  où  les  fils  de  Juda  sont  impuissants  à  chasser 
les  Jébuséens  de  Jérusalem;  xvi,  10,  où  les  Epbraï- 
mites  ne  peuvent  déloger  les  Cananéens  de  Gézer  ; 
XVII,  ii-i3,  où  les  iManassites  éprouvent  la  même 
résistance  dans  le  district  des  Trois-CoUines;  xvii, 
1/J-18,  où  les  «  fils  de  Joseph  »,  désignés  par  leur  nom 
générique,  ont  à  conquérir  une  partie  du  territoire 
qu'ils  convoitent;  xix,  ^7,  où  les  Daniles,  trop  à 
l'étroit  en  leurs  territoires,  émigrent  en  partie  vers 
le  Nord.  —  li)  Il  est  intéressant  de  rapprocher  ces 
données  de  celles  que  fournit /«rf.,  i,  en  un  récit  que 
l'inscription  du  début  reporte  aux  temps  qui  ont 
suivi  la  mort  de  Josué.  Juda  et  Siméon  ont  à  conqué- 
rir laborieusement  le  territoire  qu'ils  doivent  occu- 
per, sans  même  réussira  s'emparer  de  la  plaine  (vers. 
1-20);  Benjamin  (dans  Jos.,  xv,  63,  c'était  Juda; 
dans  Jiid.,  i,  8,  au  contraire,  Juda  réussit  en  cette 
entreprise)  est  impuissant  à  chasser  les  Jébuséens  de 
Jérusalem  (Jud.,  i,  ai).  Désignée  par  un  terme  collec- 
tif (cf.  Jus.,  xvii,  ii-18),  «  la  maison  de  Joseph  » 
monte  à  la  conquête  de  Béthel  (vers.  22-2G);  cepen- 
dant on  répète,  à  propos  de  Manassé  (vers.  27,  28, 
cf.  Jos.,  XVII,  ii-i3)  et  d'Ephraïm  (vers.  29;  cf.  Jos., 

XVI,  10),  et  à  peu  près  dans  les  mêmes  termes,  ce 
qui  en  a  été  dit  dans  le  livre  de  Josué.  Zabulon, 
Aser,  Neplithali  sont  à  leur  tour  impuissants  à 
chasser  les  Cananéens  de  leurs  territoires  (vers.  3o- 
33).  D'autre  part,  les  Danites  sont  refoulés  dans  la 
montagne  par  les  .\morrhcens  ou  mieux  les  Cana- 
néens (vers.  34,  35);  d'où,  sans  doute,  l'exode  dont 
parle  Jos.,  xix,  4?  et  que  raconte  vraisemblablement 
Jad.,  xvir-xviii. 

807.  —  B.  'J'Iiéories  des  critiques. —  Il  est  évident 
que  Josué  nous  présente  un  ensemble  de  fragments 
empruntés  à  des  documents  divers,  que  le  rédacteur 
n'a  pas  pris  soin  de  fusionner  dans  une  parfaite 
unité.  De  celte  juxtaposition  des  sources,  les  criti- 
ques tirent  de  graves  conséquences.  —  a)  D'après 
eux,  nous  sommes  en  présence  de  trois  documents 
qui  traitent  exactement  du  même  sujet  —  la  pre- 
mière con((uête  de  la  Palestine,  —  mais  présentent 
les  événements  sous  des  jours  très  différents.  —  h)  Le 
principal  de  ces  documents  est  le  Deulérononiiste 
(D"^);  il  a  englobé  l'£loliiste,  dont  quelques  frag- 
ments seulement  ont  été  insérés  après  coup  sous 
leur  forme  primitive.  D'ai>rès  D'-,  qui  a  fourni  la 
trame  principale  des  récits  de  Jos.,  i-xii,  la  conquête 
a  clé  l'œuvre  des  tribus  réunies  en  un  seul  groupe, 
sous  la  conduite  de  Josué.  Non  seulement  Juda  y  a 
pris  part;  mais,  malgré  qu'ils  eussent  déjà  acquis 
leur  territoire,  Kuben,  Gad  et  le  Manassé  oriental 
s'y  sont  associés.  Cette  conquête  a  été  rapide,  réali- 
sée en  une  série  de  quatre  campagnes  qui  ont  assuré 
aux  vainqueurs  la  possession  immédiate  de  tout  le 
pays  convoité.  Cette  idée  était  déjà  celle  de  E  (cf. 
200,  /');  elle  a  été  adoptée,  développée  par  D-  et  les 
rédacteurs  de  la  même  école,  qui  l'ont  encore  accen- 
tuée. —  c)  De  son  côté,  le  récit  sacerdotal,  auquel  on 
doit  la  trame  de  Jos.,  xiii-xxi,  est  tout  entier  à  cette 
conception  et  renchérit  encore  sur  ceux  qui  l'ont 
précédé.  La  conquête  est  si  complète  qu'on  peut 
entièrement  disposer  du  pays,  le  diviser  en  autant  de 
parts  qu'il  y  a  de  tribus  et  tirer  ces  parts  au  sort. 
—  à)  Mais  toutes  ces  constructions  sont  purement 
chimériques  et  c'est  à  un  autre  document  qu'il  faut 
prêter  attention,  au  Yahtviste,  dont  quelques  frag- 
ments ont  été  dispersés  dans  Jos.,  xin-xix,  puis 
groupés  avec  quelques  autres  dans  Jud.,  1.  Dans  ce 
document,  loin  de  s'accomplir  en  une  série  de  vic- 
toires éclatantes  et  décisives,  la  conquête  apparaît  sur- 
tout comme  une  œuvre  de  pénétration  progressive  ; 


813 


MOÏSE  ET  JOSUE 


814 


Ire  part,  loin  qu'il  s'agisse  d'une  action  com- 
e,   réalisée  sous    la    conduite    de    Josuc,    c'est 


d'aut 
mune 

chaque  tribu,  associée  tout  au  plus  à  une  triliu  voi- 
sine, qui  poursuit  ses  propres  lins,  sans  pouvoir  la 
plupart  du   temps  aboutir  à  un  résultat  complet. 

208.  —  C.  Appréciation.  —  Ici  encore  il  importe 
de  faire  la  part  du  vrai  et  du  faux  en  ces  tliéories.  — 
a)  Il  nous  parait  incontestaljle  que  les  textes,  dans 
leur  disposition  et  état  actuels,  bloquent  en  leurs 
assertions  globales,  à  côté  de  résultais  acquis  au 
temps  de  Josué,  des  progrès  réalises  à  des  dates 
postérieures,  parfois  beaucoup  plus  tardives.  C'est 
iléjà  le  cas,  semble-t-il,  pour  plusieurs  résumés  de 
la  lin  de  la  première  partie  du  livre  qui  nous  occupe 
(./os.,  X,  !iO-lii;  XI,  i6-23;  peut-être  une  part  de  xii). 
On  pourrait  dire  sans  doute  que  l'auteur,  un  conti- 
nuateur de  D'^,  tient  compte,  ce  faisant,  des  droits 
acquis  sur  tout  le  pays  en  vertu  des  victoires  de 
Josué  et  aussi,  peut-être  surtout,  des  promesses  di- 
vines. On  pourrait  dire  aussi  qu'écrivant  à  une  date 
notablement  postérieure  aux  événements,  ce  reviseur 
a  rattaché  à  la  première  conquête  des  résultats  qui 
en  étaient  vraiment  la  suite,  mais  n'avaient  été  réa- 
lisés que  beaucoup  plus  tard.  Il  faudrait  faire  des 
remarques  semblables  à  propos  des  récits  de  la  prise 
d'Hébron  et  de  Debir  (Jos.,  x,  SG-Sg).  —  h)  A  plus 
forte  raison  convient-il  de  les  renouveler  et  de  les 
accentuer  en  présence  des  données  de  P  touchant  le 
partage  de  la  Terre  Promise.  Non  que  P  ail  inventé 
l'histoire.  Dès  le  It mps  de  Josué,  il  y  eut,  sous  une 
forme  ou  sous  une  autre,  un  partage  de  Canaan  : 
chaque  tribu  se  trouva  fixée  sur  le  point  du  territoire 
vers  lequel  elle  dirigerait  ses  convoitises.  Mais  à  ce 
cadre,  sans  doute  très  élémentaire,  P  et  ses  continua- 
teurs ont  donné  d'extraordinaires  développements. 
Ils  en  ont  fait  comme  la  base  d'une  géographie  de  la 
Palestine  et  de  sa  division  entre  les  divers  clans,  tels 
qu'ils  se  présentaient  à  leur  époque.  C'est  ce  qui 
explique,  par  exemple,  que  des  villes  —  notamment 
celles  de  Philistie  {Jos.,  xv,  4>-i7.  même  33-4o)  — 
sont  attribuées  à  Juda,  qui  certainement  ne  lui  appar- 
tenaient pas  au  temps  de  Josué;  que  d'autres,  v.  g. 
Béthel  (Jos.,  xviii,  22  ;  cf.  Jiid.,  1,  22-26)  et  Jérusa- 
lem Jos.,  xviii,  28;  cf.  (Jud.,  I,  21  et  II  Sinn.,  v,  6-9) 
sont  mises  au  compte  de  Benjamin  qui,  d'après  des 
textes  très  authentiques,  ne  lui  revinrent  que  dans 
la  suite.  On  pourrait  se  figurer  ces  catalogues  comme 
autant  de  listes,  rattachées  à  la  conquête,  des  locali- 
tés qui  peu  à  peu  s'ajoutèrent  au  territoire  de  chaque 
tribu.  —  c)  On  est  invité,  semble-t-il,  à  considérer 
les  événements  sous  cet  angle  par  le  rédacteur  lui- 
même.  Utilisant  les  dounées  de  P,  il  a  éprouvé  le 
besoin  de  les  tempérer  par  des  insertions  beaucoup 
plus  sobres,  empruntées  au  Yah^iste. 

209.  —  d)  Ces  constatations  n'empècljent  pas  de 
retenir  le  fond  des  récits  du  livre  de  Josué.  On  peut 
ramener  à  quatre  les  données  de  premier  plan.  La 
première  concerne  l'action  conquérante  de  Josué  lui- 
même,  dirigeant  l'invasion  à  la  tète  des  tribus  réunies. 
Il  importe  toutefois  de  bien  préciser  la  nature  de 
ces  expéditions.  Elles  revêtent  surtout,  pourrait-on 
dire,  le  caractère  de  raids  et  de  razzias;  le  récit  le 
marque  avec  toute  la  précision  désirable.  Le  lieu  de 
séjour,  le  campement  est  etdemeure  à  Galgala  {Jos., 
iv-v).  C'est  de  là  que  l'on  part  à  la  conquête  de  Jéri- 
cho. Sans  doute,  on  ne  dit  pas  que  l'on  y  revienne 
aussitôt  après  la  prise  de  la  ville.  Il  est  très  admis- 
sible que  les  Israélites  se  soient  hâtés  de  profiter  de 
ce  premier  succès  pour  faire  de  suite  une  poussée 
dans  la  montagne  {Jos.,  vu,  2);  néanmoins  l'épisode 
d'Achan  (/os.,  vu,  i3-23),  où  l'on  parle  du  campement 
(vers.  21-23),  pourrait  peut-être  permettre  de  penser 
qu'on   est  retourné    à  Galgala  entre  la  victoire   de 


Jéricho  et  la  campagne  définitive  contre  Haï.  En  tout 
cas,  on  y  revient  après  la  bataille  de  Haï  et  c'est  là 
que  les  envoyés  des  Gabaoniles  rencontrent  Josué 
{Jos.,  IX,  6);  on  y  revient  après  la  défaite  des  rois 
du  Midi  (^05.,  X,  43).  S'il  en  est  ainsi,  on  ne  saurait 
dire  que,  d'aiircs  le  texte  lui-même,  les  campagnes 
victorieuses  de  Josué  aient  pour  conséquence  une 
occupation  immédiate.  Ce  n'est  aflirmé  nulle  pari  et, 
si  même  il  n'est  pas  anticipé,  le  récit  de  Jos.,  viii, 
3o-35  n'entraine  pas  nécessairement  cette  conclusion. 
310.  —  e)  Mais  à  défaut  d'une  occupation  immé- 
diate, la  campagne  glorieuse  a  pour  conséquences 
des  droits  incontestables.  Il  se  peut  que  les  vain- 
queurs ne  se  sentissent  pas  de  taille  à  se  maintenir, 
après  chaque  combat,  dans  le  territoire  conquis;  il 
se  peut  qu'ils  éprouvassent  le  besoin  de  se  refaire 
pour  de  nouvelles  luttes.  Mais  ces  triomphes,  par- 
fois difficiles,  avaient  trop  bien  réalisé  le  but  que 
l'on  poursuivait  avec  la  conviction  de  travailler  à 
l'accomplissement  des  promesses  divines,  pour  que 
l'on  hésitât  sur  les  résultats  de  tant  d'ellorts.  A 
Galgala,  au  retour  de  l'expédition  contre  les  rois  du 
Nord,  on  se  regardait  comme  maître  du  pays  envahi; 
on  étendait  même  cette  prétention  à  toute  cette  terre 
de  Canaan  que  Dieu  avait  promise  aux  pères  et  sur 
laquelle  on  avait  pris  pied  d'une  manièie  si  éton- 
nante et  si  décisive.  C'est  cette  conviction  que  consa- 
crent des  textes  tels  que  ceux  de  Jos.,  x,  4o-43; 
XI,  16-23. 

gll.  —   f)  Que  s'il  en  est  ainsi,  il  apparaît  tout 
naturel  qu'à  Galgala  on  ait,  d'une  manière  ou  d'une 
autre,  procédé  à  une  répartition  de  ce  territoire;  il 
fallait  que  chaque  tribu  sache  vers  quel  point  diriger 
ses  entreprises  en    vue  d'un  établissement  durable. 
Le  texte  de  Jos.,  xiii,  1-7  paraît  nous  maintenir  en- 
core à  Galgala;  en  tout  cas,  c'est  ce  que  fait  Jud.,  i. 
D'autre    part,    Jns.,    xviii   montre   que    l'opération 
s'achève  à  Silo.  C'est  dire  qu'elle  ne  se  fait  pas  d'un 
seul  coup  et  de  la  façon  méthodique  que   d'autres 
textes  pourraient  suggérer;  la  même  impression  se 
dégage  des  réclamations  que, d'après /os.,  XVII,  i4  sv., 
font  entendre  les  Joséphites.   Pendant   (jue  Juda  et 
Josepli,plus  vite  fixés  sur  leur  sort,  se  dirigent,  l'un 
vers  la  montagne  du  Midi,  l'autre  vers  la  montagne 
du   centre  (cf.  Jos.,  xviii,  5),  le  reste  des  tribus  est 
encore  hésitant  et  incertain.  Les  deux  documents  que 
nous  pouvons  consulter  sont,  d'autre  part,  unani- 
mes à  dire  que  l'œuvre  de  répartition  revêtit  un  ca- 
ractère religieux;  ici  l'on  consulte  Yalnvch  {Jud.,  i, 
1  ;  J),  là  on  tire  au  sort  en  la  présence  de  Yahweh 
(/oA-.,  xiii,  6;  xviii,   6).  Rien  en  cela    de  surprenant 
pour  qui  se  rappelle  la  compénétration  de  la  vie  ci- 
vile et  delà  vie  religieuse  à  ces  époques  lointaines. 
SIS    —  ^)  C'est  seulement  après  ces  campagnes, 
après  un  séjour  plus  ou  moins  long  à  Galgala,  puis  à 
Silo,  que  chaque  tribu  se  préoccupe  d'une  installation 
plus  définitive.  Les  extraits  du    Yahaiste  qui   sont 
répartis  dans  le  récit  sacerdotal  {Jos.,   xni-xix)  le 
disent  clairement.  C'est  alors  qu'intervient  l'action 
séparée  de    chaque   tribu    ou,    comme   dans  le    cas 
de  Juda-Siméon,    de   Joseph^Epliraïm-Manassé,  de 
tel  ou   lel  groupe  restreint  de   tribus.  Elles  s'ache- 
minent chacune  vers  leur  objectif,  avec  des  succès 
divers  qui  sont  exprimés  dans    les   textes  avec   un 
juste  sens  des  nuances.  Juda   monte   d'abord  {Jud., 
i,  2).  Il   conquiert  la  montagne  du  Sud  {Jud.,  1,  4-7, 
9-17»,  19")  elle  néféh  {Jud.,  i,  9).   Ses  succès   sont 
limites  dans  la  plaine  (.furf.,  I,  g,  iS.ig'');  même  il  est 
obligé  de  céder  une  enclave  importante  aux  Calébites 
{Jud.,i,  io-i5,  20)  et  de  laisser  les  Siméonites  s'instal- 
ler à  ses  dépens  (/os. ,  XIX,  1-9;  cf. /»rf.,  I,   3).  A  son 
I   tour,   Joseph,  ou  le  groupe  Ephraim-Manassé  non 
encore  divisé,  occupe  de  très  bonne  heure  une  portion 


815 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


816 


considérable  de  territoire  (/os.,  xvi-xvn;  Jud.,  i,  aa- 
29).  Il  emporte  avec  lui  l'arche  et  le  sanctuaire  mobile 
du  désert,  il  pourvoit  à  l'installation  du  culte  de 
Silo,  qui  contribuera  à  assurer  pendant  longtemps  la 
supériorité  à  Ephraïm.  Celui-ci  s'agrandit  aux  dépens 
de  Manassé  (Jos.,  xvi,  9;  xvii  9)  qui,  de  sou  côté, 
empiétera  sur  Issachar  et  Aser  (/os.,  xvii,  11).  Mais, 
pour  les  fils  de  Joseph  non  plus,  la  conquête  n'est  pas 
complète.  Les  Cananéens  demeurent  indéfiniment  à 
Gézer  au  milieu  d'Ephraim  qui  parvient  seulement  à 
les  assujettir  à  la  corvée  (Jos.,  xvi,  10;  cf.  Jud.,  i, 
29).  Il  en  est  de  même  en  Manassé  pour  les  Cananéens 
des  Trois-GoUines  (Jos.,  xvii,  la;  et.  Jud.,  i,  27); 
c'est  plus  tard  seulement  que,  devenu  plus  fort,  Ma- 
nassé pourra  en  exiger  une  redevance  (/os.,  xvii,i3; 
Jud.,  I,  a8).  Nous  avons  déjà  dit  le  sort  de  Dan  (Jos., 
XIX,  47;  Jud.,  I,  34;  xvn-xviii).  Zabulon  et  Nephtliali 
n'eurent  à  leur  tour  qu'un  succès  limité  ;  ils  durent 
tolérer  des  Cananéens  dans  plusieurs  de  leurs  villes, 
se  bornant  à  en  réclamer  des  redevances  (Jud.,  i,  3o, 
33).  Plus  précaire  encore  la  situation  d'Aser;  c'est  lui 
qui  fut  réduit  à  demeurer  au  milieu  des  Cananéens 
qu'il  ne  sut  chasser  (Jud.,  i,3i,  Sa).  On  remarquera 
qu'avec  un  sens  très  précis  des  réalités  et  au  prix 
de  quelques  répétitions,  les  rédacteurs  ont  placé  les 
éléments  du  Yalnviste  et  dans  le  livre  de  Josué  et  au 
début  de  celui  des  Juges.  C'est  dire  très  clairement 
que,  commencée  sous  Josué,  l'oeuvre  d'occupation  se 
poursuivit  après  sa  mort  (/urf.,  i,  i);  elle  fut  longue, 
laborieuse,  et  n'obtint,  en  ces  premières  périodes, 
que  des  résultats  partiels  ;  les  tribus  s'installèrent 
dans  la  région  montagneuse  ;  mais  les  plaines  leur 
échappèrent  presque  entièrement. 

Conclusion 

513.  —  C'est  ainsi  qu'en  nous  plaçant  sur  le  ter- 
rain de  la  critique  documentaire,  nous  arrivons  à  des 
constatations  intéressantes  pour  l'exégèse  catholi- 
que. Bien  comprise,  l'œuvre  de  la  critique  littéraire 
du  dernier  siècle  n'a  pas  nécessairement,  dans  le 
domaine  de  la  critique  historique,  les  répercussions 
que  de  trop  nombreux  exégètes  ont  prétendu  lui 
assurer.  On  n'a  pas  le  droit  de  s'en  servir  pour 
bouleverser  de  fond  en  comble  l'histoire  des  origines 
du  peuple  de  Dieu.  En  réalité,  si  ou  l'interroge  avec 
un  souci  constant  de  ne  pas  altérer,  par  des  interpré- 
tations arbitraires,  les  données  des  textes,  on  arrive 
à  cette  conclusion  :  Les  lignes  générales  de  la 
mission  de  Moïse  et  de  celle  de  Josué  demeu- 
rent celles  qu'en  lisant  l'Hexateuque,  tel  qu'il 
se  présente  â  nous,  l'exégèse  traditionnelle 
avait  tracées.  C'est  une  preuve  nouvelle  que  les 
documents  n'ont  pas  pris  naissance  aussi  longtemps 
après  les  événements  qu'on  se  plaît  à  le  dire. 

lU-  —  Les  miracles  de  Moïse  et  de  Josué 

1°  Idée  générale  des  miracles 

514.  —  A.  Les  miracles  de  Moïse.  —  «  Il  ne  s'est 
pas  levé  en  Israël  de  prophète  semblable  à  Moïse,  que 
Yahweh  connaissait  face  à  face.  »  (Deut.,  xxxiv,  10). 
Personne  ne  voudrait  protester  contre  cet  éloge  que, 
plusieurs  siècles  avant  Jésus-Christ,  l'auteur  du 
dernier  chapitre  du  Pentateuque  faisait  du  fondateur 
de  la  nation  juive,  du  premier  organisateur  de  cette 
religion  qui,  considérée  soit  en  elle-même,  soit  en 
celles  qui  en  sont  dérivées,  est  devenue  le  culte  de 
la  plus  grande  partie  du  monde  civilisé.  Mais  l'auteur 
sacré  ajoute  :  0  Ni  quant  à  tous  les  signes  et  mira- 
cles que  Dieu  l'envoya  faire,  dans  le  pays  d'Egypte, 
sur  Pharaon,  sur  tous  ses  serviteurs  et  sur  tout  son 
pays,  ni  quant  à  toute  sa  main  puissante  et  à  toutes 
les  merveilles  terribles  qu'il  accomplit  sous  les  yeux 


de  tout  Israël.  »  (Deut.,  xxxiv,  11,  la).  Celte  allusion 
aux  miracles  de  Moïse,  à  laquelle  font  écho  presque 
tous  les  textesqui  parlent  du  grand  prophète  (cf.,  v. 
g.,Eccli.,xi,v,  1-5),  nous  introduit  sur  un  terrain  beau- 
coup plus  brdlant.  Nombre  de  critiques  étrangers  à 
l'Eglise,  plus  ou  moins  teintes  de  rationalisme,  re- 
fusent de  s'y  aventurer  et  rejettent  sans  discussion 
la  réalité  des  prodiges  racontes  dans  Ex-Deut.  Les 
exégètes  chrétiens,  au  contraire,  n'éprouvent  au- 
cune diiriculté  à  reconnaître,  en  quelque  livre  auto- 
risé qu'ils  en  lisent  le  récit,  l'objectivité  des  inter- 
ventions divines  et  miraculeuses.  Nous  n'oublierons 
pas,  en  abordant  ce  sujet,  qu'il  a  été  à  maintes  re- 
prises traité  par  des  savants  catholiques  ;  ce  sera 
pour  nous  une  raison  d'être  bref. 

215.  —  11  nous  semble  que  la  première  chose  à 
faire  est  d'établir  la  liste  des  principaux  miracles 
que  le  Pentateuque  rattache  à  l'intervention  ou  à 
la  présence  de  Moïse.  Gomme  précédemment,  nous 
indiquons  la  distinction  des  documents  : 

a)  Apparition  de  Yahweh  à  Moï^e,  Ex.,  m,  1-6.  —  1, 
4b,  6    E.  —  2-4a,  5,  J .  —  Cf.  Ex.,  vi,  2-8,   P. 

b)  Les  signes  du  bâton  changé  en  ger[>ent  et  de  la  lèpre, 
Ex.,   IV,  1-9,  J. 

c)  La  lutte  avec  Yahweh,  Ex.,  iv,  24-26,  J. 

d)  Les  plaies  d'Egypte  : 

f)  L'eau  changée  en  sang,  Ex.,  vu,  14-25.  —  15b,  l/b*^ 
20*,  23,  E.  —  14,  15a,  16,  17',  18,  21a,  24,  25,  J.  —  13. 
2  la*,  21b,  22,  P. 

,3)  Los  grenouilles,  Ex.,  vu,  26-Tiii,  11  (Vulp.  viii,  1- 
1:.).  —  vu,  27-29,  vm,  .'.-lia»,  J.  _  vm,  1-3,  11*,  P. 

■/)  Le»  cousins,  Ex.,  vm,  12-15  (Vulg.  16-19),  P. 

5)  Les  moustiques,  Ex.,  vm,  16-28  (Vulg.  20-32),  J. 
t)  La  peste  du  bétail,  Ex.,  ix,  1-7,  J. 

;)  Les  pustules,  Ex.,  ix,  8-12,  P. 

r)  Lo  grêle,  Ex.,  ix,  13-35.  —  22,  23a,  25a,  35a,  E.  ■— 
13-21,  23b,  24,  2.-.b-30,  33,  34,  J.  —  35b,  Rp.  _  31-32, 
glose. 

6)  Les  sauterelles,  Ex.,  x,  1-20.  —  12,  13»,  14aa,  2n,  E. 

—  1-11,  13b,  I4-»,:19,  .1. 

<)  Le»  ténèbres,  Ex.,  x,  21-29.  —  21-23,  27,  E.  —  24-26, 
28,  29.  J. 

>•)  La  mort  des  premiers-nés,  Ex.,  il,  l-iil,  30.  —  xi, 
1-3,  E.  —  II,  4-8;  XII,  21-23,  27b,  29,  30,  J  .  —  m,  4-20, 
28,  P.  —  XII.  24-27a,  Ud.  —  xi,  9,  10,  Rp. 

e)  Colonne  de  feu  et  colonne  de  nuée,  Ex.,  xili,  21,22,J. 
/")  Passage  de  la  mer  Rouge,  Ex.,    xiv,    15-30.   —  15a,;, 

16a«,  lya,  20b,  E.  _    (9h_   20a,  21a.i,  24.    25,  27a.ib,  30,  J. 

—  15*.  l(i»r.-18,  2]a«b,  22,  23,  26,  27aa,  28,  29,  P. 
g)  Les  eaux  de  Maïa.  Ex..  xv,  23-25»,  JE. 

h)  Au  désert  de  Sin,  les  cailles  et  la  manne,  Ex.,  xvi. 
1.36.  —  4ab«.  13b.l5a,  19,  20.  21b,  J  (?).  _  1-3.  9-13»,  16b- 
IS,  2Ia,  22-26,  29-32,  35,  P.  —  4b:-8.  27.  28,  33.  34,  36,  R. 
/)  Les  eaux  de  Mass.ih-Meribali.  Ex.,  ivii,  lb,;-7.  JE. 
j]  Malgré  le  rAle  de  la  i»rièrc  de  Moïse,  la  vict'tire  Bur 
Amalec  ne  paraît  pas  devoir  être  comi>tée  pai-nii  les  mi- 
racles proprement  dits. 

h)  La  première  apparition  de  Dieu  au  Sinoï,  Ex..  xix, 
3-25,  [xx,  1-17,  Uécalogue],  xx,  18-21.  —  x.x,  2b,  3a.  le 
fonds  de  3b-8,  10,  13b,  n,  ig,  17,  19;  xx.  lS-21,  E.  —  xii, 
9a,  11.13a,  \u,  20a,  18,  20b,  J.  _  xix.  21-2.5,  Rje.  —  xix, 
i-etouches  de  3b-8,  Rd.  —  xix,  9b,  répétition  erronée  de 
8b. 

/)  Deuxième  apparition,  Ex.,  xxiv,  1,  2  -(-  9-lS  -|- 
ixxi,  18.—  xxiv,  1,  9-11,  12-15»,  18b;  xxxi,  18,  E.  —  xiir, 
]5b-18',   P.  — xxiT,  2,R. 

m)  Yahweh  et  .Moïse  à  la  tente  de  réunion,  ^x.,xxxiii, 
8-11.  E. 

n]  Troisième  ajiparition  divine  sur  la  montagne,  Ex., 
xxiiii,  18-xxxiv,  9-(-xixiv,  27-35.  —  xxxm,  18-23,  J  et 
R  (-').  —  xixiT,  1,  4a«b.  28,  E.  —  2,  :;,  4a,ï,  5-9,  27,  J.  — 
29-32,  P;  33-35,  généralisation  haggadique. 

o)  I^e  feu  de  Yahweh  à  Thahéera,  Nttm.,  xi,  1-3*.  E. 
p)  Qihrolh-Hattaava,  les  cailles.  Niiin.,  xi,  4-34.  — 11*. 
12,  14.  16.  17.24*.  25-30,   E.  —  4-6.   (7-9).  10,   lia*,  13,  15, 
18-23,  24»*.  31-35.  J, 

y)  La  lèpre  de  Marie,  Num.,  xii,  1-15,  E. 
/)  Mort   des   espions  qui   ont   murmuré  contre  Yahweh, 
Num.,  HT,  36-38,  P. 


817 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


818 


«)  confirmation  des  privilèges  sacerdotaux,  JVuni.,  xvi- 
XTii.  —  xri,  l'J,  2»",  12-15,  25-34*,  JE.  —  xvi,  la.  2a:b, 
:î-ll,  IC  24*,27a*  35;  XTii,  1-28  (Viilg,  \vi,  3C-50;  xtii, 
l-13i,P. 

t]  Le  serpent  d'airain,  Num.,  xxi,  4-9.  —  4«iï-9,  E.  — 
4a«,  P. 

u)  Le»  puits  de  Béer,  Num.,  ixi,  lfi-18,  E. 

516.  —  B.  Les  miracles  de  Josité. —  «Josué,  ûls 
de  Nun,  était  rempli  de  l'esprit  de  sagesse  parce  que 
Moise  avait  posé  les  mains  sur  lui.  »  (Deut.,  xxxiv,  g). 
Tel  est  le  jugement  porté  par  l'auteur  de  la  finale  du 
Pentateiique  sur  le  successeur  de  Moïse.  11  n'est  pas 
question  de  prodiges  coninie  à  propos  du  libérateur 
d'Israël.  De  son  côté,  Ben  Siracli,  dans  son  Eloge  des 
l'ères,  signale  sans  doute  une  des  merveilles  dont 
nous  allons  bientôt  parler;  mais  il  se  plaît  surtout  à 
Aanter  le  courage  de  ce  héros  et  à  célébrer  sa  gloire 
(Eccli.,  XLvi,  1-8).  De  fait,  Josué,  dans  les  récits  que 
contient  le  livre  qui  porte  son  nom,  nous  apparaît 
surtout  comme  un  conquérant  qui,  sans  négliger  le 
recours  à  Dieu,  met  en  oeuvre  les  moyens  humains 
les  plus  capables  d'assurer  le  succès  de  ses  entre- 
jirises.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  les  miracles  n'aient 
aucune  place  dans  sa  carrière;  loin  de  là  : 

517.  —  a)  Le  passage  du  Jourdain,  Jos.,  iii-iv.  —  m, 
1*,  5,  14a;  IV,  4,  b,  71J,  20,  E.  —  m  2,  3*,  4b*,  9-11*, 
13-,  t.5a.  16,  17  ;  iT,  Ib,  3*,  8*,  10-14*,  D^.  -   iv,  19,  P. 

A)  L'apparition  divine,  Jos.,  v,  13-15  (Vulg.  13-16).  — 
13,  14,  E.  —  15  additionnel. 

C-)  La  prise  de  Jéricho,  Jos.,  vi,  1-21.  —  1012a*,  14a,s- 
15a«,  16b,  17a,  18,  22-23*,  E.  _  J*j2*,3aa,  5*,  7a,  8a,î,  9, 12b, 
li*,  15»?,  ICa,  20a?. 21,  24,  D-'.  Le  reste,  additions  rédac- 
tionnelles de  provenances  diverses, 

d)  A  Gebaon,  l'arrêt  du  soleil,  Jos.,  x,  9-14  D-  avec 
additions  (12-14?)  de  Rd. 

S"  Les  miracles  et  les  critiques 

218. —  La  plupart  des  critiques  étrangers  à  l'Eglise 
rejettent  la  réalité  des  miracles  attribués  à  Moïse  et 
à  Josué  ou.  du  moins,  émettent  des  doutes  graves  à 
leur  sujet.  Pour  un  certain  nombre  d'entre  eux,  qui 
implicitement  ou  explicitement  se  réclament  des 
principes  du  rationalisme,  les  récits  de  ces  miracles 
se  heurtent  à  des  iuii)ossibilités  qui  rendent  inutile 
toute  discussion,  tout  essai  de  les  élucider.  Well- 
iiAUSEN,  par  exemple,  s'exprime  sans  ambages  à 
propos  des  apparitions  du  Sinaï.  Il  }'  a  dans  les 
relations  des  divers  documents  des  impossibilités 
intrinsèques  :  ou  ne  saurait  admettre  que  Dieu  ait 
fait  entendre  sa  voix,  qu'il  ait  écrit  de  son  doigt  les 
préceptes  sur  les  tables  de  jiierre '.  D'autres  criti- 
ques jirocèdent  avec  plus  de  précautions  et  d'égards. 
On  sait  (i/rf.  sitpr.  3S)  comment  Steurunaghl  classe 
les  traditions  orales  légendaires  qui  sont  à  la  base 
des  diveis  documents  de  Vllexateiupie:  il  est  facile 
d'appliquer  cette  classification  au  sujet  qui  nous 
occupe. 

S19.  —  d)  Un  premier  groupe  de  ces  légendes 
mérite  encore  d'être  qualifié  d'/i/sïorj'^^He;  les  traits 
les  plus  fondamentaux  des  événements  sont  sauve- 
gardés, mais  sont  enveloppés  de  détails  qui  n'ont 
rien  à  voir  avec  la  vérité.  A  propos  de  ce  groupe, 
l'auteur  signale  précisément  les  légendes  mosaïques. 
Dans  ces  traditions  les  faits  ont  été  modernisés  ;  l'au- 
teur emploie,  à  propos  des  tribus  encore  éparses  ou 
de  l'une  d'elles  seulement,  un  langage  qui  fait  pen- 
ser à  l'unité  nationale  réalisée  par  la  royauté  une  et 
indivise.  C'est  le  cas  de  tous  les  récils  de  VExode 
qui  nous  montrent  les  fils  de  Jacob  se  mouvant 
dans  une  parfaite  unité  ;  nous  avons  déjà  vu  ce  qu'il 
fallait  penser  de  ces  appréciations.  —  h)En  d'autres 
légendes  historiques,  la  tradition  a  Idéalisé  l'his- 
toire ;  là  notamment  où  l'on  pouvait  et  devait  signaler 

1.  Cf.  WELhHlvsEti,  Die  hraelitische....  p.   12-13. 


des  interventions  providentielles  de  Dieu,  elle  a 
accusé  les  couleurs  en  faisant  intervenir  des  miracles 
proprement  dits.  Certains  d'entre  ces  derniers  sont 
de  pures  fictions.  C'est  assez  probablement  dans 
cette  catégorie  que  Wellhausen  placerait  les  appa- 
ritions divines  dont  Moïse  et  Josué  sont  favorisés. 
—  c)  En  d'autres  cas,  des  événements  purement 
naturels  sont  embellis  jusqu'à  devenir  des  prodiges; 
et  Steuernagel  cite  le  passage  de  la  mer  Kouge. 
En  cette  subdivision  il  faudrait  sans  doute  placer  : 
les  plaies  d'Egypte,  les  cailles  et  la  manne,  la  mort 
subite  des  espions  pessimistes  en  leurs  rapports,  les 
I)rodiges  destinés  à  afiirmer  les  privilèges  sacerdo- 
taux, la  lèpre  de  Marie,  le  passage  du  Jourdain,  la 
l)rise  de  Jéricho,  l'arrêt  du  soleil,  peut-être  aussi  ces 
faits  au  caractère  prestigieux  à  propos  desquels  nous 
voyons  Moïse  en  lutte  avec  les  magiciens  de  Pha- 
raon. 

230.  —  d)  Nous  faisons  probablement  bien  lon- 
gue la  liste  des  épisodes  rattachés  aux  légendes 
historiques;  plusieurs  d'entre  eux,  sans  doute,  passe- 
raient dans  la  catégorie  des  légendes  semi-histori- 
ques, dans  lesquelles  le  fonds  authentique  a  subi 
des  atteintes  qui  s'en  prennent  davantage  à  la  sub- 
stance même  des  faits.  —  e)  Parmi  les  légendes  des 
deux  groupes  qui  précèdent,  il  en  est  qui  entrent 
dans  une  série  à  part;  ce  sont  celles  qui  sont  dites 
étiologiqiies  et  expliquent  l'origine  d'un  usage,  d'une 
désignation  locale,  etc.  On  y  rangera  les  épisodes  de 
Mara,  de  Massah-I\'léribah,de  Thabéera,  de  Oibroth- 
Hattaava,  de  Méribah,  peut-être  de  Béer.  —  f)  Enfin 
parmi  ces  légendes  étiologiques,  on  fera  une  caté- 
gorie spéciale  de  celles  qui  e.rpliquent  un  usage,  un 
symbole  religieu.t  :  lutte  de  Moïse  et  de  Yahweh, 
éclairant  le  rôle  delà  circoncision;  l'apparition  de 
Yahweh  gravant  les  préceptes  sur  les  tables  de 
pierre,  légende  destinée  à  fixer  le  caractère  des  deux 
pierres  conservées  dans  l'arche;  efficacilé  du  sang 
de  l'agneau  pascal  lors  de  la  dixième  jilaie;  épisode 
du  serpent  d'airain.  —  Et  c'est  ainsi  que  tous  ces 
prodiges  s'évanouissent  en  tant  que  faits  proprement 
miraculeux. 

'6°   Les    miracles   et   l'exégèse   catholique 

221.  —  L'exégèse  catholique  ne  se  sent  pas  en- 
traînée jiar  des  principes  a  priori  à  faire  aux  textes 
de  telles  violences  et  à  leur  jeter  de  pareils  défis.  Il 
ne  lui  en  coûte  pas  plus  de  consigner  un  miracle, 
quand  un  texte  le  lui  signale,  ([ue  d'enregistrer  un 
événement  d'ordre  naturel.  —  Ce  n'est  pas  à  dire 
qu'elle  s'interdise  la  critique,  même  austère,  des 
documents,  avant  de  recevoir  leurs  dépositions; 
mais  elle  n'en  appelle  pas  à  l'impossibilité  du  mira- 
cle pour  rejeter  un  témoignage  qu'en  d'autres  do- 
maines elle  jugerait  recevable.  —  D'autre  part, 
quand  elle  retient  les  données  des  textes,  elle 
n'éprouve  pas  le  besoin  d'en  atténuer  la  portée. 

222.  —  A.  La  critique  des  documents.  —  Aucun 
exégète  catholique  ne  songe  à  nier  que  la  critique 
littéraire  puisse  servir  à  préciser  le  sens  des  récits 
qui  concernent  les  faits  merveilleux.  Mais,  d'une 
part,  les  résultats  des  travaux  réalisés  en  dehors  de 
l'Eglise  sont  sujets  à  caution.  D'autre  part,  les  exé- 
gèles  catholiques  n'ont  encore  abordé  ces  problèmes 
(lu'avecune  légitime  réserve  ;  il  n'y  a  pas  encore,  en 
ce  domaine,  de  ligne  de  conduite  véritablement 
tracée.  C'est  pourquoi  nous  ne  nous  aventurerons 
qu'avec  précaution  sur  un  terrain  toujours  glissant. 
Nous  nous  contenterons  de  donner  quelques  spéci- 
mens des  conclusions  de  la  critique  littéraire  dite 
indépendante  et  de  montrer  leur  rejaillissement  sur 
la  présentation  des  faits  eux-mêmes. 

223.  —  «)  La  première  plaie  :  les  eaux  changées 


819 


MOÏSE  ET  JOSQE 


820 


en  sang  {Ex.,  vu,  i4-25).  On  découvre  en  ce  récit 
des  éléments  yahwistes,  élohistes   et   sacerdotaux. 

a)  A  propos  du    l'ahiiiste,  il  faut  tenir   compte 

d'un  texte  antérieur.  Après  que  Yahweh  a  donné  à 
Moïse  le  pouvoir  de  réaliser  les  deux  signes  du  bâton 
changé  en  serpent  et  de  la  lèpre  (£j-.,  iv,  i-8),  il 
ajoute  :  a  El  s'ils  ne  croient  pas  même  à  ces  deux 
signes  et  s'ils  n'écoutent  pas  ta  voix,  prends  des  eaux 
du  Fleuve  et  répands-les  sur  le  sol,  et  les  eaux  que 
tu  auras  prises  du  Fleuve  seront  en  sang  sur  le  sol.  » 
(Ex.,  IV,  9).  Four  des  critiques,  telles  devaient  être, 
dans  le  Yalnrisle,  les  limites  du  changement  des  eaux 
en  sang;  il  ne  devait  pas  y  avoir  d'action  sur  le  fleuve 
lui-même.  Aussi  les  éléments  de  J  qui  sont  entrés 
dans  le  récit  de  la  première  plaie  n'ont-ils  rien  à 
voir  avec  le  changement  de  l'eau  en  sang.  Ayant 
rejoint  le  pliaraon  sur  le  bord  du  Fleuve  (Ex  ,  vu, 
i5")  et  lui  ayant  reproché  son  refus  délaisser  partir 
les  Hébreux  (16),  Moïse  lui  annonce,  à  titre  de  signe 
et  au  nom  de   "V'ahweh,  que  Yah-neh   va  frapper  le 


Fleuve  (17)^ 


que   le  poisson  va   mourir,  que  le 


Fleuve  va  être  infecté,  que  les  Egyptiens  vont  se 
dégoûter  de  boire  de  l'eau  du  Fleuve  (18).  C'est,  en 
effet,  ee  qui  arrive  (■u»).  Les  Egyptiens  creusent 
autour  du  Fleuve  pour  avoir  de  l'eau  (24)-Sept  jours 
se  passent  après  que  Yahweh  a  frappé  le  Fleuve  (25). 
—  /3)  Dans  i'Elohiste,  Moïse  est  invité  par  Yahweh 
à  prendre  le  Mton  qui  a  été  changé  en  serpent 
(Ex.,  vu,  ■5'').  On  le  voit  ensuite  annoncer  lui-même 
qu'avec  le  bâton  qui  est  dans  sa  main  il  va  frapper 
les  eaux  du  Fleuve  qui  seront  changées  en  sang (1 ->'*). 
Kn  eit'et,  il  [le  nom  d'.\aron  a  été  introduit  sous 
l'influence  de  P,  qui  a  fourni  19  et  20»]  lève  le  bâ- 
ton, frappe  les  eaux  du  Fleuve  sous  les  yeux  du 
pharaon  et  de  ses  sen'iteurs,  et  toutes  les  eaui  du 
Fleuve  sont  changées  en  sang  (20*);  le  pharaon  de- 
meure quand  même  endurci  (23).  —  y)  Dans  le  récit 
sacerdotal.  Moïse  reçoit  l'ordre  de  dire  à  Aaron  de 
prendre  son  bâton,  d'étendre  sa  main  sur  les  eaux 
de  l'Egypte,  ses  rivières,  ses  canaux,  ses  étangs, 
tous  ses  réservoirs;  elles  seront  du  sang  dans  toute 
la  terre  d'Egypte,  dans  les  [vases  de]  bois  et  [de] 
pierres  (Ex.,  vu,  19).  Moïse  et  Aaron  exécutent  l'or- 
dre divin  (20=*)  et  il  3-  a  du  sang  dans  toute  l'Egypte 
(21'').  Et  les  magiciens  d'Egypte  firent  de  même  avec 
leurs  prestiges,  et  le  cœur  du  pharaon  s'endurcit 
et  il  ne  les  [Moïse  et  Aaron]  écouta  point,  selon 
qu'avait  dit  '\ali\veh  (aa).  —  c)  11  y  a  des  réserves  à 
émettre  au  sujet  de  ces  répartitions  de  textes  et  des 
conclusions  que  l'on  en  tire.  Je  ne  crois  pas  prouvé 
que  J  n'evit  pas  un  récit  de  la  conversion  des  eaux 
du  Fleuve  en  sang;  le  rédacteur  a  parfaitement  pu 
supprimer  des  traits  qui  étaient  communs  à  J  et  à  E. 
D'autre  part,  le  récit  d'Ex.,  iv,  9  apparaîtrait  fort 
bien  comme  racontant  la  manière  dont  Yalnveh 
préparait  Moïse  à  son  œuvre  en  lui  révélant  les  pou- 
voirs dont  il  était  favorisé.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est 
aisé  de  voir  que,  par  exemple,  la  comparaison  de  E 
et  de  P  permet  de  se  rendre  compte  et  des  caractères 
propres  à  chacun  de  ces  deux  documents,  et  de  la 
manière  dont  il  convient  d'interpréter  les  données 
qu'ils  fournissent.  Mais,  en  même  temps,  il  est  facile 
de  constater  que,  dans  E,  P  et  même  J.  les  traits 
fondamentaux  du  fait  miraculeux  —  changement  de 
l'eau  en  sang  —  sont  nettement  conservés. 

3S4.  —  t>)  Passage  de  la  mer  Bouge  (Ex.,  xiv, 
i5-3o,  en  limitant  la  péricope  aux  traits  essentiels 
du  récit).  Ici  encore  les  trois  documents  seraient  re- 
présentés. —  y.)  Du  récit  élohiste,  il  ne  resterait  que 
des  fragments  épars  :  a  ...Pourquoi  cries-tu  vers  moi? 
(i5ai)...  Et  toi,  é/èie  ton  bâton  (16»»)...  »  Et  l'ange 
de  Dieu  qui  marchait  devant  le  camp  d'Israël  partit 
et  alla  derrière  eux  (19^)...  et  ils  ne  s'approchèrent 


pas  l'un  de  l'autre  toute  la  nuit  (20').  —  3)  Le  récit 
jahwiste  commence,   en  cette  section  précise,   par 
un  passage    parallèle    à  19»  (E)  :  Et  la  colonne  de 
nuée  partit  de   devant   eux  et  se  tint  derrière  eux 
(19''),  et  elle  vint  entre  le  camp  d'Egypte  et  le  camp 
d'Israël,  et  elle  fut  nuée  et  ténèbres,  et   elle   éclaira 
la   nuit  (20^)...   Et  Yahweh  lit  aller  la  mer  par  un 
fort  vent   d'Est  toute  la  nuit  et  il  mit  la  mer  â  see 
(ai a-).  Dans  la  veille  du  matin,   Yahweh  observa  le 
camp  d'Egypte  dans  la  colonne  de  feu  et  de  nuée  et 
il  troubla  le  camp  d'Egypte  (2/1).  Et  il  enraya  la  roue 
de   ses  chars  et  il    la  fil  aller  avec  pesanteur.   Et 
l'Egypte  dit:  Que  je  fuiededevantlsraël,car  Yahweh 
combat  pour  eux  contre  l'Egypte  (20)...  Et  au  retour 
du  malin,  la  mer  revint  à  son  flux  normal  et  l'Egypte 
fuyait  devant   elle;  et  Yahweh  culbuta  l'Egypte  au 
milieu  de  !a  mer  (■2-^''f^')...  Et   Yaliweh  sauva  en  ce 
jour    Israël   de   la   main    de    l'Egypte   et   Israël  vit 
l'Egypte  morte  sur  le  rivage  de  la  mer  (3o).  —  •/)  Le 
récit  sacerdotal  est   plus  développé.  Yahweh   dit  à 
Moïse  d'ordonner  aux  Israélites  de  se  mettre  en  mar- 
che (i5').  Il  invite  Moïse  à  étendre  la  main  sur  la 
mer  pour  la  diviser,  afin  que  les  Israélites  passent  à 
pied  sec  (iba;!»).   Il  va  endurcir  le  cœur   des  Egyp- 
tiens afin  qu'ils   entrent  dans  le  lit  de  la  mer;  il 
pourra  ainsi  manifester  sa  gloire  à   leurs  yeux  (17, 
18).  Moïse  étend  sa  main  sur  la  mer  et  les  eaux  se 
fendent  (2 13-'').   Les  enfants  d'Israël  entrent   au  mi- 
lieu de  la  mer  à  pied  sec  et  les  eaux  sont  pour  eux 
un    mur  à    droite    et    à    gauche    (22).    Les    Egyp- 
tiens  entrent   à  leur  tour   (aS).    Yahweh    ordonne 
à  Moïse  d'étendre  la  main  sur  la  mer  pour  que  les 
eaux  reviennent  sur  les  Egyptiens  (26),  Moïse  étend 
sa  main   sur  la  mer  (27=").   L'armée  des  Egyptiens 
est  englontie  sans  qu'il  en  échappe  un  seul  (28);  re- 
tour sur   l'idée  du  vers.   22  (29).   —  ô)  On  ne  peut 
comparer    que   E  et   P.  C'est  peur  constater  que  le 
récit  sacerdotal  accentue  le   caractère   merveilleux 
de  l'événement.  Il  ne  parle  pas  (du  moins  le  rédacteur 
n'a  pas  conservé  ce  Irait)  du  vent  d'Est,  et  il  insiste 
avecemphase  sur  ladivision  des  eaux  (vers.  22  et  29J 
on  peut  d'ailleurs  comparer  ces  derniers  versets  avec 
XV,  S,  où  les  traits  sont  encore  plus  accentués).  Mais, 
pour  le  fond  du  prodige,  les  deux  récits  sont  pareils. 
3S5.  —  c)  L'arrêt  du  soleil  (Jos.,  x,  g-i4).  —  "-)  La 
première  partie  du  récit  (9-1 1),  que  l'on  attribue  au 
Deutévonomiste  (D'-),  est  très  simple.  Josué,  qui  est 
monté  de  Galgala  pendant  la  nuit,  fond  subitement 
sur  les  rois  amorrhéens  (vers.  9).  En  même  temps, 
Yahweh   les  trouble  devant  Israël   et  (celui-ci)  les 
frappe  d'un  grand  coup  à  Gabaon  et  il  les  poursuit 
sur  la  voie  de  la  montée  de  Bélhoron  et  il  les  frappe 
jusqu'à  Azéca  et  Macëda  (10).  Cependant,  comme  ils 
fuient   devant   Israël  à   la   descente    de    Béthoron, 
Yahweh   fait   tomber   du  ciel   sur  eux  de  grandes 
pierres  jusqu'à  Azéca,  et  ils  meurent;  plus  nombreux 
sont  ceux  qui  meurent  par  les  pierres  de  grêle  que 
ceux  que  les  Israélites  tuent  par  l'épée  (1 1).  —  î)  11 
est  incontestable  que  le  récit  qui  précède  se  suffirait 
pleinement  à  lui-même  et  qu'il  a   toute  apparence 
d'être  terminé.  Néanmoins  on  lui  a  rattaché  un  épi- 
sode nouveau.  Il  importe  de  discerner  les  éléments 
de  ce  supplément.  La  première  partie  est  renfermée 
dans  les  vers. 12  et  iS^'.   Le  centre  en  est  dans  une 
petite    strophe    qui    chevauche    sur    les    vers.    12 
et  13»"  : 

Soleil,  arréle-toi  sur  Gabaon, 
et  toi,  lune,  dons  la  vallée  d  Ajalon. 
Et  le  soleil  s'arrêta  et  la  lune  demeura 
jusqu'à  ce  qile  le  peuple  se  lût  vengé  de  ses  ennemis. 

Une  petite  note  (i3«-)  nous  apprend  que  cette  stro- 
phe est  extraite  du  Livre  du  l'aiar,  recueil  de  vieilles 


821 


MOÏSE  ET  JOSUE 


822 


poésies  se  rapportant  aux  temps  de  l'exode  et  de  la 
conquête,  et  peut-être  accompagnées  depetites  notices 
en  disant  l'occasion.  C'est  peut-être  une  pareille  no- 
tice qui  est  reproduite  vers.  12^  :  «  Alors  Josuc  parla 
à  Yaiiweli  au  jouroù  Yahweb  livra  l'Amorrhéen  de- 
vant les  lils  d'Israël.  »  C'est  celte  notice  en  tout  cas 
qui  établit  le  lien  entre  la  strophe  et  le  récit  qui  pré- 
cède. —  •/)  Si  on  la  lisait  toute  seule  on  même  avec 
la  notice  qui  précède,  il  serait  très  dillicile  de  dire 
quelle  est  la  portée  exacte  d'une  strophe  poétique 
ainsi  conçue,  dans  laquelle  on  fait  à  la  fois  appel  au 
soleil  et  à  la  lune,  dans  laquelle  le  soleil  et  la  lune 
s'arrêtent  de  concert.  Mais  le  vers.  1 3'' fournit  un 
commentaire.  Il  n'j'  est  plus  question  que  du  soleil  : 
(<  El  le  soleil  s'arrêta  au  milieu  des  cieux  (en  plein 
midi)  et  il  ne  se  hâta  pas  de  s'en  aller,  environ  un 
jour  entier.  »  Elle  vers. 1 4  continue:  «  El  il  n'y  eut 
pas  comms  ce  jour,  ni  avant  lui  ni  après  lui,  pour 
qu'Yalnveh  entende  [ainsij  la  voix  d'un  homme; 
car  Yahweh  combattait  pour  Israël.  »  —  S)  Inutile 
de  remarquer  que  cette  distinction  des  documents 
peut  avoir  son  rejaillissement  sur  l'interprétation  du 
récit. 

SS6  —  B.  Interprétation  des  récits.  —  a)  Les 
aj parutions .  —  a)  La  théologie  dislingue  trois  es- 
pi'eesp.irmi  les  miracles,  selon  qu'ils  se  réalisent  dans 
1  ordre  phj  sique,  dans  l'ordre  intellectuel  ou  dans 
l'ordre  m0r.1l.  Nousn'avonsà  parler  ici  que  des  deux 
premières  catégories.  Or  saint  Thomas,  qui  réserve 
le  nom  de  miracle  surtout  aux  phénomènes  d'ordre 
physique,  désigne  sous  le  terme  générique  de  pro- 
phétie ceux  qui  appartiennentà  l'ordre  intellectuel '. 
—  3)  C'est  donc  à  la  prophétie  que  se  ratlaclient  les 
apparitions  divines.  On  sait  que  l'objet  de  la  pro- 
phétie peut  atteindre  l'esprit  du  voyant,  ou  bien 
d'une  façon  tout  à  fait  directe,  ou  bien  par  l'inter- 
médiaire de  formes  accessibles  aux  sens  extérieurs 
ou  à  l'iuiaginalion.  11  est  parfois  diflicile  de  discer- 
ner dans  les  récits  si  ces  formes  ont  atteint  directe- 
ment l'imagination,  ou  si  elles  ont  d'abord  frapjié  les 
sens  externes.  Aucun  doute  n'est  possible  touchant 
l'apparition  de  l'inscription  sur  le  mur  de  la  salle 
de  Balthasar  (Dan.,  v,  5).  Il  n'en  va  déjà  plus  de 
même  pour  la  vision  de  la  chaudière  bouillante 
(Jer..  I,  i3),  que  saint  Thomas  classe  parmi  les  vi- 
sions imaginatives^i  on  peut  hésiter  pareillement 
quand  il  s'agit  des  visions  inaugurales  d'Isaïe 
(/a.,  vi)  ou  d'Ezéchiel  (£:.,  1). 

SS7.  —  v)  Dans  la  carrière  de  Moïse,  l'apparition 
du  Buisson  (Ex.,  m,  i-6)  sera  traitée  comme  sensible 
à  la  vue  et  à  l'ouïe.  Il  est  dillicile  toutefois  de  voir  en 
quoi  elle  consiste  au  juste  et  on  pourrait  croire  que, 
par  un  motif  de  respect  pour  Celui  qui  ne  voulait 
être  représenté  par  aucune  image,  les  rédacteurs  des 
documents  ont  évité  de  s'en  expliquer.  La  mention 
de  l'ange  de  Yahweb  (vers.  2)  pourrait  suggérer 
l'idée  d'une  forme  humaine  (cf.  Gen.,  xvi,  7-14;  xxi, 
17-19;  ■^"d-,  VI,  11-24;  xiii,  2-23;  etc.);  mais,  à  s'en 
tenir  au  récit,  il  semble  que  Moïse  n'ait  vu  que  la 
flamme  d'où  la  voix  se  faisait  entendre.  —  S)  L'épi- 
sode de  la  lutte  avec  Yahweh  (Ex.,  iv,  24-26) 
s'explique  mieux  si  Moïse  a  vu  une  forme  humaine. 
La  colonne  de  nuée  (ou  de  feu)  qui  marchait  à  la  tête 
des  Israélites  (Ex.,  xiii,  21,  22),  celle  qui  descendait 
sur  la  lente  de  réunion  quand  Moïse  s'y  rendait 
et  que  Yahweh  lui  parlait  face  à  face  (Ex.,  xxxiii, 
8-11)  paraissent  devoir  être  traitées  comme  la  flamme 
du  buisson  avec  laquelle  elles  présentent  de  réelles 
analogies. 

1 .  Cf.  S.  Thomas,  Summa  theo'.ogica,  2»  '2«,  quaest.  clxxi- 

CL.XXIV. 

2.  Quaest.  cLxxiii,  art.  11. 


SS8. —  £)  X  leur  tour,  les  diverses  apparitions  du 
Sinaï  sont  décrites  avec  parcimonie.  Pour  la  pre- 
mière (Ex.,  XIX,  3-25;  xx,  18-21),  on  nous  a  surtout 
conservé  le  récit  du  Yahuiste.  Yahweh  annonce 
qu'il  va  venir  dans  une  nuée,  que  le  peuple  va  en- 
tendre sa  voix  (Ex.,  xix,9");  il  dit  un  peu  plus  loin 
(ju'il  descendra  le  troisième  jour  aux  yeux  de  tout 
le  peuple  sur  la  montagne  du  Sinaï,  qui  deviendra 
sacrée  et  inaccessil^le  (ii-i3").  Le  récit  de  cette  des- 
cente sur  le  sommet  de  la  montagne  (ao»)  est 
complété  par  celui  des  phénomènes  concomitants  : 
le  Sinaï  est  tout  fumant,  la  fumée  s'en  élève  comme 
d'une  fournaise,  la  raonlagnie  tremble  (18).  C'est 
alors  que  Moïse  monte,  appelé  par  Yahweh  (10^). 
On  ne  dit  rien  de  la  forme  même  sous  laquelle  Dieu 
apparaît.  Le  récit  élohiste  n'ajoute  que  des  détails 
accessoires:  tonnerres,  éclairs,  nuée  épaisse,  son  de 
la  trompette,  effroi  du  peuple  (xix,  16,  ig»;  xx,  18- 
20  ;  le  vers. 21  montre  Moïse  s'approchant  de  la  nuée 
où  était  Dieu).  —  Ç)  Dans  la  seconde  apparition  (Ex., 
XXIV,  I,  2  -|-  g-i8  -j-  XXXI,  18),  le  récit  élohiste  nous 
montre  Moïse,  Aaron,  Nadab,  .\biu  et  soixante-dix 
anciens  qui  gravissent  la  montagne,  mais  pour  se 
prosterner  seulement  de  loin  (xxiv,  i);  ils  voient  le 
Dieu  d'Israël  sans  danger  (10^,  11).  On  dit  que  sous 
ses  pieds  il  y  avait  comme  un  ouvrage  de  brillants 
saphirs,  pur  comme  le  ciel  même  (10'');  on  insinue 
donc  la  ressemblance  humaine,  mais  on  n'insiste  pas. 
Moïse,  avec  Josué,  est  invité  à  s'élever  plus  haut  pour 
recevoir  «  les  tables  de  pierre,  la  loi  et  le  précepte, 
que  j'ai  écrits  pour  les  leur  enseigner  11(12, 1 3).  Ici  c'est 
donc  Yahweh  qui  écrit  sur  les  tables  (cf.  xxxi,  18), 
nouvel  indice  de  forme  humaine.  Le  récit  sacerdotal 
ajoute  un  détail  déjà  connu  :  la  nuée  sur  la  monta- 
gne (£j-,,  XXIV,  i5'',  iG».iii,  i8a).  De  plus  il  mentionne 
l'apparition  de  la  gloire  de  Y'ahweh  comme  un  feu 
dévorant  (17*).  —  >;)  Dans  le  récit  de  la  troisième  ap- 
parition (Ex.,  xxxiii,  18-xxxiv,  g  -|-  xxxiv,  27,  28), 
les  éléments  yahwistes  présentent)»  un  intérêt  spé- 
cial. Moïse  demande  à  voir  la  face  de  Y'ahweh 
(xxxiii,  18).  Y'ahweh  déclare  que  c'est  impossible 
(20).  Mais,  du  creux  d'un  rocher.  Moïse  pourra  voir 
Y'ahweh  par  derrière  (2i-23)  :  qu'il  monte  donc  le 
lendemain  tout  seul  sur  la  montagne  (xxxiv,  2,  3)1 
C'est  ce  que  fait  Moïse  (4"°)-  Y'ahweh  descend  dans 
la  nuée,  se  tient  avec  Moïse,  prononce  le  nom  même 
de  Y'ahweh.  révèle  ses  principaux  attributs  ;  Moïse 
s'incline,  se  prosterne  et  intercède  pour  son  peuple 
(5-g).  Puis  après  l'énoncé  des  paroles  de  l'alliance, 
Y'ahweh  invile  Moïse  à  les  écrire  (27).  On  a  donc  ici 
une  donnée  précieuse  :  impossible  de  voir  la  face  de 
Y'ahweh.  Le  seul  détail  intéressant  de  VElohiste, 
c'est  le  renouvellement  de  l'inscription  des  préceptes 
sur  les  tables  de  pierre  par  Y'ahweh  (xxxiv,  i,  4"<'l>, 
28  f?|). 

SS9.  —  *)  Il  est  facile  de  noter  des  particularités 
dans  la  manière  dont  ces  documents  décrivent  les 
apparitions.  Tous  trois,  ils  semblent  manifester  le 
sentiment  d'impuissance  à  exprimer  ce  qui  est  inef- 
fable; tous  trois,  ils  paraissent  éviter  des  anthropo- 
morphismes  dont  des  Israélites  grossiers  pourraient 
tirer  des  conséquences  fâcheuses.  Ces  sentiments  et 
préoccupations  seront  plus  accentués  dans  le  Yah- 
wiste  et  le  récit  sacerdotal  ;  toutefois  si  VElohiste 
laisse  plus  aisément  percevoir  une  forme  humaine, 
il  ne  la  précise  jamais.  Mais  dans  aucun  de  ces  docu- 
ments, on  ne  peut  relever  un  trait  permettant  de 
douter  de  l'objectivité  des  apparitions.  —  i)  Dans 
Jos.,  V,  i3-i6(Vulg.  1 3-1 5),  la  ressemblance  humaine 
est  nellement  exprimée. 

330.  —  b)  Miracles  d'ordre  physique.  —  «)  Du 
miracle  saint  Thomas  donne  deux  délinitions  prin- 
cipales :  «  Ce  que  Dieu  fait  en  dehors  des  causes  qui 


823 


MOÏSE  ET  JOSUE 


824 


nous  sont  connues  »  '  et  «  Ce  qui  est  fait  par  Dieu 
en  deliors  de  l'ordre  communément  observé  dans  les 
choses  »  2  [c'est-à-dire  :  dans  la  nature].  —  ,3)  Et  aus- 
sitôt il  distingue  trois  catégories  dans  les  miracles, 
selon  qu'ils  dépassent  plus  ou  moins  les  forces  de  la 
nature;  et  le  même  principe  le  conduit  à  discerner 
plusieurs  groupes  dans  ces  diverses  catégories.  Au 
haut  de  l'échelle,  les  prodiges  dans  lesquels  l'action 
divine  «  surpasse  les  forces  de  la  nature  quant  à  la 
suljstance  même  du  fait  »  ou  encore  «  dans  lesquels 
Dieu  fait  quelque  chose  que  la  nature  ne  peut  ja- 
mais faire»  :  on  allègue,  comme  exemples,  l'arrêt  ou 
la  rétrogradation  du  soleil,  la  division  de  la  mer  pour 
ouvrir  un  chemin  à  ceux  qui  passent.  En  second  lieu, 
les  prodiges  dans  lesquels  l'action  divine  «  surpasse 
les  forces  de  la  nature,  non  quant  à  ce  qui  s'opère, 
mais  quant  à  ce  en  quoi  il  s'opère  "  ou  encore  «  dans 
lesquels  Dieu  fait  quelque  chose  que  peut  faire  la 
nature,  mais  non  selon  le  même  ordre  »;  ainsi  la 
nature  peut  donner  la  vie,  mais  non  à  un  mort.  En 
troisième  lieu,  les  prodiges  dans  lesquels  l'action 
divine  «  surpasse  les  forces  de  la  nature,  quant  à  la 
manière  et  à  l'ordre  de  l'action  »  ou  encore  «  dans 
lesquels  Dieu  fait  ce  qui  d'ordinaire  s'accomplit  par 
l'opération  de  la  nature,  mais  sans  qu'interviennent 
les  principes  de  la  nature  »  ;  c'est  ce  qui  arrive  si 
quelqu'un  est  guéri  subitement  de  la  lièvre  sans 
médication  et  en  dehors  du  processus  ordinairement 
suivi  parla  nature ■'. 

S31.  —  •/)  11  serait  tout  à  fait  intéressant  de  pou- 
voir cataloguer  les  nombreux  miracles  de  Moïse  et  de 
Josuo  dans  l'une  ou  l'autre  de  ces  catégories.  Mais  ce 
n'est  pas  chose  facile.  Il  est  évident  que,  si  l'on  s'en 
tient  au  commentaire  de  la  petite  strophe  du  Ydidr 
que  nous  fournit  Jos.,  x,  i3'',  i4.  "1  s'agit  d'un  véri- 
table arrêt  du  soleil;  personne  ne  contestera  que  ce 
prodige  ne  soit  très  justement  placé  par  saint  Tho- 
mas dans  la  première  catégorie.  Au  contraire,  si  l'on 
prend  en  considération  les  variantes  que  présentent 
les  documents,  on  sera  tenté  de  mettre  le  passage 
de  la  mer  Rouge  dans  la  troisième  catégorie.  Il  n'est 
pas  impossible  que,  par  lui-même,  un  vent  très  fort 
puisse  rendre  momentanément  guéable  un  bras  de 
mer  peu  profond;  mais  les  circonstances  dans  les- 
quelles le  fait  se  produit  en  faveur  des  Israélites  suf- 
lisentà  le  classer  parmi  les  miracles.  On  peut  penser 
à  une  classification  analogue  pour  le  passage  du 
Jourdain.  Ici  toutefois  le  texte  se  borne  à  l'énonce  de 
l'événement,  et  le  rapprochement  avec  ce  qui  arriva 
au  temps  de  Bibars,  en  1267,  n'est  pas  autrement 
autorisé. 

233.  —  à)  A  la  même  catégorie  appartiendraient 
encore  la  plupart  des  plaies  d'Egjpte.  Les  fléaux  des 
grenouilles,  des  cousins,  des  moustiques,  de  la  peste 
du  bétail,  des  pustules,  de  la  grêle,  des  sauterelles, 
des  ténèbres,  sont  des  fléaux  naturels  ou  des  consé- 
quences de  fléaux  naturels;  ils  sont  plus  ou  moins 
fréquents  dans  la  vallée  du  Xil  (cf.  \.  Mallon, 
Egypte,  dans  Dictionnaire  apologétique  de  la  Foi 
catholique,  t.  I,  col.  i3o--i3o8).  Mais  ce  qui  est  ici 
surnaturel,  c'est  la  manière  dont  on  les  annonce 
avec  une  absolue  certitude,  la  façon  dont  ils  se  pro- 
duisent et  dont  ils  cessent,  leur  intensité,  leur 
rôle  approprié  de  châtiment,  la  distinction  établie 
en  faveur  des  Hébreux  et  au  détriment  des  Egyp- 
tiens,  leur   rapide  succession    trahissant   un    plan 

1.  Cf.  S.  Thomas,  Summa  thcologica,  I»  pars.,  qnaest. 
CT,  art.  VII  (corps  de  l'aiticle). 

2.  Cf.  S.  Thomas,  De  veiitate  catholicac  /idel  contra  Gen- 
tilcSf  Lib,  III,  cap.  ci. 

3.  Ces  définitions  sont  tiréep,  et  de  l'article  viii  dans 
la  mente  çuesiion  de  la  Somme  T/icologique  et  du  même 
chapitre  du  De  Verilate... 


miraculeusement  providentiel,  etc.  S'il  était  établi 
que  la  mort  des  premiers-nés  fût  attribuable  à  quel- 
que peste,  analogue  à  celle  dont  on  parle  à  propos 
de  l'intervention  de  l'ange  de  Yahweh  dans  l'armée 
de  Sennachérib  {fs.,  xxxvii,  36),  la  dernière  plaie 
appartiendrait  à  son  tour  à  la  troisième  série  des 
miracles.  11  en  faudrait  probablement  dire  autant  : 
de  la  plaie  qui  punit  les  espions  révoltés  à  Cadès 
contre  Moïse  et  qui  présente  beaucoup  d'analogies 
avec  la  précédente;  de  l'apparition  et  de  la  dispari- 
tion de  la  lèpre  sur  la  main  de  Moïse  et  sur  le  corps 
de  Marie,  sa  sœur;  des  cailles  amenées  par  le  vent 
d'Ouest;  du  châtiment  (engloutissement  dans  une 
fissure  de  la  terre  d'après  JE  ;  feu  venu  d'auprès  de 
Yahweh,  d'après  P)  frappant  ceux  qui  se  sont  révol- 
tés contre  Moïse  et  Aaron  et  rappelant  peut-être  quel- 
que commotion  cosmique.  D'autre  part,  les  épisodes 
de  la  verge  d'Aaron  qui  fleurit,  du  serpent  d'airain 
avec  ses  vertus  curatives  seraient  à  ranger  dans  la 
deuxième  catégorie. 

SS3.  —  c)  Nous  enregistrons  ces  faits  tels  qu'ils 
se  présentent  dans  les  textes,  comme  si  leur  histori- 
cité ne  provoquait  aucune  réserve.  Nous  ne  voulons 
pas  pour  autant  opposer  une  fin  absolue  de  non-rece- 
voir  à  ceux  qui  croiraient  pouvoir  invoquer  ici  telle 
décision  de  la  Commission  liihlique  (i3  février  igoS) 
en  vertu  de  laquelle  les  auteurs  sacrés  pourraient 
relater  des  traditions  sans  en  garantir  la  véracité'. 
Mais  nous  ne  croyons  pas  que  les  directions  actuelles 
de  l'apologétique  catholique  soient  favorables  à  une 
application  étendue  de  ce  principe,  qui  d'ailleurs  ne 
pourrait  suflire  à  expliquer  tous  les  récits  que  nous 
venons  d'énumérer. 

234.  —  ?)  .V  raison  des  controverses  mêmes  dont 
ils  ont  été  l'occasion,  certains  prodiges  méritent 
une  attention  particulière.  Telles  d'abord  la  première 
plaie  et  la  manne.  Malgré  leurs  variantes,  les  docu- 
ments sont  unanimes  à  parler  du  changement  de 
l'eau  en  sang,  et  le  rédacteur  a  enregistré  leur  dire 
avec  fidélité.  Il  a  pareillement  consigné  les  détails 
que  lui  fournissait  en  particulier  le  Yahuisle  sur  les 
maux  que  causait  l'eau  du  Nil,  d'ordinaire  si  bienfai- 
sante. On  ne  saurait  douter  qu'auteurs  des  docu- 
ments et  rédacteur  n'aient  pensé  à  du  véritable 
sang.  Des  exégètes  catholiques,  il  est  vrai,  tels  que 
JI.  ViGOiiROUx^  et  M.  LEsf:TnE3^  sembleraient  dispo- 
sés à  concéder  l'opinion  d'après  laquelle  on  serait 
en  présence  d'une  interprétation  du  phénomène 
très  connu  du  ?Cil  rouge.  Ils  soulignent  toutefois 
deux  traits,  entre  autres,  qui  témoignent  du  carac- 
tère miraculeux  des  circonstances  dans  lesquels 
le  phénomène  se  produisit.  D'abord  il  eut  lieu  en 
février  (conclusion  tirée  de  la  dixième  plaie,  Ex., 
XII,  et  de  la  durée  présumée  de  celles  qui  ont  pré- 
cédé) tandis  que  d'ordinaire  il  se  produit  en  juin- 
juillet;  ensuite  il  fut  marqué  par  une  série  d'in- 
fluences nocives  qui  ne  l'accompagnent  pas  usuelle- 
ment. On  remarquera  que  M.  Vigouroux  se  montre 
beaucoup  plus  réservé,  en  présence  de  cette  hypo- 
thèse, que  M.  Lesêtre;  on  notera  aussi  que  ce  dernier 
va   plus  loin  dans   son  étude   Les   plaies    d'Egypte 

1.  Il  s'agit  en  réalité,  dans  le  décret,  de  la  citation  im- 
plicite d'un  document  non  inspiré;  mais  nous  ne  croron» 
]ias  dépasser  la  portée  du  te-xie  en  l'entendant  d'une  tra- 
dition orale  ou  déjà  consit^née  par  écrit;  ce  qui  importe, 
au  fond,  c'est  le  contenu  de  la  citation,  quelle  que  «oit  la 
forme  sous  laquelle  l'auteur  sacré  a  pu  le  saisir. 

2.  Cf.  La  Bible  et  les  DccoUi'erics  modernes  en  Palestine, 
en  Egypte  et  en  Assyrie.  6"  éd.,  t.  II,  p.  314-32-2. 

3.  Cf.  article  Eau  dans  Dictionnaire  de  la  Bible  de  M.  Vl- 
Gounoux.  —  Cf.  aussi  Les  récits  de  VHîstoire  Sainte;  Les 
plaies  d Egypte,  ànns  Reçue  pratique  d Apologétique,  t.  III, 
]..  404-41Ô,  surtout  p.  406. 


825 


MOÏSE  ET  JOSUE 


826 


de  la  lievue  Praliijue  d'Apologétique  que  dans  son 
article  Eau  du  Dictionnaire  de  la  Bible.  En  réalité, 
cette  opinion  est  inconciliable  avec  la  lettre  du 
texte  :  auteurs  et  rédacteur  ont  certainement  pensé 
à  du  sang  véritable.  La  seule  manière  dont  on  puisse 
logiquement  soutenir  cette  opinion  nous  parait  être 
la  suivante.  Partie  d'un  fait  naturel,  qui  avait  pu 
paraître  étrange  et  providentiel  aux  Hébreux,  la  tra- 
dition orale,  par  une  série  d'altérations  qui  ont  né- 
cessairement réclamé  un  laps  de  temps  assez  notable, 
en  est  venue  jusqu'à  l'élaboration  d'un  fait  nette- 
ment miraculeux  dans  sa  substance  elle-même.  C'est 
sous  celte  forme  que  les  auteurs  de  nos  documents 
ont  recueilli  cette  donnée  traditionnelle,  que  le  ré- 
dacteur l'a,  à  son  tour,  consignée.  11  faudrait  évidem- 
ment faire  de  nouveau  intervenir  ce  décret  de  la 
Commission  Biblique  d'après  lequel  les  auteurs 
sacrés  peuvent  reproduire  des  traditions  sans  en 
prendre  la  responsabilité  et  sans  en  faire  la  matière 
de  leur  enseignement  infaillible;  mais  c'est  aussi 
le  cas  de  rappeler  que  l'apologétique  catholique  se 
montre  réservée  dans  l'application  de  ce  principe. 

S33.  —  >;)  Les  mêmes  réflexions  sont  à  faire  à 
propos  de  l'opinion  qui  veut  identilier  la  manne  avec 
la  gomme  que  produit  le  Tamaris  mannifera  du  désert 
du  Sinaï, lorsqu'il  est  piqué  par  l'insecte  appelé  Coccus 
mannipara.  Ce  que  l'Exode  nous  dit  de  la  chute  de  la 
manne,  de  sa  quantité,  de  ses  propriétés  nutritives, 
des  lieux  où  on  la  recueille  (du  désert  du  Sinaï  jus- 
qu'à Galgala)  ne  permet  pas  de  penser  qu'auteurs 
et  rédacteiu-s  aient  songé  à  la  possibilité  d'une  telle 
identiUcation.  Aussi  M.  Vigouroux'  s'y  montre  net- 
tement hostile;  M.  Lesiïtre,  très  réservé  dans  l'article 
Manne  du  Dictionnaire  de  la  Bible,  est  lieaucoup 
plus  conciliant  dans  l'étude  que,  sous  le  même  titre, 
il  a  donnée  à  la  Revue  Pratique  d'Apologétique'^  (il 
allègue  l'autorité  du  P.  de  Hum.melauer);  d'ailleurs 
il  a  soin  de  noter  que  le  phénomène  naturel  se  pro- 
duit dans  des  circonstances  et  conditions  sullisanles 
pour  constituer  le  miracle. 

1336.  —  6)  A  s'en  tenir  aux  apparences,  quatre 
épisodes  merveilleux  concernent  les  sources  :  Mara, 
BlassahMéribah,  Méribali,  Béer.  Mais  il  faut  remar- 
quer que,  pour  ce  qui  concerne  le  puits  de  Béer,  ni 
le  poème  {Num.,  xxi,  17,  18),  ni  le  verset  qui  précède 
ne  donnent  d'indications  précises  établissant  qu'il 
s'agit  d'un  miracle  proprement  dit.  Le  miracle  de  Mara 
rappelle  celui  (|u'accomplit  plus  lard  Elisée  (II  Beg., 
II,  19-22)  et  ne  donne  lieu  à  aucune  remarque  spéciale. 
Il  n'en  va  pas  de  même  des  épisodes  de  Massah-Méri- 
bah  et  de  Méribah.  Nous  avons  déjà  vu  que  beaucoup 
de  critiques,  se  plaçant  sur  le  terrain  littéraire,  re- 
gardent les  deux  récits  comme  se  rapportant  au 
même  fait;  la  répétition  aurait  été  la  suite  de  boule- 
versements rédactionnels.  Mais  certains  exégètes 
indépendants  vont  beaucoup  plus  loin.  C'est  à  Cadès 
que  le  récit  principal  (Aum.,  xx,  2-i3)  place  l'inci- 
dent ;  le  miracle  a  été  opéré  pour  satisfaire  aux 
besoins  du  peuple,  car  0  il  n'y  avait  pas  d'eau  pour 
l'assemblée  ».  Or  il  y  avait  en  réalité  une  source  à 
Cadès,  ce  'Ain  Mispnt  dont  il  est  question  dans  le 
récit  de  la  campagne  de  Chodorlahomor  (Ge«.,  xiv,^). 
Bien  plus,  les  appellations '^ïnil/i'ï/jÂ/  (source  du  ju- 
gement, de  la  décision,  delà  sentence),  '  Ain  M'rib^'dli 
(source  de  la  discussion),  'Ain  Massâh  (source  de 
l'épreuve  [judiciaire])sont  très  connexes, en  relations 
très  étroites  dans  le  même  ordre  d'idées.  Il  y  a  tout 
lieu  de  croire  qu'elles  désignent  le  même  point  d'eau. 
Comme  cette  source  est  beaucoup  plus  ancienne  que 
Moïse,  les  récils  de  l'Exode  et  des  Nombres  ne  font 

1.  Cf.   La  Bible,  t.  U,  P.  459-i72,  surlout  46li-4"l. 

2.  T.  III,  p.  722-728. 


que  consacrer  des  légendes  étiologiques  destinées  à 
expliquer  les  noms  de  Massah  et  de  Méribah,  peut- 
être  secondaires  par  rapport  à  celui  de  Aïn  Mispat. 
Bien  que  les  arguments  de  l'analyse  littéraire 
ne  soient  pas  dénués  de  valeur,  il  convient  de 
remarquer  que  des  critiques  indépendants,  dont 
l'opinion  compte,  maintiennent  la  distinction  des 
deux  épisodes.  En  tout  cas  les  conclusions  delacri- 
tique  historique  ne  sont  en  aucune  façon  la  consé- 
quence nécessaire  de  la  réduction  desdeux  épisodes 
en  un  seul.  D'abord  on  ne  saurait  être  surpris  de 
voirdes  désignations  topographiques  prendrenais- 
sance  à  l'occasion  des  faits  secondaires  qui  ont 
marqué  le  séjour  d'un  cami)ement  à  un  endroit 
donné;  la  chronique  du  front  de  guerre  (lyi^-igiS) 
est  riche  en  pareils  exemples.  D'autre  part,  rien 
n'invite  à  conclure  à  l'identité  de  Aïn  Massah  avec 
Aïn  Méribah  et  avec  la  vieille  source  Ain  Mispat.  Le 
site  de  Cadès  renferme  aujourd  hui  plusieurs  sour- 
ces voisines  entre  lesquelles  répartirces  appellations 
connexes  ;  il  est  d'ailleurs  évident  qu'une  seule 
source  aurait  difûcilement  préservé  de  la  suif  toutes 
les  tribus  Israélites  qui  souvent  se  dispersaientdans 
la  région.  Quant  au  récit  du  miracle,  il  est  on  ne 
peut  plus  clair  :  une  source,  qui  ne  coulait  pas  au- 
paravant, a  été  produite  ovi  amenée  à  jour  (les  deux 
sens  sont  conciliables  avec  le  texte:  «  et  des  eaux 
sortirent...  »;  Num.,  xx,  il)  lorsque,  sur  l'ordre  de 
Dieu,  Moise  eut  frappé  le  rocher  de  son  bâton. 

S37.  —  ')  Nous  consacrerons  une  dernière  remar- 
que à  la  prise  de  Jéricho.  On  notera  que  Jos.,  vi, 
i  sv.,  nous  transporte  in  médias  res.  Nous  n'avons 
aucun  détail  sur  la  marche  des  Israélites  vers  la  ville 
cananéenne,  ni  sur  le  temps  qu'ils  sont  demeurés 
en  face  de  ses  murailles  avant  les  manifestations 
diverses  dont  il  va  être  question;    le  récit  de  Jos., 

V,  i3-i5  suppose  déjà  le  séjour  en  Jéricho.  Il  en 
résulte  que  Jud.,  vi,  i  sv.  présente  un  caractère 
purement  épisodique;  ce  n'est  nullement  le  récit 
complet  du  siège  de  la  ville.  De  ce  chef,  il  faut  déjà 
s'attendre  à  ce  que  l'étude  du  texte  présente  des 
dillicultés;  elles  sont  augmentées,  et  du  fait  que  la 
distinction  des  documents  est  très  complexe  en  ce 
passage,  et  du  fait  des  divergences  que  révèle  la 
comparaison  du  texte  massorctique  et  des  Septante. 
Toutefois  on  observe  aisément  que  Josué,  se  confor- 
mant aux  indications  divines,  a  recours  à  deux  sortes 
de  moyens.  Aux  moyens  humains  d'abord.  Le  vers. 

VI,  I  nous  montre  la  ville  fermée  devant  les  enfants 
d'Israël;  personne  n'y  entre,  personne  n'en  sort. 
C'est  sans  doute  qu'elle  est  étroitement  cernée  par 
les  assaillants.  Tel  qu'il  doit  se  traduire  d'après 
l'hébreu  et  le  grec,  le  vers,  vi,  3"",  conûrme  cette 
impression  :  «  Entourez  la  ville,  vous  tous,  hommes 
de  guerre'.  »  La  manœuvre  est  facile  à  saisir  si 
l'on  remarque  que  le  seul  point  d'eau  qui  fût  à  la 
portée  des  habitants  était  en  dehors  des  murs  cana- 
néens; sous  un  climat  tel  que  celui  de  Jéricho,  la 
soif  a,  plus  rapidement  encore  que  la  famine,  rai- 
son des  assiégés.  Faut-il  d'ailleurs  penser  que,  dans 
cet  encerclement  de  la  ville,  les  soldats  Israélites 
demeurassent  inertes,  sans  essayer  d'éprouver  la 
solidité  des  murailles?  Le  texte  ne  nous  oblige  pas  à 
nous  arrêter  à  une  idée  si  peu  naturelle  et  l'on  peut 
penser  ijue,  jusqu'à  la  lin,  les  assiégeants  mirent  tout 
en  œuvre  pour  avoir  raison  de  la  résistance-.  Ce  qui 

1.  Les  hommes  de  guerre  ne  doivent  pas  être  censés 
remplir  une  fonction  uniquement  religieuse.  —  Il  est  pos- 
sible que  la  fin  du  verset  «  entourer  la  ville  une  fois  »  ne 
soit  pas  de  la  même  source  ;  ces  mots  manquent  dans 
les  LXX  (B). 

2.  D'îiprès  E,  Sellin  (Ernst  Selliiv  und  Cari  Watzi.n- 
CEK,  Je/  icho.  Die  Kn^ebnisse  der  Ausgraburigen ,  p.  181),  les 


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est  certain,  c'est  qu'en  présence  de  cette  puissante 
cité  et  à  cette  heure  décisive,  les  Israélites  comptè- 
rent moins  sur  les  moyens  humains  que  sur  les  pro- 
messes et  les  interventions  de  Yahv\eh.  De  là  les 
rites  qui  se  déroulèrent  pendant  sept  jours.  Ces  pro- 
cessions, qui  revêtaient  peut-être  le  caractère  d'une 
prise  de  possession  du  terrain  au  nom  de  la  divi- 
nité et  qui  pouvaient  laisser  présager  l'anathème, 
avaient  vraisemblablement  une  double  fin  :  impres- 
sionner et  décourager  l'ennemi  qui,  dans  son  vulgaire 
hénothéisme,  ne  songeait  pas  à  nier  l'existence  et  la 
puissance  des  dieux  étrangers,  moins  encore  celles 
de  Yahweh,  dont  la  renommée  lui  avait  appris  les 
exploits  (cf.  /os.,  II,  8-11).  Davantage  encore,  atti- 
rer la  bénédiction  et  la  laveur  divines.  L'espoir  de 
Josué  et  de  ses  vaillants  ne  fut  pas  déçu.  Le  sep- 
tième jour,  au  moment  où  la  cérémonie  se  termi- 
nait au  milieu  des  clameurs  des  assiégeants,  la  mu- 
raille s'effondra  et  le  peuple  monta  dans  la  ville, 
chacun  devant  soi.  L'intervention  divine  était  des 
plus  claires. 

Deuxième  Section 

La  législation  mosaïque 

338.  —  Sous  peine  de  prolonger  outre  mesure 
cette  étude  déjà  si  étendue,  nous  devons  nous  con- 
tenter d'un  simple  aperçu  sur  la  question  de  la  légis- 
lation mosaïque.  Aussi  bien,  le  sujet  n'est  pas  neuf; 
bien  des  fois,  même  en  ces  derniers  temps,  les  au- 
teurs catholiques  l'ont  étudié  ou  repris.  Il  ne  se 
prête  pas  d'ailleurs  aux  rajeunissements  dont  on 
peut  rêver  sur  un  autre  terrain.  Nous  nous  borne- 
rons à  traiter  brièvement  les  trois  points  suivants. 

I.  Caractères  généraux  de  la  Loi  mosaïque. 

II.  Caractères  particuliers  de  chacun  des  c()d<-s 
qui  la  constituent. 

lU.  Développement  de  la  Loi  mosaïque. 

I.  —  Caractères  généraux  de  la  Loi  mosaïque 
1»  Les  Codes  du  Peatateuque 

S39.  —  1°  Le  premier  code  est  le  Décalogue  lui- 
même.  —  a)  Il  se  présente  à  nous  sous  deux  formes. 
Dans  Ex.,  xx,  1-19,  il  parait  à  première  vue  se  rat- 
tacher au  Code  de  l'alliance,  qui  le  suit  d'assez  près. 
11  en  est  toutefois  séparé  par  un  extrait  de  récit;  il 
peut  en  conséquence  être  traité  comme  un  élément 
distinct,  comme  un  tout  à  pari.  On  le  retrouve  bien 
comme  un  tout  à  part  {Deut.,  v,  6-18;  Vulg.  6-21) 
dans  les  homélies  préliminaires  du  iJeuléronome,  — 
b)  C'est  dans  ce  dernier  contexte  que  l'identification 
est  établie  avec  précision  entre  le  Décalogue  et  les 
paroles  de  Yahweh  écrites  par  lui-même  sur  deux 
tables  de  pierre  (Deut.,  y,  19  [22]).  C'est  même  grâce 
à  ce  texte  précis  que  l'on  peut  rapporter  au  Déca- 
logue certaines  indications  de  i'Exnde  où  il  est 
question  des  préceptes  écrits  par  Dieu  svir  des 
tables  de  pierre.  Autrement  Ex.,  xxiv,  12  et  xxxi, 
18  seraient  plus  naturellement  appliqués  aux  légis- 
lations qui  séparent  ces  deux  versets.  D'autre  part, 
Ex.,  XXXIV,  I,  li,  2'j,  28,  ont,  en  eux-mêmes,  toute 
apparence  de  se  rapporter  à  la  législation  renfermée 
dans  les  versets  11-2G  du  même  chapitre.  —  c)  C'est 
aussi  dans  les  homélies  deutéronomiques  (Deut.,  iv, 
i3  ;  X,  4)  que  les  préceptes  A' Ex.,  xx,  1-17  sont  expli- 
citement désignées  comme  les  «  dix  paroles  »  ;  on  y 
lit,  en  même  temps,  que  ces  paroles,  écrites  d'abord 

fondations  de  la  muraille  cananéenne  demeurent  encore 
sur  trois  côtés.  En  revanche,  du  côté  de  l'Orient,  elles  sont 
détruites  jusqu'au  sol;  c'est  sans  doute  que  l'ennemi  est 
arrivé  de  ce  côté.  D'autre  part,  le  chaînage  de  bois  de  la 
forteresse,  a  de  toutes  parts,  souffert  de  Tiacendie. 


sur  les  premières  tables,  furent  reproduites  sur  les 
deuxièmes.  Remarque  précieuse,  car  Ex.,  xxxiv,  28, 
laisserait  croire,  si  on  le  lisait  tout  seul,  que  «  les  dix 
paroles  »  sont  les  dix  articles  de  la  petite  législation 
qui  précède.  Ces  incohérences  de  détail  n'ont  d'autre 
explication  que  les  heurts  produits  par  la  juxta- 
position des  documents. 

S40.  —  2'  Il  faut  en  second  lieu  mentionner  le 
Code  de  l'alliance  (Ex.,  xx,  22-xxiii,  19).  Indépen- 
damment des  préliminaires  (Ex.,  xx,  1S-21)  et  con- 
clusions (Z^a:.,  xxiii,  20-xxiVj  8)  qui  l'encadrent,  cette 
législation  se  présente  avec  des  contours  très  précis. 
Le  nom  qu'on  lui  attribue  troure  son  explication  dans 
l'alliance  qui,  d'après  Ex.,  xxiv,  3-8,  parait  conclue 
sur  la  base  des  préceptes  qu'il  renferme.  On  remar- 
quera (Ex.,  XXIV,  4)  <l"e  ce  petit  code  est  présenté 
comme  écrit  par  Moïse.  Mais  c'est  en  même  temps  un 
ensemble  de  lois  prescrites  par  Yahweh  lui-même  ; 
il  est  à  noter  que  le  titre  auquel  nous  devons  cette 
donnée  (Ex.,  xxi,  1)  sépare  du  corps  de  la  législa- 
tion le  règlement  (Ex.,  xx,  32-26)  concernant  les 
autels. 

3°  Au  Sinaï  se  rattache  encore  le  Petit  code  Yah- 
iiiste  (E-t.,  XXXIV,  11-26);  il  forme  à  son  tour  une 
série  nettement  délimitée.  Nous  l'avons  déjà  remar- 
qué :  le  contexte  qui  les  entoure  immédiatement 
paraîtrait  dire  que  ces  préceptes  furent  les  dix 
paroles  gravées  sur  les  nouvelles  tables  de  pierre 
après  l'épisode  du  veau  d'or  (Ex.,  xxxii);  mais  les 
allusions  deutéronomiques  mettent  au  point  cette 
impression  (cf.  Deut.,  iv,  i3;  x,  4).  Des  critiques 
estiment  qu'^j".,  xxxiv,  i,  4,  28,  ne  sont  pas  du 
même  document  que  le  reste  du  récit.  Le  petit  Code 
de  la  rénoi'atlon  de  l  alliance  se  présenterait,  dans 
l'autre  document  et  à  l'instar  du  Code  de  l'alliance 
lui-même,  comme  écrit  par  Moise(Ex.,  xxxiv,  27). 

4°  C'est  pareillement  au  Sinaï  que  se  relient  le  plus 
grand  nombre  des  prescriptions  du  Code  sacerdotal 
(Ex.,  xxiv-i5'',-i8»  ;  XXV,  i-xxxi,  17;  xxxiv,  39-xL, 
38;  /.ev.,  i-xxvii;  Num.,  11,  i-34;  m,  i-iv,  49;  v,  i-vi, 
27;  viii,  i-x,  10).  Mais,  tandis  que  certains  éléments 
(législation  de  la  Pàque)  remontent  au  dernier  temps 
du  séjour  en  Egypte  (Ex.,  m,  1-20,  43-49;  xiii,  i,  2), 
divers  suppléments  sont  en  relation  soit  avec  Cadès 
(Num,  XV,  xviii,  xix),  soit  avec  les  plaines  de  Moab 
(Num.,  XXVII,  i-i  I  ;  xxviii-xxx,  xxxiu,  5o-xxxvi,  i3). 
La  partie  centrale  de  ce  code  est  la  Loi  de  sainteté 
(P''  des  critiques  :  ier.,  xvii-xxvi);  c'est  par  elle 
qu'il  présente  le  plus  de  points  de  contact  avec  les 
autres  lois.  Le  reste  du  code  est  en  grande  partie 
constitué  par  des  législations  d'ordre  cultuel;  les 
suppléments  de  Cadès  et  de  Moab  toutefois  se  lais- 
sent répartir  entre  les  deux  séries  d'éléments  reli- 
gieux et  sociaux. 

5°  Reste  le  Deutéronome  qui,  au  moins  en  son 
état  actuel,  se  présente  comme  un  code  promulgué 
dans  les  plaines  de  Moab.  La  section  proprement 
législative  est  confinée  aux  chap.  xii-xxvi. 

241.  —  0°  Tous  ces  codes  se  ressemblent  par 
un  certain  nombre  de  points  communs,  intéressants  ~ 
à  souligner.  On  peut  les  grouper  sous  deux  chefs  en 
disant  que  la  législation  mosaïque  se  présente  avec 
un  double  caractère  :  caractère  religieux  et  caractère 
national. 

2"  Caractère  religieux 

242.  —  Il  résulte  à  la  fois  des  origines  de  la 
législation  mosaïque  et  de  son  contenu. 

I"  Il  résulte  des  origines  de  la  législation 
mosaïque.  —  A.  Sur  ces  origines,  les  principaux 
renseignements  nous  sont  fournis  pas  les  formules 
préliminaires  aux  diverses  ordonnances.  —  a)  Dans 
son  premier  contexte,  le  Décalogue  est  annoncé  en 


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830 


ces  termes  :  «  El  Dieu  prononça  toutes  ces  paroles 
en  disant  »  (Ex.,  xx,  i).  Au  Deuléranome,  il  est  très 
étroitement  idenlilié  avec  les  paroles  que  YaliweU 
adressa  à  l'assemblée  sur  la  montagne,  avec  les 
paroles  écrites  par  Yaliweh  lui-même  sur  les  deux 
tables  de  pierre  qu'il  donna  à  Moïse  (Deut.,  v,  19 
[Vulg  22]).  —  l>)  Au  début  du  Code  de  l'alliance,  la 
loi  des  sanctuaires  est  précédée  de  cette  formule  : 
«  Et  Yabweli  dit  à  Moïse  »  (Ex.,  xx,  22);  elle  est 
suivie  d'un  titre  :  «  Voici  les  lois  que  tu  leur  don- 
neras» (Ex.,  XXI,  I),  qui  sert  d'introduction  à  tout  le 
reste  de  la  législation.  —  c)  Dans  le  Peiil  Code  yali- 
udsle,  les  ordonnances  dans  lesquelles  il  est  ques- 
tion de  Yaliweli,  se  groupent  en  deux  séries.  Dans 
les  unes,  en  effet,  il  est  parlé  de  Yahweli  à  la  Iroi- 
sièiue  personne  (Ex.,  xxxiv,  i4,  28,  24'',  26);  dans 
les  autres,  Yahweli  lui-même  parle  à  la  première 
personne  (Ex.,  xxxiv,  11,  i8,  19,  20,  24'S  25).  Ces 
divergences  peuvent  tenir  à  des  remaniements 
rédactionnels.  En  tout  cas.  Moïse  reçoit  de  Yaliweli 
l'ordre  d'écrire  ces  paroles,  «  car  c'est  d'après  ces 
paroles  que  j'ai  l'ait  alliance  avec  toi  et  avec  Israël  » 
(/i'.e.,  xxxiv,  27).  Le  petit  code  est  donc,  lui  aussi, 
présenté  comme  renfermant  les  paroles  de  Yaliweh. 
343.  —  d)  Le  Code  sacerdotal  contient  à  son 
tour  des  formules  très  explicites.  La  plus  fréquente 
est  «  Y'ahweh  parla  à  Moïse  en  disant  y>(Ex.,  xxv,  i; 
XXX,  II,  i'),  32;  XXXI,  i;  Lev.,  iv,  i;  v,  i4,  20  [Yulg. 
VI,  1];  VI,  i  [8|,  12  [njl,   17  [24];  vu,  22,  28;  viii,  i; 

XII,  1;  XIV,  i;  XVII,  i;  xviii,  i;  xix,  i;  xx,  i;  xxi,  [i], 
16;  XXII,  i,  17,  26;  xxiii,  I,  9,  23,  26,  33;  xxiv,  i; 
xxvn,  i;  Num.,  i,  48;  m,  5,  11,  [4o],  44;  iv,  21;  v,  i, 
5,  11;  VI,  I,  22;  [vu,  4J;  VIII,  1,  5,  23;  ix,  9;  x,  i  ;  xiu,  i 
[Vulg.  2];  XV,  I,  17,  [3^];  xviu,  20;  [xxvii,  7,  12]; 
xxviu,  i);  etc.  Très  rarement  on  a  «  Yahweli  dit  à 
Aaron  «  (Num.,  xviii,  i,  8,  20).  La  formule  «  Yahweh 
dit  à  Moïse  et  à  Aaron  »  (Ex.,  xii,  i,  43;  Lev.,  xi,  i; 

XIII,  I  ;  XIV,  33;  xv,  i;  jVain.,  11,  1;  iv,  i,  l'j;  xix, 
1  ;  etc.)  est  plus  fréquente  que  celle  qui  précède.  On 
notera  enlin  quelques  indications  plus  précises  et 
plus  détaillées  se  rattachant  d'ordinaire  à  la  première 
des  formules  que  nous  venons  de  mentionner  (Ex., 
xii,  i;  /.et'.,  I,  i;  vu,  3^,  38;  xvi,  i,  34'';  xxv,  i;  xxvii, 
34;  Num.,  I,  I  ;  m,  i4;  xxx,  i,  2;  xxxiii,5o;  xxxv,  i; 
xxxvi.  5,  etc.). 

S44.  —  e)  Dans  le  Deuléronome,  qu'il  s'agisse  des 
homélies  initiales  (Deut.,  1,  i-5;  iv,  44-v,  i)  ou  finales 
(Deut.,  XXVII,  i,  9,  11;  XXVIII,  69  et  xxix,  1^  [Vu!g. 
XXIX,  i,  2*1),  qu'il  s'agisse  de  la  législation  elle-même 
(Deut.,  XII,  I),  c'est  à  vrai  dire  Moïse  qui  parle;  natu- 
rellement il  le  fait  au  nom  de  Yahweh.  Les  drclara- 
tions  des  premières  homélies  sont  explicites  en  ce 
sens.  Ce  sont  les  commandements  de  Yahweh  que 
Moïse  prescrit  (iv,  2,  4o;  viii,  1 1  ;  x,  12,  i3);  c'est  sur 
l'ordre  de  Yahweh  que  Moïse  donne  des  lois  et  des 
ordonnances  (iv,  5,  i4;  vi,  i);  à  proprement  parler, 
c'est  Yahweh  lui-même  qui  instruit  son  peuple 
comme  un  homme  instruit  son  enfant  (viu,  5,  6). 
Non  seulement  Moïse  s'explique  à  ce  sujet,  mais 
Yahweh  à  son  tour  s'en  exprime  (xi,  i3-i5).  Bien 
plus,  on  nous  dit  pourquoi  Moïse  joue  ce  rôle  d'inter- 
médiaire et  d'interprète  entre  Dieu  et  les  lils  d'Israël. 
Au  début,  quand  il  s'agissait  du  Décalogue,  Yah^veh 
lui-même  traita  directement  avec  le  peuple  (v,  W') 
sur  la  montagne,  au  milieu  du  feu,  de  la  nuée,  de 
l'obscurité,  d'une  voix  forte  (v,  5,  19a  [Vulg.  i-i^]). 
Mais  le  peuple  eut  peur  de  niouiir,  il  supplia  Moïse 
de  s'approcher  tout  seul  de  Yahweh  pour  entendre 
ses  paroles  et  les  rapporter  ensuite  à  l'assemblée  (v, 
20-24  [23-2^]).  Yahweh  approuva  ce  désir  (v,  25-3o 
[28-33]).  Ce  sont  donc  bien  les  paroles  de  Yahweh  que 
Moïse  communique.  Toutefois,  en  lisant  la  législation 
elle-même,    on    n'a    pas    l'impression    d'une   action 


divine  immédiate  intervenant,  comme  dans  le  Code 
sacerdotal,  à  propos  de  chaque  ordonnance  particu- 
lière. Notons  enfin  que,  non  seulement  Moïse  fit 
une  promulgation  orale  de  cette  loi.  mais  qu'il  l'é- 
crivit, qu'il  la  confia  aux  prêtres  lévitiques  en  leur 
faisant  à  son  sujet  diverses  recommandations  (Deut,, 
XXXI,  9-i3,  24-27). 

343.  —  B.  11  importe  de  prendre  ces  formules  en 
considération  et  d'en  apprécier  les  divergences.  — 
(i)  Laissons  de  coté  le  Décalogue,  dont  la  promulga- 
tion se  présente  entourée  de  circonstances  trè^  parti- 
culières, attestant,  autant  ((u'il  est  possible,  qu'il 
s'agit  d'une  révélation  au  sens  le  plus  strict  de  ce 
mot.  —  h)  Tous  les  autres  codes  apparaissent  à  leur 
tour  comme  ayant  une  origine  divine.  Mais  c'est  sans 
contredit  à  propos  du  Code  sacerdotal  que  les  dé- 
clarations du  texte  sont  les  plus  explicites.  A  les 
prendre  à  la  lettre  et  selon  leur  sens  matériel,  il 
semblerait  que  chaque  ordonnance  a  été  directement 
prononcée  par  Dieu  aux  oreilles  de  Moïse,  qu'il 
s'agit,  par  conséquent,  d'une  révélation  immédiate 
comme  à  propos  du  Décalogue.  De  quelle  manière 
convient-il  d'apprécier  ces  formules? 

546.  —  c)  Certaines  comparaisons  sont  de  nature 
à  éclairer  la  question.  —  v)  Le  Code  de  l'alliance  et 
le  Deuléronome  sont,  eux  aussi,  des  collections  de  pré- 
ceptes annoncés  comme  venant  de  Dieu.  Dans  ces 
deux  cas  toutefois,  on  n'a  plus  l'impression  d'une 
intervention  révélatrice  aussi  continue  qu'à  propos 
du  Code  sacerdotal.  —  ;3)  Sans  doute  on  pourrait 
expliquer  les  formules  initiales  de  ces  législations 
en  ce  sens  que  Dieu  aurait  récité  aux  oreilles  de 
Moïse  toutes  les  prescriptions  à  reproduire,  que 
l'homme  de  Dieu  en  aurait  retenu  le  contenu,  que, 
soutenu  d'ailleurs  par  une  assistance  divine  toute 
spéciale,  il  l'aurait  ensuite  promulgué  avec  la  plus 
parfaite  exactitude.  —  ■/)  Mais  cette  hyjiothèse  n'est 
pas  la  plus  vraisemblable.  On  pourrait  déjà,  par 
exemple,  songer  à  une  assistance  plus  générale, 
dont  la  garantie  ne  concernerait  que  la  substance 
même  de  la  législation;  il  ne  serait  plus  alors 
question  ni  de  dictée  orale,  ni  de  fidélité  minutieuse 
des  souvenirs.  —  ô)  Il  semble  encore  loisible  d'envisa- 
ger sous  un  autre  jour  le  mode  de  la  communication 
divine  à  propos  du  Code  de  l  alliance  et  du  Code 
deutéronoinique.  Dieu  aurait,  d'un  seul  coup,  mani- 
festé au  législateur  le  but  et  les  lignes  principales 
des  lois  à  promulguer.  Se  conformant  à  la  direction 
divine,  bénéficiant  d'une  assistance  qui  en  était 
comme  la  continuation,  soutenu  par  l'inspiration  s'il 
s'agit  de  la  rédaction  qui  figure  en  nos  textes  sacrés, 
le  législateur  aurait  eu  quand  même  sa  part  d'œuvre 
personnelle  dans  l'élaboration  de  ces  prescriptions  ; 
il  aurait  été  à  cet  égard  un  peu  comme  les  auteurs 
de  divers  livres  inspirés,  des  livres  historiques,  par 
exemple,  qui  font  suite  au  Peritateuque.  Il  ne  semble 
pas  qu'il  y  ait  quoi  que  ce  soit  à  reprendre  dans  cette 
manière  d'envisager  les  cas  du  Code  de  l'alliance  et 
du  Code  deutéronomique.  —  e)  Que  s'il  en  est  ainsi, 
une  question  s8  pose  :  faut-il  admettre  pour  le  Code 
sacei  dotal  une  origine  divine  plus  immédiate?  Faut- 
il  lui  assurer  une  place  à  part  parmi  les  autres 
codes  mosaïques?  Rien  en  vérité  ne  semble  l'indiquer. 
Dès  lors  les  formules  particulières  qui  le  caracté- 
risent ne  seraient-elles  pas  à  traiter  comme  des  for- 
mules de  style,  appliquant  simplement  au  détail  des 
lois  la  formule  générale  qui  figure  au  début  des  au- 
tres législations,  mais  n'impliquant  rien  de  plus  au 
point  de  vue  de  l'origine  spéciale  de  chacune  des 
ordonnances?  Nous  estimons  que  la  réponse  aflir- 
malive  à  celte  question  peut  être  proposée  sans  au- 
cune témérité. 

547.  —  d)  Un  autre  rapprochement  est  de  nature 


831 


MOÏSE  ET  JOSUE 


832 


à  augmenter  la  lumière.  11  existe,  en  effet,  une  autre 
série  de  livres  sacrés  dans  lesquels  les  formules  abon- 
dent tendant  à  indiquer  l'origine  surnaturelle  des  en- 
seignements qui  y  sont  contenus;  ce  sont  les  recueils 
d'oracles  i>rophétiques.  Prenons  par  exemple  celui 
qui  porte  le  nom  de  Jérémie.  En  tète  des  principales 
de  ses  sections  ûgurent  des  titres  analogues  à  celui- 
ci  :  La  parole  de  Yaltitelt  me  fut  adressée  (ou  fut 
adressée  â  Jérémie  te  prophète)  en  ces  termes  (Jer., 
I,  4  ;  n,  I  ;  "I,  6,  1 1  ;  vu,  i  ;  xi,  i  ;  xiv,  i  ;  xvi,  i  ;  xviii, 
1  ;  etc.).  Nul  doute  que  les  discours,  parfois  très 
longs,  auxquels  ces  paroles  servent  de  préface  ne 
renferment  des  oracles  provenant  d'une  révélation 
authentique  et  immédiate  de  Dieu;  on  peut  et  on 
doit  dire  que  ces  oracles  sont  la  base  et  le  point  de 
départ  de  tous  les  autres  éléments  et  enseignements 
qui  viennent  les  compléter.  Car  il  y  a  d'autres  élé- 
ments. 11  y  a  les  commentaires  que  les  hommes  de 
l'esprit  font  de  la  parole  divine.  Il  y  a  leurs 
réllexions  personnelles;  en  certains  cas  (Jer.,  xiv- 
xv),  la  parole  divine  et  la  parole  humaine  se  répon- 
dent comme  en  un  dialogue.  Il  y  a  même  les  déve- 
loppements que  les  scribes  et  les  commentateurs 
ajoutent,  dans  la  suite  des  temps,  au  texte  authen- 
tique du  propliète  ;  telles  les  compléments  que  ren- 
ferme le  texte  massorétique  de  Jérémie  et  qui  font 
défaut  dans  les  Septante.  C'est  donc  que  la  formule 
d'introduction  n'est  pas  à  prendre  au  pied  de  la  lettre. 
Sans  doute,  au  cours  des  développements,  d'autres 
formules  plus  concises:  Ainsi  parle  ïaln\'eh(.ler.,  ii, 
a,  5;  IV,  3,  S'j;  vi,  6,  g,  i6,  32;  etc.),  Oracle  de  i'ahifeli 
{Jer.,  I,  8,  i5,  19;  II,  3,  9;  m,  1,10,  12,  i3,  etc.),  ramè- 
nent l'attention  sur  l'origine  divine  de  la  parole  pro- 
phétique. Mais  il  ne  semble  pas  que  l'emploi  de 
ces  formules  elles-mêmes  soit  restreint  aux  cas  de 
paroles  immédiatement  révélées  par  Dieu;  elles  peu- 
vent à  l'occasion  couvrir  les  réllexions  du  voyant.  De 
même,  si  les  indications  que  renferment  le  Code  de 
l'alliance  et  le  Code  deutérononiique  attestent  qu'une 
révélation  divine  est  à  l'origine  de  ces  législations, 
elles  n'excluent  pas  la  présence  de  développements 
plus  ou  moins  considérables  qui,  à  des  dates  diver- 
ses, ont  pu  être  ajoutés  par  des  auteurs  successifs. 
Rien  n'indi(iue  qu'il  faille  adopter  une  autre  con- 
clusion à  propos  des  inscriptions  qui,  dans  le  Code 
sacerdotal,  figurent  au  début  de  chacune  des  ordon- 
nances principales.  On  complétera  d'ailleurs  cette 
remarque  en  notant  que,  dans  la  promulgation 
de  ces  décrets.  Moïse  et  ses  successeurs  ont  été 
favorisés  d'une  assistance  divine  toute  particulière; 
que,  dans  leur  rédaction,  ils  ont  écrit  sous  l'influence 
de  Tinspiration. 

348.  —  e)  D'ailleurs,  qu'il  s'agisse  des  éléments 
directement  et  immédiatement  révélés  par  Dieu, 
qu'il  s'agisse  des  développements  que  le  prophète- 
législateur  ou  ses  successeurs  ont  pu  y  ajouter,  la 
question  des  origines  peut  s'envisager  d'une  autre 
façon.  Ces  législations  n'apparaissent  presque  jamais 
comme  des  créations.  Elles  se  présentent,  le  plus 
souvent,  comme  la  consécratién  d'un  choix  fait 
parmi  des  lois,  des  coutumes  antérieureuient  exis- 
tantes. Sur  tous  les  terrains  qu'abordent  successi- 
vement les  divers  codes,  il  y  avait,  dans  le  monde 
sémitique  auquel  se  rattachait  Israël,  des  usages 
remontant  à  une  haute  antiquité.  Sans  doute  ils  se 
ressentaient  souvent  des  influences  du  paganisme  au 
sein  duquel  ils  s'étaient  épanouis.  De  ces  usages,  le 
choix  divin,  sous  quelque  forme  qu'il  se  manifestât, 
devait  éliminer  tous  ceux  qui  ne  pouvaient  être  dé- 
pouillés de  leur  caractère  profane,  polythéiste  ou 
immoral;  il  devait  purilier  ceux  qui,  au  prix  de  quel- 
ques modifications,  étaient  susceptibles  de  prendre 
place  dans  la  Loi  d'un  Dieu  unique,  très  juste  et  très 


saint;  il  devait  appuyer  de  son  autorité  suprême 
ceux  qui  se  présentaient  comme  l'expression  plus 
ou  moins  adéquate  de  ces  lois  universelles  que  le 
créateur  a  déposées  au  fond  de  la  conscience  hu- 
maine. \  plus  forte  raison,  ce  choix  conserverait-il 
les  coutumes  propres  à  Israël,  soit  qu'elles  fussent 
déjà  le  résultat  d'une  influence  surnaturelle,  soit 
qu'elles  dussent  à  leur  simplicité  même  d'être 
exemptes  de  tout  mélange  impur.  De  là  les  ressem- 
blances et  les  points  de  contact  que  les  législations 
du  Pentateuque  présentent  avec  les  lois  et  coutumes 
des  divers  peuples  sémitiques;  ressemblances  entre 
le  Code  de  l'alliance  et  le  code  babylonien  de  Ham- 
murapi  ;  ressemblances  entre  nombre  de  lois  et  d'usa- 
ges Israélites  et  les  coutumes  en  vigueur  chez  les 
Arabes  nomades  ou  demi-sédentaires;  ressemblan- 
ces entre  le  calendrier  des  fêtes,  les  rites  des  sacri- 
fices consacrés  par  le  Code  sacerdotal  et  les  prati- 
ques chères  à  nombre  de  peuples  de  même  race 
qu'Israël;  etc.  Mais,  par  les  dill'érences  qu'elles  ré- 
vèlent, ces  comparaisons  ne  font  que  mettre  en  plus 
haut  relief  l'influence  supérieure  qui  a  présidé  à  la 
constitution  des  législations  mosaïques.  Elles  attes- 
tent pleinement  l'origine  divine  dont,  au  sens  que 
nous  avons  expliqué  plus  haut,  elles  se  réclament  à 
tant  de  reprises. 

S49.  —  2"  Il  résulte  du  contenu  de  la  législa- 
tion mosaïque.  —  <i)  D'abord  l'élément  religieux 
tient  une  grande  place  dans  les  divers  codes  de  cette 
législation.  Trois  préceptes  du  Décalogue  lui-même 
ont  trait  aux  devoirs  envers  Dieu.  Ceux-ci  remplis- 
sent tout  le  Code  de  la  rénovation  de  l'alliance  {Ex., 
XXXIV,  11-26).  Si  les  autres  collections  fontuneplace 
plus  ou  moins  étendue  aux  préceptes  qui  gouvernent 
les  rapports  de  l'homme  avec  lui-même  et  avec  le 
prochain,  les  ordonnances  concernant  la  religion 
n'en  sont,  quand  même,  jamais  absentes.  C'est  peut- 
être  au  Code  de  l'alliance  (ju'elles  sont  les  moins 
nombreuses  ;  il  y  faut  tout  de  même  relever  :  Ex.,  xx, 
22-26;  XXII,  17  (Vulg.  18),  19(20),  27^(28^),  2S-3o 
(Vulg.  2g-3i);  xxiii,  lo-ig.  Dans  le  Code  deutérono- 
niique, de  longues  sections  ont  un  objet  exclusive- 
ment religieux  :  /^SH^,  XII  ;  XIII ;  XIV  ;  xv  ;  xvi,  i-i';, 
21,  22  ;  xvu,  i;  XVIII  ;  xxiii,  18  (Vulg.  17),  19  (18),  22- 
24  (21-23);  XXVI.  Quant  au  Code  sacerdotal,  tout  le 
rituel  proprement  dit,  par  sa  nature  propre,  se  rap- 
porte exclusivement  à  Dieu,  liais,  même  dans  la  Loi 
de  sainteté  (Lev.,  xvii-xxvii),  le»  préceptes  d'ordre 
religieux  sont  fréquents  :  /.ci.,  xvii  ;  xix,  2,  5-8,  12, 
23-28,  3o,  3i;  XX,  1-8  ;  xxi-xxvii. 

3S0.  —  1))  Ce  qui  contribue  encore  à  mettre  en 
relief  le  caractère  religieux  de  la  législation  mosaï- 
que, c'est  la  manière  dont  y  sont  réparties  les  ordon- 
nances qui  regardent  les  devoirs  envers  Dieu.  Dans 
le  Décalogue  sans  doute,  elles  forment  une  section  à 
part,  la  première.  .Mais  les  références  qui  précèdent 
montrent  que,  dans  les  autres  codes,  ces  prescrip- 
tions surviennent  un  peu  partout.  Il  n'y  a  pas  de 
frontières  nettement  établies  entre  une  partie  consa- 
crée aux  devoirs  de  l'homme  envers  son  créateur  et 
d'autres  affectées  aux  obligations  qui  lient  l'individu 
par  rapport  à  lui-même  et  à  ses  semblables.  Les 
préceptes  religieux  sont  disséminés  au  hasard,  au 
milieu  des  autres  préceptes,  comme  pour  marquer 
que,  dans  la  vie  du  ûls  d'Israël,  tous  les  autres  de- 
voirs sont  inséparables  de  ceux  qui  ont  directement 
trait  à  la  religion,  que  sa  vie  tout  entière  doit  être 
pénétrée  de  la  ])réoccupation  d'honorer  Dieu.  Sans 
doute  les  critiques  peuvent  expliquer,  en  partie,  ce 
qui  nous  apparaîtrait  comme  un  désordre,  par  des 
combinaisons  de  collections  primitivement  distinc- 
tes, ou  encore  par  des  retouches  plus  ou  moins 
harmonistiques.  Leurs  elTorts  toutefois  n'aboutiraient 


833 


MOÏSE  ET  JOSUE 


83'; 


pas,  sans  sacrifier  les  faits  à  des  considérations 
d'ordre  tout  subjectif,  à  rétablir  la  disposition  logi- 
que qui  donnerait  satisfaction  entière  à  notre  goût 
moderne.  El  si  les  rédacteurs  ont  contribué  à  aug- 
menter ce  que  nous  serions  tentés  de  traiter  de 
confusion,  c'est  parce  que  les  premiers  législateurs 
leur  ont  d'abord  frayé  la  voie. 

851.  —  c)  On  notera,  en  troisième  lieu,  que, 
même  dans  les  sections  qui  ont  pour  objet  les  devoirs 
de  l'homme  envers  lui-même  et  envers  ses  sembla- 
bles, ce  sont  souvent  des  motifs  d'ordre  religieux  qui 
sont  mis  en  avant  pour  provoquer  la  fidèle  observa- 
tion des  préceptes.  Déjà  dans  le />^ca/og^i(e,  le  qua- 
trième commandement  est  appujé  par  une  promesse 
de  bénédictions  divines.  Le  Code  de  l'alliance  ne  fait 
qu'une  place  très  restreinte  à  l'élément  homilétique 
et  à  l'exhortation  ;  on  peut  tout  de  même  relever  en 
plusieurs  endroits  des  considérations  et  sanctions 
au  caractère  nettement  religieux  (£■.»'.,  xxi,  6  ;  xxii, 
7-10  [Vulg.  8-ii],  21-23  [22-24]).  C'est  au  Deuléronome 
qu'on  trouve  en  plus  grande  abondance  les  exhorta- 
tions à  observer  la  loi  divine.  Dans  les  homélies 
d'abord,  qui  servent  d'introduction  {Beut. ,1x1)  ou  de 
conclusion  (Deut.,  xxvii-xxx)  au  code  proprement 
dit;  et  il  serait  superflu  d'insister  sur  le  caractère 
religieux  des  considérations  qui  y  sont  mises  en 
avant.  Mais  aussi  dans  les  énoncés  des  diverses 
ordonnances,  de  celles-là  en  premier  lieu  qui  présen- 
tent quelque  connexion  avec  la  religion,  de  celles-là 
encore  dont  l'objet  apparaîtrait  comme  étant,  par 
lui-même,  étranger  aux  devoirs  envers  Dieu  {Deut., 
XVI,  20  ;  XVII,  8-i3,  i4-2o;  etc.).  Enfin  les  énoncés  de 
la  Loi  de  sainteté  revieaneni  souvent,  pour  appuyer 
les  ordonnances  les  plus  diverses,  sur  ce  motif  de  la 
sainteté  divine  qui  entraîne  des  conditions  de  pureté 
et  de  perfection  très  particulières  dans  le  peuple  que 
Yahweh  s'est  choisi  (^et'.,  xviii,  2,  b^,  6'',  3o  ;  xix,  2, 
3^  4  ,  lob,  12'',  I4^I6^I8'',  etc.). 

3"  Caractère  national 

SSS.  —  a)  A  raison  même  de  ses  origines  et  de 
son  caractère  religieux,  la  loi  d'Israël  l'emporte, 
d'une  immense  supériorité,  sur  les  autres  lois  de 
l'antiquité.  Les  comparaisons  établies,  depuis  1902, 
entre  les  codes  mosaïques  et  le  code  babylonien  de 
Hammurapi  (cf.  A.  Condamin,  Babylone  et  la  Biulb, 
dans  Dictionnaire  apologétique  de  la  foi  catholique, 
t.  I,  col.  360-867)  n'ont  fait  que  confirmer  la  vérité  de 
cette  assertion.  Aucune  des  législations  antérieures 
au  christianisme  ne  s'est  fait  remarquer  par  un  sens 
aussi  exact  et  aussi  nuancé  du  droit,  de  la  justice 
et  de  la  charité  ;  aucune  n'est  apparue  comme 
interprétant  avec  autant  de  précision,  non  seulement 
les  principes  fondamentaux,  mais  aussi  les  conclu- 
sions parfois  secondaires  de  la  loi  naturelle  inscrite 
au  fond  des  consciences.  C'est  la  raison  d'être  de 
la  pérennité,  on  serait  tenté  de  dire:  de  l'éternité,  de 
nombre  de  ces  ordonnances  antiques,  de  l'univer- 
selle diffusion  de  beaucoup  de  ces  prescriptions  ; 
pour  une  grande  part,  elles  continuent  de  régler 
dans  le  monde  civilisé  les  rapports  des  hommes 
entre  eux. 

S53.  —  l>)  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  toutefois  que 
la  loi  mosaïque  est  une  loi  essentiellement  nationale, 
est  essentiellement  la  loi  du  peuple  hébreu.  Sans 
'doute  elle  se  réclame  d'une  origine  divine  et  le  Dieu 
qui  l'a  donnée  à  Moïse  est  le  Dieu  universel  du  monde 
et  des  hommes.  Mais  c'est  le  Dieu  universel  en  tant 
que  manifesté  à  la  race  choisie,  avec  toutes  les  mo- 
dalités dont  il  s'est  revêtu  en  vue  de  cette  manifesta- 
tion à  un  peuple  unique.  Le  plus  souvent,  c'est  sous  le 
nom  de  Yahweh  qu'il  parle  au  législateur,  c'est-à-dire 

Tome  m. 


sous  le  nom  sous  lequel  il  s'est  fait  connaître  au  seul 
Israël.  Souvent  encore  il  se  proclame,  en  publiant 
ses  ordonnances,  le  Dieu  du  peuple  auquel  il  les 
adresse;  il  se  réclame  du  choix  qu'il  a  fait  de  la  race 
des  fils  de  Jacob,  de  l'alliance  qu'il  a  conclue  avec 
eux.  Le  législateur  suprême,  en  un  mot,  c'est  Dieu 
sans  doute,  mais  Dieu  envisagé  au  point  de  vue  par- 
ticulier du  peuple  d'Israël. 

SS4.  —  t)Que  si  l'on  examine  les  ordonnances, 
on  constate  (]ue,  pour  un  très  grand  nombre,  elles 
sont  conçues  et  formulées  en  fonction  des  conditions 
spéciales  dans  lesquelles  se  trouve  le  peuple  choisi. 
Cette  remarque  ne  vaut  pas  évidemment  pour  les 
prescriptions  qui  ne  sont  que  la  promulgation  ou 
l'application  immédiate  des  principes  fondamentaux 
de  la  loi  naturelle.  Mais  les  préceptes  ne  sont  pas 
rares  qui,  d'une  façon  très  directe,  visent  les  condi- 
tions sociales  particulières  au  peuple  de  Dieu  :  lois 
sur  la  royauté  (Deut.,  xvii,  i4-2o),  sur  les  villes  de 
refuge  (Deut.,  xix,  i-i3),  sur  les  étrangers  à  exclure 
de  la  communauté  israélite  (Dent.,  xxiii,  4-9  [Vulg. 
3-8J),  sur  les  héritages  (A'»H).,xxvn,  i-ii;  xxxvi),  etc. 
Dans  un  plus  grand  nombre  de  cas,  à  défaut  d'un 
énoncé  précis,  les  données  de  la  législation  sont 
telles  qu'elles  ne  peuvent  trouver  leur  application 
que  dans  les  circonstances  caractéristiques  de  la  vie 
nationale  des  seuls  Israélites.  On  noiera  encore  qu'il 
n'est  presque  jamais  question  des  peuples  étrangers 
à  Israël;  en  plusieurs  cas  d'ailleurs,  notamment 
dans  la  loi  sacerdotale  relative  aux  esclaves  (Lev,, 
XXV,  44-46),  ils  sont  traités  comme  étant  d'une  con- 
dition inférieure  à  celle  des  fils  de  Jacob. 

355.  —  d)  C'est  surtout  aux  législations  religieu- 
ses que  ces  remarques  s'appliquent  de  préférence. 
Fêtes  annuelles,  sacrifices  de  toutes  sortes,  prescrip- 
tions rituelles,  tout  est  envisagé  dans  un  rapport 
étroit  avec  le  culte  national  et,  quand  il  s'agit  des 
codes  deutéronomique  et  sacerdotal,  avec  le  seul 
sanctuaire  national.  C'est  au  Dieu  national,  ou 
mieux  à  Dieu  tel  qu'il  s'est  fait  connaître  à  la  nation, 
que  vont  les  hommages;  c'est  au  nom  de  la  nation 
qu'ils  sont  rendus  et  l'un  des  effets  principaux  des 
grandes  panégyries  est  de  rendre  plus  vif  le  senti- 
ment de  la  grande  fraternité  nationale.  Bien  plus  :1a 
plupart  des  rites  et  des  cérémonies  sont  impossibles 
à  pratiquer  en  dehors  du  cadre  national,  en  dehors 
du  sol  national. 

S56-  —  e)  C'est  précisément  ce  caractère  national 
qui  entraînera  la  caducité  de  la  loi  mosaïque.  Lors- 
qu'au lieu  d'être  l'apanage  d'un  peuple,  la  religion 
du  vrai  Dieu  deviendra  le  patrimoine  de  l'humanité 
tout  entière,  le  problème  se  posera  nécessairement 
de  l'attitude  que  les  nouveaux  convertis  devront 
garder  vis-à-vis  des  lois  données  aux  pères  et  des 
traditions  qui  seront  venues  les  compléter.  La  solution 
ne  saura  demeurer  longtemps  douteuse.  Le  monde 
chrétien  ne  sera  pas  appelé  à  entrer  dans  la  nation 
juive;  on  ne  pourra  donc  lui  imposer  les  ordon- 
nances au  caractère  strictement  national.  Ce  sera 
l'oeuvre  de  saint  Paul  que  de  faire  accepter  des  nou- 
veaux convertis  du  judaïsme  et  de  la  gentilité  l'abro- 
gation de  la  loi  mosaïque.  L'abrogation  sera  pure  et 
simple  pour  ce  qui  concerne  le  culte  et  ses  multiples 
manifestations,  c'est-à-dire  pour  les  éléments  les 
plus  strictement  juifs  de  la  Loi.  Que  si  les  autres  or- 
donnances sont  maintenues,  avec  ou  sans  corrections 
destinées  à  les  purifier  de  leurs  imperfections,  ce  ne 
sera  pas  en  tant  qu'éléments  constitutifs  de  la  vieille 
loi  nationale  d'Israël  ;  ce  sera  en  tant  qu'expressions, 
plus  ou  moins  adéquates,  de  cette  loi  naturelle  dont 
le  christianisme  s'efforcera,  avant  tout,  d'assurer  le 
triomphe.  La  loi  juive,  en  tant  que  loi  juive,  aura 
fait  son  temps. 

27 


835 


MOÏSE  ET  JOSUE 


836 


II.   —  Caractères  particuliers  des  divers  codes 
mosaïques 

1"  Remarques  préliminaires 

257.  a)  Nous  n'avons  pas  à  insister  ici  sur  le 

Décalogue.  Nous  l'avons  dit  ailleurs  (Juif  [Peuple], 
dans  Dictionnaire  apologétique  de  la  fui  catholique, 
t.  Il,  col.  1G01-G02)  :  si  l'on  fait  abstraction  du  pré- 
cepte du  sabbat,  le  Décalogue  ne  fait  que  consacrer 
les  principes  les  plus  fondamentaux  delà  religion  du 
Dieu  unique  et  moral.  Il  impose,  en  même  temps  que 
les  devoirs  les  plus  essentiels  du  culte  en  l'honneur  du 
Dieu  jaloux  et  digne  de  tout  respect,  les  obligations 
de  justice,  de  moralité,  de  charité,  qui  doivent  régler 
les  rapports  des  hommes  entre  eux  et  assurer  la 
dignité  qu'un  chacun  doit  sauvegarder  en  sa  propre 
personne.  En  ce  domaine,  nous  l'avons  aussi  souli- 
gné, le  Décalogue  va  beaucoup  plus  loin  que  les  autres 
lois  antiques,  puisqu'il  atteint  jusqu'aux  pensées  et 
aux  sentiments  les  plus  intimes  de  l'âme  humaine. 
Quant  à  la  loi  du  sabbat,  elle  n'est  autre  chose  que  la 
régularisation,  par  une  ordonnance  positive,  de  cette 
obligation  du  culte  public  qui  fait  partie  essentielle 
et  intrinsè(|ue  de  toute  religion.  On  le  remarquera 
d'ailleurs  :  tandis  que  dans  la  première  rédaction  du 
Décalogue  (£'j:.,  xx,  11)  l'obligation  du  sabbat  est 
motivée  par  le  repos  de  Dieu'  au  lendemain  de  la 
création,  la  deuxième  rédaction  insiste  surtout  sur 
desconsidérations  d'ordre  bumanitaire(flel(^,  v,  i4'') 
et  sur  le  souvenirdel'esclavage  et  des  travaux  forcés 
au  pays  d'Egypte  (vers.  i5).  —  b)  Nous  ne  parlerons 
pas  non  plus  du  petit  Code  de  la  rénovation  de  l'al- 
liance. Outre  qu'il  est  très  restreint  quant  à  son 
étendue,  la  plupart  des  ordonnances  qu'il  renferme 
se  retrouvent,  en  termes  à  peu  près  identiques,  dans  le 
Code  de  l'alliance. 

538,  —  c)  Nous  ne  nous  occuperons  donc  en  cette 
section  que  des  trois  codes  principaux  :  Code  de  l'al- 
liance. Code  deutéronomique,  Code  sacerdotal.  A  leur 
sujet  une  remarque  est  à  faire.  Il  n'est  pas  impossi- 
ble en  soi  que  ces  codes  aient  exercé  une  influence 
plus  ou  moins  grande  les  uns  sur  les  autres.  Ils  con- 
stituaient avant  tout  des  règles  de  vie  pratique.  Il  y 
avait  dès  lors  intérêt  à  ce  que  les  ordonnances  rela- 
tives à  un  même  sujet  se  trouvassent  unies  et  con- 
densées en  un  mèmeendroit.  Sansdoutelerespect  qu'à 
raison  de  leur  origine  divine,  ces  législations  impo- 
saient aux  Israélites  empêchait  que  le  travail  de 
retouche  ne  fût  poussé  jusqu'au  bout.  Mais  on  ne 
peut,  semble-t-il,  opposer  une  (in  absolue  de  non- 
recevoir  aux  assertions  des  critiques  d'après  les- 
quelles, par  exemple,  les  ordonnances  du  Code  de 
la  rénovation  de  l  alliance  auraient  été  en  partie 
reproduites  dans  le  Code  de  l'alliance  pour  y  complé- 
ter le  sujet  des  préceptes  religieux  ;  d'après  lesquelles 
certaines  décisions  aux  énoncés  plus  sobres  du  Code 
de  l'alliance  aLiiraient  été  complétées  par  des  considé- 
rations empruntées  au  Code  deutéronomique.  Autant 
que  possible,  nous  ferons  abstraction  de  ces  in- 
fluences. 

S°  Code  de  l'alliance 

539.  — Sur  la  composition  du  Code  de  l'alliance 
d'après  les  critiques  iw'rf.  supr.,  36. 

Ce  code  ne  fait  qu'une  place  très  restreinte  aux 
considérations  destinées  à  recommander  l'observa- 
tion des  ordonnances.  C'est  donc  de  l'énoncé  des 
préceptes  eux-mêmes  qu'il  faut  dégager  les  caractères 
du  document  et  l'esprit  qui  l'anime. 

380.  —  1°  Les  préceptes  spécifiquement  reli- 
gieux regardent  :  les  autels  {Ex.,  xx,  22-26),  la  ma- 
gicienne (xxu,  17  ['Vulg.  18]),  les  sacriûees  auxdieux 
étrangers   (xxii,   19   [ao]),   le  blasphème  (xxii,  27^ 


[28"]),  les  prémices  des  fruits  de  la  terre  (xxn,  a8* 
[29*];  XXIII,  19^),  les  premiers-nés  de  l'homme  et  des 
animaux  (xxii,  28'^  lïy''],  29  [3o]),  l'année  sabbatique 
(xxiii,  10,  II),  le  sabbat  (xxiii,  12),  l'horreur  des 
dieux  étrangers  (xxiii,  i3),  les  fêtes  (xxiii,  1^-19^),  le 
chevreau  cuit  dans  le  lait  de  sa   mère   (xxiii,  19''). 

—  a)  Il  ne  semble  pas  qu'on  puisse  se  méprendre  sur 
le  sens  fondamental  de  l'ordonnance  concernant  les 
autels  :  elle  autorise  la  multiplicité  des  lieux  de 
culte.  Le  reste  du  contexte  parait  viser  la  simplicité 
du  culte  Israélite  et  condamner  le  luxe,  délétère  au 
point  de  vue  moral  comme  au  point  de  vue  religieux, 
des  pratiques  païennes.  —  b)  Une  addition  deutéro- 
nomique (xx,  23)  ne  fait  que  mettre  en  relief  à  cet 
endroit  une  idée  qui  se  trouve  exprimée  ailleurs  : 
l'horreur  de  l'idolâtrie.  Celui  qui  sacrifie  aux  dieux 
étrangers  est  voué  à  l'anathème  (xxu,  19  I20]);  on  doit 
même  s'interdire  de  prononcer  leur  nom  (xxiii,  i3). 
Mais  cen'estpas  assezd'exclure  le  culte  idolâtrique; 
il  faut  bannir  de  la  religion  de  Yahweh  toute  impor- 
tation païenne,  la  magie  en  particulier  (xxii,  i^  [18]). 

—  c)  En  revanche,  le  noiu  divin  doit  être  entouré  de 
toutes  formes  de  respect,  et  le  blasphème  est  sévère- 
ment interdit  (xxii,  27^  [28^).  —  d)  Non  moins  que 
son  unicité  et  sa  grandeur,  les  préceptes  religieux 
mettent  en  relief  le  souverain  domaine  de  Dieu  sur  la 
création.  C'est  pour  le  reconnaître  que  sont  prescrites 
les  offrandes  des  prémices  et  des  premiers-nés 
(xxii,  28,  29  [29,  3o];  xxiii,  19),  celles  qui  doivent 
accompagner  les  grandes  fêtes  (xxiii,  i4-i8)  annuel- 
les. C'est  pour  reconnaître  le  domaine  de  Dieu  sur 
les  fruits  du  travail  de  l'homme  que  ces  fêtes  elles- 
mêmes  sont  instituées,  cependant  que  l'année  sabba- 
tique (xxiii,  10,  II)  et  le  sabbat  (xxiii,  12)  apparaissent 
comme  un  tribut  sur  le  temps  mis  à  la  disposition 
de  l'homme  et  sur  le  travail  lui  même. 

261.  —  2°  Préceptes  réglant  les  rapports  de 
l'homme  avec  ses  semblables.  —  A.  Dans  cette 
nouvelle  catégorie  de  préceptes,  le  trait  qui  frappe 
avant  tout,  c'est  une  préoccupation  et  un  sens  très 
vif  de  la  justice.  —  a)  Us  se  manifestent  d'abord 
dans  l'appréciation  des  dommages.  S'agit-il  de  l'at- 
teinte portée  à  la  vie  de  l'homme  ou  à  sa  santé? 
Autre  est  le  cas  du  meurtrier  volontaire,  autre  celui 
du  meurtrier  involontaire  (xxi,  1 2-1 4).  Autre  le  cas 
de  celui  qui,  dans  une  querelle,  tue  un  adversaire, 
autre  le  cas  de  eelui  qui,  par  les  violences  qu'il  lui  a 
faites,  l'oblige  seulement  à  garderie  lil(xxi,  18). Qu'au 
cours  de  la  discussion,  l'un  des  adversaires  heurte 
une  femme  enceinte  et  la  fasse  accoucher,  autre  est 
le  cas  d'accident,  autre  le  cas  où  tout  se  passe  sans 
accident  (xxi,  22-26).  Des  distinctions  aussi  équita- 
bles sont  établies  à  propos  des  dommages  causés  par 
un  animal  :  autre  est  la  responsabilité  du  maître  qui 
ignorait  le  vice  de  sa  bête,  autre  la  responsabilité 
du  maître  qui  savait  son  défaut  (xxi,  a8-32,  35,  36). 
On  apprécie  d'une  manière  toute  différente  le  cas 
du  dommage  entièrement  involontaire  (xxi,  28. 
35)  et  celui  du  dommage  attribuable  à  la  négli 
gence  (xxi,  29,  3o  ;  33,  34  ;  36). 

S63.  —  b)  Ces  préoccui>ations  éclatent  encore 
dans  la  fixation  des  pénalités.  Divers  principes  sub- 
sidiaires inspirent  les  décisions.  —  k)  En  premiei 
lieu  une  estime  profonde  de  la  vie  humaine.  A  1e 
base  du  code  pénal  se  trouve  la  loi  du  talion  . 
n  Vie  pour  vie,  œil  pour  œil,  dent  pour  dent 
main  pour  main,  pied  pour  pied,  brûlure  pour  brû- 
lure, blessure  pour  blessure,  meurtrissure  poui 
meurtrissure.  »  (xxi,  23-25).  Loi  très  répandue  dans 
l'antiquité;  mais,  sous  son  apparence  de  stricte  el 
rigoureuse  justice,  loi  terrible  si  l'application  n'er 
est  pas  dûment  conditionnée.  Elle  est  formulée  à  h 
suite  des  mesures  prévues  pour  le  cas  d'accouchement 


837 


MOÏSE  ET  JOSUE 


838 


prématuré.  Mais,  auparavant  déjà,  on  l'a  déclaré  : 
celui  qui  frappe  un  homme  à  mort  doit  être  mis  à 
mort  (xxi,  12).  Il  n'y  a  pas  dans  la  société  Israélite, 
comme  il  arrivera  dans  les  sociétés  plus  avancées, 
de  ministère  public  pour  l'exécution  de  cette  sen- 
tence; c'est  l'affaire  du  proche  parent  ou  vengeur  du 
santj  {<^o'ol)  et  il  y  a  tout  lieu  de  craindre  qu'emporté 
par  la  colère,  il  ne  prenne  pas  le  temps  de  peser  les 
responsabilités.  Aussi  ce  pouvoir  est-il  limité  parle 
droit  d'asile,  dont  l'eiBcacité  ne  garantit  d'ailleurs 
que  le  meurtrier  involontaire  (xxi,  i3,  i4).  L'estime 
de  la  vie  humaine  est  telle  que  la  loi  du  talion 
pourra  s'appliquer  quand  la  mort  aura  été  causée 
d'une  manière  indirecte,  par  négligence  plutôt  que 
par  méchanceté  (xxi,  2j).  On  l'appliquera  même  à 
l'animal  méchant  qui  aura  tué  un  homme;  il  sera 
misàmortel  ou  ne  pourra  manger  sa  chair  (xxi,  28); 
il  est  possible  d'ailleurs  que  d'autres  principes  ins- 
pirent cette  décision,  qui  ne  manque  pas  d'analogues 
dans  les  législations  antiques.  Notons  enfin  que  le 
respect  de  la  vie  humaine  peut  protéger  jusqu'au 
voleur  lui-même  :  il  est  vrai  qu'en  cas  d'eifraction 
nocturne,  on  ne  sera  pas  responsable  du  sang  pour 
l'avoir  frappé  et  tué;  mais,  si  le  soleil  est  levé,  on 
encourra  cette  responsabilité  (xxii,  1,  2  [Vulg.  2,  3]). 

563.  —  /5)  La  loi  du  talion  ne  rend  pas  compte  de 
toutes  les  pénalités  prévues,  et  la  réparation  des 
préjudices  causés  à  la  vie  ou  la  santé  du  prochain 
n'entraînera  pas  toujours  un  dommage  analogue  pour 
la  vie  et  la  santé  du  coupable.  Il  y  a  aussi  place  pour 
des  dédommagements  et  des  amendes  :  dédommage- 
ment du  chômage,  sans  parler  des  frais  occasionnés 
par  le  soin  de  la  maladie,  pour  le  cas  où  l'adversaire 
a  été  atteint  jusqu'à  garder  le  lit  (xxi,  19);  compensa- 
tion fixée  par  le  juge  dans  le  cas  d'un  coup  mortel 
donné  à  un  esclave  (xxi,  20);  amende  fixée,  sous  le 
contrôle  du  juge,  par  le  mari  de  la  femme  dont  on 
a  précipité  l'accouchement  (xxi,  22). 

564.  —  •/)  Avec  l'estime  de  la  vie,  le  respect  de  la 
propriété. hes  cas  sont  multiples  et  appréciés  avec  un 
vrai  sens  des  nuances.  On  distinguera  :  les  dommages 
purement  involontaires  (xxi,  35),  qui  n'entraînent 
aucune  réparation;  ceux  qui  sont  dus  à  une  négli- 
gence ou  une  imprudence  plus  ou  moins  nettement 
caractérisées  (xxi,  33,  34,  36;  xxii,  4,  5  [5,  6])  et  qui 
réclament  une  simple  compensation.  Le  châtiment 
du  vol  est  sévère,  mais  dominé  par  le  souci  d'une 
juste  proportion  avec  la  gravité  du  crime.  Si  l'on  a 
volé  un  bœuf  ou  une  brebis,  de  deux  choses  l'une. 
Ou  bien  l'on  a  consommé  la  faute  jusqu'à  égorger 
l'animal  ou  le  vendre  ;  il  faut  alors  restituer  cinq 
bœufs  pour  un,  quatre  brebis  pour  une  et,  si  le  ravis- 
seur est  insolvable,  on  le  vendra  pour  ce  qu'il  a 
volé(xxi,  3^  et  XXII,  2''[xxii,  i,  3'^]).  Que  si  l'animal 
dérobé  est  encore  chez  lui,  on  ne  lui  demandera 
que  de  restituer  le  double  (xxii,  3  |  4  |).  A  noter  aussi 
les  mesures  particulières  inspirées  par  le  caractère 
sacré  du  dépôt  (xxii,  6-12  [^-13])  et  par  la  nature 
même  de  l'emprunt  et  de  la  location  (xxii,  i3,  i4 
[iL  i51). 

S63.  —  c)  Toutes  ces  mesures  seraient  vaines  si 
l'on  ne  pouvait  compter  sur  la  parfaite  intégrité  des 
jugements;  aussi  des  avis  sévères  sont-ils  donnés  à 
l'accusateur  (xxiii,  i»),  au  témoin  (xxiii,  i^).  Accusa- 
teur, témoin  et  juge  doivent  se  garder  de  se  laisser 
guider  par  la  multitude  (xxiii,  2).  Le  juge,  en  particu- 
lier, doit  être  impartial  (xxiii,  3);  il  doit  éviter  toutes 
les  causes  possibles  d'erreur  (xxiii,  7).  Surtout  il  lui 
faut  refuser  les  présents,  «  car  les  présents  aveu- 
glent les  clairvoyants  et  ruinent  les  causes  justes  » 
(xxiii,  8). 

S66.  —  B.  Non  moins  que  les  préoccupations  de 
justice,  éclate  un  sens  d'humanité.  Sans  doute,  il 


n'est  pas  exprimé  avec  tant  d'insistance  ni  appliqué 
avec  tant  de  force  que  dans  le  Deutérunome  ;  mais  il 
n'en  est  pas  moins  réel  et  c'est  naturellement  à 
propos  des  faibles  qu'il  se  manifeste  de  préférence. 
—  a)  La  femme  n'a.  pas  dans  l'ancienne  loi  la  dignité 
que  doit  lui  assurer  l'Evangile,  et  la  polygamie  con- 
tribue singulièrement  à  l'amoindrir.  Sa  situation 
toutefois  n'est  pas  réduite  à  l'état  d'infériorité  que 
supposent  beaucoup  de  législations  païennes  anti- 
ques. Vis-à-vis  du  Uls  qui  frappe  ou  qui  maudit,  la 
situation  des  parents,  mère  et  père,  est  absolument 
pareille  (xxi,  i5,  17).  De  même,  en  présence  de  cer- 
tains attentats  de  leur  maître,  la  situation  de  la 
femme  esclave  est  la  même  que  celle  de  l'esclave 
mâle  (XXI,  20,  21  ;  26,  27;  cf.  vers.  32).  La  femme 
esclave  a  même  une  situation  en  certains  points  pri- 
vilégiée, du  fait  qu'elle  prend  place  parmi  les  con- 
cubines de  son  maître  (xxi,  7-11). 

S67.  —  II)  C'est  encore  l'Evangile  qui  devait 
affranchir  les  esclaves.  L'esclave  hébreu  est  la  pro- 
priété,» la  monnaie  »  de  son  mailre(xxi,  21*^).  Aussi 
les  coups  dont  son  maître  le  frappe  ne  sont  pas 
punis  avec  la  même  sévérité  que  ceux  qui  atteignent 
l'homme  libre  (xxi,  20,  21a,  32).  L'esclave  toutefois 
n'est  pas  entièrement  livré  à  l'arbitraire  de  celui  qui 
le  possède;  certaines  violences  ont  pour  consé- 
quence une  punition  du  coupable  à  fixer  par  le 
juge  (xxi,  20)  ou  la  restitution  de  la  liberté  (xxi, 
26,  27).  Un  chacun  d'ailleurs  n'a  pas  le  droit  d'en- 
treprendre sur  la  liberté  d'autrui;  il  est  défendu, 
sous  peine  de  mort,  de  réduire  un  Israélite  (variante 
des  Septante;  cf.  Dent.,  xxiv,  7)  en  servitude,  soit 
pour  le  garder  à  son  service,  soit  pour  le  vendre 
(xxi,  16).  En  revanche  il  n'est  pas  défendu  d'acheter 
un  esclave;  mais,  même  alors,  l'aliénation  de  la 
liberté  n'est  pas  définitive.  Au  bout  de  sept  ans,  il 
peut  sortir  libre  sans  rien  payer  (xxi,  2).  La  situa- 
tion de  l'esclave  marié  est,  il  est  vrai,  sacrifiée  s'il 
a  reçu  sa  femme  de  son  maître  et  si  elle  lui  a  donné 
des  enfants  :  femme  et  enfants  doivent  demeurer  à 
la  maison  et  l'esclave  doit  sortir  seul  (xxi,  4).  On 
entrevoit  toutefois  pour  cet  esclave  une  condition 
si  douce  qu'il  évite  cet  inconvénient  en  s'engageant 
pour  toujours  et  sous  le  sceau  de  la  religion  au  ser- 
vice de  son  maître  (xxi,  5,  6). 

368.  —  c)  A  côté  des  esclaves,  les  déshérités  de 
toutes  sortes  sont  objet  d'attentions  spéciales.  Les 
pauvres  d'abord,  auxquels  on  ne  doit  pas  réclamer 
d'intérêt  si  on  leur  prête  de  l'argent  (xxii,  24  L^S])- 
Que  si  on  veut  exiger  un  gage,  prendre  leur  man- 
teau, par  exemple,  il  faut  le  leur  rendre  avant  le 
coucher  du  soleil,  «  car  c'est  sa  seule  couverture,  le 
vêtement  dont  il  s'enveloppe  le  corps;  sur  quoi 
coucherait-il?  S'il  crie  vers  moi,  je  l'entendrai,  car  je 
suis  compatissant  »  (xxii,  26,  26  [26,  27]).  Les  pauvres 
sont  encore  objet  de  recommandations  spéciales 
faites  aux  juges  (xxiii,  6);  ils  doivent,  en  l'année 
sabbatique,  bénéficier  des  produits  spontanés  du  sol 
(xxiii.  II).  A  leur  tour,  les  étrangers  qui  se  fixent  en 
terre  Israélite  sont  signalés  à  une  bienveillante  sol- 
licitude (xxii,  20  [21];  xxm,  9,  lab),  peut-être  aussi  la 
veuve  et  l'orphelin  (xxii,  ai  |23|).  Il  n'est  pas  jusqu'à 
Vennemi  envers  lequel  on  n'ait  des  obligations  ;  il 
faut  lui  ramener  ses  animaux  égarés,  l'aider  à  dé- 
charger son  âne  qui  succombe  sous  le  fardeau  (xxm 
4,5). 

S69.  —  C.  On  le  remarquera  enfin.  Pour  occuper 
une  moindre  place,  certains  autres  sentiments  s'accu- 
sent quand  même  d'une  manière  très  explicite.  — 
a)  Tel  le  sentiment  du  respect.  Envers  le  prince, 
représentant  de  Dieu  :  la  malédiction  proférée  con- 
tre lui  est  mise  presque  sur  le  même  rang  que  le  blas- 
phème (xxii,  27'J[28''J).  Surtout  envers  les /)«re/)<s  .-  on 


839 


MOÏSE  ET  JOSUE 


840 


ne  peut  les  frapper  ou  les  maudire  sans  encourir  la 
peine  de  mort  (xxi,  i5,  i;).  —  h)  Tel  le  sentiment  de 
délicatesse  en  matière  de  moralité  proprementdite. 
Certains  crimes  contre  nature  sont  châtiés  avec  la 
dernière  rigueur  (xxn,  i8  [19]).  La  vierge  est  l'objet 
d'une  protection  toute  particulière.  La  séduction  ap- 
paraît comme  une  forme  d'adultère;  elle  entraîne  le 
mariat'e  et  le  paiement  du  moliar.  La  jeune  tille  tou- 
tefois est  la  propriété  de  son  père  ;  s'il  refuse  de  la 
donner  au  séducteur,  celui-ci  n'en  doit  pas  moins, 
à  raison  du  dommage  causé,  payer  le  moliar  ou  prix 
d'achat  (xxii,  i5,  16  [16,  17I).  A  noter  encore  la 
mesure  prise  (xx,  26)  en  vue  d'assurer  la  parfaite 
décence  dans  l'exercice  du  culte. 

370.  —  Tels  sont  les  traits  principaux  qui  signa- 
lent le  premier  des  codes  qui  sollicitent  notre  atten- 
tion. On  ne  saurait  en  méconnaître  la  beauté.  11  faut 
toutefois  remarquer  le  point  faible  que  seul  le  chris- 
tianisme ell'acera.  Le  prochain  se  confond  avec 
l'Israélite.  11  n'est  pas  question  de  devoirs  envers 
l'étranger,  en  dehors  du  cas  où  celui-ci  veut  séjourner 
dans  le  pays  et  prendre  sa  part  de  la  vie  nationale 
igér).  Le  Code  de  l'alliance  est  étroitement  nationa- 
liste. 

30  Code  deutéronomique 

271.  —  Sur  les  idées  des  criti<iues  touchant  la 
composition  du  Deutéronome,  i'id.  siipr.,  38,  39. 

Deux  remarques  préliminaires  auront  leur  utilité. 
—  a)  Il  est  de  toute  évidence  d'abord  que  le  Code 
deutéronomique  prévoit  un  état  de  la  société  Israé- 
lite notablement  en  progrès  sur  celui  que  suppose 
le  Code  de  l'alliance.  La  vie  politique  et  civile  y 
apparaît  dans  le  plein  épanouissement  qu'elle  attei- 
gnit aux  jours  les  plus  brillants  de  la  monarchie 
Israélite;  les  rapports  familiaux  et  sociaux  se  res- 
sentent, par  leurs  caractères  et  leur  multiplicité, 
du  progrès  général.  La  vie  religieuse,  à  son  tour, 
est  soumise  à  un  ensemble  de  règles,  de  prévi- 
sions, de  précautions,  qui  témoignent  d'une  organi- 
sation plus  avancée.  On  n'oubliera  pas  que,  d'après 
ses  données  les  plus  fondamentales,  le  Deuléronome 
ne  devait  pas  entrer  en  vigueur  avant  l'époque  de 
Salomon  et  l'érection  du  grand  Temple.  —  b)  Nous 
sommes  abondamment  renseignés  sur  l'esprit  de 
ce  nouveau  code.  D'une  part,  les  énoncés  sont  moins 
succincts,  moins  arides  que  ceux  du  Code  de  l'alliance 
et  les  considérations  destinées  à  en  presser  l'exécu- 
tion se  mêlent  souvent  à  l'exposé  même  des  ordon- 
nances. D'autre  part,  les  homélies  qui  précèdent  et 
qui  suivent  le  code  proprement  dit  n'ont  d'autre  fin 
que  de  mettre  en  relief  le  sens  des  préceptes  et  les 
motifs  de  les  observer.  Or,  même  au  regard  des 
critiques  qui  les  regardent  comme  d'une  date  posté- 
rieui-e  à  la  législation,  ces  discours  développent  avec 
une  réelle  fidélité  les  points  de  vue  de  l'auteur  des 
lois.  Nous  pouvons  donc  nous  appuyer  sur  ces  ho- 
mélies aussi  bien  que  sur  les  énoncés  eux-mêmes. 

27S.  —  A.  lioia  religieuses-  —  «)  La  principale 
préoccupation  du  législateur  est  la  pureté  de  la 
religion.  —  «)  Elle  s'exprime  en  fonction  des  cir- 
constances dans  lesquelles  se  déroulera  la  vie  d'Is- 
raël, d'une  manière  plus  spéciale,  en  fonction  des 
relations  que  le  développement  de  sa  vie  nationale 
lui  créera  avec  les  autres  peuples.  Dès  son  arrivée  en 
Canaan,  il  vivra  avec  les  nations  qu'il  ne  réussira 
pas  à  totalement  expulser.  Plus  tard  il  aura  des  rap- 
ports avec  les  Cananéens  de  Phénicie,  avec  les 
Syriens  de  Damas,  avec  les  Assyriens  et  les  Babylo- 
niens. Ces  fréquentations  ne  seront  pas  sans  danger 
quand  elles  seront  pacifiques,  et  il  faudra  redouter  la 
contagion  du  relâchement  religieux.  Le  péril  sera 
bien  plus  grand  lorsque  avec  ces  étrangers  Israël 


contractera  des  alliances  ;  l'union  politique  n'ira  pres- 
que jamais  sans  compromis  sur  le  terrain  du  culte. 
On  comprend  donc  les  sollicitudes  de  l'auteur  du 
code  que  nous  étudions.  Avant  tout  il  faut  assui-er 
l'observation  du  plus  rigoureux  monothéisme.  Dans 
ce  but,  toute  alliance  est  interdite  avec  les  Cana- 
néens lors  de  l'entrée  en  Palestine;  il  faut  les  exter- 
miner, ils  sont  voués  à  l'anathème  (Dent,,  vu,  at)  4). 
A  plus  forte  raison  faut-il  faire  la  guerre  à  leurs 
emblèmes  religieux  et  les  anéantir  (Dcut.,  vu,  5,  26; 
XII,  2,3).  Telle  est  la  gravité  de  l'idolâtrie, qu'on  doit 
en  écarter  à  tout  prix  le  danger.  Nul  doute  que  la  faute 
elle-même  sera  châtiée  avec  la  dernière  sévérité.  Le 
prophète  qui  voudrait  y  porter  le  peuple  doit  être 
mis  à  mort  ;  et  aucun  sentiment  de  pitié  ne  doit 
empêcher  de  sévir  contre  le  frère, le  fils,  l'épouse,  la 
fille  qui  inviterait  un  fils  d'Israël  à  commettre  une 
action  aussi  criminelle.  Quanta  la  ville  qui  se  sera 
laissé  entraîner,  elle  est  vouée  à  l'anathème  (/'eut., 
un).  Pas  moins  que  la  contagion  des  cultes  cananéens, 
le  législateur  ne  redoute  celle  des  cultes  sidéraux, 
chers  à  nombre  de  Sémites,  aux  Assyriens  en  parti- 
culier (Dent.,  IV,  19;  V,  9-9'';  XVII,  2,  3).  —  fi)  La  pu- 
reté de  la  religion  et  la  lutte  contre  l'idolâtrie  en- 
traînent l'interdiction  d'introduire  dans  la  culte 
de  i'ahueh  les  emhlèmes  et  usages  païens  (Deut., 
XII,  4,  3o,  3i^).  De  là,  la  prohibition  de  certains 
rites  cruels  {Dent.,  xii.  3i')  ou  simplement  sus|iecta 
(Deut.,  XIV,  i^ ,  2);  la  proscription  de  certaines  ins- 
titutionsau  caractère  honteusement  immoral  (/>«»/., 
xxiii,  18,  ig[Vulg.  17.  18]);  l'horreur  pour  tout  ce  qui 
relève  de  la  superstition  et  de  la  magie  (Deut.,  xviil, 
9  li),  l'exclusion  des  emblèmes  qui  figuraient  à  côté 
des  autels  païens  (/>£(//.,  xvi,  21,  22). 

273  —  "/)  Une  si  rigoureuse  orthodoxie  ne  pouvait 
alors  être  maintenue  que  par  une  étroite  vigilance. 
C'est  en  partie  en  vue  de  ce  contrôle  qu'est  formulée 
la  loi  la  plus  fondamentale  du  Code  deutéronomi- 
que, la  loi  de  I  unité  df  sanctuaire.  Cette  ordonnance 
avait,  il  est  vrai,  une  autre  raison  d'être  :  à  une 
date  où  il  y  avait  autant  de  dieuxque  d'autels,  même 
quand  plusieurs  de  ceux-ci  se  réclamaient  du  même 
vocable,  il  fallait  à  tout  prix,  pour  rendre  sensibles 
et  efficaces  les  exigences  du  seul  Dieu  qui  n'admît 
pas  dérivai,  concentrerles  hommages  quilui  étaient 
rendus  en  un  lieu  unique,  prolongation  normale  de 
l'unique  tabernacle  du  désert.  De  là  l'insistance  du 
législateur.  .\  l'époque  à  laquelle  il  se  place  lui-même, 
chacun  fait  ce  que  bon  lui  semble,  parce  que  le  peuple 
n'est  pas  encore  arrivé  au  repos  ni  à  lliéritage  que 
YaliAveh,  son  Dieu,  lui  réserve;  chacun  peut  sacrifier 
à  tel  endroit  qui  lui  plaît  (l^eut.,  xii,  8,  9).  Il  n'en 
sera  pas  toujours  de  même.  Un  temps  viendra  où 
Israël  possédera  l'héritage  que  Yahweh  lui  destine. 
C'est  alors  que  Yalnveh  se  choisira,  dans  l'une  des 
tribus,  un  lieu  pour  y  faire  demeurer  son  nom  (Deut. , 
XII,  5,  ii=».  21^).  C'est  là  et  là  seulement,  qu'on  lui 
présentera  ses  prémices  et  ses  dîmes,  ses  sacrifices  et 
ses  offrandes,  qu'on  accomplira  ses  vœux  (Deut. ,-^11, 
II,  i4.  17,  18,  26,27;  ^■'*'-  ^^-  2^,  25;  XV.  20';  XVI,  a; 
6,  7,  1 1,  i5,  16;  xviii,  6-8;  xxvi,  2).  Désormais  il 
faudra  bien  se  garder  d'offrir  des  holocaustes  dans 
les  lieux  qui,  par  leurs  sites  ou  par  leurs  souvenirs, 
pourraient  exercer  sur  les  âmes  quelque  attrait  spé- 
cial (Deut.,  XII,  i3). 

374.  —  //)  Ce  n'est  pas  assez  d'avoir  écarté  du 
seul  sancluaireles  diverses influencesqui  pourraient 
compromettre  la  pureté  du  culte.  Pour  que  celui-ci  ne 
dégénère  pas  en  un  vain  formalisme,  il  faut  préciser  les 
settiments  reiiçiieux  qu'il  doit  exprimer.  Le  légis- 
lateur deutoronomiste  s'en  est  occupé.  —  a)  Tout 
d'abord  il  faut  éclairer  les  intelligences  en  déter- 
minant l'objet   de  leur  foi.  De  là  les  nombreuses 


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MOÏSE  ET  JOSUE 


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données  des  homélies  et  des  ordonnances  sur  la 
nature  et  les  exigences  du  vrai  Dieu  el  mr  ses  rap- 
ports avec  Israël.  Nous  les  avons  syiilliétisées  ailleuis 
(cl. }vw  [Pbvpl,b], dans  Oictioniiaire  apologétique  de  la 
foi  catholique,  t.  Il,  col.  1577-1680).  Ou  noiera  que, 
parlunUles  attributs  divins,  nous  avons  relevé  avec 
un  soin  spécial  ce  qui  concernait  la  lionlé  de  Yaluveh. 
273.  —  /3)  Or  c'est  précisément  celle  insistance 
sur  la  bienveillance  et  la  miséricorde  divines  qui 
contribuera  à  donner  à  la  religion  deuléronomique 
l'un  de  ses  caractères  les  plus  frappants.  L'idée  même 
du  sentiment  religieux  continuera  de  s'exprimer 
toujours  par  la  vieille  formule  qui  tendait  à  montrer 
en  Dieu  un  être  terrible  avant  tout  :1a  religion  est  la 
crainte  de  Yalmeli.  Non  que  celle  locution  figure  une 
seule  fois  dans  le  document  que  nous  éludions;  mais 
très  fréquemment  l'on  parle  de  craindre  Yahweli  et 
l'on  indique  les  motifs  qui  juslilient  cette  attitude, 
les  résultats  bienfaisants  qu'elle  produit  {Dent.,  iv, 

I  o;  v,  26  [Vulg.  2g]  ;  vi,  2,  i3,  2^  ;  vm,  6;  x,  12,  20; 
XIII,  5  1 4  I,  1 2  1 1  1 1  ;  xiv,  23  ;  xxviii,  58).  —  •/)  Il  n'est 
pas  rare  toutefois  que  les  formules  survivent  aux 
idées  qu'elles  ont  d'abord  exprimées  ;  celles-ci  en  tout 
cas  se  modilienl  fréquemment  alors  que  les  formules 
restent  les  mêmes.  En  fait,  la  religion  du  Deutéro- 
noine  n'est  guère  plus  une  crainte.  La  joie  l'envahit 
de  toutes  parts  (Dent.,  xii,  7,12,18;  xvi,  11,  i/(,  i5). 
C'est  qu'en  ellel  un  sentiment  nouveau  l'a  pénétrée, 
nn  sentiment  sur  lequel  le  code  revient  avec  une 
insistance  exceptionnelle, i'rtmour  de  i alineli.Le  pré- 
■ceple  de  cet  amour  accompagne  celui  de  la  crainte, 
coramepouren  préciser  la  véritable  nature  (/*««(.,  x, 
12);  des  effets  analogues  sont  attribués  à  l'un  et  à 
l'autre  (Deul.,  x,  i3;  xi,  i3;  xix,  9;  xxx,  16,  ig,  20). 
Mais  l'amour  est  objet  de  commandements  tout  à 
fait  spéciaux.  Le  principal  est  celui  ci  :  «  Ecoule, 
Israël  :  Yahweh  notre  Dieu  est  seul  Yahweh.  Tu  ai- 
meras Yahweli  ton  Dieu  de  tout  ton  cœur,  de  toute 
ton  àme,  de  toute  ta  force.  «  (Deut.,  vi,  5);  c'est  la 
formule  de  la  plénitude  de  l'amour.  —  à)  L'amour 
s'exprime  envers  le  Dieu  très  bon  par  la  reconnais- 
sance (Z>eu(.,vi,  20-25;  VIII,  2,  b,  17).  Mais  il  doit  sur- 
tout aboutir  à  des  résultats  eflectifs.  Aussi  le  troi- 
sième élément  que  le  législateur  met  à  la  base  de  la 
religion   est  le  service  de   Yahweh  {Deut.,  x,  12,   i3). 

II  consistera  dans  une  attitude  de  soumission,  de 
dépendance,  de  déférence  vis-à-vis  du  seul  maître  et 
du  seul  souverain  ;  il  se  traduira  par  le  labeur  au 
bénéûce  de  Yahweh,  par  l'observation  de  ses  pré- 
ceptes. —  t)  C'est  ainsi  que  les  sentiments  dont  le 
législateur  veut  voir  la  réalisation  en  l'àme  des 
fidèles  se  trouvent  admirablement  synthétisés  dans 
cet  appel  :  «  Et  maintenant,  Israël,  que  demande  de 
toi  Yahweh,  ton  Dieu,  si  ce  n'est  que  tu  le  craignes 
en  marchant  dans  toutes  ses  voies,  en  l'aimant  et  en 
le  servant,  en  observant  ses  commandements  et  ses 
lois  que  je  le  prescris  aujourd'hui  pour  que  tu  sois 
heureux?   »  {Deut.,  x,  12). 

S76.  —  e)  De  fait,  ces  sentiments  pénètrent  toute 
la  pratique  religieuse. —  «)  La  religion  a  sa  place 
dans  tous  les  détails  de  la  vie  de  l'Israélite,  qui  doit 
se  rendre  perpétuellement  digne  d'appartenir  à  la 
nation  sainte.  Elle  règle  ses  abstentions  à  la  maison 
et  aux  champs  {Deut.,  xiv,  i'';  xxn,  5,  g,  10,  11,  12); 
elle  a  son  rôle  lors  de  la  guérison  de  certaines  mala- 
dies {Deut.,  XXIV,  8,  9)  ;  elle  réglemente  le  régime  ali- 
mentaire (/)e(j(.,  XIV,  3-2i),  les  pratiques  à  accomplir 
lorsque,  aux  jours  de  fête,  on  veut  manger  la  chair  des 
animaux  domestiques  (/)eH^,  XII,  16,  23,  2^,  25;  xiv, 
21'';  XV,  23).  —  ,5)  Dans  le  Deutéronome,  comme  dans 
le  Code  de  l'alliance,  elle  exige  que  le  Adèle  recon- 
naisse le  souverain  domaine  de  Dieu  en  lui  faisant 
hommage  de  ses  biens  ;  il  continue  de  réclamer  les 


premiers-nés  du  troupeau  (fleu/.,  xv,  19,  21;  xvii,  1), 
les  prémices  de  certains  produits  du  sol  (Z'('u(.,xviii, 4); 
il  demande  de  plus  la  dime  du  produit  des  semailles, 
du  ra[>port  des  champs  {Deut.,  xiv,  22),  il  provoque 
aux  ollVandes  spontanées  {Deut.,  xii,  6,  17,  26,  27). 
—  ■/)  L'exécution  de  nombre  de  ces  prescriptions  et 
de  ces  conseils  aura  lieu  au  sanctuaire  national, 
autour  duquel  les  [irètics  de  la  tribu  de  Lévi  exerce- 
ront leurs  multiples  fonctions  (fleiU.,  xvii,  9-i3,  i8; 
xviii,  5;  XXI,  5;  xxvi,  3);  la  Loi  nous  donne  une 
haute  idée  de  ces  hommes  qui  n'ont  ni  part  ni  héri- 
tage avec  Israël,  dont  Yahweh  est  le  seul  héritage 
{Deut.,  XVIII,  I,  2  [cf.  X,  9;  xii,  12;  XIV,  27,  29]).  Ils 
ont  sans  doute  pour  auxiliaires  les  prophètes  {Deut., 

XVIII,  9-22),  probablement  plus  nombreux  autour  du 
Temple  que  dans  le  reste  du  pays.  Les  pèlerinages 
seront  donc  fréquents  à  Jérusalem;  mais  c'est  aux 
trois  grandes  fêles  de  Pâques,  de  la  Pentecôte  et  des 
Tabernacles,  sur  lesquelles  le  Code  deutéronomique 
fournit  des  détails  étrangers  au  Code  de  l'alliance 
{Deut.,  xvi).  qu'ils  entraîneront  dans  leur  mouve- 
ment la  plus  grande  partie  de  la  population. 

877.  —  S)  En  ces  manifestations  du  culte,  un  vif 
sentimentde  joie  et  de  bonheur  se  fera  jour,  inspiré 
[lar  l'amour  de  Dieu.  Il  s'exprimera  dans  la  participa- 
tion aux  rites  saints,  au  cours  desquels  on  se  rap- 
pellera les  bienfaits  que  Dieu  a  multipliés  en  faveur 
de  son  peuple  (cf.  Deut.,  xxvi,  5-io),  davantage  en- 
core peut-être  dans  les  repas  sacrés  et  les  fêtes  qui 
en  seront  le  complément.  L'àme  Israélite  sera  toute 
pleine  du  sentiment  exprimé  par  le  psalmisle  : 
«  Yahweh  n'a  pas  agi  de  même  envers  les  autres 
nations!  i>  (P5.CXLV11,  20).  ^  £)Mais  l'amour  de  Dieu 
dilate  les  cœurs.  Sous  le  regard  de  celui  dans  lequel 
on  s'accoutume  déjà  à  voir  un  père  (cf.  Deut., 
xxxii,  6),  on  s'habitue  aussi  à  considérer  comme  des 
frères  tous  ceux  qui  participent  à  ses  libéralités. 
Les  pèlerinages  ne  groupent  souvent  que  des  familles  ; 
mais,  à  côté  des  parents  et  des  enfants,  on  voit  les 
serviteurs  et  les  servantes,  puis  le  lévite  pauvre  du 
village,  el  encore  l'étranger,  la  veuve  et  l'orphelin 
qui  habitent  au  milieu  d'eux  (/>e((7.,  xii,  12,  18;  xiv, 
27;  XVI,  II,  i^).  Aux  jours  des  grandes  panégyries, 
c'est  la  nation  tout  entière  qui  se  prend  à  dire  : 
0  Qu'il  est  doux,  qu'il  est  agréable  pour  des  frères 
de  se  trouver  ensemble  I  »  {Ps.  cxxxiii,  i). 

878.  —  B.  Lois  sociales  et  politiques.  — a)  Lors- 
que, dans  le  domaine  de  la  religion  révélée,  un  pro- 
grès est  une  fois  réalisé,  on  ne  constate  jamais  de 
retour  en  arrière.  Tout  comme  dans  le  Code  de 
l'alliance,  on  trouvera  dans  le  Deutéronome  un  sens 
très  vif  de  la  justice.  —  ^)  Le  respect  de  la  vie 
humaine  est  encore  garanti  parla  loi  du  laVion  (Deut., 

XIX,  16-21;  Ii-i3).  Que  si  l'homicide  ne  peut  être 
vengé  parce  que,  par  exemple,  le  meurtrier  est 
introuvable,  on  a  le  sentiment  que  le  crime  pèse  sur 
la  société  comme  un  mal  redoutable  ;  il  ne  faut  pas 
moins  d'une  cérémonie  solennelle  pour  ôter  le  sang 
innocent  du  milieu  d'Israël  {Deut.,  xxi,  1-9).  — 
/3)  Le  respect  de  la  propriété  inspire  les  ordonnances 
concernant  les  bornes  et  limites  des  champs  {Deut., 
XIX,  ili),  l'usage  des  poids  justes  et  des  balances 
exactes  {Deut.,  xxv,  i3-iC);  il  inspire,  en  même  temps 
que  les  recommandations  faites  aux  juges  {Deut., 
XVI,  18-20),  l'institution  du  tribunal  à  double  in- 
stance(Oeu^,xvii,  8-i3)>  les  prescriptions  concernant 
le  nombre  et   la  sincérité  des  témoins  (Deut.,  xvii, 

2-7;  XIX,    l5-2l). 

879.  —  Ij)  Ce  serait  toutefois  méconnaître  la 
note  dominante  des  ordonnances  deutéronomiques 
que  d'insister  outre  mesure  sur  la  justice.  Leur 
caractère  propre  est  dans  ces  attentions  humani- 
taires qui  doivent  adoucir  les  rapports  des  hommes 


843 


moïse  et  josue 


84'^ 


entre  eux  et  rendre  l'existence  moins  rude.  —  a)  Il 
serait  facile  de  relever  de  telles  attentions  à  propos 
des  Israélites  en  général;  on  en  trouverait  des 
traces  dans  les  textes  que  nous  avons  signalés 
touchant  le  respect  de  la  l'ie.  Mais  si  la  vie  est  sacrée, 
Vhonnear  aussi  a  son  prix,  un  très  grand  prix. 
Qu'un  Israélite  soit  condamné  à  la  bastonnade,  l'exé- 
cuteur devra  garder  les  mesures  prescrites,  entre 
autres  motifs,  «  de  peur  que  ton  frère  ne  soit  avili  à 
tes  yeux!  ->  {Dent.,  xxv,  i-3). 

380.  —  /2)A  propos  de  la  femme,  le  Deutéronome 
maintient  les  deux  taches  qui  pèsent  sur  le  mariage 
israélite.  Il  suppose  la  polygamie,  tout  en  s'efforçant 
d'en  atténuer  certaines  conséquences  funestes  (Dent., 
XXI,  i5-i7).  Il  autorise  aussi  le  ài\OTCe  {Deut.,  xxiv, 
1-4).  Toutefois,  en  introduisant  tel  empêchement  de 
mariage  (Dent.,  xxiii,  i  |  Vulg.  xxii,  3oJ),  en  écartant 
le  jeune  époux  de  la  guerre  {Dent.,  xxiv,  5),  en  fa- 
vorisant par  le  lévirat  la  fécondité  du  foyer  (Detit., 
xxv,  5-10),  en  assurant  par  des  mesures  diverses  le 
respect  des  enfants  pour  les  parents  (Dent.,  xxi,  i8- 
2i),  il  veille  à  assurer  le  caractère  sacré  de  la  famille. 
Que  si  la  femme  entre  dans  le  mariage  par  un  véri- 
table contrat  d'achat,  que  si  elle  demeure  la  propriété 
de  son  mari,  les  mesures  édictées  contre  celui  qui 
déshonore  une  vierge  (Dent.,  xxii,  2S-29)  ou  une 
iîancée  (Dent.,  xxii,  28-27),  contre  le  mari  qui  sans 
raison  met  en  doute  l'honneur  de  sa  jeune  femme 
(Dent.,  XXII,  i3-2i),  contre  les  coupables  d'adultère 
(Dent.,  XXII,  22),  tendent  singulièrement  à  relever  la 
dignité  de  celle  envers  laquelle  les  lois  antiques  se 
montraient  si  dures. 

381.  —  ■/)  Plus  encore  que  dans  le  Code  de  l'al- 
liance, Vescla\'e  —  il  faudrait  dire  :  le  serviteur  — 
bénéficie  de  toutes  sortes  d'égards.  Il  fait  partie  de 
la  maison;  dans  les  grandes  fêtes  et  pèlerinages 
religieux,  il  a  sa  place  à  côté  des  enfants  ;  il  s'assied 
à  la  même  table  que  ses  maîtres  pour  les  repas  sacrés 
(Deut.,  XII,  12;  XVI,  II,  i4).  Les  anciennes  mesures 
sont  maintenues.  Quand  il  s'agit  du  recouvrement 
de  la  liberté  dans  la  septième  année,  le  législateur 
insiste  pour  que  le  maître  ne  renvoie  pas  les  mains 
vides  le  serviteur  qui  a  contribué  à  augmenter  ses 
revenus,  surtout  pour  qu'il  ne  voie  pas  de  mauvais 
œil  cet  alTranchissement  (Dent.^  xv,  i2-i4,  18).  Les 
enfants  d'Israël  ne  doivent  jamais  oublier  qu'ils 
furent  esclaves  en  Egypte  et  que  Dieu,  lorsqu'il  se 
les  attacha,  les  tira  de  la  servitude  (Dent.,  xv,  i5). 
—  S)  Le  mercenaire  (Dent.,  xxiv,  i4,  i5),  le  lévite 
dépourvu  de  ressources  (Dent.,  xii,  la,  18,  19;  xn', 
27,  29),  l'étranger  (gcr)  qui  se  fixe  dans  le  pays,  la 
venve  et  l'orphelin  (Dent.,  xiv,  29;  xxiv,  17,  18), 
sont  à  leur  tour  objet  de  recommandations  spécia- 
les, motivées  parfois  par  les  plus  touchantes  consi- 
dérations. Quant  aux  pauvres,  l'idéal  serait  que  l'on 
supprimât  leur  misère  ;  telle  ordonnance  est  portée 
«  afin  qu'il  n'y  ait  pas  de  pauvre  chez  toi  »  (Dent., 
XV,  4).  Mais  il  faut  se  rendre  à  la  réalité,  reconnaître 
qu'il  ne  manquera  jamais  d'indigents  dans  le  pays 
(Dent.,  XV,  1 1).  Le  mieux  est  de  veiller  à  amender 
leur  sort.  Aussi,  quand  le  malheureux  se  présente  à 
la  porte  du  riche,  celui-ci  serait  criminel  s'il  endur- 
cissait son  cœur,  s'il  fermait  sa  main  ;  que,  tout  au 
contraire,  il  l'ouvre  généreuse  et  libérale  (Dent., 
XV,  7-11).  Et  c'est  le  même  sentiment  qui  inspire  une 
foule  de  dispositions  invitant  celui  qui  dispose  des 
biens  delà  terre  à  se  montrer  favorable  aux  malheu- 
reux(We«?.,  xv,  1-6;  7-1 1  ;  xxiii,  20,  21  [Vulg.  19,  20]; 
XXIV,  6,io-i3,  19-22). 

S8S.  —  s)  L'humanité  inspire  les  lois  de  la  guerre. 
Celles  d'abord  qui  président  au  recrutement  des 
défenseurs  de  la  patrie  (Dent.,  xx,  5-8;  xxn',  5), 
après  que  le  représentant  de  la  religion,  le  prêtre. 


aura  rappelé  aux  combattants  le  devoir  du  courage 
et  la  confiance  en  l'appui  du  Très-Haut  (Dent.,  xx, 
1-4).  Celles  encore  qui  dirigent  certaines  attitudes 
vis-à-vis  de  l'ennemi,  notamment  les  propositions 
de  paix  antérieures  au  siège  d'une  ville  (Dent.,  xx, 
10,  1 1).  Sans  doute,  le  traitement  infligé  aux  vaincus 
nous  apparaît  dur,  cruel  (Dent.,  xx,  i3  et  même  i4), 
mais  il  est  moins  dur  et  moins  cruel  pourtant  ([ue 
les  monstruosités  dont  les  Assyriens  se  faisaient 
gloire.  On  notera  d'ailleurs  les  égards  dont  le  légis- 
lateur fait  preuve  envers  les  femmes  captives 
(Dent.,  XXI,  io-i4).  (Juant  aux  villes  cananéennes, 
si  elles  sont  l'objet  d'une  rigueur  toute  particulière 
(Dent.,  XX,  16-18),  c'est  à  raison  du  danger  que  leurs 
habitants  feraient  courir  à  la  foi  d'Israël.  —  ^)  La 
note  de  bonté  et  de  tendresse  se  répercute  encore 
dans  la  sympathie  dont  le  législateur  fait  preuve 
envers  la  nature  inférieure,  envers  la  mère  des  petits 
oiseaux  que  l'on  prend  en  leur  nid  (/>ei(/.,  xxii,  6,7), 
envers  le  bœuf  qui  foule  le  blé  sur  l'aire  (Deut.,  xxv, 
4),  envers  les  arbres  eux-mêmes  (Dent.,  xx,  19). 

883.  —  11  est  évident  que  si  on  compare  la  loi 
deutéronomique  avec  l'Evangile,  on  y  découvrira 
beaucoup  d'imperfections  :  si  elle  a  grand  souci  des 
déshérités,  elle  n'a  rien  qui  prévienne  les  inimitiés 
ou  qui  tende  à  les  faire  disparaître;  l'étranger  qui 
ne  tient  pas  à  entrer  dans  la  société  israélite  et  à 
s'y  fixer  pour  toujours,  l'étranger  qui  en  est  exclu 
sont  encore  traités  comme  appartenant  à  des  races 
inférieures  cl  indignes  d'égards.  Tout  cela  est  vrai  et 
on  pourrait  ajouter  d'autres  remarques  semblables. 
Mais  le  point  de  vue  est  mal  choisi  pour  juger  la 
législation  d'Israël  ;  c'est  avec  celle  des  peuples 
voisins,  des  autres  nations  sémitiques,  qu'il  faut  éta- 
blir la  comparaison.  Alors  on  aura  moins  de  peine 
à  comprendre  tout  ce  qu'il  y  a  dans  cette  parole  : 
«  Yahweh  t'a  choisi  pour  lui  être  un  peuple  particu- 
lier entre  toutes  les  nations  qui  sont  sur  la  face  de 
la  terre.  «  (Deut.,  xiv,  2.) 

4°  Code  sacerdotal 

SS4.  —  1°  Il  faut  avant  tout  discerner,  dans  le 
Code  sacerdotal,  ce  qui  en  constitue  la  partie  fonda- 
mentale :  la  Loi  de  sainteté  (Lev.,  xvii-xxvi). 

A.  L'esprit  de  cette  loi  se  dégage  d'abord  d'un 
certain  nombre  de  données  directes  réparties  dans  le 
texte  même  des  ordonnances,  ici  simples  formules,  là 
fragments  de  discours  un  peu  moins  laconiques  ;  l'ex- 
hortation finale  (l.ev.,  xxvi)  complète  et  précise  ces 
renseignements  par  des  déclarations  plus  explicites. 

385.  —  a)  Or  il  est  un  premier  trait  qui  distingue 
la  Loi  de  sainteté  du  Code  deutéronomique.  Dans  ce 
dernier,  c'était  Moïse  qui  parlait  au  nom  de  Yahweh 
et  l'on  avait  le  plus  souvent  une  exhortation  au 
ton  persuasif.  Dans  la  Loi  de  sainteté,  c'est  Yalnveh 
qui  parle  et  c'est  peut-être  la  raison  pour  laquelle 
la  note  principale  est  l'autorité.  La  législation 
s'exiirime  sous  forme  d'impératifs  très  calégoriques 
que  contribue  assez  souvent  à  renforcer  la  formule 
Je  suis  )rt/nie/i  (/,ei'.,  XVIII,  5,  6,  21;  xix,  12,  i4,  16,18, 
28,  3o,  32,  3-;  XXII,  2,  3,  3o,  33;  xxvi,  2,  45).  Le 
Dieu  grand  et  unique  apparaît  comme  tenant  de 
sa  nature  même  le  droit  de  commander,  et  l'on  dirait 
que  la  manifestation  de  sa  volonté  dispense  de  toute 
autre  considération;  il  est  le  souverain,  il  est  le 
maître  absolu,  celui  auquel  on  ne  résiste  pas,  celui 
qui  peut  dire  sans  donner  d'autre  motif  :  «  Voici  ce 
que  Yalnveh  a  prescrit  »  (Lev.,  xvii,  2).  De  la  sorte  le 
devoir  paraîtrait  se  présenter  iilulôt  sous  la  formfr 
d'un  ordre  venu  du  dehors  que  sous  celle  d'une 
suggestion  jaillissant  de  la  conscience  (Lev.,  xix,  87  ; 
xxvi,  4C);  c'est  même  ce  qui  explique  que  des  pré- 
ceptes relevant  de  la  loi  naturelle  et  des  règlements. 


845 


MOÏSE  ET  JOSUE 


846 


J'orJre  tout  posilif  puissent  être  indistinctement 
associés  (comp.  Lei\,  xviii,  ig  et  xix,  19  avec  ce  qui 
les  entoure).  On  peut  dire,  il  est  vrai,  que  dans  le 
Code  de  l'alliance  et  le  Code  deiitéronomùjiie,  les 
énoncés  de  préceples  rendaient  un  son  sensiblement 
pareil.  Mais  ici  la  note  reste  la  même  dans  les  petites 
exhortations  qui  interviennent  çà  et  là  parmi  les 
ordonnances.  On  ne  fait  guère  intervenir  d'autre  con- 
sidération que  la  volonté  du  iMaitre  pour  détacher  le 
peuple  des  pratiques  chères  à  l'Egypte  et  à  Canaan 
(iei'.,  xviH,  1-5;  cf.  xix,  37);  tout  au  plus  signale- 
t-on  la  sanction  (Lew,  xviii,  5).  A  s'en  tenir  aux 
grandes  lignes,  il  y  a  beaucoup  de  points  de  contact 
entre  rhomélie  qui  sert  de  conclusion  à  la  Loi  de 
sainteté  {Les'.,  xxvi)  et  celle  qui  termine  le  Code 
deuléronomique  (Deiil.,  xxviii-xxx)  :  promesses  ana- 
logues de  bénédictions  récompensant  la  lidélité(/,ec., 
XXVI,  3-i3  et  Dent.,  xxviii,  i-iij),  menaces  toutes  pa- 
reilles de  châtiments  en  cas  d'inlidélité  (Lev.,  xxvi, 
i4-3i)  et  Dent.,  xxviii,  i5-6S),  perspectives  sem- 
blables de  conversion  et  de  retour  des  faveurs 
divines  (Lev.,  xxvi,  4o-/|5  et  heiit.,  xxx,  i-io).  Deux 
différences  toutefois  sont  aisées  à  relever.  Si,  de  part 
et  d'autre,  les  châtiments  réservés  à  la  désobéis- 
sance sont  terribles,  il  faut  convenir  que  la  Loi  de 
sainteté  accentue  davantage  la  régularité  avec 
laquelle  les  punitions  se  renouvellent  pour  sanc- 
tionner les  prévarications  successives.  Surtout,  ce 
qui  manque  dans  la  Loi  de  sainteté,  ce  sont  ces 
exhortations  pressantes  et  chaudes  dans  lesf|uelles 
l'homéliste  du  Deutéronome  conjure  Israël  de  détour- 
ner par  sa  fidélité  les  maux  qui  frapperaient  son 
endurcissement.  Le  législateur  sacerdotal  s'adresse 
à  l'esprit  et  à  la  volonté;  le  deutéronomiste  va  jus- 
qu'au cœur.  —  h)  Parfois,  il  est  vrai,  on  ne  se  con- 
tente pas  de  parler  de  Yahweh  en  général,  du  Dieu 
universel;  on  n'oublie  pas  que  Yahweh  s'est  fait  en 
un  sens  très  spécial  le  Dieu  d'Israël  et  l'on  dit 
«Yahweh,  votre  Dieu»  (tei.,  xviii,  2, 3o;  xix,  2,3,4, 
lo,  25,  3i,  34  ;  XX, 'j  ;  XXIII, 3  2,  43;  xxiv,  22;  xxv,  55); 
il  arrive  même  que  l'épithète  soit  complétée  par  une 
indication  touchant  la  sortie  d'Egypte  et  les  circon- 
stances dans  lesquelles  Y'ahweh  s'est  attaché  Israël 
{Lev.,  XIX,  36;  [xxii,  33];  xxv,  38,  [42,  55];  xxvi,  i3). 
Mais,  sauf  en  quelques  cas  particuliers  (iet'.,  xxvi, 
i3),  on  ne  saurait  dire  si  de  tels  rappels  ont  pour 
but  de  témoigner  de  la  bonté  divine  ou  d'accentuer 
le  sentiment  de  la  culpabilité  de  la  désobéissance. 
286.  —  c)Un  second  trait  mérite  d'être  souligné, 
celui  auquel  précisément  la  législation  que  nous  étu- 
dions doit  son  titre  :  à  savoir,  l'importance  attri- 
buée à  l'idée  de  sainteté.  Volontiers,  pour  exciter 
les  lils  d'Israël  à  observer  ses  préceptes,  Yahweh 
rappelle  qu'il  est  saint  (xix,  2),  qu'il  a  séparé  son 
peuple  du  milieu  des  autres  nations  pour  qu'il  soit  à 
lui  {Lev.,  XX,  24'%  26'')  et  pour  le  sanctifier  {Lev.,  xx, 
8;  XXI,  8;  XXII,  32;  de  même,  à  propos  des  prêtres, 
Lev.,  XXI.  i5,  23  et  xxii,  9,  16);  aussi  invite-t-il  les  fils 
d'Israël  à  être  saints  parce  qu'il  est  lui-même  saint 
(tef.,  XIX,  2;  XX,  26'').  —  d)  Le  lien  qui  réunit  toutes 
ces  déclarations  est  facile  à  saisir.  Yahweh,  par  sa 
nature  même,  est  saint,  et  c'est  peut-être  à  cet  attri- 
but qu'il  tient  davantage,  tant  le  sens  en  est  riche. 
Aussi  veut-il  que  le  peuple  qu'il  a  choisi  et  dans 
lequel  il  entend  reconnaître  perpétuellement  lamar- 
que  de  son  choix,  soit  un  peuple  saint  :  c'est  dans 
ce  but  qu'il  l'a  séparé  des  nations  et  qu'il  se  l'est 
attaché.  Aussi  bien  cette  idée  de  sainteté  n'est 
pas  étrangère  au  Code  deuléronomique  et  elle  s'y 
présente  avec  les  mêmes  traits  fondamentaux.  En  vue 
d'écarter  les  Israélites  de  certains  rites  aux  allures 
païennes,  Moïse  rappelle  qu'ils  forment  un  peuple 
saint  et   particulier  à  Y'ahweh,  que  celui-ci  se  l'est 


choisi  entre  toutes  les  nations  qui  sont  sur  la  face 
de  la  terre  (/>eH^,  xiv,  2).  On  dit  ailleurs  que  ce 
choix,  qui  inclut  une  séparation  et  une  consécration, 
a  été  le  résultat  de  l'alliance  par  laquelle,  d'une  part, 
Y'ahweh  s'est  engagé  à  traiter  Israël  comme  un 
peuple  spécial  et  à  l'élever  au-dessus  des  autres, 
par  laquelle,  d'un  autre  côté,  Israël  s'est  engagé  à 
observer  les  commandements  {Deut.,  xxvi,  17-19). 
Mais,  outre  que  dans  le  Deutéronome  cette  idée  est 
plulùt  rare,  elle  ne  présente  pas  nécessairement  les 
mêmes  nuances  que  dans  la  Loi  de  sainteté. 

587.  —  e)  La  sainteté  évoque  avant  tout  une  idée 
de  séparation,  de  mise  à  part.  En  Dieu,  celte  idée  se 
confond  avec  celle  de  sa  transcendance;  dans  la 
créature,  elle  indiquera  l'isolement  de  ce  qui  estpro- 
fane.  En  second  lieu,  la  sainteté  implique  en  Dieu 
une  idée  de  perfection;  dans  la  créature  elle  suppo- 
sera une  consécration  à  la  divinité,  à  propos  de 
laquelle  il  faut  rappeler  que  le  concept  de  sainteté 
est  d'ordre  essentiellement  religieux  ;  celte  consécra- 
tion n'ira  pas  sans  une  participation  aux  perfecliuns 
et  éléments  constitutifs  de  la  sainteté  divine  elle- 
même. 

588.  —  1")  Mais  cette  sainteté  peut  être  envisagée 
à  un  double  point  de  vue.  Il  y  a  d'abord  une  sainteté 
d'ordre  physique  et  ontologique,  qui  tient  à  la  nature 
même  des  choses  ou  aux  conditions  dans  lesquelles 
elles  se  trouvent.  On  ne  saurait  nier  qu'une  telle 
conception  de  la  saintelé,  à  laquelle  s'oppose  l'idée 
d'une  souillure  également  physique,  ait  sa  place 
dans  la  loi  qui  nous  occupe.  Elle  se  manifeste,  par 
exemple,  quand,  après  avoir  énuméré  les  fautes  par 
lesquelles  les  Egyptiens  et  les  Cananéens  se  sont 
souillés,  on  ajoute  que  le  pays  lui-même  en  a  été^ 
souillé  et  qu'il  a  vomi  ses  habitants  {Lev.,  xviii,  25, 
37,  28;  cf.  XX,  22);  le  péché  est  une  tare,  une  souillure 
qui  pèse  sur  le  sol  comme  la  mauvaise  nourriture 
sur  les  entrailles  {Deut.,  xxi,  1-9  décrit  un  rite  qui 
pourrait  suggérer  cette  idée,  mais  elle  n'est  pas 
exprimée).  On  pourrait  rattacher  à  des  préoccupa- 
tions de  même  ordre  les  espèces  de  tabous  attachés 
aux  fruits  des  arbres  pendant  les  trois  premières 
années  de  leur  croissance  {Lev,,  xix,  23),  cette 
prohibition  relative  aux  aliments  impurs  qui  est  si 
intimement  unie  à  la  formule  «  Vous  serez  saints 
pour  moi  parce  que  je  suis  saint  »  {Lev.,  xx,  25,  26). 

589.  —  g)  Il  faut  considérer  avec  une  attention 
spéciale  ce  qui  concerne  la  sainteté  des  prêtres.  Il  est 
naturel  qu'on  réclame  des  prêtres  une  sainteté  plus 
grande  que  des  simples  fidèles  {Lev.,  xxi,  6,  8),  et 
qu'on  la  veuille  exceptionnelle  au  sommet  de  la 
hiérarchie  (xxi,  10,  12).  Outre  qu'ils  ont  à  accomplir 
des  fonctions  augustes  {Lev.,  xxi,  8»,  10'),  les  prêtres 
ne  sont-ils  pas  dans  des  relations  particulièrement 
intimes  avec  Y'ahweh  qui  les  sanctifie?  {Lev.,  xxi, 
i5,  23;  XXII,  g,  16).  Les  ordonnances  relatives  aux 
prêtres  {lev.,  xxi,  i-g)  et  au  grand  prêtre  {Lev.,  xxi, 
iO-i5)  ne  traitent  pas  de  la  sainteté  intérieure;  le 
caractère  juridique  de  toute  cette  législation  explique 
ce  silence.  Mais,  parmi  les  prescriptions  qui  regar- 
dent l'extérieur,  il  en  est  dont  on  doit  dire  qu'elles 
ne  dépassent  pas  les  préoccupations  d'une  sainteté 
toute  physique  {Lev.,  xxi,  i-4  et  même  10,  11).  Il  en 
est  de  même  des  irrégularités  qui  doivent  écarter 
le  prêtre  de  ses  fonctions  {Lev.,  xxi,  17-23);  bien 
qu'à  propos  de  certaines  d'entre  elles  on  puisse  in- 
voquer des  motifs  de  décence,  il  faut  se  rappeler 
qu'il  s'agit  surtout  de  ne  pas  profaner  le  sanctuaire 
{Lev.,  XXI,  23'>).  Telles  seraient  encore  les  ordon- 
nances concernant  la  participation  aux  choses  sain- 
tes, aux  mets  consacrés  {Lev.,  xxii,  1-9).  Telles  enfin 
celles  qui  tendent  à  éloigner  les  victimes  qui  présen- 
tent certains  défauts  {Lev.,  xxii,  17-25);  à  leur  sujet 


S47 


MOÏSE  ET  JOSUE 


848 


il  est  vi-ai.Malactiie  invoquera  des  raisons  de  respect 
et  de  dignité  (Mal.,  i,  6-1 4). 

390.  —  //)  Mais  l'erreur  serait  complète  si  l'on 
prétendait  que  la  Loi  iie  sainteté  s'arrête  aux  préoc- 
cupations de  sainteté  rituelle.  Dans  la  liste  des  fautes 
qui  souillent  le  pays,  il  y  a  bien  telle  ordonnance 
dont  on  ne  voit  pas  nellement  la  portée  morale  (tec, 
XVIII,  19);  mais  les  autres  sont  inspirées  par  le  souci 
de  sauvegarder  les  exigences  essentielles  de  la  reli- 
"ion  (Lev.,  xvin,  21)  ou  des  bonnes  mœurs  (Lev., 
XVIII,  6-18,  ao,  22,  23);  de  même  dans  la  liste  des 
fautes  qui  attirent  les  plus  sévères  sanctions  (Lev., 
XX,  2-21  ;  sauf  peut-être  18).  Pareillement,  dans  la 
série  des  prescriptions  qui  ont  pour  objet  d'assurer  la 
sainteté  des  prêtres  et  à  côté  des  ordonnances  dont 
nous  parlions  plus  haut,  on  trouve  des  préceptes 
dont  les  relations  avec  la  religion  (/ec.,  xxi,  5) 
ou  la  morale  (Lev.,  xxi,  7,  9,  i3-i5)  sont  évidentes. 
D'autres  commandements  d'ailleurs  se  présentent 
comme  des  expansions  ou  des  interprétations  qui 
se  rattachent,  aussi  directement  que  possible,  aux 
exigences  de  la  loi  naturelle. 

391.  —  B.  C'est  ce  que  révélera  une  vue  d'en- 
semble du  contenu  de  cette  législation. 

a)  Il  est  évident  que  les  lois  au  caractère  spécili- 
quement  religieux  y  abondent  (Le^.,  xvn,  2-16; 
xvni,  21;  XIX,  3».',  4,  0-8,  12,  19,  21-22,  23-25,  26-28, 
3o,  3i;  XX,  2-5,  6-8,  23-27;  xxi-xxii;  xxiii-xxv;  sans 
parler  de  l'appendice  du  chap.  xxvii).  Il  n'y  a  pas  à 
en  être  surpris,  puisque  c'est  un  code  particulière- 
ment destiné  aux  prêtres,  à  Aaron  et  à  ses  iils(/.ei., 
XVII,  2;  XXI,  i;  XXII,  2).  Parmi  ces  ordonnances,  on 
en  citerait  un  grand  nombre  qui,  loin  de  ne  pourvoir 
qu'à  une  régularité  extérieure  et  à  sauvegarder  une 
sainteté  toute  physique  des  personnes  et  des  choses, 
tendent  à  maintenir  des  principes  fondamentaux  de 
la  vie  religieuse  juive  (/et.,  xvn,  i-g  au  sujet  des- 
quels on  peut  rappeler  ce  que  nous  avons  dit  de  la 
loi  de  l'unité  de  sanctuaire;  xviii,  21  :  xix,  4.  12,  3i  ; 
XX,  2-5,  6-8,  27);  un  grand  nombre  encore  qui  ten- 
dent à  assurer  l'expression  des  mêmes  sentiments 
que  nous  avons  signalés  dans  l'élude  des  codes 
précédents  :  jalousie  du  Dieu  unique  (/.er.,  xix,  4)i 
respect  du  nom  divin  (f.ev.,  xix,  12),  souci  de  la 
pureté  du  culte  (ter.,  xviii,  21;  xix,  3i;  xx,  2-5  [?J, 
6,  a^),  reconnaissance  du  souverain  domaine  de  Dieu 
(/.ec,  XVII,  5-'j,  8-9;  XIX,  a4  ;  etc.).  Mais  un  trait  dis- 
tingue celte  loi  de  celles  que  nous  avons  aujjara- 
vanl  étudiées;  c'est  le  souci  du  détail,  du  rituel.  On 
s'en  rendra  compte,  par  exemple,  en  comparant  les 
ordonnances  du  Deiitérononie  (Deut.,i.\i)  el  ceUes  de 
la  Loi  de  sainteté  {Lev.,  xxiii)  concernant  les  fêtes; 
mais,  de  nouveau,  celle  différence  tient  au  carac- 
tère spéciûque  du  deuxième  de  ces  codes.  C'est  peut- 
être  aussi  ce  caractère  qui  explique  le  prix  attaché  à 
l'observance  en  tant  qu'observance  (/.et'.,  xix,  3»?'', 
h^-'J,  3o).  Noter  encore  les  précautions  en  vue  de 
sauvegarder  le  caractère  national  du  culte  (Lev., 
XXII,  io-i3). 

392.  —  '')  En  ce  qui  concerne  la  vie  sociale  et 
politique,  on  peut  relever,  dans  la  toi  de  sainteté, 
des  préoccupations  analogues,  malgré  la  sécheresse 
et  une  certaine  raideur  du  langage,  à  celles  que  nous 
avons  signalées  à  propos  des  autres  codes,  parfois 
même  des  préoccupations  plus  délicates.  —  «)  On 
notera,  au  sujet  de  la  justice,  les  ordonnances 
concernant  le  vol  et  le  mensonge  {/.et'.,  xix,  11),  les 
jugements  (/.et'.,  xix,  i5,  16),  les  mesures  (Aei.,  xix, 
35,  36).  —  fi)  Dans  un  autre  ordre  d'idées,  le  respect 
dii  aux  parents  (/-et.,  xix,  i^'^  [ici  ce  précepte  est  mis 
sur  le  même  rang  que  celui  de  l'observation  du  sabbat, 
dont  l'importance  est  si  particulière  en  ce  code]; 
cf.  XX,  9);  les  marques  de  respect  à  donner  au  vieil- 


lard (tet'.,  XIX,  32  [sur  le  même  pied  que  la  crainte  de 
Dieu]).  —  -/)  A  propos  des  sentiments  d'humanité,  on 
soulignera  les  ordonnances  concernant  les  pauvres 
(/et'.,  XIX,  9,  10),  les  faibles  (/.et'.,  XIX, i3),  les  infirmes 
{l.ey.,  xix,i4),  les  étrangers  igéi:,  Lev . ,  xix,  33,34).  On 
le  remarquera  même  avec  soin.  C'est  dans  la  Loi  de 
sainteté,  et  non  dans  le  Deutéronome,  qu'est  formulé 
le  précepte  presque  évangélique  de  l'amour  du  pro- 
chain comme  soi-même  (/.et.,  xix,  18»/),  que  sont 
condamnées  la  haine  (/.et.,  xix,  15^)  et  la  vengeance 
(/et.,  XIX,  18»»). —  S)  Toutefois  l'une  des  notes  distinc- 
tives,  dans  la  partie  morale  du  code  que  nous  étu- 
dions, c'est  la  préoccupation  de  la  moralilé  propre- 
ment dite.  De  là  les  règlements  el sanctions  dirigés 
contre  certains  désordres  particulièrement  crianls 
{Lev.,  XVIII,  22,  23  ;  xx,  i3,  i5,  16),  contre  la  prosti- 
tution (Z,ei'.,  XIX,  29).  De  là  les  ordonnances  qui  ont 
pour  but  d'assurer  la  sainteté  et  la  dignité  du  ma- 
riage: protection  de  la,  liancée,  même  si  elle  est 
esclave  (Lev.,  xix,  20-22);  longue  liste  des  empêche- 
ments de  mariage  (£ei'.,  XVIII, 6-18);  sanctions  contre 
l'adultère  (Lev.,  xx,  io)et  l'inceste  (Lev.,  xx,  11, 12,  i4, 
l'j,  19-21);  précepte  touchant  l'usage  du  mariage 
(/.et'.,  XVIII,  19  ;  XX,  18);  etc. 

S93.  —  2°)  Si  la  Loi  de  sainteté  demeure  l'élément 
fondamental  du  Code  sacerdotal,  elle  n'en  est  pas 
la  partie  la  plus  considérable.  U  faut,  en  effet,  men- 
tionner, en  s'en  tenant  à  la  stricte  législation  :  le 
rituel  de  la  Pàque(£.r.,  xii,  1-20 -f- 43-49)  ;  les  dispo- 
sitions en  vue  de  la  conslruclion  du  tabernacle  (Ex., 
XXV,  i-xxxi,  l'j),  auxquelles  il  convient  d'ajouter  le 
récit  de  leur  réalisation  (E.r.,  xxxv,i-xL,33);  le  rituel 
des  sacrifices  (iei.,  i-vii);  les  lois,  en  forme  de  récits, 
concernant  l'installation  des  prêtres  (Lev.,  viii-x); 
les  lois  de  pureté  (Lev.,  xi-xv);  le  rituel  du  jour  des 
Expiations  (Lev.,  xvi).  De  même,  les  suppléments 
du  livre  des  Nombres  :  les  personnes  impures  ex- 
clues du  camp  (Niim.,  v,  i-4);  loi  sur  la  restitution 
(.\um.,  V,  5-10);  loi  sur  la  jalousie  (Aum.,  v,  n-3i)  : 
loi  du  nazaréat  (Ktim.,  vi,  1-21);  formule  de  bénédic- 
tion (Niim.,  VI,  22-27);  ^'■^  lampes  (A'um.,  viii,  i-4); 
loi  sur  l'installation  des  lévites  (A'um.,  viii,  5-26);  la 
seconde  Pàque  (Num.,  ix,  i-i4);  les  trompettes 
(Num.,  X,  i-io)  ;  les  offrandes  qui  doivent  accompa- 
gner les  sacrifices  (Aiim.,  xv,  1-16);  les  prémices  de 
la  farine  (Num.,  xv,  17-ai);  l'expiation  des  péchés 
commis  par  erreur  (Niim,,  xv,  2a-3i);  la  violation 
du  sabbat  (Num.,  xv,  32-36);  les  glands  aux  vête- 
ments (Num.,  XV,  37-41);  fonctions  et  revenus  des 
prêtres  et  des  lévites  (A'um.,  xviii);  purifications  avec 
l'eau  dans  laquelle  on  a  répandu  la  cendre  de  la 
vache  rousse  (A'h;«.,xix);  loi  sur  les  héritages  (A'wm., 
xxvn,  i-ii);  loi  sur  les  sacrifices  de  tous  les  jours  et 
des  fêtes  (I\um.,  xxviii,  i-xxx,  i);  loi  sur  les  vceux 
(A'um.,  XXX,  a-17);  les  villes  lévitiques  (Num.,  xxiv, 
1-8);  les  villes  de  refuge  et  les  lois  sur  le  meurtre 
(Num.,  XXXV,  9-34);  loi  complémentaire  sur  les 
héritages  (Num.,  xxxvi). 

294.  —  a)  U  est  facile  de  constater  que  les  lois 
d'ordre  social  ou  civil  ne  tiennent  qu'une  place  très 
restreinte  au  milieu  de  toutes  ces  ordonnances(Aum.,~ 
V,  5-1  o  :  V,  ii-3i  ;  xxvii,  i-ii  ;  xxxv,  9-34  ;  xxxvi); 
nous  n'avons  pas  à  nous  y  arrêter.  —  /)  La  plupart 
des  prescriptions  ont  un  caractère  cultuel.  Nous  ne 
saurions  être  surpris  de  constater  qu'on  y  relève  le 
souci  du  détail,  la  préoccupation  d'assurer  l'exact 
accomplissement  des  cérémonies  et  de  préciser  les 
conditions  de  cette  pureté  et  sainteté  extérieures  qui, 
nous  l'avons  vu,  prend  une  importance  si  considéra- 
ble dans  la  vie  juive  telle  que  la  décrit  déjà  la  Loi  de 
sainteté.  Ces  ordonnances  et  dispositions  pourraient 
faire  l'objet  d'une  étude  du  plus  haut  intérêt;  en 
les  rapprochant  des  usages  en  vigueur  dans  le  reste 


S49 


MOÏSE  ET  JOSUÉ 


850 


(le  rOrienl  sémitique,  on  apporterait  une  contribu- 
tion précieuse  à  Vllistuire  comparée  des  reli'^iuns. 
Mais  on  comprend  que  ce  travail  et  ce  point  de  vue 
soient  cliangei-i  au  sujet,  déjà  si  vaste,  que  nous 
avons  entrepris  de  traiter. 

395.  —  C-)  Parmi  les  traits  qui  caractérisent  ce 
rituel,  mentionnons,  en  premier  lieu,  l'importance 
attachée  à  l'acte  liturgique.  Plus  d'un  critique 
atlril)ue  cette  préoccupation  à  l'idée  que  l'acte  litur- 
gii|ue  a  une  eîlicacité  propre  ou,  comme  on  dit  en 
théologie  sacramentaire,  agit  ex  opère  operato.  Nous 
n'oserions  pas  dire  que  cette  concej)tion  soit  entière- 
ment étrangère  à  l'esprit  qui  inspire  et  anime  ces 
prescriptions.  Mais  nous  estimons  qu'une  j)lace  plus 
grande  doit  être  attribuée  à  la  pensée  d'iionorcr 
Dieu,  au  souci  de  la  parfaite  dignité  du  culte  à  ren- 
dre à  Celui  qui  est  à  la  fois  le  Ïout-Puissant  et  le 
Très-Saint;  les  discours  de  MalacLie  favorisent 
clairement   ce  point   de  vue  (J/a/. ,  i,  6  i4  :  nr,  6-12). 

S98.  —  (0  Un  deuxième  caractère  de  celle  législa- 
tion consiste  dans  l'importance  attachée  au  rôle  du 
clergé.  Dans  le  />e«/éro/iome,  nous  assistons  surtout 
aux  manifestations  prescrites  ou  spontanées  des  lils 
d'Israël;  les  lidèles  viennent  par  groupes,  générale- 
ment par  familles,  apporter  au  Temple  leurs  prémices, 
leurs  premiers-nés,  leurs  dimes,  s'acquitter  des  sacri- 
fices réglementaires,  accomplir  leurs  voeux,  faire 
leurs  offrandes  spontanées.  Tous  ces  actes  ont  un 
caractère  nettement  personnel,  souvent  individuel. 
C'est  un  autre  côté  de  la  liturgie  que  nous  dévoile  le 
Code  sacerdotal.  Nous  voyons  le  clergé  de  Jérusalem 
attaché  au  Temple  pour  représenter,  dans  l'exercice 
de  la  [irière  publique,  le  peuj)Ie  auprès  de  son  Dieu. 
Alors  même  que  les  fidèles  ne  viennent  pas  solliciter 
leur  ministère  pour  des  intentions  particulières  ou 
en  faveur  d'individus  ou  de  groupements  détermi- 
nés, les  prêtres  et  les  lévites,  se  conformant  à  une 
réglementation  précise  et  minutieuse,  prient  pour  le 
peuple  tout  entier,  offrent  des  sacrifices  pour  le 
peuple  tout  entier,  utilisent  dans  ce  but  des  reve- 
nus   qui  leur  sont  assurés  par  le  peuple  tout  entier. 

597.  —  e)  Enfin  nous  signalerons  un  troisième 
et  dernier  trait  du  Code  sacerdotal.  Ce  qui  frappait 
encore  dans  le  DeiUéronome,  c'était  surtout  la  joie  (|uc 
les  fils  d'Israël  goûtaient  dans  la  prati(|ue  de  leurs 
actes  religieux.  Le  Corfe  sacerrfoïa/ parait  faire  une 
place  aussi  grande,  sinon  plus  absorbante,  au  souci 
de  la  pureté  et  à  la  crainte  du  péché.  Cette  dernière 
préoccupation  explique  les  préceptes  relatifs  à  des 
sacrifices  et  rites  expiatoiresdont  il  n'est  pas  question 
dans  la  législation  deutéronomique.  D'autre  part, 
elle  ne  s'arrête  pas  seulement  aux  fautes  voulues  et 
consenties,  dont  on  serait  tenté  de  dire  que  seules 
elles  comptent  au  point  de  vue  moral  ;  elle  s'étend 
jusqu'aux  fautes  commises  par  erreur  ou  inadver- 
tance. C'est  une  application  nouvelle  des  principes 
déjà  posés  par  la  Lui  de  sainteté  au  sujet  de  la  sain- 
teté et  de  la  pureté  physiques. 

598.  —  Remarque.  —  Il  va  de  soi  qu'en  relevant 
ces  différences  entre  les  divers  codes,  nous  n'avons 
en  aucune  manière  l'idée  de  parler  de  contradictions 
ou  d  incompatibilités,  exclusives  de  la  présence  de 
ces  diverses  ordonnances  dans  la  même  collection 
générale.  Les  rédacteurs  qui,  d'après  les  critiques, 
ont  fondu  ensemble  ces  législations  primitivement 
séparées,  n'en  ont  pas,  eux  non  plus,  découvert. 

III.   —  Développement  et  progrès 
dans  la  législation  mosaïque 

1'  Remarques  préliminaires 

599.  —  a)  A  la  base  de  leurs  théories  sur  le  Pen- 
lateuque,  les  critiques  étrangers  à  l'Eglise  mettent, 


nous  l'avons  vu,  la  constatation  d'un  développement 
législatif  dont  les  diverses  phases  ne  seraient  pas 
autrement  difficiles  à  déterminer.  Beaucoup  d'exé- 
gètes  catholiques,  de  leur  côté,  n'hésitent  pas,  même 
après  les  décisions  de  la  Comiitissioii  liitilique,  à 
reconnaître,  au  moins  en  certains  cas,  l'existence  de 
semblables  développements;  ils  en  concluent  que  les 
anciennes  législations  ont  subi  des  relonrlies,  reçu 
des  comiiléments,  destinés  à  les  adajiter  à  des  situa- 
tions et  à  des  besoins  nouveaux.  Souvent  toutefois, 
on  ne  parle  de  ces  sujets  que  d'une  manière  générale 
et  forcément  un  ])eu  vague.  Il  nous  a  paru  utile  de 
fournir  les  éléments  d'une  appréciation  plus  objec- 
tive en  mettant  au  point  quelques  exemples  con- 
crets. —  //)  Ce  n'est  pas  chose  toujours  facile  et  la 
comparaison  des  documents  doit  être  fuite  avec  un 
juste  sens  des  nuances.  De  ce  qu'une  loi  manque 
dans  un  des  codes,  on  ne  peut  pas  conclure  que  l'au- 
teur de  ce  code  l'ignorait,  bien  moins  qu'il  a  fait 
sa  collection  à  un  moment  où  elle  n'existait  pas 
encore.  On  comprend  aisément  par  exemple  que, 
même  au  cas  où  les  lois  rituelles  du  Code  sacerdotal 
auraient  existé  à  l'époque  où  furent  rédigés  le  Code 
de  l'alliance  et  le  Code  deutéronomique,  ceux-ci  ne 
les  aient  pas  reproduites;  elles  traitaient  de  sujets 
trop  spéciaux.  Il  arrive  pourtant  que  le  Deuiéroniime 
renvoie  à  l'une  de  ces  ordonnances.  C'est  à  propos 
de  la  lèpre;  il  recommande  l'observation  soigneuse 
Cl  de  tout  ce  que  vous  enseigneront  les  prêtres  lévlti- 
ques  ;  tout  ce  que  je  leur  ai  prescrit,  vous  le  mettrez 
soigneusement  en  pratique  »  (Deul.,  xxiv,  8,  9);  il 
est  de  toute  vraisemblance  que  la  législation  à  la- 
quelle l'auteur  se  réfère  soit  en  substance  celle  de 
I.ev.,  xnixiv.  Nul  doute  que,  si  d'autres  occasions  se 
fussent  présentées,  le  /Jeutéronome  ou  le  Code  de 
l'alliance  eussent  mentionné  d'autres  collections  sa- 
cerdotales. —  c)  Le  terrain  parait  plus  solide  si 
l'on  compare  entre  elles  les  rédactions  des  lois  qui. 
dans  les  trois  codes,  traitent  les  mêmes  sujets  Encore 
faut-il  penser  qu'à  raison  des  détails  qui  se  trouvaient 
ailleurs  sur  le  même  sujet,  tel  auteur  a  pu  simplifier 
son  texte  législatif,  tel  rédacteur  a  pu  abréger  l'un 
des  documents  qu'il  retenait.  Néanmoins  c'est  sur 
ces  textes  parallèles  que  nous  allons  concentrer 
notre  attention,  nous  bornant  d'ailleurs  à  un  simple 
exposé  des  faits. 

2°  Les  esclaves 

300,  —  La  première  loi  d'oi-dre  social  à  propos  de 
liiquelle  pareilles  coaiparaisons  présentent  de  l'intérêt  est 
celle  qui  concerne  les  esclaves. 

1)  Le  Code  de  VatUanre  a  strictement  en  Tue  l'esclave 
hébreu  [Ex.,  xxi,  2).  — a)  L'esclave  entre  danslamaisonde 
son  maître  par  un  contrat  d'achat  {Ex,^  3txi,'2)  ;  il  est  la  pro- 
priété, la  «  monnaie  »  de  son  maître  {Ex.,  xm,  21).  Un 
chacun  toutefois  n'a  pas  le  droit  de  porter  atteinte  à  la 
liberté  de  son  prochain  et  la  peine  de  nioi-l  cliâtierait  celui 
qui  aurait  dérobé  son  frère  pour  le  vendre  ou  le  prendre  à 
son  service  (£'x.,  XXI,  l(i).  C'est  avec  les  ajartts  drc»it,père, 
etc.,  —  sans  parlei-  sans  doute  de  l'esclave  lui-même  — 
qu'il  faut  entrer  en  néfjociations  [Ex .,  xxi,  7)  ;  on  n'oubliera 
pas  non  plus  que  certains  des  peuples  voisins,  les  Phéni- 
ciens par  exemple,  étaient  de  grands  i>ourvoyeui's  d'escla- 
ves.—  b)  La  situation  de  l'esclave  mAle  n'est  pas  de  tout 
poifit  la  même  que  celle  des  femmes  esclaves.  La  liberté 
de  l'esclave  mAle  n'est  pas  aliénée  pour  toujours  ;  en  la 
septième  année,  il  recouvre  sa  liberté  sans  rien  payer  {Ex., 
XXI,  2),  La  loi  est  dure  pour  l'esclave  marié.  Sans  doute, 
s'il  avait  une  femme  lors  de  son  entrée  en  service,  il  la 
ramènera  avec  lui  ;  mais  s'il  a  reçu  sa  femme  de  son  maître 
et  qu'il  y  ait  eu  des  enfants,  femme  et  enfants  demeureront 
chez  ce  dernier  et  l'esclave  sortira  seul  {Ex.,  xxi.  3,  4).  Une 
ressource  lui  reste,  il  est  vrai,  et  la  situation  prévue  pour 
lui  jiar  la  loi  est  assez  bonne  ]>our  qu'on  puisse  compter 
qu  il  usera  de  cette  faculté.  Il  peut  demander  à  rester  au 
service  de    son   maître  ;   un    rite  au    caractère  religieux 


851 


MOÏSE  ET  JOSUE 


852 


consacrera  l'engagement,  qui  sera  définitif  {Ex.,  xxi,  5,6). 

c)   Le  sort  des  femmes  esclaves   est  difTcrent.    Le   cas 

visé  est  celui  de  la  femme  esclave  qui  devient  concubine 
dans  la  maison  de  son  maître;  c'est,  ou  bien  parce  que 
telle  est  la  condition  la  plus  fréquente,  sinon  normale,  des 
femmes  esclaves,  ou  bien  parce  que  le  législateur  ne  vise 
que  ce  cas  particulier.  L'esclave-concubine  ne  sort  pas  la 
septième  année  {Ex.^  xxi,  7),  sauf  le  cas  {Ex.,  xxi,_ll) 
où  son  maître  n'aurait  pas  eu  égard  aux  mesures  prises 
pour  sauvegarder  ses  intérêts  et  sa  dignité  [Ex..  xxi,  8-10). 

(l\  Toutefois  les  esclaves  des  deux  sexes  sont  mis  sur 

le  même  rang  quant  aux  brutalités  dont  ils  seraient  victi- 
mes de  la  part  de  leurs  maîtres;  les  réparations  et  sanc- 
tions sont,  il  est  vrai,  beaucoup  moins  sévères  que  quand 
il  s'agitdes  hommes  libres  [Ex.,  xxi,  20,  21,  26,  27;  cf.  32). 
301.  —  2")  Dans  le  Deutéronome,  les  ordonnances  rela- 
tives aux  esclaves  [Deut.,  xv,  12-18)  se  rattachent  à  celles 
qui  concernent  l'année  de  rémission.  Gomme  dnns  le  Code 
de  Valli^nce,  il  n'est  question  que  de  l'esclave  hébreu.  • — 
a)  Il  semblerait  que  seul  l'esclave  ait  le  droit  de  disposer  de 
sa  liberté  (selon  le  sens  réfléchi  que  peut  ayo'w yimmàk^ér  ; 
Deut,,  XV,  12);  en  tout  cas  la  sentence  de  mort  est  renou- 
velée contre  quiconque  enlève  son  frère  pour  le  vendre  ou 
le  mettre  à  son  service  {Deut.,  xxiv.  7).  —  b)  De  nouveau 
on  parle  de  la  libération  de  l'esclave  au  terme  de  la  sixième 
année  {Deut.,  xv,  12).  Des  recommandations  sont  faites  à 
ce  sujet,  dans  lesquelles  on  reconnaît  le  sens  profond 
d'humanité  qui  caractérise  ce  code.  Non  seulement  l'es- 
clave sort  sans  rien  payer  (cf.  Ex.,  xxi,  2),  mais  on  ne  le 
renvoie  pas  les  mains  vides;  on  lui  donne  quelque  chose 
du  menu  bétail,  de  l'aire,  du  pressoir.  D'une  part,  on 
n'oubliera  pas  que  son  travail  a  contribué  à  rendre  effi- 
caces les  bénédictions  de  Dieu;  d'autre  part,  on  se  rap- 
pellera qu  Israël  lui-même  a  été  esclave  en  Egypte  [Deut., 
XV,  13-15). Le  souvenir  des  services  reçus  doit  même  exclure 
tout  sentimetit  pénible  lors  du  départ  de  celui  qui  est 
vraiment  moins  un  esclave  qu'un  serviteur  [Deut. ,  xv,  18)  ; 
rien  de  surprenant  à  ce  qu'ici,  comme  dans  le  Code  de 
l'alliance^  on  entrevoie  le  cas  où  l'esclave  voudra  se  fixer 
chez  son  maître  (Deut.,  xv,  17j.  —  c)  Ce  qui  doit  davan- 
tage attirer  l'attention,  c'est  qu'au  point  de  vue  de  la  libé- 
ration de  la  septième  année,  la  condition  est  la  même 
pour  les  esclaves  des  deux  sexes  {Deut.,  xv,  12,  17).  On 
peut  se  demander  s'il  s'agit  pour  la  femme-esclave  du 
même  cas  que  dans  Ex.^  xxi,  7-11.  Tandis  qu'en  ce  der- 
nier passage,  le  cas  visé  est  celui  de  l'esclave-concubine, 
il  se  pourrait  que  le  texte  deutérotiomîque  fît  abstraction 
de  cette  hypothèse.  Il  serait  possible,  d'autre  part,  que  le 
Deutéronoine  \\se  un  état  social  dans  lequel  le  concubinat 
servile  serait  devenu  plus  rare.  On  le  noiera  :  c'est  en  con- 
formité avec  cette  législation  que  se  présente  la  pratique 
à  laquelle  il  est  fait  allusion  dans  le  livre  de  Jérémie  {Jer., 
xxxiv,  8-16;  il  est  question  des  esclaves  des  deux  sexes) 
pour  l'époque  du  roi  Sédécias. —  d)  D'après  le  Deutéronome 
les  esclaves  des  deux  sexes,  —  mieux  :  les  serviteurs  et  ser- 
vantes, —  ont  leur  place  dans  la  famille,  participent  à  sa 
vie,  notamment  dans  les  actes  religieux,  dans  les  pèleri- 
nages à  la  Ville  Sainte  et  dans  les  repas  sacrés  qui  s'y 
rattachent  [Deut.,  xii.  12,  18;  xvi,  11,  14).  Remarquer 
encore  l'ordonnnnce  humanitaire  concernant  l'esclave  fu- 
gitif {Deut. y  xxui,  16,  17  [Vulg.  15,  16]). 

303.  —  3"»)  Dans  le  Code  sacerdotal  {Loi  de  sainteté),  la 
question  des  esclaves  est  traitée  a  propos  de  l'année  jubi- 
laire (Z.ei'.,  XXV,  35-55).  Après  une  exhortation  sur  l'atti- 
tude à  garder  vis-à-vis  des  pauvres  {Lei'.,  xxv,  35-38),  le 
législateur  envisage  le  cas  où  un  Israélite,  devenu  pauvre, 
est  contraint  de  se  fendre  {nimkar,  même  forme  verbale 
que  dans  le  Deutt'rononie)  au  service  d'un  maître,  israélite 
comme  lui  (Lee,  xxt,  39a).  C'est  bien  lui,  en  effet,  qui 
se  vend;  on  ne  le  vend  pas  comme  on  fait  des  esclaves 
{Lev.,  XXV,  42b  ).  — .  a)  Une  distinction  capitale  est,  dès 
lors,  établie  entre  l'esclave  hébreu  et  l'esclave  étranger. 
—  «I  En  réalité,  un  Isruélite  ne  doit  jamais  traiter  son 
«  frère  n  comme  un  esclave  {Lcv..  sxv,  39^),  mais  bien 
plutôt  comme  un  mercenaire  i.vâAhîV),  comme  un  étran- 
ger fixé  pour  un  temps  limité  (^'.^iï^»h)  dans  le  pays  (/<«('., 
XXV,  4ûa).  Non  seulement  on  ne  doit  pas  lui  imposer  un 
travail  d'esclave,  mais  sa  sujétion  ne  durera  pas  tou- 
jours. Il  n'est  pas  question  ici  toutefois  de  la  rupture  de 
son  engagement  en  la  septième  année  (cf.  J?.r.,  xxi,  2-11 
et  Deut.,  XV,  12-18),  mais  seulement  en  l'année  du 
jubilé;  il  sortira  alors  avec  ses  enfants,  sans  que  l'on 
fasse    les    distinctions   établies  par  le    Code  de  l'alliance 


[Ex.,  XXI,  3,  4);  il  retournera  dans  sa  famille  et  la  pro- 
priété de  ses  pères  [Lev.,  xxv,  40b,  41).  pour  appuyer 
cette  ordonnance,  le  législateur  invoque  un  motif  dont  il 
n'a  pas  encore  été  question  :  c'est  que  les  esclaves,  aussi 
bien  que  leurs  maîtres,  ont  participé  à  la  faveur  divine 
lors  de  la  libération  de  la  servitude  égyptienne  {Lev., 
xxv,  42aj  ;  la  clémence  dont  ou  doit  user  à  leur  égard  est 
une  conséquence  de  la  crainte  de  Yahweh  [Leu.,  xxv,  43). 
—  /3)  Un  autre  cas  est  envisagé  au  sujet  de  l'Israélite 
pauvre  ;  celui  où  il  serait  réduit  à  se  vendre  à  un  étran- 
ger [gêr,  (o.'îâèli)  établi  dans  le  pays  ou  à  un  descendant 
de  cet  étranger  {Lee.,  xxv,  47).  !1  y  aura  alors  un  droit  de 
rachat  que  pourront  exercer  un  des  frères  de  l'esclave, 
son  oncle,  son  cousin  germain,  tout  autre  proche  parent  et 
l'esclave  lui-même,  s'il  recouvre  des  ressources  {Lev.,  xxv, 
48,  49);  le  prix  du  rachat  se  calculera  d'après  le  temps 
qui  séparera  la  vente  et  le  rachat  de  l'année  jubilaire 
(Cev.,  xxv,  50-52).  En  tout  cas,  le  jubilé  sera  pour  l'esclave 
et  ses  enfants  une  date  d'nlTranchissement  (ici'. ,  xxv,  54), 
Yahweh  ne  peut  consentir  à  ce  que  les  Israélites  aliènent 
leur  liberté  d'une  manière  définitive,  car  c'est  de  lui  et  de 
lui  seul  qu'ils  sont  vraiment  les  serviteurs  (/.rc,  xxv,  55)  ; 
il  ne  peut  davantage  supporter  qu'ils  soient  traités  avec 
dureté  {Lei'. ,  xxv,  53  ;  cf.  'i6t^).  —  b)  Les  véritables  esclavps 
seront  pris  par  les  Uébreux  et  achetés  parmi  les  peuples 
qui  entourent  Israël  :  on  pourra  de  même  en  acheter  aux 
étrangers  {toiàb^im)  fixés  pour  un  certain  temps  dans  le 
pays.  Ces  esclaves  seront  la  propriété  du  maître  dans  le 
vrai  sens  du  mot;  il  les  transmettra,  comme  tout  autre 
héritage,  à  ses  descendants  {Lei>.,   xxv,  44-46). 

3°  Le  droit  de  refuge 

303.  —  C'est  encore  une  loi  sociale  qui,  commune  aux 
trois  codes,  met  bien  en  relief  les  préoccupations  d'hu- 
manité, en  même  temps  que  de  justice,  chères  au  législateur 
hébreu. 

1»;  La  formule  du  Code  de  Vaillance  [Ex.,  xxi,  12-14)  est 
très  brève;  elle  se  ramène  à  trois  points  : —  a]  L'exposé  du 
principe  (forme  de  la  loi  du  talion)  d'après  lequel  quicon- 
que frappe  un  homme  à  mort  doit  être  mis  &  mort  {Ex., 
XXI,  12)  ;  on  ne  dit  rien  de  l'exccnteurde  cette  sanction. — 
b]  Une  réserve  en  faveur  du  meurtrier  qui  «  n'a  pas  guetté 
sa  victime,  maïs  à  la  main  duquel  Dieu  l'a  présentée  », 
autrement  dit,  en  faveur  du  meurtrier  involontaire.  Dieu 
fixera  un  lieu  où  il  pourra  s'enfuir  ;  c'est  l'expression  même 
du  droit  de  refuge.  On  remarquera  la  manière  tout  h  fait 
vague,  d'allure  primitive,  dont  le  lieu  de  refuge  est  dési- 
gné [Ex.,  XXI,  13).  —  c)  Quant  au  meurtrier  volontaire, 
((  qui  agit  avec  présomption  contre  son  prochain  pour  le 
tuer  par  ruse  »,  il  n'y  a  pas  pour  lui  de  droit  de  refuge; 
on  doit  le  prendre  même  «  à  mon  autel  »  {expression  à 
noter)  pour  le  faire  mourir, 

304.  —  2")  Le  Deutéronome  {Deut.,  xix,  1-13)  renferme 
de  plus  grandes  précisions  :  —  a)  D'abord  touchant  le 
choix  des  lieux  de  refuge.  Ce  seront  des  villes,  car  le  nou- 
veau code  vise  une  situation  sociale  déjà  avancée  ;  d'autre 
part,  dans  une  législation  qui  attache  à  l'unité  de  sanc- 
tuaire une  importance  sans  précédent,  il  ne  saurait  être 
question  d'un  autel  de  Dieu  à  propos  de  chaque  lieu  de  re- 
fuge,Trois  villes  seront  mises  à  part  lorsque  Israël  entrera 
en  possession  de  Canaan  {Deut.,  xix,  1,  2,  7  ;  cf.  tv,  41- 
43)  ;  elles  seront  choisies  de  telle  sorte  que  de  tous  les  points 
du  pays,  divisé  en  trois  régions,  le  meurtrier  puisse  y  avoir 
accès  facile  {Deut.,  xix,  3).  Même,  si  Yalnveh  favorise  l'ex- 
tension du  territoire  et  donne  à  son  peuple  tout  le  pays  qu'il 
lui  a  promis,  il  faudra  ajouter  trois  autres  villes  [Deut., 
XIX,  8,  9).  De  plus  les  chemins  qui  y  mèneront  devront 
être  entretenus  en  bon  état  {Deut.,  xix,  3a).  —  b)  Ces  villes 
doivent  servir  è  ce  que  le  sang  innocent  ne  soit  pas  versé  au 
milieu  du  pays,  qu'il  n*y  ait  pas  de  sang  sur  Israël  {Deut.. 
XIX,  10).  Par  conséquent,  tout  meurtrier  n'aura  pas  le  droit 
d'y  trouver  refuge  ;  seul  aura  la  vie  sauve  celui  qui  aura 
tué  son  prochain  sans  le  savoir  et  qui  auparavant  n'avait 
pas  de  haine  contre  lui  {Deut.,  xix,  4K  Même  un  exemple 
illustre  ce  principe  :  l'exemple  classique  du  bûcheron 
dont  la  hache,  lancée  sur  l'arbre,  s'échappe  du  manche  et 
atteint  un  compagnon  {Deut..  xix,  5).  Lin  tel  homme  n'a 
pas  mérité  la  mort  et  il  faut  à  tout  prix  le  soustraire  à  la 
colère  du  vengeur  du  sang  qui  pourrait  l'atteindre  et  le 
frapper  si  la  ville  de  refuge  était  trop  éloignée  {Deut.,  xix, 
6).  On  remarquera  le  sens  psychologique  très  vif  qui 
anime    cette   appréciation   de   la    responsabilité  ;  d'autre 


853 


MOÏSE  ET  JOSUl'. 


854 


pari  on  notera  que  le  châtiment  esl  reserve  au  Tençeur 
du  sann  I -"■<■(  haJdàm).  Celui-ci  est  le  plus  proche  pa- 
rent de  la  victime  et  l'on  comprend  qu'il  puisse,  au  pre- 
mier moment,  agir  sous  linauence  de  la  colère,  san-  ganier 
le  calme  pour  exiiniim-r  attentivement  le  eus.  —  <)  Kmt 
autre  est  la  situation  du  meurtrier  qui  avait  auparavant 
de  la  haine,  qui,  s'étuntmis  en  embuscade,  s  est  precipile 
sur  son  prochain  et  lui  a  assené  un  coup  mortel.  Au.ait-.l 
trouvé  accès  dans  la  ville  de  refuge,  que  les  anciens  de  sa 
propre  résidence  l'enverraient  saisir,  pour  le  livrer  au 
Tengeur  du  sang  afin  qu  il  meure.  Pas  de  pit.e  pour  lui; 
ilfautéloignerd'Israëllesang  inn.icent  («<■««.,  xix,  11-1.>). 
Comme  on  le  voit,  nous  sommes  à  un  stage  de  la  vie  so- 
ciale disraëldans  lequel,  au  moins  pour  les  cas  ordinai- 
res (cf.  Deui.,  xTii,  8-13),  le  pouNoir  judiciaire  esl  aux 
mains  des  anciens. 

305  _  3")  Dans  le  Code  sacerdotal  (parties  supplé- 
mentaires .Vum.,  XXXV,  9-34),  la  législation  est  notaljle- 
ment  plus  développée.  -  a)  Quand  les  lils  d  Israël  auront 
passé  le  Jourdain  et  se  seront  lises  en  Canaan,  on  tlesi- 
enera  six  villes  de  refuge,  trois  en  ïransjordune  et  trois 
In  Palestine  proprement  dite  {Num.,  xxxv,  9-14);  elles 
seront  à  l'usage  de  l'Israélite,  et  aussi  de  1  étranger  qui, 
dune  manière  stable  {gèr)  ou  transitoire  (t.:.-;àb>')  séjourne 
dans  le  pays  ('V«m.,  xxxv.  15).  -  b)  Ces  villes  ne  peuvent 
servir  qu'au  meurtrier  qui    a   tué   quelqu  un    par   erreur 

protéger  contrôle  vengeur  du  sang  (,V«m.,  xxxy,  12);  celui- 
ci  demeure  donc  toujours  l'exécuteur  du  châtiment.  Mais 
une  nouvelle  disposition  intervient  en  faveur  du  meurtrier  : 
il  ne  peut  pas   élre    mis    à    mort  avant   d'avoir   comparu 
devant  l'assemblée  {,\um.,  xxxv,  I'2).  On  précise  d  ailleurs, 
par  des  exemples  qui  sans  doute  n'épuisent  point  tous  les 
ca<i    les   signes  auxquels  on    reconnaîtra  le  meurtrier  in- 
volontaire ;  c'est  lorsque  soudainement,  sans  haine    sans 
le  guetter,   sans  voir,   sans    lui  chercher  de  mal,  il  aura 
renversé  son  prochain,  lui  aura  fait  tomber  quelque  chose 
sur  la  télé,  une  pierre   par   exemple,  et   que  de  ces  acci- 
dents la  moit    se   sera    suivie   {Num.,  xxxv,  22,  2,i).  1^  est 
d'après  ces  exemples  que   l'assemblée   prendra  une  déci- 
sion entre  le  vengeur  du  sang  et  le  meurtrier;  on  suppose 
clairement   que  celui-ci  aura   été    ramené  de  la   ville    de 
refu-e  devant  le   tribunal,    sans   doute  ù  la  demande  du 
vengeur  (Num.,  xxxv,  24,  25).  -  <•■)  iMêroe  après  une  sen- 
tence  favorable,  le  meurtrier   involontaire    sera  ramené 
dans  la  ville  de  refuge  et  il  y  devra  demeurer  jusqu  à  la 
mort  du   grand    prêtre   en    fonction.    Alors    seulement   il 
pourra  retourner  chez  lui;  que  s'il  sortait  auparavant,  le 
vengeur  du  sang  pourrait  le  tuer  sans  encourir  de  culpa-- 
bilité  juridique  {Num.,   xxxv,  25-28).  Cette    mesure,   qui 
n'est  pas  sans  témoigner  de  certaines  lacunes  dans  1  exer- 
cice de  la  justice,  s'explique,  et  par  le  souci  de  respecter 
les  droits  du  vengeur  du    sang,   et  parla  preoccupi.ti-n 
d'éviter  autant  que  possible  les  violences  auxquelles  1  exer- 
cice de  ces  droits  peut  donner  lieu  dans  les  temps  qui  sui- 
vent  d'assez  près  la  mort  de  la  victime.  Elle  est  en  tout 
cas   regardée  comme  très  importante,;  une  clause  addi- 
tionnelle détend  d'accepter  une  rançon  pour  permettre  au 
meurtrier   involontaire   de    revenir    en     son    pays    avant 
la   mort   du  grand    prêtre  (Num.,  xxxv,  32).  —  d)  Divers 
exemples    sont  allègues  pour   faciliter  l'appréciation  de 
l'homicide  commis   de  propos   délibéré.   Certains  d'entre 
eux  trahissent  à  ce  point  la  préméditation  qu'il  n'y  a  pas 
à  s'enquérir  des  dispositions  du  meurtrier;  c  est  quand  il 
a  &  la  main  un  instrument  de  fer,  une  pierre,  un  instru- 
ment de   bois   capables  de  donner    la  mort  (Num.,  xxxv, 
16-181    Que  s'il  a  seulement  renversé  sa  victime,  s  il  lui 
a  jeté 'quelque  chose,  s'il  l'a  frappée  de  sa  main,  on  devra 
s'assurer  que  c'est  vraiment  par  h;.ine  ou  en  un  giiet-apens 
(Num     xxxv,  20,  21''').  Dans  tous  ces  cas.  le  meurtrier  volon- 
taire doit  être  puni  do  mort  ;  le  vengeur  du  sang  pourra  le 
tuer  quand  il  le  rencontrera  (.Vum.,  xxxv,  19,  21b).  —  <■)  On 
ne  parle  pas  ici  d'une  comparution  devant  1  assemblée  ;  en 
revanche  on    semble    sous-entendre    le  principe  deutéro- 
nomique  qui  exclut  le  coupable  de  la  ville  de  refuge  {Deut., 
XIX,  12).  Déjà  la  comparution  devant  le  tribunal  pourrait 
être  conclue  de  ce  qui  est  dit  î>  propos  du  meurtrier  invo- 
lontaire {Num.,  xxxv.  25;  cf.  12).  Mais  il  en  est  explicite- 
ment question  dans  les   clauses  additionnelles.  On  y  re- 
quiert la  déposition  des  témoins  contre  le  meurtrier  et  on 
note  qu'un  seul  témoin  ne  suffiiait  pas  pour  une  sentence 
de  mort  (Num.,   xxxv,  30).  Que   si  le  crime  est  établi,  on 
n'acceptera  pas  de   rançon   pour  infirmer  la   condamna- 


tion. Il  faut  h  tout  prix  écarter  la  souillure  du  pays  et  il 
n'y  a  pour  le  pays  d'expiation  du  sang  qui  y  a  été  ré- 
pandu que  par  le  "sang  de  celui  qui  la  fait  couler  [Num., 
xxxv,  31,  33,  34). 

4°  Année  sabbatique  et  année  Jubilaire 

306.  —  Ici  se  fait  la  rencontre  des  lois  sociales  et  des 
lois  religieuses.  Dés  l'origine,  en  effet,  la  législation  dont 
il  s'agit  et  dont  le  caractère  social  est  nettement  déter- 
miné, tut  mise  en  connexion  intime  avec  la  religion. 

1»)  Au  Code  de  l'alliance,  la  septième  année  est  celle  où 
l'on  n'ensemence  pas  tes  champs,  mais  où  on  les  laisse  en 
jachère,  celle  où  l'on  ne  recueille  piis  les  produits  de  son 
champ,  ni  ceux  de  sa  vigne,  ni  ceux  de  son  oliveraie,  mais 
où  on  les  abaridonne  aux  indigents  du  peuple  et  aux  bêtes 
des  champs  (Ej.,  xxiii,  10,  11).  A  elle  seule,  la  rédaction 
ne  permet  pas  de  décider  s'il  s'agit  d'une  année  fixe,  au 
cours  de  laipielle  tous  les  champs,  vignes  et  oliveraies 
se  trouveraient  soumis  à  celte  loi,  ou  ^i  chaque  posses- 
seur devrait  suivre  à  cet  égard  sa  pratique  particulière  en 
rapport  avec  les  circonstances  dans  lesquelles  il  aurait 
acquis  ses  propriétés.  On  remarquera,  en  tout  cas,  le  ca- 
ractère humanitaire  de  cette  ordonnance,  la  bienveillance 
envers  les  pauvres  et  même  la  sympathie  pour  les  ani- 
maux dont  sa  rédaction  porte  le  témoignage.  Sur  la  libé- 
ration des  esclaves  en  la  septième  année  de  leur  service 
{Ex.,x%i,  1-11)  fid.  supra,  3O0,  *,  c. 

307.  —  2°)  Le  Deuléronome  groupe  en  un  seul  contexte 
[Deut.,  XV,  1-18)  tes  deux  ordonnances  concernant  la  sep- 
tième année. Sur  la  libération  des  esclaves  l'id.  supra,  301, 
b,  c.  L'autre   loi  explique    le   nom  même  que    porte  cette 
septième  année  :  année  de  rémission  (s'nut^  hass'miftah, 
Deut.,  XV,  9).   11  nppaiait  nettement  d'ailleurs  qu'il  s'agit 
de   la    même  année  pour  tous  les  Israélites  (cf.  Deut.,  iv, 
1,9).  Or  cette  loi,  que  le  Code   de  l'alliance  ne  renferme 
pas,  est  ainsi  formulée  :  «  'Voici  l'affaire  de  la  rémission: 
Tout  possesseur  d'un  prêt  de  su  main  fera  rémission  de  ce 
qu'il  aura  prêté  à  son  prochain  et  il  ne  pressera  pas  son 
prochain  et  son  frère,  parce  qu'on  a  proclamé  rémission 
pour  Yahvveh.  Tu  presseras   l'étranger  (no/(r/[i/],  celui  qui 
n'a  pas  de  domicile  en   Israël);  pour  ce  qui   l'appartient 
chez  ton  frère,  ta  main  fera  rémission.»  (Deut.,  xv,  2,  3). 
La  phrase  est  un  peu  contournée,  mais  le  sens  général  est 
clair:  la  septième  année,  le    créancier  fera    rémission   au 
débiteur  Israélite  de  ce  qu'il   lui  aura  prêté.  Une  nuance 
toutefois  échappe,  qu'il  est  absolument  impossible  desaisir 
avec  certitude.  S'agit-il  d'une  rémission  pure    et  simple, 
définitive,  de  la  dette?  Ou  bien  le  législateur  veut-il  seule- 
ment dire  qu'on  ne  la  réclamera  pas  pendant  la  septième 
année,  quitte  ù  faire  de  nouveau  valoir  ses  droits  dans  la 
suite?   Les    anciens  exégètes  adoptaient  de  préférence  la 
première  solution;  il  y  a  aujourdhui  tendance  à  recevoir 
la  seconde    interprétation.  Quelque  soit  lavis  auquel   on 
se  range,  cette  ordonnance   ne   laisse  pas  d'être  gênante. 
Aussi  le  législateur  se  fait-il  homéliste.  Il  insiste  sur  les 
bénédictions    que  Yahweh  accordera   si  l'on  observe   ses 
prescriptions  et  qui  compenseront  largement  les  pertes  de 
la  septième  année  [Deut.,   xv,  4-6).  Visant  ensuite  un  cas 
particulier,  celui  d'un  frère  pauvre  qui  solliciterait  un  prêt 
aux  ap[>rocbes   de    l'année  de   rémission,  il    déclare   qu'à 
cette  date  comme  aux  autres,  il   faut  ouvrir  largement  la 
main     il   faut    même    bannir  de   son    àme  tout  sentiment 
d'aigreur  ou  de  regret  {flcu<. ,  xv,  7-11).  Ici  la  note  huma- 
nitaire est  encore  plus  accentuée  que  dans  le  Code  de  l'al- 
liance. Noter  que  le  Deuléronome  ne  parle  pas  des  champs. 
308.  —  3°)  Dans    le  Code  sacerdotal  (Lev.,   xxv  ;    Loi 
de  sainteté),  la    loi  que  nous  étudions  présente   certaines 
particularités  etde  nombreuses  additions.—  a)  La  septième 
année  apparaît  comme  une   année    de  repos,  de  solennel 
repos  pour  In  terre  (Le<:,  xxv,  4,  5),  un  sabbat  en  l'honneur 
de  Yahweh  (iei'.,  xxv,  2,  4).  Sans  doute  la  rémission  dont 
parlait    Deut.,   xv,   2  était   bien    publiée   en   l'honneur  de 
Yahweh;  mais  le  nom  même  de   l'année  évoquait  le  but 
humanitaire  de  l'institution.  Dans  le  document   qui  nous 
occupe,    le    repos  de    la   septième   année  esl   avant    tout, 
comme  celui   du  septième  jour,  un  acte  de  culte  et  d  hom- 
mage en  l'honneur  de  la  divinité.   Le  repos  prime  le  reste, 
et  c'est  ici  que  l'appellation  d'année  sabbatique  est  tout  a 
fait  de    mise.  11  va  de  soi  qu'il  s'agit  d'une   même  année 
pour  tout  le  pays  et  ses  habitants.    —  b)  De  ce  chef,  l'or- 
donnance que  l'on  attend  en  premier  lieu  est  celle  que  le 


855 


MOÏSE  ET  JOSUE 


856 


Codede  Valliance  (Ex.,  xxiii,  10,  11)  a  consacrée  :1a  ces- 
sation du  travail  des  champs,  des  vignes.  Ni  semences, 
ni  tailles  ;  pas  de  moisson  de  ce  qui  naît  des  grains  perdus 
de  l'année  pi'ëcédenle,  pas  de  cueillette  de  ce  que  produit 
la  vigne  non  taillée.  Les  produits  spontanés  du  sol  ser- 
viront à  la  nourriture  de  l'Israélite,  de  son  serviteur  et  de 
sa  servante,  du  mercenaire  et  de  l'étranger  [fosàb^^]  établi 
pour  quelque  temps  dans  le  pays,  sans  parler  du  bétail 
et  des  animaux  sauvages  {Lef.,  xxv,  4-7)  ;  c'est  dire  que, 
pour  ne  pas  occuper  ici  la  première  place,  les  considéra- 
tions humanitaires  ne  sont  pas  absentes.  Ici  encore  on 
prévient  les  inquiétudes;  assurance  est  donnée  des  béné- 
dictions divines,  grâce  auxquelles  la  sixième  année  pro- 
duira pour  trois  ans  [Lev.,  xxv,  lS-22).  —  c)  Aucune  indi- 
cation en  ce  contexte  touchant  la  rémission  des  dettes. 
On  peut  penser  que  le  nouveau  code  suppose  le  maintien 
de  ce  qui  est  réglé  par  le  Deuiéronome  ;  Il  y  a,  en  effet, 
corrélation  entre  la  suspension  des  paiements  et  la  réduc- 
tion des  ressources  en  la  septième  année.  D'autre  part, 
l'engagement  dont  il  est  question  Neh.,  x,  32  (Vulg.  3'.) 
et  qui  suppose  au  moins  l'existence  des  éléments  fonda- 
mentaux du  Code  sacerdotal  porte  à  la  fois  sur  les  deux 
obligations. 

309.  —  d)  Mais  ce  qui  est  bien  plus  caractéristique  dans 
celle  législation,  ce  sont  les  prescriptions  relatives  à  la 
cinquantième  année.  ■ —  «)  On  a  établi  un  rapprochement 
entre  cette  cinquantième  année,  venant  au  bout  d'une  pé- 
riode de  quarante-neuf  ans  ou  sept  années  sabbatiques 
(icf.,  XXT,  8)  et  la  fête  de  lu  Pentecôte,  qui  prend  place  au 
terme  des  quarante-neuf  jours  ou  sept  semaines  qui  sui- 
vent laPâque.  L'année  jubilaire  (L^('.,xxv,  10^,  ]lajl2a; 
du  mot  yôb^^H  qui  désigne  probablement  la  trompette 
[qérén  /iayyfî^l'è/)  primitivement  en  usage  pour  les  signaux 
importants  [cf.  Ex.,  xix,  13,  etc.;  Jos,,  vi,  5,  etc.])  est 
annoncée  le  10  du  septième  mois  de  la  quoranle-neu- 
vième  année,  au  jour  des  Expiations,  par  le  son  de  la 
trompette  (£,ei'.,  xxv,  9).  —  /3;  Cette  cinquantième  année 
a  d  abord  les  caractères  d'une  année  sabbatique  et  en- 
traine ie  repos  pour  la  terre  (Lcc,  xxv,  11,  121^).  —  vj  Ce 
sera  aussi  une  année  d'aflranchissement,  il  la  fois  pour  les 
personnes  et  pour  les  propriétés  ;  chacun  rentrera  dans 
ses  biens  et  dans  sa  famille  [Lev.^  xxv,  10).  Sur  l'affran- 
chissement des  esclaves,  vïd.  supra,  30S,  a.  —  5;  Un 
principe  domine  la  question  des  propriétés.  Le  pays  est  à 
Dieu  et  les  fils  d'Israël  sont  chez  lui  comme  des  étrangers  et 
des  gens  en  séjour  (/.fc,  xxv,  23).  En  réalité,  ce  qui  est  objet 
de  contrat  entre  les  hommes,  ce  n'est  pas  le  sol,  ce  sont  les 
récoltes  {Let'.,  xxv,  15*^,  1G'>).  C'est  pourquoi, en  l'année  du 
jubilé,  chacun  rentrera  dans  sa  propriété  (/.e('.,xxv,  lO^J), 
—  e)  Sous  peine  de  porter  préjudice  h  son  frère,  il  fau- 
dra tenir  compte  de  ce  principe  dans  le  contrat  de  vente 
(Z,f('.,xxv,  14'\  17)  et  fixer  le  prix  d  achat  selon  les  an- 
nées qui  demeureront  jusqu'au  jubilé  [Lev.,  xxv,  15,  16). — 
Ç  Bien  (dus,  le  contrat  de  vente  doit  prévoir  l'exercice  du 
droit  de  rachat,  soit  en  faveur  de  celui  qui  aura  acquis 
de  quoi  recouvrer  son  bien,  soit  en  faveur  de  son  proche 
parent  ;  la  considération  de  la  proximité  du  jubilé  inter- 
viendra encore  dans  la  fixation  du  prix  de  ce  rachat  (Ace, 
xxv,  24-27).  —  >î)  Ces  règles,  concernant  le  jubilé  et  le 
droil  de  rachat,  s'appliquent  avant  tout  aux  terres,  mais 
aussi  aux  maisons  situées  dans  des  villages  dépourvus  de 
niur.iilles  {Lef.,  xxv,  31).  En  revanche,  des  législations 
particulières  interviennent  pour  les  maison;-  sises  en  des 
villes  entourées  de  murs  [Leu.,  xxv,  29,  30)  et  pour  les 
propriétés  des  Lévites  (Z-ec.,  xxv,  32-34).  D  autre  part, 
l'appendice  de  la  Loi  de  sainteté  [Lev.,  xxvii)  envisage  les 
cas  spéciaux  des  champs  consacrés  à  yahweh(Z,ffc.,  xxvii, 
16-25).  Noter  aussi  ^Vum.,  xxxvi,  1-9. 

5**  Les  sanctuaires 

310.  —  C  est  dans  le  domaine  des  législations  cul- 
tuelles et  liturgiques  que  les  traces  de  développementsont 
les  plus  nombreuses.  On  ne  saurait  en  être  surpris  :  plus 
que  toutes  les  autres,  les  ordonnances  concernant  les  rites 
extérieurs  ont,  dans  toutes  les  religions,  besoin  d'être 
mises  à  jour,  adaptées  aux  milieux  et  aux  circonstances. 
D  autre  part,  soit  que  l'on  étudie  les  textes  législatifs  eux- 
mêmes,  soit  qu'on  les  rapproche  des  données  fournies  par 
les  livres  historiques,  c'est  sur  ce  terrain  que  le  progrès 
est  le  plus  facile  à  constater. 

Nous  avons  vu  avec  quel  intérêt  les  critiques  indépen- 
dants ont  suivi  les   vicissitudes  des  réglementations  qui 


concernent  les  sanctuaires.  Nous  ne  pouvons  mieux  faire 
que  de  renvoyer  nos  lecteurs  à  l'expose  que  nous  en  avons 
esquissé,  les  invitant  seulement  à  ne  tenir  compte  que  des 
seuls  faits  et  à  négliger  les  théories  élaborées  à  leur 
sujet  [vid.  supr,^  S9).  Les  critiques  ont  pareillement 
étudié  avec  sollicitude  les  ordonnances  concernant  le 
sacerdoce  et  les  revenus  du  clergé. 

6°  Sacerdoce 

311.  —  a)  Soit  dans  le  Code  de  Valliance^  soit  dans  le 
petit  Code  de  la  rénotfaiion  de  l'alliance  [Ex.,  xxxiv,  11- 
28),  pourtant  tout  entier  consacré  au  culte,  il  n'est  pas  dit 
un  mot  des  prêtres. 

313-  —  i)  Us  tiennent,  en  revanche,  une  grande  place 
dansle  Dcutéronome.  —  K)Une  tribu,  celle  de  Lévi,  est  dis- 
cernée pour  porter  l'arche  de  l'alliance  de  Yalnveh,  se  tenir 
devant  lui  en  vue  du  ministère  liturgique,  bénir  en  son  nom 
{Deut.y  X,  8;  cf.  xxxiii,  8-11).  Elle  na  pas  d'héritage  au 
milieu  des  entants  d'Israël,  Yahweh  est  sa  part  {Deut.,  x, 
9  ;  cf.  xii,  121»;  xiv,  27t>,2ya;  xviu,  laj  ;  elle  se  nourrira  des 
sacrifices  de  Yahweh  et  de  son  héritage  (/Jeui. ,  xviii,  1^). 
Aussi  le  lévite  vit-il  en  étranger,  en  métèque,  dans  les  di- 
verses résidences  des  fils  d'Israël  ;  son  sort  est  précaire,  assi- 
milé à  celui  des  déshérités,  orphelin,  veuve,  étranger;  il  est 
recommandé  à  la  charité  publique  {Deut.^  xii,  19  [cf.  xiv, 
27a];  XII,  I2i3,  18a;  xïv,  27,  29  ;  xvi,  1],  14;  xxvi,  11,  12,13). 
—  /3)  Toutefois,  poussé  par  l'ardent  désir  de  son  âme,  ce 
lévite  j»eut  quitter  son  séjour,  après  avoir  vendu  ce  dont  il 
dispose  ;  il  peut  venir  au  sanctuaire  pour  faire  le  minis- 
tère {.sàréi^)  au  nom  de  Yahweh,  comme  tnus  ses  frères 
les  lévites  qui  se  tiennent  là  devant  Vahiveh  {'àmad^ 
li/j^'né[y]  Yakiveh).  En  dehors  de  la  bénédiction  au  nom 
du  Seigneur,  on  lui  attribue  toutes  les  fonctions  (servir, 
se  tenir  devant  Yahweh)  qui  sont  l'apanage  de  la  tribu 
sncerdotale  (x,  8:  il  n'est  plus  question  de  porter  l'arche 
CMinme  au  désert);  il  a  aussi,  comme  les  autres,  sa  part 
des  revenus  du  Temple  (xviii,  6-8).  —  y)  Ce  n'est  pas  que 
le  Deutéronome  omette  de  mentionner  les  prêtres  par 
leur  nom  technique  [kôhén^  plur.  kôh<^ntm\  xx,  2;  xxvi,  3, 
4}  ;  mais  plus  souvent  il  est  question  des  prêtres-lévites 
ou  des  prêtres  fils  de  Lévi  [hahkôh^nim  hal'w'iyyîm,  kak- 
koit'^nîin  b'ney  Lê<.vi  ;  xvii,  9,  18;  ixi,  5:  xiiv,  8).  — 
ë)  Mais  on  ne  trouve  pas  d  indication  précise  touchant  une 
distinction  hiérarchique  essentielle  entre  les  membres 
de  la  tribu  sacerdotale.  En  nombre  de  textes,  les  termes 
prêtre  et  prêtre-lcclte  paraissent  synonymes  {cf,  xvii, 
12  et  9  ;  xvm^  1  et  3);  les  mêmes  fonctions  sont  attribuées 
aux  prêtres,  aux  prêtres-lévites  ou  même  aux  lévites 
(cf.  d'une  part  xii,  17  et,  de  l'autre  xvii,  9  ;  d'une  part, 
XVII,  IS  [cf.  xxxi,  9]  et,  de  l'autre,  xxxi,  24-27). 

313.  —  c)  Il  va  de  soi  que  le  Code  sacerdotal  parle 
souvent  des  prêtres;  nous  ne  pouvons  qu'alléguer  les  textes 
principaux  :  —  a)  Nombreuses  données  sur  les  privilèges 
de  la  tribu  de  Lévi  {Num.,j,  47  :  li,  33  ;  m,  5-10  ;  m.  14-39 
et  XXVI,  57-62  [place  à  part  dans  le  recensement];  m, 
11-13,  40-51- [sa  substitution   aux  premiers-nés]:  xvi-xvii 

1  intervention  divine  pour  venger  ses  privilèges]).  Ici  les 
évites,  loin  d  errer  en  étrangers  dans  le  pays,  ont  à  eux 
des  villes  entourées  de  champs  pour  leurs  troupeaux  (iVum,, 
XXXV.  2-8  ;cf.  icc,  xxv,  32-34).  —  /S)  Mais  ce  qui  frappe 
])ar-dessus  tout,  c'est  une  organisation  hiérarchique  très 
précise.  A  la  tète  du  clergé  est  le  grand  prêtre  (hakkôkén 
hags^âd'*''6l  :  Num.^  xxxv,  25,  28)  ou  prêtre  oint  (hakhâkén 
hammài^r'^h  :  Ler.^  iv,  3,  5,  16  ;  vi,  15  [Vulg.  20]).  Consacré 
par  une  onction  spéciale  (£'.r.,  xxix,  7;  xi,,  13;  Lef.,  viii, 
12  ;  XXI,  10,  12^1,  revêtu  d'ornements  très  particuliers  [Ex., 
XXVIII,' 2-39;  xxix,  29.  30;  xxx),  10;  xxxv,  19;  xxxix,  41),, 
obligé  à  une  pureté  légale  très  stricte  {Lev.,  ixi,  10-12,  13- 
15),  il  occupe  au  milieu  du  peuple  une  place  tout  à  fait  à 
part.  Il  apparaît  dans  ses  fonctions  comme  le  vicaire  du 
peuple  auprès  de  Dieu  [Lev.,  iv,  13-21  ;  La.,  xvi,  surtout 
32,  33)  ;  son  péché  rejaillit  sur  la  communauté  tout  entière 
(Lee,,  IV,  3  ;  cf.  4-12,  le  mode  d'expiation  pareil  à  celui 
des  péchés  du  peuple)  ;  sa  mort  marque  une  date  pour 
certaines  atîaires  civiles  [Num.^  xxxv,  25,  28,  32). —  y)  Au- 
dessous  du  grand  prêtre  vient  l'ordre  proprement  sacerdo- 
tal, uniquement  composé  des  descendants  d'Aaron  [Lcv.f 
I,  5)  par  ses  deux  fils  Eléazar  et  Ithamar  (Nadab  et  Abiu 
sont  morts  sans  enfants  ;  Num.,  \\\,  1-4  ;  cf.  Ex .^  xxviii,  1). 
Aux  prêtres  sont  attribuées  les  principales  fonctions  litur- 
giques (A'u/«.,  III,  10);  seuls  ils  entrent  dans  la  tente  du 
témoignage,  ils  approchent  de  l'autel  et  des  ustensiles  du 


8h.7 


MOÏSE  ET  JOSUE 


858 


sancluaiio  (A'am.,  itiii,  2,  3);  seuls  ils  font  le  service 
{sàmar  iiiisméri-t'^)  de  l'autel,  du  sunctuuire  et  de  ce  qui  est 
au  dedans  du  voile  (jVum.,  xviii,  5-7).  Cf.  if  c,  i-vii  ;  xv;i, 
3-7;  Xïii,  1016;  Num.,  t,  5-10;  iv,  22-31  (sacrifices); 
Lef.,  xii-xv;  xix,  20-22  ;  A'iim ,,  v,  11-31  ;  xii,  1-10  (divers 
rites  purificatoires);  Lev.,  xxiii  (têtes);  Ldc,  xxvii,  1-29 
(estimation  des  choses  vouées).  —  5)  Vient  ensuite  ce 
qui  reste  de  la  tribu  de  Lévi  (Cauthiles,  Gersoniles,  iMéra- 
rites).  Les  Lévites  sont  au  service  des  prêtres  (Num.,  m, 
6  9  ;  xviii,  2,  4,  5,  6)  et  sous  la  surveillance  des  chefs 
du  sacerdoce  (£'x.,  xxxviii,  ïl  ;  Num.,  m,  32  ;  iv,  19,  28, 
33).  Sortes  de  sacristains,  ils  ont  la  charge  du  matériel 
de  la  tente  de  réunion,  ils  font  le  ministère  du  tabernacle 
(jVum..  m,  7,  8),  mais  sans  pouvoir  ni  approcher  de  l'autel 
et  des  ustensiles  du  sanctuaire  proprement  dit  (jVi/m.,  iv, 
17-20;  ïvm,  3),  ni  toucher  les  choses  sacrées  [h'um.,  iv, 
15).  Cf.  A'um.,  1,48-53:  III,  17-37;  it,  4-15,  24-27,  29-32; 
Tii,  4-9,  [Kx.,  xxxviii,  21]. 

314.  —  d)  Si  mainlenant  on  consulte  les  livres  histo- 
riques, on  fait  un  certain  nombi-e  de  constatations  inté- 
ressantes. —  a)  A  l'origine,  les  [onctions  sacerdotales 
n'apparaissent  pas  comme  strictement  monopolisées  dans 
une  tribu;  les  exemples  du  danite  Manué,  père  de  Samson 
[Jud.,  xiii,  19,  20;  cf.  vi,  19-24),  de  l'éphraïmite  Micah 
(yurf.,  XVII,  5),  de  David  (II  5am.,  VI,  17  ;  cf.  I  Ckion.,  xvi, 
1,  2),  de  Salomon  (I  Reg.,  m.  4  [cf.  Il  C/iron.,  i,  6]  ;  I  lieg., 
Tiii,  63,  6'<  [cf.  II  Chron.,  vu,  4-7),  voire  de  jéroboam  I 
(I  Reg.,  XII,  31)  paraissent  décisifs  eu  ce  sens.  — /3)  Cepen- 
dant, dès  les  temps  anciens,  les  fils  de  Lévi  sont  considérés 
comme  spécialement  désignés  pour  le  sacerdoce  [Jud.,  xvii, 
7-13  ;  xviii,  1-31  [noter  le  vers.  30]l.  Ils  sont,  à  l'époque  de 
Samuel  (I  Sam.,  vi,  la)  et  de  David  (II  Sam.,  xv,  24),  en 
relation  particulière  avec  le  sanctuaire  de  l'arche,  et  il 
n'y  a  pas  lieu  de  douter  qu'il  en  fût  de  même  au  temps  des 
Juges  à  Silo  (cf.  Jos.,  xxi,  1,  2).  C'est  ce  qui  leur  assure  la 
prééminence.  —  y)  Ce  qui  est  le  plus  caractéristique,  en  ces 
anciens  récits,  c'est  l'absence  de  toute  allusion  claire  à  une 
organisation  hiérarchique  proprement  dite.  On  signale  bien 
dans  les  sanctuaires  (..4m .,  vu,  lo;  I  5am.,  sxi,  a,  3  [Vulg. 
1,  2],  etc.;  XX m,  g),  à  Silo  {\Sam.,  i,  g;  ii,  ii),  à  Jérusalem 
au  temps  de  David  et  de  SaTomon  (lî  Sam.,  viii,  !•);  xv, 
37,  35;  XVII,  i5;  xix,  12  [Vulg.  11];  xx,  25;  I  Reg.,  i,  ;;, 
8,  etc.  ;  IV,  4),  puis  aux  époques  d'Athalie  (II  Reg  ,  xi,  9, 
10,  i5,  etc.),  ûAchaz  (Il  Reg.,  xvi,  10,  11,  i5,  16),  de 
Josias  (Il  Reg.,  ixii,  4,  o.  >o,  12,  etc.),  des  prêtres  qui  émer- 
gent parmi  leurs  collègues  et  semblent  exercer  des  fonctions 
de  chefs,  qui  même,  comme  Joiadjih  (I!  Reg.,  xii,  11  [^'ulg. 
10])  ou  Helcias(ll  Reg.,  xxii,  4,  8;  xxiii,  4;  cf.  II  Chron., 
XXXIV,  9)  portent  le  titre  de  grand  prêtre.  Mais  ils  n'ap- 
paraissent pas  à  la  distance  et  dans  la  situation  unique  où 
Ex.-Nurn.  mettent  Aaron  par  rapport  au  reste  du  clergé.  Il 
arrive  même  que  la  situation  privilégiée  soit  commune  à 
deux  prêtres  (Il  Sam.,  viii,  \-]  ;  xv,  35  ;  xvii,  i5;  xix,  12 
[Vulg.  Il]:  XX,  a5;  I  Reg.,  iv,  4).  D'autre  part,  les  anciens 
documents  ne  signalent  pas  de  di^  tinctions  nettes  entre  divers 
ordres  du  clergé;  le  témoicnage  de  I  Reg.,  viii,  4  sera 
difficilement  reçu  comme  décisif,  si  l'on  remarque  que  les 
mots  a  les  prêtres  et  les  lévites  »  manquent  dans  le  grec 
et  que  le  texte  parallèle  de  II  Chron.,  v,  5  porte  :  «  les 
prêtres-lévites  n.  On  dirait  même  que  les  fonctions  de 
moindre  importance  aient  été  remplies  au  Temple  par  des 
serviteurs  étrangers  à  la  tribu  de  Lévi  ou  même  ;i  la 
race  isiaelîte  (cf.  le  reproche  A'Ex.,  xliv,  6-g)  :  Gabao- 
nites(/o,^.,  IX,  23,  27), Carions  ou  Céréthiens  (Y?'\\\  Reg..  11, 
4-2o),  esclaves  (étrangers  ?)  de  Salomon  (cf  Esdr .,  11,  55  = 
JVeh . ,  VII.  5;;,  où  l'on  parle  de  leurs  de.'^cendants),  esclaves 
(étrangers  ?|  donnes  par  David  et  les  chefs  au  clergé  (d'où 
sans  doute  le  nom  de  N'i^^înîni  [racine  ndt^an,  donner]  appli- 
qué à  leurs  descendants  ;  cf.  Esdr.,  viii.  20). 

31s.  —  ô)  Ces  diverses  conditions,  qui  rappellent  d'assez 
près  celles  que  suppose  le  Deutt'ronome,  ne  subissent  aucun 
changement  notable  jusqu'à  la  réforme  de  Josias  (II  Reg., 
XXIII.  1-24).  Or,  après  avoir  souillé  les  hauts  lieux  où  ils 
avaient  brûlé  des  parfums,  le  pieux  roi  fit  venir  à  Jérusa- 
lem ((  les  prêtres  des  villes  de  Juda  ;  toutefois  les  prêtres 
des  hauts  lieux  ne  montaient  pas  à  l'autel  de  Yahweh  à 
Jérusalem,  mais  ils  mangeaient  des  pains  sans  levain  au 
milieu  de  leurs  frères  »  (Il  Reg..  xxiii,  8,  9).  Ce  récit 
suggère  quelques  remarques.  Les  prêtres  qui  montent  à 
Jérusalem  sont  des  prêtres  de  Yahweh,  demeurés  fidèles  au 
Dieu  d'israèl;  d'après  le  vers.  5,  en  etTet,  les  prêtres  des  ido- 
les sont  impitoyablement  chassés.  Ce  sont,  par  conséquent, 
des  prêtres-lévites,  comme  parle  le  Deutéronome.  Bien  plus. 


il  y  a  lieu  de  croire  que  ceux  l.'i  seuls  sont  amenés  au  tem- 
ple de  la  capitale  qui  ont  à  coeur  de  garder  les  privilèges 
de  leur  sacerdoce;  leur  cas  est,  de  ce  chef,  comparable  à 
celui  que  vise  Deut. ,xviii,  6-8.  Mais  aussitôt  une  dillérence 
attire  lattcntion.  Le  lévite  dont  parle  le  texte  deutérono- 
mique  doit,  non  seulement  avoir  une  portion  égale  à  celle 
de  ses  frères  les  fils  de  Lévi  qui  se  trouveront  è  Jérusalem 
devant  '\'ah\veh  ;  mais,  comme  eux  aussi,  il  doit  être  admis 
à  faire  le  service  au  nom  de  Yahweh,  son  Dieu.  Au  contraire, 
d'après  II  Reg.,  xxiii,  9,  les  prêtres  des  hauts  lieux  sont 
exclus  des  fonctions  proprement  sacerdotales  et  n'ont  qu'une 
part  restreinte  aux  revenus  du  sanctuaire. 

316.  —  t)  Cette  difl'érence  est  accentuée,  en  même  temps 
que  justifiée,  dans  le  programme  cultuel  tracé  par  Eïéchiel 
(xL-xLviii).  notamment  dans  la  section  xLiv,  lo-iG.  La  dis- 
tinction est  clairement  établie  entre  les  anciens  prêtres  des 
hauts  lieux  (et  leurs  descendants)  et  les  fils  de  Sadoq  qui 
constituaient  le  clergé  hiérosolymitain.  En  récompense  de 
leur  fidélité,  ceux-ci  auront  seuls  le  privilège  parfait  de  la 
pri'trise;  ceux  là.  en  revanche,  seront  chî'itiés  pour  leurs 
prévarications,  dégradés,  exclus  des  fonctions  proprement 
sacerdotales.  Dans  ce  texte,  les  prêtres  des  hauts  lieux  sont 
simplement  appelés  /ériies,  tandis  que  les  fils  de  Sadoq  sont 
dits  prélies-lérites.  Mais  ailleurs  (xL,  45,  46)  on  parle  des 
«  prêtres  qui  gardent  le  service  de  la  maison  »  et  des  npré- 
Ires  qui  gardent  le  service  de  l'autel  ». 

317.  — ?)  Après  l'exil  le  grand  prêtre  occupe  une  place 
unique  dans  le  clergé  (A'e/i. ,  m,  i ,  30,  ai  ).  Son  nom  figure  à 
côté  de  celui  du  gouverneur  qui  représente  l'autorité  i)ersano 
{Agg.  I,  I,  12,  i4;ii,  2  ;  Esdr.,  u,2[=i\'e/i.,  vu,  7]  ;  m,  3,  8; 
IV,  3;  v,  a),  à  coté  de  celui  du  souverain  des  temps  mes- 
sianiques (Ziich.,  III,  i-io;  IV,  1-6»,  lo*",  II,  i3,  i4;  vi,  12, 
i3  [i3  d'après  le  grec]).  Bientôt  il  sera  le  chef  véritable  et 
unique  du  judaïsme.  En  même  temps  le  clergé  est  divisé  on 
ordres  très  précis  : />rf<re»  (Esdr. ,  11,  36-3g\=  Ne/t.,  vu, 
3ci-42];  VIII,  i5-ao,  24-3o,  33;  x,  18-22;  JVe/i  ,  m,  aa,  28; 
XI,  10-14.20;  XII,  I,  12-21);  ^fi-j'^es  [Esdr.,  11,  4o  [=  JVfA  . , 
VII,  43;  Vulg.  43,  44];  viii,  i5-20,  24-3o,  33;  x,  23;  A't/i., 

X,  10-14  [Vulg.  g-i3]  ;  11,  i5-i8,  20,  30;  xii,  i,  22-3O)  ;  puis 
chantres  [Esdr.,  il,  4i  [=  I\'eh.,vn,  44;  Vulg.  45];  x,  24; 
Neh.,  X,  29  [Vulg.  28];  XI,  22),  portiers  {Esdr,,  11,  4a 
[=  JVeh.,  VII, 45  ;    Vulg.  46];  x,  a4;  Aeh.,n,  29  [Vulg.28]; 

XI,  iq),  n'Û^ini'm  et  descendants  des  esclaves  donnés  par 
David  et  Salomon  {Esdr.,  11,  43-58  [=  Neh.,  vu,  4G-f.o; 
Vulg.  47-60];  VI II,  17,  ao:  jVeA.,  m,  26,  3i  ;  x,  2g  [Vulg.  28]; 
XI,  ai).  Dernier  détail  :  on  sait  qu'au  regard  des  critiques, 
les  Chron.'r/ues  reflètent  l'état  des  institutions  religieuses 
aux  époques  notablement  postérieures  à  l'exil  ;  or  dans 
I  Chron.,  vi;  ix,  10-34;  xxm-xxvi  (cf.  xv,  2-^4;  ^vi,  4-6), 
les  officH-rs  «econdaires,  chantres  et  portiers,  sont  généa- 
logiquement  rattachés  aux  lévites  (cf.  iVe/i.,  xii,  24-26). On 
notera  que  cette  organisation  p^slexilienne  est  en  rapport 
assez  étroit  avec  la  législation  du  Code  sacerdotal. 

7"  Redevances  sacrées 

318.  —  a)  D'après  le  Code  de  ValUance  {Ex.,  xx-xxiii), 
on  ofl're  à  Dieu  :  les  prémices  de  son  aire  et  de  son  pressoir 
[nt'leàh,  dénia*),  le  premier-né  [b'h}^6r)  de  ses  fils,  de  son 
petit  et  gros  bétail  (xxii,  28,  ag  [Vulg.  2g,  3o]),  les  prémices 
des  premiers  fruits  'rê'.w'fh  biiihtlrim;  Ex.,  xxiii,  ig)  du 
pays.  De  même  dans  le  Code  de  la  rénovation  de  l'alliance 
(£aT.,  xxxiv,  19,30,26").  Aucun  détail  n'est  fourni  ni  sur  la 
manière  de  présenter  l'offrande,  ni  sur  l'usage  qui  en  sera  fait. 

319.  —  b]  D'après  le /)eulc'ronoffie,  les  Israélites  doivent 
offrir  à  l'unique  sanctuaire,  en  plus  des  holocaustes,  sacri- 
fices pacifiques,  vœux,  dons  siiontanés  :  les  premiers-nés 
(é''/.h(<>oili)  du  gros  et  du  petit  bétail  et  les  dimes  {ma's'rôi^ 
[il  n'est  pas  question  des  prémices,  à  moins  qu'elles  ne  soient 
désignées  par  le  mot  t'rûmat^  ytuO^,  élévation  de  la  main,  ce 
qui  est  peu  probable]  :  /Je»/.,  lEi,  6,  11,17-ig/  De  plus,  ce 
code  indique  la  manière  d'accomplir  ces  oflrandes.  A[irè3 
avoir  prélevé  les  dîmes  et  choisi  les  premiers-i.és  du  gros 
et  du  petit  bétail,  on  va  les  consommer  devant  Yahweh 
[Deut.,  XIV,  22,  23;  cf.  m,  7,  11,  la).  Si  l'on  est  trop  loin 
du  sanctuaire,  on  vend  la  dîme  sur  place;  avec  le  prix, 
on  achètera  au  lieu  choisi  par  Yahweh  tout  ce  qui  plaira 
pour  le  repas  sacré  {Dent.,  xiv,  24-27).  Dimes  et  premiers- 
nés  sont  offerts  à  Yahweh,  conformément  aux  ordonnances 
des  Codes  de  l'alliance  et  de  la  rénovation  :  mais  ils  sont 
consommés  dans  des  agapes  par  ceux  qui  les  présentent  au 
Temple.  Une  part  sans  doute  est  préalablement  brûlée  sur 
l'autel;  les  prêtres  ont  leur  portion  (Deut,,  xivi,  i-ii),  au 


859 


MONACHISME 


860 


moins  en  ce  qu'ils  sont  admis  au  festin  {Deut.,  i:v,  a~).  La 
(lime  triennale  sert  à  son  tour  à  un  repas  fraternel  et  chari- 
table dans  les  villes  et  villages  du  jiays  {Deut.,  xiv,  aS,  29; 

XXVl,    I2-l5)  . 

320. —  c)  Dans  le  Code  sacerdotal,  le  système  destiné 
à  assurer  les  revenus  du  sanctuaire  et  du  clergé  est  plus 
complexe.  On  énumèro  d'abord  les  parts  qui  reviennent  aux 
prêtres  dans  les  diverses  espèces  de  sacrifices  (ifc,  vi, 
7-v!i,38[i4-vii,  38];  cf.  A'«m.,xviii,  8-11).  On  leur  attribue 
en  outre  :  les  premiers  fruits  et  prémices  {.\um.,  xviu,  12, 
i3),  ce  qui  esl  dévoué  par  anathème  (Num.,  xviii,  i4),  les 
premiers-nés  (Num.,  xviii,  1.5-19  [^^^'^  de  l'homnie  et  des 
animaux  impurs  doivent  être  rachetés  à  un  taux  fixé]).  De 
plus,  les  lévites  recueillent  la  dîme  dans  le  pays  et  prélèvent 
une  dime  de  la  dime  pour  Yahweh,  c'est-à-dire  pour  les  prêtres 
{Num.,  xviii,  20-32).  Tel  est  le  casuel  du  clergé;  pour 
l'entretien  du  sanctaire,  chaque  Israélite  paie  un  impôt  d'un 
denii-sicle  [Er.,  xxx,  11-16). 

331.  —  d)  Dans  les  livres  historiques  les  plus  anciens, 
le  seul  texte  un  peu  explicite  est  1  Sam.,  viii,  i5,  d'après 
lequel  «  la  dime  de  vos  moissons  et  de  vos  vignes  ■  est  signa- 
lée comme  un  tribut  que  le  roi  aura  tendance  à  s'approprier. 

f)  l,es  premiers  renseignements  précis  sont  fournis  par  le 

livre  de  Nchémie.  Dans  jV<?/j.  ,  xii,  44-4^  {Vulg.  43-46),  que 
le  contexte  rapporte  à  la  première  mission  du  patriote  (444- 
43a),  on  parle  de  magasins  du  Temple  destinés  à  recevoir  les 
ofi'randes,  les  prémices  et  les  dîmes,  on  parle  des  préposés 
qui  recueillent  du  territoire  des  villes  les  portions  assignées 
par  la  Loi  aux  prêtres  et  aux  lévites;  il  est  aussi  question 
des  portions  des  portiers  et  dos  chantres.  Dans  A'eA.,  xm, 
io-i3,  3i  (extrait  du  il/c'moire  de  Néhémie  se  rapportant  à  sa 
deuxième  mission;  après  432),  le  patriote  nous  est  représenté 
prenant  des  mesures  pour  assurer  la  régularité  dans  la 
venue  des  portions  des  lévites  et  des  chantres,  dans  l'olfrande 
du  bois  et  des  prémices.  Le  texte  le  plus  important  est  celui 
de  A'cA.,  X,  33-4o  \Vulg.  32-39).  Il  se  rattache  à  la  promul- 
gation de  la  Loi  par  Esdras  (peut-être  après  la  seconde  mis- 
sion de  Néhémie,  ou  même  après  la  septième  année  d'Ar- 
taxeriès  II  [SgSjl  et  consacre  par  des  engagements  spéciaux 
l'observation  de  quelques  prescriptions  plus  importantes  ou 
plus  dil'Uciles  ii  maintenir  :  impôt  d'un  tiers  de  sicle  pour  le 
Temple  ;  oQ'rande  annuelle  du  bois  ;  prémices  du  sol,  premiers 
fruits  de  tout  arbre,  premiers-nés;  divers  dons  en  nature; 
dime  du  sol  recueillie  par  des  lévites  accompagnés  d'un 
jrêtre  et  sur  laquell  ■  on  prélèvera  une  dime  de  la  dime  pour 
e  Temple,  c'est-a-dire  pour  les  prêtres.  C'est  avec  le  Code 

sacerdotal  que,  malgré  certaines  dilTérences  assez  caracté- 
ristiques, ces  détails  suggèrent  des  rapprochements. 

Conclusion  générale 

332.  —  Lorsque  jadis  nous  entreprenions  l'étude 
de  ces  problèmes,  nous  n'étions  pas  sans  quelques 
inquiétudes  sur  l'issue  de  notre  travail.  Nous  nous 
étions  accoutumé  depuis  longtemps  à  saluer  en 
Moise  l'un  des  premiers  personnages  de  l'histoire  de 
la  religion  révélée.  Mais  nous  nous  demandions  si, 
en  présence  du  grand  mouvement  de  la  critique  indé- 
pendante,nous  étions  en  mesure  de  montrer  que,  dans 
ce  qu'elles  ont  d'essentiel,  les  données  traditionnelles 
touchant  les  origines  du  peuple  de  Dieu,  touchant  le 
rôle  et  le  ministère  de  son  fondateur,  pouvaient  encore 
être  maintenues.  A  mesure  que  nous  avancions  dans 
notre  élude,  notre  conQanee  est  devenue  jilus  grande. 
Sans  doute  nous  avons  constaté  que  la  critique  litté- 
raire n'aboutissait  pas  toujours,  en  ses  dissections 
de  textes,  à  des  résultats  aussi  certains  que  pou- 
vaient le  croire  tels  ou  tels  de  ses  tenants.  Mais  ce 
qui  surtout  a  attiré  notre  attention,  c'est  la  témérité 
des  conclusions  que,  des  données  parfois  incertaines 
de  cette  critique,  beaucoup  d'historiens  étrangers  à 
l'Eglise  prétendaient  tirer  en  vue  de  la  reconstitution 
des  périodes  lointaines  de  Moïse  et  de  Josué.  Ces 
conclusions  ne  découlent  pas  des  textes;  elles  leur 
sont  le  plus  souvent  tout  à  fait  contraires.  Même 
après  qu'ils  ont  été  soumis  à  des  dissociations  vio- 
lentes, les  textes  rendent  un  tout  autre  son.  L'his- 
toire qu  ils  permettent  d'écrire  est  conforme,  pour 
ses  grandes  lignes,  à  celle  qu'aux  Juifs  et  aux  chré- 
tiens ont  enseignée  leurs  ancêtres  dans  la  foi.  Que  si 


i 


les  législations  sont  allées  se  développant  au  cours 
des  temps,  s'adaptant  aux  besoins  des  âges  successifs, 
le  fonds  en  remonte  jusqu'à  l'époque  du  Sinaï  et  de 
Cadés,  et  ce  sont  les  principes  posés  par  Moise,  à  la 
lumière  des  révélations  divines,  que,  dans  la  suite 
des  siècles,  tous  ceux  qui  ont  pris  intérêt  à  la  légis- 
lation  d'Israël  se  sont  appliqués  à  faire   triompher. 

J.    TOL'ZARD. 

MONACHISIME.  —  Le  monachisnie  est  la  forme 
sous  laquelle  la  vie  religieuse  se  manifeste  durant  les 
premiers  siècles  de  l'histoire  de  l'Eglise  et  une  bonne 
partie  du  moyen  âge.  On  retrouve  en  lui  tous  les 
caractères  essentiels  de  cette  vie,  auxquels  les  fon- 
dateurs des  Chanoines  réguliers,  des  Ordres  men- 
diants, des  Clercs  réguliers  et  des  Congrégations 
modernes  ont  ajouté  des  pratiques  et  des  tendances 
motivées  par  leur  lin  spéciale.  Nous  traiterons  donc 
sous  ce  titre  et  du  raonachisrae  proprement  dit  et 
de  ce  qui  le  continue  dans  les  formes  diverses  que 
la  vie  religieuse  a  prises. 

l.  Origines.  —  Luther,  Calvin  et,  en  général, 
tous  les  réformateurs  du  xvi"  siècle  ont,  à  la  suite 
de  WicLKi",  nié  les  origines  divines  du  monachisme 
et,  par  le  fait,  de  la  vie  religieuse.  Ce  n'était,  à  leurs 
yeux,  qu'une  institution  humaine,  imaginée  au 
IV'  siècle  et  aux  périodes  suivantes  par  les  Antoine, 
les  Basile,  les  Benoit;  elle  n'avait  rien  à  voir  avec  ;• 
Jésus-Christ  ni  avec  son  Evangile.  | 

Cette  assertion  ne  résiste  pas  à  l'épreuve  de  la  cri- 
tique. On  voit  par  la  vie  de  saint  Antoine  et  par  celle 
de  saint  Pachome  que,  loin  de  créer  un  état  nouveau, 
ils  ont  été  les  disciples  d'hommes,  menant  déjà  ce 
genre  de  vie  et  se  réclamant  eux-mêmes  de  toute  une 
tradition.  Ils  ont  contribue  pour  une  part  très  large 
au  développement  du  monachisme  ;  ils  ne  l'ont  pas 
institué.   C'est  une    opinion    généralement  admise. 

Pendant  les  trois  premiers  siècles,  il  y  eut,  dans 
un  certain  nombre  d'Eglises,  des  chrétiens  et  des 
chrétiennes  qui,  seuls  ou  par  groupes,  se  vouaient  à 
la  recherche  de  la  perfection  et  pratiquaient  des  ver- 
tus que  l'on  ne  demandait  pas  au.'c  simples  fidèles, 
la  chasteté  parfaite,  la  pauvreté,  l'obéissance  par  1 
exemple.  Les  premiers  chrétiens  de  Jérusalem  en  3 
étaient  tous  là  {Jet.,  11,  44,  45  ;  iv,  34-37  ;  v,  i-ii). 
Cette  ferveur  primitive  diminua.  Les  parfaits  ne 
furent  bientôt  qu'une  exception.  On  les  rencontrait 
parmi  les  femmes  sous  le  nom  de  vierges,  l'irgines, 
et  quelquefois  de  vein'es.  On  reconnaît  les  hommes 
sous  les  noms  de  continent.'),  d'eunuques,  de  confes- 
seurs, ou  d'a5cè(es.  C'est  ce  dernier  nom  qui  sert 
présentement  à  les  résigner.  Leur  présence  est  si- 
gnalée par  saint  Ignace,  saint  Justin,  Athénagore, 
Tertullibn,  saint  Cyprien,  Clément  d'Alexandrie. 

Mais  d'où  viennent  ces  ascètes?  Quelques-uns  alTec- 
teiit  d'y  voir  une  adaptation  au  christianisme  de 
l'ascétisme  pa'ien  ou  juif.  Le  paganisme  eut.  en  elTet, 
ses  ascètes.  Le  géographe  Strabon  parle,  d'après  IMé- 
gasthène,  Aristobule  et  Onésicrite,  desBrachmanes 
et  des  Garmanes  qu'Alexandre  le  Grand  rencontra 
dans  l'Inde  {Géographie,  1.  XV,  c.  lix-lxvi).  Mais 
on  ne  trouve  Jiucune  trace  de  l'influence  de  ces  phi- 
losophes ascètes  et  de  leur  genre  de  vie  sur  l'Asie 
occidentale  et  l'Egypte.  Il  n'y  a  aucune  relation  à 
établir  entre  saint  Siméon  Stylite  et  les  ascètes  qui 
auraient  occupé  le  sommet  des  colonnes  du  temple 
de  Hiérapolis.  Preuschen  et  ,\mélineau  ont  vaine- 
ment tenté  de  rattacher  saint  Pachome  aux  reclus  du 
Sérapéum  de  Memphis.  Alexandre  Bertrand  n'a 
pas  réussi  davantage  à  faire  sortir  les  monastères 
irlandais  du  v^  et  du  vi«  siècles  de  communautés 
druidiques  converties.  Les  traits  communs  que  l'on 


8Ô1 


MONACHISME 


862 


voil  chez  les  vestales  et  les  vierges  sont  tout  exté- 
rieurs ;  il  n'y  a  pas  eu  d'influence  réciproque.  La 
même  observation  s'impose  au  sujet  des  ascètes 
chrétiens  et  de  certains  philosophes  ascètes  païens. 
Toutefois  les  moines  d'Egypte  qui  écrivirent  sur  la 
vie  monastique  et  ses  devoirs  prolitèrenl  des  ensei- 
gnements des  Néoplatoniciens  d'Alexandrie,  parmi 
lesquels  l'ascèse  était  en  honneur,  et  de  certains  phi- 
losophes grecs.  Les  maximes  deSsxTius, popularisées 
par  la  traduction  de  Kufin,  sont  sorties  de  cette 
école.  Saint  îsiL  ne  craignit  point  de  paraphraser  le 
Manuel  d'Epictète  pour  l'éililication  de  ses  moines 
du  Sinaï.  Le  christianisme  prit  dans  l'ascèse  néopla- 
tonicienne tout  ce  qui  lui  était  assiuiilable. 

Les  Juifs  eurent  leurs  ascètes  ;  les  Thérapeutes  et 
les  Esséniens  sont  les  plus  connus.  Philon  décrit  le 
genre  de  vie  que  les  premiers  menaient,  dans  son 
traité  De  la  v/e  contemplative.  Ei'skhk  et  Cassien  les 
ont  pris  pour  des  moines  de  l'Eglise  primitive 
d'Alexandrie;  c'est  à  tort,  car  rien  ne  permet  de 
voir  en  eux  des  disciples  de  saint  Marc.  On  ne  voit 
aucune  trace  de  l'influence  que  cette  institution  aurait 
pu  exercer  sur  le  monachisrae  égyptien.  Les  Essé- 
niens formaient  une  colonie  d'ascètes  juifs  dans  les 
parages  de  la  mer  Morte.  Il  y  a  des  traits  communs 
entre  eux  et  les  disci;)les  du  Sauveur.  Mais  certaines 
ressemblances  dans  les  pratiques  extérieures  ne  suf- 
fisent pas  pour  conclure  à  une  influence  et  surtout  à 
une  influence  d'origine. 

Les  disciples  qui  s'attachaient  à  la  personne  du 
Seigneur,  après  avoir  renoncé  à  tout,  voilà  les  véri- 
tables ancêtres  des  moines.  Les  textes  de  l'Evangile, 
qui  rapportent  les  conditions  imposées  par  Jésus- 
Clirist  à  qui  voulait  le  suivre,  sont  précisément 
ee\ix  que  l'on  allègue  pour  établir  les  origines  évan- 
géliques  de  la  vie  religieuse.  Les  plus  caractéristi- 
ques se  trouvent  au  chap.  xix  de  S.  Matthieu.  Les 
disciples  formaient  autour  du  Sauveur,  avec  les  apô- 
tres et  les  saintes  femmes,  une  communauté  vérita- 
ble. Un  instant  dispersée  par  les  événements  de  la 
Passion,  elle  se  reconstitua  après  Pâques.  Elle  était 
réunie  au  Cénacle,"  le  jour  de  la  Pentecôte.  Les  nou- 
veaux fidèles,  en  s'y  adjoignant,  contractèrent  ses 
habitudes.  C'est  ainsi  que  l'Eglise  primitive  de 
Jérusalem  prit  le  caractère  indiqué  plus  haut. 

II.  L'ascèse.  —  Le  monachisine  sépare  l'homme 
du  monde  pour  lui  faciliter  l'union  avec  Dieu;  il  lui 
impose  une  lutte  continuelle  contre  ses  appétits 
inférieurs,  dans  le  but  de  rendre  son  âme  plus  libre. 
Cette  lutte  s'elTectue  par  tout  un  ensemble  de  prati- 
ques; et  elle  est  réglée  par  une  doctrine.  On  donne 
le  nom  d'ascèse  ovi  d'ascétisme  à  ces  pratiques  ou  à 
cette  doctrine.  Ses  lois  essentielles  sont  formulées 
dans  la  Bible  et  commentées  par  les  interprètes  de 
la  tradition. 

L'ascèse  oblige  dans  une  certaine  mesure  tous  les 
chrétiens.  Mais  les  religieux,  en  raison  de  leur  obli- 
gation de  tendre  à  la  perfection,  s'y  adonnent  avec 
lUus  de  générosité  pour  leur  avantage  personnel  et 
pour  l'édification  commune.  Ce  caractère  essentiel  de 
la  vie  religieuse  semble  plus  accentué  chez  les 
moines  des  premiers  siècles  et  leurs  héritiers  directs  ; 
on  le  retrouve  aussi  dans  les  divers  ordres  qui 
ajoutent  une  fin  particulière  à  la  poursuite  de  leur 
propre  sanctification.  Les  vœux  de  pauvreté,  de  chas- 
teté et  d'obéissance  caractérisent  toujours  l'ascèse 
monastique;  chaque  famille  religieuse  leur  donne 
pour  complément  les  pratiques  de  mortification  et 
de  pénitence  qui  lui  sont  propres.  La  fidélité  à  les 
suivre  contribue  pour  une  part  très  large  au  succès 
de  ses  œuvres  d'apostolat  et  de  charité.  C'est  par  ce 
moyen   surtout   que   ses  membres  se  maintiennent 


dans  l'esprit  de  leur  état.  De  là  l'importance  qu'elles 
ont  aux  yeux  des  saints  fondateurs  d'ordres.  Les 
ordres  les  plus  actifs  n'échappent  pas  à  cette  condi- 
tion. Le  clergé  séculier,  se  rendant  compte  du  pres- 
tige que  les  moines  devaient  à  l'ascèse,  leur  a 
emprunté  quelques-unes  de  leurs  pratiques,  telles 
que  la  séparation  du  monde  par  un  habit  spécial,  la 
célébration  de  l'office  divin,  et,  à  certaines  époques, 
la  vie  en  coiumun.  L'influence  des  moines  n'est  pas 
étrangère  à  la  législation  de  l'Eglise  latine  sur  le 
célibat  des  clercs. 

C'est  parmi  les  moines  et  les  religieux  des  divers 
ordres  que  l'ascèse  a  recruté  ses  maîtres  les  plus 
autorisés.  Cassikn  a  fait  passer  dans  ses  Conférences 
et  dans  ses  Jnstitutionsle  meilleur  de  l'enseignement 
oral  des  solitaires  égyptiens.  Les  recueils  connus 
sous  le  nom  de  Verhn  seniontm,  jipoplitliegniata 
Patriim,  les  vies  de  saint  Antoine,  de  saint  Pachome, 
de  saint  Ililarion  et  de  quelques  autres  les  complè- 
tent. Les  œuvres  de  saint  Isidorr  de  Péluse,  de 
saint  Nil  du  Sinaï  et  de  saint  Jean  Climaque  sont 
exclusivement  ascétiques.  Les  biographies  monasti- 
ques de  TuÉoDORET  et  de  Jean  Mosch  ont  le  même 
caractère.  Dans  ses  règles,  saint  Basile  se  préoccupe 
avant  tout  de  la  formation  spirituelle  des  disciples  ; 
il  en  est  de  même  de  saint  Benoit.  Les  Morales  de 
saint  GnÉGoiHE  le  Grand,  son  Liber  pastoralis  et 
les  récits  édiUanls  contenus  dans  ses  Dialogues, 
s'ajoutèrent  à  la  littérature  ascétique  des  moines 
orientaux.  On  peut  dire  que  l'Eglise  en  véculjusqu'à 
l'âge  d'or  de  la  scolastique. 

L'ascèse  alors  ne  fut  point  modifiée  essentielle- 
ment; mais  elle  participa  aux  progrès  de  la  philoso- 
phie et  de  la  théologie.  Saint  Grégoire,  Cassien,  et 
les  Pères  restèrent  néanmoins  les  maîtres  incontestés. 
Dès  lors  chaque  ordre  religieux  eut  son  école  spé- 
ciale. Ceux  i[ui  furent  fondes  ou  restaurés  dans  la 
suite  n'échappèrent  pas  à  cette  nécessité  de  leur  vie. 
A  i)eu  près  partout,  l'école  dérive  d'un  maître,  qui 
n'est  pas  toujours  le  fondateur.  L'école  ascétique 
dominicaine  part  de  saint  Thomas  d'Aijuin;  celle  de 
l'ordre  de  saint  François,  de  saint  Bonaventure, 
auquel  on  peut  ajouter  DuNS  Scot;  celle  des  Carmes 
a  pour  docteurs  sainte  Thérèse,  et  saint  Jean  de 
LA  Croix.  L'école  de  la  Compagnie  de  Jésus  sort  des 
Exercices  de  saint  Ignace  et  celle  des  Rédempto- 
ristes,  des  œuvres  de  saint  Alphonse  de  Liguori. 

Le  développement  de  cet  enseignement  ascétique 
dans  les  ordres  religieux  se  confond  avec  leur  his- 
toire. On  le  suit  dans  Ijur  histoire  littéraire,  dans 
l'histoire  de  leurs  œuvres  apostoliques  et  dans  l'his- 
toire de  leurs  saints.  Il  s'est  manifesté  chez  quel- 
ques-uns d'entre  eux  par  des  pratiques  de  piété  que 
l'Eglise  leur  a  empruntées  pour  les  étendre  aux 
fidèles.  L'usage  de  la  confession  comme  moyen  de 
formation  spirituellevient  des  moines.  La  récitation 
du  rosaire  est  d'origine  dominicaine.  Les  Francis- 
cains ont  mis  en  honneur  le  chemin  de  la  Croix.  Les 
Carmes  ont  propagé  la  coutume  de  porter  le  scapu- 
laire.  On  sait  la  part  (|ui  revient  aux  Jésuites  dans 
l'importance  donnée  aux  retraites  annuelles  ou 
mensuelles  et  à  la  méditation  quotidienne. 

III:  Sainteté.  —  Le  monachlsme  se  recommande 
par  le  nombre  et  les  mérites  des  saints  (|u  il  a  pro- 
duits. Il  s'agit  ici  des  saints  dont  les  vertus  héroï- 
ques ont  été  officiellement  reconnues  par  un  juge- 
ment de  l'Eglise  ou  par  un  culte  liturgique.  Cela  est 
manifeste  pour  les  premiers  siècles  de  son  histoire, 
les  quatrième,  cinquième  et  sixième,  comme  pour 
les  périodes  suivantes.  Les  diverses  familles  reli- 
gieuses, qui  ont  toujours  vu  dans  les  saints  leur 
meilleur  sujet  degloire  et  d'édification,  ont  publié  les 


803 


MONACHISME 


8C4 


vies  de  ceux  qui  leur  appartiennent.  L'énumération 
des  recueils,  où  elles  sont  réunies,  est  par  elle-même 
un  hommage  rendu  au  raonacbisme  et  à  sa  fécondité 
surnaturelle.  Les  Bénédictins  ont  le  Menolugmm 
beiiediclinum  de  Bucelin,  Weldkirk,  i655,  in  fol.; 
le  Marlyrologium  Sanclonan  ordinis  saticti  Benedicti 
de  Dom  Hugues  Menard,  Paris,  1629,  in-8*;  les  Acta 
Sanctorum  Ordinis  sancti  Benedicti  de  Luc  d'Acheby 
et  Mabillon,  neuf  volumes  in-fol.  Paris,  1660-1701, 
et  Venise,  lySS-i^^o;  l'Année  bénédictine  de  la 
MÈUE  DE  Blémur,  Paris,  1667,  7  vol.  in-4'.  Plusieurs 
des  ordres  ou  congrégations,  qui  suivent  la  règle 
bénédictine,  ont  eu  leurs  recueils  hagiographiques. 
C'est,  pour  les  Gamaldules,  le  Catalogus  sanctorum 
et  beatoruni  ioliiis  ordinis  Camaldulensis  de  TaoMAS 
DE  MiNis,  Florence,  i6o5,  2  vol.  in  fol.  ;  les  Vile 
de  Sanli  e  Beati  del  ordine  de  Camaldoli  de  Silvano 
Razzi,  Florence,  1600;  pour  les  Vallombrosiens,  le 
Catalogus  iirorum  illustrium  congregalionis  Vallis- 
Umbrosae  de  Vbnance  Simio,  Rome  i6y3;  pour  les 
Cisterciens,  le  Fasciculus  Sanctorum  ordinis  Cisler- 
ciensis  de  Henriqubz,  Bruxelles,  162^  et  Cologne, 
i63i,  2  vol.  in-fol.,  son  Menologium  cisterciense, 
Anvers,  i63o,  in-fol.  et  le  Mcnologe  cistercien, pair  un 
moine  de  Tymadeuch. 

Les  Franciscains  ont  le  Martyrologium  Francis- 
canum  d'ARTHUR  du  Moustier,  Paris,  i638,  in-fol., 
souvent  réédité  depuis  et  le  Menologium  de  Hueber, 
Munich,  l6y8.  Les  Prémontrés,  les  Aatnles  et  Vita 
Sanctorum  ordinis  Praemonstratensis  de  Van  den 
Steerk,  Anvers,  1626,  et  les  Sacrae  litaniae  Beatoruni 
ordinis  Praemonstratensis,  de  Tong-Tamines,  1893. 
Les  Ermites  de  saint  Augustin  le  Martyrologium 
augustinianum  de  Maigret,  Anvers,  lôaS,  et  le 
Panthéon  augustinianum  de  .\rpe,  Gènes,  1709.  Les 
Dominicains  ont  le  Martyrologium  ordinis  Praedica- 
toruni  de  Sicco,  Rome,  1687,  in-fol.,  et  V Année  domi- 
nicaine, qui  est  en  cours  de  publication.  Il  y  a, 
pour  l'ordre  du  Garmel,  le  Décor  Carmeli  religiosi  in 
splendoribus  sanrtorum  et  illitsirium  religiosorum 
et  monialium  du  P.  Puilipi-e  de  la  Sainte-Trinité, 
Lyon,  i665,  in-fol.,  et  le  Ménologe  du  Carmel  du 
P.  Ferdinand  de  Sainte-Thérèse,  Lille,  1879, 
3  vol.  in-8.  Le  Jésuite  Tanner  publia  un  Menologium 
Societatis  Jesti,  Munich,  1669;  repris  en  sous-œuvre 
et  complètement  transformé  par  d'autres,  notam- 
ment par  le  P.  de  Guilhkrmy,  Paris.  Pour  les 
autres  ordres  ou  congrégations,  l'hagiographie  ou  la 
biographie  pieuse  se  confond  avec  leur  histoire. 
Leurs  membres,  qui  s'imposent  à  l'attention  par 
une  sainteté  éminente,  ont  presque  tous  été  l'objet 
d'une  monographie.  Ceux  qui  sont  familiarisés  avec 
la  littérature  hagiographiquesaventque  les  religieux 
y  figurent  en  très  grand  nombre.  On  fait  une  cons- 
tatation semblable  en  parcourant  la  listedes  person- 
nages béatifiés  ou  canonisés  par  l'Eglise  romaine. 

IV.  La  science.  —  Le  moaachisme  n'a  jamais  eu 
une  fin  scientifique.  L'examen  des  faits  amène 
cependant  à  conclure  qu'il  favorise  généralement  les 
aptitudes  de  ses  membres  pour  les  travaux  intellec- 
tuels. On  les  a  vus  réussir  de  préférence  dans  les 
éludes  religieuses,  qui  concordent  mieux  avec  leur 
vocation.  Ils  n'ont  pas  exclu  de  parti  pris  les  études 
profanes. 

Au  IV'  et  au  v'  siècle,  les  monastères  d'Orient  et 
d'Occident  n'ouvrirent  point  d'école  proprement 
dite,  mais  les  hommes  qui  avaient  fréquenté  avec 
succès  les  écoles  du  monde  romain  s'y  trouvèrent 
fort  à  l'aise  pour  se  donner  une  culture  religieuse. 
Ce  fut  le  cas  de  saint  Bamlk,  de  saint  Grégoire  de 
Nazianze,  de  saint  Jean  Chrysostome,  de  saint 
Jérôme  et  de  saint  Augustin  ;  qu'on  le  remarque,  ils 


ont  reçu  le  titre  de  Docteurs  de  l'Eglise  universelle. 
L'Eglise  a,  dans  la  suite,  ajouté  d'autres  noms  aux         î 
leurs.  Ce  sont  presque  tous  des  noms  de  religieux  :  1 

saint  Grégoire  le  Grand,  saint  Jean  Da.mascènk, 
saint  BEDE,  saint  Pierre  Damibn,  saint  Anselme, 
saint  Bernard,  saint  Thomas,  saint  Bonaventurb 
saint  Alpuonse  de  Liguori  ;  saint  François  de  .Sales, 
qui  ne  fut  pas  religieux,  a  fondé  l'ordre  de  la 
Visitation. 

Durant  les  premiers  siècles,  les  solitudes  de 
l'Egypte,  de  la  Palestine,  de  la  Syrie  et  de  l'Asie 
Mineure  furent  habitées  par  de  nombreux  écrivains 
ecclésiastiques  ;  ils  se  sont  exercés  un  peu  dans  tous 
les  genres.  Tous  n'avaient  pas  reçu  une  formation 
dans  les  écoles  romaines.  Saint  Epiphane,  par  exem- 
ple, et  saint  Ephrem,  qui  avaient  embrassé  la  vie 
monastique  dès  leur  jeunesse,  eurent  tout  à  appren- 
dre parmi  les  moines.  Ce  rie  sont  pas  les  seuls.  Les 
études  sont  restées  en  honneur  dans  de  nombreux 
monastères  orientaux.  En  Occident,  les  monastères 
devinrent,  par  la  force  des  choses,  presque  les  seules 
écoles.  On  faisait  profession  de  n'y  cultiver  que  les 
sciences  sacrées.  L'exclusivisme  fut  moins  radical 
qu'on  n'est  généralement  porté  à  le  croire.  C'est 
grâce  à  cela  que  les  œuvres  de  l'antiquité  classique 
nous  ont  été  conservées. 

Les  monastères  de  l'Irlande  et  de  la  Grande-Bre- 
tagne se  tirent  remarquer  par  leur  application  aux 
éludes.  L'activité  intellectuelle  dont  Charlemagne 
se  fit  le  promoteur  fut  dirigée  tout  d'abord  par  Paul 
Diacre,  un  moine,  et  par  ALCuiN,qui  vécut  longtemps 
de  la  vie  des  moines,  au  point  de  se  faire  prendre 
pour  l'un  d'entre  eux.  Leur  œuvre  fut  continuée  sur- 
tout dans  les  monastères.  C'est  à  l'ombre  des  cloîtres 
que  furent  ouvertes  les  écoles  monastiques  des  x*  et 
XI'  siècles.  Les  chanoines  réguliers  jouèrent  un  rôle 
important  dans  les  écoles  cathédrales  et  autres,  qui 
furent  le  berceau  des  Universités  du  moyen  âge.  Les 
Dominicains,  les  Franciscains,  les  Augustins  ensei- 
gnèrent avec  éclat  dans  ces  Universités.  L'en- 
seignement oral  ne  leur  suffit  pas  plus  qu'aux  re- 
ligieux de  la  période  précédente.  On  doit  aux  uns  et 
aux  autres  des  ouvrages  nombreux,  où  sont  traités 
les  sujets  les  plus  divers.  Il  en  fut  ainsi  durant  tout 
le  Moyen  Age. 

La  découverte  de  l'imprimerie  et  la  Renaissance 
généralisèrent  les  études.  Les  laïques  y  prirent 
davantage  goût.  Les  clercs  n'en  eurent  donc  plus  le 
monopole  ;  cependant  les  religieux  s'y  adonnèrent 
comme  par  le  passé.  On  sait  le  rôle  joué  par  les  Jé- 
suites. Us  eurent  des  émules.  La  production  scienti- 
fique fut  ainsi  très  abondante  dans  la  plupart  des 
ordres  jusqu'au  moment  de  leur  suppression.  Ils  ont 
recommencé,  au  xix'  siècle,  dès  qu'ils  ont  pu  se  res- 
taurer. Les  limites  de  cet  article  ne  permettent  pas 
de  donner  des  noms;  il  y  en  aurait  trop.  Presque 
tous  les  ordres  ont  leur  histoire  littéraire  ;  on  y  trouve 
les  preuves  manifestes  de  leur  activité  scientifique. 

L'enseignement  des  enfants  a  sollicité  de  tout  , 
tenips  leur  zèle.  Mais  on  ne  les  voit  organiser  des 
collèges  guère  qu'à  partir  du  xvi'  siècle  ;  ce  fut  la 
grande  œuvre  des  Jésuites.  Les  Bénédictins  suivi- 
rent leur  exemple,  en  Autriche  et  en  Bavière  surtout. 
De  nouvelles  congrégations  furent  fondées  avec  le 
but  direct  de  l'enseignement.  Saint  Joseph  de  Cala- 
SANS  fonda  les  religieux  des  écoles  pies  ;  saint  Jean- 
Baptiste  DE  LA  Salle,  les  Frères  des  Ecoles  chrétien- 
nes ;  César  de  Bus,  les  Pères  de  la  Doctrine 
chrétienne  ;  etc.  Il  y  eut  pour  les  filles  les  Ursulines 
de  sainte  Angèle  de  Mérici,  les  religieuses  de  Notre- 
Dame  de  la  bienheureuse  de  Lesto.vac,  etc.,  etc.  Les 
congrégations  enseignantes  se  sont  multipliées  au 
xixe  siècle  dans  tous  les  pays. 


865 


MONACHISME 


866 


Qu'il  exerce  son  activité  intellectuelle  dans  une 
école  ou  dans  un  travail  personnel,  le  religieux  est 
guidé  parles  principes  de  sa  vie  ascétique.  Il  s'occupe 
en  moine.  Son  enseignement  et  ses  oeuvres  scientifi- 
ques sont  le  fruit  de  sa  vie  religieuse.  Plus  il  mène 
cette  vie  avec  ferveur,  plus,  dans  une  certaine  mesure, 
les  fruits  sont  abondants.  Le  relâchement  de  la  dis- 
cipline a  pour  conséquence  inévitable  l'abandon  des 
études.  Ce  lien  étroit  qui  unit  la  science  et  la  vie  re- 
ligieuse fut  contesté  au  xvii=  siècle  par  l'abbé  de 
Ranck.  Mabillon  n'eut  aucune  peine  à  lui  prouver 
qu'il  était  dans  l'erreur.  Pour  les  maîtres  de  l'ascèse 
traditionnelle,  l'étude  alimente  l'oraison  et  fournit 
l'occasion  d'accomplir  le  précepte  du  travail  et 
d'exercer  une  charité  très  élevée,  celle  qui  s'adresse 
aux  esprits. 

V.  L'apostolat.  —  La  vie  monastique  ou  reli- 
gieuse crée  et  développe  chez  ceux  qui  l'ont  em- 
brassée les  aptitudes  pour  l'apostolat.  C'est  un  fait. 
Les  moines  d'Orient  s'y  adonnèrent.  Mais  ils  furent 
dépassés  par  leurs  frères  d'Occident.  Saint  Martin, 
qui  est  leur  type,  évangélisa  les  campagnes  des  Gau- 
les avec  ses  disciples.  C'est  par  les  moines  que  le 
paganisme  fut  extirpé  des  pays  que  les  Francs  oc- 
cupaient au  vi'  et  au  vii«  siècle.  Us  entreprirent  vers 
la  même  époque  la  conversion  des  peuples  païens 
de  la  Grande-Bretagne,  des  pays  du  Nord  et  de 
l'Est.  Cette  évangélisation  se  poursuivit  en  Bavière, 
en  Saxe,  en  Bohème,  en  Hongrie,  en  Prusse,  en  Po- 
logne, dans  la  Frise  et  les  Pays  Scandinaves;  ils 
allèrent  jusqu'en  Islande  et  au  Groenland.  Les  Bé- 
nédictins, les  Cisterciens  et  les  Prémontrés  y  tra- 
vaillèrent tour  à  tour  ou  simultanément.  Pendant 
ce  temps,  les  Basiliens  évangélisaient  les  Bulgares, 
les  Ruthènes,  les  Russes. 

Les  ûls  de  saint  François  et  de  saint  Dominique 
étendirent  vers  l'Orient  le  domaine  de  l'Evangile. 
Ils  allèrent  à  la  conquête  des  âmes  dans  les  pays 
ouverts  à  la  civilisation  au  xvi"  siècle.  Les  Jésuites 
et  presque  tous  les  ordres  religieux  en  firent  autant. 
Les  religieux  sont  encore  les  ouvriers  ordinaires  de 
l'Evangile  en  pays  de  mission.  Des  congrégations 
nombreuses  ont  été  créées  à  cette  lin  dans  le  courant 
du  XIX*  siècle.  On  sait  quel  précieux  concours  les 
missionnaires  apportent  au  progrès  de  la  civilisa- 
tion. 

Les  aptitudes  apostoliques  du  religieux  s'exercent 
encore  dans  la  lutte  contre  l'hérésie.  Ce  sont  les 
Dominicains  et  les  Franciscains  qui  ont  mis  à  la 
raison  des  hérétiques  du  xiii*  et  du  xiv*  siècle.  Les 
protestants  n'eurent  pas  d'adversaires  plus  redouta- 
bles que  les  Jésuites  et  les  Capucins. 

VI.  Œuvres  de  charité.  —  La  charité,  qui  est  une 
vertu  chrétienne,  reçoit  dans  le  monachisme  un 
développement  qui  a  pour  conséquence  des  œuvres 
aussi  variées  qu'utiles.  Durant  les  premiers  siècles 
de  leur  histoire,  les  moines  s'y  adonnèrent.  Leurs 
œuvres  d'assistance  se  groupent  autour  de  l'hospita- 
lité donnée  aux  voyageurs,  des  secours  distribués 
aux  indigents  et  de  l'assistance  accordée  aux  infir- 
mes. Les  hôtelleries  monastii(ues  rendirent  les  plus 
grands  services  durant  le  .Moyen  âge.  On  bâtit,  à 
partir  du  vin»  siècle,  le  long  des  routes  qui  menaient 
à  Rome,  des  monastères  spécialement  destinés  à  rece- 
voir les  pèlerins  venus  de  la  Grande-Bretagne.  Les 
grands  pèlerinages  de  Jérusalem  et  de  saint  Jacques 
de  Gompostelle  (xi'-xiv*  siècles)  nécessitèrent  un 
développement  de  l'hospitalité  religieuse.  Les  ab- 
bayes existantes  ouvrirent  dans  leurs  dépendances 
des  asiles  pour  les  pèlerins.  On  créa  de  nouveaux 
instituts,  à  la  fois  hospitaliers  et  militaires,  dans  le 

Tome  III. 


but  de  les  héberger  et  de  les  protéger.  Les  Hospita- 
liers de  saint  Jean  de  Jérusalem,  connus  plus  tard 
sous  le  nom  de  chevaliers  de  Malte,  sont  les  plus 
célèbres.  Il  y  eut  en  Gascogne  et  dans  le  Nord-Ouest 
de  l'Espagne  des  fondations  du  même  genre.  L'ab- 
baye canoniale  de  Roncevaux  fut  le  centre  d'un  ser- 
vice hospitalier  considérable.  L'hôpital  d'Aubrac 
fut  fondé  pour  l'assistance  des  pèlerins.  Les  reli- 
gieux s'occupaient  un  peu  de  tous  les  voyageurs. 
L'hospice  du  Saint-Bernard,  sur  les  montagnes  qui 
séparent  la  Suisse  de  l'Italie,  a  été  créé,  à  cette  fin, 
par  saint  Bernard  db  Mbntuon.  Le  dévouement 
chrétien  des  religieux  eut  une  manifestation  écla- 
tante dans  la  fondation  des  Frères  pontifes  de  saint 
Bénézet,  qui  construisirent  des  ponts  sur  le  Rhône. 

Les  hôpitaux,  destinés  aux  malades  ou  aux  orphe- 
lins, eurent  dès  les  iv',  v'  et  vi*  siècles,  en  Orient 
comme  en  Occident,  des  moines  pour  les  servir;  de 
grandes  abbayes,  telles  que  celle  de  Fontenelle  au 
viii=  siècle,  eurent  des  asiles  où  leurs  habitants  soi- 
gnaient des  infirmes.  Ces  institutions  charitables 
prirent  un  grand  développement  à  partir  du  xi*  siè- 
cle. On  fonda  un  peu  partout  des  Ilôtels-Dieu.  Leur 
service  était  assuré  par  des  religieux  et  des  reli- 
gieuses, qui  suivaient  généralement  la  règle  de  saint 
Augustin.  Leurs  communautés  étaient  presque  tou- 
jours indépendantes  les  unes  des  autres.  Quelques- 
unes  formèrent  cependant  de  véritables  congréga- 
tions, celles  du  Saint-Esprit  de  Montpellier  et  de 
Saint-Antoine  de  Viennois  par  exemple.  Mais  à  par- 
tir du  XVI'  siècle,  il  se  fonda  des  congrégations  spé- 
ciales chargées  de  l'assistance  sous  toutes  ses  for- 
mes, soit  dans  les  hôpitaux,  soit  à  domicile. 
Plusieurs  eurent  des  saints  pour  fondateurs  :  saint 
Jean  de  Dieu,  saint  Camille  de  Lellis,  saint  Jérôme 
Emilien,  saint  Vincent  de  Paul.  Ces  institutions  se 
sont  multipliées  au  cours  du  xix'  siècle.  On  peut  dire 
que  toutes  les  misères  matérielles  ou  morales  ont 
une  famille  religieuse  destinée  à  les  soulager.  Leurs 
membres  s'adonnent  à  ce  service  dans  un  but  de 
sanctification.  Le  travail,  que  nécessite  l'assistance, 
sort  directement  de  la  vie  religieuse. 

Les  incursions  des  Maures  sur  les  côtes  de  la 
Méditerranée  provoquèrent  la  fondation  de  deux 
congrégations  religieuses,  qui  prirent  à  tâche  la 
rédemption  des  captifs  emmenés  en  Afrique  par  les 
Barbares.  Saint  PisnnE  ?^olasque  fonda  celle  de 
Notre-Dame  de  la  Merci,  saint  Ficlix  de  Valois 
et  saint  Jean  de  Matha  celle  de  la  Trinité.  Là  en- 
core, le  service  à  rendre  provient  d'une  préoccupa- 
tion ascétique.  Longtemps  avant  les  fondations 
du  xiii"  siècle,  des  moines  prenaient  intérêt  au  ra- 
chat des  captifs.  C'était  une  œuvre  de  prédilection 
de  saint  Grégoire  le  Grand.  Les  abbayes  du  vii=  siè- 
cle suivirent  son  exemple. 

Les  règles  monastiques  ont  toujours  imposé  le 
travail,  parce  que  le  moine  est  tenu  de  gagner  sa 
vie  et  parce  qu'il  lui  faut  faire  pénitence.  L'ac- 
complissement de  ce  devoir  religieux  a  eu  pour  con- 
séquence immédiate  la  transformation  des  campa- 
gnes qui  entouraient  les  abbayes,  elles  sont  deve- 
nues de  puissants  moyens  de  colonisation.  Cela 
commença  au  vi«  siècle  pour  continuer  jusqu'au 
xiii".  Les  Cisterciens  se  firent  remarquer  par  le 
fonctionnement  de  leurs  granges,  ou  fermes  exploi- 
tées par  des  convers.  L'apostolat  des  monastères 
bénéficiait  largement  de  leur  action  civilisatrice. 
On  ne  saurait  trop  le  répéter,  le  travail  du  reli- 
gieux, réglé  par  l'obéissance,  sanctifié  par  la  pensée 
de  plaire  au  Seigneur,  procédait  de  sa  vie  ascéti- 
que elle-même.  Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de 
lire  les  règles  des  divers  ordres,  les  ouvrages  de 
spiritualité    d'après     lesquels    Ils    formaient    leurs 

2« 


867 


MONDE  (LE  SYSTÈME  DUj 


868 


pensées  et  leurs  sentiments,  et  les  vies  soit  de  leurs 
fondateurs  soit  des  saints  et  bienlieureux,  en  qui  on 
peut  reconnaître  leurs  types  authentiques. 

BiBLiOQRAPHiB.  —  Dom  U.  Berlière,  Les  origines  du 
monachisme  et  la  critique  moderne,  dans  Revue 
Bénédictine,  VUI  (1891),  2-12.  —  Dom  Besse, 
D''où  viennent  les  moines?  Paris,  1901,  in-i6.  — 
Holever,  Professer  Ilarnach  und  die  katholische 
Ascèse,  Dusseldorf,  1902,  in-8.  —  PreuscUen, 
Mônchlum  und    Serapiskult.    Giessen,   1908,   in-8. 

Sylvain   Lévi,    Le  liouddliisme    et  les     Grecs, 

da.ns  Revue  del'hisioire  des  Religions, X\Ul{i8<^i), 
36-49.  —  Regeffe,  La  secte  des  Ssséniens,  Lyon, 
1898,  in  8.  —  Wendland,  Die  Therapeuten  und 
die  ulatonische  Schrift  voin  heschaulichen  LeOen, 
Leipzig-,  1896,  in-8.  —  Hugo  Koch,  Virgines 
Cliristi,  Die  Geliihde  der  Gotlgeiveihlen  Jung- 
frauen  in  den  ersten  drei  Jahrhunderten,  dans 
Texte  und  Unterschungen  zur  Geschichle  der  ait- 
christ.  Litleralur,  XXXI,  2,  pp.  ôg-na.  — Zockler, 
Askese  und  Monchtum,  1897,  in-8,  II.  —  Brockie, 
Codex  regularum  monasticaruni  et  canonicarum, 
Augsbourg,  i-jSg,  5  vol.in-fol.  —  Hëlyot,  Histoire 
des  ordres  monastiques,  Paris,  \')il\,  8  vol.  in-4, 
réédité  par  Migne  sous  le  titre  de  Dictionnaire 
des  ordres  religieux,  Paris,  i848,  4  vol.  in-4.  — 
Heimbucher,  Die  Orden  und  Kongregationem,  Pa- 
derborn,  1908,8  vol.  in  8.  —  Dom  Besse,  Les  moi- 
nes d  Orient,  Paris,  1899,  in-8.  —  Montalembert, 
Les  moines  d'Occident.  Paris,  1878,  8  vol.  in-8.  — 
Martin,  Les  moines  et  leur  influence  sociale  dans 
le  passé  et  l'avenir,  Paris,  i865,  in-8.  —  Dom 
Besse,  Les  moines  de  l'ancienne  France,  Paris, 
1906,  in-8.  —  Keller,  Les  congrégations  religieuses 
en  France,  leurs  œuvres  et  leurs  services,  Paris, 
1889,  in-8.  —  QuicUerat,  Cluny  au  xi*  s.  Son  in- 
fluence religieuse,  intellectuelle  et  politique,  Au- 
tun,  1886,  in-i2.  —  Sackur,  Die  Cluniacenser  in 
iliren  kirchlichen  und  allgemeingeschichtlichen 
Wirksamkeit,  Halle,  1891,  2  vol.  in-8.  —  Wiater, 
Die  Cislercienser  des  nardostliclien  Deutschlands 
bis  zum  Austreten  der  Bettelorden,  Gotha,  1868- 
1871,  3  vol.  in-8.  —  Hilaire  de  Barenton,  Les 
Franciscains  en  france,  Paris,  1908,  in-i6.  — R.P. 
M.  Jaequin,  O.  P.,  Le  Frère  Prêcheur,  autrefois  ? 
aujourd'hui,  Paris,  191 1,  in-8.  —  Deslandres,  La 
Sainte  Eglise  et  le  rachat  des  captifs,  Paris,  1902, 
in-i2.  —  L.  Le  Grand,  Les  Maisons-Dieu.  Leur  ré- 
gime intérieur  au  moyen  âge,  dans  Revue  des  Ques- 
tions historiques,  t.  LXUl,  g8-i'|6. —  L.  Lallemand, 
Histoire  delà  Charité, Paj^-is,  I902sqq.  —  Delbrel, 
Les  Jésuites  et  la  pédagogie  au  xvi«,  Paris,  1894, 
ln-8.  —  Henrion,  Histoire  générale  des  Missions, 
Paris,  1847,  2  vol.  in-8. 

J.  M.  Besse,  O.  S.  B. 

MONDE  (LE  SYSTÈME  DU).  —  1.  Ce  qu'est  un 
Système  du  Monde.  —  II.  Les  Systèmes  primitifs. 
—  UI.  Les  Systèmes  de  l'Astronomie  helléniqut.  — 

IV.  Les    Systèmes   du    Monde   au    Moyen  Age.  — 

V.  Les  Systèmes  modernes. 

I.  Ce  qu'est  un  système  du  monde.  —  Au 
moyen  d'observations  plus  ou  moins  précises  des 
phénomènes  astronomiques,  chacun  peut  acquérir 
une  certaine  connaissance  sensible  de  l'Univers. 
Cette  représentation  sensible  est  substantiellement 
la  même  pour  tous  les  hommes;  elle  peut  être  plus 
ou  moins  exacte  et  détaillée  :  l'astronome  moderne 
observe,  comme  les  bergers  de  Chaldée,  des  dépla- 
cements de  corps  lumineux;  il  dispose  pour  les  mesu- 
rer d'instruments  plus  perfectionnés.  Ensuite  se  fait 


une  élaboration  intellectuelle  de  cette  connaissance 
sensible,  élaboration  qui  consiste  à  rapprocher  et 
comparer  les  diverses  indications  fournies  par  l'ob- 
servation, à  en  déduire  des  résultais  non  directement 
observables.  Enlin  se  construit  une  représentation 
intellectuelle  de  l'Univers,  un  système  du  monde, 
représentation  dont  les  éléments  sont  d'une  part  les 
données,  élaborées  par  l'intelligence,  de  la  con- 
naissance sensible,  et  d'autre  part  des  hypothèses 
conçues  sous  l'inlluence  de  divers  principes  philoso- 
phiques. En  dépit  de  l'incertitude  des  hypothèses, 
les  progrès  de  la  connaissance  sensible  de  plus  en 
plus  détaillée  et  précise,  de  son  élaboration  intel- 
lectuelle de  plus  en  plus  profonde,  ont  en  quelque 
sorte  forcé  la  représentation  intellectuelle  à  se  faire 
de  plus  en  plus  satisfaisante.  Les  diverses  représen- 
tations, les  divers  systèmes  successivement  adoptés, 
semblent  former  comme  une  série  convergente  d'ap- 
proximations successives,  dont  la  limite,  hors  de 
notre  atteinte,  serait  la  vue  compréhensive  des 
choses. 

Cette  évolution  se  retrouve  sans  doute  dans  toutes 
les  sciences.  Elle  apparaît  avec  une  particulière  net- 
teté dans  le  développement  de  l'astronomie. 

II.  Les  systèmes  primitifs.  —  Tout  au  début,  la 
connaissance  sensible  se  réduit  aux  seules  impres- 
sions frappant  les  sens.  Le  système  du  monde  est 
très  simple  ;  ce  n'est  guère  qu'une  combinaison 
d'images.  La  Terre  est  un  disque  plat  que  recouvre 
comme  une  cloche  la  voiite  du  Ciel,  lieu  des  phéno- 
mènes météorologiques  et  astronomiques.  Tel  est  le 
système  que  l'on  trouve  dans  les  monuments  primi- 
tifs des  diverses  littératures  (Paye,  Origine  du 
Monde,  p.  8-27). 

Les  nécessités  de  la  navigation  et  de  l'agriculture 
obligent  bientôt  à  un  peu  plus  de  précision  dans 
l'observation.  Les  progrès  de  la  géométrie  permettent 
une  certaine  systématisation  des  résultats.  La  Terre 
est  sphérique,  isolée  dans  l'espace;  par  rapport  à 
elle,  les  astres  ont  un  mouvement  d'ensemble  de  ro- 
tation diurne;  le  soleil,  la  lune,  les  planètes  ont  en 
outre  leursmouvemcnts particuliers.  A  ces  éléments, 
fournis  par  l'élaboration  directe  de  la  connaissance 
sensible,  et  par  suite  certains,  s'ajoutent  des  élé- 
ments hypothétiques  qu'imposent  les  principes  phi- 
losophiques reçus  :  immobilité  de  la  Terre  au  centre 
du  Monde,  nature  divine  des  astres,  perfection  du 
mouvement  circulaire  et  de  la  forme  sphérique. .\^insi 
se  constitue  le  système  hellénique  primitif,  celui  de 
Platon  et  d'ARisTOTiî.  Le  monde  a  pour  limite  la 
sphère  des  étoiles  fixes,  concentrique  à  la  sphère 
terrestre;  sept  sphères  intermédiaires,  toutes  con- 
centriques à  la  Terre,  portent  respectivement  Sa- 
turne, Jupiter,  Mars,  le  Soleil,  Vénus,  Mercure,  la 
Lune.  La  première  sphère  est  le  premier  moteur; 
elle  tourne  autour  d'un  axe  lixe,  et  communique  à 
chacune  des  autres,  comme  par  des  engrenages,  un 
mouvement  de  rotation  autour  du  même  axe  ;  la 
mesure  de  son  mouvement  est  le  temps.  A  cette  même 
époque,  l'école  pythagoricienne  adopte  l'hypothèse 
du  double  mouvement  de  la  Terre  (Paye,  Origine  du 
Monde,  p.  86).  Celte  hypothèse  est  enseignée  par 
PiiiLOLAÛs,  NicBTAS  de  Syracuse,  au  v<=  siècle  av.  J.-Ç. 
(Alliau.mb,  Eléments  d'Astronomie,  p.  282).  Mais  cet 
enseignement  ne  parait  pas  s'être  étendu  au  delà 
d'un  petit  cercle  de  disciples  choisis  (Fayb,  Origine 
du  Monde,  p.  66). 

III.  Les  systèmes  de  l'astronomie  hellénique. 
—  A  mesure  que  s'enrichissent  et  se  précisent  les 
données  de  la  connaissance  sensible,  il  resle  moins 
de    place,   dans    la   construction    du   système,    aux 


869 


MONDE  (LE  SYSTÈME  DU) 


870 


I)rincipcs  d'une  métaphysique  douteuse.  Pour  tenir 
compte  lie  la  uon-oniformité  des  mouvements  angu- 
laires des  astres  errants,  Euuoîe  de  Cnide,  disciple 
de  Platon  (iv  siècle  av.  J.-C.),  puis  Gallippk,  cons- 
truisent le  système  dit  des  sphères  homocenlriinies. 
C'est  le  système  d'Aristole,  dans  lequel  les  huit 
sphères  coJicenlriques  tournent  respectivement  au- 
tour de  huit  axes  tixes,  diversement  inclinés.  Dans 
cette  hypothèse,  les  dislances  des  astres  errants  à 
la  Terre  restent  constantes.  Mais,  à  défaut  de  mesures 
précises,  les  variations  d'éclat  de  ces  astres  donnent 
a  penser  que  ces  dislances  ne  sont  pas  constantes. 
Dès  le  v"  siècle  avant  J.-C,  Héraglide  du  Pont, 
qui,  pour  expliquer  le  mouvement  diurne  de  l'en- 
semble des  astres,  adoptait  l'hypothèse  de  la  rota- 
lion  de  la  Terre  (Alliaume,  ELémenis  d'Astruiiomie, 
p.  aSa),  foil  circuler  le  Soleil  autour  de  la  Terre, 
Mercure  el  Vénus  autour  du  Soleil  (Tu.  H.  Mahtin, 
Hypothèses  astronomiques  des  Grecs,  cli.  v,  §  3.  — 
DuHBM,  f.a  Physique  néoptatonicieune  au  Moyen  Age, 
p.  1 1).  A.U  commencement  de  la  période  alexandrine 
(m"  siècle  av.  J.-C),  on  admet  sans  dilUculté  des 
mouvetnents  circulaires  dont  les  centres  ne  coïnci- 
dent pas  avec  le  centre  de  la  Terre.  Hipparque 
(il»  siècle  av.  J.-C.)  fait  circuler  la  Lune  et  le  Soleil 
sur  des  circonférences  excentrées.  Alors  apparais- 
sent les  premières  mesures  numériques  :  du  rapport 
des  dislances  de  la  Terre  au  Soleil  el  à  la  Lune,  par 
Aristahqub  de  Samos  (iii«  siècle  av.  J.-C.),  du  rap- 
port du  rayon  de  la  Terre  à  la  distance  de  la  Terre 
à  la  Lune,  par  Hipparque.  Enfin,  au  commencement 
de  l'ère  chrétienne,  Ptolémée  d'Alexandrie  achève  la 
construction  du  système  qui  porte  son  nom.  Chaque 
astre  errant  est  porté  par  un  cercle,  nommé  épicycle, 
qui  tourne  autour  de  son  centre,  pendant  que  ce  cen- 
tre se  déplace  sur  un  autre  cercle,  concentrique  ou 
non  à  la  Terre.  Ayant  développé  son  système  jusqu'à 
la  détermination  numérique  de  tous  ses  éléments, 
Plolémée  a  obtenu  une  représentation,  assez  exacte 
au  point  de  vue  qualitatif,  des  variations  de  distance 
des  astres  errants,  et  figurant  les  mouvements  angu- 
laires, au  point  de  vue  quantitatif,  avec  toute  l'exac- 
titude que  comportait  alors  la  précision  des  obser- 
vations. 

Cependant,  pour  un  esprit  imbu  des  principes  de 
la  physique  péripatéticienne,  un  tel  système  était 
peu  satisfaisant.  Aussi  les  commentateurs,  tels  que 
Proclus  el  SiMPLicius,  qui  étudiaient  ces  questions 
plutôt  en  philosophes,  en  physiciens  disaient-ils, 
qu'en  astronomes,  ne  regardaient-ils  tous  ces  cer- 
cles que  comme  des  fictions  de  géomètres  destinées 
à  faciliter  le  calcul  des  movivements  (Duhem,  lissai 
sur  la  Motion  de  Théorie  physique,  p.  2'j).  Ils  admet- 
taient bien  qu'une  science  particulière  ne  doit  se 
préocciii)er  que  de  la  valeur  explicative  de  ses  hypo- 
thèses et  non  de  leur  vérité  objective.  Mais  peut-être 
sentaient-ils  confusément  le  déficit  de  ce  système, 
l'absence  de  lien  entre  la  nature  des  corps  célestes 
et  leurs  mouvements.  Cette  nature  des  corps  célestes, 
la  physique  péripatéticienne  avait  cru  pouvoir  la 
déduire  de  principes  métaphysiques.  Proclus  et 
SiMPLioius  pressentaient-ils  qu  il  fallait  suivre  la 
marche  inverse?  En  tout  cas,  une  représentation 
vraiment  satisfaisante  restait  encore  à  trouver. 

IV.  Les  systèmes  du  inonde  au  Moyen  Age.  — 
.\près  les  invasions  des  Barbares,  le  Moyen  Age 
s'occupa  d'abord  de  faire  en  quelque  sorte  l'inven- 
taire des  connaissances  acquises,  en  particulier  dans 
ie  domaine  astronomique.  Au  temps  de  Charles  le 
:-hauve  (ix"  siècle),  Soot  Erigènk  écrit  un  traité  en 
cinq  livres  De  dii'isione  Naturae  (Migne,  P.f..,  GXXII), 
dont  le  troisième  est  en  partie  consacré  à  l'astronomie. 


Il  s'inspire  des  homélies  de  saint  Basile  sur  l'He.xa- 
méron,  de  la  Géographie  de  Ptolémée,  du  Com- 
mentaire de  saint  Augustin  sur  les  Catégories  d'Aris- 
tole, du  Commentaire  de  Chalcidius  sui-  le  Timée  de 
Platon. 11  y  rapporte  l'hypothèse  d'Uéraclide  du  Pont, 
qu'il  élargit  même  en  faisant  circuler  autour  du 
Soleil  toutes  les  planètes  sauf  Saturne  (Duuiini,  Phy- 
sique néoplatonicienne,  p.  3o).  Guillacme  de  Con- 
çues (1080-1  i5o),  auteur  d'un  Commentaire  sur  le 
Timée  d'après  la  traduction  de  Chalcidius  et  d'un 
traité  De  Philosopliia  Mundi,  distingue,  avec  une  re- 
marquable netteté  d'esprit,  entre  la  rei^résentation 
des  apparences  et  l'étude  de  la  nature  des  choses 
(DuHKM,  Physique  néoplatonicienne,  p.  71).  Bien  que 
ses  connaissances  astronomiques  soient  assez  con- 
fuses, il  expose  néanmoins  assez  clairement  le  sj'S- 
tènie  d'Uéraclide  du  Pont. 

Au  début  du  xiu'  siècle,  se  répandent  les  traduc- 
tions latines  des  œuvres  des  astronomes  arabes,  des 
commentaires  et  versions  arabes  d'Aristole.  Après 
s'être  d'abord  contentés  d'étudier,  de  commenter,  de 
réduire  en  tables  le  système  de  Ptolémée,  certains 
astronomes  arabes,  tels  que  Thabit-in-Kourrah  (fin 
du  ix°  siècle)  et  Ibn-al-Haitan,  auteur  de  la  Perspec- 
tive d'Al-lIazon,  prétendent  en  conclure  la  réalité 
objective  des  hypothèses  de  Ptolémée.  Alors  Ibn- 
UosKHu  (.\vEMPACF.),  Ian-Tofail  (Abou-Bacer), 
Iiin-Badia  (AvERHoiis),  Al-Bitrogi  (Alpetragius), 
défendent,  au  nom  des  principes  d'Aristole,  la  réa- 
lité objective  du  système  des  sphères  homocentri- 
ques.  Us  affirment  avec  raison  que  l'accord  avec  les 
observations  du  système  de  Ptolémée  ne  prouve  pas 
nécessairement  la  vérité  objective  de  ses  hypo- 
thèses. Mais  le  désaccord  du  système  homocenlri- 
que  avec  l'expérience  n'ébranle  pas  leur  aveugle 
confiance  en  la  physique  péripatéticienne.  Plus  rai- 
sonnable, le  juif  Moïse  Ben  Maimoun  (Maimoniuk), 
revient  aux  idées  de  philosophie  scientifique  de  Pto- 
lémée, Proclus,  Simplicius  :  la  science  humaine  ne 
peut  atteindre  à  la  pleine  connaissance  des  choses 
célestes,  elle  peut  seulement  en  donner  d'im- 
parfaites représentations  intellectuelles  (Duhbm, 
Théorie  physique,  p.  3g).  Idée  en  partie  exacte,  mais, 
comme  celle  de  Proclus,  trop  agnostique  et  trop 
influencée  par  l'affirmation  gratuite  d'une  différence 
de  nature  entre  les  corps  célestes  et  les  corps  ter- 
restres. 

La  scolastique  chrétienne  du  xiii»  siècle  se  trouvait 
donc  en  présence  d'un  seul  système  d'astronomie 
proprement  dite,  celui  de  Ptolémée,  pratiquement 
applicable  à  la  prévision  des  phénomènes  astrono- 
miques, —  et  de  trois  systèmes  de  philosophie 
astronomique.  Celui  d'Averroés  et  d' Alpetragius 
admettait  tous  les  principes  de  la  physique  céleste 
d'Aristole,  et,  par  suite,  imposait  a  priorila  cosmo- 
graphie des  sphères  homocenlriques.  Celui  des  pre- 
miers astronomes  arabes  estimait  que  l'accord  avec 
l'expérience  prouve  la  réalité  objective  des  hypo- 
thèses de  Ptolémée.  Celui  de  Proclus,  Simplicius, 
Maïmonide  prenait  à  l'égard  des  principes  péripaté- 
liciens,  une  position  agnostique,  el  donnait  à  l'astro- 
nome le  droit  de  n'en  pas  tenir  compte  dans  la 
construction  de  son  système  du  monde. 

Le  premier  de  ces  trois  courants  d'idées  est  suivi 
par  Roger  Bacon  (Duuem,  Théorie  physique,  p.  4i-46). 
Saint  BoNAVENTURE  (In  II  Sent.,  disl.  i^,  p.  2,  q.  2) 
el  saint  Thomas  d'AQUiN  (Exp.  sup.  lib.  de  Caelo,  in 
lib.  Il,  lect.  17)  y  semblent  plutôt  favorables.  C'est 
pleinement  la  manière  de  voir  de  nombreux  repré- 
sentants de  l'école  à  tendances  averroïstes  de  Padoue, 
tels  que  Alessandro  Acuillini  ((^^hh^ho;-  /(/;;•;  de  Or- 
hibus,  Bologne,  149^),  Agostini  Niro  (Traduction 
commentée  des  quatre  livres  De  Caelo,  Venise,  i54y), 


871 


MONDE  (LE  SYSTÈME  DU) 


872 


Frascator  (Livre  des  Homocentriques,  i535),  Gian- 
BATTisTA  Amico  {De  motibus  Ctirporum  caelestium, 
Venise,  i536). 

Le  deuxième  courant  d'idées,  celui  en  faveur  de  la 
vérité  objective  du  système  de  Ptolémée,  paraît 
avoir  eu  moins  de  partisans.  M.  Duliem  ne  cite  que 
le  franciscain  Bernard  db  Vbrdun,  au  xiii"  siècle,  et, 
au  xv^,  Francisco  Capuano,  d'abord  professeur  d'as- 
tronomie à  l'Université  de  Padoue,  puis  chanoine 
régulier  de  Latran.  On  ne  le  retrouvera  qu'au  moment 
où  tous  les  péripatéliciens  se  ligueront  contre  l'en- 
nemi commun,  le  système  de  Copernic. 

Le  troisième  courant  d'idées,  celui  qui  s'oriente, 
avec  quelques  restrictions,  dans  la  direction  indi- 
quée par  Proclus,  Siraplicius,  Maïmonide,  se  mani- 
feste dans  la  condamnation  que  portèrent  en  1277, 
contre  un  aristotélisme  exagéré,  les  docteurs  de  la 
Sorbonne,  sous  la  présidence  de  l'évèque  de  Paris, 
Etienne  Tempier,  et  à  la  demande  du  pape  Jean  XXI 
(DcHEM,  Mollement  absolu  et  Mouvement  relatif, 
p  61.  —  R.  P.  Denikle  et  E.  Châtelain,  Chartula- 
rium  Unisersilatis  Parisiensis,  t.  I,  pièce  n°  4^3, 
p.  546).  11  a  pour  lui  saint  Thomas  (op.  cit.,  in  lib.  I, 
c.  3;  Sum.  theol.,  I",  q.  Sa,  a.  1,  ad  2),  Pierre 
d'Abano  {Lucidator  Astro7wmiai'),el,  malgré  ses  pré- 
férences averroïstes,  Jean  de  Jandun  (Aculissiniae 
quaesliones...,  lib.  XII,  q.  20)  :  les  hypothèses  doi- 
vent expliquer  les  phénomènes;  il  est  légitime  de 
se  servir  de  toutes  hypothèses  fournissant  cette 
explication;  mais  il  ne  faut  pas  en  conclure  à  leur 
vérité  objective.  Ainsi  pensaient  sans  doute  les 
astronomes  techniciens  de  l'Université  de  Vienne, 
fondée  en  i38o  par  Henri  Heinbuch  de  Hesse,  maître 
es  arts  et  bachelier  en  théologie  de  l'Université  de 
Paris.  Ils  se  consacrèrent,  notamment  Georges  de 
Peurbach  et  Jean  Muller  de  Koenigsberg  (Regio- 
MoNTANUs)  à  la  t.iche  vraiment  scientilique  de  per- 
fectionner le  détail  des  théories,  de  construire  des 
instruments, d'imaginer  des  méthodes  d'observation 
(Duhem,  Tliévrie  physique,  p.  53).  Ces  mêmes  prin- 
cipes de  philosopliie  scientifique  étaient  afDrmés 
par  le  dominicain  Sylvestre  de  Prierio  (Commen- 
taire de  la  Théorie  des  Planètes  de  Georges  de 
Peurbach,  Paris,  i5i5),  par  Giovanni  Gioviano 
DE  PoNTANo  (Oe  re/(Hs  coelestibus ,^i^â\e,  i54o),  et  sur- 
tout parle  cardinal  Nicolas  de  Cubs  (Z>e  docta  igno- 
ranlia,  Bàle,  lô^S),  par  son  disciple  Lefèvrb  d'Eta- 
ples  (.J.s/rono/niiim  theoreticnm,  Paris,  i5io),  et  par 
Luiz  Goronel,  professeur  de  physique  au  collège  de 
Montaigu  (Pliysicae  perscruUitiones,  Paris,  i5ii). 
Avec  ces  trois  derniers  apparaît  pour  la  première 
fois  cette  idée  :  il  y  a  lieu  de  distinguer  deux  physi- 
ques; non  pas,  comme  le  faisait  Proclus,  une  physi- 
que terrestre  accessible  et  une  physique  céleste  radi- 
calement inaccessible;  mais  d'une  part  la  physique 
des  phénomènes,  lois  et  hypothèses,  et,  d'autre  part, 
la  physique  des  essences  et  des  causes,  qui  sont 
choses  inaccessibles  à  la  connaissance  directe  mais 
néanmoins  susceptibles  de  représentations  intellec- 
tuelles abstraites  (Dohbm,  Théorie  physique,  p.  ■ji). 
Vers  la  Un  du  xv'  siècle,  l'apparition  du  système 
de  Copernic,  système  proprement  astronomique, 
différent  de  celui  de  Ptolémée,  mais  représentation 
aussi  exacte  des  phénomènes,  fait  entrer  la  question 
philosophique  dans  une  nouvelle  phase.  Dès  li"}"), 
Nicole  Orbsme,  grand-maître  du  collège  de  Navarre, 
évèque  de  Lisieux,  dans  un  ouvrage  resté  manuscrit 
(Traduction  et  Commentaires  des  quatre  livres  du 
Ciel  et  du  Monde  d'Aristote),  énonce  l'hypothèse  de 
la  rotation  diurne  de  la  Terre  (Duhem,  Un  précurseur 
français  de  Copernic,  dans  la  Revue  générale  des 
Sciences,  i5  novembre  1909).  Dans  le  système  de 
Copernic,  le  Soleil  est  au  centre  du  Monde  ;  toutes  les 


planètes,  y  compris  la  Terre,  décrivent,  d'un  mouve- 
ment uniforme,  des  circonférences  ayant  leurs  cen- 
tres au  centre  du  Soleil  ;  la  Terre  tourne  sur  elle-même 
autour  d'un  axe  de  direction  lixe.  Le  mouvement 
héliocentrique  de  chaque  planète  est  alors  déilni  par 
le  plan  de  la  circonférence  décrite,  son  rayon,  et  la 
vitesse  angulaire.  On  en  déduit  le  mouvement  géo- 
centrique  compliqué,  que  le  système  de  Ptolémée 
délinissait  directement. 

En  présence  de  ce  nouveau  système,  trois  courants 
d'idées  se  dessinent  dans  la  philosophie  scientilique. 
Les  idées  que  nous  avons  vues  triompher  à  l'Univer- 
sité de  Paris  s'appliquent  à  ce  nouveau  système 
exactement  comme  à  l'ancien;  c'est  un  ensemble  de 
suppositions  rendant  plus  simple  l'explication  des 
phénomènes.  Ainsi  pensait  l'éditeur  de  Copernic, 
HossMANN  (Osiander),  et  la  plupart  des  astronomes 
jusqu'à  la  fin  du  xvi°  siècle  (Duhem,  Théorie  physique, 
p.  'j7-io4).  Ainsi  pensaient  les  astronomes  pontifi- 
caux de  la  Commission  pour  la  réforme  du  Calen- 
drier, qui  utilisaient  dans  leurs  calculs  les  «  Tabulae 
prutenicae  »,  tables  astronomiques  construites,  en 
i55i,  d'après  le  système  de  Copernic,  par  Erasme 
Reinhold,  à  Wittemberg  (Duiiem,  Théorie  physique, 
p,  108).  Cette  manière  de  voir  semble  se  retrouver, 
au  moment  du  procès  de  Galilée,  chez  le  cardinal 
BBLLARMiN,danssaletlreauP.  Foscarini,  12  avril  i6i5 
(citée  par  Domenico  Berti  dans  son  Copernico  e  le 
Vicende  del  Sistema  copernicano  in  Italia,  p.  121- 
1 25),  et  chez  le  cardinal  Mafi'eo  Barberini,  plus  tard 
Urbain  Vlll,  dans  son  entretien  avec  Galilée,  rap- 
porté par  le  cardinal  Orbgio  (Philosophicum  Praelu- 
dium,  p.  1 19). 

Mais  bientôt  se  développe  un  courant  réaliste  en 
faveur  de  la  vérité  objective  des  hjpothèses  de 
Copernic,  et,  par  réaction,  un  courant  réaliste  en 
faveur  des  hypothèses  de  Ptolémée.  Dans  un  camp 
comme  dans  l'autre,  l'eflort  se  porte  sur  l'étude  cri- 
tique des  hj'pothèses  fondamentales,  étude  faite  à  la 
double  lumière  des  principes  d'une  physique  bien 
douteuse  et  des  textes  de  l'Ecriture  sainte.  Copernic 
lui-même,  dans  sa  dédicace  au  pape  Paul  111,  semble 
bien  présenter  son  système  comme  conforme  à  la 
nature  des  choses.  En  conséquence  d'un  principe  a 
priori,  dernier  vestige  de  la  physique  péripatéti- 
cienne, il  n'introduit  que  des  mouvements  par- 
faits, c'est-à-dire  circulaires  et  uniformes.  En  tout 
cas,  c'est  bien  la  vérité  objective  du  sjstème  que 
défendent,  par  des  arguments  philosophiques  et 
théologiques,  Rheticus  (De  libris  JRevolutionum... 
Copernici...  Aarratio  prima,  Genadi,  i54o),  Giordano 
BRUNo(£e  Opereitaliane,\ol.l,  p.  i5o-i52),  Kepler 
(Mysterium  cosmngraphicum,  Epitome  Astronomiae 
Copernicanae),  et  enfin  Galilke.  De  l'autre  côté  nous 
voyons  Georges  Hohst  de  Torgau,  qui  enseignait 
à  Wittemberg  en  i6o4  (Duhem,  Théorie  physique, 
p.  116),  Galilée,  au  début  de  sa  carrière  (Traité  de 
Cosmographie,  1606),  le  P.  Clavius,  jésuite,  qui 
attribue  au  système  de  Ptolémée  au  moins  une  pro- 
babilité objective  (//(  Sphneram  Joannis  de  Sacro 
Jioseo  Commentarius,  p.  4>6-442).  Beaucoup,  sans 
pour  cela  rien  affirmer  du  système  de  Ptolémée, 
tiennent,  au  nom  de  la  raison  et  de  la  foi,  le  système 
de  Copernic  pour  objectivement  faux  ;  ainsi  les 
théologiens  protestants,  tels  que  Mklanchton  (Initia 
doctrinae  physicae,  Wittemberg,  i55o);  ainsi  les; 
juges  des  deux  procès  de  Galilée  de  1616  et  de  i633 
(voir  article  Galilée). 

De  cet  exposé  des  systèmes  astronomiques  au 
Moyen  Age,  il  paraît  résulter  que  le  grand  obstacle 
au  développement  de  la  science  astronomique  fut 
la  singulière  persistance  des  principes  de  la  physi- 
que péripatéticienne,  ou,  d'une  façon  plus  précise,  de 


873 


MONDE  (LE  SYSTÈME  DU) 


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celte  grave  erreur  de  philosophie  scienlilique  consis- 
tant à  vouloir  déduire  des  principes  de  la  métaphy- 
sique ceux  des  diverses  sciences  particulières.  Cette 
prétention  était  pourtant  contraire  à  la  théorie  sco- 
lastique  de  la  connaissance  des  choses  sensibles. 
Mais  la  loi  du  moindre  effort  explique  bien  des 
choses,  elle  explique  notamment  que  ce  moyen  com- 
mode de  tout  expliquer  sans  rien  étudier  ait  été  si 
longtemps  en  honneur  dans  la  physique  des  corps 
célestes,  où  les  moyens  d'investigation  faisaient  tota- 
lement défaut.  CopEKNiG  et  Keplur,  tout  comme  les 
averroïsteshomocentriques,  avaient  cru  déduire  leur 
physique  céleste  de  la  métaphysique  péripatéti- 
cienne. Malheureusement  cette  physique  céleste  ne 
valait  guère  mieux  que  celle  d'Arislote  (Duhem, 
Théorie  physique,  p.  126),  et,  à  ce  point  de  vue,  la 
condamnation  de  Galilée  n'est  pas  à  regretter. 

Mais  il  est  juste  de  remarquer  que  les  maîtres  de 
la  scolastique,  surtout  à  l'Université  de  Paris,  si  pro- 
fondément attachée  aux  dogmes  de  la  foi  et  aux 
enseignements  de  l'Eglise,  avaient  nettement  dégagé 
les  éléments  d'une  vraie  philosophie  scientifique  con- 
forme à  une  saine  théorie  de  la  connaissance.  L'op- 
position que  les  Averroïstes  de  l'Ecole  de  Padoue,  au 
nom  des  principes  péripatéticiens,  firent  au  système 
de  Ptolémée,  n'avait  pas  trouvé  d'écho  dans  l'Eglise. 
Celle-ci,  tout  en  couvrant  de  son  autorité  les  doc- 
trines d'Aristote  et  allant  dans  cette  voie  jusqu'à  la 
condamnation  de  Galilée,  n'avait  pas  voulu  défendre 
à  la  science  d'utiliser,  dans  les  applications  prati- 
ques, les  hypothèses  les  plus  commodes.  Il  devait, 
sans  doute,  en  résulter,  chez  les  esprits  désireux 
d'aller  au  fond  des  choses,  un  dualisme  fâcheux; 
mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  le  développement  des 
sciences  humaines  ne  rentre  pas  dans  la  mission  de 
l'Eglise,  que  cette  mission  est  plus  haute,  et  peut, 
dans  telles  circonstances  historiques,  justifier  tels 
actes  qui  seront  des  obstacles  temporaires  au  pro- 
grès de  telles  ou  telles  sciences. 

V.  Le  système  moderne.  — Perfectionner,  préci- 
ser notre  connaissance  sensible,  en  développer  l'éla- 
boration intellectuelle,  utiliser  des  principes  philo- 
sophiques certains,  non  comme  axiomes  pour  en 
déduire  nos  hypothèses,  mais  comme  principes 
directeurs  dans  le  choix  de  celles-ci,  telle  est  la 
marche  qui  s'impose  à  notre  esprit  pour  obtenir  une 
bonne  représentation  intellectuelle  des  choses  de  la 
nature.  Et  cette  représentation  nous  en  donne  une 
véritable  connaissance,  la  seule  à  laquelle  puissent 
prétendre  les  forces  naturelles  de  notre  esprit.  Les 
efforts  de  Copernic,  Kepler,  Galilée  pour  établir  la 
vérité  objective  de  leurs  hypothèses  étaient  en 
dehors  de  cette  voie,  et  ont  été  stériles.  Au  contraire, 
les  observations  astronomiques  de  Tycho-Brahé, 
les  calculs  que  Kepler  effectua  sur  ces  observations 
et  qui  l'amenèrent  à  formuler  ses  trois  fameuses  lois 
du  mouvement  planétaire,  les  découvertes  de  Galilée 
en  physique  et  en  astronomie  (thermomètre,  pendule, 
lois  de  la  chute  des  corps,  phases  de  Vénus,  satellites 
de  Jupiter,  etc.)  fournissent  des  exemples  frappants 
de  la  fécondité  d'efforts  faits  dans  la  bonne  voie. 

Le  système  de  Copernic  devait  donner  à  Kepler 
l'idée  de  chercher  la  forme  de  la  trajectoire  héliocen- 
trique  d'une  planète,  d'établir  une  relation  entre 
son  mouvement  angulaire  héliocentrique  et  la  varia- 
tion de  sa  distance  au  soleil.  Ces  angles  et  ces  dis- 
tances, il  les  a  tirés  d'observations  et  de  mesures 
faites  de  la  Terre.  Théoriquement  il  aurait  pu  les 
déduire  des  cléments  du  mouvement  géocentrique 
que  lui  fournissait  le  système  de  Ptolémée.  Ayant 
obtenu  ces  lois  :  que  chaque  planète  décrit  une  ellipse 
dont  le  soleil  occupe  un  foyer,  que  la  surface  décrite 


par  le  rayon  soleil-planète  croit  proportionnellement 
au  temps,  que  les  carrés  des  révolutions  sidérales 
sont  proportionnels  aux  cubes  des  grands  axes  des 
orbites,  Kepler  possède  une  représentation  intellec- 
tuelle, autre  que  celle  de  Ptolémée,  mais  des  mêmes 
mouvements  des  mêmes  corps.  Toutefois  la  repré- 
sentation képlérienne  est  plus  simple,  et  va  permettre 
de  construire  une  représentation,  non  seulement  des 
mouvements,  mais  aussi  de  leurs  causes. 

Newton  montre  que  les  postulats  de  la  dynamique 
formulés  par  Galilée,  joints  à  l'hypothèse  d'une  force 
attractive  émanant  de  la  Terre  et  s'exerçanl  avec 
une  intensité  inversement  proportionnelle  au  carré  de 
la  distance, expliquent  aussi  bien  le  mouvement  delà 
Lune  que  celui  d'un  projectile  quelconque.  Les  progrès 
du  calcul  infinitésimal  permettent  d'établir  ces  deux 
propositions  einémaliques  :  1°  si  le  mouvement  d'un 
point  B,  relativement  à  des  axes  de  directions  fixes 
passant  par  un  point  A,  se  fait  suivant  les  lois  de 
Kepler,  son  accélération  est  à  chaque  instant  dirigée 
suivant  la  droite  BA  et  inversement  proportionnelle 
au  carre  de  cette  distance;  2°  la  réciproque  est  vraie. 
Si,  à  ces  deux  propositions  einématiques,  on  ajoute 
le  postulat  dynamique  de  la  proportionnalité  des 
forces  aux  accélérations,  les  mouvements  planétaires 
supposent  une  force  attractive  émanant  du  Soleil  et 
s'exerçant  sur  les  diverses  planètes  avec  une  inten- 
sité inversement  proportionnelle  au  carré  de  la  dis- 
tance. Si  l'on  ajoute  enfin  le  postulat  dynamique  de 
l'égalité  de  l'action  et  de  la  réaction  (Painlevé,  De 
la  Méthode  dans  les  Sciences  ;  Mécanique,  p.  890), 
postulat  dû  à  Galilée  suivant  les  uns,  à  Newton  sui- 
vant d'autres,  on  arrive  à  l'hypothèse  newtonienne 
de  la  gravitation  universelle  :  attraction  mutuelle, 
de  molécule  à  molécule,  proportionnelle  aux  masses 
et  inversement  proportionnelle  aux  carrés  des  dis- 
lances. Mais  alors  les  lois  de  Kepler  ne  peuvent  plus 
être  une  représentation  tout  à  fait  exacte  des  mou- 
vements planétaires,  chaque  planète  étant  soumise 
à  l'attraction  du  Soleil  et  à  celle  des  autres  planètes. 
Toutefois,  à  cause  de  la  prépondérance  de  l'attrac- 
tion solaire,  la  représentation  képlérienne  demeure 
très  approchée. 

Une  fois  admis  les  postulats  de  la  Mécanique  et  la 
gravitation  universelle,  si  l'on  donne,  à  un  instant 
arbitraire,  la  position  et  la  vitesse  de  chacun  des 
astres,  tous  les  mouvements  sont  complètement 
déterminés.  L'objet  de  la  Mécanique  céleste  est  de 
calculer  les  positions  à  un  instant  quelconque,  de 
manière  à  comparer  aux  observations  les  conséquen- 
ces de  la  théorie.  Ce  problème,  dans  sa  généralité, 
dépasse  de  beaucoup  les  ressources  actuelles  de 
l'Analyse  mathématique.  Depuis  peu,  on  en  possède 
une  solution  théorique  exacte,  dans  le  cas  très  sim- 
plifié de  trois  points  uniquement  soumis  à  leurs 
attractions  mutuelles  (Revue  générale  des  Sciences, 
t.  XXIV,  igiS,  p.  722).  Mais  on  connaissait  déjà  des 
solutions  approchées  du  problème  général.  Elles 
suffisent  à  montrer,  entre  les  observations  et  les 
conséquences  de  la  théorie,  un  accord  assez  satisfai- 
sant dans  son  ensemble.  On  sait  l'éclatante  confirma- 
tion que  vint  apporter  à  la  théorie  la  découverte  de  la 
planète  Neptune,  cause  assignée  par  les  calculs  aux 
irrégularités  observées  du  mouvement  de  la  planète 
Uranus. 

Une  des  préoccupations  de  la  science  moderne  est 
d'opérer  des  rapprochements  entre  les  phénomènes 
de  divers  ordres,  entre  les  représentations  intellec- 
tuelles qui  en  ont  été  construites.  Ainsi  les  mêmes 
postulats  sont  à  la  base  de  la  mécanique  terrestre  et 
de  la  mécanique  céleste.  Et  toutes  les  conséquences 
que  l'on  en  déduit,  sous  forme  de  prévisions  de  phé- 
nomènes sensibles,  sont  vérifiées  par  l'expérience, 


875 


MONDE  (LE  SYSTÈME  DU) 


876 


dans  la  mesure  des  précisions  que  l'expérience  com- 
porte. Ainsi  encore  les  mêmes  postulats  sont  à  la  base 
de  la  science  des  phénomènes  calorifiques,  lumineux, 
magnétiques,  électriques,  qu'ils  se  passent  à  la  sur- 
face de  la  Terre  ou  dans  les  espaces  célestes.  Leur 
représentation  a  pour  élément  essentiel  la  propag'a- 
tion  des  ondulations  de  l'étber.  Mais  ici,  la  précision 
croissante  des  observations  montre  que  l'harmonie 
du  système  n'est  pas  parfaite.  Ainsi  le  déplacement 
de  l'observateur  relativement  à  l'éther  devrait  pro- 
duire certains  phénomènes  optiques  que  les  expé- 
riences les  plus  délicates  n'arrivent  pas  à  constater 
(LoRENTz,  Considérations  élémentaires  sur  le  Prin- 
cipe de  Relativité,  dans  la  Revue  générale  des  Scien- 
ces, t.  XXV,  n"  5,  i5  mars  igiii,  p-  179-186).  Un 
postulat  proposé  pour  expliquer  ee  fait,  le  «  prin- 
cipe de  relativité  »,  s'accorde  mal  avec  les  postulats 
de  la  gravitation  (H.  Poincaré,  Science  et  Méthode. 
—  Max  Abraham,  La  Nouvelle  Mécanique,  collection 
5c!en<ia,  janvier  191^.  —  Voir  aussi  Revue  générale 
des  Sciences,  i5  avril  igii,  p.  286-287),  et,  si  rien 
n'est  modifié  par  ailleurs,  conduite  des  conséquences 
de  nature  à  troubler  les  notions  communes  d'espace 
et  de  temps.  11  faut  en  conclure,  non  pas  que  ces 
notions  devront  être  modifiées  dans  ce  qu'elles  ont 
d'essentiel  et  de  certain,  mais  simplement  que  notre 
représentation  intellectuelle  du  monde,  dans  son 
stade  actuel,  n'est  pas  entièrement  satisfaisante. 

La  critique  philosophique  peut  aussi  s'exercer  sur 
les  concepts  d'espace  et  de  temps  al>svlus  qui  figu- 
rent en  effet  dans  les  postulats  de  la  Mécanique, 
et  en  particulier  de  la  Mécanique  céleste  (Nbwton, 
Philosopitia  naturutis,  Principiii  niatlientatica,  Uh.lll, 
De  Mundi  Sjstemate.  —  Duhkm,  Mouvement  absolu 
et  Mouvement  relatif,  Extrait  de  la  Revue  de  Plii- 
losopliie,  1909,  p.  i86-ao8.  —  Emile  Picard,  De  la 
Métliode  dans  les  Sciences,  la  Science,  p.  22.  — 
Painlevk,  ibid.,  la  Mécanique,  p.  Sgi.  —  Cari  Neu- 
MANN,  Ueber  die  Principien  der  Galitei'JVe»ton'schen 
Théorie,  p.  i4-2i.  —  Duhem,  Commentaires  aux  prin- 
cipes de  la  Thermodynamique,  dans  le  Journal  de 
Mathématiques  pures  et  appliquées,  4'  série,  t.  VIII, 
1892,  p.  270-271).  A  ces  concepts,  certains,  comme 
Henri  Poincaré,  semblent  refuser  toute  valeur  objec- 
tive (PoracARÉ,  La  Science  et  l'h'rpothèse,  passim). 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  résulte  de  ces  postulats  que  cer- 
tains mouvements,  par  exemple  celui  de  l'extrémité 
libre  d'un  pendule,  ont  des  apparences  différentes 
suivant  qu'on  les  rapporte  à  des  axes  de  directions 
«  absolument  fixes  »  ou  à  des  axes  de  directions  varia- 
bles; ils  conservent  au  contraire  les  mêmes  appa- 
rences quel  que  soit  le  mouvement  de  «  translation  » 
des  axes  de  directions  «  absolument  fixes  »  auxquels 
on  les  rapporte.  Or  le  mouvement  d'un  pendule, 
observé  à  la  surface  de  la  Terre,  rapporté  à  des  axes 
de  directions  déterminées  par  rapport  à  l'ensemble 
des  étoiles,  présente  sensiblement  l'apparence  (mou- 
vement circulaire  dans  un  plan  vertical  fixe)  que  la 
théorie  prévoit  dans  le  cas  où  les  directions  des  axes 
sont  a  absolument  fixes  ».  Ce  même  mouvement, 
rapporté  à  des  axes  liés  à  la  Terre,  présente  sensi- 
blement l'apparence  que  la  théorie  prévoit  dans  le 
cas  où  les  axes  sont  entraînés  dans  un  mouvement 
«  absolu  de  rotation  uniforme  ».  Le  philosophe  ne 
peut  en  déduire  la  vérité  objective  de  tous  les  postu- 
lats de  la  Mécanique  moderne,  ni  la  valeur  objec- 
tive de  tous  les  concepts  qui  y  entrent,  car  rien  ne 
prouve  que  d'autres  explications  ne  soient  pas  possi- 
bles. Mais  il  peut  légitimement  en  conclure  au  moins 
que  la  distinction  entre  mouvement  «  absolu  »  et 
mouvement  «  relatif»  n'est  pas  un  pur  jeu  de  l'esprit. 

De  divers  côtés  on  rencontre  donc  des  dilTicuIles 
de  détail,  propres   à  nous  rappeler   que  la   science 


humaine  est  toujours  courte  par  quelque  endroit. 
Néanmoins  il  est  bien  certain  que  la  représentation 
moderne  du  monde  est  singulièrement  plus  détail- 
lée, plus  précise,  plus  riche,  plus  grandiose,  plus 
satisfaisante  en  un  mot,  que  les  représentations 
anciennes  rencontrées  au  coxirs  de  cet  article.  Celle 
représentation  moderne  fournit-elle,  aussi  bien  qiie 
les  anciennes,  un  point  d'appui  au  mouvement  de 
l'àme  qui  veut  remonter  de  la  créature  au  Créateur? 
S'il  s'agit  d'un  mouvement  de  sentimentalité,  au- 
cune de  ces  représentations  intellectuelles  ne  vaut 
l'impression  purement  sensible  d'une  nuit  étoilée. 
Mais  s'il  s'agit  du  mouvement  de  l'àme  cherchant  à 
s'élever,  par  l'intelligence,  à  une  certaine  connais- 
sance des  perfections  de  la  Cause  première,  connais- 
sance qui  doit  éveiller  l'admiration  et  un  certain 
amour,  il  est  clair  que  la  représentation  actuelle 
fournit  à  ce  mouvement  un  point  d'appui  incompa- 
rablement plus  solide.  Dieu  a  permis  à  l'intelligence 
humaine  de  découvrir  la  notion  de  gravitation  uni- 
verselle. Cette  unique  notion  d'une  force  inhérente  à 
la  nature  matérielle  explique  tout  à  partir  d'un  état 
initial  donné.  Mais  elle  ne  s'explique  pas  elle-même, 
et  n'explique  pas  cet  état  initial.  La  gravitation  et 
l'état  cosmique  initial  postulent  une  Cause.  Si  l'on 
reste  dans  l'ordre  de  la  Mécanique  céleste,  on  ne 
peut  rien  allirmcr  de  plus  ;  quel  que  soit  cet  état  ini- 
tial, l'ensemble  des  mouvements  est  complètement 
déterminé  ;  l'ordre  qui  règne  dans  les  mouvements 
des  astres  ne  prouve  pas  à  lui  seul  l'intelligence  de 
leur  Cause.  Mais  si  l'on  réfléchit  à  l'évolution  des 
phénomènes  cosmogoniques,  mécaniques,  physiques 
et  chiraiciues  que  contenait  pour  ainsi  dire  en  puis- 
sance cet  état  initial  et  qui  s'est  faite  suivant  les  lois 
d'un  absolu  déterminisme,  si  l'on  réfléchit  que  de  celte 
évolution  a  résulté,  entre  tous  ces  phénomènes  et 
les  phénomènes  biologiques,  l'équilibre  stable  que 
nous  constatons  aujourd'hui,  on  est  amené  à  conr 
clure  que  la  Cause  de  l'état  cosmique  initial  a  dû 
prévoir,  ou  plus  exactement  voir,  dans  cet  état,  tous 
les  détails  de  cette  évolution  multiple.  Si  l'on  réflé- 
chit ensuite  à  la  dilficulté  de  prévoir  les  seuls  mou- 
vements de  trois  corps,  on  peut  se  faire  par  là  quel- 
que idée  de  l'infinie  transcendance  de  l'intelligence 
de  cette  Cause.  Et  voilà,  serable-t-il,  comment,  avec 
une  éloquence  austère  et  abstraite  sans  doute,  mais 
singulièrement  expressive  pour  qui  sait  la  compren- 
dre, les  Cieux  de  l'Astronomie  moderne  continuent 
de  «  raconter  la  gloire  de  Dieu  ». 

Bibliographie.  — Max  Abraham,  La  nouvelle  Mécani- 
que (collection  Scientia,  janvier  1914).  —  Alexan- 
der  AcHiLLiNus,  De  Orbibus  (dans  ses  Opéra 
omnia,  Venise,  i545).  —  Alpktragius,  Planeta- 
rum  Theorica,  physicis  Rationibus  probata,  latinis 
Litteris mandata  a  Calo  Calonymo  Hebraeo  Neapoli- 
tano  (Venise,  i58i).  —  J.-B.  Amicus,  De  Motibua 
Corporum  caelestium  jujcta  Principia  peripatetica 
(Venise,  i536).  — Roger  Bacon,  Liber  Communium 
A'aturalium  (Èihl.  Mazarine,  ms.  n"  3676);  —  Opus 
Tertium(Bihl.  Nationale,  fonds  lat.,  ms.  n°  10364, 
fol.  i86-'22o).  —  F.  Bernard  de  Vkrdun,  Tracta- 
tus  optimus  super  lutam  Astrologiam  (Bibl.  Natio- 
nale, fonds,  lat.,  ms.  n°  7333,  7334).  —  Domenico 
Bkhti,  Copernico  e  le  Vicende  del  Sistema  coper- 
nieano  in  ltalia(Rom«,  1876).  —  S.  Bonaventuhe> 
In  secundum  Librum  Sententiarum  Disputata.  — 
Giordano  Bruno,  La  Cène  de  le  Ceneri  (dans  ses 
Opère  itidiune,  t.  I,  Goltingen,  1888).  —  Chrislo- 
phorus  CL^vviusi  S.  i  ,  In  Sphaeram  Joannis  de 
Sacro  Bosco  Commenlarius  (Rome,  i58i).  — Nico- 
las Copernic,  De  Revvlutionibus  Orbium  caeles- 
tium  (Niiremberg,   i543).  —  Ludovicus  Coronel, 


877 


MONISME 


878 


Physicae  Perscriitiitiones (Varis,  i5ii).  —  Denifle 
et  Châtelain,  C/iarlulariiim  l'iih-ersilatis  Parisien- 
sis  (Paris,  i88<j).  —  Pierre  DunEM,  /  e  Sislème  du 
Monde,  llistoiie  des  doctrines  cosmogoniques, 
(Paris,  Herraann,  igiS,  5  vol.);  Commentaire  aux 
Principes  de  lu  l'Iiennodynainiqne  (dans  le  Jour- 
nal de  Malliématifjues  pures  et  appliquées,  ^' série, 
t.VIII,  1892);  — lissai  sur  ta  A'otion  de  Théorie 
Physique  de  Platon  à  Galilée  (dans  les  Annales  de 
Philosophie  Clirétienne,  Paris,  i(jo8); —  La  Physi- 
que néoplatonicienne  au  Moyen  Age  (dans  la 
Jieiue  des  Questions  scientifiques,  Louvain,  octo- 
bre iQio)  ; —  le  mouvement  absolu  et  le  niotive- 
ment'relatif  (dans  la  He^'ue  de  Philosophie,  ujoif); 

—  Un  précurseur  français  de  Copernic  (dans  la 
Revue  générale  des   Sciences,  20  novembre  igoij). 

—  H.  Paye,  Sur  l'origine  du  Monde,  Théories  cos- 
mogoniques des  Anciens  et  des  Modernes  (Paris, 
Gauthier- Villars,  1896).—  Hieronymus  Fhascatou, 
Homocentricorum,  sive  de  Stellis,  Liher  anus 
(Venise,  i535).  —  Gai.ilro  Gamlei,  Traltulo  délia 
Sfera  0  Cosmograpa  (Home,  i656,  et  t.  H  de  ses 
Opéra,  Padoue,  17^/))-  —  Guillaume  de  Conxiies, 
Philosophicarum  et  asironomicarum  Institutionum 
Liliri  très  (Migne,  P.  L.,  t.  XG,  col.  1127-1178 
[Bède],  et  t.  GXXII,  col.  89-102  [Honoré  d'Autun]). 

—  Georges HoRsT DE ToRCiU,  Tiactatns  in  arithnie- 
ticain     Logisticam   (Wittemberg,     i6o4,    ms.).    — 
Jean  de  Jandu.'^,  Aculissimae  Quaestiones  in  Duo- 
decini  Liiros  Melapitysicae  ad  Aristoielis  et  magni 
Commentatoris  intentionem    dispatatae.   —  Joan- 
nes    JoviANUs   Po.vtands,    De    Rébus     Caelestihus 
(Xaples,  i5i  2;  Venise,  1619,  lîàle,  i5/Jo).  —  Jean  Ke- 
pler, Epilome  Astronomiae  Copernicanae  (Lentiis 
ad  Danubiuin,  1598;  Francfort,  1861);  — Prodro- 
mus  Dissertationum  cosmographicarum,    conlinens 
Mrsterinm    cosmographicuni    de    admirahili   pro- 
portionc     Orhium     caelesliuni    (Tubingue,     1596; 
Francfort,    i858).    —   Lefèvre    d'Etaples,   Intro- 
duclorium  astrononiicuni,  Theorias  Corporum  cae- 
lestium  complectens  (Paris,  i5o3),  intitulé  aussi  : 
Aslronomicum    Theoreticum    (Paris,     i5io,    i5i5, 
i,")i7;  Cologne,   i5iG).  —  Lorentz,    Considérations 
élémentaires  sur  le  Principe  de  Helati\'ité  (dans  la 
Revue   générale    des    Sciences,   25"    année,    n°    5, 
i5    mars    191.'!,    p.    179-18C).   —    Tb.  H.    Martin, 
Mémoires    sur   les    Hypothèses  astronomiques  des 
Grecs    et    des  Romains   (dans  les    Mémoires    de 
l'Académie    des     Inscriptions     et    Belles-Lettres, 
t.  XXX,  2*  partie,  1881).  —  Philippe  Melanchton, 
Initia    Doctrinae     physicae    (Wittemberg,     1649, 
i55o).  —  Maimonide,    Le    Guide  des  Egarés   (tra- 
duction française  par  S.  Munk,  3  vol.,  Paris,  i856- 
1857).  —  Cari  Neumann,  Ueber  die  Principien  der 
Galilei-Nei\ton'schen   Iheoris  (Leipzig,    1870).  — 
Isaac  Newton,    Philosophiae  naturalis    Principia 
mathematica.    —    Nicolaùs    de    Cusa,     De    docta 
Ignornntia    (Bàlc,     1576).   —    Augustinus    Nipho, 
Aristoielis    de    Caelo  et   Mundo    Libri   quatuor,    e 
graeco    in    latinum    cunversi,    et    praeclara   aucti 
e  iposilione  (Venise,    16^9).  —  Augustin    Ohegio, 
Ad  suos  in  universas    Theotogine  Partes  Tractatus 
philosophicum  Praeludium  (Rome,  1637).  — Nicole 
Orbsme,     Traicté    de    l'Espère    (Bibl.    Nationale, 
fonds  franc,  ms.  n°  565,  io83).  —  Paul  Painlkvé, 
La   Mécanique  (article    de   la  collection  :   De    la 
Méthode  dans  les  Sciences,  Paris,  Alcan,  1906).  — 
Emile  Picard,  De   la   Science  (article  de  la  collec- 
tion   :    De    la  Méthode  dans  les   Sciences,   Paris, 
Alcan,  1909).  —  Pierre  d'.Vbano,  I.ucidator  Astro- 
nomiae (Bibl.  Nationale,  fonds  lat.,  ms.  n'  2698, 
fol.  99- 125).  —  Henri  PoiycAnÉ,  Hypothèses  cosmogo- 
niques (Paris,  191 1);—  La  Science  et  l'Hypothèse; 


—  Science  et  Méthode.  —  Erasme  Reinhold, 
Prutenicae  Tahulae  caelestium  Motuum  (Wittem- 
berg, i55i);  Theoriae  novae  Planetarum  Georgii 
Purbiichii  plurihus  /iguris  auctae  et  illustratae 
scholiis  (Wittemberg,  16^2;  Paris,  i556,  1557, 
i558).  —  Joacliim  Riiaeticus,  De  l.ibris  Revolutio- 
num...  Copernici...  Narratio  prima  (Genadi,  i5.'(0; 
Thorn,  1873).  — Ernest  Renan,  Averroés  et  l'Ayer- 
roisme,  essai  historique  (Paris,  i852).  —  Jean 
ScoT  Ehiqène,  De  Divisione  Nalurae  {Migne,  P.  L., 
t.  CXXII).  —  F.  Sylvestre  de  Phierio,  O.  P.,  //( 
novas  Georgii Purbachii  Theorius  Planetarum  Corn- 
mentaria  (Milan,  i5i4  ;  Paris,  i5i5).  —  S.  Thomas 
d'Aquin,  Expositio  super  Libros  de  Caelo  et  Mundo. 

Maurice  Potron. 

MONISME.  —  I.  Origine  du  mot  et  ses  significa- 
tions diverses.  —  L'origine  est  récente  et  les  sens 
multiples  :  i)  même  restreint  à  l'ensemble  des 
choses  créées,  il  est  antiphilosophique  :  2)  dans  un 
sens  particulier  et  rarement  en  usage,  il  n'est  pas 
nécessairement  entaché  d  erreur  ;  3)  au  sens  absolu, 
il  admet  une  interprétation,  soit  purement  logique, 
soit  ontologique  ;  c'est  à  ce  dernier  point  de  vue 
qu'il  est  directement  étudié  dans  cet  article. 

II.  Monisme  moderne  ;  ses  rapports  avec  l'a- 
théisme ET  LE  PANTHÉISME.  —  f.e  monisme  n'a  plus 
aujourd'hui  la  rigidité  de  sa  forme  primitive  et  ne 
nie  point  la  réalité  des  distinctions  phénoménales.  — 
A  la  différence  de  l'athéisme,  il  n'exclut  Dieu  que  par 
prélérition.  iXous  le  distinguerons  du  panthéisme  par 
son  point  de  départ  et  sa  méthode. 

HI.  Monisme  humanitaire  et  sociologique.  —  La 
«  religion  de  l'humanité  »,  défendue  surtout  au  siècle 
dernier  par  Saint-Simon,  Fourier,  Leroux,  Comte, 
Proudhon,  etc.,  inspire  encore  le  sociologisme  positi- 
viste contemporain  ;  mais,  sans  doctrine  métaphysi- 
que définie,  elle  échappe  par  suite,  en  tant  que  sys- 
tème unitaire,  à  une  discussion  de  principes .  Cette 
discussion  ne  portera  donc  que  sur  les  divers  monis- 
mes  à  forme  philosophique  ou  scientifique. 

IV.  Monisme  idéaliste.  —  L'idéalisme  le  plus 
intransigeant  n'exclut  pas  d'ordinaire  l'existence  de 
Dieu,  personnel  ou  non:  même  quand  il  prend  la 
forme  d'un  monisme  athée,  il  n'e.xige  pas  de  }  éfutation 
spéciale . 

V.  Monisme  spiritualiste.  —  A.  Sous  cette  quali- 
fication paradoxale  de  spiritualisme,  c'est  un  vérita- 
ble monisme  athée  qu'a  soutenu  Vacherot,  sinon  dans 
l'Histoire  de  l'école  d'Alexandrie,  du  moins  dans  la 
Métaphysique  et  la  Science.  Résumé  du  système  : 
l'Etre  parfait  n'est  qu'un  idéal  et  ne  peut  exister;  le 
seul  Etre  réel  est  le  Cosmos,  c'est-à-dire  l'existence 
universelle,  notis  apparaissant  sous  la  variété  infinie 
des  formes  qui  la  manifestent.  Modifications  apportées 
à  la  doctrine  par  le  Nouveau  Spiritualisme  de  l'au- 
teur. 

R.  Réfutation.  —  1)  Il  est  faux  cfue  la  perfection 
soit  un  obstacle  à  l'existence  ;  origine  de  l'erreur  de 
]'acherot  sur  ce  point.  J)  Sa  théorie  de  l'Etre  réel 
est  construite  a  priori  et  aboutit  à  des  contradic- 
tions :  l'Etre  universel  se  développe  en  vue  d'un  but 
qu'il  ignore:  son  existence  d'abord  purement  virtuelle 
s'actualise  par  elle-même  ;  le  progrès  est  attribué  à 
une  abstraction.  En  résumé,  Vacherot  ne  fait  que 
traduire  le  positivisme  en  langue  métaphysique  et 
encourt  ta  plupart  des  reproches  qu'il  adresse,  sou- 
vent injustement,  à  ses  adversaires.  Le  Nouveau  Spi- 
ritualisme lui-même  ne  dépasse  guère  le  panthéisme 
et  n'est  spiritualiste  que  d'intention. 


879 


MONISME 


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VI.  Monisme  matérialiste  et  biologique. —  Succé 
dané  actuel  de  V ancien  malérialisme,  il  prétend  absor- 
ber dans  la  biologie  la  science  et  la  philosophie, 

A.  Le  monisme  liaeckélien,  dont  son  fondateur  pré- 
tend faire  une  sorte  de  religion  nouvelle,  n'est  fondé, 
comme  système  philosophique,  que  sur  des  affirma- 
tions sans  preuves,  déjà  réfutées  à  l'article  Matéria- 
lisme. 

B.  La  théorie  de  Le  Dantec  est  une  tentative 
clairement  avouée  de  réduire  la  vie,  la  sensation  et 
la  pensée  à  un  mécanisme  quantitatif;  mais  l'auteur, 
se  bornant  à  affirmer  son  «  transformisme  philoso- 
phique »,  n'a  expliqué  l'origine  ni  de  la  matière  elle- 
même  et  du  mouvement,  ni  de  l'organisme,  ni  de  la 
conscience,  ni  surtout  de  la  personnalité. 

C.  Bref  exposé  de  systèmes  moins  connus,  spéciale- 
ment :  1)  en  Allemagne,  a)  Strauss,  b)  Noire, 
c)  Dûhring  :  —  2)  en  France,  a)  Lapouge,  Soury,  Pio- 
ger  ;  b)  Charles  Lemaire  et  ses  atomes  animés; 
c)  Clémence  Royer  et  le  dynamisme  atomique  ;U)  Conta 
et  sa  théorie  de  l'ondulation  universelle. 

D .  Conclusion  :  le  monisme  biologique,  loin  d'ex- 
pliquer le  monde,  n'e.rplique  pas  même  la  vie. 

VII.  Monisme  natubaliste.  —  Il  fait  de  l'esprit  et  de 
la  matière  le  double  aspect  d'une  même  réalité.  En 
germe  dans  certains  des  systè/nes  précédemment 
discutés,  il  se  présente  aujourd'hui  sous  plusieurs 
formes  : 

1)  Telle  qu'elle  est  formulée  par  quelques-uns 
(Patilhan,  Lange,  Verworn),  l'interprétation  du  dou- 
ble aspect,  prise  à  la  lettre,  aboutirait  à  la  négation 
de  toute  réalité. 

?)  Chez  plusieurs  elle  ne  fait  guère  que  voiler  un 
matérialisme  véritable. 

3)  D'ordinaire,  elle  aboutit  à  l'idéalisme  ou  au 
pampsycliisme.  Ainsi  entre  autres  :  a)  L'indistinct 
d'Ardigo,  soumis  à  une  différenciation  croissante, 
mais  dans  lequel  les  déterminations  sont  purement 
subjectives,  œuvre  de  l'esprit  individuel  réellement 
identifié  avec  l'indistinct  lui-même  :  contradiction 
inhérente  à  la  théorie,  b)  le  mindstuirrfe  Clifford,  qui 
prétend  conclure  du  parallélisme,  par  un  raisonne- 
ment à  forme  mathématique  sans  valeur  en  l'espèce, 
que  la  réalité  primitive  est   de    nature  psychique.  — 

c)  t'évolutionnisme  des  idées-forces  de  Fouillée,  mo- 
nisme immanent  et  e.vpérimental,  dans  lequel  l'évolu- 
tion est  expliquée  par  une  «  volonté  de  conscience  » 
tendant  sans  cesse  à  se  réaliser.  Brève  indication 
des  objections  principales  soulevées  par  ce  o  volonta- 
risme intellectualiste  »  ;  vice  dans  la  méthode  em- 
ployée; échec  dans  la  tentative  de  réduction  à  l'unité. 
—  De  plus,  l'auteur  mérite  la  plupart  des  reproches 
adressés    par   lui  au.r    doctrines    qu'il    combat.    — 

d)  Le  naturalisme  monisle  de  Gurau,  sorte  de  pan- 
animisme,  dans  lequel  l'évolution  est  identifiée  avec 
le  progrès  de  la  vie  ;  ici  encore,  le  dualisme  de  la  sen- 
sation et  du  mouvement  n'est  résolu  qu'en  apparence. 

VIII.  RÉFUTATION  GKNÉhALE.  —  A.  Le  mouisme  est 
une  hypothèse  gratuite  et  sans  fondement.  —  a)  Son 
postulat  du  progrès  universel,  n'étant  ni  évident  a 
priori,  «!  appuyé  sur  une  induction  légitime,  n'a  d'au- 
tre valeur  que  celui  de  l'unité  de  l'Etre,  dont  il  est  la 
conséquence.  —  1))  Cette  unité  elle-même  ne  s'impose 
nullement  à  l'esprit:  les  données  de  la  conscience  et 
de  la  raison  ne  la  suggèrent  point  et  invitent  seule- 
mentà  conclure  à  l'harmonie  universelle  et  à  certaine 
unité  logique.  —  c)  De  cette  unité  logique  on  ne  peut 
inférer  immédiatement  l'unité  ontologique,  sans  sup- 
poser admis  le  postulat,  tout  aussi  gratuit,  dusubjec- 
tivisme  ou  du  relativisme.—  d)  On  ne  peut  davantage 
ta  conclure  de  la  loi  de  l'évolution  immanente,  sans 
commettre  une  pétition  de  principe, — ni  des  données 


de   l'expérience,    qui    écartent   cette    interprétation. 

—  e)  L'invraisemblance  de  l'hypothèse  est  confirmée 
par  la  diversité  même  des  solutions  proposées.  — 
f)  Impossible,  d'autre  part,  de  voir,  avec  une  école 
contemporaine,  dans  la  multiplicité  des  êtres,  ou  le 
<i  morcelage  »,  un  pur  postulat.  —  g)  Impossible 
aussi  d'expliquer  le  dualisme  psychologique  avec 
Roberty  par  «  l'identité  des  concepts  surabstraits  », 
ou  h)  avec  Durkheini  par  la  sociologie  et  l'opposition 
du  profane  et  du  sacré.  —  Conclusion. 

B.Le  monisme  est  une  hypothèse  fausse  et  contra- 
dictoire. Ce  n'est  pas  seulement  une  théorie  dénuée  de 
preuves  et  moins  plausible  que  la  doctrine  d'un  Dieu 
créateur.  C'est  encore,  au  seul  regard  de  la  raison, 
une  hypothèse  :  i)  évidemment  fausse,  puisqu'elle  nie 
l'e.iislence  de  Dieu  et  la  création,  vérités  victorieuse- 
ment démontrées  par  la  philosophie  ;  2)  intrinsèque- 
ment contradictoire  ;  a)  par  son  concept  d'un  être  en 
soi  «  l'état  d'embryon  :  b)  par  la  virtualité  infinie 
qu'elle  attribue  à  cet  Etre  embryonnaire  ;  c)  par 
l'évolution  qu'elle  prête  à  l'Etre  nécessaire  ;  d)  par 
l'inexplicable  différenciation  de  l'Un  tout;  e)  par  le 
progrès  purement  immanent  du  monde.  —  Conclu- 
sion. Ces  contradictions  résultent  toutes  du  postulat 
irrationnel  fondamental  d'un  devenir  absolu.  Ainsi  le 
monisme,  en  opposition  radicale  avec  l'enseignement 
catholique,  rompt  en  visière  avec  les  premiers  prin- 
cipes de  la  raison. 

I .  Origine  du  mot  et  ses  signiâcations  di- 
verses. —  Ce  terme  de  monisme  (de  ,«»;,  seul,  uni- 
que), d'origine  récente,  ne  date  guère,  en  France  du 
moins,  que  d'une  quarantaine  d'années  :  on  le  cLer- 
clierait  en  vain  dans  le  Dictionnaire  philosophique 
de  Franck,  et  Littré  lui-même  ne  le  relève  que  dans 
son  supplément.  lia  joui  au  siècle  dernier  d'une  for- 
tune rapide,  mais  qui  semble  déjà  décroître.  Il  sert 
d'ailleurs  d'étiquette  aux  systèmes  les  plus  di- 
vers, comme  le  constate  le  Vocabulaire  technique  de 
la  philosophie  (Bulletin  de  la  Société  française  de 
philosophie,  1911, p.  167-160),  qui  conclut:  «...Même 
en  laissant  de  coté  les  applications  secondaires,  ce 
mot  a  reçu  des  sens  très  divergents.  » 

i)  WoLFF,  qui  l'a  créé,  l'appliquait  à  la  théorie 
métaphysique  qui,  par  opposition  au  dualisme, 
ramène  tous  les  êtres  finis  soit  à  la  matière,  soit  à 
l'esprit.  —  C'est  dans  un  sens  analogue  qu'il  sert 
parfois,  de  nos  jours,  à  a  désigner  la  doctrine  physi- 
que d'OsTWALD,  pour  qui  il  n'y  a  qu'une  seule  réa- 
lité subsistante,  l'énergie,  dont  matière,  gravitation, 
chaleur,  électricité,  pensée,  ne  sont  que  des  modes  ». 

—  Enfin,  dans  les  pays  de  langue  anglaise,  le  mot 
est  souvent  appliqué  à  la  théorie  dite  du  parallé- 
lisme psycho-physique,  entendu  comme  une  iden- 
tification réelle  des  phénomènes  matériels  et  men- 
taux. 

Même  en  ce  sens  restreint,  le  monisme  professe, 
ou  du  moins  suppose  nécessairement  des  aflirma- 
tionsincompatiblesavecune  saine  philosophie,  puis- 
qu'il nie  la  distinction  essentielle  et  radicale  de  la 
matière  et  de  la  vie,  du  corps  et  de  l'âme,  du  con- 
scient et  de  l'inconscient  (voir  aux  mots  Ame, 
Idéalisme,  Matérialisme).  Mais,  abstraction  faite 
d'autres  erreurs  qui  peuvent  l'accompagner  chez  ses 
partisans  et  en  tant  qu'il  se  borne  à  l'interprétation 
unitaire  du  monde  phénoménal,  il  n'exclut  pas  né- 
cessairement l'existence  de  tout  être  supérieur  à  ce 
monde  et  ne  réclame  pas  de  ce  fait  une  réfutation 
supplémentaire . 

2)  Cette  dernière  remarque  s'applique,  à  plus  forte 
raison,  aux  acceptions  plus  clroitçs  encore  et  gé- 
néralement plus  vagues  attribuées  parfois  au  terme 
monisme  :  chez  Paul  Garus,  par  exemple,  et  aussi 


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MONISME 


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dans  la  revue  américaine  «  The  Monist  »,  il  parait 
exprimer  avant  tout,  sinon  exclusivement,  une  ten- 
dance logique  ou  doctrinale,  visant  à  la  conciliation 
des  dilTcrenls  ordres  de  vérités.  —  Parfois  cnlin  il 
s'emploie,  avec  une  signilication  tout  à  fait  limitée, 
pour  l'unité  d'explication  d'une  seule  catégorie  de 
faits  ou  d'idées  ;  c'est  ainsi  que  certains  auteurs  par- 
lent de  monisme  esthétique  ou  moral. 

Dans  ce  second  sens,  le  monisme,  réserve  faite, 
liien  entendu,  d'interprétations  exagérées  ou  inad- 
missililes,  est  en  lui-même  exempt  d'erreur  :  la  ré- 
duction de  nos  connaissances  à  une  unité  logique 
toujours  plus  parfaite  est  en  effet  un  besoin  de  notre 
intelligence  et  a  son  fondement,  nous  l'expliquerons 
plus  loin,  dans  l'harmonie  des  choses. 

3)  Le  jilus  souvent,  le  motestpris  dans  son  sens 
absolu  et  naturel  pour  caractériser  les  seules  philo- 
sophies  rigoureusement  unitaires  ;  mais,  même  en 
ce  cas,  il  reste  susceptible  d'une  double  signilication, 
qu'il  importe  de  distinguer  : 

a) Quelques  auteurs,  en  elïet,corameleP.F.  Klimkb, 
S.  J.,  dans  son  ouvrage  l)er  Moniamus  und  seine 
pliilosopinschen  G naid lu gcii  {if rUiourg,  llcrder,  igi  l), 
appliquent  le  nom  de  miiriisme  tunique  ou  monisme 
de  la  connaissance  à  toute  théorie  qui,  se  canton- 
nant dans  le  problème  crilériologiqup,  poursuit  une 
méthode  universelle  capable  d'aboutir  à  une  con- 
ception strictement  une  du  donné.  Dans  la  pratique, 
assez  généralement  ce  monisme  de  la  connaissance 
en  vient  à  se  confondre  avec  l'une  ou  l'autre  forme 
de  la  méthode  dite  d'I.MMANiîNCE  (voir  ce  mot. 
Tome  II,  col.  56g  et  679). 

Sans  doute,  la  conséquence  possible  et  même  par- 
fois le  but  avoué  de  celle  tentative  est  de  transporter 
à  la  réalité  elle-même  le  procédé  et  le  résultat  de 
l'unification  mentale,  ou  plus  exactement,  suivant 
le  postulat  subjectiviste,  d'identifier  cette  réalité  avec 
la  représentation  que  s'en  forme  la  conscience  ;  c'est 
à  cette  identification  que  semble  tendre  entre  autres, 
nous  aurons  à  y  insister  plus  loin,  le  V)^  Ludwig 
Stein  dans  son  Dualismus  oder  Monismus  ?  (Berlin, 
ReichI,  1909)  Mais,  comme  on  peut  le  voir  à  l'arti- 
cle indiqué  (col.  696),  le  monisme  de  la  connaissance 
n'est  pas  de  lui-même  nécessairement  exclusif  du 
dualisme  ou  du  pluralisme  objectif.  Quoi  qu'il  en 
soit,  les  difficultés  auxquelles  il  se  heurte  sous  ses 
multiples  formes  sont  suflisamment  exposées  dans 
les  discussions  consacrées  au  problème  de  la  con- 
naissance, spécialement  aux  mots  Idkalismh,  Imma- 
nence, Positivisme,  Sensualisme.  Dans  la  mesure 
d'ailleurs  où  le  monisme  logique  a  pour  but  avoué 
d'appuyer  la  négation  de  Dieu,  nous  aurons  à  l'ex- 
poser brièvement  et  à  l'exclure  dans  le  paragraphe 
consacré  plus  loin  à  la  réfutation  générale. 

h)  EnGn  et  surtout  le  monisme  sert  à  désigner  la 
doctrine  métaphysique  qui  professe  l'unité  ontolo- 
gique de  tous  les  êtres  sans  exception  :  c'est  là  le 
sens  le  plus  rationnel  du  mot,  le  plus  fréquent  aussi 
et  le  seul  que  nous  ayons  à  retenir  dans  cet  article. 

A  le  prendre  dans  la  rigueur  de  cette  dernière  si- 
gnification, il  devrait  être  réservé  à  la  seule  philo- 
sophie assez  audacieuse  pour  prétendre  réduire 
toutes  les  réalités  à  l'identité  absolue.  Sous  cette 
forme,  le  monisme  n'est  que  la  transposition  illégi- 
time de  l'unité  purement  logique  de  l'être  abstrait  à 
l'ordre  de  l'existence  actuelle  et,  loin  de  constituer 
une  nouveauté,  il  a  reçu  dès  le  v"  siècle  avant  J.-C. 
sa  formule  la  plus  étroite  :  c'est  le  système  de  Pah- 
.MÉ.NiuE,  ou  plutôt  de  Mklissus,  le  véritable  inventeur 
du  monisme  transcendantal,  comme  l'a  montré 
Paul  Tanneuy  (Revue  philosiiphifjue,  1887,  t.  II, 
p.  75). 

Sans    entrer   dans    le    détail    des    contradictions 


impliquées  dans  une  telle  interprétation  de  la  réalité, 
notons  seulement  qu'elle  se  heurte  au  témoignage 
formel  de  la  conscience  :  tout  homme  porte  en  lui- 
même  l'indéniable  conviction  de  sa  personnalité  et 
elle  lui  sullità  distinguer  essentiellement  son  être  de 
tous  les  êtres,  raisonnables  ou  non,  vivants  ou  inor- 
ganiques, qui  l'entourent. 

II.  Monisme  moderne;  ses  rapports  avec 
l'athéisme  et  le  panthéisme.  —  Aussi  le  monisme 
ontologique  a-t-il  d  ordinaire  aujourd'hui  une  signi- 
fication moins  rigoureuse  :  sans  nier  la  distinction, 
au  moins  jihénoménale,  des  choses  actuellement 
existantes,  il  lente  de  les  expliquer  toutes  par  l'évo- 
lution aussi  lente  que  fatale  d'un  seul  principe 
éternel  et  nécessaire.  C'est  dire  que  le  nouveau  mo- 
nisme, non  plus  que  celui  des  Eléates,  ne  se  dis- 
tingue guère  que  par  son  nom  du  panlliéisme  pro- 
prement dit  et  même  de  l'athéisme.  N'est-il  pas 
logique  d'ailleurs  qu'une  métaphysique  amenée  à 
refuser  à  la  seule  réalité  qu'elle  reconnaisse  les  at- 
tributs implicitement  renfermés  dans  le  concept  de 
Dieu,  sauf  la  nécessité  de  son  existence  éternelle, 
bannisse  du  titre  qu'elle  adopte  tout  vestige  du  nom 
divin? 

Autrement  dit,  tandis  que  I'athéisme,  d'après  son 
étyniologie  même  (voir  ce  mot)  est  une  erreur  essen- 
tiellement négative,  attaquant  directement  la  légiti- 
mité de  la  notion  du  Divin  et  battant  surtout  en 
brèche  l'existence  d'un  Dieu  Créateur  et  Providence, 
le  monisme,  sans  se  proclamer  toujours  ouverte- 
ment athée,  vise  au  même  but  par  prélérilion,  en 
se  faisant  fort  de  trouver  dans  le  monde  lui-même 
l'explication  dernière  des  choses  et  de  leur  harmo- 
nieuse diversité. 

Il  est  plus  dillicile,  au  moins  dans  la  plupart  des 
cas,  de  discerner  les  syslcnics  strictement  monistes 
des  doctrines  communément  appelées  panthéistes. 
Ces  dernières,  il  est  vrai,  gardent,  ne  fût-ce  que  dans 
leur  nom,  trace  du  Divin  et  prennent  de  ce  fait  une 
certaine  teinte  religieuse  étrangère  aux  premiers. 
Sans  conteste  possible,  pour  ce  motif  et  pour  d'au- 
tres encore  peut-êlre,  la  philosophie  de  Spinoza  est 
un  panthéisme,  tandis  que  l'interprétation  du  monde 
d'un  Haeckelou  d'un  Fouillée  n'est  qu'un  monisme. 
Mais  sous  quelle  étiquette  ranger  finalement  la 
«  théologie  »  ondoyante  d'un  Vaciierot  ou  d'un 
Henan,  le  volontarisme  d'un  ScHorENHAUEn  ou  d'un 
Hartmann,  l'hégélianisme  lui-même?  Bon  nombre 
de  doctrines  dites  [lanthéistes  ne  conservent  vrai- 
semblablement aujourd'hui  leur  état-civil  que  pour 
l'avoir  refu  avant  l'apparition  du  terme  de  monisme, 
postérieur  de  deux  siècles  à  son  rival. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  ligne  de  partage  entre  ces 
deux  classes  de  systèmes  qui  s'accordent  à  rejeter  un 
Dieu  distinct  du  monde  reste  forcément  plus  ou 
moins  arbitraire  et  dépend  surtout  du  point  de  vue 
auquel  ils  sont  envisagés.  On  s'est  donc  cru  autorisé, 
pour  délimiter  la  matière  de  l'article  sur  le  monisme, 
à  faire  état  moins  de  l'emploi  ordinaire  et  restreint 
du  mot,  que  de  la  plénitude  de  son  sens  naturel, 
llenvoyant  au  terme  Panthéisme  les  seules  théories 
qui  ont  la  prétention  de  partir  de  l'Etre  nécessaire, 
sous  quelque  nom  d'ailleurs  qu'elles  le  désignent  — 
Dieu,  l'Infini,  le  Moi,  l'Absolu,  la  Volonté,  l'Incon- 
scient, etc.,  —  pour  en  déduire,  grâce  à  l'hypothèse 
d'une  émanation  ou  d'une  évolution,  la  totalité  des 
choses,  nous  étendrons,  dans  les  pages  qui  suivent, 
notre  étude  à  tous  les  systèmes,  abstraction  faite 
de  leur  qualification  la  plus  usuelle,  qui  veulent  au 
contraire  trouver  dans  le  monde  lui-même  la  raison 
dernière  de  toute  sa  réalité.  Bref,  si  on  nous  passe 
cette  formule  un  peu  simpliste,  mais  qui,  mieux  que 


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toiile  autre  peut-être,  traduit  la  distinction  à  la- 
quelle nous  nous  arrêtons,  tandis  que  pour  le 
panthéisme  Dieu  seul  ou  l'Absolu  existe  réellement 
et  se  fait  monde,  pour  le  monisme,  c'est  le  monde 
qui  existe  par  lui-même  et  devient  Dieu. 

m.  Monisme  humanitaire  et  sociologique.  — 

De  cette  déilication  de  la  nature,  c'est  généralement 
l'homme  lui-même  que,  sous  une  forme  on  sous  une 
autre,  le  monisme  athée  prétend  faire  bénéficier. 
Ce  dessein  était  nettement  proclamé,  au  siècle  der- 
nier, par  les  apôtres  de  ce  que,  dans  sa  première 
édition,  notre  dictionnaire  appelait  le  panthéisme 
mystique  des  socialistes.  Le  vrai  fondateur  du  sys- 
tème fut,  on  le  sait,  Henry  de  Rouvroy  de  Saint- 
Simon  (1760-1825)  et  les  représentants  de  l'école  les 
plus  fameux  après  lui,  deux  autres  Français, 
Cliarles  FouniHR  (1772-183^)  et  Pierre  Leroux 
(1797-1871).  Tous  trois  sans  doute  se  montrent  pro- 
digues, dans  leurs  écrits,  du  nom  divin,  de  même 
qu'ils  conservent  bien  des  termes  ou  des  formules 
empruntés  à  l'Evangile  et  au  catholicisme.  Mais  ce 
langage  à  teinte  religieuse  a  été,  le  plus  souvent, 
vidé  par  eux  de  son  sens  traditionnel  et  légitime, 
pour  servir  en  réalité  d'enveloppe  à  «  une  forme  nou- 
velle de  l'athéisme,  l'athéisme  humanitaire  ».(C.4.ro, 
Etudes  morales  sur  le  temps  présent,  4"  édition, 
Hachette,  1879,  P-  ''t*')  P'"s  voilé  chez  Pierre  Leroux, 
en  qui  cei  tains  croient  même  reconnaître  un  déiste 
(voir  Hei'iie  néoscolastii/ue,  190^,  p.  38o),  il  est  ma- 
nifeste dans  le  pkvsicisme  des  premiers  ouvrages 
de  Saint-Simon  et  dans  l'immoralisme  hylozoique 
de  Fourier.  Au  reste,  les  questions  métaphysiques 
tiennent  peu  de  place  dans  les  élucubrations  de 
ces  «  Messies  positivistes  »  :  ce  qu'ils  cherchaient 
surtout  dans  l'atlirniation  de  l'identité  de  Dieu  et  de 
l'homme,  de  l'esprit  et  de  la  matière,  c'est  une  base 
théor:que  à  la  révolution  sociale  qu'ils  rêvaient,  ou 
à  la  religion  nouvelle  qu'ils  se  flattaient  de  fonder 
(voir  Caro,  Ouvrage  cité,  2«  étude  :  les  Religions 
nouvelles  —  l'Idolâtrie  humanitaire). 

A  ces  noms  on  pourrait  joindre  ceux  non  moins 
fameux  d'Auguste  Comte  (1798-1857)  et  de  Joseph 
Proudhon  (1809-1866):  le  premier  en  effet,  malgré  ses 
préjugés  positivistes  contre  le  problème  des  ori- 
gines, se  propose  de  «construire  une  religion  pres- 
que mystique,  en  prenant  pour  base  un  matérialisme 
absolu  »  (Caro,  ib.,  p.  78).  Quant  à  Proudhon,  qui 
n'a  guère  parlé  de  Dieu  que  pour  le  blasphémer  avec 
sa  violence  coutumière  de  langage,  si  son  athéisme 
apparaît  çà  et  là  pluraliste  plutôt  que  moniste,  il 
n'en  professe  pas  moins  le  principe  hégélien  de 
l'éternel  devenir; bien  plus,  il  admettrait  volontiers, 
lui-même  nous  l'assure,  l'hypothèse  d'une  «  sub- 
stance amorphe,  que  l'on  pourrait  nommer  assez 
heureusement  le  pantogène  »,  d'où  »  seraient  sorties 
toutes  choses  »  {l'hilosnphie  du  Progrès,  Bruxelles, 
1853,  p.  49);  nous  avons  là  déjà,  peu  s'en  faut,  la 
formule  du  monisme  aujourd'hui  dominant,  tel  que 
nous  le  retrouverons  tout  à  l'heure.  En  résumé,  ce 
fut  une  ambition  commune  au  socialisme  et  au  po- 
sitivisme de  la  première  moitié  du  xix"  siècle,  que  de 
remplacer  l'antique  adoration  du  Dieu  personnel 
parla  religion  de  l'Humanité  elle  culte  du  Progrès. 
(Caro,  ib.,  3'  étude  :  La  Religion  positiviste) 

La  même  prétention  de  substituer  à  Dieu  l'homme, 
ou  plutôt  l'Etat,  se  retrouve  chez  les  socialistes  con- 
temporains; mais,  en  général,  ils  se  préoccupent 
moins  encore  que  leurs  devanciers  de  fonder  sur  des 
arguments  rationnels  ou  sur  une  doctrine  philoso- 
phique définie  les  droits  absolus  qu'ils  revendi- 
quent pour  l'individu  ou  pour  la  société. 

Il  n  y  a  pas  lieu,  croyons-nous,  de  faire,  sous  ce 


rapport,  une  place  à  part  au  sociologisme  positiviste 
dont  Emile  Di-rkheim  (1858-1917)  était  naguère  en 
France  le  chef  incontesté  :  sans  doute  la  thèse  qu'il 
s'était  donn«  mission  de  faire  triompher,  l'identifi- 
cation [irétendue  du  phénomène  religieux  avec  le 
fait  social,  suppose,  nous  ne  dirons  pas  le  dogme 
(celte  école  faisant  profession  d'ignorer  toute  méta- 
physique), du  moins  le  postulat  moniste;  mais,  si  ce 
postulat  est  sous-jaeent  à  la  théorie  tout  entière,  il 
n'est  nulle  part,  ((ue  nous  sachions,  expressément 
énoncé,  à  plus  forte  raison  appuyé  d'un  essai  de 
démonstration. 

Aussi,  pour  trouver  un  terrain  de  discussion  au 
sujet  de  la  nature  et  de  l'évolution  du  monde,  ce 
n'est  pas  aux  sociologues,  mais  aux  philosophes 
proprement  dits  ou  du  moins  aux  savants  qu'il  faut 
nous  adresser.  Même  chez  ceux-ci,  il  est  vrai,  le  but 
avoué  ou  secret  des  théories  professées  sera  tou- 
jours la  substitution  de  l'homme  au  Dieu  des  siècles 
de  foi  ;  du  moins  la  donnera-t-on  comme  la  conclu- 
sion plutôt  (pie  comme  le  point  de  départ  du  sys- 
tème. 

Au  reste,  si  les  monistes  s'accordent  à  exclure 
tout  Etre  transcendant,  ils  varient  presque  à  l'infini 
sur  la  notion  qu'ils  se  font,  soit  de  l'élément  primor- 
dial unique  des  phénomènes,  soit  de  l'évolution 
grâce  à  laquelle  il  revêt  à  nos  yeux  tant  de  formes 
diverses,  route  classification  sera  donc  ici  encore, 
on  le  comprend,  plus  ou  moins  discutable.  Le 
P.  Klimkb,  dans  l'ouvrage  déjà  mentionné,  distin- 
gue en  premier  lieu  le  monisme  phénoménal  du  zao- 
nisme transcendantal. puis  subdi\ise  l'un  enmatéria- 
liste  et  spirilualiste,  le  second  en  rationaliste,  cos- 
mulogique  et  éfvlutionniste.  Quoi(|ue  rationnelle, 
celte  division,  sans  échapper  d'ailleurs  à  toute  ob- 
jection de  principe,  —  le  monisme  transcendontal 
pouvant  par  exemi>!e,  non  moins  que  l'autre,  s'in- 
spirer soit  du  matérialisme,  soit  du  spiritualisme,  — 
a  surtout  l'inconvénient  de  comprendre  plusieurs  for- 
mes proprement  panlhéisliques.  Aussi,  renonçant  à 
la  tentative  peut-être  chimérique  de  renfermer  dans 
des  cadres  rigides  la  mnltiplieité  si  variée  des  inter- 
prétations unitaires  et  sans  autre  but  que  d'aider  à 
la  clarté  de  l'exposé  et  de  la  discussion,  nous  nous 
contenterons  de  les  ranger,  dans  les  paragraphes 
suivants,  sous  quelques  qualifications  générales, 
d'après  le  caractère  qui  semble  prévaloir  en  chacune 
d'elles. 

IV.  Monisme  idéaliste.  —  Pour  les  idéalistes  ab- 
solus, tout  ce  (|ui  existe  se  résout  en  phénomènes 
mentaux,  dont  les  phénomènes  dits  matériels  ne 
sont  qu'une  création  illusoire  ou  une  manifestation 
extérieure.  Dans  cette  théorie,  suivant  le  mot  du 
littérateur  psychologue  américain  Ralph- Waldo 
Emerson  (1808-1882),  «  la  matière  est  de  l'esprit 
mort  »  (yataral  flistory  of  intellect)  et  «  le  monde 
est  de  l'esprit  précipité  »  (Nature.  Cf.  M.  Ddgard, 
Emerson,  Paris,  .A..  Colin,  1907;  p.  l!^\■\!^^i)\  ou  bien 
encore,  pour  employer  la  formule  de  Félix  Ravaisson 
(iSi3-igoo):  «La  nature,  pourrait-on  dire,  estcomme 
une  réfraction  ou  dispersion  de  l'esprit  »  (I.a  philo- 
sophieen  Franceau  XIX'  siècle,  a^édition,  Hachette, 
iS85,  p.  271).  M.  Jules  Lachelier  (né  en  i832)  croit 
de  son  côté  pouvoir  ainsi  conclure  sa  thèse  du  Fon- 
dement de  l'induction  (Alcan,  1907,  p.  102)  :  «  Tout 
être  est  une  force  et  toute  force  est  une  pensée  qui 
tend  à  une  conscience  de  plus  en  plus  complète 
d'elle-même  »  ;  ailleurs,  il  nous  dit  que  l'homme 
seul  «  compose  ce  mirage  permanent  qu'il  appelle  le 
monde  extérieur  »  (ib..  Psychologie  et  Métaphjsi- 
que.  p.  i4o).  Bref,  «  |)Our  l'idéaliste,  il  n'existe  abso- 
lument que  des  représentations,  les  unes  sensibles  et 


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individuelles,  les  autres  inlcUeetuelles  et  imper- 
sonnelles I)  {bulletin  de  la  Société  française  de  plii- 
lonophie,  Vocabulaire,  au  mot  Idéalisme;  observa- 
tions de  M.  Laclielier,  p.  3o/S). 

Nous  le  reconnaissons  cependant  volontiers,  il  est 
rare  tpie  l'idéalisme, soit  objectif,  soit  subjectif.revèle 
la  forme  strictement  moniste  ;  la  plupart  des  auteurs, 
même  modernes,  qui  s'efl'orcent  de  tout  réduire  au 
phénomène  mental,  comme  l'Allemand  Rudolf-Her- 
mann  Lotze  (1817-1881),  le  Suisse  Charles  Secrktan 
(1815-1895),   Ravaisson,  m.  LACHEUKn,  Charles  Re- 
NouvrER  (i8i5-i9o3),  pour  ne  citer  que  les  principaux, 
font  place  dans  leur  motaphysi(:[ue  à  un  Dieu  plus  ou 
moins  personnel,  (juantà  l'idéalisme  transoendantal 
et  aux  conceptions  qui  s'en  rapprochent,  on  s'accorde 
à  les  considérer  plutôt   crmme  des  formes  du   pan- 
théisme  éiuliiti/  {voir  au  mot    Panthkismk).  Notons 
entin    que    noudjre    d'idéalistes   se    sont    beaucoup 
moins  préoccupés  du  problème  des  origines  que  de 
questions  pyschologiques,   morales,  esthétiques   ou 
même  sociales,   et  aussi  que  le  nom  divin,  générale- 
ment conservé  par  eux,  semble  bien,  chez  plusieurs, 
ne  recouvrir  qu'un   idéal   sans  réalité  ou  une  pure 
abstraction.  Contentons-nous  de  citer,  à  titre  d'exem- 
ples plus  caractéristiques,  tout  d'abord  EjiEHsoN.qui 
n'est  jamais  parvenu  à  se  faire    une   conviction  sur 
la  vraie  nature  de  cet  «   éternel  Un,    qu'il    appelait 
l'Esprit»  (The  Oi'er-Soul — voir  ouv.  cité,  p.  i36,s.); 
puis  le  Russe    Afrikan  Spir   (i83'j-i890),   pour  qui 
Dieu  n'est  en  aucune  manière  «  le  créateur  supposé 
de  la  nature  »,  mais  seulement  »  la  nature  normale 
des  choses   opposée  à   leur  nature  phjsii[ue  »  {Es- 
quisse de  philosophie   critique,   Alcan,  1887,  p.  /(6); 
enlin  Jean-Jacques  Gourd  (1860-1909),  né  en  France, 
mais  professeur,  durant  les  trente  dernières  années 
de  sa  vie,  à  l'Université  de  Genève,   où  il  avait  suc- 
cédé à  Araiel;  son  essai  sur    L/^s    trois   dicileciiques 
(Genève,   Georg,   1897)  et   surtout  un  ouvrage  pos- 
thume. Philosophie  de  la  religion  {\lcan,  i9ii)nous 
livrent,  sur  la  religion  et  sur  la  divinité,  les  pensées 
dcliuitives  de  ce  phénoménisle  impénitent  qui  avait 
dans  sa  jeunesse  soutenu  devant  la  Faculté  de  Théo- 
logie de  Genève  une  thèse  sur    la  Foi  en  Dieu.   Pour 
lui,  la  religion  n'est  plus  que  «  la  fonction    de  l'im- 
prévisible, de  l'indépendant,   de  l'incoordonnable  » 
{Phil.  de  la  rel.,  p.  262),  de  cet  incoordonnahle,de  ce 
hors  la  loi  que  la   science  et   la  philosophie  laissent 
en  dehors   de  leur  domaine.  Quant    à  Dieu,  qu'on 
l'envisage    tour  à    tour  comme  immanent,  comme 
transcendant  ou  comme  personnel,  toujours    sa  no- 
tion   «  nous  représente  un  vaste  sjstème  de  hors  la 
loi  striés, concentrés,  personnalisés  »  (ib.,p.  3oi):  le 
Dieu  immanent,  c'est  l'ensemble  des  manifestations 
de    l'incoordonnable,    données    dans    le   monde;  le 
Dieu  transcendant  n'est  qu'  «  un    centre    lumineux 
systématisant  nos   espérances  et    nos  consolations 
possibles  »  (ib.,  p.  283);  enOn,  pour  avoir  le  Dieuper- 
sonnel,  il  suflira  de  choisir  parmi  les  hors  la  loi  un 
symbole  plus  saisissant    que    les   autres,  le   Christ 
par  exemple,  qui  concentre  en  lui-même  idéalement 
à  la  fois  les    incoordonnables  concrets  de  toutes  les 
religions   et   les  divers  traits  que    nous  prêtons  au 
Dieu  transcendant. 

Nous  ne  nous  attarderons  pas  à  réfuter  cette  forme 
subjeclivis'.e  du  monisme  contemporain  :  outre  les 
objections  insolubles  soulevées,  nous  le  montrerons 
plus  loin,  par  l'hypothèse  de  l'évolution  immanente, 
fut-elle  purement  de  nature  mentale,  elle  n'échappe 
à  aucune  des  contradictions  de  I'Idhalisiwe  (voir  ce 
mot). 

V.  Monisme  spiritualiste.  —  A.  —  Ces  deux  mots, 
d'après  les  idées  qu'ils  éveillent  d'ordinaire,paraissent 


mutuellement  s'exclure  et  il  semble  que,  moins  encore 
que  l'idéalisme,  le  spiritualisme  puisse  faire  abstrac- 
tion d'un  Dieu  personnel.  De  fait,  le  représentant  le 
plus  qualilié  de  cette  nouvelle  forme  de  monisme, 
mienne  VACHEitor  (1809-1897),  a  protesté  avec  indi- 
gnation contre  le  reproche  d'athéisme  qu'on  lui  avait 
adressé,»  ce  mot  odieux  »  (c'est  l'expression  qu'il  em- 
ploie en  i85i  dans  une  réponse  au  journal  rt'niier.v) 
supposant  un  grossier  matérialisme  qui  a  répudié  tout 
idéal.  Toutefois,  si  matérialisme  et  athéisme  vont 
logiquement  de  pair,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que, 
pour  croire  en  Dieu,  il  ne  sulfit  pas  de  le  proclamer  «  le 
plus  grand  mol  des  langues  humaines  »  (Vacherot, 
Le  Nouveau  Spiritualisme,  Paris,  Hachette,  i884, 
p.  187),  en  ne  voyant  au  surplus  derrière  ce  mot 
qu'une  création  de  la  pensée  ;  de  même  que,  pour 
croire  à  l'àme,  il  ne  suffit  pas  de  décorer  de  ce  beau 
nom  l'ensemble  des  harmonies  de  la  matière  vivante. 
Aussi  l'éclectisme  spiritualiste  de  Vacherot,en  dépit 
des  dénégations  de  l'auteur,  en  dépit  aussi  d'une  évo- 
lution marquée  au  sujet  de  l'idée  de  Dieu,  indénia- 
ble dans  ses  écrits,  n'a  jamais,  nous  allons  le  voir, 
fait  qu'osciller  entre  le  panthéisme  et  le  monisme. 

Dans  son  Histoire  critique  de  l'école  d'Alexandrie 
(Paris,  Ladrange,  1846)  qui  eut  tant  de  i-etentisse- 
ment,  il  n'avait  guère  fait  que  s'inspirer,  au  sujet  de 
Dieu,  des  formules  plus  ou  moins  panthéistiques  de 
son  maître  Victor  Cousin,  ou  même  les  reproduire 
presque  textuellement  :  «  11  est  tout  aussi  impos- 
sible, y  affirmait  il,  de  concevoir  Dieu  sans  le  monde 
que  le  inonde  sans  Dieu  »  (t.  Ill,  p.  29a).  «  Toute  raison 
libre  et  saine,  ajoutait-il  plus  loin  (p.  zgS),  voit  en 
Dieu  l'Etre  universel  ;  danslemonde  étemel  et  infini, 
la  totalité  de  ses  manifestations  individuelles  ;  dans 
le  rapport  du  monde  à  Dieu,  l'identité  substantielle 
de  l'universel  et  des  individus,  de  l'idéal  et  de  la 
réalité.  Elle  ne  conçoit  point  la  création  comme  l'éma- 
nation d'une  substance  surabondante,  ni  comme 
l'œuvre  libre  d'un  Démiurge  organisant  une  matière 
préexistante,  mais  comme  l'acte  nécessaire,  imma- 
nent,éternel  d'une  cause  infinie.  »  Déjà,  remarquons- 
le,  dans  l'énoncé  et  surtout  dans  l'interprétation  de 
ces  formules,  Vacherot  se  rapproche  plus  de  la  con- 
ception de  Hegel  que  de  celle  de  Plolin  et  de  Cousin 
lui-même  :  non  seulement  la  doctrine  de  l'émanation 
doit  être  abandonnée  ;  mais  l'évolution  de  Dieu 
dans  le  monde  n'est  plus,  selon  lui,  comme  dans 
le  panthéisme  alexandrin,  une  procession  et  une 
déchéance;  c'est  au  contraire,  conformément  au 
principe  hégélien  «  un  progrès  continu,  de  l'être 
infime  à  l'être  par  excellence,  de  la  matière  à  l'esprit 
pur,  à  l'intelligence  »  (p.  328)  ;  c'est  qu'en  efTet  «  la 
loi  de  l'être  est  de  monter,  non  de  descendre,  de  se 
perfectionner,  non  de  se  dégrader  »  (p.  329)  ;  on 
saisit  déjà,  sous  la  généralité  des  expressions,  une 
ébauche  de  monisme  évolutif. 

L'ouvrage  le  plus  important  de  Vacherot,  La  Méta- 
physique et  la  Science  (Paris,  Cliamerot,  i858),  déve- 
loppe sur  la  notion  de  Dieu  un  exposé  tout  nou- 
veau et  entièrement  personnel,  clairement  résumé 
dans  ces  quelques  phrases  :  «  S'obstiner  à  réunir 
sur  un  même  sujet  la  perfection  et  la  réalité,  c'est 
se  condamner  aux  contradictions  lesplus palpables... 
Un  Dieu  parfait  ou  un  Dieu  réel  :  il  faut  que  la  théolo- 
gie choisisse.  Le  Dieu  parfait  n'est  qu'un  idéal;  mais 
c'est  encore,  comme  tel,  le  plus  digne  objet  de  la 
théologie  :  car  qui  dit  idéal,  dit  la  plus  hante  et  la  plus 
pure  vérité.  Quant  au  Dieu  réel,  il  vit,  il  se  développe 
dans  l'immensité  de  l'espace  et  dans  l'éternité  du 
temps  ;  il  nous  apparaît  sous  la  variété  infinie  des 
formes  qui  le  manifestent  :  c'est  le  Cosmos  »  (t.  H, 
p.  54/1).  Plus  de  doute  cette  fois  :  la  théologie  de  l'au- 
teur, quoiqu'il  s'en  défende,  n'estqu'un  pur  monisme. 


S87 


MONISME 


888 


«  Dans  celte  seconde  pliase  de  sa  philosophie,  notait 
Paul  Janet  près  de  trente  ans  après,  M.  Vacherot... 
sépara  la  réalité  de  la  vérité.  Pour  ce  qui  est  du 
monde  et  de  la  réalité,  il  fut  hardiment  athée  ;  pour 
ce  qui  est  de  la  vérité  et  de  l'idéal,  il  fut  hardiment 
théiste.  11  (Le  Testament  d'un  philosophe  dansla  Revue 
des  1).  M.,   !«■■  juin  i885,  p.  56i) 

Enlin  dans  le  Nom'eau  Spiritualisme,  la  théodicée 
de  Vacherot  parait  se  modilier  encore.  Renonçant  à 
cette  douille  conception  «  d'un  Dieu  parfait  qui  n'est 
pas  vivant,  et  d'un  Dieu  vivant  qui  n'est  pas  par- 
fait »,  l'auteur  n'admet  plus  qu'un  seul  Dieu,  le 
Dieu  réel.  Etre  universel  et  nécessaire,  principe  éter- 
nel des  choses,  cause  première  et  fin  dernière  du 
monde.  Au  reste,  il  maintient  toujours  que  ce  Dieu 
réel  ne  saurait  être  parfait:  u  Qui  dit  perfection,  dit 
idéal;  qui  dit  idéal,  dit  pensée  pure,  c'est-à-dire  un 
type  supérieur  à  toutes  les  conditions  de  la  réalité  » 
(p.  3o2).  De  plus,  dans  l'explication  des  rapports  de 
ce  Dieu  avec  le  monde,  11  demeure  fidèle  à  la  théorie 
de  1  immanence  :  «  Dieu  est  la  puissance  infinie,  éter- 
nellement créatrice,  dont  l'œuvre  n'a  ni  commence- 
ment ni  fin.  11  n'est  pas  le  monde,  puisqu'il  en  est 
la  cause...  Il  reste  distinct  de  ses  créations,  non  pas 
comme  une  cause  étrangère  et  extérieure  au  monde, 
mais  en  ce  sens  qu'il  garde  toute  sa  fécondité,  toute 
son  activité,  tout  son  être  après  toutes  les  œuvres 
qu'il  crée,  sans  les  faire  sortir  de  son  sein.  Il  en  reste 
distinct,  en  demeurant  au  fond  detout  ce  quipasse...  » 
(p.  3o8) 

B.  —  Après  avoir  résumé  les  conceptions  succes- 
sives de  Vacherot,  il  nous  faut  insister  sur  celle  qui, 
sous  un  vêtement  spiritualiste,  ne  diffère  pas  au  fond 
du  monisme  aujourd'hui  en  vogue.  Quelle  philoso- 
phie nous  propose  la  Métaphysique  et  la  Science, 
si  on  prend  soin  de  dégager  la  doctrine  des  presti- 
gieuses draperies  dont  l'a  parée  moins  encore  le 
style  brillant  que  l'incontestable  élévation  d'esprit 
de  l'auteur  ? 

i)  Elle  prétend  tout  d'abord,  on  l'a  vu,  nous  faire 
admettre  comme  un  axiome  que  le  Dieu  ira/,  celui 
qui  se  conçoit  essentielleiuent  comme  l'Etre  parfait, 
ne  saurait  exister:  «  Perfection  et  réalité  impliquent 
contradiction.  La  perfection  n'existe,  ne  peut  exis- 
ter que  dans  la  pensée.  Il  est  de  l'essence  de  la  per- 
fection d'être  purement  idéale  »  (II,  p.  544)-  L'idée 
de  l'Etre  parfait  est  la  plus  haute  des  idées  de  l'es- 
prit humain,  mais  ce  n'est  qu'une  idée  :  «  Oii  le  cher- 
cher..., s'il  n'est  ni  dans  le  monde  ni  au  delà  du 
monde,  s'il  n'est  ni  le  fini  ni  l'infini,  ni  l'individu  ni 
le  tout?  Où  le  chercher,  sinon  en  toi,  saint  Idéal  de 
la  pensée  ?  Oui,  en  toi  seul  est  la  vérité  pure,  l'Etre 
parfait,  le  Dieu  de  la  raison  »  (p.  587).  Vacherot  sup- 
pose partout,  comme  un  postulat  évident  par  soi- 
même,  note  à  ce  propos  Paul  Janet  (/.a  crise  phi- 
losophique, Paris,  Germer  Baillière,  i865,  p.  i58), 
«  que  le  parfait  ne  peut  exister,  par  cette  raison  que 
l'idéal  ne  peut  être  réel;  mais  la  question  est  préci- 
sément de  savoir  si  le  parfait  est  un  idéal  et  un  pur 
concept.  On  a  pu  contester  aux  cartésiensque  l'exis- 
tence fût  une  perfection,  il  serait  étrange  pourtant 
qu'elle  fût  une  imperfection  ». 

Nous  n'avons  pas  à  montrer  ici  combien  est  con- 
traire à  la  saine  raison  celte  idée  d'une  contradic- 
tion essentielle  entre  la  perfection  absolue  et  l'exis- 
tence ;  BossuET  lécartait  par  ces  questions  brèves, 
mais  péreraptoires  :  «  Pourquoi  Dieu  ne  serait-il 
pas?  Est-ce  à  cause  qu'il  est  parfait  et  la  perfection 
est-elle  un  obstacle  à  l'être?  Erreur  insensée  :  au 
contraire,  la  perfection  est  la  raison  d'être.  Pourquoi 
l'imparfait  serait-il  et  le  parfait  ne  serait-il  pas?  » 
{/"  Flévation  sur  les  Mystères).  Indiquons  seulement 
l'origine  de  l'erreur  chez  Vacherot  et  l'inanité  du  seul 


argument  par  lequel  il  cherche  à  la  justifier  :  comme 
le  remarque  finement  Ollé-Laprunh,  «  Ce  puissant 
jiensexir  est  un  Imaginatif...  Dans  l'exposition  même 
de  sa  métaphysique,  l'imagination  met  à  la  place  et 
sous  le  nom  d'idées  de  purs  fantômes...  Eùl-il  à  l'Idéal 
suprême,  à  l'Etre  parfait  refusé  l'existence  de  peur 
de  le  dégrader,  si,  en  concevant  l'existence,  il  se  fiit 
défait  de  l'image  des  êtres  existant  dans  l'expérience 
et  des  conditions  de  celte  existence  inférieure  ?  n 
{Etienne  ]'acherût,  Paris,  Perrin,  1898,  p.  96-99)  De 
fait,  comment  prélend-il  appuyer  cette  invraisem- 
blable affirmation  que  l'existence  est  incompatible 
avec  la  perfection  absolue?  —  Sur  l'expérience ,  nous 
attestant  qu'aucune  réalité  ne  peut  être  conçue  comme 
parfaite,  à  moins  d'être  idéalisée.  —  Mais  encore, 
qu'entend-il  par  réalité?  —  Il  nous  le  dit  lui-même  : 
«  Toute  réalité  (est)  un  phénomène  qui  passe  >i  (La 
Métaph.  et  la  Science,  II,  p.  5i4).  «  Ce  sont  (donc  des) 
définitions  exclusivement  empiriques  qui  créent  celle 
incompatibilité  prétendue  entre  la  perfection  et  la 
réalité.  Il  est  trop  évident  que  si  nous  appliquons... 
à  la  perfection  divine  les  caractères  de  la  réalité 
empirique,  nous  la  réduisons  à  un  non-sens.  La 
question  est  de  savoir  s'il  n'y  a  vraiment  d'existence 
et  de  réalité  possibles  que  sous  la  forme  que  l'expé- 
rience nous  révèle  »  (Caro,  l'Idée  de  Dieu  et  ses 
nouieau.T  critiques.  7* éd..  Hachette,  i883,  p.  255).  La 
mélapliysi(iue  de  Vacherot  peut  être  spiritualiste 
d'inspiration  et  de  tendance;  comme  philosophie  du 
réel,  elle  s'en  tient  au  plus  étroit  positivisme. 

2)  La  même  conclusion  s'impose  à  nous,  si  nous 
en  venons  à  l'explication  des  choses  que  l'auteur  pré- 
tend substituera  la  doctrine  de  la  création  e.r  niliilo  : 
i(  Pour  nous,  déclare-t-il  (II,  p.  545),  le  Monde  n'étant 
pas  moins  que  l'Etre  en  soi  lui-même,  dans  la  série 
de  ses  manifestations  à  travers  l'espace  et  le  temps, 
possède  l'infinité,  la  nécessité,  l'indépendance  et  tous 
les  attributs  métaphysiques  que  les  théologiens  ré- 
servent exclusivement  à  Dieu.  Il  est  clair,  dès  lors, 
qu'il  se  sudit  à  lui-même,  quant  à  son  existence,  à 
son  mouvement,  à  son  organisation  et  à  sa  conser- 
vation, et  n'a  nul  besoin  d'un  principe  hypercosmi- 
que  ».  El  plus  loin  (p.  606)  :  «  11  est...  entendu  (|ue 
la  raison  pose  a  priori  le  Cosmos,  c'esl-à-dire  l'Etre 
universel  dans  sa  réalité,  sans  avoir  besoin  de  lui 
supposer  une  cause,  un  principe,  un  antécédent  quel- 
conque I. 

Comment  cet  Etre  universel,  «  parfaitement  un 
dans  son  infinité  et  son  universalité  »  (p.  607),  est-il 
devenu  le  monde  actuel,  si  complexe  et  si  varié, 
objet  de  notre  admiration  et  de  notre  curiosité  pas- 
sionnées? —  Rien  de  moins  mystérieux,  d'après  Va- 
cherot: puisque  le  second  est  sorti  du  premier,  c'est 
évidemment  qu'il  y  était  virtuellement  contenu, 
comme  les  phénomènes  sont  contenus  virtuellement 
dans  la  substance.  El  en  efi'el,  0  la  substance,  dans 
un  être  donné,  n'est  pas  autre  chose  que  la  virtualité 
plus  ou  moins  féconde  opposée  à  l'acte  ou  à  la  série 
d'actes  par  lesquels  elle  se  réalise  et  se  détermine  » 
(I,  p.  423).  Or.  on  a  eu  soin  de  nous  en  avertir  déjà, 
il  n'en  va  pas  autrement  de  l'Etre  infini  :  «  Toute 
réalité  est  imparfaite  ;  mais  l'essence  même,  le  type 
naturel  de  cette  réalité  est  virtuellement  parfait.  Je 
dis  le  type  naturel,  pour  ne  pas  le  confondre  avec  le 
type  idéal  qui  n'a  d'existence  que  dans  la  pensée.  El 
si  chaque  type  naturel  a  son  genre  de  perfection  vir- 
tuelle, r.\rchétype  suprême,  le  Père  de  la  Nature  et 
de  l'Esprit,  l'Etre  universel  a  la  perfection  virtuelle 
absolue.  »  (II,  p.  73,  74) 

Quant  à  l'actualisation  contingente  de  cette  virtua- 
lité nécessaire,  elle  nous  est  expliquée  par  la  loi 
même  du  progrès  qui  «  a  aujourd'hui  l'autorité  d'une 
vérité   scientifique   n  (II,   p.  626),   mais  qui,  «  pour 


889 


MONISME 


890 


être  une  révélation  de  l'expérience,  n'en  trouve  pas 
moins  son  explication  dans  la  raison...  Si  le  Dieu  de 
la  théologie  est  la  perfection  en  acte,  le  Dieu  de  la 
cosmologie  est  la  perfection  en  puissance.  Donc  le 
progrés  est  inhérent  à  la  réalité,  de  même  que  la  per- 
fection l'est  à  l'idéal.  »  (p.  b3fi)  .\u  reste,  ce  mouve- 
ment progressif  n'est  pas  livré  au  hasard,  puisquil 
n'est  pas  moins  dirigé  que  déterminé  par  l'idéal  même 
à  réaliser  :  «  A  toutes  ses  phases  et  dans  toutes  ses 
directions,  l'Etre  universel  procède  du  simple  au 
composé,  de  l'abstrait  au  concret,  de  l'inorganique 
à  l'organique,  du  moindre  être  à  l'être  plus  complet... 
L'Etre  cosmique,  le  Dieu  vivant  aspire  sans  relâche 
et  sans  repos  à  la  perfection  idéale;  sa  loi  est  de 
s'en  rapprocher,  sans  jamais  pouvoir  y  atteindre.  » 
(p. 624) 

Est-il  besoin  de  discuter  pareil  système?  Nous 
pourrions  nous  en  dispenser  d'après  l'adage  connu 
«  quod  i;ratis  afprmatur,  gratis  negatur  »,  cette  théo- 
rie de  l'Etre  réel  n'étant,  pas  plus  que  celle  du  Dieu 
idéal,  appuyée  d'aucune  preuve  :  tout  est  donné 
comme  évident  pour  la  raison,  guidée  par  les  don- 
nées de  l'expérience.  Mais  ces  prétendues  évidences 
s'imposent-elles  vraiment  à  l'esprit?  Ne  lui  apparais- 
sent-elles pas  plutôt  comme  une  série  d'atlîrraations 
gratuites  ou  contradictoires?  Pour  commencer  par 
la  dernière,  comment  concevoir  que  1  Etre  universel 
se  développe  en  vue  d'un  but  qu'il  ignore?  «  L'Idéal 
n'existe  pas  en  soi;  il  n'est  pas  substantiellement 
distinct  du  monde,  puisque  le  monde  est  sa  réalité  ; 
enlin,  il  n'est  pas  antérieur  au  monde,  puisqu'il  est, 
non  à  l'origine  des  choses,  mais  au  terme  de  leur  dé- 
veloppement... Comment  la  sollicitation  de  l'Idéal, 
qui  n'est  pas  encore  en  acte,  peut-elle  éveiller  de  leur 
obscure  torpeur  les  puissances  de  l'être  indéterminé  !  » 
(Caro,  Idée  de  Dieu,  p.  201-252)  Invoquer,  pour  ré- 
soudre la  difficulté,  la  loi  du  progrès,  c'est  «  oppo- 
ser à  une  question  sérieuse  un  mot,  au  lieu  de  satis- 
faire l'esprit  par  une  idée  »  (i7'.,  p.  2^7)  :  la  loi  du 
progrès  continu  des  choses,  fût-elle  moins  contestable 
et  moins  contestée  qu'elle  ne  l'est,  ne  nous  appren- 
drait jamais  pourquoi  le  monde  évolue;  elle  se  bor- 
nerait à  exprimer  dans  quel  sens  il  évolue. 

D'autre  part,  en  appeler  à  la  virtualité  de  l'Etre 
pour  expliquer  son  actualisation,  et  ajouter  que  le 
Dieu  de  la  cosmologie  est  lu  perfection  en  puissance, 
c'est  évidemment  affirmer  ce  qui  est  en  question; 
c'est,  chose  plus  grave,  l'aflirmer  en  dépit  des  pro- 
testations du  sens  commun,  qui,  au  nom  même  du 
principe  de  raison  suffisante,  se  refusera  toujours  à 
faire  sortir  le  plus  du  moins  et  l'acte  de  la  pure  puis- 
sance. En  vain  Vacherot  cherche-t-il  à  prévenir 
l'objection.  Dès  son  premier  ouvrage  il  déclarait  : 
«  De  ce  que  la  Nature  va  du  pire  au  meilleur,  de  l'être 
à  la  vie,  de  la  vie  à  la  pensée,  il  faut  bien  se  garder 
d'en  conclure  que  le  pire  engendre  le  meilleur,  que  la 
vie  et  la  pensée  ont  pour  principe  la  pure  matière. 
Ce  serait  confondre  la  cause  avec  la  condition,  le 
principe  avec  l'antécédent  nécessaire.  »  (Histoire  de 
l'école  d'Alexandrie,  t.  111,  p.  33o)  Et  il  ajoutait  : 
«  Le  vrai  et  seul  principe  de  toutes  ces  créations  suc- 
cessives de  la  Nature,  de  tous  ces  règnes  qui  s'éelie- 
lonnent  depuis  le  minéral  jusqu'à  l'homme,  c'est  l'Etre 
infini,  universel,  dont  tout  procède,  dans  lequel  tout 
rentre,  et  qui,  dans  son  inépuisable  fécondité,  pro- 
duit, par  un  progrès  continu,  la  matière,  puis  l'âme, 
puis  l'intelligence...  »  (p.  33i)  Cette  explication  a 
beau  être  répétée,  en  termes  d'ailleurs  moins  clairs, 
dans  /.a  Métaphysique  et  lu  Sciencr  (t.  II,  p.  65o  et 
sulv.);  elle  n'en  reste  pas  moins  un  déli  à  la  raison 
humaine.  Aucune  pure  puissance,  même  «  cachée 
dans  les  profondeurs  de  l'Etre  universel  i>  (ib.,  p.  652), 
même  décorée,  en  vue  du  rôle  à  jouer,  du   titre  de 


virtualité,  n'est  capable,  pour  employer  l'argument 
même  de  l'auteur  contre  le  matérialisme  vulgaire, 
<(  d'engendrer  ni  l'âme,  ni  l'intelligence,  par  la  rai- 
son très  simple  qu'elle  ne  peut  produire  plus  qu'elle 
ne  contient  »  (Histoire  de  l'école  d' Alexandrie,  III, 
p.  33o);  et  avec  Ravaisson  «  on  demandera...  com- 
ment on  peut  comprendre  qu'une  existence  toute  vir- 
tuelle puisse  d'elle-même,  par  elle  seule,  devenir 
réalité.  On  demandera  ce  que  c'est  que  d'être  virtuel 
seulement,  et  si  c'est  être.  On  demandera  enlin  si 
l'être  inUni  de  M.  Vacherot,  en  qui  il  veut  mettre 
toute  la  force  efficace  qu'il  refuse  à  son  Dieu,  si  cet 
être,  réduit  à  une  virtualité,  n'est  pas,  comme  ce 
Dieu,  une  pure  conception,  entièrement  semblable, 
à  ce  titre,  à  toutes  ces  substances  de  la  métaphysique 
vulgaire  auxquelles  on  veut  le  substituer,  et  si  enfin 
il  ne  se  réduit  pas,  comme  l'a  dit  M.  Lacuelibr 
dans  un  article  de  la  Revue  de  l'Instruction  publique 
(23  juin  i8G4)...,  à  l'abstraction  de  l'être  en  général, 
c'est-à-dire  à  laplus  vide  de  toutes  les  abstractions.  » 
(La  phil.  en  l<'rance  au  XIX"  siècle,  p.  126) 

Le  Dieu  réel  de  Vacherot  ne  supporte  donc  pas 
plus  l'examen  que  son  Dieu  idéal.  Au  reste,  le  double 
échec  de  sa  tentative  était  une  conséquence  inévitable 
de  la  méthode  même  qu'il  avait  adoptée,  comme  le 
montre  M.  I'arodi  dans  deux  articles  de  la  Revue  de 
Mélupliysique  et  de  Morale  (i8yg,  p.  463  et  ^32), 
dont  on  ne  peut  par  ailleurs  admettre  ni  l'inspira- 
tion franchement  kantienne,  ni  les  principales  con- 
clusions. Vouloir,  comme  le  prétendait  l'auteur  de 
l.a  Métaphysique  et  la  Science,  «  adopter  en  lin  de 
compte  le  positivisme,  tout  en  y  superposant  une 
philosophie  véritable;  mieux  encore,  incorporer  la 
métaphysique  à  la  science  »  (Parodi,  p.  739),  en  un 
mot  tenter  une  «  métaphysique  »  purement  «  posi- 
tive »  et,  pour  cela,  «  juxtaposer  les  deux  concep- 
tions et  les  maintenir  au  même  titre  »  (p.  740), 
n'est-ce  pas  s'acculera  une  «  position  intenable  «i 
(p.  739)  Car  II  si  la  métaphysique  doit  exister,  ce 
n'est  pas  la  science  qui  peut  la  contrôler  et  la  légi- 
timer, mais  bien  plutôt  elle  qui  peut  légitimer  et 
contrôler  la  science  »  (p.  466).  Cependant,  <;  dominé... 
par  le  double  sentiment  de  la  vérité  métaphysique 
et  de  la  réalité  scientifique,  Vacherot  hésitera  sans 
cesse  entre  eux  :  ne  voulant  jamais  sacrifier  l'un  à 
l'autre,  et  ayant  pour  plus  liaute  ambition  de  les 
concilier  en  faisant  à  chacun  sa  juste  part,  il  ne 
parviendra  justement  pas  à  les  concilier,  parce  qu'il 
se  refuse  à  toute  subordination  entre  eux  »  (p.  468): 
de  fait,  «  sans  en  avoir  bien  conscience,  c'est  le 
point  de  vue  métaphysique  qu'il  sacrifie  au  point  de 
vue  scientifique  »  (p.  467).  D'ailleurs  «  distinguer  la 
réalité  que  nous  donnerait  l'expérience  de  la  vérité 
que  nous  donnerait  la  raison,  n'est  ce  pas  leur  ôter 
à  l'une  et  à  l'autre  toute  autorité,  car,  qu'est-ce 
qu'une  réalité  qui  ne  serait  pas  vraie,  ou  une  vérité 
qui  ne  correspondrait  pas  au  réel  ?  »  (p.  73g) 

Ce  qui  étonne,  ce  n'est  donc  pas  l'insuccès  de  l'en- 
treprise, c'est  l'illusion  de Vacherotàcesujet, illusion 
qui  lui  a  fait  écrire  cette  phrase  déconcertante  : 
«  Que  ma  théologie  soit  vraie  ou  fausse,  au  nioiiis 
me  rendrez-vous  cette  justice  qu'elle  est  intelligible 
sur  tous  les  points.  »  (La  Métaphysique...,  t.  II, 
p.  596)  Lui,  si  méprisant  d'ordinaire  pour  la  théo- 
logie orthodoxe,  et  qui  ne  voit  dans  la  scola'^tique 
qu'  ((  un  chapitre  très  curieux,  des  plus  curieux 
peut-être  de  l'histoire  de  l'esprit  humain  travaillant 
dans  le  vide  et  sous  le  joug  de  la  théologie  » 
(p.  2o3);lui,  si  sévère  pour  les  philosophes  de  génie 
qui  auraient,  à  l'en  croire,  «  réuni  de  force  des  mots 
qui  hurlent  d'effroi  de  se  voir  accouplés,  pour 
essayer  de  nous  faire  comprendre  un  Dieu  incom- 
préhensible et  même  impossible  dans  les  conditions 


891 


MONISME 


892 


où  on  l'imagine  »  (p.  ■):>);  lui  enfin,  qui  a  écrit  quel- 
que part,  à  propos  de  la  création  ex  niliilu  :  «  Quand 
la  science  rencontre  un  mystère,  elle  ne  s'arrête  ni 
à  le  discuter,  ni  à  le  démontrer;  elle  lui  ferme  sa 
porte  »  (p.  594);  comment  a-t-ilété  le  seul  à  ne  pas 
voir,  non  seulement  les  mystères  qu'il  introduisait 
dans  sa  cosmologie  soi-disant  scjentitique,  mais  les 
contradictions  sur  lesquelles  s'écbafaude  son  mo- 
nisme :  pure  virtualité  qui  se  réalise,  —  idéal 
qui  agit  avant  d'être  conçu,  —  monde  seule  cause 
de  tous  ses  effets,  —  Etre  nécessaire,  iutini  et  éter- 
nel, seul  Uieu  réel  et  fi\'anl,  constitué  par  la  totalité 
dos  individualités  contingentes,  —  enlin  un  autre 
Dieu,  le  frai,  ce  Dieu  parfait  qui  n'existe  pa>  ! 

Cette  dernière  opposition  toutefois  entre  le  Dieu 
infini,  seul  réel,  et  le  Dieu  parfait,  pur  idéal, 
VacUerot,  nous  l'avons  reconnu,  a  Uni  par  l'alian- 
donner  ;  mais  si  le  A^oin'eau  Spiritualisme  marque 
un  incontestable  progrès  dans  sa  conception  du 
Divin,  11  ne  s'élève  pas  en  réalité  au-dessus  du  pan- 
théisme, ou  peut-être  du  punenthétsme.  Par  là  du 
moins,  la  doctrine  de  cedernierouvrag-e,touterronée 
qu'elle  demeure,  dépasse  les  bornes  de  cet  article. 
Elle  a  été  exposée  et  discutée,  avec  les  principales 
opinions  métaphysiques  de  l'auteur,  par  Paul  Jankt 
dans  l'article  déjà  cité  (Le  Testament  d  un  philoso- 
phe, Het'.  des  D.  M.,  i'^'  juin  i885,  ou  Principes 
de  Métaphysique  et  de  Psychologie,  t.  II),  par 
Mgrn'HuLST  (Le  Nouveau  Spiritualisme  de  Vache- 
rot,  Ann.  de  ph.  chrétienne,  avril  i885  ou  Mélanges 
philosophiques,  p.  433),  surtout  par  M.  l'abbé 
Elle  Blanc  (L'n  spiritualisme  sans  Dieu,  dans  La 
Controverse  et  le  Contemporain,  aLvr\\-no\emhTe  i885 
—  tiré  à  part,  Lyon,  Librairie  catholique). 

Notons  seulement  que  ce  terme  de  «  nouveau  spiri- 
tualisme »,  touten  traduisant  les  intentions  très  sin- 
cères de  l'auteur  et  répondant  dans  une  certaine 
mesure  à  sa  psychologie  et  à  sa  morale,  toutes  deux 
d'inspiration  élevée,  ne  doit  pas  faire  illusion  sur  le 
vrai  caractère  de  sa  théodicée  et  de  sa  cosmologie. 
Même  à  propos  de  ce  dernier  ouvrage,  on  pourrait 
retourner  contre  Vacherot,  en  n'y  changeant  qu'un 
seul  mot,  un  reproche  que,  dans  La  Mitaphysique  et 
la  Science  (II,  p.  118),  il  adresse,  avec  bien  moins 
de  fondement,  à  plusieurs  des  grands  idéalistes  du 
passé  :  «  C'est  le  souille  puissant  d'un  principe 
étranger...  qui  a  introduit  le  spiritualisme  dans  les 
conceptions  (positivistes)  de  (sa)  philosophie.  Mais 
sur  ce  fond  ingrat  la  doctrine  spiritualiste  ne  pousse 
pas  de  profondes  racines.  Au  lieu  de  se  fortifier  et 
de  se  développer  en  s'appuyant  sur  sa  propre  base, 
elle  se  corrompt,  se  dessèche,  se  perd  en  s'enfonçant 
de  plus  en  plus  dans  le  sol  (du  positivisme).  >>  Con- 
scient de  sa  noblesse  d'idée  et  de  caractère,  trompé 
d'ailleurs  par  la  sonorité  des  pins  grands  mots  du 
langage  humain,  qu'il  continue  à  employer  après 
les  avoir  vidés  de  leur  sens  légitime,  Vacherot  a  pu, 
de  bonne  foi,  se  croire  fidèle  aux  leçons  de  ses  maî- 
tres sur  Dieu  et  sur  l'âme;  mais  comment,  sans 
s'exposer  à  de  regrettables  confusions,  décorer  du 
nom  de  spiritualisme  une  métaphysique,  qui,  toute 
pénétrée  de  ce  [lositivisme  contre  lequel  elle  s'obs- 
tine à  protester,  ne  garde  guère  elle-même  qu'en 
paroles  la  distinction  entre  la  matière  et  l'esprit, 
entre  le  monde  et  Dieu? 

VI.  Monisme  matérialiste  et  biologique.  —  Le 
plus  ordinairement,  le  terme  de  monisme,  surtout 
employé  sans  épilhète,  désigne  une  forme  spéciale 
et  récente  du  matérialisme,  généralisation  de  la 
théorie  du  transformisme  darwinien.il  y  a  longtemjJS 
sans  doute  que  certains  philosophes  et  surtout  cer- 
tains savants   ont  émis   la   prétention  d'expliquer, 


avec  les  seules  données  de  la  matière  et  du  mouve- 
ment, le  problème  de  l'univers,  vie  et  pensée  com- 
prises; mais,  au  siècle  dernier,  les  progrès  considé- 
rables faits  par  les  sciences  biologiques  et  la  vogue 
accordée  au  darwinisme  inspirèrent  à  des  natura- 
listes, surtout  anglais  et  allemands,  l'ambition  et 
1  espoir  de  trouver  une  explication  moins  mani- 
feslement  insuiUsante  de  l'origine  matérielle  des 
vivants. 

A.  —  Marchant  sur  les  traces  du  Hollandais  Jacobus 
MoLEscuoTr  (1822-1893),  des  Anglais  John  Tyndall 
(1820-1898)  et  Thomas  Huxley  (1  825-1896),  des  Alle- 
mands Karl  VoGT  (181^-1895),  Friedrich  Buchner 
(1824-1899)  et  Rudolf  ViRCHOw  (182 11 902),  M.  Ernest 
Hae<:kbl  (ne  en  i834),  professeur  à  léna,  se  propose 
de  résoudre  le  problème  cosmologique,  en  partant 
de  la  théorie  évolutionniste  et  en  la  poussant  jusqu'à 
SCS  dernières  conséquences.  Il  entend  bien  d'ailleurs 
que  son  système  soit  le  seul  qui  ait  le  droit  de  se 
qualifier  de  monisme,  de  même  que  —  ambition  bien 
moins  justifiée  encore  —  il  n'hésite  pas  à  accaparer 
à  son  profit  le  beau  nom  de  science.  Ce  monisme, 
cette  science,  dont  il  se  réserve  ainsi  le  monopole, 
il  a  la  prétention  d'en  faire  une  religion,  la  seule 
religion  de  l'avenir  :  0  La  religion  monistique  de 
la  Nature,  oii  nous  devons  voir  la  véritable  Reli- 
gion de  l'avenir,  a-t-il  écrit  lui-même,  n'est  point, 
comme  les  religions  que  professent  les  Eglises,  eu 
contradiction,  mais  en  plein  accord  avec  la  connais- 
sance de  la  nature.  Tandis  que  celles-ci  n'ont  d'autre 
origine  que  des  illusions  et  la  superstition,  celle-là 
se  fonde  sur  la  vérité  et  la  science  ».  (Naliirliche 
Schœpfungsgeschichte,  Berlin,  7=  éd.,  p.  681)  A  la 
diffusion  de  eetle  religion  nouvelle  doivent  contri- 
buer, dans  l'intention  de  son  fondateur,  outre  ses 
propres  ouvrages,  des  congrès  monistes  périodiques, 
dont  le  premier  s'est  réuni  à  Hambourg  en  septem- 
bre 191a. 

Dans  la  conférence  qu'il  y  a  fait  lire,  Haeckel  a 
affirme,  paraitil,  une  fois  de  plus  que  «  la  théorie  de 
l'évolution  nous  apporte  des  preuves  que  l'Univers 
s'est  formé  d'une  substance  primitive,  d'après  des 
lois  éternelles,  sans  le  concours  d'un  Dieu  planant 
sur  les  eaux  »  (Revue  Scientia,  t.  XI,  p.  4^9).  Le 
malheur  est  que,  ces  preuves,  on  ne  les  chercherait 
pas  moins  en  vain  dans  le  compte  rendu  du  congrès 
que  dans  les  écrits  mêmes  de  l'auteur.  Sans  doute 
les  ouvrages  de  M.  Haeckel  ont  eu,  en  Allemagne 
du  moins,  un  succès  de  librairie  retentissant,  dont 
on  a  pu  dire  que  ce  fut  un  des  grands  scandales 
scientifiques,  ou  plutôt  antiscientiliques,  de  notre 
époque;  mais,  si  ce  succès  jette  uu  triste  jour  sur  la 
mentalité  intellectuelle  et  religieuse  des  masses  con- 
temporaines, il  ne  peut  pourtant  pas  suppléer  à 
l'absence  totale  de  démonstration. 

Le  monisme  biologique  du  professeur  d'Iéna  tra- 
duit, il  est  vrai,  en  termes  empruntés  à  la  science 
d'aujourd'hui,  les  alfirmations  du  vieux  matérialisme 
d'Epicure  et  de  Lucrèce;  mais,  à  son  exemple,  il 
remplace  les  arguments  par  des  postulats  :  postulat 
d'une  matière  éternelle  et  indestructible;  postulat 
d'une  génération  spontanée,  rejetée  dans  un  lointain 
inaccessible;  postulat  d'une mo/iè/e primitive,  cellule 
sans  noyau,  d'où  seraient  sorties,  par  une  différen- 
ciation lente  et  progressive,  toutes  les  espèces  vi- 
vantes actuelles  ;  poui'  relier  l'homme  à  la  monère, 
postulat  d'une  généalogie  d'ancèti'es  aussi  inconnus 
à  la  paléontologie  qu'à  la  zoologie;  enfin,  pour  ex- 
pliquer l'intelligence  humaine,  postulat  du  pampsy- 
chisme  de  la  matière. 

A  quoi  bon  discuter  en  détail  pareilles  fantaisies, 
en  fa\eur  desquelles  l'auteur  n'invoque,  à  tout  pren- 
dre,   qu'une    seule    raison,   toujours    la   même,   la 


893 


MONISME 


894 


nécessité  de  se  soustraire  à  l'iiypothèse  d'une  création 
ex  niliilu  et  par  suite  de  trouver,  dans  une  substance 
nécessaire  et  éternelle,  l'explication  adéquate  de 
l'état  actuel  du  monde  ?  On  a  d'ailleurs  déjà  donné, 
à  l'article  Matérialisme,  une  réfutation  péremploire 
du  système  liaeckélien. 

B.  —  11  y  a  quelques  années,  un  biologiste  fran- 
çais, Félix  Le  Danthc  (iSûi^-igi^)  avait  repris  la 
thèse  sous  une  forme  qui  peut  sembler,  au  premier 
abord,  moins  étrangère  aux  exigences  scienliQques; 
l'arbitraire  garde  cependant  une  troj)  large  place 
dans  sa  méthode  pour  ne  pas  enlever  toute  valeur  à 
ses  conclusions.  C'est  ainsi  que,  à  titre  de  prélimi- 
naires obligés  du  système,  sont  supposées  explicite- 
ment ou  implicilemeut  quelques  allirmations  contre 
lesquelles  protestent  à  la  fois  une  science  sérieuse 
et  une  saine  philosophie.  D'après  Le  Dautec,  par 
exemple,  toutes  les  doctrines,  sans  excepter  les  théo- 
ries philosophiques,  morales  et  religieuses,  sont  du 
domaine  de  la  biologie,  par  le  seul  fait  que  toutes 
sont  des  créations  de  l'intelligence  humaine,  qui 
relève  elle-même  de  l'organisme  cérébral.  Rien 
d'étonnant  dès  lors  que, à  rexemjile  de  M.  Haeckel,  il 
se  croie  le  droit  d'écrire  (Vtie«ce  et  couAci'ence,  Paris, 
Flammarion,  1908,  préface,  p.  6  et  7)  :  «  La  biologie 
générale  est  surtout  une  religion;...  elle  résout  les 
problèmes  les  plus  passionnés  qui  se  posent  à  nous, 
ceux  qui  intéressent  notre  nature  même  et  auxquels 
nous  tenons  par-dessus  tout.  » 

D'autre  part,  cette  biologie  générale,  qui  a  ce  mer- 
veilleux privilège  d'absorber  toutes  les  connaissan- 
ces humaines,  à  quoi  se  réduil-elle  pour  l'auteur?  — 
Lui-même  nous  le  dit  :  à  un  pur  matérialisme  quan- 
titatif :  «  La  biologie  que  je  rêve,  assure-t-il,  est  une 
philosophie,  ou,  si  vous  préférez  (c'est  tout  un  pour 
moi),  une  mécanique  des  êtres  vivants  »  (De  Vhomme 
à  la  science,  Flammarion,  1907,  préf. ,  p.  v).  La  vie 
n'est,  en  elfet,  à  ses  yeux,  qu'un  phénomène  méca- 
nique ;  c'est  même  là  le  titre  d'un  des  chapitres  de 
ses  Eléments  de  philosophie  biologique  {Wcan,  1907). 
De  preuves,  il  n'en  apporte  aucune  :  bien  plus,  il 
croit  inutile  d'en  apporter,  la  chose  lui  semblant  évi- 
dente, puisque  les  phénomènes  dits  organiques 
peuvent  être  soumis  à  la  mesure:  «  Je  crois  que  tous 
les  faits  sont  susceptibles  d'une  narration  mathéma- 
tique... c'est  pour  cela  que  je  ne  suis  pas  linalisle.  n 
(Science  et  conscience,  p.  6)  D'ailleurs,  la  vie  ayant 
succédé  sur  la  terre  aux  transformations  de  la  ma- 
tière inanimée,  n'enfaut-il  pas  conclure,  en  vertu  du 
déterminisme  universel,  que  celle-là  est  sortie  de 
celle-ci?  Ce  «  transformisme  philosophique  », 
comme  il  l'appelle  lui-même  quelque  part  (Crise  du 
transformisme,  Alcan,  1908,  p.  21),  explique  non 
seulement  l'origine  des  premiers  organismes,  mais 
leur  dilTérenciation  progressive  jusqu'aux  espèces 
actuelles  et  spécialement  jusqu'à  l'homme  :  0  Le 
transformisme  croit  à  l'apparition  de  l'intelligence 
de  l'homme  dans  un  monde  où  il  n'y  avait  rien  de 
comparable  à  l'intelligence  de  l'homme.  »  (ib.)  L'évo- 
lution s'opère  par  progrès  insensibles  et,  comme  l'a 
établi  Lamarck,  sous  l'influence  prépondérante  du 
milieu  :  a  Les  êtres  vivants  ne  sont  pas  séparables 
du  milieu  :  ils  n'existent  que  par  lui.  »  (De  l'homme 
à  la  science) 

F.  Le  Dantec  ne  peut  ignorer  ce  qu'a  de  contraire 
aux  convictions  courantes  cette  réduction  de  la  per- 
sonnalité humaine  à  un  pur  mécanisme  matériel;  il 
ne  desespère  pas  cependant,  sinon  de  la  démontrer 
(à  cela,  nous  l'avons  dit,  il  ne  songe  même  pas),  du 
moins  d'établir  qu'elle  ne  répugne  point.  A  cet  effet, 
posant  en  principe  que  le  prolilème  de  la  vie,  trop 
complexe  chez  les  êtres  supérieurs,  ne  peut  s'étudier 
utilement  que  dans  les  vivants  les  plus  rudimentai- 


res,  il  cherche  à  établir  que  tous  les  phénomènes 
constatables  à  l'expérience  chez  les  organismes  infé- 
rieurs peuvent  s'expliquer  par  les  lois  pliysico-chi- 
mi(jues.  Puis,  s'elTorçant  de  ramener  par  lanalyse  la 
vie  des  êtres  perfectionnés  à  ses  cléments  les  plus 
simples,  il  étend  à  ces  derniers  son  explication  mé- 
c.mique  et  croit  pouvoir  conclure  :  «  11  n'y  a  qu'une 
physique,  qu'une  chimie,  qu'une  mécanique,  aux  lois 
desquelles  sont  éternellement  soumis  les  éléments 
constituant  tous  les  corps  vivants  ou  bruts.  Le  fonc- 
tionnement de  ces  corps  vivants  ou  bruts,  si  com- 
plexe qu'il  puisse  paraître,  ne  saurait  donc  faire 
exception  au  déterminisme  le  plus  rigoureux, 
puisqu'il  est  toujours  et  uniquement  la  synthèse  de 
phénomènes  élémentaires  rigoureusement  détermi- 
nés par  les  conditions  dans  lesquelles  ils  se  produi- 
sent. »  (Rei'ue  encyclopédique  Larousse,  28  avril  1898, 
la  Conception  moniste,  p.  358,  col.  i) 

Reste,  après  cette  ex[)lication  audacieuse  de  l'orga- 
nisme, une  dilliculté  plus  redoutable  encore  que  la 
précédente,  le  mystère  de  la  vie  consciente.  L'auteur 
croit  y  échapper,  en  affirmant  que  le  psychique  n'est 
qu'un  épiphenomène,  sans  réalité  propre  comme  sans 
influence  sur  le  déterminisme  universel,  ombre  ou 
tout  au  plus  simple  reflet  du  phénomène  biologique  : 
«  Notre  conscience  n'est  qu'un  reflet  extérieur  de 
l'état  structural  de  notre  corps...  Le  mot  épipheno- 
mène a  été  inauguré  pour  rappeler  que  cette  con- 
science n'a  aucune  qualité  directrice,  qu'elle  est  seu- 
lement témoin,  dans  chaque  molécule,  de  l'existence 
de  cette  molécule.  »  (Truite  de  biologie,  Alcan,  1902, 
p.  4^5)  Au  reste,  cet  épiphenomène,  comme  tel,  n'a 
pasplusbesoind  une  explication  spéciale  qu'il  n'a  d'ac- 
tivité réelle;  en  effet,  nous  assure  toujours  l'intrépide 
écrivain,  «  la  matière  jouit,  en  dehors  de  ses  pro- 
priétés physiques  et  chimiques,  de  la  propriété  de 
conscience  »;  d'ailleurs,  gardons-nous  de  l'oublier, 
(I  tout  se  passerait  exactement  de  la  même  manière 
dans  la  nature,  si  cette  propriété  de  conscience  était 
retirée  à  la  matière,  ses  autres  projjriétés  restant  les 
mêmes  »  (Le  déterminisme  biologique  et  la  personna- 
lité consciente,  Alcan,  1898,  p.  34).  C'est  assez  dire 
que  la  liberté  humaine  n'est  qu'une  illusion  :  «  La 
pensée  résulte  d'un  mécanisme  déterminé  ;  je  ne  crois 
pas  à  la  liberté,  et  cela  est  fondamental  chez  moi  » 
(/.'athéisme,  Flammarion,  1907,  p.  7);  et  encore  (/,es 
limites  du  connaissable,  Alcan,  1908,  p.  84)  :  «  Nous 
sommes  tous  des  pantins  soumis  à  ces  lois  (les  lois 
du  déterminisme).  » 

En  somme,  F.  Le  Dantec  semble  ne  vouloir 
faire  rentrer  dans  la  biologie  générale  les  sciences 
philosophiques  et  morales  que  dans  le  but  de  les  sup- 
[>rimer.  S'il  traite  de  la  connaissance  humaine,  c'est, 
nous  venons  de  l'entendre,  pour  nier  la  pensée  en  la 
réduisant  à  un  pur  mécanisme;  il  n'est  pas  jusqu'à 
la  connaissance  sensible,  qu'il  n'éprouve  le  besoin 
de  mutiler,  en  limitant  ses  données  utiles  au  seul  sens 
de  la  vue,  pour  la  plus  grande  gloire  du  monisme 
intégral  (voir  Lois  naturelles,  Alcan,  igoi,  p.  24l). 
La  volonté,  de  son  côté,  n'étant  pas  libre  et  n'ayant 
même  aucune  influence  sur  le  cours  des  phénomènes, 
n'a  pas  plus  de  réalité  que  la  pensée.  Quant  à  la 
personnalité  individuelle,  dont  la  conscience  atteste 
invinciblement  à  chaque  homme  l'unité  et  l'identité, 
l'auteur  a  cru  devoir  lui  consacrer  tout  un  livre.  Le 
déterminisme  biologique  et  la  personnalité  consciente  ; 
mais  c'est  pour  la  réduire  à  une  simple  somme,  la 
somme  de  ces  consciences  élémentaires,  qu'il  attribue 
gratuitement  aux  atomes  matériels.  Une  telle  inter- 
prétation équivaut,  après  qu'on  a  déjà  supprimé  la 
pensée  et  la  volonté,  à  nier  le  Moi  lui-même.  Que 
reslc-t-il  dès  lors  de  la  psychologie?  La  morale  et  la 
sociologie    ne  sont  pas  da\anlage  épargnées  :    «  Le 


895 


MONISME 


89o 


sens  du  bien  et  du  mal,  c'est,  déclare-t-il  sans  amba- 
ges, une  particularité  de  notre  cerveau  qui  résulte, 
comme  nos  autres  caractères,  des  hérédités  ances- 
trales.  »  (Limites  du  connaissable,  p.  i3i)  Peu  d'an- 
nées après,  il  précisera  encore  :  la  biologie  générale, 
cette  science  universelle,  la  seule  légitime  d'après 
lui,  0  la  biologie  ignore  le  bien,  le  mal,  la  justice,  la 
responsabilité,  le  mérite  :  elle  répudie  toutes  les  no- 
tions qui  sont  la  base  d'une  organisation  sociale. 
Parler  d'un  individu  responsable  est,  en  biologie, 
une  absurdité.  "  (De  l'homme  à  la  science,  préf., 
p.  vi)  Inutile  de  nous  demander  ce  que  Le  Danlec 
pense  de  la  religion  :  la  réponse  est  donnée  par  le 
titre  même  d'un  de  ses  ouvrages  déjà  cité,  l'Athéisme. 
Si  le  mot  de  religion  est  conservé  par  lui,  c'est,  nous 
l'avons  vu,  pour  en  faire  honneur  à  la  biologie 
telle  qu'il  l'entend,  c'est-à-dire,  suivant  l'exemple  de 
M.  Haeckel,  à  ce  monisme  pour  lequel  il  a  écrit  tant 
d'articles  et  tant  de  livres. 

Il  n'entre  pas  dans  notre  sujet  de  discuter  les 
hypothèses  scientiUques  qui  y  sont  exposées,  parfois 
agrémentées  d'attaques  sans  indulgence  à  l'égard 
des  adversaires  :  un  savant,  qu'on  ne  saurait  soup- 
çonner d'incompétence  en  cette  matière,  a  cru  pou- 
voir, à  propos  d'un  mémoire  sur  VHérédité,  qualilier 
en  ces  termes  sévères  le  procédé  habituel  de  l'auteur: 
ï  Fournir  des  explications  verbales  qui  n'expliquent 
rien,  vagues  et  simplistes,  sans  se  soucier  des  objec- 
tions capitales,  qui  restent  dans  l'ombre,  et  des  la- 
cunes énormes,  qui  restent  béantes,  i  (Yves  Uelage, 
Année  biologique,  1902,  p.  lvii)  Quoi  qu'il  en  soit 
de  ce  point,  passant  condamnation  sur  les  théories 
strictement  biologiques,  discutons  la  construction 
philosophique  qu'on  prétend  élever  sur  ce  fondement  : 
quelques  courtes  remarques  suffiront  à  en  montrer 
l'irrémédiable  inconsistance.  L'auteur  eùt-il  rigou- 
reusement démontré,  ce  qu'il  est  loin  d'avoir  fait,  ce 
que  personne  d'ailleurs  ne  pourrait  faire,  que  les 
phénomènes  de  la  vie  végétative  s'expliquent  tous 
par  les  seules  lois  de  la  matière,  de  quel  droit  éten- 
drait-il son  interprétation  purement  mécanique  aux 
manifestations,  si  évidemment  supérieures,  de  la 
sensation  et  de  la  pensée?  On  ne  se  débarrasse  pas 
de  ce  redoutable  problème  en  iniligeant,  contre 
l'évidence  des  faits,  à  la  vie  consciente  tout  entière, 
dont  la  puissance  s'exerce  si  visiblement  sur  la  di- 
rection du  déterminisme  matériel,  l'éliciuette  A'épi- 
^/ie'/io/iièHe,  qui  d'ailleurs,  supposerait  elleaussi,  bien 
qu'à  un  autre  titre,  la  négation  des  lois  rigides  de  ce 
même  déterminisme  dont  on  se  fait  un  argument. 
(Voir,  sur  ce  point  secondaire.  Eludes,  t.  CXVIIl, 
Conscience  et  monisme,  p.  3i3,  3i4) 

De  plus,  la  méthode  analytique,  chère  à  F.  Le 
Dantec,  et  qui  l'amène  à  combattre  ce  qu'il  appelle 
l'erreur  individualiste,  a  le  défaut  de  méconnaître,  et 
de  laisser  par  suite  sans  explication,  le  problème  de 
l'unité  et  de  l'identité,  incontestables  pourtant,  de 
l'être  vivant.  Enlin  et  surtout,  a-l-on  donné  la  raison 
suffisante  de  l'existence  d'une  machine,  pour  avoir 
fait  l'analyse  de  tous  les  éléments  qui  la  composent 
et  exposé  la  théorie  de  son  fonctionnement?  Dans  la 
prétendue  démonstration  de  son  monisme,  il  y  aune 
question  que  ce  fécond  écrivain  a  obstinément  laissée 
dans  l'ombre,  et  c'est  justement  la  principale,  la 
question  des  origines  :  origine,  sinon  de  la  matière 
qu'il  suppose  éternelle,  au  moins  de  son  mouvement, 
origine  de  la  vie,  origine  de  la  conscience,  origine  de 
la  pensée,  origine  de  la  morale,  de  la  société,  de  la 
religion;  croyait-il  avoir  tout  dit  en  affirmant  que 
toute  réalité,  étant  susceptible  de  mesure,  a  nécessai- 
rement son  explication  dernière  dans  les  éléments 
matériels?  L'affirmation  ftit-elle  aussi  vraie  qu'elle  est 
manifestement  fausse,  elle  resterait  une  pure  affirma- 


tion, nullement  une  explication  des  choses,  tant 
qu'elle  n'aurait  pas  montré  comment  le  plus  peut 
spontanément  sortir  du  moins.  Peut-être,  après  tout, 
l'auteur  qui  a  été  capable  d'écrire  sur  le  problème 
de  la  mort  les  pages  étonnantes  publiées  récemment 
par  la  Iteyue  philosophique  (février  1916),  n'a-t-il 
jamais  compris  le  véritable  sens  de  ce  mot  de  pro- 
blème en  science  pas  plus  qu'en  philosophie. 

C.  —  Si  nous  avions  à  faire  ici  1  histoire  complète 
du  monisme  biologique,  il  faudrait,  aux  noms  plus 
représentatifs  de  MM.  Haeckel  et  Le  Dantec,  en  ajou- 
ter bon  nombre  d'autres,  sinon  toujours  de  pliilo- 
sophes  proprement  dits,  du  moins  de  naturalistes, 
de  tous  ceux,  pourrions-nous  dire,  qui  ne  croient  pas 
à  un  Dieu  personnel.  Sans  doute  la  plupart,  se  limi- 
tant d'ordinaire  au  point  de  vue  scicntiiique,  se 
contentent,  dans  leurs  ouvrages,  de  supposer  claire- 
ment les  postulats  du  monisme  :  ainsi,  en  France, 
Alfred  Giard,  MM.  Yves  Delage,  F.  Houssay, 
CuKNOT  ;  les  Allemands  BiirscHLi,  Driesch,  Ostwalu, 
le  Suédois  Svante  Arhhénius,  le  biologiste  améri- 
cain Jacques  Loeu.  Mais  c'est  ouvertement  que  d'au- 
tres professent  la  philosophie  athée  et  unitaire  et 
s'en  font  les  vulgarisateurs.  Bornons-nous  à  citer 
les  plus  connus. 

1)  —  a)  En  Allemagne,  David  Strauss  (iSoS-iS'jii), 
le  trop  fameux  auteur  de  la  Vie  de  Jésus,  publiait 
peu  d'années  avant  sa  mort  un  dernier  ouvrage  sous 
ce  titre  :  L'ancienne  et  la  nouvelle  foi  (187a).  Le  pre- 
mier, parmi  les  philosophes  allemands,  il  y  faisait 
une  adhésion  retentissante  à  l'évolutionnisme  haec- 
kelien  et,  trente-sept  ans  après  avoir  renié  le  Dieu 
de  l'Evangile,  il  en  venait  à  répudier  même  le  Dieu 
personnel  du  théisme.  Il  n'apportait  d'ailleurs  à  la 
doctrine  nouvelle  que  son  nom  et  un  enthousiasme 
aveugle  pour  la  science  expérimentale,  sans  enrichir 
le  monisme  d'aucun  argument,  ni  même  d'aucune 
conception  nouvelle. 

b)  Trois  ans  plus  tard,  Ludwig  Noire  (1829-1889) 
donnait  à  son  tour  son  grand  ouvrage,  Der  monitis- 
clie  Gedanke  (Leipzig,  18^3)  suivi  d'autres  publica- 
tions qui,  tout  en  révélant  de  notables  changements 
dans  sa  pensée,  le  montrent  constamment  fidèle  à 
l'évolutionnisme  absolu.  Quelques  passages  emprun- 
tés à  La  l'ensée  monistique  donneront  une  idée  suf- 
tisante  des  vues  de  Noire  :  «  La  matière,  y  lisons-nous, 
est  l'être,  la  substance,  le  principe  éternel,  que  la 
science  poursuit  jusque  sous  sa  forme  la  plus  simple, 
dans  sa  première  manifestation  à  laquelle  on  donne 
le  nom  d'atome.  L'atome  ne  contient  rien  de  plus 
que  les  deux  attributs  primordiaux  et  constants  de 
l'être,  le  mouvement  et  le  sentiment  »  (p. 68).  a  Le 
sentiment  ne  se  développe  que  par  l'efTet  du  chan- 
gement, lia  pour  propriété  essentielle  de  se  modifier 
sous  l'action  du  temps,  c'est-à-dire  par  la  répétition 
fréquente  des  mêmes  impressions  »  (p.  49).  -^u  reste, 
l'élément  substantiel  et  fondamental  des  choses,  tel 
que  l'entend  Noire,  rappelle  plutôt  la  monade  leib- 
nizienne  que  l'atome  du  pur  matérialisme  :  «  Cha- 
<[ue  être,  nous  dit-il  encore  (p.  laS),  est  une  monade 
dont  l'essence  intime  est  exclusivement  de  nature 
spirituelle,  dont  le  corps  est  une  matière  en  mouve- 
ment, un  composé  mécanique  qui  doit  sa  forme,  sa 
grandeur  à  l'action  du  principe  spirituel,  auquel  il 
est  associé.  »  Mais  une  telle  interprétation  du  mo- 
nisme n'équivaut-elle  pas  à  un  véritable  dualisme? 
Quant  aux  théories  biologiques  et  transformistes  de 
l'auteur,  elles  ne  sont  guère  que  la  reproduction  de 
celles  de  Haeckel,  dont  Noire  accepte,  les  yeux  fer- 
més, les  hypothèses  les  plus  hasardées. 

c)  Sans  rester  aussi  lidèle,  il  s'en  faut,  aux  postu- 
lats darwiniens,  Eugen  DiiHRiNO,  le  philosophe 
aveugle  (né  en  i833)  qui  eut  en    1875  son  heure  do 


897 


MONISME 


898 


célébrité(voir  Revue  des  Deux  Mondes,  1877,  V"  vol., 
p.  210),  peut  èlre  joint  aux  philosophes  allemands 
procéilents,  en  raison  du  moins  ilu  caractère  biologi- 
que de  son  monisme,  exposé  surtout  dans  son  Cur- 
sus der  Philosophie  (Leipzig-,  Koschny,  1875).  La 
sensation  consciente  est  pour  lui  non  seulement  le 
terme,  mais  le  but  de  la  tendance  c\olutive  de  la 
matière  vers  la  vie  ;  malheureusement  cette  évolution 
Unale  se  montre,  s'il  est  possible,  bien  plus  inexpli- 
cable encore  dans  son  système  que  dans  les  précé- 
dents. Il  refuse  en  efTet  de  voir  dans  la  sensation 
une  pure  transformation  du  mouvement  matériel, 
cjui  ne  serait  qu'une  condition  de  la  conscience, 
comme  de  toute  autre  manifestation  chimique  ou  bio- 
logique de  l'Etre;  il  n'admet  pas,  d'autre  part,  qu'on 
doive,  avec  Haeckel,  reconnaître  à  toute  matière  un 
psychisme  rudimentaire.  11  n'en  faut  pas  moins  affir- 
mer, comme  un  postulat  nécessaire,  que  la  vie  a 
soudain  surgi  du  sein  de  la  matière,  dès  qu'ont  été 
réalisées  les  conditions  mécaniques  favorables.  C'est 
du  fond  même  de  l'Etre,  jusque-là  purement  maté- 
riel, que  seraient  nées  ces  énergies  nouvelles,  dont 
est  sortie  peu  à  [leu,  avec  la  vie  et  la  conscience,  la 
diversité  spécltique  des  individus.  Ajoutons  que 
Diiliring  rejette  catégoriquement  quelques  autres 
dogmes  communément  admis  par  les  monistes,  spé- 
cialement l'inlinilc  du  monde,  l'éternité  de  l'évolu- 
tion et  la  sélection  naturelle. 

2)  —  a)  En  France  il  suffira  de  mentionner  :  Vachhh 
DR  Lapouge,  traducteur  et  admirateur  de  Haeckel, 
et  qui  a  trouvé  le  secret  de  rivaliser  avec  son  maitre 
en  attaques  imbéciles  et  haineuses  contre  le  christia- 
nisme (Le  Monisme,  Paris,  Schleicher,  1897  —  voir 
surtout  Préfîtfe,  p.  6-8);  un  autre  traducteur  des 
o?uvresdu  biologiste  d'Iéna,  Jules  Soury  (i842-igi5), 
philosophe  en  même  temps  que  physiologiste,  qui 
n'hésite  pas  à  considérer  l'univers  »  comme  un 
nuage  de  matière  cosmiqvie,  passant  par  différents 
états  de  condensation,  et  produisant  tout  ce  qui 
existe,  sans  but  ni  dessein  »  (Itiéviaire  de  l'histoire 
du  matérialisme,  Paris,  1881,  Ill«  partie,  C),  et  qui 
fait  sienne  la  théorie  de  la  conscience  épiphénomène 
(Sisti'mc  neiveuj-  central,  Paris,  1899,  t.  Il,  p.  1778); 
enlin  le  docteur  Julien  Pioger  qui  expose  dans  le 
Monde  physique  (.\lcan,  1892)  une  «  théorie  inlinité- 
simale  de  la  matière  »,  composée,  suivant  lui,  d'élé- 
ments ultimes  indifférenciés  et  équilibrés  j)ar  cou- 
ples; dans  un  second  ouvrage  (l.a  Vie  et  la  Pensée, 
Alcan,  189.3),  couiplélé  par  un  article  de  la  Revue 
pliilosophifjue  (juin  i8g/|,  p.  634),  il  tente  de  réduire 
tous  les  iihénomènes,  vie  morale  et  sociale  comprise, 
à  la  sensation,  et  la  sensation  elle-même  à  des  vibra- 
tions moléculaires.  Pour  conûrmer  son  interpréta- 
tion, il  en  appelle  à  la  loi  du  solidarisme  organii/ue 
qui  régirait  le  monde  entier  des  vivants,  et  à  celle  de 
Véiiuilihration  universelle,  à  laquelle  se  ramèneraient 
toutes  les  lois  particulières  de  l'évolution.  C'est  dire 
que  sa  manière  se  rapproche  de  celle  de  F.  Le  Dan- 
tec,  avec  plus  de  tenue  toutefois  et  de  sérieux  dans 
la  forme  :  tout  autant  que  ce  dernier,  il  semble  pren- 
dre pour  des  explications  décisives  de  pures  formules 
et  des  néologismes  sonores  ;  comme  lui  encore,  sous 
l'apparat  décevant  d  un  style  à  prétentions  scienti- 
fiques, il  ramène  en  réalité  le  monisme  biologique 
aux  conceptions  enfantines  d'un  matérialisme  su- 
ranné. 

Trois  auteurs  toutefois,  quoique  assez  peu  connus, 
méritent,  semble-t-il,  d'être  mis  en  relief,  à  cause  de 
la  contribution  vraiment  personnelle  que,  à  des  de- 
grés divers,  ils  ont  tenté  d'apporter  à  la  doctrine  que 
nous  discutons. 

i)  Dès  1842,  un  philosophe  aujourd'hui  oublié  et 
qui  n'eut  pas,  à  vrai  dire,  même  de  son  temps  grande 

Tome  III. 


notoriété,  Charles  LEMAins  proposait,  sous  ce  titre 
assez  vague  :  Initiation  à  la  philosophie  de  la  liberté, 
une  théorie  à  visées  franchement  iiolltiques  et  démo- 
cratiques, mais  «pii,  de  fait,  contenait  en  germe  tout 
le  monisme  biologique  actuel.  Maintenant  contre  les 
anathèmes  d'Auguste  Comte  la  légitimité  de  la  méta- 
physique, il  affirmait  que  l'induction  fondée  sur 
l'expérience  contraint  la  raison  humaine  à  voir  dans 
l'univers  le  proiluil  nécessaire  d'une  multitude  d'ato- 
mes éternels,  étendus,  spontanément  actifs  et  pour- 
vus d'une  connaissance  instinctive,  qui  fait  déjà 
songer  à  l'inconscient  de  Schopenhauer  et  de  Hart- 
mann. A  l'appui  de  cette  dernière  affirmation,  il 
invoque  un  argument  que  développeront  aussi  plus 
tard  les  volontaristes  :  «  Si  la  cause  n'était  pas 
nécessairement  savante,  remarque-t-il,  comment 
concevrait-on  la  pro|iortion,  la  régularité,  l'harmo- 
nie qui  se  révèlent  dans  les  formes  géométriques  des 
minéraux  et  dans  les  organisations  diverses?  » 
(Initiation...,  t.  11,  p.  11)  Sans  parler  des  autres 
objections  auxquelles  succombe  tout  monisme  bio- 
logique, il  est  aisé  de  voir  que  cette  preuve,  logique- 
ment poussée  à  ses  dernières  conséquences,  suffit  à 
condamner  l'hypothèse  en  faveur  de  laquelle  on  la 
produit. 

c)  A  la  fin  du  siècle,  une  Bretonne,  que  l'engofiment 
alors  à  la  mode  [lour  la  science  et  pour  les  utopies 
sociales  avait  rendue  infidèle  à  toutes  ses  convictions 
premières,  Clémence  lioYER  (1830-1902),  renouvela, 
probablement  sans  l'avoir  connue,  la  tentative  d'ex- 
plication de  Charles  Leniaire.  En  1881,  dans  le  livre 
intitulé  Le  Rien  et  la  Lui  7»o/fl/e  (Paris,  Guillaumin), 
elle  esquissait  son  système,  dont  elle  donna  vingt 
ans  après  l'exposé  définitif  dans  son  dernier  ouvrage 
(La  Constitution  du  monde.  Dynamique  des  atomes, 
Paris,  Schleicher,  1900).  Elle  y  défend  sous  le  nom 
de  siitistantialisine,  une  sorte  d'atomisme  dynamique 
et  vitaliste,  d'après  lequel  la  substance  cosmique 
éternelle,  à  la  fois  matière,  force  et  esprit,  se  pré- 
sente, suivant  le  degré  de  force  expansive  de  ses 
éléments  individuels,  sous  trois  états,  l'état  éthéré, 
l'état  matériel  et  l'état  vitali/cre. 

Inutile  de  résumer  cette  indigeste  élucubration  de 
900  pages,  à  plus  forte  raison  de  discuter  une  cosmo- 
gonie toute  fantaisiste,  arbitrairement  déduite  a 
priori,  en  dépit  de  visées  pseudo-scientifiques,  et 
dont  le  moindre  défaut  est  de  heurter  à  chaque  in- 
stant les  conclusions  géiiérakment  admises  par  les 
savants  autorisés,  dès  qu'elles  ne  cadrent  pas  avec 
les  exigences  de  la  théorie.  Signalons  seulement, 
dans  le  domaine  plus  proprement  philosophique, 
deux  affirmations  dont  l'auteur  a  cru  l)on  d'enrichir 
l'atomisme  vulgaire.  Elle  attribue  à  chaque  élément 
premier  de  la  matière  cosmique,  au  lieu  du  pur  in- 
stinct imaginé  par  Charles  Lemaire,  la  capacité 
d'acquérir,  par  ses  rapports  avec  les  éléments  voi- 
sins, une  perception  sourde  sans  doute,  mais  analo- 
gue à  la  sensation  consciente.  D'autre  part,  le 
monisme  biologiste,  pour  faire  honneur  à  la  matière 
de  ces  virtualités  psychiques,  se  borne  en  général  à 
invoquer  la  nécessité  d'expliquer  l'existence  actuelle 
de  phénomènes  mentaux  :  on  connaît  là-dessus  les 
déclarations  de  MM.  Haeckel  et  Le  Danlec,  et  nous 
venons  de  dire  que  c'est  aussi  la  position  de  Lemaire. 
Clémence  Hoyer  ne  recule  pas  devant  une  tentative 
autrement  hardie  :  celle  de  déduire  de  la  nature 
même  de  la  matière  ses  propriétés  psychiques.  H  lui 
parait  que  l'étendue,  loin  d'être  incompatible  avec 
ces  propriétés,  comme  l'affirment  couramment  les 
spiritualistes,  est  au  contraire  la  condition  première 
et  essentielle  de  la  pensée,  parce  qu'elle  est  la  condi- 
tion du  contact,  sans  lequel  la  sensation,  et,  par 
suite,   la  conscience  seraient  impossibles  :  «   Quelle 

29 


899 


MOiNISME 


900 


est  en  somme,  nous  dit-elle,  la  condition  et  la  nature 
de  toute  sensation?  C'est  le  contact,  c'est  la  limita- 
tion réciproque  qui  en  résulte...  L'être  ne  devient 
conscient  que  s'il  rencontre  d'autres  êtres  qui  le 
modilient  en  le  limitant.  »  {Le  Bien  et  la  Loi  morale, 
W  partie,  C.  iv,  passim)  Bientôt  elle  ajoutera  intré- 
pidement :  a  S'il  est  établi  que  la  pensée  et  la 
conscience  ne  peuvent  exister  sans  le  coi^cours  d'une 
matière  étendue  et  impénétrable,  il  cesse  de  répu- 
gner que  toute  matière  étendue  et  irapénétraljle 
puisse  penser  ;  il  devient  probable,  au  contraire, 
que  chacun  de  ses  éléments  est  individuellement 
capable  d'un  minimum  de  conscience  et  de  pensée 
qui,  dans  la  collectivité  organique,  se  manifeste  par 
des  volitions  autonomes  externes,  d'un  ordre  seule- 
ment plus  élevé.  » 

On  voit  assez  que  cette  manière  d'entendre  et  de 
prouver  les  propriétés  psychiques  de  l'atome  n'est 
pas  faite  pour  supprimer  ou  diminuer  les  dillicultés 
communes  à  tout  matérialisme.  N'y  a-t-il  pas  une 
vraie  gageure  contre  le  sens  commun  dans  cette 
prétention  d'enchaîner  la  pensée  à  l'étendue  et  de 
faire  ainsi  dépendre  toute  connaissance  d'une  con- 
dition qui  est  la  négation  même  de  l'unité  essentielle 
à  la  conscience?  De  plus,  si  l'obscurité  des  notions 
d'instinct  et  d'inconscient  réussit  à  voiler  quelque 
peu  l'opposition  entre  le  matériel  et  le  psychique, 
cette  contradiction  n'apparait-elle  pas  dans  tout  son 
jour,  dès  qu'on  prèle  à  l'atome  une  véritable  per- 
ception analogue  à  la  sensation  consciente?  L'ou- 
vrage de  Clémence  Royer,  fruit  d'un  labeur  inces- 
sant poursuivi  pendant  plus  d'un  demi-siècle,  et 
célébré  de  confiance  par  des  admirateurs  imprudents 
comme  un  clief-d'œuvre  au  moment  de  son  appari- 
tion, était  voué  d'avance  à  un  oubli  rapide  et  mérité. 

(1)  Avant  qu'elle  se  fût  elle-même  décidée  à  livrer 
au  public  La  Constitution  du  monde, un  autre  écrivain 
qui  se  rattache  par  son  âge  à  la  génération  suivante, 
mais  dont  la  carrière  devait  se  terminer  prématuré- 
ment, imaginait,  lui  aussi,  une  cosmogonie  stricte- 
ment moniste.  C'était  un  Roumain,  Basile  Conta 
(1816-1882).  professeur  de  droità  l'Université  de  Jassy 
et  unmomentminislre  de  l'Instruction  publiquedans 
son  pajs,  mais  dont  les  ouvrages  principaux  ont  été 
soit  édités,  soit  du  moins  traduits  en  français.  Celui 
dont  nous  avons  à  nous  occuper  ici,  La  Théorie  de 
l'ondulation  uriii^erseUe,  terminé  peu  de  temps  avant 
sa  mort,  ne  parut  en  volume  que  douze  ans  plus 
tard,  dans  une  trailuction  due  à  Rosetti  Tescanu 
(.Mcan,  i8j3).  L'auteur,  pour  faire  de  sa  théorie  un 
monisme  absolu,  va  jusqu'à  idenlilier  la  force  et  la 
matière,  la  première  n'étant  pour  lui  que  l'ensemble 
des  propriétés  matérielles.  L'univers,  infini  et  divi- 
sible à  l'infini,  est  constitué  par  six  éléments  phy- 
siquement inséparable?,  le  vide,  les  atomes,  le  mou- 
vement, la  nécessité,  l'espace  et  le  temps,  bizarre 
mélange  où,  comme  dans  certaines  philosopliies 
primitives,  l'abstraction  coudoie  la  réalité.  La  loi 
de  cet  univers  est  la  variabilité,  la  métamorphose 
étant  comme  l'essence  de  ta  mat'ère.  Toutes  les  for- 
mes sont  passagères,  quoique  à  des  degrés  dilTé- 
rent^;  mais  les  unes  sont  évolutives,  les  autres  ne 
le  sont  pas,  et  les  premières  seules  importent.  Chaque 
forme  évolutive,  qu'elle  soit,  étoile  ou  animal,  pla- 
nète ou  brin  d'herbe,  homme  ou  microbe,  passe  par 
une  série  de  degrés,  d'abord  ascendante,  j)uis  des- 
cendante. La  courbe  de  cette  évolution  est  appelée 
onde  par  l'auteur,  et  la  vie  n'est  pour  lui  que  «  l'éfO- 
lutlon  ondutiforme  de  la  matière  »  (ouvrage  cité, 
p.  62).  Mais  si  chaque  forme  évolutive,  prise  en  elle- 
même,  peut  être  ainsi  assimilée  à  une  onde,  chacune 
de  ces  ondes  en  renferme  d'autres  et  fait  partie  elle- 
même  d'une  onde  supérieure,  et  cela  indéfiniment  : 


c'est  ainsi  par  exemple  que,  pour  Conta,  ce  qu'on 
appelle  la  vie  organique  n'est  que  l'évolution  maté- 
rielle, sous  forme  d'onde,  des  parasites  de  la  terre, 
elle-même  forme  évolutive  plus  élevée.  En  somme, 
l'ondulation  universelle  est  la  loi  fondamentale  de 
la  matière  :  de  là  le  titre  de  l'ouvrage. 

Ce  résumé,  tout  incomplet  qu'il  est,  et  qui  laisse 
en  particulier  de  c6té  les  théories  de  l'auteur  sur 
l'origine  autogonique  de  la  vie  et  la  formation  des 
espèces,  théories  inspirées  surtout  de  Lamarck  et  de 
Haeckel,  sulTit  à  manifester  l'inanité  du  système.  La 
conception  dominante,  la  plus  originale  aussi,  celle 
de  l'ondulation,  peut  être  une  idée  ingénieuse,  mais 
n'est  qu'une  hypothèse  et,  défaut  plus  grave,  une 
hypothèse  dont  le  caractère  essentiel  d'universalité 
que  lui  attribue  Conta  n'a  aucun  fondement  dans 
l'expérience.  D'ailleurs,  cette  prétendue  loi  fonda- 
mentale de  la  matière,  fût-elle  aussi  conforme  aux 
faits  qu'elle  l'est  peu,  n'avancerait  en  rien  la  solu- 
tion du  seul  problème  important,  celui  de  l'explica- 
tion du  monde.  Quel  savant  s'imaginerait  avoir  ré- 
vélé la  raison  d'être  d'une  loi,  par  le  seul  fait  iju'il 
en  a  exactement  dessiné  la  courbe?  Sans  faire  res- 
sortir les  autres  postulats  gratuits  ou  même  anti- 
scientiliques  de  la  théorie,  conteutons-nous  d'en 
tirer  une  conclusion  qui  vaut  en  réalité  contre  toute 
explication  strictement  unitaire  des  phénomènes. 
Pour  échapper  sans  doute  au  reproche  de  dualisme 
déguisé  qu'on  peut  faire  aussi  bien  au  dynamisme 
de  Clémence  Royer  qu'à  la  plupart  des  cosmologies 
monisles.  Conta,  nous  l'avons  dit,  identifie  absolu- 
ment la  force  et  la  matière;  mais  cette  identification, 
vrai  défi  porté  à  la  raison  non  moins  qu'à  la  science, 
montre  assez  que  le  monisme  ne  peut  être  logique 
jusqu'au  bout  sans  trahir  sa  contradiction  fonda- 
mentale. 

D.  —  On  le  voit,  les  systèmes  biologiques,  loin 
d  être  plus  heureux  que  les  précédents  dans  leur 
tentative  de  nous  donner  l'explication  adéquate  des 
choses,  n'arrivent  même  pas  au  but  spécial  qu'ils  se 
sont  assigné,  celui  de  nous  montrer  comment  la  vie 
peut  sortir,  par  dilTérenciation  progressive,  des  seu- 
les forces  de  la  matière,  et  ils  succombent  à  plus 
forte  raison  à  toutes  les  objections  justement  op- 
posées, soit  au  matérialisme,  soit  à  l'évolutionnisii.e 
absolu. 

Vil.  Monisme  naturaliste.  —  Parmi   ces  objec 
lions,  il  en  est  une  qui    leur    est    commvine   avec   le 
monisme  idéaliste  :    c'est   l'irréductibilité  mutuelle 
que  nous   venons  de    signaler,   du    phénomène   ma- 
tériel ou    mécanique    et    du    phénomène      menial 
ou    seulement    conscient.    Du  Bois  Reymond,  dans 
son  fameux  discours  de  Leipzig   (Les    bornes   de    lo 
philosophie  naturelle,  voir  Fei'ue  scientifique,  187'), 
10  oct  ,   p.  343).  y   reconnaissait  une    énigme  inso-j 
lubie.    DilTérents    philosophes  ont   cependant  lentt  ' 
de  la  résoudre.  L'explication  la  plus  en  vogue  a  été  i 
désignée  sous  le  nom  de  théorie  «  du  dedans  ou   du 
dehors  r>,  ou  encore  «  du  double  aspect  ».  Défendue 
avec  des  nuances  diverses,  par  Fechnbr,  par  Taixb. 
par   Ardigo  et  les  autres  écrivains  de  la.  Hivista  ita- 
liana  di  filosnfia,  par  bien   d'autres  encore,  elle  est 
clairement  exposée  en  ces   termes    par  Mgr  d'Hulst 
{Conférences  de  iSgr,  p.  378):    «   Selon    le  mot    de 
AI.  Taine,  les  phénomènes  sp'rituels  et  corporels  se-; 
raient  identiques  dans  leur  réalité  propre,  mais  dis-j 
tincts  seulement  par  la    manière    dont    on    les  ob 
serve.   'Vus  du  dehors,  ils    sont  corporels  ;    vus  du 
dedans,    ils  sont  d'ordre  idéal.  L'unité  devient  ainsi 
plus  étroite  encore  entre    toutes    les  choses  qui  s'é 
chelonnent   dans   l'univers  :  il   n'y  a  pas  seulement 
entre  elles  un  lien  de  succession,   il   y   a   une    sorte 


901 


MONISME 


9Ù2 


d'identité.  L'esprit,  comme  dit  M.  Paulhan,  est  une 
fonctiuu  de  la  matière;  mais  la  matière  est  une 
conception  de  l'esprit.  Qu'on  cesse  donc  de  nous 
demander  comment  l'esprit,  qui  est  plus,  sort  de  la 
matière,  qui  est  moins.  Il  n'en  sort  pas,  il  la  pénè- 
tre. Avant  d'apparaître  et  de  se  manifester  par  les 
pUénomènes  de  pensée  consciente,  il  existait  déjà 
dans  l'univers  physique  à  l'état  de  pensée  incon- 
sciente, qui  en  dirigeait  l'évolution,  et  l'état  con- 
scient n'est  que  le  dernier  terme  où  est  venue  abou- 
tir cette  évolution,   n 

Malgré  les  protestations  que  le  sens  commun  fait 
entendre  contre  cette  dernière  conception  de  la 
théorie  unitaire,  il  est  facile  de  montrer  qu'elle  est 
l'aboutis'^ement  naturel  et,  pour  ainsi  dire,  néces- 
saire de  tout  monisme  pleinement  logique.  La  doc- 
trine exige,  en  elVet,  par  délinition  le  rejet  de  tout 
dualisme  objectif,  par  suite  de  la  distinction  réelle, 
non  seulement  de  l'intini  et  du  Uni,  mais  de  l'esprit 
et  de  la  matière.  D'autre  part,  le  matérialisme  ab- 
solu s'est  montré  aussi  impuissant  à  faire  dériver  le 
mental  du  physique,  que  l'idéalisme  strict  à  ex[)li- 
quer  l'étendue  par  le  psychique.  11  ne  restait  donc 
d'autre  ressource,  si  on  ne  voulait  supprimer  ni 
l'un  ni  l'atltre,  que  de  les  identilier.  11  serait  aisé 
d'interpréter  déjà  dans  ce  sens  plusieurs  des  sys- 
tèmes précédemment  exposés,  spécialement  ceux  de 
Vacherol,  de  Noire,  de  Charles  Lemaire  et  de  Clé- 
mence Royer.  En  tout  cas,  c'est  le  parti  auquel  s'ar- 
rêtent, plus  ou  moins  explicitement,  presque  tous 
les  monistes  contemporains,  ceux  surtout  qui  se 
sont  spécialement  préoccupés  du  point  de  vue  philo- 
sophique de  la  théorie. 

i)  Ajoutons  néanmoins  que,  sous  cette  commu- 
nauté de  doctrine,  se  retrouvent  encore  bien  des 
nuances,  dues  en  grande  partie,  semble-t-il,  aux 
habitudes  d'esprit  dominantes  des  différents  au- 
teurs. Quelques-uns  craignent  tellement  de  dédou- 
bler la  réalité,  qu'ils  en  viennent  à  la  supprimer,  si 
du  moins  on  prend  à  la  lettre  leurs  délinitions  suc- 
cessives de  l'esprit  et  de  la  matière.  Qu'on  se  rap- 
pelle laformulede  M.  Paulhan,  citée  par  Mgrd'Hulst. 
C'est  une  impression  semblable  que  laisse,  à  une 
première  lecture,  L'Histoire  du  matérialisme  de  Frie- 
drich-Albert Lange  (1826-1875.  Geschichte  der  Ma- 
terialismus,  Iserlobn-Leipzig,  1866-1875;  traduction 
de  B. Pommerol,  Paris,  Reinwald,  1 878- 1 880).  L'auteur 
semble  vouloir  y  montrer  tour  à  tour  que  la  pensée 
peut  se  réduire  à  une  modification  du  i>liénomène 
matériel,  puis,  que  la  matière  n'est  qu'une  création 
de  l'esprit;  si  bien  que  certains  critiques,  comme 
Gonzalez,  font  de  Lange  un  simplematérialiste  (///s- 
toire  de  la  phil.,  traduct.  Pascal,  Lethielleux,  1891, 
t.  IV,  p.  235),  tandis  que  d'autres,  avrc  plus  de  fon- 
dement d'ailleurs,  voient  en  lui  un  idéaliste  décidé. 
Enlin  M.  Max  VERWonN  (né  en  i8G3).  dans  la  préface 
de  sa  Plirsinlofiie  générale,  affirme  d'abord  :  «  Si  je 
m'en  tiens  toujours  et  uniquement  au  seul  fait  incon- 
testable que  le  monde  matériel  est  ma  propre  repré- 
sentation, j'aboutis,  par  une  plus  mûre  réffexion,  à 
la  conclusion  que,  seule,  mon  àme  existe  réelle- 
ment »  {Allgemeine  Physiologie,  i8g5,  p.  /|r);puis, 
quelques  pages  plus  loin  (p.  53)  :  «  Jamais  il  ne  se 
trouvera  pour  la  physiologie  un  autre  principe  d'ex- 
plication des  phénomènes  vitaux  que  celui  de  la  phy- 
sique et  de  la  chimie,  relatif  à  la  nature  inanimée.  » 

2)  Le  plus  souvent  toutefois,  il  y  a  effort  réel  pour 
identilier  «  le  dedans  et  le  dehors  »  sans  sacrifier  ni 
l'un  ni  l'autre  ;  mais,  même  dans  ce  cas,  l'un  des  deux 
tend  presque  toujours  à  dominer.  Ainsi  chez  beau- 
coup d'auteurs,  encore  férus  de  préjugés  scientistes, 
on  se  trouve  en  définitive  vis-à-vis  d'un  matérialisme 
honteux  qui  se  voile   à   peine   çà   et  là   de  quelques 


formules  plus  ou  moins  spiritualistes;  par  exemple, 
chez  i\l.  Emile  Fehrière  (/.a  cause  première  d'après 
les  données  expérimentales,  Alcan,  1897);  chez 
M.  Lucien  Arréat,  qui  écrit  :  «  Tout  ce  qui  existe  se 
résout,  pour  le  monisme  moderne,  en  atomes  qui 
sont  à  la  fois  matière,  vie,  esprit,  en  éléments  sub- 
stantiels où  résiderait,  comme  dans  le  germe,  la 
puissance  de  tout  développement  ultérieur  s>  (/.es 
croyances  de  demain,  Alcan,  l8g8,  p.  i35);  chez 
le  médecin  belge  Ch.  HmioN  (Essai  de  synthèse  évo- 
lutionniste  uu  monaliste,  .\lcan,  1900);  chez  M.  An- 
dré Cresson  {Les  bases  de  la  philosophie  natura- 
liste, Alcan,  1907),  qui  a  d'ailleurs  la  modestie, 
rare  dans  cette  école,  de  ne  proposer  son  interpré- 
tation du  monde  qu'à  titre  d'hypothèse;  enfin,  tout 
récemment,  chez  M.  L.  Bardonnkt,  dont  le  néo- 
monisme, beaucoup  plus  dogmatique,  sinon  mieux 
étayé,  se  résume  en  celte  affirmation  péremptoire  : 
Il  La  mécanique  des  choses  est  en  même  temps  l'es- 
prit des  choses.  «  (L' Unii-ers-Organisme ,  Paris,  Fic- 
ker,    1914) 

Quelques  philosophes  au  contraire,  surtout  parmi 
les  psychologues,  mieux  pénétrés  de  l'impuissance 
absolue  de  tout  matérialisme  à  expliquer  la  con- 
science, se  trouvent  par  là  même  rejetés  vers  l'idéa- 
lisme, tout  en  se  défendant  de  faire  du  phénomène 
matériel  une  pure  création  de  l'esprit;  mais,  s'ils  se 
rapprochent  par  cette  orientation  générale  de  leur 
pensée,  ils  ne  laissent  pas  d'accuser,  eux  aussi,  de 
singulières  divergences  dans  la  conception  qu'ils  se 
font  du  sujet  et  de  la  nature  de  l'évolution  univer- 
selle, non  moins  que  dans  la  méthode  qu'ils  adoptent 
pour  établir  ou  exposer  leur  système.  Au  lieu  de 
nous  perdre  dans  cette  variété  de  théories,  souvent 
aussi  peu  viables  qu'arbitraires,  nous  résumerons 
celles  qui  peuvent  passer  pour  les  plus  représenta- 
tives par  leur  originalité  ou  leur  notoriété. 

a)  En  Italie,  le  premier  et  le  plus  connu  des  défen- 
seurs du  monisme  du  double  aspect  est  un  prêtre 
apostat,  devenu  positiviste  intransigeant,  Roberto 
Ardigo  (né  en  1828).  Dès  1877,  il  exposait  toute  une 
cosmogonie  dans  un  ouvrage  dont  le  titre  ne  laisse 
guère  deviner  les  visées  philosophiques  (l.a  forma- 
zione  naturale  net  fatto  del  sislema  solare,  Padoue). 
L'auteur  ne  fait  qu'y  transformer  en  monisme  athée 
l'évolutionnisme  spencérien,  d'où  il  commence,  dans 
ce  but,  par  exclure  l'Inconnaissable  :  c'est  en  effet, 
d'après  lui,  pour  n'avoir  pas  été  fidèles  jusqu'au  bout 
à  la  vraie  méthode  empirique  et  pour  s'être  laissé 
inconsciemment  dominer  par  les  préjugés  d'une 
métaphysique  désuète,  que  les  écoles  positivistes  an- 
glaises aussi  bien  que  françaises  ont  posé  des  bornes 
infranchissables  à  la  connaissance  humaine.  A  la 
notion  injustifiée  de  l'inconnaissable  il  faut  sub- 
stituer la  notion  de  [inconnu  et  tenir  pour  certain 
que  la  science  fera  constamment  reculer  cet  inconnu. 
Dès  maintenant,  nous  pouvons  affirmer  qu'il  n'y  a 
ni  Absolu,  ni  Cause  première,  ni  transcendant  d'au- 
cune sorte;  il  n'y  a  mêuie  ni  sujet,  ni  objet  :  ce  sont 
là  autant  d'abstractions,  sous  lesquelles  nous  ran- 
geons les  phénomènes  perçus  et  parfaitement  con- 
naissables;  il  y  a  le  fait,  que  nous  donne  seul  la 
sensation  immédiate;  le  fait  est  divin,  l'explication 
est  humaine  (La  dutlrina  spenceriana  deULnconos- 
cibile,  Rome,  1899). 

Que  nous  apprend  donc  du  monde,  d'après  Ardigo, 
la  science  positive?  Elle  nous  dit  que  le  fond  des 
choses,  l'être  est  l'indistinct,  infini  et  éternel,  soumis 
à  une  évolution  incessante  et  rigoureusement  con- 
tinue, dont  la  loi  absolument  générale  et  universelle 
est  la  différenciation  croissante;  au  reste,  ce  devenir 
des  choses  consiste  dans  le  passage  incessant,  non 
seulement  de  l'indistinct  au  distinct,  mais  encore  du 


903 


MONISME 


904 


distinct  à  l'indistinct.  La  distinction  se  manifeste  à 
nous  de  devix  manières  :  dans  l'espace,  elle  porte 
sur  la  matière  et  produit  des  formes  et  des  figures 
nouvelles;  dans  le  temps,  la  distinction  porte  sur  la 
force  et  donne  naissance  à  des  phases  diverses  et  à 
un  rytlime  spécial.  Miiis,  dans  sa  réalilé,  le  fait  est 
à  la  fois  et  indivisiblemenl  force  et  matière,  la  force 
correspondant  à  l'aspect  temps  ou  succession,  la  ma- 
tière à  l'aspect  espace  ou  coexist<nce.  —  De  niêiue, 
le  sujet  el  l'objet  ne  sont  que  des  ])roduits  de  l'ac- 
tivité mentale,  dus  au  jeu  de  l'associalion  ;  les  don- 
nées primitives,  loin  de  les  supposer,  sont  les  maté- 
riaux qui  servent  à  les  former.  Ainsi  les  distinctions, 
qu'elles  portent  sur  la  matière  ou  sur  la  force,  sont 
purement  subjectives  et  ne  rompenl  en  aucune  ma- 
nière la  continuité  de  la  réalité.  Inutile  donc  d'ima- 
giner quelque  cause  extérieure  que  ce  soit  pour  ex- 
pliquer l'action  d'une  partie  de  la  matière  sur  une 
autre  ou  la  liaison  d'un  moment  de  la  force  avec  un 
autre  moment  :  la  réalité  de  l'indistinct  fonde  la  so- 
lidarité de  toutes  les  parties  de  la  malière  aussi 
bien  que  l'homogénéité  de  tous  les  instants  succes- 
sifs où  se  déploie  la  force.  Inutile  aussi  d'imaginer 
une  Providence  ou  une  linalité  :  ce  sont  là  encore 
des  illusions  dues  aux  limites  actuelles  de  l'humaine 
connaissance.  Le  chaos  absolu  n'est  ([u'une  concep- 
tion abstraite  comme  celle  delà  matière  sans  forces  : 
qu'on  remonte  aussi  haut  que  l'on  veut,  on  trouve 
toujours  la  matière  dans  un  état  déterminé  et  se 
préparant,  par  l'établissement  d'un  ordre  qiielcon- 
que,  à  l'établissement  d'un  ordre  su|iérieur.  Pour 
qu'un  être  existe,  il  faut  sans  doute  (]u'il  ait  trouvé 
des  conditions  favorables  et,  celles-ci  disi)araissant, 
il  disparaîtra  avec  elles;  mais  l'ordre  est  dans  le  dé- 
tail, il  ne  s'étend  pas  à  l'ensemble.  Bref,  pour  con- 
clure encore  par  les  paroles  mêmes  de  M.  A.Espinas, 
de  q>ii  nous  nous  sommes  surtout  inspiré  dans  le  ré- 
sumé qui  précède  :  «  On  peut  dire  du  système  Ardigo 
que  c'est  un  mécanisme  où  le  monde  sans  Dieu  est 
gouverné  pour  le  mieux  par  le  hasard.  »{Pliiluso/)hie 
expérimentale  en  Italie,  Revue  philosoiihiijue,  jan- 
vier  1879,  p.  37) 

A  l'exposé  de  celte  cosmologie  rudimentaire,  bien 
gratuitement  portée  par  l'auteur  au  compte  de  la 
science,  fût-elle  positive,  on  peut  se  demander  tout 
d'abord  ce  qui  la  distingue  du  plus  vulgaire  maté- 
rialisme. Mais,  à  y  regarder  de  plus  près,  le  peu  que 
nous  en  avons  dit  sudit  à  montrer  qu'elle  linil  par  se 
résoudre,  comme  celle  de  Lange,  en  un  idéalisme  ab- 
solu. Les  déterminations  qui  font  pas'^er  le  continu 
de  l'indistinct  au  distinct  sont,  en  eiïel,i  Pieuvre  de 
la  seule  pensée,  non  pas  de  la  pensée  en  général, 
mais  de  l'esprit  de  chaque  homme,  tel  qu'il  se  trouve 
à  un  moment  donné,  à  un  point  de  l'espace,  dans 
un  état  particulier,  en  raison  de  l'évolution  anté- 
rieure et  des  conditions  présentes  de  l'ensemble. 
Cette  pensée  au  reste  est  identique  à  la  nature  même 
sur  laquelle  elle  s'exerce,  multiple  el  successive 
comme  elle.  Se  représenter  l'esprit  comme  un  être 
simple  qui  entrerail  en  communication  avec  une  ma- 
tière extérieure,  c'est  le  condanmer  à  ne  rien  savoir, 
puisqu'il  ne  pourrait  sortir  de  lui-même  pour  aller 
contrôler  dans  la  réalité  la  conformité  île  ses  con- 
ceptions avec  leur  objet.  Force  est  donc  de  lui  attri- 
buer la  multiplicité  et  la  succession  qu'il  met  dans 
la  matière  et  dans  la  force.  D'ailleurs,  n'est-il  pas 
nature  lui  «aussi,  puisqu'il  fait  partie  de  ce  monde 
qu'il  se  représente?  Quoi  d'étonnant  dès  lors  qu'il  se 
rattache,  en  tant  t|ue  ilislinct.  à  l'indistinct  universel, 
qu'il  soit  un  fragment  du  double  continu  qui  fait 
le  fond  des  choses'.'  Quelle  est,  en  dernière  analyse, 
la  ïialure  de  cet  ensemble,  de  ce  continu,  de  la 
réalité  fondamentale  se  manifestant  ainsi  par  son 


évolution  même  sous  ce  double  aspect  d'espace  et 
de  temps,  de  matière  et  d'esprit?  A  ces  questions, 
d'après  Ardigo,  il  n'y  a  point  de  réponse  :  expliquer 
en  elTet,  c'est  distinguer  ;  par  suite,  vouloir  expliquer 
le  continu,  c'est  le  sup[)rimer  en  le  déterminant.  ! 
La  seule  chose  qu'on  puisse  dire,  c'est  qu'il  s'impose 
comme  la  condition  préalable  de  toute  pensée  et  que 
c'est  de  lui  que  se  dégagent  simultanément  les  deux 
distincts  qui  s'ojjposent  comme  moi  et  nan-mui. 

N'insistons  pas  sur  la  parenté  évidente  de  plusieurs 
de  ces  assertions  étranges  avec  celles  qu'on  lit 
chez  les  panthéistes  allemands.  Contenions-nous  de 
noter  pour  le  moment  que  vouloir  expliquer  la 
détermination  de  l'indistinct  par  le  travail  d'un  esprit 
qui  lui  demeure  identique,  c'est,  à  leur  exemple, 
transporter  la  contradiction  au  sein  même  de  l'être. 

b)  Celle  absurdité  inhérente  à  tout  monisme  est 
peut-être  moinsapparen le  dans  une  autre  cosmologie 
ébauchée  à  la  même  époque  que  celle  d'Ardigo.  Un 
mathématicien  anglais  d'un  certain  renom,  métaphy- 
sicien à  ses  heures,  le  professeur  William-Kingdon 
r.Lii'i'ORD  (1845-1879)  publiait  en  janvier  1878  dans 
le  Alirtd,  «  sur  la  nature  des  choses  en  elles-mêmes  n, 
un  article  qui  (it  sensation.  Partant  de  l'analyse  de 
la  conscience  humaine,  il  prétendait,  parune  dialec- 
tique d'ailleurs  des  plus  arbitraires,  pouvoir  en  con- 
clure à  l'élément  primordial  des  choses.  Gel  élément, 
qui  est  représenté  dans  notre  esprit  comme  matériel, 
serait  en  réalilé  sentiment  (feeling),  mais  sentiment 
rudimentaire  et  inconscient  et  pourrait  être  appelé 
mind-slull',  cette  expression,  sans  équivalent  en 
français,  signilianl  surtout,  semble-t-il,  que  l'étoffe, 
pour  ainsi  dire,  dont  tout  est  fait,  est  de  nature  psy- 
chique. Pour  établir  cette  conclusion,  l'auteur  part 
du  parallélisme  |)sycho-physiologique,  qu'il  croit 
scietitiliquement  établi  comme  fait  universel  ;  cet 
antécédent  posé,  il  cherche  à  montrer,  au  moyen 
d'un  raisonnement  d  allvire  malhénmtique,  basé  sur 
les  propriétés  des  proportions,  que  ce  parallélisme 
est  en  réalité  une  identité  rigoureuse. 

Nous  ne  nous  attarderons  pas  à  l'exposé  et  à  la 
réfutation  de  cette  déduction  bizarre:  on  a  montré 
{lieiue  philosophique,  i883,  t.  II,  p.  48S)  que,  en 
renversant  les  termes  de  la  proportion  établie  par 
l'auteur,  on  conclurait  tout  aussi  légitimement  à  une 
réalité  dernière  purement  matérielle;  et  c'est  encore 
là  peut-être  le  moindre  défaut  de  celte  argimienta- 
t  on.  Nous  nous  contenterons  de  remar<|uer  que  les 
démonstrations  mathématiques  n'ont  pas  cours  en 
])hilosophie  el  que,  au  surplus,  le  raisonnement  de 
l'auteur  est  fondé  sur  un  double  postulat,  non  seule- 
ment gratuit,  mais  évidemment  faux  :  celui  de  l'uni- 
versalité du  parallélisme  et  celui  du  subjectivisme 
kantien.  Aussi  le  véritable  intérêt  de  l'hypothèse  du 
mind-stu/f  de  Clilïord,  c'est,  tout  en  rappelant  par 
plus  d'un  point  les  idées  de  Schopenhauer,  de  four- 
nir, autant  et  mieux  encore  que  l'indistinct  d'Ardigo, 
comme  la  première  ébauche  du  monisme  qui  allait, 
(imdqu'S  années  plus  tard,  être  développé  par  un 
philosophe  français,  sous  le  nom  d'évolutionnis'me 
des  idi'es-forces. 

c)  C'est  à  exposer  et  à  défendre  ce  système  qu'Al- 
fred Fouillée  (i  838-1  g  12)  a  consacré  toute  son  activité 
pliilosophique  et  la  plupart  de  ses  très  nombreux 
écrits  ;  on  le  trouve  encore  résumé  dans  un  ouvrage 
posthume,  Esquisse  d'une  interprétation  du  monde 
(  \ban.  1918),  qui  a  été  j>ublié  par  les  soins  d'un  de 
ses  anciens  élèves,  Emile  Boirac,  et  auquel  nous 
]>ouvoiis  demander  la  pensée  délinilive  de  l'auleur. 

I  :(>ttp  pensée  est  résumée  dans  le  nom  même  de  la 
théorie,  nom  qui  sert  de  titre  au  livre  principal  où 
elle  est  expressément  formulée  (//e\'o/H(/oHnisme  des 
idées-forces,    Alcan,    1890).  Nous   croyons  utile  de 


905 


MONISME 


906 


Vexplifiuer  et  de  la  discuter  avec  quelque  détail,  parce 
qu'elle  nous  semble  demeurer  jusqu'ici  l'eiroil  le  plus 
vigoureux  pour  donner  une  apparence  de  logique  et 
de  vriiiseaiblance  à  la  métaphysique  unitaire,  sous  la 
dernière  forme  qu'elle  ait  revêtue  à  notre  cpo(|\u\ 

Celle  lliéorie  est,  avant  tout,  une  philosophie  de 
l'évolution  universelle,  comme  nombre  d'ailleurs  de 
cosmologies  contemporaines  et,  très  spécialement, 
comme  la  cosmologie  spencérienne.  Jlais,  tandis  que 
chez  Spencer  «  la  théorie  de  l'évolution  manque 
d'unité  »  et  «  laisse  l'esprit  en  présence  de  trois 
termes  dont  le  lien  échappe  :  d'abord  un  inconnais- 
sable, puis  deux  séries  <le  faits  connaissables  (faits 
physii|ues  et  faits  psychiques)  dont  la  seconde  vient 
se  surajouter  on  ne  sait  comment  à  la  première...  » 
{L'éioluiiurmisme...,  Introd.,  p.  vi),  Fouillée  essaie 
«  d'établir  les  principes  d'un  évolutionnisrae  vrai- 
ment moniste,  mais  immanent  et  expérimental  » 
(p.  xi).  Un  Ici  évolulionnisme  ne  saurait  être  exclu- 
sivement inccaniste,  sans  aboutir  à  l'explication 
scientiliquement  et  philosophiquement  inadmissible 
de  la  conscicnce-éftiphénomèrie  ou  de  Vidée-reflet.  Kt 
c'est  pour  marquer  le  caractère  propre  de  son  sys- 
tème, en  opposition  avec  les  précédents,  que  l'auteur 
l'a  appelé  «  philosophie  des  idées-forces.  Si  nous 
avons  adopté,  ajoute-t-il  (p.  xi),  cette  expression 
très  générale  A'idée-force,  c'est  précisément  pour  y 
envelopper  tous  les  modes  d'influence  possible  que 
l'idée  |)eul  avoir,  en  tant  que  facteur,  cause,  condi- 
tion de  changement  pour  d'autres  phénomènes,  etc., 
en  un  mot  toutes  les  formes  d'efficacité  quelconque, 
par  opposition  aux  idées-reflets...  En  outre,  nous 
prendrons  le  mot  d'idée  ou  de  pensée  au  sens  carté- 
sien, comme  exprimant  les  étals  de  conscience  iiou 
seulement  avec  leur  côté  intellectuel,  mais  aussi  avec 
le  sentiment  et  l'appétition  qui  en  sont  inséparables.  » 

Le  caractère  général  de  la  théorie  ainsi  établi, 
voyons  comment  l'auteur  entend  et  justiUe  l'interpré- 
tation nouvelle  du  monde  qu  il  propose. 

D'après  lui,  la  raison,  travaillant  sur  les  données 
expérimentales  élaborées  par  la  science,  nous  fait 
concevoir  le  monde  comme  une  réalité  intelligible 
(^Ssqiiisse...,  c.  i),  «  inlinie,  infiniment  inlinie,  mais... 
eu  mène  temps  une,  cohérente,  solidaire  en  l'inlinité 
de  ses  parties  »,  parce  qu'elle  est  «  la  causalité  inlinie 
et  réciproque,  partout  causante  et  causée  »  (ib., 
p.  20y).  Sans  doute,  «  il  y  a  discontinuité,  au  moins 
apparente,  dans  les  choses  sensibles,  et  cette  appa- 
rence est  bien  fondée  dans  des  rapports  qui  sont 
exacts.  Mais,  sous  la  discontinuité,  nous  retrouvons 
toujours  la  continuité  ;  jamais  le  vide  absolu  ne  se 
révèle.  Si  donc  il  y  a  du  fini,  il  y  a  toujours  aussi,  du 
Coté  quantitatif,  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  de 
l'inlini  où  le  lini  lui-même  se  détache.  Toute  étendue 
tinie  enveloppe  en  soi  l'inlini  et  est  enveloppée  par 
l'inlini;  de  même  pour  toute  durée.  »  (,ib.,  p.  27) 
Même,  à  vrai  dire,  «  l'infini  seul  existe.  Le  fini  n'est 
qu'uu  certain  nombre  de  relations  considérées  seules 
par  abstraction  et  n'ayant  qu'une  indépendance 
relative,  (pi'une  limitation  relative.  »  (p.  34)  «  Tout 
baigne  dans  l'infini  et  est  infini.  La  réalité  n'est  pas 
dans  un  élément  dernier;  elle  est  dans  le  tout  et 
dans  les  touls  concrets  qui  sont  eux-mêmes  dans  le 
tout.  Il  n'y  a  point  d'éléments  et  le  tout  lui-même 
n'est  pas  un  eo«i/.iosé  d'éléments;  il  est,  et  les  divers 
êtres  ne  sont  qu'en  lui,  et  par  lui.   »  (p.  35) 

D'autre  pari,  «  les  êtres  que  nous  connaissons  et 
approfondissons  finissent  toujours  par  nous  révéler 
en  eux-mêmes  un  mouvement,  tout  au  moins  un 
changement,  un  devenir...  La  réalité  n'est  point  en- 
fermée dans  l'adage  géométrique  et  spatial  de  Par- 
ménide  :  l'être  est,  le  non-étre  n'est  pas.  L'être  tend 
à  être   plus    et   autrement   qu'il  n'est  :  il   n'est  pas 


immuable,  parce  qu'il  n'enveloppe  pas  en  soi  la 
perfection,  la  satisl'aolion  complète  de  soi.  L'être  est, 
en  eifel,  un  ni.ius,  un  conalus.  S'il  est  ainsi,  on  ne 
peut  jamais  dire  qu'il  soit  comjjlet,  achevé,  lixé 
dansdes  limites  immobiles,  comme  un  portrait  dans 
son  cadre.  »  (p.  26)  0  Leconcept  de  (cette)  continuité 
dans  le  changement  selon  une  règle,  conduit  à  l'iilée 
d'érotution,...  série  de  changements  réglés  qui  va  du 
permanent  au  changeant,  du  changeant  au  perma- 
nent, pour  aboutir,  comme  synthèse,  à  des  existen- 
ces de  plus  en  plus  individualisées,  de  plus  en  plus 
capables  de  retenir  en  elles  les  changements  passés 
et  de  reproduire  des  changements  nouveaux.  » 
(p.  177)  «  D'ordinaire,  on  considère  surtout  l'évolu- 
tion sous  le  rapport  de  la  permanence  et  du  devenir, 
lîien  plus,  l'écf>le  spencérienne  la  voit  sous  un  aspect 
àpeu  près  exclusivement  i|uantitatif  et  mécanique,... 
tandis  que  nous  avons  montré  la  nécessité  de  la 
saisir  sous  un  aspect  dynamique,  qui  ne  peut  plus 
être  un  simple  mécanisme.  »  (p.  178)  En  effet,  si  «  la 
représentation  humaine  de  l'univers...  est  statique, 
l'évolution  même  de  l'univers  est  dynamique,  et  en 
même  temps  rationnelle.  »  (p.  189)  En  d'autres 
termes,  si  le  mécanisme  universel,  sous  forme  de 
déterminisme  absolu,  est  la  seule  explic-ation  scien- 
tifique des  phénomènes  matériels,  «  le  philosophe, 
lui,  à  ses  risques  et  périls,  doit  se  poser  le  grand 
problème  de  la  production  et  de  l'activité  vraiment 
causale  »  (p.  xxix),  «  de  l'évolution  en  train  de  se 
faire.  »  (p.  178)  Ce  problème,  le  dogme  de  l'évolution 
universelle,  tout  incontestable  qu'il  est,  ne  le  résout 
pas,  mais  ne  fait  que  l'introduire;  car  «  l'évolution 
mécanique  présuppose...  une  évolution  interne,  et 
celle-ci  présuppose  des  lois  plus  radicales  encore, 
dont  elle  n'est  que  le  complexus...  H  fautse  souvenir 
(en  elTel)  que  l'évolution  n'est  pas  une  loi  antérieure 
aux  facteurs  mêmes  et  les  régissanlcomnie  un  code, 
mais  qu'elle  est  la  forme  et  le  si^ne  du  processus 
appétitif  qui  constitue  l'existence  interne  en  nous 
et,  vraisemblablement,  en  toutes  choses.  »  {Evolu- 
lionnisme... Introd.,  p.  Lin) 

Ce  processus,  comment  le  saisir  et  en  déterminer 
la  nature  réelle  ?  Pour  Fouillée,  la  seule  méthode  lé- 
gitime, c'est  l'introspection  psychologique,  puisque 
«  c'est...  dans  la  conscience  qu'il  faut  descendre  pour 
trouver  ce  qui  est.  0  (Esquisse...,  p.  xxxiv)  Le 
principe  de  la  méthode  ainsi  posé,  que  nous  révèle 
notre  propre  expérience?  Elle  «  nous  montre  à  la 
fois  et  le  processus  mécanique  et  le  processus  con- 
scient de  l'appétition  ;  et  ce  ne  sont  pas  là  deux 
réalités  disparates  qui  pourraient  être  indifférentes 
l'une  à  l'autre,  ni  deux  «  aspects  »  dont  l'un,  le 
mental,  serait  l'épiphénomène  d'un  phénomène  ; 
mais  c'est  une  même  réalité  en  voie  de  développe- 
ment qui  se  diversifie  par  la  diversité  des  moyens 
de  la  saisir.  »  {Evolulionnisme...,'^.  lix)  En  un  mot, 
elle  nous  conduit  à  la  théorie  de  Vidée-force. 

L'auteur  nous  a  déjà  avertis  que,  dans  celle  for- 
mule, il  entend  donner  au  mot  idée  un  sens  très 
large  :  «  Nousappellerons  i(/e'e.s...,précise-t-il  dès  les 
premières  lignes  de  VEtulutionnisme  des  idées- 
forces,  tous  les  états  de  conscience  en  tant  que  sus- 
ceptibles de  réflexion  et,  par  réflexion,  de  réaction 
sur  eux-mêmes,  sur  les  autres  états  de  conscience, 
enfin. gràceà  la  liaison  du  physiqueet  du  mental,  sur 
les  organes  du  mouvement.  »  (p.  1)  L'idée  ainsi  en- 
tendue n'est  donc  pas  pure  représentation  d'un 
objet,  elle  est  encore  et  surtout  émotion  et  tendance  : 
«  Toute  idée...  implique  ce  processus  à  trois  termes 
que  nous  avons  appelé  le  processus  appétitif  :  repré- 
sentation, émotion,  appétition...  »  (p.  xxxvii)  Ces 
j  trois  éléments,  distingués  par  la  réllexion,  se  trou- 
■   vent  unis,  quoique  à   des  degrés  divers,   dans  une 


907 


MONISME 


908 


même  réalité  psycliologique  ;  toute  idée,  par  le  fait 
même  qu'elle  éveille  un  sentiment,  tend  à  se  réaliser, 
autrement  dit  est  une  idée-force,  «  a  une  efficacité 
pour  modilier  ce  qui  est  et  faire  exister  ce  qui  peut 
être.  »  (p.  xii)  Bref,  «  tandis  que,  pour  les  systèmes 
purement  méeanistes,  la  force  de  l'idée  n'est  qu'une 
apparence,...  la  force  de  l'idée  sera  pour  nous  la 
conscience  même  de  la  réalité  agissante,  qui  est  de 
nature  appétitive  et  perceptive,  par  conséquent  men- 
tale. »  (p.  xv)  De  là  «  le  caractère  primordial  et  irré- 
ductible de  la  volonté  ou  appétit.  Si  les  idées  sont 
des  formes  mentales,  c'est  parce  qu'elles  sont  des 
directions  de  la  volonté,  d'abord  sourdement  con- 
scientes, puis  se  multipliant  par  la  conscience  plus 
vive  qu'elles  acquièrent.  »  (p.  xxxix)  «  L'évolulion 
de  la  conscience  recouvre  donc  une  évolution  de  la 
volonté.  »  (p.  xl)  (1  La  force  que  nous  attribuons 
ainsi  aux  idées,  explique  par  ailleurs  Fouillée,  ne 
consiste  pas  à  créer  des  moui'emenls  nouveaux  ni 
même  des  directions  nouvelles  de  mouvements  qui 
ne  résulteraient  pas  des  mouvements  antérieurs  une 
fois  donnés  :  mais  il  s'agit  de  savoir  si,  dans  la  réa- 
lité, nos  mouvements  peuvent  être  donnés  sans  des 
conditions  psychiques  en  même  temps  que  mécani- 
ques, et  si  l'abstraction  des  facteurs  psj-ohiques, 
légitime  en  physiologie,  est  légitime  en  philosophie.  » 
(p.  xiii)  Concluons  avec  l'auteur:  «  Outre  qu'elle  est 
un  monisme,  la  doctrine  des  idées-forces  est  donc 
un  évolutionnisme  à  facteurs  psychiques,  et  non 
plus  à  facteurs  exclusivement  mécaniques.  »  (p.  li) 
Jlais,  nous  le  savons,  «  nous  ne  pourrons  jamais 
nous  représenter  le  monde  que  d'après  ce  que  nous 
trouvons  en  nous-mêmes  :  puisque  nous  sommes  le 
produit  du  monde,  qui  nous  fait  à  son  image  et  à  sa 
ressemblance,  il  faut  bien  qu'il  j'  ait  dans  le  grand 
tout  ce  qui  est  en  nous.  De  là  l'impossibilité  pour  un 
être  vivant,  sentant,  pensant,  de  concevoirun  monde 
où  ne  subsisterait  rien  de  la  vie,  du  sentiment,  de  la 
pensée  ;  un  monde  mentalement  mort,  sans  trace 
d'énergie  psj'chique,  serait  aussi  physiquement 
mort  :  ce  ne  serait  plus  qu'une  abstraction,  —  et 
conséquemment  encore  une  pensée.  »  (p.  Lxxxii) 
Donc  «  on  en  vient  nécessairement  à  dire  :  —  D'une 
part,  les  éléments  des  changements  physiques  sont 
à  ces  changements  mêmes  comme  les  éléments  des 
changements  psychiques  sont  aux  changements  psy- 
chiques; d'autre  part,  les  changements  psychiques  et 
les  changements  physiques  sont  inséparables;  si 
donc  l'élément  des  processus  mentaux  est  le  proces- 
sus élémentaire  de  Vappétition-sensation,  il  est 
naturel,  le  monde  étant  i(r(,de  transporter  un  proces- 
sus analogue,  mais  plus  rudimentaire,  sous  les  mou- 
vements physiques.  Si  on  ne  le  faisait  pas,  on  en 
resterait  à  un  dualisme  inintelligible.  »  (p.  XLViii) 
Ou  bien  encore  :  «  Le  processus  réel  de  la  nature,  qui 
aboutit  à  faire  tomber  un  corps,  est  tout  différent  de 
ce  que  nous  appelons  la  loi  physique  de  la  chute  des 
cori)S...  Métapliysiquement,  le  corps  ne  peut  tomber 
qu'en  vertu  de  certaines  actions  et  passions,  de  cer- 
tainesénergiesintimes.Ou  biennousne  pouvonsnous 
faire  de  ces  énergies  aucune  représentation,  quelle 
qu'elle  soit,  pas  plus  une  mécanique  qu'une  autre, 
ou  nous  ne  pouvons  nous  en  faire  qu'une  représen- 
tation par  analogie  avec  nous,  avec  ce  que  nous  fai- 
sons et  sentons  nous-mêmes.  »  (p.  lui) 

D'après  ce  bref  exposé,  le  monisme  des  idées-forces 
est,  comme  le  caractérise  son  inventeur  lui-même 
dans  un  ouvrage  postérieur,  un  «  volontarisme  in- 
tellectualiste j  {La  pensée  et  tes  nouvelles  écoles 
antiintellectualisles,  A\can,  igii,  p.  /5o4).  Le  fond  de 
l'être,  de  tout  être,  est  «  la  volonté  de  conscience  », 
ou  «  l'immanence  de  l'être  à  la  pensée  n  {ih.,  p.  i8). 
Cette  affirmation  est  sans  cesse  répétée  et  reparaît 


encore  dans  l'ouvrage  posthume  (Esquisse...,  p.  3)  : 
«  Selon  nous,  cette  réalité  constitutive  de  l'être  con- 
scient est  la  volonté  ».  Cette  philosophie  est  sans 
doute  un  idéalisme,  mais  «  un  idéalisme  volonta- 
riste Il  (p.  i3),  «  un  idéalisme  relatif  »,  qui  «  con- 
siste à  croire  que,  partout,  la  réalité  et  la  conscience 
sont  inséparables.  Si  faible  et  si  rudimentaire  que 
puisse  être  la  vie  consciente,  elle  est,  pour  l'idéaliste, 
la  seule  vie  possible  et  la  seule  existence  possible; 
il  y  a  partout  quelque  sentiment  obscur,  quelque 
obscur  appétit,  quelque  volonté  qui  est  le  vrai  sujet 
delà  conscience.  »  (ib.,  p.  i4,  note)  En  un  mol,  toute 
interprétation  de  la  nature  du  réel  apjmyée  sur  la 
science  et  élaborée  par  la  raison  «  aboutit  nécessai- 
rement au  monisme  psxcliiqne,  c'est-à-dire  à  une  doc- 
trine d'unité  fondée  sur  les  faits  intérieurs  et  qui 
représente  le  monde  entier  comme  analogue  à  la  vie 
consciente  ou  subconsciente.  »  (ib,,  p.  212) 

Il  serait  aisé,  mais  bien  inutile,  de  montrer  que 
l'évolutionnisnie  des  idées-forces,  malgré  la  virtuo- 
sité dialectique  d'Alfred  Fouillée,  n'arrive  à  voiler 
aucune  des  contradictions  qui,  nous  aurons  à  l'établir 
plus  loin,  condamnent  à  l'avance  toute  interpréta- 
tion strictement  moniste  de  la  réalité  ;  on  peut  même 
avancer  que  le  talent  incontestable  du  philosophe  et 
spécialement  ses  dons  de  clarté  et  de  logique  se  re- 
tournent contre  son  système,  parce  qu'ils  contribuent 
à  y  mettre  en  relief  les  incohérences.  Nous  n'exami- 
nerons pas  davantage  en  quoi  cette  interprétation 
nouvelle  se  rapproche,  en  quoi  elle  prétend  se  dis- 
tinguer de  philosophies  contemporaines  analogues, 
entre  autres  du  volontarisme  de  Schopenhauer  (voir 
au  mot  Panthéisme),  de  la  volonté  de  puissance  de 
Nietzsche,  du  pragmatisme  de  William  James;  cet 
examen,  l'écrivain  a  pris  le  soin  de  le  faire  lui-même, 
notamment  dans  La  Pensée  et  les  nouvelles  écoles... 
(voir  surtout  Préface,  p  11,  suiv.  et  Conclusion).  Nous 
nous  contenterons,  en  renvoyant  pour  le  fond  de  la 
théorie  à  la  réfutation  générale  qui  termine  cet  ar- 
ticle, de  signaler  ici  brièvement  quelques  graves 
difficultés  plus  spéciales  à  la  méthode  de  Fouillée  et  à 
son  interprétation  personnelle  de  l'unité. 

Les  premières  tiennent  au  desseiu,  avoué  par  lui. 
de  tenter,  au  lieu  de  l'éclectisme  vieilli  du  siècle  der- 
nier, une  sorte  de  syncrétisme  des  principaux  sys- 
tèmes philosophiques  de  toutes  les  éjioques,  jninci- 
palement  de  la  nôtre.  De  fait,  il  emprunte  tour  à  tour, 
parfois  en  même  temps,  au  phénoménisme  et  au  sub- 
stanlialisme  (voir,  par  exemple,  £\olulionnisnie..., 
c.  m),  au  subjectivisrae  et  au  réalisme  (id.,  c.  11  et 
Esquisse....  c.  i),  au  mécanisme  (Esquisse...,  c.  vu) 
et  à  l'idéalisme,  (//'.,  p.  i3),  au  pragmatisme  el  à  l'in- 
tellectualisiue  (La  pensée...,  p.  /lOo),  à  l'empirisme  et 
au  rationalisme  ((/;.,  p.  4oi),  à  l'intuitionnisme  et  au 
conceptualisme  (ib.),  au  déterminisme  el  au  contin- 
gentisme  (Esquisse...,  c.  xii),  au  pluralisme  même 
cl  au  monisme  (ih.,  c.  xni).  Sans  doute  il  a  la  pré- 
tention de  ne  demander  à  chacun  des  systèmes  op- 
posés que  la  vérité  partielle  ou  relative  qu'il  peut 
contenir;  mais  cette  prétention,  d'ailleurs  chimérique 
en  elle-même,  n'a  abouti  chez  lui  qu'à  une  série 
d'échecs  évidents.  Déjà  dans  sa  thèse  sur  ia  Liberté 
et  le  Déterminisme  (1872,  2=  éd.,  Alcan,  i884),  son 
essai  de  conciliation  avait  entraîné  de  fait  la  sup- 
pression du  libre  arbitre,  el  il  n'en  pouvait  être 
autrement  :  c'est  vainement  en  effet  qu'on  se  fait 
gloire  d'avoir  rendu  a  le  déterminisme  aussi  dilatable 
qu'il  est  possible  »,  dès  lors  qu'on  l'a  «  toujours 
maintenu  sous  sa  forme  intellectuelle  et  morale 
comme  la  loi  de  la  pensée  etde  l'action  >i(Esquisse..., 
p.  202).  Appeler  la  contingence  une  idée-limite  (ib., 
p.  2o3)  et  la  liberté  une  idée-force  dans  le  sens  donné 
à  ce  mot  par  l'auleur,  c'est  en  nier  la  réalité,  contre 


909 


MONISME 


910 


le  témoignage  irrécusable  de  la  conscience  indivi- 
duelle. 

Défaut  non  moins  "■'"ave  :  celte  conscience,  à  la- 
quelle il  fait  continuellement  appel  comme  au  seul 
témoin  autorisé  de  l'objectivité  de  nos  connaissances, 
nulle  part  il  n'en  explique  l'unité  et  l'identité;  il  les 
allirme  sans  doute  comme  des  données  premières, 
mais  toute  sa  pliilosophie  en  exige  impérieusement 
la  négation  :  non  seulement  en  clfet  s'enfermer  dans 
le  pUénoménisme,  c'est  renoncer  à  l'unité  du  moi; 
mais  écrire  :  «  11  y  a  un  tout  inlini  et  continu  donné 
d'un  seul  coup  et  dans  lequel,  après  coup,  nous  tra- 
çons des  divisions,  nous  opérons  des  analyses  cod- 
cepluelles  suivies  de  synthèses  ou  compositions  non 
moins  conceptuelles  »  (Esquisse...,  p.  33),  n'est-ce 
pas  ou  bien  nier  équivalemment  l'individualité  réelle 
du  moi,  ou  bien  la  faire  dépendre  de  cette  conscience 
même  qu'il  s'agit  d  expliquer? 

La  contradiction  est  d'ailleurs  au  cœur  même  de 
la  théorie,  et  le  nom  d'idée-force,  qui  a  pour  but  de 
la  dissimuler,  la  fait  éclater  de  toutes  parts.  En  vain, 
aux  objections  pressantes  de  M.  Lalande  dans  ce 
sens  (Uev.  philùsophique,  t.LXXlII,  Le  volontarisme 
intellecluatisie),  Fouillée  répondait  encore,  peu  de 
mois  avant  sa  mort  ('i.,  p.  ■ji):  o  Nous  n'admettons 
pas  d'opposition  et  de  dualité  radicale,  mais  seu- 
lement des  degrés  de  développement  et  de  -npo^^oi 
entre  vivre  et  agir,  entre  agir  et  vouloir,  entre  vou- 
loir et  penser  »  ;  la  question  est  précisément  de  sa- 
voir s'il  n'y  a  pas  irréductibilité  absolue  entre  les 
phénomènes  qu'onréunit  arbitrairement  sous  le  nom 
commun  d'idées.  L'auteur  a  beau  nous  aflirmer,  par 
exemple,  que  «  nos  idées  abstraites  sont  des  symbo- 
les d'images,  dans  lesquels  uneimage  simpleet  pour 
ainsidire  aisément  maniable,  le  son,  devient  un  sub- 
stitut d'autres  images  plus  compliquées»  {Evolution- 
n;sHie...,  p.  8o);  ce  nominalisme, renouvelé  de  Taine, 
demeure  impuissant  à  expliquer  le  caractère  imma- 
tériel de  l'idée,  qui  la  distinguera  toujours  essentiel- 
lement de  toute  opération  organique. 

L'expression  d'idéeforce  couvre  une  autre  équi- 
voque. On  l'a  fait  justement  remarquer  (Ch.  Diîlmas, 
L'éi'olutionnisme  des  idées-foices,  Etudes,  t.  LU, 
p.  ^6),  une  idée,  comme  telle,  n'est  pas  agissante 
au  sens  qu'exprime  le  mot  force,  c'est-à-dire  à  titre  de 
cause  eflicienle;  son  iniluence,  quand  elle  s'exerce, 
appartient  à  l'ordre  de  la  cause  finale  et  exem- 
plaire; les  exemples  d'apparence  contraire  qu'accu- 
mule Fouillée  établissent  seulement  l'intime  union 
des  puissances  de  l'àme,  union  connue  de  tout  temps 
et  mise  peut-être  mieux  en  relief  à  notre  époque.  Mais 
union  n'est  pas  unité  et,  si  on  peut  admettre  l'identité 
entre  agir  et  vouloir,  du  moins  quand  il  est  ques- 
tion d'une  action  proprement  humaine,  impossible 
d'identifier  penser  et  vouloir.  En  vain  nous  fait-on 
remarquer,  pour  parer  l'objection,  que  <i  c'est  notre 
être  tout  entier  qui  a^it  et  réagit  en  prenant  à  ses 
propres  yeux  la  forme  d'idée,  de  sentiment,  de 
désir,  etc.  »  (/.a  pensée...,  p.  içji);  l'indéniable  fait 
qu'une  foule  de  représentations  ne  sont  accompa- 
gnées d'aucun  vouloir  interdit  de  «  considérer  les 
idées  comme  des  pulsations  de  la  vie  et  des  tendan- 
ces de  la  volonté  »  (il>.,  p.  197).  Sous  une  forme  ou 
sous  une  autre,  comme  le  remarque  M.  Lalande  dans 
l'article  déjà  cité,  les  termes  mêmes  de  volonté  de 
conscience  supposent  donc  un  dualisme  foncier. 

La  même  conclusion  apparaîtra,  et  de  façon  plus 
évidente  peut-être,  si,  sortant  du  moi,  nous  consi- 
dérons l'ensemble  des  choses.  Admît-on  l'identité 
réelle  de  l'idée  et  de  la  force,  l'unité  parfaite  de  la 
volonté  de  conscience  dans  le  vivant,  «  identifier 
cette  tendance  à  l'essor  total  de  l'être,  proteste  encore 
M.  Lalande,  quelle  amplification  inconciliable  avec 


les  faits!  »  (H.  philosophique,  t.  LXXIII,  p.  i4)  Est- 
ce  vraiment,  comme  on  en  afiirme  la  prétention,  «  se 
placer  en  pleine  réalité  »  et  proposer  une  philo- 
sophie/o/irfee  sur  l'expérience  »  (/.a  pensée..,,  pré- 
face, p.  xiv),  que  d'interpréter  la  matière  brute  en 
termes  de  volonté  de  conscience? 

De  toutes  les  réductions  qui  s'imposent  à  un  mo- 
nisme consé(juent,  aucune  n'est  plus  laborieuse 
(partisans  comme  adversaires  l'admettent)  ijue  celle 
qui  tend  à  unifier  le  mental  et  le  physiciue.  Fouillée 
se  déclare  sur  ce  point,  non  seulement  contre  le  maté- 
rialisme et  l'idéalisme  absolus,  mais  contre  la  théo- 
rie du  double  aspect  :  a  N'y  a-t-il  pas  quelque  chose 
d'un  peu  puéril,  demande-1-il  (Esquisse...,  p.  817), 
dans  la  division  en  deux  de  l'univers,  dans  la  dicho- 
tomie du  mouvement  et  de  la  pensée,  qui  iraient  cha- 
cun de  son  côté  et  par  soi,  et  qui  se  trouveraient  ce- 
pendant toujours  parallèles?  »  Et  aussitôt  il  ajoute  : 
Il  II  n'existe,  selon  nous,  t|u'une  seule  et  unique 
réalité,  océan  immense  dont  les  faits  dits  physiques 
et  les  faits  dits  psychiques  sont  tous  des  flots,  contri- 
buant pour  leur  part  à  la  tempête  éternelle.  Physi- 
que ouy).s></i/V/»e,c'est  simplement  affaire  de  di'grés.n 
Et  pourtant  il  dira  quehiues  pages  plus  loin  (p.  3-20): 
'<  Il  n'y  a  donc  ni  appétition  sans  mouvement,  ni 
mouvement  sans  une  obscure  appétition  :  le  mouve- 
ment est  un  extrait  du  phénomène  total,  l'appétition 
en  est  un  autre  extrait,  avec  celte  dilférence  que 
l'appétition  représente  quelque  chose  de  beaucoup 
plus  fondamental  et  qu'elle  est,  pour  le  philosophe, 
la  vraie  cause...  Le  mécani((ue,  conmie  tel,  s'explique 
mécaniquement  et  est  l'objet  des  sciences  de  la 
nature;  le  psychique,  comme  tel,  s'explique  psycho- 
logiquement et  est  l'objet  des  sciences  de  l'esprit; 
mais,  au  point  de  vue  de  la  réalité  concrète,  qui  est 
celui  où  se  place  la  philosophie  générale,  où  se  place 
aussi  la  morale,  le  psychique  et  le  mécanique  sont 
toujours  unis,  et  c'est  le  premier  qui  est  le  fonde- 
ment du  deuxième.  »  Auparavant  il  avait  dit  plus 
nerveusement  (p.  i53):  <i  Mécanique  et  télcologique 
sont  deux  aspects  abstraits  du  réel,  l'un  de  surface, 
l'autre  de  fond.  »  En  quoi  pareilles  formules  s'écar- 
tent-elles des  hypothèses  parallélistes  ou  du  dou- 
ble aspect  ?  Plus  loin  pourtant  (p.  867)  il  affirmera 
de  nouveau:  «  Nous  n'avons  jamais  conçu  lephysique 
et  le  mental  comme  parallèles,  ni  comme  double 
aspect,  ni  comme  rapport  d'un  phénomène  à  un  épi- 
phénomène.  Nous  avons  réfuté  toutes  ces  théories 
dans  V Evolutionnisme  dos  idées-forces,  pour  y  sub- 
stituer un  rapport  de  simple  correspondance  et  de 
coopération  en'.re  le  mental  et  le  physique.  Cette 
correspondance  n'est  pas  une  reproduction  de  l'un 
par  l'autre,  maisun  retentissement  final  de  l'un  dans 
l'autre  sous  des  formes  qui  ne  sont  plus  [laralloles.  » 
Mais  ,  si  cette  correspondance  n'est  pas  un  parallé- 
lisme, et  surtoutsi  elle  entraîne  coopération,  ne  snp- 
pose-t-elle  pas  dans  la  réalité  ce  dualisme  fonda- 
mental qu'on  prétend  exclure?  Hu  rapprochement 
de  textes  de  ce  genre,  M.  Parodi  croit  pouvoir  con- 
clure :  «  Il  semble...  qnel'idéalisme  volontariste...,  si 
séduisant  f|u'il  soil  dans  son  aspiration  à  tout  con- 
cilier, tendance  et  raison,  force  et  idée,  niccanisnie  et 
intelligibilité,  reste  suspendu  entre  deux  conceptions 
opposées,  sans  consentir  à  opter  entre  elles  :  le  natu- 
ralismed'une  part,  l'idéalismepurde  l'autre.  »  (llevue 
philosophique,  t.  LXXVltl,  p.  201-202)  A  moins 
qu'on  ne  préfère  dire  simplement  avec  M.  Uourb 
(et  cette  interprétation  nous  parait  plu-;  objective 
encore  que  la  précédente)  :  «  M.  Fouillée  substitue  à 
V/dée-re/let  le  Mécanisme-reflet.  Nos  sens  perçoivent 
en  nous  et  autour  de  nous  des  mouvements,  des 
changements  que  nous  appelons  physiologiques, 
physiques,  chimiques,  mécaniques,  et  sous  lesquels 


911 


MONISME 


912 


nous  supposons  des  activités  de  même  ordre,  parce 
que  nous  n'y  voj'ons  rien  de  ce  que  nous  concevons 
comme  mental  et  conscient.  Erreur,  ces  forces  n'ont 
rien  de  réel  ;  sous  les  apparences  mccaniques  sB 
cachent  des  réalités  mentales;  le  mécanisme,  c'est- 
à-dire  tout  le  matériel,  est  une  sorte  de  fantasma- 
gorie, tout  au  plus  un  rellel,  une  ombre  chinoise.  Le 
mécanisme  n'est  pas,  il  n'agit  pas  :  il  représente. 
Toujours  la  philosophie  de  fanlaisie  substituée  à  la 
philosopliie  d'observation!  »  (Les  idées-forces  de 
M.  Fouillée.  Etudes,  t.  LXl,  p.  ;lo5) 

Avant  de  quitter  le  monisme  des  idées-forces, 
n'est-il  pas  permis  de  se  demander  si  le  champion 
d'un  pareil  système  était  en  droit  de  se  montrer 
aussi  âpre  qu'il  avait  pris  l'habitude  de  l'être  à 
l'égard  des  philosophies  opposées  à  la  sienne,  sans 
se  faire  toujours  scrupule  d  ailleurs  de  les  dénaturer 
pour  en  triompher  plus  aisément  ?  Dans  un  écrit 
que  nous  avons  déjà  cité,  le  dernier  peut-être  qui 
soit  sorti  de  sa  plume,  il  se  gendarme  contre  les 
divers  inconnaissables  que  certains  modernes  invo- 
quent comme  suprême  raison  des  choses,  «  Force 
imaginée  par  Spencer,...  vouloir-vivre  diabolique 
comme  celui  de  Schopenliauer,...  je  ne  sais  quel 
divin  essor  de  vie  non  moins  mystérieux,...  sub- 
stance des  anciens,  X  transcendant  qu'on  n'a  plus  le 
droit  d'appeler  volonté...  »  {Ke^'.  pliil.,  t.  LXXIII, 
p.  72)  et  leur  oppose  victorieusement  sa  «  volonté 
de  conscience  »  ;  mais  ce  «  certain  vouloir  spontané, 
au  delà  duquel  l'analyse  ne  peut  descendre  )),il  are- 
connu  autrefois  qu  il  est  «  impossible  de  le  délinir  » 
et  que  son  opération  «  doit  échapper  non  seulement 
à  la  délinition,  mais  à  la  représentation  proprement 
dite  »  (E\>olutionnisme...,  p.  xLii)-  S'il  en  est  ainsi, 
comment  se  distingue-l-il  «  des  noumi nés  inaccessi- 
bles, principes  cachés  dans  un  éternel  abîme  »  dont 
il  ne  veut  à  aucun  prix  (art.  cité,  p.  72)?  Il  nous 
répondra  sans  doute  que  vouloir,  à  la  différence 
des  inconnaissables,  est  du  moins  saisi  immédiate- 
ment en  nous  par  la  conscience.  Fort  bien;  mais 
alors,  pourquoi  avoir  toujours  parlé  avec  tant  de 
dédain  du  Créateur  admis  par  le  spiritualisme  en  le 
qualifiant,  très  injustement  d  ailleurs,  d'  «  Homme 
éternel  »  (Efolutionnisme..,.  p.  xlix)  ?  Ce  reproche 
d'anthropomorphisme,  fût-il  mérité,  ne  se  retourne- 
t-il  pas  contre  1  hypothèse  qui  explique  la  chute  des 
corps  par  une  «  volonté  de  conscience  »  ?  Relevons 
enlîn,  toujours  dans  le  même  article,  cette  confes- 
sion qui  a  son  prix  :  «  Quant  à  l'existence  du  mul- 
tiple au  sein  de  l'unité,  sans  laquelle  il  n'y  aurait 
pas  de  monde,  c'est  le  mystère  premier,  qu'aucune 
philosophie  ne  peut  ni  nier  ni  expliquer.  »  (art.  cité, 
p.  73)  Nous  concédons  volontiers  que  la  coexistence 
de  l'un  et  du  multiple,  ou  mieux  de  l'inlini  et  du 
fini,  du  nécessaire  et  du  contingent,  reste  pour  la 
raison  humaine  un  mystère,  idenliipie  d'ailleurs  à 
celui  de  la  création  ex  niliilo,  à  la((uelle  l'auteur 
déclarait  préférable  «  même  l'hypothèse  la  i)lus 
grossière  »  (Ai'enir  de  lo  métaphysique,  Alcan,  1889, 
p.  5,  note).  Seulement  il  nous  semble  évident  que  ce 
mystère  se  transforme  dans  lout  monisme,  quel 
qu'il  soit,  en  une  inéluctable  contradiction,  contra- 
diction dont  la  tentative  avortée  de  Fouillée  est, 
pensons-nous,  une  confirmation  éclatante. 

d)  A  Fouillée  il  est  tout  naturel  de  joindre  un 
autre  philosophe  qui  lui  était  étroitement  uni  par 
les  liens  de  la  famille  et  de  la  doctrine,  Jean-Marie 
GuYAU  (1 854-1 88S).  Plus  sociologue,  il  est  vrai,  que 
métaphysicien  et  moins  logicien  que  psychologue, 
âme  de  poète  et  d'artiste  plutôt  qu'intelligence  péné- 
trante et,  somme  toute,  en  dépit  des  affirmations 
de  ses  admirateurs,  littérateur  brillant  plus  peut- 
être   que   penseur  de  marque,  il  ne  s'est  pas   tant 


préoccupé  de  réduire  en  système  cohérent  ses  idées 
sur  le  monde  que  de  fonder  ce  qu'on  a  appelé  depuis 
une  «  philosophie  des  valeurs  ».  On  n'en  trouve  pas 
moins  chez  lui  l'alUrmalion  du  monisme  à  «  double 
aspect  »,  toutefois  sous  un  concept  nouveau  ;  bien 
qu'il  souscrive  dans  une  certaine  mesure  à  l'hypo- 
thèse des  idées-furces  (Esquisse  d'une  morale  sans 
obligation  ni  sanction,  4°  éd.,  Alcan,  1896,  p.  108),  il 
croit  trouver  dans  la  fie  «  une  notion  plus  humaine 
peut-être,  plus  subjective,  mais,  après  tout,  plus 
complète  et  plus  concrète  ((ue  celle  de  mouvement 
cl  de  force  »  (Irréligion  de  l'avenir,  !,'  éd.,  Alcan, 
1890,  p.  433). 

C'est  donc  dans  l'idée  et  dans  la  réalité  de  la  vie 
que  se  résout,  d'après  lui,  le  prétendu  dualisme  de 
l'esprit  et  delà  matière.  Au  surplus,  ce  mot  de  vie, 
remarquons-le,  Guyau  ne  le  prend  pas  dans  le  sens 
biologi(iue  du  monisme  transformiste,  mais  «  en  un 
sens  psychologique,  ou  même  plus  que  psychologi- 
que, comme  objet  et  sujet  d'expérience  immédiate  à 
la  racine  de  tout  phénomène  externe  ou  interne,  de 
toute  sensation,  de  toute  idée,  de  tout  ce  que  pré- 
suppose ce  que  nous  éprouvons  quand  nous  disons  : 
Je  me  sens  vivre.  »  (FouiLLiiE,  l.a  doctrine  de  la  vie 
chez  Guyau,  liev.  de  mélaiili.  et  de  morale,  t.  XIV, 
p.  53o)  Vie,  dans  ce  sens,  dit  avant  tout  0  sponta- 
néité interne  »  (/7^,  p.  ôi'j)  et  aussi  «  fécondité  » 
(p.  522  et  Irréligion...,  i).438).  Cette  théorie  moniste 
n'est  donc  "  ni  un  pan-mécanisme,  ni  un  pan-dyna- 
misme, ni  un  pan-psychisme;  elle  est  un  pan-ani- 
misme »  (FouiLLiiiî,  ih.,  p.  629).  Entendons-le  d'ailleurs 
nous  exposer  brièvement  lui-même  son  interprétation 
personnelle  (Irréligion...,  p.  437)  :  «  L'unité  fonda- 
mentale que  désigne  le  terme  de  monisme  n'est  pas 
pour  nous  la  substance  une  de  Spinoza,  l  unité  ab- 
solue des  Alexandrins,  nila  force  inconnaissable  de 
Spencer, encore  moinsunec»((se/in«/e  préalablement 
existante  comme  dans  Aristote.  Nous  n'aflirnions 
pas  non  plus  une  unité  de  figure  ou  de  forme  qu'of- 
frirait runi\ers.  Nous  nous  contenions  d'admettre, 
par  une  hypothèse  d'un  caractère  scientifique  en 
même  temps  que  métaphysique,  l'homogénéité  de 
tous  les  êtres,  l'identité  de  nature,  la  parenté  con- 
stitutive. Le  vrai  monisme,  selon  nous,  n'est  ni 
transcendant  ni  mystique,  il  est  immanent  et  natu- 
raliste. Le  monde  est  un  seul  et  même  devenir;  il 
n'y  a  pas  deux  natures  d'existence  ni  deux  évolu- 
tions, mais  une  seule,  dont  l'histoire  est  l'histoire 
même  de  l'univers.  Au  lieu  de  chercher  à  fondre  la 
matière  dans  l'esprit  ou  l'esprit  dans  la  matière, 
nous  prenons  les  deux  réunis  en  cette  synthèse  que 
la  science  même,  étrangère  à  tout  parti  pris  moral 
ou  religieux,  est  forcée  de  reconnaître  :  la  vie.  La 
science  étend  chaque  jour  davantage  le  domaine  de 
la  vie,  et  il  n'existe  plus  de  point  de  démarcation 
fixe  entre  le  monde  organique  et  le  monde  inorgani- 
que. Nous  ne  savons  pas  si  le  fond  de  la  vie  est 
«  volonté»,  s'il  est  «  idée  »,  s'il  est  «  pensée  »,  s'il 
est  0  sensation  »,  quoi(]ue  avec  la  sensation  nous 
approchions  sans  doute  davantage  du  point  central; 
il  nous  semble  seulement  probable  que  la  conscience, 
qui  est  tout  pour  nous,  doit  être  encore  quelque 
chose  dansledernier  desêtres,  et  qu'il  n  y  apas  dans 
l  univers  d'être  pour  ainsi  dire  entièrement  abstrait 
de  soi.  Mais,  si  on  laisse  les  hypothèses,  ce  que  nous 
pouvons  affirmer  en  toute  siireté  de  cause,  c'est  que 
la  vie,  par  son  évolution  même,  tend  à  engendrer  la 
conscience;  le  progrès  de  la  vie  se  confond  avec  le 
progrès  même  delà  conscience,  où  le  mouvement  se 
saisit  comme  sensation.  Au  dedans  de  nous,  tout  se 
ramène,  pour  le  psychologue,  à  la  sensation  et  au 
désir,  même  les  formes  intellectuelles  du  temps  et  de 
l'espace;  au  dehors  de  nous,  tout  se  ramène,  pour  le 


913 


MONISME 


914 


physicien,  à  des  mouvements;  se/inr  el  se  moiiioir, 
voilii  donc  les  deux  formules  qui  semblent  exprimer 
l'univers  intérieur  et  extérieur,  le  concave  et  le  con- 
vexe des  choses;  mais  senlir  qu'on  se  meut,  voilà  la 
formule  exprimant  la  vie  consciente  de  soi,  encore 
si  peu  fréquente  dans  le  grand  tout,  qui  pourtant 
s'y  dégage  et  s'y  organise  de  plus  en  plus.  Le  pro- 
grès mèuie  de  la  vie  consiste  dans  celle  fusion  gra- 
duelle des  deux  formules  en  une  seule.  Vivre,  c'est 
en  fait  évoluer  vers  la  sensation  et  la  pensée.  » 

Si  l'on  voulait  désigner  d'un  nom  spécial  cette 
dernière  forme  de  monisme,  on  pourrait  l'appeler 
soil  aveeGuYAU  lui-même,  le  Xaturalisme  moniste, 
soit  plus  simplement,  bien  que  le  mot  ait  d'ordi- 
naire un  autre  sens,  le  ÎSattirisnie.  Au  reste,  morne 
en  |)assant  condamnation  sur  les  hypothèses  gra- 
tuites, voire  les  contre-vérités  évidentes  qui  émail- 
lent  celle  page  de  l'Irréligion  de  /'«i'e«(>,  la  théorie 
du  double  aspect,  pas  plus  sous  ce  nom  et  sous 
celle  forme  que  sous  les  autres,  ne  supporte  le  plus 
superflciel  examen.  L'idée  de  vie  peut  sans  doute 
servir,  comme  d'autres  idées  très  générales,  à  uni- 
fier les  connaissances  philosophiques,  en  les  grou- 
pant de  façon  utile  ou  harmonieuse,  surtout  quand 
on  se  propose,  comme  Guyau,  de  les  envisager  au 
point  de  vue  esthétique,  moral  ou  sociologique; 
mais,  transportée  dans  l'ordre  du  réel,  une  telle  so- 
lution du  dualisme  manifesté  par  les  choses,  n'est 
pas  vme  explication,  c'est  un  pur  escamotage.  De 
même  que  dire  avec  Taine  que  toule  chose  a  un  de- 
dans et  un  dehors,  n'est  pas  expliquer  comment  le 
même  être  traduit  au  dehors  des  i)ropriétés  aljs<jlues 
contradictoires  de  celles  qui  le  constituent  au  de- 
dans; ainsi  alTirmeravec  Guyau  que  la  vie  consiste  à 
o  sentir  qu'on  se  meut  n  ne  dinjinue  en  rien  le  mys- 
tère de  l'évolution,  grâce  à  laquelle  «  le  mouvement 
se  saisirait  comme  sensation  ». 

Une  réfutation  plus  complète  de  ce  dernier  sys- 
tème, comme  de  tous  les  précédents,  ressortira 
au  surplus  de  la  discussion  générale  du  monisme 
qui  nous  reste  à  présenter  dans  un  dernier  para- 
graphe. 

VIII.  Réfutation    générale.    —   A.  Le  monisme 

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Avant  de  mettre  en  lumière  les  absurdités  que  re- 
couvre toute  interprétation  strictement  unitaire  du 
monde,  il  ne  parait  pas  inutile  de  présenter  quel- 
ques remarques  préliminaires  sur  les  procédés  d'ex- 
position et  de  déraonstralion  généralement  suivis 
par  ses  partisans  :  tels  sont  en  effet  les  vices  de 
méthode  révélés  par  ce  premier  examen,  (juils 
sutliraient  pour  enlever  toute  valeur  aux  conclu- 
sions. 

En  parlant  de  ces  vices  rédhibitoires,  nous  ne 
faisons  pas  allusion  aux  préjugés  d'ordre  moral  ou 
religieux,  qui  dans  bien  des  cas  imposeraient  plus 
ou  moins  inconsciemment  à  l'esprit  le  sens  de  ses 
recherches  dans  ces  hauts  problèmes  spéculatifs  qui 
dominent  nécessairement  toute  la  pratique  de  la  vie. 
Même  sans  faire  état  de  certains  aveux  dépouillés 
d'artifice  et  à  condition  de  réserver  la  question  de 
bonne  foi,  on  peut,  il  est  vrai,  alTirmcr  sans  témé- 
rité que  les  convictions  philosophiques  des  monis- 
tes,  comme  celles  des  athées,  procèdent  le  plus  sou- 
vent, psychologiquement  parlant,  de  considérations 
étrangères  aux  seules  données  de  l'expérience  et  de 
la  raison;  toutefois,  si  ces  dispositions  subjectives 
sont  une  mauvaise  préparation  à  la  recherche  im- 
partiale de  la  vérilé,  elles  échappent,  de  leur  nature, 
à  la  discussion  et  n'infirment  pas  nécessairement 
l'objectivité  delà  thèse  soutenue,  tant,  bien  entendu, 
qu'elles  ne  sont  pas,  comme  il  arrive   parfois,   sous 


une  forme  ou  sous  une  autre,  transformées  en  ar- 
guments. 

C'est  à  l'ordre  logique,  au  contraire,  qu'appar- 
tiennent les  vices  essentiels  de  méthode  qu'il  im- 
porte de  relever  dans  les  prétendues  démonstrations 
du  monisvne.  Le  premier  et  le  plus  grave  de  tous, 
c'est  qu'elles  reposent  finalement  tout  entières  sur 
deux  postulats  qui,  s'ils  ne  constituent  pas  une  pure 
pétition  de  principe,  ne  sont  rien  moins  qu'évi- 
dents. Ces  deux  postulats  sont  ceux  de  l'unité  onto- 
logique de  l'être  et  de  la  nécessité  de  son  évolution 
progressive. 

»)  Pour  commencer  par  le  dernier,  comment 
établir  que  le  progrès  est  la  loi  universelle  et  con- 
stante de  l'être?  Plusieurs  auteurs  contemporains, 
étrangers  pourtant  aux  préoccupations  religieuses, 
le  contestent  absolument,  au  nom  même  de  l'expé- 
rience et  dans  des  matières  bien  diverses  :  tels  Ue- 
NOUviER  et  M.  Gaston  Kichard,  M.Vi,  André  Lalandh 
et  D.  Parodi,  le  physiologiste  belge  Jean  Demoor 
et  l'anthropologiste  américain  Franz  Boas,  d'autres 
encore.  Peut-on,  en  dépit  des  faits  en  apparence  con- 
traires invoqués  par  ces  auteurs,  donner  la  loi  du 
progrès  comme  la  conclusion  d'une  induction  légi- 
time, basée  sur  un  nombre  sullisant  de  vérifica- 
tions indubitables?  Ce  semble  être  la  pensée  de 
Vacherot,  suivant  lequel,  nous  l'avons  vu,  «  la  loi 
du  progrès,  pour  être  une  révélation  de  l'expérience, 
n'en  trouve  pas  moins  son  explication  dans  la 
raison...  Le  progrès  est  inhérent  à  la  réalité,  de 
même  que  la  perfection  l'est  à  l'idéal.  Il  est  certain 
que  cette  loi  essentielle  de  la  réalité,  cet  attribut  du 
Dieu  vivant  n'a  pu  être  conclu  de  la  nature  même 
de  l'Etre  universel  qu'après  avoir  été  signalé  par 
l'expérience...  La  réalité  est  nécessairement  en  pro- 
grès, parce  qu'elle  est  l'acte  d'un  principe  qui  est  la 
perfection  en  puissance.  Tel  est  le  caractère  de  la 
plupart  des  explications  rationnelles.  C'est  le  fait  qui 
révèle  l'idée;  mais  c'est  l'idée  qui  marc[ue  le  fait  du 
sceau  de  la  nécessité.  »  (/.a  Métaphysique  et  la  Science, 
II,  p.  636-637)  Autrement  dit,  l'état  actuel  du  monde, 
tel  que  nous  le  révèle  l'expérience,  ne  peut  s'expli- 
quer, dans  un  système  strictement  unitaire,  cpi'en 
faisant  de  l'évolution  progressive  la  loi  même  de  la 
réalité  :  les  monistes  n'ont  pas  en  effet,  sous  peine 
de  grever  leur  système  d'une  contradiction  de  plus, 
la  ressource  de  faire,  avec  M.  Georg  Simmel  (voir 
liev.  de  Met.  et  de  Mor.,  t.  XX,  p.  855,  suiv.),  de 
cette  loi  du  progrès  une  pure  idée  du  sujet  pen- 
sant. S'il  en  est  ainsi,  c'est,  en  dernière  analyse,  de 
l'unité  même  de  l'être  qu'ils  infèrent,  sous  une 
forme  ou  sous  une  autre,  la  nécessité  de  l'évolu- 
tion; mais,  dans  cesconditions,  l'objection  n'est  pas 
résolue,  elle  n'est  que  reculée  et  le  postulat  du 
progrès  n'a  d'autre  valeur  de  certitude  que  celui 
même  de  l'unité  ontologi«jue  de  l'être,  dont  il  est  la 
conséquence. 

b)  Or,  cette  unité  de  l'être,  principe  essentiel  de 
toute  leur  doctrine,  de  quel  droit  les  monistes  l'affir- 
ment-ils  ?  A  en  croire  iilusieurs,  elle  s'imposerait  à 
la  raison  comme  une  évidence  immédiate  :  c'est  ce 
que  répète,  par  exemple,  Vachtrot  en  toute  occa- 
sion :«  Cet  Etre  universel,  infini,  nécessaire,  absolu, 
nous  est  donné  tout  d'abord  dans  toute  sa  réalité 
par  la  raison,  au  sein  des  choses  finies,  contingentes, 
relatives,  que  nous  atteste  l'expérience...  Il  est  donc 
entendu  que  la  raison  pose  a  priori  le  Cosmos,  c'est- 
à-dire  l'Etre  universel  dans  sa  réalité.  >)  (La  Métaph . 
et  la  Se,  II,  p.  6o6)  «  Que  nous  dit  la  raison  sur  le 
Monde?  Qu'il  est  infini,  nécessaire,  absolu,  que  l'être 
y  est  continu...  Or,  si  l'être  est  partout  et  toujours, 
s'il  n'est  pas  possible  d'y  supposer  le  moindre  vide, 
le  moindre  intervalle,  il  s'ensuit  que  les  distinctions 


915 


MONISME 


916 


et  séparations  que  nos  sens  y  perçoivent  sont  pure- 
ment relatives  aux  formes  de  Téire,  qu'elles  n'ex- 
cluent en  rien  la  continuité  et  l'unité  substantielle 
de  l'Etre  universel.  Voilà  la  conception  cosmique, 
dans  sa  pureté  rationnelle  ;  l'analogie  et  l'induction 
n'y  sont  pour  rien.»  (ii.,  p.  608)  a  La  raison  conçoit 
a  priori  l'unité  de  l'Etre  universel.  »  (p.  609) 

Que  penser  de  ces  allirmations  audacieuses,  qui 
rompent  si  ouvertement  en  visière  avec  le  sens  com- 
mun ?  Vaclierot  demeure-t-il  fidèle  à  sa  prétention 
d'appuyer  sa  métaphysique  sur  la  science  positive? 
L'expérience  et  la  conscience  même  de  notre  person- 
nalité ne  nous  attestent-elles  point  l'irréductibilité  fon- 
cière des  substances  créées,  surtout  des  substances 
intelligentes  ?  N'est-ce  pas  le  pluralisme  qui  parait  à 
nombre  de  penseurs  contemporains,  en  dehors 
même  de  la  question  de  la  i)ersonnali[é  divine,  im- 
posé par  l'élude  approfondie  de  la  nature?  Pour  ne 
parler  que  des  théories  les  plus  récentes,  qu'il  suf- 
fise de  rappeler,  outre  l'opinion  catégorique  des 
praginalistes  américains,  de  Schiller,  surtout  de 
William  Jasiks,  le  livre  d'un  auteur  français,  M.  Boex- 
BoREL,  plus  connu  sous  son  pseudonyme  de  roman- 
cier (J.  RosNY  aîné),  mais  qui,  dans  Le  Pluralisme 
(Alcan,  igoy),  se  montre  au  courant  des  sciences 
physiques  non  moins  que  des  sciences  morales. 

Sans  doute  les  monistes  nous  répondent  que  le 
pluralisme  phénoménal  ne  peut  être,  pour  la  philo- 
sophie, qu'une  attitude  provisoire  :  «.  Apercevoir  la 
multiplicité  du  tout,  cela  est  bien  ;  apercevoir  en 
même  temps  l'unité  du  tout,  cela  est  mieux  encore.  • 
(FoniLLÉE,  Esquisse..., p.  206)  «  Les  pluralistes  recon- 
naissent que  l'expérience  même  nous  montre  les 
p.irlies  reliées  à  d'autres  parties  par  des  relations 
observables.  »  (it.,  p.  208)  (L'expérience)  «  vous 
montre  seulement  certaines  parties  reliées  à  d'autres 
parties,  c'est  par  un  besoin  de  l'esprit  que  vous  uni- 
versalisez ;  soyez  logique  et  comprenez  que  c  est 
précisément  la  conception  plus  ou  moins  claire  d'un 
tout-un,  systématiquement  lié  par  la  loi  de  causalité 
réciproque,  qui  vous  fait  chercher  des  causes  parti- 
culières pour  chaque  chose,  pour  chaque  partie.  Dès 
que  vous  allirmez  une  cause,  vous  allirraez  toutes  les 
causes  »  ('i-,  p.  20g).  Il  y  a  bien  des  années  que 
BomAC  avait  écrit  avec  plus  de  clarté  et  d'exacti- 
tude (Idée  du  phénomi^ne,  Alcan,  1894,  p.  3i!i)  '■  «  Si 
nous  nous  demandons  quelle  est  la  tendance  domi- 
nante de  la  philosophie  spéculative  à  notre  époque, 
nous  pouvons,  ce  semble,  la  désigner  par  ce  seul 
terme:  Le  monisme.  —  En  un  sens,  tout?  philosophie 
est  raonisle  par  définition,  par  essence  :  car  le  but 
de  tout  système  philosophique,  n'est-ce  pas  de  ra- 
mener la  multiplicité  infinie  des  choses  à  l'unité 
d'un  principe  qui  les  explique?  » 

A  cette  dernière  formule  nous  souscrivons  sans 
peine,  mais  nous  contestons  absolument  les  consé- 
quences arbitraires  que  les  monistes  veulent  en 
tirer.  Nul  doute  qu'un  aspect  m>me  superficiel  des 
choses  et,  à  plus  forte  raison,  les  découvertes  inces- 
santes des  sciences  d'observation  n'attestent  l'ordre 
admirable  du  monde  et  la  philosophie  traditionnelle 
en  a  même  tiré  un  de  ses  arguments  les  plus  classi- 
ques en  faveur  de  l'existence  d'un  Dieu  personnel  et 
intelligent.  La  doctrine  de  la  création  une  fois 
admise,  rien  d'étonnant  que  notre  raison  cherche  à 
mieux  saisir  et  à  retrouver,  autant  que  le  lui  permet 
sa  faiblesse,  au  sein  de  la  multiplicité  des  choses 
contingentes,  l'harmonie  et  l'unité  de  plan  conçues 
par  la  sagesse  divine  ;  rien  d'étonnant  non  plus  que 
nous  puissions  réunir  logiquement,  sous  le  concept 
universel  de  l'être,  tous  les  objets  de  notre  connais- 
sance, puisque,  si  imparfaits  soient-ils,  ils  imitent 
Ions  à  leur   manière  l'Essence   infinie,  exemplaire 


éternel  de  toute  réalité.  La  réduction  ainsi  entendue 
de  la  (I  pluralité  donnée  par  les  sens  u  à  0  l'unité 
conçue  par  la  raison  »,  Ernest  Xaville,  dans  son  al- 
locution présidentielle  au  congrès  de  philosophie  de 
Genève  en  19O4,  non  seulement  l'admettait,  mais  ne 
craignait  pas  de  la  déclarer,  à  rencontre  de  tout 
monisme  athée,  la  seule  rationnellement  recevable: 
o  La  doctrine  de  la  création,  y  aflirmait-il  avec  une 
courageuse  franchise,  de  la  création  au  sens  absolu 
du  terme,  est  la  seule  qui  offre  une  solution  satis- 
faisante du  problème. ..  Je  pense  que  tout  monisme 
qui,  pour  affirmer  l'unité  de  l'univers,  ne  remonte 
pas  jusqu'à  l'acte  d'un  créateur  libre,  est  un  monisme 
faux,  y  {Congrès  international  de  philosophie,  Genève, 
Kiindig,  igoô,  p.  46) 

Contentons-nous,  au  point  où  nous  en  sommes  de 
la  discussion,  d'aflirmer  du  moins  que  les  exigences 
de  notre  raison  se  bornent  à  nous  suggérer,  à  nous 
imposer,  si  l'on  veut,  pour  notre  conception  des 
choses,  une  unité  logique  sans  cesse  plus  parfaite, 
fondée  sur  l'ordre  et  l'harmonie  que  révèle  la  réalité  ; 
eu  d'autres  termes,  le  monde,  loin  d'être  un  toui-bil- 
lon  d'éléments  chaotiques,  se  manifeste  à  nous 
comme  cosmos,  comme  univers.  Dans  ce  sens,  mais 
dans  ce  sens  seulement,  nous  acceptons  la  formule 
de  Focillée  sur  le  0  tout-un  systématiquement  lié  »; 
nous  admettons  aussi  avec  lui  ce  qu'il  écrit  quelques 
pages  plus  loin  {Esquisse...,  p.  2i4):  «  Comprendre 
philosophiquement,  ce  n'est  pas  se  contenter  de  ra- 
mener au  moi,  je  veux  dire,  au  fond  conscient  ou 
préconscient  du  moi,  tous  les  autres  objets  de  la 
pensée  »;  mais  nous  refusons  de  le  suivre,  quand  il 
ajoute  immédiatement  :  0  Cela  consiste  aussi  à  les 
ramener  chacun  au  tout,  à  les  interpréter  par  le  tout, 
autant  que  nous  pouvons  le  concevoir.  H  y  a  dans 
chaque  être  particulier  quelque  chose  de  tous  les 
autres,  quelque  chose  du  tout:  le  tout  est  dans  cha- 
cun. C'est  ce  quelque  chose  que  la  philosophie  doit 
retrouver,  de  manière  à  lire  l'universel  dans  l'in- 
dividuel. Supprimez  ce  monisme  essentiel  qui  pré- 
suppose, mais  domine  le  pluralisme,  et  vous  suppri- 
mez la  philosophie  elle-même.  »  Prétendre  identifier 
la  philosophie  avec  le  monisme  ainsi  entendu  et, 
dans  ce  but,  conclure  de  l'unité  conceptuelle  de  l'idée 
d'être  à  l'unité  ontologique  de  l'être  réel,  c'est,  de 
toute  évidence,  commettre  une  formidable  pétition  de 
principe. 

c)  Le  plus  étrange,  c'est  que  de  cette  pétition  de 
principe,  nombre  de  monistes  ne  semblent  pas  se 
douter.  A  les  lire,  on  croirait  qu'ils  s'imaginent  vrai- 
ment avoir  cause  gagnée  par  le  seul  fait  que  tout  le 
connaissable  peut  être  réduit  à  un  systèmed'explica- 
tions  logiquement  lié.  11  est  facile  de  voir  que  cette 
supposition  est  sous-jacenle,  par  exemple,  comme 
nous  l'avons  signalé  déjà  (col.  881),  à  la  conclusion 
du  U'  Stei.n,  dans  son  opuscule  Dtialismus  oder.Vo- 
nismus  ?  De  la  tendance  inéluctable  de  notre  pensée 
à  l'unité  logique,  il  infère  sans  hésiter  le  monisme 
ontologique.  Le  même  postulat  parait  bien  dominer 
toute  l'argumentation  de  Focillée;  mais  il  na  de 
valeur  et  même,  à  vrai  dire,  de  sens  intelligible  qu'à 
condition  d'admettre  le  subjectivisnie  absolu,  c'est- 
à-dire  de  s'appuyer  sur  un  nouveau  postulat,  plus 
gratuit  encore  et  plus  ruineux  que  le  premier.  Vai- 
nement semble-t  on  parfois  faire  appel  à  un  autre 
principe  un  peu  différent,  mais  tout  aussi  contesta- 
ble et  qui  de  plus,  fût-il  accordé,  n'autoriserait  nul- 
lement la  conclusion  qu'on  en  tire,  au  principe  du 
relativisme:sile  non-moi  ne  nous  est  pas  inaccessible, 
du  moins  ne  pouvons-nous,  assure-ton,  le  concevoir 
qu'en  fonction  du  moi  ;  d'où  nécessité,  toujours 
d'après  Fouillée,  d'admettre  que  toute  réalité  n'est 
que  volonté  de  conscience  plus  ou  moins  imparfaite  : 


917 


MONISME 


918 


1  Ce  qu'on  ne  peut  sui)poser,  aflirnie-l-il  après  avoir 
réfuté  l'idéalisme  absolu,  ce  n'est  pas  l'annihilation  de 
tout  être  pensant,  au  sens  propre  du  mol,  mais  de 
tout  être  qui  n'aurait  absolument  rien  des  éléments 
psychiques  que  nous  découvrons  en  nous-mêmes  par 
la  conscience  ou  pressentons  dans  la  subconscience. 
Ce  qui  n'ollrirait  plus  absolument  rien  d'analogue  à 
noire  existence  psychique,  ce  qui  n'en  pourrait  èlre 
conçu  comme  une  diminution  ou  une  amplilicalion, 
n'est  pas  pour  nous  concevable  d'une  conception  po- 
sitive: c'est  un  X  qui  ne  peut  pas  se  distinguer  de 
zéro.  »  (/i5ijr«'S5C...,  p.  i '))  Ici  encore,  comment  n'a-l-il 
pas  vu  que  la  distinction  très  siuqde  qui  vient  de  lui 
servir  à  renverser  victorieusement  le  sophisme  des 
idéalistes  tiré  de  la  nécessité  de  la  pensée,  se  re- 
tourne contre  lui,  dès  qu'on  la  transpose  en  termes 
de  i'olonté  de  cunscience  ?  «  Si  je  suppose  l'absence 
de  toute  volonté  de  conscience,  pouvons-nous  lui 
dire  en  empruntant  ses  formules  (voir  ih.),  je  ne 
place  pas  cet  anéantissement  au  moment  même  où 
j'ai  conscience,  ce  qui  serait  en  effet  contradictoire, 
mais  avant  que  moi  et  tous  les  autres  êtres  conscients 
ayons  commencé  d'avoi-  conscience,  ce  qui  n'est  nulle- 
ment contradictoire.  »  De  ce  que  nous  nous  atteignons 
directement  par  la  conscience  comme  êtres  psychi- 
ques, il  ne  suit  en  elTet  nullement,  la  raison  fondée 
sur  l'expérience  nous  l'atteste,  que  toute  réalité  en 
nous  et  hors  de  nous  nous  apparaisse  comme  psychi- 
que :  pour  la  pensée  normale,  le  contradictoire  du 
néant,  c'est  l'être,  ce  n'est  ni  l'idée-force  ni  la  vo- 
lonté de  conscience. 

(/)L'évolutionnisme, pour  justifier,  dans  la  question 
de  l'unité  de  l'être,  le  passage  du  subjectif  à  l'objec- 
tif, recourt  à  une  considération  d'un  autre  genre  : 
la  connaissance  étant  le  terme  de  la  lente  évolution 
du  cosmos  et  les  organes  qui  nous  mettent  en  com- 
munication avec  l'extérieur  étant  à  la  fois  tirés  de 
l'étofTe  même  des  choses  et  façonnés  par  la  longue 
interaction  de  l'objet  et  du  sujet,  la  nature  du  réel 
se  révèle  nécessairement  dans  le  mental  qui  en  dé- 
rive, ou,  pour  parler  plus  exactement,  le  second 
n'est  que  le  premier  prenant  pleine  conscience  de 
lui-même.  Nous  avons  rencontré  ce  raisonnement 
chez  Ardioo,  et  Fouillée  à  son  tour  ne  se  lasse  pas 
de  le  répéter  :  «  Le  fil  de  l'analogie  avec  notre  con- 
science ne  nous  abandonne  jamais,  nous  dit-il,  dans 
le  labyrinthe  de  la  Nature...  L'intelligence  n'est  pas 
en  dehors  du  reste,  en  dehors  du  réel;  elle  est  le  réel 
même  parvenu  à  l'existence  pour  soi  »  (Esquisse..., 
p.  Lxii),  et  plus  loin  :  «  L'âme  entière  est  la  réalité 
même  parvenue  au  plus  haut  point  de  son  évolution. 
On  a  donc  le  droit,  (juand  on  interprète  le  monde, 
de  placer  au  fond  des  choses  le  germe  de  tout  ce  que 
nous  trouvons  développé  en  nous-mêmes.  »  (ib,, 
p.  Lxiv  ;  comparer  Evolutionnisme...,  p.  lxxxii) 
Nous  ne  prétendons  pas  au  reste  que,  en  invoquant 
ainsi  l'explicaticn  évolutionniste  de  la  connaissance 
pour  justifier  l'accord  qu'ils  affirment,  sur  cette  ques- 
tion du  monisme,  de  l'être  avec  la  pensée,  nos  ad- 
versaires aient  l'intention  d'apporter  un  argument 
proprement  dit,  qui  constituerait  une  pétition  de 
principe  trop  évidente,  cette  explication  supposant 
nécessairement  la  vérité  même  de  l'Iiypothèse  qu'il 
s'agit  d'établir.  Leur  seul  dessein  est  sans  doute  de 
faire  ressortir  la  cohérence  interne  de  leur  système. 
Si  l'intelligence  humaine,  veulent-ils  dire  apparem- 
ment, est,  comme  nous  l'admettons,  le  terme  der- 
nier de  l'évolution  de  l'être  primitif,  rien  d'étonnant 
qu'elle  porte  l'empreinte  et  qu'elle  garde  comme 
l'obsession  de  l'unité  réelle  de  son  principe. 

Même  entendue  dans  ce  sens,  l'interprétation  pro- 
posée nous  parait  insoutenable,  tant  elle  dénature 
les  vraies  données  de  l'expérience.  Autant,  en  effet, 


la  conception  harmonique  de  l'ensemble  des  choses 
à  laquelle  tend  naturellement  notre  esprit  répond, 
comme  nous  le  remarquions  plus  haut,  à  l'idée  d'un 
plan  extérieur  réglant  l'influence  réciproque  d'êtres 
essentiellement  difl'érenls,  autant  elle  écarte  l'hypo- 
thèse de  l'évolution  nionistique.  Nos  adversaires  ont 
coutume  de  traiter  d'illusion  anthropomorphique  la 
doctrine  des  causes  finales  telle  que  l'admettent 
ceux  qui  croient  à  la  Providence  divine;  mais,  de 
bonne  foi,  ne  s'imposc-t-elle  pas  à  une  raison  exempte 
de  préjugés  comme  la  seule  explication  valable  du 
cosmos?  Surtout  n'y  a-t-il  pas  anthropomorphisme 
bien  moins  justifiable  dans  la  prétention  de  trans- 
porter à  l'univeis  entier  la  finalité  purement  imma- 
nente qui  nous  apparaît  comme  le  privilège  exclusif 
de  l'être  pensant? 

e)  De  plus,  s'il  est  vrai,  comme  le  remarque  E.  Boi- 
RAC,que  «  lebutde  toutsyslème  philosophiqueest  de 
ramener  la  multiplicité  infinie  des  choses  à  l'unité 
d'un  principe  qui  les  explique  »,  impossible  de  nier, 
en  présence  de  la  diversité  des  interprétations  pro- 
posées, que  la  tentative  apparaît  singulièrement  la- 
borieuse, dès  lors  qu'on  entend  demander  ce  prin- 
cipe au  monde  lui-même.  Insistons  sur  cet  argument 
de  fait,  dans  lequel  les  monistes  mêmes  ne  peuvent 
refuser  de  voir  une  grave  objection  contre  leur  hypo- 
thèse :  ce  sera  le  résultat  le  plus  fructueux,  et  peut- 
être  l'excuse  des  développements  qu'on  a  cru  devoir 
donner  à  l'exposé  des  systèmes.  Ce  que  Cousin  disait, 
il  y  a  un  siècle,  de  la  a.  guerre  civile  du  panthéisme  », 
es.1  toul  aussi  vrai  de  son  succédané  actuel,  le  mo- 
nisme. On  a  pu  le  constater  :  d'accord  pour  écarter 
la  solution  déiste,  nos  adversaires  cessent  de  s'en- 
tendre dès  qu'il  s'agit  de  la  remplacer  et  de  ramener, 
dans  ce  but,  l'opposition  apparente  des  phénomènes 
à  l'unité  réelle  d'une  existence  s'expliquant  par  elle- 
même.  Les  uns,  mutilant  la  connaissance,  ou  bien 
n'admettent  d'autre  donnée  objective  que  celle  qui 
tombe  sous  les  sens  et  qualifient  sommairement 
1  autre  d'épiphénomène  ;  ou  bien,  tout  au  contraire, 
pour  se  débarrasser  de  l'élément  matériel,  le  rédui- 
sent à  une  représentation  subjective  et  à  un  concept 
idéal.  Les  autres,  faisant  profession  d'accepter  tout 
le  donné,  veulent  nous  persuader  que  la  réalité,  sous 
les  deux  aspects  en  apparence  irréductibles  qu'elle 
revêt  pour  les  sens  et  ])our  la  conscience,  demeure 
au  fond  identif|ue  à  elle-même  :  suljterfuge  aussi 
vain  que  les  précédents.  La  pluralité  foncière  du 
monde  fait  éclater  de  toutes  parts  le  monisme  con- 
ceptuel sous  lequel  on  prétend  l'emprisonner;  la 
rupture  dont  on  pense  avoir  eu  raison  en  un  point 
reparaît  soudain  ailleurs  :  bref,  la  multitude  même 
des  explications  qui  se  succèdent  et  souvent  se  com- 
battent ne  fait  que  mettre  en  plus  vive  lumière  le 
peu  de  vraisemblance  du  postulat  initial  commun. 
Comment,  en  effet,  expliquer  et  la  difficulté  inex- 
tricable du  problème  et  la  diversité  des  solutions 
apportées,  si  le  monisme  ontologique  est  la  vé- 
rité? Comment,  si  l'être  saisi  sous  la  succession 
incessante  et  prodigieusement  variée  des  phéno- 
mènes est  unique,  ne  trahit-il  sa  vérilalile  nature 
par  aucune  propriété,  aucun  attribut  universel  et 
constant  ? 

f)  Ce  problème  insoluble,  il  s'est  trouvé  sans  doute, 
de  temps  à  autre,  des  philosophes  pour  tenter  de  le 
supprimer,  en  mettant  audacieusemenlsur  le  compte 
d'une  illusion  la  multiplicité  des  êtres  réels  :  c'est 
leur  prétendue  distinction  qui,  loin  d'être  une  don- 
née de  l'intuition  immédiate  ou  une  exigence  de  la 
science,  constituerait,  à  en  croire  certaine  école  con- 
temporaine, un  pur  postulat,  le  postulat  du  niorce- 
tage.  (voir  Bergson,  Matière  et  Mémoire,  2"  éd., 
Alcan,  1900,  p.  2i8,  219) 


819 


MONISME 


920 


A  cette  fin  de  non-recevoir,  vraiment  trop  som- 
maire, il  suffit  de  répondre  avec  Mgr  Farces  (L'acte 
et  la  puissance,  ■)'  éd.,  Berclie  et  Tralin,  igog,  p.  i6i): 
«  Lequel  des  deux  prétendus  postulats,  du  «  morce- 
lage  »  ou  du  «  monisme  »,  mérite  réellement  ce  nom 
plus  ou  moins  dédaigneux  de  «  postulat  »?  Le  raor- 
celage,  c'est-à-dire  la  distinction  réelle  des  êtres  cos- 
miques, par  exemple,  de  vous  et  de  moi,  du  fils  et 
du  père,  ou  des  hommes  et  des  animaux  entre  eux, 
est-ce  vraiment  un  postulat,  une  supposition  nou 
évidente  et  gratuite?  Ne  serait-ce  pas  au  contraire  un 
fait,  le  plus  universel  et  le  plus  indéniable  des  faits; 
une  donnée  première  de  l'expérience,  laquelle  pose 
à  la  fois  le  mouvement  réciproque  des  êtres  cosmi- 
ques et  leur  multiplicité?  Au  contraire,  est-ce  un 
fait  sensible  et  évident  que  cette  continuité  sub- 
stantielle et  cette  unité  du  grand  Tout  dont  on  nous 
parle?  Qui  a  pu  jamais  la  voir  et  la  constater,  cette 
unité?...  En  conséquence,  le  postulat  du  monisme... 
est  une  hypothèse  systématique  et  artificielle,  qu'on 
ne  saurait  prendre  pour  point  de  départ  de  la  philo- 
sophie, sans  une  énorme  pétition  de  principes,  v 
Cette  conclusion  sera  aussi  la  nôtre. 

^)  Il  nous  reste  toutefois,  pour  compléter  cette 
première  partie  de  notre  réfutation  et  pour  préparer 
la  seconde,  à  discuter  une  solution  plus  radicale  en- 
core que  la  précédente,  solution  remontant  à  une 
vingtaine  d'années  et  dont  l'inventeur  ne  se  propo- 
sait d'ailleurs  nullement  de  faire  triompher  la  doc- 
trine de  l'unité  ontologique  de  l'être  :  à  titre  de 
positiviste  convaincu,  Eugène  de  Robkrty  (i8.V3- 
igiô),  sociologue  d'origine  russe  devenu  professeur 
à  l'Université  nouvelle  de  Bruxelles  et  à  l'Ecole  des 
hautes  études  de  Paris,  ne  voit  en  effet  dans  ce  qu'il 
api>elle  a  le  monisme  uUrarationnel  ou  transcen- 
dant... qu'une  fin  de  non-recevoir  et  une  défaite  de 
l'idée  unitaire  elle-même.  »  (Recherche  de  l'unité, 
Alcan,  1893.  p.  211)  Aussi  le  seul  monisme  qu'il 
convienne,  d'après  lui,  d'établir  et  que  lui-même 
poursuive  d'une  recherche  incessante,  c'est  un  mo- 
nisme logique:  mais  ce  monisme  logique,  tel  qu'il 
l'entend,  étant  plus  absolument  encore  que  l'autre, 
exclusif  de  toute  croyance  en  Dieu,  force  nous  est 
bien  de  l'exposer  et  de  le  juger  aussi  brièvement  que 
possible. 

L'auteur,  en  dehors  de  ses  recherches  sociologi- 
ques, semble,  d'après  ce  qu'il  nous  déclare  lui-même, 
avoir  assigné  à  son  activité  intellectuelle  un  double 
objet  :  tout  d'abord  (/.'.ancienne  et  la  Sou^'elle  Philo- 
sophie, Alcan,  1885),  fonder  la  vraie  philosophie, 
la  seule  digne  de  ce  nom,  la  philosophie  des  sciences, 
destinée  à  remplacer  enlin  «  ces  hypothèses  générales 
qui  suppléent  au  savoir  absent  »,  décorées  du 
nom  de  métaphysique  et  qui  sont  à  la  philosophie 
de  la  raison  «  ce  que  l'alchimie  est  à  la  chimie  mo- 
derne et  l'astrologie  à  l'astronomie  »  (p.  3i4);  mais 
il  s'est  proposé  une  seconde  mission,  plus  modeste, 
encore  que  laborieuse,  et  d'ailleurs  en  relation  étroite 
avec  la  première,  celle  à'exorciser  l'/ncnnniiissable, 
ce  dernier  «  fantôme  du  passé  théologique  de  l'hu- 
manité »  (Inconnaissable,  Alcan,  1889,  p.  56).  Le 
procédé  ébauché  à  celte  fin  dans  ce  dernier  ouvrage 
a  été  développé  dans  la  Recherche  de  l'unité;  il  s'ap- 
puie sur  ce  que  l'auteur  nomme  «  l'identité  des  con- 
traires surabstraits  ».  «  Si  la  loi  de  l'identité  des 
contraires,  nous  assure-t-il,  était  reconnue  comme 
une  véritable  découverte  psychologique,  la  croyance 
à  la  chose  en  soi,  le  dualisme  de  la  connaissance 
aurait  sûrement  vécu.  »  (Recherche  de  l'unité,  p.  46) 
Voici  en  quoi  consiste  cette  loi  merveilleuse,  .appe- 
lons «  surabstraits  »  les  idées  tellement  générales 
qu'elles  ne  peuvent  faire  partie  d'un  genre  supérieur 
et  rangeons-les  en  couples  où  l'une  apparaisse  comme 


l'opposée  de  l'autre  :  par  exemple,  chez  Descartes, 
l'Infini  et  le  fini,  Dieu  et  le  monde,  et  aussi  l'esprit 
et  la  matière,  —  chez  les  modernes  l'Absolu  et  le 
relatif,  le  noumène  et  le  phénomène,  l'Inconnaissa- 
ble et  le  connaissable.  Cette  classification  opérée, 
l'auteur,  avec  l'assurance  si  plaisamment  dogmati- 
que qui  caractérise  son  «  hyperpositivisme  »,  nous 
révèle  que  l'opposition  nominale  apparente  entre  les 
deux  termes  de  chacun  de  ces  couples  voile  une  par- 
faite éipiivalence  et  une  identité  réelle.  Ainsi  «  l'in- 
fini n'est,  selon  la  loi  de  l'identité  des  contraires,  que 
le  fini  pur  ou  abstrait,  soit,  en  ce  sens,  l'universel, 
l'attribut  présent  dans  toutes  les  réalités.  »  De  même 
«  Dieu  ne  signifie  rien,  s'il  ne  signifie  l'univers  ou 
l'idée  abstraite  quenous  enavons.  »(id.,  p.47)En  ap- 
plication de  la  même  théorie,  l'auteur  nous  avait  déjà 
déclaré  plus  brutalement  dans  L'/nconnaissulite 
(p.  i5a)  :  <c  Dieu  est  une  négation,...  la  négation  ca- 
chée du  concept  positif  de  l'univers,  qui  comprend 
ces  deux  autres  concepts,  le  monde  et  l'homme.  » 
El  plus  loin  (p.  160)  :  .<  On  ne  saurait  trop  insister 
sur  celte  vérité  que  Dieu  est  la  notion  qui  rassemble 
en  une  classe  universelle  toutes  les  négations  par- 
tielles, déjà  préalablement  réduites  à  deux  grands 
genres  :  la  négation  du  monde  et  la  négation  de 
l'homme.  C'est  la  négation  suprême,  le  zéro  le  plus 
zéro,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  car  il  contient  et 
embrasse  tous  les  autres  zéros.  Mais  en  vertu  de  la 
même  loi,  et  quand  on  analyse  les  cléments  isolés  qui 
composent  ce  concept  (ce  que  l'humanité  a  toujours 
fait  inconsciemment),  c'est  aussi  l'être  par  excellence, 
car  c'est  le  monde  et  l'homme.  »  Il  nous  assure  en- 
core que  a  le  bon  et  le  mauvais  sont  deux  degrés, 
deux  espèces,  deux  variétés  <rune  seule  et  même  qua- 
lité »  (p.  175);  d'où  il  conclura,  dans  une  œuvre 
postérieure,  à  l'idenlilé  essentielle  du  bien  et  du 
mal  (Le  Bien  et  le  Mal,  .\lcan,  iSgô,  §  xi).  L'op- 
posilion  de  l'esprit  et  de  la  matière  n'est  pas  d'une 
autre  nature  :  c'est  l'opposilioa  du  moi  et  du  non- 
moi,  ou  du  temps  et  de  l'espace,  deux  «  synonymes 
de  l'existence,  de  l'attribut  universel  des  choses.  » 
(Recherche  de  l'unité,  p.  82) 

Comme  on  le  voit,  cette  solution  du  dualisme  psy- 
chologique, cauchemar  de  toute  doctrine  unitaire, est 
aussi  simple  que  radicale  et  on  s'étonne  qu'il  ait  fallu 
attendre  Eugène  de  Roberty  pour  s'en  aviser.  Le 
malheur  est,  comme  on  l'a  fait  remarquer  dès  long- 
temps à  l'auteur,  que  ces  aUirniations  singulières  ne 
s'appuient  sur  aucun  commencement  de  preuve  :  les 
arguments  qu'on  attend  sont  remplacés  par  des  sar- 
casmes à  l'adresse  des  théologiens  et  des  philosophes 
(L'Inconnaissable,  p.  i4'^).  On  nous  dit.  il  est  vrai, 
que  n  la  théorie  des  contraires,  condamnée  par  l'in- 
trospection vulgaire,  rejetée  par  la  logique  abstraite, 
par  le  mécanisme  sj'llogistique  fonctionnant  à  vide, 
est  due  entièrement  à  l'emploi  des  méthodes  indi- 
rectes de  la  psychologie  et  de  la  sociologie  >•  (ib., 
p.  i84);  que,  si  «  nous  ne  connaissons  pas  les  lois 
psychophysiques  qui  président  à  la  différenciation 
psychologique  de  ce  qu'on  pourrait  appeler...  des 
concepts  isomères,...  cela  ne  doit  pas  nous  empê- 
cher... de  constater  leur  isomérie  »  (p.  i85);  qu'enfin 
«  l'induction  sociologique  vient  corroborer  l'induc- 
tion psychophysique  »  (p.  189);  quelque  appel  que 
l'on  fasse  ailleurs  à  une  psjchologie  de  l'avenir 
«  mieux  informée  que  la  nôtre  »  (Recherche  de  l'unité, 
p.  80),  quelque  espoir  qu'on  puisse  fonder  sur  a  les 
recherches  psychophysiologiques  »  et  sur  0  l'étude 
sociologique  des  lois  de  l'évolution  hyperorganique, 
c'est-à-dire  de  la  variation  et  de  la  transformation  des 
phénomènes  psychiques  complexes  »  (L'Inconnaissa- 
ble, p.  2)  ;  en  dépit  enfin  d'attaques  intéressées  con- 
tre  «   les   tristes   ergoteurs  qui  dînent  des  miettes 


921 


MONISME 


922 


tombées  delà  table  de  la  scolastique...  en  ral>àclianl 
ranlicjue  distinction  entre  la  contrariété  pure,  la 
contrariété  par  négation  et  la  simple  corrélalivilé  » 
{Aii<;iisle  Comte  et  Jleiheit  Spencer,  Alcan,  i8y5, 
p.  uji-iyS);  —  aucune  induction  n'arrivera  jamais  à 
ramener  les  contraires  à  de  simples  contradictoires, 
aucune  raillerie  ne  décidera  la  raison  Luniaine  à 
avouer  (pie,  en  concevant  Dieu,  l'esprit,  l'inlini,  l'ab- 
solu, elle  n'a  qu'une  idée  purement  négative.  L'au- 
teur ajoute  bien  encore  en  terminant  que  la  thèse 
défendue  dans  Vliiconiiaissolile  «  n'est  pas  aussi 
isolée  qu'elle  doit  nécessairement  le  paraître  dans 
un  ouvrage  de  ce  genre  »,  (ju'  «  elle  a  une  Uaisoniii- 
time  avec  d'aulres  tliéories  qui  la  soutiennent  et  qui 
sont,  à  leur  tour,  soutenues  par  elle  »  (p.  190);  moins 
qu'à  personne,  après  sa  dédaigneuse  lin  de  non-rece- 
voir  à  l'adresse  des  tenants  de  l'Inconnaissable,  il 
lui  est  loisible  d'ignorer  que  pareille  métUode  aboutit 
à  il  une  de  ces  fabuleuses  pétitions  de  principe  dont 
la  philosophie  hypothétique  est  coutumiére  et  qui, 
excusables  aux  époques  de  grossière  ignorance,  ne 
sauraient  plus  être  tolérées  aujourd'hui  »  (p.  74)- 

Il  ne  semble  pas,  en  somme  que,  malgré  ses  lon- 
gues années  d'un  «  travail  ininterronq)u,  mais  tou- 
jours se  hâtant  vers  les  théories  suprêmes,  les  quint- 
essences, les  abstractions  nucléales,  comme  vers  la 
seule  chose  pressante  »  (/.e-fiicH  elleMal,  Préf.,  p.vi), 
Eugène  de  Koberly  ait,  plus  que  d'aulres,  évité  l'er- 
reur qu'il  déclare  «  la  manie  du  siècle  et,  peut-être, 
la  folie  de  toutes  les  époques  :  se  croire  inliniment 
supérieur,  par  l'horizon  élargi  de  l'intelligence,  aux 
périodes  écoulées,  s'attribuer  le  mérite  d'une  réforme 
radicale  dans  la  manière  de  comprendreet  d'expliquer 
le  monde.  Que  d'Amériques  n'a  t-on  pas  découvertes 
de  cette  façon,  coup  sur  coup,  les  unes  après  les  au- 
tres !  »  (ii.,  p.  4o)  « 

/()  Signalons,  pour  terminer,  une  autre  tentative 
plus  récente  et  plus  modeste,  mais  non  moins  illu- 
soire, d'expliquer,  par  les  seules  lois  subjectives  de 
la  connaissance,  au  moins  le  dualisme  de  la  nature 
humaine.  C'est  le  titre  d'un  des  derniers  articles 
d  Em.  DcRKHEiM  (Scientia,  vol.  XV,  p.  206).  Après 
avoir  mis  en  relief,  non  sans  vigueur,  la  dualité 
constitutionnelle  de  l'homme  et  montré  l'impuis- 
sance du  monisme  tant  empirique  qu'idéaliste  de 
l'expliquer  par  une  sinqde  ai>parence,  il  apporte  sa 
solution,  puisée  dans  les  principes  généraux  de  son 
système  philosophique  :  «  La  dualité  de  la  nature 
humaine,  assure-t-il,  n'est...  qu'un  cas  particulier  de 
cette  division  des  choses  en  sacrées  et  en  profanes 
qu'on  trouve  à  la  base  de  toutes  les  religions  et  elle 
doit  s'expliquer  d'après  les  mêmes  principes.  u(p.  217) 
11  suffira  de  noter  que,  même  abstraction  faite  des 
autres  dilficultés  inhérentes  à  l'interprétation  uni- 
taire, le  problème,  dans  le  seul  cas  envisagé  par 
l'auteur,  n  est  que  reculé.  Quand  même  on  admettrait 
l'insoutenable  prétention  d'expliquer  par  la  socio- 
logie l'évolution  de  l'âme  humaine,  qu'y  aura-ton 
gagné,  dès  lors  que,  pour  suffire  au  rôle  qu'on  veut 
lui  faire  jouer,  l'action  sociale,  destinée  à  rendre 
compte  de  la  notion  de. sYicrc,  doit  nécessairement  sup- 
poser déjà,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  la 
merveilleuse  diflférenciation  dont  on  la  prétend  le 
principe  ?  Toujours  l'erreur  positiviste  :  prendre 
pour  une  explication  des  faits  leur  description  minu- 
tieuse, vraie  ou  prétendue  telle  ! 

Conclusion.  —  De  cette  première  partie  de  notre 
discussion,  il  nous  est  permis  de  conclure,  croyons- 
nous,  que  toute  conception  monistique  du  monde, 
contrairement  à  ce  qu'ont  coutume  d'alfirmer  ses 
partisans,  reste,  à  tout  le  moins,  essentiellement 
hypothétique  de  sa  nature.  Ceux  d'entre  eux  qui 
prétendent  la  tirer  de  l'expérience  n'y  parviennent 


qu'au  moyen  d'une  pétition  de  principe,  variable 
dans  sa  forme  et  plus  ou  moins  dissinmiée,  mais 
qu'il  n'est  jamais  bien  malaisé  de  mettre  en  lumière. 
La  [ilui)art  se  contentent,  après  avoir  posé  1  unité 
ontologique  del'èue  comme  un  postulat  de  la  raison, 
de  tenter  d'en  déduire,  en  s'appuyanl  sur  lu  conscience 
ou  sur  l'expérience  externe,  l'évolution  cosmique 
tout  entière. 

B.  Le  monismk  est  une  hypotuèse  fausse  et  con- 
TRADiGToiRK.  —  Faut-il  s'en  tenir  à  cette  [iremière 
conclusion  et  concéder  au  monisme  ce  titre  d'hypo- 
thèse, gratuite,  il  est  vrai,  indémontrable  peut-être, 
mais  qui,  indépendamment  de  la  doctrine  révélée  et 
aux  yeux  de  la  raison  laissée  à  elle-même,  resterait 
une  a  interprétation  du  monde  «  après  tout  recevable 
comme  celle  du  créationisme  '.'  L'explication  évolu- 
tionniste,  même  restreinte  à  une  portion  de  l'histidre 
du  monde,  jiar  exemple  à  la  transformation  d'une 
nébuleuse  primitive  en  constellations  distinctes,  ou 
à  la  dilïérenciation  progressive  des  es|)èces  végétales 
et  animales  à  partir  de  quelques  cellules  rudimen- 
taires,  demeure  en  somme,  elle  aussi,  malgré  ce 
qu'elle  olfre  de  séduisant  à  la  pensée,  une  puie 
hypothèse  encore  grevée  de  bien  des  difficultés  et 
(|ui  attendra  sans  doute  longtemps  une  démonstra- 
tion rigoureuse,  mais  après  tout  vraisemblable  ou 
possible.  La  méuie  explication  ne  ijeut-elle,  sans 
[lerdre  complètement  ce  caractère  de  vraisemblance, 
être  étendue  à  l'ensemble  de  la  réalité'.'  Les  objec- 
tions bien  plus  graves  et,  si  l'on  veut,  proprement 
insolubles  qu'elle  soulève,  en  se  généralisant  ainsi, 
contraignent-elles  la  raison  à  lui  préférer  la  doctrine 
dualiste  qui  admet  un  Dieu  différent  du  monde  ?  Cer- 
tains philosophes,  même  en  dehors  des  tenants  du 
monisme,  ne  l'ont  pas  pensé.  Spk.nci.r,  par  exemple, 
dont  l'agnosticisme  déclaré  ne  permet  pas  de  faire 
un  athée  proprement  dit  (voir  Aunosticismk,  col.  6 
et  22),  tient  pour  également  inconcevables  les  trois 
seules  hypothèses  admissibles  sur  l'origine  de  l'uni- 
vers, celle  du  théisme,  du  panthéisme  et  du  monisme 
athée  (l'remiers  principes,  traduction  Guymiot, 
Paris,  Schleicher,  1902,  p.  23  et  s.).  De  son  côté,  la 
Grande  encyclopédie ,  avant  d  exposer,  au  mot 
Création,  les  différentes  solutions  métaphysiques  du 
même  problème,  et  après  avoir  constaté  avec  raison 
que  «  quelque  étrange  (|ue  puisse  i)araitre.  au  premier 
abord,  l'idée  de  création,  les  philosophes  spiritua- 
lisles  même  les  plus  dégagés  de  toute  attache  reli- 
gieuse l'ont  cependant  adoptée  »,  se  contente  d'ajou- 
ter :  «  Cette  hypothèse  leur  paraît  plus  iilausible 
(|u'aucune  de  celles  que  l'on  j)eut  faire  sur  l'origine 
du  monde.  »  Pareille  formule,  qui  nous  semble 
exprimer  d'une  manière  insuffisante  les  convictions, 
très  arrêtées  sur  ce  point,  du  spiritualisme  classique 
(voir,  dans  le  Dictionnaire  philosophique  de  Fhanck, 
aux  mots  Création,  Lieu,  l'anihéisme,  etc.),nerépond 
en  tout  cas  nullement  à  la  valeur  objective  des  doc- 
trines ainsi  comparées.  En  réalité,  le  monisme  athée 
est  une  hypothèse,  non  pas  sans  fondement,  non  pas 
moins  plausible  que  celle  de  la  création  ex  niliilu, 
mais,  aux  yeux  de  la  seule  raison,  nous  allons  le 
montrer,  évidemment  fausse  et  intrinsèquement  con- 
tradictoire. 

1)  Le  monisme  est  une  hypothèse  fausse.  —  Pour 
établir  ce  point,  nous  pourrions  nous  contenter  de 
renvoyer  aux  pages  de  ce  dictionnaire  qui  trai- 
tent de  Dieu  et  delà  création.  S'il  est  prouvé  que  le 
monde  a  été  tirédu  néant,  ou  seulemenlqu'il  existe 
un  Dieu  personnel  distinct  de  lui,  aucune  théorie 
strictement  moniste  ne  saurait  être  vraie; or  la  créa- 
tion ex  ;i/7u7o  et  l'existence  de  Dieu  peuvent  être  ri- 
goureusement    démontrées,     abstraction     faite    de 


923 


MONISME 


924 


toute  réfutation  préalable  du  monisme,  par  exemple 
sur  la  seule  constatation  des  cliangements  et  des 
imperfections  que  l'expérience  nous  montre  partout 
dans  le  monde  (voir  Création,  111=  partie,  '6\  col. 
726,  s  ,  surtout  col.  ^So,  au  bas;  —  Dieu,  III'  par- 
tie, col.  lOiO,  s.,  surtout  1022). 

Le  monisme  donc  se  trouve  déjà  amplement  con- 
vaincu d'erreur  par  les  preuves  antérieurement  dé- 
veloppées dans  les  articles  cités,  d'autant  plus  que 
telles  d'entre  elles  visent  expressément  l'évolution- 
nisme  immanent  (voir  spécialement  Ckkation,  col. 
■^27-729).  Néanmoins,  il  ne  sera  pas  inutile  d'indi- 
quer brièvement  les  raisons  qui  établissent  direc- 
tement l'absurdité  de  toute  interprétation  unitaire 
des  choses;  aussi,  sans  nous  étendre  sur  les  consi- 
dérations déjà  développées,  soit  dans  les  paragra- 
phes précédents,  soit  dans  les  arliclcs  auxquels 
nous  venons  de  renvoyer,  nous  tâcherons  de  met- 
tre en  lumière  la  contradiction  essentielle  à  la  théo- 
rie  prise  en  elle-même  et  dans  sa  généralité. 

2)  Le  monisme  est  une  hypothèse  contradictoire. 
Cette  contradiction,  peut-on  dire,  se  trahit  dans 
chacune  des  allirmations  qu'elle  suppose. 

a)  Elle  réside  tout  d'abord  dans  le  concept  même 
de  l'Etre  que  se  forme  le  monisme.  A  moins  en 
effet  de  n'être  plus  qu'un  mot,  l'Etre  en  soi,  dans 
tout  système  qui  y  cherche  l'expiication  dernière 
des  choses,  apparaît  nécessairement,  sous  quelque 
nom  d'ailleurs  qu'on  le  désigne  et  quelque  idée 
que  l'on  s'en  fasse,  comme  la  réalité  essentielle 
et  suprême,  existant  en  dehors  de  toute  condition 
et  en  vertu  même  de  sa  nature,  en  un  mot  comme 
l'Absolu.  Impossible  sans  doute  à  la  raison  hu- 
maine d'en  pénétrer  l'essence,  ou  de  s'en  former 
une  notion  positive  qui  ne  demeure  irrémédiable- 
ment inadéquate;  il  n'est  pas  vrai  cependant  de 
dire  avec  Spencer,  à  l'endroit  déjà  cité  {Premiers 
principes,  p.  2'j),  dans  le  sens  où  il  l'entend,  que 
«  l'existence  par  soi  est  inconcevable...,  quelle  que 
soit  la  nature  de  l'objet  auquel  on  attribue  l'exis- 
tence ».  Cette  affirmation,  appuyée  sur  des  argu- 
ments qui  font  sourire  un  penseur  averti,  démontre 
seulement  l'impuissance  radicale  de  l'auteur  à  se  dé- 
gager de  la  puérile  imagerie  que  les  positivistes 
anglais  prennent  trop  souvent  pour  une  explica- 
tion scientilique  et  philosophique  de  la  réalité 
(voir  l'article  Dieu,  col.  972).  De  fait,  la  raison,  en 
dépit  de  son  incurable  déficience  et  de  l'impossibi- 
lité qui  en  résulte  pour  elle  de  saisir  l'Absolu  en 
lui-même,  peut  du  moins  indirectement,  au  rnoyen 
de  l'analogie,  s'en  former  un  concept  d'où  soit  ban- 
nie toute  contradiction.  A  qui,  par  exemple,  pourrait 
paraître  absurde  a  priori  la  notion  de  Dieu  tel 
que  le  définit  la  philosophie  spirilualiste,  c'est-à- 
dire  réalisant  en  lui,  par  la  nécessité  même  de  son 
Etre,  la  perfection  inlinie?  Peut-on  en  dire  autant 
de  r.\bsolu  par  lequel  les  monisles  prétendent  rem- 
placer le  Dieu  de  la  théodicée  traditionnelle?  Que 
nous  proposent-ils  comme  Etre  par  soi,  comme  réa- 
lité nécessaire  et  justifiant  par  elle-même  ses  titres 
à  l'existence?  Quelque  nom  qu'ils  lui  donnent,  ma- 
tière ou  énergie,  nébuleuse  infinie  ou  poussière  ato- 
mique, pensée  diffuse  et  impersonnelle  de  l'idéa- 
lisme athée  ou  «  perfection  en  puissance  »  de  Va- 
cherot,  «  substance  primitive  »  d  Erne?t  Haeckel  ou 
atomes  psychiques  de  Clémence  Royer,  ondes  infi- 
nies de  Conta  ou  bien  «  éther  lumineux,  au  plus 
haut  (duquel)  se  prononce  l'axiome  éternel  » 
(Taine,  Philosophes  classiques  du  X[.\''  siècle,  4' éd.. 
Hachette,  18^6,  p.  870),  homogène  de  Spencer  ou 
«  indistinct  »  d'Ardigo,  «  volonté  de  conscience  » 
de  Fouillée  ou  «  fond  de  la  vie  »  de  Guyau,  «  pur 
devenir»   du    mobilisme   moderne,  ou  même  simple 


«  possible  1)  que,  selon  Renan,  «  un  secret  ressort 
(pousse)  à  exister  »  {Hevue  des  Deux  Mondes,  i863, 
t.  V,  p.  769),  moins  encore,  selon  la  trouvaille 
d'un  pragmatiste  américain  cité  par  Fouillée  (La 
pensée...,  p.  325),  «  fonction  sans  contenu  d'une 
impulsion  universelle  »  — ,  que  nous  offre-t-on  tou- 
jours, sous  la  variété  des  formules,  qu'un  embryon 
informe  du  monde,  ayant  aux  yeux  de  la  saine 
raison  d'autant  moins  de  titre  à  exister  par  soi 
qu'il  confine  davantage  au  néant? 

Tout  autre  est,  parait-il,  la  manière  d'en  juger 
des  monistes,  dictée  au  reste  par  la  logique  même 
de  la  théorie.  Dès  lors,  en  effet,  que  l'.^bsolu  est 
soumis  à  la  loi  d'un  progrès  continu  et  éternel,  à 
mesure  qu'on  remonte  par  la  pensée  les  étapes  de 
cette  évolution  infinie,  on  est  amené  à  réduire  de 
plus  en  plus  la  réalité  actuelle  de  l'Etre,  on  tend 
vers  le  néant  d'existence.  S'arrêter  au  cours  de  cette 
régression,  en  prétendant  exprimer  enfin  1  essence 
de  r.\bsolu  en  soi,  c'est,  de  toute  nécessité,  se  heur- 
ter à  la  contradiction.  Dans  cette  ligne,  si  l'Acte 
pur  de  la  théologie  traditionnelle  représente,  na- 
turellement, pour  emprunter  une  comparaison  l'e 
Janet  (La  crise  philosophique,  p.  161-162),  un  maxi- 
mum, comment  trouver  à  l'autre  extrémité,  ainsi 
que  l'exige  pourtant  l'hypothèse,  un  minimum  qui 
ne  se  confonde  pas  avec  le  néant?  S'en  tenir  à 
l'indétermination  absolue,  c'est  réaliser  une  abs- 
traction :  l'être  logique,  Vens  ut  sic  des  scolastiques, 
en  dépit  de  son  indigence,  offre  encore  à  l'esprit  un 
objet  positif  qui  le  distingue  du  néant,  parce  que, 
sans  exprimer  aucune  réalité  définie,  il  n'en  est  au- 
cune qu'il  n'enveloppe  de  façon  confuse  et  implicite; 
l'èlre  rée/,  au  contraire,  ne  peut  être  supposé  plei- 
nement indéterminé  sans  se  confondre  avec  le  fa- 
meux être-néant  hégélien,  c'est-à-dire  sans  apparaî- 
tre à  la  raison  comme  la  contradiction  réalisée,  D'un 
autre  cc'ité,  lui  attribuer  une  détermination,  si  mi- 
nime soit-elle  (et  aucun  mnniste  n'a  pu  se  soustraire 
à  cette  nécessité  impérieuse  de  l'intelligence),  c'est 
introduire  l'illogismedaiis  la  théorie  de  l'évolution 
indéfinie,  mais  déplus  porter  un  véritable  défi  au 
bon  sens.  A  quel  titre,  en  eftet,  tel  mode  limité 
d'existence  s'imposerait-il  comme  nécessaire  de 
préférence  à  tout  autre  ?  En  vertu  de  quel  privilège 
l'imparfait,  comme  tel,  se  confondrait-il  avec  l'Etre 
en  soi?  N'est-il  pas  puéril  d'imaginer,  comme  pa- 
raissent vraiment  le  croire  les  évolutioiinistes,  que 
r.4.bsolu  ne  peut  se  faire  pardonner  d'exister  par 
lui-même,  qu'à  condition  d'être  assez  chétif  pour  se 
distinguer  à  peine  du  néant? 

b)  Contradiction  dans  la  nature  de  l'Etre  par  soi. 
—  Nos  adversaires  protesteront  peut-être  ici,  en 
prétendant  que  le  concept  sous  lequel  ils  cherchent 
à  se  représenter  isolément  l'élément  priraonlial  du 
monde  n'est  que  le  résultat  d'une  abstraction,  que 
l'Absolu,  dans  sa  réalité,  n'est  pas  différent  des  as- 
pects infiniment  variés  sous  lesquels  se  manifeste 
son  éternelle  évolution  et  n'a,  par  conséquent,  rien 
de  l'indigence  que  nous  lui  attribuons  :  «  Je  n'ai 
jamais  songé,  nous  affirme  Vacherot  (La  Métaphy- 
sique et  la  Science,  II,  p,  52/|),  à  isoler  l'Etre  inlini, 
absolu,  nécessaire,  universel...,  des  réalités  finies, 
relatives,  contingentes  et  individuelles  qui  le  mani- 
festent. »  «  Le  monde  est  son  acte  nécessaire,  sa 
réalité  intime  et  identique  avec  son  essence.  «  (p.  627) 
En  un  autre  endroit,  nous  l'avons  vu,  il  déclare  : 
«  Le  progrès  est  inhérent  à  la  réalité  »  (p.  636),  et 
encore  :  «  La  réalité  est  nécessairement  en  progrès, 
parce  qu'elle  est  l'acte  d'un  principe,  qui  est  la  per- 
fection en  puissance.  »  (p.  687) 

N'insistons  pas  sur  la  difficulté  d'accorder  entre 
elles  ces  deux  séries  d'affirmations,  entre  lesquelles 


925 


MONISME 


926 


semble  toujours  flotter  la  pensée  de  VacLerot,  comme 
de  la  plupart  des  monisles  :  «  le  monde  est  l'Etre 
par  soi  »  —  «  le  monde  est  le  résultat  de  l'évolution 
de  l'Etre  par  soi  ».  Ces  deux  formules  sont  loin  d'être 
synonymes  :  de  ce  que  le  chêne  est  le  résultat  de 
l'évolution  du  gland,  il  ne  suit  pas  que  le  chêne  soit 
le  gland.  Prenons-les  toutes  deux  pour  ce  qu'elles 
valent  et  posons  à  nos  adversaires  le  dilemme  sui- 
vant : 

Ou.  bien  on  s'en  tient  strictement  au  premier 
énoncé  :  «  le  monde  est  l'Etre  par  soi  »  ;  l'Absolu, 
dans  ce  cas,  ne  se  distingue  pas  réellement  de  l'uni- 
versalité des  choses  et  n'est  qu'un  pur  concept,  isolé 
par  abstraction  des  phénomènes  divers  et  contin- 
gents que  révèle  l'expérience,  tout  au  plus  une  for- 
mule exprimant  la  loi  générale  du  progrès,  comme 
l'attraction  universelle  exprime  la  loi  générale  du 
mouvement  matériel.  Dans  cette  hypothèse,  le  vrai 
problème  de  l'origine  des  choses  n'est  même  pas 
abordé  et  la  prétendue  eiplicalion  du  cosmos  au 
moyen  de  l'évolution  n'est  que  l'histoire,  telle  que  la 
science  s'essaie  à  la  reconstituer,  des  transformations 
successives  par  lesquelles  ce  cosmos  est  lentement 
arrivé  à  l'état  actuel.  Il  reste,  pour  le  philosophe,  à 
chercher,  en  dehors  du  monde,  la  cause  du  monde 
lui-même  et  de  son  évolution,  ou  bien,  si  l'on  n'admet 
pas  de  cause  de  ce  genre,  à  montrer  que,  aux  yeux  de 
la  saine  raison,  la  prodigieuse  fécondité  de  la  nature 
peut  s'expliquer  par  elle-même.  —  En  d'avitres  termes, 
s'en  tenir  à  la  question  du  «  comment  »,  sans  abor- 
der celle  du  «  pourquoi  »,  c'est  faire  de  la  science, 
non  de  la  philosophie;  n'admettre  la  légitimité  que 
de  la  première,  c'est  se  déclarer  positiviste,  par  suite 
nier  la  métaphysique  et  mutiler  l'intelligence  ;  mais 
prétendre  résoudre  les  deux  en  identiliant  la  seconde 
avec  la  première,  comme  semblent  parfois  le  vouloir 
nos  adversaires,  c'est  un  véritable  escamotage  (voir 
DE  Broglie,  Le  Positivisme  et  la  Science  expérimen- 
tale, Inlrod.,  p.  vi-xvi.  Consulter  aussi  Fonshgrive, 
De  la  niiture  et  de  la  valeur  des  explications,  lievue 
philosophique,  nov.-déc.  igiâ). 

Ou  bien,  et  c'est,  croyons-nous,  la  véritable  pensée 
de  la  plupart  des  monistes,  on  admet  la  seconde  des 
formules  proposées  :  «  le  monde  est  le  résultat  de 
l'évolution  immanente  de  l'Etre  par  soi  ».  Autre- 
ment dit,  on  se  fait  fort  de  montrer  que,  du  Principe 
premier  des  choses,  si  rudiraenlaire  qu'on  se  le  re- 
présente, a  pu,  par  progrès  insensible  et  purement 
autonome,  sortir  l'admirable  complexité  que  nous 
révèle  rex[)érience.  Pour  y  arriver,  on  allirnie  que 
l'état  actuel  du  monde  était  de  toute  éternité  en 
germe  dans  l'Etre  nécessaire,  on  nous  parle,  à 
propos  de  celEtre,  de  «  puissance  »,  de  «  virtualité  », 
de  «  formule  créatrice  »,  de  «  ressort  interne  »  : 
bref,  on  le  dote  a  priori  de  toute  l'activité  requise 
pour  produire  notre  univers.  Qu'on  le  remarque  en 
e(Tet  :  cette  puissance  du  germe,  destinée  à  une  évo- 
lution si  merveilleuse,  ne  peut  se  concevoir,  pour 
employer  le  langage  de  l'Ecole,  comme  une  pure 
puissance  passive,  telle  qu'est,  par  exemple,  dans 
la  matière  l'inertie,  a[>titude  à  recevoir  le  mouve- 
ment, mais  impuissance  absolue  dés  qu'il  s'agit  de 
le  produire  ou  de  le  modilier.  Non  !  l'Absolu  doit  être 
doué  d'une  virtualité  proprement  dite,  d'une  réelle 
énergie,  d'un  pouvoir  positif  et  vraiment  créateur  : 
ne  lui  faut-il  pas  tirer  de  ses  seules  ressources  inter- 
nes les  richesses  inépuisables  du  monde  intellectuel 
et  du  monde  sensible  ?  Plus  encore  ;  au  cours  de  son 
déveloiipement,  il  a  besoin,  sous  une  forme  ou  sous 
une  autre,  d'une  idée  directrice,  de  celte  loi  idéale  du 
progrès  à  réaliser,  dont  nous  a  parlé  Vacherot,  ou 
de  la  linalité  immanente  invoquée  par  les  hégéliens. 
Que  la  satisfaction  de  ces  exigences  soit  aisée  dans 


la  doctrine  d'un  Dieu  infiniment  parfait,  c'est  ce  qui, 
de  nouveau,  ne  parait  guère  contestable  :  sans  doute, 
pour  nos  intelligences  bornées,  le  concept  de  créa- 
tion garde  son  mystère,  l'ordre  du  monde  décourage, 
par  sa  merveilleuse  complexité,  les  recherches  infa- 
tigables de  la  science,  le  problème  du  mal  surtout 
est  loin  de  livrer  tous  ses  secrets  ;  du  moins  la  puis- 
sance et  la  sagesse  qu'atteste  l'univers  n'ont  rien  qui 
répugne  à  la  notion  d'un  Dieu  infini.  Mais  comment 
en  doter,  sans  contradiction,  un  Etre  en  soi  qu'on  8, 
au  préalable,  vidé  de  toute  perfection  actuelle  et, 
ainsi  que  nous  l'avons  montré,  assimilé  à  un  quasi- 
néant?  Gomme  on  l'a  souvent  remarqué,  un  des  pro- 
cédés familiers  au  monisme,  c'est,  après  avoir  afiirmé 
l'inutilité  d'un  Dieu  créateur,  d'en  garder  les  princi- 
paux attributs,  pour  en  faire  honneur  au  fantoche 
d'absolu  par  lequel  il  prétend  le  remplacer.  Au  dix- 
huitième  siècle,  quand  l'incrédulité  était  encore  dans 
l'enfance,  c'est  la  Nature,  c  est-à-dire  une  pure  abs- 
traction qui  jouait  ce  rôle;  aujourd'hui  que  l'athéisme 
a  grandi  et  prétend  avoir  sa  métaphysique,  est-ce 
vraiment  beaucoup  mieux  qu'on  nous  offre,  sous  le 
nom  d'Etre  en  soi,  pour  porter  le  formidable  héritage 
de  la  toute-puissance  et  de  la  pensée  universelle? 

c)  Contradiction  dans  l'idée  d'évolution  de  l'Etre 
par  soi.  —  Passons  néanmoins  condamnation  sur 
celte  double  absurdité  d'un  Etre  en  soi  essentielle- 
ment déliclent  et  d'une  virtualité  hors  de  toute  pro- 
portion avec  la  nature  qu'on  en  gratifie.  Reste  que 
cette  virtualité,  pour  s'exercer,  suppose  un  change- 
ment dans  l'être  qui  passe  ainsi  de  la  puissance  à 
l'acte  ;  et  voilà  derechef  la  contradiction  installée  au 
sein  de  l'Absolu,  «  l'Etre  nécessaire  étant  nécessaire- 
ment immuable  ».  Au  sujet  de  cette  dernière  asser- 
tion, nous  renvoyons  à  la  démonstration  péremp- 
toire  qui  en  a  été  donnée  à  l'article  déjà  cité  sur  la 
Cré.4.tion(co1.  726-';3o).  Cette  démonstration  emprun- 
tera d'ailleurs  une  lumière  nouvelle  aux  considéra- 
tions qui  suivent  immédiatement. 

d)  Contradiction  dans  la  différenciation  de  l'Etre 
par  soi.  —  L'un  des  plus  anciens  et  des  plus  fameux 
problèmes  de  la  philosophie  est  celui  de  l'an  et  du 
multiple,  problème  qu'on  voit  surgir  dès  l'origine  de 
la  métaphysique  grecque,  et  sur  lequel,  au  commen- 
cement de  ce  siècle,  Ernest  Navillb  croyait  devoir 
ramener  encore  l'attention  des  philosophes  contem- 
porains, dans  l'allocution  d'ouverture  du  Congrès  de 
Genève  à  laquelle  nous  avons  déjà  fait  un  emprunt  : 
(I  La  question,  y  disait-il,  est  de  trouver  un  monisme 
qui  ne  soit  pas  exclusif  delà  nmltiplicité, c'est-à-dire 
qu'il  faut  trouver  une  détermination  de  l'unité  qui 
renferme  dans  l'unité  même  du  principe  du  monde 
l'idée  de  la  multiplicité  possible  des  existences.  Sans 
cela,  on  se  trouve  en  présence  de  l'argumentation 
de  Parménide  :  La  raison  affirme  l'unité  de  l'être.  Si 
l'être  est  un,  d'où  pourrait  procéder  le  multiple  ? 
Qu'y  a-t-il  en  dehors  de  l'être?  Rien.  On  ne  peut  pas 
admettre  que  le  non- être,  qui  n'est  rien,  produise  la 
division  de  l'être.  La  raison  ne  trouve  donc  aucun 
moyen  de  comprendre  l'origine  du  multiple.  Ce  que 
nous  appelons  le  monde  dans  la  diversité  de  ses 
existences  n'est  donc  qu'une  illusion .  »  {Congrès  inler- 
natiofial...,  p.  /|6) 

Que  la  distinction  con(,'ue  par  l'esprit  entre  les 
différents  êtres  soit,  sinon  une  illusion,  du  moins 
«  le  produit  d'une  élaboration  mentale  opérée  en  vue 
de  l'utilité  pratique  et  du  discours  »  (Le  Rov,  Revue 
de  met.  et  de  morale,  1907,  p.  i35),  —  ce  qui  nous 
parait  seulement  une  façon  plus  nuancée  de  faire 
entendre  la  même  chose,  — c'est,  nous  avons  eu  l'oc- 
casion de  le  signaler,  une  thèse  chère  à  certains 
philosophes  contemporains,  moins  apparentés  d'ail- 
leurs à  Parménide  qu'à  Protagoras  ;  mais  c'est  aussi 


927 


MONISME 


928 


ce  qui  ne  peut  résister  au  plus  sommaire  examen. 
Parviut-on  à  réduire  lapparenle  discontinuité  du 
monde  matériel,  comment  nier  la  distinction  réelle 
des  vivants,  spécialement  des  animaux,  entre  eux  ? 
(Juel  sophisme  surtout  prévaudra  jamais  contre  la 
conscience  immédiate  qu'a  chacun  de  nous  de  sa 
personnalité  individuelle  et  autonome'.'  Les  phéno- 
ménistes  sont  ingénieux,  il  est  vrai,  à  poursuivre 
ce  qu'ils  nomment  «  l'illusion  du  moi  substantiel  »  ; 
mais  il  suUit  de  les  lire  pour  constater  qu'ils  ne 
parviennent  à  le  supprimer  en  paroles  qu'en  le  pré- 
supposant de  fait  à  toutes  leurs  explications.  (On 
peut  consulter  surce point  Mgr  Meucier,  Psychologie, 
y  éd.,  Louvain,  igoô,  t.  11,  p.  238  s.) 

Cette  multiplicité  incontestable  d'êtres  si  divers 
n'a  rien,  encore  une  fois,  qui  ne  s'accorde  avec  la 
doctrine  d'un  Dieu  réellement  distinct  de  ses  créatu- 
res, dont  il  a  voulu  faire,  à  dilïérents  degrés,  autant 
d'images  de  son  existence  substantielle  ;  mais  com- 
ment la  faire  cadrer  avec  rh,vpotbèse  du  monisme, 
même  d'un  monisme  qui  laisserait  subsister,  dans 
l'unité  de  l'ensemble,  toutes  les  différences  de  l'ordre 
phénoménal?  Comment  expliquer  1  apparition  sou- 
daine et  successive,  au  sein  du  grand  Tout,  de  ces 
innombrables  consciences  dont  chacune  s'allirme 
comme  une  substance  aussi  différente  des  autres,  que 
vraiment  une  et  toujours  identique  à  elle-même?  En 
ap|ieler  à  une  «  sjnthèse  de  sensations  associées  », 
à  une  (1  relation  de  relations  »,  à  un  «  l'oj'er  de  coor- 
dination »,  à  «  un  centre  de  perspective  »,  à  o  l'idée- 
force  du  moi  tendant  à  se  réaliser  elle-même  »,  — 
n'est-ce  pas  expliquer  par  un  jeu  de  miroirs  la  pro- 
duction de  la  lumière  ? 

e)  Coniradictiun  dans  le  progrès  immanent  de 
l  Etre.  —  Toutefois  l'absurdilé  de  la  thèse  de  l'im- 
manence absolue  n'apparaît  peut-être  nulle  part  plus 
évidente  que  dans  son  interprétation  de  l'évolution 
progressive  des  choses.  Sans  doute  Vacuehot  n'avait 
pas  tort,  dans  son  premier  ouvrage,  de  rejeter  le 
principe  alexandrin  (.de  \i\  procession,  en  contradic- 
tiou  manifeste  avec  la  réalité  »  (Ecole  d'Alexandrie, 
t.  III,  p.  32^).  «  La  Nature,  ainsi  que  nous  le  révèle 
l'expérience,  va  du  pire  au  meilleur,  non  du  meilleur 
au  pire;  elle  passe  de  l'être  inorganique  à  la  vie,  de 
la  vie  à  la  pensée...  »  (p.  328)  Quelque  contestable 
que  soit  l'universalité  de  celle  loi,  impossible,  en 
elfet,  de  nier  que,  dans  le  monde  tel  que  nous  le 
révèle  la  science  moderne,  la  vie  a  succédé  à  la  pure 
matière  inorganiiiue  et  (|uc  l'homme  raisonnable  est 
l'un  des  derniers  venus,  sinon  le  dernier,  parmi  les 
êtres  vivants.  Mais  ce  fait  suUirait  à  lui  seul  pour 
exclure  l'hypothèse  que  «  le  monde  ])orte  en  soi  sa 
raison  d'être,  en  d'autres  termes,  que  la  cause  des 
choses  est  immanente  au  système  dont  elles  font 
partie  »  ;  car,  dans  une  telle  théorie,  l'Etre  nécessaire 
se  donnerait  à  lui-même  les  perfections  qu'il  n'a 
point,  ce  qui  équivaut  à  nier  les  principes  rationnels 
les  plus  évidents. 

Cette  contradiction,  on  s'ingénie  en  vain  de  toutes 
manières  à  l'atténuer  ou  à  la  dissimuler.  On  fait 
remarquer  que  le  passage  de  l'état  moins  parfait  à  un 
état  plus  parfait  se  réalise  par  progrès  lent  et  con- 
tinu, conçu  sur  le  modèle  de  l'organisme  vivant  qui, 
d'abord  germe  informe,  évolue  par  degrés  impercep- 
tibles jusqu'à  son  complet  achèvement  ;  on  s'elforce 
ainsi  d'estomper  jusqu'aux  contrastes  les  plus 
criards,  ceux  qui  opposent  par  exemple  le  minéral 
au  vivant,  1  homme  à  la  brute.  De  plus,  on  proteste 
parfois,  comme  le  fait  Vacukrot,  a  que  les  [«liéno- 
menes,  les  èlres, les  règnes,  les  époques  se  succèdent, 
mais  ne  s'engendrent  pas.  Chaque  progrès  d'un  être 
à  un  être,  d'un  règne  à  un  rogne,  d'une  époque  à  une 
époque,  ne  peut  s'expliquer  que  par  le  développement 


d'une  puissance  nouvelle,  cachée  dans  les  profon- 
deurs de  l'Etre  universel,  et  qui  arrive  à  l'expansion 
à  son  heure  après  une  certaine  préparation.  »  (Z,û 
Mélapliysiqiie  et  la  Science,  II,  p.  652)  Enfin  l'on 
assure  que  l'évolution  laisse  immuable  le  fond  de 
l'Etre,  l'Absolu  indéliniraentfécond,  dontellen'alTecte 
que  les  modalités  éphémères.  —  Ce  ne  sont  là  mani- 
festement que  vaines  échappatoires.  Si  infiniment 
lente,  si  rigoureusement  immanente,  si  exclusivement 
phénoménale  qu'on  imagine  celte  évolution,  il  n'en 
reste  pas  moins  que,  dans  la  thèse  anticréationiste, 
tout  comme  dans  la  doctrine  de  la  création,  l'Etre 
par  soi  est  seul  la  raison  sutlisante  de  l'univers  tel 
qu'il  apparaît  ànos  yeux  ;  dès  lors,  c'est  de  ce  quasi- 
néant  chaotique  mis,  sous  un  nom  ou  sous  un  autre, 
par  le  monisme,  à  la  place  du  Dieu  créateur,  qu'il 
faut  faire  sortir  tour  à  tour  l'ordre,  la  vie,  la 
conscience  personnelle,  la  science,  l'art  et  la  mora- 
lité ;  n'est-ce  pas  tirer  le  plus  du  moins  et  renier  le 
principe  de  causalité  ? 

Conclusion.  —  On  le  voit,  de  quelque  côte  qu'on 
aborde  le  monisme,  qu'on  s'en  prenne,  soit  à  l'idée 
qu'il  prétend  nous  donner  de  l'Etre  nécessaire  et  de 
sa  nature,  soit  aux  explications  qu'il  peut  fournir  de 
l'évolution  des  choses,  de  leur  dilïérencialion,  de 
leur  progrès,  toujours  on  se  ti-ouve  finalement 
acculé  à  d'inévitables  contradictions.  Ces  contradic- 
tions au  surplus,  loin  de  rester  indépendantes  les 
unes  des  autres,  ne  sont,  à  vrai  dire,  que  diverses 
traductions  du  même  postulat  irrationnel,  néces- 
sairement sous-enlendu  par  la  théorie,  quand  il  n'est 
pas  formulé  en  termes  exprès.  Se  déclarer  moniste, 
c'est,  qu'on  le  veuille  ou  non,  substituer  à  la  méta- 
physique de  l'Etre  l'hypothèse  du  devenir  absolu  ; 
mais  n'est-ce  pas,  par  le  fait  même,  professer  avec 
Renan  que  le  possible,  comme  tel,  est  en  état  de  se 
réaliser  par  lui-même  ?  En  d'autres  termes,  n'est-ce 
pas,  en  dernière  analyse,  affirmer  que  le  néant  expli- 
que l'être? 

Après  ce  qui  a  été  dit,  il  nous  semble  superflu  de 
montrer  en  détail  sur  combien  de  points  l'évoln- 
tioBnisme  immanent,  expressément  condamné  par 
le  concile  du  Vatican  (voir  Denzinger-Bannwart, 
i8o3),  est  en  opposition  directe,  avec  l'enseignement 
catholique.  Sans  même  parler  des  dogmes  qui  ne 
nous  sont  connus  que  par  la  révélation,  et  qui  n'ont 
plus  de  sens  dans  le  système  unitaire,'  Trinité  des 
personnes  en  Dieu,  élévation  de  l'homme  à  l'état 
surnaturel,  péché  originel,  Incarnation  et  divinité 
de  Noire-Seigneur,  Iléderaption  et  économie  actuelle 
du  salut;  — -à  s'en  tenir  aux  seules  vérités  reli- 
gieuses accessibles  à  la  raison,  existence  d'un  Dieu 
personnel.  Providence,  obligation  morale  et  sanc- 
tion, spiritualité  et  immortalité  de  l'àme,  il  n'en  est 
pas  une  seule  que  le  monisme,  aussi  bien  que 
l'athéisme,  ne  nie  explicitement  ou  implicitement. 
Peut-être  sera-t-il  plus  utile  d'attirer  en  Unissant 
l'attention  sur  une  dernière  remarque.  Si,  comme  on 
l'a  dit  avec  raison,  il  esl  diflicile,  pour  qui  est  au 
courant  de  la  doctrine  révélée,  d'admettre  la  création 
et  la  Providence  sans  être  logiquement  conduit  jus- 
qu'à l'acceptation  du  catholicisme  intégral,  en  revan- 
che il  est  impossible,  dans  l'état  actuel  de  la  science, 
de  rejeter  le  dogme  de  la  création  sans  adopter,  sous 
une  forme  ou  sous  une  autre,  le  monisme  évolution- 
niste  ;  impossible  aussi,  nous  croyons  l'avoir  montré, 
d'admettre  le  monisme  sans  faire  violence  aux  exi- 
gences les  plus  impérieuses  de  la  raison,  sans  répu- 
dier le  principe  de  raison  sutlisante  et  le  principe 
même  de  non-contradiction. 

BiBuoGHAPHiB.  —  Outre  les  nombreux  auteurs  cités 
au  cours  del'article,  on  pourra  utilementconsulter. 


929 


MONUMENTS  ANTIQUES  (DESTRUCTION  DES) 


930 


parmi  une  foule  d'autres  :  i)  Sur  l'école  sociologi- 
que de  Durkheiiu,  Simon  Deploifïe,  Le  Conflit  de 
la  Murale  et  de  la  Sociologie,  Bruxelles,  Uewit, 
ou  Paris,  Alcan,  1911  ;  —  2)  sur  la  Mélaj/h)sique 
et  la  Science  de  Vacherot,  le  P.  V.  iMaumus,  Les 
Philosophes  conlcmporains,  Lecoftre,  1891,  pre- 
mière élude  ;  —  3)  sur  le  monisme  matérialiste  du 
siècle  dernier,  Caro,  Le  Matérialisme  et  la  Science, 
1868,  Hachette,  5=  éd.,  1890;  —  .',)  sur  les  théories 
de  Haeckel,  a)  Vigouroux,  Les  Livres  saints  et  la 
Critique  rationaliste,  3=  édit.,  Paris,  Roger,  i8go, 
t.  m,  p.  363-436;  —  li)¥v.  Dierckx,  S.  J.,  Origine 
de  l'homme  d'après  Ernest  /laeckel,  Hevae  des 
questions  scientifiques, avril  1900;  —  5)  sur  le  sys- 
tème de  F.  Le  Dantec,  a)  Chollet,  Quelques  consi- 
dérations sur  une  conception  moniste  de  l'univers, 
Hevuedes  Sciences  ecclésiastiques,  t.  LXXX,  p.  28; 
—  b)  Docteur  Grasset,  Les  limites  de  la  biologie, 
Paris,  Alcan,  2"  édit.,  1903  ;  —  c)  Joseph  Ferchat, 
les  articles  déjà  signalés  sur  Conscience  et  Mo- 
nisme, Etudes,  t.  GXVIll,  p.  3o5  et  535  ;  —  6)  sur 
dilTérentes  formes  du  monisme  biologique,  a) 
Revue  de  philosophie,  1904  et  1900,  les  articles  de 
M,  P.  Vignon  sur  le  Matérialisme  scientifique  et 
sur  la  Philosophie  biologique  :  —  /;)  J.-B.  Saulze, 
Le  Monisme  matérialiste  en  France,  Paris,  Beau- 
chesne,  1912  ;  —  c)  Nolen,  Le  Monisme  en  Allema- 
gne, lievue  philosophique,  janv.  et  févr.  1882;  — 
d)  Grégoire,  Le  mouvement  antimécaniste  en  bio- 
logie, Hev .  des  quest.  scientif.,  octobre,  1900;  — 
7)  pour  la  réfutation  générale,  a)  Mgr  d'Hulst, 
Conférences  de  i8gi,  notes  23  et  24  ;  Conf.  de  1892, 
note5;  — //)Guil)erl,  Les  Origines, Faris,  Letouzey, 
3' édit.,  1902;  —  c)  Ilalleux,  Discussion  du  monisme, 
Lievue  néoscolastique,  i^o'^,  p. 'ioti-'i^S;  — <f)Duilhé 
de  Saint-Projet,  Apologie  scientifique  de  la  foi 
chrétienne,  édition  Senderens,  Paris,  Poussielgue, 
1908. 

Paul  Mallebrancq. 

MONUMENTS  ANTIQUES  (Destruction 
des).  —  On  a  longtemps  voulu  rendre  l'Eglise  res- 
ponsable de  la  destruction  des  monumentsantiques. 
Le  reproche  lui  en  est  fait  dès  le  xv»  siècle  par 
Ghîberti,  au  siècle  suivant  par  Vasari,  au  xviu' 
par  Gibbon  ;  il  passe  de  là  dans  la  langue  courante,  et 
nous  l'entendons  répéter  au  xix"  par  les  orateurs  et 
les  historiens.  Cependant  l'étude  des  faits  a  montré 
sa  fausseté.  Dès  le  siècle  dernier,  Carlo  Fea,  dans  les 
notes  jointes  à  sa  traduction  de  l'LListoire  de  l'Art 
de  Winckelmann,  revendiquait  pour  les  chrétiens 
de  Rome  l'honneur  d'avoir  conservé  intactes,  pen- 
dant plusieurs  siècles,  les  œuvres  d'art  qui  déco- 
raient leur  ville.  De  nos  jours,  de  Rossi  a  donné  à 
cette  assertion  le  poids  de  son  expérience  et  de  son 
autorité  en  de  nombreuses  pages  de  son  lUilletin 
d'archéologie  chrétienne  ou  de  sa  Lioma  sotterranea. 
En  1887,  dans  le  Journal  des  Savants,  M.  Eugène 
MÛNTz  rendait  sur  ce  point  justice  aux  chrétiens, 
en  la  tempérant  à  peine  de  quelques  réserves.  L'opi- 
nion qu'une  étude  plus  ap[)rofondie  de  l'archéologie 
et  de  l'histoire  démontre  aujourd'hui  aux  esprits 
non  prévenus,  a  été  ainsi  résumée,  en  187g,  par  le 
directeur  de  l'Ecole  française  de  Rome,  Gf.ffroy  : 
«  Les  empereurs,  après  avoir  abjuré  le  paganisme, 
se  sont  abstenus,  surtout  dans  Rome,  de  mesures 
violentes  contre  les  monuments  et  les  statues  de 
l'antiquité.  Le  christianisme  comprit  très  vite  que 
les  monuments  de  Rome  païenne  faisaient  partie 
d'une  gloire  qu'il  ne  lui  convenait  pas  de  renier, 
puisqu'elle  avait  servi,  selon  les  secrets  desseins  de 
la  Providence,  à  grouper  les  nations  et  les  préparer 
à  recevoir  l'Évangile.  » 

Tome  III. 


A  défaut  même  d'une  idée  plus  haute,  l'intérêt 
aurait  sulli  à  persuader  aux  empereurs  d'agir  de  la 
sorle,  à  une  époque  où  le  paganisme  comptait  encore 
de  nombreux  adhérents.  Constantin,  en  donnant 
au  christianisme  la  prépondérance  politique,  n'es- 
saya pas  d'une  réaction  violente.  11  proclama,  au 
contraire,  la  liberté  de  conscience,  se  bornant  à 
mettre,  ofliciellement,  la  religion  chrétienne  sur  le 
pied  d'égalité  avec  les  autres  cultes,  et  à  lui  prodi- 
guer, personnellement,  les  marques  de  sa  faveur. 
Mais  il  n'abdiqua  pas  la  dignité  de  grand  pontife, 
qui  mettait  dans  sa  main  la  police  des  cultes  païens  : 
aussi  laissa-t-il  leurs  temples  ouverts.  Cela  résulte 
d'une  loi  de  319  (Code  Théodosien,  IX,  xvi,  2),  d'un 
édit  rapporté  par  EvsKBE(Vita  Constantini,l\,XL\ii- 
Lx),d'un  discours  prononcé  par  l'empereur  dans  les 
dernières  années  de  sa  vie  (Oratio  ad  sanctorum  coe- 
tum,  xi).  Certaines  paroles  d'Eusèbe  ou  d'historiens 
postérieurs,  Tiiéodoret,Socratb,  Sozo.mk.ve,  Ouosr, 
d'où  l'on  a  déduit  l'opinion  contraire,  ne  peuvent 
s'entendre  que  de  cas  exceptionnels  :  ainsi,  les 
temples  d'E^culapc  à  Egée,  de  Vénus  à  Héliopolis 
et  à  Aphaque,  furent  renversés  parce  qu'ils  abri- 
taient des  scènes  de  débauche  ou  de  malsaines  jon- 
gleries. 

Les  fils  de  Constantin  s'éloignèrent  à  certains 
égards  de  sa  politique,  puisque,  par  des  lois  souvent 
inexécutées,  ils  prescrivirent  la  fermeture  des  tem- 
ples :  mais  toujours  ils  les  laissèrent  debout.  «  Quoi- 
que toute  superstition  doive  entièrement  disparaître, 
dit  un  rescrit  adressé  au  préfet  de  Rome  en  346, 
cependantnous  voulonsquelestemplessitués  aux  en- 
virons delà  ville  soient  cou  serves  intacts  et  sans  souil- 
lure. »  {Code  Théodosien,  XVI,  x,  3)  En  356,  CoNs- 
tanck  visita  Rome  pour  la  première  fois;  non  seule- 
ment il  ne  prit  pas  de  mesures  contre  les  monuments 
du  paganisme,  mais  il  parut  sensible  à  leur  beauté. 
<(  Il  considéra  les  sanctuaires  d'un  œil  tranquille,  lut 
les  noms  des  dieux  inscrits  sur  leurs  frontons,  s'in- 
forma de  l'origine  de  ces  édifices,  et  témoigna  de  son 
admiration  pour  ceux  qui  les  avaient  construits.  » 
(SYMMA(iUE,  lip.,  X,  Lxi)  Un  écrivain  païen  ajoute  : 
«  Le  temple  de  Jupiter  Tarpéien  lui  parut  l'emporter 
sur  le  reste  autant  que  les  choses  divines  l'emportent 
sur  les  choses  humaines.  »  (Ammien  Marcellin,  XVI, 
x)  Aussi,  dans  son  éphémère  tentative  de  restau- 
ration du  paganisme,  Julien  n'eut-il  pas  à  recon- 
struire les  temples:  il  lui  sulBt  de  les  rouvrir.  Après 
la  chute  de  Julien,  les  monuments  continuèrent  d'être 
respectés.  Une  inscription  montre  Valentinifn  res- 
taurant le  Capitole  deThamugas,  enNumidie(C.I.L., 
t.  VIII,  2388).  La  liberté  du  culte  païen  paraît  même 
avoir  été  complète  sous  ce  prince  (saint  Augustin, 
De  Civitate  Dei,  H,  iv,  26).  Gratien,  le  premier  em- 
pereur qui  ait  refusé  les  insignes  du  souverain  pon- 
tificat, le  fervent  chrétien  qui  fit  ôter  de  la  curie  la 
statue  de  la  Victoire,  ne  toucha  pas  aux  temples  ; 
mais,  en  382,  il  en  confisqua  les  immeubles.  Parmi 
ces  biens  confisqués,  parait  avoir  été  le  domaine  de 
la  confrérie  des  Arvales,  près  de  Rome,  qui  fut  donné 
à  l'Eglise,  déjà  propriétaire,  en  ce  lieu,  d'une  cata- 
combe  :  les  édifices  qui  couvraient  le  domaine  arva- 
lique  furent  conservés,  et  des  dessins  exécutés  douze 
cents  ans  après  Gratien  les  montrent  encore  intacts 
(de  Rossi,  lioma  sotterranea ,  t.  III,  p.  689-697  ;  C.  db 
LA  Beiic.e,  art.  Arvales,  dans  le  Dictionnaire  des 
Antiquités,  l.l,  p.  45o).  En  SgS,  le  païen  Symmaque, 
préfet  de  Rome,  fut  chargé  par  un  rescrit  impérial 
de  faire  le  procès  des  fanatiques  ou  des  malfaiteurs 
qui  dégraderaient  les  murailles  des  temples  (de 
Rossi,  /.  c,  p.  694). 

Sous  Tiiéodose  même,  qui  abolit  définitivement  le 
paganisme,  les  temples  restèrent  debout.  En  Egypte 

30 


931 


MONUMENTS  ANTIQUES  (DESTRUCTION  DES) 


932 


seulement,  après  l'émeute  suscitée  par  les  païens 
retranchés  dans  leSérapeion  d'Alexandrie,  ce  magni- 
fique sanctuaire  l'ut  démoli,  et  avec  lui  périrent 
d'autres  temples  de  la  province  ;  cependant,  au 
viî"  siècle,  le  Tycheon,  ou  temple  de  la  Fortune, 
existait  encore  à  Alexandrie,  avec  les  statues  qui 
le  décoraient  (ïuÉoi'iiYLACTE,  cité  par  Lumbroso, 
l.'Esitto  ul  tempo  ilei  Greci  e  dei  Romani,  p.  i34). 
La  seule  mesure  officielle  dont  les  temples  aient  été 
l'objet  dans  le  reste  de  l'empire,  l'ut  l'ordre,  tant  de 
fois  déjà  donné  et  transgressé,  de  les  lermcr  délini- 
tivement(Co</e  Théndosien,  XVI,  x,  lo,  1 1).  Toutporte 
à  croire  que,  sous  la  forte  main  de  Tliéodose,  il  fut 
cette  fois  exécuté,  i  Marnas  pleure  enfermé  dans  son 
templedeGaza  »,  écrit  saint  Jérôme  (fy;.  cvii).  Cepen- 
dant celte  fermeture  même  souffrit  des  exceptions, 
autorisées  par  l'empereur.  Ainsi,  le  principal  temple 
d'Edesse,  remarquable  par  la  beauté  de  son  architec- 
ture comme  par  ses  vastes  proportions,  était  devenu 
le  lieu  de  réunion  des  lial)ilants,  une  sorte  de  musée 
et  de  promenoir  public  :  Théodose,  sur  la  demande 
du  préfet  de  l'Osrhoène,  en  autorisa  la  réouverture  ; 
les  statues  qui  le  décorent  seront  conservées,  dit-il, 
à  cause  de  leur  valeur  artistique,  non  comme  objet 
de  culte  (Code  Théodosieii,  XVI,  x,  8). 

S'il  y  eut  (en  dehors  de  l'Egypte)  des  temples  ren- 
versés sous  "Théodose,  ce  fut  sans  son  aveu,  par  le 
zèle  des  particuliers  :  révèi|ue  d'.A.pamée,  saint  Mar- 
cel, se  crut  obligé  de  détruire  les  temples  de  sa  ville 
et  de  la  campagne  environnante,  en  i)ui  il  voyait  le 
principal  obstacle  à  la  conversion  des  habitants,  et 
fut  pour  ce  fait  égorgé  par  les  païens  (Sozo.mknk, 
//.£.,  VII,  xvi).  Même  après  la  révolte  de  l'usurpateur 
Eugène,  fomentée  par  le  parti  païen,  aucune  repré- 
saille  ne  fut  exercée  svir  les  anciens  sanctuaires.  Les 
fils  de  Théodose,  Honorius  et  Arcadios,  mirent  de 
nouveau  les  temples  sous  la  protection  des  lois. 
«  Plus  de  sacrifices,  écrit  Honorius,  mais  que  les  mo- 
numents soient  respectés.  »  {Code  Tkéodosien,  XVI, 
X,  i5.)  «  Que  personne  n'essaie  de  renverser  les  tem- 
ples, désormais  vides  de  toute  superstition.  Nous 
ordonnons  que  ces  édilices  demeurent  intacts,  u 
(Ibid.,  i8.)  Ces  deux  lois  sont  de  3gy.  La  fermeture 
des  temples,  la  conservation  de  leurs  œuvres  d'art, 
c'était  la  réalisation  du  vœu  prophétique  mis  par  un 
poète  contemporain  de  Théodose  dans  la  bouche  du 
martyr  saint  Laurent  :  «  Je  vois  dans  l'avenir  un 
prince  serviteur  de  Dieu  :  il  ne  permettra  pas  que 
Rome  soit  souillée  de  l'ordure  des  sacrifices;  il  fer- 
mera les  portes  des  temples,  il  en  clora  les  battants 
d'ivoire,  il  en  condamnera  les  seuils  impurs,  il  en 
tirera  les  verrous  d'airain.  Alors  les  marbres  res- 
plendiront, purs  de  tout  sang  versé  ;  alors  les  statues 
de  bronze,  adorées  aujourd'hui,  resteront  debout, 
désormais  innocentes.  »  (Prudence,  Péri  Stephiinon, 
II,  4^3-484.)  Il  sullit  de  lire  les  descriptions  de  Rome 
parles  poètes  païens  du  commencement  du  V  siècle, 
Claudien  (fle  VI  consulalu  Honorii,  35-5i),  Rutilius 
Namatianos  {Itinerarinm,  I,  gS),  ou  les  statistiques 
dressées  par  les  topographes  de  ce  temps  (Jordan, 
Topographie  der  Stadl  Rom  im  Altertham,  1.  II, 
p.  54  1-5^4),  pour  reconnaître  qu'après  Théodose  tous 
les  temples  et  toutes  les  statues  étaient  encore  de- 
bout dans  la  capitale  de  l'Empire. 

Cependant,  si  les  monuments  païens  des  villes 
furent  ainsi  respectés,  les  sanctuaires  idolàtriques 
des  campagnes, qui  n'avaient  pour  la  plupart  aucun 
droil  au  titre  de  monuments,  n'obtinrent  point  les 
mêmes  égards.  Il  sulfil  de  rappeler  ici  les  destruc- 
tions qui  accompagnèrent  l'apostolat  de  saint  Mar- 
tin et  descs  disciples  dans  les  campagnes  du  centre  de 
la  Gaule,  encore  couvertes  des  ténèbres  les  plus 
épaisses.   Les   dieux  vaincus  s'y  étaient  réfugiés  et 


avec  leur  culte  y  régnaient  en  maîtresses  la  supersti- 
tion et  les  mauvaises  mœurs.  Paysan,  paganus  était 
devenu  le  synonyme  d'idolâtre.  La  destruction  des 
rustiques  chapelles  des  idoles  par  les  missionnaires 
du  iv«  et  du  V'  siècle  fut  un  service  rendu  à  la  civili- 
sation. L'art,  généralement,  n'y  perdit  rien.  On  en 
jugera  par  la  description  d'un  sanctuaire  de  cam- 
pagne, dans  un  pays  cependant  plus  ouvert  que  nos 
contrées  d'Occident  aux  iniluences  helléniques  : 
«  C'est  un  parallélogramme  de  quinze  pas  de  long 
sur  dix  de  large,  construit  sur  un  tertre  peu  élevé, 
au  milieu  des  arbres.  Le  pourtour  est  formé  par 
des  pierres  d'un  mèlre  et  demi  de  long  et  de  cin- 
quante centimètres  de  haut.  Cette  chapelle  était  seu- 
lement une  enceinte  qui  ne  parait  pas  jamais  avoir 
été  couverte.  La  table  qui  porte  l'inscription  occupait 
une  des  extrémités.  On  ne  trouve  aucun  vestige 
d'ornement  d'aucune  sorte  ;  le  sol  était  pavé  de  bri- 
ques. Ces  ruines  permettent  de  se  figurer  ce  qu'était 
un  sanctuaire  rustique  dans  les  campagnes  de  la 
Thrace  gréco-romaine.  »  (Albert  Ddmont,  dans  les 
Archives  des  missions  scientifiques,  1876,  p.  184.) 
Aussi  comprend-on  aisément  les  termes  d'une  péti- 
tion adressée  aux  empereurs,  en  Sgg,  par  le  concile 
de  Carthage:  «  Ordonnez  de  renverser  tous  les  tem- 
ples qui,  étant  situés  dans  les  lieux  écartés  ou  dans 
les  champs,  ne  contribuent  pas  à  l'ornement  public.  » 
(Haroouin,  Concilia,  t.  I,  p.  898.)  La  même  pensée 
inspira  la  loi  rendue,  cette  année  même,,  par  Arca- 
nius  et  Honorius  :  <i  Que  les  temples  des  campagnes 
soient  détruits,  mais  que  cela  se  fasse  sans  combat 
et  sans  tumulte.  Quand  ils  auront  été  ruinés  de  fond 
en  comble,  la  superstition  n'aura  plus  d'aliments.  » 
(Code  Théodosien,  XVI,  x,  16.)  Le  protestant  Jacques 
GoDEFROY,  savant  commentateur  du  Code  Théodo- 
sien au  xvii^  siècle,  a  écrit  cette  i>hrase.  qui  résume 
tout  ce  que  nous  venons  de  dire  :  «  On  dut  songer  à 
démolir  les  temi)lcs  situés  hors  des  murs;  mais, 
pour  les  temples  situés  dans  l'enceinte  des  villes,  la 
question  ne  se  posa  pas  :  car  en  eux  résidait  la 
principale  beauté  de  celles-ci.  »  (T.  V,  p.  203,  de  son 
édition  du  Code  Théodosien.) 

A  quels  usages,  cependant,  furent  destinés  ces  édi- 
fices, après  avoir  été  purifiés  du  culte  des  idoles  ? 
Nous  avons  dit  qu'il  y  en  eut  de  rouverts,  parce  que 
les  objets  d'art  dont  ils  étaient  remplis  en  avaient 
fait  de  véritables  musées.  D'autres  furent  transformés 
en  églises,  comme  l'Augusteumd'Ancyre,  le  temple  de 
Jupiter  à  Dodone,  le  Tycheon  d'Antioclie,  le  Thé- 
seion,  l'Erechtheion  et  le  Parthénon  d'Athènes,  le 
temple  d'Isis  à  Philé,  plusieurs  temples  de  Sicile, 
enfin  le  Panthéon  de  Rome  (voir  P.  Allard,  L'art 
païen  sous  les  empereurs  chrétiens,  ch.  xi).  Les  tem- 
ples transformés  en  églises  furent  cependant,  à  Rome, 
beaucoup  moins  nombreux  qu'on  ne  l'a  cru  souvent  ; 
non  par  aucun  scrupule  religieux,  mais  par  les 
difficultés  d'appropriation  que  présentèrent  souvent 
des  édifices  construits  en  vue  d'un  culte  tout  diOe- 
rent  (voir  Duchbsne,  iVotes  sur  la  topographie  de 
Rome  au  Moyen  Age,  II,  p.  4  0-  J^"  province,  certains 
temples  reçurent  une  destination  civile,  et  furent 
affectés  à  des  services  administratifs  :  des  lois  de 
4  12  et  429  ordonnent  de  verser  au  Capitole  de  Car- 
thage les  contributions  de  l'Afrique  (Code  Théodo- 
sien, XI,  I,  32-34). 

On  voit  combien  il  serait  injuste  d'imputer  la  ruine 
des  monuments  antiques  soit  aux  empereurs,  qui 
firent  tant  pour  les  protéger,  soit  à  l'Eglise  qui,  dans 
un  de  ses  conciles,  refusait  le  titre  de  martyr  au  chré- 
tien tué  pour  avoir  renversé  une  idole  (conc.  d'Elvirc, 
can.  60).  Beaucoup  d'édifices  païens  furent  détruits 
par  les  Barbares  :  en  Orient,  lors  des  invasions  mu- 
sulmanes; en  Afrique,  par  les  Vandales  d'abord,  les 


933 


MORISQUES  (EXPULSION  DES) 


934 


Musulmans  ensuite;  en  Europe,  par  les  envahisseurs 
de  race  geriuanique  ou  slave  qui  la  ravagèrent  à  tant 
de  reprises.  Dès  le  milieu  du  m"  siècle,  les  Alenians 
ont  anéanti  par  le  feu  le  plus  bel  édifice  des  Gaules, 
le  temple  élevé  par  les  Arvernes  à  Mercure  Duniias 
surlel'iiy-de-Dùme(GRKr.oiHisDii  Touns,  Uisl.  Franc, 

1,  xxx). 

On  se  figure  le  sort  des  monuments  de  Rome  en  se 
rappelant  que,  do  l'an  4io  à  la  lin  du  vi"  siècle,  la 
mallieureuse  capitale  fut  six  fois  prise  par  les  Bar- 
liares  et  reprise  par  les  soldats  de  l'empire.  En  455, 
ses  temples  et  ses  églises  sont  indifïéremmeiit  dé- 
vastés par  les  Vandales,  durant  quatorze  jours  et 
((uatorze  nuits.  En  538,  les  soldats  qui  défendent  con- 
tre les  Gotlis  le  mausolée  d'Hadrien  transformé  en 
forteresse  sont  obligés,  pour  se  défendre,  de  jeter  sur 
les  assiégeants  du  haut  des  murs  les  admirables 
statues  qui  le  décoraient.  Des  ravages  exerces  i)ar  les 
Gotlis  aux  environs  de  Tibur  en  546,  date  la  déca- 
dence d'un  autre  monument  du  même  empereur,  la 
villa  d'iladrien  :  «  A  partir  de  ce  moment,  la  ruine 
commença  pour  elle;  ses  grandes  salles  s'elîon- 
drèrent.  u  (Hoissier,  Promenades  archéulogiijues, 
p.  i8i.)  En  452,  le  Nord  de  la  péninsule  italienne 
avait  été  parcouru  par  les  Huns  d'Attila  ;  Altinum, 
Padoue,  Aquilée,  JuUa  Concordia,  étaient  réduites 
en  cendres;  le  cimetière  chrétien,  qui  servit  ensuite 
à  la  sépulture  des  rares  habitants  demeurés  sur  le 
territoire  de  cette  dernière  ville  après  sa  ruine,  est 
rempli  de  tombeaux  construits  avec  des  fragments 
d'architraves,  d'autels,  de  statues,  de  monuments 
de  toute  sorte  renversés  par  le  passage  du  Fléau  de 
V)ien{HiiUettin<)  di  archeologia  cristiana,  i8';4,p.  '33- 
i44)-  La  peur  des  Barbares  amène  d'autres  destruc- 
lions  :  menacées  par  eux,  les  villes  ouvertes  sont 
obligées  de  s'enfermer;  pour  construire  à  la  hâte 
leurs  remparts,  elles  font  main  basse  sur  d'anciens 
édifices  :  en  Gaule,  en  Italie,  en  Mésie,  en  Asie  Mi- 
neure, on  trouve  encastrés  dans  les  murailles  des 
villes,  dès  le  m"  siècle,  des  tronçons  de  colonnes,  des 
fragments  de  corniches,  des  dalles  tumulaires,  des 
marbres  ornés  d'inscriptions  (Pekhot,  De  Galatia 
jirovincia  romana,  p.  i65;  DuRUV,  Histoire  des  lio- 
mtiins,  t.  VI,  387-444). 

Un  exemple  saisissant  fera  comprendre  et  l'avidité 
des  Barbares  et  le  sort  des  villes  qui  avaient  le 
malheur  de  se  trouver  sur  leur  route.  A  partir  de  l'in- 
vasion de  Genséric,  en  l^bô,  la  grande  cité  commer- 
ciale d'Oslie,  à  l'embouchure  du  Tibre,  est  le  che- 
min naturel  de  tous  les  hardis  pirates  que  tentent 
les  richesses  accumulées  aux  environs  de  Rome.  Sac- 
cagée à  plusieurs  reprises,  les  habitants  Unissent  par 
l'abandonner.  «  Les  pillards  entraient  dans  les  mai- 
sons désertes  et  se  chargeaient  en  toute  hâte  de  ce 
qui  leur  semblait  précieux  et  pouvait  s'emporter  ai- 
sément. Quelquefois  ils  violaient  lessépultures  quand 
ils  esprraient  y  faire  un  riche  butin.  Sur  la  voie  qui 
menait  de  Rome  à  Ostie,  la  large  dalle  qui  recouvrait 
une  des  plus  belles  tombes  a  été  brutalement  sou- 
levée par  un  levier  et  jetée  au  milieu  de  la  route,  où 
on  l'a  retrouvée.  Les  temples  surtout  les  attiraient. 
Dans  celui  de  Cybèle,  on  voit,  le  long  des  murs,  des 
revêtements  de  marbre  en  éclats  et  des  crampons  de 
fer  tordus.  Au  dessous,  des  iuscri|)lions  nous  ap- 
prennent (pie  d'opulents  dévots  avaient  consacré,  en 
cetendroit,  des  statues  en  argent  qui  représentaient 
des  empereurs  ou  des  dieux.  Les  inscriptions  y  sont 
encore,  mais  les  statues  ont  disparu,  et  ce  fer  tordu 
ainsi  que  ce  marbre  brisé  nous  indiquent  avec  quelle 
brusquerie  et  quelle  violence  l'opération  s'est  accom- 
plie. Mais  si  Ion  prenait  les  statues  d'argent,  on 
laissait  celles  de  marbre,  dont  on  ne  soupçonnait  pas 
lu  valeur,  et  qui  auraient  été  trop  embarrassantes.  On 


ne  pouvait  pas  non  plus  emporter  les  maisons.  Voilà 
comment,  malgré  tant  de  ravages,  il  subsiste  encore 
tant  de  débris  de  la  vieille  Ostie.  Quand  il  n'y  resta 
rien  de  ce  qui  pouvait  tenter  les  pillards,  ils  n'y  re- 
vinrent plus,  et  laissèrent  la  ville  périr  de  vieillesse. 
Peu  à  peu  les  murailles  se  sont  clfondrées,  les  co- 
lonnes de  brique  et  de  pierre  sont  tombées  l'une  sur 
l'autre,  s'écrasant  mutuellement  dans  leur  chute; 
puis,  avec  le  temps,  une  couche  de  terre  a  tout  re- 
couvert et  l'herbe  a  poussé  sur  les  ruines.  »  (Bois- 
siEU,  Promenades   archéologiques,  p.  zïji-^S^.) 

Les  Barbares  sont  donc  les  princi|)aux  auteurs  de 
la  destruction  des  monuments  antiques;  mais  des 
causes  secondaires  la  continuèrent  après  eux.  Quand 
la  tempête  des  invasions  eut  cessé,  les  ressources 
matérielles  manquaient  pour  entretenir  ou  réparer 
des  édilices  dont  l'usage  ne  répondait  plus  aux  be- 
soins d  un  monde  renouvelé  :  on  les  laissa  s'écrouler 
peu  à  peu,  trop  souvent  on  leur  emprunta  des  maté- 
riaux pour  d'autres  constructions.  Les  hommes  du 
moyen  âge,  excusables  de  ne  plus  comprendre  toute 
la  beauté  des  œuvres  classiques,  n'ont  pas  été  seuls 
à  agir  de  la  sorte  :  ceux  de  la  Renaissance,  artistes, 
humanistes,  érudits,  ont  causé  peut-être  plus  de  dé- 
gâts encore.  Ce  sont  eux  qui,  soit  pour  chercher  des 
statues,  des  mosaïques,  des  peintures,  soit  pour  éle- 
ver des  monuments  nouveaux,  achevèrent  <le  démo- 
lir les  édifices  antiques.  Beaucoup  de  ces  édilices,  qui 
avaient  traversé  intact  le  moyen  âge,  périrent  à 
l'aurore  des  temps  modernes.  De  là,  le  dicton  cé- 
lèbre :  Qiiod  non  fecerunl  Barbari,  fecerunt  Barbe- 
riiii.  Les  papes  eux-mêmes  se  laissèrent  entraîner 
par  l'esprit  de  l'époque.  La  nouvelle  Rome  s'éleva  en 
partie  aux  dépens  de  l'ancienne. 

En  résumé,  la  ruine  des  monuments  de  l'antiquité 
doit  être  attribuée  aux  Barbares,  à  l'action  naturelle 
du  temps,  à  l'ignorance  ou  à  l'incurie  des  hommes 
du  moyen  âge,  à  l'indiscrète  émulation  de  ceux  de 
la  Renaissance  :  Constantin  et  ses  successeurs, 
l'Eglise  chrétienne  du  iv"  et  du  v"  siècle,  n'y  eurent 
presque  aucune  part. 

Paul  Allard. 

MORISQUES  (Expulsion  des).  —  On  dési- 
gnait, en  Espagne,  sous  le  nom  de  Morisques,  les 
Maures  fpii  avaient  accepté  la  domination  des  rois 
chrétiens  et  obtenu  d'abord  le  libre  exercice  de 
leur  culte.  Cette  appellation  est  postérieure  à  la 
conquête  du  royaume  de  Grenade  et  remplaça  celle 
de  Mudéjares  qu'on  donnait  jusque-là  aux  Maures 
soumis  de  Castille  et  d'Aragon;  c'est  un  diminutif, 
à  sens  plutôt  méprisant,  du  mot  espagnol  More, 
Maure.  En  i6og,  ces  Morisques  furent  expulsés  en 
masse  en  vertu  d'un  décret  de  Philippe  lU,  et  l'on 
n'a  pas  manqué  de  faire  valoir  contre  le  catholicisme 
le  fanatisme  et  la  cruauté  que  les  Espagnols  auraient 
montrés  en  cette  circonstance.  Nous  allons  exami- 
ner cette  objection. 

I.  Histoire  des  Morisques:  IL  Causes  du  décret 
d'expulsion  :  III.  Conséquences  de  l'expulsion. 

I.  Histoire  des  Morisques.  —  A  partir  de  la 
capitulation  de  Sena  (io38),  l'usage  s'était  établi  de 
permettre  aux  Maures  de  rester  dans  les  territoires 
conquis  par  les  chrétiens  et  d'y  pratiquer  librement 
leur  religion.  Celte  tolérance  pouvait  constituer  en 
bien  des  cas  un  danger  public,  ainsi  que  les  révoltes 
des  vassaux  maures  le  démontrèrent  à  plusieurs 
reprises  (Fernandez  Gonzalez,  Estado  social  y  poli- 
tico  de  los  Madejares  de  Castilla,  Madrid,  i866, 
chap.  V,  VII  et  via).  En  1266,  le  pape  Clément  IV 
conseilla  au  roi  d'Aragon  Jayme  le  Conquérant  de 
profiter  de   la     révolte   des   Mudéjares   de    Valence 


935 


MORISQUES  (EXPULSION  DES) 


936 


pour  les  expulser;  le  roi,  en  effet,  les  chassa  de  ses 
domaines,  mais  les  seigneurs  ne  consentirent  pas  à 
se  priver  de  leurs  services  (Gaspar  Escolano,  De- 
cada  de  la  historia  de  la  insigne  y  coronada  ciudad 
yreynode  Valencia,  i(>i\,  eo\.  i4o4-i426). 

La  capitulation  de  Grenade  (26  novembre  i49') 
ne  différait  pas  des  autres  Cartas  pueblas  —  c'est  le 
nom  qu'on  donnait  aux  chartes  concédées  à  des 
communautés  maures  —  et  stipulait  en  faveur  des 
vaincus  une  large  autonomie  religieuse  et  civile. 
Dès  l'année  suivante,  les  Maures  se  soulevèrent  une 
première  ibis  ;  les  rois  catholiques  les  obligèrent  à 
se  concentrer  dans  les  deux  faubourgs  de  Grenade, 
Antequerula  au  sud  et  l'Albaycin  au  nord.  Le  nou- 
vel archevêque  Hernando  de  Talavera  se  mit  à  tra- 
vailler avec  un  zèle  discret  à  la  conversion  de  la 
population  musulmane,  et  ses  premiers  succès 
furent  merveilleux.  Toutefois  il  faut  l'avouer,  ces 
succès  ne  dépassaient  guère  l'enceinte  de  Grenade  ; 
les  monts  Alpujarras  étaient  infestés  de  bandes  de 
brigands  maures,  que  des  pirates  africains  venaient 
souvent  renforcer  et  qui  poussaient  leurs  incursions 
jusqu'au  cœur  même  de  la  ville.  La  pacilication  du 
royaume  de  Grenade  devint  une  question  à  l'ordre 
du  jour,  et  deux  partis  se  formèrent  dans  les  con- 
seils des  rois  catholiques  :  le  parti  de  la  temporisa- 
tion, qui  voulait  tout  attendre  du  temps  et  de  la 
douceur,  et  le  parti  de  l'action,  qui  réclamait  l'aboli- 
tion du  traité  de  capitulation. 

A  la  tête  du  premier  s  était  placé  Thomas  de 
Torquemada,  grand  inquisiteur  de  Castille  et 
d'Aragon.  L'autorité  de  ce  personnage  lit  d'abord 
pencher  la  balance  en  faveur  des  moyens  paciliques 
(Mabmol  Carvajal,  Historia  de  la  rehelion  y  cas- 
tigo  de  los  Moriscos  de  Granada,  2=  édit.,  Madrid, 
'■797'  t.  I,  p-  1  >  >  ;  —  Jayme  Blkda,  Coronica  de  los 
Moros  de  Espaiia,  Valence,  1618,  p.  64o).  Toutefois 
les  rois  résolurent  d'adjoindre  à  l'archevêque  de 
Grenade  le  cardinal  Ximénès,  archevêque  de  'Tolède, 
pour  activer  l'œuvre  de  la  conversion  des  Morisques. 
Ane  considérer  que  les  qualités  éminentes  du  cardi- 
nal, le  choix  semblait  heureux;  en  réalité,  il  réduisit 
à  néant  tous  les  efforts,  toutes  les  espérances  du 
parti  de  la  temporisation. 

El  cela  exaltado  y  la  férrea  condicion  de  Jimenes 
de  Cisneros  airopellaron  las  cosas,  écrit  l'historien 
catholique  Menendez  Pblayo  {Historia  de  los  hété- 
rodoxes espanoles,  t.  II,  p.  628),  et  ce  jugement  con- 
corde parfaitement  avec  celui  que  porte  Vicente  de 
La  Fue.nte  :  u  Les  moyens  dont  Ximénès  se  servit  ne 
furent  pas  ceux  que  la  religion  recommande  le  plus, 
et  ne  contribuent  pas  beaucoup  à  la  gloire  du  célè- 
bre franciscain.  »  (Historia  eclesiastica  de  Espana, 
2'  édit.,  t.  V,  p.  391.)  —  Une  émeute  furieuse  se  dé- 
chaîna dans  les  rues  de  Grenade;  les  montagnards 
des  Alpujarras  se  révoltèrent,  et,  comme  l'insurrec- 
tion est  contagieuse,  le  mouvement  se  propagea  à 
travers  l'Andalousie  dans  plusieurs  centres  de 
population  maure.  Naturellement  l'insurrection  fut 
étouffée,  non  sans  effusion  de  sang  ni  sans  crimes 
commis  de  part  et  d'autre.  Les  Maures  durent  rece- 
voir le  baptême  ou  émigrer  en  Afrique,  et  enlin,  au 
mois  de  septembre  i5oo,  les  capitulations  de  Gre- 
nade furent  délinitivement  abolies  et  remplacées  par 
le  système  administratif  en  vigueur  dans  les  villes 
de  Castille. 

Toutefois  les  rois  n'avaient  pas  touché  aux  privi- 
lèges des  groupes  maures  andalous  qui  ne  s'étaient 
point  soulevés.  Ces  pauvres  gens,  dont  la  seule 
chance  eût  été  de  se  faire  oublier,  voulurent  secouer 
le  joug;  en  i5oi,  les  montagnards  de  Ronda  et 
de  Villaluenga  se  révoltèrent  et  écrasèrent  un  corps 
de  troupes  espagnoles  envoyé  contre  eux.  Ce  succès 


sans  lendemain  leur  coûta  cher,  car  Ferdinand  les 
mit  en  demeure  de  recevoir  le  baptême  ou  de  se 
retirer  en  Afrique  en  payant  dix  ducats  par  tête  de 
chef  de  famille. 

Ainsi,  peu  à  peu,  par  toute  une  série  de  révoltes 
sanglantes,  les  Maures  d'Andalousie  avaient  com- 
promis et  perdu  leur  cause.  Ces  précédents  étaient 
pleins  de  périls  pour  les  groupes  mudéjares  qui  sub- 
sistaient en  Castille  et  en  Aragon,  et  ces  malheu- 
reux s'en  aperçurent,  lorsque  la  reine  Isabelle,  par 
la  pragmatique  du  12  février  i5o2,  ordonna  aux 
Mudéjares  de  Castille  de  choisir  entre  le  baptême 
ou  l'expulsion  ;  encore  l'expulsion  était-elle  aggra- 
vée par  des  mesures  exceptionnelles  :  défense  d'em- 
porter de  l'or  ou  de  l'argent,  de  se  retirer  dans  les 
Etats  barbaresques  ou  en  Turquie,  mais  seulement 
dans  les  domaines  du  Soudan  d'Egypte,  ordre  de 
s'embarquer  dans  les  ports  de  la  seigneurie  de  Bis- 
caye, de  sorte  que  la  sortie  d'Espagne  était  rendue 
moralement  impossible  aux  Mudéjares  de  Castille 
(Novisima  Becopilacion  de  las  leyes  de  Espana,  Ma- 
drid,   i8o5,  t.  V,  lib.  xn,  til.  11,  ley  3). 

En  i5ig,  les  artisans  de  Valence  baptisèrent  de 
force,  le  couteau  sur  la  gorge,  les  Morisques  de  l'an- 
cien royaume  que  leurs  seigneurs  avaient  appelés 
aux  armes  pour  se  défendre  contre  une  insurrection 
de  caractère  démagogique.  Les  légistes  de  Charles- 
Quint  commirent  l'iniquité  de  considérer  ce  baptême 
comme  valide.  Toutefois,  en  face  de  la  résistance 
passive  que  les  prétendus  convertis  opposaient  aux 
prédicateurs,  Charles-Quint  résolut  de  les  expul- 
ser, puis  il  se  laissa  toucher  par  leurs  prières  et 
consentit  à  les  garder,  à  condition  toutefois  qu'ils 
embrasseraient  le  catholicisme,  et  la  même  alter- 
native fut  imposée  aux  mudéjares  d'Aragon  et  de 
Catalogne  qui  n'étaient  pour  rien  dans  les  affaires 
de  Valence. 

Charles-Quint  avait  donc  réalisé  le  plan  de  Ferdi- 
nand et  d'Isabelle,  et  l'unité  catholique  régnait  en 
apparence  dans  le  pays  autrefois  possédé  par  les 
Maures.  Cette  situation  se  maintint  jusqu'en  i5C8; 
au  fond,  les  Morisques  n'avaient  pas  cessé  d'être  mu- 
sulmans, mais  l'Inquisition  ne  les  poursuivait  guère, 
et  le  pouvoir  civil  les  laissait  en  paix.  Toutefois,  la 
chancellerie  de  Grenade  ayant  obtenu  de  Philippe  II 
une  pragmatique  qui  prohibait  l'usage  de  la  langue 
arabe,  du  costume  et  des  habitudes  propres  aux 
Morisques,  une  révolte  terrible  éclata  dans  les  Al- 
pujarras, et  la  répression  ne  fut  guère  moins  atroce 
que  les  excès  des  rebelles.  Beaucoup  de  fugitifs  se 
sauvèrent  en  Afrique,  d'autres  se  cachèrent  dans 
les  montagnes  du  royaume  de  Valence,  d'autres 
enlin,  par  ordre  du  gouvernement,  furent  transpor- 
tés en  Castille.  Il  était  difficile  d'imaginer  pire  solu- 
tion ;  ces  vaincus  exaspérés  se  livrèrent  à  toutes 
sortes  de  crimes,  vols,  sacrilèges,  assassinats,  com- 
plots contre  la  sécurité  du  pays.  Désormais  les  Mo- 
risques étaient  irréconciliables;  un  jour  ou  l'autre, 
l'expulsion  devait  s'imposer  comme  mesure  de  salut 
public.  Ce  fut  le  duc  de  Lerme  qui  rédigea  rédit,~et 
Philippe  III  le  signa  (1609).  Le  texte  de  cet  édit  se 
trouve  dans  un  ouvrage  fort  répandu  :  Le  protestan- 
tisme comparé  au  catholicisme,  de  Balmès,  t.  II, 
p.  4oo  et  s. 

II.  Motifs  de  l'édit  d'expulsion.  —  Le  véritable 
motif  de  l'édit  fut  la  crainte  qu'inspirait  une  alliance 
des  Maures  avec  les  puissances  mahométanes.  Au 
xvi=  siècle,  la  domination  sur  la  Méditerranée  était 
âprement  disputée  entre  chrétiens  et  musulmans; 
toute  l'Afrique  du  Nord,  Egypte,  Tripolitaine,  Al- 
gérie, Tunisie,  Maroc,  était  aux  mains  de  peuples 
d'origine  arabe  ou  maure,  encore  pleins  d'énergie  et 


937 


MORISQUES  (EXPULSION  DES) 


938 


de  fanatisme,  qui  désolaient  par  leurs  pirateries  les 
plus  belles  contrées  de  l'Europe  méridionale.  Depuis 
la  chute  de  Constantinople,  l'empire  ottoman  était 
devenu  une  puissance  maritime  redoutable  ;  au  mo- 
ment raomc  où  les  montagnards  des  Alpujarras  se 
soulevaient,  Philippe  II  préparait  la  cainpat,'ne  qui 
se  termina  en  lôyi  à  Lépante  par  la  victoire  des  flot- 
tes chrétiennes  alliées. 

Les  pirates  des  Etats  barbaresques  ne  se  privaient 
pas  de  faire  des  descentes  sur  les  côtes  d'Andalousie 
et  de  Valence,  et  ils  trouvaient  dans  leurs  frères 
d'Espagne  des  compagnons  pour  les  renseigner  sur 
le  coup  à  faire,  des  guides  pour  les  conduire  dans 
des  lieux  qu'ils  connaissaient  mal;  la  razzia  accom- 
plie, les  pirates  se  rembarquaient  avec  les  produits 
du  vol  et  les  esclaves  chrétiens  capturés,  pendant 
que  les  Morisques  rentraient  tranquillement  chez 
eux  ou  parlaient  avec  les  pirates  s'ils  ne  se  sentaient 
plus  en  sécurité.  Ceci  n'est  pas  un  tableau  d'imagi- 
nation, c'est  une  peinture  fidèle  de  la  situation,  telle 
que  la  représentent  Escolano  (Oecarfa,  etc.,  001.1760, 
1766),  les  lettres  de  saint  Thomas  de  Villeneuve  à 
Philippe  II  et  autres  documents  de  l'époque.  Ce  qui 
décida  le  duc  de  Lerme  à  rédiger  l'édit,  ce  fut  la  dé- 
couverte d'intrigues  secrètes  des  Morisques  auprès 
des  Etats  barbaresques  pour  obtenir  leur  concours 
en  cas  de  révolte. 

Les  rois  d'Espagne  avaient  cru  que,  pour  mettre 
fin  à  un  étal  de  choses  aussi  dangereux,  il  était  né- 
cessaire que  les  Morisques  entrassent  dans  la  société 
chrétienne,  et,  sans  espérer  beaucoup  de  la  première 
génération  baptisée,  ils  avaient  pensé  que  ses  des- 
cendants seraient  sincèrement  catholiques.  C'est 
pourquoi  ils  ne  reculèrent  pas  devant  l'emploi  des 
moyens  de  coercition.  Il  y  avait  des  précédents  his- 
toriques :  Charlemagne  s'en  était  servi  contre  les 
Saxons,  Stefner  et  Tliankbrand  contre  les  Islandais 
païens,  Olaf  Tryggvason,  roi  de  Norvège,  contre 
ceux  de  ses  sujets  qui  s'opposaient  à  l'introduction 
du  christianisme,  et  quoi  qu'on  doive  penser  de  ces 
violences,  il  faut  convenir  que  les  résultats  avaient 
été  heureux.  En  Espagne,  au  contraire,  ils  furent 
détestables,  parce  que  les  rois  chrétiens  avaient  en 
face  d'eux  une  race  sémitisée,  complètement  diffé- 
rente de  la  nation  espagnole  et,  comme  tous  les 
peuples  musulmans,  à  peu  près  irréductible;  l'apos- 
tolat conquérant,  qui  avait  triomphé  dans  quelques 
branches  de  la  race  germanique  et  Scandinave,  de- 
vait fatalement  échouer  contre  la  résistance  des 
Morisques. 

Peut-être,  cependant,  serait-on  venu  à  bout  non 
de  la  première  génération,  mais  des  suivantes,  sans 
l'aliment  que  la  présence  des  escadres  liarbaresques 
el  les  descentes  des  pirates  fournirent  au  fanatisme 
religieux  et  politique  des  anciens  maîtres  du  sol. 
D'autre  part,  les  vieux  chrétiens  refusaient  de 
s'unir  aux  nouveaux  par  des  alliances,  de  crainte  de 
souiller  dans  leurs  enfants  la  pureté  du  sang  espa- 
gnol, de  sorte  que  les  villages  morisques,  en  dépit 
de  leur  prétendue  conversion,  demeuraient  à  l'état 
de  communautés  fermées. 

Certes,  il  eût  été  désirable  que  les  Espagnols  tolé- 
rassent les  anciens  conquérants  du  sol,  comme  les 
Russes  tolèrent  encore  aujourd'hui  les  descendants 
des  Tartares  et  leur  laissent  le  libre  exercice  de 
leur  culte.  Toutefois,  on  peut  se  demander  si  les  Es- 
pagnols du  xvi«  siècle  étaient  disposés  à  faire  ou 
même  à  comprendre  ce  sacrifice.  Depuis  la  prise  de 
Grenade  et  l'établissement  de  l'Inquisition,  la  mar- 
che, autrefois  si  lente,  vers  l'unité  nationale  s'opé- 
rait à  une  allure  accélérée,  et  le  catholicisme  avait  si 
profondément  pénétré  les  idées  et  les  mœurs  que 
l'unité  espagnole  ne  semblait   réalisable   que   dans 


l'unité  catholique.  Comme  la  Castille  et  l'Aragon 
s'étaient  unis  pour  ne  former  qu'un  seul  royaume, 
ainsi  clirétiens  et  Maures  devaient,  aux  yeux  des 
hommes  d'Etat,  se  fondre  en  un  seul  peuple,  et  ce 
peuple  ne  pouvait  être  <iue  catholique, 

La  tolérance  du  culte  mahométan  dans  l'Espagne 
d'alors  faisait  l'efTet  d'un  anachronisme.  C'était 
l'époque  du  développement  complet  de  la  race,  ce 
moment  unique  dans  la  vie  d'une  nation  où  elle 
réalise  tout  ce  qu'on  est  en  droit  d'attendre  d'elle,  et 
par  un  privilège  singulier,  la  plénitude  de  la  foi  et 
le  triomphe  de  la  sainteté  coïncidaient  avec  le  maxi- 
mum de  la  puissance  politique  et  du  génie  artistique 
de  l'Espagne.  La  nation  espagnole  était,  par  ses  mis- 
sionnaires et  ses  soldats,  le  champion  du  catholi- 
cisme dans  les  deux  mondes,  et  la  foi  avait  acquis 
en  elle  un  degré  d'intensité  que  des  croyants  dégé- 
nérés auraient  peine  à  comprendre.  Pendant  l'insur- 
rection de  1670,  des  milliers  de  femmes  et  d'enfants 
espagnols  tombèrent  aux  mains  des  Morisques  révol- 
tés ;  tous  sans  exception  sul)irent  le  martyre,  et  dans 
cette  foule,  qui  pouvait  se  racheter  de  la  mort  en 
reniant  le  Christ,  il  ne  se  rencontra  pas  un  apostat. 

D'autre  part,  il  y  avait  dans  le  tempérament  es- 
pagnol une  énergie  farouche  et  une  absence  de 
sensibilité  qui  aboutissaient  facilement  à  des  actes 
de  cruauté  sauvage  comme  ceux  que  le  bienheureux 
évêque  de  Chiapa,  Barthélémy  de  las  Casas,  a  si 
justement  reprochés  à  ses  compatriotes  à  l'époque 
de  la  conquête  du  Nouveau  Monde,  C'était  sans 
doute  un  elTet,  devenu  héréditaire,  de  la  grande 
guerre  de  huit  siècles  entre  chrétiens  et  musulmans; 
cette  perpétuelle  croisade  avait  endurci  les  cœurs 
et  bronzé  les  tempéraments.  Quelle  qu'en  fût  d'ail- 
leurs l'origine,  cette  disposition  existait,  et  les  Es- 
pagnols n'éprouvaient  pas,  à  l'égard  de  vaincus,  tou- 
jours redoutables,  cette  pitié  que  des  écrivains, 
étrangers  aux  implacables  passions  de  la  race  et  à 
ses  longues  rancunes,  souhaiteraient  qu'ils  eussent 
possédée. 

Quant  au  rôle  de  l'Eglise  d'Espagne  dans  cette 
douloureuse  histoire,  il  a  toujours  été  subordonné 
à  la  volonté  du  chef  de  1  Etat.  L'Inquisition,  qui 
avait  procédé  avec  rigueur  contre  les  judaïsants  et 
les  luthériens,  se  montra  en  général  indulgente  pour 
les  Morisques,  bien  qu'elle  n'ignorât  nullement  leurs 
dispositions  secrètes.  De  nombreux  et  saints  per- 
sonnages, depuis  Hernando  de  Talavera  jusqu'à 
saint  Thomas  de  Villeneuve  et  à  Juan  de  Ribera, 
s'occupèrent  de  leur  conversion  avec  douceur  ut 
sollicitude.  Lorsque  le  grand  Inquisiteur  Bernardo  de 
Sandoval,  frère  du  duc  de  Lerme,  voulut  obtenir  de 
Paul  V  un  bref  autorisant  et  approuvant  rex[)ulsion, 
il  fut  repoussé  avec  perte;  le  pape  entendait  laisser 
au  pouvoir  civil  toute  la  responsabilité  de  cet  acte. 

Clément  VII  avait  délié,  il  est  vrai,  Charles-Quint 
du  serment  que  celui-ci  avait  prêté,  comme  roi 
d'.\ragon,  d'observer  le  fuero  de  Monzon  qui  pro- 
hibait toute  innovation  concernant  les  Morisques 
d'Aragon  et  de  Catalogne;  mais  il  l'avait  fait  à  son 
corps  défendant  et  après  avoir  résisté  aux  sollicita- 
tions du  roi,  défenseur  du  catholicisme  dans  l'empire 
et  maître  de  Naples  en  Italie,  En  cette  circonstance 
comme  en  beaucoup  d'autres,  l'Eglise  servit  d'ins- 
trument à  la  politique  du  gouvernement  espagnol; 
elle  n'en  tira  aucun  profit  et  en  souffrit  plus  qu'on 
ne  saurait  dire.  C'est  l'inconvénient  ordinaire  d'un 
régime  à  prétentions  césariennes  de  réduire  l'Eglise 
au  rôle  de  servante,  tout  en  la  cond)lant  d'hon- 
neurs, 

m.  Conséquences  de  l'ejspulsion.  —  Le  gou- 
vernement   espagnol  paya    cher,    par   la    ruine  de 


939 


MORTARA  (AFFAIRE) 


940 


l'agriciilture  en  liien  des  lieux,  le  décret  d'expulsion 
des  Morisques.  La  noblesse  de  Valence  garda  les 
terres,  mais  perdit  ses  rentes.  Les  Espagnols  ne  tar- 
dèrent pas  à  s'etTrayer  de  leur  solitude,  et  les  Cortès 
de  1617  annoncèrent  la  ruine  prochaine  du  royaume; 
dès  lors,  en  elTet,  la  décadence  avait  commencé. 

Il  est  vrai  que  la  sécurité  intérieure  de  l'Espagne 
fut  assurée  du  coup;  le  brigandage,  qui  alongtemps 
été  l'une  des  plaies  de  ce  pays,  ne  disparut  pas  tout 
entier  avec  les  Morisques;  mais  il  perdit  ses  agents 
les  plus  redoutables  et  en  même  temps  son  carac- 
tère de  conspiration  permanente  avec  l'étranger. 

Nous  ne  connaissons  pas  le  cliiit're  exact  de  la  po- 
pulation expulsée,  et  les  calculs  varient  depuis 
iSo.ooo  âmes  jusqu'à  900.000.  11  est  difficile  d'édi- 
lîer  une  conclusion  solide  sur  cette  statistique  de 
fantaisie.  J'incline,  pour  ma  part,  à  penser  que  le 
nombre  des  expulsés  fût  très  élevé,  de  plusieurs 
centaines  de  mille. 

En  tout  cas,  il  faut  convenir  que  ce  fut  une  grande 
perte  matérielle  pour  un  pays  qui  tendait  à  se  dé- 
peupler de  plus  en  plus.  La  diminution  des  habi- 
tants chrétiens  était  due  à  des  causes  très  diverses: 
l'émigration  en  Amérique;  les  guerres  européennes, 
qui  tirent  périr  sur  les  champs  de  bataille  d'Italie, 
de  France,  d'Allemagne  et  de  Flandre,  la  (leur  de  la 
population  raàle  des  deux  Castilles;  la  misère  crois- 
sante produite  par  la  ruine  de  l'industrie,  les  frais 
de  guerre,  les  impôts  excessifs,  un  certain  dégoût 
du  travail  manuel  et  la  banqueroute  de  Pliilippe  II, 
furent  les  principaux  agents  de  la  dépopulation. 
L'expulsion  des  Morisques  aggrava  le  mal,  elle  ne  le 
créa  pas;  antérieurement  à  l'expulsion  et  indépen- 
damment d'elle,  l'Espagne  était  déjà  frappée  dans  sa 
vitalité.  Le  remède  ne  pouvait  venir  que  du  temps, 
d'une  lente  amélioration  des  conditions  sociales  du 
pays.  Du  moins  l'avenir  fut  réservé,  et  l'expulsion 
empêcha  une  population  exotique  de  se  substituer 
peu  à  peu  dans  les  campagnes  aux  laboureurs  indi- 
gènes dont  le  nombre  diminuait. 

L'édit  de  Philippe  III  ne  constituait  pas,  dans 
l'Europe  du  temps  de  la  Réforme  et  des  guerres  de 
religion,  un  procédé  anormal,  isolé,  unique.  Les  Elec- 
teurs protestants  d'Allemagne  avaient,  au  xvi'  siè- 
cle, chassé  de  la  Saxe,  du  Brandebourg  et  du  Pala- 
tinat  les  catholiques  lidèles  qui  étaient  pourtant 
de  race  allemande  aussi  bien  que  les  luthériens,  et 
même  les  Electeurs  palatins,  devenus  calvinistes, 
avaient  chassé  aussi  les  luthériens  récalcitrants. 
Les  lois  draconiennes  d'Elisabeth  et,  plus  tard,  le 
triomphe  des  puritains  obligèrent  une  foule  d'An- 
glais et  d'Irlandais  catholiques  à  s'expatrier.  Vers 
la  lin  du  xvii*  siècle,  la  révocation  de  l'édit  de 
Nantes  mettait  les  protestants  français  en  demeure 
de  choisir  entre  l'exil  et  l'exercice  public  du  culte 
calviniste;  cependant  ces  protestants  étaient  fran- 
çais eux-mêmes,  quoique  les  alliances  fréquentes  de 
leurs  ancêtres  avec  des  gouvernements  ennemis 
eussent  pu  laisser  des  doutes  sur  leur  véritable 
nationalité.  Aujourd'hui  même,  n'a-t-on  pas  vu  les 
Polonais  de  la  province  de  Posen  privés  par  la  loi 
prussienne  du  droit  d'acquérir  des  terres  sur  leur 
propre  territoire  ?  En  France,  il  s'est  trouvé  une 
majorité  sectaire  pour  prononcer  la  dissolution  des 
congrégations  religieuses,  conlisquer  leurs  biens  et 
contraindre  les  propriétaires  légitimes  à  se  disperser 
ou  à  chercher  la  liberté  religieuse  à  l'étranger, 
comme  les  protestants  et  les  Morisques.  Le  gouver- 
nement maçonnique  du  Portugal,  après  avoir  promis 
à  ses  administrés  de  leur  faire  connaître  «  la  liberté 
dans  son  essence  virginale  »,  a  fait  connaître  en 
réalité  l'exil  et  la  prison  aux  meilleurs  des  ci- 
toyens. 


Ceci  prouve  que  la  violence  et  la  méchanceté  hu- 
maines sont  de  tous  les  temps;  seulement  les  victi- 
mes de  la  force  sont  plus  ou  moins  intéressantes,  et 
les  restes  des  conquérants  ou  des  insurgés  maures 
ne  pouvaient  intéresser  beaucoup  les  Espagnols  du 
XVII'  siècle.  En  somme,  l'expulsion  fut  une  mesure 
cruelle,  désastreuse  à  bien  des  points  de  vue  tant 
pour  les  expulseurs  que  pour  les  expulsés;  mais  ce 
fut  aussi  l'aboutissement  normal,  inévitable  peut- 
être,  d'une  série  de  révoltes  sanglantes  et  de  procé- 
dés politico-religieux  injustes  ou  maladroits.  Les 
Maures  vaincus  aspiraient  à  l'indépendance,  les 
Espagnols  victorieux  à  l'unité  nationale;  en  agissant 
ainsi,  les  uns  et  les  autres  restaient  iidèles  à  leur 
passé  et  à  leur  tempérament.  Comme  l'a  écrit 
Vicente  de  la  Fuente,  «  le  caractère  espagnol,  trop 
impétueux,  tend  toujours  à  imposer  son  opinion 
plutôt  par  la  force  que  par  la  conviction  »  {loc.  cit., 
p.  891).  Encore  n'estil  pas  certain  que  les  procédés 
de  douceur  eussent  abouti  à  l'assimilation  des  tribus 
morisques;  et  en  tout  cas,  les  complices  ou  approba- 
teurs des  iniquités  d'aujourd'liui  auraient  mauvaise 
grâce  à  se  constituer  les  avocats  de  la  tolérance  et 
de  la  liberté. 

BiDUOGRAPUiB.  —  Outre  les  ouvrages  cités  dans  le 
texte,  on  peut  consulter  A.  de  Circourt,  Histoires 
des  Mores  miidéjares  et  des  Morisques,  Paris,  i846, 
3  vol.  in-S";  Morel-Fatio,  L'Espagne  au  XVl'  et  au 
XVII'  siècle,  Heilbronn,  1876;  L'Eglise  d'Espagne 
et  les  Morisques,  Science  catholique,  mars  et 
avril  1891;  Damian  Fonseca,  Justa  expulsion  de 
los  Moriscos  de  Espaita,  Rume,  1612;  Relacion  de 
la  expulsion  de  los  Moriscos  det  reino  de  Valencia 
(nouvelle  édition  donnée  en  1878  par  la  Société 
des  Bihliophiles  de  Valence');  Juan  de  Ribera, 
Instancias  para  la  expulsion  de  los  Moriscos, 
Barcelone,  1G12;  Marcos  de  Guadalajara,  Mémora- 
ble expulsion  y  Justisiino  destierro  de  los  Moriscos 
de  Espaùa,  Pampelune,  i6i3;  Florencio  Janer, 
Condicion  social  de  lus  Moriscos,  Madrid,  1867; 
Gams,  Kirchengescliiclite  \on  Spanien,  III  B.  II 
AbtheiKp.  254et  ss.;  H.  Ch.  Lea,  The  Moriscos  of 
Spuin.  Their  Conversion  and.  Expulsion,  Phila- 
delphie, 1901. 

Jules  SouBEN,  O.S.B. 

MORTARA  (AFFAIRE).  —  Cet  article  sera 
divisé  en  trois  parties  :  1°  Historique  de  la  question; 
1"  Examen  juridique  et  théologique  ;  3°  Conclusions. 

I.  Historique  de  la  question.  —  Dans  le  cou- 
rant de  novembre  1867,  Marianna  Bajesi,  de  Bolo- 
gne, ville  des  Etats  ponlilicaux,  informa  spontané- 
ment l'autorité  ecclésiastique  que  l'un  des  enfants  de 
Salomon  Mortara,  juif  originaire  de  Modène,  avait 
été  baptisé,  en  danger  de  mort,  par  une  servante 
chrétienne,  Anna  Morisi.  Le  petitEdgar  était  revenu 
à  la  santé  et  avait  alors  sept  ans  environ.  Anna 
Morisi  fut  aussitôt  mandée  par  l'inquisiteur  de 
Bologne  qui  procéda  à  une  enquête  minutieuse.  II 
demeura  établi  que  l'enfant  avait  été  baptisé  valide- 
ment.  Edgar  fut  enlevé  à  ses  parent.-*,  et  Pie  IX  le  fit 
entrer  au  collège  de  San  Pietro  in  Vincoli.  Les  époux 
.Mortara  reçurent  l'autorisation  d'aller  l'y  voir  aussi 
souvent  qu'il  leur  conviendrait. 

L'acte  de  Pie  IX  devint  l'occasion  d'un  concert  de 
plaintes  et  d'injures  contre  le  gouvernement  ponti- 
fical dans  la  presse  lil)érale  et  maçonnique  du 
inonde  entier.  Tout  partit  à  l'origine  de  la  commis- 
sion juive  d'Alexandrie,  en  Piémont,  qui  protesta 
contre  «  l'acte  cruel  et  barliare  »  dont  avait  été  vic- 
time la  famille  Mortara.  Elle  réclamait  «  l'appui  de 


941 


MOYEN  AGE 


942 


la  presse  universelle  pour  fnire  appel  à  l'humanilé 
tout  entioi-e,  aCin  que,  par  tous  les  moyens  possibles, 
on  tâchât  lie  réparer  les  maux  passés  et  de  prévenir 
ceux  qui  pourraient  atteindre  leurs  coreligionnaires 
lialiilant  des  pays  où  les  lois  ne  peuvent  rien  contre 
de  si  lioiiililes  atlenlats  ». 

La  (ommission  avait  sans  doute  des  moyens  d'ac- 
tion auxquels  la  presse  résiste  mal,  car  celle-ci  obéit 
avec  un  ensemble  et  un  zèle  comparables  à  ce  que 
notre  époque  a  vu  de  mieux  réussi  en  ce  genre. 
L'émotion  générale  fut  eu  parut  telle  que  des  gou- 
vernements s'en  mêlèrent  et  intervinrent  diplomati- 
quement auprès  de  Pie  IX  pour  obtenir  que  le  jeune 
Mortara  fût  rendu  à  ses  parents.  L'illusion  libérale 
et  un  sentimentalisme  excessif  les  poussèrent  à  ces 
représentations  qui  demeurèrent  du  reste  inutiles. 
Pie  l\.  en  effet,  ne  pouvait,  sans  trahir  ses  devoirs, 
agir  autrement  qu'il  Ut. 

II.  Examen  juridique  et  théologique.  —  D'aI)ord, 
il  n'est  pas  douteux  que,  par  rapport  aux  lois  des 
Etats  de  l'Eglise,  la  famille  Mortara  fiit  en  faute. 
Elle  avait  pris  à  son  service  une  femme  chrétienne, 
ce  que  les  lois  pontificales  interdisaient  pour  deux 
raisons  :  il  avait  paru  vraisemblable  aux  papes  que 
cette  cohabitation  domestiipie  du  lidèle  avec  l'inlidèle 
entraînait  d'ordinaire,  pour  des  personnes  simples 
et  peu  inslruites,  quelque  danger  de  perversion; 
ensnile,  ils  avaient  voulu  précisément  éviter  les  si- 
tuations délicates  comme  celle  qui  venait  de  se  pro- 
duire dans  la  famille  Mortara.  Seulement  le  gou- 
vernement pontilical,  tout  paternel,  ne  pressait 
guère  l'exécution  des  lois  et  s'en  remettait  à  la 
bonne  volonté  des  citoyens.  Pour  un  motif  quelcon- 
que, la  famille  Mortara  n'avait  pas  tenu  compte  de 
cette  prohibition,  et  ce  laisser-aller  la  conduisit  à 
un  cas  d'opposition  formelle  entre  le  droit  de  l'Eglise 
et  celui  des  parents  sur   le  même  enfant. 

De  tout  temps,  les  papes  avaient  reconn>i  et  pres- 
crit de  respecter  le  droit  des  parents  infidèles  sur 
leurs  enfants.  Ils  avaient  pleinement  adopté  la  solu- 
tion traditionnelle  proposée  par  saint  Thomas 
{Samm.theuL,  p.  111,  p.  68,  a.  lo).  Pour  mieux  défen- 
dre ce  droit  contre  des  ingérences  fanatiques, 
Jules  III  avait  décrété  que  toute  personne,  qui  se 
permettrait  de  baptiser  sans  l'assentiment  des  pa- 
rents un  enfant  juif  n'ayant  pas  l'âge  de  raison,  se- 
rait frappée  d'une  amende  de  mille  ducats. Toutefois, 
si  le  baptême  était  administré  selon  les  rites  essen- 
tiels prescrits  par  l'Eglise,  il  était  tenu  pour  valide, 
et  il  fallait  bien  qu'il  le  fût  ou  que  l'Eglise  renonçât 
à  son  enseignement  sur  le  baptême.  L'assentiment 
des  parents  inlidèles  est  reipiis  pour  que  l'adminis- 
tration de  ce  sacrement  soit  licite;  mais  il  ne  peut 
rien  pour  ou  contre  sa  i'atidité.  Ce  n'est  pas  la  foi 
des  parents,  c'est  la  foi  de  l'Eglise  qui  est  imi)utée 
aux  petits  enfants.  Administré  intentionnellement 
à  un  enfant  juif,  le  baptême  agit  sur  lui  par  son 
énergie  propre  comme  il  le  fait  sur  des  enfants  de 
chrétiens  ou  de  païens  sans  distinction  de  race  ni 
d'origine. 

Or,  l'effet  du  baptême  est  de  conférer  à  qui  le  re- 
çoit validement  le  varactère  indélébile  de  chrétien, 
d'enfant  de  Dieu  etdel'Eglise.  Par  conséquent,  le  bap- 
tisé doit  être  désormais  instruit,  élevé  en  chrétien, 
faute  de  quoi  il  y  aurait  profanation  du  sacrement 
et  violation  des  droits  de  Dieu,  en  tant  qu'auteur  de 
l'ordre  surnaturel,  aussi  bien  que  des  droits  acquis 
par  l'Eglise  et  par  celui-là  même  à  qui  le  baptême  a 
été  conféré.  Sans  doute,  le  droit  des  parents  sur 
l'enfant  est  parfaitement  certain  et  d'origine  divine, 
bien  que  d'ordre  naturel  ;  mais,  par  là  même  qu'il  est 
d'ordre  purement  naturel,  il  est  inférieur  en  valeur 


et  en  dignité  à  celui  que  la  régénération  surnaturelle 
a  donné  à  l'Eglise.  De  là  un  conilit,  assurément  pé- 
nible et  que  les  papes  voulaient  éviter,  entie  le  droit 
naturel  des  parents  et  le  droit  surnaturel  de  l'Eglise. 
La  domestique  chrétienne,  qui  avait  baptisé  le  petit 
Mortara,  pensait  bien  que  la  mort  couperait  court 
à  une  situation  anormale.  Mais,  contrairement  à 
toutes  les  i)robabilitcs,  I  enfant  était  revenu  à  la 
santé,  portant  désormais  en  lui  le  caractère  ineffaça- 
ble du  baptême.  Etant  chrétien,  il  avait  droit  à  une 
éducation  chrétienne,  et  l'Eglise  avait  le  devoir  de 
la  lui  procurer.  Cette  éducation,  les  parents  juifs 
n'étaient  pas  aptes  à  la  donner;  laisser  entre  leurs 
mains  l'enfant  arrivé  à  l'âge  de  raison,  c'était  l'ex- 
poser au  danger  prochain  de  retour  au  judaïsme. 
Pie  IX  conforma  exactement  sa  conduite  au.'c  règles 
tracées  sur  ce  point  par  Benoit  XIV,  qui  ne  passe  ni 
pour  un  esprit  faible,  ni  pour  un  fanatique.  Les  lois 
de  l'Etal  pontilical  étaient  connues  ou  devaient  l'être 
de  tous  les  Juifs  qui  y  résidaient;  c'est  à  eux  qu'il 
appartenait  de  prendre  les  précautions  nécessaires 
pour  ne  pas  s'exposer  à  de  fâcheux  contre-coups. 

111.  Conclusions.  —  Parvenu  à  l'âge  d'homme,  le 
baptisé  de  Hologne  a  non  seulement  persévéré  dans 
sa  foi  de  chrétien,  mais  il  est  devenu  librement  prê- 
tre et  religieux  et  conserve  un  souvenir  reconnais- 
sant à  Pie  IX  de  toutes  les  amertumes  que  le  Souve- 
rain Pontife  avait  affrontées  pour  lui.  Cela  devait 
contribuer  à  faire  taire  les  faux  bruits  répandus  sur 
le  compte  de  cette  prétendue  victime  de  la  liberté  de 
conscience.  D'autre  part,  les  sympathies,  que  le 
public  libéral  de  l'époque  affectait  de  ressentir  pour 
les  Juifs  opprimés,  se  font,  de  nos  jours,  plus  dis- 
crètes. Enfin,  toutes  les  forces  de  la  franc-maçonnerie 
sont  appliquées,  aujourd'hui  à  la  solution  d'un  pro- 
blème qui  rendrait  embarrassante  l'évocation  de 
l'alfaire  Mortara  :  par  quels  moyens  de  perversion, 
scolaires  ou  autres,  peut-on  arriver  plus  vite  et  plus 
sûrement  à  faire  perdre  à  des  enfants  baptisés  la  foi 
et  la  prali(iue  chrétiennes? 

Mais  on  aurait  tort  île  juger  du  passé  par  le  pré- 
sent. En  soi,  l'alfaire  Mortara  n'aurait  pas  dû  exci- 
ter l'émotion,  en  partie  factice,  qui  souleva  les  lec- 
teurs des  feuilles  libérales;  de  fait,  la  presse  en 
profita  pour  battre  en  brèche  le  pouvoir  temporel  du 
Saint-Siège.  Pie  IX  et  son  gouvernement  ne  pouvaient 
se  dissimuler  que  leur  acte  leur  aliénerait  beaucoup 
de  sympathies  utiles;  mais  le  pape  savait  aussi  que 
l'Eglise  sacrifie  volontiers  au  bien  des  àmis  les  avan- 
tages passagers  du  temps.  C'est  pourquoi  il  se  mon- 
tra inébranlable  dans  la  ligne  de  conduite  que  son 
devoir  lui   traçait. 

BiBLioGBAPiinî.  —  Instruction  de  flenoit  XIV  à  l'ar- 
chevêque de  Tarse  De  baptismo  Judaeorum,  sive 
infantium,  site  adultoriini :  Magnum  Biillarium  ro- 
manuni,  t.  XVII,  Luxembourg,  1763,  ou  Bene- 
dicti  .\'IV  Bullarium,  t.  II,  p.  170  et  ss.,  textes 
principaux  dans  Denzinger-Bannwart,  Enchiri- 
dion,  n.  1/(80-1490  (i333-i342);  Mélanges  de  Louis 
Veuillot,  a"  série,  t.  V,  p.  3-i3i. 

Jules  SouBEN,  O.  S.  B. 

MOYEN  AGK.  —  Il  y  a  peu  de  sujets  sur  lesquels 
on  ait  formulé  des  jugements  plus  contradictoires  et 
[dus  passionnés  que  sur  le  moyen  âge.  Il  semblerait 
même  à  première  vue  (|ue  la  question  relève  de  la 
polémique  politique  plutôt  que  de  l'investigation 
scientifique,  tant  elle  est  âprement  débattue  tous  les 
jiuirs  dans  les  milieux  les  plus  étrangers  à  l'érudi- 
tion.  Le  moyen  âge,  à  entendre  certains   écrivains, 


943 


MOYEN  AGE 


944 


c'est  une  nuit  de  mille  ans,  une  époque  de  ténèbres 
et  de  barbarie  qui  fait  tache  dans  l'iiistoire,  et  l'ad- 
jectif nioveriiigeiix,  inventé  de  nos  jours,  est  l'expres- 
sion du  même  jugement.  D'autre  part,  on  se  plaît 
à  mettre  en  relief  les  qualités  brillantes  de  cette 
époque  :  son  esprit  chevaleresque,  sa  passion  pour 
la  liberlc,  la  splendeur  de  son  art.  On  ne  s'étonnera 
donc  pas  de  trouver  chez  les  historiens  les  tableaux 
les  plus  opposés  du  moyen  âge  ;  qu'on  lise,  par 
exemple,  pour  avoir  une  idée  des  principaux  types, 
rintroduclion  de  VInnocent  111  de  Hurter,  celle  de 
la  Saillie  Elisaielh  de  Montalembeht,  celle  de 
l'Histoire  de  l'Inquisition  de  Lea,  celle  des  Cunimiines 
françaises  de  Luchaire.  On  peut  même  dire  que  les 
jugements  sur  le  moyen  âge  s'inspirent  du  point  de 
vue  religieux  des  auteurs  :  les  croyants  lui  sont 
généralement  favorables,  les  autres  point.  A  noter 
toutefois  les  pages  de  Litthé  dans  Les  Barbares  et  le 
Moyen  Age,  et  d' Arnold  dans  Verfaisiingsgeschiclite 
der  Deutschen  Freistcidte,\.  II,  pp.  I2i-i23;  elles  ont, 
celles  du  premier  surtout,  la  sérénité  d'une  appré- 
ciation objective  et  entièrement  contraire  à  l'in- 
fluence des  passions  de  parti. 

Une  autre  erreur  très  répandue  au  sujet  du  moyen 
âge  consiste  à  l'identitier  avec  l'ancien  régime.  Toc- 
QHEviLLE  a  relevé  et  combattu  avec  vigueur  une 
bévue  aussi  étrange  ;  l'ancien  régime,  en  effet,  qu'on 
peut  tout  au  plus  dater,  quant  à  ses  origines,  du 
règne  de  Philippe  le  Bel,  c'est  à  proprement  parler 
la  négation  ou  l'antithèse  du  régime  médiéval,  celui- 
ci  consistant  dans  le  morcellement  de  la  souveraineté 
et  dans  le  triomphe  des  libertés  locales,  celui-là  se 
caractérisant  par  une  centralisation  à  outrance  et 
par  le  triomphe  de  la  royauté  absolue. 

Si  l'on  veut  serrer  de  près  le  sujet  et  qu'on  se  de- 
mande ce  qu'il  faut  entendre  par  moyen  âge,  on 
s'apercevra  bientôt  qu'il  règne  à  ce  sujet  des  idées 
aussi  confuses  que  possible.  Tout  le  monde,  à  la 
vérité,  nous  dit  que  par  moyen  âge  il  faut  entendre 
une  époque  intermédiaire  entre  l'antiquité  et  les 
temps  modernes,  et  les  programmes  de  l'enseigne- 
ment ont  eux-mêmes  consacré  cette  division  de 
l'histoire  en  trois  périodes.  Mais  lorsqu'on  demande 
où  commence  et  où  finit  le  moyen  âge,  les  réponses 
deviennent  des  plus  contradictoires.  Pour  les  his- 
toriens des  siècles  passés,  ils  le  faisaient  commencer 
avec  la  chute  de  l'Empire  romain  d'Occident  (^76) 
et  finir  avec  l'Empire  romain  d  Orient  (i453); 
c'étaient  là  des  limites  très  nettes,  qui  avaient,  le 
grand  avantage  de  satisfaire  les  chronologistes,  mais 
qui  étaient  sans  valeur  au  point  de  vue  scientifique  : 
car  enfin,  quelle  intluence  appréciable  la  chute  de 
Constantinople  a-t-elle  eue  sur  le  monde  ? 

Aussi  cherche-l-on  de  nos  jours  des  limites  plus 
profondes  et  plus  larges.  Tout  en  gardant  générale- 
ment la  date  de  4^6,  que  quelques-uns  cependant  vou- 
draient remplacer  par  celle  de  l'édit  de  Milan  3i3, 
on  a  imaginé  tour  à  tour  de  clore  le  moyen  âge  avec 
l'invention  de  l'imprimerie  (1^43),  la  découverte  de 
l'Amérique  (1492),  l'apparition  du  protestantisme 
(i5i7);  certains  historiens  allemands  ont  même  cru 
l'avènement  de  Frédéric  II  de  Prusse  (l'j^o)  assez 
important  pour  servir  de  délimination  entre  deux 
âges,  et  pour  n'appeler  moderne  que  la  période  qui 
suit  cette  date. 

Avant  de  dire  quelles  sont  les  limites  du  moyen 
âge,  il  convient  tout  d'abord  de  se  rendre  compte 
de  ce  qu'il  est.  Si,  comme  l'ont  fait  sans  exception 
tous  les  historiens,  on  y  veut  voir  une  é/îoçue  inter- 
médiaire, il  faut  remarquer  que  cette  définition  pu- 
rement verbale  est  elle-même  le  résultat  d'une 
étrange  confusion.  Dans  la  pensée  de  ceux  qui  ont 
créé  l'expression,  moyen  âge  n'a  jamais  signifié  autre 


chose  que  l'âge  moyen  de  la  latinité,  allant  de  Cons- 
tantin à  Charlemagne  et  compris  entre  l'âge  classique 
et  l'âge  infime.  La  conception  du  terme  moyen  âge  fut 
élargie  par  quelques-uns  qui  firent  durer  l'âge  moyen 
delà  latinité  jusqu'aux  humanistes  et  commencèrent 
avec  ceux-ci  l'âge  de  la  Renaissance.  Celte  division 
chronologique  était  parfaitement  justifiée  par  la  na- 
ture même  du  sujet  ;  elle  cessa  de  l'être  lorsque,  par 
le  fait  des  pédagogues,  elle  fut  transportée  de  l'his- 
toire de  la  langue  dans  l'histoire  de  la  société.  C'est 
à  la  Un  du  xvii"  siècle  que  le  professeur  allemand 
Christophe  Keller  (Cellarius)  en  a  pris  l'initiative 
dans  son  llistoria  Medii  Ae^i,  et  depuis  lors  le  mot  a 
fait  fortune.  Il  n'est  toutefois,  comme  on  vient  de  le 
voir,  que  le  résultat  d'une  confusion.  Ce  serait  un 
petit  malheur  si  la  confusion  n'avait  elle-même  in- 
flué sur  la  définition  du  terme,  et  si  de  la  délinition 
n'avait  découlé  l'idée  qu'on  se  fait  de  la  chose.  Voilà 
comment,  par  une  bévue  à  la  seconde  puissance,  en 
quelque  sorte,  on  est  parvenu  à  faire  du  moyen  âge 
une  époque  intermédiaire  entre  deux  autres,  qui  sont 
l'une  celle  de  la  civilisation  antique,  l'autre  celle  de 
la  civilisation  moderne.  Par  délinition,  il  est  lui- 
même  exclu  de  la  civilisation  et  doit  n'être,  par  con- 
séquent, que  l'époque  d'une  longue  nuit. 

En  réalité,  le  moyen  âge,  malgré  son  nom,  n'est 
pas  une  époque  intermédiaire;  il  est  la  jeunesse  du 
monde  moderne,  et  celui-ci,  loin  de  s'opposera  lui, 
ne  fait,  comme  on  le  verra,  que  le  continuer  dans 
une  très  large  mesure.  Et  c'est  cette  constatation  qui 
va  nous  permettre  de  le  délimiler.  Il  commence  moins 
avec  la  chute  de  la  société  antique  qu'avec  la  nais- 
sance de  la  société  moderne,  caractérisée  par  la  fon- 
dation du  premier  roj'aume  catholique,  celui  des 
Francs;  c'est  donc  de  l'avènement  de  Clovis  (48 1)  que 
date  à  proprement  parler  le  moyen  âge.  La  chute  de 
l'empire  romain  et  la  naissance  du  royaume  des 
Francs  coïncident  d'ailleurs  à  peu  près  ;  les  deux 
dates  (476,  48')  n'en  font  qu'une  pour  l'historien. 
D'autre  part,  le  moyen  âge  cesse  vraiment  à  partir 
du  jour  où  il  perd  le  trait  distinctif  qui  l'a  caracté- 
risé pendant  toute  sa  durée  millénaire,  c'est-à-dire 
l'unité  religieuse  :  c'est  donc  la  promulgation  des 
fameuses  thèses  deLutheren  1617  qui  marque  vrai- 
ment sa  Un. 

Etant  l'époque  de  la  jeunesse  du  monde  moderne, 
le  moyen  âge  présente  tous  les  caractères  de  la  jeu- 
nesse. On  y  voit  une  civilisation  nouvelle  naître  sur 
les  ruines  du  monde  antique.  Cette  civilisation 
embryonnaire  se  forme  peu  à  peu  sous  l'influence 
j)répondérante  de  l'Eglise,  en  utilisant  des  éléments 
fournis  le?  uns  par  l'antiquité  et  les  autres  par  le 
monde  barbare.  Brisant  l'unité  politique  qui  a  pesé 
sur  le  monde,  des  royaumes  nouveaux  se  forment; 
les  uns,  ceux  qui  s'appuient  sur  l'Eglise  (Francs  et 
.\nglo-Saxons),  atteignent  à  une  vitalité  pleine  d'a- 
venir; les  autres,  nés  dans  l'hérésie  arienne,  crou- 
lent presque  aussitôt  après  avoir  été  édifiés.  A  l'unité 
politique  se  substitue  l'unité  religieuse;  pendant 
mille  ans,  les  peuples  occidentaux  n'auront  qu'une 
foi  et  qu'un  chef  religieux,  qui  est  le  pape.  Ils  consi- 
dèrent cette  unité  de  foi  comme  le  plus  précieux  de 
tous  les  biens,  ils  en  sont  Uers,  et  lorsqu'ils  la  voient 
sérieusement  menacée  à  partir  du  xi'  siècle  par  l'hé- 
résie albigeoise,  c'est,  comme  l'ont  montré  les  re- 
cherches récentes  de  Ficker  et  de  Julien  Havet,  la 
voix  populaire  elle-même  qui  réclame  contre  les  hé- 
rétiques le  supplice  du  feu,  bien  avant  que  la  création 
de  l'inquisition  en  1239  consacrât  contre  l'hérésie  des 
peines  corporelles.  Il  y  a  un  prince  chrétien,  ou, 
comme  on  l'a  dit,  une  république  chrétienne  d'Eu- 
rope dont  la  législation  civile  repose  sur  la  base  de 
la  morale  catholique,  elle  élève  l'Eglise  très  haut; 


945 


MOYEN  AGE 


946 


elle  donne  au  pape  et  à  beaucoup  d'évèques  et 
d'abl)cs  des  territoires  où  ils  sont  souverains  ;  le 
pouvoir  temporel  du  pape  et  les  principautés  ecclé- 
siastiques sont  issus  de  la  même  source  et  ont  dis- 
paru sous  l'empire  de  la  même  cause,  à  cette  diiré- 
rence  près  que  l'Etat  de  l'Eglise  a  survécu  presque 
un  siècle  aux  autres  principautés  ecclésiastiques. 
Ajoutons  que  le  pape,  comme  chef  de  la  société 
religieuse,  est  coUaleur  de  la  couronne  impériale  ;  il 
est  suzerain  de  royaumes  qui  se  sont  spontanément 
faits  ses  vassaux  (Deux-Siciles,  Aragon,  Angleterre); 
s'il  ne  dispose  pas  des  couronnes  royales,  en  géné- 
ral, il  revendique  et  exerce  le  droit  de  délier  les  su- 
jets du  serment  de  fidélité  à  des  rois  indignes. 

.Cependant,  tout  en  brisant  l'unité  politique  du 
monde  ancien  pour  en  tirer  la  nation  moderne,  le 
mojen  âge  n'a  pas  renoncé  entièrement  à  l'institu- 
tion majestueuse  qui  représentait  autrefois  l'unité, 
c'est-à-dire  l'Empire.  Il  en  a  gardé  le  titre  et  les  in- 
signes et  il  se  persuade  volontiers  le  continuer. 
L'Empire  est  resté  dans  les  imaginations  comme  un 
rêve  prodigieux;  ce  rêve  reprend  corps  avec  Cliarle- 
magne  et  si,  après  lui,  l'idée  impériale  pâlit,  ses 
successeurs  les  plus  rigoureux,  Othon  1,  Henri  III, 
Frédéric  Barberousse,  s'en  font  les  représentants 
énergiques.  Les  prétentions  rivales  des  papes  et  des 
empereurs  n'ont  jamais  été  complètement  conciliées 
pendant  tout  le  temps  que  l'idée  impériale  a  subsisté. 
Selon  la  doctrine  pontificale,  le  pape  avait  le  droit  de 
choisir  comme  aussi  celui  de  déposer  l'empereur; 
selon  les  impérialistes,  non  seulement  l'autorité  im- 
périale n'émanait  pas  du  pape  (déclaration  de  Rentz, 
i338),  mais  l'empereur  avait  même  le  droit  de  nom- 
mer celui-ci,  la  pratique  du  xi'  siècle  et  les  nom- 
breux antipapes  de  création  impériale  veulent  que 
pour  les  empereurs  ce  droit  ne  restât  pas  confiné 
dans  le  domaine  de  la  théorie. 

La  persistance  du  titre  impérial  n'est  pas  le  seul 
legs  de  l'antiquité  au  moyen  âge  ;  nous  retrouvons 
soniniluence  très  vivace  dans  le  domaine  intellectuel, 
où  deux  noms,  ceux  d'AnisTOTn  et  de  Virgile,  résu- 
ment en  quelque  sorte  le  prestige  immense  et  pres- 
que surnaturel  dont  la  pensée  antique  jouissait  dans 
l'imagination  médiévale.  Dante,  qui  est  dans  l'ordre 
intellectuel  le  représentant  le  plus  complet  du  moyen 
âge,  appelle  Arislote  le  maître  de  ceux  f/iii  stifeiit  et 
se  proclame  l'élève  reconnaissant  de  Virgile.  A  par- 
tir du  xi=  siècle,  une  troisième  autorité  antique  vien- 
dra prendre  place  à  côté  d'.\ristote  et  de  Virgile  dans 
le  culte  fervent  des  hommes  du  moyen  âge  :  ce  sera 
le  Corpus  Juris  Cifilis  de  Justinien,  qui  devait  exer- 
cer à  la  longue  une  action  des  plus  fâcheuses  sur  le 
développement  de  la  société  politique.  Ce  qui  est 
digne  de  remarque  toutefois,  c'est  que,  pendant  la 
plus  grande  partie  du  moyen  âge  et  surtout  aux 
jours  de  son  apogée,  la  pensée  chrétienne  garda  sa 
forte  originalité,  malgré  des  influences  si  considéra- 
bles. Le  moyen  âge  se  mettait  volontiers  à  l'école  de 
l'antiquité  païenne  pour  apprendre  d'elle  le  trésor  de 
ses  connaissances  et  la  méthode  de  l'investigation; 
mais  il  les  faisait  servir  à  l'édifice  de  la  civilisation 
chrétienne,  dont  le  plan  lui  était  fourni  par  l'Evan- 
gile. C'est  seulement  lorsque  les  humanistes,  enivrés 
du  vin  de  l'antiquité,  oublièrent  de  se  retremper  aux 
fortes  sources  de  l'Evangile,  que  la  société  dévia  vers 
le  paganisme  :  il  est  vrai  qu'alors  la  période  du 
moyen  âge  était  close. 

Si,  ces  réserves  faites,  on  veut  pénétrer  au  cœur  de 
la  société  du  moyen  âge  pour  voir  en  quoi  elle  est  nou- 
velle et  se  distingue  de  la  société  antique,  on  remar- 
quera que,  sous  l'influence  du  christianisme,  l'orien- 
tation de  la  vie  individuelle  et  le  but  de  la  vie  sociale 
sont  complètement  transformés.  Les  esprits  dirigeant  s 


du  moyen  âge  ne  conçoivent  la  vie  d'ici-bas  et  par 
suite  la  société  elle-même  que  comme  une  prépa- 
ration à  une  vie  et  à  une  société  meilleure,  qui  est 
le  royaume  de  Dieu.  Le  royaume  de  Dieu  est  un 
idéal  dont  chaque  individu  doit  tâcher  de  se  rappro- 
cher, autant  que  possible  par  l'application  du  com- 
mandement nouveau,  qui  est  l'amour  de  Dieu  par- 
dessus toute  chose  et  l'amour  du  prochain  comme 
soi-même  pour  l'amour  de  Dieu.  La  pénétration  gra- 
duelle de  la  société  moderne  par  cet  idéal  constitue 
en  dernière  analyse  le  fond  de  l'histoire  du  mojen 
âge  ;  elle  a  eu  des  résultats  presque  incalculables, 
dont  il  faut  nous  borner  à  signaler  ici  les  princi- 
paux. 

Dans  l'antiquité,  la  société  humaine  ne  savait  ni 
d'où  elle  venait,  ni  où  elle  allait;  elle  plaçait  dans 
ce  monde  la  réalisation  plénière  des  destinées  humai- 
nes ;  son  passé  et  son  avenir  étaient  couverts  d'épais 
nuages.  L'homme  ne  connaissait  et  n'aimait  que  sa 
patrie,  et  dans  sa  patrie  que  ses  égaux  ;  l'étranger  et 
l'esclave  étaient  sans  droit;  la  perfection  de  l'individTi 
était  d'ordre  intellectuel,  c'est-à-dire  aristocratique 
et,  en  dernière  analyse,  égoïste.  La  société  du  moyen 
âge  a  une  idée  très  nette  et  très  claire  des  problèmes 
(pie  l'antiquité  laissait  sans  solution;  par  delà  la 
Cité,  elle  voyait  l'Eglise,  c'est-à-dire  l'humanité  ;  elle 
s'intéressait  à  toutes  les  âmes,  surtout  aux  plus 
déshéritées;  la  perfection,  pour  elle,  était  d'ordre 
moral.  La  civilisation  antique  ne  savait  qu'absorber 
ou  anéantir  les  autres  civilisations;  celle  du  moyen 
âge  reconnaissait  à  toutes  un  droit  d'existence,  mais 
les  groupait  pacifiquement  dans  une  unité  plus  haute 
qui  était  la  communion  des  saints.  Cette  largeur  de 
cœur  dilatait  l'horizon  intellectuel  lui-même,  on  s'éle- 
vait à  l'idée  de  l'humanité,  de  la  fraternité  de  tous  les 
hommes  descendants  d'un  même  père,  de  la  fraternité 
de  tous  les  peuples.  L'historiographie  chrétienne, 
inaugurée  au  iv*  et  au  v^  siècle  par  Eusèbk  et  par 
saint  Augustin,  introduisait  pour  la  première  fois 
dans  les  chroniqueurs  du  moyen  âge  l'idée  d'une 
histoire  universelle. 

Outre  celte  dilatation  de  l'idée  d'humanité  et  de 
civilisation,  nous  avons  â  noter  les  traits  caractéris- 
tiques suivants,  qui  creusent  entre  le  moyen  âge  et 
l'antiquité  une  ligne  de  démarcation  profonde. 

Distinction  da  spirituel  et  du  temporel,  sur  la  base 
de  la  parole  évangélique  :  «  Rendez  à  César  ce  qui 
est  à  César  et  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu  »  (5.  ilathieu, 
XXII,  21  ;  Marc,  xn,  17;  lue,  xx,  25).  Il  y  a  au  moyen 
âge  et  il  y  aura  désormais,  tant  que  subsistera  l'hu- 
manité, deux  sociétés,  la  religieuse  et  la  politique. 
La  question  de  leurs  rapports  est,  de  tous  les  problè- 
mes qui  se  sont  posés  au  moyen  âge,  le  plus  élevé, 
le  plus  vaste,  le  plus  permanent  ;  il  se  pose  encore 
de  nos  jours  et  se  posera  aussi  longtemps  qu'il  y 
aura  une  humanité.  Le  moyen  âge  ne  l'a  pas  résolu, 
puisqu'il  en  avait  deux  solutions  opposées;  le  pro- 
testantisme a  essayé  de  l'écarter  par  son  principe 
cujus  regio  ejus  religio  ;  la  civilisation  moderne  ne 
p,iralt  pas  sur  le  point  de  lui  donner  une  solution 
définitive.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  c'est  la  distinc- 
tion du  temporel  et  du  spirituel  qui  a  introduit  et 
qui  maintient  dans  le  monde  la  grande  notion  de 
la  liberté  de  la  conscience. 

!>uppression  de  l'esclavage.  —  En  principe,  l'es- 
clavage est  incompatible  avec  le  christianisme,  qui 
veut  que  l'on  obéisse  à  Dieu  plutôt  qu'aux  hommes  : 
aussi  a-t-il  été  d'emblée  supprimé  en  droit  (v.  la 
lettre  de  S.  Paul  à  Philémon),  et  graduellement  en 
fait,  moins  encore  par  la  multiplication  des  afTran- 
chissements  que  par  l'adoucissement  progressif  de 
la  condition  faite  aux  esclaves.  C'est  en  violation 
de  l'esprit  de  l'Eglise  qu'à    certaines  époques   on  a 


947 


MUSIQUE  RELIGIEUSE 


948 


vendu  des  esclaves  en  Europe  el  qu'après  la  décou- 
verte de  l'Amérique  on  a  rétabli  l'esclavage  des 
noirs  malgré  les  protestations  des  souverains  pon- 
tifes; pour  le  reste,  il  faut  remarquer  que  les  serfs 
que  l'abbaye  <le  Saint-Claude  dans  le  Jura  possédait 
encore  au  xvin"  siècle,  au  grand  scandale  des  plnto- 
sophes  du  temps,  n'avaient  rien  de  commun  avec 
l'esclave  que  le  nom,  et  jouissaient  d'une  condition 
meilleure  que  l'immense  multitude  des  travailleurs 
industriels  de  nos  jours. 

Le  Gouvernement  constitutionnel.  —  C'est  l'orga- 
nisme qui  sert  de  conciliation  entre  ces  deux  né- 
cessités en  apparence  antinomiques  :  un  pouvoir 
fort  et  un  peuple  libre.  L'antiquité  ne  l'a  point 
connu;  au  moyen  âge,  nous  le  voyons  naître  et  se 
développer  sur  tous  les  points  de  l'Europe. 

La  Grande  Cliarle  d'Angleterre  n'est  que  l'un 
des  innombrables  documents  qui  l'ont  consacré  en 
France,  en  Belgique,  en  Allemagne,  en  Espagne  et 
dans  tous  les  pays  clirétiens.  Il  consiste  dans  la  li- 
ifiitalion  du  pouvoir  souverain  par  l'intervention  de 
la  nation,  dans  la  représentation  de  celle-ci  auprès 
du  souverain  par  un  conseil  de  députés  élus  par  elle 
et  réunis  en  assemblée  déliiiérante.  C'est  en  Angle- 
terre que  les  traits  de  ce  régime  se  sont  le  mieux 
conservés,  tandis  que  sur  le  continent  ils  étaient 
effacés  à  partir  de  la  Renaissance  par  le  despotisme 
des  rois;  mais  l'Angleterre  le  tient  du  moyen  âge. 

Les  Universités.  —  Ces  grandes  institutions  de 
science  et  d'enseignement  sont  une  des  créations  les 
plus  originales  du  moyen  âge.  L'antiquité  les  igno- 
rait :  cliaque  philosophe  avait  son  école,  ce  qui  est 
tout  justement  le  contraire  d'une  université.  Qui  dit 
université,  dit  groupement  de  maîtres  et  internatio- 
nalité de  l'enseignement.  Les  universités  se  sont 
formées  spontanément  et  sans  intervention  de  l'Etat. 
à  Paris  et  à  Bologne  d'abord,  puis  les  pouvoirs 
publicsenont  créé  sur  le  type  de  celles-ci,  consacrant 
ainsi  l'œuvre  de  la  liberté.  C'est  dans  les  Universités 
que  s'est  élaborée  peu  à  peu  la  science  moderne  el 
c'est  de  là  qu'elle  s'est  répandue  dans  le  monde. 
Elles  ont  perdu  par  l'intervention  delà  bureaucratie 
une  partie  de  leur  fécondité  primitive,  mais  tout  ce 
qu'elles  ont  d'essentiel  et  de  durable  est  d'origine 
médiévale. 

L'art  gothique.  —  Celte  forme  nouvelle  et  sublime 
de  l'architecture  est  une  création  originale  du 
moyen  âge  et  mérite  d'être  signalée  comme  une  de 
ses  caractéristiques.  Tout  l'Occident,  depuis  York 
jusqu'à  Orvieto  etSéville,  depuis  Rouen  jusqu'à  Mag- 
debourg,  est  rempli  d'édilices  merveilleux  élevés  par 
les  gens  du  moyen  âge  et  qui  restent  ce  que  l'ère 
moderne  possède  de  plus  précieux  en  fait  de  trésors 
artistiques.  Chacun  représente  une  incalculable 
valeur  d'art,  de  poésie  et  d'idéalité,  et  permet  de 
pénétrer  dans  la  vie  profonde  de  la  civilisation  dont 
il  est  issu.  A  ces  œuvres  de  l'art  plastique,  il  con- 
vient d'ajouter  trois  livres  merveilleux  qui  n'auraient 
pu  être  écrits  à  une  autre  époque  et  qui  pour  cette 
raison  doivent  être  considérés  comme  l'expression 
intellectuelle  du  moyen  âge  religieux,  philosophique 
et  poétique  :  ce  sont  V Imitation  de  Jésus-Christ,  \a 
Somme  de  saint  Thomas  d'Aquin  et  la  Divine  Comé- 
die de  Dantk  Alighieri, 

On  a  déjà  pu  voir,  par  tout  ce  qui  vient  d'être  dit, 
que  notre  société  moderne  n'est  que  l'héritière  et  la 
continuation  du  moyen  âge,  bien  loin  d'en  être  l'an- 
tithèse ou  la  négation,  comme  certains  voudraient 
le  faire  croire.  Cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  n'.v  ail 
aucune  dilTérence  entre  elle  et  lui,  mais  ces  diffé- 
rences sont  de  même  nature  que  celles  qui,  dans  le 
même  individu,  distinguent  la  jeunesse  de  l'âge 
mûr,  et  elles  sont  loin  d'être  toutes  à  l'avantage  de 


ce  dernier.  Au  moyen  âge,  la  vie  sociale  laisse  un 
plus  libre  jeu  aux  forces  naturelles  et  trouve  son 
expression  dans  une  riche  variété  d'organismes; 
de  nos  jours,  elle  est  plus  centralisée  et  plus 
disciplinée  par  l'action  prépondérante  de  l'Etat.  Les 
institutions  sociales  du  moyen  âge  jaillissent  spon- 
tanément du  sol  :  féodalité,  chevalerie,  commerce, 
corps  de  métier,  universités,  tout  y  a  une  liberté 
d'allure,  une  souplesse  qui  s'adapte  à  toutes  les  exi- 
gences de  la  vie,  alors  que  les  organismes  créés  par 
l'Etat  moderne  ont  la  raideur  et  le  mouvement  auto- 
matique des  machines.  On  trouve  une  image  saisis- 
sante de  cette  apparition  dans  la  topographie  de  nos 
vieilles  villes  :  le  cœur,  qui  en  est  la  partie  médiévale, 
estun  dédale  de  rues  irrégulières,  s'enchevètrant  dans 
un  désordre  et  un  pittoresque  plein  de  vie  ;  les  fau- 
bourgs et  quartiers  excentriques,  qui  sont  d'origine 
moderne,  offrent  par  leur  régularité  monotone 
l'aspect  d'un  échiquier  et  se  trahissent  comme  des 
conceptions  nées  dans  un  bureau  et  réalisées  d'une 
seule  pièce  par  des  agents  publics. 

C'est  Philippe  le  Bel  en  France  et,  avant  lui,  Fré- 
déric Il  dans  le  royaume  des  Deux-Sicites,  qui  ont 
inauguré  le  mouvement  centralisateur  ;  il  est  allé  en 
s'accélérant  depuis  lors,  surloutà  partir  du  xvK siè- 
cle, qui  a  assisté  à  l'avènement  des  monarchie» 
absolues.  Dès  lors,  la  vie  publiciue  semble  se  con- 
centrer dans  les  cours  royales,  en  même  temps  que 
les  institutions  locales  et  provinciales  s'anémient  et 
s'éteignent.  L'idéalisme  du  moyen  âge,  qui  a  trouvé 
son  expression  la  plus  haute  dans  les  croisades,  fait 
place  à  une  politique  d'intérêt  dynastique  chez  les 
souverains  et  à  des  préoccupations  d'ordre  économi- 
que chez  les  peuples.  Le  commerce  deviendra,  à  la 
place  de  la  foi,  la  principale  détermination  des  poli- 
tiques nationales  ;  Venise  est  déjà,  en  plein  moyen 
âge,  avec  ses  préoccupations  mercantiles  qui  la 
mettent  presque  toujours  en  dehors  du  concert  euro- 
péen, le  précurseur  de  ce  changement  profond  dans 
l'orientation  de  la  société. 

La  diltérence  peut  être  la  plus  profonde  entre  le 
moyen  âge  et  les  temps  modernes  est  d'ordre  intel- 
lectuel pur.  Le  moyen  âge  ne  sait  pas  ce  que  c'est 
(|ue  la  critiiiue,  c'est-à-dire  la  connaissance  qu'a  l'es- 
prit humain  de  lui-même,  de  ses  lois,  de  ses  défauts, 
de  ses  limites.  Le  moyen  âge  introduit  le  principe 
d'autorité  (magister  ditit),  même  dans  l'étude  des 
questionsqui  relèventavant  toutde  la  librerccherche. 
C'est  seulement  après  que  la  Renaissance  a  eu  mis 
sous  les  yeux  du  monde  médiéval  un  tableau  complet 
de  la  société  antique  et  opposé  à  l'homme  du  moyen 
âge  le  type  de  l'homme  et  du  citoyen  selon  l'an- 
tiquité, que  la  critique  a  pu  naître.  Celle-ci  est  avant 
tout  l'apanage  de  l'âge  mùr  et  même  de  la  vieillesse; 
elle  est  d'ailleurs  à  distinguer  très  nettement  de 
rhypereritique,qui,  s'inspirant  d'une  fausse  philoso- 
phie, fait  de  la  négation  de  tout  surnaturel  un  nouvel 
article  de  foi. 

Si  nettes  et  si  profondes  que  soient  les  différences 
entre  le  moyen  âge  et  nos  temps,  elles  ne  sauraient 
empêcher  que  la  civilisation  moderne  soit  lille  de  la 
civilisation  du  moyen  âge.  Elle  lui  doit  ses  éléments 
les  meilleurs,  et  c'est  en  s'acheminant  à  la  suite  de 
sa  mère  dans  la  voie  royale  du  progrès  chrétien 
qu'elle  remplira   la  mission  assignée  à  l'humanité. 

Godefroid  Kurtu. 


MUSIQUE  RELIGIEUSE.  —  Il  est  à  peine 
besoin  de  rappeler  les  aUînités  de  nature  el  les  re- 
lations de  fait,  qui,  de  tout  temps,  chez  tous  les  peu- 
ples, ont  uni  la  religion  et  la  musique.  Il  semble 
bien  d'abord  que  la  musique  soit  par  excellence  l'art 


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MUSIQUE  RELIGIEUSE 


950 


religieiiK,  qu'elle  le  soit  dans  l'acception  double  et 
dans  la  plénitude  du  mot,  liant  ou  "  reliant  »,  du 
li*n  esthétique  le  plus  étroit  et  le  plus  fort,  premiè- 
rement Dieu  avec  les  hommes,  et  puis  les  hommes 
entre  eux.  On  a  souvent  nommé  la  musique  l'art 
socioloj,Mque  ou  social.  Nous  l'appellerons,  nous, 
charitahle  et  fraternel.  Aucun  art  mieux  que  celui- 
là  ne  sait  agir  sur  la  multitude  et  la  rassembler, 
créer  entre  des  centaines,  des  milliers  d'êtres,  non 
seulement  l'union,  mais  l'unanimité.  L'areliilectnre 
elle-même,  à  cet  égard,  possède  une  moindre  puis- 
sance. Asile  de  la  foule,  une  catliédrale  en  est  pour 
ainsi  dire  l'expression  aussi,  mais  immobile  et 
muette.  La  musique  en  est  l'àme,  une  ànie  qui  se 
meut  et  qui  chante. 

Rapprochés  les  uns  des  autres  par  la  musique, 
nous  le  sommes,  par  elle  également,  de  Dieu.  Rap- 
pelez-vous le  vers  du  poète  :  «  Dieu  parle,  il  faut 
qu'on  lui  réponde.  »  La  musique  est  la  forme  la  plus 
pure  de  ce  dialogue  nécessaire  et  mystérieux.  Dans 
la  question,  fort  obscure,  on  le  comprend,  et  sans 
doute  insoluble  à  jamais,  des  origines  de  l'art  mu- 
sical, riiypolhèse  de  l'origine  religieuse  n'apparaît 
pas  comme  la  moins  défendable.  Et  surtout,  entre 
la  religion  et  la  musique,  pour  peu  qu'on  y  réflé- 
chisse, de  naturelles  conformités  apparaissent.  A 
quel  art,  et  par  un  plus  juste  privilège,  serait  dévolu 
l'ordre  ou  la  catégorie  supérieure  de  l'idéal,  si  ce 
n'esta  celui-là,  dont  la  matière,  aflinée  et  subtile,  a 
le  moins  de  consistance,  le  moins  de  persistance 
aussi,  puisqu'à  peine  formée  en  quelque  sorte,  elle 
se  dissipe  et  s'évanouit. 

Sur  les  correspondances  profondes  de  la  musique 
et  de  la  religion,  le  Chaleauluiand  du  Génie  du  Cliris- 
tiiinisme  a  dit  des  choses  un  peu  vagues,  et  de  fort 
belles  choses.  «  Le  chant  nous  vient  des  anges  et  la 
source  des  concerts  est  ilans  le  ciel.  »  Cela  pevit 
faire  doute.  Mais  ceci  est  plus  sur  :  «  Toute  institu- 
tion qui  sert  à  purilier  l'àme,  à  en  écarter  le  trouble 
et  les  dissonances,  à  y  faire  naître  la  yertii,  est,  par 
cette  qualité  même,  propice  à  la  plus  belle  musique, 
ou  à  l'imitation  la  plus  parfaite  du  beau.  Mai?  si 
cette  institution  est  en  outre  de  nature  religieuse, 
elle  possède  alors  les  deux  qualités  essentielles  à 
l'harmonie  :  le  beau  et  le  mystérieux.  oEnlin  ce  qui 
suit,  particulièrement  la  remarque  dernière,  pour 
être  d'un  grand  poète,  en  prose,  n'en  est  pas  moins 
d'un  historien  et  d'un  philosophe  de  la  musique 
religieuse:  ^  C'est  la  religion  qui  fait  gémir, au  milieu 
>de  la  nuit,  les  vestales  sous  ses  dômes  tranquilles; 
c'est  la  religion  qui  chante  si  doucement  au  bord 
du  lit  de  l'infortuné.  Jérémie  lui  dut  ses  lamenta- 
tions, et  David  ses  pénitences  sublimes.  Plus  lière 
sous  l'ancienne  alliance,  elle  ne  peignit  que  des 
douleurs  de  monarques  et  de  prophètes;  plus  mo- 
deste et  non  moins  royale,  sous  la  nouvelle  loi,  ses 
soupirs  conviennent  également  aux  puissants  et  aux 
faibles,  parce  ([u'ellca  trouvé  dans  Jésus-Christ  l'hu- 
milité unie  à  la  grandevir.    > 

Entre  la  religion  et  la  musique,  d'autres  rapports 
existent,  plus  simples,  plus  précis,  et  qui  peu- 
vent s'exprimer  avec  plus  de  précision  et  de  sim- 
plicité. Par  exemple,  on  voit  tout  de  suite  comment 
la  musique  touche  en  quelque  sorte  de  plus  près 
que  les  autres  arts  à  la  vérité  religieuse  :  il'ov'i  la 
faculté,  pour  elle,  d'y  être  plus  profondément  con- 
forme ou  contraire.  La  peinture,  la  sculpture,  ne 
représentent  de  Dieu  que  l'apparence  sensible,  l'hu- 
manité et  la  mortalité  qu'il  a  prise  comme  nous  et 
pour  nous.  Mais  la  musique  se  lie  —  avec  quelle 
étroitesse  I  —  à  la  parole,  au  Verbe  même,  au  Verbe 
qui  était  dès  le  commencement,  qui  était  en  Dieu, 
qui  était  Dieu.  La   musique  d'église,  la   musique  à 


I   l'église,    n'accompagne  et  ne  traduit  pas  seulement 
la  prière,    ou   ce  que   nous    disons  à  Dieu,  mais  ce 
que  Dieu  nous  a  dit  et  continue  de  nous  dire  :  d'où 
la  nécessité  d'une  appropriation  plus  stricte  et  plus 
sévère.  Un  tableau  d^  Uubens  ou  de  Véronèso,  une 
statue  du  Bernin  sera  moins  déplacée  dans  le  sanc- 
tuaire, qu'une  mélodie  de  salon  ou  d'opéra.  L'archi- 
tecture même,  plus  symbolique  et  plus  idéale  que  la 
peinture  et  la  statuaire,  est   pourtant  moins  que  la 
musique  la  servante  de  la  liturgie.  Elle  a  le  droit  de 
construire  la  maison  de  Dieu  suivant  des  types   di- 
vers. La  messe  peut  se  dire  partout;  mais  nulle  part 
elle  ne  se  dit  qu'en  des  paroles  invariables  et  con- 
sacrées. Etsi  la  formede  l'édilice  importe  moins  que 
celle  du  chant,   c'est  que  l'architecture  ne  fait  pas 
corps  avec   les   paroles  mêmes;  c'est  que,  sans   leur 
cire  étrangère,  elle  leur  est  du  moins  extérieure.  La 
mélodie  au  contraire  est  en  elles;  elle  les  inspire  et 
les  anime,  elle  leur  est  en  quelque  sorte  incorporée. 
Sur  la  vertu  religieuse  de  la  musique,  les  Docteurs 
de  l'Eglise  ontabondammenl  raisonné.  Saint  Thomas 
peut-être  a  le  mieux  connu  la  nature,  posé  les  prin- 
cipes et  proclamé  l'éminente  dignité  de  la   musique 
sacrée.  «  La  louange  vocale,  a-t-il  dit,  est  nécessaire 
pour  élever  les  cœurs  vers  Dieu.  Tout  ce  qui  donc 
est  capable  de  produire  cet  heureux  effet,  peut  être 
employé  dans   la   louange  de  Dieu.   »  (II»  11"=,  q.   gi, 
art.   2)   La    musique,  observe  til  encore,  accroît  la 
piété  des  saints  et  la  contrition  des  pécheurs.  Elle 
soulage  ceux  qui  sont  accablés,  elle  nous  fortilie  dans 
le  combat  et   nous  relève  après  la  chute.    Enfin,  — 
et  ce  dernier  effet  n'avait  peut-être  pas  été  signalé, 
—  elle  insiste  plus  que  la  parole  sur  les  mots,  c'est- 
à-dire  sur  les  pensées;  elle  s'y  attarde,  elle  y  revient 
s'il  le  faut,  et  devant  les  yeux  de  l'esprit  elle  arrête 
ainsi  plus  longtemps  la  vérité.  Ce  que  nous  devons 
chanter  à  Dieu,  ou  devant    Dieu,  c'est   sa  grandeur, 
sa  bonté,  et  c'est  aussi  nos  péchés.  Ainsi  la  musique 
religieuse  exprimera  notre  admiration,    notre   gra- 
titude et  notre  pénitence.  Unis  par  elle  à  Dieu,  nous 
le  serons  encore  entre  nous,  entre  nous  tous.   Dans 
le  cœur  de  chacun,   elle    créera    comme   une  région 
d'innocence  (regionem  innocuam)    où  se  répare  l'in- 
justice mutuelle,  où  s'cITace  le    mal  que  les  hommes 
se  font.  La  musique    alors,    humainement  et  divine- 
ment religieuse,  aura  rempli  sa  mission  tout  entière. 
L'Eglise  n'a   pas   seulement,  par  la   voix   de    ses 
Pères  et  de  ses  docteurs,  parlé  de  lii  musique;  par  la 
volonté,  par  les  décrets    de  ses    papes,   pour  elle  et 
sur    elle,    afin    tantôt   de    la    contenir  et   tantôt    de 
l'étendre,  elle  a  constamment  agi.  «  A  peine  l'Eglise, 
au   IV"  siècle,  est-elle  libre   de   se  développer,   que 
nous  voyons  le  chant  liturgique  être  l'un  des  objets 
des  préoccupations  de  ses  pontifes.   >i   (M.    A.  Gas- 
Touii,  l'art  grégorien)    De  la  (in  du  vi'  siècle  à  nos 
jours,  de  saint  Grcgoii-e  à  Pie  X,  à  travers  le  Mojen 
Age,  la  Renaissance  et    les  temps    modernes,    l'his- 
toire sidt  la  glorieuse  et  longue  théorie  des  Papes 
musiciens.  L'influence  de  la  foi  s'est  même  répandue 
au  delà  du  sanctuaire  et  la  musique  extra-liturgique 
en    a  ressenti   le  bienfait.  Un   saint  aimable   a    créé 
l'oratorio,  et  depuis  trois  cents  ans  les  innomlirables 
chefs-d'œuvre  de  ce   genre   ou  des  genres  connexes, 
voire  quelques  chefs-d'œuvre  de  théâtre,  en  certaines 
pages  du   moins,  ont  été  jusque  dans  le  «  monde  », 
ou  le  «   siècle  »,   des  messagers,   des  témoins  assez 
éloquents  et  fidèles  de  l'idéal  religieux. 

L'Eglise  enlîn  s'intéresse  à  la  musique  au  delà  de 
la  mort,  ou  plutôt  elle  ne  veut  pas  que  la  musique 
meure.  Dans  le  Purgatoire  et  dans  le  T'aradis,  Dantk 
nous  a  montré  mélodieuses  et  chantantes  les  âmes 
des  pénitents  et  celles  des  bienheureux.  Il  assure 
même   ([ue  la  voix  des  élus,  par  eux   de    nouveau 


951 


MUSIQUE  RELIGIEUSE 


952 


«  revêtue  »  (/a  rWestita  voce  alleluiando),  sera  plus 
vivante  que  celle  des  vivants  {in  voce  ossai  pii'i  clie 
la  nostra  viva).  Cette  assurance,  le  plus  théologien 
des  grands  poètes  n'a  fait  que  l'emprunter  au  plus 
grand  des  thcologiens.  Saint  Thomas  avait  écrit 
d'abord  :  «  Credibile  qiiod  posi  resitrrectionem  erii 
in  sanctis  laiis  vocalis.  (Il*  U^",  q.  i3,  art.  4)  H  est  à 
croire  qu'après  la  résurrection  les  saints  chanteront 
les  louanges  de  Dieu.  » 

Croyons-le  donc,  e*t  soyons  heureux  de  le  croire. 
Pour  la  musique  il  n'est  pas  de  plus  glorieuse  pro- 
messe et,  pour  les  musiciens,  de  plus  douce  espérance. 
Le  Verbe,  qui  s'est  fait  chair  ici-bas,  sera  loué  là- 
haut  par  des  lèvres  de  chair  et, seule  de  tous  les  arts, 
la  musique  au  ciel  survivra.  Que  dis-je,  elle  revivra 
plus  pure  et  plus  belle.  Elle  dépouillera  tout  ce 
qu'elle  eut  d'humain  et  de  passager  :  la  sensualité, 
la  passion,  la  douleur;  mais  ce  qu'elle  contient  de 
divin  et  d'impérissable,  l'ordre,  la  raison,  l'amour, 
demeurera  seul  en  elle  et  s'y  épanouira  pour  jamais. 
Ainsi,  comme  les  autres  créatures,  elle  trouvera  près 
de  Dieu  la  plénitude,  la  perfection  de  son  être,  et 
l'alliance  de  la  musique  et  de  la  foi,  commencée 
dans  le  temps,  se  consommera  durant  l'éternité. 

Quand  on  parle  de  la  musique  religieuse,  quand 
on  en  étudie  la  nature,  ou  les  caractères  et  l'histoire, 
il  faut  avant  tout  la  partager  en  deux  :  la  musique 
d'église,  ou  liturgique, d'une  part;  de  l'autre,  la  mu- 
sique sacrée.  La  distinction  est  fondamentale.  Elle 
est  nécessaire  et  suffisante  pour  prévenir  ou  corriger 
les  erreurs  dans  la  doctrine  et,  dans  la  pratique,  les 
excès;  pour  assurer  à  la  fois  la  dignité,  la  sainteté 
de  l'art  ecclésiastique  et  l'indépendance  de  l'art  seu- 
lement religieux. 

Il  y  a, chacun  le  sait,  deux  formes  par  excellence, 
bien  qu'inégales  entre  elles,  de  la  musique  d'église 
proprement  dite.  Pratiquées  successivement,  puis 
ensemble,  l'une  et  l'autre  ensuite  plus  ou  moins  ou- 
bliées, dénaturées  et  corrompues,  le  temps  paraît 
enfin  venu  de  leur  renaissance  commune.  La  pre- 
mière de  ces  deux  formes,  par  l'âge  et  par  la  par- 
faite convenance  avec  la  liturgie,  c'est  le  chant  gré- 
gorien ou  plain-chant  ;  la  seconde,  relativement 
jeune,  mais  qui  déjà  depuis  quelques  siècles  a  mérité 
d'être  associée  à  l'autre,  est  la  polyphonie  vocale, 
appelée  aussi  le  chant  a  cappella. 

Le  chant  grégorien  cependant  l'emporte.  Des  rai- 
sons de  plus  d'une  espèce  en  ont  fondé  la  préémi- 
nence et  l'assurent  à  jamais.  L'histoire  et  la  tradition 
nous  l'imposent.  Un  maître  en  ces  matières  l'a  fort 
justement  rappelé  :«  Le  chant  grégorien,  ce  n'est  pas 
seulement  une  forme  de  la  mélodie  religieuse,  c'est  la 
seule  forme  adoptée  et  prescrite  par  l'autorité.  C'est 
le  chant  de  l'Eglise.  Donc  il  peut  y  avoir  des  chants 
divers,  de  forme  différente,  usités,  goûtés,  ici  ou  là; 
il  peut  y  avoir  des  chants  exceptionnels  pour 
diverses  circonstances,  des  chants  même  approuvés 
par  l'Eglise  :  il  n'y  a  qu'un  seul  chant  de  l'Eglise  : 
c'est  le  grégorien.  "  (.\médée  Gastouk  :  La  musique 
d'église,  Lyon,  Janin  frères,  191 1)  Il  le  fut  dès  le 
commencement.  X  l'origine,  il  se  constitua  par  la 
rencontre  des  deux  éléments  hébraïque  et  gréco- 
romain.  Il  Eppure  è  nostra  mamma  11,  nous  disait  un 
jour  le  Souverain  Pontife  Pie  X,  en  parlant  de  la  reli- 
gion d'Israël.  «  Malgré  tout,  elle  est  notre  mère.  » 
Les  recherches  et  les  découvertes  récentes  ont  révélé 
mainte  analogie  entre  le  chant  de  la  Synagogue  et 
celui  de  la  primitive  Eglise.  Il  parait  désormais 
incontestable  que  dans  la  Jérusalem  nouvelle,  dans 
ses  chants  comme  dans  ses  prières,  quelque  chose  de 
l'ancienne  a  subsisté.  Il  est  également  certain  que 
le  christianisme  naissant  ne  pouvait  pas  soustraire 


sa  musique  plus  que  son  architecture  à  l'influence 
de  l'art  gréco-romain.  Dans  l'ensemble  comme  dans 
le  détail  de  l'ordre  sonore,  dans  la  mélodie,  la  ryth- 
mique, la  métrique,  un  Gevaert  a  montré  tout  ce  que 
le  chant  de  l'Eglise  latine  a  retenu  du  chant  de 
l'antiquité.  Et  s'il  est  vrai  que  ces  deux  sources  ne 
sont  pas  également  pures,  ou  plutôt  si  pas  une  des 
deux  n'est  d'une  parfaite  pureté,  c'est  peut-être  que 
le  christianisme  voulut  étendre  même  à  la  musique 
le  caractère  de  la  rédemption.  Il  a  deux  fois  racheté 
le  chant  de  l'Eglise  nouvelle  :  de  la  gentilité  et  de 
l'imperfection  de  l'ancienne  Loi.  Dans  cette  opéra- 
tion deux  fois  salutaire,  on  peut  trouver  une  double 
leçon.  L'origine  hébraïque  du  chant  chrétien  con- 
firme les  paroles  de  Jésus  :  «  Je  ne  suis  pas  venu 
pour  abolir  la  Loi,  mais  pour  l'accomplir.  »  L'origine 
gréco-romaine  peut  être  prise  pour  un  mémorial  de 
la  vocation  des  Gentils.  Et  puis,  et  surtout,  il  faut 
reconnaître  ici  la  démarche  habituelle  du  génie  de 
l'Eglise,  le  don  merveilleux  et  vraiment  divin  qu'elle 
a  reçu  de  s'approprier,  pour  en  vivre  d'une  Aie 
renouvelée  et  plus  riche,  les  éléments  étrangers, 
contraires  même,  dont  on  aurait  pu  craindre  qu'elle 
risquât  de  mourir.  En  tout  temps,  en  toute  chose, 
elle  a  construit  ses  propres  édifices  avec  les  ruines 
que  ses  victoires  avaient  faites.  C'est  le  cas  de  rappe- 
ler le  triomphant  exorde  de  Bossuet  :  »  Nous  lisons 
dans  l'histoire  sainte  que,  le  roi  de  Samarie  ayant 
voulu  bâtir  une  forteresse  qui  tenait  en  crainte  et 
en  alarme  toutes  les  places  du  roi  de  Juda,  ce  prince 
assembla  son  peuple  et  fit  un  tel  effort  contre  l'en- 
nemi, que  non  seulement  il  ruina  cette  forteresse, 
mais  qu'il  en  fit  servir  les  matériaux  pour  construire 
deux  citadelles,  par  lesquelles  il  fortifia  sa  fron- 
tière. »  (Voir  l'ouvrage  de  M  Gastoué  :  Les  origines 
du  chant  romain;  Vantiphonaire  grégorien,  Paris, 
Picard,  igo'j) 

Après  les  origines,  il  suffira  de  rappeler,  car  tout 
cela  vraiment  est  connu,  les  caractères  qui  font  reli- 
gieux entre  tous  le  sentiment,  ou,  comme  les  Grecs 
auraient  dit,  Vélhos  de  l'art  grégorien. 

L'art  grégorien  n'est  que  chant.  Telle  est  sa  pre- 
mière marque  et  la  raison  première  aussi  de  sa 
vocation  rituelle.  Il  semble  bien  que  la  mélodie  des 
lèvres  humaines  constitue  la  musique  où  le  moins 
de  matière  se  mêle  à  la  parole  pour  l'appesantir,  la 
contraindre  ou  l'altérer.  On  trouve  dans  saint  Tho- 
mas la  confirmation  et  la  justification  de  ce  privi- 
lège de  la  voix.  Le  théologien  de  la  Somme  ne  se 
pose  —  pour  j'  répondre  par  l'affirmative  —  que  cette  ■ 
question  unique:  «  Utrum  Deus  sit  Inudandiis  per 
CANTUM.  I)  Quant  aux  instruments,  il  les  bannit  du 
sanctuaire,  différant  jusqu'au  dernier  jour  l'inter- 
vention, alors,  il  est  vrai,  décisive,  delà  trompette, 
qu'il  nomme  a  instrumentalis  causa  resurrectionis  » 
(In  IV'"  sent.,  d.  43,  art.  2,  q.  2,  etc.).  Que  si  les  ins- 
truments furent  admis  autrefois  dans  le  temple,  si 
le  Psalmiste  a  commandé  de  «  louer  le  Seigneur  avec 
la  harpe  et  de  célébrer  sa  gloire  sur  le  psaltcrion  », 
c'est  que  le  peuple  juif,  «  ce  peuple  à  la  cervelle  dure, 
étant  plus  obtus  et  charnel,  avait  besoin  d'être  excité 
par  des  instruments  à  grand  fracas,  de  même  qu'il 
fallait  des  promesses  terrestres  et  l'appât  des  biens 
matériels  pour  l'attacher  au  Seigneur.  »  (11^,  Ila<',q.  91, 
art.  2.  ad  4")  Mais  'e  peuple  chrétien,  plus  spiri- 
tuel, doit  se  contenter  de  la  voix.  Elle  est  supérieure 
aux  instruments,  qui  ne  font  que  l'imiter,  autant 
que  l'original  est  au-dessus  de  la  copie  et  que  la 
réalité  l'emporte  sur  l'apparence. 

.4.ussi  bien,  la  nature  des  choses  et  des  lieux 
mêmes  s'accorde  avec  la  conception  purement  vocale 
de  l'art  liturgique.  Il  se  trouve  que  les  instruments 
ne  sont  pas  plus  à  leur  aise  qu'à  leur  place  dans  une 


953 


MUSIQUE  RELIGIEUSE 


954 


église.  L'acoustique  des  nefs  est  infailliblement 
funeste  au  solo  non  moins  qu'à  la  symphonie.  Deux 
seules  voix  instrumentales,  celle  de  l'oryuc  et  celle 
de  la  cloche,  l'une  au  dedans,  l'autre  au  deliors  du 
temple,  sont  dignes  de  se  mêler,  pourvu  qu'elles  ne 
l'étoulTent  point,  au  concert  des  lidèles,  et  de  s'y 
mêler  saintement. 

Après  la  vocalilé  pure,  un  caractère  essentiel  du 
plain-chant  est  la  verbalité.  Tandis  que  noire 
moderne  polyphonie  demande  à  l'harmonie,  aux 
timbres,  la  vérité  et  la  variété  de  l'expression,  la 
mélodie  grégorienne  l'obtient  de  la  seule  parole. 
Elle  n'est  pas  la  parole  «  mise  en  musique  »,  mais 
la  musique  issue,  jaillissant  de  la  parole,  oùelleétait 
contenue  et  cachée.  La  parole  ici,  loin  d'être  l'esclave, 
ou  seulement  la  servante  des  sons,  en  est  la  mai- 
tresse  et  la  reine.  Et  son  règne  est  conforme  aux 
principes,  aux  lois  de  l'ordre  chrétien.  Saint  Thomas 
encore  a  dit:  «  La  Création  est  la  voix  du  Verbe  et 
toutes  les  créatures  sont  comme  un  chœur  de  voix 
qui  répètent  ce  même  Verbe.  »  (In  /"'  Sent.,  d.  27, 
q.  2,  art.  a,  q.  2  ad  3™)  Dans  l'attache  et  la  soumis- 
sion au  Verbe  consiste  la  dignité,  la  sainteté  du 
cliant.  Le  Verbe,  le  Verbe  seul,  est  <i  au  commen- 
cement »  de  l'art  grégorien. 

Entre  cet  art  et  son  objet,  ou  sa  fin,  il  y  a  d'autres 
convenances  encore.  Le  plain-chant,  en  même  temps 
que  vocal,  est  homophone;  ne  se  seivant  que  des 
voix,  il  fait  d'elles  toutes  une  seule  voix.  L'unisson 
nombreux,  voilà  peut  être  la  forme  sonore  la  plus 
capable  d'exprimer  et  de  créer  l'unité  :  non  seule- 
ment l'unité  des  fidèles  entre  eux,  mais  celle  de 
chacun,  son  unité  spirituelle  et  tout  intérieure.  Loin 
départager  l'àme,  cet  art  la  rassemble.  11  la  fait 
concorder,  concourir  en  toutes  ses  parties  et  de 
toutes  ses  forces.  «  Qu'ils  soient  un  comme  mon  Père 
et  moi  nous  sommes  un.  »  Les  voix  de  l'unisson 
grégorien  sont  unes  de  cette  manière,  et  cela  con- 
stitue encore  une  fois  entre  l'objet  de  la  musique 
d'église,  lequel  est  divin,  et  cette  musique  même, 
une  nouvelle  et  divine  conformité. 

L'antiquité  de  l'art  grégorien  en  accroît  aussi  le 
caractère  religieux.  Plus  que  tout  autre  chant,  le 
plain-chant  est  contemporain  de  ce  qu'il  chante;  ce 
mode  d'expression  parut  en  même  temps  que  l'ordre 
des  idées,  des  sentiments  qu'il  exprime,  et  c'est 
beaucoup,  pour  qui  célèbre  les  choses  éternelles,  de 
les  célébrer  sur  le  mode  le  plus  ancien,  le  plus  pro- 
che du  temps  où  ces  choses  furent  révélées. 

Contemporain  du  christianisme,  le  plain-chant  en 
est  égaleuient  un  peu  le  compatriote.  Des  souilles  de 
l'Orient  ont  passé,  nous  l'avons  vu,  dans  les  mélo- 
dies primilives  de  l'Eglise.  Aucun  charme  ne  leur 
manque,  ni  celui  du  lointain,  ni  celui  du  mystère. 
Parce  qu'elles  sont  anonymes,  elles  sont  humbles. 
11  semble  ainsi  qu'une  vertu  s'ajoute  à  leur  beauté. 
Tout  ce  qu'elles  eurent  des  hommes,  ne  fût-ce  qu'un 
nom,  a  péri.  Elles  n'ont  gardé  que  ce  qui  leur  vint 
de  Dieu.  Dieu  enfin,  qui  voulut  cet  art  impersonnel, 
le  voulut  aussi  populaire,  semblable  à  la  foule,  pour 
laquelle  et  ([uelquefois  par  laquelle  il  fut  créé.  Entre 
les  chants  de  l'Eglise  et  les  chants  du  peuple,  au 
Moyen  Age,  les  échanges  furent  nombreux.  Il  ne 
faut  pas  s'étonner,  encore  moins  s'indigner  de  telles 
rencontres.  Au  contraire,  il  convient  que  l'art  chré- 
tien par  excellence,  le  plusprès  d'être  divin,  ne  soit 
pas  celui  des  grands  et  des  habiles,  mais  celui 
des  ignorants  et  des  petits,  de  ceux  auxquels  le 
royaume  de  Dieu  a  élé  jiromis. 

Après  avoir  défini  la  nature  du  chant  grégorien, 
faut-il  en  résumer  l'histoire?  On  sait,  et  le  nom 
seul  d'un  saint  Ambroise  en  témoigne,  que  ce  chant 
a  précédé  saint  Grégoire.   Il  était,    et   depuis   fort 


longtemps,  avant  d'être  nommé.  Le  répertoire  ro- 
main des  mélodies  ecclésiasliques  est  formé  de 
pièces  dont  une  partie  iuiportanle,  sinon  la  plus 
grande  partie,  existait  avant  le  vu"  siècle  (Gastoué). 
Mais  ce  répertoire,  antérieur  au  Pontife,  et  qui  devait 
lui  survivre  et  se  développer  après  lui,  la  mission,  ou 
l'une  des  missions  du  grand  pape  fut  de  l'ordonner 
et  de  le  codifier.  On  a  disputé  parfois  cet  honneur  à 
saint  Grégoire.  Il  parait  impossible  de  ne  pas  le  lui 
reconnaître  aujourd'hui.  L'œuvre  de  Grégoire  ne  fut 
pas  seulement  de  fixer,  de  rassembler,  mais  (déjà  !) 
de  réformer.  Cette  œuvre,  dans  un  esprit  et  par  des 
moyens  pareils,  l'Eglise,  à  travers  les  âges,  n'a  pas 
cessé  de  la  poursuivre.  Toujours  favorable  au  pro- 
grès, conslamment  sévère  aux  excès  connue  aux  dé- 
fauts, elle  a  veillé  sans  relâche  sur  un  mode  de  beauté 
qu'elle  avait  fait  et  qu'elle  entendait  conserver  sien. 
Envers  et  contre  tout,  elle  a  su  tour  à  tour  le  garder 
et  le  développer.  Nombreuses  furent  les  vicissitudes 
du  chant  grégorien,  tantôt  florissant  et  glorieux,  tan- 
tôt —  quelquefois  par  sa  faute  —  en  danger  et  près 
de  périr.  La  reforme  de  saint  Guégoire  eut  d'heureux 
et  durables  effets.  Tout  fut  grégorien  dans  l'Eglise, 
et  le  fut  avec  pureté  jusqu'au  ix°  siècle.  Alors  les 
abus  se  reproduisent  et  de  nouveau  la  Papauté  doit 
sévir.  La  bulle  /l'e.t  una  de  saint  Léon  IV  assure 
pour  deux  cenls  ans  le  retour  à  l'ordre  ancien.  Mais 
voici  qu'il  se  trouble  de  nouveau.  La  polyphonie  était 
née.  Consciente  d'abord,  puis  orgueilleuse  et  comme 
enivrée  de  son  génie,  elle  menace  de  détrôner  la 
uionodie  grégorienne.  Par  une  décrétale  célèbre, 
Jean  XXll,  au  xiv«  siècle,  en  veut  corriger  les  excès. 
Elle  se  réforme  et  se  purifie;  elle  suscite  les  maîtres 
qui  feront  sa  gloire  et  le  xvi=  siècle  voit  son  triom- 
phe. Alors  le  chant  grégorien,  par  esprit  de  réaction 
et  croyant  ainsi  peut-être  se  mieux  défendre,  se 
jette  dans  un  excès  de  sécheresse  et  de  rigueur.  Le 
xvii"  siècle  le  néglige,  à  moins  qu'il  ne  le  corrompe, 
et  le  grand  musicien  qu'est  notre  Du  Mont  n'ose 
lui-même  en  retracer  qu'une  ombre.  Le  xviii"  siècle 
et  la  première  moitié  du  xix*  paraissent  en  achever 
la  ruine.  Pour  la  musique  d'église,  les  temps  sont 
venus  que  Lamennais  déplorait  avec  éloquence  : 
«  Au  temple  succéda  le  théâtre,  image  d'une  société 
qu'abandonnait  l'esprit  austère  du  christianisme 
ancien.  Les  hommes  n'habitaient  plus  les  régions 
idéales  du  dogme;  las  du  calme  des  cieux,  de  la 
contemplation  du  Beau  et  du  \  rai  dans  leur  source 
éternelle,  il  leur  fallait  le  mouvement  de  la  terre, 
ses  vives  émotions,  ses  enivrants  prestiges  et  ses 
illusions  passionnées.  »  (Esquisse  d'un  philusophie) 
L'Eglise  témoigna  tro[)  d'indulgence  à  de  profanes 
désirs  et  longtemps  elle  souffrit  un  triste  partage 
entre  les  excès  de  la  musique  du  monde,  ou  du 
«  siècle  »,  et  les  débris  de  sa  musique  à  elle,  contre- 
l'aile  et  méconnaissable. 

Elle  ne  devait  pourtant  pas  s'y  résigner  toujours. 
Vers  le  milieu  du  siècle  dernier,  les  fils  de  saint 
Benoît  lui  présentèrent  de  nouveau  l'idéal  grégorien 
dont  leur  génie  de  savants  et  d'artistes  avait  su  re- 
connaître et  restituer  les  traits  immortels.  On  fut 
longtemps  sans  croire  au  ujiracle  de  celle  résurrec- 
tion. Quand  on  n'en  put  douter,  on  voulut  en  em- 
pêcher l'elîct.  Pour  l'attester,  pour  en  assurer  le 
triomphe,  il  ne  fallut  rien  moins  que  la  volonté 
d'un  Pape,  d'un  Pape  musicien.  Pie  X  a  été  celui-là, 
et  l'admirable  Molu  propria  du  22  novembre  igoS, 
«  code  juridique  de  la  musique  sacrée  »,  établit  ou 
rétablit  enfin  dans  la  musique  de  l'Egliise  l'excellence 
et  la  suprématie  du  chant  grégorien  restauré. 

Nous  disons  l'excellence,  et  non   le  privilège,   le 

Pontife  lui-même  ne  l'ayant  pas  dit.  Un  autre  mode, 

i   une  autre  catégorie  de  l'idéal  sonore  garde  son  rang 


955 


MUSIQUE  RELIGIEUSE 


956' 


(lanB  la  musique  liturgique,  à  la  condition  que  ce 
rang  ne  soit  pas  le  premier.  Chacun  sait  quel  hon- 
neur a  l'ait,  depuis  des  siècles,  à  l'Eglise,  et  quels 
honneurs  en  a  reçus  le  chant  que  souvent  on  nomme 
alla  Patesiriria,  du  nom  tle  l'un  des  plus  fameux 
parmi  les  maîtres  qui  le  portèrent  à  la  perfection. 
L'histoire  de  la  polyphonie,  de  beaucoup  moins  an- 
cienne que  celle  du  plain-chaiit,  suit  en  outre  une 
direction  opposée. Tandis  que  la  raonodie  grégorienne 
partit  de  Rome  à  la  conquête  de  l'Europe  du  Nord 
(Angleterre,  France),  c'est  du  Nord  au  contraire  que 
le  nouveau  style  de  la  musique  d'église  descendit  en 
Italie.  Les  origines  d'un  art  qui  devait  avoir  une  si 
glorieuse  fortune  se  trouvent  dans  les  formes  primi- 
tives et  presque  barbares  encore  de  la  polyphonie 
vocale,  lurgatnim  ou  diaphonie,  et  le  dédiant.  Le* 
plus  récents  historiens  allirment  que  ces  formes,  dès 
le  commencement,  furent  nôtres  .  Elles  auraient  pris 
naissance  chez  nous,  et  non  seulement  en  France, 
mais  au  cœur  de  Paris,  dans  le  cloître  encore  ina- 
chevé de  Notre-Dame,  vers  l'an  1200  (voir  sur  ce 
sujet  :  1°  M.  A.  Gastouk  :  l.a  musique  d'église; 
2"  M.  l'abbé  Villktard  :  L  Oflice  de  Pierre  de  Corbeil, 
Paris,  chez  Picard,  1907).  Curieux  et  noble  exemple 
de  l'échange,  ou  du  retour  que  tout  à  l'heure  nous 
signalions.  La  France  autrefois,  la  France  de  Ghar^ 
lemagne,  avait  reçu  de  Rome  le  chant  grégorien  ; 
maintenant  elle  produit  les  premiers  éléments  d'un 
autre  chant,  de  cette  polyphonie  dont  Rome,  après 
trois  cents  ans,  fera  ses  délices  et  consacrera  la 
gloire.  Un  dessein  mystérieux  semble  avoir  ainsi 
partagé  l'honneur  de  créer  l'art  lilurgi((ue  entre 
l'Eglise  et  notre  patrie,  et,  jusque  dans  l'ordre  esthé- 
tique, notre  plus  vieille  histoire  nous  permet,  que 
dis-je,  nous  commande  de  nous  reconnaître  et  de 
nous  déclaipr  à  la  fois,  avec  le  même  orgueil, 
Romains  et  Français. 

Par  sa  nature  même,  comi)osée  et  collective,  la 
polj'phonie  courait,  plus  que  l'unisson  grégorien,  le 
risque  de  se  compliquer  à  l'excès.  Mainte  fois  elle 
tomba  dans  ce  danger  et  faillit  y  périr.  La  célèbre 
décrétale  de  Jean  XXII  fut  édictée  en  partie  contre 
des  abus  de  ce  genre.  I^u  xiV  siècle  au  xvi',  on  con- 
naît mal,  et  seulement  par  fragments,  par  éclats, 
dispersés  et  sans  suite,  l'histoire  de  la  composition 
musicale.  C'est  à  la  lin  du  xv"  siècle  que  l'art  poly- 
phonique nous  apparaît  pleinement  lui-même,  con- 
stitué comme  un  organisme  harmonieux  et  vivant. 
De  cette  constitution,  les  musiciens  du  Nord  ont  été 
les  premiers  auteurs.  Pendant  les  xiv"  et  xv"  siècles, 
il  n'est  pas  jusqu'aux  chapelles  des  papes  —  voire 
des  antipapes  —  qui  ne  soient  composées  pres(pie  ex- 
clusivement de  musiciens  français  (voir  sur  cette 
période  le  Pnlestrina  de  Michel  Bhenrt,  Paris,  Alcan, 
1906).  Mais  à  la  lin,  le  progrès,  ou  plutôt  la  [lerfec- 
tion  de  l'art  polvphonique  se  partage.  Avec  les 
Gallo-Belges,  les  Italiens,  les  Espagnols  y  concou- 
rent et  le  grand  siècle,  le  xvi",  est  également  celui 
d'un  Roland  de  Lassus,  d'un  Palbsthina  et  d'un 
Victoria. 

Alors,  et  pour  longtemps,  usurpant  les  droits 
consacrés  de  la  monodie  grégorienne,  la  polj'phonie 
règne  seule.  Mais  avec  le  temps  un  jour  arrive  où, 
de  même  qu'elle  n'épargna  point,  elle  n'est  pas  non 
plus  épargnée.  «  Le  xvin'  siècle,  surtout  en  sa  se- 
conde moitié,  et  la  première  moitié  du  xix*  ont 
été  partout  l'époque  la  plus  déplorable  et  la  plus 
néfaste  en  fait  de  musique  d'église.  »  (A.  Gastoui;  ; 
La  musique  d'église)  Il  n'est  rien  en  elîet,  ni  l'oubli, 
ni  l'outrage,  que,  sous  l'une  et  l'autre  de  ses  deux 
formes  par  excellence,  polyphonie  vocale  et  plain- 
chant,  la  musique  d'église  alors  n'ait  souffert.  L'es- 
prit du  monde  et  du  théâtre  l'envahissait,  la  corrom- 


pait tout  entière.  Les  paroles  citées  plus  haut  de 
Lamennais  recevaient  leur  entier  et  funeste  accom- 
plissement. Cependant,  pour  la  l)olyphonie  du 
xvi"  siècle  comme  pour  le  chant  grégorien  son  allié, 
son  frère,  l'heure  des  justes  réparations  ne  pouvait 
pas  ne  pas  venir.  Elle  vint  au  xix"  siècle,  annoncée 
de  loin  en  loin  par  de  faibles  signes  :  les  leçons 
d'un  CnoRON  ou  d'un  Nikoeriikykk,  les  livres  d'ua 
Fklix  Clément  ou  d'un  d'Oktigue.  En  France,  en 
Allemagne,  tantôt  une  société  se  créait,  tantôt 
une  publication  était  entreprise.  De  grands  noms,  de 
grandes  oeuvres  du  jiassé  revenaient  au  jour.  Enlin 
—  il  y  a  quelque  trente  ans  à  peine  —  un  Charles 
BoKDBS,  fondant  la  Société  des  Chanteurs  de  Saint- 
Genuiis,  nous  découvrait  l'immense  horizon  de  la 
musique  alla  Palestrina.  L'initiation  qu'il  nous 
conférait  achevait  pour  nous,  chez  nous,  l'clfet  de  la 
restauration  bénédictfiie,  et  la  lin  du  siècle  voyait  se 
rétablir  et  se  rejoindre  ainsi  les  deux  principes,  les 
deux  modes  supérieurs  du  chant  vraiment  religieux. 
Le  Motu  proprio  de  Pie  X  les  a  constitués  l'un  et 
l'autre  les  seuls  maîtres  du  sanctuaire.  Maîtres  iné- 
gaux, il  est  vrai,  mais  leur  inégalité,  moins  forte 
que  leur  alliance,  ne  risque  en  aucune  façon  de 
troubler  leur  accord  et  leur  concours.  Après  avoir 
conlirmé,  pour  des  raisons  nombreuses  et  profon- 
des, la  suprématie  liturgique  duchant  grégorien,  le 
Molu  proprin^  passant  à  la  polyphonie  du  xvi"  siècle, 
et  plus  particulièrement  à  celle  de  l'école  romaine, 
en  délinil,  dans  les  termes  que  voici,  la  valeur  et  le 
rôle,  ouïe  rang  :  n  La  polyphonie  cliissique  se  rap- 
porte parfaitement  bien  à  celte  forme  par  excellence 
de  la  musique  d'église  qu'est  léchant  grégorien.  Par 
cette  raison,  elle  a  mérité  d'être  associée  au  chant 
grégorien  dans  les  cérémonies  les  plus  solennelles 
de  l'Eglise,  comme  celles  de  la  chapelle  pontificale. 
Il  faut  donc  la  restituer  elle  aussi,  largement,  dans 
les  ollices  ecclésiastiques.  » 

De  ces  deux  genres  de  musique,  si  le  premier 
possède  «  in  grado  sonimo  »  (au  suprême  degré)  le 
cacactère  vraiment  religieux,  l'autre  en  est  doué 
encore  à  un  degréexcellent,  «  in ollimo grado  ».  Ainsi 
la  hiérarchie  n'est  pas  douteuse,  mais  elle  n'a  rien 
non  plus  de  rigoureux,  et  l'expresse  volonté  de  Pie  X 
n'est  pas  d'opposer  les  deux  types,  mais  de  les  dis- 
tinguer légèrement  et  de  les  réunir. 

Aussi  bien,  ils  diffèrent  sans  doute  par  la  forme 
ou  par  la  surface;  au  fond  et  par  le  sentiment  ils  se 
ressemblent  et  se  rejoignent.  Mainte  beauté,  mainte 
vertu  leur  est  commune.  Moins  ancien  que  son  rival, 
ou  plutôt  que  son  maître,  l'art  polyphonique  a  ce- 
pendant pour  lui  déjà  quelques  siècles  de  gloire,  et 
d'une  gloire  où  toutes  les  gloires  sont  mêlées  :  celle 
des  grands  hommes  qui  l'ont  fondé,  soutenu,  et 
celle  des  chefs-d'œuvre  qu'il  a  produits  ;  celle  de 
l'Eglise  romaine,  qui  l'a  protégé,  dans  quelle  ville 
et  dans  quels  sanctuaires!  celle  enlin  de  tant  de 
génies,  même  profanes,  qui  ne  dédaignèrent  pas  ses 
leçons  :  depuis  Mozart  enfant,  dont  l'un  des  pre- 
miers miracles  fut  de  retenir  et  d'emporter  en  son 
cœur  le  secret  encore  inviolé  des  harmonies  sixtines, 
jusqu'à  Wagnpr  vieilli,  qui,  dans  son  dernier  chef- 
d'œuvre,  a  fait  planer  sur  le  cristal  rougi  du  sang 
divin  les  divines  consonances  de  Palestrina. 

Tout  justilje,  tel  que  l'a  réglé  le  Moiu  proprio  de 
1903,  le  rapport  entre  les  deux  modes  sonores  de 
l'art  vraiment  liturgi(iue.  Le  plus  pur  de  la  substance 
même  du  plain-chant,  une  mélodie,  un  thème, 
n'est-il  pas  quelquefois  entré,  comme  l'élément  ou 
la  cellule  vitale,  dans  l'organisme  complexe  de  la 
polyphonie  palestrinienne  ?  S'il  est  vrai  que  celle-ci 
nous  rassemble  moins  étroitement  que  l'unisson  gré- 
gorien, elle  sait  pourtant  nous  rapprocher  encore. 


957 


MUSIQUE  RELIGIEUSE 


958 


Elle  est  encore  un  signe  assez  sensible,  un  assez 
clair  symbole  de  sympathie  et  d  unanimité.  So[irano, 
contralto,  ténor  et  basse,  toute  l'étendue,  tous  les 
degrés  et  tous  les  timbres  de  la  voix  humaine  sont 
compris  en  ces  quatre  voix.  Et  parce  que  jamais, 
ou  prescpie  jamais,  dans  le  clianl  a  cappella,  elles  ne 
se  séparent,  parce  que  l'interprétation  personnelle, 
égoïste,  qu'est  le  iû/o,  leur  est  interdite,  leur  concert 
fraternel  et  doublement  religieux  est  encore  une 
adiniralile  expression,  par  la  musique,  non  seule- 
ment de  la  foi,  mais  de  la  charité. 

Nous  disons  par  la  musique  et  surtout  par  elle, 
car  léchant  alla  Paleslrina  —  sa  nature  polyphoni- 
que en  est  cause  —  ne  saurait  être  un  serviteur  de  la 
parole  aussi  lidèle  et  soumis  que  le  chant  grégorien. 
Il  laisse  moins  entendre  le  texte.  11  lui  donne  moins 
de  valeur  et  de  relief.  Sans  jamais  le  contredire,  il 
l'enveloppe  toujours  et  quelquefois  il  le  voile.  Mais, 
si  la  polyphonie  est  inférieure  au  plain-chant  pour 
ce  que  nous  avons  nommé  plus  haut  la  verbalité, 
pour  la  vocalitc  pure  elle  l'égale.  Elle  aussi  ne  sait 
et  ne  veut  que  chanter.  Elle  ne  se  sert  que  des  voix 
et  des  voix  cachées,  mystérieuses  ;  elle  redoute  et 
défend  que  le  moindre  spectacle  détourne  l'attention 
des  lidèles  et  trouble  leur  piété. 

Et  puis,  de  l'art  palestrinien  comme  de  l'art  gré- 
gorien, 1  idée,  ou  plutôt  le  sentiment,  est  l'objet  à 
peu  près  unique.  Indifférent  aux  dehors,  cet  art,  qui 
ne  fait  aucune  place  au  i  monde  »,  n'accorde  pres- 
que jamais  rien  non  plus  à  l'univers  et  à  la  nature. 
Art  de  prière  et  de  méditation,  il  se  recueille  et  se 
concentre  plutôt  qu'il  ne  se  déploie,  il  est  admirable 
moins  par  l'étendue  que  par  la  profondeur.  «  Tôt  ou 
tard  »,  disait  le  philosophe,  «  on  ne  jouit  que  des 
âmes  ».  Le  mot  pourrait  être  la  devise  du  chant 
alla  Paleslrina  comme  du  chant  grégorien,  et  parce 
que  ces  deux  genres  ou  ces  deux  modes  de  la 
mmi(iue  en  sont  les  plus  spirituels,  les  plus  inté- 
rieurs, ils  en  sont  aussi  les  plus  religieux. 

Par  le  Mota  proprio  de  1908,  le  chef  de  la  religion 
a  renouvelé,  confirmé  leur  privilège  tant  de  fois 
séculaire.  «  C'est  plus  qu'une  réforme  »,  s'écrièrent 
alors  (|uelques  vendeurs  chassés  du  temple  :  «  c'est 
une  révolution  ».  Non  :  seulement  un  retour,  et  qui 
s'accomplit  sans  aveuglement  et  sans  injustice,  dans 
un  esprit  de  tolérance  et  de  liberté.  La  preuve  en  est 
qu'après  avoir  partagé  le  service  de  l'Eglise  entre 
le  chant  grégorien  et  la  polyphonie  alla  Paleslrina, 
l'au^juste  législateur  prend  soin  d'ajouter  ceci  : 
«  L'Eglise  a  toujours  reconnu  et  favorisé  le  pro- 
grès de  l'art,  en  admettant  au  service  du  culte  tout 
ce  que  le  génie  a  su  trouver  de  bon  et  de  beau  dans 
le  cours  des  siècles,  sous  la  réserve  des  lois  de  la 
liturgie. 

«  En  conséquence,  la  musique  plus  moderne  est 
admise  à  l'église,  offrant,  elle  aussi,  des  compositions 
que  leur  bonté,  leur  sérieux  et  leur  gravité  ne  fait  pas 
indignes  des  cérémonies  sacrées.   » 

Le  .yfoiu  proprio  s'attache  ensuite  à  caractériser, 
par  des  traits  généraux,  l'esprit  au  moins  de  ces  com- 
positions. Pour  le  définir  en  quelques  mots,  ce  serait 
peut-être  assez  de  dire  qu'il  doit  se  rapprocher  le 
plus  possible  de  l'esprit  grégorien  ou  palestrinien  tel 
que  nous  venons  de  l'analyser.  Ainsi  l'Eglise  n'in- 
terdit, selon  sa  coutume,  ni  le  mouvement,  ni  le  pro- 
grès. Hospitalière  à  la  musique  même  contempo- 
raine, même  nouvelle,  elle  subordonne  seulement  à 
certaines  conditions,  à  certaines  convenances,  l'oc- 
troi de  son  hospitalité.  Par  de  telles  décisions  elle 
fixe  l'art  liturgique  et  ne  le  fige  point.  Elle  en  pré- 
vient les  erreurs  et  les  écarts  sans  en  rompre  le 
cours,  sans  en  arrêter  la  vie.  Elle  lui  procure  la  con- 
dition ou  l'état  le  plus  favorable  :  celui  de  la  liberté 


sous  la  loi.  Omnia  inslaurare  in  Chrislo.  Quand  le 
Souverain  Pontife  se  fut  donné  cette  devise  et  cette 
mission,  il  voulut  que  la  musique  même  en  éprouvât, 
et  sans  tarder,  l'eltet.  Moins  de  quatre  mois  après 
son  avènement,  Pie  X  édictait  (ces  mois  sont  les 
siens)  le  «  code  juridique  de  la  musique  sacrée  ». 
Au  printemps  de  l'année  suivante  (avril  lyo^), 
fidèle  tout  le  premier  à  ses  proprescommandements, 
le  Pape  célébrait  dans  Saint-Pierre  une  messe 
solennelle  où  se  mêlaient  au  plain-chant  diverses 
pièces,  anciennes  et  modernes,  de  style  i)alestrinien. 
Ce  jour-là,  je  me  souviens  qu'un  détail  de  la  cérémo- 
nie me  parut  le  symbole  de  la  réforme  ordonnée 
et  comme  un  présage  aussi  que  tôt  ou  tard  elle  s'ac- 
complirait. La  messe  s  avançait.  Les  yeux  baissés 
sur  un  admirable  missel,  qu'avaient  enluminé  pour 
lui,  dans  l'exil,  nos  moniales  de  Solesmes,  le  Pape 
achevait  de  chanter  la  Préface.  Le  cardinal-diacre  qui 
l'assistait  tourna  la  page  du  Sanctas  et  le  Saint-Père 
y  vit  une  lyre  d'or  où  le  Clirist  en  croix  élait  étendu. 
La  miniature  exquise  dut  charmer,  peut-être  retenir 
un  instant  le  regard  du  Pontife  dont  la  main  ferme 
et  douce  venait  de  replacer  sur  la  lyre  l'image  du 
Grucilié. 

Maintenant,  si  nous  passons  de  l'église  à  la  salle 
de  concert  d'abord,  puis  à  la  salle  de  théâtre  même, 
combien  de  fois,  depuis  trois  cents  ans,  l'une  et 
l'autre  ne  s'est-elle  pas  ouverte  au  soulUe  de  l'esprit 
religieux!  Dans  l'ordre  extra-liturgique,  aussi  vaste 
et  plus  libre  que  l'autre,  l'étude,  non  plus  des  prin- 
cipes mais  des  œuvres,  ou  des  chefs-d'tcuvre  seule- 
ment,serait  infinie. Il  n'est  pasjusqu'à  la  niusiquede 
chambre  qui  n'ait  subi,  recherclié  de  pieuses  influen- 
ces. Dès  le  xvii'  siècle,  Kuhnau,  l'un  des  créateurs  de 
la  sonate,  composait  pour  le  clavecin  des  sonates 
«  bibliques  »  sur  des  sujets  tirés  de  l'Ecriture.  Plus 
tard,  beaucoup  plus  tard,  l'adagio  du  quinzième 
quatuor  de  Beethoven  portera  ce  titre  ([ue  nous  tra- 
duisons de  l'italien  :  «  Chant  d'actions  Je  grâces 
offert  à  la  Divinité  par  un  malade  guéri,  dans  le  mode 
lydien  ».  Le  répertoire  de  Varia  d'Italie  ou  du  lied 
allemand  abonde  soit  en  cantiques  spirituels,  soit 
en  pelits  poèmes  ou  tableaux  religieux.  Enfin  —  et 
nous  prenons  au  hasard  du  souvenir  ces  exemples 
éloignés  et  divers  —  parmi  les  compositions  pianis- 
tiques  de  Liszt  le  diptyque  de  Saint  François  d'As- 
sise prêchant  aux  oiseaux  et  de  Saint  François  de 
Paule  marchant  sur  les  flots  occupe  une  place  d'hon- 
neur. 

Ainsi  les  choses  de  la  foi  ne  sont  étrangères  à 
aucun  des  genres  de  la  musique.  Elles  occupent 
même,  elles  remplissent  deux  de  ces  genres  tout 
entiers,  et  non  des  moindres,  la  cantate  sacrée  et 
l'oratorio.  Nous  ne  saurions,  bien  entendu,  raconter 
ou  seulement  résumer  ici  l'histoire  ni  de  l'un  ni  de 
l'autre.  Les  origines  et  le  développement,  les  maîtres 
et  les  chefs-d'œuvre  en  sont  connus.  On  sait  que 
saint  Philippe  dk  Néri  fut  le  fondateur  à  la  fois  de 
l'Oratoire  et  de  l'Oratorio.  «  Il  aimait  fortement  la 
musique  )■,  a  dit  son  plus  éminenl  biographe,  «  et 
elle  fut  toujours  à  la  tête  de  ses  pensées.  »  (Vie  de 
saint  Philippe  de  Néri  par  S.  E.  le  cardinal  C.iPK- 
CBL^THO,  archevêque  de  Capoue;  trad.  de  P.  Bezin, 
1  vol.,  l'aris,  Poussielgue,  1S89)  Oui,  même  de  ses 
pensées  monastiques,  et  dans  le  premier  chapitre  des 
constitutions  de  son  ordre  il  est  écrit  :  «  Musico  con- 
centu  excitentur  ad  cœlestia  conlemplanda.  U  faut, 
par  le  chant  en  commun,  s'exciter  à  la  contempla- 
tion des  choses  célestes.»  Au  nombre  de  ses  amis  et 
pénitents,  saint  Philippe  compta  non  seulement  Pa- 
LBSTRiNA,  qui  mouTUt  entre  ses  bras,  mais  l'un  des 
premiers  parmi  les  musiciens  de  l'époque,  le  premier 


959 


MUSIQUE  RELIGIEUSE 


960 


peut-être  à  Rome  jusqu'au  jour  où  Palesti-ina  «  le 
chassa  du  nid  »,  le  pieux  et  pur  Animuccia.  Saint 
Philippe  avait  l'ait  de  lui  le  inaitre  de  chapelle  de  sa 
congrégation.  II  l'avait  également  prié  de  composer 
quelques  œuvres  extra-liturgiques  pour  lédilicnlion 
et  le  divertissement  des  jeunes  gens  qu'il  aimait  à 
rassembler  autour  de  lui.  On  désignait  générale- 
ment sous  le  nom  de  «  Laudes  »  les  diverses  pièces 
de  musique  destinées  à  ces  réunions,  qui  ne  tardè- 
rent pas  à  devenir  de  vrais  concerts  spirituels. 
Animuccia  lui-même  en  témoigne  dans  la  prélace 
de  son  second  livre  de  Landes.  «  Il  y  a  déjà  quel- 
ques années  <|ue,  pour  la  consolation  de  ceux  qui 
venaient  à  l'oratoire  de  saint  Jérôme,  je  publiai  le 
premier  livre  des  Laudes.  Je  m'elforçai  d'y  garder 
une  certaine  simplicité  qui  paraissait  convenir  aux 
paroles,  à  la  qualité  de  ce  livre  de  prière  et  à  mon 
dessein,  qui  était  seulement  d.'excitcr  la  dévotion. 
Mais  le  sus  dit  Oratoire  étant  venu  parla  grâce  de 
Dieu  à  s'accroître  avec  le  concours  de  prélats  et  de 
gentilshommes  très  principaux,  il  m'a  paru  conve- 
nable d'aceroilre  aussi  dans  ce  second  livre  les  har- 
monies et  les  accords,  variant  la  musique  de  diver- 
ses façons,  la  faisant  tantôt  sur  des  paroles  latines, 
tantôt  sur  des  paroles  italiennes,  tantôt  avec  un 
plus  grand  nombre  de  voix  et  tantôt  un  moindre, 
avec  des  vers  tantôt  d'une  façon  et  tantôt  d'une  autre, 
m'embrouilianl  le  moins  possible  avec  les  fugues  et 
les  inventions  pour  ne  pas  obscurcir  l'intelligence 
des  paroles;  aUn  que  par  leur  efficacité,  aidées  par 
l'harmonie,  elles  pussent  pénétrer  plus  doucement 
le  cœur  de  celui  qui  les  écoute.  »  (Cité  par  S.  E.  le 
cardinal  Capecelatro) 

Nous  trouvons  ici  l'idée  première  et  comme  l'ébau- 
che de  ce  que  fui  à  Rome,  cinq  ans  après  la  mort  de 
saint  Philippe,  en  iboo,  la  Happresentiizione  d'anima 
e  di  curpo,  d'EmiLio  del  Cavalière.  Représentation 
véritable  en  elfet,  la  figuration  matérielle  se  mêlant 
avec  le  symbolisme  et  l'abstraction  dans  ce  mystère 
dramatique  et  religieux.  Il  avait  pour  sujet  notre 
double  nature  et  notre  vie  tout  entière,  non  seule- 
ment en  ce  monde,  mais  dans  l'autre.  Anima  e 
covpo,  ces  deux  mots  rapprochés,  ou  plutôt  opposés, 
nous  disent  tout  de  nous-mêmes.  Ils  nous  apparais- 
sent aussi  comme  les  deux  aspects  ou  les  deux  faces 
de  cet  art,  non  plus  d'église,  mais  sacré  encore,  que 
se  partageront  deux  à  deux,  après  l'avoir  complète- 
ment dégagé  du  théâtre,  quatre  célèbres  musiciens 
des  âges  suivants.  Un  Gauissimi  d'abord,  et  plus  lard 
un  Hakndbl  chanteront  de  préférence  les  grands 
drames  et  les  grandes  ligures  des  livres  saints,  les 
événements  et  l<es  héros.  Un  SciuiTz,  un  Sébastien 
Bach  après  lui,  pénétreront  plus  avant  :  ce  que  cher- 
chera, ce  que  saisira  leur  génie,  c'est  le  sens  et  le 
goût  du  divin,  c'est  le  rapport  intime  et  mystique 
entre  l'âme  et  Dieu.  Ainsi,  l'histoire  et  l'épopée  d'une 
part;  del'aulre,  le  lyrisme  sous  toutes  ses  formes,  avec 
toutes  ses  nuances,  voilà  les  deux  pôles  entre  lesquejs 
va  s'étendre  durant  trois  siècles  et  jusqu'à  nos  jours 
le  vaste  domaine  de  l'art  religieux.  L'Allemagne, 
l'Italie  et  la  France,  les  trois  grandes  nations  musi- 
cales, l'occuperont,  le  cultiveront  ensemble.  U  n'y 
aura  pas  un  fruit  qu'il  ne  produise  en  abondance. 
Rien  de  surhumain,  pas  plus  que  d'humain,  ne  sera 
désormais  étranger  à  la  musique.  On  saura  tout  ex- 
primer dans  l'ordre  des  choses  qu'on  peut  appeler 
divines  :  la  foi,  la  piété  même,  et  la  croyance  aussi 
bien  que  l'amour. 

Oratorios,  Histoires  sacrées.  Concerts  spirituels. 
Cantates,  voilà  quelques-uns  des  genres  où  se  mani- 
festa, sous  des  aspects  divers,  en  dehors  de  l'église, 
l'idéal  religieux.  Souvent  aussi,  se  conformant  alors 
à  la  lettre  même,  cet  idéal  ou  cet  esprit  inspira  des 


compositions  extra-liturgiques  par  le  style,  mais 
dont  le  texte  était  pris  dans  les  offices  de  la  liturgie. 
C'est  le  cas  de  certains  Psaumes, ou  recueils  de  Psau- 
mes: ceux  d'un  Marckllo  naguère,  ou,  depuis,  ceux 
d'un  Rameau,  d'un  Liszt,  d'un  Cksar  Franck, 
d'un  GouNoD.  C'est  le  cas  des  Passions,  de  ce  genre, 
issu  naguère  de  la  récitation  chantée  de  l'Evangile, 
et  qui  devait,  se  développant  à  travers  les  âges, 
aboutir  aux  chefs-tl'œuvre  d'un  Jban  Sébastien  Bach. 
C'est  le  cas  encore  des  «  hjinnes  »  ou  des  a  proses  » 
telles  que  ie  Slabat  Mater  ou  le  Te  Beum,  enlin  et 
surtout  le  cas  de  la  .Uesie  elle-même,  commune  ou  fu- 
nèbre (messe  de  Requiem).  En  un  mot,  il  s'agit  ici 
de  toutes  les  prières  ecclésiastiques,  dont  la  musi- 
que, plas  ou  moins  religieuse,  n'est  faite  eu  aucun 
cas  pour  l'église  et  n'y  doit  pas  être  exécutée. 

Un  tel  répertoire  est  d'une  incalculable  richesse.  11 
constitue  un  trésor,  une  «  somme  »  de  beauté  mu- 
sicale et  sacrée,  sainte  quelquefois,  dont  nous  ne 
saurions  en  quelques  pages  dénombrer  et  distinguer 
les  éléments.  Il  y  a  du  moins  une  distinction  que,  dans 
cette  beauté  même,  on  a  parfois  prétendu  faire  et  qui 
nous  parait  devoir  être  rejetée  :  c'est  le  pai  lage  de 
la  musique  religieuse  entre  l'idéal  catholique  et 
l'idéal  prolestant.  «  U  faut  convenir,  écrivait  un 
jour  Brunetière,  qu'il  y  a  des  arts  protestants  et 
qu'ils  sont  naturalistes,  n  S'il  y  a  des  arts,  en  elïet, 
comme  la  peinture  hollandaise  ou  le  roman  anglais, 
qui  confirment  cette  assertion,  il  semble  bien  que  la 
musique,  même  celle  des  plus  grands  musiciens 
protestants,  et  nommément  de  Bach,  le  plus  grand  de 
tous,  y  contredise.  Nous  ne  voyons  pas  très  bien  ce 
qu'est  la  musique  protestante,  et  si  même  elle  pour- 
rait être.  Pour  sujet  et  pour  texte  de  l'un  de  ses 
plus  magnifiques  chefs-d'œuvre,  c'est  la  -l/esse, autre- 
ment dit  la  prière  et  l'ollice catholique  par  excellence 
que  Bach  a  choisie.  U  nous  a  laissé  dans  ses  canta- 
tes —  à  nous  catholiques  —  un  véritable  bréviaire 
de  la  vie  intérieure  et  mystique,  une  série  de  dialo- 
gues enire  Jésus-Christ  et  l'âme,  comparables  seule- 
ment à  ceux  que  nous  offre  l'Imitation.  Dans  l'ordre 
de  la  forme  pure,  est-ce  le  choral  qu'on  prétendrait 
nous  donner  comme  l'élément  propre  et  le  signe  in- 
faillible de  la  musique  luthérienne?  Alors  n'oublions 
pas  que  Lltheh,  s'il  a  fait  du  choral  en  quelque 
sorte  la  figure  sonore  de  la  Réforme,  ne  l'a  pas 
le  moins  du  monde  créé.  Luther  a  pris  les  éléments 
du  choral  dans  les  chants  populaires  et  dans  le 
chant  grégorien.  L'un  des  plus  récents  historiens  de 
Bach,  et  non  l'un  des  moins  bien  informés,  M.  Al- 
bert Schweitzer,  a  parlé  quelque  part  de  «  la  musi- 
que sacrée  latine,  dont  le  choral  est  issu  ».  Reven- 
diquons cette  filiation.  Rappelons  au  besoin,  avec 
M.  Schweitzer  encore,  que  le  fameux  thème  luthé- 
rien :  Eine  Burg  lui-même,  «  est  tout  parsemé  de 
réminiscences  du  plain-chant  »  et  que  «  la  mélodie 
que  Nicolas  Décius  composa  pour  le  Gloria  alle- 
mand :  «  Allein  Gott  in  der  Ilohe  set  Elire  »,  repose 
sur  un  Gloria  pascal  grégorien  ».  .\insi,  loin  de  repré- 
senter et,  pour  ainsi  dire,  de  formuler  le  caractlère 
confessionnel  de  cet  art,  le  choral  servirait  plutôt, 
en  le  dépassant,  à  le  démentir.  Ainsi  nous  voyons 
l'idéal  catholique  rentrer,  ou  mieux,  persister  au 
cœur  même  de  l'art  protestant.  Ainsi  la  musique  est 
religieuse  ou  non,  elle  n'est  pas  confessionnelle.  La 
parole  est  sujette  à  l'hérésie,  mais  non  pas  le  son. 
Vainement  un  Sébastien  Bach  n'était  pas  des  nôtres  ; 
son  génie,  plus  large  que  sa  croyance,  est  à  nous, 
est  avec  nous.  Dans  la  messe  en  si  mineur  et  même, 
en  dépit  des  chorals,  dans  la  Passion  selon  saint 
Jean,  dans  la  Passion  selon  saint  Mathieu,  rien  n'est 
dissident,  rien  n'est  séparé,  l'art, plus  heureux  que 
la  foi,  n'a  souffert  aucune  déchirure. 


961 


MUSIQUE  RELIGIEUSE 


962 


A  cette  foi  religieuse  —  nous  parlons  de  la  nôtre, 
de  la  foi  catholique  —  la  musique  de  théâtre  elle- 
même,  en  plus  d'un  chef-d'œuvre,  a  rendu  lénioi- 
i;nage.  Elle  ne  l'a  pas  fait  tout  de  suite.  Les  musiciens 
dramatiques  du  xvn'  et  du  xviii'  siècle  n'ont  guère 
demandé  qu'à  l'antiquité,  grecque  ou  romaine,  des  su- 
jets et  des  héros.  C'est  au  romantisme,  et  aa  roman- 
tisme français,  qu'il  était  réservé  d'introduire  dans 
l'esthétique  de  l'opéra  le  christianisme,  et  l'égli.se 
même.  l)n  a  très  justement  appelé  Meyeububr  un 
grand  liturgique.  Il  est  vrai  que  par  le  sujet  du 
drame  et  par  la  façon  dont  il  est  traité,  par  le 
caractère  du  principal  motif—  ou  leitmotiv'  —  musi- 
cal (lequel  n'est  autre  que  le  choral  luthérien  Eine 
/este  Barg),  les  Huguenots  pourraient  passer  pour  le 
type  et  le  chef-d'œuvre  de  l'opéra  protestant.  Mais 
nous  venons  ds  voir  aussi  tout  ce  qui,  jusque  dans 
le  genre  du  choral,  est  venu  de  nous,  de  notre  art, 
et  doit  lui  revenir.  Et  puis  n'oublions  pas  que  le 
musicien  Israélite  des  Huguenots  était  déjà  celui  de 
«  ce  grand  drame  catholique  de  Robert  »  (George 
Sand).  Bientôt  après  il  allait  être  celui  du  Prophète, 
l'architecte  d'une  cathédrale  sonore,  et  faire  voir  — 
■Wagner  l'a  dit,  autrefois  —  «  comment  il  faut,  sur 
le  théâtre,  parler  des  choses  de  Dieu  ». 

Plus  d'un  l'a  fait  voir  encore  après  Meyerbeer. 
C'est  le  GouNOD  de  Faust  (scène  de  l'église),  de  Homéo 
et  Juliette  (allocution  nuptiale  de  Frère  Laurent)  ; 
voire  de  Polyeucte  (duo  de  la  prison).  Enfin  et  sur- 
tout, c  est  Wagner,  qu'il  serait  juste  d'appeler  avec 
Nietzsche,  mais  pieusement  et  non  par  ironie,  le 
musicien  de  la  rédemption.  L'idée,  ou  le  dogme, 
du  sacrifice  expiatoire  est  à  la  base,  au  sommet 
aussi  d'un  chef-d'œuvre  comme  Tannhàuser,  et  de 
cet  autre  chef-d'œuvre,  supérieur  encore,  qu'est 
Pars  if  al. 

Il  y  a  plus,  et,  si  l'on  poursuivait  l'analyse  de  ces 
différents  exemplaires  de  la  musique  sacrée  au  théâ- 
tre, on  y  rencontrerait  parfois  une  inspiration  non 
seulement  religieuse,  mais  liturgique,  le  sentiment 
et  l'usage  même,  instinctif  ou  volontaire,  des  for- 
mes que  pour  sa  propre  musique,  la  plus  pure  et  la 
plus  pieuse,  nous  avons  vu  l'Eglise  élire  et  consa- 
crer. Parsifal  en  particulier  nous  offre  la  plus  su- 
blime représentation  que  l'Eglise  ait  jamais  rencon- 
trée (en  dehors  du  sanctuaire)  de  ses  mystères  les 
plus  sublimes.  Et  pour  les  représenter,  la  musique 
n'a  trouvé  rien  de  mieux  que  de  revenir  —  sans 
rien  sacrifier,  il  est  vrai,  de  son  génie  moderne,  — 
de  revenir,  par  un  libre  mais  fidèle  retour,  aux 
deux  formes  de  l'art  ecclésiastique  :  la  monodie  gré- 
gorienne et  la  polyphonie  alla  Paleslrina. 

Les  scènes  religieuses  de  Parsifal  ne  comportent 
pas  un  solo,  par  un  morceau  qui  sente  le  théâtre,  ou 
seulement  le  concert;  pas  un  éclat,  pas  même  un 
soupçon  de  ce  style  profane  où  se  développe  et 
s'épanouit  pour  elle-même  une  musique  étrangère  — 
quand  elle  n'y  est  pas  opposée  —  aux  paroles  ainsi 
qu'aux  rites  sacrés.  L'orchestre  même,  — l'orchestre 
de  Wagner!  et  de  sa  dernière  partition  1  —  ne 
craint  pas,  à  l'occasion,  de  s'effacer  devant  la  voix, 
ou  mieux,  car  l'ensemble  des  scènes  est  choral, 
devant  les  voix;  tantôt  devant  leur  unisson  et  tantôt 
devant  leurs  accords.  Mais  il  est  un  instrument  ou 
du  moins  un  organe  sonore,  et  vraiment  d'église, 
dont  cet  orchestre  a  reconnu  et  subi  volontairement 
ici  la  souveraineté  sainte  :  c'est  la  cloche.  Lamen- 
nais, dans  sa  Philosophie  de  l'art,  avait  défini  le 
caractère  grandiose  et  surnatjirel  de  la  cloche  ; 
Wagner,  dans  Parsifal,  l'a  rendu  sensible  et  ma- 
gnifiquement réalisé. 

Parmi  les  thèmes  religieux  de  Parsifal,  celui  qu'on 
peut   nommer    le     principal,  parce  qu'on   l'entend 

Tome  III.  \  l! 


d'abord  et  que  peut-être,  en  ampleur  comme  en 
beauté,  il  surpasse  tous  les  autres,  ce  thème  appro- 
che du  type  grégorien.  11  en  possède  les  caractères 
essentiels.  A  peine  accompagné,  il  n'est  que  mélo- 
die; il  n'existe  et  ne  vaut,  du  moins  en  son  premier 
état,  que  par  la  succession  et  non  par  la  combinai- 
son des  notes.  Par  le  rythme  —  auquel  il  obéit  plu- 
tôt qu'à  la  mesure,  —  pai'  le  mode,  il  est  quasi  gré- 
gorien encore.  Enfin,  par  le  sentiment  ou  parVéthos, 
il  est  vraiment  surnaturel  et  comme  divin.  Aussi 
Wagner  l'a-l-il  choisi  pour  traduire  les  paroles  de 
la  consécration.  «  Prenez  et  mangez,  ceci  est  mon 
corps.  Prenez  et  buvez,  ceci  est  mon  sang.  »  Paroles 
saintes  entre  toutes,  si  redoutables  à  la  musique, 
qu'elles  lui  sont  même  interdites  par  la  liturgie,  et 
que,  dans  la  réalité  du  sacrifice,  le  prêtre  les  parle  à 
peine  et  les  prononce  tout  bas.  Jean  Sébastien  Bach 
les  avait  chantées  avant  Richard  Wagner.  Mais  le 
musicien  de  Parsifal  l'emporte  ici  sur  celui  de  la 
Passion  selon  saint  Matthieu,  et  c'est  l'honneur  du 
génie,  ou  de  l'idéal  grégorien,  qu'une  mélodie  qu'il 
inspira  nous  paraisse,  plus  que  toute  autre,  digne 
du  plus  grand  de  tous  les  mystères  et  de  tous  les 
miracles  chrétiens. 

Cette  mélodie  est  un  unisson.  Et  le  chœur  des 
chevaliers,  sur  un  rythme  de  marche,  en  est  un  au- 
tre encore.  Mais  bientôt,  à  ces  chants  homophones, 
d'admirables  polyphonies  vocales  répondent  et  font 
équilibre.  Partout,  en  ces  pages  véritablement  litur- 
giques, partout  et  toujours  dominent  les  voix.  Les 
voix,  non  l'orchestre,  expriment  tous  les  degrés  et 
tous  les  modes  de  la  prière,  de  la  méditation,  de 
l'adoration  et  de  l'extase.  Elles  prient,  elles  ne  font 
que  prier.  Et  voici  que  leur  prière,  qui  tout  à  l'heure 
se  rassemblait,  pour  ainsi  dire,  en  une  seule  coulée 
sonore,  se  divise  maintenant,  se  décompose  en  sub- 
tils accords.  De  mystérieux,  de  mystiques  murmu- 
res promettent  au  martyre  d'Amfortas  le  sauveur 
«  innocent  et  pur,  instruit  par  la  compassion  ». 
Telle  ou  telle  phrase,  polyphonique  aussi,  l'est  avec 
plus  d'abondance  et  se  développe  davantage.  Ailleurs, 
un  thème  très  court,  mais  très  caractéristique,  est 
tout  simplement  la  formule  d'un  Amen  en  usage 
dans  l'Eglise  de  Dresde.  Enfin,  de  plus  en  plus  il 
semble  que  des  harmonies  sixtines  remplissent  et 
fassent  chrétienne,  catholique,  presque  romame,  la 
chapelle  du  Montsalvat. 

C'est  ainsi  que  la  musique  de  théâtre,  en  l'un  de 
ses  derniers  chefs-d'œuvre,  ne  s'est  pas  contentée 
d'être  d'église  par  l'esprit  ou  par  l'àme.  Elle  a  voulu 
l'être,  avec  plus  d'exactitude  et  de  fidélité,  par  la 
forme,  par  le  style  même  et  rendre  hommage  non 
seulement  à  la  foi,  mais  à  la  liturgie. 

Entre  la  religion  et  la  musique  nous  avons  essayé 
de  montrer  quel  ensemble  de  rapports  forment  de- 
puis l'origine  un  échaii;,e  et  pour  ainsi  dire  un  com- 
merce esthétique  et  sacré.  L'une  et  l'autre  en  reti- 
rent profit  et  gloire.  Dans  l'ordre  sensible,  dans  le 
domaine  de  la  forme  —  et  d'une  forme,  on  l'a  vu, 
plus  étroitement  unie  que  celle  des  autres  ai'ls  au 
fond,  ou  à  l'idée  religieuse,  —  l'Eglise  ne  saurait 
trouver  un  serviteur  comparable  au  chant.  Mais 
aussi  de  quel  prix  elle  a  paj'é  ses  services  !  Que  ne 
doit  pas  la  musique  à  la  religion  et  à  l'Eglise  I  Que 
ne  leur  rendrait-elle  pas,  pour  tant  de  biens  qu'elle 
en  a  reçus  1  Les  saints,  les  docteurs,  l'ont  honorée 
et  défendue;  ils  l'ont  protégée  contre  tous,  au  be- 
soin contre  elle-même.  Comme  les  autres  arts,  pein- 
ture ou  sculpture,  la  musique  liturgique,  ou  seule- 
ment sacrée,  a  trouvé  dans  l'histoire  et  dans  la 
doctrine,  dans  les  événements,  les  dogmes  et  les 
textes  religieux,  le  sujet  et  l'inspiration  de  chefs- 
d'œuvre  sans  nombre.  Elle  est   redevable  à   la  foi 

31 


963 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


96^ 


catholique  d'une  partie,  et,  comme  diraient  les  phi- 
losophes, d'une  catégorie  de  son  propre  idéal. 

Ce  n'est  pas  tout,  et  la  musique  a  été  choisie  entre 
les  arts  pour  être,  non  seulement  l'interprète,  mais 
l'associée  de  la  foi.  L'Eglise  l'a  mêlée,  aussi  étroite- 
ment qu'il  est  possible,  aux  paroles  comme  à  l'es- 
prit de  sa  prière.  Et  celte  participation  confère  à  la 
musique  liturgique  une  beauté  supérieure  à  toute 
autre,  parce  qu'il  y  entre  en  quelque  sorte  plus  de 
vérité  et  plus  de  sainteté.  Un  oflice  vraiment  litur- 
gique, un  de  ceux,  par  exemple,  que  naguère  on 
pouvait  entendre  à  Solesmes,  réalise  le  parfait  ac- 
cord du  beau,  du  vrai  et  du  bien.  Dans  l'art  reli- 
gieux, tel  que  ces  religieux  —  hors  de  notre  pays 
hélas!  —  lepraliquent,  nonseulenientrien  n'estfaux, 
mais  rien  n'est  lietif  ou  Uguré.  Sur  quelle  scène  ou 
dans  quel  orchestre,  chez  quels  virtuoses,  chez 
quels  artistes  même,  trouverait-on  pareille  sincérité  ! 
Des  moines  qui  chantent  ne  représentent  pas,  ils 
sont.  Ils  n'empruntent,  ne  simulent,  n'alTectent 
rien.  Leur  art  ne  se  distingue  pas  de  leur  pensée  ; 
il  est  leur  pensée  elle-même,  et  tout  entière  ;  il 
est  le  fond  de  leur  âme  et  la  substance  de  leur  être; 
il  ne  fait  qu'un  avec  la  vérité  qu'ils  croient  et  qu'ils 
aiment.  Et  cette  vérité,  pour  peu  qu'on  y  réfléchisse, 
apparaît  comme  infiniment  supérieure  à  toutes  les 
vérités,  fût-ce  les  plus  hautes,  dont  les  plus  purs 
chefs-d'œuvre  peuvent  être  les  témoignages,  dont  les 
plus  grands  artistes  savent  se  faire  les  interprètes. 
Vérité  de  drame  ou  d'opéra,  vérité  de  nos  joies  et  de 
nos  douleurs,  de  nos  amours  et  de  nos  haines,  de  nos 
passions  changeantes,  toutes  les  vérités  humaines 
retombent  au  rang  des  vérités  secondaires  et  relati- 
ves, reculent  et  s'effacent  devant  la  vérité  primor- 
diale, nécessaire,  absolue  et  divine,  celle  qui  ne  varie 
ni  ne  passe,  qui  ne  dépend  de  rien  et  d'où  tout  dépend. 
Inséparable  du  vrai,  le  beau,  tel  que  la  musique 
d'église  l'exprime,  n'est  pas  lié  moins  étroitement 
au  bien.  Songez  que  cet  art  n'a  qu'un  seul  objet  :  la 
prière,  c'est-à-dire  les  rapports  de  l'àme  avec  Dieu. 
Et  ces  rapports  ne  sont  que  d'amour.  L'art  vrai- 
ment liturgique,  non  seulement  ne  va  jamais  contre 
Dieu,  mais  jamais  il  ne  lui  est  étranger;  jamais  il 
ne  se  sépare  ni  ne  se  passe  de  lui.  Tout  sentiment 
terrestre,  fût-ce  le  plus  légitime,  le  plus  saint,  en 
est  absent.  Il  ne  se  partage  pas  entre  le  Créateur  et 
la  créature;  il  ne  sert  pas  deux  maîtres;  rien  de 
mauvais  ni  d'impur  ne  le  corrompt,  ne  le  trouble, 
ou  seulement  ne  l'agite. 

Assurément  il  faut  sortir  de  soi-même,  il  faut 
s'élever  au-dessus  de  la  vie  commune  et  de  l'idéal 
humain,  si  haut  soit-il,  pour  comprendre,  pour  goû- 
ter cet  idéal  et  cette  vie.  Il  faut,  ne  fût-ce  qu'un 
jour,  une  heure,  se  faire  ^nne  âme  pieuse  et  rien 
que  pieuse.  Il  faut  —  disons  plutôt,  et  plus  hum- 
blement, il  faudrait  —  arriver  à  sentir  pleinement 
une  phrase  telle  que  celle-ci,  de  Dom  GuÉRANGEn  : 
0  La  prière  est  pour  l'homme  le  premier  des  biens.  » 
Alors  seulement,  mais  sûrement  alors,  la  musique 
de  la  prière  par  excellence,  le  chant  grégorien,  nous 
apparaîtrait,  dans  l'ordre  de  la  beauté,  comme 
l'équivalent  de  ce  «premier  des  biens  ».  Alors,  parmi 
les  plus  admirables  chefs-d'œuvre  de  l'art  profane, 
même  le  plus  pur,  on  n'en  trouverait  pas  un  seul  à 
placer  au-dessusde  l'humble  cantilèneque  modulent 
quelques  moines  à  genoux.  On  rapporte  ce  mot  de 
Beethoven  :  «  Je  suis  plus  près  de  Dieu  que  les 
autres  hommes.  »  Ces  hommes  qui  prient  en  chan- 
tant, sont  peut-être  plus  près  de  Dieu  que  Beethoven 
lui-même.  Leur  art  est  tout  entier  divin;  venu  de 
Dieu  seul,  c'est  à  Dieu  seul  qu'il  retourne;  pour  lin 
comme  pour  origine,  il  n'a  que  Dieu. 

Voilà  ce  que   gagne  la  musique  au    contact  ainsi 


qu'au  service  de  la  foi.  Telle  est  la  dignité  vraiment 
éminente  où  la  religion  l'élève.  Nous  l'avons  vu  la 
musique  liturgique  n'a  pas  seule  éprouvé  l'influence 
ou  le  bienfait  religieux.  Et  celui-ci  pourrait  encore 
aujourd'hui  s'étendre  au  delà  de  la  musique  sacrée, 
jusqu'à  la  musique  profane,  théâtrale  même.  Quels 
sont  en  effet  les  deux  types  musicaux  oii  le  Motu 
proprio  de  Pie  X  ordonne  à  l'Eglise  de  revenir  ?  Le 
liremier  est  le  chant  grégorien,  purement  vocal  et 
mélodique.  Le  second,  le  chant  alla  Paleslrina,  est 
polyphonique,  mais  vocal  et  rien  que  vocal  aussi. 
Or,  s'il  y  a  deux  éléments  qui  se  retirent  de  plus  en 
plus  de  la  musique  moderne  et  dont  la  retraite  lui 
soit  funeste,  c'est  la  mélodie  et  c'est  la  voix.  Que 
l'un  et  l'autre,  grâce  à  l'Eglise,  viennent  à  repren- 
dre leur  rang  et  leur  rôle  dans  l'organisme  —  qui 
souffre  de  leur  absence  —  de  la  musique  en  général, 
de  toute  musique,  cet  organisme  alors  ne  tardera  pas 
à  retrouver  l'équilibre.  Alors  on  verra  quel  bien, 
même  en  dehors  de  l'Eglise,  l'esprit  ou  le  génie  de 
l'Eglise  est  toujours  capable  d'accomplir. 

Camille  Bellaiqde. 

MYSTÈRES   DIVINS.    —  Voir  article   Révé- 
lation. 

MYSTÈRES  païens  (LES)  ET  SAINT 
PAUL.  —  I.  Exposé  des  systèmes  :  histoire  de 
la  question.  —  II.  Les  mystères  païens  :  1.  Les 
sources;  2.  Les  mystères  de  Cybèle  et  d'Attis  ; 
3.  Les  mystères  de  Dionysos  et  d'Orphée:  i.  Les 
mystères  d'Osiris-Isis  :  5.  Les  mystères  d'Eleusis  ; 
G.  Les  cultes  syriens,  les  mystères  de  Mithra  et  les 
écrits  hermétiques  ;  7.  L'extension  des  cultes  de 
mystères  :  la  connaissance  qu'a  pu  en  avoir  saint 
l'aul.  —  III.  Terminologie  et  doctrine  pauli- 
niennes  :  leur  comparaison  avec  la  terminologie  et 
les  doctrines  des  reliifions  de  mystères.  —  IV.  Les 
conceptions  centrales  des  religions  de  mystères. 
—  V.  Les  rites  du  baptême.  —  VI.  /^es  rites  de 
l'eucharistie.  — VII.  Conclusions.  —  Bibliographie. 

I.  Exposé  des  systèmes  :  Histoire  de  la  ques- 
tion. —  Sous  l'appellation  :  Die  Religiongeschicht- 
liche  Méthode,  «  la  méthode  historique  religieuse  », 
s'est  formé  en  Allemagne  un  système,  soutenant 
que  le  christianisme  est  le  développement  normal 
des  religions  qui  l'ont  précédé;  en  d'autres  termes^ 
qu'il  est  sorti  du  mélange  des  doctrines  religieuses 
de  l'époque  où  il  est  né.  Ce  point  de  vue  est  loin 
d'être  absolument  nouveau.  Déjà  Herdeu,  i^^o, 
Dupuis,  1794,  J.  A.  RiCHTEK,  181g,  avaient  prétendu 
retrouver  dans  les  religions  des  Perses  et  des  Hin- 
dous, l'origine  de  plusieurs  dogmes  chrétiens.  Baur, 
Hase  et  d'autres  encore  avaient  émis  des  idées  ana- 
logues. Renan  avait  soutenu  que  le  christianisme 
grec  était  sorti  du  gnoslicisme,  issu  lui-même  de 
courants  multiples,  dont  les  principaux  sont  le  dua- 
lisme persan  et  l'idéalisme  alexandrin.  Pour  Havbt, 
il  pro\  iendrait  tout  entier  de  l'hellénisme,  et  surtout 
du  platonisme.  Hatch  admet  l'influence  des  mystères 
sur  le  développement  du  baptême  et  de  l'eucha- 
ristie. D'après  Uksener,  le  culte  de  Dionysos  aurait 
exercé  une  certaine  influence  sur  quelques  rites 
chrétiens.  Kroll  l'admet  pour  la  liturgie  du  bap- 
tême. Ainsi  que  Havet,  B.  Baukr  (Christus  und  die 
Cùsaren,  Berlin)  avait  soutenu  que  les  documents 
évangéliques  étaient  apocryphes,  que  Jésus  était 
un  personnage  mythologique  et  que  tout,  dans  la 
religion  chrétienne,  dérivait  de  la  philosophie 
gréco-romaine.  Pfleiderer  (  Vorbereitung  des  Chris- 
tentums  in  der  griechischen  Philosophie,  Halle, 
1904  ;  Das   Urchristenium,  Berlin),  affirme  aussi  que 


965 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


966 


la  philosophie  grecque  a  été  une  préparation  posi- 
tive au  cliristianisme.  Dans  son  ouvra^'e  sur  le 
christianisme  primitif,  il  essaye  de  montrer  toutes 
les  inlluences  :  prophétie  juive,  doctrine  ralibini- 
que,  gnose  orientale,  philoso|)hie  grecque,  qui  ont 
contribué  à  former  le  portrait  du  Clirist  dans  les 
évangiles.  Faisons  observer  qu'ANRioii  (/Jas  aiilike 
Mysterieiiwesen  iitseinem  Einfluss  auf  das  Cliristeii- 
tum),  de  ses  études  sur  les  mystères  anciens  et  leur 
iniluence  sur  le  christianisme,  avait  conclu  qu'on 
ne  peut  discerner  celle-ci  quant  au  christianisme  pri- 
mitif. WonKERiuy(l!eligioiigescliichtliclie  Studieit  ziir 
Frage  der  lieein/liissuiig  des  Urcliristentums  durcit 
das  J>Ijsterieiii\  esen),  n'est  pas  de  cet  avis;  il  trouve 
des  ressemblances  avec  les  mystères  païens  dans 
l'emploi  qui  a  été  fait  par  le  christianisme  primitif 
de  certains  termes,  Stii  carr,p,  ©si;  /jo'joyevr;^,    afpxyii, 


^tt)Tl7[J.0i. 


■j,  usités   dans   la    liturgie   des  mys- 


tères. Soi.tau  (/à/s  Fortlehen  des  Heidentums  in  der 
altchristUchen  Kirclie,  Tiibingen,  190G),  i>rétend 
aussi  avoir  découvert  dans  les  récits  évangéliques 
des  traces  de  rites  païens.  Signalons  encore  sur  le 
même  sujet  les  travaux  de  Hutler  {Tlie  greeh  Myste- 
ries  and  the  Gospel  Narratis'es  ;  Nineleenili  Century-, 
igo5,  p.  490,  London),  Heinrici  (Ilellenisniiis  und 
Christentiim),  Ad.  Baukr  (Voni  Griechentum  zum 
Christenliim,  Leipzig,  igio),  Jacoby  {Die  antiken 
Mysterien  und  das  Cliristenlum). 

GuNKEL(/r»m  religiongescli.  )'ersitindnis  des  A'euen 
Tesiamenis,  Leipzig,  igoS),  Zi.m.mern  (Valer,  Solin, 
und  Fiirsprecher  in  der  Gottesverelirung,  Leipzig, 
1896),  Jeremias  (Baliylonisclies  im  IVeiien  7'eslainent, 
Leipzig,  igoS),  Jensbn  (Das  Gilgnmescliepos  in  der 
Weltliteralur,  Leipzig,  1906),  ont  cherché  dans  les 
mystères  babyloniens  l'origine  de  quelques  récits  de 
la  vie  de  Notre-Seigneur.  On  a  surtout  essayé  de 
retrouver  dans  Jésus,  mort  et  ressuscité,  les  mythes 
d'Osiris  et  principalement  la  légende  d'Adonis. 
D'après  BniicKNKR  (Der  slerhende  und  aiifersleliende 
Gottlieiland  in  den  orienlalisclien  Religioiien  und  ihr 
Verhiiltnis  zum  Chrisienlum),  on  rencontre  dans  les 
religions  orientales  le  concept  d'un  Dieu  sauveur, 
mort  et  ressuscité;  l'image  du  Messie  est  d'origine 
mythologique.  Reitzbnstein  (Die  Itelienistisclien  Mys- 
terienreligionen,  ihre  Grundgedanken  und  Wirkun- 
gen),  s'est  attaché  à  montrer  surtout  les  emprunts  du 
christianisme  aux  mystères  grecs,  et  Wendland  (Die 
hellenistich-romisclie  Kultur  in  iliren  /ieziehungen 
zu  Jiidentum  und  Christentum),  a  prétendu  signaler 
dans  la  philosophie  grecque  et  dans  les  mystères 
grecs  l'origine  de  certaines  doctrines  chrétiennes  et 
de  quelques  rites  sacramentels  du  christianisme. 
Dans  une  étude  intitulée  :  Prechrislian  Belief  in  the 
Résurrection  (The  American  Journal  of  Tiieulogy, 
vol.  XX,  p.  1,  Chicago,  1916),  A.Berthollbt  constate 
l'existence  dans  tout  le  bassin  de  la  Méditerranée 
orientale  de  la  croyance  à  des  dieux  morts  et  res- 
suscitants; mais  il  fait  remarquer  que  ces  divinités 
symbolisent  des  phénomènes  de  la  végétation  ou  sont 
des  divinités  astrales,  ce  qui  explique  la  croyance 
à  leur  mort  et  à  leur  résurrection.  Le  croyant,  s'iden- 
tiliant  à  son  dieu,  en  a  conclu  à  sa  propre  résurrec- 
tion. 

On  a  soutenu  aussi  que  les  mystères  de  Mithra 
avaient  inlUiencé  les  récits  évangéliques  et  surtout 
qu'une  partie  de  la  liturgie  chrétienne  était  emprun- 
tée à  la  liturgie  mithriaque.  Nous  renvoyons  pour 
les  indications  sur  ce  sujet  à  l'article  Mithra  de  ce 
Dictionnaire.  Signalons  enQn  les  inlluences  du 
Bouddhisme  qu'on  a  prétendu  exister  dans  les  récits 
évangéliques.  Voir  article  Inde. 

J.  Weiss  (Die  Aufgaben  der  neutestamentUchen 
U'issenschaft  in  der  Gegemvart,  p.  ^9,  ss.  Gultingen, 


1908),  a  relevé  toutes  les  influences  qui,  d'après  cer- 
tains critiques,  se  seraient  exercées  sur  le  christia- 
nisme, et  dont  on  trouverait  des  traces  dans  le 
Nouveau  Testament  :  «  Gomment  peut-on  expliquer 
historiquement  la  naissance  de  ce  nouveau  mouve- 
ment religieux  (le  christianisme)  qui  est  né  du  sein 
maternel  du  judaïsme  et  qui  a  grandi  rai)idemcnt  au 
souffle  religieux  de  l'hellénisme?  L'histoire  des  reli- 
gions s'olfreà  nous  ici  comme  un  guide,  et  en  vérité 
surtout  l'histoire  générale  comparée  des  religions  et 
l'histoire  spéciale  du  judaïsme  tardif,  de  l'hellénisme 
et  des  religions  de  l'empire  romain.  Elle  incline  en 
particulier  nos  regards  vers  le  grand  mélange  des 
religions  qui,  sur  le  sol  de  l'empire  des  Perses,  puis 
dans  les  territoires  de  l'empire  grec  des  Diadoques, 
impose  à  l'historien  un  étonnement  toujours  nouveau. 
Des  fragments  des  religions  babylonienne  et  égyp- 
tienne, phénicienne,  perse,  syrienne,  juive,  helléni- 
que, des  noms  de  divinités,  des  usages  cultuels  tour- 
billonnent ici  l'un  autour  de  l'autre,  et  engendrent 
d'eux-mêmes  une  religion  syncrétiste  universelle  du 
genre  le  plus  varié  et  le  plus  compliqué.  Sur  ce  ter- 
rain nait  ce  quenousappelons  la  religion  du  judaïsme 
tardif,  religion  indiscutablement  syncrétiste.  Le 
tronc  ancien-testamentaire  parait  ici  comidètement 
submergé  par  des  éléments  étrangers...  Sur  ce  sol  a 
grandi  le  christianisme,  qui  est  certainement  dans 
(fuelques-unes  de  ses  parties  un  développement  de  la 
religion  des  anciens  prophètes,  mais  qui,  dès  le  com- 
mencement, s'est  enrichi  de  conceptions  eschatologi- 
ques,  apocalyptiques,  dualistes,  démonologiques  qui 
trahissent  ouvertement  leur  origine  tirée  du  sj'ncré- 
tisme  des  siècles  précédents. Et  à  peine  est-il  entré  dans 
la  sphère  de  l'hellénisme,  qu'il  est  enlace  et  fortifié  des 
milliers  de  fois  par  les  conceptions  et  les  idées  de  son 
nouveau  milieu  :  les  spéculations  du  Logos,  la  morale 
stoïcienne,  le  dualisme  psychologique,  les  spécula- 
tions des  Grecs  sur  la  vie  d'au-delà,  les  tendances 
sacramentelles  des  religions  de  mystères.  C'est  pour- 
quoi on  a  nommé  d'une  façon  jjrovocante  le  christia- 
nisme lui-même  une  religion  sjncrétiste.  Pour  nous 
se  pose  donc  la  f|uestion.  Est-il  possible  d'expliquer 
historiquement  le  christianisme  comme  un  produit 
du  syncrétisme  babylonien-perse-égyptien-helléni- 
(|ue  ?  »  J.  Weiss  passe  en  revue  les  diverses  concep- 
tions chrétiennes  qui  seraient  résultées  de  ces  reli- 
gions. Nous  n'avons  pas  à  le  suivre  dans  cet  exposé; 
nous  retrouverons  ailleurs  ce  qui  concerne  notre 
étude  :  l'influence  des  religions  de  mystères  sur  les 
doctrines  et  sur  le  culte  du  christianisme. 

En  ces  dernières  années,  l'attention  s'est  portée 
spécialement  vers  l'influence  qu'auraient  exercée  sur 
l'apôtre  Paul  les  religions  de  mystères.  G.  Anrich 
(Das  antike  Mysteriemvesen,  in  seinem  Einfluss  auf  das 
Christentum),  avait  déjà  examiné  la  question  et  con- 
clu que  l'influence  grecque  avait  été  à  peu  près  nulle 
sur  la  théologie  de  Paul.  Fr.  CvMofn(/.es  religions 
orientales  dans  le  paganisme  romain,  Préface  ;  Paris, 
2"  éd.  1909),  a  cru  aussi  que  l'Apôtre  n'a  eu  aucun 
point  de  contact  avec  les  religions  de  mystères,  de 
Mithra  par  exemple. 

En  sens  contraire,  Martin  BniicKNBn(/)er5<er/;(?nrfe 
und  auferslehende  Gotlheiland  in  der  orientalischen 
lieligionen  und  ihr  Verhaltnis  zum  Christentum), 
prétend  retrouver  le  Dieu  rédempteur,  analogue  au 
Dieu  rédempteur  de  Paul,  dans  les  religions  orien- 
tales. K.  Lake  (The  earlier  Fpistles  of  Paul,  p.  385  ; 
London,  191 1)  soutient  que,  pour  Paul  et  ses  lec- 
teurs, le  baptême  est  toujours  et  sans  conteste  accepté 
comme  «  un  mystère  »,  un  sacrement  qui  opère  ex 
opère  operaio.  Heitmiiller  (Taufe  und  Abendmahl 
bei  Paul)  étudie  le  baptême  et  la  cène  dans  les  cpî- 
tres  pauliniennes  et  en  retrouve  des  analogies  dans 


967 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAL\T  PAUL 


C63 


les  festins  anciens,  où  l'on  dévorait  des  prisonniers 
de  guerre.  Albert  Eichuorn  (Das  Abendmahl  im 
A'eiten  Testament),  soutient  que  c'est  dans  la  gnose 
orientale  que  Ion  a  l'origine  du  repas  où  l'on  man- 
geait le  corps  du  Seigneur  et  où  l'on  buvait  son  sang. 
Fabnell  {The  Evolution  of  Iteligiun,  Loudon,  1909, 
p.  88-162),  a  rapproché  le  baptême  des  mystères 
païens  et  de  la  religion  des  Aztèques.  Wendland  {Die 
kellenisliche-rumische  Kttltur  in  ihren  Beziehungen 
:u  Judentum  and  Christentum),  soutient  que  le  bap- 
tême et  l'eucharistie  ont  leur  origine  dans  les  mys- 
tères païens. 

Dans  le  Ilandbuch  ztim  .\euen  Testament,  édité 
par  Hans  Libtzman^  (B.  III,  Tiibingen,  19 13),  celui- 
ci,  dans  son  commentaire  sur  les  épîtres  aux  Romains, 
aux  Corinthiens  et  aux  Galates,  et  son  collaborateur, 
Martin  Dibblils  pour  les  épitres  aux  Thessaloni- 
ciens,  aux  Philippiens,  aux  Colossiens,  aux  Ephé- 
siens  et  les  épitres  pastorales,  expliquent  certains 
passages  de  ces  épitres  en  fonction  des  religions  de 
mystères.  J.  Weiss,  dans  son  commentaire  sur  la 
première  épitre  aux  Corinthiens  {Der  erste  Korin- 
therbrief,  p.  289,  n.  1,  Gottingen,  1910),  se  réfère 
aussi  aux  rapports  qui  existeraient  entre  l'eucharistie 
et  les  raj'stères  païens.  En  plusieurs  passages  de 
son  ouvrage,  Krrios  Christos,  W.  Boussbt  {Kyrios 
Christos  ;  Geacinchte  des  Cliristusglaubens  ron  den 
Anfàngen  des  Christeniums  bis  Irenaeus,  Gottingen, 
1918),  adopte  l'hypollièse  qu'avait  émise  Deissman.n 
(Liclil  \oni  Osten,  11'  Aull.,  p.  a63  ss.'),  à  savoir 
que  le  titre  de  K^pi;;,  donné  à  Jésus-Christ,  l'aurait 
été  tout  d'abord  par  la  communauté  d'Antioche, 
qui  l'aurait  emprunté  au  milieu  religieux  syrien. 
C'est  par  Paul  qu'il  se  serait  répandu  ensuite  dans 
toutes  les  communautés  chrétiennes  issues  du  paga- 
nisme. L'apport  spécial  de  Paul  dans  la  mj-stique 
chrétienne  est  sa  théorie  de  l'opposition  entre 
l'homme  spirituel  et  l'homme  charnel,  ainsi  que  le 
pessimisme  qui  en  résulta,  du  fait  que  la  nature 
humaine  est  essentiellement  <7zc;'.  «  Ce  n  est  ni  dans 
l'Ancien  Testament,  ni  dans  l'Evangile  que  saint 
Paul  a  puisé  les  principaux  éléments  de  cette  pré- 
tendue synthèse  paulinienne  ;  il  lésa  reçus  du  milieu 
païen  syncrétistequi  l'enviionnait.  C'était  l'époque  où 
se  mêlaient  hellénisme  et  orientalisme,  philosophie 
et  piété,  spéculation  et  mystique.   » 

Cette  fusion  a  dunné  naissance  en  des  cercles 
nombreux  à  un  pessimisme  anthropologique  et  à  un 
it  supranaturalisme  »  dualiste,  fort  semblable  à 
celui  de  saint  Paul.  Sur  le  terrain  païen  nous  avons 
le  témoignage  des  traités  hermétiques,  dont  les  par- 
ties les  plus  anciennes  remontent  au  premier  siècle 
de  l'ère  chrétienne;  au  second  siècle,  les  ouvrages 
des  grands  hérétiques  gnostiques,  les  Valkntin,  les 
Basilide,  les  Ptolésiée,  développeront  les  mêmes 
idées  et  les  pousseront  à  leurs  conséquences  extrê- 
mes. Mais  on  peut  allirmer  qu'avant  de  prendre 
corps  dans  ces  écrits,  ces  tendances  existaient  à 
l'état  diffus  dans  l'atmosphère  intellectuelle;  elles 
s'étaient  emparées  de  maint  esprit  et  saint  Paul  a 
subi  fortement  leur  inlluence.  Son  christianisme 
n'est  pas  encore  un  gnosticisme  systématisé,  mais 
il  contient  en  geruie  plusieurs  des  conceptions  fon- 
cières de  la  gnose  du  second  siècle.  C'est  à  bon  droit 
que  les  auteurs  de  ces  systèmes  hérétiques,  préten- 
dront se  rattacher  à  saint  Paul;  ils  ne  feront  que 
tirer  les  conclusions  logiques  du  pessimisme  et  du 
dualisme  anthropologique  de  l'Apôtre.  (Résumé  du 

1.  A  remarquer  cependant  que  Deissmann  reconnaît  que 
la  parole  de  Paul,  cl-  c-Jjv.iSs  rpv.zi^r,^  K'^ot'cj  tj.t~iysvj,  I  Cor., 
X,  21 .  lui  Tient  plutôt  de  passades  de  l'Ancien  Testament, 
italachie,  i,  7,  12;  Ezéchiel,  ixxix;  xliv,  16. 


système  de  Bousset  par  le  P.  J.  IIuby  :  Le  Christ  Sei- 
gneur, d'après  un  livre  récent;  Hecherches  de  science 
religieuse,  t.  V,  p.  694.  Paris,  1914.) 

R.  Reitzenstkin  et  A.  Loisy  ont  présenté  un  en- 
semble du  système,  dont  nous  aurons  à  étudier  les 
détails  dans  la  suite  de  ce  travail.  Voici  d'abord  un 
exposé  succinct  des  théories  de  Reitzenstein  {Die 
liellenistisctien  Mysterienreligionen,  ilire  Grundge- 
danken  und  Wirk uiigen).  Xus.  environs  de  l'ère  chré- 
tienne, l'hellénisme  se  transforma  par  le  sentiment 
du  péché  et  de  la  dette,  qui  s'éveilla  dans  les  con- 
sciences par  la  croyance  à  la  magie  et  par  la  recher- 
che de  l'extase.  En  opposition  avec  la  doctrine  pla- 
tonicienne de  Dieu  transcendant,  on  adore  des  dieux 
faits  hommes,  qui  meurent  et  qui  ressuscitent,  tels 
que.Osiris,  Attis,  Adonis;  on  espère  par  la  communion 
avec  eux  obtenir  l'immortalité  et  même  une  sorte  de 
déification.  L'initié  à  ces  nouveaux  mystères,  diffé- 
rents des  anciens,  éprouve  lui-même  ce  qu'ont  éprouvé 
Osiris  ou  Horus;  il  devient  Osiris  ou  Horus;  il  est 
uni  au  dieu  par  la  foi,  7:1:71;,  il  est  dieu.  D'après  la 
littérature  hermétique,  lemysteest  devenu  le  Logos, 
l'homme  de  Dieu,  le  Fils  de  Dieu  et  lui-même  Dieu. 
Des  communautés  sont  fondées  et  des  missionnaires 
répandent  la  doctrine  qui  s'adresse  à  tous;  la  religion 
est  universaliste.  Des  le  commencement  du  u^  siècle 
avant  J.-C,  on  célèbre  en  Italie  des  orgies  hellénis- 
tiques, qui  doivent  procurer  le  salut,  ^a-zr.pia.,  aux  ini- 
tiés. La  magie, elle  aussi,  garantit  l'immortalité  à  ses 
adeptes.  Outre  la  révélation  primitive,  transmise  par 
la  tradition,  les  croyants,  dans  l'extase,  sont  favo- 
risés parDieu  de  révélationsparticulières. Celte  union 
avec  les  dieux,  qui  communique  au  myste  la  science 
et  l'immortalité,  est  spirituelle,  mais  quelquefois 
aussi  matérielle  et  même  sexuelle.  On  obtient  le  salut 
par  la  science,  y^zii,  communiquée  par  l'initiation, 
la  vue,  ii'j.,  de  Dieu,  qui  est  une  grâce,  ^cipis/xx,  et 
qui  consiste  dans  une  vision  et  un  sentiment  immé- 
diat du  Tout  de  l'univers.  Cette  divinisation  du 
myste  lui  confère  le  privilège  d'avoir  des  visions, 
de  faire  des  miracles  et  lui  donne  une  sorte  de  sain- 
teté personnelle,  qui  efface  les  souillures  passées  et 
lui  assure  le  bonheur  pour  l'avenir. 

Reitzenstein  prétend  que  ces  religions  de  mystères 
ont  exercé  leur  influence  sur  la  doctrine  et  la  langue 
de  saint  Paul.  Voici,  en  résumé,  l'exposé  de  cette 
hypothèse,  telle  que  l'a  présentée  et  développée 
A.  Loisy  {lieiue  d  histoire  et  de  littérature  reli- 
gieuses: nouvelle  série,  t.  II,  p.  585,  Paris,  1911). 
Pour  se  répandre  dans  le  monde  gréco-romain  l'Evan- 
gile devait  se  transformer  en  mystère  oriental,  et 
cela  put  s'effectuer  parce  que  ses  éléments  primitifs 
pouvaient  s'interpréter  dans  la  langue  et  dans  les 
idées  des  mystères  païens.  Dans  son  fond,  l'Evan- 
gile de  Jésus,  c'était  un  honime  inspiré,  envoyé  par 
Dieu  pour  être  le  Sauveur  des  justes  d'Israël,  lequel 
était  mort  pour  son  œuvre,  que  l'on  croyait  ressus- 
cité et  dont  on  attendait  l'avènement  glorieux.  Qes 
idées  pouvaient  être  adaptées  à  celles  des  mystères, 
où  un  être  divin,  mourant  et  ressuscitant,  devenait 
un  tjrpe  et  un  principe  d'immortalité  pour  tous 
ceux  qui  participaient  à  son  culte,  qui  étaient  initiés, 
associés  au  mystère  de  sa  mort  et  de  sa  résurrec- 
tion. Adonis,  Attis  et  Osiris  étaient  des  dieux  sau- 
veurs. Autant  que  nous  sommes  informés,  les  rites 
des  mystères  comportaient  une  mort  symbolique 
ou  Active  du  néophyte,  à  l'instar  du  dieu,  et  une 
résurrection,  une  régénération,  une  participation  à 
l'esprit  de  ce  dieu,  participation  qui  garantissait  le 
partage  de  son  immortalité.  C'est  ainsi  que  Paul 
a  conçu  le  Christ  comme  un  homme  divin,  pré- 
existant à  la  mission  terrestre  de  Jésus  et  qui  se 
manifeste   sur  la  terre,  non  pas   précisément  pour 


969 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


970 


y  faire  ce  qu'a  lait  réellement  Jésus,  annoncer  la 
venue  prnchaine  du  royaume  de  Dieu,  mais  pour  y 
mourir,  lui  juste  et  saint,  pour  les  hommes  injus- 
tes et  pécheurs,  alin  de  tuer,  en  mourant  lui-même, 
le  pcclié  qu'il  avait  amené  sur  lui.  Le  Christ  divin 
avait  bien  pu  mourir,  mais  il  n'avait  pas  dû  rester 
dans  la  mort;  il  était  ressuscité,  il  avait  pris  la  forme 
de  Dieu  et  c'est  maintenant  selon  cette  forme  de  vie 
immortelle  que,  nouvel  Attis,  nouvel  Osiris,  nou- 
veau Millira,  il  donnait  de  ressusciter  bientôt  avec 
lui  dans  la  {gloire  à  tous  ceux  qui  le  suivaient  par  la 
foi  dans  la  mort.  C'était  là  le  mythe  du  salut,  le 
mystère  à  croire,  tout  à  fait  analogue  aux  mythes  des 
mystères,  à  l'immolation  d'Attis  et  d'Osiris,  à  celle 
du  taureau  divin  dans  les  mystères  de  Mithra.  Le 
mystère  que  l'on  pratiquait  était  le  même  de  part 
et  d'autre.  Dans  les  rites  des  mystères,  le  myste 
était  assimilé  au  dieu  mourant  et  ressuscitant  : 
ainsi,  les  rites  de  l'initiation  chrétienne,  le  baptême 
et  la  cène  eucharistique,  devinrent  des  symboles  de 
la  mort  salutaire.  Par  le  baptême,  le  chrétien  était 
assimilé  au  Christ  morl  ;  il  était  enseveli  avec  lui, 
mais  pour  ressusciter.  Le  baptême,  en  le  purifiant 
de  ses  péchés,  le  réfrénerait  dans  l'esprit  du  Christ 
immortel,  faisait  de  lui  un  autre  Christ.  La  cène 
devenait  aussi  la  commémoration  mystique  de  la 
mort  du  Christ;  le  pain  rompu  était  pour  la  foi  son 
corps,  le  vin  son  sang.  Les  fidèles,  en  mangeant  ce 
corps  et  en  buvant  ce  sang,  étaient  unis  au  Christ 
pour  ne  faire  qu'un  avec  lui. 

Ce  mystère  comprenait  donc  une  mort  mystique 
et  une  union  spirituelle  au  Sauveur  divin,  comme 
les  rites  d'initiation  aux  mystères  païens.  Ce  n'est 
plus  moi  qui  vis,  disait  l'Apùtre,  Gui.,  ii,  20,  c'est 
le  Christ  qui  vit  en  moi.  El  il  entendait  cela  à  la 
lettre.  Ceci  nous  explique  que  Paul  n'attachait  au- 
cune importance  à  la  vie  terrestre  de  Jésus,  qu'il  dit 
même  ne  pas  vouloir  connaître  le  Christ  selon  la 
chair.  Ce  qui  lui  importait,  c'était  la  mort  du  Christ, 
indépendamment  de  ce  qui  l'avait  amenée  et  accom- 
pagnée. Paul  ayant  transformé  la  passion  de  Jésus 
en  mythe  de  salut,  le  Christ  de  l'histoire  n'avait 
aucune  place  dans  sa  religion. 

Dans  une  suite  d'articles  de  la  /?.  //.  /,.  B.,  Loisy 
a  repris  ces  idées,  les  a  développées  et  a  essayé  de 
les  prouver  en  s'appuyant  sur  les  épitres  de  saint 
Paul,  interprétées  dans  le  sens' de  la  mystique  et  de 
la  liturgie  des  mystères  païens  (N.  S.,  t.  IV,  Les  mys- 
tères païens  et  le  mystère  chrétien,  p.  1-19;  Dionysos 
et  Orphée,  p.  i3o-i54;  fes  mystères  d'Eleusis, p.  ig3- 
aaS;  Cybèle  et  Attis,  p.  289-32G;  /sis  et  Osiris,  p.  385- 
^21  ;  Mithra,  p.  49;-53g;  Paris,  igiS;  —  t.  V,  L'Evan- 
gile de  Jésus  et  le  Christ  ressuscité,  p.  1-26;  1,'Et'an- 
gile  de  Paul,  p.  i38-i74;  L'initiation  chrétienne, 
p.  193-226  ;  La  conversion  de  saint  Paul  et  la  nais- 
sance du  christianisme,  p.  289-332,  191 4)- 

Ces  hypothèses  n'ont  pas  été  acceptées  par  tous 
les  critiques.  A.  Schweitzku  {Geschichle  der  pauli- 
nischen  Forschung,  Tiibingen,  1912),  les  a  discutées 
et  par  des  arguments,  que  nous  ne  pouvons  pas,  il 
est  vrai,  tons  accepter,  il  a  établi  qu'elles  n'étaient 
pas  fondées  sur  les  documents  bien  interprétés.  Et 
d'abord,  ce  n'est  qu'ausecond  siècle  que  l'on  constata 
l'extension  dans  le  monde  gréco-romain  des  cultes 
orientaux;  saint  Paul  n'a  donc  pu  les  connaître  sous 
la  forme  qu'ils  prirent  à  cette  époque,  grâce  à  l'in- 
fluence de  la  pensée  grecque.  De  plus,  le  syncrétisme 
religieux  qu'on  rapproche  du  christianisme  est  une 
abstraction,  plus  qu'une  réalité;  c'est  une  construc- 
tion artificielle  faite  d'éléments  empruntés  à  diverses 
religions,  et  qui  n'a  jamais  existé  telle  quelle,  sur- 
tout à  l'époque  de  saint  Paul.  Les  analogies  qu'on 
signale  sont  donc  des  analogies  de  détail,  non  d'en- 


semble, (]ui  paraissent  moins  frappantes  quand  on 
les  examine  de  près.  Tout  ce  (ju'on  peut  accorder, 
c'est  l'emploi  de  mêmes  termes,  en  petit  nombre 
d'ailleurs,  par  r.\pôtre  et  par  les  religions  de 
mystères.  Schweitzcr  met  enfin  eu  parallèle  la  doc- 
trine sacramentaire  de  Paul  avec  la  signification 
qu'on  attribuait  aux  rites  analogues  dans  les  reli- 
gions de  mystères,  et  aboutit  à  cette  conclusion  qvie 
la  doctrine  sacramentaire  de  l'Apôlre  ai)partient  à 
un  tout  autre  monde  d'idées  que  celles  des  religions 
de  mystères. 

E.  Manghnot  (A.a  Doctrine  de  saint  Paul  et  les 
mystères  païens  ;  Revue  du  clergé  français,  t.  LXXXIV, 
p.  1-32  et  267-289.  la  langue  de  saint  Paul  et  celle 
des  mystères  païens;  ib.,  t.  LXXV,  p.  129-161. 
Paris,  1913),  a  étudié  aussi  les  théories  de  Reitzens- 
tein  et  a  conclu  qu'un  examen  attentif  des  textes 
suflit  à  montrer  que  les  prétendus  emprunts  faits 
par  saint  Paul  aux  doctrines  des  mystères  païens  sont 
imaginaires.  Partout  il  a  trouvé  des  pensées  diffé- 
rentes et,  chez  saint  Paul,  des  doctrines  essentielle- 
ment juives  ou  chrétiennes.  Si  les  termes  employés 
pour  les  exprimer  étaient  communs  à  l'Apôtre  et  à 
la  mystique  païenne,  ils  rendaient  un  son  différent. 
Reitzenstein  a  été  dupe  de  rapprochements  pure- 
ment verbaux.  Il  s'est  trompé  en  donnant  partout 
aux  mêmes  expressions  un  sens  hellénistique  qu'elles 
n'ont  pas  sous  la  plume  de  l'Apôtre.  On  voit  donc 
que  saint  Paul,  s'il  a  connu  les  mystères  païens,  ne 
leur  doit  rien,  ne  leur  a  rien  emprunté  et  n'a  pas 
altéré  le  christianisme  primitif  en  l'enrichissant  de 
doctrines  païennes.  Dans  une  autre  suite  d'articles 
(Saint  Paul  et  les  mystères  païens  :  Revue  pratique 
d'apologétique,  t.  XVI,  Paris,  1913),  Mangknot  abou- 
tit à  des  conclusions  identiques.  La  thèse  de  Reitzens- 
tein, que  saint  Paul  s'est  considéré  lui-même  comme 
un  mystique  païen  et  a  agi  à  la  manière  des  initiés 
aux  mystères  païens,  n'est  pas  prouvée.  Elle  ne  re- 
pose que  sur  de  fausses  analogies,  fondées  pour  la 
plupart  sur  une  connaissance  inniarfaite  de  la  doc- 
trine et  de  la  langue  de  l'Apôtre.  Nous  recomman- 
dons l'étude  de  ces  articles  de  I\L  Mangenot.  Le 
lecteur  y  trouvera  un  clair  exposé  des  théories 
de  Reitzenstein  et  une  réfutation,  solide  et  bien 
appuyée  sur  les  textes,  de  ces  théories  du  critique 
allemand. 

Dans  un  premier  ouvrage  (Religinngeschichtliche 
Erhlârung  des  Neuen  Testaments  :  Die  Abhéingigkeit 
des  lillesten  Christentums  von  nichtiiîdischeii  Peligio- 
nen  und  philosophischen  Syslemen),  C.  Clkmen  avait 
étudié  les  emprunts  que  le  christianisme  naissant 
aurait  faits  aux  sources  non  juives,  religieuses  et 
philosophiques  et  avait  conclu  à  sa  profonde  origi- 
nalité; dans  un  second  (Der  Einfluss  der  Mysterien- 
religionen  auf  das  ûlteste  Christenlum),  il  examine 
l'influence  qu'auraient  exercée  les  religions  de  mys- 
tères sur  le  christianisme  le  plus  ancien.  11  mesure 
le  champ  d'action  des  religions  de  mystères,  et 
détermine  le  sens  des  termes,  soit  dans  les  mystères, 
soit  dans  la  langue  commune.  D'après  Clemen,  les 
religions  de  mystères  n'ont  eu  sur  le  christianisme 
qu'une  influence  très  restreinte;  elle  s'est  tout  au 
plus  exercée  à  la  périphérie.  Elles  ne  lui  ont  apporté 
aucun  usage  nouveau;  beaucoup  de  cérémonies,  que 
l'on  trouve  chez  elles,  n'ont  rien  d'analogue  dans  le 
christianisme.  Par  contre,  le  christianisme  se  dis- 
tingue des  religions  de  mystères  par  son  caractère 
historique  et  par  l'importance  spéciale  qu'il  donne  à 
la  mort  du  Sauveur  et  par  l'attente  de  son  prochain 
retour. 

K.  A.  Kennedy  {St.  Paul  and  ihe  Mystery  Reli- 
gions), a  examiné  les  rapports  qui  pouvaient  exister 
entre  saint  Paul  et  les  religions  de  mystères.  L'Apôtre 


971 


MYSTERES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


972 


a  employé  des  termes  qu'on  trouve  dans  les  reli- 
ijions  d«  mystères,  mais  dans  un  autre  sens  que 
celles-ci.  Les  conceptions  centrales  de  ces  religions 
appartiennent  à  une  atmosphère  différente  de  celle 
dans  laquelle  se  meut  l'Apôtre.  Il  est  vain  d'essayer 
de  trouver  des  points  de  contact  entre  Paul  et  les 
religions  de  mystères  au  point  de  vue  du  culte.  Les 
idées  fondamentales  de  la  doctrine  de  Paul  n'ont 
aucune  idée  correspondante  dans  les  religions  de 
mystères. 

H.  BôHLio  (Die  Geisteskultur  yon  Tarsos  im  augus- 
teiscken  Zeitalter  mit  Beriicksichligung  der  paidinis- 
chen  Schriften),  croit  aune  influence  du  syncrétisme 
cilicien,  mélange  de  doctrines  babyloniennes,  perses 
et  cappadociennes,  et  principalement  du  culte  de 
Mithra  sur  Paul,  né  à  Tarse,  ville  où  ce  culte  était 
très  développé,  mais  il  restreint  celte  influence  beau- 
coup plus  que  Reitzenstein,  11  la  retrouve  surtout 
dans  son  mysticisme  et  sa  «  piété  extatique  ».  Paul 
aurait  employé  les  termes  xJ/sn;,  twt/^o  dans  le  sens 
qu'ils  avaient  dans  la  religion  anatolienne.  C'est  de 
la  religion  persane  que  lui  seraient  venues  les  idées 
qu'exprimaient  les  termes  Soîv.,  ffli  et  i7«Vjç,  r.fiipv.  et 
vjç,  ix/.r,0;ty.  et  iei/ôo;.  Le  dualisme  qui,  d'après  l'Apôtre, 
se  révèle  dans  l'âme  humaine,  Wom.,viii,i/|  ss.,  aurait 
des  analogies  avec  celui  de  l'école  stoïcienne,  repré- 
sentée par  Poseidonios  et  surtout  Athenodoros  de 
Tarse.  C'est  à  ceux-ci  qu'il  aurait  emprunté  ses  idées 
sur  la  conscience.  Son  universalisme  lui  viendrait 
aussi  des  stoïciens. 

Résumant  les  travaux  faits  en  ces  dernières  an- 
nées sur  saint  Paul  et  les  religions  de  mystères, 
M.  JoiNES  (St.  Paul  and  tite  Mystery  Iteligions,  dans 
The  i\e»'  Testament  in  the  twentieth  Centiiry,  p.  lao- 
iGi  ;  London,  i  gi  4),  conclut  :  Les  conceptions  centrales 
de  Paul,  sa  doctrine  de  la  rédemption  et  son  ensei- 
gnement sur  les  sacrements  chrétiens,  son  mysti- 
cisme ne  sont  pas  purement  le  résultat  de  son  contact 
avec  les  religions  de  mystères  hellénistiques  et 
orientales.  Il  s'est  servi  de  termes  dérivés  de  la  lan- 
gue des  mystères,  mais  cela  ne  prouve  pas  qu'ils 
signifiaient  pour  lui  la  même  chose  que  pour  les  reli- 
gions de  mystères.  En  définitive,  la  place  que  tient 
la  croix  du  Christ  dans  le  champ  de  la  pensée  et  de 
l'expérience  de  Paul  n'a  rien  d'analogue  dans  les  re- 
ligions de  mystères,  ce  qui  rend  impossilile  toute 
comparaison  entre  ces  deux  systèmes  de  doctrines 
ou  d'idées. 

D'après  Burton  Scott  Easton  (Theologv  and  Ilel- 
lenism,  Amer.  Journal  of  Theology,  vol.  XXI,  p.  358), 
la  doctrine  du  baptême,  comme  purification,  venait 
à  Paul  du  judaïsme;  celle  de  l'union  mystique  du 
chrétien  avec  le  Christ,  de  son  expérience  religieuse. 
La  conception  du  baptême  comme  ensevelissement 
avec  la  mort  du  Christ,  lui  viendrait  des  mystères; 
mais  le  baptême  du  prosélyte  comme  un  ensevelisse- 
ment se  retrouve  chez  les  Juifs  (cf.  J.  Wbiss,  Das 
l'rchristenlum,  p.  a5).  Les  religions  de  mystères 
n'ont  jamais  enseigné  que  leurs  déités,  Osiris,  Attis, 
aient  une  valeur  rédemptrice.  La  conception  du 
pardon  n'est  pas  hellénique  (cf.  Reitzenstein,  Poi- 
mandrès,  p.  i8o).  Les  religions  de  mystères  n'avaient 
aucune  valeur  morale  :  l'idée  de  salut  était  automa- 
tique chez  elles.  Chez  Paul,  au  contraire,  le  bap- 
tême purilie  et  ouvre  la  voie  à  une  vie  nouvelle  qui 
dépend  de  la  liberté  du  chrétien  (Rom.,  vi,  4).  Pour 
W.  H.  Pai.ve  ïI/lTch  (The  pautine  idea  of  failli  in  ils 
relation  to  jeuish  and  hellenistic  religion),  le  chris- 
tianisme de  Paul  n'est  pas  une  religion  de  mystères: 
c'est  une  religion  basée  sur  la  foi  et  évoluant  dans 
la  sphère  de  la  psj'chologie  et  de  la  morale  et  non 
dans  celle  du  mystère  ou  de  la  magie.  Le  P.  Lagrange 
(Le sens  du  christianisme  d'après  l'exégèse  allemande, 


p.  269  ss.)  a  démontré  les  points  suivants  :  La  doc- 
trine de  l'esprit  n'a  pas  été  empruntée  par  saint  Paul 
au  Corpus  hermeticum  :  elle  est  chez  lui  la  coïnci- 
dence des  prophéties  anciennes  et  du  fait  historique 
de  la  manifestation  de  Jésus  et  de  lEsprit.  Le  bap- 
tême chrétien  dilTère  profondément  des  purifications 
païennes.  Ce  qui  opère  dans  le  baptême,  ce  n'est 
pas  une  force  naturelle,  mais  une  vertu  divine.  Il 
n'y  a  aucun  rapport  réel  entre  les  dieux  souffrants, 
morts  et  ressuscites  du  paganisme  et  Jésus-Christ, 
mort  et  ressuscité  pour  nous  racheter  du  péché.  En 
fait,  aucun  des  personnages  plus  ou  moins  divins 
qu'on  a  mis  en  avant,  Atlis,  Osiris,  n'était  propre- 
ment, du  moins  nu  temps  du  Christ,  un  dieu  mort  et 
ressuscité.  De  plus,  jamais  les  souffrances  ou  la  mort 
du  dieu  n'ont  été  acceptées  en  vue  du  salut  des 
hommes  ni  même  regardées  comme  utiles  à  ce  salut. 
Les  ressemblances  de  rite  entre  la  communion  chré- 
tienne et  la  manducation  des  victimes  immolées  aux 
idoles  existent,  mais  elles  sont  très  éloignées  et  ne 
permettent  pas  de  mettre  sur  la  même  ligne  les 
fondements  des  deux  initiations. 

Nous  allons  à  notre  tour  comparer  la  terminologie, 
ainsi  que  les  doctrines  de  saint  Paul  avec  la  termi- 
nologie et  les  doctrines  des  religions  de  mystères, 
mais  auparavant  il  est  nécessaire  d'exposer  ces  reli- 
gions de  mystères  et  leurs  principales  doctrines. 

II.  Les  mystères  païens.  —  i.  Les  sources.  — 
Avant  d'étudier  les  rapports  qu'il  pourrait  y  avoir 
entre  les  enseignements  de  saint  Paul  et  ceux  des 
religions  de  mystères,  il  est  nécessaire  de  décrire 
succinctement  ces  mystères  et,  tout  d'abord,  de 
rechercher  à  quelles  sources  nous  en  puisons  la 
connaissance.  Il  est  bon  aussi  de  fixer  exactement 
la  date  de  ces  sources,  alin  de  savoir  si  Paul  a  pu 
connaître  les  doctrines  qu'elles  nous  transmettent. 

Nous  sommes  très  peu  renseignés  sur  les  rites  et 
les  doctrines  des  niystères,  au  i=''  siècle  de  l'ère 
chrétienne,  et  cela  s'explique  par  le  secret  imposé 
aux  initiés.  Le  secret  a  été  bien  gardé.  Nous  en 
sommes  réduits,  sur  la  plupart  des  points,  à  des 
conjectures,  et  nous  n'avons  de  renseij;neinents  éten- 
dus que  pour  les  mystères  de  Déméter  à  Eleusis, 
des  Cabires  à  Samothrace  et  d'Isis  en  Egypte.  En 
dehors  de  cela,  les  seuls  documents  que  nous  ayons 
sur  les  mystères  soet  quelques  formules  mystiques, 
citées  incidemment  par  les  écrivains  païens  ou  chré- 
tiens, un  petit  nombre  de  prières  et  d'hymnes  aux 
dieux,  la  plupart  mutilés,  des  incantations  magiques 
que  nous  ont  conservées  les  papyrus,  le  récit  des 
initiations,  ainsi  que  la  description  de  la  liturgie  qui 
les  accompagne.  Les  rites  des  cultes  exotiques  ont 
excité  la  verve  des  satiriques,  et  la  pompe  de  leurs 
fêtes  a  fourni  aux  romanciers  la  matière  de  des- 
criptions brillantes.  Juvénalraille  les  mortifications 
des  dévotes  d'Isis;  Lucien  dans  sa  «  Nécj'omancie  j> 
parodie  les  purifications  interminables  des  mages, 
et  Apulée  dans  les  «  Métamorphoses  »  nous  a  re- 
tracé les  scènes  d'une  initiation  isiaque.  Mais,  en 
général,  on  ne  retrouve  chez  les  littérateurs  que  des 
remarques  incidentes,  des  observations  superficiel- 
les. Même  le  précieux  traité  «  Sur  la  déesse  sy- 
rienne »,  oïi  Lucien  nous  raconte  une  visite  au  tem- 
ple d'Hiérapolis  et  rapporte  les  récits  que  lui  ont 
faits  les  prêtres,  n'a  rien  de  profond  :  il  relate  ce 
(pi'a  vu  en  passant  un  voyageur  intelligent,  curieux 
et  surtout  ironique  (Cumont,  op.  cit.,  p.  20). 

On  a  aussi  quelques  informations  isolées  chez  les 
écrivains  du  temps,  surtout  chez  les  philosophes. 
Le  traité  de  Plutarque  <r  Sur  Isis  et  Osiris  »  est  une 
source  très  importante  pour  reconstruire  la  légende 
de  ces   divinités.  Mais   les   philosophes  n'exposent 


973 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


974 


presque  jamais  les  doctrines  étrangères  objective- 
ment et  pour  elles-mêmes.  Ils  les  font  rentrer  clans 
leurs  systèmes,  auxquels  elles  doivent  servir  de 
preuves  et  d'illustration;  ils  les  entourent  d'une 
exégèse  personnelle  ou  les  noient  dans  des  commen- 
taires transcendants  (Gl-mont,  op.  cit.,  p.  21)- 

On  trouve  aussi  chez  les  Pères  de  l'Eglise  quelques 
renseignements  infiniment  utiles,  mais  auxquels 
nous  ne  pouvons  nous  lier  entièrement.  Les  écri- 
vains ecclésiastiques,  saint  Justin,  Clément 
d'.Vlexandrie,  surtout  TertuUien,  nous  ont  rapporté 
des  rites  des  cultes  de  mystères  dans  lesquels  ils 
avaient  trouvé  des  analogies  avec  les  rites  chrétiens, 
mais  il  est  possible  qu'ils  aient  forcé  ces  analogies 
pour  mieux  établir  leur  thèse,  à  savoir  que  les  dé- 
mons avaient  singé  le  christianisme  dans  ces  cultes 
des  mystères. 

Pour  la  plupart  des  documents,  formules  mysti- 
ques, incantations  magiques,  hymnes  aux  dieux,  il 
est  impossible  de  Uxer  leur  date  d'origine;  celle 
même  de  leur  transmission  est  souvent  incertaine. 
Ce  qui  nous  est  rapporté  par  les  poètes  satiriques, 
les  philosophes,  les  Pères  de  l'Eglise,  est  peut-être 
plus  ancien  qu'eux  ou  peut  ne  dater  que  de  leur 
temps.  Le  recueil  des  écrits  hermétiques  contient 
des  pièces  d'époque  très  différente  et  relativement 
récente.  La  liturgie  mithriaque,  qui  remonte  peut- 
être  assez  haut,  ne  nous  est  connue  que  par  des 
textes  des  11'  et  m"  siècles  après  J.-C.  On  a  essayé  de 
la  reconstruire  (Dibterich,  Eine  Mithraslilurgie), 
d'après  un  papyrus,  mais,  au  jugement  de  Cumont, 
ce  morceau  n'est  ni  liturgique  ni  mithriaque  (cf.  ar- 
ticle MiTURA,  col.  58o  ss.). 

Nous  avons  cependant  quelques  données  chrono- 
logiques. La  description  de  l'initiation  de  Lucius 
aux  mystères  d'Isis  à  Cenchrées  a  été  écrite  au 
II*  siècle  par  Apulée,  mais  le  rituel  minutieux  et 
les  pièces  qui  l'accompagnaient  sont  certainement 
de  date  beaucoup  plus  ancienne.  Il  en  est  de  même 
de  queUiues  formules  mystiques,  qui  offrent  tous  les 
caractères  de  l'antiquité.  Un  peu  partout  et  à  diffé- 
rentes époques  nous  rencontrons  les  idées  de  com- 
munion avec  la  divinité  et  de  régénération,  ce  qui 
nous  oblige  à  conclure  à  leur  ancienneté. 

Reste  à  savoir  si  saint  Paul  a  connu  les  doctrines 
des  mystères  telles  que  nous  les  connaissons  main- 
tenant. C'est  seulement  au  commencement  du 
II'  siècle  après  J.-C.  que  les  cultes  des  mystères,  sur 
lesquels  nous  avons  des  renseignements  précis,  se 
sont  répandus  dans  l'empire  romain,  et  à  ce  moment 
ils  avaient  subi  l'intluence  de  la  philosophie  grec- 
que et  surtout  des  cultes  orientaux.  Il  s'exerça  à 
cette  époque  sur  ces  cultes  des  mystères  une  façon 
de  syncrétisme.  Saint  Paul  n'a  pu  connaître  ces  cul- 
tes des  mystères  dans  cette  forme  développée,  puis- 
que, de  son  temps,  elle  n'existait  pas.  En  sup- 
posant qu'il  ail  connu  les  religions  de  mystères, 
il  les  a  connues  dans  un  état  simple  et  non  tels 
qu'ils  furent  lorsqu'ils  se  développèrent  sous  l'in- 
fluence du  <lésir  grec  de  rédemption  que  manifestait 
l'esprit  hellène,  au  11=  siècle  après  J.-C.  Il  y  a  donc 
toujours  lieu  de  se  demander  à  quelle  époque  re- 
monte un  document,  ([ui  nous  transmet  une  doc- 
trine ou  un  rite.  Et  sur  ce  point  nous  n'arrivons 
pas  toujours  à  la  certitude. 

Observons  que,  sur  les  données  inconsistantes 
que  nous  venons  de  signaler,  on  a  élaboré  des 
constructions  qui  ont  donné  aux  religions  de  mys- 
tères une  consistance  et  un  développement  qu'elles 
ne  possédaient  pas. 

2.  Les  mystèrbs  db  Cybèlk  et  d'Attis.  —  Bibliogra- 
phie :  G.  Showerman,    The    Great  Mother    of  the 


Gods  :  llulletin  of  the  University  of  Wisconsin, 
n'  43,  1901;  Attis  :  Encyclop.  of  Iteligion  and 
Ethics,  vol.  II;  Kybele,  Ib.",  vol.  IV.  llm-imm,  Attis, 
seine  Mythen  undsein  huit,  Gies-sen,  igo^  ;  Frazer, 
Adonis,  Attis,  Osiris,  London,  1907;  F.  Cumont, 
/.es  religions  orientales  dans  le  paganisme  ro- 
main, 2'  éd.  Paris,  1909;  Id.,  Attis,  Healencyklopâ- 
die  de  Paulv-Wissowa;  Ka.pv,  Attis,  Kybele,  Leri- 
kon  der  griech.  and  roni.  Mythologie  de  Roscuer; 
TouTAiN,  La  légende  de  la  déesse  phrygienne  Cy- 
bèle  ."  Kevue  de  l'histoire  des  religions,  t.  LX, 
p.  299,  Paris,  1909. 

Le  culte  de  Cybèle,  la  grande  déesse  de  Phrygie, 
adorée  à  Pessinonle  et  sur  l'Ida,  que  les  Romains 
appelèrent  Magna  Deum  Mater,  Mater  Deuni  Magna 
Idaea,  est  très  ancien  et  se  répandit  de  bonne  heure 
en  Occident.  Nous  reviendrons  plus  loin  sur  l'exten- 
sion de  ce  culte.  Nous  n'avons  pas  à  rechercher 
comment  s'opéra  la  fusion  de  Ma  ou  Cybèle,  la 
Grande  Mère,  et  de  son  Dis  et  époux  Attis,  divinités 
anatoliques,  et  du  dieu  phrygien  Dionysos-Sabazios, 
mais  seulement  à  marquer  ce  qui  en  fut  le  résultat. 
Comme  Vénus  et  Adonis,  Isis  et  Osiris,  Cybèle  et 
Attis  étaient  ordinairement  associés  dans  la  célé- 
bration du  culte,  et  formaient  une  dualité  qui  sym- 
bolisait les  relations  de  la  Mère  Terre  avec  ses  pro- 
duits. La  naissance,  la  croissance,  la  castration 
volontaire,  la  mort  d'Attis  symbolisaient  la  nais- 
sance, la  croissance  et  la  mort  de  la  végétation.  Les 
Phrygiens  pleuraient  la  mort  de  la  végétation,  et 
célébraient  sa  renaissance  par  des  orgies  sauvages 
mais  «  ces  mutilations  volontaires,  ces  souffrances, 
qu'ils  s'imposaient,  témoignent  d'une  aspiration  ar- 
dente à  s'affranchir  de  la  sujétion  des  instincts  char- 
nels, à  délivrer  les  âmes  des  liens  de  la  matière.  Ces 
tendances  ascétiques  étaient  d'accord  avec  certaines 
idées  de  renoncement,  prêchées  par  la  morale  philo- 
sophique des  Grecs  »  (Cumont,  op.  cit.,  p.  57). 

Les  sectateurs  de  Cybèle  prali([uaient  très  ancien- 
nement des  mystères  où  l'on  révélait  par  degrés  aux 
initiés  une  sagesse  considérée  toujours  comme  di- 
vine, mais  qui  varia  singulièrement  dans  le  cours 
du  temps.  On  célébrait  la  mort  d'Attis  et  sa  résur- 
rection, symboles  de  celle  de  ses  adeptes.  De  même 
qu'Attis  mourait  et  ressuscitait  chaque  année,  de 
même  ses  fidèles  devaient  après  leur  mort  renaître  à 
une  vie  nouvelle  :  Réjouissez-vous,  ô  mystes,  disait 
le  prêtre  quand  il  oignait  les  lèvres  de  l'initié,  car  le 
dieu  est  sauvé  et,  pour  vous  aussi,  de  vos  épreuves 
sortira  le  salut.  Le  trépas  d'Attis  (Reit/.enstein,  Poi- 
mandres,  p.  93)  a  fait  de  lui  un  dieu  et  pareillement 
ses  fidèles  seront  par  la  mort  égalés  à  la  divinité.  Il 
se  célébrait  des  repas  mystiques,  dont  Clément 
d'Alexandrie  nous  a  transmis  une  formule  d'initia- 
tion :  a  J'ai  mangé  au  tambourin  ;  j'ai  bu  à  la  cym- 
bale ;  j'ai  porté  le  kernos  (vase  sacré);  je  suis  entré 
sous  le  rideau  nuptial  »  {Protrept,  11,  l5).  Fihmicus 
Matbrnus  (De  errore  profanarum  religionum,  éd. 
ZiEGLER,  p.  57;  n°  xiv)  nous  a  conservé  la  même  for- 
mule avec  une  variante  :  a  J'ai  mangé  au  tambou- 
rin; j'ai  bu  à  la  cymbale;  je  suis  devenu  un  myste 
d'Attis.  »  L'initié  pouvait  dire,  comme  dans  une 
ancienne  formule  liturgique  à  laquelle  fait  allusion 
Démosthène  (De  Corona,  269)  :  «  J'ai  fui  le  mal,  j'ai 
trouvé  le  meilleur.  » 

Voici  la  conclusion  de  LoiSY  (C)bèle  et  Attis; 
R.II.L.H.,  t.  IV,  N.  S.,  p.  326)  sur  ce  qui  se  dégage 
du  culte  et  des  mystères  de  Cybèle-Attis  :  «  Origi- 
nairement le  rite  sanglant  (la  castration  et  les  muti- 
lations) n'avait  pas  pour  objet  de  rendre  immortels 
ceux  qui  y  participaient,  mais  de  les  faire  capables 
de  coopérer  aux  œuvres  de  la  Mère  et  d'Attis,  c'est-à- 


97; 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


976 


dire  aux  œuvres  de  la  nature,  tout  comme  l'initiation 
dionysiaque  rendait  les  bacchants  et  bacchantes 
capables  de  coopérer  à  l'œuvre  de  Dionysos.  Les 
cérémonies  magieo-religieuses  qui  tendaient  à  régler 
la  vie  de  la  nature  étaient  aux  mains  des  inities. 
Quand  et  comment  l'idée  d'immortalité  bienbeureuse 
auprès  des  dieux  se  lit-elle  jour  dans  ce  culte  barbare 
entre  tous,  on  ne  saurait  le  dire.  On  doit  compter 
sans  doute,  pour  les  anciens  temps,  avec  l'inlluence 
de  la  Tliraceetdes  idées  qui  s'attachaient  au  culte  de 
Dionysos-Sabazios,  plus  tard  avec  les  iniluences 
helléniques  et  perses  '.  L'évolution  de  l'ancien  culte 
de  Pessinonte  en  économie  de  salut  devait  être  réa- 
lisée, dans  la  mesure  où  elle  s'est  accomplie,  avant 
le  commencement  de  l'ère  chrétienne.  » 

3.    Les    MYSTÈREi.    OB    DlONYSOS    ET    d'OrPHÉE.   —     Bi- 

bliographie  :  P.  Foucart,  Le  culte  de  Dionysos 
en  Atiique,  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscrip., 
t.  XXXVU,  p.  22,  Paris,  1904  ;  Fahnell,  Culte 
of  the  greek  States,  V,  ch.  iv-vii,  London,  1907; 
HiiODE,  Psyché,  II;  S.  Reixach,  La  mort  d'Orphée, 
dans  Cultes,  Mythes  et  religions,  t.  II;  Perdrizut, 
Cultes  et  Mythes  du  Pangée,  Paris;  Kern,  Diony- 
sos :  rteal-Encyclopaedie  de  Pauly-Wissowa  ; 
VoiQT,  Dionysos  :  Lexihon  de  Roscher,  Bd.  I; 
YoiGT,  Orpheus,Ib.  Bd  III;  P.  Monceaux,  Orpheus 
et  Orphici;  Dictionnaire  des  antiquités  grecques 
et  romaines  de  Darbmbbrg  et  Saclio,  Paris;  Dio- 
nysos, Ib'id.;  J.  E.  Harrison,  Prolegomena  to  the 
Study  of  Greek  Religion,  pp.  455-659,  London; 
O.  Habhrt,  La  religion  de  la  Grèce  antique  :  les 
3Iystères  et  l'orphisme,  pp.  5o9-55o;  A.  Loisy,  Dio- 
nysos et  Orphée,  Revue  d'hist.  et  de  litt.  rel.,  t.  V, 
N.  S.,  p.  i3o;  Orphica,  éd.  Adel;  Hauck,  De  hym- 
norum  orphicorum  aetale,  191 1  ;  Dieterich,  De 
hymnis  orphicis,  1891. 

Les  mystères  de  Dionysos  soutirés  anciens, peut- 
être  du  ix'-vm*  siècle  avant  J.-C,  mais  ils  sont  assez 
peu  connus.  Le  Dionysos  hellénique  serait,  croit-on, 
identique  au  dieu  thrace  Sabazios.  «  Son  culte,  dit 
Loisy,  paraît  avoir  été,  dès  les  plus  anciens  temps, 
orgiàstique  et  mystérieux;  on  s'y  livre  à  un  enthou- 
siasme bruyant  et  délirant.  En  s'introduisant  dans 
la  religion  des  cités  helléniques,  ce  culte  s'était, 
jusqu'à  un  certain  point,  tempéré  et  assagi  »  (Dio- 
nysos et  Orphée,  R.  II.  L.  R.,  t.  V,  p.  i3o).  11  semble 
que  la  partie  essentielle  du  rite  consistait  dans 
l'union  de  l'initié  avec  le  dieu  ;  par  celle  union  mys- 
tique et  morale,  se  formait  une  sorte  d'amitié  re- 
ligieuse entre  le  dieu  et  l'initié.  La  vertu  divine  est 
communiquée  à  ce  dernier  et  elle  est  censée  demeu- 
rer en  lui. 

Le  rite  essentiel  des  mystères  dionysiaques  était 
l'omopiiagie,  la  mauducation  de  la  chair  vive,  par 
laquelle  on  entrait  en  communion  avec  le  dieu,  dont 
on  recevait  l'esprit  et  qui  assurait  à  l'initié  l'immor- 
talité bienheureuse.  On  ne  sait  pas  comment  naquit 
et  se  développa  cette  croyance  à  l'immortalité;  elle 
semble  avoir  existé  de  bonne  heure  chez  les  Thraces. 

A  ces  anciens  mystères  de  Dionysos,  se  rattachent 
les  doctrines  orphiques,  qui  en  synthétisent  et  en 
purllient  les  idées  essentielles.  Cependant,  le  rite 
fondamental  des  mystères  orphiques  est  toujours 
l'omopbagie,  la  manducation  de  la  victime  vivante, 
et  l'initiation  était  préparée  par  des  rites  puriCca- 
toires.  Le  culte  comportait  des  purifications,  des 
libations,  des    invocations  aux    dieux   jjour   toute 

1.  CvMONT,  op.  cit.,  p.  98,  croit  que  l'influence  du 
judaïsme  s'est  vraisemblablement  exercée  sur  le  culte  de 
Cjbèle,  bien  qu  on  ne  puisse  la  discerner  aussi  nellement 
que  sur  celui  de  Sabazios  (N.  du  réd.); 


l'assistance,  la  représentation  des  légendes  sacrées . 
Quelques  passages  des  hymnes  orphiques  font  sup- 
poser que  la  manducation  de  la  chair  d'un  taureau 
vivant  était  encore  pratiquée  au  commencement  de 
l'ère  chrétienne.  En  mangeant  les  chairs  crues  du 
taureau,  on  s'identifiait  avec  le  dieu  (P.  Monceaux, 
Orphici  ;  Dictionnaire  des  antiquités  gr.  et  rom.  de 
Daremberg  et  Saglio,  p.  253). 

Nous  n'avons  pas  à  nous  demander  si  Orphée  a 
été  un  personnage  historique;  ce  qui  nous  intéresse 
surtout,  ce  sont  les  doctrines  qui  lui  ont  été  attri- 
buées ou  qui  ont  été  mises  sous  son  patronage. 

Vers  le  vm'-vn=  siècle  avant  J.-C,  eut  lieu  une 
certaine  rénovation  religieuse  qui  porta  les  esprits 
vei's  des  cultes  moins  sauvages  que  ceux  de  Dionysos 
ou  de  Cy bêle;  dans  ces  cultes,  l'initié,  spiritualisant 
les  rites  sanglants,  aboutit  aux  idées  d'union  spiri- 
tuelle avec  la  divinité.  C'est  à  cette  époque  que 
doivent  remonter  les  doctrines  orphiques,  bien  que 
leur  rédaction  doive  être  placée  beaucoup  plus  tard, 
probablement  au  vi'  siècle.  Ces  doctrines  peuvent 
provenir  de  sources  différentes  :  d'abord  des  anciens 
mystères,  peut-être  d'influences  orientales  et  égyp- 
tiennes, et  enfin  elles  ont  été  produites  par  le  besoin 
duitelligibililé  qui  caractérise  l'esprit  grec.  En  l'ait, 
l'orphisme  est,  à  un  certain  degré,  une  doctrine 
philosophique,  puisqu'on  y  relève  une  cosmogonie, 
une  psj  chologie  et  une  théologie.  Cette  dernière 
seule  nous  intéresse.  Voyons  ce  qui  la  caractérise. 
«  Le  renouveau  mystique,  dit  Habkrt  {La  religion 
de  la  Grèce  antique,  p.  540,  auquel  répondait  l'Or- 
phisme,  parait  avoir  été  dirigé  par  quatre  pensées 
capitales  :  1'  La  persuasion  que  l'àme  est  d'origine  et 
dénature  divines  et  qu'elle  survit  au  corps;  2°  Un 
sentiment  très  douloureux  des  peines  attachées  à 
l'existence;  3"  La  conviction  que  la  divinité  est  juste, 
bonne  et  secourable  ;  4°  que  le  salut  consiste  à  lui 
ressembler,  à  s'unir  à  elle  par  la  purification,  la 
compassion,  l'amour  et  l'extase...  Deux  croyances 
fondamentales  paraissent  au  conlluent  de  ces  pen- 
sées :  l'àme  souffre  dans  son  corps,  en  punition  de 
fautes  antérieures,  mais  avec  des  purifications  appro- 
priées et  après  un  cycle  de  nouvelles  naissances  ou 
incarnations,  elle  pourra  reprendre  sa  place  auprès 
des  dieux.  »  On  retrouve  ici  la  trace  de  la  métempsy- 
ohose  pythagoricienne  et  de  la  théosophie  hindoue; 
on  croyait  à  la  réincarnation  des  morts. 

La  légende  de  Dionysos-Zagreus  expliquait  le  dua- 
lisme qui  divise  l'homme,  la  lutte  qui  se  produit 
dans  son  cœur  entre  le  vice  et  la  vertu,  entre  le  désir 
du  bonheur  et  les  peines  de  cette  vie.  L'homme  a 
donc  à  briser  par  le  renoncement,  par  l'ascétisme,  les 
liens  de  la  chair,  et  à  se  détacher  de  plus  en  plus  des 
attraits  du  monde.  «  Les  souffrances  subies  dans 
l'Hadès  achèveront  les  expiations  et  les  pénitences 
de  ceux  que  les  existences  successives  n'auraient  pas 
entièrement  délivrés.  Dans  cet  effort,  l'àme  a  la  con- 
solation de  dégager  de  plus  en  plus  l'élément  éternel 
et  divin  qui  la  constitue  et  de  préparer  son  retour 
avec  les  dieux  immortels  »  (Habert,  op.  cit.,  p.  547). 
L'Orphisme  subit  un  certain  déclin,  mais  il  ne 
disparut  jamais  complètement  et  il  eut  un  renouveau 
au  commencement  de  notre  ère,  en  s'imprégnant 
toutefois  des  idées  et  des  croyances  des  religions 
orientales,  lesquelles  en  se  répandant  dans  le  monde 
occidental,  lui  ont  emprunté  aussi  quelques  idées. 

Concluons  avec  Loisy  {Art.  cit.,  p.  i54)  :  «  La  tra- 
dition particulière  de  l'orphisme  ne  donna  point 
naissance  à  une  secte  organisée  ;  elle  se  perpétuait 
par  des  prêtres  initiateurs,  qui  vantaient  l'efficacité 
de  leurs  rites  purificatoires;  elle  aboutit  spéculative- 
I  ment  à  des  théories  panthéistes  et  à  un  symbolisme 
1   subtil,  pratiquement  à   une    sorte    de  magie;    une 


977 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


978 


littérature  spéciale  en  perpétua  l'inlluence.  Celte 
influence,  quia  été  considérable,  est  dillicile  à  recon- 
naître et  à  mesurer  dans  le  détail  et  elle  paraît  s'èlrc 
exercée  de  diverses  manières  ;  elle  a  pénétré  plus 
ou  moins  de  son  esprit,  sinon  de  ses  doctrines  et  de 
ses  rites,  les  mystères  d'Eleusis.  Et  l'on  sait  ce  que 
lui  doit  Platon,  d  L'action  de  l'orpliisme  sur  le  syncré- 
tisme gréco-romain  et  sur  le  christianisme  aurait  été, 
d'après  Loisy,  plutôt  indirecte  et  dilfuse  que  directe, 
ce  qui  revient  à  dire  qu'on  ne  peut  la  discerner  et 
surtout  la  prouver. 

4.  Les  mvstkkbs  d'Osiris  et  d'Isis.  —  Bihliograpliie  : 
PtUTABQUE,  De  Iside  et  Osiride  :  Apulûk,  Méta- 
morphoses, XI  ;  Frazsr,  Adonis,  Altis,  Qsiris, 
London;  V.  Cu.mo.nt,  J.es  religions  orientales  dans 
le  paganisme  romain,  Paris,  1309;  Lafaye,  Isis  : 
Dictionnaire  des  Ant.  gr.  et  ront.,  t.  III,  Paris, 
1899  ;  Drexler,  /sis  :  Lexikon  der  Mytltol.  de 
RosouEn  ;  Grupi'e,  Griechische  Mythologie  und 
Religiongesch.,  p.  i563-!58i;  A.  Morbt,  Mystères 
égyptiens,  Varis,  I9i3;  Id.,  Rois  et  dieux  d  Egypte, 
Paris,  i;j09  ;  A.  LoisY,  Isis  et  Osiris,  li.  //.  L.  R., 
t.  IV,  N.  S.,  p.  385,  Paris,  191 3  ;  Lai-aye,  Histoire 
du  culte  des  dii'inités  d'Alexandrie,  Scrapis,  Isis, 
Ilarpocrate  et  Anubis  hors  de  l'Egypte,  depuis  les 
origines  jusqu'à  la  naissance  de  l'école  néo-plato- 
nioienne,  Paris,  j884. 

Ainsi  que  nous  le  dirons  plus  loin,  les  mystères 
d'Isis  eurent  une  très  grande  extension.  On  a  cepen- 
dant nié  qu'il  ait  existé  en  Egypte  des  mystères  au 
sens  propre  du  mot,  c'est-à-dire  un  ensemble  défini 
de  cérémonies  et  surtout  de  doctrines  régulièrement 
réservées  à  un  certain  nombre  de  fidèles  préalable- 
ment initiés  (S0URDILLES,  Hérodote  et  la  religion 
de  l'Egypte,  p.  333,  887,  Paris,  1910).  Moret  {Mystères 
égyptiens,  p.  3,  19),  d'autre  part,  affirme  0  qu'à  côté 
des  rites  où  se  formulait  l'adoration  quotidienne  des 
dieux,  les  temples  d'Egypte  connaissaient  des  céj-é- 
monies  d'un  caractère  plus  spécial,  d  une  signiûoa- 
tion  réservée  à  une  élite  de  prêtres  et  de  spectateurs, 
célébrées  dans  des  édifices  isolés,  à  des  dates  déter- 
minées ou  à  d'autres  heures  que  celles  du  culte  ré- 
gulier. Les  Grecs  appelaient  ces  cérémonies  des 
0  Mystères  »  ;  en  langue  égyptienne,  le  mot  qui  les 
délinit  le  mieux  semble  être  iuhou  quia  le  sens  vague 
de  (I  choses  sacrées,  glorieuses,  proUlables  »...  Les 
monuments  nous  montrent  que  des  rites  secrets 
rappelaient  chaque  jour  les  péripéties  de  la  passion 
et  de  la  résurrection  d'Osiris  »  .  Il  parait  certain  qu'il 
y  eut  dans  le  culte  d'Osiris  des  rites  publics  et  des 
rites  secrets,  réservés  au  moins  d'une  certaine  ma- 
nière à  des  personnes  initiées.  Les  rites  secrets 
étaient  comiilémentaires  des  rites  publics  et  faisaient 
partie  d'une  même  religion  oilicielle  :  ce  n'étaient  pas 
des  rites  d'initiation  privée,  en  dehors  ou  à  côté  de 
la  religion  commune.  Les  uns  et  les  autres  se  ratta- 
chent au  même  ensemble  rituel  et  cori'espondent 
aux  divers  moments  des  mythes  osiriens.  (Cf.  Loisy, 
art.  cit.,  p.  387) 

Nous  n'avons  pas  à  décrire  ces  rites  secrets  ;  cela 
nous  entraînerait  trop  loin,  et  d'ailleurs  n'importe 
pas  à  notre  étude.  Nous  devons  nous  borner  à  l'in- 
terprétation qui  a  été  donnée  au  mythe  d'Osiris-Isis 
dans  la  transformation  qui  a  été  faite,  au  temps  des 
Ptoléniées,  m"  siècle  avant  J.-C,  de  l'ancien  culte 
d'Osiris-Isis,  pour  l'adapter  aux  idées  grecques.  C'est 
le  culte  qui  s'est  répandu  plus  tard  dans  le  monde 
gréco-romain  et  qui  nous  est  surtout  connu  par  les 
écrits  de  Plularque  et  d'Apulée. 

De  toutes  les  solennités  des  mystères  d'Isis,  la  plus 
suggestive  était  la  commémoration  de  1'  «  Invention   I 
d'Osiris  »,   le  dieu  mort  et  ressuscité,  qui  Gnit  par 


devenir  le  prototype  de  celui  de  tout  être  humain, 
qui  observait  les  rites  des  funérailles.  Le  défunt,  s'il 
a  pieusement  servi  Osiris,  sera  assimilé  à  lui;  il 
partagera  son  éternité  dans  le  royaume  souterrain. 
Il  vivra  non  seulement  comme  une  ombre,  mais  en 
pleine  possession  de  son  corps  comme  de  son  âme. 
Par  son  initiation,  le  myste  renaissait  à  une  vie 
surhumaine  et  devenait  l'égal  des  immortels.il  jouira 
de  la  présence  divine,  et  attachée  étroitement  à  elle, 
son  àme  inassouvie  s'abreuvera  des  délices  de  cette 
ineffable  beauté.  (Plutari^jub,  de  Iside,  lxxviii  ; 
ArULiÎE,  Métam.,  XI) 

L'initiation  aux  mystères  d'Isis  comportait  d'un 
côté,  ainsi  que  nous  le  voyons  dans  l'initiation  de 
Lucius  (Ai'ULÉc,  Métam.,  XI,  ch.  xvni-xxv),  des  pra- 
tiques d'abstinence,  un  baptême  solennel,  la  com- 
munication de  formules  mystiques  ;  de  l'autre,  il  est 
parlé  de  la  préparation  du  cœur,  du  symbole  de  la 
purification,  de  la  régénération  et  de  l'identilication 
avec  la  divinité.  Grâce  à  cette  description  d'Apulée, 
les  mystères  d'Isis  nous  sont  bien  connus. 

Signalons  une  analyse  dans  la  Retue  biblique 
(XIII"  an.,  p.  292.  Paris,  1916,  N.  S.),  d'un  texte  grec 
publié  dans  les  Oxyhynchiis  Papyri,  t.  XI.  Cette 
invocation  à  Isis  rapporte  les  noms  que  porte  Isis 
dans  les  divers  lieux  où  elle  est  adorée,  et  men- 
tionne ses  hauts  faits,  qui  sont  surtout  des  bienfaits 
pour  le  genre  humain.  Parmi  ces  titres  qui  lui  sont 
donnés,  relevons  ceux  de  t!.jtji/;k,  i.Mp'^(p'jirsipv.,aoi:ojt!!/., 
Hien  n'indifjue  cependant  qu'elle  sauve  en  donnant 
une  vie  immortelle.  Isis  est  pour  les  hommes  la  bien- 
faitrice par  excellence,  mais  il  n'est  pas  fait  mention 
des  avantages  de  son  culte  pour  une  autre  vie.  Peut- 
être  ce  point  était-il  réservé  aux  initiés. 

5.  Les  mystèkb»  d'Eleusis.  —  Bibliographie  :  Har- 
RisON,  Prolegoniena  to  the  Study  of  Greek  Religion, 
p.  478-671,  London  ;  Farnhll,  TIte  Cnlts  of  the 
Greek  States,  lIl,  ch.  11,  p.  126-198,  London,  1907  ; 
Bloch,  Der  Kull  und  die  Mysterien  von  Eleusis, 
1896  ;  P.  FoucART,  Recherches  sur  l'origine  et  la 
nature  des  mystères  d'Eleusis,  Paris,  1896;  Les 
grands  mystères  d'Eleusis  :  personnel,  cérémonies, 
Paris,  1900;  Les  drames  sacrés  d'Eleusis,  igia; 
Les  mystères  d'Eleusis,  2"  éd.,  igi^  ;  Gruppe, 
Griechische  Mythologie,  p.  45-58  ;  Aora  dans  Lexi- 
kon de  RoscHER  ;  Denteler  dans  Real-Encyklopaedie 
de  Pauly-Wissowa;  F.  Lenobmant,  É.  Pottier, 
Eleusinia,  dans  le  Dictionnaire  des  antiquités  : 
A.  Loisy,  Les  mystères  d'Eleusis,  R.  H. L.  R.,  t.  IV, 
N.  S.,  p.  ig3,  Paris,  igi3. 

Les  mystères  d'Eleusis  avaient  conservé  toute 
leur  faveur  aux  temps  contemporains  du  christia- 
nisme, et  l'apôtre  Paul  a  certainement  rencontré  à 
Athènes  et  à  Corinthe  des  initiés  à  ces  mystères, 
car  ils  étaient  nombreux  dans  le  monde  grec.  On  ne 
lui  a  pas  révélé  ce  qui  en  constituait  le  secret:  les 
rites,  les  formules  liturgiques,  les  cérémonies  qui 
acconipagnaieul  l'initiation  ;  il  n'a  pas  vu  les  objets 
sacrés  du  culte,  mais  il  a  pu  apprendre  ce  qui  était 
connu  de  tous,  à  savoir  le  don  de  l'immortalité  ac- 
cordé aux  initiés  et  la  vertu  de  l'initiation.  «  La  com- 
munion des  initiés,  dit  Loisy  (Art.  cit.  p.  211),  à 
Déraéter,  la  déesse  que  l'on  honorait  à  Eleusis,  était 
signifiée  et  opérée  par  un  double  symbole,  celui  de 
la  participation  au  kykéon',  breuvage  mystique, 
sacré, divin,  nourriture  d'immortels,  et  parle  contact 
d'objets  qui,  simple   figure   du  mariage    sacré,   ne 

1.  Le  kykéon  était  un  mélange  d'eau,  de  farine  d'orge, 
Pt  de  pouliot  (sorte  de  menthe)  et  de  pavot.  Duns  l'Iliade, 
le  kykéon  est  composé  d«  farine  d'orge,  de  fromage  râpé 
et  de  vin  de  Pramnos  (X.   du  R.). 


979 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


980 


laissaient  pas  d'effectuer  l'union  spirituelle  de  l'ini- 
tié à  la  déesse  du  mystère.  La  communion  alimen- 
taire et  la  communion  sexuelle  tendent  à  se  résou- 
dre en  communion  morale  aux  sentiments  de  la 
déesse  et  en  gage  de  sa  bienveillance.  Les  rites  ne 
deviennent  pas  pour  cela  de  purs  signes  ;  ils  restent 
les  moyens  sacramentels  de  l'union  mystique  à 
Déméter.  » 

Nous  n'avons  pas  à  décrire  les  rites  de  l'initiation. 
Ils  comportaient  quatre  degrés:  la  purification,  les 
rites  et  les  sacriiices  qui  accompagnent  l'initiation, 
l'initiation  et  enlin  l'époptie,  ou  contemplation  des 
mystères.  A  l'initié  du  plus  haut  degré,  i-no-n-rni, 
étaient  montrés  les  objets  sacrés,  et  cette  vue  lui  as- 
surait le  bonheur  dans  l'autre  monde.  Son  âme  ou 
son  ombre  après  sa  mort  descendait  aux  enfers  où 
elle  était  heureuse  ;  il  n'y  avait  pas  de  résurrection 
des  corps.  Il  n'est  pas  question  de  mérite  ;  c'est  le 
fait  de  l'initiation  qui  assure  l'immortalité  bienheu- 
reuse. Peu  à  peu  cependant  on  en  vint  à  croire  que 
l'amitié  des  dieux  était  le  fruit  d'une  vie  pieuse. 
L'initié  menait  une  vie  pieuse  (cf.  Aristophane, 
Les  Grenouilles,  v.  445  el  4-J6).  Plus  tard,  au  second 
siècle  après  J.-C,  on  en  vint  à  parler  des  rémunéra- 
tions futures,  de  sorte  que  la  consécration  de  l'initié 
impliqua  la  pureté  de  sa  vie  comme  condition  de  la 
vie  future  bienheureuse.  Il  est  difficile  de  dire  d'une 
façon  précise  quelles  étaient  les  doctrines  révélées 
aux  initiés;  les  savants  ne  s'accordent  pas  sur  ce 
point.  Cf.  P.  Lagbangb,  Les  mystères  d'Eleusis  et  te 
christianisme,  R.  B.,  p.  167,  191g. 

6.  Lbs  cultes  syriens,  les  mystères  db  Mitiira  et 
LES  écrits  hermétiques.  —  Lcs  cultes  syriens  se  ré- 
pandirent de  bonne  heure  en  Occident,  surtout  par 
l'entremise  des  esclaves  syriens,  faits  prisonniers 
pendant  les  guerres  contre  Antiochus  le  Grand, 
nie  siècle  avant  J.-C.  Au  début  de  notre  ère,  des  né- 
gociants syriens  colonisèrent  les  provinces  latines 
el  l'on  rencontre  dans  les  comptoirs  de  la  côte  d'Asie- 
Mineure,  au  Pirée,  dans  l'Archipel,  des  associations 
qui  adoraient  les  dieux  syriens,  Hadad  et  Atergatis. 
Cependant,  «  les  religions  syriennes,  dit  le  P.  L.a- 
GRANGB(£es  religions  orientales, dans  Mélanges  d'his- 
toire religieuse,  p.  80),  n'ont  point  eu  de  mystères, 
s'il  faut  entendre  par  là  des  initiations  successives, 
associant  les  niystes  du  plus  haut  degré  à  des  spec- 
tacles dont  on  leur  révélait  l'énigme  ».  Au  milieu  de 
pratiques  révoltantes,  on  trouve  dans  ce  culte  syrien 
une  doctrine  élevée  sur  les  destinées  de  l'ànie.  Après 
la  mort,ràme  remonte  au  ciel  pour  y  vivre  au  milieu 
des  étoiles  divines;  elle  participe  à  l'éternité  des 
dieux  sidéraux  qui  l'environnent  et  auxquels  elle  est 
égalée  (cf.  CuMONT,  op.  cit.,  p.  186).  Nous  n'avons 
pas  à  relever  cette  théorie  astrologique  où  il  est 
parlé  des  âmes  qui,  débarrassées  de  tout  vice  et  de 
toute  sensualité,  pénétraient  dans  le  huitième  ciel 
pour  y  jouir  d'une  béatitude  sans  lin  (Cumont,  op. 
cit.,  p.  187). 

Les  origines  du  culte  de  Mithra  sont  encore  in- 
connues. Ce  que  nous  constatons,  c'est  sa  diffusion 
rapide  en  Occident  au  commencement  de  l'ère  chré- 
tienne. A  cette  époque,  il  était  florissant  à  Tarse,  la 
patrie  de  saint  Paul,  et  y  répandait  les  doctrines 
mazdéennes.  Il  resterait  à  savoir  si,  à  cette  époque, 
ses  doctrines  et  surtout  son  culte  avaient  atteint  le 
développement  qu'ils  reçurent  plus  tard  ;  cela  nous 
paraît  peu  probable.  Ainsi  que  nous  le  dirons,  quoi 
qu'en  pense  Bôhlig  (Die  Geisteskultur  von  Tarsos 
im  augusteischen  Zeitalter,  p.  9-),  ce  n'est  pas  aux 
spéculations  milhraïques  que  Paul  aurait  emprunté 
le  sens  particulier  qu'il  a  donné  aux  termes  ôcifa, 
f&i,  et  nxoTo;  (cf.   article  MiTHRA,  col.  5^8  ss.). 

La  littérature  hermétique  était  très  composite  et 


n'a  dû  être  rédigée  que  tardivement,  au  n'  siècle 
après  J.-C,  au  plus  tôt  (L.  Mknard,  Hermès  Tris- 
mégiste  :  traduction  complète,  précédée  d'une  étude 
sur  l'origine  des  livres  hermétiques.  Nouvelle  éd., 
Paris,  1910)  comme  nous  l'expliquerons  plus  loin; 
elle  parait  être  née  d'un  mélange  de  la  religion 
égyptienne  et  de  mystères  grecs.  Nous  n'avons  pas 
à  faire  un  exposé  détaillé  de  ses  doctrines,  puisqu'il 
est  très  peii  probable  que  saint  Paul  les  ait  connues. 
Il  sutPira  de  rappeler  celles  auxquelles  se  réfèrent 
les  critiques  qui  prétendent  trouver  des  rappro- 
chements ou  des  analogies  entre  elles  et  les  épitres 
pauliniennes. 

Les  doctrines,  que  nous  rapportent  les  écrits  her- 
métiques, auraient  été  révélées  :  Hermès  décrit  ce 
qu'il  a  vu  ou  ce  qui  lui  a  été  révélé  par  son  père 
divin.  Un  prophète  proclame  la  révélation  qu'il  a 
reçue  d'un  dieu  qu'il  a  appelé  par  la  prière  et  qui 
demeure  en  lui,  ou  qu'il  a  reçue  en  montant  au  ciel, 
avec  l'aide  de  la  divinité.  Dans  un  dialogue,  Hermès 
s'entretient  avec  son  ûls  Tat  de  la  régénération.  Tat 
rappelle  à  son  père  qu'il  lui  a  appris  que  personne 
ne  pouvait  être  sauvé  sans  la  régénération,  qui 
n'était  possible  qu'à  celui  qui  ^'était  détaché  du 
monde.  Tat  a  renoncé  au  monde  et  demande  à  son 
père  de  lui  communiquer  le  secret.  Hermès  lui 
répond  que  cela  doit  être  une  révélation  au  cœur 
par  la  volonté  de  Dieu.  Pendant  qu'Hermès  parle, 
Tat  sent  qu'il  est  transforme  el  déclare  :  «  Mon 
esprit  est  illuminé.  »  C'est  donc  la  révélation  qui  a 
produitla  régénération,  et  le  résultat  est  la  vraie  con- 
naissance, /ï'iii:,  de  Dieu,  et  celte  connaissance  déifie 
le  régénéré.  «  Ceci  est  la  lin  bienheureuse  pour  ceux 
qui  ont  atteint  la  connaissance  d'être  déifiés.  »  (Poi- 
mandres,  llermetic  Corpus,  l,  §a6) 

Malgré  les  ressemblances  qvie  trouve  Reitzenstein 
entre  ces  doctrines  et  celles  de  saint  Paul,  nous 
verrons  plus  loin  qu'elles  n'ont  que  des  analogies 
apparentes  et  que  d'ailleurs  il  est  plutôt  impossible 
que  l'Apôtre  ait  connu  la  littérature  hermétique. 

7.  L'extension  DES  cultes  des  mystiïrbs;  connais- 
sance qu'a  pu  en  avoir  sai.nt  Paul.  —  Il  n'est  pas 
nécessaire  pour  notre  étude  de  détailler  tous  les 
lieux  où  l'on  rencontre  des  cultes  des  mystères  : 
quelques  indications  suffiront.  Le  culte  de  Dlonjsos 
a  été  très  répandu  en  Grèce;  au  Pirée,  vers  180 
avant  J.-C,  nous  trouvons  des  associés  à  ce  culte, 
appelés  iiîvuTiKjTai  ;  à  Philippes,  en  Macédoine,  des 
yùTTKc  Ais/ÙTîj.  Les  inscriptions  d'Asie  Mineure  en 
signalent  d'autres. 

Le  culte  de  Cybèle,  la  Grande  Mère,  a  eu  une 
extension  encore  plus  considérable.  On  le  retrouve 
partout  dans  le  monde  antique  :  en  Asie  Mineure, 
dans  les  îles  de  l'Archipel,  à  Byzance,  à  Olbia  ; 
à  Rome,  il  fut  établi  légalement  en  l'an  2o4  avant 
J.-C.  ;  lise  répandit  en  Italie  et  dans  les  provinces 
sous  la  domination  de  Rome.  Au  i"  siècle  de  l'ère 
chrétienne,  il  eut  plus  d'adeptes  qu'aucune  autre 
religion  de  mystères.  Célébré  avec  pompe,  il  gagna 
de  nombreux  adhérents  par  la  doctrine  de  la  renais- 
sance de  ses  initiés  après  la  mort. 

Nous  n'avons  pas  de  données  sur  l'extension  des 
mystères  d'Orphée.  Nous  devons  constater  cependant 
que  l'orphisnie  exerça  une  profonde  influence  sur 
l'esprit  grec,  et  il  est  possible  que  ses  doctrines  se 
soient  infiltrées  dans  certaines  religions  de  mystères. 
Nous  les  retrouvons  chez  les  poètes  et  les  philoso- 
phes grecs. 

Les  mystères  d'Osiris-Isis  remontent  probable- 
ment, très  haut,  dans  leur  forme  égyptienne  ;  tels 
qu'ils  furent  transformés  au  111"  siècle  avant  J.-C., 
nous  les  retrouvons  dans  tout  le  monde  gréco- 
romain  :  à  Athènes,  au  111=    siècle  avant  J.-C,  nous 


981 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


982 


trouvons  le  culte  d'Isis,  auquel  se  joint  celui  de 
Sérapis  ;  à  Ponipei,  à  la  lin  du  second  ;  à  Home,  dans 
le  premier  quart  du  i"'  siècle  après  J.-C.  11  est  en 
Syrie  et  dans  toute  la  Grèce,  en  Asie  Mineure,  en 
Thrace,  dans  les  iles  de  l'Arcliipel,  en  Sicile  et  dans 
le  sud  de  l'Italie,  et  dans  les  premiers  siècles  du 
christianisme  nous  en  relevons  l'existence  dans  tout 
l'Occident  de  l'empire  romain. 

Quant  aux  mj'stères  d'Eleusis,  comme  tels  ils  res- 
tèrent locaux,  bien  que  l'on  retrouve  ailleurs  le 
culte  des  déesses  éleusiniennes,  Déméter  et  Coré  : 
ils  ont  cependant  pour  notre  étude  un  grand  intérêt 
parce  qu'ils  sont  de  ceux  qu'a  pu  connaître  saint  Paul. 
Examinons  maintenant  l'état  religieux  que  sup- 
pose rintluence  qu'eurent  ces  mystères  les  uns 
sur  les  autres.  Aux  environs  de  l'ère  chrétienne,  le 
mouvement  syncrétique,  où  se  mélangèrent  les  mys- 
tères licUéniques  et  les  religions  orientales,  provo- 
qué par  l'extension  de  la  Grèce  en  Asie  à  la  suite 
des  conquêtes  d'.\lexandre,  grandit  rapidement  par 
la  propagation  qu'en  tirent  de  zélés  missionnaires. 
Us  usèrent  de  tous  les  moyens  de  séduction  :  specta- 
cles impressionnants  au  milieu  de  la  nuit,  musique 
séduisante,  danses  délirantes,  communication  de 
formules  mystérieuses.  «  Les  prêtres  orientau.x,  dit 
CuMONT  (Op.  cit.,  p,  Gi)  apportaient  notamment  en 
Italie  deux  choses  nouvelles  :  des  moyens  mysté- 
rieux de  purification,  par  lesquels  ils  prétendaient 
etracer  les  souillures  de  l'àme,  et  l'assurance  que 
l'immortalité  bienheureuse  serait  la  récompense  de 
la  piété.  » 

Bientôt  se  répandirent  desdoclrinesésotériquessur 
les  démons,  sur  les  sept  archons  planétairesquidéter- 
minaientles  destinées  des  hommes.  Originairesde  la 
Babylonie,  elles  ont  pénétré  dans  les  religions  de  la 
l'erse  et  de  l'Egypte  ;  elles  se  retrouvent  dans  l'apo- 
calyptique juive,  dans  la  littérature  orphique,  dans 
les  écrits  hermétiques,  dans  les  textes  grecs  astrolo- 
giques et  dans  le  gnosticisme.  Ne  serait-ce  pas  de 
ces  archons  que  parlerait  saint  Paul  aux  Epliésiens, 
II,  2,  lorsqu'il  leur  dit  (|u'ils  marchaient  autrefois 
selon  le  prince,  upx'jn,  de  la  puissance  de  l'air  ?  Et  ne 
ferait-il  pas  aussi  allusion  à  ces  esprits  élémentaires 
qui,  d'après  les  idées  de  cette  époque,  courbaient  les 
hommes  sous  leur  joug  de  fer,  quand  il  écrit  aux 
Galates,  iv,  g  :  «  Comment  retournerez-vous  encore 
à  ces  faibles  et  pauvres  éléments,  ■:-:r,iyii%^  auxquels 
vous  voulez  être  asservis  encore  de  nouveau?  »  Cette 
traduction  de  jtsi>;£i"x  par  «  esprits  élémentaires  u 
n'est  pas  acceptée  par  tous  les  exégèles  (voir  plus 
loin,  col.  983,  n.  i). 

C'est  d'ailleurs  à  cette  époque  que  naquirent  et  se 
développèrent  les  premiers  systèmes  gnostiques  qui 
durent  leur  origine  à  un  mélange  de  spéculations 
grecques  et  de  doctrines  orientales.  IIippolyte  l'avait 
déjà  vu  :  parlant  des  Séthiens,  secte  gnostique,  il 
remarque  :  Tout  le  système  de  leur  doctrine  est 
dérivé  des  anciens  théologiens.  Musée,  Linus  et 
Orphée,  qui  introduisirent  spécialement  les  cérémo- 
nies de  l'initiation  et  aussi  les  mjstères  eux-mêmes. 
Il  rattache  une  de  leurs  doctrines  aux  rites  bacchi- 
ques d'Orphée. 

Nous  constatons  des  traces  de  ce  syncrétisme  re- 
ligieux dans  les  papyrus  magiques,  récemment  dé- 
couverts en  Egypte  ;  ils  nous  apportent  des  fragments 
d'hymnes  et  d'alphabets,  où  nous  lisons  des  noms 
mystiques  d'origine  babylonienne,  égyptienne,  hel- 
lénique et  même  juive.  Dans  les  textes  rituels  et 
liturgiques,  sont  mélangées  des  théogonies  et  des 
cosmologies  dont  quelques-uucs  remontent  à  Hésiode 
et  d'autres  aux  apocalypses  juives.  Que  ces  livres 
magiques  aient  été  nombreux  au  i'"'  siècle,  cela  res- 
sort d'un  passage  des  Actes  des  apùlres,  xix,  19,  où 


il  est  rapporté  que  ceux  qui,  à  Kphèse,  avaient 
exercé  des  arts  occultes  apportèrent  leurs  livres  qui 
furent  brûlés;  ils  valaient  ôo. 000  pièces  d'argent. 

Un  des  facteurs  les  plus  puissants  de  la  diffusion 
de  ces  religions  de  mystères  furent  les  associations 
tout  à  la  fois  fraternelles  et  religieuses,  les  thiases, 
('<5'.7;i  et  les  ipr/'.Mt;,  très  répandues  dans  le  inonde 
gréco-romain,  au  milieu  des  basses  classes  de  la 
population.  On  en  trouve  surtout  dans  les  ports  de 
la  Méditerranée,  au  Pirée,  sur  les  côtes  de  l'Asie  Mi- 
neure et  dans  les  iles  de  l'ArchiiJcI.  Smyrne,  Ephèsc 
et  Corinthe  ont  été  des  centres  importants  de  ces 
fraternités  mystiques.  Chacune  de  ces  associations 
avait  ses  dieux  :  Dionysos  Sabazios,  la  Grande 
Mère,  .\donis,  Sérapis,  Osiris  et  Isis,  les  Cabires  de 
Samothrace,  dont  elles  célébraient  les  mystères  et 
adoptaient  les  doctrines.  Elles  avaient  pour  carac- 
tères communs  les  purilications,  les  danses  orgiasti- 
ques,  les  symboles  d'un  naturalisme  grossier. 

Paul,  dont  la  prédication  s'adressait  à  toutes  les 
classes  de  la  société,  mais  surtout  aux  classes  infé- 
rieures des  cités  grecques,  a  dû  être  en  contact  avec 
ces  associations,  et  c'est  probablement  parmi  elles 
qu'il  a  recruté  bon  nombre  de  ses  adhérents.  Nous 
ne  pensons  pas  que  l'on  puisse  supposer,  comme  l'a 
fait  Reitzenstein,  que  Paul  se  soit  instruit  des  mys- 
tères païens  en  lisant  les  écrits  magiques  et  les  livres 
liturgiques  des  mystères.  Il  a  dû  apprendre  ce  qu'il 
en  a  su  par  le  commerce  qu'il  a  eu  avec  les  gens 
qu'il  a  fréquentés.  11  était  né  et  avait  grandi  à  Tarse, 
vieille  cité  païenne,  centre  de  culture  hellénique,  où 
les  mystères  de  Mithra  s'étaient  implantés  de  bonne 
heure;  il  a  donc  pu  apprendre  à  connaître  les  mys- 
tères en  en  entendant  parler  autour  de  lui.  A  Antio- 
che,  où  il  a  vécu  longtemps,  il  a  pu  rencontrer  des 
adeptes  des  mystères  syriens;  à  Athènes  et  à  Co- 
rinthe, il  a  dû  être  en  rapport  avec  des  initiés  aux 
mystères  d'Eleusis;  dans  les  ports  de  la  Méditerra- 
née il  a  été  en  contact  avec  les  adhérents  de  toutes 
les  divinités  grecques  et  orientales.  Il  est  évident 
que,  désirant  convertir  à  Jésus-Christ  ces  initiés  aux 
mystères,  il  a  cherché  à  s'instruire  de  leurs  doctrines 
pour  les  discuter  ou  même  pour  se  servir  de  ce 
qu'elles  avaient  de  meilleur  afin  d'amener  leurs 
adeptes  au  Dieu  véritable.  C'était  sa  façon  de  procé- 
der dans  son  œuvre  missionnaire,  ainsi  que  le  prou- 
vent ses  discours  aux  Juifs,  Act.,  xiii,  16  ss.;  aux 
Grecs  d'Athènes,  xvii,  1%  ss.  Or,  tous  ces  mystères 
parlaient  d'un  Dieu  sauveur,  de  purification  des 
fautes,  d'initiations  qui  assuraient  au  fidèle  la  vie 
bienheureuse.  Paul  a  dû  partir  de  ces  idées  pour 
enseigner  à  ces  initiés  le  véritable  Dieu  Sauveur, 
Jésus-Christ,  les  conditions  nécessaires  du  salut, 
gage  de  la  future  vie  bienheureuse. 

Nous  allons  d'ailleurs  voir  que  ce  n'est  pas  dans 
les  religions  de  mystères  que  l'Apôtre  a  puisé  les 
termes  par  lesquels  il  exprimait  ses  doctrines,  et 
qu'aucun  de  ses  enseignements  ne  lui  est  venu  de 
celles-ci,  mais  de  l'Ancien  Testament  et  de  la  révéla- 
lion  qu'il  en  a  reçue  directement  de  Jésus-Christ  et 
indirectement  par  la  tradition  apostolique. 

III.  Terminolcgie  et  doctrines  pauliciennes  : 
leur  comparaison  avec  la  terminologie  et  les 
idées  des  religions  de  mystères.  —  Saint  Paul  a 
emi)loyé  dans  ses  épilres  des  termes  qui  avaient 
reçu  dans  les  liturgies  des  mystères  un  sens  plus 
ou  moins  technique.  Il  ne  pouvait  en  être  autrement 
puisque,  des  deux  côtés,  nous  avons  la  même  lan- 
gue employée,  le  grec,  et  que,  de  plus,  ces  termes 
étaient  connus  de  tous,  que  Paul  a  été  en  rapport 
avec  des  initiés  aux  mystères  et  enfin,  que  les  épi- 
tres  pauliniennes  et  les  religions   de  mystères   ont 


983 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


98« 


subi,  i^lus  ou  moins,  dans  leurs  conceptions  prin- 
cijiales,  l'influence  du  mysticisme  inhérent  à  l'esprit 
humain. 

La  question  est  de   savoir   si  Paul  a  donné  à  ces 

vocables  :  /J.J7'r/:piiVj    -ysùy-a,     'io-/-/;,    vsù;,     -/vwTt^,    ô'^ça,    le 

sens  qu'ils  avaient  dans  les  rituels  ou  dans  la  litté- 
rature magique  et  hermétique;  en  d'autres  termes, 
d'examiner  si  l'usage  des  mêmes  expressions  indi- 
querait une  dépendance  des  doctrines  pauliniennes 
à  l'égard  de  celles  des  mystères. 

Que  saint  Paul  ait  connu  certains  termes  qui,  à 
cette  époque,  avaient  reçu  un  sens  spécial,  nous  en 
avons,  dit-on,  pour  preuve  l'emploi  répété  qu'il  fait 
du  terme  nT'uyvy.,  au  sens  d'«  esprits  élémentaires  » 
qu'il  déclare  faibles  et  pauvres  et  auxquels  le  chré- 
tien, qui  a  connu  Dieu,  ne  peut  retourner  pour  leur 
être  asservis  de  nouveau.  Gai.  iv,  3,  g.  De  même 
dans  l'épitre  aux  Colossiens,  u,  8,  il  adjure  ses  lec- 
teurs de  ne  pas  se  laisser  séduire  par  la  philosophie 
et  par  une  vaine  tromperie,  selon  la  tradition  des 
bonimes,  selon  les  éléments  du  monde,  ri  a-ror/ûy  toO 
xiruîu,  et  non  selon  le  Christ.  Ici  encore  Paul  fait 
allusion  à  ces  pouvoirs  cosmiques,  des  divinités 
astrales,  que  certains  mettaient  en  opposition  avec 
le  Christ.  Il  aurait  donc  connu  le  sens  qui  était 
donné  au  terme  uratyùm  dans  la  religion  du  tem])S  et 
dans  la  magie.  On  prêtait  serment  par  les  quatre 
éléments,  -x  rh^v.px  azoïyt'"'-  Dans  le  grec  moderne 
les  démons  locaux  sont  appelés  TTci;i;sr«'. 

D'après  des  inscriptions,  le  terme  rotosuiiy.  était 
employé  dans  le  sens  de  <t  venue  »  du  roi  ou  de 
l'empereur  dans  une  province,  mais  il  l'était  aussi 
dans  l'usage  cultuel  au  sens  de  c,  retour  «  d'un  Dieu. 
Paul  a  pu  connaître  les  deux  sens  de  ce  terme,  que 
nous  trouvons  employé  au  second  sens  dans  le  Tes- 
iament  de  Jtida,  xxii,  a  :  jw;  rv;;  ■nxpojiix-,  0toj 
(H.  Charles,  The  greek  Versions  of  tlie  Teslaments 
of  tlie  hcelfe  Patriurchs,  p.  99.  Oxford,  i9o8).etdans 
un  écrit  du  11"  siècle,  le  Testament  d'Abraham,  xiu  : 

lJ-é)^ot  T>;^ //r/a/y;;  xy.l  évôl,^Oij  aùrsû  (0£oO)  7T«^0'j7(k;.  (^The  7'eà'- 

tament  of  Abraham,  by  M.  R.  James;  Xexts  and 
Studios,  II,  p.  92.  Cambridge,  189a). 

Mais  doit-on  croii-e,  ainsi  qu'on  l'a  soutenu,  que 
saint  Paul  connaissait  aussi  certains  termes  employés 
dans  les  rituels  liturgiques  et  quelques-unes  des 
idées  courantes  chez  les  initiés  aux  mystères,  et 
même  qu'il  y  a  fait  allusion  lorsqu'il  écrivait  aux 
Corinthiens  dans  sa  première  épitre,  n,  6,  ss.  :  «  Mais 
nous  prêchons  une  sagesse  de  Dieu  parmi  les  par- 
faits, sagesse  non  de  ce  siècle,  ni  des  princes  de  ce 
siècle  qui  ont  été  anéantis  ;  mais  nous  prêchons  une 
sagesse  mystérieuse  de  Dieu,  sagesse  cachée...  Dieu 
nous  l'a  révélée  par  l'Esprit,  car  l'Esprit  sonde 
tout,  même  les  profondeurs  de  Dieu.  »  Nous  dirons 
plus  loin  quelle  est  la  vraie  interprétation  de  ce 
passage. 

Enlin,  la  langue  des  religions  de  mystères  a-t-elle 
donc  influencé  la  terminologie  de  saint  Paul,  et  par 

1.  Remarquons  que  celte  traduction  de  ct5i;<:<-x  par 
«  esprits  élémentaires  »,  «  divinités  astrales  »,  n'est  pas 
acceptée  par  de  nombreux  exégètes .  Examinant  Gai.,  iv, 
3,  9,  et  Col.,  II,  8,  20,  le  P.  Lvcraxge  conclut  :  «  Dans  ces 
deux  passages  les  éléments  du  monde  sont  les  principes 
de  conduite  naturels,  fort  inférieurs  à  la  vie  dans  le  ChiisI, 
ce  qui  convient  parfaitement  à  notre  passage  pour  qualifier 
l'état  du  monde  religieux  avant  lui...  Cette  solution,  qui 
est  celle  de  Jérôme,  Gennadius  pscudo-Primasius,  Light- 
foot,  Sieffei-t,  ScUaefer,  parait  certaine.  )>  (L'épitre  aux 
Calâtes,  p.  99.1  Le  P.  Pkat  a  discuté  avec  soin  le  sens  de 
<tTOtysty.  et  conclut  ;  «  Les  éléments  du  monde  sont  des 
doctrines  *l  des  coutumes  opposées  à  l'enseignement  du 
Christ;  et  la  Loi  mosaïque  elle-même,  après  son  abroga- 
tion, peut  être  comprise  sous  cette  appellation.  "  La  Théo- 
logie de  saint  Paul,  u,  p.  164,  Paritf,  1912. 


suite  ses  doctrines,  au  degré  qu'a  prétendu  Reitzens 
tein?  C'est  ce  que  nous  ne  pouvons  admettre.  Nou: 
avons  donc  à  examiner  les  différents  termes  com 
muus  à  la  liturgie  des  mystères  et  à  saint  Paul,  alii 
de  constater  l'emploi  qui  a  été  fait  par  lune  et  pai 
l'autre,  et  de  préciser  le  sens  que  tous  les  deux  lu 
ont  donné. 

Et  d'abord  étudions  le  terme  fxu^rr.otm.  Mv7T^pi>y 
du  verbe  «ùw,  fermer,  se  tenir  la  bouche  close,  si 
gnitie  chose  tenue  secrète,  chose  non  inconnaissabh 
de  soi,  mais  qui  a  besoin  d'être  révélée,  cérémoni. 
religieuse  qui  doit  être  tenue  secrète,  le  sens  cachi 
d'un  passage,  la  signilication  mystique  d'un  terme 
Reitzenstein,  p.  g5,  fait  remarquer  que  ni  le  mo 
y.j7T/;iiiv,  ni  T£/ir/}  (célébration  de  mystères),  ne  com 
portent  une  idée  stal)le.  De  la  conception  de  secre 
on  passe  à  celle  d'une  action  cultuelle,  rituelle  01 
magique.  Les  deux  termes  désignent  aussi  un  livr 
de  révélations  ou  la  prière  révélée  par  Dieu  et  pro 
ductrice  de  miracle.  Enlin,  ,u-j7zr,pt!>'j  était  surtoH 
emploj'é  au  pluriel,  rx  fi.vTrr,pix,  les  mystères,  c'esl 
à-dire  des  doctrines  religieuses,  secrètes,  commun! 
quées  seulement  aux  initiés,  d'où  doctrines,  dont  i 
faut  recevoir  la  communication  et  qui  doivent  ètr 
tenues  cachées. 

Avant  d'étudier  la  signiQcation  que  le  terme  </v; 
zr.pLO-.'  a  dans  les  épîtres  pauliniennes,  il  faut  s 
rendre  compte  du  sens  qu'il  a  reçu  dans  les  Sep 
tante,  car  l'Apôtre  a  été  fortement  iuduencé  pa 
ceux-ci.  Deux  fois,  dans  le  livre  de  la  Sagesse,  //^: 
Tï^,ii5/  est  employé  au  sens  de  rites  ou  cérémonies 
«  Un  père  allligé  a  institué  des  mystères  et  des  ce 
rémonies  »,  xiv,  i5;  .<  (Les  idolâtres)  célébraieu 
des  cérémonies  homicides  de  leurs  enfants  et  de 
mystères  cachés  »,  xrv,  a3.  Partout  ailleurs,  dans  le 
Septante,  wjiT/,pfM  signilie  secrets,  plans  secrets  d 
Dieu  ou  des  hommes.  Dans  le  livre  de  Daniel,  11,  18 
19,  27,  3o,  47;  'V,  6,  .uvTT-/;,îi«  signilie  ce  que  Dieu  ; 
mystérieusement  annoncé  et  qui  a  besoin  d'inler 
prétation. 

Dans  les  évangiles,  Jésus  dit  à  ses  apôtres  qu'i 
leur  a  été  donné  de  connaître  les  mj'stères  di 
royaume  de  Dieu,  rà  uLu^-rripix  zf,;  ^x'nj.ua.i  rîO  6s;: 
Me.,  IV,  II  ;  Le,  VIII,  10  ;  Mt.,  xin,  1 1  ;  c'est-à-dir 
les  doctrines  cachées  du  royaume  de  Dieu,  secret  qi 
n'a  pas  été  révélé  aux  hommes,  ib.,  mais  qui  l'es 
par  Jésus-Christ.  Il  s'agit  ici  probablement  des  des 
seins  de  Dieu  pour  le  salut  des  hommes. 

Pour  saint  Paul  (Cf.  la  note  :  On  the  meaning  0 
ujcT/ioiw  in  the  ;Veir  Testament,  dans  St.  Paul' 
Epistle  ta  the  Ephesians  by  J.  A.  RoniNsoN,  p.  234 
London,  1908),  lijr^zr.piov  signihe  les  choses  cachée 
qui  ont  besoin  d'une  communication  spéciale  01 
d'une  révélation,  Rom.,  xi,  25  :  a  Je  ne  veux  pas 
frères,  que  vous  ignoriez  ce  mystère, .  . .  c'est  qu"un< 
partie  d'Israël  est  tombée  dans  l'endurcissement 
jusqu'à  ce  que  la  plénitude  des  gentils  soit  entrée 
et  ainsi  tout  Isracl  sera  sauvé.  »  C'est  dans  le  mêm 
sens  que  Paul  emploie  le  terme  ,u.'jurr.pi'y.i  quand  i 
apprend  aux  Corinthiens  le  mj'stère  de  la  Iransfor 
mation  des  croyants,  lors  de  la  parousie  du  Seigneur 
I  Cor.,  XV,  5i .  11  l'emploie  aussi  pour  désigner  le  mys 
tère  par  excellence,  le  dessein  secret  de  Dieu  pour  l 
salut  des  hommes,  mystère  qui  lui  a  été  révélé  e 
qu'il  est  chargé  de  faire  connaître  :  «  C'est  par  rêvé 
lation  qu'il  m'a  été  donné  de  connaître  ce  mystère., 
mystère  qui  n'a  point  été  dévoilé  aux  (ils  des  hom- 
mes... comme  il  a  été  révélé  maintenant  dans  l'Es 
prit  à  ses  saints  apôtres  et  prophètes,  à  savoir  qm 
les  païens  sont  cohéritiers  et  font  partie  du  corps  e 
sont  participants  à  la  promesse  de  Jésus-Christ  pai 
l'Evangile.  »  Epk.,  m,  3  ss.  Paul  appelle  ce  mystère 
B  l'économie  de  la  grâce  de  Dieu  »,  16.,  m,   i.  Cf. 


985 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


986 


pour  le  même  sens  du  terme  itiiTrr,pio-> ,  Rom.,  xvi, 
25,  î6  ;  Col.,  I,  a6,  2-j;  et  Epli.,  i,  g,  lo  :  «Le  mystùre 
de  la  volonté  de  Uieu,  qu'il  avait  résolu  en  lui- 
même,  était  de  réunir  toutes  clioses  dans  le  Christ.  » 
Pour  saint  Paul,  le  terme  ,</.jjt/,,c(o>  désigne  donc  une 
vérité  cachée,  qui  est  révélée  par  l'Esprit.  Enlin, 
jx:j^zf,pi.cj  est  employé  quelquefois  dans  son  sens 
ordinaire  ;  il  désigne  la  vérité  chrétienne  cachée  aux 
païens  :  ixjiTipioj  rf,i  ttittsw;,  I  Tim.,  m,  g,  i6.  Le 
a.i^rr,',i',j  Tf,i  à-jo/jLtxi,  11  Tliess.,  Il,  7,  c'est  le  dessein 
formé  par  l'inique  en  opposition  avec  le  dessein  sau- 
veur de  Dieu. 

Nous  devons  examiner  un  passage  de  la  première 
épitre  aux  Corinthiens,  11,  i-i5,  oùil  semblerait  que 
Paul  a  fait  allusion  aux  mystères  et  s'est  servi  de 
leur  terminologie.  Il  parle  de  la  façon  dont  il  a 
prêché  Jésus-Christ,  il  n'a  connu  parmi  eux  que 
Jésus  crucilié,  qui  est  une  folie  pour  les  païens,  atin 
que  leur  foi  soit  fondée  non  sur  la  sagesse  des  hom- 
mes, mais  sur  la  puissance  de  Dieu.  Et,  ajoute-t-il, 
t  6,  «  nous  prêchons  une  sagesse  parmi  les  parfaits, 
h  rôti  TUsicii,  sagesse  non  de  ce  siècle...,  mais 
nous  prêchons  une  sagesse  de  Dieu  mystérieuse, 
£v  ij.j'7Tr,piu,  sagesse  cachée,  que  Dieu  a  décrétée 
avant  les  siècles  pour  notre  gloire  et  qu'aucun  des 
princes  de  ce  monde  n'a  connue  ».  Dieu  a  révélé  par 
son  Esprit  les  choses  que  l'homme  ne  connaissait 
pas,  «  lesquelles  nous  annonçons,  non  avec  des  dis- 
cours qu'enseigne  la  sagesse  humaine,  mais  avec 
ceux  qu'enseigne  l'Esprit,  appropriant  les  choses 
spirituelles  à  ceux  (jui  sont  spirituels,  mîjuxzixoîi 
TrvE^juaTizà  ^■j-jxptvyjrsi.  Or,  l'homme  naturel,  'i-j/ix<ii,  ne 
reçoit  point  les  choses  qui  sont  de  l'Esprit  de  Dieu, 
car  elles  lui  sont  une  folie  et  il  ne  peut  les  connaî- 
tre, parce  que  c'est  spirituellement,  TOîj/ty.TixfO;,  qu'on 
en  juge.  Mais  l'homme  spirituel,  ms^/iKTixcç,  juge  de 
toutes  choses.  » 

Saint  Paul  se  rappel!e-t-il  ici  les  mystères  païens 
et  veut-il  dire  qu'il  va  enseigner  aux  Corinthiens  une 
sagesse  sous  forme  de  mystère,  qui  ne  sera  révélée 
qu'aux  parfaits?  En  d'autres  termes,  veut-il  instituer 
des  mystères  chrétiens  analogues  aux  mystères 
païens,  ou  identihe-t-il  les  doctrines  chrétiennes,  qui 
seraient  en  mystère,  avec  celles  des  cultes  des  mys- 
tères ?  Pour  se  rendre  compte  de  la  pensée  de  l'Apô- 
tre, il  faut  d'abord  déterminer  la  signification  exacte 
de  la  phrase:  Ac/./cj//£v  0£5û  Tî^tav  èv  //j7tï;^(î.j  rr,v  ùnoxî- 
)rp-..,u/i;v<;v.  A  quel  mot  devons-nous  rattacher  £v  ij.ouTnpiu'! 
On  ne  peut  grammaticalement  le  joindre  à  tv-,v  ccnoxs- 
xpu/).[i.ivr,v,  ce  qui  signifierait  la  sagesse  cachée  sous 
forme  de  mystère,  car,  si  telle  était  la  pensée  de  Paul, 
il  aurait  dû  écrire  :  Tr,>  tj  p:jf:Tr,ptu  a::o/.î/.p-ju.p.évr,v,  ce 
qui  d'ailleurs  aurait  été  un  pléonasme.  Quelques 
exégètes  rattachent  j»  ixjTzr,pit,>  à  't.a.'/.'^jp.i/.  ce  qui  ferait 
dire  à  Paul  que  la  sagesse  de  Dieu  qu'il  enseignait 
était  un  mystère  qui  ne  devait  être  révélée  qu'à  quel- 
ques-uns, aux  initiés,  ce  qui  est  contraire  à  l'idée 
que  Paul  avait  du  salut  qui  était  destiné  à  tous  les 
croyants. 

Il  resterait  à  joindre  è»  p-juT-opia  à  tojpi'kv  ;  nous 
avons  une  phase  analogue  dans  liom.,  v,  i5;  SupiUh 
■/.«pm.  Dans  ce  cas,  il  faudrait  traduire  :  Nous  prê- 
chons la  sagesse  mystérieuse  de  Dieu,  celle  qui  est 
cachée,  que  Dieu  avait  décrétée  auparavant  pour 
notre  gloire  :  sens  qui  rentre  dans  la  signification 
que  Paul  donne  ordinairement  au  terme  iJ-uarripim. 
Nous  ne  pensons  donc  pas  que  l'Apôtre  ait  voulu 
dire  qu'il  enseignait  la  sagesse  de  Dieu  comme  un 
mystère  qui  ne  doit  être  révélé  qu'aux  initiés. 

Paul  dit  cependant  qu'il  prêche  une  sagesse  parmi 
les  parfaits,  h  toTç,  rùsioti.  Ne  semble-t-il  pas  qu'il 
identifie  cette  sagesse,  prèchée  aux  parfaits,  aux 
doctrines  des  mystères,  qui  n'étaient  révélés  qu'aux 


initiés,  T^eiei,  ceux  qui  étaient  complètement  instruits 
par  opposition  aux  novices  '  ?  Paul  aurait  donc 
emprunté,  dit-on  (Loisv,  art.  cit.,  p.  i63),  cette 
expression  à  la  terminologie  des  mystères.  Mais 
remarquons  qu'il  n'existe  a-icun  passage  des  auteurs 
grecs  où  T£/£io5,  signifie  initié  aux  mystères.  Celui-ci 
était  appelé  T£Ti/t-Tui«;,  T£/=5«ei;,  ^ùr,ùp.f.mi  et  surtout 
//mtï;;.  Nous  savons  seulement  que,  dans  les  livres 
hermétiques,  de  date  irai)récise,  ceux  qui  ont  reçu  le 
baptême  du  m^;  divin,  deviennent  rs/ii^t  (Hkitzens- 
TEiN,  Myslerien-Religionen,  p.  i63).Ce  n'est  donc  pas 
à  la  langue  des  mystères  que  Paul  a  emprunté  le  terme 
■zùiioi.  Le  tiendrait-il  de  Pythagore,  qui  divisait  ses 
disciples  en  rù.iwi  et  envïimoi  ?  Dans  la  même  épitre, 
I  Cor.,  XIV,  20,  l'Apôtre  parait  en  effet  opposer  les 
voT.ioi  aux  T£;£<o<  :  «  Frères,  dit-il,  ne  soyez  pas  des 
enfants  en  raison,  mais,  en  fait  de  malice  soyez  des 
enfants,  v/;7rià^£T£,  et  pour  ce  qui  est  de  la  raison  soyez 
des  i)arfaits,  TÙiM  «  c'est-à-ilire  des  hommes  faits. 
L'opposition  est  ici  entre  l'enfant  et  l'homme  arrivé  à 
son  plein  développement.  Cette  opposition  est  très 
marquée  dans  l'épitre  aux  Ephésiens.iv,  i3s.  :  «  Jus- 
(|u'à  ce  que  nous  soyons  tous  parvenus...  à  l'état 
d'homme  fait,  môpc/.  té/eiw,  afin  que  nous  ne  soyons 
plus  des  enfants,  vy;77«i.  »  Il  est  inutile  de  chercher 
l'origine  de  ces  termes  :  Paul  leur  a  donné  le  sens 
qu'ils  avaient  dans  la  langue  courante. 

L'idée  est  différente  dans  le  passage  que  nous  dis- 
cutons :  Tiiso;  y  est  l'équivalent  de  msvp.o.Ttxôi.  Déve- 
loppant la  pensée  qu'il  a  émise,  d'une  sagesse  ensei- 
gnée aux  parfaits,  Paul  dit,  II  Cor.,  11,  i3,  qu'il 
annonce  les  choses  de  Dieu,  non  avec  des  discours 
qu'enseigne  la  sagesse  humaine,  mais  avec  ceux 
qu'enseigne  l'Esprit,  appropriant  les  choses  spiri- 
tuelles à  ceux  qui  sont  spirituels,  rv£u/A«T«îr;.  Et  une 
autre  preuve  que  tt^-j/^tizoî  égale  ri/uoi,  c'est  que 
dans  la  même  épitre,  m,  i,  au  lieu  d'opposer  comme 
ailleurs  ts/£io;  à  ■■"ttiî;, il  remplace  te/siî;  par  iTvsj/ic<7i«ç. 
Le  sens  que  l'Apôtre  donne  à  ■n-jij/i'y.rix-.i  nous  indi- 
quera donc  celui  qu'il  donne  àré/ic^:. 

Pour  saint  Paul,  le  msu^y.rtxii  est  celui  qui  a  reçu 
l'Esprit  qui  vient  de  Dieu,  celui  qui  est  doué  de 
l'esprit,  meùixx.  Nous  avons  donc  à  rechercher  la 
signification  qu'a  pour  lui  le  terme  msOp.v.,  le  sens 
dans  lequel  il  l'emploie,  et  cela  d'autant  plus  que 
Keitzrnstkin  (Ihid.,  p.  i4o)  prétend  que  Paul  s'est 
inspiré  du  sens  qui  était  donné  à  miùa-A  dans  les  papy- 
rus magiques,  dans  la  littérature,  la  philosophie, 
l'éloquence  et  la  poésie  païennes.  Il  en  serait  de 
même  pour  les  termes  'i-j-/ix6:  et  msjaxrix.oç,  et  vsO;  serait 
l'équivalent  de  r.yeûyc/ .  D'après  lui,  dans  les  papyrus 
magiques  et  les  écrits  mysthiues,  comme  dans  Paul, 
r.veCfiy.,  au  sens  d'esprit  de  l'homme,  d'àme  humaine, 
est  opposé  à  na/m  et  à  ^c/.p-.  Voici  les  citations  qu'il 
donne  des  divers  sens  de  ce  terme  :  'EmxKhOpxi  as  ri» 
x-isc/yza...  7r«T«v  m.pxx  x«i  ttkv  -veù^k.  (Kenyon,  Greeli 
Papyri,\.  p.  80.  Cf.  Pap.  Berol.,'\,  179).  Il  est  appelé 
saint  :  'K-nixaicxtuM  m  Upi-j  TJiûpM,  (Wessely,  Zauber- 
papyri,\,  p.  i4o).  Dans  d'autres  papyrus  (Ib.  I,  p.  68; 
Kbnyon,  op.  cit.,  I,  p.  284),  il   est  qualifié  de  Dieu, 

1.  LoiSY  {L'Evangile  de  Paul,  H.  H.  L.  Vi.,N.  S.,  t.  V, 
p.  li').'i)  reconnaît  cependant  que  Paul  n'instituait  pas  deux 
degrés  d'initiation.  La  distinction  est  seulement  analogue 
à  celle  des  degrés  d'initiation  des  mystères  d'Eleusis.  Paul 
n'entend  pas  dire  qu'il  ait  un  petit  symbole  secret,  qu'il 
réserve  aune  catégorie  spéciale  de  mystères,  mais  il  n'en 
a  pas  moins  l'idée  et  lu  pratique  de  quelque  chose  qui  y 
correspond  et  qu'il  ne  sait  expiimer  autrement  que 
dans  le  langag-e  des  mystères.  Loisy  pense  répondre  ainsi 
à  rohjeciion  de  Clomcn,  qu'il  n'y  avait  pas  de  doctiine 
secrète  dans  le  christianisme  piiniilif  et  que,  lorsque  Paul 
parle  de  mystère,  ce  n'est  pas  du  tout  dans  le  sens  des 
cultes  païens. 


987 


MYSTERES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


988 


To  ôîfov  r.vivfj.«.  Dieu  est  l'homme  Trvsv/^y.TcâoT»;;  (Wes- 
SELY,  Op.  cit.,  I,  p.  7y)  et  l'homme  l'invoque  (Dikte- 
Ricn,  Abraxas,  196,  19).  L'homme  qui  est  gralilié  de 
cette  faveur  est  le  temple  ou  la  maison  de  Dieu  ou  de 
l'Esprit  et  il  doit  être  pur  corporellement  ou  spiri- 
tuellement, ainsi  qu'il  appert  d'un  passage  d'ApULKi! 
(jipo/.,  XLiii)  :  Ut  in  eo...  divina potestaa  quasi  bonis 
atdibus  digne  diversetur  ;  et  de  la  «  Déclamation 
d'Arcllius  Fusciis  »  sur  Galchas  (M.  A.  Seneca,  Siia- 
soriae,  m,  5)  :  Cuv  iste  in  [/er]  ejas  ministerium  pla- 
cuit  ?  Car  hoc  os  deus  elegit  ?  Car  Iwc  sortitur  pulis- 
siinum  pectus,  quod  tanto  niimine  impleal  ? 

Rkitzenstkin  {Ibid.,  p.  ^3-46),  soutient  que  ces 
divers  sens  du  terme  cts^^c-  se  retrouvent  dans  saint 
Paul,  lequel  n'a  pas  une  psychologie  particulière  et 
ne  s'est  pas  fait  une  langue  secrète  qui  l'exprime. 
Chez  lui,  7:»c0f/K  désigne  tantôt  Dieu  d'une  manière 
générale,  tantôt  ce  qui  est  intime  dans  la  divinité, 
tantôt  un  don  presque  substantiel,  un  lluide  que 
Dieu  met  dans  notre  cœur,  une  puissance,  et  à  côté 
il  est  la  partie  spirituelle  de  l'homme,  sans  aucune 
sigiiitication  surnaturelle  ou  extra-humaine,  la- 
quelle s'oppose  à»û,"«  et  à  ^z^^ijiS'égalant  pleinement 
ou  s'échangeant  avec  le  terme  'i-jy.'i.  Reitzenstein  se 
demande  comment  Paul  a  pu  désigner  ce  qui  est 
sensible  et  matériel  par  'iu;;izo»,  si  'luyy,  est  conversif 
de  TTïsûvc;,  qui  désigne  ce  qui  est  suprasensible  et 
spirituel.  11  croit  que  l'explication  se  trouve  dans  la 
langue  des  mystères.  Ainsi,  dans  la  liturgie  de 
Milhra,  le  Saint-Esprit  respire  et  vit  dans  le  myste, 
non  plus  sa  I^jx^,,  puisqu'il  a  laissé  sa  personne  sur 
la  terre  (Hbitzenstein,  Ibid.,  p.  45).  Dans  cette  ma- 
nière de  voir,  hellénistique  et  antérieure  à  Paul, 
-vijyx  et  tiu-x-f,  sont  en  opposition  directe;  où  est  la 
liu^,  ne  peut  être  le  tivîù.uk ;  où  est  le  Tfjtûy.a,  ne  peut 
être  la  •l'^'yj,.  C'est  de  cette  vue  qu'antérieurement  à 
Pciul  sont  nées  ces  idées  de  -»£v//«7izo';  et  de  'J.uyjxii 
{Ibid.,  p.  45,  46)-  Les  preuves  qu'en  donne  Reitzens- 
tein nous  paraissent  faibles,  car  il  ne  trouve  ces 
termes  cités  qu'une  fois  dans  un  papyrus  (Wkssely, 
op.  cil.,  1,  p.  89). 

Examinons  maintenant  ces  hypothèses.  Nous  ne 
nierons  pas  qu'il  existe  une  certaine  analogie  entre 
le  sens  qu'a  donné  Paul  au  terme  rvjû,ua  et  celui  qui 
lui  est  donné  dans  la  littérature  du  temps,  mystique  ou 
I^rofane.  Il  ne  pouvait  en  être  autrement,  mais  nous 
croyons  que  les  ressemblances  sont,  à  un  certain 
degré,  suj)erûcielles.  11  y  a  donc  lieu  d'étudier  les 
divers  sens  que  Paul  a  donnés  au  terme  H'i-jp-j.,  et  de 
voir  s'il  a  emprunté  ces  différentes  signilicatious  à 
la   langue  des  mystères    ou  à  l'Ancien  Testament. 

Faisons  tout  d'abord  quelques  observations.  Les 
diverses  signilicatious  du  terme  vvsjijlx,  que  dégage 
Reitzenstein  des  papyrus  magiques  ou  mystiques, 
nous  paraissent  un  peu  forcées;  elles  ne  ressortent 
pas  aussi  clairement  qu'il  le  dit  des  textes  cités.  De 
plus,  ces  textes  ne  sont  pas  datés  avec  certitude. 
Sont-ils  antérieurs  ou  postérieurs  à  l'ère  chrétienne? 
C'est  ce  qu'il  faudrait  établir  exactement,  et  ce  qui  n'a 
pas  été  fait  pour  la  plupart  d'entre  eux.  N'ont-ils 
pas  subi  des  iniluences  étrangères  à  la  mystique 
l>aïenne?  La  plui)art  sont  d'origine  égyptienne.  Or, 
on  a  relevé  dans  un  certain  nombre  de  ces  papyrus 
l'influence  de  conceptions  juives,  et  cela  s'explique 
par  le  rôle  (ju'ont  joué  les  Juifs  dans  la  littérature 
alexandrine.  De  plus,  les  gnostiques,  à  moitié  chré- 
tiens, ont  bien  pu  exercer  une  influence  sur  les  idées 
et  la  terminologie  de  la  littérature  mystique.  En  ré- 
sumé, il  y  eut,  au  i"'  siècle,  un  tel  remuement  d'idées 
qu'il  est  bien  dillicile,  sinon  même  impossible,  de 
déterminer  exactement  l'origine  et  la  liliation  de 
chacune  d'elles. 

Nous  ne  pouvons  entreprendre  d'examiner  dans 


le  détail  les  diverses  signiûcations  données  par  saint 
Paul  au  terme  tzjiùu.o'. ;  on  le  trouve  i46  fois  dans  ses 
épilres.  Nous  devons  nous  borner  aux  sens  princi- 
paux. 

I.  Uj-xj/jv.  signifie  le  souflle  de  la  bouche  :  «  Alors 
se  manifestera  l'impie  que  le  Seigneur  détruira  du 
souflle,  -ôj  r.jfJiiy.Ti,  de  sa  bouche  »,  Il  Tliess.,  11,  8. 

a.  Ujsiyy.,  employé  au  sens  psychologique,  désigne 
la  vie  intérieure  de  l'homme.  «  Car  qui  est-ce  qui 
connaît  les  choses  de  l'homme,  si  ce  n'est  resi>rit  de 
l'homme,  qui  est  en  lui  »,  to  7i»êûu.K  roù  mOp'jnro'j  x6  h 
aùzCi,  1  Cor,,  II,  II. 

3.  nv€JiJ.(/.  est  distinct  de  <P<jyr;  ;  «  Que  votre  être 
entier,  l'esprit  et  l'àme  et  le  corps,  to  Trvsû/tK  y.ai  ri 
•^■j'/y,  y.xi  To  7-:iy-a,  soit  Conservé  irrépréhensible  », 
I  Thess.,v,  23.  Le  m-i/ay.  est  ici  la  partie  la  plus  élevée 
de  l'homme,  celle  par  laquelle  il  est  mis  en  relation 
avec  Dieu,  même  naturellement;  la  'i'^yr,  est  l'élément 
de  la  vie  que  l'homme  a  en  commun  avec  tous  les 
animaux. 

4.  Ihijyv.  est  surtout  employé  dans  les  rapports 
surnaturels  de  l'homme  avec  Dieu,  dans  sa  vie 
religieuse  :  Dieu,  que  je  sers  cv  zû  ■n-jîù/uKri  fio'j,  llom., 
I,  9.  11  est  le  j)rincipe  divin  de  sa  vie  :  «  Mais  vous, 
vous  n'êtes  point  dans  la  chair,  mais  dans  rEsi)rit, 
s'il  est  vrai  que  l'Esprit  de  Dieu  habite  en  vous, 
zir.ip  T.'jt\iti.y.  0;;û  cha  h  ùyl-j  »,  Koin.,  viii,  9.  Il  est  un 
principe  actif  de  \\e  dans  l'homme  :  «  Si  nous  vivons 
par  l'Esprit  »,  £i'  iCiftij  T.viùyy.Ti,  marchons  aussi  selon 
l'Esprit,  Gai.,  v,  20;  il  est  le  principe  divin  de  vie 
nouvellement  communiqué  à  l'homme  :  «  Si  vous 
vivez  selon  la  chair,  vous  mourrez;  mais  si  par 
l'Esprit,  TTvjuitKTi,  vous  faites  mourir  les  actions  du 
corps,  vous  vivrez  »,  llom.,  viii,  i3.  «  Car,  pour 
nous,  c'est  par  l'Esprit  de  la  foi,  7T»sii//>.Ti  ix  -ittôw;, 
que  nous  attendons  l'espérance  de  la  justice  »,  Gai., 
v,  5.  Cet  esprit  reçoit  des  qualilicatifs  divers  :  m-iiy.y. 
•jt'jOiiiy.i,  liom.,  VIII,  l5;  7Tï=û//.«  7r(5»T>)T^;,  Gai.,  vi,  I  ; 
7TvcO//.«  6jvà//.£W5  y.yl  y.yv.nr,i  y.y.t  CTWÇ./50vtcr//50,  Il   Tint.,  I,  '^. 

5.  L'esprit  est  en  nous  puissance  et  vie,  principe 
de  la  vie  et  de  la  justice  :  «  Car  ceux  qui  vivent 
selon  la  chair  pensent  aux  choses  de  la  chair;  mais 
ceux  qui  sont  selon  l'esprit,  aux  choses  de  l'esprit. 
Car  la  pensée  de  la  chair  est  mort,  mais  la  pensée 
de  l'esprit  est  vie  et  paix...  Si  le  Christ  est  en  vous, 
le  corps  est  mort  par  le  péché,  mais  l'esprit  est  vie 
par  la  justice  »,  Rom.,  viii,  5-io. 

G.  L'esprit  est  une  lumière  et  une  force  :  «  L'esprit 
scrute  tout,  même  les  profondeurs  de  Dieu...  Nul  ne 
connaît  ce  qui  est  de  Dieu,  sinon  l'Esjjrit  de  Dieu. 
Mais  nous,  ce  n'est  pas  l'esprit  du  monde  que  nous 
avons  reçu,  c'est  l'Esprit  envoyé  de  Dieu,  afin  que 
nous    sachions    les  dons   que   Dieu   nous  a  faits  », 

I  Cor..^  II,  lo-ia.  u  Afin  que  vous  abondiez  en  espé- 
rance par  la  puissance  de  l'Esprit  »,  Rom.,  xv,  i3; 
cf.  £pl'.,  III,  16;  I  Tim.,  1,5. 

7.  L'esprit  de  l'honnne,  uni  à  l'Esprit  de  Dieu, 
reçoit  la  révélation  intime  du  mystère  de  la  vocation 
du  chrétien,  Eph.,  i,  7.  L'esprit  est  dans  le  chrétien 
le  principe  de  la  vie  future  ;  c'est  lui  qui  ressuscitera 
le  corps  et  le  viviliera  :  «  Si  donc  l'Esprit  de  celui 
qui  a  ressuscité  Jésus  d'entre  les  morts  habite  en 
vous,  celui  qui  a  ressuscité  des  morts  le  Christ  Jésus 
vivifiera  aussi  vos  corps  mortels  par  son  Esprit  qui 
est  en  vous  »,  Boni.,  viii,   11. 

8.  L'Esprit  est  un  principe  divin,  personnel, 
distinct  du  Père  et  du  Fils.  L'Esprit  habite  en  nous, 
Rom.,  VIII,  10;  il  produit  et  distribue  les  dons  dans 
l'Eglise,  I  Cor.,  xii,  11.  Saint  Paul  parle  de  l'Esprit 
de  Dieu,  Rom.,   vin,  9,  i4;   de  l'Esprit  du  Seigneur, 

II  Cor.,  III,  17,  18;  de  l'Esprit  du  Fils,  Gai.,  iv,  6; 
de  l'Esprit  de  Jésus-Christ,  Pliilip.,  i,  19. 

En  résumé,  l'Esiirit  peut  être  considéré   dans  les 


989 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


990 


épitres  de  saint  Paul  sous  trois  aspects  :  i.  L'esprit 
pensant  dans  l'iiomme  ;  a.  L'activité  de  l'Espvit- 
Saint  en  l'homme,  ou  l'homme  sous  l'inlluence  de 
l'Esprit  Saint;  3.  La  personne  du  Saint-Esprit.  C'est 
la  division  proposée  par  le  P.  Prat  (Théologie  de 
saint  Paul,  t.  II,  p.  io8,  Paris,  igia). 

On  reconnaîtra  qu'entre  la  doctrine  de  saint  Paul 
sur  l'Esprit,  qu'il  soil  considéré  dans  l'homme  ou 
qu'il  le  soit  comme  personne  divine,  et  la  littérature 
des  mystères,  il  n'y  a  d'autre  point  de  contact  que 
l'emploi  du  même  ternie  et  qu'il  n'y  a  ressemblance 
que  lorsque  Paul  et  les  mj  stères  s'en  servent  dans 
sa  signiflcation  générale  de  partie  pensante  de 
l'homme.  Le  terme  ttvsOuv  a  reçu  chez  l'Apôtre  une 
variété  et  une  plénitude  de  sens  inconnues  à  la 
littérature  des  mystères;  c'est  à  peine  si,  sur  quel- 
ques points,  que  nous  allons  signaler,  il  y  a  une 
certaine  analogie.  Et  encore  celle-ci  ne  prouve  nulle- 
ment dépendance,  car  on  ne  voit  pas  comment,  du 
sens  donné  à  7:vsû/i«  par  la  liturgie  des  mystères, 
Paul  aurait  pu  dériver  les  magnifiques  développe- 
ments qu'il  a  donnés  à  ce  terme. 

L'analogie  la  plus  proche  est  dans  la  description 
qui  est  faite  de  l'action  de  l'esprit,  produisant 
l'extase  dans  l'âme  de  l'initié  aux  mystères,  ou  du 
délire  prophétique  de  la  Pythie  et  dans  celle  de 
l'action  du  Saint-Esprit  dans  l'homme  qu'il  régénère, 
qu'il  vivifie,  d'après  saint  Paul.  Tout  au  plus  pour- 
rait-on rapprocher  les  premiers  de  l'action  de 
l'Esprit  dans  l'homme  qui  ])rophétise  ou  qui  parle  en 
langues,  I  Cor.,  xiv,  i-a5.  Et  encore  ceux-ci  ne  sont 
pas  en  extase:  le  premier  sait  bien  ce  qu'il  dit  et  il 
est  compris  de  tous  ;  le  second  ne  se  comjjrend  pas 
lui-même,  mais  ses  jjarolos  peuvent  être  interprétées 
par  celui  qui  les  comprend. 

On  trouve  bien  un  papyrus  où  le  -KxOfi'j.  reçoit  les 
épilhètes  de  Od'^v  et  de  icp'yj,  mais  nulle  part  saint 
Paul  ne  qualifie  ainsi  l'Esprit-Saint.  Chez  lui,  d'ail- 
leurs, l'Esprit  de  Dieu,  l'Esprit  du  Fils,  l'Esprit  du 
Christ  n'est  pas  vine  qualité  de  Dieu  ou  du  Fils, 
c'est  une  personnalité  distincte  du  Père  et  du  Fils. 

Quant  aux  passages  d'ApuLRE  et  de  Sénùque,  cités 
par  Reitzenslein  pour  établir  que,  d'après  eux 
comme  d'après  Paul,  l'homme  est  le  temple  de  Dieu 
ou  de  l'Esprit,  on  fera  remarquer  qu'ils  sont  de  date 
tardive  et  d'ailleurs  assez  oljscurs. 

Reitzenslein  afiirme  que,  dans  la  littérature  hellé- 
nistique antérieure  à  Paul,  -vaù/j-x  et  ■^u;^;  étaient  en 
opposition  directe,  que  l'un  ne  pouvait  coexister 
avec  l'autre.  Il  ne  donne  aucun  texte  établissant 
celte  proposition.  En  tout  cas,  ce  n'est  pas  l'ensei- 
gnement de  l'Apôtre.  D'après  lui,  le  -»£û//.k  et  la  •{■■j'/'i 
coexistent  dans  l'homme  tant  qu'il  est  vivant;  non 
pas  en  ce  sens  qu'ils  sont  substantiellement  distincts, 
mais  en  ce  sens  qu'ils  ne  désignent  pas  exactement 
les  mêmes  qualités  de  l'àme.Le  t:v=û//v,  c'est  la  partie 
supérieure,  intellectuelle  de  l'homme  et  la  'i-uy/,  c'est, 
d'ordinaire,  le  principe  de  vie  animale.  Mais  l'Apô- 
tre n'emploie  pas  toujours  ces  termes  avec  cette 
précision  :  '{■JX'i  désigne  quelquefois  l'àme  tout  entière, 
comme  distincte  du  corps.  Dans  la  deuxième  èpitre 
aux  Corinthiens,  i,  23,  il  prend  Dieu  à  témoin  sur 
son  âme,  êri  t/,v  èfir,»  -^vy/,.!.  11  semble  même  que  pour 
lui  les  termes  -n'jsii/jix  et  'P'^'/.''  sont  convertibles.  Dans 
l'épitre  aux  Philippiens,  i,  î'j.il  veut  apprendre  que 
ceux-ci  demeurent  fermes  dans  un  même  esprit,  h  kvi 
Trjsù/j.y.Ti,  combattant  ensemble  d'une  même  âme,  //lâ 
'puxj,  pour  la  foi  de  l'Evangile.  A  diverses  reprises, 
il  exhorte  ses  lecteurs  à  faire  de  toute  leur  âme, 
U  ij'y'.i,  la  volonté  de  Dieu,  Eph.,  vi,  6  ;  à  accomplir 
leurs  actions  avec  âme,  u  •^'■>-/i,L,  Col.,  m,  28,  ce  qui 
prouve  (|ue  Paul  employait  le  terme  iuyr,,  pour  dési- 
gner toute  la  partie   de   l'homme  opposée  à  di/j-y.  et 


que,  dans  ce  terme,  était  englobé  le  mvj;j.y..  Nous 
avons  dit  que  m^'j/j-v.  et  ^iv^;/;  coexistent  dans  l'homme 
tant  qu'il  est  vivant;  ajoutons  :  avant  la  résurrec- 
tion du  corps,  car  à  ce  moment  la  '{■■jy.',  disparaîtra 
pour  être  remplacée  par  le  7t»£J//K. 

Remarquons  cependant  que,  pour  saint  Paul,  les 
adjectifs  dérivés  de  'piiyn  et  de  7i»=0//k,  'l-jx"-'k  et 
7iv5i///.KTi)!o;,  sont  employés  dans  un  sens  adversatif  : 
\e'pijy,mi  est  celui  qui  est  en  dehors  de  l'influence  de 
l'Esprit  de  Dieu,  et  le  m'.j/jv.zudiesl  celui  qui  est  sous 
l'infiuence  de  cet  Esprit.  L'opposition  n'est  donc 
pas  au  point  de  vue  psychologique,  mais  au  point 
de  vue  religieux.  Quant  à  l'aflirmation  que  ces  deux 
termes  avaient  été  employés  antérieurement  à  saint 
Paul  dans  le  même  sens  que  par  lui,  elle  s'ai>puie  sur 
des  textes  postérieurs  au  christianisme. 

Reitzenslein  a  soutenu  que  la  division  qu'établit 
l'Apôtre  entre  îy^z-izo*',  pvyu.oi,  r.-Ji.>iJ.o~'./.oi^  I  Cor.,  m, 
I,  3,  lui  a  été  inspirée  par  les  religions  de  mystères, 
qui  distinguaient  trois  classes  de  personnes  :  les  in- 
croyants, les  prosélytes,  retigiosi,  et  les  initiés.  La 
seule  ressemblance  est  la  division  tripartite.  Remar- 
quons seulement  que  les  ïk/szizsi  de  Paul  ne  sont  pas 
des  incroyants,  pas  plus  que  les  'yjyixoi  ne  sont  des 
religioti. 

Le  même  auteur  retrouve  aussi  dans  les  religions 
de  mystères  le  même  dédoublement  de  personne  que 
l'on  constate  dans  Paul,  lorsqu'il  dit  :  «  Ce  n'est  plus 
moi  qui  vis,  mais  c'est  le  Christ  qui  vit  en  moi  », 
Gai.,  II,  20.  Mais  il  n'y  a  pas  désintégration  réelle, 
puisque  l'Apôlre  ajoute  :  «  Mais  la  vie  que  je  mène 
maintenant  dans  la  chair  ».  Il  n'y  a  là  aucune 
ressemblance  avec  ce  passage  de  la  ^  ision  de  l'al- 
chimiste ZosiME  (BiïHïiiELOT,  Les  alcIuDiisles  grecs, 
p.  109,  Paris)  ;  a  Les  hommes  qui  veulent  atteindre  la 
vertu  entrent  ici  et  deviennent  des  esprits  T-^iJ/iv--/, 
fuyant  le  corps.»  Il  en  serait  de  même  pour  la  Pythie, 
d'après  Lucain  (Pltarsale,  V,  1C7,  sqq.)  :  ^piritiis 
iugessit  vali...  inriipii  paean  menieinque  priorem  ex- 
pulit  alque  hominem  loto  sibi  cedere  jussit  pee^ore. 
Il  n'y  a  en  fait  aucun  rapport  entre  cet  état  et 
celui  du  m'j/ic/.Tiy.o'i  de  Paul,  lequel  n'est  pas  un  exta- 
tique, mais  un  fidèle  vivant  de  sa  vie  normale  de 
chrétien,  c'est-à-dire  de  fidèle  uni  au  Christ;  son 
état  n'est  pas  passager,  mais  permanent,  et  il  vit 
réellement  de  sa  vie  propre,  puisqu'il  doit  prendre 
garde  à  lui  de  peur  d'être  tenté.  Gai.,  vi,  1. 

Reitzenstein  (Op.  cit.,  p.  117)  affirme  que,  dans 
les  écrits  hermétiques,  voO;  est  employé  pour  r.-ji'jii.v. 
et  qu'il  en  est  de  même  en  saint  Paul.  Cela  nous 
parait  peu  prouvé  par  les  deux  textes  cités,  de  date 
incertaine  ou  tardive.  Quant  à  l'emploi  qu'a  fait 
saint  Paul  du  terme  «ûî,  il  a  pu  être  influencé  par 
les  Septante,  où  »iC/;  a  quelquefois  le  sens  d'esprit. 
Mais  d'ordinaire  l'Apôtre  paraît  l'avoir  employé 
dans  son  sens  courant, et  il  distingue  très  bien  icû;  et 
■Kisûjj.x.  Dans  sa  première  épitre  aux  Corinthiens, 
XIV,  i4,  il  écrit  :  o  Car  si  je  prie  en  langues,  mon 
esprit,  ri  -viùy-x  (j-oj,  prie,  mais  mon  intelligence,  0  iï 
M'j\j%liM,  est  sans  fruit.  Quoi  donc?  Je  prierai  en  es- 
prit, tottusi/z/kti,  mais  je  prierai  aussi  par  l'intelligence, 
y.rjX  ni  V5I,  je  chanterai  en  esprit,  zù  mi'ju-y-i,  mais  je 
chanterai  aussi  par  l'intelligence,  tû  voi.  »  Par  to=û/^.k, 
Paul  désigne  ici  la  vie  intérieure  de  l'homme  sous 
l'influence  de  l'Esprit,  l'homme  inspiré,  et  par  vîj;, 
la  faculté  de  l'àme  qui  comprend  et  juge. 

Nous  pouvons  déjà  conclure  de  cet  examen,  que 
saint  Paul  n'a  pas  emprunté  aux  religions  de  mys- 
tères les  doctrines  qu'il  exprime  par  les  termes, 
TzvsOfiv.,  vcû;,  p'jyô  7Tv«u//«T(j<'J;,  i'jyiy.ài  ;  il  s'est  servi  à  la 
vérité  des  mêmes  termes  grecs  que  la  littérature  des 
mystères,  mais  le  fond  de  sa  doctrine  sur  ce  point 
1   lui  venait  de  l'Ancien  Testament. 


991 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


992 


Et  d'abord,  au  point  de  vue  naturel,  it-u/^^,  dans 
les  épîtres  pauUniennes,  signiûe  la  personnalité 
humaine,  composée  de  corps  et  d'àme,  liom.,  n,  9  ; 
XIII,  I  ;  un  être  animé,  doué  de  vie,  I  Cor.,  xv,  45, 
comme  dans  l'Ancien  Testament,  Geti.,  xiv,  21  :  Le 
roi  de  Sodome  dit  à  Abram  :  Donne-moi  les  âmes 
(les  personnes)  et  prends  pour  toi  les  biens.  Cf. 
Gen.,  XXXVI,  6;  xlvi,  i5,  18,  2a  ;  Ex.,  i,  5,  etc.  Il 
sio-nifie  aussi,  dans  Paul,  la  vie  :  Saluez  Prisca 
et  Aqiiila...  qui  ont  exposé  leur  vie,  l-jy,',',  Rom., 
XVI,  3,  sens  que  l'on  retrouve  dans  le  troisième 
livre  des  Rois,  xix,  10:  Ils  cherchent  à  m'ôter  la 
vie.  Cf.  Nomb.,  ixiii,  10;  Job.,  xxxvi,  i^  ;  Ps.,  xl, 
i4,  etc. 

Rappelons  que,  comme  l'Ancien  Testament,  Paul 
emploie  le  mot  rvsû/«f.  pour  signifier  le  souffle  de  la 
bouche:  Ps.,  xxxiii,  6;  haie,  xi,  4  et  II  Thess.,  11,  8, 
ou  les  pensées,  les  désirs,  les  alTeclions  de  l'homme: 
tous  ceux  dont  l'esprit  était  bien  disposé,  Exod., 
XXXV,  21  ;  Anne  dit  à  Héli  :  Je  suis  une  femme  affli- 
gée dans  son  esprit,  I  liois,  1,  i5.  Cf.  Nombres,  v,  i4; 
Ps.,  XXXIV,  8;  ysflîe,  LXi,  3,  etc.  et  1  Cor.,  iv,  21  ;  vi, 
20;  II  Cor.,  II,  j3  ;  Col.,  11,  5,  etc.  U  serait  facile  de 
multiplier  les  exemples;  on  pourrait  montrer  aussi 
que  Paul  s'est  inspiré  de  l'Ancien  Testament  dans 
l'emploi  qu'il  fait  des  termes  /.xpSiy,  voùi,  Simaïa. 

Mais  c'est  surtout  au  point  de  vue  religieux  que 
nous  relevons  de  nombreuses  ressemblances  dans 
les  signilications  qui  sont  données  au  terme  msi/jx, 
en  saint  Paul  et  dans  r.\ncien  Testament.  Kt 
d'abord,  il  est  souvent  parlé  dans  celui-ci  de  l'Esprit 
de  Dieu  et  de  son  action  sur  l'homuie.  L'Esprit  du 
Seigneur  vint  sur  lui.  Juges,  m,  10:  vi,  34;  xi,  29,  etc. 
L'Esprit  du  Seigneur  Dieu  est  sur  moi,  Isaïe,  lxi,  i  , 
l'Esprit  du  Seigneur  tomba  sur  moi,  Ezéelnel,-s.i,  5; 
à  comparer  avec  liom.,  viii,  i4  :  Car  tous  ceux  qui 
sont  conduits  par  l'Esprit  de  Dieu,  ceux-là  sont  lils 
de  Dieu,  et  ib.,  vni,  9  :  Vous  êtes  dans  l'Esprit  s'il 
est  vrai  que  l'Esprit  de  Dieu  habite  en  vous.  Cf. 
I  Cor.,  II,  i4;  VII,  4o;  Il  Cor.,  m,  i3;  Epli.,  iv,3o,  etc. 
Rappelons  encore  que  cette  idée  de  l'Esprit  de  Dieu 
habitant  en  nous,  qu'a  développée  l'Apùtre,  a  pu 
lui  être  suggérée  par  la  conception  de  l'Esprit  de 
Dieu  (roiiach)  qui  était  la  source  de  l'inspiration 
prophétique,  Ezéchiel,  11,  3. 

La  doctrine  de  Paul,  que  l'Esprit  est  en  nous  puis- 
sance et  vie,  Rom.,  vi,  4;  v»,  6-11;  xv,  iS-ig,  lu- 
mière et  force,  I  Cor.,  11,  10-16,  lui  vient  aussi  de 
IWncien  Testament  où,  dans  la  Genèse,  1,  2,  on  voit 
l'Esprit  se  mouvant  au-dessus  des  eaux  pour  les 
vivifier;  dans  les  Psaumes,  civ,3o,  l'Esprit  crée  et  re- 
nouvelle la  face  de  la  terre.  Cf.  Isaie,  xxxii,  iS-i^; 
Ezéchiel,  xxxvii,  8-10. 

Cette  doctrine  a  été  très  bien  résumée  par  le 
P.  Lebrbton  (Les  origines  du  dogme  de  la  Trinité, 
p.  337,  Paris,  1910)  :  «  Cette  rapide  description  de 
l'action  de  l'Esprit  d'après  saint  Paul  fait  assez  re- 
connaître l'origine  de  sa  doctrine;  elle  est  sans  doute  en 
continuité  avec  la  théologie  de  l'Ancien  Testament  : 
dans  les  livres  prophétiques  et  dans  les  Psaumes,  on 
peut  retrouver  la  plupai't  des  conceptions  pauli- 
niennes.  L'Esprit  est  là  aussi  lumière,  force,  vie;  il 
est  la  source  des  dons  extraordinaires  et  parfois, 
quoique  plus  rarement,  il  apparaît  comme  un  prin- 
cipe de  sainteté.  Mais  dans  saint  Paul  toutes  ces 
doctrines  sont  transformées  ;  elles  sont  beaucoup 
plus  profondes,  et,  par  suite,  elles  manifestent  une 
unité  jusque-là  insoupçonnée.  »  Ch  rôle  personnel 
de  l'Esprit  siu"  l'homme,  que  Paul  a  marqué  si  vi- 
goureusement dans  ses  épîtres,  ne  lui  a  donc  été 
suggéré  ni  par  la  littérature  des  mystères,  ni  par  le 
judaïsme  contemporain,  mais  par  la  révélation  du 
Christ.  U  a  tout  au  plus  reçu  du  judaïsme  quelques 


formules  :  Esprit  saint.Esprit  de  sainteté. (Lebrbton, 
op.  cit.,  p.  137-139) 

Passons  à  l'examen  d'autres  termes  qu'emploie 
l'Apôtre  pour  exprimer  ses  doctrines  principales. 
Parmi  les  dons  spirituels,  il  range  la  parole  de 
science,  /îy^ç  yMieui,  l  Cor.,  xn,  8.  En  quel  sens 
a-t  il  employé  ce  terme  /vûti;,  et  a-t-il  été  influencé, 
dans  la  description  qu'il  a  faite  de  la  yvauti,  par  les 
religions  de  mystères?  En  d'autres  termes,  l'emploi 
commun  de  ce  mot  chez  Paul  et  dans  les  mystères 
païens  implique-t-il  la  communauté  des  idées  ou 
plutôt  la  dépendance  de  Paul  à  l'égard  des  religions 
de  mystères?  Reitzenstbin   a   soutenu  l'allirmative. 

D'après  les  écrits  hermétiques,  dit-il  (op.  cit., 
p,  38),  la  vision  de  Dieu  fait  devenir  Dieu  et  donne 
le  salut,  riiTypix-,  cette  vision  supérieure  s'appelle 
/ïûvai  ©iiv.  La  -/vûn;  est  une  expérience  immédiate, 
un  don  gracieux  de  Dieu,  yxpt7/jiot,  qui  illumine, 
s&itÇîi,  l'homme,  et  en  même  temps  change  sa  sub- 
stance ;  elle  l'élève  par  le  moj'en  du  corps  dans  le 
monde  suprasensible.  C'est  une  sorte  de  vie  nou- 
velle, la  plus  haute  perfection  de  l'àme,  la  déli- 
vrance du  corps,  le  chemin  vers  le  ciel,  la  véritable 
adoration  de  Dieu  et  piété.  Celui  qui  a  la  //Sijii  ou 
qui  est  dans  la  /jûjiç,  est  déjà  un  homme  divin. 

■Voici  les  textes  sur  lesquels  Reitzenstein  (op.  cit., 
p.  1 1 3)  appuie  ses  aflirmations.  «  Dieu  est  loué  qui 
veut  être  connu,  et  qui  est  connu  par  les  siens, 
•/tvwTxcTKi  toi;  l'ôi'îu  »  (Corpus  Ilermeticum,  I,  3i).  La 
signification  de  la  /aim;  ressort  assez  nettement, 
d'après  lui,  de  la  prière  finale  du  Aç/î;  té/eio;  du  pa- 
pyrus Mimant,  dont  le  teste  grec  a  été  restitué  par 
Reitzenstein  à  l'aide  d'une  traduction  latine  qui  se 
trouve  dans  VAsclepius  du  pseudo-Apclke  (Archiv. 
fiir  die  Religions-Wisserischaft,  1904,  p.  3g3-39'7.  Ce 
papyrus  est  probablement  du  in*  siècle  après  J.-C, 
mais  il  provient  d'un  original  beaucoup  plus  ancien). 
«  Par  ta  grâce,  dit  l'adorateur,  nous  avons  reçu 
cette  lumière  de  la  gnose,  -c^izc  ri  fû;  t?,:  /vcicrîwç.  Par 
grâce  tu  nous  as  donné...  la  gnose,  afin  que  t'ayant 
reconnu,  nous  nous  réjouissions.  Ayant  été  sauvés 
par  toi,  nous  nous  réjouissons  de  ce  que  tu  t'es 
montré  à  nous  tout  entier,  nous  nous  réjouissons  de 
ce  que,  étant  dans  nos  corps,  tu  nous  as  déi  ^és, 
àrîSEtuiTKç,  par  la  vue  de  toi-même  r?,  r=Kvrcû  fri... 
T'ayant  ainsi  adoré,  nous  ne  demandons  rien  de  ta 
bonté,  sinon  qu'il  te  plaise  de  nous  garder  dans  ta 
gnose,  tj  -rr,  !rr,  /vwjEi;  entends  notre  supplication,  que 
nous  ne  nous  éloignions  pas,  ri  fir,  iça/^vyi,  de  ce 
genre  de  vie.  » 

Reitzenstein  cite  encore  ce  passage  (Poimandres, 
T  26)  :  c(  Cela  est  le  bon  résultat  pour  ceux  qui  possè- 
dent la  gnose,  d'être  déifiés,  SiuBf.jcA,  »  La  gnose 
est  essentiellement  un  don  surnaturel  qui  ne  peut 
être  atteint  par  le  moyen  de  la  réflexion  intellec- 
tuelle. Ailleurs  (Corpus  Ilerm..  XIII,  18),  la  -/«ûti; 
y./i'-t  est  implorée  comme  source  d'illumination. 

S'appuyant  sur  ces  textes  et  d'autres  encore,  Reit- 
zenstein soutient  que  le  sens  de  /vs-^'i,  est  identique 
dans  la  littérature  des  mystères  et  dans  les  épitres 
pauUniennes.  Paul  emploie,  dit-il,  ce  terme  en  des 
sens  assez  divers.  Et  d'abord,  il  regarde  la  yvâjeî 
comme  un  don  surnaturel,  ■/</.oi^ij.-x,  I  Cor.,  xu,  4.  8. 
Dans  la  même  épitre,  xin,  12,  il  dira,  comme  dans" 
les  écrits  hermétiques  :  «  Maintenant,  je  connais  en 
partie,  mais  alors  je  connaîtrai,  comme  j'ai  été  aussi 
connu.  B  La  /aûc^i:  consistait  donc  à  avoir  la  vision  de 
Dieu,  à  le  voir  face  à  face.  Dans  l'épitre  aux  Fhilip- 
piens,  in,  8-10,  la  •/vûci;  et  -/jùjct  sont  donnés  comme 
la  plus  intime  union  entre  le  chrétien  et  Jésus-Christ. 
Même  pour  le  passage  de  l'cpître  aux  Romains,  u, 
20,  où  il  est  question  du  Juif  qui  prétend  avoir  dans 
la  Loi  la  forme  de  la  connaissance,  yMaa;,  et  do  la 


993 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


994 


vérité,  Reitzenslein  ne  veut  pas  y  voir  le  sens  de 
connaissance  intellectuelle  en  général,  mais  celui  de 
vision.  11  soutient  que  /vûîij  n'a  jamais  dans  les  épi- 
tres  pauliniennes  le  sens  de  connaissance  intellec- 
tuelle. C'est  pourtant  bien  ainsi  qu'il  faut  l'entendre 
dans  la  première  épitre  aux  Corinthiens,  xiv,  6  :  «  Et 
maintenant,  frères,  si  je  venais  à  vous,  parlant  en 
langues,  à  quoi  vous  serais-je  utile  si  je  ne  vous 
parlais  pas  ou  par  révélation,  ou  par  connaissance, 
iv  -/Mail,  »  Le  sens  est  très  clair:  Paul  prêchait  aux 
Corinthiens  ou  ce  qui  lui  avait  été  révélé  par  Dieu 
ou  ce  qu'il  déduisait  par  son  intelligence.  Il  ne  s'agit 
pas  ici  de  la  vision  de  Dieu. 

Examinons  maintenant  la  valeur  de  l'hypothèse 
de  Heilzenstein.  Ses  preuves  sont  presque  toutes  ex- 
traites des  écrits  hermétiques.  Gomme  nous  rencon- 
trerons encore  des  propositions  appuyées  sur  ces 
écrits,  il  est  nécessaire  de  se  rendre  compte  de  leur 
autorité  par  rapport  aux  épîtres  pauliniennes.  Et 
d'abord,  à  quelle  époque  remontent-ils?  Remarquons 
que  le  Corpus  Uermeticiun  est  formé  de  livres  divers 
et  de  fragments  qui  ne  sont  probablement  pas  de  la 
même  époque.  Le  plus  complet  :  o  Le  Livre  sacré  » 
est  un  mélange  de  doctrines  égyptiennes  et  d'idées 
grecques  :  «  Il  appartient,  dit  L.  Ménard  {Hermès 
Trismégistc,  j).  Lxxxiv),  à  cette  période  de  rénova- 
tion religieuse  produite  par  la  rencontre  de  la  phi- 
losophie grecque  et  des  doctrines  orientales  et 
égyptiennes  ;  mais  ce  mouvement  a  duré  plusieurs 
siècles...  Il  est  probable  que  ce  livre  a  dû  être  écrit 
après  la  naissance  du  christianisme.  Pour  le  «  Dis- 
cours d'initiation  »,  ordinairement  appelé  .-/sc/e/i/os, 
cela  est  certain,  puisque,  dans  un  passage,  Hermès 
annonce,  sous  forme  de  prophéties,  le  triomphe  du 
christianisme.  On  le  croit  écrit  sous  Constantin.  » 
Ménard,  qui  a  traduit  en  français  les  livres  hermé- 
tiques, conclut  qu'ils  sont  les  derniers  monuments 
du  paganisme.  W.  Kroll  (Hermès  Trismegistus, 
dans  Pauly-Wissowa,  Uealencyklopddie),  ne  croit 
pas  que  le  Corpus  hermeticum  renferme  des  pièces 
antérieures  au  i"  siècle  ou  même  du  i''  siècle  et 
regarde  le  m'  siècle  comme  le  terme  moyen  de  la 
composition.  Etant  donnée  cette  date  récente,  est-il 
bien  nécessaire  de  discuter  les  rapports  qui  pour- 
raient exister  entre  eux  et  les  épitres  pauliniennes? 
On  pense  cju'ils  ont  peut-être  rapporté  quelques-unes 
des  doctrines  des  mystères  égyptiens  ;  c'est  possible, 
mais  comment  distinguera-t-on  entre  ce  qui  est  an- 
térieur au  christianisme  et  ce  qui  lui  est  postérieur? 
Pour  ne  pas  paraître  fuir  la  discussion  au  moyen  de 
cotte  question  préalable,  examinons  si  vraiment  il  y 
a  des  rapports  de  dépendance  de  Paul  à  l'égard  des 
écrits  hermétiques. 

Reitzenstein  soutient  que  Paul,  tout  comme  les 
mystères  païens,  emploie  le  terme  //oj^i;  au  sens  de 
vision  de  Dieu.  Or,  il  ressortira  de  l'examen  des  pas- 
sages où  se  trouve  ce  terme,  que  jamais  il  ne  signifie 
vision  de  Dieu.  Son  sens  général  est  connaissance, 
II  Cor.,  II,  i4  ;  X,  5,  puis  discernement,  Rom.,  xi,  33  ; 
XV,  il\.  Il  est  souvent  joint  à  ctpiK  ou  à  ùj.rfja-x,  Rom., 
XI,  33  ;  I  Cor.,  xii,  8;  Col.,  ii,  3  ;  Rom.,  ii,  20.  Lorsque 
Paul  parle  du  /i/^;  ac^ftv.i  et  du  )o-/Ci  yvcJKwî,  il  établit 
une  distinction  entre  ces  deux  termes,  mais  quelle 
est-elle?  Il  semble  que  c^fi-y.  désigne  l'objet  de  la 
science  et  /viTi;  sa  connaissance. 

Examinons  les  passages  des  épitres  pauliniennes 
où  Reitzenslein  soutient  que  /vSjtc;  a  le  sens  de 
vision.  La  /vfjai;  était  un  don  surnaturel  et  il  était 
rangé  par  Paul  parmi  les  autres  charismes,  I  Cor., 
xii,  7,  ss.  :  la  parole  de  sagesse,  de  science,  les  gué- 
risons,  la  prophétie,  le  discernement  des  esprits, 
tous  dons  transitoires  qui  sont  accordés  par  le  même 
Esprit,  et  cette  manifestation  de  l'Esprit  est   pour 

Tome  III. 


l'utilité  (de  tous).  Et  que  l'on  remarque  que  -/vaii;  ne 
peut  signifier  vision,  puisque  c'est  un  don  de  i>arole, 

La  -/jCiyti  d'ailleurs  passera,  comme  tous  les  autres 
charismes.  I  Cor.,  xiii,8-ii  ;  et  il  ressort  bien  qu'elle 
n'est  pas  la  vision  de  Dieu  dont  il  est  parlé  au  ^  12: 
«  Soit  les  prophéties,  elles  seront  abolies  ;  soit  les 
langues,  elles  cesseront;  soit  la  gnose,  elle  sera 
abolie.  Car  maintenant  nous  voyons  dans  un  miroir, 
en  énigme,  mais  alors  nous  verrons  face  à  face.  » 
En  d'autres  termes,  en  cette  vie  nous  connaissons 
Dieu  dans  un  miroir,  celui  de  ses  œuvres,  Rom., 
I,  20,  tandis  que  dans  la  vie  future  nous  le  verrons 
directement.  La  vision  de  Dieu  est  donc  réservée 
pour  l'autre  monde,  et  saint  Paul  ne  dit  pas  qu'elle 
nous  déifiera. 

Même  dans  le  passage  de  l'épîlre  aux  Romains,  11, 
20,  où  il  est  question  du  Juif  qui  prétend  a^■oir  la 
forme  de  la  connaissance  et  de  la  vérité,  Reitzens- 
lein soutient  que  cette  /vari;  a  le  sens  de  vision, 
tandis  qu'il  est  évident  qu'il  faut  l'entendre  dans  le 
sens  de  connaissance  intellectuelle. 

Dans  un  autre  passage,  II  Cor.,  iv,  6,  Paul  dit  à 
ses  lecteurs:  a  Car  le  Dieu  qui  a  dit  que  la  lumière 
resplendit  hors  des  ténèbres,  celui-ci  a  resplendi 
dans  nos  cœurs  pour  l'illumination  de  la  gloire  de 
Dieu  en  la  personne  du  Christ.  »  Nous  trouvons 
réunis  ici  les  termes  ^uzi^jj-ci  et  yii^ii,  mais  du  con- 
texte il  ressort  seulement  que  Dieu  a  resplendi  dans 
le  cœur  des  apôtres,  afin  qu'ils  répandent  la  lumière 
de  la  science  de  la  gloire  de  Dieu  sur  la  personne  du 
Christ.  Il  n'est  pas  question,  comme  dans  les  mys- 
tères, d'une  lumière  de  vision  qui  déifie  l'initié  et  le 
rend  immortel.  Saint  Paul  a  d'ailleurs  déclaré  que 
nul  homme  n'a  vu  ni  ne  peut  voir  le  Seigneur  des 
Seigneurs,  ov  etSiv  ciB-'t^  ùvdpoinoiv  cùèz  iSUv  èùw.TCf.i,  1  Tûn., 
VI,  i6. 

Nous  pouvons  conclure  que  ce  n'est  pas  à  la  li- 
turgie des  mystères  que  Paul  a  emprunté  ses  idées 
sur  la  gnose,  connaissance  des  mystères  du  royaume 
de  Dieu,  que  Jésus-Christ  avait  enseignée  à  ses  apô- 
tres ;  et  cela  d'autant  plus  que  nous  pouvons  en 
trouver  les  premiers  linéaments  dans  l'Ancien  Tes- 
tament et  dans  la  prédication  du  Seigneur. 

Des  textes  que  nous  allons  citer,  il  ressort  que, 
pour  les  prophètes,  la  vision  de  Dieu  était,  en  quel- 
que sorte,  expérimentale;  c'était  une  révélation  de 
Dieu  dans  leur  être  intérieur.  i<  Je  te  fiancerai  à  moi 
dans  la  fidélité  et  tu  connaîtras  Yahvé  »,  Osée,  11, 
20.  <i  L'Esprit  du  Seigneur  rejiosera  sur  lui,  l'Esprit 
de  sagesse  et  d'intelligence...  l'Esprit  de  science, 
■/■m:!îu;  »,  Isaie,  XI,  2.  Cf.  l'row,  II,  5.  Dans  le  Sermon 
sur  la  montagne,  le  Seigneur  donne  les  conditions 
pour  voir  Dieu  :  «  Heureux  les  purs  de  cœur,  car  ils 
verront  Dieu  »,  M  t.,  v,  8.  Ce  n'est  donc  j)as  par  la 
science,  -fCiiii,  mais  par  la  pureté  du  cœur  qu'on 
verra  Dieu. 

Pour  compléter  cette  étude,  examinons  la  question 
de  l'ascension  de  l'àrae  au  ciel,  dont  il  est  parlé  dans 
la  liturgie  mithraïque,  laquelle  avait  emprunté  cette 
croyance  au  parsisme  (Dikteuich,  Milliruslilurgie, 
p.  180.  F.  CuMONT,  Les  mystères  de  Mitlira,  p.  120, 
Paris,  1902). Depuis  Platon,  l'ascension  de  l'àrae  vers 
un  monde  supérieur  paraît  avoir  été  un  élément 
important  dans  les  couches  profondes  de  la  religion 
grecque  (Dieterich,  op.  cit.,  p.  199).  Poseidonios, 
i35-5i  avant  J.-C,  paraît  l'avoir  connue.  Roiide 
(Psrche.,  II,  91)  en  a  donné  des  exemples  anciens. 
On  l'a  retrouvée  aussi  dans  les  livres  hermétiques. 
Faut-il  voir  un  souvenir  de  cette  croyance  dans  le 
récit  que  fait  saint  Paul  dans  sa  seconde  épilre  aux 
Corinthiens,  xir,  1-6?  «  Il  faut  se  glorifier;  cela  ne 
convient  pas,  à  la  vérité,  mais  j'en  viendrai  à  des 


995 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


996 


visions  et  à  des  révélations  du  Seigneur.  Je  connais 
un  liomnie  dans  le  Christ  qui,  il  y  a  quatorze  ans, 
fut  enlevé  jusqu'au  troisième  ciel  —  si  ce  fut  dans 
son  corps,  je  ne  sais  ;  si  ce  fut  hors  de  son  corps,  je 
ne  sais;  Dieu  le  sait  —  et  je  sais  que  le  même 
homme  —  si  ce  fut  dans  son  corps  ou  hors  de  son 
corps,  je  ne  sais;  Dieu  le  sait  —  fut  enlevé  au  para- 
dis et  y  entendit  des  paroles  ineflabîes,  qu'il  n'est 
pas  permis  à  un  homme  d'exprimer.  » 

Cet  enlèvement  de  Paul  au  troisième  ciel  est  un 
fait,  et  il  faudrait  douter  de  la  véracité  de  l'Apôtre 
pour  croire  qu'il  a  été  suggestionné  dans  son  récit 
par  les  croyances  anciennes  à  l'ascension  de  l'âme 
au  ciel.  Nous  devons  voir  là  un  état  extatique, 
auquel  il  fait  encore  allusion  dans  la  même  épitre, 
V,  i3,  et  dont  nous  avons  de  nombreux  exemples 
dans  la  vie  des  saints.  Saint  Jean,  lui  aussi,  fui  ravi 
au  ciel,  Apoc,  i,  lo  ;  n',  2  ;   les  prophètes,  Isaïc,  vi, 

I  ;  Ezéchiel,  1,1,  le  furent  aussi.  Il  en  a  été  de  même 
d'Hénoch  et  d'Isaïe,  d'après  le  livre  d'Uénocli  et 
l'Ascension  d'Isaïe.  Nous  pourrions  citer  d'autres 
exemples  dans  La  Vie  d'Adam  et  d'Eve  (Kautscu, 
Die  Âpoliryphen,  II,  p.  626),  le  Talmud  de  Babylune, 
Chagiga,  16,  dans  les  Oracula  chaldaica  (Kroll, 
p.  5o).  On  trouverait  aussi  d'autres  mentions  de 
cette  croyance,  plus  ou  moins  altérée,  chez  les 
gnosliques,  dans  Cklse,  Porphyre,  etc.  Relevons  en 
passant  une  singulière  interprétation  qu'a  faite 
Ileitzenstein  (Op.  cit.,  p.  198)  du  passage  déjà  cité, 

II  Cor.,  v,  i3.  Réunissant  £vflz;v.oJvT£;  et  Uùr,u:jj-zti  du  ^  9 
à  îi'TS  '/KO  £çâ'rr>7ur>  0£oj*  âfTî  îw ç;^2vsù/jiîv  '^f^^'^t  il  traduit  : 
«  Nos  extases  se  sont  faites  ou  se  font  pour  Dieu  ; 
elles  sont  ]>our  lui  un  service,  un  culte  qui  rend 
l'homme  agréable  à  Dieu,  »  Pour  aboutir  à  cette  in- 
terprétation, il  sui)prime  toutes  les  paroles  de  Paul 
entre  les  versets  g  et  i3,  dont  la  lecture  prouve  à 
l'évidence  qu'il  n'est  nullement  question  d'un  culte  à 
rendre  à  Dieu. 

Examinons  maintenant  les  ressemblances  que  l'on 
prétend  trouver  entre  la  transformation  de  l'homme 
dont  il  est  parlé  dans  la  littérature  mystique  et 
magique,  et  celle  dont  parle  saint  Paul  dans  ses  cpi- 
tres.  Nous  avons  vu  que,  d'après  Reitzenslein,  la 
•/vûTi^  était  un  chemin  pour  une  transformation 
de  l'homme,  aboutissant  à  la  déification.  Cette  idée 
est  nettement  exprimée  dans  un  discours  d'Hermès 
à  son  fils  Tal  :  «  Celui  qui  est  parvenu  à  la  gnose,  ne 
peut  plus  penser  à  autre  chose,  ni  rien  regarder,  ni 
entendre  parler  de  rien,  pas  même  mouvoir  son 
corps.  Il  n'y  a  plus  pour  lui  de  sensation  corporelle 
ni  de  mouvement:  la  splendeur  qui  inonde  toute  sa 
pensée  et  toute  son  àme  l'arrache  aux  liens  du  corps 
et  le  transforme  tout  entier  dans  l'essence  de  Dieu.  » 
(Hennés  Trismégiste,  traduction  Miînard,  p.  56). 
On  retrouve  la  même  doctrine  dans  la  Liturgie  Je 
Milhia,i!i,i(>  ss.,  et  dans  un  papyrus  magique  :  «  J'ai 
été  uni  avec  ta  forme,  iJ-'pffi,  sacrée;  j'ai  été  fortitié 
par  ton  saint  nom.  »  (Wessblv,  Griecli.  Zanberpap., 
I,  p.  48  ;  Rbitzenstkin,  p.  69).  Cette  forme  nouvelle 
paraît  être  le  résultat  de  l'initiation.  Dans  la  vision 
de  Zosime,  déjà  citée,  celui-ci  parle  aussi  d'un  chan- 
gement de  corps,  /i£TK7w//.!z-où</îv(3;,  par  lequel  il 
devient  esprit,  rïsC',ua. 

En  face  de  ces  textes,  on  place  divers  passages 
des  épîtres  de  saint  Paul  qui  auraient  avec  eux  des 
ressemblances.  Ecrivant  aux  Romains,  vin,  29,  il 
leur  dit  :  «  Parce  que  ceux  qu'il  a  connus  à  l'avance, 
il  les  a  aussi  prédestinés  à  être  conformés,  r;jy;iipy'y\j:, 
à  l'image  de  son  Fils.  »  Il  s'agit  évidemment  ici  seu- 
lement d'une  transformation  spirituelle.  Il  en  est  de 
même  du  passage, /îom.,  xii,  2  :  «  Ne  vous  conformez 
pas  au  siècle  présent,  mais  soyez  transformés  par  le 
renouvellement  de  l'intelligence,  s 


Dans  la  seconde  épitre  aux  Corinthiens,  m,  18, 
Paul  leur  dit  :  «  Ainsi,  nous  tous  qui,  à  visage  décou- 
vert, contemplons  la  gloire  du  Seigneur  comme  dans 
un  miroir,  nous  sommes  transformés,  ,usT«//opf.o^/y»5<z, 
de  gloire  en  gloire  jiar  l'Esprit  du  Seigneur.  »  Le 
contexte  indique  qu'il  n'est  pas  question  ici  d'une 
transformation  réelle  du  corps  pour  devenir  esprit. 
Dans  les  versets  précédents,  i3,  16,  Paul  parle  de 
Moïse  qui  se  couvrait  la  tète  d'un  voile,  et  ce  voile 
restera  sur  les  yeux  des  Juifs  à  la  lecture  de  l'Ancien 
Testament,  jusqu'à  ce  que  leur  cœur  se  soit  converti. 
Moïse,  au  contraire,  enlevait  son  voile  pour  parler 
au  Seigneur,  Exode,  ■axxiv,  34  ;  de  même,  le  chrétien, 
pour  qui  le  voile  a  été  enlevé,  contemple  à  visage 
découvert  la  gloire  du  Seigneur  en  un  miroir  qui, 
reflétant  cette  gloire,  le  transforme  en  la  même  image. 
Nous  avons  ici  une  suite  de  métaphores  et  non  une 
description  de  réalités.  «  Les  chrétiens,  dit  Mange- 
NOT,  n'ont  point  de  voile  sur  les  yeux  et  ils  reflètent 
comme  dans  un  miroir  la  gloire  du  Seigneur...  La 
gloire  de  Dieu  nous  transforme  intérieurement  et 
nous  la  réalisons.  En  reflétant  cette  gloire,  qui  reluit 
en  nous  par  suite  de  notre  foi  et  del'inhabitation  du 
Saint-Esprit  en  nous,  nous  la  réalisons  toujours  de 
plus  en  plus  en  nous.  L'image  que  nous  avons  reçue 
ainsi  en  nous  et  que  nous  rellélons  en  dehors  par 
notre  vie,  est  capable  d'être  augmentée  et  perfec- 
tionnée. Elle  s'accroit  de  plus  en  plus  et  elle  sera 
parfaite  à  la  résurrection,  quand  notre  corps  sera  glo- 
rifié et,  pour  ainsi  dire,  spiritualisé.  »  (La  doctrine  de 
saint  Paul  et  les  mystères  païens  ;  Revue  du  Clergé 
français,   t.  LXXIV,  p.  388.  Paris,  191 3) 

Les  autres  passages  des  épitres  pauliniennes  par- 
lent, il  est  vrai,  d'une  transformation  réelle  de 
l'homme,  mais  qui  s'effectuera  dans  l'autre  vie.  «  Car 
pour  nous,  dit-il  aux  Pliilippiens,  m,  20,  notre 
citoyenneté,  ■noJ.i-e-jao:,  est  dans  les  cieux,  d'où  nous 
attendons  aussi  comme  Sauveur  le  Seigneur  Jésus- 
Christ  qui  transformera  le  corps  de  notre  humilia- 
tion pour  le  rendre  conforme  au  corps  de  sa  gloire.  » 
Paul  fait  certainement  allusion  ici  à  cette  transfor- 
mation du  corps  psychique,  tj,u)rtxiv,  en  corps  pneu- 
matique, msjactnxi'j,  qui  aura  lieu,  lors  de  la  résur- 
rection, I  Cor,,  XV,  44.  C'est  cette  même  tr^insforma- 
tion  dont  il  parlait  aux  Romains,  vm,  23,  à  laquelle 
il  aspirait  et  dont  il  avait  reçu  les  prémices  par 
l'Esprit. 

Mais  quels  que  soient  les  points  de  contact  que 
l'on  découvrira  entre  la  pensée  de  Paul  et  l'idée  des 
mystères  sur  la  transformation  de  l'honiiue  par  la 
vision  de  Dieu,  observons  avec  ICe.nnedy  (Op.  cit., 
p.  i83)  qu'il  y  a  entre  elles  une  différence  fonda- 
mentale. Dans  les  religions  de  mystères,  on  insiste 
surtout  sur  une  transmutation  presque  magi<iue  de 
la  substance,  tandis  que,  chez  Paul,  la  conception  du 
TTiîùyo'.  place  au  premier  rang  le  point  de  vue  moral; 
on  ne  peut  y  voir  aucune  spéculation  métaphysique. 

Mais  peut-on  soutenir  que  c'est  de  la  littérature 
des  mystères  que  Paul  avait  reçu  cette  idée  du  jû,«3t 
svîu/À'xri/îiv  et  de  la  ôolc.  qui  est  accordée  à  ce  corps  ? 
C'est  ce  que  fait  Rkitzenstein  (Op.  cit.,  p.  169-181) 
dans  une  suite  de  considérations  qu'il  n'est  pas  facile 
de  tirer  au  clair  :  tenons  nous-en  à  l'essentiel. 

Reitzenstein  met  en  rapport  direct  la  conception 
du  corps  pneumatique  avec  la  notion  des  vêtements 
célestes  que,  dans  certaines  religions  orientales,  les 
âmes  purifiées  recevaient  à  travers  les  sept  sphères 
au  séjour  de  la  lumière  infinie.  Cumont  nous  apprend 
que  0  c'est  une  vieille  croyance  orientale  que  les 
âmes,  conçues  comme  matérielles,  portent  des 
vêlements...  De  là  vient  l'idée,  qui  se  retrouve  jus- 
qu'à la  fin  du  paganisme,  que  les  âmes,  en  traver- 
sant les  si>hères  planétaires,  se  revêtent,  comme  de 


997 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


998 


tuniquea  successives,  des  qualités  de  ces  astres  ». 
Mais  quel  rapport  peut-il  y  avoir  entre  cette  idée  et 
la  conception  du  corps  pneumatique  chez  Paul,  dans 
laquelle  le  rvrjfirz  n'est  pas  quelque  chose  d'extérieur, 
un  vêtement  sur  le  corps,  mais  un  principe  d'action 
qui  anime  le  corps? 

Pour  étayer  son  hypothèse,  Reitzenstein  cite  les 
passages  suivants  des  écrits  hermétiques  :  Hermès 
(Corpus  Hermelicum,  VIII,  2)  exhorte  les  hommes  à 
chercher  un  pilote  pour  les  conduire  vers  les 
portes  de  la  Gnose,  où  brille  l'éclatante  lumière...  et 
à  déchirer  la  robe  qu'ils  portent,  ce  vêtement  d'igno- 
rance principe  de  la  méchanceté.  Constatons  de 
nouveau  que  la  conception  paulinienne  est  tout  autre. 
Dans  un  autre  passage  des  mêmes  écrits,  XVIII,  il 
est  parlé  du  a^i/jot  à7ùij.y.zm,  mais  le  contexte  indique 
(pie  nous  sommes  là  dans  une  spéculation  métaphy- 
sique, qui  ne  peut  être  mise  en  rapi)ort  avec  la 
conception  tout  objective  de  Paul.  Ailleurs  encore, 
XIII,  i4,  Tat,  qui  vient  d'être  régénéré,  demande  à 
son  père  Hermès  si  ce  corps,  composé  de  puissances, 
se  décompose  jamais.  Hermès  lui  répond  :  Le  corps 
sensible  de  la  nature  est  loin  de  la  génération  essen- 
tielle (du  corps  régénéré).  L'un  est  décoinposable, 
l'autre  ne  l'est  pas  ;  l'un  est  mortel  et  1  autre  inmior- 
tel.  Ignores-tu  que  tu  es  devenu  Dieu  et  fils  de  l'Un, 
ainsi  que  moi  ?  11  est  question  dans  ce  passage  d'une 
transformation  essentielle  de  l'iiomme  qui  devient 
Dieu.  Cette  idée  est  tout  à  fait  étrangère  à  saint  Paul, 
pour  qui,  dans  le  passage  du  corps  psychique  au 
corps  pneumatique,  il  n'y  a  pas  un  changement  de 
substance,  mais  de  principe  d'action. 

Quelle  est  donc  chez  lui  la  conception  du  -•:>u.y- 
-TvîvuaTixov  ?  Pour  l'expliquer  dans  son  entier,  il  fau- 
ilrait  exposer  toute  la  doctrine  de  l'Apôtre  sur  la 
résurrection  des  morts,  travail  qui  a  été  fait  ail- 
leurs et  auquel  nous  renvoyons  le  lecteur  (Mangknot, 
OTi.  cil.  Ueiue  du  Clergé  français,  t.  LXXXIV, 
p.  257-'289)  :  restreignons  le  sujet  au  nécessaire. 
Uemarquons  que  Paul  met  en  opposition  le  corps 
psychique  et  le  corps  pneumatique  :  ^TreicsTai  7û/j.y. 
^•jyiv.iv,  iysipzrvA  aSi[j.v.  "n-Jijij-v.Tt'/Av,  I  Cor.^  XV,  /|/i.  Or,  le 
corps  psychique,  c'est  le  corps  animé  par  la  l'uyr:  ;  le 
corps  pneumatique  sera  donc  le  corps  animé  par  le 
TTJsj/iv..  En  cette  vie,  le  corps  humain  est  surtout  sous 
l'influence  de  la  ^'jz^,,  principe  de  vie  animale,  siège 
des  sensations,  des  instincts,  des  sentiments;  il  est 
corps  psychique,  quoique  l'action  du  r>;-3//«  s'exerce 
déjà  en  l'homme  dès  cette  vie,  soit  au  point  de  vue 
naturel,  soit,  chez  le  chrétien,  an  point  de  vue 
surnaturel.  Mais  le  corps  ressuscité  sera  dégagé  de 
toute  opération  animale,  et  il  aura  pour  principe  de 
vie  le  TJi\j/j!/..  Ce  tosî/jioc  n'est  pas,  comme  on  pourrait 
le  conjecturer,  le  Saint-Esprit,  c'est  l'esprit,  élément 
supérieur  de  la  personnalité  humaine,  agissant  en 
union  avec  le  Saint-Esprit.  L'homme  ne  sera  donc 
pas  divinisé,  comme  l'enseignent  certains  passages 
de  la  littérature  des  mystères,  que  nous  avons  cités. 

Ce  corps  pneumatique  sera  semblable  au  corps 
glorifié  de  Notre-Seigneur,  nous  dit  saint  Paul,  Phi- 
lip., III,  21  :  Celui-ci  (Jésus-Christ)  transformera  le 
corps  de  notre  humiliation  pour  le  rendre  semblable 
au  corps  de  sa  gloire,  roi  7oJ//«Tt  t^ç  oo'çï;;  «ùtoj  j 
cf.  (  Cor.,  XV,  liÇj.  Ce  corps  du  Christ  a  donc  pour 
caractéristique  spéciale  d'être  un  corps  de  gloire, 
c'est-à-dire  un  corps  glorieux.  Devrons-nous  admet- 
tre avec  Reitzenstein  que  Paul  a  emprunté  aux  mys- 
tères cette  idée  de  la  ôo?«,  lumière  brillante  ? 

Dans  les  écrits  hermétiques,  l'âme  transformée  est 
représentée  comme  joigTiant  le  choeur  des  dieux,  et 
cela  est  la  gloire  la  plus  parfaite,  r,  zùnozdrr,  ti-v.,  de 
l'âme.  Dans  un  papyrus  magique,  un  magicien  prie 
Isis  de  la  façon  suivante  :  AiçKjov ,«;  dj;  iSi^Kiy.  t«  iv5«ot 


wj  jio'j  10-j  'Cipci'j.  On  peut  établir  un  curieux  rappro- 
chement de  cette  prière  avec  celle  de  Jésus,  s'adres- 
sant  à  son  Père  :  ïlccr^p,  od^txvjv  q'/j  riv  •jiivj  îvk  6  uii^ 
ioidrr,  15.  Joan.,  xvu,  I,  et  un  peu  plus  loin,  ^  4,  ^/<^  Ȕ 

Dans  un  traité  attribué  à  Koraarios  il  est  parlé  de 
ceux  qui  revêtiront  la  îciçK  ix  toO  n-jpii.  Mais  ce  sens 
est  inconnu  à  la  langue  grecque  courante.  Or,  Paul 
a  employé  le  mot  oà-v.  très  souvent,  77  fois,  et  d'or- 
dinaire au  sens  qu'il  reçoit  dans  les  Septante.  Dans 
son  expression,  aùiiy.  ri-^  i5of>iç,  on  pourrait  retrouver 
le  sens  donné  à  ôi|K  dans  Jsaie,  lu,  i4  :  Mriuç  y.Soïïjii'' 
àrrà  vydptîiTTuv  zà  sië^i  G-oy,  xv.i  yj  ôo'çk  co'j  kttô  tôiv  v.vdpûnoiv. 
où  il  entre  dans  ce  terme  quelque  chose  de  physique, 
comme  dans  plusieurs  écrits  apocryi>hes,  Hénoch, 
XLv,  3  ;  IV  Esdras,  vu,  78-91  ;  Apoc.  jiarucli,  XLviii, 
49,  5o,  dans  lesquels  la  gloire  est  assimilée  à  une 
grande  lumière. 

Il  nous  semble  que  l'on  devrait  rattacher  cette 
idée  du  corps  de  gloire  de  Jésus-Christ  à  la  vision 
que  Paul  en  eut  sur  le  chemin  de  Damas,  où  le  Sei- 
gneur lui  apparut  enveloppé  de  lumière  ;  il  n'y  voyait 
pas  à  cause  de  l'éclat  de  cette  lumière,  Jifa  ^oZ  j-wri^ 
ir.si-K'j,  Jet.,  XXII,  II.  Il  y  a  aussi  dans  cette  expres- 
sion un  souvenir  des  théoj)hanies  de  l'Ancien  Testa- 
ment, où  Dieu  apparaissait  à  l'homme  dans  sa  gloire, 
/.et'.,  IX,  23;  Nombres,  xir,  28,  etc.  et  de  laShekinah, 
gloire  de  Dieu,  souvent  mentionnée  dans  les  Tar- 
gums. 

Dans  sa  première  épitre  aux  Corinthiens,  Paul  leur 
apprend  que  nous  porterons  l'image,  rr.v  sUiw.^  du 
Céleste,  c'est-à-dire  de  Jésus-Christ,  xv,  ^9  ;  nous 
devons  être  transformés  à  la  même  image,  celle  du 
Seigneur,  H  Cor.,  m,  18.  Pour  lui,  d'ailleurs,  l'homme 
est  l'image  et  la  gloire   de  Dieu,  ii/.ôrj  xy.i  ôi;a  &aoû, 

I  Cor.,  XI,  7;  l'homme  est  renouvelé  selon  limage  de 
son  Créateur,  H  Cor.,  in,  10  ss.  Et,  en  effet,  d'après 
l'Apôtre,  le  croyant  est  conforme  à  l'image  du  Fils 
de  Dieu,  ffoni,,  vin,  29,   lequel   est  l'image  de  Dieu, 

II  Cor.,  IV,  4  ;  Col.,  I,  i5.  Le  croyant  est  donc  trans- 
formé à  l'image  de  Dieu. 

Paul  aurait-il  emprunté  ce  terme  et  l'idée  qu'elle 
exprime  aux  liturgies  des  mystères  qui  enseignaient 
la  déification  de  l'initié  ?  Nous  ne  le  pensons  pas, 
car  l'idée  et  l'expression  lui  venaient  directement 
de  l'Ancien  Testament.  Dieu  a  fait  l'homme  :  Il  l'a 
fait  suivant  l'image  de  Dieu,  tot  \m-j«  @:i-j,  Gen., 
I,  27.  Dieu  a  créé  l'homme  pour  l'immortalité  et  il 
l'a  fait  image  de  sa  propre  nature,  cixz-jv-  if.c,  iSiai 
iôc;T»:Tî;,  .Sagesse,  11,  28;  le  Seigneur  a  fait  l'homme 
de  la  terre...  il  la  fait  à  son  image,  xv.t  \ix6-j%  «jtsû. 
Ecclésiastique,  xvii,  3,  L'enseignement  de  l'Ancien 
Testament  est  tellement  précis  sur  ce  point  qu'il 
est  parfaitement  inutile  d'aller  chercher  cette  ex- 
pression et  cette  idée  dans  les  liturgies  des  mys- 
tères, qui  d'ailleurs  l'expriment  beaucoup  moins 
clairement. 

De  ces  études  de  détail,  passons  maintenant  à  un 
examen  portant  sur  les  rapports  qu'on  a  prétendu 
relever  entre  les  conceptions  centrales  des  mystères 
et  les  doctrines  de  saint  Paul. 

IV.  Les  conceptions  centrales  des  religions  de 
mystères  et  les  doctrines  de  saint  Paul.  — 
Avant  de  traiter  directement  cette  question,  il  est 
bon  de  nous  demander  si  nous  ne  trouverons  pas 
ailleurs  que  dans  les  religions  de  mystères  quel- 
ques-unes des  idées  que  l'on  prétend  que  saint  Paul 
leur  aurait  empruntées. 

Parmi  les  idées  que  nous  avons  rencontrées  dans 
plusieurs  des  religions  de  mystères,  il  3'  a  celle  de 
la  déification  de  l'initié,  lequel  reçoit  la  communica- 
tion directe  de  la  vérité  par  la  révélation  divine.  Or, 


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MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


1000 


dit-on,  nous  rencontrons  cette  même  conception 
dans  Paul.  Il  nous  dit,  en  effet,  que  le  Christ  vit  en 
lui,  qu'il  est  dans  le  Christ,  qu'il  a  été  crucilié  avec 
le  Christ,  qu'il  a  été  baptisé  en  sa  mort,  et  qu'il  est 
ressuscité  avec  lui.  Il  nous  parle  de  ses  visions,  de 
ses  révélations,  de  son  ascension  au  troisième 
ciel.  De  ces  passages,  il  ressort  qu'il  vivait  en 
intime  union  avec  le  Christ,  c'est-à-dire  avec  Dieu, 
et  que  c'est  de  lui  directement  qu'il  avait  reçu  la 
vérité. 

Il  n'est  nullement  nécessaire  d'avoir  recours  à  la 
littérature  des  religions  de  mystères  pour  compren- 
dre cet  état  et  cette  mentalité  mystiques  del'Apôtre; 
il  suffît  de  nous  reporter  à  l'Ancien  Testament,  où 
nous  trouverons  des  idées  et  des  états  analogues. 
Les  prophètes,  eux  aussi,  étaient  directement  in- 
struits par  Dieu  et  avaient  des  visions  extatiques; 
Dieu  vivait  en  eux  et  parlait  par  leur  bouche  :  «  Le 
Seigneur,  Yahvé,  a  parlé  »,  dit  Amos,  m,  8.  «  l'useras 
comme  ma  bouche  »,  dit  le  Seigneur  à  Jérémie, 
XV,  ig.  Isaïe  donne  ses  prophéties  comme  la  parole 
de  Yahvé,!,  2.  «  Dieu  est  avec  nous,  viii,  lO,  ii, 
car  ainsi  m'a  parlé  Yahvé,  quand  sa  main  me  sai- 
sit. »  Dieu  promet  à  Osée  de  le  liancer  à  lui  pour 
toujours  et  il  connaîtra  Yahvé,  ii,  ig,  20.  Le  psal- 
misle,  Li,  i3,  sentait  en  lui  même  la  présence  de 
Dieu,  lorsqu'il  s'écriait:  «  Ne  me  rejette  pas  loin  de 
ta  face,  ne  me  retire  pas  ton  Esprit  saint  »,  ou 
encore,  lxxiii,  28,  24  :  «  Je  serai  à  jamais  avec  toi  : 
Tu  m'as  saisi  la  main  droite  ;  par  ton  conseil  tu  me 
conduiras  et  lu  me  recevras  ensuite  dans  ta  gloire.  » 
Mais  c'est  surtout  dans  un  des  derniers  prophètes, 
EzécUiel,  que  nous  allons  retrouver  des  actes  et  des 
paroles  qui  nous  rappelleront  des  passages  des  épi- 
tres  pauliniennes.  Comme  Paul,  il  a  eu  des  visions. 
Pour  lui,  les  cieux  s'ouvrirent  et  il  vit  des  visions  de 
Dieu,  I,  I  ;  il  aperçut  l'image  de  la  gloire  de  Yahvé. 
A  cette  vue,  il  tomba  sur  sa  face  et  il  entendit  une 
voix  qui  lui  parlait,  et  l'Esprit  entra  en  lui  et  il 
entendit  celui  qui  lui  parlait,  i,  28-n,  2.  Yahvé  lui 
dit:((  Fils  de  l'homme,  toutes  les  paroles  que  je  dirai, 
reçois-les  dans  ton  cœur  et  écoute-les  de  tes  oreil- 
les »,  III,  10  et  l'Esprit  l'enleva,  m,  12. Et  plus  loin,  il 
raconte  qu'il  vil  encore  la  gloire  de  Yahvé  et  que 
l'Esprit  entra  en  lui,  m,  28,  2^.  La  main  du  Sei- 
gneur, de  Yahvé,  tomba  sur  lui...  l'Esprit  l'enlera 
entre  le  ciel  et  la  terre,  viii,  1,  3;  xi,  i .  Et  l'Esprit 
l'enleva  et  l'emmena  en  vision  auprès  des  captifs,  en 
vision  dans  l'Esiirit  de  Dieu.  De  tous  ces  passages, 
que  nous  pourrions  multiplier,  il  résulte  qu'Ezé- 
chiel  reçut  de  l'Esprit  de  Yahvé  la  connaissance  de 
tout  ce  qu'il  devait  enseigner  au  peuple  d'Israël  et 
qu'à  diverses  reprises  il  vil  la  gloire  de  Yahvé. 
Nous  trouvons  là,  beaucoup  mieux  que  dans  les  reli- 
gions de  mystères,  les  idées  de  Paul  et  l'idée  d'un 
enseignement  donné  directement  par  Dieu.  Obser- 
vons cependant  que,  pour  lui,  c'était  un  fait  d'expé- 
rience et  qu'il  n'avait  pas  à  chercher  ailleurs  qu'en 
lui-même  pour  en  être  convaincu.  Notre  démonstra- 
tion n'a  donc  de  valeur  que  contre  les  critii[ues  qui 
soutiennent  que,  dans  cette  affirmation,  l'Apôtre 
dépendait  des  doctrines  helléniques  de  son  temps. 
Reconnaissons  néanmoins  que  son  enseignement 
sur  l'Esprit  de  Dieu  a  pu  lui  être  suggéré  par  les 
nombreux  passages  où  le  prophète  parle  de  l'Esprit 
de  Y'alivé. 

Et  si  ma.intenant  nous  étudions  l'apocalyptique 
juive,  de  peu  antérieure  à  Paul,  et  même  contempo- 
raine dans  quelques-unes  de  ses  parties,  nous  trou- 
vons encore  cette  idée  de  l'Esprit  de  Dieu  instrui- 
sant le  voyant  et  parlant  par  sa  bouche.  Esdras 
prend  une  coupe,  pleine  d'une  eau  brillante  comme 
du  feu,  et  quand    il  eut   bu  cette  eau  (l'Esprit),  la 


connaissance  coula  dans  son  cœur  ;  sa  poitrine  se 
dilata  de  sagesse,  son  âme  conserva  le  souvenir, 
IV  Esdrcis,  xiv,  89,  ^0.  Le  voyant  était  préparé  à 
cette  extase  mystique  par  les  pratiques  ascétiques. 
Le  Seigneur  dit  à  Baruch  :  «  Va  et  purilie-toi  pendant 
sept  jours,  ne  mange  pas  de  jiain  et  ne  bois  que  de 
l'eau  et  ne  parle  à  personne.  Et  ensuite  viens  à  cette 
place  et  je  me  révélerai  à  toi  et  je  t'instruirai  du  vrai 
et  je  te  donnerai  le  commandementen  ce  qui  regarde 
la  méthode  des  temps.  »  Apocalypse  de  Baruch,  xx, 
5,  6.  Cf.  IV  JCsdras,  ix,  24,  26. 

Nous  trouvons  aussi,  dans  la  littérature  apocalyp- 
tique, mentionnée  à  diverses  reprises  l'ascension  au 
ciel  de  l'àme  du  voyant.  «  Et  en  ces  jours,  dit 
IIknoch,  XXXIX,  3,  des  nuages  m'enlevèrent  et  un 
tourbillon  me  transporta  hors  de  la  terre  et  me 
déposa  à  la  lin  des  cieux.  Et  là  je  vis  une  autre 
vision  :  les  demeures  des  saints  et  les  lieux  de  repos 
des  justes.  »  Dans  le  Livre  des  .S'ecre/5  (<'//énot/i,xxi,5, 
Ilénoch  est  enlevé  par  l'ange  Gabriel  et  placé  devant 
la  face  du  Seigneur  ;  il  tomba  aux  pieds  du  Seigneur 
et  l'adora  et  le  Seigneur  lui  parla,  x.xii,  4;  sur 
l'ordre  du  Seigneur,  Gabriel  lui  enleva  son  vêtement 
de  la  terre  et  l'oignit  de  l'huile  sainte  et  le  revêtit 
du  vêtement  de  la  gloire  du  Seigneur  et  il  devint 
comme  un  des  bienheureux. 

On  remarquera  qu'en  aucun  de  ces  passages  le 
prophète  ou  le  voyant,  admis  en  la  présence  de 
Dieu,  n'est  absorbé  en  Dieu;  il  n'est  jamais  parlé 
d'une  union  mystique  avec  Dieu  qui  le  déiOe.  C'est 
là  une  différence  profonde  avec  les  religions  de 
mystères,  dans  lesquelles  l'initié  est,  au  sens  strict, 
déilié;  différence  que  nous  retrouverons  dans  les 
épîtres  pauliniennes  :  l'union  avec  Dieu  par  la  grâce 
n'implique  pas  la  déilication  du  croyant. 

Passons  à  un  autre  ordre  d'idées.  D'après  LoiSY 
(L'Evangile de  Paul,  li.  II.  l..Ii.,  t.  V,  N.  S.,  p.  187 ss. 
Paris,  1914),  c'est  dans  la  théologie  et  la  pratique  de 
certains  mystères  païens  que  Paul,  rompant  avec  les 
idées  nationales  des  Juifs  et  même  avec  celle  de 
Jésus,  pour  lesquels  le  salut  aurait  été  réservé  aux 
seuls  Israélites,  avait  trouvé  son  principe  de  la 
participation  de  tous  les  peuples,  Juifs  et  Gentils,  au 
salut  par  la  foi  au  Christ  rédempteur.  Lorsque  Paul, 
dit-il,  écrit  aux  Koinains,  m,  29,  3o  :  0  Dieu  n'est-il 
que  (le  dieu)  des  Juifs?  Ne  l'est-il  pas  aussi  des 
Gentils?  Oui,  il  l'est  aussi  des  Gentils;  car  il  y  a  un 
seul  Dieu,  qui  justiliera  le  circoncis  parla  foi  et  par 
la  foi  l'incirconcis  »,  cf.  Gai.,  m,  26;  Rom.,  i,  16,  etc. 
Qu'il  s'en  soit  ou  non  aperçu,  ce  point  de  vue  est  la 
négation  même  du  judaïsme;  et  ce  n'est  pas  le  point 
de  vue  de  l'Evangile...,  c'est  le  point  de  vue  d'Isis, 
détaillant  à  Lucius  ses  titres  et  son  pouvoir(^;7.  cit., 
p.  i45). 

En  opposition  à  l'affirmation  de  Loisy,  nous  sou- 
tenons que  cet  universalisme  du  salut,  cette  réunion 
de  tous  les  peuples  en  un  seul  devant  Dieu,  avait  été 
entrevue  par  les  prophètes  d'Israël,  et  que,  par  con- 
séquent, c'est  dans  l'Ancien  Testament  que  Sdint  Paul 
a  puisé  cette  idée,  dont  il  a  développé  ensuite  toutes 
les  conséquences.  «  L'Eternel,  dit  Isaïe,  xx>',  6,  pré- 
pare à  tous  les  peuples  un  festin  succulent  »  ;  les 
peuples,  II,  3,  se  rendront  en  foule  à  la  montagne  de 
l'Eternel.  Enfln,  Dieu  dit  à  son  Serviteur  :  «  C'est  peu 
que  tu  sois  mon  Serviteur,  pour  relever  les  tribus 
de  Jacob  et  pour  ramener  les  restes  d'Israël;  je 
t'établis  pour  être  la  lumière  des  nations,  pour  por- 
ter mon  salut  jusqu'aux  extrémités  de  la  terre  »,  Is., 
XLix,  6.  Cf.  LUI,  i5.  Pour  Habacuc,  11,  i4,  la  terre 
sera  remplie  de  la  connaissance  de  la  gloire  de 
l'Eternel. 

Mais  c'est  surtout  dans  les  enseignements  du  Sei- 
gneur que  l'Apôtre  des  nations  a  puisé  sa  doctrine 


lOOi 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


1002 


de  l'universalUé  Ju  salut  pour  tous  les  peuples,  de 
l'appel  de  toutes  les  nations  à  faire  partie  du  royaume 
de  Dieu.  Jésus  est  le  salut  que  Dieu  a  préparc  pour 
tous  les  peuples,  la  lumière  <pii  doit  éclairer  les  na- 
tions, Le.  II,  3o-32;  par  lui  toute  cliair  vei-ra  le  Salut 
de  Dieu  '  Le,  m,  6;  Isaïe,  ii,  3o  ;  il  viendra  des 
hommes  de  l'Orient  et  de  l'Oceidenl  s'asseoir  à  table 
dans  le  royaume  de  Dieu,  Le,  xiii,  29;  la  pénitence 
et  le  pardon  seront  prêches  au  nom  du  Messie  à  toutes 
les  nations.  Le,  xxiv,  46,  47  i  l'Evangile  doit  être 
prêché  à  toutes  les  nations.  Me,  xiii,  10;  Jésus 
ordonne  à  ses  apôtres  de  faire  toutes  les  nations  ses 
disciples,  Mt.,  xxvni,  19;  la  vocation  des  gentils  au 
salut  est  clairement  enseignée  par  la  parabole  des 
vignerons  homicides,  Mt.,  xxi,  33-46;  Me,  xii,  i-ia; 
Le,  XX,  g-iQ-  n  serait  facile  de  multiplier  les  textes; 
ceux-là  sullisent. 

Comparons  maintenant  les  conceptions  centrales 
des  religions  de  mystères  à  celles  de  saint  Paul.  Les 
conceptions  que  nous  rencontrons  dans  presque  tou- 
tes les  religions  de  mystères  se  résument  dans  les 
suivantes  :  Les  initiés  obtiennent  le  salut,  trwTvjpia;  ce 
salut  les  délivre  de  la  tyrannie  du  destin,  dont 
l'épreuve  la  plus  cruelle  est  la  mort.  L'initié  est 
donc  assuré  de  l'immortalité,  qui  lui  est  conférée 
par  la  régénération,  Kva/ewâTJai,  -a'tv/-/s.Jîzia.,  Une  vie 
divine  est  accordée  à  l'initié  qui  est  déilié,  Ot'J)r;,'j.i, 
à-5*£w«r.vai,  ce  qui  lui  procure  l'union  avec  la  divinité. 

On  a  voulu  trouver  dans  ces  idées  les  origines  de 
la  conception  chrétienne  du  salut  et  de  l'immortalité 
bienheureuse  :  «  Les  mystères  païens  et  le  christia- 
nisme avec  eux,  dit  LoisY  (Les  mystères  païens  et  le 
mystère  chrétien,  II.  IL.  L.  R.,  t.  IV,  N.  S.,  p.  lo), 
promettaient  à  leurs  adeptes  l'immortalité  des 
dieux...  C'est  du  Christ  lui-même  que  le  chrétien 
reçoit  l'assurance  de  l'iinmorlalité  ;  il  la  tient  donc 
de  celui  qui,  ayant  connu  la  mort,  a  connu  le 
premier  la  résurrection  et  la  gloire  auprès  de  Dieu. 
C'est  parce  qu'il  est  uni,  assimilé  au  Christ,  mort  et 
ressuscité,  que  le  chrétien  est  assuré  de  ressusciter 
lui-même  après  sa  mort.  De  même,  dans  les  mys- 
tères païens,  c'est  dans  une  relation  intime,  une 
étroite  union  avec  les  divinités  des  mystères  que 
les  initiés  puisent  la  garantie  d'une  vie  heureuse 
dans  le  monde  éternel.  Ces  divinités  aussi  sont  spé- 
cialement qualiQces  pour  procurer  aux  hommes  une 
telle  grâce.  »  Et  ailleurs  encore  il  dira  {The  Christian 
Mystery,  dans  The  Hibbeit  Journal,  vol.  X,  p.  5i. 
London,  1911)  :  «  Jésus-Christ  fut  un  dieu  sauveur 
d'après  la  fai,^on  d'un  Osiris,  un  Attis,  un  Mithra. 
Comme  eux,  il  appartenait  par  son  origine  au  monde 
céleste;  comme  eux  il  est  apparu  sur  la  terre; 
comme  eux  il  a  accompli  une  œuvre  de  rédemption 
universelle,  efficace  et  typique;  comme  Adonis, 
Osiris  et  Attis,  il  est  mort  d'une  mort  violente  et 
comme  eux  il  a  été  rappelé  à  la  vie;  comme  eux  il  a 
préliguré  dans  sa  destinée  celle  des  êtres  humains 
qui  prendraient  part  à  son  culte  et  commémoreraient 
sa  mystique  aventure;  comme  eux,  il  a  prédestiné, 
préparé  et  assuré  le  salut  de  ceu.x  qui  deviennent 
participants  de  sa  passion.  r> 

Examinons  d'abord  les  données  des  textes  sur  ces 
conceptions  des  religions  de  mystères,  et  mettons-les 
en  présence  des  enseignements  de  saint  Paul  sur  ces 
mêmes  points.  On  constatera  (]ue  ces  conceptions 
sont  peu  précises,  plutôt  obscures,  et  n'ont  avec  celles 
de  l'Apôtre  que  certains  rapports  de  termes.  Obser- 
vons encore  que  les  idées  que  nous  trouvons,  en 
particulier  dans  les  liturgies  milhriaques  ou  les 
écrits  hermétiques,  sont  quelques-unes  peut-être 
anciennes,  ce  que  nous  ne  pouvons  savoir,  mais  en 
tout  cas  nous  ont  été  transmises  par  des  documents 
postérieurs  aux  épitres  pauliniennes. 


Dans  l'exposé  que  nous  avons  fait  des  différents 
mystères,  nous  avons  relevé  cette  conception  très 
ancienne  de  la  communion  avec  la  divinité,  obtenue 
par  la  manducalion  d'une  victime  qui  la  représentait. 
Dans  les  rites  qui  se  concrétisaient  dans  la  ligure 
mysti<iue  de  Dionysos  Zagreus,  le  taureau,  représen- 
tant le  dieu  lui-moine,  était  mis  à  mort  et  dévoré. 
Sa  vie  se  transfusait  dans  ses  adorateurs.  Les  initiés 
aux  mystères  de  Dionysos,  dit  Clkment  d'Alexan- 
DRiK  {l'rutrej/t.,  11,  12;  cf.  Scholion  ancien  sur  i,  2), 
mangent  de  la  chair  crue;  cette  initiation  symbolise 
le  dépècement  de  son  corps  que  Dionysos  a  subi  par 
les  mains  des  Titans. 

Une  communication  moins  matérielle  de  la  divinité 
est  celle  que  la  religion  grecque  nommait  l'inspira- 
tion divine,  'i-jOmi«.^iA'Ji.  La  prière  à  Hermès  (Kenyon, 
Greek  l'apyri,  I,  s.  116):  «  Viens  en  moi.  Seigneur 
Hermès,  comme  l'enfant  dans  les  entrailles  des 
femmes  »,  précise  cette  idée.  A  cette  conception  de 
l'inspiration,  se  i-elie  celle  de  l'extase, ézttkti;,  état  qui 
est  produit  par  l'entrée  d'un  élément  divin  dans 
l'extatique,  lequel  devient  i-^Oioi,  animé  par  Us  dieux. 
Du  même  ordre  est  la  /vcûhî,  ou  la  vision  de  la  divi- 
nité, qui  transforme  l'àine  en  la  divine  essence.  Dans 
la  littérature  hermétique,  la  communication  de  la 
révélation  régénère.  L'âme  est  rendue  capable  de 
s'élever  dans  la  demeure  divine  et  de  devenir  un 
avec  la  divinité.  Cette  sorte  d'union  mystique  pro- 
vient probablement  en  partie  des  anciennes  spécu- 
lations physico  religieuses  et  en  partie  de  leur 
interprétation  pythagoricienne  ou  stoïcienne,  ensei- 
gnant que  les  hommes  atteignent  la  vision  de  Dieu 
par  le  moyen  des  éléments,  dont  les  premiers  princi- 
pes existent  dans  la  divinité.  On  a  conçu  quelquefois, 
et  cela  devait  se  produire, comme  un  mariage  spirituel 
de  l'âme  avec  Dieu  (Undbkiiill,  Mysticism,  p.  496. 
London). 

Dans  les  mystères  d' Attis,  l'initié  est  sauvé  de  ses 
tourments  eomme  le  dieu  a  été  sauvé.  Par  (juel 
moyen  était-il  assuré  de  l'immortalité  ?  On  l'ignore. 
Dans  la  description  que  fait  Apulke  de  l'inilialion  de 
Lucius  aux  mystères  d'Isis,  cette  initiation  est  décrite 
par  le  grand  prêtre  comme  une  mort  volontaire, 
suivie  d'une  nouvelle  naissance.  Sallustils  parle  des 
nouveaux  initiés  aux  mystères  d'Attis,  recevant  du 
lait  en  nourriture,  comme  étant  nés  de  nouveau. 
Dans  le  culte  d'Osiris,  l'adorateur,  uni  au  dieu  qui 
vit,  partageait  sa  vie  divine. 

D'après  Sopater,  dit  Uamsay  {Mysteries,  dans 
VEncyclopaedia  Britannica,  9'  éd.,  London),  l'initia- 
tion établit  une  parenté  de  l'âme  avec  la  nature 
divine  et  Tuéon  de  S.myrne  affirme  que  le  degré  final 
de  l'initiation  est  l'état  de  bonheur  et  de  faveur 
divine  qui  en  est  le  résultat.  Mais  quel  est  pour  notre 
sujet  la  valeur  du  témoignage  de  Sopater,  auteur 
du  vi'  siècle  après  Jésus-Christ  ou  même  celui  de 
Théon,  qui  est  de  l'an  1 17  après  J.-C.  '  ? 

Examinons  maintenant  la  doctrine  de  saint  Paul 
sur  le  salut  de  l'homme  par  le  Christ,  afin  de  faire 
ressortir  ce  qui  la  différencie  absolument  des  idées 
des  liturgies  mystiques  que  nous  venons  d'exposer 
sommairement. 

Si  nous  comparons  le  personnage  que  fut  Jésus  à 
ce  qu'étaient  Osiris  et  Attis,  une  différence  essen- 
tielle s'affirme  iiumédialenient.  Jésus  est  un  person- 
nage historique  qui  a  vécu,  qui  a  enseigné  à  ses 
disciples  une  doctrine  de  salut,  qui  a  souffert  et  qui 

1.  Sur  la  communion  de  l'homme  avec  la  divinité,  on 
pourra  consulter  lea  divers  articles,  publiés  dans  VEncy- 
clopaedia II/'  Religion  and  Ethics,  sur  cette  question,  exa- 
minée chez  divers  peuples,  en  particulier  chez  les  Baby- 
loniens, le.s  Chaldéens,  les  Egyptiens,  les  Giecs  et  les 
Romains,  les  Hébreux, etc.  Vol.  lil,p.  736.  Edinburgh,  1910. 


1003 


MYSTERES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


1004 


est  mort  réellement.  Sa  résurrection  est  un  fait  his- 
torique qui  a  été  attesté  par  de  nombreux  témoins. 
Osiris  et  Attis,  au  contr;iire,  sont  des  personnages 
mythiques,  représentant  d'une  façon  symbolique  les 
changements  annuels  de  la  végétation,  qui  s'arrête 
en  hiver,  qui  meurt  dans  les  conceptions  populaires 
d'autrefois  et  qui  reprend  vie  au  printemps,  qui 
renaît.  Le  meurtre  d'Osiris  et  la  mort  d'Attis,  opérée 
par  lui-même,  n'avaient  rien  de  méritoire  et  n'ont 
jamais  été  considérés  comme  ayant  une  elVicacilé 
rédemptrice;  ils  ne  sont  que  la  transformation 
mythologique  de  phénomènes  naturels  ou,  comme 
dans  le  culte  de  Mithra,  l'explication  légendaire  d'un 
mythe  astral.  La  sotériologie  des  mystères  ne  com- 
porte donc  ni  participation  morale  chez  l'homme  ni 
collaboration  méritoire  et  etBcace  chez  les  dieux.  11 
n'j'  a  aucune  relation  entre  la  mort  des  dieux  et  les 
péchés  des  hommes.  Ces  morts  des  dieux  peuvent- 
elles  donc  être  comparées  à  la  mort  du  Christ  don- 
nant sa  vie  pour  l'humanité?  Il  n'y  avait,  en  outre, 
aucun  rapport  entre  les  lamentations  rituelles  des 
femmes,  pleurant  à  une  époque  déleriuinée  la  mort 
d'Osiris  et  d'Attis,  et  la  participation  du  chrétien 
aux  soutTrances  du  Christ  qui  le  transforment  et  lui 
donnent  une  vie  nouvelle,  laquelle  se  poursuit  dans 
toutes  les  actions  de  sa  vie  quotidienne;  il  n'y  arieJi 
là  de  rituel  ou  de  momentané. 

Dans  les  religions  de  mystères,  le  salut,  ^orr.pix, 
n'impliquait  pas  la  rémission  du  péché,  mais  était  la 
délivrance  de  ces  fardeaux,  le  destin,  la  nécessité, 
les  maux  physiques,  et  entin  la  mort  qui  oppriment 
l'homme  ;  la  vie  immortelle  était  analogue  à  la  vie 
sur  la  terre.  EnQn,  ce  salut  était  obtenii  par  l'accom- 
plissement strict,  mécanique  des  cérémonies  sacrées; 
la  volonté  de  l'initié  n'était  pas  nécessaire  pour 
l'obtention  des  effets  de  l'initiation.  En  fait,  le  salut 
était  tout  extérieur,  n'atteignait  en  rien  l'intérieur  de 
l'initié  et  n'inlluait  en  aucune  façon  sur  sa  conduite 
morale.  L'initié  n'assumait  aucune  obligation  mo- 
rale. C'est  seulement  au  temps  de  l'empire,  dit  le 
P.  L.\GHANGE  (Suint  Paul,  l'Epitre  aux  Homains, 
p.  19.  Paris,  1916),  que  l'idée  du  salut  prit  corps  dans 
les  mystères.  Encore  est-il  que  le  salut  consiste  à 
obtenir  l'immortalité  bienheureuse,  à  échapper  aux 
périls  de  l'enfer  ou  aux  embûches  des  démons,  à  se 
purifier  par  les  rites  et  l'ascèse,  non  à  être  délivré 
du  péché  par  le  pardon  (de  même  RBiTZEKSTBiN,i'oi- 
niandres,  p.  180,  note  i). 

Chez  saint  Paul,  l'idée  du  salut  était  toute  diffé- 
rente; elle  procédait  d'abord  de  l'Ancien  Testament, 
/s.,  xLvi,  i3;  m,  10,  où  le  salut  comportait  la  déli- 
vrance des  maux  matériels  et  spirituels.  Pour  l'Apô- 
tre, les  termes  sci-zr.pix  et  o^'^ïm  ont  un  sens  strictement 
spirituel.  Le  salut  est  la  justification  du  pécheur,  une 
réconciliation  avec  Dieu,  une  participation  à  la  vie 
du  Christ,  opérée  par  l'amour  de  Dieu.  «  Dieu,  écrit- 
il  aux  Romains,  v,  8-10,  prouve  son  amour  envers 
nous  en  ce  que  le  Christ  est  mort  pour  nous  quand 
nous  étions  encore  des  pécheurs;  à  bien  plus  forte 
raison  donc,  étant  maintenant  justifiés  par  son  sang, 
serons-nous  sauvés  par  lui  de  la  colère,  car  si,  lors- 
que nous  étions  ses  ennemis,  nous  avons  été  récon- 
ciliés avec  Dieu  par  la  mort  de  son  Fils,  à  bien  plus 
forte  raison,  étant  réconciliés,  serons-nous  sauvés 
par  sa  vie.  n  II  suit  de  là  que  la  vie  morale  de  l'homme 
justifié  est  transformée.  Nous  ne  devons  plus  vivre 
selonla  chair,  llom.,\iu,  12.  «  L'amour  du  Christ  nous 
presse...  il  est  mort  pour  tous,  afin  que  ceux  qui  vi- 
vent ne  vivent  plus  pour  eux-mêmes,  mais  pour  celui 
qui  est  mortet  ressuscité  pour  eux.  «Il  Cor.,  v,  i4-i5. 

Nous  sommes  ici  dans  une  atmosphère  bien  diffé- 
rente de  celle  des  religions  de  mjstéres.  On  ne 
retrouve  pas  d'ailleui's  dans  ces  dernières  cette  idée 


paulinienne  du  salut  accordé  par  la  foi  an  Fils  de 
Dieu,  dans  laquelle  vit  le  fidèle,  Gai.,  11,  20  :  «  Je  vis, 
non  plus  moi-même,  mais  le  Christ  vit  en  moi.  Et  la 
vie  que  je  vis  maintenant  dans  la  chair,  c'est  une  vie 
dans  la  foi  à  Dieu  et  au  Christ  qui  m'a  aimé  et  qui 
s'est  livré  lui-même  pour  moi.  »  Il  y  a  donc  entje  le 
Christ  et  le  fidèle  une  union  qui  produit  dans  celui-ci 
une  lloraison  de  bonnes  actions,  et  cela  dès  ici-bas. 
<i  Ceux  qui  sont  au  Christ,  dit  saint  Paul  aux  Galates, 
V,  2:5,  ont  crucifié  la  chair  avec  ses  passions  et  ses 
désirs.  »  Les  religions  de  mystères  n'offrent  rien  de 
semblable. 

Nous  devons  examiner  ce  que  signifiaient  chez 
r.\pôtre  la  mort  et  la  résui'rection  du  fidèle  baptisé 
dans  la  mort  du  Christ  et  ressuscité  avec  lui.  Obser- 
vons d'abord  que  cette  mort  et  cette  résurrection 
ne  ressemblent  en  rien  à  celles  de  l'initié  aux  mys- 
tères d'Osiris,  qui  participait  à  la  renaissance  du 
dieu  au  printemps.  «  Notre  vieil  homme,  dit  saint 
Paul  aux  Romains,  vi,  6,  a  été  crucifié  avec  le  Christ, 
afin  que  le  corps  du  péché  fût  détruit,  pour  que  nous 
ne  fussions  pas  assujettis  au  péché.  »  Dans  la  pensée 
de  Paul,  il  s'agit  de  la  mort  au  péché  et  de  la  résur- 
rection à  une  vie  de  sainteté,  conceptions  morales, 
nous  le  répétons,  que  l'on  ne  trouve  pas  dans  les 
mystères  d'Osiris  ou  en  d'autres,  qui  reproduisent 
dans  un  certain  degré  les  idées  mystiques  inhérentes 
à  la  nature  humaine. 

Enfin,  remarquons  qu'on  ne  retrouve  nulle  paît 
dans  les  é|)itres  pauliniennes  cette  conception  de  la 
déification  de  l'initié,  que  nous  avons  signalée  ]ilu- 
sieurs  fois  dans  les  religions  de  mystères.  Le  fidèle 
est  l'enfant,  rexvo»,  le  fils,  ^■'o;,  de  Dieu  :  «  Vous  avez 
reçu,  dit  l'Apôtre  aux  Romains,  vni,  i5,  16,  l'esprit 
d'adoption  par  lequel  nous  crions  Abba,  Père. 
L'Esprit  lui-même  rend  témoignage  à  notre  esprit  que 
nous  sommes  enfants  de  Dieu.  Or,  si  nous  sommes 
enfants,  nous  sommes  aussi  héritiers,  cohéritiers  du 
Christ  »,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  que  nous  sommes 
déifiés;  car,  ainsi  que  Paul  l'affirme  aux  Corinthiens, 
dans  sa  seconde  épîlre,  m,  18,  nous  sommes  trans- 
formés en  l'image  du  Christ.  Or,  être  conforme  à 
l'image  de  quelqu'un  ne  signifie  pas  être  de  même 
nature  que  lui.  Le  chrétien,  cependant,  participe  à 
la  nature  de  Dieu  par  le  don  de  la  gi-àce.  C'est  dans 
ce  sens  qu'il  faut  interpréter  tous  les  passages,  où 
il  est  parlé  de  l'union  du  fidèle  avec  le  Christ,  de  sa 
vie  dans  le  Christ,  par  le  Christ. 

Nous  compléterons  cet  exposé  en  établissant  qu'il 
n'y  a  dans  les  doctrines  de  saint  Paiil  sur  le  bap- 
tême du  fidèle  et  sa  participation  à  la  cène  eucharis- 
tique aucune  ressemblance,  sauf  peut-cire  de  termes, 
avec  les  liturgies  des  religions  de  mystères. 

V.  Les  rites  dn  baptême.  —  Les  Actes  des 
Apôtres  nous  apprennent  que,  dès  les  premiers  joujs 
du  christianisme,  les  apôtres  baptisèrent  ceux  qui 
crurent  en  Jésus-Christ,  11,  4i  ;  iv,  4-  Us  accomplis- 
saient ainsi  l'ordre  de  leur  Maître,  qui  leur  avait 
enjoint  de  baptiser  toutes  les  nations  au  nom  du 
Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  il//.,  xiviii,  19.  Il 
est  souvent  ensuite  parlé  dans  le  courant  du  même 
livre,  vin,  12,  16;  x,  48;  xvi,  i5;  xviii,8,elc.,de  ceux 
qui  furent  baptisés.  Saint  Paul  parla  à  diverses 
reprises,  Rom.,  vi,  3;  I  Cor.,  i,  i5,  16;  xn,  |3; 
Gui.,  m,  27,  de  ceux  qui  ont  été  baptisés;  du  bap- 
tême et  de  ses  effets,  Rom.,  vi,  4;  Eph.,  iv,  5;  Col., 
Il,  12.  et  de  son  enseignement,  il  ressort  que  le  bap- 
tême est  un  bain  de  régénération  et  de  renouvelle- 
ment :  Dieu  nous  a  sauvés,  i-w7£v,  par  l'abluliondc  la 
régénération  et  du  renouvellement  de  l'Esprit-Saint, 
qu'il  a  répandu  abondamment  sur  nous  par  Jésus- 
Christ,  notre  Sauveur,  Tiie,  m,  5. 


1005 


MYSTÈRES  PAÏExNS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


1008 


Peul-on  voir,  ninsi  que  l'ont  fait  quelques  criti- 
<iues,  en  particulier  LoisY  (L'iniiiiition  chrétienne, 
jR.  H.  L.  H.,  t.  V,  p.  198  ss.)  et  P.  Gardner*,  dans 
le  baptême  chrétien  et  dans  les  enseignements  de 
l'Apfitre  à  son  sujet,  une  reproduction  des  rites  de 
purilication  des  religions  de  mystères?  L'examen 
des  documents  prouvera  que,  s'il  y  a  eu  entre  les 
deux  une  certaine  analogie  de  ternies,  il  n'y  a  pas 
eu  dépendance. 

Il  est  inutile  de  rappeler  les  rites  de  lustration 
du  culte  d'EriJa  en  liabylonie,  les  purifications 
chez  les  Parsis,  le  baptême  de  la  religion  man- 
déenne  (On  trouvera  une  étude  sur  le  baptême  chez 
dilïérents  peuples  dans  les  articles  Banlisrn,  vol.  II, 
et  Initiation,  vol.  Vil  de  i'Encycloiiicrlia  of  Religion 
rt/irf  i'fAfts,  Eldinburgh,  1909  et  1914).  Nous  recon- 
naissons que  des  relig'ions  anciennes  ont  eu  des 
rites  de  purification  :  c'est  une  cérémonie  qui  ressort 
de  la  nature  même  des  choses.  Rappelons  seule- 
ment le  bain  de  purification  dans  la  mer  des  futurs 
initiés  aux  mystères  d'Eleusis,  l'ablution  des  initiés 
dans  les  mystères  d'Isis.  Teutulmiîn  (De  baptismo,  v) 
nous  en  a  parlé  :  Nam  et  sacris  qui  bu  s  dam  per  la- 
vacruni  initiantur  Isidis  aUcujus  aut  Milkrae...  cerle 
ludis  Apallinaribus  et  Eleusiniis  linguuntur,  idque 
se  in  regenerationem  et  impunilatem  perjurioruni 
suorum  ugere  praesuiniinl. 

On  a  même  voulu  retrouver  dans  un  papyrus 
{Papyrus  de  Paris,  li"))  du  ii'  siècle  avant  J.-G.  l'idée 
de  mort  rattachée,  comme  dans  saint  Paul,  à  celle  du 
baptême.  Un  novice  du  temple  de  Serapis,.'\.pollonios, 
aurait  écrit  à  son  directeur  spirituel  Ptolemaios,  qui 
différait  son  initiation  sous  prétexte  que  la  mort 
serait  la  punition  d'une  initiation  prématurée,  qu'il 
ne  pouvait  mourir  et  que,  s'il  voyait  qu'il  devait 
être  sauvé,  qu'alors  il  soit  baptisé,  zai  où  Sw^/j-tSy. 
àrc9avstv,  y.v.v  (2/;:  on  y.£^ii^a£v  7ù}0cvry.t,  to'ts  i3amiÇ'Siif.î6x. 
Telle  est,  du  moins,  l'interprétation  de  Reitzenstein 
(Die  hellenistichen  Mysterienreligionen,  p.  7^);  mais 
MiLLiGAN  (Sélections  from  tlie  greel:  Papyri,  p.  22. 
Cambridge,  1910)  explique  ce  passage  tout  autre- 
ment. ApoUonios  éci'it  à  Ptolemaios  que  toutes 
choses  sont  fausses,  et  ses  dieiix  semblablemenl, 
parce  qu'ils  nous  ont  jetés  dans  une  grande  forêt,  où 
nous  pouvons  mourir,  même  si  tu  vois  que  nous 
sommes  sur  le  point  d'être  sauvés,  alors  que  nous 
sommes  enfoncés  dans  l'embarras.  Il  n'y  aui'ait  donc 
dans  cette  lettre  aucune  allusion  à  la  mort  concomi- 
tante au  baptême. 

Signalons  tout  d'abord  quelques-unes  des  idées 
qui  différencient  profondement  le  baptême  chrétien 
des  purifications  des  mystères.  La  plus  capitale  est 
que  ces  dernières  purifiaient  le  candidat  à  1  initiation 
des  souillures  physiques,  matérielles,  de  son  impu- 
reté cérémonielle,  tandis  que  le  baptême  chrétien 
purifiait  du  péché  le  catéchumène.  Celui-ci  devait 
mener  désormais  une  nouvelle  vie  morale,  tandis 
que  le  myste  continuait  sa  vie  précédente;  ce  n'était 
pas  un  converti.  Au  point  de  vue  de  l'efficacité 
morale,  les  ablutions  des  mystères  païens  sont 
nulles,  ainsi  que  l'alfirme  Tkrtullibn  (De  Bap- 
tismo, v);  elles  sont  purement  rituelles,  mécaniques, 
inelUcaces,  viduae  aquae,  dit-il,  Ib.  Voici  sur  ce 
point  le  témoignage   de   ForcAnT  {Op.   cit.,  p.  4o3 

1.  The  religious  expérience  of  saint  l'aul,  p.  81.  London, 
19Î3.  —  D'après  Gardneh,  répétant  le  sommaire  donné 
par  Ankicii,  Das  antike  Mysterienwescn,  p.  37,  les  mys- 
tères uvuienl  trois  cariiclérisliques  notables  :  1.  Tous 
avaient  des  rites  de  puriticution,  cérémoniels  ou  moraux; 
2.  Les  initiés  communiaient  avec  la  divinité;  3.  Celte 
communion  leur  assurait  une  vie  heureuse  dans  l'autre 
monde.  Les  enseignements  de  saint  Paul  sont,  dit  Gardner, 
conforutes  à  ces  idées. 


et  289)  :  «  L'initiation  était  dans  la  vie  des  initiés  un 
événement  considérable,  propre  à  exalter  leur  foi 
en  Démêler  et  dans  ses  promesses,  mais  non  le 
début  d'une  existence  nouvelle.  »  (p.  /io3)  Et  sur  les 
purifications,  il  dit  :  «  Cette  pureté  est  toute  maté- 
rielle. Que,  plus  tard,  les  philosophes  aient  voulu  y 
voir  une  image,  un  symbole  de  la  pureté  de  l'âme 
bien  supérieure  à  celle  du  corps;  que,  dans  quelques 
inscriptions  de  l'époque  gréco-romaine,  le  règlement 
prescrive  aux  visiteurs  du  dieu  d'avoir  l'âme  pure 
aussi  bien  (pic  les  mains,  c'est  possible.  Mais  parmi 
les  témoignages  qui  nous  sont  parvenus  sur  la  pré- 
paration aux  iiij'stères,  il  n'y  a  pas  trace  d'instruc- 
tion ou  de  purilication  morale,  pas  de  prescription 
pour  réparer  ou  expier  les  fautes  commises,  pas 
d'exhortation  à  les  éviter  dans  l'avenir.  »  (p.  2B9) 

Il  n'y  a  d  ailleurs  aucun  rapport  entre  les  rites  de 
l'initiation  aux  mystères  païens  et  le  rite  du  bap- 
tême chrétien.  Ces  rites  païens  de  purilication  sont 
en  outre  des  préparations  à  l'initiation.  Dans  les 
mystères  d'Eleusis,  il  y  avait  d'abord  la  purification 
à  la  mer,  puis,  le  surlendemain,  des  sacrifices,  des 
processions,  et  alors  commençait  la  célébration  des 
grands  mystères  qui  initiaient  le  candidat  au  grade 
de  imT--r,i.  Il  n'en  était  pas  de  même  dans  le  baptême 
chrétien,  lecpiel  était  tout  à  la  fois  une  purification 
du  péché  et  une  introduction  du  néophyte  dans  le 
corps  de  l'Eglise  et  une  union  mysti(|ue  avec  Jésus- 
Christ.  «  Car,  dit  saint  Paul  dans  sa  première  épître 
aux  Corinthiens,  xii,  12,  comme  le  corps  est  un  et 
que  tous  les  membres  de  ce  seul  corps,  quoiqu'ils 
soient  plusieurs,  ne  forment  qu'un  seul  corps,  il  en 
est  de  même  du  Christ.  Car  nous  avons  tous  été 
baptisés  dans  un  seul  Esprit  pour  n'être  qu'un  corps, 
soit  Juifs,  soit  Grecs,  et  nous  avons  tous  été  abreuvés 
d'un  seul  Esprit.  »  Cf.  le  passage  de  l'épitre  aux 
Romains,  vi,  3,  que  nous  citons  plus  loin. 

Enfin,  dans  le  baptême  chrétien,  l'effet  n'était  pas 
produit,  comme  dans  l'ablution  de  l'initié  païen, 
d'une  façon  mécanique,  magicpie,  mais  d'une  façon 
spirituelle.  Pour  nous  convaincre  de  ce  fait,  il  suffit 
de  lire  quelques  passages  des  épitres  pauliniennes. 
«  Ignorez-vous,  dit  l'Apôtre  aux  Romains,  vi,  3,  que 
nous  tous  qui  avons  été  bajjtisés  en  Jésus-Christ, 
c'est  en  sa  mort  que  nous  avons  été  baptisés?  Nous 
avons  donc  été  ensevelis  avec  lui  par  le  baptême  en 
sa  mort,  afin  que,  comme  le  Christ  est  ressuscité  des 
morts  par  la  gloire  du  Père,  de  même  nous  aussi 
nous  marchions  en  nouveauté  de  vie,  car  si  nous 
sommes  devenus  une  même  plante  avec  lui  par  la 
ressemblance  de  sa  mort,  nous  le  serons  aussi  par 
la  ressemblance  de  sa  résurrection,  sachant  bien  que 
notre  vieil  homme  a  été  crucifié  avec  lui,  afin  que  le 
corjis  du  péché  fût  détruit  pour  que  nous  ne  soyons 
jilus  esclaves  du  péché,  car  celui  qui  est  mort  est 
liliéré  du  péché.  »  Et  aux  Galales,  m,  26,  27, 
il  dira  :  «  Tous  vous  êtes  ûls  de  Dieu  par  la  foi  dans 
le  Christ  Jésus.  Car  vous  tous  qui  fûtes  baptisés  dans 
le  Christ,  vous  revêtîtes  le  Christ.  »  Et  encore  il 
écrira  aux  Colossiens,  11,  12:  «Ayant  été  ensevelis 
avec  lui  (le  Christ)  par  le  baptême  dans  lequel  vous 
aussi  vous  êtes  ressuscites  avec  lui  par  la  foi  de  la 
puissance  de  Dieu  qui  l'a  ressuscité  des  morts.  Et 
vous,  lorsque  vous  étiez  dans  vos  oll'enses,  dans  l'iu- 
circoncision  de  votre  chair,  il  vous  a  vivifiés  avec 
lui,  nous  ayant  pardonné  toutes  nos  offenses.  » 

Il  ressort,  d'une  façpn  claire,  de  ces  divers  pas- 
sages que  nous  sommes  ici  dans  la  sphère  des  cho- 
ses spirituelles  et  que,  de  même  que  la  mort  du 
Christ  et  sa  résurrection  n'ont  rien  eu  de  magique, 
le  baptême  qui  unit  le  catéchumène  à  la  mort  et  à  la 
résurrection  du  Christ, qui  es  tune  similitude  de  celles- 
ci,  n'est  pas  une  opération  mécanique  ou  magique. 


1007 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


1008 


Commentant  le  passage  de  Gai.,  m,  aô-a'j,  le  P.  Prat 
en  fait  ressortir  les  enseignements  :  «  Baptisés  dans 
le  Christ,  vous  avez  revêtu  le  Christ,  vous  avez  la 
forme  du  Ghristet,  par  conséquent,  la  liliation  adop- 
tive,  inhérente  à  cette  forme.  C'est,  en  effet,  l'union 
au  Christ  qui  nous  fait  enfants  de  Dieu,  et  celte 
union  est  opérée  jiar  la  foi  et  par  le  baptême;  mais 
ni  l'union  effective  du  baptême  ne  peut  se  produire 
sans  l'union  affective  de  la  foi,  ni  Punion  affective 
de  la  foi  sans  quelque  relation  intrinsèque  à  l'union 
effective  du  baptême;  c'est  parce  que  l'union  affec- 
tive de  la  foi  tend  essentiellement  à  l'union  effective 
du  baptême,  qu'elle  devient  elle-même  effective  ;  et 
les  deux  conceptions,  loin  d'être  opposées,  se  rejoi- 
gnent. »  Donc,  puisque  saint  Paul  a  étroitement  uni 
pour  la  production  de  la  justification  du  pécheur 
la  foi  et  le  baptême,  celui-ci  n'a  aucun  effet  magique, 
il  n'opère  pas  mécaniquement  et,  par  conséquent,  il 
est  profondément  différencié  de  l'ablution  des  cultes 
de  mystères.  Déjà,  Notre-Seigneur,  3Ic.,  xvi,  i6, 
avait  uni  la  foi  et  le  baptême  comme  conditions  du 
salut. 

Faisons  une  dernière  observation.  La  plupart  des 
religions  de  mystères,  et  en  particulier  les  mystères 
d'Eleusis,  assuraient  à  Pinitié  l'immortalité  de  l'àme 
et  la  jouissance  d'une  vie  heureuse  après  le  trépas. 
Saint  Paul  aurait-il  emprunté  à  ces  religions  ses  en- 
seignements sur  le  baptême,  unissant  le  iidèle  au 
Christ  et  lui  assurant  par  cette  union  la  possession 
de  la  vie  éternelle?  Il  n'en  est  rien.  Sur  ce  point, 
l'Apôtre  a  développé  l'enseignement  du  Seigneur, 
Me,  XVI,  i6  :  Celui  qui  croira  et  sera  baptisé,  sera 
sauvé,  et  par  conséquent  aura  la  vie  éternelle  ;  en- 
seignement que  nous  trouvons  mis  en  pratique  dès 
les  premiers  temps  chrétiens,  Actes,  ii,  38,  Iti;  viii, 
12.  Il  n'a  jamais  été  soutenu  que  Jésus  ou  ses  apô- 
tres aient  subi  Pinfluence  des  religions  de  mystères. 
Et  d'ailleurs  cette  doctrine  de  saint  Paul  se  rattache 
à  toute  sa  théologie  et  en  est  une  conséquence.  Le 
fidèle,  uni  à  Jésus-Christ  par  la  foi  et  le  baptême, 
vit  avec  lui,  ne  fait  qu'un  avec  lui  et,  par  consé- 
quent, participe  à  la  vie  du  Christ.  Or,  le  Christ  res- 
suscité ne  meurt  plus,  il  vit  éternellement  auprès  de 
son  Père.  De  même,  le  chrétien,  mort  au  péclié  par 
le  baptême,  ressuscite  comme  le  Christ  et  vivra  un 
jour  éternellement  heureux  avec  lui. 

Terminons  cet  exposé  par  les  observations  très 
justes  que  fait  db  Backer  {Sacramenlum,  p.  3o4)  au 
sujet  des  emprunts  qu'aurait  faits  le  christianisme 
aux  religions  de  mystères  :  «  On  reconnaît  que  ce 
serait  une  absurdité  de  prétendre  que  les  premiers 
chrétiens  auraient  emprunté  les  plus  anciens  de 
leurs  rites,  particulièrement  le  baptême,  qui  déjà 
était  pratiqué  chez  les  Juifs  avant  la  venue  du 
Christ.  (GoBLBT  d'Alviell.\,  Revue  de  V Histoire  des 
relij^ions,  igoS,  p.  169.  Sabatier,  La  Didaché,  p.  85. 
Paris)  D'après  Harnack  lui-même  {Dos  U'esen  des 
Christentiims,  p.  126,  187,  i38,  1^8.  Berlin,  1900), 
Loisv  (L'Evangile  et  l'Eglise,  p.  178,  179.  Paris, 
1902),  les  emprunts  liturgiques  n'ont  pas  été  faits 
par  l'Eglise  avant  le  iv"  siècle.  Si  l'Eglise  n'a  pu 
emprunter  la  forme,  elle  n'a  pu  davantage  emprun- 
ter le  fond,  car  la  prédication  du  Christ  n'a  pas  subi 
Pinffuence  de  l'hellénisme  (Wendland,  Die  lielle- 
Jtistisclirumische  Kultiir,p.  120).  Or,  dès  le  début  du 
christianisme,  le  baptême  apparaît  avec  ses  attributs 
essentiels  (renaissance,  purification,  illumination), 
Uébieux,  V,  4,  à  une  époque  on  la  philosophie  n'est 
pas  encore  entrée  en  contact  avec  le  christianisme'. 

1.  Harnack,  1.  c,  rapporte  la  première  introduction  de 
la  pensée  et  de  la  vie  grecques  dans  le  christianisme  envi- 
ron Ji  l'an  130  après  J.-C. 


Les  premiers  docteurs  chrétiens  ont  approfondi  la 
signification  du  baptême  dans  toute  son  ampleur  et 
sa  profondeur  (renaissance  spirituelle  à  la  vie  sur- 
naturelle de  la  grâce),  alors  que  les  idées  à  peu  près 
semblables  au  sujet  des  rites  païens  correspondants 
ne  se  manifestent  que  plus  tard;  en  même  temps,  ils 
rapportent  ces  conceptions  à  la  doctrine  même  du 
Christ  »  (Justin,  I  .iput.,  lxi  ;  Teutullien,  de  Ba/it., 
XII,  xiii). 

Rappelons  que  plusieurs  Pères  de  PEglise  ont 
accusé  les  païens  d'avoir  plagié  le  christianisme. 
D'après  eux,  si  certaines  doctrines  des  mystères  sont 
très  anciennes,  celles  qui  se  rapprochent  le  plus  des 
idées  chrétiennes,  telles,  par  exemple,  que  l'etlicacilé 
morale  attribuée  aux  purifications  dans  les  mys- 
tères, sont  une  copie  de  la  valeur  attribuée  au  bap- 
tême chrétien.  Il  y  a  donc  toujours  lieu  de  chercher 
l'époque  où  sont  nées  les  doctrines  des  mystères, 
recherche  assez  difficile  pour  ne  pas  dire  impossible. 
Nous  avons  vu  que  plusieurs  d'entre  elles,  celles  que 
l'on  peut  dater  avec  certitude,  n'ont  que  des  attesta- 
tions postérieures  au  christianisme  et  surtout  à  saint 
Paul.  —  Voir  ci-dessus,  article  Initiation  chré- 
tienne. 

VI.  Les  rites  de  l'Eucharistie.  —  On  a  soutenu, 
avons-nous  déjà  dit,  que  l'on  retrouvait  dans  cer- 
taines religions  de  mystères  des  traces  de  festins 
analogues  à  la  cène  eucharistique.  L'attestation  docu- 
mentaire de  ces  faits  est  assez  faible.  D'après  un 
fragment  du  rituel  des  mystères  d'Eleusis  qu'a  rap- 
porté Clément  d'ALEXANORiB  (Protrepl.,  11,  21),  le 
néophyte  disait  :  «  J'ai  jeûné,  j'ai  bu  le  kykéon,  j'ai 
pris  dans  la  ciste  et,  après  avoir  goûté,  j'ai  déposé 
dans  le  calathos  et  du  calathos  mis  dans  la  ciste.  » 
L'initié  buvait  et  mangeait;  mais  Folcart  (op.  cit., 
p.  382)  rejette  l'opinion  de  ceux  (jui  supposent  par  là 
que  le  myste  s'unissait  à  la  substance  des  déesses  : 
ces  aliments  n'étaient  pas  divins,  mais  sacrés.  De 
plus,  qu'on  le  remarque,  il  s'agissait  ici  de  prélimi- 
naires à  l'initiation.  Le  néophyte  qui  avait  bu  le 
cycéon  n'était  pas  un  initié,  ce  qui  constitue  déjà 
une  différence  fondamentale  entre  lui  et  le  chrétien 
qui  reçoit  l'eucharistie. 

Il  n'y  a  rien  non  plus  à  tirer  de  concluant  du  texte 
de  FiRMicus  Maternus  (De  errore  profiinarum  reli- 
gioniim,  xviii),  qu'on  a  appelé  en  témoignage.  Le 
voici:  In  ijiiodiim  templo,  ut  in  interioiihus  partihus, 
Itoino  moriturus  possit  admitti,  dicit  :  De  tympano 
manducavi,  de  cynibalo  bibi  et  teligionis  sécréta  per- 
didici.  La  même  formule,  avec  des  variantes,  a  été 
donnée  par  Clément  d'Alexandrie  (Protrept.,  11,  i5). 
Nous  n'avons  encore  là  que  des  cérémonies  prépara- 
toires à  l'initiation. 

On  a  essayé  de  trouver  des  rapports  entre  la  man- 
ducation  du  corps  eucharistique  du  Seigneur  et  les 
mystères  dionysiens  et  orphiques,  dans  lesquels 
l'initié  dévorait  la  chair  crue  d'un  animal,  qui  était 
censé  représenter  le  dieu,  offert  en  sacrifice.  Mais  on 
ne  voit  pas  que  les  mystes  de  Dionysos  aient  cru,  en 
mangeant  le  taureau,  symbole  de  Dionjsos,  manger 
la  divinité  et  s'en  incorporer  la  force.  En  fait,  cette 
omophagie  du  taureau  symbolise  probablement 
l'épisode  de  la  destruction  et  de  la  manducation  de 
Dionysos  par  les  Titans  ou  les  transports  sauvages 
de  Dionysos  et  des  thiases  ;  tout  au  plus  pourrait-on 
parler  d'une  union  mystique  avec  le  dieu.  Cf.  de 
Backer,  op.  cit.,  p.  326. 

Cette  conception  de  la  manducation  d'un  animal, 
représentant  la  divinité,  est  très  ancienne  et  se  re- 
trouve dans  d'autres  cultes,  jus(iue  chez  les  Aztè- 
ques du  Mexique  et  chez  d'autres  peuples,  où  la 
manducation  de  l'animal  conférait  au  participant  la 


1009 


MYSTÈRES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


1010 


force  de  celui-ci,  bien  iiu'il  ne  soit  pas  dit  qu'il 
mangeait  le  dieu  ;  mais  celte  conception  ne  parait 
pas  avoir  passé  dans  les  rituels  liturg^iiiues  contem- 
porains de  Paul.  Les  religions  de  mystères  de  son 
temps  n'ont  aucune  aflinilé  avec  les  conceptions  an- 
ciennes de  la  manducation  d'un  animal,  symbole  de 
la  divinité,  et  il  ne  semble  pas  que  l'Apôtre  ail  pu 
avoir  connaissance  de  ces  conceptions  anciennes. 
Dans  les  religions  de  mystères,  la  liturgie  consistait 
essentiellement  dans  la  reproduction  des  actions  du 
dieu,  la(|uelle  devait  être  pour  l'initié  une  partici- 
pation à  la  divinité.  Mais  tout  cela  était  symbolique 
et  non  réel.  Ce  n'était  donc  pas  au  moyen  de  repas 
sacrés  que  s'elfectuait  l'union  avec   la  divinité. 

On  a  soutenu  que  primitivement  le  sacrilice  avait 
pour  but  d'unir  l'adorateur  avec  le  dieu  en  le  fai- 
sant participer  à  celui-ci  par  la  manducation  de  l'a- 
nimal sacrilié.  Et  d'abord,  est-il  certain  qu'il  s'agit 
ici  d'autre  chose  que  d'une  participation  malérielle 
à  la  cliair  d'un  animal  qui  représentait  symbolique- 
ment le  dieu'?  Conception  bien  éloignée  de  celle  de 
saint  Paul,  comme  nous  le  dirons  plus  loin.  El 
d'ailleurs,  de  son  temps,  personne  n'adhérait  plus 
à  celte  croyance.  Témoin  la  question  posée  i)ar  le 
prêtre  épicurien  Cotta  (Cicéron,  De  iiatitra  dcuiutn, 
III,  XVI,  /)i)  :  t  Quand  nous  appelons  le  blé  Cérès  et 
le  vin  Bacchus,  nous  employons  une  manière  usuelle 
de  ))arler.  Pensez-vous  qu'il  y  ait  quelqu'un  d'assez 
insensé  pour  croire  que  ce  qu'il  mange  est  dieu? 
Ecqueni  tant  amentem  esse  pillas  qui  iltiij,  qito  i  es- 
catiir,  ileum  credal  esse.'  » 

On  fait  remarquer  aussi  qu'il  y  avait,  au  temps 
de  saint  Paul,  des  repas  de  confréries,  analogues  à 
ceux  dont  il  parle  dans  sa  première  épitre  aux  Co- 
rinthiens, XI,  17  ss.  Ces  repas  servaient,  en  efl'et,  à 
maintenir  l'union  entre  les  compagnons,  mais  on  ne 
voit  pas  qu'ils  aient  comporté  un  acte  de  culte  ou 
qu'ils  aient  eu  une  signilication  religieuse. 

Trouverons-nous  dans  les  repas  sacrés  des  mys- 
tères de  Mitbra  la  preuve  que  le  niyste  aurait  cher- 
ché, en  mangeant  la  divinité,  une  union  intime, 
même  une  union  corporelle  avec  celle-ci?  Il  n'y  a 
aucun  document  établissant  que  les  fêtes  de  Mithra 
aient  exercé  une  influence  quelconque  sur  le  chris- 
tianisme. Dans  son  plein  développement,  le  mitliria- 
cisme  est  postérieur  à  celui-ci.  (Cf.  l'article  MiTiinA, 
col.  578  ss.) 

«  En  fait,  ainsi  que  l'a  fait  remarquer  de  Backkr 
(op.  cit.,  p.  827,  329),  pas  un  auteur  chrétien  ne 
témoigne,  d'une  manière  formelle,  de  la  croyance  à 
la  manducation  de  la  divinité  dans  les  mystères 
païens...  Les  repas  des  mystères  ne  peuvent  donc 
produire  une  union  corporelle  du  myste  avec  la 
divinité.  L'union  qu'ils  opèrent  est  tout  au  plus  une 
union  mystique  :  cette  union  est  censée  réalisée 
avec  le  dieu  par  l'union  au  mythe  ou  drame  sacré 
dont  le  repas  est  la  commémoraison,  et  à  une  épo- 
que plus  tardive  par  lacollalion  des  vertus  morales, 
symbolisées  par  les  aliments  que  l'on  consomme 
dans  ces  repas.  » 

Il  en  est  tout  autrement  dans  la  cène  eucharisti- 
que, telle  que  la  présente  saint  Paul  dans  sa  pre- 
mière épitre  aux  Corinthiens,  xi,  aS  :  «  Car  moi, 
j'ai  reçu  du  Seigneur  ce  que  je  vous  ai  aussi  trans- 
mis, que  le  Seigneur  Jésus,  la  nuit  où  il  fut  livré, 
prit  du  pain  et  ajjrès  avoir  rendu  grâces,  il  le  rom- 
pit et  dit  :  Ceci  est  mon  corps  lequel  est  '  pour  vous; 
faites  ceci  en  mon  souvenir-.  De  même  aussi,  le  ca- 
lice,  après  avoir  soupe,   disant   :    Ce  calice   est  la 

1.  Lequel  est  rompu,  z/ci/zE/ov,  d'aprts  les  mss.  ËFGKLP, 
des  minuscules;  ne  l'ont  pas  les  mss.  NItAC 

2.  A-jû/rjr.zi^  signiiie  action  de  rappeler  au  souvenir. 


nouvelle  alliance  en  mon  sang;  faites  ceci,  chaiiue 
fois  que  vous  boirez  en  mon  souvenir.  Car  cliaiiue 
fois  que  vous  mangez  ce  pain  et  buvez  ce  calice, 
vous  annoncez  la  mort  du  Seigneur  jus(|u'à  ce  qu'il 
vienne.  De  sorte  que  celui  qui  mangera  le  pain  ou 
boira  le  calice  du  Seigneur  indignement,  sera  cou- 
pable du  corps  et  du  sang  du  Seigneur.  Que  (tout) 
homme  donc  s'éprouve  soi-même  et  qu'ainsi  il 
mange  de  ce  pain  et  il  boive  de  ce  calice.  Car  celui 
qui  mange  et  boit'  (indignement),  mange  et  boit  sa 
propre  condamnation,  ne  discernant  pas  le  corps 
du  Seigneur.  »  Auparavant,  I  Cor,,  x,  16,  Paul 
avait  dit  aux  Corinthiens  :  «  Le  calice  de  bénédic- 
tion que  nous  bénissons  n'est-il  pas  une  commu- 
nion au  sang  du  Christ?  Et  le  pain  que  nous  rom- 
pons n'est-il  pas  une  communion  au  corps  du 
Christ?  » 

De  ces  textes  il  ressort  clairement  que  le  fidèle 
qui  communiait  participait  au  corps  et  au  sang  de 
Jésus-Christ;  en  d'autres  ternies,  qu'il  recevait  en 
lui  le  corps  et  le  sang  de  Jésus-Christ,  corps  et 
sang  du  Christ  glorieux.  La  manducation  du  corps 
du  Christ  est  donc  réelle,  mais  elle  n'est  pas  gros- 
sière et  matérielle,  comme  l'était  la  manducation  du 
corps  des  animaux  pratiquée  par  les  participants 
aux  mystères  de  Dionysos  ou  d'Orphée.  D'ailleurs 
le  concept  d'une  communion  à  la  fois  réelle  et  spi- 
rituelle, qui  est  au  centre  du  christianisme,  ne  se 
trouve  pas  dans  les  cultes  des  mystères. 

Comment  admettre  d'ailleurs  (jue  l'Apôtre  ait 
emprunté  aux  mystères  païens  ses  enseignements 
sur  la  participation  au  corps  du  Christ  et  ses  or- 
donnances sur  lacélébralion  de  l'eucliarislie,  lui  qui 
a  flétri  si  vivement  les  pratiques  païennes  et  inter- 
dit avec  tant  d'énergie  l'assistance  aux  repas  sacrés 
des  religions  païennes?  «  Ne  formez  pas  avec  les 
incroyants,  dil-il  aux  Corinthiens,  un  attelage  dis- 
parate. Qu'y  a-t-il  de  commun  entre  la  justice  et 
l'iniquité?  Ou  bien  quelle  union  peut  exister  de  la 
lumière  avec  les  ténèlires?  Quel  accord  peut-il  y 
avoir  du  Christ  avec  Bélial?  Ou  bien  quelle  part  le 
croyant  peut-il  avoir  avec  l'infidèle?  Quel  rapport 
du  temple  de  Dieu  aux  idoles?  »  II  Cor.,  vi,  i/|  ss. 
Paul  avait  déjà  dit  aux  mêmes  Corinthiens  ;  «  Je  ne 
veux  pas  que  vous  entriez  en  communion  avec  les 
démons.  Vous  ne  pouvez  boire  en  même  temps  la 
coupe  du  Seigneur  et  la  coupe  des  démons.  Vous  ne 
pouvez  participer  en  même  temps  à  la  table  du  Sei- 
gneur et  à  la  table  des   démons.  »  I  Cor.,  x,  ao,  21. 

VII.  Conclusions.  —  Les  conclusions  de  cette 
enquête  peuvent  être  résumées  en  quelques  lignes. 
L'apôtre  Paul  connaissait  à  fond  les  Saintes  Ecritures, 
dont  il  s'était  instruit  dès  sa  jeunesse;  elles  étaient, 
on  doit  l'affirmer,  la  base  de  sa  mentalité  reli- 
gieuse. Il  avait  reçu  les  enseignements  des  rabbins 
qui  l'avaient  initié  aux  spéculations  de  la  théologie 
juive.  Enfin  et  surtout,  Paul  avait  reçu  directement 
de  Noire-Seigneur  la  révélation  de  l'Evangile  et,  de 
plus,  il  avait  été  instruit  de  la  vie  et  des  enseigne- 
ments du  Seigneur  par  la  tradition  apostolique. 
N'oublions  pas  la  puissante  personnalité  morale  et 
religieuse  de  l'Apôtre,  éclairé  tout  d'abord  par  les 
lumières  qui  lui  venaient  des  Saintes  Ecritures,  puis 
par  la  révélation  directe  du  Seigneur  et  par  l'ensei- 
gnement apostolique. 

On  peut  donc  allirmer  a  priori  que  l'esprit  de  Paul 
ne  devait  pas  subir  profondément  des  influences  en 
dehors  de  celles-ci,  sauf,  pour  ainsi  dire,  à  la  péri- 
phérie de  son  esprit.  Des  conceptions  aussi  étran- 
gères   aux    conceptions  juives    et    chrétiennes  que 

1.  Les  mss.  NBAC  n'ont  pos  «vkÏim.;, 


1011 


MYSTERES  PAÏENS  (LES)  ET  SAINT  PAUL 


1012 


celles  des  religions  de  mystères,  ne  pouvaient  qu'être 
extérieures  à  celles  qui  formaient  un  tout  bien  uni 
dans  son  esprit. 

Nous  reconnaissons  que  l'Apôtre  a  connu  certaines 
doctrines  des  religions  de  mystères,  et  même  des 
rites  de  ces  mystères  ;  il  ne  pouvait  en  être  autre- 
ment, car  ces  idées  étaient,  on  peut  le  dire,  du  do- 
maine public,  elles  n'étaient  pas  secrètes.  En  outre, 
Paul,  en  fréquentes  relations  avec  des  convertis 
païens,  dont  quelques-uns  avaient  été  initiés  aux 
mystères,  a  dû  apprendre  de  ceux-ci  les  conceptions 
et  les  rites  des  mystères:  les  premières  pour  les  com- 
battre et  les  secondes  pour  les  juger.  Que  certains 
termes,  tels  que  yvâsi;,  ôof^,  zvt'ju.v.,  «jj,  aient  traduit 
dans  les  religions  de  mystères  des  conceptions  ana- 
logues à  celles  que  nous  retrouvons  dans  les  épitres 
pauliniennes,  cela  ne  prouve  en  aucune  façon  que 
Paul  leur  ait  emprunté  ces  idées.  Ressemblance  n'im- 
plique pas  dépendance.  Les  idées  que  représentaient 
ces  termes  venaient  d'ailleurs  à  l'Apôtre,  en  très 
grande  partie,  de  l'Ancien  Testament. 

Il  peut  y  avoir  eu  aussi  des  analogies  d'idées.  «  Des 
idées  très  générales,  remarque  L.  Venard  (Les  ori- 
ifines  clirdtiennes,  dans  :  Où  en  est  l'histoire  des  reli- 
gions, t.  II,  p.  225.  Paris,  igi  i),  peuvent  se  retrouver 
à  la  base  de  beaucoup  de  religions  dilïérentes,  sans 
qu'il  y  ait  lieu  de  supposer  une  influence  réciproque, 
connue  par  exemple  l'idée  de  la  participation  à  la 
vie  d'un  Dieu  Sauveur,  idée  qui  peut  naître  sponta- 
nément des  besoins  religieux  communs  à  l'huma- 
nité. Pour  pouvoir  affirmer  que  saint  Paul  l'a  em- 
pruntée aux  cultes  d'Adonis  onde  Millira,  il  faudrait 
que  la  ressemblance  s'étendit  à  la  conception  même 
du  salut  et  au  mode  de  sa  réalisation.  Or,  tout  le 
monde  doit  reconnaître  qu'en  dehors  de  l'idée  géné- 
rale commune,  il  y  a  plus  de  dilTérences  que  d'ana- 
logies entre  le  christianisme  paulinien  et  les  diverses 
formes  du  paganisme  mystique.  » 

En  délinitive,  la  théologie  particulière  de  l'Apôtre 
était  fondée  sur  des  conceptions  absolument  étran- 
gères aux  conceptions  païennes,  à  savoir  sur  la  foi 
en  Jésus-Christ  crucitié,  envoyé  dans  le  monde  par 
son  Père  pour  sauver  l'hiimanité  par  sa  mort  rédemp- 
trice. 

Quant  aux  rites  sacramentels,  tels  que  le  baptême 
et  l'eucharistie,  il  les  avait  reçus  de  la  tradition 
apostolique  ou  de  Jésus-Clirist  lui-même,  et  il  les 
conservait  intégralement,  tout  eu  les  éclairant  à  la 
lumière  de  ses  doctrines.  L'explication  qu'il  en 
donne,  représentant  le  sacrilice  complété  par  la 
manducation  de  la  victime  comme  une  communion 
du  lidèle  avec  la  divinité,  est  une  idée  sémitique  et 
juive,  plutôt  qu'hellénique. 

u  Quelles  que  soient  d'ailleurs,  alBrme  VENAnD(o/). 
cit.,  p.  226),  les  analogies  de  surface  qu'on  peut  rele- 
ver, il  y  a  une  différence  profonde,  au  point  de  vue 
moral  et  religieux,  entre  les  cultes  orientaux  et  le 
christianisme  tel  qu'il  apparaît  dans  l'enseignement 
de  saint  Paul.  Sans  doute  il  y  avait  des  âmes  d'élite 
qui  cherchaient  dans  la  mystique  païenne  la  satis- 
faction d  aspirations  élevées.  Mais,  sans  parler  même 
de  l'immoralité  de  certains  rites,  il  faut  reconnaître 
que,  en  général,  on  attendait  de  l'initiation  aux  mys- 
tères une  pureté  rituelle,  obtenue  par  des  procédés 
presque  magiques,  et  sans  lien  direct  avec  la  prati- 
que de  la  vertu,  plutôt  ([u'une  vraie  puritication 
morale.  La  mystique  chrétienne  au  contraire  vise  à 
changer  les  âmes,  elle  tend  à  la  réforme  de  tout 
l'homme,  à  la  création  d'un  homme  nouveau,  en 
qui  l'action  de  l'Esprit  divin  se  manifeste  par  la 
sainteté  de  la  vie  et  des  œuvres.  »  Le  P.  Lagrange 
conclut  ainsi  son  étude  sur  l'école  du  syncrétisme 
judéo-païen.    «  Les  religions  païennes    —    surtout 


celles  d'Osiris,  d'Adonis  et  d'Attis,  vieilles  religions 
naturalistes  —  essayèrent  en  vain  de  dépouiller  l^ur 
grossièreté  native  par  un  symbolisme  transcendant. 
Le  christianisme,  religion  de  l'esprit,  aurait  plus 
d'une  fois  été  contaminé  par  elles,  si  l'autorité  ecclé- 
siastique n'avait  préservé  les  ûdèles.  Le  dieu  souf- 
frant qui  lutta  le  plus  énergiquement  contre  le 
Christ  et  qui  vraiment  lui  disputa  les  àm^s,  fut 
Attis,  le  plus  méprisé  de  tous,  avec  ses  tauroboles 
ou  baptêmes  de  sang,  qui  se  donnaient  pour  plus 
efficaces  que  le  baptême  par  l'eau.  Mais  quelles  spé- 
culations philosophi(|ues  pouvaient  réhaLiliter  celle 
douche  de  sang,  semblable,  disait  Cumont,  op.  cit., 
p.  88,  à  quelque  orgie  de  cannibales.  » 

Bibliographie  générale.  —  Dupuis,  Origine  de 
tous  les  cuttes.VAvis.,  i^94;Herder,  Erlciiileningen 
zum  iXeuen  Testament  ous  eiiier  iieuentdeckten 
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Paris,  1878;  A.  Dietericli,  .-/i/vj.ros,  Leipzig,  i8g3; 
Nekyia,  Leipzig,  1893  ;  G.  Anrich,  Das  uniike  Mjs- 
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JteiigionsgescJnchttiche  Untersuchiingen,  Bonn, 
1889-1899;  G.  Wobbermin,  Keligionsgeschichtlich- 
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013 


MYSTICISME 


1014 


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Revue  pratique  d'Apologétique,  t.  XVI,  p.  i~G, 
p.  a^i,  p.  33g,  Paris,  igi3;  A.  Loisy,  Les  mystères 
païens  et  le  ntystère  chrétien  :  Revue  d'histoire  et  de 
littérature  religieuses,  t.  IV,  N.  S.,  p.  1,  Paris,  igi3; 
Id.,  L'Evangile  de  Paul.  Jb.,  t.  V,  N.  S.,  p.  i38; 
L'initiation  chrétienne,  Ih.,  p.  igS;  Id.,  L'épttre  aux 
Galates,  Paris,  igi6;  H.  A.  Kennedy,  Saint  Paul 
and  the  Mystery  Religions,  London,  igiS;  P. 
Gardner,  The  religions  Expérience  of  Saint  Paul, 
London,  igiS;  BOljlig,  Die  Geistesknltur  von  Tar- 
sos  im  augusteischen  Zeitalter mit  Berïicksichtigung 
der  paul.  Schriften,  GôUingen,  igi3;  E.  Krebs, 
ûas  religionsgeschichlliche  Problem  des  Vrchris- 
tentums,  Miinsler,  1914  ;  Communion  with  Deity, 
Encyclupsdia  of  Religion  and  Ethics,  vol,  III, 
Edinburgh,  1910;  Initiation,  Ibid.,  vol.  VII,  igi4; 
J.  Weiss,  Das  Problem  der  Enlstehung  des  Chris- 
tentums :  Archiv  fur  Heligionswissencltaft,  Bd.  XVI, 
Leipzig,  igiS;  Perdehvilz,  Die  Mysterienreligionen 
und  das  Problem  des  I  Petrusbriefes,  GiHlingen, 
191 1;  Kenyon,  Greek  Papyri,  London,  1907;  Wes- 
sely,  Die  Zauberpapyri;  Bugge,  Mysterievidnes 
byedi  del  Nye  re^ïamenie.  Christiania,  191 1  ;  M.  J. 
Lagrange,  Les  religions  orientales,  les  origines  du 
christianisme,  dans  Mélanges  d'histoire  religieuse, 
p.  69-130,  Paris,  igiô;  R.  P.  Pinard,  Infiltrations 
païennes  dans  le  culte  juif  et  dans  le  culte  chré- 
tien :  Revue  apologétique  de  Belgique,  Bruxelles, 
1909;  Burton  Scott  Easton,  The  pauline  Theology 
and  IJcllenism,  American  Journal  (if  Theology, 
vol.  XXI,  p.  358,  1917,  Chicago;  W.  H.  Paine 
Hatch,  The  pauline  idea  of  Faith,  in  its  relation 
lo  jeivish  and  hellenistic  Religion,  Cambridge, 
U.  S.,  1919;  Percy  Gardner,  Hystéries,  Hastings' 
Encyclopxdia  of  Religion  and  Ethics,  vol.  IX, 
Edinburgh,  igiS;  A.  Kennedy,  Mysteries,  Ilas- 
tings'    Encyclopa:dia     of    Religion     and     Ethics, 


vol.  IX,  Edinburgh,  1918;  W.  Krall,  Mysterien, 
dans  Religion  in  Geschichte  und  Gegenu  art,  1912; 
W.  M.  Grolon,  Mystery,  Mysteries,  Ilastings'  Dic- 
tionary  of  the  apostolical  Church,  vol.  II,  Edin- 
burgh, igi8. 

E.  Jacqi'ibh. 

MYSTICISME.  —  \.  Objet  en  question.  —  II.  Mé- 
thode. —  111.  Notion  générale.  — IV.  Description 
de  l  état  mystique.  — •  V.  Explications  pathologi- 
ques :  hystérie,  nervosisme,  somnambulisme,  psy- 
chasthénie,  monoïdéisme,  érotomanie.  —  VI.  Mysti- 
cisme et  Subconscient.  —  VU.  Etat  mystique  et 
Doctrine  catholique. 

I.  Objet  en  question.  —  On  n'a  pas  ici  le  dessein 
d'étudier  théologiquement  la  nature  intime  de  l'anicn 
mystique  selon  ses  divers  degrés,  en  <iiseulant  les 
opinions  admises  parmi  les  théologiens  catholiques. 
On  se  propose  de  revendiquer  contre  le  nalnralisme 
la  réalité  des  états  mystiques,  d'établir  qu'ils  ne  peu- 
vent se  ramener  à  des  phénomènes  d'ordre  naturel, 
normaux  ou  anormaux,  mais  qu'ils  jouissent  de 
caractères  propres  qui  les  rangent  dans  un  ordre  à 
part. 

II.  Méthode.  —  La  méthode  vraiment  scientifique 
à  suiA-re  en  cette  matière  est  d'écouter  impartialement 
ce  que  disent  les  mystiques  reconnus  comme  tels, 
sans  le  déformer  par  des  systèmes  ou  des  idées  pré- 
conçues, et  d'étudier  ces  données  expérimentales  en 
les  laissant  dans  le  cadre  des  circonstances  concrè- 
tes où  elles  se  sont  produites.  Spécialement,  ce  qu'une 
personne  rapporte  de  son  expérience  psychologique 
ou  morale  ne  se  peut  juger  et  interpréter  selon  sa 
vraie  valeur  qu'en  fonction  de  l'ensemble  de  la  vie 
psychologique  et  morale  du  sujet. 

m.  Notion  générale.  —  A  consulter  l'origine  du 
mol, Mystique  désigne  ce  qui  s'enveloppe  de  mystère, 
ce  qui  se  dérobe  dans  le  nuage.  Dans  l'antiquité  grec- 
que, Mystique  se  dit  des  cultes  secrets,  réservés  aux 
seuls  initiés.  C'est  le  domaine  obscur  qui  a  été  entr' 
ouvert  devant  leurs  yeux,  sur  lequel  ils  doivent 
/'er»ier  leurs  lèvres  (Mi/arwo»,  de  'SVm  fermer)  el  garder 
le  secret.  De  ce  domaine,  rien  n'est  comraunicable 
aux  profanes  que  par  voie  d'images  et  de  symboles. 
Le  mot  mystique  passe,  avec  ce  double  sens  de  chose 
secrète  et  de  chose  symbolique,  des  anciens  comme 
Hérodote,  Eschyle,  Aristophane,  Thucydide,  Stra- 
bon,  aux  Pères  de  l'Eglise.  Saint  Irénée,  Clément 
d'Alexandrie,  saint  Hippolyte,  parlent  de  ce  que 
renferment  d'inaccessible  et  de  secret  soit  les  vérités 
de  la  foi,  soit  les  institutions  sacramentelles  comme 
l'eucharistie  et  le  baptême  :  choses  mystiques.  (Voir 
l'article  Mystèhes  ) 

De  nos  jours,  certains  auteurs  qualifient  de  mysti- 
cisme toute  doctrine  de  sentiment  ou  de  croyance, 
par  opposition  aux  doctrines  rationnelles.  Le  mot  a 
été  employé  dans  ce  sens  particulièrement  par  Victor 
Cousin  (Histoire  de  la  Philosophie  moderne,  t.  II, 
IX*  leçon)  et  les  éclectiques  ses  disciples.  (Voir  Du 
Mysticisme  parJ.  de  Bonniot.  Etudes  de  juillet  1858, 
p.  i-3o.)  Tout  ce  qui  était  objet  de  foi  religieuse, 
tout  ce  qui  se  réclamait  du  catholicisme  était  traité 
de  mysticisme.  On  arrivait  à  rapprocher  le  sentiment 
religieux  et  ses  manifestations  des  rêveries  de  Plotin 
et  de  ses  extases,  enveloppant  les  unes  et  les  autres 
de  la  même  dénomination  dédaigneuse  de  mystiques, 
terme  rare,  d'ailleurs,  chez  l'auteur  des  Ennéades. 
La  seule  forme  religieuse  compatible  avec  la  raison 
était  la  religion  naturelle.  Le  Mysticisme  est  un  rêve 
nécessairement  extravagant.  (Cousin,  Du  Vrai,  du 
Beau,  du  Rien,  V  leçon) 


1015 


MYSTICISME 


1016 


D'autres  étendent  le  mot  mystique  à  toute  ten- 
dance à  vivre  clans  une  région  supérieure  à  ce  qui 
est  directement  palpable,  selon  un  certain  idéal  lit- 
téraire, artislitiue,  social. 

Danslecatliolieisnie.les  mois  mystique,  mysticisme, 
ont  pris  peu  à  peu  un  sens  spécial  et  assez  délini. 
Ebauché  par  le  Pseuuo-Dunys,  écrivain  sans  doute 
du  milieu  du  v'  siècle,  plus  net  et  plus  précis  à  par- 
tir du  XI"  siècle  avec  Hugues  du  SAiNT-VrcïOR  et  saint 
Bernard,  un  certain  enseignement  s'organise  dans 
l'Eglise.  Une  théologie  se  forme  autour  de  l'idée  d'une 
union  avec  Dieu,  plus  intime  que  la  simple  union  de 
foi  commune.  Et  on  entend  par  tiiystit-isme  toute 
communication  directe  de  l'àme  avec  Dieu. 

C'est  dans  ce  sens  précis  que  nous  prenons  ici  le 
mot  mysticisme. 

IV.  Description  de  l'état  mystique.  —  Les  états 
mystiques,  quelque  divers  et  variés  qu'ils  soient,  ont 
ceci  de  commun  qu'ils  font  percevoir  et  sentir  Dieu 
immédiatement  présent.  L'àme  élevée  à  l'état  mjsti- 
que  saisit  Dieu  par  une  connaissanceexpérimentale. 
Sainte  Thérèse,  en  qui  le  don  mystique  le  plus 
sublime  se  trouve  uni  aune  admirable  tinesse  d'ana- 
lyse, a  décrit  maintes  fois  ce  rai)proeliement  entre 
l'àme  et  Dieu. 

«  Pendant  que  je  me  tenais  en  esprit  auprès  de 
Jésus-Clirist  ou  bien  au  milieu  d'une  lecture,  j'étais 
saisie  soudain  d'un  vif  sentiment  de  la  présence  de 
Dieu.  Je  ne  pouvais  alors  aucunement  douter  qu'il 
ne  fût  en  moi  ou  cjue  je  ne  fusse  moi-même  tout  abî- 
mée en  lui.  Ce  n'est  pas  là  une  vision;  c'est  ce  qu'on 
appelle,  je  crois,  théologie  mystique.  »  (Vie par  elle- 
même,  chap.  x) 

Et  plus  loin  :  n  L'àme  se  sent  près  de  Dieu,  et  il 
lui  en  reste  une  certitude  qui  ne  lui  permet  pas  d'en 
douter...  J'avais,  dans  lescommencements,  cetteigno- 
rance  de  ne  pas  savoir  que  Dieu  est  dans  tous  les 
êtres.  Or,  d'un  côté,  la  présence  si  intime  dont  je 
parle  me  semblait  incroyable,  et  de  l'autre,  il  m'était 
impossible  de  ne  pas  croire  que  Dieu  fût  là,  car 
j'avais  comme  une  vue  claire  de  sa  réelle  présence.  » 
(  Vie,  chap.  xvii) 

Ailleurs  :  «  Dieu  s'établit  de  telle  sorte  au  plus 
intime  de  cette  àme,  qu'en  revenant  à  elle,  il  lui  est 
impossible  de  douter  qu'elle  n'ait  été  en  Dieu  et  que 
Dieu  n'ait  été  en  elle.  Cette  vérité  s'imprime  si  bien 
dans  notre  esprit  que,  des  années  se  fussent-elles 
écoulées  sans  que  Dieu  lui  ait  renouvelé  celte  grâce, 
elle  ne  peut  l'oublier  ni  douter  qu'elle  n'ait  été  en 
Dieu. ..Vous médirez  :  Comment  a-t-elle  vuetentendu 
<|u'elle  a  été  en  Dieu,  puisqu'en  cet  état  elle  ne  voit 
ni  n'entend? Je  ne  dis  pas  qu'elle  l'a  vu  alors,  mais 
qu'elle  le  voit  clairement  ensuite,  et  cela,  non  au 
nioj'en  d'une  vision,  mais  par  une  conviction  qui  lui 
reste  et  que  Dieu  seul  peut  donner.  Je  connais  une 
personne  qui  ignorait  (jue  Dieu  fût  en  tous  les  êtres 
par  présence,  par  puissance  et  par  essence.  Après 
une  faveur  de  ce  genre  qu'elle  reçut  de  lui,  elle  en 
demeura  si  convaincue,  qu'ayant  demandé,  à  l'un  de 
ces  demi-docteurs  dont  j'ai  parlé,  de  quelle  manière 
Dieuétaiten  nous,  lui, qui  n'en  savaitpas  plus  qu'elle 
avant  cette  révélation,  eut  beau  l'assurer  cjue  Dieu 
n'était  en  nous  que  par  la  grâce,  elle  ne  put  aucu- 
nement le  croire,  tant  elle  était  sûre  du  contraire. 
Ensuite,  elle  en  interrogea  d'autres  qui  lui  dirent  ce 
f|u'il  en  était,  ce  qui  la  consola  beaucoup.  »  {Châ- 
teau intérieur.   Cinquièmes  demeures,  chap.  i") 

Saint  Jean  de  la  Croix  dit,  de  son  côté  :  «  Les 
connaissances  sublimes  et  amoureuses  sont  propres 
à  l'état  d'union;  elles  sont  l'union  même,  et  consis- 
tent dans  une  mystérieuse  touche  de  la  Divinité  au 
fond  intime  de  l'àme.  C'est  Dieu  lui-même  que  l'àme 


ressent  et  qu'elle  goûte,  mais  non  sans  doute  avec 
la  plénitude  et  l'évidence  de  la  claire  vision  béati- 
li<jue...  Ouelciues-unes  de  ces  connaissances  et  de  ces 
louches,  par  les(iuelles  Dieu  alleint  la  substance 
de  l'àme,  l'enrichissent  merveilleusemenl.  Il  suffit 
d'une  d'entre  elles  pour  enlever  tout  d'un  coup  à 
l'àme  certaines  imperfections,  dont  elle  n'avait  pu  se 
défaire  durant  le  cours  de  sa  vie,  et  de  plus  pour  la 
laisser  ornée  de  vertus  et  comblée  de  dons  surnatu- 
rels. »  {Montée  du  Carmel,  l.  11  ;  chap.  xxvi) 

Et  commentant  le  vieux  Denys,  Gehson  se 
demande  ce  qu'est  la  Sagesse  supérieure  ou  le  fait 
mystique.  «  L'union  expérimentale  de  l'àme  avec 
Dieu,  clit-il,  est  une  perception  simple  et  actuelle  de 
Dieu,  procédant  de  la  grâce  sanctiliante,  laquelle 
commence  ici-bas  et  s'achève  dans  la  gloire  par  la 
grâce  consommée.  Celle  union  est  donc  un  avant- 
goût  de  la  gloire,  une  promesse  et  un  gage  de  l'éter- 
nelle félicité...  On  aboutit  ainsi  à  celte  délinition, 
par  les  notes  essentielles  et  propres,  de  la  Théologie 
mystique,  qu'elle  est  une  perception  expérimentale 
de  Dieu.  Si  l'on  emploie  le  mot  perception  plutôt  que  le 
mot  connaissance,  c'est  c(ue  1  union  se  fait  aussibien 
par  les  puissances  alVectives  que  par  les  puissances 
appréhensives  de  l'àme.  »  {Super  Magnificat,  Trac- 
iatus  vii"s  ) 

Les  états  mystiques  ne  sont  ni  fixes  ni  d'une  espèce 
unique.  Ils  forment  comme  une  série  dont  l'àme  pri- 
vilégiée est  appelée  à  parcourir  les  divers  degrés, 
chacune  dans  la  mesure  de  la  grâce  accordée.  Ces 
degrés  ne  nous  apparaissent  pas  comme  le  dévelop- 
pement naturel  l'un  de  l'autre.  Ils  sont  cependant 
disposés  selon  un  certain  ordre  dont  on  retrouve  les 
principales  étapes  chez  les  plus  célèbres  mystiques. 
C'est  une  progression  vers  une  pénétration  toujours 
plus  intime  de  la  créature  par  le  Créateur. 

Au  premier  degré  est  VUnion  commencée  ou  la 
Contemplation  imparfaite.  L'âme  reste  attachée  à 
Dieu  par  un  regard  simple  et  amoureux,  et  Dieu 
prend  possession  de  l'àme  de  telle  sorte  que  ses 
puissances,  la  mémoire,  l'entendement,  la  volonté, 
n'interviennent  plus  que  par  une  spontanéité  réduite. 
Dans  ce  premier  degré  d'union,  tantôt  l'àme  goùle 
une  quiétude  pleine  de  suavité  qui  se  répand  sur  tou- 
tes ses  puissances,  tantôt  elle  s'épanche  en  transports 
de  louanges,  comme  possédée  d'une  sainte  ivresse. 
Au-dessus  est  la  Contemplation  parfaite  ou  VUnion 
pleine  :  l'àme  s'unit  à  Dieu  avec  une  suspension  to- 
tale de  ses  puissances,  s'abimant  et  se  transformant 
en  lui,  conversant  avec  lui  sans  le  secours  des  mots 
et  des  images.  Un  degré  plus  haut,  c'est  VUnion  exta- 
tique :  les  sens  extérieurs  perdent  leur  activité,  tant 
Dieu  absorbe  l'essence  de  l'àme;  la  connaissance  de 
Dieu  devient  ténébreuse,  c'est  la  nuit  obscure,  mais 
ces  ténèbres  indiquent  les  profondeurs  divines  où 
l'àme  pénètre,  non  une  diminution  de  lumière. 

Enlin  le  terme  de  ces  ascensions  mystiques  est 
VUnion  consommée  ou  Mariage  spirituel  :  les  ténè- 
bres disparaissent,  l'àme  s'établit  dans  la  claire  vi- 
sion de  Dieu,  et  d'une  façon  presque  permanente  ; 
les  puissances  de  l'àme  et  les  sens  corporels  recou- 
vrent leur  activité  ;  l'union  sublime  persiste  parmi 
les  occupations  du  dehors,  l'âme  reprend  comme 
pied  sur  la  terre,  portant  avec  elle  le  don  divin. 

Telle  est,  avec  ses  divers  degrés,  la  montée  ou 
l'échelle  mystique.  On  voit  assez  l'erreur  des  psy- 
chologues ou  des  physiologistes  qui  confondent  plus 
ou  moins  état  mystique  et  extase,  qui  ramènent  à 
l'extase  tout  état  mystique.  L'extase  n'est  qu'une 
forme,  et  non  la  plus  haute,  et  plutôt  extérieure,  de 
l'union  mystique.  Erreur  aussi  de  déQnir  le  mysti- 
cisme par  le  symbolisme.  Ainsi  pour  E.  Récéjac, 
«  Le  mysticisme  est    la  tendance  à  se  rapprocher  de 


1017 


MYSTICISME 


1018 


l'Absolu  moralement  et  par  voie  de  symboles.  » 
(A'ssrti  sur  les  Fundemenis  de  la  cuniiaissaiice  mysti- 
que. Paris,  Alcan,  1897,  p.  66)  C'est  le  sens  ploli- 
nien.  Dans  le  mysticisme  orthodoxe,  plus  le  mys- 
tique s'élève,  plus  il  écarte  les  symboles. 

L)e  cette  description  de  l'état  mystique,  on  trouve 
tous  les  cléments  et  aussi  le  développement  chez  les 
mystiques  catholiques.  Citons  parmi  les  plus  grands: 
après  saint  Paul,  Hugues  de  Saint-Victou,  saint 
BuRMAUi),  lliciiAiiD  DE  Saint-Victor,  saint  BONA- 
VENTUHE,  saint  Thomas  d'Aquin,  sainte  GRRTRUDE,la 
bienheureuse  Angélk  du  Foligno,  Tauler,  Suso, 
sainte  Catherine  de  Sienne,  la  véncr.  Julienne  de 
NoRWicH,  KuYSBROECK,  Gerson,  Denis  le  Char- 
treux, sainte  Catherine  de  Gi":neb,  le  vénérable 
Louis  de  Blois,  le  P.  Iîalthazar  Alvarez,  sainte 
Thérèse,  saint  Jean  de  la  Choix,  saint  Alphonse 
Uodriguez,  saint  Fran(,:ois  de  Sales,  sainte  Jeanne 
deChantal,  la  vénérable  Marie  de  l'Incarnation, 
ursuline,  la  bienheureuse  Marguerite-Marie  Ala- 
COQUE,  saint  Alphonse  de  Liguori,  le  bienheureux 
CURÉ  d'Ars. 

Des  mystiques  catholiques  approuvés,  il  importe 
grandement  de  distinguer  les  mystiques  hétéro- 
doxes. Les  principaux  sont  des  quiétisles,  comme 
MoLiNoset  Mme  GuYON.Chez  quelques-uns,  ont  pu  se 
réaliser,  au  début,  des  états  mystiques  véritables,  ou 
des  parties  véritables  d'états  mystiques.  Ils  y  ont 
bientôt  introduit  l'activité  naturelle,  souvent  très 
calculée,  de  leurs  facultés,  surtout  de  leurs  facultés 
Imaginatives  et  émotivesagissant  sans  le  contrepoids 
de  la  grâce  divine  ou  sans  le  contrôle  de  la  sagesse 
humaine.  Quand  ils  traitent  du  mysticisme,  nombre 
d'auteurs  profanes,  psychologues,  médecins  et  mo- 
ralistes, les  confondent  dans  un  même  groupe  avec 
les  mystiques  catholiques.  La  conséquence  est  qu'ils 
attribuent  à  ceux-ci  tous  les  caractères  psychologi- 
ques et  toutes  les  tares  de  ceux-là,  qu'ils  faussent  en- 
tièrement la  nature  du  mysticisme  reconnu  dans 
l'Eglise  catholique,  lis  ont  alors  beau  jeu  pour  rame- 
ner tout  mysticisme  à  quelque  anomalie  (isycho- 
physiologique.  C'est  imiter  ceu.v  qui  prétendent 
juger  des  hommes  religieux  par  les  scrupuleux  ou 
les  fanatiques. 

A  plus  forte  raison,  faut-il  distinguer  des  faits 
mystiques  catholiques  certaines  manifestations  trou- 
bles et  morl)ides,  comme  celles  des  Gonvulsionnaires 
et  des  Camisards,  ou  les  Revivais.  (Voir  le  liéteil 
gallois  de  igo^-igoS  dans  Eludes  du  5  août  1908, 
p.  363-36g.) 

'V.  Explications  pathologiques.  —  Les  états  ou 
accidents  pathologiques,  dont  il  va  être  question, 
sont  proposés  tantôt  comme  l'explication  pure  cl 
simple  du  mysticisme,  tantôt  comme  l'explication 
des  phénomènes  physiques  constatés  chez  les  mys- 
tiques (extases,  évanouissements,  visions),  tantôt 
comme  concomitants  au  mysticisme.  On  dira  :  Le 
mysticisme,  c'est  de  l'hystérie;  ou  :  l'anesthésie  des 
mystiques  est  hystérique;  ou  :  il  y  a  de  l'hystérie  chez 
les  mystiques.  En  général,  les  auteurs  naturalistes 
s'inquiètent  peu  de  poser  nettement  là-dessus  l'état 
de  la  question. 

Etat  mystique el  Hystérie.  —  Nvstérie  (v.  ce  mot) 
est  un  terme  imprécis  quia  successivement  désigné, 
dans  le  langage  des  cliniciens,  des  symptômes  de 
caractères  très  divers.  Aujourd'hui,  ceux  dont  l'au- 
torité est  le  mieux  reconnue  pour  l'étude  des  névro- 
ses et  des  psychoses,  déclarent  qu'on  ignore  la  cause 
profonde  des  phénomènes  hystériques,  qu'on  ignore 
même  si  l'hystérie  constitue  une  maladie  spéciale. 
On  garde  cependant  la  qualification  d'hystérique 
à  certain  tempérament  caractérisé  par   une  grande 


émotivité,  la  suggestibililé,  une  réactivité  exagérée. 
Au  point  de  vue  moral,  les  sujets  dits  hystériques 
sont  inconstants  dans  leurs  passions,  allant  sans 
raison  proportionnée,  pour  le  même  objet,  de 
l'amour  à  la  haine,  et  se  montrant  spécialement  dis- 
simulateurs. Tout  le  monde  reconnaît  que  les  stig- 
mates somatiques,  contracture,  raideur,  anesthésie, 
œdèmes  sont  des  symptômes  contingents  et  tout 
secondaires.  Selon  les  sens  successifs  du  mot,  beau- 
coup de  cliniciens  ont  traité  d'hystériques  les  mysti- 
ques catholiques  :  tels  Chaucot,  Bourneville,  Paul 
llicuER,  Gilles  dk  la  Tourette,  Lkorand  du  Saulle, 
et  aussi  Pierre  Janet,  première   manière,  Georges 

DU.MAS. 

Il  faut  noter  que  nombre  de  mystiques,  comme 
sainte  Thérèse  (voir  Vie  écrite  par  elle-même,  chap. 
ix),  saint  Ignace,  sainte  Jeanne  de  Chantai,  ne  sont 
nullement  des  Imaginatifs,  et  ils  présentent  les 
mêmes  phénomènes  psychiques  et  les  mêmes  acci- 
dents physiologiques  (extases)  que  les  mystiques 
plus  Imaginatifs  et  plus  émotifs.  Chez  les  uns  et  les 
autres,  sont  fréquentes  les  visions  intellectuelles 
«  où,  comme  s'exprime  sainte  Thérèse,  l'on  voit  clai- 
rement sans  qu'aucune  forme  frappe  les  yeux  de 
l'âme».  —  Leur  émotivité  n'est  pas  désordonnée  :elle 
répond  à  un  grand  objet.  Dieu,  la  destinée  humaine, 
la  perfection  humaine.  Et  cet  objet  les  conduit  et  les 
domine,  leur  inspire  de  fortes  résolutions  et  de 
grands  desseins  en  vue  desquels  ils  combinent  avec 
sang-froid  et  prudence  des  moyens  appropriés,  loin 
qu'ils  soient  la  proie  des  suggestions  du  moment, 
qu'ils  obéissent  au  hasard  des  circonstances.  Ils  se 
défendent  contre  tout  ce  qui  ne  va  pas  à  leur 
«  grande  idée  »  ou  à  leur  idéal,  et  cette  idée  ou  cet 
idéal,  ils  savent  se  le  justifier  à  eux-mêmes.  Rien  de 
constant  comme  le  fond  de  l'âme  des  mystiques  ca- 
tholiques :  toute  leur  vie  n'est  qu'un  effort  continu 
vers  Dieu  mieux  [)ossédé;  les  agitations  qui  se  pro- 
duisent en  eux  n'attaquent  pas  cette  continuité.  Le 
besoin  de  sincérité  avec  eux-mêmes,  avec  les  autres, 
est  encore  une  marque  des  mystiques.  Humbles,  ils 
confessent  leur  indignité  et  leur  misère;  ils  cachent 
les  faveurs  reçues  ou  les  rapportent  toutes  à  Dieu. 

Faut-il  admettre,  au  moins,  que  les  mystiques  sont 
tributaires,  plus  que  les  autres,  des  accidents  ner- 
veux? Ce  ne  serait  pas  chose  extraordinaire  que  la 
vie  intense  dont  vivent  à  certains  moments  les  mys- 
tiques, la  tension  de  leur  être  en  une  direction  uni- 
que, la  profondeur  des  émotions  qui  les  envahissent, 
que  tout  cela,  joint  aux  austérités  qu'ils  s'imposent, 
ail  ]>our  elïet  d'alfaiblir  leur  organisme  et  de  le 
disposer  à  certains  accidents  nerveux.  (Brenier  de 
Montmorand,  /les  Mystiques  en  dehors  de  l'Extase. 
Hew  /ihilos.,  décembre  190^,  p.  6o3)  Mais  ces  acci- 
dents n'atteignent  pas  la  santé  fondamentale  de  leur 
mysticisme  tel  que  nous  venons  de  le  décrire. 

Celte  santé  fondamentale  de  toute  la  vie  mystique 
est  manifeste  particulièrement  dans  sainte  Thérèse. 
(D'Goix,  Le  Surnaturel  et  la  Science.  Les  Extases  de 
sainte  Thérèse,  dans  Annales  de  philosophie  chré- 
tienne, mai  1896,  p.  148-169;  juin,  p.  268-280)  A  l'oc- 
casion du  troisicme  centenaire  de  sa  mort,  l'évêque 
de  Salamanque  avait,  en  1882,  mis  au  concours, 
entre  autres  questions,  celle  du  caractère  et  des 
révélations  de  sainte  Thérèse  en  face  des  savants 
incrédules.  Un  jésuite  belge,  biologiste  de  mérite,  le 
P.  Hahn,  crut  pouvoir  afiirmer,  dans  son  mémoire, 
qu'au  point  de  vue  physique,  Thérèse  fut,  jusqu'à 
un  âge  avancé,  afiligée  d'une  hystéro-épilepsie  (type- 
Charcot)  aux  symptômes  accumulés;  mais  par  une 
dérogation  exceptionnelle  à  la  loi  qui  établit  une 
corrélation  à  peu  près  constante  entre  le  caractère 
physique  et  le  caractère  mental  des  hystériques  de 


1019 


MYSTICISME 


1020 


ce  type,  elle  n'avait  été  nullement  atteinte  d'bystérie 
mentale;  bien  plus,  par  ses  dispositions  intellec- 
tuelles et  morales,  elle  se  plaçait  au  pôle  opposé  des 
hystériques.  Le  mémoire  fut  com-onné. 

En  1886  un  décret  de  Rome  le  mettait  à  l'index. 
En  même  temps,  un  des  collègues  du  P.  Hahn,  le 
P.  DE  San,  professeur  de  théologie  à  Louvain,  éta- 
blissait, dans  son  Flude  pathologico-tliéologique  sur 
sainte  Thérèse  (Louvain,  Fonteyn,  i88G),que  la  cause 
générale  des  accidents  morbides  qu'on  relève  chez 
sainte  Thérèse  doit  être  cherchée  dans  sa  complexion 
délicate,  mais  nullement  névropatliique,  la  cause 
particulière  dans  le  traitement  d'un  empirique  igno- 
rant. Il  croit  à  une  gastrite  aiguë  aggravée  d'une 
maladie  de  cœur.  De  son  côté,  le  D'  Imbert-Gourbryre 
penche  pour  une  chlorose  grave,  compliquée  d'un 
empoisonnement  médical  {La  Stigmatisation,  t.  II, 
p  .  54  ').  tandis  que  le  D'  Goix  opine  pour  une  intoxi- 
cation paludéenne  se  manifestant  par  des  lièvres 
intermittentes  avec  accès  pernicieux  {Annales  de 
philosophie  chrétienne,  juin  i8g6,  p.  272).  Ce  qui 
importe,  c'est  l'absence  des  symptômes  de  l'hystérie 
selon  le  type  médical. 

Pour  faire  de  sainte  Thérèse  ou  de  nos  autres  mys- 
tiques des  hystériques,  il  faut  créer  à  leur  intention 
une  hj'stérie  sui  generis,  sans  représentants  ailleurs. 
(H.  Delacroix.  Bull,  de  la  Soc.  franc,  de  philosophie, 
janvier  igo6,  p.  24) 

Etat  mystiqueet  Nervosisme.  —  Ce  que  nous  venons 
de  dire  montre  assez  que  les  mystiques,  lors  même 
qu'ils  seraient  sujets  à  des  accidents  nerveux  —  ce 
qui  est  loin  d'être  général  —  ne  sont  ni  des  névrosés 
ni  des  névropathes  :  qualifications  qui  indi(|uent  un 
état  chronique  plus  ou  moins  aiga  de  trouble  mental. 

Etat  mystique  et  Somnambulisme.  —Ce  qui  carac- 
térise l'Iiypnose  ou  le  somnambulisme  à  ses  divers  de- 
grés, c'est  la  tendance  au  dédoublement  de  la  i)er- 
sonnalité.  Dans  l'état  hypnotiqueousomnambulique, 
le  sujet  jouit  d'une  seconde  existence  psychologique 
qui  tend  à  se  distinguer  de  l'existence  normale  et 
alterne  avec  celle-ci.  Des  éléments  de  la  vie  normale, 
souvenirs,  images,  habitudes  affectives,  apparaissent 
bien  au  cours  de  la  période  somnambulique.  Mais 
surtout  quand  il  s'agit  du  somnambulisme  profond, 
le  sujet,  revenu  à  l'état  normal,  ne  garde  qu'un  sou- 
venir très  affaibli  de  ce  qui  s'est  passé  en  lui  à 
l'état  somnambulique.  Il  y  a  même  parfois  amnésie 
plus  ou  moins  complète. 

Au  contraire,  la  vie  des  mystiques  est  nne,  d'une 
admirable  unité.  D'une  part,  leur  vie  consciente  et 
volontaire,  normale,  les  dispose,  par  la  pratique  de 
l'ascétisme, à  vi^Te  les  états  mystiques;  d'autre  part, 
cette  vie  normale  réalise  ce  qu'ils  ont  ressenti  ou 
résolu  dans  ces  mêmes  états.  Les  grands  initiateurs 
comme  sainte  Catherine  de  Sienne,  les  fondateurs 
d'Ordres,  nn  saint  François  d'Assise  ou  un  saint 
IgTiace,  les  manieurs  d'hommes  et  les  pionniers 
apostoliques,  un  saint  Paul  ou  un  saint  François 
Xavier  vivent,  en  état  normal,  leur  idéal  mystique. 
Quelques-uns  racontent  leur  a  seconde  vie  »  en  des 
pages  qui  comptent  parmi  les  meilleures  de  la  lit- 
térature psj'chologique,  tels  saint  Augustin  et  sainte 
Thérèse.  Tous  y  font  appel  dans  les  travaux  de  la 
vie  extérieure,  pour  se  justifier  à  eux-mêmes  ou 
justifier  aux  autres  leur  conduite. 

Etat  mystique  et  Psychasthénie.  —  Pour  certains 
auteurs,  loin  de  s'expliquer  par  une  exaltation,  au 
moins  momentanée,  de  la  vie  individuelle,  l'état 
mystique  se  ramènerait  à  un  état  de  dépression 
physique  et  morale.  Chez  les  mystiques,  il  y  aurait 
psychasthénie,  alTaiblissement  de  tonte  la  vie  affec- 
tive et  volontaire.  Ils  se  révéleraient  comme  des 
douleurs,  des  abouliques,  des  scrupuleux.  En  eux, 


on  remarque  diminution  de  la  volonté,  mollesse,  len- 
teur, hésitation  à  prendre  un  parti,  difiiculté  de 
mener  rien  à  terme.  Ce  sont  aussi  des  instables  :  ils 
passent  brusquement  et  sans  sujet  de  la  confiance  à 
l'abattement,  de  la  joie  à  la  tristesse,  de  l'ivresse  à 
l'angoisse.  De  là,  le  besoin  de  direction.  Tous  sont 
en  quête  d'un  appui,  d'un  guide  auquel  ils  remet- 
tent le  soin  de  leur  conduite,  qui  décide  pour  eux. 
(Ainsi  Pierre  Janet,  dernière  manière.  liuU.  de 
l'Inst.  psyck.,  année  1901,  p.  287-240. —  Les  Obses- 
sions et  la  Psychasthénie,  1908,  passim.  —  E.  Moni-l 
siBR,  Les  Maladies  du  sentiment  religieux,  Paris, 
1903,  p.  iG-2g,  89-40 

Mais  ce  (]ui  tourmente  les  mystiques,  ce  n'est  pas 
le  doute  ;  c  est  la  difficulté  qu'ils  éprouvent  à  attein- 
dre le  but  qui  leur  est  apparu.  Ce  but,  ils  peuvent  le 
chercherquelque  temps  avec  angoisse.  Une  fois  leur 
vie  orientée,  ils  marchent  sans  hésitation.  Les  doutes 
qui  leur  restent  ne  sont  pas  les  peurs  injustifiées, 
les  irrésolutions  puériles  qui  caractérisent  les  scru- 
puleux. Ces  doutes  portent  sur  les  meilleurs  moyens 
à  mettre  en  œuvre  ;  et  ils  se  résolvent  selon  les 
exigences  du  plan  à  réaliser,  non  aux  hasards  d'un 
tempérament  impulsif.  Mais  si  la  volonté  ne  lâche 
pas,  de  fait,  la  résolution  prise,  on  conçoit  qu'ils 
n'ont  pas  toujours  la  conscience  claire  de  leur  persé- 
vérance, de  là  des  troubles  et  des  inquiétudes.  H 
faut  dire  aussi  que  les  mystiques  sentent  beaucoup 
plus  vivement  que  le  commun  des  hommes  leurs 
imperfections,  leurs  faiblesses  morales,  et  que  ce 
sentiment  leur  est  très  douloureux.  —  Dans  les  crises 
d'abattement,  l'aboulique  s'abandonne  :  le  mystique 
réagit.  Beaucoup  accomplissent  des  œuvres  grandio- 
ses au  milieu  de  ces  luttes  intimes,  ou  n'en  laissent 
rien  soupçonner  au  dehors.  —  Les  psychasthéniques 
subissent  passivement  l'empire  de  la  première  volonté 
forte  qui  s'exerce  sur  eux.  Les  mystiques,  avec  le  , 
sentiment  intime  du  besoin  d'une  direction  dans  le 
monde  si  plein  d'imprévus  où  ils  se  meuvent, 
adoptent  un  guide  bien  plus  qu'ils  ne  le  subissent. 
Beaucoup  le  cherchent  longuement,  le  choisissent 
entre  plusieurs.  Tout  en  déférant  d'ordinaire  à  son 
jugement,  ils  se  réservent,  le  cas  échéant,  de 
soumettre  son  avis  à  l'avis  de  Dieu,  directement 
consulté.  (Voir  Brenibu  de  Montmoranu,  dans  la 
lieviie  philosophique,  décembre  1904,  p.  6o5-6o8) 

Etat  mystique  et  Monoidéisme.  —  Quelques-uns,  . 
comme  James  H.  Lbuba  (/fei'ue/j/n/oso/jAi/^Htt,  novem-  ' 
bre  1903,  p.  468-4yi),  Pierre  } k-urt (loc .  ciV.),  E.-Mu- 
nisiEH  (ouvrage  cité,  p.  42-53),  A.  GoDFEUNADx(flei'i(e 
philosophique,  février  1902,  p.  166-167).  rangent  les 
mystiques  parmi  les  appauiTis  et  les  simplifiés.  Les 
mystiques  feraient  d'abord  en  eux  le  vide  moral  par 
une  série  d'exercices  ascétiques.  Puis  ils  concentrent 
leur  esprit  sur  un  nombre  toujours  plus  restreint 
d'objets.  Il  y  a  rétrécissement  progressif  du  champ 
de  la  conscience,  rétrécissement  qui  va  jusqu'au  mo- 
noidéisme. Toute  l'activité  mentale  évolue  peu  à  peu 
vers  un  point  central  qui  l'attire  et  l'absorbe.  Toute 
idée,  toute  image  qui  ne  fait  pas  groupe  avec  ce  qui 
a  été  pris  pour  système  principal,  n'arrive  plus  dans 
le  champ  de  la  conscience.  il 

Ce  qu'on  décrit  ainsi,  c'est  le  Nirvana  bouddhique,  » 
la  Yoga  de  l'Inde,  la  nudité  des  quiétistes.  Mais  à  côté 
de  la    simplification  par  appauvrissement,    il  y  a  la 
simplification  par  coordination.  A  côté  de  l'idée  fixe 
du  dégénéré   ou  du  maniaque,  il  y  a  l'idée  centrale   , 
vers  laquelle  le  penseur,  le  savant,  l'artiste,  l'homme 
saisi  par  un  puissant  idéal  fait  converger  toute  son 
activité.  Et  lobjet    auquel  le  mystique  ramène  tout 
ce  qu'il  a  de  vie,  c'est  Dieu,  Dieu  principe  premier    ■ 
et   terme  final   de  tout  être.    Ainsi,    d'une  part,  le 
mystique  se  concentre  en  Dieu,  d'autre  part,  il  se 


1021 


MYSTICISME 


1022 


répand  sur  ce  qni  est  hors  de  Dieu  pour  le  ramener 
à  Dieu.  Vie  magnitiquenient  intense  dans  sa  riclie 
simplicité.  (B.  db  Montmorand,  Hev.  philosophique, 
mars  1904,  p.  25^-262) 

Elat  mystique  et  Urotom/inie.  —  D'antres  rappro- 
client  l'aïuour  divin  de  l'amour  sesuel,  les  délices 
mystiques  de  l'ivresse  charnelle.  Tels  :  Lri^ua  (/?«>■. 
philosophique,  novembre  1902,  p.  459-408),  E.  McRi- 
9IER  (ouvra^'e  cité,  p.  3o-33),  en  général  tous  ceux  qui 
voient  de  1  hystérie  chez  les  mystiques,  et  tous  les 
partisans  de  ce  qu'on  a  appelé  le  «  matérialisme  médi- 
cal ».  Us  insistent  sur  cette  remarque,  que  le  langai;e 
est  le  même  départ  et  d'autre.  C'est  une  apiilication 
da  freudisme  de  l'école  de  Vienne,  qui  met  la  libido, 
ilisposition  sexuelle  par  essence,  au  fond  de  toutes 
nos  tendances,  même  de  l'amour  maternel  ou  de 
l'amour  filial. 

Assimilation  brutale,  qui  méconnaît  la  préparation 
morale  si  intense  des  mystiques,  leur  long  entraîne- 
ment par  l'épuration  des  sens  vers  un  idéal  sublime, 
leurs  luttes  contre  les  tendances  inférieures,  la  vie 
de  l'esprit,  souvent  la  vie  d'apostolat  entretenue  par 
le  renoncement  aux  jouissances  personnelles.  Les 
écrits  des  nijstiques  renferment  aussi  nombre  de 
locutions  empruntées  au  domaine  de  la  paternité, 
de  la  maternité,  de  l'enfance.  Nos  langues  ont  un  vo- 
cabulaire restreint  pour  l'expression  des  sentiments, 
surtout  des  plus  rares.  Force  est  souvent  de  recou- 
rir à  l'analogie:  la  transposition  à  faire  est  indiquée 
par  le  contexte  et  la  personnalité  de  l'auteur. 

«  Il  me  semble,  écrit  William  Jamrs,  qu'il  y  a  peu 
de  conceptions  plus  vides  de  sens  que  cette  manière 
d'interpréter  la  religion  comme  une  perversion  de 
l'instinct  sexuel...  Nous  pourrions  aussi  bien  dire 
que  la  religion  est  une  aberration  de  la  fonction  di- 
gestive...  11  faut  bien  que  le  langage  religieux  se 
serve  d'images  empruntées  à  notre  pauvre  vie...  Les 
métaphores  tirées  du  boire  et  du  manger  sont  pro- 
bablement aussi  fréquentes  dans  la  littérature  reli- 
gieuse et  mjstique  que  celles  empruntées  à  l'union 
des  sexes.  »  (L'Expérience  religieuse,  p.  9-10) 

VI.  Etat  mystique  et  Subconscient.  —  C'est 
l'explication  préférée  des  auteurs  naturalistes  qui 
comprennent  que  le  mysticisme  dépasse  toute  inter- 
prétation purement  pathologique.  William  James  : 
«  Quand  on  tient  compte,  non  seulement  des  phéno- 
mènes d'inspiration,  mais  encore  du  mysticisme 
religieux,  des  crises  violentes  de  la  conversion,... 
on  est  forcé  de  reconnaître  que  la  vie  religieuse  a 
des  rapports  étroits  avec  la  conscience  subliminale, 
rései'voir  des  idées  insoupçonnées  et  des  énergies 
latentes...  De  là  viennent  toutes  les  expériences 
mystiques...  Chez  les  hommes  où  la  vie  spirituelle 
est  intense,  la  conscience  subliminale  semble  avoir 
une  activité  qui  n'est  pas  ordinaire.  »  (L'Expérience 
religieuse,  p.  4o3-4o4)  A  la  fin  de  son  livre,  James 
propose  la  surcroyance  que  notre  moi  conscient  et 
supérieur  «  fait  partie  de  quelque  chose  de  plus  grand 
que  lui,  mais  de  même  nature,  quelque  chose  qui 
agit  dans  l'univers  en  dehors  de  lui,  qui  peut  lui 
venir  en  aide  ».  [Disons  simplement  que  ce  surplus 
d'explication  est  un  liors-d'œuvre  :  l'auteur  s'est 
attaché  à  rendre  compte  des  principales  expériences 
religieuses  par  le  seul  jeu  des  forces  subliminales. 
Et  cette  explication  a  tous  les  vices  du  monisme.] 
Voir  aussi  F.  VS^  H.  Myers,  Etudes  d'histoire  et 
psychologie  du  mysticisme,  Paris,  Alcan,  1908.  — 
Fr.  Von  Hugel,  dans  son  livre  The  Myslical  Elément 
vf  Religion,  as  studied  in  saint  Catherine  of  Genoa 
and  her  Friends  (London,  1908),  adopte  la  pensée  de 
W.  James.  Mais,  pour  lui,  la  tendance  mystique,  élan 
vers  la  connaissance  intuitive  et  émotive  de  Dieu,  se 


trouve  dans  tout  homme  (Cf.  L.  nii  Grandmaison, 
Hecheiches  de  Science  religieuse,  j\\i\rf,-a-vi-\\,  1910, 
p.  180-208).  —  U.  Delacroix  :  «  Le  subconscient 
rend  compte  de  tous  les  caractères  que  les  mystiques 
attribuent  à  leurs  visions  et  à  leurs  paroles  inté- 
rieures. 11  n'est  pas  plus  difficile  d'y  rattacher  ces 
grandes  inluitions  confuses,  magniliques  et  inatten- 
dues qui  émergent  soudain,  couvrant  d'ombre  la 
conscience  ordinaire  du  moi  et  des  choses...  L'intui- 
tivité  qui  est  le  fond  de  l'esprit  mystique  et  qui  appa- 
raît obscurément  sous  les  elforts  qu'il  fait  pour  se 
dégager  de  la  pensée  logique  et  de  l'action  volon- 
taire..., se  dégage,  lorsque  le  travail  de  préparation 
le  lui  permet,  sans  qu'il  y  ail  proportion  entre  la 
richesse  naturelle  ainsi  libérée  et  l'elfort  qui  la  met 
au  jour...  Une  profonde  activité  intérieure  et  sub- 
consciente, soutenue  par  la  solidité  d'une  tradition, 
la  puissance  d'une  intelligence  construclive  et  cri- 
tique et  une  haute  énergie  morale,  produit  à  la  fois 
les  richesses  de  l'intuition  et  de  l'action,  et  sur  un 
fond  de  névrose,  les  étals  hallucinatoires  et  tous  les 
phénomènes  pathologiques,  si  abondants  chez  les 
mystiques.  »  (Etudes  d'histoire  et  de  psychologie  du 
Mysticisme,  Paris,  Alcan,  1908,  p.  4o5-4o9) 

La  subeonscience  peut  rendre  compte  de  certains 
faits  d'habitude  ou  d'automatisme,  qui,  d'abord  vo- 
lontaires et  conscients,  sont  passés  dans  un  domaine 
plus  ou  moins  organique.  Elle  rendra  compte  aussi 
de  sentiments  vagues,  sj'inpathies  ou  antipathies, 
conlianee  ou  phobie,  de  pressentiments,  d'appréhen- 
sions, de  rêveries  et  de  rêves  plus  ou  moins  inco- 
hérents. Mais  il  y  a  toujours  lieu  de  rechercher 
l'origine  des  éléments  qui  entrent  en  composition  de 
la  subconscience.  Sont-ils  transmis?  Sont-ils  acquis? 
Et  quand?  El  comment?  C'est  cette  analyse  que  l'on 
entreprend  pour  expliquer  telle  hallucination  d'un 
somnainbulique  ou  le  cas  de  glossolalie  de  Mlle  Hé- 
lène Smith  qui  prétendait  parler  la  langue  qui  se 
parle  dans  la  planète  Mars.  Mais  dire  simplement, 
en  présence  d'un  phénomène  :  cela  prend  naissance 
dans  la  subconscience,  ce  n'est  rien  exi)liquer.  Car  il 
s'agit  de  savoir  comment  cela  est  entré  ou  s'est 
formé  dans  la  subconscience. 

En  outre,  tout  ce  que  l'on  sait  expérimentalement 
de  la  subconscience,  montre  que  son  rôle  est  très 
modeste  :  garder  et  combiner  hors  du  contrôle  de  l'in- 
telligence et  de  la  volonté  les  résidus  de  notre  vie 
psychologique.  II  est  tout  gratuit  de  lui  demander  le 
secret  des  intuitions  de  l'élan  mystique  on  du  génie. 
U  y  a  dans  le  génie  une  part  de  réllexion,de  recher- 
clie,  d'elfort,  qui  est  de  tout  premier  plan.  U  y  a  dans 
l'état  mystique  l'action  d'un  pouvoir  transcendant. 
(Voir  l'article  SDucoNScir.NT) 

VII.  Etat  mystique  et  la  Doctrine  catholique. 
—  Selon  la  doctrine  catholique  telle  qu'elle  ressort 
des  descriptions  faites  par  les  mystiques  orthodoxes, 
l'âme  en  état  mystique  expérimente  Dieu.  Dieu  lui- 
même  agit  sur  l'àme,  se  communique  à  elle,  s'unit  à 
elle,  produit  en  elle  perception  et  jouissance.  L'âme 
se  prête  à  l'action  divine.  "  Elle  soull're,  par  son  expé- 
rience, des  choses  divines  »,  comme  disait  déjà  le 
p8eui)0-Dk.\ys  l'Aréopagite  (De  Nom.  divin.,  cap.  11, 
§  9).  à  la  fois  active  et  passive.  Elle  est  sous  l'in- 
llueiice  d'une  force  transcendante.  Et  c'est  parce 
qu'on  écarte  a  priori  la  réalité  de  cet  absolu  distinct 
de  l'homme,  ou  qu'on  redoute  d'être  amené  à  la 
reconnaître,  que  tant  de  systèmes  n'étudient  le  mys- 
ticisme qu'en  le  déformant.  L'action  de  Dieu  sur 
l'àine  rend  seule  et  rend  adéquatement  raison  des 
manifestations  sui  geueris,  des  intuitions,  des  niodi- 
(ications  atïectives  que  nous  révèle  lu  vie  des  grands 
mystiques  reconnus  dans  l'Eglise  catholique. 


1023 


NANTES  (RÉVOCATION  DE  L'ÉDIT  DE) 


1024 


Bibliographie.  —  Avant  tout,  les  grands  mystiques 
catboliquesdansleur  texte,  surtout  sainteTLérèse, 
particulièrement  Vie  écrite  par  elle-même  et  le 
Château  intérieur;  et  aussi  sainte  Catlierine  de 
Sienne  Dialogues;  sainte  Catherine  de  Gènes,  le 
Purgatoire;  la  B"  Angèle  de  Foligno,  le  Litre  des 
Visions  et  Instructions  ;  saint  Jean  de  la  Croix,  la 
Montée  du  Carmel  et  la  Auit  obscure;  saint  Fran- 
çois de  Sales,  Traité  de  l'Amour  de  Dieu,  liv.  VI 
et  Vil;  saintAlphonse  Kodriguez,  ^'ie  et  Mémoires, 
Paris,  Relaux,  1890.  —  Traités  OKNiiRAUx  :  René 
de  Maumigny.S.J.,  Pratique  de  l'Oraison  mentale, 
IP  partie,  Oraison  Extraordinaire,  Paris,  Beau- 
cbesne,  igo'j;  Aug.  Poulain,  S.  J.,  Des  Grâces 
d'Oraison,  Paris,  Beauchesne,  1909;  Saudreau, 
l'£tat  mystique,  Paris,  Aiuat,  igoS;  E.  Laniballe, 
eudiste,  La  Contemplation,  Paris,  ïoqui,  igiS. 
—  Etudes  apologétiques  :  J.  Maréchal,  S.  J.,  A 
propos  du  Sentiment  de  Présence  chez  les  Profanes 
et  citez  les  Mystiques.  Itetue  des  quest.  scient., 
Bruxelles,  cet.  1908,  janv.  et  avril  igog;  Idem, 
Science  empirique  et  Psychologie  religieuse.  Re- 
cherches de  science  religieuse,  Paris,  janv.-févr. 
1912;   Idem,    Sur  quelques  traits  distinctifs  de  la 


Mystique  chrétienne.  Revue  de  Philosophie,  1912, 
XXI,  p.  4 16-^88.  —  L.  Roure,  En  face  du  fait 
religieux,  chap.  iv.  Le  Mysticisme  et  ses  explica- 
tions pathologiques;  chap.  v.  Autour  du  Mysti- 
cisme catholique,  Paris,  Perrin,  igo8;  Idem,  71/v5- 
tique  ou  Illuminée.  Etudes,  5  mars  igi8;  L.  de 
Grandmaison,  L'Elément  mystique  dans  la  Reli- 
gion. Recherches,  mars-avril  1910;  II.  Joly,  La 
Psychologie  des  SniH<s, Paris, Lecoffre,  iSg^;  J.  Pa- 
cheu,  L'Expérience  mystique  et  l'activité  subcon- 
sciente, Paris,  Perrin,  igu;  G.  Micbelet,  Dieu  et 
l'Agnosticisme  contemporain,  Paris,  Gabalda,  1909 
(chap.  Il);  Brenier  de  Montmorand,  J'Erotomanie 
des  .Mystiques  chrétiens.  Revue  Philosophique,  oct. 
igoS;  Ascétisme  et  Mysticisme,  ibid.,  mars  1904  ; 
Les  Mystiques  en  dehors  de  l'Extase,  il)id.,  déc. 
1904  ;  Les  Etats  Mystiques,  ibid.,  juil.  igo5;  Hys- 
térie et  Mysticisme,  ibid.,  mars  igo6.  —  Le  Déve- 
loppement des  Etals  mystiques  chez  sainte  Thérèse, 
dans  Rul.  de  la  Soc.  franc,  de  philosophie,  janv., 
igo6.  (Exposé  non  ortliodoxe  de  systèmes  divers.) 

Lucien  Rourb. 


IV 


NANTES  (RÉVOCATION  DE  L'ÉDIT  DE).  — 
1.  En  quelles  circonstances  avait  été  octroyé 
l'Ed;t  db  Nantes(i597-i598). —  II.  La  législation 
de  l'Edit  de  Nantes  (Avril  iSgS).  —  111.  L'accueil 
rencontré  par  l'Edit  de  Nantes  (1598-1600)  : 
i"  En  France;  2°  A  Rome.  —  IV.   La   disparition 

des  PRIVILÈGES  POLITIQUES  (lÔOO-ïGîg).    —  V.  De  LA 

Paix  de  1629A  l'Edit  de  Révocation  :  1°  Au  temps 
de  la  Fronde;  2°  Llole  de  la  Compagnie  du  Saint 
Sac/-emenl  ;  3°  Vers  la  Révocation;  4°  Conversions 
et  résistances.  Premières  «  dragonnades  »;  b"  Le 
dénouement.  —  VI.  L'Edit  de  Révocation  (Octo- 
bre 168Ô).  —  VII.  L'accueil  rencontré  par  l'Edit 
DE  RÉVOCATION  :  1°  En  l'rance  ;  2°  A  llome. —  Vlll. 
Conséquences  de  l'Edit  de  Révocation  :  i°  Gain 
pour  le  catholicisme  ;  2"  Le  «  Refuge»  à  l'étranger  ; 
3"  Les  vraies  «  dragonnades'  ;  4°  Consultation  et 
Ordonnance  de  1698.  —  IX.  Appréciation  des 
responsabilités.  —  X.  Bibliographie. 

I.  En  quelles  circonstances  avait  été  octroyé 
l'Edit  de  Nantes  (1S97-139S).  —  L'Edit  de  Nantes, 
par  lequel  Henri  IV  organisa,  pour  les  protestants 
français,  un  régime  légal  de  liberté  religieuse  et 
d'égalité  civile,  fut  essentiellementune  œuvre  de  cir- 
constance. 

Loin  de  proclamer   aucun    principe   universel  et 
théorique  d'égale  liberté   des   cultes,   loin  de    subir 
l'illumination    mystique    qui    saisit,  par    exemple, 
Henri  Martin  lorsqu'il  décrit  leur  œuvre,  les  auteurs 
de  l'Edit  de  Nantes  ne  songeaient  qu'à  parer  le  moins 
mal  possi!)le  aux  besoins  des  circonstances.  Ils  adop- 
tèrent, faute  de  mieux,  une  solution  transactionnelle 
dont  personne  ne  fut   pleinement    satisfait,  mais  à 
laquelle  chacun  finit  par  se  résigner  comme  à  la  fata- 
lité des  circonstances.  Benoit,  l'hislorien  protestant 
de  l'Edit  de  Nantes,   caractérisait  judicieusement  la 
situation  :  «  Il  y  avait  des  catholiques  qui  murmu- 
raient de  ce  qu'on  avait  tant  accordé.  11  y  avait  des 
réformés  qui  se  plaignaient  d'avoir  si  peu  obtenu. 
Il  y  avait  enlin  des  uns  et  des  autres  qui   trouvaient 
l'avantage  égal  des  deux  côtés  et  qui,    ne  désirant 
que  la  paix,  estimaient  tolérable  tout  ce  qui  pouvait 
la  donner.  » 

Le  dispositif  de  l'Edit   ne    fut    nullement,   de   la 


part  de  Henri  IV  et  de  ses  conseillers,  l'objet  d'une 
libre  et  solennelle  décision  étudiée  à  loisir.  Chacun 
des  articles  est  littéralement  arraché  au  roi  par  l'as- 
semblée politique  du  j)arli  calviniste,  réunie  succes- 
sivement à  Loudun,  à  Vendôme,  à  Saumur,  à  Chàtel- 
lerault,  qui  avait  siégé  en  permanence  durant  plus  de 
deux  années,  bénéliciant  sans  vergogne  des  effroya- 
bles périls  extérieurs  et  intérieurs  avec  lesquels  la 
Couronne  était  aux  prises. 

Converti  du  calvinisme  au  catholicisme,  Henri  IV 
dut,  pour  conquérir  son  royaume,  vaincre  ou  désar- 
mer la  puissante  Ligue  catholique,  repousser  l'inva- 
sion espagnole  qui  menaça  la  Bourgogne,  la  Picardie 
et  l'Ile  de  France,  et  subir  en  même  temps  les  exi- 
gences comminatoires  de  ses  anciens  coreligionnaires 
protestants.  Tel  est  le  morne;;/ historique  où  apparaît 
l'Edit  de  Nantes. 

Les  plus  considérables  d'entre  les  avantages  poli- 
tiques et  financiers  reconnus  aux  huguenots  par  cet 
Edil,  nous  voulons  parler  du  privilège  exorbitant  des 
places  de  sûreté  avec  les  subventions  correspondantes, 
furent  même  accordés  en  bloc,  le  25  juillet  1697,  par 
le  commissaire  royal Schomberg,  à  l'insude  HenrilV, 
pour  obtempérera  un  ultimatum  del'assemblée  pro- 
testante de  Chàtellerault.  Les  Espagnols  sont  maî- 
tres d'Amiens,  Paris  est  menacé,  le  roi  fait  adjurer 
l'assemblée  de  surseoir  aux  querelles  intérieures 
et  d  accorder  le  concours  militaire  indispensable  au 
salut  du  royaume:  et  l'assemblée  i^rolestante  menace 
de  reprendre  immédiatement  la  guerre  civile  si  l'on 
ne  lui  concède  pas  les  garanties  politiques  qu'elle 
réclame.  Pour  éviter  à  tout  prix  la  catastrophe, 
Schomberg  prend  sur  lui  de  concéder  l'inévitable. 
Et  Henri  IV,  mis  en  présence  du  fait  accompli,  jugera 
nécessaire  de  ratifier  ce  qu'il  ne  se  sent  pas  assez 
fort  pour  refuser  ou  pour  révoquer.  La  mort  dans 
l'ànie,  il  accordera  ainsi  aux  huguenots  ce  qu'il  avait 
dénié  aux  ligueurs  :  un  véritable  partage  de  la  sou- 
veraineté politique. 

D'ailleurs, les  clauses  religieuses  de  l'Edit  de  Nantes 
répondaient  à  une  nécessité  sociale  plus  forte  que  la 
volonté  des  hommes.  A  la  fin  du  xvi'  siècle,  qua- 
rante années  de  luttes  civiles  avaient  abondamment 
démontré  :  d'abord  que  la  grande  majorité  des  Fran- 
çais restait  et  resterait  ardemment  catholique;  mais 


1025 


NANTES  (RÉVOCATION  DE  L'ÉDIT  DE) 


102G 


aussi  que  le  calvinisme  gardait  pour  lui  une  mino- 
lilc  redoutable  et  impossible  à  réduire.  Minorité  que 
l'on  estime  à  i.25o.ooo  protestants  sur  t/,  millions 
de  Français  :  soit  un  douzième  de  la  population 
totale  du  royaume,  mais  avec  une  répartition  fort 
inégale  selon  les  provinces.  L'unique  moyen  de 
sauver  la  paix  publique  était  dès  lors,  ((u'on  le  vou- 
lût ou  non,  de  reconnaître  au  protestantisme  une 
liberté  sérieusement  garantie,  tout  en  laissant  au 
catholicisme  le  rang  de  religion  dominante  et  natio- 
nale. 

Cette  transaction  trouvera  sa  formule  législative 
dans  l'Edit  de  Nantes. 

II.  La  législation  de  l'Edit  de  Nantes  (avril 
iSqS).  —  Quatre  documents  législatifs  :  les  (.jh  ar- 
ticles généraux  (i3  avril  iSgS),  brevets  relatifs  aux 
jjlaces  d»  sûreté  et  à  l'indemnité  des  pasteurs 
(3o  avril),  les  56  articles  particuliers  (2  mai). 

Préambule  :  Henri  IV  veut  que  Dieu  soit  prié  et 
honoré  par  tous  les  sujets  du  royaume.  «  Et  s'il  ne 
lui  a  plu  (à  Dieu]  permettre  que  ce  soit  pour  encore 
en  une  même  forme  et  religion,  que  ce  soit  au  moins 
d'une  même  intention  et  avec  une  telle  règle  qu'il 
n'y  ait  point  pour  cela  de  trouble  et  de  tumulte  entre 
eux...  »  Aussi  <i  nous  avons  jugé  nécessaire  de  donner 
maintenant,  sur  le  tout,  à  tous  nos  dits  sujets  une 
loi  générale,  claire,  nette  et  absolue,  par  laquelle  ils 
soient  réglés  sur  tous  les  différends  qui  sont,  sur  ce, 
survenus  entre  eux  et  pourront  encore  survenir 
ci-après...  un  Edit  perpétuel  et  irrévocable...  aOn 
d'établir  entre  eux  une  bonne  et  perdurable  paix  u. 

Disposition  initiale  et  essentielle  :  l'Eglise  catlio- 
liq)ie  est  rétablie  dans  la  pleine  jouissance  de  ses 
droits  et  privilèges  dans  le  royaume  tout  entier,  là 
spécialement  où,  por  suite  du  la  domination  protes- 
tante, l'exercice  publie  de  son  culte  aura  été  entravé. 

Quant  aux  Français  appartenant  à  la  «  Religion 
prétendue  reformée  ",  ils  jouiront  dans  tout  le 
royaume  de  la  liberté  de  conscience.  L'exercice  public 
de  leur  culte  sera  autorisé  :  partout  où  il  existnil  de 
fait  ou  3i  août  1697,  et,  en  outre,  dans  deux  villes  ou 
localités  de  chaque  bailliage  ou  sénéchaussée,  ainsi 
que  chez  les  seigneurs  ayant  haute  justice  ou  «  plein 
lief  de  haubert  u.  Au  total  :  environ  /|.5oo  lieux  régu- 
liers d'exercice  du  culte  protestant.  Les  affaires  reli- 
gieuses des  ((  réformés  »  seront  délibérées  et  réglées 
par  ceux-t'î  dans  leurs  consistoires,  colloques  et 
synodes. 

Les  ministres  de  la  «  Religion  prétendue  réformée  » 
seront,  comme  les  membres  du  clergé  catholique, 
exemplsde  l'impôt  direct  et  de  toute  charge  militaire. 
Pour  contribuer  à  leur  subsistance  ou  à  l'entretien 
de  leurs  écoles,  collèges  et  université,  la  couronne 
leur  accorde  une  subvention  de  45. 000  écus  jiar  an. 

Les  protestants  obtiennent  amnistie  complète  pour 
le  passé;  ils  seront,  au  point  île  vue  du  droit  civil, 
dans  une  condition  parfaitement  identique  à  celle 
des  catholiques.  Ils  pourront  vendre,  acheter,  tester, 
hériter,  épouser  en  justes  noces,  être  admis  dans  les 
universités,  collèges,  écoles  et  hôpitaux.  Pour  con- 
naître des  affaires  civiles  ou  criminelles  où  seront 
impliqués  des  protestants  et  assurer  aux  a  réformés  » 
des  juges  non  suspects,  une  chamhrc  de  l'Edit  sera 
constiluée  au  Parlement  de  Paris  et  exercera  juri- 
diction sur  tout  le  ressort  des  Parlements  de  Paris, 
Rouen  et  Rennes.  Une  autre  chanilire  de  l'Edit  con- 
tinuera d'exister  à  Castres  pour  le  ressort  du  Parle- 
ment de  Toulouse.  Deux  cliamhres  mi-fiarties  seront 
créées,  l'une  à  Grenoble,  pour  le  Dauphiné  et  la  Pro- 
vence, l'autre  à  Ilordeaux  ou  Nérac,  pour  le  ressort 
du  Parlement  de  Bordeaux. 

Au  même  litre  que  les  catholiques,  les  protestants 


seront,  dans  tout  le  royaume,  admissibles  à  tontes 
les  charges  et  dignités  publiques. 

La  garantie  des  libertés  religieuses  et  civiles  recon- 
nues aux  protestants  par  l'Edit  de  Nantes  sera  la 
jtossession  des  places  de  siueté.  Durant  huit  années 
[et  la  concession  est  indéliniment  renouvelable],  les 
«  réfornu'S  >>  demeureront  en  possession  des  cent 
quarante-deux  places  fortes  qu'ils  occupent  en  i5g8, 
sauf  Vcndùme,  Pontorson,  Aubenas  et  Chavigny. 

On  distingue,  parmi  les  villes  susdites,  les  places 
particulières,  enlrelrnues  aux  frais  des  seigneurs  à 
qui  elles  appartiennent.  Telles  :  Rohan,  Valognes, 
Domfront,  Grenoble,  Montélimar,  Alais,  Mauléon. 
D'autres  places  sont  des  i'iltes  libres  rinules.  Par 
exemple  :  la  Rochelle,  Montauban,  Nimes,  Sainte- 
Foy,  Uzés.  D'autres  encore,  les  pinces  de  mariaf^e, 
sont  gardées  par  un  détachementdela  garnison  d'une 
autre  ville  plus  importante  avec  laquelle  on  les  a 
mariées.  Dans  celte  catégorie  (igurent  Vitré,  San- 
cerre,  Cardaillac.  Enlin  il  y  a  les  placer  de  sûreté 
proprement  dites,  appartenant  au  parti  calviniste 
lui-même,  considéré  comme  organisation  politique. 
Telles  :  Saumur,  Loudun,  Chàtellerault,  Figeac, 
Mont-de-Marsan,  Tournon,  Bergerac,  Castres,  Mont- 
pellier. 

Les  gouverneurs  seront  toujours  des  protestants, 
nommés  par  le  roi,  d'accord  avec  le  "  colloque  1. 
huguenot  de  la  cité.  Pour  entretenir  les  garnisons 
protestantes  des  places  de  sûreté,  la  couronne  ver- 
sera une  subvention  annuelle  de  180.000  écus,  — 
plus  une  allocation  spéciale  pour  le  Dauphiné. 

m.  L'accueil  rencontré  par  l'Edit  de  Nantes 
(i5(j8-i6oo).  —  i''  En  France.  —  Nous  serions  aujour- 
d'hui portés  à  croire  que  les  clauses  religieuses  de 
l'Edit  de  Nantes  furent  accueillies  avec  une  résigna- 
tion générale  et  que  les  clauses  politiques  et  finan- 
cières furent  l'objet  de  protestations  exaspérées.  De 
fait,  c'est  le  contraire  qui  arriva. 

Les  clauses  politiques  et  linancières  figurent  dans 
deux  brevets  royaux,  mais  non  pas  dans  les  articles 
généraux  et  particuliers  constituant  l'Edit  lui-même 
et  soumis  aux  formalités  parlementaires  de  la  véri- 
fication et  de  l'enregistrement.  Toutefois,  sans  con- 
naître les  textes  secrets,  chacun  constate  que  les 
calvinistes  restent  en  possession  (et  aux  frais  duroi) 
de  leurs  multiples  villes  d'otage  et  places  de  sûreté. 
Mais  on  ne  se  scandalise  qu'à  demi  de  ces  privilèges 
exorbitants  dont  profite  un  parti  factieux.  Lesvilles 
et  places  de  sûreté  se  trouvaient  déjà  au  pouvoir  des 
protestants  depuis  nombre  d'années.  La  reconnais- 
sance légale  d'un  tel  état  de  choses  ne  détermine 
aucune  innovation  matérielle.  Les  textes  contempo- 
rains ne  font  mention  de  nul  émoi  à  ce  sujet. 

Aucontraire,  dansplusieursprovinces  catholiques, 
où  les  précédents  édilsde  tolérance(Poitiersen  'S^^, 
Nérac  en  iS^g,  Fleix  en  i58o.  Mantes  en  iSgi,  Saint- 
Germain  en  iSgi)  sont  restés  lettre  morte,  l'exercice 
public  du  culte  protestant  est  regardé  comme  une 
nouveauté  inouïe  et  révoltante.  Malgré  le  vo-u  d'une 
majorité  considérable  de  la  population,  l'hérésie 
recevra  droit  de  cité,  paraîtra  au  grand  jour.  Ce  ne 
sera  plus  seulement  dans  des  tiefs  privés,  mais  en 
territoire  public,  dans  deux  localités  par  bailbage 
ou  sénéchaussée,  que  pourront  s'assembler  consis- 
toires, colloques  et  synodes,  que  s'élèveront  des 
temples  et  des  écoles  calvinistes.  Les  commissaires 
royaux  chargés  d'appliquer  l'Edit  rencontreront  tou- 
tes sortes  d'hostilités  et  d'obstacles  dans  les  régions 
les  plus  catholiques.  En  maint  endroit,  se  réveillera 
quelque  chose  des  vieilles  passions  ligueuses. 

LadilDculté  sera  pire  encore  pour  assurer,  en 
vertu  de  l'Edit  de  Nantes,  le  libre  et  public  exercice 


Tome  ni. 


33 


1027 


NANTES  (RÉVOCATION  DE  L'ÉDIT  DE) 


1028 


du  culte  callioliqiie  Jans  les  contrées  où  dominent  i 
les  protestants  :  par  exemple,  à  la  Rochelle,  en 
Bcarn,  en  de  nombreux  districts  de  la  Guyenne  et 
du  Languedoc.  Henri  IV  parviendra  cependant  à 
faire  peu  à  peu  ol)server l'Kdit  deiôgS  dans  l'ensem- 
ble de  ses  dispositions  essentielles.  Lorsque  le  pays 
de  Gex  passera,  en  1601,  de  la  souveraineté  elTeclive 
de  Genèveàla  souveraineté  de  la  France, saint  Fran- 
çois de  Sales  demandera  et  obtiendra  de  Henri  IV 
l'application  immédiate  de  l'Edit  de  Nantes,  qui.  après 
une  longue  tyrannie  calviniste,  deviendra  la  cliarle 
d'affrancbissenient  des  catholiques  du  pays  de  Gex. 

Les  clauses  religieuses  de  l'Edit  de  Nantes,  impo- 
sant aux  cultes  rivaux  une  tolérance  mutuelle, 
lurent  donc  subies  plulùt  qu'acceptées.  Elles  rencon- 
trèrent, chez  les  catholiques  et  les  protestants,  — par- 
tout où  elles  imposaient  aux  uns  ou  aux  autres  de 
respecter  laliberlé  d'autrui,  — une  mauvaise  humeur 
assez  vive. 

Henri  IV  aura  besoin  de  toute  son  énergie  et  de 
toute  sa  diplomatie  pour  obtenir  sans  trop  d'esclan- 
dre l'enregistrement  des  articles  publics  et  particu- 
liers de  l'Edit  de  Nantes  par  les  divers  Parlements 
du  royaume.  Le  Parlement  de  Paris  ne  s'exécuta 
(lue  le  25  février  1699,  *'P''^s  avoir  opposé  des  remon- 
trances au  roi  et  avoir  introduit  quelques  amende- 
ments dans  le  texte  législatif  :  notamment  sur  la 
proportion  de  magistrats  catholiques  et  protestants 
qui  composeraient  les  Cliamlires  de  l'JiJit.  Les  Par- 
lements de  provineeflrent  tarder  plus  encore  la  veri- 
lication  légale  :  Dijon,  Toulouse,  Grenoble,  Aix  et 
Rennes  en  lOoo;  Rouen,  pas  avant  1609.  Sous  une 
forme  ou  sous  une  autre,  tous  opposèrent  desremon- 
Irances  et  attendirent  des  lettres  de  jussion.  Les 
Universités  maintinrent  presque  partout  leur  exclu- 
sive à  rencontre  des  élèves  protestants. 

Les  assemblées  du  clergé  de  France  montrèrent 
peu  d'enthousiasme,  mais  s'abstinrent  de  protester 
formellement.  Elles  jugèrent  à  bon  droit  plus  oppor- 
tun de  requérir  l'application  intégrale  des  clauses 
qui  devaient  tourner  à  l'avantage  de  la  religion  ca- 
tholique. Henri  IV  sut  tenir  l'engagement  qu'il  avait 
pris  envers  le  clergé  dç  France,  en  répondant,  le 
28  septembre  1698,  à  la  liarangue  du  président  de 
l'assemblée  François  de  la  Guesle,  archevêque  de 
Tours  :  (  Mes  prédécesseurs  vous  ont  donné  des 
paroles  avec  beaucoup  d'apparat,  et  moi.  avec  ma 
jaquette  grise,  je  vous  donnerai  des  ell'ets.  Je  suis 
tout  gris  au  dehors,  mais  je  suis  tout  d'or  au  dedans.  » 

u' A  Home.  —  Le  silence  résigné  du  Pape  Clé- 
ment VIII  fut  beaucoup  plus  dillicile  à  obtenir.  Le 
droit  canonique  servait  alors  de  règle  fondamentale 
à  la  législation  de  tous  les  pays  catholiques.  Or, 
l'exercice  (l'un  culte  dissident,  l'ouverture  d'écoles 
hérérodoxes,  l'admission  des  hérétiques  aux  char- 
ges de  l'Etat,  la  légalité  des  mariages  protestants, 
étaient  choses  notoirement  incompatibles  avec  les 
principes  du  droit  canonique.  Le  pouvoir  civil 
n'était  donc  pas  regardé  comme  maître  d'adopter  en 
cette  matière  tel  changement  que  bon  lui  semblerait. 
Si  une  dérogation  s'imposait,  elle  ne  devait  se  faire 
que  d'accord  avec  la  plus  haute  autorité  spirituelle, 
arbitre  suprême  du  droit  canonique.  C'était  néan- 
moins sans  l'aveu  du  Saint-Siège  que  Henri  IV  venait 
de  régler  toutes  ces  graves  questions  au  profit  des 
protestants.  Les  Edits  de  tolérance,  promulgués  en 
1677,  1579,  i58o,  avaient  été  juridii|uement  abrogés 
en  i585  au  traité  de  Nemours  L'Edit  de  Blois,  en 
i588,  mis  par  les  Etats  généraux  au  nombre  des 
«  lois  fondamentales  de  la  Monarchie  »,  avait  rétabli 
en  droit  l'exercice  exclusif  de  la  religion  catholique, 
rigoureusement  prohibé  l'exercice  du  culte  protes- 
tant, ainsi  que  l'accès  des  hérétiques  aux  charges  de 


l'Etat.  Henri  IV,  ceiiendant,  adoptait  tme  législation 
toute  contraire.  A  aucun  moment,  le  Ponlifede  Rome 
n'avait  été  fait  juge  des  concessions  accordées  aux 
huguenots.  Et  tandis  qu'il  contrevenait  ainsi,  en  fa- 
veur du  protestantisme,  aux  régies  du  droit  canon 
et  du  droit  public  alors  admis  dans  l'Europe  entière, 
le  roi  de  France  se  déclarait  impuissant  à  faire 
incorporer  à  la  législation  française  des  décrets  dis- 
ciplinaires du  concile  de  Trente.  Les  apparences 
étaient,  à  vrai  dire,  contre  Henri  l\ .  Clément  VIII, 
apprenant  la  promulgation  de  l'Edit  de  Nantes,  crut 
d'abord  avoir  été  dupé  par  le  roi. 

La  longue  lettre  du  cardinal  d'Ossat,  en  date  du 
28  mars  1699,  rapporte  en  détail  les  audiences  ora- 
geuses où  les  représentants  de  Henri  IV  à  Rome, 
cardinaux  de  Joyeuse  et  d'Ossat,  durent  subir  les 
doléances  et  les  menaces  indignées  de  Clément  VIII  : 
i(  Que  cet  Edit  que  vous  lui  avez  fait  en  son  nez  était 
une  grande  plaie  à  sa  réputation  et  renommée,  et 
qu'il  lui  semblait  qu'il  avait  reçu  une  balafre  en  son 
visage.  Et,  sur  ce  propos,  il  se  laissa  transporter  si 
avant  qu'il  ajouta  que,  comme  il  avait  alors  franchi 
le  fossé  pour  venir  à  l'absolution,  aussi  ne  se  fein- 
drait-il pas  de  le  franchir  une  autre  fois,  s'il  fallait 
retourner  à  faire  acte  contraire»...  Rarement  réponse 
de  diplomates  fut  plus  sincère,  plus  véridique,  que 
celles  des  cardinaux  de  Joyeuse  cl  d'Ossat.  Henri IV 
avait  agi  comme  il  avait  agi  parce  qu'il  lui  aurait  été 
rigoureusement  inqiossible  de  prendre  une  autre  dé- 
cision, quelle  qu'elle  fût.  Ou  bien  il  aurait  fallu  (ce 
qui  était  inadmissible  sans  contredit)  accepter  la  pro- 
longation indétinie  et  sans  issue  des  guerres  civiles, 
aussi  désastreuses  pour  la  religion  que  pour  le 
royaume  ;  ou  bien  il  fallait  se  résigner  à  l'inévitable  : 
c'est-à-dire  à  un  régime  légal  de  tolérance  mutuelle, 
que  les  circonstances  réclamaient  avec  une  impé- 
rieuse clarté.  Clément  VIII  finit  par  agréer,  mais  non 
sans  tristesse,  les  explications  réitérées  des  cardi- 
naux français  et  de  Henri  IV  lui-même.  Le  Pontife 
de  Rome,  à  son  tour,  subit  l'édit  de  Nantes  avec  rési- 
gnation, comme  on  subit  un  mal  nécessaire. 

Clément  VIII  avait  réprouvé  la  législation  fran- 
çaise d'avril  1598  par  attachement  aux  droits  exclu- 
sifs de  l'Eglise  catholique,  mais  non  pas  par  pré- 
disposition spéciale  et  personnelle  à  l'intolérance 
envers  les  dissidents.  Pierre  de  l'Estoile,  qui  n'est  pas 
suspect  de  complaisance  ultramontaine,  le  regarde 
comme  un  Pape  pnciji(]ue  et  bon  Français.  Il  ajoute, 
en  parlant  de  Clément  VIII  :  les  huguenots  eux- 
mêmes  «  ne  le  haïssaient  pas,  s'étant  toujours  com- 
porté en  leur  endroit  fort  gracieusement  et  plus  que 
pas  un  de  ses  prédécesseurs,  jusques  à  leur  octroyer 
des  passeports  pour  aller  et  venir  librement  à 
Rome  ». 

Toujours  est-il  que  l'Edit  de  Nantes  n'eut  pas  une 
entrée  Iriomphaledans  l'histoire.  Chacun  s'y  résigna 
de  mauvaise  grâce,  comme  à  la  fatalité  des  circon- 
stances. Joseph  de  Maistre  ajouterait  sans  doute  que 
c'était  une  raison  pour  vaincre  toutes  les  résistances 
et  pour  durer  longtemps. 

IV.  La  disparition  des  privilèges  politiques 
(1600-1629).  —  11  est  incontestable  que.  depuis  l'Edit 
de  Nantes  jusqu'à  la  lin  de  son  règne,  Henri  IV  mul- 
tiplia les  témoignages  de  faveur  à  la  religion  catho- 
lique et  encouragea  le  mouvement  de  conversions 
parmi  les  protestants.  Mais  il  respecta  en  toute 
loyauté  chacun  des  articles  de  l'Edit  de  tolérance.  Les 
huguenots  se  plaignirent  parfois  du  contraire  :  mais 
leurs  plaintes  n'avaient  d'autre  origine  vérilableque 
leur  perpétuelle  hantise  des  persécutions  d'antan. 
Pierre  de  l'Estoile  caractérise  finement  leurs  récrimi- 
nations de  1609:  Il  Ils  parlaient  en  lermesasscz  hauts. 


1029 


NANTES  (REVOCATION  DE  L'EDIT  DE) 


1030 


selon  leur  coutume,  el  trop  pour  sujets  qui  se  disent 
réformés.  » 

Malgré  tout,  par  lassitude  et  nécessité,  leslialiilutles 
(le  tolérance  mutuelle  tendirent  généralement  à  pé- 
nétrer dans  les  mii-urs.  Lors  de  l'assassinat  de 
Henri  IV,  les  huguenots  seront,  pour  la  première  fois, 
témoins  d'un  désastre  national  sans  tenterdc  recou- 
rir aux  armes  pour  un  mouvement  insurrectionnel  ; 
el  le  peuple  catliolique  ne  marquera  nulle  velléité  de 
menacer  leurs  vies  ou  de  troubler  le  libre  exercice 
de  leur  eulle.  11  y  eut,  au  contraire,  dans  le  deuil 
publie  de  toute  la  France  monarchique  au  mois  de 
mai  iGio,  un  authentique  phénomène  d'union  sacrée 
enire  catholiques  et  protestants. 

Mais  le  privilège  des  places  de  siireté  demeurait, 
pour  le  parti  protestant,  une  trop  redoutable  tenta- 
tion de  troubler  la  paix  du  royaume,  de  rallumer  les 
guerres  civiles,  de  faire  échec  à  l'autorité  royale. 
trest  précisément  ce  qui  allait  arriver  durant  la  mi- 
uorilé  de  Louis  XUI,  quand  les  protestants  eurent 
renoué  la  tradition  de  leurs  assemblées  politiques, 
non  plus  réunies  avec  l'autorisation  préalable  de  la 
couronne,  comme  sous  Henri  IV,  mais  en  dehors  du 
roi  et  bientôt  contre  lui. 

Concédé  en  lôgS  pour  huit  ans,  le  privilège  des 
[)laics  de  sûreté  avait  été  renouvelé  en  i6o5  pour 
liuit  autres  années,  puis  renouvelé  encore,  dès  )6ii, 
par  la  régente  Marie  de  Médicis  pour  une  période 
igale.  On  en  était  là  quand,  le  27  novembre  i6l4, 
sans  pouvoir  alléguer  aucune  violation  de  la  liberté 
religieuse,  sans  aucun  grief  avouable,  l'assemblée 
politique  du  parti  huguenot,  réunie  à  Nimes  et 
dominée  par  le  duc  de  Rohan,  décida  d'intervenir 
ians  la  guerre  civile  contre  la  reine  régente  et  de 
prendre  les  armes  en  faveur  du  prince  de  Condé, 
-hef  de  la  rébellion.  Sur  quoi,  l'éminent  historien 
iu  cardinal  de  Richelieu,  M.  Gabriel  Hanotaux,  dé- 
clare sans  ambages  :  «  De  ce  jour,  le  parti  protestant, 
reconstitué  en  parti  d  agression,  rompt  en  visière  à 
la  royauté.  C'est  donc  lui  qui,  pour  la  jiremière  fois, 
léchire  de  ses  propres  mains  l'Edit  de  Nantes  et  qui 
[•ouvre  la  période  desguerres  de  religion.  «(Tahleau 
de  tu  France  en  I61i,  chapitre  iv,  paragraphe  der- 
nier) 

Les  révoltes  protestantes  qui  se  succédèrent  entre 
i6i4  et  1629,  nous  n'avons  pas  ici  à  en  raconter  les 
péripéties.  Mais  nous  ne  ferons  que  rappeler  un  fait 
listorique  de  notoriété  certaine  en  disant  que  le 
parti  huguenot  se  comporta  purement  et  simplement 
somme  un  parti  factieux,  faisant  une  guerre  civile 
jue  n'excusait  aucun  dommage  subi  par  le  culte 
protestant,  déchirant  de  gaieté  de  cœur  l'unité  fr.nn- 
jaise,  négociant  des  alliances  avec  tous  les  rebelles 
;t  même  avec  les  ennemis  extérieurs,  avec  la  protes- 
ante  Angleterre,  avec  la  protestante  Hollande,  avec 
a  catholique  Espagne.  Paradoxe  déconcertant  !  Ce 
"ut,  en  1620,  l'application  effective  de  l'Edit  de  Nan- 
tes en  Béarn,  où  le  protestantisme  était  religion  do- 
ninante  et  refusait  toute  liberté  au  catholicisme, qui 
levint  le  prétexte  de  la  grande  assemblée  de  la  Ro- 
jhelle,  tenue  en  162  1,  où  les  huguenots  eurent  l'au- 
lace  de  subdiviser  la  France  en  huit  régions  militai- 
res et  de  se  donner  une  organisation  générale  et  per- 
manente en  vue  de  la  guerre  intérieure,  prenantainsi 
l'attitude  avouée  de  belligérants  armés  contre  la 
Couronne. 

A  la  Rochelle,  à  Montauban,  à  Nîmes,  dans  les 
Mvennes,  le  parti  protestant  contracta  une  lourde 
letle  envers  la  Monarchie,  envers  la  France.  Une  an- 
Lipathie  profonde  fut  excitée  contre  lui  dans  beau- 
lîoup  d'âmes  catholiques  et  françaises.  Cette  antipa- 
thie demeurera  tenace  et  expliquera,  pour  une  part, 
le  puissant  mouvement  d'opinion  qui,  sous  Louis  XIV, 


aboutira  (inalement  à  la  Révocation  de  l'Edit  de 
Nantes.  Le  parti  protestant  restera  suspect  de  vou- 
loir, à  la  première  occasion,  s'insurger  contre  le 
j)ou  voir  royal,  s'allier  avec  l'étranger  contre  la  France. 
11  passera  pour  un  élément  réfractaire,  inassimilable 
à  la  communauté  française.  La  Bruyère  traduiraplus 
tard  celte  impression, dans  le  cha[>itre  />»  Souverain 
ou  de  la  Hépul>lique,  en  appelant  le  protestantisme 
«  un  culte  faux,  suspect  et  ennemi  de  la  souverai- 
neté ». 

La  capitulation  des  protestants  français,  alliés  des 
Anglais,  après  le  siège  trop  fameux  de  la  Rochelle, 
eut  lieu  le  28  octobre  1628.  Puis  vint  la  dernière  équi- 
pée du  due  de  Rohan  dans  le  Vivarais  el  le  Langue- 
doc, avec  l'appui  de  la  couronne  d  Espagne.  Mais 
Privas,  Alais,  Nimes,  Montauban,  Castres,  Millau 
furent  bientôt  réduites  ou  cernées  par  Louis  XIII, 
Richelieu  et  les  lieutenants  du  roi.  Durant  le  mois 
de  juin  1620,  une  dernière  assemblée  politique  des 
huguenots  fnttenue,  avec  autorisation  royale,  à  An- 
duze,  non  plus  pour  négocier  un  contrat  bilatéral, 
mais  pour  entendre  notilication  des  volontés  formel- 
les de  Louis  XUI.  Le  duc  de  Rohan  était  frappé  de 
la  peine  de  bannissement.  Le  privilège  des  places  de 
sûreté,  qui  avait  été  concédé  naguère  comme  garan- 
tie politique  des  libertés  protestantes,  était  à  jamais 
révoqué.  Plus  de  gouverneurs  prolestants  ni  de  gar- 
nisons, ni  d'allocations  royales  pour  l'entretien  des 
forces  protestantes.  Les  citadelles  et  fortifications 
(le  toutes  les  villes  qui  avaient  pris  part  à  la  rébel- 
lion seraient  impitoyablement  rasées  ou  démante- 
lées. Le  roi  ne  tolérerait  plus  aucune  organisation 
ni  assemblée  politique  du  parti  protestant. 

C'est  la  lin  des  concessions  exorbitantes  arrachées 
à  Henri  IV  par  les  huguenots  à  la  faveur  des  désor- 
dres civils  et  de  la  guerre  étrangère.  Louis  Xlll  et 
Richelieu  ont  pu  faire  disparaître  ces  clauses  politi- 
ques et  linancières,  adjointes  à  l'Edit  de  Nantes,  qui 
constituaient  un  partage  de  la  souveraineté,  un  Etat 
dans  l'Etat. 

Par  ailleurs,  les  clauses  religieuses  et  civiles  de 
l'Edit  de  Nantes  demeuraient  intactes  et  recevaient 
une  confirmation  nouvelle.  Assurément,  l'Edit  de 
Nantes  aurait  pour  conséquence  la  restauration  inté- 
grale du  cjilte  catholique,  la  restitution  pleine  et 
entière  des  biens  ecclésiastiques,  à  la  Rochelle,  en 
Béarn,  en  Languedoc,  dans  toutes  les  régions  pro- 
testantes, sans  parler  des  faveurs  royales  assurées  à 
la  propagation  au  catholicisme.  Mais  l'Edit  de  Nantes 
continuera  d'assurer  aux  protestants  la  liberté  de 
conscience,  une  très  large  liberté  du  culte  publie,  une 
complète  égalité  de  droits  civils  avec  les  catholiques, 
l'admissibilité  aux  charges  et  fonctions  publiques, 
el  même  une  garantie  spéciale  devant  la  justice  par 
le  maintien  des  chambres  de  l'Edit. 

Telle  est  la  portée  de  l'Edit  d'Alais,  du  28  juin 
1629,  qui  succédait  à  l'Edit  de  Montpellier  (i6a8)  et 
à  l'Edit  de  Paris  (1626),  et  discernait  judicieusement 
dans  la  législation  de  l'Edit  de  Nantes  les  articles 
abusifs  et  caducs,  dont  la  disparition  s'imposait  au 
nom  de  l'intérêt  majeur  de  l'Etat,  el  les  articles  de 
tolérance  religieuse  et  civile,  dont  une  sage  politi- 
que semblait  recommander  la  conservation  perma- 
nente au  nom  de  la  pacification  intérieure  du 
royaume. 

■V.  De  la  Paix  de  1629  â  l'Edit  de  Révoca- 
tion. —  1°  Au  temps  de  la  Fronde.  —  Pendant  les 
troubles  de  la  minorité  de  Louis  XIV,  c'est-à-dire 
pendant  le  désordre  des  deux  Frondes  conjuguées 
avec  la  guerre  étrangère,  vit-on  une  résurrection 
politique  et  militaire  du  parti  protestant,  prenant 
les  armes  comme  allié   des  rebelles    du    de(ians  ou 


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NANTES  (REVOCATION  DE  L'ÉDIT  DE) 


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des  ennemis  du  dehors  ?  —  On  ne  peut  di)nner  à 
celte  question  une  réponse  péremptoire  et  sommaire. 
L'alUrmalive  et  la  négativerépondraienlmal,  si  eiles 
se  produisaient  sans  quelques  nuances,  aux  amlti- 
ples  complexités  du  réel. 

Le  regretté  Augustin  Cocliin  a  démontré,  en  i(jo4, 
dans  la  Réunie  des    Questions    hisloriques,    que    des 
tractations  existèrent,  durant    l'année    i65i,    entre 
Gromwell  et  un  certain  nombre  de   personnages  no- 
tables du  parti  huguenot  fiançais,  tels  que  Caumont 
la  Force  :  tractations   tendant  à  créer  une  républi- 
que protestante  daas  le  midi  de  la  France  avec  ces- 
sion  de  ports    et  de   villes  aux   Anglais.    Le    même 
auteur  a  signalé  la  participation  decliefs  protestants 
au  soulèvement  de  iG43,  dans  les  Gévennes,  l'Angou- 
mois,  l'Aunis  et  le  Poitou,    contre   la    lourdeur    des 
impôts  nécessités  par  la  guerre  étrangère.    Il    y  eut 
une  révolte  protestante  àNimes  en  i65o  et  une  autre 
dans  le  Vivarais  en  lOâa  et  i053.  A  la  même  époque 
fut  organisée  la  «  confédération  des  gentilshommes, 
conseils  et  conseillers,   habitants   des   villes  et  com- 
munautés, capitaines,  olficiers  et  soldats  des  Eglises 
du   Bas-Languedoc,  Cévennes  et  Dauphiné  b.  Pareil- 
lement, les  pasteurs    et  gentilshommes  protestants 
de  Nîmes  dirigèrent  une   importante  concentration 
armée  de  forces  protestantes    au  «  Camp  de   l'Eter- 
nel ».  Bref,  il  y  eut  des  tentatives  locales  et  partiel- 
les, des  velléités  d'insurrection  politique  et  militaire 
des  huguenots,  prolitant  des  embarras  du  royaume 
et  négociant  avec  l'étranger.  De  tels  laits,  connus  du 
gouvernement  royal,  ne  purent  que  prolonger  la  sus- 
picion  dont  les  protestants   avaient  été   précédem- 
ment l'objet.  Même  privés  de  leurs  places  de  sûreté, 
dépourvus   de    leur    grande   organisation  politique, 
les  huguenots  conservaient  la    tendance    à  devenir 
un  élément  de  trouble  et  de  division,  à  s'unir  aux 
factieux   du  dedans  et  aux  ennemis    du   dehors,  dès 
que  les  circonstances  leur  en  fournissaient  l'occasion. 
Concordant   avec   le   souvenir  des   rébellions   anté- 
rieures à  1629,  ces  diverses  tentatives  protestantes, 
durant  la  jeunesse   de  Louis  XIV,  contribueront  à 
développer  en  France  l'état  d  esprit  qui  dictera  ou 
favorisei-a  plus  tard  la  Uévocation  de  l'Êdilde  Nantes. 
Néanmoins,   il  est    indispensable    de    reconnaître 
que  les  incidents    dont  nous    avons   parlé   n'eurent 
qu'un  caractère  local  ou  ne  consistèrent  qu'en  pro- 
jets superliciels   et  lointains.    Soit  sentiment   d'ira- 
l)uis3anee,    soit    même    assagissemont   sincère,    les 
protestants  français  ne  tirèrent  pas  parti  des  désor- 
dres de  la  Fronde  pour  une  réorganisation  générale 
cl   permanente  de    leur    ancienne    force   militaire  et 
politique,  moins  encore  pour  une  insurrection  armée 
dans  toutes  les  provinces    où   ils   constituaient  une 
minorité  nombreuse.  Les   chefs  prolestants  qui  vou- 
lurent préparer,  dans  le  midi  de  la  France,  un  mou- 
vement sécessionniste,  appuj'é  par  les  Anglais,  ren- 
contrèrent une  oppasition   au  moins  passive  de    la 
part  de  beaucoup  de  leurs co-religiounaires  et  le  pro- 
jet ne  put  avoir  aucun  commencement  de  réalisation. 
Cette  attitude  des  huguenots  durant  la  Fronde  mar- 
que un  progrès  (relatif)  sur  leur    attitude   factieuse 
des  années  antérieures  à  l'Edil  de  16^9.  Il  y  a  quel- 
que vérité  dans    la  parole   fameuse    (et  un  peu  llal- 
teuse)  attribuée  au  cardinal  Mazarin  :  «  Je  n'ai  pas  à 
me  plaindre  du  petit  troupeau.  S'il   broute  de    mau- 
vaises herbes,  il  ne  s'écarte  pas.  » 

Lestroublesde  la  minorité  de  Louis  XIV  n'auraient 
certainement  pas  suiU  à  déterminer  un  changement 
dans  la  législation  royale  au  sujet  des  protestants. 
La  suppression  des  privilèges  politiques  aurait  été 
maintenue  plus  que  jamais  après  la  victoire  du  prin- 
cipe d'unité  et  d'autorité.  Mais  les  articles  garantis- 
sant la   liberté   religieuse  cl  civile   des    hu^'uenols 


semblaient  devoir  être,  eux  aussi,  maintenus  en  vi- 
gueur pour  les  mêmes  raisons, toujours  subsistantes, 
de  sagesse  politique  et  de  pacilicalion  intérieure  qui  . 
avaient  été  tenues   [)our  décisives  sous    Louis    XIII 
comme  sous  Henri  IV.  ( 

L'élément  nouveau  dont  il  faut  ici  faire  mention  ) 
est  une  f^ioussce  grandissante  de  l'opinion  catholique 
contre  les  franchises  octroyées  en  France  au  protes- 
tantisme. A  la  formation  de  ce  courant  d'opinion, 
contribua  puissamment  la  Compagnie  du  Saint- 
Sucrement,  aujourd'hui  célèbre,  alors  secrète,  qui  fut 
l'un  des  plus  puissants  foyers  de  Contre-Uéforma- 
lioncalholique  durant  le  second  tiers  du  dix-septième 
siècle.  Iniluence  qui  concordait  avec  celle  des  grands 
évéques  réformateurs  de  cette  période,  ainsi  que  des 
collèges  de  Jésuites,  des  maisons  de  l'Oratoire,  des 
séminaires  de  Lazaristes,  Sulpiciens  cl  Eudisles. 
Mais  la  Compagnie  du  Saint-Sacrement  offrait  cette 
particularité  de  constituer  un  centre  d'action  métho- 
dique et  positive  sur  la  conduite  générale  des  afTaireSv 
religieuses  du  pays.  ' 

2"  Hôle  de  la  Compagnie  du  Saint-Sacrement.  — 
Parlant  de  celte  Compagnie  du  Saint-Sacrement 
(voir  l'article  Cabale  des  IJkvots,  tome  l"',  colonnes 
43 1  à  435),  M.  Mariéjol  écrit  avec  justesse,  dans 
l'Histoire  de  France  dirigée  par  M.  Lavisse  :  «C'é- 
tait une  sorte  d'ollice  central  de  bienfaisance  et  de 
propagande  catholique...  Elle  a  prodigieusement 
entrepris  ;  et  c'est  même  à  la  grandeur  de  ses  am- 
bitions et  de  son  action  qu'on  peut  le  mieux  mesu- 
rer la  force  du  niouvement  catholique,  n  Or,  parmi 
les  buts  que  la  Compagnie  du  Saint-Sacrement 
avait  assignés  à  sa  propre  activilé,  Ggurait  une 
énergique  propagande  contre  la  religion  protes- 
tante, adversaire  déclarée  du  dogme  de  la  présence 
réelle  de  Jésus-Christ  dans  la  sainte  Eucharistie. 
Par  la  douceur  ou  même  par  la  force,  on  tenterait 
de  mettre  un  terme  au  scandale  de  l'hérésie. 

Non  seulement  la  Compagnie  du  Saint-Sacremenl 
intervint  à  mainte  reprise  pour  faire  rc[)rimer  les 
offenses  commises  par  les  huguenots  ou  leurs  em- 
piétements à  rencontre  de  la  religion  catholique; 
luais  la  puissante  association  intervint  pareillement 
pour  réduire  en  fait  les  avantages  que  garantissait 
aux  protestants  la  législation  en  vigueur.  Exem- 
ple :  en  i633,  la  Compagnie,  ayant  eu  connaissance 
de  la  candidature  <ie  vingt-cinq  jeunes  huguenots  à 
l'oirice  de  procureurs  au  Parlement  de  Paris,  fait 
agir  ses  membres  auprès  des  conseillers  chargés  de 
l'enquête  :  tant  et  si  bien  que,  sur  les  vingt-cinq  1 
candidats,  les  conseillers  «  n'en  trouvèrent  pas  un 
seul  capable  d'être  reçu  procureur  ».  Inl'raclion  évi- 
dente à  l'article  27  de  l'Edit  de  Nantes,  qui  procla- 
mait la  pleine  admissibilité  des  huguenots  à  tous 
les  emplois  publics. 

La  lactique  habituelle  de  la  Compagnie  duSainl- 
Sacrement  ne  fut  pourtant  pas  de  rèclajner  la  Ué- 
vocation de  l'Edit  de  Nantes.  On  le  prit,  au  con- 
traire, comme  un  texte  légalement  indiscuté.  Mais 
on  résolut  de  le  faire  interpréter  à  la  rigueur:  c'est- 
à-dire  de  faire  supprimer  toute  liberté  acquise  peu 
à  peu  par  les  huguenots  et  qui  ne  serait  pas  men- 
tionnée dans  la  formule  primitive  de  l'Edit.  Le 
champ  d'action  était  immense  :  car  le  dévelop- 
pement du  culte  protestant  vers  le  milieu  du 
XVII'  siècle  avait  pris  des  proportions  tout  autres 
que  celles  décrites  par  les  rédacteurs  du  texte  de 
1.598  :  et  ce  développement,  conforme  aux  lois  de  la 
vie,  ne  constituait  pas,  de  tous  points,  une  déroga- 
tion véritable  au  sens  et  à  l'esprit  de  l'Edit  de  Nantes. 
La  Compagnie  du  Saint-Sacrement  procédera  par 
enquêtes  pour  constituer  un  arsenal  de  jurispru- 
dence contre  les  extensions  de  la  liberté    religieuse 


1033 


NANTES  (RÉVOCATION  DE  L'ÉDIT  DE) 


103'( 


des  prolestants  l'raiiçais.  En  i638,  les  aUlxércnts  de  la 
Gornpa^ftiie  sont  invités  à  «  recueillir  tf-ms  les  édits, 
déclarations  et  arrêts  donnés  sur  celte  matière  ». 
De  multiples  dcciiments  sont  hifiitôt  rassemblés. 
La  copie  en  est  adressée  à  un  confrère  de  Poitiers, 
l'avocat  Jean  Fillean,  qui,  durant  vingt-cinq  ans, 
continuera  de  préparer  son  volumineux  recueil  de 
décisions  catlxiliques.  En  iG^|5,  on  recommande  en- 
core une  fois  de  faire  parvtnirà  Poitiers  «  tous  les 
arrèls  donnés  cunlre  les  hérétiques  ». 

La  même  métliode  est  ensuite  employée  par  la 
(Jompas'nie  du  Saint-Sacrement,  non  plus  pour  con- 
Iribuer  à  la  rédaction  d'un  recueil  de  jurisiirudence, 
mais  pour  déterminer,  auprès  du  g^ouvernement 
royal,  l'inlervenlion  ellicace  des  Assemblées  du 
Cierge  de  France  «  par  le  nioytii  des  évcques  de  sa 
conliance  et  zélés  pour  le  bien  de  la  religion  ». 
Après  consultation  raétliodique  de  Ions  les  groupes 
de  province,  la  Compagnie  peut  fournir  de  nom- 
breux rapports  sur  les  contravenlinns  que  les  hu- 
guenots faisaient  aux  édits  en  plusieurs  endroits  du 
royaume  v . 

La  Compagnie  du  Saint-Sacrement  nomme,  en 
itiS'i,  plusieurscommissaires,  charges  de  faire  abou- 
tir les  conclusions  de  ces  rapports.  Grâce  à  la  do- 
cumentation ainsi  préparée,  l'Assemblée  du  Clergé 
de  France,  tenue  en  i655,  prend  le  parti  de  reven- 
diquer auprès  du  jeune  Louis  XIV  l'interprétation 
liUérale  et  restrictive  de  l'Edit  de  ^'antes.  Tel  sera 
le  thème  du  discours  adressé  au  roi  j),;r  le  prcsidcnl 
de  l'Asseiublée,  Gondrin,  archevêque  de  Sens.  Peu 
à  peu,  et  malgré  la  tendance  contraire  de  Mazarin, 
le  gouvernement  royal  entrera  dans  celte  voie.  Par 
exemple,  l'Edit  de  Nantes  (après  vérilication  au  Par- 
lement) avait  subordonné  à  l'autorisation  préalable 
du  roi  la  réunion  des  synodes  provinciaux  et  na- 
tionaux, qui  étaient  les  asseml)lées.  non  pas  politi- 
((ues  mais  religieuses,  de  la  communauté  protes- 
tante. Eu  1654,  à  la  clôture  du  synode  national  de 
Saumur,  le  commissaire  royal  signilie  à  l'assemblée 
que  ce  synode  aura  été  le  dernier  de  tous  :  car  le 
roi,  usant  de  la  prérogative  que  lui  réserve  l'Edit 
de  Nantes,  refusera  désormais  l'aulorisalion  néces- 
saire. 

En  1660,  nouvelle  Assemblée  du  Clergé  de  France. 
Alors  vient  l'effort  principal  de  la  Compagnie  du 
Saint-Sacrement  au  préjudice  des  protestants.  Une 
commission  executive  est  encore  élue  d'après  le  voeu 
de  plusieurs  prélats  spécialement  [)réoceupés  de  la 
destruction  de  l'hérésie.  A  la  tète  de  la  commission 
est  placé  un  catholique  de  haute  valeur,  Chris- 
tophe Leschassier.  maître  des  comptes.  Celui-ci 
adresse  aux  GoiMpagnics  de  province  trente  et  un 
articles  sur  les  intraclions  commises  par  les  hugue- 
nots à  la  teneur  primitive  de  l'Edit  de  Nantes  dans 
tous  les  domaines  auxquels  peut  s'étendre  l'activité 
des  comniunaulés  protestantes  :  culte,  édifices,  pré- 
dication, enseignement,  assistance,  librairie,  fisca- 
lité, professions  manuelles,  carrières  libérales,  dé- 
lits et  empiétements.  Grâce  aux  réponses  venues  de 
toutes  les  provinces,  Christophe  Leschassier  pos- 
sède bientôt  un  dossier  considérable.  Le  prince  de 
Conti  fait  agréer  par  la  Coinpa^nie  du  Saint-Sacre- 
ment le  choix  de  l'évéque  de  Digne,  Toussaint  de 
Forbin-Janson,  pour  comluire  l'alfaire  avec  vigueur 
dans  l'Assemblée  du  GlergédeFrance.Forbin-.lanson 
obtiendra  gain  de  cause  auprès  de  l'Assemblée,  et 
l'Assemblée  obtiendra  gain  de  cause  auprès  de 
Louis  XIV.  La  déclaration  royale  de  1661  nommera 
des  ci>mmis3aires  chargés  de  visiter  les  provinceset 
de  réduire  les  institutions  protestantes,  et  notam- 
ment les  centres  d'exercice  public  du  culte,  aux  li- 
mites prévues  par  le  texte  législatildc  iSgS  :  toutes 


les  extensions  ultérieures   étant  considérées  comme 
des  usurpations  abusives  et  punissables. 

A  cette  époque,  la  Compagnie  du  Saint-Sacrement 
va  disparaître.  Mais  l'œuvre  qu'elle  a  déployé  tant 
d'elforts  à  promouvoir  s'accomplira  pourtant.  Les 
commissaires  du  roi  dans  les  provinces  feront  dé- 
truire des  temples  calvinistes,  adopteront  d'antres 
mesures  restrictives;  bref,  pratiqueront  l'i/iterpré- 
liiliortde  l'Edil  à  la  rigueur.  Ei  ils  ignoreront  la  force 
invisible  qui  a  su  les  mettre  en    mouvement. 

Désormais,  est  créé,  dans  la  France  catholique  du 
xvii»  siècle,  le  courant  d'idées  qui,  par  antipathie  et 
suspicion  contre  la  minorité  protestante,  par  zèle 
passionné  pour  l'unité  religieuse  et  nationale,  dé- 
terminera l'ajiplication  de  plus  en  plus  limitative, 
puis  la  disparition  totale  du  régime  de  tolérance  reli- 
gieuse établi  [)ar  Henri  IV.  Terminant,  dans  son 
mémoire  de  iGg'i,  le  récit  des  faits  que  nous  venons 
de  résumer,  le  comte  Mené  I!  de  Voyer  d'.Vrgcnson 
conclut  non  sans  justesse  ;  «  Et  c'a  été  le  commen- 
cement de  la  destruction  de  l'hérésie  dans  le 
royaume.  » 

3°  Vers  la  Iléfocalion .  —  Les  Assemblées  du  Clergé 
de  France  conlinueronl  périodiquement  de  requérir 
des  mesures  nouvelles  tendant  à  restreindre  la  li- 
berté religieuse  des  protestants  français.  Et  les  dé- 
clarations rovales,  —  inspirées  à  la  fois  par  cette 
sollicitation  \  cnue  de  l'opinion  catholique  et  par  la 
suspicion  politi(pie  du  péril  que  pourrait  encore 
faire  courir  à  l'unité  nationale  la  minorité  protes- 
tante,—  accentuent  de  plus  en  plus  la  politique  de 
rigueur. 

La  déclaration  de  lijù'i,  conforméuienl  à  la  re- 
quête du  clergé,  frappe  des  pénalités  en  vigueur 
contre  les  relaps  tout  catholique  qui,  ajant  abjuré 
le  protestantisme,  retournerait  ensuite  à  l'hérésie. 

La  déclaration  de  1G66  ramène,  sur  plusieurs 
points  où  l'interprétation  tolérante  avait  prévalu 
jusqu'alors,  la  liberté  des  huguenots  à  la  littéralité 
stricte  et  primitive  de  l'Edit  de  Nantes.  Des  facilités 
nouvelles  sont  accordées,  en  outre,  aux  prêtres  ca- 
tholiques pour  pénétrer  auprès  des  huguenots 
mourants,  malgré  l'opixisition  des  familles. 

En  i66(j,  Louis  XIV  supprime  les  Chambres  de 
/'/i«/j<  dans  tous  les  Parlements  du  royaume.  Mais, 
la  même  année,  il  promulgue  une  déclarHlion  en 
quaraute-nfuf articles,  d'une  inspiration  qiu'lijuepeu 
différente,  et  «  portant  règlement  des  choses  quidoi- 
vent  être  gardées  et  observées  par  ceux  de  la  Reli- 
gion prétendue  réformée  ».  Ordonnance  destinée  à 
rassurer  les  protestants  étrangers,  que  Colberl  atti 
rail  en  France  pour  des  raisons  industrielles  et  com- 
merciales. Quelques  garanties  légales  sont  accordées 
aux  huguenots.  Par  exemple,  les  jeunes  protestants 
qui  marqueraient  le  désir  d'embrasser  lecathoUcisme 
ne  pourront  être  soustraits  à  la  puissance  paternelle 
avant  douze  ans  pour  les  filles  et  «luatorze  pour  les 
garçons. 

L'Assemblée  du  Clergé  de  France,  tenue  en  1675, 
adressaau  roi  un  mémoire  en  68  articles  indiquant 
des  mesures  à  prendre  contre  les  protestants  par  un 
retour  à  la  stricte  littéralité  de  l'Edit  de  Nantes.  La 
plupart  des  propositions  du  Clergé  allaient  bienlùl 
se  traduire  en  ordonnances  royales. 

Enumérons  quelques-unes  des  mesures  adoptées. 
Aggravation  des  peines  contre  les  relaps  (déclara- 
tion de  nmrs  1679),  interdiction  des  prêches  aux 
jours  où  les  évêques  font  leur  visite  pastorale  dans 
le  même  endroit  (arrêt  dejuin  1679),  défense  à  tout 
catholique  de  pa«ser  en  aucun  cas  au  prolcstanlisme 
(édit  de  juin  1680),  prohibition  de  tout  mariage 
entre  conjoint  catholique  et  conjoint  protestant 
(édit  de  novembre  16S0),  ordre  aux  juges  ordinaires 


1035 


NANTES  (REVOCATION  DE  LEDIT  DE) 


1036 


d'interroger  les  protestants  malades  pour  savoir  s'ils 
ne  désirent  pas  recourir  au  ministère  d'un  prêtre  ca- 
tholique (déclaration  de  novembre  lOSo),  liberté  pour 
les  enfants  protestants  de  faire  profession  du  catho- 
licisme à  partir  de  l'âge  de  sept  ans  (déclaration  du 
fj  juin  i68i)i  suppression  pour  les  protestants  de 
l'accès  aux  fonctions  de  notaires,  procureurs,  huis- 
siers et  sergents  (déclaration  de  juin  i685),  défense 
aux  ministres  de  résider  dans  les  localités  oîi  l'exer- 
cice du  culte  protestant  aura  été  interdit  (arrêt  de 
juillet  i68a),  défense  aux  protestants  de  jamais  s'as- 
sembler autrement  que  dans  leurs  temples  et  en 
présence  des  ministres  (déclaration  d'août  1682), 
défense  aux  protestants  de  tenir  des  écoles  partout 
où  l'exercice  public  de  leur  culte  n'est  pas  autorise 
(arrêt  de  janvier  1 683),  autorisation  de  soustraire  à 
la  puissance  paternelle  alin  de  les  faire  élever  dans 
le  catholicisme  les  jeunes  huguenots  qui  auront  ab- 
juré le  protestantisme  (déclaration  de  juin  i683), 
translation  aux  hô|)itaux  des  fondations  alTcrentes 
aux  consistoires  supprimés  (déclaration  d'août  i684), 
obligation  imposée  aux  ministres  de  payer  la  taille 
(arrêt  dejanvier  i68î),  défense  aux  prolestants  de 
prendre  des  serviteurs  catholiques  (déclaration  de 
juillet  i68/|), interdiction  à  tout  protestant  d'exercer 
la  profession  de  libraire  ou  d'imprimeur  (arrêt  de 
juillet  i685),  interdiction  aux  prolestants  d'avoir  un 
cimetière  là  où  ils  n'ont  pas  un  centre  légal  d'exer- 
cice de  leur  culte  (arrêt  de  juillet  i685),  défense  aux 
juges  et  avocats  d'avoir  des  clercs  appartenant  à  la 
religion  protestante  déclarationde juillet  i685), édu- 
cation et  tutelle  catholique  uniformément  ordonnée 
pour  tout  enfant  dont  le  père  sera  mort  dans  le  pro- 
testantisme, mais  dontlamère  sera  catholique  (décla- 
ration dejuilleti685),  interdiction  duculteprotestant 
et  destruction  des  temples  dans  toutes  les  villes 
épiscopales  (arrêt  de  juillet  1680). 

/(J  Conversions  et  résistiuice^.  Premières  «  dragon- 
nades ».  —  L'Assemblée  du  Clergé  de  France  tenue  en 
1682,  la  même  qui  promulgua  la  déclaration  fameuse 
lies  Quatre  Articles,  promulgua  pareillement  trois 
documents  d'une  haute  importance  à  proposdu  pro- 
testantisme :  une  circulaire  C'niiersis  per  Gallias 
Episcopis,  recommandant  le  grand  œuvre  de  la 
conversion  des  dissidents  par  les  voies  de  la  per- 
suasion et  de  l'apostolat  ;  une  circulaire  Fratrihus 
Secessionis  caUnnianae,  adjurant  en  un  très  beau 
langage  les  protestants  français  de  revenir  à  l'Unité 
catholique  et  donnant  à  entendre  qu'ils  attireront 
de  grands  malheurs  sur  leur  propre  tête  s'ils  s'obs- 
tinent dans  l'hérésie;  un  mémoire  enlin,  proposant 
aux  controversistes  catholiques  seize  arguments  ou 
chefs  de  démonstration  aptes  à  éclairer  les  dissi- 
dents au  sujet  de  la  vérité  du  catholicisme.  Le 
10  juillet  1682,  une  lettre  de  Louis  XI'V  aux  évêques 
de  France  s'inspira  du  même  esprit  et  recommanda 
la  conversion  des  huguenots  par  les  voies  de  dou- 
ceur. 

Une  vive  impulsion  fut  alors  donnée  à  toutes  les 
(Puvres  d'apostolat  auprès  des  hérétiques,  notam- 
ment aux  missions  dans  les  villes  et  campagnes 
protestantes. 

Il  y  eut,  à  cette  époque,  un  nombre  considérable 
de  conversions  au  catholicisme.  On  ne  peut  mécon- 
naître que,  chez  beaucoup  de  convertis,  les  consi- 
dérations humaines  se  joignirent  dans  une  pro- 
portion variable  aux  Aues  surnaturelles  et  aux 
argunientsdesapologistes.  D'année  en  année,  demois 
en  mois,  les  rigueurs  législatives  se  multipliaient, 
rendant  toujours  plus  précaire  la  situation  du  pro- 
testantisme et  des  protestants.  Au  contraire,  la  pro- 
fession du  catholicisme  permettait  d'échapper  à  des 
contraintes    et  ouvrait  toutes    grandes  les  avenues 


des  fonctions  ou  dignités  interdites  désormais  aux 
huguenots.  Pour  les  protestants  auxquels  leur  con- 
version pouvait  faire  subir  quelque  dommage  de  • 
fortune  ou  de  situation,  par  suite  de  l'hostilité  de 
leur  famille,  la  caisse  des  com-ersioiis,  fondée  en 
lô-yô  par  Louis  XIV  et  gérée  par  un  converti  de  grand 
renom,  l'illustre  avocat  Peilisson,  garantissait  les 
compensations  nécessaires.  L'exemple  donné  aux 
hommes  de  cette  génération  par  Peilisson,  par  Dan- 
geau,  par  ïurenne,  accentuait  d'ailleurs,  chez  les 
])roleslants,  le  mouvement  de  conversions  que 
travaillaient  à  promouvoir  par  leur  apostolat  reli- 
gieux les  membres  les  plus  éminenis  du  Clergé  de 
France  :  Bossuet,  Fléchier,  Bourdaloue,  Fénelon, 
Mascaron. 

Parmi  les  contraintes  qui  auraient  multiplié  abu- 
sivement le  nombre  des  prolestants  con\'ertis  au 
catholicisme  pour  de  tout  autres  motifs  que  ceux 
de  la  persuasion  intérieure,  on  cite  fréquemment  les 
premières  dragonnades,  antérieures  à  l'Ëdit  de  Révo- 
cation. Sous  le  nom  de  dragonnades,  on  désigne  une 
vexation  consistant  à  faire  peser  d'une  manière  ex- 
clusive et  prolongée  sur  les  protestants  cette  forme 
de  redevance  qui  consiste  dans  le  logement  des 
troupes.  Sachant  qu'ils  avaient  affaire  à  des  sujets 
tenus  pour  réfraclaires  aux  intentions  du  roi,  les 
soldats  (spécialementlesdragons,  d'onlenom  de  dra- 
gonnades), hébergés  durant  de  longs  mois  chez  les 
prolestants  se  seraient  livrés,  avec  plénière  impunité, 
à  toutes  sortes  de  déprédations  et  de  violences  odieu- 
ses. La  conversion  au  catholicisme  aurait  élé,  pour 
les  huguenots,  un  moyen  de  s'exonérer  des  dragon- 
nades. 

De  fait,  il  y  eut  des  dragonnades,  répondant  à 
cette  description,  d'abord  dans  la  généralité  de  Poi- 
tiers en  1681.  sur  l'oi'dre  de  l'intendant  Marillac  ; 
puis  dans  leBéarn  en  |6S5,  sur  l'ordre  del'intendant 
Foucault;  dans  la  généralité  de  Montauban,  à  la 
même  époque,  sur  l'ordre  de  l'intendant  La  Ber- 
chère,  et  dans  quelques  autres  régions.  Mais  on 
doit  reconnaître  que  ces  brimades  odieuses  et  stupi- 
des  eurent  alors  un  caractère  purement  local  et  fu- 
rent exécutées  à  l'insu  de  Louis  XIV  et  de  ses  minis- 
tres. Quand  le  gouvernement  royal  en  eut  été  averti, 
elles  provoquèrent  presque  toujours  des  ordres  en  sens 
contraire,  avec  un  désaveu  et  une  réprimande  pour 
les  intendants  responsables,  et,  finalement,  détermi- 
nèrent la  révocation  de  Marillac.  Les  dragonnades 
antérieures  à  l'Eilit  de  Révocation  n'engagent  donc 
pas  la  responsabilité  du  gouvernementde  Louis  XIV, 
moins  encore  de  l'Eglise  de  France;  elles  ne  peuvent 
être  comptées  parmi  les  causes  importantes  du  mou- 
vement de  conversions  qui  s'accentua,  tantôt  pour 
motifs  religieux  et  tantôt  pour  motifs  d'intérêt  poli- 
tique et  humain,  de  1682  à  1680. 

L'Assemblée  du  Clergé  de  France,  tenue  du  25  mai 
au  28  juillet  i685,  se  montra  impressionnée,  beau- 
coup moins  par  la  conversion  d'un  nombre  appré- 
cial)le  de  protestants  que  par  la  résistance  opiniâ- 
tre de  l'immense  majorité  d'entre  eux  :  résistance 
quiavait  trouvé  sa  formule  dans  un  écrit  retentissant 
du  ministre  Claude  :  Considérations  sur  les  Lettres 
circulaires  de  l'Assemlilée  du  Clergé  de  France  de 
l'année  lôS'i.  Par  ailleurs,  les  protestants  du  Midi 
avaient  répondu  en  maints  endroits,  par  des  attrou- 
pements séditieux,  aux  sollicitations  de  l'Eglise  et 
aux  rigueurs  législatives  de  l'Etat.  Dans  une  assem- 
blée tenue  à  Chalençon  en  juillet  5683,  ils  avaient 
marqué  la  résolution  de  rouvrir  par  la  force  les 
temples  interdits.  Aussi,  une  commission  fut-elle 
nommée,  en  i685,  par  r.\ssemblée  du  Clergé  de 
France,  pour  «  rechercher  et  ramasser  les  calomnies, 
les    impostures    et   les   injures    que    les    prétendus 


I 


103-; 


NANTES  (REVOCATION  DE  L'ÉDIT  DE) 


1038 


réformés  avaient  inventées  contre  la  religion  calholi- 
qne  ».  De  la  part  de  cette  commission,  une  requête 
fut  présentée  au  roi  par  Noailles,  archevêque  de  l'a- 
ris.  Il  La  très  band)le  prière  qne  le  Clergé  fait  à 
Votre  Majesté  n'est  pas  pour  la  Révocation  d'aucun 
Edit...  11  n'y  en  a  point  et  il  ne  peut  y  en  avoir 
aucun  qui  permette  aux  prétendus  réformés  de  dire 
des  injures  à  l'Eglise  catliolique.  «  Puis,  sur  treize 
pages  in-folio,  sont  reproduites  les  principales  allé- 
:»ations  récentes  des  docteurs  du  protestantisme 
français,  allégations  calomnieuses  coutre  les  croyan- 
ces de  l'Eglise  catholique  et  mises  en  regard  des  dé- 
Ijnitions  dogmatiques  du  Concile  de  Trente  sur  la 
même  matière.  Celle  énumération  des  hérésies  pro- 
teslantes  reflétait  et  excitait,  en  même  temps,  l'indi- 
gnation des catlioliques  français  contre  l'obstination 
des  huguenots. 

La  réponse  immédiate  fut  un  édit  de  Louis  XIV, 
interdisant  «  aux  ministres  et  à  toutes  personnes  de 
la  Religion  prétendue  réformée  de  composer  aucuns 
livres  contre  la  foi  et  la  doctrine  de  l'Eglise  ». 

3"  Le  dénouement.  —  Trois  mois  après  la  clôture 
de  l'Assemblée  duGlergé,allaitparaitre  un  document 
de  toute  autre  importance  :  l'Edit  de  Révocation. 

Le  Clergé  de  France  s'était  défendu  de  solliciter 
cette  mesure,  mais  on  doit  avouer  qu'elle  était 
l'aboutissement  logique  de  la  politique  suivie  depuis 
une  trentaine  d'années  par  le  gouvernement  royal, 
sous  la  poussée  de  l'opinion  catholique  et  d'accord 
avec  l'Eglise  des  Gaules  :  polilic|ue  tendant  à  ré- 
duire toujours  davantage  les  franchises  légales  du 
culte  prulestanl. 

Deux  causes,  en  apparence  opposées,  contribuè- 
rent à  précipiter  le  dénouement. 

D'une  part,  le  nombre  considérable  des  conver- 
sions, tel  que  le  présentaient  les  statistiques  com- 
plaisantes des  intendants,  suggérait  l'impression  que 
les  huguenots  ne  seraient  ))lus  désormais  qu'une 
minorité  insignifiante,  et  que  les  libertés  reconnues 
au  culte  protestant  par  l'Edit  de  Nantes  allaient  per- 
dre leur  principale  raison  d'être. 

D'autre  part,  la  résistance  un  peu  farouche  du 
noyau  obstinément  réfraclaire  à  l'égard  des  tenta- 
tives de  réconciliation  religieuse  raviva  l'aigreur  des 
querelles  religieuses  et  des  suspicions  politiiiues.  De 
vieilles  et  profondes  antipathies  suggéraient,  pour 
en  finir,  le  recours  à  la  manière  forte. 

El,  dans  cette  ambiance,  le  gouvernement  de 
Louis  XIV  voulut  trancher  le  nœud  gordien. 

VI.  L'Edit  de  Révocation  (octobre  i685).  — 
Préambule  :  l'Edit  de  Nantes  est  devenu  désormais 
inutile,  parce  que  «  la  meilleure  et  la  plus  grande 
partie  de  nos  sujets  de  la  Religion  prétendue  réfor- 
mée ont  embrassé  la  catholique  ». 

Article  premier  :  sont  révoqués  tous  les  Edits  et 
arrêts  favorables  à  la  Religion  prétendue  réformée; 
les  temples  hérétiques  seront  détruits. 

Article  2  :  aucun  exercice  du  culte  protestant  ne 
sera  permis  en  quelque  lieu  que  ce  soit. 

Article  3  :  le  culte  protestant  est  interdit  même 
dans  le  domicile  privé  des  seigneurs  hauts-justiciers, 
sous  peine  de  confiscation. 

Vrlicle  4  :  les  ministres  de  la  Religion  prétendue 
réformée  qui  ne  voudront  pas  faire  profession  du 
catholicisme  devront  passer  hors  des  frontières  du 
royaume  dans  les  quinze  jours. 

Article  5  :  les  ministres  de  la  Religion  prétendue 
réformée  qui  feront  profession  du  catholicisme  gar- 
deront le  bénéfice  des  immunités  dont  ils  jouissaient, 
comme  ministres  du  culte,  [lar  rapport  aux  impôts 
directs  et  au  logement  des  troupes;  ils  toucheront 
une  pension  dépassant  d'un  liersleurs  appointements 


ecclésiastiques.  Pension  dont  la  moitié'  sera  réver- 
sible sur  levirs  veuves. 

Article  6  :  une  fois  devenus  catholiques,  les  mi- 
nistres de  la  Religion  prétendue  réformée  qui  vou- 
dront devenir  avocats  ou  docteurs  ès-lois  pourront 
passer  les  examens  qui  donnent  accès  aux  susdites 
fonctions  sans  être  astreints  à  subir  le  stage  de  trois 
années  d'études  préalables  exigé  des  autres  candi- 
dats. Ils  ne  payeront  que  la  moitié  des  droits  d'exa- 
mens. 

Article  7  :  toute  école  protestante  est  interdite 
dans  le  royaume. 

Article  8  :  les  enfants  à  naître  de  parents  protes- 
tants seront  baptisés,  catéchisés,  élevés  dans  le 
catholicisme,  sous  peine  decinqcents  livresd'amende 
pour  les  parents  réfractaires. 

Article  9  :  les  protestants  français  ayant  quitté  le 
royaume  avant  le  présent  Edit  recouvreront  tous 
leurs  biens  s'ils  y  rentrent  avant  quatre  mois  ;  si- 
non, leurs  biens  seront  confisqués  définitivement. 

Article  10  :  défense  absolue  aux  protestants  fran- 
çais, autres  que  les  ministres,  de  sortir  du  royaume 
sous  peine  de  confiscation  pour  les  femmes  et  des 
galères  pour  les  hommes. 

Article  11  :  sont  maintenues  en  vigueur  les  lois 
existantes  contre  les  relaps,  c'est-à-dire  contre  les 
hérétiques  qui,  après  conversion,  redeviendraient 
hérétiques. 

Clause  finale  :  les  protestants  qui  refuseront  de 
faire  profession  du  catholicisme  garderont  la  liberté 
de  vivre,  posséder  et  commercer  dans  le  royaume, 
pourvu  qu'ils  ne  tiennent  aucun  exercice  ni  aucune 
réunion  de  leur  culte. 

Signé  :  Louis.  Contre-signe  :  Le  Tellier,  Colbert. 
Enregistré  à  la  Chambre  des  vacations  du  Parlement 
de  Paris  :  22  octobre  i685. 

(Léon  Pilatte  Edits,  Déclarations  et  Arrêts,  p.  289 
3  2^5.  Paris,  1880,  in-12.) 

VII.  L'accueil  rencontré  par  l'Edit  de  Révoca- 
tion. —  1°  En  France.  —  Dans  la  France  catholique 
du  XVII*  siècle,  l'Edit  de  Révocation  fut  salué  par 
une  véritable  explosion  d'enthousiasme  unanime. 
Les  témoignages  qui  attestent  ce  fait  sont  trop  caté- 
goriques, trop  nombreux,  trop  concordants  malgré 
la  diversité  extrême  de  condition  et  de  tendances  des 
contemporains  dont  ils  nous  transmettent  l'impres- 
sion, pour  que  l'on  puisse  révoquer  en  doute  la 
réalité  et  la  sincérité  de  l'approbation  publique.  Les 
quelques  témoignages  allégués  parfois  en  sens  con- 
traire, comme  ceux  de  F'énelon  et  de  Vauban,  datent 
de  plusieurs  années  après  l'Edit  de  Révocation,  se 
réfèrent  toujours  aux  outrances  malheureuses  aux- 
quelles donna  lieu  l'application  de  cet  Edit,  en  face 
de  résistances  tenaces  qu'on  n'avait  pas  su  prévoir, 
mais  ne  contestent  à  aucun  degré  l'Edit  lui-même  de 
Révocation,  dont  le  principe  essentiel  est  visiblement 
tenu  pour  supérieur  à  tout  reproche.  Les  sentiments 
qui  dictèrent,  en  iG85,  l'approbation  unanime  de  la 
France  catholique  furent  le  double  zèle  pour  l'unité 
religieuse  et  l'unité  nationale. 

Le  régime  légal  organisé  par  l'Edit  de  Nantes  avait 
été  subi  par  la  France  catholique  comme  une  néces- 
sité malheureuse  :  le  vœu  manifeste  de  la  généra- 
tion qui  accomplitlaContre-Réforme  étaitque  l'exer- 
cice public  du  culte  protestant  cessât  d'être  autorisé 
dès  que  les  circonstances  cesseraient  elles-mêmes 
d'imposer  une  tolérance  tenue  pour  abusive.  En 
outre,  le  mouvement  national  vers  l'unité  et  l'auto- 
rité, qui  trouvait  son  expression  dans  le  gouverne- 
ment de  Louis  XIV,  tendait  à  la  destruction  des  fran- 
chises légales  du  culte  huguenot,  considérées  comme 
prolongeant     et     protégeant    l'existence    organisée 


1039 


NANTES  (RÉVOCATION  DE  LEDIT  DE) 


1040 


d'une  minorité  dissidente  qui  avait  causé  tant  de 
dommages  à  l'unité  du  royaume  par  ses  rébellions 
coupables  et  ses  alliances  plus  coupables  encore 
avec  l'étranger.  La  France  catholique  de  1 685  crut 
que  la  Révocation  des  articles  subsistants  de  l'Edit 
de  1698  consacrerait  la  victoire  religrieu^^edu  catholi- 
cisme et  la  victoire  politique  de  l'unité  française  sous 
l'égide  de  la  Monarchie  très  chrétienne.  En  contre- 
signant l'Edit  de  Révocation,  le  vieux  chancelier 
Le  Tellier  récita  le  \unc  dimitlis. 

Tel  est  le  sentiment  que  traduisent  avec  un  sin- 
gulier relief  tous  les  témoignages  contemporains. 
Les  plus  notables  de  ces  témoignages  ont  été  repro- 
duits, par  exemple,  dans  l'ouvrage  de  Michel  : 
l.ouvois  et  les  PnUestants  (p.  807  à  3i3).  Qu'il  sullise 
d'énumérer  ici  les  contemporains  de  Louis  XIV  qui, 
chacun  dans  son  langage,  expriment  l'approbation 
enthousiaste  de  la  France  catholique  pour  la  Révo- 
cation de  l'Edit  de  Nantes:  Bossuet,  Fléchier,  Bour- 
daloue,  l'abbé  de  Rancé,  le  grand  Arnauld,  l'abbé 
Fleury,  Racine,  Thomas  Corneille,  La  Fontaine. 
La  Bruyère,  Dacier,  Bussy-Rabutin,  Mme  de  Sévigné, 
Mlle  de  Scudéry,  Mme  Deshoulières... 

Nous  citerons,  du  moins,  le  plus  célèbre  de  ces 
témoignages,  celui  qni  formule  avec  le  plus  d'élo- 
quence et  d'autorité  l'impression  moralement  una- 
nime de  la  France  catholique  du  siècle  de  Louis  XIV  : 
c'est  le  témoignage  de  Bossuet  dans  l'oraison  funèbre 
du  chancelier  Michel  Le  Tellier,  prononcée  à  l'église 
Saint-Gervais,  le  20  janvier  1686  : 

Ne  laissons  pas  cependant  de  publier  ce  miracle  de  nos 
jours;  faisons-en  passer  le  récit  aux  siècles  futurs.  Prenez 
TUS  plumes  sacrées,  vous  qui  composez  les  annales  de 
l'Eglise.  Agiles  instruments  rf'un  prom;)<  écrivain  et  d'une 
main  dilii;ente,  hâter-vons  de  mettre  Louis  avec  les  Cons- 
lanlins  et  les  Théodoses.  [Citation  de  Sozomcne  sur  la 
répressiiin  légale  de  l'hérésie  an  temps  des  Césars  chré- 
tiens )  Ainsi  tombait  l'hérésie  arec  son  venin,  et  la  dis- 
corde rentrait  dans  les  infers  d'où  elle  était  sortie  Voilii, 
Messieurs,  ce  que  nos  pères  ont  admiré  dans  les  premiers 
siècles  de  l'Eglise.  Mais  nos  pères  n'avaient  pas  vu,  comme 
nous,  une  hérésie  invétérée  tomber  tout  à  coup;  les  trou- 
peaux égarés  revenir  en  foule  et  nos  églises  trop  étroites 
pour  les  recevoir;  leurs  faux  pasteurs  les  abandonner, 
sans  même  en  attendre  l'ordre,  et  heureux  d  avoir  à  leur 
alléguer  leur  bannissement  pour  excuse  ;  tout  calme  dans 
un  si  çrond  mouvement;  l'univers  étonné  de  voir  dans  un 
événement  si  nouveau  la  marque  la  plus  assurée  comme 
le  plus  bel  usage  de  l'autorité,  et  le  mérite  du  prince  plus 
reconnu,  plus  révéré  que  son  autoîilé  même. 

Touchés  de  tant  de  merveilles,  épanchons  nos  cœurs  sur 
la  piété  de  Louis.  Poussons  jusqu  au  ciel  nos  acclamu- 
lîoDS,  et  disons  à  ce  nouveau  Constantin,  à  ce  nouveau 
Théodose,  à  ce  nouveau  Marcien,  h  ce  nouveau  Ctiarle- 
magne  ce  que  les  six  cent  trente  Pères  dirent  autrefois 
dans  le  concile  de  Ghalcédoine  :  Vous  arez  alfertni  ta  foi, 
roKs  avez  exterminé  les  hérctit^ues.  C'est  le  dl^ne  ouvrage 
de  votre  rè^ne,  c'en  est  le  caractère .  Par  potts^  l*/iérésie  n'est 
plus  :  Dieu  seul  a  pu  faire  rrtie  merveille.  Bol  du  ciel, 
conservez  le  Roi  de  la  terre.  C'est  le  vœu  de::  Eglises^  c'est 
le  vœu  des  évéques .' 

L'Edit  d'octobre  i685,  pour  parler  la  langue  des 
constituants  de  89,  fut  indubitablement  «  l'expres- 
sion de  ia  volonté  générale  »  :  ce  qui,  à  nos  yeux,  ne 
suffit  d'ailleurs  pasà  le  légitimer  ou  à  le  rendre  digne 
d'éloges. 

2"  A  Home.  — L'altitude  duPape  Innocent  XI  nous 
est  connue  par  les  copieuses  dépê  lies  diplomatiques 
du  duc  d'Estrées,  ambassadeur  de  France,  et  de  son 
frère  le  cardinal  d'Estrées,  protecteur  des  afTaires  de 
Franco  à  la  cour  pontificale.  (Etude  de  Ch.  Gérin 
dans  la  Ueviie  des  questions  historiques. ToiaeWlV . 
Année  1878) 

En  1685,  il  y  a  grave  querelle  entre  Innocent  XI 
et  Louis  XIV  à  cause  de  la  trop  fameuse  Déclaration 
gallicane  de  ifiSî.  Tant  que  cette  Déclaration   n'est 


pas  retirée  par  la  couronne  de  France,  Innocent  XI,  au 
grand  dépit  de  Louis  XIV,  refuse  d'accorder  l'insti- 
tution canonique  à  aucun  des  évéques  nouvellement 
nommés  par  le  roi  aux  sièges  vacants  depuis  i68a. 
Cette  situation  tendue  mettra  quelque  froideur  dans 
les  éloges  du  Pape  pour  le  zèle  de  Louis  XIV  contre 
les  huguenots. 

Bien  plus.  Innocent  XI  avait,  antérieurement  à 
l'Edit  de  Révocation,  marqué  un  certain  déplaisir 
de  voir  Louis  XIV  s'engager  plus  avant  dans  une 
politique  de  rigueur  à  l'égard  du  protestantisme. 
Politique  qui  peut  avoir  pour  contre-coup  de  rendre 
intenable  la  situation  de  Jacques  II,  roi  catholique 
de  la  protestante  .Vnglelerre.  Louis  XIV,  jugeant  la 
chose  du  point  de  vue  français,  estimait  au  con- 
traire qu'une  politique  d'ailirmation  catholique,  tou- 
jours plus  ferme,  à  Versailles  et  même  à  Londres, 
aurait  l'avantage  de  contraindre  Jacques  II  à  se  jeter 
sans  réserve  dans  l'alliance  avec  la  France.  Nouveau 
motif  de  froideur  de  la  part  d'Innocent  XI. 

Néanmoins,  quand  parvient  à  Rome  la  nouvelle 
de  l'Edit  de  Révocation,  le  Pape  en  est  informé  offi- 
ciellement par  le  cardinal  d'Estrées,  puis  par  l'am- 
bassadeur: et  Innocent  XI  accueille  avec  de  grands 
éloges  ce  témoignage  éclatant  du  zèle  de  Louis  XIV 
pour  la  cause  de  l'Eglise.  Les  éloges  sont  à  présumer 
réels,  car  le  eardin'il  et  le  duc  d'Estrées,  qui  nous 
relatent  ce  lait,  ont  pour  tendance  continuelle,  dans 
leur  courrier  diplomatique,  d'exciter  Louis  XIV  con- 
tre Innocent  XI,  en  accusant  le  Pontife  de  déliance 
injuste  à  l'égard  des  plus  louables  initiatives  du  roi, 
y  coin|>ris  la  conversion  des  huguenots.  En  date  du 
i3  novembre  i685,  Innocent  XI  adresse  à  Louis  XIV 
un  bref  élogieux  où  il  loue  «  le  zèle  vraiment  digne 
d'un  roi  très  chrétien,  qui  a  porté  le  monarque  à  ré- 
voquer toutes  les  ordonnances  rendues  en  faveur 
des  hérétiques  de  son  royaume  et  à  pourvoir,  comme 
il  l'a  fait  pardetrès  sagesEdits,  à  la  foicallioUque  •>. 
Le  Pape  assure  le  prince  de  la  gratitude  de  l'Eglise 
et  lui  parle  de  la  recompense  à  espérer  de  la  bonté 
divine. 

La  réponse  de  Louis  XIV  est  datée  du  7  décembre 
168.5.  Aux  formules  courtoises  de  respectueuse  re- 
connaissance pour  le  bref  pontilîcal,  le  roi  joint  une 
invitation  transparente  à  Innocent  XI,  afin  que  Sa 
Sainteté  veuille  bien  contribuer  au  progrès  de  la  reli- 
gion en  France  ■  par  tous  les  moyens  que  Dieu  lui  a 
conl'és  »  :  c'est-à-dire  en  conférant  aux  nouveaux 
évéques  l'institution  canonique.  Dans  ses  lettresdes 
7,  i^et  27  décembre.  Louis  XIV  manifeste  aucardi- 
nal  d'Estrées  son  mécontentement  de  la  froideur  du 
Pape,  répondant  à  l'Edit  de  Révocation,  non  pas  par 
l'institution  canonique  des  ésêques,  mais  simple- 
ment par  un  bref  de  félicitations. 

Au  réveillon  de  Noël,  26  décembre  1 685,  le  cardinal 
d'Estrées  communique  aux  cardinaux  et  autres  di- 
gnitaires de  la  cour  romaine  une  lettre  du  P.  de  la 
Chaise  au  P.  Fabri.  Des  centaines  de  missionnaires 
travaillent  en  France  à  la  réconciliation  des  hugue-" 
nots,  deux  cent  cinquante  églises  nouvelles  ont  été 
ouvertes  dans  les  contrées  où  abondaient  les  pro- 
testants.Louis  XIV  a  dépensédeux  millions  de  livres 
pour  cette  propagande,  et,  au  dire  .des  intendants, 
il  y  aurait  près  de  700.000  huguenots  convertis. 

Le  18  mars  1686,  Innocent  XI.  dans  uneallocution 
consistoriale,  décerne  à  Louis  XIV,  pour  l'Edit  de 
Révocation,  des  louanges  publiques,  «  prémices  de 
celles  que  lui  donnera  la  postérité,  tant  que  durera  le 
souvenir  de  ce  grand  acte  ».  Le  Pape  décrit  en  ces 
termes  la  politique  religieuse  du  roi  de  France  : 
«  Notre  cher  fils,  ayant  abrogé  les  Edits  que  des 
traîtres  hérétiques  avaient  arrachés  à  ses  ancêtres 
les  rois  très-chrétiens  au  milieu  des  ardeurs  et  des 


141 


NANTES  (RÉVOCATION  DE  L'ÉDIT  DE) 


1042 


îngrers  de  la  yiici-re,  et  les  ayanl  remplacés  par  des 
rdoniiances  qui  dct'endenl  à  ces  sectaires  l'usage 
e  leurs  temples  et  la  liberté  de  leurs  assemblées, 
ieu  a  manilesté  sur  eux  sa  puissance.  » 

Mnlin,  le  'jf)  avril  1686,  à  la  clôture  des  fêtes  pasca- 
:s,  Sdleunitcs  religieuses  et  profanes  avec  feux  de 
lie,  dans  tous  les  établissements  français  de  Koine, 
our  la  liévocation  de  l'Edit  de  Nantes.  Le  3o  mai, 
■ponsede  Louis  XIV,  qui  approuve  le  zèle  du  cardi- 
al  et  du  duc  d'Estrées,  mais  ajoute  qu'Innocent  XI 
"accorde  toujo\irs  pas  aux  nouveaux  évéques  les 
Mlles  d'institution  canonique. 

.Vu  total,  il  y  eut  quelque  froideur  dans  l'altitude 
u  Pape  Innocent  XI.  en  raison  île  la  querelle  ton- 
mrs  pendante  du  gallicanisme  et  des  Ouatre  Ar- 
cles.  Mais  le  Pontife  approuva  cependant  et  loua 
irnielleiuent  l'Edit  de  Révocation.  Ce  serait  déligu- 
■r  la  vérité  historicjue  que  d'affirmer  le  contraire, 
)mnio  l'ont  fait,  pour  dégager  la  responsabilité  du 
ège  de  lîome,  certains  apologistes  maladroits. 

VIII.  Conséquences  de  l'Edit  de  Révocation.  — 
>  Gain  pour  le  catholicisme.  —  Le  premier  rcsul- 
tde  fait,  qu'il  importe  de  retenir  et  qu'on  oublie 
:esque  toujours  de  signaler,  est  ([ue  la  propagande 
iligieuse  conduite  avec  méthode  par  l'Eglise  de 
rance  et  le  gouvernement  de  Louis  XIV  chez  les 
uguenots,  concurremment  avec  la  politique  royale 
;  rigueurs  législatives  contre  le  protestantisme, 
joutit  au  retour  elVectif  et  durable  d'un  nombre 
iiportant  de  calvini-tcs  français  à  la  religion  catho- 
qne.  A  e6lé  des  émigrés,  à  côté  des  réfractaires 
es  derniers  convertisuniqueraent  par  contrainte  et 
1  apparence),  il  y  eut  des  convertis  authentiques 
irmi  les  protestants  de  cette  génération.  Il  y  en  eut 
îaucoup  plus  encore  dans  la  génération  suivante, 
li  fut  élevée  par  des  éducateurs  catholiques. 
Aujourd'hui  encore,  il  y  a  des  families  très  catho- 
rjuesqui  saventtjueleurs  ancêtres  furent  protestants 
revinrent  au  catholicisme  à  l'époque  de  la  Kévo- 
ition  de  l'Edit  de  Nantes.  U  y  a  telle  province 
ançaise,  par  exemple  le  Béarn,  où  le  protestan- 
sme  était  dominant  au  xvi"  et  avi  xvii'  siècle 
qui,  de  nos  jours,  ne  compte  presque  plus  de 
•otestants.  Le  souvenir  même  du  protestantisme  y 
irait  éteint  dans  la  popvilation;  et  les  croyances 
1  c  itholieisme  y  conservent  une  indiscutable  fa- 
!ur  :  le  Béarn  contemporain  est  beaucoup  moins 
ivagé  par  l'indillerence  religieuse  que  d'autres  pvo- 
nces  de  la  même  région  qui  comptèrent  une  prn- 
>rtion  beaucoup  moindre  de  protestants  sous  le 
gime  de  l'Edit  de  Nantes.  Par  ailleurs,  dans  un 
lys  occupant  la  situation  géographique  du  Béarn, 
:  n'est  certainement  pas  par  l'émigration  en  terre 
rangère  (en  Espagne  sans  doute?)  que  l'on  peut 
;pliquer  la  disparition  de  la  ([uasi  totalité  des  liu- 
lenots  durant  les  années  qui  précédèrent  et  suivi- 
:rit  l'Edit  de  Kévocalion.  Force  est  donc  de  recon- 
vitre  qu'il  y  eut  un  nombre  assez  considérable  de 
rotestants  fr.ini,'ais,  en  Béarn  et  ailleurs,  qui,  soit 
la  première,  soit  à  la  seconde  génération,  furent  au- 
lentiquement  réconciliés  avec  l'Eglise  catholique, 
-àce  à  la  politique  religieuse  de  Louis  XIV  et  aux 
uvres  d'apostolat  et  de  conversion,  que,  lors  de 
Révocation  de  l'Edit  de  Nantes,  le  Clergé  (leFrance 
ierça  parmi  les  protestants. 

Quand  on  fait  le  bilan  des  conséquences  de  l'Edit 
■:  Révocation  (et  de  l'ensemble  dos  mesures  au  mi- 
!!u  desquelles  il  prend  place),  la  vérité  historique 
îlige  iidire  qu'il  y  eut  un  gain  notable  et  certain 
>ur  le  catholicisme. 

Mais  il  y  eut,  à  tous  égards,  un  dommage  plus  no- 
ble encore. 


■2'  Le  «  Refuge  »  à  L'élran^cr.  —  On  avait  cru  sur 
paroleà  Versailles  les  rapports,  généralement  opti- 
mistes à  l'excès,  des  intendants  royaux.  Ou  s'était 
ilonc  exagéré  l'ampleur  et  la  rapidité  du  mouvement 
de  conversions  parmi  les  protestants.  On  s'était  alors 
figuré  qu'un  acte  éclatant,  comme  serait  l'Edit  de 
Révocation,  porterait  le  coup  de  gr,^ce  au  protes- 
tantisme et  donnerait  le  signal  décisif  de  la  conver- 
sion en  masse.  Illusion  désastreuse,  à  laquelle  l'ex- 
périence apporta  un  démenti  péremptoire. 

En  grande  majorité,  les  liu-nenols  français  demeu- 
rèrent attachés  au  calvinisme,  malgré  les  rigueurs 
légales  et  malgré  l'apostolat  des  missionnaires 
catholiques,  Les  plus  résolus  d'entre  les  réfrac- 
taires, cojitinuant  un  mouvement  d'émigration 
commencé  depuis  plusieurs  années  déjà,  et  contreve- 
nant aux  prohibitions  de  l'Edit  de  i685,  passèrent 
par  groupes  en  Suisse,  en  .'VUemagne,  en  Angleterre 
ou  en  Hollande  :  les  pays  du  «  Refuge  ».  Les  autres 
restèrent  sur  place  et  gardèrent  leur  tenace  lidé- 
lité  au  protestantisme,  tout  en  étant,  presque 
partout,  nominalement  et  légalement  tenus  pour 
convertis  au  catholicisme  :  on  les  appelait  les  nou- 
veaux réunis  :  ce  qui  signiliail  eu  réalité  les  no«- 
réiinis. 

Quelle  fut  l'imporlancede  i'émigration  protestante 
dans  les  pays  étrangers  pendant  les  années  qui  pré- 
cédèrent et  suivirent  l'Edit  de  Révocation?  Les  élé- 
ments d'une  statistique  précise  font  défaut.  On  ne 
peut  procéder  que  par  évaluations  conjecturales, 
qui,  de  fait,  varient  de  60.000  à  600.000.  Vauban, 
dans  un  Mémoire  fameux,  parle  de  100.000  protes- 
tants émigrés,  parmi  lesquels  9.000  matelots,  13.000 
soldats  et  plus  de  600  officiers.  Cette  approximation 
paraît  la  plus  sérieuse  de  toutes. 

Il  n'est  pas  douteux  que  semblable  mouvement 
d'émigration,  accompli  malgré  l'Edit  de  Htvocation, 
mais  résultant  de  cet  Edit,  représenta  pour  la  France 
une  perte  importante  d'hommes,  de  capitaux  et  de 
ressources  économiques,  qui  profita  notamment  au 
Brandebourg,  à  la  Hollande,  à  r.A.ngleterre.  La  Ré- 
vocation de  l'Edit  de  Nantes  compte  ainsi  parmi  les 
causes  (mais  comme  cause  très  partielle,  à  vrai  dire) 
de  la  crise  économique  (explicable  avant  tout  pur 
une  longue  série  de  guerres  ruineuses  et  acharnées) 
qui  éprouva  la  France  durant  les  vingt-cinq  derniè- 
res années  du  règne  de  Louis  XIV.  En  outre,  la  Ré- 
vocation donna  quelque  allure  de  guerre  religieuse 
à  la  grande  guerre  de  la  Ligue  d'.Vugsbourg  : 
Louis  XIV  faisant  (igure  de  champion  (très  peu  ro- 
main) du  catholicisme,  et  Guillaume  d'Orange  étant, 
sans  aucun  doute  possible,  malgré  le  nombre  et  la 
puissance  de  ses  alliés  catholiques,  le  champion  du 
protestantisme  en  Europe.  Nonobstant  les  circon- 
stances atténuantes  que  les  proscriptions  subies  par 
eux  en  France  et  la  conception  moins  rigide  que  l'on 
avait  .alors  du  patriotisme  peuvent  donner  à  leur  con- 
duite, il  est  difficile  de  ne  pas  llétrir  comme  une  tra- 
hison l'altitude  des  protestants  français  du  «Refuge  » 
qui,  dans  la  guerre  de  la  Ligue  d'Augsbourg,  com- 
battirent avec  acharnement  contre  les  armées  de 
Louis  XIV  et  de  la  France. 

Quant  aux  protestants  réfractaires  à  la  conversion 
et  demeurés  en  France,  les  nouveaux  réunis,  leur 
condition  fut  cruelle  et  devint,  pour  le  gouverne- 
ment royal,  l'occasion  de  terribles  embarras, 

3'>  Les  vraies  «  dragonnades  ».  —  Ceux  ((ui  refu- 
sèrent formellement  et  persévéramment  d'abjurer, 
comme  l'Edit  de  Révocation  leur  en  reconnaissait  le 
droit,  finirent  par  être  conduits  à  la  frontière  manu 
militari  en  i68S  et  bannis  du  royaume  à  perpétuité. 
.Mais  la  plupart  des  récalcitrants  notoires  avaient 
abjuré    par   contrainte,   ou    avaient  été  considérés 


1043 


NANTES  (REVOCATION  DE  L'EDIT  DE) 


1044 


comme  ayant  abjuré.  Ils  demeuraient  cependant 
aussi  étrangers  à  chacun  des  actes  <listinctifs  du 
catholicisme  qu'avant  leur  abjuration  piélendue.  A 
leur  égard,  le  pouvoir  royal  se  trouvait  dans  une 
situation  paradoxale  :  l'état-civil  étant  alors  consti- 
tué par  les  registres  ecclésiastiques  du  baptême  et 
du  mariage,  et  l'Edit  de  Révocation  ayant  supprimé 
l'organisation  légaleet  publique  duculte  protestant, 
les  itoiifeait.r  réunis  devraient  se  marier  devant  le 
prêtre  catholique,  faire  baptiser  leurs  enfants  par  le 
prêtre  catholique,  se  faire  enterrer  à  l'église  et  au 
cimetière  catholique,  bref  faire  profession  du  catho- 
licisme, ou  bien  devenir  des  sujets  du  royaume  qui 
n'auraient  pas  d'étal-civil  régulier  et  dont  la  puis- 
sance publique  ne  connaîtrait  légalement  ni  la  nais- 
sance, ni  le  mariage,  ni  la  mort.  Le  paradoxe  du- 
rera jusqu'au  jour  où,  plus  d'un  siècle  après  l'Edit 
de  Révocation,  Louis  XVI  restituera  l'état-civil  aux 
protestants.  La  législation  d'octobre  i(')S5  supposait 
prcsomptueusement  que,  désormais,  il  n'y  aurait 
plus  de  huguenots  en  France  (sauf  les  adultes  de  la 
génération  présente  qui  refuseraient  d'abjurer)  et 
que,  dans  le  royaume  de  France,  on  ne  comjjlcrail 
plus  que  des  sujets  catholiques.  Devant  une  réalité 
différente,  le  gouvernementde  Louis  XIV  fut  entraîné 
à  des  mesures  violentes  et  absurdes. 

On  voulut  résoudre  le  problème  en  décidaMl,  [lar 
des  mesures  de  coiilrainle,  les  nouveaux  réunis  à 
devenir  des  catholiques  croyants  et  pratiquants. 
L'apostolat  des  missionnaires  catholiques,  fi'it-ce  de 
Fénelon  et  de  Bourdaloue,  ne  suflisait  nullement  à 
changer  leur  cœur.  C'est  alors  que  des  dra-^onnades 
furent  réellement  ordonnées  par  Louvois  comme  mé- 
thode ollicielle  de  contrainte  à  l'égard  des  niinfeaux 
réunis.  Lorsque  ceux-ci  refuseraient  de  participer 
aux  cérémonies  obligatoires  du  catholicisme,  ou,  du 
moins,  de  se  laisser  instruire  dans  le  catholicisme, 
les  intendantsauraienl  le  pouvoir  de  leur  imposeren 
permanence  le  logement  et  l'entretien  des  gens  de 
guerre.  Ceux-ci  étaient,  d'ailleurs,  avertis  qu'on  les 
verrait  sans  déplaisir  faire  sentir  lourdement  aux 
récalcitrants  le  désagrément  de  leur  présence.  Ils 
n'y  manquèrent  pas.  Au  nombre  des  colonels  et  des 
capitaines  qui,  en  présidant  à  de  tels  logements  de 
dragons  ou  d'autres  soldats,  se  distinguèrent  par 
leurs  vexations  chez  les  nouveaux  réunis,  on  cite  les 
noms  de  Tcssé,  Boufders,  La  Trousse,  Choiseul- 
lîeaupré,  Saint-Ruth.  C(unme  on  devait  s'y  attendre, 
il  y  eut  pire  que  des  brimades  onéreuses,  il  y  eut 
des  cruautés,  des  obscénités,  généralement  imim- 
nies.  Bien  qu'on  ne  doive  pas  exagérer  la  propor- 
tion où  de  pareils  excès  furent  réels,  et  bien  que 
Louis  XIV  les  eût  positivement  interdits,  —  et, 
sans  doute,  les  ignorât  dans  la  plupart  des  cas,  — 
c'est  là  une  page  douloureuse  de  notre  histoire. 

Malgré  toutes  les  contraintes,  les  nouveaux  réunis 
continuaient  d'être  réfractaires  à  la  conversion  au 
catholicisme.  Us  reconstituaient  peu  à  peu,  mais 
dans  le  secret,  les  assemblées  de  leur  culte.  Des  pas- 
teurs, revenus  de  l'émigration,  y  reprenaient  l'exer- 
cice de  leur  ministère  religieux.  En  diverses  régions, 
d'importantes  assemlilées  s'organisaient  au  «  Dé- 
sert »  et  provoquaient,  dans  beaucoup  d'âmes  pro- 
lestantes, une  exaltation  mystique  et  passionnée.  Il 
y  eut  des  visions,  des  extases,  de  grands  et  de  petits 
prophètes,  et  toute  une  littérature  apocalytique  où 
tombaient  sur  Louis  XIV  et  sur  la  Papauté  les  for- 
midables catastrophes  prédites  naguère  à  la  grande 
prostituée  par  le  voyant  de  Pathmos. 

Devant  celte  effervescence  mysti(|uc,  les  rigueurs 
légales  demeuraient  inopérantes,  ou  plutôt  ne  fai- 
saient qu'exaspérer  la  résistance  des  huguenots.  Et 
pourtant,  le  zèle  des  intendants  ne  connut    aucune 


relâche  :  ces  loyaux  fonctionnaires  s'appliquèrent  en 
toute  conscience,  par  leurs  brutalités  incessantes,  à 
répandre  de  l'huile  sur  le  feu.  Une  mention  particu-. 
Hère  est  due  au  célèbre  et  implacable  intendant  du 
Languedoc,  Lamoignon  de  Hàvillc. 

Dans  les  diocèses  de  Nîmes,  Alais,  Uzès,  Mende, 
Viviers,  on  en  viendra,  de  1 702  à  1710,4  l'insurrec- 
tion atroce  des  «  Camisards  »,  qui  dégénérera  en 
une  guerre  civile  aux  péripéties  de  plus  en  plus- 
effroyables. 

k°  Consultations  et  ordonnance  de  lU'JS.  —  Avant 
même  cette  insurrection  des  Cévennes,  le  gouverne- 
ment royal  eut  le  bon  sens  de  comprendre  qu'il  lui 
était  impossible  de  persévérer  indélinimenl  dans  la 
même  voie  de  rigueur.  En  1698,  Louis  XIV  institua 
une  enquête  auprès  des  évêques  sur  la  conduite  à 
tenir  à  l'égard  des  nouveaux  réunis,  qui  étaient  tou- 
jours, en  réalité,  des  protestants.  Devait-on  tenir 
pour  opportun  de  continuer  à  exercer  une  contrainte 
légale  pour  amener  ceux-ci  à  la  messe  paroissiale  du 
dimanche  ?  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  renoncer  à  une 
exigence  dont  les  résultats  s'allirraaient  plus  nuisi- 
bles qu'utiles? 

Nous  possédons  les  réponses  motivées  des  dlifé- 
rents  évêques  auxquels  fut  posée  la  question.  La 
plupart  se  prononcèrent  pour  le  maintien  de  la  con- 
trainte :  une  politique  plus  clémente  aurait,  à  leurs 
yeux,  le  caractère  d'unrecul  pour  la  causecatholique 
et  d'un  encouragement  pour  les  huguenots,  à  s'obsti- 
ner dans  l'hérésie.  Tel  fut  le  sentiment  de  onze  [iré- 
lals  :  Godet  des  Marais  (Chartres),  Fléchier  (Nîmes), 
Mascaron  (Agen),  La  Garde-Cliambonas  (Viviers), 
Chevalier  de  Saulx  (Alais),  La  Berchère  (Albi),  La 
Broue  (Mirepoix),  Le  Camus  (Grenoble),  Colbert  de 
Ooissy  (Montpellier),  Ncsmond  (Montauban),  Ber- 
thier  (Rieux).  Il  y  eut  un  hésitant  :  Fortin  de  la  Ho- 
guette  (Sens).  Mais  six  autres  prélats  conseillèrent 
l'abandon  de  la  contrainte  jiour  l'assistance  des 
nouveaux  réunis  aux  offices  catholiques  :  Bossuet 
(Meaux),  Le  Tellier  (Reims),  Noailles  (Chàlons),  Sil- 
lerj-  (Soissons),  La  Frézelière  (la  Rochelle),  La 
Brunetière  (Sens). 

Louis  XIV  adopta,  en  fait,  leur  manière  de  voir 
par  la  déclaration  du  i3  décembre  1698  et  le  mé- 
moire explicatif  de  janvier  1G99.  L'Edit  de  Révocation 
est  maintenu  et  renouvelé  dans  son  intégralité.  Seu- 
lement, l'application  pratique  en  est  confiée,  non 
plus  aux  intendants,  mais  aux  évêques  et  auxcurés. 
Le  roi  recommande  à  tous  ses  sujets  l'exacte  obser 
vation  des  préceptes  de  l'Eglise  catholique,  sans 
aucune  rigueur  ni  sanction  particulière  à  l'égard  des 
nouveaux  réunis.  «  Sa  Majesté,  dit  le  mémoire  ex- 
plicatif, ne  veut  point  qu'on  use  d'aucune  contrainte 
contre  eux  pour  les  porter  à  recevoir  les  sacrements. 
Il  n'y  a  pas  de  différence  à  faire  à  cet  égard  entre  eux 
et  les  anciens  catholiques.  »  On  rentr:iit  dans  la 
voie  de  l'exhortation  morale,  substituée  à  la  méthode 
péna 
torité 
servan 
daleu 

sur  place  à  la  fréquentation  des  catéchismes  et  des 
écoles  catholiques  :  leur  conscience  serait  juge  delà 
rigueur  avec  laquelle  ce  contrôle  devrait  être  exercé, 
l'ar  contre,  un  certificat  de  catholicité  serait  exigé 
pour  loblention  de  tout  ollicc  de judicature. 

Dès  lors,  sauf  dans  les  diocèses  où  la  situation 
était  sans  remède  et  où  l'exaspération  farouche  des 
nouveaux  réunis  allait  aboutir  à  la  guerre  des 
Cl  Camisards  ».  un  régime  de  demi-tolérance  tendit 
à  s'établir  (mais  avec  des  flux  et  des  reffux)  pour  les 
protestants  français.  On  s'abstenait  généralement  de 
les  inquiéter  pour  fait  de  conscience.  On  fermait  les 


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NANTES  (REVOCATION  DE  L'EDIT  DE) 


104G 


yeux  siu'  les  assemblées  extra-légales  où  s'accom- 
plissait la  célébration  de  leur  culte.  Souvent  nicine, 
on  inscrivait  le  mariage  sur  le  registre  paroissial, 
sans  aucune  mention  de  céiénionie  religieuse.  A  dé- 
faut de  libre  accès  aux  charges  publiques,  les  protes- 
tants exerceront  en  paix  les  earrièi-es  commerciales 
et  industrielles.  Malgré  bien  des  heurts,  qui  tiendront 
à  des  circonstances  particulières  et  qui  résulteront 
de  l'illégalité  de  cette  situation,  telle  va  être,  en 
gros,  la  condition  des  protestants,  —  minorité  dc- 
soruiais  très  réduite,  —  au  xvin'  siècle. 

Les  prolestants  d'Alsace  n'auront  jamais  été  in- 
((uié|os  dans  la  jouissance  du  statut  particulier  ({ui 
les  régissait  depuis  l'annexion  de  leur  pi'ovincc  à  la 
France. 

Le  législateur  de  i685  avait  cru  qu'au  bout  d'un 
petit  nombre  d'années,  il  n'existerait  plus  de  hu- 
guenots français.  Tout  avait  été  calculé  en  consé- 
quence. Mais  une  minorité  protestante  continua  de 
subsister:  et  ce  fait  bouleversa  l'application  prévue 
de  lEdit  de  lîévoeation.  Après  de  douloureuses  ex- 
périences. Il  fallut  en  venir  à  s'accommoder,  par  ma- 
nière de  tolérance  extra-légale,  d'une  partie  des 
franchises  religieuses  et  civiles  qui  avaient  été  au- 
trefois sanctionnées  légalement  par  l'Edit  de  Xanles. 

Le  dommage  (pourtant  énorme)  causé  au  protes- 
tantisme français  jtar  la  politique  religieuse  de 
Louis  XIV  fut  beaucoup  moins  considérable  encore 
que  le  dommage  moral  qui  résultera  de  l'Edit  de 
Révocation  pour  l'Eglise  et  la  Monarchie.  Dommage 
moral  dont  les  conséquences  durent  toujours,  après 
deux  cents  ans  accomplis,  et  se  sont  même  aggravées, 
depuis  que  la  Révocation  de  l'Edit  de  Nantes,  sépa- 
rée des  circonstances  historiques  qui  aident  à  la 
comprendre,  a  reçu  de  la  légende  les  surcharges  fan- 
tastiques qui  lui  donnent  le  caractère  d'un  symbole 
et  d'un  épouvantait. 

IX.  Appréciation  des  responsabilités.  —  La 
Révocation  de  l'Edit  de  Nantes  est  un  événement 
considérable  et  complexe  qui  ne  saurait  être  l'objet 
d'une  approbation  ni  d'une  réprobation  sommaire, 
l'anl  du  point  de  vue  doctrinal  que  du  point  de  vue 
historique,  bon  nombre  de  distinctions  s'imposent, 
distinctions  d'une  nuance  pyrf<'is  délicate. 

1°  L'Edit  de  Nantes  (même  libéré  de  ses  exorbi- 
tantes clauses  politiques)  constituait  une  déroga- 
tion au  droit  publicde  toutes  les  nations  catholiques 
ou  protestantes  de  cette  époque. 

2'  L'Edit  de  Xanles  n'avait  pas  été,  en  iSgS,  l'ob- 
jet d'une  libre  et  solennelle  délibération,  mais  avait 
été  arraché  à  Henri  IV  par  une  nécessité  impérieuse 
de  sagesse  politique. 

3"  L'attitude  séditieuse  des  protestants  français, 
dans  la  plupart  des  circonstances  où  il  leur  avait  été 
po'îsible  de  s'insurger  ou  de  conspireravcc  l'ennemi 
du  dehors,  eut  pour  effet  de  créer,  chez  beaucoup  de 
Français  d'alors,  cette  conviction  que  la  minorité 
calviniste  constituait  un  grave  péril  pour  l'unité 
uationale. 

4"  Le  mouvement  de  Contre-Réformalion  catho- 
lique qui  marcjua  surtout  le  second  tiers  du  dix- 
septième  siècle  détermina  un  grand  elTort  d'aposto- 
lat religieux  auprès  des  protestants  et  un  puissant 
courant  d'opinion  contre  les  franchises  légales  dont 
jouissait  en  France  le  protestantisme.  Ici,  intervin- 
rent la  Compagnie  du  Saint-Sacrement  et  les  Assem- 
blées périodiques  du  Clergé  de  France. 

5*  Subissant  l'influence  de  ce  courant  d'opinion  et 
gardant  le  souvenir  des  périls  nationaux  qu'avait 
précédemment  (ait  courir  à  la  France  et  pourrait  lui 
faire  courir  encore  la  minorité  protestante,  le  gou- 
vernement  de  Louis  XIV  commença  par  interpréter 


l'Edit  de  Nantes  à  la  rigueur  (comme  le  lui  deman- 
daient avec  insistance  les  Assemblées  du  Clergé), 
puis  crut  en  linir  avec  le  protestantisme  par  la  lîé- 
voeation totale  de  l'Edit  de  Henri  IV. 

6"  L'api)laudissement  chaleureux  et  unanime  de 
la  France  catholique  montra  combien  FF^dit  de  Révo- 
cation répondait  exactement  au.x  tendances  générales 
de  l'époque.  Il  ne  faisait,  du  reste,  (jue  réduire  les 
prolestants  français  à  une  condilion  semblable  à 
celle  des  catholiques  dans  les  FUats  protestants  de 
l'Europe  du  xvu"  siècle. 

7°  Malgré  le  notable  mouvement  de  conversions 
au  catholicisme  qui  précéda  et  suivit  l'Edit  de  Révo- 
cation, la  majorité  des  huguenots  conserva  son  atta- 
chement au  protestantisme.  Parmi  les  jjrotesta'.its 
obstinément  lidèles  à  leur  religion,  beaucoup  (peut- 
être  100.000)  cherchèrent  asile  hors  de  France  dans 
les  paj's  protestants  :  et  leur  départ  causa  évidem- 
ment à  la  F'rance  un  dommage  sérieux  (bien  que  ce 
domraageait  été  exagéré).  Les  protestants  demeurés 
en  France  furent,  pour  le  gouvernement  royal,  l'oc- 
casion d'embarras  plus  graves  encore. 

H'  L'Edit  de  Révocation  n'ayant  pas  prévu  qu'une 
minorité  protestante  subsisterait  et  voudrait  demeu- 
rer lidèle  au  culte  calviniste,  l'existence  tenace  de 
cette  minorité  accula  le  gouvernement  royal  à 
l'a'oandon  partiel  d'une  légalité  abusive  et  mal- 
adroite :  ce  qui  fut  fait  par  la  déclaration  de  1698. 
Jlais,  avant  de  battre  en  retraite,  le  pouvoir  royal 
tenta  de  contraindre  à  la  conversion  les  huguenots 
rél'ractaires.  Pendant  plusieurs  années,  il  recourut 
donc  contre  eux  à  des  mesures  tracassières,  violen- 
tes, ou  même  odieuses,  qui  furent  généralement 
inellicaces  et  qui,  par  le  souvenir  qu'elles  devaient 
laisser,  causeraient  plus  de  dommage  encore  au  ca- 
tliolicisuie  qu'an  protestaniisme. 

9"  Dans  l'ordre  des  principes,  l'Edit  de  Révocation 
s'inspirait  de  la  doctrine  catholique  du  droit  exclu- 
sif de  la  vérité  religieuse,  doctrine  qui  ne  reconnaît 
à  l'erreur  aucun  droit  d'èlre  professée  au  grand  jour. 
Mais  le  même  Edit  de  i685  méconnaissait  un  autre 
aspect  des  choses,  dont  le  législateur  catholique  a  le 
devoir  de  tenir  compte  :  la  grave  considération  de 
sagesse  et  d'équité  politique  qui,  dans  un  pays  divisé 
de  croyances,  exige  d'accorder  aux  dissidents  cer- 
taines libertés  légales,  sous  peine  d'un  notable  dom- 
mage pour  l'ordre  social  et  la  paix  publique. 

10"  Quant  aux  rigueurs  qui  suivirent  l'Edit  de 
i6S5,  non  seulement  le  mode  en  fut  excessif,  mais 
l'objet  même  en  était  mal  justilié.  La  doctrine  qui 
donne  au  pouvoir  chrétien  le  droit  de  mettre  la  force 
des  lois  humaines  au  service  de  la  vraie  religion,  pré- 
tend arrêter  ou  punir  ta  diffusion  de  l'erreur,  mais 
non  pas  imposer  des  actes  religieux  qui  supposent  la 
conversion  intime  du  cœur  et  qui  ne  sauraient  être 
exigés  par  voie  de  contrainte. 

Il'  Le  Siège  apostolique  semble  na\()ir  été  nul- 
lement tenu  au  courant  avec  précision  des  violences 
abusives  dont  nous  venons  de  parler.  Innocent  XI 
connut  seulement  l'Edit  lui-même  de  Révocation  et 
en  loua  le  principe,  conformément  aux  traditions  du 
droit  public  de  l'Eglise.  Du  reste,  il  y  mit  quelque 
froideur,  en  raison  du  dissentiment  qui  existait  alors 
entre  Louis  XIV  et  la  Papauté. 

13"  Dans  toute  la  mesure  où  la  Révocation  de 
l'Edit  de  Nantes  fut  un  acle  malheureux  et  donna 
lieu  à  des  mesures  repréhensibles,  on  ne  saurait  trop 
redire  que  l'explication  fondamentale  en  est  fouruie 
par  les  conceptions  politiques  alors  régnantes  dans 
toute  l'Europe,  catholique  et  protestante.  Le  régime 
appliqué  depuis  l685  aux  protestants  français  ne 
dilfère  pas  du  régime  que  subissaient,  à  la  même 
époque,  les  catholiques    d'Angleterre,  ou   des  Etats 


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NATALITÉ 


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luthériens  d'Allemagne  cl  de  Seandinavic.  L'erreur 
commise  en  cette  circonstance  fut,  sans  aucun  doute 
possible,  l'erreur  du   temps. 

X.  —  Bibliographie 

L'astérisque  désigne  les  ouvrages  protestants 

"Allier  (Raoul),  /.a  Cabale  des  We'i'ots  (1627- 1666).  Pa- 
ris, 1902,  iu-8".  —  Anquez  (L.),  Histoire  des  As- 
semblées politiques  des  réfiirmés  de  France  (iS^ii- 
sBîg).  Paris,  Uiirand,  i85y,  in-8°.  —  Baudrillart 
(Alfred),  l.'E^lisa  callioli/jui'.  In  lienaissance,  le 
Protestantisiue,  Paris, Hloud.  190,5,  in-i6.  —  Benoît 
(Elle),  Histoire  de  l'Edil  de  Aantes.  Delft,  1698. 
2  vol.  in-8".  —  "Bert  (Paul).  Histoire  de  la  Révoca- 
tion  de  l'Edil  de  Naulcs  à  Ilordeaux.  Bordeaux, 
1908,  in-8".  —  Bouienf;er  (Jacques),  f.es  Protes- 
tants à  Siiiies  au  temps  de  V Edit  de  Nantes.  Pa- 
ris, igoS,  iu-8°.  —  Bourlon  (1.),  Les  Assemblées  du 
Clergé  et  le  Protestantisme .  Paris.  Bloud,  1909. 
Brocb.  in-iO.  —  Claude  (Pasteur),  f.es  plnintes 
des    Protestants    cruellement   opprimés   (16S0).  — 

—  Réédition  Puaux,  Paris,  1887,  in-12.  —  CocUiii 
(Augustin),  Les  Eglises  caliinistes  du.  Midi  :  le 
cardinal  Muzarin  et  Croniivcll.  Revue  des  Ques- 
tions historiques.  Tome  LXXVI  (190^).  —  Cou- 
derc  (R.  P.),  Victimes  des  Camisnrds.  Récit,  dis- 
cussion, notices,  documents,  Paris,  190^.  in-ia.  — 
Didier  (L.),  f-a  Révocation  de  l'Edil  de  Nantes. 
Ses  causes,  ses  conséijuenci's.  Paris,  Bloud,  1904, 
Brocb.  in- 16.  —  *Felice  (G.  de),  Histoire  des  Sy- 
nodes nationaux  des  Eglises  réformées  de  France. 
Paris,  i86/|,  in-i-j.  —  Faurey  (Joseph),  Henri  IV et 
l'Edil  de  Nantes.  Bordeaux,  1903,  in-8°.  —  Fau- 
rey  (Joseph),  Droit  ecclésiastique  matrimonial 
des  Proteslanls  français.  Paris,  Larose,  1910, 
in-8°.  —  l'^illeau,  Décisions  catholiques  on  Recueil 
général  des  Arrêts  concernant  la  Religion  préten- 
due réformée,  Poitiers,  1C68,  in-l'  .  —  "Gacbon, 
Quelques  préliminaires  de  la  Révocation  de  l'Edil 
de  Nantes  en  f.anguedoc  (i66i-i68i5).  l'aris.  Picard. 
1899,  in-8".  —  Gérin  (Charles),  Le  Pape  Innocent  XI 
et  la  Révocation  de  l  Edit  de  lYantes.  Revue  des 
Questions  historiques.  Tome  XXIV  (1878).  —  Gui- 
vaud  (Jean),  Histoire  partiale.  Histoire  vraie. 
Tome  m,  I"  partie.  Paris,  Beauchcsne,  1910,  in-iG. 

—  Guiraud  (Mlle  L.),  Etudes  sur  la  liéfornie  a 
Montpellii  r.  Montpellier.   Valat,   1918.  'j  vol.  in-8". 

—  Guitard  (R),  Colbeit  et  Seignelay  contre  la  Re- 
ligion  réformée.  Paris,  Picard,  1912,  in-S".  —  Haag, 
La  France  protestante.  Paris,  18/17  1 85g.  9  ^'^'" 
iii-8".  2=  édition  depuis  1S77.  —  *Juriou,  An  Politi- 
que du  Clergé  de  France,  i  vol.,  1681,  in-12.  —  La 
Brière  (Yves  de).  Comment  fut  adopté  et  accepté 
l'Edil  de  Nantes  (1598-1600).  Paris,  lletaux,  1904. 
Brocb.  in-8".  —  La  Brière  (Yves  de).  Ce  que  fut  la 
«  Cabale  des  Dévots  »  (i03o  1660)  Paris,  Bloud, 
1906.  Brocb.  in-16.  —  Leboitteux,  les  Huguenots 
des  tsles  (jusqu'à  la  Révocation).  Condé-sur-Noi- 
rcau  (Calvados),  1907,  in-8".  —  Lemoine,  Mémoi- 
res des  Evéques  de  France  sur  la  conduite  ù  tenir 
envers  les  Réformés  (iCg8).  Paris,  Picard,  1902, 
in-8".  —  Lestra<le  (Abbé),  Les  Huguenots  dans  le 
Diocèse  de  Rieux.  Paris,  igoij,  in-8".  —  Maiiu- 
bourg  (Louis),  Histoire  du  Calvinisme.  Paris,  1686, 
in-')".  —  Michel  (Adolphe),  f.ouvois  et  les  Protes- 
tants. Paris,  1870,  iu-i2.  —  Mourret  (Fernand), 
Histoire  générale  de  l'Eglise.  Tome  VI.  L'.\ncien 
Régime,  p.  289  a  299.  Paris.  Bloud,  1912,  in-8".  — 
Pannier  (J.),  L'Eglise  réformée  de  Paris  sous 
Henri  IV.  Paris,  Champion,  igii,  in-8".  —  Pilatte 
(Léon),  Edits,  Déclarations  et  arrêts  concernant 
la  Religion  prétendue    réformée  (1C62-1751).  Paris, 


Fischbachcr,  188 'j,  in-16.  —  'Puaux  (Franck),  His- 
toire de  la  Réformation  française.  Paris.  iHôg-iSô/j. 
7  vol.  in-12.  —  *Puaux  (Franck),  Les  Protestants 
sous  Louis  XIV.  dans  le  tome  VI  de  VHistoire  gé- 
nérale de  Lavisse  et  Rambaud  (Colin).  —  *Pnaux 
et  Sabalier,  Eludes  sur  la  Révocation  de  l'Edil  de 
Nantes.  Paris,  Fischbachcr.  1886,  in-iG.  —  Read 
(Charles),  Daniel  Clianiier.  Paris,  Fischbacher, 
in-8".  —  Rébelliau  (.Vlfred),  Bossuet  historien  du 
Prolestantisme.  Paris,  1S91,  in-8°.  —  Rébelliau 
(Alfred),  Louis  XIV  et  le  Prolestantisme  dans 
Vllistnire  de  France  de  Lavisse  (2'  partie  du 
tome  Vil  et  i"  partie  du  toiuc  l'IIl)  (D'après  les 
sources  protestantes].  —  Rouquette  (.\bbé), 
L'Abbé  du  Clutyla  et  le  Clergé  des  Cévennes  (i-oo- 
1702).  Paris,  s.  d.,  in-8".  —  Uouquette  (  Vbbé). 
Etudes  sur  la  Révocation  de  l'Edil  de  Nantes  en 
Languedoc.  Paris,  1906  et  1907.  2voI.in-8°. —  Rous- 
sel (Camille),  Histoire  de  Louvois  et  de  sou  Admi- 
nistration. Paris,  i8G3.  4  vol.  in-8".  —  Soulier, 
Histoire  du  Calvinisme  en  France.  Paris,  i863. 
in-4°. —  Vigneaux,  La  Véritable  Date  de  l'Edil  de 
Nantes  et  de  ses  Actes  additionnels.  Paris,  1909. 
Broch.  in-S». 

Yves  DB  i.A  BniÙRR. 

NATALITÉ.  —  Au  point  de  vue  de  l'apulogé- 
tique,  la  question  de  la  natalité  a  pris  depuis  un 
certain  nombre  d'années  une  importance  in^itten- 
due.  Sur  les  principes,  l'Eglise  n'a  jamais  varié  :  les 
époux  peuvent,  d'un  rautnel  consentement,  s'abs- 
tenir de  tout  rapport  conjugal;  mais,  s'ils  y  procè- 
dent, ils  ne  doivent  rien  faire,  ni  l'un  ni  l'autre, 
qui  rende  la  conception  ini|K)Ssible,  à  supposer 
qu'elle  soit  possible  par  ailleurs.  Telle  est  la  loi 
naturelle  et  divine.  Il  faut  rappeler  ici  la  malé- 
diction portée  dans  la  Genèse  contre  le  crime  d'O- 
nan  :  Semen  fundebat  in  terram,  ne  liberi  nasce- 
rentur.  Et  idcirco  pereussil  eiim  Dominas,  quod  rem 
detestaOilem  f:ceret(Gen.,7iX-x.vui,  gct  10).  Peul-ètrc 
bien  certains  versets  de  l'épilre  aux  Romains  font- 
ils  écho  à.  cette  malédiction  {Rom.,  i,  2O). 

Mais  ce  n'est  encore  que  la  solutii>n  morale  ou  pra- 
tique ;  autrement  dit,  ce  n'est  pas  encore  autre 
chose  que  la  règle  de  conduite.  De  cela,  il  est  vrai, 
l'humanité  eut  toujours  besoin  :  car  elle  ne  peut 
pas  exister  sans  une  loi  naturelle  f|ui  lui  soit  révé- 
lée de  quelque  manière  et  qui  s'impose  à  la  cons- 
cience, tandis  qu'elle  [lent  subsister  de  longs  siècles 
dans  l'ignorance  des  lois  économiques  et  des  mys- 
térieux desseins  à  travers  lesquels  la  Providence 
dissimule  toutes  les  plus  secrètes  harmonies  de  son 
oeuvre. 

Le  problème  reste  toujours  celui-ci  :  étant  don- 
née la  nature  humaine  avec  ses  instincts,  y  a-t-ilà 
craindre  une  surpopulation  par  le  mariage  et  la  vie 
conjugale?  Et  si  on  pouvait  la  craindre,  comment 
pourrait-on  l'éviter?  C'est  l'économiste  anglais 
Malthus  qui  a  posé  le  problème  ;  puis  les  consé- 
quences, «nie  l'on  a  déduites  de  ses  conclusions,  se 
sont  incarnées  dans  le  néo-malthusianisme,  dont  les 
ravages  ont  été  plus  grands  en  France  que  nulle 
part  ailleurs,  à  tel  point  qu'une  réaction  énergique 
est  devenue  de  la  plus  impérieuse  nécessité  pour 
l'heure  actuelle. 

Tel  sera  donc  notre  plan  : 

I.  /.a  théorie  de  Malthus  : 

II.  Valeur  scientifique   de  la   théorie  de   Malthus  : 

III.  La  théorie  de  Mallhus  au  regard  de  l'apologé- 
tique catholique  ; 

IV.  Le  néo-malthusianisme  ; 


1049 


NATALITE 


1050 


V.  L'élal  acliicl  de  la  question  eu  Fiance; 

VI.  /.a  nécessité  de  la  lutte  contre  l'immoralité 
néû-malthusicnne,  et  les  /ormes  possihles  de  cette 
lutte. 

1.  La  théorie  de  Malthus  —  Y  a-l-il  une  corré- 
lation nécessaire  cnlre  la  quantité  possible  des  sub- 
sistances et  le  nombre  d'iioniiiiesqul  les  produisent 
par  leur  travail?  Si  oui,  l'é<|uilibre  ne  sera  jamais 
rompu  et  le  problème  n'existe  pas  :  un  milliard 
d'iioninies  vivra  sur  un  espace  donné,  aussi  facile- 
ment que  cent  millions  ou  un  million.  Seulement, 
il  y  a  un  élément  dont  nous  ne  pouvons  pas  faire 
abstraction  :  c'est  l'espace.  Multipliés  à  l'excès,  les 
hommes  en  manqueraient  i)our  eux-mêmes,  comme 
pour  les  ciilUires  ou  travaux  quelconques  auxquels 
ils  s'adonneraient.  Ainsi  en  estîl  pour  les  espèces 
animales  et  vcufétales,  dont  ])resque  chacune  par- 
viendrait à  couvrir  toute  la  zone  de  la  terre  où  elle 
peut  vivre,  s'il  n'y  avait  pas  de  causes  extérieures 
de  destruction  qui  refoulent  un  excès  de  dévelop- 
pement. En  esi-il  de  même  pour  le  genre  humain? 

On  n'ignore  ni  la  réponse  de  I'laton  dans  la 
liépiiiiliqiie  et  le-;  Lois  (1.  V,  ch.  viii  et  x),  ni  celle 
d'AnisTOTE  dans  la  l'olitique  (1.  V,  ch.  xiv,  §  lo;  item 
§6).  Avec  eux,  le  retard  de  l'âge  du  mariage,  l'a- 
bandon des  enfants  nés  difformes  et  surtout  l'avor- 
lement  prémédité  et  systématique  doivent  obvier 
aux  dangers  de  surpeuplement.  A  ces  conditions, 
la  cité  n'accroîtra  pas  le  nombre  de  ses  membres 
au  delà  des  limites  fixées  par  la  loi  ;  car  les  anciens 
n'ont  pas  la  même  idée  que  nous  de  la  liberté  civile 
et  ils  n'en  ont  aucune  du  progrès. 

Mais  l'imuioralilc  devait  dissoudre  les  sociétés 
païennes.  Deux  siècles  jdus  tard,  Polybe  se  déso- 
lait de  voir  jusqu'à  quel  point  la  Grèce  s'était  sté- 
rilisée et  rendue  impuissante  par  son  égoïsme  {His- 
toire, l.  XX.XVII,  ch.  IV,  édit.  Uidot,  I.  III,  p.  i33)  ;  et 
\in  autre  siècle  après,  pour  enrajer  le  fléau,  au 
moins  dans  les  classes  riches,  Acgustb  allait  essayer 
des  lois  caducaires  —  lois  Papia  et  Julia  Poppaea, 
—  qui,  dans  les  successions,  avantagèrent  les  patres 
aux  dépens  des  orhi  et  surtout  des  caelihes. 

Puis  le  problème  disparaît  des  préoccupations. 
Avec  les  barbares,  les  mœurs  sont  redevenues  con- 
formes sur  ce  point  à  la  loi  naturelle,  comme  elles 
le  sont  du  même  coup  avec  la  loi  chrétienne  ;  les 
artilices  d  une  civilisalion  corrompue  ne  sont  plus 
en  usage;  quant  au  tropplein,  s'il  y  en  avait  un 
que  les  malheurs  des  temps  ne  pussent  pas  refou- 
ler, bientôt  la  vie  monastique,  si  florissante  et  si 
répandue  au  moyen  Age,  va  sullire  pendant  bien 
des  siècles  à  l'absorber.  A  peine  une  inquiétude  re- 
parail-elle  au  xiv  siècle  avec  le  Sumniam  viridarii 
(le  Songe  du  vergier)  de  Raoul  de  Pkeslcs  ou  de 
Philippe  db  Maizièrks  (i3^G). 

Sous  la  Renaissance,  tout  au  cours  du  xvii'  et 
même  du  xviir  siècles,  on  considère  un  chiffre  élevé 
de  population  comme  un  signe  ou  une  cause  de  ri- 
chrsse  et  de  puissance  d'un  Etat.  «  Il  ne  faut  jamais 
craindre,  dit  Bodin,  qu'il  n'}'  ait  trop  de  sujets,  vu 
qu'il  n'y  a  richesse,  ni  force,  que  de  citoyens.»  {De 
la  liépiiblique,  1.  V,  ch.  ii,  15^6.)  BoTuuo,  a»  même 
temps,  développait  la  même  considération  dans  son 
traité  Dclle  cause  délia  graiidezza  délia  Città  (1698) 
et  dans  sa  Ragione  di  Stato  (1699).  Au  xviii'  siècle, 
Mirabeau,  surnommé  »  l'Ami  des  hommes  »  à 
cause  du  litre  de  son  grand  ouvrage,  }.'.4mi  des 
hommes:  Traité  de  la  population  (i^à^),  fait  encore 
consister  la  richesse  dans  la  population  ;  mais 
comme  celle-ci  est  limitée  par  la  subsistance,  c'est 
par  l'amélioration  de  l'agriculture  que  l'aceroisse- 
ment  de  la  population  doit  être  obtenu. 


L'Anglais  Malthus  (i^GC-iSS^)  va  poser  résolu- 
ment la  question.  Fils  d'un  pasteur  anglican  et  ])as- 
tcur  lui-même,  élevé  dans  une  famille  qui  a  eu  pour 
Ilotes  Hume  et  Rousseau,  il  a  entendu  louer  autour 
de  lui  Gonwi.N,  qui,  dans  son  Inquiry  coiicorning 
political  justice  and  ils  in/luence  on  morals  and  liap- 
pfuiss  (1793),  a  attribué  la  misère  des  pauvres  à  la 
durelé  des  ricins.  Malthus  soutient  une  Ihcse  toute 
différente.  Selon  lui,  cette  misère  provient  d'un 
excès  de  population,  à  lel  iioint  que,  si  cet  excès  ou 
cette  tendance  à  l'excès  persistent,  aucune  aumône 
ne  pourra  jamais  relever  la  condition  des  malheu- 
reux. Sur  ce  thème,  il  écrit  en  1798  son  Essai  sur 
le  principe  de  population.  Puis  il  entreprend  de 
grands  et  longsvoyages  dans  les  pays  du  Nord,  en 
Suisse  et  en  Savoie,  afin  de  recueillir  sur  i)hice  les 
documents  st.ilisliques  qui  lui  manquent  cl  qui  du 
reste  sont  partout  fort  rares.  A  cette  époque  enl'iii  il 
donne  (en  i8o3)  son  Principe  de  population  sous  sa 
forme  délinilive.  11  appartient  dès  lors  tout  entier  à 
l'économie  politique,  sans  que  ses  leçons  au  collège 
d'IIaileybury  ni  ses  autres  ouvrages  ajoutent  quoi 
que  ce  soit  à  sa  renommée. 

Sa  théorie  tient  tout  entière  en  trois  proposi- 
tions, dont  la  troisième  sort  logiquement  du  con- 
traste des  deux  premières.  —  1"  «  Lorsque  la  popu- 
lation, dit-il,  n'est  arrêtée  par  aucun  obstacle,  elle 
va  doublant  tous  les  vingt-cinq  ans,  et  croit  de  pé- 
riode en  période  selon  une  progression  géométrique  : 
—  -1  II  D'après  l'état  actuel  de  la  terre  habitée  et 
dans  les  conditions  les  plus  favorables  à  l'iiulustrie, 
les  nioj-ens  de  subsistance  ne  peuvent  jamais  aug- 
menter plus  rapidement  que  selon  une  progression 
aritJimétique  {Principes  de  population,  1.  1,  eh.  i,  éd. 
Guillaumin,p.8  et  10).  —  Donc  :  3°  «  I.es  hommes  ont 
une  tendance  à  se  niultijilier  plus  rapidement  que 
les  subsistances  dont  ils  auraient  besoin.  Nous  au- 
rons par  exemple,  pour  les  existences  humaines, 
la  série  des  nombres  2,  /p,  8,  16,  32;  pour  les  subsis- 
tances, la  série  des  nombres  2,  ^,  G,  8,  lo.  Au  bout 
de  quatre  périodes  de  vingt-cinq  ans,  soit  dans 
100  ans,  les  hommes  devront  ctro  Sa  millions  au 
lieu  de  2  millions  :  mais  ils  auront  tout  au  plus  à 
manger  pour  10  millions,  .\insi,  comme  l'a  dit  Char- 
les l'ÉBiN,  professeur  d'économie  politique  à  l'Uni- 
versité catholique  de  Louvain,  <'  la  force  mystérieuse 
qui  préside  à  la  mullijilication  de  l'espèce  humaine 
tend  à  dépasser  dans  son  inipctuosilé  les  progrès  du 
travail;  la  population  s'avanceeontinuellement  à  la 
limite  des  subsistances.  »  (Charles  Pkhin,  l.a  Ri- 
chesse dans  les  Société»  chrétiennes,  18O1,  1.  IV, 
ch.  I,  t.  I,  p.  552) 

«  Je  sais  bien,  dit  Malthus,  que  les  millions  excé- 
dant dont  j'ai  parlé  n'ont  jamais  existé.  »  (Us  n'exis- 
tent pas,  parce  qu'ils  sont  empêches  par  des  obsta- 
cles ou  checlis.) 

A  cet  égard,  Mallhus  distingue  : 

i">  Les  obstacles  préventifs,  qui  empêchent  les 
naissances.  Ils  se  subdivisent  en  deux  sortes  :  les 
obstacles  vicieux  (débauche,  prostitution, etc., toutes 
causes  qui  stérilisent),  et  les  obstacles  raisonnables 
(relard  à  se  marier,  el  moral  resliaini  ou  abstention 
de  l'acte  conjugal  dans  le  mariage).  Les  «  manœu- 
vres anticonceplionnelles  »  doivent-elles  être  clas- 
sées parmi  les  obstacles  raisonnables  ou  parmi  les 
obstacles  vicieux?  Malthus  ne  traite  nulle  part  ce  su- 
jet :  cependant  il  y  a  lieu  de  croire  qu'il  pense  aune 
conlinence  absolue,  quand  il  parle  de  moral  restraint 
comme  si  d'une  façon  générale  il  demandait  aux 
époux  un  effort  assurément  difDcile  à  obtenir; 

2°  Les  obstacles  répressifs,  qui  font  disparaître 
des  vies  déjà  commeiuées  :  et  ici  Malthus  nomme 
les  épidémies,  les  guerres  el  les  famines,  comme  s'il 


1051 


NAF  ALITÉ 


1052 


s'inspirait  de  la  menace  du  prophèle  dad  au  roi  Da- 
vid (Il /l'ois,  XXIV,  12  et  i3). 

Bref,  conclut-il,  si  la  misère  est  si  intense,  c'est 
parce  que,  à  côté  des  obstacles  préventifs  vicieux  qu'il 
faut  toujours  combattre, on  lailoulaisse  fonctionner 
les  obslacles  répressifs  dont  cette  ndsère  fait  elle- 
même  panie.  Alors  il  faut  que  l'on  en  vienne  aux 
obstacles  préventifs  raisonnables,  c'est-à-dire  à  la 
prudence  dans  la  formation  et  l'usage  de  l'union 
conjugale.  Notons  en  passant  que  le  fameux  agro- 
nome anglais  Arthur  You^<;,  parcourant  la  France 
de  1787  à  l'jgo,  avait  pareillement  allirmé  que  «  la 
France  aurait  été  plus  puissante  et  plus  llorissante, 
si  elle  avait  eu  5  ou  6  millions  d'habitants  de  moins  'i. 
(Arthur  YoUNC,  Vuyugcs  en  France,  Paris,  179^,  an  II 
delà  République,  t.  Il,  p.  2i5etsuiv.  —  /(em,  p.  a^)- 

Avec  cela.Malthus  est  un  phi!anthro[ie  :  il  voudrait 
voir  monter  les  salaires  et  surtout  leur  taux  réel,  et 
il  ferait  bon  marché  d'une  réduction  des  exporta- 
tions anglaises,  s'il  ne  fallait  que  cela  pour  que  les 
ouvriers  anglais  fussent  mieux  nourris,  mieux  velus 
et  mieux  logés  (/^/iVicipes  d'économie  politique,  éd. 
Guillauiuin,  p.  36i). 

II.  Valeur  scientifique  de  la  théorie  de  Mal- 
thus.  -  Quelle  est  la  valeur  scientifique  de  l'œuvre 
(le  Malthus?  L'admiration  a  élé  unanime  au  début, et 
l'on  citera  toujours  ce  conseiller  aulique  d'Allema- 
gne, Weinhold.qui  le  félicitait  d'avoir  découvert  des 
lois  aussi  importantes  que  celles  de  Newton. 

Puis  les  contradicteurs  ont  surgi.  Le  principal 
d'entre  eux  a  été  l'Américain  Henri-Charles  Caiiev 
(1793-1879),  qui,  voyant  tout  le  Far-West  s'ouvrir 
aux  trop-pleins  du  monde  entier,  démontrait  heu- 
reusement les  facilités  croissantes  de  vie  dont  peut 
jouir  une  population  de  plus  en  plus  dense.  Enlin, 
et  plus  près  de  nous,  le  ralentissement  considérable 
de  la  nalaliLé  a  impressionné  très  défavorablement 
la  plupart  des  économistes  contemporains,  par 
exemple  M.  Levassedr,  dans  son  traité  de  la  Popu- 
lation française  (l.  III,  ch.  i,  t.  III)  et  M.  Paul  Leroy- 
lîBAULiKU,  depuis  son  Essai  sur  ta  réftartition  des 
richesses,  de  1881,  jusqu'à  son  magistral  Traité 
d'économie  politique,  de  1896,  et  sa  Question  de  la 
population,  i\e  1910  (VU"  partie,  cli.i;  2*  édit.,  1896, 
t.  IV,   p.  507  et  s.).  On  donnait  donc  tort  à  Malthus. 

Cependant,  au  point  de  vue  purement  rationnel  et 
.Tbstraction  faite  d'une  action  particulière  de  la  Pro- 
vidence, la  thèscde  Malthus  paraitexacte.  Si  unepo- 
pulation  double  naturellement  en  un  temps  quel- 
conque, la  progression  géométrique  doit  se  poursuivre 
tout  aussi  naturellement  ;  et  à  su|)poser  même  que  les 
subsistances  puissent,  de  leur  côté,  se  développer 
sans  limites,  quelque  chose  du  moins  ne  grandira 
pas  :  ce  sera  l'espace,  dont  toutes  choses,  hommes, 
animaux  et  vé^jélaux,  ont  un  égal  besoin. 

Là  contre,  il  ne  sert  de  rien  d'objecter  avec  Sis- 
tioNDi{youi'eaux principes  d'économie  politique,  1827, 
I.  VII.  ch.  m)  et  le  P.  Liberatore,  S.  J.  (Principes 
d'économie  politique,  i889,ch.  v,  art.  2;  tr.  fr.,  p.i  i5), 
qui  s'inspire  de  lui,  que  les  animaux  et  les  végétaux, 
c'est-à-dire  tous  les  êtres  qui  fournissent  à  l'homme 
des  richesses  infiniment  renouvelables,  ont  une  pro- 
lificité  supérieure  encore  à  la  sienne,  de  telle  sorte 
que  la  vie  puisse  ou  doive  être  plus  facile  de  généra- 
tion en  génération. 

Peu  importe  enlin  qu'une  période  de  doublement 
par  vingt-cinq  ans  soit  trop  courte  :  car  il  est  bien 
clair  qu'une  humanité  qui  aurait  doublé  de  nombre 
seulement  par  cinquante  ans  depuis  le  déluge  n'au- 
rait déjà  plus  l'espace  nécessaire  pour  se  tenir  et  à 
plus  forte  raison  pour  se  nourrir  et  pour  vivre.  Le 
globe  lui  serait  incontestablement  trop  petit. 


—  II  n'en  a  pas  élé  ainsi,  dira-t-on. 

—  Oui;  mais  n'est-ce  pas  parce  que  les  obstacles  ' 
ont  fonctionné,  vicieux  ou  raisonnables  selon  les 
milieux  et  les  temps?  Alors,  ce  qui  semble  donner 
tort  à  Malthus^  peut  tout  aussi  bien  lui  donner 
raison. 

Ue  fait,  au  xix"  siècle,  on  n'a  vu  que  dans  l'île  de 
Java  une  population  doubler  par  vingt-cinq  ans; 
car  les  Etals-Unis,  qui  s'en  sont  rapprochés,  ontfail 
un  large  appel  à  l'immigration;  en  tout  cas,  si  la 
richesse  et  les  facilités  d'existence  y  ont  plus  que 
doublé  en  vingt-cinq  ans,  il  faut  y  tenir  compte  de 
l'immensité  de  l'espace  et  de  l'accumulation  des  ré- 
serves naturelles  du  sous-sol,  comme  de  circon- 
stances exceptionnelles.  Par  ailleurs  cependant  — 
quoique,  à  vrai  dire,  la  formule  de  Malthus  pa- 
raisse toujours  donner  vingt-cinq  ans  de  sécurité  et 
que,  sous  ce  rapport,  elle  ressemble  trop  à  l'ensei- 
gne du  barbier  :  0  Aujourd'hui  l'on  paye  et  demain, 
gratis  a  — ,  un  homme  de  bon  sens  acceptera  dillici- 
lement  que  l'Inde  anglaise  puisse  avoir  5oo  mil- 
lions d'haliitants  en  njft/t,  le  Japon,  120,  et  la  Chine, 
800.  .\insi,  quoi  qu'il  arrive,  l'événement  justifiera 
toujours  la  première  proposition  de  Malthus,  si  la 
population  croît  très  rapidement,  ou  bien  la  seconde, 
si  elle  ne  croit  guère  ou  pas  du  tout,  parce  que, dans 
ce  second  cas,  ce  seront  les  obstaclesqui  auront  joué. 

En  résumé,  pour  que  la  thèse  de  Malthus  fût 
démontrée  fausse,  il  faudrait  trouver  d'autres  lois 
nalurelles  placées  en  dehors  de  ses  formules. 

On  a  cru  en  découvrir. 

M.  Lehoy-Beauliku,  par  exemple,  se  fait  l'inter- 
prète de  bien  des  économistes  actuels,  lorsqu'il 
donne  ce  titre  à  un  des  chapitres  de  son  Traité  :  a  La 
civilisation  tend  à  diminuer  graduellement  la  fécon- 
dité. »  (Traité  d'économie  politique,  Vil*  partie, 
ch.  11;  2'  édit.,  1896,  t.  IV,  p.  572  et  s.  —  Voj'ez  aussi, 
du  même  auteur,  la  Question  de  la  population,  1913, 
p.  93)  El  là  serait  la  clef  de  la  décroissance  présente 
de  la  natalité  dans  tous  les  pays  civilisés. 

Mais  pourquoi  en  serait-il  ainsi?  Serait-ce  l'effet 
de  lois  physiologiques,  étrangères  à  toute  action  de 
la  volonté?  La  question  est  importante,  pour  qui- 
conque veut  apprécier  au  point  de  vue  moral  la  di- 
minution actuelle  de  la  natalité,  dans  le  monde  entier 
pour  ainsi  dire.  En  ce  premier  sens,  l'économiste 
italien  Nitti  croit  résumer  l'opinion  commune,  en 
concluant  à  la  «  loi  entrevue  par  Donbleday  et  for- 
mulée par  Spencer,  à  savoir  que  la  genèse  est  en 
raison  inverse  de  l'individuation  ».  (Population  et 
système  social,  tr.  fr.,  p.  282  et  s.) 

En  réalité,  il  y  a  là  deux  formules  différentes. 

Pour  DoL'HLKDAY,  la  répiétion  —  c'est-à-dire  la 
suralimentation  et  la  diminution  des  elTorts  phy- 
siques —  atténue  la  fécondité  naturelle,  comme  on 
dira  plus  tard  qu'elle  diminue  la  supériorité  relative  H 
des  croissances  masculines  :  puis  la  dépléiion  a  des  | 
elTets  tout  opposés.  (Tlie  true  /i/ir  0/  population  slnni'u 
to  be  connectée  wit/i  tlie  food  of  the  pcople,  i84() 
Une  loi  providentielle,  dit  Doubledaj',  veut  que  la 
nature  réagisse  avec  plus  d'intensité  lorsque  des 
causes  accidentelles  menacent  l'espèce  de  dispa- 
raître :  ainsi  l'arbre  qui  va  mourir  fructilie  davan- 
tage, et  les  espèces  animales  les  plus  délicates  et  les 
plus  faibles  sont  aussi  les  plus  prolifiques.  j 

Autre  est  la  théorie  de  Spe.nceh  (développée  dans  ' 
A  tlieory  of  population  produced  from  the  gênerai 
laiv  of  animal  fertililr,  Westminster  Revie^v  l852), 
adoptée  ouvertement  par  M.  Charles  Gidb  (Princi- 
pes d'économie  politique,  4'  éd.,  p.  3d2),  mais  heu- 
reusement contredite  par  M.  de  Felicb  (Les  Nais- 
sances en  France,  1910,  p.  118).  Suivant  Spencer, 
c'est  le   développement  des  qualités  intellectuelles. 


1053 


NATALITÉ 


1054 


c'est  l'éducalion  et  l'instruction  qui  conibaUcnldirec- 
temenl  la  l'éconditc,  comme  si  les  a[)titudes  géncsi- 
ques  étaient  en  raison  inverse  des  ai>liliides  céré- 
brales. Ainsi  les  animaux  supérieurs  —  les 
mammifères  —  prolilient  moins  que  les  poissons  et 
les  insectes,  situés  plus  bas  dans  l'échelle  des  êtres; 
et  les  (leurs  doubles  de  nos  jardins  ne  deviennent 
plus  belles  que  par  la  transformation  de  leurs  éta- 
mines  en  pétales. 

Mais  l'une  et  l'autre  théories  —  celles  de  Dou- 
bleday  et  de  Spencer  —  ne  nous  fournissent  point 
de  sullisar.ts  arguments  pour  expliquer  les  déclins 
actuels  de  la  natalité,  malgré  la  large  part  de  vérité 
sociale  qui  est,  croyons-nous,  dans  la  formule  de 
Doubleday  et  sur  Uiquelle  nous  reviendrons. 

Surtout  les  auteurs  qui,  à  l'exemple  de  M.  Lcroy- 
Beaulieu,  invoquent  la  civilisation  comme  un  frein 
naturel  contre  la  surpopulation,  évitent  de  préciser 
la  manière  dont  elle  agirait.  La  civilisation  refroidit- 
elle  les  appétits  sexuels?  Le  contraire  résulte  de 
l'observation  et  de  la  statistique  criminelle.  Hend- 
elle  l'acte  conjugal  plus  fréquemment  infécond? 
Non  sans  doute,  en  dehors  des  cas  morbides  :  d'ail- 
leurs la  fécondilé  reniarqualile  de  l'élite  intellec- 
tuelle de  la  France  catholique  est  une  réponse  sufli- 
sante.  Enfin  cette  civilisation,  avec  la  soif  de 
jouissances  cl  l'égoisme  qui  l'accompagnent,  inspire- 
l-elle  la  perversion  de  l'acte  conjugal  et  les 
manœuvres  anticonceptionnelles?  Alors,  si  ce  n'est 
que  cela,  nous  sortons  du  domaine  physiologique 
pour  entrer  dans  le  néo-mallhusianisme  et  les 
ob>tacles  préventifs  vicieux. 

Pourtant,  cette  distinction,  M.  Leroy-Beaulieu  ne 
la  fait  pas,  tandis  que  M  Arsène  Dumont  parait  bien 
ne  croire  qu'à  l'action  de  la  volonté,  lorsqu'il  imagine 
l'expression  «  capillarité  sociale  »  pour  désigner  le 
besoin  instinctif  d'ascension  qui  pousse  les  démo- 
craties à  limiter  leur  progéniture  en  vue  d'une  amé- 
lioration de  ses  conditions d'exi^-tence.  {Dépopulatiun 
et  civilisation,  1890;  —  Natalité  et  déiiiocralie,  i8g8) 

La  loi  que  M.  Paul  Leroy-Beaulieu  a  formulée,  à 
savoir  une  diminution  naturelle  de  la  fécondité  par 
la  civilisation,  a  été  elle-même  très  vivement  com- 
battue par  M.  PiKRSON,  jusque  dans  les  éléments 
statistiques  sur  les(|viels  P.  Leroy-Beaulieu  croyait 
pouvoir  l'appuyer  (Pirrson,  Traité  d'économie  poli- 
tique, tr.  fr.,  19161917,  t.  II,  p.  422  et  s.).  De  fait,  si, 
par  l'action  de  la  loi  de  Doubleday,  il  y  avait  une 
tendance  à  la  stérilisation  relative  par  l'elTet  physi- 
que du  bien-être,  d'un  autre  côté  il  pouvait  y  avoir 
une  tendance  inverse  à  la  fécondité,  grâce  à  une 
moralité  supérieure  qui  n'aurait  rien  eu  d'incompa- 
tible avec  lu  civilisation  et  qui  en  aurait  été  au  con- 
traire une  forme  supérieure.  Par  là  éclate  le  vice  de 
logique  de  M.  Paul  Leroy-Beaulieu,  ne  discernant 
pas  les  causes  matérielles  et  physiologiques  qui 
peuvent  agir  dans  un  sens,  d'avec  les  causes  morales 
qui  peuvent  agir  dans  ce  même  sens-là  ou  bien  dans 
le  sens  opposé. 

Il  faut  sans  doute  reconnaître,  comme  nous  le 
verrons  bientôt,  que  les  conclusions  rationnelles  de 
Malthus  ont  été  singulièrement  dérangées  par  ces 
grands  mouvements  de  l'histoire  à  travers  lesquels  la 
Proviilence  a  révélé  peu  à  peu  les  secrets  de  la  créa- 
tion et  les  forces  mystérieuses  cachées  en  elle.  Tout 
aussi  bien,  les  sombres  pronostics  de  Ricardo,  émis 
quinze  ans  plus  tard,  sur  les  diflicultés  croissantes 
de  l'alimentation,  ont  été  démentis  encore  plus 
cruellement  que  ceux  de  Malthus.  Mais  rien  de  tout 
cela  ne  pouvait  ni  ne  peut  être  découvert  par  une 
méthode  purement  scientifique,  que  ce  soit  sur  la 
déduction  (juc  l'on  s'appuie  ou  bien  sur  les  inductions 
que  fournissent  la  démographie  et  la  statistique. 


Nous  tenons  donc  pour  juste  la  thèse  scientifique 
de  Malthus. 

II(.  Maltbus  au  regard  de  l'apologétique 
catholique.  —  Actuelleiuent  la  plupart  des  auteurs 
catholiques,  de  plus  en  plus  impressionnés  par  les 
ravages  de  la  stérilité  volontaire,  condamnent  sévère- 
ment Malthus,  et  généralement  sans  l'avoir  lu. 
Cependant  le  P.  Antoink  S.  J.,  si  ojiposé  qu'il  soit, 
ainsi  que  le  P.  Libkuatore  (^Principes  d'économie 
politique,  1889,  I"  p.,  ch.  V,  tr.  fr.,  1894,  p.  100  et  s.) 
à  la  théorie  scientifique,  avoue  bien  que  «  par  le 
devoir  de  contrainte  morale,  Malthus  n'entendait 
aucunement  l'emploi  des  procédés  illicites  pour  en- 
traver la  reproduction  ».  (Eléments  de  science  sociale, 
Poitiers,   1893,  p.   5^3) 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  dernier  point,  nous  avons 
oublié  beaucoup  trop  Joseph  de  Maistre  et  son  éloge 
de  Malthus,  éloge  qui,  «  aujourd'hui,  dit-on,  provo- 
que une  certaine  surprise  »  (P.  Vkhmkkhscu,  S.  J., 
La  peur  de  l'eufant  dans  les  classes  dirigeantes, 
dans  l'opuscule  l'our  Vhonnéteté  conjugale,  Louvain, 

>9'0.  P-  Tj)- 

C  est  que  Joseph  db  Maisthb  était  heureux  de 
trouver,  chez  un  pasteur  protestant,  une  apologie  in- 
directe du  célibat  des  prêtres  et  des  congrégations 
religieuses,  après  toutes  les  condamnations  portées 
contre  lui  par  Montesquieu,  Diderot  et  les  Encyclo- 
pédistes. 11  appelait  donc  le  Principe  de  population 
«  un  de  ces  livres  rares,  après  lesquels  tout  le  monde 
est  dispensé  de  traiter  le  même  sujet  »  (Du  Pape, 
1.  m,  ch.  m,  15  3).  Il  allait,  s'il  se  peut,  plus  loin 
encore  quand  il  écrivait,  dans  son  Essai  sur  le 
principe  générateur  des  constitutions  politiques,  que 
«  toute  loi  tendant  directement  à  favoriser  la  popu- 
lation, sans  égard  à  d'autres  considérations,  est  mau- 
vaise, et  qu'il  faut  même  tâcher  d'établir  dans  l'Etat 
une  certaine  force  morale  qui  tende  à  diminuer  le 
nombre  des  mariages  et  à  les  rendre  moins  hâtifs  » 
(Essaisur  le  principe  générateur,  préface).  Et,  seule, 
selon  lui,  «  l'Eglise,  par  laloi  ducélibatecclésiastique. 
avait  résolu  le  problème  avec  toute  la  perfection  que 
les  choses  humaines  peuvent  comporter,  puisque  la 
restreinte  catholique  est  non  seulement  morale,  mais 
divine  u.  (Du  Pape,  loc  cit.) 

Dans  ce  sens,  l'hommage  le  plus  démonstratif  qui 
ait  été  rendu  à  Malthus,  d'autant  plus  suggestif  que 
l'auteur  qui  l'a  rendu  n'a  pas  cité  Malthus  et  l'a 
peut-être  ignoré,  est  le  jugement  que  porte  le  P.  Ta- 
PAHRLLi  u'A/.KGLio,  S.  J.,  dans  son  Essai  sur  le  droit 
naturel  (iSS^.l.  V,  ch.  vi).  «  L'accroissement  déme- 
suré de  la  population,  dit  le  P.  Taparelli,  est  un 
véritable  fléau  pour  l'honnêteté  comme  pour  l'ai- 
sance publique.  Par  conséquent,  s'il  est  possible  de 
l'empêcher  sans  injustice  et  sans  dommage,  ne 
serait-ce  pas  un  devoir  pour  l'autorité  sociale  d'ar- 
rêter, au  moyen  de  ces  obstacles,  la  misère  prête  à 
fondre  sur  la  société  avec  toutes  sortes  de  calami- 
tés, et  le  débordement  des  mœurs  qu'elle  entraî- 
nerait à  sa  suite?...  Or,  c'est  ici  le  point  capital 
et  le  plus  dillieile...  Je  suis  forcé  de  l'avouer,  la 
nature  seule  ne  présente  ici  aucun  remède  :  et  voilà 
pourquoi  nous  devons,  dans  notre  gratitude  et  notre 
admiration,  nous  prosterner  aux  pieds  de  l'Auteur 
et  du  Législateur  du  christianisme.  Dans  la  pléni- 
tude des  temps,  il  a  rendu  la  continence  vénérable 
par  les  éloges  qu'il  lui  a  prodigués,  possilile  par  sa 
grâce, et  facile  par  les  institutions  qui  existent  dans 
son  Eglise...  La  société  catholique  est  la  seule  qui 
soit  capable  de  résoudre  parfaitement  cette  grave  et 
délicate  question  :  opposer  une  barrière  à  l'accrois- 
sement excessif  de  la  population,  sans  diminuer  la 
félicité    sociale,    sans    entraver  les  mariages,   sans 


1055 


NATALITE 


1056 


ouvrir  la  voie  au  crime,  el  même  en  facilitant  les 
unions  el  leur  fécoiidité.  »  (Op.  cit.,  tr.  IV.,  i8p5,  t.  I, 
pp.  5o7-5oy,  Î^S  1118,  1120,  1122  el  1123) 

Terminons  par  ce  témoignage  d'un  positiviste 
militant  et  convaincu,  M.  Okherme,  fondateur  des 
Universités  populaires:  «  Ce  qui  nous  guérira  de  la 
dépopulation  présente,  dil-il,  obviera  à  la  surpopu- 
lation future...  C'est  parce  qu'elle  sait  retenir  où  il 
faut,  que  l'Kglise  peul  pousser  où  il  faut.  »  (Croilre 
ou  dispuraitie,  1910,  p.  179  et  2^4) 

En  résumé  donc,  si  la  pratique  commune  de  la 
morale  évangélique  n'écarte  i>as  la  nécessité  du 
malheur  ou  du  vice,  il  n'y  aura  plus  que  l'un  ou  l'au- 
tre, vice  ou  mallieiir,  pour  prévenir  naturellement 
les  excès  de  population;  mais  gardons-nous,  par  ail- 
leurs, d  oublier  les  révélations  économiques  ou  géo- 
graphiques dont  la  Providence  s'esl  réservée  l'heure 
el le  secret 

ce  l'récisément,  comme  nous  disions  dans  notre 
Cours  d'économie  politique,  le  xix"  siècle  a  été 
l'une  des  plus  admirables  périodes  de  ces  révéla- 
lions.  Aucune  époque  ne  le  fut  à  un  tel  degré.  Dans 
l'ordre  géographique,  ce  fui  la  conquête  effective  des 
immenses  territoires  de  l'Amérique  du  Nord,  puis 
la  pénétration  du  continent  africain.  Dans  l'ordre 
économique,  nous  avons  eu  les  transports  faciles, 
qui  accroissent  les  forces  productives  des  popula- 
tions en  appelant  les  individus  el  les  régions  à  se 
spécialiser  toujours  davantage;  nous  avons  eu  la 
vulgarisation  de  la  pomme  déterre,  qui  triple  le  ren- 
dement des  terrains  légers;  nous  avons  eu  1  art 
d'utiliser  la  betterave  à  sucre,  qui  a  doté  nos  climats 
tempérés  de  productions  auparavant  réservées  aux 
tropiques;  nous  avons  eu  la  houille  et  le  pétrole,  qui, 
sans  parler  de  l'essor  donné  par  eux  à  l'industrie, 
ont  rendu  disponibles  pour  l'alimentation  i)ropre- 
ment  dite  presque  tous  les  terrains  absorbés  jusque- 
là  par  les  exigences  du  chaufTage  el  de  l'éclairage; 
enfin  l'utilisaiion  des  forces  hydrauliques  a  mis  des 
millions  de  chevaux  à  notre  dispositiim,  el  l'élec- 
Irochimie,  entre  autres  résultats,  révolutionnera 
probiiblement  l'agriculture  par  la  lixalion  de  l'azote 
de  l'atmosphère. 

«  C'est  ce  spectacle  qui  avait  inspiré  à  M.  Leroy- 
Beanlieu  son  charmant  apologue  des  trois  Malthus 
(Essai  sur  la  répartition  des  richesses,  1881,  introd., 
pp.  16  et  s.;  Traité  d'économie  politique,  2'  édil., 
t.  IV,  p.  532). 

«  Aux  premiersjoursdumonde, dit-il ensubslance, 
quand  le  genre  humain,  fait  de  quelques  familles 
seulement,  vivait  de  fruits  sauvages  el  des  produits 
toujours  incertains  de  la  chasse,  quelle  épouvante  se 
fût  partout  répandue,  si  un  Malthus  chasseur  avait 
semé  une  théorie  de  la  population  d'après  les  seuls 
faits  économiques  dont  on  avait  été  Umoin  1 

a  L'humanité  cependant  marchait  toujours,  et  la 
loi  de  la  vie  commandait  sans  relâche  aux  familles. 
Celles-ci  se  mullipliaient  donc,  mais  en  même  temps 
elles  allaient  apprendre  à  s'adonner  à  l'élève  du  bé- 
tail. «  A  quoi  songez-vous  donc?  leur  cria  alors  le 
Malthus  des  peuples  pasteurs.  Les  pùlurages  vont 
manquer  à  vos  troupeaux,  el  la  faim  vous  fera  périr 
dans  ces  angoisses,  imprudents  qui  ne  savez  pas  com- 
mander aux  forces  de  vie  que  vous  portez  en  vous  I  » 

a  Ilélas!  on  n'écouta  pas  davantage  le  Mallhus 
pasteur.  Seulement,  quand  l'herbe  commençait  à  de- 
venir trop  rare  pour  les  troupeaux,  on  eut  un  Tri- 
plolème  qui  inventa  la  charrue;  et  la  terre  fouillée 
par  le  soc  donna  des  trésors  de  plus  en  plus  abon- 
dants. 

ic  Enfin,  après  de  longs  siècles  de  celle  vie  cultu- 
rale,  quand  la  vieille  Europe  paraissait  épuisée, 
quand  la  jeune  Amérique  était  à  peine  traversée  par 


les  voyageurs  les  plus  hardis,  quand  l'Afrique  et 
l'Océanie,  vues  seulement  du  bord  des  navires  qui  en 
contournaient  les  rivages,  restaient  encore  à  péné- 
trer, alors  surgit  un  troisième  Mallhus.  Celui-là,  c'est 
celui  que  nous  venons  d'étudier,  et  il  s'est  trompé 
comme  les  deux  autres.  »  (Cours  d'économie  politique, 
1910-1911,  t.  11.  p.  25  et  s.) 

Le  problème  psychologique  et  moral  n'est  pas  ce- 
pendant supprimé.  Combien  de  siècles,  en  effet,  l'hu- 
manité chrétienne  n'a-t-elle  pas  vécu  sur  son  étroite 
Europe,  à  peine  occupée  encore  tout  entière,  alors 
que  celle  humanité,  ignorant  l'Amérique  et  l'Océanie. 
ne  connaissait  de  l'Asie,  de  l'Afrique  et  même  des 
régions  orientales  de  l'Europe,  rien  autre  chose  que 
les  Musulmans  et  les  Tartares  barrant  la  route  ;i 
toute  émigralion  ! 

Les  infranchissables  limites  que  Mallhus  devait 
décrire  plus  tard  n'avaient  donc  alors  rien  de  chimé- 
rique et  Charles  Pbuin  a  eu  toujours  raison  d'écrire 
son  chapitre  :  «  Comment  les  doctrines  de  l'Eglise 
catholique  luellent  les  sociétés  dans  les  conditions 
de  leur  équilibre  et  de  leur  progrès  naturel  quant  ,1 
la  population  »  (La  Hichesse  dans  les  sociétés  cli,  '■- 
tiennes,  1861,  1.  IV,  ch.  iv,  t.  I,  p.  624). 

IV.  Le  néo-malthusianisme.  —  Mallhus  avait 
fourni  sans  le  vouloir  des  arguments  au  vice  et  au 
crime.  On  ne  manqua  pas  de  les  exploiter.  Des  éco- 
nomistes sans  conscience  recommandèrent  ouverte- 
ment les  manoeuvres  anticonceptionnelles  ;  quelques- 
uns  préconisèrent  en  propres  termes  lesavorlemenls 
et  rétouffement  des  nouveau-nés,  tJie  painless  ex- 
tinction. Les  apôtres  de  la  prudence  conjugale.  Sis- 
MONDi,  DuNovEK,  Josiii'u  Gabnibr  en  France,  y  pré- 
parent l'opinion  dès  la  première  moitié  du  xix'  siècle 
En  Angleterre,  le  trop  fameux  Stuart  Mill,  un  des 
hommes  les  iilus  étrangers  à  tout  concept  religieux 
et  moral,  et  grand  apôtre  de  l'émancipation  des 
femmes,  écrit  que  «  l'on  ne  peut  guère  espérer  que 
la  moralité  fasse  des  progrès,  tant  que  l'on  ne  con- 
sidérera pas  les  familles  nombreuses  avec  le  même 
mépris  que  l'ivresse  ou  tout  autre  excès  corporel  » 
(Principes  d'économie  politique,  l848,  1.  II,  ch.  xiii, 

S  ')• 

Même  aujourd'hui  en  France,  renseignement  de 
nos  Facultés  de  droit  est,  pour  le  moins,  d'une  in- 
différence déconcertante.  On  peut  en  juger  par 
V Histoire  des  doctrines  économiques  de  MM.  Gide  et 
HiST  (1910),  ou  par  le  Précis  d'économie  politique 
de  M.  BnouiLiiET  (1913)  :  ce  dernier  professeur  con- 
state sans  plus  de  blâme  ni  de  regret  que  «  si 
l'homme  n'a  pas  renoncé  à  l'amour,  il  a  dissocié 
habilement  ce  que  la  nature  avait  fortement  uni  >> 
(Op.  cit.,  p.  10). 

Le  mot  «  néo-mallhusianisine  »  n'est  cependant 
apparu  que  vers  189^,  introduit  par  un  néo-m;il- 
thusien  militant.  Van  Houten,  qui  fut  depuis  mi- 
nistre des  Pays-Bas. 

Des  ligues  nombreuses  se  sont  formées  pour-vul- 
gariser  ces  pratiques  soit  anticonceptionnelles, 
soit  aborlives.  Un  grand  nombre  de  médecins  y  ont 
donné  leur  concours.  Parmi  les  apôtres  les  plus  con- 
nus ou  les  plus  actifs,  nous  nous  bornerons  à  citer 
en  Angleterre  Annie  Besant,  versée  depuis  lors  à 
la  théosophie,  et  le  docteur  Drvsdalk;  puis  en  I 
France  Paul  Robin-Robin,  qui,  fâcheusement  illus- 
tré par  les  immoralités  de  la  u  coéducation  m  à  Cem- 
puis,  se  suicida  en  1912.  (Sur  la  propagande  néo- 1 
malthusienne,  voyez  entre  autres  Lkroy-Bbaoi.ieu, 
/.a  question  de  lu  population,  igiS,  p.  297,  et  db 
Femce,  Les  Naissances  en  France,  1910,  p.  280  et  s.) 

Tout  serl  actuellement  celle  j)ropagande.  De 
l'axeu   du  docteur  Behtillon,  l'apôtre  très  la'ique  de 


1057 


NATALITÉ 


1058 


la  repopulation,  la  franc-maçonnerie   ne  dédaigne 
pas  d'y   collaborer  {La   Dépopulation  de  la  Franco, 

191  I,  p.   320). 

Quant  au  socialisme,  il  la  seconde  très  activement. 
La  1.  grève  des  ventres  »  a  été  un  mot  d'ordre  sou- 
vent donné  dans  les  Bourses  du  travail,  après  les 
doctrines  que  le  trop  fameux  Bebel  avait  formulées 
dans  son  Vivre  La  Femme  {Die  Fia  11),  parvenu  lui- 
même  à  une  si  effrayante  diffusion.  M.  Maxime  Le- 
roy, syndicaliste  autorisé,  s'exprime  ainsi  sur  ce 
sujet  :  (1  La  limitation  volontaire  et  raisonnée  des 
naissances  est  une  idée  qui  a  pénétré  dans  la  classe 
ouvrière  par  les  militants  anarchistes,  influencés 
par  l'initiateur  et  théoricien  du  néo-malthusianisiue, 
Paul  Roliin.  Sans  être  statutaire,  si  elle  doit  jamais 
le  devenir,  elle  tend  à  se  transformer  en  une  sorte 
d'obligation  morale  tvl's  préciae...  »  Le  résultat  sera 
de  <i  libérer  la  femme  du  joug  masculin  et  de  lui 
éviter  la  triste  ressource  de  l'avortement  ou  de 
l'infanticide...  Le  néo-malthusianisme,  c'est  encore 
un  droit  de  contrôle  revendiqué  sur  la  production 
au  nom  de  la  solidarité  prolétarienne  »  {La  Coutume 
ouvrière,  Syndicats,  Bourses  du  trai'ail,  etc.,  igiS, 
t.  I,  pp.  265-270). 

Il  est  profondément  regrettable  que  beaucoup 
d'économistes  libéraux,  étrangers  à  nos  croyances 
ou  timides  et  illogiques  avec  elles,  aient  plus  ou 
moins  prêté  les  mains  à  cette  propagande.  Quelques- 
uns,  comme  de  Molinari  (1819-1912),  ont  calculé 
froidement  qu'il  en  coûte  moins  d'importer  un 
homme  que  de  l'élever,  et  qu'il  y  a  par  conséquent 
un  bénéfice  économique  à  introduire  des  étrangers 
en  France,  plutôt  qu'à  procréer  des  Français. 

Mais  aucun  auteur,  parmi  les  théoriciens  de  l'é- 
conomie politique,  n'a  prêché  le  néo  malthusia- 
nisme plus  ouvertement  ([ue  M.  Pikrson,  ancien 
président  du  Conseil  des  ministres  des  Pays-Bas  et 
auleur  d'un  Traité  d'économie  politique  qui  vient 
d'être  traduit  en  français.  «  U  n'est  pas  chimérique, 
dit-il,  de  supposer,  que  ce  système  (le  néo-malthu- 
sianisrae),  recommandé  avec  force  et  dans  de  larges 
cercles  par  des  personnes  qui  inspirent  confiance, 
sera  un  jour  pratiqué  d'une  manière  extensive...  Je 
n'ai  jamais  trouvé  de  démonstration  claire  de  l'im- 
moralité de  tous  les  moyens  préventifs.  »  {Op.  cil. 
(1896),  tr.  fr.,  1916-1917,   t.  II,  p.  ^87  ;  p.  44'  "■) 

M.  Lrroy-Beauliei;,  lui-même,  en  louant  trop 
exclusivement  la  famille  de  trois  enfants,  qu'il  ap- 
pelle la  famille  «  normale  »  —  il  aurait  dii  dire 
«  moyenne  •>  et  de  faillie  moyenne,  —  a  trop  laissé 
croire  que,  s'il  y  a  une  certaine  morale  conjugale 
jusqu'à  la  troisième  grossesse  inclusivement,  il  yen 
a  ensuite  une  autre,  et  néo-malthusienne  celle-là, 
si  l'on  veut. 

Pourquoi  aussi  n'avoir  pas  développé,  avoir 
laissé  même  ignorer  cette  grande  vérité,  que  Carey 
avait  mise  en  pleine  lumière,  à  savoir  que  l'homme 
produit  en  même  temps  qu'il  consomme,  et  que 
peut-être  bien  avec  lui,  tant  que  le  point  de  satura- 
tion n'est  pas  atteint,  la  production  n'est  pas  inca- 
pable de  devancer  même  les  besoins?  C'est  ce  que  le 
docteur  Bertillon  exprimait  par  ce  mot  saisissant: 
«  Malthus  oubliait  que  les  convives  du  banquet  en 
sont  aussi  les  cuisiniers...  et  que,  lorsque  les  con- 
vives sont  nombreux,  les  rations  à  bien  des  égards 
sont  plus  grosses.  »  (/,«  Dépopulation  de  la  France, 
191 1,  pp.  30  et  43) 

V.  L'état  actuel  de  la  question  en  France.  — 
Nous  ne  nous  arrêterons  pas  longtemps  sur  les  ra- 
vages du  néo-malthusianisme, plus  grandsen  France 
que  nulle  part  ailleurs. 

Ils  sont  mesurés  par  le  déclin  delà  natalité. 

Tome  III. 


On  appelle  coefficient  de  natalité  le  nombre  des 
naissances  par  1.000  habitants  et  par  an.  Or,  le 
voici  pour  la  France,  par  période  de  dix  ans  de- 
puis 1800  : 

1S01-1810 32,5 

i8ii-i8ao 3i,6 

1821-1830 3o,5 

i83i-i84o 28,9 

i84i-i85o 29,4 

i85i-i86o 26,7 

1861-1870 26.4 

1871-1880 24,5 

1881-1890 23,8 

1891-1900 22,1 

igoi-1910 20,5 

1911-1913 18,8 

La  proportion  des  mariages  {coefficient  de  nuptia- 
lité) est  restée  stationnaire;  celle  des  naissances 
naturelles  a  haussé  légèrement.  Il  faut  noter  du 
reste  que  les  mariages  —  mariages  civils  —  après 
divorces,  faisant  repasser  une  seconde  fois  devant 
le  maire  l'un  des  conjoints  du  vivant  de  l'autre, 
commencent  déjà  à  fausser  assez  sensiblement  notre 
statistique  officielle  des  mariages  (i5.ooo  divorces 
par  an  avant  la  guerre). 

Le  rapportdu  chiffre  des  naissances  légitimes  avec 
celui  des  mariages  n'est  pas  moins  concluant,  quoi- 
que les  naissances  d'une  année  se  réfèrent  à  des 
mariages  de  bien  des  années  différentes.  De  vingt  en 
vingt  ans,  nous  trouvons,  en  face  d'un  mariage,  le 
chiffre  d'enfants  qui  suit  : 

1800 4,a4   enfants  légitimes. 

1820 4,08  — 

i84o 3,26  — 

1860 3,04  — 

18S0 3,09  — 

1900 2,95  — 

'9'o 2,46  — 

La  proportion  des  mariages  sans  enfants,  plus 
grande  à  Paris  que  dans  les  villes  moindres  et  sur- 
tout que  dans  les  campagnes,  est  sensiblement, 
dans  l'ensemble  de  la  France,  ce  qu'elle  est  dans  les 
pays  voisins  (De  Felice,  Les  Naissances  en  l''rance, 
191 1,  p.  100  etia2).  Ce  qui  est  inférieur  en  France, 
c'est  donc  la  fécondité  moyenne  des  ménages  ayant 
des  enfants  ou  en  ayant  eu. 

Quelle  est  l'origine  du  mal  ?  Quelles  en  sont  les 
causes  immédiates?  Quelles  en  sont  les  formes  visi- 
bles et  palpables? 

Le  vice,  à  coup  sûr,  est  apparu  bien  avant  la  Ré- 
volution. L'abbé  Jaubert  le  signale  des  1167  comme 
sévissant  dans  les  classes  élevées  {Causes  de  la 
dépopulation,  1767,  p.  39). 

Un  peu  plus  tard,  Moheau  le  montre  pénétrant 
dans  les  campagnes  et  menaçant  l'Etat  d'un  mal 
«  plus  funeste  que  les  pestes  qui  le  ravageaient  au- 
trefois ».  {Recherches  et  considérations  sur  la  popu- 
lation de  la  France,  1778,  t.  Il,  p.  102)  Cependant, 
en  ce  temps-là  encore,  Messanci-;  notait  un  coeffi- 
cient de  natalité  de  4i.  6  pour  l'Auvergne,  de  42,1 
pour  les  villes  du  Lyonnais,  etc.,  bien  que  déjà 
la  Normandie,  tombée  aujourd'hui  à  i3  et  i4,  se 
fût  assigné  un  rang  défavorable,  avec  seulement 
36,3  (Voyez  Arthur  Young,  Voyages  en  France, 
Paris,  1793,  t.  III,  p.  201  et  s.)  Pour  Lyon  en  parti- 
culier, où  les  naissances  comparées  aux  mariages 
étaient  tombées  de  483  "/n,  dans  la  période  malheu- 
reuse de  1Ô99  *  '7"8.  à  433  et  4o8  pour  celles  infini- 
ment plus  prospères  de  1739-1748  et  1749-1  758,  on 
peut  se  demander  si  déjà  le  vice  ne  s'y  introduisait 
pas  {Almanach  de  Lyon  de  1760,  que  nous   citons  à 

3i 


1059 


NATALITE 


1060 


notre  Cours  d'économie  politique,  t.  II,  p.  4o).  «  Ce 
sera  peut-être,  disait  aussi  Neckkr  en  i'j84,  un  des 
maux  de  l'avenir,  et  l'on  aperçoit  déjà  les  indices 
d'un  coupable  relàclienient.  »  (De  l'Administration 
des  finances  de  la  France,  1784,1,  9) 

Parcourons  les  causes  possibles  de  cette  stérilité 
toujours  croissante. 

Dans  l'ordre  pliysiologique,  nous  écartons  réso- 
lument un  déclin  naturel  ou  fatal  de  notre  race. 
L'alcoolisme  lui-même,  très  discuté,  parait  être  un 
facteur  de  mortalité  infantile  beaucoup  plus  que  de 
stérilité  :  en  tout  cas,  la  Basse-Bretagne,  quoique 
adonnée  à  l'alcool,  garde  relativement  à  peu  près  le 
premierrang  en  France,  et  les  localités  industrielles 
de  la  Seine-Inférieure  sont  aussi  parmi  les  meilleu- 
res, quoique  la  consoraiiiation  de  l'eau-de-vie  ne  soit 
nulle  part  plus  élevée  Restent  les  maladies  véné- 
riennes :  elles  doivent  jouer  un  certain  rôle  (De  Fe- 
MCB,  Les  naissnncfs  en  France,  p.io3  et  s.),  mais 
pas  très  considérable,  en  rentrant  bien  ouverte- 
ment dans  les  obstacles  préventifs  vicieux  de  Mal- 
tbus. 

Dans  l'ordre  économique,  nous  ne  croyons  pas 
pouvoir  rien  expliquer  par  les  diincullés  de  l'exis- 
tence. Là  contre  protestent  et  la  natalité  meilleure 
de  nos  classes  misérables  et  l'immigration  cons- 
tante des  étrangers,  venant  vivre  chez  nous  pour 
nous  prouver  que  nos  enfants  aussi  pourraient  y 
vivre.  En  tout  cas,  —  mais  ce  serait  de  bien-être 
et  d'ascension  intellectuelle  qu'il  s'agirait,  et  non 
pas  de  misère  et  de  paupérisme  —  en  tout  cas,  ni  la 
loi  de  Spencer,  ni  celle  de  Doubleday  ne  pourraient 
s'appliquer,  sinon  à  une  faible  partie  de  notre  po- 
pulation; elles  seraient,  par  conséquent,  sans  effets 
appréciables  sur  sa  masse  numérique.  De  la  loi  de 
Doubleday  nous  ne  retiendrons  que  le  renouvelle- 
ment nécessaire  et  incessant  des  aristocraties,  par 
une  mystérieuse  volonté  de  la  Providence  sur  les 
sociétés. 

Les  causes  d'ordre  moral  proprement  dit  sont  de 
braucoup  les  plus  actives.  On  n'a  pas  d'enfants, parce 
qu'on  ne  veut  pas  en  avoir.  On  recourt  alors  soit  à 
l'onanisme  conjugal  et  aux  précautions  anticoncep- 
tionnelles, soit  à  ravortement,  malgré  ses  réels  dan- 
gers. M.  Prévost,  dans  son  opuscule  Les  Avorte- 
ments  (19 12),  conclut  à  100.000  par  an  pour  Paris  et 
à  io.ooo  pour  Lyon  (ce  dernier  chiffre  est  celui  qui 
est  avancé  par  le  docteur  Lacassagnk  dans  son 
Précis  de  médecine  lésiule).  Le  docteur  Bddin  n'en 
admettrait  bien  que  1 85. 000  pour  toute  la  France; 
eej)endant  les  gynécologues  les  plus  autorisés  accep- 
tent le  nombre  de  ijoo.ooo.  La  0  Société  obstétricale 
de  France  »  a  conclu  que,  «  d'après  les  plus  récentes 
statistiques  des  maternités  des  grandes  villes,  l'avor- 
tement  détruit  prématurément  le  tiers  des  produits 
de  la  conception  »  (Cité  par  Dbhrrme,  dans  Croître 
ou  disparaître,  pp.  69-71).  Les  700.000  naissances 
eflTectives  en  seraient  ainsi  les  deux  autres  tiers,  et 
ces  chiffres  sont  bien  concordants  entre  eux,  tout 
en  laissant  une  immense  marge  pour  les  manœuvres 
anticonceptionnelles  proprement  dites,  si  l'on  eu 
juge  par  les  capacités  naturelles  de  reproduction 
que  la  race  française  devrait  présenter. 

Ainsi  envisagé,  le  néo-malthusianisme  fleurildans 
les  conditions  sociales  les  plus  diverses. 

11  e«t  vrai  que  les  couches  tout  à  fait  inférieures 
de  la  population,  incapables  de  prévoyance,  s'aban- 
donnent sans  calculer  aux  instincts  de  la  nature  et 
<iue,  d'un  autre  côté,  les  familles  sincèrement  et  pro- 
fftudément  chrétiennes  font  une  heureuse  exception 
dans  ttms  les  rangs  de  la  société,  dans  les  milieux 
les  plus  riches  comme  dans  les  milieux  intermé- 
diaires ou  les  milieux   les  plus  humbles.  La   haute 


bourgeoisie  lyonnaise  en  est  un  exemple  frappant, 
auquel  M.  Lbvasseur  a  rendu  un  juste  hommage 
{Ln  Population  française,  l.  V,  ch.  v,  1. 111,  p.  169). 

Très  souvent,  les  classes  riches  sont  spécialement 
incriminées  de  néo-malthusianisme,  et  les  statisti- 
(|ues  dressées  par  quartiers  pour  Paris  et  Berlin 
notamment  appuieraient  cette  conclusion.  Nous  n'y 
souscrirons  pas.  Nous  pensons  qu'il  faut  tenir 
compte:  i"  de  la  proportion  des  domestiques  céli- 
bataires, plus  élevée  dans  ces  quartiers;  2"  des  lon- 
gues absences  de  villégiature,  qui  marquent  en  quel- 
que sorte  d'un  coefQcienl  moindre  les  individualités 
recensées  officiellement  dans  ces  quartiers  comme 
des  habitants  d'année  entière  ;  3°  de  l'action  de  la 
loi  de  Doubleday,  qui,  sans  effet  sensible  sur  toute 
une  population  composée  en  immense  partie  de  tra- 
vailleurs manuels,  en  a  bien  une  sur  la  fécondité  na- 
turelle des  classes  sociales  amollies  par  le  luxe,  a  II 
n'y  a  pas,  dit  M.  dk  Felice,  de  famille  dont  la  fécon- 
dité puisse  résister  à  cinq  générations  de  surali- 
mentation ï,  à  cause  de  l'arlhrilisme  et  de  l'hérédo- 
arlhritisme  qui  en  sont  la  conséquence.  (Les  nais- 
sances en  France,  p.  108.  Voyez  aussi  Carry, 
Priiiciples  of  social  science,  ch.  11,  p.  3o3  et  s.)  Quoi 
qu'il  en  soit,  les  familles  sincèrement  catholiques  du 
haut  commerce  de  Lyon  et  de  la  gTande  industrie 
du  Nord  sont  justiliées  sullisarament  par  leur  saine 
et  robuste  fécondité. 

La  proportion  différente  des  sexes  suivant  les 
milieux  et  les  temps  va  aussi  nous  ouvrir  des  aper- 
çus bien  singuliers  et  sans  doute  bien  suggestifs. 

C'est  un  fait  d'observation  que  les  naissances  mas- 
culines sont  plus  nombreuses  que  les  naissances 
féminines  :  mais  cette  supériorité  n'est  pas  invaria- 
blement la  même,  elle  a  notablement  décru  depuis 
le  x\ii<:  et  le  xvui"  siècle  [à  Londres,  1.076  garçons 
contre  i.ooo  filles  dans  la  période  16 18- 1682  (William 
PcTTY,  OEuvres  économiques,  tr.  l'r.,  1905,  t.  Il,  p.  4  la); 
en  France,  1.067  garçons  contre  1.000  au  xviii*  siècle, 
suivant  Moueau  (Op.  cit.,  1778,  t.  I,  p.  i38);  et 
actuellement,  moins  de  i.o/|0  garçons  contre  i  000 
tilles].  11  y  a  en  notoirement  une  baisse  régulière  et 
continue,  tout  au  cours  du  xix"  siècle.  Enlin,  celte 
supériorité  des  naissances  masculines  était  toujours 
sensiblement  moins  forte  parmi  les  naissances  natu- 
relles que  i>armi  les  naissances  légitimes.  Quelle  peut 
bien  être  la  cause  de  ces  phénomènes  ou  plutôt  quelle 
est  la  loi  à  laquelle  ils  obéiraient?  (On  peut  étudier 
Corrado  GiNi,  //  sesso  dat  punto  di  vista  statisiico, 
Milano,  1908;  Worms,  La  se.rualilé  dans  les  nais- 
sances françaises.  1912.  Voyer  notre  Cours  d'écono- 
mie politique,  t.  Il,  p.  3o) 

Deux  opinions  ont  été  soutenues.  Elles  sont  pro- 
bablement vraies  l'une  et  l'autre  à  la  fois,  avec  des 
inllnences  tantôt  convergentes,  tantôt  divergentes. 

D'une  part,  la  vie  abondante  et  facile  —  la  réplé- 
tion,  selon  Docdleday,  et  l'état  anabolique.  selon 
GiNi  —  diminue  la  masculinité,  que  favorisent  au 
contraire  la  déplétion  et  l'état  calaliolii/ue.  D'un  autre 
côté,  le  jeune  âge  de  la  femme  et  surtout  l'infériorité 
de  son  âge  par  rap[>ort  à  celui  de  l'homme  accrois- 
sent les  chances  de  naissances  féminines,  la  pre- 
mière explication  —  réplétion  où  état  anabolique  — 
suffirait  à  faire  comprendie  pourquoi  le  rapport  des 
sexes  s'est  altéré  en  France  au  cours  du  xix»  siècle, 
parce  que  l'aisance  s'y  est  beaucoup  accrue;  elle 
ferait  aussi  comprendre  une  proportion  relativement 
plus  élevée  de  filles  dans  les  familles  riches,  si  ce 
phénomène  était  bien  reconnu  partout,  comme  il  l'a 
été  en  Suède.  Mais  celte  explicalion-là  ne  peut  pas 
donner  raison  d'une  différence  de  proportion  des 
sexes  selon  que  l'on  observe  les  naissances  légitimes 
ou    bien    les    naissances   naturelles,   différence  qui 


1061 


NATALITE 


1062 


embarrasse  visiblement  M.  Worms.  {Op.  cit.,  p.  117 
et  s.)  Donc  il  faudrait  bien  faire  intervenir  ici  le 
jeune  àf-e  de  la  tille  séduite. 

Mais,  du  même  coup,  nous  tirerons  une  autre 
conclusion  au  point  de  vue  du  néo-malthusianisme  : 
c'est  que  la  décroissance  de  la  masculinité  en  France 
au  XIX"  et  an  commencement  du  xx'  siècles,  en 
contraste  avec  une  masculinité  plus  élevée  et  plus 
constante  en  Allemagne,  est  un  indice  déplus  du  néo- 
malthusianisme  français. Ainsi, en  France,  la  supério- 
rité naturelle  du  sexe  masculin  a  diminué  et  diminue 
toujours,  parce  que  les  Françaises,  acceptant  le  pre- 
mier ou  les  deux  premiers  enfants,  quand  elles  les 
acceptent,  accouclient  moyennement  plus  jeunes 
qu'autrefois,  alors  qu'elles  repoussent  systématique- 
ment d'une  façon  plus  ou  moins  active  ou  passive 
les  grosBesses  qu'elles  auraient  à  trente,  à  trente-cinq, 
à  quarante  ans  et  même  au  delà. 

La  France,  au  point  de  vue  des  ravages  du  néo- 
malthusianisme, tient  incontestablement  le  premier 
rang  dans  le  monde  entier.  Elle  est  cependant  sui- 
vie d'assez  près  par  la  Nouvelle-Zélande  et  l'Aus- 
tralie, —  pays,  comme  l'on  sait,  du  «  socialisme 
sans  doctrines  »  le  plus  complètement  réalisé  qui 
soit  encore.  —  Le  Nord-Est  des  Etats-Unis  —  Maine, 
Vermont,  Gonnecticut,  etc.,  —  ne  vient  pas  en- 
suite à  une  bien  grande  distance. 

Pour  la  moyenne  de  la  période  igoi-1910,  on  peut 
tenir  pour  sensiblement  exacts,  en  ce  qui  concerne 
l'Europe,  les  coefficients  de  natalité  qui  suivent  : 


France 

ao 

Belgique 

26 

Angleterre 

37 

Hollande 

3o 

Italie 

32 

Espagne 

34 

Allemagne 

34 

Autriche 

34 

Hongrie 

36 

Russie 

38 

Depuis  lors,  la  natalité  allemande  a  considéra- 
blement diminué,  tout  en  étant  restée,  jusqu'à  la 
guerre  de  igi^,  supérieure  de  beaucoup  plus  de  moi- 
tié à  la  nôtre. 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  aux  conséquences 
économiques,  militaires,  politiques,  etc.,  de  cette  si- 
tuation. Les  événements  les  ont  fait  sentir  et  voir  à 
beaucoup  d'hommes  qui  n'y  voulaient  prêter  aucune 
attention  ;  et  les  journaux,  presque  de  toutes  les  opi- 
nions, ont  attiré  sur  ce  point  les  préoccupations 
d'une  partie  du  public. 

«  La  mort  de  la  France,  disait  le  docteur  Bp.rtil- 
LON,  sera  un  des  faits  marquants  du  xix«  et  du 
XX'"  siècles.  Le  mal  est  absolument  spécial  à  notre 
pays...  »  «  La  population  de  la  France,  disait  le  jour- 
nal japonais  le  Tniyo  (octobre  1904)  diminue  de  jour 
en  jour,  et  il  n'est  point  déraisonnable  de  croire  (]ue 
la  France  disparaîtra  du  rang  des  nations  vers  la  lin 
An  XX»  siècle.  »  (/.a  dépopulation  de  la  France,  1911, 
p.  a,  3  et  i3) 

Le  tout  est  donc  de  savoir  si  elle  parviendra  à 
triompher  du  fléau  qui  la  ronge,  et  qui  la  fera  périr 
si  elle  n'en  triomphe  pas. 

VL  La  latte  contre  le  néo-malthusianisme. 
—  Ainsi,  la  natalité  a  considérablement  diminué  et 
la  France  est  menacée  de  se  dépeupler.  Déjà  les 
années  1890,  i8gi,  i8ij2,  1896,  1900,  1907  et  191 1  ont 
présrnté  des  excédents  des  décès  sur  les  naissances 
(bien  entendu,  nous  ne  disons  rien  des  années  de  la 
guerre),  il  est  vrai  que  les  facilités  olTertesaux  étran- 
gers et  enfants  d'étrangers  pour  acquérir  la  qualité 


de  Français  ont  permis  que  le  nombre  des  étrangers 
olliciellement  reconnus  comme  tels  ne  variât  pas, 
tandis  que  le  nombre  des  habitants  recensés  était 
cependant  en  légère  progression  dans  chaque  période 
quinquennale.  Nous  laissons  de  côté  les  appels  faits 
aux  étrangers  pour  <iu'ils  viennent  combler  nos 
vides. 

Nous  ne  nous  arrêtons  pas  non  plus  aux  mesures 
diverses  par  lesquelles  la  mortalité  et  particulière- 
ment la  mortalité  infantile  peuvent  élre  combattues  : 
car  ces  mesures  méritent  toujours  d'oire  approuvées, 
si  florissante  que  la  natalité  puisse  être,  l'ar  ailleurs 
il  est  vrai,  dans  une  société  systématicjuement  néo- 
malthusienne comme  la  nôtre,  il  n'est  pas  rare  que 
la  mort  d'un  preraier-né  provoque  la  naissance  d'un 
second  enfant  qui  vienne  le  remplacer.  Ainsi  l'hy- 
giène, qui  est  un  bien,  peut  inciteràun  mal.  Finale- 
ment, c'est  la  volonté  des  ménages  qu'il  faut  mou- 
voir. Et  comment  l'atteindre? 

On  a  proposé  les  considérations  tirées  de  l'inté- 
rêt national  compromis.  Mais  ni  le  vice,  ni  les  sug- 
gestions de  ce  que  l'égoisme  croit  être  l'intérêt  privé 
ne  céderont  devant  des  arguments  de  cet  ordre.  Nos 
politiciens  et  nos  gouvernants  en  sont  la  preuve. 

On  a  proposé  surtout  les  avantages  ptciiiiiaires, 
soit  sous  forme  d'exonérations  d'impôts,  soit  sous 
forme  de  primes  ou  allocations  de  l'Étal,  soit  enfin 
sous  forme  de  déchéances  de  droits  de  succession. 
Mais  d'abord  les  exonérations  d'impôts  et  les  déchéan- 
ces de  droits  de  succession  n'atteindraient  guère 
ou  pas  du  tout  les  milieux  pauvres,  ou  à  peu  près 
pauvres,  très  modestes,  par  conséquent  sans  beau- 
coup d'impôts  directs  et  sans  perspectivesd'héritages 
à  recueillir;  en  un  mot,  elles  n'atteindraient  pas  les 
milieux  ouvriers  urbains,  où  fleurit  cependant  le 
néo-malthusianisme,  accompagne  de  déformations 
morales  de  tous  les  genres. 

Convenons  que  parfois  l'on  est  un  peu  hanté  par 
le  souvenir  des  lois  caducaires  d'Auguste,  frappant 
les  caelibes  et  les  orbi,  regardant  ai  eo  indifférence 
les  solidi  cnpaces  et  réservant  aux  seuls  patres  les 
parts  défaillantes  ou  caduc, 1  ou  bien  in  causa  caduci. 
Le  docteur  Bektillon  croit  pouvoir  sans  doute  ex- 
pliquer par  ces  lois  l'augmentation  considérable  du 
nombre  des  citoyens  romains  après  Auguste,  et  il 
réclame  des  mesures  analogues.  Mais  il  ignore  que 
les  affranchissements  conféraient  dans  la  généralité 
des  cas  la  civitas  romana,  si  le  niunnmissor  la  pos- 
sédait déjà  ;  il  ignore  également  que  cette  civitas 
romana  fut  étendue  déplus  en  plus  largement  après 
Auguste,  avant  de  l'être  sans  distinction  à  tous  les 
habitants  de  l'Empire,  par  Caracalln,  au  début  du 
m*  siècle.  De  fait,  toutes  les  lois  caducaires  ne  cor- 
rigèrent rien. 

Pourtant,  dans  cet  ordre  d'idées,  on  nous  a  proposé 
récemment  les  combinaisons  les  plus  variées  :  par 
exemple,  que  l'Etat  eût  une  part  d'enfant  et  fût  un 
copartageant  si  le  défunt  ne  laissait  qu'un  ou  deux 
enfants  (docteur  Bertillon),  ou  bien  que  les  divers 
cohéritiers  venant  en  concours  entre  eux  eussent 
chacun  autant  de  parts  à  prétendre  qu'ils  auraient 
eux-mêmes  d'enfants  (commandant  Toulée).  Sans 
noter  une  fois  de  plus  que  des  lois  de  ce  genre  n'in- 
téresseraient jamais  que  les  milieux  où  l'héritage  a 
une  certaine  importance,  c'est-à-diie  une  partie  seu- 
lement de  la  population,  il  faudrait  aussi  ne  pas 
méconnaître  que  ces  lois  seraient  manifestement  in- 
justes, non  seulement  à  l'égard  du  ci'libat  vertueux 
et  continent  comme  celui  des  prêtres,  des  religieu- 
ses et  d'une  foule  de  laïques  des  plus  honorables  et 
des  plus  utiles  à  la  s<iciété,  mais  injustes  aussi  à 
l'égard  de  frères  et  sœurs  qui  auraient  été  empêchés, 
par   leur  santé  ou  tout  simplement  par   leur  plus 


1063 


NATALlïl 


106 


grande  jeunesse,  d'avoir  eu  déjà  une  aussi  nom- 
l)reusfi  postérité  que  leurs  aînés;  injustes  enfin  à 
l'égard  de  quiconque,  sans  avoir  eu  jusqu'à  présent 
ou  sans  jamais  avoir  une  noralireuse  descendance, 
serait  moralement  innocent  de  son  peu  de  fécondité. 
Tels  un  veuf  ou  une  veuve  ayant  été  marié  peu  de 
leraps. 

Enlin  beaucoup  de  personnes  pensent  qu'un  élar- 
gissement de  la  liberté  testamentaire,  une  extension 
des  pouvoirs  du  père  et  de  la  mère  de  famille  sur 
leur  succession,  aurait  une  puissante  action  pour  re- 
lever la  natalité.  Lu  Pi.av  et  ses  disciples  ont  accré- 
dité cette  opinion,  (jue  le  partageé^al  est  une  innova- 
tion du  Code  Napoléon  et  que  ce  régime  a  introduit 
ou  développé  le  nco-inaltbusianisiue  ;  dans  cette 
situation,  disent-ils,  la  restriction  volontaire  est  le 
seul  moyen  qu'on  a  d'erapéclier  la  destruction  du 
foyer  familial  avec  la  dccbéance  de  situation  des  en- 
fants ;  par  consc(|uent,  le  retour  à  la  liberté  testa- 
mentaire, qui  dispenserait  de  ce  calcul,  serait  le 
remède  le  plus  ellicace  contre  la  stérilité  volontaire. 

Sans  doute  nous  croyons,  quant  à  nous,  qu'il 
serait  utile  d'accroître  le  pouvoir  testamentaire  des 
parents,  pour  relever  leur  autorité  domestique,  et 
nous  avouons  que  le  souci  de  laisser  après  soi  une 
postérité  au  moins  aussi  ricbe  qu'on  l'a  été  soi- 
même,  inspire  et  conseille  dans  une  foule  de  cas  les 
restrictions  néo-mallliusiennes.  Mais  cela  dit,  nous 
pensons  que  Le  Play  et  son  école  commettent  ici 
une  erreur  en  histoire,  et  que  la  réforme  réclamée 
serait  sans  aucune  pnicacilé  appréciable. 

En  effet,  au  moins  en  ce  qui  concerne  les  biens 
roturiers,  le  droit  coutumier  et  l'ancienne  Krance 
avaient,  dans  l'immense  généralilé  du  territoire  na- 
tional, le  partage  égal  et  les  droits  de  réserve  des 
enfants,  sans  que  pour  cela  l'on  y  fût  néo-maltbusien 
(Voyez,  pour  les  détails,  René  Worms,  Natalité  et 
régime  successoral,  1917).  Ensuite,  les  parents  usent 
trop  peu  de  la  liberté  testamentaire  qu'ils  ont,  pour 
qu'on  puisse  penser  qu'une  liberté  plus  grande  dut 
être  beaucoup  plus  pratiquée.  Kaut-il  ajouter  enlin 
que  les  milieux  ouvriers  urbains,  pour  qui  les  suc- 
cessions de  famille  importent  peu  et  dans  lesquels, 
du  reste,  les  parents  peuvent  si  aisément  avantager 
tel  ou  tel  enfant  par  des  dons  manuels  de  titres  mo- 
biliers s'ils  en  ont,  ne  seraient  nullement  atteints 
par  la  réforme  que  l'on  présente  comme  la  clef  de 
voûte  d'une  régénération  sociale?  Bonne  en  soi,  cette 
réforme  n'atteindrait  pas  le  but  que  l'on  vise. 

Sans  doute,  des  mesures  législatives  peuvent  être 
salutaires,  car,  ainsi  que  vient  de  le  dire  M.  Jordan, 
chargé  de  cours  à  la  Sorbonne,  dans  son  très  re- 
marquable rapport  sur  ce  sujet  à  la  journée  diocé- 
saine des  œuvres  de  Paris,  en  igi'j,  «  il  est  bon  de 
placer  les  hommes  dans  des  conditions  telles  que 
l'accomplissement  de  leur  devoir  ne  leur  soit  pas 
trop  dillicile  >■  {Contre  la  dépupiilation,  le  point  de  t'ue 
catholique,  \>.  9).  Mais  il  ajoute  presque  aussitôt  que, 
«  en  n'ayant  jamais  à  la  bouche  que  primes,  dégrève- 
ments ou  surtaxes,  ou  parlant  toujours  d'utiliser 
l'égoïsme,  on  commet  la  très  grave  imprudence  de 
faire  appel  à  cet  esprit  de  calcul,  sans  penser  que 
par  là  même  on  l'encourage,  avec  la  certitude  de  le 
voir  se  retourner  contre  la  lin  que  l'on  poursuit  ». 

Il  faut  faire  appel  —  et  faire  ouvertement  appel  — 
à  la  notion  du  devoir  chrétien,  en  le  réapprenant 
d'abord  à  ceux  qui,  chrétiens  et  souvent  catholiques 
pratiquants,  l'ignorent  ou  n'y  croient  qu'à  demi, 
parce  qu'on  le  leur  a  laissé  ignorer,  mal  connaître  ou 
oublier. 

Cette  oblitération  de  la  notion  du  devoir  conjugal 
a  deux  causes  :  chez  les  uns,  l'ignorance,  le  dédain, 
le   mépris  même  de   la   vérité   religieuse   et    de   la 


morale  clirétienne;  chez  les  autres,  je  veux  dire  che 
les  catholiques,  l'inertie,  le  souci  d'une  tranquillit 
à  ne  point  troubler  en  soi  ou  d'une  bonne  foi  à  n 
pas  inquiéter  en  autrui,  parfois  aussi  unecertaine  pu 
dcur  ou  plutôt  une  certaine  pruderie  qui  pousse  à  n 
[las  remuer  ces  problèmes  de  la  moralité  conjugale 

he  docteur  Bkutillon  elles  économistes  en  généra 
sont  parmi  les  premiers.  Ils  ne  croient  pas  à  la  pui: 
sance  d'une  foi  à  laquelle  elle-même  ils  n'adhèren 
point.  0  L'idéal  chrétien  s'est  évanoui,  dit  le  docteu 
Beutillon,  et  aucun  autre  ne  lui  a  été  substitué  ju: 
qu'à  ce  jour.  »  Pouri[uoi  même  ne  pas  douter  d 
«  i'etlicacité  pratique  de  cet  idéal  »?  (La  Uépopulo 
iion  française,  p.  119  et  126)  M.  Lbroy-Buxulibi 
il  est  vrai,  accepte  bien  ou  même  réclame  le  concoui 
des  prêtres  «  au  moins  jusqu'au  troisième  enfant 
(/.(i  Question  de  la  population,  igiS,  p.  43^);  mais  1 
foi  lui  manque  en  la  vertu  surnaturelle  de  cette  rel 
gion  qu'il  appelle  à  sou  aide.  On  parle  plus  voloi 
tiers  d'eH^e'Hiime  et  d'une  adaptation  phj'sique,  dur 
sélection  à  double  lin,  qui  seule  povirra  donner  t 
beaux  produits  (Bboch.iiet,  Précis  d'économie  polit 
que,  1912,  p.  li'i  et  s.);  mais  on  oublie  ou  l'on  m 
prise  la  morale.  11  faut  que  nous  en  restions  sur  cet* 
page  brutale  et  cynique  de  M.  Charles  Gide  :  «  L' 
mobiles  (de  la  reproduction),  dit-il,  précisémes 
parce  qu'ils  sont  sociaux,  n'ont  aucun  caractère  m 
cessaire,  peruianent,  universel  »,  —  on  a  l'ait  ui 
»  confusion  biologique  »  entre  «  l'instinct  sexuel 
qui  est  n  d'origine  animale  »,  et  «  l'instinct  de  repr 
duction  »,  qui  «  a  surtout  des  origines  sociales 
religieuses  11  ;  aussi  bien,  «  dans  des  milieux  sociai 
nouveaux,  de  nouveaux  mobiles  de  reproducti< 
pourraient  surgir,  je  le  crois,  mais  ils  nous  so 
complètement  inconnus  n  {Histoire  des  doctrines  éc 
nomiques,  1911,  p.  i53-i5'i,  par  MM.  Gidb  et  Charl 
RisT,  professeurs  d'économie  politique  et  sociale,  1' 
à  l'Université  de  Paris  et  l'autre  à  l'Université  <( 
Montpellier).  Et  voilà,  puisque  ce  sont  les  livr 
classiques  des  professeurs  de  l'Etat,  la  iiâtnre  inti 
lectuelle  que  reçoit  notre  jeunesse  des  Ecoles! 

En  face  de  ces  vices  de  la  vie  journalière  et  de  c 
monstruosités  révoltantes  de  la  doctrine,  quelle 
donc  été  l'attitude  des  catholiques? 

Ici  nous  souscrivons  tout  à  fait  au  jugement 
M.  Jordan,  dans  le  rapport  que  nous  citions  tout 
l'heure  de  lui  et  que  S.  H.  le  Cardinal  archevêque 
Paris,  le  faisant  précéder  de  quelques  lignes  de  pi 
face,  a  loué  très  hautement  comme  «  clair,  préc 
mesuré,  courageux,  de  nature  à  servir  grandeme 
une  cau'ie  qui  intéresse  au  plus  haut  point  l'avei 
de  la  France  ». 

«  Lors  même,  dit  M.  Jordan,  que  personuellcrae 
les  catholiques  n'ont  pas  de  reproches  à  se  fai 
ils  ont  leur  part  de  responsabilité  dans  la  faute  c 
leclive  du  pays.  Ils  ne  sont  pas  les  premiers  à  rav( 
signalée,  étudiée,  dénoncée.  Encore  aujourd'hui, 
comprennent-ils  bien   la  gravité?... 

0  11  ne  faut  pas  ss  flatter  (|u'un  retour  à  la  pra 
que  religieuse  relèverait  aussitôt  le  chiffre  des  na 
sauces,  ni  qu'on  travaille  à  guérir  le  mal  d'u 
manière  indirecte,  mais  elUcace,  par  le  seul  f 
qu'on  s'occupe  en  général  de  promouvoir  la  religit 
C'est  une  illusion  séduisante,  parce  qu'elle  exci 
l'abstenlion  et  endort  la  conscience;  mais,  en  r^ 
lité,  rien  ne  peut  dispenser  d'aborder  de  front 
question,  si  épineuse  qu'elle  puisse  être.  »  {Op.  c 
pp.  28-39) 

L'Eglise,  dirons-nous  ici  nous-mêrae,  n'a  pas 
rougir  de  ce  qu'elle  a  toujours  enseigné,  et  elli 
d'autant  moins  à  en  rougir  que  de  là  dépend  le  s 
lui,  c'est-à-dire  la  conservation  des  peuples  et  de 
l'rance. 


1065 


iNATURlSME 


1066 


«  C'est  un  crime  énoiiue,  dit  le  catéchisme  du 
Concile  de  Trente,  que  celui  des  gens  maries  qui 
usent  de  moyens,  soil  pour  empêcher  la  concei)tion 
soit  pour  procurer  l'avorlenicnt.  Cela  ne  peut  s'ap- 
peler ([ne  la  conspiration  de  deux  homicides.  » 
{Catéchisme  du  Cnncile  de  Tienle,  II,  viii,  lû)  El 
Bossuct,  dans  son  Cati'c/usme  de  Meaiix,  ne  craignait 
pas  de  préparer  pour  plus  lard  la  conscience  des 
entants  à  la  pratique  de  ces  devoirs  primordiaux 
dune  conduite  chrétienne.  «  O.  —  DitfS-nous  quel 
mal  il  faut  éviter  dans  l'usage  du  mariage.  —  K.  — 
C'est  de  refuser  injustementle  devoir  conjugal. ..c'est 
d'éviter  d'avoir  des  enfants,  ce  qui  est  un  mal  abo- 
minable. »  (Catéchisme  de  Meatix,  v°  partie,  in  fine) 
Cela  s'appelait,  il  est  vrai,  le  grand  catéchisme  ; 
mais  c'était  celui  qui  était  enseigné  tout  simplement 
pour  la  i)remiére  communion,  par  opposition  au 
(I  petit  catéchisme  »,  fait  pour  les  tout  jeunes 
enfants. 

«  Ce  langage,  demande  à  ce  propos  M.  Jordan, 
serait-il  encore  possible  aujourd'hui  ?  Je  doute 
qu'aucun  catéchisme  le  tienne.  Est-ce  un  progrès 
de  ne  plus  pouvoir  l'entendre  ?  Et  pourquoi  ne  le 
supportons-nous  pas  non  plus  ?  Est-ce  par  l'effet 
d'une  pudeur  plus  susceptible'.'  Ou  bien  parce  que 
nous  avons  perdu  riial)itude  '.'  Mais  pourquoi  ne 
nous  le  tenait-on  plus,  même  dans  tel  livre  où  le 
sujet  ramènerait  naturellement  ;  même  dans  les 
examens  de  conscience  et  les  manuels  de  confes- 
sion ?  N'a-t-on  pas  réservé  le  sujet  pour  la  confes- 
sion, sous  prétexte  qu'il  était  trop  délicat  pour  être 
abordé  en  [jublic  '.'  El  n'a-t-on  pas  ensuite  évite  de 
l'aborder  en  confession,  sous  prétexte  de  a  ne  pas 
éteindre  la  mèche  qui  fume  encore  »,  et  pour  lais- 
ser à  des  fautes,  qu'on  n'espérait  plus  empêcher, 
du  moins  le  bénélice  et  l'excuse  de  l'ignorance'  ? 
Craignait-on  de  vider  les  églises  et  de  faire  brusque- 
ment apparaître,  derrière  la  façade  catholique  effon- 
drée, des  réalités  décourageantes  ?  Autant  de  (|ues- 
tions  intéressantes  et  délicates,  (pi'il  serait  prématuré 
et  présomptueux  de  traiter.  »  (Op.  cit.,  p.  3o) 

Le  danger  cependant,  et  avec  le  danger  la  néces- 
sité de  laisser  voir  que  l'Eglise  a  tout  ensemble  le 
devoir  et  la  puissance  de  sauver  les  sociétés  qui 
meurent,  ont  commencé  à  inspirer  en  sens  contraire 
d'illustres  enseignements.  Le  cardinal  MEnciEU,  ar- 
chevêque de  l.ouvain,  a  tracé  la  voie  avec  une  har- 
diesse tovit  apostolique  par  son  mandement  de  1909 
sur  les /)ei'Oirj  delà  fie  cnri/ugale,  auquel  s'est  asso- 
cié tout  l'Episcopal  belge.  Et  cependant  alors  la  na- 
talité belge  était  encore  de  35  °/,  supérieure  à  la 
natalité  française  :  elle  était,  en  un  mot,  ce  que  la 
n6tre  n'était  plus  depuis  Napoléon  Ul  ou  les  toutes 
|iremicres  années  de  la  République,  alors  qu'en 
Erance  pas  un  catholique,  en  ce  temps-là,  n'aurait 
encore  ouvert  les  yeux  et  élevé  la  voix  pour  regarder 
le  péril  et  pour  le  dénoncer.  Citons  cependant  <|ue 
plus  près  de  nous,  en  igiS,  les  archevêques  et 
évêques  de  Bordeaux,  de  Viviers,  de  Cahors  et  de 
Verdun  ont  abordé  le  sujet  avec  plus  ou  moins  de 
développements  et  de  clarté  ;  mais  il  faut  bien  com- 
prendre que  les  allusions  voilées  ou  discrètes  pas- 
sent tout  à  fait  incomprises  ou  inaperçues. 

J.  Rambaud, 

CorresponHont  del'lnBtitut, 

Professeur  d'économie  politique 

à  la  Faculté  catholique 

de  droit  de  Lyon. 

1.  Faut-il  croire  autant  ix  In  bonne  foi  ?  Nous  en  dou- 
ions, pour  une  loule  de  ménages  apparemment  très 
chrétiens. 


L'auteur  très  regretté  de  l'article  qui  précède  n'a 
pas  connu  la  conlirmation  apportée  à  ses  parole» 
par  un  acte  colleclif  de  l'épiscopat  français,  conlir- 
mation qui  honore  sa  clairvoyance  et  eût  grande- 
ment réjoui  sa  foi  de  chrétien  Nous  croyons  remplir 
une  do  ses  dernières  volontés  en  reproduisant  ici  la 
déclaration  singulièrement  grave  des  arclievéqucs 
el  é\ê((iies  de  France,  dans  leur  lettre  publiée  au 
C(unmencement  de  juin  lyig. 

«  La  lin  principale  du  mariage  est  la  procréation 
des  enfants,  par  laquelle  Dieu  fait  aux  époux  l'hon- 
neur de  les  associer  à  sa  puissance  créatrice  et  à  sa 
paternité.  C'est  pécher  gravement  contre  la  nature 
et  contre  la  volonté  de  Dieu  que  de  frustrer  par  un 
calcul  égoïste  ou  sensuel  le  mariage  de  sa  (in.  Elles 
sont  aussi  funestes  que  criminelles,  les  théories  et 
les  pratiques  qui  enseignent  ou  encouragent  la  res- 
triction de  la  natalité.  I  a  guerre  nous  a  fait  loucher 
du  doigt  le  péril  mortel  auquel  elles  exposaient  le 
pays.  Que  la  leçon  ne  soit  pas  perdue  II  faut  com- 
bler les  vides  faits  par  la  mort,  si  l'on  veut  que  la 
France  reste  aux  Français,  et  qu'elle  soit  assez  forte 
pour  se  défendre  et  prospérer.  > 

\y.  D.  L.  R.] 

NATURISME.  —  «  Partout  et  à  quelque  époque 
qu'on  l'observe,  l'homme  est  un  animal  religieux; 
la  religiosité,  comme  disent  les  positivistes,  est  le 
plus  essentiel  de  ses  attributs,  et  personne  ne  croit 
plus,  avec  Gabriel  de  Morlillet  et  Hovelacque,  que 
l'homme  quaternaire  ail  ignoré  la  religion.  »  (Salo- 
MON  Reinach,  Cultes,  M\llies  et  Religions,  Paris,  I, 
igo5;  Introduction)  —  Mais  d'où  vient  ce  phéno- 
mène? «  A  moins  d'admettre  l'hypothèse  gratuite  et 
puérile  d'une  révélation  primitive,  il  faut  chercher 
l'origine  des  religions  dans  la  psychologie  de 
l'homme,  non  pas  de  l'homme  civilisé,  mais  de  celui 
qui  s'en  éloigne  le  plus.  »  {Ibid.) 

Et  maintenant,  les  premiers  représentants  de 
l'Espèce  humaineayant  disparu  sans  laisser  de  traces 
appréciables  de  leurs  croyances,  ne  pourrait-on  con- 
sidérer les  populations  de  culture  inférieure,  encore 
nombreuses  sur  la  terre,  comme  les  plus  voisines, 
par  tout  l'ensemble  de  leur  vie,  des  populations  pri- 
mitives? Dans  cette  hypothèse,  assez  conforme  aux 
données  de  la  préhistoire,  nos  sauvages  actuels  ne 
seraient  pas,  en  général,  en  état  de  décadence,  mais 
de  stagnation,  arrêtés  dans  le  lointain  état  social  de 
leurs  ancêtres  et  des  nôtres.  C'est  donc  chez  eux, 
«  en  remontant  jusque  dans  les  régions  les  plus  éloi- 
gnées el  les  plus  primitives  de  l'activité  intellectuelle 
do  l'humanité  ))(Tylob),  qu'on  aura  le  plus  de  chances 
de  retrouver  les  premiers  éléments  d'où  les  religions 
actuelles  sont  sorties. 

Or,  l'étude  de  ces  peuples  montre,  selon  plusieurs, 
que  le  point  initial  de  l'évolution  religieuse  dut  être 
le  Naturisme,  c'est-à-dire  a  la  personnilication  de  la 
Nature  devant  tout  objet  qui  peut  suffire  à  déter- 
miner la  révérence  de  l'homme  simple  ».  Et  la  pre- 
mière religion,  d'après  A.  Rkville,  aurait  été  «  celle 
qui  eut  pour  objet  direct  des  phénomènes,  des  corps 
ou  des  forces  de  la  Nature  tenus  pour  animés  et  con- 
scients i>.  (ia  religion  des  peuples  non  civilisés,  I, 
p.  67,  Paris,  i883)  Sous  d'autres  systèmes  et  d'autres 
noms,  le  préanimisme,  l'animisme,  le  mànisme,  le  féti- 
chisme, la  magie,  le  totémisme,  ïylor,  H.  Sprnceb, 
J.  S.  Fhazer,  W.  Wundt,  Hubert  et  M  auss,  Dorkheim, 
A.  vanGennep,  Goblktd'Alviella,  SalomonRrinach, 
etc.  découvrent  aussi  l'origine  des  religions  dans  le 
contact  révérentiel  des  premiers  hommes  avec  la 
Nature  extérieure  :  c'est  de  là  que,  par  un  processus 
qu'on  s'évertue  laborieusement  à  reconstituer,  se- 
raient sorties  les  idées  d'âmes,  d'esprits,  de  dieux. 


1667 


NATURISME 


1068 


de  Dieu  enlin,   en   même   leiups  que   les  pratiques 
variées  du  culte  prive  et  publie. 

l'rimus  in  orhe  deos  fecil  timor, 

avait  déjà  dit  le  poète  antique  :  c'était  un  précur- 
seur. 

En  réponse  à  ces  théories,  qui  prétendent  détruire 
par  la  base  toutes  les  données  de  la  Révélation  cl 
montrer  que  la  Religion  est  sans  objet,  il  sulfira  de 
faire  les  observations  suivantes  : 

1"  A  supposer  que  le  Naturisme,  l'Animisme,  la 
Magie,  le  Fétichisme  et  le  Totémisme  forment  la  base 
des  religfions  ou  pseudo-religions  dessauvages  actuels 
et  même  des  plus  lointains  représentants  de  notre 
Espèce,  la  lîible  —  puisque  c'est  d'elle  qu'il  s'agit  — 
est  ici  hors  de  cause.  La  Bible  enelTel  nous  dit  bien 
que  lepremier  homme  fut  créé  «  à  l'image  de  Dieu  », 
et  dès  lors  vraisemblablement  pourvu  des  premiers 
cléments  de  ce  qui  s'est  appelé  la  «  Révélation  »  ;  mais 
elle  ajoute  que,  par  suite  de  la  déchéance  originelle, 
ses  descendants  se  dispersèrent  dans  le  vaste  monde 
qui  s'ouvrait  à  leur  activité,  sujets  à  toutes  les  fai- 
blesses phj'siques,  intellectuelles  et  morales  de  leur 
nature,  privés  désormais  des  immunités  exception- 
nelles accordées  à  l'Ancêtre  et,  à  l'exception  de  quel- 
ques familles  privilégiées,  bientôt  livrés  à  toutes 
les  divagations  religieuses  dont  l'homme  est  capable 
et  que  nous  pouvons  remarquer  aujourd'hui  parmi 
les  populations  de  culture  inférieure.  C'est  en  cet 
état  de  dispersion,  de  dégradation  apparente  et 
(le  vraisemblable  dénûmenl  intellectuel, que  la  préhis- 
toire retrouve  aujourd'hui  quelques-uns  de  leurs 
représentants. 

2"  Libres  d'accepter  le  Naturisme  tel  qu'on  le  repré- 
sente, sans  que  notre  Foi  religieuse  en  soit  atteinte, 
nous  avons  cependant  le  droit  de  nous  demander 
quelle  est  la  valeur  de  cette  hjpothcse  et,  d'abord, 
quels  sont  les  savants  qui  la  proposent.  Or,  il  est 
assez  remajquable  qu'aucun  de  ces  derniers  ne 
connaît,  pour  les  aAoir  fréquentées  et  étudiées  sur 
place,  les  populations  primitives  dont  ils  nous  expo- 
sent par  le  menu  les  croyances  et  les  plus  intimes 
pensées.  En  fait,  tous  ont  un  système  auquel  ils  sem- 
blent vouloir  attacher  leur  nom  et  s'appliquent  à 
chercher  dans  les  relations  des  voyageurs  et  des 
missionnaires  les  menus  faits  qui  peuvent  leur  être 
favorables,  en  laissant  de  côté  ceux  qui  leur  sont 
contraires  :  c'est  ce  que  leur  reproche  avec  juste 
raison  l'un  des  premiers  disciples  de  Tjlor,  devenu 
bientôt  un  maître,  Andrew  Lang  (7'lie  Making  of 
Reiigioii), 

3*  Aussi,  n'y  a-l-il  pas  lieu  d'être  surpris  des  omis- 
sions, des  méprises  et  des  erreurs  qu'on  rencontre 
en  ces  divers  systèmes,  lesquels, d'ailleurs,  se  détrui- 
sent réciproquement.  —  La  première  de  ces  erreurs, 
qui  est  fondamentale,  consiste  à  confondre  sous  la 
même  appellation  —  la  «  religion  »  —  des  croyances 
cl  des  pratiques  dont  quelques-unes  sont  en  effet 
(l'essence  religieuse,  mais  dont  les  autres  relèvent  de 
la  superstition  et  de  la  magie.  (Jue  penser  de  l'écri- 
vain chinois  qui,  voulant  donner  à  Pékin  un  exposé 
de  la  religion  des  Français  de  Paris,  confondrait 
ensemble  les  cérémonies  de  Notre-Dame  et  celles  du 
Grand  Orient'? 

4°  Or,  si  les  a  sauvages  >/  de  l'Afrique  et  de  l'Océa- 
nie,  de  l'Asie  et  de  l'Amérique,  présentent  en  effet 
nombre  de  mythes  et  de  faits  qu'on  peut  rattacher 
au  Naturisme,  à  l'Animisme,  au  Totémisme,  à  la 
Magie,  c'est-à-dire  à  la  Superstition  et  même  à  la 
Jémonolàtrie,  il  y  a  d'autres  croyances  et  d'autres 
pratiques  de  nature  plus  élevée  qui  sont  proprement 
religieuses. 


Et,  ce  qui  n'a  pas  été  sans  surprendre,  il  est  au- 
jourd'hui constaté  que,  à  mesure  que  l'on  pénètre  les 
secrets  des  populations  les  ])lus  primitives,  les  Pyg- 
mées  d'Afrique,  les  Ncgritos  d'Asie,  les  Australiens, 
on  découvre  chez  elles  des  notions  plus  simples  et 
plus  pures,  telles  que  l'idéed'un  Etre  suprême,  d'une 
survie,  de  la  prière  et  du  sacrilice.  Ces  constatations, 
faites  sur  place  et  soigneusement  contrôlées,  ne  cor- 
respondent guère  au  portrait  que,  d'abord  et  de 
loin,  on  nous  avait  trace  du  sauvage,  lequel  ne  dis- 
tinguerait pas  t.  l'animé  de  l'inanimé  »  et  adorerait 
stupidement  les  arbres  et  les  pierres  ! 

5°  lInnBEHT  SpENCKH  avail  formulé  la  loi  suivante, 
valable,  dit  il,  pour  toutes  les  sphères  de  l'évolution 
sociale  :  «  Ce  (pi'il  y  a  de  commun  aux  intelligences 
dans  toutes  les  phases  de  la  civilisation,  doit  tenir 
à  une  couche  plus  profonde  que  ce  qui  est  spécial  au 
niveau  supérieur,  et  si  ces  dernières  manifestations 
peuvent  s'expliquer  comme  une  modilieation  et  une 
expansion  des  autres,  il  est  à  présumer  que  telle  est 
bien  leur  origine.  «  {Sociology,  I.  §  1^6)  —  Cette 
double  proposition  peut  être  admise,  mais  à  la  con- 
dition de  ne  pas  écarter  délibérément  des  «  couches 
profondes  »  de  la  civilisation  les  notions  propre- 
ment religieuses  qu'on  y  trouve,  sous  le  prétexte 
qu'elles  ne  peuvent  être  cjuc  le  développement  des 
autres.  La  notion  d'uu  Etre  supérieur,  organisateur 
du  monde  et  maître  des  éléments,  est  à  la  fois  très 
simple  et  trésé  levée:  nos  Pygmées  d'Afrique,acluel- 
lement,  la  regardent  comme  toute  naturelle,  et  il  n'y 
a  aucune  invraisemblance  à  supposer  que  les  pre- 
miers hommes  l'aient  eue,  en  considérant  le  vaste 
Univers  qui  s'étendait  devant  eux. 

G"  Mais,  dira  M.Sai.oiio.n  Heinac.u,  scandalisé,  cette 
doctrine  n'est-elle  pas  contraire  à  celle  de  «  tous  les 
grands  théologiens  de  l'Eglise  »,  d'après  lesquels 
a  l'humanité  est  redevable  de  la  connaissance  de 
Dieu  à  la  révélation  sklli;  »?  (Oiyi/icKSjp.  1 1)  —  Que 
M.  Salomon  Reinach  se  rassure  :  les  «  grands  théo- 
logiens »  du  traditionalisme,  qui  ont  en  effet  soutenu 
cette  thèse,  ont  été  précisément  condamnés,  et  le 
Concile  du  '\'atican  a  délini,  à  la  suite  de  saint  Paul, 
que  l'homme  peut  parfaitement  arrivera  la  connais- 
sance de  Dieu  par  les  lumières  naturelles  de  sa 
raison. 

En  résumé,  le  Naturisme  grossier,  qui  nous  repré- 
sente le  sauvage  actuel  comme  personniliant  la 
Nature  et  ne  distinguant  pas  a  entre  l'animé  et  l'ina- 
nimé »,  n'existe  pas,  et  rien  ne  prouve  qu'il  ait  jamais 
existé.  En  tout  cas,  à  eijté  des  croyances  et  des  pra- 
titpies  pseudo-religieuses,  naturistes,  animistes, 
loténiistes,  inagi(iues,  etc.,  il  convient  de  relever  des 
croyances  et  des  pratiques  plus  pures,  qui,  seules, 
constituent  la  Religion.  Ce  double  élément  se  re- 
marque aujourd'hui  partout  chez  les  populations  de 
culture  inférieure,  et  il  est  probable  (ju'il  remonte 
aux  origines  mêmes  de  l'Humanité.  Enlin,  dans  cette 
question,  la  Rilile  et  la  Révélation  sont  hors  de 
cause. 

BiBLioGiiAPHiE.  —  E.  U.  Tylor,  Piimiliyt  Culture, 
a  vol.  London,  1872;  trad.  franc.,  La  Cnilisatioii 
primitive,  2  vol.  Paris,  1878;  A.  Réville,  Les  reli- 
gions des  peuples  lion  cii'ilisés,  2  vol.  Paris,  i883; 
Andrew  Laiig,  The  Making  of  Religion,  London, 
1900;  A.  Bros,  La  Ileligion  des  peuples  non  ciiili- 
sé.s,  Paris,  1907;  Mgr  A.  Le  Roy,  t.a  Religion  des 
Primitifs,  Paris,  1909;  A.  Lemonnjer,  I.a  Révéla- 
tion primitive  et  les  données  actuelles  de  laScience 
(traduit  l'allemand  du  R.  I'.  G.  Schmidt),  Paris, 
1914. 

A.  Lb  Roy, 
nTè(|ue  d'AIindd. 


1069 


NÈGRES  (LA  TRAITE  DES]  ET  LES  MISSIONNAIRES 


1070 


NÈGRES  (LA  TRAITE  DES)  ET  LES  MIS- 
SIONNAIRES. —  L'esclaviige  antique  avait  pres- 
que cnlièrement  disparu  de  la  société  clirétiennc, 
quand  la  cupidité  des  blancs  d'Europe  le  fil  revivre, 
pour  le  raallieur  de  leurs  frères  noirs  d'Afrique,  avec 
des  horreurs  inouïes  jusque-là.  On  a  pu  lire  dans 
l'article  Esclavage  la  lamentable  histoire  de  cette 
funeste  résurrection,  le  hideux  développement  pris 
par  la  traite  des  nègres,  les  efforts  des  Souverains 
Pontifes  pour  arrêter  ce  cruel  Iralic  de  chair  humaine 
Il  reste  quelque  chose  à  dire  de  l'altitude  des  Mis- 
sionnaires à  l'égard  de  ces  violences  et  de  ces  iniqui- 
tés, dont  ils  ont  pu  avoir  connaissance,  parfois 
comme  témoins  oculaires. 

Nous  devons  exposer  d'abord  la  situation  des  mis- 
sionnaires en  face  de  la  traite  :  puis  ce  qu'ils  ont  fait 
pour  s'y  opposer,  soit  par  action  directe,  soit  par 
leur  inlïuence. 

I.  Situation  des  Missionnaires  en  face  de  la 
traite  des  nègres.  —  Uemèmeque, suivant  les  prin- 
cipes du  droit  naturel  et  la  doctrine  des  théologiens, 
les  missionnaires  ne  pouvaient  condamner  de  façon 
absolue  l'esclavage,  ils  n'ont  pas  davantage  dii  con- 
damner toute  sorte  de  commerce  d'esclaves.  La  ques- 
tion était  de  savoir  si  la  justice  et  l'humanité  pou- 
vaient y  être  sauvegardées.  Et  donc,  au  moins  dans 
les  commencements,  plus  d'un  a  de  très  bonne  foi  par- 
tagé l'erreur  de  Barthélémy  de  Las  Casas.  Ce  grand 
ami  des  Indiens  s'accuse  en  elïel  d'avoir  conseillé  de 
transporter  des  nègres  d'.^frique  en  Amérique,  pour 
les  substituer  aux  indigènes  du  Nouveau  Alonde  dans 
le  travail  des  plantalions  et  des  mines  :  «  Il  n'avait 
pas  assez  examiné,  avoue-l-il,  comment  les  nègres 
étaient  tirés  de  leur  patrie,  et  il  avait  trop  facilement 
préounié  la  légitimité  du  tralic  d'hommes  qui  se 
faisait  sous  le  palronagedes  rois  de  Portugal.  Après 
qu'il  eut  appris  combien  injustement  ces  malheu- 
reux sont  enlevés  de  leur  pays  et  réduits  en  servi- 
tude, il  n'aurait  plus  donné  pareil  conseil  pour  rien 
au  monde,  jt  (IJistoria  Je  las  Iiuliax.  Madrid,  1876.) 

Il  n  était  pas  facile,  même  aux  missionnaires 
d'Afrique,  d'obtenir  des  renseignements  précis  et 
dignes  de  foi  sur  la  provenance  de  la  marchandise 
humaine,  amenée  de  l'intérieur  dans  les  ports,  ni  sur 
la  manière  dont  elle  était  acquise.  Les  trali([uanls 
avaient  grand  soin  de  faire  leurs  opérations  là  où 
ils  n'avaient  pas  de  témoins  gênants  à  redouter.  Ce- 
pendant les  missionnaires  n'ont  pas  été  lents  à  faire 
tout  le  possible  pour  s'éclairer.  C'est  Sainl-Paul-de 
Loanda,  chef-lieu  de  la  colonie  portugaise  d'Angola 
(Afrique  sud-occidentale),  qui  a  été  toujours  l'en- 
trepùl  principal  de  ce  tralic.  Les  premiers  mission- 
naires d'Angola  y  arrivèrent  avec  le  premier  gou- 
verneur portugais,  Paul  Dias,  en  iSGa  :  ils  étaient 
quatre  Jésuites,  dont  deux  prêtres  et  deux  Frères. 
L'un  deux,  le  P.  Garcia  Simoens,  dans  une  lettre  du 
7  novembre  iSjô,  évalue  à  environ  3oo  le  nombre 
des  Portugais  qu'il  y  avait  alors  dans  le  pays,  mais 
à  12.000  le  chiffre  des  esclaves  noirs  qui  étaient 
exportés  chaque  année.  Ce  missionnaire  nous  rap- 
porte en  même  temps  ce  qu'il  a  pu  apprendre,  en 
cherchant  à  savoir  comment  toute  celle  foule  avait 
perdu  sa  liberté.  «  Je  trouve,  écrit-il,  que  presque 
toute  la  nation  est  esclave  du  roi  nègre,  soit  à  la 
suite  de  révoltes,  soit  en  punition  de  quelque  crime 
contre  lequel  leurs  lois  édictent  la  mort,  comme 
l'adultère,  les  vols.  Dans  ces  cas,  au  lieu  de  mettre 
à  mort  les  coupables,  on  les  vend.  D'ailleurs,  on 
allirme  comme  chose  certaine  que,  s'il  était  prouvé 
qu'un  homme  aurait  acheté  ou  vendu  une  personne 
libre,  il  serait  puni  de  mort  ;  et  l'on  ajoute  que  les 
esclaves  qui  ne  le  sont  pas  devenus  régulièrement, 


réclament  aussitôt  et  ne  se  laissent  pas  vendre.  » 
(lielaràes  de  Angola.  Ms.  de  la  Bibliothèque  natio- 
nale Paris,  F.  Portug.  8.) 

Supposé  ces  allégations  vraies,  les  missionnaires 
ne  pouvaient  «  priiiri  condamner  tout  ce  commerce: 
plusieurs,  beaucoup  |)eut-ctre  de  ces  noirs,  vendus 
par  leurs  rois  ou  leurs  chefs,  étaient  privés  légalement 
de  leur  liberté  et  pouvaientctre  légitimement  achetés 
et  revendus  par  les  Européens.  Mais  combien  étaient, 
de  fait,  dans  ce  cas,  parmi  ces  milliers  de  malheureux? 

II.  Action  directe  des  Missionnaires.—  Sur  cette 
question,  l'expérience  ne  larda  guère  à  apporter  aux 
missionnaires  des  réponses  peu  favorables.  Ils  n'ont 
pas  manqué  de  faire  aussitôt  ce  qu'ont  fait,  toujours 
et  partout,  les  apôtres  des  indigènes,  en  face  de  la 
violation  des  droits  de  leurs  clients.  Ils  ont  employé 
toute  leur  influence  auprès  des  autorités,  et  toute 
l'éloquence  de  leurs  admonestations  auprès  des  par- 
ticuliers, p<jur  arrêter  les  injustices  et  en  procurer  la 
réparation.  Leurs  efforts  n'ont  pas  été  vains:  ils  ont 
réussi  à  faire  rendre  la  liberté  à  beaucoup  de  nè- 
gres injustement  capturés,  et,  grâce  à  eux,  un  grand 
nombre  d'autres  ne  l'ont  jamais  perdue. 

Il  leur  encoiitait  cher,  souvent,  de  lutter  contre  la 
convoitise  des  trafiquants  et  les  hauts  protecteurs 
qu'ils  trouvaient  parfois  Le  P.  Jérôme  Vogado,  en 
I  65a,  se  vit  expulser  de  la  colonie  par  le  gouverneur 
irrité  des  réclamations  de  son  zèle  contre  les  guerres 
injustes,  dont  le  seul  but  était  de  faire  des  prison- 
niers et  des  esclaves.  (A.  Franco,  Synopsis  Annaliiim 
Societalis  Jesu  in  Liisitaiiia,  Lisbonne,  l'jaô) 

Un  autre  grand  marché  d'esclaves  était  dans  l'Ile 
de  Santiago,  vis-à-vis  du  cap  Vert.  C'est  de  la  Guinée 
qu'on  y  amenait,  également,  par  milliers,  les  noirs 
qu'on  relransporlait  en  Amérique.  Ici  encore,  ces 
infortunés,  comme  ceux  de  Loanda,  trouvaient  des 
Pères,  non  seulement  pour  s'occuper  de  leurs  âmes, 
mais  aussi  pour  défendre  leurs  droits  d'hommes. 
Par  eux,  ils  obtenaient  souvent  desjuges,  qui,  après 
enquête,  prononçaient  leur  libération.  C'est  ce  qu'at- 
testent notamment  les  biographes  du  P.  Balthazar 
Barreira  (Franco,  Iniai^em  de  viriud  ern  0  iioviciado 
de  Coimbra,  II;  Juventius,  Historiae  Societalis  Jesii, 
pars  V,  t.  II,  p.  690).  Là  encore,  comme  dans  l'Angola, 
c'étaient  des  Jésuiles  portugais  qui  s'efforçaient,  ne 
pouvant  la  supprimer,  d'amender  et  de  réduire  le 
plus  possible  la  traite,  si  fâcheusement  inaugurée 
par  leurs  compatriotes. 

Tous  les  missionnaires  d'Afrique  ont  efficacement 
conlribué  à  la  suppression  de  la  traite  noire,  ne  fût-ce 
que  par  leurs  travaux  pour  la  conversion  des  indi- 
gènes. Ils  réussissaient  en  effet,  généralement,  à  pro- 
téger la  liberté  de  leurs  néophytes  et  de  leurs  caté- 
cliumcnes.  Et  surtout,  en  gagnant  au  christianisme 
les  chefs  noirs,  ils  enlevaient  par  là  même  aux 
trafiquants  d'esclaves  leurs  agents  et  leurs  fournis- 
seurs principaux.  .Vussi,  parlant  du  Congo,  le  P.  Mo- 
lina,  vers  la  fin  du  xvi=  siècle,  pouvail-il écrire:  «De 
ce  royaume,  parce  qu'il  ne  renferme  que  des  chré- 
tiens, on  n'exporte  point  d'esclaves,  et  les  crimes 
n'y  sont  pas  punis  de  l'esclavage.  » 

Malheureusement,  l'apostolat  des  missionnaires 
ne  put  s'étendre  assez  pour  exercer  partout  cette 
bienfaisante  influence.  La  raison  n'en  est  point  dans 
un  défaut  de  zèle  chez  les  apôlres,  mais  dans  les  dilli- 
cultés  spéciales,  contre  lesquelles  ils  avaient  à  lutter 
dans  ces  pays  noirs.  Il  y  en  a  dont  ni  dévouement 
ni  abnégation  nesaïu'aient  toujours  trionqjher.  Telles 
sont  celles  qui  naissent  du  climat.  L'Afrique  tropi- 
cale, encore  aujourd'hui  si  peu  hospitalière  aux 
Européens,  a  été  particulièrement  meurtrière  aux 
missionnaires  d'autrefois,  qui  ne  connaissaient  pas 


1071 


NÈGRES  (LA  TRAITE  DES)  ET  LES  MISSIONNAIRES 


1072 


les  moyens  de  se  défendre  qu'offre  maintenant  la 
5.eience  médicale.  Si  la  ferveur  des  volontaires  pour 
ces  missions  de  martyrs  n'a  jamais  faibli,  les  Supé- 
rieurs néanmoins  étaient  bien  obligés  de  chercher  à 
limiter  les  pertes  depersonnel.  Cependant  de  grandes 
dépenses  d'hommes  et  de  peine  ont  été  faites  pour 
les  indigènes  africains,  par  les  Dominicains  au 
Congo,  dont  ils  furent  les  premiers  apôtres  (avant  la 
iînduxV  siècle),  et  surtout  dans  l'Afrique  sud-orien- 
tale, où  plusieurs  périrent  de  la  main  des  sauvages 
Cafres; —  par lesCapucins, depuis  lô^o.dansle  Congo 
et  l'Angola;  —  par  les  Augustins,  dans  le  Zanguebar. 
Les  Jésuites  ont  fait  les  plus  grands  sacrilices  en 
faveur  des  Nègres,  qu'ils  sont  allés  trouver,  pour  leur 
porter  la  foi  et  la  civilisation,  tout  le  long  des  cotes 
de  l'Afrique  occidentale  et  sud-orientale,  et  souvent 
assez  loin  vers  l'intérieur  du  continent,  dans  les 
bassins  du  Niger,  du  Zaïre,  du  Coanza,  du  Zambèse. 
Ils  y  ont  eu  aussi  leurs  martjrs,  comme  le  Vén. 
P.  Gonçalo  de  Sylveira  (i56i)  et  d'autres.  Il  fallut, 
pour  leur  faire  quitter  des  postes  si  pénibles,  qu'ils 
en  fussent  arrachés  en  1769  par  la  violence  du  persé- 
cuteur Pombal. 

III.  Action  indirecte.  —  Il  nous  reste  à  constater 
une  action  indirecte,  par  laquelle  les  missionnaires 
ont  influé  sur  l'atténuation  et  puis  la  suppression 
de  la  traite.  Nous  avons  dit  que  les  théologiens  du 
moyen  âge  admettaient,  sous  certaines  réserves,  qu'il 
pouvait  y  avoir  encore  un  tratic  légitime  des  esclaves 
dans  les  pays  infidèles.  Mais,  dès  le  xvi«  siècle,  la 
traite  des  noirs  est  énergiquement  condamnée  par 
les  théologiens  les  plus  illustres,  notamment  par  les 
moralistes  les  plus  autorisés  des  ordres  auxquels 
appartiennent  les  missionnaires  d'Afrique.  Que  s'est- 
il  donc  passé?  On  ne  peut  douter  que  cette  opinion, 
qui  rallia  l'unanimité  des  docteurs  catholiques  au 
xvir  siècle,  ne  se  soit  formée  sous  l'inspiration  des 
missionnaires. 

Un  des  premiers  théologiens  qui  aient  traité  la 
question  est  le  célèbre  Molina,  et  il  l'a  fait  avec  une 
ampleur  et  une  solidité  remarquables  {De  justitia 
et  jure,  tract.  II,  disp.  xxxiv  et  xxxv).  Il  conmience 
par  des  détails  extrêmement  intéressants  sur  la 
provenance  des  esclaves  qui  entraient  dans  la  traite, 
sur  la  façon  dont  les  marchands  les  acquéraient  :  en 
particulier,  il  signale  les  mauvais  traitements  qui 
étaient  infligés  à  ces  malheureux.  Molina  déclare 
expressément  qu'il  tient  ses  renseignements  des 
missionnaires,  surtout  des  Jésuites.  Arrivant  ensuite 
à  la  décision,  il  remarque  que  plusieurs  docteurs 
étrangers  à  son  ordre  ont  déjà  condamné  ce  commerce 
comme  un  péché  mortel.  Quant  à  lui,  voici  son 
jugement.  «  Pour  moi,  écrit-il,  le  plus  vraisemblable 
de  beaucoup  est  que  ce  tralic  d'esclaves  achetés  des 
infidèles  (en  Afrique)  et  transportés  de  là  ailleurs 
est  injuste  et  inique,  et  que  tous  ceux  qui  l'exercent 
pèchent  mortellement,  et  sont  dans  l'état  de  damna- 
tion éternelle,  à  moins  que  l'un  ou  l'autre  n'ait  l'excuse 
de  l'ignorance  invincible,  que  je  n'oserais,  du  reste, 
accorder  à  aucun  d'entre  eux.  »  En  conséquence, 
ajoute-t-il,  le  roi  de  Portugal  et  ses  ministres,  ainsi 
que  les  évè(|ues  et  les  confesseurs  des  marchands 
d'esclaves,  sont  tenus  d'examiner  ces  gens,  et  d'aviser 
à  une  répression  eflicace  de  leurs  injustices.  La  rai- 
son de  celte  conclusion,  c'est  que,  d'après  les  faits 
connus,  il  y  a  présomption  légitime  que  les  nègres 
enlevés  par  la  traite  sont  tous,  ou  presque  tous, 
injustement  réduits  en  esclavage. 

■Telle  est  la  doctrine  de  Molina  sur  la  traite  des 
noirs.  Il  n'est  pas  inutile  d'ajouter  qu'il  l'enseigna 
dans  la  principale  chaire  de  l'université  d'Evora,  en 
Portugal,  et  que  le  li\Te  où  il  la  reproduisit  fut  égale- 


ment publié  dans  le  pays  qui  avait  inauguré  ce  hon- 
teux commerce,  et  qui  à  cette  époque  en  avait  encore 
en  grande  partie  le  monopole  et  en  retirait  de  gros 
prolits. 

Les  mêmes  conclusions  furent  soutenues  avec  non 
moins  de  fermeté  par  un  autre  professeur  de  théo- 
logie, Portugais  et  Jésuite,  le  P.  Fernan  Rebkllo,  au 
commencement  du  xvii'  siècle  {Opiis  de  Obhgalioni- 
biis  jtistiliae,  lib.  I,quaest.io,  Lugduni,  1608;  appro- 
bation portugaise  de  1606).  Un  peu  plus  tard,  Thomas 
Sa>chez.  le  célèbre  moraliste  espagnol,  si  injuste- 
ment vilipendé  dans  les  Provinciales,  se  prononce 
encore  avec  plus  de  décision  dans  le  même  sens 
(Consilia  moraha,  lib.  I,  cap.  i,  dub.  4).  Enfin,  ces 
auteurs  invoquent  à  l'appui  de  leur  jugement  les 
moralistes  les  plus  estimés  de  l'époque,  comme 
Ledbsma,  Soto,  Navahro,  Mercado,  Fr.  Garci-v  et 
d'autres. 

Les  décisions  des  théologiens  en  ce  temps-là 
n'étaient  pas  de  vaines  paroles,  condamnées  à  se 
perdre  dans  les  régions  de  la  théorie.  Elles  influaient 
|uiissamment  sur  l'opinion  pul)lique  et  dictaient 
souvent  la  conduite  des  ministres  et  des  souverains. 
En  Portugal,  de  même  qu'en  Espagne,  les  théolo- 
giens étaient  appelés  dans  les  conseils  royaux,  pour 
collaborer  aux  instructions  qu'on  donnait  aux  gou- 
verneurs et  aux  chefs  militaires  des  colonies.  Molina 
nous  apprend,  par  exemple,  qu'il  a  vu  les  instruc- 
tions remises  à  des  généraux  chargés  de  deux  expé- 
ditions dans  le  pays  d'Angola  et  dans  la  région  du 
Zambèse.  Il  atteste  que  ces  instructions,  élaborées 
avec  le  concours  des  conseillers  spirituels  de  la  cou- 
ronne, contenaient  tout  ce  qu'il  fallait  pour  sauve- 
garder les  lois  de  la  justice  à  l'égard  des  indigènes. 

S'il  n'avait  tenu  qu'aux  docteurs  catholiques,  in- 
spirés par  les  missionnaires,  letrafic  des  noirs  aurait 
cessé  d'exister  au  xvn«  siècle.  Si,  au  contraire,  il  ne 
fit  que  progresser  et  ajouter  violences  sur  violences, 
c'est  qu'il  était  tombé  entre  des  mains  que  ni  les 
décisions  des  théologiens  catholiques  ni  les  protes- 
tations des  missionnaires  ne  pouvaient  arrcler.  On 
sait,  en  efifet,  que  les  peuples  protestants,  et  surtout 
les  Anglais,  qui  ont  tant  fait  de  nos  jours  pour 
l'extinction  de  la  traite  des  noirs,  eurent  le  rôle  le 
plus  actif  dans  ce  commerce  inhumain,  jusqu'au 
premières  années  du  xixi^  siècle. 

BiBUOGRAPBiB .  —  Outre  les  ouvrages  indiqués  dans 
l'article,  on  peut  voir  :  Margraf,  Kircke  iind  Skla- 
verei,  ïiibingen,  1866; — P.J.  Dutilleul, art.  ^sc/a- 
ra^e  dans  le  Dictionnaire  de  Théologie  catholique  : 
—  liesoliitiones  S.  Ofjicii  ad  duhia  circa  Nigros,  d. 
2oMart.i686,  dans  Juris  Ponii/icii  de  Propaganda 
Fide,  Pars  secunda,  cnxxxiii,  p.  226,  avec  des 
fautes  rectifiées  dans  la  note  i,  p.  628;  cf.  dxlvi, 
p.  286,  Rome,  1909;  —  Ms.  de  la  Bibl.  nat .  à  Paris. 
F.  Portug.  8,  f.  266  :  "  Determinaciio  de  Letrados 
S.  comq.condicoens  se  podia  fazer  guerra  aos  fSeys  , 
da  Conquisia  de  Portugal.  Fala  especial  do  Mono- 
motapa.  »  C'est  sans  doute  une  des  consultations 
auxquelles  fait  allusion  Molina;  elle  est  datée  du 
25  janvier  lôGg  et  signée  de  sept  juristes,  dont  au 
moins  un  Jésuite.  —  Aux  archives  de  l'archevê- 
chc,  à  Malines  (Belgique),  se  trouve  un  document 
portugais,  intitulé  Informaroes  do  captiveiro  dos 
Cafres,  et  donnant  les  réponses  de  cinq  anciens 
missionnaires  du  Zambèse,  interrogés  par  le 
P.  Michel  de  Amaral,  visiteurdes  Jésuites  de  l'Inde, 
le  3o  mai  1709,  pour  savoir  ;  1°  si,  en  général,  les 
esclaves  exportés  de  r.\frique  australe  avaient  été 
faits  légitimement  esclaves;  2°  si  les  marchands, 
qui  les  avaient  achetés  pour  l'exportation,  exami- 
naient avant  les  achats,  pour  n'exporter  que  ceux 


073 


NORD  (RELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


1074 


qu'ils  sauraient  être  esclaves  à  juste  litre.  Toutes 
les  réponses  sont  nésatives,  et  avec  une  netleti- 
particulière  en  ce  qui  concerne  la  seconde  question . 
—  Voir  d'ailleurs  l'article  Esclavage. 

J.  BBUCKEn,  S.  J. 

NÈPOMUCÈNE.  —  Voir  Jean  NiipoMUcÈNK. 

fORD  (RELIGIONS    DE    L'EUROPE    DU) 

I.   Vue  Gâ.MiRAi.K.  —  A.  Délimitation  géographi- 
que de  l'Europe  du  Nord. 

B.  Variété  des  races  humaines  de  l'Europe  du 
Nord. 

C.  Variété  des  religions  de  l'Europe  du  Nord. 
1).  Le  domaine  des  religions  de  l'Europe  du  Nord. 

U.  Religions  ÉTEINTES  et  rbligions  existantes  ue 
l'Europe  dd  Nord. 

A.  [.es  Hyperboréens  :  Samoyèdes  et  Lapons. 
1.  Les  Samoyèdes.  2.  Les  Lapons. 

B.  Les  peuples  de  race  finnoise,  i.  Les  Finlan- 
dais. 2.  Les  Finnois  de  la  liussie  orientale. 
a)  Les  Zyrianes  ;  b)  Les  païens  de  la  i'alléc 
moyenne  de  la  Volga  ;  les  Votiaks  ;  e)  Les  Mord- 
ves:  d)  Les  Tchérémisses  ;  e)  Les  Tchouvuches  : 
f)  Les  Esthoniens ;  g)  Conclusion  sur  les  reli- 
gions finnoises. 

C.  Les  populations  composites  du  Sud-Est  de  la 
Baltique. 

D.  Les  populations  slaies.  i.  L.es  liasses,  a.  Les 
Polonais.  3.  Les  Slaves  de  l'Ouest. 

E.  Les  peuples  ger/nano-scandinates.  i.  Obser- 
vations générales.  2.  Les  croyances  religieuses 
des  Germains  d'après  César  et  Tacite.  3. 
Croyances  religieuses  des  Germains  au  débat 
du  moyen  dge.  4.  /.es  croyances  religieuses  des 
Scandinaves.  5.  Le  culte.  6.  Croyance  dans  la 
vie  future.'].  Idées  cosmogoniques  des  Germano- 
Scandinaves. 

Conclusion. 

Un  aperçu,  même  sommaire,  des  diirérentes  reli- 
ions qu'ont  naffuère  pratiquées  les  peuples  de  l'Eu- 
ipe  septentrionale  ou  qvie  pratiquent  encore,  sous 
ne  forme  plus  ou  moins  altérée,  quelques-uns  de 
•urs  représentants  actuels  ne  paraîtra  peut-être  pas 

sa  place  dans  un  Dictionnaire  apologétique  de  la 
'oi  catholique,  l'n  tel  ouvrage  n'est  pas  (dira-t-on 
unsdoute)  un  dictionnaire  de  l'histoire  des  religions; 
es  lors,  pourquoi  y  traiter  un  sujet  si  éloigné  de 
apologétique?  L'objection  est  sérieuse;  il  ne  sem- 
le  cependant  pas  impossible  d'y  répondre.  Que  l'on 
onge  au  nombre  des  problèmes  —  souvent  fort 
élicats  —  d'ordre  historique  posés  par  l'histoire 
cligieuse  et  morale  de  l'humanité;  que  l'on  songea 
1  complexité  de  ces  problèmes  et  à  la  masse  de 
uestions  subsidiaires  qu'ils  soulèvent.  Un  Diction- 
aire  apologétique  peut-il  ignorer  ces  problèmes  et  les 
lisser  systématiquement  de  côté  ?  Non,  répondrons- 
ous  sans  hésiler.  Un  tel  instrument  de  travail,  s'il 
e  prétend  pas  les  résoudre  tous,  nimèmelesenvisa- 
er  toujours  dans  toute  leur  ampleur,  doit  du  moins 
!S  eflleurer;  à  qui  voudrait  en  aborder  l'étude,  il 
oit  indiquer  sommairement  en  quoi  consistent  ces 
robKmes  et  comment  ils  se  posent. 

Envisagé  de  celte  manière,  un  Dictionnaire  apo- 
igétujiie  de  la  L'oi  catholique  ne  peut  pas  négliger 
îs  religions  païennes,  pas  même  les  primitives;  il 
c  déborde  pas  son  cadre  en  traçant  à  grands  traits, 
e  la  manière  la  plus  sommaire,  un  tableau  des  reli- 
ions de  l'Europe  du  Nord. 

(I  Des  religions  »,  disons-nous.  En  elïet,  sur  l'im- 
lense  surface  continentale  à  laquelle  nous  donnons 


le  nom  i'ICurope  septentrionale,  vivent  des  poi)ula- 
tions  à  tous  égards  très  différentes  les  unes  des  autres. 
C'est  ce  dont  permettra  de  se  rendre  compte  le  bref 
coup  d'ti>il  qu'avant  de  pénétrer  dans  les  détails  il 
importe  de  jeter  sur  l'ensemble  de  la  contrée. 

I.  Vue  généhalb.  —  Bien  entendu,  celle  vue  gêné 
raie  ne  saurait  être  que  très  sommaire;  elle  est 
cependant  indispensable.  N'importe-t-il  pas  de  déter- 
miner les  bornes  géographiques  de  la  contrée  à 
laquelle  nous  appliquons  ici  la  dénomination  d'Eu- 
rope du  \ord  ?  de  mettre  en  lumière  la  multiplicité 
et  la  variété  des  races  humaines  (jui  vivent  à  l'inté- 
rieur de  ces  limites?  et  aussi  de  montrer  comment,  de 
même  que  les  types  humains,  nombreux  sont  les 
types  sociaux  et  très  dilFcrentes  les  croyances  des 
habitants  de  celte  partie  considérable  de  l'Europe? 
Sans  cette  base  solide,  nous  manquerions  des  notions 
élémentaires  indispensables  pour  indiquer  l'étendue 
du  domaine  des  religions  de  l'Europe  du  Septentrion, 
comme  aussi  pour  localiser  exaclemcnt  un  certain 
nombre  de  faits  auxquels  nous  aurons  à  Caire  allu- 
sion par  la  suite. 

Examinons  donc,  sans  tarder  davantage,  les  points 
que  nous  nous  proposons  de  traiter  dans  ce  coup 
d'oeil  d'ensemble. 

.\.  Délimitation  géographique  de  l'Europe  du 
Nord.  —  Ouvrons  un  atlas  classique  de  géographie 
et  jetons  les  yeux  sur  une  carte  géologique  de  l'Eu- 
rope dans  son  ensemble.  Notre  œil  ne  larde  pas  à  y 
distinguer  une  ligne  très  sinueuse  et  très  irrégulière, 
qui  court  d'Est  en  Ouest  depuis  les  sources  du  Tobol 
asiatique  jusqu'au  Sud  des  bouches  du  Rhin,  de  la 
Meuse  et  de  l'Escaut,  et  qui  indique  les  limites 
extrêmes  des  dépôts  glaciaires  du  Nord.  Après  avoir 
séparé  dans  la  partie  nord-orientale  de  la  Russie 
d'Europe  le  domaine  des  tleuves  tributaires  de  l'océan 
Glacial  de  celui  de  la  Volga,  cette  ligne  se  dirige 
vers  le  Sud  en  coupant  les  sources  d'un  des  princi- 
paux allluents  de  la  Volga  (la  Kama),  puis  en  lon- 
geant de  plus  ou  moins  près,  dans  l'Ouest,  les  bords 
de  la  Vellouga,  de  la  Soura  et  entin  de  la  Volga  elle- 
même.  Parvenue  à  la  hauteur  du  Si"  parallèle,  elle 
modille  brusquement  sa  direction  et  recommence  à 
courir  vers  l'Ouest,  non  sans  dessiner  de  larges 
boucles  à  travers  les  fertiles  pays  qu'arrosent  le 
Khoper  et  le  Don,  les  sources  de  l'Oka  (qui  envoie 
ses  eaux  à  la  Volga),  puis  le  Dniepr  vassal  de  la  mer 
Noire  comme  le  Don  l'est  de  la  mer  d'Azov.  Sa  der- 
nière avancée  vers  le  Sud  est  sur  les  rives  du  Dniepr, 
en  aval  de  Kiev  et  du  conlluenl  de  la  Desna  ;  dès 
lors  plus  de  sinuosités;  de  manière  presque  rigide, 
la  limite  méridionale  des  dépôts  glaciaires  du  Nord 
court  au  Sud  du  Pripet  et  parallèlement  à  lui,  coupe 
les  sources  du  Bug,  du  San  el  de  la  Vistule,  évite 
celle  de  l'Oder  mais  non  pas,  au  revers  septentrional 
des  monts  des  Géants  el  de  Lusace,  celles  de  la  Sprée 
ni  du  Havel.  Après  avoir  franchi  l'Elbe  (en  aval  de 
Dresde),  puis  la  Saale,  elle  contourne  les  monts  de 
Thuringe  que  termine  le  plateau  du  Harz  ;  elle 
franchit  la  Wéser  au  Sud  des  Portes  de  Westphalie, 
touche  à  la  source  de  la  Lippe,  traverse  le  Rhin  au 
connuenl  de  la  Ruhr  et  la  Murse  vers  Vanloo,  puis, 
par  les  marais  de  Peel  et  les  landes  de  la  Gampine, 
elle  descend  sur  l'Escaut  un  peu  en  amont  d'Anvers 
avant  d'aboutir,  par  le  pays  de  VVaes,  à  la  mer  du 
Nord  aux  environs  d'Heyst.  De  l'autre  côlé  de  cette 
mer  plus  ou  moins  fermée,  l'ile  de  la  Grande-Bretagne 
porte,  elle  aussi,  el  dans  les  montagnes  de  l'Ecosse, 
et  jusque  dans  les  plaines  plus  méridionales,  des 
restes  indéniables  des  anciens  glaciers  quaternaires. 

Le  pays  situé  au  Nord  de  la  ligne  très  sinueuse  dont 
nous  venons  de  suivre  le  tracé    à    travers   l'Europe 


1075 


NORD  (RELIGIONS  DE  I/EUROPE  DU) 


1076 


entière  englobe,  à  l'Est  et  au  Sud  de  la  Scandinavie, 
toute  la  partie  forestière  et  la  partie  septentrionale 
de  la  zone  cullivoe  de  la  Russie,  la  plaine  de  l'Alle- 
ina^'ne  du  Xord  et  ses  prolongements  occidentaux 
du  royaume  des  Pays-Bas  et  de  la  Belgique.  11  com- 
prend en  outre  une  bonne  partie  de  la  plus  grande 
des  terres  de  l'arcLipel  britaiinitjue,  et  loin  au  Nord, 
sous  le  cercle  polaire  boréal,  le  »  pays  des  glaces  n. 
l'Islande.  C'est  bien  là,  du  moins  pour  les  géologues, 
loute  l'Europe  du  Nord,  puisque  ce  fut  naguère  le 
iliamp  d  expansion,  dans  leurs  différents  stades,  des 
glaciers  de  l'époque  quaternaire  ;  leurs  dépôts  sont 
là  pour  en  témoigner  encore  aujourd'hui. 

Les  géographes  ne  peuvent  pas,  par  contre,  appli- 
quer cette  dénomination  à  des  pays  qui  se  prolon- 
gent jusqu'aux  rivages  les  plus  occidentaux  de  la 
mer  du  Nord  et  qui  appartiennent  en  fait  à  l'Europe 
centrale.  Peuvent-ils,  d'autre  part,  comprendre  la 
montagneuse  péninsule  Scandinave  dans  ce  qu'ils 
appelleraient  volontiers  la  «  basse  Europe  n,  ou 
«  l'Europe  des  plaines  »'.'  et  peuvent-ils  en  exclure 
une  bonne  partie  de  la  Russie  méridionale?  Mieux 
vaut  avouer  qu'au  point  de  vue  topographique  notre 
expression  d'«  Europe  septentrionale  »  n'est  guère 
satisfaisante,  car  elle  sépare  les  uns  des  autres  des 
pays  dont  l'homogénéité  physique  est  indéniable,  el 
elle  en  groupe  par  contre  de  disparates.  Adoptons-la 
néanmoins,  faute  d'une  meilleure,  pour  désigner 
toute  la  partie  de  l'Europe  qui,  dans  ses  grandes 
lignes, correspond  aux  contrées  dont  nous  avons  tout 
à  l'heure  indiqué  les  limites.  Entre  l'océan  Glacial 
arctiiiue,  d'une  part,  et,  d'autre  part,  la  lisière  méri- 
dionale de  la  zone  forestière  de  la  plaine  russe  et  les 
talus  septentrionaux  des  montagnes  qui,  dans  l'Eu- 
rope centrale,  constituent  par  delà  le  fossé  du  Danube 
les  glacis  du  grand  massif  alpestre,  toutes  les  terres 
concourent  à  former  l'Europe  septentrionale. 

B.  'Variété  des  races  humaines  de  l'Europe  du 
Nord.  —  Sur  cet  immense  territoire,  d'aspects  si 
divers  suivant  les  pays  —  quel  contraste  entre  les 
montagnes  de  la  Scandinavie,  les  plateaux  de  la 
Finlande  et  les  plaines  russes!  —  vivent  des  popu- 
lations très  nombreuses  et  très  variées.  Aucune 
homogénéité  de  race.  Et  la  chose  se  comprend  par- 
faitement à  la  seule  inspection  de  la  carte. 

Entre  les  rivages  septentrionaux  de  ces  petites 
«  méditerranées  »  que  sont  la  mer  Noire  et  la  mer 
d'Azov,  et  la  lisière  méridionale  de  la  zone  forestière, 
se  développent  jusqu'aux  bouches  du  Danube  et  jus- 
qu'aux plaines  arrosées  par  la  Vislule  une  série  de 
steppes  plus  ou  moins  déprimées,  qui  constituent  la 
voie  d'accès  la  plus  commode  pour  passer  d'Asie  en 
Europe.  C'a  été  naguère  un  territoire  de  parcours 
pour  les  peuples  venus  de  l'Orient,  au  cours  de  leurs 
migrations  successives  vers  l'Ouest.  Qu'ont  fait, 
alors,  les  êtres  humains  antérieurement  établis  dans 
les  steppes'?  Pour  sauver  leur  vie  et  leur  indépen- 
dance, à  défaut  de  leurs  pauvres  richesses,  ils  se  sont 
réfugiés  dans  les  profondeurs  de  la  foret,  où,  à  la 
suite  de  nouveaux  déplacements  de  peuples,  d'autres 
arrivants,  d'autres  fugitifs  sont  venus  les  rejoindre 
à  leur  tour,  et  même  les  refouler  plus  avant.  Tient- 
on  compte,  d'autre  part,  de  l'existence  d'un  second 
chemin  d'invasion  tout  à  fait  au  Nord,  de  la  conti- 
nuité des  toundras  sibériennes  jusque  sur  les  bords 
du  golfe  de  Mezen,  de  la  répétition  —  moins  fré- 
quente sans  doute  —  des  mêmes  faits  sur  les  terri- 
toires baignés  par  l'océan  Glacial  arctique  et  sur  les 
steppes  situés  au  Nord  du  Pont-Euxin,  on  s'explique 
aisément  l'extrême  variété  des  populations  établies 
sur  les  différents  territoires  qui  constituent  notre 
Europe  du  Nord.  En  réalité,  chaque  Invasion  y  a 
laissé  sa  trace. 


Si,  dans  les  parties  les  moins  accessibles  et  les 
plus  reculées  tout  à  la  fois  (péninsule  Scandinave) 
ou  encore  les  plus  occidentales  (pajs  voisins  de  là 
mer  du  Nord),  les  habitants  appartiennent  aujour- 
d'hui, dans  l'ensemble,  à  une  seule  race,  il  n'en  va 
pas  de  même  plus  à  l'Est.  Multiples  et  très  différentes 
les  unes  des  autres  par  le  type  et  par  les  caractères 
somatiquessontles  populations  de  la  majeure  partie 
de  l'Europe  du  Nord;  tous  les  voyageurs  le  consta- 
tent successivement  et  tous  les  savants  le  eonOrment. 

Sans  doute,  les  flots  répétés  de  la  colonisation 
germanique  ont-ils  anéanti  au  cours  des  siècles,  sur 
les  bords  de  l'Elbe  et  de  l'Oder,  bien  des  populations 
de  race  slave  dont  seuls  ou  presque  seuls  les  textes 
historiques  attestent  aujourd'hui  l'ancienne  exis- 
tence (dans  la  Lande  de  Lunebourg,  par  exemple). 
Néanmoins,  «juclques  îlots  sporadiques  subsistent 
encore  çà  et  là;  tels  ces  Wendes  de  la  Lusace  dont 
le  groupe  le  plus  septentrional  descend  jusque  dans 
les  paj  s  atteints  par  les  dépôts  glaciaires  Scandi- 
naves (région  lacustre  du  Brandebourg).  Plus  à  l'Est, 
dans  les  plaines  arrosées  par  la  Vistule  el  par  ses 
aflluents  et  sur  les  rivages  de  la  mer  Baltique,  voici 
des  poi)ulations  d'origines  très  diverses,  ici  des 
Slaves  appartenant  à  des  branches  différentes  et 
plus  ou  moins  altérées  de  cette  grande  race,  là  des 
Allemands,  ailleurs  des  Finnois...  Que  dire  enfin  du 
bassin  moyen  de  la  Volga,  sinon  qu'il  est,  suivant 
la  très  exacte  expression  d'un  voyageur,  o  une  mo- 
saïque de  races  »?  (Ch.  Rahot.)  On  y  rencontre  en 
effet  des  représentants  de  la  race  mongole  et  de  la 
famille  ouralo-altaique  (Ougro-Finnois  et  Turco- 
Tartares),  des  Slaves,  des  Germains,  se  pénétrant 
étroitement  parfois  les  uns  les  autres.  Point  de  terri- 
toires nettement  délimités  où  soient  cantonnés  ceux 
ci  et  ceux-là;  «  à  côté  d'un  groupe  (innois  vous 
rencontrez  un  village  tatar  et,  au  milieu  de  Musul- 
mans, des  Russes  u.  En  présence  d'une  eompénétra- 
lion  aussi  intime  de  races  différentes,  on  ne  saurait 
prétendre  établir  des  frontières  entre  leurs  repré- 
sentants; la  tâche  est  irréalisable  dans  un  pays  où, 
comme  de  puissants  torrents,  les  grands  courante 
des  invasions  passées  par  la  vallée  de  la  Volga  oni 
rompu  la  masse  compacte  des  populations  primitives 
tout  en  laissant  subsister,  de  l'ancien  niveau  humain 
des  témoins  pareils  à  ces  collines  qui  se  dressent  iso 
lément  au  milieu  des  plaines,  vestiges  d'anciennes 
formations  géologiques. 

C.  Variété  des  religions  de  l'Europe  da  Nord 
A  cette  variété  de  races  répond  —  et  d'elle  découh 
naturellement  —  une  très  grande  variété  de  langues 
de  mœurs  cl  de  religions  très  différentes  les  une 
des  autres. 

Pour  les  langues,  que  d'exemples  il  serait  facile  d 
donner  1  Voici  ces  Wendes  ou  Serbes  de  Lusace 
noyésaujourd'hui  au  milieu  d'une  masse  d'Allemand 
qui  les  isolent  de  toutes  parts  des  autres  Slaves  le 
plus  rapprochés.  Tchèques,  Slovaques  et  Polonais 
Bien  qu'ils  ne  soient  plus  160.000,  ils  parlent  deu: 
idiomes  distincts,  et  si  dilTérents  l'un  de  l'autre  qu 
les  gens  du  peuple  ont  de  la  peine  à  s'entendre  e 
que  beaucoup  de  linguistes  y  ont  reconnu  deux  lan 
gués  particulières  (L.  Niedeblh).  On  connaît  d'aulr 
part  la  division  des  Russes  en  Grands-Russes,  Petits 
Russes  et  Biélorusses  ou  Russes-Blancs;  là  encore 
on  constate  de  nombreuses  et  importantes  différen 
ces  dialectales.  Et  parfois,  à  cùté  et  même  au  mille 
de  ces  populations  slaves,  vivent  d'autres  peuples 
tout  à  fait  dilTérents  d'origine  et  parlant  des  langue 
au  génie  absolument  autre,  voire  même  encore  pri 
milives.  Telle  cette  langue  des  Tchouvaches,  dont  1 
plupart  des  termes  sont  empruntés,  et  qui  ne  pos 
sède  pas  mille  mots  originaux. 


1077 


NORD  (HELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


1078 


Comme  les  langues,  lies  diverses  sont  les  mœurs 
el  les  coutumes  (les  poiiulalioiisde  l'Europe  du  Nord. 
Les  deux  groupes  wendes  dont  il  vient  déjà  d'être 
question  ne  dillèrent  pas  seulement  de  leurs  voisins 
allemands,  mais  même  entre  eux,  à  beaucoup  dVjfards, 
pour  la  vie  domestique  et  pour  le  ccjslume.  En  dépit 
de  traits  généraux  analogues  à  ceux  des  Grands- 
Polonais,  les  Mazuriens  ont  conservé  dans  leur  région 
foresiicre,  comme  les  Petits-Polonais  sur  la  Yistule 
supérieure,  une  originalité  marquée  et  des  mœurs 
locales.  De  telles  dill'érencialions  sont  bien  plus  accen- 
tuées encore  en  Russie.  Parmi  les  Slaves  eux-mêmes, 
on  constate  des  traits  particuliers  à  tel  ou  tel 
groupe, soit  dans  la  vie  domestique, soit  dans  le  carac- 
tère ou  dans  les  traditions  historiques;  mais  com- 
bien plus  apparentes  encore  sont  ces  divergences 
entre  les  Slaves  et  les  Finnois  ou  les  Turco-Tartarcs 
demeurés  sur  le  sol  de  la  Uussiel  II  y  a  là  juxtapo- 
sition de  races,  dont  les  unes  suivent  le  mouvement 
de  la  civilisation  tandis  que  les  autres  demeurent 
figées  dans  un  lointain  passé.  Tel  est  le  cas  pour  ces 
(I  Tcliérémisses  des  prairies  »,  établis  entre  Vialka 
el  Volga,  qui  ne  sont  pas  russifiés  comme  les  a  Tché- 
réniisses  de  la  montagne  »,  et  dont  les  femmes  ont 
gardé  un  costume  très  pittoresque,  avec  leurs  blou- 
ses agrémentées  de  larges  broderies,  portant  sur  le 
devant  deux  placpies  qui  forment  cuirasse,  el  ornées 
de  pièces  d'argent  qui  se  sonl  transmises  de  géné- 
ration en  génération,  «  Un  numismate  (a  écrit  na- 
guère Alfred  Kamuaud)  ferait  de  merveilleuses  dé- 
couvertes dans  ces  médaillers  ambulants  »;  dont  la 
coifTure  est  également  fort  curieuse.  Non  moins 
remarquable,  el  rappelant  parfois  celui  des  Tcliéré- 
misses, est  le  costume  des  femmes  tcliouvacbes. 
Elles  se  coiffent  d'une  calotte  surmontée  d'une  pointe, 
comme  un  casque  sarrasin  ;  elles  portent  sur  leurs 
reins  une  armure  composée  de  cuir  el  de  métal, 
comme  une  croupière  de  destrier;  elles  jettent  sur 
leurs  épaules,  aux  jours  de  fête,  un  manteau  roide 
et  rectangulaire  comme  une  chasuble  de  prêtre.  «  Chez 
ce  peuple  étrange,  nvii-  est  synonyme  de  beau,  el 
quand  on  veut  se  venger  d'un  ennemi,  on  va  se  pen- 
dre à  sa  porte  u  (Alf.  Kamkaud).  Il  y  aurait  égale- 
ment beaucoup  à  dire  sur  le  costume  et  les  ma'urs 
des  Votiaks,  un  peu  plus  orientaux  encore.  Com- 
ment, dans  de  telles  conditions,  ne  pas  trouver 
parmi  les  populations  du  Nord-Est  de  l'Europe  la 
plus  grande  variété  de  religions?  On  jie  j)ourrait 
s'étonner  que  dn  contraire,  el,  de  l'ait,  on  y  constate 
1  existence  et  la  juxtaposition  de  croyances  forl 
nombreuses  el  très   dillérenles  les  unes  des  autres. 

Il  n'est  pas  exagéré  de  dire  que  les  voyageurs  y 
ont  renconlré  naguère,  dans  des  temps  où  la  science 
de  l'histoire  des  religions  n'était  pas  en  honneur  — 
de  là  1  imprécision  et  la  pauvreté  de  nos  connais- 
sances —  tous  les  stades  de  1  évolution  religieuse. 
Alors  les  territoires  de  la  Russie  el  de  la  Scandinavie, 
les  pays  sarmates,  germains  et  belges  étaient  habités 
[lar  des  tribus  i)ratiquant  les  vieilles  religions  païen- 
nes :  finnoises,  slaves,  Scandinaves  et  germaniques. 
Peu  à  peu,  sous  l'action  de  conquêtes  répétées  et 
d'évangélisations  très  dis|iarates  venues  de  Byzance 
au  Sud,  de  la  Gaule  franque  à  l'Ouest  et  des  pays 
musulmans  au  Sud-EsL,  ces  vieilles  religions  ont 
cessé  de  vivre,  c'est-à-dire  de  prospérer;  elles  ont 
reculé  el  même,  la  civilisation  aidant,  elles  ont  en 
grande  partie  disparu.  Néanmoins,  multiples  sont 
encore  les  vestiges  de  l'ancien  étal  leligieux  dans  la 
contrée.  Depuis  l'animisme  le  plus  primitif  et  le 
plus  grossier,  le  chamanisme  des  Samoyèdes  rive- 
rains de  la  mer  Glaciale,  jusqu'au  monothéisme  mu- 
sulman, qui  ne  reconnaît  «  de  Dieu  que  Dieu,  dont 
Mahomet  est  le  prophète    »,  on  passe,  sur  les  terri- 


toires de  l'Europe  du  Nord,  par  de  véritables  degrés 
intermédiaires;  dans  certains  cantons  de  la  Russie, 
en  effet,  subsistent  encore  des  épaves  des  anciennes 
religions  finnoises  et  slaves  animistes,  fétichistesou 
anthropomorphiques.  El  ces  épaves  ne  subsistent 
pas  seulement  dans  les  limites  géologiques  ou  géo- 
gra])hiques  que  nous  avons  indiquées  tout  à  l'heure; 
on  en  constate  également  la  trace  plus  au  Sud,  par- 
tout où  se  rencontrent  de  vielles  populations  slaves. 
El  voici  à  côté  d'elles,  sans  parler  du  Judaïsme, 
voici  d'autres  religions  qui  les  dominent  de  toute  la 
supériorité  que  leur  donne  un  fadeur  tout  nouveau 
el  sans  attaches  dans  le  jiassè.  Toutes,  à  des  degrés 
différents,  procèdent  delà  Révélation  chrétienne,  el 
l'orthodoxie  russe  avec  ses  diverses  secies,  et  les 
innombrables  confessions  protestantes  des  Pays-Bas, 
de  l'Allemagne  et  des  pays  Scandinaves,  et  enfin  le 
Catholicisme,  Ce  sonl  là,  à  l'heure  actuelle,  avec 
l'islamisme  au<]uel  adhèrent  les  Turco-Tartares,  les 
religions  vraiment  vivantes  de  l'Europe  septentrio- 
nale. 

De  ces  religions  dominantes,  il  ne  sera  pas  ques- 
tion dans  les  pages  qui  vont  suivre:  islamisme,  reli- 
gion grecque  orthodoxe,  sectes  protestantes  et  sur- 
tout Catholicisme  fournissent  en  effet  la  matière  de 
presque  toutes  les  études  que  contient  ce  Diction- 
naire. L'apologétique  ne  se  soucie  guère,  par  contre, 
des  antiques  religions  des  pays  du  Nord  de  l'Eu- 
rope. Ces  religions  n'onlelles  jias  totalement  dis- 
paru? ou,  blessées  à  mott,  n'aclièvent-elles  pas  de 
s'éteindre,  étouffées  par  les  j)rogrès  de  la  grecque 
ou  de  la  musulmane?  Elles  méritent  cependant  un 
souvenir.  11  convient  de  tracer  un  rapide  aperçu  de 
ce  qu'elles  furent  ou  de  ce  qu'elles  demeurent  encore 
de  nos  jours. 

U.  Le  domaine  des  religions  de  l'Europe  du 
Nord.  —  Mais  peut-on,  pour  tracer  ce  bref  tableau 
d'ensemble,  négliger  certains  groupes  de  population 
slave  ou  germanique,  parce  qu'ils  se  trouvent  situés 
au  Sud  des  limites  géologiques  ou  géographiques 
que  nous  avons  indiquées  tout  à  l'heure?  La  chose 
nous  semble  impossible.  En  réalité,  au  point  de  vue 
des  phénomènes  religieux  comme  des  phénomènes 
ethnologiques  el  ethnographiques,  l'Europe  septen- 
trionale s'étend  plus  loin  qu'aux  points  de  vue  géo- 
logique et  géographique  :  elle  comprend  tous  les 
pays  où  se  trouvent  de  vieilles  populations  appar- 
tenant aux  groupes  des  Slaves  de  l'Est  et  des  Slaves 
du  Nord,  la  Petite  Russie  et  la  Russie  blanche,  et  les 
parties  de  la  ['ologne  siluées  au  Sud  de  celles  dont 
nous  avons  ])arlé  plus  haut.  De  même  encore,  elle 
englobe  le  domaine  de  toutes  les  vieilles  populations 
germaniques,  à  l'Ouest  el  au  Sud  de  la  Bohème  cl 
des  monts  de  Thuringe,  et  donc  la  Haute  comme  la 
Basse  Allemagne.  Là,  en  ell'et,  subsistent  encore, 
dans  les  croyances  et  dans  les  traditions  populaires, 
de  curieux  vestiges  des  antiques  religions  germa- 
niques, en  l'ranconie,  en  Sovialie,  en  Bavière,  elc. 

Etendons  donc  encore  le  champ  primitif  de  notre 
élude;  au  double  point  de  vue  ethnique  el  religieux, 
l'Europe  se|)tenlrionalc  est  en  effet  beaucoup  plus 
vaste  que  nous  l'avons  constaté  d'abord.  Elle  atteint 
les  rivages  qui,  au  Sud  de  la  plaine  russe,  sont  bai- 
gnés par  les  Ilots  de  la  Mer  Noire  ;  par  delà  le  môle 
jiroéminent  des  Karpates  et  de  la  Bohème,  elle  va 
jusqu'aux  vallées  alpestres  de  la  Bavière.  Elle  gagne 
ensuite,  au  long  du  Rhin,  les  plaines  flamandes,  et, 
en  face  d'elles,  celles  de  l'île  de  Bretagne,  laissant 
à  l'Ouest  le  domaine  des  religions  celtiques,  qui  sont 
celles  de  l'extrême  Europe  occidentale. 

Nous  ne  nous  occuperons  jias  de  ces  dernières, 
qui  mcritenl  à  tous  égards  une  élude  particulière. 
Les  autres  suniront,  à  elles  seules,  pour  retenir,  si 


1079 


NOKD  (RELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


1080 


brièvement   que  nous  parlions  tle  chacune   d'elles, 
pendant  un  long  temps  noire  attention. 

II.  Religions  iîteintks  et  religions  existantes  de 
l'Ecroi'k  du  Nord.  —  Passons-les  donc  en  revue, 
en  commençant  parlesjïlus  septentrionales,  qui  sont 
en  même  temps  les  plus  ruilimeiitaires,  par  celles 
des  Hyperborécns  qui  vivent  des  deux  côtés  du  cer- 
cle polaire  arctique.  En  descendant  ensuite  plus  au 
Sud,  nous  nous  trouverons  en  contact,  entre  les 
monts  Durais  et  la  Baltique,  avec  des  populations 
Ijnnoises  plus  ou  moins  pures,  plus  ou  moins  civili- 
sées, puis  avec  les  peuples  baltiques  intermédiaires 
des  Slaves  et  des  Germains  :  Lettons,  Lithuaniens 
et  lîorusses.  Il  ne  nous  restera  plus  ensuite  à  étudier 
que  les  relijïions  primitives  des  populations  slaves 
plus  orientales  ou  plus  méridionales,  des  Russes, 
des  Polonais  et  des  Wendes,  et  celles,  aussi  mal 
connues  ou  à  peu  près,  des  Germains  et  des  Scandi- 
naves. Ceux-ci,  dont  l'aire  d'habitat  se  trouve  dans 
les  péninsules  Scandinave  et  du  Jutland  et  dans  la 
grande  plaine  allemande,  et  dans  les  lies  plus  ou 
moins  perdues  dans  rAtlanti(|ue  de  l'Islande  et  de  la 
Grande-Bretagne,  ont  poussé  au  début  de  l'époque 
médiévale  leurs  tribus  les  plus  avancées  jusque  sur 
les  rivages  les  plus  occidentaux  de  ce  que  nous  appe- 
lons l'Europe  septentrionale,  comme,  plus  au  Sud, 
jusqu'en  Gaule  et  jusqu'en  Ibérie;mais  ils  n'ont  pas 
tardé,  dans  ces  derniers  pays,  à  embrasser  des  confes- 
sions chrétiennes,  et  plus  rien,  pour  ainsi  dire,  n'y 
subsiste  des  anciennes  religions  germaniques.  Voilà 
pourquoi,  dans  l'extrême  Ouest  du  continent,  nous 
ne  faisons  pas  place  aux  religion<  de  l'Europe  sep- 
tentrionale. Voilà  aussi  pourquoi  Germains  et  Scan- 
dinaves sont  les  derniers  peuples  de  la  religion 
desquels  nous  allons  essayer  de  nous  rendre  compte 
dans  cet  article. 

Peut-être  estimera-t-on  peu  scientilique  un  tel  clas- 
sement, à  la  base  purement  géographique;  du  moins 
est-il  commode  et  pcrraet-il  d'apporter  quelque  ordre 
dans  un  exposé  qui  n'a  rien  d'une  élude  comparée, 
mais  qui  vise  uniquement  à  dégager  les  traits  essen- 
tiels des  religions  des  dill'érents  peuples  dont  il  doit 
s'occuper  successivement. 

A.  Lks  HvpBRitoRKENs  :  Samovèdbs  et  Lapons.  — 
Les  Hyperborécns  de  l'Europe  septentrionale  sont 
des  Saïuoyèdes  ou  des  Lapons.  Parmi  les  seconds, 
ceux  qui  sont  Russes  vivent  dans  la  massive  pénin- 
sule de  Kola,  et  les  autres  —  Norvégiens  et  Suédois 
—  se  trouvent  sur  les  rivages  septentrionaux  de  la 
Scandinavie  ou  dans  l'intérieur  du  large  pédoncule 
par  lequel  cette  grande  péninsule  est  rattachée  à  la 
masse  continentale.  (Juant  aux  premiers,  dont  on 
sait  qu'ils  occupent  en  .A.sie  un  territoire  beaucoup 
plus  considérable  qu'en  Europe,  et  qu'ils  y  sont  beau- 
coup moins  cl.iirsemés,  ils  noniadisent  dans  l'Ouest 
de  l'Oural  jusqu'à  la  mer  Blanche,  à  travers  les 
toundras  et  les  forêts  coupées  de  marais  riveraines 
de  la  Petchora;  ils  y  chassent,  ils  y  pèchent,  ils  y 
paissent  leurs  rennes,  menant  une  vie  errante  et  mi- 
sérable, plus  précaire  que  ne  le  font  leurs  frères 
asiatiques,  et  ils  dépérissent  rapidement. 

I.  Les  Samoyèdes.  —  Que  les  Saraoyèdes  Jouraks 
de  Caslren  constituent  un  rameau  particulier  de  la 
branche  ouralimne  de  la  famille  ouralo-altaïque  ou 
qu'ils  soient  autre  chose,  que  leur  langue  soit  dis- 
tante ou  proche  de  celles  des  autres  fraclions  du 
groupe  allaïque,  peu  importe  ici.  Ce  qui  nous  touche, 
ce  sont  les  conceptions  religieuses  de  ces  pauvres 
Ilyperborcens  qui,  nominalement,  sont  chrétiens, 
mais  qui  ont  en  réalité  conservé  leurs  anciennes 
croyances.  Celles-ci,  telles  qu'on  peut  les  dégager 
des  renseignements  fournis  par  les   voyageurs,  sont 


très  grossières  et  ne  semblent  guère  dépasser  le  ni- 
veau des  superstitions  animistes. 

Les  Samoyèdes  adorent  en  cU'et,  en  Europe  comme 
en  Asie,  le  soleil,  la  lune,  l'eau  (les  sources  et  les 
rivières,  la  mer  et  les  lacs,  auxquels  ils  font  de 
temps  en  temps  des  ollrandes),  et  les  arbres,  à 
défaut  des  bois  que  ne  porte  pas  l'aride  toundra.  Ils 
vénèrent  d'autre  part  de  vieilles  idoles,  de  pierre  ou 
de  bois,  de  dimensions  variables  et  de  formes  gros- 
sières, dressées  sur  ces  caps  élevés  de  l'océan  Gla- 
cial arctique,  dont  la  silhouette  se  voit  de  loin  au 
milieu  des  plaines  environnantes.  Au  cours  du  mé- 
morable voyage  de  la  Vé^a  autour  de  l'Eurasie,  le 
savant  A.  E.  Nordenskjôld  a  visité  un  de  ces  lieux 
sacrés  dans  l'île  de  Vaïgatch;  il  y  a  trouvé,  sur  une 
colline,  un  groupe  d'idoles  samoj'èdes  (hoh'any  en 
russe)  entourées  des  ossements  des  animaux  qui 
leur  avaient  été  offerts  en  sacrifice;  il  a  vu  ces 
idoles  barbouillées  du  sang  des  victimes,  exactement 
comme  Stephen  Buurougii  l'avait  déjà  remarqué 
dès  i556  au  cap  septentrional  de  l'île  Vaïgatch,  où 
il  avait  vu /|2o  idoles,  qui  sonl  raaintenant(et  depuis 
une  date  postérieure  à  1 84^)  renversées,  mais  peut- 
être  conservées  en  partie  dans  une  grotte  sacrée 
dont  parle  Nordenskjidd  dans  sa  relation.  AKozinin. 
à  une  vingtaine  de  kilomètres  de  Mezen,  existait 
naguère  un  autre  lieu  sacré  dont  les  loo  idoles  ont 
été  brûlées  par  les  Russes. 

Pour  gagner  ces  différents  lieux  sacrés,  pour  y 
rendre  à  leurs  antiques  idoles,  à  leurs  Jilegs,  analo- 
gues à  celles  que  représente  déjà  une  vieille  gravure 
hollandaise  reproduite  dans  le  Voyage  de  la  Végn 
(t.  I,  p.  78  de  la  Irad.  franc.),  l'hommage  qulleur  est 
du,  pour  leur  offrir  des  sacrifices  —  d'ours  parfois, 
mais  surtout  de  rennes  — ,  les  Samoyèdes,  même 
baptisés  dans  la  religion  orthodoxe  (et  ils  le  sont 
tous  aujourd'hui)  n'hésitent  pas  à  faire  de  très  longs 
pèlerinages. 

Les  Samoyèdes  pratiquent  également  le  culte  des 
âmes  des  morts,  car  ils  croient  à  une  vie  future.  Ils 
le  prouvent  en  déposant  ses  habits,  ses  outils,  son 
traîneau  sur  la  tombe  d'un  mort.  Ils  croient  encore 
aux  esprits  ou  ladeplzio.  Ils  témoignent  une  vérita- 
ble vénération  à  tous  les  objets  qui  les  frappent,  et 
semblent,  comme  une  foule  d'autres  peuples  primi- 
tifs, donner  une  puissance  supérieure  jusqu'aux  ani- 
maux qu'ils  tuent,  tout  au  moins  à  ceux  qu'ils  redou- 
tent. A  la  manière  dont  ils  se  comportent  envers  les 
loups  ou  les  ours  qu'ils  ont  abattus,  ayant  soin  de 
leur  désigner  des  Russes,  et  non  pas  eux-mêmes, 
comme  leur  ayant  ôlé  la  vie,  on  est  en  droit  de  pen- 
ser que  les  Samoyèdes  voient  dans  ces  fauves  des 
êtres  dont  l'esprit  est  susceptible  d'exercer  sa  ven- 
geance sur  ceux  qui  leur  ont  fait  du  mal.  Pour  ces 
Hyperboréens  comme  pour  les  populations  qui  les 
entourent,  l'ours  est  certainement  un  être  à  ménager, 
sinon  un  dieu. 

Certains  auteurs  signalent  encore  la  croyance  des 
Samoyèdes  à  quelques  dieux  principaux  :  le  bon 
Sam-Noum  ou  A'dhiii,  qui  protège  le  bétail  et  qui 
donne  la  vie,  et  qui  est  entourée  de  I.nkhètes,  et  le 
mécliant  Vézako.  C'est  de  ce  dernier,  le  mari  de  la 
terre,  Kliadako,  la  «  mère  puissante  »,  que  l'idole  aux 
sept  visages  était  au  milieu  du  xvi'  siècle,  au  témoi- 
gnage de  Stéphen  Burrough,  entourée  de  420  autres 
idoles  sur  le  cap  septentrional  de  Vaïgatch.  Mais  ces 
divinités  sont  très  vagues  et  mal  définies,  surtout  si 
l'on  songe  que  le  mot  JS'oum  ou  iA'um  désignerait  à  la 
fois  le  Ciel,  la  Divinité  et  même  tous  les  agents  sur- 
naturels. 

Ce  qui,  par  contre,  est  bien  net,  c'est  le  culte  de 
chaque  famille  samoy  ède  à  l'égard  de  son  idole  ou  féti- 
che familial  (caillou  enveloppé  de  linges  et  enjolivé 


1081 


NORD  (RELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


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de  plaijues  de  lailon,  avec  une  arêle  pour  tigurer  le 
visage  d'un  être  humain,  ligurine  avec  un  morceau 
de  cuivre  rccourljé  en  forme  de  nez,  poupée  avec  une 
léle  de  lailon,  morceaux  de  fer  forgé  plus  ou  moins 
grossièrement  travaillés,  etc.),  véritable  idole  porta- 
tive, exactement  de  la  même  catégorie  que  les  grandes 
et  vieilles,  mêlées  à  de  toutes  peliles,  groupées  dans 
les  lieux  de  sacrilice.  De  fait,  les  Samoyèdes,  non 
contents  de  posséder  et  de  vénérer  de  telles  idoles 
ou  boWany  sous  leur  tente,  les  emportent  toujours 
dans  leurs  migrations  et  ne  veulent  pas  s'en  séparer; 
ils  ne  font  aucune  différence  entre  elleset  les  images 
sacrées  des  Orthodoxes. 

Des  chamans  jouent  le  rùle  de  ministres  du  culte. 
A  la  fois  prêtres  et  sorciers,  en  même  temps  que 
médecins,  ces  chamans  portent  un  costume  particu- 
lier :  une  tunii[uc  de  peau  à  laquelle  sont  suspendus 
de  nombreux  ornements  en  fer  (couteaux,  clés, 
vieilles  serrures,  clous,  plaquettes,  poissons,  etc.). 
Ils  exercent  une  très  grande  inihiencc  sur  les  autres 
Sanioyêdes,  auxquels  ils  imposent  par  leur  habile 
prestidigitation. 

2.  Les  Ijapona.  —  Rien  donc  que  de  très  grossier 
chez  les  (pulque  5.ooo  Samoyèdes  disperses  entre 
l'Oural  et  la  mer  Blanche  ;  Nordenskjôld  les  tient  pour 
inférieurs  aux  ïchouktchis  et  surtout  aux  Lapons 
qui  vivent  à  l'Ouest  du  Bielo  Ozéro  des  Kusses,  dans 
la  partie  la  plus  septentrionale  de  l'Europe.  Ceux-ci 
ne  semblent  cependant  pas  avoir  eu  naguère  des 
croyances  beaucoup  plus  rallinées  ;  mais  qu'ils  vivent 
sur  les  côtes,  dans  les  bois  ou  dans  les  montagnes, 
qu'ils  soient  Russes,  Finlandais,  Suédois  ou  Norvé- 
giens, ils  ne  pratiquent  j>lus,  et  depuis  longtemps, 
leur  ancienne  religion.  Tous  sont  convertis,  ceux  de 
la  péninsule  de  Kola  au  christianisme  grec  ortho- 
doxe depuisle  xvi"  siècle,  grâce  au  moineTrifan,  ceux 
de  la  Finlande  et  de  la  Scandinavie  au  luthéranisme 
depuis  le  milieu  du  xviii«  siècle.  Mais  ils  n'ont  fait 
simplement,  pendant  longtemps,  qu'«  échanger  des 
superstitions  anciennes  pour  d'autres  plus  nou- 
velles »,  tant  ils  comprenaient  mal  les  enseigne- 
ments qu'ils  avaient  reçus.  Lkopold  de  Buch  raconte 
que,  de  son  temps  (il  y  a  maintenant  plus  d'un 
siècle),  les  Lapons  luthériens  se  présentaient  aussi 
fréquemment  que  possible  à  la  Sainte-Cène,  car  ils 
la  regardaient  «  comme  une  espèce  de  sortilège  cpii 
les  préseryait  de  l'influence  des  malins  esprits  ».  11 
ajoute  que,  peu  avant  son  voyage  en  Laponie  (i8o6), 
les  indigènes  de  ce  pays  s'arrangeaient  de  manière  à 
partager  le  pain  de  la  Cène  avec  les  rennes  de  leurs 
troupeaux,  pour  en  détourner  toute  espèce  de 
danger...  Rien  d'étonnant  à  ce  que  de  telles  pra- 
tiques aient  été  fort  longues  à  disparaître,  si  l'on 
sait  que  les  pasteurs  des  Lapons  ne  parlaient  pas  la 
langue  de  leurs  ouailles  ;  ils  leur  prêchaient  des  ser- 
mons que  traduisaient  ensuite  des  sacristains  inter- 
prètes!... Graduellement,  grâce  aux  progrès  réalisés 
en  Laponie,  ce  laïuentable  état  de  choses  s'est  amé- 
lioré, particulièrement  en  Finlande,  où  les  Lapons 
savent  aujourd'hui  lire  et  écrire.  De  ce  chef,  leurs 
pratiques  religieuses  se  sont  heureusement  inoli- 
lices. 

En  voyant  ce  qu'elles  furent  après  leur  conversion 
nominale  à  une  religion  chrétienne,  on  peut  deviner 
ce  qu'elles  étaient  auparavant.  De  fait,  la  religion 
primitive  ou  iincienne  des  Lapons  était  très  gros- 
sière. Un  auteur  qui  a  soigneusement  étudié  ces 
Hypcrboréens  et  qui  a  recherché  les  faibles  traces  de 
leurs  antiques  croyances  dans  les  actes  de  leur  \ie 
journalière  ou  dans  leurs  superstitions,  GirsTAF  db 
DiiBKN,  veut  qu'ils  aient  d'abord  vénéré  les  forces  de 
la  Nature,  |iuis  qu'ils  leur  aient  donné  une  àme  à 
l'image  de  celle  de  l'homme.  De  là,  chez  eux,  l'exis- 


tence de  nombreuses  divinités  naturelles, toutes  indé- 
pendantes, toutes  bonnes,  mais  capables  de  se  fâcher, 
de  se  venger,  de  nuire  et  de  devenir  des  divinités 
malfaisantes.  Le  soleil,  la  Uuona-neila  ou  «  vierge 
verte  »  (la  déesse  du  i)rinlemps),  les  forêts,  les  eaux, 
la  tempête,  le  tonnerre  constituaient  autant  de  divi- 
nités pour  les  Lapons  pour  qui,  d'autre  part,  cer- 
tains arbres  —  l'aulne  et  le  sorbier  —  et  des  serpents- 
fétiches  étaient  les  objets  d'un  véritable  culte. 

A  cette  mythologie  animiste  est  venue,  en  dernier 
lieu,  s'en  ajouter  une  autre,  une  véritable  mythologie 
d'importation,  grâce  à  laquelle  le  panthéon  des 
Lapons  présentait,  à  l'époque  de  leur  conversion, 
autant  et  i)eut-étre  plus  de  ressemblances  que  de 
divergences  avec  ceux  des  populations  avoisinantes. 
Radien,  le  maître  céleste,  Jubrael,  dieu,  qui  rappelle 
le  Jumala  des  Finnois,  Perkel,  le  diable,  et  aussi 
Thor,  qui  est  tenu  pour  un  dieu  doux  et  bienfaisant, 
le  promoteur  des  récoltes,  le  dieu  qui  lance  des 
(lèches  à  l'aide  de  l'arc  en  ciel,  voilà  les  principales 
divinités  anthropomorphiques  introduites  en  dernier 
lieu  dans  le  panthéon  des  Lapons. 

Ces  primitifs  croyaient  à  une  autre  vie.  Pour  eux, 
les  morts  la  passaient  dans  le  5ai'ro,  une  demeure 
infra-terrestre,  voisine  de  la  surface  où  se  meuvent 
les  vivants  ;  et  les  premiers  neeessaientdes'intéresser 
aux  derniers;  parfois  même  ils  leur  rendaient  visite. 
Ainsi  s'explique  le  soin  qu'avaient  les  Lapons  de 
marquer  la  demeure  des  morts  par  des  pierres  auprès 
desquelles  des  sacrilices  étaient  oITerts  en  leur  hon- 
neur; ainsi  s'explique  encore  l'attention  des  vivants 
de  placer  sur  la  tombe  d'un  défunt  les  objets  dont 
celui-ci  se  servait  journellement  Si  on  n'enterre  plus 
son  chien  avec  lui,  du  moins  jetle-t-on  encore  dans  sa 
tombe  des  espèces  de  coquillages  appelés  «  âmes  de 
chien  ».  Tout  cela  témoigne  des  croyances  desanciens 
Lapons  au  sujet  des  morts,  qu'ils  tenaient  encore 
pour  repassant  au  bout  d'un  certain  temps  chez  les 
vivants  et  s'incarnant  dans  le  corps  de  leurs  descen- 
dants. Mais,  comme  ils  ne  savaient  jamais  quand 
s'étaitopérée  celte  métempsychose,  ils  vcnéraientdes 
Seitar,  des  dieux  des  ancêtres,  auxquels  ils  faisaient 
des  sacrilices,  etc. 

Entre  les  Lapons  et  les  divinités,  quelles  qu'elles 
fussent,  des  sorciers  ou  chamans,  des  Noid,  consti- 
tuaient les  intermédiaires.  Ces  sorciers,  non  contents 
déjouer  le  rôle  de  prêtres,  étaient  encore  devins  et 
magiciens.  Gonmie  tels,  ils  ont  été  réputés  de  très 
bonne  heure;  le  Kalevala  (innoisen  témoigne.  Il  parle 
souvent  avec  effroi  du  redoutable  [)ouvoir  des  sor- 
ciers lapons,  «  des  magiciens  puissants,  des  savants 
devins,  des  habiles  ensoroeleurs  qui  chantent  les 
runots  de  Laponie  ».  Essayant  de  détourner  son  fils 
de  s'éloigner  de  sa  demeure,  une  mère  lui  dit  :  «  Ne 
pars  point  pour  les  régions  de  Pojola,  pour  les  lieux 
où  vivent  les  (ils  des  Lapons,  avant  d'avoir  acquis  la 
science  (magique),  avant  d'avoirenrichi  ton  espritde 
connaissances.  Le  Lapon  peut  l'ensorceler;  il  peut  le 
précipiter,  la  bouche  dans  le  charbon  de  forge,  la 
tête  dans  l'argile,  les  coudes  dans  les  tisons  ardents, 
les  poings  dans  la  cendre  brûlante,  au  milieu  des 
pierres  ennamiuées.  »  Et  elle  ajoute  :  «  Tu  ne  saurais 
lutter  en  puissance  magique  avec  les  fils  de  Pojola, 
car...  tu  ignores  les  chants  de  Laponie.  »  Le  même 
poème  montre  les  sorciers  lapons  se  dépouillant  de 
tous  leurs  vêtements  pendant  les  nuits  d'été,  afin  de 
se  soustraireaux  influences  magiques  qu'ils  pensaient 
y  être  attachées,  et  se  dressant  debout  sur  des 
pierres,  a(in  de  donner  plus  de  force  à  leurs  opéra- 
tions. Mais  il  ne  parie  pas  des  moyens  dont  ils  se 
servaient  parfois  pour  pratic|uer  leur  art,  à  moins 
que  le  Sampu  convoité  par  eux  ne  soit,  selon  une 
hypothèse  de  G.  de  Duben,  le  tambour  magique  de 


1083 


NORD  (RELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


1084 


I)rovenance    asiatique    dont    nous   dirons   quelques 
mots  tout  à  l'heure. 

Quoi  qu'il  eu  soit,  voici  ce  que  racontent  des 
auteurs  plus  récents  que  les  runoiat  du  Kalevtda. 
Pour  déchaîner  le  vent  et  la  tempête,  ils  défaisaient 
les  nœuds  qu'ils  avaient  noués  à  des  cordes  magiques. 
Parfois,  tandis  qu'ils  étaient  tombés  dans  une  sorte 
de  catalepsie,  leur  ànie  voyageant  au  loin  allait,  dit- 
on,  chercher  une  réponse  à  des  questions  posées. 
Parfois  encore,  pour  répondre  à  d'autres  questions,  les 
eharaans  lapons  recouraient  à  de  curieux  tambours 
magiques,  comme  le  font  encore  aujourd'hui  les 
Ostiaks  et  les  Samoyèdes  ostiakisés.  La  boite, 
oblongue  le  plus  souvent,  était  fermée  par  une 
peau  de  renne  peinte  en  blanc  et  couverte  de  dessins 
grossiers  représentant  le  Christ  et  ses  apôtres,  une 
foule  de  dieux,  le  soleil,  la  lune,  les  étoiles,  des 
oiseaux,  etc.  Du  point  où  s'arrêtaient  soit  Vaifa  ou 
baguette  divinatoire,  soit  des  anneaux  de  laiton 
placés  sur  le  tambour  et  mis  en  mouvement  lorsque 
la  caisse  était  battue,  le  chaman  déduisait  des  pro- 
nostics et  tirait  une  réponse  pour  ceux  qui  étaient 
venus  l'interroger.  Enlin,  le  sorcier  lapon  faisait 
encore  usage  de  pratiques  particulières  pour  le  trai- 
tement des  maladies,  et  donnait  aux  autres  Lapons 
les  fétiches  que  ceux-ci  désiraient  avoir,  mais  dont 
ils  se  débarrassaient  lorsqu'ils  n'en  étaient  pas  satis- 
faits(on  a  vu,  par  exemple,  des  Lapons  jeterau  feu  des 
fétiches  impuissants  à  préserver  leurs  rennes  d'une 
épizootie)...  La  considération  dont  a  joui,  après  la 
conversion  de  ces  Hyperboréens,  le  sacristain  qui 
traduisait  aux  tidèles  les  paroles  du  pasteur,  n'est 
qu'une  suite  de  la  crainte  respectueuse  dont  le  sor- 
cier était  naguère  entouré. 

Aujourd'hui,  ici  avec  les  progrès  de  la  religion 
orthodoxe  qui  amène  les  Lapons  russes  à  faire 
i5o  jours  de  jeûne  par  an,  là  avec  ceux  du  luthéra- 
nisme et  de  l'instruction,  le  vieux  prestige  des  sor- 
ciers s'est  évanoui  ;  mais,  en  même  temps,  ont  disparu 
les  traces  vraiment  perceptibles  des  anciennes 
croyances.  Les  Lapons  n'établissent  plus  de  liens  de 
parenté  entre  les  rochers,  comme  au  temps  où  les 
visitait  Uégnard,  l'auteur  dramatique  ilu  xvii"  siècle; 
ils  ne  traitent  plus  ceux-ci  de  pères,  ceux-là  de  mères 
et  tels  autres d'en/n/i/.'i .'  ils  ne  les  font  plus  se  rendre 
mutuellement  des  visites  nocturnes.  Us  auraient 
d'antre  part  (telle  est  la  rumeur  recueillie  par  G.  de 
Diiben)  détruit  vers  le  milieu  du  xix*  siècle  ledernier 
»  arbre  des  runes  »,  c'est-à-dire  les  dernières  écorces 
de  pin  ou  de  bouleau  sur  lesquelles  élaient  tracées 
par  des  sorciers  des  images  d'instruments,  d'hommes 
et  de  dieux  et  qui  élaient  consultées  par  les  Lapons 
dans  tous  les  actes  de  la  vie.  EnQn,  c'est  seulement 
dans  les  musées  qu'il  faut  aller  chercher  les  feileli, 
ces  pierres  bizarres,  parfois  grossièrement  sculptées, 
autour  desquelles  on  célébrait  naguère  des  rites  reli- 
gieux. Le  vieux  mélange  de  fétichisme  et  de  poly- 
théisme des  derniers  Lapons  païens  n'est  donc  plus 
maintenant  qu'un  lointain  souvenir. 

B.  Lus  l'BUPLKs  DE  L.i  RACE  Fi.NNoisB.  —  I.  Lcs  Fin- 
landais. —  Si  brèves  soient-elles,  ces  indications 
d'ensemble  permettent  de  discerner  chez  les  Lapons 
l'existence  de  deux  religions  successives  :  un  sub- 
stratum  purement  fétichiste,  puis  un  polythéisme 
anthroporaorphique  plaqué  sur  ce  subslratura.  De 
ce  polythéisme,  les  Lapons  sont  surtout  redevables 
à  leurs  voisins  du  Sud-Est  ou  du  Sud  (suivant  la 
partie  du  pays  qu'ils  occupent),  à  ces  frères  de  race 
avec  lesquels  ils  se  sont  trouvés  en  contact  et  qui 
sont  devenus  leurs  ennemis  historiques,  les  Finlan- 
dais ou  Finnois. 

Ceux-ci  (les  Suomalaisel,  comme  ils  s'appellent 
eux-mêmes,  les  habitants  du  pays  des  marais,  Stiomn) 


sont  dépeints  par  les  auteurs  anciens  qui  en  font 
mention  (Tacite,  PtoliLmkk)  comme  de  véritables 
sauvages,  analogues  aux  Samoyèdes  ou  aux  Ostiaks. 
Mais  ils  ont  assez  vite  réalisé  des  progrès  considé- 
rables, et  ils  ont  su  s'élever  dans  l'intervalle  île 
quelques  siècles  à  un  degré  de  civilisation  très  supé- 
rieur, comme  en  témoigne  le  remarquable  poème 
épique  national  qu'est  le  Kalevalu. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  parler  longuement  du 
Kalevala,ni  de  raconter  comment  il  a  été  recueilli  et 
reconstitué  au  xix"  siècle,  ni  non  plus  de  dater  les 
différents  chants  quileconiposent.  llsullira  de  remar- 
quer que  la  presque  totalité  du  poèmea  étécomposée 
à  une  époque  absolument  païenne  et  que,  seul,  le 
dernier  chant,  la  So'^  riino,  annonce  l'approche  du 
christianisme  et  en  indique  la  supériorité  sur  les 
anciennes  croyances.  Ce  chant  est  donc  incontesta- 
blement postérieur  aux  autres  ;  on  doit  le  dater  du 
XII"  au  xiv  siècle,  alors  que  l'on  est  en  droit  de  faire 
remonter  les  autres  jusqu'à  une  époque  bien  anté- 
rieure, du  V'  au  viii"  ou,  plutôt,  seulement  du  viK 
au  X*  siècle  de  notre  ère. 

Quelque  époque,  plus  ou  moins  précise,  que  l'on 
assigne  à  la  composition  de  sesdilTérentes  parties,  le 
Kalevala  ne  laisse  qu'entrevoir  la  religion  primitive 
des  Finnois,  celle  dans  laquelle  le  Ciel,  la  divinité 
mâle,  et  la  Terre,  la  divinité  femelle,  étaient  l'objet, 
de  leur  part,  d'un  culte  fétichique.  Ce  qu'il  fait  beau- 
coup mieux  connaître,  c'est  la  religion  des  temps  où 
les  Finnois  proprement  dits,  avant  leur  conversion 
à  la  foi  chrétienne,  s'étaient  élevés  jusqu'à  un  poly- 
théisme anthropomorphique  incomplet. 

11  débute  par  une  curieuse  et  bizarre  cosmogonie 
qui  met  en  pleine  lumière  le  rôle  d'une  belle  vierge, 
d'une  lille  de  l'air,  Luonnotar,  la  force  créatrice. 
Lorsqu'elle  quitta  les  hautes  sphères  où  elle  avait  cessé 
de  se  complaire,  «  vastes  régions  de  l'air,  espaces 
immenses  de  la  voûte  éthérée,  plaines  désertes  et 
mornes  »,  l'eau  se  sépara  de  l'air.  Plus  tard,  un  mou- 
vement provoqué  par  la  douleur  détermina  la  des- 
truction d'œufs  qu'une  canne  aux  larges  ailes  avait 
déposés  et  commencé  de  couver  sur  son  genou  en 
sortant  de  la  mer;  de  là  résulta  la  séparation  du 
«  Ciel  sublime  »,  du  n  Soleil  radieux  »,  de  la  «  lune 
éclatante  »,  des  étoiles,  des  nuages  et  de  la  terre, 
o  mère  de  tous  les  êtres  «.  Plus  tard  encore,  Luon- 
notar modela  la  terre  ;  puis  enCn,  plusieurs  siècles 
après  que  la  mer  l'eût  rendue  féconde,  elle  donna 
naissance  au  principal  héros  du  Kalevala,  au  savant 
runoia  ou  chanteur  de  runot,  Waïnamoïnen. 

Luonnotar  est  donc  l'agent  de  la  création  ;  mais 
elle  ne  peut  rien  faire  par  elle-même.  Au-dessus  d'elle, 
en  effet,  comme  au-dessus  des  autres  dieux  secon- 
daires, et  des  runoiat,  et  des  hommes  ordinaires, 
existe  un  dieu  suprême,  Jumala,  que  le  poème  appelle 
également  Ckko.  Jumala,  «  la  demeure  du  tonnerre  », 
c'était  avant  les  temps  du  Kalevala  le  nom  du  dieu 
mâle,  du  dieu  du  Ciel,  dont  il  a  été  question  plus 
haut  ;  c'est  devenu  ensuite  le  nom  généri(|ue  de 
toutes  les  divinités,  encore  que  ce  nom  ait  été  surtout 
accolé  à  celui  d'Ukko,  «  le  vieillard  ».  Celui-ci 
«  habite  au  haut  du  Ciel  et  règne  sur  les  nuages  »  ; 
il  K  supporte  le  monde  ».  Il  n'agit  pas  toujours  par 
lui-même,  jusque  dans  les  circonstances  les  plus 
importantes,  mais  rien  ne  se  fait  que  de  son  assen- 
timent. Il  préside  à  I'ohutc  de  la  création,  et  c'est  à 
lui  que  tout  le  monde  a  recours  :  Luonnotar  pour  être 
délivrée  de  sesangoisses,  Waïnamoïnen  pour  obtenir 
la  venue  de  la  pluie,  <i  l'eau  des  hauteurs  du  ciel,  le 
miel  des  sources  éthérées,sur  les  germes  qui  poussent, 
sur  les  semences  qui  croissent  et  se  développent  ». 
Ainsi  donc,  Juraala-Ukko  permet  la  venue  de  tous  les 
événements  qui  se  produisent  dans  le  monde,  et  c'est 


1085 


NOUD  (RELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


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lui,  «  le  bon  Juiuala  »,  qui,  de  1res  huul,  dirige  tout. 
Aussi  le  proclainel-on  «  le  créateur  très  haut, 
l'arbitre  suiirérae  du  temps  »,  celui  qui  «  sépara  l'air 
de  l'eau,  et  [qui],  de  l'eau,  tira  la  terre  »,  —  «  le  dieu 
suprême,  le  vénérable  père  céleste  (pii  parle  à  travers 
les  nuages,  qui  fait  entendre  sa  voix  à  travers  les 
espaces  de  l'air  »,  —  le  «  inaitre  so\iverain  de  la 
foudre  B  et  le  «  dominateur  des  nuages  »,  —  a  le  dieu 
suprême  entre  tous  les  dieux,  le  Très-Haut,  le  Bien- 
heureux ». 

Jumala-Ukko  est  la  seule  divinité  dont  le  Kalevala 
(complété  par  ce  recueil  de  poésies  lyriijues  ([u'est 
le  Kanleletar)  permette  de  bien  délinir  le  rôle  et  les 
attributions.  Au-dessous  de  cet  arbitre  souverain, 
dieu  suprême  entre  tous  les  dieux,  qui  commande 
spécialement  au  Ciel  et  à  l'Air,  apparaissent  dans  la 
mythologie  finnoise  de  nombreuses  autres  divinités. 
Celles-ci,  plus  ou  moins  importantes,  personniûent 
les  forces  multiples  de  la  Nature.  C'est  que,  pour  les 
Finnois  comme  pour  les  anciens  Romains,  des 
influences  occultes,  des  volontés  immatérielles,  sont 
en  quelque  manière  incorporées  aux  objets  qu'elles 
meuvent.  Ces  divinités  sont  en  lutte  cunstaiite  les 
unes  contre  les  autres,  celles-ci  étant  des  divinités 
de  la  lumière,  de  bons  génies,  et  celles-là  des  divi- 
nités des  ténèbres,  de  mauvais  génies.  Elles  sont, 
d'autre  part,  d'ordinaire  associées  par  couples  —  du 
moins  les  plus  importantes  d'entre  elles  — ,  et  ces 
couples  sont  tous  issus  du  sein  de  la  Nature,  qui  les 
contient  et  qui  les  occupe,  mais  sont  susceptibles 
d'avoir  pour  enfants  des  divinités  inférieures,  les- 
quelles i)rocèdent  d'eux  de  toutes  les  manières. 

Dans  ce  Panthéon  anthropomorphique,  dont  les 
divinités  sont  de  vagues  personnifications  au  déve- 
loppement très  incomplet,  il  convient  de  placer  au 
premier  rang  l'épouse  de  Jumala-Ukko,  Akka,  «  la 
vieille  ».  Celle-ci  dilTère  de  Maan-enno,  «  la  mère 
delà  Terre  »,  sans  autre  nom  déterminé,  qui  est  un 
témoin  des  toutes  premières  croyances  des  Finnois, 
cxaclement  comme  le  nom  de  Juniala.  Puis  viennent 
Anto  ou  Ahti  «  le  roi  des  vagues  bleues,  l'ancien  des 
laux,  A  la  barbe  de  gazon  »,  et  à  côté  de  lui,  comme 
.Vkka  auprès  d'Ukko,  VVellamo,  «  la  souveraine  des 
ondes,  la  vieille  femme  au  sein  enveloppé  de  saules  »  ; 
de  même  aussi,  «  le  roi  des  bois,  le  dieu  tutélaire 
des  forêts,  à  la  barbe  grise  »,  le  géant  Tajiio  (ou 
Vuippana,  l'homme  au  long  cou)  et  sa  femme  Mie- 
likki,  «  la  mère  de  la  forêt  »,  et  Pellervoinen,  le 
dieu  protecteur  des  champs,  qui  exerce  un  pouvoir 
souverain  sur  les  arbres  et  sur  les  plantes.  En 
l'ace  de  ces  divinités  bienfaisantes,  en  voici  de 
uiauvaises:  Euroni,  le  dieu  de  la  mort,  qui  règne 
sur  la  région  des  morts,  dans  la  profondeur  de  la 
terre,  en  compagnie  de  cette  Tuonetar,  la  femme, 
la  mère,  la  reine  de  Tuonela,  que  le  runoiat  appelle 
par  antiphrase  «  la  bonne  hôtesse  ». 

.\utour  deces  divinités  supérieures,  la  mythologie 
finnoise  eu  place  d'aulresencore,  desdivinilés  secon- 
daires et  vraiment  inférieures,  ayant  chacune  son 
rôle  déterminé.  CesontdesHaltias,  des  esprits  libres, 
et  ils  foisonnent.  Il  en  est  dans  les  airs,  comme  An- 
niki  «  la  fille  de  la  nuit,  la  vierge  du  crépuscule  », 
et  Terhenetar,  la  déesse  des  brouillards  et  des  va- 
peurs qui,  du  haut  des  régions  étliérées,  répand  sur 
la  terre  des  nuées  qu'elle  passe  au  tamis,  et  Eteiiitar 
la  déesse  des  vents  du  sud.  Il  en  est  dans  les  forêts 
et  dans  les  campagnes,  etqui  sont  légion:  Suvetar, 
une  déesse  des  bois,  et  les  déesses  des  pins,  des  gené- 
vriers, des  sorbiers,  et  celle  des  bois  et  des  canards, 
qui  a  pour  nom  Sotkotlar,  etc.  N'oublions  pas  non 
plus  Untamo,  qui  préside  au  sommeil  et  aux  songes, 
Suonetar,  une  des  déesses  de  la  santé,  qui  a  pour 
altributions   spéciales   la    confection   et   l'entretien 


des  veines.  Celle-ci  a  pour  adversaires  la  déesse  des 
maladies,  Kivutar,  et  la  déesse  des  douleurs,  Wam- 
malar,  deux  divinités  malfaisantes  comme  le  sont 
d'autre  part  Tursas  ou  Turso,  à  la  figure  mons- 
trueuse, et  Welehineii.  ces  mauvais  génies  des 
eaux,  et  le  lils  sanglant  deTuoni,  aux  doigts  crochus, 
aux  ongles  de  fer,  et  ces  lilles  de  ce  même  Tuoni,  à  la 
taille  courte  et  au  corps  rabougri,  parmi  lesquelles 
se  place  au  premier  rang  une  autre  déesse  des  mala- 
dies, Kipu-Tyttô.  Toutefois,  c'est  encore  dans  Hiisi, 
ou  Lempo,  le  dieu  du  mal,  ((u'il  faut  voir  le  plus 
redoutable  de  ces  innombrables  esprits  malfaisants. 

Tenons  compte  enlin  de  la  foule  des  conqiarses, — 
des  haltias,  eux  aussi,  —  qui  servent  ces  divinités 
et  qui  exécutent  leurs  ordres,  qui  en  procèdent  ou 
qui  les  accompagnent  :  «  les  belles  vierges  de  l'air, 
les  lilles  bien-aimées  de  la  nature»,  et  aussi  les 
vierges  des  rivages,  à  la  parure  de  roseaux,  avec 
leurs  longues  boucles  et  leur  riche  chevelure  »  ou 
encore  les  vierges  des  bois  vêtues  de  bleu,  qui  habi- 
tent Havulinna,  le  château  construit  en  sapin...  Et 
n'oublions  pas  davantage  ces  lutins,  qui  sont  par- 
fois Us  collaborateurs  de  divinités  malfaisantes. 

Telle  est  cette  curieuse  mythologie  linnoise,  toute 
anthropomorphique,  et  dont  certains  dieux  sont 
aussi  humbles  que  ceux  des  \ieux  Latins,  lien  ressort 
nettement  qu'au  moyen  âge  les  habitants  de  la  Fin- 
lande actuelle  croyaient  à  une  nouvelle  existence  au 
delà  du  tombeau,  et  dans  cette  autre  vie,  à  des  puni- 
tions pour  les  méchants.  Le  Kalevala  l'indique  for- 
mellement :  «  O  vous,  enfants  des  hommes,  gardez- 
vous,  tant  que  durera  cette  vie,  de  pervertir  les 
innocents,  de  précipiter  dans  le  crime  ceux  qui  sont 
purs;  vous  en  seriez  durement  puais  là- bas,  dans 
les  demeures  de  Tuoni.  Une  place  est  réservée  aux 
criminels  :  un  lit  de  pierres  brûlantes,  de  rochers 
de  feu,  une  couverture  de  couleuvres,  de  vers  et  de 
serpents.  •> 

C'est  dans  les  entrailles  de  la  terre  que  se  trouve 
cet  enfer;  y  a-t-il,  par  contre,  pour  les  bons,  un 
paradis  dans  ces  horizons  lointains,  dans  ces 
espaces  inférieurs  du  ciel,  vers  lesquels,  à  la  (in  du 
Kalevala,  le  runoïa  Wainamoïnen,  dirige  sa  barque 
en  s'éloignanl  des  rivages  de  la  Carélic?  Le  poème 
ne  l'indicpie  pas. 

Il  doune  à  entendre,  par  contre,  que  les  anciens 
Finnois  croyaient  à  une  sorte  de  métempsychose. 
L'histoire  de  la  jeune  Aino,  qui  s'est  involontaire- 
ment noyée  et  qui  s'est  transformée  en  un  poisson 
unique,  en  fournit  une  preuve  très  nette,  comme 
aussi  celte  parole  du  corbeau  :a  Jette  de  nouveau  ton 
lils  dans  la  mer;  peut  être  y  deviendra-t-il  un  beau 
morse  ou  une  gigantesque  baleine.  » 

Le  Kalevala  ne  fournit  pas  non  plus  de  renseigne- 
ments sur  le  culte  que  les  populations  dont  il  raconte 
la  vie  quotidienne  et  dont  il  chante  les  luttes  contre 
les  Lapons  rendaient  à  leurs  divinités.  Mais  on  a  re- 
levé chez  les  Finlandais  certaines  traces  d'une  véri- 
table ophiolàtrie,  qui  ne  semble  pas  avoir  différé 
beaucoup  de  celle  qui  existait  chez  les  Lapons;  on 
a  constaté  aussi  que  le  serpent  jouait  un  très  grand 
rôle  dans  la  magie  finnoise.  On  a  d'autre  part,  si- 
gnalé dans  le  Kalevala  des  allusions  au  culte  reli- 
gieux dont  étaient  les  objets  la  mer  et  les  fleuves,  et 
les  poissons,  etc.  Par  ailleurs,  il  est  question  de 
lieux  sacrés,  d'idoles,  de  sacrifices,  et  de  fêtes  sur- 
tout agraires;  on  sait  aussi  que  les  Finlandais 
avaient  une  fêle  des  ancêtres,  une  sorte  de  fête  des 
morts.  Il  semble  enlin  qu'ils  eussent  des  nombres 
sacrés,  en  séries  (5,  6,  ■;,  8),  ou  isolés  :  3  surtout, 
mais  aussi  5.  et  7,  et  g,  qui  est  le  carre  de  3. 

Un  point  sur  lequel  le  Kalevala  est  presque  inta- 
rissable, c'est  l'importance  et  la  puissance  des  sorciers 


1087 


NORD  (RELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


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enclianleui's.Pour  les  Finlandais,  l'homme  n'est  pas 
du  même  sang  que  les  dieux,  mais  les  sorciers  sonl 
plus  que  de  simples  mortels  ;  c'est  ce  que  donne  à 
entendre  sans  cesse  le  Kalevala,  dans  lequel  Compa- 
retti  voit,  non  sans  apparence  de  raison,  l'épopée 
des  magiciens,  Waïnaiiioïnen  y  étant  le  type  du 
sorcier  intellectuel,  lluiarinen  celui  du  sorcier  vul- 
j^aireet  routinier  et  Lemminkainen  celui  de  l'amant, 
un  véiitable  Don  Juan  barbare.  De  fait,  il  est  des 
sorciers  de  diverses  sortes;  tels,  par  la  puissance  de 
leurs  seuls  regards,  communiquent  aux  choses  une 
vertu  magique.  De  même  aussi,  les  femmes  sont  très 
versées  dans  les  sciences  occultes.  Celles  ci,  envieu- 
ses du  bonheur  dont  jouissent  les  Finlandais,  leur 
envoient  de  cruelles  maladies  et  ne  cessent  de  vou- 
loir les  accabler  de  toutes  sortes  d'épreuves  ;  celle-là, 
après  avoir  péniblement  recueilli  les  membres  épars 
de  son  dis  et  les  avoir  rapprochés  les  uns  des  autres, 
arrive  à  réaliser  le  vrai  miracle  de  rendre,  en  trois 
opérations  successives,  la  vie  complète  à  son  enfant. 

Mais  les  plus  puissants  de  tous  les  sorciers  sont 
sans  contredit  les  runoiat.  Ces  compositeurs,  ces 
chanteurs  de  runot,  ces  bardes,  ces  aèdes  sont  doués 
d'un  pouvoir  magique.  Ce  ne  sont  pas  seulemenldes 
charmeurs,  aux  lèvres  desquelles  sont  suspendus, 
quand  ils  chantent,  tous  les  animaux  delà  création, 
et  les  arbres  des  bois,  et  les  fleurs  des  champs  ;  ce 
sont  aussi  de  redoutables  magiciens.  Ils  savent  (en 
[larticulier  «  le  runoia  éternel,  le  vieux,  l'impertur- 
bable Wainiimoinen  »)  se  servir  de  paroles  qui  leur 
permettent  d'accomplir  les  actes  les  plus  extraordi- 
naires; ils  commandent  aux  éléments,  ils  ébranlent 
des  montagnes,  ils  fabriquent  des  baumes  capables 
de  rejoindre  les  deux  parties  d'un  tremble  abattu  et 
complètement  fendu,  de  combler  les  crevasses  des 
rochers,  de  supprimer  les  fentes  des  pierres  ;  ils  en- 
chantent leurs  adversaires,  ils  font  surgir  des  trou- 
pes d'hommes  et  de  femmes  qui  leur  servent  d'auxi- 
liaires dans  leurs  entreprises;  ils  descendent  aux 
enfers  et  en  sortent  vivants,  après  avoir  déjoué  les 
embûches  des  divinités  infernales.  Ils  sont  des  in- 
termédiaires entre  les  dieux  et  les  houimes,  et  sinon 
des  prêtres,  du  moins  des  médecins  et  des  sorciers 
tout  à  la  fois.  A  celui  qui  les  répète,  lesparolesqu'ils 
prononcèrent  doivent  assurer  le  succès  de  ses  entre- 
prises :  une  opulente  moisson  s'il  a  récité,  en  ense- 
mençant son  champ,  l'invocation  de  l'ensemence- 
ment; une  heureuse  chasse  si,  au  moment  de  partir, 
il  a  dit  le  discours  du  chasseur;  les  ensorcellements 
et  les  autres  dangers  si.  avant  de  se  lancer  dans 
une  expédition,  il  a  récté  sous  la  poutre  principale 
du  t.it  les  u  paroles  de  précaution  »  ;  une  heureuse 
délivrance  à  la  femme  qui  dit  le  chant  de  l'accou- 
chement, etc. 

Ces  indications  si  nombreuses  et  en  même  temps 
si  variées,  que  permet  de  compléter  encore  le  recueil 
de  proverbes,  d'énigmes  et  de  chants  magiques 
publié  par  L.  Lônnrott,  ne  sont  pas  les  seules  que 
fournisse  le  Kalevala;  combien  d'autres  encore  on 
peut  extraire  de  ce  curieux  poème,  ou  plutôt  de  ces 
différents  poèmes  juxtaposés  I  .\u  sujet  d'arbres 
sacrés  comme  le  chêne,  «  l'arbre  de  Jumala  »,  et  le 
sorbier,  d'oiseaux  comme  le  coucou,  qui  est  l'oracle 
du  bonheur  tandis  ([lie  le  corbeau  et  la  corneille 
présagent  les  malheurs  par  leurs  croassements,  le 
Kalevala  est  plein  d'allusionsou  de  menlionsqui  com- 
plètent et  précisent  cet  aperçu  d'ensemble.  Il  contient 
aussi,  sur  les  singulières  cérémonies  qui  accompa- 
gnent la  mort  de  l'ours, de  bien  intéressantes  indica- 
tions. Enfin,  sur  ce  chef-d'œuvre  de  la  magie,  cemys- 
térieux  sampo,  qui  a  le  pouvoir  de  créer  toutes  autres 
choses,  que  <le  renseignements  dans  le  Kalevala  lOn 
en  peut   dégager    la    conclusion    que   voici   :  alors 


même  qu'une  religion  polythéiste  et  anthropomor- 
phique  s'est  substituée  chez  eux  au  fétichisme  primi- 
tif, les  Finlandais  ont  gardé  nombre  de  leurs  an- 
ciennes croyances  et  coutumes  religieuses;  ils  Us 
ont  accommodées  à  leur  nouvelle  religion  et  ont 
continué  de  les  pratiquer,  plus  ou  moins  modiliées, 
en  même  temps  que  de  récentes. 

Telle  était  encore  la  situation  au  temps  du  roi  de 
Suède  Eric  IX,  le  saint,  de  la  maison  de  Stenkill,  qui 
régna  de  1 155  à  i  160.  C'est  ce  souverain,  on  le  sait, 
qui,  après  avoir  conquis  la  Finlande,  travailla  à  la 
convertir  (surtout  par  la  force,  semble-t-il)  et  qui 
soutint  l'apôtre  et  le  martyr  de  l'évangélisation  de 
la  contrée,  saint  Henri,  le  premier  évêque  d'Upsal. 
Dès  lors,  la  Finlande  plus  ou  moins  christianisée 
obéit  aux  instructions  du  Saint-Siège  jusqu'au  jour 
où,  avec  la  Suéde,  elle  se  sépara  de  Home,  de  par  sa 
conversion  au  luthéranisme,  dans  le  second  quart  du 
xvi'  siècle,  au  temps  de  Gustave  Wasa  ;  mais  les 
Finlandais  conservèrent  néanmoins  toujours  bon 
nombre  de  croyances  qu'ils  tenaient  de  leurs  an- 
cêtres, et  les  traces  en  subsistent  parfois  encore  dans 
leurs  superstitions. 

a.  Les  Finnois  de  la  Russie  Orientale.  —  Les 
Finlandais  ne  sont  pas  la  seule  population  de  race 
finnoise  qui  vive  sur  le  sol  de  l'Europe  septentrio- 
nale; on  en  trouve  beaucoup  d'autres  encore,  plus  ou 
moins  importantes  et  plus  ou  moins  civilisées.  Les 
Lapons  hyperboréensdontil  a  été  question  plushaut 
constituent  un  groupe  de  la  race  finnoise,  mais  un 
groupe  particulier,  distinct  (selon  A.  deQuatrefagks) 
des  deux  groupes  des  Finnois  blonds  et  des  Finnois 
bruns,  et  c'est  encore  à  cette  même  race  qu'appar- 
tiennent d'autres  populations  de  la  zone  forestière, 
soit  dans  l'Est  de  la  Russie,  soit  au  Sud  de  la  Fin- 
lande proprement  dite  :  Zyrianes,  Votiaks,  Mordves, 
Tchérémisses  surtout,  ou  encore  Esthoniens,  etc. 
Occupons-nous  d'abord  des  populations  les  plus 
orientales,  de  celles  qui  conservent  aujourd'hui 
encore  un  paganisme  plus  ou  moins  vivant,  sous  des 
apparences  orthodoxes. 

a)  Les  Zyrianes.  —  Au  milieu  des  Samoyèdes,Ies  1 
voyageurs  signalent,  dans  la  Russie  septentrionale,  ^ 
l'existence  des  Zyrianes  ou  Zirianes.  Disséminés  en 
petit  nombre,  depuis  la  mer  Blanche  jusqu'à  l'Oural, 
au  Nord  du  cercle  polaire  arctique,  ces  Finnois  sont 
surtout  nombreux  dans  les  cantons  qu'arrosent, plus 
au  Sud,  la  haute  Petchora,  la  haute  Vitcliegda  et  la 
haute  Kama.  Ce  sont  des  Finnois  du  type  blond, qui 
descendent  des  Biarmes,  dont  parlentles  Sagasscan- 
dinaves  et  des  Permiens  des  chroniques  russes,  mais 
qui  ont  été  vraiment  scandinavisés  par  l'influence 
normande,  puis  qui  ont  été  convertis  à  la  religion 
orthodoxe. 

Néanmoins,  sur  les  rives  des  affluents  delà  Dvina 
supérieure  surtout,  ils  ont  encore  conservé  quelqius 
vestiges  de  leurs  vieillescoulumes,  même  en  matic  ic 
religieuse. 

Naguère,  en  plein  moyen  âge,  les  Zyrianes  avaient 
des  croyances  se  rapprochant  de  celles  des  Finlan- 
dais ;  les  Sagas  ne  parlent-elles  pas  d'un  temple 
dédié  à  Jumala  par  les  Biarmes  (peut-être  à  Kolmo- 
grod,  à  47  milles  de  la  mer  Blanche,  sur  la  Dvina, 
un  ])eu  en  aval  du  confluent  de  la  Pinega);  ne  par- 
lent-elles pas  aussi  d'une  statue  de  cette  divinité, 
revêtue  d'or  et  d'argent,  qu'auraient  détruite  les 
pirates  Scandinaves  d'un  certain  Tliore,  au  temps  de 
saint  Olaf(xi"  siècle)? 

Mais,  depuis  la  fin  du  xiv'  siècle  les  Zyrianes  ont 
cessé  d'adorer  le  soleil,  le  feu,  l'eau,  les  arbres  et  la 
«  vieille  femme  d'or  »  ;  ils  n'ont  plus  leur  «bouleau 
de  prophétie  ».  Seuls,  actuellement,  des  sacrifices 
d'animaux  offerts  devant  les  églises  constituent  les 


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épaves  visibles  «le  l'ancien  culte  de  ces  populations  . 
linnoises.  Quant  aux  vieilles  traditions  religieuses,  ] 
elles  se  perpétuent  toujours  parmi  les  Zyrianes. 
t>'esl  ainsi  que  le  Teljios  Is  (la  pierre  du  nid  du  vent), 
UP3  cime  ouralienne  de  plus  de  1.600  m.,  aux  som- 
mets dentelés,  est  le  séjour  de  l'Eole  zyriane  ;  dé- 
Icnse  aux  bateliers  de  siffler  ni  de  crier  en  passant 
à  la  base  de  ce  massif,  de  crainte  d'attirer  le  vent. 

0)  Les  païens  de  la  vallée  moyenne  de  la 
Volga;  les  Votiaks.  —  Sur  d'autres  populations 
(innoises  de  la  zone  forestière,  la  religion  russe  a  eu 
moins  de  prise  encore  que  sur  les  Zyrianes.  On 
trouve  encore,  en  effet,  dans  la  vallée  moyenne  de 
la  Volfe-a,  non  loin  de  Kazan,  plusieurs  centaines 
de  milliers  de  véritables  païens.  Olliciellcment, 
ces  Finnois  ont  été  convertis  et  nombre  d'entre  eux, 
comme  de  bons  orthodoxes,  portent  une  croix  au 
cou  et  assistent  aux  exercices  du  culte;  mais  quel 
scepticisme  que  le  leur  !  a  Ma  foi,  déclarait  l'un 
d'entre  eux  à  Stepben  Sommier,  je  ne  tiens  pas  à 
changer  de  religion.  Avec  leurs  chants  et  leurs 
cierges,  les  Russes  n'obtiennent  pas  davantage  de 
leurs  dieux  que  nous  n'obtenons  des  nôtres  par 
des  sacrilices  dans  les  bois.  »  Aussi,  comme  l'a  très 
bien  dit  Charles  Rabot,  «  même  chez  les  convertis 
persistent  les  anciennes  croyances  ;  dans  leurs  idées 
religieuses,  les  saints  du  paradis  orthodoxe  ont  sim- 
plement pris  place  à  côté  des  divinités  de  l'Olympe 
indigène,  et  en  leur  honneur  ils  font  des  sacrilices 
pareils  à  ceux  qu'ils  offraient  jadis  à  leurs  divinités. 
Christianisme  et  paganisme  se  trouvent  ainsi  inti- 
mement mêlés.  » 

Voilà  ce  que  l'on  peut  constater  entre  Kama  et 
Viatka.  Les  Votiaks  qui  vivent  dans  cette  partie  de 
la  Russie  ne  sont  chrétiens  quede  nom,  et  conservent 
assez  lidèlement  ces  anciennes  croyances  animistes 
qui  leur  faisaient  donner  une  âme  à  la  plupart  des 
objets  tout  comme  aux  hommes.  Pour  eux,  d'autre 
part,  un  grand  nombre  d'esprits  anthropomor- 
phiqnes,  les  niourt,  gouvernent  les  éléments  et  protè- 
gent les  humains.  Les  uns  habitent  la  forêt,  d'autres 
les  eaux.  Ces  mourt  se  mêlent  aux  hommes,  partici- 
pent à  leurs  travaux,  à  leurs  jeux.  Le  plus  puissant 
d'entre  eux,  l'/ii-mourt,  l'/nmar,  est  l'esprit  du  ciel, 
qui  est  devenu  le  dieu  suprême,  habite  les  espaces 
éthcrés  et  lutte  contre  les  mauvais  esprits,  les  cliai- 
taiis.  Ceux-ci  sont  d'introduction  récente  dans  la 
mythologie  votiake.  Naguère,  en  effet,  celte  mytho- 
logie ne  connaissait  que  des  esprits  obéissant  à 
leurs  penchants  et  susceptibles,  exactement  comme 
les  hommes  eux-mêmes,  de  faire  tantôt  le  bien  et 
tantôt  le  mal;  et  c'est  devant  les  chaïtans  qu'ont 
disparu  les  Vorchouds,  ces  esprits  protecteurs  des 
familles  ou  des  clans  dont  le  souvenir  subsiste  seul, 
attesté  par  un  «.  mot  témoin  »  (si  l'on  peut  dire)  de 
la  langue  votiake,  désignant  une  idole...  Dans  tous 
les  cas,  s'ils  semblent  avoir  offert  naguère  des  sa- 
crilices humains  à  leurs  divinités  et  s'ils  ont  peut- 
être  pratiqué  même  l'anthropophagie,  les  Votiaks 
se  contentent  aujourd'hui  de  sacrilices  d'animaux  A 
leurs  dieux,  parmi  lesquels  on  doit  (comme  chez 
tous  les  autres  peuples  delà  race  finnoise)  classer  les 
arbres  et  les  bois,  les  sources,  les  rivières  et  les  lacs. 
ils  présentent  des  victimes  (une  chèvre  ou  un  coq) 
dont  ils  consomment  ensuitelachairdans  lesagapes 
sacrées  qui  succèdent  aux  sacrilices  eux-mêmes.  En 
témoignage  de  ceux-ci,  ils  suspendent  à  des  arbres, 
sur  des  poutres,  etc.,  la  peau  des  animaux  égorgés. 
Ainsi  —  et  telle  est  bien  la  conclusion  qui  se  dé- 
gage des  études  de  J.-N.  Smirnov  —  les  Votiaks  soi- 
disant  orthodoxes  sont  en  réalité  tout  autres;  sous 
une  mince  pellicule  d'orthodoxie,  ils  sont  encore 
livrés  au  véritable  paganisme. 

Tome  111. 


t)  Les  Mordves.  —  Chez  les  Mordves,  comme 
chez  les  Votiaks,  il  est  actuellement  question  d'un 
mauvais  esprit  qui  a  le  nom  de  Sajtan  :  mais  Sajtan 
ne  joue  de  rôle  que  dans  leur  cosmogonie,  et  ce  nom 
n'est  pas  le  seul  trait  d'importation  étrangère  que 
l'on  puisse  relever  dans  cette  cosmogonie,  dont 
voici  un  bref  résumé. 

Au  commencement,  il  n'y  avait  rien  que  le  Ciel 
(Skaj)  et  la  matière,  c'est-à-dire  la  terre  et  l'eau.  Sui- 
leur  dos,  trois  poissons  géants  portaient  la  terre, 
que  recouvrait  l'eau,  au-dessus  de  laquelle  Skaj  na- 
geait, ou  voguait  ^n  barque.  Un  jour,  Skaj  créa  la 
terre;  mais  il  avait  auparavant, dans  un  moment  de 
distraction  ou  de  dépit,  donné  naissance  à  Sajtan, 
et  celui-ci  se  mil  à  gâcher  l'œuvre  de  Skaj.  11  en  mé- 
rita ainsi  la  malédiction,  el  dès  lors  commença  une 
lutte  ininterrompue  entre  Skaj  el  Sajtan.  L'homme 
en  pâlit,  car  Skaj  ayant  créé  les  bons  esprits,  Sajtan 
créa  les  mauvais. 

Celte  cosmogonie  est  complètement  indépendante 
de  la  religion  même  des  Mordves,  qui  ont  pratiqué 
naguère  le  culte  des  ancêtres.  Poureux, comme  pour 
tant  d'autres  peuples  païens,  le  mort  (celui-ci  n'était 
pas  inhumé,  mais  siraplementdéposé  à  la  surface  du 
sol)  conservait  dans  la  vie  d'outre-tombe  les  habi- 
tudes, les  besoins,  les  passions  même  qu'il  éprouvait 
durant  sa  vie  terrestre.  Les  Mordves  s'appliquaient 
donc  à  leur  donner  satisfaction;  ils  les  adoraient  et 
aussi  les  redoutaient  (croyance  aux  vampires). 

Actuellement,  on  constate  chez  eux  de  multiples 
survivances  de  leur  paganisme  ancien  et  du  culte 
des  ancêtres.  Us  vénèrent  des  esprits  protecteurs  qui 
veillent  sur  la  maison  el  sur  ses  dépendances,  d'au- 
tres esprits  qui  se  dissimulent  sous  les  phénomènes 
de  la  Nature  :  esprits  de  l'atmosphère,  des  eaux,  des 
forêts...  Ces  esprits  ont  tous  les  caractères  de  l'an- 
thro|)omorphisme  ;  le  dieu  suprême  du  Panthéon 
mordve,  celui  du  Soleil,  source  de  toute  lumière  et 
de  toute  chaleur,  a  la  ligure  humaine;  de  même,  le 
dieu  du  tonnerre.  De  même  encore,  les  vir'u\>a,  ou 
esprits  des  forêts,  sont  des  femmes  de  taille  gigan- 
tesque, auxquelles  les  Mordves  attribuent  des  enfants. 
Ces  idées  sont  à  rapprocher  de  celles  qui  sont  énon- 
cées dans  le  Kalevala,  dont  un  des  héros,  invoquant 
Mielikki,  laqualiliede  «  reine  des  forêts,  mère  des 
troupeaux,  aux  larges  mains  »,  et  dont  les  auteurs 
ont  donné  pour  enfants,  à  celle  même  Mielikki, 
«  Nyyrikki,  noble  héros  au  casque  rouge  »  et  «  Tel- 
lervo,  la  vierge  des  bois  au  gracieux  visage,  à  la 
belle  chevelure  d'or,  à  la  robe  de  lin  moelleuse  ». 

A  leurs  esprits,  récemment  encore,  les  Mordves 
offraient  des  simulacres  de  sacrilices  humains.  C'est 
sur  des  collines  et  surtout  dans  des  clairières,  mais 
aussi  sur  les  rives  des  lacs,  des  fleuves  et  des  riviè- 
res, ou  au  milieu  de  simples  bouquets  d'arbres,  que 
ces  Finnois  implorent  leurs  dieux.  Ils  ont  parmieux 
des  sorciers  el  des  magiciens, ou  plutôtdes  sorcières 
el  des  magiciennes  que  l'on  peut  assimiler  aux  cha- 
mans  sibériens. 

d)  Les  Tcbérémisses.  —  Comme  les  Mordves  et 
les  Votiaks,  les  Tchéréraisses  sont  de  véritables 
païens,  qui,  de  l'adoration  des  phénomènes  naturels 
et  d'un  fétichisme  grossier,  sont  passés  à  l'animisme, 
mais  n'ont  guère  été  plus  loin  Leeiel  {juiiia,  ioiiina; 
cf.  le  Jiitnala  finlandais),  les  pierres,  les  montagnes, 
les  arbres  ont  d'abord  été,  directement,  l'objet  de 
leur  culte;  puis,  à  toutes  ces  manifestations  de  la 
Nature,  ils  ont  attribué  un  sujet,  et  c'eslà  ces  esprits 
que  vont  les  prières  el  les  sacrifices  des  Tchérémis- 
ses.  Mais  ces  esprits  sont  bien  plutôt  des  êtres  im- 
matériels; ils  ne  sont  guère  encore  anlhropomor- 
phisés.  Si,  pour  ces  Finnois  que  sonlles  Tcbérémisses 
l'éclair  et  le  tonnerre  sont  des  frères   inséparables^ 

35 


1091 


NORD  (RELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


1092 


si  le  vent  est  leur  compagnon,  si  les  dieux  du  froid 
et  du  givre  sont  des  vieillards  et  de  vieilles  femmes, 
si  encore,  dans  l'ensemble,  les  divinités  sont  des 
mères  ou  des  !;rands-pères,  c'est  tout.  Aucune  repré- 
sentation ligurée  des  esprits. 

Ces  esprits,  ces  divinités  qui  commandent  aux 
forces  de  la  nature,  se  divisent  en  deux  catégories  : 
endieux/fimos  ou  /umas,  et  en  génies,  ou  esprits  mal- 
faisants, ou  keremetes,  qui  différent  d'un  village  à 
l'autre.  Parmi  eux,  les  dieux  seraient  les  plus  éle- 
vés, tandis  que  les  avas  ou  «  mères  )),les  kouhaï  ou 
grands-pères,  les  koaliozaï  ou  grand'méres,  les  ozas 
ou  maîtres  de  maison,  les  oiies  ou  souverains  et  les 
pouirchosoxi  créateurs,  ne  viendraient  qu'au  second 
plan.  Mais  il  ne  faut  pas  conclure  de  ces  titres  à  une 
hiérarchie  positive  entre  les  divinités  tchérémisses  ; 
les  titres  varient  avec  les  localités  et  tel  dieu  qualilié 
deyuma  en  tel  endroit  ne  le  sera  ailleurs  que  d'av'a... 
Quoi  qu'il  en  soit,  nombreuses  sont  les  divinités 
l.héréraisses.  On  en  compte  environ  "jo  chez  les 
Tchérémisses  des  montagnes  et  près  de  i4o  chez 
les  Tchérémisses  des  prairies.  Parmi  les  jumas 
proprement  dits,  l'auteur  qui  a  le  mieux  étudié 
le  paganisme  des  populations  (Innoises  des  bassins 
de  la  Volga  et  de  la  Kama,  Jean  N.  Smirnov,  cite 
les  dieux  du  tonnerre,  de  l'éclair,  de  l'aurore,  des 
étoiles,  des  vents,  des  plantes,  des  abeilles,  de  la 
maison,  de  la  justice,  etc.  Mais  on  signale  encore  le 
grand  dieu  du  jour  brillant,  le  grand  dieu  du  jour 
«  matériel  »,  etc.,  voire  même  le  grand  dieu  du  tsar 
et  le  créateur  du  dieu  du  tsar,  qui  sont  sans  doute 
de  date  récente. 

Pour  se  rendre  favorables  ces  différentes  divinités, 
les  jumos,  auxquels  on  demande  «  l'abondance  de 
tous  biens  »,  et  les  keremetes,  auxquels  on  se  borne 
à  demander  la  guérison  des  maladies,  les  Tchéré- 
misses doivent  leur  adresser  des  prières  et  des  sacri- 
ûces  ;  ne  dispensent-elles  pas,  en  effet,  le  bien  et  le 
mal  ?  De  là  des  invocations  et  des  oraisons  intermi- 
nables, decertainesdesquelles  les  travaux  de  Gabriel 
Iakovliev  et  de  SiumNov  donnent  le  texte;  de  là  des 
cérémonies  religieuses  accomplies  dans  des  bois 
sacrés,  ceux-ci  isolés  dans  les  champs,  ceux-là  réser- 
vés au  milieu  des  forêts,  y  constituant  de  véritables 
futaies  de  tilleuls  et  de  sapins,  ou  de  tilleuls  et  de 
chênes,  les  uns  consacrés  aux  jumas  et  les  autres 
aux  keremetes.  C'est  surtout  le  vendredi  qui  est  le 
jour  consacré  au  culte  ;  alors  s'accomplissent  ces 
cérémonies  qui  se  terminent  toujours  par  des  sacri- 
tices  et  par  des  repas  où  l'on  consomme  les  chairs 
des  victimes  offertes  aux  dieux.  De  ces  victimes,  l'im- 
portance varie  tout  à  la  fois  suivant  la  place  hiérar- 
chique de  celui  auquel  on  s'adresse  et  l'intérêt  que 
le  suppliant  attache  à  la  réalisation  de  sa  requête. 

il  y  aurait  beaucoup  à  dire  sur  les  repas  sacrés 
qui  suivent  les  sacrilices,  comme  aussi  sur  les  re|)as 
funéraires  ;  de  même  encore  sur  la  substitution 
d'images  figurant  les  victimes,  de  simulacres,  aux 
offrandes  elles-mêmes.  11  suffira  de  noter  ici  que  les 
cérémonies  religieuses  sont  de  deux  sortes  chez  les 
Tchérémi-ises  :  les  unes  sont  privées  et  particulières 
à  chaque  fidèle  ;  d'autres  au  contraire  sont  générales 
et  vraiment  publiques.  Ces  dernières  se  célèbrent 
régulièrement  (les  fêles  du  printemps, de  la  charrue, 
des  récoltes,  etc.)  ou  exlraordinairement,  à  des 
intervalles  indéterminés,  —  la  fête  des  morts,  par 
exemple,  —  ou  encore  en  cas  de  calamité  publique. 
Les  travaux  des  Russes  Iakovliev  et  Smibnov  four- 
nissent sur  ces  différentes  cérémoniesdes  indications 
détaillées  auxquelles  il  suffit  de  renvoyer  le  lecteur. 

Des  vieillards,  des  Kartes,  président  à  ces  cérémo- 
nies et  constituent  les  intermédiaires  entre  les  divi- 
nités tchérémisses  et  les  humains.  Comme   ces  Fin- 


nois n'ont  point  de  clergé,  ni  même  de  prêtres,  ce 
sont  les  kartes  qui  prononcent  les  prières,  qui  invo- 
quent les  dieux  et  qui  leur  présentent  les  offrandes, 
assistés  de  sacrificateurs,  les  oussos,  lesquels  sont 
chargés  de  tuer  les  animaux  offerts  aux  dieux  en 
holocauste.  Ce  sont  donc  des  prêtres  occasionnels, 
mais  qui  ne  sont  revêtus  d'aucun  caractère  sacré,  et 
qui  n'exercent  leur  office  que  temporairement  ;  pour 
cliaque  fête  et  pour  chaque  dieu,  les  Tchérémisses 
élisent  un  karte  particulier. 

Ces  indications  générales  montrent  combien  le 
polythéisme  anthropomorphique  des  Tchérémisses 
reflète  chacun  des  aspects  de  leur  développement 
social;  elles  permettent  aussi  de  constater  l'absence 
de  toute  trace  du  culte  des  animaux  chez  ces  Fin- 
nois. Elles  sont  donc  intéressantes  à  plus  d'un  titre. 
Il  convient  toutefois  de  les  compléter  pour  arriver  à 
se  faire  une  idée  plus  précise  des  croyances  reli- 
gieuses des  Tchérémisses.  Geivx-ci,  comme  les  Mord- 
ves,  tiennent  la  vie  d'outre-tombe  pour  le  prolon- 
gement de  la  vie  terrestre;  il  y  a  persistance  des 
besoins,  des  passions  et  des  habitudes  au  delà  du 
trépas .  L'âme  est  jugée  selon  ses  mérites. 

A  en  croire  la  cosmogonie  tchérémisse,  la  terre 
aurait  été  au  début,  comme  dans  la  cosmogonie 
mordve,  noyée  sous  les  eaux  ;  mais  par  la  suite  les 
deux  éléments  se  séparèrent  et  des  forêts  de  sapins 
poussèrentsur  le  sol  asséché.  Les  premiers  habitants 
de  ces  forêts  furent  des  géants  (Ôn»r),  puis  vinrent 
les  hommes.  Est-il  bien  utile  de  souligner  combien 
certains  de  ces  traits  diffèrent  de  ceux  des  autres 
cosmogonies  finnoises?  Il  y  a  là,  semble-t-il,  quelque 
chose  d'assez  original. 

e)  Les  Tchouvaches.  —  Comme  celles  des  Tché- 
rémisses, les  croyances  et  les  coutumes  religieuses 
des  Tchouvaches  mériteraient  un  examen  développé. 
Mais  pourrait-on  l'entreprendre  ici  sans  allonger 
démesurémentcette  étude.  Mieux  vautdonc  renvoyer 
ceux  qui  désirent  les  connaître  aux  travaux  de 
Jean  N.  SMmNov  et  de  Charles  Rabot,  et  noter  sim- 
plement à  cette  place  que  les  Tchouvaches  sont  des 
animistes  qui  ne  sont  point  arrivés  à  un  véritable 
anthropomorphisme.  Ainsi  ne  diffèrenl-ils  guère  des 
autres  populations  finnoises,  dont  l'anthropomor- 
phisme est  singulièrement  incomplet,  dont  les  figu- 
res sont  singulièrement  vagues  et  pâles,  jusque  dans 
le  poème  du  Kalevala. 

N'allons  pas  d'autre  part,  non  plus  que  chez  les 
autres  populations  finnoises  dont  il  vient  d'être 
question,  tenir  les  croyances  et  les  coutumes  païen- 
nes pour  exclusivement  en  honneur  dans  les  can- 
tons où  elles  vivent.  Aux  environs  de  Kazan,  celle- 
ci  à  quelques  verstes  de  distance  de  ceux-là,  Charles 
Rabot  n'a-t-il  pas  rencontré  une  petite  mosquée,  une 
église  grecque  et  un  bois  sacré  où  les  païens  venaient 
faire  leurs  sacrilices?  De  tels  faits  en  disent  long 
sur  l'enchevêtrement  des  religions  qui  continuent 
de  subsister  en  Russie. 

/)  Les  Esthoniens.  —  Loin  dans  l'Ouest  des 
pays  arrosés  par  la  Volga  et  par  son  puissant  affluent 
de  gauche  IaKama,  dansunautre  canton  de  la  Russie 
également  peuplé  par  des  individusderace  finnoise, 
un  tel  enchevêtrement  de  croyances  très  dissembla- 
bles ne  se  rencontre  pas.L'Esthonie,  que  le  golfe  de 
Finlande  sépare  de  la  Suomie  plus  septentrionale, 
est  bien,  en  effet,  habitée  par  desFinnois,  et  surtout 
par  des  Finnois  du  type  brun,  mais  ces  Finnois  sont 
presque  tous  luthériens.  Seulement,  de  mènif  qu'ils 
sont  demeurés  très  attachés  à  leurs  anciens  usages 
et  à  des  pratiques  usitées,  depuis  des  temps  loin- 
tains, dans  les  actes  inqiortants  de  la  vie,  les  Estho- 
niens conservent  encore  nombre  de  souvenirs  de 
leur  religion  primitive. 


I 


L093 


NORD  (RELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


1094 


Celle-ci  était  moins  avancée  que  celle  des  Finlan- 
lais  proprumeiil  dits,  cai- les  Esthoniens  pratiquaient 
iinipleinent  le  fétichisme.  Ils  vénéraient  les  fleuves 
;t  les  lacs,  dont  beaucoup  portent  encore,  dans  le 
aays,  la  dénomination  <i.'eau  sucrée,  de //eme  ou  dr 
lac  sacré.  Tel  était  le  cas  pour  ce  tributaire  du  lac 
Peipous  qui  couleà  peu  de  distance  de  Dorpat,  le 
SVidihanda;  il  portait  naguère  le  nom  de  Pulia  jngge 
[fleuve  sacré),  et  on  lui  aurait  sacrifié,  non  pas  seu- 
lement des  animaux,  mais  de  jeunes  enfants.  L)e 
même,  le  lac  Eiui  était  tenu  par  les  Esthoniens  en 
iingulière  vénération.  —  D'autre  part,  au  début  du 
svi"  siècle  encore,  ces  mêmes  Esthoniens  considé- 
raient comme  sacrées  des  forêts,  des  arbres  desquelles 
3'eiit  été  une  impiété  que  de  briser  un  seul  rameau  ; 
ils  suspendaient  à  leurs  branches  des  lambeaux 
l'étoffe  comme  le  font  aujourd'hui  les  Ostiaks  sibé- 
riens aux  perches  de  leurs  sanctuaires,  dans  leurs 
t>ois  sacrés.  A  une  époque  plus  rapprochée,  on  avait 
îonservé  l'usage  de  sacrifier  une  poule  noire,  à  cer- 
;ains  jours,  sous  quelques  arbres  déterminés.  Enfin, 
îhaque  maison  de  paysan  gardait,  sur  un  emplace- 
ment soigneusement  tenu,  l'antique  arbre  tutélaire 
ie  la  famille,  chêne,  frêne  ou  titfeul,  dont  on  arrosait 
jonctuellement  les  racines  du  premier  sang  de  tout 
inimal  tué  pour  l'usage  domestique. 

Aujourd'hui  même,  les  paysans  esthoniens  ont 
;onservé  quelque  chose  de  leurs  antiques  croyances. 
Crês  superstitieux, ilsadmettent  l'existencede  génies 
luxquels  ils  fout  des  offrandes  (de  petits  morceaux 
ie  cire,  de  la  laine,  de  menues  monnaies),  qu'ils  dépo- 
sent au  pied  de  quelque  arbre,  auprès  d'un  ruisseau 
judans  des  grottes.  Ils  n'oseraient  pas,  dans  les  anti- 
ques forêts  sacrées,  cueillir  la  fraise  ou  la  framboise. 

g)  Conclusion  sur  les  religions  finnoises.  — 
Comparées  à  celles  des  Finnois  de  Finlande,  les 
;royancesdes  autres  populations  de  la  famille  fin- 
aoise  apparaissent  donc  comme  de  même  nature, 
mais  parvenues  à  des  starles  inférieurs  d'évolution. 
Elles  n'en  présentent  pas  moins  leur  très  réel  inté- 
rêt. Elles  reportent  en  eQ'et  à  des  temps  reculés  ; 
ïUes  sont  plus  proches  de  celles  qu'acceptaient  les 
Finnois  primitifs  quand  ils  quittèrent  leur  centre 
l'origine,  au  coeur  de  l'Asie,  pour  marcher  vers 
l'Ouest,  pour  pénétrer  en  Europe  en  franchissant 
l'Oural  et  pour  s'avancer,  non  sans  laisser  d'impor- 
tantes colonies  sur  leur  route,  jusque  sur  les  rivages 
orientaux  de  la  mer  Baltique. 

C.  Les  populations  composites  du  Sud-Est  de  la 
BALTiQnB.  —  Au  Sud  des  peuples  Qnnois  établis 
>ur  les  bords  orientaux  de  la  mer  Baltique,  l'ethno- 
s;raphe  et  l'historien  constatent  la  présencedepopu- 
lations  eomposiles.  En  Courlande,  en  Livonie,  en 
Prusse  orientale  et  en  Lithuanie,  comme  aussi  plus 
lu  Nord,  en  Estlionie  même,  il  y  a  eu  mélange  de 
Finnois  et  de  Lettons  ou  Tchoudes.  Que  sont  exac- 
tement ces  derniers?  Les  frères  des  Esthoniens  et 
donc  des  Finnois  bruns,  comme  le  veut  de  Quatre- 
fages,  ou  des  Aryo-Européens  venus  du  Sud?... 
Onoi  qu'il  en  soit,  c'estplus  ou  moins  tard,  du  xin" 
au  xv'  siècle,  que  ces  populations  lettes,  qui  font  la 
transition  entre  le  domaine  de  la  race  finnoise  et  le 
domaine  actuel  de  la  race  germanique,  ont  été  con- 
verties au  catholicisme.  Elles  l'ont  été  en  partie  par 
la  violence,  sous  la  contrainte  des  Chevaliers  «  de 
la  Milice  du  Christ  »  ou  «  Porte-glaive  »  de  Livonie 
et  des  Chevaliers  teutoniqucs  de  Prusse  (Borusses, 
Sémigalles,  Samogitiens),  en  partie  aussi  (Litua- 
niens) à  l'instigation  de  Ladislas  .lagellon,  l'époux 
d'abord  païen,  mais  bientôt  catholique  de  la  pieuse 
Edwige  de  Poiogne  (i386).  Ainsi  partout  s'est  mani- 
festée, sousdes  formée  différentes,  la  force  supérieure 
du  Christianisme. 


Le  pagani.sme  est  donc  devenu  un  anachronisme, 
non  seulement  comme  conception  religieuse,  mais 
comme  sjslèuie  de  civilisation,  et  il  est  mort  assez 
vite,  et  de  manière  définitive.  On  en  a  bien  eu  la 
preuve  au  temps  de  la  Réforme.  Alors,  des  différen- 
tes populations  lettonnes,  naguère  si  attachées  à 
leurs  croyances  païennes  (comme  le  prouve  la  mort 
de  saint  Adulbert  chez  les  Pruczi  ou  Priitzi),  les 
unes  sont  demeurées  fidèles  à  la  foi  catholique,  tan- 
dis que  les  autres  ont  embrassé  au  xvi"  siècle  la 
réforme  de  Luther.  Mais  certains  chants  populaires 
conservent  toujours  le  souvenir  des  conversions  for- 
cées d'autrefois,  comme  aussi  de  l'ancienne  religion. 
Dans  le  passé,  dit  l'un  d'eux,  u  les  prêtres  nous 
étranglaient  avec  leurs  chapelets...  Le  Père  de  la 
Croix  ravissait  nos  richesses,  enlevait  le  trésor  de 
sa  cachette,  s'attaquait  à  l'arbre,  à  l'arbre  sacré,  à  la 
source,  à  la  fontaine  de  salut.  La  hache  s'abattait 
sur  le  chêne  de  Tara,  la  cognée  plaintive  sur  l'arbre 
de  Kiro.  »  Les  faits  sont  là,  malheureusement,  pour 
justifier  de  l'exactitude  de  ces  souvenirs.  Grâce  à  ces 
chants  populaires,  grâce  aussi  à  différents  textes 
relativement  anciens  du  moyen  âge  ou  môme  du 
xvi'  siècle,  on  peut  se  faire  quelque  idée  de  la  reli- 
gion païenne  des  peuples  lettons. 

Dès  1826,  PiEnuB  DE  Duisnoi'RG  en  a  donné  un  fort 
intéressant  aperçu  d'ensemble.  «  Toutes  les  choses 
créées  (a-t-il  écrit  en  parlant  des  habitants  de  la 
Prusse)  étaient  pour  eux  des  divinités  :  le  soleil,  la 
lune  et  les  étoiles,  les  roulements  du  tonnerre,  les 
oiseaux,  les  quadrupèdes  et  le  crapaud  lui-même; 
ils  avaient  aussi  des  forêts,  des  champs,  des  eaux 
sacrées,  tellement  qu'ils  n'osaient  y  couper  du  bois, 
s'y  livrer  à  l'agriculture  ou  y  pêcher.  »  Entre  Pierre 
de  Duisbourg  et  le  chant  populaire  cité  plus  haut, 
l'accord  est  complet;  la  religion  des  anciens  habi- 
tants de  la  Prusse  était  bien  de  l'animisme,  une 
déification  universelle. 

Que  de  divinités  baltiques  dont  différents  auteurs 
du  XVI'  siècle  ont  conservé  les  noms  1  Certes,  il  ne 
semble  pas  qu'on  doive  les  retenirtoutes,ni  attacher 
une  grande  importance  à  la  trinitédivlnede  Patrollo, 
Palrimpo  et  Perkuno;  il  en  va  autrement  pour  la 
lune,  la  planète  Vénus,  ou  pour  Perkunas,  ce  dieu 
du  tonnerre  à  qui,  en  plein  xvii*  siècle  encore,  les 
paysans  de  la  Prusse  orientale  offraient  des  sacri- 
fices pour  en  obtenir  la  pluie.  Le  dieu  cheval  des 
Lettons.  Usinj,  est  également  authentique. 

Ce  sont  là  des  dieux  de  la  Nature,  au-dessous  des- 
i|uels  on  trouve,  comme  chez  les  Finnois,  une  foule 
d'intermédiaires  plus  rapprochés  de  l'homme.  Les 
uns  sont  des  esprits  domestiques,  comme  le  génie 
de  la  richesse,  le  génie  ilu  foyer,  et  surtout  ce  ser- 
pent de  la  maison,  pour  qui  tous  les  peuples  lettes 
ont  un  véritable  culte.  Plus  tard  encore,  et  presque 
jusqu'à  nos  jours,  les  Lettons  ne  refusaient  jamais  de 
lait  aux  serpentsqui  se  glissaient  chez  eux,  et  jadis, 
en  Lithuanie,  chaque  famille  entretenait  un  ophi- 
dien  à  son  foyer.  Des  lutins,  des  kobolds,  des  reve- 
nants ou  (/e(V«s  comptent  encore  parmi  ces  intermé- 
diaires. De  même  en  est-il  aussi  pour  les  génies  qui 
président  à  tous  les  phénomènes,  naturels,  à  toutes 
les  circonstances  de  la  vie,  à  tous  les  travaux 
champêtres.  Laima,  la  déesse  du  bonheur,  qui  pré- 
side aux  accouchements,  est  un  exemple  de  ces  divi- 
^jités. 

Bien  entendu,  chez  les  Lettes  comme  chez  les  Fin- 
nois, toutes  les  tribus  païennes  ne  sont  pas  arrivées 
au  même  stade  de  développement.  Les  Lettons  étaient 
en  progrès  sur  les  Lituaniens,  dont  les  divinités  ne 
semblent  pasavoir  acquis  encore,  au  temps  de  Jagel- 
lon,  leur  personnification  complète.  Au  conlraire, 
les  génies  lettons,  dont  le  nom  était  accompagné  du 


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mot  mate  (mère),   sont   sûrement  des  personnitica- 
tions  d'idées  abstraites. 

Partout  existait  la  croyance  à  une  y\e  future  où, 
dans  un  autre  monde,  le  défunt  était  servi  par  ses 
serviteurs,  et  faisait  usage  des  animaux  domestiques, 
des  vêlements,  des  armes  qu'on  avait  incinérés  avec 

lui. 

En  ce  qui  concerne  le  culte,  les  auteurs  anciens 
parlent  de  grands  temples  remplis  d'idoles  précieu- 
ses. On  peut  avoir  quelque  scepticisme  à  cet  égard. 
Qu'était-ce  aussi  que  ce  Homoveon  A'omoiiv,  ce  sanc- 
tuaire dont  parle  Pierre  de  Uuisbourg?  Peut-être  un 
bois  sacré,  qui  avait  débuté  par  être  un  dieu  et  qui 
était  simplement  devenu  la  demeure  d'un  autre  dieu. 
Là  vivaient  parfois  des  ophidiens  sacrés  —  tel  le 
grand  serpent  que  les  Prussiens  adoraient  dans  le 
temple  de  Patrimpo;  là  aussi,  sans  doute,  les  Litua- 
niens devaient  olfrir  aux  serpents  ces  sacrifices 
humains  dont  parlent  quelques  auteurs. 

Ceux  (|ui  présentaient  aux  dieux  ces  sacrilices 
appartenaient  à  un  clergé  organisé,  à  la  tête  duquel 
se  trouvait  une  sorte  de  grand  prêtre  oiunipolenl,  le 
Krwe,  dont  l'autorité  ne  s'étendait  pas  seulement 
sur  les  Prussiens,  mais  encore  sur  les  Lituaniens. 
Pierre  de  Duisbourg,  qui  fournit  ce  renseignement, 
ajoute,  comme  preuve  du  pouvoir  du  Kritve  sur  ces 
peuples,  que  «  son  messager,  porteur  de  son  bâton 
ou  de  quelque  signe  connu,  était  vénéré  comme  lui- 
même  ».  Le  Ivriwe  avait  donc  des  collaborateurs, 
des  assistants,  des  subordonnés, les  n-aidâlotes,  qui 
se  sont  sans  doute  maintenus  plus  longtemps  que 
le  grand  prêtre  lui-même.  Peut-être,  d'ailleurs,  les 
évèques  calholiquesne  se  souciaient-ils  pas  assez  de 
l'évangélisalion  des  iulidèles  de  la  contrée,  comme 
le  donnent  à  entendre  les  chevaliers,  dans  un  collo- 
que tenu  à  Dantzig,  en  i366.  Dans  tous  les  cas,  au 
XVI9  siècle  encore,  des  assemblées  nocturnes  se  se- 
raient tenues  en  Prusse,  où  des  prêtres  païens  au- 
raient sacrilié  des  boucs  aux  anciennes  divinités. 

D.  Lks  populations  slaves. —  Les  LettesonTchou- 
des,  qui  pratiquaient  naguère  les  religions  dont  nous 
venons  de  dire  quelques  mots  sommaires,  sont  rat- 
tachés par  diirérents  authropologistes  des  plus  auto- 
rises aux  [)opulalions  slaves,  dont  ils  constitueraient 
une  branche  spéciale.  Les  Slaves  proprement  dits, 
aux<iuelsnous  arrivons  maintenant,  ont  peuplé  pour 
partie  les  territoires  de  l'Europe  orientale;  ils  y  conti- 
nent aux  Finnois  méridionaux  et  s'insinuent  même 
parfois  au  milieu  d'eux,  pénétrant  (nous  l'avons 
déjà  indiqué)  dans  leur  pays  avec  leurs  mœurs, 
leurs  coutumes,  leur  religion  propres.  Au  Nord  éga- 
lement, mais  plus  à  l'Ouest,  ils  bordent  d'autres 
jiopulations  plus  ou  moins  dilTérentes,  celles  du 
grouppe  letton,  et  ils  s'avancent  en  Allemagne  jus- 
que dans  les  territoires  arrosés  par  les  affluents  de 
rOJer.  Ils  y  sont  arrives  en  partant  d'un  point  cen- 
tral, de  l'aire  d'habitat  de  ce  qui  semble  avoir  été 
le  noyau  primitif  du  peuple  slave,  le  pays  entre  Oder 
et  Dniepr.  De  là,  ce  peuple  a,  dès  les  temps  préhis- 
toriques, atteint  par  endroits  l'Elbe,  la  Saale,  le 
Danube,  la  Desna,  le  Niémen  et  la  Baltique;  puis  il 
s'est,  aux  temps  historiques,  désagrégé  en  trois 
fractions  distinctes.  L'une,  l'occidentHle,  a  produit 
les  branches  slaves  des  Polabes,  des  Pomoriens  ou 
Poméraniens,  des  Polonais  et  des  Tchéco-Slovaques; 
la  seconde,  la  méridionale,  est  celle  des  Jougoslaves;, 
quant  à  la  troisième,  l'orientale,  c'est  la  branche 
russe,  dont  il  n'est  pas  besoin  d'indiquer  les  dilTéren- 
tes subdivisions.  C'est  seulement  de  celle-ci,  et  des 
branches  polabe,  poméranienne  et  polonaise,  que 
nous  nous  proposons  d'esquisser  ici  très  rapidement 
les  croyances. 

Qu'ils    soient  aujourd'hui   Russes,    Polonais    ou 


Wendes,  catholiques  romains,  protestants  ou  grecs, 
ces  Slaves  ont  eu  naguère,  probablement,  un  même 
ensemble  de  croyances  et  de  superstitions  païennes, 
avec  des  dilférences  relativement  peu  considérables. 
Mais  nous  ne  savons  rien  d'elles.  D'autre  part,  de- 
puis le  moment  où  ils  ont  quitté  leur  centre  de  dis- 
persion, ces  mêmes  Slaves  ont  évolué  dans  des  sens 
différents,  et  cela  même  avant  leur  conversion  au 
christianisme.  Rien  donc  que  de  naturel  à  les  étudier 
dans  des  paragraphes  distincts,  si  nous  les  réunis- 
sons dans  un  seul  et  même  chapitre,  d'autant  plus 
que  nous  sommes  très  inégalement  renseignés  sur 
ceux-ci  et  sur  ceux-là. 

I.  Les  Russes.  — C'est  des  Russes  que  nous  con- 
naissons le  mieux  (ou  plutôt  le  moins  mal)  l'anti- 
que religion.  A  cela,  rien  que  de  naturel,  car  ce 
peuple  est  encore  bien  vivant  et,  en  dépit  des  réfor- 
mes de  Pierre  le  Grand  et  de  ses  successeurs,  est 
demeuré  jusqu'à  ces  tout  derniers  temps  très  atta- 
ché à  ses  vieilles  traditions.  Sans  doute  les  ancien- 
nes unités  de  tribus  se  sont  disloquées  peu  à  peu  pour 
se  fondre  dans  les  trois  grands  groupes  difîcrents 
des  Grands  Russes,  des  Petits  Russes  et  des  Biélo- 
russes ou  Russes  blancs  ;  mais  des  auteurs  qui  les 
ont  connues  ont  parlé  de  ces  populations,  de  leurs 
croyances,  de  leurs  traditions.  Puis  les  chants  po- 
pulaires, épiques  ou  autres,  ont  survécu,  du  moins 
en  partie.  En  groupant  ces  difl'érents  éléments  d'in- 
formation, on  arrive  à  se  faire  une  idée  de  l'an- 
cienne reljgion  des  Russes. 

En  tête,  il  convient  de  placer  un  certain  nombre 
de  personnages  dont  le  caractère  divin  est  attesté 
par  le  mot  Itog,  dieu.  Si  Svarog,  le  dieu  du  Ciel, 
semble  suspect  à  certains  slavisants  comme  Louis 
LÉGER,  il  n'en  va  pas  de  même  de  Daghbog,  le  dieu 
du  soleil,  le  père  de  la  Nature,  ni  de  Slribog,  le  dieu 
des  vents,  le  dieu  du  froid,  auquel  on  ne  connaît  pas 
d'analogue  chez  les  autres  Slaves.  Ogoni,  le  dieu  du 
feu,  Volos,  celui  des  troupeaux,  et  surtout  Peroun, 
celui  du  tonnerre  et  de  l'orage,  sont  aussi,  presque 
tous,  sinon  absolument  tous,  des  dieux  russes  des 
premiers  temps  de  1  époque  historique;  la  plupart 
sont  cités  par  la  Chanson  d'Igor  ou  par  la  chronique 
dite  de  Nestor.  Chantepib  de  la  Saussaye  (traduo-  i 
tion  franc,  p.  6^3)  note  des  rapports  étroits  au 
point  de  vue  religieux,  entre  Slaves  et  Persans  ; 
ces  rapports  ne  sont  pas  les  seuls  à  signaler,  car 
Koupalo  ou  larilo,  le  dieu  du  soleil  d'été,  que  l'on 
invoquait  pour  obtenir  une  bonne  récolte,  n'est 
autre  qu'Ivan-Koupalo  im  saint  Jean  Baptiste. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ces  dieux  que  l'on  peut  quali- 
fier de  «  supérieurs  »  sont  loin  d'être  les  si'uls  dont 
parlent  les  vieux  textes  ou  les  traditions  populaires. 
En  groupant  les  renseignements  fournis  par  ces  do- 
cuments, on  arrive  à  un  panthéisme  complet,  dont 
la  nalureetles  phénomènes  naturels  constitueni  les 
bases.  Voici  Morena,  la  déesse  de  la  mort,  Kochtchéi 
l'immortel,  qui,  comme  Moroz,  personnifie  1  impla- 
cable froid  de  l'hiver,  et  le  méchant  roi  de  la  mer, 
qui  entraîne  les  navigateurs  dans  sa  demeure  du 
tond  des  eaux.  Puis  ce  sont  les  es[)rils  à  l'existence 
desquels,  aujourd'hui  encore,  croient  les  classes 
populaires;  les  belles  roussalki,  les  nymphes  des 
eaux,  qui  attirent  les  hommes  dans  les  abîmes,  le 
vodianoi  ou  génie  des  fleuves,  ces  esprits  des  forêts 
que  sont  le  liéchii  (dont  les  Russes  croient  entendre 
parfois  le  cri  terrible  au  fond  des  grands  bois)  et  le 
liesnik,  puis  ce  lutin  du  foyer  domestique  qu'est  le 
domovoï(de  dont,  maison)  qui  est  souvent  bienfai- 
sant, mais  qui  joue  parfois  aussi  de  méchants  tours. 
Ce  sont  enfin  des  vampires,  ces  revenants  qui  sortent 
des  cimetières  pendant  la  nuit  pour  boire  le  sang 
des  vivants;  c'est  cette  méchante   ogresse,  la  Baba 


l! 


11.97 


NORD  (RELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


f  098 


Yaga,  qui  habite  à  la  lisière  des  forets  dans  une 
cabane  posée  sur  une  patte  de  poule  et  tournant  à 
tous  les  vents.  Tient-on  compte,  par  ailleurs,  des 
héros  tels  que  Sviatogor,  ce  géant  dont  la  terre 
peut  à  ppine  supporter  le  poids  écrasant,  des 
vainqueurs  de  drajîons,  etc.,  on  voit  aisément  com- 
bien considérable  et  varié  tout  à  la  fois  est  le  pan- 
théon russe. 

Quel  culte,  dans  les  temps  anciens,  les  lidèlos 
reiulaient-ils  à  leurs  dieux  ?  quels  sacrifices  leurs 
offraieat-ils  ?  Répondre  à  ces  questions  n'est  pas  très 
aisé.  Néanmoins,  les  textes  permetlent  d'allirmer 
l'existence  d'idoles  de  Peroun  dressées  sur  des  émi- 
nences,  au  x'  siècle,  à  Novogorod  la  grande  et  à 
Kiev;  on  en  peut  conclure  que  des  tertres,  des  col- 
lines boisées  ou  non  constituaient  les  teiuples  des 
divinilés  russes.  On  sait  que,  dès  la  première  moitié 
du  x*  siècle,  les  Russes  juraient  par  le  urs  épées,  par 
Volos  et  par  Peroun.  On  sait  aussi  que  saint  Vladi- 
mir —  celui  (lu'AUVed  Uambaud  appelle  le  «  Clovis 
des  Russes  »  et  qui  régna  de  972  à  ioi.5  —  on  sait 
qu'il  érigea  diverses  idoles  sur  li>s  falaises  sablon- 
neuses qui  dominent  le  Dniepr  à  Kiev  ;  au  milieu  de 
ces  idoles  se  trouvait  le  dieu  du  tonnerre.  Peroun, 
en  bois,  avec  une  tète  d'argent  et  une  baibe  d'or, 
tenant  une  pierre  à  feu  daus  la  main.  Un  feu  de 
bois  de  chêne  était  constamment  entretenu  auprès  de 
cette  statue  anlhropomorpliique,  au  pied  de  laquelle 
Vladimir  fit  égorger  deux  Varègues  cliréliens,  ce 
qui  permet  peut-être  de  conclure  à  la  possibilité  de 
sacrilices  humains  en  l'honneur  de  Pérouu.  On  sait 
encore  qu'en  988  Vladimir  converti  renversa  les 
idoles  au  milieu  des  pleurs  et  de  l'épouvante  des 
Russes;  alors  Peroun  fut  fouetté,  attaché  à  la  queue 
d'un  cheval  et  jeté  dans  le  Dniepr.  «  On  montre 
encore  sur  le  flanc  des  falaises  kiéviennes  la  Dégrin- 
golade du  diable  et,  plus  loin,  l'endroit  où  Peroun, 
porté  par  les  eaux,  échoua  sur  le  rivage  :  là  le  peuple 
se  remit  à  l'adorer,  mais  les  soldats  de  Vladimir  le 
rejetèrent  dans  les  flots.  »  (A.  Rambaud)  On  sait 
enlln  que  les  Russes  païens,  non  contents  d'adorer 
les  grands  fleuves  sur  les  bords  desquels  ils  vivaient, 
faisaient  des  sacrifices  aux  lacs  el  aux  fontaines. 
C'est  certainement  une  survivance  d'un  très  ancien 
état  de  choses  que  l'abandon,  à  litre  d'actions  de 
grâces,  de  quelques  menus  objets,  fait  aujourd'hui 
encore  par  les  paysans  aux  rivières  qu'ils  ont  tra- 
versées, ou  sur  lesquelles  ils  ont  navigué  sans  encom- 
bres. Bien  faible  témoignage  de  gratitude,  comparé 
à  celui  de  Stenko  Razine,  le  chef  des  Cosaques  du 
Don  ;  au  xvii»  siècle,  après  une  fructueuse  expédition 
sur  les  bords  de  la  «  mère  Volga  »,  il  précipita  dans 
les  eaux  de  ce  fleuve  une  belle  caplive  persane  qu'il 
aimait  tendrement.  —  Enfin,  dans  léchant  que  répè- 
tent les  paysannes  de  la  Petite-Russie  quand  elles 
vont  chercher  des  fleurs  et  des  branches  de  bouleau, 
ne  doit-on  pas  trouver  le  souvenir  des  olTrandes  que 
les  ancêtres  de  ces  mêmes  paysannes  portaient  na- 
guère au  bouleau  fétiche  qu'elles  adoraient  —  des 
pâtés,  des  gâteaux,  des  omelettes? 

Il  ne  semble  pas  que  les  anciens  Russes  possé- 
dassent un  clergé  ;  aucun  texte  n'en  montre  l'exis- 
tence. C'était  les  chefs  qui  accomplissaient  les  sacri- 
fices. Par  contre,  les  chants  populaires  attestent 
l'influence  profonde  des  sorciers  ou  des  devins  ana- 
logues aux  charaans  talars  ;  leurs  conseils  étaient 
fort  écoutés,  et  le  sont  encore  en  Russie  comraechez 
les  autres  peuples  slaves,  où  le  sorcier  et  plus  encore 
la  sorcière  jouissent  d'un  grand  prestige  auprès  de 
la  masse.  Si  parfois  le  magicien  est  maltraité,  il  est 
généralement  bien  vu  el  hautement  considéré;  on 
le  consulte  sui'  l'avenir,  sur  les  présages;  on  a  re- 
cours à  lui  pour  obtenir  de  bonnes  récolles,  pour  se 


préserver  de  maux  de  toutes  sortes.CiiRARD  dr  Riallu 
a  vu  en  lui  le  prêtre  populaire,  lepontife  d'une  vieille 
religion  inoubliée  et  antérieure  aux  divinités  du 
polyihéisme  national. 

Ce  sont  probablement  encore  des  vestiges  de  cette 
vieille  religion  que  les  attentions  des  paysans  rus- 
ses pour  les  serpents  qui  viennent  s'établir  dans 
leurs  isbas;  on  leur  tient  toujours  du  lait  prêt  pour 
boire;  les  tuer  serait  un  crime.  De  même  doit-il  en 
être  pour  les  curieuses  coutumes, de  caractère  païen, 
pratiquées  par  les  mêmes  paysans  au  printemps  ou 
à  l'automne,  à  l'époque  des  solstices.  Là  subsistent 
encore  des  usages  tout  à  fait  archaïques,  comme  on 
n'en  rencontre  plus  guère,  même  dans  les  campagnes 
russes,  dans  les  cérémonies  cependant  si  tradition- 
nelles de  la  naissance,  du  mariage  et  de  la  mort, 
dans  les  rites  funéraires  en  particulier. 

A  ce  dernier  point  de  vue,  l'érudit,  aussi  loin  qu'il 
peut  remonter  dans  l'élude  du  passé,  constate  la 
pratique  de  l'inhumation  et  de  l'incinération  des 
morts.  L'ànieerreau  hasard  sur  les  arbres  jusqu'au 
moment  de  l'ensevelissement;  ensuite  seulement,  la 
duslia  peut  entreprendre  son  long  voyage  et  arriver 
par  le  chemin  des  âmes —  parla  voie  lactée  ou  par 
l'arC-en-ciel  —  aux  campagnes  ou  aux  forêts  des 
esprits.  Pour  lui  permettre  de  faire  plus  faeiUment 
la  route,  on  lui  donne  une  petite  échelle  pour  sortir 
du  tombeau,  et  quelque  menue  monnaie  pour  le 
voyage.  Telle  était  la  conceplion  des  Russes  qui 
pratiquaient  l'inhumation,  ceux  de  l'Ilmen,  par 
exemple  ;  les  autres  incinéraient  les  défunts,  mus 
par  un  aiilie  sentiment.  L'un  d'eux  l'indiquait  au 
x' siècle  à  l'Arabe  Ibn-Foszlan  :  «  Nous  les  brûlons 
en  un  clin  d'œil,  pour  qu'ils  aillent  plus  vite  en  pa- 
radis. ))  .\insi  se  trouve  attestée  la  croyance  à  l'im- 
mortalité de  l'âme;  mais  la  vie  d'outre-tombe  est  une 
vie  singulièrement  matérielle,  et  analogue  à  la  vie 
terrestre.  C'est  pourquoi  on  brûle  des  servantes  et 
des  serviteurs  avec  le  mort  pour  lui  servir  de  com- 
pagnons dans  l'autre  monde;  de  même  aussi  (les 
fouilles  des  Kourganes  l'ont  prouvé)  ou  inhumait 
avec  les  défunts  des  serviteurs  et  des  femmes  escla- 
ves, des  animaux  domestiques  tels  que  des  chevaux, 
des  chiens,  et  aussi  des  armes,  des  ustensiles  de  na- 
ture dilTérente,  des  bijoux,  des  grains  de  froment, 
tout  ce  qui  pouvait  contribuer  à  leur  bien-être  dans 
une  existence  nouvelle,  ne  ililTérant  en  rien  de  celle 
qu'ils  avaient  menée  sur  la  terre.  Est-ce  en  souvenir 
de  ces  vieux  usages  que  les  paysans  russes  placent 
encore  parfois,  dans  ou  sur  les  tombeaux,  des  ali- 
ments destinés  aux  morts  que  renferment  ces  mêmes 
tombeaux? 

■1.  Les  Polonais.  ^  Comme  en  Russie,  il  existait 
durant  les  premiers  siècles  du  moyen  âge,  dans  les 
contrées  qui  devinrent  plus  tard  la  Pologne,  de 
nombreuses  divinités  païennes;  mais  il  n'est  guère 
facile  de  les  dégager  des  formes  de  la  mythologie 
classique  dont  l'historien  Dlugosz  les  a  enveloppées 
au  milieu  duxv"  siècle.  Retenons  du  moins  que  les 
PolonaisadoraientYesza(^  Jupiter), Liada(=:  Mars), 
Dzydzilelya  (^=  Vénus),  Nyja  (=^  Pluton),  Dzewani 
(^  Diane)  et  Marzyana  (:=  Cérès)  ;  ils  avaient  en 
outre  un  dieu  de  la  température  nommé  Pagoda  et 
un  dieu  de  la  vie  appelé  Zy  wie.  Ces  divinités  polo- 
naises avaient,  à  en  croire  le  même  auteur,  des  prê- 
tres, des  temples  bâtis  de  main  d'homme  el  des  bois 
sacrés,  enfin  des  représentations  figurées,  des  idoles 
que  détruisit  Mieczyslav,  un  des  descendants  de 
Piast.  On  leur  ofl'rait  des  sacrifices,  et  même  des  sa- 
crifices humains.  A  des  époques  fixes  de  l'année,  on 
les  fêtait  dans  de  grandes  cérémonies  où  des  troupes 
d'hommes  et  de  femmes  hurlaient  éperdunient  des 
chants  barbares. 


1099 


NORD  (RELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


1100 


En  dehors  de  ce  souvenir,  presque  aucune  trace 
de  tout  un  curieux  passé  religieux  ne  subsiste  plus 
actuellement.  Il  n'en  va  pas  tout  à  fait  de  même  des 
croyances  populaires,  sur  lesquelles  les  prédicateurs 
latins  du  xv'  siècle  fournissent  de  précieux  rensei- 
gnements, montrant  dans  les  Polonais  des  adora- 
teurs des  lleuves,  qui  tiraient  des  présages  d'après 
les  remous  des  eaux.  Certaines  de  ces  croyances 
persistent  encore  et  témoignent,  par  exemple,  d'une 
très  vieille  opliiolâtrie  ;  les  paysans  de  certaines 
parties  de  la  Pologne  n'oCfrentils  pas,  en  effet,  avec 
grand  soin,  des  œufs  et  du  lait  à  une  sorte  de  ser- 
pent noir  (jui  pénètre  souvent  dans  leurs  habita- 
tions? Ils  seraient  désolés  qu'on  lui  fit  le  moindre 
mal  et  leurs  enfants,  qui  n'en  ont  aucune  peui-,  le 
caressent  et  boivent  dans  le  même  vase. 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  d'ajouter  que  les  Polonais 
étaient  polygames  avant  leur  conversion  au  catho- 
licisme, et  que  les  historiens  parlent  de  la  célébra- 
lion  d'une  cérémonie  païenne  de  la  tonsure  pour 
l'enfant  arrivé  à  un  certain  âge. 

3,  Les  Slaves  de  l'Ouest.  —  Après  les  Russes  et 
les  Polonais,  venons-en  aux  Slaves  de  l'Ouest,  à 
ceux  qui  sont  établis  en  ])leineœur  de  la  Germanie 
(puisqu'ils  s'avancent  jusque  sur  la  Saale  et  sur 
l'Elbe)  et  dans  les  iles  baltiques  riveraines  de  la 
côte  allemande  (Hiigen,  WoUin).  Sorabes,  Wilzes 
et  Obolrites  sont  entrés  dès  le  ix'  siècle  enconllitavec 
les  Francs,  mais  c'est  par  des  auteurs  très  posté- 
rieurs que  nous  possédons  des  renseignements  sur 
leur  religion  ;  néanmoins  ces  renseignements  sont 
sérieux,  aussi  est-on  beaucoup  plus  au  courant  de 
la  religion  des  Slaves  de  l'Ouest  que  de  celle  des 
Polonais.  Voici  l'idée  générale  qui  se  dégage  des 
textes. 

Sur  les  bords  de  l'Elbe  et  dans  les  provinces  bal- 
tiques,  exactement  comme  chez  les  Finnois,  les  for- 
ces de  la  Nature  sont  divinisées,  et  aussi  certaines 
abstractions  de  l'esprit;  mais  on  a  eu  tort  de  repré- 
senter les  forces  utiles  et  les  forces  nuisibles  comme 
recevant  également  les  hommages  des  humains,  car 
il  n'y  avait  pas  là  de  dualisme  analogue  à  celui  du 
Parsisme,  et  il  existait  chez  les  Slaves  de  l'Ouest  un 
dieu  noir,  Zcerneboh  ou  Tchernubog,  mais  pas  de 
dieu  blanc.  Des  pierres,  des  sources,  des  arbres,  des 
forêts  y  étaient  des  temples,  sinon  même  des  dieux, 
et  y  étaient  tenus  pour  sacrés;  Helmoi.d  signale  la 
pratique  du  culte  des  fontaines  chez  les  Slaves  ipii 
habitent  les  bords  de  la  Baltique  et  la  vallée  de 
l'Elbe  ;  Dietmak  dk  Mkrsbbourg  parle  de  son  côté 
d'une  source  Gloinazi  comme  de  l'oracle  des  tribus 
slaves  d'alentour  :  selon  que  cette  source  alimente 
abondamment  ou  non  l'étang  dans  lequel  elle  se 
déverse,  c'est  signe  d'heureux  événements  ou  de 
calamités.  — Ces  faits  ne  sont  pas  les  seuls  dignes 
d'attention:  certains  fétiches  sont,  comme  les  sour- 
ces et  les  arbres,  tenus  pour  sacrés.  Mais  les  Slaves 
de  l'Onest  n'en  sont  pas  demeurés  là  ;  ils  en  sont 
déjà  venus,  au  témoignage  des  auteurs  du  moyen 
âge,  à  posséder  de  véritables  idoles  anthropomor- 
phiques,  et  à  leur  ériger  des  sanctuaires  bâtis  de 
main  d'homme.  Ecarle-t-on,  après  Bruckner,  le  dieu 
Radegast  du  panthéon  wilze  (et  on  peut  se  deman- 
iler  si  cette  proscription  est  bien  légitime),  du  moins 
subsiste-t-il  encore  d'autres  dieux  dont  nous  con- 
naissons des  idoles,  et  Svantovil,  et  Sloda,  et  le 
dieu  à  trois  tètes,  Triglaf,  vénéré  à  Brannibor 
(Brandeboui-g),  dont  l'idole  a  été  longtemps  conser- 
vée dans  son  temple  transformé  en  une  église  dédiée 
à  la  Vierge  Marie,  et  d'autres  encore. 

Svantovil  est  le  plus  important  de  tous.  C'est  le 
<iieu  de  la  sainte  lumière,  dont  l'idole  polycéphale, 
parée  d'ornements  magniliques,    recevait     dans    le 


temple  vénéré  d'Orekunda  ou  d'Arkona,  dans  l'île 
de  Iliigen,  les  hommages  des  ûdèles.  Dans  la  main 
droite  de  la  statue,  une  corne  à  boire  ;  auprès  d'elle 
une  selle  et  une  bride  de  prodigieuses  dimensions. 
Il  Un  cheval  était  consacré  à  la  divinité  et  rendait 
des  orales;  Svantovil  en  personne  le  montait  quel- 
quefois la  nuit,  et  le  matin  on  voyait  à  sa  place,  cou- 
vert d'écume  et  de  boue,  le  noble  coursier  fatigué  par 
la  chevauchée  divine.  »  (E,  Lavissb)  On  sait  que  le 
roi  de  Danemark  Valdemar  le  Grand  conquit  Rii- 
gen  en  io68;  il  s'empara  d'.\rkona,  détruisit  le  tem- 
ple et  la  statue  de  Svantovil  et  enleva  son  riche  tré- 
sor. Axel  ou  Absalon,  l'archevêque  dcLund,  acheva 
cette  œuvre  en  réduisant  les  autres  forteresses  des 
Wilzes,  brûlant  temples  et  images,  et  Triglaf  et 
Uugevit,  le  dieu  à  sept  visages  sous  un  même  crâne, 
avec  sept  glaives  en  main,  et  d'autres  encore,  impo- 
sant partout,  avec  le  baptême,  une  apparente  con- 
version. 

Ainsi  disparurent  historiquement,  officiellement, 
les  dieux  païens  des  Slaves  occidentaux,  ou  tout  au 
moins  des  Wilzes. 

Avant  cet  elTondrement,  ils  étaient  adorés  dans 
des  temples  érigés  au  milieu  de  bois  sacrés,  où  les 
ûdèles  venaient  faire  leurs  dévolions,  prier  et  dépo- 
ser des  offrandes.  On  connaît  l'existence  de  quelques- 
uns  de  ces  temples.  Outre  celui  d'Arkona,  WoUgast, 
la  A  iUe  des  Circipaniens  sur  les  rives  de  la  Peene, 
Rethra  ou  liedara  possédaient  des  sanctuaires 
fameux.  .\  Brannibor  s'élevait,  sur  une  colline  haute 
de  GG  m.,  un  temple  de  pierres,  que  le  Roi-Sergent, 
Frédéric-Guillaume  1<"',  a  fait  démolir  au  xviii»  siècle 
seulement.  Chaque  temple  avait  son  domaine,  plus 
ou  moins  étendu,  et  ses  revenus  régulièrement  per- 
dus sur  la  fortune  des  fidèles,  leur  commerce,  leur 
bulin.  Il  avait  également  ses  prêtres,  que  l'on  com- 
blait d'honneurs,  qui  siégeaient  parmi  les  nobles  dans 
les  assemblées  et  qui,  montés  à  cheval,  participaient 
aux  batailles.  Ces  prêtres  présidaient  aux  cérémonies 
sacrées,  aux  sacrifices,  à  ces  sacrifices  humains  dans 
lesquels  (à  en  croire  Adelgatt  de  Magubbourg 
en  I  io8)  les  Slaves  païens  immolaient  des  chrétiens 
à  Pripegala,  au  «  glorieux  »  qui  était  peut-être  le 
soleil  ;  ils  interrogeaient  le  sort  ou  le  cheval  sacré 
qui  rendait  des  oracles.  Ils  étaient  au-dessus  des 
sinqiles  serviteurs  occupés  aux  menus  détails  du 
culte,  mais  ils  avaient  eux-mêmes  un  chef,  le  grand 
prêtre  d'Arkona,  devant  lequel  s'agenouillaient  les 
rois  comme  devant  le  révélateur  de  la  volonté 
divine. 

Ces  prêtres  fortement  hiérarchisés,  qui  offraient 
parfois,  nous  venons  de  le  dire,  des  sacrifices 
humains  à  leurs  dieux  guerriers  armés  de  casques  et 
de  cuirasses  (en  io66,  au  début  du  grand  soulève- 
ment des  Slaves  contre  les  Allemands,  des  moines 
furent  ainsi  sacrifiés  par  les  Wilzes),  ces  prêtres 
ont  joué  nn  grand  rôle  dans  la  résistance  nationale; 
ils  ont  entretenu  de  tout  leur  pouvoir  les  vieilles 
croyances  parmi  les  peuples  dont  ils  avaient  la  con- 
fiance. Mais  ils  n'ont  i)as  pu  faire  l'impossible;  peu  à 
peu,  les  Slaves  ont  disparu,  anéantis  par  les  vain- 
queurs ou  fondus  avec  eux.  Le  clergé  catholique  fit 
une  guerre  très  active  à  tout  ce  qui,  dans  les  coutu- 
mes et  dans  les  mœurs,  pouvait  rappeler  la  religion 
proscrite,  si  bien  que  rien  ou  presque  rien  ne  sub- 
siste plus  actuellement  des  religions  slaves  les  plus 
développées.  Plus  d'anciennes  idoles;  aucun  souvenir 
de  celte  fête  de  Gerovit,  le  «  dieu  du  printemps 
rayonnant  »,  que  célébraient  les  habitants  de  Havel- 
berg  quand,  en  mai  1127,  Olton  de  Baraberg  arriva 
dans  cette  ville  pour  lévangéliser.  Comment  s'éton- 
ner de  cette  disparition  complète  des  vieilles  coutu- 
mes religieuses,  alors  que  la  langue  a  totalement 


1101 


iNORD  (RELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


1102 


cessé  d'être  parlée  presque  partout  depuis  un  siècle 
et  demi  au  moins,  alors  que  la  messe  a  été  célébrée 
en  langue  slave  pour  la  dernière  fois,  dans  la  lande 
de  Liincljours,  en  l'année  i^Si  ?  C'est  seulement  cbez 
les  Wendes  de  Lusace  —  ces  Serbes  ou  Sorabes  qui 
conservent  si  tidèlement  l'usage  de  leur  langue  et 
leurs  vieilles  coutumes  —  c'est  seulement  cbez  eux 
que  l'on  arrive  peut-être  à  relever  quelques  traces 
des  anciennes  croyances.  Encore  n'csl-elle  nullement 
caractéristique,  l'idée  de  ces  Wendes  que  les  serpents 
peuvent  rendre  service,  les  aider  à  devenir  rapide- 
ment riches  et  ne  demandent,  pour  ce  faire,  que  de 
légères  ollrandes.  Le  culte  féticUique  des  serpents 
n'est  nullement  spécial  aux  Slaves,  et  fut  également 
en  honneur  chez  les  anciens  Germains.  La  croyance 
aux  vampires  n'a  rien  de  plus  particulier. 

.\joutons,pour  terminer,  que,  comme  leurs  congé- 
nères, les  Slaves  occidentaux  croyaient  en  une  vie 
future.  Au  témoignage  de  saint  Bonh-ace,  chez  les 
Wendes  voisins  des  Germains,  les  femmes  refusaient 
de  survivre  à  leurs  maris,  et  ces  «  sulties  »  se  brû- 
laient elles-mêmes  ou  se  laissaient  égorger  sur  leur 
bûcher. 

^  E.  Lks  peuples  germ.vno-scandinaves.  —  Nous 
voici  maintenant,  dans  celte  longue  revue  des  reli- 
gions des  peuples  de  l'Europe  septentrionale,  arrivés 
aux  plus  occidentaux  :  habitants  de  l'antique  Ger- 
manie à  l'Ouest  de  l'Elbe,  depuis  les  contins  des 
cantons  occupés  par  les  Wendes  et  les  Wilzes,  jus- 
qu'avix  ultimes  rivages  continentaux  de  la  mer  du 
Nord  et  jusqu'aux  plaines  insulaires  de  la  Grande- 
Bretagne,  habitants  des  deux  péninsules  Scandina- 
ves de  la  grande  péninsule  suédo-norvégienne  comme 
de  la  petite  péninsule  danoise,  hal)ilants  de  l'Islande 
et  peut-être  mème(si  les  Varégues  sont  Araiment  des 
Scandinaves)  dominateurs  d'une  grande  partie  de  la 
Russie,  voilà  tout  l'ensemble  des  peuples  dont  les 
religions  sont  dites  germaniques. 

I.  Observations  générales.  —  Ici  les  documents 
sont  moins  rares  et  plus  complets  ;  les  matériaux 
d'études  ne  manquent  pas.  Mais  l'étude  n'est  pas 
moins  délicate  qu'ailleurs;  peut-être  même  l'esl-elle 
davantage    encore.    Voici  pourquoi. 

Ni  dans  les  Niebeliingen,  ni  dans  les  chants  Scan- 
dinaves, nous  n'avons  une  œuvre  totalement  origi- 
nale. Formés  au  xiio  ou  au  xiii'  siècles  de  divers 
chants  abrégés,  allongés,  complétés  ou  modifiés  sui- 
vant les  exigences  du  système  d'arrangement,  les 
chants  des  Nielietungen  ont  perdu  leur  aspect  primi- 
tif et  une  sérieuse  partie  de  leur  valeur  documentaire 
sous  la  main  du  collecteur  et  de  l'ordonnateur;  ils 
produisent  l'illusion  de  les  avoir  conservés,  mais 
cependant  ils  ne  peuvent  être  tenus,  dans  l'état  où 
ils  nous  sont  parvenus,  pour  des  chants  populaires 
proprement  dits.  Voilà  pour  les  Niebeliingen;  et  que 
penser  des  Eddas  Scandinaves,  de  l'Edda  poétique 
comme  de  l'Edda  en  prose?  que  penser  des  Sagas 
islandaises  et  des  chants  des  scaldes,  sinon  que  leur 
étude  exige  autant  et  peut-être  plus  de  prudence 
encore,  et  plus  de  méthode.  En  réalité,  les  bases 
absolument  sures  font  défaut,  car  les  textes  histori- 
ques, tous  de  civilisation  chrétienne  sinon  de  civi- 
lisation latine,  déforment  ou  faussent  inconsciem- 
ment bien  des  faits. 

Puis  voici  une  autre  dilliculté.  Comme  les  popula- 
tions linnoises  et  les  populations  slaves,  Germains 
et  Scandinaves  couvrent  un  terrain  considérable, 
dans  les  nombreux  cantons  desquels  ils  se  sont 
différemment  adaptés,  dans  les  nombreux  cantons 
desquels  ils  ont  aussi,  au  cours  des  siècles  histori- 
ques, différemment  évolué.  De  là  l'impossibilité  de 
leur  attribuer  une  seule  et  même  religion,  et  dans 
l'espace,  et  dans  le  temps.  Ces  peuples  ont  vécu  trop 


loin  les  uns  des  autres,  ils  se  sont  trouvés  dans  des 
conditions  de  vie  trop  différentes  pour  qu'ils  aient 
pu  la  conserver  partout  la  même...,  s'ils  l'ont  jamais 
eue  telle. 

Enfin  est-il  bien  légitime  de  confondre  dans  une 
même  élude  et  sous  une  seule  rubrique  les  Germains 
et  les  Scandinaves?  Leur  religion,  leur  mythologie 
sont  elles  unes?  Et  ne  doit  on  pas  morftrer  en  quoi 
consistent  les  différences,  comme  aussi  quelles  sont 
les  ressemblances? 

Pour  tous  ces  motifs,  nous  n'hésiterions  pas  i 
séparer  les  Germains  des  Scandinaves,  si  d'autres 
considérations  ne  devaient  pas,  elles  aussi,  entrer 
en  ligne  de  compte.  Germains  et  Scandinaves,  tous 
ces  grands  blonds  dolichocéphales,  groupés  autour 
des  rivages  continentaux  de  la  mer  du  Nord  et  ayant 
essaimé  ailleurs,  sont  vraiment  des  frères  de  race; 
ils  ont  manifestement  des  langues,  des  coutumes, 
des  croyances  aussi  qui  leur  sont  communes.  Dès 
lors,  est-ce  surtout  aux  différences  qu'il  convient  de 
s'attacher?  Et  ne  vaut-il  pas  mieux  étudier  simulta- 
nément des  religions  dont  les  unes  ont  certainement 
agi  sur  les  autres?  Aux  religions  germaniques  et 
Scandinaves  s'appliquent  admirablement,  en  effet, 
les  célèbres  vers  d'Ovide  : 

Faciès  non   omnibus  una, 
A'ec  diversa  lamen,  qualem  decet  esse  sororum. 

Voilà  pourquoi  nous  ne  les  séparerons  pas  ici  les  unes 
des  autres,  mais  nous  nous  elToreerons  néanmoins  de 
préciser  le  plus  possible  ce  qui  appartient  à  chacune 
d'elles.  Sur  un  fond  commun,  des  religions  plus  ou 
moins  différentes  se  sont  constituées  dans  certaines 
parties  de  l'Allemagne,  en  Suède,  en  Norvège  et  en 
Islande.  Il  convient  donc  de  ne  pas  attribuer  à  tou- 
tes les  populations  germano-Scandinaves,  indistincte- 
ment, ce  qui  a  été  simplement  —  autant  qu'on  peut 
le  déterminer  —  de  telle  ou  telle  d'entre  elles. 

2.  Les  croyances  religieuses  des  Germains 
d'après  César  et  Tacite.  —  Que  le  dieu  du  ciel 
Zio-Tiwaz  provienne  de  ce  que  Chantepie  de  la 
Saussaye  appelle  «  l'héritage  ancestral  des  Indo- 
Germains  »,  qu'il  ait  été  à  l'origine  le  dieu  principal 
des  Germains,  ce  sont  là  des  idées  très  intéressantes, 
et  même  très  acceptables,  mais  qu'aucun  texte  his- 
torique ne  Vient  formellement  corroborer.  Nous  nous 
refusons,  pour  notre  part,  à  trouver  dans  le 
chap.  xxxix  du  Be  moribus  Germanorum  de  Tacitk 
une  conûrmation  delà  seconde  de  ces  idées:  Tacite 
ne  dit  nullement,  en  effet,  que  les  Semnons  adorent 
un  dieu  suprême,  et  qui  régit  tous  les  autres  ;  il  se 
borne  à  indiquer  que,  dans  cette  tribu,  «  c'est  la 
divinité  qui  règne;  tout  lui  est  soumis  et  obéissant 
(Ihi  regnalor  omnium  deus  ;  cetera  suhjccta  alque 
parentia).  Voilà  précisément  ce  pourquoi  les  Sem- 
nons ne  pénètrent  que  garrottés  (vinculo  ligatus)  à^ns 
le  bois  sacré  qui  sert  de  temple  à  leur  divinité  (ainsi 
attestent-ils  leur  propre  faiblesse  et  la  puissance  du 
dieu);  voilà  pourquoi,  s'ils  viennent  à  tomber,  ils  ne 
se  relèvent  pas,  mais  sortent  du  bois  en  roulant  sur 
le  sol.  Ne  demandons  pas  aux  auteurs  anciens  ce 
qu'ils  n'ont  pas  voulu  nous  donner,  et  tenons-nous 
uniquement  sur  le  terrain  des  faits  certains.  Dans 
de  telles  conditions,  voici  ce  que  l'on  peut  dire. 

César  et  Tacite  ont  fourni  sur  les  Germains  de  leur 
lemps  des  renseignements  trop  peu  précis,  et  surtout 
des  renseignements  trop  localisés  pour  qu'on  en 
puisse  conclure  à  une  religion  des  Germains  leurs 
contemporains.  César  attribue  aux  Germains  trois 
dieux  de  la  Nature  :  Sol,  Vulcanus,  /.una,  mais  il  ne 
dit  rien  de  plus,  car  il  ne  connaît  pas  assez  les  Ger- 
mains pour  être  très  explicite,  et,  d'autre  part,  nous 
n'avons  le  droit  de  tenir  conqite  de  son  témoignage 


1103 


NORD  (RELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


L104 


que  pour  les  Germains  occidenlaiix.  Au  contraire, 
lorsque  Tacite  parle  de  l'ensemble  des  tribus  de  la 
contrée,  nous  ne  pouvons  pas  récuser  en  doute  ce 
qu'il  dit  ;  ne  Iraite-t-il  pas,  dans  son  De  Moribus 
Germanorum,  de  l'ensemble  de  la  contrée  avant  de 
parler  de  chaque  tribu  en  particulier  ?  Or  Tacite  ne 
parle  qu'une  fois  de  divinités  communes  à  tous  ces 
Barbares  —  Mercure,  Mars,  Hercule  —  et  encore  ne 
semble-t-il  pas  indiquer  que  tous  les  Germains  ado- 
rent Mercure  quand  il  dit,  au  début  du  chap.  ix  de 
son  ouvrage  :  Detirum  maxime  Mercurinm  colunt. 
Ailleuis,  il  ne  parle  que  de  divinités  particulières  à 
des  tribus  déterminées  :  Mars  est  adoré  chez  les 
Hermundures,  et  Mercure  chez  les  Cattes,  Isis  chez 
une  partie  des  Suèves,  les  Alcis  (dans  lesquels  les 
Romains  voientleséquivalents  de  Castor  et  de  Pollux) 
chez  les  Nahanarvales,  et  Nerthus,  c'est-à-dire  la 
Terre  Mère,  chez  sept  tribus  suèves  des  secretiora 
Germaniae,  du  fond  de  la  Germanie,  comme  aussi 
parmi  les  Jesfaorum  gentes.  Certains  de  ces  dieux 
sont  romanisés;  un  autre  est  appelé  d'un  nom  où 
l'on  peut  retrouver  facilement  un  véritable  nom  ger- 
manique (Nerthus,  Erda,  Hertha,  ne  sont-ils  pas  un 
seul  et  même  mot?);  mais,  pour  les  Alcis,  il  faut 
renoncer  à  trouver  l'équivalent  germanique  de  ceux 
que  Tacite  dit  être-  inteiprelatione  romana.  Castor  et 
Pollux.  Avouons  donc  notre  ignorance,  et  renonçons 
à  reconstituer  le  Panthéon  complet  des  Germains  de 
l'époque  de  Tacite.  Tenons-nous-en  exclusivement 
aux  données  positives  fournies  par  les  auteurs 
romains,  et,  pour  nous  faire  une  idée  générale  de  la 
religion  des  Germains  au  i"  siècle  de  l'ère  chrétienne, 
tlisons  avec  Fostrl  de  Coulanoes  que  celte  religion 
«  était  celle  des  âges  primitifs  de  leur  race  ».  Les 
Germains  «  adoraient  les  dieux  qu'avaient  autrefois 
adorés  les  plus  vieilles  populations  de  la  Grèce  et  de 
l'Italie  :  le  soleil  qui  éclaire,  la  terre  qui  nourrit,  le 
glaive  qui  tue  ».  (/.'irii'asion  germanique,  éd.  C.  Jul- 
lian,  p.  283.)  Aller  plus  loin  serait  sans  aucun  doute 
imprudent,  et  l'on  ne  saurait  sans  danger  prétendre 
tirer  autre  chose  qu'une  mention  intéressante  de 
l'inscription  dédiée  Marti  Thingso  par  ces  soldats 
germains  qui,  loin  de  leur  pays  natal,  veillaient 
auprès  du  Mur  d'Hadrien  à  la  défense  de  l'Empire 
romain  dans  le  Nord  de  l'Angleterre  (à  Housesteads) 
durant  les  temps  de  la  domination  impériale  dans 
1  ile  de  Bretagne. 

3.  Croyances  religieuses  des  Germains  au 
début  du  moyen  âge.  —  Ce  sont  les  mêmes  idées 
générales  que  nous  retrouvons  quelques  siècles  plus 
tard,  au  temps  des  grandes  invasions  barbares, 
parmi  les  peuples  germaniques  qui,  de  tous  les  côtés, se 
précipitent  sur  l'Empire  romain  et  franchissent,  soit 
le  limes,  soit  les  fleuves  frontières.  Seulement,  nous 
sommes  cette  fois  beaucoup  mieux,  ou  plutôt  beau- 
coup moins  mal  renseignés  que  pour  le  premier 
siècle  après  J.-C.  ;  les  auteurs  qui  écrivent  en  langue 
classique  ne  sont-ils  pas  très  nombreux,  et  souvent 
très  prolixes,  encore  que  trop  brefs  à  notre  gré  ?  et 
ne  disposons -nous  pas,  d'autre  part,  d'un  certain 
nombre  de  textes  précieux  d'origine  germanique,  de 
poèmes  en  particulier,  où  il  est  question  de  la  mytho- 
logie, sinon  des  croyances  religieuses,  des  peuples 
partis  de  la  plaine  allemande  à  la  conquête  de 
l'Empire  romain  ?  Il  devient  possible,  dans  de  telles 
conditions,  de  tracer  de  la  mythologie  germanique, 
avec  quelque  précision,  un  tableau  d'ensemble,  mais 
non  pas  de  constituer  un  Panthéon  des  Germains  en 
général. 

C'est  surtout  à  la  légende  héroïque  des  Anglo- 
Saxons  qu'il  faut  recourir  pour  obtenir  ce  résultat. 
En  effet  la  domination  romaine  avait  déjà  disparu  de 
l'île  de  Bretagne  quand  les  Barbares  y  arrivèrent  et 


quand  ils  refoulèrent  les  populations  indigènes  des 
Bretons  chrétiens  sans  se  mélanger  à  elles.  Malheu- 
reusement, là  encore,  notre  curiosité  est  plutôt 
excitée  que  satisfaite;  Chantepie  de  la  Saussaye 
a  raison  de  parler  du  «  monde  de  légendes  et  de 
mythes  que  le  poème  de  Beowulf,  joint  aux  légendes 
danoises  et  au  folklore  du  Holstein,  nous  fait  con- 
naître ou  nous  laisse  deviner  ».  En  réduisant  à  leur 
plus  simple  expression  les  données  que  contient 
toute  cette  littérature,  nous  arrivons  aux  résultats 
suivants. 

Après  qu'eut  pâli  la  figure  de  Zio-Tiwaz,  du  dieu 
du  Ciel,  d'autres  divinités  apparurent,  qui  le  sup- 
plantèrent, et  qui  l'avaient  certainement  fait  dès 
l'époque  de  Tacite.  De  ces  nou^•eaux  venus,  le  plus 
important  de  beaucoup  est  Donar,  le  grand  dieu  du 
tonnerre,  la  divinité  de  l'orage  proprement  dit,  qui 
a  fini  par  prendre  la  place  de  Zio-Tiwaz.  C'est  un 
ami  des  dieux  et  des  hommes,  toujours  en  lutte  con- 
tre les  géants  malfaisants;  armé  de  son  lourd  mar- 
teau de  fer,  il  ne  cesse  de  jouer  un  rôle  actif  et  le 
plus  souvent  bienfaisant.  A  côté  de  Donar,  à  qui  est 
dédié  le  cinquième  jour  de  la  semaine  (Donnerstag, 
le  jeudi),  voici  une  autre  divinité  de  premier  plan. 
Wodan  (Wuotan),  u  le  soufflant  ».  Mais,  encorequ'il 
occupe  la  place  d'honneur  dans  ces  tables  généalogi- 
ques contre  lesquelles  Daniel  de  Winchester  con- 
seille à  saint  Boniface  de  ne  pas  s'élever  directement 
et  dans  les  noms  propres  anglo-saxons,  Wodan 
n'est  nullement,  au  début  du  moins,  un  dieu  popu- 
laire, et  il  faut  attendre  des  temps  relativement  assez 
rapprochés  de  nous  pour  que,  suivant  le  mot  de 
Paul  Diache,  Wodan  devienne  un  dieu  pour  tous 
les  Germains (IJ'orfnM  srtHe,  quem  adjecta  litera  Guo- 
dan  dixerunt,...  ah  unii'ersis  Germaniae  gentibus  ut 
deiis  adoraitir).  C'est  lui  que  Tacite  désigne  (dit-on 
toujours)  sous  le  nom  de  Mercure,  comme  il  désigne 
Mars  sous  le  nom  de  Donar;  ses  allril  utions  sont 
multiples,  voire  même  contradictoires,  puisqu'il  est 
tout  à  la  fois  le  dieu  du  vent,  de  la  moisson,  et  aussi 
de  la  fécondité,  et  celui  de  la  bataille   et  de  la  mort. 

Ces  grands  dieux  sont  loin  d'être  les  seuls  qui  se 
soient  formés  par  la  personnilieation  distincte  de 
certains  aspects  de  l'être  et  de  l'activité  du  dieu  du 
ciel;  mais  ce  sont  les  plus  importants,  comme  le 
prouve  la  formule  d'abjuration  prononcée  en  8a6  à 
Ingellieim  par  Harald  Klak,  prince  du  SIesvig  et  du 
Jutland,  en  présence  de  Louis  le  Pieux.  ICIak  déclare 
y  oublier  Thunaer.  end  U'oden,  end  alliim  tliem 
itnholdum  tlie  hira  genolas  sind,  «  Donar  et  Wodan  et 
tous  les  malins  esprits  leurs  confédérés  ».  On  peut 
nommer  plusieurs  de  ces  <i  malins  esprits  »,  et  des 
dieux,  et  aussi  des  déesses.  Dans  celles-ci,  on  a  voulu 
voir  souvent,  par  analogie  avec  ce  qui  se  passait 
pour  les  dieux  mâles,  des  personnitications  plus 
restreintes  de  la  Terre  Mère,  de  cette  Nerthus,  id  est 
Terra  Mater,  dont  parle  Tacite  comme  intervenant 
dans  les  affaires  humaines  et  parcourant  les  nations. 
On  constate  effectivement  que  Frijja,  «  l'épouse  », 
joue  un  rôle  bienfaisant,  visitant  les  cabanes  des 
humains  et  bénissant  le  travail  domestique;  mais 
elle  est  souvent  et  même  surtout  une  déesse  de  l'air 
ou  du  ciel,  qui  passe  dans  la  tempête  avec  Wodan, 
son  époux.  Le  sixième  jour  de  la  semaine,  le  J'reitag, 
notre  Vendredi,  lui  est  encore  consacré,  tandis  que 
le  mercredi  a  cessé  d'être  consacré  à  Wodan  en 
Allemagne  (Milttioch),  mais  est  deroeuré  le  jour  de 
ce  dieu  en  Angleterre  (Wednesdnr).  Que  dire  main- 
tenant de  ces  divinités  féminines  dont  parle  Tacite  : 
risis  de  certains  Suèves,  et  la  Tamfana  des  Marses? 
Que  dire  encore  de  cette  Nehalennia,  vénérée  sur  les 
bords  du  Rhin  inférieur,  que  mentionnent  certaines 
inscriptions  ?  Que   dire  de  Perschta,  de  Holda,  des 


1105 


NOHD  (RELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


1106 


déesses  citées  à  côté  de  Frijja  dans  la  deuxième  for- 
mule magique  de  Mcrsebourg?  De  toutes  ces  divi- 
nités, celles-ci  de  nom  latin,  celles-là  de  nom  germa- 
nique, nous  ne  savons  que  l'existence.  Klles  n'ont 
aucune  individualité,  non  plus  que  ce  Fursele  que  les 
Frisons  adoraient  comme  le  garant  du  droit. 

Il  en  va  tout  autrement  des  divinités  inférieures. 
Tandis  que,  d'ordinaire,  les  dieux  suiira-terrestres 
deiiieurentd'une  remarquable  imprécision,  les  autres, 
ceux  qui  senties  plus  rapprochés  des  humains, ceux 
qui  sont  vaimenl  mêlés  à  leur  vie,  agissent  au  con- 
traire avec  une  activité  étonnante  et  jouent  un  rôle 
hors  de  toute  proportion  avec  leur  absence  de  noms, 
de  traits  individuels  et  de  vcrilal)le  personnalité.  Ces 
êtres  surhumains,  innombrables  et  presque  toujours 
anonjmes,  qui  personnifient  encore  les  forces  de  la 
nature,  sont  souvent  secourables  et  bienfaisants; 
mais  ils  sont  loin  de  l'être  toujours.  Parmi  les  elfes 
et  les  nains,  que  de  catégories  dilTérenles!  On  sait 
combien  perverses  et  pertides  sont  le  plus  souvent 
les  ondines,  et  régulièrement  les  nixes,  les  trolls,  les 
trudes,  les  gnomes;  à  côté  de  ces  esprits  malfaisants 
existent  de  «  bons  enfants»,  des  «  gens  paisibles  », 
ces  elles  domestiques  que  sont  les  kobolds  et  les 
lutins,  ou  encore  les  minuscules  forgerons  des  en- 
trailles des  montagnes,  très  malicieux  parfois,  mais 
aimables  et  gracieux.  Nombre  de  ces  petits  person- 
nages survivent  encore  actuellement  dans  l'imagina- 
tion populaire,  dans  le  Harz  en  particulier,  ce  pays 
de  mines  plein  de  vieilles  traditions  plus  ou  moins 
altérées,  mais  toujours  intéressantes  à  étudier  et  à 
critiquer  ;  souvent  aussi,  dans  les  histoires  populai- 
res, des  serpents  jouent  le  rôle  de  bons  génies... 
Ainsi  donc,  auxx'  siècle,  les  descendants  des  anciens 
Germains  conservent  dans  leur  folklore  quelque 
chose  de  cette  religion  de  la  nature  que  pratiquaient 
leurs  ancêtres  quinze  siècles  auparavant. 
4.  Les  croyances  religieuses  des  Scandinaves. 

—  Cette  même  religion,  c'est  celle  des  ancieusScan- 
dinaves,  autrement  dit  des  habitants  des  plaines 
suédoises,  des  Normands  de  la  Norvège  et  des  insu- 
laires islandais.  Mais  elle  a  pris  peu  à  peu  parmi 
ces  peuples  une  ampleur  tout  autre  que  chez  les 
Germains,  et  vraiment  extraordinaire.  'Telle  a  été  la 
conséquence  d'une  longue  évolution  dont  le  point  de 
départ  remonterait  jusqu'aux  temps  préhistoriques 

—  c'est-à-dire  jusqu'aux  iv'  et  v'  siècles  de  notre  ère 

—  si  la  pierre  runique  de  Sanda  (tle  de  Gottland) 
représente  bien  la  trinité  eddaïque,  et  si  les  interpré- 
tations proposées  pour  les  scènes  mythiques  gravées 
Sïir  des  cornes  à  boire,  etc.,  sont  vraiment  exactes. 
Dans  tous  les  cas,  on  arrive  à  discerner  dans  les 
chants  Scandinaves  des  parties  très  différentes  :  celles- 
ci  sont  naturalistes  et  celles-là  étiologiques,  d'autres 
allégoriques,  d'autres  encore  évhémériques,  etc.; 
d'autres  enfin  sont  un  amalgame  remarquablement 
habile  d'éléments  très  disparates.  On  discerne  très 
bien,  d'autre  part,  au  cours  des  âges,  une  sorte  d'évo- 
lution de  certaines  divinités  et  (si  l'on  peut  s'expri- 
mer ainsi)  de  certaines  localités  célestes  d'un  poème 
ou  d'un  cycle  Scandinave  à  un  autre.  Thor,  par 
exemple,  le  vieil  ase  terrestre  national  norrois, 
devient  le  fils  d'Odin  —  undieu  d'importation, nous 
le  verrons  tout  à  l'heure  —  et  de^Freia,  dont  le 
culte  est  exclusif  à  l'Islande;  le  o  veilleur  des  dieux  » 
dont  il  est  question  dans  les  anciens  poèmes  germa- 
niques est  transformé  par  l'imagination  poétique  des 
scaldes  norvégiens-islandais  en  Heimdallr,  «  celui 
qui  brille  au-dessus  du  monde  '■.  Les  scaldes  se  plai- 
sent à  énuméreret  à  décrire  les  belles  et  nombreuses 
demeures  del'Asgard  ou  séjour  des  dieux,  et  font  du 
Valliall,  le  primitif  empire  des  morts,  le  paradis  des 
guerriers  d'Odin.  Sur  le  fond  des  raythologies    ger- 


maniques, les  mythologies  Scandinaves  se  sont  donc 
greffées  et  développées,  tout  au  moins  en  partie. 
Ainsi,  peu  à  peu,  s'est  constitué  un  panthéon  Scan- 
dinave très  intéressant,  parfois  très  proche  du  pan- 
théon germanique,  mais  beaucoup  plus  complet  et 
plus  cohérent,  si  on  se  place  pour  le  dénombrer 
au  temps  de  la  composition  de  l'Edda  en  prose 
(xiii"^  siècle  de  notre  ère),  encore  que,  comme  les 
dieux  germaniques,  les  divinités  en  soient  le  plus 
souvent  particulières  à  des  régions  déterminées  du 
monde  Scandinave. 

Thor,  le  Donar  des  Germains,  le  grand  dieu  du 
tonnerre,est  vraiment  la  figure  centrale  du  panthéon 
Scandinave.  C'est  un  héros  nettement  anthropo- 
morphisé  de  très  bonne  heure,  dès  le  temps  où  fut 
sculptée  la  pierre  runique  de  Sanda,  dans  l'île  de 
Gottland,  et  la  poésie  eddaïque  a  su  lui  donner  des 
traits  vraiment  typiques.  Thor  est  jeune,  il  est  beau,  il 
est  fort;  monté  sur  un  char  que  traînent  deux  boucs, 
ce  brave  guerrier  va  partout  où  sa  présence  est  néces- 
saire, armé  de  son  marteau  de  fer,  ganté  (ajoutent 
certains  textes)  d'énormes  gantelets  de  fer  et  ceint 
d'une  ceint<ire  magique  qui  centuple  ses  forces.  C'est 
toujours  l'adversaire  acharné  des  géants,  qu'il  va 
combattre  jusque  dans  leur  pays  sauvage  et  monta- 
gneux, et  contre  lesquels  son  marteau  de  fer  lui  est 
une  arme  puissante.  Quand  il  est  en  colère,  sa  barbe 
rousse  frémit  et  ses  j'eux  étincellent  Les  poètes  sep- 
tentrionaux se  sont  plu  à  chanter  les  exploits  de 
Thor  le  fort,  l'irrésistible  ;  ils  en  ont  raconté  les  lut- 
tes contre  les  mauvais  géants  :  ils  ont  fait  ressortir 
le  caractère  bienfaisant  et  civilisateur  de  son  action. 
Il  est  le  bienfaiteur  du  peuple,  celui  qui  favorise 
l'agriculture,  qui  veillesur  la  fidélité  et  sur  la  vérité, 
le  gardien  des  serments.  Pour  les  Norvégiens  et  les 
Islandais,  il  est  le  dieu  par  excellence  et  sans  épi- 
thète. 

On  est  loin  de  se  faire  de  Freyr,  le  dieu  principal 
de  la  Suède  comme  Thor  est  celui  de  la  Norvège  et 
de  l'Islande,  une  idéeaussinette.  C'est  «  le  Seigneur  » 
—  tel  est  le  sens  du  mot  Freyr  —  une  divinité  de  la 
lumière,  une  transposition  de  Zio-Tiwaz  dans  l'opi- 
nion de  nombre  de  spécialistes.  Freyr  est  également 
un  dieu  de  la  fécondité,  aux  attributs  et  aux  emblè- 
mes phalliques;  mais  son  caractère  personnel  est 
absolument  effacé,  et  il  faut  le  voir  ligui-er  avec  son 
oie  sur  la  pierre  runique  de  Sanda,  avec  Thor  et  avec 
Odin,  pour  comprendre  son  importance  et  pour 
le  mettre  à  la  place  qui  lui  est  due. 

On  n'hésite  nullement,  au  contraire,  à  assigner  à 
Odin  (le  Wodan  des  Germains)  une  place  considéra- 
ble. On  tendrait  même  parfois,  si  l'on  n'y  prenait 
garde,  à  tenir  Odin  pour  plus  important  que  Thor. 
Celui-ci  est  cependant,  sur  la  pierre  de  Sanda,  le  dieu 
central,  encadré  d'Odin  avec  sa  pique  et  de  Freyr 
avec  son  oie.  C'est  donc  à  tort  que  les  poètes  ont, 
tardivement,  prétendu  faire  d'Odin  le  dieu  du  ciel, 
le  père  de  tous  les  hommes  et  le  directeur  de  la 
course  du  monde;  Odin  n'est  rien  de  tout  cela. 

C'est  un  dieu  d'importation  étrangère,  comme  l'at- 
testent les  légendes  septentrionales  qui  en  font  le 
dieu  des  Saxons,  venu  de  la  Germanie  à  travers  la 
mer.  Il  aurait  apporté  avec  lui  (est-ce  une  allusion  à 
la  civilisation  gallo-romaine  ?)  la  sagesse  et  l'art 
d'écrire.  Rien  donc  que  de  naturel  à  voir  en  lui  le 
sage  par  excellence  et  un  grand  magicien.  Tel  est 
Odin  pour  les  poètes,  d'après  lesquels  il  est  donc  un 
dieu  aristocratique  et  lettré,  si  l'on  peut  dire,  con- 
trastant par  conséquent  avec  Thor,  le  dieu  popu- 
laire et  redresseur  de  torts.  Mais  Odin  est  autre 
chose  encore  :  il  a  gardé  les  traits  primitifs  du 
Wodan  germanique,  et  est  demeuré  le  dieu  du  vent, 
qui,  comme  tel,  sème  la  fécondité  et  aussi   la  mort. 


1107 


NORD  (RELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


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suivant  les  cas,  qui  voyage  beaucoup,  qui  prend  les 
formes  les  plus  diverses.  Le  transformer  ensuite, 
lui  <jui  venait  du  Sud-Ouest,  le  pays  des  vents 
chauds  et  féconds,  de  la  civilisation  et  de  la  science, 
en  un  être  prévoyant  et  sage,  en  un  sorcier,  en  un 
éternel  voyageur,  changeant  fréquemment  d'aspect, 
en  un  savant  connaissant  les  runes,  en  un  dieu  des 
soldats  et  un  seigneur  des  batailles,  ce  n'était  qu'un 
jeu  pour  des  poètes. 

Tlior,  Freyr  et  Odin,  les  dieux  du  tonnerre,  de  la 
lumière  et  du  vent,  voilà  donc  la  trilogie  essentielle 
des  peuples  Scandinaves.  Mais  combien  d'autres 
divinités  se  groupent  autour  d'elle!  Un  des  plus  inté- 
ressants est  Balder,  lequel  n'est  sans  doute  qu'un 
dédoublement  de  Freyr.  Gomme  lui,  c'est  le  «  Sei- 
gneur »  ;  comme  lui,  c'est  un  dieu  de  la  lumière,  et 
son  nom  signifie  le  «  brillant  »,  selon  le  sentiment 
de  plusieurs  Dans  tous  les  cas,  Balder,  le  fils  d'Odin 
et  de  Frigg  (dont  nous  parlerons  tout  à  l'heure), 
Balder,  dont  le  niytlie  ligure  déjà  sur  une  des  plus 
anciennes  pierres  runiques  de  l'Angleterre,  la  croix 
de  Rutbwell,  est  une  ligure  douce  et  passive  ;  il  est 
aimédelous  les  autres  dieux,  sauldesméebanlsquile 
jalousent  et  qui  Unissent  par  le  tuer.  N'insistons  pas 
ici  sur  tant  d'autres  divinités  dont  parlent  les  poètes; 
signalons  comme  une  divinité  encore  de  même  nature 
mais  beaucoup  plus  effacée  que  lialder,  Heimdallr, 
«  celui  qui  brille  au-dessus  du  monde  »,  le  dieu  res- 
plendissant de  la  lumière,  qui  ne  cesse, chaque  jour, 
de  lutter  inlassablement  contre  Loki.  Heimdallr,  le 
portier  de  l'Asgard,  assis  au  bout  de  l'arc-en-ciel  qui 
forme  un  pont  depuis  la  terre  jusqu'aux  cieiix,  est 
un  produit  de  l'imagination  poétique  des  scaldes 
norvégiens-islandais,  l)ien(|Ue,  chez  les  anciens  Ger- 
mains, il  ait  déjà  été  tenu  pour  le  veilleur  des  dieux. 

Loki,  l'adversaire  de  Heimdallr  et  l'assassin  de 
Balder,  est  beaucoup  mieux  caractérisé  que  ses  enne- 
mis, et  on  peut  se  rendre  quelque  compte  de  son 
évolution,  sinon  lasuivre  complètement.  C'est  «  celui 
qui  termine  »,  le  «  fermeur  »,  le  dieu  du  feu  qui  con- 
sume tout.  U  débute  par  être  simplement  subtil  et 
rusé,  puis  il  devient  peu  à  peu  le  Démon,  l'esprit 
malin  par  excellence,  le  Diable  envieux  et  fourbe 
qui  se  fait  redouter  de  tous  et  qui  frappe  mortelle- 
ment Balder  avec  la  seule  arme  capable  de  le  tuer, 
avec  une  lu'anche  de  gui.  Loki,  au  total,  met  donc  fin 
à  tout,  au  bien  et  au  mal.  On  a  voulu  voir  en  lui  la 
personnilicalion  de  la  nuit  ténébreuse  et  du  noir 
hiver,  la  contre-partie  de  la  lumière  éclatante  et  du 
brillant  été  par  conséquent.  Explication  très  sédui- 
sante, mais  sans  doute  un  peu  trop  facile,  delà  haine 
de  Loki  contre  Balder  et  du  meurtre  de  ce  dernier, 
qui  met  en  deuil  la  nature  entière. 

A  côté  des  dieux,  la  mythologie  Scandinave  place 
des  déesses,  exactement  comme  la  mythologie  ger- 
manique ;  mais  combien  pâles  sont-elles,  et  ijuc  leur 
personnalité  est  eiïacée  !  Même  Frigg,  la  femme 
d'Odin  comme  Frijjaest  celle  de  Wodan,  est  à  peu  près 
quelconque.  Cette  déesse  de  l'air  ou  du  ciel,  qui  est 
u  l'épouse  »,  n'a  guère  de  rôle  que  par  son  mari, 
dont  elle  partage  la  puissance  et  qu'elle  accompagne 
lidèlement  ;  c'est  une  divinité  complémentaire  d'Odin, 
si  l'on  peut  dire,  qui  a  dû  être  créée  assez  tardive- 
ment par  les  Scaldes  au  détriment  de  Freyr  et  avec 
les  traits  des  autres  déesses.  On  peut  trouver  une 
conlirmation  de  cette  manière  de  voir  dans  le  fait 
que  le  culte  de  Frijja  était  exclusivement  islandais. 
Quoi  qu'il  en  soit,  les  autres  déesses  Scandinaves 
sont  encore  plus  incolores  que  Frijja,  et  même  abso- 
lument efTacées  ;  elles  ne  sont  guère  que  des  com- 
parses dont  les  noms  ne  disent  rien  :Rinda,  Gerda, 
Menglod...  Seule,  Hall,  la  déesse  de  la  mort,  la  sou- 
veraine du    royaume  souterrain,    tire   de   son   rôle 


même  des  traits  distinclifs  que  n'a  pas  sa  mère 
Angrboda,  la  messagère  de  la  peur,  la  femme  du 
mauvais  Loki. 

N'allons  pas  plus  loin,  et  ne  cherchons  pas,  à  la 
suite  des  auteurs  de  certains  fragments  de  l'Edda  en 
prose,  un  système  de  douze  grands  dieux  dans  la 
mythologie  Scandinave,  exncLement  comme  dans  la 
mythologie  classique.  Mieux  vaut  retenir,  non  pas 
que  les  Scandinaves  montrent  leurs  divinités  en  mé- 
sintelligence les  unes  avec  les  autres  (ce  trait  ne 
leur  est  pas  particulier),  mais  que  les  récits  de  leurs 
poètes  laissent  transpercer  quelque  chose  d'une 
superposition  de  dieux  nouveaux  à  des  dieux  plus 
anciens.  Odin  (nous  l'avons  déjà  indiqué)  est  un 
dieu  venu  d'au  delà  des  flots,  et  donc  importé  dans 
la  péninsule  Scandinave.  Avec  lui  sont  arrivés  les 
Ases,  qui  combattent  sous  sa  direction  les  dieux 
Vanes,  lesquels  les  voient  d'un  mauvais  oeil.  H  serait 
très  intéressant  de  parvenir  à  localiser  ces  divinités, 
à  déterminer  d'où  elles  vinrent;  mais  c'est  là  tra- 
vail bien  délicat  et  très  hasardeux.  On  a  voulu,  par- 
fois, voir  dans  les  Vanes,  comme  aussi  dans  Nordr, 
qui  est  apparenté  à  Freyr,  des  dieux  germaniques 
introduits  en  Suède  à  une  époque  antérieure  à  celle 
ov'l  les  Ases  arrivent  en  Norvège  ;  avouons  qu'il  n'y 
a  guère  là  qu'une  aventureuse  hypothèse.  Onsemble 
être  sur  un  terrain  plus  stable  quand  on  tient  les 
Valkyries,  ces  vierges  des  batailles,  pour  des  répli- 
(|ues  Scandinaves  des  Idisi  germaines,  que  le  Danois 
Hagnar  Lodbrog,  à  la  fin  du  chant  célèbre  qui  lui 
est  attribué,  dit  venir  le  i)rendre  pour  le  conduire 
dans  leur  palais.  On  peut  plus  facilement  trouver  un 
prototype  (dans  le  Holstein)  à  ces  divinités  Scandi- 
naves qu'aux  Nomes,  les  exécutrices  des  arrêts  du 
destin. 

Au  lieu  de  leur  en  chercher,  remarquons  que  les 
mythologies  Scandinaves  possèdent  des  héros  qui 
sont  parfois  de  très  grande  importance  et  ne  sem- 
blent nullement  des  dieux  abaissés  au  rang  d'hom- 
mes. Héros  de  l'orage  (Ingrio),  de  la  tempête  (Oren- 
del,  Hagen,  Wate,  (|ui  semble  rappeler  Wodan),  des 
nuages  (Hilda);  Siegfried  est  aussi  un  héros,  un  héros 
lumineux,  dont  l'Iiistoire  est  connue  de  tous,  et  sur 
lequel  il  n'est  pas  besoin  d'insister.  Essayons,  d'au- 
tre part,  de  nous  faire  i]uelque  idée  de  cette  mytho- 
logie inférieure  qui,  en  Scandinavie  comme  en  Ger- 
manie, a  pris  un  développement  si  remarquable. 
Ici  encore,  on  constate  l'existence  d'un  véritable 
monde  d'êtres  plus  ou  moins  merveilleux.  Ce  sont 
des  géants  doués  d'une  force  extraordinaire,  brutaux 
et  sauvages,  prompts  à  se  mettre  en  colère,  mais 
souvent  loyaux,  voire  même  sages  et  bons  enfants  : 
ils  sont  dépeints  comme  d'irréconciliables  ennemis 
de  l'agriculture,  mais  comme  d'habiles  bàlisseui -, 
se  disputant  fréquemment  avec  les  Ases.  Thor  ne 
se  lasse  pas  de  les  combattre  ;  souvent,  par  contre, 
Odin  va  leur  demander  conseil.  —  Les  nains,  qui 
contrastent  par  leur  taille  avec  les  géants.  Sont 
encore  plus  adroits  qu'eux  ;  ils  forgent  le  redoutable 
marteau  de  Thor,  ce  marteau  qui,  comme  le  boome- 
rang des  Australiens,  revient  de  lui-même  dans  la 
maindecelui  quil'a  lancé;  ilsconstruisent  également 
le  vaisseau  de  Frejr  et  font  d'autres  ouvrages  admi- 
rables. Les  elfes,  les  ondines  dont  parlent  les 
croyances  populaires  beaucoup  plus  que  les  chants 
poétiques,  achèvent  de  donner  à  cette  mythologie 
inférieure  une  étroite  ressemblance  avec  celle  des 
Germains. 

Ainsi  (et  c'est  la  conclusion  qui  se  dégage, croyons- 
nous,  de  cet  exposé  très  succinct)  Germains  et 
Scandinaves  ont  travaillé  sur  un  fond  commun  de 
croyances.  Non  pas,  bien  entendu,  sur  un  fond  ahso- 
liiment  commun,   car  on  trouve  parfois  autre  chose 


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en  Scandinavie  qu'en  Germanie,  Mais,  dans  l'ensem- 
ble, les  croyances  ont  été  les  mêmes.  Au  cours  des 
siècles, Germains  etScandinaves  ont  développé,  enri- 
chi ce  fond  de  toutes  les  manières,  comme  les  y  pous- 
saient leur  nature,  le  milieu  dans  lequel  ils  vivaient 
et  leurs  tendances  particulières,  et  ils  sont  arrivés 
ainsi  à  donnera  leurs  divinités  quelques  diirérences 
de  rôle  et  de  personnalité. 

5.  Le  culte.  —  De  même,  autant  qu'on  peut  s'en 
rendre  compte,  la  manière  d'honorer  les  dieux  n'a 
pas  été,  dans  la  plupart  des  cas,  très  dilTérenle  en 
Germanie  et  en  Scandinavie. 

C'est  un  témoignage  négatif,  mais  formel,  que  le 
De  Monl/us  Gerinanorum  fournit  sur  l'absence  de 
représentation  de  leurs  divinités  par  les  Germains 
contemporains  de  Tacite  :  «  Ils  ne  croient  pas  que  la 
majesté  des  dieux  permette  de  leur  attribuer  aucun 
des  traits  des  mortels  ;  neque  in  ullam  huinnni  orix 
speciem  assimilnre,  e.i  mapiitudinc  caelestiiiiii  urbi- 
trantur.  »  Et  l'historien  latin  ajoute,  ce  qui  est  très 
digne  d'attention  :  «  ils  apidiquent  le  nom  de  dieux 
à  ce  que  les  seuls  yeux  de  la  foi  leur  font  voir;  den- 
rum  nominilias  appellaiU  secretiim  illiid  quod  sola 
reverentia  vident  ».  On  trouve  une  confirmation  de 
ces  très  remarquables  paroles  dans  le  passage  où 
Tacite  parle  du  culte  rendu  par  sept  tribus  germani- 
ques kNerthus,  id  est  Terra  Matfr, 

Dans  un  bois  sacré  d'une  île  de  l'Océan  se  trouve 
(raconte-t-il)  un  char  voilé  dédié  à  la  déesse  ;  seul  le 
prêtre  a  le  droit  d'y  porter  la  main.  Quand  il  sait 
que  la  déesse  y  réside,  il  y  attelle  deux  génisses  et 
suit  dans  un  profond  recueillement.  Ce  sont  alors 
des  jours  de  joie,  ce  sont  des  fêtes  pour  les  localités 
que  la  déesse  daigne  visiter,  où  elle  daigne  s'arrêter; 
la  paix  règne  dans  le  pays  jusqu'à  ee  que  le  prêtre  | 
ramène  à  son  bois  sacré  la  déesse  fatiguée  des  hom- 
mages des  mortels,  et  y  lave  dans  un  lac  solitaire  le 
char  et  le  voile  et  (prenez-en  ce  que  vous  voudrez) 
la  déesse  elle-même.  Nulle  part,  dans  ce  curieux 
récit,  Tacite  ne  parle  d'une  représentation  figurée, 
d'une  statue  de  la  Terre  Mère;  il  ne  le  pourrait  d'ail- 
leurs pas  sans  se  mellre  en  contradiction  avec  lui- 
même.  Ainsi  donc,  comme  le  dit  Fusiki,  dk  Coulan- 
o.ES,  les  idoles  des  Germains  «  étaient  des  objets  in- 
formes comme  celles  des  plus  anciens  Grecs  ». 

Quelques  .siècles  plus  tard,  ilest  dillicile  d'affirmer 
que  les  divinités  des  Germains  soient  anthropomor- 
phisées.  La  lettre  dans  laquelle  le  pape  saint  Grk- 
GoiKE  parle  au  patriarclie  d'Alexandrie  Euloge,  des 
(  idoles  de  bois  et  de  pierres  »  des  Angles,  semble 
bien  ne  rien  prouver  à  cet  égard,  et  les  nombreux 
passages  de  Bède  relatifs  aux  idoles  sont  trop  vagues 
pour  qu'on  en  puisse  tirer  des  inductions  précises. 
Un  peu  plus  tard  encore,  au  temps  de  Charlemagne, 
si  l'Irrainsauldes  Saxons  est  bien  une  idole  sculptée 
(rien  que  de  naturel  dans  ce  fait,  puisqu'il  s'agit 
d'un  homme  divinisé,  Arminius.  le  vain(jueur  de 
Varus),  il  n'en  est  pas  de  même  pour  Fricco,  le  dieu 
qui  dispense  la  paix  et  le  plaisir  aux  mortels  ;  an 
témoignage  d'Adam  de  lîrênie.  Tin  priape  colossal  le 
représentait.  Quant  au  ^^'udan  à  l'œil  unique,  au 
chapeau  à  larges  bords  ramené  sur  le  visage,  c'est 
une  fiction  de  poètes  de  basse  épo(|ue. 

Ce  (jui  fait  question  pour  les  Germains  ne  le  fait 
nullement  pour  les  Scandinaves.  De  très  bonne 
heure,  ceux-ci  onlanthropomorphisé  leurs  divinités; 
la  pierre  runique  de  Sanda  en  fait  foi,  et  combien 
d'autres  documents  archéologiques  avec  ellel  Les 
poèmes,  de  leur  côté, —  ils  sont,  il  est  vrai,  Irien  pos- 
térieurs, —  décrivent  les  dieux  sous  des  traits 
humains  et  leur  donnent  des  costumes  humains;  ils 
leur  attribuent  également  toutes  les  habitudes  et 
toutes  les  passions  humaines.  On  pourrait  écrire  un 


curieux  travail  sur  l'évolution  de  la  conception 
humaine  d'Odin  par  les  poètes  Scandinaves,  sur 
l'addition  successive  de  traits  nouveaux  à  la  con- 
ception jirimili ve  jusqu'au  jour  où  le  dieu  Scandinave 
a  atteint,  chez  les  Islandais,  sa  forme  dernière,  avec 
tous  ses  attributs  et  ses  deux  corbeaux  Hugin  (l'Es- 
prit) et  Munnin  (la  Mémoire)  perchés  chacun  sur  une 
de  ses  épaules. 

Pas  plus  qu'ils  n'ont  eu  des  représentations  anthro- 
poiLiorphisécsde  leurs  dieux,  les  Germains  n'ont  eu, 
si  l'on  s'en  rapporte  à  Tacite,  de  temples  à  proprement 
parler  ;  des  bois  sacrés  leur  en  tenaient  lieu.  «  La 
majesté  des  dieux,  dit  formellement  le  grand  auteur 
latin,  ne  permet  pas,  à  leur  avis,  qu'on  les  enferme 
dans  des  murailles;  ils  leur  consacrent  des  bois,  des 
forêts.  .W'c  cohihcre  parielihus  deos...  c.r  magnilu- 
dine  caelcsliiun  avliitrantur.  I.iicos  ac  neniora  conse- 
crant.  »  Et,  eiTectivement,  il  parle  d'une  forêt  qui 
existe  chez  les  Semnoiis  et  qui  est  n  consacrée  par 
les  augures  de  leurs  pères  et  par  une  antique  terreur, 
silvam  au^iiriis  putruni  elprisca  fovmidine  sacram  ». 
Ici  encore,  par  conséquent,  disons  avec  Fustel  de 
Goulanges  que  les  Germains  «  n'avaient  pas  plus  de 
temples  que  les  Italiens  n'en  avaient  au  temps 
d'Kvandre  »  . 

En  a-t-il  été  de  même  quelques  siècles  plus  lard,  à 
l'époque  des  invasions  et  ultérieurement?  Les  Ger- 
mains ont-ils  eu  alors  de  véritables  temples  ?  ou  se 
sont-ils  simplement  contentés,  alors  encore,  de  bou- 
quets d'arbres  ou  de  clairières  au  milieu  de  bois 
sacrés?  Le  fait  que  saint  Honiface  bâtissait  des  cha- 
pelles, au  VIII»  siècle,  avec  le  bois  des  grands  arbres 
fétiches  n'est  pas  pour  infirmer  cette  opinion. Mais  le 
vénérable  Bi>db  parle  formellement  de  l'existence  de 
temples  chez  les  Germains  del'ile  de  Bretagne, exac- 
tement comme  le  fait  le  pai>e  saint  Grégoire  dans  ses 
lettres  ;  il  distingue  même  les  temples  et  les  enceintes 
sacrées.  Existait-il  donc  un  temple,  si  modeste  fût-il, 
à  Godmnndliam,  le  (c  clos  des  dieux  »,  près  d'York, 
au  temps  d'Edwin,  le  roi  de  Northumbrie  ?  Bède 
raconte  également  que,  de  son  temps,  il  y  avait 
encore  en  Eslanglie  un  temple  où  l'autel  du  Christ 
faisait  pendant  aux  divinités  germaines. 

On  peut,  semble-t-il,  trouver  l'explication  de  ce 
fait  dans  l'existence  de  temples  romains  dans  l'ilede 
Bretagne  au  temps  des  invasions  anglo-saxonnes. 
Avant  sa  conversion,  le  roi  de  Kent  Ethelbert  ne 
sacrifiait-il  pas  à  ses  dieux  à  Cantorbéry,  dans  un 
ancien  édifice  romain?  El  une  découverte  tout 
récemment  faite  à  Cantorbéry  même  ne  vienlclle 
pas  de  vérifier  l'exactitude  de  ce  témoignage  des 
textes?  Ainsi  l'existence  de  temples  chez  les  Ger- 
mains de  Bretagne  ne  prouve  nullement  l'existence 
de  temples  dans  les  cantons  du  continent  vierges  de 
l'innuence  latine. 

Dans  tous  les  cas,  les  Scandinaves  ont  eu,  quant 
à  eux,  de  véritables  temples  où  ils  ont  particulière- 
ment honoré  certains  de  leurs  dieux.  Tels  les  sanc- 
tuaires, à  Seeland  et  à  Upsala,  de  celte  Rethra  dont 
le  dieu  Radigost.  Radigast,  était  peut-être  l'équiva- 
lent chez  les. Slaves  occidentaux. 

Voilà  donc,  autant  qu'on  peut  les  dégagerde  l'exa- 
men des  textes,  quelques  dissemblances,  ou  quel- 
ques divergences,  entre  Germains  et  Scandinaves. 
En  vient-on  maintenant  au  culte  proprement  dit, 
ces  divergences  disparaissent.  Partout  on  invoque 
les  dieux,  on  les  prie,  on  leur  sacrifie;  partout,  à 
côté  d'un  culte  privé,  individuel,  il  existe  un  culte 
public,  rendu  par  un  clan,  par  une  tribu.  On  offre 
alors  aux  dieux  des  mets,  des  boissons,  des  céréa- 
les, des  fruits,  des  animaux,  parfois  même  des  vic- 
times humaines.  Tacite  parle  du  sacrifice  humain 
solennellement  offert  chaque  année  par  les  Semnons 


1111 


NORD  (RELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


1112 


dans  leur  bois  sacré,  an  début  de  leurs  rites  barbares, 
barbari  ritus  horrenda  /;rimo;-<//'ff.llnous révèle  aussi 
l'existence  de  fêtes  périodiques  en  l'honneur  de 
Nertlius,  quand  il  parle  du  culte  rendu  à  cette 
déesse  par  It-s  tribus  confédérées  des  bords  de  la 
mer  du  Nord.  N'est-ce  pas  une  fête  de  même  nature 
que  l'on  célébrait  encore  à  Upsala,  en  Suède,  en 
l'honneur  de  Freyr,  aux  enviions  de  l'an  looo?  Là, 
le  cycle  périodique  était  plus  grand  encore;  c'est 
tous  les  neuf  ans  que  revenaient  ces  fêtes,  où  cou- 
lait le  sang  de  nombreuses  victimes.  Plus  tard,  le 
pape  saint  Grégoire  parle  des  grands  sacritices  de 
bœufs  que  les  Angles  font  au  démon. 

Prières  et  sacritices  sont  présentés  aux  dieux  de 
manière  dllférente  suivant  les  cas.  Bien  entendu, 
chaque  individu  agit  pour  lui-même,  individuelle- 
nxent,  au  temps  et  au  lieu  où  les  puissances  surna- 
turelles se  manifestent  à  lui  ou  quand  il  désire  obte- 
nir leur  bienveillance  ;  ainsi  agissent  ceux  qui,  lors 
de  la  célébration  de  leurs  noces,  offrent  des  sacri- 
fices à  Fricco,  ce  dieu  phallique  dont  parle  Adam  de 
Brème.  A  plus  forte  raison,  des  rois,  des  Jarls,  se 
comportent-ils  de  même;  ils  sacrilient  aux  dieux 
au  nom  de  leur  peuple.  Toutefois,  l'intermé- 
diaire régulier,  le  plus  autorisé,  entre  les  dieux  et 
les  hommes,  est  le  prêtre;  comme  tel,  il  offre  les  sa- 
critices publics,  il  consulte  ces  oracles  que  sont,  à 
en  croire  Tacite,  les  hennissements  des  chevaux,  le 
chant  et  le  vol  des  oiseaux,  et  aussi  (selon  Slrabon) 
les  chaudières  des  sacrilices,  etc.  En  même  temps, 
il  a  soin  des  représentations  des  dieux,  quelles 
qu'elles  soient,  et  il  fait  parfois  disparaître  les  auxi- 
liaires esclaves  qui  l'assistent  dans  cette  besogne. 
Grâce  à  ces  fonctions  i-eligieuses,  le  prélre  se  fait 
très  facilement  écouter  de  tous.  On  en  voit  en  Ger- 
manie jouissant  dès  le  temps  de  Tacite  d'une  Sé- 
rieuse influence  politique  et  d'un  véritable  pouvoir 
judiciaire;  n'ont-ils  pas  le  droit  de  punir  i'eUit  deo 
imperanti  ?  \\s  font  la  police  des  assemblées  popu- 
laires qu'ils  président  ;  ils  peuvent  enchaîner  et  frap- 
per de  mort;  ils  peuvent  prononcer  une  sorte  d'ex- 
communication  contre  ceux  à  qui  ils  interdisent 
d'assister  aux  cérémonies  religieuses.  Quelquefois, 
ils  sont  astreints  à  des  rites  singuliers  ;  tel  ce  prêtre 
des  Nahanarvales  qui,  dans  un  bois  très  ancienne- 
ment consacré,  porte  des  habits  de  femme  dans  les 
cérémonies  du  culte  des  Alcis. 

Dans  les  premiers  siècles  du  moyen  âge,  les 
mêmes  traits  persistent,  avec  des  variantes  locales. 
Chez  les  Anglo-Saxons,  par  exemple,  ou  plutôtchez 
les  Saxons  de  la  Norlhumbrie,  l'histoire  de  Coiti 
montre  qu'un  prêtre  ne  peut  pas  loucher  it'armeset 
ne  doit  enfourcher  qu'une  jument,  puisque,  pour 
avoir  ceint  une  épée,  pris  une  lance  et  monté  un  éta- 
lon, les  assistants  s'attendent  à  voir  ce  prêtre  fou- 
droyé. En  Islande,  lesprêtres  sont  à  la  fois  deschefs 
et  des  juges. 

A  côté  de  ces  prêtres,  qui  ne  semblent  d'ailleurs 
constituer  nulle  part  une  caste  sacerdotale  fermée, 
on  trouve  parfois  trace  de  devineresses;  telle  cette 
Bructère,  Velleda;  telles  encore  .\urinia,  Gauva  et 
nombre  d'autres. 

De  ces  devineresses,  dont  les  Germains  n'ont  garde 
de  mépriser  les  avis  ni  de  négliger  les  réponses,  à 
qui  ils  attribuent  quelque  chose  de  saint  et  d'ins- 
piré (s«nc/!<m  aliquid  et  providum,  dit  Tacite),  de  ces 
devineresses  aux  sorcières  il  n'y  a  pas  très  loin. 
Chacun  sait,  sans  qu'il  soit  besoin  d'insister  longue- 
ment, le  rôle  joué  par  celles-ci  dans  une  foule  de  cir- 
constances, et  pendant  combien  de  siècles  les  Alle- 
mands ont  cru  en  leur  pouvoir  surnaturel.  Rien  à 
cela  que  de  très  normal  chez  un  peuple  qui  a  pour 
les  auspices  et  pour  la  divination  une  crédulité  sans 


égale.  Nous  possédons  deux  formules  magiques  que 
le  célèbre  historien  Georges  Waitza  trouvées  à  Mer- 
sebourg  en  iSttt,  dans  un  manuscrit  du  x=  siècle,  et 
qui  attestent  la  persistance  de  pratiques  de  sorcelle- 
rie à  cette  époque,  comme  les  procès  de  sorcellerie  la 
démontrent  fort  longtemps  après.  De  leur  côté,  les 
populations  germaniques  de  la  Bretagne  redoutent 
fort  les  sortilèges;  on  sait,  par  exemple,  combien  le 
roi  de  Kent  Etiielbert  craignait  les  enchantements 
d'Augustin  et  de  ses  compagnons;  aussi  leurdonna- 
t-il  audience  en  plein  air  parce  que  là,  pensait-il,  il 
n'avait  rien  à  en  redouter.  Les  Eddas,  de  leur  côté, 
contiennent  de  nombreuses  formules  de  sorcellerie; 
elles  représentent  les  dieux  islandais  comme  étant 
eux-mêmes  de  grands  sorciers.  Que  dire  enfin  des 
runes,  de  leurs  nombreuses  vertus.  «  Que  vous  êtes 
puissantes,  ô  runes  I  o'dit  un  vieux  chant  tout  im- 
prégné de  christianisme,  puisqu'il  montre  en  termi- 
nant un  guerrier  délivré  par  une  chrétienne  des  sor- 
tilèges dans  lesquels  l'ont  enchaîné  des  chansons 
magiques. 

Il  serait  facile  de  pousser  beaucoup  plus  loin 
l'étude  des  croyances  populaires,  de  montrer,  par 
exemple,  comment  (à  en  croire  Jacob  Grimm)  l'eau 
puisée  à  certains  jours  et  dans  certaines  circonstan- 
ces jouit,  au  témoignage  des  paysans  allemands, 
de  vertus  magiques  ou  curatives.  Déjà,  nombre  de 
peuples  germaniques  pensaient  de  même  à  l'époque 
des  invasions.  Les  Œstyens  possédaient  de  vérita- 
bles fétiches,  au  témoignage  de  Tacite,  des  images 
de  sangliers  qui  leur  servaient  de  sauvegarde  dans  les 
combats  (/rf  pro  arniisoiuniumque  tutela,  securum 
deae  [  =:  Matris  detim]  cuUorem  etiam  inter  hostes 
praestal).  Ainsi  se  trouve  confirmée  par  un  exemple 
topiqvie  l'assertion  du  même  historien  que  les  Ger- 
mains tirent  des  bois  sacrés,  pour  les  emmener  a\  ec 
eux  au  combat,  des  fétiches  et  des  enseignes  («//'- 
!;ies  et  si^na  quaeiiam  detracia  lacis  in  proelium 
ferunl).  Chez  les  Anglo-Saxons,  il  est  possible  de 
relever  de  curieuses  pratiques  superstitieuses  d'une 
autre  sorte.  L'auteur  du  Pénitentiel  dit  de  saint 
TuÉoDOKE  impose  sept  ans  de  pénitence  à  la  femme 
qui  fait  monter  sa  fille  sur  le  toit  ou  qui  la  fait 
entrer  dans  un  four  pour  obtenir  la  guérison  de  la 
fièvre;  cinq  ans,  d'autre  part,  à  qui  fera  brfiler  des 
grains  à  l'endroit  où  quelqu'un  est  mort.  Deux  cents 
ans  plus  tard,  les  mêmes  fautes  sont  encore  prévues 
et  punies  par  le  Pénitentiel  de  saint  Egbert  ;  on  fait 
des  vœux  aux  arbres,  on  (lousse  des  cris  pendant 
les  éclipses  pour  écarter  les  maux  qui  menacent,  on 
pratique  des  malélices,  on  porte  des  amulettes.  En 
Norvège,  à  la  fin  du  xviii"  siècle  encore,  les  paysans 
de  certains  districts  gardaient  précieusement  des 
pierres  rondes  qu'ils  lavaient  soigneusement  tous 
les  jeudis  soir,  qu'ils  oignaient  de  beurre  devant  le 
feu,  qu'ils  mettaient  à  la  place  d'honneur  sur  de  la 
paille  fraîche  et  qu'ils  plongeaient  dans  de  la  bière 
à  certains  moments  de  l'année,  convaincus  que  ces 
pierres  porteraient  bonheur  à  la  maison  et  à  ses 
habitants. 

Partout,  par  conséquent,  ce  sont,  dans  les  paj-s 
germaniques  et  Scandinaves,  les  mêmes  usages  reli- 
gieux et  les  mêmes  idées  supertitieuses,  se  manifes- 
tant souvent  sous  des  formes  à  peu  près  identiques. 

6.  Croyance   dans    la   vie    future.   —    Partout  i 
aussi  on  relève  la  croyance  à  une  autre  vie  après  la  ' 
mort.  Déjà  Tacite  la   constate  de  manière  implicite 
quand  il  dit  que  les  Germains  brûlent  avee  le  défunt  ■ 
ses  armes  et  quelquefois  son    cheval;  mais  combien 
celte   croyance    se    manifeste-t-elle    mieux    par    la 
suite  I    Avec    le   défunt,  on   brûle  ses  armes  et  ses 
bijoux,  des  animauxdomestiques  et  des  serviteurs; 
la  femme  ne   se   sépare  de    son    mari   ni  dans   les 


I 


1113 


NORD  (RELIGIONS  DE  L'EUROPE  DU) 


1114 


Niebeluugen  (Brunhild  et  Sigfried)  ni  dans  les  Eddas 
(Nana  ellSalder).  Kien  d'étunnanl  à  ce  iju'il  en  soit 
ainsi,  puisque  le  mort  ne  dispose  dans  l'autre  monde 
que  de  ce  qu'il  a  emporte  avec  lui  de  celui-ci.  Au- 
jourd'hui encore,  en  Allemagne,  celte  croyance  se 
manifeste  de  manière  naïve  :  dans  la  Ijiére  du  dé- 
funt, les  Souabes  mettent  des  sal)ots,  et  les  paysans 
du  Voigtland  et  de  l'Erzgebirge  desgaloches  en  caout- 
chouc et  un  parapluie. 

La  Valholl,  la  demeure  de  Hel,  la  déesse  de  la 
mort,  e»l  primitivement  l'endroit  où  séjournent  les 
défunts.  Chez  les  Scandinaves,  la  ValhuU  germani- 
que se  transforme  :  tandis  que  la  mort,  ou  Héla, 
gouverne  dans  les  régions  inférieures  neuf  mondes 
ditférenls,  la  Walhalla  est  une  demeure  céleste  spé- 
cialement réservée  aux  guerriers.  Dans  ce  palais  des 
Ases,  viennent  se  grouper  autour  d'Odin  les  héros 
tombés  dans  les  batailles,  amenés  jusqu'à  la  «  salle 
d'honneur  »  par  les  Valkyries,  qui  les  y  servent. 

Ce  sont  là  des  faits  siguilicalifs,  des  preuves  ma- 
nifestes de  la  croyance  des  anciens  peuples  germano- 
scandinaves  à  une  vie  d'outre-torabe;  voici  d'au- 
tres faits,  plus  significatifs  encore  :  la  croyance 
populaire  aux  spectres,  aux  revenants,  qui  sont  le 
plus  souvent  hostiles  aux  hommes  elsoiit  des  esprits 
d'oppression  (Mare,  Alp,  2'rude,  etc.),  et  la  croyance 
aux  vampires.  Tenons  compte  également  de  l'armée 
d'esprits  qui  passe  en  hurlant  lorsque  la  lempête 
fait  rage;  tenons  compte  de  ces  «  douze  nuits  «  — 
de  Noël  à  l'Epiphanie  —  où  les  esprits  sont  lâchés  à 
travers  le  monde,  durant  le  temps  de  l'année  où  les 
jours  sont  le  plus  courts,  et  des  nuits  de  la  Walpur- 
gis(i'''mai),  de  la  Saint-Jean  (ili  juin)  et  de  la  Saint- 
Martin  (n  novembre).  Ne  négligeons  pas  non  plus 
la  croyance  au  «  Chasseur-sauvage  »  (</er  ll'itJe 
Jà^er)  et  tant  d'autres  qui  survivront  encore  long- 
temps dans  la  superstition  populaire  comme  autant 
de  souvenirs  du  temps  où,  alors  que  toute  la  nature 
était  divinisée,  personne  ne  mettait  en  doute  une 
existence  plus  ou  moins  matérielle  des  défunts  au- 
delà  du  tombeau. 

7.  Idées  cosmogoniques  des  Germano-Scan- 
dinavea.. —  Nous  en  aurions  fini  avec  l'étude  des 
religions  germaniques  et  Scandinaves  s'il  ne  restait 
à  dire  quelques  mots  des  i<lées  cosmogoniques  de 
ceux  qui  professaient  ces  religions. 

C'est  dans  la  Vulii.iiia,  la  prophétie  de  Vala  (la 
Voj'ante),  un  très  important,  mais  non  pas  très 
ancien  morceau  de  l'Ediia  poétique,  qu'il  faut 
aller  chercher  les  idées  des  Scandinaves  en  ces 
matières.  Ce  poème,  qui  n'est  pas  antérieur 
au  x"  siècle  et  qui  est  peut-être  postérieur,  résume 
et  systématise  des  notions  éparses  dans  les  chants 
qui  l'ont  précédé;  il  traite  de  l'origine  des  choses,  de 
la  mort  de  Balder  el  de  la  (in  du  monde.  Bien  qu'il 
contienne,  tout  au  moins  dans  son  tableau  de  la 
destruction  universelle,  des  traits  indubitablement 
chrétiens,  c'est  là  que  sont  le  mieux  exposées  les 
croyances  des  Scandinaves  (et  peut-être  même  des 
Germaniques;  cf.  les  Niehelu/i^eii)  sur  ces  sujets. 
Voici  comment  ces  croyances  peuvent  se  résumer. 

Au  début  des  temps,  le  monde  actuel  n'existait  pas, 
et  rien  ne  permettait  de  présumer  qu'il  diit  naître  un 
jour.  C'était  l'abîme,  l'abîme  sans  fond,  sans  herbe, 
sans  semence,  et  deux  régions  distinctes  :  au  Nord, 
le  ténébreux  Niflheim,  au  Sud  le  brûlant  Muspells- 
heim,  séparés  par  un  grand  goull're,  le  Ginnunga- 
gap.  Là  aboutissaient  les  douze  lleuves  qui  coulaient, 
à  travers  les  ténèbres  du  Nillheim,  du  mur  de  Hvei- 
gelmer;  là  une  eau  empoisonnée  se  changeait  en  glace 
et  en  frimas.  Là  aussi  arrivaient  des  étincelles  par- 
ties de  la  région  du  feu,  du  Muspellsheira,  et  ces 
élinceUes  faisaient  fondre  la  glaee  elles  frimas  formés 


dans  le  Ginnungagap  par  les  eaux  venues  du  Nill- 
heim, 

Or  les  gouttes  ainsi  liquéfiées  furent  viviliées;  elles 
formèrent  un  géant,  Ymer,  qui  donna  naissance  à 
une  liguée  de  géants.  Délies  aussi  provint  peu 
après  une  vache,  Audhumla,  des  pis  de  laquelle  cou- 
lèrent quatre  fleuves  de  lait  qui  nourrirent  le  géant 
Ymer...l'our  se  nourrir  elle-même,  Audhumla  léchait 
des  pierres  couvertes  de  givre  et  de  sel. 

Or  voici  qu'en  trois  jours,  des  pierres  ainsi  lé- 
chées par  Audhumla,  naquit  un  homme,  Buri,  dont 
le  (ils,  Borr,  épousa  une  géante  et  engendra  lui-même 
Odin,  Viliet  Vei.  Ceux-ci  tuèrent  Ymer,  et  les  flots 
de  -iang  coulanl  de  ses  blessures  en  noyèrent  tous  ses 
descendants,  sauf  un.  Traînant  ensuite  le  cadavre  du 
géant,  Odin,  Vili  et  Véi  le  placèrent  en  plein  abîme 
du  Ginnungagap,  entre  Nillheim  et  Muspellsheim,  et 
créèrent  le  monde  actuel,  et  la  teri'e,  et  la  nier,  cl  le 
tirmamenl.  La  chair  d'Ymer  devint  la  terre;  ses  os 
formèrent  les  montagnes,  ses  dents  et  des  fragments 
d'os  brisés  les  cailloux  et  les  pierres,  ses  cheveux 
les  arbres  et  lair.  Le  crâne  du  géant,  placé  au-dessus 
de  la  terre,  forma  le  lirmament,  que  durent  sou- 
tenir quatre  nains  postés  aux  quatre  coins  du  ciel, 
et  de  la  cervelle  de  ce  même  géant,  jetée  dans  l'air, 
les  lils  delîorr  tirent  les  nuées  [lésantes.  (Juant  à  la 
mer  qui,  de  ses  eaux,  entoure  la  terre  ronde,  elle  a 
été  constituée  par  le  sang  jailli  des  blessures  d'Y''- 
mer.  Enlin,  des  sourcils  du  géant,  ses  meurtriers 
firent  une  sorte  de  rempart,  Midgard,  le  séjour  du 
milieu.  Pour  compléler  leur  oeuvre,  Odin,  Vili  et 
Véi  utilisèrent  des  étincelles  volées  hors  du  Mus- 
pellsheim et  les  transformèrent  en  étoiles  qu'ils 
placèrent  dans  le  ciel  et  dont  ils  fixèrent  la  place  et 
réglèrent  la  marche,  comme  celles  du  soleil  et  de  la 
lune.  Ainsi  fut  éclairé  le  monde. 

Mais  cela  ne  suP.isait  pas  encore.  Déjà  les  Dis  de 
Bôrr  avaient  placé  un  nain  sous  chacun  des  quatre 
coins  du  Ciel;  ils  en  établirent  d'autres  sous  la  terre 
et  dans  les  rochers,  en  dotant  d'un  esprit  et  de  for- 
mes humaines  les  vers  qui  s'étaient  formés  dans  les 
chairs  corrompues  d'Ymer.  Entin,  de  deux  troncs 
d'arbres  (un  frêne  et  un  aulne) rencontrés  au  cours 
d'une  promenade  sur  les  bords  de  la  mer,  ils  créèrent 
le  premier  cou|ile  humain,  Asker  et  Embla...  C'est 
d'eux  que  descendent  tous  les  hommes  qui  habitent 
dans  l'enceinte  de  Midgard. 

Est-il  besoin  de  montrer  combien,  dans  ce  récit  de 
la  création,  se  trouvent  de  traces  de  la  littérature 
classique,  de  l'influence  chrétienne  ou  encore  de 
l'imagination  des  lettrés  et  des  poètes  islandais? 
Est-il  besoin  d'y  souligner  le  rôle  du  personnage 
importé  en  Scandinavie  qu'est  Odin  ?  On  y  relève 
cependant,  sans  aucun  doute,  des  restes  de  croyan- 
ces primitives.  A  déterminer  ces  vestiges  avec  le 
plus  d'exactitude  possible,  plusieurs  savants  se  sont 
essayés,  durant  les  dernières  années  du  xix"  siècle, 
avec  un  réel  succès,  mais  sans  avoir  encore  beau- 
coup avani'é  la  tâche. 

Plus  apparentes  encore  sont  les  induences  chré- 
tiennes dans  le  récit  de  la  Qn  du  monde  que  contient 
la  Voluspa. 

A  l'époque  marquée,  les  puissances  ténébreuses, 
comprimées  pendant  tout  un  temps,  recouvreront 
leur  pouvoir  et  reprendront  leur  lutte  contre  les 
dieux.  Tandis  que  le  chien  des  enfers  brise  ses  chaî- 
nes, que  le  loup  Fenns  fait  de  même,  que  le  serpent 
qui  entoure  Midgard  de  ses  anneaux  dresse  contre 
le  ciel  une  tête  menaçante,  le  père  des  deux  derniers 
de  ces  monslres,  Loki,  arrive  du  Nord  avec  une  troupe 
de  géants,  les  descendants  de  l'unique  survivant  de 
la  race  d'Y'mer;  en  même  temps,  le  Seigneur  du 
royaume  du  Feu,  du  Muspellsheim  (Sui-tur  est  son 


1115 


OCCULTISME 


1116 


nom)  marche  avec  son  lils  contre  Odin  et  les  siens. 
Vn  combat  terrible  s'enyaiie  ;  mais  Surtui'  lance 
contre  les  dieux  un  feu  destructeur,  et  la  destinée 
fatale  s'accomplit.  Le  monde  disparaît  dans  les 
flammes;  dieux  et  hommes,  tout  est  anéanti...  Tout, 
sauf  un  seul  couple  humain,  duquel  naîtront  des 
hommes  qui,  sur  une  nouvelle  terre  produisant 
d'elle-même  ses  fruits,  vivront  dans  un  bonheur 
constant  sous  des  dieux  bons  et  pacifiques. 

Goncluaion.  — Nous  voici  enfin  parvenusauterme 
de  cette  trop  longue  et  en  même  temps  trop  brève  es- 
quis'ie,  dont  nous  n'avons  à  dissimuler  ni  les  imper- 
fections, ni  les  insullisances.  Beaucoup  des  unes  et 
des  autres  tiennent  incontestablement  au  rédacteur 
même  de  cet  article;  celles-là  pourrontètre  rectitlées. 
U  ne  saurait  malheureusement  en  être  autautde  cer- 
taines autres,  qui  tiennent  à  notre  ignorance,  je 
veux  dire  à  l'insullisance  de  notre  documentation  ou 
à  l'incompétence  des  observateurs.  Naguère,  à  propos 
du  délicat  problème  des  origines  delà  propriété  fon- 
cière, FusTEL  DE  GouLANGEs  faisait  remarquer  u  qu'il 
n'est  rien  de   plus  dillicile  et  de  plus    rare   ipi'une 


observation  bien  faite...  U  y  a...  des  nuances  qu'un 
voyageur  pressé  n'a  pas  pu  voir...  L'étude  d'un  ré- 
gime social  est  chose  dillicile,  et  on  la  rencontre 
rarement,  dans  les  récits  d'un  vi^yageur  »  (Questions 
historiques,  p.  C)i).  Les  mêmes  phrases  s'appliquent 
parfaitement  à  l'étude  des  religions  de  l'Europe 
seplenlrionale  ;  historiens  du  moyen  âge  et  voya- 
geurs des  siècles  passés  en  ont  parlé  de  manière 
toujours  très  superlicielle  et  souvent  aussi  très 
inexacte.  C'est  à  peine  si,  depuis  quelques  décades, 
l'histoire  des  religions  est  traitée  —  et  encore  pas 
toujours  —  comme  une  véritable  science,  et  non 
comme  une  machine  de  guerre.  Dès  lors,  combien 
de  problèmes  considérables  qu'il  n'est  plus  possible 
de  résoudre  aujourd'hui,  ou  qui  attendent  encore 
leur  solution  1  Gomme  celles  des  peuples  de  toutes 
les  autres  parties  de  notre  planète,  les  religions  des 
peuples  septentrionaux  de  l'Euroi)e  ont  leurs  mys- 
tères; de  patientes  et  minutieuses  études  ultérieures 
feront  avancer  notre  connaissance  sur  certains 
points;  elles  ne  dissiperont  jamais  toutes  les  ténè- 
bres. 

Henri  Fkoidevacx. 


<3 


OCCULTISME.  —  L  Principes  de  l'Occcltisme. 
—  1  .  Essence.  —  a.  Existence  de  l'Occultisme.  — 
3.  Contenu  de  l'Occultisme.  —  4-  intérêt  de  l'Occul- 
tisme au  point  de  vue  apologétique, 

II.  Bilan  de  l'Occultisme.  —  i.  Prétendues 
révélations  des  temps  éloignés.  A)  Sur  te  passé.  — 
B)  Sur  l'avenir.  ^  i)  La  divination;  §  a)  L'état  divi- 
natoire; §  3.  L'objet  de  la  divination;  §  4)  Lî» 
méthode  de  la  divination  ;  ^  5)  L'intervention 
préternaturelle  ;  §  6)  L'hypnose  et  l'occultisme; 
§  7)  Le  cliarlatanisme;  §  8)  L'astrologie;  §  g)  Con- 
clusion. 

1!.  L'action  à  distance.  A)  Prétendues  actions  sur 
la  matière.  §  i)  Inanimée.  §  2)  Vivante.  —  B)  Pré- 
tendues actions  sur  l'esprit.  §  1)  Télépathie.  Té- 
lesthésie.  §  2)  .\etion  à  distance  de  la  matière  sur 
l'esprit.  —  C)  Prétendue  action  de  l'occultisme  sur 
lecomposé  humain.  ^  i)  Intluences  «  bénéliques  ». 
§  2)  Malélices.  §  3)  Envoûtement.  S  4)  Prétendue 
création  d'horauncules. —  D)  Prétendue  communi- 
cation avec  les  morts. 

CONCLISION. 
BiBLIOGR.iPIIIR. 

I.  Principes  de  l'occultisme-  —  i.  Essence.  — 
L'occultisme,  qui  (selon  Mme  Blavatskv  elle-même. 
Premiers  principes  sur  le  chemin  de  l'O.,  p.  7)  «  n'est 
pas  la  MAGiB  1)  (voye2  ce  mot),  est  dillicile  à  délinir.  Un 
maître  en  délinitions,  Littrk,  s'en  est  abstenu  dans 
son  Dictionnaire  et  n'a  ([ue  décrit  les  sciences 
occultes  en  les  opposant  aux  sciences  ouvertes  dans 
sa  Préface  aux  Sciences  occultes  de  Salvertb  (Ed. 
Baillière,  i856,  pp.  xxv-xxxii).  Grasset,  dans  son 
Occultisme  hier  et  aujourd'hui,  p.  4',  a  remplacé 
par  l'expression  d'occulte  préscientifique  les  termes 
de  science  occulte  qui  jurent  d'être  accouplés  comme 
blancheur  noire,  et  qui,  dit-il,  ne  veulent  «  rien 
dire  ».  Cependant  les  initiés  maintiennent  l'occul- 
tisme, non  pas  tant  comme  la  science  de  la  seule 
chose  cachée,  l'unité,  ce  qui  serait,  d'après  Pagnat 
(Occ.  et  consc.  moderne,  p.  i5),  «  la  meilleure  défini- 
tion »  (celle  des  D"  Beliard  et  Léo  Gaubert),  mais 
surtout  comme  la  science  d'une  chose  à  cacher  : 
Occultismus,  dit  un  anonyme  allemand  {Die  l.ehre 
von  den  ohhultistischen  Weltgesetzen,  chez  Besser, 
Leipzig,   i8y7,    p.  8),  «  parce  qu'il   traite   de  choses 


que  tout  le  monde  ne  peut   pas  savoir,  les  journa- 
listes notamment  ». 

L'objet  donc  de  l'occultisme  serait  assez  mysté- 
rieux et  redoutable  pour  n'être  pas  mis  entre  les 
mains  de  tout  le  monde,  comme  la  dynamite  (Lead- 
BKATKR,  Occ.  anc.  et  moderne,  traduct.  A.  D.,  igog. 
p.  56).  A  «  la  »  science  occulte  qui,  d'après  Bosc 
(alias  Marcus  deWèze,  Dictionnaire  d' Occ, aT\.'\c\e  Oc- 
culte), embrasse  «  les  »  sciences  occultes  qu'il  énu- 
raère  et  que  Papus  distingue  aussi  sous  le  nom  d'arts 
divinatoires  (Papos,  Qu'est-ce  que  l'O.,  p.  3),  ne  se- 
raient initiés  que  «  des  hommes  éprouvés,  capables 
de  ne  jamais  employer  pour  le  mal  les  connaissances 
qu'ils  ont  pu  acquérir  >  (Papl's,  ibidem,  p.  4)  ■'  faute 
de  quoi  la  «  magie  blanche  »  deviendrait  «  goétie  ■ 
(Mme  Blavatsky,  p.  10,  cf.  Ladrbnt  et  Nagoor, 
l'Occ.  et  l'amour,  p.  4).  Cette  règle  est  essentielle  à  l'oc- 
cultisme :  elle  a  reçu  le  nom  d'ésotcrisme  (cf.  BoiR- 
OEAT,  Magie, p.  8-g,  avec  exemples  pp.  9-14)  par  op 
position  à  l'exolérisme  qui  est  le  «  communiqué  » 
public,  la  formule  vulgaire  des  mystères  occultes. 
C'est  plus  qu'une  règle,  c'est  une  a  loi  inviolable  », 
les  «instructeurs  »  (i\Ime  Blavatsky,  op.  e/<.,p.  5-6) 
étant  responsables  des  indiscrétions  des  «  initiés  » 
jusqu'à  ce  que  ceux-ci  soient  maîtres  à  leur  tour. 
L'objet  de  l'occultisme  est  donc  déjà  occulte,  car  les 
délinitions  à  travers  lesquelles  on  nous  le  laisse  ap 
préliender  ne  sont  que  des  chimères  :  ainsi  Bosc(/oc. 
cit.)  limite  cetobjet  aux  k  phénomènesqui  sont  com- 
pris par  notre  sens  inlime.ce  que  Paracelsb  appelle 
notre  sixième  principe  ».  Autantne  rien  dire  1  Cepen- 
dant, c'est  surtout  la  méthode  desoccultistes  qui  est 
secrète;  ce  n'est  pas  tant  ce  qu'ils  savent  que  leur  fa- 
çon de  savoir  et  surtout  d'enseigner,  a  Successive- 
ment »  (Lancklin,  Sorcellerie  des  Campagnes,  p.  33 
et  note)  ou  non,  1'  ■<  enseignement  supérieur  d'Isis  ou 
culte  de  la  bonnedéesse»  (Lancelin),  ou  occultisme, 
a  passé  par  les  trois  phases  ou  revêtu  les  trois  as- 
pects de  scientia  occultali,  occultans  et  occultata  (cf. 
Léon  Marlet,  article  Occultisme  de  la  Grande  Ency- 
clopédie) ou  de  scientia  occulta,  occultans,  occultata. 
(Cf.  Papus,  p.  a6  de  son  Traité  élém.  de  se.  occ.  et 
p.  3-ti  de  Qu'est-ce  que  l'occultisme  .')  Quoi  qu'il  en 
soit,  l'occultisme  est  ce  qui  se  transmet  et  s'enseigne 
dans  l'ombre,  dans  des  «  enceintes  réservées  »  (Mar- 
let) et,  si  l'onen  croit  Mme  Blavatsky(/oc.  ci(.)qul 


117 


OCCULTISME 


1118 


'en  donne  qn'"  une  iile'e  approximative  »,  il  y  faut 
es  conditions  étranges  :  agencement  de  certaines 
Buleursdans  le  local,  nombre  impair  des  disciples  à 
litier,  purilication  de  l'esprit  avant  de  se  préparer 

pour  Dubjel)  »,  autrement  dit  pour  la  clairvoyance. 

Ainsi  conçu,  l'occultisme  est  [ilutôt  défini  par  ses 
loyens  que  par  sa  lin.  11  diffère  de  la  science  par 
ne  audace  qui  se  propose  d'emblée  les  plus  mysté- 
ieux  secrets  de  Dieu,  de  la  nature,  de  l'homme,  de 
avenir;  il  dilïère  de  la  Révélation  par  l'inconstance 
e  ses  résultats,  le  vague  de  ses  origines,  par  l'ano- 
yniat  de  son  autorité,  par  son  caractère  téméraire 
u  trouble  suivant  qu'on  l'envisage  comme  doctrine 
u  comme  discipline.  La  science  occulte  ne  demande 
as  ou  ne  livre  pas  les  rapports  qui  existent  entre 
on  objet  et  ses  moyens.  Lancelin  (_loc.  cit.,  p.  2^) 
ite  comme  textes  de  l'occultisme  la  Table  a'Ente- 
aude  d'HERMKS  Tbismbqistk  et  les  Lames  de  Thol, 
lais  ces  documents,  même  publics,  ne  se  révèlent 
as  au  «  public  même  savant  »,  qui  n'y  «  comprend 
ien,  absolument  rien  u  ;  les  a  sciences  supérieures  » 
'ont  été  «  enseignées  aux  initiés  u  que  sous  lecou- 
ert  d'une  langue  et  d'une  écriture  mystérieuses  allé- 
oriques.  L'illustre  chimiste  Bkrthblot  paraît  s'être 
•ompé  en  considérant  l'occultisme  (Ori^'fne.s  t/e  l'Al- 
himie,  pp.vi-vii)  comme  l'apanage  historique  d'une 

période...  demi-rationaliste,  demi-mystique,  ... 
•ansition  nécessaire  entre  l'ancien  état  des  esprits  li- 
res à  la  magie...  et  l'esprit  actuel  absolument  posi- 
f  ».  11  est  ine.^act  qu'une  pareille  période  ait  jamais 
listé:  pour  les  contemporains  de  Zosime  ou  d'Olym- 
iodore  comme  pour  nous,  l'esprit  scientilique  et 
i  foi  dans  la  Révélation  pouvaient  coexister  sans 
ntinomie.  L'ambition  de  les  confondre,  de  «  con- 
ilier  la  superstition  et  la  science  «(Léon  Daudet, 
ilé  par  Bois,  Le  Monde  i/tvisilile,  p.  i54),  de  créer  un 

terrain  neutre  »  entre  la  «  théologie  moderne  revue 
t  corrigée  «  (aiif^eOesserte,  Blavatski,  t.  I,  p.  xvu 
e  l'éd.  allemande),  est  irrationnelle.  En  fait.l'occul- 
isme  se  reconnaît  hostile  à  la  science  comme  à 
)ute  révélation.  «  11  a  contre  lui  la  philosophie  lai- 
ne... et  la  théologie  »  (PArus,  Occ.  et  spiritual.,  p.  lo- 
i),  il  est  une  «  autre  forme  de  vérité  ■>  (Leaobrater, 
p.  cit.,  chap.  Il)  que  la  foi,  et  il  croit  suppléer  la 
cience  qui  fait  «  faillite  »  comme  les  religions  qui 
nt  «  vieilli  »  (Pagnat,  L'Occ.    et    la    cotise,    mod., 

a.  Existence  de  l'occultisme.  —  L'occultisme  a  tou- 
)urs  existé;  ce  n'est  pas  une  vue  de  l'esprit.  Les 
chantillons  de  la  littérature  en  sont  des  témoins 
niversels.  Les  dramaturges  auraient-ils  fait  tant 
'emprunts  à  l'occullisme  si  tous  les  hommes  ne  con- 
idéraient  également  comme  possibleou  comme  pré- 
jniable,  sur  le  théâtre  de  leur  propre  existence, 
intervention  d'un  deiis  ex  machina,  qui  n'a  rien  de 
ivin,  mais  rien  d'imaginaire  non  plus?  (Cf.  les  thèses 
e  Fhibdrich,  Leipzig,  1908,  sur  le  théâtre  français;  — 
e  Staehlin,  Naumhurg,  iijii,  sur  Eschyle;  —  de 
RUDRR, J)ie  Ma^ie  im  en^lisclifn  Draina  des  Elisabeth- 
nischen  /.eitalters  ■  allusions  de  Shakespeare  à  la 
[jiromancie,  p.  gl;  de  Lyly  à  l'hydromancie,  p.  gS, 
le.)  —  Les  adeptes  de  l'occullisme,  comme  les  non- 
litiés,  y  reconnaissent  une  doctrine  aussi  ancienne 
ne  la  chute  de  l'homme:  selon  de  Cauzons  {La  Mu^ie 
t  la  .Sorcellerie,  p.  ag),  «  les  vieilles  races  charaites 
u  touraniennes,  dites  de  Summer  et  d'Accad,  habi- 
intlaChaldée  avant  les  Assyriens  classiques  », ont 
récédé  les  Babyloniens  qui  entretenaient  des  a  étu- 
iants  es  haruspices  ».  (Alfred  Boissibr,  Choix  de 
!xtes  relatifs  à  la  divination  assyro-babylonienne, 
ol.  I,  p.  122)  De  l'Assyrie,  sinon  même  de  l'Inde  (cf. 
4.i;oLLioT,  L'Occultisme  dans  l'Inde,  la  Doctrine  des 
itris,  187g,  iU=  partie,  p.  212  sq.  ;  —  V.  Henry,  Magie 


dans  l'Inde  antique,  190g,  p.  vu;  —  Blavatsky,  op. 
cit.,  p.  xviii),  la  doctrine  a  passé  à  Pytu.\.goiui  par  un 
certain  Zaratas  ou  Zahhatus  (Porimiyrk,  xii)qui  fut 
maître  en  Egypte  (cf.  Ciiaignbt,  Pylhagnre  et  les 
l'Uhngnrtciens,  p.  4o-4^),  puis  à  Platon,  puis  aux 
néoplatoniciens.  IMalgré  les  elTorts  de  Gauen,  déjà 
signalés  par  VVier  {Histoires,  disputes  et  discours, 
Ed  du  Progrés  médical,  t.  H,  p.  5a/|-525),  les  méde- 
cins du  II*  siècle  cherchent  une  cause  occulte  à  la 
vertu  des  simples,  comme  les  .\ssyriens  anti- 
ques, chez  qui  u  l'omen  remplaçait  la  pilule  >> 
(Air.  BoissiER,  op.  cit.,  vol.  I,  p.  65).  Ce  n'est 
pas  seulement  la  Grèce  qui  s'intéresse  à  la  vulgari- 
sation du  mystère,  par  ses  savants  (cf.  Suidas,  art. 
ro'.ni'x)  et  ses  artistes  (cf.  AitT,  Die  Apolcigie  des 
Apuleius,  Giesseii,  1908):  à  Rome  même,  quand  elle 
«  eut  été  envahie  par  les  démons  de  l'Orient  et  par 
leurs  dévots,  l'ancienne  magie  italique  s'enrichit, se 
complique  des  apports  de  la  magie  perse,  de  la  magie 
juive,  de  la  magie  égyptienne  n  (Gagnât,  Conférences 
du  Musée  (tuimet,  chez  Leroux,  Paris,  igo4:  .Sorcel- 
lerie et  sorciers  chez  les  Homains,  p.  i38);  et  cela 
«  malgré  la  défense  de  la  Loi  desXIl  Tables  ».  L'oc- 
cultisme, populaire  au  Moyen  Age  dans  les  sombres 
cachettes  que  la  foi  et  la  loi  stigmatisent,  s'étale  de 
nouveau  à  l'époque  de  la  prétendue  c.  Réforme  «,  puis 
à  l'époque  de  l'Encyclopédie  et  de  la  Révolution. 
Cornélius  Agrippa  (i486-i535)  renoue  la  tradition  de 
Pythagore  et  de  Platon,  instruits  par  des  «  devins  de 
Memphis  »  (OEuvres,  livre  I,  p.  5-6);  au  xviii*  siècle, 
Fabhb  d'Olivet  et  surtout  Cagliostro  (cf.  D''  Marc 
Haven,  Cagliostro,  chez  Dorbon,  1912)  popularisé 
sous  son  vrai  nom  (Joseph  Balsamo)par  Dumas  père, 
fontéclore  une  épidémie  d'occultisme,  sous  le  nom 
de  mesmérisme,  puis  de  spiritis.me  (v.  ce  mot).  S'il 
paraît  exagéré  de  direavec  Bouhgeat  (.Ua^-ic,  p.48) 
que  l'occultisme  se  transmet  de  génération  en  géné- 
ration depuis  cinquante  mille  ans,  du  moins  peut-on 
admettre  que  «  pendant  de  longs  siècles  les  pytho- 
nisses,  les  sibylles,  les  augures  elles  haruspices,  re- 
gardés comme  des  êtres  surnaturels,  dirigent  les  so- 
ciétés »  (Bbghon,  La  Divination  et  sa  répression  dans 
l'histoire,  p.  u).  Et  les  manuels  si  instructifs  de 
Mannhardt  {/.auherglaube...,  etc.  Leipzig,  1897)  et 
de  Kiesewettkr  (Der  Occultisnms  des  .ilterlunts  et 
Die  geheimnissenschaften,  Leipzig,  iSg.'')  pourraient 
se  condenser  dans  ces  remarques  de  L.  Bertrand 
{L'occultisme  ancien  et  moderne,  Bloud  et  Barrai, 
iSgg,  p.  42)  :  «  L'occultisme  moderne  est  calqué  sur 
l'occultisme  ancien  »  ;  il  existe  un  lien  entre  le  sa- 
béismechaldéen.la  Kabbale  (voir  ce  mol),  leTalmud, 
la  Franc-maçonnerie;  «  à  travers  le  voile  de  toutes 
ces  allégories...  sous  le  sceau  de  toutes  les  écritures 
sacrées,  sur  la  face  noircie  des  sphinx,  dans  les  em- 
blèmes de  nos  vieux  livres  d'alchimie,  dans  les  céré- 
monies de  réception  pratiquées  par  toutes  les  sociétés 
mystérieuses,  on  retrouve  les  traces  d'une  doctrine 
partout  la  même  et  soigneusement  cachée  >i.(Eliphas 
Levi,  alias  Constant,  prêtre  égaré,  cité  par  L.  Ber- 
trand, ibidem,  p.  52) 

3.  Contenu  de  l'occultisme.  —  L'occultisme  existe 
donc.  Il  oppose  une  doctrine  à  la  vérité  catholique. 
En  ce  qui  concerne  Dieu,  la  tradition  occultiste, 
fidèlement  recueillie  par  Fabrb  d'Olivet  (Commen- 
taire des  vers  dorés  de  Pythagore, éd.  Treuttel,  i8i3, 
p.  562-363),  est  apparemment  vague,  en  réalité  pan- 
théistique  ou  athée.  Qu'est-ce  que  ces  ■■  sept  façons 
de  concevoir  Dieu  »,  au  nombre  desquelles  Harbison, 
le  théosoplie  {Six  conférences  sur  l'Occ,  trad.  alle- 
mande, 1897,  m"  conférence) compte  le  0  panthéisme 
chrétien  »  et  le  a  polythéisme  chrétien  »?  Qu'est-ce 
encore,  dans  l'univre  de  Fabre  d'Olivet  lui-même,  que 
cette   divinité   présentée  tour   à   tour   comme   triple 


Iil9 


OCCULTISME 


1120 


à  la  façon  de  !'«  univers  »,  ou  double  à  la  façon 
de  la  (i  nature  >',  ou  une  dans  sa  cause,  ou 
inûnie  à  la  façon  de  la  matière?  De  la  Trinité  cliré- 
tienne,  cet  occulUsle  autorisé  ne  reproduit  que  la 
déformation  <c  tliéosoiihique  »  nu  «  taoïste  >  (cf.  p.  36'i, 
note  3  :  l'autorité  de  Lao-Tzé  seule  ici  nous  garantit 
que  Dieu  est  triple  :  Y  est  l'unité,  Hi  l'Existence  uni- 
verselle, —  Ouai  l'existence  individuelle).  Ce  n'est 
point  là  la  Trinité,  ni  rien  qui  lui  ressemble.  Du 
reste,  les  occultistes  modernes  se  flattent  de  rendre 
éblouissant,  par  un  petit  v  diagramme  »,  le  mystère 
de  la  Trinité,  qui  ne  o  paraît  incomprébensible  » 
qu'aux  malheureux  dont  ce   diagramme  est  ignoré. 

(LeADBBATBR,  op.    cit.,  p.    /I9;  cf.   PÉLADAN,    L'Occ. 

colliolique,  V,  1898,  p.  819  :  c  Les  liyposlases  néo- 
platoniciennes éclairent  singulièrement  le  dogme  de 
la  Trinité,  n)  .\utant  dire  que  la  mystérieuse  Trinité 
chrétienne  n'est  pas  l'objet  de  leur  théodicée.  La  Per- 
sonne même  du  Cbrist  y  est  toujours  spécialement 
trahie,  soit  qu'on  en  parle  d'après  des  sjaibo'es  des 
«  temples  d'Egypte  de  l'an  2600  av.  Jésus-Christ  » 
(Encaussb,  L'Occ.  et  le  Spiritual.,  1902,  p.  1)  ou 
de  rborniétisme  (interprétation  symbolistique  de  la 
conceptit)n  virginale  du  Christ  :  Wirth,  i.e  Symbol, 
herm.,  p.  54  ;  —  cf.  W.  Hack,  HP  vol.  des  Sudlta- 
rana  Dhurma  Séries,  Madras,  191 1,  p.  1 1  :  «  "'«  ""'J 
well  acccpt  the  hislorical  crucifixion  of  Jésus  at  .leru- 
salem  as  an  allegor^:..  »),  soit  qu'on  dénature  la 
figure  divine  sous  les  traits  d'un  «  magicien  »  à 
vrai  dire  «  prodigieux  »  (Platon  ;  préface  du  AJérn. 
de  .ScHoi'ENHAUKR,  siir  les  se.  occ,  1912,  p.  xxxiv- 
xxxv),  soit  qu'on  la  conteste  (Blavatsky,  op.  cit., 
p.  2/)  :  «  celui  qui  s'est,  croit-on,  oHerl  en  sacrifice 
pour  l'humanité  »),  soit  enfin  qu'on  la  blasphème 
(cf.  1'  «  évangile  »  luciférien  d'Alb.  PiCK,  cité  par 
Bois,  0^.  cit.,  p.  1O8-170).  Non  seulement,  d'ailleurs, 
l'Incarnation  du  Christ  est  traitée  comme  l'échanlil- 
lon  d'un  phénomène  plus  ou  moins  banal,  plusieurs 
«  logos  »  pouvant  «  émaner  de  l'Absolu  »  (Briku, 
Essai  crit  sur  ta  Forme,  p.  i3),  mais  «  il  n'y  a  pas 
de  création  unique  r>  (ibidem).  C'est  la  théorie  même 
du  Démiurge  im[)arfail,  théorie  prêchée  par  les  occul- 
tistes du  roman  de  M.  Anatole  France  (/.«  fiâtisserie 
de  la  R.  P.),  théorie  déjà  périlleuse  et  sacrilège  sons 
le  voile  aimable  d'un  a|)parent  badinage,  plus  perfide 
encore  sous  le  couvert  usurpé  de  «  nos  grands  natura- 
listes actuels  1),  prétendument  «  convaincus  de  l'in- 
existence d'une  puissance  surnaturelle  »  (Micha,  l^ers 
l'Eternel  ahsulu)  et  conliants  dans  la  seule  Nature. 
(Ces  grands  naturalistes  se  réduisent  au  seul 
Haeckel  !) 

On  voit  que  si  l'occultisme,  sous  le  nom  de  théoso- 
phie  (cf.  D  Fehrand,  /?ei)/e  de  Philosophie,  igi3), 
ad'ecle  les  allures  d'une  religion  dogmatique 
(Mme  Blavatski,  p.  4  16  :  «  L'Etudiant  doit  croire  •) 
plus  ou  moins  nuancée  de  spiritualisme  en  apparence 
(Fhbimark,  fl/e  Okkull.  /Jeireo^i/Ho, p.  ■jg-^y), et  prêchée 
comme  une  doctrine  protestante  (cf.  Mme  A.  Besant, 
f.a  vie  occ.  de  l'Ii,,  éd.  théosophiques,  igi^  —  et 
Mme  Blavatski,  Se.  occ.  et  se.  inod.),  celle  <s  religion 
irréligieuse  »  (Bois,  Monde  invisible,  p.  ■jS)  emprunte 
son  germe  aux  jardins  légendaires  de  la  Chine  et  de 
ITnde,  au  taoïsme  ou  à  la  Doctrine  des  Pitris  (Jacol- 
LioT,  op.  cit.:  —  cf.  Mme  Bfsant,  op.  cit.,  p.  65-66, 
ajoutant  aux  préceptes  de  la  charité  chrétienne  et  à 
ceux  du  «  seigneur  Bouddha  »  une  démonstration  (!): 
«  les  vibrations  d'amour  éteignent  les  vibrations  de 
haine  »)  Dans  l'esprit  des  malheureux  qui  s'imagi- 
nent que  lEvangile  est  dépassé  par  ce  jargon,  la 
Divinité  apparaît  comme  un  principe  universel, 
incorporé  au  monde  (triple  comme  elle  :  Ftihigkeit, 
Kraft  und  Wirhiin^  sind  zusammen  Eiiis,  a  le  poten- 
tiel, la  force,  et  l'effet,  sont  un  ensemble  »,  anonyme 


cité,  Die  Lehre,  etc.  Leipzig,  1895).  Même  «  considérée 
dans  rintelligence  humaine  »  la  Divinité  <i  se  montre 
sous  remblème  du  Ternaire  universel»  (Fabrb  d'Oli- 
vET,   loc.  cit.).    L'homme  est  identique  au  monde  et 
à  Dien.  «  Par  la  façon  dont  se  forme  le   ternaire  », 
dit  posément   Papus   (Traité   éléni.,   p.  54),    «   nous 
avons  découvert  une  loi  cyclique  présidant  à  l'évo- 
lution des  nombres  et  par  suite  à  celle  de  la  Nature 
entière...  ».  Delà  cellule  à  l'univers,  en  passant  par 
divers  chaînons  d'agrégats,  corps,  humanité,  astre, 
il  n'y  a  que  des  «  octaves  de  l'unité  toujours  la  même» 
(Patus,  ibidem,  pp.  55-56),  chaos  où  une  métaphore 
sert    de   preuve,    et   d'où    l'on    tire   seulement    que 
l'homme  n'est  rien  d'exceptionnel  dans  l'univers.  On 
lui  promet  un  chimérique  «  sixième  sens  »  (Micha, 
op.  cit.,  p.  3^),  déjà  rêvé  par  PAn.iCELSE(cf.  supra,  ^i) 
sous  prétexte    que  l'humanité   va   entrer   dans   soi 
sixième  àgc,   cautionné    par    1'   «    étude   occulte  di 
l'Evolution  •>;  mais  en  échange  de  celte  promesse  ur 
peu  vaine,  l'homme  reçoit  le  titre  immédiat  de  «  cel 
Iule  de  l'animalité  »  (Papits,  Inc.  cit.).  En  ce  qui  con 
cerne  la  psychologie,  les  doctrines  de  l'occultisme  si 
lessenlent  plus  ouvertement  de  leur  origine  hindoue 
la  personnalité  humaine  se  noie  dans  la  fiction  d'uni 
«  vie  commune  »,  d'un  »  réflecteur  commun  de  ton 
les  les   imaginations  et    de    toutes    les    mémoires  1 
(Elipuas  Lkvi,  Le  grand  arcane,  p.  9).  La  paresseuS' 
morale   qui    nous  montre   le   bonheur   cueilli    san 
effort  comme  une  fleur  fatale  et  merveilleuse,  trahi 
aussi  l'ombre  molle  des  pagodes.  L'homme  doit  s'éle 
ver  sans  doute  hors  de  l'humanité;  mais  il  porte  ei 
lui-même  le  principe  de  son  ascension  (Papos,  Traite 
p.  358-205;  cf.  Bosc,    Yoghisme  et  Fakirisme,   p.  9) 
il  est  la  «  manifestation  d'un  pouvoir  infini  »  (Hahi 
M.\NN,    La  AJagie  bl.  et  noire,  trad.  franc.,  p.  5i);    s 
volonté   est   le    maître    des    énergies    (Meisti-r   de 
Kriifte,    Bi.AVATSKY,  I,   op.   cit.,    p.    5^);  par   elle,  i 
unit  sou  0  esprit  à   l'Esprit  universel  étendu  à  Ira 
vers  l'espace  »  (Haiitmann,  op.  cit.,  p.  25i).  L'occu 
lisme,  qui  n'a  d'autre  but  que  de  régir  {hemeisteri 
celte  force  cachée  dans  les  hommes  el  dans  les  chc 
ses  (Fueimark,  Die  Okk.  Be^vegung,  Leipzig,  I9i2,p.5 
parle  sérieusement  de   la  «    divinité   »  de   l'homni 
(même  auteur,  Geheimlelire,  etc.,  Leipzig,  ii)i3,  p.  28 
de  <c  tout  homme  »,  puisque  «  tout  homme  est  réeil 
ment  pour  lui-même  son  juge,  le  dispensateur  de  f 
gloire  et  de  son  obscurité,  l'arbitre  de  sa  propre  vi 
sa  récompense,  son  châtiment  ».  (Leadreater,  0.   c 
p.  10)  Si  l'épreuve  est  raanquée  entre  la   nais.sam 
el  la  mort,  si  Ihomrae  ne  se  récompense  pas  tout  c 
suite,  il    en  sera  quille  pour  une   «  réincarnation 
(cf.  Jacolliot,    op.   cit.).    La   crainte    de    l'enfer  e 
agréal)lement,  mais  dangereusement  remplacée  pi 
celte  fantastique  espérance,  que  rien  ne  cautionni 
On  reconnaît  là  l'audace  d'une  doctrine  dont  les  se 
taleurs  osent,  dans  leur   ombre   occulte    et  sléril 
apostropher  l'auguste  Flambeau  du  monde(cf.  Wro 
ski,  cité  par  Papcs,  0.  c.,  p.  69-70,  écrivant  au   pa| 
qu  il  fallait  laisser  l'homme  «  opérer  sa  création  pr 
pre  par  la  découverte  de  l'essence  de  l'absolu  ».  C 
ne  sait  ce  qui  l'emporte  ici,  de  l'orgrieil  ou  de  l'ab'in 
dilé).  Mais  sur  quoi  se  fimde  celle  audace?  D'où  \  ie 
aux  occultistes   celte   notion    de    l'homme  ternairj 
«  microcosme  »  résumant  le  «  macrocosme  »  du  mond<  ' 
(Freimark,  Gc/ieim/e/ire,  p.  126.,  sq.  —  Pvpus,  op.  ci 
p.  6)   Qui    nous    prouve   que    «   ces  trois    prinoip 
divins,  universel,  terrestre   et  humain»,    sont   ide, 
tiques  en  Dieu,   en  nous,  dans  l'univers?  Pour  qu 
prix,  après    quelle   épreuve  eourt-on  le  double  ri  „ 
que  d'affoler  l'homme  en  l'exaltant,  d'anéantir  eu  1  , 
la  notion  divine  altérée?  ,1 

L'occullisrae  a  beau  prendre  un  ton  catéehistiqi; 
(cf.  Papus,   Qu'est-ce  que   VO.,  p.  5),   menacer   1 


L121 


OCCULTISME 


1122 


•écalcitrants(6ouRGBAï:  a  Vous  n'eiupèclierez  jamais 
a  iNalui'edelre  ce  qu'elle  est  v,  op.  cit.,  p.  3i).  cilerdes 
lulorilcs  mal  déliiiies  d'ailleurs  (cf.  Kaiire  u'Olivet, 
r/i.s/  uliil.  du  genre  humain.  Dissert,  introductive, 
/o\.  I,  p.  7  :  «  livres  sacres  des  nations  u  ;  —  cf. 
Iacolliot,  op.  cit.,  p.  19:  €  Les  inities  de  toutes  les 
latioiis  1  ;  —  cf.  Papus,  Occ.  et  Spir.,  p.  8y  :  «  livres 
nitiatii{ues  »  ;  —  cf.  Elumias  Lrvi,  cité  par  Lanceljn, 
)/>.  cit.,  p.  26,  empruntant  aux  «  Hébreux  »  et  au 
(  chevalier  de  Keicljenbacli  »  la  révélation  de  l'Od, 
I  agent  mixte,  agent  naturel  et  divin,  corporel  et 
ipiriluel.  médiateur  plastique  universel  »,  etc.),  les 
rois  principes  de  l'homme  ne  sont  pas  garantis.  Il 
f  a  des  désaccords  entre  les  auteurs,  sur  la  nature  et  le 
10m  de  ces  principes  (corps  astral,  corps  visible, 
'sprit  de  BoURGEAT,  op .  cit.,  ch.  11,  p.  aS  sq;  —  par- 
ie matérielle,  esprit,  fluide  astral  ou  peiispril,  Bosc, 
Oicl.  cité,  art.  Uuinme).  .Vu  sein  même  de  la  doctrine 
exprimée  par  un  seul  auteur,  il  y  ades  contradictions 
naurmontables  :  Encausse  (Ucc.  et  spiritual.,  p.  89) 
inseigne,  par  exemple,  qu'Adam  ne  représente  pas 
in  homme  individuel,  mais  l'humanité.  Gomment 
lonc  cet  être  collectif  «  occupait  »  il  (à  l'imparfait) 
1  tout  l'espace  intra-  ou  mieux  inter  zodiacal,  sur 
equel  il  régnait  en  souverain  s?  Cruelle  énigme! 
Base  fragile  pour  ce  c  messianisme  spécial  »  auquel 
iliaque  race  est  appelée  I  (Pafus,  op.  cit.,  26) 

En  réalité,  l'occultisme  ne  révèle  ni  ses  preuves 
[qu'il  serait  bien  en  peine  de  fournir)  ni  ses  sources. 
IJuand  il  explique  le  corps  astral  par  le  sommeil  lé- 
thargique (BoURGEAT,  p.  3o),  il  argumente  en  obsca- 
rum  per  ohscuriiis  ;  quand  il  établit  latrinité  humaine 
sur  les  trois  prétendus  <■  orilices  »  de  la  tète,  de  la 
poitrine,  de  l'abdomen  (oreille,  nez,  bouche),  il  se 
moque  du  monde,  pour  plusieurs  raisons, dont  la  pre- 
mière est  que  l'oreille  n'est  pas  un  onlice  (cf.  P.\pus, 
Occ.  et  spir,,  avec  schémas;  Bosc  n'est  pas  moins 
vague  ni  moins  jovial  dans  sa  description,  dilférenle 
d'ailleurs,  des  sept  centres  de  force,  Yoghisme  et 
(akirisme,  p.  i8-ig  :  un  de  ces  sept  centres  serait 
l'odorat,  moteur  des  organes  sexuels,  situé  en  bas  de 
la  colonne  vertébrale,  p.  9,  ibidem,  et  de  couleur  rouge 
orangée,  p.  a6;  —  un  autre  serait  l'ouïe, moteur  delà 
voix,  de  couleur  argentée,  p.  26, etc.)  La  seule  preuve 
que  l'occultisme  invoque,  c'est  l'analogie  (Pai'us,  o.c, 
p.  l'j  :  l'analogie...  «  vient  appuyer  la  déduction  et 
î'iniiiiclion  ».  Cf.  Briku,  cité  par  Pagnat,  o.c,  p  12  : 
(1  le  l'ait  analogique  est  abstrait,  général,  universel  »). 
Or  s'il  y  a  une  vérité  indiscutée,  c'est  que  comparai- 
son n  est  pas  raison  ;  analogie  n'est  pas  logique.  Le 
même  i$rieu,  cité  par  le  même  Pagnat,  ibidem,  p.  59, 
l'avoue  lui  même  :  «  on  risque  souvent  de  prendre 
pour  analogues  des  faits  qui  ne  correspondent  pas 
du  tout  ».  C'est  par  analogie  qu'on  nous  apprend 
que  la  croix  du  Rédempteur  était  connue  aux  Indes 
de  toute  antiquité,  et  que  l'inscription  INRI  dési- 
gnait les  quatre  éléments(/«m  r:=  eau  -|-  JVoiir^  feu 
-|-  Itnach  =^  air-)-  labeshuh  =;  terre  :  Hartmann, 
p.  43-">),  ce  qui  rappellerait,  si  la  gravité  du  sujet 
autorisait  un  tel  rapprochement,  les  étymologies 
fantaisisies  de  l'humoriste  Touchiitoiit  :  de  S[dri- 
tuelles  analogies  lui  faisaient  imputer  à  l'invention 
des  cabs  l'origine  du  mot  autnniédiin.  La  théorie  des 
n  âmes  sœurs  «  de  Papus  (o.c,  pp.  4o-4  0  n'a  pour  elle 
que  d'être  u  très  utilisée  par  les  poètes  n  :  c'est  peu 
pour  la  rendre  vraie,  voire  vraisemblable.  Mieux 
vaut  confesser,  avec  les  occultistes  eux-mêmes,  que 
leurs  11  expériences  »  et  leurs  «  démonstrations  «ont 
besoin  lie  plus  de  rigueur  (Pagnat,  p.  17,  amorce 
ainsi  un  appel  de  fonds  en  vue  de  nouvelles '•  expé- 
rimentations »),  et  qu'  «  en  se  |ilonj;eant(lnns  l'élude 
de  rcicciiltisme...  on  se  forme  une  idée  toute  nouvelle 
de  ce  qu'on  appelait  précédemment  une  preuve...  on 

Tome  \\l. 


apprend  que  ce  mot  perd  sa  valeur  «  (Steiner,  I.a  Se. 
ucc,  trad.  Sauerweim,  Perrin,  191 4,  p.  19).  Et  en 
ell'et,  si  l'occultisme  [lart  à  la  conquête  d'un  «  fait  mé- 
taphysique »  et  prétend  le  trouver  «  dans  les  proprié- 
tés générales  des  antinomies  »,  dans  les  «  contradic- 
toires, à  l'état  abstrait  »  (Strada,  Brieu,  cités  par 
Pagnat,  p.  1 2),  si  d'autre  part,  à  défaut  d'arguments, 
les  autorités  se  voilent  sous  les  noms  les  jilus  anti- 
ques et  les  plus  vagues  («  collèges  sacerdotaux  de 
l'antiquité,  cryptes  sacrées  »,  Lanchlin,  p.  23),  le 
profane  de  bon  sens  ne  peut  que  dire  de  tels  maîtres  : 

Sophistes  impuissantsqui  ne  croient  qu'en  eux-uémes. 
Quels  sont  leurs  arguments  et  leur  autorité? 

4.  Intérêt  de  l'occultisme  au  point  de  vue  apologéti- 
que.—  Cette  doctrine  dont  nous  venons  d'étudier  l'es- 
sence, l'histoire,  et  le  contenu,  est  hostile  à  la  foi, 
donc  dangereuse  pour  les  croyants.  Mais  n'est-ce  pas 
lui  faire  trop  d  honneur  que  de  l'analyser  ou  de  lu 
discuter'.' Empressons-nous  d'ajouter  que  la  concep- 
tion fantastique  de  Dieu  et  de  l'homme  n'est  pas 
tout  l'occultisme;  que,  par  le  lluide  astral,  on  pré- 
tend ex[iliquer  la  présence  de  l'homme  hors  de  lui- 
même,  régir  cette  évasion  et  atteindre  les  objets 
naturellement  inattingibles.  A  l'occultisme  se  rat- 
tachent donc  les  méthodes  utilisées  pour  conquérir 
ce  qui  est  éloigné  dans  le  temps  ou  dans  l'espace. 
Si  ces  méthodes  donnent  des  résultats  sans  que  lu 
raison  ou  la  Révélation  en  justilient  le  comment, 
l'hypothèse  d'une  intervention  préternalurelle  est 
seule  soutenable.  Si  elles  ne  fournissent  pas  de  ré- 
sultats, ce  sontdes  entreprisesmensongères.  Si  enfin 
elles  fournissent  des  résultats  troublants  au  prix  de 
désordres  sociaux,  moraux,  mentaux,  physiques,  le 
charlatanisme  se  double  d'un  péril  constant  et 
complexe. 

L'apologétique  a  donc,  en  général,  à  justifier 
l'Eglise  d'avoir  toujours  soutenu  1'  «  hypothèse  » 
d'une  intervention  préternaturclle  dans  certains  cas, 
et,  en  particulier,  à  montrer  les  principes  du  discer- 
nement entre  ce  qui  est  dém<iniaque,  charlatanes- 
que,  et  pathologique,  dans  les  iihénomênes  de  notion 
ou  d'action  à  distance.  Avant  de  passer  à  celte  étude 
particulière,    rappelons   que    l'Eglise    est   accusée  : 

u)d'avoirégaré  le  bras  séculier  en  poursuivant  les 
sorciers  qui  ne  méritaient  qu'une  chiquenaude  ou 
qu'une  douche  dans  un  temps  où  la  «  science  et  la 
loi  »  n'avaient  pas  «  diagnostiqué  la  névrose  ou  pro- 
clamé l'imposture  »  (Bkcuon,  op. cit.,  p.  9);  en  entre- 
tenant «  l'idée  d'êtres  humains  et  extra-naturels  », 
l'Eglise  nous  «  débilite»  encore  (db  Cauzons,  Sorcel- 
Irrie...,  p.  xiii-xiv  ;  —  cf.  Debay,  Ilist.  des  se.  ncc. 
depuis  l'nnliquilé,  1860,  p.  2).  Mais  on  l'accuse  aussi 

t)  d'imiter  ce  qu'elle  cou ilamne,  et  de  disséminer  un 
mal  aggravé  delà  par  ses  foudres.  «  Songes,  visions, 
illuminations  soudaines...,  lieux  de  pèlerinage  rappe- 
lant les  oracles  d'autrefois,  surtout  les  oracles  médi- 
caux, rien  ne  manque  à  la  divination  chrétienne.  » 
Telle  est  l'objection  formulée  par  le  savant  Bouciié- 
Leclercq,  dans  l'article  /Jitinatîoii  du  /)  et.  des  An- 
liq.  de  .Saglio,  p.  319,  le  crédit  du  maître  laissant 
croire  aux  naïfs  qu'il  y  a  similitude  entre  Epidaure 
et  Lourdes,  du  moment  qu'il  omet  d'ajouter  qu'il 
n'a  vu  (lersonne  vaticiner  parmi  nous  1  Mais  on  voit 
combien  la  partie  serait  belle  aux  adversaires  de 
l'Eglise,  s'ils  pouvaient  lui  retourner  les  anathèmes 
qu'elle  lance  à  l'occultisme; 

c)  d'enrayer,  par  ses  condamnations,  un  mouve- 
ment peut  être  fécond,  u  Satanisme  et  occultisme 
sontdcux  pôles  absolument  opposés  »  (Bosc.,«/).  cit., 
p.  11).  Pourquoi  traquer  ces  bons  «  marlinisles..., 
philosophes  et  croyants  sincères  »  (on  ne  dit  pas  de 
quel    credo  :  Papus,  Calliol.,  satanismt,  occultisme, 

36 


1123 


OCCULTISME 


1124 


p.  34)?  ces  inoffensifs  occultistes,  antiniatérialistes, 
antiathées  (comme  le  démon  d'ailleurs),  dont  la  doc- 
trine (Pai'US,  Le  Diable  et  Voce.  p.  5)  «  entend  appor- 
ter une  série  d'hypothèses  »  (ni  jjIus  ni  moins!) 
«  susceplililes  d  expliquer  rationnellement  la  cons- 
titution de  l'homme  »  ?  Pourquoi  cette  «  levée  de 
boucliers  du  cléricalisme  a  ?  (Bosc,  Dialiol.  et  occul- 
tisme, p.  ili)  Sait-on  que  «  si  le  mouvement  scien- 
tilique  a  si  fortement  progressé  dans  ces  dernières 
années,  on  le  doit  surtout  »  à  l'occullisnic?  De  quels 
trésors  le  monde  ne  serait-il  pas  enrichi  si  l'Eglise 
laissait  dire  (|ue  Bernadette  a  vu  «  l'aérosome  »  de 
la  Sainte  Vierge,  les  médiums  étant  très  excités  «  par 
l'odeur  des  l'oins  »,  même  le  ii  février?  (Cf.  Niigai- 
HOK,  A'.  F),  de  Lourdes  et  l  occ,  p.  27)  Au  lieu  de 
cela,  l'Eglise  n'admet  qu'une  science  «  llu"ologi<jue, 
bien  plus. divine  »  (id.,  p.  4o  —  cf.  Bosc,  Diabol.  et 
occ,  p.  21,  etc.).  Il  ne  reste  plus  qu'à  lui  suggérer 
les  i<  fermes  propos  d'une  vraie  contrition  »,  si  l'on  se 
moque  du  monde  (Péladan,  p.  87,  op. cit.),  ou  à  crier 
Cavele  papnm!  (Maack,)  prél'ace  à  l'cd.  du  livre 
d'Andréa,  Berlin,  igiS,  p.  liv)  si  l'on  se  sent  touché. 
II.    Bilan    de    l'occultisme.    —    i.    Phétbndubs 

RÉVKLAriONS    DES   TK.MPS  KLOIGKÉS.   —  A)  SUR    LB   l'ASSK. 

—  La  divination  et  l'action  à  distance  ne  sont  pas 
tout  le  programme  de  l'occultisme.  Dans  les  temples 
d'Egypte,  s'enseigna  t  une  u  doctrine  philosophique 
et  religieuse  »  (IIa.itan,  Contiih.  à  l'élude  de  l'Al- 
chimie, igo'i,  p.  39),  où  venaient  s'initier  «  les  plus 
grands  hommes  de  tous  les  pays  »  ;  en  Grèce  aussi 
(Lanorlin,  o.  c,  p.  I2-|3)  les  mystères  d'Eleusis  ensei- 
gnaient la  «  destinée  de  l'âme  »,  et  le  mythe  de 
Proserpine  suggérait  la  doctrine  des  réincarna- 
tions. Les  secrets  de  nos  origines  et  de  l'origine 
du  monde  n'étaient  pas  absents  îles  préoccupations 
des  maîtres,  comme  aujourd'hui  la  constitution 
occulte  de  l'univers,  avec  ses  quatre  éléments  peu- 
plés d'Elémenlals  (gnomes  de  la  terre,  sylphes  de 
l'air,  ondins  de  l'eau,  salam.indres  du  feu,  cf.  Boso, 
Gl)ssaire)  et  d'Elémentaires  ('<  fraction  animale  »de 
l'homme  "  à  l'étal  très  dilué  et  pourvue  de  son  intel- 
ligence »).  Les  occultistes  de  l'ancieiineGrèce  auraient 
été  au  courant  «le  la  chute  de  l'homme  (^.'noyjia.  de 
Speusippe,  cf.  Dutrns,  Ori^.  des  f'écouv.  allrihiiées 
aux  modfrne.'i,  Londres,  1796,  p.  Sig)  et  de  la  créa- 
tion du  monde  ((feiWem,  p.  3i4);  ceux  du  Moyen  Age 
se  seraient  ePTorcés  de  prouver  qu'Ovide  en  ses  Méta- 
morphoses enseignait  sous  des  allégories  la  constitu- 
tion occulte  de  l'univers  (Deucalion  et  Pyrrha  =:  or 
et  argent!  cf.  Ku.n'tzk.  thè'^e  de  doctorat.  Halle,  191 .!. 
p.  -29  etc.);  ceux  d'aujourd'hui  professent,  toujours 
comme  les  romanesques  éruilits  de  M.  Anatole 
France,  qu'Adam  aurait  «  eu  commerce  •>  avec  les  syl- 
phes et  le-*  salamandres  (Gallais,  Myst.  de  la  Ma^ic, 
p.  61)  et  que  la  couleur  noire  des  descendants  de 
Cham  viendrait  de  ce  que  Cliam  avait  préféré  son 
épouse  aux  sylphes  (Soit  diten  passant,  cette  absurde 
insulte  à  la  sainteté  du  mariage  porte  une  marque  de 
scandale  qu'on  retrouve  dans  tiuis  les  enseignements 
de  l'occultisme  :  l'alchimie  ne  (latte  pas  moins  la 
paresse;  l'envoûtement,  l'envie;  l'a>itrologie,  l'or- 
gueil.) —  On  s'est  elTorcé  d'accommoder  aux  décou- 
vertes me)dernes  les  enseignements  de  l'occullisme 
en  matière  de  chimie  et  de  physique  (^'APOS,  la  ma- 
tière tle<  œtivres  magiques,  ifjo3,  p.  8  10)  :  air,  eau, 
terre,  feu,  seraient  les  états  gazeux,  liquide,  solide 
et  radiant  de  la  matière.  Mais  ces  »  analogies  »  dé- 
couverle«  après  coup  auraient  été  plus  fécondes  si 
elles  avaient  devancé  les  travaux  de  Curie.  De  même, 
l'anonyme  qui  nous  as-sure  qu'on  •  hypnotise  avec 
un  navet  parce  que  lecôté  île  la  tiireesl  positif  comme 
le  front  et  le  bout  de  la  racine  négatif  »  (X,  '<ecret.i  du 
magnétisme,  chez Garnier,  1910,  p.  i4).  ou  Papus  qui 


nous  révèle  que  «  le  cœur  est  toujours  complémen- 
taire du  cerveau,  et  i)ar  suite  positif  chez  la  femme, 
et  négatif  chez  l'homme  »  (o.  c,  p.  la),  ont  beau 
mêlerdes  conceptions  scientiliques  à  leur  empirisme  ! 
Ces  aphorismes  revêtus  de  science  font  un  peu  l  ell'et 
de  sauvages  endimanchés.  Le  colonel  de  Rochas  a 
raillé  la  théorie  surannée  des  quatre  éléments.  — 
Une  remarque  s'impose  aussi  à  la  lecture  de  l'ouvrage 
de  Dutens  (cité  plus  haut)  atlrihuant  aux  anciens  la 
découverte  de  l'électricité  (p.  iy6).  Dutens  écrivait 
en  1796  ;  sa  démonstration  ne  s'est  pas  étendue  aux 
découvertes  postérieures  à  l'annéeoùil  écrivait.  Lan- 
CBLiN  (0.  c,  p.  8,  note)  prétend  cpie  vers  l'an  1  v5o  le 
rabbin  Jéchiché  foudroyait  de  décharges  électriques 
les  indiscrets  qui  pénétraient  dans  son  laboratoire, 
éclairé  à  la  lumière  électrique.  Ce  récit  fantastique 
rendu  très  invraisemblable  par  l'inexplicable  igno- 
rance où  les  héritiers  de  ce  savant  auraient  vicu 
depuis,  ne  prouverait  pas,  même  vrai,  que  ces 
résultats  scientifiques  aient  été  dus  à  l'occultisme  : 
car  il  n'a  point  produit  de  tels  fruits  depuis  tors;  et, 
même  aujourd'hui,  en  quoi  devance-t-il  le  progrès 
normal  des  sciences  ouvertes?  Infécond  sur  h-  tir- 
rain  de  l'expérience,  l'occultisme  est  donc  sujet  i 
caution  sur  les  prétendues  révélations  qu'il  nous 
a])porte  concernant  l'origine  et  la  constitution  du 
monde,  la  création  de  l'houmie,  etc.  Du  reste,  il  y  a 
désaccord  entre  certains  occultistes  sur  l'acquis 
scientifique  dont  ils  ont  le  prétendu  monopole  (cf. 
Lancrlin,  pp.  Il  et  |3,  critiquant  Lbadueatkb). 

B)  Suit  l'avbnih.  —  Mais  l'objet  principal  des  ora- 
cles n'est  pas  quid  est?  quid  fnctiim  est?  C'est  qiiid 
fiel?  quid  ageudam  ?  (Legrand,  thèse  de  doct.  es 
lettres,  Kontemoing,  1898,  quo  anima  Graeci  divina- 
tiunem  adhibuerint.) 

%\)  La  divination.  —  La  divination,  pins  encore  que 
la  science  du  passé  normalement  accessible  à  rhomine, 
a  fait  de  tout  temps  le  principal  objet  de  l'occultisme. 
Connaître  l'avenir  est  la  grande  tentation  de   la  cu- 
riosité humaine.  Nous  pouvons  parfois  le  conjecturer, 
mais   <l'aulant    moins  qu'il    dépend   de  causes  plus 
libres.  Sur  la  validité  de  certains  éléments  de  conjec- 
ture sont  établis   les  paris,  aléatoires  dans  des  cas 
isolés,  prudents  en  masse  (barèmes  des  Compagnies 
d'assurances).  La  météorologie,  l'agriculture,  la  stra- 
tégie, la  médecine  sont  des  sciences  qui  com|iortent 
nécessairement  des  pronostics,  car  il    serait   impru- 
dent d'agir  comme  si  certains  effets  ne  devaient  pas 
résulter  de  certaines  causes.  On  peut  même  faire  des 
conjectures  plausibles   sur   les  décisions  des  causes 
libres,   car   il  se  mêle  à  leur  liberté  des  inclinations 
naturel!  es  et  fa  taies,  quoique  non  fatalement  eflicaces. 
.Supposons  maintenant  (pie  îe  pronostic,  au  lieu  c!  être 
raisonné,    soit   instiUctif,    soit   senti   au    lieu   d'être 
pensé,  il  prend    le  nom  de  pressentiment.  Le  pres- 
sentiment  est    un    pronostic    accessible    à    l'animal 
même,   quelquefois   génial  chez  l'homme,  plus  sou- 
vent subconscient   et   réalisé  ilans  ces  cas  normaux 
ou  pathologiques  où  les  facultés  inférieures  de  con- 
naissance sont  exallées.  I.e  pronostic  se  base  sur  des 
signes  avant-coureurs,  parfois  en  apparence  insi};ni- 
liaiit^  ;    '(    //«>(7Ta   oi   Xî5c.u/KKr£sy    sv   zv.ïç   TTpotrt/.Sstvi^  x«c 
7r5oat7^/)c-£»iy  »  (Galien',' Ort  à  vcciro^  tv.rpèz,,,  flébut;  et 
Plutabqub,  De  Simitate  prnpceptn,  xi).  Mais  ce  qui 
est  de   faible  importance  est  beaucoup  niienx  perçu 
quand  les  sens  et  le  souvenir  sont  aiguisés  par  1'  nat- 
tention  de  l'ànie  à  l{)ut  le  superflu  du  décor.  Le  som- 
meil naturel  ou  arliliciel  (hjpnose)  favorise  donc  le 
pressentiment.  Galikn  le  savait  déjà  (éd.  Kiihn.  t   XIV, 
p.   5()9  sq.);  ARisrtiTE   aussi  :  a    '£v  5è  tÇ  KuOsijhitv,,,  «e 
fjLtxpy.l  [cthSryjtu^ /j.e-/xixi  ooK'jiisiv  tivv.i,  quand  on  dort,  ce 
qui  est  petit  paraît  grand  »(Z)e  divinatione  in  somno, 
c.  I,  p.  5e3,  éd.  Didot). 


1125 


OCCULTISME 


1126 


^2)  L'état  divinatoire.  —  Mais  l'élat  particulier 
qu'on  appelle  le  sommeil,  même  normal,  est  un  étal 
dans  lequel  nos  sens  et  nos  facultés  psychiques  peu- 
vent logiquement  subir,  et  subissent  réellement 
parfois,  l'action  d'un  esprit,  ange  ou  démon,  ou  du 
Saint-Esprit  lui-même.  Les  anges  étant  les  ministres 
de  Dieu,  il  ne  reste  pratiquement,  en  dehors  des 
songes  naturels  ou  pathologiques,  ((ue  les  songes  dia- 
boliques ou  divins.  De  ces  derniers,  les  saints  Livres 
nous  fournissent  quelques  exemples  (songe  d'Abi- 
mélcch,  Gen.,  xx;  ~  de  saint  Joseph,  Mallk.,  11;  — 
des  mages,  Malth.,  11,  etc.,  etc.).  —  Quelquefois  la 
nature  d'un  songe  transcendant  demeure  douteuse, 
et  les  théologiens  discutent.  —  En  matière  de  songes 
ordinaires,  il  est  quel(|uefois  malaisé  aussi  d'établir 
s'ils  sont  normaux  ou  pathologiques,  si  la  clair- 
voyance excessive  dont  ils  témoignent  dénote  un 
état  morbide  ou  demeure  compatible  avec  la  nature. 
Dans  l'hypothèse  de  morbidité,  il  y  a  lieu  d'établir 
si  les  démons  n'utilisent  pas  ou  ne  provoquent  pas 
un  état  favorable  à  leur  action  hypothétique,  et  qui 
peut  être  la  matière  d'une  tentation  et  d'un  péché. 
On  voit  combien  la  question  est  complexe. 

Du  reste,  l'oniromancie  ou  divination  par  les 
songes  n'est  pas  tout  l'occultisme  divinatoire.  Les 
autres  formes  de  la  mantique  postulent  chez  le  devin 
ouladevineresseun  étal  morbide  ou  prélernaturel  au 
moins  aussi  différent  de  l'élat  normal  que  le  sommeil. 
En  cela  la  divination  se  distingue  bien  nettement 
de  la  prophétie;  dans  la  divination,  comme  dans  tout 
pronostic  ou  pressentiment,  il  y  a  exaltation  de  cer- 
taines facultés  humaines  qui  vont  au-devant  de  la 
vérité;  dans  la  prophétie,  il  y  a  démarche  de  la  vé- 
rité elle-même  vers  l'inlelligence  humaine  qui  reçoit 
sans  effort  une  impression  parfaite  (cf.  saint  Tho- 
mas, 11''  ll**^,  q.  CLXxi,  a.  6  :  la  prophétie  est  une  con- 
naissance imprimée  dans  l'intellect  du  prophète  par 
une  révélation  divine).  On  ne  s'exerce  pas  à  la  pro- 
phétie; on  s'entraîne  à  la  mantique.  Les  Pythies  et 
Sibylles  étaient  des  professionnelles  de  l'exaltation 
divinatoire. 

L'occultisme  peut  avoir  fait  appel  au  démon  pour 
réaliser  ou  perfectionner  les  états  divinatoires,  dans 
un  temps  où  la  science  était  loin  de  pouvoir  réaliser 
ces  états  par  ses  seules  ressources,  loin  de  concevoir, 
même,  un  rapport  de  cause  à  effet  entre  ces  états  et 
les  éléments  éloignés  du  pressentiment  qu'ils  déclen- 
chent. Mais  toutes  les  f(jrmes  de  divination  se  ratta- 
chent à  un  dédoublement  de  la  personnalité,  au  gré 
duquel  les  facultés  psychi<]Ues  inférieures  augmentent 
d'intensité.  Si  la  divination  est  pratiquée  à  l'état  de 
veille,  elle  témoigne  toujours  d'une  acuité  excep- 
tionnelle de  facultés  instinctives,  d'une  espèce  de 
«  flair  »  discernant  une  relation  que  l'intelligence 
elle-même  n'explique  pas,  entre  le  symptôme  inter- 
préié  et  la  conclusion  du  «  devin  ». 

§3)  /.'objet  de  la  dii'ination.  —  C'est  ainsi  que, 
dans  le  corps  humain,  les  signes  les  plus  cachés 
peuvent  être  un  élément  de  pronostic  et  de  diagnos- 
tic. L'arthritisrae,  la  tuberculose,  la  syphilis,  se  lisent 
sur  certains  visages;  et,  dans  l'état  actuel  de  la 
science,  nous  rattachons  le  signe  à  son  sens  par  tous 
les  chaînons  qui  l'en  séparent.  A  la  rigueur,  le  grand 
nombre  des  cas  où  le  lien  se  vérilie  autoriserait 
encore  scientifiquement  la  conclusion,  si  l'on  ne  com- 
prenait pas  le  rapport  entre  le  signe  et  l'état  qu'il 
trahit.  C'est  ainsi  qu'en  tout  temps  on  a  pu  concevoir 
un  lien  entre  les  traits  du  visage  et  le  caractère  (phy- 
siognomonie),  ou  enire  la  furme  de  la  main  et  les 
apt  itudes(ch  iromancie),ou  en  Ire  l'examen  de  l'arrière- 
faixet  le  tempérament  du  noviveau-né  (amniomancie, 
Lancblin,  op.  ciV.,  ^2),  ou  enfin  entre  le  type  de  l'écri- 
ture et  les  dispositions  révélées  par  les  gestes  qu'elle 


ébauche  (graphologie).  Ilien  d'occulte  dans  ces 
sciences  quand  les  rapports  sont  observés  avec  con- 
stance, ce  qui  est  le  signe  de  la  science,  à  plus 
forte  raison  quand  les  rapports  sont  comjjris,  ce  qui 
est  déjà  philosophique.  Oo  considère  comme  des 
savants  Lavater  et  Gall,  mais  à  condition  que  leurs 
conclusions  soient  analysées  par  des  hommes  épris 
de  rapports  constants  (cf.  D^  Blondel,  La  Psyiho- 
physiol.  de  Gall  et  ses  idées  directrices,  thèse  de 
Paris,  lettres,  igii),  et  non  mêlées  de  spéculations 
fantaisistes  sur  les  quatre  humeurs (Cénia  Lioumow, 
/.es  Visages  et  les  Ames,  p.  187  sq.,  après  avoir  invo- 
qué Lavater,  p.  17).  11  peut  être  scientifique  d'étudierla 
chiromancie  ou  chéiroacopie  (Bosc,  iJict.;  cf.  Vas- 
CHIOH,  /.a  Psychologie  de  lu  main,  Collection  Peil- 
laube,  éd.  Rivière);  celte  science  n'est  qu'une  forme 
ancienne  (cf.  Hekmippk,  De  Astrologiu  diaUigtis,  éd. 
Kroll,p.  5)  de  la  physiognomonie  ;  et  l'on  peut  même 
étudier  la  main  du  singe  (Combes,  Le  Cosmos,  iyo8, 
cité  par  Piobb,  Année  Phitus.,  1908);  mais  il  faut  se 
garder  de  tout  pronostic  établi  sur  un  empirisme 
incompris  et  hasardeux  (Lamblin,  Des  vrais  secrets 
des  se,  occ.,  p.  ^o  sq.  ;  —  cf.  Stklla,  Se.  occ.,  1900, 
p.  25,  joignant  de  stériles  remarques  pour  les 
«  initiés  »  à  des  vraisemblances  scientifi(jues  sur  la 
séméiologie  des  phalanges,  p.  22-24).  H  faut  se  gar- 
der surtout  de  déterminer  ce  qui  dépend  de  la  liberté 
de  Dieu  (ligne  de  vie)  ou  de  l'homme  (don  de  soi- 
même,  carrière,  mariage,  etc.)  :  Piobb  cite  une  sep- 
tuagénairedontlalignedevieétaitrudimentaire(yJnn. 
pliil.,  1907,  p.  i3.0);  il  y  a  de  nombreux  désaccords 
entre  les  chiromanciens  au  sujet  de  l'inlerprétation 
de  la  ligne  de  vie  (Bois,  Péril  occ,  p.  63),  et  l'on  voit 
des  hommes  partager  un  même  destin  avecdes  lignes 
différentes.  — 11  n'en  existe  pas  moins  une  solidarité 
indéniable  entre  certaines  formes  de  muscles  et  cer- 
tains gestes  habituels  ou  virtuels,  et  d'autre  part 
entre  ces  gestes  et  le  tempérament.  11  peut  donc  y 
avoir  un  rapport  de  cause  à  effet,  scientifiquement 
observé,  non  seulement  entre  la  forme  des  mains, 
mais  même  entre  la  démarche,  le  port  de  la  canne, 
l'usure  des  semelles,  la  tenue  des  vêlements  d'une 
part,  et  le  caractère  d'ailleurs  (Echo  du  merveilleux, 
i5-o4  et  01-06,  1907)  :  le  bon  sens  et  l'expérience  de 
la  vie  courante  enseignent  à  juger  les  gens  sur  la 
mine  et  sur  ta  tenue,  et  souvent  le  flair  exercé  ne  s'y 
trompe  pas.  Nul  besoin  d'occultisme  pour  remarquer 
(Lamblin,  op.  cil.')  que  le  rire  en  A  est  le  rire  des 
gens  francs.  L'écriture  aussi  dispose  favorablement 
ou  non  les  profanes;  un  homme  peu  exercé  en  gra- 
phologie eoiinail  des  types  d'écriture  qui  trahissent 
le  sexe,  la  profession,  la  nationalité;  il  n'est  pas 
jusqu'à  certains  ordres  religieux  où  l'écriture  ne 
présente  chez  tous  les  profès  un  air  de  famille.  Mais 
dans  le  détail  les  rapports  sont  iii  plus  subtils  : 
l'expérience  ne  les  justifie  que  «  huit  fois  sur  dix  » 
(Papos  lui-même,  /.es  ails  divinatoire^,  p.  12);  la  rai- 
son ne  les  saisit  pas  :  pourquoi  le  scripteur  qui  liiirre 
la  première  partie  de  sa  signature  veut-il  cacher  (|uel- 
que  chose  de  sa  vie  privée  ■  (G.  dr  Fallois,  conférence 
à  la  suite  de  l'ouvrage  de  Duciiatel,  cité  in/ra,  %  télé- 
pathie, p.  121)  Les  occultistes  ici  avouent  que  ce 
qu'on  «  surprend  »  vaut  mieux  que  ce  qu'on  c  ap- 
prend »  (Stella,  o/).  cit.,  dédicace)  :  ils  n'ont  donc  |)a8 
de  principes. 

§  4)  /a  méthode  divinatoire.  —  Quand  la  divina- 
tion s'exerce  sur  d'autres  objets  que  le  corps  humain, 
elle  devient  de  plus  en  plus  aléatoire;  mais  il  s'y 
mêle  encore  un  principe  scientiliijne  de  pronoslic 
plus  ou  moins  perceptible,  dans  la  mesure  même 
où  une  personnalité  humaine  agit  à  son  insu  sur 
l'instrument  prétendu  de  la  divination.  De  même 
que  ce   n'était  pas  le    coq  qui    avait  averti   saint 


1127 


OCCULTISME 


1128 


Pierre  de  son  reniement  (Clara  Baillod,  Alectryo- 
mancii^,  p.  23),  mais    le  souvenir    de    Dieu  qui   lui 
avait  i>ài  lé  du  coq,  de    même    la  divination  par  les 
oiseaux  (thèse  de  David,  l.e  droit  uuf(iiriil  et  lu  dimi- 
nution   o/f.     des    h'oinaiiis)    empruntait    à    des    re- 
marques inconscientes  des    augures    la  seule   sécu- 
rité   que    donne    un    rapport    constant    de  cause    à 
eir-l.  S'il   est  vrai   que    Calclias  (Homèrk    cité   par 
CiOKBON,   De    Di'iri.)  ail   i,révu  par   le  vol   des  oi- 
seaux que  la  guerre  de    Troie  durerait    dix  ans,  de 
deux  choses  l'une  :  Ou  bien  il  y  avait  un    rapport 
entre  le  signe  et  la  durée  de  la  guei  re,  et  ce   rap- 
port était  pressenti  sinon  compris  par  le  devin  :  par 
exemple  du  sens  des  vents  à    l'atlenlc    des    secours 
venus  par  mer,  etc.;  ou  bien  il  n'y  avait  aucun  rap- 
port,et  ce  n'était  pas  une  divination  par  les  oiseaux. 
Un  ra()port  de  ce  genre,  plus  ou  moins  «  occulte  », 
mais  plus    ou  moins  concevable,    existe    entre  les 
mouvements  du  devin  et   l'objet  qu'il   manie  par   sa 
divination.  C'est  ainsi  que  des  objets  inanimés  peu- 
vent servir  à   la   manlique.    Le    Calchas    ancien  ou 
modrrne  est  alors  le  seul  auteur  du  pronostic  l'acile 
ou  non,   fondé  ou  non  sur  de  bons  éléments  de  con- 
jecture ;  une  fois  son    pronostic  fait,  il  imprime  in- 
consciemment au  cristal  (cristallomancie  :  cf.  Gras- 
SKT,    O.    II.   et   aiiioiiia'liiii,  p.   i35   sq.),  à   la  cou|ie 
(lécunomancio,  cf    IIunoer,  in  Uipziger  Si-mitische 
.Sliiilien,  pp.  i-8o.  FiscHiîn    et   Zim.mbhn,  igoS),   aux 
dés  et   lettres   (Heinevettrr,    Les    Oracles,    Breslau, 
igi2),  aux  cartes  du  jeu  de  tarots  (Papus,  l.e  Tarot 
dwinatoire;  cf.  Bois,  op.  cit.,  p.  48),  au  dépôt  du  marc 
de  café  ou    aux    éclat,  menls  de    l'éeaille  de  tortue 
Iirûlée  (procédé  de  la  Chine  antique,  cf.  Journal  Ayia- 
tifjue,  janv.-fév.     1911)  les  mouvements    qui    signi- 
fieront, d'après  la  0  clé  »  convenue,  le  pronostic  éla- 
boré dans  son    esprit.  Cela,    certes,   n'enipcche  pas 
le  démon  de  «  s'en  mêler  0,    comme  je    l'ai  indiqué 
ailleurs  (/i'ei'.  prut.  Jpolo^.,  i5  mai  1914)   au  vénéré 
niailre  qu'un  scrupule  empêchail   d'adopter  ce  point 
devue(GRASsKT,  pp.  !,■;  et  298  de  l'Occ.  Ii.  et  a.  :  «  La 
question  des  anges  et    des  démons  reste  une   ques- 
tion ihéologique  :  la  biologie  l'ignore;—  je  pose  en 
principe  qu'aucune  doctrine  religieuse    ou  philoso- 
phique n'a  intérêt  au  succès  de  ces  recherches  [sur 
l'occultisme]  «).  Mais  quand  le   pronostic  est   telle- 
ment précis  et  troublant   qu'il  ne  peut  être   humain 
ni  dû  an  hasard,  comment  refuser   de  présumer  une 
intfrveniion    du    démon?    Une    psychonévrose  gré- 
gaire   (hypothèse   de    Duprat,   dans   Occ.   et  Spir., 
p.  12-1 3)  n'explique  pas  un  prodige,  surtout  isolé,  de 
clairvoyance  et  d'exactitude;  et    les  médecins   sont 
aussi  qualiliés  que  personne  pour  conclure,  en  pareil 
cas,  que  l'explication  par  le  préternaturel  est  logique. 
§  5)    /.'intervention  prélernuttirelle.  —  Nous  n'ap- 
profoiidinms  pas  ici  des  raisons  qui  seront  traitées 
à  l'article  SriBiTisMK.  Nous  dirons   seulement,  en   ce 
qui  concerne  rO(.c»i/i.<;me,  que  le  concours  des  «  mau- 
vais anges  I)  est  traditionnellement  reconnu  comme 
possible  et   probable  dans   nombre  d'interventions 
divinatoires.  "  Je  suis    persuadé  qu'il  y  a  autour  de 
nous  des  élres  intelligents  et  invisibles  qui  peuvent 
quelquefois  intervenir  dans  notre  vie  »,  dit  le  colo- 
nel UB  Uocuas  (Front,    de  la  Se,  2=  série,  p.   25).  — 
Se   faisant   l'écho  de  la  tradition  qui    rapporte  que 
»  les  mauvais  anges  avaient  enseigné   l'astrologie  à 
Cham  II  (  ¥n?/e  et  astrotooie  dans  Vantiq.  et  au  niuyeii 
âge.  p.  !o5).  ^^^.UR Y  justifie  l'Eglise  et  l'Etat  de  leur 
rigueur  séculaire  contre  certaines  «  pratiques  vérita- 
blement  criminelles  »  de  l'occultisme  (ihid.,p.  i45). 
Des  hommes  indifférents  on   hostiles  à   l'Eglise   en- 
registrent cette   tradition  (cf.  Hubkrt,  article  .Magie 
du  Dictionnaire  de  Saglio,  col.    iSoy)  universelle  et 
bien  antérieure  au   Christ   {Babylonian  Magic    and 


Sorcerr,  par  W.  tvivo,  London,  189G,  p.  46   sq.  —  et 
109  sq).  —   Et  l'on  dirait   que  Figuier   (Histoire  du 
mrrweilleux,  p.  Sg),  l'archiviste  .VIarx  (Fascicule  ao6 
de  la  Bihl.  de  l'Ecole  des  fîtes  Etudes  :  1914,  Etude 
sur    le   Développement  et   la  répression  de  l'hérésie. 
p.  36),   le    D'   Laurent  (op.  cit.,  p.  34),  le  magistrat 
Bi'xHON  (op.  cit.,  p.    34-35)  ont  voulu,  par  le  récit 
des  scandales  et  des  horreurs  dont  ils  établissent  la 
réalité  sur  des   textes,  par  l'exhibition  de  tant   de 
crimes  monstrueux,  par  l'étalage  de  tant  d'intentions 
perverses  des  sorciers, infanticide,  luxure,  sacrilège, 
ont  voulu,  dis-je,  justifier  les  canons  des  souverains 
Pontifes  contre   eux  (cf.  Joseph  Hansbn,  Quelten... 
zur    Gescliichte    des    Hexem\'ahns,    pp.    16-17,    ^tc), 
et  l'humble    mais    lumineux    récit   de    saint    Luc  : 
«  11  arriva  qu'allant  au  lieu    de    la  prière  nous  ren- 
contrâmes une  jeune  fille  qui  était  possédée  de  l'es- 
prit de  Python  et  qui  rapportait  à    ses     maîtres  un 
grand  profit  par  ses    divinations,    n    (Act.,   xvi,  16.)        j 
—  Les  livres   modernes  d'occultisme  vulgarisent   le        j 
culte  infernal  de  Satan;  leurs  auteurs  ne   rougissent 
pas   de   dresser  •<    autel   contre  autel  .1    (Lancklin, 
Le  ternaire  magique,  p.  3; —  cf.  Elipuas  Levi,  op. cit., 
p.  i3o-i3i  :  u  Sache  donc,  ô  toi   qui  veux  être  inilic 
aux  grands  mystères,  que  tu   fais  un  pacte  avec  la 
douleur  et  que  tu  alTrontes   l'enfer,  o)  Bien   pis,   hé- 
las I  Ces  livres  donnent  la  formule  du  pacte  avec  le 
démon  et  signalent  les  conditions    de  l'appi-l   infer- 
nal  (Lambun,   o.   c,   pp.   2^5-280;   Gallois,  o.   c, 
p.  H7-12Ç1)  :    un  tel  conseil,  vulgarisé  avec  ou  sans 
conviction,  est  proprement  un    attentat  non    seule- 
ment à  la  foi,  mais  à  l'hygiène  morale  et  mentale,  ri 
même  physique,   des  lectrices  naïves    si>llicitées  de 
s'enivrer  avant  l'appel  au  démon   et  de    s'aventurer 
ensuite  à  minuit  dans  les  bois  !  Pareil  scandale  est 
d'ailleurs  aussi  ancien  que  l'occultisme  et  ses  mys- 
tères. Aux  mystères  d'Eleusis,  si  savamment  étudiés 
par   FoucART  ('  .   li.    Acad.   Inscriptions    et    8.-1... 
t.  XXXVll  et  Les  Drames  Sacrés  d'Eleusis,  1912),  les 
cérémonies  de  la  hiérogaraie  (pp.  i-'),op.  ci/.)  étaient 
évidemmenl    obscènes,   et   l'on   s'étonne    seulement 
que  leur  docte   historien     puisse   présumer  que   Us 
emblèmes  «  n'éveillaient  pas  chez  les  initiés  les  idées 
licencieuses  qu'ils  provoqueraient  chez   les  moder- 
nes I).  L'orgueil  des    «  adeptes  »  arrivés  aux  «   som- 
mets vertigineux    de   la   haute    et   divine   science  » 
(D'  P.  ui!  UiioLA,  parlant  du  «  Kli6dja  i.Omer  Habbv 
dans     son    livre    posthume  :  El  Klab,  chez  Mann); 
leurs  divisions  dignesde  Babel  (Bois,  op.  cit.,  p.  xv); 
leurs  railleries  envers  leurs  dnpes  ;    leur   feinte  con- 
viction  que   la    personnalité   de   S;(tnn    n'est    qu'un 
symbole  (Lancelin,  op.    cit.,  p.    349;  der  Eiitlarvle 
Lucifer,  Berlin,  1857,  p.   17),  tout  indique  que,  si  l'oc- 
cultisme ajoute  à  la  divination  un   concours  mysté- 
rieux, c'est  celui  du  démon.    Ou  le    retrouve  même 
sous  la  forme  du  serpent,  comme  dans  le  récit  de  la 
Genèse  (voir  notre  article  Gdérisons  MiBArULEUSKs  ; 
cf.  aussi  Caqnat,  op.  cit.,  p.  i43  :  «  Alexandre  d'Abo- 
notichos  »,  le  «  Cagliostro  de  l'époque   »   de  Lucien, 
manipulait  les  serpents;  cf.   aussi  le  récit  du  fakir 
cité  par  Don.*.to,  La  vie  mystérieuse,  p.  4).  Comment 
d'ailleurs  expliquer  la  disproporliou    constatée  par 
LiTTRK  (loc.cit.,  p.  XLiv)  enU'e  la  "  surprenante  efiica- 
cilé  »  des  «  arts  •  divinatoicss,  à  une  époque  où  les 
"  sciences  »   étaient  dans  l'enfance,  et  la  stérilité  de 
ces  sciences   mêmes?   il  semble  qu'on  puisse,  avec 
Huysmans,  s'étonner  à  bon  droit  qu'après  avoir  vu 
jadis  le  diable  partout,  on  ne  le  reconnaisse  aujour- 
d'hui nulle  part(préface  au  livre  de  Bois,  p.  vu). 

5  G)  L'hypnotisme  et  l'occultisme.  —  Les  prodiges 
de  la  divination  occultiste  peuvent  d'ailleurs,  dans 
bien  des  cas,  s'expliquer  par  un  «  état  second  >', 
par  un  dédoublement  de  la    personnalité,    par    une 


1129 


OCCULTISME 


1130 


«  désagrégalion  sus-polygonale  »  dont  nous  avons 
décrit  le  inccanisme  aux  articles  Hypnose  ou  Hysté- 
HIE  (V  ces  mots).  Les  Anciens  connaissaieiil  cel  ëlat 
spécial  :  CAcéi\oiiVap[>eilecuricituti(i{/)e  i»à'.,I,xxxvii, 
Cf.  ihideni,  1,  xxxu,  et  Aristotb,  l'ruhlrm.,  xxx, 
p.'iTi)  La  Pythie  était  choisie  entre  toutes  les  femmes 
de  Delphes  (Luc.raNd,  thèse  citée,  p.  iji).  Les  prédic- 
tions se  faisaient  dans  l'hypnose,  sinon  dans  l'étal 
de  possession  (cf.  Justin,  xliii,  i,  cité  par  David  u.c., 
p.  48  :  <i  Kutua,  remplie  et  agitée  de  l'espi-it,  prédi- 
sait l'avenir  »).  Aujourd'hui  encore,  aidés  ou  non  de 
la  «  rallonge  o  infernale,  les  liseurs  de  pensées  sont 
des  sujets  spéciaux  (cf.  uk  Miuville,  Les  Esprits, 
vol.  I,  p.  17),  dénommés,  dans  certaines  fonctions, 
médiums  (cf.  Si'ihitisme).  W.  Bouhgkat  qui,  dans  son 
livre  sur  la  Magie,  a  cité  deux  faits  personnels  de 
vue  à  distance  qu'il  explique  par  le  corps  astral 
(p.  6G  sq.),  rapporte  ailleurs  un  fait  qui  le  montre 
tout  simplement  somnambule  (pp.  72-73).  (^)uoi  qu'il 
en  soit  des  causes,  pathologiques  ou  préternatnrel- 
les,  qui  exaltent  la  divination  et  favorisent  la 
((  transe  »  (cf.  Kma,  Occutt  Research,  i8y7,  p.  7).  il 
n'existe  aucun  fait  divinatoire,  ancien  ou  moderne, 
qui  témoigne  d'une  clairvoyance  supérievire  aux  fa- 
cultés de  pronostic  d'un  homme,  surtout  doublé  d'un 
esprit.  On  retrouve  toujours,  dans  le  pressentiment 
divinatoire,  des  éléments  empruntés  au  milieu,  un 
germe  familier  d'événements  prévus.  Le  pronostic 
des  somnambules  et  des  liseurs  de  pensées,  occul- 
tistes ou  non,  n'excède  guère  les  facultés  de  prévoir 
d'un  rédacteur  de  Paris-S/<ort  ou  d'un  ingénieur  du 
Bureau  central  météorologique  (cf.  par  exemple  l'an- 
nonce delà  guerre  gréco-turque  faite  par  un  certain 
Damalas,  in  Dict.  d'occultisme  de  Drsormes  et 
Bazilr;  cf.  aussi  la  «  vision  »  des  rescapés  de  la 
catastrophe  de  Gourières  et  les  prédictions  faites  sur 
leur  sort  par  une  voyante,  in  F.  de  CuAMpviLLn,  l.a 
liiciflité  et  la  divination  à  trui'ers  les  tiges,  p.  3g.  La 
prédiction  est  malheureusement  postérieure  aux 
premiers  renseignements  recueillis  sur  les  héroïques 
survivants;  en  outre,  l'heure  et  les  conditions  de 
l'expérience  ne  sont  pas  notées,  p.  ^7). 

S  7)  l.e  charlatanisme.  —  11  faut  aussi  faire  la  pari 
du  charlatanisme,  qui  diminue  d'une  manière  impor- 
tante les  résultats  de  l'occultisme  (ce  charlatanisme 
a  été  noté  par  un  Rochas,  Les  Frontières  de  la 
science,  i'  série,  p.  10,  dans  des  séances  de  préten- 
due suggestion  mentale).  Il  éclate  dans  certains  trai- 
tés qui  osent  imprimer  des  prières  superstitieuses 
pour  gagner  aux  loteries  (X.,  L'Homme  vainqueur 
des  puissiiiices  infernales,  p.  10g;  et  «  professeur  »  i 
liaraus,  marchand  de  malélices  et  de  tarots;  envoi 
contre  remboursement  :  La  foi  dans  les  Science» 
(ICC,  pp.  28-24  et  56).  Les  diagnostics  chiromanciens 
de  Mme  de  Thèbes(l'.KiCHBL,  A  trui'ers  le  monde, elc, 
{).  2g)  rappellent,  à  s'y  méprendre,  le  vétérinaire  de 
vau<leville  qui  reconnaît  si  bien  les  entorses  à  l'exa- 
men des  yeux.  Il  existe  des  livres  qui  conseillent 
l'hypnotisme  à  tous  les  malades  et  qui  ne  peuvent 
être  que  l'oeuvre  de  fripons  (J.  Maximilien,  L'/iypnot. 
à  la  portée  de  tous,  p.  1 1 3).  Certains  manuels  vendus 
par  des  librairies  spéciales  pour  vulgariser  la  carto- 
mancie, l'onomamancie,  ele  ,  ne  méritent  même  pas 
une  critique  sérieuse.  On  se  demande  si  l'on  n'a  pas 
affaire  à  de  sinistres  humoristes  quand  on  voit  des 
auteurs  interpréter  une  blessure  à  la  face  par  :  un 
heureux  changement  s'est  accompli  (Decourukman- 
lUE,  Miroir  de  l'avenir.  Le  livre  des  lilessnres,  p.  ^\) 
ou  révéler  qu'on  est  grossier  dans  la  colère  quand 
■  ■n  a  les  lèvres  épaisses,  comme  si  le  contraire  était 
possible  avec  des  lèvres  minces!  (Ibid.,  Le  Qiafel 
.\ameh,  p.  100)  Mais  le  comble  est  assurément  de 
conseiller  aux  membres  vivants  de  ta  société  théo- 


sophique  (Lbadbeatuh,  L'occ.daiis  la  Nature,  p.  3), 
(piand  ils  seront  morts,  de  «  se  livrer  à  une  sorte 
d'inventaire,  de  se  rendre  compte  de  lu  situation, 
alin  d'en  tirer  le  meilleur  parti  possible  »  ! 

S  8)  L'astrolii^ie.  —  Il  est  une  science  occulte  qui 
mérite  une  étude  à  part,  et  qui,  de  tout  temps,  (ut 
essentiellement  eharlatanesque,  puisqu'elle  s  efforça 
de  présenter  ses  divinations  sons  les  données  lignu- 
reuses  et  contrôlables  de  la  mécanique  céleste.  Cette 
science  est  l'astrologie.  Elle  dilfèrc  essentiellement 
de  l'astronomie  en  ce  qu'elle  ne  considère  pas  les 
astres  comme  son  objet,  mais  comme  un  moyen  de 
préjuger  du  destin  des  hommes  par  la  situation  des 
astres  au  moment  de  leur  naissance  ou  de  leurs  en- 
treprises diverses  Qu'il  y  ait  une  relation  entre  la 
partie  matérielle  de  notre  cire  et  le  milieu  où  nous 
vivons,  c'est  de  toute  évidence  :  un  bain  nous  refroi- 
dit, une  pile  nous  électrise,  un  rayon  nous  colore. 
Que  les  limites  de  cette  relation  soient  dilliciles  à 
déterminer  dans  l'espace  comme  dans  le  temps,  cela 
est  moins  évident,  mais  c'esl  lationncl.  (hiaiid  ces- 
sera l'elfet  d'un  bain  trop  froid'.'  où  s'arrête  la  zone 
des  sensibles?  Nous  sommes  des  duvets  ballottés 
dans  un  remous  indéfini  sur  un  océan  sans  limi- 
tes. Qu'il  y  ail,  enfin,  des  causes  inconnues  dansée 
jeu  d'actions  que  nous  subissons,  c'esl  admissible. 
Que  les  astres  aient  une  action  sur  nous  par  leur 
masse  ou  par  leur  température  ou  par  leurs  éner- 
gies inconnues,  c'est  ce  qiie  nous  admettons  tous 
plus  ou  moins  Mais  il  y  a  loin  de  cette  hypothèse, 
même  partiellement  vérifiée,  à  un  corps  de  doc- 
trine prétendant  établir  des  relations  précises  entre 
tous  les  phénomènes  célestes  et  tous  les  actes  de 
notre  vie!  Ici  comme  ailleurs,  la  science  procède  par 
lentes  étapes,  arrachant  progressivement  à  la  vérité 
des  lambeaux  cohérents  et  elairemcnl  acquis.  L'as- 
trologie, au  contraire,  enseigne  de  toute  antiquité 
une  prétendue  doctrine  proclamant  l'existence,  en- 
tre nous  et  certains  phénomènes  célestes,  de  rap- 
ports incompris  el  voilés  (cf.  la  Bibliographie  de 
Bassi,  Olivikbi,  Boll,  etc.  Catalogus  codicum,  etc., 
Bruxelles,  i8g8.  —  Viroi.lkauo,  Astrol.  chaldéenne, 
P.  Geuthner,  igo8.  — P.  Haupt,  Testes  cunéiformes, 
Leipzig,  1881.  —  S.  Kaupph,  Astrol.  talmiidique, 
Journal  Asiatique,  i8g.î.  —  Cumont,  Astrnlof;y  and 
Religion  among  tlie  Greeks  and  Romans,  New-York 
et  Londres,  igi2;  — Boi'c.nÉ-LBOi.ERcr;,  Les  Précur- 
seurs de  l'Astrologie  grecque.  Annales  du  Musée 
Ouimet,  i8g7;  —  C.  Bezold  cl  Boll,  Réflexe  asirolo- 
gisclier  Keilinschriften  bel  griechisclien  Schriflslel- 
lern,  Heidelberg.  19:1;  —  BouonK-LnoLEHcy,  L'As- 
/ro/.^r., Leroux,  189g,  et  la  bibliogr.  des  pages  x-xx; 
—  id.,  L' Astrol.  dans  le  Monde  romain,  1897;  — 
Maury,  op.  cit.,  —  Les  traités  latins  de  Maniliuset 
de  1.  Firmicus  Malernus,  Matheseos,  Whr.  VUI,  Ed. 
Silll,  Teubner;  —  R.Vi.^.N,  thèse  de  Halle,  1910,  Ein 
Mundwahrsageliucli ,  Ed.  d  un  ms.  du  xiv"  siècle,  con- 
cernant l'astrologie  lunaire;  —  Ficuiek,  Kepler  ou 
l'Astrologie  et  l'Astronomie,  récit  des  influences 
subies  par  la  mère  de  l'astronome,  p.xri-xiii;  — 
G.  FnuRANu,  Astrol.  arahico-malgache,  .lournal  Asia- 
tique, 1906).  Rien  n'est  pluscatégorique  pour  ruiner 
ces  prétentions  universelles  et  universellement  dé- 
nuées de  toute  autorité,  que  les  notes  manu'icrites 
de  Drlambhk  sur  un  ouvrage  imprimé  de  la  Biblio- 
thèque nationale  (C.  G.  S.  [Slephens],  Mémoire  ex- 
plicatif sur  la  sphère,  etc.,  p.  i5)  :  «  Nul  vestige  de 
science  véritable  avant  l'Ecole  d'Alexandrie,  dont 
les  commencements  même  sont  d'une  extrême  fai- 
blesse »  ;  et  (p.  16)  :  «  Les  Arabes  n'ont  presque  rien 
ajouté  à  la  science  des  Grecs.  »  Ne  sachant  rien  de 
rationnel  en  astronomie,  comment  auraient-ils  pu 
savoir  ce  qui  est  contingent?  CKiunicn!  auraient-ils 


1131 


OCCULTISME 


1132 


été  instruits  du  complexe,  quand  ils  ne  déchiffraient 
pas  le  simple?  Les  astrologues  invoquaient  tantôt 
l'expérience  des  siècles,  tantôt  la  «  révélation  des 
dieux  détrônés  et  révoltés  »  (Bouché  Leclkrc.q,  o.  c, 
p.  a5).  Mais  l'expérience  des  siècles  est  muette  sur 
les  résultats  de  l'astrologie,  qu'on  ne  peut  vérifier 
au  delà  des  limites  d'une  vie  humaine;  elle  n'ensei- 
gne que  l'universalité  d'une  curiosité,  non  d'une 
réussite;  et  quant  aux  anges  ou  «  dieux  »  révoltés  ou 
détrônés,  leur  témoignage  est  très  suspect. 

Du  reste,  diabolique  ou  charlatanesque,  celte 
science  était  assez  imparfaite  pour  limiter  le  nombre 
des  planètes  a<ix  proportions  connues  des  profanes. 
Bouché-Leclercq  y  a  fait  une  allusion  discrète  (p.  24- 
■!5,  0.  c);  mais  les  fervents  de  l'occultisme  ne  savent 
que  penser  d'L'ranus  et  de  Neptune  (A.  os  Thyank, 
Petit  Manuel  d'asiiol  ,  p.  g).  Lbverbieb,  comme  on 
sait,  leur  a  révélé  cette  dernière  planète,  dont  la 
découverte  est  très  grave  «  parce  qu'elle  porte  atteinte 
au  se[)tenaire  »  (Haatan,  Traité  d'nstrul.  judiciaire, 
p.  ly);  mais  Pionn  (inlrod.  à  la  réédit.  de  Fludd, 
p.  xix-xx)  se  console  et  venge  les  occultistes  en  nous 
annonçant  qu'ils  ont  non  seulement  devancé,  mais 
dépassé  Leverrier.  Ils  parlent  de  deux  autres  planè- 
tes qui  restent  à  découvrir.  Ainsi  il  y  aura  douze  pla- 
nètes! Mais  oiisont  «  Vulcain  »  et  «  Pluton  "?  Leur 
découverte  promise  reste  aléatoire.  Et  le  dogme 
septénaire  n'en  a  pas  moins  été  ruiné  par  la  décou- 
verte d'Uranus. 

Le  bilan  de  l'astrologie  se  solde  par  bien  des 
erreurs.  Et  les  fidèles  eux-mêmes  s'en  aperçoivent. 
L'horoscope  (ou  fixation  du  destin  de  l'homme 
d'après  la  position  des  astres  à  la  naissance),  l'ho- 
roscope, considéré  encore  de  nos  jours  comme  une 
pratique  savante(cf.  Papus,  Premiers  éléments  d'as- 
Irosophie,  pp.  l[S-!ig;  JuLiivNo,  A'oh»'.  Traité  d'Astrol. 
y)/ot  ,  Chaoornac,  1906; —  Pioui),  Formulaire  Je  Haute 
mafiie,  liaragon,  1907),  n'en  est  pas  moins  sujet  à 
caution  et  mainte  fois  erroné.  <i  La  faute,  disent  les 
initiés,  n'est  jamais  imputable  à  la  science,  mais 
à  celui  qui  l'exerce  »  (Fludd,  Etude  du  macrocosme, 
p.  28  de  la  réédition);  mais  elle  est  toujours  possi- 
ble, donc  la  science  est  toujours  précaire  (Selva, 
Traitéthéor.  et prat.  d'Astrol.  ^énéihliaque,  Chamucl, 
1900  :  «  L'astrologue  est  obligé  parfois  d'attendre 
toute  sa  vie.,  que  le  hasard  lui  fasse  tomber  sous 
les  yeux  l'horoscope  dont  la  constitution  »  résolve 
«  le  problème  qui  s'est  posé  pour  lui  »,  p.  ^a).  En 
outre,  on  ne  peut  se  (ier  à  l'asirologie  «  comportant 
(Fludil,  p.  270)  des  pactes  avec  lesdémons  »  :  autre- 
ment dit.  une  part  d'incertitude  tient  à  la  liberté,  li- 
mitée pourtant,  des  démons,  à  plus  forte  raison  à 
celle  des  hommes.  Lesastres  a  inclinent  et  ne  néces- 
sitent pas  "(p.  86  de  Vanki.  Ilist.  de  Tastrol.,  chez 
Ghacornac,  1906);  leur  position  à  l'heure  de  la  nais- 
sance n'autorise  pas  «  le  fatalisme, mais  la  prudence  » 
(Bois,  o.  c-.,  p.  56).  S'il  en  est  ainsi,  l'astrologie  est 
vaine;  et,  s'il  n'en  est  pas  ainsi,  comment  les  mêmes 
etTets  ne  sont-ils  pas  toujours  observés  sous  les 
mêmes  latitudes  ?  Cahnéadb  (Bouché-Lbclbbcq,  op. 
cit.,  27)  et  Skxtus  Empiricus  (ibid..  p.  28)  deman- 
daient déjà  pourquoi  tous  les  gens  qui  meurent  dans 
une  même  catastrophe  ne  sont  pas  nés  sous  le  même 
signe, et  pourquoi  lesElhioiiiens  qui  naissent  sous  le 
signe  de  la  Vierge  ne  laissent  pas  que  d'être  noirs, 
nonobstant  l'efTet  imputé  à  ce  signe?  .A  quoi  Ptolbméb 
répondait  déjà  que  les  inihiencesuniverselles  domi- 
nent ces  «  génitures  particulières  »  1  Cf.  aujourd'hui 
JuLKVNO  (ABC  de  l'Astral.,  p.  48).  —  Ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  que  les  seuls  horoscopes  exacts  sont  réus- 
sis après  coup,  après  la  mort  et  non  à  la  naissance 
de  l'intéressé  :  tel  l'horoscope  de  Jeanne  d'Arc  (par 
JoLEVNo,  dans  !,e  Voile  d'Isis,  p.  ^89-2^0  :  «  La  lune 


en  aspect  avec  Jupiter,  lui  donnait  la  foi  religieuse  ; 
avec  Mercure,  la  vivacité  d'esprit.  "  Il  n'y  a  eu  qu'une 
Jeanne  d'Arc  pourtant,  sur  combien  de  créatures 
nées  le  6  janvier  i4i2l);  tel  encore  rhorosoo|)e  de 
Gambetta  établi  par  Flambart  (anc.  élève  de  I  Ecole 
polytechnique.  Traité  sommaire  d'astrologie  scienti- 
fique) :  mais  on  ne  nous  apprend  qu'en  1902  que  la 
«  révolution  solaire  »  du  2  avril  1882  mettait  en 
péril  la  «  vitalité  »  de  Gambetta,  qui  mourait  en 
effet  quelques  mois  plus  tard  !  On  a  osé  dire  que  la 
nativité  la  plus  illustre  du  monde,  celle  de  N.-S.,  fut 
une  confirmation  de  l'astrologie,  et  que  le  "  cas  des 
mages  fut  pour  les  exégètes  et  polémistes  chrétiens 
un  embarras  des  plus  graves  »,  l'intelligence  provi- 
dentielle des  trois  Rois  étant  un  «  certificat  de  véra- 
cité délivré  à  l'astrologie  »  (Bouché-Lkclehcq, 
Asirol.  gr.,  p.  611).  Il  y  a  14  une  confusion  bien  sin- 
gulière :  jamais,  en  astrologie,  une  étoile  sp^iale 
n'a  été  considérée  comme  ayant  un  sens  particulier 
pour  la  destinée  d'un  homme  :  on  ne  tient  compte 
que  des  positions  variées  d'astres  toujours  lesmèmes, 
de  leurs  latitude  et  longitude  géographiques  et  géo- 
!  centriques,  de  leur  ascension  droite  et  de  leur  dé- 
clinaison (Flambart,  op.  cil.,  p.  i3),  ainsi  que  des 
rapports  entre  les  planètes  et  les  signes  du  zodiaque 
(maisons  astrologiques,  cf.  Papus,  Traité  d' Astroso- 
phie,p.  4Ô). —  En  second  lieu,  dans  le  cas  de  N.S.  J.-C, 
l'étoile  des  Mages  était  évidemment  miraculeuse 
puisqu'elle  marchait  :  Kepler  ne  la  reconnaît  pas 
dans  l'astre  qui  apparut  en  iCo4,  et  dont  une  pré- 
cédente apparition  aurait  pu  coïncider  avec  l'époque 
du  Sauveur  (cf.  H.  G.  Voigt,  die  Geschichte  Jesu 
uud  die  Astrologie,  Leipzig,  1911). 

Ij  9)  Conclusion,  —  Le  principal  effet  de  l'astro- 
logie et  des  sciences  occultes  en  général  est  de  faire 
douter  du  libre-arbitre  et  dé  favoriser  [lar  suggestion 
toutes  les  causes  libres  qui  peuvent  concourir  au 
résultat  prédit.  La  divination  trouve  un  concours 
efficace  dans  la  crédulité  :  la  prétendue  pré-ootion 
de  l'avenir  est  en  réalité  une  pré-action.  Qui  ne  con- 
naît un  récit  authentique  de  malheureuses  victimes 
de  la  <i  bonne  aventure  »  ou  d'une  consultation  de 
chiromancienne,  influencées  à  leur  insu  et  réalisant 
d'elles-mêmes,  plus  tar<i,  un  malheur  ou  une  faute 
que  les  lignes  de  la  main  ou  le  livre  stellaire  leur 
ont  fait  croire  inévitables? 

2.  L'action  a  distance.  —  L'occultisme  vient  d'être 
étudié  comme  source  de  prétendues  révélations. 
Examinons  maintenant  ses  secrètes  influences.  II 
se  flatte  d'exercer  sur  la  matière  que  nous  déclarons 
inanimée,  et  qu'il  feint  de  croire  vivante,  une  cer- 
taine action  dont  il  a  le  monopole.  Il  en  exercerait 
une  autre  sur  les  âmes  humaines,  et  se  jouerait  de 
l'espace  comme  il  se  rit  du  tenifis.  Il  établirait  enfin 
un  lien  entre  la  clairvoyance  humaine  et  les  secrets 
de  la  nature.  Ainsi  les  «  trois  mondes,  le  divin  ou 
archétype,  le  monde  des  orbes  ou  région  ëthérée,  et 
le  monde  sublunaire  ou  région  élémentaire  consti- 
tuent l'univers  ou  Pan  ou  Phanès  »  (Fabre  d'Olivkt 
cité  par  Haatan,  Traité  d'Astrol.,  Chamuel,  p.  9). 
Entre  ces  trois  mondes,  l'influence  réciproque  est 
considérée  comme  l'abc  de  l'occultisme  ;  il  y  a  un 
lien  entre  l'astrologie  et  l'alchimie,  entre  l'alchimie 
et  la  magie,  entre  la  magie  et  la  sorcellerie,  entre  la 
sorcellerie  et  l'envoûtement,  etc. 

A)  Phétendubs  actions  sur  la  matière. —  |  1)  Ina- 
nimée. —  Des  prétendues  conquêtes  de  l'occultisme 
sur  la  constitution  intime  de  la  matière,  il  n'est 
guère  resté  que  les  traditions  de  l'alchimie  et  de  la 
médecine  «  spagyrique  »  :  non  pas  qu'elles  fussent 
plus  convaincantes,  mais  parce  qu'elles  portaient  sur 
des  objets  si  chers  à  l'homme  (or  et  vie)  que  la  per- 
sévérance   s'est    cabrée   contre   les    insuccès  et  les 


1133 


OCCULTISME 


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hiviaisemblances.  Si  l'on  juge  l'arbre  à  ses  fruils,  le 
liilan  lie  l'alchimie  n'est  pas  à  l'bonneur  de  l'occul- 
tisme. On  veut  nous  faiie  admettre  qu'elle  a  de- 
vancé le  présentât  même  l'avenir  en  pressentant  que 
les  métaux  ne  sont  pas  des  corps  simples  et  que 
les  corps  no  sont  pas  intransmutables  entre  eux. 
Mais  les  nouvelles  conceptions  de  la  science,  nées  de 
l'expérience  et  de  l'induction  à  la  claire  lumière  des 
laboratoires,  peuvent  et  doivent  èlie  portées  au 
compte  des  «  sciences  ouvertes  »  et  du  progrès  nor- 
mal (le  riiumanilé.  Si  BaissEr,  professeur  hono- 
raire de  matliématiques  au  lycée  Saint-Louis,  est 
arrivé  à  se  représenter  les  modalités  les  plus  ca- 
,  liées  do  l'énergie  universelle,  c'est  en  partant  de 
.'  pliénoniènes  généraux  sur  lesquels  tous  les  sa- 
vants sont  d'accord  »  (p.  107  de  /a  Matière  et  les  For- 
V.S-  rfe  la  Nature,  191 1).  Si  lo  V)'  Lcbon  est  arrivéà 
modilier  la  notion  que  nous  nous  formons  de  la  ma- 
tière, c'est  à  la  suite  d'expériences  dont  il  livre  la 
progression  (l.'Efol.  de  la  3Jalière,  lyog).  Si  M.Per- 
i;rx,  professeur  en  Sorbonne  et  auteur  du  Traité  de 
C/nmie  [ihysitjue  (Paris  ujoli),  est  arrivé  à  des  résul- 
tats sérieux  sur  le  mystère  en  apparence  insonda- 
ble de  la  constitution  des  atomes,  et  s'il  a  pu  calcu- 

N 
1er   au   moins  approximativement    le    rapport  —^, 

(Les  /l/omes,  pp.  289-291),  c'est  par  des  voies  dont  la 
convergence  démontre  la  sécurité,  soit  qu'il  parte  de 
l'équation  de  van  dkk  Waals  sur  la  viscosité  des  gaz, 
ou  du  calcul  du  mouvement  brownien,  ou  des  obser- 
vations sur  le  «  spectre  du  corps  noir  »  :  toujours  il 
fait  de  «  l'invisible  simple  »  avec  du  «  visible  com- 
pliqué »  (p.  10).  Une  telle  méthode  est  le  contraire 
de  l'occultisme. 

Ce  n'est  pas  par  l'occultisme,  mais  par  une  voie 
lente,  laborieuse  et  sûre,  que  Bekthei,ot  a  entrevu 
la  «  matière  unique  fondamentale  »  (Orig,  de  VAlcIi., 
p.  3i5-3i8).  Ce  que  1  alchimie  était  en  mesure  de 
procurer  à  l'humanité  du  Moyen  Age,  c'étaient  des 
rapports  imaginaires  entre  le  nombre  des  astres 
(alors  connus  !)  et  les  métaux  qui  devaient  être  sept, 
—  entre  les  signes  du  zodiaque  et  tes  pierres (stones) 
de  deuxième  classe,  qui  devaient  être  douze  comme 
eux  (//.  E.  Siapleton,  Alchemical  équipement  in  the 
elei'enlli  Century,  in  Memoirs  of  asiatic  Soc.  of  Ilen- 
i;al.  Calcutta,  1906,  p.  53).  L'arbitraire  le  dispute 
ici  à  l'ignorance  :  qui  a  inspiré  le  choix  de  ces 
douze  «  pierres  »  ?  qui  a  restreint  le  nombre  des  pla- 
nètes aux  limites  de  l'expérience  contingente  d'une 
époque'.' 

Malgré  les  efl'orts  de  quelques  modernes  pour  ré- 
habiliter l'alchimie  (cf.  Schultzk,  Daslelzte  Aiifflae- 
cken  der  Alcheniie  in  Deulschlnnd,  Leipzig,  1897,  et 
chez  nous  Figuibu,  L'Alchimie  et  les  Alchimistes  ; 
p.  289  et  sq.,  voir  l'éloge  de  la  «  confrérie  alchimique 
médicale,  Ihéosophique,  cabalistique,  et  même 
thaumaturgique  »  des  Rose-Croix),  l'alchimie  est 
suspecte  par  ses  intentions  sacrilèges  et  ses  résul- 
tats frauduleux.  Par  ses  intentions  sacrilèges,  car, 
d'après  Figuier  lui-même,  Paracelsb  et  d'autres 
«  recommandent  d'avoir  recours  à  diverses  influen- 
ces surnaturelles  pour  parvenir  à  la  découverte  de 
la  pierre  philosophalc  »  (p.  28),  et,  d'après  Nicolas 
Flamel,  cette  pierre,  prophétiquement  désignée 
par  l'Apocalypse  (!)  ôterait  la  racine  du  péché 
(p.  21-32).  Nouveau  baptême  plus  puissant  puisque, 
non  content  de  procurer  la  grâce,  il  restaurerait  la 
naturel  Mais  on  peut  juger  de  celte  doctrine  par  la 
disproportion  qui  existe,  dans  l'ordre  même  de  la 
matière,  entre  les  résultats  et  les  promesses  d'une 
science  uniquement  tendue  vers  la  production  de 
;  or,  el  (|ui  par  conséquent  n'a  de  la  science  (essen- 
licUement  générale,  objective  et  désintéressée),  que 


le  nom  honlcnscraent  usurpé.  Cette  science  a  ses  vic- 
times :  le  malheureux  A.  Poisson  (auteur  do  V Initia- 
tion alchimique,  1900)  y  ruina  sa  fortune,  ses  am- 
bitions, sa  santé,  sa  vie,  mais  ne  trouva  pas  la 
pierre  philosophale,  car  son  préfacier  tout  ému, 
le  D''  Marc  Haven,  ne  le  loue  que  de  son  u  abné- 
gation». On  peut  recueillir  dans  ses  lettres  pos- 
thitraes  le  conseil  platonique  de  «  retirer  de  l'atmo- 
sphère astrale  n  1'»  arcliée  »  de  Paracelse,  le  »  grand 
serpent  »  des  cabalisles  (p.  12);  on  peut  j>rncla- 
mer  que  1'  «  hypothèse  »  des  alchimistes  est  ration- 
nelle ou  «  vraisemblable  «  (Uklobkl,  Cours  d' Alchi- 
mie rationnelle,  p.  9)  et  décorer  la  pierre  philoso- 
phale du  titre  de  «  ferment  »  propre  à  «  mûrir  tous 
les  métaux  »(id.,  p.  io3-ioii).  Mais  l'essai  de  créer 
une  paillette  d'or  n'a  pas  encore  réussi.  Les  Chi- 
nois (F.  DR  MÉLY,  Alchimie  chez  les  Chinois,  Journal 
asiatique,  i8y5)ont  probablement  réalisé  la  galvano- 
plastie empiriquement  «  sans  en  comprendre  la 
technique  »,  et  ont  obtenu  peut-être  une  dorure  su- 
perficielle, mais  cela  n'a  rien  d'occulte,  pas  plus  que 
le  lac  de  Fo-Kien  (ibidem,  p.  22  du  tirage  à  p.)  dont 
l'eau  verte  changele  ferea  cuivre.  Calignla  avait  es- 
sayé de  faire  de  l'or,  et  pratiquait  «  cet  art  »  ^  enu 
u  de  l'Egypte  ><  (Mauquardt,  Culte  chez  les  Homains, 
p.  i35,  note  2),  mais  Pline  qui  signale  le  fait  (W.  A'., 
XXXIII,  Lxxix,  cité  par  Marquardt)ne  dit  pas  qu'on 
ait  réussi.  Même  échec,  ruineux  pour  la  bourse  ou 
pour  la  vie  des  expérimentateurs,  dans  tous  les  cas 
laborieusement  exhumés  par  des  archivistes  érudits 
(cf.  L.  JiiNY,  Un  méfait  de  l'Alch.  à  Bourges  au 
xvi=  siècle,  igoS;  —  Souhesme,  Un  épisode  de 
l'IIisl.  de  l'Alch.  en  Lorraine,  1899;  —  Bull,  de  la 
Soc.  de  géogr.  de  Bochefort,  1894.  —  Ces  deux  der- 
niers exemples  témoignent  de  la  minutie  des  expé- 
riences, exécutéesparordre  du  duc  de  Lorraine  et  du 
roi  de  France  el  contrôlées  par  des  experts).  —  De 
nos  jours  encore,  M.  JoLLivKT-CASTELOT(;Verc»re  <£e 
France,  1896)  prétendit  que  le  photographe  Tiffe- 
reau  avait  fait  de  l'or  (p.  7G)...  Il  y  avait  réussi, 
dit-on.  . .  en  Amérique,  «  avec  du  cuivre, de  l'argent, 
el  de  l'ammoniaque  >>  (Bosc,  La  Transmutation  des 
métaux,  p.  iS);  mais  «  il  ne  put  jamais  reproduire 
sous  notre  climat  les  réactions  qui  avaient  eu  lieu 
sous  l'action  du  soleil  brûlant  du  Mexique  I  »  (Bosc, 
ibidem.)  Bosc  cite  aussi  les  expériences  d'Emraens 
qui  aurait  retiré  de  l'or  d'un  alliage  dénommé  par 
lui  argentaurum;  il  tombe  sous  le  sens  que,  si  l'argen- 
Laurum  était  une  inépuisable  raine  d'or,  le  cours  du 
précieux  métal  aurait  baissé  en  Amérique,  et  même 
chez  nous. 

§2)  Vi>.'ante.  — Si  l'on  juge  l'arbre  à  ses  fruits,  la 
médecine  spagyrique  des  occultistes  n'est  guère 
plus  féconde  que  l'alcliimie.  Elle  est  incompréhen- 
sible dans  ses  dogmes  (la  trinité  soufre-sel-mercure 
de  Paracelse,  Traité  des  trois  Essences  premières, 
p.  9,  éd.  Grillot  de  Givry,  —  vise  des  objets  que 
ces  termes  ne  désignent  plus);  démentie  dans  ses 
méthodes  par  la  science  moderne  (ainsi  la  Spectro- 
scopie  a  dénié  aux  astres  leur  spécificité  arbitraire, 
leur  teneur  exclusive  en  tel  métal  réputé  curateur, 
cf.  Paracelse,  ^rc/u'rfo.re  magique;  —  ainsi  encore 
les  expériences  de  Pasteur  ont  condamné  Lucas, 
auteur  de  la  Méd.  nouvelle  occultiste,  annonçant  en 
1854  qu'il  allait  «  réaliser  le  globule,  la  cellulation, 
etc.  11,  p.  igâ);  dangereuse  enfin  dans  ses  préjugés 
qui  la  feraient  se  contenter  dos  radiationsde  l'homme, 
<  influx  nerveux  quintessencié  n  (Mavkbic,  Essai 
synthétique  sur  la  méd.  astrol.  et  spagyr.,  Vigot, 
p.  3i)  ou  concentrer  toute  son  action  sur  le  i<  corps 
astral  »  identifié  au  grand  sympathique  (Gallais, 
Myst.  de  la  Magie,  chap.  xii)  «  au  lieu  de  traiter 
directement    le    corps    du     malade    >'.     comme    les 


OCCULTISME 


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pauvres    médecins  chez   qui  le  bon   sens  remplace 
l'occultisme. 

En  principe,  certes,  ce  qui  agit  le  plus  fortement 
sur  nous  n'est  pas  toujours  ce  qui  est  le  plus  proche, 
le  plus  imiiié'liat,  le  plus  matériel,  le  plus  grand.  Et 
il  est  scienlilique  d'accorder  du  crédit  à  des  causes 
invisibles,  luicroscopiques.  médiates,  éloignées,  dans 
le  siècle  qui  suit  celui  de  la  microbiologie,  des 
rayons  X,  de  la  télégraphie  sans  lil,  de  l'électricité. 
Mais  il  n'en  faut  pas  moins  observer  que  les  agents 
invisibles  im  lointains,  quand  ils  sont  scientilique- 
ment  observés,  ne  sont  pas  plus  mystérieux  que  les 
autres  ;  que  leurs  effets  ne  sont  pas  plus  inconstants; 
et  que  l'analyse  de  leurs  propriétés  n'a  rien  à  gagner 
à  de  fantaisistes  théories  plus  ou  moins  couipatililes, 
mais  non  solidaires, avec  la  condition  de  leur  appari- 
tion. Or,  ce  qu'on  peut  reprocher  aux  occultistes  qui 
ont  mêlé  leurs  doctrines  à  la  médecine  (cf.  Drz, 
Z'xliiiloi^ie  médicale  ;  Pbrhibr,  thèse  de  Lyon,  igo5, 
n"  lo;  RoCHA,  De  l'influence  médicale  des  astres  sur 
le  corps  humain^  par  Hocha, étudiant  de  Montjcllier, 
i5oi  .éd.  Des vernay, Lyon,  igo4', cf.  Boi'chk-Leclbrcq, 
Astrot.  sr.,  ch.  xv,  latromanlique),  c'est  l'audace  de 
leurs  conclusions  et  la  fragilité  de  leurs  prémisses. 
Nous  accordons  à  Duz  (p.  3)  que  «  l'homme  à  sa  nais- 
sance »  (mais  pourquoi  pas  aussi  à  sa  conception?) 
«  eslsi^né  des  qualités,  du  tempérament,  des  maladies 
et  des  vices  propres  au  milieu  et  aux  éléments  qui 
ont  concouru  à  sa  conception  »  ;  mais  les  astres  et 
les  signes  du  zodiaque  sont  des  facteurs  bien  peu 
importants  dans  cette  formule,  ou  du  moins  leur  im- 
portance n'est  pas  démontrée.  On  ne  peut  même  pas 
dire,  avec  Papus  {Dp.  rit.,  pp.  5/|-5.5),  que  les  phases 
de  la  lune  à  la  conception  de  l'enfant  ou  à  la  précé- 
dente délivrance  de  la  mère  déterminent  le  sexe  de 
l'enfant.  Les  dictons  qui  courent  à  ce  sujet  sont  sou- 
vent vérifiés  et  montrent  que  ce  facteur  joue  dans  la 
formule  du  pronostic.  Mais  il  n'est  pas  le  seul,  car 
l'erreur  des  calculs  basés  sur  lui  est  parfois  mani- 
feste, nous  pouvons  l'allirraer.  De  même,  prétendre 
que  le  soleil  (p.  61,  Perrier)  a  une  influence  sur  la 
fécondité  parce  que  le  testicule  du  fœtus  «  descend 
vers  la  lumière  »,  c'est  une  fantaisie  peu  à  sa  place 
dans  une  thèse  de  doctorat.  Il  se  mêle  à  tous  ces 
arguments  des  rêveries  gratuites  :  qu'est-ce  que  ces 
qimtre  opérations  de  la  matière  (congélation,  volati- 
lisation, combustion,  condensation,  Duz,  p.  4)  qui 
veulent  donner  raison  à  la  théorie  pythagoricienne 
des  quatre  éléments?  Pourquoi  pas  cinq  opérations, 
en  y  ajoutant  la  raréfaction,  six  avec  la  fusion,  sept 
ai'ce  la  dissolution? 

Nous  ne  parlons  ici  du  magnétisme  que  pour  mé- 
moire; ce  que  l'on  entend,  ce  que  surtout  l'on  enten- 
dit par  là  n'est  pas  une  force  de  la  nature  scienlili- 
quement  adaptée,  comme  l'électricité  médicale, 
à  la  restauration  de  l'organisme  humain,  mais  un 
ensemble  complexe  d'influences  suggestionnellc;, 
psychiques,  dont  l'éiude  analytique  est  d'une  c  difli- 
cullé  pratiquement  énorme  »  (Boirac,  A'oiif.  Hei'iie, 
i-io-gS).  De  l'aveu  du  même  auteur  (p.  11  du  tirage 
à  part),  il  est  à  peine  possible  «  de  reproduire 
expérimentalement  »  les  faits  de  magnétisme  pré- 
sumés purs,  et  r»  on  préfère  tout  supposer  plutôt 
que  de  croire  à  leur  réalité.  Quelques  heures  après 
les  avoir  vus,  on  doute  du  témoignage  de  ses  sens 
et  de  sa  mémoire  «.  Il  est  diflicile,  après  un  tel  aveu, 
de  classer  les  faits  du  magnétisme  dans  les  phé- 
nomènes physiques. 

B)  Priîtrndues  actions  sur  l'esprit.  —  §  1)  Télé- 
patliie.  Télesthésie.  -  Au  nombre  des  privilèges  que 
revendiquent  certains  occultistes,  figurerait  en  bon 
rang  la  prétendue  propriété  d'impressionner  à  dis- 
tance l'esprit  d'un  sujet.  Ce  phénomène,  observé  du   I 


côté  du  sujet,  reçoit  le  nom  de  télépathie  ou  de  téles- 
thésie, suivant  qu'il  y  a  seulement  un  étal  d'angoisse 
et  d'émotion  ou  une  perception,  une  sensation  du 
moins  ;  du  côté  du  transmetteur,  le  phénomène, 
s'il  est  provoqué,  reçoit  le  nom  de  suggestion  mentale 
ou  de  suggestion  à  distance.  Distinguons  ici  les 
principes  et  les  faits. 

En  principe,  un  tel  phénomène  est  parfaitement 
concevable,  sans  heurter  d'aucune  manière  les  théo- 
ries psychologiques  d'.-\ristote  ni  de  l'Ecole  tho- 
miste. On  sait  que  normalement  deux  créatures 
humaines  ne  peuvent  correspondre  que  par  leurs 
corps,  chaînons  intermédiaires  de  leurs  deux  âmes. 
La  suggestion  mentale  ou  la  télépathie  ne  ferait  pas 
exception  à  la  règle.  Elle  ne  présenterait  d'excep- 
tionnel que  l'insolite  extension  du  «  milieu  »  indis- 
pensable aux  organes  transmetteur  et  récepteur. 
Mais  ce  milieu  indispensable  à  des  êtres  composés 
d'une  âme  et  d'un  corps  n'est  pas  supprimé  (abbé 
Gayhaud,  Siiif^,  mentale  et  télépathie,  la  Quinzaine 
189C).  La  découverte  de  la  télégraphie  sans  Cl  a 
rendu  la  télépathie  moins  mystérieuse  en  nous  ren- 
dant plus  concevable  ce  milieu  de  nos  organes.  En 
1893  (/.e  Temps,  12.  viii.  gS),  Pouciiht  doutait  de 
la  possibilité  «  d'une  influence,  d'une  vibration  ner- 
veuse se  propageant  sans  conducteur  matériel  *  ; 
douze  ou  quinze  ans  plus  tard,  le  colonel  dk  Hoc.uas 
(Frontières  de  lu  Physique,  sub  iniliam)  écrivait,  en 
parlant  de  In  télépathie  :  a  L'explication  qu  on  peut 
donner  de  ce  phénomène  n'est  ni  plus  ni  moins  siire 
que  celle  du  télégraphe  sans  fil  »  (cf.  abbé  Véhon- 
NRT,  docteur  es  sciences,  Itey.  du  Cl.  Français,  i5 
fév.  0^,  décrivant  les  centres  cérébraux  des  deux 
«  télépathes  »  comme  un  transmetteur  et  un  récepteur 
de  télégraphie  sans  fil).  Aussi  le  phénomène  de  la 
télépathie,  malgré  son  caractère  mystérieux  à  l'ori- 
gine, sort-il  du  cadre  de  l'occultisme  pour  solliciter 
les  explications  les  plus  naturalistes  (Grasset,  L'occ. 
h.  et  a.,  pp.  3i4  sqq.  —  Joire,  llevue  du  monde  im'i- 
sihlc,  1902,  p.  625  sq.  —  Staiioiînmaikr,  Die  Magie 
ats  experinientelle  Natuniissenschaft,  1912,  Leipzig, 
liv.  VI,  passim,  et  p.  i33.  —  Bechterkw,  I.a  sugges- 
tion, etc.,  pp.,  54-55). 

Mais  l'occultisme  rentre  en  scène  dès  que  les  faits 
prennent  des  proportions  extraordinaires.  On  admet 
comme  naturels  et  concevables  des  contacts  de  pen- 
sée entre  personnes  qui  se  voient  ou  se  touchent 
(rHm/<e/7aftrfis»/e,  Grasset,  0.  c.,p.  120  sq.  —  «  trans- 
mission de  pensée  improprement  appelée  télépathie  », 
—  J.  Filiathk,  Hypn.  et  magn.,  etc.,  chez  Genesl, 
S' Etienne,  p.  32i , —  Muskellesen,  Staudknm.\ier,I.c.). 

Certains  cas  ont  été  bien  étudiés,  notamment 
celui  du  tils  du  D'  Quintard,  qui  lisait  les  pen- 
sées de  sa  mère  pourvu  qu'il  n'y  efit  pas  d'écran 
entre  elle  et  lui  (Itevue  du  monde  irn'isihle,  année 
1902-08,  p.  36o;  cf.  Mgr  Fargbs,  /.n  Télépathie, 
1919,  lionne  Presse). 

Mais  dès  que  les  deux  0  télépathes  »  sont  invisibles 
l'un  à  l'autre,  et  à  une  distance  telle  qu'aucune  per- 
ception ne  soit  habituelle  entre  deux  êires,  de  quelle 
nature  peut  être  leur  communication?  Electriques  ou 
non,  (]ue  peuvent  représenter,  les  ondes  qui  vibrent 
entre  eux?  Pourquoi  et  comment  vibrent-elles? 

Il  faut  convenir  d'abord  que  les  faits  sont  rares. 
Les  occultistes  et  théosophes  vont  souvent  chercher 
si  loin  leurs  exemples,  que  leur  expérience  est  ma- 
nifestement pauvre  (cf.  Nralr,  The  unseen  wortd, 
pp.  35-38.  citant  deux  faits  datant  respectivement  de 
l'an  lij^oet  de  l'an  iSSg;  —  G.  Delannk,  la  Revue 
spiritc,  citant,  en  avril  igi';,  des  cas  anciens  d'au 
moinscinquanteans;  —  Ch. Marteaux,  Annecj',  1906, 
In  cas  de  télépathie  au  Moyen  Age).  Mais  les  faits 
récents  sont  rares,    peu  concluants  (cf.   Duchatbl, 


1137 


OCCULTISME 


1138 


L'nquêle  sur  des  cas  de  psychométrie,  janv.-déc.  1909, 
citant  des  erreurs,  p.  78,  70,  et  des  résultais  positifs 
interprétables  par  coïncidence  ou  pronostic  normal, 
p.  5i  ;  —  cf.  Vascuide  et  Pii':i<on,  sérieuse  Cunliih. 
expérim.  à  l'étude  des  phénom.  létépatlt.  iu  Bull. 
inst.  général  de  psychol.,  mars-avril  ii)02,  i>.  i5  : 
«  une  fois  sur  vingt,  il  y  avait  cninoidence  entre 
[les]  idées  »  d'ailleurs  simples  des  deux  expérimen- 
tateurs). D'autres  faits  vraisemblablement  authen- 
tiques (cf.  H.  DE  Pauvillk,  Journal  des  Débuts,  27. 
XII.  1906)  ne  concernent  que  des  impressions  vajjncs, 
des  sensations  d'angoisse  ou  d'appel  qui  ne  corres- 
pondent pas  exactement  à  la  pensée  du  «  corres- 
pondant ». 

Les  occultistes  tirent  parti  de  cette  imprécision 
pour  insinuer  qu'il  faut  faire  appel  à  leurs  mysté- 
rieuses ressources,  au  gré  desquelles  ils  promettent 
ce  que  la  science  officielle  ne  réalise  pas.  Mais,  en  ce 
qui  concerne  les  principes,  ils  ont  tant  et  si  stérile- 
iiu'ut  embrouillé  la  question  par  leurs  théories 
(matérialisalinndes esprits, du  D'^Pol.\rcas,  Athènes, 
inipr.  Hestia;  —  idéalisme  adducteur  de  Monleait, 
Eludes  télépath.,  1907;  —  chimie  co/iVà'e  d'ANiiEi-o, 
cité  par  Mann,  Cosmogonie  et  force  pensée,  p.  37) 
([ue  les  psychologues  et  les  psychiatres  ont  vu  d'un 
mauvais  œil  la  télépathie.  Vascuide  a  prononcé  le 
mot  d'hallucinations  télépathiques,  ce  qui  peut  con- 
A  enir  aux  76  erreurs  observées  sur  78  cas  (/.c.v  //.  t., 
p.  4o),mais  non  aux  deux  cas  qui  ne  sont  pas  des 
erreurs,  l.e  \i'  Christian  (Arch  .  de  neurol.,  n°  86)  est 
allé  plus  loin  :  traitant  la  télépathie  comme  une  hal- 
liu'inaLion  et  l'hallucination  comme  une  folie,  il 
lonclut  que  tous  les  phénomènes  de  vision,  d'évoca- 
tion, etc.  <(  ont  pris  naissance  dans  le  cerveau  des 
hallucinés  »,  et  que  tous  les  visionnaires,  même 
s'ils  ont  «  changé  la  face  du  monde  ii,sont  des  aliénés  : 
si  l'on  classe  dans  cette  catégorie  Socrate,  Jeanne 
d'.Arc,  Luther,  saint  Ignace,  sainte  Thérèse,  et  Pascal, 
génies  très  inégalement  vertueux  mais  tous  excep- 
tionnels, sait-on  encore  ce  que  parler  veut  dire'.*  — 
Sur  le  terrain  des  faits,  les  occultistes  ne  réalisent 
rien.  Tous  les  faits  de  télépathie  dûment  contrôlés 
sont  spontanés  (cf. /îui/.  Inslit.gén.  de  psychol.,  année 
1901,  pages  20,  45,  '|6,  76).  On  ne  nous  apprend  pas, 
et  pour  cause,  à  les  provoquer.  G.  do  Prki. (Die  M, igie 
als  A'aturti'(ssenschnfl,  t.  Il,  c.  vu)  a  beau  vouloir  me 
rendre  fernsehend  (lucide)  :  il  faut  que  je  sois  déjà 
tel  (cf.  D'  OsTv,  I. acidité  et  fntuilion,  Alcan,  191 3). 
Kii  d'autres  termes,  la  télépathie,  la  télesthésie  exis- 
tent, sporadiquement,  sans  savoir  comment  ni  pour- 
quoi ;  la  suggestion  à  distance,  la  transmission  de 
pensée  n'existent  pas.  Il  y  a  des  phénomènes  de  coni- 
raunication  passive, non  active.  Il  y  a  loin  de  luGedan- 
l.enphotographie  dont  parlpSTAUr)ENMAiKR(lib. 'VI,  2) 
a  ces  coïncidences  fortuites  qui  font  tout  au  plus 
lisquer  à  "VAsoiiinE  l'hypothèse  d'une  «  harmonie  in- 
lellectuelle  préétablie  »  (p   95  de  ses  Ilulluc.  télép.). 

L'occultisme  n'a  pas  ajouté  grand'cliose  à  la  lélé- 
[lalhie  :  des  promesses  charlatanesqiies  sont  à  peu 
près  tout  son  lùlan  (cf.  le  Traité  de  BfiLus  pour  la 
deiouvrte  des  personnes  disparues,  191 1  :  «  la 
réussite  dépend  en  partie  de  la  valeur  intuitive  de 
l'opérateur,  p.  6  -i  ;  —  cL  slus^'i  Se.  et  Magie  de  dim  {">) 
HniiNNUs  DE  Mfi.f.dm,  p.  116-117  :  conseil  .-mx  jeunes 
lilles  nnur  voir  leur  futur  mari.  Les  réclames  dont 
le  livre  est  émaillé,  voir  p.  ex.  p.  i6=S,  montrent  à 
quelle  espèce  de  science  on  a  afTalre).  Même  les  in- 
lerventions  diaboliques  sont  rarement  prcsumables 
dans  l-i  suggestion  à  distance.  Le  démon  est  recon- 
naissable  dans  certains  avertissements,  dans  cer- 
taines notions  des  réalités  lointaines;  et  lEglise, 
comme  on  sait,  a  fait  de  la  révélation  des  secrets 
éloignés  un  signe  de  la  possession  diabolique.  Mais 


oc  phénomène  est  bien  différent  de  ia  télépathie. 
D'abord,  il  n'est  pas  constitué  par  un  changement 
d'état,  par  une  simple  émotivilé  du  «  récepteur  », 
mais  par  une  notion  intellectuelle  :  or,  qui  dit  télé- 
pathie ou  Iclesihésie,  dit  sensation  alVeclive  ou  per- 
ception. En  outre,  le  secret  du  transnielteur  n'est  pas 
éii.is  au  loin  comme  un  mess.Tge,  puisqu'il  n'est 
même  pas  communiqué  à  l'entourage.  Par  déli- 
nition,  ce  n'est  pas  là  la  télé|)atliie  ;  ce  n'est 
j>asun  pliénomène  humain,  mais  surhumain,  expli- 
cable par  l'intervention  d'un  pur  esprit.  Dans  cer- 
taines (I  épidémies  »  de  possession,  chez  ces  foules 
troublées  par  des  invocations  i)lus  ou  moins  expli- 
cites du  démon,  comme  on  en  a  vu  dans  les  luttes 
de  l'hérésie  contre  l'Eglise,  par  exemple  à  l'époque 
des  Couvulsionnuires  (v.  ce  mot)  de  Sainl-Mcdard, 
ou  lors  de  la  révolte  des  Camisards  (cf.  Blant,  In- 
spiration chez  les  Camisards,  Pion,  iSSg,  et  Le 
Merveilleux  dans  le  Jansénisme,  i855;  voir  aussi 
BizoUARD,  Rapports  de  l'h.  oirc  le  démon,  1.  XI, 
oh.  m,  t.  III,  p.  27),  les  phénomènes  d'exaltation  de 

I  intelligence  (vision  à  distance,  don  de  parler  ou 
d'entendre  des  langues  inconnues  z=  xcnoglossic  et 
xénacousie,  etc.)  se  manifesièrenl  spontanément. 
Nous  croyons  avoir  montré  (dans  nos  conférences  de 
1911  et  de  1913  à  l'Institut  catholique  :  cf.  lietue  du 
Clergé  Français,  t.  LXXII,  p.  5o  et  p.  17/1  sq.)  que 
ces  phénomènes  ne  peu\  ent  pas  être  expli(|ués  par 
la  mémoire  polygonale,  ni  par  aucune  des  trois  pré- 
tendues ressources  que  l'on  invoque  pour  éluder  le 
préternalurel  :  automatisme  psychologique,  conta- 
gion mentale,  forces  inconnues.  Pour  puiser  dans  le 
subconscient,  il  faut  y  avoir  mis  quelque  chose.  On 
ne  peut  improviser  dans  une  langue  inconnue  une 
réponse  inédile  à  un   cas  nouveau. 

!^  2)  .4clioti  à  distance  de  la  matière  sur  l'esprit.  — 

II  semble  qu'il  existe  des  forces  inconnues  de  la  na- 
ture quiouvrentà  l'incrédulité  des  perspectives  trou- 
blantes, mais  qui  ne  paraissent  telles  qu'à  un  regard 
superliciel.  Inconnues  ou  non,  nous  l'avons  dit  ail- 
leurs (voir  GuÉRisoNS  miraculeuses),  les  forces  de  la 
nature  se  reconnaissent  à  leur  constance.  En  outre, 
rinlelligence  humaine  entrevoit  toujours,  jieu  ou 
prou,  un  rapport  entre  la  cause  et  l'elTel  des  lois  de 
la  nature,  et  quelquefois  rattache  le  proces- 
sus des  phénomènes  à  des  lois  générales  qui  en 
expliquent  plusieurs.  Au  contraire,  l'occultiste  vise 
à  mettre  de  l'imprévu  dans  les  résultats,  de  l'incon- 
ditionné dans  les  tentatives,  de  l'inconstant  dans 
les  causes.  Les  phénomènes  sont  conditionnés  pour 
lui,  non  par  des  phénomènes,  mais  par  des  inter- 
ventions libres,  extemporanées.  contingente'^,  qu'il 
affecte  de  régler  ou  de  conjurer.  Il  tente  de  substi- 
tuer des  personnes  aux  choses,  et  traite  celles-ci 
comme  celles-là.  De  là  le  pouvoir  mystérieux  attribué 
aux  fétiches,  amulettes,  talismans,  philtres,  incan- 
tations. En  dehors  de  l'effet  normalement  attrilmable 
à  la  crédulité  du  porteur,  qui  agit  [)lnB  ou  moins 
inconsciemment  dans  le  sens  octrojé  à  l'amulette, 
et  qui  fait  réussir  lui-même  le  prétendu  agent  de  son 
succès,  il  est  clair  que  ces  engins  de  la  superstition 
sont  des  restes  d'une  sauvagerie  primitive  dont 
l'enicaciîé  préternaturelle.  discutée  ailleurs  (voir 
mac.ik),  est  au  moins  contestable.  En  ce  qui  concerne 
la  baguette  des  sourciers  (v.  c.  m.)  il  n'y  a  pas  lieu 
de  considérer  comme  occulte  le  pouvoir  ni  même 
l'intention  de  ceux  qui  s'en  servent. 

C)  PnîVriiNDUB  action  de  i.'occultismb  sur.  i,b  com- 
posv;  HUMAIN.  —  Nous  ne  reviendrons  pas  ici  sur  ce 
qui  a  été  dit  pius  liant  de  la  médecine  spagyrique 
el  des  recettes  astrologiques  à  destination  médi- 
cale. Nous  ne  voulons  psrlersous  la  présente  rubrique 
que  des  actions  occultes  sur  le  corps  et  l'âme  à  la 


1139 


OCCULTISME 


1140 


fois.  Les  prétentions  de  l'occultisme  en  ce  sens  sont 
assez  variées. 

^i) influences  »  bénéfiquea  n.  —  Elles  sont  rares.  La 
sorcellerie  n'est  pas  bienfaisante  par  essence.  Les 
quelques  recettes  de  médecine  tunuaine  (Lancelin, 
SoiceVerie descamp.,  p.  355-44^) ou  vitérinaire  (Gil- 
bert, Le  sorcier  des  campagnes,  pp.  252-253)  qu'on 
impute  aux  sorciers,  sont  généralement  de  menues 
avances  faites  au  rlient  pour  gagner  sa  conliance  et 
parce  qu'  «  on  ne  prend  ])as  de  mouches  avec  du 
vinaigre  »  .  La  notion  de  guérison  rituelle  ou  mysté- 
rieusement régulière,  dibtribuée  pai-  des  procédés 
spirituels,  a  pu  trouver  sa  place  dans  des  religions. 
Le  Talmud  l'a  entretenue  concurremment  avec  celle 
des  causes  morales  des  maladies  (Brecher,  /.a  .Magie 
et  les  guérisons  magiques  dans  le  Talmud,  Vienne, 
i85o,  p.  162  sq.);  par  contre,  le  peuple  juif  auiait  été 
entretenu  dans  une  sécurité  complète  à  l'égard  des 
influences  astrologiques  (ibidem,  p.  i53-i54).  —  Le 
catholicisme  a  fait  une  place  aux  charismes  dans 
l'amendement  des  souffrances  même  physiques (Dom 
MARKCUAUX,/fe»'ue  du  monde  iniisiljlt,i  y02-o3,  p. 3oo); 
mais  cette  notion  n'a  rien  decommun  avec  celle  d'une 
influence  magique  ou  bénélique  agissant  e.r  opère 
operalo.  —  Au  reste,  l'occultisme  diabolique  pour- 
rait opérer  des  guérisons  non  pas  miraculeuses, 
certes,  mais  encore  étonnantes  ;  cela  n'est  pas  contra- 
dictoire avec  la  puissance  du  démon,  ni  même  avec 
sa  malfaisance,  car.  en  vue  d'un  mal  plus  grand,  il 
peut  en  suspendre  un  moindre  (Ribbt,  Mysl.  di\;  et 
diat/iil.,  111^  vol.,  p.  36i;  voir  GriinisoN«). 

§  2)  .Uo/e/i'ccs.  —Beaucoup  plus  habituels  à  l'occul- 
tisme sont  les  nialélices.  Ils  ne  sont  pas  rares,  même 
de  nos  jours.  La  suggestion  et  la  crédulité  pourraient 
expliquer  l'émotion  universelle  que  déterminent 
dans  les  campagnes  ces  seuls  mots  :  jeter  un  sort 
(Gilhrrt,  op.  cit.,  p.  171);  mais  les  occultistes  eux- 
mêmes  revendiquent  ce  pouvoir  :  <,  autant  vaut  ne 
pas  frayer  avec  un  sorcier  »,  écrit  Lanciîun  (op.  cit., 
p.  347)  et  il  continue  :  u  il  peut  sembler  étrange 
qu'en  notre  temps  de  scepticisme  je  donne  un  pareil 
conseil...  mes  études  m'autorisent  quelque  peu  à 
parler  en  connaissance  de  cause  » .  Bosc  (glossaire, 
sub  verho)  parle  aussi  de  certains  maléûces  (ligatu- 
res) propres  à  détourner  le  mariage  de  sa  (in.  Dans 
tel  cas  particulier,  il  n'est  pas  toujours  facile,  en 
pareille  matière,  de  discerner  l'inhibition  pathologi- 
que de  l'effet  préternalurel.  Mais  il  existe  au  Rituel 
de  l'Eglise  une  formule  ad  hoc.  qui  abolit  l'effet  de 
ces  malélices  mieux  que  toute  suggestion  médicale 
dans  les  cas  qui  en  déterminent  l'emploi.  Lors  même 
que  le  maléûce  agirait  comme  une  suggestion  par 
l'intermédiaire  du  système  nerveux,  ce  serait  encore 
un  maléfice;  et  l'occultisme  n'en  aurait  pas  moins 
été  inspiré  par  l'enfer,  en  découvrant  une  pareille 
trouvaille  bien  avant  que  la  science  ail  pu  la 
concevoir. 

§  i)  Envoûtement.  —  Parmi  les  maléfices  les  mieux 
déiinis,  les  plus  universellement  connus,  pratiqués, 
ou  essayés,  il  faut  faire  une  place  spéciale  à  l'envoû- 
tement. L'envoûtement  consiste  en  un  essai  magique 
de  substitution  d'une  chose  à  une  personne,  pour 
nuire  à  la  personne  éloignée  en  s'acharnant  sur  la 
chose  (toit  ou  vultus,  visage,  forme,  figurine,  sta- 
tuette ou  poupée  à  l'image  de  la  personne  :  cf. 
Decrkspe,  On  peut  envoûter,  p.  10,  et  Kerdaniel,  Re- 
cherches sur  l'Envoût.,  p.  1)  —  Que  cet  essai  soit  uni- 
versel, voilà  ce  qu'on  ne  peut  nier  :  «  Que  [les  ligures] 
proviennent  de  l'ancienne  Italie,  ou  du  Mexique,  ou 
de  l'Allemagne  moderne,  elles  ne  dilTèrent  point 
sensiblement  »  (Hubert,  col.  iSi'j-iSiS,  article  Ma- 
gie). Dans  tous  les  temps  et  dans  tous  les  pays,  les 
hommes  ont  cru  qu'en  frappant  ou  en  piquant  une 


figurine  (moyennant  certaines  incantations  pour  que 
le  coup  subi  par  la  figure  fût  éprouvé  par  la  per- 
sonne), ils  pouvaient  nuire  à  leurs  ennemis.  Hkho- 
UOTR  a  noté  les  pénalités  dont  les  Scythes  punissaient 
cette  pratique;  les  XII  Tables  prévoyaient  également 
le  cas  (ICrhoanikl,  p.  16),  et  à  bon  droit  (cf.  les 
inscriptions  commentées  par  U.  Gagnât,  loc.  cit.. 
p.  164,  etc.  :  (1  Je  voue  aux  démons  Rufa...  »).  Le 
moderne  /etlature  ou  jeteur  de  sorts  trouve  un 
ancêtre  dans  l'aain  des  Arabes  (Kbrdakiel,  p.  ■ja); 
et  les  sortilèges  auxquels  Ovide  ou  Horace  font  allu- 
sion (La.ncklin,  Ternaire,  p.  43)  se  recommencent  de 
nos  jours  en  Ecosse  (immersion  de  la  poupée  à 
envoûter  ou  corp  cher),  en  Malaisie,  au  centre 
de  l'Afrique,  et  même  en  France,  s'il  faut  en 
croire  Fhazrr  (Le  Rameau  d'or,  pp.  i3-i5  et  ^3). 
Ces  pratiques  ne  sont  pas  incompatibles  avec  la  foi, 
qui  les  rend  seule  valides,  autant  qu'illicites,  dans 
l'esprit  de  ceux  qui  les  accomplissent  :  celui-ci  va 
jusqu'à  faire  dire  une  messe  noire  (cf.  Bladk,  Çhu- 
torze  s uperstit ions, ci\,c\yaiTFR\zKR,  p.  ^3);  celui-là  con- 
seille une  prièreà  saint  Jean-Baptiste  (BoL'RGEAT,  luile 
d'Isis,  igi'i,  pp.  242-2^3).  Le  même  ose  invoquer  un 
texte  pViiPfél'q""  ("  Vous  ramasserez  sur  la  tète  de 
vos  ennemis  un  charbon  ardent  »,  id.,  :Vagie,  p.  i3a); 
telautre  joint  le  remêi'.e  au  mal,  une  lam[>e  alimentée 
de  «  l'huile  du  saint  autel  »,  ou  aratty  (Bosc,  Petite 
£ncrclop.,  p.  y4-9t>)- 

Mais  que  cette  force  soit  occulte  et  efficace,  c'est 
autre  chose.  La  cérémonie  n'est  pas  toujours  maléfi- 
que. Hknry  croit  que,  dès  l'antiquité  hindoue, 
l'amant  qui  décochait  une  flèche  au  cœur  figuré  de 
l'amante  accomplissait  un  simple  symbole  (.Magie 
dans  l'Inde  antique,  p.  lai).  —  L'envoûtement 
d'amour  n'est  introuvable  ni  dans  l'antiquité  romaine 
(Fahz,  De poetarum  Romanorumdoctrina  seZec<«, thèse 
1904,  ch  ii)ni  dans  les  temps  modernes  (D''Rkgkault. 
Les  Env.  rf'amoHr,  Chacornac,  1909  ;Gallais,  Mystères 
de  la  magie,  p.  338-339).  Mais  ces  pratiques  sont 
faites  en  présence  de  l'objet  qu'on  désire  fléchir  et 
tiennent  de  la  fascination  magnétique  ou  de  la  sug- 
gestion hypnotique  Efficaces  peut-être  dans  des  con- 
ditions qui  n'ont  rien  d'occulte,  et  qui  blessent  la 
morale  ou  la  raison,  mais  sans  déconcerter  aucune- 
ment la  foi,  ces  envoûtements  ne  sont  pas  intéres- 
sants pour  nous. 

Autrement  suspect  et  dangereux  pour  celui  qui  le 
manie,  mais  d'une  eflicacllé  contestable  pour  son 
ennemi,  l'envoûtement  de  haine  est  occulte,  au  moins 
d'intention,  parce  qu'aujourd'hui  (C.\banès  et  Nass, 
Poisons  et  sortilège^,  W  vol.,  p.  35i-353).  et  à  plus 
forte  raison  autrefois,  les  lois  naturelles  n'ont  rien  à 
vor  avec  les  règles  empiriques  de  la  sorcellerie. 
Nombreux  sont  les  récits  d'envoûtement  ;  et,  à  lire 
certains  historiens,  on  croirait  que  les  plus  grands 
personnages  ont  été  victimes  ou  complices  du  malé- 
fice. Mais  il  convient,  pour  mettre  au  point  les  res- 
sources lie  l'occultisme,  de  remarquer  que  les  astro- 
logues et  envoûteurs  de  la  cour  royale  (Defrancè, 
Caih.  de  Médicis,  ses  astrologues  et  .ses  magiciens 
envoûteurs)  n'arrivaient  qu'à  des  résultats  insigni- 
fiants :  si  l'on  trouve  les  marques  de  l'envoûtement 
sur  un  cadavre,  on  ne  leur  attribue  pas  la  mort  (p.  107); 
les  effets  sont"  très  lents»  (|).  1 55);  tout  au  plus  l'en- 
voûtement, criminel  d'intention  seulement,  a-t-il 
1  hâté  la  fin  »  d'une  victime  peut-être  timorée,  et 
complice  par  crainte  (p.  17O);  d'autres  envoûteurs 
(Cahanks  et  Nass,  p.  25o)  se  flattent  de  donner  la  mort 
per  venena  et  verha  :  c'est  l'aveu  de  l'impuissance  des 
maléfices  nus.  U  convient  aussi  de  mettre  au  point 
les  responsabilités,  et  de  justifier  ceux  qui,  paraissant 
détourner  le  maléfice  par  la  superstition  (Cabanes, 
p.  aSG-aS^)  comme  le   pape  Jean  XXII,  n'agissaient 


1141 


OCCULTISME 


1142 


qu'avec  prudence  et  conformément  aux  rôgles  de  la 
nature  en  s'entouranl  d'objets  propres  à  éprouver 
les  poisons  et  de  chimistes  aptes  à  en  discerner  les 
priipriétés. 

Dans  des  expériences  modernes  et  retentissantes, 
le  colonel  dk  Rochas  a  rajeuni  la  (jueslion  de 
r.rivoùtemenl  (^.c^e/ i"r.  de  la  sensibilité,  cli.  ni-iv). 
Mais  il  y  a  loin  des  résultats  de  ces  expériences 
(cC.  I'ai'US,  Peut-on  envoûter,  p.  8)  praticiiiées  sur  un 
sujet  averti  et  voisin,  à  un  en\oiilenient  lointain: 
de  ce  dernier  phénomène,  Rochas  {Exléi .  sensib,, 
p.  y-i-gS)  déclare  ne  connailre  qu'un  seul  cas,  non 
constaté  par  lui!  La  question  reste  en  suspens  (cf. 
alihé  GoNDK,  Jteiue  de  PInl.,   igi^,  p.  617). 

^  /()  Prétendue  création  d'homu/icules.  —  Une  des 
(iiftcntions  les  plus  osées  de  l'occultisme  est  la  créa- 
lion  des  hoinuncules,  hien  à  leur  place  dans  le  roman 
déjà  cité  d'Anatole  France,  mais  que  beaucoup  s'ima- 
ginent avoir  existé  réellement.  Paracelse  enseignait 
que  l'homnie  peut  à  son  g^ré  créer  en  son  laboratoire 
ces  0  hommes  ou  femmes  artiliciels...  par  la  concen- 
tration d'une  quantité  déterminée  de  semence 
humaine  ».  Cette  immonde  et  monstrvieuse  lêverie 

»  apparaît  aujourd'hui  ce  qu'elle  est  :  une  impossibilité; 

'  la  découverte  des  spermatozoïdes  aurait  appris  à 
Paracelse,  si  l'occultisme  l'avait  laissé  croire  qu'il 
gnorail  quelque  chose,  l'inaptitude  radicale  de  la 
si'inence  humaine  »  à  devenir  tin  homme.  Il  n'y  a 
|i;is,  dans  la  nature,  de  parthénogenèse,  même  virile  ; 
■t  le  tissu  génital  de  l'homme  n'est  pas  plus  de  la 
^(Miience  humaine  que  l'ovule  seul.  11  est  regrettable 
[uedcs  «  vulgarisateurs  «comme  ¥iGViEn{/.'. 41  chimie, 
p.  3^-35  et  78)  et  des  publicistes  (comme  Finot,  /es 
Uumuncules  d'hier  et  d'après-demain , p.  bo6  sq.  delà 
Revue  des  Jleviies,  iSyj)  aient  cru  devoir  parler  de 
;elte  chimère,  —  le  premier  il  est  vrai  pour  mettre 
en  lumière  le  fiasco  retentissant  de  Bossi,  i|ue  son 
homunculus  «  avait  quitté  »  quand  le  nonce  du  pape 
lemanda  à  le  voir,  et  l'échec  piteux  de  I'aracc;Ise 
lui-même,  réduit  à  donner  le  nom  d'homvncules  aux 
Doupées  des  envoùteurs,  —  le  second  pour  troubler 
;ertains  lecteurs  naifs  par  des  équivoques  |ierlideset 
des  insinuations  absolument  anliscientifiques.  Quel 

I  charme  étrange  »  pourraient  avoir  ces  a  créatures  «, 
lont  la  description  aurait  «  égaré  la  raison  »  de  nos 
lieux  (p.5o';)?  Comment  peut  on  dire  que  leur  exis- 
;ence  est  hors  de  doute,  sur  la  foi  de  Kiesewetter,  et 
iflirmer  en  même  temps  que  ce  sont  des  elfes  (p.  ôi  1)? 
Comment  sont-ce  des  elfes,  s'ils  mordent?  Et  com- 
ment niordenl-ils,  s'ils  sont  des  automates  (p.  5ii- 
>i2)?  Cet  article  «  tendancieux  »  veut  seulement 
aous  faire  croire  que  les  savants  sont  à  la  veille  de 

créer   la    vie    ».    Mais    il  est  un    peu    tôt  pour   se 

II  mander  ce  «  que  vaudront  ces  organismes  vivants 
le  es  par  l'homme  en  dehors  de  la  femme  »  1  L'occul- 
isme,  en  pareille  matière,  ne  saurait  réussir  que 
les  frau'les  grotesques  (cf.  Figuikr,  o/}.  cit.,  p.  82). 
Vlême  au  temps  de  Paracel<!e,oii  pouvait  s'en  douter, 
•ar  WiKR  (op.  cit.,  pp.  4i5-^l7,  vol.  1)  a  repoussé 
;omme  des  u  menteries  3  la  prétendue  parthénogé- 
ticse  (le  certains  hommes  ou  animaux  fabuleux  Même 
m  temps  de  Paracelse,  on  a  surpris  en  flagrant  délit 
l'imposlure  de  prétendus  créateurs  non  pas  même 
i  liommes,  mais  d'yeux  humains  (Gilbert,  Autre- 
I  /«  et  aujourd'hui,  p.  64). 

S:  5)  Zoanthropie.  —  Les  occultistes  ont  cru  trou- 
ler  une  justification  de  la  théorie  du  corps  astral 
Jans  une  série  de  phénomènes  plus  ou  moins  cons- 
lalés,  plus  ou  moins  fabuleux,  auxquels  on  a  donné 
le  nom  générique  de  faits  de  zoanthropie.  Certains 
Ibommes  auraient,  spontanément  ou  par  sorcellerie, 
\e  i)ouvoir  d'apparailie  à  distance  sous  les  traits 
l'un  animal,  d'un  loup  par  exemple  (lycanlbropie)  : 


de  là  la  croyance  aux  loups-garous.  Le  roman 
d'Apulée,  V Ane  d'or,  viserait  une  apparition  du  même 
genre.  Les  occiillrsles  expliquent  le  fait  par  une 
extériorisation  du  corps  fluidiqueou  astral,  ou  aéro- 
some,  qui  change  de  forme  en  s'évadant  du  corps 
physique.  Ils  allégueraient  même  qu'on  a  photogra- 
phié ceeorps  astral  (Paplis,  H(nons  invisibles,  p.  -i-j). 
Maison  ne  l'ajamaispliotographié  à  grande  distance, 
ni  sous  les  traits  inhumains  d'un  àne  ou  d'un  loup. 
Et  ces  «  sorties  en  astral  »  (Uocrgbat,  p.  84-85)  s'ex- 
pliquent beaucoup  plus  simplement  par  un  délire  de 
dépersonnalisation  provoqué  par  des  poisons  doués 
de  cet  effet  habituel  (bellador.e,  haschisch  ;  Rochas, 
p.  80  sq.).  Une  fois  ce  délire  obtenu  ou  provoqué 
parle  sorciersur  lui-même,  celui-ci  le  fait  partager  à 
d'autres,  grisés  du  même  principe,  et  chacun  le  voit 
àne  ou  loup. Les  faits  cités  par  BouRGUAT(p.i07)  et  qui 
lui  sont  personnels  semblent  donner  a  croire  que  des 
jiersoniiages  ont  été  frappés  à  distance  du  lieu  où 
ils  se  trouvaient,  ou  sous  une  forme  méconnaissable 
au  lieu  où  ils  se  trou\  aient  réellement.  Mais  nous  ne 
savons  laquelle  de  ces  deux  alternatives  l'auteur 
entend  soutenir,  ce  qui  jette  une  certaine  indécision 
sur  sa  thèse.  Les  a  faits  »  cités  par  Gi;lin  (Légendes 
de  sorcellerie,  Ligugé,  i8g8)  sont  aussi  peu  éloquents 
que  des  légendes.  L'auteur  dit  lui-même  .  «  On  aura 
rcurarqué  dans  la  trame  de  ces  récits  légendaires  une 
certaine  incohérence.  C'est  d'ailleurs  le  propre  du 
merveilleux  d'échapper  à  toute  logique.  »  Nous  ne 
savons  pas,  dans  ces  conditions,  ce  qu'on  a  voulu 
nous  prouver.  Car  ce  n'estpas  le  propre  d'une  preuve 
d'êlre  illogique. 

D)  Prétendue  commdnication  avec  lks  morts.  — 
La   question  sera  étudiée  à  l'article  Spiuitisme. 

III.  Coûclusicn.  —  De  cette  longue  étude  on  peut 
dégager,  croyons-nous,  que  la  science  n'a  rien  à 
gagner  à  l'occultisme.  Sans  doute  la  vraie  doctrine 
contient  une«  manne  cachée  »  (/mit.,  l,i),  mais  dans 
l'ordre  surnaturel.  Dans  l'ordre  naturel,  la  vérité  est 
faite  pour  le  grand  jour,  l'Evangile  ne  l'a  pasdémei;li 
(Malth.,  V,  l5).  L'occultisme  favorise  le  mensonge, 
l'équivoque  et  le  trouble. Lancelin  lui-même  l'a  avoué  : 
le  sorcier,  dit-il,  n'a  qu'un  but,  augmenter  son  ascen- 
dant. Il  Delà  l'obscurité  voulue  de  ses  formules,  qui 
lui  permet  de  s'enorgueillir  de  toute  réussite,  et  de 
rejeter  tout  échec  sur  la  façon  défectueuse  dont  on 
les  a  mises  en  pratique.  .>  (O.  c,  p.  81)  Un  autre 
méfait  de  l'occultisme  est  de  faire  douter  du  libre- 
arbitre:  fée  vient  de fatu  (MmeGoYAU  FiiLix-F'AURS, 
/.(/  vie  et  la  mort  des  fées,  p.  b-j).  Mais  le  grand 
danger  de  l'occultisme,  son  forfait,  est  de  dénaturer 
le  transcendant,  de  le  voiler  sous  des  énergies  expé- 
rimentales, maniables,  séduisantes,  et  de  faire  ainsi 
le  jeu  (lu  démon.  Tout  se  passe,  dans  l'occultisme, 
comme  si  une  intelligence  surhumaine,  mall'aisanle, 
analogue  à  elle-même  dans  tous  les  temps  et  lieux, 
utilisait  notre  curiosité  en  vue  d'obtenir  de  n(ms,  à 
la  faveur  de  satisfactions  précaires,  un  hommage  et 
un  culte.  Assemblées  mystérieuses,  doctrines  inva- 
riables, rits  secrètement  transmis,  tout  dans  l'occul- 
tisme a  ras|)ect  d'une  religion  à  rebours,  excepté  ce 
qu'on  en  voit  du  dehors,  appât  subtil  et  en  appa- 
rence inofl'ensif  ou  aimable  d'une  curiosité  tant>'>t 
cupide,  tantôt  impure,  toujours  orgtieilleuse  et  trou- 
blante. Il  n'en  faut  pas  plus  pour  expliquer  l'attitude 
de  l'Eglise  vis-à-vis  de  l'occultisme,  et  il  est  témé- 
raire et  injuste  d'alléguer  qu'elle  le  rappelle  ou 
l'imite  en  quoi  que  ce  soit.  Infécond  pour  la  science, 
l'occultisme  est  dangereux  pour  la  foi  comme  pour 
la  raison.  Son  espoir  désespérant  des  réincarnations 
ruine  la  dignité  comme  la  charité.  «  L'Eglise  catho- 
lique promet  moius  et  donne  plus.  »  (Roohe) 


1143 


ORDINATION 


114^ 


Bibliographie.  —  Nousn'njouterons  pas  grand'cbose 
aux  références  que  nous  avons  insérées  dans  le 
texte  uiéine  de  cette  étude.  Il  y  a  toutefois  un 
certain  nombre  de  Répertoires,  etc.  où  l'on 
puisera  avec  fruit.  Nous  les  signalons  ci-après  : 
Article  Occultisme  de  la  Grande  Encyclopédie  ;  de 
Gauïons,  /Jist.  de  la  tnas;ie  et  de  la  Sorcellerie  en 
Inance,  Dorbon,  1910;  Vve-Plessis,  Essai  d'une 
flibliograpliie  franiaisc,  méthodî'/ue  et  raisannée 
de  la  Sorcellerie  et  de  la  Possession  démoninqne, 
préface  par  de  Rochas,  1900;  Heinemann,  volumi- 
neuse Bihliograpliie  en  III  volumes,  Berne,  1901), 
sous  le  titre  :  Aberglaube,  etc.;  King,  Occull  He- 
Atarc/i,  1897  ;  Gore,  l.ist  of  ivorUs  relalmg  to  ttitclt- 
craft  in  Europe,  New-York,  igii  ; /l'ei'nt  (/«  Monde 
Invisible,  passiiu;  Heine  d' Apologétique,  V'  février 
19 10  (Mgr  Farges);  Itevue  de  Fiulosuphie,  1902, 
11,  39'i(M.  1  abbé  Pacheu)  et  igi4,  pp.  5oii  et  626 
(M.  l'abbé  Gondé);  J.  de  Tonquéilec,  Introd.  ù 
l'Etude  du  Merveilleux  et  du  Miracle,  (ûi&z  Beiiii- 
cbesne,  1917;  L.  Roure,  Le  merveilleux  spirite, 
cbez  Beauchesne,  1917. 

Robert  Van  dkr  Elst, 

Docteur  es  lettres,  Docleup  en  médecine, 

Churgé  deconfârences  à  l'Institut  catholique  de  Paii-.. 

OFFICE  (SAIMT).  —  Voir  Saint-Office. 

ORDINATION.  —  Parmi  les  questions  d'une 
portée  générale  relatives  au  sacrement  de  l'Ordre, 
deux  surtout  s'imposent  à  la  considération  de  l'apo- 
logiste :  les  variations  survenues  dans  le  rite  de  l'or- 
dination, et  les  variations  du  traitement  appliqué 
par  l'Eglise  aux  ordinations  accomplies  par  des 
ministres  liétérodoxes  ou  irréguliers.  Comment 
concilier  ces  variations,  soit  avec  l'unité  du  sacre- 
ment, soit  avec  l'unité  d'enseignement  dans  l'Eglise? 
—  Nous  traiterons  : 

I.  De  l'essence  du  sacrement  de  l'Ordre  ; 

II.  Des  Réordinations. 

La  question  des  Oiidin.4.tions  anglicanes  fera 
l'objet  d'un  article  distinct. 


L'essbncb  du  sacrumext  dk  l'Ordre 

La  question  vient  d'être  examinée  dans  un  très 
docte  mémoire  par  Son  Eminence  le  cardinal  Van 
RossuM,  G.  SS.  R.,  De  essentia  Sacramenli  Ordinis 
Disqui.titio  hi'torico-theologica,  Friburgi  Brisgoviae, 
191 /i,  in-8  (aoo  pages).  Nous  tonimencerons  par  le 
prendre  pour  gui. le. 

I.  Position  de  la  question.  —  11  appartient  à 
l'Eglise  calUolique,  gardienne  des  sacrements  de 
par  l'institution  du  Glirist,  de  résoudre  souveraine- 
ment cette  question.  El  les  éléments  d'une  solution 
sont  fournis  par  la  tradition  chrétienne  :  Ecriture 
sainte,  œuvres  des  Pères,  liturgie  de  l'Eglise,  déci- 
sions des  Conciles  et  des  Souverains  Pontifes,  ensei- 
gnement des  écoles  catholiques.  Mais  voici  la  dilli- 
culté  qu'on  rencontre  immédiatement.  Si  l'on  interroge 
en  historien  les  monuments  de  la  tradition  chré 
tienne,  on  constate  qu'ils  répondent,  avec  un  ensem- 
ble imposant  :  l'évëque  fait  des  prêtres  par  l'im- 
position des  mains  sur  la  tête  de  l'élu,  accompagnée 
d'une  prière  où  il  invoque  le  Saint  Esprit.  D'autre 
part,  si  l'on  interroge  en  (idèle  le  magistère  ecclésias- 
tique, on  se  trouve  en  présence  d'un  document  très 
grave  :  c'est  le  célèbre  Décret  pour  les  Arméniens, 
donné  par  le   pape    Eugène    IV  lors    du  concile  de 


Florence  (22  novembre  i^Sg).  Ce  décret  dit  en  ter- 
mes fort  clairs,  sur  lesquels  il  ne  semble  pas  possi- 
ble de  prendre  le  change  :  l'évëque  fait  des  prêtres 
p;ir  la  tradition  des  instruments  —  la  patène  avec 
le  pain  consacré,  le  calice  avec  le  vin,  —  et  par  la 
formule  qui  accompagne  cette  tradition.  Le  décret 
d'Eugène  IV  se  trouve  encadré  par  l'enseignement  de 
nombreux  théologiens  latins  qui,  depuis  le  xiii'  siè- 
cle jusqu'à  nos  jours,  ont  présenté  la  tradition  des 
instruments  et  la  formule  adjointe  comme  consti- 
tuant, au  moins  en  pcrtie,  le  rite  du  sacrement  de 
l'Ordre.  En  sorte  que  la  question  prend  l'aspect  d'un 
conflit  entre  l'histoire,  déposant  depuis  les  origines 
du  christianisme  en  faveur  de  l'imposition  des  mains, 
et  l'enseignement  officiel  de  1  Eglise,  se  prononçant 
il  y  a  cinq  siècles  pour  la  tradition  des  instruments. 

Tels  sont  —  sous  bënélice  de  précisions  ultérieu- 
res —  les  éléments  essentiels  de  la  discussion,  avec 
les  deux  réponses  diamétralement  opposées. 

Pratiquement,  la  décision  se  complique  par  l'in- 
tervention de  plusieurs  compromis  entre  les  solu- 
tions extrêmes.  A  l'examen  de  ces  diverses  solu- 
tions, le  cardinal  Van  Rossura  consacre  la  première 
—  et  non  moins  neuve  —  partie  de  son  travail.  C'est 
une  revue,  aussi  complète  que  possible  et  tout 
entière  de  première  main,  des  opinions  émises  par 
les  théologiens,  depuis  le  treizième  siècle  jusqu'à 
nos  jours,  sur  l'essence  du  sacrement  de  l'Ordre. 
Pour  en  faire  apprécier  l'importance,  disons  qu'on 
n'y  rencontre  pas  moins  de  385  noms  propres,  dû- 
ment classés.  Ce  sont  tous  auteurs  dont  Son  Emi- 
nence a  pu  aborder  directement  les  ouvrages;  il 
s'est  interdit  de  citer  aucun  de  ceux  sur  lesquels  il 
ne  possédait  que  des  relations,  même  dignes  de  foi. 

Outre  les  deux  solutions  extrêmes,  déjà  caractéri- 
sées brièvement,  on  ne  rencontre  pas  moins  de 
qiuitre  solutions  éclectiques.  Il  faut  parcourir, 
cette  énumération.  A  l'analyse  de  chaque  solution 
nr)us  joindrons  les  noms  de  quelques-uns  de  ses  re- 
présentants les  plus  notables. 

i'"  Solution.  —  L'essence  du  sacrement  de  l'Ordre 
consiste  dans  la  tradition  des  instruments,  avec  la 
formule  :  «  Reçois  le  pouvoir  d'olfrir  sacritice  à 
Dieu...  pour  les  vivants  et  pour  les  morts.  »  Cette  so- 
lution a  été  proposée  au  xiii'  siècle  par  les  Francis- 
cains Gilbert  de  Tournai  et  Richard  de  Middielon, 
par  le  Dominicain  bienheureux  Albert  le  Grand. 
C'est  incontestablement  la  solution  de  saint  Thomas, 
de  qui  Eugène  IV  l'a  empruntée  :  car  le  Décret  pour 
les  Arméniens  suit  pas  à  pas  et  souvent  reproduit 
mot  à  mot  l'opuscule  du  Docteur  angélique  sur  Les 
articles  de  foi  et  les  sacrements  deVEglise ;  en  parti- 
culier la  doctrine  de  la  collation  de  l'Ordre  par  la 
tradition  des  instruments  est  prise  de  saint  Thomas. 
Les  premiers  défenseurs  de  cette  opinion,  au  xiii=  siè- 
cle, se  bormnl  à  poser  en  principe  que  le  sacrement 
est  conféré  par  le  rite  le  plus  expressif  du  pouvoir 
qu'il  communique.  Plus  tard,  on  s'ap[iuiera  sur  le 
Décret  de  Florence.  Parmi  ces  docteurs,  il  faut  natu- 
rellement compter  la  plupart  des  gra'ids  thomistes. 
Nommons,  pour  le  xv«  siècle,  Capreolus  et  saint 
Antonin;  pour  le  xvie,  Cajetan,  Dominique  Soto, 
Martin  de  Leilcsnia;  pour  le  xvi",  Caponi  de  Por- 
recta,  Pierre  de  Ledesma,  Gonet.  D'ailleurs  elle  s'est 
répandue  dans  toutes  les  écoles.  .\u  xviii',  on  la  voit 
décliner.  Au  xix',  l'éminentissime  auteur  n'a  pu 
relever  qu'un  nom,  d'ailleurs  obscur. 

2'  Solution.  —  Les  auteurs  de  cette  solution  consi- 
dèrent que  le  sacerdoce  chrétien  comporte  essen- 
tiellement deux  pouvoirs  :  pouvoir  sur  le  corps 
réel  du  Christ,  qui  s'exerce  dans  la  consécration  de 
l'Eucharistie  ;  pouvoir  sur  son  corps  mystique,  qui 
s'exerce  par  l'alsolution  sacramentelle.  Et  ils  croient 


1145 


ORDINATION 


1146 


retrouver  dans  le  rile  de  l'ordination  la  trace  de  celle 
distinction.  Au  pouvoir  sur  le  corps  réel  du  Christ, 
répond  la  tradition  des  instruments,  avec  la  formule  : 
«  Reçois  le  pouvoir  d'ollrir  sacrilice  à  Dieu...  »;  au 
pouvoir  sur  le  corps  mystique,  repond  l'imposition 
des  mains,  à  la  lin  de  l'ordination,  avec  la  lorniule: 
f  Ueçois  le  Saint-Esprit;  à  ceux  à  (|ui  tu  remcltras  les 
pécliés,  ils  sont  remis  ..  »  Ainsi  le  rite  essentiel  de 
î'ordinatior  sacerdotale  comporte  deux  éléments. 
Proposée  dès  le  eoramen  cernent  duxiv'  siècle  par  Duns 
Scot,  cette  solution  jouit  toujours  d'une  faveur  jiar- 
ticulière  dans  l'ordre  séraiiliique.  >'oninions,  au 
XVI'  siècle, Elbel;  au  xvne,Maslrius;  au  xviii',l''rassen. 
Au  xvii=  et  au  xvm'siècle,  sa  vojjueeslexlraordinaire 
et  s'élend  à  toutes  les  écoles.  Parmi  ses  défenseurs, 
on  peut  citer  les  Dominicains  Jean  de  Saint-Thomas 
et  liilluart;  les  Jésuites  Tolet,  Vasquez,Sanchez,  Bel- 
iarmin,  Lessius,  Pallavicini,  Busembaum,  Escohar, 
entre  beaucoup  d'autres  ;  des  docteurs  parisiens 
comme  Gerson  au  xv'siècle,  Uamaclir,  Vsambert.Hal- 
liir  au  xvii^;  des  Ermites  de  saint  Augustin,  des 
(larmes,  des  Barnabites,  etc.  A  la  lin  du  xvni'.la  for- 
tunedecetle  opinion  est  bien  ébranlée;  ellenecompte 
presque  plus  de  représenlants  au  xix*. 

,'j"  ■'^otutioii .  —  Procède,  comme  la  précédente,  de 
la  préoccupation  d'accorder  la  doctrine  du  concile  de 
Florence  avec  le  sens  attaché  par  1  Ecriture  et  toute 
1  antiquité  chrétienne  aurite  de  l'imposition  de  mains. 
Seulement,  au  lieu  de  descendrejusqu'à  la  lin  durite 
de  l'ordination,  l'on  s'arrête  au  eommencemenl,  oii  se 
rencontre  unepremiére  imposition  des  mains.  Et  l'on 
distingue  deux  éléments  essentiels  :  imposition  des 
mains  avec  l'invocation  du  Saint-Esiu-it  ;  tradition 
des  instruments  avec  la  formule:  <'  Reçois  le  ])ouvoir 
d'olTrir  sacrilice  à  Dieu.  »  Cette  opinion  n'est  guère 
anlérieiu'e  au  xviii'  siècle.  Elle  compte  encore  au- 
jourd'hui des  défenseurs,  tels  que  M.  Tanquerey  et 
ie  cardinal  Billot. 

'/"  Siiltilion.  — C'est  la  sjntlièsedes  deux  solutions 
pi'écédenles.  Elle  n'attache  une  importance  exclusive 
nia  la  première  ni  à  la  seconde  imposition  des  mains, 
inais  voit  dans  le  rite  sacramentel  un  ensemble 
'omplexe,  renferraanltroiséléments essentiels:  l' im- 
position des  mains  avec  1  invocation  du  Saint-Esprit; 
■.radilion  des  instruments  a\ec  la  formule  :  a  Hec.'ois 
e  pouvoir  d'offrir  sacrilice  à  Dieu  «;  2'  imposition 
les  mainsavecla  formule  :  «  Reçois  leSaint-Espril...  » 
—  Parmi  les  défenseurs  de  cette  opinion,  qui  n'ob- 
;int.)aniais  une  très  large  diffusion, nommons  le  car- 
linal  de  Lugo,  S.  J.,  le  cardinal  Gotti,  O.  P.,  Euscbe 
\mort,  des  Ermites  de  saint  Augustin. 

5«  Suldtion.  — C'est  un  amendement  de  la  troisième. 
3n  distingue  encore  deux  éléments  essentiels,  qui 
sont  la  première  imposition  des  mains  et  la  tradi- 
ion  des  instruments  ;  mais  au  lieu  de  requérir  l'un 
•l  l'autre  pour  l'œuvre  sacramentelle,  on  admet  que 
'iii}  ou  l'antre  petit  snllire  à  la  procurer.  Le  Jésuite 
1  niçois  .\niico  (•)-  i65i)  fut  des  premiersà  proposer 
■ftle  o[)inion. 

G'  Siiliiliiiii.  —  S'inspire  de  l'antiquité  chrétienne 
"l  de  la  liturgie  universelle,  pour  admettre  un  seul 
rite  essentiel  de  l'ordination  sacerdotale  :  l'imposi- 
-tion  dos  mains  avec  l'invocation  du  Saint-Esprit.  - 
.Cette  solution  ne  peut  s'appeler  nouvelle  :  dès  le 
xiii'siècle,  l'éminenlissime  auteur  la  rencontre  dans 
l'université  de  Paris,  avec  Gnillaiime  d'Auxerre  et 
■Guillaume  d'Auvergne;  dans  l'ordre  franciscain  avec 
.saint  Ronaventure;  dans  l'cudre  dominicain  avec 
Pierre  de  Tarentaise  (Innocent  V)  et  IluguesdeStras- 
jbourg.  .\u  xiv«  et  au  xv*  siècle,  elle  subit  une  éclipse 
presque  complète,  sous  l'inlluence  des  causes  qui 
préparèrent  le  Décret  deFlorencepourles  Arméniens, 
au  xvi«  on  la  retrouve   dans  les   milieux    les   plus 


divers,  depuis  Henri  VIII  d'Angleterre  s'attaquant  à 
l'hérésie  luthérienne,  jusqu'au  Dominicain  Pierre 
-  oto  et  au  Jésuiie  Pierre  Canisius  ;  au  xvir,  après 
la  renaissance  des  études  de  théologie  positive,  elle 
recrute df  nolablesadhérents: l'orientaliste Arcudius, 
le  Jésuite  Petuu,  lOratorien  Morin,  le  Dominicain 
Goar  :  tous  ces  auteurs  se  sont  illustrés  par  leur 
connaissance  étendue  de  l'antiquité  chrétienne.  Au 
xviii'  siècle,  les  sorbonisles  Witasse,  Habert  et 
Tournély;  Huet,  évêque  d'Avranehes;  les  Domini- 
cains Noël  Alexandre,  Drouin  et  Concina  ;  les  Béné- 
dictins Martène  et  Chardon;  saint  Alphonse  de  Li- 
guori.  Au  xix',  elle  règne  décidément  dans  toutes 
les  écoles,  et  il  devient  inutile  de  citer  des  noms.  Le 
Père  Chr.  Pescli,  S.  J.,  a  pu  écrire,  de  nos  jours  : 
«  Parmi  les  auteurs  modernes,  ;\  peine  s'en  trouve- 
t-il  qui  soient  d'un  autre  sentiment.    » 

Le  tableau  suivant,  où  nous  résumons  les  pré- 
cieuses données  fournies  par  le  cardinal  Van  Ros- 
sum,  permet  de  saisir  le  mouvement  des  diverseï 
opinions. 


\"   BOL. 

2'  SOL 

3'  SOL. 

4'  SOL. 

5-   SOL. 

6'  SOI  . 

Xllhsièc. 

3 

„ 

„ 

l> 

X  1  Vc     _ 

5 

4 

„ 

„ 

„ 

1 

X\'      — 

7 

4 

» 

,J 

1 

XVIc     _ 

O'J 

•J 

„ 

„ 

„ 

10 

XVII'   - 

.S4 

74 

'2. 

h 

13 

XVllI'- 

16 

48 

c. 

4 

4 

3n 

XIX'     — 

1 

4 

4 

3 

„ 

40 

XX'      - 

" 

" 

3 

" 

" 

12 

Pour  traduire  cette  statistique,  disons  que  la 
croyance  à  l'ordination  sacerdotale  par  la  tradi- 
tion des  instruments  domina  dans  l'Ecole  jusqu'au 
XVII»  siècle.  A  côlé  de  cette  croyance,  un  nombre 
grandissant  de  docteurs  accueille  l'idée  d'un  pouvoir 
sacerdotal  conféré  par  l'imposition  des  mains;  mais 
leur  attention  se  porte  de  préférence  sur  l'imposi- 
tion des  mains  qui  termine  l'ordination  et  se  rap- 
porte à  la  rémission  des  péchés.  Cependant  l'impo- 
sition des  mains  initiale  n'a  jamais  été  complètement 
perdue  de  vue.  Son  importance  est  remise  en  pleine 
lumière  au  xvii'  siècle  par  des  hommes  profondément 
versés  dans  la  connaissance  de  l'antiquité  chré- 
tienne, et  les  conclusions  dogmatiques  ap|)nyées  par 
de  nombreux  docteurs  sur  l'autorité  du  Concile  de 
Florence,  en  paraissent  ébraiib'es.  On  élabore  des 
solutions  mixtes,  où,  à  l'imposition  des  mains  ini- 
tiale, est  associée  la  tradition  des  instruments. 
Mais  l'avenir  appartient  à  la  solution  radicale,  (]ui 
présente  l'imposition  des  mains  initiale  comme  le 
seul  rite  essentiel  de  l'ordination.  Dominante  au 
xviii'  siècle,  cette  solution  rallie  de  plus  en  plus, 
au  XIX",  la  presque  unanimité  des  théologiens. 

Très  (d)jective  d'intention  et  de  fait,  la  statisti- 
que du  cardinal  Van  Rossum  pourra  être  complétée- 
elle  pourra  aussi  être  discutée  en  quelques-uns  de 
ses  éléments.  Tels  disciples  de  saint  Thomas  font 
observer  que  le  saint  docteur  n'ignore  pas  le  rôle 
capital  de  l'imposition  des  mains.  Le  cardinal  ne  l'a 
certes  pas  oublié  ;  aussi  s'esl-il  abslenu  de  ranger 
purement  et  simplement  saint  Thomas  parmi  les 
tinants  de  la  première  solution.  Il  reste  vrai  que  le 
saint  tibcteur  n'assigne  à  l'imposition  des  mains 
qu  un  rolc  préparatoire,  et  réserve  à  la  tradition  des 
instruments  le  rôle  essentiel.  (Saint  Thomas,  In 
I  V  [>.,  2'i,  q.  2,  art.  3.)  D'autres  noteront  (vt>ir  J.  on 
GuiBKRT,  Iteviie  pratique  d'.4/iol()f;élif/iie,  t.  XIX, 
p.  212,  décembre  1914)  que  la  dernière  solution  doit 


1147 


ORDINATION 


1148 


être  dédoublée  :  tel  auteur  cité  en  faveur  de  cette  so- 
lution parle  bien,  et  parle  exclusivement,  de  l'impo- 
sition des  mains,  mais  il  a  en  vue  la  seconde  cl  non 
la  première.  El  parmi  les  autorités  les  plus  ancien- 
nes invoquées  en  faveur  de  cette  dernière  solution, 
quelques-unes  pourraient,  avec  non  moins  de  raison, 
être  invoquées  en  faveur  de  la  pr<-niière  :  tel  parait 
être  le  cas  de  saint  Bonaventure  et  surtout  de  Fieire 
de  Tarentaise.  Sans  nous  attarder  à  ces  détails, 
venons  à  la  partie  constructive  du  mémoire. 

II.  Enquête  historique.  —  L'Ecriture,  les  Pères, 
les  décrets  du  Souverain  Pontife,  les  documents 
conciliaires,  la  liturgie  de  l'Eglise,  toutes  les  sources 
de  la  croyance  catholique  y  sonlpasséesen  revuepar 
le  cardinal  Vun  Rossum. 

L'Evangile  autorise  des  conjectures  sur  le  rite 
auquel  le  Christ  voulut  attacher  la  vertu  de  consa- 
crer les  prêtres  de  la  Loi  nouvelle;  mais  ni  dans  l'ins- 
titution de  l'Eucharistie  ni  dans  l'apparition  où  le 
Seigneur  ressuscité  conimuniqueà  ses  Apôtres  le  [>ou- 
voir  de  remettre  les  péchés,  nous  ne  trouvons  à  cet 
égard  un  enseignement  direct.  Plus  instructif  est  le 
récit  des  .\ctes  des  Apôtres,  où  nous  voyons 
des  diacres,  des  prêtres,  des  évéqnes  consacrés  par 
rimp(isition  des  mains  (Ad.,  vi,  6;xiv,  23;  xni.  A). 
Saint  Paul  conlirme  ces  données  en  invitant  son 
disciple  Timothée  à  réveiller  en  lui  le  charisme  qu'il 
a  reçu  par  l'imposition  des  mains  du  collège  saeer- 
dotal(/  /ïm.,  IV,  i4;  cf.  //  Tim.,  i,  6),  en  lui  recom- 
mandant la  prudence  dans  le  choix  de  ceux  que 
lui-même  consacre  au  service  du  sanctuaire  par  l'im- 
position des  mains  (/  Jim.,  v,  la).  Là  nous  voyons 
à  l'œuvre  ceux  que  le  Seigneur  avait  constitués  dis- 
pensateurs du  charisme  sacerdotal;  cet  exemple  est 
une  révélation  de  rinslitution  faite  par  le  Maître. 

Ainsi  l'ont  compris  tous  les  Pères  qui  rappellent  le 
rôle  de  ce  geste  traditionnel  dans  la  transmission  du 
sacerdoce  chrétien.  On  peut,  à  cet  égard,  consulter  le 
mémoire  d'un  savant  anglican  qui  vient  de  reviser 
avec  un  soin  minutieux  la  tradition  primitive  de 
l'Ordination  :  W.  H.  Frkrb,  Eurly  form  of  Ordina- 
tion, dans  lissars  on  the  earlr  Hislury  ofthe  Chiirch 
and  Ihe  Min'-try,  edited  by  H.  B.  Swete,  Lomlres, 
igi8.  L'enquête  est  toute  favorable  aux  conclusions 
du  cardinal. 

Le  langage  du  pape  saint  Corneille  et  de  saint 
Cyprien  évêque  de  Capthage,  au  milieu  du  m'  siècle, 
est,  à  cet  égard,  particulièrement  expressif.  Au  i\',  les 
noms  se  présentent  en  foule  :  Eusèbe  de  Cé^arée 
pour  la  Syrie,  saint  Sérapion  de  Tlimuis,  saint  Timo- 
Ihée  d'.-Vlexandrie,  le  patriarche  Théophile  pour 
l'Egypte;  saint  Ephreni  pour  la  Mésopotamie;  saint 
Basile,  saint  Grégoire  de  Nazianze,  saint  Grégoire 
de  Nysse,  pour  l'-Vsie  mineure,  les  recueils  des  Cons- 
titutions apostoliques  et  des  Canons  apostoliques 
pour  les  E^'lises  d'Orient,  l'Amlirosiastre  et  saint 
Optât  de  Milêve  par  l'Eglise  latine.  N'épuisons  pas 
l'énumération  que  le  cardinal  \^an  Rossum  poursuit 
consciencieusement  jusqu'au  ix»  iècle;  mais  obser- 
vons avec  lui  que  ces  témoignages  établissent  deux 
choses  :  les  Pères  connaissent  un  rite  d'ordination 
sacerdotale  qui  est  l'imposition  des  miins  accom- 
pagnée d'une  prière;  ils  n'en  connaissent  pas  d'autre. 
On  pourra,  ici  encore,  contester  quelques  traits,  se 
refuser  quelquefois  à  reconnaître  le  sacrement  de 
l'Ordre,  là  où  le  cardinal  a  cru  le  trouver.  Mais  qu'im- 
porte que  tel  texie  delà  P'dnchè  ou  de  Clément 
d'Alexandrie  puisse  s'entendre  du  choix  des  clercs 
plutôt  que  de  leur  consécration  par  l'évêque;  fiue 
tel  texte  de  Tertullien  s'applique  aussi  bien,  sinon 
mieux,  à  l'imposition  des  mains  de  la  conlirmation 
OU  de  la   pénitence?  La  démonstration  vaut  par   sa 


masse;  et  la  masse  ne  serait  pas  ébranlée  par  l'aban- 
don de  quelques  témoijjnages.  i.)ans  la  mesure  où  ils 
témoignent  du  rite  de  l'ordination,  les  Pères  sont 
unanimes  à  reconnaître  l'imposition  des  mains. 

L'examen  des  textes  conciliaires  ne  conduit  pas  à 
une  autre  conclusion.  Les  conciles  d'Ancyre,  de 
Micée,  d'Antioche  au  iv"  siècle,  celui  de  Chalcédoine 
au  v»,  les  ^ttitutii  £cilr'suie  anliqua  qui,  au  v*  et  au 
VI'  siècle,  résumaient  l'œuvre  disciplinaire  des  con- 
ciles occidentaux,  le  ii'concile  de  Séville  et  le  iv*  con- 
cile deïoléde  au  vii' siècle, le ii"  concile  œcuménique 
de  .Nicée  au  vin",  le  concile  de  Meaux  au  ix',  au 
XVI*  siècle  les  conciles  de  Cologne,  de  Wayence  et 
celui  de  Trente  dans  son  décret  sur  rextrènie-onc- 
tion,  peuvent  être  cités  comme  témoins  d'une  pensée 
invariable  qui  rattache  au  geste  de  l'imposition  des 
mains  la  collation  du  pouvoir  d'Ordre.  Pour  rendre 
raison  de  l'exception  unique  présentée  parle  Décret 
de  Florence,  Bellarmin  s'est  vn  amené  à  plaider, 
contre  toute  vraisemblance,  que  le  concile  ne  s'est 
pas  proposé  d'assigner  la  matière  complète  du  sa- 
crement, mais  seulement  une  partie. 

Le  témoignage  des   livres  liturgiques  de  l'Eglise    , 
d'Oiient  est  ici,  évidemment,  d'un  grand  poiiis.  , 

Etudiant  la  tradition  liturgique  de  l'Orient  chré- 
tien, Benoit  XIV,  au  milieu  du  xviii*  siècle,  rappelait 
qu'on  y  distingue  quatre  rites  trile  grec,  nie  armé- 
jiien,  rite  syriaque  et  rite  copte  :  quatre  courants 
sortis  d'une  même  source  primitive.  Leurs  monu- 
ments liturgiques  sont  aujourd'hui  plus  complète- 
ment publiés,  plus  parfaitement  étudiés  qu'ils  ne  le 
furent  jamais.  On  peut  y  puiser  des  informations 
exactes. 

Le  rite  grec  n'a  jamais  connu,  il  ne  connaît  encore 
aujourd'hui  aucune  tradition  des  instruments  dans 
l'ordination  sacerdotale. 

Très  particulière  est  la  condition  du  rite  armé- 
nien. Dépourvu  d'originalité,  il  emprunte  de  toutes 
mains,  à  l'Orient  et  à  l'Occident,  les  cérémonies  pro- 
pres à  rehausser  la  splendeur  du  culte.  Dans  ce 
vaste  (lorilège  liturgique,  la  tradition  des  instru- 
ments de  l'Ordre  a  trouvé  place,  à  côté  de  l'imposi- 
tion des  mains  :  tradition  du  livre  des  évangiles 
au  diacre,  tradition  de  la  patène  et  du  calice  au  piè- 
tre, imposition  du  livre  des  évangiles  sur  les  épaules 
de  l'évêque,  font  paitie  d'un  cérémonial  compliqué, 
où  le  consécrateurraulti|dieles  impositions  des  maina 
et  les  prières.  On  y  reconnaît  aisément  des  rites 
adventices;  l'histoire  jette  quelque  jour  sur  leur 
introiluclion. En  1  année  i.i,'|i,  les  .arméniens,  oppri- 
més par  les  Sarrasins,  avaient  cherché  un  appui  en 
Occident.  En  accueillant  leurs  députés,  le  pape 
Benoit  XII  mita  l'octroi  d'un  secours  elTectif  une 
condition  préalable :1  Eglisearménienne  répudierait 
de  graves  erreurs  dogmatiques  auxquelles  elle 
demeurait  attachée  depuis  îles  siècles,  et  se  rappro- 
cherait de  la  liturgie  romaine. 

Un  concile  arménien,  réuni  l'année  suivante  à  Sis 
et  groupant,  autour  du  patriarche  Mechitar,  six  ar- 
chevêques, vingt-deux  évéques,  nombre  d'abbés  de 
monastères, examina  les  remontrances  du  pape  L'une 
d'elles  visait  le  rituel  de  l'ordination  :  Benoit  XII 
rrprocliait  à  l'Eglise  arménienne  de  conférer  le  sacre- 
ment de  l'Ordre  par  le  rite  uniforme  de  l'imposition 
des  mains,  accompagné  d'une  simple  prière  où  était 
spccitié  l'ordre  à  conférer  :  diaconat,  presbylérat, 
épiscopat.  Il  lui  fut  répomiu que  1  Eglise  arménienne 
connaissait  dè-i  lors  et  pratiquait  le  rite  de  la  tradi- 
tion de-i  instruments  (lour  les  divers  ordres;  qu'elle 
l'avait  reçu,  environ  deux  cents  ans  plus  tôt,  de 
l'Eglise  riinaine  et  l'observait  facilement.  Celle  ré- 
ponse lixe  au  milieu  du  xii"  siècle  l'introduction  de 
ce  rite  occidental  dans  le  rituel  arménien.  Avant  celte 


1149 


ORDINATION 


1150 


date,  l'Eglise  arménienne  ordonnait  par  )a  simple 
imposition  des  mains,  comme  toutes  les  autres 
Eglises  «l'Orient. 

Dans  le  domaine  syriaque,  le  développement  li- 
turgiiiiie  s'est  poursuivi  selon  trois  directions  prin- 
cipales que,  ])our  faire  court,  on  peut  rattacher  aux 
noms  desJacol)iles,  des  Maronites  et  des  Nestoriens. 
Quel  que  soit  le  type  tonsidoré,  le  rite  syriaque 
possède,  comme  élément  fondiimental,  l'imposiliun 
des  mains  accompagnce  d'une  prière.  Qu'il  s'agisse 
des  Jaoobiles  monophysilcs,  des  Maronites  catholi- 
ques, des  Nestoriens,  ce  thème  est  identique.  Là- 
dessus,  chaque  communion  a  plus  ou  moins  brodé  : 
tradition  de  vêteraenls  (mais  non  des  instruments  du 
sacrilice);  onctions,  etc..  Le  rituel  maronne  se  dis- 
lingue par  une  e.xtrème  prolixité;  il  multiplie  les 
impositions  de  mains  et  les  oraisons.  En  plus  de 
l'imposition  des  mains  essentielle,  on  en  compte 
cinq  pour  le  diacre,  trois  pour  le  prêtre  trois  aussi 
pour  l'évéque.  Ce  sont  là  manifestement  cérémonies 
adventices.  Il  faut  en  dire  autant  de  la  Iradilion  du 
livre  des  évangiles  pour  l'ordination  du  diacre,  se- 
lon le  rituel  neslorien  :  cette  cérémonie,  que  n'ac- 
conipague  aucune  oraison,  représente,  à  l'état  em- 
bryonnaire, la  tradition  des  instruments  qui  s'est 
largement  développée  dans  le   Pontilical   romain. 

Le  rite  copte  observe,  dans  ^'ordination,  une 
sobriété  antique.  A  part  l'imposition  des  mains  et 
l'oraison  correspondante,  il  ignore  toute  cérémo 
nie.  Nulle  tradition  d'instruments;  pas  d'imposi- 
tion des  mains  Unale  avec  la  formule  impérative  : 
«  Reçois  le  Saint-Es])rit.  u 

La  validité  des  ordinations  accomplies  dans  ces 
dilt'érenls  rites,  selon  la  forme  propre  à  chacun 
d'eux,  n'a  jamais  été  mise  en  question  par  l'Eglise 
romaine.  Cliacun  d'eux  possède,  iians  son  rituel,  un 
instrument  propre  à  la  transmission  du  pouvoir 
d'Ordre.  Et  l'on  vient  de  voir  que,  exception  faite 
pour  le  rituel  arménien,  qui  se  compliqua,  au 
xii' siècle,  [lar  la  tradition  des  instruments,  em- 
pruntée à  l'Eglise  latine,  tous  témoignent  d'un  état 
liturgique  primitif  où  le  rite  unitiue  de  l'ordination 
sacerdotale  était  l'imposition  des  mains  de  l'évéque 
avec  une  oraison  appropriée. 

Le  niènie  témoignage  se  retrouve  dans  les  plus 
anciens  livres  liturgiques  de  l'Eglise  romaine:  sa- 
cramenlaires  Léonin,  Gélasien,  Grégorien  ;  Ordines 
liomaiii;  /'(iniificdlia.  Jusqu'au  ix."  siècle,  tous  re- 
tracent un  étal  de  la  liturgie  où  l'imposition  des 
mains  parait  être  le  tout  de  l'ordinali.m. 

Ces  faits  ne  sont  pas  nouveaux.  Le  mérite  singu- 
lier du  carilinal  Van  Rossum  est  de  les  avoir  grou- 
pés en  la  synthèse  la  plus  lumineuse  qu'on  eût 
encore  réalisée.  C'est  aussi  d'avoir  serré  de  plus  près 
la  ilale(|u'il  faut  assigner  aux  origines  de  la  nou- 
velle liturgie  latine  du  sacrement  de  l'Ordre. 

Le  rite  de  la  tradition  des  instruments  paraît 
faire  son  apparition  au  x"  siècle.  On  le  rencontre 
pour  la  première  fois  dans  un  recueil  lituigi(|ue 
d'origine  italienne,  composé  vraisenddiiblementnon 
loin  de  Rome,  et  dans  quelques  autres  recueils  du 
même  temps,  notamment  dans  le  Ponlitical  de 
Noyon.  Au  XI"  siècle,  un  Ponlitical  de  Beauvais,  qui 
ne  possède  pas  ce  rite  dans  son  texte,  le  porte  en 
marge,  ajouté  parune  main  plus  récente  Au  xii*  siè- 
cle, on  le  trouve  presque  partout.  Au  xiii",  il  conti- 
nue de  s'étendre;  les  textes  où  il  m.in(|ue  peuvent 
être  tenus  pour  des  exceptions.  Ces  constatations 
répondent  bien  au  sentiment  de  Beunit  XIV.  qui  assi- 
gfnait.ii  l'intniduclifm  de  ce  rite  ilans  l'Eglise  latine, 
une  antiquité  de  700  ans  ou,  tout  an  plus.  800. 

L'iniroiluciion  ne  se  Qt  pas  tout  d'un  coup,  ni  par 
mesure  législative,  mais  petit  à  petit  et  par  des  ini- 


tiatives privées.  Nous  ignorons  qui  en  eut  la  pre- 
mière idée.  On  ne  cite  aucun  acte  conciliaire,  au- 
cun décret  papal  dans  ce  sens:  mais  les  évoques  du 
Moyen  .-Vge,  qui  exerçaient  sur  les  livres  liturgiques 
de  leurs  Eglises  respectives  un  pouvoir  très  réel, 
a()préciértnt  la  beauté  expressive  de  ce  rite  et  vou- 
lurent en  faire  bénélicier  leurs  lidèles.  Ainsi  gagna- 
t-il  de  proche  en  proche,  jusqu'au  jour  où  l'usage, 
devenu  presque  universel  dans  l'Eglise  latine,  pro- 
duisit, aux  yeux  de  certains  observateurs,  l'illusion 
d'une   haute  antiquité. 

Les  auieurs  contemporains  appuient  ces  eonclu- 
si<ms,  jiar  leur  silence  d'abord,  puis  par  des  allu- 
sions de  plus  en  plus  fréquentes,  de  plus  en  plus 
distinctes,  à  la  tradition  des  instruments. 

Au  x"  siècle,  en  vain  en  cherehe-l-on  la  trace 
chez  les  liturgistes  latins  Kéginon  de  Prum,  Al- 
ton de  Verceil,  Gerbert  (Sylvestre  11),  aussi  bien 
que  chez  le  Grec  Siméon  Méta()hraste. 

Au  XI'  siècle,  c'est  encore  l'imposition  des  mains, 
—  elle  seule  —  qui  constitue  le  rite  de  l'ordination, 
aux  yeux  de  Gérard  de  Cand)rai,  de  saint  Pierre 
Damien,  d'Alexandre  II,  du  bienheureux  Urbain  U, 
du  canoniste  Burcliard  de  \\  omis. 

Au  xii'  siècle,  Honoré  d'.Yutun,  Richard  archevê- 
que de  Canlorbéry,  Pierre  le  Chantre,  Hugues  ar- 
chevèquede  Rouen  ne  font  encore  allusion  qi.'à  l'ira- 
positiou  des  mains;  mais  d'autres  mentionnent  la 
tradition  des  instruments  et  en  expliquent  le  sens; 
parmi  ces  derniers,  nous  rencontrons  quelques-uns 
des  grands  noms  de  la  scolastique  naissante  :  Hugues 
de  Saint-Victor  et  Pierre  Lombard.  Certains  auteurs 
reflètent,  dans  leurs  écrits,  la  confusion  propre  à 
une  époque  de  transition  :  tel  Yves  de  Chartres  qui, 
comme  canoniste,  s'attache  au  rite  traditionnel  de 
l'imposition  des  mains  et,  comme  prédicateur,  expli- 
que au  peuple  le  symbolisme  de  la  tradition  des 
instruments.  Hildebert  de  Lavardin,  évéque  du  Mans 
puis  de  Tours,  et  Bandini  s'égarent  plus  loin,  en 
paraissant  faire  consister  l'essence  du  sacrement  de 
l'Ordre  dans  le  rite,  certainement  accessoire,  de 
l'onction. 

A  la  fin  du  xiu"  siècle,  Guillaume  Durand,  évé- 
que de  Mende,  manifeste  le  changement  qui  s'est 
opéré  dans  les  esprits,  quand,  après  avoir  décrit, 
dans  son  Jiationale  divin  or  11  m  (i//icio'  um,  le  rite 
complet  de  l'ordination,  il  ajoute  :  la  tradition  des 
instruments  el  l'onction  constituent  la  substance  du 
sacrement;  le  reste  est  affaire  de  solennité. 

Comme  expliquer  ce  changement  accompli,  ainsi 
que  nous  venons  de  le  dire,  au  cours  du  xiie  et  du 
XIII' siècle?  On  a  vu  qu'il  ne  faut  pas  essayer  de  le 
rattacher  à  une  direction  du  Saint-Siège,  dont  il 
n'existe  nulle  trace;  mais  le  silence  des  auteurs 
ecclésiastiques,  au  c<inrs  du  x"  et  du  xi«  siècle,  sur 
les  rites  essentiels  de  l'Ordre,  l'oubli  de  l'anllquité 
chrétienne,  l'interruption  des  relations  avec  les 
Eglises  orientales,  enlin  l'inlluence  de  la  prédication 
populaire,  qui  s'attachait  de  préférence  aux  rites 
les  plus  voyants  de  l'ordination,  en  modilièrent  la 
perspective,  au  point  que  la  tradition  des  instru- 
ments, d'origine  relativement  récente  et  plutôt  obs- 
cure, éclipsa  dans  l'aiipréciation  commune  le  geste 
priniilif  île  l'imposition  des  mains.  Dès  le  milieu  du 
xii«  siècle,  cf  rite  était  assez  accrédité  dans  l'Eglise 
latine  pour  s'imposera  l'Eglise  d'Arménie. 

Plus  récente  encore,  sinon  plus  myslériense  est 
l'apparition  et  la  mise  en  honneur  d'un  autr^^  élé- 
ment du  rituel  de  l'ordination,  la  seconde  imposition 
des  mains,  qui  se  fait  tout  »  la  fin  et  qu'accompagnent 
ces  paroles  :  «  Reçois  le  Saint-Esprit;  ceux  à  rjui  tu 
retm  liras  leurs  péchés,  ils  Icursont  remis...  >•  I, e car- 
dinal Van  Rossum  ne  l'a  vue  nulle  part  signalée  dans 


1151 


ORDINATION 


11Ô2 


les  livres  liturgiques  du  x'  el  du  xi«  siècle.Auxn' siè- 
cle, elle  se  rencontre  dans  un  Ponlilical  de  Reims, 
non  pas  comme  partie  inlé[,'rante  du  texte,  mais  en 
marge  el  d'une  main  postérieure.  Encore  n'y  occupe- 
l-elle  pas  la  place  où  elle  devait  plus  tard  aboutir, 
maiselle  vient  aussitôt  après  la  tradition  des  instru- 
ments. C'est  encore  à  cette  même  place  qu'on  la 
trouve  dans  les  Pontilicaux  de  Bari  au  xiii»  siècle, 
d'Arles  au  xiv  ,  de  Senlis  au  xv',  de  Rouen  au  xvi«. 
Très  insliuclif  est  le  Ponlilical  du  Collège  de  Foix, 
au  xiii'^  siècle  :  il  mentionne  celte  imposition  des 
mains  comme  usitée  dans  certaines  Eglises,  mais 
ajoute  expressément  que  l'Eglise  de  Rome  n'est  pas 
du  nombre;  ([ue,  là  où  se  fait  cette  imposition  des 
mains,  elle  n'est  accompagnée  d'aucune  formule  pro- 
noncée par  l'cvêque;  seuls,  les  prêtres  assistants 
disent:  «  Reçois  le  Saint-Esprit...  ••  Enlin  elle  atteint 
la  place  où  nous  la  voyons  aujourd'hui  lixée,  dans 
les  Pontilicaux  de  Sens,  au  xili«  siècle;  de  Rouen,  de 
Metz,  de  Noyon  au  xiv';  d'Angers  et  de  Paris  au  xv', 
el  dans  un  Pontifical  de  la  bibliothèque  vaticane, 
appartenant  à  la  même  période.  Tel  auteur  parait  la 
mentionner  dès  le  xi»  ou  le  xiic  siècle,  mais  sa  dillu- 
slon  proprement  dite  n'est  pas  antérieure  au  xiii*.  Et 
il  faut  descendre  jusqu'au  -niv  pour  la  voir  prise  en 
considéralion  par  les  auteurs  qui  décrivent  l'essence 
de  l'ordination  sacerdotale. 

L'inq)ortance  de  ces  constatations  historiques  ne 
saurait  échapper  à  personne.  El  le  lecteur  soupçonne 
peul-ètie  déjà  que  les  divergences  d'opinions  signa- 
lées au  début  de  ce  travail  ne  se  seraient  pas  pro- 
duites si  le  véritable  étal  de  la  tradition  chrétienne 
n'avait  jamais  été  perdu  de  vue. 

ni.  Discussion  théologique.  —  Ici  la  question 
théologique  se  pose  dans  toute  son  acuité.  Il  faut 
nécessairement  opter  entre  la  tradition  immémoriale 
de  toutes  les  Eglises  et  une  doctrine  née,  ce  semble, 
au  X"  siècle,  adoptée  au  xii»  et  au  xui»  par  plusieurs 
grands  scolastiques,  appuyée  au  xiv«  et  au  xv"  par 
les  documents  du  Saint-Siège  destinés  aux  Armé- 
niens, par  ailleurs  sans  appui  dans  la  tradition;  à 
moins  qu'on  n'espère  les  concilier,  ce  qui  ne  va  pas 
sans  dilUcullés  sérieuses.  Avant  de  passer  outre,  re- 
marquons, avec  le  cardinal  Van  Rossum,  la  position 
fausse  des  théologiens  qui  ont  cru  pouvoir  faire  la 
pari  du  décret  aux  Arméniens  en  préconisant  des 
solutions  éclectiques.  Car  ce  que  le  décret  aux  Armé- 
niens prétend  désigner  en  termes  fort  clairs,  ce  n'est 
pas  un  élément  essentiel  de  l'ordination  sacerdotale, 
mais  le  tout  de  celte  ordination;  dès  lors  qu'on  y 
reconnaît  un  document  du  magistère  infaillible,  il 
n'y  a  plus,  semble-t-il,  qu'une  solution  catholique  : 
celle  qui  consiste  à  faire  table  rase  de  toute  la  tra- 
dition antécédente  pour  s'en  tenir  à  l'essence  du  sa- 
crement de  l'Ordre  telle  qu'elle  est  assignée  par  ce 
décret,  en  termes  exclusifs  de  tout  autre  élément. 
Geste  assurément  très  hardi. 

Il  serait  puéril  de  contester  que  le  Concile  de  Flo- 
rence ait  eu  en  vue  la  matière  et  la  forme  du  sacre- 
ment de  l'Ordre,  telles  que  les  entendait  communé- 
ment l'Ecole.  11  ne  procède  pas  pour  ce  sacrement 
autrement  que  pour  les  autres,  mais  suit  pas  à  pas 
saint  riiomas  qui,  dans  son  opuscule  sur  les  Siicre- 
meiils  ,ie  /'A'^iise,  assigne,  conformément  au  langage 
reçu  dans  l'Ecole,  la  matière  et  la  forme  de  chaque 
sacrement.  Le  cardinal  Yan  Rossum  écarte  avec 
grande  raison  cette  argutie,  el  se  demande  :  existe- 
t-il  des  raisons  de  révoquer  en  doute  le  caractère  in- 
faillible de  l'enseignement  donné  par  Eugène  IV  aux 
.arméniens?  Il  n'hésite  pas  à  répondre  :  non  seule- 
ment le  doute  est  permis,  mais  la  négation  s'impose. 

Les  raisons  veulent  être  soigneusement  pesées. 


I.  On  doit  avoir  égard  d'abord  à  l'attitude  de 
l'Eglise,  qui  n'a  pas  coutume  d'abandonner  aux 
disputes  des  hommes  ses  délinitions  de  foi,  mais  les 
maintient,  les  renouvelle,  les  défend  contre  tout 
retour  offensif  de  l'opinion  adverse.  Rien  de  tel  ne 
s'est  produit,  depuis  plus  de  cinq  siècles,  dans  le  cas 
du  décret  aux  Arméniens.  Le  Saint-Siège  parait  s'en 
être  désintéressé,  en  laissant  aux  théologiens  toute 
liberté  d'opiner  à  l'enconlre,  dans  la  question  de 
l'Ordre. 

II.  On  doit  encore  avoir  égard  à  l'altitude  géné- 
rale de  l'Eglise  envers  les  rites  orientaux.  Elle  n'a 
jamais  élevé  aucun  doute  contre  leur  légitimité  ni 
contre  la  validité  des  sacrements  conférés  selon  ces 
rites.  Les  prêtres  grecs,  syriaques,  coptes,  ordonnés 
par  la  seule  imposition  des  mains,  sont  tenus  pour 
aussi  sûrement  ordonnés  que  les  prêtres  latins  el 
arméniens,  ordonnés  avec  la  tradition  des  instru- 
ments. Donc,  d'après  la  croyance  de  l'Eglise,  il  faut 
tout  au  moins  allirmer  que  la  tradition  des  instru- 
ments n'est  pas  de  nécessité  universelle. 

m.  Non  seulement  l'Eglise  n'a  pas  maintenu  envers 
et  contre  tous  l'enseignement  du  décret  aux  Armé- 
niens sur  les  sacrements,  mais  plusieurs  Papes  y  ont 
formellement  dérogé. 

C'est  Clément  VllI,  dans  son  Instruction  sur  les 
rites  l^es  Italo-grecs,  du  3o  août  i5y5,  autorisant 
l'emploi,  pour  le  rite  de  l'exlrème-onction,  de  l'huile 
bénie  par  un  simple  prêtre,  alors  que  le  décret  aux 
Arméniens  requiert  la  bénédiction  de  l'évêquc. 

C'est  Itenoît  XIV,  qui,  dans  son  traité  célèbre  Du 
Synode  diocésain,  tout  en  se  défendant  de  porter  un 
jugement  dogmatique  sur  la  controverse  pendante,  se 
montre  pourtant  nettement  favorable  à  la  thèse  qui 
admet,  comme  rite  essentiel  de  l'ordination  sacerdo- 
tale, la  seule  imposition  des  mains.  —  Le  cardinal 
Lambertini  composa  cet  écrit  avanl  son  élévation  au 
souverain  ponlilical;  mais  le  pape  Benoit  XIV  ne  l'a 
pas  désavoué. 

C'est  Léon  XIII,  dans  la  Constitution  Apostolicae 
cnrae,  du  3o  septembre  1896,  prononçant  au  sujet 
des  ordinations  anglicanes  une  sentence  dogmatique, 
où  il  appuie  la  déclaration  de  nullité  sur  le  seul  vice 
de  la  formule  jointe  à  rimposition  des  mains,  sans 
faire  aucune  allusion  à  la  tradition  des  instruments. 

De  tels  actes  commentent  éioquemraent  la  pensée 
du  Saint-Siège  au  sujet  du  décret  aux  Arméniens. 

IV.  Un  peu  plus  de  cent  ans  après  le  concile  de 
Florence,  le  concile  de  Trente  eut  à  reviser  la  doc- 
trine des  sacrements.  Il  déclare  en  passant,  à  propos 
de  l'exlrème-onction  (sess.  xiv,  cap.  3),  que  les 
ministres  de  ce  sacrement  sont,  ou  bien  les  évèques, 
ou  bien  les  prêtres  qu'ils  ont  ordonnés  par  l'impo- 
sition des  mains.  Traitant  er  professa  du  sacrement 
de  l'Ordre,  il  rappelle  (sess.  xxni,  cap.  a  et  3)  que 
la  distinction  des  prêtres  et  des  diacres  est  fondée  sur 
l'Ecriture.  Or,  ni  pour  les  prêtres,  ni  pour  les  diacres, 
1  Ecriture  ne  mentionne  aucune  tradition  d'instru- 
ments. Le  même  concile  caractérise  la  grâce  propre 
du  sacrement  de  l'Ordre,  comme  conférée,  selon 
l'enseignement  de  saint  Paul,  par  l'imposition  des 
mains. 

V.  La  teneur  même  du  décret  aux  Arméniens  nous 
éclaire  sur  sa  portée.  X  la  dernière  page,  le  pape 
énumère  les  diverses  dispositions  du  Concile,  pro- 
posées à  l'acceptation  des  Arméniens  :  capitula, 
dectnrationes,  diffiiiitiones,  pruecepta.staïuia.  oninis- 
que  doctrina.  Dans  cette  énumération,  les  termes  ne 
sont  pas  synonymes.  Di/finitiones  coiwienthien  pour 
désigner  le  symbole  de  Nicée  avec  les  délinitions 
de  Chalcédoine  et  de  Nicée,  expressément  incorporés 
à  l'enseignement  de  Florence.  Les  autres  chefs  en 
sont  distincts,  el  la  désignation  générale  de  doctrina 


1153 


ORDINATION 


1154 


couvienl  bien  pour  la  section  relative  aux  sacrements, 
résumant  la  doctrine  alors  commune  dans  l'Eglise 
latine. 

VI.  Si  grave  que  soit  le  langage  du  décret  aux 
Arméniens,  en  vain  \  chercherait-on  les  notes  essen- 
tielles d'une  déUnition  de  foi,  c'est-à-dire  d'un  ensei- 
gnement i)résonté  à  l'Eglise  universelle  comme 
s'imposant  à  l'acceptation  de  tous  les  lidcles.  Destiné 
aux  seuls  Arméniens,  ce  décret  ne  fut  jamais  porté 
olliciellement  à  la  connaissance  de  l'Eglise  univer- 
selle, dans  la  forme  commune  aux  définitions  de 
foi.  Cela  est  si  vrai  que  le  souvenir  en  était  quelque 
peu  oblitéré  quand,  après  cent  vingt  ans,  en  iSSg, 
Kuard  Tapper  s'avisa  de  l'exhumer  et  d'en  tirer 
argument. 

Vil.  Quand  l'attention  des  théologiens  fut  ramenée 
sur  ce  grave  document,  la  diversité  de  leurs  attitudes 
montra  bien  qu'en  général  ils  ne  songeaient  pas  à  y 
voir  une  définition  de  foi  imposée  à  toute  l'Eglise  : 
au  lieu  de  s'incliner  purement  et  simplement,  beau- 
coup le  glosèrent,  quelques-uns  ne  craignirent  pas  de 
I  s'en  écarter  sur  certains  jjoints.  La  diversité  crois- 
I  santé  des  opinions  sur  l'essence  du  sacrement  de 
l'Ordre,  après  la  mise  en  lumière  de  ce  document,  en 
fournil  une  preuve  éclatante. 

Tels  sont  les  sept  arguments  exposés  dans  le 
mémoire  De  essentia  Sacramenti  Ordinis. 

Xous  croyons  devoir  faire  ol)server  en  outre  que 
irs  raisons  très  particulières  ont  dii  influer  sur  la 
y  daction  du  décret  aux  Arméniens,  en  ce  qui  con- 
•ine  le  sacrement  de  l'Ordre.  Ce  n'était  pas  la  pre- 
iuière  fois  que  ce  point  était  discuté  entre  Rome  et 
l'Arménie.  Les  anciennes  relations  de  Home  avec 
l'Arménie  qui,  au  xii'  siècle,  en  des  circonstances 
restées  mj'slérieuses,  avait  emprunté  à  l'Eglise  latine 
la  tradition  des  instruments,  puis,  au  xiv',  avait 
'  solennellement  afhrmé  sa  conformité  liturgique  avec 
Rome  au  sujet  de  l'ordination,  créaient  un  précédent 
[  dont  un  décret  d'union  devait  nécessairement  tenir 
■i  compte.  Eugène  IV  se  garda  bien  de  donner  un 
démenti  à  Benoit  XII;  il  reprit,  en  i^Sg,  la  doctrine 
qui  avait  servi  de  base  aux  tractations  de  l'an- 
née i342  et  qu'il  trouvait  formulée  dans  un  opuscule 
de  saint  Thomas.  Mais  la  déclaration  relative  aux 
sacrements  demeura  d'abord  confinée  dans  le  domaine 
oii  les  circonstances  l'avaient  rendue  opportune,  le 
domaine  arménien.  Quand,  au  siècle  suivant,  le  con- 
cile de  Trente  s'occupa  de  définir,  contre  les  erreurs 
protestantes,  la  doctrine  catholique  des  sacrements, 
il  entendit  à  plus  d'une  reprise  mentionner  avec 
lionneur  le  décret  aux  Arméniens  —  ses  actes  en 
font  foi;  —  mais  ne  crut  pas  devoir  le  prendre  pour 
luise  de  ses  travaux. 

Après  avoir  exposé  les  sept  arguments  qui  lui 
paraissent  légitimer  une  certaine  indépendance  à 
l'égard  du  décret  au.x  Arméniens,  le  cardinal  con- 
(  lut  (p.  169),  avec  saint  Alphonse  de  Liguori  : 

0  Eugène  IV,  traitant  du  sacrement  de  l'Ordre,  n'a 
i'  is  voulu  toujours  énoncer  des  dogmes;  sur  plu- 
^irurs  points  il  sést  conformé  au  langage  courant 
'[ui  donne  aux  objets  employés  dans  la  collation  de 

pt  ordres,  à  raison  de  leur    valeur  expressive,   le 

lu  de  matière  du  sacrement.  » 

Une  conclusion  si  autorisée  met  le  théologien  à 
l'aise  pour  restituer  au  rite  primitif  de  l'imposition 
(les  mains  la  place  qui  lui  est  due  dans  la  constitu- 
tion du  sacrement  de  l'Ordre.  Ici,  l'argumentation  du 
•  ardinal  se  fait  très  intransigeante  ;  il  n'admet  aucun 
.ironxmodement  et  pose  en  thèse  que  l'imposition  des 
mains  n'a  jamais  cessé,  en  aucune  Eglise,  de  con- 
-^tiluer  toute  l'essence  du  sacrement.  Accorder,  à  l'en- 
;   '"litre,  une  valeur  quelconque  au  décret  d'Eugène  IV, 

!  ait,  à  ses   yeux,   admettre   que   le    sacrement    a 

,         Tome  III. 


changé;    ce  serait  dévorer  deux    énormités   dogma- 
tiques : 

1.  Le  saci-ement  est  autre  dans  l'Eglise  d'Orient 
que  dans  l'Eglise  d'Occident,  il  y  a  en  réalité  deux 
sacrements. 

2.  Dans  l'Eglise  d'Occident,  le  sacrement  n'est  pas 
resté  identique  à  lui-même. 

Plus  d'un  lecteur  trouvera  que  c'est  là  pousser  les 
choses  bien  au  noir;  et  ceux  qui  ne  partagent  pas 
sur  ce  point  le  sentiment  du  savant  cardinal  trou- 
veront sans  doutedes  raisonsàlui  opposer.  Nous  en 
opposerons  aussi,  pour  l'acquit  de  notre  conscience. 
Par  ailleurs,  la  thèse  principale  est  solide,  et  à 
l'épreuve  du  cLoc  des  arguments. 

Tout  d'abord,  relevons  certaines  indications  ren- 
fermées dans  la  pratique  commune  de  l'Eglise. 
Que,  pour  une  raison  quelconque,  la  tradition  des 
instruments  vienne  à  faire  défaut,  l'Eglise  veut 
qu'on  repi-enne  toute  l'ordination.  Ce  n'est  pas 
qu'elle  prétende  infliger  aucun  blàme  à  l'opinion  qui 
voit  dans  l'imposition  des  mains  toute  l'essence  du 
sacrement  de  l'Ordre;  mais  elle  se  refuse  à  disqua- 
lifier les  autres.  Fidèle  aux  principes  généraux  qui 
la  guident  en  matière  sacramentelle  et  qui  lui  pres- 
crivent de  procurer,  à  tout  prix,  la  validité  du  sa- 
crement, elle  ne  veut  courir  aucune  chance  de  nullité. 
Aussi  a-t-elle  égard  à  l'opinion  recommandée  par 
l'autorité  de  saint  Thomas  et  par  celle  du  concile  de 
Florence.  Telle  était  l'attitude  personnelle  de  Be- 
noit XIV;  elle  continue  de  faire  loi.  Simple  mesure 
de  prudence,  dira-t-on.  Sans  doute.  Nous  ne  vou- 
drions pas  en  exagérer  la  portée.  Pourtant  il  faut  en 
noter  le  présupposé  doctrinal. 

Dira-t-on  que  ce  présupposé  mène,  si  on  le  presse, 
à  conclure  que  le  sacrement  de  l'Ordre  est  autre 
dans  l'Eglise  d'Orient  que  dans  l'Eglise  d'Occident, 
et  que  dans  l'Eglise  d'Occident  il  n'est  pas  demeuré 
identique  à  lui-même?  Cela  me  paraît  excessif,  et 
voici  pourquoi. 

Ce  présupposé  mènerait  à  une  telle  conclusion,  s'il 
était  possible  de  parler  de  l'essence  du  sacrement 
comme  d'une  grandeur  immuable  et  parfaitement 
définie,  non  seulement  quant  à  l'intention  du  Christ, 
d'où  elle  procède,  mais  dans  toutes  les  conditions 
concrètes  de  la  réalisation.  De  fait,  nombre  de  Ihéo 
logiens  l'ont  entendue  ainsi;  ils  admettent  (avec 
SuAHEz,  Z>e  ■Sacramen^is,Disp.  11,5.  6,  éd.  Paris,  1866, 
t.  XX,  p.  5o-5i)  qu'une  matière  et  une  forme  valides 
une  seule  fois  valent  également  pour  tous  les  temps 
et  pour  tous  les  lieux.  Mais  ce  n'est  pas  là  une  doc- 
trine catholique;  c'est  une  opinion  Ihéologique,  et 
très  contestable.  La  discussion  que  nous  ébauchons 
ici  a  été  poussée  plus  à  fond  et  mieux  par  le  R.  P. 
Hahbnt  :  La  part  de  l'Eglise  dans  la  détermination 
du  rite  sacramentel.  Eludes,  t.  LXXIII,  p.  3i5-336 
(5  nov.  1897). 

Sou  Eminence  revendique  l'institution  intégrale 
du  sacrement  par  le  Christ.  A  merveille.  Selon  la 
tradition  de  l'Eglise,  il  faut  maintenir  que  le  Christ 
a  déterminé,  immédiatement  et  par  lui-même,  les 
éléments  essentiels  de  chaque  sacrement;  à  celte 
condition  seulement  lien  peut  être  dit,  ausens  strict, 
l'auteur.  Une  intention  du  Christ  complètement  in- 
distincte, abandonnant  tout  à  l'initiative  de  l'Eglise, 
quant  au  nombre  et  à  l'espèce,  ne  répond  pas  à 
l'idée  du  sacrement  chrétien.  L'essence  de  chaque 
sacrement  est  définie  i)ar  l'intention  expresse  du 
Christ.  Mais  d  autre  part  il  ne  faut  pas  perdre  de 
vue  que  l'objet  matériel  de  cette  intention  du  Christ 
possède  nécessairement  une  certaine  amplitude. 
Cette  amplitude  ne  peut-elle  comprendre  des  rites 
aussi  dissemblables  matériellement  que  l'imposition 

37 


1155 


ORDINATION 


1156 


des  mains  et  la  tradition  des  instruments  ?  A  priori, 
nous  n'en  savons  rien  ;  a  posteriori,  certaines  ana- 
logies suggèrent  que  ce  n'est  pas  impossible. 

Le  nom  d'«  essence  du  sacrement  u  ne  doit  pas 
ici  faire  illusion  ;  car  dèsqu'ondescend  sur  le  terrain 
des  réalisations  concrètes,  on  se  trouve  en  pré- 
sence d'une  vraie  multiplicité.  Donnons  un  exem- 
ple. Il  a  plu  au  Christ  d'instituer  le  sacrement  de 
baptême  sous  forme  d'ablution  faite  avec  de  l'eau 
naturelle,  en  invoquant  la  Trinité.  Absolument  par- 
lant, il  aurait  pu  établir  que  le  seul  valide  serait  le 
baptême  conféré  dans  l'eau  du  Jourdain,  comme  le 
baptême  que  lui-même  reçut  des  mains  de  Jean.  De 
fait,  l'amplitude  de  l'institution  est  plus  grande  ; 
toute  eau  naturelle  est  propre  au  baptême  :  eau 
douce  ou  eau  marine,  eau  de  Ueuve  ou  eau  de  pluie, 
eau  froide  ou  eau  tiède.  Cela,  nous  le  savons,  nous 
ne  pouvons  le  savoir  que  par  la  pratique  et  l'ensei- 
gnement de  l'Eglise,  qualitiée  pour  nous  dire  que 
ces  diversités  secondaires  ne  touchent  pas  à  l'essence 
du  sacrement.  On  pourrait  imaginer  des  rallinements 
semblables  pour  l'essence  de  tous  les  sacrements, 
sans  en  excepter  l'Eucharistie.  L'institution  requiert 
une  certaine  détermination  de  la  matière  et  de  la 
forme  ;  mais  celte  détermination  a  des  bornes  essen- 
tielles, que  le  cardinal  Van  Rossum  connaît  bien; 
elle  ne  descend  pas  nécessairement  aux  dernières 
distinctions  imaginables,  in  ultima  specie,  '=/ iro/zo.. 
Or  c'est  ici  qu'intervient  l'Eglise,  interprète  auto- 
risée de  la  pensée  du  Clirist. 

Je  n'examine  pas  la  question  ultérieure  de  savoir 
si  le  ministère  de  l'Eglise  est  ici  purement  déclaratif 
ou  renferme  l'exercice  d'un  pouvoir  elTectif  de  dé- 
termination. L'essentiel  est  qn"û  convoie  jusqu'à 
nous  la  pensée  authentique  du  Christ. 

La  notion  d'essence  d'un  sacrement,  que  ce  soit 
l'Ordre  ou  tout  autre,  comporte  donc  nécessaire- 
ment une  certaine  relativité;  il  appartient  à  l'Eglise, 
gardienne  des  sacrements,  d'en  Uxer  officiellement 
les  bornes,  et  ces  bornes  ne  sont  pas  nécessairement 
partout  et  toujours  les  mêmes,  à  travers  la  diver- 
sité des  temps  et  des  lieux.  Sera  valide  le  sacrement 
déclaré  tel  par  l'Eglise,  à  laquelle  appartient  l'ap- 
préciation des  conditions  concrètes  et  de  leur  con- 
formité à  1  institution  du  Christ.  Cette  appréciation 
peut,  dans  une  certaine  mesure,  varier  selon  les 
temps  et  les  lieux.  Une  telle  conclusion,  formulée 
par  BiLtL'ART,  fait  bondir  le  cardinal  Van  Uossum 
(p.  igS).  Je  ne  vois  pas  qu'elle  doive  inspirer  tant 
d'horreur,  et  le  sacrement  de  l'Ordre  n'est  pas  le 
seul  à  propos  duquel  nous  soyons  amené  à  la  for- 
muler. 

On  a  cité  l'exemple  du  sacrement  de  mariage,  et 
l'exemple  peut  ne  pas  paraître  décisif,  car  si  l'appré- 
ciation de  la  validité  du  contrat  matrimonial  relève 
du  jugement  de  l'Eglise,  il  reste  vrai  qu'il  y  a  ma- 
riage là  seulement  où  il  y  a  contrat  valide  entre  les 
époux.  Néanmoins  on  pourrait  représenter  que  les 
mêmes  actes  matériellement,  les  mêmes  consente- 
ments échangés  auront  ou  non  la  valeur  d'un  sacre- 
ment selon  qu'ils  réaliseront  ou  non  les  conditions 
de  validité  posées  par  l'Eglise.  Et  donc  il  appartient 
à  l'Eglise  de  déterminer,  en  dernière  analyse,  lescon- 
ditions  concrètes  de  l'existence  du  sacrement. 

On  aurait  pu  citer  l'exemple  du  sacrement  d'ex- 
trème-onction,  pour  lequel  se  présente  une  diversité 
non  dépourvue  d'analogie  avec  celle  du  sacrement 
de  l'Ordre.  Le  décret  aux  Arméniens  assigne,  comme 
matière  de  l'extrême-onction,  l'huile  bénie  par 
l'évêque  ;  et  les  prêtres  grecs  l'administrent  couram- 
ment avec  une  huile  dépourvue  de  bénédiction  épi- 
scopale. 

Le  décret  aux  Arméniens  assigne  encore,  comme 


matière  du  sacrement  de  confirmation,  le  chrême 
béni  par  l'évêque.  L'onction,  aujourd'hui  tenue  pour 
essentielle,  l'a-t-elle  toujours  été'?  C'est  extrêmement 
douteux.  Nous  voyons,  dans  les  Actes  des  Apôtres, 
saint  Pierre  et  saint  Jean  confirmer  les  fidèles  de 
Samarie  par  l'imposition  des  mains;  nous  retrou- 
vons la  confirmation  à  Ephèse.U  n'est  fait  nulle  men- 
tion d'une  onction  quelconque.  Et  cependant  per- 
sonne ne  doute  que  le  sacrement  de  confirmation  ne 
fût  dès  lors  dans  l'Eglise  ce  qu'il  est  encore  de  nos 
jours.  Il  faut  donc  nécessairement  admettre  quelque 
amplitude  laissée  à  l'Eglise  dans  la  détermination  de 
ce  qui  constitue  l'essence  de  ce  sacrement. 

Je  ne  veux  pas  faire  état  d'une  concession  consen- 
tie par  saint  Thomas  à  l'argumentation  qui  préten- 
dait trouver  dans  les  Actes  des  Apôtres  la  trace  d'un 
baptême  conféré  «  au  nom  du  Seigneur  Jésus  »,sans 
la  formule  trinitaire  prescrite  au  dernier  chapitre  de 
saint  Matthieu.  Cette  argumentation  partait  sans 
doute  d'un  faux  supposé  ;  car,  ainsi  qu'on  l'admet 
généralement  de  nos  jours,  dans  les  Actes  des  Apô- 
tres, le  baptême  a  au  nom  du  Seigneur  Jésus  »  dési- 
gne tout  simplement  le  baptême  chrétien,  sans 
aucune  spécification  d'une  formule  précise.  Donc  je 
ne  songe  pas  à  révoquer  en  doute  l'usage  de  la  for- 
mule trinitaire,  conformément  à  l'institution  du  Sei- 
gneur, dans  le  baptême  administré  dès  les  temps 
apostoliques.  Mais  ce  qu'il  faut  observer,  c'est  la 
réponse  de  saint  Thomas.  Devant  cette  difficulté 
pressante,  il  ne  craint  pas  de  faire  appel  à  l'hypo- 
tliése  d'une  dispense  temporaire  accordée  par  le  Sei- 
gneur (p.  111,  q.  66,  art.  6  ad  i"'),  et  en  vertu  de 
laquelle  les  Apôtres  auraient  baptisé  d'abord  sans 
l'invocation  de  la  Trinité.  En  faisant  appela  cette 
hypothèse,  le  docteur  angélique  ne  croit  pas  faire 
brèche  au  principe  de  l'unité  du  baptême  chrétien. 
C'est  pourtant  une  brèche  considérable  à  l'essence  du 
baptême,  non  seulement  selon  la  lettre  du  décret 
aux  Arméniens,  mais  selon  la  définition  du  concile 
de  Trente.  Saint  Thomas  était  donc  disposé,  pour 
faire  face  à  l'objection,  à  reconnaître  à  l'essence  du 
sacrement  plus  d'amplitude  que  ne  lui  en  accorde 
présentement  l'Eglise. 

Ces  considérations  pourraient  frayer  la  voie  à  une 
conception  de  l'essence  du  sacrement  un  peu  plus 
élastique  que  celle  dont  le  cardinal  Van  Rossum 
s'est  fait  l'avocat  avec  tant  de  science  et  d'autorité. 

Le  concile  de  Trente,  en  affirmant  le  pouvoir  de 
l'Eglise  sur  les  sacrements,  a  pris  soin  de  déclarer 
que  ce  pouvoir  n'en  saurait  toucher  la  substance 
(sess.  XXI,  c.  a).  Déclaration  fondamentale,  qu'il  ne 
faut  pas  perdre  de  vue,  mais  dont  l'interprétation 
exige  beaucoup  de  circonspection.  La  substance 
—  ou  l'essence — du  sacrement  n'est  déterminée  que 
par  l'intention  du  Christ,  et  l'on  vient  de  voir  que, 
sous  ce  mot  «  essence  du  sacrement  »,  une  équivo- 
que peut  se  glisser,  si,  au  lieu  de  s'en  tenir  à  l'in- 
tention du  Christ,  on  descend  sur  le  terrain  des 
réalisations  concrètes.  Nous  croyons  l'avoir  montré, 
par  des  faits  empruntés  en  partie  au  mémoire  du 
cardinal,  théoriquement  au  moins  il  ne  répugne  pas 
que  certains  rites,  homologués  par  l'Eglise,  consti- 
tuent, relativement  à  certains  temps  et  à  certains 
lieux,  l'essence  du  sacrement,  tandis  que  d'autres 
rites,  également  homologués  par  l'Eglise,  consti- 
tuent celte  essence  relativement  à  d'autres  temps  et 
à  d'autres  lieux.  Cette  conclusion  n'est  point  par- 
ticulière à  une  école:  elle  rallie  la  grande  majorité 
des  théologiens  depuis  le  concile  de  Florence,  et 
parmi  eux  plusieurs  de  ceux  qui  ont  le  plus  con- 
tribué à  promouvoir  la  doctrine  de  l'imposition  des 
mains,  rite  unique  de  l'ordination  sacerdotale.  Qu'il 
suffise  de  citer  Jean  Mori.v,  Commentarius  historiens 


1157 


ORDINATION 


1158 


et  dogmaticus  de  sacrl  uidinationibus,i).UÏ,exeTe.'j, 
0.  6;  n.  2  (Paris,  i655).  Elle  nous  parait  renfermer 
la  seule  justilication  possible  de  l'indul^'ence  té- 
moignée par  l'Eglise  aux  doctrines,  autrement  ir- 
réconciliables, qui  se  font  concurrence  quant  au 
sacrement  de  l'Ordre.  Effectivement  irréconcilia- 
bles du  point  de  vue  de  la  matière  et  de  la  forme 
entendues  au  sens  le  plus  matériel,  ces  doctrines 
pourraient  se  réconcilier  dans  l'unité  supérieure  de 
l'institution  du  Christ. 

Ou'on  veuille  bien  l'observer  :  la  théologie  sacra- 
mentaire,  1res  ample  et  très  souple,  vers  laquelle 
nous  nous  voyons  orienlé  par  des  considérations 
d'ordre  général,  n'a  aucune  connexion  nécessaire 
avec  une  conception  p.Trticulière  des  faits  dogmati- 
ques relatifs  à  l'histoire  du  sacrement  de  l'Ordre, 
mais  se  prête  à  les  encadrer  tous.  Aussi  est-ce  avec 
une  entière  liberté  d'esprit  que  nous  abordons  l'étude 
de  ces  faits.  A  se  conduire  sur  le  terrain  historique 
par  raisons  d'histoire  et  sur  le  terrain  dogmatique 
par  raisons  de  dogme,  on  évite  bien  des  conllits  entre 
le  dogme  et  l'histoire. 

L'étude  du  décret  de  Florence  vient  d'être  renou- 
velée par  trois  remarquables  articles  du  R.  P.  J.  du 
Sdibert, /.e  Décret  du  concile  de  Florence  ;  sa  valeur 
dogmatique  :  dans  Bulletin  de  Littérature  ecclésias- 
tique, iqiçj,  pp.  Si-gS;  160-162;  190-215.  Désormais 
nous  voyons  plus  clair  dans  les  relations  entre 
Rome  et  l'Arménie  au  xiv'  et  au  xv'  siècle  ;  en  parti- 
culier, nous  savons  le  rôle  capital  tenu  dans  ces 
relations  par  la  congrégation  arménienne  des  Frères 
unis,  fondée  vers  i33o  par  le  Frère  prêcheur  Barthé- 
lémy le  Petit  et  le  Vartabed  Jean  de  Iverna,  sous  la 
règle  dominicaine,  et  passée  en  i356  sous  l'obédience 
du  Maître  général  des  Frères  prêcheurs,  à  la  manière 
d'un  tiers  ordre  régulier.  Le  P.  de  Guibert  se  ren- 
contre avec  le  cardinal  Van  Rossum  sur  le  terrain 
historique  pour  constater  d'une  part  le  caractère 
dogmatique  du  décret,  d'autre  part  l'absence  des 
caractères  essentiels  à  un  décret  infaillible.  Par 
ailleurs,  il  se  sépare  du  cardinal  sur  le  terrain  théo- 
logique, dans  l'application  du  décret  au  sacrement 
de  l'Ordre.  Car  il  croit  ix)uvoir  sauver  en  fait  le  texte 
du  décret  de  Florence,  et  plutôt  que  d'y  reconnaître 
une  erreur  subjective,  il  conclut  à  un  tlolteraent  de 
!a  réalité  objective.  En  d'autres  termes,  il  admet  que 
l'essence  du  sacrement  a  varié;  que  le  décret  en 
licinne  la  formule  exacte,  relativement  à  la  date  de 
sa  promulgation  ;  et  il  se  rallie  à  la  troisième  des 
solutions  exposées  col.  i  iiJS.  Sur  ce  terrain,  nous  ne 
le  suivrons  pas,  pour  diverses  raisons,  dont  la  pre- 
mière est  qu'à  notre  avis  une  telle  solution  manque 
précisément  le  but  en  vue  duquel  on  l'a  inventée.  Ce 
ïiut  était  de  donner  satisfaction  au  décret  de  Flo- 
rence. Or  ce  décret,  aussi  bien  que  l'opuscule  de 
saint  Thomas  d'où  il  procède,  prétend  bien  énoncer 
autre  chose  qu'une  vérité  relative,  fraîchement  accli- 
matée dans  l'Eglise,  en  des  conditions  de  temps  et 
de  lieu  impossibles  à  déGnir  avec  précision.  Ce  qu'il 
prétend  énoncer,  c'est  la  vérité  absolue,  sans  aucune 
limitation  de  temps  ni  de  lieu,  selon  l'institution  du 
Christ;  on  ne  lui  donnera  pas  satisfaction  à  moins 
de  l'entendre  ainsi;  et  après  avoir  peiné  pour  sauver 
une  formule  que  d'ailleurs  on  ne  croit  pas  infaillible, 
on  risque  de  perdre  le  bénéûce  d'un  tel  effort.  Au 
.lemeurant,  nous  ne  pouvons  que  souscrire  aux 
revendications  en  faveur  du  pouvoir  que  l'Eglise 
possède  sur  le  rite  du  sacrement. 

Conclusion.  —  Si  nous  avons  cru  devoir  plaider, 
en  tout  désintéressement,  la  possibilité  théorique 
d'une  intervention  de  l'Eglise  modiliant,  au  cours 
les  siècles,  le  rite  essentiel  du  sacrement, nous  ne  son- 


geons pas, pour  autant,  à  ébranler  la  thèse  maîtresse 
du  cardinal,  touchant  l'imposition  des  mains,  seul 
rite  essentiel,  dans  tous  les  temps  et  tous  les  lieux, 
du  sacrement  de  l'Ordre.  C'est  qu'à  notre  avis  les 
solutions  les  plus  siuiples  ont  souvent  chance  d'être 
les  plus  vraies,  et  qu'en  abandonnant  celle-ci,  on 
se  lance  dans  des  complications  inextricables.  En 
effet,  on  se  condamne  à  admettre  que,  tandis  que 
l'essence  du  sacrement  de  l'Ordre  demeurait,  pour 
la  plupart  des  Eglises  orientales,  ce  qu'elle  avait 
été  pour  toutes  les  Eglises  dès  le  temps  des  Apôtres, 
elle  est  devenue  autre  pour  l'Eglise  latine,  et  à  sa 
suite  pour  l'Eglise  arménienne,  à  une  date  relative- 
ment récente,  date  d'ailleurs  impossible  à  préciser, 
mais  qu'il  faut  situer  aux  abords  du  xii"  siècle; 
qu'un  si  grand  changement  s'est  accompli  non  par 
voie  d'autorité,  mais  par  voie  d'inflltration  lente, 
et  qu'il  était  consommé  depuis  environ  deux  siècles 
avant  d'être  consacré  par  le  décret  du  concile  de 
Florence;  qu'en  donnant  acte  aux  seuls  Arméniens 
d'un  si  grand  changement,  l'Eglise  n'a  eu  nul  souci 
de  le  notilier  pareillement  aux  Occidentaux,  qui 
étaient  les  premiers  intéressés  ;  qu'elle  avait  subi  ce 
changement  sans  en  prendre  conscience,  et  qu'après 
l'avoir  consacré  par  le  décret  aux  Arméniens,  elle 
est  restée  indifférente  à  la  réaction  qui,  depuis  le 
xviF  siècle  surtout,  s'est  prononcée  contre  le  décret 
de  Florence. 

Au  cours  de  ce  travail  d'infiltration,  qui  ne  s'est 
pas  accompli  partout  à  la  même  date,  mais  a  ré- 
clamé des  siècles,  que  penser  de  l'essence  du  sacre- 
ment dans  l'Eglise  latine?  Etait-elle  une  ou  double  ? 
Demeurait-elle  à  la  merci  des  initiatives  indivi- 
duelles? Ce  système  parait  absolument  impensable. 
On  ne  s'arrêtera  pas  à  l'idée  que  deux  vérités  dis- 
tinctes aient  pu  coexister  et  se  conipénétrer  dans  un 
enchevêtrement  inextricable.  Rien  ne  saurait  être 
plus  contraire  au  texte  de  Florence,  qui  ne  pré- 
tend pas  innover,  mais  bien  constater  ce  qui  existe, 
et  ne  soupçonne  rien  d'une  telle  complication. 

Concluons,  avec  le  cardinal  Van  Rossum,  que 
l'opinion  qui  reconnaît  dans  l'imposition  des  mains 
le  rite  traditionnel  et  seul  essentiel  de  l'ordination 
sacerdotale,  offre  le  meilleur  terrain  pour  exposer 
sur  ce  point  la  doctrine  et  justifier  la  discipline  de 
l'Eglise. 

II 
Les  Réordinations 

Cette  matière  confuse  offre  un  vaste  champ  aux 
attaques  du  rationalisme  qui  se  plait  à  relever  des 
contradictions  dans  le  passé  de  l'Eglise  catholique. 
L'étude  en  a  été  amorcée,  au  xvi=  siècle,  par  Baro- 
Nius  ;  poussée  plus  loin  par  J.  Mobin,  Commen- 
iarius  de  sacris  ordinationibus  secundum  antiquos 
et  recentiores  Latines,  Graecos,  et  Babylonios, 
Paris,  i655,  avec  une  tendance  excessive  à  la  sim- 
plification; reprise  de  nos  jours  par  Hergenroe- 
THER,  Die  Reordinationen  der  alten  Kirche,  dans  Oes- 
ierreichisclie  Vierteljaliresschrift  fur  Katholische 
Théologie,  t.  I,  18C2  ;  par  Doellinger,  dans  son 
Janus  (1869;  réédition  de  1892,  p.  ll^o■ll^i),  qui 
exagère  la  fixité  de  la  tradition  ecclésiastique  lou- 
chant la  validité  de  l'ordination  indépendamment 
de  la  qualité  du  ministre  ;  par  le  P.  Michael,  S.  J., 
dans  un  sens  opposé  à  Doellinger,  Zeitschrift  f.  ka- 
tliol.  Théologie,  i8g3;  par  le  protestant  C.  Mirbt, 
Die  Publizistik  im  Zeitalter  Gregors  Vil,  Leipzig, 
1894.  On  doit  à  l'abbé  L.  Saltet  une  monographie 
savante,  qui  dispense  de  recourir  aux  travaux  an- 
térieurs. Les  Réordinations,  Etude  sur  le  sacre- 
ment de    l'Ordre,  Paris,   1907,    8",   vui-420    pages. 


1Î59 


ORDINATION 


1160 


Nous  ne  pouvons  songer  à  en  présenter  ici  une  ana- 
lyse tant  soit  peu  complète,  encore  moins  à  discuter 
ce  qui  pourrait  s'y  trouver  de  discutable  ;  qu'il  suf- 
fise d'en  dégager  quelques  idées  directrices. 

I    Objet  de  la  controverse.  —  En  confiant  à  son 
Eglise  la  dispensation  de  la  grâce  par  le  moyen  des 
sacrements,  le  Glirist  a  déterminé,  jusqu'à  un  certain 
point,  le  mode  de  cette  dispensation.  Ministres  de  la 
plupart  des  sacrements,  les  prêtres  ont  reçu  à  cet 
effet,  avec  une  investiture  durable,  une  qualité  per- 
manente, inséparable  de   leur   sacerdoce  :  c'est   le 
caractère,  ou  le  pouvoir  d'ordre,   qui   agit  dans  les 
âmes  ex  opère  operato,  selon  l'expression  de  l'Ecole. 
Mais  ce  pouvoir  du  prêtre  demeure  soumis  au  con- 
trôle de  l'Eglise,  qui,  dans  une  certaine  mesure,  en 
règle  l'exercice  et  en  conditionne  l'efficacité.  L'har- 
monie de  ces  deux  facteurs,  pouvoir  d'ordie  et  direc- 
tion  de   l'Eglise,  nécessaire   au  bon  gouvernement 
intérieur  des  âmes,  peut  être  troublée  par  des  causes 
accidentelles  :  qu'un  prêtre  s'engage  dans  les  voies 
du  schisme  ou  de  l'hérésie,  ce  pouvoir  d'ordre  dont 
il  est  détenteur  et  dont  le  fonctionnement  en  quelque 
sorte  automatique  pourvoyait  aux  besoins  des  âmes, 
échappe  au  contrôle  de  l'Eglise.  Dès  lors  qu'ad  vient-il 
de  ce  pouvoir  émancipé?  Que  penser  des  sacrements 
administrés  parce  prêtre  schismatique  ou  hérétique? 
Que  Tjenser,  en  particulier,  des  ordinations  accom- 
plies par  un  évêque  schismatique  ou  hérétique?  Telle 
est  la  question  qui  se  posa   de  bonne  heure  dans 
rE"-lise.  Il  en  résulta  l'éclosion  d'une  théologie,  que 
nous  pourrions  être  tentés  de  juger   toute  simple, 
l'ayant  trouvée  toute  faite.  Elle  n'en  est  pas  moins 
le  fruit  d'une  élaboration  séculaire,  traversée  par  une 
foule  de  théories  adventices,  compliquée  de  régres- 
sions imprévues,  et  qui  n'atteignit  son  couronnement 
qu'au  plus  beau  temps  de  la  scolaslique. 

Et  c'est  là  précisément  la  question,  restreinte  à  la 
transmission  du  pouvoir  d'ordre,  dont  ce  livre  con- 
tient l'histoire.  Aujourd'hui  tout  catholique  sait 
que,  pour  pouvoir  faire  réellement  des  prêtres  chré- 
tiens, en  observant  le  rite  convenable,  il  suffit  de 
posséder  réellement  la  plénitude  du  sacerdoce,  autre- 
ment dit,  d'être  évêque.  L'exercice  du  pouvoir  d'ordre, 
dans  la  collation  du  sacerdoce  comme  dans  tout 
autre  acte  sacramentel,  pourra  être  illicite,  si 
l'évêque  va  contre  une  prohibition  de  l'Eglise;  il  ne 
sera  pas  pour  cela  invalide;  et  ainsi  le  sacerdoce 
chrétien  pourra  exister  et  se  perpétuer,  le  Christ 
l'ayant  ainsi  voulu,  hors  des  prises  de  l'Eglise,  même 
dans  le  schisme,  même  dans  l'hérésie.  C'est  là  une 
vérité,  non  précisément  de  foi  définie,  mais  cepen- 
dant définissable;  les  théologiens  disent  :  proxima 
fidei.  M.  Saltet  nous  retrace  les  efforts,  les  défail- 
lances, les  conquêtes  de  la  raison  théologique  aux 
prises  avec  la  donnée  traditionnelle.  Cette  lutte  dura 
mille  ans. 

II.  Histoire  de  la  controverse.  —  La  première 
rencontre  historique  entre  le  pouvoir  sacramentel, 
autonome  en  un  certain  sens,  et  l'autorité  de  l'Eglise, 
se  produisit  au  milieu  du  m'  siècle.  L'.\frique  chré- 
tienne qui,  depuis  quelque  temps  déjà,  rebaptisait 
à  leur  entrée  dans  l'Eglise  catholique  les  convertis 
de  sectes  dissidentes,  venait  de  se  heurter  à  l'usage 
de  Rome  qui,  tenant  pour  valide  le  baptême  con- 
féré hors  de  l'Eglise,  se  contentait  de  réconcilier 
ces  convertis  par  l'imposition  des  mains.  Le  Pape 
saint  Etienne  d'une  part,  saint  Cyprien  de  Carthage 
et  bientôt  Firmilien  de  Cappadoce  d'autre  part, 
déployèrent  dans  cette  controverse  une  fermeté  qui 
donne  la  mesure  de  leurs  convictions.  La  même 
opposition  de  principes  se  manifeste  dès  lors  au 
sujet  des   clercs  prévaricateui-s   ou  bien   ordonnés 


dans  l'hérésie  :  tandis  que  Rome  ne  se  refuse  pas 
toujours  à  les  maintenir  à  leur  poste  après  une  faute, 
l'Afrique  les  considère  comme  déchus  de  leur  ordre, 
et  croit  faire  beaucoup  pour  eux  en  les  adme'itant 
à  la  communion  laïque;  l'Asie  dénie  toute  valeur 
aux  ordres  conférés  hors  de  l'Eglise.  L'entente  n'était 
pas  possible  entre  deux  partis  qui  s'inspiraient  de 
vues  différentes  :  le  Pape  s'attachait  à  la  valeur 
intrinsèque  du  rite  institué  par  le  Christ;  ses  contra- 
dicteurs, revendiquant  le  droit  essentiel  de  l'Eglise, 
affirmaient  qu'il  ne  peut  y  avoir  de  sacrement  en 
dehors  d'elle.  Le  débat  devait  se  prolonger  long- 
temps après  la  mort  d'Etienne  et  le  glorieux  martyre 
de  Cyprien.  —  Voir  ci-dessus,  ai-liele  Baptême  des 

UBHKTIQOHS. 

Le  concile  de  Nicée  introduisit  quelque  unité  dans 
la  discipline.  Par  son  huitième  canon,  il  stipula  que 
les  clercs  novatiens,  s'ils  demandaient  à  entrer  dans 
l'Eglise  catholique,  pourraient  y  être  reçus  et  y  con- 
server leur  rang,  après  s'être  soumis  à  l'imposition 
des  mains.  Cependant  on  continuait  de  tenir  rigueur 
à   d'autres  hérétiques,  qui  avaient  corrompu  la  foi 
dans  la  Trinité.  En  somme,  le  principe  maintenu  au 
siècle  précédent   par  le  Pape  Etienne,    triomphait. 
Une  telle  solution  devait  être  accueillie  sans  peine 
en  Occident,  où  la  doctrine  rigoriste  de  Cyprien  ne 
comptait  plus  guèr j  de  partisans  que  dans  quelques 
sectes    dissidentes.    L'Orient,   beaucoup  plus    livré 
aux  entreprises  de    l'hérésie,  mit   plus  de   temps  à 
faire  siennes  les   règles  prescrites  à  Nicée.    Malgi-é 
certaines  démarches  isolées,  comme  celles  du  concile 
d'Alexandrie  (36a)  où  saint  Athanase  fit   prévaloir 
la  doctrine  qu'il  avait  puisée  à  Rome,  comme  celles 
d'Alexandre   patriarche  d'Antioche  ('|i3-42o)  qui  se 
montra  disposé  à  recevoir  dans  son  clergé  les  clercs 
ariens,  et  de  quelques  autres,  on  continua  de  dénier 
communément  aux  clercs  venus    du  schisme  ou  de 
l'hérésie,  le  pouvoir  d'ordre.  Un  peu  après  le  milieu 
du  V  siècle,    une  lettre    adressée  par  le  patriarche 
deConstantinopleà  Martyrius  d'.^ntioche,  distingue 
deux  groupes  d'hérétiques  :  un  premier  groupe  dont 
on  admet  seulement  le  baptême,  ce  sont  les  ariens, 
macédoniens,  quartodécimans  et  apoUinaristes  ;  un 
second  groupe  dont  on  n'admet  aucun  sacrement,  ce 
sont  les  eunomiens,  montanistes,  sabelliens  etautres. 
Au  VI'    siècle,  Jean  le  Scolaslique,    patriarche  de 
Constantinople,   soumettait   à   la    réordination    les 
clercs  monophysites.  Il  faut  aller  jusqu'au  vu'  siècle 
pour  constater  une   réaction   en   faveur   des  ordres 
conférés  hors  de  l'Eglise.  Celte  réaction  se  manifeste 
dans  les  écrits  de  Timothée,  patriarche  de  Constan- 
tinople, qui  divise  les  hérétiques  en   trois  catégo- 
ries: ceux  dont  on  n'accepte  aucun  sacrement;  ceux 
dont    on    accepte  seulement  le   baptême,    et   enfin 
ceux  dont  on  accepte  le  baptême,  la  confirmation  et 
sans  doute  aussi  l'ordination  :  ces  derniers  sont  les 
messaliens,  nestoriens  et   monophysites.  En  692,  le 
concile  In  /■/■«//oconsacrarévolution  déjà  accomplie, 
en  élaguant  de  la  lettre  à  Martyrius  le  passage  relatif 
aux  réordinations  deshérétiques  macédoniens,  nova- 
tiens,  sabbatiens   et  apoUinaristes.   Cent  ans   plus 
tard,  au  septième  concile  œcuménique,  une  enquête, 
résumée  par  Tarase,  patriarche   de  Constantinople, 
établissait  qu'on  avait  depuis  de  longues  années  cessé 
d'inquiéter  sur  la  valeur  de  leurs  ordres  les  clercs 
ordonnés  dans  la  confession  monothélile  :  au  cours 
des  quarante  années    qui   s'écoulèrent  de  l'Eclhèse 
d'Héraclius  (638)  au  sixième    concile  œcuménique, 
quatre  patriarches  monothélites  avait  occupé  la  chaire 
IJalriarcale  de  Constantinople,  trois  autres  avaient 
été    consacrés  par  leurs    prédécesseurs  hérétiques. 
Cependant,  leurs   ordinations    n'avaient   jamais  été 
contestées. 


1161 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


i':»2 


Tanilia  que  l'Orient  secouait  peuà  peu  les  derniers 
restes  (le  la  coutume  autc'uicoenne,  en  Occident  la 
théologie  sacrainentaire,  créée  par  saint  Augustin, 
allait  passer  par  bien  des  épreuves.  Le  docteur 
d'Hippone  avait  recueilli  et  développé  la  forte 
doctrine  traditionnelle  du  Pape  Elionne;  l'extinc- 
tion grailuelle  des  sectes  novalienne,  donatiste,  luci- 
férienne,  semblait  devoir  laisser  le  champ  libre  à 
l'observance  légitime  ;  mais  à  la  place  des  antiq<ies 
dissentiments  de  principes,  surgirent  des  nialeu- 
tenilus  qui  compromirent  tout.  Les  termes  énergiques 
auxquels  en  diverses  circons'.ances  les  Papes  du  v«  et 
du  VI"  siècle  recoururent  pour  llétrir  l'exercice  scliis- 
matique  liu  pouvoir  d'ordre,  furent  souvent  mal 
interprétés,  comme  contraires  à  l'existence  même  du 
pouvoir  d'ordre  dans  le  schisme  :  ainsi  telles  décré- 
taies  des  Papes  Innocent  1'',  Léon  le  Grand,  Péh-ige, 
contribuèrent  à  créer  un  courant  d'opinion  que  leurs 
auteurs  eussent  été  les  premiers  à  déplorer.  D'ailleurs 
on  relève  même  en  Occident,  à  l'état  sporadique,  des 
inliltrations  de  la  théologie  orientale.  Au  vir'  siècle, 
le  moine  grec  Tiiéodore  de  Tarse,  donné  par  le  Pape 
Vitalien  pour  réfoi-mateur  et  pour  chef  à  l'Eglise  de 
la  Grande-Bretagne,  infligeait  une  réordination  à  un 
évoque  consacré  par  des  prélats  indigènes.  Plus  tard 
se  produisirent  des  faits  de  plus  grave  conséquence. 
Ce  fut  d'abord  en  76g  la  compétition  de  Constantin 
et  d'Etienne  lU  pour  le  Saint-Siège,  et  la  déposition 
par  Etienne  111  des  clercs  ordonnés  par  Constantin. 
En  France,  au  ix'  siècle,  ce  fut  l'opposition  faite 
par  les  hauts  prélats  de  l'empire  carolingien  aux 
ordinations  accomplies  par  les  chorévêques,  opposi- 
tion appn3'ée  par  la  législation  apocryphe  des  Fausses 
Décrétales(voir  ci-dessus,  t.  I,  907-908);  puis  la  lutte 
entamée  par  lîincmar  contre  les  clercs  ordonnés  par 
Ebbo,  son  prédécesseur  sur  le  siège  épiscopal  de 
Reims.  AConstantinopIe,  le  conflit  entre  le  patriarche 
Ignace  et  Photius  donna  au  Pape  Nicolas  1"  l'occasion 
d'écrire  une  lettre  sévère,  dont  les  expressions  un  [jeu 
fortes  purent  être  prises  pour  )ine  condamnation 
pure  et  simple  des  ordres  conférés  par  l'intrus.  A 
Rome,  l'inconséquence  de  Jean  VIII  qui,  dans  le  temps 
même  où  il  admettait  à  l'exercice  de  leurs  ordres 
les  clercs  ordonnés  par  Photius,  faisait,  sous  la 
pression  d'autres  nécessités,  renouveler  la  consécra- 
tion de  Joseph, évêque  de  Vereeil,  préalablement  sacré 
par  un  prélat  rebelle,  accrut  la  confusion  des  idées. 
En  897,  le.s  princes  de  Spolète  faisaient  déterrer  le 
corps  du  Pape  Formose,  accusé  de  trahison  envers 
leur  dynastie;  les  ordinations  de  ce  Pape  furent 
cassées  et  tenues  pour  nulles  sous  les  pontilicats  de 
Serge  III  et  de  Jean  X.  En  964,  la  rivalité  de  Jean  XII 
et  de  Léon  VIII  renouvelait,  en  l'aggravant,  le  scan- 
dale causé  deux  siècles  plus  tôt  par  la  rivalité  de 
Constantin  et  d'Etienne  III. 

.Vu  x^  siècle,  apparaît  dans  son  horreur  la  plaie 
de  la  simonie,  l'hérésie  simoniaque,  selon  une  expres- 
sion bientôt  reçue  dans  l'Eglise.  Toute  une  école  de 
canonisles  rejette  purement  et  simplement,  comme 
nulles,  les  ordinations  accomplies  par  les  prélats 
simoniaques,  et,  sur  ce  point,  la  pratique  de  la 
Curie  romaine  oscillera  entre  la  rigueur  et  l'indul- 
gence, jusqu'auxjours  de  Grégoire  Vil  et  d'Urbain  II. 
Tandis  que  saint  Pieri'e  Damien  maintient  la  validilé 
des  ordinations  même  illicites,  et  que  des  canonistes 
comme  Cernold  de  Constance  retrouvent,  pour  les 
défendre,  la  théologie  de  saint  Augustin,  d'autres, 
tels  que  les  cardinaux  Humbert  et  Deusdedit,  con- 
fondent persévéramnient  validité  et  licéité. 

Au  XII'  siècle,  l'école  juridique  de  Bologne  élabore 
une  théorie  subtile,  qui  distingue  les  ordres  conférés 
hors  de  l'Eglise  par  un  évêque  jadis  consacré  dans 
l'Eglise,  des  ordres  conférés  par  un  évêque  lui-même 


consacré  hors  de  l'Eglise.  Cette  théorie,  exposée 
ilaiis  le  Décret  de  Gratien,  aura  pour  principaux 
défenseurs  Roland,  Rufin,  Jeande  Faenza. 

Une  réaction  ne  tarda  pas  à  se  produire  avec  Gan- 
dulph,  qui,  pour  caractériser  la  propriété  du  pouvoir 
d'ordre,  Iransmissible  pour  ainsi  dire  automatique- 
ment en  dehors  du  contrôle  de  l'Eglise,  crée  la  for- 
mule expressive  :  Ordo  e>t  a/iihiilaloriiis.  Peu  à  peu, 
celte  théorie  gagne  du  terrain  :  l'un  des  docteurs  de 
la  théorie  adverse,  Roland,  devenu  Pape  sous  le 
nom  d'Alexandre  111,  lui  fait  déjà  certaines  conces- 
sions ;  elle  triomphe  avec  saint  Raymond  de  Penna- 
fort.  Les  grands  docteurs  scolasliques,  Alexandre 
de  Halès,  saint  Thomas  d'Aquin,  Uuns  Scot  consa- 
creront définitivement  cet  enseignement,  dominant, 
dès  le  début  du  xin*^  siècle,  dans  l'Université  de 
Paris. 

Malgré  un  retour  olTensif  au  temps  du  grand 
schisme,  la  théorie  qui  subordonne  à  l'autorisation 
de  l'Eglise  la  transmission  dn  pouvoir  d'ordre  était 
dès  lors  délinitivement  vaincue. 

Conclnsions.  —  Une  vue  rétrospective  sur  la 
controverse  des  Réordinations  découvre  dans  cet  épi- 
sode une  série  de  faits  dont  l'histoire  des  dogmes 
offre  bien  d'autres  exemples.  A  la  vie  latente  du 
dogme  succède  une  période  de  lutte,  puis  l'épanouis- 
sement définitif. 

La  période  de  vie  latente  répond  aux  deux  pre- 
miers siècles.  L'Eglise  n'a  jamais  ignoré  complète- 
ment les  exigences  de  l'investiture  donnée  par  le 
Christ  aux  Apôtres  et  à  leurs  successeurs;  une  tradi- 
tion ancienne  en  fait  foi,  et  le  Pape  saint  Etienne, 
dansun  rescrit  célèbre,  a  rendu  témoignage  à  ce  germe 
de  vérité  déposé  dans  la  conscience  de  l'Eglise. 

La  période  de  controverse,  ouverte  au  temps  de 
saint  Cyprien,  ne  fut  close  qu'à  l'avènement  de  la 
scolastique.  Saint  Augustin, par  les  principes  féconds 
qu'il  posa  et  le  progrès  décisif  qu'il  Cl  réaliser  à  la 
théologie  sacramentaire,  fut  le  principal  ouvrier  des 
progrès  à  venir. 

A  ces  progrès,  l'enseignement  de  l'Eglise,  depuis  le 
xiii*  siècle,  et  particulièrement  au  concile  de  Trente, 
a  mis  le  sceau.  Seule  rinexpérience  pourrait  prendre 
scandale  des  tâtonnements  qui  ont  précédé;  et  seule 
l'ignorance  ou  la  mauvaise  foi  pourrait  y  trouver 
une  arme  contre  la  réalité  des  promesses  faites  par 
le  Seigneur  à  son  Eglise. 

A.  d'Alês. 

ORDINATIONS  ANGLICANES.  —  Sommaire. 
/}ut  de  Vaitlcle. —  Obiginb  du  schisme  d'Henri  VIII 

(i53o- 10/17).  SEPARATION  d'avec  LE  PaPE,  MAIS 
MAINTIEN   DES     FORMES    LITURGIQUES  DU    CULTE.  NoU- 

ieau.t:  changements  SOUS  Edouard  K/ (i547-i557). 
—  Innovations  liturgiques.  Doctrine  nouvelle 
que  ces  changements  visaient  à  exprimer.  Sources 
du  noKi'eau  Prayer  Book  (le  premier  d'Edouard  VI, 
i549).  '-"  formula  Missae  de  Luther.  Le  premier 
Prayer  Book,  mutlation  du  Missel  de  Sarum.  Le 
deuxième  Prayer  Book  d'Edouard  17(i552).  Nou- 
velles mutilations.  —  Introductio.v  de  l'Ordinal 
d'Edouard  VI  (i55o).  Les  Eglises  latiouales  ont- 
elles  le  pouvoir  Je  régler  leurs  rit^i  sacramentels? 
Innocent  f.  Morin.  Type  ancien  c  mmun  à  toutes 
les  formes  d'ordination.  La  forme  d'ordination  de 
Bucer  sert  de  modèle  à  l'Orainal  anglican.  Evêqucs 
consacrés  sous  Edouard  VL  d'après  l  Ordinal  nou- 
veau. Marie  Tudor  (i553-i558).  Réconciliationavec 
Rome,  Elisabeth  (i558-i6o5).  Rétablissement  du 
schisme.  Installation  d'une  nouvelle  lignée  d'évè- 
ques  et  d'un  nouveau  clergé.  Les  ordres  des  nou- 
veaux évoques  dérivent  tous  de  l'archevêque  Parker, 


1163 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1164 


—  Rejet  formel  et  absolu  des  ordres  angli- 
cans PAR  LE  Saint-Siège  sous  Marie  Tudor,  sous 
Elisabeth  et  drpvis.  Attitude  pratique  des  autorités 
catholiques  à  l'égard  de  ces  ordres  {in^licaiis.  — 
Nouvel  EXAiMEN  officiel  de  l'Ordinal  anglican  en 
i6S5  et  en  1704.  Rapports  de  Geiietti,  du  Cardinal 
Casanala  et  d'autres  coiisulteurs.  La  décision  de 
I  704  n'est  pas  fondée  sur  l'absence  de  la  tradition 
des  instruments  dans  le  rite  anglican.  —  Histoire 

DE  LA  controverse  THÉOLOGIQUE  SUR  LES  ORDRES 

ANGLICANS.  Im  légende  de  ta  ïète  de  clieval.  Sauf 
quelques  points  superflus,  les  arguments  apportés 
dès  le  début  contre  les  ordres  anglicans  sont  iden- 
tiques en  substance  à  ceux  que  devait  sanctionner  le 
Saint-Siège.  Historicité  de  la  consécration  célébrée 
à  Lambeth  e/MÔSg.  Examen  de  la  question  de  la 
consécration  de  Barloty.  —  Résumé  de  la  conduite 

OFFICIELLE  DE  l'EgLISE  ENVERS  LES  ORDRES  ANGLI- 
CANS. Stade  final  (1896-1897).  La  Bulle  Aposto- 
licae  curae  (1896).  Accueil  fait  par  les  anglicans  à 
la  bulle  Ordines  Anglicani.  Relation  de  la  oo.m- 

MISSION    instituée    PAR  S.    E.    LE  CARDINAL    HERBERT 

Vaughan.  La  Responsio.  La  Vindicatio  des  évéques 
catholiques.  La  bulle  déclarée  "  irréformable  » 

PAR  LÉON  xni. 

But  de  l'article.  —  L'organisation  du  clergé  de 
l'Eglise  établie  d'Angleterre,  du  clergé  anglican 
comme  on  l'appelle  communément,  diffère  à  plus 
d'un  égard  de  celle  que  présente  le  clergé  dans  la 
plupart  des  autres  églises  protestantes.  L'Eglise  an- 
glicane possède  une  hiérarchie  à  trois  degrés,  formée 
d'évèques,  de  prêtres  et  de  diacres,  qu'elle  députe 
aux  fonctions  de  leur  ministère  respectifs  par  trois 
rites  d'ordination,  assimilables  —  du  moins  à  pre- 
mière vue  —  aux  trois  rites  correspondants  de 
l'Eglise  catholique.  Les  membres  de  ce  clergé  s'ap- 
puient même  précisément  là-dessus  pour  alliriuer 
qu'ils  sont  validenicnl  ordonnés  évêques,  prêtres  et 
diacres,  tout  aussi  bien  que  ceux  de  l'Eglise  de  Rome, 
et  pour  soutenir  avec  insistance  que  le  Saint-Siège 
devrait  les  reconnaître  comme  tels.  Aussi  quand 
l'un  des  leurs,  comme  il  arrive  parfois,  se  réconcilie 
avec  l'Eglise  catholique  et  désire  y  exercer  le  saint 
ministère,  voudraient-ils  que  du  moins  on  lui  épar- 
gnât la  cérémonie,  sacrilège  à  leurs  yeux,  d'une 
deuxième  ordination.  D'autre  part  en  Angleterre, où 
la  question  a  fait  de  tout  temps  l'objet  d'âpres  con- 
troverses, la  théologie  catholique  a  toujours  nié  au 
nom  de  ses  principes  propres  la  validité  de  ces  or- 
dres anglicans;  et  cette  doctrine  a  eu  pour  elle  la 
pratique  constante  des  autorités  ecclésiastiques, 
qui,  se  conformant  en  cela  aux  directions  papales, 
ont  toujours  traité  en  laïcs  les  ministres  anglicans 
convertis  qui  désiraient  remplir  les  fonctions  sa- 
crées, et  leur  ont  toujours  conféré  les  ordres  sans 
condition.  De  leur  côté,  les  controversistes  angli- 
cans sont  souvent  revenus  à  la  charge,  assurant  que 
l'approbation  accordée  par  le  Saint-Siège  à  cet  usage 
se  fondait  sur  l'ignorance  où  l'on  était  à  Rome  des 
véritables  faits  :  l'autorité  Y'ontificale,  disaient-ils, 
avait  été  trompée  par  les  faux  rapports  des  catho- 
liques anglais,  qui,  emportés  par  leurs  préventions, 
n'avaient  jau'ais  pris  la  peine  de  chercher,  à  une 
théorie  qui  h  ur  était  trop  chère,  des  fondements 
historiques  solides. 

En  1896,  des  circonstances  sur  lesquelles  nous 
aurons  à  revenir  altiièrent  l'attention  de  Léon  XHI 
sur  ces  revendications  anglicanes  ;  en  conséquence 
il  donna  ordre  à  une  Commission  d'enquête  d'entre- 
prendre une  étude  approfondie  du  sujet.  Les  con- 
clusions auxquelles  elle  arriva  l'amenèrent  à  publier 
dans  l'automne  de  cette  même  année  la  bulle  Apos- 


tolicae  curae,  par  laquelle  il  confirmait  les  résultats 
de  l'examen  qu'il  avait  fait  faire,  et  déclarait  o  défi- 
nitivement et  irréformablement  »  la  nullité  absolue 
des  ordres  en  question. 

Origine  du  schisme  d'Henri  'Vni(1530-lS47). 
Séparation  d'avec  le  Pape,  mais  maintien  des 
formes  liturgiques  du  culte.  —  Le  schisme  qui,  au 
XVI8  siècle,  détacha  du  Siège  de  Pierre  l'ancienne 
Eglise  d'Angleterre  n'eut  aucunement  sa  cause  dans 
une  désaffection  générale  du  peuple  anglais  pour 
une  religion  que  lui  avaient  transmise  tant  de  géné- 
rations d'ancêtres  :  la  aeule  et  unique  raison  en  fut 
la  tyrannie  d'Henri  VIII,  exaspéré  contre  Clément  VH 
parce  que  ce  pape  refusait  d'annuler  son  mariage 
avec  Catherine  d'Aragon,  c'est-à-dire  de  trahir  la 
doctrine  de  l'indissolubilité  du  lien  conjugal  :  car, 
si  Catherine  fut  la  veuve  d'Arthur,  frère  du  Roi, 
l'empêchement  dirimant  qui  en  résultait  avait  été 
levé  par  dispense  de  Jules  II.  Décidé  à  exécuter  son 
dessein  et  à  répudier  la  Reine  pour  prendre  une  autre 
femme,  Henri  usa  de  tout  son  pouvoir  pour  arracher 
son  peuple  à  la  juridiction  de  Rome,  qu'il  remplaça 
en  proclamant  sa  sui)rématie  personnelle,  sa  pri- 
mauté suprême  sur  l'Eglise  de  ses  domaines.  Sous  la 
menace  des  plus  terribles  châtiments,  il  fit  reconnaître 
celle  suprématie  par  tous  les  évêques  et  personnages 
considérables  du  pays,  tant  civils  qu'ecclésiastiques, 
et  il  la  fit  ratifier  par  un  Acte  de  Parlement  de  i53/|. 
.Sans  doute,  un  simple  coup  d'autorité  royale  ou  par- 
lementaire nt  sullisait  pas  à  rompre  le  lien  spirituel 
qui  rattachait  le  peuple  anglais  au  Saint-Siège;  mais 
par  une  clause  de  cet  Acte,  le  Roi  interdisait  à  ses 
sujets  toute  espèce  de  commerce  avec  le  Pape,  et  dé- 
fendait en  particulier  aux  évêques  de  lui  demander 
les  bulles  d'institution  accoutumées.  Et  comme  par 
ses  menaces  il  les  empêcha  toujours  effectivement  de 
le  faire,  il  réussit  à  soustraire  la  nation  tout  en- 
tière à  cette  juridiction  sans  laquelle  l'unité  catholi- 
que n'existe  plus. 

Mais,  si  Henri  VIII,  pour  arriver  à  ses  fins  per- 
sonnelles et  pour  se  voir  soutenu  dans  son  schisme, 
entraîna  l'ensemble  de  ses  sujets  à  une  rupture  avec 
Rome,  il  n'avait  pas  pour  autant  le  désir  d'intro- 
duire dans  son  pays  un  corps  de  doctrines  protes- 
tantes. A  l'occasion,  il  lia  bien  partie  avec  les  chefs 
protestants  d'Allemagne,  pour  faire  bénéficier  de 
leur  appui  les  projets  qu'il  formait  contre  le  Pape; 
mais  afin  d'abuser  mieux  son  peuple,  il  voulait  que 
les  crojances  et  les  formes  du  culte  divin  auxquel- 
les on  était  habitué  demeurassent  à  peu  près  ce 
qu'elles  étaient  auparavant.  C'est  ce  qui  apparaît 
clairement  dans  les  Articles  about  Beligion  devised 
by  the  Kiiig's  llighness,  publiés  en  i536;  dans  l'In- 
stitution of  a  Christian  Man,  publiée  en  153^  et  com- 
munément appelée  le  Bishops'Booh,  parce  qu'elle 
s'ouvre  par  une  préface  signée  des  évêques  et  de  cer- 
tains membres  du  clergé  ;  dans  lANecessary  Doctrine 
and  Erudition  of  any  Christian  Man,  publiée  en  i543, 
ouvrage  qui,  bien  qu'il  ait  été,  dit-on,  «  vu  par  les 
Lords  spirituels  et  temporels  et  trouvé  très  à  leur 
gré  »,  a  pris  néanmoins  le  nom  de  King's  Bool-,  en 
raison  de  la  Proclamation  Royale  placée  au  début  et 
qui  en  prescrit  l'usage  comme  règle  de  saine  doc- 
trine. Ces  trois  documents  n'en  forment  en  sub- 
stance qu'un  seul  :  l'unique  différence  qui  les  sépare, 
c'est  que  le  second  est  le  développement  du  premier 
elle  troisième  le  développement  du  second.  L'objet 
de  leur  exposition  se  diviseen  quatre  parties,  quiont 
pour  thème:  la  première  le  Credo,  la  seconde  le 
Pater,  la  troisième  les  dix  Commandements  et  la 
quatrième  les  Sacrements.  Sur  les  Sacrements,  ces 
traités  sont  incomplets,  puisqu'ils  n'en  mentionnent 


1165 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1166 


que  trois;  mais  pour  le  reste,  le  fond  Je  leur  ensei- 
gnement est  catholique,  si  ce  n'est  qu'ils  gardent  sur 
le  SacrilJce  de  la  Messe  un  silence  signilicatif,  qu'ils 
rejettent  le  Siège  apostolique,  et  que,  tout  en  per- 
mettant les  prières  pour  les  morts,  l'invocation  des 
Saints  et  l'emploi  des  images,  ils  font  quelques  ré- 
serves prudentes  destinées  à  couvrir  la  destruction 
générale  des  châsses  par  ordre  du  Roi  et  le  transfert 
de  leurs  trésors  à  sa  cassette.  Ainsi,  bien  que  surces 
trois  questions  ces  documents  puissent,  du  point  de 
vue  catholique,  prêter  liane  à  la  critique,  dans  leur 
enseml)le  ils  témoignent  cependant  que,  pour 
Henri  VIII,  les  croyances  religieuses  et  le  culte  tra- 
dilionneldevaient  resterles  mêmes  qu'avant,  excepté 
bien  entendu  ce  qu'exigeait  l'état  de  schisme  résul- 
tant de  la  rupture  avec  Rome.  Et,  conformément  à 
ces  nouveaux  règlements,  on  continua  à  conférer 
les  Saints  Ordressuivant  l'ancien  riteduPontiiical. Si 
d'autres  changements  n'étaient  survenus  dans  la 
suite,  le  proljlème  des  Ordinations  anglicanes  ne  se 
serait  donc  jamais  posé. 

Nouveaux  changements  sous  Edouard  VI 
(i547-i553).  — .Mais  la  mort  d'Henri  VIll,  arrivée  le 
37  janvier  1647,  en  faisant  monter  sur  le  trône  un 
enfant  de  neuf  ans,  Edouard  VI,  ouvrait  une  période 
nouvelle.  Toute  l'autorité  de  l'Etat  tomba  aux  mains 
d'Edouard  Sej'mour,  oncle  maternel  du  nouveau  Roi, 
lequel  se  fit  bientôt  créer  duc  de  Somerset.  Cranmer, 
l'archevêque  de  Cantorbéry,  tigurait  le  second  sur  la 
liste  du  Conseil  de  Régence.  Or  Cranmer  et  Somerset 
étaient  tous  deux,  —  et  depuis  quelque  temps  déjà, 

—  en  étroite  alliance  avec  le  parti  protestant  d'Alle- 
magne. Le  jeune  Roi,  bien  qu'incapable,  vu  son  âge, 
de  se  former  un  jugement  personnel  sur  les  questions 
religieuses,  avait  été  élevé  par  des  gouverneurs  pro- 
testants, portait  en  sol  la  persuasion  que  sa  mission 
serait  de  délivrer  son  peu[ile  des  erreurs  du  Papisme, 
et  possédait,  pour  le  confirmer  dans  ce  dessein,  toute 
l'opiniâtreté  d'un  ïudor.  OutreSomersetetCranmer, 
il  y  avait  d'autres  raeraljres  dans  le  Conseil,   mais 

I  leurs  pouvoirs  étaient  très  limités,  à  moins  qu'ils  ne 
consentissent  à  se  faire  les  instruments  de  Somerset 
et  de  Cranmer,  —  et  c'est  bien  là  ce  qu'ils  firent 
pour  la  plupart.  Ainsi  toutes  les  circonstances  annon- 
çaient qu'on  allait  abolir  radicalement  jusqu'à  ces 
0  restes  de  Papisme  »  qu'Henri  avait  voulu  conserver. 
On  ne  tarda  pas  longtemps  à  inaugurer  ce  travail 
de  destruction.   A  la  cérémonie  du  couronnement, 

—  accomplie  elle-même  selon  le  rite  du  Pontifical,  — 
Cranmer  adressa  la  parole  au  jeune  souverain 
comme  au  vice-régent  de  Dieu,  et  l'invita  à  se  consi- 
dérer comme  un  nouveau  Josias,  suscité  par  le  ciel 
pour  réformer  le  culte  divin,  détruire  l'idolâtrie, 
enlever  les  images  des  églises,  et  n'avoir  plus  rien  de 
commun  avec  l'évèque  de  Rome.  Les  évèques  furent 
requis  de  se  démettre  de  leurs  sièges,  pour  en  re- 
prendre possession  par  lettres  patentes  du  nouveau 
Roi,  afin  d'exprimer  par  là  plus  clairement  qtie  toute 
leur  autorité  spirituelle  leur  venait  de  l'autorité 
royale.  Pour  préparer,  dans  la  mesure  du  possible, 
l'opinion  publique  aux  changements  qui  devaient 
suivre,  un  Premier  Lit're  d'Homélies  fut  composé,  en 
grande  partie  par  Cranmer  en  personne,  et,  pour  le 
reste  même,  soumis  à  son  approbation.  Ce  livre 
était  une  attaque  dissimulée  contre  la  Necessary  Doc- 
trine and  Institution  of  any  Christian  Man,  et  Strype 
(Meniorials,  Bk.  2,  ch.  m)  nous  le  présente  comme 
ayant  pour  but  n  d'exposer  clairement  les  bases  et 
«  les  fondements  de  la  vraie  religion,  et  de  délivrer 

le  peuple  des  erreurs  et  des  superstitions  commu- 
nément répandues  ».   L'exercice  de  la  prédication 
!     lut  interdit  pendant  un  certain  temps,  sauf  à  quel- 


ques personnages  patentés  en  qui  on  pouvait  avoir 
confiance;  les  autres  devraient  remplacer  le  sermon 
du  dimanche  par  la  lecture  de  ces  Homélies.  On 
publia  aussi  une  traduction  des  Paraphrases 
d'Erasme,  qui,  sous  couleur  de  reprendre  les  repro- 
ches du  Nouveau  Testament  contre  les  prêtres  juifs 
et  leur  direction  du  culte  au  temple,  ne  sont  au  fond 
que  la  satire  voilée  des  pratiques  de  dévotion  catho- 
liques. On  donna  ordre  d'acheter  dans  toutes  les 
paroisses  un  exemplaire  de  ces  Paraphrases  et  de  le 
placer  dans  l'église,  attaché  par  une  chaîne,  en  un  lieu 
où  tous  pussent  venir  le  lire.  Pour  obtenir  plus  siire- 
ment  l'obéissance  à  toutes  ces  mesures,  on  commença 
dans  l'automne  de  i547  une  visite  du  Royaume  par 
autorité  royale.  Strype  {ibid.,  p.  209)  donne  une 
liste  des  Visiteurs  désignés,  et  il  suffit  de  la  parcou- 
rir pour  reconnaître  que,  sauf  de  rares  exceptions, 
c'étaient  tous  des  hommes  aux  tendances  protestantes 
les  plus  accusées.  Tout  le  temps  qu'ils  étaient  à 
l'œuvre  dans  un  diocèse,  l'autorité  de  l'évèque  était 
suspendue  ;  et  les  membres  du  clergé,  à  commencer 
par  l'évèque  lui-même,  étaient  invités  à  passer  de- 
vant eux  un  examen  sur  leur  vie  et  leur  doctrine. 
Les  examinateurs  exigeaient  en  particulier  une 
parfaite  connaissance  des  Homélies  et  des  Para- 
phrases, ainsi  que  —  cela  va  sans  dire  —  l'adhésion 
aux  idées  qui  y  étaient  contenues.  Ils  étaient  munis 
en  outre  d'une  série  d'Injonctions  royales  ordonnant 
la  suppression  de  nombreux  usages  catholiques, 
comme  ceux  de  porter  des  cierges  le  jour  de  la  Puri- 
fication, de  recevoir  les  cendres  le  Mercredi  des 
Cendres  et  de  «  ramper  jusqu'à  la  croix  »  le  Vendredi 
saint.  En  vertu  de  ces  Injonctions,  les  Visiteurs 
devaient  aussi  enlever  toutes  les  images  et  peintures 
de  «  faux  miracles  »  ;  et  comme  il  appartenait  à 
chacun  de  juger  quels  miracles  étaient  faux  et  les- 
quels étaient  authentiques,  les  Visiteurs  prirent  le 
parti  qui  leur  assurait  le  concours  de  la  populace 
protestante,  et  qui  consistait  à  détruire  toutes  les 
images  et  peintures  sans  aucune  distinction.  Il  en 
résulta  un  carnage  de  vitraux,  et  un  badigeonnage 
général  des  murs  dont  les  fresques  avaient  charmé 
jusque-là  le  regard  des  fidèles.  Londres  fut  tout  spé- 
cialement éprouvé  en  novembre  iSSy,  quand  les 
Visiteurs  vinrent  à  Saint-Paul.  Cette  cathédrale  for- 
mait, au  dire  du  Chanoine  Dixon,  n  un  temple  qui 
«  était  une  collection  de  temples,  tant  elle  était  vaste, 
«  et  si  innombrables  étaient  les  chapelles,  les  autels, 
a  les  statues,  les  peintures  sacrées  et  les  vitraux 
«  qu'elle  contenait.  »  k  Sur  cet  édifice  rempli  de  pré- 
«  cieux  trésors,  continue-t-il,  on  lâcha  une  armée  de 
«  vandales  et  de  pillards,  conduits  par  les  Visiteurs 
«  eux-mêmes;  en  peu  de  jours  tout  n'était  plus  que 
«  désolation  et  que  ruine.  Et  l'exemple  ainsi  donné 
«  dans  la  Cathédrale  fut  promptement  suivi  dans 
('   toutes  les  églises  de  la  grande  cité.  » 

Innovations  liturgiques.  —  La  décision  qui  vint 
ensuite,  la  plus  importante  qu'aient  prise  ces  nou- 
veaux réformateurs,  portait  sur  la  transformation 
de  la  liturgie;  et  notre  présente  recherche  exige  que 
nous  accordions  à  ce  i^oinl  une  attention  toute  spé- 
ciale. Un  Bill  «  sur  le  Sacrement  »  fut  discuté  et 
adopté  au  Parlement,  le  17  décembre  1547.  Il  statue 
que  «  ledit  très  saint  Sacrement  sera  communément 
«  donné  et  administré  au  peuple  d'Angleterre,  d'Ir- 
«  lande  et  des  autres  domaines  du  Roi,  sous  les  deux 
«  espèces  du  pain  et  du  vin,  à  moins  que  la  néces- 
«  site  ne  requière  autrement  .1  (ll/id.,  p.  224).  On 
ne  proposa  au  Parlement  aucun  texte  déterminé  ré- 
glant le  rite  nouveau  qu'il  faudrait  suivre  pour  se 
conformer  à  ce  décret  :  on  lui  demanda  seulement 
d'ordonner  la  rédaction  d'un  cérémonial  convenable. 


1167 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1168 


Qui  furent  au  juste  ceux  qui  se  chargèrent  de  ce  tra- 
vail de  rédaction,  c'est  ce  qui  reste  enveloppé  de 
mystère  ;  mais  la  Proclamation  royale  qui  tigura  en 
tête  de  ce  cérémonial  lorsqu'il  fut  achevé,  et  qui  en 
imposait  l'adoption  pour  le  jour  de  Pâques  i548, 
nous  le  présente  comme  composé  par  «  plusieurs  des 
«  prélats  de  Sa  Majesté  les  plus  graves  et  les  mieux 
«  instruits,  qui,  après  avoir  longuement  conféré  en- 
«  semble  et  délibéré  leurs  avis,  sont  eniin  tombés 
«  d'accord  »  sur  ce  texte.  C'était  là  une  formule  or- 
dinaire en  ce  temps  des  Tudors;  et  nous  ne  nous 
tromperons  pas  de  beaucoup  en  lui  faisant  signifier 
que  le  Roi  avait  confié  le  travail  à  un  petit  comité 
de  personniiges  qui  partageaient  ses  vues,  —  nous 
voulons  dire  celles  du  Conseil  de  Régence,  —  mais 
manquaient  d'autorité  pour  les  imposer.  Si,  pour 
faire  accepter  de  la  nation  la  mesure  ainsi  décrétée, 
on  jugeait  ensuite  nécessaire  d  y  engager  la  respon- 
sabilité de  quelque  corps  régulier  de  dignitaires 
ecclésiastiques  ou  civils,  on  n'avait  plus  qu'à  con- 
voquer ceux-ci  et  à  user  de  menaces  pour  leur  faire 
signer  le  cérémonial  rédigé  en  petit  comité  par  les 
«  prélats  graves  et  bien  instruits  »  ou  par  toutes 
antres  personnes  indûment  chargées  de  ce  travail. 

Le  texte  qu'on  voulait  ainsi  faire  admettre  de  force 
au  peuple  anglais,  était  imprimé  le  8  mars  i548,  et 
resta  jusqu'en  i549  à  l'état  de  feuillet  séparé.  (Voir 
7*1(0  Boof^s  of  Common  Prayer.  App.)  Il  comprenait 
deux  parties  :  la  première  conçue  en  forme  de  pro- 
clamation à  faire  par  le  ministre,  et  celui-ci  y  an- 
nonçait son  intention  d'administrer  la  Sainte  Com- 
munion selon  la  nouvelle  méthode,  le  prochain  di- 
manche ou  du  moins  quelqu'un  des  jours  suivants.  Ce 
qui  nous  intéresse  ici,  c'est  que  la  Sainte  Communion 
ne  devait  plus  comme  auparavant  se  distribuer  in- 
différemment à  toutes  les  messes  où  quelqu'un  se 
présenterait  pour  la  recevoir,  mais  seulement  à 
l'unique  messe  indi([uée  d'avance  parle  ministre  et 
fixée  par  lui  à  l'heure  qui  lui  conviendrait.  Les  au- 
teurs de  cette  disposition  savaient  bien  où  ils  vou- 
laient en  venir  :  l'intention  de  Cranmer,  telle  que 
nous  la  connaissons  par  ailleurs,  était  d'abolir  tou- 
tes les  messes  où  il  n'y  aurait  pas  de  communiants, 
et  par  là  de  déraciner  l'habitude  où  l'on  était  de 
considérer  la  Messe  comme  un  sacrifice.  La  pre- 
mière partie  du  nouveau  cérémonial  règle  que  la 
Messe  sera  dite  comme  ci-devant  jusqu'à  la  lin  de 
la  communion  du  prêtre.  Le  seconde  donne  au  cé- 
lébrant les  directions  suivantes  :  «  Sans  modifier 
«  (jusqu'à  nouvel  ordre)aucun  autre  rite  ou  cérémo- 
0  nie  de  la  Messe,  mais  suivant  ce  que  le  prêtre  a 
«  été  jusiiu'ici  dans  l'habitude  défaire  avec  le  Sacre- 
«  ment  du  Corps,  en  préparant, bénissant  et  consa- 
«  crant  autant  qu'il  est  utile  pour  le  peuple,  ainsi 
«  continuera-t-on  en  même  manière  et  forme,  sauf 
<i  que  le  prêtre  bénira  et  consacrera  un  grand  calice, 
«i  ou  bien  une  ou  plusieurs  belles  et  décentes  coupes, 
«  emplies  d'un  vin  mêlé  de  quelque  peu  d'eau.  » 
Puis,  après  communié  lui-même,  le  prêtre  devra 
omettre  la  fin  de  l'ordinaire  de  la  Messe,  et  se  tour- 
nant vers  les  assistants  il  leur  adressera  une  longue 
exhortation  commençant  par  ces  mots  :  «  Bien- 
n  aimés  au  Seigneur  qui  avez  intention  de  commu- 
«  niquer...  '  »,  afin  de  s'assurer  qu'ils  sont  bien  dans 
les  dispositions  qui  conviennent;  et  s'ils  n'y  étaient 
pas,  il  devrait  se  retirer  aussitôt.  Suit  une  prière 
de  confession  générale  que  tous  doivent  dire  en 
semble,  et  une  prière  d'absolution  adressée  à  tous 
eeux  qui  veulent    communier;    puis  on  réelle  quel- 

1.  Nous  citons  le  Service  de  Couimunion  d'oprès  la 
traduction  française  du  Prn^-fr  Boo/>  publiée  par  ordre  de 
Jacques  I"  en  IGIH. 


ques  «  Paroles  de  Consolation  »  empruntées  aux 
évangiles  et  aux  épitres  du  Nouveau  'Testament,  et 
enfin  une  prière  d'»  Humble  accès  »,  après  laquelle 
le  célébrant  doit  donner  la  communion  sous  les  es- 
pèces du  pain  d'abord  et  sovis  celles  du  vin  ensuite, 
en  prononçant  la  formule  ordinaire  du  rite  catholi- 
que qu'on  a  adaptée  également  à  l'administration 
du  Précieux  Sang.  Aussitôt  après,  il  doit  congédier 
l'assistance  par  ces  mots  :  «  La  paix  de  Dieu  la- 
quelle surmonte  tout  entendement,  etc.  » 

Cette  juxtaposition  du  vieil  ollice  de  la  Messe  sou- 
dainement interrompue  après  la  Communion  du 
Prêtre,  et  du  nouveau  cérémonial  de  Communion, 
renfermait  une  incohérence  manifeste  :  l'ancien 
Ordinaire  de  la  Messe -était  imprégné  en  toutes  ses 
parties  de  l'idée  de  sacrifice,  tandis  que  le  nouvel 
Ordinaire  de  la  Communion  avait  été  introduit, 
comme  nous  allons  le  voir,  avec  l'intention  expresse 
de  bannir  du  rite  de  la  communion  ce  qui  pouvait  y 
rappeler  une  pareille  notion.  Mais  ceux  qui  médi- 
taient un  tel  changement  se  rendaient  compte  que 
leurs  plans  seraient  mal  accueillis  dans  le  pays  :  car, 
sauf  quelques  petits  groupes  protestnntisés  qui 
existaient  à  Londres  et  dans  certaines  villes  de  la 
côte  orientale,  la  population  restait  profondément 
attachée  à  la  foi  catholique.  Les  Reviseurs  compri- 
rent donc  qu'il  fallait  procéder  avec  prudence,  et  se 
contenter  d'introduire  progressivement  les  innova- 
tions projetées,  sans  jamais  dépasser  la  mesure  que 
le  pen[)le  pourrait  présentement  porter.  Quelques 
mois  plus  tard  cependant,  ils  se  sentirent  de  force  à 
faire  un  pas  de  plus  :  le  premier  «  Prayer  Book  » 
d'Edouard  VI  l'ut  publié,  et  un  Ordre  du  Conseil  en 
imposa  l'adoption  en  tous  lieux.  En  février  i549, 
l'Acte  d'Uniformité  prescrivit  qu'à  partir  delà  Pente- 
côte de  cette  même  année  ce  livre  devrait  être  partout 
le  seul  en  usage,  sous  peine  d'amendes,  de  destitu- 
tion, et  même  de  prison  en  cas  de  persistance  obstinée. 

Doctrine  nouvelle  que  ces  changements  vi- 
saient â  exprime!'.  —  Avant  d'expliquer  la  nature 
de  ce  nouveau  livre,  il  pourra  être  opportun  (l'établir 
les  sources  dont  il  s'inspirait  et  la  pensée  à  laquelle  il 
prétendait  répondre.  Les  anglicans  de  «  haute  église  » 
sont  enclins  à  y  voir  «  une  correction  modérée,  géné- 
ralement conservatrice  en  ses  tendances,  de  la  Messe 
romaine  (Frkrk,  History  nf  the  Book  of  Common 
Prayei\i>i>,  52-54),  telle  qu'elle  figure  dans  le  Missel. 
De  même  Wakeman  nous  déclare  que  le  but  des 
Reviseurs  était  d'obtenir  un  vite  (i)  simple,  d'où  la 
suppression  des  complications  qui  rendaient  l'ancien 
oirice  si  peu  intelligible  aux  laïques,  (2)  social,  tel 
que  le  peuple  pût  y  prendre  une  part  plus  grande, 
(3)  phia  scripturaire  dans  son  langage,  et  (li)  purgé 
d'abus  certains  comme  étaient  l'invocation  des  saints 
ou  la  commémoraison  des  âmes  du  Purgatoire.  (Wa- 
KE.-MAN,  llislory  of  the  Church  of  England,  p.  270) 
Le  chanoine  Brightman  est  plus  près  de  la  vérité 
quand  il  voit  dans  le  nouveau  canon  «  une  paraphrase 
«  et  un  développement  éloquent  de  la  conception  du 
«  sacrifice  eucharistique  présentée  à  trois  points  de 
»  vue,  savoir  :  (i)  comme  la  commémoration  de 
«  l'oblation  historique  du  Christ  par  lui-même,  dans 
«  sa  mort  sur  la  croix,  (a)  comme  un  sacrifice  de 
«  louange  et  d'action  de  grâces  pour  le  bienfait  de 
«  la  Rédemption,  (3)  comme  l'offrande  de  l'Eglise,  de 
«  nous-mêmes,  denos  corps  et  de  nos  âmes;  ce  canon 
«  concentre  sur  ces  trois  aspects  toutes  les  expres- 
»  sions  relatives  au  sacrifice.  »  (Buightman,  English 
Bite,  Préface,  cvi)  Mais  une  pareille  description 
n'équivaut-elle  pas  à  un  aveu  détourné  que  l'inten- 
tion des  Reviseurs  était  d'expulser  tout  ce  qui,  dans 
l'ancien  rite  de  la  messe,  formait,  d'après  la  doctrine 


1160 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1170 


Il  aditionnelle  de  l'Eglise  catholique,  l'essence  même 
(iii  sacrilice  eucharistique,  autrement  dit  l'olTrande 
du  Corps  et  du  Sang  du  Christ,  rendus  présents  sur 
i'aalel  par  les  pai-olcs  de  la  Consécration?  Dépouiller 
la  liturgie  de  toute  trace  de  caractère  sacriûcatoirc 
pour  la  transformer  en  pur  service  de  coiuraunion, 
cesl-à-dire  enunesimple  cérémonie  d'administration 
d'- la  communion  au  peuple,  c'est  là,  on  n'en  peut 
liciuler,  l'intention  qui  domina  d'un  bout  à  l'autre  le 
f.M.'Qionial  des  Prayer  JBooks  d'Edouard  VI.  La  pen- 
si  !■  de  ceux  qui  le  réglèrent  était  que,  sur  la  croix, 
le  Christ  s'était  offert  en  sacrilice  une  fois  pour 
toutes,  pour  la  Rédemption  de  tous  les  hommes 
et  la  rémission  de  tous  leurs  péchés;  que  par 
suite  ce  sacrifice  n'avait  plus  à  être  renouvelé  ni  con- 
tinué par  aucun  autre,  et  spécialement  par  celui  que, 
selon  la  doctrine  papique,  les  prêtres  prétendaient 
ollVir  sous  les  apparences  du  pain  et  du  vin  dans 
chaque  messe  qu'ils  célébraient;  qu'eulîn  le  Sacre- 
ment de  l'Eucharistie  n'ayant  été  institué  que  pour 
donner  une  nourriture  spirituelle  aux  croyants, 
ceux-ci  n'avaient  point  d'autre  offrande  à  présenter 
à  Dieu  en  action  de  grâces  que  celle  d'eux-mêmes, 
et  qu'ils  n'avait  nullement  à  Lui  offrir  le  Corps  de 
son  Kils,  lequel  d'ailleurs  ne  se  trouvait  pas  là  sur 
l'autel  de  manière  à  pouvoir  être  reçu  réellement 
d.uis  leur  bouche,  mais  seulement  dans  leurs  cœurs 
par  la  foi. 

Pour  démontrer  que  tel  était  bien  le  but  visé  par 
les  Réformateurs,  on  pourrait  citer  d'innombrables 
passages  tirés  des  écrits  de  Cranmer  et  des  autres 
personnages  sous  le  contrôle  desquels  fut  rédigé  le 
nouveau  Prayer  Book.  Bornons-nous  aux  suivants, 
à  titre  d'exemples  : 

Pour  parler  un  peu  plus  amplement  du  sacerdoce  et  du 
aucriGce  de  Christ,  c'était  un  si  haut  Pontife  qu'il  Lui  a 
suflB  de  s'ofTrir  une  fois  pour  abolir  le  péché  jusqu'à  la 
iin  du  monde  par  une  seule  effusion  de  son  sang.  C'était 
lin  prêtre  si  eccompli  que  par  une  seul<;  ohlation  II  a 
f^xpié  un  monceau  infini  de  péchés,  laissant  à  tous  les 
pécheurs  un  remède  facile  et  tout  prêt,  puisque  son 
unique  sacrifice  devait  suffire  pour  beaucoup  d'années  à 
tous  les  liommes  qui  ne  se  montroraient  pas  indignes.  El 
11  ])rit  sur  Lui  non  seulement  les  fautes  de  ceux  qui 
laient  morts  bien  des  années  auparavant  et  avaient  mis 
?n  Lui  leur  confiance,  mais  aussi  les  fautes  de  ceux  qui 
usqu'à  son  deuxième  avènement  devaient  croire  sincère- 
ment en  son  Evanj^iie.  Si  bien  que  maintenant  nous  ne 
levons  plus  cherch*^r  pour  remettre  nos  péchés  d'autre 
jrètre  ni  d'autre  sacrifice  que  Lui  et  son  sacrifice...  Or, 
mr  ce  'jui  vient  d'être  dit.  tout  homme  peut  aisément 
jomprc'mlre  que  l'offrande  du  prêtre  i\  la  messe,  ou  l'ap- 
->licatif»n  de  son  ministère  fait©  ri  son  grè  pour  ceux  qui 
sont  vifs  ou  morts,  ne  peut  gagner  ou  mériter  ni  pour  hii- 
nénie,  ni  pour  ceux  à  l'intention  de  qui  il  chante  ourécite, 
a  rémission  de  leurs  péchés;  mais  pareille  doctrine 
()apique  est  contraire  h  la  doctrine  de  l'Evangile  et  inju- 
-ieuse  nu  sacrifice  de  Christ.  Car  si  seule  la  mort  de 
Christ  est  l'ohlation,  sacrifice  et  rançon  pour  lesquels  nos 
>échés  sont  pai-donnés,  il  s'ensuit  que  l'acte  ou  le  minis- 
èro  du  prêtre  ne  peut  avtdr  le  même  oQjce.  Aussi  est  ce 
m  blasphème  abominable  de  donner  à  un  prêtre  l'ofTice  ou 
lignite  qui  n'appartient  qu'à  Christ  seulement. 

.-Vnssi  longtemps  que  régnait  la  Loi,  Dieu  souffrait  que 

ies  bêles  sans  raison  Lui  fussent  offertes;  mais  inainte- 

lant  que  nous   somnies  spirituels,  nous  «levons  offrir  des 

^)blations   spirituelles   au    lieu  de  veaui,  de    moutons,  de 

,  loues  et    de   colombes.  Nous    devons    tuer  le   diabolique 

|)rgueil,  la  furieuse    colère,  l'insatiable  avarice,   etc.,  et 

ous  ceux  qui  appartiennent  ù  Christ  doivent  crucifier  et 

nimoler    ces    vices  pour   Christ,  comme  II  s'est   crucifié 

■>our  eux.  Tels  soient  les  sacrifices  des  Chrétiens,  et  que 

.le  teiles  hosties  et  oblalions  soient  acceptables  à  Christ. 

Et    toutes  semblables  messes    papiques  sont   à   bannir 

jiimplement  des  Eglises  chrétiennes,  et  l'usage  véritable 

de  la  Cène  du  Seigneur    doit   être  lêfahli,  en  laquelle  le 

dévot    peuple    assemblé    puisse    recevoir   le    Sacrement 

h  !■  un  pour    soi,  afin    de    déclarer  qu'il  se    souvient   du 


bienfait  qu'il  a  reçu  par  la  mort  de  Christ  et  pour  témoi- 
gner qu'il  est  membre  du  corps  de  Christ,  nourri  de  son 
corps  et  abreuvé  de  son  sang  spirituellement.  (CiiANMEU, 
LurWs  Suppc/',  II,  ."J'iô  sq.) 

A  ces  déclarations  de  Cranmer,  nous  pouvons  en 
joindre  d'autres,  en  raison  des  circonstances  parti- 
culières qui  leur  tirent  donner  la  l'orme  d'une  pro- 
clamation royale.  Ecoutons  la  première  des  «  Six 
«  raisons  publiées  pour  expliquer  pourquoi  le  Révé- 
(I  rend  Père  Nicolas  Ridley,  Evèque  de  Londres,  a 
«  exhorté  les  églises  de  son  diocèse,  où  ponr  lors 
u  les  autels  subsistaient  encore,  à  suivre  l'exemple 
n  de  ces  autres  églises  qui  les  avaient  enlevés,  et 
a  avaient  dressé  au  lieu  de  la  multitude  de  leurs 
«  autels  une  décente  table  en  chaque  église  ». 

La  forme  d'une  table  fera  mieux  passer  les  simples 
des  opinions  superstitieuses  de  la  messe  papique  au 
légitime  usage  de  la  Cène  du  Seignem',  Car  l'emploi  d'un 
autel  est  d'y  accomplir  des  sacrifices;  l'emploi  d'une 
table  est  de  servir  aux  hommes  pour  y  manger.  Or  quand 
nous  venons  au  repas  du  Seigneur,  pourquoi  venons-nous? 
Pour  sacrifier  Christ  à  nouveau  et  le  crucifier  à  nouveau, 
ou  pour  nous  nourrir  de  Lui,  qui  n'a  été  qu'une  seule 
fois  crucifié  et  oITert  pour  nous?  Si  nous  venons  pour 
nous  nourrir  de  lui,  pour  manger  spirituellement  son 
corps  et  boire  spirituellement  son  sang  {ce  qui  est  le 
véritable  usage  de  la  Cène  du  Seigneur),  alors  nul  homme 
ne  peut  nier  que  la  forme  d'une  table  ne  soit  plus  conve- 
nable j)onr  le  repas  du  Seigneur  que  la  forme  d'un 
autel.  (RiuLEY,  Œuvres,  p.  321  et  App.  vi) 

Sources  du  nouveau  Prayer  Book  (le  premier 
d'Edouard  VI,  1549).  —  Ces  textes  et  d'autres  du 
même  genre,  qu'on  rencontre  dans  les  écrits  des 
Reviseurs,  ne  laissent  place  à  aucun  doute  :  s'il  est 
vrai  jusqu'à  un  certain  point  que  le  Missel  de 
Sarum  (identique,  sauf  quelques  petits  détails,  au 
Missel  romain)  a  fourni  la  matière  première  de  leur 
travail  de  refonte,  l'opération  à  laquelle  ils  l'ont 
soumis  ne  visait  pas  seulement  à  rendre  plus  simple 
et  plus  sociale  l'expression  de  l'ancienne  doctrine  et 
de  l'ancienne  piété,  fidèlement  conservées  quant  à 
leur  substance  :  le  but  poursuivi  a  été  l'élimination 
complète  de  tous  les  éléments,  de  tous  les  termes 
qui  donnaient  à  la  Messe  sa  valeur  essentielle  aux 
yeux  des  Catholiques  d'avant  la  Réforme.  Et  le 
modèle  auquel  on  travaillait  à  se  conformer  n'était 
point  tiré  de  quelque  source  primitive  :  il  avait  été 
fixé  par  les  protestants  continentaux  de  ce  temps-là, 
comme  une  multitude  de  preuves  l'établissent  et 
comme  il  importe  de  bien  s'en  convaincre. 

Strypb,  dans  ses  Memorials  of  Arcliliishop  Cranmer 
(vol.  I,  pp.  cxxiv  et  584),  nous  expose  comme 
suit  les  préoccupations  de  Cranmer  en  l'année  i548: 

L'Archevêque  poussait  l'exécution  d'un  projet  qui 
devait  procurer  une  plus  grande  union  entre  toutes  les 
églises  protestantes.  Ce  projet  eût  consisté  en  l'adoption 
d'une  commune  confession  et  harmonie  de  foi  et  de  doc- 
trine tirée  de  la  pure  parole  de  Dieu,  telle  que  tous  pus- 
sent l'admettre  d'un  seul  accord.  Il  avait  remarqué 
quelles  différences  s'éleviiient  entre  protestants  sur  la 
doctrine  du  Sacreraient,  sur  les  décrets  divins,  sur  le  gou- 
vernement de  l'Eglise  et  sur  plusieurs  autres  matières. 
Ces  dissentiments  avaient  rendu  les  tenants  de  l'Evangile 
méprisables  à  ceux  de  la  communion  romaine...  Gela 
lui  faisait  juger  très  expédient  de  procurer  l'adoption 
d'une  pareille  confession.  Et  pour  cela  il  croyait  néces- 
saire que  les  principaux  et  les  plus  doctes  théologiens 
des  diverses  Eglises  se  réunissent  ensemble  et  là,  en 
toute  liberté  et  amitié,  discutassent  les  points  controversés 
selon  la  règle  de  l'Ecriture,  et,  après  mute  délibération, 
rédigeassent  d'un  commun  accord  un  livre  d'articles  et  de 
points  capitaux  de  la  foi  et  de  la  pratique  chrétienne, 
lequel  servirait  de   doctrine  fixe   aux  protestants. 

Cranmer,  nous  explique  encore  le  même  auteur, 
pensait  que  l'Angleterre  était  à  cette  époque  le  pays 


9 


1171 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1172 


le  plus  iiulic|ué  pour  ce  conciliabule  des  novateurs  : 
et  il  avait  obtenu  d'Edouard  VI  «  une  promesse  de  per- 
mission et  de  protection  ».  Aussi  envoya-t-il  aux 
membres  les  plus  éniinents  des  communions  réfor- 
mées de  Suisse,  de  France  et  d'Allemagne,  c'est-à-dire 
à  BuUinger,  Calvin  et  Mélanchlhon,  des  lettres  où  il 
leur  communiquait  son  plan,  en  demandant  leurs 
conseils  et  leur  concours.  {Lettres  de  Zurich,  vol.  I, 
lettre  cxxi,  p.  263)  —  Que  ces  assertions  de  Slrype 
soient  exactes,  du  moins  en  substance,  c'est  ce  que 
prouvent  plusieurs  lettres  de  Cranmer,  contenues 
soit  dans  les  éditions  de  ses  œuvres,  soit  dans  les 
deux  premiers  volumes  des  Lettres  de  Zurich.  Par 
exemple,  dans  une  lettre  du  4  juillet  i548  adressée  à 
Jean  a  Lasco  et  où  il  lui  exprime  son  regret  de  ne 
l'avoir  pas  vu  encore  passer  en  Angleterre,  Cranmer 
déclare  qu'il  en  voie  à  Mélanclithonvine  troisième  lettre 
pour  le  presser  de  venir  au  plus  tôt.  Il  y  dit  aussi 
qu'  «  alin  de  mettre  à  exécution  cet  important  des- 
«  sein  [il  a|  cru  nécessaire  de  recourir  à  l'assistance 
((  de  savants  qui,  ayant  comparé  leurs  opinions  entre 
<r  elles,  pussent  en  finir  avec  toutes  les  controverses 
:.  doctrinales  et  construire  un  système  complet  de 
..  doctrine  vraie  »  ;  et  il  ajoute  :  o  C'est  pourquoi  nous 
«  vous  avons  invité,  vous  et  plusieurs  autres  savants; 
«  et,  comme  ils  sont  passés  chez  nous  sans  faire  de 
<i  diflicultés,  à  peine  avons-nous  à  regretter  l'absence 
K  d'aucun  d'eux,  excepté  la  vôtre  et  celle  de  Mélan- 
«  chthon  ;  et  nous  vous  exhortons  sérieusement  tout 
«  ensemble  à  venir  vous-même  et,  si  possil)le,  à 
«  amener  Mélanchthon  avec  vous.  »  Il  semble  que 
d'autres  lettres  aient  été  adressées  au  même  effet,  un 
an  plus  tard,  à  BuUinger  et  à  Calvin.  Parmi  ceux  qui 
étaient  déjà  venus  en  .\nglelerre,  on  peut  citer  Uten- 
liovius,Pollanus,PierreMartyret  Juste  Jonas  le  jeune. 
A  Lasco  arriva  en  i548,  Bucer  en  iS^g  et  Drj'ander 
A-ers  la  même  époque.  (Ibid.,  c.  xiii.  pp.  277  sq.) 

Ce  projet  d'une  rédaction  systématique  et  complète 
d'un  Credo  protestant  sur  lequel  tous  pussent 
s'accorder,  avait  déjà  été  discuté  sous  le  règne 
d'Henri  VIII;  mais  il  avait  échoué  devant  l'impossi- 
bilité où  l'on  s'était  v>i  d'amener  à  une  entente  les 
différents  réformateurs.  La  même  e.xpérience  se 
renouvela  au  temps  dont  nous  parlons  :  le  congrès 
obtint  cependant  un  certain  résultat  local  :  il  aboutit 
aux  quarante-trois  Articles  anglais  de  i553,  qui  sont 
apparentés  à  la  confession  d'Augsbourg  de  Mélan- 
chthon. 

Mais  ce  qui  nous  touche  directement,  c'est  la  pro- 
venance des  nouveaux  Prarer  Books  d'Edouard  VI  ; 
et  c'est  là,  peut-il  sembler,  une  bien  autre  affaire. 
Toutefois,  et  quoique  nous  en  aj-ons  trouvé  peu  de 
traces  dans  les  lettres  échangées  alors  au  sujet  de 
cette  mesure  plus  générale  qu'était  la  rédaction  d'un 
corps  complet  de  doctrine,  nous  pouvons  être  sûrs 
qu'on  ne  fabriqua  pas  la  nouvelle  liturgie  sans  con- 
sulter ces  illustres  étrangers,  invités  en  Angleterre 
pour  y  apporter  leurs  conseils.  Et  nous  ne  constatons 
que  ce  que  nous  eussions  pu  prévoir,  quand  nous 
voyons  Richard  Hilles  écrire  le  4  jui"  '549  —  c'est- 
à-dire  peu  de  jours  après  la  mise  en  usage  du  pre- 
mier Prayer  Book  —  au  calviniste  suisse  Henri 
BuUinger  une  lettre  où  se  rencontrent  ces  mots  : 
«  C'est  pourquoi  —  maître  Jean  Butler  [le  porteur  de 
«  la  lettre]  en  informera  votre  Révérence  plus  coni- 
<i  plètement  d'après  ma  lettre,  —  nous  avons  une 
o  célébration  uniforme  de  l'Eucharistie  dans  tout  le 
«  royaume,  mais  à  la  manière  des  églises  de  Nurem- 
«  berg  et  de  certaines  de  celles  de  Saxe;  car  on  ne  se 
n  sent  pas  encore  disposé  à  adopter  vos  rites  [les 
«  rites  calvinistes]  au  regard  de  l'administration  des 
«  sacrements...  Ainsi  nos  évèques  et  gouvernants 
«  semblent  agir  comme  il  convient,  au  moins  pour  le 


«  présent,  puisque,  pour  sauvegarder  la  paix  publi- 
II  que,  ils  évitent  ce  qui  pourrait  choquer  les  Luthé- 
«  riens,  tiennent  compte  de  vos  très  doctes  théolo- 
«  giens  allemands,  et  leur  soumettent  leur  jugement 
«  tout  en  retenant  quelques  cérémonies  papiques.  » 
{Lettres  de  Zurich,  vol.  I,  p.  2C5,  Richard  Hilles  à 
Henri  BuUinger,  Londres,  4  juin  i5.'i9)  BuUinger  était 
calviniste,  comme  l'était  aussi,  à  ce  qu'il  semble,  ce 
Hilles,  marchand  anglais,  ami  de  Cranmer  et  son 
homme  de  confiance,  qui  avait  longtemps  vécu  à 
Strasbourg  et  était  entré  dans  l'intimité  d'un  bon 
nombre  de  réformateurs  allemands.  Le  mais  de  la 
lettre  que  nous  venons  de  citer  exprime  le  déplaisir 
que  causaient  à  ces  calvinistes  quelques  points  de  la 
nouvelle  liturgie.  Dans  l'ensemble  pourtant  ils  l'ap- 
prouvaient, comprenant  les  difficultés  que  ses  rédac- 
teurs devaient  rencontrer  dans  l'hostilité  d'un  paj's 
encore  attaché  aux  rites  et  aux  doctrines  catholiques  ; 
et  d'ailleurs  ils  gardaient  l'espoir  de  voir  l'œuvre 
amendée  quelque  jour  en  un  sens  plus  conforme  à 
leurs  opinions. 

La  <<  Formula  Missae»  de  Luther.  — Beaucoup  de 
raisons  ])urent  incliner  Cranmer  à  s'inspirer  de  ce 
modèle  de  Nuremberg  dans  la  rédaction  de  son  livre 
d'oCBee  anglais.  La  Formula  Missae  et  Commiinionis 
pro  Kcclesia  Jl'ittembergensi,  écrite  par  Lutuer 
en  1623  et  traduite  ensuite  en  langue  vulgaire,  avec 
quelques  légères  modifications  sans  importance  pour 
nous,  dans  sa  Deutsche  Messe  de  1626,  constituait  le 
prototype  auquel  se  conformèrent  les  diverses 
Kirchenorduungen  des  quelques  années  qui  suivi- 
rent; non  point  qu'elles  en  reproduisissent  mot  à  mot 
les  prières,  car  ce  n'était  pas  là  aux  yeux  de  Luther 
une  chose  essentielle;  mais  elles  se  réglaient  sur  les 
principes  qu'il  y  avait  posés  et  qui  déterminaient  les 
changements  à  introduire  dans  l'ancienne  liturgie  de 
la  messe  pour  qu'elle  s'adaptât  à  ses  théories.  Le 
missel  de  Nuremberg-Brandebourg,  composé  par 
Osiander,  premier  pasteur  de  Nuremberg,  et  Jean 
Brenz,  premier  pasteur  de  Halle,  fut  mis  en  usage  à 
Nuremberg  en  i533.  Si  l'on  se  rappelle  que  cette 
messe  nurembergeoise  fut  un  des  plus  importants 
succédanés  de  la  Formula  luthérienne  de  Wiltem- 
berg;  que  Cranmer,  qui  devait  bientôt  épouser  en 
secondes  noces  la  nièce  d'Osiander,  se  trouvait  l'hôte 
de  celui-ci  à  Nuremberg  peu  avant  l'introduction  du 
nouveau  missel  ;  qu'il  a  même  pu,  par  suite,  avoir  son 
rôle  dans  les  discussions  qui  aboutirent  à  le  consti- 
tuer; qu'il  prenait  aussi  à  cette  époque  uiî  intérêt 
spécial  à  la  forme  provinciale  de  service  divin  suivie 
alors  dans  la  ville,  et  qui  était  marquée  des  mêmes 
caractères  que  celle  qui  allait  (voir  le  témoignage  de 
Sir  Thomas  Eliot  dans  sa  lettre  au  duc  de  Norfolk  du 
1 4  mars  i553,  ap.EtLis,  Original  Lett.)  la  remplacer, 
—  on  comprendra  sans  peine  que  Cranmer  ait  pu, 
quelque  vingt  ans  plus  tard,  vouloir  iiâtir  sur  ce 
modèle  son  propre  rite  anglais. 

Nouvel  indice  parallèle  :  les  Reviseurs  anglais  sem- 
blent s'être  servis  delà /'j'a  Consultatio,aiu{re  Kirchen- 
ordnung  du  même  genre,  rédigée  quatre  ans  plus 
tôt  par  Mélanchthon  à  l'usage  de  la  ville  de  Cologne, 
sur  la  demande  de  l' Archevêque-électeur,  l'apostat  1 
Ilermann  de  Wied.  Or  ce  prince  avait  voulu  que  la 
liturgie  de  Nuremberg  servit  de  liase  à  la  liturgie 
réformée  qu'il  projetait  pour  Cologne,  laquelle  en 
porte  effectivement  des  traces,  —  tout  comme  aussi 
le  Prarer  Book  porte  des  traces  de  la  liturgie  de 
Cologne,  principalement  dans  certains  de  ses  rites 
secondaires,  tels  que  l'administration  du  Baptême  et 
de  la  Confirmation. 

Nous  ne  pouvons  omettre  de  mentionner  encore, 
toujours  pour  établir  le  même   emprunt,  un  détail 


1173 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1174 


n  signilicalif  relevé  par  Gasquet  et  Bishop 
:^yard  VI  and  tlie  Book  of  Common  Prayer, 
.:lip.  vi).  A  l'exception  du  texte  mozarabe,  —  lequel 
I.  .1  guère  dû  inlluencer  les  Reviseurs  anglicans,  — 
imites  les  versions  du  canon  usitées  dans  les  litur- 
i:les  catholiques  donnent  les  paroles  d'inslilulion  de 
1  Eucharistie  sous  une  seule  et  même  forme.  D'autre 
l'iut,  la  formule  nurenibergeoise  de  ces  paroles  d'in- 


stitution, le  texte  latin  qu'en  donne  Juslus  Jonas 
dans  son  Catéchisme,  la  traduction  de  ce  dernier 
ouvrage  par  Cranmer,  et  la  forme  adoptée  au  temps 
qui  nous  occupe  dans  le  premier  Prayer  Book  de  1 54g, 
sont  identiques  entre  elles,  hormis  quelques  varian- 
tes de  pure  expression,  tandis  qu'elles  diffèrent  essen- 
tiellement de  la  forme  usitée  dans  la  Messe.  C'est  ce 
que  montre  le  tableau  suivant  : 


RITE    MOZARABE 

Doniinus  Noster  Jpsus  Christus 
in  qua  nocte  tradebatur 
iiccepit  paneni 
et  ^.'ii.tias  agans  benedixit 
ïr.    Iregit  deditque 

i^cipulis  suis  dicens  : 
Accipite  et  manducate. 
lU'C  pst  corpus  meum 
;iiod  pro  vobis  tradetur. 
'.^'uctiescumque  manducaverilia 
!0c   facile    in  meaiu   comraenioratio- 

tlPIU. 

^iiîiiliter  et  calîcem 
■ostquam  coenavit 

L  fst  calix  novi  testamenti 
:ne()  sanguine 

|>ro   vobis  et  pro  multis  elTunde- 
III' 
T    I  eoiîssionem  peccatorum . 
^luoliescumque  biberitis 

loc    fQ<*ite    in   meam   couimeniorutîo- 
neni. 


PHAYEK    BOOK    DE  1549' 

Lequel, 

en  la  mènie  nuit  qu'il  fut  trahi, 

prit  du  pain, 

et  l'ayant  béni  et  ayant  rendu  grâces 

le   rompit  i-t  le  donna 

à  ses  disciples^  disant  : 

Prenez,  mangez, 

ceci  est  mon  corps 

qui  est  donné  pour  tous. 

Faites  ceci  en  commémoration  de  moi. 

Seinblablement  aussi  après  le  souper 

il  prit  la  coupe 

et  ayant  rendu  grâces  illa  leur  bailla 

disant  ; 

Buvei-en  tous 

car  ceci  est  mon  sang 

du  nouveau  testament, 

lequel  est  répandu  pour  vous  et  pour 

plusieurs 
en  rémission  des  péchés. 
Faites  ceci   toutes  fois  et  quantes  que 

vous  en  boirez, 
en  commémoration  de  moi. 


KOK.ME     DE      NUKKllIlKRG-nRANDEBOUKG 

DE  15:i3 

Unser  Herr  Jésus  Christus, 

in  der  nachl  da  er  verralen  wardt 

nam  Er  das  brot, 

danket 

und  brachs  und  gabs 

sein  Jilngeren  und  sprach  : 

Nembt  hin  und  essel. 

Des  ist  mein  leyb 

der  filr  euch  gegeben  wirdt; 

das  thut  zu  meinem  gedàchtniss 

Derselben  gleychen  nam   Er  auch  deii 

Kelch 
nach  deni  nbenlmal 
und  danket  nnd    gab  ihn  den 
und  sprach  ; 
Trinckt  aile  daraus. 
Das  ist  mein  blut 
des  newen  lestamenles 
das    filr  euch    und    fUr   vil    vergossen 

wirdt 
zur  vergehung  der  sijnden. 
Solchs  thut  80  oft  îrs  trinckt 

Zu  meinem  gedàchtniss. 


Inutile  de  pousser  plus  loin  les  comparaisons  mi- 
-ulieuses  :  il  suffit  que  notre  examen  nous  ait  indi- 
iié  les  origines  du  rite  d'Edouard  VI.  Ce  qui,  dans 
e  présent  article,  est  jiour  nous  d'une  importance 
ajiilale,  c'est  de  déterminer  les  principes  qui  prési- 
èreut  à  la  constitution  de  la  liturgie  anglicane. 
)emandons-le  donc  maintenant  à  la  source  même  où 
ous  nous  sommes  vus  conduits  par  l'intermédiaire 
u  Missel  de  Nuremberg-Brandebourg,  à  la  Formula 
c  niissa  H'iltembergensi  de  Luther.  En  voici  le  pas- 
age  essentiel  : 

Iraprimis  itaque  profitemur  non  esse  nec  unquam 
iis>e  in  animo  nostro  omnem  cullum  Dei  prorsus  abo- 
■rr,  sed  eum  qui  in  usu  est  pessimis  additamentis  vitia- 
jiu  repurgare  et  usum  pium  monstrare.  iN'am  hoc  negare 
"Il  possuiMUs  missam  et  communionetn  panis  et  vini 
iliim  esse  a  Christo  divinitus  institutum...  At  ubi  jam 
centia  lîebat  addendi  et  mutandi,  proul  cuivis  libehat, 
cci'dente  tuin  et  quaestus  et  ambilionis  sacerdotalis  lyran- 
ide,  tum  coeperunt  altaria  illa  et  insignia  Baal  et  omnium 
eoium  poni  in  templum  Domini  per  impios  reges  nostros, 

e.  cpiscopos  et  pastores.  Hic  sustulit  impius  Ahaz  altare 
freum  et  constiluit  aliud  e  Damasco  petitum,  loquor 
utem  de  canone  illo   lacero  et  abominabili  ex  niiiltorum 

c'iiiis  ceu  sentina  rollecto,  ibi  coepit  missa  fieri  sacriti- 
iiiin,  ibi  addita  offertoria  et  collectae  mercenariae,  ibi 
•quentiae  et  prosae  inter  Sanctus  et  Gloria  in  ej-cehis 
isertae.  Tum  coepit  missa  esse  monopolium  sacerdotale 
iliiis  mundi  opes  exhauriens,  divites  otinsos,  potentes,  et 
"lii[iluarios,  et  inimundos  illos  coelibes  toto  orbe  ceu 
,i-lilalim  ultimam  cxundans.  Hinc  raissae  pro  defunctis, 
tm  itineribus,  pro  opibus.  Et  qiiis  illos  titulos  solos  nii- 
lerot  quorum   missa  facta  est  sacrilicium  ? 

Kn  somme,  Luther  veut  voir  rayer  du  Missel,  en 
-:ige  dans  l'Eglise  catholique  depuis  mille  ans  et 

Nous  soulignons  les  mots  que  nous  avons  du  introduire 
rif"rme  au  texte  anglais  de  1549. 


plus,  tout  ce  qui  exprime  l'idée  de  sacrifice;  mais  il 
veut  bien  en  tolérer  tout  ce  qui  n'impliquerait  pas 
cette  doctrine  et  semblerait  d'ailleurs,  à  son  gré  per- 
sonnel, pieux  et  conforme  à  l'Ecriture.  Il  est  prêt 
notamment  à  accepter  les  Introits  (excepté  ceux  pro- 
pres aux  fêtes  des  saints),  le  Ayrie,  le  Gloria,  et  les 
Oraisons  si  elles  sont  «  pieuses  »  ;  de  même  aussi  les 
Epitreset  les  Evangiles,—  sauf  que  les  Epîlres,  telles 
que  les  marquait  l'ancien  Missel,  donnaient  trop  de 
place  aux  exhortations  morales  et  ne  parlaient  pas 
assez  de  la  foi.  Malgré  cela,  le  Réformateur  accordait 
qu'on  n'y  toucherait  pas  pour  le  moment,  et  que  jus- 
qu'à nouvel  ordre  on  s'en  remettrait  à  la  prédication 
pour  réparer  ce  déficit.  Luther  n'aime  pas  les  Sé- 
quences et  les  Proses,  ni  non  plus  la  récitation  du 
Symbole  de  Nicée,  mais  il  laisse  le  soin  de  décider 
si  on  gardera  ou  non  tout  cela,  aux  évêques, —  c'est- 
à-dire  aux  évêques  du  genre  d'Amsdorf,  qu'en  ce 
temps-là  on  pensait  encore  à  conserver.  .Vinsi  jusqu'à 
cet  endroit  de  la  Messe,  nous  voulons  dire  jusqu'à  la 
fin  du  Credo,  on  pourra  en  pratique  s'en  tenir  à 
la  liturgie  existante.  Mais,  l'auteur  de  la  Formule 
continue  : 

Sequilur  tota  illa  abominalio  cui  servire  coactum  est 
quidquid  in  missa  praecessit,  unde  et  olîertorium  vocatiir. 
i^t  abhinc  omnia  fere  sonant  et  oient  oblationem.  In  quo- 
rum medio  verba  illa  vitae  et  virtiitis  (il  s'agit  des  paroles 
d'institution)  ponuntur,  uti  olim  arca  Domini  posito  est 
coram  Dagone  in  lemplo  idolorum.  Proinde  omnibus  illis 
repudiatis  qiiae  oblationem  sonant  cum  universo  canone, 
retineoniiis  quae  pura  et  sancta  sunt,  et  sic  missam  nos- 
tram  ordiamur. 

Tels  sont  les  points  essentiels  du  plan  de  Luther 
pour  la  reforme  de  la  liturgie,  et  on  voit  comme  ils 

ou  modifier  dans  la  version  française  de  1616  pour  la  rendre 


1175 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


117t 


concordent  avec  les  théories  sui-  la  nature  Je  la  messe 
que  Cranmer  nous  a  livrées  clans  les  citations  don- 
nées plus  liaut.  Quant  aux  autres  détails  contenus 
dans  la  Formula  de  iSaS,  il  nous  sullira  d'en  noter 
quelques-uns  :  Luther  donne  comme  direction  de 
déposer  le  pain  et  le  vin  sur  la  table  sans  cérémonies 
ni  prières  d'aucune  sorte  ;  il  laisse  indécise,  quoique 
non  indiscutée,  la  (piestion  de  l'eau  à  mêler  au  vin  ; 
il  insiste  tout  spécialement  sur  ce  que  les  «  paroles 
d'institution  »,  c'est-à-direlerécitscripturairederins- 
titution  eucharistique,  devront  être  prononcées  tout 
haut  (évidemment  pour  indiquer  qu'on  ne  les  pro- 
nonce pas  pour  consacrer,  mais  seulement  pour  rap- 
peler au  peuple  un  événement  hi:; torique  île  la  vie 
de  Noire-Seigneur).  Toutes  les  liturgies  luthériennes 
constituées  dans  la  période  qui  suivit  l'apparition 
de  cette  Formula  se  distinguent  par  ces  caractères. 
Or  l'examen  des  deux  Prayer  Books  d'Edouard  VI 
prouve  jusqu'à  l'évidence  qu'ils  appartiennent  à  ce 
groupe  luthérien . 

Le  premier  Prayer  Bock,  mutilation  du  Mis- 
sel de  Sarum.  —  Dans  le  premier  Prayer  llool:,  le 
texte  du  Missel  de  Sarum,  forme  ou  variété  du  Mis- 
sel romain  la  plus  généralement  usitée  en  .Angleterre, 
fut  adopté  par  les  Réformateurs  pour  servir  de  base 
à  leur  revision,  si  l'on  peut  donner  ce  nom  de  revi- 
sion à  une  pareille  œuvre  de  mutilation  systémati- 
que. On  maintint  les  Inlroils  (sauf  (pie  sous  cette 
appellation,  et  conformément  encore  au  désir  de 
Luther,  on  introduisit  un  Psaume  entier  au  lieu  de 
l'Introït  classique  de  la  messe  romaine);  on  main- 
tint le  Kyrie,  le  Gloria,  tout  le  système  des  Collectes, 
des  Epitres  et  des  Evangiles  des  dimanches  et  même 
de  quelques  rares  fêtes  en  l'honneur  de  Saints  men- 
tionnés dans  l'Ecriture;  on  retrancha  seulement 
toutes  les  Proses  ou  Séquences.  Mais  «  toute  celte 
abomination  qui  est  appelée  offertoire  «  fut  suppri- 
mée. Le.Ganon,  il  est  vrai,  pour  éviter  l'émotion  po- 
pulaire qu'eût  causée  son  omission  complète,  subsiste 
quant  à  son  ossature;  mais  toutes  les  phrases  qui 
pourraient  sentir  le  sacrifice  sont  omises  ou  modi- 
fiées, comme  le  sont  aussi  toutes  les  phrases  ou 
expressions  similaires  des  autres  parties  de  l'ancien 
office.  Gasquet  et  Moye.s,  dans  le  rapport  présenté 
par  eux  au  Saint-Oflîee  en  1896,  en  cataloguent 
seize  exemples.  (Gascjukt  et  Moyes,  Ordines  Angli- 
cani,  pp.  62, 63  et  app.  m)  Les  Reviseurs  d'Edouard  VI 
retranchent  en  entier  l'OlTertoire  delà  messe;  ils 
retranchent  la  prière  pour  l'olTrande  de  l'hostie  ; 
Suscipe  Sancta  Triniiaf:  hanc  oblalionem...  ;  ils  re- 
tranchent les  prières  :  .ic-eptum  sit  Omnipotenli 
Deo  hoc  sacrificiuni  novum...;  Sic  fiât  sacrificium 
nostrum  in  conspectu  tu<i  hodie...;  Orate  fratres... 
(à  cause  des  mots  :  ut  meum  pariler  et  vestrum  accep- 
tum  fiai  Domino  Deo  sacrificiuni),  avec  le  répons  : 
Accipiai  Dominas  digne  hoc  sacrificiuni  lundis...  Os 
abolissent  toutes  les  Secrètes,  qui  pour  la  plupart 
parlent  de  sacrifice  ou  d'oblation.  Ils  ometlent  dans 
le  Canon  les  mots  :  haec  sancta  sacrificia  illibata; 
hanc  ohlationem  servitutis  nosirae...  quant  ohlatio- 
nem  tu,  Deus...,  hostiani puram,hostiam  sanctam,  lios- 
tiam  imniaculatam,  et  sanctam  sacrificium,  inimaca- 
latani  hostiani.  De  même,  là  où  dans  l'ancien  missel 
se  reucoutraient  les  paroles  :  Agnus  Dei  qui  tollis 
peccata  7;iK/(rfi....les  Reviseurs,  les  ayant  interprétées 
avec  raison  comme  adressées  au  Christ  présent  dans 
son  sacrifice  eucharistique,  les  transformèrent  en  une 
déclaration  faite  par  le  ministre  olficiant  pour 
publier  que  «  Christ,  notre  agneau  pascal,  fut  olfert 
pour  nous  une  /ois  pour  toutes  quand  il  porta  nos 
péchés  en  son  corps  sur  la  croix  ».  Il  est  vrai  que  ce 
premier   Prayer   Book   recommandait  au  chœur    de 


chanter,  pendant  que  se  donnait  la  communion,  le; 
mots  :  «  O  Agneaii  de  Dieu...  »,  exactement  comm( 
ils  sont  dans  le  Missel;  mais  pour  déterminer  le  sens 
où  le  chœur  devait  entendre  ces  mots,  il  faut  tenii 
compte  de  la  déclaration  que  nous  venons  de  citer  ei 
qui,  dans  l'intention  des  Reviseurs,  avait  justemeni 
pour  but  d'éviter  toute  équivoque;  car,  comme  If 
remarquent  Moyes  et  Gasquet  dans  l'écrit  d'où  nous 
tirons  ces  citations,  cette  phrase  :  «  Christ,  notrt 
agneau  pascal,  qui  fut  olfert  pour  tous  quand  il  porte 
nos  péchés  sur  la  croix  »,  constiluaient  un  mol 
de  passe  que  les  Réformateurs  échangeaient  conli 
nuelleraent  entre  eux,  pensant  établir  par  là  que 
depuis  la  mort  du  Christ,  toute  sorte  de  sacrifice  el 
de  sacerdoce  sacrificateur  avait  pris  fin.  Enfin,  outr( 
les  changements  déjà  énumérés,  les  Reviseurs 
rayèrent  encore  la  prière,  propre  au  rite  de  Sarum 
qui  se  disait  avant  la  communion  :  Ave  in  aeternum., 
carnem  qnam  ego  hic  in  mnnibus  teneo,  et  les  prière; 
Ave  in  aeternum  sanctissinta  caro  Chrisli...  et  Ayt 
in  aeternum  caelestis  potus...,  ainsi  que  la  prièrf 
Placent  tihi  sancta  Trinitas,  qui  contenait  les  mots 
Praesta  ut  hoc  sacrificium  quod  ego...  obtiili...  si 
milti  propitiabite. 

Le  deuxième  Prayer  Book  d'Edouard  Vl 
(1538),  nouvelles  mutilations.  —  Ce  n'est  pas 
tout.  Quand  le  premier  Prayer  Book  fut  mis  eu 
usage  et  que  tons  eurent  été  requis  de  l'adopter 
deux  fails  notables  se  produisirent  :  Gardiner,  h 
chef  (lu  parti  protestant  le  moins  éloigné  de  la  doc 
trine  orthodoxe,  s'empara  de  deux  ou  trois  phrases 
de  la  liturgie  nouvelle  sur  lesquelles  il  croj'ait  pou- 
voir s'appuyer  pour  lui  trouver  un  sens  catholique; 
et  d'autre  part  Cranmer,  l'àme  du  mouvement  ré- 
formateur, avait  pour  lors  dépassé  sur  la  nature  d« 
laSainte  Communion,  la  doctrine  de  Luther,  pour  re- 
joindre Calvin,  apportant  par  là  une  grande  cause 
de  joie  au  parti  calviniste  anglais.  L'un  des  effets 
de  tout  cela  fiitiui'en  i552  on  publia  une  deuxième 
édition  du  ((  I-ivre  delà  Prière  commune  »,  où,  à  la 
suite  de  revissions  nouvelles,  on  supprimait  les  dé- 
tails qui  rassuraient  ({uel(^ie  peu  Gardiner  et  ses 
amis,  pour  donner  satisfaction  aux  critiques  soule- 
vées contre  le  premier  n  Prayer  Book  »  par  Bucer, 
rhéréli(;!ue  de  .Strasbourg.  Car  Bucer,  arrivé  à  Lon- 
dres juste  après  l'apparition  de  ce  livre,  au  prin- 
tenq^s  de  iS'ig,  avait  composé  sur  ce  sujet,  à  la  de- 
mande de  llolbeach  évêque  d'Ely,  la  Censura  qu'on 
peut  trouver  dans  ses  Scripta  anglicci.  Les  nouvelles 
modilications  furent  au  nombre  de  neuf.  Dans  la 
première  édition  on  n'avait  fait  qu'abolir  tous  les 
termes  qui  parlaient  de  sacrifice;  mais  l'enchaîne- 
ment même  des  diverses  parties  de  la  Messe  sub- 
sistait, el  il  exprimait  tellement  cette  idée  que, pour 
parler  comme  Luther  (voir  supra,  col.  i  f^li),  «  tout  ce 
«  qui  précédait  cet  abominable  Canon  lui  était  as- 
«  servi  ».  Du  point  de  vue  prolestant,  c'était  dans  le 
premier  Prayer  Book  un  sérieux  défaut;  mais  dans 
le  second  il  fut  amplement  réparé,  et  selon  les  prin- 
cipes propres  aux  Calvinistes  :  car  tandis  que  les 
Luthériens  cherchaient  à  garder  ce  qui  leur  semblait 
bon  de  l'ancien  rite  et  en  éliminaient  seulement  cei 
qu'ils  en  jugeaient  contestable,  le  parti  réformé 
s'efforçait,  dans  ses  nouveaux  rituels,  d'effacer  au- 
tant que  possible  toute  trace  de  cette  Messe  abhor- 
rée. C'est  à  cpioi  on  réussit  pleinement  dans  le  cas 
présent  :  F^e  Canon  expurgé  lui-même,  qui  figurait 
dans  l'édition  précédente,  se  vit  cette  fois  couper  en 
deux,  et  le  morceau  le  plus  long,  relégué  au  début 
de  l'olTice,  y  devint  une  Prière  pour  l'Eglise  mili- 
tante, tandis  que  l'autre,  très  raccourci,  prenait 
place  à  la  fin   comme  Prière  d'action  de  grâces.  Le 


1177 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1178 


yii-nùer  Prnyer   liouk    avait  aussi  conservé  les  mois 
iliL  Missel  :  Digneris  beneiiicere  et  sancitficaie  huec 
iiia  doua   et    crecituras  panis  et  vini,  ni  sint  nobis 
:  ,/;.(ti  et  saii'^uis  dilectissimi   Filii  iui  J<;su  Ckrlst. 
paroles,  Gardiner  les  avait  invoquées  en  faveur 
;a   iirésence   objective   du  Corps  cl  du  Sang  du 
si,  et  Craumer  les  avait   défendues  en   faisant 
rver  «  qu'elles  ne  demandent  pas  que  le  pain  et 
vin  deviennent  absolument  le  Corps  et  le  Sang 
;  CUrist,  mais   seulement  qu'ils  le    deviennent 
I'  lur  nous  en   ce   saint  mystère  ».  Néanmoins  le 
ond  l'rayer  Dook  change  cette  prière  en  cette  au- 
plus  simple  :  «  Fais  (nous)  la  grâce  que,  recevant 
,,■:,  tiennes  créatures   de  pain  et  de   vin,  selon  la 
sainte  Institution  de  Jésus  Christ  ton  Kils  notre 
sauveiM',  en  commémoration  de  sa  mort  et  passion, 
nous  soyonsfaits  parlicipantsdeson  corps  et  de  son 
«  sang  très  iirécieux.  »  De  même,  l'édition  précédente 
contenait,  entre  la  Consécration    et  la  Communion, 
une    prière   de   préparation  pour  les  communiants 
appelée  11  Prière  d'Humble   accès   »,  que   le  Ministre 
ngageait   à   réciter  «    humblement  agenouillés 
leurs    genoux    »;  elle    contenait,  après    le  Ter 
sdiutiis,  les  mots  :  «   Benedictus  qui  tenit...  »;  pour 
uliuinistrer  la  communion,    on  avait   gardé  la  for- 
tuule  :  <i  Corpus    Doinini    nostri...  custodiat  animam 
.<  Itiiiin...  »;  et,   comme  nous  l'avons   vu,  si  VJgniis 
.'ifi  n'était  plus  récité  par  l'OfTiciant,  il  étaitdu  moins 
ncore  chanté  par    le    ehœur.  Et  sur  tout  cela  aussi 
iaidiner  s'était  appuyé  comme  sur  autant  d'indices 
rii  faveur  de  la    Présence    réelle  et  du    Sacrifice  eu- 
charistique. Tout  cela  fut  supprimé  ou  modiQé  dans 
le  deuxième    frayer   Book.    La  k   Prière    d'Humble 
accès  »  fut    transportée   avant    la  Consécration  ;  et 
aux  anciennes  formules  de  communion,  on  substitua 
celle-ci  :  «  Prends  el  mange  ceci  en  commémoration 
u  (jue  Jésus-Christ  est  mort  pour  loi,  elle  repais  de 
.<  Lui  eu  ton  cœur   par  foi  avec  action  de  grâces.  » 
'■  r.ois  ceci  en  commémoration  que  le  sang  de  Christ 
il   été  répandu  pour  toi,    el  rends  grâces.  »  —  Plus 
lard,  il  est  vrai,  quand  Elisabeth  monta  sur  le  trône 
et  que  ce  deuxième  Prayer  Book  fut  remis  en  usage, 
un  espéra   gagner  les  Catholiques  en  rétablissant  la 
\icille  formule,  qu'on  eut  soin  du  reste  de  faire  sui- 
\  1  <■  de  la  nouvelle    pour   bien  montrer  en  quel  sens 
'  -  paroles  devaient    être  entendues.    Mais  jusqu'à 
la  Un  du  règne  d'Edouard  VI,  au  temps  où  se  pour- 
suivait le  travail  de  réforme,  on  n'employa  que  la 
lurmule  protestante,  avec  le  sens  hérétique,  qu'elle 
impliquait. 

Si  l'on  tient  compte  de  tous  ces  faits,  il  devient 
impossible  de  reconnaître  aux  Prayer  Bocks  d'E- 
■  iouard  VI  un  autre  but,  un  autre  esprit  que  ceux 
(lu'avail  marqués  Luther  dans  sa  Formula  de  missa 
Hitteinliergensi.Xe  service  de  communion  contenu 
dans  ces  livres  de  la  prière  officielle  anglicane,  non 
seulement  ne  cherche  pas  à  exprimer  la  vraie  no- 
lion  de  Sacrifice  eucharistique,  mais  vise  même 
précisément  à  répudier  cette  doctrine  comme  blas- 
phématoire. 

Introduction     de     l'Ordinal     d'Edouard    VI 
(1330).  —  Mais  ce  qui  nous  intéresse  le  plus  direc- 
te aient,  c'est   l'Ordinal    d'Edouard    VI;  et  si    nous 
avins  dû  nous  étendre  si  longuement  sur  les  carac- 
•  -s  du  Service  de    Communion,  c'est   à    cause    de 
lime  relation   qui  existe   entre  le  sacrifice  et  la 
.    .  aie  de  ministère  dévolue  au  sacrificateur.  Passons 
lune    à  cet  Ordinal,  qui  fut  composé    de  la    même 
uanicre   mystérieuse   et   arbitraire    que  les    autres 
lis   liturgiques.    En  janvier   i55o,    le  Parlement 
a  un  Acte  approuvant  d'avance  un  ordinal  nou- 
V.,  qui  devait  être  rédigé  «  par  six  prélats  el  six 


a  autres  hommes  du  Koyaunie,  instruits  dans  la  loi 
ic  de  Dieu  »,  dont  les  noms  sont  inconnus.  Le  livre 
était  imprimé  et  prêt  à  servir  au  début  du  iirintemps 
<le  I  5.50.  Pendant  quelque  temps,  il  resta  à  l'élut  de 
fascicule  séparé,  distinct  du  Prayer  Book;  mais  dès 
lors  on  en  faisait  usage  pour  les  ordinations  quand 
elles  avaient  lieu.  En  1 552, quand  le  deuxième /-'/•«ver 
Book  vit  le  jour,  le  nouvel  Ordinal  y  fut  inséré 
comme  une  de  ses  parties,  avecuneou  deuxmodiûca- 
tionsde  texte  sans  importance  décisive,  quoiqu'elles 
accusent  encore  un  progrès  dans  le  sens  du  Protes- 
tantisme. Mais  avant  de  chercher  à  déterminer  la 
nature  du  nouvel  Ordinal,  demandons-nous  à  quel 
besoin  il  prétendait  répondre. 

Les  Eglises  nationales  ont-elles  le  pouvoir  de 
régler  leurs  rites  sacramentels  ?  Innocent  I". 
Morin.  —  Si  vraiment,  comme  le  suggèrent  en  géné- 
ral les  auteurs  anglicans  modernes,  les  Reviseurs 
d'Edouard  VI  ne  voulaient  pas  répudier  la  vieille 
doctrine  catholique  sur  le  sacerdoce  en  lui-même, 
mais  prétendaient  seulement  sujiprimer  certaines 
additions  de  date  postérieure,  inipliquan  un  sup- 
posé doctrinal  erroné,  ils  devaient,  semlile-t-il,  se 
borner  à  éliminer  quelques  textes  surajoutés  à 
l'Ordinal  primitif,  mais  sans  écarter  en  bloc  un  do- 
cument d'une  pareille  antiquité,  un  document  tenu 
en  vénération  par  toute  l'Eglise  d'Occident,  et  em- 
ployé par  elle  depuis  mille  ans  au  moins,  pour  la 
création  et  la  conservation  de  son  ministère.  Que 
l'on  considère  en  efl'et  le  danger  où  celte  attitude 
devait  jeter  quiconque  croyait  réellement  à  la  néces- 
sité de  la  succession  apostolique  dans  la  hiérarchie. 
On  dil  quelquefois  que  les  rites  de  l'Ordination, 
comme  ceux  de  la  Messe,  étaient  au  Moyen  Age  très 
dilîerenls  les  uns  des  autres;  qu'on  reconnaissait 
alors  universellement  à  chaque  église  locale,  ou  du 
moins  à  chaque  église  nationale,  le  droit  de  régler 
à  son  gré  son  rite  d'ordination.  11  n'y  a  pourtant 
pas  la  moindre  trace  d'une  pareille  croyance  dans 
les  monuments  du  Moyen  Age  ou  des  âges  précé- 
dents; et  il  n'y  a  guère  de  vraisemblance  qu'elle  ait 
jamais  été  admise.  Si  l'on  compare  entre  eux  le 
rite  usité  en  Occident  el  les  divers  rites  établis  en 
Orient  dès  les  tout  premiers  siècles  du  christianisme, 
on  remarque  bien  que  ces  derniers  difïèrent  les  uns 
d'avec  les  autres  aussi  bien  que  du  rite  occidental 
dans  les  termes  emplojés;  mais  tous  ces  rites  restent 
conçusd'aprèsuneseule  elmèmeidèe:  l'ordination  se 
fait  par  une  prière  solennelle,  qui  détermine  claire- 
ment l'ollice  auquel  les  candidats  doivent  être  pro- 
mus par  Dieu  et  sollicite  pour  eux  les  grâces  néces- 
saires. Quant  aux  variétés  locales  qui  se  rencontrent 
dans  les  divers  pays  ou  daos  les  diverses  provinces 
d'Occident,  —  tels  les  rites  de  Sarum  et  d'York  en 
Angleterre  ou  les  rites  gallicans  en  France,  —  ce  ne 
sont,  comme  le  nom  l'indique,  que  des  la/ie^cs  :  tou- 
tes sont  conformes  dans  l'ensemble  au  rite  romain, 
spécialement  dans  cette  préface  solennelle,  et  endif- 
fèrent  tout  au  plus  par  l'addition  ou  le  changement 
de  cjuelques  phrases  ou  cérémonies  sans  impor- 
tance. Inutile  donc,  dans  une  recherche  comme  la 
nôtre,  de  nous  occuper  de  ces  particularités  régio- 
nales. 

Ainsi  il  suQira  de  consulter  le  rite  romain  lui- 
même,  pour  se  rendre  compte  de  tous  les  points  sur 
lesquels  ce  nouveau  rite  d'Edouard  VI,  qui  de  nos 
jours  encore  forme  toute  la  substance  du  culte  angli- 
can, a  rompu  avec  les  anciennes  formes  liturgiques 
de  l'Eglise  universelle.  Et  que  l'on  compare  la  témé- 
rité de  ces  réformateurs  anglais,  faisant  ainsi  table 
rase  de  cet  antique  rite  occidental,  au  traditiona- 
lisme circonspect  qui  a  toujours  caractérisé  l'Eglise 


1179 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1180 


catholique  dans  le  maintien  de  ses  usages  liturgi- 
ques et  sacramentaires...  Ce  Iraditionnalisme  des 
autorités  catholiques,  voici  comment  il  s'exprime 
dans  la  lettre  qu'en  4i6  saint  Innocbnt  I"  écrivait  à 
Decentius  d'Eugubium. 

Si  les  piètres  du  Seigneur  voulaient  garder  dans  leur 
intégrité  les  ordonnances  [institutaj  ecclésiastiques,  telles 
qu'elles  ont  été  transmises  par  les  bienheureux  Apôtres, 
il  n'y  aurait  nulle  diversité  dans  les  ordres  et  les  consé- 
crations mêmes.  Mais  parce  que,  au  lieu  de  s'en  tenir  ù 
ce  qui  nous  n  été  transmis,  chacun  veut  prendre  pour 
règle  son  goût  personnel,  on  voit  dans  les  divers  lieux  ou 
dans  les  diverses  églises  des  usages  ou  des  rites  divers  ; 
et  le  peuple  s'en  scandalise,  car,  ne  sachant  pas  que  les 
traditions  anciennes  ont  été  coriompues  parla  présomp- 
tion des  hommes,  il  se  dit,  ou  bien  que  les  églises  ne 
sont  point  d'accord  entre  elles,  ou  bien  que  les  .Apôtres 
et  les  hommes  apostoliques  ont  établi  des  institutions 
contraires  les  unes  aux  autres.  En  effet,  qui  donc  ignore 
ou  méconnaît  que  les  traditions  données  à  l'Eglise 
romaine  par  le  prince  des  .\pôtres  Pierre  et  gardées  jus- 
qu'ici ce  jour  doivent  être  observées  par  tous,  sans  rien 
y  surajouter,  sans  rien  y  introduire  qui  ne  s'appuie 
point  sur  l'autorité,  ou  qui  se  recommande  d'un  autre 
exemple?  D'autant  plus  que  très  manifestement  nul  n'a 
fondé  d'églises,  dans  toute  l'Italie,  en  Gaule,  en  Espagne, 
en  Afrique,  en  Sicile  et  dans  les  iles  situées  entre  ces 
pays,  hormis  ceux  qui  ont  été  établis  prêtres  par  le  véné- 
rable apôtre  Pierre  ou  ses  successeurs.  Que  ces  gens 
cherchent  plutôt  dans  les  documents  s'ils  y  trouvent  ou 
lisent  que  ces  provinces  aient  été  évangélisées  par  un 
autre  Apôtre.  Que  s'ils  ne  Vv  lisent  pas,  ne  l'y  trouvent 
nulle  part,  il  faut  qu'ils  se  conforment  à  ce  qu'observe 
cette  Eglise  romaine  dont  ils  ont  indubitablement  tiré 
leur  origine,  de  crainte  qu'en  s'attachant  à  des  assertions 
étran^rèi-es.  ils  ne  paraissent  délaisser  la  source  même  de 
leurs  institutions.  (Migne,  Z'.  i.,  XX,  551-552) 

Voilà,  posé  par  un  pape  écrivant  au  début  du 
cinquième  siècle  ce  principe  que  nul  changement  ne 
doit  se  faire  sans  la  sanction  de  l'autorité,  dans  les 
usages  que,  dès  leurs  premiers  commencements, 
toutes  les  Eglises  d'Occident  ont  reçus  de  Rome. 
Innocent  I^''  ne  parle  pas  spécialement  du  change- 
ment des  rites  d'ordination,  —  encore  queces  mots  : 
a  dans  les  ordres  et  les  consécrations  »  paraissent 
bien  les  inclure;  —  mais  il  spécilie  plusieurs  détails 
de  beaucoup  moindre  importance, tels  que  le  moment 
exact  où  la  paix  doit  se  donnera  la  Messe,  la  ques- 
tion de  savoir  si,  en  l'absence  de  l'évcque,  l'Extrême- 
Onclion  doit  être  administrée  par  un  prêtre,  etc.. 
Xous  pouvons  donc  juger  par  ses  paroles  de  ce  qu'on 
aurait  pensé  au  début  du  cinquième  siècle  d'une 
église  locale  qui  aurait  prétendu  abandonner  pure- 
ment et  simplement  les  formes  d'ordre  de  l'Eglise 
d'Occident,  pour  leur  substituer,  comme  nous  ver- 
rons que  cela  s'est  fait,  l'élucubration  toute  fraîche 
de  quelques  personnages  inconnus  et  dénués  de 
toute  autorité  ecclésiastique. 

Mais  sur  ce  point  on  peut  pousser  plus  avant.  On 
sait  que  l'ordinal  occidental  s'est  accru  dans  le  cours 
des  âges  de  plusieurs  cérémonies  additionnelles  fort 
imposantes.  C'est  ainsi  qu'à  une  époque  très  reculée 
s'introduisit  la  coutume  de  tenir  le  livre  des  Evan- 
giles sur  les  épaules  de  celui  qui  devait  être  élevé  à 
l'épiscopat;  plus  tard  vint  la  coutume  d'oindre  la 
tète  de  ceux  qu'on  consacrait  évèques,  et  les  mains 
de  ceux  qu'on  ordonnait  prêtres;  plus  tard  encore, 
celle  de  remettre  aux  nouveaux  diacres  le  livre  des 
Evangiles,  aux  nouveaux  prêtres  le  calice  plein  de 
vin  et  la  patène  avec  l'hostie,  aux  nouveaux  évè- 
ques l'annean  et  la  crosse,  et  d'imposer  à  tous  les 
vêlements  de  leurs  ordres  respectifs.  Comme  on 
pouvait  s'y  attendre,  les  théologiens  ont  discuté  et 
bâti  des  théories  pour  savoir  si  quelques-unes  des 
paroles  ou  des  cérémonies  ainsi  ajoutées  avaient  pu 


devenir  essentielles  et  lesquelles.  Mais  ces  questions  1 
théoriques  n'ont  jamais   causé    aucune   incertitude    ' 
pratique  sur  la  validité  des  ordinations  accomplies, 
en  raison  de  la  règle  pleine  de  sagesse  qu'a  toujours 
suivie    l'Eglise  catholique,  et  que  Morin    expose  en 
ces  termes  : 

Nous  croyons  nécessaire  pour  le  lecteur  de  savoir  que 
le  Pontifical  romain  modei'ne  contient  tout  ce  qui  se 
trouvait  dans  les  Pontificaux  antérieurs,  mais  que  les 
Pontificaux  antérieurs  ne  contiennent  pas  tout  ce  qui  se 
trouve  dans  le  Pontifical  romain  moderne.  Car  divers 
motifs  de  piété  et  de  religion  ont  fait  introduire  dans  les 
Pontificaux  récents  certaines  additions  qui  manquent  dans 
toutes  les  éditions  anciennes  ,  et  plus  les  Pontificaux  sont 
de  date  tardive,  plus  aussi  ces  insertions  se  multiplient... 
Mais,  fait  admirable  et  impressionnant,  dans  tous  ces  li- 
vres, qu  ils  soient  anciens,  plus  modernes  ou  contempo- 
rains, il  n'y  a  jamais  qu'une  seule  forme  d'ordination, 
tant  pour  les  paroles  que  pour  les  cérémonies,  et  les  li- 
vres postérieurs  n'omettent  rien  de  ce  qui  se  rencontrait 
dans  les  précédents.  Ainsi  la  moderne  forme  d'ordination 
ne  dillère  ni  par  les  mots  ni  par  les  rites  de  celle  usitée 
par  les  anciens  Pères.  (MoitiN,  De  Sacris  Ordinaiionibus, 
P.  III,  p.  10) 

Type  commun  à  toutes  les  formes  d'ordination. 

—  Ce  serait  nous  égarer  que  d'esquisser  ici  l'his- 
toire de  l'évolution  des  rites  sacramentaires  dans 
l'Eglise;  mais  pour  qu'on  puisse  juger  de  la  forme 
anglicane,  qu'on  nous  permette  de  citer  comme 
terme  de  comparaison  la  forme  de  l'ordination  sa- 
cerdotale telle  qu  elle  a  existé  dans  l'Ordinal  catho- 
lique depuis  le  xvi=  siècle  tout  au  moins,  et  telle 
qu'elle  se  trouve,  conçue  en  termes  identiques,  dans 
les  sacramentaires  Gélasien,  Léonin  et  Grégorien. 

Invliatoire.  Oremus,  dilectissimi,  Deum  Patrem  Omni- 
potentem  ut  super  hos  famulos  suos  quos  ad  presbyterii 
munus  elegit  caelestia  dona  multiplicet,  quibus  quod  ejus 
dignatione  suscipiunt  ejus  exsequantur  auxilio. 

LitdJiies. 

Prières.  Exaudi  nos,  Dcus  salutaris  noster,  et  super 
hos  famulos  tuos  benediclionem  Sancti  Spiritus  et  gra- 
tiae  sacerdotalis  effunde  virtutem,  ut  quos  tuae  pielatis 
aspectibus  offerimus  consecrandos  perpétua  muneris  tu 
largitate  prosequaris. 

Préface.  Vere  dignum...  Deus  honorum  omnium  et 
omnium  dignitatum  quae  tibi  militant  distrihutor,  per 
quem  proficiunt  universa,  per  quem  cuncta  iirmantur. 
amplilicatis  semper  in  melius  naturae  rationabilis  incre- 
mentis  per  ordinem  congTua  ratione  dispositum.  Unde 
sacerdotales  gradus  et  officia  levilarum  sacramentis  mys- 
ticis  instituta  creverunt;  ut  cum  ponlifices  summos  re- 
gendis  populis  praefecisses,  ad  eorum  socîetatis  et  operis 
adjumentum  sequentis  ordinis  viros  et  secundae  dignita- 
tis  eligeres.  Sic  in  eremo  per  aeptuaginta  virorum  pru- 
dentum  mentes  Moysi  spiritum  propagasti;  quibus  ille 
adjutoribus  usus  in  populo  innumerabiles  multitudines 
facile  gubernavit.  Sic  in  Eleazaro  et  Ithamar  filiis  Aaron 
paternae  plenitudinis  abundantiam  transfudisti,  ut  ad 
salutares  hoslias  et  frequentioris  ofEcii  sacramenta  suf- 
ficeret  meritum  sacerdotum. 

Hac  proïidentia.  Domine,  Apostolis  Filii  tui  doctore» 
fidei  comités  addidisti,  quibus  illi  orbem  totum  secundîs 
praedicatoribus  impleverunt.  Quapropterinfirmitati  quo- 
que  nostrae,  Domine,  quaesumus,  haec  adjumenla  lar-  5 
gire,  qui  quanto  magis  fragîliorea  sumus,  tanto  his  plu-  t 
ribus  indigemus.  Da,  quaesumus,  Pater,  in  hos  famulos 
tuos  praesbvterii  dignitatem  ;  innova  in  visceribus  eorum 
spiritum  sanctitatis  ;  acceptum  a  te  Deus  secundi  meriti 
munus  obtineant,  censuramque  morum  exemple  suae 
conversationis  insinuent.  Sint  probi  cooperatores  ordi- 
nis nostri;  eluceat  in  eis  totius  forma  justitiae,  ut  bonam 
rationem  dispensationis  sibi  creditae  reddituri,  aeternae 
beatiludinis  praemia  consequantur. 

Comme  nousl'avons  noté,  ce  qui  est  essentiel  dans 
cette  préface,   c'est  la  désignation   du   degré  ou    di- 


1181 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1182 


l'ollice  auquel  le  candidat  doit  être  élevé,  ainsi  que 
la  requête  omcielle  faite  à  Dieu  de  l'y  promouvoir, 
l.cs  mêmes  sacramenlaires  anciens  renferment  des 
formes  similaires  pour  la  collation  de  l'épiscopat  et 
du  diaconat  :  les  degrés  en  question  s'y  trouvent 
clairement  désignés,  puis  on  ajoute  une  prière  de- 
mandant à  Dieu  de  les  conférer. 

Tournons-nous  vers  l'Orient.  VEuchologium  de 
GoAR  nous  fournit  les  rites  d'ordination  de  l'Eglise 
grecque  orthodoxe;  les  liitus  Orientales  de  Denzin- 
GERnous  donnent  les  formes  Maroniles.Nestoriennes, 
Arméniennes  et  Coptes.  (Ces  dernières  se  trouvent 
aussi  dans  l'Appendice  xxxiii,  des  Anglican  Ordi- 
nations du  chanoine  EsTcouRT.)Nous  avons  là  toutes 
les  formes  dont  on  puisse  prouver  que  l'Eglise  catho- 
lique les  ait  jamais  sanctionnées,  soit  en  les  em- 
ployant elle-même,  soit  en  acceptant  les  ordres  con- 
férés par  leur  moyen.  Or  ces  formes,  toutes  diverses 
entre  elles  quant  au  détail  des  expressions,  gardent 
toutes  la  même  caractéristique  essentielle  :  toutes 
désignent  clairement  le  degré  ou  la  fonction  et  de- 
mandent que  le  candidat  y  soit  élevé,  avec  les  grâces 
nécessaires  pour  s'acquitter  fidèlement  de  sa  charge 
nouvelle. 

11  existe  bien  encore  une  ou  deux  autres  formes 
aberrantes  :  ce  sont  celles  qu'on  trouve  dans  les  Con- 
stitutions apostoliques,  dans  les  Canons  dits  de 
saint  Hippolyte  et  dans  ce  qu'on  appelle  le  livre  de 
prière  de  Sérapion  (Voir  l'article  du  D'  Georges 
Wobbermin  dans  la  collection  Texte  iind  Untersu- 
ckungen  de  Leipzig,  1899,  ou  le  tome  II  des  Cnnsti- 
tutiones  Apostolicae,  éd.  Funk.Paderborn,  1906).  Là 
encore  la  forme  des  trois  ordres  est  d'un  type  analo- 
gue, sauf  que,  dans  le  dernier  de  ces  documents,  la 
formule  pour  le  presbytérat  ne  détermine  pas  clai- 
rement ce  degré;  mais  la  faute  en  est  peut-être  à 
une  omission  ou  à  une  corruption  du  texte,  acci- 
dents qui  menacent  toujours  les  restes  littéraires  de 
ce  genre.  Le  chanoine  Estcourt,  dans  l'ouvrage  cité, 
donne  aussi  un  extrait  de  certaines  formes  Ethio- 
piennes pour  les  troisordres,  telles  que  les  a  copiées 
Mgr  Bel  dans  «  certains  livres  Abyssins  «(Voir  aussi 
le  Month,  juin  1914).  Mais  il  ne  semble  pas  que  nous 
ayons  là  le  texte  complet,  et  en  tout  cas,  rien  ne 
prouve  que  le  Saint-Siège  ait  jamais  garanti  de  son 
.Tutorilé  la  validité  des  rites  schisniatiques  perdus 
dans  ces  régions  reculées. 

La  forme  d'ordination  de  Bucer  sert  de  modèle 
a  l'Ordinal  anglican.  —  Telle  fut  la  témérité  avec 
laquelle  on  rejeta  en  bloc  les  formes  d'ordination 
traditionnelles  :  il  nous  reste  à  voir  ce  que  les 
l'u  lormateurs  anglicans  imaginèrent  pour  les  rem- 
jilacer. 

Ce  qui  frappe  d'abord  quand  on  examine  le  Prayer 

liocik  d'Edouard  VI,  c'est  qu'il  ne  retient  à  peu  près 

rien  des  cérémonies   anciennes.  Si  ensuite  on  veut 

avoir  dans  quelle  mesure  le  service  nouveau  consti- 

;iu'  une  composition   originale,   dans  quelle   mesure 

(irocède    au  contraire    d'une   source  allemande  — 

lume  on  peut  bien  le  soupçonner  après  ce  qu'on  a 
AU  du  Service  de  Communion  —  on  fera  bien  de 
consulter  un  document  intitulé  :  fle  ordinatione  légi- 
tima Ministrorum  revocanda,  qui  se  trouve  dans  les 
Si  ripta  anglica  de  ce  réformateur  Strasbourgeois 
lîrcER,  que  Cranmer  invitait  à  passer  en  Angleterre 
|Hiur  y  collaborer  à  son  travail  de  réforme.  Le  titre 
lie  cet  écrit  révèle  assez  clairement  l'intention  de 
l'auteur  :  Bucer  était  de  ceux  qui,  mécontents  du  rite 
alors  en  usage  pour  la  création  des  ministres  dti 
culte,  souhaitaient  de  lui  en  substituer  un  autre,  de 
forme  plus  pure  et  plus  légitime.  Nous  allons  voir 
quel  lien  rattache    son   ouvrage  au  nouvel  Ordinal 


d'Edouard  VI,  qu'on  était  justement  alors  en  train 
de  composer.  Mais  interrogeons  d'abord  siu'  ce  sujet 
MM.  Dbnny  et  Lacky  dans  leur  De  Ilierarchia  an- 
glicana,  ouvrage  publié  en  1896,  appuyé  d'une  pré- 
face approbative  du  Dr.  Jean  Wordsworth,  évêque 
de  Salisbury,  et  composé  en  latin  tout  exprés  pour 
que  lescatholi(|ues  du  Continent  pussent  y  lire,  au 
moment  même  où  la  question  se  discutait  dans  une 
Commission  nonmiée  par  Léon  XUl,  les  véritables 
arguments  pour  la  validité  des  Ordinations  angli- 
canes : 

Rognante  Eihvardo  VI  pluiirai  adveneruiit  in  Angliam 
exules  quibus  in  votis  erat  Ecclesiam  Anglicanam  in 
eandein  refornialimiia  viani  redticcre  quam  ipsi  in  suis 
patriis  sGCnti  erant.  Id  pi-aesertini  fiugitubant  ut  penilus 
aboleretur  sHcerilotiutij,  utque  e  ritu  ordinationis  omnia 
deti-uderenlur  f[nae  Sancti  iSpiritus  coUationeui  postula- 
rent  Horum  omnitim  longe  praestaiilis'^imuB  fuit  Marti- 
nus  Bucer,  ArgenLoratensia.  Lullieranus  ei'at,  spectalo 
nioderamine,  qui,  viris  tani  cui-ialibiis  quam  ecclesiusticis 
pertJ;ratus,  in  Academiam  Cuntabrigiensem  ascilus  pro- 
fesser ei'uditioni  niagnopere  profuit,  ecclesiae  non  mullum 
nocuit.  Is  quideiu  librum  composiiit  de  oi-dinatione  légi- 
tima ministrorum  revocanda  qui  propositum  suumin  ipso 
titulo  prae  se  fei't.  Quippe  non  sacrum  Ecclesiae  minis- 
terium,  non  saccrdotium.  non  verum  episcopatum  reli- 
neri,  sed  ordinationes  quasdam  Apostolicas,  quas  jam 
pridem  desuetas  fuisse  3omnial>at,  instaurari  volait. 
Très  ministrorum  oïdines  permisit,  non  tamen  veros  nec 
inler  se  vere  distinctos,  Unam  duntaxat  formulam  ordi- 
nationis pro  omnibus  ordinibus  exhibait  quae  bis  verbis 
enunliatar  :  «  Manus  omnipotentis  Dei  Patris  et  Kilii  et 
<(  Spiritus  sit  super  vos,  prolegat  et  gabeniet  vos,  ut 
«  eatis  et  fructum  atferatis,  isque  maneat  in  vitam  aetcr- 
«  nani.  »  Hanc  vero  formulam  ila  explicat  ut  omnes 
ministri  aequo  jure  presbyteri,  quamvis  in  très  ordines 
administrative  dispositi,  per  eam  ordinari  intelligantur. 
Inter  prinii  ordinis  presbyterum  et  secundi  ea  tuntuui 
ratione  ut,  cum  ordinatur  aliquis  superinlendens,  id  est 
episcopus,  orania  aliquanto  pluribus  et  gravius  gerantiir 
et  periiciantui-  quam  cum  ordinatur  pi-esbyter  secundi 
oi'dinis  vel  tertii.  Ita  etiani  fit  nonnullum  discrimen  inter 
ordinationem  secundi  et  tertii  ordinis, 

llunc  tandem  librum  manibus  versabant  castigatores 
rilus  AnglicMhi,  f|ui  multum  auctoritatis  Bucero  tribue- 
bant,  nec  tamen  cjus  consiliis  bac  in  rc  obtemperaverunt... 

Ce  témoignage  d'adversaires  est  intéressant  à 
enregistrer  :  donc  l'intention  de  Bucer  en  inventant 
ce  rite  était  d'abolir  le  véritable  sacerdoce,  pour 
restaurer  en  sa  place  une  forme  de  ministère  où  il 
s'imaginait  follement  reconnaître  l'institution  primi- 
tivement établie  par  les  Apôtres.  Que  les  auteurs  du 
De  Ilierarchia  anglicana  aient  raison  en  ce  point, 
c'est  d'ailleurs  ce  qui  est  clair  pour  quiconque  étudie 
l'écrit  du  réformateur  Strasbourgeois.  Mais  est-il 
également  vrai  que  les  réformateurs  anglais  de  celte 
époque  aient  repoussé  délibérément  les  projets  d'un 
homme  qu'ils  tenaient  en  si  haute  réputation?  est-il 
vrai  qu'en  composant  leur  rituel  ils  aient  pris  soin 
d'en  exclure  toutes  les  doctrines  de  Luther  et  des 
autres  hérétiques,  afin  de  conserver  et  de  perpétuer 
par  des  ordinations  valides  l'authentique  sacerdoce 
de  l'Eglise?  En  ce  cas,  ils  choisirent  un  moyen  bien 
étrange  pour  réaliser  un  plan  qui  devait,  de  l'aveu 
d'auteurs  anglicans,  leur  apparaître  diamétralement 
opposé  à  celui  de  Bucer  :  de  leur  plein  gré,  sans  rien 
qui  les  y  forçât,  ils  adoptèrent  presque  intégrale- 
ment le  rite  nu'nie  que  Bucer  avait  proposé,  avec 
cette  seule  différence  qu'ils  substituèrent  à  sa  for- 
mule d'ordination  unique  trois  fornmles  distinctes. 
La  place  nous  manque  pour  donner  ici  le  texte  com- 
plet des  deux  rites;  citons-en  du  moins  quelques 
extraits  :  leur  parallélisme  illustrera  la  parenté  qui 
les  unit,  et  qui,  notons-le,  ne  porte  pas  seulement 
sur  le  détail  de  l'expression,  mais  aussi  sur  l'or- 
donnance de  tout  l'ensemble. 


1183 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1184 


Les  deux  lilui-gies  commencent  par  un  paragraphe 
prescrivant  une  exhortation  sur  la  nature  du  minis- 
tère auquel  sont  appelés  les  ordinands.  Suit  un 
autre  paragraphe  sur  les  Psaumes  à  réciter  ou  à 
chanter,  sur  les  Epîtres  et  les  Evangiles  à  lire  :  le 
choix  est  identique  dans  les  deux  rituels.  Puis  vient 
une  allocution  au  peuple  : 


IIITE   DE   BfCEH  ' 

Soient  donc  ceux-ci  ceux 
que  nous  nous  proposons 
avec  l'aide  de  Dieu  d  or- 
donner au  ministère  de 
l'Eglise  (il  mentionne  la 
nature  du  ministère  el  le 
lieu  où  il  devra  èlie  exercé). 
Car  après  leur  examen  ca- 
nonique nous  les  trouvons, 
autant  qu'un  tel  objet  peut 
être  reconnu  par  nous 
autres  hommes,  légitime- 
ment appelas  et  approuvés 
pour  celte  fonction.  Mais 
si  quelqu'un  de  vous  con- 
naît, etc.. 


Puis,  si  le  peuple  n'allègue  pas  de  crime  ou  d'em- 
pêchement, rOrdinant  principal  (selon  Bucer), 
l'Evèque  (selon  le  rite  anglican),  s'adresse  aux  can- 
didats en  ces  termes  : 


RITE    D  EDOUARD  VI 

Bonnes  gens, soient  ceux- 
ci  ceux  que  nous  nous  pro- 
posons, s'il  plaît  à  Dieu, 
de  recevoir  aux  saintes 
fonctions  de...  Car  après 
dû  examen,  nous  trouvons 
non  point  le  contraiie,  mais 
bien  qu'ils  sont...  Et  néan- 
moins s'il  est  quelqu'un  de 
vous  qui  connaisse,  etc.. 


Vous  avez  entendu, frères, 
dans  voire  examen  canoni- 
que et  tout  ft  l'heure  dans 
le  sermon,  el  dans  les  le- 
çons qui  ont  été  lues  des 
Apôtres  et  des  Evangiles, 
combien  grande  est  la  di- 
gnité, etc. . . 


Vous  avez  en  tendu, frères, 
tant  dans  votre  examen 
privé  que  dans  l'exhortation 
qui  vous  a  été  faite  tout  à 
l'heure,  et  dans  les  saintes 
leçons  tirées  de  l'Evangile 
et  des  écrits  des  Apôtres, 
de  quelle  dignité,  etc.. 


Dans  toute  la  longue  allocution  dont  nous  venons 
de  citer  les  premiers  mots,  le  rite  anglican 
d'Edouard  VI  suit,  avec  cette  même  fidélité,  le  rite 
de  Bucer.  Tous  deux  la  terminent  en  introduisant 
un  questionnaire  sur  les  croyances  du  candidat,  — 
questionnaire  de  neuf  demandes  dans  le  rite  anglican, 
de  dix  dans  celui  de  Bucer,  mais  ovi  par  ailleurs 
questions  et  réponses  sont  presque  identiques  dans 
leur  sujet  et  dans  leur  forme.  'Vient  ensuite  une  tra- 
duction de  la  collecte  :  Actiones  nustras,  après 
laquelle  les  deux  liturgies  réservent  un  temps  con- 
venable à  la  prière  privée  pour  les  ordinands.  Puis 
commence  une  sup]dication,  évidemment  insijirée 
par  l'oraison  du  Pontitical  catholique  :  Deus  honoriim 
omnium,  bien  que  dans  ces  rituels  protestants  elle 
ne  s'associe  plus  à  l'imposition  des  mains  : 


Dieu  toul-jiuissant.  Père 
dp  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  nous  rendons  grâces 
à  Ta  divine  Majesté  el  ù 
Ton  immeneeamour  et  bien- 
veilL-^nce  envers  nons,  par 
ce  même  Tien  Fils  Notre 
Seigneur  et  Rédempteur... 
Et  Tu  as  voulu  qu'après 
qu'il  eut  achevé  notre  Ré- 
demption par  sa  mort  et 
qu'il  se  fut  assis. . .  Il  nous 
donnât  à  nous,  hommes 
misérables  et  perdus,  et 
nous  envoyât  comme  Tu 
L'as  envoyé,  des  Apôtres, 
etc.. 


Dieu  tout-puissant  et  cé- 
leste Père,  qui  par  Ton  in- 
fini  amour  el  bonté  envers 
nous,  nous  as  donné  Ton 
Fils  unique  et  très  chère- 
ment aimé  Jésus-CIirist 
pourétre  notre  Rédempteur 
et  l'auteur  de  la  vie  éter- 
nelle; lequel,  après  qu'il 
eut  achevé  notre  Rédemp- 
tion par  sa  mort  et  qu'il 
fut  monté  au  Ciel,  envoya 
à  travers  le  monde  ses 
Apôtr«s,  ses  Prophètes,  ctc . 


1.  AngUca  Scripia,  pp.  255-259;  voir   aussi    le   Tablet, 
janvier  1896,  qui  cite  le  texte  complet  de  Bucer. 


Pour  ces  si  grands  bien- 
faits, pour  Ton  éternelle 
bonté,  et  parce  que  Tu  as 
condescendu  à  appeler  ces 
Tiens  serviteurs  ici  pré- 
sents au  même  ofiBce  et  mi- 
nistère du  salut  de  l'huma- 
nité, etc. . . 


C'est  pourquoi,  pour  ces 
si  grands  et  si  ineffables 
bienfaits  de  Ton  élei'nelle 
bonté,  comme  aussi  parce 
que  Tu  as  daigné  appeler 
ces  Tiens  serviteurs  ici 
présents  au  ministère  du 
salut  de  l'homme,  et  nous 
les  présenter  pour  être  or- 
donnés à  ce  même  minis- 
tère, etc. . . 

Puis  c'est  la  formule  que  1'  «  Ordinant  principal  » 
et  les  «  presbytres  »  (selon  Bucer),  l'n  Evêque  »  et 
les  «  prêtres  »  présents  (selon  le  rite  anglican  pour 
l'ordination  presbytérale),  doivent  réciter  en  impo- 
sant les  mains  aux  candidats  agenouillés  : 

Texte  db  Bucer  : 

La  main  du  Dieu  tout-puissant.  Père,  Fils  et  Saint- 
Esprit  soil  sur  vous,  vous  protège  et  gouverne,  pour  que 
vous  portiez  beaucoup  de  fruit  par  votre  ministère  et 
qu'il  demeure  à  jamais.  Amen. 

Texte   u'Edocahd   'VI  'et  texte  anglican  actuel): 

Pour  le  Diaconat  : 

Reçois  autorité  pour  exécuter  l'office  de  diacre  dans 
l'Eglise  de  Dieu  à  toi  confiée  :  au  nom  du  Père  et  du  Fils 
et  du  Saint-Esprit. 

Reçois  autorité  pour  lire  l'Evangile  dans  l'Eglise  de 
Dieu,  et  pour  le  prêcher  si  tu  y  es  autorisé  par  l'évêque 
lui-même. 

Pour  la  Prêtrise  : 

Reçois  le  Saint-Esprit.  Ceux  dont  tu  pardonnes  les 
péchés,  leurs  péchés  sont  pardonnes,  el  ceux  dont  tu 
retiens  les  péchés,  leurs  péchés  sont  retenus.  El  sois 
un  fidèle  dispensateur  de  la  parole  de  Dieu  el  de  ses 
saints  sacrements,  au  nom  du  Père,  etc.. 

Reçois  autorité  pour  prêcher  la  parole  de  Dieu  et  pour 
administrer  les  saints  sacrements  dans  la  paroisse  où  ta 
seras  pour  ce  établi. 

Pour  l  Episcopat  : 

Reçois  le  Saint-Esprit  et  te  souviens  d'exciter  la  grâce 
de  Dieu  qui  est  en  toi  par  l'imposition  des  mains;  car 
Dieu  ne  nous  a  pas  donné  l'esprit  de  crainte,  mais  celui 
de  puissance,  d'amour  et  de  sobriété.  Applique-toi  à  la 
lecture,  à  l'exhortation  el  à  la  doctrine.  Pense  à  ces  choses 
contenues  dans  ce  livre,  sois  diligeni  en  elles  pour  que 
l'accroissement  qui  viendra  par  elles  soit  manifeste  à 
tous  las  hommes  ;  prends  garde  à  toi-même  et  à  ton 
enseignement,  et  sois  diligeni  à  ce  faire,  car  en  ce  faisant 
lu  le  sauveras  toi  même  en  même  temps  que  ceux  qui 
l'écoutenl.  Sois  pour  le  troupeau  du  Christ  un  pasteur, 
non  un  loup;  nourris-les,  ne  les  dévore  pas.  Soutiens  Içs 
débiles,  guéris  les  malades,  répare  ceux  qui  sont  brisés, 
ramène  ceux  qui  sont  bannis,  cherche  ceux  qui  sont  per- 
dus» Soyez  miséricordieux  sans  faiblesse;  administrez  la 
discipline  shus  oublier  la  miséricorde:  afin  que,  quand 
viendra  le  suprême  Pasteur,  vous  receviez  l'immarcessible 
couronne  de  gloire  par  Jésus-Christ  Notre-Seigneur. 
Amen. 

Ces  quelques  extraits  aident  peut-être  à  saisir  le 
rapport  q-ui  unit  les  deux  rites  d'ordination.  Si  l'on 
désire  pousser  plus  loin  cette  élude,  on  n'aura  qu'à 
ouvrir  n'importe  quelle  édition  du  Livre  de  la  prière 
communeà  partir  de  celle  de  i552,  et  à  en  comparer 
le  cérémonial  avec  celui  proposé  par  le  réformateur 
de  Strasbourg  dans  son  De  ordinatione  légitima 
Minisirorum  revocanda.  On  verra  du  premier  coup 
comme  les  deux  textes  se  répondent  en  toutes  leurs 
parties  :  à  pai-t  la  substitution  de  la  triple  formule  à 
la  formule  unique,  la  liturgie  anglicane  ne  se  diffé- 
rencie de  l'autre  que  par  quelques  perfectionnements 
verbaux,  d'ordre  purement  littéraire,  et  par  quelques 


1185 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


il86 


abréviations  dues,  semble-t-il,  à  des  motifs  du 
même  genre.  Mais  alors,  où  découvrii'  enli-e  ces  deux 
rites  une  diverfrence  dogmatique? 

Il  est  vrai  que  l'Ordinal  anglican  est  précédé  d'une 
courte  préface,  qui  renferme  la  déclaration  suivante  : 

Depuis  le  tem[is  des  Apôtres  il  y  a  eu  dans  l'Eglise  du 
Christ  CCS  trois  ordres  de  ministres,  les  évoques,  les 
prêtres  et  les  diacres,  et  nul  ne  devait  présumer  d'exercer 
le»  fonctions  d'aucun  d  eux,  si  ce  n'est  qu'il  eût  d'abord 
été  appelé,  éprouvé,  examiné  el  reconnu  doué  des  quali- 
tés re(iuises,  et  que  l'autorité  légitime  l'ciit  approuvé  pour 
cet  office  par  prière  publique  jointe  à  l'imposition  des 
mains...  Et  c'est  pourquoi,  afin  que  ces  ordres  soient  per- 
pétués et  -respectueuseraent  employés  et'  estimés  dans 
1  Eglise  d'Angleterre,  nul  homme  ne  sera  compté  ou  con- 
sidéré légitime  évéque,  prêtre  ou  diacre  de  1  Eglise 
d'Angleterre,  ni  ne  sera  soulTert  exercer  lesdites  fonctions 
si  ce  n'est  qu'il  ait  été  éprouvé,  examiné  et  accepté  pour 
cela  d  après  la  formule  qui  suit  ci-dessous. 

Mais  rien  dans  ces  lignes  ne  montre  que  l'auteur 
veuille  faire  plus  que  d'affirmer  l'existence,  au  temps 
des  Apôtres,  d'un  ministère  à  trois  degrés;  rien  n'y 
implique  qu'il  attribue  à  ce  triple  ministère  le  pou- 
voir de  conférer  des  sacrements  vraiment  efficaces  et 
d'offrir  un  véritable  sacriQoe  eucharistique.  Et  il 
serait  étrange  qu'il  en  fût  autrement  :  car  l'auteur  de 
cette  préface,  on  le  sait  par  ailleurs,  n'est  autre  que 
Granraer  lui-même,  —  Cranmer  dont  l'horreur  pour 
l'idée  catholique  de  la  Messe  est  bien  connue  et 
s'atteste  en  des  pages  comme  celles  que  nous  avons 
citées  de  lui. 

D'autre  part,  si  Bucer  ne  donne  pour  l'ordination 
de  tous  les  ministres  qu'une  formule  unique,  ce  n'est 
pas  qu'il  désapprouve  la  notion  d'un  triple  ministère, 
pourvu  que  celui-ci  ne  prétende  pas  à  un  pouvoir 
mystique  sur  des  sacrements  efficaces  ex  opère  ope- 
rato  :  tout  au  contraire,  il  envisage  lui-même  l'em- 
ploi à  faire  de  sa  formule  pour  la  collation  de  trois 
différents  offices.  Car  dans  le  document  même  qui 
nous  occupe,  après  avoir  proposé  sa  formule,  il  la 
fait  suivre  de  cette  direction  : 

Puisqu'il  y  a  trois  ordres  de  presbytres  et  ministres  de 
l'Eglise,  l'ordre  des  évèques,  celui  des  prêtres  ■^-  que  les 
anciens  appelaient  cardinaux  et  qui  ont  la  principale 
administration  de  l'Eglise  dans  les  lieux  où  il  n'y  a  pas 
d'évt'ques,  — et  enfin  les  presbytres  qui  assistent  les  sus- 
dits et  qui  parmi  nous  sont  appelés  diacres  ou  assistants, 
le  service  d'ordination  doit  être  rendu  correspondant  à 
ces  trois  déterrés  ;  de  sorte  que,  quand  un  surintendant  ou 
évêquG  sera  ordonné,  tout  sera  fait  avec  un  plus  grand 
et  imposant  appareil  que  quand  sera  ordonné  un  pres- 
bvtre  du  second  ou  du  troisième  ordre.  Semblablement  il 
faudrait  faire  quelque  différence  entre  l'ordination  d'un 
presbytre  du  second  ordre  el  celle  d'un  du  troisième. 

Après  cela,  nous  avons  sans  doute  le  droit  de  récu- 
ser la  théorie  d'après  laquelle  la  substitution  de  trois 
formules  à  la  formule  unique  de  Bucer  révélerait 
chez  les  auteurs  de  l'Ordinal  d'Edouard  VI  l'inten- 
tion de  conserver  à  leur  Eglise  un  pouvoir  mystique, 
sacrificatoire  et  sacramentaire,  au  sens  catholique 
des  mots. 

Nous  n'avons  fait  jusqu'ici  que  compai-er  la  for- 
mule d'Edouard  VI  à  celle  de  Bucer.  Mais  on  nous 
permettra  de  signaler  dès  maintenant  un  détail  com- 
plémentaire sur  lequel  nous  aurons  à  revenir  plus 
loin  :  c'est  que  la  forme  anglicane  pour  l'épiscopat, 
et  même  celle  pour  la  prêtrise,  sont  déficientes  :  il 
leur  manque  l'indication  de  l'ordre  qui  se  confère.  La 
première  dit  :  «  Reçois  le  Saint-Esprit  »,  mais  sans 
déterminer  à  quelle  Un,  —  omission  qui  a  fait  dire 
au  D'  Lingardque  ces  paroles  ne  seraient  pas  moins 
appropriées  pour  l'établissement  d'un  sacristain  de 
village  que  pour  la  consécration  d'un  évêque.  Et  la 

Tome  ni. 


forme  de  la  prêtrise  elle-même  est  loin  de  désigner 
avec  précision  l'ordre  administré;  elle  dit  bien  : 
«  Ceux  dont  vous  pardonnez  les  péchés,  leurs  péchés 
sont  pardonnes,  etc..  »  Mais  la  puissance  de  pardon- 
ner les  péchés,  bien  qu'adjointe  au  sacerdoce,  n'est 
pas  le  constitutif  essentiel  du  sacerdoce;  et  d'ailleurs 
nous  avons  des  preuves  pour  établir  qu'en  ce  temps- 
là  et  aux  yeux  des  réformateurs,  cette  puissance  de 
pardonner  les  péchés  a  n'était  rien  d'autre  que  celle 
de  «  réconcilier  l'homme  à  Dieu  ».  Car  Mason,  un 
des  anciens  auteurs  les  plus  dûment  approuvés  par 
son  Eglise  sur  la  question  des  ordres  anglicans,  nous 
allirme  que  »  l'Ecriture  enseigne  que  Dieu  se  récon- 
«  cilié  l'homme  en  ne  lui  imputant  pas  ses  péchés  », 
et  que  «  à  nous  est  donné  le  ministère  de  la  récon- 
«  ciliation,  que  saint  Paul  appelle  le  ministère  de  la 
«  parole,  auquel  sans  nul  doute  est  adjoint  le  minis- 
«  tère  des  sacrements  »  (De  Ministei-io  aiiglicano, 
lib.  V,  c.  i4).  Il  faut  seulement  avertir  ici  nos  lec- 
teurs de  ne  pas  juger  la  forme  d'ordination  anglicane 
d'après  le  texte  des  éditions  modernes  du  Prayer 
Book;  car,  tout  en  reproduisant  fidèlement  le  texte 
du  xvi'  siècle  cité  ci-dessus,  ces  éditions  y  ajoutent 
—  et  pour  l'épiscopat  et  pour  la  prêtrise  —  une 
détermination  complémentaire;  elles  portent  : 
«  Recevez  le  Saint-Esprit  pour  l'office  et  l'œuvre 
d'évêque  —  ou  de  prêtre  —  dans  VFglise  de 
Dieu.  »  C'est  là  un  progrès  assurément.  Mais  nous 
n'avons  pas  à  rechercher  s'il  a  suffi  ou  non  à  rendre 
le  rite  valide,  car  ces  additions  datent  de  1662;  c'est- 
à-dire  qu'elles  sont  postérieures  d'un  siècle  à  la  con- 
sécration des  évêques  d'Elisabeth;  ells  n'ont  donc  pu 
en  toute  hypothèse  valider  les  ordres  précédemment 
transmis  par  ces  prélats. 

Evêques  consacrés  sous  Edouard  VI  d'après 
l'Ordinal  nouveau. —  C'est  d'après  cet  Ordinal,  ré- 
digé dans  les  conditions  que  nous  avons  dites,  que  fut 
ordonné  ou  consacré  tout  le  clergé  anglican  durant 
tout  le  reste  du  règne  d'Edouard  VI.  c'est-à-dire 
depuis  i55o,  année  où  cet  Ordinal  entra  en  usage, 
jusqu'à  l'avènement  de  la  Reine  Marie,  le  6  juillet 
i553.  Ceux  qui  reçurent  alors  la  consécration  épi- 
scopale  furent  au  nombre  de  six;  c'étaient  :  Jean 
Poynet,  consacré  évêque  de  Rochester  le  29  juin  i55o, 
Jean  Hooper,  évêque  de  Gloucester,  le  8  mars  i55i  ; 
Miles  Coverdale  et  Jean  Scory,  évêques  l'un  d'Exeter 
et  l'autre  de  Rochester,  le  3o  août  i55i  ;  Jean  Taylor, 
évoque  de  Lincoln,  le  26  juin  i552;  et  Jean  Harley, 
évêque  de  Hereford,le  26  mai  i553.  Un  certain  nom- 
bre de  diacres  et  de  prêtres  furent  aussi  ordonnés  à 
cette  époque,  mais  le  chiffre  exact  n'en  peut  être 
établi  el  leurs  noms  n'ont  pas  d'intérêt  pour  le 
présent  lra.\aiil.  (^Ordines  anglicani,  p.  35  etApp.  vi) 

Marie  Tudor  (1553-15S8).  Réconciliation 
avec  Rome.  —  Dès  qu'Edouard  VI  fut  mort  et  que 
l'échec  des  partisans  de  Jeanne  Grey  eut  laissé  Marie 
en  paisible  possession  de  son  trône,  on  abandonna 
complètement  l'usage  de  l'Ordinal  anglican  et  on 
entra  en  négociations  pour  réconcilier  avec  Rome 
tout  le  royaume,  peuple  et  clergé.  Quatre  des  évê- 
ques nommés  sous  Edouard  par  le  pouvoir  civil, 
Poynet,  Barlow,  Coverdale  et  Scory  —  ce  dernier 
après  quelques  tergiversations  —  s'enfuirent  d'An- 
gleterre; quelques  prêtres  intrus  particulièrement 
compromis  en  firent  autant.  Cranmer,  Latimer, 
Ridley,  Ferrar  et  Hooper  —  consacres  les  trois  pre- 
miers selon  le  rite  romain,  les  deux  derniers  selon 
le  rite  anglican  —  furent  arrêtés,  et  ne  donnant  pas 
signe  de  repentir,  ils  furent  jugés  par  une  commis- 
sion papale,  déposés,  dégradés,  incarcérés  et  finale- 
ment livrés  au  bras  séculier  pour  subir  leur  châti- 
ment. Jean   Bird,   évêque   de  facto   de   Chesler,  et 

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ORDINATIONS  ANGLICANES 


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Paul  Busb,  évêque  de  fado  de  Bristol,  consacrés 
tous  deux  selon  l'ancien  Pontifical  sous  le  règne 
d"Henri  VllI,  perdirent  les  sièges  qu'ils  avaient  usui'- 
pés  :  le  premier  fut  déposé  «  propter  conjugium  »,  le 
second  sut  démissionner  à  temps.  Deux  autres 
prélats  sacrés  à  l'anglicane,  Taylor  et  Harley,  furent 
jugés  et  déposés,  Taylor  a  propter  nuUitatem  conse- 
crationis  »  et  Harley  a  propter  conjugium  et  haeresim 
et  ut  supra  »  (c'esi-SL-divepropternullitatem  consecra- 
tionis).  D'autres,  comme  Nicolas  Heath,  Cuthbert 
Tunstall,  Thomas  Thirlby,  Georges  Day,  Antoine 
Kitchen.tous  consacrés  selon  le  Pontifical,  donnèrent 
des  marques  de  repentir,  reçurent  l'absolution  de 
leiurs  censures  et  furent  soit  canoniquement  rétablis, 
soit  nommés  à  d'autres  sièges.  Remarquons  donc 
qu'aucun  desévèques  constitués  par  Pôle  n'avait  reçu 
le  caractère  épiscopal  d'après  le  rite  d'Edouard  VI. 

Elisabeth  (1558-160S).  Rétablissement  du 
schisme.  —  La  Reine  Marie  mourut  le  17  novembre 
i558,  et  le  Cardinal  Pôle  deux  jours  après,  ce  qui 
laissait  vacant  le  siège  primatial  de  Cantorbéry.  Le 
champ  était  ouvert  aux  transformations  religieuses 
qui  devaient  suivre.  Elisabeth,  la  nouvelle  reine, 
n'attendit  pas  longtemps  pour  commencer  à  défaire 
tout  l'ouvrage  si  heureusement  entrepris  par  sa 
sœur  et  pour  replonger  tout  son  peuple  dans  le 
bourbier  du  schisme. 

Ce  fut  principalement  au  moyen  de  deux  Actes 
qu'Elisabeth  imposa  à  ses  sujets  ce  schisme  qui 
contredisait  tous  leurs  vœux.  Le  premier  fut  VActe 
de  suprématie,  qui  abolissait  en  Angleterre  toute 
juridiction  étrangère  —  c'est-à-dire  toute  juridiction 
papale  —  et  rétablissait  la  suprématie  de  la  Cou- 
ronne en  matière  ecclésiastique,  telle  que  l'avait 
pour  la  première  fois  revendiquée  Henri  VIII  en 
i53o.  La  seule  différence  était  qu'Elisabeth,  crai- 
gnant le  ridicule  qu'il  y  aurait  pom'  une  femme  à 
porter  le  titre  de  «  Chef  de  l'Eglise  »,  y  fit  substi- 
tuer celui  de  «  Suprême  Gouverneur  »;  mais  la  dis- 
tinction était  purement  verbale,  le  pouvoir  et  les 
droits  attachés  à  cette  nouvelle  appellation  restaient 
exactement  les  mêmes.  Comme  sous  Henri  VllI, 
comme  sous  Edouard  VI,  on  rédigea  un  serment 
qui  reconnaissait  cette  suprématie  royale,  et  on 
commanda  à  tous  de  le  prêter  sous  menace  de  pei- 
nes graves.  L'autre  Acte  voté  par  le  premier  Par- 
lement d'Elisabeth  fut  celui  De  la  Prière  Commune  et 
de  l'Administration  des  SacremeJits,  lequel  abo- 
lissait et  déclai-ait  illégal  l'usage  des  livres  liturgi- 
ques catholiques  et  ordonnait  de  les  remplacer  par 
le  deuxième  Prayer  Book  d'Edouard  VI  —  celui  où 
les  tendances  protestantes  s'accusaient  le  plus.  On 
y  avait  seulement  introduit  un  tout  petit  nombre 
de  changements  sans  importance,  dans  le  vain  es- 
poir de  séduire  ainsi  plus  facilement  les  partisans 
du  Catholicisme  qui  seraient  par  ailleurs  peu  pré- 
parés au  martyre.  Au  temps  où  cet  Acte  fut  défini- 
tivement adopté,  il  avait  pris  le  nom  d'Acte  d'Uni- 
formité, son  objet  étant  d'imposer  sous  des  peines 
sévères  l'uniformité  dans  les  services  de  l'Eglise  na- 
tionale. L'histoire  du  temps  atteste  la  dure  pression 
exercée  par  la  Cour  dans  le  vote  de  cet  Acte  (voir 
Dom  Norbert  Birt  O.  S.  B.,  The  Elizahelhan  Beli- 
gious  Seulement,  chap.  11)  et  tout  spécialement 
l'opposition  décidée  qu'y  firent  tout  l'épiscopat  et 
une  très  grande  partie  du  clergé  —  le  clergé  dans 
son  Assemblée  de  convocation,  l'épiscopat  dans  son 
Assemblée  de  convocalion  et  à  la  Chambre  des 
Lords.  L'évêque  Quadra,  ambassadeur  du  Roi  d'Es- 
pagne auprès  d'Elisabeth  et  observateur  attentif  des 
idées  et  des  coutumes  anglaises,  rapporta  même  à 
son  maître  qu'au  dire   des   personnes  instruites  en 


ces  matières,  les  coutumes  du  Rojaume  interdisaient 
à  ces  statuts  d'avoir  force  de  loi,  parce  qu'ils  n'avaient 
été  appujés  par  aucune  portion  du  corps  ecclésiasti- 
que, ni  en  convocation  ni  à  la  chambre  des  Lords 
(ihid.,  pp.  91,96).  Mais  l'Angleterre  vivait  alors  sous 
un  régime  despotique,  non  point  peut-être  d'après 
la  lettre  de  sa  constitution,  mais  en  fait  et  vu  l'im- 
puissance où  se  trouvait  le  peuple  de  résister  à 
l'arbitraire  de  ses  souverains,  dès  que  ceux-ci  avaient 
assez  d'énergie  pour  recourir  à  la  force.  Aussitôt 
l'Acte  de  Suprématie  voté,  on  commença  par  de- 
mander à  tous  les  évêques  de  prêter  le  serment  : 
tous  refusèrent,  sauf  Kitchen  de  Llandaff  qui,  grâce 
à  une  réponse  évasive,  parvint  à  conserver  son 
siège  pendant  le  peu  d'années  qui  lui  restaient  à 
vivre,  mais  qui  ne  consentit  jamais  à  exercer  son 
ministère  épiscopal,  même  sur  l'injonction  formelle 
de  la  Couronne.  Quantité  de  prêtres  refusèrent 
également  le  serment  quand  on  le  leur  demanda;  ils 
perdirent  leurs  bénéfices  et  subirent  diverses  vexa- 
tions. 

Installation  d'une  nouvelle  lignée  d'évêques  et 
d'un    nouveau   clergé.    —   Le   Gouvernement    se 
vojait  donc  dans  la  nécessité  de  créer  une  nouvelle 
hiérarchie  qui  serait  prête   à   servir    ses    desseins. 
Un  ancien  chapelain   de  la  mère  de  la  Reine  fut  dé- 
signé —  bien  contre    son  gré,  semble-t-il  —  pour  le 
siège  de  Cantorbéry.  Dociles  au  Congé  d'élire  voya\, 
le  Doyen  et  le  Chapitre  de  cette  église  le  choisirent 
pour  archevêque  le  1"^  août    iSSg.  Jusque-là  tout  al- 
lait bien  ;  mais   une    difficulté  s'éleva  aussitôt  lou- 
chant sa  consécration  :  l'Acte   de  Parlement  qui,  en 
rompant  avec  le  Saint-Siège,  avait  institué  les  nou- 
veaux   règlements    ecclésiastiques   (2J   Henri    VIII 
c.  8),  prescrivait  que,  pour  la  consécration  d'un  évê- 
que, le  mandat  royal  lut    adressé  à  un   archevêque 
et  à  deux  évêques   du  Royaume,  chargés  le  premier 
d'officier  et    les   deux   autres  de   lui  servir  d'assis- 
tants; et  s'il  s'agissait  de   consacrer  un  archevêque 
et  que  nul  autre  archevêque  ne  pût   être  requis,  le 
mandat  devait    être  adressé    à    quatre    évêques  du 
Royaume,  lesquels  devraient  conduire  la  cérémonie. 
Mais   dans     le   cas    présent,   tous   les    évêques    du 
Royaume  refusant  de  prendre  part  à  cette  solennité 
schismatique,  le   Gouvernement  était  bien  en  peine 
de  trouver  des  prélats  dont  la  docilité   voulût  bien 
le  dispenser  d'une  infraction  au  statut  légal.  Car  en 
dehors  des  évêques  catholiques  qu'on  était  en  train 
de  déposer,   il   n'existait    pas   «   quatre  évoques  du 
Royaume    »  —    c'est-à-dire   quatre  évêques  en  pos- 
session de   sièges    épiscopaux   dans  le    Royaume. 
Enfin  de  compte,   on   envoya  le  mandat  à  Kitchen, 
Barlow,    Scory,   Coverdale  et   Hodgkins,  qui  tous, 
sauf  le  premier,  semblaient   disposés  à  obéir.  Mais 
Barlow,  Scory  et  Coverdale,  s'ils  avaient  précédem- 
ment occupé  les    sièges  de  Bath  et  Wells,   de   Ghi- 
chester  et  d'Exeter,  en  avaient    été    privés   sous  le 
règne  de  Marie.  Et  cette  destitution   était,  en   droit 
civil,  tout  aussi  valide  que  celle  deBonner,  de  Tuns- 
tall et  des  autres.  Quant  à   Hodgkins,  il  n'avait  ja- 
mais été  qu'évéque    auxiliaire    sans   juridiction  en 
Angleterre.  Que,  de  son  point    de  vue  légal,  le  Gou- 
vernement ait  trouvé  là  une  difficulté,  c'est  ce  dont 
témoigne  tine  note  du  Secrétaire  d'Etat  Lord  Burleigli, 
écrite  en  marge  d'un  projet  de  la  cérémonie  de  consé- 
cration conservé  au  State  Paper  Office,  cf.  col.  1210. 
Autre  difficulté  encore  :  il  semble  que    !e  rite  d'or- 
dination du  deuxième    Prarer    Book    d'Edouard   VI 
n'avait  pas  encore  été  remis  en  usage  par  l'autorité 
du   Parlement,    comme   l'aurait     exigé     r.A.cte    (25 
Henri  VIII)  que  l'on    invoquait.    Consultés    sur  ce 
double  cas,  les  juristes  de  la  Couronne  conseillèrent 


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ORDINATIONS  ANGLICANES 


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à  la  Reine  d'alléguer  la  plénitude  de  son  royal 
pouvoir  et  de  dispenser  de  l'observation  de  ces  rè- 
gles. Cet  avis  fut  approuvé  par  la  Couronne  et  la 
consécralion  finit  par  se  faire.  Elle  eut  lieu  le  17  dé- 
cembre i55g,  dans  la  chapelle  du  palais  archiépisco- 
pal de  Lnmbetli,  à  une  heure  singulière  et  où  l'af- 
fluence  du  public  n'était  guère  à  craindre  :  5  lieures 
du  matin.  On  a  même  élevé  des  doutes  sur  le  fait 
lui-même,  et  contesté  qu'il  ait  jamais  eu  lieu.  Le 
mystère  qui  l'entoura  — ■  car  on  n'appela  sur  lui 
l'attention  générale  que  bien  des  années  après  —  prê- 
tait quelque  fondement  à  ce  soupçon. 

Les  ordres  de  cette  nouvelle  lignée  épiscopale 
dérivent  tous  de  l'archevêque  Parker.  —  Ainsi 
consacré  selon  le  rite  anglican  par  le  ministère  de 
Barlow,  de  Scory,  de  Coverdale  et  de  Hoilgkins  — 
qui,  nous  dit  le  Registre,  lui  imposèrent  loiis  les 
mains  et  récitèrent  ensemble  les  mots  :  «  Reçois  le 
Sainl-Esjtrit,  etc.  »,  Parker  consacra,  ffuatre  jours  plus 
tard,  quatre  nouveaux  évêques  à  Bow  Church  de 
Cheapside.  Cette  église,  qui  formait  dans  le  diocèse 
de  Londres  une  enclave  relevant  de  l'archevêque  de 
Cantorbéry,  servait  souvent  pour  les  cérémonies  où 
devait  s'exercer  la  juridiction  archiépiscopale.  Les 
quatre  nouveaux  évêques,  respectivement  destinés 
anx  diocèses  de  Londres,  d'Ely,  de  Bangor  et  de 
Worcester,  étaient  Edmond  Grindal,  Richard  Cox, 
Roland  Meyrick  et  Edwin  Sandys.  Le  a  i  janvier, 
quatre  autres  évêques  furent  consacrés  pour  d'autres 
sièges  vacants,  puis  trois  le  24  mars,  un  le  i^  juillet, 
un  le  I"'  se[>tembre,  —  tous  par  l'archevêque  Parker. 
C'est  donc,  sans  aucune  contestation,  de  lui  et  du 
sacre  accompli  à  Lambeth  le  17  décenilire  i55g  que 
les  prélats  anglicans  de  la  première  génération  tin- 
rent les  pouvoirs  qu'ils  devaient  transmettre  à  leurs 
successeurs.  Et  par  suite  il  est  vrai  de  dire  que  toute 
la  série  des  pasteurs  de  l'Eglise  d'Angleterre,  depuis 
le  temps  d'Elisabeth  jusqu'à  nos  jours,  garde  ou  ne 
garde  pas  le  caractère  du  sacerdoce  chrétien,  selon 
que  le  rite  posé  par  Barlow  et  ses  collègues  en  ce 
matin  do  décembre,  dans  la  chapelle  de  Lambeth,  a 
été  etlicace  ou  non. 

Voilà  donc,  en  son  essence,  le  problème  des  ordres 
anglicans.  L'Ordinal  employé  pour  cette  cérémonie 
—  c'était,  ne  l'oublions  pas,  l'Ordinal  d'Edouard  VI, 
dont  nous  avons  examiné  la  nature  —  fournissait-il 
une  forme  d'ordination  valide?  et  le  consécrateur  de 
Parker  était-il  lui-même  un  évêque  validement  con- 
sacré? Si  à  la  première  de  ces  deux  questions  on  doit 
répondre  négativement,  la  seconde  devient  superllue, 
puisque  l'Ordinal  d'Edouard  VI  a  été  depuis  ce 
temps  le  seul  en  usage  dans  l'Eglise  d'Angleterre.  Si 
au  contraire  on  concluait  que  ce  rite,  en  lui-même, 
est  valide,  il  deviendrait  absolument  capital,  pour 
qui  veut  juger  de  la  succession  anglicane,  de  déter- 
miner si  Barlow,  l'homme  de  qui  dérive,  par  l'inter- 
médiaire de  Parker,  toute  la  hiérarchie  nouvelle,  était 
vraiment  évêque  ou  non. 

Rejet  formel  et  absolu  de  ces  ordres  par  le 
Saint-Siège  sous  Marie  Tudor.  —  Après  avoir  ainsi 
défini  le  problème,  voyons  d'abord  quelle  a  été,  à 
l'égard  de  ces  ordres  anglicans,  l'attitude  des  auto- 
rités ecclésiastiques.  Sur  ce  point,  il  n'y  a  place  pour 
aucun  doute  :  dès  le  début.  les  chefs  de  l'Eglise  c.itho- 
lique  regardèrent  ces  ordres  comme  invalides  et  nuls. 
Pour  le  temps  du  règne  de  Marie,  nous  avons  déjà  eu 
l'occasion  de  le  noter  en  passant,  à  propos  de  In  dépo- 
sition de  quelques  évêques  d'Edouard  VI  (voir  plus 
haut,  col.  1 186-7);  mais  il  nous  faut  maintenant  citer 
les  documents  authentiques  qui  fomlèrent  la  pratique 
universelle  de  réordonner  sans  condition  tous    les 


ecclésiastiques  anglicans  convertis,  que  l'Eglise 
catholique  aduiettait  au  service  de  ses  autels.  Nous 
n'aurons  pour  cela  qu'à  transcrire  un  long  extrait  de 
la  VinJication,  lettre  adressée  en  1898  aux  arche- 
vêques anglicans  (Temple  et  Maclagan)  par  le  car- 
dinal Vauuhan  et  les  évêques  catholiques  d'Angle- 
terre pour  défendre  la  bulle  Apostulkae  ciirae  contre 
les  conceptions  erronées  que  s'en  étaient  formées 
les  prélats  protestants  et  qui  s'étaient  révélées  dans 
leur  critique  intitulée  :  liespoiisio  Archiepiscoporuni 
Ani;Uae  ad  lileras  apoxlolicas  f.eonis  Papae  XIIl 
de  uidinationibus  Anglicanis. 

Pour  nous  renseigner  sur  le  merle  de  reconciliation 
adopté  sous  la  reine  Marie,  il  existe  une  série  doctes 
authentiques  où,  entre  autres  choses,  se  trouve  claire- 
ment exposée  la  conduite  à  tenir  louchant  les  ordres  an- 
glicans; et  c'est  à  ces  documenta  que  Lé,on  XIIl  a  fait 
allusion.  Cette  série  comprend  :  (1)  la  lettre  Je  Jules  III 
{Dudum  duîn  charissima)  au  Cardinal  Pôle,  datée  du 
8  mors  1.054,  el  qui  cite  les  termes  d'une  lettre  antérieure, 
datée  du  5  août  Xhâ'i,  pour  renouveler  et  élargir  les  pou- 
voirs qu'elle  concédait;  (2)  une  collection  de  lettres  de 
Pôle  à  ses  suffragants,  où  il  leur  délègue  une  partie  des- 
dits pouvoirs  :  un  passage  d'une  de  ces  lettres  adressée  à 
l'évéque  de  Norwich  figure  dans  la  bulle  Apnslolicae 
curne;  (3)  la  bulle  de  Paul  IV  [Piaeclaru  charissimi),  du 
"20  juin  1555,  dans  laquelle  le  Pape,  répondant  à  une  con- 
sultation de  Pôle,  ratifie  l'usage  fait  de  leurs  pouvoirs  par 
le  cardinal  et  ses  suifragants  et  prend  leurs  actes  à  son 
propre  compte;  (4)  \e  bTei(Reffimini  unifersalis)  an  même 
pontife,  daté  du  30  octobre  155.">,  et  où  il  corrige  un  mal- 
entendu né  à  propos  d  une  phrase  de  la  bulle  Praeclara 
charissimi^  précisément  sur  la  question  des  oi'dres 
d  Edouard  VI.  A  ces  quatre  documents  on  peut  en  ajouter 
un  autre,  bien  qu'il  ne  soit  pas  ineutionné  dans  la  récente 
bulle  :  il  a  été  découvert  dans  les  archives  du  Vatican  (le 
texte  en  est  donné  dans  l'ouvrage  du  P.  Brandi,  Rnmc  et 
Cantorbéry,  p.  236)  et  renferme  un  sommaire  des  conces- 
sions que  Pôle  désirait  voir  ratifiées  dans  la  bulle  Prae- 
clara charissimi:  or  il  se  trouve  que  ladite  bulle  y  est 
conforme  de  tous  points... 

\'oici  ce  que  nous  rencontrons  dans  ces  divers  docu- 
ments :  (1)  La  lettre  papale  du  8  mars  1554,  dans  la  cita- 
tion qu'elle  l'ait  de  la  lettre  précédente  (du  5  août  1553), 
partage  en  deux  catégories  les  ministres  qui,  de  fait, 
accomplissaient  alors  en  Angleterre  les  fonctions  du 
culte  :  «  Ceux  qui  avaient  été  régulièrement  et  légi- 
«  limement  {rite  et  légitime]  promus  00  ordonnés  avant 
((  de  tomber  en  cette  sorte  d'hérésie  »  et  «  ceux  qui  n'avaient 
«  pas  été  promus  ».  Les  premiers  pourraient  exercer  leurs 
ordres, pourvu  qu'ils  fussent  dûment  relevés  des  censures 
encourues  ;  les  autres  devaient  recevoir  tous  les  ordres,  y 
comprisla  prêtrise,  si  on  les  en  jugeait  capables  et  dignes. 

(2)  La  fin  de  cette  même  lettre  du  8  mars,  faisant  manifeste- 
ment allusion  àceuxqui  ont  été  qualifiés  de  «  non  promus  », 
en  parle  comme  de  sujets  ayant  besoin  de  dispenses  «  quant 
«  aux  ordres  qu'ils  n'ont  jamais  reçu.s  ou  qu'ils  ont  mal 
«  reçus  (//«nr/uam  ai^^  ma^e),  ou  quant  au  don  de  lacoDsécra- 
0  tion  qu'ils  ont  i  eçu  peu  régulièrement  [minus  rite)  et 
«  sans  l'obserfalion  de  la  forme  accoutumée  dans  V Eglise  ». 

(3)  La  lettre  de  Pôle  à  l'évéque  de  Norwich  lui  donne  le 
pouvoir  de  permettre  l'exercice  de  leurs  ordr-es,  —  après 
absolution  de  leurs  censures  ^  «  même  aux  sujets  onlon- 
«  nés  par  des  évoques  hérétiques  et  schismatiqnes,  malgré 
«  que  leur  ordination  se  soit  faite  peu  régulièrement 
IX  [minus  rite),  pourvu  que  la  forme  et  l'intention  de 
({  l'Eglise  aient  été  gardées  »  dans  l'administration  de  ces 
ordres.  (4)  La  bulle  Praeclara  charissimi  ne  se  borne  pas 
à  confirmer  et  à  approuver  pleinement  tous  les  actes  de 
Pôle  —  ce  qui  inclut  déjà  la  direction  par  lui  donnée  de 
considérer  comme  «  n'ayant  jamais  été  reçus  »  les  ordres 
conférés  dans  une  autre  forme  ou  intention  que  «  la 
«  forme  et  l'intention  de  l'Eglise  »;  le  pape  y  ajoute  pru- 
demment une  nouvelle  restriction  afin  d'exclure  une  autre 
source  possible  d'invalidité  que  Pôle  n'a  pas  directement 
spécifiée  dans  ses  recommandations  à  ses  suffragants  ; 
c'e-'t  que  «  si  quelqu'un  avait  «té  promu  par  l'usage  d'un 
«  rite  valide  en  soi.  mais  par  le  ministère  d'un  évoque  ou 
«  archevêque  «[uî  lui-même  n'aurait  pas  été  <ltUnent  et 
a  correctement  ordonné»,  son  ordination  devrait  pareille- 


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ORDINATIONS  ANGLICANES 


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ment  élre  tenue  pour  nulle,  et  le  sujet  devrait  être  réor- 
donné par  son  ordinaire,  (5)  Le  bref  du  30  octobre  expli- 
que que  les  termes  «  ovéques  non  dûment  et  correctement 
«  ordonnés  »  visent  ceux  et  ceux-là  seuls  qui  n'ont  pas  été 
ordonnes  et  consacrés  selon  la  forme  de  l'Eglise.  v6;  Le 
sommaire  dont  la  bulle  ^/)os<o/r"rae  cutae  ne  fait  pas  men- 
tion nous  intéresse  par  le  litre  suivant  ;  «  Dispenses  (accor- 
«  dées  par  le  Révérendissime  Légat  et  dont  on  demande 
<(  la  ratification)  pour  des  personnes  ecclésiastiques,  soit 
a  séculières,  soit  membres  des  divers  ordres  religieux, 
«  afin  qu'elles  puissent  être  promues  tant  aus  ordres 
II  qu'aui  bénéfices  invalidemeut  (nidliter)  l'eçus  pendant 
II  le  scbisme.  )> 

Quand  on  rapproche  les  uns  des  autres  tous  ces  passa- 
ges, il  devient  tout  h  fait  évident  qu'il  y  avait  à  cette 
époque  certains  ministres  du  culte  faisant  fonction  d'évé- 
ques,  de  prêtres  et  de  diacres,  qui  pouvaient  désirer  se 
réconcilier  avec  l'Eglise,  mais  dont  les  ordres  étaient 
tenus  pour  invalides:  et  la  cause  de  cette  invalidité, 
t'était,  à  l'origine  de  ces  ordres,  la  substitution  d'une 
certaine  forme  ou  d'un  cerlain  rite  ii  la  «  forme  de 
l'Eglise  ».  Or  cette  «  forme  de  l'Eglise  »,  dont  il' s'agit, 
est  manifestement  la  forme  prescrite  dans  le  Pontifical, 
telle  qu'elle  li-urait  dans  l'un  ou  l'autre  des  testes  quasi 
identiques  usités  en  Angleterre  jusque  vers  ce  temps. 
La  forme  qu'on  lui  oppose  ne  peut  donc  élre  que  celle 
d'Edouard  VI,  quiavail,  au  su  de  tout  le  monde,  supplanté 
la  forme  traditionnelle  propre  à  l'Eglise  catholique.  Telle 
est  la  conclusion  très  sage  que  tire  la  bulle  ApostolUae 
curae,  en  remarquant  que,  si  l'on  supposait  visée  dans  ces 
documents  une  autre  forme  que  celle  d'Edouard  VI,  on 
devrail  supposer  que  les  lettres  du  Pape  et  les  autres 
ne  fuisaicnl  point  allusion  aux  besoins  réels  de  leurs 
destinataires. 

Les  preuves  données  sur  ce  point  suffisent  ample- 
ment à  emporter  la  conviction  ;  mais  il  y  en  a  d'au- 
tres encore  pour  les  confirmer,  et  dans  un  article 
comme  celui-ci  on  ne  peut  se  dispenser  de  leur  accor- 
der au  moins  une  mention  sommaire.  Ces  ecclésias- 
tiques qui  ont  besoin  d'être  ordonnés  à  nouveau,  si 
par  ailleurs  l'évèque  du  diocèse  les  y  juge  aptes  et 
trouve  qu'ils  réalisent  les  conditions  requises,  les 
décrets  de  Marie  Tudor  du  4  mars  !554  nous  les 
décrivent  comme  «  toutes  personnes  ci-devant  pro- 
«  mues  à  quelque  ordre  d'après  la  noin^eUe  espèce  et 
a  manière  d'orJres,  considérant  qu'elles  n'ont  pas  été 
a  ordonnées  en  toute  réalité  {in  rery  deed)  ».  Ici 
l'Ordinal  nouveau  est  directement  désigné  comme 
cause  de  la  nullité  des  ordres  conférés.  Il  est  vrai  que 
ces  décrets  furent  publiés  avant  la  venue  de  Pôle, 
lequel  ne  fut  institué  légat  que  par  une  bulle  du 
8  mars  suivant,  et  n'expriment  par  suite  que  l'opi- 
nion de  la  Couronne  ;  mais  outre  que  cette  opinion 
se  fonde  sans  aucun  doute  sur  une  correspondance 
avec  Pôle  et  sur  les  commentaires  qu'en  ont  fait  des 
ecclésiastiques  orthodoxes  et  experts,  comme  Gar- 
diner  et  Bonner,  elle  suffit  en  tout  cas  à  nous  montrer 
quel  était  le  vice  dont  on  croyait  fermement  le  rite 
d'Edouard  VI  entaché;  et  nous  pouvons  par  là 
saisir  plus  clairement  encore  le  point  visé  par  le 
Saint-Siège  dans  la  condamnation  subséquente.  — 
De  même  nous  voyons  Bonner  dans  son  Profitalile 
and  Necessary  Doctrine  (publié  en  i554  ;  voir  Bonner 
dans  Calh.  Encycl.)  faire  allusion  à  ces  mêmes  per- 
sonnages pour  les  qualifier  de  «  ministres  récemment 
«  institués  en  temps  des  chisme,  d'après  l'ordination 
«  qu'on  a  nouvellement  inventée...  [lesquels]  ont  très 
«  pitoyablement  abusé  le  peuple  de  ce  Royaume,  qui 
«  par  ce  moyen  a  été  frustré  des  très  sacrés  Corps  et 
«  Sang  du  Christ  notre  Sauveur...  et  aussi  du  sacri- 
«  fice  de  la  Messe.  »  —  .\ulre  indice  encore  :  lors- 
qu'en  février  i555  Thirlby.  Montague  et  Carne  furent 
envoyés  en  ambassade  par  Pôle  à  Paul  IV,  pour  lui 
expliquer  l'usage  fait  par  le  Cardinal  des  pouvoirs 
de  légat  qu'il  tenait  de  Jules  II,  et  pour  obtenir  que 
le  Saint-Siège,  s'il  approuvait  les  mesures  adoptées, 


voulût  bien  les  confirmer  et  les  prendre  à  son  compte, 
les  ambassadeurs  n'emportèrent  pas  seulement  le 
sommaire  que  nous  avons  mentionné  i)lus  haut  et 
qui  leur  rappelait  les  décisions  à  faire  ratifier  :  ils,  y 
joignirent  une  copie  des  parties  essentielles  de  l'Or- 
dinal d'Kdouard  VI  (voir,  pour  le  texte  de  ces 
extraits,  Lacey,  Roman  Diary,p.  i8i),  aûnque  Rome 
piit  ainsi  juger  par  elle-même  du  bien-fondé  de  ces 
décisions.  Le  P.  Brandi,  dans  son  Home  et  Cantor- 
bérvÇp.  71)  cite  les  Archives  du  Vatican  (7i'(i/i//n<Hra 
di  Inglttlterra,  III,  io3  et  Bililiotheca  l'ia,  2^0)  pour 
attester  que  l'examen  eut  lieu.  Au  reste,  la  nature 
même  de  la  question  siiflit  à  nous  en  assurer  :  com- 
ment supposer  que  Paul  IV  ait  voulu  confirmer  de 
son  autorité  des  assertions  et  des  décisions  sembla- 
bles, sans  les  avoir  d'abord  examinées  avec  soin  ?  Et 
lui-même  d'ailleurs  nous  en  avertit  équivalemment 
dans  la  bulle  Praeclara  charissimi  en  accordant  la 
confirmation  demandée  :  «  Nos...  praemissis  omnibus 
0  cum  nonnullis  ex  iisdeni  foiribus  nostris,  ipsius 
«  Romanae  Ecclesiae  Cardinalibus  propositis  et 
n  diligenter  discussis,  habitaque  desuper  delibe- 
«  ratione  matura,  singula...  praedicta  auctoritate 
«  Apostolica  ex  certa  scientia  approbanms  et  confir- 
«   mamus.  » 

Attitude  pratique  des  autorités  catholiques  â 
l'égard  de  ces  ordres  sous  Marie.  —  La  conduite 
qu'on  tint  dans  la  suite  fut  en  parfait  accord  avec 
cette  réponse  de  l'autorité.  Noivs  voj'ons  (et  la  Vin- 
dication  ne  manque  pas  de  le  noter)  que  lorsque  se 
jugèrent  les  accusations  d'hérésie  et  les  autres  por- 
tées contre  les  évêques  et  le  clergé  d'Edouard  VI,  les 
condamnés  furent  régulièrement  dégradés  de  tous  les 
ordres  qu'ils  avaient  reçus  selon  le  Pontifical,  tandis 
qu'on  dédaignait  comme  inexistants  tous  ceux  qui 
leur  avaient  été  conférés  selon  l'Ordinal  nouveau. 
C'est  ainsi  que  Cranmer,  Latimer  et  Ridiey,  consacrés 
tous  trois  d'après  le  vieux  rite,  se  virent  dégrader  de 
l'épiscopal;  Hooper  fut  dégradé  de  la  prêtrise  qu'il 
avait  reçue  lui  aussi  au  mode  ancien,  mais  non  de 
l'épiscopat  qui  lui  avait  été  conféré  selon  la  liturgie 
nouvelle.  Le  cas  de  Ferrar  est  d'un  intérêt  spécial  : 
il  avait  été  consacré  évêque  par  Cranmer  et  Ridiey  à 
Chertsey  le  9  septembre  i548,  donc  plus  d'un  an 
avant  que  fût  imposé  l'usage  de  l'Ordinal 
d'Edouard  VI;  et  cependant  nous  voyons  qu'il  fut 
dégradé  du  rang  sacerdotal  seulement.  La  conclusion 
s'impose  :  d'une  manière  ou  de  l'autre,  les  juges 
devaient  avoir  appris  que  cette  consécration  avait 
été  accomplie  par  l'emploi  d'une  forme  invalide.  Et 
la  chose  se  trouve  précisément  confirmée  par  le 
caractère  suspect  de  la  mention  que  fait  de  cette 
cérémonie  le  Registre  de  Cranmer.  «  Idem  Menevgn- 
<t  sis,  porte-t-il,  lectis  publiée  comraunibus  suffragiis 
»  de  more  Ecclesiae  anglicanae  usitatis,  consecratus 
Il  et  benedictus  per  impositionem  maniium  Episcopo- 
«  rum  praedictorum  fuit.  »  Il  est  dit  qu'on  récita 
ensuite  quelques  Psaumes,  Hymnes  et  Prières,  que 
la  Sainte  Communion  fut  consacrée  en  anglais  et 
distribuée  par  le  prélat  consécrateur  aux  évéques 
présents,  y  compris  celui  qui  venait  d'être  consacré. 
Ces  détails  ne  s'accordent  guère  avec  les  rubriques 
d'une  consécration  épiscopale  telles  que  les  règle  le 
Pontifical.  Au  contraire  ils  entrent  parfaitement  dans 
le  plan  d'un  service  de  consécration  anglican,  comme 
celui  que  les  lois  d'Edouard  VI  devaient  bientôt 
imposer  dans  tout  le  pays.  Il  faut  donc  présumer 
qu'en  cette  occasion  les  intéressés  avaient  d'un  com- 
mun accord  substitué  au  rite  traditionnel  un  autre 
rite,  identique  en  substance  à  celui  qu'on  projetait 
déjà  d'introduire  et  qu'on  rendit  obligatoire  peu 
après.  (Voir  pour  le  texte  de  la  mention  du  Registre 


119; 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1194 


de  Cranmer  et  pour  la  discussion  de  ce  point  spécial, 
EsTcouuT,  op.  cil.,  Appendice  viii) 

Ce  cas  est  d'ailleuis  le  seul  qui  demandât  quelque 
explication.  Hors  de  là,  et  pour  autant  que  les  docu- 
ments subsistants  nous  permettent  d'en  juger,  c'est 
toujours  la  règle  indiquée  plus  haut  qu'on  suivit,  soit 
pour  faire,  soit  pour  omettre  la  dégradation  des  pré- 
lats condamnés.  On  n'a  qu  à  se  reporter  à  la  statis- 
tique de  26  exemples,  tous  tirés  du  règne  de  la  Reine 
Marie  qui  fut  dressée  par  les  auteurs  de  la  responsio 
au  ne  re  anglicana  de  MM.  Lacky  et  Puller,  c'est-à- 
dire  Oïdines  AnglUanl  (pp.  174  à  i^j). 

On  y  trouvera  ces  exeuqiles  rangés  en  un  tableau 
à  deux  colonnes,  selon  que  les  ecclésiastiques  dont  il 
s'agit  avaient  été  ordonnés  d'après  le  Pontifical  ou 
d'après  l'Ordinal  anglican.  De  cette  liste,  nous  ne 
citerons  qu'un  cas,  véritablement  typique.  Jean 
Kogers  et  Jean  Bradford,  tous  deux  préljendiers  à 
Saint-Paul  de  Londres  sous  le  règne  d'Edouard  VI, 
furent  accusés  d'hérésie  et  cités  en  jugement  à  une 
session  qui  se  tint  dans  l'église  Sainte-Marie  Overy 
de  Southwark  en  janvier  i555.  Leur  cause  fut  sou- 
mise à  une  commission  d'évéques,  sous  la  présidence 
d'Etienne  Gardiner,  évoque  de  Winchester.  «  Hi 
a  judices  Joannem  Rogers  tanquam  presbyterum 
«  condemnarunt,  ipsiusque  antequam  morte  allice- 
«  retur  degradationem  mandarunt,  et  Joannem  Brad- 
«  ford  ceu  laicum  [licet  juxta  ritum  Edwardinum 
«  admissus  fuerat]  condemnarunt  atque  clausulam 
«  consuetam  degradationem  injungentem  prorsus 
»  deleverunt.  »  Ce  qu'il  y  a  dans  ce  cas  de  particu- 
lièrement frappant,  c'est  que  l'original  de  la  sentence 
jjortée  contre  ce  Jean  Bradford  se  conserve  à  la  biblio- 
thèque du  Britisli  Muséum  {Harleian  Mss.  A"  i'21, 
/'.  40.  /;.),et  ce  texte,  évidemment  copié  par  un  scribe, 
contient  la  clause  de  dégradation  usuelle  :  «  Et  eo 
«  praetextu  degradandum  et  ab  omni  sacerdotal! 
«  ordine  deponendumetexuendum  fore  debere,  juxta 
0  sacros  canones  in  hac  parte  editos  et  ordinatos.  » 
Mais  sur  cette  clause,  le  document  porte  en  surcliarge 
une  rature  très  nette. 

Comme  le  note  Lkon  XIII  dans  l'encyclique  Apos- 
tolicae  curae,  c'est  le  jugement  formulé  dans  ces 
lettres  apostoliques  de  Jules  III  et  de  Paul  IV  qui 
fonda  la  pratique  —  toujours  observée  dans  la  suite 
—  de  réordonner  sans  condition  tous  les  convertis 
venus  des  rangs  du  clergé  anglican  qui,  en  passant  à 
l'Eglise  catholique,  désiraient  entrer  au  service  de 
ses  autels  : 

Aucloritates  quas  excitavimus  Julii  III  et  Pauli  IV 
aperte  oslendunt  initia  ejus  disciplinae  quae  tenore  con- 
stanti  jarn  tribus  acteculis  custodita  est,  ut  ordinationes 
ritu  edwardiano  habeientur  înfeclae  et  nullae,  cui  disci- 
plin.ie  itmplissime  suffragantur  testiiuouia  mulla  earum- 
dem  ordinatiorium  quue,  in  hac  etiam  Urbe,  saepiu3  abso- 
luteque  iteratae  sunt  ritu  catholico.  1d  hujus  igitur 
disciplinae  observantia  vis  inest  opportuna  proposilo. 
Nani  si  quidqnam  dubitalioois  resîtieat  in  quamnam  vere 
sententiaoi  ea  Ponlificum  diplomata  sint  accipienda,  recte 
illud  valet:  Consuetudo  optima  leguin  interpres.  Quoniam 
vero  firmum  aemper  ratumque  in  Ecclesia  nianserit  Ordi- 
nis  sacramentum  nefas  esse  iterari,  fier!  nuUo  modo 
poterat  ut  t;dem  consuetudinem  Apostolica  Sedes  tacita 
paterelur  et  toUrarel. 

H  }•  a  des  arguments  pour  établir  que  le  règne 
mcrae  de  Marie  Tudor  vit  s'ouvrir  la  longue  liste  des 
convertis  venus  des  rangs  du  clergé  anglican,  et  que 
dès  lors,  sans  égard  aux  ordres  qu'ils  avaient  reçus 
suivant  le  rite  nouveau,  on  se  mil  à  suivre  la  règle 
donnée  à  Pôle  par  Jules  111  et  Paul  IV,  c'est-à-dire  à 
leur  conférer  sans  condition  et  d'après  le  Pontifical 
les  ordres  catholiques  correspondants.  Toutefois  la 
démonstration  ne  va  pas  sans  diflicultés,  en  raison 


du  caractère  incomplet  des  témoignages  documen- 
taires. Nous  éviterons  donc  d'appuyer  trop  fort  nos 
conclusions  sur  cette  preuve,  et  nous  nous  bor- 
nerons à  exposer  les  faits  dans  la  mesure  où  ils  nous 
sont  connus,  sans  leur  attribuer  ])lus  de  valeur  qu'ils 
n'en  ont.  Un  érudit  anglican,  leU^W.  H.  Frbre,  a  fait 
quelques  recherches  sur  ce  point  et  les  a  consignées 
dans  une  brochure  de  la  Chiirch  Ilistarical  Society, 
intitulée  :  The  Mariaii  Réaction.  «  Si  l'on  compare 
«  entre  elles,  nous  dit-il,  les  listes  d'ordination  du 
«  temps  d'Edouard  VI  et  celles  du  temps  de  Marie, 
«  pour  tous  les  diocèses  où,  comme  à  Londres,  à 
'<  Oxford,  à  Exeter,  les  deux  ont  été  conservées,  il 
<  est  clair  qu'un  certain  nombre  de  membres  du 
a  clergé  d'Edouard  VI  se  firent  ordonner  par  les 
«  évêques  de  Marie  Tudor  selon  le  vieux  rite  latin. 
«  A  Oxford,  il  y  en  a  au  moins  trois  exemples  et 
«  probablement  quatre;  à  Exeter,  deux;  à  Londres, 
a  au  moins  neuf  et  probablement  dix.  «  Le  D'  Krere 
a  manifestement  employé  beaucoup  de  temps  et  d'at- 
tention à  recueillir  dans  les  registres  épiscopaux  les 
matériaux  de  ses  statistii|ues;  les  travailleurs  des 
deux  camps  doivent  lui  en  savoir  gré.  Mais  on  ne 
peut  dire  que  sa  méthode  de  classement  échapi)e  à 
toute  critique.  Ses  comptes  rendus  des  ordinations 
de  Marie  Tudor  sont  bien  plus  sommaires  que  ceux 
des  ordinations  d'Edouard  VI,  et  paraissent  négliger 
des  détails  qui  auraient  pu  aider  à  trancher  les  ques- 
tions d'identité.  De  plus,  il  est  visiblement  peu  fami- 
liarisé avec  les  dispositions  du  Droit  canonique 
catliolique,  ce  qui  le  conduit  parfois  à  des  inférences 
peu  fondées.  Nous  ne  sommes  pas  tout  à  fait  sûrs 
d'avoir  identifié  les  seize  cas  de  réordination  dont  il 
a  voulu  parler,  mais  il  semble  que  ce  soient  les 
suivants. 

Ordinations  de  Londres , 

Jacques  Clayton.  Né  à  Byrstall  dans  le  comté  d'York, 
résidant  à  Hackney.  Ordonné  diacre  suivant  le  rite 
d'Edouard  VI  le  23  juin  lô.îO,  par  Kidley  ;  et  pareillement 
ordonné  prêtre  en  mai  1551.  —  «  Probablement  identique 
(t  à  un  citoyen  du  même  comté  portant  le  même  nom, 
((  ordonné  sous-diacre  à  Londres  en  décembi-e  1554,  diacre 
<(  et  prêtre  au  mois  de  mars  suivant.  ))  (Frère) 

Jean  Hawes.  Ecolier  à  Gunwell  (c.-à.-d.  Gonvillej- 
Hall.  Cambridge.  Né  à  Walsham  in  the  Willows,  Suffolk. 
Ordonné  diacre  par  Ridley,  suivant  le  rile  d'Edouard  VI, 
le  4  octobre  1551.  —  Probablement  identique  au  Jean 
Hawes  ordonné  sous-diacre,  diacre  et  prêtre  à  Londres, 
le  9  mai  1554.  Devint  ensuite  recteur  de  Ryckyngale,  au 
diocèse   de  Norfolk. 

Georges  Uarrison.  Membre  du  Collège  Saint-Pierre  de 
Cambridge.  Né  à  Willesley,  dans  le  comté  de  Leicester. 
Ordonné  diacre  pur  Ridley  à  Saint-Paul,  le  15  mai  1552. 
—  Reçut  pareillement  les  ordres  mineurs  et  majeurs,  y 
compris  la  prêtrise,  à  Londres  le  9  mai  1554. 

Thomas  Degge.  Membre  du  collège  Sainte-Catherine  de 
Cambridge.  Né  à  Ashby  dans  le  comté  de  Leicester.  Or- 
donné diacre  anglican  à  la  même  ordination  que  le  pré- 
cédent. Un  Thomas  Degge  fut  ordonné  diacre  a  Londres 
le  4  mars  1557.  «  Il  était  alors  membre  du  Peterhouse 
«  de  Cambridge,  mais  comme  on  ne  connaît  à  cette  date 
<(  qu'un  seul  gradué  de  ce  nom,  les  deux  mentions  se 
«  rapportent  probablement  au  même  personnage.  » 
(Frère) 

Robert  Kynseye.  Né  à  Warmynsham  dans  le  comté 
de  Chester.  Membre  du  collège  de  la  Trinité  de  Cam- 
bridge, Ordonné  diacre  anglican  (et  prêtre.')  en  août  1552 
par  Ridley,  avec  l'assentiment  de  l'évêque  d'Ely . —  Reçut 
les  ordres  mineurs  et  majeurs,  y  compris  la  prêtrise,  le  20 
et  le  21  déc.    1553  à  Londres.  Curé  de  Ware. 

Ordinations  d'Oxford. 

Nicolas  Arscot,  sujet  du  diocèse  d'Exeler.  Ordonné  dia- 
cre anglican  le  22  mars  1549  (vieux  style)  ',   et  prêtre  an- 

1.  On  sait  que  l'Angleterre  garda  jusqu'en  1753  le  vieil 
usage  de  commencer  l'année   au  jour  de  l'Annonciation, 


1195 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1196 


glican  en  avril  1550,  les  deux  fois  à  TUame,  dans  le  dio- 
cèse d'Oxford,  —  Oi'donné  diacre  au  rite  calbolique  le 
9  mars  1553  (vieux  style)  et  prêtre  le  24  mars  ISSi  (id). 

Robert  Taynter.  Membre  du  collège  Sainle-Madeleiue 
d'Oxford,  et  ijtnit  évidemment  diacre  angflican,  quoiqu'on 
«  ait  pci'du  les  pièces  mentionnant  son  ordination;  —  i-e- 
«  çut  lui  aussi  les  ordres,  depuis  celui  de  portier  jusqu'au 
«  sous-diaconat,  le  22  décembre  1553,  lo  diaconat  et  la 
«  prêtrise  le  lendemain,  le  tout  à  Londres.  Posséda  de 
a  nombreux  bénéfices.  »  (Frerej 

Cbristopbe  Rawlina.  Membre  du  collège  Sainte-Marie 
de  Winton,  h  Oxford  (c'est-à-dire  du  New  Collège).  Fut 
fait  sous-diacre  le  6  avril  1549.  t(  E  ait  évidemment  dia- 
«  cre  anglican,  (pioique  nous  n'ayons  pas  les  pièces  men- 
«  tionnant  son  ordination  ;  —  fut  aussi  ordonné  diacre  le 
«  19  mai  et  prêtre  le  22  déc.  1554.  Wood,  Bislory  vf 
«  Oxford  CuÙef^cs  and  Halls,  p.  185.   »   (Frère) 

Richard  Benêt,  de  Cbrist  Church,  à  Oxford.  Ordonné 
diacre  anglican  ii  Thame  le  23  nov .  1550.  — .  «  Peut-être 
(c  identique  au  recteur  de  Bucknell,  au  diocèse  d'Oxford. 
«  qui  fut  ordonné  (au  i-ite  catholique)  sous-diacre  le  17  fév., 
«  diacre  le  9  mars  et  prêtre  le  24  mars  1553  (vieux  style).  » 
(Frère) 

Jean  Addyson,  du  collège  de  la  Reine  (Queen's  Collège), 
à  Oxford.  Ordonné  diacre  anglican  en  même  temps  que 
Richard  Benêt.  —  Egalement  ordonné  au  rite  catholique 
les  mêmes  jours  que  lui  :  sous-diacre  le  17  fév.,  diacre  le 
9  mars  et  prêtre  le   24  mars  1653  (vieux  style). 

Ordinations  d'Exeier, 

Jean  Grose.  Ordonné  diacre  et  prêtre  anglican  le 
1"^'  janvier  1551  (vieufx  style),    à    Exeter,    par  Coverdale. 

—  Reçut  les  ordres  mineurs  catholiques  le  16  mai  1554, 
et,  la  même  année,  le  suus-diacooat  à  Exeter  le  19  mai 
et  la  prêtrise  à  Londres  le  3  juin. 

Guillaume  lirydges.  Ordonné  diacre  anglican  à  Exeter 
le  3  juillet  1552.  —  Ordonné  sous-diacre  au  rite  catholique 
le  1 1  février  1553  (vieux  style),  diacre  le  10  mars  et  prê- 
tre le  24  mars,  à  Exeter. 

Ordinations  d'Yhrk. 

Antoine  Askham  M.  B.  Ordonné  diacre  anglican  à  la 
chapelle  d  Eglon,    dans  le  diocèse    d'York  le  1  août  1552. 

—  Reçut  tous  les  ordres,  depuis  la  tonsure  jusqu'à  la  prê- 
trise, les  20  et  21  déc.  1553.  Recteur  de  .Methley  à  partir 
du  10  août  1552.  Cet  exemple,  absolument  indufcitable,  se 
trouve  encore  confirmé  ]»ar  le  texte  (donné  dans  Frère, 
op.  cit.  Appendice  xvii)  d'une  dispense  accordée  par  le 
doyen  et  le  chapitre  de  Cantorbéry,  agissant  comme  gar- 
diens des  droits  spii'ituels  du  siège  métropolitain  durant 
sa  vacance,  pour  autoriser  le  candidat  à  recevoir  d'un  évê- 
que  catholique  à  son  choix  les  trois  ordres  majeurs.  Cette 
permission  est  datée  du  15  déc.  1553.  Cet  Antoine  Askham 
fui  un  écrivain  d'une  certaine  notoriété  en  matière  médi- 
cale. 

Thomas  Thomson .  Ordonné  diacre  anglican  h  la  cathé- 
drale d'York  le  2  juillet  1553,  avec  Léonard  Cowll.  — 
Léonard  Cowll  reçut  tous  les  ordres  à  Londres  le  16  et 
le  17  février  1553  (vieux  style)  avec  un  Thomas  Thomson, 
ce  qui  suggère  que  ce  dernier  pouvait  bien  être  son  com- 
pagnon d'ordination  tl'York  de  juillet  précédent.  Pour- 
tant le  nom  de  Thomas  Thomson  reste  des  moins  distinc- 
tifs,  et  le  D'  Frère  nous  avertit  que  trois  personnages  de 
ce  nom  furent  ordonnés  plus  tard  à  Londres. 

Ce  sont  là  tous  les  noms  que  nous  avons  pu  iden- 
tifier sur  les  tableaux  du  D' Frère  ;  nous  n'en  avons 
trouvé  pour  Londres  que  six  au  lieu  de  neuf  ou  dix. 
Mais  un  ou  deux  des  ecclésiastiques  qui  avaient 
reçu  ailleurs  les  ordres  anglicans  reçurent  ensuite  à 
Londres  leurs  ordres  catiioliques,  et  peut-être  est-ce 
d'eux  qu'il  a  voulu  parler.  En  tout  cas,  et  comme  il 
l'a  noie  lui-même,  il  faut  ajouter  à  sa  liste  Thomas 
Harding,  le  controversisle  catholique.  Dans  la  con- 
troverse qu'il  eut  avec  Jewell  sous  le  règne  d'Eli- 
sabeth, Harding  avoua  qu'il  était  diacre  anglican, 
quoique  la  date  de  son  ordination  ne  nous  soit  pas 

ce  qui  avait  pour  effet  de  relarder  d'un  an  sur  notre  pré- 
sente manière  de  compter  toutes  les  dates  comprises  entre 
le  1"'  janvier  et  le  25  mars. 


connue.  Or,  d'après  le  D'  Frère,  il  fut  ordonné 
acolyte  et  sous-diacre  à  Oxford  le  19  mai  i554,  et 
prêtre  à  Londres  le  3  juin  suivant.  Il  n'y  a  pas  de 
témoignage  établissant  qu'il  ait  reçu  le  diaconat 
calbolique  entre  ces  dates,  mais  nous  avons  le  droit 
de  le  présumer. 

Les  données  fournies  par  le  D'  Frère  nous  donnent 
une  certitude  morale  que  le  plus  grand  nombre  au 
moins,  sinon  la  totalité,  de  ces  noms  représentent 
des  personnages  à  qui  les  ordres  catholiques  furent 
conférés  sous  le  règne  de  Marie  Tudor,  sans  égard 
pour  les  ordres  anglicans  qu'ils  possédaient.  Tou- 
tefois le  docte  chercheur  lui-même  ne  croit  pas  que 
ces  exemples  suffisent  à  établir  notre  thèse,  et  il  eu 
donne  plusieurs  raisons.  Tout  d'abord,  c'est  que  les 
cas  cités  sont  en  trop  petit  nombre  pour  qu'on  ait 
le  droit  de  voir  dans  ces  réordinations  les  indices 
d'une  politique  arrèlce.  C'est  ensuite  qu'ils  appar- 
tiennent tous  aux  six  premiers  mois  du  règne  de 
Marie,  c'est-à-dire  au  temps  où  Pôle  n'était  pas  en- 
core entré  en  scène  :  il  est  remarquable  au  contraire, 
nous  dit-on,  qu'à  partir  du  moment  où  il  parut,  les 
réordinations  cessèrent  complètement:  Pôle  devait 
donc  juger  les  ordres  anglicans  moins  sévèrement 
que  n'avaient  fait  Bonner  et  autres  prélats  de  Marie 
Tudor.  Enfin  plusieurs  membres  du  clergé  anglican 
paraissent  avoir  été  laissés  en  possession  de  leurs 
bénéfices  sous  le  nouveau  régime,  ce  qui  s'expli- 
querait dillicilement  si  leurs  ordres  avaient  été  te- 
nus pour  invalides. 

Au  fond,  toutes  ces  considérations  supposent  que 
le  D'  Frerè  n'a  pas  bien  interprété  les  termes  elle 
but  des  lettres  de  Jules  IH  et  de  Paul  IV.  Du  vrai 
sens  de  ces  directions  papales,  nous  avons  déjà 
traité.  Disons  un  mot  pourtant  des  raisons  allé- 
guées. D'après  les  calculs  du  D'  Frère  (p.  io5),  en 
dehors  des  six  évèques  anglicans  d'Edouard  'VI 
dont  le  cas  est  clair,  les  registres  conservent  les 
noms  de  1 10  personnages  qui  auraient  reçu  les  nou- 
veaux ordres  :  'j5  d'entre  eux  ne  dépassèrent  pas  le 
diaconat,  mais  32  avancèrent  jusqu'à  la  prêtrise. 
Le  D'  Frère  nous  apporte  aussi  des  témoignages 
établissant  qu'il  y  eut  dans  tout  le  Royaume  une  re- 
marquable pénurie  d'ordinands  depuis  le  début  du 
schisme  jusqu'à  l'inlroduclion  du  nouveau  rituel. 
Un  phénomène  si  général  atteste  les  anxiétés  qui 
devaient  arrêter  toutes  les  âmes  de  tendances  ca- 
tholiques au  seuil  de  la  cléricatiire  en  un  temps  où 
la  situation  religieuse  du  pays  était  si  peu  satisfai- 
sante et  si  mal  assurée  ;  peul-élre  aussi  rellèle-l-il  la 
répugnance  que  les  éléments  de  la  nation  déjà 
gagnés  au  protestantisme  pouvaient  éprouver  à  se 
faire  ordonner,  tant  que  le  vieux  rite  catholique  se- 
rait encore  en  vigueur.  Si  cette  explicalion  esl  juste, 
il  n'est  pas  probable  que  beaucoup  de  ceux  qui 
s'étaient  présentes  aux  ordinations  anglicanes  entre 
i55o  et  i553  aient  été  disposés  à  embrasser  le  ca- 
tholicisme lors  de  l'avènement  de  Marie  Tudor.  Et 
si  la  proportion  de  ceux  d'entre  eux  qui  vnulurent 
remplacer  leurs  ordres  anglicans  par  les  ordres  ca- 
tholiques dépassa  dix  pour  cent,  n'est-ce  pas  vrai- 
ment plus  qu'on  ne  pouvait  attendre?  Que  les  ré- 
ordinations citées  dans  la  liste  du  D'  Frère 
appartiennent  toutes  aux  six  premiers  mois  du 
nouveau  règne,  c'est  exact,  du  moins  à  peu  de 
chose  près;  et  il  est  exact  aussi  que  Bonner  et  les 
évêi|ues  ses  associés  agissaient  bien  peu  régulière- 
ment en  entreprenant  de  traiter  ces  affaires  d'ordi- 
nations :  car  non  seulement  ils  manquaient  de  pou- 
voirs pour  absoudre,  dispenser  et  promouvoir  les 
autres,  mais  ils  n'avaient  pas  encore  été  absous  eux- 
mêmes  de  leur  participation  au  schisme.  Aussi  Pôle, 
lorsqu'enUn  il  put  prendre  en  main  l'autorité,  eut-il 


1197 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1198 


à  valider  leurs  décisions,  y  compris  celles '.j  ni  nous 
occupent.  Mais  étant  donné  qu'ils  admettaient  au 
service  des  autels  catlioliques  des  clercs  précédem- 
ment ordonnés  à  la  nouvelle  manière,  ils  avaient 
raison  de  leur  faire  conférer  les  ordres  de  ma- 
nière inconditionnée;  et  Pôle,  fidèle  aux  directions 
reçues  du  Siège,  ne  pouvait  leur  refuser  sur  ce  point 
sa  plus  complète  sanction.  Rappelons-nous  d'ail- 
leurs, comme  le  note  le  D'  Frère,  que,  dès  le  mois  de 
juin  1549,  le  Pape  avait  entre  les  mains  un  exem- 
plaire de  l'Ordinal  d'Edouard  VI  (Staie  Papcrs 
Dont.  VU.  28),  et  que  Pôle  et  la  Reine  étaient  en 
correspondance  depuis  l'automne  de  i553:lesévè- 
ques  d'Angleterre  devaient  donc  avoir  eu  vent  du 
sentiment  de  Rome  sur  le  rite  nouveau.  Que  les  ec- 
clésiastiques anglicans  n'aient  pas  tous  été  chassés 
de  leurs  bénéfices  en  raison  de  la  nullité  de  leurs 
ordres,  le  fait  peut  être  exact  ou  ne  l'être  pas  :  en 
tout  cas  il  s'expliquerait  facilement  par  bien  d'au- 
tres motifs  qui  pouvaient  conseiller  de  laisser  en 
paix  quelques-uns  au  moins  d'entre  eux.  D'ailleurs 
nous  n'oserions  garantir  avec  la  belle  assurance  du 
D'  Frère  que  la  nullité  des  ordinations  entraînât 
par  elle-même  la  nullité  de  la  collation  des  bénéfi- 
ces, et  fournit  ainsi  un  moyen  simple  et  régulier 
d'en  expulser  les  occupants.  Sans  doute  on  gardait 
la  ressource  de  poursuivre  ces  derniers  pour  héré- 
sie, et  de  les  destituer  à  ce  titre;  mais  le  procès  ris- 
quait de  présenter  des  difficultés.  On  pouvait  aussi 
—  et  on  le  fit  pour  quelques-uns  —  les  (aire  con- 
damner pour  ne  s'être  pas  présentés  au  sacerdoce 
dans  l'année  qui  suivait  leur  entrée  en  charge.  Mais 
n'auraient-ils  pas  pu  alléguer  que,  dans  l'étal  oii  se 
trouvaille  pays,  ils  n'en  avaient  pas  le  moyen,  ce 
à  quoi  on  eut  peut-être  été  embarrassé  de  trouver 
réponse? 

Sous  Elisabeth  et  depuis.  —  Si  nous  passons 
au  règne  d'Elisabeth,  nous  y  voyons  s'élever  une 
question  nouvelle  :  la  hiérarchie  constituée  au 
début  de  ce  règne,  et  en  particulier  Matthieu  Parker 
qui  en  fui  la  source,  possédaient-ils  ou  non  le  carac- 
tère épiscopal?  Nous  avons  déjà  fait  allusion  à  l'af- 
faire de  la  consécration  de  Parker.  Le  mystère  dont 
elle  s'entoura  la  déroba  longtemps  à  la  connais- 
sance du  public,  et  donc  aussi  à  celle  des  catholiques 
contemporains,  ce  qui  donna  lieu  à  une  controverse 
dont  nous  aurons  à  rappeler  l'histoire.  Mais,  quoi 
qu'il  en  ail  été  de  cette  cérémonie,  on  se  trouvait  en 
présence  d'un  fait  certain  et  manifeste  :  l'église  offi- 
cielle avait  remis  en  usage  l'Ordinal  anglican,  qu'elle 
devait  suivre  désormais  dans  toutes  ses  ordinations. 
Il  n'y  avait  donc  aucune  raison  pour  que  les  autori- 
tés catholiques,  et  le  Saint-Siège  à  leur  tête,  se  dépar- 
tissent de  la  règle  sanctionnée  par  les  lettres  de  Ju- 
les III  et  de  Paul  IV.  On  continua  donc  comme  par  le 
passé  à  réordonner  les  ministres  convertis  qui  dési- 
raient remplir  les  fonctions  du  sacerdoce  catholique. 
La  série  de  ces  conversions  et  de  ces  réordinalions 
s'est  continuée  sans  interruption  jusqu'à  ce  jour. 

11  n'est  pas  essentiel  au  but  de  cet  article  d'appor- 
ter des  statistiques  sur  cette  pratique  constante,  mais 
il  peut  être  intéressant  de  transcrire  le  tableau  que 
nous  fournit  le  chanoine  Estcoiht  dans  le  travail 
que  nous  avons  cité  (pp.  i  38  sq.). 


Nom: 
Ëdmoud  Campian 


Nom 


Ai'ant  Dans     rEglise 

sa  eoni^trsion:  catholique  : 

Ordonné  diacre.         Ecrivit   une  Ict- 

par    Cheney,  évê-  Ire  à  Clieney,    lui 

que  (le  Gloucester.  reprochant  de  lui 

Ari-iva  à  Douai  eu  avoir  conféré    des 

1570.    Diaires     df  ordres    invalides. 

Douai,  Entrédans  laCoin- 


Cutbert  May  ne 
Thomas  Blewett 

Richard    Simpson 

Jean  Lowe 


Guillaume       Rai- 
nolds. 


Jean  Vivian 


Thomas  Huberley 


Jean  Adams 


Jean  Chapman 


Everard  Hanse 


Avant 
sa  conversion 


Prêtre  dans 
l'église  anglicane. 
Dodd,     Clialloner. 

Ministre  de  l'é- 
glise d'Angleterre, 
Dodd,  Cfialloner. 
Arriva  à  Douai  le 
19  mar»  1557.  — 
Dodd,  Diaires  de 
Douai. 

.Ministre  de  l'é- 
glise d'Angleter- 
re.—Z)o(/<i,  Chal- 
loner.  Arriva  à 
Douai  le  19  mai 
1577.  Diaires  de 
Douai. 

Ministre  protes- 
tant.— Clialloner. 

Reçut  les  ordres 
vers  l.'jUCi. —  Wood 
dans  Aikenae .V^n- 
seigne  et  prêche 
avec  conviction  la 
religion  protes- 
tante :  Parsons. 
Arriva  à  Reims  le 
11  avril  1578  ;  re- 
présenté coname 
un  la'ique. —  Diai- 
res de  Douai, 

Prédicant  béné- 
ficier .  Arriva  à 
Reims  lelôfévrier 
1579. —  Diaires  de 
Douai, 


Ministre  bénéâ- 
cier  de  la  secte 
calviniste.  Arriva 
à  Reims  le  29  nov. 
1579.  Zlirti/fs  de 
Douai, 

Ministre  bénéli- 
cier  à  Martinston, 
dans  le  comté  de 
Dorset.  Arriva  à 
Reims  le  7  déc. 
1579.  —  Diaires  de 
Douai,  State  Paper 
Office,  Eliz,  Dom, 
1582.  Vol.  155,  8. 
Voir  Estcourt,  Ap- 
pendice XXV. 

Ministre  ordon- 
né par  l'évêque 
de  Wells;  posséda 
un  bénéfice  du 
nom  de  Langton 
Herring  dans  le 
comté  de  Dorset. 
.Arriva  à  Reims  le 
7  déc.  1579.  — 
Dinires  de  Douai, 
State  Paper  Office, 
ibid,  :  ses  propres 
aveux.   Appendice 

.\XT. 

Ministre  bénéfi- 
cier et  prédicant. 
Arriva  à  Reims  le 


Dans  VE^lise 
catholique  : 

pagnie  de  Jésus  à 
Rome.  Ordonné 
prêtre  par  l'ar- 
chevèque  de  Pra- 
gue. —  Bombini, 
dans  Vit,  Camp. 

Ordonné  prêtre 
le  24  avril  157().— 
Diaires  de  Douai. 

Sous-diacre  le 
19  .sept.  1577.  Dia- 
cre le  !',)  déc.  1577. 
Prêtre  le  24  févr. 
157S.  —  Diaires  de 
Douai, 

Ordonné  prêtre 
en  1577.  —  Diaires 
de  Douai. 


Sous-diacre  le 
14  mars  1579.  — 
Diaires  de  Douai. 

Minoré  et  sous- 
diacre  à  Laon,  le 
20  sept.  1579. Dia- 
cre à  Ghâlons,  le 
24  févr.  1580.  Prê- 
tre à  Châlons,  le 
31  mars  1580.  — 
Diaires    de  Douai, 


Diacre  le  18  a- 
vril  1579.  Prêtre 
à  Laon    le  15  iuin 

1579.  —  Diaires 
de  Douai,  • —  State 
Paper  Office,  Eliz, 
Dom,  Vol.  178, 
N»  47. 

Sous-diacre  à 
Châlons,le24fêTr. 

1580.  Diacre  à 
Reims  le  19  mars 
1580.—  Diaires  de 
/louai.  Prêtre  à 
Chfllons,marsl580. 

Sous-diacre  à 
Chàlons  le  31  mars 
1580.  Diacre  à 
Soissonsle  25  mai 
1580.  Prêtre  à 
Soissûns  le  15  déc. 
1580.  —Diaires  de 
Douai, 


Sous-diacre  à 
Soissons  le  15  déc. 
1580.  Diacre  le 
21  févr.  1581. 
Prêtre  à  Chàlons 
le  4  mars  1581.  — 
Diaires  de  Douai, 


Ordonné  prêtre 
à  Reims  par  l'é- 
vêque  de  Ch&Ions, 


1199 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


J200 


Nom 


Etienne   Rousbam 


Jean  Lugar 


François    Walsin- 
gham 


Humphry      Leach 


Jean  Goodman 


Hugues-Paulin 
Gressv 


Eliennefioiïe 


Jean  Massey 


Jean  Placide 
Adelham 


Jacques  Clifton 


Avant 
sa  conversion  : 

11  juin  1580.  — 
Dlaireê  de  Douai^ 
Concertatio  Eccle- 
siae  Cath.,  Dodd^ 
Challoner. 

Ordonné  par  les 
hérétiques.  Minis- 
tre à  Sainte-Marie 
d"Oxford,  Arriva 
à  Heims  le  23  a- 
vril  1581.  —  Diac- 
res de  Douai, Chal- 
loner. 

Minisire  à  Can- 
nock,dans  le  comté 
de  Stafford.  — 
Challoner, 

Ordonné  prêtre 
par  Heaton,  évé- 
qued'Ely,  en  1603. 
11  rend  compte 
lui-même  de  sa 
conversion  dans 
Searcfi  made  into 
niaiiert  opieligion. 
Reçu  au  collège 
anglais  de  Rome 
le  27  oct.  1606.  — 
Archives. 

Vicaire  de  St- 
.\llimund  d« 
Shrewsbury,  puis 
cliapelain  de 
CliristChurchàOi- 
ford. —  H'ood,  dans 
son  Aihenae.  Reçu 
au  Collège  anglais 
de  Rome  eu  1609. 
Archives . 

Ministre  de  l'é- 
glise d'Angleterre. 
Challoner.  Porfe 
ce  titre  dans  la 
Remontrance  du 
Parlement  du  29 
janvierl639  (vieux 
style). 

Prébendier  de 
Windsor  et  doyen 
de  Leighlin  en  Ir- 
lande. —  Wood, 
dans  Athenae. 


Ecclésiastique 
anglican,  chape- 
lain de  l'archevê- 
que Laud.  —  Pri- 
deauXj  Dodd,  Le 
Quien. 

Diacre  dans  l'é- 
glise anglicane  et 
doyen  de  Christ 
Church  à  Oxford, 
—  Dodd,  Wood 
dans  son  Athenae. 
Constable,  p.  369. 

Ministre  protes- 
tant.—  Challoner. 
Oliver  dans  ses 
Collections. 


Ministre  de  l'E- 
vangile. Possède 
un  bénéficeparois- 
sial.  Reçu  à  titre 
de  laïc  au  Collège 
anglais  de  Rome, 
le  16  oct.  1702,  — 
Archives. 


Dans  l'Eglise 
catholique  : 

le  25  mars  1581.  — 
Diaires  de  Douai. 


Diacre  à  Sois- 
sons  le  21  sept. 
158LPrétreà  Sois- 
sons,  le  27  sept. 
1581.  —  Diaires 
de  Douai. 


Prêtre    en  1601. 
-Diaires  deDouai. 


Sous-diacre  à 
Rome,  le  30  mars 
1608.  Diacre  ii 
Rome,  le  5  avril 
160S.  Prêtre  à 
Rome,  le  Î2  avril 
1608.  —  Archives 
du  Coll .  anglais  de 
iîomc.  Voir. appen- 
dice .KXVIII. 


Sous-diacre  à 
Rome.  le  17  mars 
1612.  Diacre  à 
Rome,  le  6  avril 
1612.  Prêtre  à 
Rome,  lê  21  avril 
1612.  —  Archives, 
Estcourt:  Appen- 
dice XXTII. 

Jugé  et  con- 
damné comme 
prêtre  d'un  sémi- 
naire en  1640. 
—  Challoner. 


Bénédictin  à 
Paris.  Prêtre  et 
missionnaire  en 
.Angleterre  ;  cha- 
pelain de  la  i-eine 
Catherine  deBra- 
gance. —  Dodd. 

Ordonné  à  Pa- 
ris. —  Dodd,  Le 
Quien. 


Réordonné  par 
l'évéque  d'Arras. 
—  Constable. 


BénéJictin  à 
Paris.  Jugé  et  con- 
damné comme  prê- 
tre d'un  séminaire 
le  17  janvier  1678 
(vieux  style).  — 
Challoner. 

Mort  il  Rome  le 
2  janvier  1704.  — 
Estcourt,  Appen- 
dice ÎCXVIIl. 


A  la  suite  de  ce  tableau,  le  chanoine  Estcourt  exa- 
mine en  quelques  paragraphes  sommaires  un  petit 
nombre  d'exemples  que  les  prolestants  allèguent  en 
leur  faveur.  Le  docteur  F.  G.  Lee  cite  des  cas  où 
des  convertis  de  l'anglicanisme,  ayant  refusé  de  su- 
bir la  réordination,  auraient  obtenu  la  permission 
d'exercer  au  service  des  autels  catholiques  leurs  or- 
dres reçus  dans  l'hérésie .  On  trouvera  dans  Estcourt 
les  assertions  de  certains  controversistes  anglicans 
à  ce  sujet:  comme  elles  ne  reposent  sur  aucune 
preuve  solide,  mais  sur  de  simples  conjectures  et 
sur  des  inférenees  plus  ou  moins  hasardeuses,  nous 
n'avons  pas  à  nous  y  arrêter  ici. 

Nouvel  examen  officiel  de  l'ordinal  anglican 
en  168S  et  en  1704.  —  Cette  coutume  constante 
et  autorisée  mériterait  déjà  par  elle  seule  qu'on 
lui  appliquât,  comme  a  fait  Léon  XIII,  le  fameux 
axiome  :  Consuetiidn  optinia  legum  interpres.  Mais 
il  nous  reste  encore  à  mentionner  un  petit  nombre 
de  cas  historiques  où,  pour  une  raison  ou  pour  une 
autre,  le  Saint-Siège  concéda  une  nouvelle  enquête 
sur  le  bien-fondé  de  l'usage  établi.  Ces  cas  sont  pour 
nous  d'une  importance  toute  spéciale  :  ils  nous  per- 
mettent de  pénétrer  les  motifs  qui,  dans  l'aflaire  des 
ordinations  anglicanes,  ont  dirigé  le  Siège  Apostoli- 
que. Car  celui-ci,  on  le  sait,  n'a  point  coutume  de 
publier  avec  ses  décrets  les  raisons  des  conclusions 
doctrinales  ou  des  mesures  pratiques  qu'ils  imposent, 
mais  compte  sur  la  confiance  que  les  fidèles  auront 
en  son  autorité  et  en  l'assistance  (juc  Dieu  lui  ac- 
corde. La  bulle  Apostolicae  ciirae  de  LiioN  XIII  fait 
allusion  à  deux  enquêtes  de  ce  genre,  datant  respec- 
tivement de  i685  et  de  170^.  L'une  eut  lieu  à  pro- 
pos d'un  jeune  calviniste  français,  dont  le  nom  n'est 
pas  donné,  qui,  ayant  passé  en  Angleterre,  y  reçut 
la  prêtrise  suivant  le  rite  anglican,  et  qui,  réconci- 
lié ensuite  avec  l'Eglise,  demanda  s'il  était  libre  de 
se  marier.  Une  telle  question  équivalait  évidemment 
à  demander  si  son  ordination  était  ou  non  valide 
aux  yeux  de  l'Eglise  romaine.  L'autre  enquête  se  fit 
pour  Jean  Clément  Gordon,  qui  avait  reçu  tous  les 
ordres  anglicans,  y  compris  l'épiscopat,  des  mains 
d'un  évêque  épiscopalien  écossais  de  Glasgow,  lui- 
même  issu  de  la  succession  anglicane.  Pour  le  pre- 
mier de  ces  cas,  la  décision  fut  :  Dilata  ad  mentem, 
c'est-à-dire  :  «  Laissons  cette  question  pour  le  mo- 
ment »,  —  solution  facile  à  expliquer.  C'était  l'épo- 
qxie  où  Jacques  II,  monté  depuis  peu  sur  le  trône, 
travaillait  à  améliorer  la  situation  des  catholiques 
en  .\ngleterre,  ou  même  à  ramener  son  royaume  à 
la  vraie  religion,  et  peut-être  jugeait-on  préférable 
de  ne  pas  ajouter  aux  difficultés  de  l'heure,  en  Iran-- 
chant  sans  nécessité  ce  point  de  controverse.  Quant 
à  l'affaire  de  Jean  Clément  Gordon,  un  décret  fut 
rendu  —  et  cela  non  pas  au  nom  de  la  Sacrée  Con- 
grégation mais  au  nom  du  pape  — ,  décidant  que 
«  Johannes  Clemens  Gordon  ex  integro  et  absolute 
«  ordineturad  omnes  ordinesetiam  sacros,  et  praeci- 
<i  pue  presbyteratus,  et  quatenus  non  fuerit  confir- 
<i  matus,  prius  sacraraentum  conûrmationis  susci- 
B  piat  ». 

Rapports  de  Genetti  Casanata,  et  d'autres 
consulteurs.  —  Ce  ne  fut  pas  sans  examen  préala- 
ble qu'on  en  vint  à  ces  conclusions.  La  marche  de  ces 
enquêtes  —  disons  mieux  :  de  cette  enquête,  car 
les  pièces  amassées  en  1 684-1 685  resservirent  et  s'ac- 
crurent dans  le  procès  de  l'joi  —  nous  est  indiquée 
dans  la  bulle  Apostolicae  ctirae,  et  un  peu  plus  au 
long  dans  la  Vindicatinn  des  évêques  catholiques 
anglais.  On  trouvera  cités  dans  les  appemlices  de 
Rome  et  Cantorhéry  du  P.  Brandi  tous  les  documents 
sur  lesquels  se  fondait  le  jugement  du   Saint-Siège: 


1201 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1202 


ils  comprennent  entre  autres  le  texte  complet  de 
l'Ordinal  anglican,  pris  dans  une  édition  du  temps 
de  Charles  11.  Ces  »  documents  d'une  autorité  incon- 
testable »,  comuie  les  appelle  Léon  XIll  dans  sa 
bulle,  nous  montrent  clairement  quels  principes  pré- 
sidèrent à  l'enquête.  On  n'accorda  aucune  attention  à  la 
question  des  consécrateurs  de  Parker  :  il  n'y  est  fait 
allusion  qu'une  seule  fois,  dans  une  lettre  de  Dom 
Heskelh  G.  S.  B.,  prieur  des  Bénédictins  de  Douai, 
à  qui  Mgr  Tanari,  internonce  à  Bruxelles,  avait  de- 
mandé des  informations  siu-  ce  fait.  Mais  Dora  Hes- 
keth  n'en  parle  que  comme  d'un  on-dit,  sans  ajouter 
s'il  le  croit  digne  de  foi.  Mgr  Tanari  s'en  lait  dans 
son  rapport  au  Cardinal  Casanata,  rapporteur  du 
Saint-Ofliee  pour  cette  affaire;  Casanata  s'en  tait 
dans  son  Votum.  Et  ce  silence  s'étend  non  seulement 
à  la  légende  de  l'auberge  de  la  Tête  de  cheval,  mais 
à  toute  la  cérémonie  de  Lambetb,  à  la  substance 
même  de  l'événement  comme  à  ses  circonstances,  et 
cela  chez  Tanari  aussi  bien  que  chez  Casanata.  On 
peut  en  dire  autant  de  toutes  les  nouvelles  informa- 
tions recueillies  en  i  yoi,  comme  aussi  des  rapports 
et  du  décret  auxquels  aboutirent  en  Un  de  compte 
tous  ces  divers  documents.  Le  théologien  consulteur 
qui,  en  cette  deuxième  occasion,  rédigea  un  Votum  à 
proposer  au  Saint-OlUce,  commence  par  observer 
que,  pour  prouver  l'invalidité  des  ordres  anglicans, 
on  ne  saurait  arguer  du  prétendu  caractère  burles- 
que qu'aurait  revêtu  l'ordination  célébrée  à  la 
Tète  de  cheval  :  «  Etiamsi  pro  vera  adniittatur  his- 
«  toria  quae  circumfertur  de  ordinatione  memorata 
«  Parkerii  in  Londinensi  taberna,  cujus  erat  insigne 
«  equi  seu  manuli  caput,  peracta,  constat  quatuor 
«  praedictos  episcopos  iUi  ordination!  adfuisse,  ubi- 
«  cumque  factum  fuerit,  et  cum  precibus  serio  cele- 
a  bfatum  fuisse,  non  ludicre  et  joevilariter.  »  (Brandi, 
op.  cit.,   p.  i8o) 

De  même  Mgr  Genetti,  dans  un  rapport  daté  du 
i6  avril  170^  et  adressé  à  Mgr  Casoni,  assesseur  du 
SaJnt-OUice,  établit  par  des  raisons  concluantes 
qu'on  ne  devra  introduire  dans  les  considérants  du 
décret  projeté  pour  le  cas  Gordon  aucun  argument 
emprunté  aux  circonstances  de  la  consécration  de 
Parker.  Dans  ce  mémoire,  textuellement  reproduit 
par  le  P.  Brandi  {ihid.,  p.  260),  Mgr  Genetti  raconte 
qu'en  i685  on  consulta  sur  cette  question,  par  ordre 
de  Sa  Sainteté  (Innocent  XI),  plusieurs  théologfiens, 
entre  autres  M.  Joseph  Charlas,  l'archiprêtre  Do- 
rat  et  Mgr  Genetti  lui-même.  Ils  commencèrent  par 
étudier  l'affaire  séparément  et  chacun  exprima  son 
jugement  par  écrit;  puis  ils  se  réunirent  pour  déci- 
der de  leur  rapport.  L'un  d'eux  alors  a- outre  plu- 
€  sieurs  autres  raisons,  fit  valoir  que  la  décision  adé- 
«  quate  devait  se  tirer,  non  du  fait,  qui  dépendait 
«  de  l'histoire  fort  embrouillée  des  divers  change- 
I  menls  survenus  en  Angleterre  en  matière  reli- 
0  gieuse,  mais  du  défaut  de  l'intention  et  de  l'in- 
a  sutlisance  des  paroles  employées  parles  hérétiques 
a  anglicans  dans  l'ordination  sacerdotale». 

Cette  consultation  s  était  tenue  à  Paris.  Mgr  Ge- 
netti relate  ensuite  une  visite  qu'il  fit  postérieure- 
ment en  Angleterre.  Là  il  trouva  que  la  question 
faisait  l'objet  de  nombreuses  diseussions,  et  Mgr  Ley- 
burn.  vicaire  apostolique  du  district  de  Londres,  lui 
demanda  son  avis.  Il  s'ensuivit  une  autreconférence, 
convoquée  sur  le  désir  du  nouveau  Nonce,  le  Cardi- 
nal d'Adda.  et  qui  réunit  sous  la  présidence  de 
Mgr  Leyburn  sept  ou  huit  des  membres  les  plus  sa- 
vants du  clergé  anglais,  notamment  André  Gilfard 
et  le  docteur  de  Sorbonne  Jean  Betham.  A  tous  Ge- 
netti fit  accepter  l'opinion  qui  avait  déjà  emporté 
tous  les  suflrages  à  l'assemblée  de  Paris  :  et  il 
ajoute  que,  durant  les  quelques  jours  qu'on  se  ré- 


serva avant  de  prononcer  un  jugement  final,  il  eut 
l'occasion  d'examiner  du  point  de  vue  historique, 
avec  l'aide  d'un  controversiste  réputé,  M.Jean  Bel- 
son,  le  défaut  de  la  succession  anglicane.  <i  Comme 
('  on  vit  que  ce  fait  demeurait  toujours  douteux,  on 
«  Unit  par  conclure  à  l'unanimité  et  pour  les  raisons 

<  susdites  [c'est-à-dire  pour  le  défaut  de  l'intention 
«  et  l'insulfisance  des  paroles  employées]  qu'il  fal- 
»  lait  traiter  et  recevoir  les  évêques  et  les  prêtres 
«  anglicans  et  écossais  qui  reviendraient  à  la  foi  ca- 
t  tholique  comme  de  simples  laïques.  Et  c'est  la  pra- 

<  tique  qui  a  été  suivie  depuis,  sans  autre  difficulté.  » 
Ni  le  P,  Brandi,  ni  personne  à  notre  connaissance, 

n'a  publié  le  nom  du  rapporteur  du  Saint-Office  dans 
l'affaire  de  i^oij,  ni  le  texte  de  son  mémoire.  Mais 
le  mémoire  présenté  à  ce  tribunal  par  le  Cardinal 
Casanata  en  i685,  et  qui  resservit  en  170^,  nous  indi- 
que suffisamment  quels  motifs  décidèrent  à  cette 
dernière  date  la  Sacrée  Congrégation  —  ou  plutôt 
le  Pape,  car  il  s'agit  d'un  décret  de  Feria  ijuinta 
—  à  prononcer  que  la  forme  et  l'intention  du  rite  an- 
glican   devaient  être   considérées   nulles  et  vaines. 

Qae  ces  formules  [anglicanes],  dit  Casanata,  soient 
insuSsantes  pour  l'ordination  des  prêtres  el  des  évêques, 
cela  résulte,  senible-t-il,  de  cette  raison  fondamentale, 
que  les  saciements  n'opèrent  que  ce  qu'ils  signitient  ex-< 
pressémentou  du  moins  implicitement;  or,  les  paroles  des 
dites  formules  ne  signiBant  en  aucune  manière  le  pou- 
voir le  plus  essentiel  du  prêtre  et  de  l'évèque,  c'est-à- 
dire  le  pouvoir  d'offrir  le  sacrifice  et  de  consacrer  le 
corps  de  Jésus-Christ,  elles  ne  peuvent  ni  opérer  ni  con- 
férer ce  pouvoir,  ni  faire  un  vrai  prèlre;  d'autant  plus 
qu'elles  ne  sont  pas  accompagnées  de  la  tradition  des 
instruments  du  sacrifice,  laquelle  est  en  usage  dans 
l'Eglise  latine.  Et  bien  que  l'Eglise  grecque  et  certaine» 
E:rlifles  orientales  ne  connaissent  pas  la  tradition  des 
instruments,  néanmoins,  dans  la  prière  qu'on  appelle 
sacramentelle,  elles  confi-rent  toujours  clairement  le  pou- 
voir de  consacrer  le  corps  de  Jésus-Christ,  ainsi  qu'il  ré- 
sulte des  informations  que  j'ai  prises,  faisant  traduire  les 
formule»  des  ordinations  des  Arméniens,  Maronites,  Sy- 
riens, Jacobites  et  Nestorieus,  tant  catholiques  qu'héré- 
tiques, formules  qui  sont  rapportées  ci-après.  Or  les 
.\nglais  n'ajont  pas  la  tradition  des  vases  sarrés,  et  ne 
conférant  pas  dans  la  prière  sacramentelle  le  pouvoir  de 
consacrer,  il  ne  semble  pas  que  l'imposition  des  mains 
puisse  suffire  à  elle  seule,  car  elle  n'est  pas  déterminée 
à  la  collation  d'un  sacrement  en  particulier,  et  peut  au 
contraire  signifier  non  seulement  le  sacrement  de  l'ordre, 
mais  celui  de  la  pénitence,  et  celui  de  la  confirmation, 
suivant  ce  qu'ont  fait  observer  ies  théologiens  dans  leurs 
commentaires  sur  l'Ecritare  Sainte. 

Tel  est  le  passage  essentiel  du  votum  de  Casanata. 
Quant  à  la  pensée  qu'il  développe  ensuite,  il  nous 
suffira  de  la  résumer  :  le  défaut  signalé  dans  la  for- 
mule, dit-il  en  substance,  ne  se  trouve  pas  réparé 
par  les  paroles  qui  la  suivent  immédiatement,  et  par 
lesquelles  on  donne  à  l'ordinand  le  pouvoir  de  prê- 
cher, de  remettre  les  péchés  et  d'administrer  les 
sacrements  :  car  ces  pouvoirs  purement  secondaires 
ne  sauraient  être  réellement  conférés,  dès  là  qu'on 
a  délibérément  supprimé  le  pouvoir  essentiel  el  dont 
les  autres  ne  sont  que  le  complément,  le  pouvoir  de 
sacrifier.  Et  cela  d'autant  plus  que  les  Articles 
anglicans  proposent  de  ces  fonctions  accessoires 
elles-mêmes  une  notion  très  dilTérente  de  la  notion 
catholique. 

La  décision  de  1704  n'est  pas  fondée  sur 
l'absence  de  la  tradition  des  instruments  dans  le 
rite  anglican.  —  Mais,  dans  le  décret  de  170^,  deux 
points  encore  méritent  d'être  spécialement  notés  en 
raison  des  objections  anglicanes.  Le  premier,  c'est 
que,  pour  établir  ses  conclusions,  le  Cardinal  ne  partit 
pas  d'une  description  plus  ou  moins  fidèle  de  l'ordinal 


1203 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1204 


d'Edouard  VI  :  il  en  examina  le  propre  texte  dans 
un  exemplaire  authentique  et  complet.  Car  ce  même 
exemplaire,  expédié  en  168^  par  ïanari  et  conservé 
depuis  lors  aux  archives  du  Saint-Ollice  avec  tout  le 
dossier  de  l'airaire,  fut  mis  aux  mains  des  enquêteurs 
de  1896  durant  les  séances  de  leur  Commission. 
L'autre  point  à  noter  dans  le  %'otiim  de  Casanala, 
c'est  le  sens  exact  de  l'argument  que  lui  fournit  la 
suppression  dans  la  liturgie  anglicane  de  tout  ce 
qui  ressemblerait  à  la  tradition  des  instruments.  Car 
on  a  suggéré  qu'au  milieu  du  xvi'  siècle  les  auto- 
rités romaines  avaient  dit  nécessairement  s'en  référer 
pour  cette  question  au  Decrelum  pro  Armenis,  et  par 
suite  tenir  pour  invalide  tout  rite  qui  omettrait  celte 
cérémonie  ;  mais  qu'ensuite  celte  opinion  était  deve- 
nue intenable  eu  face  des  données  nouvelles  appor- 
tées en  i65Jparle  grand  travail  de  Morin  :  De  .Sacrj's 
Ordinationiius.  Or  dans  son  yotum  de  i685,  comme 
on  a  pu  en  juger  par  l'extrait  reproduit  plus  haut, 
Casanata,  écrivant  après  l'apparition  de  cet  ouvrage, 
sejuionlre  parfaitement  au  courant  de  la  question. 
Il  concède  que  les  rites  orientaux,  dont  le  texte  a 
été  par  ses  ordres  soumis  à  un  examen  spécial,  sont 
certainement  valides  malgré  l'absence  de  toute  tradi- 
tion d'instruments;  mais  il  déclare  qu'ils  le  sont 
parce  que,  dans  leurs  prières  sacramentelles,  ils 
parlent  claii'ement  d'un  pouvoir  sacrilîcaloire,  tan- 
dis que  la  liturgie  anglicane,  non  contente  d'éli- 
miner à  dessein  cette  cérémonie  où  ses  auteurs 
voyaient  le  symbole  de  ce  pouvoir  exécré,  ne  vou- 
lut rien  introduire  en  sa  place  pour  déterminer  au 
sens  particulier  de  la  collation  des  ordres  ce  geste 
de  l'imposition  des  maiqs,  si  vague  pourtant  par 
lui-même  et  tout  aussi  approprié  jiour  le  sacrement 
de  confirmation  ou  pour  celui  de  pénitence. 

Ou  ne  saurait  du  reste  accorder  que,  même  avant 
la  publication  du  travail  de  Morin,  les  autorités 
romaines  aient  été  incapables  de  concevoir  un  rite 
d'ordination  valide  sans  tradition  d'instruments. 
Deux  siècles  avant  l'apparition  de  cet  ouvrage,  un 
concile  s'était  tenu  à  Florence  qui  avait  réalisé 
l'union  des  Eglises  orientales  avec  celle  d'Occident; 
et  si  cette  union  ne  se  montra  guère  durable  —  du 
moins  avec  le  gros  de  ces  Eglises  — ,  elle  avait  eu 
en  tout  cas  pour  effet  de  faire  examiner,  discuter  et 
admettre  les  rites  d'ordination  orientaux.  On  recon- 
nut leiu-  pleine  validité  ;  on  permit  d'en  continuer 
l'usage;  et  jamais  le  Saint-Siège,  soit  à  celle  époque, 
soit  plus  tard  en  réglant  la  liturgie  uniate  aux  pays 
rulUènes  ou  ailleurs,  ne  leur  demanda  de  compléter 
les  cérémonies  anciennes  en  y  ajoutant  la  tradition 
des  instruments.  Et  même  avant  le  Concile  de  Flo- 
rence, il  ne  faudrait  pas  s'imaginer  l'Eglise  latine 
plongée  dans  une  si  entière  ignorance  des  liturgies 
orientales  que  ce  trait  particulier  de  leurs  rites  d'or- 
dination ail  dû  échapper  à  ses  théologiens.  Ne  disons 
rien  du  précédent  concile  d'union  lenu  à  Lyon  en 
1274.  où  cependant  le  même  contraste  entre  les 
deux  types  de  liturgie  avait  dû  s'imposer  à  l'atten- 
tion des  Pères,  et  n'avait  pas  provoqué  de  la  part 
des  Occidentaux  la  moindre  protestation.  Mais  aupa- 
ravant même  et  depuis  des  siècles,  on  pouvait  voir 
aux  portes  de  Rome  le  monastère  grec  de  Grolia 
Ferrata,  peuplé  de  moines  grecs  et  qui  suivaient  le 
rite  grec  tout  en  restant  en  parfaite  communion 
avec  le  Saint-Siège.  Interrogeons  plutôt  Morin  lui- 
même.  Au  chapitre  vui"  de  la  I"  partie  de  son  grand 
ouvrage,  il  oppose  entre  elles  la  conduite  des  Grecs 
et  celle  des  Latins  à  l'origine  du  schisme  de  Céru- 
lairc  : 

Scopus   igitur    noster  hic   est   demonstrare    Ecclesiom 
Homaaan:!,  a  data  auni  salutis  1053  epocha,  nihil  obstan- 


tibus  Graecorum  injuriis  et  calumniis,  Graecos  ad  catho- 
licam  Ecclesiam  redeuntes  in  ordinibus  quos  apud  suos 
l'itu  graeco  accepci-ant  admisisse,  nuUa  nova  ordinalione 
inducta;  episcopos  Giaecos  episcopalia,  sacerdotes  sa- 
cerdotalia,  diaconos  quae  ad  diaconum  pertinent,  Ponti- 
ficum  approbatione  aut  etiam  provocatione  exercuisse, 
non  modo  in  Graecia,  quod  scopo  nostro  abunde  eufficeret, 
sed  etiam  in  ipsa  Roma  ceterisque  Latinorum  ecclesiis. 

Et  Morin  cite  saint  Léon  IX —  le  pape  dont  se  sé- 
para Cérulaire  — ,  Célestin  111  et  Innocent  III,  pour 
prouver  que  telle  resta  toujours,  malgré  le  schisme, 
ratlitude  et  la  conduite  des  papes  envers  les  Orien- 
taux. 

Prétendre,  en  face  de  pareilles  données  historiques, 
que  la  tradition  des  instruments  ait  jamais  constitué 
aux  yeux  du  Saint-Siège  une  condition  essentielle 
de  toute  ordination  valide,  une  condition  dont  l'ab- 
sence suflisait  à  convaincre  un  rite  de  nullité,  c'est 
une  assertion  parfaitement  gratuite  et  parfaitement 
inadmissible.  Û'aulre  part,  l'Eglise  latine  ayant  de- 
puis très  longtemps  fait  servir  cette  cérémonie  à 
dclinir  de  manière  si  précise  la  nature  du  pouvoir 
conféré,  on  s'explique  aisément  que  son  omission 
dans  le  rite  latin  ait  pu  inspirer  quelque  inquiétude 
à  ceux  mêmes  qui  reconnaissaient  la  valeur  des  rites 
orientaux  où  elle  était  inconnue.  Et,  comme  l'Eglise, 
dès  que  la  validité  de  ses  sacrements  se  trouve  en 
cause,  choisit  toujours  le  parti  le  plus  sûr,  on  conçoit 
que  dans  les  cas  où  cette  omission  se  serait  produite, 
elle  oblige  à  répéter  l'ordination  sous  condition.  On 
peut  démontrer  que  cette  règle  a  été  imposée  par  le 
Saint-Siège  à  partir  de  l'année  i6o4  ;  et  l'on  peut  tenir 
pour  certain  qu'elle  était  déjà  en  vigueur  bien  au- 
paravant. Nous  comprenons  maintenant  ce  que 
veut  dire  Léon  XIU  quand,  dans  sa  bulle,  il  conclut 
que  la  raison  pour  laquelle  les  ordres  anglicans  de 
Clément  Gordon  furent  déclarés  nuls  n'a  pu  être 
l'absence  de  la  tradition  des  instruments  dans  le  rite 
de  consécration  :  «  lune  enira  praescriptuni  de  more 
i(  essel  ut  ordinalio  sub  conditione  instauraretur  ». 
Nous  le  comprenons  d'autant  mieux  que  nous  con- 
naissons par  Casanata  l'avis  donné  au  Saint-Office 
en  i685  et  en  1704.  et  par  lequel  on  l'engageait  à 
déclarer  ces  ordres  nuls  parce  que  le  rite  anglican  ne 
contenait  aucune  formule  pour  signifier  l'intention 
d'administrer  celui-ci  plutôt  que  celui-là  des  trois 
ordres  sacrés,  ou  même  pour  spécifier  qu'on  confé- 
rait le  sacrement  de  l'Ordre  plutôt  que  celui  de  Con- 
firmation ou  de  Pénitence.  Et  remarquons  à  cette 
occasion  que  l'on  peut  appliquer  le  même  raisonne- 
ment à  la  condamnation  du  rite  anglican  par  Jules  III, 
Paul  l\  ou  le  Cardinal  Pôle. 

Histoire  de  la  controverse  théologique  sur 
les  ordres  anglicans.  —  Pour  déterminer  l'attitude 
que  prit  le  Cardinal  Pôle  sons  le  règne  de  Marie  Tu- 
dor  à  l'égard  des  ordres  anglicans  administres  sous 
Edouard  VI,  et  celle  qu'à  partir  de  lôôg,  date  du 
rétablissement  de  ces  ordres,  les  autorités  de  l'Eglise 
catholique  conservèrent  toutes  les  fois  que  les  dé- 
sirs de  vie  ecclésiastique  d'un  ministre  converti  les 
obligeaient  à  une  décision,  nous  n'avons  jusqu'ici 
apporté  d'autre  preuve  que  des  documents  officiels  : 
nous  voulons  dire  les  actes  authentiques  du  Saint- 
Siège,  du  Sainl-OlEce  ou  des  prélats  catholiques 
agissant  sous  l'autorité  et  par  les  ordres  du  Pape. 
Rome  d'ailleurs  n'arrête  son  jugement  qu'ai>rès  ie 
plus  soigneux  examen  de  tous  les  témoignages  mis 
à  sa  disposition  par  ses  consulteurs,  qui  eux-mêmes 
ont  été  les  chercher  dans  toutes  les  sources  utilisa- 
bles pour  les  consigner  dans  des  rapports.  Et  ces 
rapports  sont  ensuite  précieusement  conservés  parmi 
les  archives  des  Congrégations  —  dans  le  cas  présent 


1205 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1206 


parmi  les  archives  du  Saint-OfBce  — ,  pour  pouvoir 
resservir  au  besoin.  Mais  ordinairement,  comme  on 
l'a  dil,  le  Pape  ne  donne  pas  ses  raisons  :  il  se  Itorne 
à  publier  la  décision  qu'elles  ont  motivée,  comptant 
que,  pour  la  l'aire  accepter  de  ses  lils  dociles,  son 
autorité  suflil.  Parfois  cependant,  pour  une  raison 
particulière,  le  Saint-Siège  permet  de  livrer  au  public 
les  documents  privés  qui  ont  été  à  la  base  de  sa  sen- 
tence :  tel  fut  justement  le  cas  pour  jilusieurs  des 
pièces  qui  fondèrent  la  décision  du  Saint-Ollice  dans 
l'affaire  Gordon  en  170^  et  dans  celle  qui  l'avait  pi'«- 
cédée  de  quelques  années.  Tenues  secrètes  à  l'époque 
laéiue,  elles  n'ont  vu  le  jour  que  tout  récemment, 
en  189C,  à  propos  de  la  nouvelle  enquête  entreprise 
à    l'instigation  de  quelques    anglicans    de    marque. 

Nous  avons  analysé  plusieurs  de  ces  documents, 
et  en  particulier  les  rapports  du  cardinal  Casanata. 
Nous  savons  donc  maintenant  par  témoignage  direct, 
non  seulement  que  le  rite  même  de  l'Ordinal 
d'Edouard  VI  l'ut  jugé  invalide  —  ce  qu'on  connais- 
sait depuis  longtemps,  —  mais  qu'il  fut  jugé  tel 
parce  que  la  cérémonie  de  l'imposilion  des  mains  n'y 
est  en  aucune  manière,  ni  explicitement  ni  implici- 
tement, déterminée  à  signifier  les  pouvoirs  essentiels 
du  sacerdoce  ou  de  l'épiscopat,  qui  sont  le  pouvoir 
de  sacrilier  et  le  pouvoir  de  transmettre  à  d'autres 
ce  même  pouvoir  de  sacrifier. 

A  limiter  ainsi  nos  arguments  aux  seuls  documents 
authentiques,  il  y  avait  un  réel  avantage  :  c'était  éta- 
blir clairement  —  et  on  va  le  voir  mieux  encore — , 
que  la  position  adoptée  par  le  Saint-Siège  dès  le 
début  de  la  (|uestion  des  ordinations  anglicanes  ne 
varia  jamais  dans  la  suite.  Quant  aux  simples  théo- 
logiens catholiques,  anglais  et  autres,  s'il  est  vrai 
qu'ils  s'intéressèrent  toujours  à  ce  problème  et  qu'ils 
s'entendirent  parfois  inviter  à  justifier  contre  les 
défenseurs  des  ordres  anglicans  l'attitude  de  leur 
Église,  il  faut  se  rappeler  aussi  qu'ils  n'avaient  pas 
accès  aux  archives  secrètes  du  Saint-Office.  Ils  durent 
donc  suivre  la  méthode  indiquée  plus  haut  :  pour 
expliquer  le  rejet  de  ces  ordinations,  ils  se  mirent  à 
recueillir  de  leur  mieux  les  données  de  l'histoire  et 
à  les  interpréter  à  la  lumière  des  principes  théolo- 
giens communément  admis.  Méthode  excellente,  du 
reste  :  c'était  celle  même,  ils  le  savaient,  qu'avait 
suivie  le  Saint-Oflice  pour  préparer  ses  décisions. 
Mais,  ils  le  savaient  aussi,  les  conclusions  auxquelles 
cette  méthode  avait  conduit  le  Saint-Office  avaient 
autorité  par  elles-mêmes,  tandis  que  les  leurs  ne 
valaient  que  ce  que  valaient  leurs  raisons. 

Un  autre  point  encore  mérite  notre  attention  :  bien 
que  les  origines  de  la  nouvelle  succession  anglicane 
remontent  au  mois  de  décembre  i55g,  date  de  la 
consécration  de  l'archevêque  Parker  à  Lambeth,  la 
controverse  sur  la  validité  des  ordres  anglicans 
n'éclata  en  Angleterre  qu'un  demi-siècle  plus  tard. 
Le  fait  s'explique  par  plusieurs  circonstances.  Tout 
d'abord,  comme  nous  avons  déjà  dit,  les  catholiques 
savaient  que  le  rite  nouveau  avait  été  déclaré  inva- 
lide sous  le  règne  de  Marie  Tudor  par  le  Cardinal 
Pôle,  suivant  les  directions  de  Jules  UI  et  de  Paul  IV, 
ce  qui  suffisait  à  les  convaincre  de  la  nullité  de  ces 
ordres;  et  d'autre  part,  durant  ces  premières  années 
du  règne  d'Elisabeth,  les  protestants  ne  soulevaient 
sur  ce  point  aucune  opposition  qui  put  donner  nais- 
sance à  une  controverse.  C'est  que  les  novateurs  n'at- 
tachaient aucune  importance  essentielle  au  caractère 
épiscopal  et  n'y  voyaient  qu'une  dignité  utile  pour 
le  bon  gouvernement  de  l'Eglise  d'Angleterre,  si 
bien  qu'à  leurs  yeux,  en  cas  de  pénurie  d'évéques 
consécrateurs  protestants,  une  consécration  faite  par 
un  simple  prêtre  eût  été  suffisante  et  valide.  Déplus, 
la   cérémonie   exécutée  à  Lambeth   en   assez    petit 


comité  à  la  fin  d'une  nuit  de  décembre,  n'était  appa- 
remment destinée  à  être  connue  du  public  ni  quant  à 
sa  substance  ni  quant  à  ses  détails;  et  elle  resta 
certainement  ignorée  du  parti  catholique.  On  en  voit 
un  indice  dans  une  passe  d'armes  entre  le  contro- 
versiste  catholique  Harding  et  Jewell,  premier 
évèque  anglican  de  Salisbury,  laquelle  eut  lieu 
en  i565  et  les  années  suivantes,  soit  six  ans  environ 
après  la  cérémonie  de  Lambeth.  On  trouvera  cette 
discussion  dtxnsisxBéfulailun  de  l'Apologie  (de  iewell) 
par  Harding,  et  dans  les  réponses  qu'y  opposa 
Jewell,  —  ou  plus  simplement  dans  Estcourt,  qui  cite 
successivement  les  paroles  des  deux  adversaires  {op. 
Ci(.,pp.  ugsq.).  Harding  veut  manifestement  forcer 
Jewell  à  révéler  les  circonstances  de  sa  consécration, 
si  celle-ci  a  vraiment  eu  lieu.  Jewell  réiilique  qu'il 
est  évèque,  «  par  la  libre  et  ordinaire  élection  de 
«  l'entier  chapitre  de  Salisburj-,  solennellement 
a  assemblé  pour  cet  objet  ».  «  Nos  évêques,  ajoute- 
«  t-il,  sont  institués  en  leur  ordre  et  forme,  comme 
«  ils  ont  toujours  été,  par  libre  élection  des  chapitres, 
«  par  consécration  de  l'Archevêque  et  de  trois  autres 
o  évêques,  et  par  l'agrément  du  Prince.  »  Mais  Har- 
ding insiste  :  «  Et  comment,  je  vous  prie,  a  été  con-  ^ 
«  sacré  votre  Archevêque?  (Jui  étaient  les  trois 
«  évêques  du  royaume  qui  furent  là  pour  lui  impo- 
«  serlesm"îrtns?  'Vous  avez  présentement  porté  contre 
«  vous-mêmes  une  charge  plus  lourde  que  celle  qui 
«  avait  été  alléguée  d'abord.  Car  votre  métropoli- 
«  tain  lui-même  n'a  pas  eu  de  consécration  légitime.  » 
—  A  cet  argument,  Jewell,  qui  cependant  continua 
la  controverse,  ne  fit  aucune  réponse  :  signe  évident 
qu'il  n'en  avait  pas  de  satisfaisante  à  présenter.  11 
connaissait  bien,  sans  aucun  doute,  l'histoire  de  la 
cérémonie  de  Lambeth  :  mais  il  se  rendait  compte 
qu'il  valait  mieux  ne  pas  attirer  l'attention  du  public 
sur  quelques-unes  de  ses  circonstances. 

La  légende  de  la  Tête  de  cheval.  —  Il  n'y  a 
pas  à  s'étonner  que  ce  mystère,  dont  les  chefs  du 
protestantisme  enveloppaient  la  source  toute  proche 
(le  leur  hiérarchie,  ait  aidé  les  catholiques  à  se  per- 
suader qu'il  n'y  avait  eu  à  l'origine  de  celle-ci  au- 
cune cérémonie  de  consécration  épiscopale  sincère- 
ment accomplie.  Ainsi  s'accrédita  une  légende,  qui, 
si  elle  ne  parut  que  quelques  années  plus  lard  dans 
les  controverses  écrites,  circula  parmi  les  catholi- 
ques presque  dès  les  premiers  temps,  et  qu'il  nous 
faut  ici  rapporter  sommairement,  en  raison  de  la 
place  qu'elle  occupe  dans  l'histoire  de  notre  ques- 
tion. C'est  ce  qu'on  appelle  la  légende  de  la  Tête  de  clie- 
yal.  Voici  la  version  qu'en  donne  AntoineCuampnry 
dans  son  De  Vocatione  Ministrorum,  publié  à  Douai 
en  1616  (p.  ^97). 

Au  début  du  règne  d'Elisabeth,  quand  les  évêques  ca- 
tholiques eurent  été  déposés  el  jetés  en  prison...,  il  de- 
vint nécessaire  d'en  créer  d'autres  jiour  les  installer  en 
leur  place.  Ceux  qui  avaient  été  nommés  et  élus  à  cette 
dignité  s'entendirent  pour  se  rencontrer  en  une  cer- 
taine liûtelleiie  sise  dans  la  rue  appelée  Cheapside,  à 
Londres  (et  dont  l'enseigne  était  une  lètc  de  cheval). 
L'é\éque  de  Llandafi'  [c'est-à-dire  Kitchen,  le  seul 
évèque  catholique  qui  oiU  consenti  è  prêter  le  ser- 
ment de  suprématie  royale  sur  l'ordre  d'Elisabeth], 
homme  simple  et  timide,  avancé  en  âge  et  tout  décré- 
pit, y  avait  été  mandé.  Les  nouveaux  candidats  comp- 
taient bien  être  ordonnés  par  lui,  mais  Bonner,  l'évê- 
que  de  Londres,  nlors  en  ]irison  poui-  la  foi,  eut  vent  de 
ce  qui  se  préparait,  et  il  le  fit  menacer  d'excommuni- 
cation s'il  osait  accomplir  une  telle  céi-émonie.  Terri- 
fié à  cette  nouvelle,  peut-être  aussi  intéiieurement  tou- 
ché par  les  remords  de  sa  conscience,  Kitchen  recula, 
et  mit  en  avant  la  faiblesse  de  sa  vue,  )iour  se  refu- 
ser à  faire   l'imposition    des  mains.  Ainsi   frustrés    dans 


1207 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1208 


leur  attente...,  les  candidats  durent  essayer  d'un  nou- 
veau plan  :  ils  eurent  recours  à  Scory,  moine  apostat 
qui,  sous  le  règne  d'Edouard  VI,  avait  usurpé  l'épisco- 
pat  sans  aucune  conséci-ation  [en  réalité  il  avait  été 
consacré  selon  le  rite  anglican  le  30  août  1551].  Cet 
homme  qui,  avec  l'habit  religieux,  avait  répudié  sa  con- 
science même,  accomplit  l'acte  sur-le-cliamp,  et  voici  le 
rite  qu'il  employa.  Tous  s'étant  mis  à  genoux  devant  lui 
il  plaça  à  chacun  une  Bible  sur  la  tète,  en  disant  :  Re- 
çois le  pouvoir  de  prêcher  sincèrement  la  parole  de 
Dieu.  Et  là-dessus  tous  se  relevèrent  évêques. 

Champney  cite  ensuite  sa  source  : 

J'ai  moi-même  entendu  plus  d'une  fois  toute  cette  his- 
toire de  la  bouche  du  vénérable  prêtre  Maître  Thomas 
Bluett,  homme  grave,  érudit  et  prudent,  qui  disait  l'avoir 
entendue  de  Maître  Neale,  homme  honorable  et  versé 
dans  les  lettres,  jadis  professeur  d'hébreu  à  l'Université 
d'Oiford,  lequel,  au  temps  où  ceci  se  passa,  faisait  par- 
tie de  la  maison  de  Bonner.  évéque  de  Londres  ;  c'est  lui 
que  Bonner  avait  envoyé  interdire  à  l'évêque  de  Llandaff 
sous  peine  d'excommunication  de  procéder  à  cette  con- 
sécration sacrilège,  et  qu'il  avait  chargé  de  se  renseigner 
sur  les  suites  de  l'afVaire  :  aussi  assista-t-il  lui-même  à 
la  cérémonie.  Et  de  ce  récit  on  peut  avoir  autant  de  té- 
moins que  vivent  encore,  de  prêtres  ayant  été  emprison- 
nés pour  la  foi  au  château  de  Wisbeach  avec  maître 
Bluett.  Et  c'est  en  ce  même  lieu  que  j'ai  moi  aussi  en- 
tendu cette  histoire  de  sa  bouche. 

Les  autres  narrateurs  apportent  quelques  varian- 
tes, mais  il  semble  bien  que  toutes  aient  leur  ori- 
gine dans  les  diverses  relations  de  ceux  qui,  entre 
lôgo  et  i6oo,  avaient  entendu  Bluett  à  AVisbeach. 
Ces  discordances  ne  sullisent  donc  pas  par  elles- 
mêmes  à  jeter  un  doute  sur  la  substance  du  fait,  et 
bien  moins  encore  à  rendre  Bluett  et  les  autres  sus- 
pects de  mensonge  délibéré,  comme  le  voudraient 
d'ordinaire  les  polémistes  protestants. 

D'autre  part,  l'histoire  n'est  guère  vraisemblable 
en  elle-même;  et  il  est  bien  plus  probable  que  Neal, 
témoin  de  l'acte  nsalériel  qu'il  rapporte,  lui  aura 
donné  une  interprétation  erronée  Aussi  n'avoiis- 
nous  eu  à  nous  occuper  de  cette  légende  que  parce 
qu'elle  se  lie  à  l'histoire  de  la  controverse  sur  les 
ordres  anglicans.  Si  on  désire  plus  de  détails,  on 
n'a  qu'à  consulter  les  ouvrages  mêmes  qui  la  men- 
tionnent; mais  elle  est  certainement  inacceptable, 
car  elle  ne  peut  s'accorder  avec  le  fait  de  la  cérémo- 
nie de  Lambelh.  Or,  si  le  mystère  qui,  durant  un 
demi-siècle,  déroba  celte  cérémonie  à  la  connaissance 
du  public,  dut  jadis  inspirer  sur  elle,  quelque  dé- 
fiance, maintenant  que  nous  avons  accès  à  tous  les 
documents,  elle  nous  est  garantie  par  trop  d'indices 
certains  pour  que  nous  puissions  encore  la  mettre 
en  doute. 

Sauf  quelques  points  superflus,  les  arguments 
apportés  dès  le  début  contre  les  ordres  angli- 
cans sont  identiques  en  substance  à  ceux  que 
devait  sanctionner  le  Saint-Siège.  —  Mais  avant 
d'apporter  les  faits  qui  établissent  définitivement,  ce 
nous  semble,  que  la  consécration  de  Lambetli  s'ac- 
complit comme  la  relate  le  Registre,  nous  ferons 
ici  une  observation  :  c'est  que  la  légende  de  la  Tête 
Je  chenal  n'est  pas  l'unique  motif  sur  lequel  s'ap- 
puyail  ce  Champney,  en  qui  nous  pouvons  bien  voir 
le  premier  champion  théologique  du  rejet  des  ordres 
anglicans.  Dans  le  traité  que  nous  avons  cité,  il 
l'onde  son  jugement  sur  cinq  raisons  distinctes  : 
(i)la  vérité  de  l'histoire  de  la  Tète  de  cheyal;  (2)  le 
caractère    apocryphe   du    Registre     de    Lambeth    ; 

(3)  l'absence  de  consécration  épiscopale  chez  Barlow  ; 

(4)  l'insécurité  du  rite  d'Edouard  'VI,  en  raison  de  ses 
nombreuses  omissions;  (5)  la  probabilité  qu'il  ne 
contient  pas  ce  qui  est  essentiel  à  une  forme  d'ordi- 


nation valide.  De  ces  cinq  raisons,  la  première,  il 
faut  l'avouer,  n'a  plus  pour  elle  aucun  critique  com- 
pétent, et  quant  à  la  deuxième,  si  Cliampney  fut  bien 
excusable  d'avoir  soupçonné  de  réponses  évasives 
un  texte  qu'on  ne  produisait  qu'après  un  demi- 
siècle,  nous  verrons  que  son  opinion  ne  saurait  plus 
se  soutenir  aux  clartés  de  la  science  historique  mo- 
derne. Mais  les  deux  dernières  raisons  qu'il  apporte 
tiennent  bon  encore;  seulement,  nos  connaissances 
actuelles  nous  permettentde  leur  attribuer  une  force 
bien  plus  grande,  tandis  que  la  troisième  en  a  été 
rendue,  par  des  recherches  récentes,  encore  plus  con- 
vaincante qu'il  ne  pouvait  sembler  à  Champney.  Au 
reste,  ilne  sera  pas  superflu  de  noter  en  passantlarègle 
si  justement  proposée  par  Champney  comme  critère 
de  la  validité  d  un  rite  sacramentel  : 

La  matière  et  la  forme  déterminées  de  quelques-uns  des 
Sacrements,  et  celles  des  Saints  Ordres  en  particulier,  ne 
sont  pas  si  clairement  et  distinctement  déclarées  par  les 
Conciles  et  les  Pères,  que  diverses  opinions,  fondées  sur 
de  graves  raisons  et  autorités,  n'aient  été  tenues  et  dé- 
fendues avec  une  solide  probabilité...  Si  donc  les  uns  en- 
seignent que  l'imposition  des  mains  est  l'unique  matière 
de  rOrdiîiation  (ce  que  pourtant  je  ne  trouve  formelle- 
ment athrnié  que  par  un  seul  des  auteurs  modernes),  si 
d'autres  y  ajoutent  l'onction  d'usage  en  cette  cérémonie 
et  la  tradition  des  instruments,  aucune  de  ces  opinions 
n'est  ni  certainement  vraie  ni  certainement  fausse,  mais 
chacune  n'a  qu'une  probabilité  de  vérité,  proportionnelle 
à  la  nature  et  à  la  valeur  des  principes  d'où  elle  est  dé- 
duite. Et  tandis  que,  de  l'accord  de  tous,  la  forme  des 
saints  ordres  consiste  dans  les  paroles  qui  se  prononcent 
en  même  temps  qu'est  appliquée  la  matière,  il  existe  une 
semblable  incertitude  touchant  les  mots  précis  qui  con- 
stituent cette  forme.. . 

L'Eglise,  ajoute  Champney,  ne  subit  (du  fait  de  cette 
incertitude)  aucun  mal  ou  dommage  :  car  elle  sait  assu- 
rément qu'elle  possède  dans  sa  liturgie  la  matière  et  la 
forme  authentiques  prescrites  aux  Apôtres  parle  Christ, 
bien  que  nul  ne  puisse  déterminer  en  quelles  choses  et 
paroles  elles  consistent  exactement.. .  Il  suffit  pour  cela 
qu'on  n'omette  aucune  partie  du  rite  dont  l'Eglise  a  cou- 
tume de  se  servir  en  l'administration  de  ses  sacrements 
et  dans  lequel  tous  reconnaissent  d'un  commun  accord  la 
présence  de  celte  malière  et  de  cette  forme.  Mais  si  quel- 
qu'un s'obstinait  à  ne  vouloir  suivre  que  soei  propre  avis 
et  à  exclure  de  l'administration  des  dits  sacrements  tou- 
tes les  choses,  actions  et  paroles,  que  personuellement  il  ne 
croit  pas  essentielles,  il  rendrait  ces  sacrements  douteux 
etpar  suite  infligerait  à  l'Eglise  le  tort  le  plus  grave  (op. 
cit.,  pp.  413). 

Voilà,  énoncé  en  bref  par  Champney,  comme  la  loi 
pratique  établie  dans  l'Eglise,  ce  même  principe  que 
Morin.  écrivant  quelques  années  plus  tard,  devait, 
nous  l'avons  vu,  énoncer  et  constater  à  son  tour.  ~ 

El  ce  que  nous  disons  ici  de  Champney,  il  faut  le 
dire  aussi  des  autres  controversistes  catholiques  qui 
écrivirent  contre  les  ordres  anglicans  au  svii«  siècle 
et  au  xviiio.  Je  n'ai  pu,  il  est  vrai,  examiner  le  De 
investigatione  verae  et  visibitis  Christi  Ecclesiae  de 
Christophe  Holvwood,  ouvrage  publié  en  i6o4  et 
où,  dit-on,  se  rencontre  pour  la  première  fois  la  lé- 
gende de  la  Tête  de  cheval.  Je  ne  saurais  donc  dire 
si,  en  plus  du  passage  qui  traite  de  ce  sujet  et  que  re- 
produit le  Df  F.  G.  Lee  (Valuiity,  p.  igS),  il  apporte 
d'autres  arguments  contre  les  ordres  anglicans.  Pour 
Kellison  par  contre,  si  je  n'ai  pu  consulter  son^j-a- 
men  noi'aelteformationis,  publié  en  1616  et  pareille- 
ment cité  par  Lee  comme  donnant  la  même  histoire, 
il  est  sur  du  moins  que  dans  son  ouvrage  antérieur, 
An  Eiiglish  Sul^^■e^,  il  donne  un  autre  argument: 
l'absence  de  toute  croyance  à  la  prêtrise  et  au  sacri- 
fice. FiTz  Simon,  dans  sa  Britannoniachia  publiée  en 
i6i4  (p  Sig),  faisant  allusionaux  Vindiciae  de  Mason 
qu'il    vient   de    recevoir  et   où  il  a  vu   alléguer  le 


1209 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1210 


Registre  de  Lanibeth,  émet  bien  contre  Ce  document 
quelques  soupçons  fondés  sur  l'histoire  de  la  Tête 
declieval,  qu'il  admet  sur  l'autorité  de  Neal;  mais  il 
renvoie  aussi  à  un  passage  antérieur  de  son  livre, où 
il  a  signalé  un  grande  impedimentum  contre  la  vali- 
dité des  ordres  nouveaux:  Suhlala  itimiriim  yerae  or- 
dinatiiinis  siih  Eda'ordo  VI  forma  deOiiaqiie  inten- 
tione  faciendi  giiod  facit  Ecclesia.  Et  si  nous  pas- 
sons à  Pierre  Talbot  et  à  son  Erasliis  senior  écrit  en 
1662,  à  Jean  Constadlk  et  à  son  Clerophiles  Alctltes 
composé  vers  i^So,  nous  y  trouvons  toute  la  ques- 
tion de  la  validité  de  la  matière  et  de  la  forme  étu- 
diée aussi  méthodiquement  qu'on  pourrait  l'attendre 
d'un  auteur  moderne. 

Hien  ne  justilie  donc  l'assertion  courante  chez  les 
écrivains  protestants,  d'après  laquelle  les  catholi- 
ques n'auraient  à  l'origine  basé  leur  rejet  des  ordres 
anglicans  que  sur  leur  croyance  à  la  légende  de  la 
Télé  de  cheval,  et  auraient  attendu  de  la  voir  défi- 
nitivement réfutée  pour  s'aviser  d'y  substituer  des 
arguments  d'un  autre  genre,  dont  ils  n'avaient  jamais 
rien  dit  jusque-là. 

L'historicité  de  la  consécration  célébrée  â 
Lambetb  en  1559.  —  La  première  mention  publi- 
que de  la  cérémonie  de  Lambeth  et  du  Registre  (voir 
le  texte  de  ce  registre  chez  Couraver,  éd.  de  Haddan, 
ou  EsTcouRT,  pp.  io5  sq.)  qui  la  relate,  semble  se 
trouver  chez  François  Mason,  dans  sa  Vindicalion 
of  the  Anglican  Clntrch,  publiée  en  i64i  (livre  11, 
chap.  xv).  Un  événement  ainsi  révélé  après  tant 
d'années  de  silence  ne  devait  pas  trouver  créance 
facile  dans  les  rangs  des  catholi(iues.  Champney,  ré- 
pondant (chap.  xni)  à  l'édition  primitive  de  Mason, 
parue  en  1616,  s'étonne  qu'au  début  du  règne  d'Eli- 
sabeth, lorsque  Sander,  Harding  et  d'autres  catho- 
liques réclamaient  la  preuve  de  la  consécration  des 
nouveaux  évèques,  ni  Jewell  ni  les  autres  ne  leur 
aient  jamais  cilé  ces  pièces,  où  Mason  prétendait  dé- 
couvrir cinquante  ans  après  l'attestation  authenti- 
que du  fait.  Si  ces  documents  existaient  alors,  et  s'ils 
étaient  de  nature  à  trancher  délinitivement  la  con- 
troverse, pourquoi,  demandait  Champney,  les  a-t-on 
laissés  si  longtemps  dans  l'oubli?  L'objection  était 
aiguë  et  elle  prouvait  tout  au  moins,  comme  nous 
l'avons  dit,  qu'on  avait  dû  précédemment  juger  le 
contenu  de  ce  témoignage  peu  satisfaisant  ou  peu 
honorable  par  quelque  endroit.  Mais  la  tare  était 
probablement  dans  la  personnalité  même  des  consé- 
crateurs,  laquelle  n'était  certainement  pas  pour  re- 
hausser la  cérémonie.  En  tout  cas  il  est  sûr  que  le 
Registre  de  consécration  existait  dès  le  temps  des 
premières  controverses;  et  maintenant  ([ue  nous 
avons  accès  à  tous  les  documents,  nous  ne  saurions 
plus  douter  raisonnablement  ni  que  la  consécration 
de  Mathieu  Parker  dans  la  chapelle  de  Lambeth 
ait  vraiment  eu  lieu  le  17  décembre  i55g,  ni  que  les 
circonstances  de  la  cérémonie  aient  été  réellement 
telles  que  les  décrit  la  mention  portée  au  Registre  de 
Parker,  —  en  d'autres  termes  que  le  consécrateurait 
été  Guillaume  Barlow,  ancien  évoque  de  Bath  et  de 
Wells,  avec  pour  assistants  (ou,  si  les  anglicans  pré- 
fèrent, pour  co-consécrateurs)  Jean  Scory,  ancien 
évèque  de  Rochester,  puis  de  Chichester,  Miles  Co- 
verdale,  ancien  évèque  d'Exeter,  et  Jean  liodgkins, 
ancien  évèque  auxiliaire  de  Bedl'ord.  Le  Registre  est 
à  croire  encore  quand  il  assure  que  le  rite  employé 
fut  celui  de  l'Ordinal  d'Edouard  VI,  mais  que,  con- 
trairement aux  rubriques  du  Pniyer  Book,  d'après 
lesquelles  c'est  l'évêque  consécrateur  seul  qui  pro- 
nonce sur  le  candidat  que  lui  présentent  les  prélats 
assistants  la  formule  accompagnant  l'imposition  des 
mains,  les  quatre  évèques  proférèrent  ensemble  les 


paroles  rituelles  :   «   Reçois  le  Saint-Esprit,  etc.  », 
en  imposant  les  mains  au  nouvel  élu. 

Car  non  seulement  le  Registre  lui-même,  quoique 
suspect  à  quelques  auteurs,  semble  à  des  critiques 
autorisés  porter  toutes  les  marques  internes  d'au- 
thenticité (voir  EsTcouRT,  op.  cil.,  p.  96),  mais  beau- 
coup de  témoignages  s'accordent  à  parler  dans  le 
même  sens.  Tout  d'abord  c'est  la  mention  qui  se 
trouve  dans  le  diaire  privé  de  Parkkh  (conservé 
dans  la  bibliothèque  du  Collège  de  Corpus  Clirisii 
à  Cambridge)  :  «  17  Decerab.  anno  iSSg.  Consecra- 
tus  sum  in  Archiepiscopum  Cantuar.  Heul  Heu! 
Domine,  in  quae  tempora  servastime?  »  Ce  diaire, 
donné  par  Parker  lui-même  à  la  bibliothèque  de  ce 
collège,  ne  semble  par  avoir  attiré  l'attention  au 
temps  des  anciennes  controverses,  —  ce  qui,  pour 
le  cas  présent,  fortifie  sa  valeur  probante,  puisqu'on 
ne  saurait  ainsi  le  soupçonner  d'avoir  été  composé 
pour  les  besoins  de  la  polémique. 

Nous  possédons,  en  second  lieii,  la  mention,  éga- 
lement contemporaine,  du  diaire  de  Macuyn  :  «  Le 
«  XVII'  jour  de  décembre,  fut  le  nouvel  évèque  de 
«  Cantorbéry  sacré  là  à  Lambeth...  Le  xx'  jour  de 
«  décembre  avant  midi  fut  la  vigile  de  Saint-Tho-  , 
«  mas;  Mon  Seigneur  de  Cantorbéry  alla  à  l'église 
«  de  Bow,  et  là  furent  sacrés  de  nouveaux  évèques.  »  Ce 
Machyn  était  un  drapier  de  Londres  qui  notait  ainsi 
dans  son  diaire  les  événements  d'intérêt  public  qui 
venaient  à  sa  connaissance.  Sans  doute  lui  avait-on 
commandé  du  drap  pour  ces  décorations  de  la  cha- 
pelle dont  parle  aussi  le  Registre  (sur  ces  décora- 
tions, voir  également  Col'raybr,  op.  cit.,  p.  332,  dans 
l'édition  de  Haddan).  Et  ce  qui  donne  encore  au 
témoignage  de  Machyn  une  valeur  documentaire 
toute  spéciale,  c'est  qu'il  ne  semble  pas  avoir  été 
remarqué  avant  la  publication  de  ce  diaire  par  la 
Caniden  Society  au  xix°  siècle. 

Troisièmement  il  existe  au  State  Paper  0//ice  une 
pièce  exposant  la  manière  dont  il  faudra  procéder 
à  la  consécration  de  Parker.  Le  texte  central  est  ma- 
nifestement de  la  plume  d'un  employé  quelconque. 
La  marge  de  gauche  porte  quelques  notes  de 
la  main  du  Secrétaire  d'Etat  Cecil,  et  la  marge  de 
droite  une  autre  note  de  la  main  de  l'Archevêque 
Parker.  Ce  document  est  d'un  tel  poids  pour  éta- 
blir la  vérité  de  la  relation  contenue  dans  le  Re- 
gistre de  Lambeth,  que  nous  croyons  devoir  le 
donner  en  entier.  En  voici  la  référence  :  State  Pa- 
per Office,  Domestic,  Elizaheth,  iSôg,  July,  vol.  V. 
\o\v  aussi  EsTcoURT,  pp.  86  sq. 


Copie   en    serait 
envoyée  ici. 


1.  Demande   est 
à  faire  de  Lettres 
Patentes  de  la  Rei- 
ne, dites  Significa- 
verunt,  à  J'Arche- 
vêque  de  la    Pro- 
vince      pour        la 
confirmation        de 
l'Elu    et    pour    su 
consécration. 
Il  n'yapasd'ur-         2.  Quand  le  siège 
chevêque     ni    IIII     Archiépiscopal  est 
évèques  â  trouver    vacant, alors, «près 


présentemen  t. 
DoncQunerendum 
etc. 


élection,  de  pareil- 
les Lettres  Paten- 
tes pour  la  confir- 
mation de  l'Elu 
sont  à  envoyer  à 
tout  nutie  Archevê- 
que des  domaines 
du  Roi. Si  tous  sont 
vacants,  ù  1111  è- 
véques  à  désigner 
par  les  Lettres  Pa- 
tentes de  la  Iteine, 


A.2r,.UenrIVIII, 
cap.  20,  l'ordre  est 
intimé  universel- 
lement, de  manié 
re  que  la  restitu- 
tion du  temporel 
soit  faite  après  la 
consécration, com- 
me il  me  paraît 
d'après  le  dit  acte. 


1211 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1212 


faisant  connaître 
rassenlimentro)  al 
(le  sa  Glace,  avec 
requête  pour  la 
consécration  et  le 
Pallium  de    l'Elu. 

3.  L'iiommag-e 
pour  le  temporel 
du  Siège  est  à  faire 
à  Sa  Majesté;  le 
serment  à  prêter; 
les  frais  ordinaires 
à  payer  aux  ofS- 
ciers  de  Sa  Ma- 
jesté. 

4.  La  consécra- 
tion devra  être  tel 
dimanche  que  les 
cousecrateurs,avec 
l'assentiment  du 
consécrand,  choi- 
siront li'uu  com- 
mun accord.  Et  en 
tel  endroit  qu'on 
jugera  le  plus 
convenable. 

Ce     livre    n'est        5.    L'ordre      du 

pas  établi   par  le    livre     du    Roi    E- 

Parlement.  douard    est    à  ob- 

server, parce  qu'il 
n'y  en  a  pas  d'au- 
tie  spécialement 
institué  en  cette 
dernière  session 
du  Parlemanl. 
Les      noies      de  La  note  de  cette 

cette  marge  sont  de  marge  est  de  Vccri- 

Vécriture  de  Cecit.  turede  Parker. 

Ce  luénioire,  qui  esquisse  la  procédure  à  suivre 
dans  la  consécration  de  Parker,  a  évidemment  été 
rédigé  à  l'usage  de  Cecil  et  de  l'intéressé  lui-iuème, 
afin  ([u'ils  pussent  y  consigner  leurs  observations 
au  cas  où  ils  verraient  des  modillcalions  à  intro- 
duire dans  la  cérémonie  projetée.  Parker  n'ajoute 
qu'une  remarque  sur  une  matière  importante  pour 
lui,  mais  sans  aucun  rapport  avec  la  fonction  litur- 
gique. Cecil  note  deux  points  essentiels  qui  deman- 
dent considération;  et  le  premier,  c'est  qu'il  est  im- 
possible de  se  conformer  à  la  légalité  telle  que  la 
règle  l'acte  de  Henri  VIII  qui  veut  qu'à  défaut  d'ar- 
chevêque, la  consécration  soit  faite  par  a  quatre  évè- 
ques  du  Royaume  »  ;  car  «  quatre  évêques  du 
Royaume  »,  c'est-à-dire  quatre  évéques  en  possession 
légale  de  leurs  sièges  à  l'intérieur  du  Royaume,  sont 
alors  impossibles  à  trouver.  Ceci  montre  qu'à  la  date 
oii  Cecil  traçait  ces  lignes,  l'œuvre  de  la  destitution 
des  évéques  catholiques  était  déjà  assez  avancée 
pour  qu'il  n'en  restât  pas  quatre  qui  pussent,  même 
s'ils  l'eussent  voulu,  procéder  légalement  à  la  céré- 
monie :  en  d  autres  termes,  la  note  n'a  pu  être  écrite 
avant  le  3o  septembre  iSSg,  où  la  destitution  (civile) 
de  Tunslall  de  Durliam  réduisit  aux  trois  noms  de 
Bourne,  de  David  Pôle  et  de  Kitchen  la  liste  des 
évéques  alors  régulièrement  en  charge.  Le  quaeren- 
dum  de  Cecil  fut,  nous  le  savons,  soumis  à  quatre 
canonistes  et  juristesémiuents:  leur  avis  fut  d'y  pour- 
voir par  une  clause  Supplenles  dont  ils  rédigèrent  le 
texte,  et  qui  devait  remédier  suprema  auctoritate 
nostra  regia,  ex  mero  motu  et  certa  scientia,  à  tout 
défaut  légal  qui  pourrait  exister  en  l'un  quelconque 
de  ceux  à  qui  était  adressé  le  mandat  royal  de  con- 
sécration. Le  rapport  qui  propose  cette  solution  avec 
le  texte  de  la  clause  se  trouve  au  Stale  Paper  Office 
(Dom.  EUzabeth,  vol.  VII,  Oct.  Dec;  voir  aussi  Est- 
court,  pp.  8o).  La  Commission  royale,  munie  de 
cette  clause,  fut  adressée  à  Kitchen  de  LlandalT,  à 
Barlow  évèquc  déposé  de  Bath  et  de  Wells,  à  Scory 


évèque  déposé  de  Chichester,  à  Coverdale  évèque 
déposé  d'Exeter,  à  Hodgkins  évèque  auxiliaire  de 
Bedford,  à  Salisbury  évèque  auxiliaire  de  Thetford, 
et  à  Baie  évèque  déposé  d'Ossory.  Ce  mandat  de 
consécration  est  consigné  dans  les  Registres  de 
Chancellerie;  il  est  donc  impossible  de  nier  son  ab-  u 
solue  authenticité.  Et  comme  d'autre  part  l'authenti- 
cité du  mémoire  annoté  en  marge  par  Cecil  et  Par- 
ker est  elle  aussi  indiscutable,  on  ne  peut  plus 
contester  sérieusement  la  réalité  de  la  consécration 
célébrée  à  Lambeth  le  17  décen>bre  i55g.  Car  une  fois 
prouvé  que  Cecil,  Parker,  et  la  Reine  même,  qu'ils 
représentaient  soit  comme  Secrétaire  d  Etat  soit 
comme  Archevêque  élu,  comptaient  sur  une  consé- 
cration comme  celle  que  pré vojait  ce  mémoire,  une 
fois  établi  que  les  destinataires  des  lettres  royales 
—  ou  quatre  quelconques  d'entre  eux  —  furent  re- 
quis d'accomplir  cette  cérémonie,  comment  pourrait- 
on  encore  raisonnablement  mettre  en  Joule  la  véra- 
cité du  Registre  de  Lambeth,  qui  ne  fait  que  relater 
l'exécution  du  projet  ainsi  formé?  Ces  témoignages 
sutBsent,  senible-t-il,  pour  le  but  du  présent  article; 
d'ailleurs  on  trouverait  dans  Estcourt  (Joe.  cil.) 
d'autres  conlirraations  du  fait. 

U  est  un  point  secondaire,  il  est  vrai,  qui  peut 
prêter  à  discussion  :  la  note  du  Registre  en  sa  forme 
primitive  mentionnait-elle  Barlow  comme  le  consé- 
crateur  unique  et  les  trois  autres  seulement  comme 
ses  assistants,  ainsi  que  le  prescrivait  la  coutume  et 
le  langage  même  du  rituel  anglican,  ou  bien  cette 
note  fut-elle  conçue  dès  l'origine  en  sa  forme 
actuelle,  qui  présente  les  quatre  prélats  ofliciant 
sur  le  pied  d'une  complète  égalité?  Sur  cette  ques- 
tion on  trouvera  encore  le  pour  et  le  contre  dans 
Estcourt,  mais  elle  a  trop  peu  d'importance  pour 
que  nous  nous  y  arrêtions  ici.  Si  vraiment  on 
employa  quatre  consécrateurs  à  la  fois,  il  faudrait 
sans  doute  chercher  le  motif  de  cette  anomalie  excep- 
tionnelle dans  un  certain  souci  d'estoinper  le  mieux 
possible  ce  qui  dans  la  situation  de  Barlow  pouvait 
paraître  peu  régulier.  Car,  comme  on  peut  l'établir 
avec  certitude,  c'est  Barlow  qui  tenait  dans  la  céré- 
monie le  rôle  principal;  mais  c'est  pareillement  là 
une  question  que  nous  laisserons  de  côté,  en  ren- 
voyant encore  ceux  qu'elle  intéresserait  à  Estcourt 
qui  l'étudié  avec  grand  soin.  Pour  nous,  il  nous  suffit 
d'être  (ixés  sur  un  fait  indiscutable,  c'est  que  la  forme 
employée  en  cette  circonstance,  comme  dans  toutes 
les  consécrations  d'évcques  anglicans,  depuis  cette 
date,  fut  celle  de  l'Ordinal  d'Edouard  VI,  et  qu'à 
plusieurs  reprises  l'autorité  suprême  de  l'Eglise 
catholique  a  déclaré  cette  forme  absolument  insuf- 
fisante pour  une  consécration  valide.  Après  la  publi- 
cation de  la  bulle  Jpoftolicae  curae,  tous  les  petits 
problèmes  secondaires,  comme  ceux  que  nous  venons 
de  signaler,  ne  sauraient  plus  garder  pour  nous 
qu'un  intérêt  d'érudition  historique. 

Bxamen  de  la  question  de  la  consécration  de 

BarloTV.  —  Nous  pourrions,  pour  le  même  motif, 
nous  dispenser  de  mentionner  une  autre  question  : 
celle  de  savoir  si  Barlow,  le  principal  consécrateur 
de  Parker,  était  lui-même  en  possession  d'un  épi- 
scopat  valide.  Ceux  qui  voudraient  connaître  tout  le 
détail  (le  cette  controverse  fort  complexe  pourront 
encore  se  référer  à  Estcourt.  qui  discute  le  problème 
à  fond  et  sans  nulle  partialité;  et  aussi,  pour  com- 
pléter Estcourt  sur  un  ou  deux  points,  à  une  publi- 
cation plus  récente  de  la  Catholic  Truth  Society,  inti- 
tulée :  lieasons  for  rejectiiig  Anglican  Orders,  et 
composée  par  l'auteur  du  présent  article.  Si  nous 
donnons  ici  un  résumé  sommaire  des  points  en 
litige,  c'est  à   cause   de  la  grande  place   qu'a  tenue 


1213 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1214 


celle  question  Jans  toute  la  littérature  polémique 
parue  autour  des  ordres  anglicans,  et  aussi  à  cause 
de  l'importance  qu'elle  aurait  eue  pour  déterminer 
l'allitude  pratique  de  TEglise  envers  ces  ordres,  si 
le  rejet  oHîoiel  du  rite  même  n'était  venu  la  dc|)asser 
à  tous  égards,  jusqu'à  la  rendre  pratiquement  super- 
llue;  car  si  le  cérémonial  anglican  n'avait  pas  été 
déclaré  nul  en  lui-même  et  pour  des  motifs  certains, 
le  caractère  douteux,  ou  pour  mieux  dire  immensé- 
ment improbable,  de  la  consécration  cpiscopale  de 
Barlow  aurait  certainement  exigé  qu'im  réordonnât 
sous  condition  tout  ancien  ecclésiastique  anglican 
désireux  d'entrer  dans  le  clergé  catholique. 

Jusqu'au  jour  où  Mason  publia  ses  VinJiciae  en 
i6i3,  les  circonstances  de  la  consécration  de  Parker, 
et  par  suite  la  part  qu'y  avait  prise  Barlow,  él;iient, 
nous  l'avons  vu,  le  secret  de  quelques  inities;  les 
catholiques  n'en  connaissaient  donc  rien.  Mais  quand 
Mason  publia  ce  qu'il  savait  de  cette  cérémonie,  il 
y  joignit  un  étalage  de  dates  de  consécrations  et  de 
noms  de  consccrateurs,  fournissant  tous  les  détails 
désirables  sur  la  succession  des  évêques  anglicans 
depuis  Parker  jusqu'alors.  Il  donnait  les  mêmes  pré- 
cisions sur  la  consécration  des  trois  prélats  associés 
à  Barlow  dans  la  cérémonie  de  Lambetli.  Mais 
quand  il  en  arrive  à  Barlow  lui-même,  il  doit  avouer 
qu'il  ne  peut  trouver  trace  de  sa  consécration,  et  sa 
seule  ressource  est  de  déclarer  à  ses  lecteurs  qu'ils 
ont  toute  sécurité  pourcroirequ'elleaeulieu,  puisque 
les  contemporains  considéraient  Barlow  comme  un 
évèque  véritable  et  complet.  Mason  ajoute  que 
d'ailleursdansle  Registre  archiépiscopal  de  Warham 
il  ne  trouve  pas  davantage  mentionnée  la  consécra- 
tion de  Gardiner  pour  i'évêché  de  Winchester;  si 
donc,  conclut-il,  l'argument  du  silence  vaut  contre 
la  consécration  de  Barlow,  ilfaut  appliquer  le  même 
principe  à  celle  de  Gardiner,  —  ce  qu'évidemment 
aucun  catholique  ne  consentirait  à  admettre,  Gardi- 
ner étant  un  des  évêques  catholiques  les  plus  consi- 
dérés. Et  Mason  cite  encore  un  ou  deux  noms  de 
prélats  dont  le  sacre  n'est  pas  relaté  dans  les  re- 
gistres archiépiscopaux  de  leur  province. 

Une  telle  argumentation  est  vraiment  faible.  Quand 
bien  même  on  ne  trouverait  nulle  part  mention  du 
sacre  de  ces  quelques  évêques,  le  seul  fait  qu'ils  pro- 
fessaient la  foi  catholique  rendrait  déjà  incroyable 
qu'ils  aient  accompli  sur  d'autres  les  cérémonies 
d'ordination  et  de  consécration  sans  avoir  reçu  eux- 
mêmes  le  caractère  épiscopal .  Mais  le  cas  de  Barlow 
est  bien  dilférent.  Son  opinion  personnelle  était  pré- 
cisément que  la  consécration  épiscopale  n'était  pas 
nécessaire,  comme  en  témoignent  les  paroles  qu'il 
prononça  dans  un  sermon  prêché  à  la  Cathédrale  de 
Saint-David  le  12  novembre  i536,  peu  de  mois  après 
être  monté  sur  ce  siège,  et  qui  nous  sont  connues  par 
les  protestations  que  souleva  parmi  le  Chapitre 
l'énoncé  de  celte  doctrine  hérétique.  U  avait  déclaré  : 
«  Que  si  Sa  Grâce  le  Roi,  qui  est  suprême  chef  de 
«  l'Eglise  d'Angleterre,  choisissait  ou  désignait  et 
«  élisait  pour  être  évêque  un  séculier  quelconque 
«  qui  fût  instruit,  un  tel  élu,  sans  qu'on  etit  à  faire 
0  mention  d'aucun  ordre,  serait  aussi  bon  évèque  que 
«  lui-même  [Barlow]  ou  les  meilleurs  d'Angleterre.  » 
(V'oir,  pour  les  sources  officielles,  Strvpe,  Vl/eniono/, 
▼cl.  I,  p.  i8/|.  Records,  no'  69  et  ■77)  Et  sans  doute  on 
a  pu  ré[)ondre  que,  si  cette  déclaration  révélait  le 
peu  d'importance  que  son  auteur,  vu  ses  conceptions 
doctrinales,  devait  attacher  à  sa  consécration,  elle 
aflirmait  du  moins  implicitement  que  cette  consécra- 
tion avait  eu  lieu.  Mais  si  l'évêque  de  Saint-David 
avait  des  raisons  de  tenir  secrètes  les  circonstances 
de  sa  promotion  à  l'épiscopat,  il  se  pourrait  fort 
bien  qu'il  eût  ainsi  parlé  pour  se  forlilier,  au  cas  où 


la  vérité  viendrait  à  percer  un  jour  ou  l'autre.  On 
conçoit  d  ailleurs  que  si  le  Roi  et  Cranmer  parta- 
geaient ses  opinions  théologiques,  liait  pudissimuler 
l'omission  de  sa  consécration  dans  la  période  obscure 
de  ses  deux  ambassades  en  Ecosse,  qui  tombèrent 
justement  vers  l'époque  où  normalement  il  aurait  dû 
la  recevoir.  Or  que  telles  aient  bien  été  les  idées  de 
Cranmer  et  du  Koi,  c'est  ce  qu'on  peut  conclure  des 
réponses  de  Cranmer  jiux  »  Questions  sur  les  Sacre- 
ments ))  posées  par  le  Roi  en  i5/lo,  et  des  notes  du 
Roi  sur  les  réponses  faites  aux  mêmes  questions 
par  un  autre  évêque,  —  probablement  Gardiner,  s'il 
faut  en  croire  Estcourt  (0^.  cil.,  p.  70).  Cranmer  ré- 
pond :  «  Que  les  ministres  de  la  parole  de  Dieu  soient 
«  sous  Sa  Majesté  les  évêques,  curés,  vicaires  et  tels 
«  autres  prêtres  qui  seront  nommés  par  Sa  Majesté 
«  pour  ce  ministère...  Que  tous  lesdits  officiers  et 
«  minisires  de  l'uhe  comme  de  l'autre  sorte  [c.à-d. 
«  ecclésiastiques  aussi  bien  que  civils]  soient  nom- 
'  niés,  assignés  et  élus  en  toutes  places  par  les  lois 
«  des  rois  et  princes.  Que  dans  l'admission  de  plu- 
«  sieurs  de  ces  officiers  soient  employées  diverses  ^ 
«  cérémonies  et  solennités  appropriées,  lesquelles  ne 
«  soient  pas  de  nécessité,  mais  seulement  pour  le  bon 
«  ordre  et  les  convenances,  —  car  si  lesdits  oflices 
«  et  ministères  étaient  contîés  sans  telle  cérémonie, 
<i  ils  seraient  néanmoins  réellement  conliés.  El  il  n'y 
«  a  pas  plus  de  promesse  de  la  grâce  de  Dieu  en  la 
«  commission  d'un  office  ecclésiastique,  qu'il  n'y  en 
«  a  en  la  commission  d'un  office  civil.  »  (Burnet, 
IJist.  Réf.,  vol.  I.  App.,pp.  2i4-236) 

Or  un  autre  prélat  —  que  ce  soit  ou  non  Gardiner 
—  avait  donné  à  ce  questionnaire  des  réponses  dif- 
férentes :  «  Etablir  des  évêques,  disait-il,  comprend 
(I  deux  actes  :  les  nommer  et  les  ordonner.  La  nomi- 
«  nation,  que  les  Apôtres  durent  de  nécessité  faire 
0  par  élection  commune,  et  quelquefois  par  leur 
«  propre  et  particulière  désignation,  ne  pouvait  alors 
«  être  faite  par  les  princes  chrétiens,  parce  qu'il  n'y 
«  en  avait  pas  en  ce  temps.  »  Contre  cette  réponse, 
l'autographe  porte  cette  note  marginale  de  la  main 
de  Henri  VIII  :  «  Où  est  celle  distinction'?  El  puisque 
«  vous  confessez  que  les  .'Vpôtres  exerçaient  un  des 
«  actes  que  vous  confessez  maintenant  appartenir 
«  aux  princes,  comment  pouvez-vous  prouver  que 
«  l'ordination  n'est  commise  qu'à  vous,  évêques?  » 
{Ibid..  p.  467) 

Pourtant,  même  une  fois  prouvé  que  Barlow  ne 
voyait  nullement  dans  sa  consécration  épiscopale 
une  condition  requise  pour  conférer  les  ordres  aux 
autres,  il  n'apparaît  pas  encore  pourquoi  il  aurait 
tenu  à  l'esquiver;  car  elle  était  tout  au  moins 
exigée  par  les  lois  du  pays,  et,  ne  lui  donnât-elle 
aucune  grâce  particulière,  elle  ne  pouvait  en  tout 
cas  lui  faire  aucun  mal.,.  —  Mais  il  faut  se  souvenir 
qu'à  cette  époque  le  seul  rite  en  usage  était  celui  de 
l'ancien  Ponlilical,  que  tout  le  parti  de  Cranmer  et 
de  Barlow  jugeait  rempli  de  cérémonies  supersti- 
tieuses :  c'est  même  pour  cela  qu'ils  y  substituèrent, 
presque  aussitôt  qu'ils  furent  libres  de  le  faire,  le 
rite  d'Edouard  VI,  toujours  employé  depuis  lors 
dans  l'Eglise  anglicane.  Il  n'est  donc  pas  très  dilfi- 
cile  d'imaginer  Barlow  disant  au  Roi  ;  «  Je  pense  avec 
«  Votre  Majesté  que  votre  nomination  royale  suffit  à 
«  me  conférer  tout  ce  qui  est  nécessaire  pour  le  plein 
«  exercice  de  la  charge  épiscopale.  Votre  Majesté  ne 
«  voudrait-elle  donc  pas  me  dispenser  de  1  obligation 
«  de  subir  une  cérémonie  de  consécration, que  j'abhorre 
0  à  cause  des  doctrines  superstitieuses  que  notre 
Il  présent  Ordinal  contient  et  exprime?  »  El  on  se 
représente  aussi  assez, bien  Henri  VIII  apjirouvant 
une  démarche  qui  ne  tendait  qu'à  exalter  les  attri- 
butions de  l'autorité  royale. 


1215 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1216 


Et  quand  on  prétend  assimiler  le  cas  de  Barlow  à 
celui  de  Gardiner  parce  que  le  Registre  archiépisco- 
pal —  celui  de  Warham  —  ne  mentionne  pas  sa 
consécration,  on  oublie  qu'en  Angleterre  on  n'a  pas 
plus  qu'ailleurs  l'habitude  d'exposer  à  tous  les  ha- 
sards le  souvenir  authentique  des  actes  importants 
pour  l'Eglise  ou  l'Etat,  en  le  conliant  à  une  seule  et 
unique  relation.  L'usage  est  de  prescrire  pour  cha- 
cun de  ces  actes  toute  une  sérif  de  pièces  et  d'attes- 
tations, qui  se  supposent  les  unes  les  autres;  et  ainsi 
on  ne  risque  guère  d'en  voir  disparaître  toute  trace, 
du  moins  aussi  longtemps  qu'il  reste  essentiel  de 
pouvoir  établir  que  le  fait  a  eu  lieu.  Celle  méthode 
était  en  usage  en  Angleterre  sous  Henri  VIII,  comme 
elle  le  fut  toujours  avant  et  après  lui.  Il  nous  suffira 
donc  de  dresser  la  liste  des  documents  qui  devaient 
garder  à  l'histoire  la  preuve  que  lîarlow,  Gardiner 
ou  tout  autre  évêque  de  ce  temps  avaient  ou  n'avaient 
pas  été  régulièrement  nommés  et  sacrés.  Voici  la 
procédure  qu'on  suivit  depuis  i534,  date  de  la  sé- 
paration d'avec  Rome,  jusqu'aux  innovations  intro- 
duites sous  Edouard  VI  :  lorsque  le  chapitre  cathè- 
dral  avait  fait  savoir  que,  docile  aux  injonctions  du 
gouvernement,  il  avait  élu  tel  ou  tel  personnage 
pour  son  nouvel  évêque,  la  Couronne  adressait  à 
l'Archevêque  de  la  Province  deux  pièces,  appelées 
l'une  V Assentiment  lioyal  (à  l'élection  du  chapitre) 
et  l'autre  le  Signijicat'it.  La  première,  d'usage  fort 
ancien,  avait  pour  objet  d'annoncer  à  l'Archevêque 
que  l'élection  avait  eu  lieu  et  qu'il  était  libre  d'ac- 
complir selon  la  loi  de  l'Eglise  tout  ce  qui  était  requis 
pour  installer  le  nouveau  prélat,  —  comme  de  con 
firraer  sa  nomination,  de  le  sacrer,  de  l'introniser,  etc. 
Quand  au  Signi/icavit,  d'institution  toute  récente, 
c'était  une  des  conséquences  de  la  rupture  avec  le 
Saint-Siège.  Il  commandait  à  l'Archevêque  de  confir- 
mer la  nomination  de  l'élu,  de  le  sacrer  et  de  l'in- 
troniser dans  les  snngt  jours  qui  siiifaieni  la  réception 
de  ce  mandat,  sous  les  peines  de  Praemunire.  Le  but 
était  de  forcer  l'Archevêque  à  accomplir  tous  ces 
actes  avant  qu'il  eût  eu  le  temps  de  recourir  à  Rome 
pour  obtenir  les  autorisations  prescrites  par  la  loi 
de  l'Eglise  catholique,  et  d'ordinaire  ce  document 
mentionnait  expressément  l'.^cte  de  Parlement  (25 
Henri  VIII,  c.  20)  qui  en  avait  établi  l'usage.  Ces 
deux  pièces  devaient  ètreconsignées  àleur  expédition 
dans  les  Registres  officiels  de  la  Chancellerie,  et  à 
leur  réception  dans  le  Registre  de  l'Archevêque. 
Dans  le  cas  de  Barlow,  les  Registres  de  la  Chan- 
cellerie contiennent  bien  V Assentiment  royal  pour 
ses  deux  nominations  successives  à  Saint-Asaph  et 
à  Saint-David;  mais  aucune  des  deux  fois  il  n'est 
accompagné  du  Significavit.  Or  cet  Assentiment  royal, 
notons-le,  estici  comme  d'ordinaire  conçu  en  termes 
extrèmementvagues  :  «  Nous  vous  signifions  ce  Royal 
'<  Assentiment,  afin  que  vous  puissiez  faire  ce  qui 
(1  vous  regarde  en  cette  matière.  »  —  Les  Registres 
relatent  pareillement  la  confirmation  de  Barlow  au 
siège  de  Saint-David,  à  la  date  du  2 1  avril  1 536  ;  mais , 
ni  vers  cette  date  ni  dans  la  suite,  on  ne  parle  de  sa 
consécration,  soit  dans  les  Registres  de  la  Chancel- 
lerie, soit  dans  celui  de  l'Archevêque.  —  Cette  con- 
sécration, si  elle  eut  vraiment  lieu,  dut  aussi  être 
portée  dans  le  Registre  de  l'évêehé  de  Saint-David; 
mais  ici  nous  ne  pouvons  rien  tirer  de  l'argument  du 
silence,  et  pour  une  bonne  raison  :  c'est  que  Ferrar, 
successeur  de  Barlow  à  ce  siège,  brfila  tous  les  re- 
gistres de  son  Eglise,  —  sur  ordre  rojal,  nous  dit-il, 
et  parce  qu'ils  étaient  contenus  dans  d'anciens  livres 
liturgiques.  Mais  comme  Ferrar  partageait  les  idées 
de  Barlow,  on  se  demande  malgré  soi  si  cet  acte  de 
destruction,  si  inexplicable  autrement,  n'aurait  pas 
clé  précisément    destiné  à  protéger  Barlow  contre 


toute  tentative  d'enquête  indiscrète...  Et  si  l'on  vou- 
lait objecter  que  peut-être  Barlow  a  été  ordonné 
ailleurs  qu'à  Gantorbéry  ou  par  un  autre  que  par 
Cranmer,  il  faudrait  se  rappeler  qu'en  ce  cas  le  Re- 
gistre archiépiscopal  devrait  nous  garder  le  texte  de 
la  commission  adressée  au  prélat  consécrateur,  et  que 
la  réception  de  celle-ci  devrait  être  mentionnée  dans 
le  Registre  de  ce  dernier,  ainsi  que  le  fait  et  le  lieu 
de  la  consécration  même.  —  Enfin  il  est  un  autre  do- 
cument encore  qui,  s'il  était  conçu  dans  les  formes 
ordinaires,  devrait  témoigner  de  la  consécration  de 
Barlow  :  c'est  l'acte  qui  lui  restituait  le  temporel  de 
son  évèché.  L'usage  était  en  effet  que  la  Couronne 
prit  possession  du  temporel  pendant  la  vacance  du 
siège;  mais  d'après  la  loicitéeplusliaut(25 Henri VIII, 
chap.  20),  il  pouvait  lui  être  redemandé,  et  elle 
le  restituait  aussitôt  après  la  consécration  du  nou- 
vel élu.  laquelle  se  trouvait  par  suite  généralement 
mentionnée  dans  l'acte  de  restitution.  Or  nous  allons 
voir  que  dans  le  cas  de  Barlow  celte  pièce,  bien  loin 
d'attester  sa  consécration,  apporte  de  nouveaux 
motifs  de  la  mettre  en  doute. 

Mais  notons  d'abord  en  passant  que,  si  le  sacre  de 
Gardiner  n'est  pas  mentionné  dans  le  Registre  de 
l'Archevêque  ^Varham,  il  est  relaté  dans  le  Registre 
de  Gardiner  lui-même  à  Winchester.  El  ainsi  en  est-il 
de  tous  les  autres.  L'évcque  Stl'bhs  a  publié  son  Jiegis- 
trum  sacrum,  une  intéressante  liste  de  la  succession 
des  évoques  anglais,  tant  avant  qu'après  la  Réforme, 
avec  les  dates  de  leurs  consécrations  et  la  dérivation 
de  leurs  ordres.  Grâce  aux  témoignages  qu'il  tire  de 
l'une  ou  de  l'autre  des  sources  énumérées  ci-dessus, 
il  est  en  mesure  de  nous  renseigner  sur  la  consé- 
cration de  chacun  de  ces  prélats,  à  la  seule  exception 
de  Barlow.  En  face  de  ce  nom,  il  en  est  réduit  à 
mettre  cette  simple  note  :  «  Voir  Haddan  sur 
Bramhall  »  —  c'est-à-dire  :  voir  les  annotations  de 
Haddan  sur  le  livre  de  Bramhall  :  Consécration  and 
succession  of  Protestant  Bishops  justified,  i68g.  Or 
dans  ces  notes  Haddan,  érudit  fort  distingué,  remar- 
quable pour  la  diligence  et  l'exactitude  qu'il  a  mises 
dans  ses  recherches,  ne  peut  apporter  en  faveur  de 
la  consécration  de  Barlow  que  l'inférence  contestable 
qui  se  laisse  tirer  de  quelques  faits,  de  celui-ci  en 
particulier  que  les  contemporains  considérèrent  tou- 
jours ce  personnage  comme  un  évoque  véritable  et 
complet. 

Revenons  maintenant  à  la  pièce  signalée  plus 
haut,  et  par  laquelle  Barlow  obtint  restitution  du 
temporel  de  Saint-David.  Comme  nous  l'avons  indi- 
qué, le  Roi  voyait  dans  le  temporel  des  siègesépisco- 
paux  des  fiefs  de  la  Couronne,  dont  celle-ci  par  suite 
reprenait  possession  aussitôt  l'évêehé  vacant.  Les 
revenus  perçus  durant  cette  période  de  vacance  ren- 
traient donc  au  Trésor;  mais  ensuite  ils  étaient  qiiel- 
quefois  attribués  au  nouvel  élu  à  titre  gracieux,  par 
une  pièce  qu'on  appelait  en  termes  de  Chancellerie  : 
cusiodie  du  temporel.  Au  reste  ceci  ne  regardait 
que  le  temps  de  la  vacance  :  car,  par  son  installation 
même,  le  nouveau  prélat  acquérait  sur  son  temporel 
un  droit  de  franc-lief:  il  n'avait  donc  plus  qu'à  le 
réclamer  à  la  Couronne,  qui  le  lui  faisait  rendre  aus- 
sitôt par  un  de  ces  actes  que  la  coutume  anglaise 
appelait  des  Actes  de  Droit,  voulant  dire  par  là  que 
l'intéressé  les  exigeait  en  vertu  d'un  droit  strict  et 
qu'on  ne  pouvait  les  lui  refuser  sans  injustice.  Et 
comme  la  loi  d'Henri  VIII,  que  nous  avons  déjà  deux 
fois  mentionnée,  ne  reconnaissait  désormais  ce  droit 
aux  évêques  qu'après  leur  consécration,  celle-ci  se 
trouvait  d'ordinaire  relatée  dans  l'acte  de  restitu- 
tion. Mais  au  lieu  d'un  acte  de  restitution  de  cette 
espèce,  on  rédigea  pour  Barlow  un  acte  de  forme 
exceptionnelle  et  jusque-là  inouïe,  et  on  le  lui  donna 


1217 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1218 


dès  que  sa  nomination  eut  été  confirmce  :  car  cette 
confirmaliuu  est  du  21  avril  i53G,  et  l'acte  du  a6. 
Aussi  ne  saurait-il  être  question  dans  ce  document 
de  consécration  épiscopale  reçue,  —  d'autant  plus 
que,  du  commun  accord  de  tous  les  auteurs,  siBai-low 
a  jamais  été  consacré,  il  n'a  pu  l'être  avant  le  mois 
de  juin  de  cette  même  année. 

Le  texte  de  cette  concession  du  temporel  a  été 
pour  la  première  fois  publié  par  le  Chanoine  Est- 
court  en  1878  (voir  son  appendice  iv)  ;  car  Mason, 
qui  en  cita  une  partie  en  iGi3,  passa  sous  silence  ce 
que  l'acte  contenait  de  plus  caractéristique,  et  en 
donnaune  fausse  référence,  renvoyant  aux  Registres 
de  Chancellerie,  tandis  qu'en  réalité,  comme  on  le 
découvrit  enfin,  l'acte  se  trouve  dans  le  Registre 
des  Memoranda  du  Greflier  du  Lord  Trésorier  (28 
Henri  VIII,  Easter  terni,  lloll  /).  Ce  que  cet  acte  a  de 
particulier,  c'est  que  ce  n'est  pas  un  Jcte  de  Droit 
comme  Barlow  aurait  pu  en  obtenir  un  s'il  avait  été 
alors  consacré,  mais  un  acte  de  pure  grâce,  et  qui 
comme  tel  s'encadre  des  formules  :  <■  par  spéciale 
faveur  »,  «  de  notre  propre  mouvement»,  «  pour  de 
spéciales  causes  ».  Or  cet  acte,  bien  qu'il  accorde  le 
temporel  du  siège  en  vertu  des  droits  de  Régale,  n'a 
pas  pour  objet  de  concédera  Barlow  les  fruits  perçus 
pendant  la  vacance  :il  vise  le  temps  même  que  durera 
son  épiscopat.  Il  reconnaît  que  la  vacance  est  ter- 
minée par  la  conlirmalion  du  nouvel  élu  sur  ce  siège 
comme  évêque  et  pasteur,  «  sicut  per  litteras  patentes 
ipsius  Archiepiscopi  nobis  inde  dircctas  nobis  con- 
stat »,  et  cependant  il  ne  présente  pas  cette  restitu- 
tion comme  une  justice  qu'on  rend,  mais  comme 
une  faveur  qu'on  accorde,  laquelle  devra  s'étendre 
non  à  une  période  déterminée,  mais  «  durante  vita 
praedicti  nunc  episcopi  »,  et  mettre  celui-ci  en  pos- 
session de  son  temporel  «  in  tam  amplis  modo  et 
u  forma  prout  praedictus  Ricardus  Rawlins,  nuper 
(I  episcopus  Menev.  et  praedccessores  sui  nuper  epi- 
«  scopi  ibidem  sede  plena  per  chartas  progenitorum 
a  nostrorum  quondam  Regum  Angliae  vel  aliter, 
«  seu  eorum  aliquis,  melius  et  liberius  habuerunt 
«  seu  perceperunt,  liabuit  seu  percepit.  » 

Un  pareil  document  est  certainement  signiûcatif. 
Il  n'a  pas  dû  être  ainsi  rédigé  sans  raison;  et  s'il  est 
permis  de  conjecturer  d'après  son  contenu  même 
l'intention  qui  l'a  inspirée,  comment  ne  pas  voir  que 
c'était  donner  à  Barlow  sans  aucune  consécration 
ce  que  les  autres  évêqucs  ne  i>ouvaient  obtenir  qu'en 
se  faisant  consacrer,  et  ce  qui  seul  —  avec  les  idées 
que  nous  lui  connaissons  — devait  lui  importer  dans 
l'épiscopat?  Ajoutons  qu'aussitôt  après,  le  nouveau 
prélat  reçut  sa  convocation  à  la  Chambre  des  Lords, 
puisqu  elle  est  datée  du  a^  avril,  c'est-à-dire  du 
lendemain  du  joiir  où  lui  fut  accordé  son  temporel. 
Et  ceci  fait  tomber  l'objection,  qu'on  a  faite  quel- 
quefois, que  Barlow  n'aurait  pu  siéger  dans  cette 
assemblée  s'il  n'avait  été  consacré  :  avec  sa  convo- 
cation en  mains,  comment  eût-on  pu  l'en  exclure? 

Voilà  donc  où  en  est  la  question  du  sacre  de 
Barlow.  Nous  ne  prétendons  pas  avoir  prouvé  avec 
certitude  qu'il  n'ait  pas  eu  lieu  :  ce  genre  de  thèses 
négatives  n'admet  guère  de  démonstrations  apodic- 
tiques.  Pourtant  on  ne  peut  contester  que  les  argu- 
ments énoncés  ne  jettent  un  doute  sérieux  sur  la 
réalité  de  celte  consécration  épiscopale  et  donc  sur 
celle  de  Parker  dont  Barlow  fut  le  consécrateur  prin- 
cipal. Mais  répétons-le  :  quoique  ce  problème  ait  été 
souvent  au  premier  plan  dans  l'histoire  de  la  contro- 
verse en  Angleterre,  jamais  les  autorités  de  l'Eglise 
catholique  n'en  ont  fait  le  point  crucial  dont  dépendait 
leur  décision  officielle.  Dès  i685,  comme  le  notait 
Mgr  Genetti  dans  son  rapport  au  Saint-Office,  on 
pensait  que  la   pleine   et   complète  solution  devrait 

Tome  III. 


se  tirer,  non  pas  de  la  question  de  fait  (celle  de 
l'ordination  de  Parker),  car  celle-ci  dépendait  de 
l'histoire  fort  compliquée  des  transformations  reli- 
gieuses qui  s'étaient  succédé  en  Angleterre,  mais 
bien  du  manque  d'intention  et  de  l'insuffisance  de 
la  formule  employée  par  les  hérétiques  anglicans 
dans  leurs  ordinations  sacerdotales  (Brandi,  0/).  cii., 
p.  260). 

Résumé  de  la  conduite  officielle  de  l'Eglise 
envers  ces  ordres.  —  Stade  final  (1896).  —  Re- 
prenons maintenant  l'histoire  de  la  conduite  ofli- 
cielle  de  l'Eglise  à  l'égard  des  ordres  anglicans. 
Cette  histoire  atteint  son  stade  définitif  avec  les 
commissions  d'enquête  de  iSgô  et  la  publication,  le 
i3  septembre  delà  même  année,  de  la  bulle  Apos- 
tolicae  curae,  qui  en  fut  la  suite.  Les  circonstances 
qui  amenèrent  le  Saint-Siège  à  reprendre  l'examen 
de  la  question  ont  été  exposées  du  point  de  vue 
anglican  parle  Révérend  T.  A.  Lacgy  dans  son  lio- 
man  Diary  and  other  documents  rclatin^  to  tlie  Papal 
Inquiry  inlu  £nglish  Ordinations  en  lS9li,  publié  en 
1910,  et  aussi  par  Lord  Halifax  dans  son  Léo  XIII 
and  Anglican  Orders,  en  191a.  Du  côté  catholique, 
les  faits  ont  été  racontés  par  Dom  Gasi^uet  (depuis 
Cardinal)  dans  ses  Leaves  of  my  Diary,  lS9'i-lS96, 
publiées  en  igiiàla  requête  de  i|uelques  amis  qui 
lui  demandaient  ce  secours  pour  réfuter  certaines 
assertions  du  Roman  Diary  de  M.  Lacey.  Le  livre 
du  Cardinal  Gasquet,  bien  moins  volumineux  que 
les  deux  autres,  a  sur  eux  l'avantage  d'avoir  été  écrit 
par  un  membre  de  la  Commission  d'experts  de 
1896,  et  cela  au  temps  même  des  événements  dont 
il  parle  ;  de  sorte  qu'il  oppose  une  relation  authen- 
tique des  faits  et  gestes  de  la  Commission  à  de  pu- 
res conjectures  formées   du  dehors. 

Dans  quelle  mesure  l'initiative  qui  devait  abou- 
tir à  cette  nouvelle  enquête  vint-elle  des  catholiques 
anglais,  ou  au  contraire  des  anglicans,  c'est  un  pre- 
mier point  sur  lequel  les  trois  ouvrages  que  nous 
venons  de  citer  ne  s'accordent  pas.  Mais  en  tout  cas, 
sur  l'autorité  de  tous  les  trois,  nous  pouvons  affir- 
mer sûrement  que  les  premières  démarches  furent 
faites  par  quelques  catholiques  français,  poussés  par 
Lord  Halifax  et  certains  de  ses  amis.  Les  catholi- 
ques anglais  étaient  dans  l'ensemble  opposés  à  la 
réouverture  d'un  débat  qui  leur  semblait  définitive- 
ment clos;  mais  c'est  là  «in  point  de  trop  peu  d'im- 
portance pour  être  ici  discuté.  On  avait  persuadé  à 
Léon  XIII  qu'en  face  des  protestations  bruyantes  des 
anglicans  contre  l'attitude  officielle  de  l'Eglise  à 
l'égard  de  leurs  ordres,  il  y  avait  lieu  d'examiner  si 
vraiment  les  catholiques  avaient  toujours  rendu  à 
leurs  adversaires  pleine  et  entière  justice.  Dans  cet 
esprit  de  parfaite  loyauté  qui  était  chez  lui  si  carac- 
téristique, le  Pape  décida  donc  d'instituer  une  nou- 
velle enqui'te  qui  devrait  dissiper  jusqu'à  l'ombre 
des  moindres  doutes,  et  prescrivit  pour  cette  en- 
quête un  mode  de  procéder  assurant,  dans  la  mesure 
du  possible,  que  tous  les  documents  nécessaires  fus- 
sent pris  en  considération.  On  nomma  d'abord  une 
Commission  d'experts;  ceux-ci  durent  forcément 
être  tous  catholiques;  mais  on  avait  pris  soin  du 
moins  de  les  choisir  en  nombre  égal  parmi  les  repré- 
sentants des  diverses  opinions.  Ces  Commissaires, 
afa  nombre  de  huit,  devaient  d'abord  rédiger  des  rap- 
ports sur  la  nature  des  ordres  discutés  et  les  en- 
voyer au  Pape.  Puis  on  les  convoquerait  à  Rome, 
où  ils  se  réuniraient  au  Palais  du  Vatican  et  tien- 
draient douze  sessions,  dans  lesquelles  ils  se  com- 
muniqueraient les  rapports  qu'ils  auraient  dû  pré- 
cédemment envoyer  séparément,  et  discuteraient  à 
fond  tous  les  points  qui  y  seraient  contenus.  Le  Pape 

3'J 


1219 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1220 


leur  ferait  communiquer  tout  ce  qu'on  connaissait, 
tout  ce  qu'un  poun-ait  découvrir,  de  documents 
ayant  quelque  rapport  avec  leur  sujet,  soit  dans 
les  archives  du  Vatican,  soit  dans  celles  du  Sainl- 
Oflice.  Après  avoir  ainsi  échangé  leurs  vues,  ils 
devaient  formuler  leurs  conclusions,  et  les  maté- 
riaux ainsi  accumulés  seraient  envoyés  aux  Cardi- 
naux constituant  le  Conseil  suprême  du  Sainl-Ollice. 
Ceux-ci,  après  s'être  formé  chacun  son  jugement 
personnel,  devraient  dans  une  session  solennelle  de 
Ferla  Quinta,  l'exposer  au  Saint-Père  présidant  en 
personne.  Il  appartiendrait  alors  au  Pape  lui-même, 
après  avoir  prié  Dieu,  de  décider  s'il  y  aurait  lieu 
de  publier  ou  de  différer  la  sentence  définitive.  — 
Telle  fut  exactement  la  marche  qu'on  suivit.  Elle 
aboutit  à  un  jugement  unanime  des  Cardinaux  du 
Conseil  suprême  sur  les  deux  propositions  qu'on 
leur  soumettait,  à  savoir  :  que  «  la  question  avait 
i<  déjà  été  tranchée  par  le  Saint-Siège  en  pleine 
i(  connaissance  de  cause,  et  que  cette  nouvelle  dis- 
«  cussion  et  ce  nouvel  examen  n'avaient  servi  qu'à 
0  mettre  mieux  en  lumière  la  sagesse  et  le  soin  avec 
0  lesquels  cette  décision  avait  été  prise  ».  En  con- 
séquence, Léon  Xlll,  après  s'être  réservé  un  inter- 
valle de  prière  et  de  réflexion,  décida,  comme  il 
nous  le  dit  dans  sa  bulle,  que  la  matière  était  en  soi 
claire  et  qu'il  n'y  aurait  point  de  bon  elfet  à  dif- 
férer l'annonce  de  l'unique  sentence  possible.  La 
bulle  fut  donc  publiée  le  i3  septembre  1896. 

La  bulle  «  Apostolicae  curae  »  (1896).  —  Cette 
bulle,  nous  l'avons  noté,  suit  dans  sa  composition 
une  marche  peu  ordinaire,  —  sans  doute  pour  répon 
dre  aux  exigences  de  ceux  qui,  n'étant  pas  catholi- 
ques, ne  se  contenteraient  pas  de  la  simple  autorité 
du  Siège  Apostolique  pour  s'incliner  devant  son  juge- 
ment. Elle  expose  donc  en  grand  détail  les  raisons 
sur  lesquelles  ce  jugement  se  fonde,  ce  qui  est  cer- 
tainement un  précieux  avantage  pour  les  apologistes 
qui  ont  à  défendre  au  tribunal  delà  raison  chrétienne 
cet  acte  du  Saint-Siège. 

Le  ton  pastoral  affectueux  qui  règne  d'un  bout  à 
l'autre  de  ce  document  témoigne  des  sentiments  dans 
lesquels  il  a  été  écrit.  Léon  XIII  désire  ardemment 
faire  entendre  au  peuple  anglais  que  ces  décisions 
sont  celles  qu'il  a  été  contraint  de  prendre  par  ses 
devoirs  envers  la  vérité;  et  qu'elles  sont  en  même 
temps  une  lumière  qui,  si  on  voulait  y  prendre  garde, 
pourrait  reconduire  les  errants  à  l'ancienne  unité  — 
à  cette  unité  qui  leur  avait  jadis  été  si  chère  et  que, 
disait-on  au  Pape,  ils  désiraient  si  vivement  voir 
renaître.  Cette  Imlle  devrait  être  lue  et  relue  attenti- 
vement par  tous  ceux  qui  prennent  intérêt  à  cette 
question  sacrée  de  la  réunion  des  Eglises  ;  il  faut  nous 
borner  ici  à  en  résumer  les  idées  principales.  Elle 
considère  d'abord  la  coutume  établie  et  les  prescrip- 
tions du  Saint-Siège  à  l'égard  des  ordres  anglicans, 
ainsi  que  les  origines  et  l'autorité  de  cette  coutume. 
Dans  ce  but,  elle  relate  ce  qui  a  été  fait  sous  Marie 
Tudor  par  le  Cardinal  Pôle  agissant  en  vertu  des  pou- 
voirs qu'il  tenait  de  Jules  111,  et  expose  comment  ses 
actes  furent  ensuite  ratifiés  par  Paul  IV,  que  l'évêque 
Thirlby,  dépêché  vers  lui  par  le  Cardinal,  avait  mis 
au  courant  de  tout.  Nous  n'avons  pas  à  reprendre 
toute  cette  histoire  :  qu'il  nous  suffise  d'inviter  le 
lecteur  à  comparer  notre  récit  avec  celui  de  la  bulle  : 
il  verra  par  lui-même  s'ils  sont  d'accord  entre  eux. 
Disons-en  autant  de  ce  qui  suit  sur  l'usage,  datant 
des  règlements  de  Pôle,  de  réordonner  sans  condition 
les  convertis  précédemment  ordonnés  à  l'anglicane, 
La  persistance  de  cet  usage,  dit  la  bulle,  atteste  en 
quel  sens  ont  de  tout  temps  été  entendus  ces  règle- 
ments de    Pôle    et  l'approbation    que  leur    conféra 


Paul  IV.  Léon  XIII  passe  ensuite  à  la  reprise  de  l'en- 
quête par  le  Saint-Ollice  en  deux  occasions,  à  la  fin 
du  xvn«  siècle  et  au  début  du  xviii»;  et  ici  il  insiste 
sur  les  motifs  qui  ont  fondé  les  sentences  portées 
alors  contre  les  ordres  anglicans.  Les  documents 
de  ces  enquêtes,  déclare-t-il,  établissent  que  le 
nouveau  jugement  ne  se  fonda  aucunement  sur  la 
légende  de  la  Télé  de  cheval,  ni  sur  l'omission  dans 
le  rite  d'Edouard  VI  de  la  tradition  des  instruments, 
ni  même  sur  les  circonstances  de  la  consécration  de 
l'Archevêque  Parker  en  i55g,  mais  uniquement  et 
entièrement  sur  l'insujlisance  de  la  forme  employée 
soit  dans  cette  cérémonie,  soit  dans  toutes  les  autres 
ordinations  anglicanes,  forme  qui  a  été  «  comparée 
«  à  cette  occasion  avec  celles  qu'on  a  recueillies  dans 
«   les  divers  rites  d'Orient  et  d'Occident  ». 

Arrivée  là,  la  bulle  conclut  que  seule  une  connais- 
sance imparfaite  des  documents  dont  elle  a  exposé 
l'existence  et  le  caractère  pouvait  permettre  à  des 
auteurs  catholiques  de  compter  encore  la  présente 
controverse  parmi  celles  que  l'Eglise  catholique 
n'avait  pas  encore  tranchées.  Néanmoins  le  Saint- 
Père,  «  dans  son  désir  ardent  de  porter  secours  aux 
(1  hommes  de  bonne  volonté  en  leur  montrant  la  plus 
a  grande  considération  et  charité  »,  avait  voulu  qu'on 
refit  à  nouveau  un  examen  soigneux  de  ce  rite  anglais 
d'ordination,  qui  constituait  le  centre  du  débat.  Dans 
le  paragraphe  suivant,  la  bulle  déclare  donc  quelle 
est  la  nature  du  Sacrement  de  l'Ordre,  et  puis  appli- 
que les  principes  énoncés  à  l'Ordinal  d'Edouard  VI, 
faisant  ainsi  ressortir  ses  multiples  déficiences.  Elle 
répète  ce  qui  avait  déjà  été  noté  et  jugé  deux  siècles 
plus  tôt,  au  temps  où  s'examinaient  les  deux  cas  dont 
nous  avons  parlé.  Mais  elle  ne  se  borne  pas  à  répéter  : 
elle  explique  et  développe,  avec  toute  la  clarté  et  la 
précision  qu'on  pouvait  demander  à  un  jugement  qui 
devait  apporter  sur  une  matière  si  débattue  une  dé- 
cision définitive.  Ici  encore,  c'est  le  texte  même  de  la 
bulle  qu'il  faudrait  étudier  attentivement  ;  mais  dans 
cet  article  nous  nous  contenterons  d'en  résumer  l'ar- 
gumentation. 

Pour  tous  les  rites  sacramentels  en  usage  dans 
l'Eglise,  Léon  XIII  distingue  entre  leurs  parties  essen- 
tielles et  leurs  parties  cérémonielles.  Les  sacrements 
de  la  Loi  nouvelle,  étant  des  signes  sensibles  et  effi- 
caces de  la  grâce  invisible,  doivent  signifier  la  grâce 
qu'ils  produisent  et  produire  la  grâce  qu'ils  signifient. 
Cette  signification  doit  être  contenue  dans  l'ensem- 
ble de  leur  rite  essentiel,  c'est-à-dire  dans  la  synthèse 
de  leur  matière  el  de  leur  forme;  mais  elle  est  prin- 
cipalement exprimée  par  leur  forme,  puisque  la 
matière  est  dans  le  rite  sacré  l'élément  indéterminé 
en  lui-même  et  déterminable  par  les  paroles  qui 
l'accompagnent;  et  cela  est  spécialement  clair  dans 
l'ordination,  où  la  matière  est  l'imposition  des  mains 
qui  par  soi  ne  signifie  rien  de  défini,  puisqu'elle  sert 
pour  des  ordres  divers  et  même  pour  la  confirmation. 
Or  dans  l'Ordinal  anglican  la  forme  qui  doit  signifier 
le  deuxième  ordre  du  clergé  et  qui  est  :  «  Reçois  le 
Saint-Esprit  »,  n'exprime  certainement  pas  a  le  saint 
«  ordre  du  Sacerdoce,  ni  sa  grâce  et  sa  puissance, 
«  qui  est  principalement  celle  de  consacrer  et  d'offrir 
«  le  vrai  corps  et  le  vrai  sang  du  Christ  Notre-Sei- 
0  gneur  (Conc.  de  Trente,  Sess.  xxui,  can.  i),  dans 
Il  ce  sacrifice  qui  n'est  pas  la  simple  commémoration 
«  du  sacrifice  offert  sur  la  croix  ».  La  bulle  n'ignore 
pas  du  reste  l'addition  :  «  jinur  l'office  et  l'œuvre  de 
prêtre,  etc.,  introduite  en  1661;  mais,  déclare-t-elle, 
il  n'y  a  pas  en  tenir  compte  puisque,  quelle  que  puisse 
être  sa  valeur  intrinsèque,  elle  est  venue  en  tout 
cas  cent  ans  trop  tard.  Cependant  les  Anglicans  ont 
apporté  un  autre  argument  :  c'est  que  si  les  mots  ; 
o  Reçois  le  Saint-Esprit...  »  sont  en  eux-mêmes  trop 


1221 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1222 


peu  déterminés,  ce  défaut  se  trouve  réparé  par  d'au- 
tres prières  cpii,  dans  la  même  cérémonie,  indiquent 
expressément  qu'il  s'agit  de  conférer  la  prêtrise.  A 
cela  la  bulle  répond  que,  de  ces  autres  prières  elles- 
mêmes,  les  auteurs  du  rite  nouveau  ont  délibérément 
banni  «  tout  ce  qui  spécifie  la  dignité  et  l'otlice  de  la 
«  prêtrise  dans  le  rite  catholique  ».  On  ne  peut  donc 
considéi-er  comme  suffisante  pour  le  Sacrement  une 
lorme  qui  omet  ce  qu'elle  devrait  essentiellement 
exprimer.  De  même  pour  le  rite  de  consécration  épi- 
scopale  :  non  seulement  il  lui  manque,  pour  accom 
pagner  l'imposition  des  mains,  une  forme  qui  indique 
le  nom  ou  la  nature  propre  de  l'épiscopat,  mais  cette 
omission  ne  peut  être  suppléée  par  la  prière  Dieu 
Tout-Puissant  qui  précède,  parce  que  de  celle-ci  les 
Réformateurs  ont  enlevé  les  mots  qui  dénotaient  le 
Summum  Sacerdotium;  sans  compter  que,  l'épiscopat 
étant  la  plénitude  du  sacerdoce,  il  serait  inconceva- 
ble qu'il  put  être  conféré  par  un  rite  qui  ne  confére- 
rait pas  le  sacerdoce  lui-même. 

Puis  la  bulle,  élargissant  le  champ  de  ses  considé- 
rations, examine  les  circonstances  parmi  lesquelles 
est  né  l'Ordinal  anglican,  et  note  que  toutes  les  alté- 
rations faites  dans  le  cérémonial  ancien  pour  l'adap- 
ter aux  erreurs  nouvelles,  —  altérations  dont  nous 
avons  noté  et  expliqué  plus  haut  la  nature  et  la 
portée,  —  eurent  pour  objet  direct  d'éliminer  toute 
trace  du  sacerdoce  et  du  sacrilice  catholiques.  Elle 
conclut  que  le  rite  ainsi  constitué,  «  ab  origine  ducto 
«  vitio  si  valere  ad  usum  ordinatiouum  minime  po- 
«  tuit,  nequaquam  decursu  aetatum,  cum  taie  ipsum 
«  permanserit,  futurum  fuit  ut  valeret  «.Telle  étant 
son  origine,  infère-t-elle  encore,  il  est  vain  d'objec- 
ter que  les  mots  pris  matériellement  pourraient  s'in- 
terpréter en  un  sens  catholique  :  «  Nara  semel  novato 
«  ritu  quo  nempe  negelur  vel  adulteretur  sacramen- 
«  tura  Ordinis  et  a  quo  quaevis  notio  repudiata  sit 
«  consecrationis  et  sacrilicii,  jam  minime  constat 
«  formula  Accipe  Spiritum  .Ça«cf»m, quiSpiritus cum 
«  gratis  nimirum  sacramenti  in  animani  infunditur, 
«  minimeque  constant  illa  verba  ad  uffîciunt  et  opiis 
«  presbyteri  vel  episcopi  ,  ac  similia  quae  restant 
n  nomina,  sine  re  quam  instituit  Christus.  »  Enfin 
la  bulle  déclare  en  quel  sens  l'administration  des 
Ordres  anglicans  est  dite  nulle  par  défaut  d'intention 
de  la  part  du  ministre.  L'Eglise  ne  juge  de  cette  in- 
tention du  ministre  que  dans  la  mesure  où  elle  est 
extérieurement  manifestée.  «  Jam  vero  cum  quis  ad 
u  sacramenlum  conliciendum  et  conferendum  mate- 
«  riam  formamque  debitam  serio  et  rite  adhibuit,  eo 
«  ipso  censelur  id  nimirum  facere  intendisse  quod 
«  facit  Ecclesia.  Quo  sane  principio  innititur  doc- 
«  trina  quae  tenet  esse  vere  sacramentum  vel  illud 
<i  quod  ministerio  hominis  haerelici  aut  non  bap- 
«  lizati  duramodo  ritu  calholico  conferatur.  Contra 
i(  si  ritus  iramutatur  eo  manifesto  consilio  ut  alius 
«  inducatur  ab  Ecclesia  non  receptus  utque  id  repel- 
«  latur  quod  facit  Ecclesia  et  quod  ex  institutione 
a  Christi  ad  naturam  attinet  sacramenti,  tuncpalam 
«  est  non  solum  necessariam  sacramento  intentionem 
«  déesse,  sed  intentionem  imrao  haberi  sacramento 
«  adversara  et  repugnantem.  » 

Cet  exposé,  nous  l'avons  déjà  observé  et  on  peut 
s'en  convaincre  par  le  texte  des  documents  relatifs 
aux  décisions  de  1704  (voir  l'Appendice  du  P.  Brandi), 
ne  fait  qu'alïirmer  à  nouveau  et  expliquer  les  motifs 
qu'on  jugeait  depuis  longtemps  concluants. G'estpour 
ces  motifs-là  que,  dans  sa  session  de  Feria  Quinta 
du  16  juillet  1896,  le  Saint-Office,  sous  la  présidence 
de  LiioN  XIII,  décida  qu'il  n'y  avait  aucunement  lieu 
de  modifier  la  pratique  traditionnelle  qui  voulait 
qu'on  ne  tint  pas  compte  des  ordres  anglicans  et 
qu'on  réordonnât  purement  et  simplement  leurs  titu- 


laires. L'unique  point  qui  restât  à  considérer,  c'était 
si,  pour  éviter  aux  Anglicans  une  impression  pénible, 
il  valait  mieux,  comme  le  conseillaient  certains, 
omettre  de  prononcer  un  jugement  nouveau.  Mais  à 
la  réilexion,  le  Pape  vit  qu'à  tenir  la  décision  secrète 
on  n'aboutirait  qu'à  des  malentendus.  Bien  des  gens 
ne  manqueraient  pas  d'en  conclure  que  les  commis- 
sions n'avaient  pas  trouvé  d'arguments  pour  con- 
damner ces  ordres,  et  qu'on  usait  de  diplomatie  pour 
dissimuler  la  chose.  Il  décréta  donc  que  le  jugement 
serait  publié,  et  il  le  fut  par  la  Bulle  Apostulicae 
curae  et  dans  les  termes  suivants  :  «  Itaque  omni- 
«  bus  Pontilicura  Decessorum  in  hac  ipsa  causa  de- 
a  cretis  usquequaque  assentientes,  eaque  plenissime 
«  confirmantes  ac  veluti  rénovantes,  auctoritate 
«  nostra,  motuproprio,  certa  scientia  pronunciamus 
«  et  declaramus  ordinationes  ritu  anglicano  actas, 
i(  irritas  prorsus  fuisse  et  esse,  omninoque  nuUas.  i> 
Léon  XIII  termine  ensuite  sa  bulle  par  une  invitation 
très  tendre  adressée  à  tous  les  membres  de  l'Eglise 
anglicane  et  spécialement  à  son  clergé,  leur  deman-  * 
dant  d'accueillir  cette  décision  dans  le  même  esprit 
où  elle  a  été  prononcée,  et  de  se  tourner  vers  la  com- 
munion du  Siège  apostolique  qui  les  rappelle  avec  le 
cœur  d'un  père. 

Accueil  fait  par  les  Anglicans  à.  la  bulle.  La 
Responslo.  —  Ceux  qui  vivent  à  côté  de  ces  repré- 
sentants de  la  Haute  Eglise  anglicane  prévoyaient 
bien  qu'ils  ne  songeraient  pas  un  instant  à  accepter 
cette  décision  pour  ce  que  valaient  les  arguments 
proposés,  mais  chercheraient  seulement  à  en  défigu- 
rer le  sens  du  mieux  qu'ils  pourraient.  C'est  ce  qu'ils 
firent  sans  plus  tarder,  d'abord  en  de  nombreuses 
publications  et  conférences  privées,  puis  ofiicielle- 
ment  dans  une  lettre  ouverte  datée  du  igfévrier  1897, 
communément  appelée  la  Responsio.  On  ne  pouvait 
espérer  mettre  d'accord  toute  la  hiérarchie  anglicane 
sur  un  texte  à  signer  en  commun,  mais  ceux  qui 
étaient  intéressés  à  la  question  réussirent  à  obtenir 
les  signatures  des  deux  Archevêques  de  Gantorbéry 
et  d'York,  —  Temple  et  Maclagan,  —  pour  une  lettre 
composée  par  l'évêque  Jean  Wordsworth  de  Salis- 
bury.  L'adresse,  qui  prête  un  peu  à  sourire,  porte  : 
«  Les  archevêques  d'Angleterre  à  tout  le  corps  des 
évêques  de  l'Eglise  catholique.  »  De  ce  long  docu- 
ment nous  donnerions  volontiers  une  analyse,  s'il 
était  possible  d'y  trouver  une  suite  d'idées  à  analy- 
ser. Mais  en  réalité,  il  se  borne  à  accumuler  les  dé- 
formations captieuses  de  tout  ce  que,  suivant  ses 
auteurs,  Léon  XIII  aurait  dit  ou  omis  de  dire;  et  il 
montre  que  ses  auteurs  ont  fait  du  contenu  réel  de  la 
bulle  tout  au  plus  une  étude  bien  superficielle.  En 
outre,  on  y  suppose  implicitement  que  le  Pape,  ayant 
à  déterminer  pour  sa  propre  Eglise  la  méthode  à 
suivre  pour  admettre  dans  son  clergé  des  convertis 
munis  d'ordres  anglicans,  aurait  dû  prendre  pour 
base  de  sa  décision,  non  point  la  doctrine  catholique 
sur  le  sacerdoce  et  les  rites  aptes  à  le  conférer,  mais 
la  doctrine  protestante  qui  seule  se  recommande  à 
nos  critiques  anglicans...  Ceux  que  tenterait  une 
élude  d'ensemble  de  cette  polémique  n'ont  qu'à  se 
procurer  le  texte  de  cette  lettre  :  elle  a  été  publiée 
en  latin  et  en  anglais.  Après  l'avoir  lue,  ils  ne  seront 
probablement  pas  beaucoup  plus  fixés  qu'avant  sur  les 
idées  précises  que  les  auteurs  ont  voulu  y  mettre  ; 
bien  moins  encore  le  seront-ils  sur  la  doctrine  de 
l'Eglise  anglicane;  mais  à  défaut  d'autre  avantage, 
ils  auront  pu  se  convaincre  qu'il  y  a  vraiment  peu 
d'espoir  de  faire  jamais  saisir  aux  autorités  de  ladite 
Eglise  le  sens  des  doctrines  et  des  pratiques  de 
l'Eglise  catholique. 


l  • 


1223 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1224 


La  «  Vindicatio  »  des  évêques  catholiques 
anglais-  —  Les  chefs  des  catholiques  d'Angleterre 
comprenaient  que,  pour  répondre  à  de  pareilles 
mystifications,  il  devenait  nécessaire  de  rédiger  un 
nouvel  exposé,  tout  à  la  fois  moins  technique  en 
son  langage  et  plus  détaillé  dans  ses  explications 
que  n'était  la  Inille  même,  et  dans  lequel  seraient 
présentées  au  public  les  raisons  qui  avaient  fait  con- 
damner les  ordres  anglicans.  Vers  la  Un  de  l'année 
■  Sot,  parut  une  lettre  signée  par  tous  les  évêques 
catholiques  d'Angleterre  etadressée  aux  deux  arche- 
vêques anglicans.  Cet  écrit,  qui  a  pour  titre  :  A  Vin- 
dicaiion  of  ihe  Uni!  Apostolicae  ciirae,  examine  suc- 
cessivement les  arguments  contenus  dans  cette  bulle. 
11  pèse  en  premier  lieu  les  motifs  extrinsèques  qvii 
militent  pour  le  rejet  des  ordres  contestés,  ceux  qui 
se  tirent  des  décisions  prises  sous  le  règne  de  Marie 
Tudor  par  le  Cardinal  Pôle  d'après  les  directions  de 
Jules  III,  et  de  la  ratification  que  leur  accorda  ensuite 
Paul  IV.  Puis  il  donne  les  raisons  qui  firent  condam- 
ner ces  ordres  par  Clément  XI  à  l'occasion  du  cas 
Gordon.  Ensuite,  passant  à  l'étude  intrinsèque  des 
raisons  examinées  par  la  Commission  de  1S96,  la 
Vindiculion  expose  d'abord  les  principes  dont  celle- 
ci  a  dvi  s'inspirer,  et  qui  dérivent  de  thèses  doctri- 
nales sur  la  Présence  réelle,  sur  le  Sacrifice  de  la 
Messe,  sur  le  Sacerdoce,  sur  les  éléments  indispen- 
sables d'un  rite  d'ordination,  sur  l'intention  du 
ministre.  Puis  elle  cnumère  les  défauts  internes  du 
rite  d'ordination  anglican  ;  lesquels  proviennent  soit 
de  l'indélerminalion  de  la  forme  essentielle,  soit  du 
caractère  général  de  l'Ordinal  entier,  formé  en  éli- 
minant du  vieux  Pontifical  tout  ce  qui  y  sentait  la 
doctrine  catholique  du  sacerdoce,  soit  enfin  du 
manque  d'intention  dans  le  ministre  :  car  celui  qui 
emploie  un  semblable  rite,  doit  être  censé  agir  avec 
l'intention  erronée  que  le  rite  lui-même  exprime. 
Lorsqu'elle  en  vient  en  particulier  à  préciser  la 
nature  du  seconddeces  défauts,  la  F;n(/icrt<(on  illus- 
tre la  pensée  de  la  bulle  par  des  citations  (ju'elle 
emprunte  à  des  écrivains  contemporains  de  la 
Réforme  et  à  toute  une  série  de  théologiens  angli- 
cans. 11  en  ressort  clairement  que  la  doctrine  angli- 
cane des  cinq  principes,  dont  la  bulle  s'est  aidée 
pour  juger  l'Ordinal,  diffère  absolument  de  la  doc- 
trine catholique.  Suivent  huit  Appendices  où  sont 
discutées  diverses  questions  connexes,  telles  que 
l'instruclio  pro  Jrmenis  d'Eugène  IV,  les  formes 
essentielles  d'ordination  des  principaux  rites 
d'Orient  et  d'Occident,  et  les  opinions  de  Cranmer, 
de  ses  collègues  et  des  théologiens  anglicans  posté- 
rieurs sur  la  Sainte  Eucharistie  et  le  Sacrifice  de  la 
Messe. 

La  bulle  déclarée  »  irréformable  »  par 
Léon  XIII.  —  A  peine  la  bulle  Apostolicae  curae 
aux  mains  du  public  anglican, on  s'etaitmis  à  déclarer 
qu'il  n'}'  fallait  pas  voir  une  décision  définitive,  et 
qu'avant  longtemps  le  Saint-Siège  se  verrait  forcé 
de  changer  de  position.  Cette  idée,  il  est  triste  de  le 
dire,  fut  aussi  celle  de  quelques  catholiques  fran- 
çais qui  prirent  pour  organe  la  Revue an^lo-romaiiic . 
Leur  al  tiHide  attira  au  Cardinal  Richard,  alors  arche- 
vêque de  Paris,  une  lettre  de  remontrances  de 
Léon  XIII,  datée  ilu  5  novembre  1896.  Le  Pape  y 
déclare  que  son  intention  a  été  a  déjuger  absolument 
et  de  trancher  définitivement  »  le  point  en  litige 
(absoliite  judicare  et  penilus  dirimere),  et  qu'il  l'a  fait 
a  avec  un  tel  poids  d'argiiments,  une  telle  clarté  et 
«  une  telle  autorité  dans  la  forme,  que  nul  homme 
a  prudent  et  de  bonne  foi  ne  peut  révoquer  en  dis- 
n  cussion  sa  sentence,  et  que  tous  les  catholiques 
(1  doivent  accepter  celle-ci  avec  pleine  obéissance, 


(I  comme  étant  perpétua  raiam,  /iimam,  irret'oca- 
'(  bileiii  ».  Poiu-  des  catholiques,  un  tel  langage  est 
décisif;  et  pour  les  autres,  il  devrait  au  moins  les 
convaincre  qu'ils  ne  peuvent  jamais  espérer  voir  le 
Saint-Siège  abandonner  la  position  ainsi  adoptée- 
Ce  jugement  sur  les  ordres  anglicans,  notons-le, 
ne  porte  pas  sur  un  point  de  doctrine,  mais  sur  un 
fait  dogmaliqiJfe.  Si  le  Concile  du  N'atican  n'avait  pas 
été  interrompu  par  la  déclaration  de  la  guerre-franco- 
allemande,  la  définition  de  l'Infaillibilité  aurait 
sùrementété  complétée  par  unedéûnition  sur  l'exten- 
sion de  son  objet.  En  ce  cas,  la  question  des  faits 
dogmatiques  serait  forcément  venue  en  discussion  ; 
et  sans  aucun  doute  aussi,  le  Concile  aurait  dii  pro- 
clamer que  l'infaillibilité  s'étendait  jusque-là:  car  un 
fait  dogmatique  est  un  fait  si  étroitement  connexe  avec 
un  dogme,  que  le  pouvoir  de  définir  l'un  deviendrait 
illusoire  s'il  n'incluait  le  pouvoir  de  définir  l'autre. 
Au  reste,  ce  point  a  déjà  été  précédemment  défini 
par  le  Saint-Siège  lui  même  en  plusieurs  occasions  : 
l'exemple  classique  est  celui  de  la  bulle  Vinea 
Domini  de  Clément  XI,  qui,  en  i'ji5,  mit  fin  à  la 
longue  résistance  des  Jansénistes  français.  Ceux-ci 
avait  été  requis  de  souscrire  à  la  condamnation  que 
le  Pape  avait  portée  contre  VAugiistiniis  de  Janse- 
nius,  déclarant  y  trouver  cinq  propositions  contraires 
à  la  doctrine  catholique  sur  l'accord  de  la  grâce  et 
du  libre  arbitre;  mais  ils  avaient  distingué  entre  la 
doctrine  qvie  le  Pape  voyait  dans  ci  s  propositions  et 
le  sens  qu'elles  prenaient  dans  l'Augustiiius,  assu- 
rant qu'ils  étaient  prêts  à  signer  la  condamnation 
de  la  doctrine  en  elle-même,  puisqu'ils  admettaient 
le  droit  de  l'Eglise  à  trancher  une  question  de  foi, 
mais  que  le  Saint-Siège  n'avait  pas  le  pouvoir  de 
décider  si  cette  doctrine  était  ou  non  contenue  dans 
les  expressions  de  tel  ou  tel  livre.  Le  motif  que  le 
Pape  mitalors  en  avant  pourexiger  de  tous  un  assen- 
timent interne  portant  jusque  sur  le  fait,  c'était  que 
le  pouvoir  de  juger  la  doctrine  en  elle-même  deve- 
nait purement  illusoire  dès  qu'on  le  séparait  du  pou- 
voir de  juger  si  celte  doctrine  était  contenue  dans 
les  expressions  de  tel  ou  tel  ouvrage.  Il  est  inad- 
missible, concluait  le  Pape,  de  n'accorder  au  Saint- 
Siège,  sur  les  questions  doctrinales,  que  cette  ombre 
d'autorité. 

Cette  condamnation  de  la  thèse  janséniste  éclaire 
bien  la  position  de  ceux  qui  voudraient  voir  dans 
le  rejet  des  ordres  anglicans  un  acte  étranger  au 
domaine  de  l'infaillibilité  pontificale,  et  donc  suscep- 
tible d'être  rapporté  quelque  jour  :  leur  attitude  est 
entièrement  parallèle  à  celle  qu'adoptèrent  en  face 
de  la  sentence  de  Rome  les  tenants  de  VAugiistiuus. 

Bibliographie. — A.  Ouvrages  historiques  sur  la  pé- 
riode de  la  Réforme  en  Angleterre,  et  ouvragés 
donnant  le  texte  des  documents  essentiels. 

Oairdner  (James).   Lollardy  and    tlie    Reformalion. 

3  vol.  1908. 

Uixon  (R.  W-).  IJistorv  of  the  Cliurch  ofEngland, 
from   the    abolition    of  the    Roman   jurisdiclion. 

4  vol.  1878... 

Lingard  (John)   History  of  England,  vol.  V. 

Haile  (Martin).  Life  of  Reginald  Pôle.  1900. 

Burnet  (Gilbert).  History  of  Ihe  Reformation.  Edi- 
tion primitive  en  1679.  L'édition  de  Nicolas  Po- 
cock  de  i865  est  la  meilleure.  Elle  comprend 
7  vol.,  dont  les  4  derniers  donnent  le  texte  des 
documents.  Les  notes  de  Pocock  sont  de  grande 
valeur,  étant  l'œuvre  d'un  érudit  des  plus  cons- 
ciencieux. 

Strj'pe.  Memorials  of  Archbishop  Cranmer.  3  vol. 
1693.  L'édition  d'Oxford  de  iS^oestla  meilleure. 
Le  troisième  volume  contient  des  documents. 


Î225 


ORDINATIONS  ANGLICANES 


1226 


Formulaiies  of  Vaith  put  fort  h  liy  authoiitr  diiring 
tlie  rei^'n  of  Henry  VlII.  Contient  le  texte  des  Ar- 
ticles île  i536,  Vlnstitulion  of  a  Clirislian  Man  de 
ib'6j  (ou  llishops'Book)  cl  la  Necessary  Doctrine 
and  Eruditian  of  any  Christian  Man  de  i543  (ou 
King's  Book). 
The  t^u  liooks  ofComnwn  Prayers  set  forth  liy  autho- 
rity  in  tke  reign  of  Edward  VI.  Edition  rédigée 
par  Edouard  Gardwell.  Le  texte  de  ces  deux 
Prayer  Jiuoks  (de  lô^g  et  de  i55a)  y  est  mis,  en 
colonnes  parallèles  pour  faciliter  la  comparaison. 
Un  appendice  donne  aussi  l'Ordre  de  Communion 
tel  qu'il  fut  publié  en  feuillet  séparé  en  i548. 

Granmer.  Œuvres.  Edition  de  la  Parker  Society. 
Vol.  I,  Lettres;  vol  11,  Treatise  on  the  Lords  Sup- 
per. 

Ridley.  Œuvres. 

Documentary  Annals  of  the  Church  of  England 
(i546i7'6)-  Contient  une  collection  d'Injonctions, 
de  Déclarations,  d'Ordres  et  d'Articles  d'Enquête. 
Edité  par  Edward  Gardwell.  Oxford.  iSSg. 

Ellis.  Original  Historical  Leiiers.  i846.  Sir  Henrj' 
EUis  qui  a  pul)lié  cette  collection  était  alors  Bi- 
bliothécaire Principal  au  BritisL  Museiun. 

Wilkins.  Concilia  Magnae  Britanniue.  4  vol.  Con- 
tient le  texte  d'innombrables  documents  :  décrets 
de  conciles,  bulles  de  papes,  proclamations  de 
rois,  pièces  oliicielles  d'évèques,  etc.  Les  vol.  III 
et  IV  donnent  ce  qui  concerne  la  période  de  la 
Réforme  en  Angleterre. 

Stubbs.  Registruni  sacrum.  i858.  Donne  la  succes- 
sion des  évoques  anglais  (des  évèques  catholiques 
jusqu'à  la  Réforme,  des  évèques  protestants  depuis 
lors),  avec  les  noms  de  leurs  consécrateurs. 

Jacobs  D.D.  (Henry  Eyster).  The  Lutheran  Morenient 
in  England  during  the  reigns  of  Henry  VIH  and 
Edward  VI.  Londres.  1892.  Ce  livre  donne  un  utile 
exposé  du  parallélisme  qui  exista  entre  le  mou- 
vement Luthérien  d'Allemagne  et  le  mouvement 
qui  en  dériva  en  Ang'leterre.  Les  tendances  d'a- 
bord toutes  luthériennes  du  Protestantisme  an- 
glais ne  devaient  se  modilier  que  vers  la  lin  du 
règne  d'Edouard  VI,  pour  prendre  alors  une  di- 
rection plutôt  calviniste. 

Zurich  Leiters.  Original  Letters.  Parker  Society. 
1846-^17.  i"  et  2°  Séries.  Ces  lettres  témoignent 
des  étroites  relations  épistolaires  qui  existaient 
entre  les  Réformateurs  d'Allemagne  et  de  Suisse 
el  leurs  amis  d'Angleterre,  parmi  lesquels  setrou- 
vaient  nombre  d'ecclésiastiques  haut  placés. 

Gasquet  and  Bishop.  Ednard  VI  and  the  Book  of 
Commun  Prayer.  1890.  C  est  ce  livre  qui,  après  un 
examen  soigneux  de  l'origine  el  despremierslemps 
du  Prayer  Book,  établit  de  fac,'on  décisive  sa  pa- 
renté avec  les  Kircherwrdnungen  du  Continent. 

Richter.  Die  evangelischen  Kirchenordnungen  des 
sechzehnicn  Jahrhunderts.  i846.  a  vol.  —  Collec- 
tion complète. 

Kliefoth.  Die  iirspriinglichen  Gottesdienstordnun- 
genin  den  deuischen  Kirchen  lutheranischen  Be- 
kenntnisses .    1867. 

Daniel.  Codex  Liturgicus  Ecclesiae  Lulheranae. 
Vol.  I.  Contient  la  texte  de  la  Formula  Missae  de 
Luther  el  d'autres  Kirchenordnungen. 

Luther.  Œuvres.  Formula  missae  et  communionis 
pro  Ecclesia  Wittenbergensi.  |523.  C'est  le  proto- 
type auquel  se  conforment  toutes  les  Kirchen- 
ordnungen Luthériennes  parues  ensuite.  La  Deut- 
sche Messe  de  Luther  était  une  traduction  de  cet 
écrit  en  langue  vulgaire,  avec  quelques  corrections 
sans  importance  au  point  de  vue  qui  nous  occupe. 

Pia  Consultatio  Archiepiscopi  Hermanni.  (Une  tra- 
duction anglaise  de  cet    écrit  parut  à  Londres  en 


i547  —  évidemment  en  vue  des  innovations  litur- 
giques qu'on  projetait.)  Celte  Consultatio  a  été 
rédigée  à  Cologne  en  i543,  pour  servir  aux  réfor- 
mes liturgiques  qu'introduisait  alors  ù  Cologne 
rArchevêqueElecteur.l'apostat  Hermannde  Wied. 
Elle  a  pour  auteur  Bucer.  Elle  a  influencé  en  quel- 
ques points  la  nouvelle  liturgie  anglaise,  spécia- 
lement dans  la  composition  de  ses  rites  secon- 
daires. 

Bucer  (Martin).  Anglica  Scripta.  Bàle.  iSS^.  Parmi 
ces  écrits  se  trouvent  la  Censura,  critique  du  texte 
du  Prayer  Book  de  1649  et  le  De  ordinatiune  légi- 
tima niinistrorum  revocanda,  qui  ont  une  impor- 
tance particulière  pour  déterminer  le  caractère  de 
la  revision  liturgique  accomplie  sous  Edouard  VI  :  . 
la  Censura  a  influé  sur  le  remplacement  du  pre- 
mier Prayer  Book  par  le  second,  quant  au  De  ordi- 
natione,  il  y  a  toutes  les  raisons  de  croire  que  le 
rite  d'ordination,  qu  il  esquissait,  fut  le  modèle 
qu'adoptèrent,  avec  très  peu  de  corrections,  les 
auteurs  du  nouvel  Ordinal.  Sur  ce  dernier  point 
voir  aussi  trois  articles  du  Tablei,  janvier  à  juin 
1896  (pp.  48,  84,204). 

Maskell.  The  ancient  liturgy  of  the  Mass  in  the 
church  of  England  according  lo  the  uses  of  Sarum, 
York,  Bangvr  and  Hereford,  i852. 

Maskell.  Monnmenta  ritualia  Ecclesiae  Anglicanae. 
3  vol.  i852.  Les  variétés  anglaises  du  rite  d'ordi- 
nation sont  données  dans  le  2°  voltime. 

Brightman.  The  English  Rite.  2  vol.  i5i5. 

Wakeraan.  Introduction  lo  the  History  of  the  Church 
of  England.    i<ji/i. 

Frère  W.  H.  i\'eiv  Uislory  of  the  Book  of  Common 
Prayer.  I901. 

Frère.  W.  H.  The  Marian  Réaction  S.  P.  G.  K.   1896. 

Ordines  Anglicnni.  Expositio  hisiorica  et  theologica. 
1896.  — Rapport  rédigé  au  nom  delà  Commission 
nommée  par  le  cardinal  Vauglian  pour  étudier  la 
question  des  ordres  anglicans  à  l'époque  où  quel- 
ques amis  français  de  Lord  Halifax  avaient  solli- 
cité l'intervention  du  Pape.  Ce  rapport,  dîi  au  cha- 
noine Moyes,  à  Dom  F.  A.  Gasquet  O.  S.  B. 
(maintenant  cardinal)  et  au  R.  P.  David  Fleming 
O.  S.  F.,  expose  s.ystéraatiquement  les  faits  histo- 
riques et  les  principes  théologiques  qui  concer- 
nent la  question  controversée;  et  nous  pouvons 
connaître  par  là  ce  que  dut  être  l'exposé  présenté 
ensuite  par  les  membres  anglais  de  la  Commission 
nommée  par  Léon  XUI. 

Documenta  adPoli  legationem  spectantia .  Rome.  1896. 

liâmes,  Mgr  Stapylton.  The  Popes  and  the  Ordinal. 
1896.  Collection  de  documents  touchant  la  question 
des  ordres  anglicans,  avec  une  introduction. 

Brandi  (S.  M.),  S.  J.,  1898.  Roma  e  Cantorberv.  Com- 
mentaire de  la  Bulle  Apostolicae  curae.  IL  Exa- 
men de  la  Réponse  des  Archevêques  anglicans.  — 
Cet  ouvrage  est  d'un  auteur  en  relations  étroites 
avec  les  autorités  romaines  et  leurs  archives. 

B.  Ouvrages  de  controverse  théologique  traitant  la 
question  des  ordres  anglicans  du  point  de  vue  ca- 
tholique. 

Kellison.  Survey  ofthe  ne»'  Religion.  Douai.  i6o3. 

Holj'wood.  De  investiganda  vera  et  visibili  Christi 
Ecclesia.  1604. 

Fitzherbert.  Supplément  to  the  discussion  of  Bar- 
loiv's  Ansiier.  i(ii3. 

Fitzsimon.  Bri ta nno mac hia niinistrorum.  Douai. i6o4. 

Champney.  De  vocatione  niinistrorum.  Paris.  161  fi. 
C'est,  avec  certaines  additions,  la  traduction  latine 
d'un  traité  anglais  précédemment  publié  en  An- 
gleterre. 

Morinus.  De  Sacris  Ordinationibus.  i655.  (Ce  livre  ne 
mérite  pas  le  nom  d'ouvrage  de  controverse,  mais 


1227 


ORIGENISME 


i228 


nous  le  mentionnons  parce  que  depuis  le  temps  de 
sa  publication  tous  les  arguments  tirés  des  condi- 
tions essentielles  de  validité  d"un  rite  d'ordina- 
tion ont  dû  forcément  s  inspirer  de  lui.) 

Talbol  (Peter),  S.J.  (plus  tard  Archevêque  de  Dublin). 
The  KuUity  of  tlie  prelatical  clergy.  lùb-}. 

Constable  (John),  S.J.Clerophiles  Alethes.  Vers  1714. 

Ilenaudot.  Mémoire  écrit  pour  la  «  Véritable 
croyance  de  l'Eglise  catholique  »  de  l'Abbé  Gould. 
Reproduit  aussi  dans  la  dissertation  de  Cournyer. 
Paris.1920. 

Le  Quien.  Nullité  des  ordinations  anglicanes.  (Réfu- 
tation de  la  Dissertation  de  Courayer.)  2  vol.  1725. 

Williams  (John),  Canon. /.e</e;s  on  Anglican  Oiilerf. 
iSôg.  Voici  le  jugement  qu'en  porte  le  Chanoine 
Estcourt  :  «  On  ne  peut  se  liera  son  livre  pour  une 
seule  assertion.  L'auteur  avait  certainement  de 
bonnes  intentions,  mais  c'était  absolument  incom- 
pétent pour  sa  tâche.   » 

Kenrick  (Peter),  Archbishop  of  Saint-Louis.  The  vali- 
dity  of  Anglican  Orders  examined.  i84i. 

Raynal,  Canon,  O.  S.  B.  The  Ordinal  of  Ed^\a)d  VI. 
1870. 

Estcourt  (E.  E.),  Canon  of  Birmingham.  The  qiies- 
iionof  Anglican  Ordinations  discussed. i8-)3.Lelivre 
du  chanoine  Estcourt  est  l'un  des  meilleurs  qui 
aient  été  écrits  du  coté  catholique.  L'auteur  s'est 
pourtant  laissé  tromper  sur  un  point  par  une  er- 
reur d'Antoine,  qui  cite  comme  un  décret  du  Saint- 
Office  même  un  ]'otum  d'un  consullcur  du  Saint- 
Office  traitant  de  certaines  ordinations  abyssinien- 
nes, lequel  fut  rejeté  par  Clément  XI  le  10  avril 
1704.  (Voir  ce  qu'en  rapporte  Franzelin,  dans 
Brandi,  Rama  e  Cantorber) ,  App.  xxiii.) 

Hutlon  (A. H.).  The  Anglican  Minist:y.  i8;9. Ouvrage 
précédé  d'une  préface  de  John  Henry  Newman. 

Smith  {Sydney, F.).Reasons  for  rejecting  Anglican  Or- 
ders. Cntholic   Truth  Society.  1896. 

Moyes  (J.),  Canon.  Trente  et  un  articles  sur  les  or- 
dres anglicans,  dans  le  Tahlet,  février  à  décembre 
i8g5.  Ces  articles  n'ont  jamais  été  réunis  en  vo- 
lume, mais  ils  sont  très  précieux,  en  raison  sur- 
tout de  l'examen  soigneux  qu'on  }■  trouve  desques- 
tions soulevées  par  les  bulles  de  Jules  III  et  de 
Paul  IV,  comme  aussi  par  les  lettres  officielles  et 
la  manière  de  procéder  du  cardinal  Reginald  Pôle. 

The  Vindication  of  the  Bull  ApostoUcae  ciirae.  1858. 
Lettre  signée  par  S.  E.  Cardinal  Vaughan  et  les 
évêques  catholiques  d'Angleterre  et  adressée  aux 
archevêques  anglicans  de  Cantorbéry  et  d'York. 
L'occasion  en  fut  la  lettre  dite  liesponsio  que  les 
deux  archevêques  anglicans  avaient  adressée,  sous 
la  date  du  19  février  1897,  à  «  tout  le  corps  des 
évêques  de  l'Eglise  catholique  ».  Cet  écrit  expose 
sous  une  forme  plus  accessible  les  raisonnements 
de  la  bulle  Aposlolicae  curae  et  la  défend  contre 
les  idées  étranges  que  s'en  étaient  formées  les 
prélats  protestants. 

C.  Ou\>rages  de  controverse  écrits  au  point  de  fue 
anglican. 

Mason  (Francis).  Vindication  of  the  Ordinations  of 
the  Church  nf  England.  i6i3.  Ce  fut  la  première 
défense  systématique  des  ordres  anglicans,  et  ce 
fut  aussi  le  premier  ouvrage  qui  fit  connaître  le 
fait  de  la  cérémonie  de  Lambeth  et  la  pari  qu'y 
avaient  prise  Guillaume  Barlow  et  les  trois  évê- 
ques qui  l'assistaient.  Une  deuxième  édition  latine 
augmentée  d'additions  qui  font  allusion  aux  ré- 
ponses opposées  à  la  première  édition  parChamp- 
ney  et  d'autres,  parut  à  Paris  en  lè'ii. 

Bramhall.  Œuvres.  Edition  primitive  de  ses  œuvres 
réunies.  1677.  Edition  avec  notes  et  préface  du 
Révérend  A.  W.  Haddan,  1842-1 845.  Le  troisième 


volume  contient  la  discussion  sur  les  ordres  angli- 
cans. 

Prideaux  (Humphrey).  The  yalidity  of  the  Orders  ot 
the  Church  of  England.  1688. 

Burnet  (Gilbert,  A.).  Vindication  of  the  Ordinations 
ofthe  Church  of  England.  1677. 

Courayer.  Dissertation  sur  la  validité  des  ordina- 
tions anglicanes.  1724.  —  Défense  de  la  Disserta- 
tion sur  les  ordinations  anglicanes.  1726.  —  Cou- 
rayer publia  encore  en  1-82  sur  le  même  sujet  un 
troisième  écrit  intitulé  :  Le  supplément  aux  deux 
ouvrages...  Une  traduction  anglaise  de  ces  trois 
livres  a  paru  en  i844,  enrichie  de  notes  précieuses 
par  le  Révérend  A.  W.  Haddan.  C'est  la  meilleure, 
édition  à  consulter. 

Elrington.  The  Validity  of  the  Englisch  Ordinations 
established,  1818. 

Haddan  (A.  W.).  Apostolic  Succession  in  the  Church 
of  England. 

Lee  (F.  G.).  Validity  of  the  Orders  of  the  Church  of 
England,  1869. 

Bailey(T.G.).  English  Orders  and  Papal  Supremacy. 
1871.  Donne  le  texte  de  nombreux  statuts  et  d'au- 
tres documents,  dont  quelques-uns  sont  utiles. 

Denny  (Edward),  ^n^/i'can  Orders  and  Jurisdiction. 
1893. 

Denny  (E.)et  Lacey  (T.A.).  De  Hierarchia  Anglicana. 
Préface  par  l'évêque  Jean  Wordsworth  de  Salis- 
l)urj-.  i8g5. 

Lacey  et  PuIIer  (Les  RévérendsT.  A.  —  etF.  W.— ). 
De  re  Anglicana.  Publié  à  Rome  et  distribué  parmi 
les  cardinaux  durant  le  temps  de  l'enquête  papale 
de  1896  sur  la  question  des  ordres  anglicans. 

liesponsio  ad  Literas  Apostolicas  Leonis  Papae  XIII, 
directa  adtotum  corpus  episcoporum  Catholicorum 
ab  archiepiscopis  Ecclesiae  Anglicanae.  1897. 

Sydney  F.  Smith,  S.  J. 

ORIGENISME. —  Depuis  dix-sept  siècles.le  nom 
et  rœuvre  d'Origène  sont  l'objet  de  discussions  pas- 
sionnées. Nul  ne  conteste  son  génie;  mais  ce  génie 
aventureux,  de  son  vivant  et  après  sa  mort,  n'a 
cessé  de  provoquer  l'enthousiasme  des  uns,  l'indigna- 
tion des  autres,  et  parfois  des  mêmes  juges,  pas- 
sant d'un  extrême  à  l'autre,  comme  saint  Jérôme. 
L'Eglise  ne  pouvait  se  désintéresser  de  ces  conflits. 
Elle  s'est  vue  amenée  à  flétrir  la  mémoire  d'Origène, 
et  cette  flétrissure  lui  a  été  reprochée  comme  une 
injustice  envers  l'un  de  ses  plus  glorieux  enfants, 
comme  un  outrage  à  des  Pères  illustres  qui  s'hono- 
rent de  tenir  Origène  pour  leur  maître.  Il  y  a  donc 
lieu  de  rechercher  ici  dans  quelle  mesure  Origène  a 
donné  prise  aux  anathèmes  de  l'Eglise  et  quelle  est 
au  juste  la  portée  de  ces  anathèmes.  Nous  aurons 
trois  parties  : 

I.  Aperçu  historique  sur  l'origénisme. 
IL  Les  doctrines  origénistes. 
III.  Conclusions. 
Bibliographie. 

I.  Aperçu  historique.  —  Né  vers  i84,  fils  du 
mart3'r  Léonide,  d'abord  auditeur  de  Clément 
d'Alexandrie,  puis,  à  moins  de  dix-huit  ans,  son 
successeur  à  la  tète  du  Didascalée,  Origène  demande 
à  l'enseignement  des  lettres  profanes  et  sacrées  les 
ressources  nécessaires  pour  faire  vivre  six  frères 
plus  jeunes.  Sa  ferveur  chrétienne  ignore  toute  es- 
pèce de  crainte.  Un  jour,  les  païens  le  saisissent,  lui 
rasent  la  tête,  et,  le  conduisant  au  temple  deSérapis, 
l'obligent  de  présenter  des  palmes  aux  adorateurs 
du  dieu.  «  Recevez  ces  palmes,  dit  Origène  à  tout  ve- 
nant, non  en  l'honneur  de  l'idole,  mais  en  l'honneur 


1229 


ORIGENISME 


1230 


du  Christ.  >>  Pour  mettre  à  couvert  sa  réputation, 
dans  les  délicates  fonctions  de  catéchiste,  il  s'inflige 
unemutilation  volontaire.  Lui-même  fréquente  l'école 
philosophique  d'Ammonius  Saccas.  le  père  de  l'éclec- 
tisme. Après  une  période  d'extrême  activité  ensei- 
gnante, il  commence  d'écrire  à  l'âge  de  trente-trois 
ans.  Un  ami  opulent,  Ambroise,  ramené  par  lui  de 
l'hérésie  à  la  vraie  foi,  met  à  sa  disposition  des  secré- 
taires et  toutes  les  facilites  d'une  production  littéraire 
intense.  Lors  du  sac  d'Alexandrie  par  Caracalla  (2 1 5), 
il  fuit  à  Césarée  de  Palestine  :  les  évêqvies  l'invitent, 
quoique  laïque,  à  expliquer  l'Ecriture  sainte  au 
peuple  dans  les  églises.  Blâmé  pour  ce  fait  par  son 
évcque  Démétrius,  Origène  rentre  à  Alexandrie  et 
reprend  son  enseignement.  A  l'âge  de  quarante-cinq 
ans,  au  cours  d'un  voyage,  en  passant  par  Césarée 
de  Palestine,  il  reçoit  de  l'évêque  l'imposition  des 
mains  sacerdotale.  Démétrius  d'Alexandrie  voit  dans 
ce  fait  une  grave  atteinte  à  ses  propres  droits.  Deux 
conciles  s'assemblent  coup  sur  coup  à  Alexandrie  : 
Origène  est  déposé  de  son  rang  sacerdotal,  excom- 
munié. Retiré  à  Césarée  de  Palestine,  durant  plus  de 
vingt  ans  encore  il  enseigne  avec  éclat.  Il  confesse 
la  foi  dans  les  tourments  lors  de  la  persécution  de 
Dèce,  et  meurt  sous  Gallus,  à  Tyr,  âgé  de  soixante- 
neuf  ans  (253).  —  Voir  EusKBE,  //.A'.,  VI  et  Vil,  i; 
saint  JÉRÔMB,  De  yiris  itlustrihus,  liv  et  Lxii;  saint 
EpiPHANE,  flaer.,  liiv,  i ,  Photius,  Bihlioth.,  cod. 
cxvni. 

Après  une  carrière  traversée  par  bien  des  orages, 
Origène  repose  en  paix  durant  cent  vingt  ans.  Le 
surnom  d'  Aô«,uv:>ti^ç  —  l'homme  de  fer  —  traduit 
l'admiration  des  contemporains  pour  la  trempe  in- 
domptable de  son  esprit  et  de  son  caractère.  Sa 
gloire,  propagée  de  son  vivant  par  des  disciples  en- 
thousiastes, tels  que  saint  Grégoire  Thaumaturge, 
saint  Firmilien  de  Césarée,  saint  Denys  d'Alexan- 
drie, sera  encore  célébrée  par  des  hommes  tels  que 
saint  Athanase,  saint  Grégoire  de  Nazianze,  saint 
Basile.  Quelques  notes  discordantes  se  font  bien 
entendre  ;  mais  les  critiques  de  saint  Méthode 
d'Olympe  ou  de  saint  Eustathe  d'Antioche  sont  am- 
plement couvertes  par  les  éloges  du  martyr  Pam- 
phile  et  d'Eusèbe  de  Césarée.  Alexandrie  surtout 
veille  jalousement  sur  la  gloire  d'Origène,  depuis  que 
son  disciple  Denys  est  monté  sur  le  siège  patriarcal 
(247-8).  Tour  à  tour  Théognosle,  Piérius,,  Didynie  le 
commentent  au  Didascalée;  le  patriarche  Théophile 
lui  emprunte  des  armes  pour  comljattre  l'anthropo- 
morphisme des  moines  de  Scété.  L'Orient  vit  de  sa 
pensée;  un  traducteur  infatigable,  saint  Jérôme, 
entreprend  de  le  révéler  à  l'Occident. 

Tout  change  de  face  le  jour  où  saint  Epiphane, 
évêque  de  Salamine  en  Cliypre,  entre  en  lutte  avec 
Jean  patriarche  de  Jérusalem,  qui,  après  avoir  prêté 
aux  hérétiques  ariens  et  macédoniens  une  oreille 
indulgente,  ne  cachait  pas  sa  sympathie  pour  les 
rêveries  origénistes(394).  Un  premier  avertissement, 
donné  à  Jean  par  celui  qu'on  nommait  en  Orient  «  le 
père  des  évêques  »,  fut  mal  accueilli.  L'ordination 
sacerdotale  de  Paulinien,  frère  de  saint  Jérôme, 
accomplie  par  Epiphane  dans  un  monastère  de  Pales- 
tine sur  lequel  Jean  prétendait  avoir  des  droits, 
envenima  la  querelle.  Bientôt  saint  Jérôme,  puis 
Théophile  patriarche  d'Alexandrie,  se  rangèrent  aux 
côtés  de  révoque  de  Chypre.  Ruiin  d'Aquilée,  après 
avoir  essayé  de  soutenir  en  Palestine  la  cause  de 
l'origénisme,  partait  pour  l'Occident  où  il  espérait 
trouver  des  appuis  (397).  Le  pape  Sirice  ne  lui  était 
pas  très  opposé  ;  mais  son  successeur  Anastase  (899- 
4oi)  allait  se  prononcer  avec  la  plus  grande  énergie 
contre  Origène. 

Il  existe  trois  lettres  du  pape  Anastasb  relatives 


à  l'origénisme.  La  première  est  adressée  à  Simplicien, 
évêque  de  Milan;  la  seconde,  après  la  mort  de  Sim- 
plicien (i5  août  4oo),  à  son  successeur  Venerius;  la 
troisième  à  Jean  de  Jérusalem.  On  trouvera  la  pre- 
mière et  la  troisième,  P.L.,  XX,  p.  5 1-80  (la  première 
également  parmi  les  lettres  de  saint  Jérôme,  P.  l., 
XXII,  772-774;  la  troisième  également  parmi  les  œu- 
vres de  RuIin,  P.L.,  XXI,  627-632);  la  seconde  n'a 
été  éditée  que  de  nos  jours  [Bibliophile  helge,  t.  VI, 
p.  123-129  (1871);  texte  meilleur  dans  la  Heiiie 
d'histoire  et  de  littéiatiire  religieuse,  t.  IV,  p.  1-12 
(1899)].  A  Simplicien,  Anastase  signale  le  danger 
de  l'origénisme,  qui  lui  a  été  dénoncé  par  Théophile 
d'Alexandrie;  il  déclare  condamner  «  Origène  et  ses 
blasphèmes  ».  />./.,  XXII,  774  :  Theophilits,  frater  et 
coepiscopus  noster,circa  salutis  comnioda  non  desinit 
vigilare,  ne  Dei  populus  per  diversas  Ecclesias,  Ori- 
genem  legendo,  in  magnas  incurrat  blasphemias... 
Quidnuid  est  fidei  nostrae  conlruriiim  ab  Origène 
quondam  scriptttm,  indicavimus  a  nobis  esse  alienum 
atque  piinitum...  Quaedam  capitula  blasphemiae... 
nos  non  suliim  horruimus  et  indicavimus,  terum  et 
si  qua  alia  sunt  ab  Urigene  exposita,  cum  suo  auctore 
pariler  a  nobis  scias  esse  damnata.  A  Venerius,  Anas- 
tase rappelle  la  lettre  précédente  et  le  presse  d'en 
porter  les  prescriptions  à  laeonnaissancedes  évêques. 
Quant  à  Jean  de  Jérusalem,  détaché  de  l'origénisme 
et  complètement  retourné,  il  avait  consulté  le  pape 
pour  savoir  si  Rufln  ne  méritait  pas  d'être  condamné 
avec  Origène,  dont  il  s'était  fait  le  traducteur.  Le 
pape  s'en  remet  à  la  conscience  de  son  correspon- 
dant. Si,  en  traduisant  Origène,  Rufin  s'est  pro- 
posé de  livrer  ses  erreurs  à  l'exécration  du  peuple 
chrétien,  il  faut  louer  son  zèle.  Si  au  contraire  il  s'en 
est  fait  le  complice  et  le  promoteur,  on  ne  peut  l'ex- 
cuser. Provisoirement,  le  pape  veut  l'ignorer;  à  lui 
de  se  faire  absoudre,  s'il  peut,  iv,  P.  L.,  XXI,  63o  A  : 
Discere  hoc  loco  libet  quid  agat  in  romanam  linguam 
ista  translatio.  Approbo  si  accusât  auctorem  et  exe- 
cranduni  factum  populis  prodit,  ut  iustis  tandem 
odiis  teneatur  quem  iamdudum  fama  constrinxerat. 
Si  l'ero  interpres  tantorum  malorum  consensuin 
praeslat  et  legenda  prodit  in  populos,  nihil  aliud 
sui  opéra  laboris  exstruxit  nisi  ut  propriae  \  élut  men- 
tis arbitrio  haec  quae  sola,  quae  prima,  quae  apud 
catholicos  christianos  yera  fide  iam  exinde  ab  Apos- 
tolis  in  hoc  usque  tempus  tenentur,  inopinatae  titulo 
assertionis  everteret...  —  vi,  p.  632  :  flaque,  frater 
carissime,  nmni  suspicione  seposita,  Rufinum prupria 
mente perpende  si  Origenis  dicta  in  latinum  translulit 
ac  probnvit,  nec  dissimilis  a  reo  est  qui  alienis  vitiis 
praestat  assensum .  lllud  tamen  tenere  te  cupio,  ita 
haberi  a  nostris  partibus  alienum  ut  quid  agat,  ubi 
sit,  nec  scire  cupiamus .  Ipse  denique  viderit  ubi 
possit  absoh'i. 

En  Orient,  la  lutte  allait  se  prolonger  quelques 
années.  Elle  mit  aux  prises  saint  Epiphane  et  Théo- 
phile d'Alexandrie  avec  saint  Jean  Chrysostome, 
élevé,  le  26  février  398,  sur  le  siège  patriarcal  de 
Constantinople.  Théophile  avait  autrefois  goûté  les 
doctrines  origénistes.  Mais  à  la  suite  de  démêlés 
avec  les  moines  d'Egypte,  un  revirement  s'opéra 
dans  son  esprit.  Des  rivalités  existaient  entre  les 
moines  de  Nitrie,  généralement  imbus  d'idées  origé- 
nistes, et  les  moines  de  Scété,  inclinant,  dans  un 
sens  diamétralement  opposé,  à  une  hérésie  grossière, 
celle  des  anthropomorphites.  Théophile  crut  don- 
ner satisfaction  à  ces  derniers  en  les  excitant  contre 
leurs  rivaux.  Les  monastères  origénistes  furent  dé- 
truits. Plusieurs  moines  fugitifs,  parmi  eux  les  quatre 
célèbres  «  Longs  frères  »,  cherchèrent  un  refuge  à 
Constantinople.  Sous  la  seule  inspiration  de  la  cha- 
rité   chrétienne,    Chysostome    les    accueillit,    sans 


1231 


ORIGENISME 


1232 


d'ailleurs  leur  remire  la  communion  de  l'Eglise, 
qne  le  patriarche  d'Alexandrie  leur  avait  ôtée.  Mais 
il  écrivit  à  Théophile  pour  obtenir  leur  réconciliation. 
Théophile,  qui  jalousait  Chrj'sostome  et  avait  vu  de 
mauvais  tpil  son  élévation  sur  le  siè^'e  de  Constanti- 
nople,  s'estima  lésé  par  la  protection  donnée  aux 
moines  de  son  obédience.  Par  l'initiative  de  Théo- 
phile et  d'Epiphane,  et  avec  l'appui  de  l'irapéralriee 
Eudoxie,  qui  ne  pardonnait  pas  à  Chrysostome  la 
liberté  de  son  langage  contre  les  mœurs  de  la  cour, 
uuconciles'assembla  à  Coustantiuople.  Chrysostome 
se  vit  attaqué  comme  fauteur  d'origénisme.  Il  trouva 
d'ailleurs  un  appui  dans  un  groupe  nombreux 
d'évêques,  entre  lesquels  on  distinguait  le  vénérable 
Théotiine,  évêque  de  Tomes.  Epiphane  repartit  pour 
Chypre  et  mourut  en  arrivant  au  port.  Mais  les 
ennemis  du  patriarche  de  Constantinople  s'assem- 
blaient, sous  la  présidence  de  Théophile,  dans  un 
faubourg  de  Chalcédoine  (Conciliabule  du  Chêne, 
aofit  4o3).  Chrysostome  y  fut  condamné.  Exilé  par 
l'empereur,  puis  rappelé  l'année  suivante  pour  quel- 
ques mois,  il  mourut  au  cours  d'un  nouvel  exil 
(i4  septembre  407). 

Le  point  délicat,  dans  le  jugement  à  porter  sur  le 
mouvement  origéniste,  fut  toujours  l'interprétation 
dti  Tlep't  kpyfi-t.  Cet  ouvrage,  qui  s'intitulerait  bien  : 
n  Principes  de  la  science  de  la  foi  »,  composé  par 
Origène  probablement  entre  sa  trente-cinquième  et  sa 
quarantième  année,  n'était  pas  destiné  au  grand  jour. 
L'indiscrétion  d'un  ami,  Ambroise,  le  livra  au  puJdic. 
Plus  tard,  dans  une  apologie  personnelle  adressée  au 
pape  Fabien,  Origène  devait  se  plaindre  amèrement 
du  procédé.  Nous  pouvons  bien  l'en  croire  ;  le  chré- 
tien loyal  qu'était  Origène  n'aurait  pas,  de  sang- 
froid,  lancé  dans  l'Eglise  un  écrit  aussi  téméraire, 
aussi  troublant.  D'après  ses  déclarations  expresses, 
il  convient  d'y  voir,  non  l'expression  réfléchie  de  sa 
croyance  chrétienne,  mais  une  rêverie  de  métaphysi- 
que religieuse,  où  des  points  d'ailleurs  fort  graves 
sont  soumis  à  un  doute  méthodique  par  le  penseur 
qui  cherche  sa  voie. 

Malheureusement,  pour  juger  le  Periarchon,  nous 
ne  possédons  qu'une  traduction  latine,  due  à  la 
plume  souvent  arbitraire  de  Rufin,  qui,  dans  sa  pré- 
face, avoue  s'être  permis  çà  et  là  de  corriger  la  doc- 
trine d'Origêne  sur  la  Trinité  d'après  la  doctrine 
constante  de  ses  autres  écrits;  d'éclaircir  d'autres 
passages,  toujours  d'après  Origène  lui-même.  La  tra- 
duction de  Ruûn  fut  exécutée  en  3g8,  après  son 
retour  d'Orient.  Son  infidélité  fut  bientôt  remarquée 
à  Rome  ;  Pammaque  et  Oceanus  prièrent  saint 
Jérôme  de  donner  une  autre  version,  conforme  à 
l'original.  Celte  version,  faite  en  4oi,  a  péri,  sauf 
une  cinquantaine  de  fragments  qui  permettent  d'en 
apprécier  le  très  grand  mérite  et  de  redresser,  sur 
des  points  délicats,  les  entorses  données  au  sens  par 
Ruûn.  Nous  disposons,  en  outre,  de  deux  grands 
fragments  grecs,  sauvés  par  saint  Basile  et  saint 
Grégoire  de  Nazianze,  qui  les  insérèrent  dans  leur 
Philocalie;  et  de  quelque  trente  menus  fragments, 
conservés  pour  la  plupart  grâce  aux  anathèmes  de 
Justinien.  Ces  reliques  ont  été,  de  nos  jours,  recueil- 
lies et  mises  en  œuvre  par  une  critique  plus  que 
jamais  rigoureuse.  Ed.  P.  Koetscuau,  dans  Origenes 
Werhe,  t.  V,  Leipzig,  rgiS. 

Evagre  du  Pont  et  Didyme  l'aveugle,  morts  avant 
la  fin  du  ivt  siècle,  n'étaient  pas  entrés  dans  l'orbite 
de  ces  luttes.  Nous  retrouverons  plus  tard  ces  illus- 
tres disciples  d'Origêne  associés  aux  condamnations 
qui  atteignirent  la  mémoire  de  leur  maître. 

Après  la  mort  deRufln  (4io),rorigénismesubit  une 

^elipse.  Néanmoins,  peu  après  le  commencement  du 

=  siècle,  on  constate  l'existence  de  foyers  origénistes 


en  Espagne  :  Paul  Orose  les  signsle  à  saint  Augus- 
tin, qui  écrit  (4i5)  :  Ad  Orosiiim  contra  Prise illianis- 
tas  et  Origenistas. 

Quelques-unes  des  tendances  de  l'origénisme 
devaient  se  retrouver  dans  l'hérésie  pélagienne.  Au 
milieu  du  v»  siècle,  l'historien  Socrate  donne  encore 
à  Origène  des  éloges  emphatiques.  Antipater,  évêque 
de  Bostraen  Arabie,  compose  contre  Origène  un  livre 
destiné  à  une  grande  vogue;  mais  il  faut  descendre 
jusqu'au  vi»  siècle  pour  assister  à  une  renaissance  de 
l'origénisme.  Cette  renaissance  se  produisit  dans  les 
monastères  de  Palestine. 

Sur  la  controverse  origéniste  avant  le  concile  de 
Nicée,  voir  :  pour  l'attaque,  saint  Méthode  (éd.  G.  N. 
BOiWVETSCH,  Methodius,  Leipzig,  1917);  —  pour  la 
défense,  saint  Pampuilk,  martyr,  Apvlogia  pro  Ori- 
gène (Paraphile,  martyr  sous  Dioclétien  en  809, 
avait  composé  en  prison  une  apolog'ie  d'Origêne  en 
cinq  livres,  auxquels  Eusèlte  de  Césarée  en  ajouta 
un  sixième;  seul,  le  premier  livre  s'est  conservé, 
dans  la  traduction  latine  de  Rufin,  P.  G.,  XVII); 
Edsùbe,  //.  E.,  \l. 

Sur  l'âpre  controverse  qui  éclata  à  la  fin  du  iv'  siè- 
cle, voir:  pour  l'attaque,  saint  Epiphane, //«er.,  lxiv, 
P.  G.,  XLI,  1068-1200;  plus,  deux  lettres  conservées 
en  latin,  Epp.,  li  et  xcj  du  recueil  de  saint  Jérôme  ; 
saint  Jérômb  (d'abord  favorable),  Epp.,  xxxrn,  lxi, 
Lxn,  Lxm,  LXXXI,  lxxxiî,  lxxxiv,  lxxxv,  lxxxvi, 
Lxxxviii,  xcvii,  xcix,  cxxiv,  cxxvii,  cxxxni,  P.L., 
XXII;  Contra  loannem  Hierosotymitanu,  ad  Pamma- 
chiiini;  Apologiae  adversiis  libros  Ru  fi  ni  librilll,  P.l.., 
XXIII;  Théophile  d'Alexandrie,  huit  lettres  (ou  frag- 
ments de  lettres)  en  latin,  dans  le  recueil  de  saint 
Jérôme,  lxxxvii,  lxxxix,  ic,  xcn,  xcvi,  xcvrn,  c, 
cxiii;  dans  le  mêmerecueil,  lettre  de  pape  Anastase, 
xcv  ;  lettres  diverses,  Lxvn,  Lxxx,  Lxxxiii,  xcin, 
xciv  ;  saint  Augustin,  Epp.,  xL,  6,  9  (dans  le  recueil 
de  saint  Jérôme,  lxvii);  Ai  Orosium  contra  Priscillia- 
nistas  et  Origenistas,  P.  L.,  XLII,  669-678;  —  pour  la 
défense,  Rufi.v,  Apologiae  in  S.  liieronymum  libri  If; 
Apologia'altera  ad  Anastasiiim  papam,  P.L.,XXl  ;  en 
outre.  Ad  libros  Origenis  de  Principiis  praefatio, 
P.  G.,  XI;  Epilogus  in  Apologeticum  S.  Pampkiti 
martrris,  seu  De  adulteratione  librorum  Origenis, 
P.  G'.,  XVII. 

Peu  après  le  commencement  du  vie  siècle,  le  feu  de 
l'origénisme  couvait  dans  les  monastères  de  Palestine 
soumis  à  l'obédience  de  saint  Sabas.  Il  paraît  avoir 
été  allumé  par  un  moine  syrien  nommé  Etienne  Bar 
Sudaili,  qui  avait  dû  séjourner  dans  les  monastères 
d'Egypte,  et,  avec  des  éléments  empruntés  les  uns  à 
Origène,  les  autres  à  la  Gnose,  d'autres  à  la  Kabbale,- 
s'était  composé  une  sorte  de  panthéisme  niliiliste. 
E.Kpulsé  d'Edesse  à  cause  de  sa  doctrine,  il  trouva  un 
refuge  dans  un  monastère  voisin  de  Jérusalem  et  y 
répandit  quelques-unes  de  ses  idées.  En  l'année  5i4, 
la  Nouvelle  Laure,  près  de  Jérusalem,  possédait  un 
groupe  origéniste,  dominé  par  l'influence  d'un  cer- 
tain Nonnos  (-f-  547).  Une  autre  figure  marquante  de 
la  secte  est  Léonce  de  Byzance,  vraisemblablement 
distinct  de  l'illustre  théologien  de  même  nom,  son 
contemporain.  Découverts  et  chassés  par  l'abbé  Aga- 
pet,  lesorigénistes  de  la  Nouvelle  Laure  s'installèrent 
à  proximité,  épiant  l'heure  favorable  pour  reprendre 
pied  dans  le  monastère.  Ils  y  réussirent  après  la  mort 
d'Agapel,en  620.  Cependant  le  vénérable  saint  Sabas 
commençait  à  s'inquiéter  de  leurs  agissements.  En 
l'année  53i,  il  se  rendait  à  Constantinople,  emme- 
nant avec  lui  Léonce  de  Byzance.  Celui-ci  en  profita 
pour  faire  profession  ouverte  d'origénisme.  Sabas 
l'expulsa  aussitôt,  et  dans  une  audience  de  l'empe- 
reur Justinien,  saisi,  dit-on,  d'un  mouvement  pro- 
phétique, promit  au  prince  l'honneur  de  déraciner  les 


1233 


ORIGENISMR 


1234 


trois  hérésies  d'Arius,  de  Nestorius  etd'Origène.  De 
retour  en  Palestine,  il  mourait  nonagénaire  (5  dé- 
cembre 532). 

Après  la  mort  de  saint  Sabas,  l'origénisme  fit  de 
rapides  progrès.  Il  eut  pour  promoteurs  principaux 
Doiuitien.higumènedu  moiiasLère  Marlyrios,etTliéo- 
dore  Askidas,  diacre  de  la  Nouvelle  Laure.  Ces  deux 
moines  vinrent  à  Constantinople  et,  en  allichant  un 
grand  zèle  pour  le  Concile  de  Glialcédoine,  appuyés 
par    le   patriarclie   Eusèl)e,  réussirent  à  gagner  la 
faveur  impériale.  Domitien  fut  élu  évèque  d'Ancyre 
en    Galalie,    Théodore    de    Gésarée    en    Cappadoce 
(vers  Ô37).  D'ailleurs  ils  ne  quittèrent  guère  la  cour, 
s'occupant  d'y  protéger  les  intérêts  de  l'origénisme. 
Dans  les  laures  de  Palestine,  la  lutte  était  plus  vive 
que  jamais.  L'abbé  Gélase,    deuxième  successeur  de 
saint  Sabas  (587),   déployait  une   grande    énergie  : 
quarante  moines  origénistes  furent  chassés  du  cloilre 
de  saint  Sabas.  Ils  se  réunirent  à  la  Nouvelle  Laure, 
citadelle  de  l'origénisme.  Pierre,  patriarche  de  Jéru- 
salem, cherchaità  concilier  les  partis. Mais  Ephrem, 
patriarche  d'Antioche,  se  prononça  nettement  contre 
les  origénistes  et  les  anatliémalisa    dans  un  synode 
d'Antioche  (été  ô^a).  Bientôt  une  députation  pales- 
tinienne allait  à  Constantinople  porterplainte  contre 
les  enseignements  de  la  secte.  Inviter  l'empereur  Jus- 
tinien  à  se  constituer  juge  de  la  foi,  c'était  le  prendre 
par  son  faible;  d'autre  part,  le  patriarche  Menas  ne 
demandait  qu'à  battre  en  brèche  l'influence  gênante 
de  Théodore  Askidas.  L'empereur  et  le  patriarche  se 
mirent  donc  d'accord  pour  porter  un  coup  décisif  à 
l'origénisme.  Vers  janvier  5^3,  parut  un  édit  impé- 
rial où   la  question  doctrinale  est  abordée  de  front 
(Voir  Mansi,  Sacroriim  Coiiciliorum  nova  et  amplis- 
sima  Collectio,  t.   IX,  p.   488  D-533D).  Les  opinions 
origénistes  y  sont  exposées,  et  condamnées  par  l'Ecri- 
ture et  les  Pères.  Ordre  est  donné  au  patriarche  de 
réunir  tous    les   évêques  et  higuniènes  de  passage  à 
Constantinople  (Ivâiî/xsJKTy.;),  et  de  les  inviter  à    con- 
damner par  écrit  Origène  et  sa  doctrine.    La  même 
lettre  a  été  adressée  à  Vigile  patriarche  de  Rome,  et 
à  tous   les  autres  évêques  et  patriarches,   nommé- 
ment    à    ceux    d'Alexandrie    et    d'Antioche.    Suit 
ane  liste  de  vingt-quatre  cilationsplus  ou  moins  tex- 
tuelles dn  Hep't  KpyCjj,  à  titre  de  pièces  justificatives; 
puis  dix   propositions   (zcpa/aia)  à   souscrire.   Nous 
traduirons  ici   ces   dix  anathématismes:    —    Mansi, 
t.  IX,  533;  Denzingbh-Bann-wart",  2o3-2ii. 

1,  Si  quelqu'un  dit  ou  tient  que  les  ftmes  humaines 
préexistèrent  à  l'état  d  intelligences  et  de  saintes  puis- 
sances ;  que,  s'étant  dégoûtées  de  la  contemplation  di- 
vine, a'étant  gâtées  et  par  là  refroidies  dans  l'amour  de 
Dieu,  elles  furent  pour  cette  raison  appelées  ûmes  et,  pour 
leur  châtiment,  plongées  dans  des  corps  ;  qu'il  soit  ana- 
thàme. 

2.  Si  quelqu'un  dit  ou  tient  que  l'âme  du  Seigneur  pré- 
existe et  fut  unie  au  Dieu  Verbe  avant  l'incarnation  et  lo 
naiisance  virginale  ;  qu'il   soit  anathéme. 

^!.  Si  quelqu'un  dit  ou  lient  que  le  corps  de  Notre- 
Seigneur  Jësus-CLrist  fut  d'abord  formé  dans  les  entrail- 
les de  la  sainte  Vierge,  et  (lu'ultérieurement  le  Dieu 
Verbe,  avec  l'àme  préexistante,  s'y  unit  ;  qu'il  soit  ana- 
théme. 

4.  Si  quelqu'un  dit  ou  tient  que  le  Verbe  de  Dieu  s'est 
fait  semblahle  à  tous  les  ordres  célestes,  chérubin  avec 
les  chérubins,  séraphin  avec  les  séraphins,  en  un  mot, 
qu'il  s'est  fait  semblable  à  toutes  les  puissances  supé- 
rieure» ;  qu'il  soit  analhème. 

•ï.  Si  quelqu'un  dit  ou  tient  qu'a  la  résurrection  les 
corps  des  hommes  se  relèveront  sous  la  forme  sphérique, 
»''!  nie  que  nous  nous  relèverons  dans  l'attitude  droite, 
qu'il  soit  anathéme. 

6.  Si  quelqu'un  dit  que  le  ciel,  le  soleil,  la  Inné,  les  as- 
tres et  les  eaux  au-dessus  du  ciel  sont  des  puiseancea  ani- 
mées et  matérielles;  qu'il  soit  anathéme. 

7.  Si  iiuelqu'un  dit  ou  tient  que  le  Seigneur  Christ, dans 


le  siècle  à  venir,  sera  crucilié  pour  les  démons,  comme  il 
le  fut  pour  les  hommes;  qu'il  aoit  anathéme. 

8.  Si  quelqu'un  dit  ou  tient  que  la  puissance  de  Dieu 
est  bornée  ou  qu'elle  a  créé  seulement  ce  qu'elle  pouvait 
embrasser;  qu'il  soit  anathéme. 

y.  Si  quelqu'un  dît  ou  tient  que  le  cliàtimcut  des  démons 
et  des  hommes  impies  est  temporaire  et  prendra  fin 
quelque  jour,  ou  bien  qu'il  y  aura  une  restauration  des 
démons  ou  des  hommes  impies  ;  qu'il  soit  anathéme. 

10.  Anathéme  à  Origène,  surnommé  Adamantios,  qui 
a  émis  ces  propositions,  et  à  ses  dogmes  abominables, 
maudits  et  criminels,  ainsi  qu'à  toute  personne  qui  lesap- 
prouverait,  les  défendrait  ou  oserait  jamais  en  quelque 
mesure  les  faire  siens. 

Tout  l'épiscopat  oriental  souscrivit  ces  anathé- 
matismes, le  pape  Vigile  les  souscrivit  aussi,  au  té- 
moignage de  Cassiodore  qui,  vers  544,  écrivait  dans 
son  De  institutione  di\inurum  litlerarum,  i,  P.  L., 
LXX,  un  D:  Hune  (Origenem)  licet  loi  Patrum  impu- 
gnet  auclorilas,  praesfnti  laineii  U-mjiore  et  a  Vigilio 
papa  viro   heatissimo  denuo  constat  esse  damnatum. 

Au  lendemain  de  la  humôo;  'e-j^-riwjiy.  de  543,  l'origé- 
nisme pouvait  sembler  frappé  à  mort.  Mais  la  sou- 
plesse de  Théodore  Askidas  atténua  le  coup.  Avec 
tous  les  évêques  présents  à  Constantinople,  il  signa 
les  dix  anathématismes  ;  Domitien  d'Ancyre  signa 
également;  et  leur  position  à  la  cour  fut  plus  forte 
que  jamais. 

Théodore  ne  tarda  pas  à  prendre  une  revanche  en 
détournant  la  théologie  agressive  de  l'empereur  vers 
la  condamnation  de  Théodore  de  Mopsueste,  assez 
généralement  réputé  ennemi  de  l'origénisme.  Avec 
l'appui  de  l'impératrice  Théodora,  on  réussit  à  per- 
suader à  Justinien  que  le  sur  moyen  de  réconcilier 
tous  les  monophysites  avec  le  concile  de Ghalcédoine 
était  d'abattre  les  restes  de  l'hérésie  nestorienne,  par 
la  condamnation  de  Théodore  et  de  ses  écrits,  de  la 
lettre  <lu  Persan  Ibas  à  Maris,  enfin  des  écrits  de 
Théodoret  contre  les  douze  anathématismes  de  saint 
Cyrille.  C'est  la  fameuse  affaire  des  Trois  chapitres 
—  trois  groupes  d'écrits  répréhensibles,  mais  non 
formellement  hérétiques. 

Peu  après  l'acte  de  543  contre  l'origénisme,  parut 
un  nouvel  acte  impérial  contre  les  Trois  chapitres. 
Le  texte  ne  nous  a  pas  été  conservé.  Mais  nous  sa- 
vons qu'il  déplut  fort  aux  patriarches  Menas  de 
Constantinople,  Zo'ile  d'Alexandrie,  Ephrem  d'An- 
lioclie,  Pierre  de  Jérusalem.  En  somme,  Théodore 
Askidas  avait  atteint  son  but,  qui  était  de  mettre 
ses  adversaires  en  fâcheuse  posture.  Pourtant  tous 
se  décidèrent  à  signer  le  texte  impérial,  Pierre  de 
Jérusalem  sous  la  menace  de  déposition.  Le  pape 
Vigile  résista  plus  longtemps.  Mandé  à  Constanti- 
nople, où  il  arriva  le  25  janvier  54^,  il  lutta  pendant 
six  ans  et  demi,  avant  de  donner  an  décret  conci- 
liaire de  553  contre  les  Trois  chapitres  une  appro- 
bation soigneusement  limitée. 

Sur  la  question  origéniste,  le  pape  Ut  moins  de 
difficultés.  11  avait  souscrit  les  dix  anathématismes 
de  543;  il  souscrivit  également  les  quinze  anathé- 
matismes de  553,  dont  il  nous  reste  à  parler. 

L'eil'ervescence  origéniste  en  Palestine  alla  crors- 
sanl  au  cours  des  années  543-553.  Les  origénistes  de 
la  Nouvelle  Laure,  forts  de  l'appui  de  Théodore  Aski 
das,  ne  cessaient  de  molester  les  moines  de  la  Grande 
Laure  ;  un  jour  ils  donnèrent  l'assaut  à  l'hospice  des 
pèlerins,  et  il  y  eut  mort  d'homme.  Dans  sa  détresse, 
l'abbé  de  la  Grande  Laure,  Gélase,  se  tourna  vers 
l'empereur.  Il  partit  pour  Constantinople;  mais, 
découragé  par  l'accueil  qu'il  y  trouva,  rebroussa  che- 
min. Vers  le  même  temps,  février  54;;,  nu  origéniste 
nommé  Georges  pénétrait  dans  la  Grande  Laure  à 
main  armée,  et  prenait  possession  de  l'higuraénat. 
Une  persécution  s'ensuivit  ;  les  orthodoxes  diu-ent 


1235 


ORIGENISME 


1236 


quitter  la  place,  parmi  eux  le  vénérable  Jean  Hésy- 
cliaste,  âgé  de  g3  ans.  Ce  jour-là  même,  Nonnos  mou- 
rut subitement.  Après  sept  mois,  l'abbé  Georges  était 
expulsé  par  les  siens  et  la  paix  rentrait  au  monas- 
tère. On  vit  alors  le  parti  origéniste  se  scinder  en 
deux  caraps.  Ceux  de  la  Nouvelle  Laure  étaient  trai- 
tés par  ceux  de  la  Grande  Laure  d'iVo;//;i!;Toi,  parce 
que  leur  doctrine  tendait  à  effacer  la  distance  infinie 
qui  sépare  le  Christ  des  créatures  :  c'étaient  les  radi- 
caux de  l'origénisme.  A  d'autres  on  donnait  les 
noms  —  plus  obscurs  pour  nous  —  de  tt/jwtîxtiïtki 
et  de  T£T/3aôrrac.  Au  milieu  de  ces  luttes,  un  rappro- 
chement se  produisit  entre  les  orthodoxes  et  les 
origénistes  modérés  :  les  uns  et  les  antres  convin- 
rent d'unir  leurs  forces  contre  le  parti  extrême. 
L'abbé  Conon,  higumène  de  la  Grande  Laiire,  et 
l'abbé  Isidore,  higumène  de  la  Laure  de  Firniinios, 
se  rencontrèrent  sur  la  montagne  de  Sion;  Isidore 
renonça  solennellement  à  la  doctrine  origéniste  de 
la  préexistence  des  âmes.  En  septembre  552,  tous 
deux  prenaient  le  chemin  de  Constantinople,  pour 
présenter  à  l'empereur  leurs  communes  doléances 
contre  les  origénistes  irréductibles.  Au  mois  d'octo- 
bre, Pierre,  patriarche  de  Jérusalem,  mourait;  les 
gens  de  la  Nouvelle  Laure.  en  voulant  lui  donner  un 
successeur  de  leur  choix,  achevèrent  de  tout  brouil- 
ler et  d'indisposer  l'empereur  contre  l'origénisme. 
Le  crédit  de  Théodore  Askidas  baissait  décidément. 
Conon  et  ses  compagnons  tirent  agréer  de  l'empe- 
reur, pour  le  siège  de  Jérusalem,  Eustochios,  économe 
de  l'Eglise  d'.\lexandrie,  alors  présent  à  Constanti- 
nople. Vers  le  commencement  de  janvier  553,  Eus- 
tochios partit  pour  prendre  possession  de  son  siège; 
de  Palestine,  il  envoya  des  évêques  et  des  bigumènes 
pour  le  représenter  au  Concile  général,  qui  allait  se 
réunir  au  sujet  de  l'affaire  des  Trois  chapitres. 

Les  délibérations  du  V"  concile  sur  les  Trois  cha- 
pitres occupèrent  huit  sessions,  du  5  mai  au  2  juin 
553.  Les  Actes,  qui  nous  sont  parvenus  dans  une 
.incienne  traduction  latine,  ne  font  aucune  mention 
de  délibérations  conciliaires  relatives  à  Origène; 
mais  à  deux  reprises,  dans  les  discussions  de  la 
y  session  et  dans  les  analhématismes  déQnitifs 
(Mansi,  t.  IX,  272  D  et  384  B,  anath.  1 1),  le  nom  d'Ori- 
gène  est  prononcé  sous  un  anathème.  Il  n'est  pas 
douteux  que  le  V'  concile  ait  eu  à  s'occuper  d'Ori- 
gène;  mais  le  nom  d'Origéne  ne  Ugurait  pas  au  pro- 
gramme olliciel  de  la  convocation,  faite  seulement 
en  vue  de  l'affaire  des  Trois  chapitres.  Aussi  l'exa- 
men de  la  question  origéniste,  fait,  pour  ainsi  dire, 
hors  cadre,  vraisemblablement  durant  les  mois  de 
mars  et  d'avril,  ne  prit-il  pas,  aux  yeux  des  contem- 
porains, comme  il  n'avait  pas  dans  l'intention  de 
Justinien,  toute  l'importance  qu'avait  le  débat  sur  les 
Trois  chapitres.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  an  V' concile 
qu'appartiennent  les  quinze  anathématismes  publiés 
au  xvu*  siècle  par  Pierre  Lambeck.  Ils  furent 
souscrits  par  les  Pères  de  concile,  puis  par  tous  les 
évèques  d'Orient,  à  l'exception  du  seul  Alexandre 
évéque  d'Abyla,  qui,  pour  ce  fait,  fut  déposé.  Comme 
pour  les  anathématismes  de  543,1a  sanction  du  pape 
Vigile  paraît  avoir  été  demandée  et  obtenue.  Nous 
traduirons  encore  cette  série  d'anathéniatismes,  en 
faisant  ol>server  la  très  grande  différence  qui  existe 
entre  eux  et  ceux  de  543. 

rjvooi'j  y.«vyj£i  0£za~£'vT£. 

Publiés  poiirla  première  fois  par  P.  Lambeck,  Comment 
tar.  de  augustUsuna  Bibl.  Caesarea  Viudobou .^  Liber VIII, 
p.  435-438,  Vindobonae  1679,  ces  canons  ont  été  repro- 
duits par  diverses  collections  conciliaires;  voir  Mansi,  IX, 
p.  396-400.  On  les  trouvera  notamment  chez  Denzinger- 
Stahl,    Enchin'dion'',    n.    187    à    201.    Une    collation    très 


soignée  de  l'unique  manuscrit  {  Vindobonensis  Caesareus 
hist.  7)  a  été  exécutée  par  G.  Pfeilschitter  à  lintention 
de  Fr.  Diekamp,  et  publiée  par  celui-ci  dans  ses  Orige- 
nislische  Streilighcilen^  p.  90-96.  Le  texte  de  Lambeck 
(et  de  Denzinger)  était  parfois  inintelligible;  celui  de 
Dieljamp  l'amende  très  heureusement  Comme  les  Orige- 
niitische  Streiligkeilen  sont  accessibles  à  peu  de  lecteurs, 
on  nous  saura  sans  doute  gré  d'emprunter  k  cette  publi- 
cation les  variantes  essentielles  à  l'intelligence  du  texte. 
—  Can.  2,  aÙTàç,  ms.  aùriv,  Diekamp,  «ÙTsJç.  —  Can.  G, 
6:r,-riç,  foiîTo'v,  ms.;  Diekamp  :  ■/!Jr,r6i,  -/iv-nTo-j.  —  Can.  7, 
â/£7;TKVTa  tiy.zK  ■/c-.cfj.ijtfj,  ms.,  Dielcnmp  :  iUnsK-jra.  tvjv  ci;  jiaai 
•/£v«//Év/jv.  —  Can.  14,  aTant  tutot»??,  ajouter  :  r.vj. 

1.  Si  quelqu'un  défend  la  fabuleuse  préexistence  des 
âmes  et  en  conséquence  la  monstrueuse  restauration; 
qu'il  soit  anathème. 

2.  Si  quelqu'un  dit  que  tous  les  êtres  raisonnables 
furent  produits  à  l'état  d'intelligences  incorporelles  et 
immatérielles,  sans  nombre  et  sans  nom,  ne  faisant  qu'un 
par  l'identité  d'essence,  de  puissance  et  d'énergie  et  par 
l'union  au  Dieu  Verbe  et  la  connaissance;  que  s'étant 
dégoûtées  de  la  contemplation  divine,  elles  déchurent 
chacune  à  proportion  de  son  inclination  en  bas,  et  revê- 
tirent des  corps  plus  ou  moins  subtils  et  recurent  des 
noms,  attendu  qu  il  y  a,  entre  les  puissances  supérieures, 
des  dilîérences  de  noms  et  de  corps  ;  que  par  suite  les 
unes  devinrent  chérubins,  les  autres  séraphins,  les  autres 
principautés,  puissances,  dominations,  trônes  et  anges 
et  autres  ordres  célestes,  sous  divers  noms  ;  qu'il  soit 
anathème. 

3.  Si  quelqu'un  dit  que  le  soleil,  la  lune  et  les  astres, 
appartenant  à  la  même  unité  des  êtres  raisonnables,  sont 
devenus  ce  qu'ils  sont  par  déchéance  ;  qu'il  soit  anathème. 

4.  Si  quelqu'un  dit  que  les  êtres  raisonnables,  s'étant 
refroidis  dans  la  charité  divine,  furent  revêtus  de  corps 
grossiers  coaime  les  nôtres  et  reçurent  le  nom  d'hommes; 
que  les  plus  pervertis  furent  revêtus  de  corps  froids  et 
ténébreux  et  sont  appelés  démons  ou  esprits  du  mal  ;  qu'il 
soit  anathème. 

5.  Si  quelqu'un  dit  que  de  la  condition  d'ange  ou 
d'archange  on  peut  déchoir  à  la  condition  d'âme,  de  la 
condition  d'Ame  à  celle  de  démon  ou  d'homme,  et  que  de 
celle  d'homme  on  peut  revenir  à  celle  d'ange  ou  de  démon, 
fiifin  que  chaque  ordre  céleste  est  composé  en  totalité 
d'êtres  supérieurs  ou  d'êtres  inférieurs,  ou  encore  partie 
d'êtres  supérieurs,  partie  d'êtres  inférieurs;  qu'il  soit 
anathème. 

6.  Si  quelqu'un  dit  que  la  race  des  démons  a  une 
double  origine,  recrutée  en  partie  d'àmes  humaines  et  en 
partie  d'esprits  supérieurs  déchus;  qu'une  seule  intelli- 
gence, de  toute  l'unité  primitive  des  êtres  raisonnables, 
persévéra  immuablement  dans  l'amour  et  la  contemplation 
de  Dieu,  devint  Christ  et  Roi  de  tous  les  êtres  raisonna- 
bles, s'éleva  au-dessus  de  toute  nature  corporelle,  du 
ciel,  de  la  terre  et  de  tous  les  intermédiaires;  qu'ainsi  le 
monde,  renfermant  les  éléments  primordiaux  de  sa 
substance  :  sec,  humide,  chaud,  froid,  et  l'exemplaire 
d'après  lequel  il  fut  formé,  prit  naissance;  que  ce  n'«st 
point  la  très  sainte  et  consubstantielle  Trinité  qui  forma 
le  monde  et  en  est  l'auteur;  mais  que  l'esprit  ouvrier, 
préexistant  au  monde  et  lui  donnant  l'être,  est  l'auteur 
du  monde;  qu'il  soit  anathème. 

7.  Si  quelqu'un  dit  que  le  Christ,  dont  il  est  écrit  qu'il 
existe  en  forme  de  Dieu,  uni  au  Dieu  Verbe  avant  tous 
les  temps,  s'est  en  ces  derniers  jours  anéanti  en  se 
faisant  homme,  que  le  Christ  ayant  pris  en  pitié  les  élé- 
ments multiples  déchus  de  la  même  unité,  et  voulant  les 
réhabiliter,  a  passé  par  toutes  leurs  conditions,  revêtu 
divers  corps  et  pris  divers  noms,  se  faisant  tout  à  tous, 
ange  parmi  les  anges,  puissance  parmi  les  puissances, 
et  ainsi  paimi  tous  les  autres  ordres  ou  genres  d'êtres 
raisonnables  s'est  transformé  à  la  mesure  de  chacun; 
qu'ensuite  il  a  participé  comme  nous  à  la  chair  et  au 
sang  et  s'est  fait  homme  parmi  les  hommes  ;  au  lieu  de 
reconnaître  que  le  Dieu  Verbe  s'est  anéanti  en  se  faisant 
homme:  qu'il  soit  anathème. 

8.  Si  quelqu'un  conteste  que  le  Dieu  Verbe,  consubstan- 
tiel  nu  Dieu  Père  et  Saint  Esprit,  fait  chair  et  homme, 
une  des  personnes  de  la  Sainte  Trinité,  soit  proprement 
Christ,  et  pas  seulement  au  sens  large  à  cause  de  l'in- 
telligence qui  s'est  anéantie,  qui  est  unie  au  Dieu  Verbe 
et  (seule)  proprement  appelée    Christ:    s'il    prétend    que 


1237 


ORIGENISME 


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celui-là    est   par    celle-ci    Christ,  et   celle-ci  par  celui-là 
Dieu;  qu'il  soit  anathème. 

9.  Si  quelqu'un  dit  que  ce  n'est  pas  le  Verbe  de  Dieu 
incarné,  d'une  chair  animée  par  une  àme  raisonnable  et 
intelligente,  qui  descendit  aux  enfers  et  remonta  en  pur- 
tonne  au  ciel,  mais  que  c'est  l'intelligence  qu'en  leurs 
blasphèmes  ils  appellent  proprement  Christ,  [vroduit  par 
la  contemplation  de  la  Monade  (divine),  qu'il  soit  ana- 
thème. 

10.  Si  quelqu'un  dit  que  le  corps  du  Seigneur  ressuscité 
eit  éthéré  et  de  forme  spliérique;  qu'il  en  sera  de  même 
des  autres  corps  ressuscites;  que  le  Seigneur  le  premier 
déposera  son  corps  et  que  ])ai-eillement  tous  les  corps  s'en 
iront  dans  le  néant;  qu'il  soit  anathème. 

11.  Si  quelqu'un  dit  que  par  le  jugement  ù  venir  il  faut 
entendre  I  anéantissement  des  corps,  et  assigne  comme 
dénouement  h  la  fable  (de  ce  monde)  la  nature  immaté- 
rielle, en  sorte  que  rien  ne  subsiste  des  éléments  de  la 
matière,  mais  l'intelligence  nue;  qu'il  soit  anathème. 

12.  Si  quelqu'un  dit  que  les  puissances  célestes  et  tous 
les  hommes  et  le  diable  et  les  esprits  du  mal  seront  unis 
purement  et  simplement  au  Dieu  "Verbe,  tout  comme 
l'intelligence  qu'ils  appellent  Christ  et  qui,  existant  en 
forme  de  Dieu,  se  serait  anéantie,  selon  eux,  et  que  le 
règne  du  Christ  prendra  fin;  qn  il  soit  auatlième. 

13.  Si  quelqu'un  dit  qu'il  n'y  aura  aucune  différence 
entre  le  Chi-ist  et  tout  autre  être  raisonnable,  soit  pour 
l'essence,  soit  pour  la  connaissance,  soit  pour  l'infinité 
de  puissance  et  d'énergie;  mais  que  tous  seront  à  la 
droite  de  Dieu  comme  leur  prétendu  Christ,  comme  ils 
étaient  dans  leur  fabuleuse  préexistence;  qu'il  soit 
anathème. 

14.  Si  'quelqu'un  dit  que  tous  les  êtres  raisonnables 
seront  réduits  h  l'unité  par  la  disparition  des  hypostases 
et  des  nombres  en  même  temps  que  des  corps;  que  la 
connaissance  des  êtres  raisonnables  aboutira  à  la  destruc- 
tion des  mondes,  à  l'abandon  des  corps,  à  la  suppression 
des  noms,  qu'il  y  aura  identité  d'hypostaKes  ainsi  que  de 
connaissance  et  que,  dans  la  fabuleuse  restauration,  il  n'y 
aura  que  des  intelligences  nues,  comme  dans  leur  absurde 
préexistence;  qu'il  soit  anathème. 

15.  Si  quelqu'un  dit  que  1  avenir  des  iîitelligences  sera 
identique  à  leur  passé,  avant  leur  descente  et  leur  chute, 
en  sorte  que  le  commencement  réponde  à  la  fin,  et  que  la 
fin  soit  la  mesure  du  commencement;  qu'il  soit  ana- 
thème. 

Sur  les  luttes  origénistes  du  yi"  siècle,  notre 
meilleure  autorité  est  Cyrille  db  Scythopolis,  bio- 
graphe Je  S.  Sabas.  Voir  Vita  Sahae,  éditée  par 
J.-B.  CoTBLiBR,  Ecclesiae  graecae  Moiiumenta,  t.  III, 
p.  220-376,  Paris,  1688;  rééditée  en  grec,  avec  une  tra- 
duction slave  du  xiii"  siècle,  par  N.  Pom.ialo\vskij, 
S.  Pétersbourg,  1890.  Cyrille  de  Scythopolis  (f  558?) 
a  jalonné  de  dates  jjrécises  la  carrière  de  saint  Sabas 
(•}-  5  décembre  53a)  et  poursuivi  l'histoire  des  luttes 
origénistes  jusqu'à  l'année  555,  pour  montrer  l'ac- 
complissement d'une  parole  prophétique  attribuée  à 
son  héros.  Il  nous  donne  le  moyen  de  reconstituer 
cette  époqueet, en  particulier, d'opérerle  discernement 
entre  les  deux  fériés  de  9  (10)  et  de  i5  analhéma- 
tismes,  dues  à  l'initiative  de  Justinien.  La  première 
est  inséparable  de  la  Lettre  à  Menus  qui  la  motive, 
lettre  qui  nous  a  été  conservée  par  une  tradition 
littéraire  très  ferme.  Elle  a  été  sanctionnée  par  le 
Bynode  local  de  5^3.  La  deuxième  se  donne  expres- 
sément comme  la  pensée  de  i65  Pèresdu  V  concile; 
elle  n'a  rien  de  commun  avec  le  patriarche  Menas, 
mort  le  2^4  août  502,  plus  de  huit  mois  avant  l'ouver- 
ture oiricielle  de  ce  concile;  d'ailleurs  elle  co'incide 
très  exactement  avec  une  lettre  de  Justinien  au  V 
concile,  qui  nous  a  été  conservée  par  le  moine  Geor- 
ges Hamartolor,  historien  du  ixi*  siècle  (Chroriicon, 
IV,  ccxviii,  P.  G.,  ex,  ■jSo  C-784  B;  même  texte  chez 
Cedrenos,  llistoi-iaritm  Cumpendium,  P.  G.,  CXXI, 
920  D-724  D-  Juxtaposition  des  i5  analhématismes  et 
de  la  lettre,  chez  Diekamp,  Origenistische  Streiiig- 
keiten,Y).  90-9;;). 

Autrefois  on  tenait  pour  certain  que  le  'V"  Concile 


œcuménique  avait  délibéré  sur  Origène  et  l'avait 
condamné  ;  d'autant  que  plusieurs  conciles  subsé- 
quents font  allusion  à  cette  condamnation  et  la  re- 
nouvellent. Otte  conliance  fut  ébranlée  par  la  publi- 
cation, que  lit  Sunius,  en  lôfi'j,  des  Actes  du  Ve  con- 
cile, oii  l'on  ne  trouve  pas  trace  de  ces  délibérations. 
Ces  Actes  font  allusion  (v'  session,  Mansi,IX,  272  D) 
à  un  anathème  récent,  qui  est  expressément  renou- 
velé (vin*  session,  anath.ii,  (i((/.,  38iJ  B). Mais  comme 
on  n'en  voyait  pas  l'origine,  on  a  parfois  supposé 
que  l'anatlième  remontait  à  l'année  5/(3. 

Cette  solution,  inaugurée  par  Henri  de  'Valois, 
reprise  parllEFELE,  ne  peut  se  soutenir,  carie  synode 
œcuménicjue  de  553  est  une  tout  autre  personne  mo- 
rale que  le  synode  local  de  543.  Les  Actes  portent, 
Mansi,  IX,  272  D  :  Necnuii  eliam  Origeriein  et  si  ad 
tempora  Theophili  sanctae  memoiiae  vel  supeiius 
aliquis  recurreril,  post  mortem  ini'eniet  anatlientati- 
zatiim  :  rjiiod  eliam  nunc  in  ipso  fecit  et  vestra  sanc- 
titas  et  Vigilius  religiosissimus  papa  antiqiiioris  Ro- 
mae.  Il  faut  donc  nécessairement  admettre  qu'avant 
cette  date  une  condamnation  d'Origène  par  le  même 
V  concile  était  intervenue.  Tout  concourt  à  prou- 
ver que  cette  condamnation  précéda  l'ouverture  of- 
ficielle du  concile,  convoqué  à  propos  des  Trois 
chapitres  (Ad.  Jûlicher,  Tlieol.  I.iteraturzeitiing, 
igoo,  p.  lyG,  soutient  le  contraire;  mais  je  ne  puis  le 
comprendre).  C'est  sans  doute  pour  cette  raison  que 
les  Actes  ofliciels  du  concile,  tout  entiers  relatifs  à 
l'affaire  des  Trois  chapitres  (5  mai-2  juin  553),  ne 
s'étendent  pas  surl'origénisme  :  cette  question  a  dû 
être  liquidée  en  mars  ou  en  avril,  et  comme  elle  n'a- 
vait pas  figuré  au  programme  olliciel  de  la  convoca- 
tion, la  décision  ne  fut  pas  enregistrée  à  titre  de  dé- 
cret conciliaire;  mais  on  ne  laissa  pas  de  solliciter 
l'approbation  dupape  Vigile,  nous  venons  de  le  voir. 
Et  c'est  bien  cet  acte  du  Y"  concile  que  'confirment 
divers  conciles  subséquents  :  concile  de  Latran  sous 
Martin  I  (6^9),  can.  18,  Mansi,  X,  1157  B;  Vie  concile 
œcuméniqui-  (G80),  Art.,  xviir,  Mansi,  XI,  632  E;  con- 
cile in  Triillo  (692),  can.  t,  Mansi,  XI,  937  C;  VU" 
et  VIII«  conciles  œcuméniques  (787  et  870),  Mansi, 
XII,  io38E,  XIII,  377B  et  XVI,  180 DE.  Le  Liber  diur- 
niis  Pontificum  liontanornm,  attestant  le  cérémonial 
usité  à  Rome  durant  la  première  moitié  du  vin^  siè- 
cle, rapporte  la  formule  d'une  profession  de  foi  dite 
par  le  pape  lors  de  son  sacre;  après  une  allusion  au 
Ve  concile  (ccuménique,  on  lit  {P.  I ,,  CV,  49  B-  — 
cf.  éd.  Th.  Sickkl,  Vindobonae,  1899)  :  In  hoc  Ori- 
genes,  cuni  impiis  discipulis  et  sequacihus  Didymo 
et  Evagrio,  et  qui  creatoreni  omnium  Deum  et  om- 
nem  ralionaleni  eius  creatiiram  gentilibus  fabulis  po- 
secuti  sunt,  aeleriiae  sunt    condemnationi  suhmissi. 

Le  fait  d'une  sentence  rendue  par  le  V  concile 
œcuménique  contre  certaines  doctrines  d'Origène, 
contre  sa  personne  et  quelques-uns  de  ses  plus  illus- 
tres disciples,  n'est  pas  seulement  supposé  par  les 
grands  conciles  du  vu',  du  vin''  et  du  ix"  siècles;  il 
est  garanti  par  des  témoignages  conlenii)orain3.  Dès 
557,  CYHtLLiîDE  ScYTHoroLis  affirme  que  le  Ve  concile 
a  frappé  d'un  commun  anathème  Origène  et  Théo- 
dore de  Mopsueste,  avec  l'enseignement  de  Didyme  et 
d'Evagre  sur  la  préexistence  des  âmes  et  la  restau- 
ration universelle.  Il  écrit,  Vita  Sabae,  p.  374  : 
Tî34  TOi'vuv  Kyiv-i  y.y.l  oi/.ouiJ.v/i/.f,t  Tr£ij.7ïT/:4  auviëou  h  Kwvstkvti- 
vcuTTO/ît  7Vvt/.ûpoi'7S£t^r,^^  y.Oi'jCi  zO(  XK^oiwtfj  '/.v$\nie.Çlr,BtYsa.v 
wjr/Mli-y.Ti    Cifjf/évrii;  T£  zai  0£C('i5w/5O;  è  Mo'pisusTriv.^^  xv.i  tv.  Tispl 

On  admettra  dilTicilemenl  que,  si  près  des  événe- 
ments, la  vérité  historique  ait  été  déformée  par  la 
tradition  de  Jérusalem.  La  tradition  d'Antioclie  nous 
est  rapportée  par  Evagre  le  Scolastiquk,  témoin 
orthodoxe   et   véridique,   qui    avait  dix-sept  ans   à 


1239 


ORIGENISME 


1240 


l'cpoque  du  concile  et  en  résume  l'histoire  en  homme 
qui  a  les  Actes  sous  les  yeux.  Il  raconte  que  les  hi- 
gumènes  Euloge,  Gonon,  Cyriaque  et  Pancrace  ayant 
déposé  des  mémoires  contre  l'origénisme,  Juslinien 
saisit  le  concile  de  la  question,  en  lui  communi- 
quant, outre  ces  mémoires,  la  lettre  qu'il  venait  d'a- 
dresser à  Vigile.  Ue  ces  pièces, il  résultait  qu'Origène 
avait  mêlé  à  la  pure  doctrine  des  Apôtres  la  démence 
des  Grecs  et  des  Manichéens.  Le  synode  anatliématisa 
Origène  et  réprouva  ses  adhérents.  //.  Ë.,IV,xxxviii , 
P. G.,  LXXXVI,  2,  p.  27'j6-2';77  A.  Des  témoignages 
à  peine  postérieurs,  comme  celui  du  chroniqueur  la- 
tin Victor  dr  Tun.vuna,  établissent  que  la  dillérence 
mise  apparemment  par  le  concile  entre  la  personne 
d'Origène  etcelle  desesprincipauxdisciples,yas'obli- 
térant  au  vu»  siècle;  elle  n'existe  plus  pour  saint 
SoPHRONE  DE  JÉRUSALEM  (634),  pour  l'empcreur  Héra 
clius  et  autres.  Le  concile  de  Latran,  en  ô/Jg,  efface 
toutes  lesnuanc"S. 

Comme  pour  la  sentence  de  5^3,  la  sanction  du 
pape  Vigile  fut  demandée  pour  la  sentence  de  553. 
On  a  vu  plus  haut  que,  d'après  les  .\ctes  latins  du 
concile,  cette  sanction  fut  obtenue  (Mansi,  IX,  272  D). 
Il  n'y  a  pas  lieu  de  révoquer  en  doute  ce  témoignage, 
consigné  dans  une  version  latine  destinée  à  faire  foi 
en  Occident  et  où  le  mensonge,  sur  un  tel  fait,  pou- 
vait difficilement  se  glisser.  Seulement  il  y  a  lieu  de 
remarquer  la  date  de  cette  sanction  papale  et  d'en 
préciser  la  valeur.  D'après  le  propre  témoignage  des 
Actes,  la  sentence  contre  l'origénisme  fut  soumise  à 
la  sanction  papale  avant  les  délibérations  sur  les 
Trois  chapitres.  De  là  vient  sans  doute  que  les  suc- 
cesseurs du  pape  Vigile,  Pelage  I",  Pelage  H,  saint 
Grégoire  lu  Grand  mentionnent  l'œuvre  du  V  con- 
cile sans  faire  aucune  allusion  à  la  condamnation 
de  l'origénisme.  Les  quinze  anathématismes  (dont 
nous  admettons  l'authenticité)  furent  présentés  au 
pape  Vigile  avant  la  sentence  contre  les  Trois  cha- 
pitres, et  sans  doute  à  un  rang  inférieur  ;  cette  ques- 
tion, n'ayant  pas  ligure  au  programme  officie!  des 
délibérations,  resta  plus  ou  moins  en  dehors  de 
l'œuvre  ollicielle  du  concile. 

Concluons  que  le  V  concile  œcuménique,  à  l'exem- 
ple du  synode  local  de  543,  s'occupa  d'Origène;  qu'il 
prononça  un  anathème,  atteignant  sa  doctrine,  sa 
personne  et  quelques-uns  de  ses  disciples;  que  cet 
anathème  reçut  la  sanction  papale;  qu'il  fut  renou- 
velé, pendant  des  siècles,  par  des  conciles  œeuméni- 
(jues  et  par  les  papes  en  la  profession  de  foi  de  leur 
sacre. 

Quelle  en  est  la  portée?  Avant  tout,  il  faut  distin- 
guer la  question  de  doctrine  et  la  question  de  per- 
sonnes. La  question  de  doctrine  est  au  premier  plan, 
et  les  personnes  ne  tombent  sous  l'anathème  que 
dans  la  mesure  où  elles  sont  supposées  adiiérer  aux 
doctrines  réprouvées  ;  ni  le  V«  concile  ni  ceux  qui 
lui  firent  écho  n'ont  prétendu  définir  qu'Origène  avait 
adhéré  à  ces  doctrines  avec  un  esprit  hérétique. 
Cette  observation  vaut  a  fortiori  pour  les  disciples 
d'Origène,  Evagre  et  Didyme,  dont  les  doctrines 
seules  furent  primitivement  mises  en  cause,  et  dont 
les  personnes  ne  furent  associées  à  l'anathème 
qu'ultérieurement,  à  une  date  difficile  à  préciser. 
Quant  aux  doctrines,  ni  l'œuvre  du  concile  local 
de  543,  ni  même  l'œuvre  e.rtraconcilinire  dvi  concile 
oecuménique  de  553  n'a  été  transformée  en  définition 
de  foi  proprement  dite  par  le  seul  fait  d'une  sanction 
papale  dont  la  réalité  même  demeure  enveloppée 
d'obscurité.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  V"  concile  œcumé- 
nique a  prononcé  contre  Origène  un  anathème  global 
et  les  conciles  suivants  l'ont  répété. 

Sur  toute  cette  histoire,  nous  avons  suivi  de  près 
le  solide  et  instructif  mémoire  de  Fr.  Diekamp,  Die 


origenistischen  Slreitigkeitcn  im  F/''"  Jahrhundert 
und  der  V"  allgaineine  Concil.  Munster  i.  VY.,  1899. 
Voir  aussi  F.  Prat,  Origine;  le  théologien  et  Vexé- 
géte,  p.  Li-LX.   Paris,   1907. 

L'affaire  des  Trois  chapitres  semble  bien  avoir  été 
un  coup  monté  par  Théodore  Askidas  pour  conjurer 
la  ruine  de  l'origénisme.  La  diversion  manqua  son 
but.  Au  lendemain  du  décret  rendu  par  le  V  concile 
et  de  son  acceptation  moralement  unanime  par  l'épi- 
scopat  oriental,  l'origénisme  palestinien  avait  vécu. 
Néanmoins  les  tendances  origénistes  étaient  compri- 
mées plutôt  que  mortes.  L'histoire  de  leurs  multiples 
renaissances  déborde  le  cadre  du  présent  article.  On 
en  trouvera  quelques  linéaments  chez  J.  Denis,  La 
philosophie  d'Origène,  ch.  x  :  Origène  au  VF  siècle 
et  jusque  dans  les  temps  modernes. 

Au  regard  de  la  postérité,  Origène  se  présente 
avec  un  cortège  imposant  d'admirateurs.  Ce  sont, 
parmi  ses  disciples  immédiats,  saint  Grégoire  Thau- 
maturge, saint  Denys  d'Alexandrie,  saint  Firmilien 
de  Césarée;  puis  les  évêques  Alexandre  de  Jérusalem 
et  Théoctiste  de  Césarée  en  Palestine,  qui  lui  ont 
conféré  le  sacerdoce;  des  Alexandrins  comme  Théo- 
gnoste  et  Piérius;  plus  tard,  saint  Pamphile  martyr, 
saint  Victorin  de  Pettau,  Eusèbe  de  Césarée;  les 
grands  Cappadociens,  saint  Basile  le  Grand  et  saint 
Grégoire  de  Nazianze  qui  compilrnt  la  Philocalie, 
saint  Grégoire  de  Nysse  qui  s'assimile  largement  la 
pensée  origéniste,  Euzoïus  de  Césarée,  Evagre  du 
Pont;  en  Eg}'pte  encore,  saint  Alhanase,  saint  Isi- 
dore de  Péluse,  Didyme;  ailleurs,  Tite  de  Bostra, 
Jean  de  Jérusalem  à  ses  débuts,  saint  Jean  Ghry- 
sostome,  saint  Théotime  de  Tomes,  Pallade  ;  des 
Latins  comme  saint  Hilaire,  saint  Eusèbe  de  Verceil 
et  saint  Ambroise,  qui  s'enrichissent  de  ses  dépouilles, 
Rufin  surtout.  Les  adversaires  sont  plus  rares,  dans 
cette  période  primitive.  On  hésite  à  ranger  parmi 
eux  saint  Pierre  d'Alexandrie;  mais  il  faut  sûrement 
compter  saint  Méthode  d'Olympe,  saint  Eustathe 
d'Antioche,  saint  Ei)iphane,  saint  Jérôme,  Théophile 
d'Alexandrie;  puis,  aux  confins  de  l'hérésie,  Marcel 
d'Ancyre;  au  delà,  Aétius,  Apollinaire,  Théodore  de 
Mopsuestc.  «  Etrange  destinée  que  la  sienne!  11 
s'éteint  à  Tyr,  loin  de  sa  patrie  d'adoption,  et  ne 
peut  pas  même  jouir  en  repos  de  l'exil  qu'il  s'est 
choisi.  Il  arrive  aux  portes  du  martyre  sans  pouvoir 
en  cueillir  la  palme,  comme  Hippolyte,  comme  Lu- 
cien, dont  le  sang  a  lavé  les  erreurs.  Maître  des 
plus  grands  docteurs,  il  n'en  a  pas  lui-même  reçu 
l'auréole,  et  son  nom  reste  à  travers  les  siècles  une 
pierre  de  scandale  et  un  signe  de  contradiction.  » 
F.  Prat,  Origène,  p.  xxxix. 

IL  Doctrines  origénistes.  —  Dans  celte  exposi- 
tion, nous  prendrons  tout  d'abord  pour  guides  les 
deux  formulaires  de  Justinien. 

En  vain  essaierait-onde  faire  co'incider  la  doctrine 
des  i5  anathématismes  de  553  avec  celle  des  10  ana- 
thématismes de  543.  Sur  quelques  points  sans  doute 
il  y  a  coïncidence;  mais  sur  d'autres,  la  doctrine 
flétrie  en  553  déborde  largement  la  doctrine  flétrie 
en  543.  Les  anathématismes  de  543  s'adressent,  dans 
l'ensemble,  à  la  doctrine  du  Periarchon;  ceux  de 
553  s'adressent  à  une  autre  doctrine,  non  plus  im- 
médiatement reçue  d'Origène,  mais  directement 
puisée  aux  sources  pythagoriciennes  et  platoni- 
ciennes. Avant  de  descendre  au  détail,  nous  montre- 
rons par  un  tableau  synoptique  comment  les  erreurs 
dites  origénistes  se  trouvent  reparties  dans  cesdeux 
documents.  Elles  peuvent  se  ranger  sous  dix-sept 
chefs;  une  première  colonne  contient  les  références 
aux  anathématismes  de  543,  une  deuxième  colonne 
les  références  à  ceux  de  553  ;  on  voit  aussitôt  qu'une 


1241 


ORIGENISME 


1242 


très  Torle  proportion  appartient  exclusivement  à  la 
deuxième  série. 


■/ 


/SIOV  ,  .  .  ,     /VA     fJ.&TK     ry.itTo 

kvoiOrjV&A 

\pi7rèi  Sik  navTWv 

çaaipoetSft  'e-/eipi^Ovn  tk  tcû- 

/Jt«T« 

àjT£/5£5  "efi^v/ot 

XoisTÔç  ùnèp  Sccip.6-J0}v  7t«u- 

puO-/}76fJTiiOi 

7r£7r£ozff/zÉv>î   ^    TGÎi  ©ëoO  où 

va/jLt^. 

7rfl55z«c^c;  xo/ait;  ...  à-cxo:- 

Td7T«Tl^ 

'evà;  Tipùrvi  xvÀ    s7yv.rY},  . 
il"  à//É/wv  5«(ULoy£5  xaî  v.vOpoi~ 

7TCC,   XKt   TTxi.tV 

£?;  V5j;    àxt'vnTOi  X^lffTOÇ,    5ïî- 

yno'jpy6i 

où;/    Ô  0ë5i    AO'/îi  l/£V&ift«î  . 

i    0eÔs   A&-/04     X/îtîTO^     XKT«- 

ypr,T7ixGi^^  oO  y.jptoi^ 

TCÔV  ffW/iKTOJV  cÛTe;. 

Êv&uîtf«  t  Tû  0sît  Adyw  caiùLpfxl- 
/KzTwç    TravTa^    xkc    Tzépt/,^ 

"£7S'3ÔiXt    TY,i     ^Katluff.Ç     TOU 
X^tCTOJ 

Où5i  /xi'c.v  "e^et  6  X/sioràç  Tt^ôç 
oùck  iv  Ttfjy  )/iyty.'7yj  Oiv.oop&.y, 


.2.3. 


3. 
4. 

5. 
6. 


.2.3.4. i3. 

2.3.4. 


10. 

3. 


I .  i4. >5- 

2.  12.  l3. l4. 1 


G. 
7.9.12. 


12. 
i3. 


i"  La  préexistence  des  âmes. 

Doctrine  capitale  Uans  la  pensée d'Origène,  qui  ne 
voit  pas  moyen  d'expliquer  autrement  la  diversité 
des  destinées  entre  les  êtres  raisonnables.  11  admet 
que  tous  sortirent  des  mains  de  Dieu  égaux  en  fait 
et  en  droit  ;  l'usage  différent  qu'ils  firent  de  leur  li- 
bre arbitre  créa  des  litres  à  une  inégale  répartition 
des  dons  divins.  Par  cette  hypothèse  on  sauve,  en 
même  temps  que  la  justice  divine,  l'unité  spécifique 
de  la  race  liuinaine,  méconnue  par  les  gnostiques. 
Voir,  parmi  beaucoup  d'exemples,  Periui'clion,  II, 
VIII,  où  la  question  de  l'àme  est  étudiée  dans  toute 
son  ampleur;  ihid,,  ix,  6,  Koetscuau,  p.  170,  12-17: 
Oiia  raliune  neque  Creator  iniustiis  videhiliir,  ciim 
secundumpraecedentes  causas  promerito  unumquem- 
qite  disirihuit,  neque  forlnila  uniuscujusque  nascendi 
vel  félicitas  vel  infelicilas  puiabitur,  vet  qiialiscum- 
(jue  acciderit  illa  condicio,  neque  diversi  crealores 
vel  dit'ersae  naturae  credeniur  animarum. —  IIuet, 
Orif;enianii,  1.  Il,  c.  11,  q.  6,  4'^!  Capitaine,  De  Ori- 
genis  elhicu,  Appendix  i.  —  Une  idée  si  étrangère 
à  la  révélation  chrétienne  ne  devait  pas  s'implanter 
sans  protestation.  Dès  le  commencement  du  iv  siè- 
cle, à  Alexandrie,  on  voit  qu'elle  était  battue  en 
brêclie  pas  saint  PiEunB,  le  patriarche  martyr.  Uad- 
FORD,  Three  teachers  of  Alexandria,  p.  ^S-^ô. 

2°  liefriiidissement  des  âmes,  entraînant  leur  chute 
d-ans  des  corps. 

Idée  intimement  liée  à  la  précédente  :  pour  s'être 
refroidies  dans  l'ardeur  de  la  contemplation  et  de 
l'amour  divin,  les  pures  intelligences  se  sont  vues 
liées  à  des  corps  plus  ou  moins  grossiers  :  l'àme  est 


essentiellement  la  substance  intelligente  déchue, 
liée  à  un  corps  et  en  travail  de  relèvement.  Le 
nom  grec  de  l'àme,  ilu;^<i,  exprime  précisément 
cette  idée  de  refroidissement  :  ^\jy;o  a  re/rigescendo, 
traduit  llufin.  Voir  encore  J'eriarchon,  H,  viii,  3. 
—  IIUBT,  Origeniana,  II,  11,  q.  0,5°. 

3"  Le  corps  du  Christ  formé  antérieurement  à  son 
union  à  l'àme. 

En  général,  selon  la  doctrine  d'Origène,  les  corps 
préexistent  aux  âmes  qui  viennent  les  animer.  Il 
applique  ce  principe  spécialement  aux  corps  célestes, 
l'eriarclion,  1,  vu,  4.  ô.  Il  l'applique  également  au 
corps  humain  (iiid.).h.  cette  loi  générale,  le  corps  du 
Christ  ne  fait  pas  exception.  Cela  ressort  do  divers 
textes  sur  l'Incarnation,  tels  que   Contra  Celsum,  I, 

XXXII,  XXXIII.   KOETSCHAU,  t.  I,    p.   84. 

4"  Le  Christ  parcourant  les  divers  ordres  célestes, 
se  faisant  tour  à  tour  semblable  à  chacun  d'eu.r. 

D'après  cette  idée,  répandue  dans  toute  l'œuvre 
d'Origène,  le  Christ,  avant  l'Incarnation,  aurait 
apparu  chérubin  aux  chérubins,  séraphin  aux  séra- 
phins, et  ainsi  à  tous  les  ordres  célestes,  se  faisant 
successivement  tout  à  tous,  avant  d'apparaître 
homme  aux  hommes.  Voir  In  Gen.,  Hom.,  vin,  8, 
/'.  G.,  XII,  3o8  A;  Lu  Ml.,  t.  XV,  vu,  P.  G.,  XUI, 
1272  A;  In  loan.,  t.I,  xxxiv,  /".G.,  XIV,  81  (Preuschen, 
p.  39);  Jn  nom.,  1. 1,  IV,  P.  G.,  XIV,  848  A;  cf.  Contra 
Celsum,  VIII,  lix,  P.  G.,  XI,  i6o5  C  (Koelschau, 
p.  276).  Origène  s'inspire  ici  d'une  idée  très  répan- 
due dans  l'exégèse  des  Pères  anténicéens,  qui 
croyaient  reconnaître  la  personne  du  Verbe  divin, 
dans  les  anges  des  théophanies  bibliques;  d'ailleurs 
il  y  ajoute  du  sien,  en  supposant  que  cette  trans- 
formation du  Fils  de  Dieu  fut  durable  et  qu'elle  eut 
pour  but  l'éducation  des  esprits  célestes.  —  Hdet-, 
Origeniana,  II,  11,  q.  3,  23. 

5"   Les  corps  ressusciteront  suus  forme  de  sphères. 

Cette  idée  bizarre,  reprochée  par  Juslinien  aux 
moines  origénistes  de  Palestine,  ne  se  rencontre  pas 
dans  les  écrits  d'Origène,  qui  l'exclut  même  assez 
nettement.  Periarchon,  II,  x,  2  et  III,  vi,  1.  Mais  on 
a  pu  la  déduire  de  l'assimilation  qu'il  établit  entre 
les  corps  glorieux  et  ceux  des  anges  (car  il  admet 
que  les  anges  ont  des  coriis).  Voir  In  Mt.,  t.  XVII, 

XXX,  P.C.,  XllI,  1569.  Par  ailleurs, il  se  représente  les 
corps  ci'lestes  sous  forme  de  sphères.   De   orntione, 

XXXI,  P.  G.,  XI,  552  B.  Mais  l'assimilation  des 
corps  glorieux  aux  anges  vise  leur  nature  élhérée 
et  lumineuse,  non  leur  forme,  et  il  serait  déraison- 
nable de  la  presser,  vu  lindécision  manifeste  d'Ori- 
gène en  cette  matière.  —  Hukt,  Origeniana.  Il,  11, 
q.  9,  9;  Rkdepenning,  Origenes,  t.  II,  p.  463-464. 

6°   J-es  astres  animés. 

Doctrine  aflirmée  Periarchon  I,  vu;  II,  ix,  7,  et 
supposée  dans  un  grand  nombre  de  passages  appar- 
tenant aux  autres  écrits  d'Origène.  Ainsi,  Jn  loan., 
t.  I,  XVII,  P.  G.,  XIV,  52  C  (Preusclien,  p.  21,  21)  : 
Kaï  yàp  r,  ^ifX'h  ^^^  riMO'j  'çv  ffE.iu.aTt  x«t  nâ7«  yj  xTicii,  Tiepi  *^5  ô 
à-nàrr-.cJôi  ir,'!t  (Roni.,  viii,  22).  Cette  doctrine,  ifu'Ori- 
gène  ne  présente  pas  comme  de  foi  {l'eriarchon, 
prooemium,  10  :  De  sole  auteiu  et  luna  et  stellis, 
utrum  aniinanlia  sint  an  sine  anima,  manifeste  non 
tradilur),  mais  qu'il  aflirme  énergiquement  comme 
liée  à  la  foi,  peut  être  considérée  soit  en  elle-même, 
soit  dans  ses  relations  avec  l'ensemble  du  système 
origéniste.  En  elle-même,  c'était  une  opinion  libre. 
Héritée  des  anciens  philosophes  grec3,  Thaïes,  Py- 
thagore,  Platon..., elle  trouvfi  bon  accueil,  non  seule- 
ment à  Alexandrie,  où  Philon  et  Clément  la  soutin- 
rent avant  Origène,  mais  en  beaucoup  d'autres  lieux 
et  chez  nombre  de  Pères.  Saint  Augustin  la  tient  pour 
permise  (Enchiridion,  lviii;  Contra  Priscillianistas 
et  Origenislas,  viii,  u),  et  saint  Thomas  répétera  le 


1243 


ORIGENISME 


1244 


jugement  de  saint  Augustin.  Considérée  dans  ses 
relations  avec  l'ensemble  du  système  origéniste, 
l'hypothèse  de  l'animation  des  astres  apparaît  liée  à 
la  conception  générale  de  la  préxistence  des  âmes, 
et  ceci  est  grave.  Car  si  les  astres  sont,  au  même  titre 
que  les  corps  humains  ou  peu  s'en  faut,  des  prisons 
d'àmes,  le  contrecoup  va  se  faire  sentir  dans  plusieurs 
parties  de  la  doctrine  catholique.  D'autre  part,  Ori- 
gène  méconnaît  la  pensée  de  saint  Paul  touchant  le 
gémissement  de  la  créature,  attendant  la  révélation 
lies  enfants  de  Dieu.  Saint  Paul  a  réellement  en  vue 
le  gémissement  de  la  création  matérielle,  non  un 
gémissement  d'àmes. —  Huet,  Ori^e/iia/Jrt,  II,  ii,  q.8. 

y"    Le  futur  crucifiement  du  Christ  pour  les  démons. 

Cette  imagination  déplorable  ne  se  trouve  pas  sans 
doute  partout  où  on  a  cru  la  découvrir  (ainsi  Jn  /.ev., 
tlom.,  I,  i,  P.  G.,  XII,  4o8  D,  Origène  exprime  seule- 
ment cette  belle  idée  que  le  sang  répandu  au  Calvaire 
a  coulé  sur  l'autel  céleste  ;  voir  la  note  de  Delarue 
redressant  Huet,  P.  G.,  XVII,  829).  Mais  il  semble 
(iillicile  de  ne  pas  la  reconnaître,  Periarclton,l\,  xiii 
(xxv)  (P.  G.,  XI,  398,  39g,  et  mieux  Koetschau,  p.  3^4, 
345).  Ici  la  version  de  lîviûn  nous  fait  défaut,  proba- 
blementparcequele  passage  lui  parut  inguérissable; 
mais  elle  est  avantageusement  sui)pléée  par  celle  de 
saint  JÉRÔMB,  Ep.,  cxxiv,  12,  P.  L.,  XXII,  1071;  cf. 
aussi  Théophile  d'Alkxandrib,  Ep.  synodica,  ihid., 
xcii,  4.  P-  L.,  XXII,  ')(>');  Ep.\ paschalis,  ifcirf., xcvi, 
10,  p.  781.  Cette  imagination  compléteraitcellequ'ou 
a  examinée  ci-dessus,  sous  4°.  —  Voir  pourtant  les 
observations  de  Huet,  Origeniana,  II,  11,  q.  3,  23-25. 

8"   La  puissance  dii'ine  bornée. 

Origène  admet  que  Dieu  a  créé  des  cires  raison- 
nables en  nombre  Uni,  autant  que  sa  pensée  en  pou- 
vait embrasser  —  car  la  puissance  de  Dieu  est  linie 
comme  sa  pensée.  De  même,  il  créa  de  la  matière 
autant  qu'il  en  pouvait  ouvrer.  Periurchon,  II,  ix,  i. 
—  Huet,  II,  11,  q.  i,  i-3,  a  omis  ce  texte. 

g*  Pas  de  peines  éternelles.  L'unii-erselle  restaura- 
tion. 

Si  la  préexistence  des  âmes  est  le  principe  des 
erreurs  origénistes,  la  restauration  universelle  — 
àTTMKTdTTaai?  —  en  est  le  couronnement.  Ce  mot 
appartient  à  la  langue  du  N.  T.  Il  désigne,  Act.,  m, 
21,  cette  restauration  de  la  création  visible  par 
laquelle  doit  s'ouvrir  la  vie  céleste,  dans  un  ciel  et 
une  terre  renouvelés,  Apoc.,  xxi,  i-5.  Mais  sous  la 
plume  d'Origène,  ce  mot  paraît  prendre  une  accep- 
tion inédite  et  désigner  la  restauration  universelle 
des  créatures  raisonnables  dans  leur  pureté  origi- 
nelle. A  la  lin  des  temps,  toute  puriûcatiou  des  âmes 
par  la  captivité  daus  les  corps  étant  achevée,  elles 
seront  réintégrées  dans  la  condition  de  purs  esprits. 
Telle  est  la  conception  que  l'on  rencontre  ou  que 
l'on  entrevoit  à  diverses  reprises,  Periarchon,  I,  vi, 
I,  a,  Koetschau,  p.  'jg-82  ;  I,  viu,  4i  P-  102;  II,  x,  8, 
p.  182,  i83;  III,  V,  '),  p.  278,  1-23;  III,  vi,  3,  p.  284, 
3-io;  III,  VI,  6,  p.  287,  21-288,  7;  III,  VI,  8,  p.  28g,  28- 
33.  Voir  en  outre  /«  Lev.,  Hom.,  vii,  2,  P.  G.,  XII, 
479  C-480  A;  In  Mt.,  t.  XV,  xxvii,  P.  G.,  XII,  i336  B; 
In  loan.,  1.  I,  xvi  ;  Preuschen,  p.  20,  8-i4;  Contra 
Celsum,y,  XV  ;  VIU,  Lxxii,  P.  G.,  XI,  1201  D;  i6a4- 
1626  (Koetschau,  t.  II,  p.  16;  288,  289). 

Origène  ne  peut  se  défendre  de  rêver  un  triomphe 
complet  de  la  grâce  et  de  la  miséricorde.  Il  sait  pour- 
tant que  les  pécheurs  ressusciteront  pour  le  châti- 
ment, et  semble  parler  de  feu  éternel,  Periarchon,  II, 

X,  3,  4.  Koetschau,  p.  176,  17-177,  2;  du  châtiment 
éternel,  Kit.ji'iî;  zo/xîi^,  Contra  Ceisum,  VII,  xxvi,  P. G., 

XI,  i332  B  (Koetschau,  t.  II,  p.  96,  16).  Le  feu  ven- 
geur est  allumé  pour  chaque  homme  par  ses  propres 
péchés.  L'ardeur  d'une  passion  tyrannique  en  donne 
quelque  idée  lointaine.  Mais  ici  le  coupable  est  iramu- 


nisé  contre  l'action  destructive  du  feu.  Ce  feu  sévira 
jusqu'à  ce  que  la  justice  divine  soit  satisfaite  et 
l'ordre  rétabli.  Les  mots  «l'wv,  aicjnc^  paraissent  n'avoir 
pour  Origène  qu'une  valeur  relative.  Parfois  il  se 
défend  de  prendre  parti  sur  la  question  de  l'éternité 
des  peines,  qui  ne  lui  semble  pas  clairement  tran- 
chée par  l'Ecriture.  Ainsi,  commentant  Mt.,  xxn,  11, 
In  loan.,  1.  XXVIII,  vu  (Preuschen,  viii,  p.  398,  10-18). 
—  Huet,  Origeniana,  II,  11,  q.  11,  17,  26;  Capitaine, 
De  Origenis  ethica,  app.  11. 

10°  La  monade  divine,  principe  et  /in  de  toute 
existence. 

Doctrine  nettement  panthéiste,  qui  sans  doute  fut 
professée  au  vi^  siècle  et  imputée  à  Origène  par  des 
disciples  compromettants,  mais  que  nous  ne  sau- 
rions retrouver  dans  ses  ouvrages.  Il  s'en  montre 
fort  éloigné  quand  il  examine  ex  professa  la  question 
de  la  nature  de  l'âme,  Periarchon,  III,  iv.  Après  avoir 
écarté  la  tricholomie  platonicienne  et  même  la  dicho- 
tomie de  son  maître  Clément,  il  se  montre  disposé  à 
admettre  que  l'àme  est  simple,  d'ailleurs  sollicitée  en 
haut  et  en  bas  par  des  attraits  contraires,  qui  don- 
nent l'illusion  d'une  multiplicité  substantielle.  Mais 
il  se  refuse  à  admettre  qu'elle  est  de  nature  divine  ; 
le  terme  opsvTio;  appliqué  par  Héracléon  à  l'àme, 
comparée  à  Dieu,  lui  paraît  absurde  et  impie,  In 
Ioan.,l.  XIII,  xxv.  Saint  Jérôme  s'en  est  souvenu  en 
écrivant  à  Marcellinus  et  Anapsychia  sur  l'origine 
de  l'àine,  Ep-,  cxxvi,  i,  P.  L.,  XXII,  io85  :  il  n'a 
garde  de  confondre  la  doctrine  d'Origène  avec  celle 
des  stoïciens,  qui  font  de  l'àme  une  portion  de  la  sub- 
stance divine.  Cependant  le  même  saint  Jérôme,  écri- 
vant à  Avitus,  £■/!).,  cxxiv,  i4i  p.  1071,  1072,  reproche 
à  Origène  d'avoir  dit  que  tous  les  êtres  raisonnables 
sont  (I  en  quelque  sorte  »  de  même  substance;  il  veut 
bien  reconnaître  que  ce  correctif  «  en  quelque  sorte  ■> 
atteste  chez  Origène  la  préoccupation  d'écarter  une 
doctrine  impie,  et  pourtant  ne  le  juge  pas  pur  de  tout 
panthéisme.  —  Le  problème  de  la  destinée  de  l'âme 
ramène  la  même  incertitude  et  la  même  diversité  dans 
l'interprétation  donnée  à  la  pensée  d'Origène.  Il  en- 
seigne que  le  bien  suprême  de  la  créature  raisonnable 
consiste  dans  l'union  à  Dieu  par  la  connaissance  et 
l'amour.  De  ce  principe,  qu'il  emprunte  à  saint  Jean 
et  à  saint  Paul  (loan.,  xvii,  24,  21;  1  Cor.,  xv,  28),  il 
conclut  à  une  absorption  progressive  de  toutes  les 
puissances  de  l'âme  dans  la  divinité  ;  quand  cette 
absorption  sera  complète,  l'âme  entièrement  purifiée, 
alors  l'assimilation  de  la  créature  au  Créateur  attein- 
dra son  terme;  Dieu  sera  tout  en  tous.  Le  corps  lui- 
même  sera  spiritualisé,  glorifié,  investi  d'uno 
splendeur  dont  les  astres  ne  donnent  qu'une  idée 
lointaine  :  car  les  astres  passeront,  le  corps  glorifié 
ne  passe  plus.  A  la  fin,  la  mort  lâchera  sa  proie 
(I  Cor.,  XV,  26);  le  corps  sgra  immortalisé  en  restant 
lui-même.  Idées  largement  développées  Periarchon, 
III,  VI,  et  souvent  reprises  ailleurs.  On  les  retrouve 
dans  un  traité  ascétique,  tel  que  VExhortatio  ad 
Martyrium,  xivii,  où  il  décrit  l'ascension  de  l'àme 
vers  la  région  de  l'intelligible  pur  et  vers  Dieu  qui 
surpasse  toute  intelligence.  On  les  retrouve  dans  une 
œuvre  exégétique  tel  quel'/zi  Ioannen,\.  I,  xvi  (Preus- 
chen, p.  20,  I  o-i  2)  où  il  assigne  comme  terme  à  l'as- 
cension   de   l'âme   la    contemplation    de    Dieu   :    ri 

hyoïxév/i  àTOxcTOTT«7£i .  Les  origénistes  du  vie  siècle  ne 
rêvèrent  pas  seulement  d'assimilation  par  la  contem- 
plation et  l'amour,  mais  d'un  écoulement  proprement 
dit  de  toute  existence  en  Dieu.  Il  est  sur  que  le  prin- 
cipe origéniste,  d'après  lequel,  en  toute  chose,  la  fin 
doit  répondre  au  commencement,  Per/arc/io/i,  I,  vi,  2, 
Koetschau,  p.  79,  peut  mener  jusque-là,  si  l'on  com- 
mence par  admettre  le  panthéisme  au  point  de  départ 


1245 


ORIGENISME 


1246 


du  système.  Mais  nous  ne  l'y  avons  pas  trouvé  ;  on 
a  vu  qu'mn  conseui-  impitoyable  comme  saint  Jérôme 
ne  l'y  trouvait  pas,  dans  ses  heures  d'équité.  Ce  prin- 
cipe origénisle,  du  cycle  formé  décrit  par  la  création, 
revient  par  exemple  In  loa/i.,  1.  XIII,  xxxvii,  lin, 
Preuschcn,  p.  263;  Contra  Ce/s»m,  VIII,  lxxii,  sans  les 
conséquences  panthéistes  qu'on  en  tire  abusivement. 
—  HuET,  Origeniana,  II,  i:,  q.  6,  3  et  q.  ii,  g  (dans  ce 
2"  passage,  plus  dur  que  dans  le  !«■■,  et  peut-être 
inconséquent).  Ici,  et  ailleurs  encore,  s'applique  la 
remarque  suggestive  de  Redepennino,  Origenes, 
t.  II,  p.  Sig  :  Nirgend  ist  sein  System  minder  abge- 
rundel  und  loserzusammengesclilossen  als  an  diesen 
Ausgangspunkten,  in  der  Lehre  von  den  ersten  und 
letzten  Dingen;  zum  Beweise,  dass  er  niclit  von  die- 
sen Punkten  her,  sondern  aus  der  Mille  herausbante, 
wobei  sich  zuletzt,  gleichsam  in  der  Peripherie  des 
Ganzen,  unzulanglich  erwies,  was  in  seinen  Anfan- 
gen  geniigend  gefasst  scliien. 

II*  Les  anges  dei'enant  dénions  ou  hommes,  et  iice 
versa. 

Conséquence  de  la  doctrine  générale  d'Origène 
sur  la  déchéance  et  le  relèvement  des  êtres  raison- 
nables. Le  principe  de  la  déchéance  des  esprits  cé- 
lestes au  rang  d'hommes  est  posé  Periarchon,  I,  vi, 
a  (Koetschau,  p.  8i  ;  texte  grec  conservé  par  Justi- 
nien,  ap.  Mansi,  IX,  628;  version  latine  en  saint 
Jérôme,  £/).,  cxxiv,3,  P.  t.,  XXII,  1061).  Le  principe 
du  relèvement  des  démons  au  rang  d'hommes, 
Periarchon,\,vi,'i  (Koetschau,  p. 83;  texte  grec,  Justi- 
nien,  ap.  Mansi,  IX,  629;  latin,  saint  Jérôme,  ibid., 
1062).  Le  principe  général  de  la  migration  des  êtres 
raisonnables  à  travers  toute  l'échelle,  des  anges 
aux  démons  et  des  démons  aux  anges,  paraît  avoir 
été  formulé  plus  complètement  Periarchon,  I,  vji,  5 
(texte  rétabli  par  saint  Jérôme,  Ep.,  cxxiv,  4,  P.  L., 
XXII,  1062,1068).  Tous  ces  textes  ont  été  plus  ou 
moins  mutilés  ou  supprimés  par  Rufin.  —  Huet, 
Origeniana,  11, 11,  q.  5,  i  1  ;  q.  6,i'j. 

i^'  L'àme  du  Christ,  seule  victorieuse  de  toutes 
les  épreuves,  investie  de  lu  fonction  créatrice. 

Fatal  contre-coup  de  la  doctrine  de  la  préexistence 
des  âmes,  dans  la  christologie.  Comme  toutes  les 
âmes,  l'àme  du  Christ  préexistait  à  la  création  ma- 
térielle; a  fortiori  préexistait-elle  à  l'Incarnation. 
L'ardeur  incomparable  avec  laquelle  cette  àme  s'at- 
tacha au  Verbe  divin  lui  mérita  le  privilège  de 
l'union  divine  et  fit  d'elle  le  nœud  de  l'Incarnation. 
Dès  lors,  l'élévation  de  l'humanité  du  Christ  au  rang 
divin  apparaît  comme  la  récompense  de  méritesac- 
quis,  non  comme  l'eiTet  d'une  pure  Initiative  di- 
vine; et  la  carrière  du  Christ  commence  bien  en 
deçà  de  l'Incarnation.  Periarchon,  II,  vi,  3-5;  Con- 
tra Celsum,  I,  XXXII,  xxxiii,  Koetschau,  p.  84.  — 
Huet,  Origeniana,  II,  h,  q.  3,6. 

i3"  Ce  n'est  point  le  Dieu  Verbe  qui  s'est  anéanti, 
mais  l'âme  du  Christ,  unie  au  Verbe.  Ainsi  faut-il 
entendre  Phil.,  11,  ^. 

Commentant  le  texte  de  l'Apôtre  Phil.,  11,  7,  Ori- 
gène  s'est  montré  dépendant  des  théories  alexan- 
drines  sur  les  intermédiaires  divins.  Il  paraît  sup- 
poser que,  dans  l'œuvre  de  l'Incarnation,  l'àme  du 
Christ  accomplit  une  médiation  nécessaire,  le  Verbe 
divin  ne  pouvant  s'unir  directement  à  la  matière; 
voir  Periarchon,  II,  vi,  3.  Cette  idée  a  été  durement 
relevée  par  Théophile  d'Alexandrie,  qui  semble  ne 
l'avoir  pas  bien  comprise  et  la  dénature  par  son 
commentaire,  £p.  Paschalis  11,  inter  liieronyiuianas 
xcviii,  i4,  P.  /..,  XXII,  802.  Le  7=  anathémalisme  de 
553  fait  écho  à  "Théophile.  —  Huet,  Origeniana,  H,  11 
q.3,8. 

14°  Le  Dieu  Verbe  n'est  pas  appelé  Christ  propre- 
ment, mais  abusivement. 


Ce  grief  touche  de  près  au  précédent.  Dans  la 
mesure  où  il  est  fondé,  Origéne  aurait  méconnu  la 
communicatiu  idiomatum  et  parlé  en  nestorien.  En 
pleine  discussion  des  Trois  cliapitres,  une  telle  ac- 
cusation ne  pouvait  manquer  de  se  produire.  Mais 
il  est  douteux  qu'Origène  y  ait  donné  prise.  —  Voir 
Huet,  Origeniana,  U,  ii,   q.  3, 16. 

ib' La  création  matérielle  retombera  dansle  néant. 

Encore  une  conséquence  de  la  théorie  origénisle 
sur  les  épreuves  des  âmes.  Si  la  création  matérielle 
n'a  d'autre  raison  d'être  que  de  servir  à  leurpurilica- 
tion,  il  est  naturel  qu'elleretombe  dans  le  néant, une 
fois  cette  purification  achevée.  Encore  faut-il  dis- 
tinguer entre  la  création  purement  matérielle  et  les 
corps  unis  à  des  esprits.  La  création  purement 
matérielle  doit  être  anéantie,  selon  Origéne;  les 
corps  unis  à  des  esprits  ne  retomberont  pas  dans 
le  néant,  mais  seront  transformés  et  participeront  à 
la  nature  des  esprits.  En  somme,  Origéne  atiirme  la 
conservation  de  la  matière  après  la  résurrection; 
mais  la  raison  qu'il  en  donne  est  tout  à  fait  inatten- 
due :  c'est  qu'il  estime  une  certaine  matière  indispen- 
sable à  l'existence  des  êtres  immatériels.  L'idée  d'un 
pur  esprit,  autre  que  Dieu,  est  étrangère  à  sa  méta- 
physique, ou  n'y  entre  qu'à  titre  d'hypothèse  invrai- 
semblable. Periarchon,  II,  i,  i  ;  11,  1,2;  m,  3;  x,  1,8. 
Donc  les  corps  ressuscitent,  du  moins  pour  aussi 
longtemps  que  les  intelligences  créées  ont  besoin 
d'un  support;  Origéne  ne  les  conçoit  pas  autrement. 
Mais  le  jour  où  ces  intelligences  viendront  à  se  per- 
dre en  Dieu,  selon  le  rêve  origénisle,  qu'adviendra- 
til  de  ces  corps?  On  ne  le  voit  pas  bien,  et  certains 
passages  donneraient  à  entendre  que  ces  supports 
provisoires  des  âmes  retomberont  dans  le  néant. 
Periarchon  IV,  xxxvi  (Koetschau,  p.  36i,  d'après 
Justinien,  ap.  Mansi,  IX,  532)  ;  'kyy.-/y.r,  ^i]  T.por,yauii.iyn-j 
T'y/;/av££v  Tr:j  tCi-j  (7wa«r6)y  pu^tv,  v.).lv.  'tx  5(«^,stfjiui«Twy  ûiît'TT«7- 
Ov.t  dta  Tcvy.  Tî^[j,7rr6>jj,«T«  yevo'asvK  TTî/îi  rà  \o-/ixv.  $z6tj.îv«  istiVi.v.- 
Tùjv,  /.y-i  T.'j./.vi  Tï^^  £TravOjo96Jo-£w^  re^Êtw?  yr."3U.£v>;;  zi^  rà  u,ï]  {ivv.i 
KVK'/jz70v.t  ry.îjTK,  f"i<jTî  TOxiTO  vù  yivî'jdv.i.  —  Huet,  OrigB' 
nj'a/ia.  Il,  II,  q.  9  ;  q.   12,  a, 3. 

16"  Tous  les  êtres  raisonnables  —  anges,  hommes, 
démons  —  seront  enfin  purement  unis  à  Dieu,  et  le 
règne  du  Christ  prendra  fin , 

Le  rêve  du  salut  universel  hante  perpétuellement 
l'esprit  d'Origène.  Il  n'y  met  qu'une  exception  abso- 
lue :  le  diable  refusera  à  jamais  de  se  convertir  à 
Dieu,  In  Rom.,  1.  VIII,  ix,  P.  G.,  XIV,  ii85B  :  Istius 
autem  qui  de  caelo  cecidisse  dicitur,  nec  in  fine 
saeculi  erit  alla  conversio.  Et  dans  sa  lettre  apolo- 
gétique à  ses  amis  alexandrins,  il  s'indigne  qu'on 
ait  pu  lui  prêter  l'assertion  contraire  :  c'est  une  folie 
manifeste.  Cf.  saint  Jérôme,  Apol.  Adversus  libres 
Rufini,  II,  xviii,  7'.  L.,  XXIIl,  44o  sqq.  L'exception 
concernant  le  diable,  fùl-elle  unique,  sulFirait  à 
mettre  en  échec  le  principe  origénisle  d'après  lequel 
toute  créature  fait  retour  à  son  état  initial.  Il  est 
vrai  que  le  diable,  comme  tel  —  c'esl-à-dire  comme 
déchu —  n'est  pas  créature,  il  est  tout  entier  son  œu- 
vre, In  loan.,  1.  II,  vu,  P.  G.,  XIII,  i36  (Preuschen, 
xiii;  p.  69,  5).  Mais  cette  considération  vaudrait 
pour  toute  autre  créature  qui  se  détourne  de  Dieu. 
Periarchon,  I,  vi,  3,  il  traite  la  question  d'ensemble, 
et  tout  d'abord  formule  une  distinction.  Certains 
dénions  sont  tombés  si  bas  et  opposent  une  telle 
résistance  aux  forces  d'en  haut,  qu'il  faut,  ce 
semble,  entièrement  désespérer  de  leur  salut.  Mais, 
en  dehors  de  ces  grands  coupables,  il  y  a,  pour  des 
démons  subalternes,  chance  de  parvenir  au  rang 
d'hommes;  et  même,  absolument  parlant,  tout  être 
raisonnable  peut,  à  force  de  purilications,  s'élever  de 
degrés  en  degrés,  jusqu'à  atteindre  l'héritage  céleste. 
Une  fois  tous   les    élus  parvenus  à  ce  rendez-vous 


1247 


ORIGENISME 


1248 


suprême,  la  médiation  du  Christ  ne  trouve  plus  à 
s'exercer.  Qu'alors  le  règne  du  Christ  prenne  (in,  le 
Christ  rentrant  tout  le  premier  au  sein  de  Dieu  et 
tous  y  rentrant  avec  lui,  ce  peut  être  dans  la  logique 
du  système,  à  supposer  certaines  déformations  ini- 
tiales. Mais  nous  ne  trouvons  pas  cette  conséquence 
expressément  déduite  dans  ses  écrits  et  nous  ne 
voyons  pas  qu'elle  lui  ait  été  reprochée  par  les  enne- 
mis acharnés  qu'il  comptait  à  la  tin  du  iv'  siècle. 
Pourtant  cette  génération  connaissait  l'hypothèse 
d'après  laquelle  le  règne  du  Glirist  prend  fin  à  la  con- 
sommation :  saint  Cyrille  de  Jbrusalkm  le  signale 
comme  ayant  fait  récemment  son  apparition  en  Gala- 
tie,  Catech.,  xv,  i-),  P.  G.,  XXXIX,  909  ."V  :  allusion 
manifeste  à  l'hérésie  de  Marcel  d'Ancyre.  Il  ne  songe 
pas  à  y  associer  Origène.  Si  elle  fut  dénoncée  au 
vi'  siècle,  c'est  moins  par  le  fait  d'Origène  que  des 
origénisles  palestiniens.  —  Huet,  Origeniana,  II,  11, 
q.  3,  3o  et  q.  11,  24,  26. 

l'j"  Le  Citrist  confondu  dans  la  foule  des  êtres 
raisonnables.  —  Si  l'on  pose  en  fait  que  le  terme  de 
l'évoluLion  cosmique  est  l'é^'anouissenient  de  toute 
personnalité  au  sein  de  la  monade  div.ne,  si  le  Christ 
tout  le  premier  va  s'y  perdre  et  les  créatures  après 
lui,  la  conséquence  est  fatale.  Mais  cet  aboutissement 
panthéiste  est-il  imputable  à  Origène?  Nous  avons 
vu  (sous  10")  des  raisons  de  reculer  devant  une  con- 
séquence aussi  extrême.  Le  panthéisme  origéniste  est 
éclos  au  vi"  siècle. 

Si  maintenant  on  se  réfère  à  notre  tableau  synop- 
tique, on  se  rendra  compte  qu'il  y  eut,  au  milieu  du 
VI'  siècle,  plus  d'un  origénisrae,  et  l'on  discernera 
mieux  les  divers  courants. 

L'appellation  de  WpuTo^.ricicr.t  ou  de  TtToc.ôrTKi,  qui, 
comme  on  l'a  vu,  désignait  certains  origénistes,  pa- 
rait trouver  son  explication  plausible  dans  le  6'  ana- 
thématisrae  de553.  Voici  l'étrange  chrislologie  visée 
par  cet  anathématisme  : 

Une  seule  intelligence,  de  toute  l'unité  primitive 
des  êtres  raisonnables,  persévéra  immuablement 
dans  l'amour  et  la  contemplation  de  Dieu,  devint 
Christ  et  Roi  de  tous  les  êtres  raisonnables,  s'éleva 
au-dessus  de  toute  nature  corporelle,  du  ciel,  de  la 
terre,  et  de  tous  les  intermédiaires.  Ainsi  le  monde, 
renfermant  les  éléments  primordiaux  de  sa  substance, 
sec,  humide,  chaud,  froid,  et  l'idée  d'après  laquelle 
il  fut  formé,  prit  naissance  ;  ce  n'est  point  la  très 
sainte  et  consubstanlielle  Trinité  qui  forma  le  monde 
et  en  est  l'auteur;  mais  l'esprit  ouvrier,  disent-ils, 
préexistant  au  monde  et  lui  donnant  d'être,  est 
l'auteur  du  monde. 

D'après  celte  conception  —  que  confirment  les 
anathéraatismes  7  et  8  — ,  le  Christ  n'est  pas  Dieu 
au  sens  strict,  mais  le  premier  des  esprits  créés.  La 
fonction  créatrice  à  l'égard  du  monde  est  exercée, 
non  par  la  Trinité  divine,  mais  par  le  Christ,  qui 
prend  ainsi  rang  —  lui  quatrième  —  au-dessus  de  la 
création.  Cette  double  condition,  de  Première  créa- 
ture elAe  Quatrième  personne  quasi-diiine,  rend  bien 
compte  de  ces  deux  appellations  que  les  auteurs 
anciens  n'ont  pas  pris  la  peine  de  nous  expliquer. 

Quant  à  l'appellation  d' '1io'j;/;itt-^i,  désignant  des 
origénisles  plus  radicaux,  elle  traduit  la  coneep- 
tionrépandue  dans  les  analhématismes  13,  i3,  i4,  i5, 
d'après  laquelle,  tout  devant  faire  retour  à  la  monade 
primitive,  toute  distinction  s'effacerait  entre  le 
Christ  et  les  autres  êtres  raisonnables;  l'égalité  la 
plus  parfaite  dans  l'anéantissement  de  toute  person- 
nalité serait  le  terme  de  l'évolution  cosmique.  Con- 
ception nettement  panthéiste,  sinon  nihiliste,  qui 
dépasse  en  impiété  la  précédente;  le  sixième  siècle 
avait  le  sentiment  très  net  de  cette  différence. 

Outre   ces   deux    recueils    d'anathématismes    qui 


ont,  au  regard  de  l'Eglise,  une  valeur  officielle,  nous 
possédons  encore  une  formule  de  rétractation 
imposée  à  un  origéniste  impénitent.  Cet  origéniste 
était  Théodoue  db  Scythopolis,  lévêque  de  cette 
même  ville  palestinienne  d'où  est  sorti  le  biographe 
de  saint  Sabas;  la  rétractation  qui  lui  fut  imposée 
dut  coïncider,  à  quelques  semaines  près,  avec  les 
délibérations  de  V  concile  sur  l'origénisme;  car  elle 
parait  dater  du  commencement  de  l'année  553.  Le 
1'  libelle  de  Théodore»  comprend  douze  anathéma- 
tisnies  :  sur  ce  nombre,  9  reproduisent  presque  mot 
pour  mot  les  9  premiers  anathématismes  de  543  ; 
les  3  autres  sont  nouveaux, ce  sont  les  4'',  ''*  e'  lï'» 
ils  ont  d'ailleurs  leurs  pendants  parmi  les  i5  ana- 
thématismes de  553  :  ce  sont  les  J2',  i3'etii».  Donc, 
de  toute  manière,  le  libelle  de  Théodore  est  une  for- 
mule de  transition;  dans  la  table  de  concordance  en 
17  articles  que  nous  avons  dressée  ci-dessus,  il 
pourrait  être  distribué  sous  les  numéros  1°  —  g°  ;  15° 

—  17".  La  doctrine  abjurée  par  Théodore  était,  en 
somme,  celle  des  isochrisis.'  On  trouvera  son 
libelle,  P.  G.,  LXXXVI,  i,  232-236.  Cf.  Diekamp, 
Origenistische  Streitigl;eiten,  p.  125-128. 

A  côté  de  la  lettre  de  Justinien  à  Menas,  renfer- 
mant 24  citations  textuelles  d'Origène,  !'£/;.,  cxxiv 
de  saint  Jérôme,  Ad  Avitum,  par  ses  25  extraits  tra- 
duits du  Periarclion,  offre  une  base  solide  pour  la 
critique  du  système  origéniste. 

La  double  liste  d'anathématismes  dressée  par 
ordre  de  Justinien  reflète  les  préoccupations  du 
sixième  siècle.  D'autres  siècles  ont  formulé  contre 
Origène  d'autres  accusations.  Au  début  du  qua- 
trième siècle,  Pamphile  le  martyr  ramène  à  neuf 
chefs  le  réquisitoire  qu'il  se  propose  de  réfuter  ; 
P.   G.,XVlI,578sqq. 

1 .  Origène  aurait  enseigné  que  le  Fils  de  Dieu  est 
inengendré. 

2.  Il  aurait  enseigné,  selon  les  rêveries  valenti- 
niennes,  que  le  Fils  de  Dieu  a  été  produit  par  voie 
de  projection. 

3.  Par  une  erreur  toute  contraire,  il  aurait  en- 
seigné, avec  Artémas  ou  Paul  de  Samosate,  que  le 
Christ  Fils  de  Dieu  est  pur  homme  et  non  Dieu. 

4  Par  une  nouvelle  contradiction  (la  méchanceté 
est  aveugle),  il  aurait  enseigné  que  les  faits  attri- 
bués au  Sauveur  n'ont  qu'une  vérité  d'apparence  et 
d'allégorie,  non  d'histoire. 

5.  Il  aurait  admis  deux  Christs. 

6.  Il  aurait  absolument  nié  la  vérité  des  récits  de 
faits  sensibles  rapportés  dans  les  diverses  parties 
de  l'Ecriture  touchant  de  saints  personnages. 

7.  Sur  la  résurrection  des  morts  elle  châtiment 
des  impies,  il  aurait-—  chose  particulièrement  grave 

—  nié  les  supplices  infligés  aux   pécheurs. 

8.  Quelques-uns  incriminent  ses  écrits  ou  ses  opi- 
nions touchant  la  condition  de  l'àme  et  l'économie 
du  salut. 

9.  Enlin  on  le  livre  à  tous  les  mépris  pour  avoir 
enseigné  la  métensomatose,  c'est-à-dire  le  passage 
d'âmes  humaines,  après  la  mort,  dans  des  animaux 
muets,  serpents,  bêtes  de  somme  ou  autres,  et  pour 
avoir  attribué  à  des  animaux  muets  une  âme  rai- 
sonnable. 

Un  autre  réquisitoire,  en  quinze  articles,  est 
dressé  par  l'apologiste  anonyme  d'Origène  que  Pho- 
Tiis  analyse,  Bibt.,  col.  cxvii,  /•■.  G.,  CIIl,  896. 


III. 


Conclusions 


I.  Genèse  des  idées  origénistes.  —  Comment  expli- 
quer la  genèse  de  ces  idées  ?  Origène  va  nous  }•  ai- 
der en  exposant, dans  le  prologue  du  Periarchon,  que 
la  révélation  venue  de  Dieu  ne  dispense  pasl'houuiie 


1249 


ORIGENISME 


1250 


de  réfléchir,  d'analyser  el    d'organiser  sa  croyance. 
Praefat.,  m,  Koetschau,  p.  9  : 

Il  faut  savoir  que  les  saints  apùtres,  prédicateurs  de  la 
foi  du  Cliiisl,  ont  sur  quelques  points  enseigné  très  clai- 
rement tout  ce  qu  ils  crurent  nécessaire  à  tous,  même  à 
ceux  qui  montraient  peu  d'empresnenient  pour  l'acquisi- 
lion  de  la  divine  science,  abandonnant  l'analyse  de  la  doc- 
trine il  ceux  qui  mériteraient  les  dons  excellents  de  l'Es- 
prit et  recevraient  particulièrement  la  grflce  de  la  parole 
de  la  sagesse  et  de  la  science  par  le  même  Esprit.  Sur 
d'autres  points,  ils  se  bornèrent  U  énoncer  le  fait,  omet- 
tant le  comment  et  le  pourquoi,  afin  de  donner  aux  esprits 
studieux  et  épris  de  sagesse  occasion  de  s'exercer  et  de 
faire  frncliûèr  leurs  dons  naturels  ;  à  ceux,  dis-je,  qui  se 
prépareraient  à  recevoir  dignement  la  sagesse. 

Là-dessus,  11  entreprend  de  dresser  d'une  part  le 
catalogue  des  vérités  delà  foi, clairement  enseign/es 
par  les  Apôtres,  d'autre  part  celui  des  points  c^  la 
réflexion  est  appelée  à  réaliser  des  progrès.  L'un  et 
l'autre  catalogue  nous  présenterait  quelques  sujets 
d'ctonnement.  Ne  nous  y  arrêtons  pas,  mais  allons 
de  suite  jusqu'au  bout  de  l'ouvrage,  pour  en  ressai- 
sir tout  le  dessein.  Les  articles  de  ces  deux  catalogues 
y  reparaissent  constamment,  développés  et  encLe- 
vêtrés. 

La  préoccupation  de  supplémenter  la  révélation 
divine  authentique  par  la  recherche  scientifique,  ca- 
ractérise l'altitude  d'Origène,  croyant  et  penseur.  Il 
n'est  pas  de  croyant  ])lus  soumisà  tout  ce  qui  lui  pa- 
rait porter  le  cachet  delà  parole  venue  d'en  haut; 
il  n'est  pas  non  plus  de  penseur  plus  audacieux,  là 
où  il  croit  entrevoir  une  conquête  possible  pour  le 
travail  de  l'intelligence. 

Or  une  série  de  graves  problèmes,  suggérés  par  les 
contrastes  et  les  conflits  de  la  vertu  et  du  vice,  du 
bonheur  et  de  la  souffrance,  de  l'esprit  et  de  la  ma- 
tière, sollicitait  son  âme  religieuse.  Au  cours  du 
siècle  précédent,  la  gnose  s'était  attaquée  à  ces  mêmes 
problèmes,  et  avait  prétendu  les  résoudre  par  des 
constructions  vertigineuses,  où  quelques  matériaux 
chrétiens  se  mêlaient  à  beaucoup  de  mythologie.  La 
réaction,  sobre  et  sensée  avec  sainllrénée,  se  Ut  plus 
inventiveavecOrigène:  au  christianisme  authentique 
dont  il  puisaitla  formule  dans  les  Écritures, le  maître 
du  Didascalée s'avisa  de  superposer  un  système  nou- 
veau d'hypothèses.  'Vingt  fois  pri^  s  et  reprises  dans 
tout  le  Periarclion,  avec  plus  ou'^  noins  d'outrance, 
ces  hypothèses  peuvent  se  rameneV  aux  suivantes: 

I"  Dieu  a  créé  des  esprits  ;  il  les  p  créés  tous  égaux; 

2°  Les  différences  qui,  de  fait  existent  entre  eux, 
procèdent  uniquement  de  l'usaj' ;  différent  qu'ils  ont 
fait  (le  leur  libre  arbitre;  1 

3"  De  la  même  source  procède  égalementl'assicia- 
tion  plus  ou  moins  stable  de  ces  esprits  à  des  corps 
plus  ou  moins  parfaits:  corps  élhcrés  ou  aériens, 
corps  humains,  corps  plus  grossiers  encore  ;  la  ma- 
tière n'a  été  créée  qu'en  vue  des  esprits,  soit  pour  les 
enchaîner  et  les  assujettir  à  diverses  épreuves,  soit 
tout  simplement  pour  les  soutenir  dans  l'existence; 

4°  L'établissement  de  tel  esprit  dans  un  certain 
degré  de  perfection  ou  de  déchéance  n'a  rien  de  dé- 
finitif: tous  restent  essentiellement  capables  de  pro- 
grès ou  de  déclin  ;  tous  peuvent,  à  travers  une  lon- 
gue série  d'épreuves,  soit  s'élever  au  plus  haut,  soit 
tomber  au  plus  bas; 

5"  Ces  transformations  dépassent  le  cadre  du 
monde  présent  ;  elles  s'échelonnent  sur  une  série  in- 
définie de  siècles  et  de  mondes,  où  les  mêmes  esprits 
peuvent  remplir  successivement  les  rôles  les  plusdi- 
vers  :  anges,  hommes,  démons. 

Quel  degré  de  consistance  prirent,  dans  l'esprit 
d'Origène,  ces  hypothèses?  Comment  un  croyant  si 
ferme  et  un  penseur  si  pénétrant  a-t-ilpus'en  accom- 

Tome  III. 


moder?  S'il  en  percevait  l'aboutissement,  que  penser 
de  son  christianisme?  Et  s'il  ne  le  percevait  pas,  que 
penser  de  son  génie? 

Ces  questions,  posées  de  tout  temps,  ont  reçu  de 
tout  temps  des  réponses  fort  dill'érentes.  Chaquesiè- 
cle,  sans  excepter  le  nôtre, à  eusesapologistesd'Ori- 
géne,  résolus  à  sauver  malgré  tout  l'auteur  du /"«ri'er- 
chon.  Chaque  siècle  aussi  a  eu  ses  critiques,  acharnés 
à  le  flétrir.  11  semble  qu'Origène  ait  pris  soin  de  dé- 
courager les  premiers,  en  protestant  contre  l'indiscré- 
tion qui  avait  livré  au  public  une  pensée  trop  peu 
mûre  pourvoir  le  jour.  Et  il  semble  qu'il  ait  répondu, 
en  quelque  mesure,  aux  seconds,  en  se  dégageant  par- 
tiellement, dans  ses  écrits  les  plus  achevés,  du  réseau 
d'hypothèses  qu'il  avait  ourdi  dans  une  heure  de 
fièvre  métaphysique. 

Dès  la  première  page  du  Periarchon,  il  écrivait, 
Praefat.,  11,  fCoetschau,  p.  8,  27,  28:  «  On  ne  doit  tenir 
pour  vérité  que  ce  qui  ne  s'écarte  en  rien  de  la  tradi- 
tion de  l'Eglise  et  des  Apôtres.  »  Celte  déclaration, 
qu'il  n'a  jamais  perdue  de  vue,  permet  de  réduire  à 
leur  juste  valeur  les  rêveries  plus  ou  moins  ésotéri- 
ques  auxquelles  il  eut  le  tort  de  s'abandonner. 

a.  Doctrine  sur  Dieu.  —  La  doctrine  sur  Dieu 
échappe,  en  grande  partie,  à  ces  influences  pertur- 
batrices. Au  sommet  de  l'échelle  des  êtres,  Origène 
reconnaît  el  adore  le  Dieu  absolument  spirituel,  un 
en  trois  personnes.  Il  repousse  les  concepts  grossiers 
que  des  exégèles  maladroits  prétendaient  avoir  puisés 
dans  l'Ecriture  même. Si  l'Ecriture,  pour  nousdonner 
quelque  idée  de  Dieu,  recourt  à  certaines  métaphores  : 
lumière,  /eu,  souffle,  nous  ne  devons  pas  être  dupes 
de  l'image  matérielle,  mais  pénétrer  jusqu  au  sens 
spirituel  que  le  contexte  justifie.  D'ailleurs,  l'essence 
divine  est  au-dessus  de  toute  conception,  et  les  ima- 
ges empruntées  aux  créatures  n'en  procurent  jamais 
qu'une  idée  rudimentaire  et  lointaine.  Il  faut  éliminer 
de  cette  idée  toute  sorte  de  composition  :  Dieu  est 
absolument  simple.  L'âme  se  révèle  aussi  indépen- 
dante de  la  matière  en  ses  opérations  propres.  C'est 
pourquoi  elle  peut  approcher  de  Dieu,  d'autant  plus 
qu'elle  est  plus  pure.  Dieu  est,  pur  nature,  invisible, 
c'est-à-dire  qu'il  ne  tombe  pas  sous  les  yeux  du  corps  : 
en  ce  sens,  on  peut  et  on  doit  direque  le  Fils  ne  voit 
pas  le  Père,  que  lEspril-Saint  ne  voit  pas  le  Fils. 
Néanmoins,  les  personnes  de  la  Trinité  se  connais- 
sent d'une  connaissance  spirituelle,  et  les  cœurs 
purs  ont  —  proportion  gardée  —  le  privilège  de  voir 
Dieu. 

Immuable  en  son  éternité,  mais  non  pas  inactif, 
car  l'inaction  répugne  à  une  nature  si  bienfaisante. 
Dieu  crée  incessamment.  Que  l'on  remonte  par  delà 
le  point  initial  de  ce  monde,  on  rencontre  Dieu 
existant,  donc  déjà  créant.  Impuissant  à  comprendre 
l'éternité,  sinon  tl'après  le  type  d'une  durée  succes- 
sive, l'auteur  du  Periarchon  se  refuse  à  admettre  un 
commencement  absolu  dans  l'œuvre  divine,  el  le 
voilà  déroulant  des  séries  de  mondes  à  l'iniini. 

Océan  de  lumière  inlellecluelle,  Dieu  est  pourtant 
limité  comme  puissance  de  connaître,  par  suiteaussi 
comme  puissance  de  produire.  La  raison  qu'Origène 
en  donne  est  que  toute  connaissance  implique  dis- 
tinction et  limitation.  Donc,  sous  peine  de  ne  rien 
concevoir  du  tout,  Dieu  n'a  pu  concevoir  les  êtres 
qu'en  nombre  fini  ;  ceux  qu'il  a  conçus,  il  les  a  réali- 
sés, mais  il  n'en  pouvait  réaliser  sans  mesure. 

Les  trois  personnes  de  la  Trinité,  l'ère.  Fils  el 
Saint-Es])rit,  sont  éternelles.  Cette  affirmation, 
maintes  fois  répétée,  suffit  à  mettre  un  abîme  entre 
le  Créateur  et  ses  œuvres  même  les  plus  parfaites. 
Par  ailleurs,  Origène  insiste  volontiers  sur  la  préro- 
gative du  Père,  seul  inengendré  ;  dans  son  insis- 
tance, il  pourrait  sembler  méconnaître  la  dignité  du 

40 


1251 


ORIGENISME 


1252 


Fils  et  du  Saint-Esprit,  car  il  lui  arrive  de  les  men- 
tionner avec  les  créatures  et,  jiour  ainsi  dire,  au 
même  rang.  Mais  les  termes  dont  il  use  pour  dési- 
gner leurs  processions,  les  relèvent  jusqu'à  la  divi- 
nité. Génération  du  Verbe,  image  du  Dieu  invisible, 
de  qui  il  procède  par  la  connaissance  et  l'amour  ;  non 
pas  image  grossière,  à  la  façon  d'une  statue,  mais 
image  parfaite,  comme  un  Fils,  Verbe  divin  lui-même 
dégagé  de  toute  matière.  Procession  de  l'Esprit- 
Saint  :  en  quoi  elle  diffère  de  la  procession  du  Fils, 
c'est  là,  dit  Origène,  un  de  ces  mystères  que  l'Ecri- 
ture ne  nous  dévoile  pas.  Bien  qu'il  attribue  aux 
trois  personnes  divines  une  même  science,  il  leur 
assigne  trois  sphères  d'action  distinctes  et,  pour 
ainsi  dire,  concentriques  :  au  Père,  toute  la  créa- 
tion, comme  auteur  de  l'être;  au  Fils,  les  seules 
créatures  raisonnables,  comme  Verbe;  à  l'Esprit- 
Saint,  les  seuls  justes,  comme  auteur  de  la  sancti- 
lication. 

Cette  attribution,  au  Père,  au  Fils  et  au  Saint- 
Esprit,  de  sphères  d'action  inégales,  devait  heurter 
l'orthodoxie  du  quatrième  siècle,  mise  en  éveil  par 
la  lutte  contre  l'arianisme.  Au  reste,  ce  n'était  pas 
le  seul  côté  par  où  Origène  sembla  favoriser  l'hé- 
résie. Mentionner  le  Fils  parmi  les  œuvres  de  Dieu, 
au  premier  rang,  pouvait  paraître  inoffensif,  car  le 
langage  biblique  autorise  cette  hardiesse;  pourtant, 
elle  ne  devait  point  passer  inaperçue  dans  le  Peri- 
arckon.  Origène  s'avise-t  il  de  dire  que  le  Fils  ne  voit 
pas  le  Père,  aussitôt  saint  Epiphane  et  saint  Jérôme 
lui  jettent  l'anathcme  ;  pourtant,  il  n'entend  qu'ex- 
clure une  vision  corporelle.  Après  avoir  affirme  que 
l'opération  de  Dieu  est  limitée  par  sa  puissance  de 
connaître,  et  avoir  rangé  dans  l'objet  de  cette  con- 
naissance le  Fils  même,  il  se  demande  si  Dieu  est 
connu  du  Fils  comme  lui-même  se  connaît.  II  laisse 
la  question  en  suspens,  mais  enfin  il  impute  au  Fils 
quelque  sorte  d'infériorité,  puisqu'il  veut  qu'on 
prenne  en  rigueur  la  parole  évangélique  :  «  Mon  Père 
est  plus  grand  que  moi.  »  Ruiin,  qui  a  entrepris  de 
corriger  la  doctrine  trinitaire  du  Periarclion  d'après 
les  autres  écrits  d'Origène,  s'est  bien  gardé  de  tra- 
duire ce  passage,  sans  doute  parce  qu'il  désespérait 
de  le  sauver.  Par  ailleurs,  Origène  affirme  énergi- 
quemenl  l'éternité  des  trois  personnes  divines  ;  il 
l'allirrae  en  des  termes  qui  sont  la  contradictoire 
exacte  d'une  proposition  capitale  d'Arius. 

Le  moins  qu'on  puisse  dire  de  cet  enseignement 
sur  la  Trinité  est  que,  pour  l'excuser,  il  faut  néces- 
sairement l'entendre  avec  indulgence.  La  doctrine 
sur  l'Incarnation  est  entachée  d'un  vice  plus  indis- 
cutable ;  nous  le  retrouverons  en  rappelant  la  théorie 
d'Origène  sur  la  destinée  des  âmes. 

3.  /.fl  destinée  des  créatures  raisonnables.  —  L'hy- 
pothèse initiale,  de  la  création  d'âmes  toutes  égales 
entre  elles,  s'inspire  d'une  réaction  salutaire  contre 
la  conception  gnosliqpie  des  trois  catégories  d'âmes: 
âmes  pneumatiques  (ou  spirituelles),  orientées  par 
leur  nature  même  vers  la  vertu  et  le  salut;  âmes 
hrliques  (ou  matérielles),  orientées  vers  le  vice  et  la 
perdition;  entre  deux,  âmes  psychiques,  capables  de 
s'orienter  par  elles-mêmes  dans  un  sens  ou  dans 
l'autre. 

Réaction  d'ailleurs  excessive,  car,  si  elle  corrige 
efficacement  l'immoralité  du  concept  gnostique,  c'est 
au  prix  d'une  restriction  arbitraire  apportée  an  sou- 
verain domaine  de  Dieu,  toujours  maître  de  ses  dons, 
soit  dans  l'ordre  de  la  nature  soit  dans  l'ordre  delà 
grâce,  et  libre  de  les  départir  plus  ou  moins  large- 
ment à  qui  bon  lui  semble,  sans  devoir  de  compte  à 
personne.  Celle  restriction  arbitraire  implique  encore 
une  idée  fausse  :  celle  d'un  droit  objectif  qu'aurait 
la  créature,  même  inexistante,  à  être  établie  dans  un 


certain  degré  de  perfection.  En  réalité.  Dieu  ne  doit 
à  aucune  créature  quoi  que  ce  soit,  sinon  les  moyens 
nécessaires  pour  tendre  à  la  fin  qu'il  lui  a  marquée. 

Liée  à  cette  première  hypothèse,  la  suivante,  qui 
explique  par  l'exercice  du  libre  arbitre  toute  la 
différenciation  des  créatures  raisonnables,  dénote 
une  louable  intention  de  rendre  hommage  à  l'ini- 
tiative de  la  volonté  créée;  mais  d'emblée  elle 
dépasse  le  but,  en  méconnaissant  la  diversité  essen- 
tielle des  êtres,  diversité  expressément  affirmée  par 
l'Ecriture  et  d'ailleurs  irréductible  dans  le  champ  de 
notre  expérience.  La  foLproteste  contre  ce  remanie- 
ment arbitraire  du  plan  divin,  et  la  raison  y  dénonce 
une  infiltration  étrangère.  Car  l'idée  de  rattacher 
à  une  vie  antérieure  la  condition  présente  des  âmes 
n'a  pas  germé  toute  seule  dans  le  cerveau  d'Origène  : 
encore  qu'il  prétende  ne  relever  ici  que  de  la  Bible, 
il  subit  inconsciemment  quelque  réminiscence  pla- 
tonicienne. 

Réminiscence  particulièrement  inacceptable  dans 
le  domaine  de  la  christologie.  Apres  avoir  posé 
comme  loi  universelle  que  chaque  âme  fait  à  elle- 
même  sa  destinée,  Origène  y  assujettira  même  le 
Dieu-homme.  Une  fidélité  intégrale  à  toutes  les  indi- 
cations du  bon  plaisir  divin  a  mérité  à  l'âme  du  Christ 
l'honneur  incomparable  de  l'union  avec  le  Verbe. 
Elevée  jusque-là  pour  prix  de  sa  vertu,  elle  assuma 
librement  une  chair  sans  tache,  afin  d'opérer  notre 
Rédemption  ;  pour  elle  seule,  la  vie  terrestre  n'im- 
pliqua nulle  déchéance,  mais  libre  condescendance. 
Mais  voici  une  chimère  plus  extravagante  encore  : 
l'âme  du  Christ  aurait  préludé  à  son  incarnation 
terrestre  par  une  série  de  métamorphoses  célestes, 
se  faisant  tour  à  tour  chérubin  avec  les  chérubins, 
séraphin  avec  les  séraphins,  pour  visiter  les  divers 
ordres  des  puissances  supérieures. 

L'hypothèse  de  la  préexistence  des  âmes  se  com- 
plique d'une  atitre  hypothèse  non  moins  ruineuse, 
touchant  la  raison  d'être  de  la  matière.  Poser  en 
principe  que  la  matière  est  requise  pour  corriger  les 
écarts  du  libre  arbitre,  et  qu'en  outre  tous  les  esprits 
créés  ont  besoin  d'un  support  matériel,  c'est  ren- 
verser les  barrières  qui  séparent  l'angclologie  de 
l'anthropologie;  c'est  encore  introduire,  dans  le 
domaine  même  de  l'anthropologie,  un  trouble  pro- 
fond. Car,  par  là,  on  réduit  le  composé  humain  à 
n'être  plus  une  nature  digne  de  ce  nom,  mais  un  pro- 
duit de  rencontre,  dont  rélément  principal  peut  se 
dégager  des  liens  du  corps,  soit  pour  monter  plus 
haut,  soit  pour  tomber  plus  bas  et  pour  former, 
avec  d'autres  éléments  matériels,  d'autres  unions, 
peut-être  éphémères,  peut-être  violentes.  L'identité 
de  la  personne,  fondement  de  toute  psj'chologie  et 
de  toute  morale,  périclite,  ainsi  que  le  dogme  de  là 
résurrection,  à  travers  la  série  des  transmutations 
possibles.  D'autant  que  l'imagination  du  théologien 
ne  recule  pas  toujours  devant  l'idée  d'une  lointaine 
métempsycose. 

Il  faut  d'ailleurs  savoir  gré  à  Origène  d'avoir  pro- 
clamé la  suprématie  de  l'esprit  et  affirmé  que  la 
matière  existe  pour  lui.  Parmi  les  conceptions  plus 
ou  moins  risquées  qu'il  grefTe  sur  cette  doctrine  spi- 
ritualiste,  plusieurs  ne  lui  sont  pas  personnelles. 
Telle  la  conception  des  âmes  des  astres.  Après  une 
brillante  fortune  dans  l'antiquité  profane  et  sacrée, 
cette  idée  séduira  encore  des  scolastiques,  et  saint 
Thomas  l'accueillera  dans  la  Somme.  Telle  encore  la 
conception  des  corps  des  anges.  Il  estime  que  nul 
esprit  créé  ne  saurait  se  passer  absolument  de  corps  ; 
seulement,  ces  corps  seront  plus  ou  moins  grossiers, 
selon  le  degré  de  déchéance  encouru  par  les  esprits. 
Il  n'appartient  qu'à  la  divine  Trinité  de  dominer 
toute  matière. 


1253 


ORIGENISMR 


1254 


Plus  grosse  de  conséquences  est  l'hypothèse  qui 
supprime  le  terme  définitif  assigné  à  toute  vie 
humaine,  récompense  pour  la  vertu,  châtiment 
pour  le  crime,  et  y  substitue  la  perspective  d'autres 
migrations  possibles  à  travers  d'autres  existences. 
Si  l'auffe  peut  encore  déchoir  soit  au  rang  d'homme 
soit  au  rang  de  démon,  si  Judas  ou  Satan  peut 
s'élever  au  rang  de  séraphin,  tout  vacille  dans  les 
conclusions  que  nous  tirons  de  l'Ecriture;  il  n'y  a 
plus  rien  d'assuré  dans  l'œuvre  de  Dieu. 

Origène  trace  d'ailleurs  d'excellents  tableaux  des 
épreuves  terrestres  de  l'humanité.  II  montre,  d'après 
l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament,  l'homme  aux 
prises  avec  les  puissances  ennemies.  Sollicité  d'un 
côté  par  les  esprits  du  niai,  de  l'autre  par  Dieu  et 
ses  anges,  l'homme  demeure  libre.  Ses  fautes  ne  pro- 
cèdent pas  toutes  de  tentations  extérieures,  car  il 
porte  en  lui-même  des  instincts  très  prompts  à  se 
dérégler  et  dont  le  démon  exphïite  la  complicité. 
Contre  tous  les  assauts  il  est  assisté  par  la  grâce 
divine;  il  ne  tient  qu'à  lui  de  vaincre,  comme  Jacob 
assisté  par  l'ange,  comme  Job  dont  Dieu  soutint  la 
patience. 

Le  cadre  ouvert  par  Origène  peut  accueillir,  entre 
bien  d'autres  idées,  celle  du  péché  originel;  mais 
cette  idée  n'y  occupe  aucune  place  de  choix.  Et  par 
le  rôle  discrétionnaire  qu'il  assigne  au  libre  arbitre, 
il  s'engage  dans  les  voies  de  l'hérésie  pélagienne. 
Puisque  l'exercice  du  libre  arbitra  trouve  dès  cette 
vie  une  sanction  dans  la  destinée  propre  à  chaque 
âme,  ce  monde  présente  comme  une  première 
ébauche  du  jugement  divin.  Origène  croit  à  la  réa- 
lité du  jugement;  il  affirme  aussi  la  résurrection  des 
corps.  Les  uns  renaîtront  spiritualisés,  immunisés 
par  la  gloire  contre  toute  corruption  ;  les  autres 
seront  livrés  en  proie  à  la  souffrance,  qui  s'achar- 
nera sur  eux  pour  les  torturer  sans  les  détruire. 
Aux  justes,  Dieu  destine  des  biens  ineffables;  non 
pas  ces  biens  grossiers  que  rêvent  quelques-uns, 
lisant  l'Ecriture,  comme  les  Juifs,  avec  des  yeux  de 
ehaii',  mais  des  biens  spirituels  :  connaître  les  choses 
et  les  raisons  des  choses,  voir  tout  dans  la  lumière 
de  Dieu,  avec  un  regard  d'autant  plus  perçant  que 
l'àme  est  plus  pure.  Aux  damnés,  le  feu  vengeur 
allumé  par  leurs  propres  péchés.  Condamnée  à  l'igno- 
rance et  rivée  à  la  matière,  l'àme  souffrira  jusqu'à 
ce  que  les  jours  de  sa  purification  soient  achevés. 
D'ailleurs,  après  une  expiation  convenable,  tous, 
hommes  et  anges,  peuvent  reprendre  leur  rang.  Ils 
semble  même  que  cette  réhabilitation  soit  réservée 
à  tous  pour  le  dernier  jour.  Selon  la  conception 
origéniste,  l'entrée  des  créatures  raisonnables  en  ce 
monde  fut  une  descente,  une  déchéance,  du  milieu 
invisible  et  éternel  où  elles  furent  créées,  vers  les 
réalités  sensibles.  Après  que  chacunede  ces  créatures 
raisonnables  eut,  par  son  libre  arbitre,  fait  sa  propre 
destinée,  vers  la  (in  des  temps,  comme  tout,  hommes 
et  anges,  faiblissait,  le  Fils  de  l'homme  vint  en  per- 
sonne réparer  le  monde  par  l'exemple  salutaire  de 
son  obéissance.  Sa  soumission  volontaire  est  le 
principe  de  la  nôtre;  par  des  voies  de  persuasion, 
dont  le  secret  appartient  à  Dieu,  elle  nous  subjugue 
et  nous  conduit  à  ses  fins.  Le  souverain  bien, 
pour  la  créature  raisonnable,  consiste  dans  le 
retour  à  l'auteur  de  son  être.  Une  fois  l'évolution 
cosmique  achevée,  la  terre  renouvelée  sera  comme 
le  vestibule  du  ciel  pour  les  élus,  qu'elle  préparera 
aux  suprêmes  révélations.  Ils  pénétreront  dans  le 
ciel  et  Dieu  sera  tout  en  tous. 

Ce  dénouement  suppose  que  Dieu  aura  pu  remettre 
plusieurs  fois  au  creuset  ses  élus  pour  les  parfaire. 
Appelée  par  l'hypothèse  des  épreuves  successives, 
l'hypothèse  de  la  pluralité  des  mondes  est  requise 


pour  fournir  à  celte  sotériologie  grandiose  le  cadre 
qu'elledemande.  Combinée  avec  l'interprétation  spi- 
rituelle des  Ecritures,  dont  le  quatrième  livre  du 
Periarchon  développe  la  théorie,  elle  produit  des 
pages  d'un  souffle  puissant,  dont  le  malheur  est  de 
ne  répondre  à  rien  de  réel. 

Origène  distingue  trois  sens  des  Ecritures,  répon- 
dant aux  trois  éléments  de  l'homme  :  le  corps,  l'âme 
et  l'esprit.  (Voir  ci-dessus  article  Exkgèsb  par  A. 
DuHAND,  t.  I,  1823  ;  surtout  F.  Prat,  Origène,  livre  II) 
Volontiers  il  négligera  le  corps,  c'est-à-dire  le  sens 
matériel,  pour  s'attacher  à  l'àme  et  à  l'esprit,  c'est-à- 
dire  aux  sens  les  plus  élevés.  Ainsi  se  débarrassera- 
t-il  de  tous  les  textes  gênants.  Dès  lors  qu'il  les 
juge  peu  convenables  à  la  sagesse  ou  à  la  majesté 
de  Dieu,  il  se  croit  autorisé  à  les  prendre  au  sens 
spirituel,  et  ce  principe  d'exégèse  le  mène  fort 
loin. 

Après  avoir  montré  dans  l'Israël  selon  la  chair 
—  dans  le  peuple  juif  —  la  figure  de  l'Eglise,  Isratl 
selon  l'esprit,  il  élargit  cette  conception  et  nous 
invile  à  considérer  encore  selon  l'esprit  les  peuples 
voisins  d'Israël.  Pourquoi  eux  aussi,  comme  Israël, 
n'auraient-ils  pas  leur  type  céleste?  Et  pourquoi, 
aussi  bien  que  l'Israël  terrestre,  ne  seraient-ils  pas 
quelque  tribu  exilée  du  ciel  pour  des  fautes  com- 
mises dans  une  existence  antérieure,  et  attendant 
ici-bas  que  le  mystère  de  son  expiation  soit  con- 
sommé? Et  pourquoi  telle  page  de  l'Ecriture,  dont 
le  sens  nous  échappe,  ne  serait-elle  pas,  selon  le 
sens  spirituel,  l'histoire  céleste,  soit  passée,  soit  à 
venir,  de  quelqu'un  de  ces  peuples  mystérieux? 
Pourquoi  enfin  l'histoire  du  Christ,  y  compris  la 
Passion,  ne  serait-elle  pas  la  préface  d'un  évangile 
éternel,  l'image  terrestre  d'une  rédemption  meil- 
leure qui  doit  s'accomplir  dans  le  ciel,  pour  la  ruine 
des  puissances  célestes  du  mal?  Celui  qui  aime  la 
vérité  ne  s'arrêtera  pas  aux  mots  ;  il  s'efforcera  de 
percer  le  voile  des  réalités  sensibles,  pour  pénétrer 
les   mystères  spirituels. 

Ainsi  le  cycle  se  ferme  :  selon  le  programme  tracé 
dès  le  premier  livre,  l'état  définitif  de  la  créature 
reproduit  l'état  initial. 

4.  le  fond  de  l'origénisme.  —  11  faut  s'arracher  à 
la  poésie  de  ces  rêves,  pour  demander  :  l'esprit 
d'Origène  s'est-il,  en  définitive,  reposé  dans  une 
pensée  ferme,  et  queile  est  cette  pensée? 

Avant  tout,  on  lui  doit  cette  justice  que,  s'il 
énonce  des  idées  insoutenables,  il  ne  meta  les  sou- 
tenir aucune  opiniâtreté.  Au  contraire,  il  ne  se  lasse 
pas  de  redire  que  c'est  là  spéculation  pure,  tâton- 
nements dans  un  domaine  mal  exploré,  où  il  se 
résigne  d'avance  à  quelques  faux  pas,  la  vérité  ne 
progressant  qu'à  ce  prix.  S'il  ne  le  dit  pas  encore 
plus  souvent,  et  s'il  s'oublie  parfois  à  présenter 
comme  vérité  acquise  ce  que,  l'instant  d'avant,  il 
énonçait  avec  toute  sorte  de  précautions,  on  peut 
croire  qu'il  agit  ainsi  par  crainte  de  fatiguer  son  lec- 
teur, ou  plutôt  parce  que,  en  la  droiture  de  son  àme, 
il  considère  comme  bien  entendu  que  l'on  ne  pren- 
dra pas  cela  trop  en  rigueur.  Rien  n'est  plus  facile 
que  de  glaner  chez  Origène  les  éléments  d'un  anti-Ori- 
gène.  De  là  les  tentatives  d'apologie  si  souvent  renou- 
velées en  faveur  du  grand  Alexandrin.  Ses  disciples 
immédiats,  instruits  par  son  exemple  à  donner  aux 
choses  leur  valeur  propre,  se  sont  attachés  à  ce  qu'il 
y  avait  de  plus  durable  dans  son  enseignement,  et 
leur  altitude  prouve  que  les  échos  du  Didascalée 
répétaient  autre  chose  que  les  excentricités  du 
Periarchon. 

Au  déclin  du  quatrième  siècle,  Rufln,  préoccupé 
de  rendre  cet  ouvrage  acceptable  à  l'Occident,  y 
distingua  deux  parts  :  il  retoucha  les  page»  relatives 


1255 


ORIGEMSME 


1256 


à  la  Trinité,  en  s'inspirant  des  autres  écrits  d'Ori- 
gène;  il  laissa  le  reste  à  peu  près  intact.  Ce  traite- 
ment'ne  devait  pas  suffire  à  désarmer  la  critique  ;  et 
aujourd'hui  nous  inclinons  à  croire  que  les  plaies 
auxquelles  Kulin  porta  remède  n'étaient  pas  les  plus 
profondes.  La  controverse  arienne  est  passée,  volon- 
tiers on  excuse  chez  un  Père  du  iii=  siècle  des 
incohérences  de  langage  qui,  au  siècle  suivant,  ont 
dû  faire  scandale.  Origène  a  d'ailleurs  trop  souvent 
affirmé  lacoéternité,  la  parfaite  égalité,  et  en  somme 
la  consubstantialité  des  trois  personnes  divines, 
pour  qu'on  puisse,  à  un  degré  quelconque,  le  tenir 
pour  un  ancêtre  dArius.  Mais  le  souci  d'inculquer, 
en  regard  du  polythéisme,  la  prérogative  du  Père, 
source  de  la  divinité,  devait  fatalement  se  traduire 
alors  par  des  énoncés  peu  précis,  tranchant  la  pro- 
cession du  Fils  et  de  l'Esprit-Saint  jusqu'à  paraître 
impliquer  une  réelle  infériorité.  Il  nous  en  coûte 
moins  aujourd'hui  de  faire  crédit  à  Origène  sur  la 
doctrine  de  la  Trinité,  et  d'admettre  que  sa  pensée, 
pour  imprécise  qu'elle  soit,  vaut  mieux  que  son 
expression.  Telles  ces  ébauches  de  maîtres,  où  le 
même  détail  a  été  repris  vingt  fois  :  les  traits 
s'entre-croisent,  cherchant  diversement  la  vérité  de 
l'image;  onne  saisit  la  résultante  que  dans  un  certain 
recul.  Avec  un  magnilique  optimisme,  l'artiste  a 
laissé  subsister  tout  le  faisceau  dans  l'œuvre  délini- 
tive,  sans  prendre  garde  aux  maladroits  qui,  en  iso- 
lant un  trait,  prendront  le  change  sur  l'ensemble. 
Plus  délicat  fcst  le  jugement  à  porter  sur  la  doc- 
trine concernant  les  créatures.  A  lire  le  Contra  Cel- 
sum  ou  les  traités  exégétiques,  on  goûte  souvent 
le  plaisir  d'une  admiration  sans  mélange,  tant  la 
pensée  se  déroule  opulente  et  saine.  De  loin  en  loin 
quelques  détails  surprennent,  quelques  doutes  sur- 
gissent, mais  qui  paraissent  négligeables  devant 
une  si  réelle  plénitude  de  sens  chrétien.  L'impres- 
sion change  si  l'on  quitte  l'ccuvre  d'Origène  pour 
les  Origeniana  de  Huet  :  celte  vaste  compilation,  où 
sont  cataloguées  et  classées  méthodiquement  les 
assertions  d'Origène,  oblige  à  reconnaître  que,  du- 
rant toute  sa  carrière,  les  principales  chimères  du 
Periarchon  ne  cessèrent  de  hanter  son  esprit.  On  ne 
les  reconnaîtrait  pas  toujours  si  l'on  n'était  averti, 
d'autant  qu'elles  sont  parfois  comme  voilées.  Le 
christianisme  vrai  et  traditionnel,  dont  vivait  Ori- 
gène, devait  nécessairement  l'amener  à  restreindre 
ses  horizons  et  à  surveiller  sa  pensée.  De  ces  vastes 
ensembles  où  nous  Tavons  vu  prodiguer  les  siècles 
et  les  mondes,  il  retient  surtout  l'idée  d'une  Provi- 
dence attentive  à  parfaire  ses  élus,  à  travers  les 
vicissitudes  de  la  vie  présente.  11  lui  arrive  d'en- 
fermer nettement  la  destinée  humaine  dans  ses 
limites  réelles  et  de  lui  assigner,  pour  terme  défi- 
nitif, soit  l'éternelle  vue  de  Dieu,  soit  l'éternelle 
réprobation.  Surtout  il  repousse  l'idée  d'une  conver- 
sion du  diable,  et  s'indigne  qu'on  puisse  lui  imputer 
une  telle  folie.  Mais  il  n'a  pas  abjuré  pour  autant 
l'hypothèse  de  la  préexistence  des  âmes,  et  caresse 
encore  le  rêve  du  salut  universel.  Comme  il  faut 
désespérer  de  l'accorder  parfaitement  avec  lui-même, 
il  faut  également  renoncer  à  prononcer  sur  l'en- 
semble de  son  œuvre  une  sentence  toute  d'éloge  ou 
toute  de  blàrae.  Le  loyal  et  vaillant  Athanase,  qui 
s'en  inspire  souvent  sans  s'y  asservir,  le  sage 
Didyrae,  qui  le  commente  et  le  ramène  à  l'ortho- 
doxie, paraissent  en  somme  les  juges  les  plus  équi- 
tables, aussi  bien  que  les  plus  qualifiés,  du  grand 
Alexandrin. 

Le  geste  de  Sisyphe,  roulant  persévéramment  un 
rocher  vers  une  cime  inaccessible,  symbolise  assez 
bien  l'effort  du  penseur  autodidacte  que  fut  Origène, 
pour  amener  son   bloc  d'hypothèses  jusque  sur  les 


hauteurs  commandées  par  sa  foi.  Effort  voué  à  un 
échec  certain.  La  postérité  ne  peut  se  défendre 
d'admirer  l'énergie  du  géant,  mais  elle  constate  la 
folie  de  l'entreprise. 

Au  VI'  siècle,  les  assertions  les  plus  capiteuses 
du  Periarchon  montèrent  au  cerveau  de  quelques 
moines  palestiniens.  Telle  fut  alors  la  fermenta- 
tion malsaine  des  esprits  que  l'origénisme  parut 
dégénérer  en  panthéisme  émanatiste.  Les  textes 
retenus  par  le  filtre  de  Justinien  ne  montrent  Ori- 
gène responsable  de  ces  excès  que  si  on  les  glose; 
mais  on  comprend  que  l'Eglise  ait  jugé  nécessaire 
d'endiguer  le  flot  menaçant.  De  là  les  anathènies 
conciliaires  qui  associent  le  nom  de  n  l'impie  Ori- 
gène 11  aux  noms  des  Arius,  des  Nestorius  et  des 
Eutychès.  Ces  anathêmes  visent  l'œuvre,  dont  une 
partie  méritait  une  telle  disgrâce.  L'homme  demeure 
grand  par  le  génie  et  plus  encore  par  le  cieur. 

La  conclusion  dogmatique  est  très  bien  dégagée 
par  Mgr  Freppel,  Origène,  t.  II,  p.  428  : 

Nous  tenons  pour  un  fuit  certain  que  l'auteur  du 
Periarchon  a  été  condamné  par  quatre  conciles  généraux, 
et  tous  les  efforts  que  l'on  tentera  pour  obscurcir  cette 
vérité  historique  ne  serTÎi-ont  qu'à  la  mettre  mieux  en 
lumière.  C'est  de  la  mauvaise  critique  que  de  vouloir  se 
tirer  d'emliarras  en  supprimant  les  pièces  du  procès,  et 
en  traitant  d'apocrvphe  tout  ce  qui  contrarie  une  thèse 
préconçue.  En  pareil  cas,  il  faut  savoir  accc-pter  franche- 
ment les  données  de  l'histoire,  au  lieu  d'ébratder  la  cer- 
titude du  témoignage  par  des  négations  peu  mesurées. 
L'essentiel,  c  est  de  bien  fixer  le  sens  des  jugements  ren- 
dus contre  Origène  par  les  pouvoirs  de  l'Eglise.  Sur  ce 
point,  la  maxime  de  Uuet  restera  comme  le  vrai  mot  de 
la  question  :  «Si  l'on  entend  par  hérétique  un  homme  qni 
erre  sur  un  dogme  de  la  foi,  il  est  impossible  de  ne  pas 
appliquer  à  Origène  cette  qualification  ;  mais  si  l'on  veut 
désigner  par  là  celui  qui  manifeste  l'intention  de  persé- 
vérer dans  son  erreur,  îors  même  qu'elle  aurait  été  réprou- 
vée par  l'Eglise,  qui  oserait  dire  pai-eille  chose  d'Origène?  » 
C'est  dans  le  premier  sens,  et  nullement  dans  le  second, 
que  les  conciles  ont  condamné  l'auteur  du  Periarchon,  Car 
il  est  évident  qu'un  homme  ne  peut  pas  devenir  plus 
hérétique  après  sa  mort  qu'il  ne  l'était  pendant  sa  vie.  Or. 
de  son  vivant,  Origène  n'avait  pas  songé  un  instiint  à 
rompre  la  communion  avec  l'Eglise. 

Bibliographie.  —  On  ne  cherchera  pas  ici  une  biblio- 
graphie complète  d'Origène,  que  fourniraient  d'au- 
tres recueils  ;  mais  seulement  l'indication  des 
principaux  ouvrages  à  consulter  pour  l'apprécia- 
tion des  doctrines  origénistes.  On  peut  nommer, 
selon  l'ordre  des  temps  :  Sixte  de  Sienne,  O.P.,  dans 
sa  Bihliotheca  sacra  (Venise,  i566  :  renouvelle  la 
tentative  paradoxale  de  Rufin,  De  adulteratione  li- 
hrortim  Origenis,  pour  rejeter  sur  des  faussaires 
malveillants  la  responsabilité  des  écarts  doctriaaux 
d'Origène).  —  G.  Genebrard,  O.  S.  B.,  éditeur 
d'Origène,  Paris,  ib-j!).  —  P.  Halloix,  S.  J.,  Orige- 
lies  defensiis,  Leyde,  16^8  fol.  Apologiste  oulran- 
cier  d'Origène.  —  P.  D.  Huet,  évéque  d'Avranches, 
Origeniana,  Rouen,  1668,  fol.  Ce  vaste  travail, 
exempt  de  parti  pris  pour  ou  contre  Origène, 
demeure  fondamental  pour  l'étude  détaillée  de  la 
doctrine.  Il  a  été  reproduit  par  Delarue  dans  son 
édition  d'Origène,  i ■733-1759;  on  le  trouvera  dans 
Migne,  P.  /..,  XVII,  avec  des  notes  empruntées 
pour  une  part  à  l'évêque  anglican  Georges  Bull, 
Hefensio  fidei  Nicaenae,  Oxford,  i685-i688,  qui 
estime  l'enseignement  d  Origène  pleinement  con- 
forme à  la  foi  de  Nicée,  et  à  Dom  P.  Maran,  Divini- 
ias  Domini  Nostri  Jesu  Christi  manifesta  in 
Scriptiiris  et  Traditione,  Venise,  i'746.  —  E.  R. 
Redepenning,  Origenes.  Eine  Darstelliing  seines 
l.ebens  und  seiner  Lettre.  Bonn,i84i  et  i846,  2  iu-8. 
Travail  olijectif,  d'un  protestant  qui  a  longuement 
étudié   Origène.  —    Al.  Vincenzi,  In    S.    Gregorii 


1257 


PAIX  ET  GUERRE 


1258 


IVvsseni  et  Origenis  scripta  et  doctriiiam  nova 
recensio,  cum  appendice  de  actis  synodi  Vceeuni. 
Rome,  i86/t-i86ô,  4  in-8»;  un  5"  volume  aparu,  1869. 
La  plus  oulrancière  des  apologies  d'Origène.  — 
E.  Frepi)el,  Origàne.  Cours  d'éloquence  sacrée  fait 
à  la  Horhonne  pendant  les  années  1866  et  1861. 
Paris,  1S68,  a  in-8°.  Œuvre  de  grand  sens  et  de 
large  é<iuilé.  —  J.  Denis,  La  philosophie  d'Ori- 
i:ène,  Paris,  i884  (Sur  ce  mémoire  couronné  par 
1  Institut,  voir  le  rapport  de  A.  Franck,  Mémoire 
de  VAcad.  des  sciences  morales  et  politiques,  t.  XV, 
p.  4i  1-447  ['^8;l)- —  C.  Bigg,  The  Christian  l'iato- 
nists  of  Ale.vandria,  Oxford,  1886.  —  L.  Atzber- 
ger,  Geschichte  der  christlichen  Hschatologte  inner- 
halh  der  vornicaenischen  Zeit,  Freiburgi  B.,  i8y6, 
IX""  Abschnitt,  p.  366-456.  —  G.  Capitaine,  De 
Origenis  ethica,  Miinster  i.  W.,  1898.  —  Fr.  Die- 
kamp,  Die  origenistischen  Streitigkeiten  im  F"" 
Jahrhundert  und  das  K'"  allgemeine  Concil, 
Miinster  I.  W.,  1899;  voir   les  objections  chrono- 


logiques de  A.  Jiilicher,  Theologische  Literaturzei- 
tung,  igoo,  p.  173-176,  et  la  réponse  de  Diekamp, 
Ilistor.  Jahrbuch,  1900,  p.  743-757.  — Ch.  L.  F'eltoe, 
nionysius  of  Alexandria,  Cambridge,  1904.  — 
i.  Brochet,  Suint  Jérôme  et  ses  ennemis.  II'  partie  : 
La  f|uerelle  de  saint  Jérôme  et  de  Ruiin.p.  io3-423. 
Paris,  1906.  —  F.  Prat,  Origène  ;  le  théologien  et 
l'e.régéle.  Paris,  1907  :  importante  introduction 
sur  «  Origène  et  l'origénisme  »,  pp.  i-LXiii.  — 
L.B.Radford:  Three  teachers  of  Alexandria  :  Theo- 
gnosliis,  Pierius  and  Peter.  A  Study  in  the  early 
history  of  Origenisra  and  antiorigenism.  Cam- 
bridge, 1908.  —  G.  Griitzmacher,  Hieronymus .'Eme 
biographische  Studie,  t.  III,  Kap.  x,  pp.  1-94  :  Der 
origenistische  Slreit.  Berlin,  1908.  —  G.  Bardy, 
Didjme  l'aveugle,  ch.  vin  :  Didyme  et  les  contro- 
verses origénistes.  Paris,  1910. 

A.  d'Alès. 


PAIX  ET  OUERRE.  —  I.  Fondements  du  droit 
INTERNATIONAL  CHKliriBN.  —  A.  L'Evangile.  — 
B.  L'Eglise  primitive.  ^-  C.  Enseignement  de  saint 
Augustin.  —  D.  Enseignement  de  saint  Thomas 
d'Aquin.  —  E.  Enseignement  de  Vitoria  et  de 
Suarez.  —  F.  Enseignement  actuel  des  Ecoles 
catholiques. 

II.  Théoris  catholique  du  droit  de  guerre.  — 
A.  Juste  guerre  et  justice  vindicative.  —  B.  Con- 
duite des  hostilités.  —  G.  Dénouement  des  hosti- 
lités. —  D.  Théories  contredites  par  la  synthèse 
catholique.  —  E.  La  responsabilité  des  consciences 
dans  une  guerre  injuste.  —  F.  Vertu  providentielle 
de  ta  guerre. 

III.  Théorie  catholique  dk  l'ordre  juridique 
international.  —  A.  Sens  et  position  de  ta  ques- 
tion. —  B.  Chrétienté  du  Moyen  âge.  —  C.  Equi- 
libre des  Puissances.  —  D.  liégime  de  la  Sainte- 
Alliance.  —  E.  Concert  européen.  —  F.  Solidarité 
d'intérêts  du  monde  contemporain.  —  G.  OEuvre 
des  Conférences  de  la  Haye  {1899-1907). —  H.  Sanc- 
tions internationales.  —  I.  OEuvre  du  Traité  de 
Versailles  {'28  juin  1919).  —  3.  Paix  et  Démocratie. 
■ —  K.  Paix  et  Nationalités.  —  L.  Participation  du 
Saint-Siège.  —  M.  Conclusion. 

Indications  bibliographiques. 

I.  —Fondements  du  Droit  international  chrétien 

A.  L'Evangile.  —  La  doctrine  morale  de  l'Evangile 
est  un  message  de  paix  et  de  réconciliation.  Au  nom 
du  Père  ijui  est  dans  les  cieux,  la  paix  divine  et  sur- 
naturelle est  apportée  au  fond  des  âmes;  une  frater- 
nité surnaturelle  est  établie  entre  tous  les  hommes, 
devenus,  sans  aucune  distinction  de  races,  les  en- 
fants adoptifs  de  Dieu.  Des  préceptes  et  des  conseils 
d'une  beauté  sublime  marquent  les  règles  chrétiennes 
de  la  charité  fraternelle,  du  pardon  des  injures,  de 
l'amour  des  ennemis.  La  conséquence  évidente  d'une 
telle  doctrine  morale,  dans  un  monde  où  elle  serait 
observée  comme  elle  devrait  l'être,  serait  de  faire 
régner  la  paix,  la  justice,  la  charité  entre  les  divers 
peuples  de  la  terre,  comme  entre  les  individus  et  les 
familles.  Le  genre  humain,  nonobstant  la  multipli- 
cité légitime  et  nécessaire  des  nations  et  des  langues, 
deviendrait  une  immense  famille  au  sein  de  laquelle 
régnerait  à  jamais  la  fraternité  du  Christ. 

Cettedoctrineévangéliquenecomporterait-ellepas, 


pour  les  disciples  de  Jésus-Christ,  l'interdiction  uni- 
verselle et  absolue  de  tout  recours  à  la  force  des 
armes,  la  condamnation  péremptoire  de  toute  espèce 
de  guerre,  offensive  ou  défensive?  Pas  plus  aux  Etats 
et  aux  peuples  qu'aux  simples  particuliers,  il  ne 
serait  permis,  en  aucun  cas,  de  tirer  le  glaive  du 
fourreau,  car  Quiconque  fait  usage  de  l'épée  périra 
par  l'épée  (Matth.,  xxvi,  02).  On  ne  pourrait  donc 
pas  parler  d'un  droit  chrétien  de  paix  et  de  guerre, 
puisque  la  paix  serait  seule  légitime  et  que  la  guerre 
serait  absolument  proscrite,  en  toute  hypothèse,  par 
le  Code  divin  de  la  morale  chrétienne. 

A  différentes  époques,  pareille  interprétation  de 
l'Evangile  fut  soutenue  par  des  sectes  mystiques  et 
illuminées.  De  nos  jours,  elle  a  été  propagée  par 
Tolstoï  avec  un  succès  prestigieux.  Elle  donne  lieu  à 
de  singulières  évocations  de  renseignement  de  Notre- 
Seigneur  par  les  théoriciens  de  l'humanitarisme 
maçonnique,  révolutionnaire  et  socialiste. 

En  réalité,  l'interprétation  dont  nous  parlons 
repose  sur  un  énorme  contresens,  dont  fait  justice, 
non  pas  seulement  la  Tradition  catholique,  mais  une 
saine  exégèse  rationnelle  et  critique  des  textes  de 
l'Evangile.  Le  contresens  consiste  à  transporter 
dans  l'ordre  social  et  politique  les  préceptes  ou  con- 
seils d'ordre  purement  moral  et  religieux  que  donne 
Jésus-Christ  pour  la  sanctilication  des  âmes.  Avec  la 
même  méthode,  on  exclura,  au  nom  du  Sermon  sur 
la  Montagne,  la  propriété,  les  tribunaux,  tous  les 
organes  d'une  société  hiérarchique,  non  moins  que  la 
guerre  et  le  service  militaire.  Mais  on  méconnaîtra, 
en  même  temps,  la  signilication  authentique  et  pro- 
fonde du  message  évangélique,  qui  enseigne  aux 
ftmes  le  secret  d'une  rénovation  morale  et  intérieure 
par  le  détachement,  le  sacrifice,  tout  en  adaptant 
l'essor  extérieur  du  royaume  de  Dieu  ici-bas  aux 
exigences  raisonnables  et  hiérarchiques  de  la  société 
humaine,  aux  conditions  mêmes  de  la  vie  présente. 
Le  langage  et  l'attitude  de  Notre-Seigneur  font 
clairement  comprendre  qu'il  tenait  pour  légitime, 
pour  nécessaire,  de  respecter  les  institutions  et  les 
lois  de  l'ordre  social,  de  rendre  à  César  ce  qui  est  à 
César,  tout  en  réservant  à  Dieu  seul  le  domaine  mys- 
térieux  et  plus  élevé  qui  n'appartient  qu'à  Dieu. 

Le  recours  éventuel  à  la  force  des  armes,  et,  par 
conséquent,  l'existence  des  institutions  militaires, 
compte  parmi  les  nécessités  raisonnables  qui,  dans 
les  conditions  de  la  vie  prosente,  peuvent  s'imposer 


1259 


PAIX  ET  GUERRE 


1260 


à  la  société  civile  en  vue  du  bien  commun.  L'Evan- 
gile de  Jésus  prétend  tellement  peu  contredire  cette 
vérité  qu'il  admet  positivement  la  légitimité  morale 
de  la  profession  même  des  armes.  Ainsi  que  l'ont 
remarqué  tous  les  commentateurs  catholiques,  lors- 
que Jean-Daptiste,  plus  rigoureux  cependant  que  le 
Sauveur  poui'  imposer  à  ses  disciples  la  rupture  avec 
le  monde,  est  interrogé  par  des  soldats  de  l'Empire 
romain  sur  ce  qu'ils  doivent  faire  en  vue  d'obéir  à 
Dieu,  il  ne  leur  répond  pas  :  «  Déposez  votre  épée, 
quittez  le  service  de  César,  interdisez-vous  de  répan- 
dre le  sans;  humain  en  aucune  circonstance.  »  Mais  il 
leur  prescrit  simplement,  dans  l'exercice  normal  de 
leur  métier  des  armes,  les  lois  universelles  de 
l'honnêteté  morale.  «  Abstenez-vous  de  toute  violence 
et  de  toute  fraude  et  conientez-vous  de  votre  solde  » 
{Luc,  III,  lit). 

Ceux-là  commettent  vraiment  une  lourde  méprise 
qui  croient  découvrir  dans  l'Evangile,  fût-ce  dans  le 
Sermon  sur  la  Montagne  et  dans  le  précepte  spirituel 
de  l'amour  des  ennemis,  une  réprobalion  absolue  de 
la  guerre  et  de  la  profession  des  armes,  ou  encore  la 
réprobation  absolue  des  tribunaux  et  de  la  profes- 
sion de  magistrat. 

B.  I.'Egtise  primitive.  —  La  question  a  été  métho- 
diquement étudiée  par  des  érudits  impartiaux  (en 
dernier  lieu,  Mgr  Batiffol,  M.  Vacandard,  M.  Yan- 
obrpol),  et  les  conclusions  de  leur  enquête  ne  lais- 
sent place  à  aucun  malentendu.  Pendant  les  trois 
premiers  siècles  de  l'Eglise,  bon  nombre  de  chré- 
tiens servirent  dans  les  armées  romaines,  sous  les 
Césars  païens,  quoiqu'ils  n'y  fussent  communément 
astreints  par  aucune  obligation  légale.  Les  chrétiens 
qui  se  crurent  tenus  en  conscience  d'abandonner 
l'état  militaire  ou  de  n'y  pas  entrer  ne  furent  jamais 
qu'une  très  faible  minorité.  Lorsque  les  Pères  de 
l'Eglise  détournent  les  chrétiens  d'adopter  la  profes- 
sion des  armes,  c'est  pour  leur  conseiller  un  genre 
de  vie  qui  favorise  davantage  la  pratique  de  la  piété 
et  de  la  perfection  surnaturelle.  C'est  plus  spéciale- 
ment pour  leur  éviter  certains  périls  graves  d'ido- 
lâtrie ou  d'apostasie  qui  pouvaient  se  présenter 
dans  les  légions  de  la  Rome  païenne,  surtout  aux 
époques  de  persécution.  Mais  ce  n'est  aucunement 
parce  qu'une  incompatibilité  radicale  existerait  entre 
la  profession  du  christianisme  et  la  légitimité  de 
toute  participation  éventuelle  à  la  guerre  ou  la  légiti- 
mité de  toute  espèce  de  recours  à  la  force  des  armes. 

Ohigène,  à  vrai  dire,  s'avance  assez  loin  dans  cette 
voie.  Il  ne  formule  pourtant  pas  de  thèse  universelle 
et  absolue.  Thrtullibn  lui-même,  devenu  monta- 
niste,  quand  il  déclare,  avec  son  emportement  ha- 
bituel, qu'un  chrétien  ne  peut  sans  forfaiture  choisir 
la  carrière  militaire,  Tertullien  ne  tire  pas  argument 
du  précepte  évangélique  de  l'amour  des  ennemis  et 
du  pardon  des  injures,  mais  de  telle  ou  telle  coutume 
alors  en  usage  dans  les  armées  romaines,  coutume 
que  Tertullien  considère(très  àtort,  d'ailleurs)comme 
entachée  d'idolâtrie  (cf.  Adh.  d'Alks,  La  Théologie 
de  Tertullien,  p.  4i4-  4i6,  420,  ^77). 

Le  seul  écrivain  ecclésiastique  dont  les  œuvres 
nous  soient  connues  et  qui,  dans  l'antiquité  chré- 
tienne, ait  formellement  soutenu  la  thèse  de  la  répro- 
bation absolue  de  la  guerre  et  du  métier  des  armes, 
au  nom  de  la  vérité  chrétienne  et  catholique,  est  pré- 
cisément un  auteur  réputé  pour  ses  inexactitudes, 
ses  exagérations,  ses  surenchères  de  doctrine.  Il  s'agit 
de  Lactance.  Son  opinion,  contraire  à  la  doctrine 
couramment  admise  et  pratiquée  de  son  temps,  ne 
manifeste  pas  plus  lacroyance  authentique  de  l'Eglise 
que,  par  exemple,  vers  i83o,  quelque  violente  bro- 
chure de  La  Mennais  en  faveur  de  la  Séparation  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat. 


Enfin, lorsque  l'Empire  fut  gouverné  par  des  Césars 
chrétiens,  lorsque  disparut,  pour  les  ofliciers  et  sol- 
dats, la  question  des  coutumes  païennes,  la  question 
du  péril  spécial  d'idolâtrie  ou  d'apostasie,  tout  désac- 
cord disparut  également  au  sujet  du  droit  des  chré- 
tiens à  embrasser  la  profession  des  armes:  droit  qui 
suppose  manifestementlalégitimilépossible.lalicéité 
morale  de  l'étalde  guerre  en  certaines  circonstances. 

Dureste,les  docteurs  des  premiers  siècles  ne  furent 
pas  amenés  àdiscuterendélaillesproblèmesqui  font, 
pour  nous,  l'objet  du  Droit  international  chrétien,  ni 
les  conditions  qui  pouvaient  rendre  une  guerre  légi- 
time devant  la  conscience  des  chrétiens.  Mais  le  fait 
de  ne  pas  regarder  comme  illicite  le  métier  militaire 
en  tant  que  tel,  équivaut  à  reconnaître  qu'il  pourra 
devenir,  dans  tel  ou  tel  cas  déterminé,  honnête  et 
juste  d'avoir  recours  à  la  force  des  armes.  L'Eglise 
primitive,  nul  ne  le  conteste,  avait  en  particulière 
horreur  l'effusion  du  sang.  Elle  ne  tenait  cependant 
pas  toute  guerre  pour  nécessairement  coupable. 

C.  Enseignement  de  saint  Augustin.  ■ —  Dans  plu- 
sieurs de  ses  écrits,  notamment  dans  la  Cité  de  Dieu, 
saint  Augustin  aborda  certains  problèmes  de  droit 
naturel,  de  philosophie  morale  et  sociale,  que,  nous 
l'avons  dit,  les  autres  Pères  de  l'Eglise  n'avaient 
généralement  pas  eu  lieu  de  traiter  avec  quelque  am- 
pleur :  et,  particulièrement,  le  problème  de  la  paix 
et  de  la  guerre.  Les  principales  considérations  émises 
par  le  grand  docteur  doivent  être  indiquées  ici:  car, 
sur  la  guerre  comme  sur  tant  d'autres  sujets,  les  idées 
de  saint  Augustin  ont  fourni  la  moelle,  la  substance 
des  meilleures  théories  doctrinales  qui,  i)lus  tard, 
furent  méthodiquement  élaborées  parles  maîtres  de 
la  pensée  catholique  au  Moyen  Age  et  dans  les  temps 
modernes. 

La  matière  comporterait  de  riches  développements, 
que  l'on  trouvera  dans  l'étude  de  M.  Paul  Moncbacx 
sur  :>aint  Augustin  et  la  Guerre.  Contentons-nous 
d'analyser  un  fragment  delà  Cité  de  Dieu  (livre  XIX, 
chapitres  vu,  xii,  xiii  et  xv.  P.  L.,  tome  XLI.col.  634, 
637,  64o,  643),  oix  l'on  trouve  les  doctrines  les  plus 
fondamentales  et  les  indications  philosophiques  les 
plus  suggestives.il  sera  loisible  de  ramener  à  quatre 
chefs  l'enseignement  de  saint  Augustin  à  propos  de 
la  paix  et  de  la  guerre  : 

D'abord,  il  y  a  des  guerres  qui  sont  justes.  Ce  sont 
celles  qui  tendent  à  réprimer,  de  la  part  de  l'adver- 
saire, une  entreprise  coupable.  Iniijuitas  partis  ad- 
wersae  jusia  hella  ingerit  gerenda  sapienti. 

Mais  la  guerre  doit  être  considérée  comme  un 
remède  extrême,  auquel  on  ne  recourt  qu'après 
avoir  reconnul'évidente  impossibilité  de  sauvegarder 
autrement  la  cause  du  bon  droit.  Fût-elle  juste,  en 
effet,  la  guerre  détermine  tant  el  de  si  affreux- 
malheurs,  mala  tam  magna, tam  horrcnda,tamsaeva, 
qu'on  ne  peut  s'y  résigner  que  contraint  par  un 
impérieux  devoir. 

Quant  au  but  légitime  de  la  guerre,  ce  ne  sera  pas 
précisément  la  victoire,  avec  les  satisfactions  qu'elle 
apporte.  Mais  ce  sera  la  paix  dans  la  justice.  Ce  sera 
le  rétablissement  durable  d'un  ordre  public  dans  le- 
quel chaque  chose  soit  remise  à  sa  juste  place.  Tout 
le  monde  connaît  les  admirables  définitions  que  saint 
Augustin,  dans  ce  passage,  nous  donne  de  la  paix  et 
de  l'ordre:  Pa.i  omnium  rerum  tranquillitas  ordinis. 
Ordu  est  parium  dispariumque  rerum,  sua  cuique 
loca  tribuens,  dispositio. 

Enfin,  les  malheurs  de  la  guerre  constituent  ici-bas 
l'un  des  châtiments  du  péché.  Même  quand  la  défaite 
humilie  ceux  qui  avaient  pour  eux  le  bon  droit,  il  faut 
regarder  cette  douloureuse  épreuve  comme  voulue  de 
de  Dieu  pour  punir  et  purifier  le  peuple  des  fautes 
dont  lui-même  doit  s'avouer  coupable.  Omnis  Victoria, 


1261 


PAIX  ET  GUERRE 


1262 


cum  etiam  malis  protenit,  dh-ino  jiidicio  victos  hunri- 
liat,  vel  emendans  peccata,  vel  pitniens. 

Cette  dernière  allégation  est  toute  proche  de  ce  qu'il 
y  a  de  juste  et  de  résistant  dans  les  vues  audacieuses 
de  Joseph  de  Maistre  sur  la  vertu  proxidenlielle  et 
expiatrice  de  la  guerre.  Quant  aux  idées  de  saint 
Augustin  sur  les  conditions  morales  de  la  légitimité 
de  la  guerre,  elles  seront  à  la  base  des  enseignements 
que  donneront,  à  propos  du  droit  de  paix  et  de  guerre, 
les  théologiens  et  philosophes  scolastiques. 

Dans  ce  domaine,  les  idées  de  saint  Augustin  sont 
des  vues  de  droit  naturel,  de  philosophie  rationnelle, 
dont  on  retrouve  les  éléments  chez  certains  sages 
du  paganisme,  notamment  chez  Cicéron,  mais  qui, 
chez  le  grand  docteur  chrétien,  prennent  une  cohé- 
rence, une  noblesse,  une  lucidité  nouvelles,  dans  le 
rayonnement  de  la  vérité  catholique.  Le  R.  P.  Marcel 
Chossat  (La  Guerre  et  la  Paix  d'après  le  Droit 
naturel  chrétien,  p.  60,  67)  montre  avec  justesse  la 
continuité  de  la  doctrine,  depuis  l'antiquité  jusqu'à 
l'âge  moderne,  par  une  chaîne  de  transmission  lidèle 
dont  saint  Augustin  fut  le  plus  brillant  anneau.  Il 
s'agit  du  concept  de  juste  guerre  :  «  Au  troisième 
livre  De  la  République,  Cicéron  s'applique  à  réfuter 
cette  opinion  que  l'injustice  est  nécessaire  au  gou- 
vernement de  l'Etat.  Sien  au  contraire,  conclut-il, 
la  République  ne  fleurit  et  ne  prospère  que  par  la 
justice.  Les  actes  de  l'Elat  n'échappent  pas  à  la  loi 
morale,  ils  doivent  respecter  toujours  la  loi  naturelle. 
Pour  être  permise,  la  guerre  doit  être  juste.  Et  c'est 
de  ce  troisième  livre  De  la  République  que  saint 
Augustin  et  Isidore  de  Séville  ont  tiré  leurs  célèbres 
déûnitions  de  la  «  juste  guerre  »,  que  recueillit  le 
Décret  de  Gratien  et  que  s'approprièrent  tous  les 
théologiens,  de  saint  Thomas  d'Aquin  à  Suarez,  et, 
à  leur  suite,  Grotius.  » 

D.  Enseignement  de  saint  Thomas  d'Aquin.  — 
Saint  Thomas  d'AijuiN,  dans  la  partie  de  la  Somme 
théologique  où  il  étudie  les  vertus  chrétiennes,  la 
Secunda  Secundae,  est  amené  à  traiter  des  actes  et 
des  pratiques  contraires  à  la  vertu  théologale  de 
charité  :  notamment  de  toutes  les  formes  de  luttes, 
de  discordes  publiques  ou  privées.  C'est  ainsi  qu'il 
aborde  le  problème  de  la  guerre,  auquel  il  consacre 
un  chapitre  entier,  la  question  quarantième. 

L'article  premier  est  le  plus  intéressant  de  tous: 
car  il  contient  la  doctrine  de  saint  Thomas  sur  le 
fond  même  du  problème,  c'est-à-dire  sur  la  licéité 
morale  de  la  guerre.  Comme  toujours,  l'article  est 
d'une  extrême  brièveté,  mais  d'une  profondeur  et 
d'une  précision  de  doctrine,  d'une  netteté  de  langage 
vraiment  digne  du  Docteur  angélique. 

Saint  Thomas  énonce  les  trois  conditions  qui  ren- 
dent légitime  en  conscience  le  recours  à  la  force  des 
armes  : 

1'  Que  la  guerre  soit  engagée,  non  par  de  simples 
particuliers  ou  par  quelque  autorité  secondaire  (ceci 
contre  les  guerres  privées  de  l'époque  féodale),  mais 
toujours  par  l'autorité  qui  exerce  dans  l'Etat  le  pou- 
voir suprême  ; 

2"  Que  la  guerre  soit  motiiée  par  une  cause  juste; 
c'est-à-dire  que  l'on  combatte  l'adversaire  à  raison 
d'une  faute  proportionnée  qu'il  ait  réellement  com- 
mise (d'où  le  problème  de  la  juste  guerre  dans  les  cas 
où  apparait  l'impossibilité  certaine  de  donner  aux 
conflits  internationaux  une  solution  pacilique  qui 
satisfasse  aux  strictes  exigences  du  droit); 

3"  Que  la  guerre  soit  conduite  avec  une  intention 
droite  :  c'est-à-dire  en  faisant  loyalement  effort  pour 
procurer  le  bien  et  pour  éviter  le  mal  dans  toute  la 
mesure  du  possible  (il'où  le  problème  delà  conduite 
de  la  guerre,  avec  les  règles  que  lui  impose  la 
morale  chrétienne,  et  le  problème  de  la  juste  pai.r). 


Ces  trois  principes,  posés  nettement  par  saint 
Thomas,  seront  commentés  avec  ampleur  dans  les 
écoles  de  théologie  catholique,  surtout  par  deux 
grands  docteurs  espagnols  du  seizième  siècle,  Fran- 
çois de  Viloria  et  François  Suarez,  qui  étudieront 
les  applications  multiples,  iëcondes,  souvent  déli- 
cates de  la  doctrine   de  saint  Thomas. 

A  la  même  doctrine  de  saint  Thomas,  une  confir- 
mation, indirecte  mais  éclatante,  est  donnée,  d'autre 
part,  dan.s  les  bulles  pontilicales,  dans  les  décrets 
conciliaires  du  Moyen  Age,  à  propos  de  la  paix  de 
Dieu,  puis  de  la  trêve  de  Dieu,  ainsi  que  du  règle- 
ment pacilique  et  arbitral  des  conflits  entre  royaumes. 
Documents  qui,  par  leur  concordance,  traduisent  la 
pensée  authentique  de  l'Eglise,  l'esprit  général  de 
son  enseignement,  au  sujet  des  questions  morales 
concernant  le  droit  de  paix  et  de  guerre.  On  discerne 
par  là  plus  nettement  combien,  dang  ses  lignes 
essentielles,  la  doctrine  constante  des  écoles  théolo- 
giques mérite  le  nom  de  théorie  catholique  de  la 
juste  paix  et  de  la  juste  guerre.  La  pratique  des 
Papes  et  des  Conciles  corrobore  et  accrédite  l'ensei- 
gnement des  docteurs,  dont  saint  Thomas  met  lui- 
même  en  relief  les  trois  principes  fondamentaux. 

E.  Enseignement  de  Vitoria  et  de  Suarez.  —  Le 
Dominicain  François  de  Vitoria  (-{-1549)  fut  le 
principal  initiateur  du  mouvement  de  renaissance 
philosophique  et  théologique  à  l'Université  de  Sala- 
manque  et  dans  toutes  les  Espagnes  au  temps  de 
Charles-Quint.  Le  traité  De  Jure  iielli,  qui  fait  suite 
au  traité  De  Indis,  eul  pour  occasion  le  grave  cas  de 
conscience  soulevé  par  les  guerres  et  les  conquêtes 
des  Espagnols  dans  les  Indes  occidentales  :  dès  les 
premières  lignes  du  De  Jure  Jfielli,  François  de  Vito- 
ria indique  clairement  la  position  du  problème. 
L'ouvrage  précédent  a  établi  que  le  seul  titre  au 
nom  duquel  les  Espagnols  puissent  raisonnablement 
acquérir  et  conserver  leur  domaine  colonial  des 
Indes  est  le  droit  de  la  guerre.  Il  convient,  à  présent, 
d'examiner  en  quoi  consiste  ce  droit  de  la  guerre, 
quelle  en  est  la  valeur  morale  et  à  quelles  conditions 
il  [)eut  s'appliquer  légitimement.  Le  principe  de  la 
licéité  de  la  guerre  et  l'étude  de  chacune  des  trois 
conditions  formulées  par  saint  Thomas  constituent 
la  matière  essentielle  de  l'ouvrage.  La  première  partie 
est  intitulée  :  Quelques  questions  principales.  La 
deuxième  partie  est  consacrée  aux  problèmes  con- 
cernant la  guerre  juste,  et  la  troisième  partie  exa- 
mine h'.'!  choses  permises  dans  une  guerre  juste. 

Nonobstant  quelques  vues  contestables,  quelques 
thèses  vieillies,  le  De  Jure  Belli,  de  François  de  Vi- 
toria est  un  excellent  manuel  de  droit  public  chré- 
tien au  sujet  de  la  paix  et  de  la  guerre.  Il  mérite  de 
rester  ou  de  redevenir  classique  dans  les  écoles  de 
théologie  catholique. 

A  son  tour,  le  Jésuite  François  Suarbz  (-j-  1617), 
l'illustre  théologien  contemporain  des  règnes  de 
Philippe  II  et  de  Philippe  III  d'Espagne,  qui  résuma 
les  doctrines  de  lancienne  scolastique  dans  une  syn- 
thèse lumineuse  et  puissante,  a  exposé  méthodi- 
quement les  principes  du  droit  de  paix  et  de  guerre 
d'après  la  morale  catholique.  Sans  parler  des  cha- 
pitres substantiels  qui  touchent  à  ce  problème  dans 
le  second  livre  De  legibus,  la  dissertation  De  Bello 
se  trouve  dans  le  traité  des  vertus  théologales, 
De  Fide,  Spe  et  Caritate,  où  l'auteur  commente  la 
Secunda  Secundae  de  saint  Thomas. 

La  critique  des  difTércnles  solutions  philosophi- 
ques et  théologiques  est  conduite  ici,  (^nnme  par- 
tout chez  Suarez,  avec  autant  de  loyauté  que  d'ordre 
et  de  solidité.  Le  De  liello  de  Suarez  doit  être  rap- 
proché du  De  Jure  Belli  de  son  devancier  Vi'ioria. 
Les  deux  traites  dilTêrcnt  quant  à  la  physionomie  et 


12G3 


PAIX  ET  GUERRE 


1264 


aux  allures,  quant  à  la  luanicre  d'envisager  telle 
question  complexe.  Mais,  sur  le  fond  des  choses, 
la  théorie  est  parfaitement  identique.  Désormais, 
l'enseignement  philosophique  et  théologique  se 
trouvera,  au  sujet  du  droit  de  paix  et  de  guerre,  fixé 
ne  varielur,  à  peu  près  intégralement.  Cette  ques- 
tion demeurera  l'une  de  celles  où  l'on  observera  le 
moins  de  divergences  appréciables  entre  théolo- 
giens ou  canonistes  catholiques  des  différentes 
écoles. 

L'unique  problème  doctrinal  qui  demeura,  quel- 
que temps  encore,  débattu  entre  docteurs  catholi- 
ques fut  de  savoir  si  une  guerre  ne  pourrait  pas  être 
objectivement  juste  des  deux  côtés  à  la  fois  et  si  le 
droit  des  belligérants  ne  pourrait  pas  être  alors  rat- 
taché à  la  justice  commutative  plutôt  qu'à  la  justice 
vindicative.  Nous  aurons  lieu  de  constater  plus  loin 
que,  malgré  l'autorité  de  Molina  et  de  Tanner,  l'opi- 
nion de  "Vitoria  et  de  Suarez  demeura  incontesta 
blement  prépondérante,  chez  les  docteurs  catholi- 
ques, sur  ce  point  comme  sur  tous  les  autres. 

Dans  le  domaine  du  droit  public  chrétien,  le  nom 
de  Suarez  garde  une  autorité  exceptionnelle.  Le 
R.  P.  Chossat  n'a  pas  eu  tort  de  reproduire  le  té- 
moignage significatif  de  Paul  Janet,  dont  V Histoire 
de  la  Science  politique  dans  ses  rapports  «irc  la 
morale  contient  l'appréciation  suivante  :  «  L'écri- 
vain [du  seizième  siècle]  dans  lequel  on  peut  le  mieux 
étudier  le  mouvepient  intérieur  de  la  scolastique 
depuis  le  treizième  siècle,  le  plus  grand  nom  de 
riîcole  dans  la  théologie,  la  philosophie,  le  droit 
n.iturelet  politique  est  le  Jésuite  Suarez.  Sa  mé- 
thode, ses  autorités,  ses  opinions,  tout  nous  prouve 
qu'il  s'est  attache  à  suivre  la  tradition  beaucoup 
plus  qu'à  innover...  Ses  principes  sont  élevés  et 
profonds.  Il  ne  parait  pas  se  servir  de  la  science 
comme  instrument  de  domination.  C'est  un  homme 
à'école  et  non  de  parti.  U  représente  la  grande  tra- 
dition du  Moyen  Age.  lien  a  la  droiture,  la  sincé- 
rité, la  passion  logique.  C'est  le  digne  élève  de  saint 
Thomas  d'Aquin.  » 

F.  Enseignement  actuel  des  Ecoles  catholiques.  — 
Au  dix-neuvième  siècle,  l'enseignement  du  droit 
chrétien  de  la  paix  et  de  la  guerre,  avec  une  théorie 
de  l'Ordre  juridique  international,  fut  donné  par  le 
Jésuite  Taparelli  d'Azeglio  dans  son  grand  Essai 
théorique  de  Droit  naturel. 

La  Collection  des  Actes  du  Concile  du  Vatican 
(Schneeman  et  Granderath)  contient  un  postulatuni 
adressé  au  futur  Concile  par  quarante  Pères  qui 
demandent  la  définition  des  principes  de  la  morale 
chrétienne  sur  le  droit  de  paix  et  de  guerre.  Un 
autre  postulatuni,  rédigé  à  Constantinople  par  le 
synode  patriarcal  des  Arméniens  unis,  se  rapporte 
au  même  projet,  auquel  est  adjoint  le  plan  d'un  tri- 
bunal de  justice  internationale  dont  la  direction 
appartiendrait  au  Saint-Siège  (Colonnes  86 1  à  866). 

Les  préoccupations  résultant  de  l'état  de  paix  ar- 
mée et  des  menaces  de  guerre  universelle  qui  en 
étaient  la  conséquence,  les  tentatives  d'organisa- 
tion juridique  internationale  et  le  travail  de  codifi- 
cation des  lois  de  la  guerre  qui  s'accomplirent  aux 
deux  Conférences  de  I.a  Haye,  en  1899  et  en  1907, 
ramenèrent  un  certain  nombre  de  catholiques,  ecclé- 
siastiques et  laïques,  du  vingtième  siècle  à  l'élude 
méthodique  des  théories  du  droit  de  paix  et  de 
guerre  élaborées  par  les  grands  théologiens  du 
passé.  L'enseignement  doctrinal  de  saint  Thomas 
d'Aquin,  de  François  de  Vitoria,  de  François  Suarez 
sollicita  de  nouveau  l'attention  et  la  sympathie  des 
esprits  avides  de  principes  fermes  et  de  solutions  co- 
hérentes. La  tradition,  un  peu  oubliée,  des  doctrines 
catholiques  du  droit  de  paix  et  de  guerre  ss  renoua 


sans  effort  partout  où  le  problème  fut  sérieusement 
abordé. 

Ceux-là  mêmes  qui  ne  partagent  pas  toutes  les 
tendances  intellectuelles  de  M.  Vandhhpol  rendent 
hommage  aux  services  exceptionnels  que  rendit  à 
la  cause  du  Droit  international  chrétien  ce  travail- 
leur modeste  et  consciencieux.  M.  Vanderpul  tra- 
duisit en  langue  française  tous  les  principaux  textes 
des  théologiens  et  canonistes  du  Moyen  Age  et  du 
seizième  siècle  dans  un  recueil  paru  en  191 1.  Puis, 
il  publia,  en  iijia,une  solide  étude  sur  i.a  Guerre 
det'ant  le  Christianisme,  avec  traduction  française 
intégrale  du  Z>e  y»/e  iîe//(  de  François  de  Vitoria. 
C'est  pareillement  à  l'initiative  de  M.  Vanderpol 
qu'est  due  l'apparition  du  volume  /.'Eglise  et  la 
^((erre,  datant  de  1912  et  contenant  huit  études 
substantielles,  parmi  lesquelles  noi'.s  citerons  :  Les 
Premiers  Chrétiens  et  la  guerre,  par  Mgr  Batii'i'ol; 
Saint  Augustin  et  la  guerre,  par  M.  Paul  Monck.vux; 
et,  tout  particulièrement,  la  Synthi'se  de  la  Doctrine 
théologique  du  Droit  de  guerre,  par  M.  Tanqlerby. 
Le  problème  de  la  licéité  morale  de  la  guerre  était 
résolu  par  M.  Tanquerey  dans  les  termes  mêmes 
qu'avaient  adoptés  Vitoria  et  Suaiez.  Au  sujet  des 
règles  morales  à  observer  dans  la  conduite  de  la 
guerre,  M  Tanquerey  adhérait  chaleureusement  aux 
conventions  internationales  de  La  Haye,  où  il  re- 
connaiss.iit,  à  juste  litre,  une  exacte  et  heureuse  in- 
terprétation des  principes  du  droit  naturel,  en  har- 
monie avec  les  conditions  matérielles  et  morales  de 
la  civilisation  contemporaire. 

Durant  la  grande  guerre  de  1914-1918,  ce  même 
problème  du  droit  chrétien  delà  i>aix  et  de  la  guerre 
fut  étudié  avec  plus  d'ampleur,  approfondi  avec 
plus  de  méthode,  parun  plus  grand  nombre  de  théo- 
logiens catholiques,  qui,  vu  les  circonstances,  trou- 
vèrent un  accueil  beaucoup  plus  attentif  dans  des 
milieux  beaucoup  plus  étendus.  Nous  signalerons  à 
la  bibliographie  :  le  U.  P.  Marcel  Chossat  et  d'au- 
tres rédacteurs  des  Etudes,  le  R.  P.  Ciiiaudano,  le 
R  P.  Janviiîr,  le  R.  P.  Pégcrs,  M.  l'abbé  Miciibl, 
M.  l'abbé  UiviÉKE,  M.  l'abbé  Charmetant,  M.  l'abbé 
Rouzic,  M.  le  chanoine  Gaudcau,  et  nous  nous  gar- 
derons bien  d'omettre  le  vénérable  évêque  de  Nice, 
Mgr  CuAi'ON.  Par  ses  écrits  publics  des  jours  de 
guerre,  par  sa  correspondance  avec  les  autorités  alle- 
mandes d'occupation  en  Belgique,  le  cardinal  Mer- 
cimi  donna  aux  thèses  catholiques  du  droit  de  paix 
et  de  guerre  une  illustration  magnifique. 

Aux  théologiens  de  profession,  il  faut  joindre  un 
jurisconsulte  laïque  de  grande  autorité,  M.  Louis 
Le  Vvr,  au(|uel  nous  sommes  reilevables  d'un  excel- 
lent ouvrage  de  philosophie  du  droit  intitulé  : 
Guerre  /uste  et  juste  paix.  D'ailleurs,  les  positions 
doctrinales  demeurèrent  identiques  à  celles  des  tra- 
vaux publiés  avant  1914,  identiques  aux  thèses  de 
François  de  Vitoria  et  de  François  Suarez,  fondées 
elles-mêmes  sur  les  traditions  de  saint  Augustin  et 
de  saint  Thomas,  sur  les  principes  immuables  du 
droit  naturel.  L'immutabilité  du  droit  naturel  expli- 
que la  conformité  remarquable  de  la  théorie  des 
docteurs  catholiques  sur  la  paix  et  la  guerre  avec 
les  conceptions  juridiques  des  plus  sages  parmi  les 
théoriciens  non  catholiques  du  droit  international. 
Ces  derniers,  généralement,  sont  tributaires  du  grand 
ouvrage  De  Jure  Belli  et  Pacis  dédié  au  roi  Louis  XIII 
par  le  protestant  hollandais  Hugo  Grotius,  qui,  sur 
beaucoup  de  points  capitaux,  s'inspire  des  mêmes 
principes  que  Vitoria  et  Suarez  :  les  règles  de  la 
droite  raison  que  Dieu  a  profondément  gravées  dans  la 
nature  de  l'homme  et  la  nature  des  choses;  et  ce  droit 
naturel,  éclairé  à  son  tour  par  la  longue  expérience 
de  la  sagesse  antique  et  de  la  sagesse  chrétienne. 


1265 


PAIX  ET  GUERRE 


1266 


D'autre  pai-t,  les  enseigneraenls  et  les  démarches 
du  Pape  BrnoIi  XV,  durant  toute  la  grande  guerre, 
ont  nettement  orienté  le  travail  des  théologiens  ca- 
tholiques vers  le  problème  de  la  solution  paciQqne 
et  arbitrale  des  conflits  internationaux  et,  plus  géné- 
ralement, vers  le  problème  de  l'organisation  juridique 
internationale.  Les  projets  ambitieux  de  «  Société 
des  Nations  »,  lancés  par  divers  groupements  étran- 
gers ou  hostiles  au  catholicisme,  adoptés  avec  éclat 
par  le  président  Woodrow  Wilson,  projets  qui  ont 
trouvé  leur  formule,  plutôt  médiocre,  dans  le  traité 
de  Versailles,  du  28  juin  1919,  remettaient  en  hon- 
neur, tout  en  la  défigurant,  une  conception  chère  à 
la  Papauté  romaine,  la  conception  de  ce  système 
catholique  du  Moyen  Age  où  Auguste  Comte  salua 
un  jour  «  le  chef-d'œuvre  politique  de  la  sagesse  hu- 
maine ».  Benoit  XV ne  manqua  pas  de  s'inspirer  des 
glorieuses  traditions  historiques  du  Saint-Siège.  Il 
réclama  la  substitution  d'un  régime  de  droit  au  ré- 
gime de  l'équilibre  matériel  des  forces  politiques  et 
militaires.  11  revendiqua  l'arbitrage  obligatoire,  la 
réduction  générale  et  proportionnelle  des  armements, 
la  constitution  d'une  cour  internationale  de  justice, 
munie  de  sanctions  appropriées  à  sa  tâche.  Il  con- 
via, par  le  fait  même,  les  docteurs  des  Ecoles  catho- 
liques à  étudier  '.out  ce  que  contiennent  d'utile,  de 
viable  les  projets  et  systèmes  actuels  de  «  Société 
des  Nations  »,  pour  faire  écarter  les  chimères  et  les 
utopies  malfaisantes,  pour  faire  appuyer  les  solu- 
tions heureuses  et  fécondes,  pour  montrer  surtout 
combien  le  succès  d'une  telle  entreprise  exigera  la 
puissance  morale  de  l'idée  religieuse  et  le  concours 
maternel  de  l'Eglise  du  Christ. 

Après  avoir  exposé  la  théorie  catholique  du  Droit 
de  guerre,  il  nous  faudra  donc  exposer  la  théorie 
catholique  de  l'Ordre  juridique  international.  C'est 
la  réunion  de  ces  deux  synthèses  doctrinales,  théo- 
rie de  la  guerre  et  théorie  de  la  paix,  qui  constituera, 
dans  sa  complexité  harmonieuse,  le  Droit  interna- 
tional chrétien. 

II.  —  Théorie  catholique  du  Droit  de  guerre 

A.  Juste  guerre  et  justice  ^'indicative.  — D'après  la 
théorie  traditionnelle  des  docteurs  catholiques,  la 
guerre  ne  pourra  être  moralement  honnête  et  licite 
qu'au  nom  de  la  justice  vindicative.  Le  recours  légi- 
time à  la  force  des  armes  devra  toujours  avoir  pour 
but  de  repousser  (ou  de  prévenir)  une  injuste 
agression,  de  faire  échec  aune  entreprise  gravement 
coupable  et  d'en  punir  les  auteurs. 

Il  faut  donc  qu'il  y  ait  eu,  de  la  part  de  l'adver- 
saire, violation  grave  et  certaine  d'un  droit  authen- 
tique et  certain. 

Il  faut,  en  outre,  que  l'adversaire  se  soit  obstiné- 
ment refusé  à  terminer  le  conflit  d'une  manière  équi- 
table par  les  voies  pacifiques  :  négociations  directes 
et  amiables,  médiation  d'une  tierce  puissance,  arbi- 
trage International. 

Mais,  lorsque  les  choses  en  sont  venues  à  ce  point, 
la  puissance  provocatrice  se  trouve  sujette  aux  ré- 
pressionsde  la  justice  vindicative.  S'il  existe  une  cour 
internationale  de  justice,  armée  du  droit  d'arbitrage 
obligatoire,  munie  de  sanctions  internationales,  la 
guerre  accomplie  par  les  Etats  qui  se  conformeront, 
contre  la  puissance  provocatrice,  aux  arrêts  de  la 
Cour  internationale  aura  indubitablement  le  carac- 
tère d'une  exécution  militaire  par  autorité  de  jus- 
tice. 

Mais,  en  l'absence  d'une  autorité  temporelle  dont 
les  Etats  rivaux  seraient  eux-mêmes  justiciables, 
c'est-à-dire  si  la  Cour  internationale  n'existe  pas  ou 
n'est  pas  en  mesure  de  fonctionner,  la  puissance  pro- 
vocatrice devient,  par  le    fait  même    de   son  crime 


contre  le  droit  d'autrui,  ratione  delicti,  justiciable 
de  la  puissance  injustement  provoquée;  les  chefs 
temporels  de  la  nation  qui  a  subi  l'injustice  devien- 
nent légitimes  représentants  de  Dieu  pour  punir  la 
coupable  et  lui  imposer  une  juste  réparation  de  la 
faute  commise. 

L'Elat  (ou  le  groupe  d'Etats)  '/(//  a  juste  guerre 
sera  donc  en  droit  de  repousser  par  la  force  des 
armes  l'injuste  agression  de  l'adversaire  :  Vim  vi 
repellere  oninia  jura  perniiltunt.  11  sera  en  droit 
également,  pourvu  qu'il  dispose  de  forces  lui  don- 
nant des  chances  très  sérieuses  de  succès,  de  prendre 
lui-même  l'oITensive  armée  sur  le  territoire  de  la 
puissance  adverse  qui  lui  a  causé  un  injuste  dommage 
et  s'est  refusée  persévéramment  aux  réparations 
paciûques. 

Au  pouvoir  suprême  de  la  nation  gravement  et 
obstinément  lésée,  s'appliquera  en  toute  rigueur,  à 
l'égard  de  la  puissance  coupable,  le  texte  fameux  de 
saint  Paul  sur  le  droit  de  glaive  et  la  justice  vindi- 
catiTe  :  Ce  n'est  pas  en  vain  que  le  prince  porte  l'épée, 
étant  ministre  de  Dieu  pour  tirer  vcni^eaiice  de  celai 
qui  a  fait  le  mal  et  pour  le  punir  (Honi.,  xiil,  4)- 

B.  Conduite  des  hostilités.  —  Une  fois  les  hosti- 
lités engagées,  celui  qui  ajuste  guerre  pourra  user 
en  sûreté  de  conscience  des  moyens  habituels 
de  violence  et  de  contraintedestinés  à  réduire  l'adver- 
saire, à  briser  sa  force  d'attaque  et  de  résistance,  à 
lui  imposer  les  conditions  et  réparations  conformes 
aux  exigences  de  la  justice.  Mais  ce  droit  de  nuire  à 
l'ennemi  en  guerre  ne  saurait  être  illimité.  Il  y  a 
des  violences  que  leur  inutilité  ou  leur  cruauté,  leur 
déloyauté  ou  leur  immoralité  interdit  rigoureuse- 
ment de  jamais  employer,  quelque  graves  qu'aient 
été  les  crimes  de  la  puissance  adverre.  Les  violences 
directes  et  sanglantes  de  la  bataille  doivent  être 
épargnées  à  la  population  non  combattante  et  em- 
ployées exclusivement  contre  les  armées  ennemies, 
qu'il  importe  de  repousser  ou  de  détruire,  de  captu- 
\  rer  ou  de  désarmer.  Les  destructions  matérielles  ne 
I  doivent  jamais  dépasser  ce  qu'exigent  rigoureuse- 
I  ment  les  opérations  militaires,  au  lieu  de  ravager 
méthodiquement  le  pajs  et  d'y  multiplier  les  désas- 
tres irréparables.  A  un  titre  tout  spécial,  il  faut 
épargner  les  institutions  et  les  monuments  de  l'art, 
de  la  charité,  de  la  religion. 

Ces  différentes  obligations  morales,  concernant  la 
I    conduite  de  la  guerre,  se  fondent  sur  le    droit  natu- 
rel, en  même  temps  que  sur  l'esprit  de  charité   chré- 
j    tienne.  Mais  la  mesure  exacte  des  choses    permises 
I   ou  défendues  subira  quelques  variations  d'après  les 
]   temps  et  lieux,  les  coutumes  et  les  mœurs,  l'état  de 
j   la  civilisation.  De  nos  jours,  le  problème  est  résolu 
par  décision  contractuelle.  Tous   (ou  presque  tous) 
les  Etats  de  l'ancien  et  du  nouveau  monde  sont  si- 
gnataires   des   conventions    internationales    de    La 
Haye  (1907),  qui  déterminent    avec     une    précision, 
une  lucidité,  une  sagesse  remarquables  les  lois  delà 
guerre  sur  terre  et  sur  mer  ;   les    moyens    licites   et 
illicites  de  nuire  à  l'ennemi  ;  les  égards  dus  à  la  po- 
pulation civile,  aux  blessés,    aux  prisonniers,   aux 
monuments  religieux  et  artistiques;  les   règles    du 
droit  des  gens  au  sujet  des  parlementaires,  au  su- 
jet de  l'occupation  des  territoires  ennemis,  au   sujet 
de  la  cessation  ou  de  l'interruption  des  hostilités.  La 
stricte   observation  de    ce    règlement    international 
est  à  la  fois  une  obligation  tirée  du  respect  des  con- 
trats, et  une  obligation   tirée    du  respect    de    la   loi 
morale,  de  l'honnêteté  naturelle,  dontlecontrat  n'est 
ici  que  ladéclaration  juridiipie  etl'adaptation  précise 
aux  circonstances  concrètes. 

Lorsque  l'on  voudra  pousser  plus  loin,  dans  de 
futures  conventions  internationales,  le  discernement 


1267 


PAIX  ET  GUERRE 


1268 


des  moyens  licites  et  illicites  de  nuire  à  renneini,un 
principe  de  droit  naturel  qui  serait  de  natiire,  non 
pas  à  trancLer  tous  les  cas  litigieux,  mais  à  suggé- 
rer bon  nombre  de  solutions  fermes  et  utiles,  nous 
parait  être  le  prin«ipe  suivant  :  est  illicite  l'emploi 
de  tout  moyen  de  destruction  qui  ne  peut  produire 
que  par  accident  un  résultat  militaire.  Fondée  sur  la 
nature  des  choses,  cette  règle  interdirait  le  bombar- 
dement aérien  des  centres  de  population  civile,  ou 
leur  bombardement  par  pièces  à  très  longue  portée, 
car  de  tels  bombardements  ne  peuvent  habituelle- 
ment atteindre  que  la  populationnon  combattante, 
et  n'atteindront  que  par  exception  fortuite  les  seuls 
objectifs  qu'il  soit  légitime  de  bombarder:  casernes, 
ouvrages  fortiliés,  dépôts  de  munitions  ou  de  ravi- 
taillement militaire.  La  règle  susdite  est  toute  voi- 
sine de  celles  dont  s'inspirèrent  manifestement  les 
rédacteurs  des  conventions  de  La  Haye.  Puisque  la 
guerre  demeure  toujours  une  perspective  possible, 
il  y  aura  lieu  d'en  reviser  et  d'en  perfectionner  les 
lois  contractuelles,  à  la  lumière  des  expériences  tra- 
giques de  la  grande  guerre. 

Le  principe  des  représailles  est  pareillement  con- 
forme aux  exigences  du  droit  naturel,  si  toutefois 
l'on  entend  le  terme  de  représailles  dans  la  rigueur 
limitative  de  sa  signification  juridique.  Les  repré- 
sailles sont  des  actes  de  violence,  interdits  par  les 
lois  ordinaires  de  la  guerre,  que  pourra  employer, 
au  cours  même  des  hostilités,  le  belligérant  qui  a 
juste  guerre,  pour  contraindre,  grâce  à  une  terreur 
salutaire,  l'autre  belligérant  à  cesser  désormais  de 
commettre  les  grades  i'iolations  du  droit  de  la  guerre 
dont  il  »;'est  rendu  notoirement  et  obstinément  cou- 
pable. En  de  leUesconditions,  lesre^resai//es  devien- 
dront moralement  licites,  mais  ne  pourront  jamais 
consister  dans  l'emploi  de  n'importe  quel  moyen  de 
nuire  à  l'ennemi,  sans  en  excepterles  plus  cruels  ou 
les  plus  immoraux.  Certaines  choses  demeurent  dé- 
fendues en  toutes  circonstances  par  la  loi  naturelle 
comme  par  ll'esprit  chrétien.  Mais,  au  nombre  des 
choses  que  prohibent  à  bon  droit  les  lois  ordinaires 
de  la  guerre,  il  en  est  plusieurs,  comme  l'emprison- 
nement de  telle  catégorie  d'otages  ou  la  destruction 
de  tel  monument  civil,  qui  ne  violent  pas,  de  soi,  les 
exigences  absolues  de  la  morale  et  qui  peuvent 
devenir  temporairement  légitimes,  à  titre  de  repré- 
sailles, pour  faire  cesser  des  abus  ou -des  scandales 
pires  encore  (Cf.  Louis  La  Fdr,  Des  représailles  en 
temps  de  guerre,  Paris,  1919). 

Avec  les  représailles,  qui  ont  lieu  durant  les  hos- 
tilités, il  ne  faut  pas  confondre  les  sanctions,  qui, 
dans  la  conclusion  d'une  juste  paix,  devront  corres- 
pondre aux  plus  énormes  violations  du  droit  com- 
mises pendant  la  guerre.  Si  les  auteurs  vraiment 
responsables  de  ces  crimes  peuvent  être  identifiés 
avec  certitude,  nul  doute  que  de  telles  sanctions 
constituent  la  revanche  de  la  loi  morale,  selon  les 
exigences  manifestes  de  la  justice  vindicative. 

C.  Dénouement  des  hostilités.  —  Lorsque  l'Etat 
(ou  le  groupe  d'Etats)  qui  a  juste  guerre  aura  rem- 
porté la  victoire  sur  la  puissance  adverse,  il  lui  im- 
posera une  paix  conforme  au  droit. 

Non  pas  en  écrasant  l'ennemi  vaincu  et  en  lui 
appliquant  jusqu'aux  dernières  limites  la  loi  du 
plus  fort,  mais  en  restaurant  la  tranquillité  de  l'ordre. 
Les  droits  du  vainqueur  dans  une  juste  guerre  peu- 
vent se  résumer  ainsi  :  reprendre  à  l'adversaire  tout 
ce  que  celui-ci  a  usurpé  indûment;  imposer  des  répa- 
rations matérielles  pour  les  destructions  accomplies 
et  des  sanctions  pour  les  crimes  commis;  exiger  une 
contribution  financière  pour  indemnité  des  lourdes 
dépenses  de  la  guerre  ;  prendre  possession  de  cer- 
taines forteresses  et  de  certains  territoires,  à  litre  de 


châtiment  pour  les  violations  du  droit  et  à  titre  de 
garanties  contre  de  nouvelles  tentatives  belliqueuses 
et  injustes.  On  rétablira  ainsi  chacun  et  chaque 
chose  à  sa  juste  place  par  une  juste  paix. 

La  théorie  catholique  du  droit  de  paix  et  de  guerre 
ne  recule  pas  devant  cette  conception  du  dénouement 
de  la  guerre  par  voie  de  justice  vindicative.  Vitoria, 
Suarez  et  les  autres  théologiens  ne  réprouvent  indis- 
tinctement ni  toute  espèce  d'annexion  oiide  conquête, 
ni,  à  plus  forte  raison,  toute  espèce  d'indemnité.  Le 
belligérant  coupable  et  vaincu  subira,  par  autorité 
de  justice,  des  contraintes  pénales  plus  ou  moins 
analogues  à  celles  que  subirait  un  particulier  juste- 
ment condamné  par  les  tribunaux  pour  lésion  grave 
du  droit  d'autrui.  De  même  que  le  particulier  serait 
légitimement  privé,  par  sentence  du  juge,  de  quelque 
chose  de  sa  fortune  ou  de  ses  droits  individuels,  de 
même,  le  belligérant  coupable  et  vaincu  sera  légiti- 
mement puni  d'amende,  et,  par  quelque  aliénation  de 
territoire,  subira  une  légitime  atteinte  à  son  «  droit 
(normal)  de  disposer  de  lui-même  » .  Par  rapport  à  ce 
droit,  et  dans  la  mesure  équitablement  prescrite,  il 
sera  juridiquement  forclos,  selon  l'heureuse  expres- 
sion de  Mgr  Landrieux,  évèque  de  Dijon. 

L'esprit  de  charité  chrétienne  interviendra,  d'ail- 
leurs, pour  prescrire  la  modération  dans  l'usage  de 
la  victoire,  pour  en  limiter  les  conséquences  aux  résul- 
tats politiques  ou  économiques  rigoureusement 
nécessaires  à  la  restitution  de  l'ordre  et  du  droit, 
pour  exclure  les  exigences  abusives  ou  superflues 
qui  causeraient  sans  nécessité  des  haines  irrémédia- 
bles et  prépareraient  de  nouvelles  causes  de  guerre 
pour  l'avenir. 

La  paix  chrétienne  est  une  œuvre  de  justice,  mais 
non  pas  une  œuvre  de  vengeance.  Elle  ne  saurait  être 
confondue  avec  une  consécration  païenne  de  tous  les 
caprices  orgueilleux  et  de  toutes  les  convoitises  rapa- 
ces  de  la  force  victorieuse. 

D.  Théories  contredites  par  la  synthèse  catholique. 
—  11  ne  sera  pas  besoin  d'expliquer  comment  la 
théorie  catholique  du  droit  de  paix  et  de  guerre 
exclut  toutes  les  conceptions  du  recours  à  la  force 
des  armes  où  la  guerre  est  considérée  comme  ayant 
sa  raison  d'être  en  elle-même  et  sa  justification  dans 
la  victoire,  indépendamment  delà  justice  de  la  cause. 
Conceptions  qui  sont  la  négation  formelle  ou  équi- 
valente de  la  sainteté  du  droit.  La  force  prime  le 
droit  ;  ou  encore  :  la  force  engendre  le  droit;  ou  même: 
la  force  manifeste  le  droit  ;  autant  de  sophismes 
détestables  qui  érigent  la  loi  du  plus  fort  en  règle 
suprême  des  rapports  entre  les  peuples  et  qui  mécon- 
naissent l'essence  de  la  moralité,  au  point  de  propo- 
ser à  la  société  civile  le  même  idéal  qu'à  une  bande 
de  brigands. 

Une  autre  conception,  pourtant  moins  inadmissible 
au  premier  abord,  est  pareillement  interdite  aux 
■  gouvernants  de  l'Etat  par  les  règles  théologiques  du 
droit  de  guerre.  C'est  la  conception  qui  fait  du  recours 
à  la  force  des  armes  un  moyen  juridique  de  dirimer 
une  question  litigieuse.  Deux  nations,  par  exemple, 
sont  divisées  par  un  grave  conflit  d'intérêts  politi- 
ques ou  commerciaux.  De  part  et  d'autre,  le  droit  est 
douteux,  le  différend  se  prolonge,  s'envenime.  On  ne 
parvient  à  tomber  d'accord  sur  aucune  solution  paci- 
lique.  La  guerre  est  alors  déclarée,  avec  cette  clause, 
tacitement  acceptée  chez  les  deux  adversaires,  que  la 
question  de  droit  sera  délinilivement  tranchée  par  la 
force  des  armes  au  prolit  du  vainqueur.  Il  n'est  pas 
douteux  que  cette  conception,  dérivée  du  paganisme 
antique,  ait  été  souvent  admise  avec  une  entière 
bonne  foi  dans  beaucoup  de  pays  chrétiens. 

Les  théologiens  catholiques,  avec  François  de  Vi- 
toria et  François  Suarez,  présentent  les  guerres  entre- 


1269 


PAIX  ET  GUERRE 


1270 


prises  d'après  ce  principe  comme  des  guerres  objec- 
tivement injustes,  et  injustes  des  deux  côtés  à  la  fois. 
C'est  que  la  guerre  est,  de  par  sa  nature  niênie,  essen- 
tiellement inapte  à  trancher  une  question  de  bon  droit, 
essentiellement  inapte  à  dirimer  une  question  liti- 
gieuse en  montrant  tiui  avait  raison  et  qui  avait  tort. 
Bien  plus,  la  guerre  est  tout  autre  chose  qu'une  solu- 
tion inoirensive,  comme  pourrait  être  le  tirage  au  sort 
ou  une  partie  d'échecs.  La  guerre  déterminera  néces- 
sairement des  ruines,  des  violences,  l'abondante  efTu- 
sion  du  sang  humain.  La  guerre  est  un  lléau  d'ordre 
physi(]ue  et  d'ordre  moral.  II  serait  donc  insensé,  il 
serait  coupable  de  déchaîner  volontairement  pareil 
fléau  pour  mettre  un  terme  à  un  mal  beaucouj)  moins 
grave,  tel  que  l'absence  de  règlement  d'une  question 
de  politique  internationale  dans  laquelle  les  droits  en 
présence  sont  branlants  et  douteux.  Nul  pouvoir 
humain  ne  peut  honnêtement,  licitement,  recourir  au 
terrible  moyen  de  la  guerre  sans  y  être  contraint  par 
un  impérieux  devoir  de  justice.  Ce  principe  moral  est 
tenu  à  Ijon  droit  povir  évident  s'il  s'agit  de  sacrilier 
une  seule  vie  humaine.  Nous  ne  pensons  pas  qu'on 
puisse  le  tenir  jiour  moins  obligatoire  ou  moins  clair 
s'il  s'agit  de  sacrilier,  par  la  guerre,  tant  de  milliers 
de  vies  humaines  et  de  causer  le  malheur  de  tant 
d'innocents. 

Quelques  docleui'S  catholiques,  avec  Molina  et 
Tannbk,  sans  admettre  la  funeste  théorie  que  nous 
venons  d'exclure,  ont  cru  cependant  qu'une  guerre 
pouvait  être  objectivement  juste  des  deux  côtés  à  la 
fois.  Dans  ce  cas,  le  droit  de  guerre,  chez  l'un  et 
l'autre  belligérant,  se  rattacherait  à  la  justice  com- 
mutative  et  non  plus  à  la  justice  vindicative.  Et  voici 
comment.  Par  hypothèse,  tel  Etat  possède  des  droits 
authentiques  et  légitimes  sur  un  territoire  qui  est, 
de  fait,  occupé  par  une  autre  puissance.  Mais  cette 
autre  puissance  estime  de  bonne  foi  être  elle-même 
en  droit  authentique  et  légitime  de  conserver  le  ter- 
ritoire. On  recourt  finalement  à  la  force  des  armes. 
L'Etat  qui  possède  le  territoire  en  litige  prétend  faire 
usage  du  droit  de  légitime  défense  et  lepoinser  une 
agression  injustifiée.  La  puissance  adverse  combat 
pour  recouvrer,  au  nom  de  la  justice  commutativc,  la 
province  qui  lui  appartient,  mais  non  pas  pour 
châtier,  en  vertu  de  la  justice  vindicative,  un  déten- 
teur de  mauvaise  foi,  présentement  coupable  d'une 
faute  grave.  De  la  sorte,  la  guerre  serait,  de  part  et 
d'autre,  objectivement  légitime,  comme  un  procès  où 
chacune  des  deux  parties  agirait  de  bonne  foi  et  où 
chacune  des  deux  thèses  se  réclamerait  d'apparences 
sérieuses  ou  d'arguments  plausibles.  Cette  conception 
diminuerait  le  nombre  des  guerres  objectivement 
injustes  et  augmenterait  le  nombre  des  belligérants 
qui  combattraient  dans  des  conditions  conformes  aux 
exigences  du  droit. 

Néanmoins,  l'ensemble  des  théologiens  catholiques 
parait  avoir  écarté  ce  point  de  vue  et  demeure  fidèle 
intégralement  à  la  tradition  de  François  de  Vitoria 
et  de  François  Suarez.  Même  dans  1  hypothèse  qui 
vient  d'être  décrite,  il  semble  que  la  guerre  ne  sera 
objectivement  juste  que  d'un  seul  côté.  Il  faut  admet- 
tre, en  effet,  que  la  puissance  qui  entendait  recouvrer 
le  territoire  n'aura  pas  déclaré  la  guerre  sans  avoir 
tente,  d'abord,  de  faire  aboutir  sa  revendication  par 
des  moyens  pacifiques  :  négociations  directes,  ou  plu- 
tôt iirocédure  arbitrale.  Si  les  titres  produits  par  la 
partie  plaignante  établissent  vraiment  que  son  droit 
sur  la  province  est  authentique  et  certain,  l'autre  Etat 
cesse,  par  le  fait  même,  d'être  détenteur  de  bonne 
foi,  il  est  tenu  d'obtempérer  à  une  revendication 
reconnue  légitime,  on,  tout  au  moins,  de  se  prêter  à 
une  composition  équitable.  S'il  n'y  consent  pas,  il  se 
rend  coupable  d'une  injustice  grave,  et  la  guerre  qui 


s'ensuivra  sera  formellement  injuste  de  son  côté.  Au 
contraire,  si  les  titres  produits  par  la  partie  plai- 
gnante ne  démontrent  chez  celle-ci  qu'un  droit  con- 
testable et  douteux,  le  doute  devra  profiter  au  posses- 
seur, melior  est  conditio  possidenlis,  et  la  partie 
plaignante  ne  pourra,  sans  se  rendre  elle-même  cou- 
pable d'une  injustice  grave,  déclarer  la  guerre  pour 
recouvrer  jiar  la  force  le  territoire  contesté.  Dans 
l'un  et  l'autre  cas,  la  guerre  sera  juste  de  la  part  de 
l'un  des  deux  belligérants  et  objectivement  injuste 
de  la  part  de  son  adversaire. 

La  vérité  de  la  doctrine  parait  exiger  que  l'on 
maintienne  le  principe  de  saint  Augustin  :  Iniquitas 
partis  adi'ersne  jusla  bella  ingerit  gerenda  sapienti; 
principe  répété  en  termes  plus  catégoriques  jjar  saint 
Thomas  :  liequirilur  causa  justa;  ut  scilicet  illi  qui 
iiiipugiiaiilur,jjroj)leraliqnaiii  culpam  impuguationem 
mereinilur.  Ce  qui  revient  à  dire,  avec  François  de 
Vitoria  et  François  Suarez,  que  toute  guerre  juste 
est,  objectivement  parlant, une  mesure  de  justice  vin- 
dicative, déterminée  par  une  faute  grave  de  l'adver- 
saire. 

E.  l.a  responsabll'té  des  consciences  dans  une 
guerre  injuste.  —  On  ne  peut  méconnaître  la  com- 
plexité des  problèmes  de  droit  international  ni 
l'étrange,  la  déconcertante  diversité  d'aspect  qu'ils 
prennent  selon  qu'ils  sont  envisagés  d'un  côté  ou  de 
l'autre  de  chaque  frontière.  U  ne  faut  pas  nier  qu'en 
bien  des  cas  deux  Etats  rivaux  ont  recouru  à  la  force 
des  armes  avec  la  profonde  conviction,  de  part  et 
d'autre,  de  repousser  une  provocation  injuste,  d'obéir 
à  une  nécessité  impérieuse,  d'avoir  pour  soi  le  bon 
sens  et  le  bon  droit.  Bref,  la  guerre  pourra  souvent 
paraître  légitime  des  deux  côtés  à  la  fois  si  l'on  exa- 
mine, non  plus  la  valeur  objective  des  motifs  de 
rupture,  mais  l'estimation  subjective,  psychologique 
et  morale  de  chacun  des  deux  adversaires  au  sujet 
de  la  guerre  qu'il  provoque  ou  qu'il  subit.  Cette 
considération  de  fait  sera  d'une  haute  importance 
pratique  aux  yeux  du  moraliste. 

Le  cas  de  conscience  sera,  d'ailleurs,  beaucoup 
plus  diflicile  à  résoudre  pour  les  gouvernants  ou  les 
législateurs  qui  ont  le  terrible  pouvoir  de  décréter 
le  recours  aux  armes  que  pour  les  olliciers  et  soldats 
conviés  à  prendre  les  armes  en  vertu  de  leurs  obli- 
gations militaires. 

Ofliciers  et  soldats  exécuteront  leur  consigne, 
prendront  part  à  la  guerre  dans  l'intention  droite 
d'agir  en  vue  du  bien  commun  et  de  se  dévouer  jus- 
qu'au sang  pour  leur  patrie.  Olliciers  et  soldats  pré- 
sumeront raisonnablement  que  les  gouvernants  qui 
leur  enjoignent  de  prendre  les  armes  obéissent  eux- 
mêmes  à  des  motifs  justifiés,  impérieux;  motifs 
dont  l'autorité  compétente,  surtout  en  des  circon- 
stances aussi  redoutables,  n'est  pas  tenue  de  rendre 
compteù  ses  inférieurs.  Des  cas  tout  à  fait  exception- 
nels de  flagrante  et  monstrueuse  injustice  dans  la 
déclaration  ou  la  conduite  de  la  guerre  pourront 
seuls  retirer  à  la  conscience  du  combattant  l'excuse 
subjective  de  la  bonne  foi. 

Nous  parlons  de  la  bonne  foi  de  l'oflicier  ou  du 
soldat  dans  la  participation  normale  aux  opérations 
militaires  :  car  la  bonne  foi  pourra  devenir  impos- 
sible et  la  conscience  pourra  dicter  (quel  qu'en  soit 
le  risque  tragique)  le  refus  catégorique  d'obéir,  s'il 
s'agit  d'actes  de  cruauté,  d'injustice  ou  d'immoralité, 
(|ui  seraient  prescrits  par  une  évidente  violation  des 
lois  de  la  guerre,  du  droit  international,  de  la 
morale  publique  et  privée.  Ici,  lit  conscience  indivi- 
duelle de  l'oflicier  ou  du  soldat  deviendra  yi/^e  beau- 
coup plus  directement  responsable  que  dans  l'appré- 
ciation des  causes  générales  et  de  la  légitimité  morale 
de  la  guerre  elle-même. 


1271 


PAIX  ET  GUERRE 


1272 


Quant  aux  chefs  d'Elal  et  aux  législateurs,  ils 
auront  la  très  grave  obligation  de  conscience  de  ne 
jamais  provoquer  la  guerre  et  de  ne  jamais  se  pro- 
noncer en  faveur  de  la  guerre,  tant  qu'ils  n'auront 
pas  acquis  (à  tort  ou  à  raison),  après  mûr  examen, 
la  conviction  sérieuse  et  rélléchie  que  la  puissance 
adverse  s'est  rendue  coupable,  contre  leur  patrie  ou 
les  alliés  de  leur  patrie,  d'une  violation  grave  et  cer- 
tainedu  droit, et  que,  par  l'échec  des  moyensd'accom- 
modement  amiable,  la  guerre  est  devenue  le  seul 
moyen  possible  d'en  obtenir  réparation.  C'est  la  dis- 
position que  le  Docteur  Angélique  réclame  (du  belli- 
gérant qui  a  juste  guerre)  sous  le  nom  d'intention 
droite. 

Les  règles  Ihéologiquesimposentdonc  auxhomraes 
d'Etat  l'impérieux  devoir  moral  de  ne  pas  se 
demander  uniquement,  à  l'heure  d'engager  une 
guerre,  s'ils  disposent  de  forces  assez  importantes 
pour  avoir  chance  de  la  terminer  avec  succès,  mais 
de  se  demander,  avec  une  rigueur  plus  grande  encore, 
s'ils  ont  un  motif  assez  grave,  assez  décisif,  pour  légi- 
timer devant  Dieu  cette  effroyable  extrémité  qu'est 
lelïusion  du  sang  humain  par  la  guerre. 

F.  Vertu  providentielle  delà  guerre.  —  Toutes  les 
explications  doctrinales  sur  les  conditions  de  la  juste 
guerre  ne  suppriment  pas  le  problème  philosophique 
posé  devant  les  âmes  qui  réfléchissent  par  l'existence 
même  d'un  fléau  tel  que  la  guerre.  C'est  l'un  des 
aspects  les  plus  troublants  du  problème  plus  général 
de  l'existence  du  mal  physique  et  moral  sur  la 
terre. 

Comment  le  Dieu  très  bon  et  très  saint  laisse-t-il 
s'accomplir  d'aussi  affreuses  catastrophes  ?  S'il  ne 
peut  les  empêcher,  où  est  sa  toule-puissance?  Si,  pou- 
vant les  empêcher,  il  les  permet  néanmoins,  où  donc 
est  sa  sagesse,  où  donc  sa  bonté  ? 

Les  philosophes  chrétiens  répondent  à  juste  titre 
que,  si  Dieu  permet  ici-bas  le  mal,  sous  quelque 
forme  et  à  quelque  degré  que  ce  puisse  être,  Il  ne  le 
permet  que  comme  une  épreuve  miséricordieuse  et 
sahilaire,  toujours  en  vue  d'un  bien  d'ordre  plus 
élevé.  Qu'il  s'agisse  des  cruautés  sanglantes  de  la 
guerre,  ou  qu'il  s'agisse  de  la  maladie  et  de  la  mort, 
de  la  peste  et  de  la  famine,  des  crimes  et  des  scan- 
dales, de  chacune  des  douleurs  et  de  chacune  des 
hontes  de  la  condition  présente,  toutes  ces  choses 
font  partie  de  notre  épreuve  morale  d'ici-bas.  Epreuve 
dont  l'amertume  constitue  précisément  la  noblesse 
et  la  grandeur.  Epr«u\e  qui  nous  oblige  à  opter 
entre  la  raison  et  les  sens,  entre  le  devoir  et  le 
caprice,  entre  le  bien  et  le  mal.  Epreuve  qui  pose 
le  sacrilice  plus  ou  moins  douloureux,  plus  ou  moins 
tardif,  des  biens  périssables  de  la  terre  pour  condi- 
tion méritoire  à  la  conquête  des  vrais  biens  spiri- 
tuels dont  la  valeur  est  impérissable.  Epreuve  aus- 
tère et  sublime  qui,  dans  l'ascension  laborieuse  vers 
l'immortalité,  fait  monter  l'àme  humaine  par  les 
défilés  sombres  vers  les  sommets  glorieux  :  per 
angusta  ad  augusta. 

Sur  cette  solution  philosophique  du  problème,  la 
doctrine  révélée  de  Dieu  projette  une  lumière  plus 
intense.  Les  trois  dogmes  du  péché  originel,  de  la 
Rédemption  par  le  Christ  et  de  la  communion  des 
saints  aident  à  mieux  discerner  à  la  fois  la  raison 
d'être,  la  vertu  méritoire  et  surnaturelle,  le  caractère 
fécond  et  divin  de  notre  épreuve  morale.  Le  dogme 
du  péché  originel  nous  apprend  que  les  douleursetles 
désordres  de  notre  condition  présente  résultent  d'une 
déchéance  primitive,  causée  par  la  désobéissance 
même  de  l'homme  à  l'égard  de  son  Créateur  et  de  son 
Père.  Le  mystère  de  la  Réilemplion  nous  permet  de 
transfigurer  notre  épreuve  ])ar  l'union  avec  le  sacri- 
fice du  Calvaire  et  par  l'expiation  libératrice  de  nos 


péchés  publics  et  privés.  Le  dogme  delà  communion 
des  saints  nous  enseigne  la  réversibilité  sur  les 
pécheurs  des  œuvres  saintesaccomplies  parles  justes 
et  l'ollraude  magnanime  des  souffrances  imméritées 
des  justes  pour  le  salut  des  coupables.  Les  catas- 
trophes douloureuses  d'ici-bas  prennent  alors  une 
valeur  privilégiée  pour  aider  les  âmes  croyantes 
dans  la  marche  vers  l'éternelle  lumière  par  la  voie 
royale  delà  Croix. 

Mais  ce  quiestvrai  de  chacune  des  calamitésde  la 
vie  présente  devient  plus  spécialement  vrai  de  l'effu- 
sion du  saug  humain  par  la  guerre.  Quelque  crimi- 
nelles que  puissent  être,  en  effet,  les  passions  qui 
ont  rendu  nécessaire  l'appel  à  la  force  des  armes  et 
qui  trouvent  dans  la  guerre  elle-même  tant  d'occasions 
détestables  de  s'assouvir,  il  ne  faut  pas  nier  que  la 
guerre  peut  posséder  une  valeur  toute  privilégiée 
d'expiation  et  souvent  aussi  de  régénération  morale 
et  sociale. 

11  y  a  une  magnifique  part  de  vérité  dans  les  con- 
sidérations brillantes,  audacieuses  et  paradoxales  que 
Joseph  de  Maistrb  met  dans  la  bouche  de  son  séna- 
teur russeau  septième  Entretien  des  Soirées  de  Saint- 
Pétersbourg.  La  guerre  atteint,  en  effet,  une  horreur 
tragique,  l'épreuve  de  la  guerre  prend  une  extension, 
se  répercute  par  de  lointains  et  douloureux  contre- 
coups qui  n'apparaissent  pas  au  même  degré  dans  les 
autres  calamités  publiques.  La  liberté  humaine  joue 
dans  la  guerre  un  rôle  autrement  considérable  que 
dans  n'importe  quelle  catastrophe  plus  ou  moins 
analogue.  La  guerre  met  directement  en  action  des 
sentiments  très  nobles,  très  profonds  et  très  généreux 
de  l'ordre  tuoral  ;  elle  les  exalte,  les  surexcite  jusqu'à 
leur  énergie  la  plus  intense. 

Voilà  pourquoi  la  guerre  crée  une  atmosphère  où 
l'œuvre  de  Dieu  peut  s'accomplir  avec  une  exception- 
nelle splendeur;  où  la  ferveur  religieuse  peut  retrou- 
ver toute  sa  puissante  fécondité;  où  peuvent  s'épa- 
nouir, sous  l'action  intérieure  de  la  grâce  divine,  les 
hautes  vertus  chrétiennes  qui  sauvent  les  âmes  et 
transfigurent  les  peuples. 

C'est  donc  très  particulièrement  dans  la  guerre  que 
se  réalise  l'expiation  rédemptrice  des  fautes  commi- 
ses par  les  individus  etles  sociétés.  Justes  et  pécheurs 
subissent  ensemble  la  cruelle  mais  sanctifiante 
épreuve,  et  la  dette  plus  lourde  des  coupables  est 
I  acquittée  au  centuple  par  le  religieux  héroïsme  des 
meilleurs  d'entre  leurs  frères.  C'est  encore  dans  la 
guerre  et  par  la  guerre  que  les  nations  (si  elles  sa- 
vent compren  dre  et  veulent  profiter)peuvent  recueillir 
les  bienfaits  divins  d'une  providentielle  épreuve;  et, 
grâce  à  la  pratique  de  l'effort  et  du  sacrifice,  grâce 
à  de  viriles  leçons  de  sens  patriotique  et  de  disci- 
pline hiérarchique,  trouver  le  secret  de  leur  gran- 
deur et  de  leur  régénération  à  venir. 

La  méditation  du  croyant  ne  s'égare  pasquandelle 
discerne,  au  milieu  des  horreurs  tragiques  de  la 
guerre,  l'exercice  de  la  miséricorde  divine  et  l'accom- 
plissement d'un  admirable  dessein  d'amour. 

m.  —  Théorie  catholique  de  l'Ordre  juridique 
international 

A.  Sens  et  position  de  ta  question.  —  La  doctrine 
à  la  fois  rationnelle  et  chrétienne  du  droit  de  guerre 
suppose  essentiellement  que  la  guerre  est  légitime 
lorsqu'elle  devient  le  seul  moyen  possible  de  défen- 
dre ou  de  restaurer  le  droit  injustement  violé.  Mais, 
avant  que  le  recours  à  la  force  des  armes  soit  rendu 
indispensable,  il  faut  que  tous  les  moyens  de  résou- 
dre équitablemenl  le  confiitpar  des  voies  pacifiques 
aient  été  d'abord  employés  avec  le  désir  loyal  d'abou- 
tir, et  que,  par  suite  de  l'obstination  coupable  de 
l'un  des  adversaires,  les  solutions  amiables  aient  été 


1273 


PAIX  ET  GUERRE 


1274 


irrémcdiableraent  inefficaces  et  inope'rantes.  Avant 
d'admettre  l'éventualité  de  la  guerre,  on  est  stricte- 
ment tenu  en  conscience  de  faire  tout  le  possible 
pour  rc'gler  le  condit  grâce  aux  tractations  diplo- 
matiques, à  la  médiation  des  tierces  puissances  ou 
à  l'arbitrage  international.  Telle  est,  nous  l'avons 
dit  plus  haut,  la  condition  requise,  en  vertu  de  la 
nature  même  des  choses,  pour  que  l'un  des  belligé- 
rants puisse  avoir  ensuite  juste  guerre. 

Un  problème  d'importance  souveraine  sera  donc 
celui  de  l'organisation  des  rapports  internationaux, 
pour  la  solution  paciljque  des  conflits  qui  surgiront 
entre  les  dillérenls  Etats.  Comment  peut-on  conce- 
voir et,  historiquement,  de  quelle  manière  chercha- 
l-on  à  réaliser  une  procédure  quelque  peu  ellicace 
pour  le  maintien  de  la  paix  et  la  sauvegarde  perma- 
nente du  droit  parmi  les  peuples?  La  question  mérite 
examen,  soit  pour  apprécier  avec  justice  les  institu- 
tions du  passé,  récent  ou  lointain,  soit  pour  prépa- 
rer dans  l'avenir,  aux  règles  du  droit  international 
et  à  la  paix  du  monde  entier,  de  meilleures  garan- 
ties. C'est  le  problème  fondamental  en  matière  de 
Droit  chrétien  de  la  paix.  C'est  le  problème  de  l'Or- 
ganisation juridique  internationale. 

Il  convient  dépasser  en  revue  les  solutions  qu'il  a 
reçues  à  travers  les  siècles  depuis  l'époque  où  la  dis- 
location de  l'Empire  romain,  sous  la  poussée  des  in- 
vasions barbares  du  cinquième  siècle  de  notre  ère, 
marqua  pour  jamais  le  terme  de  cette  Pai.r  romaine 
qu'avaient  saluée  avec  amour  l'Antiquité  païenne  et 
l'Antiquité  chrétienne.  Des  nations  et  des  cités  indé- 
pendantes, souvent  ennemies  les  unes  des  autres, 
toujours  rivales,  portées  aux  sanglantes  querelles 
d'ambition  politique  ou  d'intérêts  matériels,  auront 
peu  à  peu  succédé  à  l'unité  majestueuse  de  cette 
organisationromaine  etméditerranéenne  qui  soumet- 
tait à  un  seul  gouvernement  et  à  une  seule  législa- 
tion tous  les  peuples,  occidentaux  ou  orientaux,  du 
monde  alors  connu  et  civilisé.  Désormais,  il  n'y  avait 
plus  d'Empire  universel.  Pourrait-on  cependant  faire 
surgir,  enti'c  les  peuples  divers,  quelque  unité  nou- 
velle, d'ordre  moral,  social,  juridique,  pour  sauve- 
garder la  paix  du  droit,  la  tranquillité  de  l'ordre, 
conformément  aux  principes  delà  moi'ale  et  à  l'es- 
prit du  christianisme  ? 

B.  Chrétienté  du  Moyen  Age.  —  L'Europe  chré- 
tienne du  Moyen  Age,  particulièrement  au  douzième 
et  au  treizième  siècle,  réalisa  un  effort  mémorable 
d'organisation  juridique  internationale  pour  le  règne 
de  la  paix  selon  les  exigences  du  droit.  L'organisa- 
tion demeura  toujours  précaire  et  inachevée.  Son 
efficacité  ne  fut  jamais  que  partielle  et  relative. 
L'histoire  n'enregistre  cependant  aucune  tentative 
du  même  onlre  qui  ait  abouti  à  des  résultats  d'une 
aussi  haute  valeur  morale  et  sociale.  Auguste  Comte 
déclare  très  noblement, au  tome  cinquième  du  Cours 
de  Philosophie  positive  (édition  de  1867,  p.  281), 
qu'il  voudrait  communiquer  à  tous  «  la  profonde  ad- 
miration dont  l'ensemble  de  ses  méditations  philo- 
sophiques l'a  depuis  longtemps  pénétré  envers  celte 
économie  générale  du  système  catholique  du  Moyen 
Age,  que  l'on  devra  concevoir  de  plus  en  plus  comme 
formant  jusqu'ici  le  chef-d'œuvre  politique  de  la  sa- 
gesse humaine  ». 

Le  système  reposait  sur  la  collaboration  étroite, 
sur  la  compénétration,  mais  non  pas  sur  l'identité 
on  la  confusion,  de  la  hiérarchie  spirituelle  et  de  la 
hiérarchie  temporelle  :  l'Eglise  catholique  romaine 
et  l'Europe  féodale. 

Le  pouvoir  ecclésiastique,  exercé  par  le  Pape  et  les 
évêques,  le  pouvoir  séculier  de  l'Empire,  des  royau- 
mes, des  seigneuries  et  des  cités,  demeurent  distincts 
en  droit  et  en  fait.  Mais  ils  se  compénètrent  intime- 


ment. Les  princes  elles  magistrats  civils  sont  ad- 
mis comme  tels,  et  avec  honneur,  à  une  collabora- 
tion qui  ne  paraîtrait  pas  aujourd'hui  compréhensible 
à  beaucoup  d'actes  et  de  délibérations  concernant 
les  all'aires  de  l'Eglise.  Les  hauts  dignitaires  ecclé- 
siastiques et  religieux  «ont,  en  même  temps,  des  sei- 
gneurs féodaux  exerçant  des  prérogatives  de  suze- 
raineté séculière.  La  Papauté  romaine  unit  à  son 
pouvoir  direct  sur  les  matières  religieuses  un  pouvoir 
indirect  sur  les  matières  civiles  où  la  conscience  est 
engagée  ratione  peccati  et,  en  outre,  un  grand  nom- 
bre de  prérogatives  de  suzeraineté  féodale.  D'où  ré- 
sulte, pour  le  Saint-Siège,  une  haute  magistrature  de 
suprême  arbitrage,  connexe  avec  sa  mission  spiri- 
tuelle et  acceptée  par  le  droit  public  de  la  société 
chrétienne. 

De  même  que  les  assemblées  politiques  accordent 
une  large  part  à  l'élément  ecclésiastique,  les  assem- 
blées conciliaires  accueillent  les  représentants  du 
pouvoir  séculier.  Maint  concile  du  Moyen  Age  pro- 
nonce sur  des  questions  que,  de  nos  jours,  nous  re- 
garderions comme  appartenant  plutôt  à  la  compé- 
tence d'un  Congrès  diplomatique. 

Les  décrets  des  Papes  et  des  Conciles  font  peu  à 
peu  prévaloir  dans  le  droit  public  de  chacune  des  ci- 
tés, de  chacun  des  royaumes  de  l'Europe  chrétienne, 
un  cerlainnombre  de  règles  uniformes  qui  tendent  à 
mettre  un  peu  d'ordre  et  de  justice  dans  la  vie  inter- 
nationale. 

L'arbitrage  ou  la  médiation  des  Papes  ou  des  hauts 
dignitaires  ecclésiastiques  empêchera  ou  abrégera, 
par  des  moyens  de  droit,  bon  nombre  de  conflits 
sanglants.  La  proclamation  du  principe  de  la  paix 
de  Dieu,  puis  l'institution  (beaucoup  plus  réelle  et 
eiricace)  de  la  trêve  de  Dieu,  la  réglementation  du 
droit  d'asile  et  des  immunités  ecclésiastiques,  par- 
viendront indubitablement  à  restreindre  les  cala- 
mités de  la  guerre,  à  en  exempter  certains  temps, 
certains  lieux,  certaines  catégories  de  personnes 
et  de  biens,  au  nom  de  la  législation  commune  qui 
s'impose  à  toutes  les  puissances  de  la  Chrétienté. 

L'influence  de  l'Eglise  ennoblira  et  humanisera  le 
métier  même  de  la  guerre,  en  lui  donnant,  par  la 
chevalerie,  une  consécration  religieuse  avec  un  très 
haut  idéal  moral,  celui  que  développe  éloquemmenl 
saint  Bernard  dans  l'admirable  Liber  ad  Milites  'l'em- 
pli. Les  croisades  pour  la  libération  du  Tombeau  du 
Christel  des  peuples  chrétiens  de  l'Orient  seront  les 
guerres,  déclarées  justes  en  leur  principe,  où  les 
Papes  et  les  Conciles  convieront  les  princes  et  les 
peuples  catholiques  en  leur  enjoignant  défaire  trêve 
à  leurs  discordes  intestines. 

Lorsque  les  droits  de  la  religion  et  de  la  morale, 
lorsque  les  lois  communes  qui  protègent  l'ordre  et  la 
paix  de  la  société  chrétienne  auront  été  l'objet  de 
transgressions  scandaleuses  et  obstinées,  les  Papes 
et  les  Conciles  disposeront  de  sanctions  spirituelles 
universellement  redoutées,  l'excommunicaliop  etl'in- 
terdit,  et  même,  si  la  chose  devient  indispensable  à 
la  restitution  de  l'ordre,  de  sanctions  temporelles, 
comme  l'appel  adressé  au  suzerain  du  coupable  ou  à 
d'autres  princes  catholiques.  Appel  qui  leur  enjoin- 
dra, par  devoir  de  conscience  religieuse,  de  se  faire 
les  exécuteurs  d'une  juste  sentence  et  de  tirer  l'épée 
pour  l'œuvre  sainte  de  la  revanche  du  droit. 

N'oublions  pas  les  conditions  historiques  où  se 
développa  le  système  cal  holique  et  médiéval  de  légis- 
lation internationale,  de  magistrature  internationale 
et  de  sanctions  internationales  pour  la  sauvegarde 
de  la  justice  et  du  droit  parmi  les  peuples.  La  Chré- 
tienté comprenait  exclusivement  l'Europe  centrale  et 
occidentale  :  le  schisme  byzantin  lui  avait  ravi  l'Eu- 
rope orientale,  et  l'on  ignorait  alors  plus  ou  moins 


1275 


PAIX  ET  GUEKRK 


127G 


complèlement  toutes  les  autres  parties  du  monde. 
Non  seulement  le  domaine  géographique  de  la  Chré- 
tienté était  relativement  restreint,  mais  les  popula- 
tions qui  l'habitaient  à  cette  époque  constituaient 
ensemble  une  même  unité  morale  et  sociale,  dont  le 
monde  contemporain,  malgré  tant  de  causes  puis- 
santes d'unilication,  est  loin  d'olïrir  l'équivalent. 

Il  y  avait,  entre  tous  les  peuples  de  la  Chrétienté 
médiévale,  unité  complète  de  croyances  religieuses 
et  d'obédience  ecclésiastique.  L'influence  du  catholi- 
cisme dirigeait  les  consciences,  pénétrait  profondé- 
ment la  vie  individuelle  et  collective,  tendait  à  for- 
mer chez  tous  les  peuples  chrétiens,  nonobstant  leurs 
diversités  multiples,  un  ensemble  d'aspirations  iden- 
tiques, nous  dirions  volontiers  une  âme  semblable. 
On  professait  le  même  dogme,  on  participait  aux 
mêmes  sacrements,  on  obéissait  à  la  même  autorité 
religieuse.  Partout,  les  écoles  théologiques,  philoso- 
phiques, juridiques  ou  littéraires,  partout  la  législa- 
tion même  de  la  cité  temporelle  et  la  législation  de 
la  cité  spirituelle  parlaient  la  même  langue  univer- 
selle, la  langue  de  l'Eglise,  qui  colportait  en  chaque 
pays  les  mêmes  formules,  les  mêmes  concepts,  les 
mêmes  directions  de  la  pensée.  Dans  ce  milieu  rela- 
tivement homogène,  une  organisation  sociale,  com- 
mune à  tous  les  peuples,  avec  un  pouvoir  interna- 
tional d'ordre  législatif,  judiciaire  et  coercitif,  put 
se  constituer  (à  quelque  degré)  et  apporter  au  droit 
])viblic  de  l'Europe  chrétienne  mainte  garantie  pré- 
cieuse. 

Etpourlanl,  combien  l'eflicacité  duremède  demeura 
partielle  et  relative!  Combien  de  fois  l'intervention 
(les  Papes  et  des  Conciles  ne  fut-elle  pas  impuissante 
à  empêcher  l'horrible  elfusion  du  sang  !  Combien  de 
fois  l'intervention  de  la  Papauté  romaine  eu  faveur 
de  la  morale  et  du  droit  ne  rencontra-t-elle  pas  la 
rébellion  insolente,  armée,  longtemps  victorieuse,  des 
princes  ou  des  peuples  prévaricateurs  !  Que  l'on  con- 
sulte simplement  la  table  des  matières  d'une  histoire 
de  l'Eglise  ou  de  l'Europe  à  la  plus  belle  époque  du 
Moyen  Age,  au  douzième  et  au  treizième  siècle  :  et 
l'on  verra  le  nombre  de  guerres  fratricides  entre  peu- 
ples chrétiens  que  ne  parvint  pas  à  conjurer  l'orga- 
nisation catholi(fue  de  la  Chrétienté  médiévale... 

En  un  mot,  l'histoire  de  la  Chrétienté  nous  paraît 
deux  fois  instructive  :  et  par  les  magniliques  institu- 
tions que  l'Eglise  fit  naître  et  grandir  pour  la  sauve- 
garde de  la  paix  conforme  au  droit,  et  par  le  carac- 
tère précaire  et  imparfait  des  résultats  qu'elles  obtin- 
rent, nonobstant  un  ensemble  exceptionnellement 
heureux  de  conditions  morales  et  sociales  pour  favo- 
riser leur  succès.  On  peut  en  conclure  à  la  fois  com- 
bien est  enviable  et  combien  est  difficile  à  réaliser, 
surtout  dans  un  monde  agrandi  et  divisé  de  croyan- 
ces non  moins  que  d'intérêts,  l'établissement  e//»cace 
d'une  législation  internationale,  d'une  magistrature 
internationale  et  de  sanctions  internationales. 

C.  Equilibre  des  Puissances.  —  Quand  le  dévelop- 
pement politique  des  grands  Etats  modernes  eut  brisé 
les  cadres  féodaux  et  internationaux  de  la  Chrétienté 
du  Moyen  Age,  et  surtout  quand  le  protestantisme 
eut  déchiré  l'unité  de  croyances  religieuses  et  d'obé- 
dience ecclésiastique  qui  avait  fondé  l'unité  morale 
et  juridique  de  l'ancienne  Europe  chrétienne,  la  for- 
mule politique  qui,  peu  à  peu,  fut  dégagée  et  adoptée 
pour  règle  suprême  des  relations  internationales  fut 
le  principe  fameux  de  l'Equilibre  des  Puissances. 

Conception  dont  l'histoire  indique  la  portée  ori- 
ginelle. L'Equilibre  européen  fut,  en  effet,  consacré 
par  les  traités  de  Westphalie,  qui  terminèrent  la 
guerre  de  Trente  ans  (24  octobre  16^8).  Les  puissan- 
ces catholi(|ues  et  prolestantes  coalisées  contre  les 
Habsbourgs  avaient  obéi  chacune  à  des  motifs  par- 


ticuliers en  prenant  part  au  conflit  durant  les  pério- 
des palatine,  danoise,  suédoise  et  française.  Mais 
tous  les  belligérants  de  cette  coalition  avaient  pour 
objectif  commun  de  faire  échec  à  la  suprématie  euro- 
péenne de  la  puissante  Maison  d'Autriche-Espagne 
qui,  par  l'accumulation  de  ses  domaines  et  de  ses 
héritages  politiques,  pouvait  imposer  éventuelle- 
ment ses  exigences  dictatoriales  à  n'importe 
quel  Etat  de  l'Europe.  On  était  en  face  d'une  puis- 
sance dominatrice  qu'il  fallait  combattre,  qu'il  fal- 
lait désormais  contenir,  balancer,  équilibrer,  en  vue 
de  garantir  la  sécurité  de  tous. 

Cette  préoccupation  donnera  naissance  au  système 
politique  de  l'Equilibre  européen.  Pour  sauvegarder 
l'indépendance  de  chacun  des  Etats  de  l'Europe,  on 
ne  devra  permettre  à  aucun  d'entre  eux  de  posséder 
une  prépondérance  telle  qu'il  ne  puisse  être  facile- 
ment contenu  par  les  autres  puissances,  dans  le  cas 
d'une  entreprise  ambitieuse  ou  abusive  de  sa  part. 
C'est  l'aspect  initial  et  négatif  du  système.  La  théo- 
rie s'achèvera  dans  la  suite  et  prendra  le  caractère 
d'une  règle  positive.  Les  principaux  Etats  de  l'Eu- 
rope sont  censés  représenter,  par  eux-mêmes  oui)ar 
le  groupement  de  leurs  alliances,  des  forces  à  peu 
près  équivalentes,  qui  s'équilibrent,  se  balancent 
mutuellement,  se  font  contrepoids.  L'équilibre  des 
forces  étant  le  gage  de  la  paix  européenne  et  de  la 
sécurité  de  chaque  Etat,  aucune  rupture  de  cet  équi- 
libre ne  saurait  être  tenue  pour  admissible.  A  tout 
accroissement  extérieur  de  la  puissance  d'un  grand 
Etat  européen,  devra  correspondre  une  extension 
équivalente  de  chacun  des  autres  grands  Etats,  de 
manière  à  conserver  moralement  intacte  la  balance 
et  la  proportion  des  forces  respectives. 

Telle  sera  la  conception  qui  régira  le  droit  inter- 
national de  l'Europe  durant  le  dix-septième,  le  dix- 
huitième  et  le  dix-neuvième  siècle.  De  même  que  la 
politique  d'équilibre  se  sera  exercée  en  faveur  de  la 
France  et  de  ses  alliés  aux  traités  de  Westphalie 
contre  la  prépondérance  de  la  Maison  d'Autriche, 
elle  s'exercera  plus  tard  à  rencontre  de  la  supré- 
matiefrançaisesouslerègne  personnel  de  Louis  XIV. 
La  politique  de  l'équilibre  interviendra  dans  cha- 
cune des  coalitions  européennes  qui  seront  dirigées 
contre  la  Révolution  française,  contre  Napoléon  I"' 
et  dans  les  divers  remaniements  territoriaux  qui 
correspondront  à  chaque  traité  de  .paix  au  lende- 
main de  chaque  coalition.  La  politique  de  l'équili- 
bre aura  pareillement  son  rôle  dans  les  partages 
de  la  Pologne,  puis,  beaucoup  plus  récemment,  dans 
les  partages  successifs  de  certaines  fractions  de 
l'Empire  ottoman,  dans  plusieurs  partages  de  do- 
maines coloniaux  et  dans  la  répartition  des  zones 
d'influence  en  Afrique  et  en  Extrême-Orient.  A  la 
veille  de  la  grande  guerre  de  igi^,  le  système  qui 
était  censé  protéger  la  paix  européenne,  en  contre- 
balançant la  force  de  la  Triple-.\lliance  par  la  force 
(tenue  pour  équivalente)  de  la  Triple-Entente,  cons- 
tituait une  application  mémorable  de  la  politique 
d'équilibre,  inaugurée  en  i648  aux  traités  de  West- 
phalie. 

Le  système  peut  être  considéré,  soit  comme  une 
recette  politique,  soit  comme  la  règle  souveraine  du 
droit  public.  Dans  le  premier  cas,  on  dira:  la  politi- 
que de  l'équilibre;  dans  le  second  cas  :  le  principe 
de  l'équilibre, 

La  politique  de  l'équilibre  est  une  recette  qui  a 
manifestement  sa  raison  d'être  depuis  la  disparition 
de  l'édifice  social  et  juridique  de  la  Chrétienté  du 
Moyen  Age.  Recette  qui  fut  souvent  dictée  par  des 
considérations  impérieuses  de  nécessité  ou  de  sécu- 
rité politicpie.  Recelte  qui  pourra  garantir  à  l'ordre 
européen  d'appréciables  avantages,  dès  lors  qu'elle 

/ 


1277 


PAIX  ET  GUERRE 


1278 


sera  complétée,  ennoblie  par  le  i-especl  de  considé- 
rations supérieures  de  droit  et  de  justice.  L'équili- 
bre réel  des  forces  peut  rendre  longtemps  dilUciles 
certains  attentats  contre  la  paix  internationale.  Il 
j>eut  donner  à  l'Europe  et  au  monde  quelques  gages 
de  tranquillité  précieuse  dans  le  labeur  séculaire  et 
le  développement  historique  de  chaque  peuple. 

Mais  que  l'on  n'aille  pas  ériger  celte  recette  poli- 
tique en  doctrine  juridique,  sous  le  nom  Ae  principe 
de  l'équilibre.  Que  l'on  n'érige  pas  en  maximes  de 
droit  public  les  solutions  empiriquesdonnées  en  i6/|8 
aux  problèmes  européens  par  les  négociateurs  des 
traités  de  Westphalie.  Peu  de  théories  jnridiques 
méconnaîtraient  aussi  radicalement  les  caractères 
essentiels  du  droit,  que  la  théorie  d'après  laquelle 
l'équilibredes puissances  aurait  la  valeur  d'une  règle 
adéquate,  d'un  principe  qui  se  suffirait  à  lui-même: 
en  un  mot,  deviendrait  la  formule  souveraine  de 
l'ordre  international. 

Non  seulement  l'équilibre  des  puissances  pourra 
ne  donner  à  la  paix  européenne  que  des  garanties 
précaires,  souvent  fallacieuses  (l'histoire  des  pre- 
mières années  du  vingtième  siècle  suûirait  à  illus- 
trer cette  vérité);  mais  ce  système,  dès  lors  qu'il  ne 
serait  plus  conditionne  dans  ses  applications  par  le 
respect  absolu  de  principes  d'ordre  plus  élevé,  pourra 
servir  de  prétexte  à  des  réglementations  parfaite- 
ment abusives  ou  absurdes.  Il  pourra  même  servir 
de  justilication  prétendue  à  mainte  iniquité  mons- 
trueuse. 

Les  Etals  qui  se  sont,  à  diverses  reprises,  partagé 
l'ancien  royaume  de  Pologne  par  quotités  propor- 
tionnelles ont  commis  ce  détestable  attentat  en  res- 
pectant avec  une  correction  édifiante  le  principe 
d'équilibre.  Dans  chacun  des  congrès  tenus  depuis 
trois  siècles  par  les  puissances  européennes, il  serait 
facile  de  relever  les  innombrables  échanges,  trocs, 
marchandages  de  provinces  et  dépopulations,  accom- 
plis en  contradiction  avec  le  bon  sens  ou  avec  la 
morale  et  le  droit,  pour  appliquer  le  principe  sacro- 
saint  de  l'équilibre  politique  de  l'Europe  et  du 
monde. 

Le  caractère  immoral  du  principe  d'équilibre,  con- 
sidéi-é  comme  règle  suprême  du  droit  des  gens,  appa- 
raît à  ce  résultat  constant  que  les  frais  des  opérations 
compensatoires  décrétées  prr  les  diplomates  des 
grands  Etats  sont  inévitablement  supportés  par  les 
puissances  plus  faibles.  Dans  cette  voie  perverse, 
les  tractations  internationales  prennent  quelque  ana- 
logie avec  les  exploits  d'une  bande  de  brigands,  dès 
lors  que  ce  sont  des  brigands  de  haut  vol  qui  exer- 
cent leur  art  avec  les  formes  exquises  de  la  courtoi- 
sie diplomatique. 

Le  principe  d'équilibre  portera  donc  toutes  les 
mêmes  tares  indélébiles  que  les  diverses  morales  de 
l'intérêt.  Comme  elles,  ce  principe  dénaturera  le 
caractère  essentiel  du  devoir  et  du  bien.  Comme 
elles,  il  justifiera  de  scandaleuses  violations  de  la 
justice  et  du  bon  sens,  il  autorisera  de  cyniques 
marchandages  au  détriment  des  faibles  ou  des  mal- 
adroits, il  sera  l'excuse  apparente  et  décorative  des 
entreprises  odieuses  delà  raison  du  plus  fort.  En  un 
mot,  faire  de  l'Equilibre  des  puissances  la  règle 
suprême  des  tractations  internationales,  ce  sera 
ériger  un  droit  prétendu  qui  sera  la  négation  du 
droit. 

D.  llégime  de  la  Sainte-Alliance.  —  Le  traité  qui 
porte  réellement  le  nom  de  Sainte-Alliance  est  un 
pacte  de  caractère  purement  moral  et  d'allure  mysti- 
que, par  lequel  les  souverains  de  Russie,  d'Autriche 
et  de  Prusse,  auxquels  presque  tous  les  autres  sou- 
verains de  l'Europe  allaient  marquer  leur  adhésion, 
prenaient,  en  date  du  26  septembre  i8i5,  l'engage- 


ment mutuel  de  s'inspirer  dans  leur  gouvernement 
des  doctrines  évangéliques  de  paix,  de  justice  et  de 
charité  sous  l'égide  du  Sauveur  des  hommes,  Jésus- 
Christ,  Fils  de  Dieu.  Ce  pacte  servit  ensuite  de  sym- 
bole pour  désigner  l'organisation  permanente  que  les 
monarques  de  la  Restauration  donnèrent  à  la  poli- 
tique européenne  par  les  travaux  du  Congrès  de 
Vienne  et  les  traités  de  i8i5.  Nous  désignerons  donc, 
sous  le  nom  usuel  de  régime  de  la  Sainte-Alliance,  le 
statut  et  le  directoire  européen  organisé  par  les  diplo- 
mates des  grandes  puissances  victorieuses  au  len- 
demain de  la  chute  de  Napoléon  1er. 

L'Angleterre,  l'Autriche,  la  Prusse  et  la  Russie 
avaient  contracté,  le  i'?'' mars  i8i4,  la  promesse  réci- 
proque de  poursuivre  «  dans  un  parfait  concert  » 
leur  guerre  de  coalition  contre  la  France  impériale, 
jusqu'à  ce  que  «  les  droits  de  la  liberté  de  toutes  les 
nations  »  aient  obtenu  leur  sanction  légitime.  Aucun 
des  quatre  Etats  alliés  ne  négocierait  séparément 
avec  l'ennemi.  Aucun  ne  déposerait  les  armes 
«  avant  que  l'objet  de  la  guerre,  nmtuellenient  con- 
venu et  entendu,  n'eiit  été  atteint  ».  La  paix  ne 
serait  conclue  que  d'un  commun  accord  entre  les 
quatre  puissances  contractantes,  et,  dans  le  futur 
traité,  celles-ci  aviseraient  aux  moyens  de  «  garantir 
à  l'Europe  et  de  se  garantir  mutuellement  le  main- 
tien de  la  paix  "  ;  elles  aviseraient  notamment  à  se 
prémunir  <■  contre  toute  atteinte  que  la  France  vou- 
drait porter  à  l'ordre  de  choses  résultant  de  cette 
pacilicution  ».  Après  bien  des  péripéties,  ce  pacte 
devait  avoir,  au  moins  en  partie,  la  réalisation 
qu'avaient  désirée  ses  auteurs. 

En  effet,  le  dernier  des  traités  de  i8i5,  celui  du 
20  novembre,  décide  que  les  quatre  confédérés  de  l'al- 
liance de  Chaumont,  Angleterre,  Autriche,  Prusse, 
Russie,  demeurent  unis  d'une  manière  permanente 
pour  veiller  à  la  stabilité  de  l'ordre  de  choses  établi 
en  Europe  par  les  récents  protocoles  et  pour  décider 
les  interventions  diplomatiques  on  militaires  que 
les  circonstances  rendraient  opportunes.  L'article  6 
prévoit  même  la  périodicité  des  congrès  européens  : 
0  Pour...  consolider  les  rapports  intimes  qui  unis- 
sent aujourd'hui  les  quatre  souverains  pour  le  bon- 
heur du  monde,  les  hautes  parties  contractantes  sont 
convenues  de  renouveler  à  des  époi|ues  déterminées, 
soit  sous  les  auspices  immédiats  des  souverains,  soit 
par  leurs  ministres  respectifs,  des  réunions  consa- 
crées aux  grands  intérêts  communs  et  à  l'examen 
des  mesures  qui,  dans  chacune  de  ces  époques, 
seront  jugées  les  plus  salutaires  pour  le  repos  et  la 
prospérité  des  peuples  et  pour  le  maintien  de  la 
paix  de  l'Europe.  » 

Les  congrès  d'Aix-la-Chapelle  (1818),  de  Troppau 
(1820),  de  Laybach  (i8ai)  et  de  ■Vérone(i822)  seront 
l'exécution  normale  de  ce  dispositif  du  traité  de 
Paris,  organisant  un  directoire  européen,  qui  aura 
pour  méthode  la  politique  d'intervention  et  pour 
I)rogramme  la  sauvegarde  de  l'ordre  public  en 
Europe. 

Quel  ordre  public?  En  théorie,  le  statut  européen 
est  censé  avoir  pour  base  et  pour  règle  idéale  le  prin- 
cipe delà  légitimité,  c'est-à-dire  le  respect  des  gou- 
vernements consacrés  par  la  tradition  historique  de 
chaque  pays.  En  pratique,  il  aura  pour  objet  le 
maintien  des  traités  de  181 5,  interprétés  eux-mêmes 
selon  les  convenances  politiques  des  i>uissances  diri- 
geantes. 

Du  point  de  vue  de  l'organisation  des  rapports 
entre  Etats,  ce  régime  du  directoire  européen,  au 
temps  de  la  Sainte-Alliance,  est  l'institution  politi- 
que et  juridique  qui,  dans  toute  l'histoire  de  l'Europe 
moderne,  se  rapproche  davantage  du  système  per- 
manent de  juridiction  et  de  sanctions  internationales 


1279 


PAIX  ET  GUERRE 


1280 


que  l'on  instituera,  cent  ans  plus  tard,  sous  le  voca- 
ble de  Société  des  Nations.  La  seule  ditférence  essen- 
tielle réside  dans  le  principe  juridique  à  sauvegarder: 
légitimité  des  gouvernements  ou  droit  souverain  des 
peuples.  L'organe  directeur  sera  constitué,  en  i8i5, 
parle  groupe  des  grandes  puissances  européennes  à 
l'exclusion  de  toutes  les  autres.  Il  sera  constitué, 
en  1919,  par  la  délégation  delà  totalité  des  grandes 
et  petites  puissances,  mais  avec  voix  prépondérante 
pour  les  quelques  grands  Etals  qui  auront  conduit 
la  coalition  victorieuse. 

Le  directoire  européen  de  la  Sainte-Alliance  aura 
une  existence  éphémère.  Le  régime  est  trop  fragile 
pour  résister  au  choc  brutal  des  événements  con- 
traires. Lesinterventionsrépressives seront  fréquem- 
ment abusives  ou  incohérentes  :  elles  nuiront  à  la 
popularité  du  régime  jusque  chez  les  partisans  de  la 
Restauration  européenne.  En  1818,  l'admission  de  la 
France  de  Louis  XVllI,  représentée  par  le  duc  de 
Richelieu,  dans  le  directoire  européen  détendra  la 
solidarité  politique  qui  avait  longtemps  existé,  contre 
la  France  elle-même,  entre  les  confédérés  de  l'alliance 
de  Chaumont.  Puis,  la  diversité  des  problèmes  qui  se 
poseront  en  chacun  des  pays  de  l'Europe  manifestera 
peu  à  peu  l'antagonisme  profond  des  intérêts,  des 
sympathies,  des  aspirations  politiques  de  l'Angle- 
terre, de  l'Autriche,  de  la  Prusse,  de  la  Russie,  pour 
ne  pas  parler  de  la  France,  dès  lors  qu'un  extrême 
péril  commun  ne  les  rassemble  plus  dans  une  entre- 
prise commune  et  urgente. 

Le  désaccord  s'accusera,  au  sein  du  directoire 
européen,  à  propos  de  l'opportunité  de  chaque  inter- 
vention diplomatique  ou  militaire,  et  quelquefois  à 
propos  du  principe  lui-même  des  solutions  de  droit 
que  requiert  telle  ou  telle  affaire  pendante.  En  pareil 
état  de  cause,  le  directoire  européen  cesse  d'être  et 
de  pouvoir  être  le  régulateur  permanent  de  la  politi- 
que internationale  en  Europe.  A  plus  forte  raison, 
cessera-til  de  régir  les  affaires  européennes  quand  la 
Révolution  de  juillet  en  France,  la  proclamation  de 
l'indépendance  de  la  Belgique,  l'insurrection  de  la 
Pologne  auront  porté,  dès  i83o,  un  coup  mortel  à 
l'a'uvre  politique  et  diplomatique  des  traités  de  181 5. 
Puis,  les  événements  qui  se  succéderont  de  i848  à 
187 1  vont  constituer  l'unité  italienne  et  l'unité  alle- 
mande et  créer  (bien  avant  les  traités  de  1919)  une 
Europe  toute  dilTérente  de  celle  qu'avaient  organisée 
les  hommes  d'Etat  de  la  Sainte-Alliance. 

Mais  le  régime  européen  de  181 5  demeure  une 
expérience  utile.  Car  il  nous  montre  comment  peut 
fonctionner  un  système  de  juridiction  et  de  sanc- 
tions internationales.  Il  nous  montre  aussi  comment 
le  système  peut  s'alfaiblir  et  se  dissoudre  quand  les 
circonstances  politiques  viennent  à  détendre,  puis  à 
briser  l'étroite  union  qui  avait  d'abord  rassemblé, 
contre  un  ennemi  commun  et  redouté,  le  faisceau 
des  puissances  dirigeantes. 

N'oublions  pas  les  leçons  que  suggère  aux  hommes 
du  xx"  siècle  l'histoire  diplomatique  de  la  Sainte- 
Alliance, 

E.  Concert  européen.  —  Après  i83o,  il  ne  sera 
plus  question  du  directoire  européen  de  la  Restau- 
ration, celui  de  18 15  et  de  1818.  Mais,  dans  bon  nom- 
bre de  circonstances  graves,  les  principales  puis- 
sances de  l'Europe  se  concerteront  de  nouveau  pour 
adopter  en  commun  et  imposer  à  autrui  des  résolu- 
tions collectives  qui,  sans  répondre  à  un  système 
cohérent  et  déterminé  d'organisation  politique,  de- 
viendront les  formules  ollicielles  et  successives  du 
droit  international.  Ce  sera  le  Concert  européen,  tel 
qu'on  le  connut  de  i83o  à  igi4- 

Au  temps  de  la  Sainte-Alliance,  existait  une  orga- 
nisation internationale  qui  était  censée  répondre  elle- 


même  à  certains  principes  permanents  de  droit 
public  :  politique  d'intervention  pour  le  maintien  de 
la  légitimité  en  Europe.  Le  concert  européen,  après 
i83o,  prétendra  bien  sauvegarder  la  paix  et  l'équi- 
libre entre  les  Etats  européens,  mais  uniquement  par 
des  solutions  de  fortune,  si  l'on  peut  dire  :  en  d'au- 
tres termes,  par  des  compromis  variables  et  empiri- 
ques au  milieu  des  forces  et  des  prétentions  rivales. 
Plus  de  règle  permanente,  bonne  ou  mauvaise.  Nous 
parlons  sans  aucune  ironie  en  remarquant  que  le 
concert  européen  fut  dépourvu  de  tout  ce  qui  aurait 
ressemblé  à  une  boussole. 

Le  principe  de  la  légitimité  cesse  d'être  l'axe  du 
droit  public.  Mais  on  ne  lui  substitue  aucun  prin- 
cipe ferme  comme  règle  directrice.  Tantôt  le  concert 
européen  ratiCera,  encouragera  ou  tolérera  certaines 
applications  du  principe  des  nationalités;  tantôt  il 
comprimera,  au  contraire,  ce  mouvement  des  natio- 
nalités renaissantes  vers  l'indépendance  et  l'unité 
nationales;  et  alors  il  agira  en  vertu  de  consi- 
dérations tirées  de  l'équilibre  européen  oti  des 
convenances  souveraines  des  puissances  assez 
fortes  pour  imposer  à  autrui  leurs  exigences 
politiques.  La  politique  d'équilibre,  nous  l'avons 
précédemment  établi,  ne  constitue  pas  un  prin- 
cipe juridique  et  s'accommode  des  interpréta- 
tions les  plus  contradictoires,  dès  lors  que  n'existe 
aucune  règle  lupérieure  pour  en  diriger  les  applica- 
tions diplomatiques.  On  s'en  aperçoit  lorsque  l'on 
considère  les  diverses  solutions  données  par  le  con- 
cert européen  aux  conflits  internationaux  du  dernier 
siècle. 

Le  principe  d'intervention  semblera,  au  premier 
abord,  partager  la  disgrâce  de  la  légitimité  monar- 
chique et  de  l'ordre  européen  de  i8i5.  On  voudra  lui 
substituer  le  principe  de  non-intervention  qui  inter- 
dirait à  chaque  Etat  de  se  mêler  des  affaires  liti- 
gieuses des  autres  puissances,  res  inter  alios  acta, 
et  consacrerait  l'éparpillement  européen,  l'indi\  idua- 
lisme  international.  Ce  principe  aurait  eu  pour  con- 
séquence logique  de  supprimer  le  rôle  et  l'existence 
môme  du  concert  européen.  De  fait,  la  constitiition 
de  l'unité  italienne  et  celle  de  l'unité  allemande  se 
sont  accomplies  comme  si  le  concerteuropéen  n'avait 
pas  existé.  Mais  la  conception  contraire  continua  de 
subsister  et  de  régir  une  partie  des  actes  importants 
de  la  vie  internationale.  Chaque  congrès  ou  chaque 
conférence  par  où  s'alfirma  le  concert  européen  sup- 
posait, chez  les  hautes  parties  contractantes,  le  droit 
(réel  ou  prétendu)  d'intervenir  diplomatiquement  ou 
militairement  dans  les  affaires  litigieuses  que  l'on 
voulait  résoudre.  Le  règlement  d'un  grand  nombre 
d'affaires  européennes  ou  extra-européennes,  otto- 
manes et  balkaniques,  africaines  et  asiatiques,  par 
le  concertdesgrandes  puissances,  constitua  un  indis- 
cutable retour  au  principe  d'intervention.  Les  résul- 
tats territoriaux  de  certaines  guerres,  par  exemple 
en  1878  (Bulgarie),  en  1897  (Grèce),  en  1913  (Macé- 
doine et  Albanie)  furent  modifiés  profondément  par 
l'intervention  comminatoire  de  puissances  qui 
n'étaientcependant  pas  belligéranteset  qui  agissaient 
par  le  moyen  et  sous  l'estampille  du  concerteuropéen. 
Avec  un  incomparable  éclectisme, la  diplomatie  con- 
temporaine admet  à  la  fois  le  droit  d'intervention  et  le 
principe  de  non-intervention,  sans  qu'on  puisse  dis- 
cerner comment  s'accomplit  la  synthèse  des  deux 
méthodes. 

Le  concert  européen  est,  non  pas  un  véritable 
organe  de  direction,  mais,  en  quelque  mesure,  un 
organe  régulateur  de  la  vie  internationale.  D'abord 
il  procède  cérémonieusement  à  l'enregistrement  offi- 
ciel de  certains  faits  accomplis.  En  outre,  il  peut 
ménager  les   amours-propres,    arrondir  les    angles, 


1281 


PAIX  ET  GUERRE 


1282 


dans  les  cas  où  quelque  puissance  doit  subir  un  écheo 
ou  une  déception  politiiiue  :  au  lieu  d'obtempérer  à 
Vitltiniaium  impérieux  d'un  Elut  rival,  cette  puis- 
sance obtempérera  aux  suggestions  amiables  et  cour- 
toises du  concert  européen. 

Ue  par  sa  nature  même,  le  congres  ou  la  confé- 
rence diplomatique  aura  une  tendance  marquée  aux 
solutions  conciliatrices,  cciuilibristes,  qui  sauvegar- 
deront quelque  temps  la  paix  européenne  et  pour- 
ront empêcher  les  griefs  mutuels  de  devenir  inex- 
piables. Lapropension  babituelleduconcerteuropéen 
sera  plutôt  défavorable  au  vainqueur  qui  a  le  tort 
de  trop  grandi'',  l,  par  conséquent,  de  mettre  en 
péril  la  sécurité  d'autrui.  Le  concert  européen  sera, 
par  destination,  le  rempart  de  l'équilibre  européen  : 
à  cet  égard,  il  rendra  parfois  d'appréciables  ser- 
vices. 

Néanmoias,le  c.  ncerleuropéen,  pas  plus  que  l'équi- 
libre européen,  ne  constitue  vraiment  une  garantie 
eUicace  et  suffî.'^ante  de  l'ordre  moral  et  juridique 
parmi  les  Etats  souverains.  Il  faut  qu'une  règle  su- 
périeure soit  r';connue,  qui  mesure  les  applications 
légitimes  de  la  politique  d'équilibre  et  dirige  ferme- 
ment les  décisions  du  concert  européen.  Sans  quoi 
le  concert  européen  pourra  homologuer,  en  ses  pro- 
tocoles solennels,  les  plus  énormes  violations  du 
droit,  de  même  fpie  la  politique  d'équilibre  pourra 
s'en  accommoder  avec  une  idympienne  sérénité.  Ce 
qui  frappe  dans  la  série  des  protocoles  diplomatiques 
élaborés  (en  iS.'io,  iS^i,  i856,  1867,  18-8,  igoS,  igiS) 
par  le  concert  européen  est  le  caractère  contradic- 
toire de  leur  dispositif  en  des  matières  d'importance 
considérable  (intégrité  de  l'Empire  ottoman,  éman- 
cipation des  nationalités  danubiennes  ou  balka- 
niques). Visiblement,  le  conci-rt  euro^iéen  subit  l'ac- 
tion des  influences  prépondérantes  et  variables,  il 
consacre  avec  une  égale  inconscience  des  principes 
opposés,  il  est  dépourvu  de  toute  conception  perma- 
nente et  cohérente  qui  soit,  h  ses  yeux,  la  formule 
objective  du  droit. 

Le  recrutement  du  concert  européen  ne  désigne- 
rail  guère  cette  inslitution  pour  être  l'organe  d'un 
ordre  juridique  confirme  aux  exigences  supérieures 
de  la  morale.  Le  concert  européen  est  constitué,  en 
effet,  par  le  syndicat  des  grandes  puissances  qui  s'ad- 
jugent la  direction  suprême  des  affaires  internatio- 
nales à  l'exclusion  des  autres  Etais  et  en  obligeant 
ceux-ci  à  suivre,  bon  gré  mal  gré,  leurs  décisions 
impéralives  autant  que  cérémonieuses.  Fondé  sur  la 
distinction  entre  grandes  et  petites  puissances,  le 
concert  européen  a  ponr  résultat  de  soumettre  habi- 
tuellemo-  les  petits  Etats  aux  caprices  des  grands 
et  de  m'  urer  les  conquêtes  territoriales  ou  les  dé- 
velop  3nts  politiques  despuissances  de  deuxième 
zone  jirès  les  intérêts,  les  convenances  et  les  cal- 
.~uls  .  puissances  de  preuiière  zone.  L'horrible 
iin  i.-iglh)  des  affaires  balkaniques  est  imputable, 
pour  une  part  sérieuse,  au  concert  européen,  par 
lequel  les  grandes  puissances  exercent  leur  tutelle 
collective  sur  les  petits  Etats  considérés  comme  des 
enfants  mineurs  ou  des  iils  prodigues.  Les  puissan- 
ces de  deuxième  zone,  n'ayant  pas  voix  au  chapi- 
lie  et  n'ayant  pas  la  force  sullisanle  pour  désobéir  au 
syndicat  des  puissances  de  première  zone,  n'ont  qu'à 
subir  avec  une  humble  résignation  les  amertumes  de 
leur  destinée,  quel  que  soit  le  déni  de  justice  dont 
elles  puissent  être  victimes.  Leur  revanche,  à  cer- 
tains jours,  sera  de  profiter  des  querelles  des  grands 
Etats  et  de  provoquer  dans  la  charpente  de  l'édilice 
européen  quelque  formidable  incendie. 

Concluons  que  le  concert  européen  n'offrait  aux 
Etats  et  aux  peuples  ni  règle  permanente  d'ordre 
juridique,  ni  ferme  garantie  du  droit   de  tous.    Des 

Tome  m. 


transformations  importantes  et  profondes  étalent 
hautement  désirables  dans  les  organes,  les  méthodes 
et  les  sanctions  du  droit  des  gens. 

F.  Solidarité  d'intéifH.s  du  monde  contemporain.  — 

Si  le  monde  contemporain  offre  le  spectacle  de 
compétitions  politiques  ou  économiques  dont  la  gra- 
vité, la  complexité,  l'àpreté  même  surpassent  celles 
de  tous  les  différends  analogues  qu'ait  enregistrés 
l'histoire,  on  doit  avouer  que  les  conditions  généra- 
les de  la  civilisation  moderne  tendent  à  créer  entre 
les  peuples  une  certaine  uniformité  d'existence,  une 
dépendanceel  une  pénélrati<m  d'intérêts  qui  étaient 
inconnues  jusqu'à  ce  jour  et  (jui  ont  leur  inévitable 
contre-coup  dans  la  vie  internationale. 

Uniformité  d'existence  par  suite  de  la  rapidité 
toute  nouvelle  des  moyens  de  transport  et  d'infor- 
mation, par  suite  également  de  la  facilité  des  échan- 
ges commerciaux.  Dans  tous  les  pays  de  l'Europe, 
dans  tous  les  Etats  de  l'ancien  et  du  nouveau 
monde,  y  compris  l'Australasie  et  l'Extrême-Orient, 
l'habitation,  le  vêtement,  la  nourriture,  les  affaires, 
la  vie  publique,  la  presse,  les  distractions,  les  sports 
présentent,  malgré  la  différence  profonde  des  cli- 
mats, des  races,  des  croyances,  des  idées,  une  res- 
semblance déplus  en  plus  générale,  grâce  à  la  diffusion 
de  plus  en  plus  étendue  des  mêmes  usages  extérieurs, 
des  mêmes  besoins  sociaux,  des  mêmes  engouements 
et  des  mêmes  fantaisies. 

A  l'uniformité  relative  d'existence  matérielle,  cor- 
respond la  solidarité,  ou,  comme  on  dit  volon- 
tiers, l'interdépendance  économique.  Les  exigences 
cora[>lexes  de  la  consommation,  de  même  que  le  dé- 
veloppement de  l'industrie  et  les  applications  de  la 
science,  font  que  tous  les  pays  du  monde,  quel  que 
soit  leur  éloignement  géographique,  ont  plus  ou 
moins  besoin  les  uns  des  autres  pour  l'échange  de 
leurs  matières  premières  ou  de  leurs  produits  manu- 
facturés. Une  crise  industrielle  ou  commerciale  sur- 
venant à  San  Francisco,  à  Melbourne,  à  Hong-Kong, 
aura  sa  répercussion,  peut-être  fort  grave,  sur  le 
marché  de  Bristol,  de  Marseille,  de  Hambourg. 

A  plus  forte  raison,  un  l>locus  réciproque  que, 
dans  une  grande  guerre,  chacun  des  deux  groupes 
de  belligérants  tâchera,  selon  ses  moyens,  de  faire 
subir  au  groupe  ennemi  aura  pour  effet,  dans  le 
monde  entier,  même  durant  la  période  qui  suivra  la 
cessation  des  hostilités,  de  causer  une  perturbation 
profonde,  une  rupture  douloureuse  de  l'équilibre 
économique. 

On  ne  peut  méconnaître  la'  multiplicité  des  liens 
créés  entre  les  peuples  par  la  solidarité  commer- 
ciale, par  l'interdépendance  agricole  et  industrielle, 
non  moins  que  par  l'uniformité  croissante  du  cadre 
extérieur  de  la  vie. 

Aussi,  durant  la  dernière  période  du  iix"  ticcle  et 
et  les  quatorze  premières  années  du  xx",  les  condi- 
tions nouvelles  dont  nous  parlons  avaient-elles 
déterminé  un  progrès  digne  de  mémoire  dans  le 
droit  international,  tant  privé  que  public. 

Ce  sont  des  conventions  adoptées  par  dix,  vingt, 
trente  puissances  de  l'ancien  et  du  nouveau  monde 
qui  ont  établi  un  régime  de  concordance  entre  les 
lois  respectives  des  différents  pays  pour  assurer  par- 
tout le  respect  de  droits  et  d'intérêts  identiques.  On 
trouvera  une  copieuse  énumération  de  ces  conven- 
tions internationales  dans  les  articles  a8j  à  296  du 
traité  de  Versailles  (28  juin  1919).  Conventions  pos- 
tales, télégraphiques,  radio-télégraphiques;  conven- 
tions concernant  les  chemins  de  fer,  la  navigation, 
les  douanes  et  péages;  conventions  prohibant  le 
travail  de  nuit  pour  les  femmes  (1906),  réprimant  la 
traite  des  blanches  (190^,  1910),  et  le  colportage 
des  écrits    pornographiques   (1910),    concernant    la 

41 


1283 


PAIX    ET  GUERRE 


1284 


procédure  du  mariage,  du  divorce,  de  la  tutelle  des 
mineurs  (1903,  1906,  1909).  Il  faut  y  joindre  les  con- 
ventions relatives  à  la  propriété  industrielle  (i88l3, 
1891,  1900),  à  la  propriété  littéraire  et  artistique 
(1886,  1908),  et  beaucoup  d'autres  protocoles  inter- 
nationaux du  même  ordre.  Bien  plus,  en  1910,  deux 
conférences  diplomatiques  ont  élaboré  l'unilication 
internationale  du  droit,  c'est-à-dire  l'adoption  par 
chacune  des  parties  contractantes  d'un  texte  législa- 
tif rigoureusement  uniforme  en  matière  de  lettres  de 
change,  de  billets  à  ordre  et,  en  matière  de  droit 
maritime,  à  propos  de  l'assistance  et  du  sauvetage. 

Uniformité  des  lois  répondant  à  l'uniformité  des 
usages  et  des  intérêts,  des  besoins  et  des  mœurs. 

Au  même  ordre  de  tendances  et  de  préoccupations 
se  rattache,  dans  la  zone  plus  périlleuse  du  droit  de 
paix  et  de  guerre,  l'œuvre  juridique  des  deux  confé- 
rences de  La  Haye,  réunies  en  1899  et  en  1907, 
giùce  à  la  très  noble  initiative  du  tsar  Nicolas  II. 

G.  OEiivre  des  Conférences  de  la  Haye  {1S99  et 
,1907).  —  Nous  avons  parlé  plus  haut  de  la  remar- 
quable codilication,  opérée  à  La  Haye,  des  règles 
internationales  de  la  guerre  sur  terre  et  sur  mer,  des 
droits  et  devoirs  de  la  neutralité,  des  lois  concernant 
les  prisonniers  de  guerre  et  des  lois  concernant  l'occu- 
pation militaire  du  territoire  ennemi.  Codilication 
pleinement  conforme  aux  principes  et  à  l'esprit  du 
Droit  international  chrétien.  11  faut  maintenant 
analyser  l'œuvre  juridique  des  conférences  de  La 
Haye  en  vue  du  règlement  pacifique  des  conllils 
internationaux  par  les  voies  de  médiation  et  d'arbi- 
trage ;  en  d'autres  termes,  l'étal  de  l'organisation 
juridique  internationale  à  la  veille  de  la  grande 
guerre  de  igi^. 

La  convention  pour  le  règlement  pacifique  des 
conflits  internationaux  détermine  la  procédure  qui 
régira  la  médiation  ou  les  bons  offices  d'une  tierce 
puissance  (même  au  cours  des  hostilités),  afin  d'ame- 
ner un  accord  équitable  entre  les  parties  en  litige  : 
une  ouverture  en  ce  sens  ne  pourra  jamais  être  con- 
sidérée par  aucun  belligérant  comme  un  acte  peu 
amical.  La  même  convention  organise  une  cour  per- 
manente d'arbitrage,  composée  de  représentants  de 
toutes  les  puissances  contractantes,  au  jugement  de 
laquelle  pourront  être  soumis  de  bonne  foi  les  liti- 
ges internationaux.  La  cour  désignera  les  juges 
constituant  le  tribunal  d'arbitrage  qui  dirimera  paci- 
liquemenl  le  conflit  par  les  moyens  de  droit.  C'est  un 
premier  pas  dans  la  voie  des  garanties  juridiques  de 
la  paix  entre  les  peuples. 

De  1899  à  igitt,  une  douzaine  d'affaires  litigieuses 
furent  soumises  à  la  cour  permanente  d'arbitrage  de 
La  Haye,  qui  sut  faire  agréer,  dans  chacun  des  cas, 
une  solution  équitable  el  pacilique.  Parmi  les  ques- 
tions à  résoudre,  il  y  en  avait  deux,  tout  au  moins, 
qui  motivaient  de  réelles  inquiétudes  pour  la  paix 
européenne  :  l'arbitrage  de  1912,  entre  la  France  et 
l'Italie,  à  propos  de  la  saisie  des  vapeurs  Cartluxge 
et  Maiiouha,  et  surtout  l'arbitrage  de  1909,  entre  la 
France  el  l'Allemagne,  à  propos  des  déserteurs  de 
Casablanca. 

Dans  les  cas  de  ce  genre,  de  même  que  dans  les 
litiges  de  droit  international  privé,  chaque  Etat 
comprend  et  admet  sans  trop  de  peine  l'immense 
avantage  que  lui  assure  l'observation  d'un  coele  in- 
ternational de  règles  juridiques,  et,  en  particulier, 
le  recours  loyal  à  une  procédure  d'arbitrage.  On 
sera  vraiment  trop  heureux  d'éviter  le  risque  formi- 
dable d'une  guerre  européenne  en  acceptant  de  bonne 
grâce  une  solution  conciliatrice,  rendue  possible  par 
l'existence  même  d'institutions  tutélaires  du  droit 
international. 

Mais  l'allreuse  expérience  de  igi4  nous  apprend 


où  s'arrête  l'efficacité  de  la  garantie.  Quand  il  s'agira 
de  conflits  politiques  ou  économiques  dans  lesquels 
de  puissantes  nations  croiront  (à  tort  ou  à  raison) 
qu'un  redoutable  danger  menace  leur  sécurité,  leurs 
intérêts,  leur  honneur,  ce  ne  sera  plus  à  la  sagesse 
d'autrui  et  aux  garanties  juridiques  de  l'arbitrage 
qu'elles  accepteront  de  recourir.  D'autres  instincts 
plus  profonds,  depuis  l'instinct  de  conservation  jus- 
qu'aux ambitions  et  aux  calculs  des  gouvernants, 
jusqu'aux  exigences  économiques,  aux  aspirations 
et  aux  passions  nationales  des  peuples,  imposeront 
quelquefois  le  recours  implacable  à  la  force  des 
armes,  contrairement  aux  stipulations  les  plus 
claires,  mais  un  peu  platoniques,  d'un  droit  interna- 
tional qui  possède  lies  juges,  mais  qui,  jusqu'à  pré- 
sent, ne  possédait  pas  de  gendarmes. 

Dans  le  domaine  international  comme  dans  le 
domaine  civil,  il  n'y  a  pas  de  loi  véritable  s'il  n'existe 
pas  de  sanctions  pour  la  défendre.  Toute  règle  qui 
impose  une  contrainte  onéreuse  sera  inévitablement 
et  scandaleusement  violée  si  l'on  ne  peut  mettre,  en 
temps  utile,  la  force  au  service  du  droit. 

Le  problème  capital,  en  matière  de  règlement  paci- 
lique des  conflits  internationaux,  est  le  problème  des 
sanctions.  Faute  d'avoir  trouvé  des  sanctions  effica- 
ces, on  rendra  illusoires  les  plus  belles  conventions 
d'arbitrage  dans  les  circonstances  où,  de  fait,  écla- 
tent les  grandes  guerres,  c'està-direquanddescauses 
profondes  opposent,  entre  peuple  et  peuple,  la  vio- 
lence des  passions  ou  l'àpreté  des  intérêts. 

La  question  des  sanctions  du  droit  international 
est  elle-même  connexe  avec  la  question  de  l'arbi- 
trage obligatoire,  si  l'on  tient  conqtte  des  consé- 
quences qui  résultent  logiquement  de  l'introduction 
de  l'arbitrage  obligatoire  dans  le  code  contractuel 
des  Etals  civilisés. 

L'Acte  final  de  la  deuxième  conférence  de  La  Haye 
(18  octobre  1907)  contient,  en  faveur  de  celte  réforme, 
une  déclaration  catégorique  dont  nul  n'a  le  droit  de 
méconnaître  l'importance  :  «  La  Conférence  est  una- 
nime à  reconnaître  le  principe  de  l'arbitrage  obliga- 
toire. »  Elle  espère  que  ce  principe  pourra  se  tra- 
duire un  jour  par  des  obligations  formelles  et 
juridiques  pour  tous  les  Etals  du  monde  civilisé.  Elle 
formule  également  un  vœu  unanime  en  faveur  de  la 
réduction  générale  et  proportionnelle  des  armements 
el  charges  militaires  qui  pèsent  si  lourdement  sur 
les  nations  contemporaines. 

Quant  à  la  cour  permanente  d'arbitrage  interna- 
tional de  La  Haye,  sa  compétence  ne  s'étendrait 
qu'aux  litiges  qui  lui  seraient  librement  déférés  par 
les  Etats  en  conflit.  L'arbitrage  n'était  que  facultatif. 
Les  puissances  contractantes  ne  prenaient  elles- 
mêmes  aucun  engagement  de  recourir  à  la  procédure 
de  médiation  ou  d'arbitrage.  Elles  se  contentaient 
de  déclarer  que  la  chose  leur  paraissait  atile  et  dési- 
rable et  que  le  recours  aux  solutions  juridiques 
serait  appliqué  en  tant  ijue  les  circonstances  le  per- 
mettraient. Le  fonctionnement  des  commissions  in- 
ternationales d'enquéten'étailraême prévu  que  pour 
les  litiges  internationaux  n'engageant  ni  l'honneur 
ni  des  intérêts  essentiels  et  provenant  d'une  diver- 
gence d'appréciation  sur  des  points  de  /ait.  Evidem- 
ment, l'écart  était  considérable  entre  la  théorie  et 
la  pratique,  entre  la  thèse  et  l'hypothèse. 

Comme  pour  mieux  souligner  le  contraste,  la  con- 
férence de  i()Oj  juxtaposait  au  document  consLitutif 
de  la  cour  permanente  d'arbitrage  établie  à  La  Haye 
le  projet  d'une  future  Cour  de  Justice  arbitrale,  qui 
serait  compétente  de  plein  droit  pour  évoquer  d'elle- 
même  à  sa  barre  chacun  des  conflits  internationaiix 
dont,  une  fois  pour  toutes,  la  connaissance  lui  au- 
rait été  déférée  par  stipulation  préalable  et  conlrac- 


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PAIX  ET  GUERRE 


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tuelle.  On  prcligurait  ainsi  l'organisation  juridique 
de  l'arbitrage  obligatoire. 

Pourquoi  les  diplomates  et  jurisconsultes  rassem- 
blés à  La  Haye  durent-ils  se  résigner  à  un  tel  écart 
entre  l'amplitude  avouée  de  leurs  désirs  et  le  carac- 
tère modpï.le  et  limité  des   réalisations  accomplies? 

Parce  que  plusieurs  plénipotentiaires  avaient  reçu 
de  leur  gouvernement  consigne  impérative  de  refuser 
leur  adhésion  à  toute  organisation  elfective  et  actuelle 
de  rar))itrage  obligatoire.  La  réforme  n'était  pour- 
tant réalisable  que  moyennant  l'adliésion  unanime 
des  principaux  Etats  de  l'Europe  et  du  monde.  Or, 
sur  (piarante  et  une  puissances  qui  intervinrent 
dans  les  tractations  de  1907,  à  La  Haye,  touchant 
l'iirljitrage  obligatoire,  il  y  en  eut  trente-trois  qui 
donnèrent  leur  sulTrage  au  projet  et  huit  qui,  pour 
dilférents  motifs,  refusèrent  de  contracter  en  ce  sens 
aucun  engagement  formel.  La  liste  des  huit  puis- 
sances dissidentes  est  curieuse  à  relire  aujourd'hui  : 
Alleniagne,  Autriche-Hongrie,  Bulgarie,  Turquie, 
auxquelles  il  faut  joindre  la  Grèce  et  la  Roumanie, 
et  même  (ce  qui  déconcerte  davantage)  la  Belgiiiue 
et  la  Suisse.  Bizarres  rencontres  de  l'histoire  diplo- 
niati<jue  !  .\insi  fut  mis  en  échec  le  projet  concernant 
l'iirbitrage  obligatoire.  Pas  d'arbitrage  concevable 
s'il  n'existe,  à  la  base  de  l'institution,  un  accord 
unanime  déterminanlles  obligations  et  engagements 
réciproques. 

A  vrai  dire,  on  peut  se  demander  siles  trente-trois 
puissances  qui  eurent  le  mérite  d'appuyer  cette  mo- 
tion de  leur  suffrage  se  rendaient  compte  exactement 
de  ce  que  comportait,  pour  devenir  une  réalité  sé- 
rieuse, l'institution  de  l'arbitrage  obligatoire.  On  en 
doute  discrètement  quand  on  constate  que  nul  projet 
de  sanctions  internationales  ne  fut  adjoint  au  projet 
de  Cour  de  Justice  arbitrale.  Quelle  efficacité  aurait 
un  texte  prescrivant  l'arbitrage  obligatoire,  à  l'égard 
d'une  puissance  qui,  en  raison  des  ambitions  de  ses 
chefs  ou  des  passions  nationales  de  son  peuple,  con- 
treviendrait délibérément  aux  règles  du  droit  inter- 
national, refuserait  de  soumettre  le  litige  à  la  Cour 
de  Justice  arbitrale  (ou  d'en  accepter  les  arrêts)  :  en 
un  mot,  ferait  appel  abusivement  et  injustement  à 
la  force  des  armes  ?  Le  cas  n'était  pas  même  prévu. 
Alors,  comment  prétendre  que,  légalement  et  juri- 
diquement parlant,  l'arbitrage  fiit  obligatoire?  Existe- 
t-il  une  obligation  effective  et  légale,  s'il  n'existe  pas 
de  sanction  effective  et  légale? 

Par  suite  de  l'absence  d'un  système  cohérent  de 
sanctions  internationales,  le  projet  d'arbitrage  obli- 
gatoire, tel  qu'auraient  voulu  rado[iter  trente-trois 
(sur  quarante-el-une)  des  puissances  représentées  à 
la  conférence  de  La  Haye  en  1907,  ne  serait  pas  de- 
meuré beaucoup  moins  platonique,  pas  beaucoup 
moins  inopérant,  dans  les  cas  réellement  graves  de 
danger  de  guerre,  que  le  régime  plus  timide  d'arbi- 
trage facuUatif  qui  put  seul  réunir  l'unanimité  des 
plénipotentiaires  et  constituer  la  règle  olDcielle  du 
droit  international. 

Il  faut  donc  reconnaître  que,  si  remarquable  qu'elle 
fût  sans  contredit,  l'œuvre  juridique  des  deux  con- 
férences de  1899  et  de  1907  demeurait  essentielle- 
ment inachevée. 

Ce  seront  les  terribles  expériences  de  la  grande 
guerre  de  191^-1918  qui  imposeront  entin  à  tous  les 
esprits  sérieux  la  nécessité  absolue  d'organiser  des 
sanctions  internationales  pour  donner  une  valeur 
réelle  à  un  système  quelconque  d'arbitrage  obliga- 
toire. 

H.  Sanctions  internationales.  —  L'autorité  la  plus 
haute  qui  ait  revendiqué  cette  transformation  déci- 
sive du  droit  international  est  l'autorité  du  Ponti- 
ficat romain  par  le  Message  historique  du  le^aoùt  1917, 


où  le  Pape  Benoit  XV  offrait  à  tous  les  belligérants 
sa  Médiation  diplomatiijue.  Il  faut  citer  les  paroles 
mêmes  du  Pontife: 

Le  point  fondamental  doit  être  qu'à  la  force  matéiielle 
des  ai'mes  soit  substituée  la  force  morale  du  droit  :  d'où 
un  juste  accord  de  tous  pour  la  réduction  simultanée  et 
réciproque  des  armements,  selon  des  règles  et  des  garan- 
ties à  établir,  dans  la  mesure  nécessaire  et  suffisante  au 
mointien  de  l'ordre  public  en  chaque  Ktat  ;  puis,  en  aub* 
sfitutitin  des  armées,  l'institution  cte  l'arbitrait',  a\ec  sa 
boute  fonction  pacificatrice,  selon  des  norints  à  concer- 
ter etdes  sanctions  à  déterminer  contre  l'Etat  qui  refuse- 
rait, soit  de  soumettre  les  questions  internationales  à  l'ar" 
bitruge,  soit  d'en  accepter  les  décisions . 

Les  diverses  sanctions  concevables  sont  réducti- 
bles à  trois  espèces  distinctes:  sanctions  morales, 
économiques  et  militaires. 

Les  sanctions  morales  consisteraient  dans  la  flé- 
trissure jiublique  que  la  juridiction  suprême  d'arbi- 
trage international  infligerait  à  toute  puissance  qui 
aurait  gravement  violé  les  prescriptions  du  droit 
international  et,  en  particulier,  qui  aurait  fait  appel 
à  la  force  des  armes  au  lieu  de  recourir  à  la  justice 
arbitrale  ou  d'obtempérer  à  la  sentence  n'yulière  de 
la  cour  d'arbitrage.  Les  mœurs  des  pays  civilisés 
pourront  donner  comme  conséquence  à  cette  flétris- 
sure publique  certaines  exclusions  portées  dans  la 
vie  sociale  et  mondaine  contre  les  représentants  de 
l'Etat  provocateur,  certaines  mises  en  quarantaine 
qui  auraient  quelque  analogie  avec  l'excommunica- 
tion ecclésiastique. 

Lea  sanctions  économiques  consisteraient  dans  la 
rupture  aussi  complète  que  possible  des  relations 
commerciales  avec  les  puissances  violatrices  dudroit 
et  condamnées  à  cette  peine  par  jugement  de  la  cour 
suprême  d'arbitrage.  Malgré  des  infractions  considé- 
rables et  inévitables,  par  désobéissance  avouée  ou 
fraude  tolérée,  un  blocus  économique,  même  très 
imparfait,  qu'il  soit  continental,  maritinje  ou  sous- 
marin,  détermine  de  graves  embarras  de  toute  es- 
pèce pour  le  pays  qui  en  est  l'objet,  surtout  quand 
il  s'agit  d'une  nation  en  état  de  guerre  et  ayant 
comme  telle  à  opérer  au  dehors  des  achats  excep- 
tionnels. Si  donc  l'arrêt  de  la  cour  d'arbitrage,  tra- 
duisant la  réprobation  morale  du  monde  civilisé 
contre  les  puissances  violatrices  de  la  pai.x  et  du 
droit,  détermine  contre  elles  un  certain  boycottage 
économique,  réduit  (s'il  ne  tarit  pas  totalement) 
leurs  importations  etleurs  exportations  dans  un  pa- 
reil moment,  la  sanction  économique  deviendra  re- 
doutable. A  côté  des  risques  ordinaires  de  la  guerre, 
les  Etats  qui  auront  contrevenu  aux  règles  de  l'ar- 
bitrage devront,  en  outre,  suliir  un  dommage  sen- 
sible d'ordre  matériel,  louchant  à  leur  bourse  et  à 
leur  ravitaillement. 

Le  dommage  pourra  qu^quefois  atteindre  les 
proportions  d'une  catastrophe.  La  perspective  de  ce 
péril  supplémentaire  rendra  moins  enviable  le  re- 
cours injustifié  à  la  force  des  armes.  Grâce  à  une 
sanction  efïective  sur  le  terrain  économique,  une  ga- 
rantie sérieuse,  parfois  même  une  garantie  très 
puissante,  aura  été  donnée  au  règlement  pacifique 
des  conflits  entre  Etals  rivaux.  Un  progrès  authen- 
tique aura  été  réalisé  par  le  droit  international. 

.\près  les  sanctions  économiques,  les  sanctions 
militaires.  La  cour  suprême  d'arbitrage  aurait  le 
droit  de  requérir  juridiquement  l'intervention  ar- 
mée de  certains  Etals  non  encore  mêlés  au  litige, 
pour  précipiter  la  défaite  de  la  puissance  qui  au- 
rait déchaîné  la  guerre  en  contrevenant  aux  obliga- 
tions du  droit  international.  Ce  serait  alors  une 
sorte  d'exécution  par  autorité  de  justice.  L'homme 
d'épée  deviendrait  (dans  toute    la    force  du   terme) 


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ministre  de  Dieu  pour  le  bien,  ministre  dé  Dieu  jiuur 
tirer  vengeance  de  celui  qui  fait  le  mal. 

Dans  riiypothèse  d'une  réduction  générale  elpro- 
portionnelle  des  armements,  opérée  sous  le  con- 
trôle rigoureux  des  commissions  internationales,  la 
guerre  à  prévoir  n'aurait  pas  les  extensions  formi- 
dables et  désastreuses  de  celle  qui  vient  de  boule- 
verser le  genre  humain  tout  entier.  Les  forces  mili- 
taires de  chaque  nation  seraient  exactement 
limitées  à  une  fraction  déterminée  de  ce  qu'elles 
étaient  sur  le  pied  de  paix  à  la  veille  de  la  grande 
guerre  de  igi4:  et  cette  diminution  considérable  des 
effectifs,  accomplie  partout  à  la  fois,  selon  une  pro- 
portion et  une  méthode  identiques,  permettrait  de 
libérer  désormais  les  peuples  contemporains  de  la 
charge  exorbitante  du  service  militaire  obligatoire 
universel  et  de  la  charge  non  moins  exorbitante 
et  ruineuse  de  nos  budgets  militaires  en  temps  de 
paix  ((;7;ieV(sansparler  de  ceux  du  tempsde  guerre). 
l,es  ellectifs  à  prévoir  pour  l'application  éventuelle 
des  sanctions  militaires  du  droit  international  ne 
seraient  donc  jias  analogues  à  ceux  de  la  mobilisa- 
tion géante  que  le  monde  vient  de  subir,  mais  nous 
ramèneraient  [irobablement  à  ceux  des  armées  euro- 
péennes du  xvii^'  et  du  xviu'  siècle. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  elfectifs  de  l'avenir,  l'institu- 
tion juridique  de  sanctions  militaires  comporterait, 
pour  certaines  puissances,  l'obligation  de  prendre 
part  à  la  guerre,  uniquement  pour  oljcir  à  la  cour 
d'arbitrage  et  pour  sauvegarder  le  droit  internatio- 
nal, tk'  serait  la  consécration  inattendue,  mais  i)é- 
remploire,  de  l'enseignement  doctrinal  de  Pie  IX, 
réprouvant,  dans  l'allocution  consistoriale  Nofos  et 
/xntt;,  du  28  septembre  1860,  et  dans  la  pi-oposition 
soixante-deuxième  du  Syllahus,  le  principe  (alors 
sacro-saint)  de  non-intervention.  Le  nouveau  droit 
jiublic  de  l'Europe  et  du  monde  comporterait,  au 
contraire,  le  devoir  d'intervention. 

Cette  menace  d'intervention  armée  de  plusieurs 
puissances  non  mêlées  au  litige,  qui,  sur  requête  de 
lajuridiction  inlernationale,  viendraient  combattre 
les  puissances  violatrices  du  droit  et  précipiter  leur 
défaite,  pourra  faire  reculer  les  gouvernements  et 
les  peui>les  qui  seraient  portés  à  tenter  quelque  en- 
treprise injuste  contre  le  bien  d'autrui  et  contre  la 
paix  du  monde.  Dans  la  tendance  réiléchie  des 
Etals  contemporains  à  envisager  favorablement  de 
telles  perspectives,  on  doit  saluer  un  noble  espoir 
de  progrès  jiour  le  droit  international,  en  confor- 
mité avec  la  morale  chrétienne  et  les  traditions 
catholiques. 

Néanmoins,  ne  tombons  pas  dans  l'illusion  en- 
fantine de  ceux  qui  croiraient  à  la  certitude  de  la 
])aix  universelle  et  perpétuelle,  parce  que  tous  les 
Klats  du  monde  auraient  promulgué,  pour  la  sauve- 
garde du  droit  international,  un  système  cohérent 
de  sanctions  morales,  économiques  ou  militaires. 
Du  fait  que  le  Code  pénal  serait  magistralement 
rédigé  ou  que  la  police  et  la  gendarmerie  seraient 
supérieurement  organisées, on  aurait  quelque  naïveté 
à  conclure  que,  désormais,  il  ne  pourrait  plus  jamais 
se  commettre,  et  même  se  commettre  impunément, 
ni  vol  ni  assassinat.  Les  passions  humaines  seront 
toujours  les  passions  humaines.  Dans  l'ordre  in- 
ternational plus  encore  que  dans  le  gouvernement 
intérieur  de  chaque  pays,  les  sanctions  du  droit 
deiuenr<ront.  en  bien  des  cas,  inopérantes  et  seront 
ajipliquétts  d'une  manière  plus  ou  moins  gravement 
déiectueuse. 

Les  sanciiiins  mnrales,  nonobstant  leur  incontes- 
table valeur,  n'arrêteront  pas  toujours  une  grande 
l)uissance  belliqueuse  qui  veut  à  tout  prix  déclarer 
la  guerre  et  qui  se    croit    assez    forte   pour    réussir 


dans  son  injuste  entreprise.  Bien  plus,  si  l'injustice 
vient  à  obtenir  l'immorale  consécration  du  succès, 
l'opinion  d'une  grande  partie  des  hommes  et  des 
l)euples  applaudira  au  succès  et  ne  manquera  pas  de 
donner  un  loutautrenom  à  l'injustice  triomphante. 

Les  sanctions  économiques  seront  excellentes, 
pourvu  que  leur  application  soit  sérieu.se  et  géné- 
rale. Or,  il  est  à  craindre  qu'elles  soient  souvent 
l'objet  de  contraventions  désastreuses.  11  existe  au- 
jourd'hui entre  les  peuples  une  si  étroite  solidarité 
dans  le  domaine  économique,  que  la  cessation  des 
rapports  commerciaux  avec  un  Etat  dont  on  est  le 
client  ou  le  fournisseur  (pour  des  échanges  impor- 
tants) constituera,  en  bien  des  cas,  un  dommage 
matériel  et  Unancier  non  moins  nuisible  à  la  puis- 
sance qui  rompt  les  rapports  qu'à  l'Etat  provoca- 
teur que  l'on  voudrait  punir.  Ce  sera  donc  récla- 
mer un  bien  gros  sacrilice,  au  nom  de  la  justice 
internationale,  que  de  notifier  aux  Etats  fournis- 
seurs et  clients  notables  de  la  puissance  violatrice- 
du  droit  l'obligation  juridique  de  cesser  leurs  im- 
portations commerciales  chez  les  ressortissants 
de  cette  puissance  et  d'arrêter  par  des  mesures  pro- 
hibitives l'exportation  des  produits  agricoles  et  in- 
d\istriels  de  la  nation  frappée  d'interdit.  L'arrêt  de 
la  cour  d'arbitrage  qui  édicterait  pareille  mesure  ne 
se  heurterait-il  pas  à  la  désobéissance  formelle,  ou 
simplement  au  mauvais  vouloir  de  plusieurs  d'en- 
tre les  gouvernements  qui  auraient  à  en  urger  le 
l)lus  sérieusement  l'exécution  ?  La  fraude,  tolérée 
ou  encouragée  avec  plus  ou  moins  d'elirontcrie,  ne 
risquera-t-elle  pas  de  rendre  illusoire  l'application, 
si  juste  et  si  désirable,  des  sanctions  économiques 
de  l'ordre  international? 

Et  que  dire  des  sanctions  militaires  ?  l'ius  encore 
que  pour  les  sanctions  économiques,  on  peut  se 
demander  si  elles  ne  sui)posent  pas,  chez  les  gou- 
vernants de  la  cité  temporelle,  un  zèle  bien  pur  et 
bien  généreux  pour  la  sainteté  du  droit.  Certains 
exemples  récents  n'encourageraient  qu'à  demi  l'espé- 
rance de  voir  les  Etats  du  monde  contemporain  se 
transformer  en  chevaliers  de  la  première  Croisade. 

11  est  vrai  que  plusieurs  grandes  puissances  du 
nouveau  monde  sont  entrées  en  guerre  cuntre  l'Alle- 
magne, durant  l'année  1917,  avec  la  préoccupation 
dominante  de  faire  triompher  les  principes  de  la  jus- 
tice et  les  règles  du  droit  international.  Toutefois, 
aucune  des  interventions  armées  dont  nous  parlons 
ne  se  serait  vraisemblablement  produite  si  les  Etals- 
Unis  et  autres  Républiques  des  deux  Amériques 
n'avaient  subi  de  lourdes  pertes  matérielles  par  le 
fait  de  la  guerre  sous-marine,  n'avaient  eu  à  venger 
la  mort  d'un  grand  nombre  de  leurs  nationaux, 
n'avaient  été  bafoués  dans  leur  honneur  national  par 
l'attitude  de  l'Allemagne  devant  leurs  protestations 
énergiques  et  réitérées.  Ces  puissances  entrèrent  en 
guerre  après  avoir  été  cruellement  provoquées. 

Le  régime  des  sanctions  internationales  exigerait 
cejjendant  que  chacun  d'entre  les  Etats  fùl  disposé  à 
intervenir  parles  armes  quand  bien  même  il  n'aurait 
été  victime  lui-même  d'aucun  dommage  ni  d'aucune 
olfense.  Lasupréme  juridiction  internationale  devrait 
])ouvoir  obtenir  de  chaque  puissance  dont  l'interven- 
tion semblerait  requise  piir  le  bien  comnmn,  qu'elle 
acceptât  de  courir  les  risques,  toujours  onéreux,  tou- 
jours redoutables,  de  la  guerre  sur  terre  ou  sur  mer, 
pour  défendre  et  restaurer  le  droit.  A  en  juger  par 
ce  que  nous  apprend  l'histoire  et  par  les  événements 
politiques  et  internationaux  du  temps  présent, 
l)areille  chevalerie  ne  peut  être  attendue  avec  certi- 
tude, et  dans  la  généralité  des  cas,  de  la  part  des 
gouvernements  de  ce  monde  :  ils  ont  coutume  de 
s'inspirer,  avec  un   moins  transcendant   idéalisme, 


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des  calculs  utilitaires  de  l'égoïsme  sacré.  Aussi, 
l'etticacilé  des  sanctions  militaires  du  droit  interna- 
tional nous  parait-elle,  non  pas  purement  et  simple- 
ment irréelle,  mais  quelque  peu  probléinati(iue. 

Rien  n'autorise  à  ijrédire  le  retour  de  l'âge  d'or  et 
à  croire  que  les  hommes  de  demain  vont  être  essen- 
tiellement différents  de  ceux  d'hier,  essentiellement 
meilleurs.  Les  poètes  seuls  ont  le  droit  de  s'écrier  : 

Magntis  ab  intégra  saeclorum  nascttur  ordo. 

Les  mêmes  passions  profondes  du  cœur  humain 
font  qu'à  toutes  les  époques  les  conditions  morales 
de  notre  épreuve  terrestre  demeurent  substantielle- 
ment identiques,  mais  à  des  degrés  divers,  tant  pour 
les  sociétés  que  pour  les  individus.  Ce  n'est  pas  en  ce 
monde  que  sera  jamais  réalisée  la  paix  universelle 
et  perpétuelle. 

Et  pourtant,  il  faut  mulllplier,  avec  métliode  et 
persévérance,  les  garanties  du  droit  international.  Il 
faut  rendre  aussi  sérieuses  que  possible  les  sanctions 
morales,  économiques,  militaires  du  droit  des  gens. 
Elles  pourront  avoir  leur  elllcacilé  au  moins  par- 
tielle :  ellicacité  répressive  en  certains  cas,  edicacité 
préventive  en  d'autres  cas.  Ce  sera  déjà  un  résultat 
d'une  grande  valeur  pour  le  maintien  de  la  paix  en 
ce  monde  et  la  sauvegarde  de  la  justice  chrétienne 
parmi  les  peuples. 

Jamais  on  ne  libérera  le  genre  humain  de  la  mort 
et  de  la  maladie.  Personne  n'aura  le  droit  d'en  con- 
clure qu'on  doive  regarder  comme  impossible  ou  inu- 
tile toute  espèce  de  progrès  de  la  médecine  et  de  la 
chirurgie. 

\.  OKavre  du  Traité  de  Versailles  (iS  juin  1919). 
—  Les  vingt-six  premiers  articles  de  ce  traité  ont 
pour  objet  «  le  pacte  qui  institue  la  Société  des 
Nations  ». 

La  Société  des  Nations  aura  pour  membres  origi- 
naires les  trente-deux  Etats  (anciens  ou  nouveaux) 
qui  furent  en  guerre  contre  l' Austro-Allemagne,  aux- 
quels sont  invités  ù  se  joindre  immédiatement  les 
treize  Etats  demeurés  neutres  durant  la  grande 
guerre.  La  majorité  des  deux  tiers  de  ces  quarante- 
cinq  puissantes  sera  requise  pour  l'admission  ulté- 
rieure de  l'Allemagne,  de  ses  alliés  et  des  Etats  nés 
ou  à  naître  de  la  décomposition  de  l'ancien  Empire 
de  Russie,  dès  lors  que  ces  diverses  puissances 
auront  fourni  les  garanties  nécessaires. 

L'action  de  la  Société  s'exerce  par  trois  organes 
essentiels  :  une  .\sserablée,  un  Conseil,  un  Secrétariat 
permanent. 

Dans  l'Assemblée  générale,  dont  la  périodicité  n'est 
pas  déterminée,  chaque  puissance  disposera  d'une 
seule  voix  et  ne  pourra  compter  plus  de  trois  repré- 
sentants. 

Le  Conseil,  qui  se  réunit  au  moins  une  fois  par  an, 
se  compose  normalement  de  neuf  membres.  Cinq 
d'entre  eux  seront  les  délégués  respectifs  des  «  prin- 
cipales Puissances  alliées  et  associées  ■)  (Etals-Uuis, 
Empire  britannique,  France,  Italie,  Japon),  qui  rem- 
plissent exactement  aujourd'hui  le  même  rôle  que, 
dans  l'élaboration  des  traités  de  i8i5  et  dans  le 
directoire  européen  de  la  Sainte-Alliance,  jouèrent  les 
quatre  gr.md^i  Etats  par  lesquels  avait  été  conduite 
la  coalition  contre  Napoléon  !<■'  (Angleterre,  Autri- 
che, Prusse.  Russie).  Aux  cinq  représentants  des 
puissances  <lirigeantes,  seront  juxtaposés,  dans  le 
Conseil  exécutif  de  la  Société  des  Nations,  quatre 
représentants  des  autres  Etats,  sur  désignation  de 
r.-Vssemblée  générale.  Provisoirement,  les  quatre  puis- 
sances qui  auront  ainsi  un  représentant  au  Conseil 
seront  la  lielgique,  le  Brésil,  l'Espagne  et  la  Grèce. 
Sauf  en  matière  de  procédure,  où  la  majorité  suifira, 
toutes  les   décisions   de  l'Assemblée   et  du  Conseil 


devront  être  prises  à  l'unanimité  des  suffrages.  La 
première  réunion  de  l'Assemblée  et  la  première  réu- 
nion du  Conseil  auront  lieu  sur  la  convocation  du 
l)résident  des  Etats  Unis  d'Amérique. 

Le  Secrétariat  permanent  est  établi  au  siège  de  la 
Société,  c'est-à-dire  à  Genève.  U  aura  pour  chef  un 
secrétaire  général  nommé  par  le  Conseil  avec  l'appro- 
bation de  la  majorité  de  l'Assemblée.  Tous  les 
bureaux  internationaux  déjà  constitués,  toutes  les 
commissions  de  contrôle  international  déjà  en  exer- 
cice seront  désormais  rattachés  à  cette  organisation 
nouvelle,  qui  centralisera  la  totalité  des  institutions 
ollicielles  d'ordre  international  du  monde  contempo- 
rain. Les  représentants  et  agents  de  la  Société  des 
Nations  jouiront  des  privilèges  et  immunités  diplo- 
matiques. Les  bâtiments  et  terrains  occupés  par  les 
services  et  les  réunions  de  la  Société  seront  inviola- 
bles, en  vertu  du  privilège  d'exterritorialité  dont 
jouissent  pareillement  les  ambassades,  légations  et 
consulats. 

La  Société  des  Nations  reconnaît  que  «  le  maintien 
de  la  paix  exige  l.i  réduction  des  armements  natio- 
naux au  minimum  compatible  avec  la  sécurité  natio- 
nale et  avec  l'exécution  des  obligations  internationales 
imposées  par  une  action  commune  ».  La  formule  est 
volontairement  un  peu  élastique  et  un  peu  vague,  mais 
le  principe  est  posé.  Quant  èrapplication,quele  Con- 
seil de  la  Société  des  Nations  doit  préparer,  et  dont  les 
modalités  seront  soumises  à  l'examen  et  à  la  décision 
des  diverses  puissances,  elle  apparaît  encore  comme 
assez  lointaine  et  légèrement  problématique.  La 
rédaction  de  l'article  8  du  traité,  qui  concerne  ce  pro- 
blème délicat,  laisse  une  impression  plulùl  confuse. 
Au  sujet  de  la  réduction  des  armements  et  de  la 
fabrication  du  matériel  de  guerre,  on  discerne  que 
tout  reste  à  étudier  et  à  résoudre,  avec  des  diincultés 
peut-être  inextricables,  d'autant  que  le  traité  admet 
la  nécessité  de  «  tenir  compte  de  la  situation  géogra- 
phique et  des  conditions  spéciales  de  chaque  Etat  ». 
Du  moins,  les  Etals  participant  à  la  Société  des  Na- 
tions prennent-ils  l'engagement  réciproque  «  d'échan- 
ger de  la  manière  la  plus  franche  et  la  plus  complète 
tous  renseignements  relatifs  à  l'échelle  de  leurs 
armements,  à  leurs  programmes  militaires,  navals 
et  aériens  et  à  la  condition  de  celles  de  leurs  indus- 
tries susceptibles  d'être  utilisées  pour  la  guerre  ». 
Faute  de  toute  réalisation  actuellement  possible,  les 
puissances  contractantes  se  donnentou  se  promettent 
ainsi  un  témoignage  de  bon  vouloir.  N'en  diminuons 
pas,  mais  n'en  exagérons  pas  non  plus  l'importance. 

Les  Etats  compris  dans  la  Société  des  Nations 
«  s'engagent  à  respecter  et  à  maintenir  contre  toute 
agression  extérieure  l'intégrité  territoriale  et  l'indé- 
pendance politique  présente  de  tons  les  membres  de 
la  Société  » . 

Le  Conseil  de  la  Société  des  Nations,  en  présence 
de  toute  menace  de  guerre,  même  si  elle  n'affecte  di- 
rectement aucun  membre  de  la  Société,  devra  se 
rassembler  pour  aviser  aux  mesures  qui  seraient 
propres  à  sauvegarder  eflicacement  la  paix  du 
monde. 

S'il  s'élève,  entre  des  Etals  participant  à  la  So- 
ciété des  Nations,  un  différend  susceptible  d'entral- 
nerune  rupture,  ils  s'engagent  à  le  soumettre,  soit  à 
la  procédure  d'arbitrage,  soit  au  jugement  du  Con- 
seil de  la  Société.  L'arbitrage  sera  exercé  par  la  ju- 
ridiction que  pourront  choisir  les  parties  en  litige 
ou  par  la  juridiction  a  prévue  dans  les  conventions 
antérieures  ».  La  cour  permanente  d'arbitrage  inter- 
national constituée  à  La  Haye,  en  iSçijet  en  lyo^, 
n'est  donc  pas  supprimée.  L'article  i  .'i  du  traité  pré- 
voit cependant  la  création  d'une  «  Cour  permanente 
de    Justice    internationale    »,    dont  la    compétence 


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parait  devoir  être  plus  étendue  que  celle  de  la  juri- 
diction acliiellement  existante  à  La  Haye. 

L'arbitrage  devient  obligatoire  en  ce  sens  que  cha- 
cune des  puissances  conlraclanles  se  déclare  tenue, 
nous  l'avons  dit,  de  déférer  le  conllil,  soit  à  une  ju- 
ridiction d'arl,)itrage,  soit  au  Conseil  lui-même  de  la 
Société  des  Nations.  Les  mêmes  Etats  conviennent 
également  «  qu'en  aucun  cas  ils  ne  doivent  recourir 
à  la  guerre  avant  l'expiration  d'un  délai  de  trois 
mois  après  la  sentence  des  arbitres  ou  le  rapport  du 
Conseil  ».  Ce  rapport  devra  être  établi  dans  les 
six  mois  à  dater  du  jour  où  le  Conseil  aura  été  saisi 
dudifréreiul.  i 

Lorsqu'il  y  aura  eu  sentence  arbitrale,  «  les  mcm-   j 
bres  de  la  Société   s'engagent  à  exécuter  de  bonne   i 
fol  les'sentences  rendues  et  à  ne  pas  recourir  à   la   | 
guerre  contre  tout    membre   de    la    Société   qui   s'y 
conformera.    Faute    d'exécution  de   la    sentence,  le 
Conseil  propose  les  mesures  qui  doivent  en  assurer 
l'effet  ... 

Lorsque  c'est  le  Conseil  de  la  Société  des  Nations 
qui  aura  charge  de  dirimer  le  litige,  les  solutions 
adoptées  par  le  Conseil  seront  formulées  dans  un 
rapport,  u  Si  le  rapport  du  Conseil  est  adopté  à  l'una- 
nimité, le  vote  des  représentants  des  parties  ne 
comptant  pas  dans  le  calcul  de  cette  unanimité,  les 
membres  de  la  Société  s'engagent  à  ne  recourir  à  la 
guerre  contre  aucune  partie  qui  se  conforme  aux 
conclusions  du  rapport.  »  Mais  quand  l'unanimité 
n'est  pas  obtenue,  ou  quand  le  Conseil  reconnaît  que 
le  différend  porte  sur  une  question  laissée  à  la  com- 
pétence exclusive  de  l'une  des  parties,  les  méthodes 
de  solution  pacifique  sont  épuisées;  la  guerre  pourra 
légitimement  survenir  après  un  délai  de  trois  mois. 
«  Les  membres  de  la  Société  se  réservent  le  droit 
d'agir  comme  ils  le  jugeront  nécessaire  pour  lemain- 
lien  du  droit  el  de  la  justice.  » 

Dans  l'hypothèse  où  l'Assemblée  générale  aurait 
été  saisie  du  dill'érend,  l'autorité  décisive  reconnue  à 
un  vote  de  l'unanimité  du  Conseil  sera  reconnue  à 
unvotede  1 '.assemblée  réunissant  le  suffrage  des  neuf 
Etats  représentés  au  Conseil  et  la  pluralité  des  autres 
(à  l'exclusion,  en  chaque  cas,  des  représentants  des 
parties). 

L'article  i6  cnumère  les  sanctions  internationales 
à  édicter  contre  tout  membre  de  la  Société  des  Na- 
tions qui  aura  recours  injustement  à  la  guerre,  au 
lieu  de  se  conformer  aux  procédures  arbilraleset  pa- 
cificatrices des  articles  précédents.  La  puissance  vio- 
latrice du  statut  international  est,  par  le  fait  même, 
«  considérée  comme  aj'ant  commis  un  acte  de  guerre 
contre  fous  les  autres  membres  de  la  Société  ». 

Voici  les  sanctions  économiques  :  tous  les  Etats 
participant  à  la  Société  des  Nations  s'engagent  à 
rompre  immédiatement  avec  la  puissance  provoca- 
trice «  toutes  relations  commerciales  ou  financières, 
à  interdire  tous  rapports  entre  leurs  nationaux  et 
ceux  de  l'Etat  en  rupture  de  pacte  et  à  faire  cesser 
toutes  communications  financières,  commerciales  ou 
personnelles  entre  les  nationaux  de  cet  Etat  el  ceux 
de  tout  autre  Etat,  membre  ou  non  de  la  Société  ». 
La  formule  est  péremptoire.  Nous  avons  dit  pour- 
quoi il  est  douteux  que  la  réalité  puisse  toujours  ré- 
pondre intégralement  à  une  formule  aussi  absolue. 

Voici  maintenan  t  les  sanctions  mi  litaires:«  Le  Con- 
seil a  le  devoir  de  recommander  aux  divers  gouverne- 
ments intéressés  les  elîectifs  militaires,  navals  ou 
aériens  par  lesquels  les  membres  de  la  Société  con- 
tribueront respectivement  aux  forces  armées  desti- 
nées à  faire  respecter  les  engagements  de  la  So- 
ciété. »  Le  ])aragraphe  suivant  insiste  sur  les 
diverses  formes  de  coopération  que  peuvent  et  doi- 
vent se  prêter  les  diverses  puissances  de  la  Société 


des  Nations  au  cours  de  la  lutte  commune  contre  la 
puissance  violatrice  du  droit.  En  outre,  l'Etal  en 
rupture  de  pacte  pourra  être  exclu  de  la  Société  des 
Xations  par  vote  unanime  du  Conseil  :  ce  sera  une 
sanction  morale,  en  même  temps  que  juridique,  une 
manière  d'excommunication. 

Ce  qui  est  défectueux  dans  l'énoncé  des  sanctions 
militaires  est  l'imprécision  des  mesures  prévuespour 
l'exécution  arméepar  autorité  de  justice.  Tout  devra 
être  décidé  après  que  l'injuste  agression  aura  déjà 
eu  lieu,  quand  l'adversaire  sera  entré  en  campagne, 
sans  aucune  organisation  préalable  et  permanente 
des  contingents  militaires  dont  pourra  disposer  la 
Société  des  Nations.  En  de  telles  conditions,  la  sécu- 
rité promise  au  droit  de  tous  et  à  la  paix  du  monde 
semblera  précaire  et  même  un  peu  dérisoire.  C'est  à 
bon  droit  que  la  délégation  française  aurait  voulu 
faire  subir  à  ce  dispositif  une  transformation  sé- 
rieuse. Mais,  sous  rinfiaence  du  président  "Wilson, 
l'amendement  proposé  par  les  délégués  de  la  France 
fut  malheureusement  écarté  par  la  Conférence  de  la 
Paix.  On  doit  marquer  ici  l'une  des  plus  inquiétantes 
lacunes  du  traité  de  Versailles. 

L'article  17  prévoit  le  cas  d'un  conflit  où  l'un  des 
Etats  en  litige  n'appartiendrait  pas  à  la  Société  des 
Nations,  et  même  il'un  conflit  où  aucun  des  deux  ad- 
versaires ne  lui  ai.parliendrait.  Une  procédure  juri- 
dique est  instituée  pour  aboutir,  fût-ce  en  iiareille 
hypothèse,  à  un  règlement  pacifique  dont  les  métho- 
des seraient  analogues  à  celles  des  procédures  envi- 
sagées précédemment. 

L'article  22  donne  au  problème  de  la  Société  des 
Nations  tout  un  ensemble  d'extensions  absolument 
imprévues.  La  Société  des  Nations  reçoit  la  tutelle 
passablement  épineuse  de  tous  les  anciens  domaines 
coloniaux  de  r.\llemagne  et  de  tous  les  territoires 
soustraits  à  la  juridiction  de  l'Empire  ottoman.  Cette 
tutelle  comprendra  trois  degrés  inégaux  selon  le 
degré  de  civilisation  et  de  développement  social  des 
populations  indigènes.  Mais  par  qui  sera  exercée,  en 
fait,  la  tutelle  dont  la  Société  des  Nations  reçoit,  en 
principe,  l'investiture'?  Elle  sera  «  déléguée  à  cer- 
taines puissances  développées,  qui,  en  raison  de  leurs 
ressources,  de  leur  expérience  ou  de  leur  position 
géographique,  sont  le  mieux  à  même  d'assumer  cette 
responsabilité  et  qui  consentent  à  l'accepter  :  elles 
exerceraient  cette  tutelle  en  qualité  de  mandataires 
et  au  nom  de  l.a  Société  ». 

Les  mandataires  adresseront  à  la  Société  des  Na- 
tions leur  rapport  annuel  sur  l'accomplissement  de 
la  gestion  politique  qui  leur  est  confiée.  Le  rapport 
sera  soumis  à  une  commission  compétente  qui  devra 
donner  elle-même  avi  Conseil  de  la  Société  u  son 
avis  sur  toutes  questions  relatives  à  l'exécution  des 
mandats  ». 

En  réalité,  cette  institution  des  nia/i</a/s  coloniaux 
de  la  Société  des  Nations  parait  bien  être  une  fic- 
tion diplomatique  pour  accorder  les  résultats  tan- 
gibles et  politiques  de  la  grande  guerre  avec  l'idéo- 
logie wilsonienne.  Diverses  puissances  victorieu- 
ses reçoivent  la  souveraineté  ou  le  protectorat  de 
territoires  conquis  sur  l'Allemagne  ou  sur  l'Euipire 
ottoman.  Toutefois,  comme  il  est  entendu  que  l'ère 
des  annexions,  des  conquêtes  et  des  impérialismes 
est  close  pour  jamais,  la  tutelle  de  tous  les  domaines 
à  régir  est  dévolue  nominalement  à  la  Société  des 
Nations,  qui  est  censée  déléguer  elle-même  à  titre 
précaire,  le  fardeau  de  sa  propre  tâche  aux  puis- 
sances partageantes.  C'est  un  nouvel  exemple,  d'ail- 
leurs assez  piquant,  qui  s'ajoute  à  la  liste  déjà  lon- 
gue des  euphémismes  plus  ou  moins  hypocrites  où 
excella  toujours  la  diplomatie  internationale. 

La  théorie  du  mandat  n'est,  d'ailleurs,  pas   sans 


1293 


PAIX  ET  GUERRE 


1294 


inconvénient  possible.  Elle  donne  au  Conseil  de  la 
Société  des  Nations  le  droit  d'interférer  dans  le  gou- 
vernement du  pays  protégé  en  rappelant  au  manda- 
taire qu'il  a,  non  seulement  des  comptes  à  rendre, 
mais  encore  des  consignes  à  recevoir.  L'article  33 
énumére  précisément  un  certain  nombre  de  princi- 
pes à  suivre  dans  l'exercice  du  mandat  colonial.  Si 
jamais  il  prend  fantaisie  à  tel  ou  tel  membre  du 
Conseil  de  provoquer  des  incidents  de  ce  genre,  on 
verra  reparaître, au  milieu  de  l'aréopage  des  puissan- 
ces dirigeantes,  les  contestations  irritantes,  voire 
insolul)les,  auxquelles  ont  souvent  donné  lieu  dans 
le  passé  les  contrôles  inlernalionaux,  répondant  à 
des  situations  mal  définies.  Or,  rien  ne  serait  plus 
"  périlleux  que  de  semblables  conflits  pour  les  desti- 
nées d'un  organisme  naissant,  comme  la  Société 
des  Nations,  auquel  tant  de  tâches  redoutables  et 
laljorieuses  sont  déjà  dévolues. 

Résumons-nous.  La  Société  des  Nations,  institiiée 
par  le  traité  de  Versailles,  est  une  tentative  utile  et 
méritoire  d'organisation  juridique  internationale. 
Elle  marque  un  progrès  sur  l'œuvre  des  conféren- 
ces de  La  Haye  dans  la  voie  où  étaient  engagées  les 
éludes  et  les  réformes  du  droit  international,  à  la 
lumière  de  tragiques  catastrophes.  Elle  édicté  (en 
principe)  la  réduction  générale  et  proportionnelle 
des  armements.  Elle  rend  obligatoire,  en  cas  de 
conflits  internationaux,  le  recours  aux  solutions 
pacificatrices.  Elle  établit  un  système  juridique  de 
sanctions  internationales  contre  les  violateurs  de  la 
paix  et  du  droit  parmi  les  peuples.  De  même  que  la 
cour  d'arbitrage  de  La  Haye,  la  Société  des  Nations 
instituée  en  1919  s'adapte  aux  cadres  existants  de 
l'ordre  international  et  compose  son  Assemblée  géné- 
rale et  son  Conseil  directeur  de  délégués  diplomati- 
ques de  chacune  des  puissances  souveraines  ayant 
adhéré  au  pacte  constitutif.  Elle  ne  prétend  pas 
constituer,  selon  la  stupide  chimère  que  francs- 
maçons  et  socialistes  exaltent  sous  le  nom  de  So- 
ciété des  Nations,  un  sur-Etat,  un  gouvernement 
universel  superposé  aux  gouvernements  natio- 
naux, avec  un  Parlement  international  élu  au  suf- 
frage universel  des  hommes  et  des  femmes  par  tous 
les  peuples  du  monde.  Les  règles  du  bon  sens  n'ont 
pas  été  enfreintes. 

Par  contre,  la  rédactiondu  pactede  1919  est  défec- 
tueuse et  confuse.  Elle  paraît  traduire  en  français  un 
texte  anglais  et  formule  certainement  une  pensée, 
une  conception  anglo-saxonne.  On  n'y  retrouve  pas 
l'admirable  ordonnance  logique,  la  lucidité  française 
des  textes  de  La  Haye,  rédigées  principalement  par 
Louis  Renault.  Si  l'on  veut  aller  au  fond  des  choses, 
on  devra  constater  que  la  procédure  de  règlement 
paciûquedes  conflits  internationaux  est  étrangement 
compliquée,  peu  conforme  aux  exigences  de  la  psy- 
chologie des  peuples  qui,  dans  l'exaspération  de 
leurs  passions  nationales,  ont  envie  de  recourir  aux 
violences  guerrières.  Aucune  mesure  pratique  n'est 
prescrite  ni  même  suggérée  pour  accomplir  sans  tar- 
der la  réduction  générale  et  proportionnelle  des  ar- 
mements :  on  se  contente  d'annoncer  que  des  com- 
missions internationales  vont  étudier  les  voies  et 
moyens.  La  formule  des  sanctions  économiques  est 
tellement  sommaire  et  absolue  qu'elle  dit  trop  pour 
être  praticable.  La  formule  des  sanctions  militaires 
dit,  au  contraire,  beaucoup  trop  peu  et  ne  fournit 
au  maintien  de  l'ordre  international  aucune  assu- 
rance actuelle  et  consistante  :1e  fait  est  d'une  telle 
évidence  que,  le  jour  même  où  fut  signé  avec  l'Alle- 
magne le  traité  de  Versailles,  l'Angleterre  et  les 
Etats-Unis  ont  reconnu  la  nécessité  de  signer  un 
autre  traité  avec  la  France  pour  garantir  celle-ci 
contre  une  agression  possible  de  la  puissance  alle- 


mande. Contraste  qui  n'est  pas  sans  ironie  et  cons- 
titue le  plus  significatif  des  aveux.  Les  prescriptions 
du  texte  de  1919,  relatif  à  la  Société  des  Nations,  res- 
semblent un  peu  à  des  étiquettes  décoratives  qu'on 
aurait  collées  sur  des  caisses  restées  vides.  Il  y  a 
encore  du  travail  pour  l'avenir...  Fala  viam  inve- 
nicnt. 

On  voit  donc  que  la  Société  des  Nations,  telle  que 
l'a  organisée  le  traité  de  Versailles,  mérite  à  la  fois 
des  éloges  pour  l'elTort  méritoire  qu'elle  réalise  et  de 
sérieuses  critiques  pour  l'aflligeante  médiocrité  du 
résultat  obtenu.  Médiocre  en  sa  rédaction,  médiocre 
en  son  dispositif,  grevé  dune  lourde  et  dan- 
gereuse hj'potbêque  par  l'invention  bizarre  des  man- 
dats coloniaux,  le  pacte  constitutif  de  la  Société  des 
Nations  porte  en  lui-même  bien  d'autres  causes  de 
fragilité  que  celles  qui  se  rencontrent  fatalement,  sur 
un  pareil  terrain,  dans  les  grands  échafaudages 
internationaux. 

Plus  loin,  nous  marquerons  les  lacunes  de  l'œuvre 
du  traité  de  Versailles  au  point  de  vue  religieux  et 
catholique. 

J.  Paix  et  Démocratie.  —  Beaucoup  de  prophè- 
tes croient  pouvoir  prédire  au  statut  international 
de  1919  une  merveilleuse  longévité,  en  raison  du 
triomphe  universel  de  la  Démocratie,  qui  rendrait  à 
peu  près  impossible  désormais  le  recours  aux  vio- 
lences de  la  guerre. 

Quelle  est  la  valeur  de  cette  prédiction? 

Le  terme  de  démocratie  désigne  l'organisation  po- 
litique qui  accorde  à  l'ensemble  des  citoj'ens,  ou  à 
leurs  représentants  élus,  un  rôle  prépondérant  dans 
la  confection  des  lois  et  dans  le  contrôle  des  actes 
du  pouvoir.  H  ne  paraît  pas  douteux  que  cette  ten- 
dance triomphe  aujourd'hui, mais  à  des  degrés  divers, 
dans  le  régime  gouvernemental,  républicain  ou  mo- 
narchique, parlementaire  ou  plébiscitaire,  de  tous 
les  pays  du  monde.  Voyons  dans  quel  rapport  se 
trouve  la  démocratie  avec  la  stabilité  de  la  paix 
entre  les  peuples. 

Le  régime  démocratique  ne  favorise  pas  les  guer- 
res longuement  prévues  et  préparées.  Il  assure  une 
influence  dominante  sur  la  marche  des  affaires  à  la 
masse  des  petites  gens,  préoccupés  avant  tout  do 
leur  tranquillité  immédiate  et  fort  étrangers  par 
nature  aux  lointains  calculs  de  haute  politique  qui 
pourraient  multiplier  les  occasions  de  conflits  et  de 
guerres.  En  outre,  l'organisation  démocratique  de 
l'Etat  se  prête  beaucoup  moins  que  l'organisation 
autocratique  et  aristocratique  au  développement  de 
la  puissance  militaire.  Comparez  la  France  et  l'Alle- 
magne en  1911^.  La  prépondérance  universelle  de  la 
démocratie  constituera  donc  souvent  un  obstacle 
d'efficacité  réelle  à  la  folie  des  armements,  à  l'en- 
traînement excessif  de  quelques-uns  vers  les  aven- 
tures guerrières. 

Toutefois  ne  concluons  pas  trop  vite  à  l'incompa- 
tibilité radicale  de  la  guerre  défensive,  et  même 
offensive,  avec  le  régime  démocratique. 

Si  les  démocraties  demeurent  étrangères  aux  cal- 
culs de  haute  politique  qui  sont  propres  aux  dynas- 
ties et  aux  patriciats,  les  peuples  démocratiques  ont 
cependant,  comme  les  autres,  leur  instinct  national 
avec  ses  passions  ardentes,  ses  aspirations  profon- 
des, ses  susceptibilités  irritables.  Les  peuples  démo- 
cratiques possèdent,  comme  les  autres,  la  préoccu- 
pation acrimonieuse  de  leur  intérêt  commercial  ou 
industriel, qui  se  heurte  à  la  concurrence  économique 
ou  à  la  politique  douanière  de  certains  peuples 
rivaux. 

Que  survienne  une  circonstance  (|ui  exaspère 
les  intérêts  menacés,  qui  provoque  la  colère  de  la 
foule  ou  exalte  l'enthousiasme  national  :  et,  malgré 


1296 


PAIX  ET  GUIÎRRE 


1296 


tous  les  pactes  et  protocoles  de  la  Société  des  Na- 
tions, la  déniocrutie  révoltée  bouillonnera  et  défer 
lera  en  tempête,  poussera  d'impétueuse»  clameurs 
de  guerre,  menacera  et  débordera  ses  gouvernants 
temporisateurs,  improvisera  la  guerre  nationale, 
avec  toutes  ses  inexpériences,  mais  avec  toutes  ses 
inexpiables  fureurs.  On  acceptera  les  lourdes  char- 
ges de  la  levée  en  masse,  on  votera  les  crédits 
militaires,  on  réclamera  des  canons  et  des  muni- 
tions. Puis,  on  se  battra  intrépidement,  poussé  par 
In  même  passion  profonde  qui,  sous  tous  les  régimes, 
rind  possible  l'exaltation  et  l'abnégation  farouches 
(les  jours  de  guerre. 

Néanmoins,  dans  ces  brusques  soulèvements  popu- 
laires d'enthousiasme  guerrier,  n'y  aurait-il  pas 
quelque  chose  d'artillcicl,  qui  répondrait  à  un  plan 
concerté,  non  par  la  démocratie  elle-même,  mais 
par  des  groupes  riches  et  influents  qui  (pour  un 
motif  ou  pour  un  autre)  seraient  intéressés  à  sus- 
citer la  guerre  et  à  y  précipiter  le  peuple  entier? 
L'hypothèse  est  de  toute  vraisemblance;  à  une  con- 
dition toutefois  :  c'est  que  les  hommes  qui  poussent 
à  la  guerre  et  exploitent  plus  ou  moins  artiflcielle- 
raent  telle  et  telle  circonstance  favorable,  puissent 
faire  appel  à  une  anxieuse  préoccupation  d'intérêt 
matériel  ou  moral,  à  une  réelle  et  ardente  passion 
de  haine  ou  d'enthousiasme,  qui  couve  déjà  dans 
l'àrae  du  peuple  et  qui,  brusquement  exaspérée, 
jaillisse  de  la  foule  anonyme  comme  une  llamme 
puissante  pour  tout  embraser  autour  de  soi. 

Quant  au  fait  même  de  l'initiative  concertée  de 
quelques  personnalités  résolues,  tirant  adroitement 
parti  de  telle  occasion  opportune,  en  vue  de  por- 
ter à  leur  paroxysme  les  aspirations  ou  les  fureurs 
de  la  multitude,  on  ne  peut  guère  s'en  étonner.  Hien 
de  moins  anormal  dans  les  mœurs  politiques  de  la 
démocratie. 

Au  cours  de  la  grande  guerre,  telle  fut  la  méthode 
suivie  par  la  minorité  belliqueuse  qui  détermina  la 
violente  commotion  populaire  d'où  résulta  l'intc'r- 
vention  armée  de  l'Italie  en  igib.  Telle  fut  la  mé- 
thode encore  que  suivit  le  groupe  dont  le  principal 
membreétail  Lord  NorthclilTc,  propriétaire  du  Times 
et  du  Ddily  Mail,  et  qui  arracha  aux  résistances  du 
parlementarisme  britannique  l'organisation  sérieuse 
du  comité  de  guerre  et  le  vote  du  service  militaire 
obligatoire  et  universel.  Telle  fut  la  méthode  suivie 
avec  un  art  plein  de  nuances  par  le  président  Wilsou 
pour  rallier  peu  à  peu  l'unanimité  morale  de  l'opi- 
nion américaine  à  l'idée  de  la  guerre  avec  l'Allema- 
gne et  appuj-er  sa  politique  de  chef  d'Etat  belligé- 
rant sur  l'adhésion  rélléchie  du  peuple  des  Etats- 
Unis. 

Ce  sont  là  des  exemples  empruntés  aux  démo- 
craties policées  du  nouveau  nxonde  ou  de  la  vieille 
Eurojie.  Nous  nous  abstenons  de  parler  des  jeunes 
démocraties  nées  du  démembrement  de  l'Empire 
russe  :  ni  leur  politique  intérieure  ni  leurs  rapports 
mutuels  ne  suggèrent,  à  coup  sur,  l'image  radieuse 
de  la  paix  perpétuelle... 

Que  l'on  ne  considère  donc  pas  l'éventualité  de 
la  guerre  comme  nécessairement  exclue  parle  triom- 
phe, même  généralisé,  du  régime  démocratique  dans 
le  monde  contemporain. 

K.  Paij:  et  Nalionalilés.  —  Une  autre  espérance 
de  paix  universelle  et  perpétuelle  est  fondée  un  i)eu 
prématurément  sur  le  triomphe  du  principe  des 
nationalités,  que  voudraient  consacrer  à  jamais  les 
négociateurs  des  traités  de  1919  dans  leurs  statuts 
territoriaux  d'Occident  et  d'Orient. 

L'erreur  incontestable  des  diplomates  européens 
de  i8i5  avait  été  de  s'inspirer  presque  uniquement 
des  mélliodes  de  la  politique  d'équilibre,   sans    se 


préoccuper  de  ce  que  pouvaient  être  les  âmes,  les 
traditions,  les  aspirations  de  la  plupart  des  peuples 
dont  ils  avaient  disposé  souverainement.  On  n'avait 
guère  consulté  d'autre  règle  que  les  convenances  ou 
les  caprices,  les  calculs  ou  les  ambitions  des  grands 
Etats.  Le  résultat  fut  une  construction  artiflcielle  et 
fragile,  que  renversèrent  de  fond  en  comble  les 
poussées  violentes  du  sentiment  national  au  dix- 
neuvième  siècle. 

Aujourd'hui, ne  peut-on  pas  espérer  la  disparition 
de  ces  causes  douloureuses  de  discordes  entre  peu- 
ples et  peuples, maintenant  que  la  paix  du  monde  prend 
pour  formule  lapplicalion  universelle  du  principe 
des  nationalités,  avec  proclamation  du  «  droit  des 
peuples  à  disposer  d'eux-mêmea  a  ? 

La  raison  de  tenir  pour  douteuse  pareille  concep- 
tion optimiste  de  l'avenir,  est  que  le  principe  des 
nationalités  est  fort  loin  de  constituer  une  cause 
nécessaire  de  paix.  Il  restera  toujours  beaucoup 
plutôt  une  occasion  de  querelles  internationales  du 
caractère  le  plus  irritant. 

On  se  tromperait  lourdement  si  l'on  croyait  recon- 
naître dans  le  principe  des  nationalités  une  règle 
claire,  certaine,  incontestable,  du  droit  public,  et 
surtout  une  règle  à  laquelle  devraient  être  univer- 
sellement sacriliées  toutes  les  autres  considérations 
morales,  historiques  ou  juridiques  qui  peuvent 
intervenir  raisonnablement  dans  la  détermination 
des  frontières  ou  la  distribution  des  souverainetés. 

M.  Henri  Hauser  n'a  pas  eu  tort  d'écrire  en  1  ji6  : 
(1  Le  principe  des  nationalités,  qui  est  la  base  de  la 
guerre  actuelle,  est  le  type  de  ce  qu'on  peut  appeler 
une  fausse  idée  claire.  »  Au  premier  abord,  en  effet, 
on  admet  sans  peine  que  les  groupes  de  poiiulation 
formant  une  nationalité  distincte  doivent  normale- 
ment posséder  une  organisation  politique  qui  leur 
soil  piopre  :  indépendante  ou  autonome.  Mais  rien 
n'est  plus  difficile  à  déterminer  avec  précision  que 
ce  qu'il  faut  entendre,  dans  la  réalité  historique  et 
concrète,  par  une  nationalité. 

Aucun  des  signes  proposés  comme  caractéristiques 
ne  concorde  avec  la  totalité  des  exemples  connus. 
Chacune  des  formules  imaginées  par  les  apôtres  du 
système  vient  se  heurter  à  des  contradictions  écla- 
tantes. Ni  la  religion,  ni  la  race,  ni  le  cadre  géogra- 
phique, ni  la  langue  même  ne  constituent  le  sup- 
port nécessaire  et  distinctif  de  la  nationaliié. 

Les  théoriciens  actuels  invoquent  un  principe  spi- 
rituel, un  phénomène  de  conscience  nationale,  un 
vouluir-vivre  collectif.  Notion  qui  a  sa  haute  valeur, 
mais  qui  comporte  des  applications  essentiellement 
mouvantes  et  donnera  toujours  lieu  à  de»  applica- 
tions ligitieuses. 

Le  fait  permanent,  incontestable,  est  que  les  anta- 
gonismes politiques  fondés  sur  les  aspirations  con- 
tradictoires des  nationalités  rivales  (chacune  récla- 
mant comme  sien  tel  rameau  de  population,  tel 
territoire,  tel  littoral)  ont  un  caractère  de  violence 
et  d'âpreté  beaucoup  plus  inexpiable  encore  que  les 
antagonismes  fondés  sur  les  ambitions  des  dynasties 
ou  des  impérialismes. 

Pour  no  citer  que  des  peuples  éloignés  des  fron- 
tières de  la  France,  nous  délions  les  hommes  d'Etat 
[ces  lignes  sont  écrites  au  mois  d'août  1919]  de 
jamais  trouver  une  formule  de  paix  qui  élimine 
délinitivement,  au  moyen  du  principe  des  nationa- 
lités, toutes  les  causes  profondes  de  con  Hits  nationaux 
existantes  aujourd'hui  :  entre  les  Italiens  et  les 
Yougoslaves,  entre  les  Albanais  et  les  Hellènes, 
sur  la  côte  orientale  de  l'Adriatique  ;  entre  les  Autri- 
chiens, les  Hongrois,  les  Yougii-Slaves,lesRoumains 
et  les  Bulgares  dans  le  bassin  du  Danube  ;  entre  les 
Grecs,  les  Yougo-Slaves,  les  Bulgares  et  les  Ottomans 


1297 


PAIX  ET  GUERRE 


1298 


dans  la  ïlirace  et  la  Macédoine  ;  entre  les  Polonais 
et  les  Tcliéeo-Slovaques  en  Haule-Silésie  ;  entre  les 
Polonais  et  les  Ruthènes  en  Galicie  et  en  Uk"aine  ; 
entre  les  Allemands,  Polonais,  Lettons,  Finlandais, 
Lithuaniens,  Grands-Russiens  et  Petits-Russiens 
aux  conlins  du  monde  slave,  du  monde  germanique 
et  du  monde  Scandinave.  Et  ne  disons  rien  de  la 
liquidation  de  l'Empire  ottoman  d'Asie. 

La  cojiférenee  delà  Paix(oùIescaleuls  de  grandes 
puissances  ne  sont,  d'ailleurs,  pas  très  différents  de 
ce  qu'ils  furent  en  i8i5)  s'évertue  à  trouver  des  solu- 
tions pacillcatrices.  Elle  s'aperçoit  que  le  travail  est 
un  peu  ardu.  Et  une  chose,  tout  au  moins,  est 
unaniuieuient  reconnue  comme  induhitatjle  :  c'est 
que  le  nouveau  statut  international  fera  beaucoup 
de  mécontents;  peut-ctie  même  aboutira-l-il  à 
mécontenter  tout  le  monde  à  la  fois.  Nul  ne  le  con- 
teste :  après  comme  avant  la  signature  des  traités 
de  paix  avec  l'Autriche,  la  Hongrie,  la  Bulgarie,  la 
Turquie  et  les  anciens  vassaux  de  l'Empire  russe,  il 
y  aura  des  doléances  anières,  des  réclamations 
tenaces,  des  agitations  plus  ou  moins  impétueuses, 
fondées  sur  des  interprétations  ou  applications  con- 
tradictoires du  principe  des  nationalités. 

Trêve  aux  formules  fallacieuses!  Le  principe  des 
nationalités  pose  encore  plus  de  problèmes  qu'il  n'en 
résout.  Il  tend  à  passionner  les  conflits  plutôt  qu'à 
les  apaiser,  il  répand  à  travers  le  monde  les  semences 
de  guerres  futures.  Il  apporte  un  obstacle  redoutable 
au  succès  de  l'œuvre  de  paix  et  d'organisation  juri- 
dique internationale  que  voudrait  légitimement 
garantir  la  Société  des  Nations. 

L.  Participation  du  Saint-Siège.  —  Four  procurer 
à  l'ordre  juridique  international,  que  menacent  tant 
de  périls,  une  garantie  de  dural>le  stabilité,  il  faut 
lui  donner  une  haute  et  souveraine  consécration 
d'ordre  moral  et  religieux  dans  la  conscience  des 
peuples. 

On  peut  et  on  doit  faire  pénétrer  de  plus  en  plus 
profondément  dans  les  idées,  dans  les  mœurs,  dans 
les  préoccupations  générales  du  monde  contemporain 
le  principe  du  règlement  pacilique  et  arbitral  des 
conflits  entre  les  puissances,  la  notion,  l'estime,  le 
respect  des  règles  du  droit  des  gens,  avec  leurs  lois 
et  sanctions  internationales.  On  doit  faire  régner, 
dans  les  rapports  mutuels  des  peuples,  les  préceptes 
de  la  morale  divine,  avec  l'esprit  de  justice  et  de 
charité.  On  n'opposera  évidemment  pas,  de  la  sorte, 
une  barrière  infranchissable  aux  entreprises  auda- 
cieuses et  injustes,  dont  la  possibilité  (même  après 
la  réduction  générale  et  proportionnelle  des  arme- 
ments) réclamera  toujours  que  les  nations  restent  en 
mesure  de  repousser  la  force  par  la  force  et  de  mettre 
la  force  au  service  du  droit.  Mais  on  pourra,  faute  de 
mieux, créer  un  état  d'esprit,  une  ambiance,  une  atmo- 
sphère, fjui  favorise  l'œuvre  de  la  Société  des  Nations, 
et  qui  rende  pratiquement  plus  dilliciles,  plus  rares,  j 
plus  dommageables  à  leurs  propres  ailleurs  les  viola- 
tions graves  de  la  loi  des  nations. 

Or,  i)our  parvenir  à  un  tel  résultat,  le  concours  du 
Pontife  de  Rome  est  le  plus  enviable  et  le  plus  indis- 
pensable de  tous. 

Plus  que  personne  au  monde,  le  Pape  est  désigné 
pour  être  le  messager,  l'arbitre,  le  législateur  de  la 
paix  et  du  droit  parmi  les  nations.  Il  a  pour  mission 
religieuse  d'être  le  Pasteur  universel  des  ànics.  Il 
garde  le  dépôt  de  la  doctrine  évangélique  de  paix, 
de  justice  et  de  charité.  Les  écoles  théologiques  dont 
il  est  le  suprême  docteur,  donnent,  depuis  de  longs 
siècles,  un  enseignement  lumineux,  cohérent,  sur  le 
droit  de  paix  et  de  guerre.  Les  institutions  du  catho- 
licisme lui  permettent  d'agir  piofondément  sur  la 
formation  morale  et  intellectuelle,  sociale  et  spiri-    î 


tuelle,  de  plus  de  doux  cents  millions  de  consciences 
humaines.  A  travers  les  siècles,  le  nom  de  la  Papauté 
romaine  demeure  associé,  dans  l'ordre  du  règlement 
arbitral  des  conflits  entre  les  peuples,  dans  l'ordre 
même  de  l'organisation  juridiijue  internationale,  à 
l'elTort  le  plus  magniflque  et  le  moins  inefficace  qu'ait 
enregistré  l'histoire. 

En  même  temps  que  sa  juridiction  spirituelle,  le 
Pontife  de  Rome  possède  une  souveraineté  tempo- 
relle, non  plus  territoriale,  mais  personnelle,  qui, 
aujourd'hui  même,  est  diplomatiquement  et  aulhen- 
tiquement  reconnue  en  droit  international.  A  ce  titre, 
il  est  normal  que  les  représentants  diplomatiques 
du  Pape  viennent  siéger  dans  les  assemblées  inter- 
nationales oii  délibèrent  les  rei)résentants  diploma- 
tiques de  toutes  les  puissances  contemporaines  : 
surtout  lorsque,  comme  dans  la  Société  des  Nations 
et  la  Cour  suprême  de  justice  et  d'arbitrage  interna- 
tional, l'objet  de  ces  institutions  est  de  garantir  la 
paix  dans  la  justice  entre  les  nations.  Objet  tout 
particulièrement  en  rapport  avec  la  mission  distinc- 
tive,  le  rôle  historique  et  les  préoccupations  con- 
stantes du  Souverain  Pontillcal  romain. 

Non  seulement  le  Pape  commande  à  plusieurs 
millions  de  sujets  spirituels  dans  chacun  des  Etats 
du  monde  entier,  mais  il  n'est  inféodé  à  aucun  sys- 
tème d'alliances,  à  aucune  combinaison  politique, 
diplomatique  ou  économique.  Il  n'est  étranger  nulle 
part.  En  tous  pays,  les  catholiques  le  reconnaissent 
pour  leur  Pasteur,  leur  Docteur  et  leur  Père,  tandis 
(jue  les  non-catholiques  d'intelligence  droite  saluent 
dans  sa  personne  une  puissance  morale  dont  l'auto- 
rité, sans  égale  ici-bas,  est  digne  d'égards,  de  respect, 
voire  de  vénération. 

Peut-on  contester  de  bonne  foi  que  le  Pape  soit, 
plus  que  personne,  à  sa  juste  place  dans  les  assises 
diplomatiques  et  judiciaires  delà  Société  des  Nations? 

Imaginons  que  Léon  .\I1I  ait  été  représenté  à  la 
première  conférence  de  La  Haye  en  1899  et  Pie  X  à 
la  deuxième  en  lyo^.  Les  règles  tulélaires  du  droit 
international,  telles  qii'elles  furent  alors  promul- 
guées, auraient  bénélicié  du  prestige  moral  et  sacré 
que  leur  eût  garanti  la  collaboration,  l'adhésion 
personnelle  du  Pontife  de  Rome.  Les  articles  essen- 
tiels des  conventions  de  iSijg  et  de  IQ07,  concordant 
parfaitement  avec  les  règles  théologiques  du  droit  de 
paix  et  de  guerre,  auraient  été  vraisemblablement 
pronmlgués,  synthétisés,  commentés,  à  titre  de 
normes  obligatoires  de  la  morale  des  nations,  dans 
quelque  document  [lontilical  adressé  à  l'Eglise  uni- 
verselle. Les  mêmes  principes  de  la  morale  et  du 
droit  auraient  été,  en  chaque  pays  du  monde,  in- 
culqués à  des  millions  de  consciences  croyantes  par 
la  prédication  ecclésiastique,  par  l'enseignement 
théologique  et  catéchétique.  C'est  ainsi  que  l'ont  été, 
depuis  trente  ans,  les  applications  les  plus  impor- 
tantes des  doctrines  traditionnelles  sur  la  justice  et 
la  charité  aux  problèmes  actuels  du  capital  et  du 
travail.  Personne  ne  contestera  que  cette  intervention 
de  la  Papauté  dans  le  domaine  social  ait  introduit, 
au  milieu  îles  redoutables  péripéties  de  la  guerre  des 
classes,  un  puissant  élément  de  pacilication  en  vue 
du  règlement  équitable  des  questions  ouvrières. 
Entre  les  nations  rivales,  de  même  qu'entre  les  classes 
sociales  en  conflit,  le  Pape  doit  apparaître  comme  le 
docteur  des  droits  et  devoirs  de  tous,  le  médiateur 
auguste  de  la  paix  de  Dieu. 

En  matière  de  morale  internationale,  l'altitude 
adojjtée  par  la  Papauté  romaine  n'aurait  probable- 
ment pas  été  sans  provoquer,  comme  dans  d'autres 
domaines,  l'émulation  des  Eglises  dissidentes  et  des 
groupements  non  chrétiens.  De  la  sorte,  il  y  aurait 
eu  de   hautes  influences   religieuses,  intellectuelles 


1293 


PAIX  ET  GUERRE 


1300 


et  sociales  qui,  partout  à  la  fois,  se  seraient  exercées 
le  plus  cnergiquenient  possible,  à  faire  connaître, 
comprendre,  respecter  et  ol)éir  le  Code  nouveau  et 
conlracluel  de  la  loi  des  nations. 

Il  n'est  donc  pas  chimérique  de  croire  que  la  colla- 
boration de  Léon  XllI  et  de  Pie  X  aux  deux  confé- 
rences de  La  Haye  aurait  contribué,  directement  et 
indirectement,  à  rendre  plus  auguste  et  plus  efficace 
cette  grande  œuvre  de  pacification  fondée  sur  le 
droit.  Il  est  bon  de  rappeler  que  le  grand  juriscon- 
sulte Louis  Renault  Ut  libeller,  à  La  Haye,  le  proto- 
cole du  règleuient  paci(i(|ue  des  conlUts  internatio- 
naux de  manière  à  rendre  possible  la  collaboration 
ultérieure  du  Saint-Siège  aux  travaux  de  la  cour 
permanente  d'arbitrage  inlernational.  A  la  formule 
qui  prévoyait  uniquement  la  convocation  et  l'admis- 
sion des  litats,  il  lit  intentionnellement  substituer  le 
terme  de  Puissances,  parce  que,  depuis  la  chute  du 
pouvoir  temporel,  la  Papauté  n'est  ])lus  un  Etat, 
mais  demeure  indubitablement  une  Piiisfance. 

Pour  les  mêmes  motifs,  nous  considérons  comme 
indispensable  la  participation  du  Saint-Siège  à  l'œu- 
vre actuelle  de  la  Société  des  Nations.  Durant  la 
grande  guerre,  Benoit  XV  a  été  l'apôtre  infatigable 
et  désintéressé  de  la  paix,  de  la  justice  et  de  la 
charité  entre  les  peuples  en  armes.  Il  a  réalisé  avec 
un  incontestable  succès  un  admirable  elTort  pour 
atténuer  partout  les  horreurs  de  la  catastrophe  en 
faveur  des  blessés,  des  prisonniers,  des  détenus 
civils,  des  populations  envahies,  des  régions  dévas- 
tées. Dans  son  message  pacificateur  du  mois 
d'août  igiy.ila  solennellement  formulé  (avec  plus  de 
précision  que  ne  l'avait  encore  fait  le  président  Wilson) 
les  principes  essentiels  de  l'organisation  juridique 
internationale,  notamment  le  principe  de  l'arbitrage 
obligatoire,  le  principe  des  sanctions  internationales, 
le  principe  de  la  réduction  générale  et  proportion- 
nelle des  armements  :  bref,  chacun  des  articles  fon- 
damentaux que  les  négociateurs  du  traité  de  Ver- 
sailles devaient  promulguer  un  peu  plus  tard  dans  le 
Pacte  (assez  médiocrement  libellé)  de  la  Société  des 
Nations. 

La  collaboration  elTective  de  la  Papauté  romaine 
pourra  donner  aux  nouvelles  institutions  juridiques 
de  l'organisation  naissante  (et  combien  fragile!) 
quelque  chose  de  l'autorité  morale,  du  prestige  et 
de  la  solidité  qui  leur  seront  absolument  nécessaires 
et  que  nulle  autre  consécration  ne  sulTirait  à  leur 
garantir. 

La  société  contemporaine  posséderait-elle  et  con- 
naîtrait-elle trop  de  forces  moraleset  sociales  qui  mi- 
litent en  faveur  de  l'ordre,  delà  justice,  de  la  charité, 
du  respect  loyal  de  tous  les  droits  ?  Pourquoi  la  plus 
haute  puissance  morale  et  religieuse  dumondeentier, 
la  messagère  traditionnelle  de  la  paix  de  Dieu,  se- 
rait-elle la  seule  que  l'on  ne  convierait  pas? 

M.  Conclusion 

L'organisation  juridique  qui  assurera  par  des  lois 
et  des  sanctions  internationales  une  garantie  meil- 
leure du  maintien  de  la  paix  entre  les  divers  peuples 
du  monde  a  besoin  d'être  protégée  contre  les  causes 
profondes  qui  tendront  sans  cesse  à  énerver  son  res- 
sort et  à  désagréger  ses  institutions. 

Il  ne  faut  pas  renouveler  l'expérience  du  Concert 
européen  depuis  i83o,  organe  dépourvu  de  tout  prin- 
cipe de  direction,  appareil  enregistreur  de  solutions 
contradictoires,  ni  même  du  Directoire  européen  delà 
Sainte- Alliance,  qui  avait  tiré  toute  sa  solidité  d'une 
coalition  politique  et  guerrière  et  qui  se  disloqua  peu 
à  peu,  lorsque  les  intérêts  divergents  s'alTirmèrent 
entre  les  confédérés  de  la  veille,  après  le  danger  dis- 
paru. 


Il  ne  faut  pasdavantage  fairedu  principe  deVEqui- 
libre  des  Puissances  la  loi  unique  ou  suprême  de 
l'ordre  international  :  ee  qui  serait  commettre  un 
sophisme  désastreux. 

Par  contre,  on  ne  devra  jamais  oublier  la  part  de 
vérité  que  contient  non  pas  le  principe,  mais  lapolili- 
que  de  l'équilibre.  La  balance  ou  l'équilibre  des 
forces  rivales  est  une  «  recelte  politique  »  fondée 
sur  l'expérience,  une  considération  raisonnable  et 
prévoyante  dont  il  serait  téméraire  de  ne  pas  tenir 
compte.  Un  bon  statut  territorial  est  nécessaire  pour 
mettre  les  puissances  provocatrices  dans  la  salutaire 
impuissance  de  troubler,  selon  leurs  caprices  de  do- 
mination, la  paix  de  l'Europe  et  du  monde.  Un  cer- 
tain équilibre  maintenu  entre  les  principaux  Etats 
pevit  contribuer  à  rendre  moins  fragile  l'organisation 
juridique  internationale. 

Mais  cette  légitime  considération  de  l'équilibre  de- 
vra toujours  être  coordonnée  à  d'autres  considéra- 
tions non  moins  nécessaires,  subordonnée  à  des 
princii)es  d'ordre  plus  élevé. 

Sans  trouver  jamais  de  formule  simple  et  adé(|uate 
qui  résolve  toutes  les  complexités  du  réel,  il  faudra 
faire  droit  aux  «  justes  aspirations  des  peuples  », 
tenir  compte  des  nationalités  renaissantes,  comme 
aussi  des  traditions  reconnues  salutaires  et  légiti- 
mement consacrées  par  l'histoire.  Toutes  choses  dont 
la  synthèse  réclame  un  grand  elTort  mutuel  de  conci- 
liation et  d'équité  C'est  le  domaine  des  compromis, 
réclamés  par  l'intérêt  général,  et  où  s'exerce  l'art  di- 
plomatique des  grands  négociateurs. 

Onaurasurtoutle  devoir deconduire les  tractations 
internationales  d'après  Iisrègles  imprescriptibles  de 
la  morale  i>ublique,  telles  notamment  que  la  fidélité 
aux  engagements,  l'observation  des  contrats,  le  res- 
pect sincère  du  bien  et  du  droit  d'autrui:  en  un  mot, 
le  sens  de  la  justice  et  de  l'équité.  Règle  supérieure 
dont  Dieu  même  doit  être  reconnu  comme  l'auteur  et 
le  garant  suprême.  Dans  l'ordre  international  non 
moins  que  dans  les  autres  domaines  de  l'activité  mo- 
rale, une  même  vérité  suprême  s'imposera  au  genre 
humain  :  .S;  le  Sei^'neur  ne  bâtit  pas  la  maison,  ceux- 
là  tratailtent  en  \ain  qui  prétendent  la  construire. 

Quant  à  l'organisation  juridique  internationale, 
qui  porte  maintenant  le  nom  de  Société  des  Nations, 
sa  tâche  sera  de  découvrir  les  voies  et  moyens  d'une 
réduction  générale  et  proportionnelle  des  arme- 
ments, pour  libérer  les  peuples  contemporains  du 
poids  exorbitant  des  charges  militaires,  sans  que 
cette  réforme  salutaire  aboutisse  à  aucune  duperie 
périlleuse. 

La  Société  des  Nations  devra  travailler  à  rendre 
effective  et  viable  la  procédure  des  sanctions  morales, 
des  sanctions  économiques,  des  sanctions  militaires, 
qui  protégeront,  contre  de  coupables  entreprises 
(toujours  possibles),  la  paix  des  peuples  et  le  droit 
de  chacun.  Dans  ce  domaine  des  sanctions  interna- 
tionales, tout  est  encore  à  étudier  et  à  organiser.  De 
là  dépendra  la  valeur  pratique  du  nouvel  édifice. 

Il  est  indispensable  que  la  collaboration  de  la 
Papauté  romaine  apporte  aux  lois  et  sanctions  inter- 
nationales une  garantie  dont  rien  ne  saurait  com- 
penser l'absence.  Garantie  fondée  sur  le  prestige 
moral  et  religieux  que  pareil  patronage  vaudrait  à 
l'œuvre  de  la  Société  des  Nations  devant  des  cen- 
taines de  millions  de  consciences  humaines. 

Selon  les  enseignements  que  suggère  l'exemple 
mémorable  de  la  Chrétienté  du  Moyen  ^g'e,  maisavec 
les  adaptations  que  requiert  l'état  moral  et  social 
du  monde  contemporain  : 

une  organisation  juridique  internationale,  fondée 
sur  des  engagements  contractuels  permanents  et 
réciproques  entre  puissances  souveraines, 


1301 


PAIX  ET  GUERRE 


1302 


armée  de  sanctions  morales,  économiques,  mili- 
taires, 

accomplissant  son  œuvre  avec  le  concours  mater- 
nel de  l'Eglise  romaine, 

tel  serait  le  couronnement  sniirême  de  la  doctrine 
catholique  sur  les  devoirs  mutuels  des  nations 

et  sur  l'unité  fondamentale  du  genre  Inimain. 

Le  Code  qui  décrira  el  sauvegardera  les  droits  et 
devoirs  de  tous  les  peuples  du  monde,  enfants  d'un 
même  Père  céleste,  tenus  aux  mêmes  règles  ellicaccs 
de  paix,  de  justice  et  de  charité  chrétienne,  consti- 
tuera le  Droit  international  chrétien. 

Indications  bibliograpihqubs 

(Publications    contemponiines  antérieures 

au  1"  janvier  l'JÎO) 

Agnelli  et  Caliiali.  Fédération  européenne  ou  l.i^ue 

des  Nations  :' VaTX'i.  Giard  et  Urière,    igig,    in-8". 

—  Arnaud  d  Agnel  (chanoine)  Benoit  X  l'  et  le 
Conflit  européen.  Paris.  Lelhielleux,  1916.  2  vol. 
in- 16.  —  Baliffol  (Mgr).  Les  Lois  chrétiennes  de  la 
Guerre  (Correspondant,  25  octobre  igi^).  —  BatilTol 
(Mgr).  Les  Premiers  chrétiens  et  la  Guerre,  dans  le 
volume  L'[:glise  et  la  6'»e;Te^  Paris.  Bloud.  1912, 
in-S".  —  Bouloc  (Ence).  Tu  ne  tueras  point...  l'ne 
nouvelle  conception  de  la  guerre  et  de  la  paix. 
Paris.  Payot.  I9i';,in-i6.  —  Bourgeois  (Léon),  l'our 
la  Société  des  Nations.  Paris.  1910,  in-8°.  —  Bour- 
gine  (E.).  La  Société  des  Nations  (liev.  du  Cler^.fr., 
i5  octobre  1917).  —  Buisson  (Brunhes,  Aulard, 
Leroy,  Ernest-Charles,  Hennessy,  Bourgeois).  Vers 
la    Société  des  Nations.  Paris.  Alcan.  1919,  in-i6. 

—  Bulletin  des  Droits  de  l'/lontme.  Publication  bi- 
mensuelle, consacrée  dejjuis  1917  au  mouvement 
de  propagande  liumanilariste  pour  la  Société  des 
Nations  (1,  rue  Jacob).  —  Carnegie  Endmvnient 
for  International  Peace.  Washington,  iqi 4-1919. 
(j  vol.  in-8*.  —  Chapon  (Mgr).  La  France  et  l'Alle- 
magne devant  la  Doctrine  clirétienne  sur  la  Guerre, 
dans  le  volume  L'Allemagne  et  les  Alliés  devant  la 
conscience  chrétienne.  Paris.  Blond.  1916,  in-S".  — 
Chapon  (Mgr),  /.a  Guerre  et  ta  Paix  :  la  Société 
des  Nations  et  l'Idéal  chrétien  (Correspondant, 
10  avril  1919).  —  Charraetant  (P.).  Catholicisme  et 
Pacifisme  (Itev.  du  Clerg.fr  ,i"aoJl  1917)-  —  Cliiau- 
dano  (Joseph).  La  Guerra  e  V Insegnnmento  délia 
Sciiola  cattolica(Civilta  Cattolica,  i9i5). —  Chossal 
(Marcel).  La  Guerre  et  la  Paix  d'après  le  Droit 
naturel  chrétien.  Paris.  Bloud.  1918,  iniG.  — 
Clunet  (Edouard).  Journal  du  Droit  international. 
Paris.  Marchai  el  Gode.  Kecueil  bimestriel.  — 
Clunet  (Edouard). /Je  l'état  de  la  }'ie  juridique  orga- 
nisée. Ateneo  de  Madrid.  191 1.  Broch.  in-8°.  — 
Cosentini.  Préliminaires  à  la  Société  des  Nations. 
Paris.  Alcan.  1919,  in-i6.  —  Deploige  (Mgr).  la 
Société  chrétienne  des  Nations  dans  L'Utilisation 
de  la  Victoire  (Revue  des  Jeunes,  1919).  —  Dessaint. 
La  Société  des  Nations  (Nouvelle  Revue,  i5  décembre 
1917).  — Dupuis  (Charles).  Le  Principe  d'Equilibre 
et  le  Concert  européen.  Paris.  Pcrrin.  1909.  in-8°.  — 
Uuthoit  (Eugène).  Aux  confins  de  la  Murale  et  du 
Droit  public.  Paris.  Gabalda.  19:9,  in-12. —  Duval 
(Frédéric).  La  Chrétienté  du  Moyen  Age,  dans  le 
volume  I.'Fglise  et  la  Guerre.  Paris.  Bioud.  19  12, 
in-8°. —  Eicl)thal(Eugène  d').  Paix  et  Guerres  inter- 
nationales. Paris.  Boni,  in-8".  —  Fauchille  (Paul). 
Louis  lienault.  Sa  vie,  son  œuvre  (lS'i3-l01S).  Paris. 
Pedone.  1918,  in-8».  —  (Ibidem  :  collection  de  la 
Hevue  générale  de  Droit  international  public.)  — 
Gaudcau  (Bernard).  Les  Lois  chrétiennes  de  la 
Guerre,  dans  le  volume  L.a  Guerre  allemande  et  le 
Catholicisme.  Paris.  Bloud.  1916,  in-8'.  —  Gerosa 
(Pietro).  Sant'  Agostino  e  la  DecadenzadeW  Inipero 


romano.  Turin.  1916,  iii-8". —  Girardin  (Emile  de). 
La  Politique  universelle.  Paris.  Librairie  nouvelle. 
i855,  in-12.  —  Gonlhier  (Charles).  Le  Pape  et  la 
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Goyau  (Georges).  L'Eglise  libre  dans  l'Europe  libre. 
Paris.  Perrin.  19-20,  in-iG.  —  Gratry.  La  Paix. 
Paris.  Té(iui.  191O,  in-i8.  —  Guyot  (Yves).  Les  Ga- 
ranties de  la  Paix.  Paris.  Alcan.   1918.  2  vol.  in-iG. 

—  Ilanolaux  (Gabriel).  La  Politique  de  l'Equilibre, 
l'organisation  de  la  Pai.r.  Paris.  Pion.  1912,  in-iO. — 
Hanotaux  (Gabriel).  Le  Traité  de  Versailles  du 
'JS  juin  19 m.  Paris.  Pion.  1919,  in-8".  —  Hennessy 
(Je.in).  /.'Organisation  fédérale  de  la  Société  des 
.Sociétés.  Paris.  1918.  Broch.  in-iG.  —  Henrion 
(Ch.).  La  Nation  el  le  Droit  des  Gens.  Nancy.  191 1, 
in-8".  —  Hill  (David  Jayne).  La  lieconstruction  de 
l'Europe.  Paris.  Payot.  1918,  in-16.  — (Hoiper  Olof). 
La  Société  des  N'a  t  ion  s  (  Correspon  rfa  fi  (,  1 0  j  u  in  1 9 1 8). 

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dans  le  volume  L  Allemagne  et  les  Alliés  devant  la 
Conscience  clirétienne.  Paris.  Bloud.  1916,  in-8". 
(Cf.  Carêmes  de  Notre-Dame,  191.5  et  1916.)  — 
Julien  (Mgr).  t'"e  théorie  catholique  de  la  Société 
des  Nations  (Correspondant,  25  juin  1919).  —  La 
Brière  (Yves  de).  Luttes  de  l'Eglise  et  Luttes  de  la 
Patrie  (Chap.  I  et  IX).  Paris.  Beauchesne.  1916, 
in-8'  écu.  —  La  Brière  (Yves  de).  La  n  Société  des 
A'ations  «  ?  Paris.  Beauchesne.  1918,  in-16.  — 
l,anzacde  Laborie(de).  La  Société  des  A'ations  dans 
le  Passé  (Corres/iondani,  25  août  1917).  —  Lapra- 
delle  (GeoulTre  de).  La  Conception  américaine  de 
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Morales,  4  mai  1918).  —  LavoUé  (René).  La  Fin 
d'un  Monde  et  la  Société  des  Nations.  Paris. 
Alcan.  1919,  in-16.  —  Lefèvre.  La  Société  des 
Nations.  Elude  de  droit  international  (courte 
brochure).  Marmande.  19  19.  —  Le  Fur  (Louis).  Z*es 
Iteprésailles  en  temps  de  guerre.  Paris.  Recueil 
Sirey.  1919.  Broch.  in-8*. —  Le  Fur  (Louis).  Guerre 
juste  et  juste  Paix.  Paris.  Pedone.  1920,  in-8'.  — 
Leroy  (Maxime).  L'Ere  Wilson  :  la  Société  des  Na- 
tions. Paris.  Giard  el  Brière.  1917,  in-16.  —  Loin- 
lier  (Fernand).  Par  eu.x.  Essai  sur  la  .Société  des 
.Xations.  Paris.  Publins.  1919,  in-4*. —  Longevialle 
(Louis  de).  Le  Problème  de  la  Pai.r  durable  (liev. 
cath.  des  Inst.  et  du  Droit,  1917  el  1918).  — 
Maislre  (Joseph  de).  Soirées  de  Saint-Pétersbourg. 
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des  Nations  (Grande  Revue,  novembre  1917).  — 
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Paris.  Nouv.  Libr.  nal  1917,  in-16.  —  Mayence.  L« 
Correspondance  de  .S.  E.  le  cardinal  Mercier  avec 
le  Gouvernement  général  allemand  pendant  l'Occu- 
pation (19  N-l'JtS).  Paris.  Ga\>a\t\R.  1920,  in-8».  — 
Michel  (Abbé).  Problèmes  tliéologiques  du  temps 
présent.  Paris.  Beauchesne.  1918,  in-iG.  —  Milhaud 
(Edgard).  La  Société  des  Nations.  Paris.  Grasset. 
1917,  in-iC.  —  Monceaux  (Paul).  Saint  Augustin  et 
la  Guerre,  dans  le  volume  L'Eglise  et  la  Guerre. 
Paris.  Bloud.  1912,  in-8°.  —  Muir  (Ramsay).  A'niio- 
nalisme  et  Internationalisme.  Paris.  Payot.  1918, 
in-iG.  —  Muller  (Joseph).  Les  Conditions  interna- 
tionah-s  du  Souverain  Pontife  et  les  Conférences  de 
la  Paix.  Fribourg  (Suisse).  1916,  in-8".  —  Muller 
(Joseph).  Le  Droit  de  .Médiation  de  l'aix  des  Etats 
neutres.  Fribourg  (Suisse).  Broch.  in-8".  —  Otlet 
(Paul).  Problèmes  internationaux  de  la  Guerre. 
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—  Pègues  (R.P.).  Saint  Thomas  et  la  Guerre.  Paris. 
Téqui.  i9i7,in-iG  — Pidoux  (Chevalier).  L'Arbitre 
nécessaire  de  la  Paix  (liev.  cath.  des  Inst.  el  du 
Droit,    1917).    —    Proudhon    (Société).    Projet    de 


1303 


PANTHEISME 


1304 


ConslUultun  inlernalionale.  Paris.  1918.  (Pla- 
quette.) —  Renault  (Louis).  Les  deux  Coriféieitces 
de  la  J'aix  de  1899  et  de  1907.  Paris.  Rousseau, 
igoy,  in-8°.  —  Renault  (Louis).  J.a  Guerre  et  le 
Droit  des  gens  au  vuigtiéme  siècle.  Paris.  191 4-  — 
Renault  (Louis).  La  Guerreel  le  Droit  international. 
Paris.  1916. —  Renault  (Louis).  De  l'Application  du 
Droit  pénal  aux  Faits  de  guerre.  Paris.  I9i5.  — 
Rivière  (J.).  L'Eglise  el  le  Problème  de  la  Paix 
{Hev.  du  Vlerg.  fr.,  1917  et  1918).  — Rouzic  (L.). 
Théologie  de  la   Guerre.  Paris.  Bloud.  1914»  in-16. 

—  Scelle  (G.).  Le  Pacte  des  Nations  et  sa  liaison 
avec  le  Traité  de  l'ai.r.  Paris.  Recueil  Sirey.  1919, 
iu-16.  —  Serlillanges  (K.  P.).  L'Eglise.  Tome  II. 
Livre  IV.  Gliap.  11  et  12.  Paris.  Gabalda.  1917, 
inia.  —  Tan((uerey.  Hj/if/fèse  delà  Doctrine  théo- 
logique du  Droit  de  Guerre,dt\ns  le  volume  /.'Eglise 
et  la  Guerre.  Paris.  Bloud.  ujiS,  in-S".  —  Taparelli 
d'Azeglio  (R.P.).  Essai  théorique  du  Droit  Naturel. 
Paris.  Casterraan.  i883,  in-8".  —  ïcliernoft'.  /es 
Nations  et  la  .Société  des  Nations  dans  ta  Politique 
moderne.  Paris.  Alcan.  19 19,  in- 18.  —  Tliéry 
(Gustave).  i«  Société  des  Nations  (Revue  cath.  des 
Insl.  et  du  Wroi/,1917). —  Toriiueniada(Tomaso  de). 
La  Société  des  Nations  selon  le  Grand-Orient(Uiii- 
vers,  avril,  mai  1918).  —  Toueliet  (Mgr),  la  Pal.r 
ponti/icule.  Paris.   Lelliielleux.  1918.   Hrocli.  inif). 

—  Vacandard.  Etudes  de  Critique  et  d'Histoire 
religieuse.  Deuxième  série.  Paris.  Gabalda.  1910, 
in-ia. —  Vanderpol  (A).  Le  Droit  de  guerre  d'après 
les  théologiens  et  canunistes  du  Moyen  Jge.  Paris. 
Tralin.  191  1,  in-8°.  —  Vanderpol  (.V.).  ta  Guerre 
devant  le  Christianisme.  Paris.  Tralin.  191a,  in-16. 

—  Woolf  (L.  S.),  le  Gouvernement  international. 
Paris.  Giard  et  Brière,  1916.  in-8°.  —  World  Peace 
Foundation  (Boston). Brochures  intitulées  :  I.eague 
of  Nations.  —  Voir  en  outre  l'article  Patrie. 

Yves  db  la  Brièrk. 

PANTHÉISPidEi  '.  —  Intuoductio.n.  —  Définilion 
générale  ;  le  panthéisme  des  poètes  et  celui  des  philo- 
sophes.—  L'essence  du  [)anthéiyDie  :  le  panthéisme  vul- 
gaire et  le  panthéisme  snvant.  —  De  la  uiéthode  à  suivre 
dans  la  discussion  du  panthéisme  ;  les  deux  tâches  qui 
nous  incomhenl,  —  Division  de  l'article. 

PiiBMii^RB  1-ARTiB  !   EXPOSE  DU  PANTHÉIS.ME 

A.  —  Le  panthéisme  historique  :  deux  systèmes  types  : 

I.  —  Le  panthéisme  intellectualiste  :  Spinoza. 

a)  L'existence  de  Dieu  ;  —  b)  les  modes  ;  —  c)  les 
attrihiits;  —  d)  rapports  des  modes  aux  attributs  ; 
—  c)  parallélisme  des  modes. 

II.  —  Le  panthéisme  dialectique  :  Flchte. 

Caractère  des  phih>sophies  dialectique»;  —  l'essence 
de  la  philosophie  de  Fichte. 

B.  —  Le  panthéisme  en  général. 

Sa  nature; —  ta  relation  avec  la  morale;  —  sa  rela- 
tion avec  lu  religion  ;  le  modernisme  immanentiste. 

nBVXiÈMKVAHTjB:  IlÉFUTATIONDU  PANTHÉISME 

A.  —  Héfulation  de   l'argumentation  panthéistique. 

1)  Argument  tiré  de  la  notion  d'rtr-e. 

2)  Argument  tiré  de  la  nécessité  d  une  opposition  pour 
explifpier  la  conscience. 

1,  Du  grec  Tràv  Otot,,  Le  mot  Panthéiste  a  été  introduit 
par  John  Toland  [\\M(i-\l'Z'l)  dans  son  ouvrage  Socininnifnt 
truly  siaici  { 1705),  mais  le  mot  t^anihéisme  a  été  employé 
poui'  la  première  fois  par  son  adversaire  Fay,  dans  sa 
Defensîo  religionis  (1701)}. 


3)  Argument  tiré  de  ce  que  l'iiifiiii  ne  peut  se  compren- 
dre lui-même. 

4)  .\rguuient  tiré  de  ce  que  l'Inlini  doit  être  Tout. 

5)  Arf^ument  tiré  de  la  notion  de  personne. 

B.  Réfutation  de  l'assertion  panthéistique. 
I.  — ■  D'un  premier  genre  de  réfutation. 

[Argument  tiré   des    caractères  opposés  du  fini  et  de 
l'infini.) 

H.  —  Réfutation  plus  générale. 

(Argument  lire  du  fait  de   la   responsabilité,  comme 

impliquant  la  subsistence  individuelle.) 
a)  Première  forme  de  l'argument. 
6)  Autre  forme  du  même  ai-gument. 

III. —  Remarques  et  explicatii)ns. 

1)  L'argument   contre  le  ponthéiame  et  la   possibilité 
de  II  ncarnation . 

2)  Le  mèuje  argument  et  la  possibilité  de  la  Trinité. 

C.  Le  panthéisme  et  l'orthodoxie. 

BlBLIOGHAPHlE. 

DÉFINITION   GBNÉRALB  DU  PANTHÉISME.    Le  rANTHÉl»ME 
DES    FOÈTKS    ET   GBLUI   DUS   rUILOSOl'HKS 

Le  panthéisme  peut  èlre  défini  d'une  manière 
générale  et  encore  provisoire  :1a  doctrine  qui  admet 
i'unité  ou,  ce  qui  revient  au  même,  i'ideulilé  du 
monde  et  de  Dieu. 

Laissons  de  côté  ce  que  nous  appellerons  le  pan- 
théisme des  poètes.  Nullement  préoccupé  de  se 
prouver  ni  même  de  s'expliquer,  le  panthéisme  des 
poêles,  qui  est  celui  de  tous  les  rêveurs,  ne  vise 
guère  qu'à  s'exprimer.  Il  n'implique  pas  de  théorie 
raisonnée  ;  il  consiste  dans  le  sentiment  vague 
qu'une  même  poussée  de  vie  anime  l'homme  et  la 
nature,  que  toutes  les  essences  sont  fraternelles, 
qu'intimement  lié  dans  ses  parties  l'univers  fait  un 
tout,  et  qu'il  est  le   Tout. 

On  trouve  des  formules  de  ce  panthéisme  chez  un 
grand  nombre  de  poètes  modernes,  chez  V.  Hugo, 
Lamartine,  Vigny,  Leconte  de  Lisle,  la  Comtesse  de 
Noailles.  —  Les  vers  suivants  sontassez  caractéris- 
tiques : 

«   Mon  àme,  abîme-toi  dans  le  couchant   vermeil... 
Je  suis  eu  tout  ;  mon  souille  est  dans  ce  vent  <jui  fuit  ; 
Mon  sang  déborde  et  coule  aux  veines  de  ces  plantes, 
Et  j'entends  mes  vieux  pleurs,  dans  ces   sources  dolentes  ; 
,1'eiitends  mon  futur  rire  .^u  chant  de  ces  pinsons, 
Et  c'est  ma  chair  qui  va  lleurir  sur  les  buissons! 
Victoire  !  Je  n'ai  plus  rien  d'humain  dans  mon  être. 
L'Ame  de  l'univers  immense   me  pénètre 
Comme  le  grain  de  sable  et  l'étnile  des  cieux  ; 
Je  suis  une  parcelle  intégî'ule  des  dieux: 
'    Je  me  sens  éternel  et  juste.  . .  etc ...» 

(Jean  Rameau.  La  Lyre  haute.} 

Au  regard  de  la  raison,  le  panthéisme  des  poètes. 
n'e.riste  pas.  Un  voudrait  pouvoir  dire  qu'il  n'existe 
pas  non  plus  en  lui  même  et  que  c'est  calomnier 
l'homme  que  le  représenter  pensant  avec  autre  chose 
que  sa  pensée.  Malheureusement  ce  panthéisme  irra- 
tionnel existe,  et  des  âmes  en  meurent.  Seulement, 
comme  il  exerce  son  action  non  par  le  moyen  d'ar- 
guments, maisàla  manière  d'un  charme,  par  l'incan- 
tation de  ses  images,  il  n'est  pas  plus  susceptible 
d'examen  (lue  de  réfutation.  On  1  eut  combattre  son 
influence  en  opposant  à  sa  fausse  beauté  la  beauté 
réelle  de  la  vérité  ;  quant  à  discuter  avec  lui,  il  ne 
saurait  en  être  question  :  ce  serait  le  sommer  de 
fournir  ses  [ireuves,  tout  au  moins  d'énoncer  avec 
précision  ses  thèses;  s'il  le  faisait,  il  ne  serait  plus 
lui-même  :  nous  aurions  en  face  de  nous  ce  que 
nous  appellerons  le  panthéisme  des  philosophes. 

Celui-ci  est  dès  lors  le  seul  qui  doive  nous 
occuper. 


1305 


PANTIIF.ISME 


1306 


Le  panthéisme  des  philosophes  se  présente  sous 
deux  formes.  L'histoire  nous  les  révèle,  mais  on 
peut  les  déduire  a  priori.  —  En  efl'et,  la  sorte  d'unité 
dont  ratlirmalion  constitue  le  panthéisme,  i>eut  être 
obtenue  de  deux  manières:  on  peut  ou  ramener  Dieu 
à  la  nature,  ou  ramener  la  nature  à  Uieu. 

Suivant  le  sens  dans  lequel  s'ojière  la  réduction, 
elle  a  des  portées  bien  différentes.  Dans  le  premier 
cas,  c'est  la  nature  qui  lise  l'attention;  c'est  dans 
l'univers  matériel  qu'on  voilla  réalité  par  excellence. 
Dès  lors,  idenlilier  Dieu  au  monde,  c'est  atiainer 
Dieu  au  niveau  du  monde  :  de  ce  point  de  vue, 
impossible  d'avoir  de  Dieu  une  idée  spirituelle... 
Mais  si  Dieu  n'est  pas  conçu  comme  un  esprit,  il 
n'est  pas  conçu  du  tout.  On  peut  garder  le  mol;  il  n'a 
plus  de  sens.  C'est  donc  par  abus  qu'un  panthéisme 
obtenu  de  cette  manière  retient  le  nom  de  pan- 
théisme ;  il  est  à  strictement  parler  un  athéisme. 
Tel  fut  le  monisme  des  stoïciens  ;  tel  est  encore,  et 
nécessairement,  tout  matérialisme. 

Dans  le  second  cas  au  contraire,  c'est  au  concept 
de  Dieu  que  l'esprit  s'attache.  Défini  pour  lui-même, 
Dieu  est  considéré  comme  l'être  absolu,  l'être  néces- 
saire, dont  un  caractère  essentiel  est  la  spiritualité. 
Dès  lors,  identifier  le  monde  à  Dieu,  c'est  é/ever  le 
monde  au  niveau  de  Dieu...  C'est  pexil-être  nier  le 
monde,  au  moins  virtuellement  ;  ce  n'est  pas  nier 
Dieu. 

Ce  panthéisme  est  le  véritable  panthéisme;  il  est 
le  panthéisme  tout  court  ;  il  est  très  particulièrement 
le  panthéisme  moderne. 

L'bssknce  du  panthéisme.  Lb  panthéisme  vulgaire 
et  lb  panthéisme  savant 

Avant  d'entreprendre  l'étude  de  ce  panthéisme,  le 
seul  qui  nous  intéresse,  nous  allons  essayer  d'en 
déterminer  de  plus  près  la  signification. 

Le  panthéisme  philosophique,  disons-nous,  est  la 
doctrine  qui  ramène  le  monde  à  Dieu,  qui  identifie 
le  monde  à  Dieu. Mais  une  telle  prétention  a-t-elieun 
sens?  Si  on  admet  (comme  selon  nous  peut  le  faire, 
et  le  fait  en  réalité,  le  panthéisme),  le  cai  acicre  maté- 
riel du  monde  et  le  caractère  sj>irituel  de  Dieu,  pro- 
clamer l'identité  du  inonde  et  de  Dieu,  n'est-ce  pas 
affirmer  l'identité  des  conlraciietoires  et,  par  consé- 
ijuent,  ne  rien  dire  ? 

Dans  celte  question,  lieaucoup  pourraient  être 
tentés  de  voir  déjà  une  réfutation  du  panthéisme  : 
cette  question  ne  comporterait  pas  de  réponse;  le 
panthéisme  se  condamnerait  en  se  formulant.  Pour 
nous,  qui  voulons  ici  nous  en  prendre  non  i>;is  seii- 
Icnienl  à  une  erreur,  mais  à  une  «  doctrine  », 
cette  ([uestion  préalable  ne  saurait  avoir  qu'un  elVet, 
celui  de  nous  amener  à  distinguer  dans  le  pan- 
théisme des  philosophes  un  premier  panthéisme  que 
nous  appellerons  le  panthéisme  vulgaire,  et  un  autre 
panthéisme  qui  sera  à  nos  yeux  le  pnnlliéixme  savant. 

Le  panthéisme  vulgaire  est  celui  que  la  dilliculté 
signalée  prend  au  dépourvu,  qui  n'a  pas  dans  ses 
principes  mêmes  de  quoi  lui  faire  face  :  ce  pan- 
théisme-là, très  répandu,  et  qui  mérite  certainement 
qu'on  le  tue,  n'a  presque  pas  besoin  qu'on  le  réfute. 

Le  p.mthéisme  savant  est  celui  qui  se  targue  d'être 
en  règle  avec  le  principe  de  contradiction  et  qui, 
implicitement  ou  explicitement,  a  une  réponse,  au 
moins  un  essai  de  réponse,  à  la  question.  En  fait, 
le  panthéisme  savant  recourt  pour  s'expliquer  (chez 
.Spinoza  explicitement,  chez  Fichle,  Hegel,  Scho- 
penhaiier  implicitement)  à  la  distinction  de  la  nature 
et  de  la  subsislence  '. 

1,  Le  mot  aab.^istence  est  employé  ici  pour  désigner 
l'être  qui  s'appurlicnt,  qui  a  uueciisteiice  à  soi. 


Deux  thèses,  qu'on  trouverait  à  peu  près  textuelle- 
ment chez  Spinoza,  rendent  compte  de  »a  position  : 

Première  thèse  :  Dieu  et  le  monde  sont  réellement 
distincts  comme  natures. 

Seconde  thèse  :  Le  monde  n'a  pas  de  subsistenceà 
part  de  Dieu  ;  il  subsiste  en  Lui  et  par  Lui.  Dieu  et 
le  monde  ne  sont  pas  réellement  distincts  comme 
subsistants  '. 

S'il  y  a  dans  l'énoncé  du  panlhéismeainsi  présenté 
une  contradiction,  du  moins  elle  n'est  plus  grossière; 
le  panthéisme  en  se  formulant  ne  s'est  pas  détruit. 

De  la  première  thèse,  il  n'y  a  rien  à  dire  :  elle  est 
nôtre.  Twute  l'erreur  panthéistique  est  dans  la 
seconde.  L'opposition  du  Panthéisme  et  du  Théisme 
véritable  est  ainsi  très  nettement  marquée;  et  le 
problème  que  nous  avons  à  résoudre  se  pose  ainsi  : 
y  a-t-il  un  Subsistant  unique,  de  nature  spirituelle, 
en  qui  existe  tout  ce  qui  existe,  ou  y  en  a-t-il 
plusieurs? 

Db  la  MÉTHODE  A  SUIVRE  DANS  LA  DISCUSSION    DU 
PANTHÉISME.    Les    DEU.V    taches     qui    nous    INCOMBENT 

Quelle  est  la  méthode  dont  il  convient  d'user  pour 
tirer  au  clair  une  telle  question?  —  D'une  manière 
générale,  une  thèse  n'a  que  deux  moyens  de  s'établir, 
elle  le  fait  a  posteriori  ou  a  priori.  —  Le  panthéisme 
peut-il  étayer  sa  prétention  sur  l'expérience?  Y  a-t-il 
songé?  Quand  bien  même  on  pourrait  citer  (et  on  le 
peut)  une  multitude  de  témoignages,  semblant  prou- 
ver que,  dans  une  sorte  d'extase,  des  âmes  privi- 
légiées ont  pris  conscience  de  leur  identité  avec 
Dieu,  ce  n'est  pas  sur  des  documents  de  ce  genre, 
sur  des  révélations  particulières,  que  l'on  roussira 
jamais  à  fonder  une  doctrine  digne  de  ce  nom.  Un 
I)anthéisme  à  base  empirique  ne  saurait  être  rien 
de  plus  qu'un  panthéisme  pour  le  peu])le.  Aussi  bien, 
aucun  grand  philosophe  n'a  pris  le  change.  Ce  n'est 
pas  sur  une  expérience,  même  appelée  «  mystique  », 
que  s'appuient  les  théoriciens  du  panthéisme  : 
c'est  sur  un  raisonnement.  Ils  procèdent  a  priori. 
—  Pour  eux,  établir  le  panthéisme,  c'est  essentielle- 
ment établir,  non  point  ce  fait  :  «  le  monde  et  Dieu 
ne  font  qu'un  »,  mais  cette  nécessité  :  «  il  est  impos- 
sible que  le  monde  et  Dieu  ne  soient  pas  un,  il  est 
impossible  qu'il  y  ait  deux  subsistants  ». 

Pour  réfuter  le  panthéisme  il  faudra  donc  com- 
mencer par  nous  placer  sur  son  terrain.  Nous  aurons 
à  miner  ses  arguments.  Ce  sera  notre  première  tâche. 
Cette  tâche  accomplie,  une  conclusion  ressortira  :  il 
n'est  pas  démontré  qu' une  pluralité  de  subsistants  soit 
impossible.  Cette  conclusion  est  toute  négative.  Bien 
jdus,  non  seulement  elle  est  négative,  mais  elle 
laisse  encore  la  porte  ouverte  à  de  nouvelles  tenta- 
tives, à  de  nouveaux  arguments  :  il  faudra  donc  la 
compléter.  Ce  sera  notre  seconde  tâche.  Celle-ci 
consistera  à  établir  directement  la  vérité  contraire 
au  panthéisme,  en  démontrant  que  «  le  monde  et  Dieu 
sont  di'ur  Sul'sistants  ». 

De  même  que  nos  adversaires,  nous  7ie  disposons 
pour  celte  démonstration  que  de  deux  méliiodes,  la 
niélhode  a  priori,  et  la  méthode  a  posteriori.  La 
I)remière  est  bien  tentante.  Est- elle  possible?  Est- 
elle applicable?  —  En  1  e.spéce,  elle  ne  saurait  con- 
sister i|u'en  ceci  :  convaincre  d'absurdité  la  formule 
même  du  panthéisme.  Mais  cela,  pomons-nous 
espérer  le  faire?  —  «  Plusieurs  natures,  un  seul 
subsistant  »,  telle  est  la  formule  du  panthéisme  ; 
pouvons-nous  dire  qu'en  elle-même  elle  enferme  une 
contradiction?  non,  sans  doute,  car,  s'il  en  était 
autrement,   ce  n'est  pas  seulement  du  panthéisme 

1.  On  Hirait,  en  adoptant  In  terminologie  éqiu^'oque  et 
malencontreuse  de  Spinoza  ;  comuie  substances. 


1307 


PANTHEISMR 


1308 


que  l'impossibilité  sérail  manifestée,  mais  encore  de 
l'Incarnation.  Pour  le  catholique,  il  y  a  deux  natures 
dans  le  Clirisl,  et  deux  natures  qui  s'opposent,  l'une 
composée  et  linie  :  la  nature  humaine,  l'autre  simple 
et  inûnie  :  la  nature  divine,  mais  il  n'y  a  qu'un  sub- 
sistant, la  seconde  Personne  de  la  Trinité. 

Ce  cas  particulier  va  nous  aider  à  déterminer  avec 
plus  de  précision  encore  le  sens  de  la  doctrine  pan- 
théistique.  Ce  que  la  théologie  affirme  de  l'âme  et  du 
corps  de  Jésus-Christ,  le  panthéisme  l'affirme  de 
tons  les  esprits  et  de  tous  les  corps.  Dieu  ne  se  serait 
pas  incarné  une  fois,  dans  une  nature  d'homme,  et 
librement;  il  serait  incarné  dans  l'univers,  et  il  le 
serait  nécessairement,  rien  ne  pouvant  subsister 
qui  ne  soit  divin,  et  Dieu  ne  pouvant  rien  produire 
qu'il  ne  le  produise  en  soi-même.  Or  il  faut  recon- 
naître que,  si  l'incarnation  de  Dieu  dans  un  corps  a 
été  une  fuis  possible,  son  incarnation  dans  l'univers 
l'est  aussi. 

Dès  lors,  ce  n'est  pas,  entrele  panthéisme  et  nous, 
d'une  question  de  droit  qu'il  peut  s'agir,  mais  d'une 
question  de  fait.  Il  faut  renoncera  le  combattre  par 
une  argumentation  a  priori.  Nous  aurons  seulement 
à  montrer,  nous  appuyant  sur  des  caractères  cer- 
tains de  l'univers,  que  ces  caractères  étant  ce  qu'ils 
sont,  il  est  en  conséquence  impossible  que  l'unii'crs 
soit  dis'in.  —  Pour  se  référer  à  ce  que  nous  savons 
de  notre  monde,  notre  démonstration  du  dualisme 
n'en  sera  pas  moins  rigoureuse. 

Division  du  l'artiglb 

Dans  une  première  partie,  nous  exposerons  la 
doctrine  du  panthéisme.  Nous  la  décrirons  d'abord 
sous  la  forme  précise  qu'elle  a  revêtue  en  deux  sys- 
tèmes que  nous  prenons  pour  types  :  celui  de  Spi- 
noza et  celui  de  Fichte  '  ;  nous  l'envisagerons  ensuite 
en  elle-même,  dans  ses  traits  généraux.  (A.  Le  pan- 
théisme historiipie;  B.  le  lanthéisme  en  général.) 

La  seconde  partie  sera  consacrée  à  la  Réfutation; 
et  comme  il  ne  sullil  pas  pour  ruiner  le  panthéisme 
de  montrer  qu'il  n'est  pas  prouvé,  mais  qu'il  faut 
encore  établir  qu'il  est  faux,  dans  un  premier  cha- 
pitre, nous  détruirons  Si-s  arguments,  et  dans  un 
autre,  sa  thèse  même.  (A.  Réfutation  de  l'argumen- 
tation panlhéistique  ;  B.  réfutation  de  l'assertion 
panthéislique.) 

Premièrb  partie  :  EXPOSÉ  DU  PANTHÉISME 

A.  —  Le  panthéisme  historique  :  deux  systèmes 
types 

I.  —  Le  panthéisme  intellectualiste.  —  Spinoza 

Plus  préoccupé  du  bien  agir  que  du  bien  penser, 
Spinoza  n'a  construit  une  métaphysique  que  pour  y 

1,  Le  système  de  Spinoza  est  sans  conteste  l'expression 
la  plus  tranche  et  la  tentative  de  démonstration  la  plus 
rigoureuse  du  panthéisme  :  c'est  conlre  lui,  dans  la  suite, 
que  ])ortera  principalement  notie  efl'orl.  —  Le  système  de 
Fichte  implique  essentiellement  le  panthéisme  :  c  est  ce 
que  nous  montrerons;  mais  ù  rencontre  de  ce  que  l'on 
croit  souvent,  il  n'en  est  pas  une  exposition  directe.  Ce 
système  est  d'ailleurs  si  complexe  en  lui-même,  que  ce 
sera  assez  pour  le  but  que  nous  avons  ici  en  vue,  d'en 
faire  saisir  le  aens  général  et  la  portée.  —  Nous  ne  dirons 
rien  des  systèmes  de  .Schelling  et  de  Hegel  qui  lui  sont 
apparentés  ;  c'est  que,  pour  en  présenter  un  aperçu  qui 
iùt  par  lui-même  intelligible,  il  nous  eût  fallu  entrer  dans 
de  longues  considérations,  totalement  étrangères  à  la 
question  du  panthéisme,  —  ce  que  déjà  nous  n'avons  pu 
complètement  éviter  à  propos  de  Fichte.  On  trouvera 
sans  doute,  avec  nous,  que  la  place  de  tels  «  exposés  » 
n'est  pas  dans  ce  dictionnaire. 


appuyer  une  morale.  Son  ouvrage  principal  s'appelle 
Ethique.  S'il  y  a  donné  à  ses  raisonnements  une 
forme  qu'il  voulait  être  rigoureusement  géométrique, 
c'est  pour  se  justilier  à  lui-même  une  doctrine  qu'il 
avait  admise  d'emblée,  dès  que,  sous  la  pression 
d'une  intense  vie  intérieure,  il  était  arrivé  à  la  con- 
cevoir. Mais  ici  les  sources  psychologiques  du  Spi- 
nozismene  nous  intéressent  pas  plus  que  ses  sources 
historiques;  nous  nous  contenterons  donc  d'en  déve- 
lopper les  thèses  essentielles,  dans  leur  enchaine- 
menl,  et  sous  la  forme  d'ailleurs  la  plus  imperson- 
nelle possible.  Indépendamment  de  la  critique  qui 
en  sera  faite  dans  la  partie  de  cet  article  consacrée  à 
la  Réfutation,  nous  signalerons,  en  cours  de  route, 
les  vices  d'argumentation  et  les  erreurs  fondamen- 
tales du  système. 

I.  —  L'existence  de  Dieu. 

Les  assises  de  la  métaphysique  spinoziste  sont 
constituées  par  trois  propositions  : 

Première  proposition:  /-'£<re  est.— C'est  dans  le  fait 
de  sa  pensée,  c'est  dans  sa  pensée  actuelle  elle-même, 
que  Descartes  pensait  trouver  l'être.  Détour  inutile. 
L'existence  de  l'être  n'a  pas  besoin  d'être  constatée 
pour  être  allirmée.  Ce  que  Descartes  disait  du  Par- 
fait, que  son  existence  est  impliquée  dans  son 
essence,  il  faut,  par  un  nouvel  argument  ontologique 
plus  radical  et  plus  profond,  le  dire  de  l'être.  L'être 
(et  le  mot  qu'emploie  Spinoza  est  le  mot  équivoque 
de  substance)  l'être  est,  l'être  existe  ;  cette  proposi- 
tion est  évidente,  car  elle  est  tautnlogique.  Dire: 
l'être  est,  c'est  dire:  l'être  est  être  ;  l'attribut  ne  dif- 
fère pas  du  sujet  ;  que  peut-on  exiger  de  plus  ?  Le 
contraire  serait:  l'être  n'estpas;  proposition  absurde 
qui  se  détruit  elle-même.  Ainsi,  pour  allirmer  que 
l'être  est,  il  n'y  a  pas  à  sortir  de  l'être  ;  l'être  de  l'être 
est  l'être  lui  même.  Et  d'ailleurs  si  l'être  n'était  pas, 
on  ne  pourrait  jamais  dire  de  lui  qu'il  fût,  car  on 
ne  saurait  rien  lui  attribuer  qui  ne  soit  lui-même  '. 

1.  .\fin  de  serrer  de  plus  près  la  lettre  même  de  la 
docti-ine  spinoziste,  établissons  ici  le  raisonnement  de 
.Spinoza  en  nous  appuyant,  non  plus  sur  le  concept  d'être, 
mais  sur  le  concept  équivalent  de  substance.  Nous  allons, 
retrouver  la  mén^e  forme  d'arj.'umentotion.  Détinissons  la 
substance  k  ce  qui  est  intelligible  par  soi  )>,  autant  dire; 
«  ce  qui  existe  par  soi  ».  De  cette  définition,  arbitraire 
mais  légitime  comme  toute  délinition  nominale,  il  suit 
que,  si  la  substance  n'existe  pas,  elle  n'existera  jamais. 
Comment  ])ourrail-il  en  être  autrement?  Créée,  la  sub- 
stance connoterait  un  créateur,  elle  ne  serait  donc  plus 
intelligible  par  elle-même,  elle  ne  serait  plus  la  substance 
dont  nous  parlons.  —  Jusqu'ici  noua  n'aurions  rien  à^ 
reprendre  au  dire  de  Spinoza  :  une  fois  admis  le  sens  con- 
ventionnel du  mot  substance,  le  reste  suit.  Mais  Spinoza 
ne  se  contente  pas  de  la  conclusion  que  nous  venons  de 
tirer.  Pour  lui,  de  ce  que  la  substance  e»t  conçue  comme 
»  ce  qui  existe  par  soi  »,  il  s'ensuit  qu'elle  existe  réelle- 
ment. Poursuivons  donc  avec  lui  :  Si  la  substanre,  telle 
que  nous  l'avons  définie,  n'existait  pas,  elle  serait  impos- 
sible, puisqu'il  n'y  a  pas  de  milieu  pour  elle  entre  exister 
de  toute  éternité  et  n'exister  jamais.  Cela  revient  à  dire 
que  si  la  substance  n'existait  pas  comme  être,  elle  n'exis- 
terait même  pas  comme  essence;  or,  ells  existe  comme 
essence  (son  concept,  en  d'autres  termes,  n'est  pas  ab- 
surde) ;  donc  elle  existe  comme  être. 

En  raisonnant  de  la  sorte.  Spinoza  joue,  sans  le  vou- 
loir, sur  le  double  sens  des  mots  possible  et  impossible. 
Une  chose  peut  être  impossible  parce  qu'elle  est  contra- 
dictoire en  elle-même  (impossibilité  intrinsèque),  et  elle 
peut  être  impossible,  parce  qu'il  est  impossible  qu'elle  ait 
jamais  ce  qui  la  ferait  être  (impossibilité  extrinsèque). 
La  substance  que  définit  Spinoza  est  possible,  accordons- 
le.  mais  d'une  possibi'ité  intrinsèque  ;  si  elle  n'existait  pas, 
elle  serait  impossible,  mais  d'une  impossibilité  extrin- 
sèque. Celte  impossibilité  ne  détruit  pas  cette  possibilité; 
—  on  peut  donc  voir  dans  la  substance  une  esatnce  sans 


1309 


PANTHEISME 


1310 


Deuxième  proposition:  L'Etre  est  infini.  —  Cette  pro- 
position est  également  évidente  et  au  fond  égale- 
ment taïUologique.  Dire  :  «  l'èlre  est  Uni,  l'être  est 
imparfait  »,  ce  serait  dire  :  l'être  n'est  pas  purement 
et  simplement;  il  est  et  n'est  pas.  Or  on  ne  peut 
dire  :  l'être  n'est  pas  ;  mais  seulement  :  l'être  est. 
Donc  l'être  est  inlini  '. 

Troisième  proposition  ;  L'Etre  est  absolument 
unique  '-.  —  S'il  y  avait  un  autre  être,  univoque  à 
l'Etre,  celui-ci  communiquant  dans  le  genre  avec  lui, 
participerai!  l'Etre  au  lieu  d'êlre  lui-même  l'Etre,  et 
il  serait  Uni,  ce  qui  est  contre  l'LypotUèse.  —  Ainsi 
il  n'y  a  pas  d'êtres  en  dehors  de  l'Etre.  Le  mot  être, 
appliqué  aux  choses  multiples  que  nous  présente 
l'expérience,  n'est  pas  uiiivo(iue,  mais  équivoque. 
11  en  est  de  lui  comme  du  mot  chien  appliqué  à  l'ani- 
mal aboyant  et  à  la  constellation. 

JI.  —  Les  Modes. 

Que  ferons-nous  cependant  de  tout  ce  qui  parait 
exister,  de  ce  que  le  sens  commun  appelle  «  les  êtres  », 
de  tout  ce  qui  nous  entoure,  et  de  nous-mêmes,  con- 
sidérés comme  composés  d'un  corps  et  d'une  âme? 
Dire  que  tout  cela  n'est  pas,  ce  serait  aller  contre 
l'évidence,  car  enlin  une  chose  est,  dès  qu'elle  est 
donnée...  Les  choses  existent  donc;  mais,  multiples, 
mobiles.  Unies  et  en  ce  sens  contingentes,  nous  ne 
pouvons  dire  qu'elles  sont  l'Etre;  elles  sont  au  con- 
traire réellement  distinctes  de  l'Etre,  lequel  est 
unique,  immobile,  infini,  nécessaire.  Reste  donc 
qu'elles  existent,  mais  dans  l'Etre  et  par  l'Etre,  c'est 
à  dire  (pour  donner  à  l'Etre  son  véritable  nom)  en 
Dieu  et  par  Dieu,  unique  Subsistant.  A.insi  se  trouve 
expliquée  la  présence  du  monde  en  face  de  Dieu  : 
dans  le  monde  et  par  le  monde,  c'est  encore  Dieu 
qui  existe  sous  une  forme  spatiale  et  temporelle, 
comme  il  existe  en  soi  sous  une  forme  d'éternité  ;  il 
est  l'Etre  unique,  mais  il  a  deux  natures  :  une  nature 

voir  en  elle  uu  étre^  —  et  l'argument  de  Spinoza  ne  porte 
pas.  .\u  fond,  il  a  le  vice  même  de  l'ar^^ument  ontolo- 
gique, dont  il  ne  se  distingue  qu'en  apparence. 

1.  l>lte  démonstration  renferme  une  pétition  de  prin- 
cipe. On  doit  pou voii'  dire  ;  l'être  est  et  n'est  p;is.  Cette  for- 
mule n'est  inadmissible  que  s'il  s  agit  de  l'être  infini,  de 
l'être  qui  n'est  qu'être.  .Mais  s'il  existe  un  être  fini  (et  un 
tel  être  est  précisément  ce  qui  est  en  question),  c'est  son 
caractère  même  d'être  compoié  d'être  et  de  non-être;  et 
ce  caractère  n'a  rien  do  contradictoire  en  soi,  car  on  ne 
dit  pas  que  l'être  fini  en  tant  qu'il  est  n'est  pas,  mai;* 
qu'il  n'est  pas  en  tant  (jue  fini.  —  On  reconnaîtra  là  l'atBr- 
matinn  pure  et  simple  de  ce  que  les  scolasliques  enten- 
dent par  la  fameuse  distinction  d'essence  et  d'être.  Spi- 
noza, qui  re.\ploite  ailleurs,  n'a  pas  vu  qu'ici  elle  sutlisait 
è  ruiner  son  argument, 

2.  Cette  troisième  proposition  est  capitale  ;  c'est  avec 
elle  que  nous  entrons  vraiment  dans  le  panthéisme,  La 
démonstration  qui  la  soutient  peut  également  se  formuler 
en  faisant  appel  à  la  notion  de  substance.  — ■  Posé,  dirons- 
nous,  la  notion  de  Substance,  celle-ci  doit-être  unique, 
car  s'il  y  avait  d'au ti'es  substances  univoques  ?i  elle,  elle  ne 
seiait  pas  intelligible  par  soi,  mais  par  la  notion  générique 
de  substance  ;  ou  encoi-e  il  faudrait  faire  entrer  dans  sa 
définition  ce  par  quoi  elle  diffère  des  autres,  c'est-à-dire  la 
définir  en  fonction  des  autres,  à  quoi  par  définition 
même  elle  répugne.  Nous  touchons  ici  l'erreur  radi- 
cale lin  Spinozisme  ;  elle  consiste  en  ce  qu'il  méconnaît 
Verisience  d'un  moyen  terme  entre  l nnivocité  et  l'étjnii'o- 
cilê.  Le  mot  être  ne  saurait  être  univoque,  s'appH-^uer 
exactement  de  la  même  manière  à  l'Infini  et  au  Fini  : 
Spinoza  a  raison  ;  mais  il  ne  saurait  non  plus  être  équi- 
voque :  Spinoza  a  tort.  —  \tec  St  Tlioinas  et  la  philosi- 
phia  perennis^  nous  soutiendrons  que  le  concept  d'être 
rapporlé  à  l'Infini  et  nu  Ft"i  est  un  concept  analoi^ue  :  ce 
qui  suffit  ft  ruiner  l'argument  principal,  et  même  l'unique 
argument,  du  panthéisme. 


sans  bornes,  par  quoi  il  est  soi  ;  une  nature  limitée, 
par  quoi  il  est  l'univers. 

Comment  maintenant  désigner  les  choses,  si  le 
mot  être  n'a  pas  de  pluriel  ?  L'ancienne  scolastique 
nous  offre  un  mot  assez  approprié  :  elle  appelait 
mode  ce  qui  n'est  ni  ne  peut  être  en  soi  mais  est 
nécessairement  dans  un  autre  et  par  un  autre.  — 
Nous  dirons  que  les  choses  sont  les  modes  de  Dieu. 

Combien  y  a-t-il  d'espèces  de  choses  ?  L'expérience 
nous  en  fait  connaître  deux,  car,  extérieure  et  inté- 
rieui-e,  elle  nous  montre  des  corps  et  des  esprits  :  il 
y  a  donc  deux  espèces  de  modes,  {'étendue  et  la 
pensée. 

III.  —  Les  attributs. 

Les  modes  vont  nous  aider  à  pénétrer  plus  avant 
dans  la  connaissance  de  Dieu.  Nous  savons  déjà 
qu'étant  infini  et  d'ailleurs  n'étant  qu'être.  Dieu  est 
nécessaire,  simple,  immuable,  éternel,  souveraine- 
ment indépendant.  Mais  dire  cela,  ce  n'est  pas  encore 
définir  Dieu  d'une  manière  positive,  énoncer  ce  qu'il 
est  en  lui-même,  exprimer  sa  nature,  son  essence. 
Aussi  bien  a-t-il  une  nature,  une  essence  ?  Stricte- 
ment, non  ;  il  est:  son  essence  est  d'être.  Si  l'être 
avait  une  essence,  il  serait  limité.  Pourtant  nous  ne 
pouvons  nous  empêcher  de  vouloir  concevoir  Dieu. 
Nous  avons  besoin  de  nous  le  représenter  comme 
essence,  car  en  tant  qu'être  il  reste  pour  nous  une 
abstraction,  —  Ce  besoin  est  légitime,  mais  il  faut  ne 
le  satisfaire  qu'avec  discernement  :  Nous  pouvons 
prêter  à  Dieu  itne  essence,  mais  à  une  triple  condition  : 

1.  —  à  condition  d'allirmer  que  l'essence  deDieune 
se  dislingue  pas  de  son  être,  qu'elle  lui  est  formel- 
lement identique,  qu'elle  est  donc  seulement  «e  qui 
en  exprime  pour  nous  la  richesse; 

2.  —  à  condition  que,  quelle  que  soit  l'essence  sous 
laquelle  nous  concevions  Dieu,  cette  essence  soit 
toujours  infinie  autant  qu'elle  peut  l'être,  c'est  à 
dire  infinie  dans  sa  ligne.  Toute  autre  a  attribution  » 
serait  illégitime  ; 

3.  —  mais  comme  une  essence,  même  infinie  dans 
sa  ligne,  est  toujours  Unie  simpliciter  par  le  fait 
même  qu'elle  est  une  essence,  il  faut  encore  ajouter  : 
à  condition  d'attribuer  à  Dieu,  non  pas  une  seule 
essence,  mais  une  infinité  d'essences.  La  finitude  des 
essences  est  alors  corrigée  par  l'inlinilude  de  leur 
nombre. 

Afin  de  rejoindre  la  terminologie  de  Spinoza, 
désignons  ces  essences,  ces  natures,  par  le  terme 
très  significatif,  après  ce  que  nous  avons  dit,  d'attri- 
buts ;  nous  pouvons  alors  définir  Dieu  :  L'être  dont 
est  alfirmable  une  infinité   d'attributs   Unis   infinis  '. 

Mais  quels  attributs  en  particulier  afiirmerons- 
nous  de  Dieu?  car  il  est  bien  clair  qu'autre  chose 
est  savoir  que  Dieu  en  a  une  infinité,  autre  chose 
pouvoir  les  nommer  tous.  Nous  ne  pouvons  attri- 
buer expressément  à  Dieu  que  les  essences,  les 
natures,  les  manières  d'être,  que  nous  connaissons  ; 
or  celles-ci,  comme  on  a  vu,  sont  au  nombre  de  deux: 
il  y  a  cette  manière  d'être,  cette  nature  d'être,  qui 
s'appelle  V Etendue,  et  cette  nature  d'être  qui  s'ap- 
pelle la  Pensée.  Puist[iie  Dieu  a  toutes  les  natures 
d'êlre,  il  a  celles-là  :  Dieu  est  Etendue,  dirons-nous, 
et  il  est  Pensée  ;  ce  sont  là  deux  de  ses  attributs. 

IV.  —  Rapports  des  modes  aux  attributs. 

Les  modes  nous  ont  fait  connaître  les  attributs, 
mais  ils  s'en  distinguent.  L'étendue  qui  est  un  mode 
est  multiple,  ce  sont  les  corps,  et  celte  étendue-là  est 
réellement  distincte  de    l'Etre   divin,  puisque  l'Etre 

1,  Finis  en  tant  qu'ils  désignent  une  perfection;  infinii 
en  tant  que,  cette  perfection,  ils  l'épuiscnt. 


1311 


PANTHÉISME 


1312 


est  simple  ;  elle  est  réellement  distincte  par  consé- 
quent de  l'attribut  «  Etendue  »,  puisque  cet  attribut 
à  sou  tour  est  identique  à  l'Etre  et  simple  comme 
lui.  Nous  pouvons  donc  dire  sans  contradiction  : 
ûetis  est  I  es  extensa,  IJeiis  est  omnino  finijitex.  —  De 
même  :  autre  est  la  pensée  qui  est  un  mode,  autre  la 
pensée  qui  est  un  attribut.  La  pensée  qui  est  un 
mode  est  multiple,  ce  sont  les  âmes,  et  les  âmes 
sont  réellement  distinctes  de  leur  être,  de  l'Etre 
divin  ;  par  contre,  la  pensée  qui  est  un  attribut  est 
simple  et  unique  comme  l'Etre  même. 

Enlin  les  modes,  ou  choses  particulières,  peuvent 
être  considérés  de  deux  points  de  vue,  en  tant 
qu'ils  sont  tels  ou  tels,  et  eu  tant  qu'ils  existent, 
dans  leur  essence  et  dans  leur  existence. 

Du  ])remier  point  de  vue,  à  titre  d'idées  (comme 
dirait  Platon),  d'essences  logiques,  les  choses  vien- 
nent nécessairement  de  Dieu.  Sans  doute  Dieu  n'a  pas 
à  les  produire,  puisqu'il  n'est  pas  question  de  leur 
existence,  mais  il  faut  que  Dieu  en  soit  la  raison  et 
la  source.  Les  choses  comme  essences,  viennent  de 
l'essence  de  Dieu,  comme  les  propriétés  du  triangle 
viennent  du  triangle,  c'est-à-dire  par  un  processus 
logique.  Elles  sont  le  développement,  1'  «  explica- 
tion )i  de  la  nature  divine  :  l'un  pose  le  multiple  qui 
l'etpriiue,  comme  une  vérité  pose  l'inlinie  série  de 
ses  conséquences. 

Maintenant,  comme  Dieu  n'a  pas  qu'une  seule 
essence,  qu'une  seule  nature,  qu'un  seul  aLtril)ut, 
mais  qu'il  en  possède  au  contraire  une  infinité,  et 
comme  il  doit  y  avoir  autant  d'espèces  d'êtres  linis, 
autant  de  modes,  que  d'attributs,  il  faut  dire  qu'en 
dehors  de  l'univers  dont  nous  faisons  partie,  et  qui 
n'est  l'eipi-ession  que  de  deux  attributs  divins, 
l'Etendue  et  la  Pensée,  il  y  en  a  une  infinité  d'autres 
dont  nous  n'avons  aucune  idée.  —  Si  nous  connais- 
sions directement  les  attributs  de  Dieu,  nous  en 
déduirions  les  clioses,  les  séries  et  types  de  choses, 
nous  en  dériverions  par  un  processus  logique  tous 
les  mondes  existants  ;  bien  plus,  comme  un  processus 
logique  est  un  processus  de  nécessité,  nous  dédui- 
rions tout  ce  qui  se  passe  et  se  passera  jamais  dans 
tous  les  mondes.  Mais,  des  attributs  de  Dieu,  nous 
ne  savons  rien  a  priori^  nous  remontons  à  eux  par 
les  modes  qui  nous  les  manifestent,  et  c'est  pour- 
quoi, pour  le  dire  en  passant,  nous  croyons,  mais  à 
tort,  à  la  contingence'. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  des  choses  en  les  con- 
sidérant du  point  de  vue  de  leur  nature,  il  faut  le 
dire  aussi  d'elles  du  point  de  vue  de  leur  existence. 
Même  sous  ce  rapport  le  monde  doit  venir  de  Dieu; 
il  n'existe  que  parce  que  Dieu  l'a  produit  dans  l'être... 
Sans  doute,  il  ne  peut  s'agir  d'une  action  transitive, 
par  laquelle  Dieu  poserait  une  existence  eu  dehors 
de  la  sienne;  nous  avons  vu  que  cela  répugne;  mais 
il  reste  que  par  un  acte  immanent  Dieu  donne  aux 
choses  d'exister,  en  les  recevoni  en  lui-niôuie,  en 
les  soutenant  par  son  Etre,  en  les  animant  de  sa  Vie. 
Pour  autant,  on  dira  tout  de  mèuie  que  Dieu  les 
crée,  puisqu'il  les  fait  être. 

V.  —  Parallélisme  des  modes. 

Faisons  encore  un  pas.  Les  attributs  de  Dieu  sont 

1.  Le  luol  contingence  a  deux  sens  :  il  y  a  la  contincence 
absolue,  caraclère  de  ce  qui,  coiisifiôré  en  lui-même,  aurait 
pu  no  pas  être  :  de  ce  point  de  vne,  le  monde.  ]>nur  Spi- 
noza, est  contingent,  car  (il  le  dit  expressénient)  son 
essence  n'est  pas  son  existence  ;  —  et  il  y  a  la  contingence 
lelalive,  caractère  do  ce  qui,  consiiiéré  par  rapport  à  sa 
cause,  aurait  pu  encore  ne  pas  èti-e  :  de  ce  xioinl  de  vue, 
le  monde  pour  Spinoza,  ni  dans  son  ensemble  ni  dans  ses 
détails,  n'e«t  contingent,  car  il  découle  nccessaîrenient  de 
Dieu. 


adéquatement  distincts,  car  l'étendue  est  concevable 
sans  la  pensée,  et  réciproquement.  Les  séries  qui 
découlent  des  attributs  sont  donc  aussi  distinctes 
entre  elles.  D'aulre  i>art,  l'étendue,  attribut  de  Dieu, 
n'est  autre  que  Dieu  même,  et  il  faut  dire  la  même 
chose  de  la  pensée.  En  traduisant  parallèlement  des 
attributs  parallèles,  les  séries  modales  traduisent 
donc  le  même...  il  doit  y  avoir  dès  lors  une  corres- 
pondance stricte  entre  cliaque  stade  de  leur  dévelop- 
pement :  partout  où  il  y  a  un  corps  il  doit  y  avoir 
une  âme:  Umnia  quam^'is  diversis  gradibus  unimata 
taineît  sunt:  et  corps  et  âme  doivent  se  développer 
d'une  manière  concordante,  le  corps  exprimant  à  sa 
façon  les  états  de  l'àme,  et  l'âme  les  états  du  corps. 
Cet  accord  est  ce  tju'on  appelle  l'union  de  l'âme  et  du 
corps;  la  traduction  des  étals  de  l'un  par  l'antre  est 
ce  qu'on  appelle  percer/ion. 

II.  —  Le  panthéisme  dialectique  :  Fichte 

Sous  le  nom  de  panthéisme  dialectique,  on  peut 
ranger  les  systèmes  de  Fichte,  de  Schelling  et  de 
Hegel.  La  démonstration  du  panthéisme  n'est  pas 
leur  objectif  direct  ;  mais  le  panthéisme  est  essentiel- 
lement impliqué  dans  leurs  prétentions  et  dans  leurs 
résultats. 

Ce  que  ces  philosophes  se  proposent,  c'e-t  d'ex- 
pliquer l'univers.  Mais  expliquer  l'univers,  c'est 
expliquer  le  Savoir,  c'est  expliquer  la  Pensée,  car 
l'univers  n'est  rien,  selon  eux,  qu'une  représenta- 
tion de  la  Pensée,  dans  la  Pensée,  pour  la  Pensée.  — 
Quant  à  la  Pensée  même,  elle  est  comme  le  lieu  de 
tout  ce  qui  est,  on  mieux  :  l'unité  formelle  de  tout  ce 
qu'elle  contient,  par  conséquent  à  la  fois  des  pensées 
et  des  corps  individuels.  Mais  alors  expliquer  la 
Pensée,  c'est  luettre  en  évidence  l'unité  de  son  con- 
tenu, c  est  montrer  que  tous  les  éléments  de  l'univers 
sont  tellement  liés  les  uns  aux  autres  qu'il  siifBt 
que  l'un  quelconque  soit  posé  i)our  que  le  soient 
tous  les  autres. 

Pour  ce  faire,  la  philosophie  dialectique  substitue 
aux  éléments  de  l'univers  tels  qu'ils  nous  sont  don- 
nés dans  l'expérience  les  idées  ou  concepts  que  novis 
pouvons  y  faire  correspondre  :  c'est  de  ce  inonde 
logique,  analogue  à  celui  dont  Platon  doublait  le 
monde  réel,  qu'elle  s'occupe  :  unifier  et  déduire  les 
êtres  devient  pour  elle,  unifier  et  déduire  les  idées, 
car  l'être,  c'est  l'idée  rendue  visible,  l'idée  réalisée, 
—  et  l'idée,  c'est  l'être  rendu  intelligible,  l'être 
rationnalisé. 

El  comme  il  y  a  deux  manières  principales  de 
chercher  à  enchaîne;-  toutes  les  idées,  il  y  a  essen- 
tiellement deux  sortes  de  Dialectique  :  l'une  qiii 
consiste  à  dériver  toutes  les  idées  d'un  même  prin- 
cipe, l'autre  qui  consiste  à  les  ramener  toutes  à  un 
niême  terme.  —  Le  i)remier  processus  est  celui  de 
Fichte,  le  second  celui  de  Hegel.  Le  processus  de 
Sclieiling  est  intermédiaire.  —  Fichte  part  de  l'Esprit, 
mais  de  l'Esprit  impersonnel,  et  il  descend  de  l'idée 
de  l'iSsprit  aux  idées  des  choses.  —  Hegel  part  de 
l'idée  d'être,  mais  prise  à  son  plus  extrême  degré 
de  pauvreté,  et  remonte  de  synthèse  en  synthèse, 
en  traversant  toutes  les  idées,  jusqu'à  la  synthèse 
dernière  qui,  prise  en  elle-même,  est  à  la  fois  l'Unité 
de  toutes  les  Idées,  le  Tout,  et  l'Esprit. 

Nous  ne  suivrons  pas  les  philosophies  dialectiques 
dans  leurs  déductions,  car  il  faudrait  trop  de  déve- 
loppements pour  rendre  ces  déductions  intelligibles; 
aussi  bien  il  importe  peu,  car,  réduites  même  à  ce 
qui  en  constitue  le  sens  général  et  l'inspiration  d'en- 
semble, ces  philosophies  laissent  déjà  voir  leur 
caractère  panthéistiqne,  donnent  le  moyen  de  faire 
éclater  leur  vice   intrinsèque.  Il  nous  suffira  de   le 


1313 


PANTHÉISME 


1314 


montrer  sur  un  exemple  particulier  en  prenant  pour 
type  le  système  de  Fichte'. 

1.  Idéalisme  et  dogmalisme.  —  L'existence  de 
l'univers  implique  à  la  fois  et  indissolublement  un 
représenté  et  un  représentatif,  la  Chose  et  l'Esprit. 
Expliquer  l'univers,  c'est  expliquer  ces  deux,  éléments 
en  rendant  compte  de  l'un  à  partir  de  l'autre,  et  de 
cet  autre  à  partir  de  soi.  Qu'il  faille  essayer  de 
dériver  la  Chose  de  l'Esprit  et  non  inversement,  c'est 
ce  qu'on  croit  pouvoir  établir  par  un  certain  nombre 
de  considérations,  mais  ce  qu'ici,  pour  abréger,  nous 
supposerons  acquis^. 

La  doctrine  qui  part  de  l'Esprit  pour  expliquer 
l'univers,  appelons-la  idéalisme  par  opposition  à 
celle  qui  part  de  la  Chose  et  que  nous  appellerons 
dogmatisme. 

Sous  le  nom  de  choses  entendons  non  seulement 
les  corps,  mais  tout  ce  qui  est  objet  d'expérience, 
toal  ce  qui  est  donné,  par  consé(|uent  les  consciences 
individuelles  elles-mêmes,  lesquelles,  en  tant  que 
perçues,  sont  des  objets  comme  les  autres  et  doivent 
être  expliquées  par  l'Esprit.  Et  sous  le  nom  d'esprit, 
entendons  ce  qui  s'oppose  à  la  chose,  par  conséquent 
ce  qui  n'est  pas  donné, mais  ce  à  quoi  quelque  chose 
est  donné,  le  Représentatif  non  représenté,  le  Moi 
sans  non-moi,  le  Moi  pur. 

2.  La  tâche  de  l'idéalisme.  —  L'idéalisme  ne  peut 
se  contenter  d'énoncer  cette  proposition  :  l'Esprit  a 
produit  l'univers.  —  Ce  serait  présenter  l'univers  et 
sa  relation  à  l'Esprit  comme  un  fait.  Mais  dire  qu'on 
est  en  face  d'un  fait,  c'est  dire  qu  il  n'y  a  rien  à 
comprendre,  qu'il  n'y  a  qu'à  «  constater  >>  :  tout  fait 
comme  tel  est  toujours  en  marge  de  l'intelligible. 
Or,  c'est,  pense-t-on,  l'essence  de  la  mentalité  pro- 
prement philosophique  de  vouloir  tout  comprendre 
et  d'affirmer  que  tout  doit  pouvoir  être  compris; 
a  philosophie  ne  connaît  pas  de  n  faits  ».  Loin  donc 
de  poser  ce  que  l'on  pourrait  appeler  le  fait  de  la 
création,  l'idéalisme  va  essayer  de  rattacher  l'uni- 
vers à  l'Esprit  par  un  lien  a  priori.  En  d'autres  ter- 
mes, il  va  s'efforcer  de  montrer  que  posk  l'esprit  et 
30N  ACTIVITÉ,  L'uNivEits  s'ensi'it,  —  et  tel  univers, 
composé  de  tels  éléments,  à  savoir  celui-là  même  qui, 
indépendamment  de  notre  volonté,  se  déploie  autour 
de  nous  dans  l'espace  et  dont,  à  titre  de  réalités 
empiriques,  nous  sommes  nous-mêmes  une  partie  s. 

1.  L'exposé  qui  suit  est  entrait  d'un  article  plus  étendu, 
paru  dans  les  Recherches  df  science  religieuse,  janvier- 
tnnrs  liM9,  sous  ce  tilre  :  I.e  sens  panthéistique  de  la 
Dialectique  idéaliste  chez  Fichte.  On  la  divisé  en  para- 
graplies  et  on  l'a  complété  par   des   remarques  critiques. 

2.  Cf.  article  cité. 

3.  Kemarquons  que  dans  ces  lignes,  le  panthéisme  est 
déjà  viri-nelU-ment  affirmé  trois  fois  : 

îy  —  En  ne  voulant  pus  reconnaître  l'existence  de  faits 
qui  ne  soient  que  des  faits,  l'idéalisme  décrète  l'impossi- 
bilité de  toute  coTitinr^ence,  car  une  réalité  contingente  est 
précisément  une  réalité  dont  on  ne  peut  établir  qu'elle 
doit  être  :  elle  est,  mais  elle  aurait  pu  ne  pas  être.  Or  nier 
la  contingence,  c'est  déjà  virtuellement  nier  tout  ce  qui 
pourrait  se  distinguer  de  Dieu,  c'est  poser  Dieu  comme 
1  être  unique,  c'est  affirmer  le  panthéisme. 

2/  —  En  affichant  la  prétention  de  vouloir  tout  compren- 
dre, en  f>rofessant  que  notre  pensée  ne  doit  nulle  part  ren- 
contrer de  l'ojiuque,  l'idéalisme  fuit  secrètement  de  notre 
pensée  i<i  mesure  absolue  de  Vintelli^^iblc ,  il  la  fait  secrète- 
ment Dieu,  et  c'est  encore  affirmer  le  jianthéisme.  -  Pour 
une  pensée  linie,  il  y  aura  toujours  des  faits,  c'est-à-dire  des 
vérités  qui  s'inifiosent  à  elle  sans  qu'elle  voie  pourquoi, 
car  telle»  sont  les  vérités  contingentes.  Seule,  la  Pensée 
infinie  ne  conn.iît  pas  de  faits,  car,  mente  lorsqu'il  s'agit 
des  vérités  contin;reutes,  elle  n'est  pas  le  spectateur  qui 
les  constate  mais  la  source  qui  les  produit. 

3/  —  Enfin,  on  se  proposant  d'établir  ([ue  l'existence  de 
l'univers    est   une  suite   logiipie  el   nécessaire  de  celle  de 

Tome  lU. 


Du  coup,  la  doctrine  criticiste  est  dépassée.  En 
faisant  porter  la  connaissance  a  priori  sur  la  seule 
forme  de  l'expérience,  en  renonçant  à  déduire  la 
matière,  c'est-à-dire  le  contenu,  de  la  Keprésentation, 
Kant  posait  des  limites  à  l'intelligibilité.  La  tâche 
que  se  donne  Fichte  est  de  supprimer  ces  limites. 

3.  /.'idéalisme  el  les  sciences.  Leur  collaboration. 

—  Celte  tâche,  précisons-la,  pour  qu'on  ne  se  trompe 
pas  sur  sa  portée,  en  comparant  la  Philosophie  ou 
Science  des  sciences  («  Doctrine  de  la  Science  », 
Wissenschaftslehre)  aux  sciences  particulières. 

L'objet  immédiat  de  la  philosophie  est  fourni  par 
les  seules  déterminations  nécessaires  de  l'Expérience 
ou,  ce  qui  est  la  même  chose,  par  les  productions 
nécessaires  de  l'esprit.  Les  sciences  particulières  se 
partagent  ce  qui  tient  à  son  activité  libre.  C'est  la 
philosophie  qui  donne  aux  sciences  particulières 
leur  point  de  départ,  leur  communique  la  nécessité 
et  la  généralité;  et  ces  sciences  pour  se  constituer 
n'ont  qu'à  féconder  le  résultat  de  l'activité  intellec- 
tuelle en  ce  qu'elle  a  d'automatique  par  les  produits 
de  l'activité  intellectuelle  en  ce  qu'elle  a  de  spon- 
tané. Par  exemple,  c'est  en  vertu  d'un  processus 
inconscient  que  l'Esprit  se  représente  la  Nature 
comme  soumise  à  des  lois;  mais  c'est  par  uu  proces- 
sus dont  il  a  l'initiative  et  la  direction,  c'est  par 
une  série  d'expérimentations,  que  res|>rit  arrive  à 
déterminer  les  lois  particulières  aux(|uelles  la  Na- 
ture est  soumise.  —  De  même,  c'est  en  vertu  d'une 
nécessité  interne  que  l'esprit  (et  entendons  l'esprit 
en  soi,  l'esprit  en  général),  c'est  en  vertu  d'une 
nécessité  interne  que  l'Esprit  se  représente  l'es- 
pace; mais  c'est  parce  qu'il  le  veut  bien,  qu'il 
découpe  des  figures  dans  cet  espace  et  par  là  rend 
possible  la  géométrie  ;  ainsi  la  géométrie  tient  sa 
forme,  de  l'espace  qui  est  une  construction  néces- 
saire ;  et  son  contenu,  des  Ggures  qui  sont  une  con- 
struction arbitraire. 

Par  le  moyen  de  la  philosophie  et  des  sciences  par- 
ticulières, l'esprit  doit  pouvoir  retrouver  l'univers,  le 
reconstruire  en  pensée  et  par  là  même  l'élever  à 
l'intelligibilité.  Quand  il  aura  tout  tiré  de  lui-même, 
l'esprit  pourra  dire  qu'il  a  tout  compris, 

4.  Le  panthéisme,  principe  et  fui    de   l'idéalisme. 

—  Si  l'existence  de  l'univers  est  une  suite  nécessaire 
de  l'existence  de  l'Esprit,  ce  ne  peut  être  que  parce 
que  l'Esprit  a  été  contraint  de  le  produire  et  de  le 
produire  tel  qu'il  est.  Il  nous  faut  donc  concevoir 
l'Esprit  comme  soumis  dans  son  activité  à  des  lois 
rigoureuses,  identiques  d'ailleurs  à  sa  nature  même, 
et  en  vertu  desquelles  soient  comme  prédéterminées 
en  lui  toutes  ses  productions  *.  —  Grâce  à  ces  lois, 

l'Esprit,  c'est-à-dire  de  celle  de  Dieu,  l'idéalisme  postule 
déjà,  au  moins  comme  hypothèse,  que  l'univers  est  aussi 
nécessaire  que  Dieu  même,  qu'il  fuit  partie  de  l'essence 
divine,  ce  qui  est  encore  le  panthéisme. 

La  première  affirmation  est  réfutée,  comme  on  le  verra 
plus  loin,  par  l'existence  de  la  liberté,  ou  ce  qui,  en  l'es- 
pèce, revient  au  même,  de  la  contingence.  —  La  deuxième, 
celle  qui  déifie  notre  pensée,  est  contredite  par  l'«x- 
périence,  laquelle  ne  révèle  que  trop  nos  limites  :  l'on 
peut  dire  f[ue  le  système  de  Fichte,  lequel  devi'aît  jjrouver 
cette  affirmation  par  son  Buccès,  contribue  lui-même,  itar 
sa  faillite,  à  la  réfuter, — car  il  n'arrive  pas  à  supprimer 
les  faits,  —  Entin,  la  troisième  affirmation,  celle  qui  pose 
la  nécessité  de  la  création,  relève  d'une  i'éfntalion  a/ï/turi, 
car  il  est  absurde  et  par  conséquent  impossible  que  la 
création  soit  nécessaire.  {N'oir  le  développement  de  ce 
dernier  p;)int  dans  la  suite  de  cet  article  ;  col,   loio.) 

1.  Conception  indispensable  à  l'idéalisme  dialectique, 
et  qui  fait  morne  le  fond  de  sa  doctrine:  Dieu,  .^elon  lui, 
est  contraint  de  produire  le  monde,  de  créer  une  nature 
qu'il  assume;  mais  conception  contradictoire,  du  moins 
pour  qui  se  fait  de  Dieu  une  idée  juste  :  si  Dieu  est  souve- 

i2 


1315 


PANTHEISME 


1316 


el  à  condition  de  régler  sur  elles  noire  activité 
logique  comme  elles  ont  réglé  son  activité  créatrice, 
il  doit  nous  être  possible  de  retrouver  l'œuvre  à 
liarlir  de  l'ouvrier.  Nous  sommes  du  moins  en  pos- 
session d'une  métliode  pour  cette  déduction.  Mais 
comment  découvrir  leslois  de  l'esprit  aiin  d'appliquer 
notre  méthode? 

Ou  pourrait  crqire  que  la  chose  est  facile.  Ces  lois 
ont  dit  forcément  s'exprimer  concrèlement  et  comme 
se  projeter  dans  les  faits  qu'elles  conditionnent; 
l'Expérience  étant  leur  œuvre  doit  nous  parler 
d'elles  :  il  n'y  a  donc,  semble-t-il,  qu'à  les  dégager 
de  l'univers  qui  les  réalise.  —  Travail  analogue  à 
celui  qui  consisterait  à  rechercher,  dans  les  raison- 
nements tout  faits  d'une  géométrie,  les  lois  do  l'esprit 
qui  les  a  faits.  Kautn'a  pas  eu  d'autre  but  ni  d'autre 
procédé  lorsqu'il  s'attachait  à  déduire  les  catégories. 
Mais  celte  manière  de  faire  ne  saurait  nous  contenter. 
On  peut  bien  de  la  sorte  mettre  en  évidence  un  cer- 
tain accord  entre  l'esprit  et  la  chose,  mais  on  ne 
manifeste  pas  une  dépendance.  —  Supposé  d'ailleurs 
qu'on  pût  ainsi  rattacher  à  l'esprit  l'essence  des 
choses,  assurément  on  n'y  peut  rattacher  leur  exis- 
tence. Oes  lois  découvertes  a /<o5/<?;iori  peuvent  bien 
en  elïct,  à  la  rigueur,  témoigner  qu'une  chose  doit 
être  telle  ou  telle,  si  elle  est,  mais  non  pas,  absolu- 
ment, qu'elle  doive  être.  L'expérience  des  choses  res- 
tera donc  inexpliquée,  elle  sera  acceptée  comme  une 
donnée,  avec  tous  les  caractères  irrationnels  de  ce 
qui  n'est  qu'un  fait  :  et  cela  est  intolérable. 

Pour  assurer  l'intelligibilité  de  l'Univers,  les  lois 
de  l'Esprit  doivent  être  saisies  par  nous  dans  leur 
source,  en  elles-mêmes,  ou  pour  mieux  dire  (car  une  loi 
en  soi  est  une  conlradielion  dans  les  termes),  dans 
l'Esprit  qu'elles  déterminent,  en  tant  que  cet  Esprit 
agit  sous  leur  contrainte. 

Gela  est  possible,  mais  à  une  condition  :  c'est  que 
notre  esprit  soit  identique  à  l'Esprit,  car  alors  notre 
activité  logique  coïncidantavec  son  activité  créatrice, 
n'eu  étant  pour  ainsi  dire  que  la  doublure  abstraite, 
nous  n'aïuvms  qu'à  penser  pour  savoir,  pour  voir  et 
saisir  sur  le  vif,  comment  II  pense. 

/.'identité  foncière  de  notre  moi  empirique,  iiidivi- 
dué,  oersonnel,  el  du  Moi  absolu,  transcendant  à  toute 
multiplicité,  —  tel  est  le  postulat  fondamental  de 
l'idéalisme  dialeptique  :  sans  lui,  impossible  d'^avan- 
cer<.  • 

D'aulre  part,  ce  postulat  a  ceci  de  particulier  que 
si,  comme  on  croit  pouvoir  le  montrer,  il  éclia,ppe  à 
toute  réfutation,  il  échappe  aussi  à  toute  preuve. 
Rien  contre  lui,  rien  sans  lui;  mais  aussi  rien  pour 
lui.  Sommes-nous  dans  une  impasse? 

Une  simple  remarque  va  nous  faire  sortir  de  cet 
embarras.  Ce  que  nous  demandons  à  ce  postulat,  ce 
n'est  pas  d'être  une  base  pour  une  construction  :  il 
faudrait  qu'il  fût  une  certitude  ;  mais,  un  point  de 
départ  pour  une  déduction  :  il  su/fil  qu'il  [luisse  être 
une  hyputli'ese.  S'il  n'est  pas  absurde,  il  le  peut.  Or, 
nous  avons  supposé  accordé  qu'il  ne  l'est  pas. 

Gomme  hypothèse,  ce  postulat  sans  doute  est  en 
l'air;  mais  le  succès  lui  donnera  ou  tort  ou  raison. 
L'épreuve  sera  sa  preuve.  Consentons  que  l'idéalisme 

raineineiit  indépendanl,  si  on -f  oit  en  lui  ce  qu'Aristote  et 
la  philosophie  péL'ipàleticienne  appelaient  un  Acte  pur, 
il  est  impossible  de  la  soumettre  à  la  nécessité  de  pro- 
duire du  fini,  car,  à  ce  compte,  il  ne  se  suffirait  pas  à  lui- 
même,  il  ne  serait  pas  souverainement  indépendant,  il 
serait  acte  pur  et  ne  le  «erait  pas.  —  C'est  là  à  notre  sens 
ce  qui  réfute  péremptoiicnient  le  panthéisme  de  Fichle. 
1.  Ici  éclate  le  paulhéisme  jusqu'ici  latent  :  par  l'affir- 
mation qu'un  vient  de  lire,  le  moi  humain  se  proclame 
expressément  identique  au  Moi  absolu,  l'homme  se  fait 
Dieu. 


reste  en  suspens  non  seulement  quant  à  sa  valeur, 
mais  quant  à  sa  possibilité  même,  jusqu'à  la  (in  de 
la  Déduction.  Si  celle-ci  parvient  à  s'achever,  si  elle 
rejoint  les  choses  à  partir  de  l'esprit,  si  l'a  priori 
recouvre  l'a  posterwri,  si  les  idées  viennent  exacte- 
ment se  placer  sur  les  faits,  le  succès  même  nous 
justifiera  :  le  panthéisme  comme  hypothèse  nous 
aura  conduit  au  panthéisme  comme  vérité. 

5.  Des  lois  de  l'Esprit.  —  Maintenant,  notre 
hypothèse  ne  nous  servirait  de  rien  si  par  hasard, 
nous  examinant  nous-mêmes  el  les  démarches  de 
notre  esprit,  nous  arrivions  à  découvrir  que  notre 
esprit  n'a  pas  de  lois,  car,  s'il  n'a  pas  de  lois,  V Esprit 
n'en  a  pas  non  plus  el,  si  l'Esprit  n'a  pas  de  lois,  le 
inonde  n'est  pas  nécessaire.  Ce  n'est  pas  seulement 
le  moyen  de  la  déduction  qui  nous  échappe,  c'est 
son  objet  même. 

Heureusement  pour  l'idéaliste,  le  cas  est  irréel. 
Notre  activité  intellectuelle  a  des  lois,  elle  ne  produit 
pas  ses  concepts  au  hasard;  libre  de  s'appliquer  à  ce 
qu'elle  veut,  elle  n'est  pas  libre  de  penser  comme 
elle  veut.  Tout  le  monde  peut  en  faire  reij)érieuce. 
Pour  prendre  un  cas  infiniment  simple,  essayons  par 
exemple  de  nous  représenirr  deux  cotés  d'un  triangle 
et  l'angle  compris  :  Il  ne  tiendra  i>as  à  nous  que 
surgisse  dans  noire  conscience  le  troisième  côté, 
déterminé  en  longueur  et  en  direction,  sans  que  nous 
y  puissions  rien  changer.  11  y  a  une  logique  de  la 
Représentation,  et  elle  est  inllexible.  —  Que  ])ar 
ailleurs  notre  esprit  produise  aussi  à  propos  des 
mêmes  choses  des  idées  qui,  n'étant  pas  liées  en 
système,  n'olïrentpas  le  même  caractère  de  nécessité, 
c'est  ce  qu'on  ne  nie  pas.  Mais  il  sullil  qu'il  y  ait 
pour  noire  esprit  un  mode  d'activité  qui  échappe  au 
libre  arbitre,  soit  rigoureusement  prédéterminé,  pour 
que  l'hypothèse  d'une  identité  foncière  entre  notre 
esprit  et  l'Esprit  ne  soit  pas  vaine, el  que  la  méthode 
de  l'idéalisme  puisse  être  essayée. 

6.  A'ature  de  lu  Dialectique.  —  Cette  méliiode, 
comment  la  mettre  en  œuvre  pratiquement?  Gem- 
ment, en  fait,  exploiter  l'activité  nécessaire,  les  lois 
inéluctables,  de  notre  esprit? 

Il  ne  faut  pas  songer  à  procéder  de  l'extérieur, 
comme  si  les  lois  de  l'esprit  pouvaient  être  connues 
en  dehors  de  leur  application  ;  c'est  seulement  en 
s'atlachant  à  penser  qu'on  peut  découvrir  ce  qui 
s'impose  à  ])enser.  Le  tout  est  donc  de  trouver  un 
premier  objet,  à  partir  duquel,  confié  au  jeu  rigou- 
reux de  ses  propres  lois,  notre  esprit  détermine  (au 
sens  du  verbe  allemand,  hestimmen)  un  autre  objet, 
puis,  à  partir  de  ce  nouvel  objet,  encore  un  autre,  et 
ainsi  de  suite,  comme  il  lui  sulhl  de  penser  l'essence 
du  cercle  jxmr  en  voir  surgir  les  propriétés.  S'il  est 
réellement  l'Esprit,  et  si  le  panthéisme  est  la  vérité, 
il  engendrera  de  la  sorte  et  dans  leur  enchaînement 
nécessaire,  tous  les  phénomènes  objectifs  dont  se 
compose  l'univers. 

Qu'on  ne  se  méprenne  pas  d'ailleurs  sur  le  sens  de 
celle  reconslruction.  Il  s'agit  d'une  reconstruction 
tout  idéale,  toute  logique,  et  qui  n'a  rien  par  consé- 
(pient  d'une  ellicacité  créatrice.  L'opération  que 
l  idéaliste  exécute  est  analogue  à  celle  du  mathéma- 
ticien qui  reconstruit  un  nombre  à  partir  de  ses 
facteurs  premiers  ou  qui  retrouve  le  dessin  d'une 
courbe  par  la  vertu  de  son  équation  :  déterminer 
a  priori  par  des  calculs  l'existence  et  la  marche  d'une 
planète,  ce  n'est  ni  la  produire  ni  la  moutoir. 
Ajoutons,  pour  achever  d'éclairer  le  sens  de  la 
dialectique  idéaliste,  que  si,  dans  la  reconstruction 
de  l'Expérience,  noire  esprit  va,  synthétiqueinent, 
d'un  élément  à  l'autre,  cela  tient  à  sa  nature,  à  sa 
structure,  laquelle  leforce  d'aller  des  parties  au  tout. 
Mais  l'Esprit  n'a  pas   ces  procédés:  il  est  au-dessus 


1317 


PANTHEISME 


1318 


du  multiple  sous  toutes  ses  formes.  —  De  là  il  suit 
que  c'est  une  grave  erreur  d'interprétation  de  faire 
intervenir  le  temps  dans  le  procès  dialectique,  connue 
si  l'ordre  de  déduction  était  un  ordre  de  genèse; 
la  logique,  une  histoire  ;  et  l'Idéalisme,  une  cosmo- 
gonie. Uans  les  Uauteursmétaphysiques  où  se  place 
l'idéalisme,  le  temps  n'existe  pas  :  on  est  au-dessus 
de  lui.  Cesi  en  descendant  que  la  dialectique,  en 
cours  de  route,  le  rencontrera,  c'est-à-dire  l'engen- 
drera logiquement  et  à  sa  place,  comme  un  des  élé- 
ments du  Tout. 

^.  l'oint  de  départ  de  la  Dialectique.  — ■  Poursui- 
vons :  il  faut  que  le  premier  objet  que  s'assigne 
notre  esprit  ne  soit  pas  différent  du  premier  objet 
qu'a  eu  l'Esprit  :  autrement  les  deux  activités  au- 
raient beau  être  foncièrement  identiques  et  égale- 
ment nécessaires,  leur  développement  (si  l'on  peut 
dire)  ne  coïnciderait  pas.  Quel  sera-t-il  donc  ? 

On  peut  établir  par  trois  voies  différentes  et  dont 
a  convergence  est  déjà  significative,  que  ce  premier 
)bjet  ne  peut  être  rien  d'autre  que  l'Esprit  lui-même. 

1.  —  D'abord,  l'essence  même  de  notre  entreprise 
ionsistant  à  essayer  de  rattacher  l'Univers  à  l'Esprit, 
le  rejoindre  l'Univers  à  partir  de  l'Esprit,  comment 
'Esprit  pourrait  t-il  ne  pas  être  notre  premier  objet? 

2.  —  Ensuite,  notre  premier  objet,  celui  dont  la 
considération  doit  nous  amener  à  poser  tous  les  autres, 
le  pouvant  lui-même  être  posé  en  vertu  d'un  autre, 
loit  être  un  absolu.  Autrement  nous  aurions  au 
>oint  de  départ  de  la  déduclion  un  principe  qui, 
levant  être  expliqué  et  ne  l'étant  pas,  serait  encore 
m  fait,  un  pur  fait,  un  donné  sans  donnant,  quelque 
hose  d'iniiitelligé  ;  toute  la  déduction  en  serait  irré- 
nédiablement  viciée.  Mais  être  un  absolu,  c'est  ne 
élever  de  rien,  être  posé  en  vertu  de  soi,  être  posé 
lar  soi.  Or  telle  est  la  délinition  même,  l'essence 
atime  de  l'Esprit.  Nous  allons  y  revenir. 

3.  —  Enfin,  l'objet  premier  de  notre  esprit  ne  peut, 
lous  l'avons  vu,  être  autre  que  l'objet  premier  de  l'Es- 
irit.  Or  l'Esprit  étant  par  hypothèse  ce  qui  est  au  prin- 
ipe  de  tout,  l'origine  à  la  fois  effective  et  dialectique, 
'origine  en  soi  et  l'origine  pour  nous,  de  l'Univers, 
1  ne  saurait  avoir  d'autre  premier  objet  que  lui- 
aèrae.  C'est  nécessairement  en  fonction  de  soi  qu'il 
lose  nécessairement  le  reste. 

8.  L  Esprit.  —  Les  raisonnements  que  nous  venons 
le  fekire  nous  fixent  un  point  de  départ  :  ils  ne  nous 
e  donnent  pas.  Nous  savons  que  la  dialectique  doit 
larlir  de  l'Esprit,  mais  encore  faut-il  avoir  atteint 
Esprit  pour  en  partir,  et  ce  n'est  certes  pas  dans 
exiiérience  qu'il  doit  tout  entière  fonder,  que  nous 
louvons  espérer  le  saisir. 

Parsa  nature  il  ne  relève  que  d'une  intuition,  mais 
l'une  intuition  pure  et  intellecluelle.  Ivant  était  fort 
'pposé,  semble-t-il,  à  toute  intuition  de  ce  genre, 
nais  ce  n'est  qu'en  apparence.  L'intuition  intellec- 
uelle  qu'il  repoussait  était  une  intuition  séparée,  et 
(ui  fût  censée  porter  sur  un  être.  .  Or,  une  telle  in- 
uition  est,  en  effet,  impossible;  nous  n'avons  pas  de 
onnaissance  objective  qui  soit  pure  d'éléments  sen- 
ibles,  et  aucun  être  ne  nous  est  donné  que  dans  et 
)ar  l'expérience,  c'est-à-dire  comme  une  chose.  Mais 
ien  n'empêche  de  concevoir  une  intuition  inlellec- 
uelle  qui,  d'une  part,  ferait  corps  avec  l'intuition 
ensible,  en  serait  inséparable,  n'en  pourrait  être 
légagée  que  par  abstraction,  et  qui,  d'autre  part,  ne 
lorterait  pas  sur  un  objet,  sur  un  être,  mais  sur 
m  acte. 

Le  kantisme  est  si  peu  hostile  à  une  intuition  de 
e  genre  qu'il  en  suppose  partout  l'existence.  Pour 
le  parler  point  de  l'Analytique  transcendantale  qui 
»sl  inintelligible  sans  elle, n'est-ce  pas  dans  l'intuition 


d'un  acte  absolu  que  consiste  pour  Kant  l'expérience 
du  Devoir?  On  ne  fait  qu'expliciter  la  doctrine  de  la 
Critique  en  disant  que,  par  la  conscience  de  l'impé- 
ratif moral,  nous  saisissons  confusément,  et  projetée 
d'ailleurs  sous  la  forme  d'un  idéal  à  réaliser,  l'action 
catégorique  et  absolue  qui  ne  pose  pas  un  objet,  mais 
se  pose  elle-même.  Or  nous  savons  que  tel  est  l'Es- 
prit. On  arrive  au  même  résultat  par  une  autre  voie. 

Noua  pensons  l'Esprit,  car  nous  pensonsune  pensée 
qui  se  pense,  un  sujet  qui  est  son  objet.  Si  nous  n'ar- 
rivons pas  à  surmonter  la  dualité  de  la  pensée  pen- 
sante et  pensée,  ce  n'est  pas  que  l'unité  de  l'Esprit 
nous  échappe  totalemeut,  c'est  que  notre  pensée  est 
finie;  de  là  vient  qu'ayant  toujours  besoin  d'un  objet 
à  quoi  s'opposer,  elle  le  suscite  dans  l'effort  même 
qu'elle  fait  pour  se  dépasser;  le  sujet  n'est  plus  lui- 
même,  il  est  objet  quand  il  s'est  atteint La  pensée 

de  la  pensée,  unité  parfaite  du  sujet  et  de  l'objet, 
est  pour  nous  une  limite,  limite  indéfiniment  recu- 
lante, mais  qui  n'est  telle  que  parce  qu'elle  est 
d'abord  un  principe;  pour  que  la  Pensée  se  cherche 
en  nous,  il  faut  qu'elle  se  soit  trouvée  en  soi;  notre 
effort  même  pour  nous  dépasser  témoigne  que  l'idéal 
nous  est  immanent  :  nous  connaissons  l'Unité  abso- 
lue puisque  nous  y  tendons. 

Enfin  il  y  a  une  manière  plus  rigoureuse  encore  et 
plus  technique  de  mettre  en  évidence  le  fait  que  nous 
portons  en  nous  l'idée,  et  l'idée  véritable,  de  l'Esprit. 

Pour  manifester  ce  que  recèle  en  soi  toute  pensée, 
partons  d'une  proposition  quelconque,  mais  absolu- 
mentcertaine,  indiscutée  et  indiscutable;  et  deman- 
dons-lui «le  nous  livrer,  par  une  abstraction  proo-res- 
sive  qui  la  vide  autant  qu'il  est  possible  de  le  faire 
de  tout  contenu  déterminé,  la  vérité  la  plus  générale 
qu'elle  enferme,  celle  qu'enferme  par  conséquent 
toute  proposition. 

Pour  abréger,  partons  de  cette  proposition  déjà 
très  épurée  et  que  tout  le  monde  accorde  :  A  est  A. 
—  Entendons-nous  bien  :  nous  ne  savons  rien  de 
A,  et  nous  ne  nous  en  préoccupons  pas.  Ce  n'est 
qu'un  symbole.  Nous  disons  seulement  que  A  est  A, 
sans  affirmer  aucunement  que  A  soit  ou  ne  soit  pas. 
Ce  qui  est  posé  par  cette  vérité,  au  degré  d'abstrac- 
tion où  nous  la  prenons,  ce  n'est  donc  pas  A,  mais 
seulement  une  certaine  relation  conditionnelle  en 
vertu  de  laquelle  il  apparaît  comme  de  toute  évidence 
et  nécessité  que  5/  A  est  A,  il  est  A.  —  La  vérité  est 
cette  position  conditionnelle  elle-même.  Uous  sommes 
déjà  loin  de  A  etnous  n'avons  plus  à  nous  en  occuper. 
Son  rôle  est  fini. 

Considérons  maintenant  cette  0  position  condi- 
tionnelle ».  Elle  est  elle-même  —  et  c'est  cela  qui 
est  remarquable  —  absolument  posée.  Elle  ne  dépend 
pas  et  ne  peut  pas  dépendre  d'une  autre,  elle  est  à 
elle-même  sa  propre  vérité,  elle  est  position  absolue, 
auto-position.  Si  on  demande  en  edei pourquoi  A  est 
A  s'il  est  A,  il  n'y  a  qu'une  réponse  possible  :  parce 
que  s'il  est  A,  il  est  A.  —  Ainsi  cette  vérité  se  pose 
et  se  garantit  elle-même.  Mais  une  vérité  qui  se  pose 
et  s'engendre  elle-même,  n'estellej)as  comme  le  fan- 
tôme ou  la  projection  logique  de  ce  qu'on  appelle 
parfois  la  «  Vérité  subsistante  »,  c'est-à-dire  l'Esprit? 

Ainsi  dans  n'importe  quelle  proposition  vraie 
nous  voyons  se  profiler  l'ombre  de  l'Esprit.  C'est 
quand,  à  force  d'abstraire,  nous  avons  vidé  de  tout 
contenu  l'une  quelconque  de  nos  vérités,  que  se  mani- 
feste à  nous  la  Vérité  pure  et  simple,  on  plutôt  la 
vérité  de  la  vérité,  c'est-à-dire  l'Esprit.  Quiconque 
pense  et  tire  au  clair  ce  qu'il  pense,  saisit  par  là 
même  qu'il  pense  l'Esprit. 

Au  point  où  nous  sommes  arrivés,  nous  possédons 


1319 


PANTHÉISME 


1320 


tous  les  éléments  qui  peuvent  faire  comprendre  la 
nature,  le  sens  exact,  de  l'idéalisme  absolu  ;  en  même 
temps,  son  caractère  nettement  panthëistique  doit 
éclater  aux  yeux.  Suivre  l'idéalisme  dialectique  dans 
sa  déduction  n'ajouterait  rien  à  ce  que  nous  avons 
besoin  de  savoir'  . 

g.  Résumé.  L'essence  de  l'idéalisme  absolu.  — 
Il  nous  reste,  pour  terminer  cet  exposé  délibéré- 
ment circonscrit,  à  en  résumer  brièvement  les  idées 
essentielles  : 

L'idéalisme,  tel  du  moins  qu'il  nous  apparaît,  se 
présente  avec  un  but  nettement  délini  :  établir  qu'au 
moins  en  un  sens  le  monde  est  Dieu,  en  établissant 
que  poser  Dieu,  c'est  nécessairement  poser  le  monde. 
—  Son  point  de  départ  est  Dieu  même  en  tant 
qu'Esprit,  Action  absolue.  Unité  parfaite,  confusé- 
ment présent  à  notre  pensée;  —  sa  méthode  est  de 
montrer  que  l'Esprit  pense  nécessairement  le  monde, 
et  par  là  même  nécessairement  le  produit  en  soi;  — 
son  procédé,  de  se  substituer  à  l'Esprit  et  de  refaire 
à  partir  de  lui,  a  priori  et  en  idée,  ce  qu'il  est  censé 
faire  réellement  et  nécessairement. 

Le  procédé  de  l'idéalisme  acquiert  un  sens,  du  fait 
qu'on  pose  en  hypothèse  l'identité  de  notre  esprit  et 
de  l'Esprit,  par  conséquent  de  notre  activité  logique 
et  de  son  activité  productrice;  et  l'hypothèse  à  son 
tour  doit  acquérir  une  vérité,  du  fait  que  le  pro- 
cédé réussit,  que  l'a  jiriori  rejoint  l'a  posteriori,  et 
que  des  deux  activités  supposées  foncièrement  iden- 
tiques les  résultats,  en  elîet,  coïncident. 

Le  Panthéisme  comme  thèse,  démontré  jiar  le 
succès  d'une  déduction  fondée  sur  le  Panthéisme 
comme  hypothèse  :  en  ces  quelques  mots  tient, 
selon  nous,  l'essence  de  l'Idéalisme  absolu. 

B.  —  Le  panthéisme  en  général 

Sa  nature.  Résumé  de  ce  qui  précède  — 
Quelque  forme  qu'il  alfecte,  lorsqu'il  cherche  à  se 
produire  comme  doctrine,  le  panthéisme  philosophi- 
que consiste  toujours  en  l'affirmation  de  deux  thèses 
essentielles  dont  l'explication  même  varie  à  peine 
d'un  système  à  l'autre  :  Dieu  et  le  monde  sont  réel- 
lement distincts  connue  natures,  il  ne  sont  pas 
réellement  distincts  comme  êtres.  —  Pour  le  réalisme 
spinoziste,  il  y  a  vraiment  deux  natures,  la  natura 
naturans  ou  nature  incréée,  et  la  nalura  naturala 
ou  nature  créée.  Dieu  est  en  soi  et  il  est  en  nous, 
il  existe  comme  indépendant  et  il  existe  comme 
incarné;  mais  son  incarnation  dans  le  monde  qu'il 
crée  est  rigoureusement  nécessaire;  cela,  en  un 
double  sens  :  d'abord  hypothétiquement,  parce  que, 
selon  Spinoza, si  Dieu  crée,  il  doit  assumer  ce  qu'il 
crée,  rien  ne  pouvant  subsister  que  dans  et  par  l'Etre; 
ensuite  absolument,  parce  qu'il  ne  peut  pas  plus  dé- 
pendre de  Dieu  que  le  monde  existe  ou  non,  qu'il  ne 
dépend  des  prémisses  d'un  syllogisme,  qu'en  sorte 
ou  non  leur  conclusion. 

Pour  l'idéalisme  allemand, qui  ramène  toute  nature 
àla  pensée  ou,  comme  nous  dirions  plutôt,  à  la  con- 
naissance, Dieu  est  la  Pensée  qui  pense,  le  monde 
est  la  Pensée  pensée.  11  n'y  a  qu'une  Pensée,  éternelle, 
infinie  mais  cette  pensée  ne  se  saisit  pas  immé- 
diatement comme  telle;  incapable  de  s'épuiser  elle- 
même  d'un  coup,  elle  multiplie  les  réflexions  par- 
tielles d'elle-même  sur  elle-même,  et  se  produit 
ainsi,  autant  de  fois,  comme  conscience.  Nous  nais- 

1.  Il  doit  être  en  effet  apparu  sulBsanimeDt.  au  cours 
de  cet  exposé  et  si  l'on  se  reporle  aui  notes,  que  quoi 
qu'il  eu  soit  de  la  manièie  dont  l'idéalisme  «xécute  ou 
s'efforce  d'exécuter  son  programme,  il  a  déjà  dans  son 
but,  dans  ses  posInlaU.  dans  sa  méthode,  de  quoi  le 
faire  juger  —  et  condamner. 


sons  quand  la  Pensée  se  réfracte  et  se  brise;  nous 
sommes  cette  Pensée  même,  en  tant  qu'elle  ne  se 
comprend  que  partiellement.  Ainsi,  distincts  les  uns 
des  autres  dans  la  mesure  même  où  nous  sommes 
constitués  par  une  connaissance  exclusive,  telle  qu'est 
la  connaissance  sensible  avec  ses  points  de  vue 
différents,  nous  sommes  un  et  identiques  dans  la 
mesure  oii,  par  la  raison,  chacun  de  nous  pense  ce 
qui  est  pensé  par  tous  :  comprendre  que  2  et  2  font  /( 
et  eiunprendre  qu'on  le  comprend,  c'est  (toujours 
d'après  le  panthéisuie)  au-dessus  du  temps  et  de 
l'espace  se  poser  et  se  saisir  comme  Pensée  une  en 
soi  et  une  en  tous. 

Sa  relation  avec  la  morale.  —  A  première  vue, 
il  doit  sembler  que  le  panthéisme,  en  niant  la  res- 
ponsabililé  individuelle,  en  introduisant  partout  le 
déterminisme, rende  superflue  et  même  contradictoire 
la  tentative  d'instituer  une  morale.  En  fait,  les  pan- 
théistes, Spinoza  en  têle,  se  sont  préoccupés  de  for- 
muler une  règle  des  mœurs.  Ils  déduisent  de  l'iden- 
tité même  de  l'homme  avec  Dieu  des  principes  de 
conduite  pour  l'homme;  ils  disent,  par  exemple: 
«  Ce  que  l'homme  est  en  réalité,  il  doit  tâcher  de  l'être 
aussi  en  apparence;  abolissant  par  le  renoncement, 
l'abnégation,  la  charité,  ce  qui  le  constitue  à  part 
des  autres,  chacun  doit  s'efforcer  de  s'idenlilier  à 
tous,  afin  que,  de  plus  en  plus,  la  multiplicilé  des 
phénomènes  reflète  l'unité  de  l'être.  » 

Nous  n'avons  pas  à  exposer  les  morales  inventées 
parle  panthéisme.  Que  ces  moralesprésentent  beau- 
coup d'analogies  avec  celle  que  prêche  la  christia- 
nisme, cela  peut  expliquer  la  séduction  qu'elles 
exercent  sur  des  âmes  fjéncreuses;  il  n'y  a  rien  là 
qui  puisse  accréditer  le  panthéisme  :  on  sait  que  de 
prémisses  fausses  on  peut  Icgitimementconclure  des 
propositions  vraies.  —  Le  parallélisme  apparent 
des  deux  morales,  panthéistique  et  chrétienne,  s'ex- 
plique d'ailleurs  facilement  :  du  point  de  i'»e  des  con- 
séquences et  de  l'interprétation  pratique,  il  n'y  a  pas 
grande  différence  entre  ces  deux  affirmations  que 
pourtant  sépare  un  monde  :  l'homme  doit  faire  le 
dieu  (principe  de  la  morale  panthéistique),  l'homme 
doit  imiterDieu  (principe  de  la  morale  chrétienne). 

Ce  que  nous  voulons  seulement  noter  ici,  c'est  la 
transposition  radicale  que  le  panthéisme  est  obligé 
de  faire  subir  à  la  notion  de  morale,  pour  lui  donner 
un  sens.  Il  est  clair  que,  le  déterminisme  étant  posé, 
il  devient  impossible  de  parler  d'une  morale  impé- 
rative. Proposer  aux  hommes  un  rfeioir,  faire  appel  à 
leur  bonne  volonté,  comme  s'il  dépendait  d'eux 
d'être  bons  ou  mauvais,  c'est  là  ce  qui  est  interdit 
au  panthéiste.  A  la  morale  impérative  il  est  dès  lors 
amené  à  substituer  une  morale  purement  normative. 
Désormais,  ce  dont  il  s'agit,  c'est  uniquement  de 
définir  ce  qui  est  conforme  ou  non  conforme  à  la 
raison.  Faire  connaître  l'idéal  et,  par  l'intermédiaire 
de  l'idéal,  agir  sur  les  volontés  comme  on  agit  sur 
un  mobile,  tel  est  le  but  de  Spinoza,  quand  il  rédige 
son  Ethique.  Ce  faisant,  il  reconnaît  deux  fois  l'exis- 
tence du  déterminisme,  d'abord  en  s'avouant  lui- 
même  déterminé  à  écrire  ce  qu'il  écrit  pour  le  plus 
grand  bien  de  ses  semblables  ;  ensuite,  en  escomp- 
tant le  déterminisme  même  pour  les  entraîner  du 
côté  de  la  raison.  Ceux  qui  seront  déterminés  par 
l'idéal,  c'est-à-dire  ceux  que  l'éthique  de  Spinoza 
aura  convaincus,  seront  heureux,  et  s'ils  compren- 
nent adéquatement  cette  éthique,  ils  seront  même 
déterminés  à  s'estimer  heureux.  Les  autres,  sur  qui 
le  Bien  est  sans  efficace,  ne  peuvent  être  tenus  pour 
responsables  de  leur  résistance,  on  ne  doit  pas  les 
blâmer,  mais  on  peut  les  mésestimer.  Ou  plutôt  : 
quiconque   comprend   les   véritables    rapports    des 


1321 


PANTHEISME 


1322 


choses  sera  déterminé,  non  à  les  blâmer,  mais  à  les 
méseslimer;ilsont  (les  natures  d'esclaves,  puisqu'ils 
subissent  un   autre  attrait  que  celui  tle  la  raison. 

On  le  voit,  si  le  panthéisme  échappe  en  morale  à 
la  conlrailiction,  par  trop  forte  pour  être  vraisem- 
blable. Je  vouloir  commander  à  (pii  ne  peut  obrir, 
ce  n'est  ([u'en  transformant  radicalement  la  concep- 
tion même  delà  morale.  Sa  morale  n'en  est  pas  une. 
Nous  ne  dir(ms  donc  pas  :  le  panthéisme  se  détruit 
lui-même  parce  que,  en  contradiction  avec  ses  prin- 
cipes, il  enseigne  une  morale;  mais  nous  dirons:  il 
se  détruit,  parce  qu'il  détruit  la  morale. 

Sa  relation  avec  la  Religion.  —  Le  moder- 
nisme immanentiste.  —  Que  de  la  thèse  essentielle 
du  panthéisme  on  puisse  déduire  une  conception  des 
rapports  de  l'homme  avec  Dieu  et,  en  ce  sens,  une 
religion,  rien  d'étonnant  ;  mais  celle  religion  doit 
forcément,  on  peut  en  être  sûr  a  priori,  èlre  radicale- 
ment dilTcrente  de  la  religion  chrétienne,  être  tota- 
lement incompatible  avec  elle.  —  Un  a  pourtant 
fait,  ces  derniers  temps,  un  elTort  immense  pour 
exposer  la  religion  du  panthéisme  avec  les  formules 
de  la  religion  chrétienne,  on  s'est  livré  à  un  travail 
de  re-interprélation  des  dogmes,  on  a  transposé  et 
transformé  les  vérités  de  foi...  Le  résultat  de  cette 
laborieuse  falsification  a  été  une  contre-façon  blas- 
phématoire de  la  religion  révélée  :  et  c'est  le  moder- 
nisme, c'est  l'immanentisme. 

Dieu,  selon  cette  conception,  est  immanent  à 
l'homme,  non  pas  en  ce  sens  qu'il  lui  donne  d'être  et 
d'agir,  ce  qui  serait  très  orthodoxe,  mais  en  ce  sens 
qu'il  est  livi-même  la  substance  et  l'activité  de 
l'homme.  Nos  pensées,  suivant  le  modernisme,  ne 
sont  pas  nôtres,  ou  elles  ne  le  sont  que  dans  le  monde 
des  apparences;  elles  procèdent  d'une  source  sub- 
îonscienle,  elles  viennent  de  notre  Moi  profond,  qui 
est  le  Moi  divin.  —  Par  ailleurs  Dieu,  en  nous,  ne 
fait  pas  que  disperser  sa  pensée  à  travers  le  prisme 
du  temps,  il  cherche,  malgré  l'obstacle  qu'il  s'est 
donné,  à  se  saisir  lui-même  comme  Dieu,  et,  autant 
que  possible,  à  s'expliquer  comme  tel  lui-même  à 
lui-même.  Ce  travail  de  Dieu  en  nous,  cet  elTorl 
de  la  divinité  pour  s'exprimer  par  nous  est  ce  que, 
suivant  l'immanentisme,  on  doit  appeler  la  Révé- 
lation. Subconsciente  la  plupart  du  temps,  éloufTée 
et  comme  opprimée  par  la  mase  de  concepts  ou 
d'images  qu'elle  doit  soulever  pour  se  faire  jour,  elle 
réussit  parfois  à  faire  irruption  dans  la  conscience; 
l'àrae  alors  se  sent  envahie  par  un  Ilot  de  pensées 
dont  elle  ignore  la  source,  elle  a  l'impression  que 
ce  n'est  pas  elle  qui  pense,  mais  qu'on  pense  en  elle 
et  par  elle...  c'est  l'inspiration  proj'hétique. 

"Tout  homme,  d'après  le  Modernisme,  porte  en 
lui-même  la  Révélation  ;  mais  ce  n'est  pas  en  tout 
homme  qu'elle  devient  consciente;  et  quand  elle  est 
devenue  consciente,  ce  n'est  pas  en  tout  homme 
qu'elle  parvient  à  se  traduire  assez  pour  devenir 
communicable.  Un  homme  plus  que  tous  a  laissé  à 
travers  soi  transparaître  le  Dieu,  c'est  Jésus-Christ. 
—  Dieu,  il  l'était,  mais  comme  l'est  chacun  de  nous  ; 
seulement  nous  le  sommes  sans  le  savoir, il  l'a  été  en 
le  sachant.  Le  message  divin,  il  ne  l'a  point  gardé 
pour  lui,  il  a  interprété  à  l'aide  de  symboles, 
d'images,  d'allégories,  l'Expérience  dont  il  était  le 
bénéliciaire.  La  valeur  de  son  enseignement  tient  à 
ce  qu'il  exprime  cette  Kxpérience  :  voilà  pourquoi  il 
doit  rester  lettre  morte  pour  qui  ne  porte  pas  en  soi 
de  quoi  le  comprendre  et  l'interpréter  ;  mais  pour- 
quoi aussi  il  est  éminemment  évocateur  d'expérien- 
ces, analoguesà  celle  dont  il  procède. 

A  raison  de  sa  richesse  unique,  transcendante,  la 
Révélation  du  Christ  a  été  reconnue  par  un  groupe 


1  d'hommes  pour  le  type  et  la  norme  de  toute  Révé- 
lation; on  a  consacré,  canonisé,  les  formes  sous 
lesquelles  elle  s'est  produite  :  ce  qui  a  créé  une  ortho- 
doxie. Les  expressions  qui  ont  servi  à  traduire  la 
Révélation  par  excellence  q^l  dès  lors,  aux  yeux  de 
ce  groupe  (l'Eglise),  constitué  le  critère  de  toutes  les 
révélations  ultérieures.  C'est  en  vériliant  qu'elles  peu- 
vent se  couler  sans  effort  dans  le  moule  des  formules 
certainement  inspirées,  que  les  révélations  privées 
s'assurent  d'être  véritables  Révélatious.  Ainsi,  du 
point  de  vue  personnel,  l'expérience,  que  le  moder- 
nisme appelle  mystique,  celle  expérience  est  tout  : 
les  mots  qui  la  traduisent  ne  sont  rien  :  niais  du 
point  de  vue  social,  et  par  conséquent  religieux, 
ce  sont  les  mots  qui  importent,  car  ils  restent  le  seul 
garant  de  l'authenticité  des  Révélations  et  de  leur 
accord.  Qui  a  émancipé  l'esprit  se  doit  d'être  un 
conservateur  intransigeant  de  la  lettre. 

Deuxième  Partie  :  RÉFUTATION  DU  PANTHÉISME 

A.  —  Réfutation  de  l'argumentation 
panthéistique 

L'argumentation  panthéistique,  dépouillée  de  ce 
qu'elle  doit  chez  les  philosophes  à  l'esprit  de  sys- 
tème, et  traduite  dans  la  langue  de  tout  le  monde, 
peut  se  ramener  à  quelques  chefs.  Elle  consiste  en 
un  certain  nombre  de  raisonnements  élémentaires 
qu'il  nous  sullira  d'exposer  et  de  réfuter  pour  faire 
apparaître  sur  quels  fondements  illusoires  se  dresse 
le  panthéisme. 

Premier  argument 

Exposé  —  Il  est  impossible  de  concevoir  l'être  comme 
multiple,  car  lorsqu'on  a  dit  :  «  l'être  est  »,  on  a 
tout  dit;  et  comme  il  n'y  a  pas  de  milieu  entre  l'être 
et  le  non-ctre,  il  faut  que  cela  même  qui  semble,  en 
raison  de  sa  multiplicité,  distinct  de  l'être,  soit  l'être 
ou  ne  soit  pas.  —  Ou  encore:  Posé  qu'il  n'y  a  qu'une 
idée  d'être,  c.-àd.  posé  Vanité  à  tous  égards  de  celle 
idée,  il  s'ensuit  son  unicité.  Qu'est-ce  qui  multi- 
plierait l'être  ?  On  conçoit  que  la  matière  prime  mul- 
tiplie la  forme,  car  elle  lui  apporte  quelque  chose; 
mais  à  l'être  on  ne  peut  rien  ajouter  qui  ne  soit  lui- 
même. 

Réfutation.  —  Nous  avons  cherché  à  donner  à 
l'argument  panthéistique  toute  sa  force  ;  c'est  mal- 
gré nous,  si  sa  faiblesse  éclate  aux  yeux.  Dire  qu'en 
face  de  l'être  pur  et  simple  il  n'y  a  que  le  non-être, 
c'est  poser  arbitrairement  l'unicité  de  l'être,  et  la 
poser  par  simple  affirmalion,  non  par  raison;  car 
c'est  la  question, de  savoir  s'il  faut  tellement  séparer 
l'être  et  le  non-être  qu'ils  ne  puissent  entrer  en  com- 
position. S'il  répugnait  à  l'esprit  de  penser  l'être 
autrement  que  comme  être,  le  non-être  serait  en  effet 
exclu  délînitivement  de  l'être.  Mais  s'il  est  possible, 
comme  déjà  le  voulait  Platon,  de  mélanger  l'être  et 
le  non-être,  de  dire  d'un  être  qu'il  est  ceci  et  qu'i7 
n'est  pas  cela,  l'alternative  qu'on  prétend  nous 
imposer,  ou  d'identiher  purement  et  simplement  le 
multiple  à  l'être,  ou  de  le  reléguer  au  néant,  cette 
alternative  est  illusoire.  11  y  a  un  moyen  terme  :  en 
face  de  l'être  qui  est  purement  et  simplement,  il  y 
a  place  pour  l'être  t]ui  est  et  qui  n'est  pas,  c'est-à- 
dire  pour  le  Fini. 

Aussi  bien,  nous  concédons  volontiers  pour  notre 
part,  et  bien  que  cela  fasse  discussion  dans  l'Ecole, 
que  si  l'on  admet  Vanité  à  tous  égards  de  l'idée 
d'être,  il  faut  admettre  son  unicité.  Car  si  l'idée 
d'être  est  réellement  et  simplement  une,  elle  est  en 
effet  immultipliable.  Mais  ce  que  nous  nions  abso- 
lument,  et    ce    qu'on    ne   peut    prouver,    c'est   que 


1323 


PANTHEISME 


132 


l'idée  d'être  soit  une  comme  on  le  dit.  Elle  est  au 
contraire,  en  vérité,  simpliciler  multiple  :  il  y  a 
autant  d'idées  d'être  que  d'êtres  et  d'apparences 
d'êtres.  L'unité  que  l'idée  semble  avoir,  et  qu'elle  a 
en  réalité  quand  nous  pensons  par  elle  plusieurs 
êtres,  est  une  pure  unité  d\inalof;ie,  c'est-à-dire  une 
unité  proportionnelle  (Voir  la  Théorie  de  l'Analogie, 
si  importante  pour  la  réfutation  complète  du  pan- 
théisme, à  l'article  Diku  [P.  Gabrigou-Lagbange], 
col.  I0I2  à  1016;  cf.  aussi  article  Agnosticismb 
[P.  Ghossat],  col.  38  sqq.)'. 

Second  argument 

Exposé.  —  Il  est  impossible  de  concevoir  Dieu  sans 
le  monde.  Car  si  Dieu  est,  il  est  conscient;  or  nul 
être  ne  saurait  être  conscient,  c'est-à-dire  se  saisir 
comme  soi,  sans  se  distinguer  d'un  autre,  et  même  s'y 
opposer.  Il  n'y  a  nulle  part  de  lumière  si  nulle  part 
il  n'y  a  de  l'ombre.  Pour  se  poser,  il  faut  s'opposer. 
La  réflexion  ne  peut  s'opérer  qu'en  vertu  d'un  choc  en 
retour;  c'est  en  étant  ramené  à  soi  et  comme  rejeté 
sur  soi  après  une  rencontre  avec  l'Autre,  que  l'esprit 
peut  arriver  à  s'atteindre.  Immobile  et  simplement 
en  soi,  l'esprit  serait  inconscient.  Le  non-moi  est 
nécessaire  au  moi  pour  qu'il  se  saisisse  comme  soi. 
Mais  de  là  il  suit  que,  s'il  est  absurde  de  concevoir 
Dieu  comme  ayant  été  à  un  certain  moment  incon- 
scient, il  est  absurde  de  le  concevoir  comme  ayant  été 
à  un  moment  sans  le  monde.  Le  monde  est  sa  con- 
trepartie nécessaire,  la  condition  même  de  son  exis- 
tence. —  .\près  cela,  si  l'on  veut  dire  que  le  monde 
émane  de  Dieu,  on  le  peut,  mais  à  condition  de 
signifier  par  là  qu'il  en  résulte,  non  comme  une  créa- 
tion temporelle,  mais  comme  une  suite  logique, 
essentielle;  ce  qui  suffit  au  panthéisme. 

Réfutation.  —  Cet  argument  repose  sur  une  thèse 
absolument  fausse,  celle  qui  fait  de  l'existence  d'un 
non-moi  une  condition  d'existence  pour  le  moi.  Sans 
doute,  et  c'est  là  ce  qui  fait  l'apparente  force  de  la 
preuve,  la  réilexion  chez  nous  ne  s'éveille  qu'à  la 
suite  d'un  contraste,  d'une  opposition;  elle  est  replie- 
ment et  suppose  au  moins  un  certain  effort  d'expan- 
sion, une  initiative  contrariée.  Ce  sont  là  desdonnées 
que  la  psychologie  moderne  a  mises  en  bonne 
lumière  et  que  nous  ne  songeons  pas  à  rejeter.  — 
Mais  nous  ne  sommes  pas  pur  esprit,  el  les  condi- 
tions de  l'éveil  mental,  les  conditions  de  lo  conscience 
chez  une  intelligence  comme  la  notre,  ne  peuvent  être 
légitimement  regardées  comme  les  conditions  de  la 
conscience  en  général. 

La  véritable  manière  d'envisager  les  choses  est 
exactement  inverse.  A  se  placer  au  point  de  vue 
de  l'esprit,  il  n'y  a  pas  à  expliquer  par  un  recours  à 
quoi  que  ce  soit  d'autre  que  lui  la  conscience  qu'il  a 
de  soi:  elle  se  déduit  immédiatement  de  ce  qu'il  est. 
L'esprit,  étant  simple  par  nature,  est  complètement 
et  parfaitement  identique  à  lui-même,  à  l'inverse  du 
corps  dont  une  partie  n'est  pas  l'autre;  or  c'est  tout 
un,  de  dire  que  l'esprit  est  identique  à  lui-même, 
qu'il  est  en  soi,  et  de  dire  qu'il  es.i  pour  soi  '. 

—  Qu'est-ce  en  effet  que  connaître?  —  C'est  pos- 
séder en  soi  l'intelligible  comme  tel.  Or,  qui  pos- 
sède mieux  l'intelligible,  que  ce  qui,  étant  soi- 
même  intelligible,  n'a  rien  d'interposé  entre  soi  et 
soi,    mais    est    parfaitement     soi-même  ?   —    Ainsi 

1.  Nous  traitons  nous-nième  cette  question  dans  le 
travail  où  nous  reprenons,  avec  plus  de  (iéveloppements. 
lo  sujet  de  cet  article.  Voir  Pnnthéisme.  Beaiicliesue,  1922. 

2.  c(  Redire  ad  essentinm  snara  nîbil  aliud  est  quum  rem 
subsi stère  in  ^eipsa.  Forma  eni 01,  in  quantum  perficit  mate- 
riam  dando  ci  esse,  qnodani  modo  supra  ipsam  eflunditur; 
in  quantum  vero  in  se  ipsa  habet  tsse,  in  se  ipsam  redit.  » 


l'Esprit,  tout  esprit  en  tant  que  tel,  est  conscient  d 
soi.  —   Dès  lors,  s  il  y  a  un  problème,  il  est  exacti 
ment  inverse  de  celui  que  se  proposait  le  panthéisme 
étant  donné  Vtaçril  humain,  expliquer  comment  il 
fait  qu'il  n'ait  pas  toujours  et  immédiatement  cor 
science  de  soi.  —  C'est  pour  expliquer  V inconscienc 
chez  un  moi  spirituel,  qu'il  faut  recourir  à  un  nor 
moi,    à   quelque    chose    du    moins    qui  s'oppose 
l'esprit...  En  l'espèce,  il  ne  seraitpas  bien  malaisé  d 
montrer  que,   si   l'àme  humaine  est   naturellemer 
endormie,  si  elle  a  besoin  d'être  éveillée  à  la   con  : 
science  d'elle-même,  c'est  parce  que,  à  la  différence  d 
l'esprit  pur,  elle  n'est  pas  complètement  et  parfaite  i 
ment    en    soi,    étant   dans   la    matière    et    pour  1  1 
matière. 

Troisième  argument 

Exposé.  —  L'esprit  infini  ne  peut,  Justement  parc  I 
qu'il  est  infini,  s'épuiser  lui-même  en  se  eonnaissani 
force  est  donc  de  le  concevoirou  comme  progressai 
indéfiniment  dans  la  conscience  qu'il  a  de  soi,  o 
comme  prenant  sur  lui-même  une  multitude  infini 
de  vues  partielles.  Si  l'on  choisit  la  première  hypc 
thèse,  tout  invite  à  voir  dans  l'évolution  de  noti 
univers  l'évolution  même  de  la  conscience  divine 
on  a  de  notre  monde  toujours  en  travail  une  vv 
intelligible  dès  qu'on  y  reconnaît  l'effort  d'un  Die 
qui  cherche  indéfiniment  à  s'égaler  ;  le  Multiph 
qui  est  l'apparence,  est  rendu  compréhensible,  de 
qu'on  y  voit  l'expression  développée  de  l'Un,  qi 
est  la  réalité.  —  Si  l'on  opte  pour  la  second 
hypothèse,  on  obtient  une  explication  très  claire  d 
l'existence  de  moi  multiples;  un  moi  individut 
n'est  rien  d'autre  que  l'Esprit  en  tant  qu'il  pren 
partiellement  conscience  de  ce  qu'il  contient 
l'homme  est  la  forme  sous  laquelle  Dieu  se  connaîl 
Dans  les  deux  cas  (et  ils  ne  sont  i)as  nccessairemen 
distincts),  c'est  le  panthéisme. 

Réfutation.  —  Un  esprit  qui  n'a  pas  de  soi-mêm 
une  conscience  immobile,  qui  doit  se  chercher,  bie 
plus,  qui  est  condamné  à  ne  se  jamais  trouver  com 
plètement,  un  tel  esprit,  essentiellement  entaché  d 
«  puissance  »,  ne  peut  absolument  pas  être  ce  qu'o; 
appelle  un  esprit  infini.  Un  esprit  infini  est  un  espri 
parfait,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  un  Acte  pur 
aucun  progrès  n'est  intelligible  dans  ce  qui  n'es 
qu'Acte. 

Si  l'esprit  parfait  ne  pouvait  s'épuiser  d'un  coupei 
se  connaissant,  il  ne  faudrait  pas,  même  alors,  lu 
accorder  du  temps  pour  le  faire,  ni  chercher  ui 
remède  à  son  état  :  il  vaudrait  mieux  déclarer  qu^ 
le  concept  d'esprit  parfait  est  un  concept  .contradic 
toire.  Mais  on  ne  le  peut.  En  vérité  l'esprit  inlin 
n'a  pas  de  peine  à  se  comprendre,  car  il  est  simple 
et  son  acte  de  connaissance  <|Ui  est  lui-même,  es 
nécessairement  simple  comme  lui.  L'infinité  de  per- 
fection n'est  pas  l'infinité  de  quantité  :  quand  on  c 
compris  cela,  de  l'argument  dont  nous  parlons,  il  ne 
reste  rien. 

11  faut  cependant  prévoir  une  instance.  Le  pan- 
théiste dira  :  en  argumentant  contre  moi  commt 
vous  le  faites,  vous  m'interprétez  d'une  manière  sim 
pliste.  Loin  de  moi  la  pensée  de  mettrede  la  ûnitudf 
au  cœur  de  l'infini,  de  la  puissance  dans  l'Acte  pur 
mais  vous  admettez  vous-même,  sans  croire  voiii 
contredire,  que  l'Infini  a  pu,  en  Jésus-Christ,  se  sou- 
mettre à  un  développement  temporel,  prendre  de 
soi-même  une  connaissance  successive  ;  or,  tout  ce 
que  je  dis,  c'est  que  l'incarnation  de  Dieu,  non  dans 
un  homme  mais  dans  l'homme,  est  essentielle  à  Dieu, 
est  pour  lui  une  nécessité,  comme,  selon  vous,  c'est 
une  nécessité  pour  le  Père   d'engendrer   le  "Verbe... 


1325 


PANTHEISME 


1326 


La  réplique  est  aisée  :  notre  première  réfutation 
garde  toute  sa  valeur,  car  elle  ne  procède  pas 
précisément  de  ceci,  que  Dieu  ne  pourrait  se  voir  lui- 
même  à  travers  une  forme  humaine  et  dans  le 
temps;  elle  procède  de  ce  principe  certain,  que 
l'esiiril  purfail  rloit  se  suffire  parfaitfineut  à  liii- 
mi'iiip.  Qu'il  puisse  créer  du  lini  et  même  l'assumer 
en  le  créant,  en  sorte  que  ce  fini  soit  encore  divin, 
nous  ne  voyons  là  rien  de  contradictoire;  mais  que 
Uicu  se  trouve  clans  la  nécessité  de  créer  du  fini  et 
dans  la  nécessité  de  l'assumer,  sous  peine,  pour  Lui, 
de  n'être  pas  soi,  voilà  ce  qui  selon  nous,  de  toute 
évidence,  fait  l'inlini  lini,  subordonne  le  Parfait  à 
l'imparfait,  entache  de  puissance  l'Acte  pur.  —  Il 
n'v  a  qu'une  nécessité  admissible  en  Dieu,  c'est  celle 
qtti'lc  lie  à  lui-même  :  les  trois  personnes  de  la  Tri- 
nité étant  la  nature  divine  elle-mênie,  une  et  indi- 
visée,  la  nécessité  pour  Dieu  d'être  trinc  n'est  pas  une 
nécessité  antérieure  ou  exiérieure  à  Lui,  elle  est  la 
nécessité  ptfur  Dieu  d'être  Dieu,  et  c'est  tout. 

Quatrième  argument 

Exposé.  —  L'inlini  n'est  infini  que  s'il  est  tout.  S'il 
y  a  quelque  chose  en  dehors  de  l'inlini,  on  jiourrait 
l'ajouter  à  ce  qu'il  contient,  on  pourrait  augmenter 
l'inlini,  ce  qui  est  absurde. 

Réfutation. — S'il  sutlisaitqu'il  existàlun  étrelini  et 
un  èlreinlinipour  qu  onffit  en  droit  deconcevoir  leur 
sontmc,  l'ari;umcnt  précédent  serait  irréfutable,  car 
il  nous  acculerait  à  cette  alternative,  ou  d'admettre 
que  l'Infini  peut  grandir,  nu  d'admettre  qu'une  somme 
pexit  n'être  pas  supérieure  à  chacune  de  ses  parties. 
M. lis  s'il  est  impossible  de  parler  de  somme,  si  Dieu 
et  le  monde  ne  font  pas  deux  êtres,  l'argument  tombe 
de  lui-même.  Or  pour  envisager  la  possibilité  d'un 
rapprochement  du  Fini  et  de  l'Intinisous  la  catégorie 
de  nombre,  on  .peut  se  placer  à  deux  points  de 
vue  : 

1*  Au  point  de  t'iie  réel.  —  La  question  est  alors 
celle-ci  :  puisque  toute  addition  consiste  en  la  répé- 
tition d'une  unité,  est-il  possible  de  trouver  poxir  le 
Fini  et  l'Infini  un  concept  parfaitement  propre  qui 
valant  pour  l'un  et  pour  l'autre,  tienne  lieu  d'unité? 
—  Il  semble  que  oui.  Ce  concept,  n'est-ce  pas  le 
concept  d'être?  Mais  c'est  là  une  grosse  erreur.  Posé 
en  effet  que  le  mot  être  signifie  le  concept  parfaite- 
ment propre  à  Vlnfini,  il  faut  trouver  un  autre  mot 
pour  désigner  le  Fini;  car  assurément  le  Fini  n'est 
pas  l'Infini,  et  si  l'inlini  est  être,  le  Fini  est  non-être. 
Ainsi,  à  parler  en  prenant  les  concepts  selon  tout  le 
sens  qu'ils  comportent  objectivement,  une  seule 
anirmalion  est  légitime:  Dieu  est,  le  monde  n'est  pas. 
Mais  alors  Dieu  et  le  monde  ne  font  pas  deu.c  cires, 
et  Dieu  plus  le  monde  c'est  flnfini  plus  zéro. 

2"  Au  point  de  vue  abstrait.  —  Ce  n'est  qu'en 
s'é'rfvant  par  les  degrés  d'une  proportion  à  UTi  con- 
cept analogue  qu'il  est  possible  de  trouver  l'unité 
ca|)able  de  représenter  à  la  fois  le  Fini  et  l'Infini. 
Mais  le  nombre  sous  lequel  on  arrive  alors  à  les 
ranger  est  un  nombre  abstrait,  celui  que  l'Ecole 
aiipelle  transcendantal.  Or  rapprocher  le  Fini  et 
fiiilini  dans  un  nombre  abstrait  n'a  plus  aucun 
inconvénient,  n'entraîne  aucune  conséquence  ab- 
surile  ;  car  le  concept  d'être,  qu'on  leur  applique 
alors  d'une  manière  oommmie,  fait  abstraction,  an 
sens  cxpUcile  nà  on  le  prend,  des  modes  qui  le  réa- 
lisent ;  et  ainsi  ce  n'est  toujours  pas  le  Fini  comme 
tel  qu'on  ajoute  à  l'inlini  comme  tel. 

De  toute  façon,  la  dilïicullé  qu'on  tire  contre 
l'existence  distincte  du  Fini  et  de  l'Infini,  de  la  con- 
ception de  leur  somme,  cette  dilliculté  n'existe  pas; 
car  une  telle  somme  est  inconcevable. 


I  Cinquième  argument 

Exposé.  —  Un  Dieu  infini  ne  saurait  être  qu'im- 
personnel. Qui  dit  personne  dit  limitation  et  par 
conséquent  Unitude  :  une  personne  s'oppose  à  d'au- 
tres personnes,  ou  au  moins  à  des  choses  :  c'est  un 
être  recueilli  en  soi  et  qui  se  possède  par  exclusion 
du  reste.  Niez  ce  qui  borne  la  personnalité,  elle  se 
répand  sur  tout  et  du  coup  s'évanouit;  ce  qui  était 
personne  devient  impersonnel  ;  or  tel  est  nécessaire- 
ment l'être  sans  borne,  Dieu. 

Réfutation.  —  Cette  manière  d'argumenter  tend 
moins  à  démontrer  le  pantUcisrae  qu'à  établir 
l'athéisme.  Un  Dieu  impersonnel  est  un  Dieu  qui 
n'existe  pas,  c'est  l'iiumanilè  ou  la  nature;  danstous 
les  cas»c'esl  une  abslraelion.  Bien  des  gens  qui  se 
disent  panthéistes  ne  sont  en  effet  que  des  athées. 
Aussi  cet  argument  ne  nous  intéresse  qu'indirecte- 
ment. —  Toute  sou  apparente  force  est  en  ceci,  qu'il 
fait  état  de  la  finitude  comme  si  elle  était  essentielle 
au  concept  de  personne.  Or  il  faut  sans  doute  recon- 
naître que  la  finitude  est  un  élément  dont  nous  ne 
pouvons  nous  passer  chaque  fois  que  nous  voulons 
nous  représenter  la  personne  humaine,  la  seule  dont 
nous  ayons  une  connaissance  directe  ;  mais  c'est  la 
question  même,  de  savoir  si  le  concept  propre  à  la 
personne /lumiu/ie  est  runi(|ue  concept  possible  de 
la  personne,  ou  si  la  perfection  qu'il  désigne  ne 
répugne  pas  à  se  trouver  quelque  part,  dégagée  de 
toute  imperfection;  —  en  sorte  qu'après  avoir 
reconnu  que  Dieu  ne  saurait  être  une  personne  de 
la  même  manière  que  nous,  on  puisse  encore  dire 
qu'il  est  personne  selon  un  mode  analogue  au 
nôtre  I. 

Restreindre  le  concept  de  personne  à  sa  significa- 
tion univoque,  c'est  évidemment  s'interdire  d'en 
faire  usage  pour  Dieu,  mais  en  vertu  d'une  pétition 
de  principe'. 

B.  —  Béfutation  de  l'assertion  panthéistique 

Nous  avons  à  établir  directement,  positivement, 
la  contradictoire  de  l'assertion  panthéistique  ;  il 
nous  sufiira  pour  cela  de  prouver  que  «  l'homme 
n'est  pas  Dieu  «,  car  si  l'homme  n'est  pas  Dieu, 
l'univers  dont  l'homme  fait  partie  ne  l'est  pas  non 
plus. 

D  un  premier  geure  de  réfutation.  —  L'entre- 
prise est  séduisante,  de  vouloir  détruire  l'assertion 
panthéistique  en  montrant  non  seulement  qu'elle  est 
fausse,  mais  qu'elle  est  en  elle-même  et  de  tout  point 
de  vue  alisurdc.  11  semble  qu'en  arrêtant  le  pan- 
théisme au  nom  de  la  métaphysique,  au  lieu  de  l'ar- 
rêter au  nom  de  l'expérience,  on  en  triomphe  plus 
complètement  el  qu'il  soit  mieux  réduit  en  poussière 
si  l'on  a  prouA  é  qu'il  répugne  à  la  Raison,  que  si 
l'on  a  seulement  prouvé  qu'il  répugne  aux  Faits.  De 
là,  une  manière  de  le  réfuter  qui  consiste  à  montrer 
la  contradiction  oà  l'on  tombe  quand  on  identifie 
l'infini  et  le  fini,  le  parfait  et  l'imparfait.  —  Cette 
manière  de  réfuter  le  panthéisme  est  excellente 
contre  un  certain  panthéisme,  le  seul  que  connût  le 
moyen  âge  ;  il  la  faut  garder.  Mais  dirigée  contre  la 
forme  plus  subtile  du   panthéisme  que  nous  avons 

1.  La  philosophie  arri\e  à  démontrer  que  Diiu  est  person- 
nel •  la  t"i  nous  ren^tigne  dnvanlage  :  elle  précise  qu'en 
Dieu  il  y  a  trois  personnes.  L'on  peut  dire  ean*  aucune 
ineïaotitiide  :  Dieu  est  personnel  ;  mais  ce  n'est  qu'.i  In 
la^eur(lune  correction  sous-enlcnduc,  et  en  usant  d'un 
à  peu  (irès  pour  lequel  il  convient  rl'ëlrc  indulgent,  qu'on 
peut  alBrmer  :  nDieu  est  personne  »  ou  surtout  «  Dieu  est 
une  personne  ». 


1327 


PANTHEISME 


1328 


appelée,  en  nous  référant  aux  modernes,  le  pan- 
théisme (les  pliilosophes,  celte  rél'utalion,  sans  perdre 
sa  valeur,  se  trouve  perdre  son  ol)jet.  On  a  vu  que 
Spinozn  distingue  expressément  la  nature  incréée 
et  la  nature  créée,  les  «  attributs  »  de  Dieu  et  ses 
«  modes  ».  Des  remarques  analogues  doivent  être 
faites  au  sujet  de  Fichte,  et  même  de  Hegel,  dont  il 
devrait  être  entendu  une  fois  pour  toutes  qu'il  n'a 
jamais  soutenu  l'identité  des  coniradicloires.  — 
Enlin,  il  faut  prendre  garde  qu'à  vouloir  pousser 
la  sorte  d'argumentation  dont  nous  parlons  conime 
si,  en  tous  cas,  d'une  distinction  réelle  de  natures 
on  pouvait  conclure  à  une  distinction  réelle  d'êtres, 
on  ne  va  à  rien  de  moins  qu'à  nier  virtuellement 
le  mystère  de  l'Incarnation.  Dès  qu'il  s'agit  de 
Jésus-Clirist,  nous  sommes  bien  en  présence  d'un 
être  qui  concilie  dans  son  unité  le  lîni  et  l'inlini, 
d'un  Iwinme  qui  est  Dieu  :  c'est  donc  que  l'iiomme- 
Dieu  est  possible;  s'il  est  possible  une  fois,  il  est 
possible  des  millions  de  fois. 

Conditions  d'une  réfutation  plus  générale 

Elle  devra  consister  à  prouver  directement  que.  con- 
trairement à  ce  qu'atfirme  le  panthéisme,  l'homme 
et  Dieu  ont,  en  fait,  des  subsistences  réellement  dis- 
tinctes; ou  encore,  ce  qui  revient  au  même,  que 
l'homme  étant  ce  quil  est,  il  est  impossible  qu'ilsoit 
Dieu. 

Pour  être  parfaitement  exacte,  la  preuve  que  nous 
avons  en  vue  devra  de  plus  être  telle  que  ne  soit  pas 
niée  par  elle  l'absolue  possibilité  d'un  être  en  plu- 
sieurs personnes  (mystère  de  la  Sainte  Trinité)  ou 
d'une  personne  en  plusieurs  natures  (mystère  de 
l'Incarnation).  Autrement,  elle  porterait  plus  loin 
qu'il  ne  faut  et  trahirait  un  vice  intrinsèque. 

Vue  générale  de  l'argumentation   contre  le 

panthéisme.  —  Le  fait  capital  sur  lequel  on  peut, 
comme  sur  une  base  sûre,  édilier  la  doctrine  du 
Théisme,  est  l'existence  de  la  liberté,  telle  qu'elle  se 
manifeste  en  chacun  de  nous. 

Les  hommes,  dirons-nous,  pris  individuellement, 
sont  libres,  et  cette  liberté,  en  les  rendant  respon- 
sables, fait  de  chacun  d'eux  un  a  réel  sujet  d'attribu- 
tion »  par  rapjiort  à  certainsaumoins  de  leursactes. 
Or  ce  fait  est  inconciliable  avec  la  thèse  panlbéis- 
tique.  Cette  thèse  est  donc  fausse.  —  Bien  plus  :  ce 
fait  bien  compris,  rapproché  de  certaines  autres 
vérités,  implique  la  thèse  théistique  :  cette  dernière 
thèse  est  donc  vraie. 

Nous  n'avons  pas  à  prouver  ici  la  majeure  de  cet 
argument;  l'existence  de  la  liberté  et  de  la  responsa- 
bilité individuelles  est  un  fait  qui  a  déjà  été  solide- 
ment établi  ailleurs  '  (voir  art.  Liberté).  La  réfutation 
proprement  dite  est  tout  entière  dans  la  mineure  : 
c'est  elle  seule  strictement  que  nous  avons  à  démon- 
trer; nous  le  ferons  par  un  argument  susceptible 
d'être  présenté  sous  deux  formes. 

Première  forme  de  l'argument 

Posé  la  liberté  en  vertu  de  laquelle  nos  actes 
nous  sont  réellement  imputables,  —  le  panthéisme 
qui  voudrait  à  la  fois  rester  ce  qu'il  est  et  tenir 
compte  de  ce  fait,  n'a  qu'une  ressource  :  d'une  part 
il  doit,  pour  être  fidèle  à  lui-même,  ne  point  cesser 
d'affirmer  que  c'est  Dieu  et  Dieu  seul  qui  agit  dans 
les  créatures  libres,  soit  A,  B,  C.  Mais  d'autre  part,  il 
doit,  pour  faire  droit  au  fait  en  question,  dire  que  si 

1,  Nous  reprenons  nous-mêm«  ce  sujet  dans  le  Iravail 
plus  développé  que  nous  consacrons  au  panthéisme 
(cf.  op.  cit.). 


Dieu  agit  en  A,  c'est  en  tant  qu'il  est  lui-même  A; 
que  s'il  agit  en  B,  c'est  en  tant  qu'il  est  lui-même  B; 
elainsi  de  suite...  Car  de  la  sorte  seulement,  on  peut 
admettre  que  A,  B,  C  soient,  chacun  pour  soi,  res- 
ponsables. 

Maintenant,  ti  être  responsable  »  ou,  en  termes 
plus  généraux,  être  par  rapport  à  quelque  acte 
c(  sujet  réel  d'imputation  »,  qu'est-ce  donc?  C'est  évi- 
demment avoir  été  de  cet  acte  le  principe  indépen- 
dant; celui  qui  a  pris  sur  soi  de  le  produire;  qui,  à 
ce  tilre  et  en  ce  sens,  est  par  soi  la  cause  qu'il  est. 
Mais  pour  être  cause  par  soi,  il  faut  de  toute  néces- 
sité avoir  une  existence  à  soi  :  car  il  ne  saurait  y 
avoir  quelque  indépendance  dans  l'agir  où  il  n'y  a 
nulle  indépendance  dans  l'être.  Cela  revient  à  dire 
que,  pour  être  «  sujet  d'imputation  »,  la  première 
condition  est  d'être  en  soi.  Comme  d'autre  part,  être 
en  soi,  ou  avoir  une  existence  à  soi,  est  cela  même 
que  l'on  appelle  «  subsister  »  (du  moins  lorsqu'il 
s'agit  d'une  subsislence  absolue),  la  même  vérité 
peut  s'exprimer  de  la  manière  suivante  :  tout  sujet  j 
d'imputation  est  comme  tel  un  subsistant. 

Nous  pouvons  continuer.  Du  fait  qu'on  reconnaît 
en  A,  B,  C  des  auteurs  responsables,  des  «  sujets  », 
on  reconnaît  donc  aussi  qu'ils  subsistent.  A  est  un 
subsistant,  B  est  un  subsistant,  C  est  un  subsistant... 
Mais  on  ne  dit  pas  nécessairement,  —  du  moins 
le  panthéisme  peut  se  flatter  de  le  croire,  —  que 
A,  B,  C  fassent  ensemble  trois  subsistants.  Pour 
rester  lui-même,  après  avoir  tenu  compte  du  fait  de 
la  responsabilité  individuelle,  le  panthéisme  n'a 
encore  qu'à  dire  :  Et  ces  trais  qui  subsistent  sont 
en  réalité  le  même  subsistant,  c'est-à-dire  Dieu  sous 
trois  formes  différentes. 

Apres  avoir  mené  le  panthéisme  à  ce  point,  il  nous 
faut  donc  le  poursuivre  et  le  pousser  le  plus  loin 
possible  dans  ses  propres  voies. 

Soit  donc  la  thèse  panthéistique  telle  qu'elle  vient 
d'être  obtenue. 

Nous  disons  :  de  deux  choses  l'une, 

OU  BIEN, 
en  même  temps  qu'il  le  fait  agir  sous  les  apparences 
de  l'homme,  le  panthéisme  refuse  à  Dieu  toute  acti- 
vité propre  :  Dieu  immanent  aux  êtres  A,  B,  C, 
n'agirait  pas  et  ne  pourrait  agir  en  tant  que  Dieu; 
il  n'agirait  qu'en  tant  que  A,  B,  C.  —  Mais  alors, 
il  faut  dire  que  Dieu  comme  Dieu  n'est  pas  un 
subsistant.  Loin  d'exister  en  lui-même,  il  n'existe 
qu'en  A,  B,  C.  En  soi,  il  est  une  abstraction,  ce  qu'est 
l'Humanité  à  part  des  hommes.  Et  alors  peu  importe 
que  les  houmies  soient  un  ou  plusieurs  subsistants; 
nous  pouvons  avoir  affaire  encore  à  un  monisme', 
mais  du  panthéisme  proprement  dit  il  n'est  plus 
question,  /l  s'est  détruit  lui-même  pour  faire  place 
à  l'athéisme. 

OU  BIEN,  au  contraire, 
le  panthéisme  reconnaît  à  Dieu  une  activité  propre 
en  dehors  de  celle  qu'il  est  dit  exercer  à  travers  les 
hommes;  en  ce  cas  le  panthéisme  ne  peut  plus  se 
contenter  de  dire  :  «  par  rapport  aux  actes  de  A, 
c'est  Dieu  qui  est  sujet  d'imputation,  mais  en  tant 
qu'il  est  A  »,  et  ainsi  de  suite...  Il  doit  ajouter  :  «  H 
y  a  des  actes  par  rapport  auxquels  c'est  encore  Dieu 
qui  est  sujet  d'imputation,  mais  cette  fois  en  tant 
qu'il  est  Dieu  ». 

Du  coup.  Dieu  lui-même,  Dieu  comme  Dieu,  appa- 
raît comme  l'un  des  sujets  d'imputation  et  l'on  peut 
dire  avec  vérité  :  «  Dieu  comme  Dieu  est  subsistant.  » 
Dès  lors  la  question  devient  intéressante  de  savoir 

1.  Ce  monisme,  on  va  d'ailleurs  le  rencontrer  et  le 
réfuter  en  examinant  le  second  membre  de  l'allernative. 


( 


1329 


PANTHEISME 


1330 


s'il  se  peut  agir  d'un  seul  et  unique  subsistant,  consi- 
déré tantôt  comme  Dieu,  tantôt  comme  A,  tantôt 
comme  B,  ou  s'il  faut  reconnaître  autant  de  subsis- 
tants réellement  distincts  que  de  sujets  apparents 
d'imputation.  Nous  sommes  à  la  croisée  des  routes. 

Que  doit  dire  le  panthéisme  de  ces  divers  «  sujets 
d'imputation  »,  pour  continuer  à  tenir  compte  du 
fait  de  la  responsabilité  tel  qu'il  se  présente?  Le 
panthéisme  ne  doit  pas,  ne  peut  pas,  se  contenter  de 
reconnaître  que  A  est  sujet  d'imputation  par  rapport 
à  certains  actes;  il  doit  encore  concéder  que  A  n'est 
pas  sujet  d'imputation  par  rapport  à  certains  autres 
actes,  à  savoir  par  rapport  aux  actes  de  15  ;  que  A 
n'est  donc  pas  le  sujet  d'imputation  qu'est  B;  et,  si 
l'on  préfère  cette  formule  qui  a  l'avanta^ie  de  faire 
voir  que  nous  sommes  toujours  dans  la  perspective 
panthéistique  :  que  Dieu,  en  tant  que  A,  n'est  pas 
Dieu  en  tant  que  B.  Le  panthéisme  doit  dire  la  même 
chose  de  chacun  des  divers  sujets  d'imputation,  et  en 
particulier  de  Dieu  en  tant  que  Dieu. Or  cela  revient 
à  reconnaître  que  les  divers  sujets  d'imputation  s'ex- 
cluent comme  tels  les  uns  les  autres.  S'ils  s'excluent 
comme  tels,  ils  sont  comme  tels  réellement  distincts 
entre  eux;  il  n'y  a  pas  un  sujet  d'imputation  qui 
revêt  plusieurs  formes;  il  y  a  réellement  plusieurs 
sujets  d'imputation.  Mais  s'il  y  a  plusieurs  sujets, 
il  y  a,  en  vertu  de  tout  ce  qui  précède,  plusieurs 
Subsistants  :  Dieu  subsiste,  le  monde  subsiste,  et  le 
monde  et  Dieu  font  deux  subsistants. 

Ainsi  le  Panthéisme  qui  veut  tenir  compte  du  fait 
de  ta  responsabilité  se  détruit  lui-même  et  fait  logi- 
quement place  au  théisme. 

Confirmation  de  l'argument.  —  A  interroger 
l'histoire  de  la  philosophie,  on  constate  que  les  doc- 
trinaires du  panthéisme  ont  tous  nié  la  liberté  hu- 
maine. C'est  qu'en  efl'et,  reconnaître  la  liberté  hu- 
maine, c'eût  été  reconnaître  dans  les  créatures  de 
véritables  i  sujets  d'imputation  »  et  par  conséquent 
de  véritables  êtres,  distincts  entre  eux  et  distincts 
de  Dieu.  —  L'accord  des  panthéistes  confirme  la  va- 
leur de  notre  argument. 

Autre  forme  du  même  argument 

Nous  avons  abouti  ù  une  thèse  qui  est  tellement  conlra- 
dicloire  de  celle  du  pjinlliéisme  qu  elle  peut  sembler-,  par 
un  autre  excès,  opposer  à  l'absolu  qui  est  Dieu  un  autre 
absolu  qui  serait  le  uionJe.  Quelqu'un  pourrait  nous  dire  : 
On  voit  si  bien  que  le  monde  est  pliysiquenunt  distinct 
de  Dieu,  qu'on  ne  Ti.it  plus  comraenl  il  continue  à  tout 
moment  de  lui  devoir  l'être  et  l'aijir.  —  Pour  mettre  en 
lumière  cet  autre  aspect  de  la  vérité,  il  nous  faut  donc 
maintenant,  après  avoir  marqué  l'indépendance  du  monde 
à  l'égard  de  Dieu,  manifester  sa  dépendance  et  concilier 
les  deux  :  il  suffira  pour  cela  de  donner  à  la  même  argu- 
mentation un  tour  légèrement  différent. 

Partons  encore  de  l'assertion  même  du  panthéisme, 
puisque  c'est  elle  qu'il  s'agit  de  faire  éclater.  Posons 
que  Dieu  seul  est  être,  que  Dieu  seul  est  cause.  — 
Dieu  agit  donc  en  A  et  par  A,  en  B  et  par  B,  et  ainsi 
de  suite,  AetB  étant  des  apparences  humaines  dont 
nous  essayons  de  nier  qu'elles  existent  en  elles- 
mêmes  (Thèse).  Par  ailleurs,  l'expérience,  une  expé- 
rience incontestable  et  que  la  raison  garantit,  nous 
apprend  que  A  et  B  sont  comme  tels  et  chacun  pour 
soi  responsables  (Fait).  —  En  rapprochant  ce  fait 
de  cette  thèse  et  en  essayant  de  retenir  de  la  thèse 
tout  ce  qui  peut  s'accorder  avec  le  fait  et  cela  seul, 
nous  obtenons  la  formule  suivante  :  Dieu  a^it  à  tra- 
vers A  et  à  travers  B  (expression  de  la  Thèse  pan- 
théistique) mais  de  telle  sorte  que  l'imputabilité  de 
l'action^  au  lieu  de  remonter  jusqu'à  lui,  s'arrête  vé- 
ritablement, réellement,  en  À  et  en  B  (expression  du 


Fait  d'expérience)...  Or  il  suilit  de  bien  considérer 
cette  formule  pour  s'apercevoir  qu'elle  n'a  plus  rien 
de  panthéistique.  La  seconde  partie  corrige  la  pre- 
mière, et  à  elles  deux,  elles  expriment  à  la  fois  la 
dépendance  réelle  et  la  réelle  indépendance  des  créa- 
tures. Si  les  créatures  agissent,  c'est  bien  en  elTet, 
suivant  la  doctrine  catholiqjie,  parce  que  Dieu  agit 
par  elles  et  en  elles;  aucune  action  créée  n'est  pos- 
sible sans  un  concours  divin,  un  concours  qui  soit, 
non  pas  seulement  un  accompagnement  et  une  aide, 
mais  un  principe  et  une  source.  —  D'autre  part,  si 
les  créatures  sont  responsables,  c'est  que  leur  action, 
tout  en  étant  celle  de  Dieu,  est  véritablement  et 
proprement  la  leur.  Ainsi  les  créatures  subsistent 
par  Dieu  puisque  leur  action  vient  de  lui,  et  elles 
subsistent  en  soi,  puisque  leur  action  est  à  elles,  — 
ce  qui  est  la  doctrine  même  du  théisme. 

Remarques  et  explications 

i)  L'ahgoment  contriî  le  panthéismk  et  la  possi- 
DiLiTÉ  DB  l'Incarnation.  —  La  responsabilité  étant 
le  caractère  de  l'être  qui,  maître  de  son  action,  peut 
se  la  voir  imputer,  il  est  clair  qu'une  étroite  solida- 
rité relie  la  liberté  à  la  responsabilité.  Un  être  libre 
peut  seul  être  responsable,  et  tout  être  responsable 
est  un  être  libre.  —  Si  dans  l'argument  contre  le 
panthéisme,  nous  avons  expressément  fait  état  delà 
responsabilité  plutôt  que  de  la  liberté,  c'est  qu'il 
s'agissait  pour  nous  de  partir  d'un  attribut  essentiel- 
lement personnel:  or,  la  liberté  est  rfe  soi  un  caractère 
de  la  nature;  seule,  la  responsabilité  est  essentielle- 
ment un  caractère  de  la  personne,  en  ce  qu'elle 
implique  un  sujet  d'imputation.  —  Nous  savons  par 
la  foi  qu'en  Jésus-Christ  la  nature  humaine  ne  se 
possède  pas;  elle  est  libre,  et  par  elle  le  Verbe  est 
libre  comme  homme;  mais  elle  n'est  pas  formellement 
responsable,  car  les  actions  que  le  Verbe  produit 
par  elle  ne  sont  imputables  formellement  ([u'au 
Verbe.  Qui  pèsera  ces  considérations  verra  que  l'ar- 
gument pour  prouver  la  subsistence  de  la  nature 
humaine  en  chacun  de  nous  ne  porte  que  sur  nous. 
Il  détruit  l'erreur  du  panthéisme,  mais  il  respecte  la 
vérité  de  l'Incarnation. 

2)  L'argument  contre  lb  panthhisme  et  la  possi- 
bilité DE  L.i.  Trinité.  —  Quelqu'un  pourrait  dire, 
argumentant  contre  nousarf  liominem  :  la  distinction 
des  personnes,  la  multiplicité  des  subsistences  ne 
suflît  pas  à  ruiner  le  panthéisme;  car  on  pourrait 
concevoir  que  la  nature  divine  fût  une  ,  bien  qu'en  plu- 
sieurs personnes  ;  ce  serait  encore  le  panthéisme,  et 
il  n'y  a  là  aucune  absurdité  manifeste  puisque,  selon 
vous,  la  Trinité  existe  où  le  cas  se  vérifie.  —  A  l'ob- 
jection qui  se  présenterait  sous  cette  forme,  la  ré- 
ponse est  aisée  :  il  n'y  a  aucune  parité  dans  les  deux 
cas  :  la  nature  qui  appartient  au  Père  n'a  rien  qui 
l'empêche  d'être  celle  qui  appartient  au  Fils  ni  celle 
qui  appartient  au  Saint-Esprit;  mais  la  nature  qui 
se  manifeste  dans  l'homme  ne  peut  pas  être  la  même 
que  celle  de  Dieu,  parce  que  la  première  est  finie  et 
que  la  seconde  est  infinie.  —  Ce  mode  d'argumen- 
tation, que  nous  avons  reconnu  sans  portée  quand 
on  veut  l'employer  contre  les  formes  subtiles  du  pan- 
théisme, a  toute  sa  valeur  contre  l'objection  actuelle; 
et  il  est  en  lui-même  si  clair,  si  éviilent,  si  indiscu- 
table, et  à  vrai  dire,  si  indiscuté,  que  nous  ne  croyons 
pas  utile  d'insister. 

On  pourrait  donner  à  l'objection  une  forme  plus 
spécieuse.  Au  lieu  de  parler  de  nature,  parlons  d'être. 
Comment  le  principe,  sur  lequel  se  fonde  l'argumen- 
tation que  nous  avons  opposée  au  panthéisme,  et  sui- 
vant lequel  toute  personne  revendique  comme  telle  un 
être   à   soi,    exclusif,   incommunicable,   comment    ce 


1331 


PANTHÉISME 


1332 


principe  n'esl-il  pas  contredit  par  le  mystère  de  la 
Sainte  Trinité,  puisque,  selon  ce  dogme,  nous  croyons 
à  trois  personnes  qui  ne  sont  qu'un  être? 

U  nous  fallait  soulever,  pour  être  complet,  cette 
difliculté  théologique,  mais  on  comprendra  que  nous 
ne  fassions  ici  qu'indiquer  la  solution  qu'elle  com- 
porte. 

Qu'on  le  remarque  bien,  dans  l'argument  contre  le 
panthéisme,  nous  avons  eu  soin  d'énoncer  le  principe 
dont  l'objection  fait  état,  en  limitant  expressément 
son  application  aux  subsistences  absolues.  Subsister, 
disions-nous,  quand  il  s'agit  d'une  subsistence  abso- 
lue, c'est  avoir  un  être  à  soi,  exclusif.  Or  sous  cette 
forme,  le  principe  est  évident;  il  constitue  presque 
une  définition.  On  en  déduit  qu'il  ne  peut  y  avoir 
une  seule  existence  pour  plusieurs  personnes,  puis- 
que l'être  serait  alors  à  la  fois  exclusivement  jirupre 
à  chacune  et  commun  à  toutes,  ce  qui  est  contra- 
dictoire. Mais  les  personnes  que  la  Révélation  nous 
enseigne  à  reconnaître  en  Dieu  sont,  de  par  le  même 
•enseignement,  des  subsistences  relatives;  elles  sont 
de  pures  Uelations.  Or  comme  telles,  elles  ne  reven- 
diquent pas  un  être  propre,  un  être  à  part,  car, 
comme  telles,  elles  ne  revendiquent  pas  d'être.  Si 
elles  sont  réelles,  et  elles  le  sont  infiniment,  si 
(comme  l'on  dit)  «  elles  posent  de  l'absolu  »,  ce 
n'est  pas  du  tout,  en  etTet,  d'après  la  doctrine  des 
plus  grands  théologiens,  en  vertu  de  ce  qui  les  cons- 
titue Personnes,  c'est-à-dire  Relations,  mais  en  vertu 
de  leur  identité  avec  la  nature  divine.  Dès  lors  il  n'y 
a  pas  contradiction  à  ce  que  l'Etre  (comme  la  Nature 
avec  laquelle  il  s'idenli(ie),  soit  commun  aux  trois 
personnes  de  la  Sainte  Trinité  :  il  peut  appartenir 
à  toutes,  puisqu'il  n'est  la  propriété  exclusive 
d'aucune'. 

C.  —  Le  panthéisme  et  l'orthodoxie 

L'incompatibilité  radicale,  l'opposilion  absolue 
du  panthéisme  et  de  l'orthodoxie  est  une  chose  évi- 
dente. Après  tout  ce  qui  a  été  dit  dans  le  cours  de 
cet  article,  nous  n'avons  pas  à  y  insister.  Il  nous 
reste  seulement  à  signaler  les  différents  documents 
dans  lesquels  le  jianthéisme  a  été  expressément 
condamné  par  l'Eglise. 

1.  —  Le  Syllabus  de  i864,  n"  i  (Denzinger-Bann- 
wart,  n»  1701),  condamne  la  proposition  suivante  : 
«  Nullum  suprcmum,  sapientissimum,  providentissi- 
mumqueNumendivinum  existitab  hacrerura  univer- 
sitate  distinctum,  et  Deus  idem  est  ac  rerum  natura 
et  idcirco  immutationibus  obnoxius,  Deusque  reapse 
fit  in  homine  et  mundo  atque  omnia  Deus  sunt  et 
ipsissimam  Dei  habent  substantiam  ;  ac  una  eadem- 
que  res  est  Deus  cum  mundo,  ac  proinde  spiritus 
cum  materia,  nécessitas  cum  libertate,  verum  cum 
falso,  bonura  cum  malo  et  juslum  cura  injusto.  ■« 

Ce  qui  est  expressément  désigné,  et  donc  ce  qui 
est  directement  condamné,  dans  ces  lignes  est  la  doc- 
trine qu'on  entend  généralement  sous  le  nom  de 
panthéisme.  C'en  est  la  forme  la  plus  répandue  et 
partant  la  moins  savante  ;  mais  par  delà  celle  forme 
poimlaire,  c'est  le  panthéisme  savant  lui-même  qui, 
indirectement,  est  condamné,  car  la  distinction  que 
celui-ci  professe  plus  ou  moins  explicitement  d'ad- 
mettre entre  Dieu  et  la  Nature,  n'est  pas  celle  que 
le  Syllabus  exige,  puisqu'elle  laisse  place  à  cette 
allirmalion  que  le  Syllabus  rejette  :  «  omnia  Deus 
sunt  ». 

2.  —  Dans  le  bref  <i  Eximiam  tuam  »  adressé  le 
i5  jviin  iS.'i'j  au  Cardinal  de  Geissel  sur  la  doctrine 

1.  Pour  plus  de  ciéveloppement,  voir  par  ex.  Billot, 
De  Deo  el  uno  trino.  II,  p.  80  sqq. ,  104  sq.  Rome,  1903. 
Cf.  S    Thoma»  in  I   D  26,  q.2,  a. 2. 


de  Giinther,  Pie  IX  rappelle  la  doctrine  catholique 
Il  de  supreraa  Dei  libertate  a  quavis  necessitale 
soluta  in  rébus  procreandis  »  (Denzinger,  n"  i656); 
et  dans  le  5'  canon  de  la  3"  session  du  Concile  du 
Vatican  (Denzinger,  n"  i8o5)  on  lit  cet  anathème  : 
«  Si  quis  Deum  dixerit  non  voluntate  ab  omni  neces- 
sitale libéra  sed  tam  necessario  créasse  quam  neces- 
sario  aniat  seipsura,  A.  S.  n  C'est  la  condamnation 
explicite  de  la  doctrinepanthéistique(Spinoza,  Fichte) 
suivant  laquelle  l'exislence  du  monde  découle  logi- 
quement et  par  conséquent  nécessairement,  de  celle 
de  Dieu. 

3.  —  Dans  le  3*  canon  de  la  même  session,  le 
Concile  du  Vatican  s'exprime  ainsi  :  «  Si  quis  dixerit 
unam  eaniJemque  esse  Dei  et  rerum  omnium  sub- 
stantiam vel  essentiam,  A.  S.  «(Denzinger.  n°  i8o3.) 

Ce  canon  trouve  son  commentaire  dans  le  texte  de 
la  Constitution  dogmatique,  laquelle  porte  ([ueDieu 
«  cum  situna  singularis,  simplex  omnino  et  incom- 
mulabilis  snbstantia  spiritualis,  pracdicandus  est 
re  et  essenlia  a  mundo  distinctus,  in  se  et  ex  se  bea- 
tissimus,  et  super  omnia  quae  praeter  ipsum  snnt  ot 
concipi  possunt  inelTabiliter  excelsus  »  (Denzinger, 
n"  1782).  Ici,  l'aflirmation  d'une  distinction  re  et 
essenlia  entre  le  monde  et  Dieu  a  pour  résultat  de 
fermer  toute  échappatoire  au  panthéisme.  Elle  impli- 
que qu'il  ne  sullit  pas  pour  être  orthodoxe  de  dis- 
tinguer deux  essences  et  comme  deux  natures  : 
l'une,  la  natura  nalurans,  qui  serait  infinie;  l'autre, 
la  natura  naturata,  qui  serait  finie;  mais  qu'il  faut 
encore  distinguer  physiquement  ces  deux  natures, 
en  sorte  qu'elles  fassent  réellement  deux  êtres,  — 
pour  autant  qu'on  peut  employer  à  propos  de  Dieu 
et  du  monde  !e  nombre  «  deux  ». 

4.  —  Le  4'  canon  est  plus  explicite  encore  :  i'  Si 
quis  dixerit,  res  finitas  tum  corporeas  tum  spiri- 
tuales,  aut  saltem  spirituales,  e  divina  snbstantia 
émanasse  aut  divinam  sulistantiam  su.i  manifesta- 
tione  vel  evolutione  fieri  omnia  aut  denique  Deum 
esse  ens  universale  seu  indeCnilum  quod  sese  deter- 
minando  constituât  rerum  universitatem  in  gênera, 
speeies  et  individua  dislinctam,  A.  S.  »  (Denzinger, 
n'  1804.)  Ce  canon  enferme  la  condamnation  expli- 
cite du  panthéisme  sous  les  diverses  formes  que 
nous  avons  décrites. 

5.  —  Enfin  l'encyclique  Pascendi  contient  à  la  fois 
une  description  détaillée  et  une  condamnation 
expresse  du  panthéisme  spécifiquement  moderniste 
(immanentisme),  c'est-à-dire  du  panthéisme  en  tant 
qu'il  se  présente  comme  interprétation  de  la  Vérité 
catholique. 

LITTÉRATUnE 

Benedicti  de  Spinoza  Opéra,  Edition  Van  Vloten, 
1895,  3  vol.  —  Olùivr.'s  de  Spinoza,  Trad.  Saisset, 
t.  il  et  III.  Charpentier,  1872. 

Fichte,  OEuvres  complètes,  éditéesparson  fils  Emma- 
nuel Hermann  Fichte  (i 834- 1 846)  et  Choix  des 
principales  œuvres,  par  Fritz  Medious  (1900-1913). 
Lire  pour  commencer  :  Sonneniclarer  Bericht  an 
dus  grossere  Publicum  liber  das  eigentliche  Wesen 
der  neuesten  Philosophie  (Dans  la  petite  édition, 
t.  m,  p.  547  et  sqq.  ;  dans  la  grande  édition,  t.  II, 
p.  325  sqq.);  —  Ersie  Einleitung  in  die  Wissens- 
chaftslehre  (Dans  la  petite  édition,  t.  Ill,  p.  1  sqq.; 
dans  la  grande,  t.I,  p.  420  sqq.).  Ces  ouvrages  n'ont 
pas  été  traduits.  Passer  ensuite  aux  divers  exposés 
de  la  Wissenschaftslehre. 

Sur  Spinoza  :  Delbos,  Le  problème  moral  dans  la  phi- 
losophie de  Sjiinoza,  Alcan,  1898;  —  l.e  Spinozisme 
(cours  professé   à  la   Sorbonne  en  1919).  Lecène, 


1333 


PAPAUTE 


1334 


Oudin,  1916.  —  A.  Rivaud  :  Lés  notions  d'essence 
et  d'existence  dans  lu  philosophie  de  Spinozn, 
Alcan,  191O. 

Sur  Ficlile  :  Xavier  Léon,  La  philosophie  de  Fichte, 
Alcan,  1902;  —  Recherches  de  Science  religieuse, 
janvier-mars  1919,  Aug-.  Valensin  :  Le  sens  pan- 
théisliqtie  de  la  Dialectique  idéaliste  chez  Fichte; 

—  Sir  Frédéric  PoUock  :  Spinoza  hts  life  and 
philosophy,  London,  Duckwortb,  1912. 

Sur  le  panthéisme  en  général  :  Garrigou-Lagrange  : 
Dieu,  son  existence  et  sa  nature,  Beauchesne,  1920; 

—  Serlillanges  :  Les  sources  de  la  croyance  en 
Dieu,  Perrin,  igoS;  —  Ilontheim  :  Institntiones 
Theodiceae,  Herder,  iSgS  ;  —  Aug.  Valensin  :  /'an- 
théisme,  Beaucbesne,  1922. 

Auguste  Valensin,  s.  j. 

PAPAUTÉ.—  L'article  comprendra  quatre  parties: 

I.  Primauté  de  saint  Pierre  dans  le  Nouieau  Tes- 
tament. 

II.  Les  origines  de  la  Papauté. 
\ll.  Jiôle  historique  de  la  Papauté. 
IV.  L'infaillibilité  pontificale. 

I 

LA    PRIMAUTÉ    DE    SAINT    PIERRE 
DANS  LE  NOUVEAU  TESTAMENT 

La  primauté  de  saint  Pierre  dans  le  Nouveau  Tes- 
tament est  révoquée  en  doute  au  nom  de  deux  sys- 
tèmes entièrement  opposés  l'un  à  l'autre. 

Ou  liien  les  paroles  que,  d'après  le  Nouveau  Tes- 
tament, Jésus  adresse  à  l'apôtre  Pierre  sont  admises 
comme  paroles  authentiques  et  historiques  :  mais 
elles  ne  signitieraient  pas  que  Pierre  soit  constitué 
chef  nécessaire  et  perpétuel  Ue  l'Église  du  (Christ. 

Ou  bien  les  paroles  que,  d'après  le  Nouveau  Tes- 
tament, Jésus  adresse  à  l'apôtre  Pierre  sont  admises 
comme  faisant  de  Pierre  le  chef  nécessaire  et  perpé- 
tuel de  l'Église  du  Christ  :  mais  ce  ne  seraient  pas 
des  paroles  authentiques  ou  historiques. 

Le  premier  point  de  vue  est,  communément,  celui 
des  schismatiques  et  des  protestants  orthodoxes. 

Le  second  point  de  vue  est  communément  celui  de 
la  critique  liliérale  :  c'est-à-dire  des  rationalistes,  des 
protestants  libéraux  et  des  catholiques  modernistes. 
Nous  aurons,  pins  loin,  à  en  détailler  les  nuances  et 
les  divers  aspects. 

Ces  deux  solutions  contradictoires,  mais  pareil- 
lement négatives,  compliquent  et  enchevêtrent  le 
problème  de  la  primauté  de  saint  Pierre  dans  le  Nou- 
veau Testament.  Pour  chaque  texte  notable,  on  doit 
examiner  deux  i(uestions  différentes.  Le  texte, 
d'abord,  est-il  bien  authentique  et  historique  comme 
les  protestants  orthodoxes  en  conviennent,  et  i.on 
p<is  apocryphe  ou  rédactionnel,  comme  le  préten- 
dent les  critiques  libéraux?  Et  puis,  le  texte  lui- 
même,  reconnu  authentique  et  historique,  manifeste- 
t-il  bien  la  primauté  nécessaire  et  nerpctuelle  de 
saint  Pierre,  comme  le  concèdent  assez  volontiers 
les  critiques  libérjiux,  et  contrairement  au  dire  des 
protestants  orthodoxes?  Les  deux  questions  exigent 
une  réponse  affirmative,  pour  que  la  primauté  du 
chef  des  apôtres  soit  véritablement  acquise  à  l'his- 
toire, et,  partant,  à  l'apologétique. 

Avant  d'aborder  la  discussion  des  textes  classi- 
ques, il  parait  utile  de  rechercher,  comme  éclaircis- 
sement préalable,  quelle  était,  pendant  le  ministère 
public  de  Jésus,  la  place  de  Pierre  parmi  les  apô- 
tres. 


Nous  examinerons  ensuite  le  Tu  es  Petrus,le  Con- 
firma fratres  tuos,  le  Pasce  Oi'es  meas,  tant  au  peint 
de  vue  de  leur  crédibilité  qu'au  point  de  vue  de  leur 
signification  réelle. 

I.  — La  place  de  Pierre  parmi  les  apôtres 

1°  Pierre  était  le  «  premier  ».  —  Les  quatre  cata- 
logues du  collège  apostolique,  conservéspar  leNou- 
veau  Testament,  didërenl  l'un  de  l'autre,  quant  à 
l'ordre  des  noms  :  tous,  néanmoins,  s'accordent  à 
désigner  en  première  ligne,  l'apôtre  Pierre  (Marc., 
m,  16-19;  Matth.,  x,  2-4;  Luc,  vi,  i4-i6;  Act.,  1,  i3. 
—  Cf.  Lattey,  s.  J.,  77(6  aposlolic  groups,  dans  le 
Journal  of  iheological  studies,  octobre  1908,  t.  X, 
p.  107-115).  <•  Le  premier  »,  dit  formellement  saint 
Matthieu,  «  le  premier  était  Simon,  surnommé 
Pierre  ».  IIîûto?  Si/iwv  i  Myouvo^  Ilérco;  {Matth, ,  X,    2). 

Pourquoi  Simon-Pierre  est-il  mentionné  «  le  pre- 
mier »?  Simple  ancienneté  d'âge?  Simple  priorité 
de  vocation?  Aucnn  indice  positif  ne  permet  d'affir- 
mer sérieusement  l'ancienneté  d'âge.  Quant  à  la 
priorité  de  vocation,  elle  n'est  guère  concevable,  du 
moins  au  point  de  vue  spécial  àt  l'a  postulat,  puisque 
les  «  Douze  "  paraissent  avoir  été  clioisis  tous  en 
même  temps  pour  devenir  «  apôtres  »,  et  pour  for- 
mer un  groupe  bien  distinct  du  reste  des  lidèles 
{Marc,  III,  i3-i5;  M'itth.,  x,  i  ;  /.«r,  vi,  i3).  A  vrai 
dire,  la  vocation  initiale  de  Simon-Pierre  on  tant 
que  II  disciple  »  du  Christ  précéda  la  vocation  du 
plus  grand  nombre  des  futurs  «  apôtres  »  :  cepen- 
dant, elle  ne  fut  pas  la  a  première  »  de  toutes.  Le 
quatrièmeÉvangile  nous  alTirmeque l'appel  du  Christ 
à  Simon-Pierre,  sur  les  bords  dujourilain,  ne  fitque 
suivre  le  double  appel  adressé  d'abord  à  André,  son 
frère,  et  à  un  autre  disciple  (/oon.,i,  35-/|2).  Dans  la 
scène  ultérieure,  qui  eut  lieu  sur  les  bords  du  lac 
de  Tibériade,  et  dont  les  Synoptiques  ont  rapporté 
difTérentes  circonstances,  la  vocation  des  quatre 
pécheurs  galiléens,  Pierre  et  André,  Jacques  et  Jean, 
apparaît  comme  moralement  simultanée  (Marc,  i, 
16-20;  Matth.,  IV,  18-22;  l.uc,  V,  i-ii).  Il  est  donc 
un  peu  dillicile  d'attribuer  à  cette  vocation  de  Pierre 
une  véritable  priorité  chronologique. 

Mais  supposons  (gratuitement)  que  Pierre  ait  été 
le  plus  âgé  des  «  Douze  ».  Imaginons  (malgré  plus 
d'un  texte)  que  Pierre  ait  entendu  avant  tous  les 
autres  l'appel  du  Seigneur,  ces  deux  circonstances 
n'expliqueront  pas  encore  sulTisamment  pourquoi 
les  évangélistes  donnent  à  Pierre  le  premier  rang 
parmi  les  apôtres,  de  même  qu'ils  réservent  unifor- 
mément la  dernière  place  autraitreJudas.il  faudrait 
concéder,  à  tout  le  moins,  que  l'ancienneté  d'âge,  la 
priorité  de  vocation  (et  peut-être  d'autres  titres  spé- 
ciaux), faisaient  réellement  de  Pierre  l'apôtre  princi- 
pal, et  lui  valaient  une  prééminence  habituelle.  Car 
c'est  bien  pour  marquer  une  place  à  part,  un  rang 
privilégié  que  les  évangélistes  désignent  Pierre  comme 
le  premier  d'entre  les   o  Douze  n. 

En  parlant  du  groupe  apostolique,  il  arrive  à 
saint  Mare,  et  aussi  peut-être  à  saint  Luc,  de  dire  : 
«  Simon  et  ceux  qui  l'accompagnaient  »,  Si^wv  xirA  ol 
//£T-'aÙToO  (Marc,  1,  36;  fuc,  viii,  /|5),  exactement 
comme  ils  disent,  en  parlant  d'un  chef  et  de  son 
escorte  :  «  David  et  ceux  qui  l'accompagnaient  », 
IfxusiS  yMt  ot  yer' v-ùz^O  (Marc..  Il,  26,26;  Matth., -x.», 
3,  l,  ;  l.uc  ,  VI,  3,  4.  Cf.  Mfltlh.,  XXVII,  54). 

Quand  Jésus-Christ  se  fait  suivre,  dans  les  cir- 
constances graves,  de  trois  apôtres  seulement  :  par 
exemple,  pour  la  résurrection  de  la  tille  de  Jaïre 
(Marc.,\,'i'};  l.uc,  viii,  5i)ou  bien  pour  le  mystère 
de  gloire  que  fui  la  transfiguration  (Marc,  ix,  i,  2; 
Matth.,  xvn,  i  ;  Luc,  ix,  28),  ou  bien  encore  pour  le 
mystère  de  douleurs  qui  s'accomplit   au  jardin  des 


1335 


PAPAUTÉ 


1336 


OIiyiers(.V,;/c.,xiv,  33;  Mattli.,  ■s.-avi.  3-^.— Cf.  Luc., 
XXII,  8,  pour  le  rôle  spécial  de  Pierre  el  de  Jean  dans 
la  préparation  de  la  dernière  cène),  toujours  le  pre- 
mier de  ces  trois  privilégiés  n'est  autre  que  Pierre. 

En  certains  cas,  Pierre  tout  seul  est  associé  au 
Maître,  en  un  rang  exceptionnel.  Lorsque  les  collec- 
teurs du  didrachme  veulent  s'assurer  que  Jésus 
payera  l'iinpùl  du  Temple,  c'est  Pierre  qu'ils  inter- 
rogent comme  le  principal  des  disciples.  Et  Jésus, 
après  avoir  fait  entendre  un  utile  enseignement  à 
son  apôtre,  l'envoie  trouver  miraculeusement  la 
pièce  de  monnaie  qui  acquittera  la  taxe,  pour  le 
Christ  et  pour  Pierre  lui-même  (Maiih.,  xvii,  a^-î'j). 

Durant  les  séjours  à  Capharnaiim,  Jésus  demeure 
dans  la  maison  de  Pierre  {Marc,  i,  29;  Mallh.,  viii, 
i/i;  Iaic,,\\,  38).  Quelquefois,  il  prend  la  barque 
même  de  Pierre  pour  sa  chaire  d'enseignement,  face 
au  peuple  groupé  sur  le  rivage  (Luc,  v,  i-/j.  Cf. 
Marc,  IV,  I  ;  Mallh.,  xiii,  1).  11  change  le  nom  de 
Simon,  (ils  de  Jona,  en  celui  de  Pierre,  avec  une  inten- 
tion mystérieuse  et  chargée  de  promesses  (Marc,  jn, 
16;  itfa«/j.,  X,  2  ;  XVI,  i^-ig;  L(/c.,  VI,  \!i;  Joan.,  i, 
4a).  A  travers  le  récit  entier  des  Évangiles,  Pierre 
joue  un  rôle  prépondérant  parmi  les  c  Douze  «,  et 
prend  souvent  la  parole  au  nom  de  tous  (Marc,,  x, 
a8;  Mallh.,  xiv,  a8;  xv,  i5;  xviii,  21  ;  xix,  27;  Luc, 
XII,  4i  ;  XVIII,  28;  Joan.,  vi,  68;  xiii,6-io).Malgré  son 
reniement,  au  cours  de  la  passion,  Pierre  sera,  dans 
le  groupe  des  apôtres,  le  premier  témoin  de  la  résur- 
rection du  Sauveur  (Luc,  xxiv,  12,  34;  I  Cor.,  xv, 
5). 

Bref,  nul  doute  n'est  possible  sur  la  prééminence 
habituelle  de  Pierre  au  milieu  des  «  Douze  >.  Il  est 
bien  Vapolre  principal,  tt/jûtî?  :  et  l'on  désigne  à  bon 
droit  le  collège  apostolique  par  cette  formule  :  «  Siinon- 
Pierreetceux  qui  l'accompagnaient;  » 

2'  Le  Christ  n'a  pas  exclu  toule  primauté.  — Mais, 
dira-t-on,  cette  primauté  de  Pierre  est  un  simple 
fait,  et  ne  correspond  à  aucun  droit  véritable.  Sans 
parler  de  la  double  ancienneté (problématique)d'àge 
et  de  vocation,  qui  a  été  iilléguée  plus  haut,  le  rôle 
de  Pierre  ne  s'explique-til  pas  suffisamment  déjà 
par  le  caractère  même  de  l'apôtre  :  caractère  ardent, 
généreux,  expansif  et  priraesautier,  qui  porte  Pierre 
à  se  jeter  en  avant,  qui  lui  attire  fréquemment  des 
éloges,  et  qui  lui  fait  exercer  quelque  ascendant  sur 
le  reste  des  «  Douze  »  ?  Inutile  donc  de  supposer  une 
investiture  authentique,  par  laquelle  Jésus-Clirist 
aurait  formellement  créé  Simon-Pierre  chef  de  ses 
disciples. 

Semblable  désignation  paraîtrait  même  contredite 
et  exclue  par  des  textes  positifs.  A  trois  reprises, 
d'après  l'Évangile,  les  apôtres  discutent  pour  savoir 
lequel  d'entre  eux  sera  le  plus  grand,  lequel  obtien- 
dra la  première  place  dans  le  royaume  à  venir.  Et 
Jésus-Christ  les  réprimande  avec  force.  Aucun,  dit-il, 
parmi  les  disciples,  ne  doit  prétendre  à  la  domina- 
tion; et  le  plus  grand,  dans  le  royaume,  sera  celui 
qui  aura  été  le  plus  humble  ;  celui  qui,  par  amour  de 
Dieu,  se  sera  fait  le  serviteur  de  ses  propres  frères. 
«  Le  passage  (Matlh.,  xx, 20-28),  dansson  ensemble, 
apporte  de  la  primauté  de  Pierre,  et  généralement  de 
toute  autorité  ecclésiastique,  une  négation  qu'on  ne 
saurait  souhaiter  plus  nette.  »  (Ch.  Guignebebt, 
Manuel  d'histoire  ancienne  du  christianisme.  I^es 
Origines,  p.  a3i.  Paris,  1906.  In- 16) 

L'acte  même  d'une  contestation  entre  apôtres  sur 
la  primauté  suppose  qu'aucun  des  «  Douze  »  n'a 
authentiquement  reçu  du  Maître  les  pouvoirs  de  chef 
dans  le  collège  apostolique.  En  outre,  la  réponse  de 
Jésus,  loin  d'atlirmer  la  prérogative  de  Pierre, se  pro- 
nonce contre  l'existence  de  toute  autre  primauté  que 
celle  du  renoncement  et  de  la  vertu  (Marc.,  ix,  3a- 


34;  X,  35-45;  Mallh.,  xviii,  i-4;  xx,  20-28;  xxiii, 
5-ia;  Iaic,  xxh,  24-27).  Si  donc  Pierre  apparaît 
comme  le  personnage  le  plus  en  relief  de  la  commu- 
nauté des  «  Douze  »,  on  doit,  semble-t-il,  expliquer 
cet  état  de  fait  par  le  rôle  particulier  de  l'apôtre,  et 
nullement  par  la  volonté  du  Maître. 

En  dépit  de  son  apparente  simplicité,  la  solution 
négative  que  nous  venons  de  résumer  est  des  plus  con- 
testables. Examinons  de  près  le  double  argument 
sur  lequel  on  veut  l'appuyer  :  opinion  des  disciples 
et  réponse  de  Jésus. 

D'abord,  l'acte  même  d'une  contestation  entre  apô- 
tres sur  la  primauté  suppose,  dit-on,  qu'aucun  des 
«  Douze  »  n'a  authentiquement  reçu  du  Maître  les 
pouvoirs  de  chef  dans  le  collège  apostolique.  Certes, 
nous  n'en  disconviendrons  nullement.  Aussi  long- 
temps que  Jésus-Christ  demeure  sur  la  terre  d'une 
manière  sensible,  aucun  autre  que  lui-même  ne  sau- 
rait être  le  chef  de  ses  disciples.  Lui  seul  est  leur 
Maître  et  leur  Seigneur.  L'existence  d'une  autorité 
dirigeante  parmi  les  «  Douze  »  ne  se  conçoit  que 
pour  la  période  qui  suivra  le  départ  de  Jésus,  alors 
qu'il  faudra  subvenir  à  son  absence,  et  jusqu'au  jour 
désiré  de  son  retour  glorieux.  Mais,  pendant  la  vie 
mortelle  du  Christ,  aucun  apôtre  ne  setrouve encore 
le  véritable  chef  de  tous  les  autres,  et  l'on  s'explique 
la  possibilité  d'une  jalouse  contestation  entre  frères, 
au  sujet  d'un  pouvoir  et  d'une  investiture  à  venir. 

D'autre  part,  nous  le  verrons,  la  primauléactuelle 
de  Simon-Pierre  avait  pour  origine  une  désignation 
du  Maître,  une  promesse  de  Jésus  qui  lui  garantis- 
sait, comme  /»<»r«, l'autorité  suprêraedansia  société 
des  fidèles.  Or,  le  jour  même  o\\  cettepromesse  était 
devenue  explicite  et  formelle,  Simon-Pierre  avait, 
presque  aussitôt,  mérité  la  plus  terrible  des  répri- 
mandes :  <i  Arrière,  Satan.  Tu  m'es  un  scandale,  car 
tu  ne  comprends  pas  les  choses  de  Dieu,  mais  uni- 
quementeellesdeshommes.  »  (Malth.,i.\\,'iZ;  .Marc, 
viii,  33)  Plusieurs  parmi  les  «  Douze  »  pouvaient, 
dès  lors,  avec  leur  psychologie  quelque  peu  agreste 
et  enfantine,  considérer  la  grande  promesse  comme 
révoquée;  ils  pouvaient  considérer  la  succession 
comme  ouverte;  ils  pouvaient  discuter  entre  euxsur 
le  principal  futur,  sans  aucunement  ignorer  que  leur 
Maître  efit  désigné  Pierre. 

Et  puis,  (|ue  de  choses  furent  entendues  certaine- 
ment par  les  apôtres,  et  néanmoins  demeurèrent 
longtemps  incomprises!  Est-il  un  enseignement  plus 
accentué,  dans  l'Evangile,  que  le  caractère  surnatu- 
rel, et  non  pas  temporel  et  politique,  du  royaume  de 
Dieu;  ou  bien  le  mystère  qui  voilerait  toujours 
l'époque  de  sa  glorieuse  consommation?  —  Cepen- 
dant, les  apôtres  avaient  si  mal  compris  que,  le  jour 
même  de  l'Ascension,  iisposaient  à  leur  Maître  cette 
question  déconcertante  :  «  Seigneur,  sera-ce  bientôt 
que  tu  restitueras  la  royauté  [la  domination]  à 
Israël?  »  (t/.v  ^Kai^Eiyv  Tû    Inpw)  (Act.,  i,  6) 

De  même,  après  avoir  annoncé  la  future  préroga- 
tive de  Pierre,  Jésus-Christ  avait  prophétiséde  graves 
catastrophes:  "  11  faut  que  le  Fils  de  l'homme  soutTre 
beaucoup:  et  qu'il  soit  réprouvé  par  les  anciens  et 
les  princes  des  prêtres  et  les  scribes;  et  qu'il  soit 
mis  à  mort,  et  qu'après  trois  jours,  il  ressuscite.  » 
(Marc,  VIII,  3i;  Mallh.,  xvi,  21;  Luc,  ix,  aa) 
Cette  prédiction,  les  évangélisles  la  rapportent  caté- 
goriquement une  seconde  fois  (Marc,  ix,  3o; 
Matlh.,  XVII,  21;  Luc,  ix,  4'i);  ^t  encore  une  troi- 
sième (.1/arc.,x,  32-34;  Matlh.,  xx,  17-19;  Luc,  xviii, 
3 1-33),  sans  omettre  non  plus  d'autres  paroles,  fort 
nombreuses,  qui  signifient  les  mêmes  choses.  — 
Néanmoins, les  disciples  comprirent  tellement  peu, que 
le  scandale  de  la  croix  parut  l'elTondrement  de  leur 
espérance,  et  que  le  message  de  Pâques  les  trouva 


1337 


PAPAUTÉ 


1338 


incrédules  et  découragés,  stulli  et  tardi  corde  ad  cre- 
dendum  {Inc.,  xxiv,  a5). 

Ne  serail-ce  pas  que,  par  un  phénomène  psycholo- 
gique facile  à  pénétrer,  ces  âmes  populaires  et  sim- 
plistes revenaient  comme  invinciblement  à  ce  qui 
flattait  leurs  préjuges,  leurs  goùls,  leurs  secrets 
désirs;  et  que,  —  malgré  les  affirmations  les  plus 
manifestes,  —  elles  restaient  réfractaires  à  compren- 
dre les  vérités  qui  les  contrariaient  ou  les  déconcer- 
taient? 

Si  donc  la  dignité  à  venir  de  l'un  des  «  Douze  » 
pouvait  (nous  allons  le  voir)  heurter,  chez  les  autres 
apôtres,  quelque  ambition  latente,  quelque  vœu  chi- 
mérique, la  promesse  regardant  Pierre  aura  été  faci- 
lement négligée,  dillicitement  comprise.  Et,  par  con- 
séquent, les  disciples  auront  fort  bien  pu  se  quereller, 
même  ensuite,  pour  savoir  qui  deviendrait  le  plus 
grand  dans  le  royaume  des  cieux. 

La  réalité  d'une  désignation  de  Pierre  parle  Christ 
n'est  vraiment  pas  incompatible  avec  le  fait  de  celle 
eontestation  jalouse. 

Quant  à  la  réponse  de  Jésus,  les  circonstances 
nous  en  révèlent  nettement  la  signilication.  Les 
douze  apôtre*;,  obstinément  allachésà  la  conception 
vulgaire  du  messianisme  juif  (cf.  Lagrange,  l.e 
Messianisme  citez  les  Juifs.  Paris,  1909.  In-8,  p.  186 
à  209).  se  représentent  le  règne  du  Christ  et  de  sa 
justice  comme  une  ère  de  victoires,  de  domination  et 
de  prospérités,  non  moins  temporelles  que  spiri- 
tuelles. Dans  ce  royaume  fort  terrestre,  dans  cet  âge 
d'or  attendu,  ils  escomptent  naïvement  les  hautes 
dignités,  les  situations  enviables,  que  leur  garantira 
l'intimité  du  Seigneur.  Bien  plus,  ils  recherchent 
déjà  Ti'5  //.tijwv  (Marc,  ix,  34;  Matth.,  xviii,  1; 
Luc,  IX,  46)  qui  d'entre  eux  occupera  le  premier 
rang,  qui  sera  premier  ministre  :  sera-ce  décidé- 
ment Pierre,  sera-ce  quelque  autre  des  «  Douze»? 
Jacques  et  Jean,  ûls  de  Zébédce,  poussés  par  leur 
mère,  demandent  à  siéger  dans  h\  gloire,  l'un  adroite 
et  l'autre  à  gauche  du  Roi-Messie.  Le  reste  des  apô- 
tres s'indigne  contre  les  deux  frères;  car  chacun, 
parmi  les  a  Douze  »,  nourrit  confusément  pour  soi- 
même  quelque  ambition  plus  ou  moins  semblable. 
Et,  jusqu'à  la  dernière  cène,  ils  discutent  entre  eux 
sur  la  primauté  future. 

On  comprend,  dès  lors,  quel  enseignement  spirituel 
et  moraWésus-Christ  veut  leur  inculquer.  Dans  les 
empires  de  la  terre,  les  chefs  dominent  avec  osten- 
tation et  les  grands  font  étalage  de  puissance.  Tout 
autre  est  l'esprit  du  royaume  de  Dieu,  établi  par  le 
Christ  :  «  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  en  est  parmi  vous. 
Mais  si  quelqu'un  veut  devenir  grand  parmi  vous,  il 
sera  [se  fera]  votre  serviteur.  Et  celui  d'entre  vous 
qui  voudra  devenir  le  premier  sera  [se  fera]  l'esclave  de 
tous.  Car  le  Fils  de  l'iiomme  n'est  pas  venu  pour  cire 
servi  mais  pour  servir  et  pour  donner  sa  vie  comme 
la  rançon  d'un  grand   nombre.   »    {Marc,  x,   43-45) 

En  d'autres  termes,  le  royaume  de  Dieu  n'admet 
pas  de  distinctions  comme  celles  que  les  apôtres 
avaient  le  tort  de  rêver.  Il  n'admet  pas  de  primauté 
qui  soit  un  honneur  mondain.  Il  n'admet  aucune 
prérogative  ayant  pour  objet  de  contenter  l'ambition 
ou  la  vanité.  Mais  ce  précepte  moral  n'exclut  pas  le 
rang  privilégié  des  «  Douze  »,  parmi  les  autres  dis- 
ciples de  Jésus.  Il  n'exclut  pas  davantage  la  primauté 
possible  d'un  apôtre  spécialement  désigné  entre  tous 
par  le  Christ  lui-même  :  pourvu  que  cette  primauté, 
de  même  que  la  vocation  apostolique,  loin  d'être  un 
hochet  de  la  vanité  mondaine,  soit  un  véritable 
ministère,  un  véritable  service,  créé  pour  l'utilité 
commune  des  fidèles  et  pour  le  bon  gouvernement  du 
royaume  de  Dieu  ici-bas.  «  Le  plus  grand  d'entre 
vous  sera  [se  fera]  votre  serviteur.  )i  {Matth,,  xxiii,  11) 


0  Que  le  plus  grand  d'entre  vous  soit  comme  le  plus 
petit,  et  celui  qui  commande  comme  celui  qui  sert.  » 
{Luc,  xxii,  26) 

Un  auteur  protestant  écrit,  en  termes  fort  judi- 
cieux :  0  11  n'y  a  donc  place  ici  j)our  aucune  pri- 
mauté au  sens  humain  ;  ce  qui  ne  veut  point  dire 
qu'il  n'y  ait  place  pour  aucune  primauté  que  ce  soit. 
Jésus  intervertit  l'ordre  des  grandeurs  ;  le  premier 
de  ses  disciples,  c'est  celui  qui  se  montre  le  plus 
apte  à  ser^ir■,  et  c'est  dans  le  service  des  autres  qu'il 
doit  faire  consister  sa  grandeur.  »  (Henri  Monnier, 
La  Notion  de  l'apostolat,  p.  i3i.  Paris,  igo3.  In-8) 

Jésus-Christ  entend  si  peu  exclure  toute  primauté, 
qu'il  s'applique  à  lui-même  la  règle  d'humilité, 
d'abnégation,  faite  pour  ses  disciples.  «  Le  Fils  de 
l'homme,  déclare-t-il,  n'est  jias  venu  pour  être  servi 
mais  pour  servir,  n  (Matth.,  xx,  28)  «  Quel  estleplus 
grand  :  celui  qui  est  à  table  ou  celui  qui  sert?  N'est- 
ce  pas  celui  qui  est  à  table  ?  Eh  bien,  moi,  je  suis  au 
milieu  de  vous  comme  celui  qui  sert.  i>(Liic.,  xxii,  27) 
Néanmoins,  qui  donc  contestera  sérieusement  que 
Jésus-Christ,  «  serviteur  v  de  ses  disciples,  se  con- 
sidérât comme  ayant,  sur  eux  tous,  pleine  et  réelle 
autorité  de  «  Maitre  »  et  de  «  Seigneur»?  (Matth., 
XXIII,  10  et  Joan.,  xiii,  i3-i5) 

Bien  plus,  aussitôt  après  les  paroles  que  nous 
venons  d'entendre,  saint  Luc  relate  une  promesse 
d'avenir  attestant  la  situation  toute  spéciale  qui, 
parmi  les  fidèles  du  Christ,  revient  au  collège  des 
cl  Douze  »  (Luc.,  xxii,  28-3o).  Puis  il  relate  une  autre 
promesse  d'avenir,  celle-là  ne  s'appliquant  qu'à  un 
seul  d'entre  les  apôtres.  En  effet,  Jésus  a  prié  parti- 
culièrement pour  l'un  des  «  Douze  »,  afin  que,  dans 
l'épreuve,  sa  foi  ne  défaille  pas.  Et  l'apôtre  privilé- 
gié aura  pour  mission  de  raffermir  ses  frères (iuc., 
xxii,  3i,32). 

Voilà  une  prérogative  bien  réelle,  une  prérogative 
particulière  à  un  seul,  et  une  prérogative  authenti- 
quement  voulue  par  Jésus-Christ.  Ce  n'est  pas  d'une 
distinction  honorifique  et  mondaine  qu'il  s'agit,  mais 
bien  d'un  ministère  ou  d'un  service,  créé  pour  l'avan- 
cement du  royaume  et  pour  l'utilité  commune  des 
fidèles.  Pareille  primauté  correspondra,  non  plus  au 
messianisme  vulgaire  et  charnel,  mais  à  l'esprit  de 
l'Evangile,  et  elle  vérifiera  totalement  la  parole  du 
Christ  :  «  Le  plus  grand  d'entre  vous  sera  [se  fera] 
votre  serviteur.  » 

Or,  l'apôtre  privilégié,  c'est  Pierre. 

Jésus  Christ  n'a  donc  pas  prétendu  exclure  toute 
primauté  parmi  ses  disciples.  Jésus-Christ  n'est  donc 
pas  étranger  à  la  situation  prépondérante  de  Simon- 
l'ierre.  A  vrai  dire,  comment  ce  dernier  aurait-il  pu, 
grâce  uniquement  à  son  caractère  personnel,  et  mal- 
gré la  jalouse  ambition  des  autres  apôtres,  exercer 
en  fait  la  constante  prééminence  que  lui  attribuent 
les  textes  évangélique»,  si  Jésus-Christ  même  ne  lui 
avait  reconnu  déjà  une  place  réellement  à  part?  Cette 
désignation  de  Pierre  par  le  Sauveur  en  personne, 
comme  son  apôtre  principal  et  comme  le  futur  chef 
de  ses  fidèles,  ressort  tellement  des  Évangiles,  qu'on 
devrait  au  moins  la  conjecturer  avec  une  haute  vrai- 
semblance, quand  bien  même  elle  ne  serait  pas 
exprimée  en  termes  formels  dans  les  textes  capitaux 
i)ue  nous  allons  maintenant  étudier. 

Ce  que  nous  avons  dit,  jusqu'à  présent,  de  la  pri- 
mauté de  Pierre  est  reconnu  pour  exact  par  bien  des 
représentants  de  la  critique  libérale.  Mais  nul  n'est 
plus  affirmatif  à  cet  égard  que  M.  Loisy  :  «  Jésus, 
lisons-nous  dans  L'Evangile  et  l'Eglise,  est  le  centre 
et  lechef,  l'autorité  incontestée.  Les  disciples  ne  sont 
pas  autour  de  lui  comme  une  masse  confuse;  parmi 
eux,  le  Seigneur  a  distingué  les  Douze,  elles  a  asso- 
ciés  lui-même,    directement  et  effectivement,  à  son 


i33y 


PAPAUTE 


1340 


ministère;  même,  parmi  les  Douze,  il  y  en  avait  un 
qui  était  le  premier,  non  seulement  par  la  i)riorilé  de 
sa  conversion  ou  l'ardeur  de  son  zèle,  mais  par  une 
sorte  de  désignation  du  Maître,  qui  avait  élé  acceptée, 
et  dont  les  suites  se  font  sentir  encore  dans  l'histoire 
de  la  communauté  apostolique.  C'était  là  une  situa- 
tion de  fait,  créée  en  apparence  par  les  péripéties  du 
ministère  galiléen,  mais  qui,  un  certain  temps  avant 
la  Passion,  se  dessine  comme  acquise  et  comme  rati- 
fiée par  Jésus.  »  (Alf.  Loisy,  L'Et'an^ite  et  l'Eglise, 
p.  90.  Paris,  1902.  Iu-i6.  Cf.  Jean  Héville,  Les  Ori- 
gines de  l'épiscopat,  p.  89  et  4o.  Paris,  1894.  In-8.  — 
Item,  Henri  Monnier,  Notion  de  l'apostolat,  p.  i3i- 
i33  et  142,  i43) 

Il  convient  donc  d'examiner  les  formules  évangé- 
liques  appuyant  la  primauté  de  Pierre  sur  une 
volonté  publique  et  sur  une  désignation  réelle  du 
Sauveur  en  personne. 

Le  texte  principal  est  le  Ta  es  Petras. 

II.  —  Lie  texte  «  Tu  es  Petrus  » 

Rappelons,  d'abord,  l'émouvant  récit  du  premier 
Evangile. 

Aux  environs  de  Césarée  de  Philippe,  Jésus  interroge 
ses  disciples  :  Dans  le  peuple,  que  dit-on  du  Fils  de 
l'homme?  Bien  variées  sont  les  conjectures  des  Juifs. 
Pour  les  uns,  Jésus  est  Jean-Baptiste.  Pour  d'aulres 
c'est  Elle.  Pour  d'autres  encore,  c  est  Jérémie  ou  tel 
autre  prophète  ressuscité.  —  Mais  vous-mêmes, 
reprend  Jésus,  que  pensez- vous  de  moi  ?  —  «  Tu  es  le 
Christ,  le  Fils  du  Dieu  vivant  »,  répond  immédiate- 
ment Simon-Pierre.  Alors  Jésus  récompense  la  foi  de 
son  apôtre  :  n  Tues  bienheureux,  Simon,  lils  de  Jona: 
car,  ce  que  tu  viens  de  dire,  ce  n'est  pas  la  chair  et 
le  sang  qui  te  l'a  révélé,  mais  mon  Père  qui  est  dans 
les  cieux.  El  moi,  je  le  dis  que  tu  es  Pierre;  et  sur 
cette  pierre  je  bâtirai  mon  Eglise;  et  les  portes  de 
l'enfer  ne  prévaudront  pas  contre  elle.  El  je  te  donne- 
rai les  clefs  du  royaume  des  cieux.  Et  tout  ce  que 
tu  lieras  sur  la  terre  sera  lié  dans  les  cieux;  et  tout 
ce  que  tu  délieras  sur  la  terre  sera  délié  dans  les 
cieux.  »  (Maith.,  xvi,  18,  tg)  . 

Au  sujet  de  la  promesse  qu'on  vient  de  lire,  et  de 
la  prérogative  qu'elle  garantit  à  Pierre,  quatre  ques- 
tions doivent  être  séparément  résolues  : 

I"  Ce  texte  esl-il  authentique,  et  non  pas  interpolé? 

2°  Ce  texte  est-il  historique,  et  non  pas  rédaction- 
nel? 

3"  Quelle  est  la  signification  littérale  des  paroles? 

If' QneWeesllaLt'aleur  démonstrative  du  même  texte? 

1'  Le  <i  Tu  es  Petrus  »  est-il  «  aiitlie/itique  »,  et  non 
pas  interpolé  1'  —  Plusieurs  critiques  libéraux  consi- 
dèrent celte  réponse  fameuse  de  Jésus  comme  par- 
tiellement étrangère  au  texte  primitif  de  l'Evangile. 
C'est  la  phrase  :  «  Tu  es  Pierre,  et  sur  cette  pierre  je 
liâtiriii  mon  Eglise  ;  et  les  portes  de  l'enfer  ne  pré- 
vaudront pas  contre  elle  »  (Matth.,  xvi,  18),  qui  est 
surtout  révoquée  en  doute.  A  vrai  dire,  le  Tu  es 
Petrus  ne  se  trouve  pas  textuellement  cité  avant 
TertuUieu  et  Origène.  Tous  les  auteurs  chrétiens  du 
deuxième  siècle  ometlent  de  le  transcrire,  alors  que, 
cependant,  ils  relaient  les  autres  paroles  du  même 
passage.  Bien  plus,  jusqu'au  quatrième  siècle,  la  for- 
mule en  demeure  incertaine,  comme  le  prouvent  les 
notables  variantes  des  citations  faites  par  Eusèbe  et 
par  saint  Epiphane.  Le  verset  18  (T'a  es  Tétras),  au 
moins  dans  sa  teneur  actuelle,  serait  donc  une  inter- 
polation, et  une  interpolation  visiblement  tendan- 
cieuse. 

M.  Adolf  Harnack  pense  retrouver  la  leçon  origi- 
nale de  Matthieu  dans  le  Dia  Tessaron  deTatien,  dont 
le  texte  nous  serait  manifesté  principalement  par 


saint  Ephrem  :  0  Tu  es  Pierre,  et  les  portes  de  l'enfer 
ne  prévaudront  pas  contre  toi.  n  [Die  Acta  Archelai 
und  dus  «  Diatessaron  »  Tatians,  p.  149  et  i5o. 
Leipzig,  1 883.  In-8(7'e.r/e  und  Untersuchungen,  t.  l, 
fasc.  3.)]  D'après  l'Evangile  authentique,  Jésus 
n'aurait  donc  pas  présenté  l'apotre  Pierre  comme  le 
fondement  de  l'Eglise,  et  de  l'Eglise  en  tant  qu'elle 
est  impérissable, 

M.  Alf.  RtcsH  admet  ce  point  de  vue,  et  croit 
pouvoir  fixer,  en  outre,  l'époque  et  l'origine  de 
l'interpolation.  C'est  tout  à  la  lin  du  deuxième  siè- 
cle, ou  au  début  du  troisième,  qu'aurait  été  remanié 
le  texte  de  la  réponse  de  Jésus  à  Pierre.  La  cause  du 
remaniement  aurait  été,  d'une  part,  l'inlluence  ju- 
daïsante  des  écrits  pseudocléraentins,  et,  d'autre 
part,  l'inlluence  romanisante  du  traité  De  Aleato- 
ribus.  En  elfet,  la  notion  de  l'Eglise  fondée,  cons- 
truite sur  Pierre,  était  alors  commune  aux  judaï- 
sants,  qui  vénéraient  en  Pierre  l'apôtre  de  la 
circoncision,  et  aux  romanisants,  contemporains  du 
pape  Victor,  qui  croyaient  voir  en  Pierre  le  prédé- 
cesseur des  évèques  de  Rome.  Aussercanonische  Pa- 
ratlettexte  zu  den  Evangelien  T.  II.  Zu  Matthaeus 
und  Marcus,  p.  187-196.  Leipzig,  i8y4.  In-S"  [Texte 
und  Uritersitch.,  t.  X,  fasc.  2]. 

L'opinion  de  Resch  a  été  reprise  et  développée, 
quant  à  l'origine  romanisante,  par  un  professeur  de 
"Tubingue,  M.  Julius  Grill  (/?er  Primat  des  Petrus. 
liine   Uulersuchung,   p.  61-79.   Tubingue,  1904.  In-8) 

En  France  M.  Henri  Monnier  s'est  prononcé  de 
même  pour  l'interpolation.  Mais  il  se  montre  moins 
catégorique  à  en  restituer  la  conjecturale  histoire. 
(Notion  de  l'apostolat  (igoS),  p.  i38-i42.) 

Tel  est  également  le  point  de  vue  d'un  jeune  doc- 
teur, qui  adopte  et  qui  parfois  dépasse  les  solutions 
radicales  de  M.  Holtzmann  et  de  M.  LoiSY,  sur  l'éla- 
boration rédactionnelle  des  Evangiles  synoptiques. 
(Les  Procédés  de  rédaction  des  trois  premiers  éfun- 
gélistes.  Paris,  1908.  In-8).  M.  Firmin  Nicolardot 
s'abstient  d'appliquer  sa  méthode  habituelle  au  Tu 
es  Petrus,  et  d'y  analyser  le  travail  caractéristique 
du  rédacteur  «  matlhéen  ».  Il  considère,  en  elfet, 
ce  texte  comme  probablement  étranger  à  l'Evangile 
de  Matthieu,  et  comme  devant  résulter  de  quelque 
insertion  ultérieure. 

Chez  les  savants  catholiques,  l'authencilé  du  Tu 
es  Petrus  a  élé  remarquablement  défendue,  surtout 
contre  M.  Resch,  par  le  R.  P.  Knbllru  (Petrus  als 
Felsengrund  der  Kirche,i.  L  des  Stimmen  aus  Maria- 
Laach  (1896),  p.  I2g-i38,  288-2gg,  3^5-382);  puis  par 
M.  Michihls  (l'Origine  de  l'Episcopat,  p.  ao-48.  Lou- 
vain,i900.  In-8);  par  MgrBATiPFOL(/.'£'g'/ise  naissante 
et  le  Catholicisme,  p.  ioi-ii3.  Paris,  igog.  In-12. 
Excursus  A.);  et  par  le  R.  P.  Fonck  (Tu  es  Petrus,- 
dans  Bihlica  1920,  vol.  I,  fasc.  11,  p.   24o  à  264). 

Sans  prétendre  à  l'inédit,  examinons  à  notre  tour 
tous  les  arguments  qui  établiraient  l'hypothèse  de 
l'interpolation.  Nous  suivrons  la  méthode  régressive 
qui  pari  du  plus  récent  pour  atteindre  peu  à  peu  le 
plus  ancien. 

Est-il  donc  exact,  en  premier  lieu,  que  les  notables 
variantes  des  citations  faites  du  Tu  es  Petrus  par 
Eusèbe  et  par  saint  Epiphane  alleslent  qu'au  qua- 
trième siècle  la  formule  de  ce  texte  demeurait  incer- 
taine ? 

M.  Resch  allègue  avec  raison  trois  passages  de 
saint  Epiphane  [Haeres.,  xxx,  24  et  lvi,  3  (P.  G., 
t.  XLI,  col.  445  et  998)  ;  Haeres.,  Lxx,  11  (P.  G., 
t.  XLII,  col.  778)]  et  liuit  passages  d'EusÈDB  [De 
laudibus  Constantini,  xvii  (/'.  G.,  t.  XX,  col.  i433). 
—  Praepar.  e^'ang.,  i,  3  (P.  C .,  t.  XXI,  col.  33).  — 
Comm.  in  Psalm.,  xvii,  i5,  16;  Lix,  11  ;  lxvii,  34-36 
(P.  G.,  t.  XXIII,  col.   173,  572,  720).    —    Comm.    in 


t341 


PAPAUTE 


1342 


Isaiam,  xxviii,  i6;  xxxiii,  2;  xlix  (/'.  G.,  t.  XXIV, 
col.  ■ii)'>.,  339,  437)]  où  la  ;>;irole  du  Christ  est  ainsi 
présentée  ;  «  Sur  la  pierre  (sur  le  roc),  je  bâtirai  mon 
Eglise  et  les  portes  de  l'enfer  ne  prévaudront  pas 
contre  elle.  »  Mais,  de  là,  il  résulterait,  selon  le  eri- 
li<iue  alleuiand,  qu'une  partie  au  moins  des  manu- 
scrits lus  par  Epiphane  et  Eusèlje,  ne  disaient  pas 
Qocore  que  l'apùlre  Pierre  eût  été  constitué  fonde- 
ment nécessaire  de  l'Eglise  ;  en  d'autres  termes,  ne 
portaiejil  pas  encore  la  leçon  :  «  ïu  es  Pierre,  el  sur 
colle  pierre  je  bâtirai  mon  Eglise...  » 

La  conséquence  est,  à  vrai  dire,  plus  que  fragile. 
Nous-mêmes,  qui  admettons  aujourd'hui  comme  in- 
contestée la  leçon  traditionnelle,  [uiurrions  parfaite- 
ment évoquer  ce  texte  sous  la  même  forme  qu'Epi- 
phane  et  Eusèbe,  si  nous  avions  à  le  produire  dans 
un  contexte  identique  au  leur. 

En  eflVl,  les  onze  passages  en  question  ne  préten- 
dent nullement  rappeler  les  promesses  de  Jésus  à 
Pierre,  moins  encore  prétendent-ils  transcrire  et 
commenter  le  seizième  chapitre  de  saint  Matthieu. 
Leur  uni(]ue  but  (M.  Michiels  le  remarque  avec  jus- 
tesse) est  de  présenter  l'Eglise  chrétienne  comme 
impérissable, malgrélaragede  ses  ennemis. Epiphane 
el  Eusèbe  choisissent  donc,  par  manière  d'allusion, 
dans  le  l'u  es  l'etrus,  les  seules  paroles  qui  vont 
directement  à  illustrer  el  à  confirmer  leur  thèse  ; 
paroles  qui  se  trouvent  en  réalité  dan^  le  texte,  et 
qui  s'y  trouvent  bien  avec  le  même  sens:  b  L'Eglise 
est  impérissable,  puisque,  d'aj>rès  le  Sauveur,  elle 
est  bâtie  sur  le  roc,  fondée  sur  la  pierre.  » 

L'exemple  le  plus  caractéristique  se  trouve  dans 
le  De  laudibus  Cunstantini,  oii  Eusèbe  dé»  eloppe 
une  antithèse  oratoire  entre  la  synagogue  juive,  qixi 
devait  disparaître,  el  l'Eglise  clirétienne.  qui  ne  doit 
pas  périr;  de  la  S3'nagogue  jui\e,  le  Christ  a  dit  : 
«  Votre  demeure  sera  laissée  déserte  »,  mais,  de 
l'Eglise  :  «  Sur  le  roc  je  bâtirai  mon  Eglise,  el  les 
portes  de  l'enfer  ne  prévaudront  point  contre  elle. 
(/'.  G.,  t.  XX,  col.  1^33  et  Corpus  de  Berlin  :  Heikbl, 
liusebins    Werke,  t.  1,  p.  206.  I.eipzig,  lijoa.  ln-8) 

Vraiment,  le  procédé  n'a  rien  d'illégitime.  11  pa- 
raîtra encore  plus  normal  si  l'on  songe  à  la  grande 
liberté,  à  l'approximation  très  large,  dont  usait  l'an- 
tiquité chrétienne  en  matière  de  citations  ou  d'allu- 
sions scripturaires  :  non  moins  que  l'antiquité 
profane  eu  matière  de  citations  et  d'aUu&ions 
littéraires.  Comment  donc  serait-il  raisonnable  d'al- 
ler conclure,  des  passages  résumés  tout  à  l'heure, 
qiif;  la  rédaction  actuelle  du  Ta  es  Petrus  ne  pouvait 
uniformément  se  trouver  dans  les  manuscrits  qu'Epi- 
phane  et  Eusèbe  avaient  eux-mêmes  sous  les  yeux? 

Pareille  conclusion  serait  d'autant  plus  sophisti- 
que et  déraisonnable  que,  là  où  ils  s'occupent  direc- 
tement de  saint  Pierre  et  de  notre  texte,  Epiphane 
et  Eusèbe  mentionnent,  dans  son  intégrité,  le  Tu  es 
Petrus.  Non  seulement  Eusèbe  le  cite  littéralement 
au  second  livre  De  liesurrectione  [De  Resurrectiune, 
II.  P.  G.,  t.  XXIV,  col.  iiii],  mais,  dans  la  Démons- 
tration évaiijiélique,  il  le  commente  avec  détail,  et 
reproJuil,  mol  [)our  mol,  tout  le  passage  de  Saint 
Matthieu  (xvi,  iSig),  exaclemenl  tel  que  nous  le 
lisons  aujourd'hui.  {Démonstr.  é<'ang  ,  III,  v.  P .  G., 
t.  XXII,  col.  216,  217)  Xulle  attestation  ne  pouvait 
être  plus  catégorique.  De  même,  saint  Epiphane,  à 
deux  reprises,  déclare  que  le  roc  sur  lequel  Jésus- 
Christ  édifia  son  Eglise  immortelle  n'est  autre  que 
Pieri'e  en  personne,  le  chef  des  apôtres  el  le  témoin 
de  la  vérité  divine.  Pierre  sera  donc  i  «pv}.KioTKr«; 
Tfiv  i7:577o/oiy,  Ilaeres.,  Lix,  7  (F.  G.,  t.  XLI,  col. 
1029).  ou  encore  T5V  ttoût^w  tûv  «7T07t;'>'jjv  (^Ancoratus , 
IX ;  /'.  C,  t.  XLIII,  col.  33). 

Ajoutons  que,    chez    les    autres  Pères  contempo-   ' 


rains  de  l'arianisme,  le  7'«  <;»■ /'e/rns  est  mainte  fois 
cité,  dans  sa  teneur  actuelle,  comme  un  texte  bien 
connu  et  admis  de  tous.  Ajoutons,  en  outre,  que  les 
doux  manuscrits  de  la  même  époque  parvenus  jus- 
qu'à nous,  le  Sinailicus  el  le  Vuticatius,  ne  présen- 
tent à  cet  endroit  aucune  hésitation  ni  aucune  va- 
riante. (Inutile  d'ajouter  que  tous  les  manuscrits  de 
l'Evangile,  toutes  les  versions  connues,  rapportent 
intégralement  le  Tu  es  Petrus.  Comme  ce  sont  des 
textes  copiés  depuis  le  quatrième  siècle,  on  nous 
objecterait  qu'ils  reproduisent  l'interpolation  précé- 
demment opérée.  Nous  devons  donc  accepter  la  dis- 
cussion pour  la  période  antérieure  à  la  plupart  de 
nos  manuscrits  actuels.  Remarquons,  du  moins 
qu'en  un  pareil  état  des  textes  la  présomption  est 
pour  l'authenticité  réelle,  et  que  la  charge  de  la  preuve 
incombe  tout  entière  aux  partisans  de  l'interpola- 
tion). Et  l'on  pourra  estimera  sa  juste  valeur  l'alBr- 
mation  de  M.  Reseh  :  qu'au  quatrième  siècle,  la  for- 
mule du  Ta  es  Petrus  demeurait  flottante  et 
incertaine. 

A  vrai  dire,  le  texte  était  indubitablement  et  uni- 
formément reçu  au  temps  d'Eusèbe.  Si  l'on  prétend, 
qu'il  y  ait  eu  interpolation  dans  les  manuscrits  grecs, 
c'est  à  une  date  antérieure  qu'on  devra  en  marquer 
les  traces  et  en  expliquer  le  succès . 

Au  troisième  siècle,  nous  pourrions  relever  au 
moins  vingt-cinq  citations  du  Tu  es  Petrus.  Mais 
Irouvera-t-on  quelque  témoignage  similaire  dans  la 
littérature  chrétienne  du  deuxième  siècle  ? 

Oui,  d'abord,  si  le  texte  copie,  partiellement  tra- 
duit par  M.  Eugène  RÉviLLOUT,  est  bien  identique  â 
VEiuingile  des  douze  updtres,  qui  circulait  dès  le 
deuxième  siècle.  Ce  remarqual)le  document  contient 
une  paraphrase  lyrique  de  toute  la  narration  de 
Matthieu.  Pierre,  miraculeusement  éclairé  d'en 
haut,  proclame  que  Jésus  est  le  Christ,  le  Fils  du 
Dieu  vivant.  Et  Jésus  récompense  la  foi  du  disciple 
par  la  plus  glorieuse  des  prérogatives.  Citons,  au 
moins,  l'évocation  directe  du  Tues  Petrus:  «Amenti 
[enfer],  prends  deuil  aujourd'hui,  ainsi  que  tes  puis- 
sances, car  j'ai  promis  à  Pierre  un  testament  éternel; 
parce  que  ye  bâtirai  sur  lui  mon  Eglise,  et  les  portes 
de  l'enfer  ne  prévaudront  pas  contre  elle.  >■  (L'Evan- 
gile des  douze  apôtres  récemment  découvert,  dans  la 
Revue  biblique,  1904,  t.  I,  de  la  nouvelle  série, 
p.  323) 

La  valeur  de  l'argument  reste  néanmoins  condi- 
tionnelle :  si  le  texte  en  question  est  réellement 
VEvangile  des  douze  apôtres.  Mais  il  est  un  autre 
écrit  dont  l'attribution  au  deuxième  siècle  n'est 
l'objet  d'aucun  doute:  c'est  le  Dia  Tessaron  deTA- 
TiEN.  La  formule  intégrale  du  Tu  es  Petrus  était-elle 
donc  contenue,  oui  ou  non,  dans  cette  Concordance 
des  quatre  évangélisles'.'  Voilà  le  problème  décisif 
pour  le  deuxième  siècle. 

Tout  le  monde  s'accorde  à  retrouver  chez  saint 
EpHRiî.M  le  texte  évangélique  du  Dia  Tessarân.  Bien 
que  le  diacred'Edesse  écrivitseulemenlau  quatrième 
siècle,  on  n'a  pas  à  craindre  que  la  rédaction  du  Tu 
es  Pntrus  lui  soit  parvenue  interpolée  ou  défigurée. 
Nous  sommes,  en  ePfet,  dans  une  Eglise  de  langue 
syriaque,  où  ne  s'exerce  ni  l'influence  judaïsante,  ni 
l'influence  romanisante,  qui  aurait  pu  altérer  ten- 
dancieusement la  formule  primitive.  Nous  sommes 
dans  nue  Eglise  de  langue  syriaque,  où  les  manu- 
scrits syriaques  se  transcrivent  dépendamment  les 
uns  des  autres,  et  n'enregistrent  pas  les  fluctuations 
(hypothétiques)  des  manuscrits  gréco-romains.  Par- 
tisans et  adversaires  de  1  anlhentirité  du  Tu  es  Pe- 
trus admettent  également  que  saint  Ephrem  possé- 
dait, en  substance,  le  célèbre  passage,  tel  que  'Tatien 
lui-même,  dès    le    deuxième  siècle,  l'avait  transmis 


1343 


PAPAUTÉ 


1344 


à  ses  compatriotes  du  royaume  d'Edesse.  Quelle  est 
donc,  d"après  le  diacre  d'Osroène,  la  vraie  formule 
du  Tu  es  l'etrus  ? 

Nous  l'avons  dit  plus  haut  :  selon  quelques  criti- 
ques, notamment  M.  Harnack,  M.  Resch,  M.  Mon- 
nier,  M.  Grill,  le  texte  d'Eplirem  serait  exactement 
celui-ci  :  n  Tu  es  Pierre,  et  les  portes  de  l'enfer  ne 
prévaudront  pas  contre  lui.  t  Pierre  n'aurait  pas  été 
proclamé  fundement  de  l'Eglise  impérissable. 

Il  est  exact  que  saint  Ephrem  évoque  le  Tu  es  Pe- 
irus  dans  les  termes  suivants  :  Tu  es  Petra,  itla 
petra  quam  ere.rit  [Dominus],  ut  Salarias  in  eam 
offenderet;  ou  bien  :  Et  portae  inferi  te  non  vincent, 
id  est  quod  non  destruetur  fides  ;  ou  bien  encore  : 
]'ecles  inferi  non  praetalebunl  adt-eisus  te.  Ce  sont 
du  reste  les  trois  seuls  passages  mentionnés  par 
M.  Resch,  dans  l'œuvre  entière  du  diacre  d'Edesse. 
{Parallellexte,  p.  188,  189) 

Mais  doit-on  reconnaître  ici  la  formule  du  Tu  es 
Petrus,  celle  qu'Ephrem  trouvait  littéralement  dans 
son  texte  évangélique?  Ne  seraient-ce  pas  plutôt  des 
citations  larges,  à  la  manière  des  anciens,  ou  des 
allusions  plus  ou  moins  approximatives?  Pour  en 
juger  sans  arbitraire,  il  faudrait,  d'abord,  examiner 
tous  les  cas  où  le  saint  diacre  allègue  le  Tu  es  Petrus 
et  noter  les  expressions  qu'il  adopte.  Peut-être  en 
résulterait-il  des  indications  plus  précises  et  plus 
fermes  sur  le  texte  de  l'Evangile  qu'Ephrem  aura  eu 
sous  les  jeux.  A  cet  égard,  l'enquête  de  M.  Resch 
est  gravement  incomplète,  car  elle  néglige  beaucoup 
de  citations  et  d'allusions  intéressantes.  Xous-même 
pourrons  en  signaler  au  moins  huit  (Lamy,  S. 
Ephraem  Syri  Hymni  et  Sermones.  Matines,  1882-1902. 
4  volumes  in-4). 

1"  Sioionem,..  sanctum  scilicet  aposloloriim  caput,  Pe- 
tram,  Ecclesiae  fuDdainenlum  (1,  3T4.  Serm.  2  1/1  hebd. 
sanci.,  iv);  2*"  Simon,  discipule  mi,  ego  te  constitui  fan- 
dameotUDi  Ecclesiae  sanctae ,  Pelram  vocaTi  le.  quia 
tu  susliiiebis  lotum  nieum  aediâcium  (I,  ^l'2.  Serm.  k  in 
hebd.  sanct  ,  II;  3*  Maria  ad  Simonem,  fiindamentum, 
cucurril  prius,  et  ci,  tamquam  Ecclesiae  nunliarit  narra- 
Tilquequod  viderai (I,  ô3l.  Serm.  ad.  noci.  dom.Resur.,  11); 
4*  Superhancpeliamaedificabo  l^cclesiam  meain,  et  vecles 
inîerni  uon  superabunl  eam  (lï,  ISfi.  Contm.  in  Isaiam.^ 
lïii.  2|  ;  .S*  Simon  nudivit  revelalionem  n  Pâtre,  pclra 
incDncussa  (IV,  53i.  Uymn.  de  Eccl.  et  i'ir^..  xt,  !S  ; 
6'  Beatus  es.  ô  Petre.  quia  Fiiius  Dei  te  posuit  in  funda- 
mento  Ecclesiae,  ut  porlares  pondus  toliu»  creaturae,  sicat 
ipse  portât  totum  munduni  (ÏV,  686.  Hyrnn.  de  Sim.  Peir.^ 
VII  —  cf.  viii)  ;  7'  Beatus  es,  ô  Simon,  quia  snper  le  aedifi- 
cala  est  Ecclesia,  decova  lucis  sponsa,  cui  promisit  Filius 
Dei  portas  inferni  contra  eam  non  praevalituras  (IV,  688. 
Hyn.n.àe  Sim.  Petr..  xii);  S»  Vae  mihi,  clamabal  Petrus 
in  atrio  domus  Caïpha*-,  alienus  factus  sum  a  ^'ilio,  quia 
abnejîhvt  eum  ;  Petrum  me  vocaTerat  :  et  factus  sum  ipsi 
arena;  Ecclesiam  autem  suam  non  aediâcabil  super  are- 
nam:  ego  memetipsum  everli  (IV,  738,  Uymn.  dispers,, 
TU  De  paeniteniia  Petri\. 

En  présence  de  telles  citations  et  allusions,  il  n'est 
plus  possible  de  tenir  que,  d'après  saint  Ephrem,  la 
formule  évangélique  du  Tu  es  Petrus  ait  été  simple- 
ment :  «  Tu  es  Pierre,  et  les  portes  de  l'enfer  ne  pré- 
vaudront pas  contre  toi.  »  Ephrem,  au  contraire, 
savait  bien  que  Pierre  fut  proclamé  par  le  Christ 
«  fondement  »  de  l'Eglise,  et  de  l'Eglise  impérissable. 
Ephrem  lisait  indubitablement,  dans  son  texte  évan- 
gélique :  "  Tu  es  Pierre,  et  sur  cette  pierre,  je  bâtirai 
mon  Eglise;  elles  portes  de  l'enfer  ne  prévaudront 
point  contre  elle  »  (Cf.  Burkitt,  ^'.  Ephraim's  Quota- 
tions  from  the  Gospel,  p.  26-80.  Cambridge,  1901. 
In-8). 

Mais,  concèdent  formellement  tous  nos  adversai- 
res, c'est  la  leçon  même  de  Tatien,  le  texte  du  Dia 
Tessarôn,  que  l'on  retrouve  dans  saint  Ephrem  et 


dans  la  vieille  traduction  sj-riaque.  Voilà  qui  est 
incontesté. 

La  conclusion  sera  donc  rigoureuse  :  le  Tu  es 
Petrus,  littéralement  tel  que  nous  le  lisons  aujour- 
d'hui, existait  chez  Tatien,  dans  la  Concordance 
é\'angélique,  éditée  vers  170.  Notre  texte  rencontre 
ainsi  un  témoignage  antérieur  au  pape  Victor,  un 
témoignage  antérieur  même  au  grand  travail  de 
saint  irénée.  La  formule  intégrale  du  Tu  es  Petrus 
possède  une  attestation  catégorique,  vingt-cinq  ou 
trente  années  avant  la  date  de  l'interpolation  préten- 
due. En  outre,  pour  que  le  même  texte  ait  été  repro- 
duit par  Tatien,  on  doit  avouer  qu'il  se  lisait  déjà 
dans  les  recensions  plus  anciennes,  dans  les  manu- 
scrits grecs  connu:!  au  deuxième  siècle,  et  d'après  les- 
quels fut  composé  le  Dia  Tessarôn.  Par  là,  nous 
rejoignons  enlin  la  période  primitive  et  l'âge  apos- 
tolique. 

Ajoutons  un  dernier  signe  en  faveur  de  l'authen- 
ticité du  Tu  es  Petrus  :  le  silence  même  de  saint 
Marc  et  de  saint  Luc.  Quand  nous  nous  demande- 
rons si  le  texte,  une  fois  admis  pour  authentique 
en  saint  Matthieu,  est  bien  historique,  et  non  pas 
rédactionnel,  cette  double  omission  deviendra  une 
dilUculté,  que  nous  devrons  examiner  avec  l'at- 
tention la  plus  grande.  Mais  un  tel  silence  rend,  du 
moins,  inadmissible  la  présente  hypothèse  de  l'in- 
terpolation. 

En  effet,  si  le  passage  a  été  introduit  peu  à  peu 
dans  les  manuscrits  de  l'Evangile  entre  la  tin  du 
deuxième  etla  fin  du  quatrième  siècle,  pourquoi  donc 
chez  Matthieu  seul?  Pourquoi  pas  également  chez 
Marc  et  chez  Luc?  Le  motif  apologétique,  auquel  on 
attribue  l'insertion,  réclamait  évidemment  que,  pour 
être  plus  vraisemblable,  elle  fût  opérée,  en  termes 
conformes,  dans  les  trois  narrations.  Mise  à  part  la 
réponse  laudative  de  Jésus  à  Pierre,  le  contexte  est 
entièrement  parallèle  chez  Matthieu,  chez  Marc  et 
chez  Luc  :  questions  du  Seigneur,  confession  de 
Pierre,  annonce  de  la  passion  et  de  la  croix  {.Marc., 
vm,  27-81,  et  Luc,  11,  18-22,  correspondent  entière- 
ment avec  Matt..  xvi,  i3-2i,  sauf  les  versets  de  la 
réponse  de  Jésus  à  Pierre.  .Valth.,  xvi,  17-19).  Si  on 
voulait  compléter  cette  page  de  l'Evangile,  c'est  à  la 
fois  chez  Matthieu,  chez  Marc,  chez  Luc,  et  au  même 
point  du  récit,  qu'on  avait  intérêt  à  l'intercaler. 
Quant  à  la  dilEculté  matérielle  de  l'insertion,  elle 
n'était  pas  plus  insurmontable  chez  Marc  et  Luc  que 
chez  Matthieu  ;  puisqu'il  s'agit  de  contextes  qui  se 
correspondent  phrase  par  phrase.  D'autre  part,  à  ta 
date  où  l'interpolation  aurait  eu  lieu,  c'est-à-dire  pos- 
térieurement à  saint  Irénée,  vers  la  tin  du  11'  siècle, 
l'Evangile  de  saint  Matthieu  n'était  répandu  nulle 
part  où  ne  fussent  également  admis,  et  au  mênie 
titre,  les  Evangiles  de  saint  Marc,  de  saint  Luc  et  de 
saint  Jean.  Tous  étaient  alors  inséparablement 
réunis  dans  une  même  collection,  l'Evangile  quadri- 
forme,  ou  tétramorphe;  la  vie  du  Christ  d'après 
«  les  Quatre  »,  dia  Tessarôn. 

Par  conséquent,  s  il  y  a  eu  interpolation  par  but 
apologétique,  on  conviendra  qu'elle  a  dû  être  faite 
pareillement  chez  les  trois  synoptiques,  dans  le  même 
passage  et  le  même  contexte.  Si  la  réponse  laudative 
de  Jésus,  promettant  à  Pierre  les  plus  hauts  privi- 
lèges, existe  chez  Matthieu  tout  seul,  et  se  trouve 
omise  chez  Marc  et  chez  Luc,  c'est  qu'elle  n'est  pas 
le  résultat  d'une  interpolation  et  d'une  fraude.  Elle 
existe  chez  Matthieu  tout  seul,  et  non  pas  chez  les 
autres,  parce  que,  véritablement,  et  depuis  l'origine, 
on  la  lisait,  on  la  transcrivait  chez  Matthieu  tout 
seul,  et  non  pas  chez  les  autres. 

Bref,  le  silence  de  Marc  et  de  Luc  est  un  indice  non 
équivoque  de  l'authenticité  du  Tu  es  Petrus, 


1345 


PAPAUTE 


1346 


La  question  à  résoudre  était  la  suivante  :  le  Tu  es 
Petrtis  est-il  authentique  et  non  pas  interpolé? 

Nous  avons  passé  en  revue  les  arguments  qui  éta- 
bliraient l'interpolation;  et  nous  avons  constaté 
combien  ils  sont  inefficaces. 

Par  ailleurs,  non  seulement  tous  les  manuscrits  et 
toutes  les  versions  présentent  le  Tu  es  Pelnis  coiniae 
autbentique  en  saint  Matthieu;  mais  de  manifestes 
citations  et  allusions  témoignent  positivement  de  son 
emploi  continuel  au  quatrième  et  au  troisième  siècle, 
et  même  de  son  existence  avérée  en  plein  deuxième 
siècle.  Quant  au  silence  Je  Marc  et  de  Luc,  il  fournil 
un  nouvel  indice  contre  l'interpolation  et  pour 
l'authenticité. 

A  vrai  dire,  parmi  les  textes  de  l'antiquité  profane 
les  plus  universellement  admis,  en  est-il  beaucoup 
dont  l'authentique  attribulion  repose  sur  un  pareil 
ensemble  de  témoignages  concordants? 

C'est  donc  à  bon  droit  que  la  plupart  des  critiques 
libéraux,  d'accord  avec  tous  les  catholiques  et  pres- 
que tous  les  protestants  orthodoxes,  avouent  que  le 
Tu  es  Pelrus,  dans  sa  rédaction  actuelle,  n'est  pas 
interpolé,  mais  appartient  certainement  et  aulhen- 
tiquement  à  l'Evangile  grec  selon  saint  Matthieu. 

Reste  maintenant  à  étudier  si  notre  texte  repro- 
duit une  parole  véritable  de  Jésus-Christ,  ou  bien 
s'il  n'est  pas  l'œuvre  artificielle  du  rédacteur  évangé- 
lique. 

Ce  sera  le  problème  d'historicité. 

a"  Le  Tu  es  Pelrus  est-il  historique,  et  non  pas 
rédactionnel?  —  Les  critiques  libéraux  sont  una- 
nimes à  nier  que  le  Tu  es  Petrus,  dans  sa  formule 
actuelle,  reproduise  une  parole  véritable  de  Jésus- 
Christ. 

Quand  ils  avouent  que  ce  texteappartientauthen- 
tiquement  à  l'Evangile  grec  selon  saint  Matthieu, 
ils  n'entendent  donc  pas  reconnaître  pour  autant  son 
historicité.  Ils  considèrent,  en  effet,  la  promesse 
adressée  à  l'apôtre  Pierre  par  Jésus-Christ,  comme 
étrangère  à  la  tradition  primitive,  et  comme  élaborée, 
peu  à  peu,  entre  la  Passion  du  Sauveur  et  la  compo- 
sition de  notre  Evangile  :  c'est-à-dire  pendant  une 
période  longue,  d'après  eux,  non  pas  seulement  de 
trente  ou  quarante  ans,  ruais  de  soixante  ou  soixante- 
dix  ans.  Le  Tu  es  Pelrus  devrait  être  ainsi  attribué 
«  à  une  couche  secondaire,  probablement  à  la  der- 
nière couche  du  travail  rédactionnel  d'où  est  sorti 
le  premier  Evangile  ».  Tel  est  le  sentiment  de 
M.  Alfred  LoisY  {Les  Evangiles  synoptiques,  t.  U, 
p.  2-i5.  Ceffonds,  1908.  In-8).  Nommons,  parmi  ceux 
qui,  en  France,  ont  adopté  une  position  analogue  : 
Jean  Rbville  (Les  Origines  de  l'épiscopat,  p.  3i-43. 
Paris,  1894.  In-8),  Auguste  Sabatirr  ([.es  Religions 
d'autorité  et  la  Religion  de  l'Esprit,  p.  209-212.  Paris, 
1904.  In-8),  M.  Charles  Guionebïrt  (Manuel  d'his- 
toire ancienne  du  christianisme.  Les  Origines,  p.  226- 
a3i.  Paris,  1906.  In-i6.  —  Modernisme  et  traditian 
catholique  en  France,  p.  89-91  et  119-125.  Paris,  s.  d. 
<i9o8).  In -12). 

On  peut  ramener  à  quatre  chefs  les  arguments  et 
les  hypothèses  qui,  d'après  ces  divers  critiques, 
permettraient  d'affirmer  l'origine  rédactionnelle  du 
Tu  es  Pelrus  : 

Le  contexte  de  saint  Matthieu  lui-même; 

Le  silence  de  saint  Marc  et  de  saint  Luc; 

Le  caractère  ecclésiastique  du  passage; 

Son  caractère  éhionite  et  judaïsant. 

Nous  allons  donc  examiner  les  quatre  chefs  de 
démonstration,  et  rechercher  si,  véritablement,  ils 
excluent  l'historicité  de  notre  texte  évangélique. 

^ ,  En  premier  lieu,  on  objecte  le  contexte,  médiat  ou 
immédiat,  de  saint  Matthieu  lui-même. 

Tome  III. 


Le  contexte  médiat  prouverait  que  Jésus-Christ 
n'entendait  pas  réserver  à  Pierre  une  prérogative 
comme  celle  dont  le  Tu  es  Pelrus  fournit  l'expression. 
Le  contexte  immédiat  prouverait  que  le  Tu  es  Petrus 
fait  violence  à  la  narration  qui  l'encadre. 

Au  sujet  du  contexte  médiat,  nous  n'avons  pas  à 
répéter  ce  qui  a  été  dit  plus  haut  sur  la  place  de 
Pierre  parmi  les  apôtres.  Jésus-Christ  a  fait  suivre 
d'un  précepte  d'humilité  les  naïves  et  ambitieuses 
querelles  entre  disciples  |)our  le  premier  rang. 
Jamais,  toutefois,  il  n'a  exclu  de  son  royaume,  ici- 
bas,  l'existence  d'une  primauté  qui  serait,  non  pas 
un  honneur  mondain,  mais  un  n  service  «,  un  minis- 
tère, pour  le  bien  spirituel  de  tous.  Par  ailleurs,  dans 
l'ensemble  du  récit  évangélique,  spécialement  chez 
saint  Matthieu.  Pierre  apparaît  toujours  comme 
l'apôtre  principal  et  privilégié.  Voilà,  certes,  un  con- 
texte «  médiat  »  qui  n'est  en  rien  défavorable  au  Tu 
es  Pftrus.  Inutile  d'insister. 

Mais,  dit  on,  le  premier  Evangile  attribue  au  Sau- 
veur une  déclaration  manifestement  incompatible 
avec  le  Tu  es  Petrus. 

Notre  texte  contient  les  paroles  suivantes  :  "  Et 
tout  ce  ([ue  tu  auras  lié  sur  la  terre  sera  lié  dans  les 
cieux;  et  tout  ce  que  tu  auras  délié  sur  la  terre  sera 
délié  dansles  cieux.  »  (Mutth,,  xvi,  ig)Or,  le  même 
évangéliste  rapporte,  quelques  pages  plus  loin,  une 
formule  à  peu  près  identique  :  i  Tout  ce  que  vous 
aurez  lié  sur  la  terre  sera  lié  dans  le  ciel;  et  tout  ce 
que  vous  aurez  délié  sur  la  terre  sera  délié  dans 
le  ciel.  »  (Malth.,  xvin,  18) 

De  part  et  d'autre,  puissance  efficace  et  plénièrede 
«  lier  et  de  délier  ».  Mais,  dans  le  premier  cas,  visi- 
blement, «  il  s'agit  d'une  prérogative  spéciale  et 
unique  accordée  à  Pierre  ».  Dans  le  second  cas,  ce 
même  pouvoir  est  reconnu»  à  la  masse  des  croyants», 
ou,  pour  parler  plus  juste,  au  collège  apostolique 
toutentier.  (Lesraisonshistoriques  ne  font  certes  pas 
défaut  pour  considérer  le  texte  de  .Vatth.,  xviii,  18, 
comme  adressé  uniquement  au  collège  apostolique. 
Cf.  LoisY,  Synoptiques,  t.  II,  p.  90,  91  ;  mais  ce  serait 
sortir  de  notre  sujet  que  de  vouloir  fournir  ici  cette 
démonstration.)  Bref,  entre  les  deux  passages,  appa- 
raît une  contradiction.  «  Il  semble  donc  que,  si  xvin, 
18  subsiste,  xvi,  19,  doivent  tomber;  et  vice  versa.  » 

Dureste,  pour  la  critique  libérale,  ni  l'un  ni  l'autre 
des  deux  textes  n'est  historique  et  primitif.  Mais  ils 
sont  regardés  comme  ne  pouvant  assurément  pas 
remonter,  l'un  et  l'autre,  à  la  même  date  et  à 
la  même  origine.  Or,  le  second  texte  portant 
diverses  marques  d'antériorité  relative,  c'est  le 
Tu  es  Pelrus  qui  se  trouverait  le  moins  historique  et 
le  moins  primitif  des  deux  passages  opposés. 
(Henri  Mon.mbr,  Notion  de  l'apostolat,  p.  i36,  iSj. 
Nous  savons  déjà  que  M.  Monnier  conclut,  non  seu- 
lement contre  l'historicité,  mais  contre  l'authenticité 
même  du  Tu  es  Petrus.) 

Malgré  lesaffirmationsconvaincues  de  certains  cri- 
tiques (Réville,  Origines  de  l'épiscopat,  p.  3;,  38. 
GuiGNEBERT,  Manuel,  p.  ■îZo.  Modernisme,  p.  90),  nous 
avons  peine  à  comprendre  cette  incompatibilité  radi- 
cale entre  les  deux  textes  de  saint  Matthieu. 

Un  souverain  dit  à  un  homme  d'Etat  :  «  Je  vous 
confierai  un  portefeuille  ministériel,  avec  la  prési- 
dence du  conseil.  »  Le  même  souverain  dit  ensuite 
à  douze  personnages  politiques,  amis  les  uns  des 
autres,  et  parmi  lesquels  se  trouve  le  futur  premier 
ministre  :  «  Messieurs  je  vous  confierai,  à  tous,  un 
portefeuille  ministériel.  »  Prétendra-t-on  que  la 
seconde  promesse  détruise  la  première?  La  charge 
de  «  ministre  »  garantie  à  douze  hommes  politiques 
est-elle  incompatible  avec  la  «  présidence  du  conseil  », 
déjà  promise  à  un  seul  d'entre  eux? 


1347 


PAPAUTE 


1348 


N'assimilons  pas  la  hiérarchie  créée  par  le  Christ 
aux  distinctions  terrestres.  Mais  il  existe,  du  moins, 
entre  la  promesse  évangélique  faite  à  saint  Pierre,  et 
l'autre  promesse  évangéliijue  faite  ensuite  au  collège 
apostolique  tout  entier,  un  rapport  analogue  à  celui 
des  deux  successives  promesses  que  nous  venons 
d'imaginer  chez  un  roi  d'ici-bas.  La  puissance  de 
lier  et  de  délier  est  garantie  à  Pierre,  d'abord,  et 
ensuite  aux  «  Douze  ».  Il  y  aura  donc,  pour  Pierre  et 
pour  les  «  Douze  »,  une  fonction  commune  et  identi- 
que. Mais  les  clefs  du  royaume  des  deux  sont,  en 
outre,  promises  à  Pierre  avec  le  rôle  unique  de  fon- 
dement perpétuel  de  l'Eglise.  Il  y  aura  donc  pour 
Pierre,  une  prérogative  exclusivement  réservée  à 
lui  seul. 

Bref,  les  deux  textes  de  saint  Matthieu  (xvi,  i8, 19 
et  iviii,iS)nous  font  entrevoir  la  mission  de  tout  le 
collège  apostolique,  et  l'autorité  spéciale  de  son  chef. 

Où  est  la  contradiction?  Où  est  l'incompatibilité? 

Vraiment  nous  pouvons,  sans  davantage  nous 
attarder  à  pareille  question,  étudier  maintenant  le 
contexte  immédiat  du  Tu  es  Peirus. 

<i  Les  privilèges  décernés  par  Jésus  à  Pierre  »,  dit 
JeanRiiviLLE,  (  sont  évidemmentun  liors-d 'œuvre  qui 
rompt  l'unité  du  récit,  et  met  le  Glirisl  en  contradic- 
tion avec  lui-même  ».  (Origine  de  l'épiscopot,  p.  3^) 

Rupture  de  l'unité  du  récit,  tel  est  le  premier  grief. 

Danstoute  la  narration  évangélique  où  se  lit  notre 
texte,  la  série  des  idées  apparaît  exactement  la  même 
chez  les  trois  synoptiques  :  Jésus  est,  en  personne, 
le  Christ  de  Dieu  :  non  pas  toutefois  au  sens  juif, 
mondain,  charnel,  du  messianisme  vulgaire.  Le  vrai 
Chriat  doit  souffrir  avec  ignominie;  doit  mourir  en 
croix  ;  el  ne  parvenir  que  par  les  opprobres  au 
glorieux  triomphe  qui  lui  est  finalement  réservé. 
Les  disciples  du  Christ  devront  donc,  à  leur  tour,  se 
renoncer  eux-mêmes,  porter  leur  croix,  bref  imiter 
l'abnégation  de  leur  Maître,  pour  avoir  parla  l'œuvre 
messianique,  et  n'être  pas  exclus  de  la  récompense 
éternelle,  (il/arc,  viii,  38-89  (ix,  i  grec);  Malt.,  xvi, 
i5-28;  Luc.:,  9,  20-27) 

En  introduisant,  après  la  confession  de  Pierre, 
une  réponse  laudative  de  Jésus  à  son  apôlre  privilé- 
gié, le  rédacteur  du  premier  Evangile  n'a-t-il  pas 
interrompu  artilîciellement  la  marche  du  récit  et  la 
suite  naturelle  des  idées? 

Autre  grief,  également  tiré  du  contexte  immédiat  : 
par  le  Tu  es  Petrus,  Jésus  est  mis  en  contradiction 
avec  lui-même. 

A  peine  vient-il  de  récompenser  Pierre  pour  avoir 
entendu,  sur  le  Christ,  la  révélation  du  Père  céleste, 
que  le  Sauveur  doit  dire  au  même  apôtre  :  «  Arrière, 
Satan  !  Tu  es  pour  moi  un  scandale,  car  tu  ne  com- 
prends pas  les  choses  de  Dieu,  mais  [uniquement] 
celles  des  hommes  ».  {Matih..  xvi,  28.  Cf.  Marc., 
VIII,  83)  Ily  a,  dans  ce  contraste,  une  invraisemblance 
que  M.  GuiGNEBBRT  juge  intolérable.  «  Comment  est- 
il  possible  que  Jésus  ait  si  mal  placé  sa  confiance 
qu'il  lui  faille  tout  de  suite  reconnaître  son  erreur 
et  accabler  durement  son  ministre  d'élection?  Il  me 
semble  évident  que  les  versets  18,  19  (Tu  es 
Petrus)  d'une  part,  et  22,  28  (Vade  post  me,  Salami), 
d'autre  part,  se  rapportent  à  deux  traditions  d'ori- 
gine dilTérente,  peut-être  aussi  inauthentiques  l'une 
que  l'autre  sous  leur  forme  actuelle,  mais  qu'il  est 
impossible  de  maintenir  toutes  deux  côte  à  côte.  » 
(Manuel,  p.  229,  a3o)  Or,  s'il  faut  choisir,  l'har- 
monie du  contexte,  les  morceaux  parallèles  et  sur- 
tout le  témoignage  de  Marc,  imposent  manifestement 
de  regarder  le  Vade  post  me,  Satana  comme  plus 
primitif,  el  de  lui  sacrifier  le  Tu  es  Petrus.  Telles 
seraient  donc,  à  double  titre,  les  exigences  du  con- 
texte immédiat. 


Et,  cependant,  même  si  tout  cela  était  indiscu- 
table, il  ne  faudrait  pas  en  tirer  des  conclusions  par 
trop  altlrmalives.  La  preuve,  sans  doute,  paraîtrait 
faite  que  le  Tu  es  Petrus  n'est  pas  à  sa  vraie  place, 
el  qu'il  est  artificiellement  placé  en  dehors  de  son 
cadre.  Mais  il  n'en  résulterait  pas  nécessairement 
que  ce  fût  un  texte  étranger  à  la  tradition  primi- 
tive, et  d'origine  toute  rédactionnelle.  On  ne  doit 
pas,  en  effet,  oublier  avec  quelle  liberté  les  narra- 
teurs évangéliques  dislribuenl  leur  récit,  quant  à 
l'ordre  littéraire,  et  quant  au  groupement  simultané 
de  paroles  prononcées  en  des  circonstances  diffé- 
renles.  (Cf.  E.Mangknot,  Les  Eléments  secondaires 
et  rédaclionnels  du  n  Discours  des  paraboles  »,  dans 
la  Heiue  du  clergé  français,  1909,  t.  LVIII,  p.  i^i- 
i54)  La  comparaison  des  textes  parallèles  ne  laisse 
guère  de  doute  à  cet  égard.  Voilà  pourquoi  le  man- 
que d'harmonie  avec  le  contexte  ne  saurait  être  donné 
comme  un  signe  certain  de  nun-historicité. 

Mais,  à  vrai  dire,  pour  le  Tu  es  Petrus,  il  ne  paraît 
y  avoir  aucune  discordance  avec  le  contexte.  Un 
examen  plus  attentif  montrera  que,  loin  de  rompre 
l'unité  du  récit,  loin  de  mettre  lo  Christ  en  contra- 
diction avec  lui-même,  la  réponse  du  Sauveur  k 
l'apôtre  s'encadre  fort  heureusement,  au  contraire, 
dans  la  narration  du  premier  Evangile. 

Tout  le  passage  a  pour  signification  dominante, 
non  pas  la  prérogative  de  Pierre,  mais  la  nécessité 
de  l'abnégation.  Jésus  n'est  aucunement  le  Christ 
du  messianisme  vulgaire  :  c'est  un  Christ  destiné  aux 
opprobres  et  à  la  croix.  D'où  il  résulte  que  ses  dis- 
ciples devront,  à  leur  tour,  se  renoncer  eux-mêmes 
et  porter  leur  croix,  s'ils  veulent  parvenir  au  triom- 
phe. Le  Tu  es  Petrus  ne  serait  donc  pas  indispen- 
sable à  la  marche  du  récit:  mais  il  s'harmonise  avec 
le  contexte  d'une  manière  très  naturelle,  et  donne 
beaucoup  de  relief  à   cette   page  de  saint  Matthieu. 

Jésus  est,  en  réalité,  le  Christ,  le  Fils  du  Dieu 
vivant,  lîienheureux  qui  le  reconnaîtra  pour  tel  I 
(Tu  es  Petrus.) 

Mais  le  Christ  de  Dieu  subira  les  plus  cruelles 
ignominies  et  mourra  crucifié.  Tel  sera,  pour  lui,  le 
chemin  de  la  gloire.  Malheur  à  qui  ne  le  comprend 
pas.  (Vade  post  me,  Satana.) 

Donc,  pour  demeurer  avec  Jésus,  il  faut  suivre  la 
voie  royale  de  la  croix.  (.Si  quis  yult  post  me  yenire, 
ahneget  semetipsum.) 

Bref,  au  Tu  es  Christus,  fait  écho  le  Tu  es  L'etrus  ; 
puis,  au  Tu  es  Petrus,  vient  correspondre  par  con- 
traste le  Vade  post  me,  Satana. 

Pierre  est  loué  pour  sa  foi  ;  il  est  blâmé  pour  son 
manque  d'esprit  surnaturel.  Pierre  a  mérité  de 
hautes  prérogatives  :  car  il  a  proclamé,  sous  une 
lumière  divine,  que  Jésus  de  Nazareth,  malgré  son 
humble  apparence,  est  le  Christ  lui-même,  le  roi 
messianique,  le  fils  du  Dieu  vivant.  Pierre  a  mérité 
ensuite  une  grave  réprimande:  car,  cédant  au  pré- 
jugé mondain  et  juif,  il  a  protesté  contre  la  per- 
spective du  mystère  de  la  croix. 

En  tout  cela,  pas  ombre  de  contradiction  et  pas  la 
moindre  rupture  de  l'unité  du  récit.  Le  Tu  es  Petrui 
s'encadre  dans  un  ensemble  véritablement  homo- 
gène et  cohérent.  On  ne  peut  donc  lui  refuser  l'his- 
toricité au  nom  du  contexte  (médiat  ou  immédiat) 
de  saint  Matthieu. 

Plus  délicate  apparaît  la  question  du  silence  de 
saint  Marc  et  de  saint  Luc. 

Si,  réellement,  Jésus-Clirist  avait  adressé  à  Pierre 
la  magnifique  promesse  du  Tu  es  Petrus,  comment 
saint  Marc  et  saint  Lue  auraient-ils  pu  ignorer  ou 
négliger  une  chose  de  pareille  importance?  Gom- 
ment aur.iient-ils  pu  omettre  la  réponse  lautlativede 
Jésus,  quand   ils  rapportaient,    l'un   et    l'autre,   1» 


1349 


PAPAUTE 


1350 


confession  de  Pierre,  avec  toutes  les  circonstances 
notables  du  même  dialogue  et  du  même  fait?  Gom- 
ment expliquer  surtout  le  silence  de  Marc,  c'est-à- 
dire  de  l'évangéliste  qui,  d'après  les  témoignages 
primitifs,  rédigeait,  pour  les  lidèles  de  Rome,  la  ca- 
téchèse de  l'ierre  lui-même  V  «  Le  silence  de  Marc 
est  inexplicable»,ccritJeanRBViLLB,  et  nous  oblige  à 
reconnaître  qu'avant  la  rédaction  de  nolreMattbieu 
actuel,  il  y  avait  une  tradition  relative  à  cette  scène 
capitale,  où  les  privilèges  accordés  à  l'ierre  ne  ligu- 
raientpas.  »  {Orij;inesde  l'épiscopat,  p.  82.  Cf.  Mon- 
NiKR,  Notion  Je  l'apostolat,  p.  189.  Sabatirr,  lieli- 
gioris  J'aiilorilé,  l).  2ii.GuiG^EBRm,  Manuel,  p.  228) 
«  Le  passage  entier  »,  dit  à  son  tour  M.  Loisv,  se 
«  présente  comme  une  enclave  dans  le  récit  de  Marc, 
oii  il  a  été  importé  d'ailleurs...  Son  contenu  et  son 
caractère  d'évidente  interpolation  dans  le  récit  de 
Marc,  ne  permettent  pas  d'y  reconnaître  une  parole 
autbentique  de  Jésus,  n  (Synoptiqaes,  t.  II,  p.  i3,  i4. 
Le  lecteur  sait  que  la  plupart  des  critiques  regar- 
dent notre  second  évangile  comme  antérieur  au  pre- 
mieretau  troisième,  et  comme  leur  source  commune. 
C'est  en  ce  sens  que  doit  être  comprise  la  phrase  de 
M.  Loisy,  et,  de  même,  celle  de  Jean  Réville.) 

Avant  toute  autre  réponse,  il  faut  noter  que  l'ar- 
gument ne  saurait  être  donné  comme  péremptoire. 
Un  texte  signilicatif  est  quelquefois  rapporté  par  un 
seul  d'entre  les  synoptiques,  et  non  par  les  deux 
autres.  Ceux-ci,  pourtant,  auraient  eu  occasion  de 
le  mentionner,  et  on  ne  voit  pas  bien  clairement  la 
raison  de  leur  silence.  Or,  les  critiques  libéraux  se 
garderaient,  à  coup  sûr,  d'aflirmer  qu'en  pareil  cas 
et  pour  cet  unique  motif,  l'historicité  du  texte  doive 
être  nécessairement  exclue:  eux-mêmes  retiennent 
volontiers  telle  ou  telle  parole  évangélique  dont  la 
condition  rappellerait,  à  cet  égard,  celle  du  Tu  es 
Petrii.t.  A  vrai  dire,  c'est  précisément  le  mélange 
des  ressemblances  et  des  variétés  dans  le  détail,  l'al- 
ternance des  parallélismes  littéraux  et  des  omissions 
inexpliquées,  qui  forme  l'étrange  complexité  du 
problème  synoptique:  harnionia  discors. 

Au  point  de  vue  le  moins  dogmatique  et  le  plus 
purement  historique,  l'omission  d'un  texte  chez  deux 
synoptiques  (à  supposer  même  qu'on  n'en  puisse 
fournir  aucune  explication  plausible)  ne  causerait 
donc  qu'une  probabilité  défavoralile,  pas  davantage. 
Rendons  justice  à  la  modération  que  garde  M.  Gui- 
GNKBrîRT  sur  ca  point  :  «  Le  silence  de  Luc  et  de  Marc 
constitue  ».  dilil,  «  une  présomption  contre  l'au- 
thenticité [historicité]  des  deux  versets  de  Matthieu.  » 
Ç\fanuel,  p.  2ag)  Une  présomption,  soit  ;  mais  non 
pas  un  argument  ferme  et  certain.  El  la  u  présomp- 
tion 11  elle-même  devra,  en  bonne  critique,  être 
négligée  ;  ou  plutôt  devra  céder  devant  la  vérité  : 
d'abord,  si  l'on  apporte,  du  silence  de  Marc  et  de  Luc, 
une  autre  explication  raisonnable  que  l'origine 
rédactionnelle  des  paroles;  en  second  lieu,  si  le 
témoignage  du  premier  Évangile  se  trouve  corroboré 
par  des  indices  positivement  favorables  à  l'histori- 
cité de  notre  texte. 

Une  première  hypothèse,  forcément  un  peu  gra- 
tuite, m:iis  qui  ne  présente  aucune  impossibilité, 
serait  que  le  Tu  es  Petrus  n'ait  pas  été  prononcé 
dans  les  circonstances  mêmes  où  l'encadre  saint 
Matthieu.  Le  silence  de  Marc  et  de  Luc,  en  cet  endroit, 
deviendrait  alors  tout  normal.  Resterait  seulement 
à  montrer  que  l'omission  d'un  texte  de  si  haute  gra- 
vité pratique,  dans  tout  le  reste  du  second  et  du 
troisième  Evangile,  n'est  pas  inconciliable  avec  le 
caractère  historique  et  primitif  du  Tu  es  Petrus. 

Eosf.be,  d'autre  part,  expliquait  l'absence  de  notre 
texte  chez  saint  Marc,  par  la  volontaire  omission  du 
même  texte  dans  le  récit  oral  de  Pierre  lui-même.  En 


effet,  le  prince  des  apôtres  aurait  eu  coutume,  par 
humilité  chrétienne,  de  rapporter  ce  qui  pouvait  le 
diminuer  personnellement,  comme  sa  tri]ile  chute 
durant  la  Passion  ;  et  de  taire  ce  qui  pouvait  le  gran- 
dir aux  yeux  des  lidèles  :  comme  la  magnilique  pro- 
messe qui  rémunéra  sa  profession  de  foi  et  d'amour 
envers  le  Christ.  Mais,  si  le  Tu  es  Petrus  ne  figurait 
pas  dans  la  catéchèse  de  Pierre,  il  est  normal  qu'il 
ne  ligure  pas  davantage  dans  l'Evangile  de  Marc  : 
puisque  Marc  s'est  contenté  de  lixer  par  écrit  les  sou- 
venirs mêmes  de  Pierre.  {Demonstr.  évani;.,  111,  v. 
P.  a.,  t.  XXII,  col.  216,  217.)  Bien  que  surtout  ima- 
ginée a  priori,  cette  hypothèse  d'Eusèbe  est  moins 
gratuite,  assurément,  que  plus  d'un  système  de  la 
crilique  liliérale. 

Mais,  sans  exclure  l'hypothèse  d'Eusèbe,  qu'il  soit 
permis  d'en  proposer  une  autre,  directement  suggé- 
rée par  le  texte  même  de  saint  Matthieu.  M.  Michiels 
est  le  premier,  croyons  nous,  qui  ait  indiaué  ce  point 
de  vue  :  il  le  qualifie  de  «  conjecture  assez  plausible  ». 
(Origine  de  l'Episcopat,  p.  42) 

Toute  la  réponse  élogieuse  de  Jésus-Christ  à  saint 
Pierre  porte  un  caractère  juif  et  biblique  extrême- 
ment accusé  ;  par  exemple  :  Simon  Har  Juna,  Ba^iwâ, 
pour  «  tîls  de  Jona  »;  la  chair  et  le  sang,  ni/.pi  xxi 
«l'ua,  pour  désigner  la  «  nature  humaine  t;  ies  portes 
de  l'enfer,T.ù'Ay.i  i^ôsu,  pour  désigner  la  <i  puissance  de 
la  mort  »  ;  donner  les  clefs  du  royaume,  roi;  yMîSv.i  rf}? 
/îyjtiîiK;,  pour  signifier  «  l'autorité  du  majordome  n  ; 
lier  et  délier,  0  ky.-j  5/57/:;,  0  ïkvjùrr,^,  au  sens  de  «  défen- 
dre et  pcrniettre  i>.  (On  pourrait  y  joindre  l'antithèse 
entre  la  terre  et  les  deux.  Toutes  ces  expressions 
devront  être  expliquées  au  paragraphe  3,  dont  l'objet 
sera  la  signification  littérale  du  texte  Tu  es  Petrus.) 
Bien  plus,  la  parole  principale,  Tu  es  Petrus,  tire 
sa  vraie  signification  d'un  jeu  de  mots  sur  le  nom 
araméen  de  l'apôtre.  Ce  nom,  tel  que  Jésus  l'em- 
ployait, n'était  autre  que  Kéfn  (rocher),  qui  corres- 
pond au  grec  Tlé-rpo;  (Pierre).  (Joan.,  i,  ^2.)  Notre 
texte,  dans  la  langue  originale,  se  formulait  donc 
équivalemment  ainsi  :  «  Tues  Rocher  (AV/a),  et  sur 
ce  même  Rocher  (AV/'n)  je  bâtirai  mon  Eglise.  »  La 
communauté  des  fidèles  du  Christ  reposera  sur 
Pierre,  comme  une  maison  repose  sur  son  fonde- 
ment; et  Pierre,  le  fondement  de  l'Eglise,  est  un 
roc.  (Cf.  Matth.,  vu,  a^,  25  et  Luc,  vi,  48)  Ce  jeu  de 
mots  perd  beaucoup  de  sa  rigueur  et  de  sa  clarté  en 
grec,  à  cause  de  la  différence  de  terminaison  entre 
Wi-rpoi  et  niroK,  ainsi  que  du  pronom  et  de  l'article 
féminins  qui  accompagnent  TiirpoL.  On  lit,  en  effet, 
chez  saint  Matthieu  :  SJ  ù  ïlirpoi,  x«i  Ijii  rcOr/i  rf,  Txérpv. 
oÎK'jù'jii.i.f-ii  IJ.OU  rnv  'EM:r,7iyv.  Tu  es  Petrus,  et  super  hanc 
petram  aedi/icabo  Ecclesiani  meam. 

Or,  on  ne  conteste  généralement  pas  que  Luc  soit 
un  Grec,  écrivant  pour  les  Eglises  de  l'hellénisme. 
D'autre  part,  les  témoignages  anciens,  corroborés 
par  divers  critères  internes,  affirment  que  Marc  est 
un  Juif,  qui  écrit  en  grec  pour  les  fidèles  de  Rome  : 
c'est-à-dire  pour  des  lecteurs  venus  en  majorité  du 
paganisme,  et  ignorant  la  langue,  comme  les  usages, 
de  la  Palestine, 

Dès  lors,  ne  sera-t-il  pas  croyable  que  .Marc  et  Luc 
aient  omis  volontairement  le  Tu  es  Petrus  à  cause  de 
son  aramaïsme  par  trop  accentué?  Non  pas  que  cer- 
taines locutions  juives  de  notre  texte,  et  d'autres 
fort  semblaliles,  ne  se  rencontrent  également  chez 
Marc,  chez  Luc,  ou  à  travers  les  épîtres  pauliniennes. 
11  serait  déraisonnable,  en  effet,  de  conlciler  la  pré- 
sence de  divers  séniitismes  dans  le  grec  du  Nimveau 
Testament,  sons  prétexte  que  le  nombre  en  a  été 
beaucoup  exagéré  naguère.  Mais  de  tels  sémitisraes 
n'apparaissent,  généralement,  que  très  clairsemés. 
Au  contraire,  la  réponse  de  Jésus,  après  la  confession 


1351 


PAPAUTÉ 


1352 


de  Pierre,  réunit  en  peu  de  lignes  six  ou  sept  for-  ^ 
mules  bibliques  et  palestiniennes;  la  phrase  princi- 
pale du  texte  consiste  même  en  un  jeu  de  mois  ara- 
méen;  jeu  de  mots  qui  ne  se  retrouve  qu'à  demi  en 
langue  hellénique.  On  s'explique  donc  avec  vraisem- 
blance que  Mare  et  Luc  aient  évité  de  transcrire  un 
fragment  que  sa  couleur  exotique  rendait  assez  peu 
compréhensible  à  des  lecteurs  gréco-romains. 

Il  faut  y  mettre  cependant  une  condition  :  c'est  que 
la  réponse  du  Christ  put  èlre  omise  raisonnablement, 
et  sans  dommage  pour  le  sens  principal  du  morceau. 
Mais  —  nous  l'avons  déjà  constaté,  —  bien  que  le 
Ta  es  Peints  s'harmonise  avec  le  contexte  d'une 
manière  très  naturelle. et  donne  beaucoup  de  relief  à 
cette  page  de  saint  Matthieu,  il  n'est  pas  toutefois 
indispensable  à  la  marche  du  récit.  Le  passage  a  pour 
signilication  dominante,  non  pas  la  prérogative  de 
Pierre,  mais  la  nécessité  de  l'abnégation  :  Jésus  est 
un  Christ  d_.estiné  aux  opprobres  et  à  la  croix;  ses 
disciples  devront  donc,  pour  le  suivre  au  triomphe, 
se  renoncer  eux-mêmes  et  porter  leur  croix.  Tout  ce 
fragment  évangélique  garde  la  même  valeur,  sans 
qu'il  y  soit  insisté  particulièrement  sur  le  rôle  de 
Pierre.  Le  fait  est  si  vrai  que  Luc  a  pu  omettre,  non 
seulement  le  Tu  esl'elrus,  mais  aussi  la  protestation 
indiscrète  de  l'apôtre  contre  la  future  Passion  du 
Christ,  et  la  réprimande  grave  qui  eu  résulte  :  Vade 
posi  me,  Satana.  Il  y  a  donc,  pour  une  parole  de 
Jésus  à  Pierre,  silence  de  Marc  et  de  Luc;  et,  pour 
une  autre  parole  de  Jésus  au  même  Pierre,  silence  du 
troisième  lilvangile.  Néanmoins,  chez  saint  Matthieu, 
chez  saint  Marc,  chez  saint  Luc,  la  signilication  géné- 
rale du  morceau  demeure  visiblement  identique. 

Mais  si  le  Tu  es  l'elnis  pouvait  être  omis  sans 
dommage  pour  le  contexte,  l'importance  même  de 
cette  parole  n'obligeail-elle  pas  Marc  et  Luc  à  la 
reproduire,  au  moins  en  termes  équivalents,  dans  le 
cas  où  ils  l'auraient  connue?  Ecoutons  M.  Guigne- 
BERT  :  «  Une  pareille  déclaration  du  Maître  ne  pou- 
vait qu'être  placée  au  premier  rang  parmi  celles  que 
la  mémoire  des  Udèles  devait  recueillir  tout  de  suite 
et  garder  précieusement.  »  (Manuel,  p.  2a8)  On  voit 
que  l'objection  porte  même  contre  ceux  qui  explique- 
raient le  silence  de  Marc  et  de  Luc  en  disant  que  le 
Tu  es  Petrus  est  une  véritable  parole  de  Jésus-Christ, 
mais  non  pas  une  parole  prononcée  dans  les  circon- 
stances où  l'encadre  saint  Matthieu.  La  présente 
difficulté  réclame  une  solution  plausible  de  la  part  de 
tous  ceux  qui  admettent  l'historicité  du  Tu  es  Petrus. 
Il  est  indubitable  que  M.  Guigneberl  serait  dans  le 
vrai  si  la  première  génération  chrétienne  avait  par- 
tagé nos  préoccupations  actuelles;  si  la  controverse, 
pendant  la  seconde  moitié  du  premier  siècle,  avait 
porté  sur  les  mêmes  problèmes  qu'au  dix-neuvième 
et  au  vingtième.  Pour  nous,  l'une  des  questions  les 
plus  capitales  à  résoudre  par  l'Evangile, est  la  ques- 
tion de  l'Eglise.  Le  Christ  a-t-il  prévu  l'Eglise?  a-t-il 
fondé  l'Eglise?  a-l-il  hiérarchiquement  organisé 
l'Eglise?  'foute  parole  de  Jésus  regardant  cet  objet 
nous  parait  être  de  celles  que  les  évangélistes 
devaient  rapporter  avec  le  plus  grand  soin  et  mettre 
davantage  en  relief. 

Mais  d'une  tout  autre  nature  étaient  les  préoccupa- 
tions apologétiques  de  la  première  génération  chré- 
tienne. Ce  que  l'on  attendait  surtout  des  narrateurs 
évangéliques,  c'était  une  évocation  fidèle  de  la  per- 
sonne du  Sauveur  :  Jésus  Messie  et  Fils  de  Dieu,  tel 
que  l'avaient  connu  les  témoins  de  sa  vie  mortelle, 
avec  sa  doctrine  de  pardon  et  de  salut,  avec  son 
miraculeux  pouvoir  sur  le  démon  et  sur  le  mal.  Voilà 
ce  dont  il  s'agissait  plus  que  de  toute  autre  chose. 

Les  quelques  textes  directement  relatifs  à  l'insti- 
tulioD  ou  à   l'organisation  de  l'Eglise,   loin  d'être 


artiûcieusement  mis  en  relief,  se  trouvent  épars  dans 
l'Evangile,  cités  à  propos  d'autre  chose,  et  comme 
faisant  allusion  à  une  réalité  manifestement  comprise 
du  lecteur.  Il  y  a  là,  pour  ces  textes,  une  puissante 
garantie  de  sincorité  et  de  fidélité,  une  valeur  très 
significative  et  probante.  Les  critiques  libéraux  ne 
peuvent  sérieusement  nier  qu'à  l'époque  où  écrivaient 
les  évangélistes,  il  existât  une  hiérarchie  ecclésiasti- 
que, ni  que  la  conscience  chrétienne  en  attribuât 
l'origine  à  une  institution  formelle  de  Jésus-Christ. 
Mais  celle  origine  était  une  vérité  reconnue,  incon- 
testée, dont  on  ne  cherchait  guère  à.  détailler  métho- 
diquement les  titres;  et  les  Evangiles  n'ont  certes 
pas  été  composés  dans  le  dessein  particulier  de  l'éta- 
blir. 

Voilà  pourquoi, contrairementà  ce  que  nous  serions 
tentés  de  croire  aujourd'hui,  l'importance  ecclésias- 
tique du  lu  es  Petrus  n'obligeait  pas  Marc  et  Luc  à 
reproduire  cette  parole,  ou  à  manifester,  d'une 
manière  équivalente,  son  contenu. 

Bref,  le  Tu  es  Petrus  ne  se  rapportait  pas  spéciale- 
ment au  but  des  ét'an^élistes,  et,  d'ailleurs,  n'était 
pas  iiidispensahte  au  contexte  qui  l'encadre.  Marc  et 
Luc  ont  donc  pu,  tout  en  le  connaissant  fort  bien, 
l'omettre  délil>éreinenl,  pour  quelque  raison  plausi- 
ble :  par  exemple  (comme  nous  l'avons  conjecturé), 
à  caus<!  de  l'aspect  araméen  du  passage;  à  cau-se  de 
celte  couleur  juife  qui  le  rendait  malaisé  à  coiuiiren- 
dre  pour  des  chrétiens  de  la  gentilité. 

D'autre  part,  la  même  raison,  la  même  couleur 
juive,  explique  la  présence  du  Tu  es  Petrus  dans  le 
premier  Evangile  plutôt  que  dans  les  autres.  \  cet 
égard,  les  critiques  anciens  n'auraient  eu  aucun 
doute.  Un  fragment  aussi  plein  d'aramaïsme  que  le 
Tu  es  Petrus  leur  aurait  paru  tout  naturellement  à 
sa  place  dans  un  livre  de  telle  origine.  Ils  considé- 
raient, en  eifet.le  texte  grec  de  notre  premier  Evan- 
gile comme  la  traduction  purement  littérale  de 
l'Evangile  araméen,  écrit  par  l'apôtre  saint  Matthieu, 
pour  les  fidèles  de  Palestine.  La  plupart  des  critiques 
modernes  admettent  (avec  bien  des  nuances)  une 
hypothèse  plus  complexe.  Le  recueil  araméen,  attri- 
bué à  sainl  Matthieu,  n'aurait  contenu  que  des 
paroles  et  discours  du  Seigneur,  A6yix  Kupm-j.  (Juant 
à  notre  premier  Evangile,  ce  serait  une  leuvre  grecque, 
semblable  au  livre  de  sainl  Luc.  Deux  sources  prin- 
cipales seraient  communes  au  premier  et  au  troi- 
sième Evangile  :  un  récit  des  faits  de  la  vie  du  Christ, 
c'est-à-dire  l'Evangile  de  saint  Marc  ;  et  un  recueil 
des  paroles  et  discours  du  Christ,  c'est-à-dire  les 
A0-/1K  réunis  par  sainl  Matthieu.  Si  la  conjecture  est 
fondée,  on  peut  se  demander  pourquoi  un  fragment 
palestinien,  tel  que  le  Tu  es  Petrus,  serait  plus  natu- 
rellement à  sa  place  dans  le  premier  Evangile  que 
dans  les  autres.  On  peut  également  dire,  avec 
Auguste  Sabatier,  que  le  Tu  es  Petrus  ne  devait  pas 
appartenir  aux  Ad/ca,  source  commune  du  premier 
et  du  troisième  Evangile,  puisqu'il  ne  figure  pas  chez 
saint  Luc.  (Heligions  d'autorité,  p.  211,  312) 

Mais  il  est  un  fait  patent  que  l'on  ne  saurait  né- 
gliger, même  en  admettant  l'hypothèse  probable  des 
deu.r  sources.  Tous  les  témoignages  primitifs  dési- 
gnent catégoriquement  notre  premier  Evangile 
comme  l'œuvre  spéciale  de  l'apôtre  Matthieu.  Cela 
suppose,  au  minimum  et  à  titre  de  chose  notoire,  que 
notre  texte  grec  dépendait,  plus  étroitement  que  tout 
autre,  du  recueil  araméen  de  sainl  Matthieu;  que 
notre  texte  grec  s'était,  pour  ainsi  dire,  incorporé 
les  Ao/itt  de  l'apôtre  palestinien.  D'ailleurs,  les  cri- 
tères internes  corroborent  indubitablement  les  té- 
moignages extérieurs.  La  disposition  même  de  la 
généalogie  du  Clirisl,  la  constante  évocation  des 
prophéties   d'Israël,   les   allusions  manifestes  aux 


1353 


PAPAUTE 


1354 


coutumes,  au  langage,  aux  idées,  aux  institutions  du 
monde  juif,  tout,  dans  notre  premier  Evangile,  porte 
un  caractère  spëciliquement  Israélite.  Que  l'on  me- 
sure le  contraste  avec  saint  Luc  :  et  l'on  reconnaîtra 
que,  si  notre  troisième  Evangile  a  puisé  largement 
(peut-être)  dans  les  Ao/ic/,  c'est  en  les  utilisant 
comme  une  source  documentaire.  Mais  notre  premier 
Evangile,  allant  plus  loin,  s'est  vraiment  incorporé, 
assimilé,  la  relation  aramcenne  des  Aoyi'/  :  lui  seul 
demeure  autlientiquement  l'Evangile  d'après  saint 
Matthieu. 

Dès  lors,  on  s'explique  fort  bien  la  présence,  dans 
le  premier  Evangile,  d'un  te.xte  aussi  chargé  d'ara- 
inaïsmes  que  le  Ta  es  Petras.  Nous  y  retrouvons  lit- 
téralement le  récit  palestinien.  C'est  dire  que  nous 
atteignons  par  li  un  témoignage  direct  et  primitif  : 
celui  de  l'apôtre  Matthieu  luimème;  de  Matthieu, l'un 
des  "  Douze  »,  l'un  de  ceux  qui  assistaient  person- 
nellement au  dialogue  de  Césarée  de  Philippe,  entre 
Jésus  et  Pierre. 

Ce  témoignage  immédiat  est  corroboré  par  de  nom- 
breux indices  convergents.  D'abord,  le  Tu  es  Pelrus 
explique  un  fait  bien  établi  par  ailleurs  :  comment 
l'apôtre  Simon, tils  de  Jona,rei,ut  du  Christ  le  surnom 
de  «  Pierre  »,  ou  Kéfa.  En  outre,  le  Tu  es  Petrus  chez 
saint  Matthieu,  le  Confirma  fratres  tuas  chez  saint 
Luc,  le  Pasce  oves  meas  chez  saint  Jean,  se  complè- 
tent, s'éclairent  et  se  garantissent  mutuellement.  Et 
surtout,  enlin,  le  contexte  général  des  Evangiles  met 
en  relief  la  prépondérance  habituelle  et  manifeste  de 
Pierre  paimi  les  o  Douze  »  ;  or  le  Ta  es  Petrus  rend 
compte  de  celte  situation  :  Jésus-Christ  avait  dési- 
gné Pierre  comme  devant  être  le  fondement  de 
l'Eglise  et  le  suprême  administrateur  du  royaume  de 
Dieu  ici-bas.  Pareille  concordance  entre  des  textes 
et  des  faits  aussi  multiples,  aussi  complexes,  est  une 
marque  réellement  certaine  de  vérité  historique. 

Que  reste-l-il,  maintenant,  de  la  «  présomption 
défavorable  »  au  Tu  es  Petrus,  tirée  de  l'omission 
du  texte  chez  saint  Marc  et  chez  saint  Luc? 

Nous  avons  constaté  que  le  silence  de  Marc  et  de 
Luc  admet  une  explication  raisonnable,  toute  dilTé- 
rente  de  l'origine  rédactionnelle  des  paroles.  Nous 
avons  constaté,  d'autre  part,  que  le  Tu  es  Petrus  est 
garanti  par  le  témoignage  direct,  immédiat,  person- 
nellement désintéressé, de  l'un  des  «  Douze  ",  l'apôtre 
Matthieu.  Nous  avons  constaté  que  le  dire  du  pre- 
mier Evangile  se  trouve  conlirraé  par  tout  un  ensem- 
ble d'indices  positivement  favorables. 

Selon  les  lois  de  la  critique,  la  «  présomption  » 
contraire  doit  donc  céder  devant  la  preuve.  Le  Tu  es 
Petrus  est  solidement  attesté  comme  parole  véritable 
de  Jésus-Christ. 

Reste  à  montrer,  en  peu  de  mots,  la  gratuité,  l'In- 
vraiserablance,  des  deux  hypothèses  qui,  d'après 
les  critiques  libéraux,  expliqueraient  la  formation 
rédactionnelle  du  Tu  es  Petrus. 

M.  LoiSY  attribue  à  ce  texte  une  origine  ecclésias 
tique. 

Ce  [l'est  pas  l'emploi  d'un  mol  intisîté  ailleurs  [Eglise] 
qui  ronetilue  l'objection  la  \t\\ii  forte  contre  l'authenticité 
[tiistoricilé]  de  ces  [):issages  {Maiih.,  xvi,  Is  ot  -xvui,  17), 
mais  l'idée  ménie  d'une  sociiîté  terrestre,  qui  n'est  ni  la 
communauté  israélile  ni  le  royaume  des  rieux  [sous  sou 
agpect  drtfinitif  et  glorieux],  et  fpii  se  substitue,  pour  ainsi 
dire,  h  l'une  et  k  l'autre.  Jésus  n'a  jjimais  prêché  que  le 
royaume  [il  s'agit  «lu  royaume  esr/i<itnlo:^iffue'\  et  l'avène- 
ment prochain  tlu  roj<:ume;  il  n'a  pas  réj^lê  for-meliement 
les  conditions  d'un  établissement  terrestre  qui  i-emplace- 
rait  l'économie  judarVpie  on  tant  que  [>rélr  m  inaire  à  l'avène- 
ment du  royouiue.  On  n'a  pu  par-ler  d'Et^lise  ipie  quand 
l'Eglise  a  existé  ;  c'est-à-ilîre  après  qrie,  le  judaïsme  avairt 
rejeté  la  prérlicalion  apostolique,  lea  groupes  chrétiens 
durent  se  constituer  rie  plus  en  plus,  et  définitivement,  en 


dehors  An  l'ori.(ani«ation  religieuse  d'Israël.  H  y  eut  alors 
des  coinrnuriatites,  des  églises,  dont  la  réunion  idéale,  on 
peut  dire  la  raison  commune,  était  l'Eglise...  Plein  de 
sit^nifieation  si  on  le  remet  dans  son  milieu  d'origine  [à  la 
lin  du  i"  siècle],  le  discours  que  .Matthieu  [ce  noiu  désigne 
Ih  r<Miacteur  inconnu  de  notre  Evangile]  [)rête  au  Sauveur 
n'aurait  eu,  i»  la  date  indiquée,  aucun  seirs  pour  les  apôtres 
[Synoptiques,  t.  Il,  p.  8,  '.►)...  Matthieu  reunit  ensemble  et 
idéalise  les  souverrirs  fie  l'Evangile  et  de  l'âge  apostoli- 
rpio  ;  il  les  voit  et  les  inter[)rète  à  la  lumière  du  présent  ; 
if  fait  parler  Pierre  et  Jvsus  de  telle  frrçon  qu'on  entende 
bien  t[uftlle  est  la  tradition  de  Pierre  et  ce  qu'elle  vaut. 
(S;ploi,liques,  t.    Il,   p.    \?>) 

Parmi  les  critiques  libéraux  qui,  avant  M.  Loisy, 
ont  adopté  une  solution  analogue,  il  faut  particuliè- 
rementciter  M.HoLTZMANN.  (/,e/irfc((c/(  der  N.  T.  Théo- 
logie, p.  2to-2r5.  Krib.  Hrisg.,  iSrj'j.  In-8) 

L'argument  revient  à  ceci  :  le  Ta  es  Petrus  suppose 
la  notion  de  l'Eglise,  corps  social  hiérarchique,  dis- 
tinct du  judaïsme,  et  devant  procurer,  préparer,  ici- 
bas,  le  règne  éternel  de  Dieu.  Or,  pareille  notion 
demeure  totalement  étrangère  à  la  pensée,  à  la  per- 
spective réelle  du  Christ.  Donc  notre  texte,  loin  de 
pouvoir  être  une  parole  véritable  de  Jésus,  projette 
artilicielleraent  dans  l'Evangile  les  préoccupations 
doctrinales  du  rédacteur,  rjui  étaient  celles  du  catho- 
licisme naissant.  Moins  de  soixante-dix  années  après 
la  Passion  du  Sauveur,  on  s'était  habitué  à  voir  une 
institution  ecclésiastiqvie  et  permanente  dans  la  mis- 
sion temporaire  que  Jésus  avait  conliée  à  Pierre  et 
aux  «  Douze  »,  en  vue  de  prêcher,  à  sa  suite,  l'irami- 
neuce  du  dernier  jour,  de  la  Parotise  glorieuse. 

Tout  cela  suppose  que  le  royaume  des  deux,  dont 
Jésus  annonçait  l'installation  prochaine,  devait  être 
le  règne  du  siècle  à  venir  :  royaume  purement  et 
exclusivement  eschatologique.  Seraient  donc  seuls 
primitifs,  dans  l'Evangile,  les  textes  qui  s'accordent, 
ou  peuvent  s'accorder,  avec  cette  croyance  à  la  fin 
du  monde  imminente.  Résulteraient,  au  contraire, 
d'une  élaboration  ultérieure  et  d'un  travail  rédac- 
tionnel, tous  les  textes  qui  prévoient  l'essor  de  l'oeu- 
vre messianique  en  ce  mr)nde;  particulièrement  ceux 
qui  regardent  l'Eglise  :  tel  le  Tu  es  Petrus. 

Mais  tout  autre  sera  la  condition  du  Tu  es  Petrus 
et  des  textes  analogues,  s'il  est  démontré  que,  mal- 
gré divers  arguments  spécieux  et  délicats,  celte  thèse 
paradoxale  de  M.  Loisy  contredit  aui  vraies  données 
de  la  science  historique  sur  les  Evangiles  ;  et,  mieux 
encore,  s'il  est  démontré  que  le  royaume  des  cieux, 
dont  Jésus  annonçait  la  prochaine  installation, 
n'était  pas  purement  et  exclusivement  eschatologi- 
que,  mais  comportait,  avant  sa  consommation  linale 
et  glorieuse,  une  première  durée  dans  les  conditions 
mêmes  de  la  vie  présente.  Alors  le  Tu  es  Petrus, 
non  seulement  ne  paraîtra  pas  incompatible  avec  la 
doctrine  réelle  du  Chris',  mais  concordera  naturelle- 
et  positivement  avec  cette  doctrine.  Le  royaume  de- 
vant comporter  ici-bas  l'existence  d'une  société 
essentiellement  visible,  quoi  de  plus  normal  que  de 
pourvoir  à  son  gouvernement  et  à  son  organisation? 
(Cf.  Batiffol,  l'Es-lise  naissante,  p.  g'i-iooet  109-1  |3. 
—  Lupin,  Les  Théories  de  .M.  l.oi>y,  p.  aSi-Soo  et 
358-366.  Paris,  1908.  In-i6.  —  "VACANOAnn,  /.'Insti- 
tution formelle  de  l'Ef(lise  par  te  Christ  '  lietue  du 
clergé  français,  1909,  t.  LVU,  p.  20-3';].) 

Traiter  ici,  en  détail,  la  vaste  question  du  royaume 
de  Dieu  dans  l'I^vangilc,  serait  évidemment  sortir  du 
cadre  de  celte  modeste  étude.  Rappelons,  toutefois, 
<\ue  le  R.  P.  Lagrangiî  a  établi  inagistralement  le 
double  principe  d'une  réponse  péremptoire  à  M.  Loisy: 
1"  la  pensée  juive,  contemporaine  dejésus,  était  loin 
de  confonrlre  le  messianisme  et  l'eschatologie  ;  l'avè- 
nement du  Messie  d'IsraiM  en  ce  monde, et  la  rétribu- 
tion définitive  des  justes  et   des   pécheurs    dans    le 


1355 


PAPAUTE 


135( 


mondekvenir  {^fessianisme  chezlesJuifs,p.  i34-i35, 
i58-a35);  3°  /a  fenwe  du  Fils  de  l'Homme  sur  tes 
nuées  du  ciel  n'est  pas  une  préiliclion  spéciale  du 
jugement  ilernier,  mais  le  symbole  du  règnedeDieu, 
en  tant  que  royaume  de  sainteté,  venu  d'en  haut,  et 
bien  dilïérentdesempires  monstrueux  qui  surgissent 
de  la  terre  [Les  Prupliélies  messianiques  de  Daniel 
{Revue  bihlir/ue,  igoî,  p.  ^glt-bio).  Cf.  L'Aiènemeut 
du  Fils  de  l'homme  (lietnie  bihliqae,  1906,  p.  382-4ii 
et  56i-57i5)-  Voir,  en  outre,  Revue  liililique,  iyo8, 
p.  aSi,  283].  Donc,  lorsque  Jésus-Christ  déclare 
imminente  l'installation  du  règne  messitinique,  ou 
encore  ta  venue  du  Fils  de  l'homme,  on  ne  peut  j 
conclure  que,  par  le  fait  même,  il  déclare  imminent 
le  règne  eschatologiiiue  avec  le  jugement  deruier. 
Au  contraire,  cette  proximité  du  règne  messianique, 
ou  de  la  venue  du  Fils  de  t'Iiontme,  s'harmonise  par- 
faitement avec  les  textes  formels  de  l'Evangile  qui 
attribuent  au  royaume  une  première  durée  dans  les 
conditions  mêmes  de  la  vie  présente. 

Sans  doute,  l'humilité  de  cet  avènement  messia- 
nique en  la  personne  de  Jésus  déconcerta  les  espé- 
rances d'Israël.  c(  Les  Juifs  réclamaient  des  prodiges  », 
Judaei  signa  pelunt  (I  Cor.,  i,  22).  On  attendait,  pour 
la  première  installation  du  royaume,  un  coup  vain- 
queur de  la  droite  du  Très-Haut,  une  manifestation 
glorieuse,  la  Parousie  du  Seigneur.  Et  ce  que  Jésus 
venait  opérer,  c'était  la  conquête  du  monde  par  le 
sacrifice  de  la  croix.  La  Parousie  n'aurait  lieu  qu'à 
l'époque  inconnue  oi'i  le  jugement  eschatologique 
inaugurerait  le  monde  à  venir.  Les  disciples  du 
Christ  ne  purent  imaginer  que  la  Parousie  dut  se 
faire  attendre  bien  longtemps.  Avec  leurs  compa- 
triotes juifs,  ils  continuèrent  d'espérer,  comme  toute 
prochaine,  la  manifestation  glorieusedu  roi  messia- 
nique :  toutefois,  pour  eux,  la /"aroMs/e  devait  être  la 
consommation  llnale  du  royaume,  et  non  plus  son 
premier  établissement.  La  génération  apostolique 
vécut  dans  une  attente  anxieuse  du  triomphal  retour 
de  Jésus  :  mais  cette  illusion,  héritée  du  judaïsme, 
fut  trompée.  Aujourd'hui  encore,  non  moins  qu'au 
temps  des  apôtres,  ce  que  Jésus  a  déclaré  devoir 
être  inconnu  demeure  totalement  inconnu.  Mais, 
d'autre  part,  ce  que  le  Christ  avait  déclaré  imminent 
s'est  accompli  sans  retard.  La  génération  contem- 
poraine du  Sauveur  a  pu  constater  le  châtiment 
d'Israël  et  l'apostolat  des  gentils;  elle  a  pu  voir  le 
règne  messianique,  le  royaume  des  saints,  bravant 
tous  les  obstacles,  se  répandre  par  le  monde,  grâce 
à  la  vertu  d'en  haut.  C'était  bien  la  vérilication  du 
symbole  prophétique;  l'établissement  du  cinquième 
empire  de  Daniel,  qui  ne  devait  pas  être  semblable, 
comme  les  quatre  autres,  à  un  monstrueux  animal 
surgissant  de  la  terre,  mais  qui  devait  avoir  pour 
initiateur  un  Fils  de  l'homme  descendant  des  deux 
(Dan.,  VII,  3-12  et  17,  18). 

Dès  lors,  le  Tu  es  Petrus  et  les  textes  parallèles 
rentrent  sans  elforl  dans  la  perspective  du  Christ  et 
dans  la  conception  évangéliquedu  royaume  de  Dieu. 
En  outre,  aupointde  vue  spécial  du  Tu  es  Petrus, 
la  critique  interne  permet  de  relever,  dans  l'hypo- 
thèse rédactionnelle  de  M.  Loisy,  une  invraisem- 
blance grave. 

Comme  nous  l'avons  déjà  constaté,  la  réponse  de 
Jésus  à  Pierre  est  saturée  de  formules  juives.  Cer- 
taines paroles  sonlempruntées  à  l'Ancien  Testament: 
les  clefs  du  royaume,  les  portes  de  l'enfer.  D'autres 
sont  empruntées  au  rabbinisme  :  le  pouvoir  de  lier 
et  rfé/i'er.  D'autres  sont  empruntées  au  langage  pales- 
tinien :  comme  Bar  Jona,  pour  signifier  «  fils  de 
Jona  »,  ou  la  chair  et  le  sang,  pour  désigner  «  la 
nature  humaine  ».  Enfin,  la  déclaration  capitale, 
Ta   es  Petrus,  consiste  en  un  jeu  de  mots  araméen 


sur  le  nom  de  Pieire,  h'éfa,  jeu  de  mots  qui  ne  S( 
retrouve  qu'à  demi  en  grec.  Bref,  la  couleur  juive  di  1 
morceau  tout  entier  est  manifeste,  et  nous  y  avon;i 
trouvé  une  explication  probable  et  plausible  du  si  j 
lence  de  Marc  et  de  Luc,  c'est-à-ilire  de  deux  évan-l] 
gélistes  qui  s'adressaient  directement  à  des  lecteurs  1 
gréco-romains,  et  ne  prétendaient  pas  reproduire  ur 
écrit  antérieur. 

Mais,  dans  l'hypothèse  de  l'origine  ecclésiastique 
le  Tu  es  Petrus  se  serait  peu  à  peu  élaboré  vers  1; 
lin  du  premier  siècle,  alors  que  le  christianisme  fai 
sait  la  conquête  de  la  gentilité;  alors  que  l'Eglist 
presque  entière  parlait  grec;  alors  que  les  chrétien; 
(non  schismatiques)  de  langue  araméenne  n'étaieni 
plus  qu'une  minorité  intime  et  sans  infiuence. 
Comment  donc,  à  une  telle  date,  en  de  telles  cir- 
constances, la  formule  où  s'exprimait  la  nouvetU 
tendance  hiérarchique  de  l'Eglise,  la  formule  du 
catholicisme  naissant,  aurait-elle  porté  ce  cachel 
primitif,  cette  saveur  galiléenne,  cet  aspect  malaist 
à  comprendre  pour  des  hommes  venus  du  paganisme 
et  de  l'hellénisme? 

On  ne  [leut  sérieusement  parler  ici  de  fiction  ha- 
bile, d'archaïsme  artificiel.  Rien  n'est  plus  étranger 
aux  mœurs  littéraires  des  évangélistes.  Souvent,  au 
contraire,  ils  traduisent  une  formule  araméenne  de 
Jésus  par  quelque  locution  équivalente,  plus  acces- 
sible au  lecteur  de  langue  grecque.  Mais  ils  ne  son- 
gent pas  à  costumer  en  style  palestinien  telle  ou 
telle  parole,  pour  la  rendre  plus  vraisemblable  dans 
la  bouche  de  Jésus.  Les  critiques  incroyants  qui  ont 
déployé  l'ingéniosité  la  plus  tenace,  la  plus  raflinée, 
à  surprendre,  dans  les  moindres  textes,  un  artifice 
rédactionnel,  par  exemple  M.  Firmin  Nicolabdot 
(Procédés  de  rédaction  des  trois  premiers  évangé- 
listes, p.  /17-54.  112-114,  123-129,  211-214,297-312), 
n'ont  jamais,  croyons-nous,  attribué  aux  évangé- 
listes pareil  souci  de  la  couleur  locale. 

Donc  la  prétendue  origine  ecclésiastique  du  Tu  es 
Petrus  n'est  pas  seulement  contredite  par  les  argu- 
ments qui  ruinent  le  système  de  M.  Loisy,  sur  le 
rapport  de  l'Eglise  à  l'Evangile, maiselle  est  rendue, 
en  outre,  spécialement  invraisemblable  par  le  cri- 
tère interne  appliqué  au  texte  lui-même.  L'archaïsme 
arainéen  du  Tu  es  Petrus  est  une  marque  non  équi- 
voque d'origine  primitive  et  araméenne. 

Toutefois,  ne  pourrait-on  pas  accorder  l'origine 
araméenne,  sans  reconnaître  l'origine  primitive  ? 
Certains  criti(jues  libéraux,  tels  Jean  Réville,  Au- 
guste Sabalier,  M.  Guignebert,  voient,  dans  le  Tu  es 
Petrus,  «  une  tradition  judéo-chrétienne  »  (Révillb, 
Origines  de  l'épiscopal,  p.  32,  35,  36,  39),  une  inspi- 
ration des  cercles  juduisanls  ou  éhionites  »  (Sab.v- 
TiEB,  Religions  d'autorité,  x>.  212).  Le  but  de  cette 
légende  aurait  été  de  grandir  Pierre,  l'apôtre  de  la 
circoncision,  au  détriment  de  Paul,  l'apôtre  des  gen- 
tils et  l'adversaire  du  légalisme  juif.  Quant  à  l'adop- 
tion du  texte  par  le  rédacteur  de  notre  premier 
Evangile,  c'est  chose  facilement  explicable,  observe 
M.  Guignebert  :  «  Le  premier  Evangile  est,  en  elTel, 
le  plus/»,7e'o-c/ir^/i>n  des  trois  synoptiques.»  (Manuel, 
p.  228,  229) 

Semblable  explication  rend  assurément  compte  de 
la  couleur  juive  et  palestinienne  (|u'a  le  passage 
entier  de  saint  Matthieu.  Mais,  d'autre  part,  elle  con- 
tredit à  la  tendance  caractéristique,  aux  doctrines 
parfaitement  certaines  de  notre  premier  évangile. 

Que  ce  livre  soit  un  livre/»//",  ce  n'est  pas  nous  qui 
en  disconviendrons,  puisque  nous  le  reconnaissons 
pour  être,  à  un  titre  spécial  et  authentique,  l'Evan- 
gile selon  saint  Matthieu.  Mais  «  juif  »  n'est  pas  la 
même  chose  que  «  judaïsant  ».  Nul,  à  coup  siir,  ne 
fut  lao'ms  judaisant  que   saint  Paul  :  et  cependant 


1357 


PAPAUTE 


1358 


l'apôtre  des  gentils  était  lui-même  rabbin  juif,  «  pha- 
risien et  lils  de  pliarisien  »  {Act.,  xxiii,  G).  Pareille- 
ment, le  premier  Evangile,  malgré  son  origine  juive, 
est  tout  le  contraire  d'un  évangile  judaisant  ou 
judou-chrélien. 

La  thèse  manifeste  du  premier  Évangile  peut  se 
résumer  en  ces  termes:  «  Jésus  est  le  Christ  qu'avaient 
annoncé  les  prophètes  d'Israël,  et  que,  néanmoins, 
Israël  a  criminellement  rejeté.  Voilà  pourquoi,  dé- 
sormais, la  synagogue  est  maudite:  le  royaume  de 
Dieu  est  transféré  du  peuple  juif  à  la  foule  des  gen- 
tils. »  Mainte  parole  du  Sauveur,  chez  saint  Mat- 
thieu, annonce  la  diffusion  de  l'Evangile  à  travers  le 
monde  entier,  et  prépare  la  déclaration  finale  : 
i  Enseii^nez  toutes  les  nations.  »  (.l/a(//( . ,  xxviii, 
19)  La  critique  contemporaine  a  mis  en  spécial  re- 
lief ce  caractère  universaliste  et  antijudaisant  du 
premier  Evangile. 

Contentons-nous  de  relever  deux  traits  bien  si- 
gnificatifs. La.  parabole  des  vignerons  homicides  est 
commune  aux  trois  synoptiques  (.1/arc.,  xii,  i-ia; 
Matth.,  XXI,  33  4&;  I-iic,  xx,  9-19),  et  signifie,  chez 
tous  trois,  la  réprobation  d'Israël  et  la  vocation  des 
gentils.  Mais  c'est  chez  Matthieu,  et  chez  lui  seul, 
que  la  redoutable  conclusion  est  péremptoirement 
signifiée  au  peuple  juif:  <c  C'est  pourquoi  je  vous 
dis  que  le  royaume  de  Dieu  vous  sera  ôté,  qu'il  sera 
donné  à  un  peuple  qui  en  produira  les  fruits.  » 
(Matth,,  XXI,  43)  Quant  à  lu  parabole  des  invités  au 
festin,  elle  est  racontée,  avec  quelques  variantes, 
par  saint  Matthieu  et  saint  Luc.  (Matth.,  xxii,  2-10  ; 
Luc.,  XIV,  i6-a4)  Dans  l'une  et  l'autre  relation, 
l'enseignement  est  identique  à  celui  de  la  parabole 
des  vignerons  homicides.  Mais,  là  encore,  c'est  chez 
Matthieu,  le  narrateur  juif,  et  non  pas  chez  Luc,  le 
narrateur  grec,  que  les  allusions  prophétiques  aux 
crimes  du  peuple  juif  et  à  la  chute  de  Jérusalem, 
sont  le  plus  clairement  et  le  plus  fortement  accen- 
tuées. Chez  Luc,  en  elTet,  les  invités  se  contentent 
de  trouver  des  prétextes  pour  ne  pas  venir  au  fes- 
tin :  le  châtiment  sera  que  d'autres  prendront  leur 
place.  Chez  Matthieu,  plusieurs  invités  s'emparent 
des  serviteurs  royaux,  les  outragent  et  les  mettent 
à  mort  :  justement  irrité,  le  roi  expédie  une  armée, 
fait  périr  les  coupables,  et  détruit  même  leur  ville. 
(Matth  .,  XXII,  6,  7)  Certes,  le  rédacteur  ne  cherchait 
pas  à  estomper  les  allusions  ni  à  émousser  les  traits 
pénihlespour  Israël  et  le  judaïsme.  Vraiment,  saint 
Matthieu  est  l'évangéliste  juif  de  la  réprobation 
d'Israël. 

Il  n'est  donc  pas  permis  de  représenter  le  pre- 
mier évangile  comme  «  le  plus  judéo-chrétien  des 
trois  »  synoptiques.  Il  n'est  pas  permis  de  préten- 
dre que  le  rédacteur  de  cet  évangile  ait  accueilli  le 
Tu  es  Petrus  pour  complaire  aux  «  cercles  judai- 
sants  ou  éhiunltes  »,  et  pour  faire  indirectement 
échec  à  saint  Paul,  apôtre  des  gentils  et  de  l'univer- 
salisrae.  Pareille  hypothèse  n'est  pas  seulement  gra- 
tuite: elle  est  positivement  fausse;  cur  elle  est  en 
évidente  contradiction  avec  mainte  donnée  certaine 
de  l'histoire  évangélique. 

Par  là,  se  trouve  écartée  l'origine  cbionile  et  ju- 
daisanle  du  Tu  es  Petrus;  de  même  qu'a  été  précé- 
demment écartée  son  origine  ecclésiastique.  Nous 
savons,  en  outre,  que  ni  le  contexte  médiat  ou  immé- 
diat de  saint  Matthieu,  ni  le  silence  de  saint  Marc 
et  de  saint  Luc,  ne  s'opposent  réellement  à  l'histori- 
cité de  tout  le  passage  comme  vraie  parole  du 
Christ. 

Mais  cette  longue  argumentation  défensive  était- 
elle  bien  nécessaire?  Le  fait  capital  ne  dominc-t-il 
pas  de  bien  haut  la  broussailledes  objections? 

Xous  possédons,  en  faveur  du  Tu  es  Petrus,  le  té- 


moignage immédiat  et  désintéressé  de  l'un  des 
douze  apôtres  :  témoignage  spécialement  corroboré 
par  l'archaisnie  araniéen  des  paroles,  et  par  l'ensem- 
ble des  informations  évangéliques  sur  la  personne 
et  le  rôle  de  saint  Pierre. 

Donc,  pour  nous  comme  pour  l'antiquilé  chré- 
tienne, le  Tu  es  Petrus  est  une  parole  véritable  de 
Jésus-Christ;  le  Tues  Petrus  est  a  historique  »,  et 
non  pas  n  rédactionnel  ». 

3»  Quelle  est  la  signification  littérale  des  paroles, 
dans  le  Tu  es  Petrus  ? 

Tu  es  Pierre,  et  sur  celte  pierre  je  bàtirni  mon  Eglise  ; 
et  les  portes  de  l'enter  ne  prévaudront  pas  contre  elle. 
Et  je  te  donnerai  les  clefs  du  royaume  des  cieux.  Et 
tout  ce  que  tu  auras  lié  sur  la  terre  sera  lié  dans  les 
cieux.  et  tout  ce  que  tu  auras  délie  sur  la  terre  sera  délié 
dans  les  cieux. 

Citons  M.  LoisY,  avec  lequel  nous  allons  mainte- 
nant nous  trouver  en  parfait  accord  : 

Il  n'est  vraiment  pas  nécessaire  de  prouver  que  les 
paroles  de  Jésus  s'adressent  à  Simon,  fils  de  Jonn,  qui 
doit  être  et  qui  a  été  la  pierre  fondamentale  de  l'Eglise  ; 
et  qu'elles  ne  concernent  pas  exclusivement  la  foi  de  Simon 
ou  bien  tou3  ceux  qui  pourraient  avoir  la  même  foi  que 
lui  ;  bien  moins  encore  la  pierre  peut-elle  élre  ici  le 
Christ  lui-même.  De  telles  interprétations  ont  pu  être 
proposées  por  les  anciens  commentateurs,  en  vue  de 
l'application  morale,  et  relevées  par  l'exégèse  protestante 
dans  un  intérêt  polémique;  mais,  si  l'on  veut  en  faire 
le  sens  historique  de  l'Rvangile,  ce  ne  sont  plus  que  des 
distinctions  subtiles  et  qui  font  violence  au  texte.  {Synop- 
tique.":, t.   Il,  p.  7,8) 

De  Luther  à  Febronius,  protestants  et  richériens 
ont  prétendu,  sans  perdre  leur  sérieux,  que,  d'après 
le  Tu  es  Petrus,  le  «  fondement  »  de  l'Eglise  ne  serait 
pas  l'apôtre  Pierre  ;  et  que  les  «  clefs  du  royaume  » 
n'auraient  été  spécialement  promises  à  l'apôtre  Pierre. 
(TunMBL,  Histoire  de  la  théologie  positive,  p.  iS?.- 
189.  Paris,  1906.  In-8)  Mais  le  <i  fondement  »  de 
l'Eglise  chrétienne  serait  Jésus-Christ  lui-même;  ou 
bien  la  foi  de  Pierre  en  la  divinité  du  Sauveur  ;  ou 
bien  encore  le  collège  apostolique,  représenté  par 
Pierre.  Quant  aux  «  clefs  du  royaume  »,  elles  auraient 
été  pTonùsesk  l'Eglise  universelle  en  la  personne  de 
Pierre.  Tout  cela  était  appuyé  sur  différents  textes 
patristiques,  contemporains  de  l'arianisme  ou  an- 
térieurs au  concile  d'Ephèse.  Mais  l'exégèse  protes- 
tante et  richcrienne  se  trouvait  néanmoins  seule 
responsable  de  l'invraisemblable  et  de  la  bizarrerie 
de  ces  interprétations.  En  effet,  selon  la  juste  remar- 
que de  M.  Loisy  (Synoptiques,  t.  II,  p.  7,  note  7), 
les  fragments  patristiques  mis  en  cause  étaient  des 
applications  morales  du  Tu  es  Petrus,  ou  encore  des 
accommodations  un  peu  lointaines,  qui.  générale- 
ment, ne  comportaient  aucune  exclusion  du  sens  na- 
turel et  obvie  de  notre  texte. 

Au  point  de  vue  de  l'interprétation  littérale  des 
paroles,  alTîrmer  que  le  Tti  es  Petrus  ne  regarde  pas 
saint  Pierre  lui-même,  en  tant  que  distinct  du  reste 
des  apôtres,  vraiment  c'est  défier  l'évidence.  Com- 
ment aurait-on  pu  désigner  plus  catégoriquement  la 
propre  personne  de  Pierre?  Nulle  imprécision  dans 
les  formules  :  «  Tu  es  bienheureux,  Simon  fils  de 
Jona,  car  [ce  que  tu  viens  de  dire]  ce  n'est  pas  la 
chair  ou  le  sang  qui  le  l'a  révélé...  Et  moi  je  te  dis 
que  tu  es  Pierre...  Et  je  te  donnerai  les  clefs  du 
royaume  des  cieux. ..Et  tout  ce  que  tu  auras  délié...  » 
D'autre  part,  distinguerentre  l'homme  appelé  Petros, 
et  l'homme  ou  la  chose  que  l'on  appellerait  petra, 
serait  oublier  que  Jésus,  parlant  aramcen,  n'a  pu 
formuler  semblable  distinction,  mais  a  rt  pété  deux 
fois   le    même  terme,  exactement  le  même  :  «  Tu  es 


1359 


PAPAUTE 


1360 


Rocher  {Kéfa)  et  sur  ce  Rocher  (Kéfa),  je  bàlirai 
mon  Eglise.  » 

A  vrai  dire,  la  posilion  des  vieux  protestants  et 
des  ricliériens  est,  aujourd'hui,  abandonnée  par  le 
très  grand  nombre  des  critiques.  Presque  tous  la 
qualilieraient  aisément,  avec  M  Henri  Monmbr, 
«  d'interprétation  par  trop  alamhiquée  et  tendan- 
cicise  »  {Notiijn  de  Vapostolat,  p.  i33).  Bien  rares 
deviennent  les  protestants  orthodoxes  qui  plaident 
encore  la  distinction  entre  Petros  et  petr<i,  tels 
M.  WiLLOUGHBY  C.  Allen  (A  criticiil  and  exegetical 
Commentary  on  the  Gospel  accorditig  tn  S,  Matthew, 
p.  176-180.  Edinburgh,  1907.  ln-8)  et  M.  J.  H.  Habt 
(Cephas  and  Christ  [Journal  of  theolnoical  studies, 
1907,  t.  IX,  p.  35]). 

Parmi  les  hypothèses  possibles  pour  expliquer 
petra,  M.  Hart  propose  même  une  solution  curieuse. 
Au  moment  de  la  confession  de  Pierre,  les  apôtres 
sont  censés  découvrir  dans  le  lointain  la  montagne 
où,  six  jours  plus  tard,  aura  lieu  la  transfiguration. 
Jésus  dit  à  Simon,  fils  de  Jona  :  «  Tu  es  Pierre;  et 
sur  ce  rocher  que  tu  vois  là-haut,  je  bâtirai  mon 
Eglise;  puisque  la  manifestation  de  ma  gloire  devant 
des  témoins  choisis  va  inaugurer  la  construction  de 
la  Jérusalem  immatérielle  etcéleste.  »  Pareille  hypo- 
thèse était,  à  coup  siir,  inédite.  Le  liistingué  scholar 
aura,  sans  doute,  voulu  plaisanter.  N'insistons  pas. 

Très  généralement,  les  protestants,  même  les  [dus 
conservateurs,  comme  M.  Zahn  (Dus  Evangelium  des 
Matthaeus,  p.  536-547.  Leipzig,  igoS.  In-8),  revien- 
nent à  une  exégèse  rationnelle  de  notre  texte.  Non 
pas,  certes  (on  le  verra  plus  loin),  qu'ils  soient  d'ac- 
cord avec  nous  sur  la  »  valeur  démonstrative  »  du 
/"h  PS />ei/««.  Us  contestent  le  caractère  hiérarchi- 
que et  la  durée  perpétuelle  de  la  prérogative  de 
Pierre.  Mais,  dn  moins,  ils  ne  cherchent  plus  à  dis- 
tinguer Petrosde  pctra;  ils  avouent  que,  d'après  ce 
même  texte,  l'apôtre  Pierre,  et  lui  seul,  est  le  «  fon- 
dement de  l'Eglise  0  ;  l'apôtre  Pierre,  et  lui  seul, 
reçoit  la  promesse  du  i  pouvoir  des  clefs  ». 

«  Nous  nous  plaçons  encore  ici  »,  écrivait  déjà 
P.-F.  Jalaguibh,  «  sur  le  terrain  qui  leur  est  le  plus 
favorahle  [aux  catholiques],  parce  quil  est  à  nos 
yeux  le  seul  vrai:  etnous  admettons  que  ce  passage 
renferme  une  promesse  spéciale,  faite  à  saint  Pierre.  » 
(De  l'Eglise,  p.  219.  Paris,  1899.  ln-8) 

Le  sens  littéral  des  paroles  est  donc  relativement 
facile  à  reconnaître  et  à  déterminer. 

En  premier  lieu,  Simon-Pierre  doit  être  le  fonde- 
ment de  l'Eglise  chrétienne  :  Tu  es  Pierre,  et  sur 
cette  pierreje  bâtirai  mon  Eglise. 

L'imsga  d'un  édifice  moral  bâti  sur  le  roc,  c'est-à- 
dire  sur  un  fondement  indestructible,  appartient, 
sous  diverses  formes,  à  l'Ancien  Testament  [Psalni., 
Gxviii  (Vulg.,  cxvii),  2a;  Isaïe,  xxviii,  16;  li,  1,  2], 
et  se  retrouve  dans  la  langue  évangélique.  Citons, 
au  moins,  la  clausule  fameuse  du  Sermon  sur  la  mon- 
tagne : 

Quiconque  entend  ces  miennes  paroles  et  les  met  eu 
pratique,  je  l'assimilerai  à  i  homme  prudent  qui  bâtit  sa 
maison  sur  le  roc  [îni  rr.v  r.irpv.v) .  La  pluie  tomba,  les 
euux  quittèrent  leur  lit,  le*  Tents  souftîèrent  et  firent 
ru^ife  contre  cette  maison;  et  la  maison  ne  succomba 
point  :  car  «lie  était  fondée  sur  le  roc  (t^ri  Tr,v  Trsroay). 

Et  quiconque  entend  ces  miennes  paroles  et  ne  les  met 
pas  en  pratique,  je  l'assimilerai  à  l'iiomme  insensé  qui 
bAlit  sa  maison  sur  le  sable  {iT:i  TrrJ  v^/iov) .  La  pluie 
tomba,  l'^s  eaux  quittèrent  leur  lit,  les  vents  soufflèrent 
et  firent  rage  contre  cette  m«ison;et  lamaisou  s'écroula; 
et  gland  fut  le  dcsastie.  {Malth.,  tu,  24-'27.Cf.Z.i/<r.,  ti, 
48-491 

L'édifice  moral  qui  sera  bâti  sur  l'apôtre  Pierre, 
comme  sur  une  assise  de  rocher,  n'est  autre   que   la 


communauté  visible  des  disciples  de  Jésus  :  l'Eglise 
chrétienne.  Le  terme  employé  réellement  par  le 
Christ  fut  l'un  des  mots  araméens signifiant  réunion, 
assemblée,  association.  Le  terme  correspondant, 
adopté  pnr  la  traduction  grecque,  est  le  mot  'EiwJr.fjiv., 
qui  désigne  habiluelleraent,  chez  les  Septante,  la 
communauté  religieuse  d'Israël  (en  hébreu  :  kahal). 
Donc,  nulle  équivoque  ;  dans  le  Tu  es  Petrus,  la  for- 
mule «  mon  Eglise  »  équivaut  à  celle-ci  :  ti  la  réu- 
nion de  mes  fidèles   ». 

Mgr  Batiffol  énumère  plusieurs  textes  évangéli- 
ques  où  Jésus-Christ  lui  même  se  présente  ainsi 
comme  le  chef  et  le  maître  des  adorateurs  du  vrai 
Dieu,  qui  constituent  véritablement  ses  propres  dis- 
ciples et  son  propre  troupeau  :  mon  Eglise.  {Maith., 
XI,  27-80;  xviii,  20  ;  XXIII,  37.  Cf.  Mattli.,  xiii,  4'  et 
XVI,  28,  etc.)  Fort  judicieuse  paraîtra  la  conclusion 
du  docte  prélat  : 

Jésus  est  celui  qui  appelle,  qui  rassemble,  qui  veut 
qu'on  vienne  à  lui,  qu'on  soit  avec  lui,  qui  impose  un 
joug  pareil  à  celui  de  la  Loi,  mais  doux  et  léger  comme 
celui  de  la  Loi  n'est  pas.  Il  est  tout  autant  celui  qui  peut 
détiuire  le  Temple  de  Dieu  et  le  réédifier  trois  jours  après. 
Ne  sont-ce  pas  là  autant  de  similitudes  de  l'expreviion  ; 
Je  bâtirai  mon  Eglise  ?  {Eglise  naissante,  p.  105) 

C'est  bien  la  formule  authentique  de  Jésus-Christ. 
Plus  tard,  à  l'époque  de  la  rédaction  de  notre  pre- 
mier Evangile,  les  apôtres  et  leurs  contemporains 
ne  parleront  guère  de  l'Eglise  du  Christ  (liom.,  xvi, 
16.  "  Toutes  les  Eglises  du  Christ.  »),  mais  diront 
constamment  :  l'Eglise  de  Dieu.  (E.  g.  1  Cor.,  i,  2; 
Il  Cor.,  I,  1  ;  Gai.,  I,  i3;  I  Tim.,  m,  i5) 

De  même,  l'analogie  entre  l'Eglise  et  un  édifice 
recevra,  chez  saint  Pierre  (1  Petr.,  11,  4.  5),  chez 
saint  Paul  (I  Cor.,  m,  10-17;  Efhes.,  11,  19-22),  chez 
saint  Jean  {Apoc,  xii,  ii-i4),  les  applications  les 
plus  variées  :  dans  ce  temple  spirituel,  la  pierre 
angulaire  sera  le  Christ  en  personne;  le  fondement 
sera  la  hiérarchie  apostolique;  les  pierres  vivantes 
seront  tous  les  fidèles  de  l'Eglise  chrétienne. 

La  métaphore  de  l'Evangile  demeure  plus  simple 
et  plus  archaïque  :  sur  l'apôtre  Pierre,  comme  sur 
un  roc,  Jésus  bâtira  son  Eglise. 

Le  Sauveur  continue  :  et  les  portes  de  l'enfer  ne 
prévaudront  pas  contre  elle. 

Cette  parole  alTlrme  la  pérennité  de  l'Eglise.  La 
formule  employée  admet  deux  explications  plausi- 
bles et,  du  reste,  parfaitement  équivalentes.  Les 
portes  de  l'enfer  peuvent  désigner  :  ou  bien  la  mort, 
ou  bien  le  démon. 

Si  les  portes  de  l'enfer  dési^rnent  la  mort,  le  texte, 
revient  à  ceci  :  jamais  les  portes  de  l'enfer  (du  sc/ieo/, 
del'hadès)ne  se  refermeront  sur  l'Eglise  comme 
elles  se  referment  sur  les  morts  (cf.  Jub,  x,  20-22; 
Jonas,  II,  7);  car  l'Eglise  du  Christ  ne  périra  jamais. 

Si  les  portes  de  l  enfer  désignent  le  démon,  la 
métaphore  signifie  que  jamais  la  puissance  du  mal 
ne  triomphera  de  l'Eglise,  ne  renversera  l'Eglise; 
car  l'Eglise  est  indestructible. Dans  l'Ecriture  sainte, 
les  portes  des  villes  apparaissent  comme  le  siège 
olficiel  des  princes  et  des  tribunaux  [Ruth.,  iv,  11  ; 
II  Sam.,  XIX,  8;  Psalm.,  lxix  {Vulg.  lxviii),  i3  et 
cxxvii  {Vu'g.  cxxvi),  5  ;  Prov.,  xxxi,  23];  d'où 
l'usage  d'attribuer  le  nom  de  portes  de  lu  cité  à  la 
cité  même  [Gen.,xxii,  17  ;  Jud.,\,8;  Psalm.,  lxxxvii 
(Vulg.,  Lxxxvi),2],ou  au  gouvernement  qui  la  régit. 
■Tel  est,  d'ailleurs,  le  sens  du  titre  que  nous-mêmes 
donnons  encore  à  l'Empire  turc:  la  Sublime  Porte. 
Notre  texte,  parlant  des  portes  de  l'enfer,  désigne- 
rait donc  le  démon, princedelacité infernale,  ennemi 
juré  de  l'Eglise  du  Christ  (CoRi.VY,Spicilegium  dog- 
mutico-bihlicum,  t.  I,  p.  44-45.  Gand,    1884.  In-8);  et 


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PAPAUTE 


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Jésus  annoncerait  la  victoire  de  son  Eglise  sur  le 
démon  et  l'enfer. 

D'ailleurs,  que  la  métaphore  doive  se  traduire  par  : 
u  jamais  les  portes  de  la  morl  ne  se  refermeront  sur 
l'Église  »;  ou  bien  par  :  i<  jamais  la  puissance  Jiii- 
boliqiie  ne  déirnira.  l'Eglise  »,  la  signilication  du 
passage  reste  indubitaljle.  L'Eglise  du  Christ  ne 
périra  [las,  l'Eglise  du  t:hrist  ne  sera  pas  vaincue; 
l'Eglise  du  Christ  durera  aussi  longtemps  que  le 
monde,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  l'arousie  glorieuse. 
Elle  est  construite  sur  le  roc,  et  les  portes  de  l'enfer 
ne  prévaudront   pas  contre  elle. 

Vient  ensuite  une  autre  formule  remarquable  :  et 
je  le  donnerai  les  clefs  du  royaume  des  cieu.r. 

En  pareil  contexte,  le  pouvoir  des  clefs  signilie 
l'autorité  de  l'intendant  ou  du  majordome.  Chez  Isaïe, 
par  exemple.  Dieu  marque  la  résolution  d'arracher 
à  Sobna  et  de  transmettre  à  EUacim  la  première 
charge  du  royaume,  la  préfecture  du  palais.  Or  le 
don  d'une  clef  servira  d'emblème  à  l'investiture 
d'Eliacim  : 

Je  melti'aî  sur  son  épaule  la  clef  de  la  maison    de  David  ; 
Rt,  s'il  ouvre,  nul    ne  fermera 
Et,  s'il  ferme,  nul  n'oviviira. 

(haie,  xiil,  22.  Cf.  GoitD.v.MiN,  Le  Livre  d'Iaaie.  Traduc- 
tion criti'iue,  p.  152.  Pui-is,   l'.iOô.    ln-8.| 

II' Apocalypse  reprendra  celte  métaphore  biblique 
en  l'appliquant  au  Christ  lui-même.   (Jpoc,  m,  7) 

L'intendant  ou  le  majordome  peut  admettre  dans 
le  palais,  et  il  peut  en  exclure.  Il  surveille,  il  admi- 
nistre toutes  choses,  au  nom  du  maître,  et  plus 
encore,  durant  l'absence  du  maître.  C'est  lui  qui 
détient  les  clefs  de  la  maison. 

Dans  l'Eglise  chrétienne,  qui  constituera  ici-bas  le 
royaume  de  Dieu,  sous  son  aspect  extérieur  et  social, 
qui  procurera  le  royaume  de  Dieu,  sous  son  aspect 
intérieur  et  moral  ;  qui  préparera  le  royaume  de 
Dieu,  sous  son  aspect  eschatologique  et  glorieux, 
l'apôtre  Pierre  sera  l'intendant  ou  le  majordome,  au 
nom  du  Christ  et  jusqu'à  son  retour.  Ce  sera  donc 
Pierre  qui  possédera  les  clefs  du  royaume  des  deux. 

Et,   s'il  ouvre,  nul  ne    fermera; 
Et,  s'il  ferme,  nul  n'ouvrira. 

Les  dernières  paroles  complètent  bien  la  significa- 
tion du  passage  : 

0  Et  tout  ceque  tu  auras  lié  sur  la  terresera  lié  dans 
les  cieux,  et  tout  ce  que  tu  auras  délié  sur  la  terre 
sera  délié  dans  les  cieux.  » 

Pierre  obtient  donc,  non  seulement,  le  pouvoir, de 
lier  et  délier,  mais  encore  de  le  faire  par  sentence 
efficace. 

D'abord,  le  pouvoir  de  lier  et  délier. 

«Lier  et  délier  signifient,  en  langage  rabbinique, 
défendre  et  permettre,  et  se  disent  des  décisions  for- 
mulées par  les  docteurs  dans  l'interprétation  de  la 
Loi.  Ainsi  l'école  de  Hillel  déliait  beaucoup  de  choses 
que  celle  de  Schammaï  liait.  >•  (LoisY,  Synoptiques 
■  t.  II,  p.  H)  ri. 

C'est  en  ce  sens  que  nous  disons  aujourd'hui  que 
tel  casuisteou  jurisconsulle^erme/  une  chose,  et  que 
tel  autre  la  défend.  La  formule  revient  à  dire  que  le 
premier  docteur  estime  la  chose  licite,  et  que  le  se- 
cond docteur  la  croit  illicite.  Mais  le  casuiste  ou  le 
jurisconsulte  ne  saurait  imposer  [lar  là-même  aucun 
précepte,  ni  concéder  aucune  dispense  delà  loi. 

Tout  autre  est  le  sens  dans  lequel  un  supérieur  et 
un  chef,  un  législateur  et  un  iuf;e,  permettent  ou  dé- 
fendent. Une  chose  est  prescrite,  parce  qïi'ils  la  pres- 
crivent,prohibée,i)arce  qu'ils  la  prohibent;  autorisée, 
par  qu'ils  l'autorisent.  La  sentence  est  efficace  ;  elle 
orée  une  obligation,  ou  accorde  une  faculté. 


Or,  le  pouvoir  que  le  Sauveur  promet  ô  Pierre,  c'est 
le  pouvoir  de  lier  et  délier,  Ae  défendre  et  permettre, 
par  sentence  efficace.  (Ici,  l'exégèse  de  M.  Zahn  pa- 
rait esquiver  la  signilication  littérale  et  manifeste  des 
paroles  du  Sauveur.  Das  Byaneetium  des  Matthaeus, 
p,  5/13-546) 

Tout  ce  (|ue  Pierre  aura  lié  ou  délié  sur  terre  sera 
lié  ou  délié  dans  le  ciel.  En  d'autres  termes.  Dieu 
ratifiera  et  confirmera  les  senlenccs  de  l'apôtre. Quand 
Pierre  imposera  une  obligation,  l'obligation  existera 
donc  par  le  fait  même,  et  quand  Pierre  accordera  une 
faculté, la  faculté  existera  également  par  le  fait  même. 
Bref,  la  décision  de  Pierre  sera  beaucouj)  plus  que  la 
sentence  purement  déclaratoire  du  rabbin,  du  ca- 
suiste, du  jurisconsulte. 

Ce  sera  une  décision  vraiment  autoritaire  et  juri- 
dique, une  sentence  génératrice  de  droit  et  de  de- 
voir. Tout  ce  que  tu  auras  lié  sur  la  terre  sera  lié 
dans  lescieiix.  Tout  ce  que  lu  auras  délié  sur  la  terre 
sera  délié  dans  les  cieux. 

A  vrai  dire,  tout  le  collège  apostolique  recevra  de 
Jésus  le  même  pouvoir  de  lier  et  délier  par  sentence 
efficace.  (Matth.,  xviii,  18)  Mais,  —  M.  Loisy  l'ob- 
serve avec  grande  justesse,  —  >•  il  serait  également 
arbitraire  de  soutenir,  en  partant  de  ces  textes,  que 
Matthieu  ne  connaît  pas  dans  l'Eglise  d'autre  auto- 
rité que  celle  de  Pierre,  ou  de  prétendre,  malgré  ces 
textes,  qu'il  n'attribue  à  Pierre  aucune  autorité  qui 
n'appartienne  au  même  titre  à  tous  les  autres  apô- 
tres >j.  (Synoptiques,  t.  Il,  p.  12)  Tous  les  autres  apô- 
tres, en  effet,  ont  la  puissance  de  lier  et  de  délier, 
mais  Pierre  possède  cette  puissance  avec  une  préro- 
gative supérieure  q-ii  est  propre  à  lui  seul. 

On  ne  peut  raisunnablement  en  diseonvenir,après 
avoir  étudié  de  près  la  signification  littérale  des 
paroles  dans  le  Tu  es  Petrus. 

!i°  Quelle  est  la  valeur  démonstrative  du  texte  Tu 
es  Petrus  ? 

C'est  ici  que  nous  rencontrons  pour  adversaires 
les  protestants  orthodoxes  Ils  tiennent,  en  effet, que  le 
Tu  es  Petrus  est  un  texte  authentique,  historique  et 
divinement  inspiré.  Ils  accordent  aujourd  hui  que  le 
même  passage  garantit  à  l'apôtre  Pierre  un  rôle  pri- 
vilégié, une  prérogative  de  choix.  Mais  ils  préten- 
dent que  cette  prérogative  n'était  pas  une  autorité 
gouvernante  ;  moins  encore  une  autorité  transmissi- 
ble  par  voie  <ie  succession  perpétuelle.  Notre  texte 
promettait  simplement  à  Pierre  une  part  prépondé- 
rante dans   la  prédication  initiale  du  christianisme. 

Le  Tu  es  Petrus,  d'après  M.  Jules  Bovon,  «  est  une 
promesse  positive  faite  à  Pierre,  le  premier  des 
croyants,  et  qui  reçoit  comme  tel  un  privilège  :  celui 
de  s'emi)loyer,  avant  tout  autre,  à  l'établissement  de 
l'Eglise  ».  Et  le  même  auteur  se  réfère  aux  premiers 
chapitres  du  livre  des  Actes  ('Théologie  du  Nouveau 
Testament,  t.  I,  p    46.'i.  Lausanne,  1902.  ln-8). 

l'.-F.  Jalaguier  précisait  encore  davantage  : 

Il  Le  sens  de  cette  déclaration  prophétique  et  symbo- 
lique, comme  de  toutes  les  déclarations  semblables, 
doit  se  chercher  surtout  dans  l'événement  qui  l'a 
réalisée.  Or,  cet  événement,  nous  l'avons  à  l'entrée 
de  l'histoire  apostolique,  où  nous  trouvons,  par  con- 
séquent, l'explication  la  plus  naturelle  et  la  plus  po- 
sitive qui  se  puisse  désirer  de  la  parole  du  Seigneur. 
Saint  Pierre  fut  choisi  de  Dieu  pour  ouvrir  l'Église 
aux  deux  peuples  parmi  lesquels  elle  devait  se  for- 
mer, aux  Juifs  (prédication  du  jour  de  la  Pentecôte), 
et  aux  Gentils  (vision  de  Joppé,  baptême  du  centu- 
rion Corneille).  Ainsi  s'accomplit  la  promesse  qu'il 
en  serait  le  fondement  et  qu'il  enauraitles  clefs. i(De 
l'Eglise,  p.  aig.Cf.  p.  aai) 

Tout  autre  est  le  point  de  vue  des  critiques  libé- 


1363 


PAPAUTE 


1364 


raux.  La  plupart  d'entre  eux  voient,  dans  le  Tu  ps 
Pelrus,  l'allirmation  pcreniptoire  d'une  vraie  supré- 
matie hiérarchique  reconnue  à  l'apôtre  Pierre.  C'est 
même  le  motif  principal  et  avoué  pour  lequel  beau- 
coup rejettent,  soit  l'authenticité,  soit  au  moins  l'his- 
toricité de  notre  texte.  Nul  n'est  plus  catégorique,  à 
cet  égard,  que  M.  Julius  Grill,  en  .Allemagne  (Der 
Primat  des  Peints,  p.  9-17.  Tuliingue,  190^.  In-8),  et 
que  M.  Alfred  LoisY,  en  France  (.Sj  no^/iVy»e.s,  t.  II, 
p.  9-i5),  dont  l'exégèse  concorde presqueenticremenl 
avec  celle  des  docteurs  catholiques. D'autres  critiques 
libéraux,  sans  aller  aussi  loin,  admettent,  en  grande 
partie,  la  même  interprétation.  Tels,  parmi  nos  com- 
patriotes, M.  Henri  ÂJonnieretM.  Charles  Guigne- 
bert. 

La  tignîBciition  do  ce  passade  parait  claire,  dit  M.Mon- 
NIKR.  C'est  la  personne  de  Pierre  qui  doit  servir  de  fonde- 
ment à  l'Eglise  ;  et  cette  Eglise,  étant  fondée  sur  le  roc, 
ne  succombera  point  dans  sa  lutto  contre  la  puissance  des 
ténèbres.  Pierre,  fondateur  de  l'Eglise  ouvre  et  ferme  le 
royaume  des  cieux. 

.. .  Pierre  a|.)paraît,  à  la  lumière  de  ce  passage,  comme 
le  foudeineiit  et  le  chef  de  l'Eglise,  celui  qui  admet  et  qui 
e-Tclnt.   [Xotion  de  l'apostolat,  p.  133  et  13J) 

Le  Tu  es  PeOHi, demande  à  son  tour  M.GuicNFBEnT, 
correspond-il  à  «  l'alTirmalion  catholique  )),en  ce  qui 
regarde  «  l'Eglise  et  la  primauté  de  Pierre  »'? 

Si  le  texte  est  authentique,  aucun  doute  n'est  per- 
mis. On  peut,  à  la  rigueur,  soutenir  que,  par  Eglise, 
il  faut  entendre  l'ensemble  des  lidèles,  et  non  encore 
l'organisation  ecclésiastique;  mais  la  vocation  de 
Pierre  qui, en  ce  cas,  est  certaine,  rend  cette  interpré- 
tation difficile;  et  il  faut  reconnaître  que  Jésus  a,  au 
moins,  prévu  la  constitution  de  l'Eglise,  au  sens 
catholiquedu  terme,  puisqu'il  lui  donne  un  chef  :  n'est- 
ce  pasle  commencementd'iineorganisatlon?(.U«/(He/, 
p.  226,  227) 

Les  protestants  orthodoxes  ont  raison  de  dire  que 
le  rôle  prépondérant  de  l'apôtre  Pierre,  dans  l'éta- 
blissement del'Eglise,  dans  la  prédication  initiale  du 
christianisme,  constitue  déjà  une  application,  une  vé- 
rification du  Tu  es  Petrus.  Ils  ont  raison  de  dire  que 
Pierre  lit  usage  du  pouvoir  des  c/e/i, en  ouvrant  les 
portes  de  l'Eglise:  d'abord  aux  Juifs,  parle  message 
de  la  Pentecôte  ;  puis  aux  gentils,  par  le  baptême  du 
centurion  Corneille,  après  la  vision  miraculeuse  de 
Joppé.  Mais  les  mêmes  protestants  orthodoxes  res- 
treignent arbitrairement  la  valeur  de  notre  texte, 
lorsqu'ils  prétendent  que  c'est  là  toute  la  vérification 
de  la  promesse  faite  à  Pierre,  et  que  la  prérogative 
de  Pierre  ne  comporte  rien  davantage  :  en  d'autres 
termes,  lorsqu'ils  nient  que  le  Tu  es  Petrus  garantisse 
à  Pierre  une  autorité  gouvernante,  et  que  le  rôle  de 
Pierre  soit  celui  d'un  véritable  chef  suprême  dans 
l'Eglise  du  Christ. 

Sans  doute,  la  métaphore  de  la  pierre  fondamen- 
tale pourrait  signifier  autre  chose  que  l'autorité 
gouvernante  :  elle  pourrait  s'entendre  d'une  action 
privilégiée  dans  le  premier  établissement  du  chris- 
tianisme ou  de  l'Eglise.  Mais  nous  ne  sommes  pas 
en  présence  d'une  métaphore  isolée.  Tout  le  contexte 
détermine  et  accentue  la  portée  de  chaque  parole  ; 
il  explique  la  nature  des  prérogatives  de  Pierre. 
Aussitôt  après  l'image  du  «  fondement  s  vient  celle 
des  clefs  du  royaume.  Or,  le  «  pouvoir  des  clefs  »  ne 
consiste  pas  uniquement  à  ouvrir  les  portes  de 
l'Eglise  en  deux  circonstances  particulières.  C'est 
une  locution  biblique  et  orientale,  qui  symbolise  la 
charge  d'intendant  ou  de  majordome.  En  vertu  de 
ce  «  pouvoir  des  clefs  »,  Pierre  devra  donc  régir  et 
administrer,  comme  un  fidèle  économe,  le  royaume 
de  Dieu  ici-bas;    le   régir   et   l'administrer  au  nom 


même  de  Jésus- Christ,  et  jusqu'à  son  glorieux  retour. 
Bref,  il  s'agit  d'une  fonction  stable  et  d'une  autorité 
gouvernante. Pour  mieux  corroborer  cette  interpréta- 
tion, vient  une  dernière  métaphore,  bien  expressive  : 
le  pouvoir  de  lier  et  délier  par  sentence  efficace.  Pa- 
reille formule  signifie  manifestement  le  droit  d'im- 
poser wne  obligation  ou  d'accorder  une  faculté;  en 
un  mot,  c'est  la  «  juridiction  ».  Donc  la  promesse 
formulée  par  le  Tu  es  Petrus  garantit  au  seul  apôtre 
Pierre,  en  un  degré  supérieur,  —  comme  au  prince 
des  apôtres,  —  la  «juridiction  «  ecclésiastique,  dont, 
plus  tard,  le  collège  des  «  Douze  »  recevra  tout  en- 
tier la  promesse  et  l'investiture. 

Fondement  de  l'Eglise  du  royaume  des  cieu.r, 
pouvoir  des  clefs, pouvoir  de  lier  et  délier  par  sentence 
efficace:  les  trois  métaphores  se  complètent  et  s'éclai- 
rent mutuellement.  Nulle  équivoque  n'est  possible. 
La  prérogative  de  Pierre  consiste  bien  dans  une 
autorité  gouvernante,  et  dans  le  rôle  de  chef  suprême. 
Par  voie  dogmatique,  nous  apprendrons  la  mesure 
exacte  des  pouvoirs  du  chef  dt  l'Église  et  le  sens 
total  du  Tu  es  Petrus.Par  Ve-aégèse  purement  ration- 
nelle de  ce  texte,  nous  arrivons  à  la  notion  «  généri- 
que »  de  cliefsuprême  :  notion  qui  peut  s'appliquer  à 
des  prérogatives  très  inégales.  Ainsi,  dans  l'ordre 
politique,  le  nom  de  roi  désigne  également  un  souve- 
rain absolu  et  un  souverain  constitutionnel.  Présen- 
tement, donc,  nous  constatons  que  la  simple  étude 
critique  du  Ta  es  Peints  fait  discerner  en  saint  Pierre 
le  chef  (nécessaire  et  perpétuel)  de  l'Eglise  :  quoi 
qu'il  en  soit  des  attributions  plus  ou  moins  larges 
de  ce  chef  suprême. 

Du  texte  Tu  es  Petrus,  il  résulte  que  le  privilège 
hiérarchique  de  l'apôtre  Pierre  sera,  dans  l'Eglise, 
un  principat  nécessaire  et  un  principal  transmissible 
par  voie  de  succession  perpétuelle.  Ce  double  carac- 
tère doit  sembler  hors  de  doute  à  quiconque  admet 
que  la  métaphore  de  la  «  pierre  fondamentale  »,  ex- 
pliquée par  tout  le  contexte,  désigne  véritablement 
une  autorité  gouvernante  et  le  pouvoir  du  chef. 

A'écessaire  est,  en  elfet,  l'autorité  du  prince  des 
apôtres,  pour  que  l'Eglise  demeure  constituée  d'une 
manière  conforme  aux  intentions  de  Jésus-Christ.  La 
société  des  lidèles  s'écarterait  gravement  de  la  vo- 
lonté de  son  divin  Fondateur;  elle  détruirait,  ou 
rendrait  illégitime,  sa  propre  organisation,  si  elle 
venait  à  répudier  l'autorité  gouvernante  ()ui  est  sa 
pierre  fondamentale.  Ainsi  croulerait  et  s'elTondrerait 
une  maison,  violemment  détachée  du  roc  sur  lequel 
on  l'aurait  construite.  La  formule  évangélique  est 
ici  d'un  relief  saisissant:  Tic  es  Pierre,  et,  sur  cette 
pierre,  je  hâ tirai  mon  Eglise. 

Un  document,  qui  semble  remonter  au  deuxième 
siècle,  paraphrase  en  ces  termes  le  Tu  es  Petrus  : 

a  Personne  ne  sera  plus  élevé  ([ne  toi  et  ton  siège: 
et  celui  qui  ne  participera  pas  à  ton  trône,  sa  main 
sera  rejetée  et  non  acceptée.  «[Eug.  Revillout,  L'Evan- 
gile des  douze  apôtres  récemment  découvert,  (lieviie 
biblique,  1904,  p.  324.  Cf.  p.  323)  Nous  avons  déjà 
noté  plus  haut  que  lidenlité  n'est  pas  indiscutable 
entre  l'Evangile  des  douze  apdlres,datanl  du  second 
siècle,  et  le  très  curieux  document  publié  par 
M.  Revillout.] 

D'autre  part,  notre  texte  alTirme  la  pérennité  de 
l'Eglise  chrétienne.  Malgré  toutes  les  causes  d'échec 
ou  de  destruction,  l'Eglise  durera  jusqu'au  retour 
glorieux  du  Sauveur,  jusqu'à  la  consommation  des 
siècles.  Construite  sur  le  roc,  l'Eglise  défiera  la  puis- 
sance des  ténèbres  (le  démon  ou  la  mort)  :  et  les 
portes  de  l'enfer  ne  prévaudront  pas  contre  elle. 

Mais  la  pérennité  de  l'édifice  comporte  la  péren- 
nité du  fondement.  Si  la  maison  doit  subsister  jus- 
qu'à la  consommation  des  siècles,  le  rocher  qui  lui 


1365 


PAPAUTÉ 


1366 


sert  de  base,  la  [lieri-e  fonilamentale,  devra  pareillc- 
meiil  durer  jusqu'à  la  consommation  des  siècles. 

Et,  puisque  la  pierre  fondamentale  est  l'autoiité 
gouvernante  du  prince  des  apôtres,  il  en  résulte, 
d'une  manière  obvie,  que  cette  autorité  gouvernante 
durera  aussi  longtemps  que  l'Eglise  elle-même,  c'est- 
à-dire  jusqu'à  la  lin  des  temps.  Le  principal  de 
Pierre  sera  donc  transniissihle  par  voie  de  succession 
perpétuelle. 

Ainsi  le  veut  la  nature  même  des  choses.  Tout 
pouvoir  permanent  exige  que,  par  la  succession 
continue  et  légitime  de  ses  titulaires,  subsiste  la 
même  personne  morale  et  juri(lii[ue.  Si  donc  l'auto- 
rité gouvernante  de  Pierre  doit  durer  jusqu'à  l'épo- 
que mystérieuse  de  la  lin  du  monde,  et  si  l'apùtre 
Pierre  doit  mourir  avant  le  triomphal  retour  de 
Jésus,  l'autorité  gouvernante  de  Pierre  se  perpé- 
tuera, conformément  à  la  loi  générale  des  sociétés 
humaines,  chez  les  successeurs  de  Pierre. 

Les  protestants  orlbodo-^ces,  avec  M.  Zahn,  con- 
testent particulièrement  cette  conclusion,  {/his  Evan- 
geliuin  lies  Mutihaeus,  p.  5^7)  La  primauté  de 
Pierre,  déclarent-ils,  est  analogue  à  la  prérogative 
du  reste  des  apùlrcs  ;  prérogative  purement  person- 
nelle, prérogative  ne  comportant  pas  de  successeurs  : 
puisqu'elle  a  pour  objet  la  prédication  initiale  et  le 
premier  établissement  du  christianisme, 

C'est  là  simplilier  outre  mesure  la  prérogative 
apostolii]ue.  Cette  prérogative,  d'après  les  textes, 
conférait  un  double  rôle:  celui  de  jondateurs  et 
celui  àe  pasteurs,  dans  l'Eglise  du  Christ.  Au  rôle 
de  fondateurs,  se  rattachait  tout  un  ensemble  de  pri- 
vilèges extraordinaires,  qui  devaient  disparaître 
avec  la  personne  même  des  apôtres.  Mais  au  rôle  de 
pusteuis,  correspondaient  une  autorité  enseignante, 
une  fonction  gouvernante,  qui  devaient  durer, 
comme  l'Eglise  elle-même,  jusqu'à  la  consommation 
des  siècles,  et  donc  se  transmettre  par  voie  de  suc- 
cession perpétuelle.  (Maitk.,  xxviii,  18-20.  Cf.  xviii, 
|8)  C'est  en  ce  sens  que  les  évêques  monarchiques 
devinrent  légitimement  les  successeurs  des  apôtres. 
L'histoire  de  la  première  antiquité  chrétienne  expli- 
qiie  et  détermine  ici  la  portée  des  textes  cvangé- 
liques. 

Or,  la  prérogative  spéciale  de  l'apôtre  Pierre, 
décrite  par  le  Tu  es  Petrus,  est  loin  de  se  rapporter 
uniquement  à  la  première  fondation  de  l'Eglise,  à  la 
prédication  initiale  du  christianisme.  Par  consé- 
quent, on  ne  peut  l'assimiler  aux  privilèges  person- 
nels des  apôtres,  à  la  fonction  extraordinaire  et 
transitoire  de  l'apostolat.  Mais  la  prérogative  de 
Pierre  est  une  autorité  gouvernante,  le  rôle  de  chef 
suprême:  c'est-à-dire  une  fonction  qui,  par  sa  nature 
même  et  par  l'indication  positive  du  texte,  comporte 
une  durée  permanente  et  une  succession  perpétuelle: 
exactement  comme  l'autorité  pastorale  du  collège 
aposloli(iue. 

Si,  oubliant  le  cadre  restreint  de  notre  élude,  nous 
interrogions  les  textes  et  les  faits  de  la  période  qui 
suit  immédiatement  l'âge  apostolique  :  Clément  de 
Rome,  Ignace  d'Anlioche,  Polycarpe,  Hégésippe, 
Denys  de  Gorinthe,  Aberkios,  Irénée,  Victor,  nous 
constaterions  comment  la  prérogative  de  Pierre  a 
été  reconnue,  dès  l'origine,  pour  une  fonction  per- 
manente, pour  une  fonction  légitimement  Iransmis- 
sible.  Bref,  l'histoire  de  la  première  antiquité  chré- 
tienne, expliquerait  et  déterminerait,  ici  encore,  la 
portée  du  texte  évangélique. 

A  cet  égard,  plusieurs  critiques  libéraux  nous  ap- 
portent une  conliruialion  inattendue.  Le  lecteur  n'a 
pas  oublié  que  divers  savants  d'outre-Rliin  expli- 
quent l'origne  rédactionnelle  ou  l'interjiolation  tar- 
dive du  Tu  es  Pei/'us  par  l'influence  romaine.  D'après 


M.  Julius  GniLL,  notamment,  ce  texte  avait  pour  but 
d'appuyer  les  prélenlions  dominatrices  des  évêques 
de  Rome,  vers  la  (in  du  second  siècle.  (Der  Primat 
des  Petriis,  p.  ^S-^y)  C'est  reconnaître,  au  moins, 
que  le  Tu  ts  Petrus  ne  siguitie  pas  un  prérogative 
exclusivement  personnelle  à  l'apôtre  Pierre,  mais 
une  prérogative  durable  et  perpétuelle.  C'est  recon- 
naître que   le    Tu  es  Petrus  donne  bien  à  entendre 

j   c|u'il  y  aura  des  successeurs  de  Pierre,  légitimes  hé- 
ritiers de  sa  prérogative. 

Telle  est  également  l'opinion  de  M.  Loisv,  le<iuel 
place  à  la  lin  du  premier  siècle  l'origine  rédaction- 

I    nelle  du  Tu  es  Petrus  ; 

I  Si  r^vungéliste  n'a  pus  seulenieitt  en  vue  la  personne 
I  do  Simon-Fieire,  ce  n^est  pas  pour  lui  dénier  le  pouvoir 
1  qu'il  a  exercé  dans  1  Église  ;  c'est  poree  qu'il  est  préoc- 
i  cujié  du  pouvoir  niême  autant  (jue  de  la  personne,  il  n'a 
pus  songé  à  une  inlluence,  à  une  autorité,  jt  une  uction 
qui  devaient  dîspuraitre  arec  l'epôtie  lui-n:ènie,  et  qui 
n'aui'uient  plus  été,  en  son  temps,  qu'un  souvenir  déjà 
lointain.  Siino!i-Pierre  n'est  pas  que  le  fondement  liisto- 
l'ique  de  l'Eglise,  il  est  le  fondement  actuel  et  perma- 
nent ;  il  vit  encore,  uux  yeux  de  Matthieu,  duns  une  puis- 
sance qui  lie  et  délie,  (pii  délient  les  clefs  du  lîoyaume, 
et  qui  e^t  l'autorité  i\o  V  t^\\&&  elle-même,  non  jias  sans 
doute  son  autorité  dilTuse,  le  régime  particulier  des  com- 
munuulés,  mids  une  autorité  générale  et  distincte,  qui  est 
uux  autorités  pai  ticulieres  ce  que  Simon-I'ierre  a  été  par 
rapport  aux  disciples  et  à  Paul  lui-même.  I/intérèt  que 
l'évan^élisle  prend  ou  chef  des  apôtres  n'est  pus  seule- 
ment rétrospectif  mais  actuel  ;  il  n'a  pour  objet  le 
passé  que  dans  la  mesure  où  le  passé  importe  au  pré- 
sent ;  il  atleale  que  Pierre  vit  encore  que'cpie  part.  Une 
ti'ndilion  (le  Pierre,  qui  importe  à  toute  l'Église,  subsiste 
dans  lEglise.  Les  critiques  qui  voient  dans  ce  passage 
de  Matthieu  le  plus  ancien  témoignage  des  prétentions 
de  l'Eglise  romaine  rencontrent  rinter']>rétution  catholi- 
que du  texte. 

,  .  ,  Ce  n'est  pas  sans  cause  que  la  tradition  cat/iolii/ue  a 
fondé  sur  ce  texte  le  dof^me  de  la  primauté  romaine.  La 
conscience  de  celte  primauté  inspire  tout  le  développe- 
ment de  Matthieu,  qui  n'a  pas  eu  seulement  en  vue  la 
personne  historique  de  Simon,  uiuis  aussi  la  succession 
truditionnelle  de  Simon-Pierre.  !  Synoptiques  t.  II,  p.  0, 
10,  13.  C'est  nous-mêmes  qui  avons  souligné  quelques 
mots  ) 

Nous  ne  nous  méprendrons  assurément  pas  sur  le 
point  de  vue  de  M.  Loisy.  Du  moins  constaterons- 
nous  que  son  interprétation  corrobore,  avec  un  sin- 
gulier relief,  la  a  valeur  démonstrative  «  du  Tu  es 
Petrus. 

Texte  authentique  en  saint  Matthieu,  parole  histo- 
rique de  Jésus-Christ,  le  Tu  es  Petrus  garantit  donc 
à  Pierre  le  rôle  de  chef  suprême  dans  l'Eglise:  un 
principal  nécessaire;  un  principal  Iransmissible  par 
voie  de  succession  perpétuelle. 

C'est  le  témoignage  capital  en  faveur  de  la  pri- 
mauté de  saint  Pierre  dans  le  jXouveau  Testann  nt. 

III.  —  Les  auti'ea  textes  évangéliques 

r  Le  texte  Confirma   fratres  tuos  (Luc,  xxii,  3  r,  82) 

Ft  le  Seigneur  dit  :  Simon,  Simon,  voici  que  Satan  vous 
a  réclamés  pour  vous  cribler  comme  le  froment.  Mais  j'ai 
prié  pour  toi  afin  que  ta  foi  ne  défaille  pas  ;  et  toi-même, 
à  ton  tour  \_ou  :  quand  tu  seras  converti],  affermis  tes 
frères. 

Aucune  controverse  particulière  sur  l'authenticité 
ou  l'historicité  de  ce  texte  dans  le  récit  du  troisième 
évangéliste,  saint  Luc. 

Aucune  incertitude  véritable  sur  la  signification 
littérale  du  passage.  A  propos  de  la  locution  y.y.'t  m 
7IÎT5  lTti7Tyj£f«;,  les  uus  croieut  devoir  traduire  par  à 
ton  tour,  sens  que  suggérerait  une  analogie  hébra'i- 
que  ou  araméenne,  iandis  que  les  autres  voient  dans 


1367 


PAPAUTÉ 


1368 


1*  contexte  qui  précède  et  qui  suit  un  motif  de  regar- 
der ces  mois  comme  une  allusion  à  la  future  défail- 
lance de  Pierre  durant  la  Passion  et  traduisent  par 
l'incidente  :  quand  tu  .seras  con\'erti.  Mais  la  diver- 
gence n'importe  nullement  à  la  valeur  probante  du 
texte  quant  à  la  prérogative  de  Simon-Pierre.  D'au- 
tre part,  certains  exégèles  attribuent  au  mol  jot, 
dans  le  même  passage,  le  sens  de  confiance,  ou  plu- 
tôt de  fidélité,  indiqué  par  le  contexte.  Mais,  loin 
d'exclure  le  sens  de  ciuyaiice  au  lémoignai;e  divin 
dont  Jésus  est  le  messager,  l'idée  de  confiance  en 
Jésus  et  de  fidélité  à  Jésus  enveloppe  nécessairement 
la  croyance  aux  cboses  qu'il  enseigne  et,  d'abord,  à 
la  vérité  de  sa  mission  divine.  Il  s'agit  donc  bien 
dos  périls,que  subira  la  foi  des  disciples  du  Christ 
et  du  rôle  dévolu  à  Pierre  pour  les  alfermir  dans  la 
conservation  de  cette  /bi  et  de  cette  vérité.  Considéré 
dans  sa  teneur  essentielle,  le  texte  Confirma  fratres 
tuos  est  d'une  signilioation  claire  et  indubitable. 

Le  démon  va  multiplier  ses  efforts  pour  ruiner, 
dans  la  société  des  disciples  du  Sauveur,  la  croyance 
à  la  mission  divine  de  .Jésus  et  aux  autres  vérités 
que  contient  sa  prédication.  L'effort  de  l'esprit  du 
mal  pourrait  bien  ébranler  la  foi  des  croyants,  leur 
fidélité  au  Maître  et  à  sa  doctrine.  Mais  Jésus  a  spé- 
cialement prié,  de  sa  prière  toute-puissante,  pour  que 
la  foi  de  Simon  Pierre  demeure  intangible,  et  {à  son 
tour,  ou  quand  il  sera  converti)  Simon-Pierre  aura 
pour  tâche  de  ralTermir,  de  guider  et  de  conOrraer 
ses  frères  dans  la  /idelite  au  Christ,  dans  la  croyance 
authentique  à  sa  mission  et  à  ses  enseignements. 

Rapprochons  le  Confirma  fratres  tuos  du  texte 
Tu  es  Petrus.  La  tâche  de  confirmer  ses  frères  dans 
leur  attachement  au  Sauveur  et  à  la  doctrine  du 
Sauveur  est  manifestement  l'un  des  aspects  de  la 
haute  prérogative  déjà  signiUée  par  la  triple  image 
du  Fondement  perpétuel  de  l'Eglise,  àel»  possession 
des  clefs  du  royaume  des  deux  et  du  pouvoir  de 
lier  et  délier  par  sentence  efficace.  Le  privilège  indi- 
qué par  le  Confirma  fratres  tuos  concerne  plus  spé- 
cialement la  charge  d'enseigner  la  doctrine,  de  main- 
tenir les  âmes  dans  la  vérité  du  Christ.  Pour  cette 
tâche,  est  promise  à  Simon-Pierre,  en  vertu  de  la 
divine  prière  de  Jésus  lui-même,  une  assistance 
souveraine  qui  le  préservera  d'enseigner  l'erreur  et 
lui  permettra  de  confirmer  ses  frères. 

Texte  de  haute  valeur  et  riche  de  magnifiques  pro- 
messes pour  la  primauté  de  l'apôtre  Pierre,  telle  que 
la  décrit  le  Nouveau  Testament. 

a'  Le  texte  P«sc("  oii'5  meas{Jean,  xxi,  i5,  i6,  17). 
Pais  mesagneaux.  Pais  mes  agneaux, Pais  mes  hrehis. 

TtpoCard  you. 

L'authenticité  et  l'historicité  du  texte  sont  les 
mêmes  que  celles  de  toutes  les  autres  paroles  conte- 
nues dans  le  vingt  et  unième  chapitre  de  l'Evangile 
johannique.  L'attestation  est  d'autant  plus  sûre  que 
les  critiques  qui  attribuent  ce  chapitre  à  une  autre 
origine  que  le  Quatrième  Evangile  ne  sont  autres 
que  les  adversaires  de  l'historicité  du  Quatrième 
Evangile  :  et,  d'après  eux,  le  chapitre  additionnel 
enregistre  une  tradition  analogue  à  la  tradition 
synoptique,  c'est-à-dire  antérieure  à  la  composition 
(artificielle  el  symbolique,  selon  leur  sj'stème)  du 
Quatrième  Evangile  et  d'un  caractère  beaucoup  plus 
historique.  Outre  les  arguments  qui  prouvent,  en 
saine  eyégèse,  l'authenticité  et  l'historicité  du  Qua- 
trième Evangile,  notre  texte  aura  donc  en  sa  faveur 
l'aveu  accordé  à  sa  valeur  d'historicité  par  les  con- 
tradicteurs mêmes  des  faits  rapportés  dans  ie  reste 
de  l'Evangile  johannique. 

La  démonstration  qui  a  été  faite,  dans  l'article 
Jiîsus-Christ,  au  sujet  de  la  Résurrection  corporelle 


de  Notre-Seigneur  établit  combien  est  abusive  et 
injustifiée  la  fin  de  non-recevoir  en  vertu  de  laquelle 
les  rationalistes  prétendent  écarter  comme  légen- 
daire toute  parole  de  Jésus  ressuscité  pour  le  seul 
motif  que  les  textes  (même  primitifs)  attriliuent 
cette  parole  au  Sauveur  ressuscité.  Apriorisme  anti- 
scieulilique  au  premier  chef.  Le  fait  de  la  Résurrec- 
tion de  Jésus  est  historiquement  établi.  De  même, 
plusieurs  paroles  de  Jésus,  depuis  sa  Résurrection, 
sont  historiquement  attestées.  Parmi  elles,  le  Pasce 
oves  meas. 

Il  n'est  pas  besoin  de  longs  commentaires  pour 
mettre  en  relief  la  valeur  probante  du  texte.  Jésus- 
Christ  ressuscité  confère  à  l'apùtre  Pierre  la  charge 
de  régir  le  troupeau  tout  entier  de  ses  disciples. 
Le  troupeau  tout  entier  :  agneaux  et  brebis,  fidèles 
et  pasteurs  de  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie,  sont 
placés  ensemble  sous  la  houlette  du  même  berger, 
le  prince  des  apôtres,  déjà  désigné  par  le  Tu  es 
Petrus  el  le  Confirma  fratres  tuos.  L'emploi  de 
l'image  du  troupeau  pour  désigner  la  société  des 
disciples  du  Christ  appartient  déjà  au  langage  évan- 
gclique,  el,  plus  spécialement,  au  Quatrième  Evan- 
gile, où  nous  trouvons  la  touchante  allégorie  du 
Bon  Pasteur  (./(JrtH.,  X,  i4-i6).  Le  tenue  Boaxi,  7t5i>»cv!, 
adopté  par  Jésus  dans  notre  texte,  signifie:  dirige, 
fais  paitre  (le  troupeau),  et  indique  sans  contesta- 
lion  possible  la  transmission  d'un  pouvoir  de  com- 
mandement. Bien  plus,  le  mot  Tisi/iat»;  est  un  terme 
reçu  pour  signifier  l'autorité  du  chef  indépendam- 
ment même  de  la  métaphore  du  pasteur  et  du  trou- 
peau. Dans  leNouveau  Testament, Troiuxiwi»  s'applique 
souvent  au  pouvoir  royal  {.Matth.,  11,6;  Apoc,  11, 
37,  xii,  5,  XIX,  i5)  et  à  la  juridiction  ecclésiastique 
{Act.,  XX,  28;  I  Petr.,  v,  2). 

Conclusion  :  Pierre  est  constitué  suprême  pasteur, 
chargé  de  régir,  de  gouverner  le  troupeau  tout 
entier  des  disciples  de  Jésus-Christ.  C'est  l'accom- 
plissement de  la  promesse  divine  par  laquelle  le 
Sauveur  lui  avait  précédemment  annoncé  une  pri- 
mauté néce^,saiie,  perpétuellement  transmissible, 
sur  l'Eglise  chrétienne,  avec  pouvoir  d'ouvrir  et  de 
fermer,  comme  de  lier  et  de  délier,  avec  mission  de 
confirmer  ses  frères  dans  la  foi.  En  un  mot,  la 
société  visible  et  permanente  des  disciples  du  Christ 
reçoit  un  organe  visible  et  permanent  de  juridiclioa 
spirituelle  et  de  magistère  doctrinal. 

Cet  organe  est  la  primauté  de  Pierre  el  de  ses 
successeurs. 

IV.  —  Les  Actes  et  les  Epîtres 

1°  Les  .ictes  des  Apôtres.  —  La  première  partie 
du  livre  des  Actes  nous  rapporte  l'histoire  du  chris- 
tianisme naissant  durant  les  douze  années  qui  suivi- 
rent l'Ascension  du  Sauveur.  Dans  ces  pages,  où  l'on 
reconnaît  des  caractères  spécialement  frappants  d'ar- 
chaïsme juif  et  de  vérité  historique,  saint  Pierre 
apparaît  sans  conteste  comme  le  pasteur  principal 
de  la  jeune  communauté  chrétienne.  C'est  lui  qui 
parle  et  agit  au  nom  de  tous  et  qui  prend  l'initiative 
des  démarches  décisives.  Tous  les  faits  s'accordent 
aisément  avec  l'exercice  de  la  hante  prérogative  que 
lui  attribuent,  dans  l'Evangile,  le  Tu  en  Petrus,  le 
Confirma  fratres  tuos,  le  Pasce  oves  meas.  L'histoire 
primitive  de  l'Eglise  chrétienne  vérifie  positivement 
et  atteste  la  primauté  permanente  de  Pierre,  prince 
des  apôtres.  '' 

Qu'il  suffise  d'énumérer  les  diverses  mentions  du 
rôle  de  saint  Pierre  dans  tous  les  chapitres  de  la 
première  moitié  du  livre  des  Actes,  oeuvre  de  l'his- 
torien saint  Luc. 

Entre  l'Ascension  et  la  Pentecôte,  c'est  Pierre  qui 


1369 


PAPAUTE 


1370 


préside  à  la  désignation  de  Mathias  pour  compléter 
le  collège  lies  Douze  et  remplacer  le  traître  Judas 
(i,  i5-26).  Au  jour  de  la  Pentecôte,  c'est  Pierre  ([ui 
prend  la  parole  et  se  comporte  comme  cljef  de  la 
communauté  chrétienne  :  le  texte  distingue  même 
Pierre  et  les  Onze,  Pierre  et  les  iiutres  a/ivtres  (ii, 
i4-/ii).  Même  rôle  de  Pierre  lors  de  la  guérison  du 
boiteux  à  la  porte  du  Temple,  puis  de  la  prédication 
au  peuple  et  de  la  nouvelle  extension  de  l'Eglise 
naissante  qui  est  la  consé(iuence  de  l'événemenl 
(m,  1-26,  IV,  1-/1).  C'est  Pierrequi,  traduit  avec  Jean 
devant  leSanliédrin  d'Israël,  rend  témoignage  ofllciel- 
lement  au  nom  de  la  communauté  entière  des  disci- 
ples de  Jésus  (iv,  5-2a).  C'est  Pierre  qui  agit  comme 
ministre  de  Dieu  et  principal  pasteur  de  l'Eglise  du 
Clirist  dans  le  châtiment  d'Ananie  et  de  Saphire  (v, 
l-ii).  C'est  Pierrequi,  une  seconde  l'ois,  comparait 
devant  leSanliédrin  et  parle  au  nom  de  toute  la  jeune 
chrétienté.  Pour  désigner  le  groupe  des  pasteurs, 
l'historien  Luc  dit  encore  :  Pierre  et  le.t  apôtres 
(v,  a^-S'i).  Pierre,  accompagné  de  Jean,  va  en  Samarie 
imposer  les  mains  aux  convertis  qui  ont  été  baptisés 
par  le  diacre  Philippe,  et  c'est  Pierre  qui  prononce 
contre  Simon  le  Magicien  une  redoutable  malédic- 
tion (viii,  \!i-it\).  Pierre  accomplit  d'éclatants  mira- 
cles tandis  qu'il  visite  les  Eglises  chrétiennes,  de 
villeen  ville  (ix,  3i-43).  Pierre  remplit  un  rôle  déci- 
sif, lors  de  la  conversion  du  centurion  Corneille  et 
de  sa  famille,  en  admettant  au  sein  de  l'Eglise  du 
Christ,  conformément  à  une  lumière  reçue  d'en-haut, 
des  convertis  venus  du  paganisme  sans  avoir  passé 
par  la  circoncision  et  autres  observances  du  culte 
judaïque  (x,  i-48,  xi,  1-18).  Quand  Pierre  est  empri- 
sonné par  ordre  du  roi  Hérode  Agrippa  et  va  être 
miraculeusement  délivré  par  Dieu,  toute  l'Eglise  est 
en  prières  pour  la  libération  de  son  suprême  pas- 
teur, libération  qui  causera  aux  lidèles  une  immense 
joie  (xii,  3-17).  EnQn,  le  rôle  exercé  par  Pierre  dans 
l'assemblée  conciliaire  des  pasteurs  de  l'Eglise  à 
Jérusalem  s'interprète  aisément  comme  celle  du  pré- 
sident de  l'assemblée  (xv,  6-12). 

Dans  cet  ensemble  de  faits,  la  primauté  de  Pierre, 
fondée  sur  l'institution  du  Christ,  apparaît  en  exer- 
cice et  en  acte.  L'Eglise  naissante  possède  un  chef 
visible,  et  ce  chef  est  Pierre,  le  prince  des  apôtres. 

a"  Les  Epilres  apostoliques.  —  Les  deux  Epitres 
qui  portent  le  nom  de  l'apôtre  Pierre  ne  contiennent 
rien  que  de  parfaitement  conforme  à  la  primauté  de 
leur  auteur  dans  l'Eglise,  mais  ne  contiennent  pas  (et 
n'avaient  aucune  raison  de  contenir)  l'aUirmation  de 
cette  primauté. 

Che2  saint  Paul,  il  est  fait  mention  de  l'apôtre 
Pierre,  ou  Képhn,  et  de  son  autorité,  danslapremière 
Epitre  aux  Corinthiens  et  dans  l'Epltre  aux  Galales. 
La  manière  dont  Pierre  est  mis  en  cause,  fût-ce  avec 
l'intention  de  le  contredire,  atteste,  ou  indique,  ou 
suppose  que  Pierre  est  indubitablement  regardé 
comme  jouissant  d'une  prérogative  exceptionnelle 
dans  l'Eglise  du  Christ.  Rapproché  de  tous  les  textes 
et  de  tous  les  faits  que  nous  connaissons  déjà,  pareil 
indice  est  de  haute  valeur  pour  conlirnier  l'existence 
de  la  primauté  de  Pierre,  en  faveur  de  laquelle  les 
témoignages  indirects  corroborent  ainsi  les  témoi- 
gnages directs. 

Au  sujet  de  la  première  aux  Corinthiens  (i,  ii-i3; 
m,  3-8,  ai-a3;  ix,  4-6),  nous  ne  saurions  mieux  faire 
que  reproduire  la  juste  conclusion  du  regretté 
P.  Xavier  Roiron  dans  son  étude  sur  Saint  Paul 
témoin  de  la  primauté  de  saint  Pierre  (Recherches  de 
Science  relif^ieuse,  igiS,  p.  498  et  499)  :  «  En  résumé, 
par  la  première  aux  Corinthiens,  nous  savons  qu'aux 
yeux  de  l'Eglise  de  Corinthe,  et  bien  qu'il  n'eût  eu 
encore  aucune  relation  avec  elle,  Pierre  était  le  pre- 


mier des  apôtres,  le  plus  grand  après  le  Christ.  Ce 
point  ne  fait  pas  de  doute.  11  n'est  pas  moins  cer- 
tain que  Paul,  par  qui  nous  connaissons  l'état 
d'esprit  des  Corinthiens  à  cet  égard,  ne  tente  rien 
pour  modilier  l'idéequ'on  avait  là-bas  de  sa[ilacehors 
de  pair  dans  l'Eglise.  Au  contraire,  son  langage  est 
fait  pour  conlirmer  les  lidèles  dans  leur  manière  de 
voir.  Enlin,  il  est  au  moins  très  probable  que  les 
idées  des  Gorinlhiens  en  la  matière  n'ontpas  d'autre 
origine  que  saint  Paul  lui-même.  » 

Si  l'on  critique  chez  l'apôtre  Paul  telle  ou  telle 
manière  d'agir,  voici  quelle  sera  la  réponse  :  Paul 
n'a-l-il  pas  le  droit  de  se  comporter  comme  font  les 
autres  apôtres  et  les  frères  du  Seigneur  et  hepha, 
c'est-à-dire  Pierre  lui-même  le  prince  des  apôtres,  le 
premier  des  pasteurs  de  l'Eglise? 

Dans  l'Epître  aux  Galates,  deux  notables  frag- 
ments concernent  les  rapports  mutuels  de  Pierre  et 
de  Paul  et  leur  divergence  relative  aux  observances 
judaïques  (i,   1 1-19  ;  11,  7-14)- 

Tous  les  incidents  rapportés  au  premier  chapitre 
de  cette  Epître,  et  au  second  chapitre  ju<^qu'au  ver- 
set II,  ne  font  que  suggérer  ou  appuyer  la  même 
conclusion  qui  vient  d'être  citée  à  propos  des  textes 
de  la  première  aux  Corinthiens.  C'est  un  nouveau 
témoignage  réel,  quoique  indirect,  en  faveur  de  la 
croyance  de  la  chrétienté  naissante  à  la  primauté  de 
saint  Pierre. 

Pour  le  récit  paulinien  du  différend  d'.\ntioche 
{('•al.,  II,  Il-i4)>  on  doit  remarquer,  d'abord,  qu'il 
accuse  simplement  une  diversité  d'attitude  entre 
Pierre  et  Paul,  non  pas  une  diversité  de  doctrine  ou 
d'enseignement.  Pierre,  qui  avait  mené  la  vie  commune 
avec  des  chrétiens  venus  de  la  gentilité  sans  passer 
parla  circoncision  mosaïque,  s'était  laissé  intimider 
ensuite  par  les  envoyés  de  Jacques  de  Jérusalem  et 
n'avait  plus  voulu  prendre  ses  repas  qu'avec  les 
chrétiens  convertis  du  judaïsme  et  Udèles  aux  obser- 
vances mosaïques.  Voilà  de  quoi  Paul  crut  devoir 
blâmer  publiquement  Képha,  lui  déclarant  en  face  que 
sa  manière  d'agir  était  répréhensible.  Et  pourquoi 
répréhensible?  Non  pas  parce  que  la  docirine  de 
Pierre  sur  les  observances  judaïques  était  contraire 
à  la  doctrine  de  Paul.  Pierre,  nous  le  savons,  profes- 
sait que  les  convertis  du  mosaïsrae  pouvaient  et 
devaient  être  admis  au  baptême  sans  passer  par  la 
circoncision  juive.  Bien  plus,  Pierre,  quand  il  n'avait 
pas  devant  lui  les  judaïsants  de  l'Eglise  chrétienne 
de  Jérusalem,  s'aflranchissait  des  observances 
mosaïques  (désormais  caduques)  et  partageait  sans 
scrupule  le  genre  de  vie  des  chrétiens  venus  de  la 
gentilité.  D'où  le  reproche  de  Paul  à  Pierre  :  Toi  qui 
es  né  Juif  et  qui  vis  à  la  manière  des  gentils,  non  pas 
à  la  manière  juive,  comment  veux-tu  contraindre  les 
gentils  â  s'astreindre  aux  pratiques  judaïques .'  La 
raison  pour  laquelle  l'attitude  de  Pierre  à  Anlioche 
est  tenue  par  Paul  pour  répréhensible,  est  donc  que 
le  retour  de  Pierre  aux  observances  mosaïques,  sous 
l'empire  des  récriminations  du  groupe  judaïsant  de 
Jérusalem,  aboutissait  à  imposer  une  contrainte  abu- 
sive aux  chrétiens  convertis  de  la  gentilité.  Contrainte 
consistant  à  les  astreindre  eux-mêmes  aux  pratiques 
rituelles  du  judaïsme  s'ils  voulaient  mener  la  vie 
commune  avec  l'apôtre  Pierre  et  les  commensaux 
de  l'apôtre  Pierre.  Voilà  le  sens  indubitable  du  texte 
de  saint  Paul  sur  le  différend  d'Antioche. 

Mais  le  texte  prend  ainsi  un  grand  intérêt  du  point 
de  vue  de  la  primauté  de  saint  Pierre.  Si  l'exemple 
même  de  Pierre  équivaut  à  une  contrainte  exercée  sur 
les  convertis  de  la  gentilité;  si  cet  exemple  a  déter- 
miné d'autres  Juifs,  précédemment  en  contact  avec 
les  gentils,  à  reprendre  les  observances  mosaïques; 
bien  plus,  si  l'exemple  de  Pierre  a  déterminé,  en  ce 


1371 


PAPAUTE 


1372 


même  sens,  le  cliangement  d'altitude  d'un  apolre  des 
a-enlils  comme  Barnabe,  dont  les  Actes  nous  font 
pourtant  connaître  l'indépendance  de  caractère..., 
n'est-ce  pas  la  preuve  claire  et  certaine  de  Vautorité 
exceptionnelle  qui  appartenait  à  l'apôtre  Pierre  dans 
l'Eglise  de  Dieu,  autorité  reconnue  par  les  circoncis 
et  les  incirconcis  ?  Autoritédont  Paul  ne  conteste  pas, 
d'ailleurs,  la  légitimité,  car,  s'il  blâme  la  conduite 
pusillanime  de  Pierre,  s'il  veut  le  ramener  à  sa  pré- 
cédente manière  d'agir  en  faveur  des  convertis  de  la 
gentililé,  il  n'a  pas  un  mot  pour  metlre  en  doute  les 
droits  et  les  titres  de  saint  Pierre  à  exercer  un  tel 
ascendant  parmi  les  lidèles  et  les  pasteurs  de  la  com- 
munauté chrétienne.  (Voir  Roiron,  ibidem,  pp.  5o6- 

521) 

Donc,  la  situation  dont  témoigne  l'Epitre  aux 
Galates  concorde  positivement  avec  les  faits  qui 
nous  sont  connus  par  d'autres  textes  du  Nouveau 
Testament  :  le  Christ  Jésus  avait  institué,  pour 
régir  ici-bas  la  communauté  visible  de  son  Hglise, 
une  primauté  perpétuellement  transmissible,  une 
prérogative  enseignante 'et  gouvernante  de  suprême 
Pasteur,  dont  il  confia  le  dépôt  à  Pierre,  prince  des 
apôtres. 

Voilà  l'investiture  de  droit  divin  qui  allait  se  per- 
pétuer jusqu'à  la  consommation  des  siècles  chez  les 
évéques  de  Rome,  successeurs  légitimes  de  l'apôtre 
Pierre  en  sa  souveraine  primauté. 

Yves  db  la  Brikrk. 


LES  ORIGINES  DE  LA  PAPAUTE 

Entre  l'investiture  donnée  par  le  Seigneur  à 
Pierre  et  le  plein  exercice  de  la  souveraineté  ponti- 
licnle,  il  s'est  écoulé  des  siècles.  Ces  siècles  ont  vu  la 
venue  de  saint  Pibrrb  a  Ro.me  (cf.  cet  article),  l'éta- 
blissement d'une  lignée  sacerdotale  issue  de  lui, 
l'organisation  de  l'Eglise  locale  de  Rome  sous  un 
chef  unique,  le  rayonnement  de  l'influence  partie  de 
Rome  sur  toutes  les  Eglises  d'Occident  et  d'Orient. 

Aux  yeux  des  croyants,  ces  faits  répondent  à  la 
pensée  opérante  du  Christ,  faisant  passer  dans  le 
domaine  des  faits  les  promesses  par  lui  adressées  à 
l'apôtre  Pierre.  Gela  sans  doute  ne  peut  se  montrer 
historiquement.  Mais  ce  qui  peut  se  montrer  aux 
incroyants  mêmes,  c'est  l'exacte  conformité  de  l'insti- 
tution pontilicale,  telle  qu'elle  est  sous  nos  yeux, 
avec  l'intention  du  Christ  consignée  dans  le  Nouveau 
Testament,  et  la  continuité  du  mouvement  qui,  en 
amenant  peu  à  peu  le  successeur  de  Pierre  au  premier 
plan  de  l'histoire  chrétienne,  rattache  la  monarchie 
pontificale  à  l'intention  du  Chrlst.Mouvement  déter- 
miné non  par  des  ambitions  sacerdotales  et  par 
une  contrainte  partie  de  Rome,  mais  par  les  aspira- 
tions profondes  de  l'Eglise  universelle  vers  l'unité 
qu'a  voulue  le  Christ. 

Les  pages  suivantes,  simple  raccord  entre  les  pages 
consacrées  à  la  primauté  de  Pierre  d'après  le  Nou- 
veau Testament  et  les  pages  consacrées  au  rôle  his- 
torique de  la  Papauté,  espèrent  contribuer  à  cette 
démonstration.  Au  préjugé  rationaliste,  qui  ne  voit 
dans  la  monarchie  pontilicale  qu'un  produit  de  fac- 
teurs humains,  sans  attache  dans  la  révélation 
divine,  sans  raison  d'être  providentielle,  nous  oppo- 
sons quelques-uns  des  plus  anciens  titres  historiques 
de  la  Papauté.  Nous  ne  visons  pas  à  être  complet,  mais 
amorçons  quelques  lignes,  en  suivant  l'ordre  des 
temps. 

Le  vo  siècle,  qui  vil  la  chute  de  l'empire  d'Occident, 
vit  aussi  l'avènement  de  la  Papauté  en  tant  que  pou- 


voir politique.  C'est  vers  cette  date  que  notre  enquête 
atteint  naturellement  son  terme.  Nous  n'avons  pas 
cherché  à  marquer  une  frontière  précise  entre  les 
origines  du  pontifical  romain  et  son  histoire. 

Voici  l'ordre  du  développement  : 

//'  siècle.  Premiers  actes  du  Pontificat  romain. 

llh  siècle.  Influence  universelle  de  la  Papauté.  — 
Cartilage.  Conflit  entre  saint  Cyprien  et  le  pape 
saint  Etienne.  —  Ale.randrie  :  Origéne  et  saint  Denrs. 
—  Antioche. 

IV'  et  V'  siècles.  —  I.e  schisme  donatiste  :  concile 
d'Arles.  —  L'arianisme  :  concile  de  A'icée.  —  Les  con- 
ciles du  IV^  et  du  V  siècle. —  L'Eglise  grecque  :  saint 
Jean  Clirysostome.  —  L'Eglise  syriaque  ;  saint 
Ephreni.  —  L'Eglise  latine;  saint  Jérôme  et  saint 
Augustin.  —  Les  papes  saint  Célestin,  saint  Léon, 
saint  Hormisdas. 

Il"  siècle. —  On  a  cité  plus  haut,  art.  Eglise,  t.  I, 
p.  126^-7,  les  premiers  témoignages  oii  s'allirme  la 
prééminence  de  l'Eglise  de  Rome. 

Témoignage  de  saint  Clément  :  dès  avant  la  fin  du 
i"  siècle,  l'Eglise  de  Rome  intervient  avec  autorité 
dans  la  vie  intérieure  de  la  chrétienté  troublée  de 
Corinlhe. 

Témoignage  de  saint  ItiNACE  d'Antiochb,  au  début 
du  II'  siècle,  saluant  l'Eglise  de  Rome  comme  la  pré- 
sidente de  la  fraternité  chrétienne  —  tel  parait  bien 
être  le  sens  des  mots  -np^ySmuiv-n  t?4  à:/à.T.ri-.,  Rom., 
inscr.,  —  faisant  appel,  non  sans  une  intention  visi- 
ble, au  souvenir  des  apôtres  Pierre  et  Paul,  Rom., 
IV,  3. 

Témoignage  d'HÉGÉsii'PE,  qui  a  visité  Rome  comme 
le  centre  d'une  vie  chrétienne  intense,  et  dressé  la 
liste  de  succession  de  ses  évéques  jusqu'à  Anicet 
(ap.  EusÈBE,  //.  £■.,  IV,  XXII,  P.  G.,  XX,  3;:;). 

Témoignage  de  Denys  de  Corinthe,  qui,  dans  une 
lettre  écrite  aux  Romains,  félicite  leur  Eglise  de  con- 
server le  tombeau  des  apôlres  Pierre  et  Paul,  et  rap- 
pelle que  l'Eglise  de  Corinthe  garde  et  relit  la  lettre 
jadis  à  elle  adressée  par  Clément  de  Rome  (ap. 
Edsèbb,  h.  E.,  Il,  XXV  et  W,  xxiii,  P.  G.,  XX,  209  et 
388  B). 

Témoignage  d'ABKRKios,  le  pèlerin  d'Hiéropolis  en 
Phrygie,qui  a  visité  Rome,  contemplé  la  majesté  sou- 
veraine, vu  la  reine  aux  vêlements  d'or,  aux 
chaussures  d'or...  Voir  l'art.  Epigraphib,  par  L.  Jala- 

BKRT,  1. 1,    1^35-8. 

Ces  témoignages  trop  rares,  d'une  époque  mal  con- 
nue entre  toutes,  jettent  du  moins  quelques  lueurs  sur 
les  origines,  particulièrement  augustes,  de  l'Eglise 
romaine  et  de  son  pontifical. 

Au  temps  du  pape  Eleulhère  (175- 189),  nous  voyons 
le  prêtre  Irénée  député  à  Rome  par  les  martyrs  de 
Lyon,  avec  une  recommandation  pressante.  Ei'SÈbe, 
//.  E.,  V,  IV,  P.  G.,  XX,  44o. 

Le  nom  de  saint  Irénéb  évoque  le  souvenir  du 
témoignage  célèbre  par  lui  rendu  à  l'Eglise  romaine, 
en  quelques  mots  dont  le  grec  original  ne  nous  est 
point  parvenu  et  dont  la  version  latine  renferme  plus 
d'une  énigme.  Ils  ont  été  reproduits,  avec  leur  con- 
texte, ci-dessus,  art.  Eglise,  t.  I,  1263.  Bornons-nous 
ici  à  l'essentiel  ;  Contra  Haereses,  111,  m,  2. 

Ad  hanc  enim  Ecclesiam  propter  poliorem  princi- 
palitatem  necesse  est  omnem  convenire  Ecclesiam, 
11.  e.  eos  qui  sunt  undique  fidèles,  in  qua  semper,  ab 
his  qui  sunt  undique,  conservata  est  ea  quae  est  ab 
Apostolis  traditio. 

(Texte  de  Massuet,  reproduit  par  Migne,  P.  G.,  Vil, 
849.  —  Au  lieu  de  potiorem,  texte  du  Claromontaniis, 
d'autres  mss.  portent  potentiorem,  préféré  par  l'éd. 
Harvej'.  —  Diverses  conjectures  ont  été  propo- 
sées pour  expliquer    le   second   qui   sunt    undique. 


1573 


PAPAUTÉ 


1374 


lom  G.  MoRiN  croil  à  une  erreur  de  copiste,  ftew 
|en.,  11J08,  p.  5i5.  M.  u'Ukhihgny,  >'.  J.,  ibid.,igio, 
io3-io8,  a  conjecture.' que  le  texte  primitif  portail  : 
Ifc  liis  qui  siini  undecim  :  allusion  aux  douze  évèi|ucs 
lui  se  sont  succédé  sur  la  chaire  de  saint  Pierre  jus- 
lu'au  présent  évêque,  Eleuthère.) 

L'importance  capitale  de  ce  texte,  comme  témoi- 
l;nage  en  faveur  de  la  primauté  romaine,  n'est  point 
J:ontestée;    mais    son     exégèse    précise    soulève    de 
Ifrandes  dillicultés.dans  le  détail  desquelles  nous  ne 
Ijouvoiis  entrer  ici.   L'histoire  de  la  controverse  est 
(résumée  par  Dom  J.  Chai'Man,  Hes'ue   Hénédicline, 
|i8y5,  p.  4cj-64.  Plus  récemment,  F.  X.  Roiron,  S.  J.,  a 
(repris  la  discussion  avec  une  rigueur  quasi  mallié- 
Imatique,    Reckerclies    de    Science    religieuse,    1917, 
p.  36-5i .  Il  aboutit  à  la  traduction  suivante  :  .•  A  cette 
'  Eg'lise,  à  cause  de  sa  primauté  autoritaire,  toutes  les 
Eglises  iloivent  se  conformer...;  de  fait,  c'est  en  elle 
que  toutes  ont  gardé   la  tradition  des  Ap6tres.  »  — 
0  On  rejoint  l'interprétation  de  Massuet,  si  longtemps 
classique  parmi  les  catholiques;  c'est  la  plus  simple, 
celle  qui  se  présente   tout  d'abord  à  tout  esprit  non 
prévenu;  c'est  la  seule  aussi  qui  conserve  au  raison- 
nement de  saint  Irénée  toute  sa  valeur  et  en  écarte 
toutes  les  incohérences  ou  les  insuifisances  que  nous 
avons  signalées  dans  les  autres  hypothèses.  »  (Roi- 
ron, p.  5i)   —  Voir  encore,  sur  ce  texte,   M.  l'abbé 
L.Saltet,  [iuJleiin  de  Liliéralnre  ecclésiastique,  1920, 
p.  180-186. 

L'importance  des  paroles  d'Irénée  est  soulignée  par 
le  soin  qu'il  prend  aussitôt  après  de  dresser  la  liste 
de  succession  des  évcques  de  Rome,  soin  qu'il  ne 
prend  pour  aucune  autre  Eglise.  III,  m,  3,  8^9-851. 
Au  déclin  du  ii*  siècle,  l'observance  pascale  mit  en 
conflit  les  Eglises  d'Occident  et  d'Orient.  Tandis  que 
les  chrétientés  d'Asie,  appuyées  sur  une  tradition 
ancienne,  célébraient  la  Pàque  du  Seigneur  à  la  date 
précise  d)i  \l\  nisan,  conformément  à  la  coutume 
juive,  toutes  les  autres  chrétientés  s'autorisèrent 
d'une  tradition  apostolique  pour  célébrer  cette  fête  le 
dimanche  suivant.  Pareille  diversité  d'usages  amenait 
des  conflits.  Pour  y  mettre  un  terme,  des  synodes 
s'assemblèrent  en  Palestine,  sous  Théophile  évêque 
de  Gésarée  et  sous  Narcisse  évoque  de  Jérusalem  ; 
dans  le  Pont,  sous  l'évêque  Palmas;  en  Gaule,  en 
Osroène  et  ailleurs;  à  Rome  enfin, sous  l'évêque  Vic- 
tor (189-1  99).  L'Asie  maintint  contre  tous  son  usage 
propre,  et  Polycratk  évêque  d'Ephèse  se  Ût  l'inter- 
prète de  l'éiiiscopat  asiatique,  dans  une  lettre  adressée 
à  Victor  et  à  l'Eglise  romaine;  lettre  qu'Eusèlie  nous 
a  conservée  //.  E.,  V,  xxiv,  P.  G.,  XX,  493-497-  Après 
avoir  rappelé  les  grands  hommes  de  l'Asiechrétienne, 
l'apôtre  Philippe,  l'apôtre  Jean  qui  a  reposé  sur  la 
poitrine  du  Seigneur,  Polycarpe  de  Smyrne,  évêque 
et  martyr,  Thraséas  d'Euraénie,  Sagaris,  Papirius, 
Méliton  de  Sardes  et  autres,  après  avoir  ajouté  qu'il 
est  le  huitième  évêque  de  sa  famille  et  qu'il  a  des 
cheveux  blancs,  il  aflîrme  sa  resolution,  qui  est  celle 
des  évêques  par  lui  réunis  sur  l'invitation  de  Victor  : 
s'en  tenir  à  la  tradition  de  son  Eglise,  car  de  plus 
grands  que  lui  ont  dit  :  Mieux  vaut  obéir  à  Dieu 
qu'aiix  hommes, 

Victor  résolut  de  briser  cette  résistance;  il  déclara 
retrancher  de  la  communion  de  l'Eglise  de  Rome 
toute  Eglise  qui  n'entrerait  pas  dans  ses  vues.  Une 
mesure  si  énergique  souleva  de  vives  protestations. 
Irénée  de  Lyon  écrivit  respectueusement  à  Victor  pour 
l'engager  à  ne  pas  rompre  la  communion  avec  des 
Eglises  entières,  attachées  à  une  observance  ancienne. 
II  représenta  que  les  évêques  avant  Soter,  — Anicet, 
Pie,  Hygin,  Télesphore,  Xyste,  —  avaient  su  vivre 
en  paix  avec  des  Eglises  dont  ils  ne  partageaient  pas 
l'observance,  et  auxquelles  ils  ne  laissaient  pas  d'en- 


voyer l'Eucharistie  en  signe  de  communion;  que  déjà 
au  temps  d'Anicet  la  question  pascale  av;;il  été  sou- 
levée, lors  du  voyage  que  fit  à  Rome  le  bienheureux 
Polycarpe  évêque  de  Smyrne;  qu'Anicet  ne  put  con- 
vaincre Polycarpe  ni  Polycarpe  Anicet,  mais  qu'ils 
ne  laissèrent  pas  de  communier  ensemble,  Anicet 
cédant  à  Polycarpe  la  célébration  de  l'Eucharistie 
dans  son  Eglise.  En  quoi,  poursuit  Eiisèbe,  Irénée 
montra  qu'il  méritait  bien  son  nom  (Pacifique). 
De  fait,  les  menaces  de  Victor  paraissent  être  res- 
ées  à  l'état  de  lettre  morte.  Cependant  le   temps  Ut 


tée 


son  œuvre,  et  dès  avant  le  concile  de  Nicée,  l'obser- 
vance quartodécimane  avait  cédé  à  la  tradition  delà 
grande  Eglise.  Le  geste  de  Victor,  prenant  à  l'égard 
de  l'Asie  chrétienne  une  attitude  de  commandement 
et  parlant  de  l'excommunier,  n'en  est  pas  moins 
plein  de  sens  :  il  montre  que  la  papauté  n'était  plus 
à  naître,  au  déclin  du  11=  siècle. 

Les  historiens  étrangers  à  notre  foi  s'accordent 
généralement  à  reconnaître,  dans  l'Eglise  du  ni"  siè- 
cle, tous  les  trails  essentiels  du  catholicisme  romain. 
Ecoutons  l'un  des  représentants  les  plus  autorisésdu 
protestantisme  libéral.  Ad.  Hahnack,  Entstehung 
und  Entu-ickelung  der  Kircheiuerfassiing  und  des 
Kirclienrechts  in  den  zwei  erslen  Jahrhunderten, 
p.  119,  Leipzig,  1910  : 

Tous  les  éléments  de  l'éTalution  ultérieure  de  la  consti- 
tulioEi  de  l'Eglise  étaient,  dès  ia  fin  du  ii-  siècle,  et  mèjne 
plua  lot,  déjà  préls.  Aucun  fadeur  nouveau  ne  devait  plas 
inlcrvenir,  sauf  rem]>eieur  chrétien;  encore  une  lévoln- 
tion  ne  fut-elle  pas  nécessaire  pour  obtenir  les  résultats 
acquis  an  m",  au  iv'  et  au  v,  au  ix«  et  au  xi',  au  xvi»  et 
au  xixf  siècle.. . 

D'autre  part,  un  auteur  anglican  décrit  ainsi,  par 
le  dehors,  le  rôle  primitif  de  l'Eglise  romaine. 
H.  M.  GwATKiD,  Early  Cliurch  Ilistory  to  A .  D.  313, 
t.  II,  p.  2i3-2i4,  London,  1909  : 

Si  riiglise  de  Rome  n'était  pas  le  centre  de  la  chré- 
tienté latine  —  nous  trouverons  ce  centre  de  l'autre  coté 
de  la  mer  à  Cartilage,  —  elle  était  le  centre  du  christia- 
nisme pris  dans  son  ensemble.  Sa  position  centrale  était 
pleinement  reconnue  par  Irénée;  elle  devint  de  plus  en 
plus  définie  au  cours  des  temps,  jusqu'à  l'essor  de  Cons- 
tantino|de.  Rome  était  le  principal  et  presque  l'unique 
siège  apostolique  en  Occident.  Aussi  exerçait-elle  l'in- 
fluence plénière  d'une  grande  et  opulente  Eglise,  noble- 
ment fameuse  par  son  universelle  charité.    Dès    l'origine 

—  celle  pratique  était  déjù  ancienne  au  temps  de   Soter, 

—  elle  envoyait  ses  dons  aux  pauvres  et  aux  confesseurs 
dans  les  mines,  sur  tous  les  points  de  l'empire.  Puis 
l'Eglise  romaine  puisait  une  grande  force  dans  ses  rela- 
tions étroites  avec  l'empereur.  Le  palais  fut  toujours  sa 
citadelle,  et  «  ceux  de  la  maison  de  César  »  ses  guides  les 
plus  influents.  Des  scènes  qui  eussent  été  insignifiantes 
en  province  pouvaient,  à  Rome,  devenir  le  signal  de  la 
lutte  à  mort,  toujours  imminente  avec  le  pat,'anisme.  En 
outre,  Rome  était  le  Irait  d'union  naturel  entre  l'Orient  et 
l'Occident.  En  qualité  de  colonie  grecque  dans  la  capitale 
latine,  elle  était  le  représentant  de  la  chrétienté  occidentale 
pour  les  Orientaux,  et  l'interprète  de  la  pensée  orientale 
pour  l'Occident  latin.  Toutes  ces  causes  faisaient  de  Rom* 
le  centre  naturel  de  la  discussion.  Son  orthodoxie  était 
sans  tache.  Si  toutes  les  hérésies,  semblables  aux  flots 
de  l'Oronte  syrien,  confluaient  dans  la  grande  cifé, 
jamais  aucune  n'y  prit  sa  source.  Les  étrangers  de  tout 
pays,  qui  arrivaient  à  Rome  et  aux  tombes  des  grands 
apôtres,  étaient  accueillis  au  siège  de  Pierre  par  la  majes- 
tueuse bénédiction  d'un  Père  universel.  L'Eglise  de  Dieu 
résidant  à  Rome,  était  le  conseiller  immémorial  de  toutes 
les  Eglises;  et  le  conseil  prenait  insensiblement  l'accent 
du  commandement... 

III"  siècle.  —  Dans  les  assertions  de  Tbrtullikn 
relatives  à  l'Eglise  de  Rome,  on  ne  s'étonnera  pas 
d'avoir  à  distinguer  deux  séries  :  la  série  catholique 
et  la  série  monlaniste. 


1375 


PAPAUTÉ 


1371 


Glorieuse  Eglise  apostolique,  Rome  a  bu  la  doc- 
trine de  Pierre  et  de  Paul  avec  leur  sang;  elle  a  vu 
Jean  sortir  sain  et  sauf  d'un  bain  d'huile  bouillante. 
Clément,  ordonné  par  Pierre,  la  relie  à  la  tradition 
des  Apôtres.  Tout  semble  indiquer  que  Rome  adonné 
naissance  aux  Eglises  de  l'Afrique  latine;  elle  appa- 
raît comme  le  centre  de  la  prière  et  de  l'action.  Des 
sectaires  comme  Marciou  et  Valentin  ont  adhéré  à 
cette  Eglise,  sous  l'épiscopat  du  bienheureux  Eleu- 
Ihère,  mais  n'ont  pas  su  lui  rester  lidèles.  Ainsi 
parle  TertuUien,  peu  après  l'an  200,  dans  le  traité 
De  piaescriptione  haereticorurn,  ixxvi.xxxii.xxx; 
éd.  Oehler,  t.  Il,  p.  34,  3o,  26.  Un  peu  plus  tard,  il 
dit  encore  que  le  pouvoir  des  clefs  a  été  laissé  par 
ie  Seigneur  à  Pierre,  et  par  l'entremise  de  Pierre,  à 
l'Eglise,  Scorpiace,  x  :  Mementu  claves  (caeti)  hic 
Dominum  Petro  et  per  eum  Ecdesiae  reliqiiiase. 
Ed.  Oehler,  t.  I,  p.  523. 

Lors  du  traité  Adfersus  Praxean,\e  vent  a  tourné  : 
l'évêque  de  Rome  —  probablement  Zéphyrin,  — 
après  avoir  paru  prêter  une  oreille  favorable  aux 
prophètes  montanistes,  les  a  éconduits.  Cela  suUit 
à  ruiner  l'inlluence  delà  secte,  TertuUien  le  constate 
avec  amertume.  Pra.r.,  i,  éd.  Oehler,  t.  II,  p.  ùbl). 
Un  peu  plus  tard  —  probablement  au  temps  de  Cal- 
lisle, —  il  se  scandalise  de  l'indulgence  témoignée 
par  l'Eglise  aux  fautes  de  la  chair  et,  se  donnant  à 
lui-même  un  éclatant  démenti,  alllrme  que  Pierre  a 
reçu  du  Seigneur  le  pouvoir  de  délier  à  titre  pure- 
ment personnel,  ses  successeurs  n'en  ont  pas  hérité. 
De  padicilia,  xxi  :  Praesumis  et  ad  te  deri^'asse  sol- 
vendi  et  alligandi  potestatem,  i.e.  ad  oinnem  Eccle- 
siam  Pétri  propinqiiam  ?  Qualis  es,  everteiis  atqae 
commutans  manifestam  Domini  iittentionrm,  perso- 
naliter  hue  Petro  con/erentem?  Ed.  Oehler,  t.  I, 
p.  8/|3.  Les  titres  pompeux  et  nouveaux  que  Tertul- 
lien,  dans  ce  même  écrit,  donne  à  l'évêque  de  Rome  : 
pontifex  maximus,  episcopus  episciporum  {Pitd.,  1), 
benedictus  papa  (ib. ,  xm),  apostoliciis  (ib.,  xxi)  ne 
sont  destinés  qu'à  lancer  l'injure  avec  plus  de  force. 
Voir  notre  Théologie  de  TertuUien,  p.  216-217,  Pa''is, 
1906. 

Quant  au  témoignage  de  TertuUien  en  faveur  du 
Tu  es  Petriis,  il  est  éclatant.  On  vient  de  rencontrer, 
Scorp.,  X  et  Piid.,  xxi,  deux  textes  d'autant  plus 
notables  qu'ils  appartiennent  à  la  série  montaniste. 
Des  citations  plus  explicites  encore  se  lisent/*  aescr., 
XXII  ;  IV  Adv.  Marcion.,xi;  Adv.  Prax.,  xxi;  Monog., 
vin.  Mais  passons  outre  :  ces  textes  témoignent  en 
faveur  de  la  primauté  de  Pierre,  non  précisément  en 
faveur  de  la  primauté  romaine. 

L'histoire  des  relations  entre  saint  Cyprien  de 
Garthage  et  l'Eglise  de  Rome  est  particulièrement 
instructive.  Car  elle  montre,  d'une  part,  que,  dès  le 
milieu  du  m'  siècle  l'autorité  du  pontife  romain 
rayonnait  hors  d'Italie;  d'autre  part,  que  l'étendue 
de  ses  prérogatives  restait  discutée. 

Au  premier  plan  de  la  littérature  qui  éclaire  pour 
nous  cette  histoire,  se  présente  le  traité  De  catho- 
licae  Ecdesiae  unitate,  composé  par  saint  Cyprien 
au  commencement  de  l'année  261  pour  prémunir 
l'Eglise  d'Afrique  contre  l'entreprise  schismatique 
de  Félicissime.  Nous  en  détacherons  le  passage  cen- 
tral, IV,  éd.  Hartel,  p.  212,  8-21 3,  i3  : 

Loquiiur  Dominus  ad  Petritm...  (.Vt.,  xvi,  18-19). 
Super  unum  aedifical  Ecclesiam,et  qiiamvis  aposlolis 
omnibus  post  resurrectionem  suum  parem  potestatem 
tribuat  et  dicat...{Io.,  xx,  21-22),  tamen  ut  iinitatem 
manifestaret,  unitatis  eiusdem  originem  ab  uno  inci- 
pientem  sua  auctoritate  disposuit.  Hoc  erant  utique 
et  ceteri  apostoli  quod  fuit  Petrus,  pari  consortio 
praediti  et  honoris  et  potestatis,  sed  exordium  ab 
unitate  proficiscitur,  ut  Ecclesia   Christi  una  nions- 


tretur.  Quam  unain  Ecclesiam  etiam  in  Caniico  can\ 
ticuruni  Spiritus  sanctus  ex  persoiia  Domini  designa\ 
et  dictt...{Cant.,vi,  S).  Ilanc  Ecdesiae  unitatem  qu\ 
non  ienet.tenere  se  /idem  crédit?  qui  Ecdesiae  reni-] 
titur  et  resistit,  in  Ecclesia  se  esse  confidilp  quandoX 
et  beatiis  uposlulus  Piiulus  hoc  ipsum  doceat  et  sacra- 
mentum  unitatis  oslendat,  dicens...  {Eph.,  iv,  4.  5). 

L'intention  de  cette  page  est  très  claire.  Montrer  1 
l'Eglise  du  Christ,  qui  est  une,  résumée  dans  la  per- 
sonne de  Pierre,  comme  dans  la  source  et  le  prin- 
cipe permanent  de  son  unité;  dénoncer  le  schisme 
comme  un  attentat  contre  cette  unité  que  ie  Seigneur 
a  fondée  sur  Pierre,  sur  l'autorité  de  Pierre.  Quant 
à  la  signilication  typique  de  la  personne  de  Pierre, 
la  pensée  de  saint  Cyprien  n'est  pas  douteuse,  nous 
le  verrons. 

Cette  même  intention  ressort  avec  un  surcroît 
d'évidence  si,  au  lieu  de  s'attacher,  comme  nous  ve- 
nons de  le  faire,  à  la  vulgate  de  saint  Cyprien  (disons 
la  version  A),  on  s'attache  à  une  autre  version,  au- 
torisée par  une  tradition  ancienne  (nous  l'appelle- 
rons la  version  it);  les  traits  relatifs  à  la  primauté  ' 
de  Pierre  }■  sont  plus  accusés.  Nous  la  donnons  égale- 
!Uent,  d'après  l'apparat  criliciue  de  llartel. 

Loquitur  Dominas  ad  Petram.,.(Mt.,^vi,iè,ig).Et 
eidem  post  resurrectionem  dicit. .. (lo. ,  yixi,  i&).  Super 
illum  aedijicut  Ecclesiam  et  illi  pascendas  oves  man- 
dat.  Et  quamvis  apostolis  omnibus  parem  tribuat 
potestatem,  unam  tamen  cathedram  constiiuit,  et 
unitatis  originem  atque  ralionem  sua  auctoritate 
disposait,  /{oc  erant  utique  et  ceteri  quod  fuit  Petrus^ 
sed  priinatus  Petro  dulur,  et  una  Ecclesia  et  cathedra 
una  monstratur .  Et  pastores  sunt  omnes,  sed  grex 
unus  ostenditur,  qui  ub  apostolis  omnibus  unanimi 
consensione  pascatur.  liane  Ecdesiae  unitatem  qui 
non  tenet,  tenere  se  fidem  crédit?  Qui  cathedram  Pétri, 
super  qnem  fundata  Ecclesia  est.  deserit,  in  Ecclesia 
se  esse  confiait?  Quando  et  beatus  apostolus  Paulus 
hoc  idem  doceat  et  sacramentum  unitatis  ostendat, 
dicens...{Eph.,  iv,  4). 

Cette  deuxième  tradition  manuscrite  (suivie  par 
l'éd.  Baluze-Migne,  Z^.  /..,  IV,498-5oi)  soulève  un  pro- 
blème de  critique  dont  la  discussion  ne  saurait  trou- 
ver place  ici.  Qu'on  nous  permette  de  renvoyer  à 
notre  Théologie  de  saint  Cyprien  (sous  presse,  chez 
Beauchesne).  Disons  seulement  qu'on  peut  d'autant 
moins  l'écarter  à  la  légère,  que  tous  les  détails  por- 
tent, au  plus  haut  degré,  le  cachet  personnel  de  saint 
Cyprien.  Aussi  n'est-ce  pas  sans  vraisemblance  qu'on 
a  cru  y  reconnaître  une  deuxième  édition,  due  à  saint 
Cyprien  lui-même,  qui,  après  avoir  composé  le  De 
catholicité  Ecdesiae  unitate  en  vue  du  schisme  afri- 
cain de  Félicissime,  l'aurait  adapté  aux  besoins  de 
la  lutte  contre  le  schisme  romain  de  Novatien.  [Voir 
à  ce  propos  Dom  J.  Chapman,  dans  Revue  Béné- 
dictine, t.  XIX,  p.  246-254;  357-873  (1902);  t.  XX, 
p.  26-62  (igoS).  —  M.  l'abbé  L.  Saltbt  vient  de  com- 
battre cette  opinion,  dans  le  Bulletin  de  litt.  ecclé- 
siastique, 1920,  p.  186-206.  Il  pense  que  la  version  B 
est  d'une  main  étrangère.] 

Cependant  le  lien  que,  de  tout  temps,  la  pensée 
chrétienne  a  cru  voir  dans  cette  page  de  saint  Cyprien, 
entre  la  promesse  du  Seigneur  et  la  chaire  perma- 
nente de  Pierre,  ne  serait  pas  personnel,  mais  pure- 
ment tj'pique,  d'après  tel  critique  allemand,  prêtre 
évadé  de  l'Eglise  catholique.  Voir  Hugo  KocB,Cy prian 
und  der  roemische  Primat, dans  Texte  und  Untersu- 
chungen,  XXXV,  i,  Leipzig,  1910.  Dans  ce  livre,  qui 
est  le  manifeste  d'une  sécession,  l'auteur  s'exprime 
ainsi,  p.  1 1   : 

Le  fait  quô  le  Seigneur  commence  par  conférer  à  un 
seul,  à  Pierre,  le  même  pouvoir  qu'il  devait  plus  tord 
communiquera  tous,eatun  sigae  authentique  de  1  unité  que 


1377 


PAPAUTE 


1378 


doit  posséder  l'Eglise  du  Christ.  Tout  d'abord  il  n'y  eut 
qu'un  upiUre  investi  de  pleins  pouvoirs  ;  avec  lui  l'Eglise 
commença,  Pierre  l'ut  la  pierre  première  et  fondamenlale 
sur  laquelle  devait  s'élever  lédilîce.  L'unie  numériipie, 
au  moment  où  le  Seigneur  adressait  à  Pierre  les  paroles 
mémurahleSj  est  une  image,  un  pyml>ole,  un  type  de  l'unité 
morale  (jui.  par  la  multiplication  du  pouvoir  de  Pierre, 
doit  succéder  à  l'unile  num»''rique...  Quand  Cyjjrien  mar- 
que la  parfaile égalité  des  A]nMres,  il  nomme  Pierre;  quand 
il  fait  ressortir  sa  position  unique,  il  par-le  d'un  seul,  sans 
le  nommer.  Avec  un  seul.  l'Eglise  commença  d'exister  : 
Toilà  pourliiile  principal.  Cet  ««  fut  précisément  Pierre  : 
voilii  l'accessoire.  Cet  apôtre  devait  plus  tard  partager 
avec  d'autres  son  rang  et  son  pouvoir.  Toute  son  impor- 
tance consiste  en  ce  qu'il  fut  pour  un  temps  le  seul,  et 
par  là  même  la  figure  prophétique  de  l'unité  de  l'Eglise. 
Voilà  tout! 

La  difficulté  est  de  réconcilier  celte  explication, 
passablement  abstraite, avec  les  textes  nombreux  où 
saint  Gyprien,commentantrEvangile,  parle  de  Pierre 
comme  fondement  réel,  et  non  purement  figuratif  et 
clironologique,  de  l'Eglise  du  Glirist.  Elle  est  encore 
de  la  réconcilier  avec  les  textes  nombreux  et  très 
concrets  où  le  personnage  de  Pierre  est  mis  en  rela- 
tions expresses  avec  le  siège  de  Rome.  Elle  est  enfin 
et  surtout  de  la  réconcilier  avec  l'ensemble  de  cet 
écrit.  De  cath.  Eccl.  un.,  iv,  où  l'effort  de  Cyprien 
tend  à  rallier  les  fidèles  dispersés  du  Christ  sur  le  roc 
permanent  de  Pierre.  La  conception  du  critique  alle- 
mand arrachait  à  Dom  Chapman  cette  exclamation  : 
Oii  !  !>■  roc  étrange!  Wliat  a  funiiy  kind  of  rock.  Rei'. 
Bén.,  XXVIl,  p.  53  (igio).  Saint  Cyprien  n'a  pas  en 
vue  la  préhistoire  du  pontificat  romain,  mais  son 
histoire  présente;  non  le  rôle  initial  de  l'apôtre  Pierre, 
mais  le  rôle  permanent  du  successeur  de  Pierre, 
principe  d'unité  ecclésiastique. 

Mieux  inspiré  que  M.  Koch,  dans  un  livre  moins 
paradoxal  et  plus  durable,  le  primat  anglican  Ben- 
son  avait  parfaitement  saisi  la  portée  concrète  du 
texte  de  saint  Cyprien,  et  prenant  parti  a  j/rioii 
contre  la  version  B,  il  déclarait  que  saint  Cyprien 
n'a  pu  s'exprimer  ainsi,  car  s'exprimer  ainsi  eût  été 
souscrire  d'avance  toutes  les  thèses  romaines,  ce  que 
Cyprien  n'a  pu  faire.  Bknson,  Cyprian.  His  life.  Ilis 
times.  His  iior/i.  London,  1897,  p.  2o3  :  The  ^vords  in 
italics  admittedly  miist  be  fium  tlie  pen  of  one  n'Ito 
taught  the  cardinal  doctrine  of  tlie  Roman  see.  If 
Cyprian  ii'rnle  iliem,  he  held  lliat  doctrine.  There  is  no 
disgnising  the  fact.  Benson  n'avait  sans  doute  pas 
prévu  sous  quel  aspect  se  présenterait  un  jour,  d'un 
point  de  vue  critique,  la  thèse  de  l'authenticité  cy pria- 
nique  du  texte  B.  Son  aveu  demeure  bon  à  retenir, 
pour  nous  ramener,  du  domaine  de  la  fantaisie,  à 
celui  de  la  réalité  tangible. 

Sur  la  thèse  de  M.  H.  Koch,  voir  les  réfutations 
distinguées  dues  à  deux  prêtres  catholiques  :  Anton 
Sbitz,  Cyprian  iind  der  rîjniische  Primat,  Rcgens- 
burg,' 191 1,  et  surtout  Johann  Ehnst,  Cyprian  und 
da.'!  Papsttnm,  Mainz,  191a. 

Avant  de  quitter  le  texte  De  cath.  Eccl.  un.,  iv,  no- 
tons encore  que  le  mot  primatits  (particulier  à  la 
version  B)  se  représente  ailleurs  quatre  fois  chez 
saint  Cyprien  :  De  bon.  pat.,  xix,  p.  4'1,  i-4;  Epp., 
Lxix,8,p.  757,  i5-20  ;  Lxxi,  3,  p.  778,  1 1-17  ;  Lxxiii,a5, 
p.  798,  5-8.  Il  est  remarquable  que  ces  (jTKatre  exem- 
ples mettent  précisément  en  cause  la  primauté  du 
siège  de  Rome.  Le  premier  et  le  quatrième  exemple, 
par  le  moyen  d'une  comparaison  biblique  :  reconnaî- 
tre à  Novatien,  usurpateur  de  la  primauté  romaine, 
le  droit  de  conférer  le  baptême  chrétien,  ce  serait 
imiter  la  conduite  d'Esaii,  abandonnant  à  vil  prix 
son  droit  de  primogéniture.  Le  deuxième,  par  le 
moyen  d'une  autre  comparaison  biblique  :  les  parti- 
sans de  Novatien   sont  comparés  à  Goré,   Dalhan, 

Tome  m. 


Abiron,  pour  avoir  voulu  s'adjuger  la  primauté  dans 
l'Eglise.  Le  troisième,  plus  ouvertement  encore  : 
Cyprien  loue  l'humilité  de  Pierre,  qui,  dans  la  ques- 
tion des  rites  judaïques,  s'inclina  devant  les  raisons 
de  Paul,  au  lieu  de  revendiquer  sa  primauté  :  c'est 
pour  engager  le  pape  Etienne  à  suivre  cet  exemple, 
en  admettant  les  représentât  ion  s  des  Eglises  d'Afrique 
dans  la  question  baptismale.  On  croira  dillUilement 
que  le  lien  mis  par  le  langage  de  saint  Cyprien  entre 
ce  mot  et  le  siège  de  Rome,  à  l'exclusion  de  tout  autre 
siège,  soit  purement  fortuit.  Encore  moins  réduira- 
t-on  cette  primauté  à  un  sens  chronologique. 

Quant  au  texte  évangélique  où  le  Seigneur  promet 
de  fonder  son  Eglise  sur  Pierre,  il  se  représente  bon 
nombre  de  fois  dans  l'œuvre  de  saint  Cyprien  et  dans 
les  lettres  de  ces  correspondants.  Signalons  De  hab. 
i'irg.,  X,  p.  194,  25;  Ad  Fortun.,  xi,  p.  338,  i5;  De 
bon.  pat.,  IX,  p. /|03,  16;  Sentt.  episc.,-x.vu,  p.  444.  i  ; 
Epp.,  XXXIII,  I,  p.  566,  a;  xLiii,  5,  p.  594,  5;  lv,  8, 
p.  63o,  i  ;  9,  p.  63o,  i4;  lix,  7,  p.  674,  16;  i4,p.  683,  9; 
Lxvi,  8,  p.  782,  25;  Lxx,  3,  p.  769,  16;  lxxi,  3, 
p.  773,  11;  Lxxin,  7,  p.  783,  i4  ;  Lxxv,  16,  p.  820,  24; 
17,  p.  821,  i4.  —  Au  moins  dix-sept  exemples,  sans 
parler  d'autres  traces  plus  fugitives.  Que  l'on  prenne 
un  à  un  ces  dix-sept  exemples,  et  l'on  constatera  que, 
abstraction  faite  de  B'p.,  xxxiii,  i,  où  Pierre  fait  sim 
plement  figure  d'évêque,  il  fait  partout  figure  de  pri- 
mat, dans  ses  relations  avec  l'Eglise  universelle. 
Cette  primauté  est  plus  ou  moins  définie  selon  les 
cas,  mais  elle  assure  à  l'église  locale  de  Rome  le 
premier  rang  parmi  les  Eglises.  Ep.,  lix,  i4,  p.  683, 
9-14  :  Navigare  audent  et  ad  Pétri  cnlhedram  atqae 
ad  Ecclesiam  principalem  unde  unitas  sacerdotalis 
e.rorta  est...,  nec  cogitare  eos  esse  Romanes,  quorum 
fides  apostvlo  praedicante  laadaia  est,  ad  quos  per- 
fidia  habere  non  possit  accessum.  Voilà  ce  que  ré- 
pèlent ces  dix-sept  textes,  dont  quatorze  empruntés 
à  saint  Cyprien,  un  à  l'un  des  évéques  d'un  concile 
par  lui  présidé  (Senti,  episc,  xvii)  ;  deux  à  son  cor- 
respondant Firmilien  de  Césarée  {Ep.,  lxxv).  Le  té- 
moignage du  bouillant  évêque  de  Césarée  n'est  pas 
le  moins  remarquable  :  il  a  commencé  par  rendre 
hommage  à  la  primauté  du  successeur  de  Pierre, 
avant  de  flétrir  la  conduite  du  pape  Etienne,  qu'il 
accuse  d'avoir  trahi  son  mandat. 

Dans  ces  conditions,  on  s'étonne  que  tel  historien 
ait  cru  lire  chez  saint  Cyprien  que  le  texte  Tu  es 
Petrus  est  par  lui  «  ravi  au  successeur  de  Pierre,  pour 
être  adjugé  à  l'épiscopat  n.  J.  Turmel,  Histoire  du 
dogme  de  la  papauté,  des  origines  à  la  fin  du  iv' siè- 
cle ;  p.  i34.  Paris,  1908.  Une  contrevérité  si  mani- 
feste ne  mérite  aucune  discussion.  Sur  cet  ouvrage, 
qu'il  suUisede  renvoyer  à  l'exécution  magistrale  due 
à  M.  Y.  DE  LA  Brièkb,  Etudes,  t.  CXVII,  p.  339-35o 
(5  nov.  iyo8). 

Cependant  on  a  souvent  cru  tirer  de  ce  même 
récit  De  cath.  Eccl.  unitate  une  doctrine  ép!>;copa- 
lienne.  L'évèque  de  Rome  serait  bien  le  premier  évê- 
que de  la  chrétienté,  mais  primus  inter  pares,  sans 
aucune  primauté  de  juridiction.  Cette  doctrine,  dont 
les  critiques  anglicans  se  sont  fait  une  spécialité, 
est  rattachée  surtout  à  Cath.  Eccl.  un.,  v,  p.  2i3, 
i4-2i4, 2  : 

Quam  anitatem  tenere  firmiter  et  vindicare  dehe- 
mus,  nia.rime  episcupi  qui  in  Ecclesia  praesideiuus, 
ut  episcopatuni  quoque  ipsuni  unum  atque  indivisum 
probemus.  Nemo  fraternitatem  menducio  fallut, nenio 
fidem  veritalis  perfida  praevaricatione  corrumput. 
Episcopatus  anus  est,  cuius  a  singulis  in  sididum 
pars  tenetur. 

On  a  cru  voir  dans  ce  texteque  l'épiscopat  estuue 
sorte  de  corps  sans  tête,  une  confédération  d'égaux. 
Cette  idée  ne  résiste  pas  à  une    exégèse    atteiilivc. 

44 


1379 


PAPAUTE 


1380 


D'ai)rès  l'usage  constant  de  saint  Cyprien,  epiicopa- 
tus  désigne  le  pouvoir  épiscopal,  non  le  corps  de 
l'cpiscopat.  Voir  Catli.  Eccl.un.,  x,  p.  218,  26;  £/)/)., 
LV,  9,  p.  63o,  1  i-i3;  2^,  p.  642,  14 ;  6^3,  3;  Lxvn,  5, 
p.  739,  22  etc.  Il  serait  d'ailleurs  absurde  d'enten- 
dre que  le  corps  épiscopal  est  un  bien  que  les  cvê- 
ques  possèdent  solidairement.  Voir  sur  ce  point 
R.  P.  Kneller,  Der  heilige  Crprian  und  das  Kenn- 
zeichen  der  Kirche,  p.  61  sqq.  (ii5  Ergdnzungshefl 
zu  den  Slinuiien  ans  MariaLaach,  igii).  In  soUdiim 
est  une  expression  juridique,  dont-il  faut  demander 
la  clef  aux  juristes.  Plusieurs  personnes  possèdent 
in  solidum  un  bien  dont  la  totalité  appartient  à 
chacune  d'elles,  mais  non  à  litre  exclusif.  Telle  est 
la  définition  de  Ulpien,  Dig.,  XLV,  ir,  3;  cf.  XIII,  vi, 
5.  Tel  est  précisément  le  cas  du  pouvoir  épiscopal, 
auquel  tous  les  évèques  ont  part  simultanément. 
Voir  D.  O.  Casel,  Eine  missverstandene  SIelle 
Crprians,  dans  /«'et'.  Bénédict.,  t.  XXX,  p.  4'3-420 
(igiS).  L'objet  de  cette  possession  indivise  est  jus- 
tement le  pouvoir  découlant  de  Pierre,  comme 
Cyprien  l'explique  aussitôt  après.  Parce  que  la 
source  est  unique,  nul  n'anra  pari  aux  biens  qui  en 
découlent,  s'il  ne  communique  avec  la  source,  c'est- 
à-dire  avec  Pierre,  par  l'intermédiaire  de  ces  canaux 
réguliers  que  sont  les  évèques.  Catli.  Eccl.  un.,  v, 
p.  2i4, 2-12  : 

Ecclesia  unaest  qtiae  iiimultitudinem  latins  incre- 
mento  fecunditatis  exlenditur,  (juumodo  solis  miilti 
radii,  sed  lumen  unum,  et  rami  arhoris  multi,  sed 
rohur  unum  tenuci  radice  fundatum,  etcum  de  fonte 
uno  livi  plurimi  de/luuni,  numerositas  licel  diffusa 
videatur  e.Tundantis  copiae  targitnte,  unitas  tamen 
servatur  in  origine.  .4felle  radium  sotis  a  corpore, 
divisionem  lucis  unitas  non  capit  ;  ah  arbore  frange 
ramum,  fructus  germinare  non  polerit  :  a  fonte  prae- 
cide  rivuni,  praecisus  arescit.  Sic  et  Ecelesia  Domini 
luce  perfusa  per  orbem  totum  radios  suos  porrigit: 
unum  tamen  lumen  est  quod  uhique  diffanditur,  nec 
unitas  corporis  separatur. 

Pour  l'exposition  des  thèses  anglicanes,  voir 
J.  Fkll  et  J.  Pearson,  Annales  Cyprianici,  Oxoniae, 
1682;  H.  DoDWELL,  Dissertationes  c^prianicae, 
Oxoniae,  i684;  Benson,  Cyprian,  His  life.  /lis 
tiiiies.  His  i\ork.  London,  1897.  Tout  récemment,  le 
D"'  J.  K.  Bernard,  archevêque  anglican  de  Dublin, 
dans  un  mémoire  intitulé  :  The  Cyprianic  Doctrine 
of  tke  Ministry  (Essays  on  tlie  earty  Ilistor)  of  the 
Cliurcli  and  the  Minisiry,  ediled  by  H.  B.  Swete, 
London,  1918),  a  cru  bon  de  rajeunir  les  thèses 
anglicanes  par  des  emprunts  au  livre  de  M.  Hugo 
Koch.  On  ne  peut  pas  l'en  féliciter  beaucoup. 

La  doctrine  du  De  catholicae  Ecclesiat  unitate 
s'éclaire  à  la  lumière  de  la  correspondance  échangée 
par  sainl  Cyprien  avec  l'Eglise  de  Rom*. 

Nous  possédons  dix  lettres  échangées  entre  Rome 
et  Carthage  durant  la  vacance  du  Saint-Siège,  entre 
le  martyre  du  pape  Fabien  et  l'élection  de  son  suc- 
cesseur Corneille  ;  onze  lettres  échangées  entre 
Cyprien  et  le  pape  Corneille;  une  lettre  de  Cyprien 
au  pape  Lucius  ;  deux  lettres  au  pape  Etienne,  sans 
compter  d'autres  documents  qui  complètent  l'infor- 
mation. Examinons  ces  diverses  séries. 

10  lettres  écrites  durant  la  vacance  du  Saint-Siège 
(20  janvier  25o-mars  201).  —  Quatre  de  ces  lettres 
émanent  du  clergé  de  Rome  (viii,xxx,  xxxi,  xxxvi); 
six  émanent  de  sainl  Csprien  (ix,  xx,  xxvii,  xxvin, 
XXXV,  xxxvii).  Parmi  les  lettres  romaines,  la  pre- 
mière (vui)  ne  porte  aucun  en-tête;  les  trois  autres 
sont  adressées  Cypriano  papae,  selon  le  style  du 
temps.  Parmi  les  lettres  de  Cyprien,  quatre  (ix,  xx, 
xxvu,  xxxv)  sont  adressées  Preshyteris  et  diaconi- 
bus  Romae  consisientibus  fratribus;  les  deux  autres 


aux  prêtres  Moj'se   et  Maxime  et  aux  autres  confes- 
seurs emprisonnés  pour  la  foi. 

Cette  correspondance  montre  que  le  clergé  de 
Rome,  même  privé  de  son  chef,  a  conscience  de  son 
rôle  éminent.  A  l'Eglise  de  Carthage,  qu'au  début  il 
croit  plus  ou  moins  abandonnée  par  son  pasteur,  il 
trace  son  devoir  avec  fermeté;  à  Cyprien  lui-même, 
quand  les  raisons  de  sa  retraite  temporaire  sont 
mieux  connues,  on  ne  ménage  ni  les  félicitations  ni 
les  avis.  L'Ep.,  xxx  surtout,  due  à  la  plume  habile 
de  Novatien,  montre  Rome  étendant  sa  sollicitude 
sur  toutes  les  Eglises.  Si  l'on  assure  Cyprien  qu'il 
n'a  ici-bas  d'autre  juge  que  Dieu,  on  ne  laisse  pas 
d'affirmer  qu'à  1  évèque  de  Rome  appartient  l'initia- 
tive des  mesures  les  plus  graves,  encore  qu'il  importe 
d'en  faire  partager  la  responsabilité  à  l'opisccpat. 
De  son  côté,  Cyprien  attache  à  l'approbation  de 
Rome  un  prix  très  grand;  même  en  lempsde  vacance 
du  Saint-Siège,  il  tient  les  clercs  romains  au  cou- 
rant de  tous  les  événements  qui  intéressent  l'Eglise 
d'Afrique  et  de  sa  propre  administration. 

2"  Lettres  datant  du  pontificat  de  Corneille  (mars 
a5i-juin  253).  —  Durant  son  court  pontiticat, 
Corneille  fut  en  relations  suivies  avec  le  primat  de 
Carthage,  comme  en  témoignent  neuf  lettres  à  lui 
adressées  par  Cyprien  (xliv,  xlv,  xlvii,  xlviii,  li, 
LU,  Lvn,  Li.v,  Lx),  et  deux  lettres  qu'il  lui  écrivit 
(il,  l).  Les  lettres  de  Cyprien  portent  la  suscrip- 
lion  :  Cypriaiius  Cornelio  fratri  {à&nsVEp.,  lvii,  qui 
est  une  lettre  synodale,  les  noms  des  évèques  sié- 
geant au  synode  sont  joints  à  celui  de  Cyprien)  ;  les 
lettres  du  pape  portent  la  suscription  :  Cornélius 
Cypriano  fratri.On  peut  y  joindre  trois  lettres  échan- 
gées entre  Cyprien  et  les  confesseurs  romains  (xLVi, 
LUI,  Liv).  Deux  objets  surtout  remplissent  cette  cor- 
respondance :  d'une  part,  les  blessures  de  la  persé- 
cution, à  guérir;  d'autre  part,  le  schisme,  qui,  à  Rome 
avec  Novatien,  en  Afrique  avec  Félicissinie,  déchire 
l'Eglise.  La  dernière  lettre  de  Cyprien  porte  à  Cor- 
neille ses  félicitations  fraternelles  pour  sa  glorieuse 
confession,  prélude  de  son  martyre. 

L'Ep.  XLVIII  renouvelle  au  pape  l'hommage  de 
l'Eglise  d'Afrique,  et  l'assure  qu'en  s'atlachant  à  lui 
les  évèques  d'outremer  ont  conscience  de  s'attacher 
à  l'Eglise  catholique,  m,  p.  607,  7-9  ;  1 2- 1 8  :  Ao.ç  cn/m 
siiig':lis  nayigantilius,  ne  cum  scandalo  ullo  naviga- 
rent.  rationem  reddenles,  nos  scimus  hortatos  esse 
ut  Ecclesiae  catholicae  matricem  et  radicem  agnos- 
cercnt  actenerent...  Placuit  ut...  te  universi  collegne 
nostri  et  communicationem  tuam,  i.  e.  catholicae 
Ecclesiae  unilatem  pariter  et  caritatem  probarent 
firmiter  ac  tenerent.  Certains  détails  d'interpréta- 
tion sont  ici  controversés  ;  ils  doivei.t  nous  retenir. 

Que  signilîe  au  juste  :  ^cc/esi'ne  C(((/io/icae  matri- 
cem et  radicem  .^  On  a  souvent  entendu  :  la  racine 
mère  de  l'Eglise  catholique,  et  appliqué  simplement 
cette  qualification  à  l'Eglise  romaine,  mère  de  toutes 
les  Eglises.  Un  tel  sens  va  bien  dans  le  contexte. 
Mais  il  demeure  discutable. 

Matricem  et  radicem  ramène  une  image  déjà  con- 
nue. Nous  l'avons  rencontrée  dans  Cath.  Eccl.  un., 
v,  p.  2i4,4.  On  la  retrouve  Calh.  Eccl.  un.,  xxru, 
p.  a3i,  712;  Ad  Fortun.,  xi,  p.  338,  i5-i7;  Epp., 
XLIV,  3,  p.  599,  3-6;  XLV,  i,  p.  600,  1-6;  xlvi,  i, 
p.  6o4,  16-19;  XLVII,  I,  p.  6o5,  16-17  '  i-ïiiii  II  P-  701, 
i6-22  ;  Lxxi,  2,  p.  772,  22-28;  Lxxm,  2,  p.  779,  19-22. 
La  plupart  de  ces  exemples  visent,  en  fait,  l'Eglise 
romaine;  mais  non  pas  tous;  quelques-uns  (à  com- 
mencer parceux  tirés  de  Cath.  Eccl.  hh.)  s'entendent 
bien  de  l'Eglise  universelle,  comme  telle;  ils  flétris- 
sent les  entreprises  du  schisme,  qui  déchire  le  sein 
maternel  de  l'Eglise.  Pour  justifier  une  telle  inter- 
prétation, il  suUit  de   donner  au    génitif  dépendant 


i- 


1381 


PAPAUTE 


1382 


de  matricem  et  radicem  une  valeur  épexégétique; 
d'entendre  :  "  celle  racine  mère  qu'est  l'Eglise  »  au 
lieu  d'une  valeurobjeclive  :  «  cette  racine  mère  qu'est 
(dans  l'Eglise  universelle)  l'Eglise  de  Home  ».  Cela 
ne  répugne  i)as  à  la  langue  de  Cyprien. 

Tout  dépend  du  sens  que  l'on  attribuera  auxmots: 
Ecclesiae  catholicae  :  l'Eglise  catiiolique,  c'est-à-dire 
universelle;  ou,  dans  l'Eglise  particulière  de  Konie, 
le  troupeau  catholique,  par  opposition  à  la  secte  scbis- 
matique.  Dans  le  premier  cas,  la  recommandation 
de  Cyprien  aux  cbrétiens  d'Afrique  en  partance  pour 
Bome  signiiie:  «  attachez-vous  à  l'évoque  de  Home  ; 
il  est  la  source  de  l'unité  catholique  ».  Dans  le 
second  cas,  elle  signifie  :  «  attachez-vous  à  l'évcque 
Corneille  :  il  représente,  en  face  du  schisme,  l'unité 
catholi([ue  a.  Pour  trancher  la  question,  il  est  néces- 
saire d'étudier  le  sens  de  ces  mots  :  Ecclesiae  catho- 
licae, selon  l'usage  de  saint  Cyprien.  On  peut  rele- 
ver dans  son  œuvre  (et  celle  de  ses  correspondants) 
plus  de  cinquante  autres  allusions  à  la  catholicité. 

Catti,  Eccl.  un.,  tit.,  p.  209,  i;  Senti,  ep.,  v,  p.  4^0, 
à;  vm,  p.  44'i  >3;  xxvii,  p.  447>  Ti  X.LV,  p.  463,  7.9; 
XLvi,  p.  452,  la;  Lxxii,  p.  l\bj,  i3;  lxxv,  p.  458, 
i\-\i;  Epp.,  XXV,  1,  p.  538,  20;  xliv,  i,  p.  597,  i3; 
3,  p.  5y8,  20;  xLv,  I,  p.  599,  16;  600,  5;  xlvi,  i, 
p.  6o4,  II  ;  XLviii,  4.  p.  608,  6;  IL,  2,  p.  611,  9.16; 
Li,  I,  p.  6i4,  i3;  6i5,  6;  a,  p.  Gi5,  24;  liv,  5,  p.  623, 
19;  LV,  i,  p.  624,  7-i3;  7,  p.  628,  19;  ai,  p.  639,  i.5; 
a4.  p.  64a,  16;  Lix,  5,  p.   671,  22;  9,  p.  O'jG,   iS.aS; 

LXV,    5,    p.     735,     12;    LXVI,     8,     p.     733,      9;     LXVIII,     I, 

p.  74'i,  7;  2,  p-  745,  10;  Lxix,  I,  p.  749,  8;  750,  12; 
7,  p.  756,  7;  Lxx,  I,  p.  767,  1.3;  lxxi,  1,  p.  771,  u  ; 
772,  8;  4,  p.  774.  «6;  lxxii,  i,  p.  775,  9;  lxxiii,  i, 
p.  779,  6;  a,  p.  779,  i4;  20,  p.  794,  i3;  lxxv,  6, 
p.8i3,  27;  i4,  p.  819,  i5;  16,  p.  831,  7;  22,  p.  824, 7. 

Cette  statistique  est  éloquente.  Si  l'on  met  à  part 
deux  exemples  qui  n'appartiennent  pas  à  Cyprien 
mais  au  pape  Corneille  (^/>.,  (L,  2,  p.  611,  g,  16), 
exemples  qui  paraissent  bien  désigner  l'Eglise  par- 
ticulière de  Rome  par  opposition  au  schisme,  on 
trouvera  que  tous  les  autres  —  ou  presque  tous  — 
s'entendent  plus  naturellement  de  l'Eglise  univer- 
selle. D'où  il  suit  que  l'Eglise  de  Rome  est  bien  pré- 
sentée par  Cyprien  comme  la  racine  mère  de  toutes 
les  Eglises.  Conclusion  pleinement  conforme  au 
texte  déjà  cité  de  Ep.  lix,  i4,  p.  683,  lo-ii  :  Pelri 
cathedruni  atqne...  Ecclesium  principalem  unde  uni- 
tas  sacerdotalis  exorta  est. 

Telle  n'est  pas  l'opinion  de  H.  Dodwell,  Disserta- 
tiones  Cyprianicae,  Oxoniae,  1684.  Il  étudie,  vu,  78, 
plusieurs  des  cinquante  exemples  que  nous  avons 
cités,  et  s'efforce  d'en  restreindre  la  portée  à  une 
Eglise  particulière.  On  pourrait  lui  accorder  cela, 
sons  souscrire  aux  conclusions  qu'il  en  lire.  Mais 
nous  croyons  qu'il  erre  sur  le  fait,  aussi  bien  que 
sur  les  conclusions. 

Particulièrement  importante  est  la  longue  Ep„ 
LIX,  de  Cyprien  au  pape  Corneille.  Elle  comprend 
trois  parties  :  la  première  consacrée  à  l'apologie  per- 
sonnelle de  Cyprien  (1-8);  la  seconde  à  l'état  présent 
du  schisme  en  Afrique  (9-1 3);  la  troisième  au  droit 
de  l'épiscopat  (i4-2o).  Nous  ne  retiendrons  ici 
que  la  troisième  partie,  comme  allant  droit  à  notre 
sujet. 

Cyprien  pose  en  principe  l'autorité  indépendante 
de  l'évêque  dans  sa  sphère,  sous  la  seule  réserve  du 
compte  qu'il  doit  à  Dieu  de  son  administration. 
Cette  idée  lui  est  familière;  on  la  retrouve  plusieurs 
fois  par  lui  formulée  presque  dans  les  mêmes  ter- 
mes. Voir  Senti,  episc,  prooera.,  p.  436,  5-io\Epp., 
Lv,  21,  p.  639,  4-7;  "x,  i4,  p.  683,  9-684,  7;  Lxix,  17, 
p.  765,  21-766,  a;  LXXII,  3,  p.  778,  1-7;  lxxiii,  aé, 
p.  798,  9-12. 


Ces  textes,  pris  en  eux-mêmes,  paraissent  fort 
clairs,  et  l'on  a  pu  s'en  autoriser  pour  présenter 
Cyprien  comme  partisan  d'une  doctrine  selon 
laquelle  le  pouvoir  épiscopal  ne  comporterait  aucune 
espèce  de  tempérament.  Il  ne  faut  pourtant  pas  fer- 
mer les  yeux  sur  une  autre  série  de  textes,  qui  com- 
mentent les  précédents,  et  montrent  fonctionnant 
autour  de  Cj'pricn  —  sous  sa  présidence  elfective 
quant  à  l'Afrique  —  un  véritable  gouvernement  col- 
lectif de  l'épiscopat,  investi  du  pouvoir  de  lier  par 
ses  décrets  les  évèques  eux-mêmes.  Bon  nombre  de 
lettres  de  Cyprien  notilientdes  résolutions  arrêtées 
par  les  conciles  de  Carthage.  Le  concile  évitait  toute 
ingérence  indiscrète  dans  les  affaires  des  Eglises; 
mais  il  édictait  des  lois  et  prétendait  bien  être  obéi. 
Voir  Epp.,iu.  IV.  Lvi,  3,  p.  649.  a3-65o,  3;  lix,  10, 
p.  677,  15-19;  LXiv,  1,  p.  717,  ia-2i;  a,  p.  718,  i-8; 
6,  p.  731,  3-5;  Lxv,  I,  p.  721,  i5-i8. 

Résumons  l'impression  d'ensemble  laissée  par 
cette  correspondance  de  Cyprien  avec  le  pape  Cor- 
neille. 

De  même  qu'entre  le  clergé  de  Rome  et  le  primat 
de  Carthage  durant  la  vacance  du  Saint-Siège,  il  y 
eut  enire  le  pape  Corneille  et  Cyprien  quelques 
malentendus  passagers,  mais  jamais  un  conflit.  Et 
on  a  l'impression  que  (Ijprien  use  de  sou  ascendant 
personnel,  soit  pour,  au  besoin,  raffermir  le  pape, 
moins  clairvoyant  ou  moins  résolu,  soit  pour  lui 
tracer  son  devoir.  Les  lettres  de  saint  Cyprien  ne 
sont  pas  précisément  d  un  subalterne  qui  demande 
un  mot  d'ordre;  elles  sont  d'un  collègue  qui  croit  se 
tenir  à  sa  place  en  joignant  la  hardiesse  à  la  défé- 
rence. 

S"  Lettre  au  pape  Lucius.  —  Au  cours  d'un  ponti- 
licat  de  huit  mois  (juin  a53-mars  254),  le  pape  Lucius 
reçut  de  Cyprien  au  moins  une  lettre  qui  nous  a  été 
conservée  (lxi).  Lettre  pleine  de  respectueuse  sym- 
pathie pour  l'Eglise  de  Rome  et  pour  son  évêque,qui 
a  déjà  confessé  la  foi  dans  l'exil. 

4°  Lettres  datant  du  pontificat  d'Etienne  (mai  a54- 
aoùt257). —  Les  documents  de  cette  période  ont  déjà 
été  analysés  à  propos  du  BAPTf:MB  des  hérétiqubs 
(Ci-dessus,  t.  I,  391-394).  Bornons-nous  à  dégager 
quelques  observations. 

Cyprien  n'est  pas  tellement  confiné  dans  l'Afrique 
romaine  qu'il  ne  s'intéresse  au  gouvernement  des 
Eglises  d'outre  mer.  Il  en  dit  nettement  son  avis  au 
pape,  dont  il  trouve  l'initiative  parfois  peu  éclairée 
(Ep.,  Lxvii,  affaire  des  évèques  espagnols),  parfois 
trop  molle  (Ep.,  lxviii,  affaire  de  Marcien  d'Arles), 
parfois  franchement  indiscrète  (Lipp.,  lxix-lxxiv, 
affaire  du  baptême  des  hérétiques).  Ce  groupe  ren- 
ferme deux  lettres  adressées  directement  au  pape 
Etienne  par  Cyprien,  l'uneen  son  nom  propre  (lxviii), 
l'autre  au  nom  d'un  synode  africain  (lxxii).  La  pen- 
sée de  Cyprien  sur  l'autonomie  de  l'évêque  dans  sa 
sphère  s'y  affirme  très  nettement,  Ep.,  lxxii,  3, 
p.  778,  4-7  :  I^ec  nos  vim  cuiqiiam  facimus  atit  legem 
damus,  quando  habeat  in  Ecclesiae  adminiatratione 
voluntatis  suae  arbitriuni  liberuni  unusquisque  prae- 
positus,  rationem  actus  sui  Domino  redditurus. 

Mais  le  pape  Etiennb  allait  prendre  dans  la  ques- 
tion baptismale  une  position  aussi  ferme  que  son 
prédécesseur  Victor,  soixante  ans  plus  tôt,  dans  la 
question  pascale.  On  sait  la  teneur  du  fameux  res- 
crit  conservé  dans  une  lettre  de  saint  Cyprien  : 
«  Pas  d'innovation,  s'en  tenir  à  la  tradition  »,  Ep., 
lxxiv,  i,  p.  799,  16  :  Nihil  innovttur,  nisi  quod  ira- 
ditum  est...  —  C'était  la  réponse  d'un  supérieur  hié- 
rarchique. 

Saint  Cyprien  ne  la  comprit  pas.  Car  s'il  n'avait 
pas  de  doute  sur  la  primauté  du  siège  de  Rome,  il  ne 
pensait  pas  que  cette  primauté   emportât  le   droit 


1383 


PAPAUTE 


1384 


d'intervenir  dans  une  question  qu'il  estimait  tran- 
cliée  par  l'Evangile. Firmilien  de  Césarée  ne  le  com- 
prit pas  davantage  et,  dans  sa  lettre  à  Cyprien, 
s'emporta  violemment  contre  le  successeur  de  Pierre 
—  l'évoque  de  Home  avait  à  ses  yeux  ce  litre  indis- 
cutable, —  si  oublieux  de  son  devoir.  Ep.,  Lxxv, 
16-17,  p.  820-821. 

Faut-il  conclure  à  une  évolution  dans  la  pensée 
théorique  de  Cyprien  à  l'égard  du  siège  de  Home  ? 
On  l'a  fait  quelquefois  ;  on  a  même  cru  pouvoir 
jalonner  cette  évolution  avec  une  précision  inquié- 
tante. Voir  Otto  KiTSCHL,  Cyprian  ton  Kartliago  uiul 
die  Verfassiing  der  Kirche,  GOttingen,  i885. 

Telle  ne  sera  pas  notre  conclusion.  A  toutes  les 
étai)es  de  sa  carrière,  Cyprien  manifeste  les  mêmes 
convictions  très  fermes,  avec  les  mêmes  lacunes. Les 
circonstances  devaient  amener  ces  lacunes  à  se  ré- 
véler, dans  une  crise  qui  fut  pour  lui  singulièrement 
douloureuse.  Le  christianisme  africain  retardait  un 
peu  sur  la  doctrine  dès  lors  claire  à  Rome  et  en 
d'autres  points  de  l'Eglise  ;  on  pourrait  parler  d'un 
(1  africanisme  »,  non  dépourvu  d'analogie  avec  le 
futur  gallicanisme.  Le  temps  devait  emporter  cela. 
Ce  qui  ressort  clairement  de  la  crise  baptismale, 
c'est,  en  même  temps  que  la  sincérité  de  Cyprien, 
la  conscience  qu'avait  le  pape  Etienne,  et  l'Eglise 
avec  lui,  d'un  droit  supérieur  inhérent  au  siège  de 
Pierre. 

L'importance  de  controverses  qui  s'éternisent  au- 
tour de  saint  Cyprien  nous  excusera  peut-être  d'avoir 
donné  à  cet  épisode  un  développement  dispropor- 
tionné à  l'ensemble  de  l'histoire  où  il  se  détache. 

Au  milieu  du  troisième  siècle,  trois  sièges  patriar- 
caux dominent  l'Eglise  chrétienne  :  Rome,  Antioche 
Alexandrie,  avec  une  déférence  marquée  d'Alexan- 
drie et  d'Antioche  à  l'égard  de  Rome. 

Les  relations  de  l'Eglise  d'Alexandrie  avec  celle 
de  Rome,  au  cours  des  deux  premiers  siècles,  échap- 
pent à  l'hisloii-e.  Nous  savons  qu'Origène,  condamné 
dans  Alexandrie,  écrivit,  pour  se  justiûer,  au  pape 
Fabien  (236-ïâo)  et  à  d'autres  chefs  d'Eglises.  Voir 
EusÈBE,  //.  /.'.,  VI,  XXXVI,  P.  G.,  XX,  597.  Un  peu 
plus  tard,  la  querelle  baptismale  eut  son  contre-coup 
en  Egypte.  Saint  Dknys  d'Alexandrie  (289-264), 
correspondant  avec  le  pape  Etienne,  s'efforçait  de 
faire  prévaloir  une  solution  amiable.  Eusébb,  VII, 
H-v,  /'.  G.,XX,G4o-645.  Une  détente  se  produisit  sous 
le  successeur  d'Etienne,  saint  Sixte  II  (aoiit  aSy- 
aoùt258),qui  cessad'urger  l'exécution durescritbap- 
tismal.  Denys  d'Alexandrie  continua  de  correspon- 
dre avec  ce  pape  et  avec  les  prêtres  romains  Philémon 
et  Denys;  ibid.,  v-ix,  6!i4-657.  Cependant  l'hérésie 
sabellienne,  qui  menait  en  Egypte  une  propagande 
active,  i>aralt  n'avoir  pas  rencontré  dans  le  patriar- 
che d'Alexandrie  un  adversaire  parfaitement  éclairé. 
Denys  DE  Romk(259-268)  donna  une  orientation  dog- 
matique, en  signalant  deux  écueils  opposés  :récueil 
sabellien,  où  sombrait  la  foi  en  la  Trinité,  et  l'écueil 
trithéiste,  où  sombrait  la  foi  en  un  Dieu  unique. 
Texte  cité  par  saint  Athanase,  De  decreiis  Aicaenae 
synodi,  XXVI,  P.  G.,  XXV,  46i  CD-465  A.  Et  Denys 
«l'Alexandrie  s'inclina  devant  la  sentence  venue  de 
Rome,  par  une  adhésion  exi)liLite  à  la  doctrine  de 
l'i.usoÙT.sî.  Ibid.,  XXV,  P.  G.,  XXV,  46i  AC.  A  l'égard 
du  schisme  novatien,  qui  avait  voulu  s'emparer  de 
toute  l'Eglise,  Alexandrie,  en  la  personne  de  son 
grand  évêque,  garda  l'altitude  la  plus  catholique. 
Voir  la  lettre  de  Denys  d'Alexandrie  à  Denys  de 
Rome,  EusKBE,  //.  E.  VII,  viii,  P.  G. ,  XX,  662,  et  sa 
lettre  à  Novatien,  ibid.,  VI,  xLv,  633. 

Dans  le  même  temps,  l'Eglise  d'Antioche  se  vit 
plus  profondément  troublée.  Son  évêque  Fabius  in- 


clinait au  schisme  :  Denys  d'Alexandrie  joignit  ses 
efforts  à  ceux  du  pape  Corneille,  pour  le  rafl'ermir 
dans  l'orthodoxie.  Eusébb,  //.  E.,  VI,  xuri,  xliv, 
P.  G.,  XX,  61 6-633.  Un  peu  plus  tard,  Paul  dk  Samo- 
SATE,  autre  patriarche  d'Antioche  (260-268),  double- 
ment scandalesx  pour  la  foi  et  pour  les  moeurs,  sou- 
levait la  réprobation  de  l'Orient  chrétien.  Denys 
d'Alexandrie  et  Firmilien  de  Césarée  lellétrissaienl; 
des  conciles  s'assemblaient  contre  lui  et  finissaient 
par  le  déposer.  La  sentence  rendue  par  les  érèques 
réunis  à  Antioche  notilie  la  déposition  «  à  Denys  (de 
Rome)  et  à  Maxime  (d'Alexandrie,  successeur  de 
Denys)  et  à  tous  les  évèques  et  prêtres  et  diacres 
associés  au  service  divin,  et  à  toute  l'Eglise  catholi- 
que sous  le  ciel  »,  Eusèbe,  //.  E.,  VIII,  xxx,  P.  G., 
XX,  70g.  Cependant  Paul  refusait  d'évacuer  les  édifi- 
ces ecclésiastiques;  pour  le  contraindre,  il  fallut  re- 
courir au  pouvoir  civil,  et  la  sentence  rendue  à  cette 
occasion  par  l'empereur  .\urélien  mérite  d'être 
remarquée,  d'autant  qu'elle  vient  du  dehors.  Les  édi- 
fices de  l'Eglise  devaient  être  remis  à  l'évêque  en 
union  avec  l'évêque  de  Rome.  Tel  était  dès  lors  le  ju- 
gement de  l'équité  païenne. 

IV  et  V'  siècle.  —  Les  premiers  débats  relatifs 
au  Donatisme  nous  montrent  en  acte  la  prérogative 
du  siège  de  Rome,  selon  la  pensée  de  cet  é\  êque  du 
dehors  que  voulait  être  Constantin.  C'est  à  Rome 
que  se  tint  un  premier  synode,  présidé  par  le  pape 
Milliade  (3i3).  L'année  suivante,  un  nouveau  synode 
parut  nécessaire,  il  se  réunit  à  Arles:  le  pape  Syl- 
vestre s'y  lit  représenter  par  deux  prêtres  et  deux 
diacres  (3i(i).  Les  Donatistes  ayant  fait  appel  en- 
core une  fois,  l'empereur,  après  leur  avoir  fait  en- 
tendre qu'ils  devaient  tenir  le  jugement  des  prêtres 
pour  irréformable  comme  le  jugement  même  de  Dieu, 
les  lit  mander  et  conlirma  la  sentence  des  papes  Mil- 
tiade  et  Sylvestre  (3 16).  —  Voir  HEKEHi-LECLEBCQ, 
Histoire  des  Conciles,  t.  I,  ch.  m,  p.  260-298,  Paris, 
1907. 

Le  cadre  du  concile  de  Nicée  (325),  qu'emplit  l'éclat 
du  pouvoir  impérial,  ne  laisse  aux  légats  clu  pape 
saint  Sylvestre  qu'un  rôle  effacé.  Néanmoins,  dès 
qu'on  oublie  le  personnage  encombrant  de  Cons- 
tantin, ce  rôle  apparaît  le  premier  de  tous.  Nous  en 
avons  pour  garant  le  témoignage  non  suspect 
d'EusKBE  DE  CÉSARKE,  qui  éorit,  Vita  Constantini,  lll, 
VIT,  P.  G.,  XX,  1061  R  :  Il  L'évêque  de  la  ville  impé- 
riale ne  vint  pas,  à  cause  de  son  grand  âge,  mais 
quelques-uns   de  ses  prêtres  tinrent  sa  place.  »  T^; 

TTpzvQvTipot  Ô'kvT^Û   TTV.fAJvTî^     Tr.v     V.ÙtoO     zà^cj     'êTT/v^'/JOUV,      La 

ville  impériale  ne  peut  être  que  Rome,  car  la  fonda- 
lion  de  Constantinople  date  de  829.  Par  les  repré- 
sentants du  i)ape,  il  semble  bien  qu'il  faille  entendre 
non  pas  seulement  les  prêtres  romains  Vituset  Vin- 
cent, mais  d'abord  Hosius  évêque  de  Cordoue,  qui 
exerça  la  présidence  effective  des  débats  conciliai- 
res et  signa  le  premier  la  définition  de  foi.  On  ne 
voit  pas  en  effet  quelle  autre  délégation  aurait  pu 
assurer  à  l'évêque  de  Cordoue  le  pas  sur  tous  les 
personnages  ecclésiastiques  d'Orient,  y  compris  les 
patriarches  d'Alexandrie  et  d'Antioche.  Constantin 
avait  ou^•e^t  le  concile  en  qualité  de  président  d'hon- 
neur ;  après  quoi  il  céda  la  parole  aux  présidents 
ecclésiastiques,  Eusèbe,  Ibid.,  xiii,  1069  B  :  UapiSiSou 
Tsv  /0-/0»  Tof;  T^4  hmHou  T.pcéhpoii.  Par  ces  présidents,  il 
faut  entendre  tout  d'abord  Hosius,  qu'Eusèbe  vient 
de  désigner  dans  un  rang  à  part,  vu,  1061  A,  et  que 
saint  Athanase  nomme  expressément,  Apcdogia  de 
s'ita  sua,  v,  P.  G..  XXV,  6^9  B:  Quel  concile  n'a- 
t-il  point  présidé?  Tloic/.ç -/v.p  où /(oi.0rty/i7c/.To  swi^iw,  cette 
tradition   était  ferme  au   v"  siècle;  voir  Tubodoret 


1385 


PAPAUTE 


1386 


//.  E.,  II,  xn,  P.  G.,LXXII,  io33  A  jSocratk,  //.  E., 
I,  XIII,  P.  G.,  LXVII,  loS  G.  Au  v*  siècle,  GiIlase  de 
Cyziqub,  complélant  le  récit  d'Eusèbe,  dit  posilive- 
vement  que  Hosius  tint  la  place  du  pape  Sylvestre, 
avec  l'assistance  des  prêtres  Vite  et  Vincent,  Uisl. 
Conc.  Nie.  II,  V,  et  xii,  P.  G.,  LXXXV,  1229  C  et 
ia/49  B;ou  éd.  Loeschke-Heineniann,  4^,  20  et  i>o,  26; 
Leipzig,  iQiS.Le  VI'  concile  œcuménique  (680)  répèle 
que  le  concile  de  Nicée  fui  convoqué,  d'un  commun 
accord,  par  l'empereur  Constantin  et  le  pape  Sylves- 
tre. Acl.,  XVIII,  Mansi,  XI,  661  A.  Sur  ce  point,  on  peut 
consulter  Hefele-Lkclercq,  t.  I,  p.  5a-58  et  i^ab-iiaj; 
mais  on  fera  bien  de  contrôler  les  références. 

En  344,  le  Concile  de  Sanlique,  par  trois  de  ses 
canons  (3,  4>  5)  consacrait  le  principe  de  l'appel  à 
Rome,  pour  les  évoques  condamnés  par  sentence 
épiscopale.  Cette  mesure  était  un  cou])  droit  porté 
aux  évêques  orientaux  qui,  dans  un  concile  d'An- 
tioclie  (340,  venaient,  après  un  concile  de  Tyr,  de 
déposer  saint  Athanase.  L'authenticité  des  conciles 
de  Sardique,  contestée  de  nos  jours  par  FiuKonicii, 
Sitzun^sherichte  der...  Akademie  der  Wissenscliaf- 
ten,  Miiuchen,  1901,  a  été  défendue  victorieusement 
par  CIL  TuRyF.a,  Journal  of  Theological  Studies, Ml, 
p.  870-397  (1902),  et  par  F.  X.  Funk,  Ilislorisches 
Jahiliuch,t.  XXIII,  p.  4o7-5i6  (1902).  Cf.  J.  Zbillbr, 
Les  origines  chrétiennes  dans  les  provinces  danu- 
biennes de  l'empire  romain,  p.  243-256.  Paris,  1918. 
—  Texte  de  ces  canons  chez  Hefelb-Lkclercq,  t.  I, 
p.  762-7C9. 

L'attitude  de  la  papauté  durant  la  crise  arienne 
exigerait  des  développements  qui  ne  peuvent  trouver 
place  ici.  Rappelons  qu'un  article  spécial  a  été  con- 
sacré ci-dessus  à  l'épisode  du  pape  Libèbk. 

Sur  le  rôle  des  pontifes  romains  dans  la  convoca- 
tion, la  présidence,  la  confirmation  des  premiers 
conciles  œcuméniques,  nous  renverrons  à  l'article 
Conciles,  t.  I,  col.  594-60';. 

Bien  avant  l'hommage  éclatant  rendu  à  la  chaire 
de  Pierre  par  les  Pères  de  Clialcédoine  (45i),  l'auto- 
rité d'enseignement  et  de  gouvernement  du  pontife 
romain  s'exerçait  dans  toute  l'Eglise.  Les  témoigna- 
ges des  Pères  ont  souvent  été  recueillis  dans  des  ou- 
vrages spéciaux.  Citons  par  exemple  D.  Palmieri, 
J)e  Romano  Pontifice,  Prati,  1891.  Il  sulTil  d'ouvrir 
l'Enchiridion  Patrislicum  de  RoiiET  de  Journel  au 
mot  RoMANUs  PoNTiFEx,  pour  trouver  une  première 
moisson  de  textes. 

Nous  devons  nous  borner  à  quelques  témoins 
illustres. 

Entre  tous  les  Pères  Grecs,  saint  Jean  Ghrysos- 
TOMEse  distingue  par  son  attachement  passionné  au 
siège  de  Rome.  Ce  trait  de  son  caractère  et  de  sa 
doctrine  n'avait  pas  échappé  aux  historiens  ;  il  vient 
d'être  mis  en  plus  complète  lumière  par  une  mono- 
graphie due  à  Son  Eminence  le  cardinal  Marini.  // 
Primato  di  >'.  Pietro  e  de'  siioi  siiccessori  in  San  Gio- 
vanni Crisostomo,  Roma,  1919. 

Saint  Jean  Chrysoslome  eut  mainte  occasion  de 
citer  et  de  commenter  les  textes  du  Nouveau  Testa- 
ment relatifs  au  prince  des  Apôtres.  11  l'a  fait  au  sens 
plénier  de  la  tradition  catholique,  en  montrant  dans 
le  personnage  historique  de  Pierre  et  de  ses  succes- 
seurs le  fondement  permanent  de  l'Eglise  du  Christ, 
principe  actif  et  nécessaire  de  cohésion  et  d'unité. 
Voir  notamment  /n  Ml.,  Ilor.i.,  liv  (lv),  P. G.,  LVIII, 
53  i-64o  ;/«  /oan.,  Hom.,  lxxxviii  (lxxxvii),  P. G,, 
LIX,  477-48j;  De  sacerdoiio,  L.  II,i.ii,  P. G.,  XLVIII, 
63i-633.  Mais  une  objection  se  présente,  et  elle  naît 
du  texte  même  de  Chrysoslome.  On  sait  le  culte  ar- 
dent qu'il  a  voué  à  l'apôtre  saint  Paul  :  dans  son 
enthousiasme,  il  semble  parfois  l'égaler  ou  même  le 
préférer  à  saint  Pierre.  Voir  notamment  la  série  De 


laudihus  .S.  Pauli  Apostoli  (■)  homélies  prononcées  à 
Anlioche),  P. G.,  L,  473-5i4-  Mais  ces  poussées  ora- 
toires n'empêchent  pas  Clirysostoine  de  distinguer 
les  fonctions  de  l'apostolat,  pour  lesquelles  Paul 
marcha  de  pair  avec  Pierre,  l'un  ayant  une  mission 
spéciale  à  remplir  parmi  les  Gentils  et  l'autre  parmi 
les  Juifs,  et  l'autorité  primatiale,  prérogative  exclu- 
sive du  siègede  Rome.  In  Act.,  Ilom.,  xxxiii,  P. G., 
LX,  289-246;  In  Gai.,  i  et  11,  P. G.,  LXI,  611-648. 

Deux  circonstances  manifestèrent  avec  éclat  la  foi 
de  Chrysoslome  aux  prérogatives  du  siège  de 
Pierre: l'extinction  du  schisme  d' Anlioche,  à  laquelle 
il  prit  une  part  prépondérante,  dès  son  élévation  au 
siège  de  Constantinople  (398);  voir  F.  Cavalleba. 
I.e  schisme  d' Anlioche,  p.  289-293,  Paris,  1905  ;  et 
son  appel  réitéré  au  pape  Innocent  I",  après  le  trop 
fameux  conciliabule  du  Clièiio,  lors  de  ses  grandes 
épreuves  (années  4o4  et  4o6).  P. G.,  LU,  529-536. 

Saint  Ephrem  témoigne  pour  l'Eglise  de  Syrie.  Lui 
aussi  ^  oit  dans  la  personne  de  Pierre  le  fondement 
de  toute  l'Eglise  ;  l'inspecteur  (évêque)  de  tous  les 
ouvriers  apostoliques;  le  pasteur  de  toutes  les 
nations  ;  l'héritier  de  tous  les  trésors  de  Seigneur, 
qui  lui  a  remis  les  clefs  du  royaume.  .S.  Ephraem 
.S'vi  Ilymniet  Sermones,ed.  T.  J.  Lamy,  t.  1,  p.  4 '2, 
Mechliniae,  1882. 

Les  Pères  latins  étaient  attachés  à  Rome,  non  seu- 
lement par  la  communauté  de  langue,  mais  plus 
encore  par  un  sentiment  filial  ([ui  leur  montrait  dans 
le  successeur  de  Pierre  le  maître  de  la  doctrine.  In- 
terrogeons le  plus  grand  de  ses  exégètes,  saint 
Jérôme,  et  le  plus  grand  de  ses  théologiens,  saint 
Augustin.  Leur  réponse  aura  d'autant  plus  de  poids 
qu'elle  vient  de  plus  loin:  car,  si  tous  deux  ont 
connu  Rome,  presque  toute  leur  vie  s'est  écoulée 
loin  d'elle. 

Du  fond  du  désert  de  Chalcis,  où  l'a  poussé  un 
besoin  de  prière  et  de  pénitence,  saint  Jérô.mb  se 
tourne  vers  le  pape  Damase  pour  lui  demander  la 
solution  des  controverses  qui  déchirent  l'Orient.  Il 
rappelle  l'hommage  rendu  par  l'apôlre  Paul  à  la 
chaire  de  Pierre  et  à  la  foi  des  Romains.  11  mendie 
la  nourriture  de  son  âme,  là  où  jadis  il  reçut  au 
baptême  le  vêtement  du  Christ.  C'est  au  successeur 
du  pécheur,  du  disciple  de  la  croix  qu'il  recourt, 
pour  trouver  le  Christ.  Il  sait  que  l'Eglise  est  fondée 
sur  cette  pierre.  Il  ne  veut  rien  connaître  en  dehors 
de  cette  demeure  :  ni  Vitalis,  ni  Mélèce,  ni  Paulin, 
qui  se  disputent  le  siège  d'Antioche,  ne  sont  rien  à 
ses  yeux,  que  des  antéchrists,  s'ils  ne  communient 
avec  le  vicaire  du  Christ.  C'est  un  mot  d'ordre  qu'il 
attend  de  Damase.  Ep.,  xv,  P.  /..,  XXII,  355-358  :  Ego 
nullum  primum,  nisi  Ckristum,  sequens,  Beatitudini 
tiiae,  i.  e.  cathedrae  Pétri,  communiuni'  consocior. 
Super  illam  petram  aedipcatam  Ecclesiiiui  scio... 
Non  noi'i  Vttalem,  Meletium  respuo,  ignoro  Pauli- 
num...  Quicuinque  tecum  non  colligit,  spargit...  Ciii 
apud  Antiochiam  debeam  communicare  significes... 

Le  sentiment  de  saint  Augustin  sur  les  préroga- 
tives du  siège  de  Rome  ressort  avec  une  grande 
.clarté  de  toute  son  œuvre.  Dès  l'année  4oo,  pour 
affermir  la  foi  d'un  catholique,  Generosus,  contre 
les  diatribes  donatistes,  il  l'invite  à  se  tourner  vers 
Pierre,  représentant  toute  l'Eglise  et  comme  tel 
recevant  du  Seigneur  la  promesse  d'une  assistance 
indéfectible  ;  il  énumère  tous  les  évêques  de  Rome, 
depuis  Pierre  jusqu'à  Anaslase.  Ep.,  i.iii,  2,  P.  /.., 
XXXIll,  196.  Dans  la  controverse  donatiste,  il  a 
coutume  de  se  référer  à  la  sentence  portée  dès 
l'année  3i3  par  le  concile  que  présida  le  pape  Mil- 
liade;  voir  Rreviculus  collât,  cum  Donatistis,  III, 
XVII,  3i-32,  P.  L.,  XLIII,  642-644.  Dans  la  contro- 
verse pélagienne,  il   demeure   étroitement  uni   aux 


1337 


PAPAUTE 


1388 


papes  Innocent,  Zosime,  Boniface,Célestin,  comme  en 
témoignent  sa  correspondance  et  sa  polémique.  Voir 
la  lettre  synodale  des  Pères   de  Milève  (4  17)  à  Inno- 
cent I",  i'/»-,  CLXxvi, /"./-.  XXXlll, '583-4,  faisant  appel 
à  l'autorité  du  Saint-Siège  pour  flécliir  les  hérétiques  ; 
une  autre  lettre,  Ep.  CLXSVU,  764-772,  sollicitant  une 
sentence  doctrinale.    La  réponse   d  Innocent   afflrme 
l'autorité   du  Siège   de   Pierre,  £/>.,  cixxxi,  1,  780  ; 
revendique  la  sollicitude  de  toutes  les  Eglises,  Eji., 
CLXXxii,  2,  784  ;  menace  d'analhème  les  adhérents  de 
Pelage,  Ep.,  CLXxxni,  5,  788.  .\ugustin   se  félicite  de 
cette    réponse,    telle    qu'on     pouvait    l'attendre     du 
Siège    apostolique,    Ep.,    clxxxvi,    1,    2,    817     Nous 
trouvons  dans   un  sermon  de  cette  même  année  4i7 
sa  pensée  définitive  sur  toute  cause  portée  à  Rome  : 
c'est    une    cause    jugée.    Serm.,    cxxx,    10,     P.   /.., 
XXXVIII,  734  :  /ain  eniin   de  Iiac  causa  duo   concilia 
missa  sunt    ad    Sedeni    apostulicam  ;   inde  etiani  re- 
scripla  veneriinl.  Causa  finilaest:  utinam  ali(juandt> 
finiatur  error  .'  —    Nous   empruntons  ces  références 
au  P.  PoRTALlK,  art.  Augustin,  Dictionnaire  de  Ihéid. 
cath.,   I,    241 5.   On   trouvera,  sur  le  sujet  que  nous 
venons    d'effleurer,     les    développements    les    plus 
nuancés  et  les  plus  complets  dans  le  beau   livre  de 
Mgr  P.  Batiffol:  Le  Catliolicisme  de  saint  Augustin, 
Paris,  1920. 

Ainsi  parlait  l'Eglise  du  iv"  et  du  v*  siècle,  par 
l'organe  de  ses  grands  docteurs. 

En  même  temps  que  l'Empire  d'Occident  s'effon- 
drait sous  la  poussée  des  barbares,  le  rôle  de  la 
Papauté  allait  grandir  sans  mesure. 

Le  pape  saint  Célrstin  (4  22-432)  qui,  au  lendemain 
de  la  mort  de  saint  Augustin,  avait  consacré  par  une 
sentence  dogmatique  la  pensée  du  docteur  d'Hippone 
sur  la  grâce,  réglait,  par  ses  légats,  la  procédure  du 
concile  d'Ephèse  contre  Nestorius,  et  revendiquait 
devant  ce  concile  la  primauté  permanente  du  Siège 
de  Pierre.  Mansi,  Sacrorum  Conciliorum  A'oi'a  et 
amphssinia  Collectin,  t.  IV,  1296  B;  ou  D.  B.,  lia. 
Saint  Lkon  (44o-46i),  par  ses  légatsencore,  traçait  au 
concile  de  Glialcédoine  la  voie  orthodoxe  contre  Eutj'- 
chès.  Mansi,  t.  V,  i  87  i  D  sqq.,  ou  D.B.,  i43-4  (i32-3). 
Il  était  réservé  au  même  pape  d'arrêter  Attila  aux 
portes  de  Rome. 

Dès  le  début  du  conflit  inonophysite,  saint  Pierre 
Chrysologue  écrivait  de  Ravenne  à  Eutychès  pour 
l'engager  à  la  docilité  envers  le  l)ienheureux  Pierre, 
vivant  dans  la  personne  du  pape  de  Rome.  Ariiéc 
iig,  P.l..,  LIV,  743.  Le  concile  de  Chalcédoine.  en  sa 
deuxième  spssion  (10  oct.  45i),  avait  acclamé  l'épitre 
dogmatique  du  papesainlLéon  à  Flavicn  d'Antioclie, 
comme  l'expression  autorisée  de  la  tradition  aposto- 
lique :  ■■  Pierre  a  parlé  par  Léon  !  »  Dans  son  épitre 
sj'nodale  au  même  pape  (nov.  45i).  il  revenait  sur  la 
même  pensée  en  déclarant  que  le  pape,  présent  en 
la  personne  de  ses  légats,  avait  mené  le  concile, 
comme  la  tète  mène  les  membres  (Inter  Epp. 
S.  l.eonis,  xcviir,  1,  P.L.,  LIV,  952C).  Cependant  le 
même  concile,  dont  la  détinition  de  foi  a  reçu  la 
sanction  du  pape  et  jouit  d'une  pleine  autorité  dans 
l'Eglise,  a  promulgué  des  canons  dont  l'un,  le  28", 
fut  expressément  condamné  par  le  pape,  comme 
une  atteinte  portée  à  la  primauté  romaine.  Déjà  le 
concile  de  Constantinople,  en  son  3=  canon,  avait 
revendiqué,  pour  l'évèque  de  Constantinople,  une 
primauté  d'honneur  immédiatement  après  révèque 
de  Rome, en  invoquant  la  majesté  de  Constantinople, 
qui  est  la  nouvelle  Rome,  Mansi,  III,  56oD.  Les  Pères 
de  Chalcédoine  renouvelèrent  cette  prétention, 
dans  leur  canon  28,  Mansi,  Vil,  869.  La  protestation 
du  pape  Li'iONne  se  lit  pas  attendre  ;  elle  se  produisit 
à  maintes  reprises,  et  d'abord  dans  une  lettre  à  l'em- 


pereur Marcien,  du  22  mai  452.  Le  pape  reiiousse  la 
raison  alléguée:  la  dignité  de  la  ville  impériale  est 
ici  hors  de  cause,  Ep.,  civ,  3,  P.L.,  LIV,  ggSA  :  lia  beat, 
sicut  oplamus,  Constantinopulilana  civitus  gloriam 
suam,  ac  protegente  dextera  Dei  diuturno  clementiae 
lestrae  fiuatur  imperio.  Alia  tamen  ratio  est  rerum 
saecularitim,  alia  divinarum  ;  nec  praeter  illam 
petram,  quam  Dominus  in  fandaniento  posait,  sla- 
h:lis  erit  ulla  constructio.  Voir  encore  Eip.,  cv,  à 
Pulcbérie,  même  date;  Ep.,  cvi  à  Anatole,  patriar- 
che de  Constantinople,  même  date;  Ep.,  cvii,  à 
Julien  évéque  de  Cos.  même  date;  Ep.,  oxix,  à 
Maxime  d'Antioche,  11  juin  453;  Ep.,  cxxix,  à  Pro- 
terius  d'Alexandrie,  10   mars    454;    ^/'.i   cxxvii,  à 


■lulien  de  Ces,    9  juin 


Cette    coirespondance 


manifeste,  chez  le  pontife  romain,  la  volonté  arrêtée 
de  ne  laisser  prescrire  aucun  des  droits  souverains 
qui  appartiennent  à  son  siège. 

C'était  depuis  longtemps  un  lieu  commun  d'invo- 
quer le  témoignage  rendu  par  saint  Paul  {Itom.,  i,  8) 
aux  fidèles  de  Rome,  dont  la  foi  est  annoncée  par  le 
monde  entier.  Les  Pères  en  prenaient  occasion 
d'alUrnier,  avec  la  constance  des  Romains  dans  la  foi, 
l'autorité  particulière  de  leur  Eglise.  Nous  avons  déjà 
rencontré  tel  de  ces  textes;  groupons  ici  quelques 
références,  commentées  par  Dom  J.  Chapman,  Fides 
romana,  dans  liev.  Bén..  i8g5,  p.  546-557. 

Saint  Irénke,  C.Haer.,  III,  m,  2, P.  G.,  VII,  848B; 
NovATiKN,  inter  Epp.  Cypr.,  xxx,  2,  éd.  Hartel, 
[).  55o  ;  saint  Cyprien,  Epp.,  lix,  i4.  p.  683;  lx,  2, 
p.  692;  Origène,  In  Rom.,  1.  I,  ix,  P.  G.,  XIV,  855; 
saint  Jean  Chrysosto.mr,  In  Boni.,  Jlom.,  11,  i,  /■".  G., 
LX,  4oi;  Thkodorbt,  Epp.,  cxiii,  P.  G.,  LXXXIII, 
i3i3  B;  cxvi,  i324D;  saint  JiiHùME,  Epp.,  xv,i,  P.  /,., 
XXII,  355;  xLvi,  11,  ib.,  490;  lxiii,  2,607;  lxxxiv, 
8.750;  cxxx.  17,  1120;  In  Gai.,  1.  III,  prol.,  P.  /.., 
XXVI.  355  B;  Apologia  adv.  lihr«s  B.ifini,  III,  xii, 
P.  /..,  XXIII,  466  C;  XI,  472  A;  Adi'  lofinian.,  II, 
XXXVIII,  337;  saint  .Augustin,  Depêccat.  orig.,  viu,  9, 
P.  /..,  XLIV,  389;  Epp.,  XXXVI,  19,  21,  P.  /..,  XXXIU, 
i45;  LUI,  1,195;  cxciv,  1,875;  saint  Léon,  Serm.,  m, 
4,  P.  /..,  LIV,  147  C;  évèques  de  la  Tarraconnaise 
écri%-ant  au  pape  Hilaire,  nov.  465,  ap.  TiiiEL,  Epi- 
stotae  Romanorum  Puntipcum,    p.  |56. 

Peu  après  le  commencement  du  vi»  siècle,  le  pape 
HoRMisDAs  (5 1 4-025)  proposait  à  la  signature  des 
évêques  d'Orient  et  d'Occident  une  formule  de  foi 
qui  constitue  le  plus  solennel  hommage  à  la  doctrine 
immacnlée  du  Siège  de  Pierre.  Voir,  ap.  P.  B.,  171 
{il\\),\a  formule  proposée  aux  évêques  d'Espagne,  à 
la  date  du  2  avril  517  :  Prima  salus  est  reclae  fidei 
regulam  cuslodire  et  u  constitutif  Patrum  nuUntenus 
deviare.  Et  quia  non  potest  Domini  nosiri  lesu  Cliristi 
prttetermilti  sententia  dicentis  :  Tu  es  Peirus  et  super 
hanc petram  aedificaho  Ecdesiam  meam..,  haec  quae 
dicta  sunt  rerum  prohantur  efj'ectihus,  quia  in  Sede 
Aposialica  citra  maculam  semperestcatholica  servata 
religio...  —  Presque  identique  est  la  formule  sous- 
crite par  Jean,  patriarche  de  Constantinople,  C.S.E.l.., 
XXXV,  C08  sqq.  —  L'acte  d'Horraisdas  ne  faisait  que 
consacrer  par  une  reconnaissance  officielle  une  situa- 
tion acquise. 

A.  d'Alôs. 


III 


ROLE  HISTORIQUE  DE  LA  PAPAUTE 

I.  la  Papauté  de  Constantin  à  Charlemagne. 

II.  De  Charlemagne  à  saint  Grégoire    VU. 

III.  De  saint  Grégoire  VII  à  Boniface  VIII. 

IV.  Les  papes  des  XIV'  et  XV'  siècles. 

V.  La  Papauté  en  face  de  la  Réforme  protestante. 


1389 


PAPAUTE 


1390 


VI.    l.es    papes    et     la     politique     moderne  :     le 

XVll"  siècle. 
VU.  Les  papes  du  XVU l' siècle  et  les  préparatifs  de 

la  liétolution. 

VIII.  La  Papauté  au  A7,l*  siècle. 

IX.  Objections  contre   l'action  moderne  de  la  Pa- 
pauté. —  Conclusion. 

1.  La  Papauté  de  Constantin  à  Charlemagne. 

Les  débuis  de  la  Papauté  et  les  grandes  questions 

qui  s'y  rattachent  ayant  été  déjà  traitées,  nous  avons 
seulement  ici  à  esquisser  son  rôle  historique,  depuis 
que,  sortie  des  catncouibes  sous  Constantin,  appa- 
raissant enfin  au  yrund  jour  de  l'histoire,  elle  com- 
mença à  remplir  le  monde  de  son  action  et,  disons- 
le  tout  de  suite,  de  ses  bienfaits.  Il  nous  faudra 
aussi,  chemin  faisant,  réfuter  les  principaux  repro- 
ches ipii  lui  ont  été  adressés.  La  tâche  ne  laisse  pas 
que  d'être  complexe,  et,  en  plus  d'un  point,  assez 
délicate.  Heureusement  aujourd'hui  les  bons  livres 
sur  ce  sujet  ne  font  pas  défaut.  En  utilisant  les  meil- 
leurs travaux  pour  chaque  époque,  en  laissant  de 
côté  les  détails  discutés,  l'apoloifiste,  même  sans 
être  historien,  peut  espérer  arriver  à  tracer  quelques 
grandes  lignes  assez  nettes  et  assez  sûres,  sulTisantes 
peut-être  pour  redresser  bien  des  erreurs,  j)our  mon- 
trer la  fausseté  de  bien  des  caricatures. 

Aussitôt  que  Constantin  fut  devenu  le  premier 
empereur  chrétien,  une  question  toute  nouveile  se 
posa.  A  la  persécution  succédait  pour  le  christia- 
nisme la  protection  de  l'Etat.  Mais  quels  allaient 
être  les  rapports  entre  la  puissance  spirituelle  et  la 
puissance  temporelle  devenue  chrétienne?  Question 
épineuse,  en  elle-même  d'abord,  car,  au  simple  point 
de  vue  théorique,  elle  offre  déjà  des  dilUeultés,  que 
la  théologie  catholique  n'a  pas  toutes  résolues 
du  premier  coup  avec  une  clarté  entière;  plus  épi- 
neuse encore  sur  le  terrain  pratique,  en  raison  des 
circonstances  complexes  dont  il  faut  tenir  compte, 
des  intérêts  mis  en  jeu,  des  passions  soulevées  pres- 
que toujours,  qui  bien  souvent  empêchent  de  cher- 
cher uniquement  le  vrai  dans  la  doctrine  et  le  mieux 
dans  les  applications. 

Les  empereurs  de  Byzance  n'étaient  guère  pré- 
parés à  avoir  de  leur  pouvoir  et  de  celui  de  la  Pa- 
pauté une  conception  qui  concordât  avec  celle  des 
papes.  Ils  succédaient  aux  Césars  païens,  grands 
pontifes  du  culte  otficiel  de  Rome.  C'était  pour  eux 
clMse  bien  nouvelle  qu'une  religion  indépendante  de 
l'autorité  civile,  et  tous  étaient  bien  portés  à  dire, 
comme  Constance:  «  Ma  volonté  tient  lieu  de 
canons.  » 

Ils  ne  rencontrèrent  pas  toujours  dans  les  évéques, 
voire  dans  les  conciles,  une  résistance  aussi  ferme 
qu'il  auraitfallu.  Heureusement  les  papes  veillaient. 
lîux  du  moins  surent  maintenir,  malgré  toutes  les 
menaces,  l'indépendance  du  pouvoir  spirituel.  Gk- 
LAKB  en  donnait  déjà  la  formule  entière,  lorsqu'il 
écrivait  à  l'empereur  Anastase  :  «  Il  y  a  deux  choses 
par  lesquelles  ce  monde  est  gouverné:  1  autorité 
sacrée  des  pontifes  et  la  puissance  royale,  entre  les- 
quelles la  charge  des  prêtres  est  d'autant  plus  lourde 
qu'ils  doivent  rendre  compte  à  Dieu,  au  jour  du  juge- 
ment, même  de  l'àme  des  rois.  Vous  n'ignorez  pas, 
cher  lils,  que,  quoique  votre  dignité  vous  fasse  pré- 
sider au  genre  humain,  dans  les  choses  divines  vous 
courbez  avecdévotion  votre  tète  devant  les  pontifes... 
Pour  ces  choses  vous  dépendez  de  leur  jugement  et 
n'avez  pas  le  droit  de  les  régir  à  votre  volonté.  » 
ÇP.  L.,  t.  LIX,  col.  4a) 

Les  papes  eurent  plus  d'une  fois  à  expier  cette 
Cère  altitude.  Sous  les  empereurs  païens,  un  bon 
nombre  avaient  confessé  la  foi  dans  les  supplices  ; 


sous  les  empereurs  chrétiens,  l'exil  et  les  mauvais 
traitements  furent  encore  le  partage  de  plusieurs. 
L'Eglise  honore  comme  martyrs  Silvère,  victime  de 
ïhéodora,  et  Martin  P',  victime  de  Constant  11. 

L'exemple  de  Constantin  et  de  sa  famille  avait 
entraîné  beaucoup  d'imitateurs.  L'Eglise  avait  vu  en 
peu  de  temps  le  nombre  de  ses  enfants  prodigieuse- 
ment augmenté  ;  mais  toutes  ces  recrues  n  étaient 
pas  de  même  valeur.  La  ferveur  déjà  se  refroidissait. 
Echappée  aux  persécutions,  la  société  chrétienne 
allait  se  trouver  aux  prises  avec  les  dillicultés  intes- 
tines, lui  venant  de  ses  propres  adhérents.  Les 
grandes  hérésies  allaient  surgir,  qui  trouveraient 
généralement  dans  les  empereurs  leurs  meilleurs 
soutiens. 

D'où  provenaient  ces  hérésies  ?  Avant  tout,  de 
l'attachement  au  sens  propre,  qui  refusait  de  se 
soumettre  aux  décisions  de  l'autorité  religieuse,  mais 
en  même  temps  d'ordinaire  de  vues  trop  exclusives. 
L'esprit  hérétique  est  exclusif  en  un  sens  ou  en  l'au- 
tre; il  exagère  certains  aspects  de  la  vérité  révélée, 
et  en  voile  certains  autres.  Les  hérésies  sengea- 
draient  ainsi  entre  elles,  la  réaction  extrême  contre 
une  erreur  conduisant  à  une  erreur  opposée.  Rome, 
d'une  main  ferme,  maintenait,  au  milieu  de  ces  raf- 
finements, la  parfaite  mesure  qui  caractérise  l'ensei- 
gnement catholique.  Elle  condamnait  également  les 
Sabelliens  qui  sacrifiaient  la  distinction  des  per- 
sonnes à  l'unité  de  la  nature  divine,  et  les  Ariens 
qui,  non  contents  de  distinguer  les  personnes,  niaient 
leur  identité  et  leur  égalité  de  nature.  Saint  Céleslin, 
avec  le  concile  d'Ephèse,  frappait  d'anathéme  les 
Nestoriens,  qui  admettaient  deux  personnes  en 
Jésus-Christ  ;  et  saint  Léon,  avec  le  concile  de  Chal- 
cédoine,  retranchait  de  l'Eglise  les  Eutychiens  qui, 
dans  le  même  Jésus-Christ,  ne  reconnaissaient 
qu'une  nature. 

Mais  cette  juste  mesure  elle-même  peut  aussi  être 
contrefaite,  ou  plutôt  caricaturée.  Entre  l'orthodoxie 
catholique,  que  l'on  considère  comme  un  extrême,  et 
telle  doctrine  hérétique,  on  cherche  un  milieu,  une 
sorte    de    compromis    entre    la   vérité    et   l'erreur. 
Méthode  de  tout  temps  fort   en  honneur  parmi  les 
politiques,  qui  traitent  volontiers   les  questions  de 
principes  comme  des  questions  d'intérêt;  prêts  à  ac- 
cepter les  vérités  révélées,  à  les  modifier,  à  les  aban- 
ilonner  suivant  les  besoins  du  moment.  L'orthodoxie 
et  l'hérésie  sont  deux  puissantes  rivales;  elles   ont 
bien  droit  l'une   et  l'autre  à  certains  ménagements. 
L'on  transporte  ainsi  sur  le  terrain  des  vérités  divi- 
nes les  procédés  de  la  diplomatie  terrestre.   11  n'est 
d'ailleurs  pas  difticile  de  donner  à  ce  marchandage 
des  couleurs  séduisantes,  propres  à  gagner  les  bon- 
nes âmes  ;  on  mettra  en  avant  le  'désir  de  ramener 
les  errants,  on   ne   parlera  que  du  besoin  de  s'unir, 
sans  songer  tout  d'abord  à  bien  définir  le  terrain  de 
la  vérité  dogmatique,  sur  lequel  seul    peut   s'accom- 
plir une  union  véritable.  Ainsi,  entre  les  catholiques 
et  les  ariens,   vit-on   surgir    les    semi-ariens;   ainsi, 
pour  rétablir  la  paix  entre  monophysites  et  défen- 
seurs du  concile  de  Chalcédoine,  parurent  plus  tard 
les  monothélites.  Les  empereurs,  désirant   la    con- 
corde à  tout  prix,  pour  des  raisons  politiques,  favo- 
risaient de  tout  leur  pouvoir  ces  fusions;  et  ils  espé- 
raient,   par  des   édits   d'union,   calculés  en   tenant 
compte  des  forces   des   différents  partis,  mettre  fin 
aux  controverses.  Tels  furent  Vllénoiicon  de  Zenon, 
VEcthèse  d'Héraclius,  le  Type  de  Constant  H. 

En  face  de  ces  compromis  malheureux,  les  papes 
maintenaient,  sans  se  lasser,  la  sainte  intransigeance 
de  la  foi.  Souvent  les  défenseurs  inébranlables  de 
l'orthodoxie  —  dont  le  plus  beau  type  est  s.iint 
Athanase,  —    qui   à   certains    moments    pouvaient 


1391 


PAPAUTE 


1392 


passer,  aux  yeux  du  gros  public  moutonnier,  pour 
des  fanatiques  et  des  exaltés,  persécutés  par  les  sec- 
taires ambitieux,  abandonnés  des  faibles  comme 
trop  compromettants,  ne  trouvèrent  qu'à  Rome  un 
endroit  où  ils  fussent  compris  et  appuyés  sans 
réserve  *. 

Dans  ces  combats,  oii  il  fallut  souvent  mettre  en 
jeu  une  énergie  surhumaine,  il  y  allait  avant  tout  de 
l'indépendance  de  la  conscience  chrétienne.  11  s'agis- 
sait de  savoir  si  les  vérités  à  croire  continueraient  à 
être  tixées  uniquement  par  la  Parole  de  Dieu  et  par 
ses  interprèles  légitimes,  ou  si  les  croyants  devraient 
se  soumettre  aux  décisions  changeantes  du  pouvoir 
qui  avait  la  force  en  main. 

Les  empereurs  cependant  dès  lors  travaillaient  à 
opposer  à  cette  Rome,  trop  indépendante,  une  autre 
capitale  religieuse  qui  fût  plus  docile.  Telle  fut  l'ori- 
gine du  patriarcat  œcuménique  de  Constantinople, 
dont  on  prétendit  faire  une  puissance  rivale  de  la 
Papauté.  Rome  maintint  sa  prééminence,  qui  con- 
tinua pour  l'instant  à  être  reconnue  ;  mais  entre  ces 
deux  sièges  qui  représentaient  deux  conceptions  si 
diCférentes  de  l'Eglise,  éclaterait  un  jour  le  désac- 
cord délinitif  et  complet. 

Constantin  ayant  transporté  à  Byzancele  siège  de 
l'empire,  le  pape  restait  à  Rome  le  personnage  le 
plus  en  vue.  Parles  circonstances  allait  lui  être  dé- 
volu un  rôle  singulièrement  ditlieile  et  délicat;  mais 
du  même  coup  son  influence  dans  les  affaires  hu- 
maines se  trouverait  singulièrement  accrue.  Avec 
le  v^  siècle  commençaient  les  invasions  des  Bar- 
bares. Rome  était  prise  et  reprise,  livrée  au  pil- 
lage, saccagée.  L'empereur  était  bien  loin  pour  dé- 
fendre ses  sujets,  et  les  fonctionnaires  impériaux  se 
montraient  souvent  bien  impuissants.  Au  milieu  de 
l'anarchie  et  de  la  confusion  universelle,  la  Papauté 
apparut  comme  la  première  autorité  morale  qui  pût 
mettre  un  terme  aux  destructions,  imposer  un  peu 
d'ordre  et  d'organisation.  Lorsque  Attila  menaça 
Rome  et  l'Italie  de  la  ruine,  ce  fut  saint  Léon  le 
Grand  qui,  par  l'ascendant  de  sa  parole,  l'arrêta. 

Mais  quelle  allait  être  à  l'égard  du  christianisme 
l'attitude  de  ces  peuples  nouveaux  qui,  de  toutes 
parts,  débordaient  les  frontières  de  l'empire?  Les 
querelles  théologiques  nées  en  Orient  menaçaient  de 
les  séparer  à  jamais  du  centre  de  la  catholicité; 
presque  tous,  Burgondes,Visigoths,Ostrogoths,  Van- 
dales, étaient  gagnés  à  l'arianisme.  La  face  des 
choses  fut  changée  par  la  conversion  de  Clovis;  avec 
les  victoires  de  ce  même  Clovis  et  de  ses  Francs  sur 
les  Burgondes  et  les  Visigoths,  elle  décida  du  triom- 
phe de  l'orthodoxie  nicéenne  sur  l'arianisme  en 
Occident.  Désormais  les  Francs  seront  les  alliés 
lidèles  de  la  Papauté  qui  saura  utiliser  ces  nouveaux 
auxiliaires.  Au  vin*  siècle,  conduits  par  Charles 
Martel,  ils  sauveront  la  chrétienté  de  l'invasion  mu- 
sulmane; ils  défendront  contre  les  Lombards  l'indé- 
pendance du  Saint-Siège;  ils  travailleront  sous  Char- 
lemagne  à  la  conversion  de  l'Allemagne;  plus  tard  à 
celle  des  Pays-Bas;  les  peuples  Scandinaves  rece- 
vront des  missionnaires  francs  les  premières  étin- 

1.  Inutile,  je  pense,  de  faire  remarquer  que,  dans  un 
exposé  de  ce  genre,  nous  ne  pouvons  tracer  que  les  gran- 
des lifrnes.  Forcément  donc  nous  employons  des  formules 
générales  contre  lesquelles  on  pourrait  objecter  plus  d  un 
fait  particnlier,  mais  qui  restent  vraies  néanmoins  quant 
à  l'ensemble.  Nul  besoin  donc  de  discuter  si  Libère  n'a 
pas.  dans  un  moment  de  faiblesse,  abandonné  la  cause 
de  saint  Allianase,  ni  de  rappeler  qu  Honorius,  par  une 
négligence  cnipablf,  n  favorisé  le  développement  du  mo- 
notUéhsme.  (Cf.  Uonohius,  LibiïbE,  Vigile.  )  Y  aurait-il 
trois  fois  plus  de  réservts  à  taire,  nos  aiSrmations  reste- 
raient encore  justifiées.  Cela  soit  dit  une  fois  pour  toutes. 


celles  de  la  foi.  L'alliance  féconde  de  cette  nation 
ardente  avec  l'Eglise  romaine  va  être  un  des  faits 
dominants  des  époques  qui  se  préparent. 

Cependant,  à  Rome  même,  la  situation  des  papes 
devenait  de  plus  en  plus  prépondérante.  C'est  surtout 
sous  saint  Grégoire  le  Grand  que  cette  prééminence 
se  manifeste  avec  éclat.  Dans  sa  correspondance  il 
n'apparait  pas  seulement  comme  un  chef  spirituel, 
préoccupé  de  l'extension  de  la  foi,  il  est  encore  le 
grand  pourvoyeur  des  nécessites  temporelles  du  peu- 
ple. Propriétaires  d'immenses  domaines,  les  papes 
en  usent  pour  le  bien  de  tous,  et  se  préparent  ainsi 
à  leur  rôle  de  souverains  qu'ils  exercent  presque 
déjà. 

Sous  ce  même  saint  Grégoire,  la  conquête  du 
monde  par  les  missionnaires  de  l'Evangile  prend  une 
allure  nouvelle.  Jusque-là,  il  n'y  a  pas  eu  de  plan 
d'ensemble;  on  s'est  agrandi  suivant  les  circonstan- 
ces, Grégoire  soumet  la  propagation  de  la  foi  à  une 
organisation  méthodique.  A  lui  revient  l'initiative 
de  la  conversion  de  l'Angleterre  ;  il  y  envoie  saint 
Augustin  avec  des  instructions  précises  oà  l'on 
retrouve  le  génie  romain.  Deux  siècles  plus  tard  ce 
sera  de  même  Ghi-;goihe  II  qui  rattachera  la  Germa- 
nie à  l'Eglise,  en  y  envoyant  saint  Boniface.  Ainsi 
.  apparaît  de  plus  en  plus  manifeste  le  rôle  auquel  est 
destinée  la  Papauté.  Elle  sera  le  centre  des  con- 
quêtes, comme  le  centre  de  l'unité.  De  Rome  parti- 
ront les  missionnaires  et  de  Rome  ils  seront  dirigés. 
En  face  de  cas  de  conscience  souvent  nouveaux,  ne 
sachant  parfois  dans  quelle  mesure  il  faut  se  plier 
aux  vieilles  coutumes  locales,  dans  quelle  mesure  il 
faut  se  montrer  inflexible  pour  maintenir  l'intégrité 
delà  foi,  c'est  Rome  qu'ils  consulteront.  On  le  voit 
dès  le  temps  de  saint  Grégoire.  C'est  grâce  à  cette 
action,  à  la  fois  excitatrice  et  modératrice,  que  leur 
marche  restera  toujours  assurée,  et  que  les  frontières 
de  l'Eglise  iront  toujours  se  dilatant.  Citons  le  beau 
tableau  par  lequel  J.  db  Maistrb  résume  cette  épo- 
que, si  féconde  et  si  glorieuse,  malgré  ses  malheurs  : 
a  N'est-ce  pas  lui  (le  Souverain  Pontife)  qui  a  civi- 
lisé l'Europe,  et  créé  cet  esprit  général,  ce  génie  fra- 
ternel qui  nous  distinguent?  A  peine  le  Saint-Siège 
est  affermi,  que  la  sollicitude  universelle  transporte 
les  Souverains  Pontifes.  Déjà  dans  le  v'  siècle  ils 
envoient  saint  Séverin  dans  la  Xorique,  et  d'autres 
ouvriers  apostoliques  parcourent  les  Espagnes... Dans 
le  même  siècle,  saint  Pallade  et  saint  Patrice  paraissent 
en  Irlande  et  dans  le  nord  de  l'Ecosse.  Au  vi»,  saint 
Grégoire  le  Grand  envoie  saint  Augustin  en  Angle- 
terre. Au  vii«,  saint  Ivilian  prêche  en  Franconie,  et 
saint  Amand  aux  Flamands,  aux  Garinthiens,  aux 
Esclavons,  à  tous  les  Barbares  qui  habitaient  le  long 
du  Danube.  EIulTde  Werden  se  transporte  en  Saxe 
dans  le  viii«  siècle,  saint  Willebrod  et  saint  Swidbert 
dans  la  Frise,  et  saint  Boniface  remplit  la  Saxe  de 
ses  travaux  et  de  ses  succès.  Mais  le  ix'  siècle  sem- 
ble se  distinguer  de  tous  les  autres,  comme  si  la  Pro- 
vidence avait  voulu,  par  de  grandes  conquêtes,  con- 
soler l'Eglise  des  malheurs  qui  étaient  sur  le  point 
de  l'affliger.  Durant  ce  siècle,  saint  SifTroi  fut  envoyé 
aux  Suédois,  Anchaire  de  Hambourg  prêcha  à  ces 
mêmes  Suédois,  aux  Vandales  et  aux  Esclavons  ; 
Rerabert  de  Brème,  les  frères  Cjrille  et  Méthodius 
aux  Bulgares,  aux  Chazares  ou  Turcs  du  Danube, 
aux  Moraves,  aux  Bohémiens,  à  l'immense  famille 
des  Slaves  ;  tous  ces  hommes  apostoliques  ensemble 
pouvaient  dire  :  Hic  tandem  stelimus,  nobis  ubi 
defuit  urbis.  »  {Du  Pape,  liv.  III,  ch.  i) 

II.  De  Charlemagne  â  saint  Grégoire  'VII.  — 

Ces  Francs,  que  nous  avons  vus  devenir  les  meilleurs 
auxiliaires  de  la  Papauté  en  Occident,  allaient  faire 


1393 


PAPAUTÉ 


1394 


plus  encore;  ils  fonderaient  déflnitivement  la  puis- 
sance leniporelle  des  papes.  Ceux-ci,  menacés  par  les 
Lombards  et  ne  pouvant  guère  compter  sur  le  secours 
des  empereurs  de  Conslantinople,  firent  entendre 
leur  appel  de  l'autre  côté  des  Alpes.  Pépin  le  Bref  à 
deux  reprises,  Gliarlemagne  ensuite  y  répondirent. 
La  situation  que  nous  avons  vue  se  préparer  dès  le 
temps  de  saint  Grégoire  le  Grand  était  conlirmée; 
la  suzeraineté  des  Césars  d'Orient,  qui  n'avaient 
rien  su  faire  pour  défendre  la  Ville  élernelle,  fut  dès 
lors  ouliliée;  le  pape  se  trouva  le  vrai  maître  à  Rome 
et  aux  alentours. 

Cette  action  de  la  nouvelle  dynastie  franque  en 
faveur  de  la  Papauté  ne  devait  pas  rester  sans 
récompense.  Léon  111  voulut  reconnaître  solennelle- 
ment à  Gliarlemagne  le  rôle  de  protecteur  du  Saint- 
Siège  en  le  couronnant  empereur  d'Occident.  Les 
temps  postérieurs  le  montreraient,  cette  cérémonie, 
qu'on  eût  pu  croire  de  pure  forme,  était  grosse  de 
conséquences,  et  de  conséquences,  disons-le  tout  de 
suite,  qui  ne  seraient  pas  toutes  à  l'avantage  des 
papes  et  de  leur  tranquillité.  Les  difficultés  sont  le 
lot  ordinaire  de  l'Eglise  sur  terre;  le  nouvel  empire, 
institué  par  son  initiative,  ne  les  lui  épargnerait  pas 
plus  que  l'ancien.  Mais  nous  ne  devons  pas  cesser 
d'admirer  les  grands  faits  de  l'hisloire  chrétienne 
parce  que  certains  inconvénients  les  ont  accompagnés 
ou  suivis.  Gomme  la  conversion  de  Constantin, 
comme  le  baptême  de  Glovis,  le  couronnement  de 
Gliarlemagne  était  un  triomphe  pour  l'Eglise;  et  de 
tels  triomphes  méritent  d'êlre  célébrés,  malgré  ce 
que  nos  conditions  d'ici-bas  leur  laissent  toujours 
de  précaire  et  d'incomplet.  C'était  une  grande  chose 
de  voir  le  Vicaire  de  Jésus-Christ  disposer  de  la  cou- 
ronne impériale  dans  cette  Rome  où  ses  lointains 
prédécesseurs  avaient  été  martyrisés  par  les  Césars, 
et  la  mettre  sur  le  front  du  grand  conquérant,  au 
moment  où  celui-ci  faisait  de  si  nobles  elTorts  pour 
relever  la  civilisation  en  Occident;  c'étaitune  grande 
chose  et  pleine  de  promesses,  de  voir  ainsi  scellée 
l'alliance  entre  la  Papauté  et  cette  jeune  race  franque, 
à  laquelle  souriait  l'avenir  ;  au  moment  où,  dans 
l'Orient,  le  Bas-Empire  s'enfonçait  de  plus  en  plus 
dans  la  décadence. 

Cependant  il  est  bien  rare  qu'une  protection  puis- 
sante ne  se  paye  pas.  Charlemagne  montrait  un 
dévouement  incontestable  pour  l'Eglise,  il  donnait 
force  de  loi  aux  canons  des  conciles  pour  la  réforme 
ecclésiastique;  mais  il  était  fort  jaloux  de  son  pou- 
voir, et  il  ne  se  privait  pas  toujours  d'empiéter  sur 
le  spirituel.  On  a  reproché  aux  papes  de  son  temps, 
particulièrement  à  Aoiuen  I"',  trop  peu  d'indépen- 
dance à  son  endroit,  trop  de  déférence  à  ses  désirs. 
Ainsi  senible-t-il  que,  quoi  que  fassent  les  papes,  ils 
ont  toujours  tort.  Montrent-ils  pour  des  bienfaits 
signalés  une  reconnaissance  certes  bien  justifiée,  qui 
se  manifeste  par  quelque  condescendance,  on  crie  à 
la  servilité;  revendiquent-ils  avec  fermeté  les  droits 
de  l'Eglise,  on  les  accuse  d'oublier  ce  qu'ils  doivent 
à  César  et  de  prêcher  la  révolte.  Soyons  donc  justes. 
Ne  disons  pas  que  les  papes  n'ont  jamais  excédé  dans 
un  sens  ou  dans  l'autre.  Mais  avouons  que,  placés 
souvent  dans  des  circonstances  dilliciles,  la  con- 
science de  leur  haute  responsabilité  les  a  fait  d'ordi- 
naire naviguer  assez  heureusement  entre  les  écueils, 
gardant  la  dignité  dans  la  déférence,  respectant  le 
caractère  sacré  de  la  souveraineté,  alors  même  qu'ils 
en  dénonçjiienl  les  usurpations.  En  réalité,  Adrien  I" 
et  Léon  111  n'ont  pas  plus  été  des  courtisans,  que 
Grégoire  Vil  n'a  été  un  révolutionnaire. 

Après  ce  moment  glorieux,  il  faut  marquer  les 
tristes  humiliations  qui  suivirent.  Nous  touchons  à 
l'établissement    de  la    féodalité  sur  tout   le  sol    de 


l'Europe.  A  ses  débuts  elle  fut,  pour  l'Eglise  et  pour 
la  Papauté,  une  cause  de  graves  dangers.  Déjà  le 
ix"  siècle  avait  été  loin  d'être  pacifique  pour  l'Italie  ; 
il  y  avait  eu  plus  d'un  conflit  entre  les  Souverains 
Pontifes  et  les  empereurs  carolingiens,  ces  nouveaux 
protecteurs  qu'ils  s'étaient  donnés.  Mais  l'époque 
suivante  fut  bien  pire  encore.  Depuis  la  sinistre 
comédie  d'EiiENNE  VI  (896-897)  faisant  juger  en  plein 
concile  le  cadavre  déterré  de  son  prédécesseur  For- 
mose,  jusqu'aux  équipées  juvéniles  de  Benoit  IX 
(io33-io45),  installé  encore  enfant  sur  le  siège  de 
saint  Pierre,  et  épouvantant  Rome  de  ses  déborde- 
ments, c'est  un  temps,  sombre  entre  tous,  de  com- 
pétitions acharnées,  parfois  sanglantes,  autour  du 
Souverain  Pontificat  et  durant  lequel,  ni  les  violen- 
ces les  plus  atroces,  ni  les  scandales,  ne  font,  hélas  1 
défaut  •. 

Cependant  cette  page  lugubre  doit,  elle  aussi, 
avoir  pour  nous  ses  leçons.  Elle  nous  ra[ipelle 
d'abord  que  le  pouvoir  conféré  aux  papes  par  Jésus- 
Christ  ne  dépend  pas  de  leurs  qualités  personnelles; 
selon  le  mot  de  saint  Léon,  digiiilas  l'etri  etiam  in 
indigna  lierede  non  de/icil.  Voltaire  lui-même 
témoigne,  sans  qu'il  s'en  doute,  de  celte  vérité,  lors- 
qu'il écrit,  à  propos  du  x"  siècle  :  «  On  s'étonne  que, 
sous  tant  de  jiapes  si  scandaleux  et  si  peu  puissants, 
l'Eglise  romaine  ne  perdit  ni  ses  prérogatives,  ni  ses 
prétentions.  »  (Essai  sur  les  Hlœurs,  t.  I,  ch.  xxxv) 
Sur  quoi  Joseph  de  Maistuk  de  noter  avec  raison  : 
((  C'est  fort  bien  dit  Aos'étonner  ;  car  le  phénomène  est 
humainement  inexplicable.  »  {Du  Pape,  liv.  II, 
eh.  vir,  art.  a) 

Ensuite  il  nous  faut  remarquer  que  si  la  Chaire  de 
saint  Pierre  a  été  alors  environnée  de  violences  et 
parfois  souillée  de  scandales,  c'est  avant  tout  faute 
d'indépendance.  Le  Souverain  Pontificat,  tombé  sous 
la  sujétion  de  petits  potentats  italiens,  devait  néces- 
sairement devenir  le  jouet  de  l'intrigue  et  de  l'ambi- 
tion sans  scrupule.  Pour  se  maintenir  à  la  hauteur 
que  demandent  ses  sublimes  fonctions,  il  fallait  que 
le  pape  fût  et  parût  affranchi  pleinement  de  toute 
puissance  séculière.  Ce   serait  l'œuvre    de  l'époque 


1.  Les  hontes  de  celle  époque  n'auraient-elles  point 
cependant  élé  exagérées?  A-t-on  vraiment  \\i  alors  une 
succession  de  courlisones  gouverner  l'Eglise  romaine  et 
in«lnller  sur  le  siège  de  saint  Pierre  leurs  fils  ou  leurs 
amants  ?  Des  hommes  bien  informés  le  révoquent  en  doute 
aujourd'hui.  Le  Saint-Siège  se  trouvait  alors  le  point  de 
mire  des  deux  influences  rivales  qui  se  disputaient  l'Italie, 
l'influence  byzantine  et  l'influence  germanique.  Cela  expli- 
que non  geuleraent  bien  des  violences,  mais  aussi  bien 
des  récils  passionnés  et  peut-êlre  bien  des  caloninieB. 

Or,  la  source  presque  unique  (\vù  nous  renseigne  sur 
ces  scandales  invraisemblables,  c'est  le  fameux  l,tiTPit  A^'n, 
évêque  de  Crémone,  l'homnie  du  parti  alleniami,  plein  de 
l'ancunes  et  d'antipathies  contre  Romains  et  byzantins, 
qui  n'a  j>as  même  la  prétention  d'être  impartial  (il  intifule 
son  livre  Antapodosi»,  la  Revanche  !)  Un  érudit  italien  con- 
temporain, M.  Fedelk,  professeur  A  l'Université  de  Turin, 
a  repris  ce  procès.  11  venge  les  Théodora  et  les  Marozie 
des  imputations  de  Luitprand,  qu'il  ne  craint  pas  d'appe- 
ler un  calomniateur  de  femmes  {Hicerrhe  fur  la  storia 
di  Roma  e  del  papnio,  nel  secolo  .V,  dans  l'Arr/iifin  délia 
Socteta  romana  di  stnria  patria.  t.  XXXIII,  1907K  11  reste- 
rait le  scandale  d'influences  féminines  s'exer(;anl  dans  les 
élections  pontificales,  de  façon  passahlement  irrégulière, 
mais  il  faudrait  rejeter  au  rang  des  fables  les  accusations 
infamantes  trop  lonp^temps  répétées,  et  devant  lesquelles 
les  plus  illustres  défenseurs  de  la  Papauté,  depuis  Baro- 
nius  justju'à  Joseph  de  Maistre,  se  sont  souvent  voilé  la 
face.  Le  regretté  Godefroip  Kuhth,  nous  le  savons  de 
source  certaine,  se  rangeait  entièrement  à  cet  avis;  à  ses 
yeux,  la  question  n'en  était  plus  une,  et,  ajoutait-il,  s'il 
ne  s'était  agi  des  papes,  il  y  a  longtemps  qu'on  n'en  par- 
lerait plus. 


1395 


PAPAUTE 


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suivante  d'affirmer  fortement  celte  idée  et  de  la  faire 
passer  dans  les  faits. 

Pendant  ce  temps,  l'Orient  aclievail  de  se  séparer 
de  l'Occident.  Nous  n'avons  pas  à  raconter  ici  com- 
ment Photius  prépara  la  rupture  au  ix«  siècle  et 
comment,  au  xii:,  Michel  Cérulaire  la  consomma. 
(Voyez  [Eglise]  Grecque)  Uu  mot  seulement  pour 
indi(]uer  le  sens  de  ce  conflit  entre  papes  et  patriar- 
ches. 0  Home,  remarque  M.  Goyau,  voulait  faire 
prévaloir  auprès  des  Orientaux  l'esprit  du  Christia- 
nisme, la  pureté  de  sa  morale  et  la  conception  de  la 
liberté  de  TEglise  :  il  n'y  a  qu'une  façon  d'être  chré- 
tien.  Les  Orientaux  chicanaient  les  Latins  sur  la 
lettre,  sur  des  détails  d'observance  et  de  liturffie  :  il 
est  mille  façons  d'être  dévot.  Rome,  dès  celle  épo(|ue, 
admettait  la  variété  de  ces  détails;  l'intolérance  était 
du  côté  des  Grecs,  qu'offusquait  celle  variété,  n  (/.e 
Vatican,  l"  partie,  ch,  i,  J;  g) 

Par  l'usUice  de  Photius  et  de  Michel  Cérulaire,  la 
communion  entre  les  deux  Eglises  a  cessé.  Les 
papes  cependanl  ne  se  sont  jamais  résignés  à  cette 
séparation.  A  deux  reprises,  à  Lj'on  en  la^^,  à  Flo- 
rence en  i/(3g,  la  réunion  fut  décidée,  mais  elle  ne 
tint  pas.  De  nos  jours  encore  on  ne  laisse  passer  à 
Rome  aucune  occasion  imporlante  sans  inviter  les 
«  frères  séparés  «  à  revenir  au  bercail. 

m.  De  saint  Grégoire  YIÏ  â  Boniface  VIII.  — 

Nous  disions  un  mol,  à  l'instant, de  la  dépendance  ovi 
se  trouva  la  Papauté  au  x°  siècle  vis-à-vis  des  petits 
polenlals  de  la  campagne  romaine.  Cette  situation 
n'était  [las  parliculicrc  à  Rome.  Sur  loule  la  surface 
de  l'Europe,  l'Eglise  élail  menacée  à  celle  époque 
d'être  absorbée  par  la  féodalité;  il  faudra  les  efforts 
gigantesques  de  GnisGoiBB  VII  pour  la  délivrer. 
C'est  donc  ici  que  prend  place  la  querelle  des  inves- 
titures. Puisqu'elle  a  fait  dans  ce  dictionnaire  le  sujet 
d'un  article  spécial  (voir  I.nvbstiturks),  nous  n'avons 
pas  à  la  raconter.  Contentons-nous  de  quehiues 
réflexions  pour  en  faire  saisir  le  sens  et  la  portée. 

D'un  mol,  ce  que  les  papes  avaient  alors  à  recon- 
quérir, c'était  la  liberté  de  l'Eglise.  Ils  devaient 
d'abord  se  libérer  eux-mêmes.  Les  empereurs,  ap- 
puyés sur  les  concessions  de  quelques  papes,  s'at- 
tribuaienl  le  droit  de  conlirmer  l'élection  pontificale. 
A  tel  moment,  lorsque  Henri  III  par  exemple,  appelé 
par  la  saine  partie  du  clergé  et  du  peuple  d'Italie, 
mettait  Cn  aux  scandales  du  règne  de  Henoit  IX, 
cette  intervention,  affranchissant  le  Siège  de  Rome 
d'une  tyrannie  locale,  avait  pii  paraître  un  bienfait. 
Mais  changer  demailre,  ce  n'était  point  recouvrer  la 
liberté.  La  liberté  fut  l'œuvre  du  moine  Hildebrand, 
qui,  d'abord  archidiacre  de  l'Eglise  romaine  sous 
cinq  papes  consécutifs,  puis  pape  lui-même  sous  le 
nom  de  Grégoire  VII,  se  donna  pour  tâche  de  rendre 
à  l'Eglise  son  indépendance.  En  faisant  remettre  la 
désignation  des  pontifes  entre  les  mains  des  cardi- 
naux, sous  Nicolas  II,  il  l'affranchit  pour  toujours 
de  la  domination  exclusive  des  laïques. 

Une  fois  libre,  la  Papauté  devait  encore  briser  les 
liens  des  Eglises  locales,  qui,  enserrées  dans  le  réseau 
de  la  société  féodale,  n'apparaissaient  plus  que 
comme  simples  propriétés  des  rois  et  des  seigneurs. 
Il  y  allait  de  l'essence  même  de  la  religion  catholique. 
Il  s'agissait  de  savoir  si  oui  ou  non  un  évêché,  une  ab- 
baye, une  paroisse  étaient  des  organisations  autono- 
mes, indopendantes  du  souverain  tem(  orel  Au  prix 
d'elTorls  persévérants  et  d'une  lutte  presque  sécu- 
laire, Rome  arriva  enfin  à  faire  triompher  la  thèse 
affirmative.  La  thèse  contraire  ne  devait  reparaître 
qu'avec  la  Réforme,  qui,  pour  gagner  l'appui  des 
princes  temporels,  ne  trouverait  rien  de  mieux  que 
de  remellre  la  religion  entre  leurs  mains. 


Par  les  nécessités  mêmes  de  la  lutte,  la  Papauté 
avait  été  amenée  à  gouverner  d'une  façon  plus  im- 
médiate pour  rétablir  l'ordre.  Cette  centralisation, 
contre  laquelle  dans  la  suile  on  a  tant  déclamé,  s'im- 
posait alors  comme  une  mesure  de  salut  public.  De 
même,  en  raison  de  l'union  étroite,  au  moyen  âge 
plus  qu'en  aucun  temps,  entre  le  spirituel  et  le  tem- 
porel, pour  affranchir  le  premier,  les  papes  avaient 
dii  plus  d'une  fois  affirmer  leur  pouvoir  indirect  sur 
le  second.  Nous  n'avons  pas  à  étudier  ici  cette  der- 
nière question,  qui  sera  traitée  à  part  dans  ce  dic- 
tionnaire (voir  Pouvoir  indirkct);  mais  nous  ne 
pouvons  nous  dispenser  d'examiner  comment  les 
papes  ont  usé  de  l'aulorité  si  considérable  (ju'ils 
avaient  alors  sur  la  société  européenne,  et  quels  ont 
été  les  résultats  généraux  de  leur  action. 

En  dehors  des  deux  grandes  causes,  unies  ensem- 
ble, de   l'indépendance  ecclésiastique  et   du  célibat 
des  clercs(voir  Investiturbs, Sacerdoce  Chrétibn),  il 
n'en  est  pas  pour  laquelle  les  papes  aient  tant  com- 
battu alors  que  pour  la  sainteté  des  mariages.  Au 
IX*  siècle,  l'intrépide  Nicolas  I^^,  dans   lequel  on  a 
vu,  non  sans  raison,  "  une  effigie  anticipée  de  Gré- 
goire VU  »,  excommunie  Lolhaire,  qui  avait  répudié 
sa  femme  'Theutberge  pour  épouser   Waldrade.  Au 
XI*  siècle,  Urbain  II, pape  français  d'origine,  excom- 
munie Philippe  I"'.  roi  de  France,  qui  avait  rompu 
son  premier  mariage  pour  épouser  une  femme  mariée. 
Au  xii"  siècle.  Innocent  III  force  Philippe-Auguste  à 
reprendre  sa  première  femme  Ingeburge   et  à   ren- 
voyer Agnès  de  Méranie.  Ces  exemples  suffisent  à 
montrer  ce  que  les  papes  osaient  faire  alors  en  pa- 
reille matière;  ce  qu'ils  étaient  seuls,  disons-le,  à  oser 
faire  d'une   manière  pleinement  indépendante.   Lo- 
lhaire avait   su   faire    approuver    son    adultère  par 
deux  synodes  particuliers;  Philippe- Auguste  avait 
obtenu  d'évêques  complaisants  l'annulation   de  son 
premier  mariage.  Sans  l'intervention  souveraine   de 
la  Papauté,   l'épiscopat  livré  à   lui-même  n'eiil  pas 
été  assez  libre,  en  présence  de  princes  puissants  et 
violents,  pour  porter  et  maintenir  des  censures  effi- 
caces. Or,   il  y  allait  de  toute  la  morale  et  de   loule 
la  société  chrétienne.  Supposez  que  ces  rois,  encore 
à  demi  barbares,   livrés  souvent  aux   plus    frénéti- 
ques passions,  et  qui,    ne    voyant  rien    au-dessus 
d'eux  sur  leurs  terres,  se  croyaient  volontiers   tout 
permis,  supposez  qu'ils  n'eussent  pas  trouvé  dans  la 
résistance  inffexible  de   la   Papauté  une  barrière  à 
leurs    instincts,  c'était    tout  le   progrès,  assuré    au 
genre  humain  par  la  loi  de  l'Evangile,  remis  en  ques- 
tion. Le  divorce,  la  polygamie  même  se  fussent  vile 
installés  sur  les  trônes,   et  bientôt,  par   une  suite 
inévitable,  dans  la  société  entière.  Puis,  comme  der- 
nière  conséquence,    c'était    la    dégradation    de    la 
femme,    l'abaissement    de    la   famille,    les     mœurs 
païennes  reprenant  partout  le  dessus.  Si  Taine  a  pu 
dire  avec   raison   que    tout   ce    qu'il  y  a  dans  nos 
sociétés  modernes  de  pudeur,  de  douceur  et  d'huma- 
nité est  dû  à  linffuence  du  christianisme,  nous  pou- 
vons ajouter,  avec  non  moins  de  vérité,  que  le  main- 
tien de  ce  patrimoine  incomparable,  nous  le  devons 
à  la  Papauté.  —  Voir  art.  Divorce  dbs  princes. 

,\près  cela  on  nous  permettra,  je  pense,  de  ne  pas 
nous  étendre  sur  la  fréquence  des  excommunications 
et  des  interdits.  Elle  eut  sans  doute  parfois  de 
graves  inconvénients.  Mais  encore  doit-on  recon- 
naître, si  l'on  songe  aux  principes  qu'il  s'agissait  de 
défendre,  que  c'était  un  mal  nécessaire. 

Avoir  appris  aux  souverains,  en  dépit  de  tant 
d'entraînements,  que  les  règles  de  la  morale  privée 
doivent  rester  inffexibles  pour  tous,  c'est  avoir  rendu 
à  tout  le  genre  humain  un  immense  service.  Mais 
les  papes,  dans  leurs  luttes  mémorables  avec    les 


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PAPAUTE 


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princes  de  ce  monde,  leur  enseignèrent  encore 
d'autres  leçons.  J.  de  Maistre  a  écrit  qu'ils  établirent 
à  la  fuis  et  l'origine  divine  de  la  souveraineté  et  le 
droit  divin  des  peuples.  De  fait,  leur  cause  se  con- 
fondit souvent  —  et  surtout  dans  les  affaires  ita- 
liennes —  avec  celle  de  la  liberté  des  peuples. 
Alkxandhk  111  revendiquant  les  droits  du  Saint-Siège, 
en  face  de  frédéric  Barberousse,  GiuicomB  IX  et 
Innocent  IV  luttant  contre  les  entreprises  despoti- 
ques de  Frédéric  11,  avaient  avec  eux  les  cités  ita- 
liennes, qui  refusaient,  elles  aussi,  de  subir  le  joug 
allt-mand.  Mais  n'allons  pas  nous  imaginer  pour  cela 
les  Papes  soutenant  une  sorte  de  Déclaration  des 
droits  de  l'homme  anticipée.  H  n'était  nullement 
question  de  contester  à  la  souveraineté  ses  titres 
véritables.  Pour  l'empire  en  particulier,  on  ne  voit 
pas  que  la  Papauté,  qui  l'avait  elle-même  rétabli,  en 
ail  jamais  manifesté  du  regret.  Seulement,  en  rele- 
vant cette  institution  antique,  il  s'agissait  de  l'adap- 
ter aux  principes  de  la  civilisation  chrétienne.  Les 
théologiens  catholiques,  dans  la  vaste  synthèse 
rationnelle  qu'ils  élaboraient  alors,  déiinissaient  la 
loi  un  acte  non  de  la  volonté  ou  du  caprice,  mais  de 
la  raison.  En  conformité  avec  cette  doctrine,  les 
papes  ne  pouvaient  tolérer  la  remise  en  vigueur, 
avec  interprétation  païenne,  du  vieil  axiome:  «  Ce 
qui  plaît  au  prince  a  force  de  loi.  »  Ce  n'était  point 
là  certes  se  montrer  ennemis  de  la  souveraineté.  En 
lui  imposant  des  bornes,  en  lui  rappelant  qu'elle  ne 
devait  point  prétendre  à  un  pouvoir  illimité,  les 
papes  travaillaient  à  la  consolider.  Rien  de  commun 
entre  cette  action  et  celle  de  nos  réformateurs  mo- 
di'rnes,  toujours  plus  ou  moins  en  révolte  contre  le 
principe  d'autorité. 

Reconnaître  le  caractère  sacré  des  institutions 
nécessaires,  alors  même  qu'on  en  condamne  les  abus, 
c'est  tout  le  secret  de  cette  action  féconde  des  pa])es 
sur  les  alfaires  humaines.  Jamais,  au  milieu  de  leurs 
luttes  incessantes  contre  les  empereurs  allemands  et 
contre  bien  d'aiitres  souverains,  les  papes  du  moyen 
âge  n'ont  oublié  qu'à  cûté  de  l'autorité  religieuse  il 
fallait  une  autorité  politique,  et  que,  dans  sa  S])hère 
propre,  elle  devait  être  forte  et  respectée.  Bien  plus, 
cette  Eglise,  qu'on  nous  représente  volontiers  comme 
luttant,  à  toutes  les  époques,  et  spécialement  au 
moyen  âge,  contre  les  prétentions  légitimes  de  l'Etat, 
fut  la  première  alors  à  prôner,  à  invoquer  la  notion 
de  l'Etat.  Elle  luttait,  nous  l'avons  dit,  contre  la  con- 
ception païenne  de  l'empire  menace  pour  la  liberté 
chrétienne,  mais  elle  ne  luttait  pas  moins  cimtre 
l'anarchie  féodale,  obstacle  à  l'ordre  et  à  la  sécurité 
de  tous.  Pour  limiter  les  abus  des  guerres  privées, 
grand  fléau  de  l'Europe  médiévale,  elle  établit  la 
Trè\'e  de  Dieu,  Là  encore  nous  retrouvons  l'action 
directe  des  papes,  puisque  la  Trêve  de  Dieu,  procla- 
mée d'abord  par  quelques  conciles  particuliers,  reçut 
toute  son  extension  d'UnsAiN  II,  au  concile  de  Cler- 
mont.  Mais  si  l'Eglise  pouvait  susciter  d'ardentes 
bonnes  volontés  en  faveur  de  la  paix,  si  elle  pouvait 
porter  des  lois  d'ntililé  générale,  elle  manquait  d'une 
condition  indispensable  pour  en  imposer  l'observa- 
tion :  la  possession  d'une  foroc  armée  Aussi,  même 
en  plein  moyen  âge,  ne  se  montra-  t-elle  pas  disposée 
à  se  prendre  elle-même  pour  l'Etal.  Personne  alors, 
au  milieu  de  l'émiettement  féodal,  ne  conserve, 
autant  que  les  hommes  d'Eglise,  l'idée  de  l'Etat,  de 
ses  droits  et  de  ses  devoirs.  Papes  et  évêques  com- 
prennent très  bien  que  ce  qui  fait  défaut  à  leur  temps, 
ce  qu'aucune  bonne  volonté  ne  saurait  suppléer,  ce 
qui  est  indispensable  pour  sortir  de  l'anarchie  féo- 
dale, c'est  une  organisation  politique  sérieuse.  C'est 
au  roi,  c'est  aux  princes  qu'ils  imposent  l'obligation 
de  réprimer  les  abus,  répétant  volontiers,  comme  le 


moine,  biographe  de  notre  Louis  VII  :  «  Si  le  pouvoir 
royal  ne  s'adonne  avec  le  plus  grand  soin  à  protéger 
la  chose  publique,  les  plus  forts  oppriment  outre 
mesure  les  faibles  »  ;  ou  comme  Si'Qkr  :  «  C'est  l'olfice 
du  roi  de  rétablir  la  paix  dans  le  pays.  »  (Garread, 
l'Elut  social  de  ta  France  au  temps  des  Croisades) 
De  fait,  la  suppression  des  guerres  privées  devait  être 
l'œuvre  des  monarchies. 

Nous  n'avons  pas  à  nous  étendre  ici  sur  le  rôle  des 
papes  comme  inspirateurs  des  Groisauks  (voir  ce 
mot).  On  sait  assez  du  reste  que  l'honneur  principal 
leur  en  revient.  Les  princes  séculiers,  préoccupés  de 
leurs  querelles  personnelles,  se  faisaient  souvent 
prier  pour  prendre  la  croix.  Mais  toujours  les  Sou- 
verains Pontifes  leur  rappelaient  le  devoir  de  la  con- 
corde et  de  la  guerre  sainte  pour  le  salut  commun  : 
c'était  contre  les  inlidèles,  péril  de  l'Europe  et  de  la 
civilisation  chrétienne,  que  les  armes  bénies  jjar 
l'Eglise  devaient  être  tournées.  Aucun  fait  peut-être 
ne  montre  mieux  la  place  tenvie  alors  par  la  Papauté, 
centre  unique  où  la  chrétienté,  menacée  du  dehors 
ou  du  dedans,  pût  prendre  conscience  d'elle-même  et 
de  ses  besoins. 

Arrêtons-nous  davantage  aux  interventions  des 
papes  sur  le  terrain  social,  qui  sont  pour  nous  bien 
instructives  aujourd'hui.  Les  plaintes  contre  la  cons- 
titution de  la  société  ne  manquaient  pas  alors,  non 
plus  qu'en  aucun  temps  de  civilisation  un  peu  bril- 
lante. Les  plus  fréquentes,  les  plus  aiguës  s'élevaient 
contre  la  richesse  de  l'Eglise  elle-même  et  contre  les 
abus  nombreux  et  incontestables  qu'elle  engendrait. 
On  était  frappé  du  contraste  avec  l'idéal  proposé  par 
l'Evangile,  et  l'on  parlait  d'j'  ramener  l'Eglise.  Par- 
fois aussi  l'on  s'en  prenait  tout  criiment  à  l'inégalité 
des  conditions.  Les  abus  en  effet  ne  manquaient  pas 
non  plus  dansla  société  civile,  pour  donner  prétexte 
à  la  critique  :  abus  féodaux,  abus  du  commerce  et  de 
la  banque  naissante,  abus  du  luxe  un  peu  partout. 
En  présence  de  cette  question  angoissante,  l'attitude 
des  papes  fut  très  nette  :  toutes  les  réclamations  sub- 
versives furent  absolument  rejetées,  toutes  les  sectes 
plus  ou  moins  communistes  —  Vuudois,  Apostoli- 
ques, etc.  —  furent  impitoyablement  condamnées. 
Une  chose  apparut  bien  clairement,  c'est  que,  dans 
la  doctrine  catholique,  le  droit  de  propriété  est  sacré 
et  doit  être  toujours  respecté;  et.  pour  l'Eglise  en 
particulier,  que,  sans  être  de  la  terre,  étant  néan- 
moins sur  la  terre,  elle  doit  subir  les  conditions  ter- 
restres, et  donc  que,  pour  sa  subsistance,  des  biens 
lui  sont  nécessaires,  qu'elle  possède  en  toute  légiti- 
mité. 

Repousser  les  excès  n'était  cependant  pas  tout;  il 
fallait  encore,  au  milieu  de  ces  aspirations  confuses, 
discerner  ce  qui  pouvait  être  accepté;  les  papes  ne 
s'y  refusèrent  pas.  Les  riches  restaient  libres  de  con- 
server leurs  richesses  et  même  de  travailler  à  les 
augmenter;  mais  l'Eglise  leur  rappelait  qu'ils  étaient 
tenus  à  l'aumône,  que,  dans  le  plan  providentiel, 
leur  superflu  était  destiné  à  subvenir  à  la  misère  de 
leurs  frères,  et  qu'ainsi  ces  biens,  propres  quant  à 
l'administration,  devaient  devenir  en  quelque 
manière  communs  quant  à  l'usage,  tant  leurs  posses- 
seurs devaient  se  montrer  faciles  à  en  faire  part  aux 
indigents.  En  même  temps,  des  lois  pontificales 
sévères  contre  l'usure,  contre  les  spéculations  injus- 
tes, contre  la  fraude  commerciale  (lois  dont  les 
corporations  s'inspirèrent  dans  leurs  règlements), 
prévenaient  les  abus  de  la  lutte  pour  la  possession 
des  richesses,  si  facilement  désordonnée.  Quant  aux 
biens  ecclésiastiques,  il  demeurait  entendu  que  c'était 
proprement  le  patrimoine  des  pauvres,  et  qu'ils 
devaient  servir  à  faire  face  à  tous  les  besoins  de  la 
charité. 


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PAPAUTE 


1400 


Mais  à  côté  de  ces  règles  pour  l'acquisition  et 
l'usage  lies  ricliesses,  ne  fallait-il  donc  rien  retenir 
de  ces  ardents  appels  à  la  pauvreté  évangélique,  qui 
avaient  fait  illusion  à  bien  des  âmes  généreuses,  qui 
poussaient,  par  exemple,  un  Pierre  Valdo,  fondateur 
des  Vaudois,  d'abord  à  un  dépouillement  héroïque, 
puis  à  de  dangereuses  chimères?  C'est  là  qu'apparaît 
le  rôle  des  Ordres  mendiants,  et  particulièrement  des 
Franciscains.  Sans  rien  critiquer  dans  la  société  qui 
les  entoure,  ils  viennent  donner  l'exemple  du  renon- 
cement le  plus  absolu.  Ceux-là,  bien  loin  de  les  con- 
damner, la  Papauté  les  approuve,  les  encourage,  les 
comble  de  faveurs.  Ainsi  apparaît  dans  toute  son 
ampleur  et  sa  délicate  complexité  la  solution  chré- 
tienne du  problème  social.  Nos  orgueilleux  réforma- 
teurs modernes  ne  savent  nous  proposer  comme  idéal 
qu'un  alTreux  nivellement.  L'Eglise,  quand  on  la 
laisse  libre,  sait  mettre  en  œuvre  pour  remédier  à 
l'antagonisme  des  classes  de  bien  autres  ressources. 
Pas  d'égalisation  artilicielle.  L'injustice  est  condam- 
née sous  toutes  ses  formes,  mais  la  hiérarchie  sociale 
est  maintenue.  Ceux  qui  ont  acquis  par  leurs  efforts 
personnels,  ou  qui  doivent  à  des  services  autrefois 
rendus,  au  mérite  de  leurs  ancêtres,  une  grande 
situation  temporelle,  peuvent  la  garder.  Voilà  donc 
déjà  l'inégalité  dans  la  jouissance  des  biens  de  ce 
monde.  Mais  elle  va  être  corrigée  ou  contre-balancée 
par  une  autre  inégalité.  Bien  au-dessus  de  l'aristo- 
cratie de  la  naissance  ou  de  celle  de  la  fortune,  le 
christianisme  fait  surgir  l'aristocratie  de  la  vertu  et 
de  la  sainteté.  Toutes  les  âmes,  même  fidèles,  ne 
profitent  pas  également  de  la  Bonne  Nouvelle.  La 
masse  se  contente  de  l'observation  des  préceptes.  Le 
petit  nombre,  l'élite  cherche  la  perfection,  et  la  cher- 
che, spécialement  à  cette  époque,  et  sous  l'influence 
de  saint  François,  en  poussant  le  plus  loin  possible 
le  dépouillement.  Ainsi  tous  apprennent  à  ne  point 
trop  se  plaindre  de  l'inégale  distribution  des  riches- 
ses, en  voj'ant  ceux  que  l'Eglise  infaillible  propose 
comme  des  héros  à  l'admiration  de  tous,  volontaire- 
ment s'en  priver.  Bien  plus,  le  Tiers-Ordre  francis- 
cain, encouragé  et  soutenu  par  Rome,  fera  pénétrer 
jusque  chez  les  grands  du  monde  quelque  chose  de 
cet  esprit.  On  en  A-erra  beaucoup,  à  l'exemple 
de  saint  Louis,  roi  de  France  et  de  sainte  Elisa- 
beth de  Hongrie,  fuir  le  luxe  dans  les  vêtements, 
distribuer  d'immenses  aumônes,  montrer  un  juste 
sentiment  de  la  justice  et  du  respect  dus  aux  pe- 
tits. 

Mais,  qu'on  le  remarque,  le  souille  chrétien  qui 
agit  à  l'intime  des  âmes  ne  suffit  pas  pour  rendre 
compte  de  ces  faits.  Enlevez  le  contrôle  de  la 
Papauté,  et  vous  n'avez  plus  qu'un  mysticisme  incon- 
sistant, allant  des  plus  sublimes  inspirations  aux 
plus  insoutenables  utopies.  Nous  voyons  cela  se  pro- 
duire jusque  dans  la  famille  de  saint  François,  chez 
ceux  de  ses  fils.  Spirituels  et  Fraticelles,  qui  n'ont 
pas  hérité  de  son  obéissance  parfaite  à  l'Eglise 
romaine.  Les  papes  (et  nommément  Jean  XXII) 
seront  obligés  de  lutter  contre  eux  et  de  les  con- 
damner. 

Il  serait  intéressant  de  faire  ici  le  tableau  de  la 
grande  époque  du  moyen  âge,  lexiie  et  le  xia«  siècles. 
La  chrétienté  passionnée  tout  d'abord  pour  le  culte 
divin,  et  se  revêtant  delà  blanche  robe  de  ses  cathé- 
drales où  les  arts  viennent  à  l'envi  se  consacrer  au 
service  de  la  religion,  soulevée  vers  le  dévouement 
et  riiéroïsrae  militaire  par  la  chevalerie  et  les  croi- 
sades, édifiée  et  préservée  des  germes  de  corruption 
tout  près  d'éclore  et  de  pulluler,  par  les  vertus  subli- 
mes des  Ordres  monastiques  et  des  Ordres  men- 
diants, éclairée  et  lancée  dans  la  voie  des  plus  hautes 
spéculations  par  les  Universités,  où  se  composent 


ces  Sommes  de  tout  le  savoir  humain  organisé  autour 
de  la  Révélation  ;  les  fils  des  Barbares  apprenant 
ainsi  à  s'enthousiasmer  pour  la  science,  mais  en  la 
soumettant  toujours  à  l'Esprit  de  Dieu.  Et  nous 
pourrions  montrer  dans  la  Papauté  le  centre  et 
l'âme, pour  ainsi  dire,  de  cette  grandiose  civilisation. 
C'est  elle,  nous  l'avons  vu,  qui  donne  le  branle  aux 
croisades,  elle  qui  encourage  et  approuve  les  Ordres 
religieux,  elle  encore  qui  soutient  les  Universités,  en 
les  prenant  sous  sa  tutelle  directe,  et  qui  au 
xni<"  siècle,  dans  les  Universités  même,  oblige  à  faire 
place  aux  Ordres  mendiants,  c'est-à-dire  à  l'élément 
actif  et  novateur.  Sans  elle,  les  plus  hauts  génies,  un 
saint  Bonaventure,  un  saint  'Thomas  d'Aquin  lui- 
même,  se  fussent  trouvés  exclus  de  l'enseignement 
par  des  coalitions  d'intérêts  I  Nous  ne  pouvons  insis- 
ter longuement.  Cependant,  devant  un  pareil  spec- 
tacle quelques  réflexions  s'imposent,  fort  utiles  })our 
bien  comprendre  la  destinée  historique  de  la  Papauté. 
Quelle  différence  entre  les  papes  du  x"  siècle  et  ceux 
de  la  période  présente  I  Les  premiers,  réduits  souvent 
au  rôle  d'administrateurs  de  gros  bénéfices  temporels 
ou  de  chapelains  impériaux  ;  les  seconds,  remparts 
inébranlables  de  la  liberté  des  peuples,  gardiens  de 
la  justice  et  de  la  paix,  promoteurs  de  toutes  les 
saintes  et  généreuses,  entreprises.  Comment  la 
Papauté  s'est-elle  élevée  d'un  si  prodigieux  coup 
d'aile  au-dessus  des  monarchies  féodales  environ- 
nantes, avec  lesquelles,  à  certains  moments,  elleavail 
paru  presque  se  confondre?  Qui  voyons-nous  à 
l'origine  de  ce  mouvement?  Un  grand  vaincu,  saint 
Gbi!Goibk  VII,  mort  en  exil,  témoin  de  l'échec  appa- 
rent de  son  œuvre.  Les  politiques  du  temps  ont  pu 
le  considérer  comme  un  imprudent  qui  ne  savait 
point  calculer  les  résistances,  et  depuis,  bien  des 
sages  lui  ont  reproché  de  s'être  inspiré  d'une  foi  trop 
absolue  dans  les  principes,  de  n'avoir  pas  su  assez 
se  plier  aux  circonstances.  Pourtant,  c'est  lui  en 
définitive  qui  a  triomphé  et  qui  a  ouvert  à  la  Papauté 
une  des  périodes  les  plus  glorieuses,  les  plus  extra- 
ordinaires de  son  histoire. 

Un  point  cependant  reste  à  examiner  :  ces  papes, 
qui  exercent  une  telle  maîtrise  sur  tout  l'Occident, 
que  l'on  consulte  de  toutes  parts  et  sur  tous  les 
objets,  qui,  d'un  bout  à  l'autre  de  la  chrétienté,  doi- 
vent assumer  le  rôle  de  remettre  toutes  choses  à 
leur  place,  ne  vont-ils  pas  être  tentés  de  sortir  de  la 
leur,  de  ne  plus  se  sentir  assez  hommes,  de  se  croire 
enfin  tout  permis?  Laissons  la  parole  à  M.  Goyau 
pour  répondre  à  cette  question  : 

«  Que  les  papes  à  leur  tour  aient  eu  des  caprices, 
cela  est  vraisemblable  et  cela  est  vrai.  Lorsqu'on 
gouverne  le  monde,  ce  qu'il  y  a  dans  le  monde  de 
plus  difficile  à  gouverner,  c'est  soi-même.  Et  puis, 
ils  agissaient  au  nom  de  Dieu  :  pensée  troublante, 
susceptible  d'exalter  l'orgueil  du  vicaire,  en  lui  per- 
suadant que  son  orgueil  même  est  un  hommage  à 
Dieu.  Mais  cette  pensée  porte  en  elle  son  remède  ; 
elle  effraie  le  pontife  par  la  perspective  de  sa  res- 
ponsabilité; et  lorsqu'il  considère  cette  demi-solida- 
rité par  laquelle  Dieu  et  saint  Pierre  lui  sont  ratta- 
chés, ces  liens  qui  l'unissent  à  la  série  des  Papes  et 
qu'aucun  de  ses  successeurs  ne  pourra  dissoudre  ni 
désavouer,  lorsqu'il  sent  qu'au  jour  le  jour  ses  paro- 
les et  ses  actes  s'insèrent  parmi  les  paroles  et  les 
actes  du  Saint-Siège,  alors  dans  son  âme,  l'épou- 
vante s'accroit.  On  rencontre,  chez  les  pontifes  du 
moyen  âge,  et  en  général  chez  les  grands  papes,  ce 
mélange  singulier  d'orgueil  et  de  timidité...  Gré- 
lioiRE  Vil,  I.NNOCBNT  III,  BoNiFACE  VIII,  maîtres  des 
âmes,  des  trônes  et  des  camps,  échappèrent  au  péril 
de  la  toute-puissance;  on  compte  les  occasions  — 
elles  sont  peu  nombreuses,  eu  égard  à  ce  péril—  où 


1401 


PAPAUTE 


1402 


il  leur  manqua  d'être  complètement  maîtres   d'eux- 
mêmes.  »  (Up.  cit.,  l'«  partie,  ch.  ii,S  2) 

IV.  Les  papes  des  XIV*  et  XV'  siècles.  — 
Nous  n'avons  pas  à  nous  arrêter  sur  Bonikace  VUI, 
SHT  les  Papks  d'Avignon  et  sur  le  Sciiismï  d'Occi- 
dent, qui  sont  l'objet  d'articles  spéciaux  de  ce  Dic- 
tionnaire. (Voir  ces  mots)  Notons  seulement  un 
trait  important  du  mouvement  qui  s'opère  en  Eu- 
rope au  xiv'  siècle;  les  conséquences  en  seront  gra- 
ves pour  l'iiisloire  de  la  Papauté.  Nous  venons  de 
montrer  la  grande  place  tenue  par  les  papes  du 
moyen  âge  au  centre  de  la  clirétienté.  Cette  chré- 
tienté formait  comme  une  immense  famille,  qui  en- 
globait tous  les  peuples  de  l'Occident.  Le  dogme 
catholique  leur  donnait  à  tous  une  façon  de  penser 
commune,  l'action  de  la  Papauté  leur  assurait  même 
à  l'extérieur  une  certaine  unité,  et  les  croisades  nous 
ont  montré  que  cette  unité  arrivait  parfois  à  être 
assez  consciente  pour  les  faire  s'accorder  contre 
l'ennemi  musulman.  11  y  avait  dans  celte  unité 
chrétienne  de  grands  avantages,  et  surtout  une  très 
noble  inspiration.  Ne  doit-on  pas  y  voir  une  belle 
tentative  pour  réaliser  la  parole  du  Christ  :  Ut  sint 
unum  sicitl  et  nosl  Toutefois,  ne  nous  ligurons  pas 
un  Eldorado.  Nous  l'avons  dit  :  l'Eglise  ne  pouvait 
assumer  les  charges  essentielles  de  l'Etat.  Pour 
maintenir  dans  ce  vaste  ensemble  un  ordre  suffisant, 
il  fallait  un  bras  de  chair,  toujours  prêt  à  s'abattre 
sur  les  malfaiteurs.  La  conception  de  l'empereur, 
protecteur  de  la  chétienté,  répondait  à  ce  besoin. 
Mais  la  suzeraineté  impériale  qui,  dans  certains 
pays,  comme  la  France,  ne  fut  jamais  reconnue,  était 
ailleurs  beaucoup  plus  nominale  que  réelle.  Restaient 
les  pouvoirs  féodaux,  d'un  caractère  essentiellement 
local,  qui  maintenaient,  tant  bien  que  mal,  un  peu 
d'ordre  dans  la  société.  Entre  ce  corps,  trop  étendu 
pour  former  un  Etat  régulier,  et  ces  petites  seigneu- 
ries, trop  multipliées  pour  assurer  aux  hommes  de 
ce  temps  cette  large  sécurité,  ce  puissant  développe- 
ment de  vie  commune,  qu'on  trouve  dans  une  grande 
patrie,  les  nationalités  se  cherchaient  encore.  Les 
royautés  modernes  ne  faisaient  que  de  naître,  elles 
s'essayaient  à  leur  rôle,  sans  pouvoir  entièrement 
le  remplir,  et  nous  avons  vu  que  ce  qui  manquait 
précisément  au  monde  féodal,  c'était  une  organisation 
politique  fortement  constituée. 

Tous  ces  traits  commencent  à  se  modifier  profon- 
dément à  partir  du  xiv"  siècle.  Les  diverses  parties 
de  la  chrétienté  s'organisent,  chacune  à  part,  en 
nations  compactes,  serrées  autour  de  leurs  rois.  11  y 
a  là  un  heureux  progrès  pour  l'ordre  administratif, 
et  bien  des  abus  du  régime  féodal  disparaissent  peu 
à  peu.  Mais  d'autre  part,l'idée  de  la  grande  commu- 
nauté chrétienne  va  s'elïaçant.  Le  moyen  âge  avait 
tendu  à  l'universalité.  A  cette  idée  vient  s'opposer 
désormais  avec  plus  de  force  celle  de  nationalité; 
entre  les  deux,  il  ne  sera  pas  toujours  facile  d'éta- 
blir l'équilibre.  En  tout  cas,  l'on  voit  du  premier 
coup  d'œil  ce  que  ce  nouvel  ordre  de  choses  avait  de 
contraire  à  l'influence  de  la  Papauté.  (Cf.  Baudril- 
LART,  De  l'intervention  du  Souverain  Pontife  en  ma- 
tière politique  dans  Revue  d'histoire  et  de  littérature 
religieuses,  t.  111;  surtout  la  conclusion,  p     333-337) 

La  transformation  d'ailleurs  ne  se  Gl  pas  sans 
violence  ni  sans  excès;  la  royauté,  dans  sa  lutte 
contre  les  obstacles  qui  arrêtaient  son  développe- 
ment, se  montra  trop  souvent  brutale.  Que  l'on  se 
rappelle  seulement  les  procédés  de  Philippe  le  Bel  à 
l'égard  de  Boniface  VIU.  Et  puis,  s'il  y  avait  amé. 
Uoration  pour  l'ordre  et  la  sécurité  matérielle,  le 
grand  idéal  chrétien  et  chevaleresque  baissait  de 
façon    inquiétante.     L'influence    prédominante    du 


Saint-Siège  avait  maintenu  dans  l'Europe  du  moyen 
âge,  en  déjjit  de  toutes  les  violences,  un  sentiment 
élevé  de  la  justice,  et  la  persuasion  du  caractère  sa- 
cré de  tous  les  droits.  Avec  la  nouvelle  politique  qui 
commençait  à  se  faire  jour,  les  relations  internatio- 
nales risquaient  de  n'être  plus  réglées  que  par  la 
force  et  par  la  ruse.  A  l'intérieur  même  de  chaque 
Etat,  il  n'y  avait  pas  lieu  de  trop  se  réjouir  de  voir 
la  prépondérance  passer  décidément  à  la  puissance 
civile,  c'est-à-dire  à  celui  des  deux  pouvoirs  qui 
abuse  le  plus  volontiers  de  ses  avantages.  Dans  tout 
cela  il  n'y  avait  certes  pas  progrès. 

Par  malheur,  à  la  même  époque,  des  circonstances 
néfastes  —  le  séjour  à  Avignon,  puis  surtout  le 
Grand  Schisme,  —  contribuaient  encore  à  diminuer 
le  prestige  de  la  Papauté.  Des  embarras  du  schisme 
naquit  la  théorie  conciliaire,  qui  mettait  le  concile 
au-dessus  du  pape.  (Voir  la  section  du  présent  arti- 
cle concernant  I'InI'Aillibilitk  pontificale  et  l'his- 
toire de  ce  dogme.)  Allirraée  d'abord  à  Constance, 
elle  fut  mise  à  l'essai  à  Bàle  par  des  hommes  dont 
plusieurs  étaient  animés  d'un  zèle  sincère,  mais  qui, 
ayant  perdu  de  vue  la  vraie  constitution  de  l'Eglise, 
crurent  qu'ils  pouvaient  la  réformer  en  s'élevant 
contre  son  chef.  Le  pa[)e  Eugène  IV  unit  par  l'em- 
porter siu-  le  synode  révolté;  mais  toutes  ces  discus- 
sions contribuaient  à  relâcher  les  liens  qui  unissaient 
les  peuples  au  Saint-Siège.  Les  princes  naturelle- 
ment appuyaient  les  doctrines  nouvelles  ;  ils  sen- 
taient bien  qu'en  face  d'une  Eglise  livrée  à  une 
sorte  de  régime  parlementaire,  ils  eussent  été  plus 
forts  pour  étendre  indéliniment  leurs  empiétements. 
En  France,  la  Pragmatique  Sanction  de  Charles  VU 
ne  fut  que  l'application  des  décrets  de  Bàle.  Pie  II  la 
jugeait  ainsi  :  «  Cette  loi,  à  l'abri  de  laquelle  les 
prélats  français  croyaient  trouver  la  liberté,  leur  a, 
au  contraire,  imposé  une  lourde  servitude;  elle  a  fait 
d'eux  les  esclaves  des  laïques.  »  (Goyau,  op.  cit., 
\"  p.,  ch.  III,  Si  2) 

Cependant  ne  nous  laissons  pas  entraîner  par  les 
doctrines  fatalistes.  Au  moyen  âge,  nous  l'avons  dit, 
on  avait  soulïert  de  l'absence  d'organisation  poli- 
tique ;  il  était  nécessaire  qu'on  s'essayât  à  combler 
ce  vide.  Il  fallait  s'attendre  encore  que  les  Etats 
modernes,  qui  commençaient  à  se  constituer  forte- 
ment, entrassent  sur  un  point  ou  sur  l'autre  en  conflit 
avec  l'autorité  papale  et  cherchassent  à  la  diminuer. 
Mais  il  ne  suivait  pas  de  laque  la  grande  oeuvre  de 
l'unité  chrétienne,  ébauchée  dans  les  siècles  précé- 
dents, dût  périr.  La  chrétienté,  malade,  n'était  pas 
dissoute.  Après  les  crises  pénibles  qu'elle  venait  de 
traverser,  elle  pouvait  retrouver  sa  splendeur  sous 
une  forme  différente,  adaptée  aux  temps  nouveaux. 
Avec  des  langues,  des  coutumes  d'une  variété  plus 
tranchée,  rien  ne  rem])échait  de  conserver  encore, 
grâce  à  la  communauté  de  croyances,  une  sulfisante 
unité.  Certes,  le  Saint-Siège  ne  pouvait  pour  une 
époque  nouvelle  promulguer  une  doctrine  dilTcrente 
de  celle  des  âges  antérieurs;  il  est  même  à  remar- 
quer que  la  théorie  du  pouvoir  indirect,  mise  en 
pratique  par  les  papes  du  moyen  âge,  reçut  dans  la 
théologie  catholique  sa  forme  définitive,  précisé- 
ment au  xvi°  siècle,  sous  la  plume  de  Bellarmin  et 
de  Suarez,  pleinement  approuvés  de  Rome.  Mais 
cette  même  Rome,  si  inflexible  sur  la  doctrine,  a 
toujours  montré  que,  dans  les  applications,  elle 
savait  se  plier  aux  nécessités  des  temps.  Le  natio- 
nalisme moderne,  dans  ce  qu'il  a  de  légitime,  ne 
s'opposait  pas  à  l'idée  de  chrétienté,  il  ne  tendait 
nullement,  de  sa  nature,  à  devenir  antipaiial.  Le 
crime  inexpiable  de  la  rupture  est  le  fait  de  la  seule 
Réforme.  C'est  la  liberté  humaine,  agissant  sous 
l'influence  de  passions   souvent    très  basses,  qui  a 


1403 


PAPAUTÉ 


1404 


produit  ce  résultat.  Donner  cette  dissolution  de  la 
société  chrétienne  comme  la  suite  nécessaire  du 
mouvement  des  xiV^  et  xv«  siècles,  c'est  se  payer  de 
mots.  Regardons  les  faits,  et  notre  idée  sera  tout 
autre  :  nous  verrons  ce  même  mouvement  aboutir 
d'un  coté,  en  Angleterre,  à  l'horrible  schisme  de 
Henri  VIII,  consommé  pour  les  raisons  que  l'on  sait, 
de  l'autre,  en  France,  au  Concordat  de  Bologne  (i5iG) 
entre  Léon  X  et  François  I",  qui,  de  quelque  ma- 
nière qu'on  l'apprécie,  ne  saurait  être  regardé 
comme  le  point  de  départ  d'une  décadence  religieuse 
irrémédiable. 

Arrctons-nous  un  peu  sur  ce  grand  acte,  qui  mar- 
que dans  riiisloirc  de  la  Papauté  une  date  impor- 
tante, d'aucuns  diraient  volontiers  :  la  date  d'une 
déchéance.  Est-ce  bien  exact  ?  Son  premier  effet  était 
d'abolir  la  Pragmatique  Sanction;  les  doctrines  de 
Bàle  étaient  donc  répudiées,  les  droits  essentiels  du 
Saint-Siège  reconnus.  Par  contre,  le  roi  recevait  des 
privilèges  énormes  dans  la  collation  des  charges  ec- 
clésiastiques, pratiquement  les  nominations  aux 
évêchés  et  aux  abbayes  étaient  mises  entre  ses 
mains.  C'était  l'accord  établi  par  transaction  entre 
les  principes  immuables  de  l'Eglise  et  la  situation 
prépondérante  de  la  royauté  en  France,  telle  que  les 
circonstances  historiques  l'avaient  faite.  Certes,  il 
est  facile  de  signaler  dans  un  pareil  traité  des  imper- 
fections très  graves.  Mais,  à  le  juger  par  les  faits,  il 
faut  reconnaître  qu'il  a  atteint  la  haute  lin  que  la 
Papauté  en  attendait.  Au  milieu  des  troubles  déchaî- 
nés par  la  Héforme,  la  France  resta  toujours  unie  à 
Rome,  et  peut-être  les  avantages  substantiels  accor- 
dés au  roi  François  et  à  ses  successeurs,  ne  furent-ils 
pas  inutiles  pour  les  empêcher  de  prendre  le  chemin 
de  Henri  VUl.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  principes 
catholiques,  maintenus  par  cette  union  avec  Rome, 
devaient  encore  assurer  de  beaux  jours  à  la  religion 
en  France;  une  fois  le  calme  rétabli  après  les  tem- 
pêtes du  xvie  siècle,  ils  produiraient  une  des  plus 
belles  floraisons  de  vertus  et  d'institutions  chré- 
tiennes dont  l'histoire  ait  gardé  le  souvenir.  Le  mal 
fut  que  les  rois,  et  surtout  leurs  parlements,  cher- 
chèrent à  faire  prévaloir,  malgré  le  Concordat,  l'es- 
prit de  la  Pragmatique  Sanction.  C'est  par  là  surtout 
que  l'ennemi  devait  entrer. 

En  parlant  de  la  Papauté  au  xv*  siècle,  impossible 
de  ne  pas  dire  un  raot  de  la  Renaissance  ;  d'autant 
que  les  papes  sont  sujets  sur  ce  point  à  beaucoup 
d'attaques,  qui  leur  viennent  des  côtés  les  plus 
divers.  On  les  représente  parfois  se  lançant  dans  un 
mouvement  tout  païen,  et  reniant  la  civilisation 
chrétienne  du  moyen  âge,  œuvre  de  leurs  prédéces- 
seurs. En  réalité  il  faut  distinguer  davantage. 
Remarquons-le  d'abord  :  en  tout  ordre  de  choses,  ou 
peu  s'en  faut,  le  moyen  âge  lui-même  avait  fait 
constamment  effort  pour  se  mettre  à  l'école  de  l'an- 
tiquité. L'empire  romain,  le  droit  romain,  la  philo- 
sophie d'.^ristole,  autant  de  parties  de  l'héritage 
antique  pour  lesquelles  on  s'était  enthousiasmé  à 
cette  époque,  et  jusqu'à  l'engouement.  Dans  les  let- 
tres et  les  arts  il  n'en  allait  pas  autrement  ;  depuis 
Bède  et  Alcuin  jusqu'à  Dante,  les  humanistes  de  la 
Renaissance  peuvent  compter,  durant  toute  la 
période  médiévale,  de  très  nombreux  et  très  zélés 
prédécesseurs.  Au  xv»  siècle  sans  doute  on  connut, 
on  s'assimila  bien  mieux  l'antiquité;  mais  c'était  en 
grande  partie  le  fruit  des  efforts  précédents.  Les 
papes  ne  s'étaient  jamais  opposés  à  cette  tendance  ; 
ils  avaient  seulement  veillé  à  ce  que  l'imitation  de 
l'antiquité  ne  fut  point  un  esclavage,  à  ce  qu'en  lui 
dérobant  ses  trésors,  ses  institutions,  ses  méthodes, 
on  les  mît  toujours  au  service  de  la  civilisation  chré- 
tienne. Eux-mêmes  ils  avaient  relevé  l'empire  ;  mais 


avaient  lutté  ensuite  contre  ses  maximes  de  despo- 
tisme païen.  Ils  avaient  fondé,  encouragé,  comblé 
de  privilèges  les  Universités,  où  se  transmettait 
l'héritage  de  la  culture  antique.  Ils  avaient  condamné 
la  philosophie  d'Aristote,  interprétée  par  les  Arabes, 
mais  avaient  plus  tard  prodigué  leurs  faveurs  à  cette 
même  philosophie,  corrigée  et  mise  au  service  de  la 
théologie  par  le  génie  de  saint  Thomas  d'Aquin.  Ues 
papes  humanistes,  comme  Nicolas  V  ou  Pie  II,  en 
favorisant  la  renaissance  des  lettres  antiques  enten- 
due d'une  façon  chrétienne,  ne  faisaient,  on  le  voit, 
que  se  conformer  à  une  tradition  déjà  ancienne,  ou, 
pour  mieux  dire,  perpétuelle.  Malheureusement,  il 
faut  avouer  qu'on  ne  s'en  tint  pas  là.  Sous  ces  papes 
déjà  un  peu  et  plus  encore  sous  leurs  successeurs, 
les  SixTB  IV,  les  Jules  II,  les  Léon  X,  la  courpontiti- 
caleelle-mè;ne  se  laissa  envahir  par  l'esprit  mondain 
de  la  renaissance  païenne  ^  ;  les  pires  écarts  des 
humanistes  furent  traités  avec  une  étonnante  indul- 
gence, et  il  fallut  la  grande  secousse  de  la  Réforme 
pour  ramener  le  Saint-Siège  au  vieux  programme  de 
la  culture  chrétienne  :  traiter  l'antiquité  non  en 
maîtresse,  mais  en  servante,  et  n'oublier  jamais 
de  soumettre  tous  les  emprunts  qu'on  lui  faisait  à  la 
loi  de  Jésus-Christ. 

Mais  la  Renaissance  n'était  pas  seulement  le 
retour  à  la  belle  antiquité  ;  c'était,  d'une  manière 
plus  générale,  un  effort  de  l'esprit  humain,  pour  se 
développer,  s'enrichir,  acquérir  à  la  fois  plus  de 
lumière  et  plus  de  liberté.  Tout  provoquait  alors  les 
intelligences  à  s'élancer  dans  des  espaces  pour  ainsi 
dire  illimités:  la  découverte  du  Nouveau  Monde  qui 
semblait  élargir  subitement  l'univers,  comme  l'in- 
vention de  l'imprimerie  qui  permettait  de  multiplier 
presque  indéfiniment  les  trésors  du  savoir.  Ce  mou- 
vement, qui  n'était  pas  mauvais  en  soi,  mais  où  les 
dangers  certes  ne  manquaient  pas,  était  comme  l'au- 
rore de  ce  prodigieux  déveloiipement  des  connais- 
sances qui  caractérise  les  temps  modernes.  En  face 
de  ces  nouvelles  tendances,  quelle  fut  l'attitude  de 
la  Papauté  ?  Volontiers  on  lui  fait  ici  un  reproche 
opposé  à  celui  de  tout  à  l'heure.  On  s'ai)puiera  sur 
l'établissement  du  Saint-Oflice  et  de  l'Index  et  sur 
le  fait  isolé  de  la  condamnation  de  Galilée,  pour 
représenter  les  papes  comme  opposés  aux  dévelop- 
pements les  plus  légitimes  de  l'esprit  humain.  Sans 
doute,  dans  ces  temps  troublés,  ils  eurent  à  prendre 
des  précautions  spéciales  pour  sauvegarder  la  foi  et 
les  mœurs,  mais  il  s'en  faut  bien  qu'ils  aient  pré- 
tenifu  condamner  en  bloc  toutes  les  acquisitions 
nouvelles  Dans  sa  constitution  contre  les  lectures 
perverses,  Léon  X  débute  en  célébrant  avec  enthou- 
siasme l'invention  de  l'imprimerie.  Elle  a  été  donnée 
à  la  terre  «  par  la  faveur  du  Ciel  »  et  a  procuré 
d'immenses  avantages  à  l'humanité  et  à  l'Eglise. 
Grâce  à  elle,  tout  le  monde  peut  acquérir  beaucoup 
de  livres  à  peu  de  frais;  les  esprits  bien  doués  peu- 
vent étudier  facilement  ;  les  savants  catholiques,  que 
l'Eglise  romaine  désire  voir  se  multiplier,  ont  le 
moyen  de  se  bien  former  et  de  gagner  les  incrédules 
à  la  vraie  doctrine.  (Pastoï^,  Histoire  des  Papes,  trad. 
fr.,  t.  VIII,  p.  2^9) 

Cependant,  plusieurs  maîtres  imprimeurs  abusant 
de  leur  nouvel  art  pour  répandre  des  écrits  perni- 
cieux, le  pape,  qui  a  le  devoir  de  veiller  à  ce  que 
cet  instrument,  si  précieux  pour  le  bien  dans  les 
desseins  de  Dieu,  ne  se  change  pas  en  un  fléau,  inler- 

1.  Notons  cependant  que  le  plus  beau  poème  de  l'épo- 
que,  la  Cliristiade  de  Vidii.  fut  composé  à  la  requêta  de 
Léon  .'^  lui-même,  pour  célébrer  la  Rédemption.  Cela 
suffit  à  prouver,  remarque  Pastor,  1  injustice  de  l'accusa- 
tion élevée  par  Luther,  que  la  Papauté  se  mettait  en  tra- 
vers du  Kédcmpteur  et  des  rachetés. 


1405 


PAPAUTE 


14(6 


dit  l'imiiression  de  tout  ouvrage,  sans  l'approbation 
de  i'évêque  et  de  rin<iuisiteur.  Cette  loi  devait  être 
dans  la  suite  élargie  ;  on  voit  pourtant  ([ue,  même 
en  sa  rigueur  primitive,  elle  n'est  point  le  Cruit  d'une 
intolérance  systématique,  mais  plutôt  d'une  saine 
prudence,  qui  n'exclut  pas  un  enthousiasme  géné- 
reux pour  la  diffusion  des  lumières.  Cette  attitude 
générale  de  large  bienveillance  pour  l'augiuenlotion 
(lu  savoir,  et  de  vigilance  en  vue  de  ne  pas  le  laisser 
se  détourner  de  sa  lin,  devait  toujours  rester  celle 
de  la  Papauté. 

V.  La  Papauté  en  face  de  la  Réforme  protes- 
tante- —  Durant  tout  le  moyen  âge  on  avait  pro- 
noncé le  mot  de  réforme  ;  les  plus  saints  personnages, 
témoins  des  désordres  de  l'Eglise,  avaient  souhaité 
ardemment  de  ta  voir  revenir  à  sa  pureté  primitive 
par  la  suppression  des  abus.  Le  mal  datait  de  loin, 
et  malheureusement  le  xiv»  et  le  xv«  siècles  n'avaient 
fait  que  l'aggraver.  Le  concile  de  lîàle  avait  eu  en 
vue  la  réforme  de  1  Eglise,  mais,  en  suscitant  des 
embarras  aux  Souverains  Pontifes,  en  les  obligeant 
à  s'occuper  avant  tout  de  défendre  leur  pouvoir, 
il  n'avait  abouti  qu'à  la  comi)romettre  et  à  la  retar- 
der. Puis,  dans  les  temps  qui  suivirent,  la  Papauté 
elle-même  laissa  trop  pénétrer  chez  elle  l'esprit  du 
siècle.  A  partir  de  Sixte  IV,  on  vit  se  succéder  sur 
la  chaire  de  saint  Pierre  toute  une  série  de  pontifes 
plus  politiques  que  religieux.  Quoi  d'étonnant  d'ail- 
leurs qu'au  milieu  des  troubles  de  l'Italie  les  préoccu- 
pations séculières  les  aient  gagnés?  Il  fallait  bien 
pourvoira  la  sécurité  du  Saint-Siège.  Disons  même 
qu'en  ce  début  des  temps  modernes,  au  moment  où 
de  toutes  parts  les  monarchies  se  concentraient  et 
s'organisaient  pour  la  lutte,  un  des  plus  pressants 
besoins  était  de  fortifier  le  pouvoir  temi)orel  et  de 
rétablir  d'une  façon  un  peu  définitive.  Telle  fut  l'œu- 
vre de  JuLiîs  II,  qui,  avec  sa  belliqueuse  nature, 
semble  avoir  été  fait  exprès  pour  s'en  acquitter.  Mais 
cela  ne  saurait  excuser  entièrement  les  papes  de 
ce  temps  d'avoir  accordé  tant  de  place  à  la  politique 
humaine,  au  détriment  ])arfois  de  leurs  fonctions 
spirituelles.  A  plus  forte  raison  devons-nous  déplo- 
rer les  scandales  d'un  Alexandre  VI  (voyez  ce  mot), 
dont  le  mauvais  elïet  contribua  sans  doute  beaucoup 
à  précipiter  les  sinistres  événements  qvii   suivirent. 

Ainsi,  dans  les  premières  années  du  xvi"  siècle, 
tout  le  monde,  depuis  plusieurs  générations,  par- 
lait de  réforme,  tout  le  monde  en  sentait  le  besoin 
de  plus  en  plus  urgent,  et,  malgré  des  efforts  isolés 
fort  louables,  personne  ne  savait  trouver  le  moyeu 
vraiment  elTicace  de  l'accomplir.  C'est  alors  qu'éclata 
la  révolte  de  Luther.  Le  moine  évadé  entraîna  dans 
sa  rébellion,  d'une  part,  certains  esprits  zélés  mais 
trop  peu  dociles,  frappés  des  abus  qu'ils  voyaient 
autour  d'eux  et  sincèrement  désireux  d'y  porter  re- 
mède ;  d'autre  part,  tous  ceux  qui  voulaient  secouer 
le  joug  de  l'Eglise  pour  vivre  plus  librement.  Les 
premiers  durent  être  bien  déçus  quand  ils  virent 
l'allure  que  prenait  le  mouvement  et  les  résultats 
qu'il  amenait.  Les  humanistes,  qui  ne  pardonnaient 
pas  à  l'Eglise  romaine  de  mettre  des  bornes  à  leur 
liberté  de  penser,  s'y  rencontraient  avec  des  princes, 
jaloux,  comme  Henri  VIII,  de  s'affranchir  des  lois  de 
l'Evangile  sur  le  mariage,  comme  Albert  de  Brande- 
bourg et  bien  d'autres,  de  se  tailler  des  domaines  aux 
dépens  des  biens  du  clergé.  Et  cet  appui  des  princes 
dépravés  ou  cupides.  Imposant  par  la  force  le  nou- 
veau culte  à  leurs  sujets,  fut  sans  doute  un  des  fac- 
teurs les  plus  importants  dans  le  succès  de  la 
Réforme. 

En  face  de  ce  péril,  le  plus  grand,  peut-être,  qu'elle 
eût  encore  affronté,  qu'allait  faire  la  Papauté?  Les 


I  hérétiques  mettaient  en  question  la  plupart  des  dog- 
mes chrétiens;  et  en  même  temps  rejetaient  les  cou- 
tumes les  plus  vénérables  de  la  piété  catholique. 
Quelques  esprits  songèrent  à  discuter  avec  eux  en 
vue  d'une  entente,  et  à  entr 'ouvrir  ainsi  la  porte  aux 
concessions.  En  général  les  princes  temporels  (à  l'ex- 
ception des  rois  d'Espagne)  penchaient  vers  ce  parti 
qu'ils  jugeaient  plus  fa\orable  à  leurs  intérêts  poli- 
tiques. Pour  des  raisons  analogues,  et  sans  faire  plus 
attention  aux  droits  de  l'Eglise,  ils  songeaient  à  pren- 
dre la  même  attitude  que  nous  avons  déjà  rencontrée 
chez  les  empereurs  d'Orient.  Quand  on  voit  Charles- 
Quint,  par  l' Intérim  d'Augsbourg,  concéder  aux 
protestants,  de  sa  propre  autorité,  le  mariage  des 
prêtres  et  la  communion  sous  les  deux  espèces 
(matières  de  discipline  en  elles-mêmes,  mais  tou- 
chant de  bien  près  au  dogme),  ne  se  croirait-on  pas 
dans  la  lîyzance  du  vi«  siècle?  Mais  s'imaginer  qu'il 
serait  loisible  de  mettre  lin  par  de  tels  compromis 
aux  dissensions  religieuses,  c'était  se  faire  grande- 
ment illusion.  Quelle  transaction  pouvait-il  y  avoir 
entre  le  principe  de  l'autorité  doctrinale  et  celui  du 
libre  examen  ? 

Les  papes  avaient  un  tout  autre  programme.   Au 
lieu  de  chercher  à  gagner   les  protestants  par   des 
concessions,  on  opposerait  à  chacune  de  leurs  néga- 
tiousautantd'aflirmations  solennelles  etirrévocables 
de  la  croyance  catholique.    En   même  temps,  cette 
autorité  religieuse  qu'ils  prétpndaient  rejeter,  on  en 
consacrerait  plus  que  jamais  les  droits.  Aux  appels 
à  l'anarchie  et  à  la  dissolution  de  tous  les  liens  reli- 
gieux, on  répondrait  parla  concentration  de  l'Eglise 
sur  elle-même.  C'était  aussi  le  programme  de  tous 
les    grands   saints   réformateurs  que   Dieu   suscita 
alors  pour  réparer  les  ravages  de  l'hérésie.  Sainte 
Thérèse  l'exposa  mieux  que  personne  :  «  A  mon  avis, 
dit-elle,  la  conduite  à  tenir  (pour  briser  l'eflort  de 
l'hérésie  et  arrêter  ses  progrès),  est  celle  que  l'on 
tient  en  temps  de  guerre,  lorsqu'un  puissant  ennemi, 
entrant  dans  un  pays,  porte  partout  la  désolation  et 
l'effroi.  Le  prince  qui  se  voit  pressé  de  tous  côtés,  se 
retire  avec  l'élite  de  ses  troupes  dans  une  ville  qu'il 
fait  extrêmement  fortifier.  De  là  il  fait  de  fréquentes 
sorties,  et  comme    il    ne   mène  au  combat  que   des 
braves,  souvent  avec  une  poignée  d'hommes  il  fait 
plus  de  mal  à  l'ennemi  qu'avec  des  troupes  plus  nom- 
breuses, mais  sans  vaillance.  Par  cette  tactique  sou- 
vent on  triomphe  de  ses  adversaires,    et  si   l'on  ne 
remporte   pas    la   victoire,   au   moins    n'est-on    pas 
vaincu.  Pourvu  qu'il  ne  se  renconlre  pas  de  traître 
dans  la  place,  on  est  invincible.  »  (Chemin  de  In  per- 
fection, ch.  ni)  C'est  ce  plan  que  devait  réaliser  le 
concile  de  Trente.  Non  seulement  les  dogmes  mis  en 
question  furent  afTirmés  avec  plus  de  rigueur  et  de 
précision,    mais   l'autorité    enseignante   elle-même, 
spécialement  l'autorité  ponlificale,  fut  d'autant  plus 
exaltée  qu'elle  étaitattaquée  davantage.  Les  conciles 
antérieurs  n'avaient  laissé  que  des  textes,  que  cha- 
cun commentait  librement.  Pour  prévenir  les  abus 
qu'avait  entraînés  cette  pratique,  les  Pères  de  Trente 
remirent  au  pape  seul   le   soin  d'interpréter    leurs 
décrets;  une  congrégralion  spéciale  fut  créée  à   cet 
effet.  On  s'abstint,  il  est  vrai,  alors,  par  égard  pour 
l'opposition  des  théologiens   français,  de  rien  défi- 
nir relativement  à  la  supériorité  du  pape  sur  le  con- 
cile. Mais  la  manière  même  dont  la  sainte  assemblée 
avait  procédé  —   s'en  référant  conlinuelleraenl  au 
pape,  et  lui  laissant  trancher  les  questions  les  plus 
délicates,  —  avait  assez  inculqué  cette  vérité.   Les 
définitions  de  i8';o,  manifestant  dans  toute  son  ex- 
tension la  pleine  autorité  doctrinale  et  disciplinaire 
du  Saint-Siège,   ne  seront  qu'une    conséquence   de 
l'impulsion  donnée  à  Trente. 


1407 


PAPAUTE 


1408 


Pour  achever  de  fortifier  tout  ce  que  les  nouveautés 
du  jour  menaçaient,  les  papes  organisèrent  alors  les 
congré^çations  du  Saint-Office  et  de  l'Index.  La  pre- 
mière recevait  les  pouvoirs  les  plus  étendus  pour 
rechercher  l'hérésie  dans  toute  la  sooiété  chrétienne 
et  la  dénoncer  aux  fidèles,  là  même  où  l'hostilité  de 
l'Etat  ne  lui  permettait  pas  de  la  réprimer;  la  se- 
conde devait  veiller  sur  les  livres,  dont  le  nombre  se 
trouvait  prodigieusement  accru  par  la  découverte  de 
l'imprimerie.  Cependant  la  Papauté  ne  se  contentait 
pas  de  cette  œuvre  négative;  elle  suscitait  encore  au 
service  de  l'Eglise  un  mouvement  scientifique.  La 
réaction  contre  la  Réforme  amena  ainsi  un  merveil- 
leux progrès  de  la  science  catholique;  les  noms  de 
Baronius,  de  Bellarmin,  de  Melchinr  Gano,  de  Mal- 
donat  et  de  bien  d'autres,  dont  l'œuvre  devait  être 
glorieusement  continuée  et  complétée  par  les  géné- 
rations suivantes,  sulTisent  à  le  montrer. 

Tandis  qu'ils  défendaient  ainsi  le  dogme  attaqué, 
les  papes  n'oubliaient  cependant  pas  que  c'était  le 
relâchement  de  la  discipline  et  des  mœurs  qui  avait 
amené  la  Réforme.  Le  mal,  nous  l'avons  indiqué, 
s'était  étendu  partout,  et  la  Curie  romaine  était  loin 
d'en  être  indemne.  Il  fallait,  suivant  l'expression  du 
temps,  (i  réformer  l'Eglise  dans  son  chef  et  dans  ses 
membres  ».  C'est  là  surtout  que  l'on  sent  l'action 
surnaturelle  de  Dieu,  veillant  sur  son  uuvre.  Une 
pléiade  de  saints  se  leva,  dont  le  zèle  ardent  ne  recu- 
lait devant  aucun  obstacle  pour  restaurer  la  piété 
chrétienne  dans  les  âmes.  Mais,  bien  dilférents  des 
réformateurs  de  Bàle,  dont  nous  avons  vu  le  lamen- 
table échec  au  siècle  précédent,  ces  saints  ne  vou- 
laient rien  faire  qu'en  union  avec  Rome,  et  comp- 
taient avant  tout  sur  elle  pour  accomplir  l'œuvre 
nécessaire.  Leur  espoir  nefut  pas  déçu.  Aux  pontifes 
politiques  ou  lettrés  de  l'époque  précédente,  succéda 
une  série  de  pasteurs  vigilants  qui,  sans  hésitation, 
attaquèrent  le  mal  à  sa  source.  Sous  le  règne  de 
Paul  111  on  voit  déjà  se  produire  plus  qu'à  moitié 
cette  heureuse  transformation.  Après  lui,  .Marcel  II, 
qui  ne  fait  que  passer  sur  le  trône  pontifical,  Paul  IV, 
Pie  IV,  avec  son  neveu  Charles  Borromée,  Pik  V, 
Grégoire  XIII,  Sixtk-Quint,  sont  entièrement  acquis 
à  la  cause  de  la  réforme  catholique.  Plus  de  complai- 
sances mondaines  pour  le  paganisme  et  la  belle  lit- 
térature. La  Cour  romaine  devient  austère,  et,  sans 
tomber  dans  le  pharisaïsme,  elle  exclut  impitoyable- 
ment tout  ce  qui  jurerait  avec  les  principes  de 
l'Evangile.  A  la  suite  du  concile  de  Trente  et  de  ses 
décrets  réformateurs,  la  même  œuvre  s'accomplit 
dans  les  diverses  provinces  de  la  chrétienté,  et 
l'Eglise  tout  entière  revêtit  comme  un  nouvel  aspect. 

Parmi  les  moyens  providentiels  qui  contribuèrent 
au  succès  de  la  vraie  réforme  catholique,  il  nous 
faut  signaler  en  première  ligne  les  nombreux 
Ordres  religieux  qui  surgirent  alors.  Une  mention 
spéciale  est  due  aux  Capucins,  rameau  détaché  du 
vieux  tronc  franciscain,  et  à  la  Compagnie  de  Jésus, 
fondée  par  saint  Ignace.  Chez  celle-ci,  nous  trou- 
vons, plus  accusés  que  partout  ailleurs,  les  traits 
caractéristiques  des  instituts  nouveaux  :  tendance  à 
la  vie  active  et  à  l'apostolat  conquérant,  et  la  con- 
temijlation  elle-même  tournée  vers  l'action  ;  puis, 
d'autre  part,  obéissance  absolue  et  sans  réserve  au 
Souverain  Pontife.  Les  Jésuites  profès  s'engagent, 
par  un  vœu  spécial,  à  partir  immédiatement  et  sans 
excuse,  sur  le  moindre  signe  de  Rome,  pour  n'im- 
porte quel  pays.  Par  ce  culte  de  l'obéissance,  et  par- 
ticulièrement de  l'obéissance  au  Saint-Siège,  l'œuvre 
de  saint  Ignace  est  ainsi,  comme  on  l'a  souvent  fait 
remarquer,  l'antithèse  de  celle  de  Luther.  Dès  la 
seconde  moitié  du  xvi'  siècle,  sa  compagnie  est  par- 
tout au  combat  :ici  regagnant  à  Rome  des  royaumes 


qui  s'en  étaient  à  moitié  détachés,  ailleurs  arrêtant 
du  moins  le  flot  envahissant  de  l'hérésie  ;  ail- 
leurs, ettout  particulièrement  en  Angleterre,  par  une 
revanche  plus  éclatante  encore,  donnant  au  dogme 
de  la  primauté  papale  ses  plus  nombreux  et  ses  plus 
glorii'ux  martyrs.  Une  institution  qui  recrute  de 
pareils  serviteurs  n'est  pas  près  de  disparaître  ni  de 
décliner.  La  Réforme  avait  eu  beau  enlever  à  la 
Papauté  une  moitié  de  l'Europe,  on  peut  dire  en  un 
sens  que  celle-ci  n'en  était  pas  affaiblie.  Si  son 
domaine  avait  perdu  en  étendue,  par  contre  elle 
était  maintenant  à  la  fois  plus  pure  elle-même,  plus 
fidèle  à  son  principe,  et  plus  maîtresse  que  jamais 
des  consciences  catholiques. 

Du  reste,  même  pour  l'étendue,  n'y  avait-il  pas 
plutôt  progrès?  On  cédait  du  terrain  en  Europe, 
mais  quelle  large  compensation  dans  les  contrées 
nouvellement  acquises  à  l'Evangile  !  Déjà  au  moyen 
âge  les  Souverains  Pontifes  avaient  envoyé  au  loin, 
en  Asie  centrale  ou  en  Afrique,  des  Dominicains  ou 
des  Franciscains,  hardis  pionniers  chargés  d'éten- 
dre le  règne  du  vrai  Dieu.  Mais  ce  n'était  là  que  des 
essais  isolés  et  relativement  peu  importants,  auprès 
de  ce  qui  fut  tenté  désormais  à  partir  du  xvi'  siècle. 
A  la  suite  des  audacieux  navigateurs  qui  venaient 
d'ouvrir  les  routes  du  Nouveau  Monde  et  des  Indes, 
sur  un  mot  de  Rome  les  missionnaires  s'élancèrent. 
Là  encore  les  Ordres  religieux  qui  venaient  de  se 
fonder,  comme  aussi  ceux  qui  venaient  de  se  réfor- 
mer, furent  les  principaux  auxiliaires  du  Saint- 
Siège.  Pour  mieux  diriger  ces  lointains  combattants, 
Grbgoiuk  XV  et  Urbain  VIII  organiseront  bientôt  la 
Propagande.  Du  Vatican,  les  regards  s'étendront  non 
plus  seulement  sur  l'Europe  civilisée,  mais  littérale- 
ment sur  tout  l'univers. 

VI.  Les  papes  et  la  politique  moderne  ;  le 
XVII'  siècle.  —  Tout  ce  que  nous  venons  de  dire 
regarde  exclusivementle  rôle  religieux  de  la  Papauté. 
Il  nous  faut  maintenant  indiquer  ce  qu'allait  être 
son  rôle  politique  dans  la  nouvelle  période  qui  com- 
mençait et  qui  différait  notablement  du  moyen  âge. 
Il  semble  au  premier  abord  que  ce  rôle  devrait  cire 
simplifié,  sinon  supprimé.  Dans  les  Etats  protes- 
tants, on  ne  reconnaît  plus  le  Vicaire  de  Jésus- 
Christ.  Les  princes  décident  souverainement  de  la 
religion  de  leurs  sujets,  ils  la  transforment  au  gré  de 
leurs  caprices.  Dans  ces  conditions  il  ne  saurait  plus 
être  question  de  débattre  des  accords  entre  l'autorité 
religieuse  et  l'autorité  civile  ;  non  seulement  celle-ci 
se  proclame  de  tout  point  indépendante,  mais  encore 
elle  a  entièrement  absorbé  sa  rivale.  Dans  les  Etats 
catholiques  eux-mêmes,  il  y  a  tendance  marquée  à 
rendre  la  politique  plus  indépendante  de  la  religion. 
Sans  doute  nous  sommes  bien  loin  encore  des 
sécularisations  brutales  de  la  Révolution.  Qui 
donc  aurait  pensé  alors  à  enlever  à  la  foi  son 
empire  sur  l'éducation  ?  Mais,  dans  les  rapports 
des  princes  avec  leurs  sujets  ou  des  princes  entre 
eux,  les  maximes  régaliennes,  de  plus  en  plus  en 
honneur,  refusent  aux  Souverains  Pontifes  tout  pou- 
voir, même  indirect,  même  exercé  en  vue  des  inté- 
rêts religieux.  Et  pourtant  c'est  chose  tellement 
naturelle,  tellement  inévitable  de  voir  politique  et 
religion  se  rencontrer  et  s'emmêler,  quejes  papes, 
au  moment  même  où  on  leur  conteste  le  droit  d'inter- 
venir souverainement  dans  les  intérêts  d'Etat,  vont 
avoir  plus  que  jamais  à  s'en  préoccuper  et  à  exercer 
sur  ce  terrain  une  influence  qu'il  faudrait  bien  se 
garder  de  croire  négligeable. 

Voyons-les  donc  à  l'œuvre  au  milieu  des  conflits 
de  l'Europe.  Saluons  en  passant  saint  PiR  V,  qui 
parait  encore  se  rattacher  au  mojen  âge.  En  Italie 


1409 


PAPAUTE 


1410 


il  active  les  poursuites  de  l'Inquisition;  il  excommu- 
nie Elisabeth  d'Angleterre  comme  hérétique  et  re- 
lapse, et  délie  ses  sujets  du  serment  de  lidélilé  ;  enlin 
il  organise  contre  les  Turcs  la  croisade  victorieuse 
deLépante  (1571).  Politique  grandiose  et  hardie,  qui 
n'est  que  l'application  en  ligne  droite,  si  l'on  peut 
dire,  des  principes  traditionnels  du  Saint-Siège.  Ses 
successeurs  vont  avoir  à  se  frayer  leur  chemin  au 
milieu  de  dillicultés  bien  plus  complexes. 

C'est  SixTB-QuiNT  qui  inaugure  vraiment,  semble- 
L-il,  la  politique  pontificale  moderne.  Ses  vues  sur 
l'Europe  peuvent  se  ramener  à  deux  idées.  Evidem- 
ment il  faut  avant  tout  soutenir  la  cause  catholique  ; 
inais  en  même  temps  il  faudrait,  si  c'était  possible, 
auvegarder  l'indépendance  du  Saint-Siège.  Or,  à  ce 
moment,  en  face  de  l'Angleterre  et  de  la  Hollande 
onquises  à  l'hérésie,  de  l'Allemagne  divisée,  de  la 
France  se  débattant  dans  la  guerre  civile,  l'Espagne 
;st  la  seule  nation  qui  reste  tidèle  à  la  vieille  foi  et 
jui  la  défende.  Donc,  si  les  choses  ne  changent  pas, 
ii  aucun  autre  secours  humain  ne  vient  s'olTrir  — 
spécialement  contre  Henri  de  Navarre,  le  prétendant 
i  la  couronne  de  France,  —  Rome  marchera  d'accord 
ivec  l'Espagne,  elle  acceptera  l'aide  de  Philippe  U, 
lont  les  intérêts  coïncident  avec  ceux  du  catholicisme. 
Cependant,  ce  n'est  là  qu'un  pis-aller.  Favo- 
■iser  au  prolit  de  la  foi  les  rêves  de  domination  uni- 
'erselle  où  se  complaît  l'orgueil  castillan,  cela  em- 
lorte  deux  inconvénients  fort  graves.  Le  Saint-Siège 
isque  d'y  perdre  son  indépendance  :  si  le  roi  d'Es- 
lagne  devient  maître  de  la  France  et  par  là  de  l'Eu- 
■ope,  le  pape  ne  sera  plus  que  son  chapelain.  Et  puis, 
a  domination  espagnole  n'est  goûtée  nulle  part  ;  tôt 
lU  tard  une  réaction  formidable  se  produira  ;  la  reli- 
gion catholique,  confondue  avec  i'espagnuUsme, 
'est  pour  elle,  à  plus  ou  moins  longue  échéance,  la 
uine  assurée.  Faire  alliance  avec  Philippe  II,  c'est 
lonc  simplement  pour  le  pape,  placé  en  présence  de 
leux  dangers,  l'un  imminent,  l'autre  éloigné,  se  rési- 
;ner  à  courir  ce  dernier. 

Mais  voici  précisément  qu'en  France  la  situation 
:hange.  Les  catholiques  se  rallient  de  plus  en  plus 
lombreux  à  Henri  IV  ;  celui-ci  n'est  plus  le  captif 
les  huguenots  ;  sa  conversion,  naguère  impossible, 
levient  probable  et  même  inévitable,  imposée  par  la 
■olonté  de  la  France.  Dès  lors,  la  solution  est  trou- 
'ée  :  Sixte-Quint  ne  songe  plus  qu'à  se  dégager  de 
es  liens  avec  l'Espagne.  Il  peut  désormais  espérer 
oir  la  Papauté  occuper  en  Europe  la  position  qu'il 
•évait  pour  elle;  elle  ne  sera  pas  abandonnée  aux 
>ienfaits  d'une  seule  puissance  et  l'obligée  d'un  seul 
)euple.  Deux  dynasties  au  moins  se  disputeront 
'honneur  de  la  seconder,  et  ainsi  elle  pourra  main- 
enir  son  indépendance.  (Cf.  Hubner,  Sixte-Quint, 
..  H,  pp.  355-369) 

Les  successeurs  de  Sixte-Quint  furent  fidèles  à 
;ette  politique  d'équilibre.  Mais  au  premier  abord  il 
jeut  sembler  qu'elle  ait  échoué.  La  Maison  de  France 
le  s'est-elle  pas  dérobée  à  ses  obligations  envers  le 
•atholicisme,  quand,  sous  Henri  IV,  sous  Louis  Xlll, 
;lle  s'est  alliée  contre  l'Empire  aux  protestants 
l'Allemagne,  pour  aboutir  enlin  à  cette  paix  de 
^Vestphalie,  si  fatale  aux  intérêts  catholiques  en 
Europe?  Ce  n'est  point  le  lieu  de  traiter  en  entier 
îelte  question  très  complexe,  contentons-nous  de 
juelques  remarques.  Malgré  tout  ce  que  la  Maison 
l'Autriche  a  pu  faire  pour  la  religion,  ce  serait  une 
llusion  de  ne  voir  dans  sa  politique  que  la  défense 
jhevaleresque  de  la  cause  catholique  et  dans  celle  de 
la  royauté  fi-ançaise  qu'abandon  et  trahison  de  cette 
même  cause.  Ni  l'une  ni  l'autre  en  réalité  n'a  témoi- 
gné à  l'Egliseun  dévoùment  désintéressé.  Xi  l'une  ni 
l'autre  ne  pouvait  d'ailleurs,  c'est  trop  évident,  ou- 

Toœe  III. 


blier  les  grands  intérêts  nationaux  dont  elle  avait 
la  charge;  ni  l'une  ni  l'autre  ne  songea,  semble-l-il, 
d'une  façon  assez  constante  à  les  subordonner  aux 
intérêts  généraux  de  la  chrétienté.  Osons  mime  dire 
que  le  rôle  le  moins  généreux,  le  moins  catholique, 
ne  fut  pas  toujours  du  côté  de  la  France.  Lorsque 
les  Bourbons  prenaient  la  tutelle  des  Etats  faibles 
pour  assurer  un  meilleur  équilibre  de  l'Europe  cl 
sauvegardaient  les  libertés  du  catholicisme  chez 
leurs  alliés  prolestants  et  turcs,  ils  s'écartaient  peut- 
être  moins  de  l'idéal  du  droit  chrétien  que  les  Habs- 
bourg, lorsque  ceux-ci  se  livraient  —  comme  plus 
d'une  fois  ils  le  tirent  encore  —  à  leur  chimère  de 
monarchie  universelle.  Aussi  Rome  écoutait-elle 
avec  faveur  les  ambassadeurs  de  Henri  IV, lorsqu'ils 
alléguaient  que  «  laliberlé  et  l'autorilé  du  Saint-Siège 
étaient  conjointes  à  la  liberté  de  1  Italie  »,  laquelle 
était  conjointe  à  la  liberté  de  l'Europe.  (Cf.  de  Meaux, 
La  Réforme  et  la  politique  française  en  Europe 
jusqu'au  traité  de  Westplialie)  Mais  passons.  Lais- 
sons aux  historiens  de  la  France  le  soin  de  peser  les 
raisons  sérieuses  de  la  politique  de  Richelieu,  et 
arrivons  au  traité  de  WeBtphalie(i648),  qui  marque, 
on  peut  le  dire,  d'une  façon  déûiiitive,  la  lin  de  la 
chrétienté.  Là  encore,  ni  la  France,  ni  l'Autriche 
n'aidèrent  la  Papauté  autant  que  celle-ci  eût  pu  y 
compter.  L'Autriche,  pour  s'entendre  plus  facilement 
avec  ses  adversaires  protestants  aux  dépens  de  la 
France,  ne  craignit  pas  de  provoquer  des  séculari- 
sations; la  France,  de  son  côté,  avait  été  pour  beau- 
coup dans  le  succès  des  hérétiques.  Ajoutons  toute- 
fois qu'elle  utilisa  son  iniluence  auprès  de  ses  alliés 
pour  modérer  leurs  prétentions;  et  cinquante  ans 
jilus  tard,  au  traité  de  Ryswick,  Louis  XIV  prolitera 
de  son  triomphe  sur  la  ligue  d'Augsbourg  poui  sti- 
puler des  clauses  de  liberté  en  faveur  des  catholi- 
ques d'Allemagne,  sujets  de  princes  prolestants. 

Le  vrai  mal  d'ailleurs  ne  résidait  pas  pour  l'Eu- 
rope dans  ces  conflits  d'intérêts  entre  puissances 
catholiques.  Parmi  les  hommes  on  n'arrivera  jamais 
à  supprimer  ces  sortes  de  luttes.  Même  eu  plein 
moyen  âge,  mèmeen  face  del'enyahisseur  musulman, 
combien  les  papes  avaient  eu  de  peine  à  les  faire 
cesser  momentanément!  Le  vrai  mal  de  l'Europe, 
c'était  la  division  religieuse,  le  schisme  introduit 
dans  les  consciences,  qui  établissait  entre  les  peu- 
ples des  séparations  autrement  profondes.  La  divi- 
sion de  la  chrétienté  n'était  point  le  fait  de  la  polili- 
que  française,  mais  du  protestantisme.  Cette  affreuse 
guerre  de  Trente  ans,  avec  le  traité  de  VVeslphalie 
qui  si  tristement  la  termine,  c'était  le  fruit  direct  de 
la  Réforme.  Par  ce  traité,  l'Europe  cessait  ofBcieUe- 
ment  d'être  une  famille  de  peuples  unie  par  la  com- 
munauté de  croyances;  l'indifférence  en  matière  de 
religion  faisait  son  entrée  dans  le  monde  politique 
moderne.  D'immenses  spoliations  de  biens  ecclésias- 
tiques étaient  sanctionnées.  Enfin  l'axiome  mons- 
trueux :  Cu/us  regio,  illiiis  religio  érigeait  en  loi 
dans  le  domaine  religieux,  celui  qui  échappe  le  plus 
à  sa  compétence,  la  volonté  arbitraire  et  changeante 
du  prince.  C'était  le  renversement  de  tous  les  prin- 
cipes que  nous  avons  vu  les  pontifes  du  moyen  âge 
défendre  avec  tant  de  vaillance. 

Innocbnt  X  ne  manqua  pas  de  protester  contre  des 
clauses  si  préjudiciables  aux  inlérêls  dont  il  avait  la 
gardt.  Mais  il  n'était  pas  au  pouvoir  de  la  Papauté 
d'arrêter  le  cours  des  événements.  Dans  l'Europe 
nouvelle,  si  différente  de  celle  des  Grégoire  VII  et 
des  Innocent  III,  le  Saint-Siège  était  désormais  ré- 
duit à  un  rôle  plus  effacé  et  assez  ingrat.  Avec  cela, 
les  dillicultés  n'en  étaient  peut-être  pas  moindres,  au 
milieu  des  complications  de  la  politique  moderne  et 
des  roueries  de  la  diplomatie.  Certes,  les  papes   ont 

45 


1411 


PAPAUTÉ 


141Î 


pu  sur  ce  terrain  commettre  plus  d'une  faute  ;  ce 
n'est  point  en  pareille  matière  qu'ils  revendiquent 
le  privilège  de  l'infaillibilité.  Néanmoins,  à  qui  jette 
un  regard  d'ensemble  sur  leur  action  à  cette  époque, 
elle  apparaît  souverainement  raisonnable,  amie 
avant  tout  du  tact  et  de  la  mesure.  Rome  continue 
à  être  le  centre  d'où  l'on  juge  les  affaires  de  l'Europe 
avec  les  vues  les  plus  hautes.  Les  victoires  orienta- 
les des  armes  chrétiennes  sur  les  Infidèles  —  que  ce 
soit  celles  du  Polonais  Sobieski,  ou  celles  du  prince 
Eugène  de  Savoie,  commandant  les  armées  de  l'Em- 
pire —  y  provoquent  toujours  un  sursaut  de  joie. 
On  s'y  intéresse  aussi,  comme  il  est  juste,  au 
triomphe  des  princes  catholiques  sur  l'hérésie;  on 
s'y  montre  inquiet  des  avantages,  même  purement 
politiques,  obtenus  par  celle-ci.  Au  début  du  xviii' 
siècle,  C.LKMBNT  XI  protestera  contre  l'érection  en 
royaume  de  la  Prusse  luthérienne;  en  174^  encore, 
Benoit  XIV  ne  sera  pas  indifférent  à  la  tentative  du 
prétendant  Charles-Edouard  pour  reconquérir  le 
trône  d'Angleterre  sur  la  dynastie  protestante.  Et 
pourtant  Rome  n'aime  point  voir  une  couronne  ca- 
tholique remporter  des  succès  trop  éclatants.  Elle 
craint  toujours,  non  sans  motif,  pour  la  liberté  de 
l'Europe  et  pour  sa  propre  indépendance.  Nous  avons 
déjà  vu  Sixte-Quint  se  refuser  à  seconder  les  vues 
ambitieuses  de  Philippe  II.  Lorsque,  plus  tard, 
Louis  XIV  poussant  trop  loin  l'œuvre  de  Henri  IV 
et  de  Richelieu,  l'équilibre  se  trouva  de  nouveau 
rompu,  cette  fois  en  faveur  de  la  France,  Inno- 
cent XI,  à  qui  ne  manquaient  pas  les  raisons  de  se 
sentir  menacé  par  l'orgueil  du  Grand  Roi,  se  porta 
davantage  du  côté  de  l'Allemagne. 

Sur  les  questions  religieuses  qui  se  débattent  alors 
dans  les  différents  Etats,  la  politique  pontificale  se 
fait  remarquer  par  la  même  modération.  On  est  loin 
à  Rome  de  se  montrer  impitoyable  envers  les  héréti- 
ques. De  même  que  les  Papes  du  xvi"'  siècle  sont 
intervenus  à  plusieurs  reprises  pour  adoucir  les  ri- 
gueurs de  l'Inquisition  espagnole,  de  même  Inno- 
cent XI,  à  la  grande  stupeur  des  conseillers  gallicans 
de  Louis  XIV.  découvre  des  inconvénients  à  la  poli- 
tique de  rigueur  contre  les  huguenots  et  accueille 
un  peu  froidement  la  nouvelle  de  la  Révocation  de 
l'Edit  de  Nantes. 

Nous  avons  montré  de  quelle  large  condescen- 
dance la  Papauté  avait  fait  preuve  au  concordat  de 
Bologne,  quelle  prudence  elle  avait  montrée  plus  tard 
vis-à-vis  de  Henri  IV  et  de  la  Ligue.  Au  xvii'  siècle, 
cette  politique  conciliante  fut  splendidement  récom- 
pensée. Les  parlements  avaient  bien  essayé  de  s'op- 
poser à  la  réception  des  décrets  de  Trente,  comme 
contraires  aux  libertés  gallicanes  ;  ces  sages  déci- 
-  sions  furent  néanmoins  appliquées  en  France,  et 
leurs  effets  y  furent  peut-être  plus  consolants  que 
partout  ailleurs.  Sous  une  royauté  forte  et  res- 
pectée, souvent  sans  doute  trop  jalouse  de  ses 
droits,  mais  attachée  du  fond  du  cœur  à  la  religion 
et  bien  résolue  à  ne  jamais  rompre  avec  le  Saint- 
Siège,  voici  venir,  après  les  tempêtes  de  l'époque 
précédente,  une  des  plus  belles  efDorescences  de 
vertus  et  d'œuvres  saintes  que  le  catholicisme  ait 
jamais  suscitées.  Les  Souverains  Pontifes  ne  se  sen- 
taient peut-être  pas  aussi  puissants  dans  la  France 
d'alors  que  dans  celle  du  moyen  âge,  mais  en  défini- 
tive ils  pouvaient  se  réjouir  d'y  voir  leur  voix  obéie, 
les  doctrines  qu'ils  condamnaient  —  le  jansénisme 
en  particulier  —  rejetées,  et  la  religion  à  laquelle 
ils  présidaient  y  portant  de  si  beaux  fruits.  Le  mal 
fut,  nous  l'avons  dit,  que  les  rois,  et  plus  encore 
leur<  parlements,  voulurent  opposer  aux  doctrines 
romaines  une  doctrine  soi-disant  nationale, dont  nous 
verrons  bientôt  les  déplorables  effets.  Sur  la  fin  du 


siècle,  Louis  XIV,  mal  inspiré  par  son  orgueil,  ne 
sut  pas  résister  au  désir  d'humilier  la  Papauté  en 
lui  opposant  les  vieilles  maximes  gallicanes,  et  il 
trouva  des  évèques  complaisants  pour  se  prêter  à 
ses  vues.  L'assemblée  de  i68a  codifia,  sous  une 
forme,  il  est  vrai,  relativement  modérée,  ces  préten- 
tions surannées.  Mais  là  encore  il  faut  admirer  la 
modération  et  la  longanimité  du  Saint-Siège.  Il  pro- 
testa contre  la  déclaration  des  quatre  articles,  et 
toutefois  évita  tout  ce  qui  aurait  pu  amener  une 
rupture  avec  la  France.  Et  quelle  délicatesse  encore, 
de  ne  jamais  avoir  voulumettre  à  l'Index  la  Defensio 
cleri  gallicani,  pour  ne  pas  jeter  une  ombre  sur  la 
gloire  théologique  de  Bossuetl  Mais,  hélas  I  les  papes 
pouvaient  bien  s'abstenir  de  prendre  leur  propre 
cause  en  main;  les  conséquences  qui  allaient  sortir 
des  principes  qu'on  venait  de  poser  se  chargeraient 
assez  de  les  venger. 

VII. Les  papes  du  X  VIH"  siècle  et  les  préparatifs 
de  la  Révolution.  —  Tandis  que  le  catholicisme, 
réformé  à  Trente,  produisait,  spécialement  en  France, 
des  merveilles  de  sanctification  et  de  charité,  le 
libre  examen  avait  continué  de  dissoudre  le  protes- 
tantisme, déjà  si  variable  dès  l'origine.  En  Angle- 
terre il  avait  rapidement  amené  un  certain  nombre 
d'esprits  au  rejet  de  toute  religion  positive  et  à 
l'incrédulité  complète.  C'est  de  là  que  le  mal  allait 
gagner  la  France,  pour  se  répandre  ensuite  dans 
toute  l'Europe.  Le  philosophisme  et  la  franc-maçon- 
nerie viendront  de  l'Angleterre  protestante, de  même 
que  la  théorie  subversive  de  la  souveraineté  du  peu- 
ple sera  empruntée  par  Rousseau  aux  théologiens  et 
publicistes  protestants.  De  tout  cela  sortirait  une 
des  conjurations  les  plus  dangereuses  qui  se  soient 
jamais  attaquées  au  christianisme.  Les  principes 
mêmes  sur  lesquels  reposait  la  société  chrétienne 
allaient  être  mis  en  cause;  on  essaierait  de  la  ren- 
verser pour  lui  substituer  un  ordre  tout  nouveau, 
fondé  sur  des  principes  contraires.  Or,  dans  cette 
crise  décisive,  tout  ce  qui  avait  été  fait  pour  dimi- 
nuer l'autorité  des  papes  allait  se  trouver  affaiblir 
d'autant  la  défense  catholique. 

Dès  l'joô.  Clément  XI,  s'adressant  à  Louis  XIV,  lui 
faisait  remarquer  qu'en  défendant  l'autorité  du  Saint- 
Siège  il  défendait  par  le  fait  même  toutes  les  autres 
autorités.  On  demi-siècle  plus  tard,  en  1753,  d'Argen- 
son  se  faisait  inconsciemment  l'écho  de  la  parole  du 
saint  pontife  en  écrivant  :  «  Dans  l'esprit  public 
s'établit  l'opinion  que  la  nation  est  au-dessus  des 
rois,  comme  l'Eglise  universelle  est  au-dessus  du 
pape.  >i  Ainsi,  chose  qui  eût  bien  étonné  sans  doute 
les  conseillers  gallicans  du  Grand  Roi,  cette  doctrine 
mortelle  de  la  souveraineté  du  peuple,  qui  devait 
tout  bouleverser  en  France  et  en  Europe,  trou- 
vait un  appui  préparé  comme  exprès  dans  les 
maximes  gallicanes.  Pendant  ce  temps,  les  querelles 
du  jansénisme  sur  le  droit  et  le  fait,  la  bulle  Unige- 
nitiis,  les  billets  de  confession,  —  querelles  fati- 
gantes, sans  cesse  renouvelées  par  les  parlements, 
toujours  heureux  de  tenir  Rome  en  échec,  —  épui- 
saient les  forces  de  l'Eglise,  qu'on  aurait  eu  tant 
besoin  de  pouvoir  grouper  pour  la  défense.  (Voir 
Galucanisme,  col.  262-264) 

Les  papes  cependant  ne  manquaient  point  à  leur 
devoir  de  vigilance.  Clkmknt  XII,  en  1788.  puis 
Benoit  XIV,  en  1751,  condamnaient  la  franc-maçonne- 
rie; et  r//irfea;  romain  inscrivait  sans  relâche  dans  ses 
colonnes  les  productions  de  l'impiété.  Hélas  I  là 
encore  on  se  lieurtait  aux  préjugés  gallicans.  Les 
décrets  contre  les  sociétés  secrètes,  n'ayant  pas  été 
enregistrés  au  parlement,  passèrent,  aux  yeux  des 
meilleurs,  pour  non  avenus;  et   l'on  reste  dans   la 


L413 


PAPAUTE 


1414 


tupeurà  la  vue  des  noms  augustes  qui  se  rencontrenlS 
ur  les  listes  de  la  secte  perverse.  Quant  à  Vlndex, 
)om  Guéi-anger  faisait  remarquer,  il  y  a  déjà  long- 
emps,  qu'à  cette  époque,  où  l'autorité  de  la  religion 
tait  encore  respectée  dans  l'ensemble  des  familles, 
l  pouvait  sulUre  à  préserver  la  société  clirétienne; 
ue  de  fait  il  avait  protégé  l'Espagne  et  l'Italie,  qui 
e  furent  infectées  profondément  (jue  plus  tard,  à  la 
uite  des  guerres  de  la  Révolution.  .Mais  en  France 
Index  n'était  pas  reçu;  c'était  une  des  libertés  de 
Eglise  gallicane,  qui  s'en  remettait,  pour  l'inter- 
iction  des  écrits  impies  ou  immoraux,  à  la  cen- 
ure  royale.  Or,  quand  on  songe  qu'au  moment 
ù  les  philosophes  donnèrent  leur  assaut  décisif,  la 
?nsure  se  trouvait  entre  les  mains  de  Malesherbes, 
:nr  disciple  ;  quand  on  songe  que  pendant  vingt 
as  il  ne  s'occupa  que  d'aider  leur  propagande, 
rservant  ses  sévérités  aux  quelques  écrivains  cou- 
igeux  qui  les  combattaient,  on  ne  peut  s'empêcher 
!  penser  que  nos  dévots  ancêtres,  avec  leur  idée 
instante  de  se  garder  contre  les  empiétements  de 
urne,  avaient  pris  tous  les  moyens  de  se  livrer  à 
ennemi. 

Tout  cela  ne  sullisail  pas  encore  ;  pour  que  le  plan 
s  sectes  put  réussir,  il  fallait  que  les  défenseurs 
de  l'ancien  ordre  de  choses  détruisissent  eux- 
èmes  leurs  citadelles.  Est-il  exagéré  de  dire  que 
tte  trahison  suprême  était  au  bout  de  la  pente 
où  le  gallicanisme  avait  placé  les  rois  ?  Ce 
Hait  plus  d'ailleurs  une  maladie  particulière  à  la 
ance;  sous  le  nom  de  régalisme  il  s'épanouis- 
il  partout.  Partout  les  souverains  avaient  ten- 
ace à  étendre  indéûniment  leurs  attributions,  même 
matière  religieuse,  aux  dépens  de  l'autorité  de 
glise,  quand  ils  n'allaient  pas  jusqu'à  considérer 
droits  de  l'Eglise  comme  émanant  de  leur  bon 
lisir.  De  là  à  certaines  conceptions  révolutionnaires, 
l'y  avait  pas  très  loin.  Si  le  pouvoir  royal  est  l'ori- 
le  de  tout,  il  peut  aussi  tout  détruire.  En  défiance 
lire  l'Eglise,  lescouronnes  catholiques  se  laissaient 
convenir  par  les  philosophes  et  séduire  par  leurs 
anges  perlides.  Bientôt,  sous  cette  influence,  la 
issance  publique  s'orientait  vers  les  a  destructions 
iessaires  »  et  l'on  voyait  apparaître,  sous  le  nom 
«  despotisme  éclairé  »,  une  sorte  de  politique  radi- 
e  pratiquée  par  les  rois. 

ja.  première  institution  que  les  novateurs  devaient 
er,  c'était  la  Compagnie  de  Jésus.  Maîtresse  d'une 
nde  partie  de  l'instruction  de  la  jeunesse,  peut- 
e  eût-elle  pn  à  elle  seule  paralyser  tous  leurs 
>rts.  Mais  ils  trouvaient  pour  l'attaquer  beaucoup 
Iliés  :  les  protestants,  les  jansénistes,  et  de  plus 
s  ceux  qui,  à  un  degré  quelconque,  étaient  hos- 
s  à  l'influence  romaine.  Les  princes  catholiques, 
î  les  Jésuites  avaient  si  bien  servis,  tout  spéciale- 
nt  les  Bourbons,  se  laissèrent  égarer  par  des 
ïistres  gagnés  eux-mêmes  aux  plans  de  l'impiété, 
après  avoir  supprimé  la  Compagnie  dans  leurs 
ts.ils  n'eurent  de  cesse  qu'ils  n'obtinssent  du  pape 
)olition  de  l'Ordre  dans  tout  l'univers. 
1  la  même  époque  on  voyait  en  France  une  Com- 
ision  des  réguliers,  nommée  par  le  roi,  sous  prê- 
te de  réformer  les  abus,  préluder  aux  séculari- 
ionsrévolutionnaires .  En  Allemagne  se  propageait 
lystème  de  Fébronius.  Cet  auteur  avait  poussé  si 
1  la  défiance  vis-à-vis  de  Rome  que  l'assemblée  du 
gé  de  France, effrayée  de  son  radicalisme, avait  con- 
oné  son  ouvrage.  Gela  ne  l'empêchait  pas  de  comp- 
de  nombreux  disciples  de  l'autre  c6té  du  Rhin, 
omme  toujours,  en  réclamant  la  liberté  à  l'égard 
pape,  on  se  préparait  à  recevoir  des  chaînes  delà 
in  de  l'Etat.  Le  fcbronianisme  en  effet  frayait  la 
e  an  joséphisme.  Ami  des  philosophes  et  passa- 


blement  imbu  de  leurs  maximes,  Joseph  II  considéra 
réellement  les  matières  ecclésiastiques  comme  des 
matières  d'Etat.  Sans  plus  de  respect  pour  la  législa- 
tion canonique  que  pour  les  coutumes  immémoriales 
de  ses  peuples,  il  prétendait  tout  réglementer  et  toiit 
bouleverser,  même  et  surtout  dans  le  domaine  reli- 
gieux, pour  rendre  tout  conforme  à  ces  grands  prin- 
cipes abstraits  de  liberté,  de  tolérance  et  de  bienfai- 
sance dont  on  lui  rebattait  les  oreilles,  et  qui 
convenaient  à  cette  époque  d'affranchissement  et  de 
lumières.  En  vain  Pie  VI  voulut-il  faire  en  personne 
le  voyage  de  Vienne  pour  l'amener  à  résipiscence;  il 
ne  put  rien  obtenir. 

Pauvres  souverains!  ils  inauguraient  dès  lors  celte 
politique,  si  souvent  reprise  par  leurs  successeurs  au 
xix'  siècle,  d'exécuter  de  leurs  propres  mains  le  tra- 
vail de  la  Révolution,  comme  pour  se  faire  pardonner 
de  régner  au  nom  du  droit  chrétien  et  d'avoir  reçu 
sur  leur  front  l'onction  sainte.  Peine  inutile,  d'ail- 
leurs! les  sectes,  après  s'être  servies  d'eux,  devaient 
tôt  ou  tard  les  briser.  Malgré  toutes  leurs  avances, 
ils  restaient  les  descendants  des  rois  protecteurs  de 
la  croix,  ils  pouvaient  un  jour  se  souvenir  de  leurs 
ancêtres,  des  serments  de  leur  sacre,  ou  du  moins 
comprendre  leurs  propres  intérêts.  Aussi  l'œuvre  de 
destruction  commencée  par  eux  ne  devait  pas  épar- 
gner leurs  trônes.  11  fallait  arriver  à  tout  confier  à  la 
masse  et  à  l'opinion  anonyme.  Alors  les  sectes,  con- 
naissant les  moyens,  peu  reoommandables  du  reste, 
de  fabriquer  cette  opinion  souveraine,  jiourraient 
être  vraiment  maîtresses.  Mais  alors  aussi,  par  un 
concours  providentiel  de  circonstances,  la  Papauté 
apparaîtrait  en  face  d'elles,  investie  d'une  force 
toute  nouvelle,  et  bien  résolue  p<iur  son  compte  à  ne 
leur  rien  céder. 

Mais  revenons  au  xviii*  siècle;  c'est  peut-être  la 
période  la  plus  ingrate  qu'ait  connue  la  Papauté;  la 
qualité  même  de  l'action  pontificale  semble  quelque 
peu  s'en  ressentir.  Ce  n'est  point  qu'on  ne  puisse 
citer  à  cette  époque  plus  d'un  beau  trait  de  courage 
apostolique.  Tel  le  décret  par  lequel  Benoit  XIII  éten- 
daitàl'Egliseuniverselle  la  fête  de  saintGrégoire  Vil 
avec  un  oflîce  qui  proclamait  les  vérités  les  plus 
opposées  aux  erreurs  gallicanes  ;  telle  surtout  la  bulle 
Apostolicum  munus(i'j6b),  par  laquelle  Clément  XIII 
décernait  à  la  Compagnie  de  Jésus  la  glorification  la 
plus  magnifique,  au  moment  oii  toute  l'Europe  était 
conjurée  contre  elle.  C'est  par  de  semblables  actes 
qu'au  milieu  des  époques  les  plus  sombres  on  réserve 
l'avenir.  L'on  peut  citer  aussi,  dans  ce  siècle  scep- 
tique, un  pontife  dont  le  nom  rayonne  d'un  vif  éclat. 
Benoit  \IV,  l'éminent  canoniste,  par  sa  haute  culture 
et  ses  grandes  qualités  d'esprit,  sut  s'attirer  l'admi- 
ration même  des  philosophes.  Ajoutons  que,  par  sa 
politique  prudente,  il  parvint,  mérite  plus  solide,  à 
pacifier  l'Eglise  de  France,  agitée  par  le  Jansénisme. 
Cependant  déjà  chez  lui  on  peut  signaler  la  tendance 
à  plaire  aux  couronnes  par  des  concessions  parfois 
excessives.  Ainsi,  n'y  a-t-il  pas  lieu  de  s'étonner 
quand  on  le  voit  étendre  encore  les  prérogatives 
déjà  si  exorbitantes  du  Portugal  dans  les  pays  de 
missions,  au  moment  où  le  gouvernement  de  cette 
nation  s'apprêtait  à  entrer  en  lutte  avec  l'Bglise? 
Clkmbnt  XIV  poussa  cette  tendance  plus  loin  encore. 
Pour  le  bien  de  la  paix,  il  se  crut  obligé  de  sacrifier 
la  Compagnie  de  Jésus  à  l'odieux  parti  pris  des  cours 
bourboniennes.  Encore  la  mesure  en  elle-même  pour- 
rait-elle se  justifier,  s'expliquer  au  moins,  par 
l'extrême  difficulté  delà  si  tuation.Mais  la  rédaction  du 
bref  de  suppression  est  vraiment  attristante.  On 
souffre  de  voir  le  pape  désavouer  l'acte  le  plus  glo- 
rieux de  son  prédécesseur.  En  vérité,  cette  fin  de 
l'ancien  régime  prenait,   pour  ainsi  dire,    à   tâche 


1415 


PAPAUTÉ 


1416 


d'accumuler  autour  de  la  Papauté  les  épreuves  et  les 
humiliations. 

VUI.  La  Papauté  au  XIX'  siècle.  —  Jusqu'alors 
cependant  les  puissances,  tout  en  prodiguant  par- 
fois l'outrage  à  la  Papauté,  avaient  respecté  son 
existence  temporelle.  On  ne  tenait  guère  plus  compte 
d'elle  dans  la  politique  européenne;  et  même  dans 
les  affaires  ecclésiastiques  on  lui  permettait  de 
moins  en  moins  d'exercer  son  action.  Mais  on  la 
laissait  régner  à  Rome  dans  une  assez  banale  quié- 
tude. Avec  la  Révolution,  tout  change  brusquement. 
En  1797,  PiB  VI  était  détrôné  par  le  Directoire, 
déporté  en  France,  el  venait  mourir  à  Valence 
(39  août  1799).  Quelques-uns  crurent  alors  que 
c'était  la  Un  de  la  Papauté.  C'était  en  réalité  le  com- 
mencement d'une  période  qui,  pour  l'inlluence  que 
les  papes  y  exerceraient,  ne  le  céderait  peut-être  à 
aucune  autre.  Depuis  la  fin  du  moyen  âge,  bien  des 
causes,  nous  l'avons  vu,  avaient  contribué  à  res- 
treindre leur  pouvoir.  .\u  xix«  siècle,  au  contraire, 
la  plupart  des  nouveautés,  aussi  bien  celles  qui 
étaient  dirigées  contre  l'Eglise  que  celles  qui  lui 
étaient  favoraliles,  se  trouveraient  concourir  à  ren- 
dre plus  ellicace  leur  autorité. 

La  Révolution,  par  la  Constitution  civile  du  clergé, 
avait  prétendu  reconstruire  arbitrairement  l'Eglise, 
elle  avait  disposé  d'elle  sans  la  consulter  ;  mais  en 
1801,  après  dix  années  de  troubles,  l'évidence  indi- 
quait à  Bonaparte  qu'il  fallait  mettre  fin  à  cet  état 
violent.  Impossible  de  le  faire  sans  recourir  à  la 
Papauté.  La  France  révolutionnaire  reconnaissait 
donc,  en  traitant  avec  Pie  VII,  qu'elle  ne  pouvait 
rien  raodilier  dans  l'Eglise  sans  le  concours  du 
pape  ;  pour  reconquérir  la  paix,  elle  désavouait  sa 
conduite  passée.  C'était  déjà  un  grand  triomphe 
moral  pour  le  Saint-Siège.  Il  y  eut  plus  encore.  Du 
point  de  vue  politique,  il  paraissait  bien  dilUcile  de 
rétablir  les  évêques  restés  lidèles,  qui  se  trouvaient 
liés  par  laforcedescirconstancesàtout  l'ancien  ordre 
de  choses.  Il  fallut  demander  à  Pie  VII  de  les  déposer 
pour  créer  un  épiscopat  nouveau.  Fait  inouï  dans 
l'histoire  de  l'Eglise,  propre  à  déconcerter  tous  les 
canonistes  gallicans  de  l'ancien  régime:  le  pape  pri- 
vant de  leurs  sièges  85  évêques  légitimes,  sans  arti- 
culer contre  eux  aucun  grief,  sans  mettre  en  avant 
autre  chose  que  la  nécessité  des  circonstances  et  sa 
souveraine  autorité  I  Ainsi,  dans  le  pays  où  l'on 
avait  le  plus  disputé  pour  limiter  les  droits  du  pape, 
les  événements,  plus  forts  que  les  hommes,  condui- 
saient à  le  supplier  de  s'élever,  pour  sauver  la  reli- 
gion, au-dessus  de  tous  les  canons. 

Les  violences  de  Napoléon  contre  Pie  VII  purent 
ensuite  faire  croire  un  instant  que  dans  ce  monde 
nouveau,  affranchi  de  la  tradition,  la  Papauté, 
livrée  aux  caprices  de  la  force,  allait  perdre  toute 
indépendance.  Devrait-on  regretter  le  xviii"  siècle, 
qui,  si  dur  pour  elle,  lui  avait  du  moins  laissé  quel- 
ques garanties  matérielles?  Mais  le  résultat  final  fut 
bien  différent.  Le  Souverain  Pontife  sortit  de  la  lutte 
agrandi  par  le  courage  indomptable  qu'il  avait  mon- 
tré, quand  tout  en  Europe  pliait  devant  le  despote, 
aussi  bien  que  par  la  délivrance  providentielle  qui 
mit  fin  à  sa  captivité.  La  chute  de  l'édifice  impérial 
ouvrait  en  même  temps  pour  la  diplomatie  pontifi- 
cale une  ère  de  négociations  lab»»rieuses  ;  le  concor- 
dat français  n'allait  pas  rester  isolé.  .\près  les 
grands  bouleversements  amenés  par  les  guerres  de 
la  Révolution  et  de  l'Empire,  dans  nombre  de  pays 
la  situation  ecclésiastique  avait  besoin  d'être  régu- 
larisée. Elle  était  fixée  auparavant  par  des  règle- 
ments d'Etat  ou  des  lois  fondamentales  reposant  sur 
la  coutume.  Tout  cela  se  trouvait  maintenant  plus 


ou  moins  périmé  et  ne  correspondait  plus  aux  faits 
récents.  Là  encore  il  fallut  s'entendre  avec  le  Saint- 
Siège,  pour  élaborer  des  statuts  nouveaux.  Il  appa- 
raissait ainsi  que  la  Révolution,  en  renversant  les 
établissements  anciens,  avait  ouvert  les  voies  pour 
une  action  plus  imuiédiate  et  plus  assidue  de  la 
Papauté  sur  les  Eglises  particulières.  Leur  réorga- 
nisation est  son  œuvre,  et  de  celte  œuvre,  elle  reste 
—  à  charge  de  s'entendre  avec  l'Etat  cosignataire  — 
la  première  interprète.  Puis,  dans  le  courant  du 
siècle,  les  accroissements  du  catholicisme  en  Améri- 
que, le  renouveau  catholique  en  Angleterre,  le  pro- 
digieux développement  des  missions,  aidé  par  la 
facilité  moderne  des  communications,  donnent  encore 
à  la  Papauté  l'occasion  d'intervenir  pour  relever 
d'anciennes  Eglises  et  en  constituer  de  nouvelles. 
Taine  a  donc  pu  écrire  avec  vérité  que  <i  toutes  les 
grandes  Eglises  actuelles  de  l'univers  catholique  sont 
l'œuvre  du  pape  et  son  œuvre  récente  ».  Voilà  un 
surcroit  de  puissance  pour  Rome,  qui  eiil  fort  étonné 
sans  doute  les  contemporains  de  Benoit  XIV. 

La  Révolution  avait  introduit  de  bien  autres  nou- 
veautés. La  plus  importante,  hélas!  et  la  plus  déplo- 
rable, c'était  la  sécularisation  de  la  société.  Parlant 
des  restrictions  apportées  par  l'ancien  régime  à   la    1 
liberté  ecclésiastique,    Mgr   Baudrillarl   nous    dit  :    1 
<  Elle  pouvait   bien,   cette  vieille   Eglise  gallicane,   ' 
passer  à  l'Etat  quelques  libertés  prises  à  son  égard, 
quehjues  empiétements,  quelques  usurpations,   car 
l'Etal  était  un   ami,  ami  jaloux  sans  doute,  mais  un 
ami  qui  voulait  comme  elle  et  avec  elle  le  triomphe 
de  Jésus-Christ  dans  les  âmes  el   dans   le  monde.  » 
(Baudhillart,  ÇHa(re  cents  ans  de  Concordat, p.  i^î) 

En  1789,  cet  état  de  choses  cesse  d'un  seul  coup, 
et,  lorsque  le  culte  est  relevé  par  le  premier  consul, 
le  pouvoir  civil  n'abandonne  pas  pour  cela  le  prin- 
cipe de  la  sécularisation.  «  De  l'ancien  régime  ecclé- 
siastique, remarque  justement  M.  Seignobos,  Napo- 
léon n'avait  restauré  que  des  formes  et  le  pouvoir 
du  gouvernement  laïque  sur  l'Eglise.  De  la  Révolu- 
lion  il  conservait  le  principe  fondamental,  l'abolition 
de  toute  autorité  publique  du  clergé,  la  liberté  et 
l'égalité  religieuse.  »  (Sbignobos,  Histoire  politique 
de  l'Europe  contemporaine,  ch.  xxin,  p.  654)  Du- 
rant tout  le  xix*  siècle,  les  gouvernants  essaieraient 
de  maintenir  celle  position  illogique,  de  perpétuer 
des  usurpations  qui  n'avaient  eu  prétexte  de  s'éta- 
blir à  l'origine  que  comme  contre-partie  de  l'autorité 
reconnue  à  l'Eglise  dans  la  vie  publique.  Mais  le 
résultat  inévitable  allait  être  de  pousser  le  clergé  en 
masse  du  côté  de  Rome.  Ne  possédant  plus  de  privi- 
lèges, n'étant  même  plus  propriétaire,  el  ne  recevant 
guère  de  l'Etal  à  titre  spécial  qu'un  supplément  de 
surveillance  et  de  contrainte,  il  était  naturel  qu'il 
tournât  désormais  les  yeux  uniquement  vers  son 
chef  spirituel,  qui  seul  continuait  de  s'intéresser  à 
lui,  seul  pouvait  lui  assurer  aide  et  protection. 
C'était  donc,  à  bref  délai,  la  fin  des  tendances  galli- 
canes, el  de  ce  côté  encore,  la  puissance  pontificale 
allait  se  trouver  singulièrement  accrue. 

Autre  nouveauté  du  régime  moderne,  qui  s'est 
étendue  un  peu  partout  et  qui  a  exercé  une  iniluence 
immense:  la  liberté  de  la  presse.  Les  papes,  certes 
ne  lui  ont  pas  fait  la  cour,  pas  plus  qu'aux  avitres 
idoles  du  jour  (voir  Libkbalis.mk,  Syllabcs);  ils  ont 
parfaitement  montré  ce  qu'il  y  avait  d'insoutenable 
à  reconnaître  à  chacun  le  droit  de  propager  toutes 
les  doctrines,  y  compris  les  plus  perverses.  Néan- 
moins, le  fait  étant  donné,  il  faut  reconnaître  que 
si  la  presse  a  causé  d'effroj'ables  ravages,  elle  a  ren^ 
versé  aussi  certaines  barrières  dont  l'Eglise  avait  eu 
beaucoup  à  souffrir.  C'avait  été  la  prétention  cong 
tante  des  Etats  d'ancien  régime  d'établir  une  douane 


1417 


PAPAUTE 


1418 


à  leurs  frontières  pour  empêcher  le  libre  passage  des 
documents  romains.  On  les  soumettait  au  placet 
royal.  Le  prétexte,  c'était  que,  les  lois  de  l'Eglise 
étant  alors  lois  de  l'Etal,  celui-ci,  qui  en  urgeail  au 
besoin  l'exécution,  devait  au  préalable,  disait-on, 
les  avoir  approuvées  en  connaissance  de  cause.  Ce 
motif  n'existait  plus,  par  le  fait  que  l'Etat  était  sécu- 
larisé; mais,  nous  l'avons  vu, ce  n'était  pas  uneraison 
pour  que  la  prétention  disparût  aussitôt.  D'une 
manière  plus  décisive,  la  liberté  de  la  presse  a  rendu 
toute  cette  législation,  déjà  surannée,  totalement  illu- 
soire. C'est  ce  qu'exprimait  très  bien  Mgr  Manning, 
à  la  veille  du  dernier  concile,  alors  que  d'autres 
s'alarmaient  plus  que  de  raison  de  la  mauvaise 
volonté  des  Etats  à  l'égard  de  certaines  déûnilions 
éventuelles.  «  Nous  vivons  en  des  jours,  écrivait-il, 
où  le  regiiini  placitam  et  les  exeqiialtir  et  les  arrêts 
des  parlements  sont  choses  mortes.  II  peut  avoir  été 
possible  d'empêcher  la  promulgation  du  Concile  de 
Trente.  Il  ne  saurait  être  possible  d'empêcher  la  pro- 
mulgation du  Concile  du  Vatican.  La  liberté  même, 
dont  nos  contemporains  sont  si  tiers,  sullira  pour  le 
publier.  Dix  raille  presses  en  tout  pays  promulgue- 
ront chaque  acte  de  l'Eglise  et  du  Pontife  à  la  face 
de  tous  les  pouvoirs  civils.  Une  fois  publiés,  ces 
actes  entrent  dans  le  domaine  de  la  foi  et  de  la 
conscience,  etaucune  législation  humaine  ni  autorité 
civile  ne  peut  plus  les  effacer.  Les  deux  cents  mil- 
lions de  catholiques  connaîtront  les  décrets  du  con- 
cile du  Vatican  ;  les  connaître  et  leur  obéir  ne  feront 
qu'un.  » 

Redevenue  ainsi  pleinement  maîtresse  de  ses  rela- 
tions avec  les  Eglises  particulières,  Rome  est  encore 
amenée  de  maintes  manières  à  rendre  ces  mêmes 
relations  plus  étroites  que  jamais.  Les  conditions  de 
la  vie  politique  moderne  obligent  les  catholiques  à 
intervenir  comme  catholiques  pour  la  défense  de 
leur  foi.  Les  gouvernements  ne  la  protègent  plus 
ofliciellement,  mais  ils  reconnaissent  à  tous  les 
citoyens  le  droit  d'influer  sur  la  marche  des  affaires 
publiques.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  proclamer  ce  régime 
le  régime  normal  d'un  peuple  chrétien,  mais  c'est  un 
devoir  évident  de  se  servir  des  armes  qu'il  offre. 
Tribune,  presse,  droit  de  pétition,  de  réunion,  d'as- 
sociation, tous  ces  moyens  n'ont  rien  d'illégitime  en 
eux-mêmes.  Les  méchants  en  usent  pour  pousser  à 
la  persécution;  pourquoi  les  bons  n'en  useraient-ils 
pas  pour  imposer  le  respect  de  leur  religion?  C'est 
ce  que  surent  se  dire  O'Connell  en  Irlande,  Lacor- 
daire,  Monlalemberl,  L.  Veuillot  en  France,  Wind- 
thorst  et  Mallinckrodt  en  Allemagne  ;  ils  créèrent 
ainsi  des  partis  catholiques  avec  lesquels  les  gouver- 
nements eurent  à  compter.  Regardons-les  à  l'iiuvre, 
en  France  surtout.  Sur  ce  terrain  encore,  nous  allons 
voir  le  jeu  des  circonstances  nouvelles  agrandir  le 
pouvoir  de  la  Papauté.  Ces  catholiques,  ardents  et 
actifs,  veulent  obtenir  que  l'Eglise  jouisse  sans  res- 
triction des  libertés  communes.  Le  premier  obstacle 
qu'ils  trouvent  en  face  d'eux  dans  cette  entreprise, 
ce  sont  les  hommes  d'Etat,  armés  des  maximes  gal- 
licanes et  régaliennes  et  de  tout  ce  que  l'on  peut 
ressusciter  des  législations  d'ancien  régime.  Les 
voilà  donc  engagés  par  la  force  des  choses  dans  une 
lutte  à  fond  contre  le  gallicanisme.  Ultramontains 
par  conviction,  ils  le  seront  encore  par  nécessité  de 
position,  et  leur  action,  si  vivante,  si  conquérante, 
s'exercera  tout  entière  dans  ce  sens. 

Ce  n'est  pas  tout.  Cette  opposition  catholique, 
sérieusement  organisée,  peut  créer  au  gouvernement 
des  embarras  sérieux.  Celui-ci  sera  trop  heureux 
alors,  pour  se  tirer  d'affaire  à  meilleur  compte,  de 
s'entendre  directement  avec  le  Saint-Siège,  espérant 
bien  trouver  de  ce  côté  un  esprit  plus  accommodant. 


Sur  le  moment,  le  calcul  pourra  réussir;  mais  les 
conséquences  lointaines  seront  graves.  Voilà  donc 
ces  gouvernements,  occupés  depuis  des  siècles  à  iso- 
ler les  lidèles  du  centre  de  l'Eglise,  qui  implorent 
maintenant  l'intervention  de  Rome  et  lui  ouvrent  la 
voie  pour  s'immiscer  davantage  dans  les  alfaires 
locales.  De  ce  chef  encore,  l'action  de  la  Papauté  est 
en  progrès. 

C'est  ainsi  que  la  Providence  a  su  faire  tourner  au 
bien  de  son  Eglise  les  moyens  mêmes  qu'on  avait 
employés  contre  elle.  Laissée  davanlage  à  elle-même, 
destituée  davantage  de  tout  secours  humain,  elle  est 
devenue  aussi  plus  unie  et  partant  plus  forte.  Cette 
période  si  agitée  et  si  troublée  du  xix''  siècle,  aura 
en  somme  été  meilleure  pour  elle  que  celle  par  exem- 
ple du  despotisme  éclairé.  C'est  ce  qui  fera  dire 
excellemment  à  Vkuillot  :  «  Nous  acceptons  très  sin- 
cèrement l'état  présent,  non  comme  bon,  car  en  réa- 
lité il  est  anarchique,  mais  comme  moins  mauvais 
que  l'état  antérieur,  état  d'unité  fictive  et  de  servi- 
tude réelle,  le  plus  opposé  de  tous  au  rétablissement 
et  au  progrès  de  la  véritable  unité...  Là  où  l'Eglise 
n'est  pas  reine,  nous  l'aimons  mieux  sim[)le  citoyenne 
que  principale  employée  ou  favorite.  »  (Home  pen- 
dant le  Concile;  irs.'y) 

Cependant,  chose  curieuse,  ce  régime  des  concor- 
dats modernes,  qui  déjà  est  à  plus  d'un  égard  —  du 
moins  dans  la  plupart  des  pays  —  un  régime  de 
séparation,  ce  sont  les  Etats  qui,  malgré  les  avanta- 
ges qu'ils  s'y  sont  réservés  et  dont  ils  abusent,  ce 
sont  eux  qui,  tout  le  long  du  siècle,  menacent  de  le 
rompre,  et  c'est  l'Eglise,  ce  sont  les  papes,  qui 
s'efforcent  de  le  conserver.  Serait-ce  donc  qu'ils  ont 
peur  de  ce  qui  viendra  ensuite?  Nullement.  Veuillot 
encore  nous  expliquera  très  bien  leur  conduite. 
«  Si  l'Eglise,  écrit-il,  continue  de  repousser  quelques 
consé(]uences  extrêmes  de  la  séparation,  c'est  par 
miséricorde,  pour  ne  pas  léser  le  principe  d'une  union 
nécessaire  et  que  tôt  ou  tard  le  besoin  de  l'humanité 
rétablira.  Ils  lui  coûtent  plus  qu'ils  ne  lui  prolitent, 
ces  restes  de  liens  qu'on  menace  de  lui  ôter  !  Lors- 
qu'elle en  sera  dégagée,  comme  elle  a  lieu  de  le  pré- 
voir, elle  ne  les  pleurera  point.  Elle  sait  qui  traver- 
sera la  mer  Rouge  et  qui  restera  au  fond.  Au  delà 
des  déserts,  elle  sait  qu'il  y  a  la  terre  féconde.  «  (fhid.) 
Ce  dernier  acte  de  la  séparation  est  aujourd'hui  en 
France  un  fait  accompli  ;  et  l'on  a  pu  déjà  se  rendre 
compte  que  la  Papauté  y  a  plus  gagné  que  perdu. 
Jamais  son  autorité  ne  s'était  exercée  avec  plus  de 
plénitude;  jamais  non  plus,  serable-t-il,  elle  n'avait 
rencontré  dans  l'ensemble  une  obéissance  plus  tiliale. 
Et  ce  n'est  point  l'obéissance  de  la  mort  ;  partout  au 
contraire  on  signale,  malgré  les  lois  de  persécution 
et  le  mauvais  vouloir  des  gouvernants,  un  renouveau 
de  la  foi  et  de  la  piété  catholique.  C'est  là  le  résultat 
de  tout  un  siècle  de  luttes,  où  les  fidèles  ont  com- 
battu vaillamment  pour  afl'ranehir  le  pouvoir  spiri- 
tuel de  toutes  les  entraves  qu'on  prétendait  lui 
imposer.  C'est  bien  aussi  en  grande  partie  grâce  à 
cette  lutte  ardente,  que  les  circonstances  même  les 
plus  défavorables  ont  fini  par  tourner  au  profit  de  la 
Papauté. 

Nous  n'avons  point  ici  à  parler  du  Pouvoir  tbm- 
POHBL  (voir  ce  mol).  Notons  seulement  que  sa  perte 
n'a  pas  été  non  plus  sans  compensation.  Les 
malheurs  de  Pib  IX,  si  dignement  supportés,  contri- 
buèrent à  augmenter  la  vénération  pour  le  Vicaire 
de  Jésus-Christ  chez  les  fidèles  du  monde  entier. 
Jamais  pape  ne  fut  aussi  passionnément  aimé.  Dans 
cet  élan  d'amour  qui  transportait  les  peuples,  tout 
ce  qui  pouvait  rester  de  particularisme  local  dans 
certaines  Eglises  se  trouva  vite  éloufl'é.  Enfin,  au 
moment  même  où  le  pouvoir  temporel  allait  sombrer. 


1419 


PAPAUTE 


1420 


le  concile  «lu  Vatican  couronnait  l'édifice  de  l'au- 
torité spirituelle,  par  une  déûnilion  solennelle  qui 
mettait  Un  à  toute  contestation  sur  l'étendue  de  ses 
droits. 

IX.  Objections  contre  l'action  moderne  de  la 
Papauté.  —  11  est  temps  d'en  venir  aux  objections 
que  l'on  fait  contre  cette  action  moderne  de  la 
Papauté.  La  première  est  d'avoir  changé  la  constitu- 
tion de  l'Eglise  pour  la  transformer  en  monarchie 
absolue.  Nous  y  avons  répondu  ailleurs  (cf.  Gouver- 
nement ecclésiastique). 

D'autres  vont  plus  loin  et  prétendent  qu'à  force 
d'exalter  l'obéissance  au  pape,  les  catholiques  sem- 
blent y  réduire  toute  la  religion.  «  Jadis,  écrivait 
sous  le  dernier  pontificat  un  de  nos  académiciens, 
exposant  avec  faveur  les  idées  des  modernistes,  jadis 
l'autorité  jouait  dans  l'Eglise  le  rôle  d'un  intermé- 
diaire, d'un  moyen.  La  source  de  la  vie  chrétienne 
était  expressément  l'Esprit-Saint  lui-même;  comme 
la  fin  en  était  l'union  avec  Dieu  par  Jésus-Christ.  Il 
semble  parfois  aujourd'hui,  estiment  ces  esprits 
inquiets,  que  l'autorité  soit  devenue  la  base  même  de 
la  religion,  et  que  l'on  tende  à  voir  dans  l'obéissance 
pure  et  simple  au  pouvoir  ecclésiastique  le  tout  de 
la  vie  chrétienne.  »  Pour  penser  de  telle  sorte,  il  faut 
être  totalement  étranger  au  catholicisme  et  ne  pas 
se  douter  de  ce  qui  se  passe  dans  l'Eglise.  Quand 
l'autorité  a-t-elle  montré  plus  clairement  que  de  nos 
jours  qu'elle  ne  se  considérait  que  comme  un  mojen 
au  service  de  la  Vérité  divine?  Qu'à  certaines  épo- 
ques, au  XV»  siècle  par  exemple,  les  papes,  absorbés 
par  trop  de  soucis  terrestres,  aient  pu  oublier  par 
moments  que  leur  autorité  n'était  qu'un  moyen  pour 
établir  l'union  des  âmes  avec  Dieu  par  Jésus-Christ, 
soit  I  Même  alors  l'obéissance  ne  cessait  pas  d'être 
sainte  et  de  mener  à  Dieu  par  Jésus-Christ  les  âmes 
qui  en  vivaient.  Mais  sous  un  pape  comme  Pie  X, 
dont  tous  les  actes  n'ont  été  inspirés  que  par  des 
vues  surnaturelles,  qui  a  travaillé  constamment  non 
au  succès  de  telle  ou  telle  politique,  mai.s  à  rendre 
plus  intense  la  vie  chrétienne  et  à  la  défemlre  contre 
les  germes  de  corruption,  venir  prétendre  que  le 
développement  de  l'autorité  pontificale  a  fait  oublier 
les  fondements  du  christianisme,  comment  qualifier 
une  pareille  appréciation?  La  vérité  est  qu'à  notre 
époque  plus  qu'à  aucune  autre,  en  face  d'une  société 
de  plus  en  plus  séparée  de  Dieu  et  comme  matéria- 
lisée par  ses  propres  richesses,  l'autorité  pontificale 
apparaît  avant  tout  non  pas  comme  un  pouvoir  de 
police  extérieure,  mais  comme  la  voix  infatigable 
qui  rappelle  aux  âmes  que  leur  destinée  n'est  pas  de 
ce  monde. 

Mais  voici  à  l'opposé  une  objection  plus  sérieuse 
qui  peut-être  troublerait  parfois  même  des  catholi- 
ques. Le  pape  jouissant  maintenant  d'un  si  grand 
pouvoir  sur  les  Eglises  particulières,  et,  d'autre  part, 
ne  pouvant  pas  toujours  se  refuser  aux  demandes 
des  gouvernements  avec  lesquels  il  est  en  rapport, 
n'est-il  pas  à  craindre  que  la  libre  défense  de  la  foi 
n'en  soit  souvent  entravée?  La  politique,  qui  ne  peut 
plus  songer  sérieusement,  l'expérience  l'a  prouvé,  à 
séparer  les  (idèles  de  leur  Père,  prendrait  ainsi  sa 
revanche  en  amenant  celui-ci  à  mettre  obstacle  aux 
plus  généreux  efforts  de  ses  enfants.  On  peut  citer 
plus  d'un  fait  à  l'appui.  Quel  ne  fut  pas,  en  i845,  le 
désappointement  des  catholiques  français  qui  s'orga- 
nisaient si  bien  pour  la  résistance  légale  sur  la  ques- 
tion des  jésuites,  quand  ils  virent  le  gouvernement 
de  Louis-Philippe  obtenir,  par  une  pression  sur 
Rome,  la  dispersion  spontanée  des  religieux  mena- 
ces 1  Qui  ne  se  rappelle  les  cris  de  douleur  échappés 
à  Montalenibert  à  cette  occasion?  Plus  près  de  nous, 


les  chefs  du  Centre  allemand  ne  se  plaignirent-ils  pas 
à  plusieurs  reprises  de  voir  Léon  XIII  trop  concéder 
à  Bismarck,  et  leur  demander  en  sa  faveur  des  sacrifi- 
ces qu'ils  ne  jugeaient  pas  opportuns?  U  serait  facile 
de  multiplier  les  exemples. 

Cependant  ne  nous  hâtons  pas  trop  de  porter  sur 
ces  sortes  d  affaires  des  jugements  sans  appel.  11  est 
souvent  facile  d'indiquer  les  effets  fâcheux  de  telle 
ou  telle  politique  —  et  quelle  est  la  politique  quin'ena 
pas  quelques-uns?  —  il  serait  sansdoute  plus  difTicile 
d'établir,  preuves  en  mains,  que  les  maux  qu'il 
s'agissait  d'éviter  ne  justifiaient  pas  ces  sacrifices. 
Mais  enfin,  en  mettant  les  choses  au  pis,  en  suppo- 
sant que  lespapes  du  xixf  siècle,  toutes  les  fois  qu'ils 
ont  pesé  sur  les  catholiques,  à  la  prière  des  gouver- 
nements, se  sont  toujours  trompés,  il  n'en  faudrait 
nullement  conclure  que  l'extension  de  la  puissance 
papale  n'a  pas  été  bienfaisante.  Nous  avons  assez  vu 
le  mal  causé,  au  xviii«  siècle,  par  les  obstacles 
apportes  à  l'action  de  Rome.  Cela  n'a  point 
empêché  les  souverains  d'alors  d'obtenir  de  Clé- 
ment XIV  par  surcroît  une  concession  qui  dépasse 
sans  doute  en  gravité  toutes  celles  qu'ont  pu  se  lais- 
ser arracher  ses  successeurs.  Soutiendrait-on  d'ail- 
leurs que  la  docilité  générale  de  l'épiscopat  et  des 
fidèles  ait  pu  porter  dans  quelques  cas  les  derniers 
papes  à  céder  trop  facilement  à  certaines  requêtes 
intéressées,  il  resterait  que  cette  même  docilité 
donne  une  force  incomparable  pour  les  résistances 
nécessaires.  L'attitude  de  Pie  X  et  de  l'Eglise  de 
France,  lors  de  la  loi  de  Séparation,  l'a  bien  montré. 
El  certes,  il  y  a  là  bien  plus  que  compensation. 

Au  reste,  il  ne  faut  pas  s'imaginer  que  les  inter- 
ventions des  papes  pour  demander  aux  catholiqries 
l'acceptation  d'une  mesure  gouvernementale  aient 
toujours  imposé  à  ceux-ci  des  sacrifices  douloureux. 
On  peut  citer  tel  cas  où  ce  fut  un  pur  bienfait. 
Ainsi  pour  la  loi  de  i85o  sur  la  liberté  d'enseigne- 
ment. On  avait  fait  à  cette  loi  des  objections  de 
principe  qui  n'étaient  pas  sans  gravité;  la  discu»- 
sion  entre  catholiques  avait  été  fort  vive  et  l'épi- 
scopat lui-même  était  divisé.  Pourtant  elle  réalisait 
un  progrès  considérable  sur  le  régime  antérieur  et 
permettait  de  faire  beaucoup  de  bien.  Une  fois  votée, 
Pie  IX  dit  à  tous  de  l'accepter.  Aussitôt  les  plus  ar- 
dents opposants,  qui  en  général  étaient  aussi  les 
plus  ardents  ultramontains,  annoncèrent  que  dès 
cette  heure  ils  la  défendraient  de  toutes  leurs  forces. 
Seul,  Mgr  Clausel  de  Montais,  qui  se  piquait  d'être 
gallican,  essaya  de  s'entêter  dans  une  opposition 
irréductible  et  d'ailleurs  parfaitement  stérile.  Les 
progrès  de  la  discipline  romaine  ne  permettaient 
plus  que  cette  attitude  fût  autre  chose  qu'un  fait 
isolé  et  sans  conséquence.  Qui  'ne  voit  ce^  oue  le? 
intérêts  religieux  y  gagnaient  ? 

Conclusion.  —  Nul  ne  saurait  contester  aujour- 
d'hui que  la  Papauté  jouisse  d'un  prestige  incom- 
parable dans  le  monde  entier.  Le  développement 
des  missions  au  xix^  siècle  (développement  dont 
elle  a  eu  l'initiative  et  gardé  la  direction  souve- 
raine) a  rendu  son  influence  plus  œcuménique  que 
jamais.  Et  dans  nos  vieux  pa3's  d'Europe,  au  milieu 
de  gouvernements  tous  plus  ou  moins  assujettis  à 
l'opinion  et  livrés  aux  luttes  des  partis,  c'est  un 
spectacle  singulièrement  digne  d  attention  que  ce 
pouvoir  destitué  de  toute  force  matérielle,  conser- 
vant seul  une  impartialité  sereine  et  une  indépen- 
dance absolue.  On  l'a  remarqué  surtr ut  à  propos 
(le  la  question  ouvrière,  ce  tourment  de  notre  âge, 
sur  laquelle  chacun  raisonne  et  déraisonne  à  l'envi: 
de  Rome  seule  sont  venues,  lumineuses  et  fermes, 
ne  flattant  personne,  les  paroles  indiquant  à  tous  le 


1421 


PAPAUTE 


1422 


chemin  à  suivre  pour  arriver  à  la  paix  sociale. C'est 
ce  que  faisait  tiés  bien  ressortir  la  Sainl-James 
Gazelle,  organe  du  torjsme  anglais,  à  propos  de  l'en- 
cyclique Beriim  nntarum  de  Léon  XllI.  Après  avoir 
remercié  le  pape  des  couragevises  paroles  par  les- 
quelles il  avait  rappelé  la  nécessité  de  retenir,  dans 
nos  temps  deeupidités  elTrénées,  les  multitudes  dans 
les  limites  du  devoir,  elle  ajoutait  :  «  Comliien  de 
nos  hommes  politiques, qui  ont  des  suffrages  à  con- 
server ou  à  tfagner,  auraient  osé  tenir  un  langage 
aussi  in Iréjiide'?  Mais  nous  serions  injustes  envers 
le  pape,  si  nous  traitions  son  encyclique  comme 
l'œuvre  d'un  capitaliste.  Chaque  paragraphe  res- 
pire l'amour  pour  les  ouvriers,  et  lieaucoup  de  pas- 
sages sont  animés  d'une  éloquente  indignation  con- 
tre lesahus  inhumainsqui  s'insinuent  dans  l'industrie 
et  le  commerce.  »  (Cité  par  T'Serclaf.s,  Le  l'ape 
Léon  Mil,  t.  11,  ch.   xxvii,  p.  8C) 

Bien  i)lus,dans  les  questions  internationales  elles- 
mêmes,  où  l'arbitrage  papal  semblait  cire  une  vieil- 
lerie du  moyen  âge,  on  l'a  vu  se  renouveler  de  nos 
jours.  On  se  rappelle  le  rôle  joué  par  Léon  XUIdans 
l'affaire  des  Carolines,  pour  maintenir  la  paix  entre 
l'Espagne  et  l'Allemagne.  On  a  parlé  beaucoup  de 
cette  intervention,  parce  qu'elle  se  produisit  d'une 
façon  éclatante,  m.iis  on  peut  ajouter  que  bien  sou- 
vent, d'une  manière  plus  discrète,  le  Vatican  se 
trouve  en  raestire  de  rendre  service  à  la  paix  du 
monde. 

Hier  encore,  au  milieu  du  cataclysme  sans  précé- 
dent qui  a  bouleversé  l'Europe  et  le  monde,  les  atta- 
ques mêmes  dirigées  contre  le  Souverain  Pontife, 
qu'on  trouvait  trop  inactif  et  trop  neutre,  ont  mon- 
tré à  leur  manièrequel  prix  on  attachnilà  sa  parole. 
11  est  d'ailleurs  étrange  que  ceux  qui  avaienttout  fait 
pour  diminuer  l'influence  pontificale  et  la  resserrer 
dans  le  domaine  strictement  religieux,  lui  aient 
tout  à  coup  reproché  de  ne  pas  s'exercer  avec  assez 
d'audace.  A  qui  la  faute,  si  Benoît  XV  ne  pouvait 
plus  être,  dans  l'Europe  du  xx"  siècle,  le  grand  jus- 
ticier des  princes  et  des  peuples  que  le  moyen  âge 
avait  vu  dans  lepape?  A  qui  la  faute,  si  les  moyens 
diplomatiques  même  lui  faisaient  partiellement  dé- 
faut pour  exercer  parmi  les  puissances  l'action  sou- 
vent heureuse  des  papes  du  xvi'  et  du  xvii"  siècle? 
Mais  il  est  du  moins  une  prérogative  dont  on  n'avait 
point  pu  le  dépouiller,  c'est  celle  des  oeuvres  de  mi- 
séricorde en  faveur  de  ceux  qui  souffrent.  Les  ini- 
tiatives pontificales  en  faveur  des  internés  civils, des 
blessés,  des  malades,  des  prisonniers,  ont  fait  bénir 
le  nom  de  Benoit  XV  dans  toutes  les  familles  éprou- 
vées par  la  guerre.  Ainsi  a-t-il  continué  la  fonction 
la  plus  ordinaire,  la  plus  perpétuelle,  peut-on  dire, 
de  la  Papauté,  au  milieu  des  troubles  et  des  souf- 
frances de  toutes  les  époques.  Les  papes  du  moyen 
âge  ne  s'étaient  pas  occupés  seulement  d'excommu- 
nier les  rois  injustes  ou  dépravés  et  de  liguer  les 
chrétiens  contre  les  Turcs  ;  ils  avaient  aussi  donné 
tous  leurs  soins  à  organiser  le  rachat  des  captifs. 
Et  par  delà  les  papes  du  moyen  âge,  dans  cette 
tâche  toujours  ancienne  et  toujours  nouvelle  de 
secourir  les  malheureux,  Benoit  XV  retrouvait  le 
souvenir  de  ses  plus  lointains  prédécesseurs;  sous 
lui, comme  aux  temps  reculés  d'un  saint  Ignace  d'An- 
tioclie  et  d'un  saint  DenysdeCorinthe,  on  n  vraiment 
pu  redire  dans  l'univers  entier  que  l'Eglise  romaine 
«  présidait  à  la  charité  ». 

Que  si  nous  nous  demandons  comment  la  Papauté, 
de  son  côté,  envisage  ce  monde  moderne,  dans 
lequel  elle  tient  encore  tant  de  place, nous  répondrons 
d'abord  ([u'elle  ne  peut  considérer  l'état  actuel  des 
choses  sans  une  tristesse  profonde.  A  d'autres  épo- 
ques elle  a  pu  déplorer  des  disputes  stériles  déchi- 


rant le  sein  de  l'Eglise,  ou  bien  le  relâchement  de 
la  discipline  engendrant  parmi  les  fidèles  et  jusque 
parmi  les  clercs  les  plus  regrettables  abus.  Aujour- 
d'hui ces  maux  ont  à  peu  près  disparu,  mais  elle  voit 
les  nations  jadis  chrétiennes  rejetant  délibérément 
le  divin  message  et  se  précipitant  dans  l'athéisme  ; 
soit  sur  le  terrain  de  la  politique,  soit  sur  celui  de  la 
science,  des  attaques  plus  radicales  qu'en  aucun 
temps  dirigées  contre  les  fondements  mêmes  de  la 
religion  et  prétendant  la  détruire.  Si  encore  le  mal 
n'était  qu'au  dehors!  Mais  —  c'est  là  le  plus  cruel 
souci  du  Saint-Siège  — aumilieu  de  cette  atmosphère 
de  doute  et  de  discussion  universelle,  où  les  princi- 
pes les  plus  élémentaires  sont  journellement  mis  en 
question,  nombre  de  croyants,  voire  des  prêtres  se 
laissent  pénétrer,  à  leur  insu,  de  maximes  équivo- 
ques, et  en  viennent  parfoisà  vaciller  dans  la  foi. 

Cei)endant,  forts  de  l'assistance  divine,  les  ponti- 
fes ne  se  laissent  point  décourager.  Avec  quelle 
vigueur  apostolique  Pik  X  a  maintenu,  contre  les 
assauts  du  modei'uisme,  le  dépôt  intégral  de  la  doc- 
trine révélée,  pas  n'est  besoin  de  le  rappeler.  Et  si 
les  causes  de  tristesse  sont  nombreuses,  les  motifs 
de  consolation  ne  manquent  pasnon  plus.  Au  milieu 
de  la  conspiration  de  tant  de  forces  hostiles 
contre  l'Eglise,  on  sent  plus  que  jamais  que  la  pa- 
role divine  n'est  point  enchaînée  :  Veihiini  Dei  non 
eut  alUgaUim.  Jamais  la  voix  c|ui  se  fait  entendre  à 
Rome  n'a  réveillé  dans  le  monde  entier  plus  d'échos. 
Bien  des  erreurs, bien  desmalentendus,  <iui  nuisaient 
autrefois  à  la  docilité  des  catholiques,  ont  aujour- 
d'hui disparu.  Si  elle  est  entourée  de  nombreux 
ennemis,  l'armée  des  fidèles  peut  du  moins  compter, 
pour  leur  résister, sur  la  force  de  ion  unité. Les  papes 
d'ailleurs  savent  bien  que  l'Eglise  ne  doit  point  périr, 
que  ses  plus  grandes  tribulations  lui  préparent  ses 
plus  beaux  triomphes,  et  que  sa  destinée  est  d'arri- 
ver à  la  victoire  par  la  croix. 

Gustave  Neyron,  S,  J. 


IV 
INFAILLIBILITÉ    PONTIFICALE 

I.  Sens  du  dogme. 

1°  Explication  de  Vinfuillibililé  pontificale  d'après 

la  définition  et  tes  actes  du  Concile  du  Vatican. 
2"  Ce  que  n'est  pas  l  infaillibilité  pontificale. 

II.  Adversaires  db  l'inpau.ijbilitb  pontificale. 

f"  catégorie  :    Ceux   qui  rejettent   tout   magistère 
infaillible. 

2*  catégorie:  Ceux  qui  rejettent  l'infaillibilité  spé- 
ciale du  Pape. 

1"   Les  scliismatiques  orientaux. 
2"  Les  gallicans. 

m.    DÉVELOPPEMENT  HISTORIQUE    DE    LA   CONTROVERSE 
ENTRE  CATHOLIQUES  SUR  L'INFAILLIBILITÉ   DU  PaPB. 

i''  époque:  Les  origines.  Le  grand  schisme  d'Occi- 
dent et  le  .\'V'  siècle. 
a*  époque  :  La  décadence  de  l'anti-infaillibilisme 

au  -VF'/*  siècle. 

1°   Universités. 

a"    Théologiens. 
3"  époque  :  l.e  retour  de  l'anti-infaillibilisme  au 

XVII'  siècle. 
A.  l'initiative  de  Richer.  V  La  théorie  du  Libellus. 

2°  Accueil   fait   au     Libellus    dans    l'Eglise   de 
France,  a)  Théologiens;  b)  Actes  officiels. 

3°    Quels    sont   les   résultats    de   l'initiative    de 
Richer  ? 


1423 


PAPAUTE 


142^ 


B.   La  Déclaration  de  1682. 

i»  La  marche  du  gallicanisme  et  la  défense  de 
l'infaillibilité  pontificale  jusque  dans  les  dé- 
buts du  gouvernement  personnel  de  Louis  XIV. 
a"  Les  événements  de  1663,  prélude  de  ceux  de 
1682.  a)  Les  circonstances  ;  b)  Les  thèses; 
c)  La  déclaration  de  1663. 
3"  La  déclaration  de  i682 ;  et  spécialement  son 
4'  article,  sur  l'infaillibilité  du  Pape. 

Remarques  sur  le  i'  article,  a)  Bossuet 
s'écarte  ici  de  la  formule  de  la  Sorhonne  en 
1663;  b)  Objection  principale  de  Bossuet 
contre  l'infaillibilité  du  Pape;  c)  Concession 
faite  par  lui  à  l'infaillibilité  du  Saint-Siège. 
!,"  Suites  de  la  Déclaration  de  1682  : 

t.  L'édit  royal;  la  résistance  de  la  Sorbonne. 
a.  Opposition  faite  à  la  Déclaration  par  d'au- 
tres universités  et  en  d'autres  pays,  surtout 
sur  l'article  de  l'infaillibilité. 
3.  Fermeté  des  Papes.   Le  roi,  en  1693,  retire 
son  édit  de  1682,  qui  imposait  l'enseigne- 
ment des  quatre  articles.  — Esprit  nouveau 
qui  se  montre  surtout  :  a)  dans  l'affaire  de 
Fénelon  à  Borne  ;  h)  à  l'occasion  de  la  bulle 
Vineam  contre  le  jansénisme, 
t^'  époque  :  La    crise    aiguë  des  «  appelants  »    et 
des   Parlements    de   Louis  XV,  avec    set  consé- 
quences jusqu'au  Concile  du  Vatican. 

A.  Ao  première  lutte  contre  ta  bulle  Unigenitus. 
i"  Résumé  des  faits. 

a""  L'idée  d'infaillibilité  dans  cette  lutte. 

B.  Usurpation  des  droits  épiscopaux  et  royaux  par 
le  Parlement  de  Paris,  devenu  chef  du  jansé- 
nisme et  de  V ultragallicanisme  (o  partir  de  1730). 
Ce  que  devient  en  France  la  doctrine  de  l'infail- 
libilité. 

1°  La  première  lutte  du  Parlement  avec  le  roi 
et  les  évéques . 

2°  Les  longues  intrigues  du  Parlement  pour 
imposer  de  nouveau  l'enseignement  des  articles 
de  1882. 

3°  Le  Parlement  attaque  l'institut  des  Jésuites. 

4»  L'assemblée  du  Clergé  de  1765;  sa  lutte 
avec  le  Parlement  et  le  Roi  pour  les  droits  et 
l'infaillibilité  de  UEglise. 

C.  L'écho,  à  l'étranger,  des  maximes  parlemen- 
taires et  de  la  crise  ultragallicane  sous  Louis  XV. 
1°  Hollande. 

2»  Russie. 

3°  Autriche  et  Allemagne. 
4"  Italie,    i)  La  République  de  Venise. 
a)  Le  duché  de  Milan. 

3)  Le  duché  de  Parme  et  le  royaume 
de  Naples. 

4)  Le  grand-duché  de  Toscane,  a.)  Dé- 
tails préliminaires  sur  Léopold  et 
Ricci;  b)  Les  57  articles  du  grand- 
duc    sur    les   réformes    religieuses  ; 

c)  Historique  du  synode  de  Pistoie; 

d)  Assemblée  épiscopale  de  florence; 

e)  La  bulle  de  Pie  VL. 

D.  Conséquences  de  cette  crise  en  France,  après 
Louis  XV  : 

I»  Louis  XVL.  —  2°  Révolution.  —  3°  Pre- 
mière moitié  du  .XIX'  siècle  français. 

E.  Progrès  de  l'infaithhilisme  dans  le  monde  ca- 
tholique dès  le  pontificat  de  Pie  IX. 

F.  Le  concile  du  Vatican. 

iv.    récapitulation     des    principales   preuves    de 
l'infajllibilitk  pontificale,  et  principale»  objec- 


I.  SENS  DU  DOGME 

Le  i8  juillet  1870,  le  Concile  du  Vatican  définis- 
sait comme  «  un  dogme  divinement  révélé,  que 
lorsque  le  Pontife  romain  parle  ex  cathedra,  c'est- 
à-dire,  lorsque  dans  l'exercice  de  sa  charge  de 
pasteur  et  de  docteur  de  tous  les  clirétiens,  et  en 
vertu  de  sa  suprême  autorité  apostolique,  il  déGnit 
qu'une  doctrine  sur  la  foi  ou  les  mœurs  doit  être 
tenue  par  l'Eglise  universelle,  alors,  grâce  à  l'assis- 
tance divine  qui  lui  a  été  promise  dans  la  per- 
sonne du  bienheureux  Pierre,  il  jouit  de  cette  in- 
faillibilité dont  le  divin  Uédempteur  a  voulu  doter 
son  Eglise,  quand  elle  déQnit  une  doctrine  sur  la  foi 
ou  les  mœurs;  et  que,  par  conséquent,  de  telles  déû- 
nilions  du  Pontife  romain  sont  irréformables  par 
elles-mêmes,  et  non  par  le  fait  du  consentement  de 
l'Eglise  ».  Dknzingbr-Bannwart,  n.  1889. 

Depuis  1890,  on  a  beaucoup  parlé  de  l'infaillibi- 
lité pontilicale.  Souvent,  soit  information  superfi- 
cielle, soit  préjugé  sectaire,  on  l'a  dénaturée  dans 
les  milieux  protestants  ou  incroyants  :  aussi  sufTi- 
rait-il  de  comparer  ce  qu'ils  nous  prêtent  et  ce  que 
nous  croyons  en  réalité,  pour  faire  tomber  la  plupart 
de  leurs  objections  contre  notre  foi;  elles  reposent 
sur  un  faux  supposé.  D'autre  part,  bien  des  catholi- 
ques peuvent  trouver,  dans  la  déGnition  que  nous 
venons  de  voir,  des  espressions  techniques  qui  les 
embarrassent.  Il  faut  donc,  avant  tout,  fournir  une 
explication  exacte  de  notre  dogme,  en  précisant 
i*  ce  qu'est  l'infaillibilité  pontificale  d'après  le  con- 
cile, —  2°  ce  qu'elle  n'est  pas. 

i*  Explication  de  l'infaillibilité  pontificale 
d'après  la  définition  et  les  actes  du  Concile  du 
Vatican.  —  Parcourons  d'abord  les  expressions 
principales  ou  plus  dilTiciles  de  la  définition. 

a)  Qu'est-ce  que  parler  «  ex  cathedra  »?  —  Cette 
locution  métaphorique  «  parler  du  haut  de  la  chaire 
(de  Pierre)  n  resterait  obscure  par  elle-même:  mais 
un  visage  conventionnel  des  théologiens  en  a  fait 
depuis  longtemps  une  sorte  de  formule  algébrique 
commode  en  sa  brièveté,  par  laquelle  sont  vague- 
ment désignées  toutes  les  conditions  essentielles  du 
suprême  magistère  pontifical,  de  celui  auquel  est 
attachée  l'infaillibilité.  Le  tout  sera  de  bien  désigner 
ces  conditions.  Quelles  %ont-elles,  le  concile  l'expli- 
que lui-même  :  «  c'est-à-dire  lorsque  dans  l'exercice 
de  sa  charge,  etc.  ».  —  L'expression  ex  cathedra  a 
été  ajoutée  à  l'énuinération  des  conditions  d'infail- 
libilité, sur  le  désir  de  plusieurs  Pères  du  Concile, 
qui  voulaient  maintenir  une  formule  reçue  en  théolo- 
gie, et  dont  l'amendement  a  été  accepté.  Acta  Concilii 
Vaticani,  dans  la  Collectio  Lacensis  conciliorum  re- 
centiorum,  VrihouTg  en  Brisgau,  1890,  t.  VII,  col.  356 
et  4i  I. 

Quelles  sont  donc  les  conditions  d'infaillibilité 
d'un  document  pontifical?  —  Laissant  pour  un 
instant  celle  qui  regarde  i)  l'objet  enseigné,  il  faut 
2)  pour  5H/e<  enseignant,  le  Pape  lui-même,  et,  comme 
disait  au  Concile  l'évêque  rapporteur,  «  le  Pape,  non 
en  qualité  de  personne  privée  ou  de  docteur  parti- 
culier, mais  de  personne  publique,  c'est-à-dire  dans 
le  rapport  qu'il  a  comme  Chef  avec  l'Eglise  univer- 
selle )>.  Acta  Conc.  Vaticani,  Coll.  Lacensis,  t.  VII, 
col.  399.  —  (t  Mais  il  n'est  infaillible  que  lorsque  par 
un  jugement  solennel  il  définit  pour  l'Eglise  univer- 
selle les  questions  de  foi  et  de  morale,  n  Ibid.  Il  faut 
donc  encore  3)  le  mode  d'enseignement.  «  Un  mode 
quelconque  ne  suffit  pas,  même  quand  il  exerce  sa 
fonction  de  suprême  pasteur  et  docteur,  mais  il  faut 
qu'il  manifeste  l'intention  de  définir,  c'est-à-dire  de 
mettre  fin  à  la  fluctuation  des  esprits  sur  une  doctrine, 
en  prononçant  une  sentence  définitive  elenprésentSinl 


1425 


PAPAUTE 


1426 


H  l'Eglise  universelle  cette  doctrine  avec  obligation 
de  la  tenir  (tenendam,  c'est-à-dire  par  une  adhésion 
intéricuri"  et  ferme;  cf.  S.  Thom.,  Ilallae,  q.  i,  à 
lo).  !■  lbid.,co\.  t\\t{.  Ailleurs  la  définition  est  appelée 
0  une  sentence  définitive  et  terminative  .>,  col.  4i6; 
«  une  sentence  péreniptoire  »,  col.  a88.  C'est  sur  ces 
explications  du  rapporteur  que  le  Concile  a  voté  :  de 
là  leur  importance  capitale.  —  Les  tbéclogiens,  avec 
plus  ou  moins  d'autorité,  sont  venus  ensuite  donner 
des  développements  et  des  exemples.  Voir  surtout 
le  card.  Billot,  De  Ecd .,  2'  éd.,  igoS,  p.  65(5  sq.  ;  de 
Groot,  O.  p.,  Summa  apologet.  de  Eccl.,  3"  éd.,  1906, 
p.  6o5  sq. 

/<)  Que  t'eut  dire  cette  autre  expression  deux  fois 
employée  :  «  une  doctrine  sur  la  foi  ou  les  moeurs  »  ? 
«  Elle  énonce  Vohjet  de  l'infniUiliilité  (l'espèce  de 
questions  ou  de  doctrines  dans  lesquelles  le  Pape 
est  infaillible),  mais  seulement  d'une  manière  géné- 
rale »,  dit  l'évêque  rapporteur  de  la  commission, 
Acta  Concilii  Vaticani,  col.  ^16.  Déjà  dans  sa  Ses- 
sion m',  au  cours  de  son  décret,  traitant  de  l'infail- 
libilité de  l'Eglise  comme  interprète  des  Ecritures,  le 
concile  avait  employé  cette  formule.  Reproduisant 
les  paroles  mêmes  d'un  décret  du  concile  de  Trente 
(D.  H.,  'j86),  le  concile  du  Vatican  déclarait  vrai  et 
obligatoire  pour  les  lidèles  tout  sens  scripturaire 
tenu  par  l'Eglise  ou  par  l'unanimité  des  Pères  »  dans 
les  choses  de  la  foi  et  des  mœurs  appartenant  à  la 
structure  («e(ii/ic«/ionem) de  la  doctrine  chrétienne  » 
(D.  B.,  1788).  Et  le  rapporteur  avait  rappelé,  aupa- 
ravant, que  lorsque  l'on  oppose  ce  qui  concerne  la 
foi  à  ce  qui  concerne  les  mœurs,  on  entend  par  les 
choses  de  la  foi  »  les  dogmes  qu'on  pourrait  appeler 
spéculatifs  >',  Acta.,  col.  a^o.  C'est  donc  la  division 
actuelle  de  la  doctrine  chrétienne  en  dogme  et  en 
morale,  en  doctrine  plutôt  spéculative  et  en  doctrine 
pratique;  ce  que  le  chrétien  doit  croire  (comme  la 
Trinité),  et  ce  qu'il  doit  non  seulement  croire,  mais 
encore  pratiquer  (comme  les  commandements  de 
Dieu).  —  Notons  que  cette  formule  traditionnelle  in 
rébus  fîdei  et  morum  est  restrictive  et  limite  l'infail- 
libilité du  Pape;  Acta,  col.  ^oi. 

Mais  l'objet  de  l'infaillibilité  du  Pape  se  complète 
par  la  phrase  qui  suit  dans  la  définition  du  Concile  : 
«  Le  Pontife  a  la  même  infaillibilité  qu'a  l'Eglise 
quand  elle  définit  »  (c'est-à-dire  dans  un  Concile  œcu- 
ménique). «  Par  cette  phrase,  suivant  l'exposé  du 
rapporteur,  cet  objet  est  déterminé  par  comparaison 
avec  celui  des  définitions  de  l'Eglise  ;  tellement  qu'on 
doit  dire  de  l'iiii  ce  qu'on  dit  de  l'autre.  »  Acta,  col.  ^  16. 
<  L'infaillibilité,  dit-il  encore,  a  été  promise  pour 
garder  dans  son  intégrité,  en  le  développant,  le  dé- 
pôt de  la  foi  (ou  des  vérités  réfélée.^).  Mais  les  vérités 
qui  se  rapportent  i'i  la  doctrine  de  la  foi  et  des  mœurs 
chrétiennes  ne  sont  pas  toutes  au  même  degré  néces- 
saires à  la  garde  du  dépôt.  »  fbid.,  4i4.  "  Quand  elle 
définit  les  dogmes  de  la  foi  (comme  révélés),  il  est 
de  foi  que  l'Eglise  est  infaillible  (le  nier  serait  une 
hérésie)...  Mais  d'autres  vérités,  sans  avoir  été  révé- 
lées elles-mêmes,  sont  requises  i)our  bien  garder  le 
dépôl,  le  bien  expliquer  et  le  définir  eflicacement  : 
ces  vérités,  où  sont  compris  tout  spécialement  le.s 
faits  dogmatiques,  sont  pour  l'Eglise,  du  consente- 
ment de  tous  les  théologiens,  un  objet  de  définition 
infaillible,  et  le  nier  serait  une  grave  erreur.  Mais 
l'infaillibililé  de  l'Eglise,  quand  elle  définit  ces  choses, 
est-elle  de  foi,  et  serait-on  nérétique  à  la  nier;  ou 
bien  est-elle  seulement  déduite  de  la  révélation,  et 
tliéologiquement  certaine?  Sur  cette  différence  de  cer- 
titude, les  théologiens  sont  partagés...  Même  ques- 
tion peut  se  poser  à  propos  de  l'infaillibilité  pontifi- 
cale, puisqu'elle  a  même  objet  que  celle  de  l'Eglise... 
Mais  les  Pères  de  la  Commission  ont  pensé,  à  l'una- 


nimité, que  cette  controverse-là  ne  devait  pas  être 
définie,  du  moins  maintenant  (à  propos  du  Pape),  et 
qu'il  fallait  la  laisser  dans  le  statu  quo.  11  s'ensuit 
nécessairement  que  notre  définition  doit  être  telle- 
ment conçue,  qu'elle  oblige  à  tenir  sur  l'infaillibilité 
du  Pontife  romain  absolument  le  même  objet  que  l'on 
tient  pour  celle  de  l'Eglise.  »  Ibid.,  col.  4i5.  Il  s'en- 
suit aussi  que  le  Pape  (comme  l'Eglise)  applique 
infailliblement  aux  erreurs  contre  la  foi  ou  les  nneurs 
les  censures  inférieures  à  la  note  d'hérésie,  et  que  ce 
serait  une  erreur  grave  de  le  nier.  Ibid.,  et  col.  475. 
—  Voir  Lucien  Chocpin,  Valeur  des  Décisions...  du 
S.  Siège,  2'  éd.,  Paris,  1918,  p.  38  sq. 

c)  Qu'entend  on  par  «  infaillibilité  »  ?  — Au  concile, 
tout  en  écartant  certains  sens  faux  de  ce  mot, 
comme  nous  le  verrons  ci-dessous,  on  n'a  pas  insisté 
sur  le  sens  vrai,  parce  qu'il  était  assez  connu  de 
tous  les  catholiques  instruits,  qui  ont  toujours  et 
unanimement  professé  le  dogme  de  l'infaillibilité  de 
l'Eglise,  et  conçu  assez  clairement  ce  que  le  mot 
«  infaillibilité  »  veut  dire.  Cependant  il  sera  bon  de 
préciser  ce  qui,  dans  cette  idée  assez  claire,  peut 
rester  d'un  peu  confus  ;  d'autant  plus  que,  dans  la 
question  qui  nous  occupe,  cette  idée  est  fondamen- 
tale. On  peut  éviter  l'erreur  et  atteindre  la  vérité 
de  deux  manières  fort  différentes.  Quelquefois, 
d'une  manière  purement  fortuite  et  accidentelle,  où 
l'on  rencontre  le  vrai  comme  par  hasard,  sans 
preuve,  ou  avec  des  preuves  insuflisantes.  Je  hasarde 
l'explication  d'un  fait  :  il  se  trou\  e  ensuite  que  j'ai 
bien  rencontré  :  mon  acte  intellectuel  était  sans  er- 
reur. On  peut  donc  lui  atlril)uer  l'inerrance,  mais 
une  inerrance  de  fait,  et  non  pas  de  droit,  parce  que 
rien  en  moi,  quand  j'ai  hasardé  cette  hypothèse,  ne 
fondait  un  droit  à  la  vérité,  une  nécessité  de  l'at- 
teindre, une  impossibilité  d'erreur.  D'autres  fois  au 
contraire,  le  sujet  évite  l'erreur,  non  point  par 
hasard,  mais  en  vertu  d'un  principe  qui  crée  en  lui 
une  nécessité  d'atteindre  le  vrai,  une  impossibilité 
de  se  tromper.  C'est  le  cas  de  l'infaillibilité,  iner 
rance  de  droit:  il  y  a  alors  dans  le  sujet  ou  dans  son 
acte  quelque  chose  qui  réclame  le  vrai,  qui  rend 
impossible  le  faux;  ce  qu'indique  en  latin  la  com- 
jiosition  du  mot  lui-même:  fallt-bilis,  qui  peut  se 
tromper;  in-fallibilis,  qui  nepeutpas  se  tromper. 

L'  «  infaillibilité  »  peut  ne  porter  que  sur  un  actt 
passager,  considéré  en  lui-même;  cet  acte  intellectuel 
peut  avoir  une  inerrance  de  droit,  à  cause  de  sa 
perfection  individuelle,  de  sa  valeur  logique,  par 
exemple  de  son  évidence  immédiate,  ou  de  la  force 
(le  la  preuve  qui  lui  sert  de  base  et  qui  lui  donne  sa 
valeur.  On  dira  alors  que  cet  acte  est  d'une  certi- 
tude «  infaillible  »,  et  le  concile  de  Trente  parle  ainsi, 
Sess.  VI,  can.  16, />.  B-,  826.  Mais  dans  le  plein  sens 
du  mot,  le  seul  qui  doive  ici  nous  occuper,  l'infailli- 
bilité ne  porte  pas  seulement  sur  un  acte  de  la  per- 
sonne, mais  d'une  manière  générale  sur  la  personne 
elle-même.  Ainsi  parlons-nous  de  l'infaillibilité  de 
Dieu  ou  de  celle  du  Pape  :  avec  cette  différence  que 
Dieu  tient  de  son  essence  l'infaillibilité  illimitée  et 
alisolne,  tandis  que  le  Pape  reçoit  du  bon  plaisir  de 
Dieu  une  infaillibilité  limitée  et  relative:  limitée  à 
une  certaine  matière,  c'est-à-dire  à  la  doctrine  sur  la 
foi  et  les  mœurs  ;  relative  à  une  circonstance  bien 
déterminée,  à  savoir,  quand  le  Pape  fait  appel  à  sa 
suprême  autorité  doctrinale:  alors,  mais  alors  seu- 
lement, nous  serons  sûrs,  comme  a  priori,  que  sa 
parole  est  sans  erreur.  Et  pour  nous  en  convaincre, 
nous  n'aurons  pas  à  étudier  la  valeur  logique  des 
raisons  par  lesquelles  a  passé  l'esprit  du  pontife.  Ce 
qui  serait  nécessaire  s'il  s'agissait  d'une  personne 
quelconque,  dont  l'affirmation  vaut  ce  que  valent 
ses  preuves,    n'est   plus  nécessaire   quand  il  s'agit 


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PAPAUTE 


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d'une  personne  à  qui  une  garantie  surnatiuellc  d'in- 
failliliililé  est  fittscliée  d'i.ne  manière  re'gulière  et 
constante,  toutts  les  fois  qu'elle  fait  appel  à  sa  su- 
prême autorité  doctrinale;  comme  cet  appel  est 
un  fait  extérieur  et  public,  il  est  facile  à  vé- 
rifier, sans  entrer  ni  dans  les  actes  intérieurs  de 
la  personne,  ni  dans  une  série  compliquée  de  preu- 
ves thcologiques  ou  historiques;  de  là,  pour  tous 
les  fidèles,  l'utilité  pratique  d'un  tel  don  fait  à  leur 
chef.  Voir  Eglisr,  col.  1241,  nijs. 

(/)  Le  mot  Eglise,  trois  fois  répété  dans  cette  défini- 
tion du  concile,  a-t-it  toujours  le  même  sens?  — Non, 
et  ses  divers  sens  en  trois  passages  différents  ne 
sont  pas  sans  causer  quelque  obscurité,  du  moins 
pour  qui  ne  serait  pas  familiarisé  avec  les  doctrines 
et  les  formules  catholiques,  naturellement  emploj'ées 
par  le  concile  Pour  expliquer  ces  trois  passages  ou 
membres  de  phrase,  nous  partirons  donc  du  sens 
ordinaire  de  ce  terme  parmi  les  catholiques.  Par 
0  l'Eglise  )>  ils  entendent  une  société  hiérarchique 
et  insiile  ici-bas,  cf.  Eglise,  col.  12^8;  et  parmi  les 
sociétés  de  ce  genre  aujourd'hui  existantes,  ils  enten- 
dent la  véritable  Eglise,  celle  qui  par  ses  notes  se 
montre  identique  à  la  société  fondée  par  Jésus- 
Christ,  cf.  ibià.,  coi.  1268;  laquelle  n'est  autre  que 
l'Eglise  catholique  romaine,  cf.  ibid.,  col.  1291, 
1396, 1297. 

Premier  passage  :  «  Lorsque  le  Pape  définit... 
qu'une  doctrine...  doit  être  tenue  par  VEfflise  univer- 
selle. »  Ici,  le  concile  a  très  justement  ajouté  l'ad- 
jectif «  universelle  »  :  car  il  veut  dire  admise  avec 
fermeté,  par  tous  sans  exception,  non  seulement  par 
les  simples  fidèles,  mais  encore  par  le  clergé,  les 
évêques  et  le  Pape  lui-même,  obligé  à  cela  en  con- 
science devant  Dieu.  Dans  ce  passage,  a  l'Eglise  >'  est 
donc  prise  (on  peut  dire)  dans  son  universalité, bien 
qu'évidemment  on  n'y  considère  pas  les  enfants 
baptisés  n'ayant  pas  l'âge  de  raison,  qui  ne  sont  pas 
capables  de  «  tenir  une  doctrine  ». 

Deuxième  passage  :  «  il  jouit  de  cette  infaillibilité 
dont  le  divin  Rédempteur  a  voulu  doter  son  Eglise 
quand  elle  délinil  une  doctrine  ».  Ici  le  terme 
<:  Eglise  »  a  un  sens  bien  plus  restreint  que  dans  le 
passage  précédent.  Comme  il  s'agit  de  0  l'Eglise  qui 
définit  »,  on  ne  peut  désigner  ici  sous  le  nom 
d'  «  Eglise  »  ceux  qui  ne  peuvent  pas  définir  :  or, 
d'après  les  principes  reçus  de  tout  temps  chez  les 
catholiques,  ce  ne  sont  pas  les  simples  fidèles  qui 
peuvent  définir,  ni  même  les  prêtres  et  le  clergé  infé- 
rieur, ni  même  un  évèque  isolé  ou  quelques  évêques, 
mais  cette  grande  réunion  d'évêques  associes  au 
Pape,  que  l'on  appelle  le  concile  œcuménique.  Ici 
donc,  «  l'Eglise  »  signifie  ce  concile,  où  est  repré- 
sentée toute  la  hiérarchie  enseignante,  Ecclesia 
docens  ;  et  ceci  supposé,  on  revendique  pour  le  Pape 
seul  et  en  dehors  du  concile,  la  même  infaillibilité 
qu'ils  en  concile  et  qu'il  partage  alors  avec  les  évê- 
ques enseignant  et  jugeant  avec  lui. 

Troisième  passage  :  t  les  définitions  du  Pontife 
sont  irréformables  par  elles-mêmes  et  non  par  le 
fait  du  consentement  de  l'Eglise  ».  Ceci  rejette  direc- 
tement une  théorie  gallicane  qui  revendiquait  pour 
x  l'Eglise  »  c'est-à-dire  pour  l'ensemble  des  évêques, 
réunis  ou  dispersés,  le  droit  d'accepter  ou  non  la 
définition  pontificale  :  s'ils  l'acceptaient,  elle  deve- 
nait infaillible  et  conséquemment  irréformable, 
n'ayant  point  cette  qualité  par  elle-même,  mais  seule- 
ment par  le  fait  de  cette  acceptation  des  évêques  au- 
tres que  le  Pape,  acceptation  qui  était  appelée  «  le 
consentement  de  l'Eglise  ».  Ici  donc  «  l'Eglise  a  un 
sens  encore  un  peu  plus  restreint.  C'est  toujours  le 
corps  épiscopal;  seulement  il  n'est  pas  pris  avec  son 
chef  et  en  tant  que  renfermant  scn  chef,  comme  il 


fallait  le  prendre  tout  à  l'heure  pour  qu'il  y  eût  vrai* 
ment  concile  œcuménique;  mais  il  est  considéré  en 
dehors  du  chef,  revisant  en  quelque  sorte  sa  défini- 
tion, acceptant  ou  n'acceptant  pas  celle-ci,  lui  don- 
nant ou  ne  lui  donnant  pas  sa  valeur. 

Aux  questions  que  nous  ont  suggérées  les  terme» 
mêmes  de  la  définition  du  Vatican,  ajoutons-en  quel- 
ques autres  qui  achèvent  de  nous  faire  saisir  la 
pensée  du  concile. 

e)  L'infaillibilité  pontificale  peut-elle  être  appelée 
une  infaillibilité  «  personnelle  c  ?  —  Il  y  a  du  pour  et 
du  contre.  Elle  n'est  pas  personnelle  quant  à  sa  fin  : 
comme  tous  les  pouvoirs  ecclésiastiques,  elle  tend 
au  bien  de  tous  les  fidèles,  et  non  pas  à  la  jouissance 
personnelle  du  titulaire.  Mais  de  ce  qu'elle  est  pour 
tous,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'elle  soit  en  tous  :  au  con- 
traire, faisant  partie  de  la  primauté  du  Pape  (Con- 
cile du  Vatican,  sess.  iv,  e.  4,  O-  tl.,  1882),  elle  doit 
résider  en  lui  seul,  et  en  ce  sens  on  pourrait  l'appe- 
ler (I  personnelle  ».  Encore  faudrait-il  noter  qu'elle 
n'est  pas  personnelle  pour  être  attachée  à  la  per- 
sonne privée,  mais  au  personnage  public  :  en  ce  sens, 
ce  n'est  pas  une  prérogative  de  la  personne,  mais  de 
la  fonction.  On  pourrait  d'ailleurs  l'appeler  «  per- 
sonnelle »  pour  la  distinguer  de  l'infaillibilité  rési- 
dant non  dans  le  Pape  seul,  mais  aussi  dans  les 
évêques  réunis  avec  lui  en  concile  œcuménique;  ou 
pour  l'opposer  à  cette  idée  gallicane,  que  l'infailli- 
bilité d'une  définition  du  Pape  dépend  du  consente- 
ment ultérieur  des  évêques  à  cette  définition.  On  est 
donc  en  droit  de  parler  d'une  infaillibilité  «  per- 
sonnelle ».  Cependant,  à  cause  de  l'ambiguïté  que 
présente  cette  expression,  le  concile  du  Vatican  ne 
l'a  pas  employée.  La  question  a  été  discutée  au 
concile;  Acia...,  co\.  284,  286,  et  898,  899.  Cf.  Gr.vn- 
DERATH,  dans  l'opuscule  Constitutiones  concilii  Vati- 
cani  ex  ipsis  ejus  Actis  illustratae,  dissert,  viii, 
Frihourg  en  Brisgau,  1892,  pp.  175-177;  et  dans  son 
Uistoire  du  Concile  du  Faïican,  trad. franc., Bruxelles, 
1912,  t.  III,  i"  part.,  chap.  ix,  pp.  277-280. 

f)  L'infaillibilité  pontificale  peut-elle  être  appelée 
une  infaillibilité  «  séparée  »?  —  Cette  expression, 
venue  plutôt  du  camp  opposé,  n'est  pas  heureuse. 
L'enseignement  infaillible  du  pape  ne  le  «  sépare  » 
pas  du  corps  de  l'Eglise  :  au  contraire,  la  tête  in- 
flue alors  sur  le  corps  auquel  elle  est  unie,  et  les 
liens  mutuels  n'en  sont  que  plus  raCTermis,  comme 
le  remarque  la  commission  du  concile;  disons  donc 
plutôt  que  l'infaillibilité  appartient  au  pontife  »  même 
en  dehors  du  concile,  et  sans  le  concours  des  autres 
pasteurs  ».  Acta,  col.  286,  sq.  A  ce  titre,  on  peut 
l'appeler  «  distincte  »,  plutôt  que  séparée  :  distincte 
d'une  autre  infaillibilité  qui  est  celle  de  l'Eglise 
ou  du  concile  œcuménique,  ainsi  que  le  notait  plus 
lard  l'évêque  rapporteur  de  la  commission.  La  dé- 
finition pontificale,  ajoutait-il,  est  inséparable  du 
consentement  de  l'Eglise,  car  ce  consentement  ulté- 
rieur ne  peut  jamais  lui  manquer,  la  Providence  de 
Dieu  veillant  à  ce  que  l'Eglise  ne  soit  jamais  séparée 
de  son  chef.  Mais  que  l'on  ne  fasse  pas  de  ce  con- 
sentement une  condition  à  laquelle  serait  suspendue 
l'infaillibilité  de  la  définition,  ou  du  moins  lacertitude 
que  nous  en  avons;, 4e<rt, col.  899-^00.  CLGranderath, 
opusc.  ci'/., pp. 177,  iHo;Hist.  du  Concile  du  Vatican, 
I.  c,  pp.  i46,  278.  Comme  condition  d'infaillibilité, 
et  sous  prétexte  de  moins  «  séparer  »  le  Pape  et  les 
évoques,  quelques  Pères  du  Concile  auraient  voulu 
que  le  Pape,  avant  de  définir,  consultât  tous  les 
évêques  et  que  le  concile  exprimât  cette  condition 
comme  nécessaire.  Il  est  vrai,  leur  répondait  le  rap- 
porteur, que  le  ponlife,  ne  recevant  pas  du  ciel  une 
nouvelle  révélation,  doit  laborieusement  se  rendre 
compte  que  la  vérité  à  définir  est  contenue,  au  moins 


1429 


PAPAUTE 


1430 


implicitement,  dans  la  révélation  ancienne,  et  em- 
ployer pour  cela  des  moyens  convenables,  parmi 
lesquels  se  trouve  assurément  cette  consultation 
des  évéques  du  monde  entier,  que  Pie  IX  a  pratiquée 
avant  de  détinir  l'Immaculée  Conception.  Mais  si 
cette  consultation  est  un  bon  moyen,  parfois  oppor- 
tun ou  même  quasi  nécessaire,  elle  n'est  pas  néces- 
saire en  toute  circonstance,  nécessaire  strictement  et 
absolument;  le  pontife  peut  arriver  au  même  but  par 
une  autre  voie,  par  exemple  en  prenant  l'avis  des 
cardinaux,  en  consultant  les  théologiens,  en  étudiant 
directement  les  textes  sacrés  et  la  tradition  des 
Pères.  Laissons-lui  le  clioix  des  moyens,  comme  il 
convient  à  son  autorité  souveraine,  et  comme  ont 
toujours  fait  les  papes,  pour  qui  délinir  n'est  pas 
chose  nouvelle.  Bien  que  le  pontife  ail  là  à  remplir 
un  devoir  de  conscience,  l'infaillibilité  de  sa  délini- 
tion  ne  doit  pas  dépendre  d'une  condition  invérifia- 
ble pour  nous,  île  sa  conscience  que  Dieu  seul  connaît 
et  seul  peut  juger,  mais  uniquement  de  l'acte  public 
et  olliciel  de  délinir,  acte  que  Dieu  n'aurait  pas  laissé 
se  produire  s'il  allirmail  l'erreur.  Autrement,  on 
aurait  beau  reconnaître,  en  théorie,  son  infaillibilité, 
elle  perdrait,  par  l'exigence  d'une  condition  dillicile 
à  réaliser  ou  à  vérifier,  son  ellicacilé  pour  le  bien  de 
l'Eglise,  et  cette  utilité  pratique  qui  est  toute  sa  rai- 
son d'être;  Acia,  col.  4oi,  sq  ;  D.  B.,  i836.  Voir 
Dogme,  col.  1 1^3. 

g)  /.'iii/aillihilité  pontificale  peut-elle  être  appelée 
une  infaillihilité  «  lial/itueUe  »,  un  don  «  permanent  »  ? 
—  Oui,  en  ce  sens  qu'une  garantie  surnaturelle  d'in- 
faillibilité est  attachée  d'une  manière  régulière  et 
constante  à  l'acte  pontifical  de  définir,  toutes  1rs  fois 
qu'il  se  ]iroduit  dans  la  suite  des  temps.  C'est  en  rai- 
son de  sa  suprême  autorité,  permanente  de  sa  nature, 
que  le  pape  possède  l'infaillibilité,  lors  même  qu'il 
n'en  use  pas;  il  j'  a  beaucoup  de  papes  qui  n'ont  rien 
défini,  ni  jamais  parlé  à  l'Eglise  universelle.  «  L'in- 
faillibilité, dit  Sc.HEKBEN,  doit  être  envisagée  à  la  fois 
comme  actuelle  et  comme  habituelle  ;  non  pas,  il  est 
vrai,  sous  la  forme  d'une  habitude  (liahitiis)  acquise 
ou  infuse,  mais  sous  la  forme  d'un  concours  surna- 
turel prêté  par  l'auteur  même  de  l'autorité,  joint 
habituellement  et  essentiellement  à  l'autorité  de  la 
personne,  et  se  révélant  selon  une  loi  constante  et 
invariable.  »  Dogmatique,  t.  1,  §  3a,  trad.  franc., 
Paris,  1897,  p.  349.  Le  célèbre  théologien  a  raison  de 
noter  qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  s'imaginer,  sans  néces- 
sité, dans  l'âme  du  pontife,  un  haliilu.s,  une  qualité 
spirituelle  qui  produirait  l'inerrance,  à  la  façon  de 
la  vertu  infuse  produisant  son  acte.  C'était  déjà  la 
remarque  de  Murray,  Tract,  de  Ecclesia.  Dublin, 
1862,  t.  II,  p.  179. 

h)  Quel  nom  et  quel  caractère  devons-nous  donner 
à  ce  concours  ou  secours  surnaturel,  cause  de  l'in- 
faillibilité? —  C'est  l'a  assistance  »  divine,  qui  n'est 
ni  1'  n  inspiration  »  ni  la  «  révélation  ».  Dieu  est 
l'auteur  du  livre  «  inspiré  »  ;  il  n'est  pas  l'auteur  des 
textes  pontificaux,  même  infaillibles.  Tout  en  pré- 
servant d'erreur  la  définition,  Dieu  laisse  au  Jiape, 
dans  le  choix  du  moment  de  jiarler  on  d'écrire,  dans 
le  choix  des  choses  à  délinir  et  de  leurs  formules, 
une  plénitude  de  liberté  et  d'initiative  d'où  résulte 
un  texte  plutôt  ecclésiasliiiue  que  divin,  tellement 
qu'on  ne  peut  pas  en  attribuer  à  Dieu  la  |uilernité 
avec  le  titre  d'auteur.  Aussi  le  concile  du  Vatican  a- 
t-il  distingué  soigneusement  ces  detix  charismes,  et 
condamné  ceiix  qui  (comme  Jahn)  voulaient  réduire 
l'inspiration  des  Ecritures  à  une  simple  préservation 
de  toute  erreur.  Sess.  îu,  ch.  2,  /).  /?.,  1787.  Voir 
Inspiration  de  la  Biblk,  col.  899-901. 

Si  l'inspiration  ne  suppose  pas  nécessairement  une 
«  révélation  »  faite  à  l'hagiographe  et  lui  enseignant 


des  choses  nouvelles  (Même  article,  col.  901-904); 
a  fortiori  l'assistance,  don  inférieur,  ne  suppose  pas 
qu'une  révélation  nouvelle  soit  faite  au  Pape.  «  L'Es- 
prit-Sainl  a  été  promis  aux  successeurs  de  Pierre, 
dit  le  concile  du  Vatican,  non  pour  leur  révéler  et 
leur  faire  publier  une  doctrine  nouvelle,  mais  pour 
les  assister  (eo  assisleute)  et  leur  faire  religieusement 
conserver  et  interpréter  fidèlement  la  révélation 
transmise  par  les  Apôtres,  le  dépôt  de  la  foi.  » 
Sess.  IV,  ch.  4,0.  /!.,  i83ô. 

Cette  assistance,  une  du  côté  de  Dieu,  est  multiiile 
dans  les  effets  qu'elle  produit.  Ces  effets  sont-ils  pu- 
rement négatifs,  par  exemple,  préserver  le  Pape  de 
certaines  idées  fausses,  ou,  s'il  les  avait  et  voulait 
les  faire  passer  dans  une  définition,  l'empêcher  de 
définir,  par  une  direction  providentielle  des  événe- 
ments?—  Nous  répondons  que,  si  l'on  considérait  seu- 
lement la  fin  principale  de  l'infaillibilité,  c'est-à-dire 
le  bien  de  l'Eglise  consistant  en  sa  préservation  d'une 
erreur  qui  l'envahirait  tout  entière,  des  effets  néga- 
tifs pourraient  atteindre  ce  but.  Toutefois,  si  l'on 
considère  qu'à  certains  moments  critiques  ce  n'est 
pas  tout  pour  l'Eglise  d'éviter  une  solution  erronée 
de  la  question  qui  s'agite,  mais  qu'il  y  aurait  alors, 
sinon  une  nécessité,  du  moins  un  immense  avantage 
à  recevoir  de  son  chef  la  solution  vraie  et  définitive 
du  problème;  si  l'on  considère  surtout  la  manière 
suave  et  harmonieuse  dont  In  Providence  divine  a 
coutume  de  s'exercer,  en  s'adaptant  à  la  nature  des 
êtres  qu'elle  gouverne,  on  aura  peine  à  croire  que 
l'assistance  donnée  au  pontife  ne  comporte  que  des 
effets  négatifs.  Car  il  est  dans  l'ordre  et  dans  la 
nature  de  l'enseignement,  que  le  maître  non  seule- 
ment s'abstienne  d'enseigner  l'erreur,  mais  qu'il 
conçoive  et  enseigne  le  vrai.  L'influence  de  l'Esprit- 
Saint,  du  moment  qu'on  l'admet  pour  rendre  le 
Pape  infaillible,  s'adaptera  donc  à  cette  nature  des 
choses,  et  ne  se  bornera  pas  toujours  à  arrêter  une 
définition  erronée.  Et  puis,  la  grâce  divine  a  coutume 
de  produire  des  effets  positifs  et  des  lumières  inté- 
rieures, soit  dans  ceux  qui  sont  chargés  de  diriger 
les  autres,  soit  même  dans  les  simples  fidèles  pour 
la  direction  particulière  de  leur  vie  ;  ceci  s'appliquera 
à  plus  forte  raison  au  chef  suprême  et  infaillible  ;  il 
y  aura  donc,  dans  l'assistance  surnaturelle  qu'il  re- 
çoit, des  efTels  positifs  et  des  lumières  intérieures. 
Parmi  ces  lumières,  écartons  une  nouvelle  révélation, 
c'est  entendu.  Mais  tandis  que  le  Pape  emploie  les 
moyens  humains  afin  d'arriver  à  résoudre  une  ques- 
tion embarrassante  pour  l'Eglise,  que  de  grâces  po- 
sitives et  de  lumières  divines  ne  peut-il  pas  recevoir 
à  cet  efTet  sans  qu'il  y  ait  proprement  rcvélalionl 
Une  «  révélation  »  au  sens  propre  entraîne  dans 
celui  qui  la  reçoit  la  certitude  absolue  que  Dieu  non 
seulement  agit  en  lui,  mais  encore  lui  atteste  quel- 
que chose,  et  qu'il  faut  ajouter  à  ce  qu'il  dit  une  foi 
souverainement  ferme.  Or  le  Pape  n'aura  point  celte 
certitude,  quand,  pendant  son  travail,  l'opération 
secrète  de  Dieu  appliquera  son  intelligence  au  vrai 
et  l'éclairera  ;  il  croira  peut-être  arriver  à  ses  con- 
clusions par  le  jeu  normal  de  ses  facultés,  ou  s'il 
soupçonne  qu'il  se  passe  en  lui  de  l'extraordinaire  et 
du  surnaturel,  il  n'en  sera  pas  certain;  et  en  fût-il 
certain,  il  n'y  a  pas  nécessairemenl  là  une  attesta- 
tion divine,  dans  laquelle  Dieu  demande  de  le  croire 
sur  parole  et  engage  sa  véracité.  Cf.  PALMteni, 
Tractatus  de  Boni.  Pontifice,  a'  édil.,  Prato,  1891, 
p.  5g5. 

■i"  Ce  que  l'infaillibilité  pontificale  n'est  pas. — 
Nous  avons  dit  que  les  milieux  protestants  ou 
incroyants  ont  souvent  dénaturé  notre  dogme  et  le 
dénaturent  encore  parfois  jusqu'à  lui  substituer  de 
véritables  caricatures,   des    énormités.    11   est  inté- 


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PAPAUTE 


1432 


ressant   pour  l'apologétique   pratique  d'en  indiquer 
les    principales,  avec  leur  réfutation. 

a)  L'infaillibilité  n'est  pas  l'impeccabilité. — Les 
papes  n'ont  pas  été  proclamés  irréprochables  dans 
leur  vie,  à  l'abri  de  tout  péché;  ce  qui  serait  un 
défi  à  l'histoire,  et  au  soin  que  les  papes  ont 
gardé  de  s'adresser  à  un  confesseur.  L'infailli- 
bilité et  l'impeccabilité  sont  deux  prérogatives 
parfaitement  distinctes  et  séparables  :  la  première 
empêche  l'intelligence  de  tomber  dans  l'erreur,  la 
seconde  empêche  la  volonté  de  tomber  dans  le  pé- 
ché. Ce  qui  a  pu  donner  occasion  à  la  confusion, 
c'est  que  dans  certaines  langues  le  mot  qui  signifie 
8  infaillible  »  peut  signifier  aussi  «  impeccable  »  : 
par  exemple  unfehlbar  en  allemand.  En  français, 
c<  faillir  »  peut  signifier  «pécher  »,eequi  pourrait 
prêter  aussi  à  confondre  o  infaillible  i>  avec  «  im- 
peccable ».  Malgré  tout,  on  n'aurait  pas  fait  la  con- 
fusion, si  l'on  avait  rélléchi  que,  dans  la  langue  de 
l'Eglise,  infallibilis  ne  peut  aucunement  signifier 
«  impeccable  »  :  jamais  le  mot  latin  fatti  n'a  eu  le 
sens  de  c.  pécher  »,  mais  seulement  celui  de  «  se 
tromper  ».  De  plus,  précisément  dans  le  but  d'em- 
pêcher cette  confusion,  le  concile  a  accepté  l'amen- 
dement d'un  évêque  :  au  litre  primitif /VeromaHi  pon- 
ti/icis  infaltibilitate,  il  a  substitué  :  De  romani  pon- 
tificis  infallihili  magislerio.  Un  «  enseignement 
infaillible  »  ne  peut  signifier  autre  chose  qu'un 
enseignement  sans  erreur,  n  11  faut  qu'on  voie  du 
premier  coup  (par  le  titre)  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  de 
l'impeccabilité  du  pape  dans  ses  actions,  mais  de 
son  infaillibilité  dans  son  enseignement.  »  Acta..., 
col.  ^o6. 

b)  Vinjaillihililé  n'est  pas  le  pomoir  de  gouver- 
ner despotiquement  l'Eglise  ou  même  la  société  ci- 
vile. —  On  s'est  plaint  que  la  définition  de  l'infail- 
libilité avait  changé  dans  l'Eglise  la  forme  de 
gouvernement;  que,  même  dans  l'ordre  politique, 
elle  avait  fait  du  pape  le  roi  des  rois,  a  Les  monar- 
ques sont  les  préfets  de  sa  puissance  »,  s'écriait  au 
sénat  M.  Clemenceau  (Journal  Officiel,  3i  oct.  igoa). 
Mais  cette  accusation  croule  par  la  base,  si  l'on 
réfléchit  que  l'infaillibilité  n'est  pas  un  pouvoir  de 
gouvernement  quelconque,  despotique  ou  autre; 
c'est,  comme  son  nom  l'indique,  une  préservation 
d'erreur,  surnaturellement  adjointe  au  pouvoir  d'en- 
seigner, pour  lui  faire  atteindre  sa  perfection  :  in- 
fallibile  magisferium.  L'Eglise  a  un  triple  pouvoir 
sur  ses  fidèles  :  celui  de  les  sanctifier  par  les  sacre- 
ments (o  pouvoir  d'ordre  )'),  celui  de  les  gouverner 
dans  l'ordre  spirituel  («  pouvoir  de  juridiction  »), 
enfin  celui  de  leur  enseigner  la  religion  et  la  mo- 
rale (»  magistère  »),  Ce  dernier  pouvoir,  malgré  sa 
connexion  et  son  afiinité  avec  celui  de  juridiction, 
en  est  différent,  comme  l'a  fort  bien  exposé  le  car- 
dinal Franzblin,  De  Eccle^ia,  Rome,  1887,  thèse  v, 
p.  46  sq.  On  pourrait  avoir  un  magistère  infaillible 
sans  aucune  juridiction  :  au  cours  de  l'Ancien  Testa- 
ment les  prophètes  juifs,  dans  leurs  révélations  et 
dans  l'énoncé  qu'ils  en  faisaient,  étaient  infaillibles 
et  regardés  comme  tels,  et  pourtant  ils  n'avaient  ni 
le  gouvernement  politique  de  leur  pays,  ni  même 
une  place  dans  la  hiérarchie  religieuse  des  prêtres 
et  des  docteursde  la  Loi,  et  ils  ne  venaient  pas  fon- 
derune  hiérarchie  nouvelle,  un  nouveau  pouvoir  de 
gouverner. Déclarer  le  Pape  «  infaillible  »,  n'est  donc 
pas  lui  attribuer  un  pouvoir  quelconque  de  gouver- 
nement dans  l'ordre  temporel  et  politique  ;  dans 
l'ordre  spirituel,  ce  n'est  pas  changer  quelque  chose 
au  gouvernement  de  l'Eglise,  ni  au  pouvoir  de  juri- 
diction qu'a,  par  ailleurs,  le  Souverain  Pontife.  Il 
peut  déléguer  sa  suprême  juridiction,  mais  non  pas 
son  infaillibilité  :  et  autres  différences. 


c).  — ■  L'infaillibilité  n'est  pas  le  pouvoir  de  décla- 
rer bien  ce  qui  est  mal,  comme  si  le  Pape  se  vantait 
de  changer  les  règles  éternelles  de  la  morale.  Au 
contraire,  la  doctrine  traditionnelle,  parmi  les  ca- 
tholiques, a  toujours  été  de  regarder  la  distinction 
du  bien  et  du  mal  comme  absolue,  invariable  et  in- 
tangible même  à  la  toute-puissance  divine.  Quand 
Baius,  à  la  suite  des  premiers  protestants,  a  fait 
dépendre  de  l'arbitraire  divin,  non  pas  précisément 
la  distinction  du  bien  et  du  mal,  mais  au  moins 
celle  des  péchés  graves  et  des  péchés  légers,  le  Pape 
Pie  Va  déclaré  que  cette  distinction  ne  vient  pas  du 
bon  plaisir  de  Dieu,  mais  de  la  nature  des  choses, 
et  qu'il  y  a  des  péchés  véniels  parleur  nature  même: 
Condamnation  de  la  20"  proposition  de  Baius,  D.B., 
1020.  Si  les  papes  ne  reconnaissent  pas  même  à  Dieu 
le  pouvoir  de  déclarer  bien  ce  qui  est  mal,  faute  lé- 
gère ce  qui  est  faute  grave,  comment  pourraient-ils 
logiquement  s'attribuer  un  tel  pouvoir?  Leur  infail- 
libilité, telle  qu'ils  la  conçoivent,  consiste,  non  pas 
à  fabriquer  à  volonté  le  bien  et  le  mal,  le  vrai  et  le 
faux,  mais  seulement  à  reconnaître  sans  erreur  ce 
qui  est  objectivement  bien  ou  mal,  vrai  ou  faux.  Ce 
n'est  pas  chez  les  papes,  c'est  chez  les  protestants  et 
les  incroyants  que  s'est  développée  l'erreur  qui  ose 
nier  l'existenceobjective  d'une  morale,  la  même  pour 
tous  et  que  nul  ne  peut  changer. 

d).  —  L'inlaillibilité  n'est  pas  l'inspiration  qu'ont 
reçue  les  écrivains  sacrés,  ni  la  révélation  qu'ont 
reçue  les  ])rophètes    —  Voir  plus  haut,  col.  1429. 

e).  —  L'infaillibilité, enfin,  n'est  pas  la  science  uni- 
verselle, prétention  monstrueuse,  que  nous  prête 
généreusement  tel  ou  tel  auteur  protestant.  Cf. 
T.VNQUEnRY,  Synopsis  theologiae  fundamentalis, 
10'  éJit.,  1906,  p.  46s.  D'abord,  l'infaillibilité  ponti- 
ficale est  loin  de  s'étendre  à  tous  les  domaines  de  la 
pensée.  Ensuite,  une  fois  qu'on  l'a  restreinte  au  do- 
maine religieux  et  moral,  res  fideiet  mnrum,  il  ne  faut 
pas  la  confondre  avec  la  science  infuse,  autre  es- 
]>«ce  de  don  surnaturel  possible,  par  lequel  Dieu 
donnerait  miraculeusement  à  quelqu'un,  tout  à  coup 
et  sans  peine,  les  mèmescbnnaissanceset  les  mêmes 
habitudes  de  pensée  qu'il  aurait  pu  acquérir  jiar  un 
long  travail  :  encore  moins  faut-il  la  confondre  avec 
une  science  infuse  complète,  idéale  et  parfaitement 
synthétisée.  Peut-èlre  des  catholiques  mal  instruits 
se  représentent-ils  l'esprit  du  pontife  nageant  dans 
la  lumière,  contemplant  dans  une  merveilleuse  syn- 
thèse toute  la  morale  rationnelle,  toute  la  révélation 
chrétienne  avec  les  innombrables  conclusions  qu'on 
en  peut  tirer,  toute  l'Écriture  et  le  sens  précis  de  tous  les 
textes,  enfin  toute  l'ancienne  tradition.  Mais  il  n'en  est 
pas  ainsi.  Les  conciles  et  les  papes  —  l'histoire  de 
l'Eglise  est  là  pour  le  prouver  —  ont  besoin  d'enquêtes 
prolongées,  même  sur  un  seul  point,  et  il  faut  du  temps 
pour  que  le  fruit  de  ces  travaux  arrive  à  la  maturité 
d'une  définition.  Dieu  ne  prodigue  pas  les  miracles; 
et  comme  il  a  créé  la  raison  humaine  avec  un  fond 
de  rectitude  naturelle,  avec  des  critères  de  vérité  et 
des  garanties  contre  l'erreur,  il  la  laisse  travailler 
dans  les  dépositaires  du  magistère  infaillible,  en  les 
aidant  au  besoin  de  secours  surnaturels  de  détail,  et 
en  les  protégeant  enfin  contre  toute  définition  erro- 
née. La  science  universelle,  si  on  l'avait,  enlèverait 
toute  ignorance;  l'infaillibilité  n'enlève  que  l'erreur, 
en  laissant  subsister  bien  des  ignorances  et  des  obs- 
curités dans  la  pensée.  Qui  dit  ignorance,  ne  dit  pas 
nécessairement  erreur.  L'erreur  est  un  jugement 
faux;  quand  on  ignore  la  solution  d'un  problème,  on 
évitera  l'erreur  en  suspendant  son  jugement. 
L'homme,  il  est  vrai,  n'a  pas  toujours  cette  patience 
et  cette  modestie  de  le  suspendre  :  il  juge  précipi- 
tamment, par  imprudence,  par  présomption  ou  par 


1433 


PAPAUTE 


1434 


enlraineinent  naturel,  et  par  là  il  tombe  souvent 
dans  l'erreur.  Si  Dieu  laisse  parfois  le  Pape  se  trom- 
per ainsi  pour  son  compte  personnel,  du  moins  ne 
pernietlra-t-il  jamais  qu'il  délinisse  son  erreur  pri- 
vée. 

Le  nombre  si  restreint  de  documents  pontificaux 
qui  soient  sûrement  des  définitions,  dans  le  cours  des 
siècles  et  même  depuis  le  concile  du  Vatican,  doit 
rassurer  ces  politiques  qui  ont  peur  que  le  Pape,  à 
chaque  litige  qu'il  aura  avec  les  gouvernements,  ne 
définisse  à  son  avantage  un  point  de  droit  naturel. 
D'ailleurs,  s'il  est  infaillible  en  se  prononçant  sur 
une  vérité  révélée  ou  sur  un  «  fait  dogmatique  »  in- 
téressant l'Eglise  universelle,  il  ne  l'est  pas  sur  le 
«  fait  particulier  »  d'un  prince,  d'une  nation,  etc. 
(S.  Thomas,  Quodlib.  ix,  art.  i6).  Enlln  il  ne  l'est  pas 
dans  les  considérants  de  son  jugement,  même  dog- 
matique, dans  la  partie  argumentative,  ou  historique, 
narrative,  qui  sert  de  préambule,  mais  dans  le  dis- 
positif, dans  la  sentence  finale,  si  liée  qu'elle  soit  au 
reste  par  une  conjonction,  ou  même  dans  la  pensée 
du  Pape.  Ainsi  en  est-il  dans  la  bulle  L'nam  sanctani 
de  BoNiFACE  VUI,  d'après  Wernz  et  autres  cano- 
nistes;  voir  Choupin,  op.  cit.,  p.  i3  sq.  Cf.  art.  BoNi- 
FACB  VIU.  —  Pour  nous  catholiques,  nous  croyons 
que  l'assistance  divine  l'empêchera  d'errer  même 
dans  sa  propre  cause. 

De  cette  confusion  entre  l'infaillibilité  et  lascience 
universelle,  provient  une  objection  classique  chez 
les  protestants.  «  Si  l'Eglise  romaine  est  infaillible, 
disent-ils,  pourquoi  ne  publie-t-elle  pas  un  commen- 
taire infaillible  de  tous  les  versets  de  l'Ecriture? 
Pourquoi  refuser  jalousement  aux  âmes  la  lumière 
qu'elle  pourrait  leur  donner  en  définissant  le  sens 
de  chacun?  >  —  CinLLiNGwoRTn,  et  autres,  cilés  par 
MuRHAY,  J)e  Ecclesia,  t.  II,  p.  36 1,  368,  et 
t.  III,  p.  54.  La  réponse  est  dans  ce  que  nous 
venons  de  dire.  Notons  que  cette  objection  en 
contredit  une  autre  des  mêmes  adversaires,  quand 
ils  se  plaignent  que  les  définitions  gênent  la  li- 
berté de  la  science  chez  les  catholiques;  nouvelle 
raison  pour  que  tout  ne  soit  pas  défini,  et  les  pro- 
testants ne  peuvent  donc  nous  reprocher  le  petit 
nombre  des  définitions  qui  nous  jalonnent  la  roule. 

Pour  avoir  écarté  les  idées  fausses  que  l'on  se  fait 
de  l'infaillibilité,  nous  ne  prétendons  pas  avoir  déjà 
prouvé  l'existence  de  ce  privilège.  Cependant  nous 
sommes  déjà  en  droit  de  conclure  que,  dans  son  con- 
cept, il  n'a  rien  d'exorbitanlni  de  contraire  à  la  rai- 
son, et  qu'il  est  même  bien  plus  raisonnable  et  plus 
modéré  que  la  prérogative  attribuée  par  mainte 
secte  protestante  à  ses  fidèles, dont  chacun  est  censé 
illuminé  de  nouvelles  révélations  divines,  etconsé- 
quemnient  infaillible.  Entre  une  pareille  prétention 
et  la  position  catholique,  il  y  a  une  multiple  dilfé- 
rence,  toute  à  notre  avantage.  Ils  font  de  tous  leurs 
fidèles  autant  de  prophètes.  Pour  nous,  nous  ne  re- 
connaissons pas  même  au  chef  de  l'Eglise,  comme 
base  de  son  infaillibilité,  le  don  de  prophétie  ou  de 
nouvelles  révélations.  Ils  multiplient  outre  mesure 
les  phénomènes  anormaux  et  mystiques,  et,  en  les 
généralisant,  sont  forcés  de  les  prodiguer  même  à 
des  gens  sans  discrétion,  sans  prudence,  qui  abuse- 
ront de  prétendues  révélations  soit  pour  l'extrava- 
gance, soit  pour  le  crime,  comme  l'histoire  du  pro- 
testantisme en  fait  foi.  Nous  réduisons,  nous,  le  don 
surnaturel  d'infaillibilité  à  une  personne  choisie  avec 
soin  et  présentant  des  garanties  d'instruction,  de 
bon  sens  et  de  prudence.  Ils  ne  fournissent  aucune 
preuve  des  nouvelles  révélations  qu'ils  supposent, 
comme  le  remarquait  déjà  Luther,  quand  il  deman- 
dait aux  prophètes  anabaptistes  de  faire  des  miracles 
pour  prouver  leur  charisme  prétendu.   Le  Pape,   au 


contraire,  ne  peut  être  mis  en  demeure  de  faire  des 
miracles,  étant  sufiisarament  désigné  comme  infail- 
lible i)ar  sa  charge  même,  du  moment  qu'une  fois 
pour  toutes  l'infaillibilité  a  été  attachée  à  cette 
charge,  comme  nous  le  prouverons  ;  d'où  il  suit  que 
les  fidèles,  de  leur  côté,  peuvent  aisément  découvrir 
par  une  marque  extérieure  l'enseignement  infailli- 
ble, et  grâce  à  la  sécurité  qu'il  produit,  bénéficier 
eux-mêmes  de  ce  privilège  destiné  au  bien  de  tous. 
Quand  nous  parlons  du  protestantisme,  ce  n'est  pas 
seulement  à  son  histoire  ancienne  que  nous  faisons 
allusion.  Plusieurs  de  ces  sectes  d'illuminés  subsis- 
tent encore,  notamment  en  Angleterre  et  aux  Etals- 
Unis  ;  d'autres  se  sont  fondées  récemment,  et  même 
en  dehors  do  ces  sectes  spéciales,  beaucoup  de  pro- 
testants attribuentà  Ieurs«  expériences  religieuses  » 
une  sorte  d'infaillibilité  et,  sans  plus  de  critique, 
mettent  d'emblée  au-dessus  de  toute  objection  les 
suggestions  d'origine  douteuse  qui  hantent  leur 
pensée  et  dirigent  leur  vie.  —  Voir  Expérience  reli- 
gieuse, col.  1802,  sq. 

II.    ADVERSAIRES  DE  L'INFAILLIBILITÉ 
PONTIFICALE 

On  peut  les  diviser  en  deux  catégories,  d'après 
la  différente  méthode  apologétique  à  suivre  avec  eux. 

!'<=  catégorie  :  Ceux  qui  rejettent  l'infaillibilité  du 
Pape  parce  que,  plus  radicaux  dans  leurs  négations, 
ils  rejettent  tout  magistère  infaillible  dans  l'Eglise, 
et  aussi  bien  dans  la  leur  que  dans  la  nôtre.  Tels 
beaucoup  de  protestants .  Plusieurs  d'entre  eux  con- 
çoivent mal  l'infaillibilité  en  général  et  nous  prêtent 
à  ce  sujet  des  absurdités  que  nous  ne  disons  pas  : 
nous  venons  de  réfuter  ces  fausses  imputations.  Cela 
fait,  l'apologiste  catholique,  avant  de  chercher  à  les 
convaincre  de  l'infaillibilité  spéciale  du  Pape,  devra 
leur  prouver  uneinfaillibilité  résidantd'une  manière 
plus  générale  et  plus  vague  dans  l'Eglise  de  Jésus- 
Christ.  Cette  preuve  a  été  donnée  plus  haut  à  l'arti- 
cle EoLisB,  col.  1244-1246.  Cf.  Z>ic^  dethéol.  cathol., 
art.  Foi,co\.  i5i-i58. 

3'  catégorie  :  Ceux  qui,  tout  en  admettant  un 
certain  magistère  infaillible  dans  l'Eglise,  rejettent 
l'infaillibilité  spéciale  du  Pape.  Et  ici  la  méthode  doit 
encore  varier  suivant  ce  qu'ils  admettent  :  ce  qui 
donne  lieu  à  une  subdivision  : 

1°  Les  schismatiques  orientaux  reconnais- 
sent l'infaillibilité  des  anciens  conciles  où  l'Orient 
et  l'Occident  étaient  représentés;  mais  à  dater  delà 
séparation  des  Eglises,  ils  n'admettent  (au  moins 
pour  la  plupart)  ni  chez  nous,  ni  chez  eux,  aucun 
magistère  vivant  et  infaillible,  pouvant  définir  et 
juger  les  nouvelles  controverses  sur  la  foi  et  les 
mœurs.  Voir  Eglise,  col.  I2(j4-H95;  et  Grecque 
(Eglise),  col.  365-366.  La  méthode  apologétique  à 
suivre  avec  eux  a  été  donnée  dans  ce  dernier  article, 
col.  385-389. 

La  théorie  des  schismatiques  orientaux  a  trouvé 
des  imitateurs  dans  la  fraction  de  l'anglicanisme  qui 
se  ressent  du  mouvement  d'Oxford.  On  y  admet 
l'infaillibilité  des  anciens  conciles  et  des  Pères;  mais 
depuis  leur  temps,  plus  de  magistère  vivant  qui 
puisse  infailliblement  définir,  sinon  peut-être  un 
concile  général  après  la  réunion  rêvée  et  probléma- 
tique de  ces  «  trois  branches  de  l'Eglise  du  Christ  )■: 
l'Eglise  anglicane,  l'Eglise  grecque,  et  l'Eglise  catho- 
lique romaine.  On  n'admet  donc  pas,  en  pratique, 
de  magistère  vivanlel infaillible.  Voir Dict.  de  théol. 
cutli.,loc.  cit.,  co\.  i54,  i55,  1 58  160. 

2°  Les  gallicans,  bien  moins  éloignés  de  la 
vérité,  admettaient  un  magistère  vivant  et  infailli- 
ble, celui  du  concile  œcuménique  (composé  unique- 
ment d'évêques  catholiques,   comme  à  Trente,   par 


1435 


PAPAUTE 


1436 


exemple),  ou  même  le  magistère  du  Pape,  quand  sa 
définition  est  acceptée  par  tous  les  évèques  catholi- 
ques (ceux  ijui  sont  en  communion  avec  la  chaire  de 
Pierre,  centre  de  l'unité).  Mai»  ils  niaient  l'infailli- 
bilité spéciale  du  Pape,  celle  qu'il  a  en  dehors  du 
concile  et  de  tout  consentement  des  évèques.  C'est 
cette  infaillibilité,  la  seule  niée  par  les  gallicans, 
qui  est  précisément  l'objet  de  cet  article.  C'est  donc 
le  point  de  vue  des  gallicans,  les  objections  galli- 
canes, qu'il  nous  incombe  directement  d'étudier  et 
de  critiquer  ici.  —  On  dira  peut-être  que  la  contro- 
verse gallicane  a  perdu  son  importance,  le  gallica- 
nisme étant  mort  au  concile  du  Vatican.  Mais  quand 
il  serait  bien  mort,  notre  apologétique  devrait  encore 
reprendre  les  pièces  du  procès,  si  elle  veut  juslilier 
le  jugement  du  concile  en  face  de  l'hostilité  protes- 
tante, schismatique  et  rationaliste  ;  elle  devrait 
montrer  à  leurs  critiques,  à  leurs  historiens  des 
dogmes,  que  le  dogme  de  l'infaillibilité  spéciale  du 
Pape  est  renfermé  dans  les  sources  anli(iues  du 
christianisme,  dans  l'Ecriture  et  dans  l'ancienne  tra- 
dition, comme  ses  défenseurs  le  montraient  jadis  aux 
gallicans;  sans  parler  de  l'intérêt  que  présente  la 
controverse  gallicane  pour  l'histoire  de  l'Eglise  et 
l'histoire  de  notre  pays.  Du  reste,  toute  erreur  récem- 
ment condamnée  laisse  après  elle  quelques  vestiges 
et  quelques  préjugés,  et  je  ne  sais  quelle  facilité 
de  recommencement.  Enlin,  les  gallicans  n'ont  pas 
disparu  partout,  puisque,  après  le  concile  du  Vatican, 
un  petit  nombre  d'anti-infaillibilistes,  plutôt  que 
d'accepter  la  délinilion  de  l'infaillibilité,  a  préféré 
sortir  de  l'Eglise,  et  qu'il  reste  encore  quelque  chose 
de  ce  schisme,  dit  des  «  vieux-catholiques  »,  Voir 
Gallicanisme,  col.  a34-  Parmi  les  anglicans  de  la 
«  haute  Eglise  »,  plusieurs  ont  continué  le  système 
gallican,  ou  ont  utilisé  ses  objections. 

Le  système  gallican,  si  on  le  prend  dans  son 
ensemble,  déborde  notre  sujet. 

Il  renferme  : 

a)  One  négation  de  l'infaillibilité  spéciale  du  Pape, 
que  traite  le  concile  du  Vatican  au  cliap.  4  de  sa 
rv*  session,  D.  B.,  i832-i84o;  c'est  notre  sujet. 

fc)Des  théories  sur  le  gouvernement  ecclésiastique, 
dans  lesquelles,  en  laissant  au  Pape  la  première 
place,  on  diminue  beaucoup  son  autorité  pour  aug- 
menter celle  des  évèques  ;  point  traité  au  cbap.  3 
de  la  même  session,  D.  B.,  i826-i83i. 

c)  Des  théories  sur  les  rapports  de  l'Eglise  et  de 
l'Etat  chrétien,  que  le  concile  interrompu  n'a  pas  eu 
letemps  d'examiner.  En  particulier,  le  gallicanisme 
refuse  aux  Papes  tout  pouvoir,  même  en  des  cas 
extraordinaires,  de  déposer  un  roi,  comme  ils  l'ont 
fait  quelquefois.  Des  quatre  propositions  de  1682, 
qui  résument  la  doctrine  gallicane,  la  première  roule 
sur  les  rapports  du  Pape  et  du  roi,  la  deuxième  sur 
les  rapports  du  Pape  avec  les  évèques  assemblés 
en  concile  général,  la  troisième  sur  les  libertés  de 
l'Eglise  (et  du  royaume)  de  France,  la  quatrième 
seulement  parle  de  l'infaillibilité  pontificale.  Voir 
Gallicanisme,  col.  igS-ig^. 

Nous  n'avons  donc  rien  à  faire  avec  ce  qu'on  a 
nommé  le  gallicanisme  «  politique»,  concernantles 
rapports  de  l'Eglise  avec  les  pouvoirs  politiques, 
mais  seulement  avec  le  gallicanisme  «  ecclésiastique  » 
concernant  le  droit  public  interne  de  l'Eglise  (Ibid., 
col.  198).  Et  encore  n'avons-nous  pas  à  étudier,  dans 
le  gallicanisme  ecclésiastique,  la  partie  qui  regarde 
le  gouvernement  de  l'Eglise,  \a.  juridiction  du  Pape 
dans  ses  rapports  avec  celle  des  évèques  :  mais  seu- 
lement la  partie  qui  concerne  le  suprême  magistère 
du  Pape  et  son  infaillibilité,  que  les  gallicans  font 
dépendre  de  la  collaboration  ou  du  consentement 
des  évèques,  comme  d'une  condition  nécessaire. 


ni.  DEVELOPPEMENT  HISTOIUQVE 

DE  LA  CONTROVERSE  ENTRE  CATHOLIQUES 

SUR   L'INFAILLIBILITÉ  PONTIFICALE 

11  existe  d'importantes  études  sur  l'histoire  du 
gallicanisme.  Mais  en  abordant  ce  vaste  sujet,  les 
historiens  ont  été  naturellement  amenés  à  y  voir  de 
préférence  les  questions  d'un  caractère  plus  exté- 
rieur, plus  semblable  aux  questions  politiques  qui 
sont  familières  à  l'histoire.  Telle  est  la  question  de 
la  forme  du  gouvernement  dans  l'Eglise  et  du  rôle 
qu'y  jouent  le  Pape,  les  évèques,  le  concile.  Telleest, 
et  encore  plus,  la  question  des  rapports  du  Pape  avec 
les  pouvoirs  politiques,  et  de  leur  indépendance 
réciproque.  Les  liisloriens  ont  relativement  laissé 
dans  l'ombre  la  troisième  des  grandes  controverses 
gallicanes,  celle  qui  roule  sur  l'infaillibilité  pontifi- 
cale, comme  étant  plus  spécifiquement  théologique, 
moins  saisissable  au  grand  public,  moins  directe- 
ment importante  pour  les  conséquences  extérieures 
et  sociales.  Nous  avons  donc  à  compléter  l'étude 
historique  du  gallicanisme  sur  ce  point  qui  est  pré- 
cisément notre  sujet,  en  apportant  notre  modeste 
contribution  de  documents  spéciaux.  Clit  appel  à 
l'histoire  sera  une  plus  vivante  manière  de  saisir  et 
d'apprécier  le  grand  mouvement  des  esprits  pen- 
dant plusieurs  siècles  —  pour  et  contre  l'infaillibilité 
du  Pape  —  plutôt  qu'un  long  et  abstrait  catalogue 
d'arguments  et  d'objections.  On  verra  mieux  les 
tristes  conséquences  de  la  négation  de  ce  dogme. 

\"  Bpoque  :  Les  origines  :  Le  grand  schisme 
d'Occident  et  le  XV  siècle.  —  Le  gallicanisme 
ecclésiastique  ne  commence  pas,  quoiqu'on  l'ait  dit 
souvent,  à  la  Un  du  xm*  siècle  ou  au  début  du  xiv*, 
avec  Philippe  le  Bel,  ce  qui  n'est  vrai  que  du  galli- 
canisme politique.  Voir  Gallicanisme,  col.  ai4-ai6. 
11  faut  allerjusqu'au  grand  schisme  d'Occident(i378) 
pour  voir  les  débuts  réels  du  gallicanisme  ecclésias- 
tique ;  iiirf.,  col.  219.  Ce  n'est  pas  même  dans  les 
premières  années  du  grand  schisme  qu'il  commence, 
du  moins  quant  à  la  négation  de  l'infaillibilité  pon- 
tificale. L'Université  de  Paris,  où  il  se  développe,  et 
Pirrred'Ailly,  qui  en  sera  le  fondateur,  surtout  par 
son  disciple  Gbhson,  fournissent  encore  en  1 388  un 
beau  témoignage  à  cette  infaillibilité.  Pierre  d'Ailly 
fut  envoyé  alors  à  Avignon  pour  défendre  devant 
Clément  VII  la  cause  de  l'Université  contre  le  domi- 
nicain Jkan  de  Montson.  A  cette  occasion  il  composa 
pour  le  Pape  un  long  mémoire  (tractatus),  d'après 
les  délibérations  de  l'Université  et  en  son  nom.  Ce 
mémoire  nous  a  été  conservé  en  entier  par  d'Argbn- 
TRÉ,  Colleciio  judiciorum  de  novis  erroribus,  etc., 
Paris  1724,  t.  I,  2*  partie,  pp.  75-129,  C'està  d'Argen- 
tré  que  nous  renvoie,  pour  ce  mémoire,  Deniflb, 
Cliartularium  universitatis  Parisiensis,  Paris,  1894, 
t.  III,  p.  5o5.  Jean  de  Montson,  dont  quelques  pro- 
positions avaient  été  condamnées  par  la  Sorbonne  et 
l'évéque  de  Paris,  en  avait  appelé  au  Pape,  et  allé- 
guait comme  principal  moyen  de  défense  l'incompé- 
tence de  ses  juges,  vu  qu'il  appartient  au  Pape  seul 
de  juger  en  matière  de  foi.  Pierre  d'Ailly  dislingue 
ici  entre  le  jugement  suprême  qui  appartient  au 
Pape,  le  jugement  inférieur  etsubordonné  qui  appar- 
tient à  l'évéque  dans  son  diocèse,  et  la  censure  théo- 
logique ou  «  scolastique  »,  sans  autorité  judiciaire, 
qui  appartient  à  la  faculté  de  théologie. 

«  C'est  au  Saint-Siège  Apostolique,  dit-il,  qu'il  ap- 
partient de  définir  judiciairement,  et  d'une  autorité 
suprême,  les  choses  de  foi.  Nous  le  prouvons  par  ce 
syllogisme  :  C'est  à  celui  dont  la  foi  est  indéfectible, 
qu'il  appartient  de  définir  avec  l'autorité  d'un  juge 
suprême  les  choses  de  foi:  or   la  foi  du  Saint-Siège 


143/ 


PAPAUTE 


1438 


est  indéfectible  :  donc,  etc.  La  majeure  est  évidente. 
La  mineure  s'impose  :  c'est  de  ce  saint  Siège,  dans  la 
personne  de  l'apôtre  Pierre  qui  devait  y  présider  le 
premier,  qu'il  a  été  dit  :  Pierre,  j'ai  prié  pour  toi,  alin 
que  ta  foi  ne  défaille  pas,  J.uc,  xxii,  Sa.  »  Et  après 
avoir  renforcé  la  preuve  d'Ecriture  par  celle  des 
Pères,  d'  Villy  ajoute  à  son  raisonnement  spéculatif 
un  corollaire  d'actualité:  «  En  conséquence,  au  dé- 
but de  ce  travail,  nous  déclarons  soumettre  humble- 
ment à  ce  saint  Siège  et  au  Souverain  Pontife  qui 
l'occupe,  tout  ce  que  nous  dirons,  afin  qu'il  le  juge 
et  le  corrige  ;  voulant  imiter  S.  Jérôme  quand  il 
disait  au  Saint  Père  :  «  [Telle  est  la  foi  que  nous  avons 
a  apprise  dans  l'i^glise  catholique;  si,  par  hasard, 
u  nous  y  avons  mêlé  quelque  chose  de  peu  exact, 
t  nous  désirons  être  corrigés  et  repris  par  vous,  qui 
«  avez  hérité  de  la  foi  de  Pierre  et  de  son  Siège.  «D'An- 
OENTHii,  ihid.,  p.  76.  Rien  de  plus  clair  :  d'.^illy 
reconnaît  l'infaillibilité  spéciale,  non  seulement  "  du 
Saint-Siège  »  —  expression  plus  vague,  —  mais 
encore  du  Pape.  Et  quelles  qu'aient  pu  être  alors  ses 
opinions  personnelles  sur  l'infaillibilité  pontiiicale, 
le  fait  qu'il  parle  ici  au  nom  de  l'Université  et  en 
résume  les  débats,  explique  en  tout  cas  qu'il  ne 
s'éearte  pas  de  la  doctrine  encore  communément 
admise. 

Venons  au  temps  du  concile  de  Constance,  et  mon- 
trons alors  la  genèse  complète  du  gallicanisme  ecclé- 
siastique. Le  schisme  traînait  en  longueur,  et  rien 
n'avait  réussi  à  éclaircir  ni  à  trancher  le  problème 
de  la  succession  légitime  :  au  contraire,  au  lieu  de 
deux  prétendants,  on  en  avait  trois.  Dans  le  conllit 
tumultueux  des  thèses  sur  le  pouvoir  du  concile,  il 
y  avait  un  point  sur  lequel  on  pouvait  générale- 
ment s'accorder  :  c'est  qu'au  besoin  le  concile,  pour 
arriver  à  uuclief  incontesté,  est  au  dessus  des  papes 
problématiques  comme  ceux  d'alors  ;  qu'il  pouvait 
donc,  s'il  était  nécessaire,  déposer  les  divers  préten- 
dants, et,  avec  les  cardinaux  des  diverses  obédien- 
ces, procéder  à  l'élection  d'un  pape  certain  pour  tout 
le  monde.  De  fait,  le  schisme  fut  heureusement  ter- 
miné par  l'élection  de  Martin  V  ;  et  dès  lors,  les  théo- 
logiens et  les  canonistes  gardèrent  l'axiome  :  Papa 
dubius,  papa  nitllus,  susceptible  d'un  sens  parfaite- 
ment orthodoxe  ;  cf.  Wernz  Jus  decretaliitm,  Rome, 
1906,  '2=  éd.,  t.  II,  n.  618,  pp.  355-357. 

Mais  quelques  théologiens  de  cette  époque  trou- 
blée et  violente,  frappés  de  la  supériorité  que  le  con- 
cile de  Constance  exerçait,  de  l'aveu  de  tous,  sur  les 
papes  d'alors,  ne  comprirent  pas  qu'elle  se  justiûait 
seulement  par  un  doute  raisonnable  sur  le  fait  de  la 
légitime  élection  de  ces  papes  rivaux,  chacun  d'eux 
ayant  contre  lui  une  probabilité  plus  ou  moins 
grande.  Ils  interprétèrent  plutôt  les  faits  par  une 
théorie  abstraite  de  la  supériorité  du  Concile  en  géné- 
ral sur  le  Pape  en  général  ;  l'énorme  distance  qu'il  y 
a  entre  le  cas  d'un  pape  douteux  et  celui  d'un  pape 
incontesté,  ils  la  franchirent  d'un  bond.  De  là  ces 
conséquences,  que  le  concile  est  le  juge  naturel  du 
Pape,  et  qu'on  a  toujours  le  droit  d'en  appeler  du 
Pape  au  Concile,  comme  à  un  premier  supérieur  qui 
peut  réformer  ou  abroger  les  mesures  disciplinaires 
prises  par  son  subordonné.  Et  encore,  parmi  les 
pionniers  du  gallicanisme  naissant,  tous  n'allaient 
pas  si  loin.  Le  cardinal  d'Ailly  lui  même,  à  la  lin 
d'un  opuscule  écrit  à  Constance  après  la  déposition 
de  Jean  XXlll,  en  i^i^,  concluait  que  «  le  Concile 
général  peut  en  bien  des  cas  juger  et  condamner  le 
Pape,  et  qu'on  peut  en  bien  des  cas  appeler  du  Pape 
au  Concile,  c'est-à-dire  dans  les  cas  qui  menacent 
l'Eglise  de  destruction  ».  Tractatus  de  Ecclesiae,  Con- 
cilii  generalis,  lioniani  Ponli/icis  et  Cardinalium 
auctoritate ;  dans  les  œuvres  de  Gerson,  édition  EUie 


Dupin,  Anvers,  1716,  t.  II,  col.  gag,  960.  U  ne  s'agit 
donc  pas,  pour  Pierre  d'Ailly,  d'un  pouvoir  régulier 
du  concile  sur  le  Pape,  mais  seulement  d'un  pouvoir 
exceptionnel  en  des  cas  extraordinaires.  Quand  les 
défenseurs  de  la  primauté  du  Pape  alléguaient  à 
Constance  les  textes  du  droit  canon  où  il  est  dit  que 
le  Pape  ne  reçoit  pas  de  loi  du  Concile,  ne  lui  est 
pas  soumis,  ne  peut  être  jugé  par  lui  :  «  C'est  vrai, 
régulièrement  parlant  et  dans  la  plupart  des  cas, 
répondait  d'Ailly  ;  seulement  il  y  a  des  exceptions.  » 
Ihid. 

Restait  un  dernier  pas  à  faire  pour  compléter  le 
gallicanisme  ecclésiastique, c'était  de  prétendre  qu'on 
peut  appeler  du  Pape  au  Concile,  même  dans  les  con- 
troverses de  foi  terminées  par  un  jugement  ou  «  dé- 
finition »  du  Pape  ;  c'était  la  négation  de  l'infaillibi- 
lilé  pontificale.  Gerson,  qui  avait  succédé  à  Pierre 
d'Ailly  dans  la  charge  de  chancelier  de  l'Université 
de  Paris,  fit  ce  dernier  pas  en  i  4i8,  vers  la  Un  du  con- 
cile, dans  un  opuscule  intitulé  :  Tractatus  quomodo 
et  an  liceat  in  causis  fidei  à  Summo  Pontijice  appel- 
lare,  seu  ejus  judicium  declinare  ;  Opéra,  éd.  citée, 
t.  II,  col.  3o3  sq.  —  Bien  qu'avec  quelque  ménage- 
ment, et  en  ajoutant  à  la  Un  qu'il  ne  prétend  expo- 
ser son  opinion  que  pour  contribuer  à  la  recherche 
de  la  vérité,  il  prend  à  partie  Marlin  V  lui-même, 
pour  avoir  dit  dans  une  constitution  ponliUcale: 
Niilli  fas  est  a  supreino  judice,  videlicet  Apostoliea 
Sede  seuHomano  Pontijice...  appellare  aut  illiiis  judi- 
cium in  causis  fidei  declinare.  Après  avoir  combattu 
la  première  partie  de  cette  assertion  en  tâchant  de 
prouver  la  supériorité  absolue  du  Concile  sur  le 
Pape,  Gerson  attaque  la  seconde  (sur  les  causae 
fidei)  comme  étant  «  encore  moins  soutenable  que 
la  première,  au  jugement  de  quelques-uns,  qui  la 
qualifient  d'hérétique  et  fondent  leur  dire  sur  quel- 
i|ues  principes  regardés  par  eux  comme  des  vérités 
catholiques  ».  Voici  le  premier  de  ces  principes  : 
«  Dans  les  causes  de  foi,  il  faut  que  le  jugement 
s'appuie  sur  une  règle  infaillible  et  que  le  juge  su- 
prême, dont  on  est  tenu  d'accepter  la  sentence  comme 
vraiment  catholique,  ne  puisse  dévier  de  la  foi  : 
autrement  on  serait  tenu  d'adhérer  à  une  chose  con- 
traire à  la  foi.  »  Ce  principe  est  vrai,  mais  le  suivant 
est  une  déplorable  négation  de  l'infaillibilité  ponti- 
Ucale  :  «  Dans  les  causes  de  foi,  il  n'y  a  sur  terre 
aucun  juge  infaillible,  ou  qui  ne  puisse  dévier  de  la 
foi,  si  ce  n'est  l'Eglise  universelle  ou  un  concile  géné- 
ral qui  la  représente  suffisamment.  »  Des  principes 
qu'il  vient  de  poser,  Gerson  n'a  pas  de  peine  à  tirer 
cette  conclusion  pratique  :  k  Dans  les  causes  de  foi, 
une  décision  judiciaire  de  l'évëque  ou  même  du 
Pape,  prise  à  part  et  en  elle-même,  n'oblige  jamais 
les  Udèles  à  croire  comme  vérité  de  foi  ce  qu'on  y 
déclare  tel,  parce  que  le  Pape,  ainsi  que  l'évëque, 
peut  dévier  de  la  foi  ;  elle  oblige  néanmoins  sous 
peine  d'excommunication  ceux  qui  leur  sont  soumis 
à  ne  pas  soutenir  extérieurement  le  contraire  de 
cette  décision,  à  moins  qu'on  ne  voie  dans  l'Ecriture 
ou  dans  un  jugement  de  Concile  une  raison  mani- 
feste de  résister.  »  Ihid.,  col.  307. 

Voilà  bien  Vaiiti-infaillibilisme,  non  seulement 
inconnu  à  saint  Thomas  et  aux  autres  grands  doc- 
teurs de  l'Ecole,  comme  nous  le  verrons,  mais  op- 
posé à  ce  qu'avait  écrit  le  maître  de  Gerson,  Pierre 
d'Ailly,  au  nom  de  l'Université  de  Paris,  comme 
nous  l'avons  vu.  Un  grand  érudit  en  matière  théo- 
logique,  Théophile  Raynaud,  ne  craint  pas  d'ajou- 
ter :  «  On  pourrait  citer  pour  l'infaillibilité  du  Pape 
tous  les  théologiens  qui  ont  vécu  avant  le  concile  de 
Constance.  C'estseulement  à  partir  de  celui  de  Bàle, 
que  cette  vérité  a  commencé  d'être  controversée 
parmi  les  catholiques .  Tous  ceux  qui  out  précédé  ce 


1439 


PAPAUTE 


1440 


temps-là  ont  enseigné  à  l'unanimité  .que  les  dclini- 
tions  pontilicales,  même  faites  en  dehors  du  concile 
général,  obligent  à  croire  leur  objet,  et  que  tout 
jugement  sur  la  foi  appartient  ûnalement  au  Siège 
apostolique.  »  Opéra  omnia,  Lyon,  i665,  t.  XX  (sup- 
plémentaire), p.  389. 

Quant  à  l'autorité  de  Gerson  lui-même,  si  grande 
qu'elle  puisse  être  sur  d'autres  terrains,  —  ce  qui 
explique  les  partisans  assez  nombreux  qu'elle  lit  au 
gallicanisme,  —  «  elle  est  faible  en  ce  qui  concerne 
la  papauté,  parce  qu'il  écrivait  au  temps  du  schisme  ». 
Ce  sont  les  paroles  du  docteur  de  Sorbonne,  André 
ïyirv AI., De  s upreina  romani  pnniificis  potestnte,  2'  par- 
tie, quest.  I,  édit.  Puyol,  Paris,  1877,  p.  io5.  Les 
mêmes  causes  d'ailleurs  qui  diminuent  l'autorité  de 
ces  premiers  «gallicans,  à  savoir  la  confusion  d'idées 
qui  régnait  alors  dans  les  esprits,  les  circonstances 
extérieures  auxquelles  ils  pliaient  leur  pensée,  peu- 
vent servir  aussi  à  excuser  l'ardeur  téméraire  de 
leurs  innovations,  suivant  la  remarque  d'un  adver- 
saire, Thyrse  Gonzalrz,  général  de  la  Compagnie  de 
Jésus  :  (i  Ils  voyaient,  dit-il,  qu'on  ne  pouvait  arri- 
ver à  linir  le  schisme  qu'en  posant  en  principe  la 
supériorité  du  concile  sur  les  papes  rivaux,  et  son 
pouvoir  de  les  déposer  s'ils  ne  voulaient  se  démet- 
tre par  leur  propre  choix  ;  c'est  donc  par  un  saint 
zèle,  et  dans  un  but  excellent,  que  ces  docteurs  se 
mirent  à  exalter  l'autorité  du  concile,  el  avec  succès. 
Mais  ils  s'avancèrent  imprudemment,  quand  ils 
étendirent  ce  pouvoir  du  concile  jusqu'à  un  Pape 
certain  et  incontesté,  ce  qui  n'était  nullement  néces- 
saire à  leur  grand  but  :  il  leur  suffisait  de  dire  que 
l'Eglise  oppressée  par  un  tel  schisme  a  le  droit 
naturel  d'en  sortir  et  de  pourvoir  à  son  unité  par  une 
élection  certaine,  en  déposant  des  papes  douteux  qui 
s'obstinent  à  garder  la  tiare.  Ils  eurent  le  tort  aussi 
d'ajouter  d'autres  erreurs,  par  exemple,  que  le  Pape 
peut  se  tromper  dans  ses  délinitions  de  foi,  s'il  les 
fait  sans  la  participation  du  concile.  C'est  faux,  et 
ce  n'était  pas  nécessaire  à  leur  but  :  l'infaillibilité 
d'un  Pape  incontesté  s'accorde  parfaitement  avec 
la  supériorité  du  concile  sur  des  papes  douteux.  ' 
De  infaUibilitate  romani  puntificis,  Rome,  168g', 
pp.  596,  597. 

Cette  négation  gallicane  de  l'infaillibilité  pontifi- 
cale, quel  accueil  rencontra-l-elle  parmi  les  catholi- 
ques? Loin  de  prévaloir  parmi  eux,  elle  se  heurta 
dès  son  origine  à  une  opposition  qui  ne  devait  plus 
finir,  et  à  une  magistrale  affirmation  de  la  doctrine 
traditionnelle,  dont  nous  donnerons  quelques  exem- 
ples :  car  il  est  important  de  montrer  que  jamais  il 
ne  s'est  rencontré  un  consentement  unanime  de  l'Eglise 
en  faveur  de  l'anti-infaillibilisme. 

En  -Vngleterre,  Wiclbff,  précurseur  des  proles- 
tants, avait  nié,  au  milieu  de  nombreuses  doctrines 
catholiques,  l'infaillibilité  pontilicale  ;  et  les  docteurs 
gallicans,  si  opposés  qu'ils  fussent  à  cet  hérésiarque, 
avaient  le  malheur  de  se  rencontrer  avec  lui  sur  ce 
point  particulier.  Le  carme  anglais  Tho.mas  NRXXBn, 
plus  connu  des  théologiens  sous  le  nom  de  Wal- 
DBNsis,  nous  a  laissé  un  grand  ouvrage  d'apologéti- 
que contre  toutes  les  erreurs  de  son  compatriote  et 
contemporain  WiclelT;  il  soumit  son  livre  en  i^aô  à 
l'approbation  de  Martin  V,  qui  lui  donna  les  plus 
grands  éloges.  On  y  lit,  entre  autres  passages  affir- 
mant l'infaillibilité  du  Pape  :  «  Tous  les  orthodoxes 
recourent  au  jugement  du  vicaire  du  Christ,  pour 
avoir  enfin  la  vérité  toute  pure...  Les  Pères  de 
l'Eglise  regardent  sa  décision  comme  d'une  vérité 
irréfragable...  Voilà  contre  quoi  blasphème  Wicletï... 
Ce  qu'il  veut  avant  tout  dans  son  hérétique  folie,  c'est 
que  le  Pape  n'ait  pas  un  pouvoir  plus  grand  que  les 
autres  pour  déterminer  et  approuver  les  vérités  catho- 


liques, pour  condamner  et  démolir  les  constructions 
hérétiques.  »  Et  Thomas  continue  en  citant  au  long 
les  témoignages  des  Pères  :  Doctrinale  jîdei  catho- 
licae,  t.  I,  1.  II,  c.  47;  Venise,  1757,  col.  /|88. 

En  Espagne,  nous  trouvons  un  dominicain,  depuis 
cardinal,  Jean  de  Tohqi'kmada  (plus  connu  sous  le 
nom  latin  de  Turrecre.mata),  qui,  docteur  lui-même 
de  l'Université  de  Paris,  discuta  avec  les  gallicans 
au  concile  de  Bâle  (i 43 1);  c'est  le  premier  théologien 
qui  ait  composé  un  «  Traité  de  l'Eglise  n  —  souvent 
cité  dans  l'Ecole  pour  son  érudition  et  sa  profondeur, 
et  d'ailleurs  intéressant  pour  l'histoire  des  contro- 
verses de  son  temps.  Il  donne  ce  titre  à  l'un  de  ses 
chapitres  :  «  Que  le  jugement  du  Siège  apostolique 
ne  peut  errer  dans  les  choses  de  foi  et  nécessaires 
ausalut.  »  Summa  de Ecclesia,liv.  H,  ch.  cix;  Venise, 
i56j,p.252.  a  II  convenait  assurément,  dit-il,  que  ce 
Siège,  établi  d'en  haut  comme  chaire  de  l'enseigne- 
ment de  la  foi,  comme  soutien  de  toutes  les  Eglises 
dans  les  choses  révélées  et  nécessaires  au  salut, 
reçiit  de  Dieu  même,  dont  la  Providence  ne  peut  se 
tromper  dans  l'accomplissement  de  ses  desseins,  un 
don  particulier  d'infaillibilité  i>  —  don  qu'il  prouve 
ensuite  par  l'Ecriture  et  les  Pères. 

En  Allemagne,  Gabuikl  Bikl,  d'un  grand  renom 
auprès  des  théologiens  des  âges  suivants,  et  qui  mou- 
rut en  1495  après  de  longues  années  d'enseignement 
dans  l'université  de  Tubingue,  a  laissé  des  ouvrages 
où,  si  dévoué  qu'il  soit  en  général  à  Ockam,  fonda- 
teur du  nominalisrae,  il  se  garde  bien  de  suivre  ses 
assertions  héréti(]ues  sur  la  papauté,  ou  même  les 
thèses  du  gallicanisme  d'alors.  Voir,  sur  la  plénitude 
de  juridiction  spirituelle  dans  le  Pontife  romain,  son 
Expositio  canonis  missae,  Brescia,  1676,  p.  i46;  et 
son  Cominentarius  in  lili .  /T  Sentent.,  dist.  xvu, 
q.  2,  Brescia,  1574,  p.  564,  569,  6i3.  Il  ne  traite  pas 
explicitement  de  l'infaillibilité  pontificale. 

En  Italie,  à  la  fin  du  x\' siècle  et  au  début  du  xvi', 
un  dominicain,  Isidore  de  Isolanis,  est  l'auteur  d'un 
ouvrage  sur  l'Eglise,  moins  important  que  celui  de 
Torqueiuada,  mais  curieux  parfois  par  ses  allures 
mystiques.  A  celte  question  :  «  Le  jugement  du  Pon- 
tife Romain  est-il  irréfragable?  >i  il  répond:  «  On  doit 
tenir  pour  irréfragable  le  jugement  d'un  Pape  véri- 
table el  incontesté,  s'exerçant  juridiquement  dans 
une  matière  qui  concerne  la  foi  ou  le  salut  du  peu- 
ple fidèle...  Le  Pape,  comme  personne  particulière, 
peut  errer;  comme  pasteur  universel  et  jugeant  les 
choses  de  foi,  il  ne  le  peut  absolument  pas;  et  cela 
à  cause  de  l'assistance  du  Christ.  »  De  imperio  mili- 
tnntis  Ecclesiae,  Milan,  1617,  1.  II,  lit.  vu,  q.  2,  sans 
pagination.  —  Du  même  payse!  du  même  ordre  reli- 
gieux, l'illustre  cardinal  Cajbtan  publie,  en  i5ii,  un 
opuscule  sur  la  comparaison  de  l'autorité  du  Pape 
avec  celle  du  concile.  Bien  qu'il  les  compare  seulement 
quant  au  pouvoir  de  gouvernement,  nous  y  trouvons 
sa  pensée  sur  l'infaillibilité  lorsqu'il  réfute  les  argu- 
ments classiques  du  gallicanisme.  Un  de  ces  argu- 
ments, plus  Imaginatif  que  logique,  consistait  à  oppo- 
ser deux  tableaux  :  d'un  côté  une  Eglise  splendide 
l)ar  la  multitude  et  les  dons  variés  de  ses  membres, 
l'Epouse  surnaturellement  ornée  par  l'Epoux;  —  de 
l'autre  un  pauvre  pape,  réduit  à  sa  seule  personna- 
lité, inférieur  de  toute  manière!  —  Et  l'on  concluait  : 
«  Est-il  possible  que  celui-ci  règne  en  souve- 
rain sur  celle-là?  »  Nous  rencontrons  déjà  ce 
procédé  en  i4'5,  dans  un  document  de  l'Uni- 
versité de  Paris,  d'.\rgentrb,  Collectio,  t.  I, 
2'  partie,  p.  199,  200.  Un  siècle  plus  lard,  Gajelan 
renconlrechezles  gallicans  le  même  genre  de  preuve: 
«  L'Eglise  universelle,  disent-ils,  ne  peut  errer,  tan- 
dis que  le  Pape  peut  errer  même  dans  la  foi,  comme 
le  reconnaît  le  droit  canon;  donc  l'Eglise  doit  tenir 


1441 


PAPAUTÉ 


1442 


les  clés  la  première  et  d'une  manière  plus  excellente 
que  le  Pape,  et  même  elle  peut  le  juger.  »  On  joue 
sur  les  mots,  répond  Gajetan  :  «  Distinguons  l'erreur 
personnelle  i/i  cret/fnrfo,  et  l'erreur  judiciaire  in  de/i- 
niendo;  distinguons  aussi  l'Eglise  vraiment  univer- 
selle, où  le  Pape  est  compris,  ell'Eglise  dite  univer- 
selle, mais  entendue  sans  le  Pape  et  par  opposition 
à  son  autorité.  S'il  s'agit  de  l'erreur  personnelle, 
certainement  le  Pape,  n'étant  qu'une  seule  personne, 
peut  plutôt  se  tromper  dans  la  foi  que  tout  le  reste 
de  l'Eglise  (pris  collectivement)  :  mais  ceci  est  en 
dehors  de  la  question.  S'il  s'agit  de  l'erreur  judi- 
ciaire sur  la  foi,  alors  c'est  l'inverse.  Enlevez  l'infail- 
libilité du  Pape,  l'erreur  de  la  communauté  tout 
entière,  qui  suivrait  la  sienne,  serait  pire;  l'erreur 
du  Pape  in  de/lniendo  deviendrait  nécessairement 
l'erreur  de  toute  l'Eglise,  de  l'Eglise  vraiment  uni- 
verselle, comprenant  le  chef  et  les  membres  :  puis- 
qu'il appartient  au  Pape  (d'après  la  tradition)  de  défi- 
nir ce  qu'il  faut  croire,  pour  que  tous  y  adhèrent 
d'une  foi  inébranlable.  Or  il  est  impossible  que 
l'Eglise  universelle  erre  dans  la  foi;  donc  il  est 
impossible  que  le  Pape  se  trompe  dans  un  jugement 
sur  la  foi,  ce  qui  n'est  pas  impossible  à  d'autres 
(évèques).  L'argument  se  retourne  ainsi  en  notre 
faveur,  et  pour  le  bien  général  de  la  foi,  le  Pape  doit 
être  infaillible...  Ne  nous  laissons  donc  pas  tromper 
par  les  mots.  Dans  un  jugement  sur  la  foi,  ni  le 
Pape,  ni  l'Eglise,  c'est-à-dire  le  concile  général  pris 
en  entier  (avec  son  chef),  ne  peut  errer,  c'est  certain  : 
mais  si  l'on  parle  du  concile  acéphale,  je  ne  trouve 
rien  (qui  en  garantisse  l'inerrance).  »  Opuscula 
omnia  Thomae  de  Vio  Cajetani,  \enise,  i6ia,  tract.  I, 
De  anlorilale  Papae  et  Concilii,  c.  xi,  p.  6.  —  Un 
docteur  gallican  de  la  Sorbonne,  Jacques  Almain, 
fut  chargé  par  le  roi  de  réfuter  ce  traité  de  Gajetan  ; 
voir  Gallicanisme,    col.  224. 

Après  les  livres  des  grands  théologiens  d'alors, 
si  nous  examinons  l'intérieur  des  Universités,  et  les 
incidents  qui  s'y  produisirent  au  xv»  siècle  après  les 
conciles  de  Gonstance  et  de  Bàle,  nous  voyons  bien 
l'Université  de  Paris  allinner  à  l'occasion  contre  di- 
vers religieux  les  principes  gallicans  sur  \a  Juridic- 
tion du  Pape  et  des  évèques  (cf  Gallicanisme,  col. 
aaa);  mais  l'infaillihililé  poniiùcale  ne  semble  pas  y 
avoir  été  mise  en  cause  par  aucun  incident.  Elle  le 
fut  en  Espagne  par  lesthèses  d'un  théologien, Pibkbe 
d'Osma,  qui  causèrent  grand  émoi  à  Salaraanque  où 
il  enseignait,  et  à  Alcala.  Les  professeurs  de  ces  deux 
universités  déférèrent  neuf  propositions  extraites 
de  ses  écrits  à  l'archevêque  de  Tolède,  primat  d'Es- 
pagne. Voici  la  septième  :  «  L'Eglise  de  la  ville  de 
Rome  peut  errer.  »  D.  B.,  'j3o.  Nier  l'infailliljilité  de 
l'Eglise  particulière  de  Rome  revient  à  nier  l'infail- 
libilité spéciale  du  Pape.  L'archevêque  examina  ju- 
ridiquement la  cause  dans  un  synode  de  théologiens 
et  de  canonistes  tenu  à  Alcala  en  1478,  où  les  neuf 
propositions  furent  expliquées  et  défendues  par 
leur  auteur  et  ses  quelques  partisans,  et  longuement 
disculées.  On  recueillit  sous  la  foi  du  serinent  le  suf- 
frage de  chacun.  A  la  suite  de  ce  vote,  la  sentence 
du  prélat  condamna  toutes  les  propositions  comme 
hérétiques,  erronées,  scandaleuses  et  malsonnantes, 
d'Argenthr,  ihid.,  p.  299.  Pierre  d'Osma  se  soumit, 
et  monta  en  chaire  pour  faire  son  abjuration,  que 
nous  avons  encore,  et  à  la  un  de  laquelle  il  déclare 
«  être  de  même  sentiment  que  le  Siège  apostolique, 
ettenirla  même  foi  que  le  seigneur  Sixte,  Pape  ré- 
gnant ».  SixTR  IV,  après  une  enquête  sur  la  procé- 
dure et  un  nouvel  examen  des  propositions  par  les 
cardinaux,  approuva  par  une  bulle  ce  qui  s'était 
fait,  d'Argkntrk,  pp.  3oo-3oa.  Il  ajoutait  sa  propre 
sentence,  D.  B.,  ^33. 

Tome  III. 


S"  Epoque  :  La  décadence  de  l'anti-infaillibi- 
lisme  au  XVI' siècle.  —  Elle  s'annonce  déjà,  même 
en  France,  dans  la  seconde  moitié  du  xv»  siècle;  voir 
Gallicanisme,  col.  228.  Et  il  est  curieux  de  voir  la 
Sorbonne  prendre  la  défense  de  l'infaillibilité  du 
Pape  dans  la  canonisation  des  saints,  d'autant  que 
ce  cas  particulier  de  l'infaillibilité  pontificale  a  été 
parfois  plus  contesté  que  les  autres.  En  i/|86,  elle 
condamne  maître  jEANLAiLLEnà  rétracter  en  public 
plusieurs  erreurs;  entres  autres,  on  lit  au  procès- 
verbal  de  la  rétractation:  t  ...  Je  confesse  avoir  dit 
que,  si  le  Pape  canonise  un  saint,  je  ne  suis  point 
tenu  de  croire  sur  peine  de  péché  mortel,  qu'il  soit 
saint.  En  quoi  j'ai  mal  prêché,  et  la  révoque  (celte 
proposition)  comme  scandaleuse,  pernicieHse,  fausse 
et  hérétique...  Et  suis  tenu  de  croire  au  moins  pieu- 
sement, si  le  Pape  canonise  un  saint,  qu'il  est  saint.  » 
D'Argknthé,  Co//ec<io,  t.  I,  part.  Il,  p.  3i  2.  —  Inno- 
cent VIII  félicita  la  faculté  de  théologie  de  son  zèle 
pour  l'orthodoxie.  Ibid. 

La  décadence  du  gallicanisme  a  lieu  surtout  au 
xvie  siècle,  sous  l'influence  de  diverses  causes.  La 
principale  est  le  danger  où  le  protestantisme  met 
l'Eglise,  et  par  suite  le  besoin  qu'on  éprouve,  même 
ilans  les  régions  ecclésiastiques  atteintes  par  le  gal- 
licanisme, de  serrer  les  rangs  et  de  concentrer  tou- 
tes les  forces  autour  du  chef  de  la  catholicité,  ce  qui 
contribue  à  faire  tomber  des  passions  et  des  préju- 
gés. Dès  la  révolte  de  Luther  et  dans  le  courant  du 
xvr  siècle,  l'infaillibilité  pontificale  (pour  nous  en 
tenir  striclement  à  notre  sujet)  est  soutenue  comme 
certaine,  souvent  même  comme  étant  de  foi,  par  pres- 
que toutes  les  universités  catholiques,  et  la  thèse 
contraire  est  très  sévèrement  jugée. 

I'  Universités.  —  Nous  citerons  celles  qui  étaient 
situées  loin  de  Rome,  en  divers  pays,  pour  que  leur 
témoignage  soit  moins  suspect  à  l'adversaire. 

L'université  de  Gambridge,  encore  catholique,  est 
représentée   par    son    chancelier,    le     bienheureux 
Jean  Fishkr,  évêque  de  Rochester,  plus  tard  marty- 
risé par  Henri   VIII.  Dans  un    ouvrage  où  il  réfute 
les  articles    de  Luther   condamnés  par   Léon  X   en 
1620,  il  attribue  au  Saint-Siège  le  jugement  définitif 
des   controverses  :  ad  Pétri  cathedram  pro  dirimen- 
dis  cunlroversiis  confugiendum  est.  Assertionis  lutlie- 
ranae    con/'ulatio,    Paris,   i545,    3''    %'eritas,     p.    10. 
Plus  loin,  il  montre  ainsi  à  Luther  la  nécessité  de  la 
papauté:  «  Toutes  les  fois  qu'il  s'élève  des  querelles 
sur  les  choses  de  la  foi,  des  controverses  sur  le  sens 
des  Ecritures,  il  faut  que  nous  ayons   un  juge   su- 
prême, au  jugement  duquel  on  s'en  tiendra.  Et  puis, 
quand  un  concile  général  sera  nécessaire,  il  pourra 
bien  plus    facilement   être    convoqué    par   ce   chef 
de  l'Eglise,  aux  ordres   duquel   tous  devront  obéir  ; 
autrement  les  évêquespourraient  ne  pas  venir,  etc.  « 
Ibid.,  art.    25,  p.  2i3.  Et  comme  Luther  disait  qu'il 
n'est  pas  an  pouvoir  de  l'Eglise  ou  du  Pape  de  faire 
des  articles   de  foi  (D.  11.,  767),  il  répond  que  sans 
doule  il  ne  dépend  pas  d'eux   de  faire  à  volonté  le 
vrai  et  le  faux,  le  révélé  et  le   non  révélé,  mais  que 
néanmoins   «    tout   ce  que  l'Eglise  ou  le  Pape  nous 
donne  à  croire   comme  article  de    foi,  tous  les  chré- 
tiens doivent  le  croire  comme  tel  »  :  ce  qui  impli- 
que nécessairement  l'infaillibilité  de  l'Eglise  ou  du 
Pape  pour  donner  comme  article  de  foi  ce  qui  l'est  en 
réalité.  SI  ailleurs  l'évêque  de  Rochester  insiste  plus 
sur  l'infaillibilité  du  Pape  définissant   avec   le  Con- 
cile, que  sur  son  infaillibilité  en   dehors  du  Concile 
(par  exemple  art.  28,  p.    2^6),   c'est  que  la  première 
infaillibilité  était  reconnue  de  tous  les  catholiques, 
tandis  que  la  seconde  avait  été  mise  en  question  par 
les  gallicans  :  l'apologiste  veut   donc  obtenir  avant 
tout  que   Luther  admette  le   point  le  plus  indubi. 

4G 


1443 


PAPAUTÉ 


1444 


table  ;  car  l'hérésiarque,  après  avoir  paru  admettre 
cette  infaillibilité  du  concile  (art.  28,  D.  /?.,  'j68),par 
une  de  ces  variations  qui  lui  étaient  familières,  en 
était  venu  à  la  nier  (769). 

La  profession  de  foi  catholique  de  l'université  de 
Louvain  contre  les  erreurs  de  Luther,  publiée  en 
82  articles  le  6  décembre  i54i,  nous  a  été  conser- 
vée (et  commentée  en  partie)  par  Ruard  Tappkr, 
chancelier  de  celte  université,  célèbre  théologien 
hollandais  qui  assista  au  concile  de  Trente.  Le 
25'  article  est  ainsi  conçu  :  n  II  faut  tenir  d'une  foi 
certaine  non  seulement  leschoses  contenues  expres- 
sément dans  l'Ecriture,  mais  encore  celles  que  la 
tradition  de  l'Eglise  catholique  a  transmises  à  notre 
foi,  et  celles  qui  en  matière  de  foi  et  de  mœurs  ont 
été  définies  par  la  chaire  de  Pierre,  ou  par  les  con- 
ciles généraux  légitimement  assemblés  »  (ici  les  dé- 
finitions de»  la  chaire  de  Pierre  », étant  explicitement 
distinguées  de  celles  des  «  conciles  généraux  »,  ne 
peuvent  évidemment  signifier  que  le  suprême  magis- 
tère du  Pape  exercé  en  dehors  du  concile).  Explica- 
tionis  articulorum  venerandae  facuUatis  theologiae 
Lovaniensis  tomus  1,  Louvain,  i555,  p.  l^01  sq.  —  Le 
6  décembre  1644,  l'université  de  Louvain  renouvelait 
sous  la  foi  du  serment  cette  solennelle  profession 
faite  cent  ans  auparavant. 

La  Pologne  est  représentée  par  son  grand  cardi- 
nal Stanislas  Hosius.  Dans  un  ouvrage  très  répandu 
au  XVI*  siècle  et  traduit  en  plusieurs  langues,  il  a 
commenté  la  «  Confession  de  foi  catholique  »  qu'un 
synode  d'évêques  polonais,  en  i55i,  avait  opposée 
aux  envahissements  du  protestantisme.  De  nom- 
breux témoignages  des  Pères,  Hosius  conclut  que 
dès  l'origine  du  christianisme  on  a  eu  recours  au 
jugement  de  l'Eglise  de  Rome  dans  les  controverses 
religieuses  et  regardé  sa  foi  comme  indéfectible. 
0  Et  il  y  a  pourtant  des  gens,  ajoute-t-il  qui  préfè- 
rent soumettre  leurs  écrits  à  la  censure  de  je  ne 
sais  quel  maître  de  Wittenberg,  et  d'une  Église  née 
d'hier,  plutôt  qu'au  jugement  de  l'Église  la  plus 
sainte  et  la  plus  ancienne  de  toutes,  à  qui  les  Apôtres 
Pierre  et  Paul  ont  laissé  toute  leur  doctrine  en  y 
répandant  leur  sang,  et  qui  a  été  regardée  comme 
tellement  catholique  et  apostolique,  qu'elle  n'est 
jamais  entachée  d'hérésie.  «Confessio  catholicae  fidei, 
Lyon,  i562,  ch.  xxviii,  p.  1 10. 

L'université  de  Douai  exprime  sa  pensée  par  l'or- 
gane de  son  plus  éminent  docteur,  le  grand  contro- 
versiste  anglais  Staplkton.  Il  commence  par  distin- 
guer deux  opinions  extrêmes,  celle  d'un  théologien, 
Pighius,  qui  ne  veut  pas  que  le  pape  puisse 
errer  dans  la  foi,  même  comme  personne  privée,  et 
celle  des  protestants,  qui  veulent  qu'il  puisse  ensei- 
gner l'hérésie,  même  s'il  définit.  «  Le  milieu  entre 
ces  deux  extrêmes,  qui  est  la  vraie  doctrine,  dit-il, 
c'est  que  le  Pontife  romain,  comme  personne  pri- 
vée, n'est  pas  indéfectible  dans  sa  foi,  de  même 
qu'il  n'est  pas  impeccable  dans  ses  mœurs;  mais 
que,  comme  personne  publique,  c'est-à-dire  quand, 
consulté  sur  la  foi,  il  répond  et  décide  en  vertu  de 
sa  charge,  il  n'a  jamais  jusqu'ici  enseigné  l'hérésie 
et  jamais  ne  pourra  l'enseigner.  Cette  vérité,  qui 
tient  le  milieu,  est  maintenant  reçue  par  les  catholi- 
ques comme  certaine,  sinon  comme  une  vérité  de 
foi.  Et  l'assertion  contraire  serait  erronée,  scanda- 
leuse, offensive,  mais  peut-être  pas  hérétique.  »  Sla- 
pletoni  Opéra,  Paris,  1620,  t.  I,  p.  706. 

L'université  de  Salamanque,  au  xvi'  siècle, 
affirme  sa  conviction  par  la  voix  de  ses  docteurs. 
Citons  deux  dominicains  très  connus,  qui  se  sont 
succédé  dans  sa  cathedra  primaria,  Melchior  Cano, 
et  Banez.  «  On  nous  demandera,  dit  Cano,  s'il  est 
hérétique  d'affirmer  que    l'Eglise  de  Rome  puisse 


dégénérer  comme  les  autres  Églises  (tombées  dans 
l'hérésie)  et  que  le  Siège  apostolique  lui-même 
puisse  se  détourner  delà  foi  du  Christ.  Voici  en  deux 
mots  notre  réponse.  Nous  ne  voulons  pas  prévenir 
ici  la  sentence  de  l'Eglise  ;  mais  si  la  question  était 
déférée  à  un  concile  général,  cette  erreur  serait 
flétrie  de  la  note  d'hérésie.  »  Plus  loin  il  rappelle 
queles  hérétiquess'acharnent.et  pour  cause, contrece 
privilège  du  Pape  et  que  ceux  qui  le  soutiennent  contre 
eux  sont  regardés  comme  les  vrais  catholiques,  et  il 
ajoute  :  «  Je  ne  comprends  pas  pourquoi  certains 
fidèles  aiment  mieux  favoriser  les  opinions  des  hé- 
rétiques que  celles  des  catholiques...  Quant  à  nous, 
suivons  donc  la  doctrine  qui  est  commune  parmi  les 
catholiques:  elle  est  sûre,  précisément  parce  que 
c'est  le  sentiment  commun.  «  De  locis  theologicis, 
t.  VI,  ch.  VII;  dans  Migne,  Theologiae  cursus  com- 
pletus,  Paris,  1889,  1. 1,  col.  345,  847.  «  Dans  un  ju- 
gement public  porté  sur  la  foi,  dit  à  son  tour  Baâez, 
le  souverain  Pontife  ne  peut  se  tromper.  »  Et  après 
avoir  sur  ce  point  rappelé  la  tradition  des  Pères,  il 
conclut  :  «  Je  pense  donc  que  cette  doctrine  doit  être 
tenue  comme  une  tradition  apostolique.  Et  elle  serait 
regardée  comme  telle  par  tous  les  fidèles,  si,  à  par- 
tir du  Concile  de  Constance,  l'ennemi  n'avait  semé 
l'ivraie  dans  le  champ  du  Seigneur.  Jusque-là,  les 
seuls  Grecs  (schisinatiques)  erraient  sur  ce  point  ; 
aussi  saint  Thomas  énumère-t-il  cette  erreur  parmi 
celles  qui  sont  propres  aux  Grecs  (Opusc.  i,  sub  fin.). 
Sûrement,  si  la  question  était  soumise  à  un  concile 
légitime,  la  doctrine  de  l'infaillibilité  pontificale  se- 
rait dèfiniecomme  étant  la  vraie  foi  et  l'opinion  con- 
traire frappée  d'anathème.  »  Scholastica  commenta- 
ria  in  II'""  11"  S.  Thomae.  Douai,  i6i5,  q.  1,  a.  10, 
concl.  4,  p.  60. 

Dans  l'université  de  Paris  elle-même,  la  décadence 
du  gallicanisme  Unit  par  devenir  si  complète  que 
vers  l'an  1600  on  cesse  d'y  soutenir  les  thèses  galli- 
canes. Voir  Gallicanisme,  col.  226  ;  cf.  Puyol,  Ed- 
mond nicher,  Paris  1876,  t.  I.  p.  129.  —  En  France, 
du  reste,  n  ce  qui  montre  combien  les  vieilles  doc- 
trines (du  gallicanisme)  avaient  perdu  de  terrain, 
c'est  la  Ligue  elle-même.  Une  telle  explosion  n'a  été 
possible  que  parce  que  la  France  était,  en  majeure 
partie,  gagnée  aux  opinions  dites  alors  ultramon- 
taines  ».  Puyol,  ibid..  p.  36,  cf.  p.  126.  Mais  les  excès 
de  la  Ligue  et  le  triomphe  d'Henri  IV  devaient  occa- 
sionner une  réaction,  dont  la  Sorbonne  et  le  clergé 
subiraient  l'influence,  et  dont  les  premiers  instiga- 
teurs furent  les  parlementaires,  invariablement  atta- 
chés au  gallicanisme  par  son  côté  politique, souvent 
même  imbus  de  préjugés  protestants  ;  ibid.,  p.  20, 
sq. 

2°  Théologiens.  —  De  cette  même  époque 
(xvi"  siècle  et  commencement  du  xvii'),  nous  avons 
déjà  cité  plusieurs  grands  théologiens.  Avant  le  con- 
cile de  'Trente,  le  cardinal  Cajbtan,  dominicain 
(■j-  i534);  pendant  le  concile,  le  cardinal  Hosius,  un 
des  légats  (■[■1579),  Ruard  Tappbr  (-j- 1559),  Mbl- 
cuioR  Cano,  dominicain  (-j- i56o).  Jprès  le  Concile 
de  Trente,  et  dans  le  renouveau  de  théologie  qu'il 
produisit,  Staplbton  (+  iSgS),  Ba.nez,  dominicain 
(71604). 

La  Compagnie  de  Jésus,  constituée  en  i54o, 
apporte  un  nouvel  appoint  à  un  mouvement  com- 
mencé avant  elle.  Citons,  sur  l'infaillibilité  pontifi- 
cale, quelques-uns  de  ses  grands  théologiensd'alors  : 
ToLET  (-f-  1096),  qui  a  tant  contribué  à  la  réconcilia- 
tion d'Henri  IV  avec  l'Eglise  catholique  ;  Valbntia 
(7  1608),  professeur  à  l'Université  d'ingolstadt; 
Bbllarmin  (7  1621),  dont  les  Con/rot  erses,  publiées 
dès  i586,  furent  si  renommées,  et  en  divers  pays 
tant  de  fois  rééditées  à  l'époque  dont  nous  parlons, 


14'i5 


PAPAUTE 


1446 


qu'elles  ont  dû  notablement  contribuer  à  la  déca- 
dence du  gallicanisme;  enlin  Suakbz  (•{•  1617). 

<  Le  Pontife  romain,  dit  le  cardinal  Tolet,  ne  peut 
errer  dans  le  juijement  qu'il  porte  sur  la  foi  et  les 
moeurs,  c'est-à-dire  quand  il  détermine  judiciaire- 
ment ce  qu'il  faut  croire  ou  ce  que  la  morale  dit  de 
faire.  Celle  conclusion  n'est  pas  une  simple  opinion  : 
la  contradictoire  est  une  erreur  manifeste  contre  la 
foi.  »  Enarralio  in  siimmatn  S.  Thomae,  Rome,  1869, 
t.  II,  p.  70.  —  «  Toutes  les  fois  que  le  Pontife  use  de 
l'autorité  qu'il  possède  pour  délinir  les  questions  de 
foi,  dit  Grégoire  de  Valence,  la  doctrine  qu'il 
déclare  être  de  foi  doit  être,  en  vertu  d'un  précepte 
divin,  reçue  comme  telle  par  tous  les  tidèles.  Nous 
devons  admettre  qu'il  use  de  cette  autorité,  lorsque 
dans  une  controverse  de  foi  il  décide  en  faveur  d'une 
des  deuxopinionsopposées,  eumanifestanlla  volonté 
d'obliger  toute  l'Eglise  à  la  recevoir.  »  Commentarii 
theologici,  Lyon,  i6o3,  t.  111,  col.  2^9.  Et  à  propos 
de  quelques  auteurs  dont  la  pensée  à  ce  sujet  n'était 
pas  assez  nette  :  «  S'ils  entendent,  dit-il,  que  le 
Pontife...,  comme  personne  publique,  puisse  délinir 
réellement  une  erreur  contre  la  foi,  ils  errent  eux- 
mêmes  très  gras'ement  en  matière  de  foi.  »  Ihid.,  col. 
a56.  —  «  Que  le  Pontife...  ne  puisse  jamais  définir 
quelque  chose  d'hérétique  comme  devant  être  cru  par 
toute  l'Eglise,  c'est  la  doctrine  très  commune  de  pres- 
que tous  les  catholiques  »,  dit  le  cardinal  Bellarmin; 
et  plus  bas,  il  l'appelle  «  très  certaine  »  et  juge  ainsi 
l'opinion  contraire  de  Gerson  :  0  Nous  n'osons  pas 
dire  qu'elle  soit  proprement  hérétique,  parce  que 
nous  voyons  ses  partisans  tolérés  encore  par  l'Eglise  ; 
cependant  elle  parait  tout  à  fait  erronée  et  appro- 
chant de  l'hérésie,  en  sorte  qu'elle  pourrait  à  bon 
droit  être  déclarée  hérétique  par  le  jugement  de 
l'Eglise.  »  Controf.,  l.  IV,  de  Rom.  Pont.,  ch.  11; 
OEut'res,  éd.  Vives,  t.  II,  p.  79,  80.  —  Suarez  est 
encore  plus  affirmatif,  peut-être  parce  qu'il  écrivait 
dans  un  temps  où  la  décadence  de  l'opinion  galli- 
cane était  devenue  complète;  car  son  ouvrage  sur  la 
foi,  où  il  traite  de  la  question  de  l'infaillibilité  pon- 
tiflcale,  est  le  dernier  fruit  de  son  enseignement  et 
ne  fut  publié  qu'en  1621.  «  C'esl  une  férité  catholique, 
dit-il,  que  le  Pontife  définissant  ex  cathedra  consti- 
tue une  règle  de  foi  infaillible,  quand  il  propose 
avec  autorité  quelque  chose  à  l'Eglise  universelle 
comme  devant  être  cru  de  foi  divine.  Ainsi  l'ensei- 
gnent aujourd'hui  tous  les  docteurs  catholiques,  et 
selon  moi  cette  vérité  a  une  certitude  de  foi.  »  De  Fide, 
disp.  V,  sect.  8,  n"  4;  OEuvres,  éd.  Vives,  t.  XII, 
p.  162.  Quelqu'unavait  voulu  esquiver  une  ancienne 
définition  pontificale,  sous  prétexte  que  l'infaillibi- 
lité du  Pape,  définissant  en  dehors  du  concile  général, 
n'était  pas  une  vérité  de  foi.  «  Cette  réponse,  dit 
Suarez,  est  non  seulement  bien  téméraire,  mais 
encore  erronée.  Bien  qu'autrefois  quelques  docteurs 
catholiques  aient  émis  (sur  l'infaillibilité  du  Pape 
sans  le  concile)  un  doute  ou  une  erreur,  peut-être 
sans  s'y  obstiner,  aujourd'hui  le  consentement  de 
l'Eglise  à  celte  vérité  est  si  constant,  le  sentiment 
des  écrivains  catholiques  si  unanime,  qu'il  n'est 
aucunement  permis  de  la  révoquer  en  doute.  »  Ihid., 
disp.  XX,  s.  3,  n*  22,  p.  617. 

Terminons  par  le  témoignage  de  saint  François 
DE  Sales  dans  ses  Controverses,  rédigées  à  la  fin  du 
xvi=  siècle.  Après  avoir  parlé  de  l'infaillibilité  de 
saint  Pierre  comme  chef  de  l'Eglise  :  «  L'Eglise, 
dit-il,  a  toujours  besoin  d'un  cou firmateur  infaillible 
auquel  on  puisse  s'adresser,  d'un  fondement  que  les 
portes  d'enfer,  et  principalement  l'erreur,  ne  puisse 
renverser,  et  que  son  pasteur  ne4(^uisse  conduire 
à  l'erreur  ses  enfants  :  les  successeurs  donc 
de   S.  Pierre  ont  tous  ces  mêmes  privilèges,  qui  ne 


suivent  pas  la  personne,  mais  la  dignité  et  la  charge 
publique.  »  OEuvres,  éd.  d'Annecy,  i8ya,  t.  I,  p.  Bo.'j. 
On  sait  que  «  la  lecture  de  la  page  autographe  du 
saint  Docteur,  où  le  Souverain  Ponlife  est  qualifié 
du  titre  (le  «  Conlirmateur  infaillible  »  produisit  une 
impression  profonde  sur  l'esprit  des  Pères  du  Con- 
cile, et  en  détermina  plusieurs  à  souscrire  à  la  défi- 
nition de  l'infaillibilité  pontificale.  »  Ibid.,  Préface 
des  Controverses,  p.  cxiii. 

3'  Epoque  :  Le  retour  de  l'anti-infaillibilisme 
au  XVII'  siècle.  —  Il  dérive  de  deux  faits  prin- 
cipaux :  l'initiative  de  Richer,  et  la  déclaration 
de  1682. 

A.  — L'initiative  de  Richer 

1"  La  théorie  du  Libellas.  —  Cette  doctrine  de 
l'infaillibilité  du  Pape,  devenue  à  la  fin  du  xvi»  siè- 
cle commune  parmi  les  théologiens  catholiques,  fut 
soudain  attaquée  par  un  docteur  de  Sorbonne  qui 
l'avait  professée  d'abord  avec  l'énergie  d'un  ligueur 
EoMOND  RicuER.  Sous  l'influence  des  passions  politi- 
ques et  de  la  réaction  contre  la  Ligue,  gagné  d'abord 
au  gallicanisme  des  parlementaires,  il  en  vint  à  se 
donner  la  mission  de  restaurer  le  gallicanisme  ecclé- 
siastique. Sectaire  habile  et  tenace,  il  fit  servir  à  ce 
but  sa  charge  de  syndic  de  Sorbonne,  soit  par  diver- 
ses mesures  qu'il  prit  à  l'intérieur  de  la  faculté  de 
thôologie,  soit  au  dehors  en  attaquant  ceux  qui  fai- 
saient obstacle  à  ses  idées,  paj  exemple,  en  poussant 
l'Université  et  le  parlement  de  Paris  à  des  poursuites 
iniques  contre  les  jésuites,  rendus  complices  de 
l'assassinat  d'Henri  IV,  et  en  intervenant  d'une 
manière  scandaleuse  dans  la  solennelle  dispute  de 
théologie  donnée  à  Paris  chez  les  dominicains  à 
l'occasion  de  leur  chapitre  général  en  1611,  où  figu- 
raient, entre  autres  thèses  à  soutenir,  l'infaillibilité 
du  Pape  et  sa  suprématie.  C'est  alors  qu'iUit  paraître 
un  opuscule  anonyme  :  De  ecclesiastica  et  politica 
putestate  ;  voir  Gallicanisme,  col.  226,  227.  Sa 
brièveté  l'a  fait  surnommer  le  Libellas. 

Richer  travailla  à  une  édition  de  Gerson,  écrivit 
une  apologie  de  Gerson,  déclara  en  162a  n'avoir  écrit 
son  opuscule  que  n  pour  montrer  sommairement 
quelle  était  l'ancienne  doctrine  de  l'Ecole  de  Paris  »  ; 
cf.  PuYOL,  Edmond  liicher,  t.  II,  p.  178  sq.  Mais  en 
réalité  il  va  beaucoup  plus  loin  que  le  grand  ancêtre 
dont  il  se  couvre.  Ouvrons  les  œuvres  de  Gbrson  : 
«  La  papauté,  dit-il,  a  été  instituée  par  le  Christ  sur- 
naturellement  et  immédiatement,  comme  une  pri- 
mauté monarchique  et  royale  dans  la  hiérarchie 
ecclésiastique...  Quiconque  a  la  présomption  d'atta- 
quer ou  de  diminuer  cette  primauté...  est  hérétique, 
schismatique,  impie  et  sacrilège.  »  Tract,  de  statibus 
ecclesiasticis,  au  début;  Opéra,  éd.  Dupin,  t.  II, 
col.  529.  0  Le  Christ  a  voulu,  dit  ailleurs  Gerson, 
que  son  Eglise  fût  gouvernée  principalement  par  un 
seul  monarque,  de  même  qu'il  y  a  une  seule  foi,  un 
seul  baptême  et  une  seule  Eglise;  en  sorte  qu'il  y  ait 
unité  de  chef,  soit  qu'on  regarde  le  chef  principal, 
soit  qu'on  regarde  son  vicaire  :  parce  que  c'est  la 
meilleure  forme  de  gouvernement,  surtout  dans  les 
choses  spirituelles,  pour  conserver  l'unité  de  foi,  à 
laquelle  tous  sont  obligés.  »  Tract,  de  potestate  eccle- 
siastica, consid.  IX,  col.  288.  Et  il  ajoute  qu'il  n'en 
est  pas  de  même  dans  l'ordre  civil,  où  il  y  a  plusieurs 
nations  avec  une  législation  spéciale  pour  chacune, 
et  où  une  semblable  «  monarchie  universelle  »  ne 
conviendrait  pas.  i  Le  pouvoir  ecclésiastique  en  sa 
plénitude,  dit-il  encore,  est  formellement  et  subjecti- 
vement dans  le  seul  Pontife  romain.  »  Ibid.,  con- 
sid. X,  col.  289.  Toutefois,  Gerson  ajoute  que  le 
Concile  général  a  le  droit  de  juger  et  de  déposer  le 


1447 


PAPAUTE 


1448 


Pape  en  certains  cas,  et  a  le  droit  de  prescrire  des 
lois  ou  règles  selon  lesquelles  la  plénitude  de  la 
puissance  papale  doit  être  modérée  et  réglée,  non 
pas  en  soi.  puisqu'en  soi  elle  reste  toujours  la  même, 
mais  dans  son  usage  n. 

Kicher,  au  rebours  de  Gerson,  dit  «  que  le  régime 
aristocratique  est  le  meilleur  de  tous,  et  le  plus  con- 
venable à  la  nature  ».  Hf  ecclesiaslica  et  politica 
potestale,  Paris,  1611,  principe  r,  p.  5.  Il  ne  nie  pas 
que  le  Christ  ail  institué  la  papauté;  pourtant  son 
Libellas  n'est  pas  très  clair  là-dessus,  et  son  disciple 
ViGOR  a  pu  s'y  tromper  et  en  faire  une  instiiution 
purement  ecclésiastique,  que  par  suite  l'Eglise  pour- 
rait abroger.  Enlin,  pour  Gerson,  le  Christ  a  voulu 
un  seul  monarque,  comme  il  a  ioitlu  une  seule  foi, 
un  seul  baptêaie,  une  seule  Eglise,  points  essentiels 
dans  le  christianisme  ;  pour  Richer,  le  pape  n'est 
point  un  rouage  essentiel.  Il  distingue  entre  le  chef 
«  essentiel  »,  qui  est  le  Christ  seul,  et  le  chef 
«  ministériel  ».  II  nie  que  le  Pape  soit  essentiel  à 
l'Eglise,  sous  le  beau  prétexte  qu'à  sa  mort  l'Eglise 
n'en  subsiste  pas  moins  pendant  la  vacance  du 
Siège;  comme  s'il  n'en  était  pas  ainsi  de  toute 
société  où  le  chef  est  élu  à  la  mort  de  son  prédéces- 
seur, ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  pouvoir  être  un 
rouage  essentiel,  de  par  la  constitution!  Et  parce  que 
l'Eglise  peut  exister  quelque  temps  sans  Pape,  il  s'in- 
digne de  ces  formules  :  «  Comme  l'édifice  ne  peut 
subsister  sans  fondement,  l'arbre  sans  racine,  etc., 
ainsi  l'Eglise  sans  le  Pape.  »  Mais  ces  formules  sont 
patristiques  ;  et  c'est  puérilité  de  sa  part  que  d'exi- 
ger, pour  ce  qui  est  nécessaire  ou  «  essentiel  »  dans 
l'ordre  des  choses  morales,  absolument  les  mêmes 
conditions  que  pour  ce  qui  est  «  essentiel  »  dans 
l'ordre  physique  ou  métaphysique.  Quant  au  titre 
de  0  chef  ministériel  »  donné  au  Pape,  il  a  un  sens 
vrai  si  le  mot  u  ministériel  »  est  employé  par  rapport 
eui  Christ,  dont  le  Pape  n'est  que  le  ministre,  le 
vicaire,  le  subordonné,  tout  en  étant  chef  de  l'Eglise; 
mais  il  sonne  faux  s'il  est  employé  par  rapport  à 
l'Eglise  ou  au  concile  dont  le  Pape  serait  le  commis 
et  le  subordonné,  et  c'est  bien  la  pensée  de  Kicher. 
Cf.    PuYOL,  op.  cit.,  t.  I,  p.  5o3  sq. 

Sur  la  question  de  l'infaillibilité,  qui  nous  inté- 
resse directement,  voici  les  termes  du  Libellas  : 
«  L'infaillibilité  des  décrets  appartient  à  toute 
l'Eglise  ou  au  concile  général  qui  la  représente,  en 
quoi  consiste  la  nature  du  régime  aristocratique. 
Ceci  est  démontré  soit  par  la  lumière  divine  (révé- 
lation), soit  aussi  par  la  lumière  naturelle  (raison) 
puisque  plusieurs  yeux  voient  mieux  qu'un  seul.  « 
Principe  n-,  p.  8.  —  Comme  si  l'infaillibilité,  don 
surnaturel,  suivait  forcément  la  loi  des  yeux  du 
corps  ou  en  général  des  connaissances  naturelles! 
Après  cette  «  démonstration  »  par  la  raison,  le 
Libellas  accumule  des  textes  qui  ne  prouvent  pas 
davantage,  comme  Hebr.,  v,  i.  Et  Richer  de  conclure 
que  «  c'est  au  Concile  général  que  reviennent  toutes 
les  controverses,  comme  au  dernier  et  infaillible 
tribunal,  contenant  toute  la  plénitude  de  la  puis- 
sance ».  Ibid.,  p.  10. 

3°  Accueil  tait  au  Libellas  dans  l'Eglise  de 
France,  spécialement  sur  le  point  de  l'infaillibilité 
pontilicale. 

a)  Théologiens.  —  Si  Richer  eut  pour  lui  les 
parlementaires,  dont  le  gallicanisme  poli  ti(]ue  n'avait 
pas  désarmé,  et  dont  trop  souvent  il  sollicita  l'inter- 
vention, plus  que  déplacée  dans  les  controverses 
religieuses;  s'il  troubla  bien  des  esprits,  il  ne  put 
faire  triompher  ses  vues  à  l'Université  de  Paris,  ni 
dans  l'Eglise  de  France.  Aussitôt  paru,  le  Libellas 
fut  réfuté  par  divers  ouvrages,  soit  en  dehors  de  la 
Sorbonne,  comme  par  l'abbé  de  Beaulieu,  aumôQier 


du  roi,  et  Pelletier,  protestant  converti  qui  com- 
para la  doctrine  nouvelle  avec  celle  des  chefs  de  la 
Reforme;  soit  par  des  docteurs  de  Sorbonne,  comme 
Durand,  Bouchek,  Dival,  Forgemont;  cf.  Puyol, 
ibid., p.  298  sq.  Dans  une  lettre  à  Casaubon  en  1612, 
le  carbinalDupBRRON  rappelait  que  Richer,  du  temps 
qu'il  était  pour  la  Ligue,  avait  mis,  dans  une  thèse 
théologique,  les  Etals  Généraux  du  royaume  au- 
dessus  du  roi,  et  qu'appliquant  maintenant  à  l'Eglise 
«  ce  levain  de  vieille  doctrine  »,  il  soutient  encore 
«  l'excellence  du  régime  aristocratique  par-dessus 
le  monarchique  ».  Ambassades  et  négociations,  Paris, 
1628,  p.  6i|5.  —  Chose  remarquable,  aucun  contra- 
dicteur ne  se  plaça  sur  le  terrain  de  l'ancien  galli- 
canisme, ni  ne  reprocha  à  Richer  d'avoir  dépassé 
Gerson;  l'ancien  gallicanisme  était  bien  oublié.  Ce 
que  l'on  opposait  alors  à  Richer,  c'étaient  les  doctri- 
nes dites  «  ultramontaines  »,  c'était  la  monarchie 
pure  et  sim[)le  du  Pape,  avec  son  infaillibilité.  Pre- 
nons par  exemple  un  des  principaux  docteurs  de 
Sorbonne,  André  Duval,  que  sa  science  et  sa  piété 
iirenl  choisir  à  sain^t  Vincent  de  Paul  pour  son  con- 
fesseur. Sans  parler  de  l'Elenclius  qu'il  oppose  au 
novateur  dès  1G12,  il  réfuie  Richer  et  son  disciple 
Vigor  en  161 4,  dans  un  ouvrage  magistral,  où  il  dit, 
à  propos  de  l'infaillibilité  :  «  Vigor  veut  que  le  Pon- 
tife, quand  il  délinit  en  dehors  du'concile,  ne  soit 
pas  infaillible,  bien  qu'agissant  comme  Pontife  :  ce 
qui  est  absolument  faux.  »  De  snprema  romani 
ponti/icis  in  Ecclesiam  potestate,  part.  II,  q.  i;  nou- 
velle édit.,  Paris,  1877,  p.  96.  Cette  infaillibilité  du 
l'ape  sans  le  concile  ne  semble  pas  à  Duval  être  de 
foi  «  au  moins  ce  n'est  pas  évident  qu'elle  le  soit; 
mais  pourtant  elle  est  absolument  certaine  et  indu- 
bitable, puisque  le  Saint-Esprit  assiste  perpétuelle- 
ment le  Pape  pour  qu'il  ne  lui  échappe  pas  la  moin- 
dre erreur  (|uand  il  délinit  ».  Ibid.,  p.  io5. 

Ce  mouvement  d'opposition  à  Richer,  en  particu- 
lier au  sujet  de  l'infaillibilité  du  Pape,  continue  les 
années  suivantes  parmi  les  docteurs  de  Sorbonne. 
Citons  l'ouvrage  du  docteur  Maucleh,  De  monarchia 
difina,  etc.,  Paris,  1622,  où  il  dit  à  propos  de  l'in- 
faillibilité du  Pape,  que  ceux  qui  l'attaquent  «  sont 
hérétiques,  schismatiques  et  impies  »;  que  les  con- 
troverses sur  la  foi  doivent  être  considérées  comme 
terminéespar  le  jugement  du  Pontife  romain,  et  que 
c'est  «  l'enseignement  courant  des  professeurs  de 
théologie  »  ;  part.  II,  liv,  ch.  4- —  Un  gallican,  l'avo- 
cat Fleury,  nous  raconte  que  a  en  i634  le  quatrième 
juillet,  les  sieurs  Duval,  Ysambert,  Lescot,  Cornet, 
docteurs  régents  des  collèges  de  Sorbonne  et  de  Na- 
varre, s'assemblèrent  avec  quelques  autres  de  leur 
faction  au  collège  d'Ainville,  et  formèrent  six  pro- 
positions pour  les  envoyer  dans  toutes  les  univer- 
sités du  royaume  comme  les  senliments  de  celle  de 
Paris...  La  première  est  :  Summus  Pontifex  ex  tra- 
ditione  ditina  falli  non  potest  nec  falsam  dicere 
circa  veritatem  fidei.  »  Cf.  Puyol,  Edmond  Hicher, 
t.  II,  p.  io3,  —  Nous  lisons  dans  les  OEuiTet  de  Ni- 
colas Coëffeteau,  O.P.,  conseiller  du  Hor  en  ses  con- 
seils, et  nommé  à  Vévéché  de  .Marseille,  Paris,  1622, 
ces  paroles  qu'il  adresse  à  Jacques  I''  :  «  Une  chose 
vous  semble  insupportable  en  ce  sujet  :  c'est  que 
nous  disons  que  le  Pape  ne  peut  errer.  Mais,  Sire, 
nous  ne  l'avons  jamais  dit  de  sa  personne  particu- 
lière. Car  nous  savons  qu'il  est  homme  pécheur 
comme  un  autre,  et  partant  qu'il  peut  errer  en  la 
doctrine  et  es  mœurs,  si  on  le  considère  en  parti- 
culier; mais  en  qualité  de  successeur  de  saint  Pierre, 
il  ne  peut  rien  enseigner  de  contraire  à  la  piété,  il 
ne  peut  proposer  à  l'Eglise  aucune  pernicieuse  doc- 
trine, il  ne  peut  induire  les  peuples  à  embrasser 
une  hérésie,  vu  que  notre  Seigneur  a   prié  pour  la 


1449 


PAPAUTE 


1450 


foi  de  saint  Pieri'e,  uliii  qu'elle  ne  put  défaillir.  ■■ 
liéponse  à  l'adxertissement  adressé  par  le  Sérénts- 
sime  lioy  de  la  Grande  Bretagne  à  tous  les  princes  et 
potentats  de  la  chrétienté;  QBuA'res,  p.  359. 

Citons  enfin  un  célèbre  commentateur  de  saint 
Thomas,  François  Sylvius,  docteur  et  vice-cliance- 
lier de  l'université  de  Douai,  et  chanoine  delà  même 
ville,  dans  ses  Controten^es.  publiées  en  i638.  «  Il 
est  de  foi  certaine,  dit-il,  que  le  jugement  du  Pon- 
tife romain  dans  la  décision  des  choses  de  foi  est 
infaillible  ;  tellement  que,  lors<|u'il  définit  e.r  cathe- 
dra, c'est-à-dire  lorsque,  agiseani  comme  Pontife,  il 
propose  à  l'Eglise  quelque  chose  à  croire  comme  de 
foi,  il  ne  peut  en  aucun  cas  se  tromper,  soit  qu'il 
délinisse  avec  le  concile  général,  soit  (]u'il  détinisse 
sans  lui.«  Depraecipuis  fidei  contro^'ersiis,  L.IV,q.  2. 
a.  8;  Opéra,  Anvers,  1714,  t-  V,  p.  3i3. 

b)  Actes  officiels.  —  En  1612,  le  Libellas  fui 
condamné  en  France  comme  «  contenant  des  pro- 
positions fausses,  erronées,  scandaleuses,  schisraa- 
tiqueset  hérétiques  i>,^ar  deux  conciles  provinciaux  ; 
l'un  en  mars,  tenu  à  Paris  sous  la  présidence  ducar- 
dinal  Duperron,  archevêque  de  Sens  et  primat, dont 
le  siège  de  Paris  était  suffragant;  l'autre  en  mai, tenu 
à  Aix.  Le  récit  des  travaux  préparatoires  et  des  di- 
verses démarchesqui  précédèrentces  condamnations 
se  trouve  dans  Puyol,  op.  cit.,  t.  I,  p.  346-36 1  ;  les 
pièces  officielles,  ibid.,  p.  36^,  sq.  C'est  en  vain  que 
Richer  voulut  introduire  au  parlement  un  appel 
comme  d'abus  de  la  censure  de  son  livre  ;  et  il  fut 
déposé  par  la  Surbonne  de  sa  charge  de  syndic  la 
même  année  ;  ibid.,  p.  873  sq. 

En  1617,  un  autre  acte  officiel  de  la  Sorbonne  vint 
manifester  sa  pensée  sur  les  graves  questions  théo- 
logiques soulevées  par  Richer.  L'archevêque  de 
Spalato,  Marc  Antoi.ne  de  Dominis,  avait  passé  à 
l'anglicanisme  et  venait  de  publier  à  Londres  son 
De  republica  ecclesiastica,où,  à  l'appui  de  plusieurs 
de  ses  idées,  qui  étaient  celles  de  Jacques  I"'^, il  invo- 
quait la  Sorbonne  elle-même.  Ainsi  mise  en  cause, 
et  sur  la  requête  d'Ysambert  alors  son  syndic,  la 
faculté  de  théologie  examina  l'ouvrage  et  en  censura 
47  propositions  «  choisies  parmi  un  grand  nombre 
d'autres».  Voir  d'Argentré,  Collectio...,t.  Il,part.II, 
p.  io5  sq  ;  cf.  Duval,  De  suprema  Hum.  Pontif.  po- 
testale,  Paris,  1877.  p.  28  sq.  Sans  doute,  l'évêque 
apostat  allait  en  général  beaucoup  pins  loin  que 
Richer  ;  et  ce  dernier  pouvaitn'être  pasatleint  quand 
on  déclarait  hérétique  cette  6"  pi'oposition  :  <i  Monar- 
chiae  formam  non  fuisse  immédiate  in  Ecclesia  a 
Christo  institutam.  »  Mais  quand  on  déclarait  «  hé- 
rétique dans  toutes  ses  parties  »  la  11'  proposition 
empruntée  à  Jean  IIuss  :  «  qu'il  n'y  a  pas  en  l'Eglise 
d'autre  chef  suprême  ni  d'autre  monarque  que  le 
Christ  ;  que  par  ses  nomlireux  ministres  le  Christ 
gouverne  parfaitement  son  Eglise  en  se  passant  de 
ce  monarque  mortel  »,  —  ne  réveillait-on  pas  le 
souvenir  de  cet  endroit  du  I.ibellus  où  le  Christ  est 
déclaré  »  le  seul  monarque  essentiel  »,  où  l'Eglise 
est  montrée  comme  se  passant  très  bien  du  Pape 
pendant  la  vacance  du  siège  ?  Quand  on  rejetait 
comme  0  une  imposture  pure  et  simple  contre  la 
faculté  de  Paris  »  cette  \\'  proposition  de  Domi- 
nis :  «...  L'école  de  Paris  est  à  nous,  et  en  réalitéelle 
tient  pour  un  pouvoir  aristocratique  et  non  pas  mo- 
narchique »  — ,  cctait  en  effet  une  imposture  de 
dire  cela  de  la  Sorbonne,  ancienne  ou  nouvelle  ;  mais 
Richer,  lui,  n'avait-il  pas  proie  à  cette  calomnie 
contre  le  corps  savant  auquel  il  appartenait,  et  ne 
donnait-il  pasà  l'Eglise»  en  réalité  «uneforme  aris- 
tocratique et  non  pas  monarchique?  Enfin,  quand 
on  censurait  comme  erronée  la  8"  proposition  visant 
directement    l'infaillibilité  de  saint  Pierre   et  indi- 


rectement celle  de  ses  successeurs:  ■;  Pierre  déchut 
presque  aussitôt  de  cette  foi  qu'il  avait  eue  en  con- 
fessant le  Christ  {.Matth.,  xvi),  et  ce  n'est  pas  une 
seule  foismais  plusieurs,  qu'il  chancela,  même  après 
l'.\scension  et  la  Pentecôte  »  — ,  le  seul  fait  que  l'on 
choisit  parmi  beaucoup  d'autres  cette  proposition 
pour  la  censurer  ne  montre-t-il  pas  que  la  Sorbonne 
tenait  alors  à  la  doctrine  de  l'infaillibilité  du  Pape, 
attaquée  par  Richer,  aussi  bien  que  par  de  Dominis? 
On  peut  donc  interpréter  cet  acte  solennel  de  la 
Faculté  dans  quelques-unes  de  ses  censures,  comme 
une  nouvelle  manifestation  de  la  pensée  du  grand 
nombre  contre  le  gallicanisme  de  Richer.  Un  doc- 
teur de  Sorbonne  se  proposait  même  de  publier  un 
livre  pour  montrer  les  rapprochements  entre  les 
erreurs  de  Richer  et  celles  de  de  Dominis;  mais  le 
nonce  Bentivoglio  l'en  dissuada,  dans  la  crainte  de 
pousser  au  désespoir  un  prêtre  et  un  docteur.  Lettre 
du  17  janvier  1618,  dans  Puyol,  1. 11,  p.  1 54 

En  1620,  «  un  Irlandais  ayant  soutenu  publique- 
ment dans  ses  thèses  Vui/aillibililé  du  Pape,  le  doc- 
teur Hennequin,  richérisle,  se  plaignit  au  syndic 
qu'il  eût  permis  d'imprimer  et  de  soutenir  une  sem- 
blable thèse;  mais  le  syndic  riposta  qu'il  l'avait 
approuvée  et  l'approuverait  encore  en  toute  autre 
occasion.  Dans  l'assemblée  de  Sorbonne  qui  sui- 
vit, le  syndic  Besse  se  plaignit  des  richéristes...,  lit 
apporter  les  registres  de  la  Faculté  et  lire  solennel- 
lement deux  anciens  décrets  faits  à  des  époques 
différentes,  conformes  de  tous  points  à  la  thèse  ré- 
cemment soutenue  sur  l'infaillibilité  du  Pape...  Ces 
décrets  furent  approuvés  de  tous,  sans  aucune  op- 
position... On  a  connu  en  cette  occasion  la  grande 
faiblessedes  richéristes.  Si  on  en  fût  venu  aux  votes, 
pour  un  mauvais,  il  3'  en  aurait  eu  dix  bons.  » 
Lettres  de  Rentivoglio  du  28  mai  et  du  3  juin  i6ao; 
ibid..  p.i55-i58. 

3"  Quels  sont  les  résultats  de  l'initiative  de 
Ricber  ?  —  De  son  temps,  il  n'a  pu  retourner  toute 
la  Sorbonne  vers  les  idées  gallicanes  :  mais  il  est 
arrivé  à  en  détruire  l'union  el  à  la  diviser  en  deux 
camps.  Il  n'a  pu  gagner  tout  le  clergé  de  France  : 
mais  il  a  rendu  au  gallicanisme  en  décadence  un 
commencement  de  vogue  dans  les  milieux  ecclésias- 
tiques. 

Vers  un  avenir  plus  éloigné,  l'influence  de  Richer 
a  eu  un  double  prolongement  : 

a)  En  se  faisant  l'éditeur  et  l'apologiste  de  Gerson, 
en  invoquant  à  tout  propos  «  l'ancienne  tradition  » 
gallicane  —  combien  peu  ancienne  à  vrai  dire  et 
combien  rapidement  déchue,  nous  l'avons  vu  — , 
Richer  a  travaillé  sans  le  savoir  pour  un  gallicanisme 
plus  modéré  que  le  sien,  et  qui  en  1682  réussira  à 
s'établir  en  France. 

b)  Par  le  caractère  outrancier  de  son  gallicanisme 
personnel,  il  a  préparé  les  voies  aux  révoltes  et  aux 
essais  de  schisme  qui  apparaîtront  de  loin  en  loin 
après  lui  dans  l'histoire,  surtout  chez  lesjansénistes 
qui  ne  tardèrent  pas  à  se  rallier  au  richérisme.Ainsi 
en  1717,  quatre  évêques  jansénistes  appellent  de  la 
bulle  Unigenitus  au  futur  concile,  avec  adhésion  de 
la  Sorbonne,  du  Parlement  et  de  plusieurs  prêtres  et 
laïques  :  les  «  appelants  »  tendent  à  provoquer  un 
schisme  national;  voir  Jansénisme,  col.  11 7g  et  Gal- 
licanisme, col.  23o.  C'est  lamême  racede  jansénistes 
révoltés  et  d'ultra-gallicans  qui,  au  commencement 
de  la  Révolution,  élabore  la  Constitution  civile  du 
clergé  et  introduit  le  schisme  en  France,  voir  Jansé- 
nisme, col.  1184.  On  comprendra  mieux  l'influence 
de  Richer  en  ces  occasions,  si  l'on  prend  garde  à  deux 
points  secon<lairesde  son  système,  secondaires  parce 
qu'ilss'y  font  moins  remarquer, mais  importants  par 
leurs  conséquences.  Il  laisse  une  porte  ouverte  sut 


1451 


PAPAUTÉ 


1452 


le  presbytérianisme  entendu  dans  le  sens  du  gou- 
vernement de  l'Eglise  par  les  simples  prêtres,  et 
une  autre  sur  le  mulliludinisme  ou  gouvernement  de 
l'Eglise  par  les  laïques.  Mais  la  preuve  de  ces  deux 
points  nous  ferait  sortir  de  notre  sujet. 

B.  —  La  Déclaration  de  1682 

Nous  examinerons  «"par  manière  do  préliminai- 
res, la  marche  du  gallicanisme  et  la  défense  de  l'in- 
faillibilité pontificale  en  France,  à  partir  de  la  réac- 
tion contre  Kiclier,  que  nous  avons  décrite,  jusque 
dans  les  débuts  du  gouvernement  personnel  de 
Louis  XIV  (i66i);  2"  les  événements  de  iG63,  pré- 
ludes de  celui  de  168-2;  3»  la  fameuse  déclaration 
elle-même,  en  ce  qui  concerne  l'infaillibilité  du  Pape  ; 
4»ses  suites  jusqu'à  la  lin  du  règne  de  Louis  XIV. 

I"  La.  marche  du  gallicanisme  et  la  défense  de 
V infaillibilité  pontificale  jusque  dans  lesdébuts 
du  gouvernement  personnel  de  Louis  XIV. 

Nous  n'avons  pas  à  exposer  ici  le  grand  dévelop- 
pement du  gallicanisme  politique  dans  la  France  du 
xvii*  siècle  (y  compris  le  clergé),  sous  l'influence  du 
parlement,  de  Richelieu  et  d'autres  causes.  Sur  ce  ter- 
rain-là, Richer  a  vu  le  triomphe  de  ses  idées.  Nous 
voudrions  seulement  noter  un  point  très  important: 
c'est  que  legallicanisme  politique  alors  prédominant 
n'entraînait  pas  nécessairement  le  règne  de  l'autre 
gallicanisme,  le  seul  qui  nous  intéresse  dans  cet  ar- 
ticle. Ces  systèmes,  voisins  par  le  nom,  portent  sur 
des  objets  différenls  el  ne  forment  pas  un  seul  bloc, 
comme  on  se  l'imagine  trop  souvent  de  nos  jours. 
On  peut  soutenir  l'un  sans  faire  profession  de  l'autre, 
attaquer  l'un  sans  vouloir  se  prononcer  sur  l'autre  : 
et  nous  en  avons  plusieurs  exemples  à  l'époque  dont 
nous  parlons. 

Premier    exemple.  Saint  François  de  Sales  sou- 
tenait l'infaillibilité  du  Pape,  nous  l'avons  vu.  Mais  il 
s'abstenait  de  soutenir  le  pouvoir,même  indirect,  du 
Pape  sur  le  temporel  des  rois, pour  les  déposer,  etc. 
Un  magistrat  de  Bourgogne,  son  ami,  avait  publié  en 
i6n  un  traité  Delà  puissance  légitime  des  juges  sécu- 
liers sur   les   personnes   ecclésiastiques.  François  y 
blàrae  délicatement  et  sans  descendre  au  détail»  tout 
plein  de  choses  qui  lui  semblent  devoir  être  extrê- 
mement adoucies  »  ;  mais  le   sujet  même,  cette  con- 
troverse entre  catholiques  sur  les  rapports  des  deux 
pouvoirs,    lui    déplaît  comme  dangereux   au  temps 
présent.  »  Aussi,  dit-il,je  n'ai  pas  même  trouvé  à  mon 
goût  certains  écrits  d'un  saint  et  très  excellent  prélat 
(Bellarmin),  èsquels  il  a  touché  du  pouvoir  indirect 
du  Pape    sur    les  Princes.  »  OEuires,  .\nnecy,   1908, 
t.  XV,  p.  g5.  Consulté  par  une  femme  de  magistrat 
«    sur  l'autorité    que  le   Pape  a  sur  le  temporel  des 
royaumes  ",  il  lui  montre  que  cette  controverse  entre 
catholiques  est  dangereuse  et   inopportune.  Ilnelui 
donne  que  l'aflirmation  générale  a  de  la  souveraine 
autorité  spirituelle  du  Pape  sur   tous  les  chrétiens, 
même  princes  »  et  celle  de    l'obligation  mutuelle  du 
Pape  et   des   rois,  l'un  devant  donner    le  spirituel 
même  au  péril  de  sa  vie,   les   autres  l'aider  de  leur 
temporel,  ibid.,  p.  191  et  suiv.  Enfin  dans  une  lettre 
en   italien  à   un  archevêque  (1612),  pour  être  mise  à 
l'occasion  sous   les  yeux  du  Pape,  il   constate  qu'en 
France  «  la  discussion  touchant  l'aulorilé  du  Saint- 
Père  surles  roiss'étend  de  plus  en  plus...  La  majeure 
partie  des  Parlements  et   des  hommes  d'Etat,  même 
catholiques,  penchent  vers  l'opinion  la  moins  favo- 
rable, ou  pour  mieux   dire  la  plus  contraire  à  l'au- 
torité   papale,    l'estimant  plus  convenable  et  plus 
utile  à  l'autorité  royale  ».  Il  voit  venir  «  une  lamenta- 
ble division  du  royaume  »  ;  quand  le  roi  en  prendra  | 
bientôt  le  gouvernement,  «  il  sera  facile  au  parti  hos- 


tile à  l'autorité  du  Saint-Siège  de  tourner  ce  prince 
du  côté  où  il  verra  quelque  apparence  d'agrandir  ses 
droits  ».  Remarquable  prophétie  de  ce  qui  devait  se 
passer  sous  Richelieu,  el  surtout  sous  Louis  XIV. 
Il  conclut  «  qu'il  est  expédient  pour  le  moment,  d'é- 
touffer ces  discussions  dans  le  silence  »  —  même  les 
meilleurs  théologiens  doivent  se  taire  là-dessus. 
Ibid.,  p.  i83  et  suiv. 

Second  ejeni^/e.  Le  docteur  Du  val  et  ses  partisans 
à  la  Sorbonne  soutenaient,  nous  l'avons  vu,  l'infail- 
libilité pontificale  comme  certaine,  sinonde  foi. Mais 
en  même  temps,  et  sans  manquer  à  la  logique  où  ils 
étaient  passés  maîtres,  ils  évitaient  constamment  de 
se  prononcer  surles  questionsdélicates  des  rapports 
du  Pape  avec  les  rois  et  les  Etats.  Ils  ne  voulaient 
pas  soutenir  la  thèse  du  pouvoir  indirect,  défendue 
par  Bellaimin  et  jadis  prédominante  en  France  au 
temps  de  la  Ligue,  thèse  qui  n'était  pas  logiquement 
liée  avec  celle  de  l'infaillibilité  pontificale  et  qui 
n'avait  pasia  même  certitude.  Toutefois,  sans  la  sou- 
tenir, et  en  la  regardant  comme  inopportune  et  par 
là  même  dangereuse,  ils  ne  voulaient  pas  qu'on  trai- 
tât d'erreur  dogmatique  une  thèse,  qui,  hors  de 
France,  avait  de  si  nombreux  partisans.  Aussi  blà- 
mèrent-ils  la  Sorbonne,  quand  elle  fut  amenée  mal- 
gré eux  à  censtirer  comme  «  erronée  et  contraire  à 
la  parole  de  Dieu  »  cette  thèse  de  Bellarmin  telle 
qu'elle  était  exposée  par  Santarelli,  autre  jésuite, 
dans  un  livre  publié  à  Rome  avec  l'approbation  du 
Cardinal-vicaiie  et  du  Maître  du  Sacré  Palais. 

Troisième  exemple.  Richelieu  soutenait   le    galli- 
canisme politique,  soit  raison  d'Etat,  soit  conviction 
personnelle.  Mais  quand,  pour  apaiser  le  méconten- 
tement du   Pape,  il  exigea  en  1C27  que  la  Sorbonne, 
dont  il  était  proviseur,  retirât  cette  censure  de  l'ou- 
vrage  de   Santarelli,    et    que   le  parlement  ne  s'en 
mêlât  plus,  le  puissant  ministre,  tout  en  traitant  de 
«  méchantes  et  abominables  »  les  doctrines  de  San- 
tarelli, ajouta  qu'il  était»  non  seulement  juste, mais 
nécessaire  d'empêcher    le   cours    d'un  si  pernicieux 
livre...,  mais   par  la   voie  de    l'Eglise,  en  le  faisant 
condamner  par  une  censure  authentique,  seule  capa- 
ble de  calmer  beaucoup  d'esprits...  Vous  savez.  Mes- 
sieurs, qu'il  y  a  beaucoup   d'esprits  mélancoliques, 
à   qui   il    importe    grandement   d'ôter  tout  sujet  de 
penser  que  le  Roi  soit  mal  avec  Sa  Sainteté,  prin- 
cipalement pour  un  point  de  doctrine,  dont  la  déci- 
sion appartient  à  l'Eglise.  »  D'Argentré,   Collectio, 
t.  11,  2"  partie,  p.   255;  cf.  Puyol,  t.  H,  p.  3^3.  Ainsi, 
d'après  lui,  c'est  au   Pape  qu'il  faut  s'adresser  pour 
avoir  la  censure  authentique  d'un  livre,    la  décision 
d'un  point  de  doctrine.  Bien  plus,  en  1629.  Richelieu 
composa  lui-même   une    déclaration  qu'il  fit  signer 
par  Richer  devant  témoins  et  dans  laquelle  ce  vieux 
sectaire  déclarait  se  soumettre  0  avec  le  livre  susdit 
(le   I.ibellus),  ses    propositions,  leur   interprétation 
et  toute  ma  doctrine,  au  jugement  de  l'Eglise  catho- 
lique  et  romaine  et  du  Saint-Siège  apostolique,  que 
je  reconnais  pour  la  mère  et  la  maîtresse  de  toutes 
les  Eglises  et  pour  le  juge  infaillible  de  la  vérité  ». 
D'Argentré,  ibid.,  p.3o2  ;  cf.  Puyol,  p.  352  sqq. Riche- 
lieu tenait  donc    pour  l'infaillibilité   pontificale,  en 
même  temps  que  pour  le    gallicanisme  politique.  Et 
la  manière  dont  il  réussit  adroitement  à  pacifier  la 
Sorbonne    fut  précisément   de  lui  imposer  à  la  fois, 
par   une  sorte    de  compromis,  ces  deux  choses  non 
contradictoires.  Après  la  rétractation,du  moins  exté- 
rieure, de  Richer, le  cardinal  ministre  réunit  dans  sa 
maison  les  chefs  des  deux  partis  opposés,  et  après 
avoir  obtenu  ce  qu'il   voulait  du  parti   richériste,  il 
demanda  à  Duval  et  à  ses  principaux  partisans  s'ils 
entendaient  que  le   Pape  eût  pouvoir  sur  le  tempo- 
rel :  ils  répondirent  que  non.  De  fait,   ils  n'avaient 


1453 


PAPAUTE 


1454 


jamais  prolesse  celle  thèse;  et  vainement  les  riclié- 
ristes  et  les  parlementaires  avaient  cherché  à  les 
mettre  en  contradiction  avec  eux-mêmes  :  s'ils  ad- 
mettaient l'infaillibilité  romaine,  leur  disait-on,  la 
logique  les  forçait  d'admettre  la  doctrine  enseignée 
à  Rome  Ju  pouvoir  des  Papes  sur  le  temporel  des 
rois.  Mais  il  n'y  avait  pas  contradiction,  quoi  qu'en 
dise  PuYOL  (t.  11,  p.  358  sq.),  parce  que  cette  doctrine 
u  enseignée  à  Rome  »  n'avait  et  n'a  jamais  été  vrai- 
ment définie,  et  qu'on  n'admettait  l'infaillibilité  du 
Pape  que  dans  ses  définitions.  Par  la  même  raison, 
les  jésuites  ne  reniaient  pas  l'infaillibilitc  du  Pape, 
quand,  sous  la  menace  du  redoutable  ministre,  ils  si- 
gnèrent un  désaveu  du  livre  de  Santarelli,  ou  quand 
ils  renouvelèrent  plus  tard  cette  profession  de  galli- 
canisme politique;  ibid.,  p.  280,  3o^. 

Que  Richelieu  soit  arrivé  plus  lard  à  cliercher, 
même  sur  la  question  des  rapports  spirituels  du  Pape 
avec  les  évoques,  des  formules  du  gallicanisme  adouci 
dont  il  demandait  la  rédaction  à  Marca,  cela  ne 
prouve  pas  qu'il  y  ait  une  nécessité  logique  de  pas- 
ser d'un  gallicanisme  à  un  autre,  mais  seulement 
qu'il  y  a  un  danger  pratique  de  le  faire,  sous  l'in- 
fluence de  la  volonté  excitée  par  l'intérêt  et  la  pas- 
sion. Les  passions  ont,  pour  ainsi  dire,  une  logique 
qui  n'est  pas  celle  de  la  raison; en  ce  sens  seulement, 
on  pourrait  pai'lerici  de  nécessité  logique.  Le  gallica- 
nisme ecclésiaslique  est  logiquementindépendantdu 
gallicanisme  politique  :  voir  Gallicanisme,  col.  197, 
198.  A  plus  forte  raison,  si  le  gallicanisme  ecclésias- 
tique n'est  considéré  que  dans  la  question  particu- 
lière de  l'infaillibilité  pontificale,  comme  nous  le 
considérons  ici  ;  cf.  ibid.,  exemple  de  Pierre  Pithou, 
col.  195. 

L'infaillibilité  pontilicale  continua  donc,  dans  le 
courant  du  xvii"  siècle,  à  être  soutenue  même  par  des 
docteurs  de  Sorbonne.  Nous  citerons  deux  de  ces 
docteurs,  Abelly  et  Bail,  en  deux  ouvrages  qui,  de 
leur  temps,  et  même  après  eux,  eurent  une  véritable 
influence,  plusieurs  fois  réimprimés  en  France  el  à 
l'étranger. 

Abklly,  dans  son  célèbre  manuel  intitulé  Medulla 
iheoloffica  (Paris,  i65i,  1689,  etc.),  parle  ainsi  :  «  De 
cette  doctrine  de  S.  Bernard,  commune  dans  toute 
l'Eglise,  il  s'ensuit  1"  que  toutes  les  fois  qu'une  con- 
troverse en  matière  de  foi  vientà  se  produire,  toutes 
les  fois  que  surgit  une  nouvelle  doctrine,  et  qu'on 
doute  si  elle  est  contraire  à  la  foi,  le  moyen  très 
certain  de  discerner  la  vérité  et  de  la  séparer  de 
toute  erreur,  c'est  de  recourir  au  Siège  Apostolique, 
où  la  foi  ne  peut  défaillir.  Il  s'ensuit  a"  quelorsqu'en 
matière  de  foi  il  a  été  défini  quelque  chose  par  le 
pontife  romain  parlant  ej-  cathedra,  c'est-à-dire,  non 
pas  comme  docteur  privé,  mais  comme  vicaire  du 
Christ  et  chef  de  l'Eglise,  en  observant  la  forme  d'un 
légilime  jugement,  soit  qu'il  s'agisse  d'une  propo- 
sition condamnée  comme  hérétique,  ou  d'une  vérité 
définie  avec  obligation  de  la  croire,  alors  tous  les 
chrétiens  sont  tenus  d'adhérer  à  son  jugement  et 
d'obéir  à  ses  décrets,  de  condamner  ce  que  le  Siège 
Apostolique  condamne,  d'approuver  ce  qu'il  ap- 
prouve. »  Medulla,  part.  I,  traité  I,  ch.  iv,  sect.  i, 
§4;  14' édit.,  Cologne,  i'jo5,  p.  5o. 

Bail,  dans  VApparatus  qui  précède  son  recueil 
abrégé  ou  «  Somme  »  des  conciles,  publiés  à  Paris 
en  1659  el  1672, pose  celle  question:  «Est-il  vrai  qu'en 
dehors  des  conciles  généraux  il  n'y  ait  aucune  défi- 
nition certaine  dans  les  choses  de  foi?  —  C'est,  ré- 
pond-il, l'opinion  de  quelques-uns  ;  elle  ouvre  le 
champ  libre  aux  auteurs  de  nouvelles  hérésies,  ou  à 
ceux  ipii  remettent  à  neuf  des  erreurs  condamnées, 
et  leur  permet  d'en  propager  la  contagion  à  travers 
les  Eglises,  dès  lors  que   l'on  n'admet  plus  de  juge 


constitué  par  Dieu  pour  les  réprimer  dans  l'inter- 
valle des  conciles,  et  qu'ils  pourront  toujours  oppo- 
ser cette  lin  de  non-recevoir  :  Personne  ne  peut  rien 
définir  de  certain.  Les  premiers  siècles  de  l'Eglise 
n'ont  pas  vu  de  concile  général;  entre  le  4'  concile, 
œcuménique  et  le  5*,  loa  ans  se  sont  écoulés;  entre 
le  5*  et  le  6«,  129  ans;  entre  leôoet  le  7",  109  ans;  entre 
le  ')•  et  le  8=,  120  ans;  entre  le  8"  et  le  1"  de  Latran, 
223  ans;  et  depuis  le  concile  de  Trente,  voilà  déjà 
plus  de  cent  ans.  Quelle  ruine  des  âmes,  si  dans  ces 
intervalles  il  est  permis  de  penser  que  les  décrets 
des  Pontifes  romains  sont  sujets  à  l'erreur,  comme 
le  disent  les  fauteurs  des  derniers  troubles  de 
l'Eglise  (les  jansénistes).  Aussi  est-il  une  meilleure 
opinion,  c'est  que  le  Christ  a  mieux  pourvu  que  cela 
au  bien  de  son  Eglise  et  à  la  tranquillité  des  cons- 
ciences, c'est  que  le  souverain  Pontife  parlant  ex 
cathedra  des  choses  de  foi  ne  peut  ni  se  tromper  ni 
nous  tromper.  »  ^'nmnia  co«ci7ior»m,  Paris,  1672,1.!, 
p.  84.  «  Et  l'on  voudrait  nous  faire  croire,  dit-il  plus 
loin,  que  le  Pontife  est  assis  sur  la  chaire  de  pesti- 
lence pour  nous  enseigner  des  choses  fausses  et  per- 
nicieuses s»r /es  dogme»  nécessaires  au  salut  (nous 
mettons  cette  restriction  aiin  qu'on  ne  dise  pas,  pour 
jeter  sur  nous  l'odieux,  que  nous  le  prétendons 
infaillible  sur  les  affaires  séculières  du  royaume).  On 
voudrait  nous  faire  admettre,  d'une  part,  que  l'Eglise 
est  infaillible  et  ne  peut  recevoir  aucun  dogme  erroné, 
ce  que  nous  reconnaissons  volontiers,  —  el  d'autre 
part,  que  le  Christ  lui  aurait  assigné  un  Docteur  qui 
lui  enseignerait  les  pires  erreurs.  »  Ibid.,  p.  85. 

Quant  aux  évéques  de  France,  ils  reconnaissaient 
encore  bien  nombreux  l'infaillibilité  pontificale  en 
i65i,  à  en  juger  par  la  lettre  que  85  d'entre  eux 
écrivent  à  Innocent  X  pour  lui  soumettre  les  cinq 
propositions  extraites  par  eux  du  livre  de  Jansé- 
nius.  La  voici,  d'après  une  traduction  officielle  : 
«  Très  Saint  Père,  la  foi  de  Pierre,  qui  ne  défaut 
jamais  (nunqaani  deficiens)  désire  (postulat)  avec 
grande  raison  que  cette  coutume  reçue  et  autorisée 
dans  l'Eglise  (solemnis  Ecclesiae  mos  est)  soit  con- 
servée, qui  veut  que  l'on  rapporte  les  causes  majeu- 
res au  Saint  Siège  apostolique.  Pour  obéir  à  celle 
loi  si  équitable,  nous  avons  estimé  qu'il  était  néces- 
saire d'écrire  à  Votre  Sainteté  touchant  une  affaire 
de  très  grande  importance  qui  regarde  la  religion.  » 
Après  un  exposé  de  l'affaire  :  «  Nous  la  supplions 
de  vouloir  examiner  et  donner  son  jugement  clair  et 
certain  surchacunedes  propositions  qui  s'ensuivent. 
Votre  Sainteté  a  depuis  peu  reconnu  par  expérience 
combien  a  été  puissante  l'autorité  du  Siège  apostoli- 
que pour  abattre  l'erreur  du  Double  chef  de  l'Eglise 
(en  1647,  voir  D.  B.,  n.  1091);  la  tempête  a  été 
incontinent  apaisée,  et  la  mer  et  les  vents  ont  obéi 
à  la  voix  et  au  commandement  de  Jésus-Christ.  Ce 
qui  a  fait  que  nous  vous  supplions,  T.  S.  P.,  de  pro- 
noncer un  jugement  certain  et  assuré  sur  le  sens  de 
ces  propositions,  auquel  (jugement)  M.  Jansénius 
étant  proche  de  sa  mort  a  soumis  son  ouvrage,  et 
par  ce  moyen,  de  dissiper  toute  sorte  d'obscurité, 
rassurer  lès  esprits  noltanls,  empêcher  les  divisions 
et  rétablir  la  tranquillité  et  l'éclat  de  l'Eglise.  » 
Recueil  des  actes,  titres  et  mémoires,  concernant 
les  affaires  du  clergé  de  France,  Paris,  T}68,  t.  I, 
col.  221  sqq. 

On  dit  qu'à  partir  de  i652,  dans  les  pièces  où  il 
rappelait  contre  les  erreurs  des  jansénistes  la  con- 
damnation pontificale,  l'épiscopat  français  employa 
des  formules  tellement  calculées  par  son  secrétaire 
Marca,  que  la  valeur  infaillible  de  la  condamnation 
ne  parût  pas  venir  du  Pape  seul,  mais  du  Pape  avec 
l'iidliésion  de  l'épiscopat  catholique.  C'est  la  remar- 
que de  PuYOL,  qui   reproche    à  dom  Guéranger  el  à 


1455 


PAPAUTE 


1456 


d'autres  défenseurs  de  rinfaillibilité,  d'avoir  utilisé 
ces  pièces  pour  montrer  que  le  clergé  de  France 
jusqu'en  1660  était  de  leur  avis;  Edmond  itidier, 
t.  I,  p.  ^4  sq.  Si  la  remarque  est  juste,  du  moins  elle 
n'est  pas  applicable  au  document  épiscupal  que 
nous  venons  de  citer,  antérieur  à  i652,  où  Marca  ne 
tenait  pas  la  plume,  et  où  il  n'y  a  pas  traces  de  sem- 
blables formules.  • 

En  1Û61,  après  la  mort  deMazarin  et  dans  les  débuts 
du  gouvernement  personnel  de  Louis  XIV,  le  parle- 
ment, le  parti  ricliériste  et  les  jansénistes  menèrent 
grand  bruit  autour  d'une  lUèse  soutenue  par  un 
jésuite  au  collège  de  Clermont  à  Paris.  «  Jésus-Christ, 
disait-il,  a  accordé  à  saint  Pierre  et  à  ses  successeurs 
parlant  ex  cathedra  la  même  infaillibilité  qu'il  avait 
lui-même.  »  Ce  qui  pouvaitêtre  pris  dans  un  bon  et  un 
mauvais  sens.  Ensuite  la  thèse  semblait  mettre  sur 
la  même  ligne,  comme  également  certaines  de  0  foi 
divine  »,  l'infaillibilité  que  possède  le  Pape  sur  la 
«  question  de  droit  »  et  celle  (fort  discutée  alors) 
qu'il  a  sur  la  a  question  de  fait  »  — ;  et  cela  sans  dis- 
tinguer explicitement  entre  un  fait  dogmatique  et 
tout  autre  fait:  confusion  qui  déplut  à  la  Sorbonne, 
d'après  d'Argbntré,  t.  III,  2'  part.,  p.  3o2,  3o3.  On 
en  profita  pour  attaquer  en  général  l'infaillibilité  du 
Pape.  Aussitôt  Le  Tellier,  ministre  d'Elat,  demanda 
au  nom  du  roi  un  examen  de  cette  thèse  de  Clermont 
à  l'archevêque  Pibhhb  de  Marca,  qui  répondit  par 
un  Mémoire  confidentiel  resté  manuscrit.  La  meil- 
leure copie  quenous  en  ayons, signéeelauthentiquée 
par  le  célèbre  Baluze,  alors  secrétaire  de  Marca,  se 
trouve  à  la  Bibliothèque  nationale  (mss.  fr.  17614), 
cf.  Puyol,  op.  cit.,  t.  Il,  p.  4'|6.  L'archevêque  insiste 
sur  la  question  principale,  celle  de  l'infaillibilité  du 
Pape  prise  en  général,  et  veut  renseigner  exactement 
le  jeune  roi  et  son  ministre  sur  la  place  que  cette 
doctrine  occupe  dans  le  monde  catholique  au  mo- 
ment présent,  pour  que  leur  politique  religieuse  soit 
éclairée  et  prudente.  Les  renseignements  qu'il  donne 
sont  d'autant  plus  précieux  pour  notre  histoire,  que, 
gallican  lui-môme,  et  ayant  écrit  en  faveur  du  gal- 
licanisme un  livre  qui  avait  été  mis  à  l'index,  il  n'est 
pas  suspect  de  partialité  en  faveur  des  privilèges 
pontificaux  .  que  d'autre  part,  on  ne  peut  lui  refu- 
ser de  vastes  connaissances,  la  curiosité  de  tout  ce 
qui  se  disait  dans  le  monde  catholique  à  propos  de 
rinfaillibilité;  enfin  qu'il  résumait  dans  ce  dernier 
travail  les  recherches  d'une  vie  déjà  minée  par  la 
maladie  et  destinée  à  finir  dans  quelques  mois. 

Or  ce  témoignage  d'une  valeur  exceptionnelle 
présente  la  doctrine  infaillibiliste  sous  le  nom  de 
«doctrine  commune  »  et  il  ajoute  :  a  Cette  opinion 
est  la  seule  que  l'on  enseigne  et  l'on  embrasse  dans 
l'Italie,  l'Espagne  et  autres  provinces  de  la  chré- 
tienté. 1)  Et  ailleurs  :  «  L'autorité  de  pouvoir  être 
juge  infaillible,  parlant  ex  cathedra  en  matière  de 
foi,  est  acquise  au  Pape  par  le  consentement  de  tou- 
tes les  Universités,  excepté  l'ancienne  Sorbonne.  Le 
pape  aurait  sujet  de  se  plaindre  que,  lorsqu'il  souf- 
fre et  tolère  l'opinion  contraire  qui  est  de  peude per- 
sonnes, on  ne  puisse  avoir  la  considération  de  souf 
frir  et  tolérer  l'opinion  générale,  qui  appuie  ouver- 
tement ses  droits.  >  (Mémoire,  §  xxi)  «  ...  La  plus 
grande  partie  des  docteurs,  non  seulement  de  théo- 
logie, mais  encore  de  droit,  suivent  l'opinion  com- 
mune et  se  moquent  de  celle  de  l'ancienne  Sorbonne.  » 
(§xxni)  Observons  qu'en  théologie  et  en  droit  cano- 
nique l'opposition  d'un  petit  nombre  de  docteurs 
n'empêche  pas  d'appeler  une  opinion  «  commune  ». 
En  France  même,  Marca  reconnaît  que  la  doctrine 
commune  garde  encore  des  défenseurs.  Même  à  pré- 
sent, dit-il,  on  enseigne  cette  doctrine  dans  la  Sor- 
bonne;  car  le  même  jour,     la'  de  décembre,   lors- 


qu'on disputait  au  collège  de  Clermont  sur  les  thèses 
précédentes,  on  soutenait  en  Sorbonne  la  même 
thèse  en  substance,  qui  est  conçue  aux  termes  sui- 
vants :  Romanus  Pontifex  conlro^'ersiarum  eccle- 
siasticarum  est  constitutus  judex  a  Cliristo,  qui 
ejiis  definitionibus  indeficientem  fîdem promisit,  etc. 

—  D'ailleurs,  ajoute-t-il,  il  n'y  a  là  aucun  danger 
pour  l'Etat  :  «  Les  craintes  que  l'on  veut  donner  de 
la  doctrine  commune  sont  sans  fondement,  et  n'ont 
d'autre  dessein  pour  le  présent,  comme  il  a  paru  par 
les  livres  écrits  et  imprimés  par  les  jansénistes,  que 
d'émouvoir  l'autorilé  séculière  sans  cause  afin  de 
former  un  grand  schisme  dans  toute  l'Eglise.  » 
Enfin,  dil-il,  «  pour  conclusion  de  l'examen  de 
cette  thèse  on  soutient  qu'il  n'y  a  rien  qui  mérite 
censure,  et  de  plus  il  importe  au  service  du  Roi  et 
à  la  paix  publique  de  l'Eglise  et  du  royaume, 
qu'on  ne  traite  point  de  cette  matière  en  Sorbonne 
ou  ailleurs,  d'autant  que  ce  serait  faire  une  injure 
très  sensible  au  Pape  et  introduire  un  schisme,  en 
censurant  une  doctrine  qui  regarde  la  foi,  laquelle 
on  tient,  pour  le  moins,  probable.  » 

En  face  de  cette  «  doctrine  commune  qui  est  reçue 
dans  les  écoles  »,  il  présente  «  celle  qu'on  appelle 
ailleurs  (qu'en  France)  la  doctrine  des  Parisiens,  à 
savoir  celle  deOerson,  AUiacensis,  Almayn,  Major 
et  autres;...  celle  qui  enseigne  que,  sans  les  con- 
sentements (du  corps  épiscopal)  précédents,  con- 
joints ou  postérieurs,  les  décisions  du  Pape  seul 
n'obligent  point  les  fidèles  à  les  recevoir  comme 
articles  de  foi  divine.  Néanmoins  ils  ajoutent  une 
maxime  constante,  qu'en  ce  cas  même,  les  décrets 
obligent  tous  les  fidèles  à  y  obéir  avec  un  respect 
extérieur,  en  s'abstenanl  de  parler,  écrire  ou  dogma- 
tiser au  contraire,  jusqu'à  ce  que  la  matière  ait  été 
entièreuient  éclaircie  en  un  concile  général  ou  parle 
consentement  et  acceptation  de  l'Eglise...  Tout  ce 
que  l'on  a  pu  obtenir  de  l'équité  des  Romains  et  de 
l'universalité  des  docteurs  qui  les  suivent,  est  de  ne 
point  condamner  cette  opinion  comme  hérétique  ni 
schismatique,  se  contentant  de  la  nommer  opinion 
tolérée,  comme  font  Navarrus,  Bellarmin,  Suarez  et 
autres  écrivains  du  parti  contraire.  «(Mémoire,  §xxv) 

—  Malgré  tout,  Marca  préfère  comme  plus  probable 
à  son  avis  et  cherche  à  étayer  l'opinion  «  des  Pari- 
siens »,  tout  en  avouant  que  la  doctrine  commune 
«  a  des  fondements  assez  dilUciles  à  résoudre  ». 
C'était  l'homme  des  compromis  et  des  tolérances 
mutuelles. 

Ce  mémoire  manuscrit  de  Marca  n'a  point  échappé 
aux  théologiens  qui  défendirent  plus  tard  la  doc- 
trine commune  de  l'infaillibilité  contre  la  Déclara- 
lion  de  1682,  comme  Thyusb  Gonzalkz,  De  infalli- 
bilitate  Rom.  Pont.,  Rome,  1689,  pp.  388  sqq.,  577 
sqq;  le  cardinal  Sfondbate,  Gallia  vindicata,  170a, 
p.  786;  Soardi,  De  suprema  Rom.  P.  auctoritate, 
Avignon,  1747,  t.  I,  p.  2a  1.  —  Il  atteignit  momen- 
tanément son  but;  car  Le  Tellier  d'abord,  puis  le 
conseil  de  conscience  du  roi,  adoptèrent  l'attitude 
tolérante  conseillée  par  Marca,  qui  fut  alors  élevé 
de  l'archevêché  de  Toulouse  à  celui  de  Paris.  Dé- 
fense fut  faite  au  parlement  et  à  la  Sorbonne  de 
s'occuper  d'une  censure  de  la  thèse  de  Clermont  ; 
cf.  PuYOL,  ibid.,  p.  494.  C'est  peu  après  (mars  i66a) 
que  Louis  XIV,  à  propos  d'un  décret  d'Alexandre  VII 
favorable  à  la  canonisation  de  saint  François  de 
Sales,  écrivait  à  l'évèque  du  Puy  une  lettre,  décou- 
verte par  Gérin  dans  un  manuscrit  de  la  Bibliothè- 
que nationale,  où  il  parlait  dans  le  sens  le  plus 
romain  de  «  l'infaillibilité  »  du  Pape;  Giinm,  Re- 
cherches histor.  sur  l'assemblée  de  1682,  a"  édit., 
Paris,  1870,  p.  aa. 

3'  Les  événements  de  1663,  préludes  de  ceux 


1457 


PAPAUTE 


1458 


de  1682.  —  Ces  événements  sont  racontés,  d'après 
les  manuscrits  <lu  temps  et  les  registres  du  parle- 
ment et  de  la  Sorbonne,  par  le  P.  Gazkau,  Etudes, 
juin  1869,  p.  8^5.  Louis  .YiV,  Bossuet  et  ta  Surhonne 
en  1663;  article  admiré  et  utilisé  par  Gbhin  dans  sa 
2'  édit.;  cl',  p.  ai.  Nous  insisterons  sur  cette  période, 
parce  que  souvent  elle  n'est  pas  assez  exactement 
présentée. 

a)  Les  circonstances.  —  En  août  1662,  à  Rome, 
une  querelle  fortuite  entre  des  domestiques  de  l'am- 
bassade de  France  et  des  Corses  de  la  garde  ponti- 
licale,  nialheureui  incident  grossi  et  envenimé  par 
l'ambassadeur,  qui  partit  de  Rome  avec  éclat  elvint 
en  hâte  préoccuper  l'esprit  de  son  maître,  avait 
exaspéré  Louis  XIV  contre  Alexandre  "VU,  l'avait 
porté  à  chasser  le  nonce,  à  confisquer  Avignon,  à 
préparer  une  invasion  des  Etats  romains;  voir 
Gérin,  op.  cit.,  p.  3  sqq.  Ces  violences  dans  l'ordre 
purement  politique  eurent  vite  un  retentissement 
dans  l'ordre  spirituel  lui-même.  Ce  qui  diminue  la 
responsabilité  du  roi,  alors  âgé  de  24  ans,  dans  les 
fautes  commises,  ce  sont  des  influences  qu'il  faut 
énumérerici,  vule  rôle  néfastequ'elles  joneronldans 
toute  la  suite  des  événements  :  l'inlluence  des  jan- 
sénistes, celle  des  ministres  du  roi,  celle  du  parle- 
ment. 

La  secte  janséniste  en  voulait  surtout  à  Rome,  et 
en  particulier  au  Pape  régnant  Alexandre  VII,  pour 
avoir  déliiii  en  octobre  i656  que  les  cinq  proposi- 
tions antérieurement  condamnées  étaient  bien  dans 
le  livre  de  Jansénius  (I>.-B.,  1098).  Elle  en  voulait  à 
la  Sorbonne  qui,  la  même  année,  avait  censuré  et 
rayé  de  la  liste  de  ses  docteurs  le  chef  de  la  secte, 
Aniauld  (cf.  d'Argenthk,  t.  UI,  i''''  part.,  p.  08,  6y), 
et  en  1G61  avait  approuvé  et  imposé  à  tous  ses  mem- 
bres la  signature  d'un  nouveau  formulaire  de  foi, 
rédigé  par  l'assemblée  du  clergé  de  France,  et  envoyé 
à  la  Sorbonne  par  le  roi,  où  l'on  protestait  de  .sa  sou- 
mission sincère  aux  bulles  d'Innocent  X  et  d  Alexan- 
dre VU  (i7;/(/.,  p.  87).  Elle  en  voulait  aussi,  sans  aucun 
doute,  à  Louis  XIV,  qui,  par  une  déclaration,  avait 
imposé  ce  formulaire  à  tous  les  ecclésiastiques  du 
royaume,  et  forcé  le  parlement  à  enregistrer  cette 
déclaration  ainsi  que  la  bulle  du  Pape,  et  en  pressait 
l'exécution.  Mais  voici  que  le  roi,  en  tournant  ses 
armes  contre  Rome  en  1662,  semblaitmellre  les  jan- 
sénistes à  l'abri  de  nouveaux  coups,  et  même  leur 
promettre  une  revanche  :  aussi  se  rapprochèrent- 
ils  de  lui  pour  l'aigrir  de  plus  en  plus  contre  le  Saint- 
Siège.  Us  avaient  su  garder  une  grande  influence  en 
plusieurs  provinces,  et  surtout  à  Paris,  et  ils  excel- 
laient à  faire  valoir  contre  Rome  les  idées  gallicanes 
ou  même  richéristes  qu'ils  avaient  adoptées. 

Les  principaux  ministres  du  roi.  Le  Tellier,  Col- 
bert  et  Lionne,  avaient  étéles  créatures  de  Mazarin, 
hostile  lui-même  à  Alexandre  VU,  et  restaient  ses 
imitateurs  De  plus,  chacun  d'eux  avait  un  jansé- 
niste pour   conseiller;  cf.  Etudes,  I.  c,  p.  884. 

Us  garderont  le  même  esprit  les  années  suivantes, 
d'après  la  correspondance  du  i^nce  Barokllini.  0  Le 
conseil  de  conscience  avait  été  supprimé...  Pour  ré- 
gler les  alTaires  religieuses,  Louis  XIV  consultait 
Michel  Le  Tellier,  Colbert  et  Lionne.  Selon  Bar- 
gellini...,  les  ordonnances  contre  les  religieux, celles 
sur  l'abrogation  de  certaines  fêtes,  les  manigances 
en  vue  de  priver  les  religieux  du  droit  de  voteen 
Sorbonne,  les  intrigues  pour  pousser,  par  l'octroi 
dépensions  et  debénélices,  les  docteurs  de  Sorbonne 
à  défendre  des  propositions  contraires  à  l'infailli- 
bilité pontificale,  tous  ces  méfaits  étaient  l'œuvre  du 
conseil  d'Etat,  composé  du  roi  et  de  ses  trois  minis- 
tres. La  politique  (de  ceux-ci)  est  nettement  galli- 
cane, plus  gallicane  même  que  celle  de  Louis  XIV  à 


cetle  époque.  »  Cauchib,  lief.  d'Itist.  ecclés.,  Louvain, 
1902,  t.  111,  pp.  9S2-984.  Sur  le  gallicanisme  person- 
nel de  Louis  XIV,  voir  Gallicanismci,  col.    239-262. 

Enfin  le  parlement,  réduit  par  la  royauté  à  ses 
fonctions  judiciaires  depuis  les  troubles  de  la  Fronde, 
était  prêt  à  s'en  venger  sur  l'Eglise  qu'il  haïssait, 
et  à  sortir  de  son  rôle  pour  trancher  les  questions 
religieuses  elles-mêmes  au  profit  de  la  couronne. 
Cette  classe  de  légistes  fut  toujours  en  France,  sui- 
vant l'expression  de  Guizot,  «  un  terrible  et  fu- 
neste instrument  de  tyrannie».  Et  cela  sous  couleur 
de  liberté.  Comme  le  clergé  français,  pendant  le 
grand  schisme,  s'était  appuyé  quelquefois  sur  l'au- 
torité royale  pour  maintenir  ses  anciens  usages  con- 
tre les  prétentions  de  papes  douteux  et  contestés,  ces 
usages  commencèrent  ainsi  à  s'appeler  <i  les  libertés 
de  l'Eglise  gallicane  ».  Les  légistes  s'emi)arèrent  du 
terme  et  l'élondirent  à  t(mtes  les  usurpations  qu'au 
nom  de  la  royauté  ils  commettaienlsur  les  droiisdu 
Pape  ou  du  clergé  français.  GériiN,  op.  oit  ,  p.  16,17. 
Uc  là  ce  mot  de  Bossubt,  à  proi)os  d'un  sermon  où 
il  avait  parlé  des  libertés  de  l'Eglise  gallicane  :  «  Je 
me  proposai...  de  les  expliquer  de  la  manière  que 
les  entendent  les  ét'êques,  et  non  pas  de  la  manière 
que  les  entendent  tes  magistrats.  »  Lettre  au  curd. 
d'EsIrées,  décembre  1681.  De  là  ces  deux  interpréta- 
tions diverses  du  gallicanisme  ecclésiastique,  que 
souvent  l'on  appelle,  l'une  gallicanisme  épiscopal 
ou  des  évêques,  l'autre  gallicanisme  parlementaire 
ou  des  magistrats;  voir  Gallicanisme,  col.  198,  sqq; 
cf.  col.  25i.De  là  enfin  co  caractère  «  anticlérical  et 
la'icisateur  »  du  parlement,  dont  parle  Lavisse  (Hisl. 
de  France, Paris,  1907,  t.  VU,  21=  part.,  p.  i6).  — ■  De 
plus,  en  i663,  plusieurs  membres  du  parlement  de 
Paris  étaient  dévoués  au  jansénisme,  surtout  ses 
avocats  généraux  Jérôme  Bigno;*  et  Denis  Talon, 
celui-ci  gallican  si  fougueux,  que  plus  d'une  fois  ses 
harangues,  allant  jusqu'à  l'hérésie,  avaient  été  cen- 
surées à  Rome  et  à  Paris. 

b)  /.es  tltèses.  —  Si  l'on  ne  tenait  compte  de  tou- 
tes ces  circonstances,  on  ne  pourrait  s'expliquer 
l'orage  que  déchaîna  en  janvier  i663  la  thèse  bien 
inoffensive  allichée  par  un  bachelier  de  Sorbonne, 
Drouet  de  Villeneuve.  On  sait  que  des  gallicans 
extrémistes,  surtout  à  Constance  (voir  Gallicanisme, 
col.  608),  pour  mieux  remplacer  le  magistère  infail- 
lible du  Pape  par  celui  du  Concile,  présentèrent  ce  der- 
nier comme  absolument  nécessaire  pour  trancher  les 
controverses  de  foi  et  écarter  ainsi  les  hérésies,  et 
qu'en  conséquence  ils  décrétèrent  la  singulière  uto- 
pie d'un  concile  général  à  réunir  tous  les  dix  ans. 
Contre  ces  énormités  et  avec  le  sentiment  commun 
des  théologiens  indépendants  de  toute  attache  jan- 
séniste, la  thèse  de  Sorbonne  disait  :  Concilia  f;e- 
neralia  ad  extirpandas  liaereses,  scliismata,  et  alia 
toltenda  incommoda,  admodum  sunt  utiiia,  non  ta- 
men  absolute  necessaria.  Ce  fut  la  proposition  la 
plus  incriminée  par  le  parlement,  avec  deux  autres 
plus  facilement  défendables  encore.  Le  procureur 
général  se  précipite  au  Louvre,  et  Louis  XIV  lui 
ayant  demandé  ce  qui  l'amène:  «  G  est  pour  savoir 
de  Votre  Majesté  si  elle  veut  que  le  Pape  ait  le  pou- 
voir de  vous  ôter  la  couronne  de  dessus  la  tête, 
quand  il  lui  plaira.  »  El  il  lui  montre  la  bulle  de 
Boniface  VIII  contre  Philippe  le  Bel,  bien  étrangère 
à  la  question,  puisque  le  parlement  n'avait  pu  rele- 
ver dans  la  thèse  aucune  proposition  sur  les  rap- 
l)orts  du  Pape  et  de  la  suprême  autorité  teuiporelle 
du  roi,  aucune  attaque  contre  le  gallicanisme  poli- 
tique. Mais  l'impression  était  faite  et  la  permission 
d'agir  contre  la  Sorbonne,  obtenue.  Etudes,  Le, 
p.  885,  836;  GKaiN,p.  20. 

Mandé  par    huissier   devant  le  parlement  «  pour 


1459 


PAPAUTE 


1460 


rendre  raison  de  ladite  thèse  »,  le  syndic  de  Sor- 
bonne,  Martin  Gbandin,  Ihëologien  d'un  renom 
bien  mérité  (comme  on  peut  le  constater  eu  lisant 
ses  Opéra  tlieologica,  Paris,  1710),  n'eut  pas  de  peine 
à  justilier  les  trois  propositions  incriminées,  que 
des  gallicans  modérés  eussent  pu  admettre  eux- 
mêmes.  Mais  l'avocat  général,  Talon,  s'écrie  que  ces 
propositions  <■  sont  fausses,  téméraires  et  scanda- 
leuses, en  quelque  sens  qu'on  les  prenne  »  !  Parcou- 
rant toute  l'iiisloire  ecclésiastique  depuis  le  temps 
des  apôtres,  il  conclut  enlin  son  réquisitoire  en  de- 
mandant pour  le  syndic  et  le  bachelier  un  châtiment 
exemplaire,  en  leur  attribuant  des  blasphèmes,  et 
en  rappelant  aux  légistes  qu'ils  ont  pris  sous  leur 
protection  les  canons  et  les  conciles.  Là-dessus  le 
parlement  rend  le  célèbre  arrêt  du  22  janvier  i663, 
où  non  seulement  il  interdit  de  soutenir  la  thèse, 
mais  encore  «  fait  inhibitions  et  défenses  à  tous 
bacheliers,  licenciés  et  docteurs  et  autres  personnes, 
d'écrire,  soutenir  et  disputer,  lire  et  enseigner,  di- 
rectement ni  indirectement,  es  écoles  publiques  ni 
ailleurs,  aucunes  semblables  propositions  ni  autres 
contraires  à  l'ancienne  doctrine  de  l'Eglise,  aux 
saints  canons,  aux  décrets  des  conciles  généraux  et 
aux  libertés  de  l'Eglise  gallicane  et  anciens  décrets 
de  la  Faculté  de  Théologie  de  Paris,  à  peine  d'être 
procédé  contre  eux  ainsi  qu'il  appartiendra...  Et  sera 
le  présent  arrêt  enregistré  es  registre  de  ladite  Fa- 
culté, etc.  »  d'Akgentbk,  t.  III,  ve  part.,  p.  89; 
cf.  Etudes,  l.c,  pp.  886-889.  Ce  n'est  pas  sans  une 
vive  opposition,  au  sein  même  du  parlement,  qu'un 
tel  factum  fut  voté,  tant  l'usurpation  était  révol- 
tante. 

Après  de  longues  délibérations,  la  Faculté 
décida  d'envoyer  une  députation  au  parlement 
K  pour  lui  demander  respectueusement  qu'il  daigne 
s'expliquer,  et  dire  que  sa  pensée  n'a  pas  été  de 
s'attribuer  un  jugement  doctrinal  en  matière  de  foi 
et  de  dogmes  de  l'Eglise,  ni  de  violer  les  droits  de 
la  Faculté,  ni  d'insinuer  qu'un  concile  général  soit 
absolument  nécessaire  pour  extirper  un  schisme  ou 
une  hérésie  quelconque,  par  exemple  l'hérésie  péla- 
gienne  ou  l'hérésie  janséniste,  dont  la  condamnation 
n'exige  j)as  un  Concile  général,  lequel  ne  peut  être 
dit  absolument  nécessaire  que  dans  certains  cas 
seulement;  que  si  l'on  n'arrive  pas  à  conclure  ainsi 
l'affaire  avec  le  parlement,  il  faudra  faire  prier  le  Roi 
très  chrétien  par  l'illustrissime  archevêque  d'Auch 
de  sauvegarder  à  la  Faculté  le  droit  qu'elle  a  et 
qu'elle  eut  toujours  de  proférer  son  jugement  doc- 
trinal sur  les  choses  qui  regardent  la  foi.  »  d'Argen- 
TBK,  1.  c,  p.  87,88. 

Les  députés  de  la  Sorbonne  furent  d'abord  reçus 
par  le  premier  président  de  Lamoignon.  Il  leur  dé- 
clara «  qu'il  ne  fallait  pas  poser  des  questions  au 
parlement,  si  la  Faculté  ne  voulait  éprouver  sa  sévé- 
rité; que  d'ailleurs,  loin  de  vouloir  s'ingérer  dans 
un  jugement  doctrinal  en  matière  théologique,  le 
parlement,  s'il  s'élevait  un  doute  sur  la  foi,  sau- 
rait consulter  et  entendrait  d'abord  la  Faculté, 
dont  il  voulait  sauvegarder  les  droits  ».  Les  députés 
intimidés  n'entrèrent  à  la  séance  du  parlement 
qu'avec  une  formule  écrite  qu'ils  avaient  fait  censu- 
rer d'avance  par  le  premier  président  et  les  trois 
ministres  du  roi,  et  qu'ils  lurent  en  public  :  à  quoi 
Lamoignon  répondit  avec  hauteur  «  que  tout  sujet 
du  roi  devait  obéir  aux  arrêts  du  parlement  ;  que 
s'ils  avaient  encore  besoin  qu'on  leur  expliquât  pour- 
quoi avait  été  interdite  la  proposition  sur  les  conci- 
les généraux,  ce  n'était  pas  dans  l'intention  d'obliger 
personne  à  soutenir  qu'une  hérésie  ne  peut  jamais 
être  condamnée  sans  la  convocation  d'un  concile 
général,  puisqu'on  sait  bien  que  mainte  hérésie  a  été 


condamnée  ou  même  complètement  détruite  sans 
concile  général.  Seulement  la  coiu"  n'a  pu  souffrir 
une  proposition  vague  et  indéDnie,  d'où  quelqu'un 
pourrait  conclure  que  les  conciles  généraux  ne  sont 
nécessaire  en  aucun  cas.  Le  parlement,  ajouta-t-il, 
a  interposé  l'autorité  du  roi  pour  prohiber,  par  ma- 
nière de  police,  des  propositions  qui,  si  l'on  venait 
à  les  étendre  ainsi,  contrarieraient  l'administration 
extérieure  ou  police  de  l'Eglise,  partie  principale 
de  la  police  générale  du  royaume.  »  Tel  fut  le  rap- 
port fait  par  les  députés  à  la  nouvelle  assemblée 
extraordinaire  de  la  Sorbonne  qui  s'était  réunie  le 
i5  février  pour  les  entendre.  d'Aroentrk,  p.  88. 

La  sommation  injurieuse  du  premier  président 
qui,  sous  le  vain  prétexte  de  «  police  »,  avait  exigé 
des  théologiens  de  la  Faculté  une  obéissance  passive 
et  immédiate  en  matière  de  doctrine,  avec  l'enregis- 
trement d'un  arrêt  qui  consacrait  pour  l'avenir 
l'usurpation,  provoqua  dans  la  grande  majorité  de 
la  Sorbonne  une  vraie  tempête  de  récriminations. 
Un  des  plus  jeunes  docteurs,  Bossuet,  alors  âgé  de 
36  ans  et  déjà  grand  archidiacre  de  Metz  et  prédi- 
cateur du  roi,  se  montra  l'un  des  plus  ardents,  mal- 
gré le  penchant  qu'il  professait  depuis  longtemps 
vers  un  gallicanisme  d'ailleurs  modéré  (voir  Galli- 
CANis.ME.col.  238).  Mais  le  gallicanisme  modéré  n'avait 
rien  à  faire  avec  l'incompétence  du  parlement  et  ses 
attentats  contre  la  dignité  de  la  Sorbonne,  Gérin, 
Hecherclies,  p.  26,  28,  338;  Etudes,  l.  c,  p.  896. 

Toutefois  deux  curés  de  Paris,  vétérans  de  la  Sor- 
bonne mais  jansénistes  fameux,  prirent  habilement 
la  tète  de  la  minorité  de  l'assemblée.  Ajipuyés  par 
l'influence  redoutable  des  ministres  du  roi,  ils  mon- 
traient les  dangers  de  la  résistance,  exagéraient  les 
concessions  qu'avait  faites  le  premier  président  : 
n'avait-il  pas  reconnu  les  droits  de  la  Faculté? 
(Ju'avait-il  réclamé  pour  le  parlement  dans  l'Eglise, 
sinon  un  droit  de  police  extérieure?  N'j' avait-il  i>as 
moyen  de  s'entendre?  Les  moins  courageux  parmi 
les  défenseurs  de  la  Sorbonne  saisirent  avidement 
le  compromis  qu'on  leur  offrait,  ainsi  qu'il  arrive 
dans  les  assemblées  délibérantes.  Le  syndic  Gran- 
din,  homme  de  science,  mais  non  de  caractère,  ne 
sut  pas  être  l'àme  de  la  résistance.  11  fut  enfin  décidé, 
à  une  faible  majorité,  que  l'on  enregistrerait  l'arrêt 
de  la  cour,  à  la  condition  d'y  ajouter  le  rapport  des 
députés  et  les  explications  de  Lamoignon.  Eludes, 
pp.  897,  898. 

Le  parlement  sut  exploiter  son  triomphe.  Son 
arrêt  à  peine  enregistré,  il  attaquait  déjà  une  thèse 
du  collège  des  Bernardins,  tout  aussi  inofl'ensive  que 
la  précédente.  Quels  sont  ceux  qui  rentrent  sous 
la  dénomination  canonique  de  proprius  sacerdos 
(D.  B.,  n.  437)?  La  thèse  répondait  :  «  C'est  le  Pape 
dans  toute  l'Eglise,  l'évêque  dans  son  diocèse,  le 
curé  dans  sa  paroisse.  «  Gela  revenait  à  dire,  comme 
le  lit  observer  Grandin,  que  si  le  Pape  se  trouvait  à 
Paris,  on  pourrait  se  confessera  lui,  aussi  bien  qu'à 
son  curé,  pour  satisfaire  au  précepte  de  la  confes- 
sion annuelle  :  ce  n'éffiit  pas  là  un  grand  privilège, 
ni  une  nouveauté.  Il  est  vrai  que  la  proposition  du 
bernardin  ajoutait  cette  phrase  incidente  :  «  Le  Pape, 
qui  a  la  plénitude  de  juridiction  dans  toute  l'Eglise, 
tant  au  for  intérieur  qu'au  for  extérieur...  »  Mais 
Gerson  n'a-t-il  pas  dit  lui-même  :  »  Le  pouvoir  ecclé- 
siastique en  sa  plénitude  réside  dans  le  seul  Pontife 
romain.  »  Voir  col.  i446.  Malgré  tout,  Lamoignon 
gronda  le  syndic  comme  un  écolier.  Talon  cria  à  l'er- 
reur, à  la  destruction  de  toute  la  hiérarchie  ecclésias- 
tiqueet  de  toutes  les  libertés  de  l'Eglisegallicane.  Sur 
quoi,  un  nouvel  arrêt  du  parlement  déclara  Grandin 
suspendu  de  son  syndicat  pendant  six  mois,  avec 
d'autres  peines  pour  le  président  de  la  thèse  et  le 


146  i 


PAPAUTE 


1462 


réponJant,  Etudes,  pp.  Sgg-goS;  cf.  Gérin,  op.  cil., 
p.  3o. 

c)  La  déclaration  de  Î663.  —  Ce  n'était  là  que  la 
préparation  d'une  vaste  intrig:ue,  ourdie  par  t.e  Tel- 
lier,  ou  par  son  conseiller  janséniste  le  docteur 
Coequelin,  pour  domestiquer  la  Sorboiine  et  plaire 
à  Louis  XIV.  Ils  entreprennent  le  malheureux  Gran- 
din,  abattu  et  désolé  de  la  suspension  de  son  syndi- 
cat, et  le  menacent  de  plus  grands  maux  encore,  s'il 
n'apaise  le  monarque  irrité  contre  lui.  On  lui  laisse 
entrevoir  un  moyen  de  tout  sauver,  y  compris  le 
syndicat  :  c'est  de  faire  voter  par  la  Sorbonne  une 
déclaration  de  gallicanisme,  tant  politique  qu'ecclé- 
siastique, qu'elle  irait  offrir  au  roi.  Grandin  rédige- 
rait pour  cela  un  projet  de  déclaration,  et  le  leur 
apporterait;  et  en  compagnie  du  nouvel  archevêque 
de  Paris,  Hardouin  de  Pérélixe,  on  le  discuterait 
avec  lui.  11  eut  la  faiblesse  d'accepter.  Dans  la  rédac- 
tion qu'il  leur  soumit,  il  avait  cherché  à  sauvegarder 
le  plus  possible  sa  conscience  et  la  vérité;  les  trois 
courtisans,  que  de  pareils  soucis  ne  gênaient  guère, 
marchandant  longtemps  avec  lui,  lui  itiiposérent 
quelques  additions  ou  corrections,  riant  ensuite  du 
piège  où  ils  l'avaient  fait  tomber.  Heureusement,  ils 
discernaient  moins  que  lui  la  portée  des  formules 
employées.  Voir  Etudes,  1.  c,  pp.  go^-goô. 

En  conséquence,  le  2  mai,  dans  l'assemblée  de 
Sorbonne,  Grandin  exposa  que  malheureusement,  à 
l'occasion  de  deux  thèses  récentes,  on  avait  jeté  des 
soupçons  dans  l'esprit  du  roi  sur  l'enseignement  de 
la  Faculté  de  théologie,  à  laquelle  on  prétait  telle 
et  telle  doctrine  qu  elle  n'avaitjamais enseignée;  sur 
quoi  il  énuméra  toutes  les  doctrines  ultramontaines 
que  visait  son  projet  secret  de  déclaration.  d'Argbn- 
THii,  1.  c,  p.  8g,  go.  Il  fallait  dissiper  ces  soupçons 
par  une  déclaration  faite  au  roi,  ajouta-t-il.  Malgré 
le  silence  des  registres  ofliciels,  plusieurs  docteurs, 
nous  le  savons  par  des  témoignages  contemporains, 
réclamèrent  qu'on  délibérât  sur  la  question  en  pleine 
assemblée,  comme  il  était  d'usage  pour  toutes  les 
mesures  prises  au  nom  de  l.i  Faculté;  l'afTalre  élait 
d'ailleurs  des  plus  graves,  et  son  développement 
inattendu  dépassait  de  beaucoup  l'olijet  des  deux 
thèses  condamnées,  qui  n'avaient  servi  que  d'occa- 
sion et  de  prétexte.  Mais  la  crainte  et  la  politique 
l'emportèrent;  comment  délibérer  en  liberté  sur  de 
telles  questions,  après  les  arrêts  formidables  du  par- 
lement, et  en  présence  de  l'archevêque  de  Paris, 
proviseur  de  Sorbonne  et  représentant  ofliciel  de 
l'autorité  souveraine?  L'assemblée  se  borna  linale- 
ment  à  choisir  onze  commissaires,  parmi  lesquels 
Grandin,  Coequelin  et  les  deux  curés  jansénistes, 
pour  s'entendre  entre  eux  sur  la  déclaration  à  faire  au 
roi;  elle  pria  l'arclievèque  de  voir  Sa  Majesté  et  de 
lui  demander  de  vouloir  bien  conserver  à  la  Faculté 
ses  droits,  et  rétablir  ceux  qui  avaient  été  suspendus 
de  l'exercice  de  leurs  fonctions.  Etudes,  pp.  907,  go8. 
Cf.  d'.\rgentré,  iiiW.  Le  lendemain,  guidés  par  l'ar- 
chevêque, les  commissaires  vont  faire  hommage  à 
Louis  XIV  du  document  signé  par  eux;  il  l'accueille 
avec  plaisir,  en  daignant  se  déclarer  persuadé  que 
la  Faculté  ne  lui  fait  pas  d'opposiliiui,  et  qu'elle 
n'enseigne  aucune  doctrine  contraire  aux  droits  du 
royaume;  ajoutant  qu'il  lui  en  donnera  bientôt  des 
marques  publiques.  L'archevêque,  avec  des  poli- 
tesses, vient  rendre  compte  en  Sorbonne  de  celte 
démarche  qu'il  a  faite  auprès  du  roi,  et  les  docteurs 
couvrent  le  tout  d'une  approbation  vague  et  d'un 
remerciement  banal.  Bientôt  le  parlement  fait  un 
arrêt  pour  l'enregistrement  de  la  déclaration,  et  le  roi 
ordonne  que  les  six  articles  dont  elle  est  composée 
soient  publiés  et  enregistrés  dans  tous  les  parle- 
ments et  universités  du  royaume,  avec  défense  de 


lire,  dire  ou  «nseigner  rien  qui  y  soit  contraire. 
d'Argentré,  p.  g2,  g3.  Le  tour  était  joué.  Le  texte 
latin  des  six  articles  se  trouve  chez  d'Argentré,p.  90, 
fltudes,  p.  gog. 

Quel  est  le  sens  de  ces  articles  de  i663?  Les  trois 
premiers  roulent  sur  les  rapports  du  Pape  et  du  tem- 
porel du  roi.  Cette  question,  à  laquelle  on  faisait 
ainsi  une  si  large  place,  était  pourtant  étrangère 
aux  thèses  condamnées.  Mais  c'était  la  plus  impor- 
tante pour  le  roi.  C'était  aussi  celle  où  Grandin  pou- 
vait faire  plus  facilement  des  concessions  de  prin- 
cipes, puisque  la  Sorbonne  vivait  depuis  longtemps 
(même  du  temps  de  Duval)  en  bonne  intelligence 
avec  le  gallicanisme  politique  de  Richelieu  et  de 
Louis  XIV;  voir  col.  1^52.  Ces  trois  articles  ne  crai- 
gnent donc  [>as  d'allirmer  "  que  la  Faculté  s'est  toujours 
opposée  à  ceux  qui  attribuaient  au  Pape  une  auto- 
rité quelconque,  même  indirecte,  sur  le  temporel  du 
roi;  —  que  la  Faculté  ne  reconnaît  au-dessus  du  Roi 
aucun  supérieur  dans  les  choses  temporelles,  si  ce 
n'est  Dieu,  et  que  c'est  son  ancienne  doctrine,  dont 
elle  ne  s'écartera  jamais;  — que  nul  prétexte  ne  peut 
dispenser  les  sujets  du  Roi  très  chrétien  de  la  lidé- 
lité  et  de  l'obéissance  qu'ils  lui  doivent  ».  Du  point 
de  vue  historique,  Launov  a  relevé  des  inexacti- 
tudes dans  ces  assertions  de  fait  :  a  La  Faculté  s'est 
/ok/ohjs  opposée»,  etc.,  «  c'est  son  a  nc(>fi  ne  doctrine  », 
etc^  (Opéra  omnia,  Genève,  i73ï,  t.  IV,  part.  :i, 
p.  !26  sqq.) 

Aux  termes  du  quatricme  article,  «  la  Faculté 
n'approuve  pas  et  n'a  jamais  approuvé  aucune  pro- 
position contraire  aux  véritables  libertés  de  l'Eglise 
gallicane  ».  Ce  mot  «  véritables  »  est  une  restriction, 
et  laisse  entendre  que  r(m  colporle  de  fausses  liber- 
tés que  la  Sorbonne  n'admet  point  :  c'est,  au  fond, 
la  parole  de  Bossuet,  soutenant  les  libertés  de 
l'Eglise  gallicane  «  de  la  manière  que  les  entendent 
les  évéques,  et  non  pas  de  la  manière  que  les  enten- 
dent les  magistrats  »  du  parlement.  Col.  i4.58. 

Les  deux  derniers  articles  concernent  les  diffé- 
rences fondamentales  entre  le  gallicanisme  ecclé- 
siastique et  les  doctrinesromaines;  c'était  en  réalité 
l'endroit  délicat  de  la  déclaration.  Ils  sont  très 
remarquables  par  leur  forme  négative  ;  ils  n'énoncent 
aucun  principe,  mais  ils  se  contentent  de  nier  un  fait  : 
«  Ce  n'est  pas  la  doctrine  de  la  Faculté  que  le  Pape 
soit  au-dessus  du  Concile  général.  Ce  n'est  pas  la 
doctrine  ou  le  dogme  de  la  Faculté  que  le  Pape  soit 
infaillible  si  nul  consentement  de  l'Eglise  ne  vient 
s'ajouter  »  (à  ses  délinitions).  —Est-il  vrai  que  ces 
doctrines  fussent  étrangères  à  la  Faculté?  Pour  ne 
parler  que  de  l'infaillibilité  du  Pape,  seule  question 
qui  nous  intéresse  directement,  elle  avait  souvent 
ligure  dans  les  thèses  de  la  Sorbonne  (et  même 
récemment)  sans  cette  clause  d'un  «  consentement 
de  l'Eglise  »  et  c'est  ainsi  que  d'illustres  professeurs 
de  la  Sorbonne,  comme  Duval,  l'avaient  enseignée. 
Mais  ils  n'avaient  pas  prétendu  en  faire  un  «  dogme  » , 
c'est-à-dire  une  vérilérfe/o/ ;  etpuis.  c'étaient  des  indi- 
vidus agissant  pour  leur  propre  compte,  et  «  la 
F^iculté  »,le  corps,  n'avaitjamais  fait  ,ç;enneIeurdoe- 
trine  :  ainsi  l'on  avait  tort  d'en  faire  «  une  doctrine 
d:-  la  Faculté  «  —  comme  était  par  exemple  l'Imma- 
culée Conception,  qui  sans  être  un  «  dogme  »  était 
pourtant  «  une  doctrine  de  la  Sorbonne  ».  Grandin, 
par  sa  rédaction,  avait  donc,  sur  ce  point  impor- 
tant, sauvé  la  vérité  et  réservé  les  droits  de  chacun  : 
et  c'est  de  la  sorte  qu'il  s'explique  lui-même  dans  un 
Mémoire  qui  démontre  que  l'infaillihilité  du  pape 
n'est  pas  de  for-  L'abbé  Fkrbt,  qui  cite  ce  manu- 
scrit et  l'explication  donnée  par  Grandin,  n'aurait 
donc  pas  dû  écrire  que  l'article  6  est  l'alllrmation  de 
laïc  non-infaillibililé  du  Pape  net  que  ces  déclarations 


1463 


PAPAUTE 


1464 


de  i663  équivalent  déjà  aux  articles  de  1O82  (La 
faculté  de  théot,  de  Paris,  époque  moderne,  Paris, 
190/1,  t.  III,  p.  377).  S'abstenir,  comme  la  Faculté, 
d'aHirmerrinfaillibiUté,ce  n'est  pas  «  aOirmer  la  non- 
infaillibilité  »;  etil  }'  aura  vraiment  du  nouveau  dans 
la  déclaration  <le  1682.  Aussi  certains  membres  du 
parlement  se  plaignirent-ils  de  ces  formes  négatives  : 
voir  GÉRiN,  op.  cit.,  pp.  3i,  82.  —  Mais  celte  rédac- 
tion, théoriquement  inoll'ensive,  laissait  subsister  des 
inconvénients  pratiques  :  trop  souvent  cet  article 
fut  publiquement  exploité  dans  un  sens  exagéré, 
comme  si  la  Sorbonne  avait  censuré  la  doctrine 
romaine;  ce  qui  explique  les  efforts  du  nonce  pour 
faire  révoquer  ces  articles  de  la  Sorbonne,  eftorts 
d'ailleurs  infructueux  (Féret,  ihid.,  p.  28^).  —  L'an- 
née suivante,  du  reste,  la  Faculté  se  laissa  entraîner 
plus  loin,  dans  la  condamnation  qu'elle  Ut  de  deux 
ouvrages  tliéologiques. 

Le  carme  Bonaventure  de  Ste-Anne,  sous  le  pseu- 
donyme de  11  Jacqcbs  de  Vebnant  »  avait  publié  à 
Metz  en  iC58  la  Défense  de  l'autorité  de  N.  S.  P.  le 
Pupe...contreles  erreurs  de  ce  temps.  Le  i" avril  i664, 
le  nouveau  syndic  gallican  et  janséniste  imposé  à  la 
Sorbonne,  Antoine  dk  Bréda,  en  proposa  l'examen. 
Après  la  nomination  d  une  commission  et  ses  travaux 
préparatoires,  la  Faculté  discuta  en  six  assemblées 
générales,  les  phrases  du  livre  relevées  par  la  com- 
mission et  rendit  son  jugement  le  24  mai.  —  Sur  l'in- 
faillibilité du  Pape  (pour  ne  considérer  que  ce  point), 
la  Sorbonne  condamnait  des  phrases  exagérées  au 
moins  dans  la  fi>rme.  d'Argenthé,  /.  cit.,  jtp.  101 ,  io3. 

Le  jésuite  espagnol  Mathieu  de  Moya  sous  le  pseu- 
donyme de  «  Amkdéb  Guimknius  »  venait  de  faire  une 
nouvelle  édition  d'un  opuscule  où  il  s'appliquait  à 
réfuter  les  objections  des  Provinciales  contre  la 
morale  des  jésuites,  en  faisant  appel  à  l'autorité 
d'autres  moralistes,  choisis  même  parmi  les  docteurs 
de  Sorbonne  :  Amndaei  Guimenii...  opusculum,  sin- 
^ularia  universae  fere  theologiae  nwratis  complec- 
teiis,  etc.,  Lyon,  iGG^.  Le  syndic  le  proposa  à  l'exa- 
men de  la  Faculté  le  i"''  septembre;  après  les  travaux 
de  laoommission,et  la  discussion  en  quatorze  assem- 
blées générales,  la  Sorbonne  rendit  son  jugement  le 
3  fév.  1665,  précédé  d'un  exorde  où,  s'abritant  sous 
le  nom  même  d'Alexandre  Vil,  ennemi  de  la  morale 
relâchée,  elle  tonnait  volontiers  contre  le  laxisme, 
et  rappelait  ses  anciennes  censures  contre  les  casuis- 
tes  (D'ARGfiNTRK,  p.  )o6  et  suiv.).  Au  milieu  des 
35  censures  qu'elle  portait  contre  des  groupes  d'as- 
sertions morales  dont  plusieurs  sont  choquantes, 
mais  plusieurs  autres  aussi  sont  vraies  et  ont  fini 
par  triompher  de  la  rigueur  semi-jansénisle  du 
xvri=  siècle,  une  seule  censure  relevait  deux  ou  trois 
phrases  de  l'auteur  sur  le  Souverain  Pontife.  Les 
voici  :  «  La  foi  nous  fait  un  devoir  d'adhérer  à  la 
déiinilion  du  Souverain  Pontife  dans  les  questions 
de  foi,  et  aussi  de  morale.  Dans  ces  questions 
l'Eglise  ne  peut  errer,  son  chef  non  plus  par  consé- 
quent... Il  est  de  foi  que  le  Pontife  ne  peut  errer... 
en  approuvant  comme  conforme  à  la  perfection 
évangélique  ce  qui  ne  l'est  pas...  La  conclusion  est 
si  certaine,  que  la  thèse  opposée  est  hérétique,  je 
n'hésite  pas  à  le  dire.  »  Censure  de  la  Sorbonne  :  «  La 
doctrine  contenue  et  inférée  dans  ces  propositions 
est  fausse,  téméraire,  contraire  aux  libertés  de 
l'Eglise  gallicane,  injurieuse  pour  les  Universités, 
les  facultés  de  théologie  et  les  docteurs  orthodoxes» 
(d'Arokntrk,  p.  ii3).  —  La  Sorbonne  ne  censure  pas 
la  simple  affirmation  de  l'infaillibilité  pontiticale  ; 
car  en  quoi  cette  simple  affirmation  eùt-elle  été 
ï  injurieuse  pour  les  facultés  de  théologie  et  les  doc- 
teurs orthodoxes  n  ?  Elle  savait  bien  que  presque 
toutes   les    universités,    presque    tous   les  docteurs 


orthodoxes  hors  de  France,  et  bon  nombre  en 
France,  partageaient  ouvertement  cette  atBrmation 
de  l'infaillibilité,  et  s'en  faisaient  gloire,  loin  de  s'en 
otTusquer.  Ce  qu'elle  attaque  dans  les  phrases  de 
Guiménius,  c'est  l'ejagération  de  la  certitude  de 
cette  doctrine  ;  c'est  d'allirmer  l'obligation  pour  tous 
de  la  soutenir;  c'est  de  dire  qu'elle  fût  alors  a  de  foi  » 
et  que  le  contraire  fût  »  hérétique  ».  Exagérer  ainsi 
l'obligation,  n'était-ce  pas  faire  une  sorte  d'injure  à 
tant  d'il  universités  »  qui  ne  voulaient  pas  aller  si 
loin,  qui  toléraient  la  doctrine  contraire,  —  à  tant  do 
i<  docteurs  orthodoxes  n  qui,  vu  l'existence  de  la  con- 
troverse, ne  regardaient  pas  la  doctrine  de  l'infailli- 
bilité comme  étant  de  foi,  ou  du  moins  comme  étant 
obligatoire  sous  peine  d'Iiérésie.'  Les  illustres  profes- 
seurs de  Sorbonne  qui  l'avaient  soutenue,  comme 
Duval,  n'avaient  jamais  voulu  admettre  qu'elle  fût 
de  foi;  Grandin  ne  l'avait  pas  admis.  De  ce  que  l'in- 
faillibilité de  l'Kglise  en  général  était  de  foi,  on  ne 
pouvait  11  inférer  »  que  l'infaillibilité  particulière  du 
chef  le  fût  aussi  :  la  première  étant  reconnue  de  la 
catholicité  tout  entière,  la  seconde  était  alors  contro- 
versée dans  une  certaine  mesure.  Guiménius  tran- 
chait donc  trop  sévèrement  la  question  d'obliga- 
tion, surtout  pour  un  ouvrage  de  théologie  morale, 
où  l'on  fait  profession  de  peser  très  exactement  les 
obligations  graves,  comme  celle  de  la  foi. 

Concluons  que  la  Sorbonne,  à  prendre  strictement 
ses  termes,  n'a  j)as  entendu  nier  la  doctrine  infailli- 
biliste,  pas  plus  en  i664  et  i665  qu'en  i663.  Aussi 
ne  serons-nous  pas  surpris  de^  la  voir  en  i68j  résister 
à  la  Déclaration  du  clergé,  nettement  anti-infaillibi- 
liste.  —  Mais  s'il  en  est  ainsi,  dira-t-on,  pourquoi 
Alexandre  VU,  s'adressanl  à  a  l'éminente  piété  du 
roi  »,  lui  demanda-t-il  par  un  bref  du  6  avril  i665  la 
révocation  des  censures  de  la  Faculté,  «  si  opposées 
et  si  injurieuses  au  Siège  Apostolique  »  —  demande 
que  le  Parlement,  consulté  par  Louis  XIV,  lui  con- 
seilla de  ne  pas  exaucer  (d'Arghntri'ï,  pp.  Ii5-ia4)? 

—  Réponse.  En  dehors  des  censures  qui  ont  trait  à 
Pinfaillibililé  (voir  ci-dessus),  d'autres  étaient  vrai- 
ment i  opposées  et  injurieuses  »  aux  droits  du  Saint- 
Siège.  Par  exemple,  Vernant  avait  dit  du  Pape  avec 
grande  raison  que  «  les  alTaires  plus  importantes  de 
l'Eglise  sont  soumises  à  son  jugement,  duquel  il  n'y 
a  point  d'appel  ».  C'étaient  là  des  principes  tradition- 
nels toujours  soutenus  par  le  St-Siège,  même  depuis 
la  controverse  gallicane;  voir  Pie  II,  D.  B.,  717; 
LÉON  X,  74o;  cf.  art.  Gallicanisme,  col.  26G.  Or  la 
censure  de  la  Sorbonne  dit  que  ces  assertions  de 
Vernant  «  sont  fausses,  en  tant  qu'elles  affirment 
qu'en  aucun  cas  on  ne  peut  appeler  du  Souverain 
Pontife;  qu'elles  dérogent  à  l'autorité  sacrée  des  Con- 
ciles »,  etc.  (d'.\rgentré,  p.  102).  C'était  favoriser, 
suivant  la  remarque  du  bref  pontifical,  les  jansé- 
nistes, que  Louis  XIV  avait  voulu  réprimer,  de  con- 
cert avec  Rome  (plusieurs  d'entre  eux  en  appelaient 
au  futur  Concile).  —  Enlin,  indépendamment  du  plus 
ou  moins  de  justesse  d'une  censure,  il  y  a  la  question 
du  droit  de  censurer.  Or  le  droit  de  porter  des  ceu- 
sures  sur  les  choses  qui  regardent  la  foi,  nulle 
Faculté  de  théologie  catholique  ne  peut  l'avoir  par 
elle-même,  ni  de  par  le  pouvoir  civil,  mais  seulement 
par  une  concession  du  Chef  de  l'Eglise,  qui  en  sur- 
veille l'exercice.  La  Sorbonne  n'aurait  donc  pas  dû, 
sans  consulter  le  Pape,  aborder  une  censure  de  cette 
nature,  qui  visait  à  déterminer  l'autorité  même  du 
Pape  et  dans  des  circonstances  aussi  délicates,  sur- 
tout pour  la  déterminer  contrairement  ans.  droits  du 
Pape,  tels  que  les  entendait  la  grande  majorité  des 
théologiens  catholiques  passés  et  présents.  Voilà 
pourquoi  le  Pontife  allait,  dans  une  bulle,  traiter 
cette  censure  d'acte  présomptueux  et  invalide. 


1465 


PAPAUTE 


1466 


En  eÛ'et,  après  d'inutiles  négociations,  Alexan- 
dire  Vil  promulgua,  le  25  juin  i665,  une  bulle  où  il 
disait,  sans  nommer  la  France  ni  laSorbonne,  qu'une 
11  censure  prcsomptueuse  »  s'était  excreée  sur  les 
livres  de  Vernant  et  de  Guiménius,  et  s'élait  permis 
d'y  condamner  «  des  propositions  appuyées  sur 
l'autorité  des  |)lus  graves  écrivains  et  sur  l'usage 
perpétuel  des  catholiques,  surtout  en  matière  d'auto- 
rité du  StSiège,  de  juridiction  des  évèques  /),  etc.  (il 
n'est  pas  question  d'infaillibilité).  On  ne  pouvait, 
sans  détriment  de  la  religion  catholique,  laisser  de 
pareilles  censures  s'établir  impunément.  En  consé- 
quence, sur  l'avis  d'une  commission  des  plus  doctes 
théologiens  et  avec  le  suffrage  des  cardinaux,  le  Pape 
condamnait  «  dans  la  plénitude  de  la  puissance  apos- 
tolique, ces  censures  comme  présomptueuses,  témé- 
raires et  scandaleuses,  et  les  déclarait  sans  force  et 
de  nulle  valeur  juridique  »  — ,  interdisant,  sous  peine 
d'excomnmnication,  de  les  soutenir,  de  les  suivre  ou 
de  les  alléguer  comme  valables  ;  réservant  au 
Sl-Siège  le  jugement  des  opinions  contenues  dans 
les  deux  livres  incriminés  et  dans  les  censures  elles- 
mêmes.  Voir  le  grand  Hidlaire  romain,  édit.  Cocque- 
lines,  t.  V,  [lart.  vi,  Rome,  1762,  p.  ^S. 

Ue  cette  bulle,  le  procureur  général  osa  k  appeler 
comme  d'abus  »,  et  le  parlement,  par  un  arrêt  du 
29  juillel,  le  reçut  appelant,  après  un  grand  discours 
théologique  de  Talon,  et  lui  ordonna  «  d'exposer  ses 
moyens  de  défense  dans  les  trois  jours  »  ;  défendant 
"  à  tous  les  sujets  du  Roi  de  retenir  la  liulle,  de  la 
lire,  publier  et  débiter  >.  Une  députation  de  parle- 
mentaires vint  le  i"'  août  haranguer  l'assemblée  de 
Sorbonne,  l'encouragea  «  à  continuer  toujours  avec 
la  même  vigueur  »,  la  poussa  contre  le  Pape  à  "  cette 
sainte  rébellion  qui  a  toujours  été  conforme  à 
l'esprit  de  l'Eglise  ».  Voir  l'arrêt  et  les  discoiu's  dans 
d'Ahgenthk,  pp.  i25-i33.  Mais  voici  que  l'assemblée 
du  clergé  de  France,  alors  réunie,  résiste  au  parle- 
ment et  non  au  Pape,  blâme  le  réquisitoire  de  Talon, 
blâme  dans  l'arrêt  lui-même  des  termes  qui  montrent 
la  prétention  de  «  prendre  connaissance  entière  de  la 
doctrine,  au  préjudice  de  l'autorité  et  juridiction 
épiscopale  ».  Enfin,  dans  un  mémoire  au  Roi,  elle 
traite  d'  <  hérétique  »  cette  maxime  du  parlement 
u  que  les  princes  temporels  ont  le  droit  et  le  devoir 
de  juger  et  de  décider  des  dogmes  de  la  foi  et  de  la 
discipline  ecclésiastique  »  ;  qu'ils  ont  «  un  pouvoir 
de  tout  faire,  uneéminence  d'autorité,  non  seulement 
quant  à  la  discipline  et  au  règlement  des  moeurs, 
mais  encore  quant  au  dogme  de  la  foi  et  à  l'extinc- 
tion des  hérésies  >  ;  telle  avait  été  l'origine  du 
schisme  et  de  l'hérésie  de  l'Angleterre.  Le  roi,  fort 
embarrassé,  essaya  une  sorte  d'arbitrage  entre  le 
parlement  et  le  clergé,  puis  finit  par  céder  ;  il 
empêcha  le  procureur  général  de  se  présenter  au 
parlement  pour  donner  ses  moyens,  et  le  parlement 
de  publier  son  arrêt.  La  Sorbonne  se  garda  bien  de 
résister  publiquement  à  la  bulle.  Louis  XIV  continua 
de  négocier  avec  Rome,  mais  dans  un  esprit  de 
modération.  Un  apaisement  se  produisit.  Par  deux 
décrets  du  St-Ollice,  le  21  septembre  i665  et  le 
18  marsi666(/).  B.,  iioi)  Alexandre  VII  condamna 
bon  nombre  de  propositions  laxistes,  parmi  lesquel- 
les on  en  retrouve  plusieurs  de  Guiménius,  dont 
l'ouvrage  fut  aussi  mis  à  l'index  le  10  avril  1666. 
Tout  en  donnant  une  satisfaction  légitime  aux  enne- 
mis de  la  morale  relâchée,  le  Pape,  qui  dans  sa  bulle 
s'était  réserve  l'examen  des  livres  incriminés,  subs- 
tituait sa  censure  à  celle  de  Paris,  et  affirmait  ainsi 
de  nouveau  sa  souveraine  autorité  en  matière  reli- 
gieuse. Louis  XIV  €  aurait  mieux  aimé  que  l'honneur 
de  la  condamnation  fut  demeuré  entier  à  la  Sor- 
bonne »,  mais  il  laissa  publier  les  décrets  de  Rome. 


Ainsi,  sur  le  terrain  de  son  autorité,  le  Pape  ne  fit 
aucune  concession  ;  le  nonce  Roberti  menaçait  des 
dernières  extrémités  si  l'on  publiait  l'arrêt  du  parle- 
ment contre  la  bulle.  On  céda;  et  môme  un  Becueil 
de  pièces,  contenant  des  tteinargues  sur  la  huile, 
œuvre  anonyme d'Arnauld,  etdes  Considérations  res- 
pectueuses sur  la  bulle,  œuvre  anonyme  d'un  autre 
janséniste  l'abbé  Boileau,  fut  condamné  au  feu  par  le 
parlement,  le  19  mai  1666.  Voy.  Gébin,  louis  A'/V 
et  le  Sl-Siège,  t.  II,  p.  16,  sqq.,  Paris,  1898,  et  la 
Revue  d'hist.  eccl.,  1903,  p.  450-455;  La  visse,  IIist.de 
France,  t.  VII,  a' p.,  pp.  18-20, 

Cet  apaisement  relatif  sur  les  questions  de  l'auto- 
rité spirituelle  et  de  l'infaillibilité  du  St-Siège  conti- 
nua les  années  suivantes,  et  surtout  sous  Clément  IX  ; 
c'est  alors,  en  1668,  que  vint  à  Paris  le  nonce  Bar- 
GELLiNi,  dont  la  correspondance  avec  Rome,  étudiée 
par  M.  Cauchib,  éclaire  cette  période  jusqu'en  1671 
{liev.  d'hist.  eccl.,  Louvain,  t.  III,  1902,  p.  952; 
t.  IV,  1903,  pp.  89  sq.  et  4^8  sq.). 

En  1673,  une  déclaration  du  roi  prétendit  étendre 
à  toutes  les  Eglises  de  France  le  privilège  royal  de 
la  régale,  jusqu'alors  limité  (voir  Gérin,  Recherches, 
p.  37,  sq.).  Ainsi  Louis  XIV  engageait  avec  le 
St-Siège,  surtout  avec  Innocent  XI,  une  lutte  qui, 
n'ayant  pas  l'infaillibilité  pour  objet,  ne  nous  con- 
cerne que  par  l'origine  qu'elle  donna  à  l'assemblée 
de  1682. 

3"  La  Déclaration  de  1682  :  et  spécialement 
son  4e  article,  sur  l'infaillibilité  du  Pape.  — 
Les  trois  ministres  du  roi  et  le  parlement,  que  nous 
avons  vus,  à  propos  d'une  thèse,  si  soucieux  des 
droits  et  de  l'absolue  nécessité  des  Conciles  œcumé- 
niques, ne  se  gênaient  pas  pour  contredire  eux- 
mêmes  cette  nécessité  et  ces  droits.  De  même  que  les 
conciles  provinciaux  avaient  été  depuis  longtemps 
abolis  en  France  par  la  politique,  de  même  ils  se 
souciaient  fort  peu  d'un  concile  général  de  la  catho- 
licilé.  Ils  préféraient  s'appuyer  sur  ce  que  l'on 
appelait  «  les  assemblées  du  clergé  de  France  ».Ces 
assemblées  quinquennales  n'avaient  rien  de  commun, 
suivant  la  remarque  de  Portails  lui-même,  avec  les 
conciles  soit  provinciaux,  soit  nationaux,  soit  œcu- 
méniques, groupements  prévus  dans  le  droit  cano- 
nique et  soumis  parles  lois  de  l'Eglise  à  des  condi- 
tions bien  déterminées,  par  exemple  à  celle  de 
l'autorisation  du  Pape.  Le  clergé  de  France  figurait 
dans  ses  i  assemblées  »  non  comme  un  corps  épi- 
scopal,  ayant  à  veiller  sur  la  religion  et  la  discipline 
ecclésiastique,  maisplutôt  comme  un  des  trois  ordres 
de  l'Etat,  en  vue  d'objets  plutôt  temporels  et  politi- 
ques, dont  le  principal  était  cet  impôt  que  le  clergé 
consentait  au  roi  sur  les  biens  d'Eglise,  sous  forme 
de  don  volontaire  (GiiniN,  p.  i65  sqq).  Voilà  l'ins- 
trument plus  commode,  plus  en  main,  que  l'on  se 
mit  à  employer  contre  Rome.  Nous  voyons  une 
assemblée  du  clergé  en  1680,  qui,  dans  l'alTaire  delà 
régale,  prend  parti  pour  Louis  XIV  contre  Inno- 
cent XI,  et  cela  sans  aucune  discussion  préalable, 
sous  forme  d'une  lettre  au  roi,  qu'au  dernier  moment 
on  leur  fera  signer  (Gérin.  cli.  m).  Nous  en  voyons 
une  autre  l'année  suivante,  la  «  petite  assemblée  de 
1681  »,  composée  de  prélats  qui  se  trouvaient  alors 
par  hasard  à  Paris,  et  destinée  à  préparer  la  «  grande 
assemblée»  de  1681-1682  (Giîrin,  ch.  iv).  Avec  quel 
arbitraire  royal  furent  menées  les  élections  pour  la 
grande  assemblée,  comment  furent  triés  sur  le  vo- 
let les  36  évèques  et  les  38  ecclésiastiques  de  second 
ordre  qui  la  composèrent,  on  peut  le  voir  dans 
Gkrin,  ch.  v-ix.  Ce  qu'il  nous  appartient  de  noter, 
c'est  leur  inconséquence  et  leur  incompétence  mani- 
feste dans  les  décisions  qu'ils  se  permirent  de  pren- 
dre   par    leur    «    déclaration    ».    Ils    ne    pouvaient 


1467 


PAPAUTE 


1468 


trancher  l'affaire  de  la  régale,  dont  le  Pape  était  déjà 
saisi,  où  il  avait  certes  le  droit  de  juger,  de  condam- 
ner des  abus  dangereux,  et  de  réponse  à  l'appel 
de  quelques  évêques  français  persécutés  pour  la 
revendication  de  leurs  droits  (voir  la  lettre  de  Le 
Camus,  évêque  de  Grenoble,  au  ministre  Le  Tellier, 
dans  GÉRiN,  p.  i  49).  Mais  supposons,  par  impossi- 
ble, leur  compétence  dans  l'affaire  de  la  régale  : 
comment  pouvaient-ils  grefferlà-dessus  un  jugement 
sur  l'infaillibilité?  La  régale  n'était  pas  en  elle- 
même  une  question  de  dogme,  mais  de  discipline 
locale  ;  et  les  brefs  disciplinaires  d'Innocent  XI  à  ce 
sujet  n'étaient  pas  des  délinitions  de  foi  :  par  quel 
lien  logique  ou  par  quelle  nécessité  pratique  l'as- 
semblée pouvait-elle  donc  passer  de  la  régale  et 
des  brefs  du  Pape  àla  non-infaillibilité  de  ses  déli- 
nitions de  foi  ?  Qu'avait  à  faire  l'un  avec  l'autre  ? 
Et  puis,  l'infaillibilité  était  une  question  purement 
spirituelle,  dont  la  décision  ne  pouvait  avoir  de  vîi- 
leur  qui  si  elle  procédait  dun  concile;  et  l'assemblée 
du  clergé  n'élaitpas  un  concile. 

Force  nous  est  donc  de  conclure  que  ce  jugement, 
rendu  en  partie  sur  des  questions  doctrinales  et 
étrangères  à  la  question  du  différend  réel  avec  Inno- 
cent XI,  ne  fut  qu'une  manœuvre  politique  de  Col- 
bert,  qui  l'imagina  (au  témoignage  de  Bossuet),  et 
du  roi,  qui  l'accepta  et  qui  l'imposa  à  la  faiblesse  de 
l'assemblée,  soit  pour  faire  fléchir  le  Pape  sur  la 
régale,  soit  pour  le  braver  et  le  décourager  de  l'ex- 
communication qu'il  laissait  entrevoir.  Manœuvre 
dangereuse  autant  qu'injuste,  car  elle  emportait  la 
France  vers  un  schisme,  qui  d'ailleurs  ne  déplaisait 
point  aux  extrémistes.  Ce  fut  l'excuse  de  Bossuet, 
chargé  de  rédiger  la  fameuse  Déclaration  :  par  la 
modération  desa  rédaction  et  par  son  influence,  il  tra- 
vailla sincèrement  à  retenir  les  esprits  sur  la  pente 
du  schisme  ;  ce  qui  du  reste  ne  le  justifie  pas  de  la 
faiblesse  avec  laquelle  il  se  prêta  à  ces  manœuvres 
de  la  couronne.  Voir  Giiniv,  ch.  xi  ;  Largrnt,  dans 
le  Dict.  de  tliéul.  catli,,  art.  Bossuet,  col.ioG^,  io65; 
Chénon,  Ilist.  des  rapports  de  l'Egl.  et  de  l'Etat, 
2*  éd.,  Paris,  igiS,  pp.   i56,  157. 

Voici  le  i' article  :  «  Quoique  le  souverain  Pontife 
ait  la  principale  part  dans  les  questions  de  foi,  et 
que  ses  décrets  regardent  toutes  les  Eglises  et 
chacune  d'elles,  son  jugement  n'est  pourtant  pas 
irréformable,  à  moins  que  le  consentement  de  l'Eglise 
n'y  soit  ajouté.  »  (Pour  le  texte  des  quatre  articles, 
voir  Gallicanisme,  col.  198,  19^;  texte  latin,/?.  /?., 
1822,  sqq;  appréciation  dans  un  documentdutemps, 
Gbrin,  p.  319,  sqq.)  Voir  col.  1427. 

Remarques  sur  le  4'  article  : 

a)  Bossuet  s'écarte  ici  de  la  formule  de  la  Sor- 
honneen  i663  sur  l'infaillibilité.  — Cette  formule  néga- 
tive ne  contredisait  pas  la  doctrine  de  l'infaillibilité 
pontilicale  :  elle  ne  tranchait  qu'un  point  défait,  en 
disant  que  cette  doctrine  n'avait  jamais  été  adoptée 
par  la  Faculté  (comme  corps,  quelle  qu'eût  été  la 
liberté  laissée  là-dessus  aux  individus).  Un  docu- 
ment de  i68a  confirme  encore  très  clairement  ce 
que  nous  avons  dit  là-dessus;  voir  Gérin,  p.  58  i. 
Au  contraire,  Bossuet,  dans  sa  rédaction,  ne  s  occupe 
pas  de  ce  fait,  qui  regarde  l'histoire  de  la  Sorbonne. 
Ce  qu'il  tranche,  c'est  la  question  théologique 
elle-même,  la  question  de  droit  ou  de  principe. 
Il  nie  que  le  jugement  du  Pape,  en  dehors  du 
consentement  de  l'Eglise,  soir  irréformable;  et  ce 
mot  0  irréformable  »,  déjà  employé  par  TertuUien 
à  propos  d'une  règle  de  foi,  équivaut  au  mot  «  infail- 
lible »,  d'un  usage  plus  récent,  comme  le  remarque 
la.  Defensio  declarationis  cleri  gallicani,  1.  VII,  ch.  r, 
édit.  Lâchât,  t.  XXII,  p.  2.  Bossuet  était-il  auto- 
risé à  une  telle  rédaction?  —  Non,  car   la   déclara- 


tion de  la  Sorbonne  avait  été  prise  comme  base  de 
la  nouvelle  déclaration  du  clergé,  qui  ne  devait  en 
être  que  lasanctionsolennelle;  le  26  novembre  1681, 
oh  avait  nommé  une  coinniission  des  six  articles  de 
Sorbonne.  Aussi  Bossuet,  ou  sou  éditeur,  soutient-il 
pour  le  besoin  de  la  cause  «  que  les  articles  de  la 
Faculté  avaient  dit  la  même  chose  et  exprimé  la 
même  pensée  que  les  articles  du  clergé  de  France  : 
seulement  les  évêques  réunis  en  une  si  majestueuse 
assemblée  crurent  de  leur  devoir  d'exprimer  leur 
pensée  avec  plus  de  rondeur  et  de  simplicité  »,  ut 
mentent  ruitindius  ac  siniplicius  promerent  (Op.  cit., 
.\ppendix,  1.  III,  c.  xi,  p.  602).  Nous  disons  :  Bossuet 
ou  son  éditeur,  parce  que  Bossuet  n'a  jamais  publié 
sa  Defensio,  comme  on  sait,  et  que  plus  tard,  dans 
le  fouillis  de  ses  papiers  repris  par  lui  à  de  longs 
intervalles,  raturés,  brouillés,  apostilles,  un  éditeur 
gallican  et  même  janséniste  a  choisi,  déchiffré  et 
remanié  à  sa  façon  ;  on  dit  même  qu'une  note  de 
Bossuet  désavoue  cet  Appendix,  et  d'autres  parties 
de  la  Defensio. 

b)  Objection  principale  de  Bossuet  contre  rinfailli~ 
bilité  du  Pape.  —  Il  semble  bien  n'avoir  jamais 
varié  sur  cette  objection,  puisqu'on  la  trouve,  non 
seulement  dans  la  Defensio  elle  même  (ibid.),  mais 
dans  cette  forme  nouvelle  de  la  Defensio,  qu'il  a 
nommée  Gallia  orthodoxa,  et  qui  doit  répondre 
mieux  à  sa  pensée  définitive.  Le  point  de  départ  de 
l'objection  est  ceci  :  «  L'infaillibilité  du  Pape  est 
douteuse.  «  Pour  le  prouver,  Bossuet  n'invoque  pas 
seulement  l'article  de  Sorbonne  de  i663,  mais  l'exis- 
tence même  de  la  controverse  depuis  des  siècles  et 
surtout  la  conduite  du  St-Siège  qui  reconnaît  ce  doute, 
et,  avec  ce  doute,  la  liberté  qui  en  est  la  conséquence  : 
indubiis  libertas.  «  Entre  gens  pieux  et  orthodoxes, 
dit-il,  on  ne  s'accorde  pas  encore  sur  l'infaillibilité 
du  Pape;  et  sans  parler  des  conciles  de  Constance  et 
de  Bàle,  des  hommes  saints  et  pieux  l'ont  niée.  Et 
tandis  que  beaucoup  de  docteurs  privés  accablaient 
ces  hommes  d'indiscrètes  censures,  l'Eglise  catholi- 
que et  Rome  elle-même  s'est  abstenue  de  les  censurer; 
et  voilà  trois  cents  ans  que  l'on  agite  cette  contro- 
verse en  liberté  de  conscience  (innoxie).  »  Gallia  orth., 
n.  97  ;  éd.  Lâchât,  t.  XXI,  p.  1 28.  Rome  n'a  pas  obligé 
les  schismatiques  et  les  hérétiques  à  croire  à  l'infail- 
libilité pontificale  :  pas  plus  au  concile  de  Florence 
pour  la  réunion  des  Grecs,  qu'au  concile  de  Trente 
pour  les  protestants.  Un  ouvrage  de  Bossuet,  l'Ex- 
position de  la  doctrine  catholique,  où  il  a  montré 
aux  hérétiques  le  St-Siège  comme  centre  de  l'unité, 
mais  où  il  s'est  fait  une  règle  de  ne  pas  entrer  dans 
les  questions  discutées  par  les  théologiens  comme 
celle  de  l'infaillibilité  (n.  21),  a  été  honoré  eu  1679 
d'un  bref  laudatif  d'Innocent  XI,  vantant  «  la 
science,  la  méthode,  et  la  prudence  «  de  l'auteur 
(Defensio,  ib.,  p.  6o3,  sqq.;  Gallia  ortliod.,  n.  98, 
p.  ii9,sq.).  Bien  plus,  après  l'apparition  des  articles 
de  1682,  leur  doctrine  n'a  pas  été  condamnée  par  le 
jugement  du  St-Siège,  ni  comme  hérétique  et  con- 
traire à  la  foi,  ni  sous  une  moindre  censure  — même 
lorsque  .\lexandre  VIII  déclarait  nuls  et  invalides 
tous  les  actes  de  l'assemblée  du  clergé  de  1682,  et 
tous  les  édits  royaux  confirmatifs.  Voir  Gallica- 
nisme, col.  a66,  sq. 

Ce  point  acquis,  Bossuet  raisonne  ainsi:  «  Cette 
infaillibilité  douteuse  ne  peut  pas  être  une  infailli- 
bilité concédée  par  le  Christ.  Car  s'il  avait  concédé 
l'infaillibilité  (au  Pape,  comme  on  le  prétend),  il 
l'aurait  révélée  à  son  Eglise  dès  l'origine,  de  telle 
sorte  qu  elle  ne  fùtpas  inutileen  demeurant  douteuse, 
sans  être  sullisamment  révélée,  sans  être  fondée 
sur  une  tradition  claire.  »  Gallia  orihod.,  n"  97, 
p.  12S.  La  Defensio  développe  davantage  ce  raison- 


1469 


PAPAUTE 


1470 


nement:  «Une  infailliliililé  douteuse  ne  peut  préten- 
dre à  un  jugement  absolument  suprême  dans  les 
choses  de  foi.  Bien  plus,  une  infaillibilité  douteuse 
ne  peut  se  concevoir.  Que  servirait,  en  elTel,  d'être 
infaillible,  si  l'on  n'était  pas  certainement  reconnu 
comme  tel?  Le  Christ  ne  peut  pas  concéder  à  quel- 
qu'un dans  son  Eglise  une  telle  fonction  ordinaire 
(de  juger  infailliblement  les  choses  de  foi),  si  cette 
fonction  ne  doit  pas  sertir  à  son  Eglise  ;  et  elle  ne  lui 
servira  pas,  si  elle  ne  lui  est  pas  révélée,  révélée  au 
moins  de  telle  sorte  que,  si  la  question  vient  à  se 
poser,  cette  concession  du  Christ  puisse  être  définie 
par  les  conciles  et  les  Pontifes.  Car  ce  qui  n'aurait 
pas  été  révélé  de  la  sorte,  je  ne  l'appellerais  pas 
révélé,  mais  enveloppé.  »   /..  c,  p.  6oi. 

Béponse.  —  Oui,  s'il  a  investi  le  Pape  d'une  telle 
fonction  judiciaire  et  d'une  telle  prérogative  d'infail- 
libilité, le  Christ,  pour  que  tout  cela  «  puisse  être 
utile  »,  a  dû  le  révéler  à  son  Eglise,  non  pas  avec 
une  évidence  qui  du  premier  coup  saule  aux  yeux 
de  tout  fidèle,  mais  du  moins  «  assez  clairement 
pburque  cette  concession  divine  puisse  être  reconnue 
etdéfinie  »,  — suivant  la  formule  de  Bossuet  lui-même; 
une  révélation  de  ce  genre  existe  pour  l'infaillibilité 
duPape  et  elleélait  «  assez  claire  dans  l'Evangile  et 
la  Tradition  »  réunis,  pour  qu'un  concile  œcuméni- 
que ait  pu  «  la  reconnaître  et  la  définir  ».  Mais 
Bossuet  a  trop  l'air  de  croire  que,  si  le  Christ  avait 
révélé  l'infaillibilité  du  Pape,  rien  n'eût  empêché  de 
la  définir  déjà;  et  qu'en  général  si  une  définition  se 
fait  beaucoup  attendre,  mettons  pendant  trois  siè- 
cles, c'est  une  preuve  qu'elle  ne  viendra  jamais, 
faute  de  révélation  sullisante.  c.  Si  la  chose,  dit-il, 
est  aussi  clairement  révélée  qu'ils  le  prétendent, 
qu'est-ce  qui  a  empêché  de  la  définir?  Voilà 
trois  cents  ans  que  l'on  agite  librement  cette  contro- 
verse. »  Gallia  orthod.,  toc.  cit.  11  serait  facile 
de  trouver  dans  l'antiquité  ecclésiastique  des  vérités 
que  Bossuet  tenait  pour  clairement  révélées  et  qui 
n'ont  été  définies  qu'après  plusieurs  siècles  de 
libre  discussion.  De  même,  quand  on  vit  éclore 
les  controverses  théologiques  sur  l'infaillibilité  du 
Pape  et  sur  son  autorité  par  rapport  au  concile, 
c'est-à-dire  vers  la  fin  du  schisme  d'Occident,  au 
xv«  siècle,  le  magistère  ecclésiastique  ne  s'est  pas 
pressé  de  condamner  un  homme  du  mérite  de  Ger- 
son,  ni  d'autres  membres  d'une  aussi  célèbre  Uni- 
versité que  celle  de  Paris;  il  a  laissé  le  champ 
libre  à  la  discussion,  et  n'a  pas  désespéré  de  la 
science  ni  de  la  prudence  des  docteurs.  Et  de 
fait,  au  xvi"  siècle,  nous  l'avons  vu,  la  doctrine 
aujourd'hui  définie  commençait  à  triompher  par- 
tout, même  à  l'Université  de  Paris  ;  l'accord  una- 
nime et  constant  semblait  près  de  se  faire.  Malheu- 
reusement pour  cet  accord,  au  xvii«  siècle,  en  France, 
les  préoccupations  nationalistes  (d'ailleurs  motivées 
en  partie)  et  plus  encore  les  passions  et  les  intrigues 
des  politiciens  arrivèrent  à  obscurcir  de  nouveau 
une  question  toute  spirituelle.  L'infaillibilité  ponti- 
ficale retrouva  des  adversaires  non  seulement  parmi 
les  sophistes  entêtés  ou  les  purs  arrivistes,  mais 
encore  parmi  les  hommes  doctes  et  pieux,  comme 
Bossuet.  Nombre  de  fidèles,  entendant  ainsi  des  évo- 
ques et  des  docteurs  catholiques  défendre  le  pour  et 
le  contre,  ne  savaient  à  quoi  s'arrêter;  et,  comme 
il  arrive  en  toute  semblable  controverse,  si  révélée 
que  fût  en  elle-même  l'infaillibilité,  le  doute  assez 
répandu  sur  cette  révélation  faisait  pratiquement 
cesser  l'obligation  générale  de  la  reconnaître  et  de 
croire,  jusqu'à  ce  qu'enfin  une  définition  vînt  réta- 
blir cette  obligation,  et  d'une  manière  explicite. 

Bossuet  a  tort  aussi  de  se  prévaloir  de  ce  que  le 
St-Sicge  s'est  abstenu  de  censurer  les  quatre  arti- 


cles au  moment  de  leur  publication,  et  les  années 
suivantes.  Lui-même  n'a  t-il  pas  alors  reconnu  le 
grand  danger  d'un  schisme  avec  Rome?  Kallait-il 
donc  que  le  souverain  Pontife,  par  un  coup  d'autorité, 
précipitât  peut-être  tant  d'àmessi  mal  disposées  dans 
le  schisme  et  dans  l'hérésie  ?  Fallait-il  que,  pour  for- 
cer les  gens,  et  avec  si  peu  d'espoir  de  succès,  à 
reconnaître  son  infaillibilité,  d'ailleurs  devenue  pra- 
tiquement douteuse  et  niable  sans  un  péché  formel, 
le  Pape  exposât  la  France  à  perdre  ce  qu'elle  gardait 
encore  de  liens  avec  la  cathedra  Pétri,  à  perdre  le* 
vérités  les  plus  certaines  et  les  plus  fondamentales 
sur  le  centre  de  l'unité  de  l'Eglise  et  la  primauté  du 
St-Siège?  La  temporisation  en  face  d'erreurs  excu- 
sables pour  plusieurs,  la  condescendance  à  l'égard  des 
multitudes  dévoyéesparleurs  chefs, étaient  trop  dans 
les  traditions  de  Rome  pour  qu'en  une  circon- 
stance si  grave  elle  pût  y  manquer.  Mais  cette  tem- 
porisation et  cette  condescendance  n'excusaient 
pas  ceux  dont  les  intentions  et  les  agisse- 
ments étaient  coupables;  à  Dieu  déjuger  la  sincé- 
rité ou  l'insincérité  de  chacun.  Cette  temporisation 
de  l'autorité  suprême  n'empêchait  pas  non  plus  les 
partisans  convaincus  de  l'infaillibilité  de  continuer 
à  la  défendre,  hors  de  France,  et  même  en  France. 
Et  c'est  ainsi  qu'une  vérité  révélée,  même  pendant  la 
longue  période  de  doute  qu'elle  peut  avoir  à  subir, 
ne  devient  pas  «  inutile  ».  Grâce  à  la  Providence  de 
Dieu  sur  son  Eglise,  il  se  rencontre  toujours  des  doc- 
teurs pour  la  défendre  et  des  fidèles  pour  en  garder 
la  foi.  A  ceux-là  du  moins,  les  infaillibles  définitions 
des  Pontifes,  passées  ou  présentes,  n'étaient  pas  inu- 
tiles; et  cette  lumière  n'avait  pas  disparu  pour  eux. 
Bossuet  aurait  dû  reconnaître  qu'une  vérité  révélée, 
rendue  «  douteuse  »  par  la  controverse  entre  catho 
liques,  n'est  pas  pour  cela  vraiment  «  inutile  «.Car 
il  croyait  lui-même  à  l'Immaculée  Conception  comme 
à  une  vérité  révélée,  la  soutenait  par  d'éloquents 
discours  et  ne  la  regardait  certes  pas  comme  une 
vérité  inutile  :  et  pourtant  cette  vérité,  du  fait  de  la 
controverse,  était  devenue  «  douteuse  j^  depuis  long- 
temps et  n'était  pas  plus  près  d'être  définie  que 
l'infaillibilité  du  Pape.  En  somme,  Bossuet  semble 
n'avoir  pas  eu  des  idées  assez  nettes  sur  le  dévelop- 
pement du  dogme,  sur  les  phases  diverses  par  les- 
quelles peuvent  passer  certaines  vérités  révélées, 
celles  qui  furent  révélées  moins  explicitement  que 
d'autres.  C'est  la  conclusion  de  plusieurs  historiens 
et  critiques  contemporains;  voir  J.  Huby,  Christus, 
2"  éd.,  Paris,  1916,  p.  119g,  1200. 

Mais  Dieu  (a-t-on  dit  de  nos  jours),  s'il  eût  voulu 
instituer  l'infaillibilité  du  Pape,  n'aurait  pu  la  lais- 
ser tomber  ainsi,  et  pour  si  longtemps,  dans  la  con- 
dition douteuse  des  vérités  controversées  entre 
catholiques.  Car,  d'après  ses  défenseurs,  elle  serait 
trop  fondamentale  et  trop  pratiquement  nécessaire  à 
la  vie  de  l'Eglise  pour  pouvoir  ainsi  s'obscurcir;  la 
Providence  n  aurait  donc  pas  pu  permettre  pour  cette 
institution  ce  qu'elle  a  permis  pour  des  vérités  qui 
n'avaient  pas  cette  nécessité  pratique,  par  exemple, 
l'Immaculée  Conception. 

Béponse.  —  On  prête  ici  aux  défenseurs  de  l'infail- 
libilité pontificale  une  exagération  de  sa  nécessité, 
qu'ils  ne  sont  nullement  obligés  de  soutenir.  Ce  n'est 
point  par  de»  arguments  a  priori  que  nous  prouvons 
notre  thèse,  comme  si  la  vie  de  l'Eglise  ne  pouvait 
ni  se  concevoir  ni  subsister  pendant  une  période  un 
peu  longue  sans  que  l'exercice  de  cette  infaillibilité 
soit  reconnu  de  tous,  mais  pardes /ex/es  positifs  d'où 
il  ressort  que  J)ieu  a  voulu  le  Pape  comme  juge 
infaillible  de  la  foi;  or  Dieu  a  voulu  et  révélé  bien 
des  institutions  très  utiles  mais  non  nécessaires  à  la 
vie  de  son  Eglise, ou  nécessaires  en  un  certain  sens. 


1471 


PAPAUTE 


1472 


mais  non  pas  dans  leur  exercice  continuel.  Telle  est 
celle  que  nous  défendons.  Pendant  les  trois  ou  qua- 
tre siècles  où  elle  a  été  plus  ou  moins  révoquée  en 
doute  el  librement  discutée  à  l'intérieur  de  l'Eglise, 
le  magistère  ecclésiastique  ainsi  diminué  subsistait 
et  pouvait  à  la  rigueur  sullire  :  soit  parce  qu'un  grand 
nombre  de  catholiques,  surtout  hors  de  France,  con- 
tinuaient à  être  convaincus  de  cette  infaillibilité  et 
à  profiter  des  définitions  pontiticales  du  passé,  en 
sorte  qu'il  y  avait  toujours  pour  eux  une  iniluence 
de  cette  grande  institution;  soit  parce  qu'une  défi- 
nition pontificale,  de  sa  nature,  n'est  pas  chose  fré- 
quente, et  que  l'histoire,  même  aux  époques  les  plus 
favorables  à  la  Papauté,  nous  montre  ces  définitions 
à  longue  distance  les  unes  des  autres;  soit  enfin 
parce  que,  si  l'on  constatait  une  nécessité  certaine 
de  juger  quelque  controverse  de  foi  sans  trop  de 
retard,  si  une  nouvelle  hérésie  troublait  l'Eglise, 
alors  même  il  restait  encore  plusieurs  moj'ens  qui  ne 
supposaient  pas  reconnue  de  tous  l'infaillibilité  que 
nous  défendons.  Quels  étaient  ces  moyens?  D'abord 
un  jugement  provisoire  du  Pape,  comme  sont  de 
fait  plusieurs  documents  pontificaux  qui  montrent 
aux  fidèles  la  vérité  ou  l'erreur,  sans  prétendre  encore 
juger  définitivement  et  infailliblement  la  contro- 
verse :  les  gallicans  eux-mêmes  demandaient  pour 
de  tels  jugements  un  respect  au  moins  extérieur; 
c'était  là  déjà  une  direction.  Ensuite,  s'il  fallait 
un  jugement  définitif  et  infaillible,  il  y  avait  le  con- 
cile œcuménique;  c'est  ainsi  qu'au  temps  du  gal- 
licanisme le  concile  de  Trente  condamna  les 
diverses  erreurs  des  protestants.  Enfin,  pour  avoir 
un  infaillible  jugement,  il  n'était  pas  même  besoin 
d'un  concile,  diflicile  à  réunir.  Le  Pape,  d'après  le 
4*  article  de  1682,  a  «  la  principale  part  •>  dans  le 
jugement  des  questions  de  foi,  et  «  ses  décrets 
regardent  toutes  les  Eglises  de  la  catholicité  ".  Quand 
même  il  n'aurait  pas  l'infaillibilité  que  nous  disons, 
il  doit  avoir  au  moins,  d'après  cet  article,  l'ini- 
tiative qu'il  faut  pour  adresser  à  toutes  les  Eglises 
un  décret  doctrinal  condamnant  la  nouvelle  erreur 
autant  qu'il  est  en  lui;  et  si  le  consentement  des  évo- 
ques delà  catholicité  vient  se  joindre  à  ce  décret, 
alors  on  sera  d'accord  sur  sa  valeur  infaillible.  C'est 
de  la  sorte  que  Bossuet  lui-même  regardait  comme 
infaillible  la  condamnation  des  cinq  propositions  de 
Jansénius  par  Innocent  X,  et  qu'il  regardera  comme 
infailliblela  condamnation  des  propositions  de  Féne- 
lon  sur  le  pur  amour  par  Innocent  XII;  voir  Galli- 
canisme, col.  229.  Ainsi,  dans  cette  période  transi- 
toire de  controverse  gallicane,  les  idées,  bien  que 
divergentes,  se  rencontraient  assez  toutefois  pour 
permettre  au  magistère  ecclésiastique  de  fonctionner 
encore,  bien  qu'avec  beaucoup  plus  de  difficulté  et 
d'inconvénients  que  si  la  simple  vérité  avait  brillé 
dans  tous  les  esprits.  Parmi  ces  inconvénients,  il  y 
avait  l'imprécision  dangereuse  de  ces  paroles  du 
4»  article  :  «  Le  jugement  (du  Pape)  n'est  pas  irré- 
formable,  à  moins  que  ne  s'y  ajoute  le  consentement 
de  l'Eglise.  »  S'agit-il  du  consentement  des  seuls 
évêques,  ou  exige-t-on  aussi  celui  des  prêtres,  des 
fidèles?  d'un  consentement  des  principaux  sièges,  ou 
delà  multitudedesévêques?  de  la  totalité  afc.so/((e  de 
l'épiscopat,  ou  d'une  totalité  approximative,  de  ce 
qu'on  appelle  «  Vunuersalité  morale  »?  d'un  consen- 
tement exprès,  ou  seulement  tacite  chez  un  grand 
nombre?  Le  vague,  c'est  ce  que  reproche  à  cet  arti- 
cle (comme  aussi  au  précédent)  M.  E.  Lavissb,  Hist. 
de  France,  t.  VII,  2*  part.,  1907,  p.  33.  Un  autre 
inconvénient,  qui  nous  parait  le  plus  grave  de  tous, 
c'est  que  le  gallicanisme  modéré  de  la  déclaration  de 
1682  traînait  après  lui  une  queue  détestable  et  pra- 
tiquement diflicile  à  couper,  c'était  le  gallicanisme 


richériste  ou  janséniste,  toujours  sur  la  pente  du 
schisme,  habile  à  pêcher  en  eau  trouble,  séduisant 
pour  les  natures  passionnées  contre  Rome,  ainsi  que 
pour  les  esprits  simplistes  que  déroutait  le  système 
trop  compliqué,  trop  surchargé  de  compromis,  des 
gallicans  modérés  comme  Bossuet. 

c)  Concession  fuite  par  Bossuet  à  l'infaillibilité 
du  Saint-Siège.  —  Une  circonstance  fort  intéres- 
sante de  l'assemblée  de  1682  fut  racontée  plusieurs 
fois  par  Bossuet  lui-même,  en  présence  de  graves 
témoins,  à  Fénelon  qui  l'a  consignée  dans  sa  disser- 
tation De  summi  ponti/îcis  auctoritate,  cli.  vii 
{OEus'res,  éd.  Xeroux-Gaunie,  i848,  t. II,  p  10).  Gil- 
bert de  Choiseul,  évêque  de  Tournai,  avait  d'abord 
été  choisi  pour  rédiger  la  déclaration  du  clergé.  Il 
l'écrivit  et  la  lut  à  l'assemblée.  Comme  il  y  rejetait, 
en  bon  gallican,  tout  privilège  surnaturel  exemptant 
le  Siège  de  Rome  d'hérésie  ou  d'erreur  contre  la  foi, 
Bossuet  lui  résista  en  face,  objecta  la  promesse 
évangélique,  d'après  laquelle  la  foi  de  Pierre  sera 
indéfectible  (en  lui  et  en  ses  successeurs);  et  il  déve- 
loppa éloquerament  les  textes  de  l'Evangile,  éclairés 
encore  parla  tradition  des  Pères.  —  Mais,  lui  répon- 
dit Choiseul,  si  vous  admettez  l'existence  d'une 
telle  promesse  pour  le  Saint-Siège,  vous  retombez 
dans  la  doctrine  ultramontaine  que  nous  voulons 
touscombattre.  Votrearguraent  prouve  trop.  — Non, 
répliqua  Bossuet.  J'admets  que  «  la  foi  de  ce  Siège 
est  indéfectible,  mais  non  pas  que  ses  jugements 
sur  la  foi  soient  infaillibles  »,  ce  qui  est  la  thèse  ul- 
tramontaine. —  Indéfectibililé  dans  la  foi  et  infail- 
libilité dans  les  jugements  de  foi,  c'est  tout  un,  re- 
partit l'évêque  de  Tournai .  «  Serait-il  vraiment 
indéfectible  dans  la  foi,  celui  qui  pourrait  se  trom- 
per en  déclarant  sa  foi,  laquelle,  par  hypothèse,  est 
indéfectible?  N'est-ce  pas  défaillir  dans  la  foi  de  la 
pire  manière,  que  de  prendre  une  hérésie  pour  la 
vraie  foi,  et  de  prononcer  par  une  sentence  défini- 
tive qu'on  est  obligé  de  croire  ce  qui  n'est  en  réalité 
qu'une  hérésie?  Expliquez- nous  donc  clairement  en 
quoi  votre  indéfectibililé  difl'ère  de  l'infaillibilité  des 
ultramontains.  »  —  Alors  l'évêque  deMeauxen  vint 
à  cette  explication  :  u  Le  Siège  apostolique  a  reçu  la 
divine  promesse  d'être  pour  toujours  le  fondement, 
le  centre  et  le  chef  de  l'Eglise  catholique  et,  eu  cette 
qualité,  de  ne  jamais  devenir  schismatique  ou  héré- 
tique... Plusieurs  Eglises  d'Orient,  après  avoir  joui 
de  la  communion  catholique,  sont  tombées  dans  le 
schisme  ou  l'hérésie;  mais  ce  malheur  ne  peut  arri- 
verau  Saint-Siège;  s'il  venait  à  errer  en  matière  de 
foi,  il  ne  s'obstinerait  pas  dans  son  erreur,  grâce  à 
Dieu;  il  serait  bientôt  remis  par  les  autres  Eglises 
dans  le  droit  chemin;  dès  qu'il  s'apercevrait  de  son 
erreur,  il  la  rejetterait...  Ainsi  il  peut  se  tromper 
dans  ses  jugements  sur  la  foi,  mais  cette  erreur  se- 
rait vénielle,  et  ne  détruirait  pas  en  lui  la  foi  de 
Pierre.  Gardant  la  volonté  très  constante  d'adhérer  à 
la  foi  pure  de  l'ensemble  des  Eglises  en  communion 
avec  lui,  ce  Siège  ne  joindrait  pas  à  l'erreur  l'opiniâ- 
treté qui  fait  les  hérétiques,  ne  romprait  jamais  le 
lien  de  la  communion,  serait  perpétuellement  catho- 
lique de  cœur  et  de  désir,  donc  jamais  hérétique.  » 
La  discussion  finie,  Choiseul  résigna  sa  fonction  de 
rédacteur  de  la  déclaration;  Bossuet  fut  mis  à  sa 
place,  et  écrivit  aussitôt  les  quatre  articles  qui  nous 
sont   restés. 

Fénelon  examine  alors  cette  discussion,  et  donne 
la  solution  vraie  en  prenant  position  entre  les  deux 
adversaires.  Il  est  d'accord  avec  Bossuet  pour  voir 
dans  l'Evangile  et  la  Tradition  la  promesse  faite  au 
Saint-Siège  d'une  foi  indéfectible.  Mais  il  est  d'ac- 
cord avec  l'évêque  de  Tournai  pour  affirmer  que  l'in- 
défectibilité    admise   par    l'évêque   de    Meaux   doit 


1473 


PAPAUTE 


1474 


conduire  nécessairement  à  rinfaiHibililé  qu'il  nie; 
liossuet  ne  peut  s'ariêler  en  chemin,  sous  peine  d'illo- 
gisme comme  le  disait  Choiseul,  ou  plutôt  d'une 
fausse  exégèse  des  textes  évangcliques  et  d'un  dépla- 
cement de  la  question.  Dans  son  explication  der- 
nière, ils'altacbe  à  prouver  que  le  Pape,  errant  dans 
une  dclinition,  ne  serait  pas  hérétique  au  sens  pro- 
pre du  mot,  parce  qu'il  serait  protégé  divinement 
contre  l'opiniâtreté  dans  l'erreur  :  en  d'autres  ter- 
mes, dans  ses  délinitions  il  ne  lui  arriverait  jamais 
d'être  hérétique  «  formel  »,  bien  qu'il  puisse 
être  hérétique  de  bonne  foi,  hérétique  «  matériel  ». 
Mais  la  question  n'est  pas  de  savoir  si  le 
Pape,  dans  l'hypothèse  où  il  ferait  une  définition 
erronée,  serait  inconscient  ou  averti  de  son  er- 
reur, de  bonne  foi  ou  de  mauvaise  foi;  ces  choses 
intimes  regardent  la  personne  privée,  et  non  la 
fonction  publique.  La  seule  question  qui  importe  à 
cette  fonction,  c'est  de  savoir  s'il  soutiendrait  la  foi 
de  tous  en  définissant  une  erreur.  Bossuel  allègue 
très  justement  pour  le  Saint-Siège  le  texte  ut  non 
de/iciat  fides  tau  (/-«<••,  xxii,  3-2).  Mais  une  erreur 
contre  la  foi  ne  serait-elle  pas,  dans  un  jugement 
solennel  du  Saint-Siège,  une  «  défaillance  dans  la 
foi  »,  —  encore  qu'elle  ne  fût  pas  coupable?  Etpeut- 
on  concilier  avec  ce  texte  l'hypothèse  singulière 
d'une  action  de  toutes  les  Eglises  pour  ramener  le 
Saint-Siège  à  la  vérité  de  la  foi,  action  f(ue,  d'ail- 
leurs, le  Chef  aurait  le  privilège  de  suivre  toujours 
docilement?  N'est-ce  pas  transformer  le  Confirma 
frutres  tuos  en  son  contraire  :  «  Sois  par  tes  frères 
alTermi  dans  la  foi,  et  réformé  dans  tes  jugements 
solennels  sur  la  foi?  »  Ce  qui  reste  malgré  tout,  c'est 
que  Bossuet,  comparé  aux  autres  gallicans,  s'est  un 
peu  moins  éloigné  du  privilège  .divin  de  l'infailli- 
bilité pontificale. 

4°  Suites  de  la  Déclaration  de  1 682 

I.  L'édit  royal;  la  résistance  de  la  Sorhonne. — 
A  peine  les  membres  de  l'assemblée  eurent-ils  sous- 
crit les  quatre  articles,  que  Louis  XIV,  sur  leur  de- 
mande, signa  un  édit  où  il  défendait  à  tous  ses  sujets 
d'enseigner  ou  d'écrire  «  aucune  chose  contraire 
à  la  doctrine  conlenue  dans  la  Déclaration  »,  ordon- 
nait aux  professeurs  de  la  commenter  chaque  année 
dans  les  Eacultcs  de  théologie  et  de  droit,  pres- 
crivait même  de  refuser  aux  examens  les  candidats 
qui  ne  la  soutiendraient  pas  dans  leurs  thèses  de 
doctorat  ou  de  licence  (mars  1683). 

Le  parlement  se  hâta  d'enregistrer  l'édit;  puis, 
comptant  sur  la  crainte  du  roi  et  sur  les  intrigues 
de  PiROT,  syndic  imposé  à  la  Sorbonne,  il  enjoignit, 
le  a  mai,  à  la  Faculté  de  théologie,  par  une  dépu- 
tation  solennelle,  d'avoir  elle-même  à  enregistrer 
la  D'claration  et  ledit  royal.  Mais  les  docteurs,  au 
nombre  de  près  de  trois  cents,  voulaient  délibérer 
sur  une  question  si  grave,  et  renvoyèrent  leur 
réponse  au  1"  juin,  jour  de  leur  séance  ordinaire. 
Une  lettre  du  roi  prescrivit  à  Pirot  d'empêcher  en 
son  nom  toute  discussion  «  sur  des  matières  depuis 
si  longtemps  décidées  »  :  l'enregistrement  pur  et 
simple  !  Toutefois  les  conseillers  du  roi  restaient 
inquiets  du  résultat;  plusieurs  suggéraient  l'idée 
d'une  nouvelle  et  décisive  députation  du  parlement 
à  la  Faculté.  Colbert  s'y  opposa,  craignant  qu'un 
déploiement  d'autorité  ne  fît  peut-être  connaître  au 
Pape  la  résistance  de  la  Sorbonne;  puis  on  se  re- 
pentit de  ne  lavoir  pas  fait,  quand  la  Faculté,  le 
i"juin,  discuta  et  n'enregistra  rien;  il  semblait 
que  (i  tout  était  perdu  ».  Le  roi  pensa  d'abord  à  des 
mesures  de  rigueur,  mais  n'eussent-elles  pas  fait 
éclater  au  dehors  la  division  du  clergé  de  France, 
qu'on   tenait   à  présenter  comme  unanime  pour  la 

Tome  III. 


Déclaration?  Aussi,  dans  une  lettre  à  Colbert,  le 
procureur  général  de  Hablay  déconseillait  de  sévir, 
et  proposait  plutôt  une  nouvelle  réglementation  du 
droit  (le  suffrage  en  Sorbonne,  qui  eut  enlevé  le 
vote  aux  docteurs  dont  on  n'était  pas  sûr.  Gérin, 
ch.  XII,  pp.  382-088. 

Le  i5  juin,  sur  l'ordre  du  roi,  séance  extraordi- 
naire de  la  Faculté  :  mais  au  lieu  d'enregistrer,  on 
délibère.  D'après  le  rapport  <le  llarlay  à  Colbert, 
plusieurs  docteurs  proposèrent  «  de  faire  remon- 
trance à  Sa  Majesté  sur  la  dilliculté  d'enseigner  et 
de  soutenir  les  propositions  du  Clergé...  particu- 
lièrement sur  l'article  4'^,  qui  regarde  l'infaillibilité 
du  Pape;  prétendant  que  l'Assemblée  du  Clergé 
tenue  en  i655  n'avait  pas  été  dans  les  sentiments 
où  celle  qui  se  tient  présentement  se  trouve,  et  plu- 
sieurs parlant  avec  peu  de  respect  de  celte  (nouvelle) 
assemblée  ».  Ghandin  lui-même  n'était  pas  pour 
obéir  sans  faire  des  remontrances  au  roi,  et  par  son 
attitude  courageuse  rachetait  sa  lâcheté  de  i663.  La 
majorité  voulait  que  la  réponse  au  roi  indiquât  soit 
une  désapprobation,  soit  au  moins  la  neutralité  de 
la  Faculté  à  l'égard  de  la  doctrine  des  articles;  tout 
ce  que  put  obtenir  le  syndic,  ce  fut  de  renvoyer  au 
lendemain  pour  achever  la  délibération.  Sur  quoi 
Harlay  conseille  à  Colbert  «  de  ne  point  laisser 
achever  demain  une  chose  qui  ne  peut  finir  que  très 
mal  11.  Aussi,  dans  la  nuit  même,  Louis  XIV  envoie 
de  Versailles  le  marquis  de  Seignelay,  fils  de  Col- 
bert, pour  préparer  avec  l'archevêque  et  les  chefs 
du  parlement  un  coup  de  force.  A  six  heures  du  ma- 
tin, nombre  de  docteurs  sont  mandés  au  parlement 
qui  est  censé  avoir  fait  la  veille  un  édit  pour  cela. 
Apostrophe  insolente  du  premier  président;  dé- 
fense faite  aux  membres  de  la  Faculté  de  tenir  au- 
cune assemblée  jusqu'à  ce  que  le  parlement  leur 
eût  «  prescrit  la  manière  »;  ordre  au  greffier  de  Sor- 
bonne d'enregistrer  sur  l'heure  la  Déclaration; 
lettre  de  cachet  les  jours  suivants  pour  exiler  huit 
docteurs  en  différents  coins  du  royaume  :  tels  fu- 
rent «  les  remèdes  presque  aussi  fàcheuxquele  mal  », 
dit  une  mélancolique  dépêche  de  Harlay  au  minis- 
tre Le  Tellier.  Gkrin,  pp.  390-397;  cf.  p.  690. 

Dans  cette  résistance,  qui  honore  la  Faculté,  ce 
n'était  pas  seulement  l'atteinte  portée  par  lepouvoir 
laïque  à  leur  liberté  traditionnelle  d'enseigner  la 
science  sacrée  selon  leur  science  et  leur  conscieiiip, 
qui  excitait  leurs  réclamations:  c'était  aussi  etsur- 
tout  la  doctrine  qu'on  voulait  leur  imposer,  la  d,^c- 
trine  de  la  Déclaration  du  fUergé,  particulièrement 
contre  l'infaillibilité  du  Pape,  comme  il  ressort  des 
pièces  que  nous  venons  de  rappeler.  Aussi  dans  les 
rapports  secrets  que  Colbert  demandait  alors  sur 
leurs  confrères  à  ses  confidents  gallicans  et  jansé- 
nistes, la  question  de  doctrine  prime  tout  :  ce  qu'on 
reproche  aux  docteurs  récalcitrants,  c'est  que  celui- 
ci  est  «toutàfait  dévoué  à  Rome,  aux  jésuites,  aux 
moines  »;  celui-là  «  parle  en  faveur  de  Rome  »,  cet 
autre  <c  est  persuadé  des  opinions  romaine:;  autant 
qu'on  peut  l'être  »,  etc.  De  même  pour  les  docteurs 
des  collèges  et  communautés  :  «  Ceux  qui  demeurent 
dans  le  collège  de  Sorbonne...  sont  tous  unis  «  dans 
les  sentiments  ultramonlains  »,  excepté  quatre  ou 
cinq;  tous  les  professeurs,  même  les  royaux,  excepté 
M.  Pirot,  syndic  de  la  Faculté,  sont  dans  les  mêmes 
maximes...  Ceux  de  Saint-Sulpice,  des  Missions 
El  rangères,  de  Saint-Nicolas  qui  ont  opiné  dans  cette 
affaire  (des  4  articles)  ont  été  de  l'avis  des  Sorbon- 
nistes.  »  Op.  cit.,  p.  377  sq.,  4"6  sq.,  583:  cf.  Gi-niN, 
Une  nouvelle  apologie  du  sfallicnnisme,  réponse  à 
l'alibé  Loyson,  1870,  p.  86  sq.  Comment  concilier 
tous  ces  faits  avec  la  légende  gallicane,  exprimée  par 
exemple  dans  ces  lignes  de  Bausset  :  «  la  Décl;ir:i- 


1475 


PAPAUTE 


1476 


tion  de  l'Assemblée  de  1682  n'éprouva  et  ne  pouvait 
éprouver  aucune  opposition  en  France.  Elle  ne  fai- 
sait que  conOrmer  une  doctrine  qui  dans  tous  les 
temps  avait  été  chère  à  l'Université  et  à  la  Faculté 
de  théologie  de  Paris.  »  Hut.  de  Uossnet^  1.  VI.  ch.  vi. 
Avec  l'opposition  de  la  Sorbonne,  mentionnons  en 
passantcelle  de  l'opinion  publiqjie.  «  La  Déclaration 
du  Clergé,  dit  Legbndue,  témoin  non  suspect,  ne  fut 
point  d'abord  applaudie.  Loin  de  là...  Ce  snulète- 
ment  qui  était  quasi  général,  produisit  des  récils  pi- 
quants où  M.  de  Harlay  étaitle  plus  maltraité.»  Mé- 
moires, p.  46.  Des  chansons  circulèrent  contre  les 
auteurs  de  la  Déclaration,  et  en  faveur  de  la  Sor- 
bonne ;  «  La  Sorbonne  défend  la  foi  »,  etc.  Louis  XIV 
se  préoccupa  de  ces  couplets.  Gbrin,  ttecherclies, 
p.  4oi,  4oî  ;  cf.  p.  597. 

Quant  à  l'assemblée  du  clergé,  si  pompeusement 
commencée,  elle  fut  brusquement  congédiée  par  le 
roi.  Cralgnait-i!  que  l'exemple  de  la  résistance  donné 
alors  par  la  Faculté  de  théologie  n'ébranlât  et  ne 
divisât  une  assemblée  dont  Harlay  disait  à  Golbert  : 
0  La  plupart  changeraient  demain  et  de  l)on  cœur, si 
on  le  leur  permettait  »  ?  Ou  plutôt,  les  convictions 
religieuses  et  le  bon  sens  de  Louis  XIV  reprirent-ils 
le  dessus, à  la  vue  du  schisme  auquel  ses  conseillers, 
ministres  et  parlementaires,  le  poussaient  («  Si  je 
les  avais  crus,  j'aurais  coiffé  le  turban  »),  et  vers  le- 
quel plusieurs  prélats  de  l'assemblée  se  laissaient 
emporter?  Ils  avaient  reçu  le  bref  du  11  avril,  ofi  In- 
nocent XI  déclarait»  nuls  «les  premiers  actes  de  l'as- 
semblée relatifs  à  la  régale,  ainsi  que  «  ceux  qui 
pourraient  suivre  »,et  reprochait  aux  prélats  d'avoir 
sacrifié  à  la  crainte  leur  devoir  pastoral,  et  de  n'a- 
voir pas,  à  l'exemple  de  leurs  prédécesseurs,  plaidé 
la  cause  sainte  devant  le  roi.  Exaspérée,  l'assemblée 
signa,  le  6  mai. une  protestation  au  Pape  où  l'on  peut 
entrevoir  la  menace  du  schisme;  elle  voulait,  avec 
une  lettre  d'envoi,  faire  parvenir  cette  protestation 
à  tous  les  évêques  de  France. Louis  XIV  l'en  empêcha; 
le  g  mai,  il  suspendit  les  séances  de  l'assemblée,  et 
le  29  juin  signa  l'ordre  de  dissolution  immédiate. 
VoirGÉRiN,  /?ec,//erc/i(>s,etc.,pp.  327-331,387;  Lwisse, 
/iist.  de  France,  loc.  cit.,  p. 36. 

2.  Opposition  faite  à  la  Déclaration  par  d'autres 
universil<-s  et  en  d'autres  pays,  surtout  sur  l'article 
de  l'infaillihiliié.  — Nous  devons  nous  borner  à  deux 
exemples:  l'un  en  paj's  annexé,  l'autre  à  l'étranger. 
L'université  de  Douai,  aussitôt  après  la  Déclara- 
tion, envoya  une  réclamation  au  roi,  et  la  renouvela 
à  la  fin  de  i68a  en  ces  ternies  :  n  11  y  a  environ  huit 
mois  que  le  zèle  que  nous  avons  poiir  le  service  de 
Votre  Majesté  nous  a  obligéde  lui  représenter  avec 
tout  le  respect  possible  la  grande  aversion  de  tous 
ses  fidèles  sujets,  qui  sont  dans  ces  pays  réunis  à  la 
couronne,  de  (pour)  la  doctrine  contenue  dans  la 
Déclaration  du  Clergé  de  France,  qui  regarde  la 
puissance  ecclésiastique.  Ils  disent  que  cette  doctrine 
est  inouïe  dans  ces  paj-s  ;  qu'on  y  a  toujours  tenu 
pour  des  opinions  erronées  celles  qui  choquent  la 
primauté  absolue  et  Vin/aillibilité  du  Souverain  Pon- 
tife...Onnoiis  avait  assuré  que  l'intention  de  V.  M. 
n'était  pas  d'obliger  ses  fidèles  sujets  à  soutenir  les 
propositions  du  Clergé  contre  leur  conscience.  Nous 
n'avons  encore  pu  trouver  aucune  raison  solide  pour 
nous  former  une  conscience  qu'il  nous  est  permis 
d'enseigner  lesdites  propositions.  Nous  nous  proster- 
nons â  vos  pieds,  Sire,  et  nous  supplions  V.  M.  de 
nous  excuser  (dispenser)  de  soutenir  et  enseigner 
une  doctrine  contraire  à  celle  qui  a  toujours  été  reçue 
dans  ces  pays  et  enseignée  dans  cette  université, 
qui  est  au  péril  d'être  ruinée  si  on  l'oblige  d'en- 
trer dans  les  sentiments  de  la  dernière  Assemblée  I 
du  Clergé  de  France,  d'autant  que   la  plupart  sem- 


blent mieu^  aimer  d'abandonner  nos  écoles,  voire 
même  renoncer  à  toute  promotion  et  dignité,  que  de 
se  soumettre  à  des  opinions  répugnantes  à  leur  con- 
science. »  GÉRiN,  il).,  p.  428.  —  Ce  document,  traduit 
en  latin  et  publié  dans  l'ouvrage  intitulé  J/aHn.vsa 
Doctorum,  Liège,  i683,  a  été  cité  par  les  écrivains  du 
temps,  comme  Thvrse  Gonzalès.  qui  nous  apprend 
le  rejet  par  le  roi  d'une  supplique  si  bien  fondée, 
le  courage  des  professeurs  de  Douai  à  suivre  leur 
conscience,  la  fermeture  des  cours  et  l'exil  de  quel- 
ques docteurs  {De  inf'atlihilitate...,pp.  11-118). 

En  1682,  comme  les  quatre  articles  se  col|)ortaient 
déjà  jusqvi'en  Hongrie,  le  primat  de  ce  royaume,  l'ar- 
ehevêque  de  Gran  ouStrigonie,  promulgua  le  24  octo- 
bre un  décret  dont  voici  la  partie  principale  :  «  A 
l'exemple  de  nos  prédécesseurs,  qui  en  des  cas  sem- 
blables ont  proscrit  les  doctrines  nuisibles  à  la  foi, 
nous  condamnons  et  proscrivons  ces  quatre  propo- 
sitions; nous  interdisons  à  tous  les  tidèles  de  ce 
royaume  de  les  lire,  de  les  garder,  et  plus  encore  de 
les  enseigner,  juscju'à  ce  que  là-dessus  se  soit  pro- 
noncé l'oracle  infaillible  du  Siège  apostolique,  à  qui 
seul  appartient,  par  un  privilège  immuable  et  divin, 
de  juger  les  controverses  de  foi;  aussi  est-ce  à  lui 
que  très  humblement  nous  soumettons  celle  lettre, 
déclaration  et  décret.  »  Suivent  les  signatures  du 
primat,  des  archevêques  et  évêques  et  autres  digni- 
taires ecclésiastiques  de  toute  la  Hongrie  (Petbhi  fy, 
SacraCnncilia  in  re^no  JJunguriae  celebrata, Vienne 
et  Presbourg,  1742,  part.  II,  p.  43g;  cf.  Veith,  De 
primatu  et  infalliliilitate,  Malines,  1824,  p.  Saô,  sq.). 

Cette  condamnation  donna  lieu  en  France  à  des 
incidents  très  significatifs,  en  irritant  les  évêques 
qui  avaient  été  les  chefs  de  l'assemblée  du  Clergé. 
Le  second  président  de  cette  assemblée,  l'archevê- 
que de  Reims,  Le  Tellier,  fils  du  chancelier  minis- 
tre, avoue  bien,  dans  un  document  secret,  «  qu'un 
évêque  a  l'autorité  d'empêcher  dans  son  diocèse 
qu'on  y  débite  une  doctrine  qui  n'est  pas  de  son  goût, 
quand  l'Eglise  n'a  pas  prononcé  ».  Cependant,  si 
l'on  n'a  pas  le  droit  de  censurer  cette  censure,  il  ne 
faudrait  pas  la  laisser  impunie.  On  pourrait  tirer 
parti  d'un  mot  qui  prête  «  à  tourner  (cette  cen- 
sure) en  ridicule  et  à  la  décrier  1.  C'est  le  mot  so/a/n 
dans  la  phrase  :  Ad  quam  solam  divino  et  immuta- 
bili  prii'ilegio  spectat  de  coniroversiis  fidei  judicare. 
Le  parlement  pourrait  ordonner  à  la  Sorbonne  de 
donner  sur  celle  phrase  un  avis  doctrinal.  «  Je  vou- 
drais de  plus,  dit  Le  Tellier,  qu'on  composât  un 
écrit  qui,  en  expliquant  les  ignorances  et  les  con- 
tradictions de  cette  censure  de  Hongrie,  établit  invin- 
ciblement la  doctrine  des  Quatre  articles  par  l'Ecri- 
ture et  la  Tradition...  Par  les  brocards  qu'on  donne- 
rait au  Hongrois,  on  détournerait  d'antres  prélats  de 
suivre  son  exemple.  »  Gérin,  liecherches,  p.  4  17.  On 
est  peiné  de  voir  le  grand  Bossuet  lui-même  entrer 
dans  la  voie  marquée  par  cet  intrigant  :«  Nulle  cen- 
sure ecclésiastique,  dit-il,  n'est  venue  proscrire  notre 
doctrine.  Le  premier  de  tous  qui  l'ait  fait,  et  qui  res- 
tera le  seul,  l'archevêque  de  Strigonie,  se  contredit 
lui-même.  Il  prononce  sur  noire  doctrine  une  sen- 
tence, un  jugement,  et  il  dit  en  même  temps:  C'est 
au  5e»/  Siège  apostolique  qu'il  appartient,  par  un 
privilège  divin  et  immuable,  de  juger  les  controverses 
de  foi.  »  Gallia  oilhodoxa,  ri.  xi,  OEuvres,  t.  XXI,  p.  7. 
Mais  la  contradiction  que  l'on  cherche  n'existe  pas. 
Quand  nos  théologiens  usent  de  la  formule  classi- 
que :  De  controversiis  fidei  judicare,  employée  par 
le  primat  de  Hongrie  dans  la  phrase  incriminée,  ils 
entendent  un  jugement  définitif,  sans  appel  etinfail-  . 
lible,  qui  mette  lin  à  la  controverse  dans  la  catholi- 
cité; c'est  en  ce  sens  usuel  qu'ils  prouvent  contre  les 
protestants  que  Dieu  doit  avoir  établi  «  un  juge  des 


1477 


PAPAUTE 


1478 


controverses  d.  Bosguet,  excellent  polAniste  contre 
les  protestants,  ne  pouvait  pas  ignorer  par  exemple 
le  remarquable  traité  du  célèbre  Sorbonnisle  Vsam- 
BBRT  :  De  judice  contiov'ersiarum\  Diaputaliones  in 
jam  liât  i'  Jliomae,  Paris,  i648,  p.  4o8.  D'autre  part,  les 
théologiens  catholiques  reconnaissent  comniunéinent 
qu'un  évéque,  dans  les  limites  de  sa  juridiction 
particulière,  peut  porter,  au  moins  en  cas  de  néces- 
sité, une  sorte  de  jugement  sur  une  controverse  de 
foi,  mais  un  jugement  provisoire,  et  sans  infailli- 
bilité; et  Bossuet  lui-même  a  usé  de  ce  droit  dans 
son  diocèse.  Or  l'archevêque  de  Slrigonie  n'enten- 
dait pas  juger  autrement,  puisqu'il*  soumettait  au 
Siège  apostolique  sa  déclaration,  son  décret  »,  il 
n'osait  même  pas  employer  pour  lui-même  le  mot  de 
«  jugement  »,  peut-être  de  peur  qu'un  ignorant  ne 
prit  le  mot  dans  son  sens  absolu  et  délinitif.  Ouest 
donc  la  0  contradiction  »  entre  le  mot  so/am  et  la 
conduite  du  prélat? 

Mais  le  précieux  ûlon  que  les  gallicans  croj'aient 
avoir  trouvé  dans  ce  mot  pouvait  s'exploiter  dans 
une  autre  direction,  et  ils  n'y  manquèrent  pas.  — 
«  Vous  dites  :  Ad  solam  (Sedeni  aposloticarn)  spécial 
de  contros'ersiis  fidei  judicare.  Et  le  concile  œcu- 
ménique, qu'en  faites-vous?  Par  ce  solam,  vous 
excluez  sa  judicature  et  son  infaillibilité.  »  C'est 
pourquoi  Le  Teliier  appelait  cette  proposition  héré- 
tique, o\}.  tout  au  moins  erronée.  Il  eût  été  facile  au 
primai  de  Hongrie  de  se  disculper.  Dans  sa  phrase, 
en  effet,  il  ne  comparait  nullement  le  Pape  avec  le 
concile,  dont  il  n'était  pas  question  dans  le  contexte, 
il  comparait  un  siège  épiscopal  avec  un  autre. 
Lui,  par  exemple,  évêque  de  Strigonie,  ne  pouvait 
rendre  qu'un  décret  provisoire  et  sans  infaillibilité  : 
seul,  l'évêque  de  Rome  était  infaillible  dans  ses  dé- 
crets. Il  ne  pensait  pas  au  concile  œcuménique,  qui 
est  chose  plutôt  rare;  et  il  pouvait  conjecturer  qu'un 
jugement  de  Rome  ex  cathedra,  pour  condamner  la 
doctrine  des  quatre  articles,  ne  tarderait  guère  à  se 
produire  :  c'est  donc  là  qu'il  se  tournait  naturelle- 
ment. Voilà,  sur  la  phrase  en  question,  l'exégèse  du 
bon  sens  ;  mais  la  passion  lit  suivre  le  conseil  de  Le 
Teliier,  et  chercher  avidement  l'exégèse  de  la  chi- 
cane. 

Le  parlement,  sur  l'ordre  du  roi,  enjoignit  à  la 
Faculté  de  théologie  d'examiner  et  de  censurer  la 
phrase.  Mais,  pour  aboutir  à  cette  censure,  il  fallut 
aux  docteurs  plusieurs  mois  de  délibérations  elqua- 
rante-cinrj  séances.  Dan?,  ces  longs  retards,  quiexci- 
tèrent  les  plaintes  du  procureur  général,  nous  avons 
un  nouvel  exemple  de  la  résistance  de  la  Sorbonne. 
GÉRiN,p.  4^o,  sq.  La  réponse  de  la  Faculté,  même 
avec  les  corrections  ajoutées  de  la  main  do  Harlay, 
ne  contient  aucune  concession  à  la  doctrine  de  la 
Déclaration.  11  n'y  est  pas  même  question  de  l'arche- 
vêque de  Strigonie  ni  de  son  décret  contre  les  qua- 
tre articles,  c  Le  parlement,  y  est-il  dit,  a  consulté 
la  Faculté  et  lui  a  demandé  sur  une  certaine  propo- 
sition un  jugement  doctrinal.  Ayant  fait  des  réser- 
ves expresses  pour  a  sauvegarder  les  droits  du  Pon- 
tife romain  »,  la  Sorbonne  ajoute:  «La  proposition 
envoyée  par  le  parlement  est  ainsi  conçue  :  Ad  so- 
lam Sedem  apostolicam  divino  immutabili  privilégia 
spécial  de  controversiis  fidei  judicare.  Après  un 
examen  très  attentif  et  les  réserves  faites  ci-dessus, 
voici  l'avis  de  la  Faculté  :  Cette  proposition,  pour 
autant  qu'elle  refuse  aux  Evêques  et  aux  Conciles 
même  généraux  le  pouvoir  de  juger  les  controver- 
ses de  foi,  qu'ils  tiennent  du  Christ,  est  téméraire, 
erronée,  contraire  à  la  pratique  de  l'Eglise  et  à  la 
parolede  Dieu,  et  renouvelle  une  doctrine  déjà  ré- 
prouvée par  la  Faculté.  »  d'Arokntré,  t.  III,  part,  i, 
p.  147.  Telle  que  l'avait  présentée  le  parlement,  c'est- 


à-dire  arrachée  à  son  contexte,  la  phrase  pouvait  en 
effet  recevoir  ce  sens  attentatoire  au  droit  de  juger 
qu'ont  les  évèques  assemblés  avec  le  Pape  en  concile 
général,  et,  pour  autant,  être  regardée  comme  erro- 
née. Seulement,  ce  n'était  pas  le  sens  de  l'auteur, 
dont  la  Sorbonne  du  reste  ne  disait  rien  et  n'avait 
rien  à  dire.  Mais  le  parlement  se  donna  la  satisfac- 
tion d'insérer  dans  son  arrêt  subséquent  le  nom  de 
l'archevêque  de  Strigonie,  et  d'ordonner,  sous  des 
peines  sévères,  la  destruction  de  tous  les  exemplai- 
res de  son  «  libelle  en  forme  de  censure  »,  et  de  même 
pour  un  autre  «  libelle»  qui  était  une  réfutation  des 
quatre  articles  par  un  professeur  de  l'université  de 
Louvain  (d'Argbntré,  p.i4g).  Notons  ici  l'inexacti- 
tude deFÉRET,  affirmant  que  dans  cette  circonstance 
c(  la  Faculté  soutint  formellement  la  doctrine  de  la 
Déclaration  ».  Quant  à  l'autre  document  qu'il  signale 
en  1682  (la  censure  portée  par  la  Sorbonne  contre  le 
dominicain  Malaoola),  il  n'y  était  question  que  de 
l'indépendance  du  roi  à  l'égard  du  Pape  pour  son 
temporel,  c'est-à-dire  du  gallicanisme  politique,  qui 
ne  nous  regarde  pas  ici,  et  qui  régnait  depuis  long- 
temps en  Sorbonne. 

3.  Fermeté  des  Papes.  Le  roi,  en  i6g3,  retire  son 
édit  de  16S2, qui  imposait  l'enseignement  des  quatre 
articles.  —  Esprit  nouveau,  qui  se  montre  surtout 
a)  dans  l'affaire  de  Fénelon  à  Rome  ;  et  b)  à  l'occasion 
delà  bulle  Vineam  contre  le  jansénisme . 

Innocent  XI,  sans  prononcer  de  sentence  contre 
la  Déclaration,  refusa  d'accepter  comme  évèques 
deux  députés  de  second  ordre  qui  l'avaient  signée  : 
sur  quoi  notre  ambassadeur  à  Rome  lit  savoir  que 
les  autres  évèques  nommés  ne  pourraient  demander 
au  Pape  leur  institution  canonique,  tant  que  ces  deux 
autres  candidatures  n'auraient  pas  été  agréées  par 
lui.  Sans  faiblir,  le  Pape  maintint  son  droit  de  refu- 
ser, que  le  Concordat  lui  reconnaissait  d'ailleurs;  et 
l'on  ne  peut  raisonnablement  s'en  prendre  à  lui  de 
ce  qu'en  1688  déjà  35  évêchés  étaient  vacants,  ou 
gouvernés  par  des  évèques  nommés,  qui  pour  cela  se 
faisaient  élire  grands-vicaires  et  ne  pouvaient  rece- 
voir la  consécration  épiscopale. 

Alexandre  VllI,  élu  l'année  suivante,  signala  son 
court  pontificat  par  une  Constitution  qu'à  son  lit  de 
mort  il  promulgua  :  elle  déclarait  nuls  et  sans  force, 
non  seulement  les  quatre  articles  et  tous  les  actes 
de  l'assemblée,  mais  encore  les  arrêts  et  édits  con- 
flrmalifs  faits  par  une  puissance  quelconque;  per- 
sonne n'était  tenu  d'y  obéir  (D.  H.,  i3a6).  Sachant  à 
quel  point  les  évèques  de  France  dépendaient  alors 
du  roi,  le  Pape  ne  voyait  pas  de  solution  pratique  si 
on  ne  les  dégageait  de  l'édit  royal. 

Enlin,  sous  Innocent  XII,  le  roi  chercha  sérieuse- 
ment une  entente.  Le  Pape,  sans  vouloir  «  condam- 
ner la  doctrine  de  France  »,  tenait  essentiellement 
à  «  abolir  l'acte  »  anticanonique  par  lequel  l'assem- 
blée de  1682  avait  si  audacieusement  dépassé  ses 
pouvoirs,  et  à  délivrer  les  docteurs  et  professeurs  en 
théologiede  l'obligation  qu'on  leur  imposaitde  signer 
et  d'enseigner  les  quatre  articles.  Malgré  l'avis  de  ses 
conseillers,  le  roi  commença  par  permettre  à  ceux 
des  évèques  nommés  qui  n'y  avaient  pris  aucune 
part,  de  solliciter  à  Rome  leur  institution  canonique. 
Q)ianl  aux  autres,  après  bien  des  pourparlers, 
«  Louis  XIV,  toujours  plus  sage  et  plus  loyal  que  ses 
conseillers,  céda  enlin  »,  dit  Gérin  {Hecherches, 
pp.  489,  490).  Le  14  septembre  1698,  chacun  de  ces 
évèques  nommés  dut  écrire  au  Pape  une  lettre  dont 
les  termes  avaient  été  convenus  d'avance,  regrettant 
vivement  sa  coopération  à  l'acte  de  l'assemblée 
déclarant  «  qu'il  tenait  et  qu'on  devait  tenir  pour  non 
avenu  (pro  non  décréta)  tout  ce  qui  avait  pu  passer  . 
pour  un  décret  sur   la   puissance  ecclésiastique  et 


1479 


PAPAUTÉ 


1480 


l'autorité  pontiOcale  ».  Le  même  jour,  le  roi  écrivait 
au  Pape  :  «  J'ai  donné  les  ordres  nécessaires  pour  que 
les  clioses  contenues  dans  mon  édit  du  22  mars  1682 
touchant  la  Déclaration  faite  par  le  'Clergé  de 
France,  à  quoi  les  conjonctures  passées  m'avaient 
obligé,  ne  fussent  pas  observées.  »  «  Cette  letlre  du 
Roi  Louis  XIV  au  Pape  Innocent  XII,  dilD'AouBssEAU, 
fut  le  sceau  de  l'accommodement  entre  la  cour  de 
Rome  et  le  Clergé  de  France;  et,  conformément  à 
l'engagement  qu'elle  contenait,  Sa  Majesté  ne  fit  plus 
observer  l'édit  du  mois  de  mars  iôSî,  qui  obligeait 
tous  ceux  qui  voulaient  parvenir  aux  grades  de  sou- 
tenir la  Déclaration...,  S.  M.  cessant  d'imposer  à  cet 
égard  l'obligation  comme  pendant  le  temps  de  l'exé- 
cution de  cet  cdit,  et  laissant  au  reste,  comme  avant 
cet  édit,  toute  liberté  de  soutenir  cette  doctrine.  » 
OEuvres,  t.  XllI,  p.  ^23. 

La  liberté  désormais  laissée  sur  ce  point  explique 
la  conduite  de  Louis  XIV  et  du  haut  clergé  français 
en  face  des  jugements  doctrinaux  des  Papes,  pendant 
les  vingt  dernières  années  ilu  règne.  Cet  esprit  nou- 
veau, qui  n'est  pas  d'ailleurs  chez  les  gallicans  modé- 
rés un  pur  abandon  de  leur  doctrine  (cf.  G.\lli- 
CANisME,  col.  22g,  23o),apparail  surtout  à  l'occasion 
de  deux  jugements  deRome. celui  d'Innocent  XII  sur 
Fénelon,  et  celui  de  Clément  XI  sur  le  jansénisme 
(Bulle  Vineam  Domiiii). 

a)  Jugement  pontifical  d'Innocent  XII  sur  le  livre 
de  Fénelon. 

En  l(>y7,  Fr.NKtoN  unnonce  au  Pape  l'envoi  d'une  traduc- 
tion latine  de  ses  Maximes  des  Saints,  et  ajoute:  J'ai  cru 
qu'il  fidhiit,  en  mftrr|uant  le  juste  milieu,  séparer  le  vrai 
lin  faux...  Ue  savoir  si  j'ai  réussi  ou  non,  c'est  à  vous, Très 
Saint  Père,  à  en  juger,  et  c'est  à  moi  à  écouter  avec  res- 
pect, conjine  vivant  et  p:trlant  en  vous,  saint  i'ierre  dont 
la  foi  ne  manquera  j.*nia's...  Je  me  suis  proposé  en  tout 
p.>ur  modèle  1rs  décrets  solennels  par  lesquels  le  Saint- 
Siège  îi  condamné  les  fiS  propositions  de  Michel  de  Moli- 
no8.  Fondé  sur  un  tel  oracle,  j'ai  osé  élever  ma  vois. 
Œuvres^  éd.  I.eroux-Gaume,  p.  142. 

C'était  aflirmer  en  termes  clairs  la  suprême  auto- 
rité, même  doctrinale,  et  l'infaillibilité  du  pontife. 
Or  cette  lettre,  avant  d'être  envoyée,  avait  été  mon- 
trée à  l'archevêque  de  Paris,  Noailles,  qui  l'approuva, 
età  Louis  XIV,  qui  en  permit  l'envoi.  //>.,  p.  i4o.  «  Le 
Roi  trouva  bon,  quoique  ce  fiit  une  espèce  de  plaie 
aux  libertés  de  l'Eglise  gallicane,  remarque  d'.Vgues- 
seau,  qu'une  affaire  née  dans  le  royaume  n'y  fût  pas 
décidée  avant  d'être  portée  à  Rome.  »  C'était  en 
etl'et  un  principe  gallican  qu'on  ne  pouvait  recourir  à 
Rome  qu'après  un  jugement  canonique  en  France, 
lequel  dans  le  cas  de  Fénelon  n'avait  pas  eu  lieu. 
Cf.  Griveau,  Etude  sur  la  condamnation  du  livre  des 
Maximes  des  Saints,  1878,  t.  I,  pp.  66,  ^2,  ■j'j. 

Les  essais  de  conciliation,  favorisés  par  le  désir 
et  les  sages  lenteurs  du  Pape,  ne  purent  aboutir, soit 
trop  grandes  exigences  de  Bossuet,  soit  obstination 
de  Fénelon  à  éviter  toute  ombre  de  rétractation  en 
dehors  du  jugement  de  Rome.  Le  16  août  1697,  dans 
son  nouveau  etdéCnitif  recours  an  St-Siège,  Fénelon 
écrivait  aunonce  :  "  Je  suis  prêt  à  condamner  toute 
doctrine  et  tout  écrit  que  le  Saint-Père  condamnera, 
.'i'il  condamnait  mon  propre  livre,  je  serais  le  pre- 
mier ,à  souscrire  sans  réserve  ni  équivoque  à  sa  con- 
damnation. i>  OEuires,  t.  IX,  p.  192.  C'était  recon- 
naître l'infaillibilité  du  Pape,  quand  il  juge  non 
seulement  les  doctrines,  mais  encore  les  faits  con- 
nexes avec  la  doctrine  :  formules,  expressions, écrits. 
Jh . ,  p.  198 . 

Ainsi  forcé  providentiellement  de  recourir  lui 
aussi  au  jugement  du  Pape,  Bossuet  réagit  contre 
ses  théories  de  1682  et  de  la  Defensio  Declarationis, 


déjà  rédigé^alurs.  En  1698,  il  écrit  du  palais  de  Ver- 
sailles au  cardinal  Spada,  ministre  du  Pape: 

«  Loin  de  nous  la  prétention  d'instruire  l'Eglise  chargée 
d  rnseigiier  les  Eglises  \tuagistrain  Ecctesiaruin)  :  nous 
désirons  qu'elle  nous  instruise,  n  Et  le  pliant  <ie  mettre 
son  livre  aux  pieds  de  Sa  Sainteté  :  «C'est  à  la  chaire  de 
Pierre,  ajuute-t-il,  que  nous  devouB  apporter  tout  ce  que 
nous  écrivons  :  à  elle  de  nous  stimuler  si  nous  sommes 
dausia  bonne  voie,  ou  de  nous  corriger  si  nous  sommes 
tant  soit  peu  dans  l'erreur.  )iCfe'«f/ es,  éd. Lâchât,  t.  XXIX, 
p.  321.  Doutant  de  la  pleine  soumission  de  Kénelon  au  ju- 
gement de  Rome,  il  écrit  en  fram^ais  au  cardinal  d'Aguirre  ; 
«  11  a  affaire  à  un  roi  qui  saura  bien  faire  obéir  à  Sa  .Sain- 
teté, et  tout  l'épiscopat  est  bien  réuni  dans  cetle  soumis- 
sion... Nous  reconnaissons  dans  la  chaire  de  S.  Pierre  le 
dépôt  inviolable  de  la  foi,  et  la  source  primitive  et  in- 
variable des  tradition»  chrétiennes.  »  Ihid,,  p.  373. 

Plus  tard, il  est  vrai,  quand  à  Rome  on  prend  son 
temps  pour  examiner  et  juger,  quand  on  y  est  mé- 
content de  voir  que  Louis  XIV,  sans  attendre  le 
jugement, retire  à  Fénelon  et  à  ses  amis  leurs  charges 
à  la  cour,  l'archevêque  de  Paris  écrit  à  l'abbé  Bos- 
suet à  Rome  : 

({  Il  est  bon  de  commencer  à  changer  de  ton,  et  à  faire 
un  peu  de  peur  de  ce  que  les  évoque»  de  France  pourriiient 
faire,  si  on  recule  trop. .  .  Nous  serons  obligés  déjuger 
s'ils  nejugent  point. Faites-le  un  peu  envisager  au.x  gens 
sages  du  pays.  »  Ib.,  p.  48â  ;  cf.  53.^. 

Mais  ces  menaces  sont  moins  le  fait  du  grand 
Bossuet  que  de  Noailles,  qui,  en  guise  de  prélude 
à  leur  accomplissement,  fait  signer  par  des  docteiirs 
de  S'irbonne  une  censure  de  12  propositions  extraites 
du  livre  des  Maximes  des  Saints,  puis,  voyant  le 
mauvais  effet  produit  à  Rome  par  cet  acte,  s'en  tire 
par  des  explicationsdonnées  à  Paris  au  nonce  a  qui 
prend  toutdu  bon  côté  »,dit  Bossuet.  Lâchât,  t. XXX, 
p. 67  sq.;  et  les   12  propp.,  p.6i,  sq. 

Enlin  le  jugement  définitif  de  Rome  est  accueilli 
par  une  soumission  universelle,  comme  l'écrit  Bos- 
suet à  son  neveu:  «  Vous  pouvez  assurer  le  Pape  et 
les  cardinaux  que  le  bref  est  estimé,  applaudi,  reçu 
avec  joie  par  le  roi,  par  les  évèques  et  par  tout  Paris 
et  toute  la  cour.  »■  Il  note  la  soumission  de  Fénelon 
et  de  ses  amis,  les  ducs  de  Beauvilliers  et  de  Che- 
vreuse : 

«  Nous  avons  nouvelle  qu'il  a  appris  sa  condamnation 
le  25  (mars  1699),  deux  heures  avant  le  sermon  qu'il  devait 
faire,  et  qu'il  a  tourné  son  sermon,  sans  rien  spéc.fier,  sur 
la  soumission  aveugle  qui  était  due  aux  supérieurs  et  aux 
oidres  de  1.»  Providence.  J'ai  été  chez  AI.  de  Beauvil'iers 
me  réjouir  avec  lui  de  sa  soumission.  . ,  Jamais  décision 
du  Saint-Siège  n'a  été  reçue  avec  plus  de  soumission  et 
de  joie.  M.  de  Beauvilliers  et  M.  de  Chevr'Mise  ont  en- 
voyé leur  livre  des  Maximes  à  M,  de  Paris,  et  tout  'e 
monde  les  imite,  sans  attendre  que  le  bref  soit  publié 
dans  les  formes.  Cette  décision  tournera  i^  l'honneur  du 
Saint-Siège...  Je  ne  veux  non  [dus  vaincre  que  trtomplser; 
et  l'un  et  l'autre  n'appartient  qu'à  la  vérité  et  à  la  chaire 
de  saint  Pierre.  »  /i.,  pp.  3^6,  3i8;  cf.  le  mandement  ^ 
de  Bossuet  pour  l'acceptation  du  bref. 

On  peut  remarquer  que  Bossuet  lui-même,  aux 
endroits  cités,  abandonne  sa  distinction  entre  le 
fl  Saint-Siège  »  et  «  le  Pape  »  pour  les  jugements 
doctrinaux,  et  nomme  indifféremment  l'un  ou 
l'autre. 

b)  Jugement  de  Clément  .17  sur  les  jansénistes  et 
leur  «  silence  respectueux  ». 

En  1705,  en  face  des  menées  jansénistes.  Clé- 
ment XI,  par  la  bulle  Vineam  Domini,  renouvela 
les  jugements  doctrinaux  de  ses  prédécesseurs  sur 
les  cinq  propositions  de  Jansénius  et  la  «  question 
de  fait  n,  exigea  de  nouveau  la  profession  de    foi, 


1481 


PAPAUTÉ 


1482 


réprouva  cette  nouvelle  Uiéorie  qu'il  suflisait  de  gar- 
der un  a  silence  respectueux  »  sur  ces  jug-eraents 
doctrinaux  sans  y  soumettre  son  esprit,  et  qu'on 
pouvait  signer  la  profession  de  foi  sans  y  croire. 
Aussitôt  une  lettre  du  roi  communique  la  bulle  à 
l'assenililée  du  Clergé,  alors  réunie  à  Paris,  »  pour  la 
recevoir  el  faire  recevoir  d'une  manière  uniforme  » 
dans  tous  les  <liocéses  du  royaume.  Le  cardinal  de 
Noailles,  président,  prend  les  avis  et  conclut  «  que 
l'assemblée  accepte  et  reçoit  avec  respect,  soumis- 
sion et  unanimité  parfaite  la  constitution  de  N.S.P. 
(élément  XI  ».  Des  lettres  sont  adressées  par  l'as- 
semblée au  Pape  pour  le  remercier,  au  roi  pour  le 
prier  d'ordonner  l'enregistrement  par  le  parlement, 
à  tous  les  évèqjics  du  royaume  pour  les  prier  de 
faire  des  mandements  sur  la  bulle  «  uniformes 
autant  qu'il  se  pourra  »,  sans  «  rien  ajouter  ni  dimi- 
nuer à  la  constitution  ». 

Dans  le  modèle  de  «  mandement  unifoi-me  »  rédigé  p.^r 
l'arclievéqne  Colbeit,  il  est  dit:  «  Pieiie  n  parlé  par  la 
bouche  de  son  digne  successeur  ;  celui  qui  doit  afl'eimir 
la  foi  de  ses  frères  a  rejelé  toutes  les  nnuTeantés  profanes 
qui  pouvaient  altérer  la  vérité  et  ti-oabler  la  paix...  A 
CCS  causes...  nous  déduirons  par  notre  présente  ordon- 
nance que  nous  nous  conformons  au  jut^oment  que  les 
évêques  assemVjlés  ont  déjà  porté,  que  nous  acceptons 
comme  eux  avec  respect  et  soumission  la  constitution  du 
Saint-Siège,  et,  en  nons  renfermant  ahsolument  à  leur 
exemple  dans  la  décision  qu'elle  contient,  nous  déclarons 
qu'on  ne  satisfaitpoinl  [tar  le  silence  respectueux  à  l'obéis- 
sance qui  est  due  aux  constitutions  des  Souverains  Pon- 
tifes Innocent  X  et  Alexandre  VI!,  qu'il  faut  s'y  soumettre 
intérieurement,  rejeter  non  seulement  de  bouche  raoi> 
même  de  coeur  et  condamner  couime  hérétique  le  sens  du 
livre  de  .lansénius,  condamné  dans  les  cinq  propositions.  » 
Recueil  des  actes^  titres  et  mémoires  du  Cierge  de  France^ 
divisé  en  douze  tomes  et  mis  en  nouvel  ordre,  suivant  la 
délibération  de  l'assemblée  du  Clergé  de  1705  ;  Paris, 
1768,  t.  I,  p.  380,  sq. 

On  remarquera  l'allusion  aux  textes  scripturaires 
et  traditionnels  qui  prouvent  l'infaillibilité  du  Pape, 
l'identification  entre  le  «  Saint-Siège  »  et  le  Pape  ré- 
gnant, la  soumission  que  l'on  professe  envers  ses 
jugements  doctrinaux,  <i  sans  rien  y  ajouter  ni  dimi- 
nuer »  et  «  en  se  renfermant  absolument  dans  leur 
décision  »,  rejetant  «de  bouche  et  de  cœur  »  l'erreur 
qu'ils  condamnent  ;  enfin  les  bonnes  dispositions  du 
roi,  qui  poussait  le  clergé  vers  Rome,  et  qui  veilla 
à  l'enregistrement  par  le  parlement  et  à  l'exécution. 

Toutefois,  en  lisant  le  procès- verbal  de  cette  as- 
semblée, on  s'étonne  de  voir  que  l'archevêque  de 
Rouen,  Colbert,  chef  de  la  commission  et  rappor- 
teur, avait  dit  : 

La  commission  a  établi  pour  maxime  :  \^  que  les  évê- 
ques ont  droit,  par  institulion  divine,  de  juger  des  ma- 
tières de  doctrine  ;  2"  que  les  constitutions  des  Papes  obli- 
gent toute  l'Eglise  lorsqu'elles  ont  l'-lé  acceptées  par  le 
corps  des  p;tsteuis  ;  'i"  que  cette  aeceplati.'n  de  la  part 
des  évêques  se  fait  toujours  par  voie  de  jugement.  —  El 
l'on  a'éîonne  encore  plus  de  lire  que  l'jissemblée  a  a)i- 
prouvé  uManimcment  les  nmximes  établies  par  measei- 
gneurs  les  commissaires  sur  le  droit  des  évêques.  Hecueil 
cité.  pp.  382,  383. 

Dan?  une  soumission  au  Pape,  qui  parait  si  com- 
plète, que  vient  faire  cette  déclaration  du  droit  des 
évêques?  —  De  plus,  le  modèle  de  niandementrédigé 
par  Colbert  pour  tous  les  évêques  de  France  débute 
ainsi  : 

a  Nous  avons  vu  avec  une  véiitable  douleur  les  efforts 
que  des  esprits  inquiets  ont  faits...  pour  affaiblir  l'auto- 
rité des  constitutions  des  Souverains  Pontifes,  qui  doivent, 
après  l'acceptation  solennelle  que  le  corps  des  pasteurs 
en  Q  faite,  être  regardée»  comme  le  jugement  et  la  loi  de 
toute  l'Eglise.    »  Ib.,  p.  403. 


Ne  semble-l-on  pas  insinuer  que  la  solennité  de 
l'acceptation  par  les  évêques  est  une  condition  d'in- 
faillibilité pour  une  délinition  du  Pape?  Ce  serait 
dépasser  l'assemblée  de  i(i82,  qui  n'a  point  parlé 
d'acceptation  solennelle  el  se  contentait,  en  bien  des 
cas,  d'un  consentement  tacite.  Jager,  iJisl.  de  l'J^gl. 
caihul.  en  France,  t.  XVU,  p.  453.  —  Le  Pape  se  plai- 
gnit dans  un  bref  à  Louis  XIV.  10.,  p.  l^blf,  l,bb.  — 
Cf.  Gallicanisme,  col.  a3o. 

Fénelon,  oubliant  ses  griefs  contre  Noailles,  pré- 
sident de  celte  assemblée,  s'interposa  oflicieusement 
en  1707  pour  réconcilier  ces  évêques  avec  le  Pape, 
dans  l'intérêt  de  la  paix.  Ce  qui  lui  donnait  à  Rome 
de  l'autorité  pour  plaider  leur  cause,  c'est  qu'il 
tenait  au  fond  pour  l'infaillibilité  pontificale,  comme 
on  le  savait;  toutefois,  il  ne  voulait  pas  l'imposer 
comme  un  dogme,  et  il  s'en  explique  dans  une  lettre 
de  cette  année  1709  au  cardinal  Fabroni  :  Le  point 
actuel  avec  les  jansénistes,  y  disait-il,  c'est  l'infail- 
libilité de  l'Eglise  sur  la  question  même  «  de  fait  », 
et  par  suite  l'obligation  de  croire  à  sa  définition  sur 
le  fait  de  Jansénius,  sans  se  borner  au  silence  res- 
pectueux. Or,  si  on  leur  présente  l'infaillibilité,  non 
pas  de  l'Eglise  envisagée  sous  un  concept  plus  indé- 
terminé, mais  de  l'Eglise  romaine,  c'est-à-dire  du 
Pape  considéré  sans  les  évêques,  on  les  mettra  en 
fureur,  et  on  leur  donnera  l'occasion  qu'ils  cher- 
chent de  sortir  de  la  vraie  question  pour  se  jeter 
dans  une  autre,  controversée  parmi  les  catholiques 
eux-mêmes  et  embarrassée  d'arguties.  Quant  à  lui, 
ajoute-t-il,  pour  attaché  qu'il  soit  à  cette  infaillibi- 
lité du  Pape,  il  évite  d'en  parler  aux  jansénistes  et 
aux  protestants.  Fknelon,  OEuvres,  t.  II,  pp.  6o-63. 
On  ne  peut  qu'approuver  cette  méthode  de  polé- 
mique. —  Rappelant  ces  principes  de  la  lettre  à 
Fabroni,  Fénelon  s'adresse  à  un  autre  cardinal, 
Gabrielli,  pour  dire  librement  ce  qu'il  pense  des  pro- 
cédés de  l'assemblée  de  ijoô. 

Il  reconnaît  que  ces  évêques  ont  bien  moins  appuyé  sur 
l'autorité  du  Saint-Siège  que  leurs  devanciers  du  milieu 
du  XVU*  siècle,  quand  ils  reçurent  la  constiluiion  d  Inno- 
cent X  en  attestant  «  ([ue  tous  les  chrétiens  sont  tenus  de 
donner  ni-e  obéissance  de  jugement,  tpsius  n:ejitis  ubse- 
quium,  aux  décisions  doctrinales  du  Souverain  Pontife. 
C'est  dans  cet  esprit  et  dans  cette  foi,  concluaient-ils, 
que  nous-mêmes  procédons  i\  la  promulgation  de  votre 
constitution,  faite  i>ar  une  inspiration  de  Dieu,  dli'ini 
Numinis  iiistiuetii.  Il  n'y  a  pas  à  discuter;  la  seule  lec- 
ture de  la  bulle  pontificale  trnnelie  par  elle-même  toute 
la  question  »  (cf.  h'Akcentré,  t.  III,  part.  2,  p.  276  sq). 
«  Chez  les  évêques  d'aujourd'hui,  ajoute  Fénelon,  ]>lu- 
sieurs  n'en  sont  plus  là:  soit  désir  de  miner  peu  a  peu 
ces  principes  de  leurs  devanciers  (c'est  ainsi  que  le  vul- 
gaire les  juge),  soit  simple  manque  de  fermeté  eu  face  des 
nouveautés  (1:  est  ainsi  que  nous  les  jugerons  avec  plus  de 
douceur),  ils  veulent  que  la  bulle  ne  suffise  point  par  elle- 
même  à  définir  que  le  texte  de  Jansénius  est  hérétique, 
mais  que  cela  dépende  aussi  de  l'évidence  personnelle.  .  . 
Cotte  restriction  à  sa  promulgatioîi,  ils  voulaient  l'insérer 
dans  leurs  actes,  mais  le  roi  s'y  est  opposé.  De  là  leur 
mauvaise  grâce  à  recevoir  et  à  louer  la  bulle;  de  là  ces 
maximes  sur  te  droit  Lies  ivéïjiies.  qu'ils  ont  fait  venir  bien 
à  contretemps.  Quelle  que  suit  d'ailleurs  leur  opinion 
sur  l'infaillibilité  du  Pape,  et  quand  même  ils  suivraient 
avec  nos  gallicans  extrêmes  l'opinion  de  Gerson  sur  l'ap- 
pel au  futur  concile,  (lerson  lui-même  n'eut  pas  permis 
à<4uelques  évêques  de  s'érigor  en  juges  de  ce  qui  a  été 
jugé  par  le  Pape  avec  la  prétention  d'annuler  son  juge- 
mint  ;  Gerson  lui-même  admettait  que  la  sentence  du 
Saint-Siège  reste  au-dessus  de  tout,  tant  que  le  concile 
général  n'a  pas  prononcé,  et  ne  laisserait  à  res  évêques 
que  deux  alternatives  ou  juger,  mais  dans  le  sens  de 
la  définition  pontificale,  ou  en  appeler  modestement  au 
coneile,  mais  comme  des  parties,  non  comme  des  juges.  »> 
Œuvres,  t.  Il,  p.    63. 

Quant  aux  maximes  vagues  qu'ils  ont  glissécB  sur 


1483 


PAPAUTE 


1484 


le  droit  des  évéques  à  juger  en  matière  de  doctrine, 
on  peut  les  entendre  dans  un  bon  sens  (cf.  /  Tim., 
VI,  ao,  2i),  pourvu  qu'avec  leurs  devanciers  du 
temps  d'Innocent  X  ou  les  entende  d'un  jug;ement 
provisoire,  »  en  première  instance  »,  soit  avant  tout 
jugement  de  la  question  par  le  Pape,  soil  après  un 
document  pontilical  sur  lequel  les  novateurs  susci- 
tent de  nouvelles  querelles  qu'il  est  nécessaire 
d'apaiser  sans  attendre  l'intervention  ultérieure  du 
Saint-Siège.  Ce  deuxième  cas  fait  plus  de  dilliculté; 
par  la  décision  pontificale,  dira-t-on,  la  cause  était 
finie  ;  de  quel  front  un  évêque  vient-il  encore  la  dis- 
cuter et  la  juger?  —  Sans  doute,  répond  Fénelon,  il 
n'est  permis  à  aucun  évêque  catholique  de  remet- 
tre en  question  ce  jugement  du  Saint-Siège,  de  dis- 
cuter s'il  faut  le  corriger,  ou  même  le  rejeter.  Mais  ne 
tirez  pas  de  là  cette  assertion  trop  générale,  que 
jamais  des  évêques  ne  peuvent  juger  après  le  Pape. 
Supposez  que,  dans  un  concile  œcuménique,  le  Pape, 
arec  la  grande  majorité  des  évoques  si  vous  voulez, 
ait  défini  une  question  de  foi,  et  que  le  reste  des 
évêques  n'ait  pas  encore  donné  son  suffrage: 

«  Certes  ils  ne  peuvent  s'écai  lei-  de  re  qui  déjà  est  jugé, 
ce  serait  un  schisme,  une  hérésie  évidente...  lU  d<>ivent 
soumettre  leur  eiprit  comme  les  derniers  des  laïques... 
Et  pourtant,  d'a)>tès  l'antique  usa^e  des  concile"»,  ils  se 
serviront  de  la  même  formule  que  les  autres:  Defin'cus 
êitbscripsi.  n  Ils  prononceront  avec  eux  une  définition  com- 
mune, UD  même  jugement. 

Fénelon  cite  encore  la  formule  de  plusieurs  con- 
ciles où  les  évêques  sont  dits  approuver  le  jugement 
du  Pape,  sacro  approhanle  concilio.  Telle  est  sur- 
tout à  Cbalcédoine  l'approbation  ou  confirmation 
donnée  par  les  évêques  à  la  définition  de  foi  envoyée 
par  saint  Léon.  Ils  n'entendaient  point  par  là  nier 
la  force  obligatoire  ou  l'infaillibilité  du  document 
par  lui-même,  ni  juger  le  Pape,  mais  condamner  les 
erreurs  avec  lui  et  à  sa  suite.  Pourquoi  donc  blàme- 
rait-on  nos  évêques  «  de  s'être  attribué  un  jugement 
pour  ainsi  dire  approbatif  ou  confit  matif  de  la  défi- 
nition pontificale?  »  Ibid.,  pp.  66-68. 

On  pourrait  dire  ici  à  l'archevêque  de  Cambrai  : 
Autre  est  le  cas  d'un  concile  général  où  les  évêques 
sont  essentiellement  appelés  à  participer  au  juge- 
ment suprême  et  à  définir  avec  le  Pape,  —  autre  le 
cas  d'une  définition  ex  cathedra  reçue  par  des  évê- 
ques qui  ne  sont  pas  réunis  en  concile  général. Dans 
le  second  cas,  n'étant  pas  appelés  à  juger,  il  doit 
leur  suflire  de  se  soumettre.  Mais  Fénelon  ne  nie 
pas  cette  différence  :  au  sujet  des  évêques  de  1706, 
il  plaide,  non  la  nécessité  essentielle  et  absolue, 
mais  seulement  la  convenance  qu'ils  eussent  un  ju- 
gement après  le  Pape  et  avec  le  Pape  :  n  Aoniie  decel, 
etc.  »  El,  de  fait,  il  était  convenable,  grâce  à  des 
circonstances  extrinsèques  et  toutes  particulières  au 
temps  et  au  pays,  que  le  jugement  du  Pape,  bien 
que  suffisant  en  lui-même,  fût  accompagné  du  juge- 
ment de  quelques  évéques,  censés  rciirésenter  l'épi- 
scopat  fiançais.  Les  jansénistes  de  France,  alors 
ultra-gallicans,  et  nombre  d'esprits  plus  oji'moins 
égarés  par  eux  et  qu'on  pouvait  espérer  de  ramener, 
n'étaient  nullement  touchés  par  la  seule  définition 
du  Pape,  bien  au  contraire  :  voir  la  lettre  à  Fabroni. 
Pour  promulgvier  efficacement  le  jugement  de  Rome, 
il  était  donc  sage,  de  la  part  de  ces  évêques,  d'y  unir 
leur  propre  jugement,  si  faible  qu'il  fût  en  réalité; 
et  leur  cas  particulier  ne  tirait  pas  à  conséquence 
pour  les  définitions  pontificales  en  général.  Le  plai- 
doyer de  Fénelon  pour  eux  ouvrait  donc  une  voie 
raisonnable  et  permettait  de  les  interpréter  dans  un 
bon  sens,  quelles  qu'eussent  été  les  intentions  et 
les  mauvaises  dispositions  de  plusieurs  d'entre  eux. 


—  Nous  avons  tenu  à  analyser  sa  remarquable  let- 
tre, comme  offrant  une  explication  utile  pour  conci- 
lier l'infaillibilité  du  Pape  avec  le  jugement  des 
évêques  a\  ant  ou  même  après  lui,  et  parce  que  cette 
lettre  a  été  souvent  mal  comprise,  à  cause  de  la  diffi- 
culté de  sa  matière  et  de  l  oubli  de  son  cadre  histo- 
rique. (Jue  Home  ait  tenu  compte  des  suggestionsde 
Fénelon,  nous  le  verrons  par  l'accommodement 
conclu  en  1710  entre  le  Pape  et  les  évêques  de  l'as- 
semblée de  1705,  autre  fait  bien  significatif  mais 
peu  remarqué,  qu'il  nous  faut  encore  signaler. 

Sous  l'influence  du  roi,  les  principaux  prélats  de 
cette  assemblée,  Noailles,  Colberl,  avec  cinq  autres 
archevêques  et  cinq  évêques,  signèrent  eu  1710  un 
document  explicatif  que  l'on  trouve  à  la  suite  du 
procès-verbal  de  i  706,  ainsi  conçu  : 

Les  novateurs,  qui  abusent  de  tout,  pouvant  abuser  de 
quelques  expressions  du  procès-verbal  de  l'Assemblée  de 
1705,  an  sujet  de  1  acceptation  de  la  Constitution  du  Pape 
(  Vineam  Domini],  il  est  à  propos,  pour  prévenir  leur  mau- 
vaise interprétation,  d'expliquer  la  véritable  intention  de 
cette  Assemblée  ;  ainsi  nous,  comme  ayant  eu  part  à  toutes 
ses  délibérations,  et  témoins  de  tout  ce  qui  s'y  est  passé, 
déclarons  :  1»  Qu'elle  a  prétendu  recevoir  celte  constitution 
dans  la  même  forme  et  dans  les  même  maximes  que  les 
autres  Bulles  contre  le  livi-e  de  Jansénius  ont  été  reçues. 

—  2"  Que,  quand  elle  a  dit  que  les  constitutions  des  Papes 
obligent  toute  l'Eglise,  lorsqu'elles  ont  été  acceptées  par 
le  corps  de>  Pasteurs,  elle  n'a  point  voulu  établir  qu'il 
soit  nécessaire  que  l'acceptation  du  corps  des  Pasteurs 
soh  solennelle,  poui- que  de  sembloblis  tonstitutions  du 
St-Siège  soient  des  règles  du  sentiment  des  fidèles.  -— 
."î"  Qu'elle  était  très  persuadée  qu'il  ne  manque  aux  Consti- 
tutions contre  Jansénius  aucun--  des  conditions  nécessaires 
pour  obliger  toute  l'Eglise,  et  nous  croyons  qu'elle  aurait 
eu  le  même  sentiment  sur  les  Bulles  contre  Baïus,  contre 
Molinos,  el  contre  le  livre  de  M.  l'Archevêque  de  Cambrai, 
intitulé  Maximes  des  Saints,  s'il  en  eût  été  fait  mention.  — , 
'i'  Qu'enfin  elle  n'a  point  prétendu  que  les  Assemblées  du. 
Clergé  avaient  droit  d'exnminer  les  jugements  dogmati- 
ques des  Papes,  pour  s'en  rendre  les  juges  et  s'élever  un 
tribunal  supérieur.  Kait  à  Paris  le  10'  de  mars  1710.  a 
Suivent  les  douze  signatures.  Durand  de  Maili.aise,  Les 
libertés  de  l'Eglise  gallicane,  etc.,  1771,  t.  IV,  p.  82. 

Le  ag  juin  171 1,  le  cardinal  de  Noailles  écrivit  au 
Pape  dans  le  même  sens.  Citons  le  passage  sui- 
vant : 

i(  J'atteste  que...  lorsque  le  clergé  a  dit  que  les  consti- 
tutions des  Souverains  Pontifes, acceptées  par  le  corps  de» 
pasteurs,  obligeaient  toute  1  Eglise,  il  n  a  pas  entendu 
que  la  solennité  de  cette  acceptation  fût  une  condition 
nécessaire  pour  que  ces  décrets  dussent  être  regardés  par 
tous  les  catholiques  comme  de»  règles  de  leur  croyance 
et  de  leur  langage,  malgré  les  grands  avantages  qui 
résultent  quelquefois  de  cette  solennité  dans  les  lieux  où 
l'erreur  est  née;  mais  il  a  cru  utile  de  forcer  les  jansénistes 
dans  leurs  derniers  retranchements  et  de  leur  fermer  tous 
les  faux- fuyants,  en  employant  une  maxime  reconnue 
par  eux  comme  un  principe...  Le  clergé  regarde  comme 
une  vérité  certaine  . .  que.  relativement  b  ces  décrets  (con- 
tre Jansénius),  on  ne  peut  admettre  ni  appel  ni  espérance 
de  changement.    » 

Clément  XI  se  déclara  pleinement  satisfait  de  ces 
explications,  et  remercia  Loui?  XIV  du  zèle  avec 
lequel  il  les  avait  provoquées.  Jagkr,  Hist.  de  IT.gl. 
cath.  en  Fr.,  t.  XVII,  p.  469.  —  Ainsi,  parmi  les  évê- 
ques français  de  cette  époque,  les  uns  étaient  parti-, 
sans  de  l'infaillibilité  pontificale,  les  autres,  plus 
nombreux,  ou  bien  se  renfermaient  volontiers  dans 
un  gallicanisme  modéré  ou  du  moins  étaient  forcés 
de  s'y  renfermer.  La  situation  allait  devenir  plus  cri- 
tique après  l'apparition  de  la  Bulle  Unigeniliis; 
Noailles  allait  tourner  à  la  révolte,  sous  l'influence 
de  son  grand  vicaire  et  de  son  mauvais  génie,  l'abbé 
Boileau,  et  d'autres  jansénistes  de  son  entourage. 


1485 


PAPAUTE 


1486 


4=  Epoque  :  La  crise  aiguë  des  «  appelants  » 
et  des  parlements  de  Louis  XV,  avec  ses  consé- 
quences jusqu'au  concile  du  Vatican. 

Niius  examinerons  :  J.  la  i)reniière  Intle  contre  la 
bulle  L'nigeriiliis,  avec  dnnger,  pour  l'épiscopiil  fran- 
çais, (l'un  schisme  avec  Rome;  /i.  l'usurpalion  des 
droits  épiscopaux  et  royaux  par  le  parlement 
de  Paris,  devenu  chef  du  jansénisme  et  de  l'ultra- 
gallicanisme  (à  partir  de  1 780);  C.  l'écho,  à  l'étranger, 
des  maximes  parlementaires  et  de  la  crise  ultra-gal- 
licane, et  par  suite,  diminution  des  défenseurs  de 
l'infaillibilité  dans  le  monde  catholique;  /).  les  con- 
séquences de  la  ii;rme  crise  en  France,  après 
Louis  XV  ;  E.  les  progrès  de  la  doctrine  infailli- 
bilisle  dès  le  début  du  pontilicat  de  Pie  IX;  F.  le 
concile  du  Vatican. 

A.  La  première  lutte  contre  la  bulle  Unigenitus, 

arec  dani;pr,  pour  l'épiscopal  français,  d'un  scliisme 
arec  Hume.  —  Nous  doimerons  :  1°  Le  résumé  des 
faits;  2°  l'idée  de  l'infaillibilité  dans  celte  lutte. 

i"  Résumé  des  faits.  —  Quanta  la  composition 
du  livre  du  janséniste  Quksnul  :  Réflexions  morales 
sur  le  A'.  Testament,  et  à  l'accueil  varié  qu'il  reçut 
d'aborii,  voir  Jansknismk,  col.  1173,  117^.  L'ouvrage 
contenait,  sous  des  formes  habiles  et  onclueuses, 
non  seulement  le  baïanisme  et  le  jansénisme,  mais 
encore  cet  ultra-gallicanisme  dérivant  de  llicher  et 
dont  nous  avons  signalé  plus  haut  le  fâcheux  déve- 
loppement durant  la  seconde  partie  du  xvu"  siècle, 
surtout  parmi  les  jansénistes  militanls;  de  là  ces 
tendances  schisnialiques  auxquelles  Bossuet  avait 
opposé  en  1682  son  gallicanisme  modéré;  voir  art. 
cité,  col.  1 176. 

C'est  Louis  XIV  lui-même  qui  sollicite  directement 
une  liulle  de  Clément  XI  sur  le  livre  de  Quesnel  :  la 
bulle  l'nigenilus  parait  en  septembre  1713,  après  un 
an  et  demi  d'examen  de  la  cause  à  Home,  loc.  cit.  — 
C'est  encore  le  roi  qui  aussitôt  groupe  dan  s  une  assem- 
blée extraordinaire  les  prélats  alors  à  la  cour,  et  fait 
accepter  absolument  la  bulle  par  une  majorité  de 
4o  de  ces  évcques  contre  9,  puis  en  1714  par  la  Sor- 
bonne  et  les  autres  Facultés  de  théologie  du  royaume. 
On  espère  gagner  la  minorité,  déjà  réduite  à  8  ;  ces 
quelques  évêques  servaient  de  centre  de  ralliement 
à  tous  les  partisans  de  l'ultra-gallicanisme.  La  majo- 
rité entreprend  auprès  d'eux  d'instantes  démarches, 
continuées  après  la  mort  du  roi,  mais  déjà  plus 
difficiles  et  plus  audacieusement  déjouées  ^ar  les 
tristes  ruses  de  Noailles,  le  principal  des  8  oppo- 
sants. Voir  art.  cité,  col.  1177  1179. 

Ainsi  les  modérés,  avec  le  roi,  continuaient  à  se 
rapprocher  de  Rome.  Au  contraire  les  extrémistes 
s'en  écartaient  de  plus  eu  plus,  et  ce  désaccord  crois- 
sant ailait  éclater  en  de  graves  événements,  après  la 
mort  de  Louis  XIV,  avec  les  évêques  appelants  et  le 
danger  d  un  schisme  national. 

Quatre  de  ces  évêques  opposants,  en  1717,  appe- 
lèrent de  la  bulle  «  au  futur  concile  »  :  nous  avons 
vu  que  ce  genre  d'appel  était  condamné  à  Rome, 
depuis  le  milieu  du  xvi*  siècle  au  moins,  comme 
a  erroné  et  détestable  »  (D.  B.,  717).  Ces  u  appe- 
lants »  eurent  liienlôt  l'adhésion  des  principaux  par- 
lenienlaires  et  de  beaucoup  de  laïques,  d'environ 
deux  mille  prêtres  et  moines,  et  même  de  la  Sor- 
bonne,  suivie  par  plusieurs  autres  facultés  de  théo- 
logie. La  Sorbonne  raya  de  ses  registres  son  décret 
de  1714,  par  lequel  elle  avait  0  accepté  avec  respect 
et  soumission  >  labulle  L'nigenilus.  Pour  toute  raison, 
elle  dit  qu'elle  avait  enregistré,  mais  non  accepté  la 
bulle.  Contre  cette  mauvaise  foi  et  celte  rébellion, 
plusieurs  docteurs,  comme  le  savant  Toubnely, 
firent  une  opposition  énergique;    mais  le    nombre 


l'emporta   et   priva  même    ces   opposants    du  droit 
d'assisler  aux  assemblées.  Jageh,  t.  XVllJ,  p.  7. 

Comment  celte  célèbre  Faculté  de  Paris,  si  ferme 
encore  en  1682  contre  l'anti-infaillibilisme  relative- 
ment modéré  de  Uossuel,  avait-elle  pu  en  venir  à  de 
telles  extrémités,  35  ans  après?  C'est  qu'aussitôt 
après  1682,  ministres  du  roi  et  parlementaires  comme 
Harlay  s'étaient  acharnés  à  l'épurer  et  à  la  domesti- 
quer :  par  exemple,  en  faisant  retirer  le  droit  de  vote 
dans  les  assemblées  de  Sorbonne  aux  plus  sûrs 
défenseurs  du  Pape  et  de  l'infaillibilité  i>onti(icale, 
c'est-à-dire  à  ces  docteurs  depuis  longtemps  jalousés, 
qui  appartenaient  aux  ordres  religieux  ;  et  quant  aux 
autres  défenseurs  de  la  Papauté,  en  les  menaçant  et 
traquant  individuellement  de  toutes  manières,  tan- 
I  dis  qu'on  réservait  les  faveurs  aux  docteurs  riché- 
ristes  et  qu'on  prenait  quehiu'un  d'entre  eux,  le  plus 
en  main,  pour  l'imposer  à  la  Sorbonne  comme  syn- 
dic, sanslaisser  désormais  son électionlibre.Unjour, 
comme  on  reprochait  à  un  syndic  ainsi  imposé, 
Lrfèvre,  d'avoir  favorisé  une  cabale,  sa  réponse, 
conservée  dans  les  Mémoires  de  l'abbé  Leoendbe  qui 
l'avait  «  fort  connu  »,  mérite  d'être  citée  comme 
dépeignant  la  situation  : 

n  Nous  sommes  plus  à  plaindre  qu'h  hlAnier.  dît  ingé- 
nument le  syndir;  la  Faculté  a  toujours  été  et  soru  tou- 
jours le  jouet  et  1  esclave  des  puissances  qui  la  dobiincnt  : 
de  la  cour,  parce  que  d'un  irait  de  plume  elle  peut  casser 
tous  nos  privilèges;  du  parlement,  parce  qu'il  le.-;  res- 
treint et  les  étend  coinme  il  lui  plaît  ;  et  [irincipaleinent 
de  l'archevêque  (îe  Paris,  ptirce  que  la  plupart  de  n^us  ne 
vivant  que  de  prêche,  il  peut,  quand  il  lui  plaira,  nous 
Ater  le  pain  delà  main.  »  —  «Quelle  pitié,  ajoute  Legen- 
dre,  qu'une  conipasi-t  ie  d'ecclésiastiques,  qui  font  serment 
fie  soutenir  la  vérité  jusqu'à  refTusion  du  sang,  changent, 
selon  les  temps,  de  maximes  et  de  sentiments,  en  choses 
Uiéme  les   plus  graves!  «  Mémoires,   Paris,  ISGo,  p.   229. 

A  l'époque  où  nous  sommés  arrivés,  un  archevê- 
que de  Paris  ne  manquait  pas,  pour  entraîner  à 
l'enoontrede  leur  conscience  lesdocteursdeSorbonne 
et  bien  d'autres  ecclésiastiques  et  la'iqucs  :  c'était 
Noailles.  0  Appelant  »  lui-même,  il  tenait  son  appel 
secret,  tout  en  se  prêtant  à  des  négociations  avec  les 
autres  évêques,  dupés  toujours  par  sa  mauvaise  foi. 
En  1718,  Clément  XI  fait  condamner  les  appels  par 
le  SaintOiriee,  puis,  par  son  bref  Pastoralis,  expose 
à  tous  les  Udèles  les  indignes  procédés  des  chefs  de 
la  secte,  et  excommunie  ceux  qui  refusent  obéissance 
à  la  Bulle,  «  de  quelque  dignité  qu'ils  soient,  même 
épiscopale,  archiépiscopale  ou  cardinalice  ».  Aussitôt 
Noailles,  publiquement  cette  fois,  appelle  de  ces  nou- 
veaux actes  pontilicaux,  comme  de  la  constitution 
Unigenitus,  au  futur  concile,  tandis  que  le  parlement 
I)rocède  contrôle  brel  Pastoralis,  et  demeure  désor- 
mais constamment  hostile  aux  acceptants  et  au 
Saint-Siège. 

On  peut  voir  à  l'art.  Jansknisme,  col.  1179,  com- 
ment le  schisme,  de  plusen  plus  menaçant,  fut  évité, 
grâce  aux  innombrables  démarchesde  l'abbé  Dubois, 
et  à  un  accommodement  obtenu  enlin  entre  la  majo- 
rité des  évêques  et  Noailles,  qui  en  1720  accepta 
officiellement  la  constitution  l'nigenitus,  dont  l'enre- 
gistrement comme  loi  du  royaume  fut  eniin  arrachée 
au  parlement  par  les  efforts  du  Régent  et  de  Dubois  ; 
et  col.  1180,  comment,  après  une  nouvelle  intrigue 
de  l'archevêque  de  Paris,  contre  laquelle  réclama 
Clément  XI  avant  de  mourir,  après  la  nouvelle 
révolte  d'un  des  premiers  évêques  appelants,  celui 
de  Senez,  et  sa  condamnation  et  rélégation  par  le 
concile  d'Embrun  (1727)  sous  Benoit  XIII,  Noailles, 
peu  avant  sa  mort  (1729),  publia  un  mandement  de 
soumission  au  Pape. 


1487 


PAPAUTE 


1488 


2'  L'Idée  d'infaillibilité  dans  cette  lutte.  — 
l>es  mandements  de  la  majorité  ]iour  la  bulle  t'ni- 
^'enitiis,  un  contemporain,  Soardi,  nous  a  transcrit 
de  longs  extraits,  qui  font  voir  l'étal  des  esprits. 
Peu  d'évêques  soutiennent  ouvertement  l'infailli- 
bilité personnelle  du  Pape.  La  plupart,  quelle  que 
soit  là-dessus  leur  pensée  intime,  prennent  une 
position  moins  irritante  pour  les  adversaires,  et  qui 
suffît  contre  eux. 

M.  Diî  GoLONGUB,  év.  d'Apt,  est  des  plus  infaillibi- 
listes.  Dans  un -mandement  du  ao  décembre  1717, 
après  avoir  cité  sur  les  prérogatives  du  Saint-Siège 
plusieurs  témoignages  bien  capables  d'impression- 
ner des  gallicans  et  donnés  plus  haut  par  nous,  celui 
de  Pierre  d'Ailly  admettant  l'infaillibililé  au  nom  de 
l'ancienne  Sorbonne,  celui  de  Marca,  et  la  lettre  des 
évèques  de  France  à  Innocent  X  sur  les  cinq  propo- 
sitions (voir  col.  i436,  1454,  1455),  il  dit  : 

«  Celte  prérogative  même  (d'être  le  centre  de  l'unité)  est 
une  pieiive  authentique  des  deux  j»récédentes. . .,  savoir, 
d'être  le  juge  et  l'arbitre  de  toutes  tes  questions  de  doc- 
trine qui  8  élèvent  dans  le  monde  clirétien,  et  d'èti-e  tou- 
jours pure  dans  la  foi...  Toutes  les  E-.-'îises  chrétiennes  se 
font  un  devoir  de  porter  au  Satnt-Sièg"e  toutes  les  nou- 
Teautés  en  fait  de  dogme  qui  naissent  dans  leur  sein  ;  et 
si  ce  trône  de  Pierre,  qui  est  le  centre  de  l'unité,  venait  à 
être  infecté  de  quelque  erreur,  il  n'y  a  pas  de  doute  qu« 
sa  corruption  se  communiquerait  aux  antres  ijui  en  déri- 
Tent  et  qui  y  Vont  aboutir.  On  osera  peut-être  avancer  ici 
que  ces  novateurs  mettent  une  grande  dill'érenre  entre  le 
Saint-Siège  et  celui  qui  l'occupe;  qu'ils  protestent,  dans 
tous  leurs  ouvrages,  avoir  un  grand  respect  et  une  grande 
soumission  j^our  les  décisions  de  cet  auguste  tribunal. 
qu'ils  le  reconnaissent  infaillîtïle,  tandis  qu'ils  condamnent 
d'erreur  celui  qui  y  est  assis.  Distinction  abstraite,  et 
inventée  par  1*'S  hérétiques  pour  éluder  leur  condamnation . 
distinction  que  saint  Gyprien  n'a  jamais  connue,  juiisqu'i] 
prétend  que  ciiaque  Eglise  est  dans  son  évéque,  Ecclesia 
m  episcopo...  Distinction  condamnée  par  saint  Pierre 
Damien,  qui  disait  au  Pa[»e  ;  Vous  êtes  vous-même  ce 
Siège  apostolique,  vous  êtes  l'Eglise  romaine  :  ce  n'est  pas 
à  celte  masse  de  pierres  dont  elle  est  formée,  que  j'ai 
recours,  mais  seulement  à  celui  en  qui  réside  toute  l'auto- 
rité de  cette  méiue  Eglise.  )i  Soaudi.  Df  suprema  hiomani 
Pontificis  auctorilair,  etc.,  Avignon,  17i7,  t.  I,  p.  190. 

Ecotitons  maintenant  d'autres  évèques  qui  n'atta- 
quent point  cette  distinction  alors  à  la  mode  chez  les 
novateurs,  ni  ne  se  posent  en  défenseurs  de  l'infail- 
libilité du  Pape  qui  était  odieuse  à  ceux-ci.  —  Ainsi 
FiiNELON,  fidèle  à  sa  méthode,  dans  une  instruction 
pastorale  du  29  juin  1714,  Qui  fut  très  appréciée  à 
Rome,  se  contente  de  tourner  contre  les  exigences 
extrêmes  du  parti  quesnelliste  les  documents  de  la 
tradition  pour  l'infaillibilité;  telle  la  formule  du  Pape 
HoRMisD.^s;  telle  aussi  la  condamnation  du  pélagia- 
nisme  par  les  Papes,  si  applaudie  par  saint  Augustin  : 

«  On  a  envoyé,  dit  saint  Augustin,  au  Siège  apostolique  les 
actes  de  deux  conciles  particuliers  d'Afrique  sur  cette 
cause.  //  est  venu  des  rescrits  de  Rome.  La  cause  est  finie. 
Plaise  à  Dieu  que  l'erreur  finisse  aussi.  »  Rien  n'est  plus 
clair...  Avant  les  rescrits  qui  viennent  de  Rome,  les  deux 
conciles  d'Afrique  ne  finissaient  point  la  cause;  mais  elle 
fut  finie  dès  que  les  rescrits  de  Rome  furent  venus.  Repré- 
sentons-nous maintenant  saint  Augustin  comme  s'il  vivait 
encore  au  milieu  de  nous  ;  supposons  qu'il  parle  à  ses 
faux  disciples,  comme  il  parlait  aux  pélagîens.  {(  Rome, 
G  lui  dit  le  P.  Quesnel,  a  frappé  d'un  seul  coup  cent  et 
«  une  vérités  (ses  101  propositions)  dont  plusieurs  sont 
«  essentielles  à  la  religion;  j'offre  de  le  démontrer  » 
(///•  mrmoire^  Avertissl.,  p.  13).  Taisez-vous,  lui  répond 
le  Saint  Docteur,  la  cause  est  finie]  pourquoi  l'erreur  ne 
l'esl-elle  pas  aussi?,..  Si  le  P.  Quesnel  soutient  encore  que 
les  pro|)ositioti8  cond;ininées  sont  mot  pour  mol  de 
saint  Augustin  et  que  c'est  le  censurer  lui-même  que  de 
flétrir  ces  propositinns  (Ibid.,  p.  71,  '74),  le  saint  Docteur... 
confondra  ainsi  ces  téméraires  écrivains  ;  O  vous  qui  vous 
vantez  faussement  de  suivre  ma  doctrine,  apprenez  de  moi 


que  je  n'en  ai  point  d'autre  que  celle  de  l'Eglise.  Taisez- 
vous,  la  cause  est  finie.  Luther  et  Calvin  se  sont  vantés 
comme  vous  de  réi'éler  mot  pour  mot  ce  que  j'ai  enseigné. 
C'est  le  langatje  de  tous  les  novateurs.  Comment  n'abuse- 
raient-ils pas  de  mon  texte,  ceux  qui  abusent  avec  tant 
d'artifice  de  celui  des  Saintes  Ecritures  ?..  »:  Enfin  si  le  parti 
crie,  comme  les  pélagiens,  qu'on  n'a  a-^semhlé  aucun  con- 
cile général,  que  répondra  saint  Augustin  ?  «  Quoi  donc  ? 
«  a-l-on  besoin  d'assembler  un  concile,  poiir  condamner 
((  un--"  doctrine  évidemment  pernicieuse  ?  Comme  si  aucune 
((  hérésie  n'avait  été  condamnée  sans  un  concile  assem- 
((  blé  !  Ne  voit-on  pas,  au  contraire,  qu'il  y  a  eu  très  peu 
fl  d'hérésies  pour  lesquelles  on  se  soit  trouvé  dans  une 
((  telle  nécessité?  »  [Centra  duas  eptsi,  Pelag.  ^Vw .  IV, 
n.  34.)Fknei.ok,  Œuvres,  t.  V,  p.  173,  17'i. 

On  trouve  l'écho  de  cette  belle  Instiiiciion  pasto- 
rale dans  le  mandement  donné  en  fjiS  par  M.  de 
Mailly,  archevêque  de  Reims,  qui  fournil  de  nou- 
A-elIes  preuves  de  l'autorité  doctrinale  et  de  la  pureté 
de  la  foi  du  Saint-Siège,  tirées  surtout  de  la  tradi- 
tion orientale,  SoARDi,  loc.  cit.,  p.  21  3,  21 4;  —  dans 
le  mandement  (1722)  du  cardinal  db  Bissy,  succes- 
seur de  Bosstiet  sur  le  siège  de  Meaux,  Ihid.,  p.  i85; 
—  etc. 

D'autres  cniin,  comme  Languet,  alors  évêque  de 
Soissons,  ne  craignaient  pas  de  laisser  de  côté  expres- 
sément l'infaillibilité  du  Pape,  pour  se  retrancher 
dans  l'indéfectibilité  du  Saint-Siège  et  sa  pureté  dans 
la  foi.  Cette  position,  qu'elle  fîitjirise  par  conviction 
ou  seulement  orf  hominem,  était  assez  opportune 
dans  les  circonstances  où  l'on  se  trouvait.  Ayant 
alTaire  aux  extrémistes  du  parti  de  Quesnel,  qui  en 
venaient  par  la  passion  à  nier  toute  prérogative  de 
Rome,  c'était  un  gain  de  leur  en  faire  admettre  au 
moins  quelqu'une,  et  de  montrerqu'ils  n'étaient  pas 
raisonnables.  D'autre  part,  après  les  dcCnitions 
réitérées  de  plusieurs  Pontifes  contre  les  erreurs 
jansénistes,  quand  on  renouvelait  ces  erreurs 
comme  le  faisait  en  réalité  Quesnel,  ce  qui  était  en 
jeu  n'était  plus  l'infaillibilité  personnelle  d'un  Pape 
isolé,  c'était  vraiment  l'indéfectibilité  même  Un 
Saint-Siège  dans  la  foi.  A  défendre  celle-ci,  on  allait 
donc  au  plus  pressé  ;  et  l'on  avait  encore  l'avantage 
d'alléguer  pour  elle  des  témoignages  non  sus- 
pects aux  gallicans.  C'est  ce  que  fait  Langiet  dans 
son  .Second  avertissement  aux  appelants  de  son  dio- 
cèse, en  1918. 

«  C)n  s'efforce,  dit-il,  de  vous  détacher  peu  à  peu 
(de  l'Eglise  de  Rome)  par  le  moyen  de  ces  libelles 
insolents  qui,  sous  le  nom  de  0  la  cour  de  Rome  », 
font  de  cette  Eglise  des  peintures  odieuses,  qu'ils 
ont  empruntées  des  calvinistes.  11  n'est  pas  ques- 
tion ici,  mes  T.  C.  F.,  delà  faillibilité  ou  infaillibi- 
lité du  Pape.  Je  ne  prétends  nullement  favoriser  les 
sentiments  des  docteurs  ultramontains...  mais  vous 
montrer  ce  que  les  auteurs  les  plus  attachés  à  nos 
libertés,  les  plus  déclarés  contre  les  sentiments 
des  ultramontains,  ont  reconnu  comme  des  vérités 
constantes.  » 

Il  cite  trois  témoins  non  suspects  :  1°  Le  janséniste 
Nicole  (  -f-  lôgS).  —  «  Si  le  Pape,  dit  Nicole,  était 
tombé  dans  quelque  erreur  touchant  la  foi  (ce  que 
le  clergé  de  France  suppose  possible),  s'ensuit-il 
qu'il  pourrait  arriver  qu'on  se  séparât  avec  jus- 
tice de  la  communion  du  Siège  de  Rome,  et  que 
l'Eglise  de  Rome  pourrait  devenir  hérétique,  comme 
les  Eglises  de  Constantinople,d'Antioche,  d'Alexan- 
drie, le  sont  devenues?  liéponse  :  Non,  la  doctrine 
de  ceux  qui  rejettent  l'infailliliilité  personnelle  du 
Pape  est  que  Dieu  ne  permettra  jamais  que  le  Saint- 
Siège  ou  l'Eglise  de  Rome  tombe  dans  aucune  erreur 
qui  lui  fasse  perdre  la  foi,  et  qui  la  fasse  retran- 
cher de  la  communion  de  l'Eglise.  La  raison  en  est 
que,  l'Eglise  devant  toujours    avoir   un  chef  et  n'en 


1489 


PAPAUTE 


1490 


pouvant  avoir  d'autre  que  le  Saint-Siège  et 
l'Eglise  de  Home,  qui  est  le  centre  de  l'unité,  il 
s'ensuit  que  le  Saint-Siège  ne  sera  jamais  dans 
un  état  qu'il  ne  puisse  plus  être  reconnu  pour  cbef: 
c'est  pourquoi  l'on  voit  que,  lorsq\ie  Liliérius 
consentit  à  l'arianisnie,  t'élix  prit  sa  place,  et 
l'Eglise  de  Home  ne  suivit  point  l'erreur  de  Libère. 
Ainsi,  quoique  la  qualité  du  Pape  n'empêche  pas  ce- 
lui qui  la  possède  de  tomber  dans  l'erreur,  elle 
empêche  néanmoins  cette  sorte  d'erreur  qui  entraî- 
nerait avec  soi  l'Eglise  de  Rome,  et  la  ferait  retran- 
cher de  la  communion  du  reste  du  Corps,  ce  qui  ne 
peutjamais  arriver.  »  (Nicole  ajoute  :  «  C'est  la  doc- 
trine du  cardinal  Cusan,  de  Gcrson  et  de  ceux  qui 
sont  les  moins  suspects  d'être  trop  favorables  aux 
Papes.  »  Instructions  tliéol.  et  moi-,  sur  le  symbole, 
t.  II,  10'  inslr.,  ch.  7,  De  l'infaillibilité  de  l'Eglise. 
La  1"  édit.  est  de  1  O71.)  —  2=  témoin,  Bossurt.  — 
Languet  cite  son  sermon  à  l'assemblée  de  1682,  et 
conclut  éloquemment  au  triomphe  de  la  chaire  de 
Pierre  sur  les  appelants:  «  Vous  passerez,  malgré 
les  appuis  qui  vous  soutiennent,  vous  passerez,  sans 
(|He  cette  Eglise  éternelle  soutire  la  moindre  varia- 
tion dans  sa  foi  »,  etc.  — 3' témoin,  LAiiNOY(-f- 1678). 
—  Il  Dans  une  de  ses  lettres,  où  il  combat  l'opinion 
de  Bellarrain  sur  l'infaillibilité  des  Papes,  il  reconnaît 
les  justes  prérogatives  de  l'Eglise  de  Rome  et  l'auto- 
rité perpétuelle  de  la  chaire  apostolique...  ISl.  de 
Launoy  répond  à  chaque  texte  (des  Pères  cités  par 
Bellarmin)  qu'ils  doivent  être  entendus  non  du 
Pape,  mais  de  l'Eglise  de  Rome  et  du  Siège  Apostoli- 
que... Ces  réponses  de  M.  de  Launoy  ont  été  adop- 
tées par  plusieurs  de  ceux  qui  ont  écrit  après  lui..., 
par  exemple  le  P.  (Noël)  Alexandre  et  le  Docteur 
Dupin.    »  ScARDi,  loc.  cit.,  p.    lôosq. 

Ces  derniers  mots  de  Languet  éclairent  l'origine  de  la 
fameuse  distinction  gallicane  enlrele Papeeile  Saint- 
Siège:  Launoy  en  est  l'auteur.  El  c'est  probablement 
à  ce  célèbre  et  téméraire  docteur  de  Sorbonne  que 
Bossuet  l'avait  empruntée,  au  moins  pour  un  temps, 
dans  sa  discussion  avec  l'é^ôque  de  Tournai  en 
16H2.  Voir  col.   1^72. 

Une  remarque  en  terminant.  Quand  la  plupart  des 
évéques  défenseurs  de  la  Bulle  laissent  décote  l'infail- 
libilité personnel  le  des  Papes,  pour  ne  pas  efTarouclier 
les  quesnellistes,  et  présentent  comme  règle  de  foi 
les  décisions  pontificales  en  tant  que  complétées  ou 
promulguées  par  l'adhésion  de  l'Eglise  ou  «  du  corps 
des  pasteurs  »,  ils  n'entendent  pas  cette  adhésion 
comme  un  jugemenl  positif  et.  e.iprès  de  chacun  des 
évêques,  ci  font  une  très  birge  part  au  consentement 
tacite.  Ainsi  Kénelon,  Ol'uires,  t.  V,  p.   172. 

Les  mêmes  principes  se  retrouvent  dans  d'autres 
documents  jiastoraux  du  temps  sur  la  Bulle  Unige- 
nitus,  cités  par  SoAnni,  Op.  cit.,  p.  i35,  sq.  —  Ainsi 
Lakgukt  dit  que,  d'après  tous  les  théologiens  de 
l'Eglise  gallicane,  «  le  Pape  et  le  plus  grand  nombre 
des  évêques  ne  peuvent  dans  aucun  cas  succomber 
à  l'erreur  ».  —  Le  cardinal  de  Tencin,  que  «  la  déci- 
sion de  la  pluralité  des  évêques  unis  au  Chef  de 
l'Eglise  est  une  règle  de  foi  ».  —  L'évèquede  Bayonne, 
que  «  les  promesses  de  J.-C. .  sur  lesquelles  l'infailli- 
bilité de  l'Eglise  est  fondée,  sont  faites  au  nombre 
notoirement  le  plus  grand,  uni  au  Chef».  —  L'évê- 
que  d'Angers,  Poncet,  «  qu'un  jugement  dogmatique 
émané  du  Saint-Siège,  accepté  formellement  ou  t'tci- 
tement  par  le  plus  grand  nombre  des  évéques  catho- 
liques, devient  un  jugement  irréformable  ».  —  L'ar- 
chevêque de  Reims,  Mailly,  que  c'est  «  le  témoi- 
gnage du /)Z»5  ^/flïfrf  nombre  des  évêques  unis  à  leur 
Chef  qui  forme  la  véritable  notoriété  d'un  jugement 
de  l'Eglise  ». 

Cependant   le   parti   qucsnelliste  chicanait  sur  le 


consentement  purement  tacite  des  évéques  étrangers 
à  la  France.  Espérant  faire  cesser  la  chicane,  deux 
évêques  de  la  majorité,  le  cardinal  de  lîissy  et  l'évê- 
que  de  Nimes,  entreprirent  de  constater  s'il  y  avait 
consentement  expri's.  A  force  de  lettres,  de  recher- 
ches et  de  peines,  ils  constatèrent  cette  adhésion 
((irmelle  de  tout  l'épiscopat  à  la  bulle,  dans  l'ou- 
vrage qu'ils publièrenten  i-j\i,Témoign(igedel'Eglise 
universelle  en  faveur  de  la  bulle  i<  l'tiigenilus  »  : 
Jagfr,  t.  XVIII,  p.  36  sq.  —  Pour  tout  catholique 
<incére,  consultant  de  bonne  foi  le  témoignage  de 
l'Eglise  dispersée  o>i  magistère  ordinaire  de  l'Eglise, 
le  fait  historique  de  ce  témoignage  était  aussi  clair 
que  possible;  et  à  cette  clarté  de  fait  on  n'avait  pas 
le  droit  d'opposer  une  idée  ou  théorie  personnelle, 
car  l'infaillibilité  de  l'Eglise  perdrait  toute  sa  valeur 
pratique  pour  décider  infailliblement  les  controver- 
ses de  foi  entre  catholiques,  et  manquerait  ainsi 
absolument  la  lin  que  Dieu  lui  a  donnée,  si  l'on  pou- 
vait, une  fois  constaté  le  témoignage  de  l'Eglise  uni- 
verselle, faire  prévaloir  sur  lui  ses  propres  idées. 

C'est  ce  que  tenta  pourtant  Noailles,  sous  l'in- 
fluence de  la  secte,  dans  une  longue  instruction  pas- 
torale du  1/1  janvier  171 9.  le  plus  déplorable  des 
écrits  auxquels  il  ait  attaché  son  nom.  Il  y  récusait 
le  témoignage  des  évêques  étrangers  à  la  France, 
sous  prétexte  que  leur  adhésion  ne  provenait  que 
d'une  croyance  aveugle  à  l'infaillibilité  du  Pape. 
C'était  subordonner  le  fait  éclatant  de  leur  témoi- 
gnage unanime,  décisif  d'où  qu'il  provînt,  à  son  opi- 
nion personnelle  que  l'infaillibilité  du  Pape  était 
une  erreur;  quand  cette  opinion  personnelle  sur  une 
question  libre  eût  été  vraie,  il  n'avait  pas  le  droit 
d'en  faire  ainsi  le  suprême  critérium.  Contre  les 
117  évêques  français  acceptant  la  Bulle,  il  disait  non 
moins  piteusement  qu'ils  ne  l'avaient  pas  examinée 
en  concile.  Exiger  ainsi  la  forme  conciliaire,  c'était 
nier  le  magistère  de  l'Eglise  dispersée,  reconnu  par 
tous  les  catholiques,  même  gallicans.  —  Obéissant 
aussitôt  au  même  mot  d'ordre  de  la  secte  pour  déplacer 
la  question,  la  faculté  de  théologie  de  Caen,  dans 
son  appel  au  futur  concile,  déclara  que  l'opinion  de 
l'infaillibilité  du  Pape  était  une  erreur.  La  Sorbonne 
elle-même,  qui  avait  jusque-là  regardé  cette  opinion 
conmie  libre,  décréta  que  c'était  une  doctrine  erronée, 
le  ig  janvier  1719.  En  vain  le  Régent  ordonna-l-il  de 
nouveau  à  la  faculté  le  silence  sur  les  matières  con- 
troversées :  elle  n'en  tint  aucun  compte  dans  les 
soutenances  de  thèses.  Outré  de  ce  mépris  affecté  de 
son  autorité,  le  régent,  si  indilTérent  qu'il  fût  aux 
questions  religieuses,  ordonna  en  juillet  au  syndic 
de  la  Sorbonne,  au  doyen  et  au  greffier,  de  se  rendre 
chez  le  garde  des  sceaux  avec  le  registre  des  délilié- 
rations,  et  là  on  raya  en  leur  présence  les  conclusions 
contre  l'infaillibilité  du  Pape,  et  l'on  y  inscrivit  de 
nouveaux  ordres.  Jager,  loc.  cit.,  p.  53  sq.  —  Enfin, 
le  4  août  1720,  une  déclaration  du  roi,  d'accord  avec 
Rome,  défendit  de  rien  dire  ou  écrire  contre  la  bulle 
TJnigenitus,  ou  d'interjeter  appel  an  futur  concile,  et 
les  appels  déjà  faits  étaient  déclarés  nuls.  Le  régent 
(•[■  1738)  tint  ferme,  et  dompta,  au  moins  en  appa- 
rence, les  appelants,  la  Sorbonne  et  le  parlement. 
Jagbr,  loc.  cit.,  p.  63  sq. 

Après  de  nouvelles  intrigues  des  appelants  pour 
tout  remettre  en  question,  surtout  au  début  des 
pontificats  d'Innocent  XIII  et  de  Benoît  XllI,  qui  ne 
se  laissèrent  pas  circonvenir  par  eux;  après  un  nou- 
veau et  magistral  exposé  du  témoignage  de  l'Eglise 
universelle  et  de  sa  valeur,  d'après  les  principes 
mêmes  de  Bossuet,  par  son  successeur  le  cardinal  de 
lîissY  (Instr.  pastorale  de  1728),  —  Noailles  publia 
enfin  la  même  année  un  mandement,  où,  averti, 
disait-il,  par  son  âge  et  la  diminution  de  ses  forces 


1491 


PAPAUTÉ 


1492 


et  ayant  bientôt  à  paraître  devant  Dieu,  il  contiam- 
nait  le  livre  de  Qiicsnel  et  les  loi  propositions  o  de 
la  manière  que  le  Pape  les  condamne  »,  avertissait 
tous  ses  diocésains  «  qu'il  n'est  pas  permis  d'avoir 
des  sentiments  contraires  à  ce  qui  a  été  déQni  par  la 
Constitution  Viiigenitiis  »,  révoquait  «  de  ca'ur  et 
d'esprit  »  tout  ce  qui  avait  été  public  en  son  nom  de 
contraire  à  sa  présente  acceptation,  défendait  d'en 
faire  aucun  usage,  etc.  Jager,  p.  ■54  sq.,  89  sq.,  187  sq. 

Cet  acte  enlin  si  clair,  de  celui  qu'ils  regardaient 
comme  leur  patriarche  et  leur  iirincipal  appui,  fut  un 
coup  terrible  pour  les  quesnellistes.  Noailles  étant 
mort  en  1729,  le  chapitre  de  l'église  métropolitaine 
adhéra  solennellement  à  l'acceptation.  La  Sorbonne, 
débarrassée  de  quelques  meneurs,  revint  de  son 
aberration  de  douze  ans,  et  chargea  huit  députés, 
à  la  tète  desquels  se  trouvaient  Tournely,  de  faire 
un  rapport.  Us  déclarèrent  qu'après  mûr  examen  ils 
étaient  convaincus  que  la  Faculté  avait  librement 
accepté  la  constitution  l'nigenitus  en  171 4  ;  que  tout 
ce  qui  s'était  fait  depuis  pour  anéantir  cette  accepta- 
tion était  contraire  à  l'ancienne  doctrine  de  la  Faculté, 
détruisait  l'autorité  et  l'infaillibilité  de  l'Eglise  dis- 
persée, etc.  Ils  conclurent  qu'il  fallait  ratifier  les 
décrets  de  1714,  recevoir  avec  respect  la  Constitution 
comme  un  jugement  dogmatique  de  lEglise  univer- 
selle,révoquer  l'appel  et  rejeter  les  docteurs  insoumis. 
La  Sorbonne,  à  une  très  grande  majorité,  adopta  le 
rapport  et  ses  conclusions,  par  décret  du  1 5  décembre 
1739  (d'Argentbk,  Colleciio  judiciorum,  t.  III,  part,  i, 
p.  i84).  Les  docteurs  opposants,  présents  ou  ab- 
sents, adhérèrent  à  ce  décret,  surtout  dans  les 
assemblées  suivantes;  à  celle  du  !«''  mars,  les  doc- 
teurs intérieurement  et  extérieurement  soumis,  vo- 
tants ou  adhérents,  montaient  déjà  à  i63  (fhid., 
p.  173-194),  et  beaucoup  d'autres  adhésions  vinrent 
des  docteurs  qui  se  trouvaient  en  province.  Une  dé- 
putation  de  la  Sorbonne  alla  à  Fontainebleau,  le 
10  mai  1730,  présenter  son  décret  au  roi,  et  le  com- 
plimenter de  la  paix  rendue  à  l'Eglise  ;  reçue  ensuite 
par  le  chancelier  d'.Vguessean,  favorable  au  jansé- 
nisme, elle  ne  craignait  pas  de  lui  dire  :  «  Quelle 
monstrueuse  doctrine.  Monseigneur,  n'a-t-on  pas 
avancée  depuis  quelques  années,  sous  le  spécieux 
prétexte  d'attachement  aux  maximes  du  royaume  ! 
On  a  soutenu  des  erreurs  capitales,  proscrites  par 
l'une  et  l'autre  puissance.  "  Fkrbt,  La  faculté  de 
ihéol.  de  Paris,  t.  VI,  p.  10  i. 

Un  acte  important  de  Louis  XV,  et  qui  explique 
ces  compliments  de  la  Sorbonne  au  roi,  c'est  sa 
Déclaration  du  ?4  mars  1730-  11  y  exige  avec  une 
nouvelle  précision  la  signature  du  formulaire 
d'Alexandre  VII,  soit  pour  être  promu  aux  ordres 
sacrés,  soit  pour  être  pourvu  d'un  bénéfice  quelcon- 
que (sous  peine  de  nullité)  :  il  faut  signer  «  sans 
aucune  distinction,  interprétation  ou  restriction  » 
qui  soit  contraire  aux  constitutions  des  Papes.  11 
veut  que  la  constitution  Unigenitus,  «  étant  une  loi 
de  l'Eglise  par  l'acceptation  qui  en  a  été  faite,  soit 
aussi  regardée  comme  une  loi  de  son  royaume;  que 
tous  ses  sujets  aient  pour  ladite  bulle  le  respect  et 
la  soumission  qui  sont  dus  à  l'Eglise  universelle 
en  matière  de  doctrine  ».  — Mais  le  parlement  re- 
fuse en  grand  tumulte  d'enregistrer  la  déclaration 
royale,  même  quand  le  jeune  roi  vient  presser  l'exé- 
cution avec  le  grand  appareil  du  «  lit  de  justice  »  ; 
cet  enregistrement  forcé  est  suivi  de  scandaleuses 
protestations  de  magistrats.  Devant  cet  orage,  le 
gouvernement  de  Louis  XV  et  de  son  ministre 
Fleury  donne  déjà  quelques  signes  d'une  faiblesse 
que  le  parlement  saura  exploiter.  Picot,  Mémoires, 
t.  II,  pp.  275-285;  BocRLON,  Les  assemldées  du 
clergé  et  le  jansénisme,  190g,  pp.  2i5-2ai.  Le  texte  de 


la  déclaration  royale  est  dans  Lafitrau,  en   pièce 
justificative. 

B.  Usurpation  des  droits  épiscopaux  et  royaux 
par  le  parlement  de  Paris,  devenu  chef  du  jan- 
sénisme et  de  l'ultra-gallicanisme  (à  partir  de 
1730).  Ce  qui  devient  ea  France  la  doctrine  de 
l'infaillibilité.  —  Nous  aurons  à  voir,  comme 
principales  étapes  à  signaler  : 

i"  La  première  lutte  du  parlement  avec  le  roi  et 
les  évcques;  2"  les  longues  intrigues  parlementaires 
pour  imposer  de  nouveau  l'enseignement  des  arti- 
cles de  1G82  ;  3"  le  travail  de  la  magistrature  pour 
amener  les  jésuites  à  celte  doctrine,  puis  pour  les 
faire  supprimer  en  France  en  1764  ;  4°  l'"*  lutte  de  la 
célèbre  assemblée  du  clergé,  en  1766,  contre  le  par- 
lement et  le  roi  sur  les  droits  et  l'infaillibilité  de 
l'Eglise. 

l'La  première  lutte  du  parlement  avec  le  roi  et 
les  évéques.  —  La  bulle  Vnigenitns  avait  pour  elle, 
non  seulement  l'unanimité  morale  de  l'épiscypat  fran- 
çais, mais  encore  le  roi,  qui  l'avait  déclarée  lui  de 
l'Etat. En  vertu  même  des  principes  de  leur  gallica- 
nisme politique  ou  «  régalisme  »,  lesparlemeulaires 
auraient  dû  se  soumettre.  N'était-ce  pas  scms  cou- 
leur de  soutenir  les  droits  de  la  couronne,  qu'ils 
avaient  jusque-là  attaqué  l'Eglise?  La  question 
semblait  donc  Unie.  Appuyés  par  la  déclaration 
royale,  les  évéques  ordonnent  à  leur  clergé  de  si- 
gner purement  et  simplement  le  formulaire  fixé  par 
les  bulles  pontificales.  Quelques  curés,  apparte- 
nant à  divers  diocèses,  refusent  d'obéir  ;  leurs 
évéques  retirent  aux  délinquants  les  pouvoirs  d'ad- 
ministrer les  sacrements  et  de  dire  la  messe.  Le  par- 
lement, de  plus  en  plus  entêté  dans  son  jansénisme, 
soutient  ces  curés  en  révolte  et  rend  plusieurs  ar- 
rêts contre  leurs  évéques,  permettant  aux  curés  de 
se  comporter  comme  si  l'interdit  était  nul.  A  l'as- 
semblée du  clergé  de  France  alors  réunie(aoùt  1730), 
le  rapporteur  se  plaint  des  messes  sacrilèges,  des 
absolutions  invalides,  et  de  cette  invasion  de  l'au- 
torité épiscopale  par  le  parlement,  qui  se  mêle 
aussi  déjuger  la  doctrine  religieuse  et  de  condam- 
ner des  thèses  théologiques.  L'assemblée  du  clergé 
demande  au  roi  que  tous  ces  arrêts  du  parlement 
soient  cassés;  et  de  fait,  en  présence  du  roi,  des 
arrêts  du  conseil  d'Etat  cassent  ceux  du  parlement 
et  font  expresses  défenses  de  s'en  servir,  évoquant 
au  roi  et  à  son  conseil  l'appel  comme  d'abus  inter- 
jeté en  faveur  de  ces  prêtres  contre  leurs  évéques. 
BovRLON,  op.  cit.,  pp.  321-228. 

C'est  alors  que  4»  avocats  publièrent  leur  fa- 
meux Mémoire,  où  non  seulement  le  pouvoir  des 
évéques  était  subordonné  au  bas  clergé  et  aux  laï- 
ques, mais  encore  le  pouvoir  du  roi  était  attaqué 
par  des  principes  que  personne  encore  n'avait  osé 
publier.  c<  Ils  y  enseignaient,  dit  Lafitkau,  que  les 
parlements  ont  reçu  de  tout  le  corps  de  la  nation 
l'autorité  qu  ils  exercent  dans  l'administration  de 
la  jxisticc;  qu'ils  sont  les  assesseurs  du  trùne  et  que 
personne  n'est  au-dessus  de  leurs  arrêts...  Ils  éga- 
laient en  quelque  sorte  la  puiss.nnce  des  parlements 
à  celle  du  monarque.  Il  les  associaient  positivement 
à  l'empire.  Ils  semblaient  les  regarder  comme  des 
espèces  d'Etats  généraux  toujours  subsistants  dans 
le  royaume;  et  quoique  les  parlements  n'aient  ja- 
mais assisté  en  corps  dans  ces  augustes  assemblées 
composées  de  tous  les  états...,  et  ne  puissent  tout 
au  plus  s'y  trouver  que  dans  la  personne  de  quel- 
ques-uns de  leurs  députés,  (juoique  leursdéputésne 
puissent  même  y  avoir  place  que  dans  le  tiers  état, 
qui  est  celui  du  peuple,  nos  jurisconsultes  ne  lais- 
saient pas  de    déférer  aux   parlements  les    mêmes 


1*93 


PAPAUTE 


1494 


honneurs  et  la  même  autorité  que  poui'raient  avoir  en 
France  des  Etats  généraux.  C'est  pour  cela  que  dans 
leur  mémoire  ils  appelaient  les  parlements  le  Se 
nat  de  la  j\'atioit.  »  Ilisl.  de  la  Constitut,  L'nigeiiilus, 
Avignon,  i^S^,  1.  VI,  p.  192.  —  C'était  même  leur 
donner  une  autorité  bien  plus  grande  qu'aux  Etats 
généraux,  parce  que  ceux-ci  étaient  rares  et  de  peu 
de  durée,  et  que  les  divers  «  états  »  ou  classes  delà 
nplion,se  faisant  contrepoids,  y  rendaient  bien  plus 
diflicile  et  plus  mesuré  l'exercice  de  l'autorité  com- 
mune de  cette  assemblée;  tandis  que  les  parlements 
siégeaient  toujours,  et  que  leurs  membres,  moins 
nombreux  et  appartenant  tous  à  une  même  pro- 
fession, celle  des  juristes,  pouvaient  bien  plus  fa- 
cilement se  rencontrer  dans  les  mêmes  idées,  les  im- 
poser à  toutes  les  autres  classes  de  la  société,  et 
faire  des  coups  d'autorité,  comme  le  montre  si  sou- 
vent la  période  qui  va  s'étendre  jviscju'à  la  Révolution 
française. En  somme,  dans  ce  jVémoii  e  des  'lO avocats, 
on  trouvait  déjà  «  toute  la  révolution  politique  et 
religieuse,  en  1780,  avant  les  Etats  généroux(dei'j89), 
avant  J.-J.  Rousseau,  avant  Voltaire  et  le  pbiloso- 
pbisme  «.  Bouulon,  op.  cit.,  p.  224. 

Louis  XV,  par  un  arrêt  de  son  conseil  d'Etat, 
supprima  XeMémoire  comme*  injurieux  à  son  auto- 
rité, séditieux  et  tendant  à  troubler  la  tranquillité 
publique  i>. 

11  obtint  des  quarante  avocats,  non  pas  la  rétrac- 
tation ou  la  désaveu  qu'il  avait  exigé,  mais  des 
«  explications  »  sur  l'autorité  rojale,  assez  satis- 
faisantes en  elles-mêmes,  et  dont  il  voulut  bien  se 
contenter.  Les  cvêques,  pour  se  faire  rendre  justice 
à  leur  tour,  ne  reçurent  du  roi  qu'un  demi-appui, 
et  qui  n'empêcha  point  le  parlement  de  soutenir  les 
avocats  et  de  maltraiter  les  mandements  des  évêques 
contre  eux,  même  celui  de  l'archevêque  de  Paris, 
plus  autorisé  à  relever  les  erreurs  de  ses  diocésains 
et  qui  avait  condamné  le  Mémoire  comme  «  héré- 
tique ».  Des  libelles  de  plus  en  plus  odieux  conti- 
nuèrent à  attaquer  la  Constitution  Uni^enitus;  si 
un  évéque  leuropposait  une  réfutation,  le  faible  car- 
dinal de  Fleury,  ce  ministre  qui  ne  voulait  «  pas 
d'affaires  »,  imposait  le  silence  des  deux  côtés,  et  le 
gain  était  tout  entier  pour  l'hérésie.  Lafiteau,  loc. 
cit.,  p.  193,  sq. 

Cet  épisode  caractéristique  nous  dispense  de  si- 
gnaler bien  d'autres  semblables  détails,  dans  la 
suite.  Voir  le  résumé  rapide  de  ces  autres  faits 
dans  l'art.  Galmc.4.nisme,  col.  262,  268.  Nous  n'a- 
borderons pas  non  plus  les  prétendus  miracles  du 
tombeau  du  diacre  Paris  (i;i3i)  ni  les  incroyables 
extravagances  et  indécences  des  Convuhioniiaires, 
honteux  accompagnement  de  ces  «  miracles  »,  qui 
sema  la  division  parmi  les  jansénistes,  et  rendit 
l'hérésie  si  ridicule  au  moment  même  où  le  parle- 
ment en  prenait  si  cliainlement  la  défense  et  la 
direction.  Voir  Art.  Jansénis.me,  col.  1181,  1182,  et 
(plus  en  détail)  art.  (!onvulsionnairbs. 

2°  Les  longues  intrigues  du  parlement  pour 
imposer  de  nouveau  l'enseignement  des  arti- 
cles de  1682.  —  Ce  qui  vient  plus  directement  à 
notre  sujet,  c'est  rusuri)ation  par  laquelle  le  parle- 
ment imposa  alors  peu  à  iteuVoOligntion  d'enseigner 
les  quatre  articles  de  1O82,  dont  le  4'^  refuse  au  Pape 
l'infaillibilité,  proclamée  depuis  au  concile  du  Vati- 
can. Pour  comprendre  le  caractère  injuste  et  illégal 
de  ces  arrêts  du  parlement,  qui  n'ont  pas  été  assez 
remarqués  de  nos  jours,  il  faut  se  rappeler  que 
Louis  XIV,  dans  un  accord  avec  le  Pape  en  1698, 
avait  retiré  son  édil  de  1682  contraignant  avec 
rigueur  à  l'enseignement  et  à  la  soutenance  des 
quatre  articles  :  voir  col.  i4"9.  Depuis  lors,  jdusieurs 
docteurs  ou  étudiants  s'étaient  librement  attachés  à 


la  doctrine  de  1682,  c'était  légal;  d'autres  l'avaient 
dépassée  dans  le  sens  ultra-gallican  du  richérisme 
ou  du  quesnellisme,  en  vue  d'attaquer  la  Constitution 
l'iiii;eniti(s  ;  enûn,  pour  réfuter  ceux-ci  plus  facile- 
ment, bien  des  évêques  avaient  jugé  utile  de  se  placer, 
au  moins  ad  liominem,si\t\e  terrain  du  gallicanisme 
modéré  de  1682,  invoquant  Bossuet,  opposant  à  l'hé- 
résie l'infaillibilité  de  la  bulle  pontilicale  en  tant 
qu'acceptée  par  le  consentement  des  évêques,  et 
laissant  dans  l'ombre  la  question  moins  certaine  de 
l'infaillibité  personnelle  du  Pape:  voir  col.  i488.Mais 
tout  ce  mouvement  d'idées  et  de  discussions  ne 
changeait  rien  à  la  législation  de  l'enseignement 
théologique  par  rapport  aux  quatre  articles  :  sur  ce 
terrain,  les  choses  en  étaient  restées  au  point  où  les 
avait  mises  Louis  XIV  en  1698.  Il  avait  alors  abrogé 
sa  loi  de  1682.  Le  parlement  n'avait  donc  pas  le 
droit  de  considérer  comme  existante  une  loi  abrogée, 
ni  de  la  ressusciter  par  sa  propre  autorité.  D'ailleurs 
il  eût  fallu  s'entendre  au  préalable  avec  le  Saint- 
Siège,  puisque  ce  régime  plus  favorable  à  la  liberté 
d'enseignement  était  le  résultat  d'un  accord  entre  le 
Pape  et  le  grand  roi,  et  de  concessions  mutuelles. 
—  Venons  au  récit  des  faits. 

La  déclaration  du  24  mars  1780,  faite  par  Louis  XV, 
était  aussi  précise  et  sévère  contre  le  jansénisme 
que  respectueuse  de  l'autorilé  du  Saint-Siège  et  de 
l'infaillibilité,  de  ses  détlnitions,  du  moins  en  tant' 
qu'acceptées  par  la  presque  unanimité  des  évêques. 
Forcé  par  un  lit  de  justice  d'enregistrer  cette  décla- 
ration malgré  lui,  le  parlement,  si  furieux  qu'il  fût, 
n'osa  pas  de  si  tôt  se  montrer  oua  ertement  hostile, 
comme  corps,  mais  recourut  à  des  attaques  obliques, 
surtout  à  l'occasion  des  thèses  qui  paraissaient. 

Dès  le  mois  de  mars,  une  thèse  avait  été  soutenue 
au  collège  Louis-le-Grand.  Attaquer  en  même  temps 
le  Saint-Siège  et  les  jésuites,  quelle  aubaine  pour  le 
]iarlcment  1  Ce  ne  fut  pourtant  que  le  iomai  suivant, 
qu'il  osa  ordonner  la  suppression  de  cette  thèse,  en 
l'aggravant  d'une  défense  générale. 

Il  fiiisait  «  jnhiMlions  et  défenses  aux  .lésuites  et  à  tous 
autres  de  soutenir  aucune  proposition  contraire  aux 
libertés  de  ITglise  gallicane  et  notamment  au.\  De'ciara~ 
tions  de  ITiGS  et  de  JGS2  sur  l'autorité  du  Pape,  la  supé- 
riorité des  Conciles  génét'aiti,  et  autres  lUMliérea  contenues 
dans  ladite  thèse  )>. 

Cette  défense  faite  à  tous  de  soutenir  aucune  pro- 
position contraire,  entre  autres  choses,  à  la  déclara- 
tion de  1682,  accomplissait  tacitement  la  remise  en 
vigueur  de  Védit  de  Louis  XIV  de  la  même  année. 
l,a  forme  sournoise  de  l'opération  a  pu  eu  cacher  la 
gravité  aux  lecteurs  moins  avertis.  Mais  le  chance- 
lier d'Aguesseau,  homme  du  métier,  en  vit  aussitôt 
toute  la  portée,  et  malgré  ses  attaches  jansénistes 
et  parlementaires,  il  manifesta  du  mécontentement  : 
n'allait-on  pas  trop  vite  ettropfort?  Le  jour  même, 
n'ayant  pas  encore  le  texte  de  l'arrêt,  il  écrit  au 
procureur  général  Jolj'  de  Fleurj'  : 

o  Avouez  qu'une  condamnation  si  secrète,  si  précipitée 
et  pour  ainsi  dire  si  soudaine,  a  dû  me  surprendre.  Il 
seniit  bien  difficile  que,  dans  un  pays  où  l'on  est  sujet  à 
la  défiance,  on  ne  soupçonnât  qu'une  si  gramie  attention 
A  prévenir  la  connaissance  du  gouvernement  cache  «n 
ni;/stère.  Mais  puisque  le  tecret  a  éclaté,  je  crois  qu'il  est 
au  moins  de  votre  prudence  de  ne  pas  vous  exposer  aui 
suites  que  cet  événement  poui-rait  avoir,  s'il  y  avait  des 
choses,  ou  dans  le  discours  de  M.  l'avocat  général  ou 
dans  larièl.  dont  le  Roi  n'eut  pas  lieu  d'être  content,  et 
d'en  suspendre  l'impression  jusqu'ft  ce  que  Sa  Majesté 
ait  pu  voir  l'un  et  l'autre.  »  Bibl.  Nationale,  Mas  Joly  de 
Fleury,  Aris  et  Mémoire»  sur  les  affaires  publiques,  vol.  85. 

.(  Ce  mystère,  dit  GitniN,  était  la  résurrection  de 
l'édit   de  1682.   t    liecherclies    historiques,    s'    édit.. 


1495 


PAPAUTÉ 


1496 


p.  5ii.  —  d'Aguesseau  a  reçu  la  copie  de  l'arrêt, 
le  12  mai.  De  Fontainebleau,  il  écrit  en  bâte  aux 
gens  du  Roi  : 

«  ...  Sa  Majesté,  après  y  avoir  fait  les  réflexions  néces- 
saires, m'ordonne  de  vous  faire  savoir  que,  lu  cliose  étant 
faite  et  l'arrêt  *i^né,  il  n'était  plus  temps  d'y  penser, 
mais  qu'il  fallait  au  moins  eaipêchor  que  cet  î.i-i-êl  ne  fût 
crié  dans  les  rues  par  les  colporteurs,  p;irce  que  cela 
serait  regardé  à  Rome  comme  une  espèce  d'iiisulle.  et  le 
Roî  ne  doute  pas  que  tous  ne  donniez  tous  les  ordres 
nécessaires  sur  ce  sujet.  Au  surplus,  S,  M.  désapprouve 
entièienieat  la  thèse  dont  le  parlement  a  ordonné  la  sup- 
pression; mais  elle  me  char^'^e  de  vous  dire  que,  si  vous 
vous  étiez  souvenus  qu'elle  a\a)t  exigé  de  vous  tie  ne 
faire  aucune  réquisition  sur  des  matières  qui  peuvent  inté- 
resser l'Etat  sans  avoir  pi-is  auparavant  ses  ordres, 
elle  n  aurait  pas  lais/é  /fis^er  dans  votre  discours  ce  tjue 
uous  1/  avez  mis  sur  ledit  de  /6?2.  Vous  ne  sauriez  avoir 
oublié  ce  qui  vous  fut  dit,  il  y  a  quelque  temps,  de  l'at- 
tention quon  devait  avoir  aux  engagements  que  le  feu  Roi 
avait  pris  avec  le  Pape  sur  cette  matière,  sans  cesser  ce[>en- 
dant  d'approuver  et  de  soutenir  l'ancienne  doctrine  de 
France.  »  Ibid. 

■Voilà  bien  Louis  XV.  Il  «  n'aurait  pas  laissé  pas- 
ser ce  que  l'on  a  mis  dans  l'arrêt  sur  l'édit  de  1682  » 
—  à  cause  des  «  engagements  pris  avec  le  Pape  ». 
Mais  «  la  chose  étant  faite,  il  n'est  plus  temps  d'j- 
penser  »  (comme  s'il  n'était  pas  encore  temps  de 
casser  l'arrêt  I)  :  il  reste  seulement  à  dissimuler  cet 
arrêt,  de  sorte  que  Rome  n'en  sache  rien.  En  face 
de  celle  pileuse  faiblesse  du  monarque,  déjà  fatigué 
«le  sa  résistance  au  parlement,  les  magistrats  auraient 
bien  tort  de  se  gêner,  à  la  première  occasion  qui 
leur  pornieltra  de  recommencer,  pour  mieux  assurer 
ainsi  la  nouvelle  jurisprudence  qu'ils  viennent  d'in- 
sinuer sur  l'enseignement  des  quatre  articles. 

L'occasion  était  déjà  là,  sous  la  forme  d'une  autre 
thèse,  soutenue  en  Sorbonne  le  8mai  par  le  licencié 
Hassel.  Un  arrêt  du  parlement  la  condamne  (17  mai 
1780),  et  défend  «à  tousbacheliers, licenciés, docteurs 
et  autres,  de  soutenir  des  propositions  contraires  à 
l'ancienne  doctrine, aux  saints  canons. aux  maximes 
et  ordonnances  du  royaume...  et  aux  déclarations 
du  4  août  lôGli  etédit  de  mars  i08a  »,  etc.  Ce  petit 
mot  :  «  et  édit  »  est  glissé  au  milieu  du  reste,  mais 
insinue  plus  clairement  que  cet  edit  de  Louis  XI'V 
a  force  de  loi;  c'est  un  pas  de  plus.  Dans  les  Très 
h  imhles  supplications  qu'elle  fait  parvenir  au  roi, 
la  Sorbonne,  qui  ne  songe  qu'à  se  défendre,  semble 
n'avoir  pas  remarqué  la  fourberie  du  parlement  ;  elle 
montre  la  modération  de  sa  thèse  sur  les  questions 
du  jour,  alTirme  son  gallicanisme  politique,  son  at- 
tachement «  aux  maximes  du  royaume,  aux  droits 
delà  couronne,  aux  libertés  de  l'Eglise  gallicane  et 
à  l'observation  de  toutes  les  ordonnances, cdits  et  dé- 
clarations publics  pour  les  maintenir  ».  Le  roi,  par 
son  secrétaire,  en  prend  acte,  et  de  nouveau  laisse 
passer  l'arrêt  qu'il  sait  injuste,  tout  en  consolant 
ainsi  la  Faculté  de  théologie:  «  Vous  ne  devez  pas 
craindre  que  cet  arrêt  puisse  jamais  porter  aucun 
préjudice  ni  imprimer  de  flétrissure  à  un  corps  aussi 
éloigné  de  la  mériterque  le  vôtre.»  —  Férkt,  Lafac. 
de  tbéol.  de  Paris,  t.  'VI,  1909,  p.  126  sq. 

Mais  la  résurrection  de  l'édit  de  1682.  faiteainsià 
la  sourdine,  était  encore  loin  de  contenter  le  parle- 
ment, soit  parce  que  bien  des  professeurs  ne  l'avaient 
pas  remarquée  ou  enseignaient  comme  s'ils  ne  l'a- 
vaient pas  remarquée,  soit  parce  que  d'autres,  tout 
en  prenant qiielquf  chose  de  l'édit.  ne  se  crojaienl 
pas  tenus  d'en  observer  toutes  les  injonctions  draco- 
niennes. De  là  une  nou\  elle  tentative  du  parlement 
après  lin  r/iiart  desiéch-  environ:  c'est-à-dire  au  mo- 
ment où  il  luttait  avec  le  plus  d'opiniâtreté  contre  les 
billets  de  confession  et  les  refus  de  sacremenis,  in- 


tervenait manu  militari  pour  faire  donner  l'extrême 
onclionet  le  viatique  à  des  appelants  et  quesnellisles 
notoires  et  impénitents,  poursuivait  les  curés  qui, 
par  ordre  de  leurs  évoques,  leur  avaient  refusé  les 
sacrements,  faisait  arrêter  ces  curés  comme  tendant 
à  0  introduire  un  schisme  »  et  troublant  le  repos  pu- 
blic, mettait  à  l'amende  leurs  évêques,  poursuivait 
l'archevêque  de  Paris  lui  même,  Christophe  db  Beau- 
mont,  comme  a  auteur  du  schisme  »,  lui  «  ordonnait  » 
de  faire  administrertel  ou  tel, enfin, dans  des  remon- 
trances au  roi,  déclarait  qne  «  les  seuls  moyens  de 
faire  cesser  les  troubles  dans  l'Eglise  et  dans  l'Etat 
résidaient  dans  l'activité  indispensable  et  continuelle 
du  parlement  ».  Picot,  Mémoires,  t.  III,  i>.  3o4  sq  ; 
BouiiLON,  Les  Assemblées  du  Clergé...,  p.  282,  sq.Êt 
ici,  art.  Jansknisme,  col.  Ii83. 

Comme  toujours,  ce  fut  une  thèse  qui  fournit  une 
occasion  telle  quelle  au  dernier  coup  du  parlement, 
pour  s'assujettir  déllnilivement  l'enseignement  lliéo- 
logiqne  :  une  thèse  soutenueen  i^.'ja  augrandconvent 
des  Carmes  de  Lyon  par  le  P.  Mairot,  religieux  de 
cet  ordre.  Dans  son  paragraphe  incriminé  sur  le 
Pape,  il  ne  défendait  pourtant  ni  le  pouvoir  indirect 
sur  le  temporel  des  rois,  ni  l'infaillibilité  person- 
nelle: il  se  bornait  à  constater  un  fait  évident;  c'est 
que  sur  ces  deux  questions  les  ultramontains  et  les 
gallicans  étaient  divisés.  Il  ajoutait  qu'  «  une  défi- 
nition dogmatique  du  Pape,  proposée  par  lui  à  tous 
les  fidèles  siib  anathemate.quand  il  s'y  ajoute  le  con- 
sentement, même  tacite,  du  plus  grand  nombre  des 
évêques, est  une  rcglecertainc  etinfailliblede  vérité, 
et  que  les  fidèles  doivent  l'admettre  sans  aucune 
restriction,  et  en  y  soumettant  leurs  esprits  ».  On 
ne  voit  pas  ce  que  le  parlement,  si  fort  qu'il  fùl  en 
théologie,  pouvait  reprendre  là-dedans.  Qu'unerfe'/j- 
tiition  du  Pape  (reco/inoîssni/e  à  son  objet  doctrinal 
ou«  dogmatique  »  cl  à  ce  qu'elle  est  par  lui«  proposée 
à  tous  »  surtout  si  elle  est  accompagnée  d'un  «  ana- 
thème  ")  devienne  une»  règle  certaine  et  infaillible 
de  vérité  »  quand  il  s'y  ajoute  «  leconsenlement  des 
évêques  »,  —  c'était  la  doctrine  gallicane  de  168a  ! 
Que  ce  consentement  puisse  être  «  tacite  «  et  qu'il 
suffise  «  du  plus  grand  nombre  »  des  évêques  — , 
c'était  la  pensée  de  Fénelon,  de  Bossuet  lui-même, 
auteur  de  la  déclaration  de  1G83,  et  de  plusieurs  au- 
tres évêques  de  France  plus  récents,  comme  nous 
l'avons  vu.  Que  les  fidèles,  enfin,  doivent  à  un  sem- 
blable document,  non  pas  seulement  le  silence  res- 
pectueux,mais  «  la  soumission  de  l'esprit  »el  «  sans 
restriction  »,  c'est  une  définition  des  Papes  acceptée 
par  tous  les  évêques  de  France  avec  la  bulle  Vineam 
Domini,  appuyée  alors  par  Louis  XIV,  puis  par 
Louis  XV  (déclaration  de  1730).  —  Malgré  toul, 
dans  un  arrêt  du  26  octobre  1702,  visant  en  particu- 
lier cette  phrase  de  la  thèse,  le  parlement  «  ordonne 
que  ladite  thèse  sera  lacérée  et  brûlée  dans  la  cour 
du  Palais...  par  l'exécuteur  de  la  haute-justice...  Or- 
donne en  outre  (\ne...\'Eilil  de  mars  //)S2,  notamment 
les  articles  f  et  Vf  du  dit  Edit,  seront  observés  et 
exécutés  selon  leur  forme  et  teneur  ».  Durand  db 
Maillank,  les  libertés  de  l'Egl.  gallic.  prouvées  et 
commentées,  1771,  t.  V,  p.  187,  i44.  Et  t.  IV,  p.  46, 
ledit  de  1682.  —  Cf.  Picot,  Mémoires,  t.  III,  p.  288. 
Enfin,  le  81  mars  I7.'>3,  suit  un  arrêt  de  «  règle- 
ment »  pour  presser  sévèrement  en  tout  point  l'ex- 
éculion  de  l'édit  de  1682. 

I.e  parlement,  toutes  les  chambres  assemblées,  ordonne 
n  en  conséquence,  que  ceux  qui  seront  choisis  pourrn5*i- 
gner  ta  théologie  dans  tous  les  collèges  de  chaque  l'niver- 
ailé.  séculiers  ou  réguliers,  se  soumettront  d^en^/'ij^ner  ta 
doc^rirtc expliquée  dans  la  Déclaration  du  Clergé.-  Ordonne 
que  le  présent  sera  imprimé,  etc.  et  que  copies  seront 
envoyées    dans    toutes  les   Facultés   et    autres    écoles    de 


1497 


PAPAUTÉ 


1498 


Thëdlogie...  et  de  Droit  du  res.-îort,  pour  y  être  rey:iâlié  ; 
enjoint  au  l'rocureur  Géitt'ral  du  Hoi  de  tenir  la  main  à 
l'exécution  dn  préï^ent  Atrèt.  i>  fhid.,  p.  147.  Notons  quo  le 
ressort  du  parlement  de  Paris  était  immense. 

Ainsi  l'on  serrait  habilement  les  mailles  du  filet 
où  dès  lors  l'enseignement  tliéologique  se  trouvait 
pris  ;  et  cela  dans  toute  la  France,  car  les  autres  par- 
lements se  tirent  uu  devoir  d'imiter  celui  de  Paris 
dans  leurs  divers  ressorts,  .\insi  s'exidique  celle 
emprise  gallicane  sur  noire  paj'S  à  partir  de  la 
seconde  moitié  du  xvm'  siècle,  plus  forte,  plus  com- 
plète et  plus  persévérante  que  jamais,  inalgré  un 
épiscopat  généralement  zélé  et  soucieux  de  défendre 
les  droits  de  l'Eglise  contre  les  usurpations  et  les 
persécutions,  et  par  là  préparant  de  loin  la  noble 
attitude  qu'auront  nos  évêques  en  face  de  la  Révo- 
lution et  du  schisme  constitutionnel.  La  singulière 
situation  des  évêques  pendant  cette  période  n'est 
guère  comprise  de  nos  jours,  faute  de  distinguer 
entre  gallicanisme  et  gallicanisme.  La  doctrine  rela- 
tivement modérée  de  1682  leur  était  imposée  paiides 
gens  qui  eux-mêmes  allaient  beaucoup  [dus  loin,  qui 
allaient  jusqu'au  schisme  et  à  la  pleine  révolte  con- 
tre Kome  ;  ils  ressuscitaient  l'édit  de  Louis  XIV, 
et  ils  étaient  les  premiers  à  l'enfreindre,  et  à  rejeter 
le  quatrième  article  du  clergé.  Cet  article  déclare  au 
moins  implicitement  que  les  définitions  pontificales, 
si  elles  sont  appuyées  du  consentement  de  l'Eglise 
c'est-à-dire  des  évêques,  sont  irréformables  et  infail- 
libles ;  or  le  parlement  de  1763  rejetait  avec  opiniâ- 
treté les  définitions  des  Papes  contre  le  jansénisme, 
bien  qu'acceptées  par  tout  l'épiscopat  hors  de  France 
et  même  en  France  sous  Louis  XIV  et  encore  sous 
Louis  XV,  et  en  particulier  la  bulle  Unigenitus. 
Aussi  nos  évêques,  contraints  de  se  défendre  contre 
le  jansénisme  révolté  et  ultra-gallican,  trouvaient-ils 
un  bon  terrain  de  défense  dans  celle  doctrine  même 
de  1682  qu'on  leur  imposait,  à  laquelle  d'ailleurs 
étaient  réellement  attachés  plusieurs  d'entre  eux,  en 
attendant  que  cette  dangereuse  situation  les  amenât 
fatalement  à  lui  être  attachés  à  peu  près  tous.  El 
ils  croyaient  être  sullisamment  en  règle  avec  le  siège 
de  Rome,  en  répétant  les  fort  lielles  choses  qu'a  dites 
Bossuet  sur  ce  centre  de  l'unité,  et  surtout  en  pas- 
sant leur  vie  à  combat  Ire  à  leurs  propres  dépens 
les  révoltés  contre  les  bulles  pontificales.  Lutte  sans 
issue,  par  l'entêtement  inouï  de  magistrats  schisma- 
tiques,  prétendant  toujours  défendre  le  catholicisme 
traditionnel  du  royaume.  Celle  lutte,  les  évêques  de 
France  étaient  bien  forcés  de  l'accepter,  mais  ils 
épuisaient  là  des  forces  qui  eussent  été  mieux  em- 
ployées ailleurs,  par  exemple  à  réfuter  ces  «  philo- 
sophes »,  acharnés  à  la  destruction  du  christianisme 
en  général,  tout  en  cachant  leur  jeu  avec  esprit.  On 
a  reproché  au  clergé  d'alors  son  insuffisance  en  face 
de  ces  nouveaux  ennemis,  pires  que  les  premiers. 
Mais  à  qui  la  faute'?  Pourquoi  le  parlement,  même 
contre  les  ordres  du  roi,  se  mêlait-il  de  diriger  la 
liturgie,  et  ne  laissait-il  pas  les  évêques  décider  en 
paix,  et  avec  plus  de  compétence,  des  sacrements  à 
donner  ou  à  refuser  ? 

30  Le  Parlement  attaque  Vlnstitut  des  Jé- 
suites. —  fa  haute  magistrature  irai>aille  à  amener 
ces  religieux  à  la  doctrine  de  i6S9,  et  finalement 
les  fait  supprimer  en  France  (1761-1764). 

Le  parlement  allait  se  tourner  une  fois  de  plus 
contre  les  Jésuites,  zélés  défenseurs  de  l'infaillibilité 
du  Pape.  L'occasion  était  bonne:  le  parti  des  philo- 
sojjlies,  avec  les  adeptes  qu'avait  faits  ce  parti  chez 
les  premiers  ministres  des  princes,  les  Pombal,  les 
d'.Vranda,  les  Choiseul,  les  Tanucci,  avait  engagé 
une  lutte  à  mort  contre  ces  religieux.  En  France,  c'est 
Choiseul,  crcit-on,  qui,  sans  se  montrer  encore,  avait 


excité  le  parlement  à  porter  les  premiers  coups.  En 
avril  1761,  l'abbé  Chauvelin,  conseiller- clerc  au  par- 
lement de  Paris,  dénonça  leurs  constitutions.  Le 
12  avril  1763,  le  parlement  fit  fermer  les  84  collèges 
que  les  Jésuites  dirigeaient  dans  son  ressort.  La 
plu|)art  des  parlements  de  France  suivirent  cet  exem- 
ple. Sur  celte  histoire,  dont  nous  ne  pouvons  retracer 
ici  les  détails,  nous  renverrons  à  Picot,  Mémoires... 
t.  IV;  BounLON,  /.es  .4ssemblées  du  Clergé  ;  Ravigna.v, 
Clément  XIII  et  Clément  .17 F;  Cauayon,  Documents 
incdils concernant  lu  CompagniedeJésus,l.YlU{i8()'j); 
Bkuckbh,  La  Comp,  Je  Jésus,  Paris,  1919,  p.  8i3,sq. 
4"  L'Assemblée  du  Clergé  de  1765;  sa  lutte 
avec  le  Parlement  et  le  Roi  pour  les  droits  et 
r int'aillibilité  de  l'Eglise.  —  Celte  assemblée  fut 
la  [ilus  remarquable  du  siècle  par  sa  lutte  contre 
le  laïcisme  usurpateur  des  parlements  el  des  minis- 
tres du  roi,  lutte  pour  laquelle  elle  avait  reçu  mandat 
de  ses  électeurs  dans  les  assemblées  provinciales. 
Elle  se  distingua  par  la  méthode  de  ses  délibérations, 
l'énergie  inlassable  de  ses  remontrances  au  roi,  et 
surtout  par  son  Instruction,  connue  sous  le  nom 
d'^-lctes  du  clergé.  Ce  document, assez  long  mais  très 
substantiel,  résolvait  les  questions  du  moment  à  la 
lumière  des  x^r'ncipes  de  l'Eglise,  sans  descendre 
aux  détails  d'application  ni  aux  noms  propres.  Une 
fois  accepté  par  tous  les  membres  de  l'assemblée,  il 
fut,  par  un  usage  nouveau,  immédiatement  imprimé 
el  envoyé  à  chacun  des  évêques  absei,ts,  avec  une 
lettre  circulaire  lui  demandant  d'y  adhérer;  il  y  eut 
en  tout  189  adhésions,  tous  les  évêques  de  France 
excepté  quatre.  —  Sur  la  question  non  seulement 
das  jésuites, mais  encore  des  autres  ordres  religieux, 
que  le  parlement  et  le  philosophisme  attaquaient 
déjà,  elle  rappelait  les  mômes  principes  que  venait 
d'invoquer  Clément  XIII  : 

«  Celle  infaillibilité  de  l'Eglise  universelle,  disait  l'as- 
sendjlée,  ne  s'exerce  pas  moins  sur  les  règles  des  moeurs 
que  sur  les  pi-incipes  de  la  croyance  ;  le  jugement  qu'elle 
porte  sur  les  vérités  morales  est  aussi  indépendant  des 
princes  et  de  leurs  ministres  que  celui  qu'elle  poT-te  sur 
les  objets  de  la  croyance  (dogmatique).  Les  instituts  re/i- 
^teux,  appartenant  à  la  règle  des  mœurs  et  à  la  discipline, 
sont  donc  assujettis  au  pouvoir  de  l'Eglise. . .  L'Kglise  n'a 
pu  déclarer  pieux,  saint  et  digne  d'éloges  (jugemenldu  Con- 
cile de  Trente  et  des  Papes  sur  l'institut  des  jésuites)  ce 
qui  ne  l'est  pas;  et  supposer  ijue  ce  qu'elle  a  a[>prouvé 
peut  être  impie,  blasphémateur,  contraire  au  droit  naturel 
ou  divin  [jugement  du  parlement  sur  le  même  institut), 
c'est  lui  imputer  un  aveuglement  que  ne  permet  pas 
d'imaginer  l'assistance  promise  par  J.-C.  Le  vœu  fait 
aussi  partie  de  la  morale  chrétienne,  el  par  conséquent 
le  discernement  en  est  réservé  à  l'Eglise;  c'est  à  elle 
qu'il  appartient  d'en  approuver  l'objet,  d'en  examiner  les 
cil-constances,  d'en  prononcer  la  nullité  ou  de  dispenser 
de  son  exécution...  Il  ne  veut  donc  être  déclaré  nul  que 
par  ceux  qui  sont  dépositaires  de  son  autorité,  et  la  puis- 
sance civile  ne  peut,  sans  usurper  leurs  droits,  prétendre 
anéantir  pjir  elle-même  une  promesse  qui  n'est  reçue  qu'au 
nom  du  Seigneur.  »  —  Sur  la  question  plus  générale  des 
rapports  de  t'Ei^tise  et  de  l'Etat,  l'assemblée  rappelait  la 
distinction  des  deux  puissances,  l'indépeiidance  de  cha- 
cune sur  son  terrain  propre,  et  ramenait  îi  sa  juste  valeur 
le  titre  de  «  protecteur  de  l'Eglise  »,  reconnu  au  roi.  Voir 
Gal!  icAMisME,  col.  263.  —  SuT  la  toi  du  êilence  imposée 
aux  évêques,  comme  aux  jansénistes,  par  le  roi  :  «  L'en- 
seignément  e^t  le  premier  devoir  des  pontifes:  il  est  donc 
aussi  le  premier  objet  de  leur  indépendance...  Cette 
liberté  que  (l'Eglise)  a  su  défendre  contre  la  violence  des 
persécutions  (dans  les  premiers  siècle^)  n"a  pu  lui  être 
ravie  par  la  conversion  des  princes  ;  en  devenant  ses 
enfants,  ils  ne  sont  pas  devenus  ses  maîtres  (Fé.nei.on)  : 
le  silence  ne  peut  être  imposé  à  ceux  que  Dieu  a  établis 
poui"  ses  ortranes.»  —  Sur  la  question  des  refus  de  sacre- 
ments :  «  Après  l'enseignement,  le  devoir  le  plus  sacré 
des  pasteurs  est  l'administration  des  sacrements,  et  c'est 
aussi  le  second  objet    de    l'inclépendance  de  leur   mînis- 


1499 


PAPAUTÉ 


1500 


tère  :  c'est  à  ses  minisli'os  que  J.-G.  u  dit  d'snsei^'iier 
et  de  baptiser;  c'est  à  eux  de  déterinÎQer  les  rlispositioas 
nécessaires  pour  recevoir  les  sacrements;  c'est  à  eus  de 
juçer  si  ces  dispositions  existent...  Le  refus  du  plus 
auguste  de  nos  sacrements  ne  peut  jamais  être  l'objet  de 
la  cûuipéte.ice  de  l'autorité  civile...  L'administration 
des  sacrements,  pour  être  extérieure^  n'en  est  pas 
moins  spirituelle.  . .  Le  tidèle  qui  éprouve  un  refus  a, 
dans  la  hiérarcbie  ecclésiastique,  un  tribunal  toujours 
ouvert,  auquel  il  peut  porter  sa  plainte  contre  une  con- 
duite qui  ne  serait  pas  conforme  aux  règles  de  l'Eglise. 
Si,  pour  obtenir  des  biens  spirituels,  il  implore  une  auto- 
rité étrangère,  il  devient  coupable  de  tous  les  maux  qui 
peuvent  en  résulter...  Les  rois  et  leurs  officiers  ne  peu- 
vent donc  enjoindre  de  donner  les  sacrements.  »  —  Picot, 
ibid.,  p.  ISU,  sq.,  li)',  s(i.  ;  Bourloî»,  ibid.,  p.  .311,  sq. 

Dès  le  4  septembre,  le  parlement  Je  Paris  sup- 
prime ces  Actes  du  clergé,  avec  des  qualifications 
odieuses;  le  jour  même,  pour  mieux  braver  l'assem- 
blée, il  fait  exécuter  avec  grand  scandale,  en  forçant 
les  portes  d'un  couvent,  un  arrêt  ordonnant  de  por- 
ter le  saint  Sacrement  à  une  relig-ieuse  de  Saint- 
Cloud,  janséniste  notoirement  impénitente  et  non 
absoute,  d'après  elle-même.  Le  lendemain  il  con- 
damne aux  flammes,  comme  «  fanatique  et  sédi- 
tieuse »,la  circulaire  envoyée  par  les  évoques  assem- 
blés aux  évêques  absents.  Contre  les  Actes,  sa 
grande  objection,  renouvelée  des  Appelauts,  c'est 
*  que  les  assemblées  du  Clerg:é  «  sont  purement  éco- 
nomiques »  c'esl-à-dire  n'ont  pour  objet  que  de 
déterminer  la  somme  d'argent  à  donner  au  roi  : 
donc  les  évêques  députés  ont  excédé  letirs  pouvoirs 
en  donnant  une  doctrine.  Cette  objection,  qui  sera 
répétée  à  satiété,  était  plaisante  dans  la  bouche  d'un 
parlement  qui  forçait  les  gens  à  tenir  et  à  enseigner 
la  doctrine  émanée  précisément  d'une  assemblée  du 
clergé,  et  celle-là  bien  moins  librement  élue,  en  1682, 
que  celle  de  1765,  et  bien  loin  de  représenter,  comme 
elle,  la  pensée  générale  de  l'épiscopat  français  de 
son  temps.  Au  reste,  on  peut  concéder  que  les  as- 
semblées du  clergé  avaient  un  caractère  hybride,  et 
qu'il  eùl  mieux  valu,  quand  les  évêques  avaient  une 
doctrine  à  donner  en  commun,  prendre  la  forme 
d'un  concile  particulier,  d'un  synode  suivant  l'usage 
universel  de  l'Eglise  dès  les  premiers  siècles;  voir 
col.  1^66.  Mais  à  qui  la  faute?  Le  pouvoir  civil, surtout 
sous  Louis  XV,  ne  permettait  pas  aux  évêques  de  se 
réunir  en  synode;  c'était  là  une  de  leurs  a  libertés 
gallicanes  ■>,  sur  lesquelles  veillaient  les  magistrats. 
Il  fallait  pourtant, sous  une  forme  ou  sous  une  autre, 
enseigner  la  <loctrine  de  l'Eglise!  Et  comme  disaient 
les  prélats  de  i-65  dans  leur  procès- verbal,  «  le 
droit  d'enseigner  et  d'instruire  ne  peut  jamais  aban- 
donner les  évêques  ;  leur  réunion  ne  fait  que  donner 
plus  de  force  à  leur  enseignement,  et  cet  enseigne- 
ment ne  peut  avoir  besoin  de  la  permission  de  l'au- 
torité temporelle  m. 

Telles  furent  aussi  les  idées  exposées  de  vive  voix 
au  roi  lui-même,  le  8  septembre,  quand  l'assemblée 
obtint  de  se  rendre  en  corps  à  Versailles.  L'orateur 
insista  sur  ce  que  «  dans  un  état  catholique,  la  liberté 
de  l'enseignement  des  pasteurs  fait  partie  du  droit 
public  t  ;  —  sur  ce  que  a  les  assemblées  générales  du 
clergé  ont  toujours  été  regardées  en  quelque  sorte 
comme  le  concile  de  la  nation  »  et  que  «.  il  en  est 
plusieurs,  comme  celles  de  i68a  et  de  1700,  qui  ont 
donné  des  décisions  doctrinales,  dont  les  parlements 
eux-mêmes  ont  toujours  reconnu  et  souvent  réclamé 
l'autorité  ».  Il  se  plaignit  des  procédés  insultants 
du  parlement  à  l'égard  des  Actes  et  de  la  circulaire, 
et  du  scandale  de  Saint-Cloud.  Le  roi,  touché  de  si 
justes  représentations,  Ct,  le  i5  septembre,  casser 
les  arrêts  du  parlement  par  un  arrêt  du  Conseil 
d'Etat,  traité   à    son   tour    par    les   parlementaires 


«  d'acte  aussi  illégal  dans  sa  forme,  qu'impuissant 
pour  affaiblir  l'autorité  et  suspendre  l'exécution  des 
arrêts  de  la  cour  » .  —  Puis,  le  2  octobre,  Louis  XV 
ordonne  aux  évêques  de  suspendre  leur  assemblée 
jusqu'au  a  mai  :  peut-être  pensait-il  amener  la  paix 
par  cet  armistice  ;  mais  les  jansénistes  l'employè- 
rent à  une  guerre  acharnée  de  libelles  contre  les 
Actes  du  Clergé,  et  les  évêques  à  imprimer  des 
réponses,  tandis  que  le  parlement  de  Paris  travail- 
lait à  empêcher  l'adhésion  ollicielle  de  la  Sorbonne 
aux  Actes  du  Clergé,  poussait  les  autres  parlements 
à  les  condamner,  et  persécutait  les  ecclésiastiques 
qui  avaient  adhéré.  Picot,  p.  186  sq.  —  Vient  le  mois 
de  mai  1766,  et  la  scène  change.  Irrités  sans  doute 
de  ne  pas  voir  l'apaisement  espéré,  le  roi  et  ses 
ministres  reprennent  l'ancien  système  de  frapper 
sur  tout  le  monde,  sans  autre  résultat  que  de  s'at- 
tirer les  remontrances  des  évêques  et  celles  du  par- 
lement pas  assez  satisfait.  Le  Conseil  d'Etat,  où 
manquait  l'inlluence  du  Dauphin  mort  dans  l'inter- 
valle, rend  deux  arrêts  le  24  niai  en  sens  opposé:  le 
premier  condamne  un  violent  réquisitoire  prononcé 
contre  les  Actes  au  parlement  d'Aix  ;  le  second  dog- 
matise sur  les  rapports  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  au 
lieu  de  laisser  ce  soin  aux  évêques  de  nouveau  ras- 
semblés, et  dogmatise  contre  eux,  malgré  les  con- 
cessions apparentes  à  la  doctrine  des  Actes.  Exemple  : 

«  11  appartient  à  VE^tite  seule  de  décider  de  oe  qu'il 
faut  croire  et  ce  qu'il  faut  pratiquer  dans  l'ordre  de  la  reli- 
gion... Mais  la  puissance  tempuretle,  avant  d'autoriser  la 
publication  des  décrets  de  l'Eglise...,  a  droit  d  examiner  la 
forme  de  ces  décrets,  leur  conformité  arec  let  maximes  du 
royaume...  Le  souverain  n'a  pas  le  droit  a  d'impoaer  silence 
aux  pasteurs  sur  l'enseignement  de  la  foi  et  de  la  morale 
évangélique  »  :  mais  il  a  le  droit  «  d'écarter  de  son  royaume 
des  disputes  étrangères  à  la  foi...  L'autorité  spii-itueile 
peut  seule  commuer  les  v<eux,  en  dispenser  ou  en  relever 
dans  le  for  intérieur  ;  mais  \a  puissance  temporelle  a  droit 
de  déclarer  abusifs  et  non  valablement  émis  les  vœux  qui 
n'auraient  pas  été  formés  suivant  les  règles  canoniques 
et  civiles  »...  Enfin  il  était  défendu  «  à  toutes  personnes  de 
rien  entrepren  ire,  soutenir  ou  écrire  de  contraire  a«j-/)r//i- 
cipcs  ci-dessus  rappelés...,  Sa  Majesté  imposant  par  pro- 
vision un  silence  absolu  sur  cet  objet,  et  se  réservant  à  elle 
seule  de  prendre,  sur  i'avîs  de  ceux  qu'elle  jugera  à  propos 
de  choisir  incessamment  dans  son  conseil  et  dans  l'ordre 
épiscopal,  les  mesui'es  qu'elle  jugera  les  plus  convenables 
pour  conserver  de  plus  en  plus  les  droits  inviolables  des 
deux  puissances  et  pour  mettre  fin  aux  disputes  relatives 
aux  matières  renfermées  dans  les  actes  de  l'assemblée  du 
clergé  I).   Picot,  p.  201-203.  Art.  G.^LLICA^•ISME,  col.  264. 

Ce  document  parle  toujours  vaguement  d'il  Eglise  », 
d'i(  autorité  spirituelle  »  et  évite  soigneusement  de 
préciser,  comme  l'avaient  fait  les  prélats,  l'Eglise 
uniterselle  et  son  infaillibilité  :  c'était  pourtant  un 
dogme  que  l'on  ne  pouvait  éviter  ici  ;  un  dogme  qui 
s'était  toujours  imposé  à  la  croyance  des  catholiques, 
quoi  qu'il  advînt  de  ['infaillibilité  spéciale  du  Pape, 
Le  document  du  Conseil  d'Etat  laisse  ce  dogme  capi- 
tal dans  l'ombre,  et  pour  cause  :  si  l'on  y  eût  pensé, 
on  eût  trouvé  monstrueuse,  par  exemple,  cette  affir- 
mation :  «  Le  souverain  a  le  droit  d'écarter  de  son 
royaume  les  disputes  étrangères  â  la  foi.  »  Qui  est 
compétent, sinon  ['EgUse  infaillible  dans  la  foi,  pour 
discerner  ce  qui  appartient  à  la  foi,  et  ce  qui  lui  est 
étranger  ?Ei  a  mettre  fin  »  d'une  manière  efficace 
a  aux  disputes  »  qui  roulent  sur  la  religion  et  l'Eglise, 
ce  que  l'on  attribue  ici  au  souverain, n'est-ce  pas, dans 
le  monde  catholique,  le  propre  d'une  autorité  infailli- 
ble, et  qui  ait  le  pouvoir  d'excommunier,  de  retran- 
cher de  la  catholicité,  quiconque  n'accepte  pas  ses 
décrets?  —  Dans  un  Mémoire  adressé  au  roi  sur  les 
arrêts  du  Conseil,  l'assemblée  du  clergé  rappelle  le 
soin  qu'elle  a  pris  de  ne  rien  avancer  sur  les  droits 


1501 


PAPAUTE 


1502 


de  la  puissance  spirituelle,  que  l'on  puisse  atlai]uer 
«  sans  contrevenir  à  l'enseignement  de  l'Eglise  uni- 
verselle »,  et  elle  ajoute: 

«  Sire  ..,  vous  ne  voulez  pas  gêner  l'enseignement  des 
évètpies;  vous  ne  voulez  qu'imposer  silence  sur  tout  ce  qui 
vourruit  fait  r  naître  des  conieslatinns  ;  muis  tout  ce  que  les 
évèques  disent  Je  contraire  aux  prétentions  injustes  des 
parlements  ne  sera-t-îl  pas  regardé  comme  une  occasion 
de  troubles  et  de  contestations  P  »  Elle  monli-e  aussi  com- 
bien les  magistrats  ont  outrepassé  la  doctrine  de  16H"J 
dont  ils  se  réclament.  Celle-ci  rejetait  le  pouvoir  indirect 
du  Pape  sur  le  temporel,  pour  établir  V indépendance  mit' 
tuelle  tles  deux  puissances,  chacune  dans  son  ordre  et  sur 
son  lerruin.  Mais  voici  que  les  tribunaux  civils  détruisent 
cette  mutuelle  indépendance,  et  prétendent  avoir  \\n  pou- 
voir  indirect  sur  le  spirituel,  qu'ils  envahissent  ((  Les  tri- 
bunaux suivent  aujourd'hui  la  même  marclie  f[U'iU  ont 
réprouvée.  C  est  par  une  suite  de  ce  pouvoir  indirect^qno 
les  parlements  ont  prétendu  être  en  droit  d'examiner  les 
jugements  de  l'Eglise  (univei-selle),  même  avant  la  publi- 
cation que  les  évèques  pourraient  en  faire,  comme,  si  les 
déciets  de  l'Eglise,  ^■ahlbles  par  eux-mêmes,  pouvaient 
jamais  avoir  besoin  de  l'autorisation  des  princes  pour  lier 
les  consciences  !  »  Picot,  p.  205,  sq. 

Nous  avons  insisté  sur  cette  assemblée  de  1765, 
soit  parce  que  c'est  une  des  plus  importantes  et  des 
plus  honorables  pour  le  clergé  de  France,  soit  parce 
qu'elle  sut  opposer  avec  netteté  et  force  l'Infaillibi- 
lité de  l'Eglise  universelle  à  l'anti-infaillibilisme  si 
outrancier  des  gouvernants  d'alors.  Elle  comprenait 
la  nécessité  de  l'union  avec  le  chef  de  l'Eglise.  Avant 
de  se  séparer,  elle  avait  écrit  une  lettre  au  Pape,  le 
suppliant  de  nommer  une  commission  d'évêques  qui 
étudieraient  l'état  des  ordres  religieux  en  France,  et 
ap|)liqueraient  ensuite  les  réformes,  où  besoin  serait; 
elle  fit  remettre  au  roi  cette  lettre  avec  prière  de 
l'appuyer  à  Rome.  Mais  le  roi,  manœuvré  par  sa 
magistrature,  s'en  tint  à  l'idée  de  nommer  sans  la 
coopération  du  Saint-Siège  une  commission  laïco- 
ecelésiastique  de  son  choix,  tant  pour  déclarer  déli- 
nitivement  ce  qu'il  fallait  penser  des  rapi)orts  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat,  que  pour  entreprendre  la  réforme 
des  ordres  religieux.  La  lettre  de  l'assemblée  au  Pape 
ne  fut  pas  envoyée,  comme  le  prouve  un  bref  de 
Clément  Xll!,  où  il  s'étonne  de  n'avoir  appris  que 
par  la  rumeur  publique  l'existence  de  cette  commis- 
sion de  réforme;  Bullaire  decePape,  n.  56^. Nommée 
par  un  arrêt  du  conseil  d'Etat,  la  commission  royale 
comprenait  cinq  prélats,  avec  les  d'.\guesseau,  les 
Joly  de  Fleury,  etc.  Sans  tenir  compte  des  recom- 
mandations du  Pape,  dont  elle  ne  parla  point,  elle 
changea  et  tailla  dans  les  divers  instituts  et  même 
dans  les  canons  généraux  sur  l'état  religieux,  révé- 
rés dans  l'Eglise  entière,  et  le  fît  avec  autant  de  har- 
diesse que  d'incompétence.  De  là  sortit  entin  un  édit 
du  25  mars  1768,  plutôt  fait  pour  détruire  les  ordres 
religieux  (|ue  pour  réformer  ceux'qui  en  avaient  be- 
soin. Ou  y  déclarait  nulle  toute  profession  faite 
avant  vingt  et  un  ans.  On  y  supprimait,  sans  recou- 
rir à  l'autorité  ecclésiastique,  sans  même  consulter 
les  évèques  diocésains,  les  monastères  non  réunis 
avec  d'autres  en  Congrégation,  s'ils  avaient  moins 
de  quinze  religieux  de  chœur,  outre  le  supérieur. 
Dans  les  communautés  qui  restaient,  on  relâchait 
singulièrement  les  liens  sociaux,  et  l'on  facilitait  les 
sécularisations,  de  manière  à  inviter  chacun  à  sortir 
de  son  état.  Picot,  p.  2i3.  sq. 

La  désobéissance  au  roi,  à  laquelle  nous  avons  vu 
s'exercer  les  parlements  de  France,  prit  en  1770,  sur 
un  terrain  d'ailleurs  purement  politique,  une  allure 
si  hardie  et  si  violente,  qu'elle  attira  l'exil  à  leurs 
membres,  ainsi  qu'à  plusieurs  seigneurs  et  princes 
qui  les  soutenaient,  la  disgrâce  du  ministre  Choiseul, 
puis  l'établissement  de  nouveaux  tribunaux,  connus 


sous  le  nom  de  «  parlement  Maupeou  ».  A  celte 
occasion,  le  roi  lit  cesser  une  criante  injustice,  qui, 
malgré  les  réclamations  des  assemblées  du  clergé, 
malgré  même  un  édit  royal,  avait  clé  obstinément 
maintenue  par  l'ancien  parlement  :  les  prêtres  bannis 
depuis  1756  pour  refus  de  sacrements  virent  enlin 
cesser  leur  exil,  et  ce  genre  de  persécution  ne  fut  pas 
repris  dans  la  suite.  —  Mais  nous  omettons  ce  revi- 
rement d'ordre  politique,  sur  lequel  s'acheva  le 
déi)lorable  règne  de  Louis  XV. 

L'attitude  politico-religieuse  du  parlement  de  Paris 
et  même  de  la  haute  magistrature,  sous  Louis  XV, 
est  le  fait  capital  d'où  dérive,  en  France  et  hors  de 
France,  tout  ce  qui  nous  resle  à  signaler  dans  l'his- 
toire de  l'infaillibilité,  du  côté  des  Etats. 

C.  L'écho,  à  l'étranger,  des  maximes  parle- 
mentaires et  de  la  crise  ultragallicane  sous 
Louis  X'V.  —  Nous  signalerons  cette  induence 
i'j)en  Hollande,  2»)  en  Russie,  3°)  en  Autriche  et  en 
Allemagne,  4")  et  surtout  en  Italie? 

1°)  Hollande.  —  Le  schisme  des  «  Appelants  », 
dont  nous  avons  vu  le  parlement  de  Paris  prendre  la 
tète,  donna  lieu  au  schisme  d'Utrecht.  Sur  cette  ori- 
gine, et  sur  les  relations  du  schisme  d'Utrecht  avec 
les  Papes  jusqu'à  nos  jours,  voir  les  informations  de 
l'article  Jansénisme,  col.  n84-ii86. 

2°)  Russie.  —  Lorsque,  sous  la  pression  du  par- 
lement, la  majorité  de  la  Sorbonne  prit  parti  pour 
les  appelants  (voir  col.  i485),  des  Sorbonnistes  entre- 
prirent la  fusion  religieuse  de  l'Orient  russe  avec 
l'Occident  latin  sur  le  terrain  de  l'ultra-gallicanisme, 
d'ailleurs  sans  succès.  Voir  Gallicanisme,  col.  281,  et 
les  documents  dans  Fébet,  La  faculté  de  théol.  de 
Par/.î,  Epoque  moderne,  t.  VI,  p.  33l  sq. 

30)  Autriche  et  Allemagne.  —  Ce  qui  avait 
été  essayé  par  des  ultra-gallicans  pour  le  schisme 
russe,  le  fut  en  quelque  sorte  pour  le  protestantisme 
par  un  .\llemand,  Honthkim,  disciple  à  Louvain  d'un 
canoniste  célèbre  mais  égaré  dans  le  jansénisme, 
V.\.N  Esi'KN.  Ce  fut  en  efîetsous  le  prétexte  de  ramener 
plus  facilement  par  des  concessions  les  protestants  à 
la  véritable  Eglise,  que  Nicolas  de  Hontheim,  évêque 
auxiliaire  de  Trêves,  publia  en  1763,  sous  lejiseu- 
donyme  de  <i  Fébronius  »,  un  livre  sur  le  Pape  et 
l'Eglise,  devenu  fameux. 

Le  Cl  fébronlanisme  »,  qui  n'était  ((uc  l'échodu  gal- 
licanisme le  plus  avancé,  se  répandit  de  plus  en  plus 
dans  l'empire.  L'université  de  Vienne  imposa  dès 
1769  à  tous  les  aspirants  au  doctorat  de  soutenir 
non  seulement  les  quatre  articles  de  168'i,  mais  en- 
core les  principes  extrêmes  des  appelants  français 
et  hollandais  :  voir  Gallicanisme,  col.  281.  Cf.  Picot, 
t.  V,  p.  i4o,  sq.  Sur  la  consultation  demandée  à  la 
Sorbonne  en  1786  par  l'évêque  de  Freisingen  en 
Bavière,  à  propos  des  énormités  d'un  théologien 
de  son  diocèse  contre  les  prérogatives  du  Pape,  voir 
Fkret,  loc.  cit.,  p.  i64,  sq.  —  Sur  la  Ponctatiun 
d'Etns  en  1786,  où  des  évèques  allemands  très  in- 
fluents traitaient  le  Pape  d'«  Evêque  étranger  »,  voir 
Gallicanisme,  col.  282;  et  Ghknon,  dans  l'/Iist.  géné- 
rale de  La%'isse  et  liambaud,  1896,  t.  VII,  ch.  xvii, 
p.  835,  sq.  Cf.  Picot,  p.  287  sq.  Voilà  pour  les  mi- 
lieux ecclésiastiques.  —  Quant  au  pouvoir  civil,  déjà 
sous  M.\RiE  Thérèse  le  fcbronianisrae  d'EvBEL,  pro- 
fesseur à  l'Université  de  Vienne,  qui  fut  condamné 
plus  tard  par  un  bref  de  Pie  VI  (D.  B.,  i5oo),  ins- 
pira des  réformes  imitées  de  celles  des  parlements 
français  ou  de  la  haute  magistrature  du  Conseil  de 
Louis  XV  :  comme  de  subordonner  au  plucet  royal 
la  publication  des  bulles  et  brefs  du  pape,  d'inter- 
dire et  la  profession  religieuse  avant  vingt-quatre 
ans,  et  l'augmentation  du  nombre  des  monastères. 


1503 


PAPAUTE 


1504 


L'impératrice  lâcha  au  moins  d'éviter  une  lutte  ou- 
verte avec  le  Saint-Siège.  —  Mais  à  partir  de  sa 
mort  et  du  règne  exclusif  de  Josupu  II  son  fils  aîné 
(i^So-i^yo),  le  fébronianisme  devint  le  «  josé- 
pliisme  »,  qui  paraissait  marcher  vers  le  schisme 
d'une  iiglise  nationale.  Sans  jamais  en  référer  au 
Pape,  l'empereur  «  sacristain  »  règle  minutieuse- 
ment le  culte  ot  la  liturgie,  donne  aux  évêques  le 
droit  d'absoudre  des  cas  réservés  au  Pape,  soumet 
leurs  mandements  à  son  placet,  prétend  les  faire 
évéques  sans  que  le  Pape  conûrme  l'élection,  enfin 
délimite  les  diocèses  à  son  gré.  Le  voyage  de  Pie  VI 
à  Vienne  obtient  peu  de  chose, et  pas  pour  longtemps. 
Dans  samaniede  centralisation  àoutrance,  Joseph  II 
supprime  tous  les  séminaires  pour  l'instruction  et 
la  formation  du  clergé,  et  les  remplace  par  c\m\ 
«  séminaires  généraux  »  à  Vienne,  Pesf,  Fribourg, 
Pavie,  et  enlin  Louvain  en  1786  ;  ils  seront  sous  la 
tutelle  de  l'Université  du  lieu,  et  de  fait  sous  la  main 
de  l'Empereur.  11  abolit  toutes  les  confréries,  sup- 
prime plusieurs  ordres  religieux,  et  dans  les  autres 
un  grand  nombre  de  monastères,  puis  s'empare  de 
leurs  biens.  Ce  n'était  du  reste  qu'une  imitation  des 
faits  et  gestes  de  la  commission  des  magistrats  du 
Conseil  d'Etat  sous  Louis  XV  et  Louis  XVI  pour  la 
I  réforme  des  Ordres  religieux  »,  laquelle  avait  sup- 
primé en  France,  sans  l'autorisation  du  Pape  et  mal- 
gré les  réclamations  des  évèques,  les  Servîtes,  les 
Gélestins  et  plusieurs  autres  Instituts,  et  disposé  de 
toutes  leurs  maisons  et  biens. 

Vers  la  lin  de  la  vie  de  Joseph  II,  le  mécontentement 
grandit,  la  majorité  des  évèques  de  l'empire  résiste 
et  quand  l'empereur  veut  abolir  le  célibat  ecclésiasti- 
que, la  résistance  se  généralise.  En  Belgique,  où 
l'archevêque  de  Malines, par  l'énergie  de  sa  Déclara- 
tion doctrinale,  venait  d'empêcher  l'établissement 
du  n  séminaire  général  ï,  il  }■  eut  un  véritable  soulè- 
vement. (;niiNON,  loc.  cit-,  p.  832,  sq.;  Picot,  p.  Tj!, 
sq.  ;  170;  I  yg  sq.  Assez  sur  Joseph  H,  personnage 
très  connu. 

4°)  Italie.  —  Nous  parcourrons  rapidement  i)  la 
république  de  Venise,  2)  le  duché  de  Milan,  3)  le  duché 
de  Parme  et  le  royaume  de  N'aples.  Enlin  4)  nous  in- 
sisterons longuement  sur  le  grand-duché  de  Toscane. 

i)  La  Hépiihlifjue  de  Venise.  —  L'édil  sur  les  or- 
dres religieux,  rédigé  et  publié  en  mars  1768  par  les 
magistrats  du  Conseil  de  Louis  XV,  indépendam- 
ment du  Pape,  fut  imité  dans  cette  indépendance 
et  dans  plusieurs  de  ses  dispositions,  en  septembre 
de  la  même  année,  par  une  ordonnance  du  sénat  de 
Venise  :  nul  ne  pourrait  prendre  l'habit  avant 
21  ans  accomplis;  le  noviciat,  les  vœux  et  les  éludes 
de  tous  les  religieux  ne  pourraient  se  faire  que  sur 
le  territoire  de  la  république,  etc.  Clément  XIII  ré- 
clama et,  bien  que  Vénitien  lui-même,  ne  jjul  rien 
obtenir;  Picot,  t.  IV,  p.  261. 

2)  Le  duché  de  Milan  (appartenant  à  l'Autriche). 
—  L'impératrice  Marie-Thérèse,  malgré  les  remon- 
trances des  évêques  de  Lombardie,  auxquels  son 
représentant  voulait  interdire  tout  usage  d'une  bulle 
de  saint  Pie  V,  soutint  l'inlerdiclion  par  un  édit 
d'octobre  1768,011  dès  le  début,  suivant  la  remarque 
de  Picot,  on  reconnaîtra  les  principes  et  le  style  de 
nos  parlementaires  :  u  Les  ordonnances  ecclésiasti- 
ques qui  excèdent  les  bornes  de  la  /tare  spiritu^dité 
et  touchent  aux  objets  temporels,  politiques  et  éco- 
nomiques, ne  peuvent,  sans  le  consentement  positif 
du  prince,  en  qui  seul  réside  la  souveraine  puissance 
législative  pour  tout  ce  qui  a  rapport  à  la  société  ci- 
vile, devenir  obligatoires  pour  les  sujets  ;  on  doit 
regarder  comme  nulles  et  illégitimes  toutes  celles 
qui  sont  dépourvues  d'acceptation  légal»  «,etc.lbid., 
p.  286. 


3)  Le  duché  de  Parme  et  le  royaume  de  Xaples, 
deux  cours  bourbonniennes.  —  A  Parme,  en  l'jôS, 
sous  le  jeune  duc  Ferdinand,  on  imita  naturellement 
ce  qui  se  faisait  alors  en  France  sous  le  chef  de  la  mai- 
son de  Bourbon.  «  On  vit  un  magistrat  (le  surinten- 
dant royai)  et  ses  assistants  laïques  s'arroger  sur  les 
églises,  sur  les  ecclésiastiques  et  sur  leurs  biens,  un 
pouvoir  arbitraire,  porter  des  décisions  sur  l'admi- 
nistration des  sacrements...  On  les  vit  diminuer.et 
entraver  la  puissance  des  évêques,  menacer  fréquem- 
ment de  la  prison  et  de  l'exil  les  prêtres  qui  résis- 
taient à  leurs  entreprises...,  défendre  aux  ecclésias- 
tiques, aux  universités,  aux  couvents, sans  aucune 
exception,  de  porter  leurs  causes,  même  ecclésias- 
tiques, au  Saint-Siège, à  moins  d'en  avoir  obtenu  l'au- 
torisation de  la  puissance  séculière...  On  défendait 
de  recevoir  aucun  ordre  ou  rescrit  du  Saint-Siège 
sans  l'ej-ei/HatHr  du  prince.»  Picot,  p.  276.  — Quant 
à  la  cour  de  A'aples,a  elle  employait  (contre  le  Pape) 
mille  moyens  odieux  que  Choiseul  lui-même  ne 
voyait  qu'avec  dégoût  et    mépris.  »  Ihid.,  p.  283. 

4)  Le  grand-duché  de  Toscane.  —  Il  y  a  lieu  de 
s'y  arrêter  bien  davantage,  soit  parce  (|ue  le  grand- 
duc  Lkopold,  qui  le  premier  a  troublé  celte  princi- 
pauté jusqu'alors  paisible,  professait  ouvertement 
l'imitation  de  notre  magistrature  janséniste,  soit 
parce  que  son  synode  de  Pistoie  résume  les  dernières 
formules  et  la  suprême  évolution  du  régalisme  jan- 
séniste et  ultra-gallican  à  la  veille  de  la  Uévolulion 
française,  soit  enlin  parce  que  le  Saint-Siège  a  con- 
damné d'une  manière  très  nette  les  doctrines  et 
les  prétendues  réformes  de  ce  synode,  par  la  bulle 
Auctorem  fidei. 

Nous  donnerons  :n)  Quelques  détails  préliminaires 
sur  Léopold  et  son  principal  instrument,  l'évèque 
Ricci.  —  /')  Les  07  articles  ou»  points  ecclésiastiques  » 
du  grand-duc,  contenant  ses  idées  sur  les  réformes 
religieuses  à  faire. Leur  origine.  —  c)  Historique  du 
synode  diocésain  de  Pistoie.  —  d)  Historique  de 
l'assemblée  épiscopale  de  Florence,  oiisont  plus  sé- 
rieusement discutés  et  mieux  jugés  les  5^  articles 
de  Léopold.  —  e)  Condamnation  par  Pie  VI  de  beau- 
coup d'erreurs  et  de  réformes  blâmables  du  synode 
de  Pistoie. 

a)  Détails  préliminaires  sur  Léopold  et  Ricci.  — 
LÉOPOLD,  grand-duc  de  Toscane  dès  1^63,  frère  de 
Joseph  II  auquel  il  devait  succéder  en  1790  sous  le 
nom  de  Léopold  II, commença  avant  lui  à  usurper  les 
droits  de  l'Eglise.  A  l'imitation  des  concordats  que 
venaient  de  faire  plusieurs  cours  de  l'Italie  du  Nord, 
des  négociations  avaient  été  engagées  en  Toscane 
avec  Rome:  mais  un  haut  magistrat,  Rucellai,  per- 
suada à  Léopold  que  la  voie  des  concordats  était 
dangereuse,  qu'il  valait  mieux  rompre  les  négocia- 
lions,  et  statuer  de  sa  propre  autorité. L'influence 
de  nos  parlemenlairesapparait  visiblement, soildans 
cette  manière  de  se  passer  de  Rome  en  matière  re- 
ligieuse, comme  Joseph  II  le  fera  à  son  tour,  soit 
dans  l'engouement  pour  lejansénisine,donl  le  grand- 
duc  se  fit  bientôt  l'introducteur  parmi  ses  sujets, soit 
enfin  dans  la  lettre  qu'en  janvier  1780  il  adressa  aux 
évêques  de  ses  Etats  sur  la  Police  extérieure  de 
l'Eglise;  formule  fameuse,  empruntée  au  parlement 
de  Paris,  qui  l'avait  imposée  à  Louis  XV  et  s'en  était 
constamment  servi  pour  envahir  le  domaine  spiri- 
tuel. De  même  la  lettre  de  Léopold  donnait  des  prin- 
cipes sur  les  ordinations, sur  l'adminislrationdes  pa- 
roisses, sur  les  tribunaux  ecclésiastiques,  sur  les 
dévotions,  surlesordres  religieux,  etc.  11  y  était  dé- 
fendu, entre  autres  choses,  de  «  porter  hors  de 
l'Etat  »  —  c'est-à-dire  à  Rome  —  les  causes  même 
ecclésiastiques  parleur  nature. 

La   même    année  1780,   il    nomma   Scipion  Ricci 


1505 


PAPAUTE 


1506 


évc(|iie  dfs  deux  diocèses  réunis  de  Pisloie  el  de 
PiMli).  Uicci,  dés  l'aube  de  sa  vie  eeclésiasUque,  s'était 
jelo  dans  le  jansénisme, qui  s'infiltrait  alors  en  Ualle 
sous  sa  pire  forme,  celle  deQuesnel,  des  appelants  et 
des  parlements  de  France.  Fait  évêque  par  le  prince, 
il  d<!vint  iiienlcM  son  conseiller.  Il  attira  dans  son 
diocèse  desjaiisénistes  militants  de  divers  points  de' 
l'Italie,  et  tenait  chez  lui  des  conférences  où  l'on  plai- 
dait la  cause  des  appelants  français  el  des  scliisraa- 
tiipies  d'Utreclit.  Ua  laissé  des  écrits  violents  con- 
tre la  dévotion  au  Sacré-Cœur,  dépeinte  alors  par 
les  jansénistes  comme  une  idolâtrie.  Sous  sa  plume, 
QUKSNBL  devient  n  un  savant  et  pieux  martyr  de  la 
vérité  »;  il  prend  pour  B  lumières  de  l'Eglise  »  îles 
{fens  comme  MiisRNGUi,  dont  l'Exposition  de  la  dac- 
tniin  chrélieniie,  déjà  mise  à  l'Index  par  Benoit  XIV, 
avait  été  solennellement  condamnée  en  1761,  avec 
sa  traduction  italienne, par  un  bref  de  (élément  XIII; 
des  gens  comme  Gourlin,  prêtre  appelant,  grand 
soutien  de  la  secte,  auteur  fécond  mais  toujours 
anonyme,  chargé  de  la  partie  tbéologique  des  tXou- 
velle^  l'cclfsiasliques,  cette  gazette  agressive  que 
les  évé(|iies  de  France,  au  temps  oii  Louis  XV  leur 
imposait  au  nom  de  la  paix  la  «  loi  du  silence  », 
demamlèrent  au  roi  de  faire  taire  à  son  tour  ou  de 
supprimer,  sans  jamais  pouvoir  l'obtenir,  protégée 
qu'elle  était  par  les  magistrats  jansénistes  du  con- 
seil royal.  Uicci  choisit  pour  son  diocèse  le  caté- 
chisme de  Gourlin, dédié  à  la  reine  des  Deux-Siciles, 
el  imprimé  à  Paris  avec  la  fausse  désignation  de 
«  Naples  »,  ce  qui  l'a  fait  appeler  «  Catéchisme  de 
Naples  ».  En  outre,  il  fonda  à  Pistoie  une  ty|)ogra- 
pliie  destinée  à  imprimer  les  plus  haineuxpamphlels 
de  la  secte  contre  le  Saint-Siège,  traduits  en  italien, 
alin  de  combattre, disait-il  dans  la  préface  du  recueil, 
a  les  injustes  prétentions  de  celle  Babylone  spiri- 
tuelle qui  a  bouleversé  la  hiérarchie  ecclésiastique, 
et  menacé  l'indépendance  des  princes  i>.  Ce  recueil 
eut  plusieurs  volumes,  remplis  de  brochures  alors 
déjà  oubliées  en  France,  de  disputes  sur  des  person- 
nes el  des  faits  inconnus  en  Italie.  Etait-ce  pour  se- 
mer en  Toscane  la  discorde  qu'il  voyait  ailleurs? 
PiK  VI  s'edorça  en  vain  de  ramener  Ricci  à  la  foi 
catholique  et  au  bon  sens.  —  Picot,  iti'rf.,  p.  i  i3,  sq.; 
44i,  sq. 

6)  /.«.s-  57  articles  du  grand-duc,  sur  les  réformes 
relijiieuses  à  faire  :  leur  origine.  —  En  janvier  i^S*), 
Léopold  lit  un  nouveau  pas.  Il  envoya  à  tous  les 
évcr|ues  de  ses  étals  67  articles,  ou  «  points  ecclé- 
siasli(|ues  »,  contenant  ses  idées,  avec  une  certaine 
longueur  de  rédaction,  et  non  sans  redites.  On  les 
trouvera  tout  au  long  dans  Mansi,  Collectio  Conci- 
liorum,  nouvelle  édit.,  Welter,  Paris  1907,  t.  XXXVIII, 
(supplémentaire),  col.gggà  1012.  Nous  examinerons 
plus  bas  les  prini^i|)aux,  en  parlant  de  l'Assemblée 
de  Florence;  et  nous  verrons  alors  combien  ils  déri- 
vent du  régalisnie  ultra-gallican  de  la  magistrature 
janséniste  de  Louis  XV. 

Le  témoignage  de  l'évèqxie  Ricci  dans  ses  ./l/e'/noj- 
res  conlirme  d'ailleurs  l'origine  française  des  idées 
politico-religieuses  deLéo|)old,  C'est  un  grand  admi- 
rateur (mis  à  l'index)  qui  nous  le  fait  remarquer, 
UB  Potteh  : 

((  Il  avait  extrait  tous  ses  points^  presque  article  par 
article,  <le  VEccU-siastiqne  citoyen,  publié  en  France  mi 
coijiinencetnent  de  l'eflecvescence  rcvo!ulionn;iire  et  (^oni 
Hicci  possédait  un  exertiplnire  tout  ajostillé  de  In  main  du 
grand-dur.  »  Dp  PoTTrH  :  Vie  et  .Mémoires  de  Scipion  de 
Ricci,  Pans.  1826,  t.  II,  p.  210.  Pour  le  témoignage  même 
de  lîicci,  voir  Gflli,  Memorie  di  Scipione  de  llicci,  Flo- 
rence, 1SG5,  t.  I,  p.  458  ;   Mansi,  loc.  cit.,  col.   900. 

L'ouvrage  français  dont  Léopold  s'est  spéciale- 
ment ins|)ir^  est  un  in-12,  pp.  (xx)  ^80;   Bibl.  Nat., 

Tome  III. 


Ld'  3087,  sous  ce  titre:  Ecclésiastique  (/,')  citoyen, 
ou  Lettres  sur  les  moyens  de  rendre  les  personnes, 
les  ctablissementset  les  biensde  l'Eglise  encore  plus 
utiles  à  l'Etat  et  même   à  la  religion,  Londres,  1785. 

L';iuteuc  anonyme  est,  dit-il,  .■  citoyen  et  minislie  de 
i'Eglisi'  :  il  écrit  en  cette  double  qualité  ».  Comme  on  le 
voit  pur  ses  premièces  lettres,  il  voudrait  améliorer  le 
sort  ties  curés^  qu'il  préfère  de  beaucoup  &  tous  les  autres 
pi'étres,  notiiniment  aux  chanoines  et  aux  moines,  «  Kst-il 
nccessairc  qu'il  existe  des  religieux?  N'v  en  a-t-il  pas 
beaucoup  trop?  >>  (lettrée  9).  Pour  la  comparaison  avec 
les  idées  du  grand-duc,  voirencore  et  surtout  les  lettres 
13  M  17,  où  l'anonyme  expose  un  «  pi-ojet  de  reforme  ». — 
Il  respecte  pourlimt  la  «  religion  et  I'é[>isco|)at  »,  et  ter- 
raîtie  son  livre  en  montrant  «  l'intérêt  du  gouvernement  à 
faire  respecter  la  religion  », 

Les  57  articles  vont  servir  de  thème  au  synode 
diocésain  de  Pistoie,  présidé  par  l'évêque  du  lieu, 
Rrcci.  Le  plan  du  grand-duc  était  de  s'appuyer  tout 
d'abord  sur  Ricci  seul,  dont  il  était  très  sur,  et  de 
faire  passer  grâce  à  lui  toutes  ses  idées.  Pour  les 
autres  évèques  de  Toscane,  dont  il  n'était  pas  sûr,  et 
dont  la  plupart  lui  donnait  des  raisons  de  craindre, 
il  les  mettrait  par  le  synode  de  Pistoie  en  présence 
d'un  fait  accompli,  et,  suivant  les  circonstances, 
s'elTorcerail  d'obtenir  leur  adhésion,  soit  par  des 
synodes  diocésains  chez  eux  à  I  imitation  de  celui  de 
Pisloie,  soit  par  tout  autre  moyen. 

t)  Historique  du  synode  de  Pistoie,  —  Le  synode 
diocésain  de  Pistoie,  qui  s'ouvrit  avec  a34  prêtres, 
des  curés  surtout  —  Ricci,  dans  son  mandement  de 
convocation,  avait  grandement  (lalté  les  curés,  —  n'a 
duré  que  dix  jours  (septembre  17S6).  C'est  dire  qu  on 
n'a  pas  pu  sérieusement  examiner  ni  discuter  le  vaste 
progiamrae  du  grand-duc.  On  s'est  presque  borné  à 
approuver  de  confiance  et  à  signer  un  travail  fait 
d'avance  sur  ce  programme,  maison  la  partie  dogma- 
tique du  jansénisme  était  largement  déveloj)pée  (tou- 
jours eu  italien)  L'auteur  principal  était  le  profes- 
seur Tambchini,  déclaré  promoteur  du  synode,  bien 
qu'étranger  au  diocèse  et  même  à  la  Toscane.  Ce  tra- 
vail était  divisé  en  i4  décrets.  —  Picot,  lue.  cit., 
p.  a52,  sq. 

Le  premier  décret,  sur  la  Foi  el  l'Eglise,  nous  inté- 
resse spécialement,  parce  qu'il  traite  au  long  la  ques- 
tion de  l'/zi/V^/V/iii/i^e,  à  partir  du  n'ô  ;  Mansi, /oc.  c/7., 
col.  ioi/t-1017.  Après  avoir  établi  deux  principes: 
i)que  notre  religion  est  fondée  sur  une  révélation 
ancienne  et  immuable,  faite  ou  transmise  par  le 
Christ  et  ses  Apôtres  ;  2)  que,  pour  parer  à  l'obscur- 
cissement dps  vérités  révélées,  il  faut  un  magistère 
vivant,  un  juge  des  controAcrses  parlant  avec  infail- 
libilité, —  <i  Ce  juge,  dit  le  synode,  est  l'Eglise  elle- 
même,  représentée  parle  corps  des  pasteurs  vicaires 
de  ./.  6'.,  unis  à  leur  chef  ministériel  et  à  leur  centre 
commun  le  pontife  romain,  le  ivremier  d'enlre  eux  i>. 
Ou  reconnaît  ici  l'idée  de  Richer,  repro<luite  par 
Fébronius:  le  titre  de  vicaire  deJ.-C.  ap|)artient  pre- 
mièrement à  tous  les  pasteurs  aussi  bien  qu'à 
l'évêque  de  Rome  ;  c'est  à  «  Uuit  le  corps  >  iiue  les 
pouvoirs  ont  élé  premièrement  remis  par  Noire-Sei- 
gneur, en  leur  imposant  toutefois  de  les  transmettre 
à  un  pontife  unique,  qui  deviendra  ainsi  leur  man- 
dataire, leur  ministre,  avec  une  certaine  primante 
nécessaire  au  maintien  de  l'unité,  et  ainsi  leur  «  chef 
ministériel  ».  Ouant  au  privilège  d'infaillibilité,  le 
synode  ajoule  :  «  Une  telle  infaillibilité  à  juger  et  à 
proposer  aux  lidèles  les  articles  à  croire,  n'a  été 
accordée  à  personne  en  particulier,  mais  seulement  au 
corps  des  pasteurs  représentant  l'Eglise.  »  C'est  la 
négation  de  Vinfaillihilité  purtivulière  du  Pape,  que 
nous  défendons  en  plus  de  celle  de  l'Eglise  uni\er- 
selle.   —  Répondant  ensuite  à  une  difliculté    sur  la 


1507 


PAPAUTE 


1508 


coiicilialion  des  doux  principes  établis  au  début,  ils 
disent  qu'assurément,  si  un  jugement  de  l'Eglise 
veujiit  il  contredire  la  révélation  ancienne  contenue 
dans  l'Ecrilure  et  l'antifiue  tradition,  il  serait  abusif, 
et  non  inl'aillible;  mais  que  le  fidèle  n'a  pas  à  craindre 
de  l'Eglise  universelle  un  abus  semblable,  car 

«  t>tle  même  assistance  dJTJne,  qui  assure  à  l'Eglise  le 
droit  de  ne  pas  errer  quand  elle  inter|iose  son  jugenïonl 
sur  la  doctrine  (spi'culative)  et  sur  la  morale,  lui  «ssure 
aussi  et  pour  la  même  raison  le  privilège  de  n'en  pas 
abuser;  et  si  cette  garantie  de  sécurité  manqu.ut,  iious 
Si-rions  également  incertains  dans  notre  croyance,  et  1  on 
pourrait  se  demander  toujours,  si  l'Eglise  n'a  pas  abusé 
de  son  autorité,  si  elle  ne  s'est  pas  écartée  des  véritables 
sources  (de  la  révélation),  qui  rendent  ses  décisions 
InfaillibU-s.  Une  telle  méthode  aboutirait  à  subordonner 
les  décisions  de  l'Eglise  universelle  onx  cap?  ices  lU  au  juge- 
ment privé  de  chacun  des  chrétiens.  »  Ibid.,  u.  10, 
col.  1015. 

Oui,  «  une  telle  méthode  »  rendrait  illusoire  et  inu- 
tile la  nécessaire  infaillibilité  de  l'Eglise  universelle. 
Mais  n'était-ce  pas  précisément  la  méthode  des  jan- 
sénistes, quand  ils  subordonnaient  depuis  si 
longtemps  à  leur  caprice  et  à  lenr  jugement  privé  la 
bullo  ['ni^enitus,  bien  qu'acceptée  par  l'unanimité 
morale  du  corps  épiscopal,  et  partant,  infaillible 
décision  de  l'Eglise  universelle  ?  Le  document  de 
Pistoie  entrevoit  cette  grave  objection,  et  s'ed'orce 
d'y  échapper  : 

«...  Tout  fidèle,  dit  il,  a  l'obligation  rigoureuse  li'écou- 
ter  les  décisions  de  l  Eglise  universelle,  cl  de  réforuier  sa 
pro[>re  croyance  quand  elle  leur  est  opposée.  Mais  com- 
ment pourra-t-il  écouter  celte  voix  et  réfornïeT-  cette 
croyance,  si  les  décisions  mêmes  étaient  vagues,  eiubrouil- 
lées  et  obscures.'  Ce  qui  doit  être  proposé  à  la  foi  des 
jieuples,  ce  qui  doit  servir  comme  de  base  à  la  sanctifi- 
cation de  chacun,  doit  être  clairet  déterminé.  Une  déci- 
sion incertaine  et  ténébreuse  ne  ferait  que  multiplier  les 
division-^  et  les  doutes;  et  ce  serait  pécher  non  seulcmerit 
conirela  religion  mais  encore  contre  la  logique,  d'exiger 
la  croyance  à  des  doctrines  dont  on  ne  sa-t  ce  qu  elles 
sont,  ou  de  con<lamner  des  erreurs  que  l'on  ne  connaît  pas 
encore,  ou  d'exiger  une  croyance  limitée,  respective, 
indétornîinée,  etc..  Si  un  tel  cas  se  présente,  les  fidèles 
sont  e:i  flroit  de  demande!-  l'explication  ;  et  tant  qu'elle  ne 
leurest  pas  donnée  d'une  manière  précise,  ils  n'ont  aucune- 
ment le  devoîï'  de  se  déterminer  |)ar  des  décisions  aussi 
iri'éguUères  ;  qu'ils  remontent  plutôt,  autant  qu'on  le  peut, 
à  la  sure  doctrine  des  Ecritures  et  delà  tradition.  »  Ibtd.^ 
u.    1-2. 

;  Mais  tous  les  hérétiques  dont  nos  jansénistes  de 
Pistoie  admettent  la  juste  condamnation  par  l'Eglise 
(Mlholique,  les  Arius,  les  Nestorius,  les  Pelage,  etc., 
disaient  la  même  chose  qu'eux,  pour  se  débarrasser 
de  leur  propre  condamnation.  «  On  ne  connaissait 
pas  encore  assez  leur  doctrine  »  quand  on  l'avait 
condamnée;  les  décrets  qui  les  condamnaient 
«  étaient  vagues,  embrouillés  et  obscjirs  »  ;  ils 
n'étaient  tenus  à  rien,  tant  qu'on  ne  leur  fournissait 
pas  d'  (I  explication  précise  »  ;  en  attendant,  ils  o  s'en 
tenaient  aux  Ecritures,  ou  à  l'antique  tradition  >'. 
Si  l'échappatoire  avait  (]ueli]ue  valeur,  tous  les  héré- 
licpies  écliai)[ieraient  à  leur  condamnation,  et  l'infail- 
libilité de  l'Eglise  deviendrait  donc  illusoire  et  inutile: 
ce  que  ne  veut  pas  le  document  de  Pistoie,  qui  se 
contredit  ainsi  à  deux  paragraphes  d'intervalle.  C'est 
sans  raison,  d'ailleurs,  qu'il  exige  dans  les  décisions 
de  lEglise,  sur  ces  questions  ardues  des  mjstères 
révélés,  une  clarté,  une  détermination,  une  précision 
d  explication  qui  n'appartient  pas  à  l'inlirmité  de 
notre  connaissance  ici-bas.  L'infaillibilité  de  l'Eglise 
n'est  pas  la  parfaite  science,  ni  la  clarté  absolue;  on 
ne  trovive  nullement  cette  clarté  ni  cette  précision 
d|ins  <(;»sles  décrets  des  anciens  conciles,  que  les  jan- 
sénistes vénéraient  et  tenaient  pour  règles  obliga- 


toires de  notre  foi  (n.  g).  D'autant  plus  que  la 
décision  de  l'Eglise  sur  une  question  de  ce  genre, 
pour  laisser  un  libre  développement  au  travail  futur 
des  exégèles  et  des  théologiens,  qui  lui  est  nécessaire 
ou  utile,  se  borne  d'ordinaire  à  exiger  l'adhésion 
irrévocable  à  un  certain  minimum  de  vérité,  respec- 
tant la  liberté  de  la  science  et  laissant  aux  discus- 
sions privées  les  précisions  ultérieures,  qui  ne  sont 
pas  encore  définies;  d'oii  il  résulte  que  la  définition 
reste  i(  vague  et  indéterminée  ».en  tant  qu'on  la  com- 
pare aux  précisions  plus  nettes  apportées  par  les 
explications  tbéologiques  diverses  et  parfois  oppo- 
sées, qui  restent  permises  en  attendant  une  décision 
nouvelle. 

Au  fond,  ces  superbes  exigences  de  précision  et 
de  clarté  parfaite  dans  les  décisions  de  l'Eglise, 
quand  il  s'agit  par  exemple  des  mystères  de  la  grâce 
défendus  par  les  Papes  contre  Jansénius  et  Quesnel, 
portent  la  marque  du  rationalisme  de  l'heure, 
auquel  les  jansénistes  cédaient  de  plus  en  plus,  tout 
en  prétendant  le  combattre. 

Bien  caractéristique  aussi  de  l'heure  que  l'on  vivait, 
cette  onctueuse  déclamation  qui  vient  ensuite  sur  les 
«  jours  heureux  »  où  l'Eglise  ne  connaissait  encore  ni  ((  les 
plaies  vives  que  lui  ont  faites  ces  décisions  indétermi- 
nées »,  ni  le  «  malheur  des  temps,  permis  ensuite  parla 
divine  Providence  pour  réjirenve  de  ses  ter\iteurs  >).  Eu 
cet  âge  d'or,  à  l'abri  «  <lcs  perturbations,  du  despotisme, 
des  incertitudes,  des  graves  innovations  »,  l'Eglise  <(  cher- 
chait ù  enseigner  et  à  persuader,  non  pas  à  imposer  et  à 
exiger  i\  l'aveugle  )>.Etpuis  il  ne  faut  pas  «  abuser  du  nom 
d'Eglise.  Des  décrets  sortis  d'une  église  particulière  »  — 
0-1  évite  de  nommer  Uome  — -  a  mis  en  avant  avec  des 
intenlior)s  moins  pures,  tendant  à  renverser  l'antitiue 
doctrine,  imposés  par  des  moyens  irréguliers  et  violents, 
ce  n'est  point  la  voix  de  l'Eglise.  \Sabtis  ne  serait  pas 
moindre,  si  l'autorité  ecclésiastique  outrepassait  le» 
limites  qui  la  renferment  dans  la  doctrine  et  la  morale, 
et  touchait  aux  choses  extérieures  »,  oublieuse  du  cai-ac- 
tère  «  purement  spirituel  que  lui  a  donné  le  divin  Rédemp- 
teur, si  les  [lasti^urs  sortaient  de  ces  limites,  ils  n'auraient 
plus  aucun  droit  à  la  divine  assistance  promi-e,  et  lents 
déterminations  ne  seraient  que  des  usurpations,  propres 
à  semer  le  scandale  et  la  division  dans  la  société.  » 

A  ce  mot  A'ahus  souvent  répété,  on  croit  entendre 
résonner  la  voix  de  nos  procureurs  du  roi,  lançant 
un  appel  comme  (Va}>us  contre  tout  mandement 
épiscopal  qui  «  semait  la  division  »  en  réfutant  un 
pamphlet  janséniste  contre  les  é^êques,  ou  qui  se 
permettait  de  rappeler  les  règles  ecclésiastiques  du 
refus  des  sacrements,  chose  extérieure. 

Conclusion  dudécret:  «  Le  saint  synode,  donc,  en 
reconnaissant  la  véritable  autorité  de  l'Eglise,  rejette 
solennellement  toutes  les  additions  que  la  passion 
y  a  faites  dans  les  siècles  postérieurs,  persuadé  qu'il 
n'appartient  pas  à  l'Eglise  de  s'ingérer  dans  les 
droits  temporels  de  la  souveraineté,  établie  immé- 
diatement par  Dieu  lui-même,  d  El  c'est  pour  «  fixer 
ces  frontières  »  de  l'Eglise  et  de  la  souveraineté  en 
recourant  à  une  parole  «  des  plus  valables  et  des 
plus  sacrées  »,  que  le  sj'node  adopte  «  1rs  quatre  ce- 
li'hres  articles  du  Clergé  de  France,  qui  firent  tant 
d'honneur  aux  lumières  et  au  zèle  de  la  respectable 
assemblée  de  1682  ».  Suivent  les  quatre  articles  en 
italien.  Encore  un  écho  du  parlement  de  Louis  XV, 
si  empressé  à  ressusciter  l'enseignement  de  1682  et 
à  l'imposer.  —  Le  décret  se  termine  jiar  un  exemple 
vivant  des  rapports  vrais  entre  l'Eglise  et  la  «  sou- 
veraineté »  et  en  même  temps  un  hommage  rendu  à 
la  n  piété  éclairée  du  très  religieux  souverain  ».  le 
grand-duc.  Jugeant  dans  sa  sagesse  qu'une  décision 
de  Paul  II,  insérée  dans  le  droit  canonique  {Amhi- 
tinsac).«  tendait  à  confondre  les  deux  puissances  que 
J.-C.   a   voulues   absolument    distinctes  j>,   Léopold 


1509 


PAPAUTE 


1510 


«  l'a  abolie  par  son  royal  motii  proprio  <lu  a8  août 
1584  »,  et  on  l'en  remercie. 

Le  second  décret,  sur  la  Grâce,  la  Prédestination 
et  les  fondements  de  ta  Morale,  débute  par  une  asser- 
tion ijue  Pie  VI  con  laïunera  coiuuo  hérétique,  sans 
doute  parce  qu'elle  énuivaul  à  nier  la  perpétuelle  iii- 
faillihililé  de  l'Eglise:  «  Dans  ces  derniers  siècles, 
un  oiisiiurcisseinant^c/it'ra/  s'est  répandu  (donc  dans 
toute  l'Eglise)  sur  les  fériléx  les  plus  importantes  île 
la  religion  et  qui  sont  la  base  de  la  foi  et  de  la 
morale  de  J.-C.s  Ma.nsi,  1017.  Bjssuel  aurait  pro- 
teste, et  1682  est  bien  dépassé.  —  Suit  le  résumé  des 
principales  erreurs  des  jansénistes,  attribuées  à 
saint  Augustin,  suivant  leur  usage. 

Les  décrets  suivants  roulent  sur  les  Sacrements  en 
fléaéraï  et  irn  particulier,  du  baptême  au  Mariaqe',  avec 
au  cojnpiément  sur  lu  Prirre  (publique  et  pr-ivée,  et  les 
dévotions),  sur  la  vie  et  le  bon  e^'^niplc  ties  clercs,  sur  les 
C'o^/'*f/-eAictî5  eGciii8iasli»|ues.  et  sur  les  Statuts  synodaux; 
Ma.nsi,  col.  I02t>-l()8'i.  —  Il  appartient  moins  ît  notre 
iujet  de  nous  arrêter  à  ces  décrets,  ou  aux  t^ravos  ri-f'ortnes 
que  le  synode,  ensuite,  prie  buniblenient  le  sunvei-ain  de 
ûécider  par  lui-même  (comme  l'abolition  des  fiant^uillles, 
et  d'urie  pavlin  des  empêche. nents  du  marinj^e,  la  sup- 
pression de  certaines  fêtes  religieuses,  le  plan  de  réforme 
désordres  religieux,  la  octnvocation  d'un  concile  national), 
sous  pi'élexte  que  ces  réformes  po.tenl  sur  la  ■<  di-icipline 
extëi'ieure  )>  et  comme  telles  «  sortt  de  la  compétence  de 
lu  souveraineté  »  :  encoi-e  une  imitation  de  nos  parle- 
ments. Ou  se  borne  donc  î»  jïrésent.*r,  surcos  divers  points, 
des  ((  .Mémoires  justiticalifs  »;  Mansi.coI.  Id.S.'^- 1  U>2.  Le 
mémoire  sur  les  ordres  religieux  est  le  plus  extraordi- 
naire :  il  demande  que  Léopold  réduise  tous  les  oïdi'es 
relij^ieux  de  ses  Etats  à  un  seul,  qui  suivrait  la  rè'.cle  de 
S.  Benoît,  mais  retouchée  r  d'après  In  méthode  dévie  de 
ces  Mes-iienrs  de  Port-Koyal  ».  Simples  laïques,  ils 
n'auraient  ni  église  |iul>li(pie,  ni  ordres  sacrés;  tout  au 
plus  pourrait-on,  dans  un  monastère,  en  0['donrier  un  ou 
doux  pour  servir  de  chaj)elaiTis  aux  autres.  Ferait  des 
vceux  qiu  voudrait,  avec  la  pei'mission  de  l'évèque,  leur 
seul  supérieur,  mais  des  vœux  annn -Is  ;  surtout,  pas  de 
promesse  de  stabilité;  un  seul  monastère  par  diocèse  et 
pi  utét  il  la  campagne.  Les  religieuses  de  !  "Ordre  pourraient 
faire  des  vœux  perpétuels,  mais  pas  avant  40  ou  45  ans. 
Mansi,  col.  1098. 

Ce  synode  diocésain  de  Pistoie,  que  le  parti  jan- 
séniste décora  plus  tard  ilu  nom  de  «  Concile  », 
n'alla  p^-.s  sans  dillicultés.  Pour  obtenir  les  signa- 
tures, Ricci  n'avait  rien  négligé,  concession  decaniails 
violets  à  tous  ses  curés,  etc.  Onze  pourtant  refusè- 
rent de  souscrire.  Un  chanoine  protesta  contre 
l'exigence  si  précipitée  d'une  réponse  décisive  à  tant 
de  graves  questions;  d'autres  ne  signèrent  que  sous 
condition  de  l'approbation  du  Pape.  D'ailleurs  bien 
des  prêtres  avaient  été  écartés  du  synode  par  Ricci 
comme  des  opposants  notoires,  surtout  le  clergé 
presque  entier  de  Prato.  Aussi  convoqua-t  il  ses  prê- 
tres, en  avril  178-5,  à  une  retraite  pastorale  pour  les 
amener  à  signer  tous;  27  seulement  y  assistèrent, 
dont  20  refusèrent  de  signer;  i'atholic  Encyclopedia, 
New-York,  igi  1,  t.  Xll,  p.  1 17  (avec  la  bibliographie 
du  synode). 

d)  Historique  de  l'assemblée  épiscopale  de  Flo- 
rence^ oii  sont  plus  sérieusement  discutés  et  mieux 
jugés  les  57  articles  de  f.éopold. —  Le  grand-duc 
avait  retardé  l'impression  des  Actes  du  synode  de 
Pistoie;  en  1787,  il  la  permit  à  Ricci.  11  venait  de 
recevoir  séparément  de  chacun  de  ses  évèqiies  les 
observations  qu'il  leur  avait  demandées  sur  ses 
67  points  :  assez  contradictoires  entre  elles,  on  y 
voyait  toutefois  percer  un  vague  désir  général  de 
satisfaire  le  prince.  Il  en  conçut  l'espoir  d  imposer 
à  toute  la  Toscane  les  irlées  qui  avaient  eu  quelque 
peine  à  triompher  à  Pistoie,  et  convoqua  à  Florence 
les  trois  archevêques   et  les  quinze  évéques  de  ses 


Etals,  pour  une  «  assemblée  privée  »  qui  pourrait 
so  transformer  ensuite  en  «  Concile  public  et  for- 
mel ».  Elle  devait  d'abord  «  déterminer  les  règle- 
ments et  formalités  à  observer  dans  le  Concile 
national  »,  puis  examiner  en  coniumn  les  57  arti- 
cles. «  Les  prélats  les  discuteraient  avec  la  liberté 
la  plus  entière  »,  pourraient  en  proposer  d'autres, 
et  11  s'entendraient  sur  les  canons  d'un  Concile  natio- 
nal qui,  ainsi  préparé,  pourrait  suivre  immédiate- 
ment ».  Pour  arriver  à  cet  heureux  résultat,  on  les 
exhortait  «  à  se  sacrifier  mutuellement  une  partie  de 
leurs  opinions  personnelles,  quand  ils  le  croiraient 
possible  »;  enliu  «  ce  serait  un  moindre  mal  d'omet- 
tre dans  le  Concile  quelques  articles  sur  lesquels 
l'assemblée  n'aurait  pas  pu  s'accorder,  que  de  les  y 
proposer  avec  danger  de  désunion  et  de  scandale  ». 
Picot,  t.  V,  pp.  272-274;  nu  Potter,  t.  II,  pp.  240,241  ; 
Mansi,  col.   iii3-iii6. 

Cette  assemblée  de  Florence  (28  avril-5  juin  1787) 
ne  répr)ndit  pas  à  l'espoir  de  Léopold  :  elle  fut 
ta  contrepartie  et  la  condamnation  du  synode  de 
Pistoie.  Elle  est  bien  moins  connue,  ce  qui  nous 
force  à  nous  y  arrêter  un  peu;  et  i)ourtant  le  grand- 
duc  a  pris  soin  de  faire  imprimer  un  volumineux 
recueil,  en  italien,  de  Vllislotrc  et  des  Actes  de  celte 
assemblée,  Florence,  17S8.  7  vol.  in-4«.  Le  rédaclenr 
anonyme  est  l'abbé  Tanzini,  qui  avait  assisté  à 
l'assemblée  comme  conseiller  de  l'évèque  de  Colle, 
un  ami  de  Ricci;  cardiaque  évoque  avait  amené  avec 
lui  un  ou  deux  consulteurs;  le  prince  était  repré- 
senté par  un  «  commissaire  royal  »,  conseiller  d'Etat 
et  ministre  des  linances,  qui  présidait  l'assemblée, 
aidé  par  deux  «  canonistes  royaux  »  et  quatre»  théo- 
logiens royaux  »,  qui  prenaient  souvent  la  parole 
dans  lesensdu  grand-duc.  Les  trois  premiers  volumes 
du  recueil  sont  une  Histoire,  d'abord  de  la  situation 
religieuse  en  Toscane  avant  Léopold,  ensuite  des 
réformes  religieuses  opérées  par  lui  pendant  son  long 
règne,  enfin  de  l'assemblée  elle-même  ;  une  histoire 
tendancieuse  dans  toutes  ses  parties.  C'est  en  somme 
un  panégyrique  du  prince,  et  une  diatribe  contre 
les  Papes,  contre  leurs  défenseurs,  et  contre  leurs 
bulles  condamnant  le  jansénisme.  Les  quatre  der- 
niers volumes,  plus  importants  pour  la  véritable 
histoire, contiennent  les  Actes  officiels  de  l'assemblée 
avec  quantité  de  documents,  de  lettres  et  demémoires 
particuliers  qui  s'y  rapportent.  Les  procès-verbaiix 
des  19  séances  (ou  sessions)  signés  par  les  trois 
archevêques  et  les  quatorze  ou  (|uinze  évêques  pré- 
sents, se  trouvent  dans  le  supplément  de  Mansi 
t.  X.^XVIII,  col.  1 1  1 1-1218,  suivis  de  quelques  autres 
pièces  principales. 

Seuls,  les  membres  de  l'épiscopat  avaient  droit 
de  voter.  Des  la  première  séance,  le  partage  des 
votes,  tel  qu'il  devait  généralement  durer  jusqu'à 
la  dernière,  se  (it  de  la  manière  suivante.  D'une  part, 
la  grande  majorité  des  prélats  volaient  pour  la 
tradition  et  l'orthodoxie,  sauf  quelques  concessions 
sur  des  points  qui  alors  paraissaient  secondaires  et 
les  formules  régalistes  du  temps;  très  prompts  du 
reste  à  reconnaître  les  idées  justes  du  prince,  et  à 
accepter  les  réformes  licites  et  utiles.  D'autre  part 
trois  oppos:ints,  rarement  un  ou  deux  <le  plus, 
appuyaient  en  général  les  réformes  les  plus  témé- 
raires et  les  doctrines  les  plus  contraires  au  Saint- 
Siège  :  de  cette  opposition  irréductible,  Ricci  était 
le  chef. 

La  II  séance  commença  l'examen  des  57  articles 
du  prince.  Le  1",  roulant  sur  la  terme  des  synodes 
diocésains,  fut  divisé  en  six  parties,  olfertes  succes- 
sivement au  sulfrage  des  évêiines.  Ils  approuvèrent 
unanimeinenl  les  projets  de  Son  Altesse  R.  dans 
les  cinq  premières,  La  dernière,  à  savoir  que    les 


1511 


PAPAUTE 


1512 


prêtres  devaient  avoir  au  synode  roi.»  décisive  avec 
î'évêque  (ce  qui  était  une  nouveauté  sentant  le 
prcsbytéiianisuie),  fut  rejetée  par  tous  les  évéïiues, 
qui,  à  part  les  trois  opposants,  luainlinrent  la  voix 
pureineiU  consultative  en  usage  dans  l'Eglise.  Mansi, 
col.  1 124,  iia5.  .  •'•♦•      •  •    ' 

Sur  l'article  ■4,  où  Léopold  parlait  de  «  corriger  les 
prières  publiques,  quand  elles  -renferment  qucl([Ue 
chose  de  contraire  à  la  doctrine  de  l'Eglise  ».  on 
observa  que  ceci  ne  peut  arriver,  quand  il  s'agit  de 
«  prières  qui  sont  dans  l'Eglise  d'un  usage  univer- 
sel »,  —  à  cause  de  l'infaillibilité  de  l  Eglise  univer- 
selle. Du  reste  tous  se  prêtèrent  à  une  certaine  ré- 
forme du  missel  et  du  bréviaire,  mais  «  selon  les 
règles  canoniques  ».  Et  l'on  élut,  pour  diriger  celte 
réforme,  à  la  pluralité  des  voix,  les  archevêques  de 
Florence,  de  Pise  et  de  Sienne.  —  «  L'administration 
des  sacrements  en  langue  vulgaire  »,  soumise  par 
le  grand-duc  à  l'examen  des  évèques,  était  une  nou- 
veauté si  téméraire,  queRiccilui-uième  proposa  plu- 
tôt une  version  italienne  du  rituel  et  du  poiitilical 
romains,  avec  laquelle  on  composerait  un  manuel 
pour  faire  entrer  lo  peuple  dans  l'esprit  de  la  litur- 
gie. Tous  furent  d  accord  pour  approuver  son  pro- 
jet, et  pour  en  confier  l'exécution  aux  trois  arche- 
vêques; sess.  III,  col.  ii28-ii3o. 

Dans  sonarticle  5,  le  jjlus  intéressantpour  nous  à 
raison  de  notre  sujet,  le  prince,  soucieux  de  voir  ses 
évéques  a  revendiquer  leurs  droits  originaires, 
abusivement  usurpés  par  la  cour  de  Home  »,  les 
invitait  à  examiner  «  parmi  les  dispenses  que 
Rome  s'est  réservé  d'aceorder  (et  il  en  citait  12  exem- 
ples), quelles  sont  celles  où  cette  réserve  semble 
empiéter  sur  la  légitime  juridiction  des  évéques  ». 
—  lj'archevéi)ue  de  Pise,  quidirigeait  les  débats,  re- 
fusa de  les  engager  dans  la  voie  longue,  obscvire  et 
épineuse  où  Ricci  prétendait  les  attirer,  et  où  il  eût 
fallu  résoudre  tant  de  questions  historiques  et  théo- 
logiques sur  ces  i  droits  originaires  ».  (Juoi  qu'il  en 
soit  des  premiers  siècles  de  l'Eglise,  dit-il,  la  déci- 
sion de  certaines  questions,  après  avoir  appartenu 
dans  un  temps  à  l'évèque,  a  passé  au  concile  provin- 
cial, ou  pour  les  choses  plus  sérieuses  au  Saint-Siège, 
qui  a  pour  lui  une  longue  possession  de  ce  droit  de 
dispenser,  à  laquelle  les  conciles  mêmes  de  Cons- 
tance et  de  Bàle  n'ont  pas  cru  pouvoir  déroger,  ni 
toutaulrp  concile  œcuménique  :  un  concile  national 
le  pourrait  bien  moins  encore.  Puisque  le  souve- 
rain désire  que  les  évéques  de  Toscane  donnent  cer- 
taines dispenses,  on  pourrait  concilier  son  désir  avec 
le  respect  dû  au  Saint-Siège,  en  recourant  à  une  so- 
lution suggérée  par  le  souverain  lui-même  dans  une 
circulaire  de  1779  :  ce  serait  de  demander  collective- 
ment à  Rome,  avec  la  permission  de  Son  Altesse 
Royale,  la  concession  de  diverses  dispenses  jugées 
nécessaires  par  l'ensemble  de  notre  épiscopat.  — 
Plusieurs  prélats  défendirent  cette  si>lution  contre 
des  théologieijs  royaux,  comme  plus  conforme  à 
l'unité  de  l'Eglise,  et  plus  rassurante  pour  les  cons- 
ciences des  évéques  et  des  eurés  ;  et  peut-on  appeler 
«  usurpation  »  ce  qui  a  répondu  aux  nécessités  des 
temps,  et  qui,  étant  le  fait  des  circonstances,  a  été 
consacré  enlin  parle  droit  canonique?  Un  prélat 
soutint  même,  par  la  preuve  évangélique,  l'infailli- 
bilité du  Pape.  —  Les  opposants,  voyant  que  cette 
solution  l'emportera,  se  bornent  à  réclamer  que, 
dans  leur  lettre  au  Pape,  les  évéques  lui  demandent 
de  «  rentier  dans  l'exercice  de  leur  droit  de  dispen- 
ser ».  Mais  celte  formule,  qui  insinue  ces  u  droits 
originaires  »  que  précisément  la  majorité  ne  veut 
pas  alUrmer,  n'a  pas  de  succès.  C'est  au  fond  la 
formule  de  1  archevêque  de  Pise,  un  peu  retouchée 
dans  sa  forme,  qui  triomphe  à  la    grande  majorité 


des  suffrages.  Examinant  ensuite  en  détail  les  dis- 
penses indiquées  par  le  prince,  lagrandemajorité  en 
retranche  une,  qu'elle  ne  juge  pas  utile  de  deman- 
der au  Pape,  celle  qui  permettrait  de  séculariser  les 
religieux  ;  on  s'accorde  pour  demander  toutes  les 
autres,  et  personne  n'en  propose  de  nouvelle  à  ajou- 
ter à  la    liste.  Sess.  iv,  col.  ii3i-i  iii6. 

Par  l'article  7,  Léopold  avait}  invité  les  évéques  à 
«  prescrire  une  méthode  unifopni^d'études  ecclésias- 
tiques »  aux  séminaires,  universités,  .académies  et 
couvents,  ((ui  fût  basée  «  sur  la  doctrine  de  S.  Au- 
gustin i>  et  à  «  prescrire  les  auteurs  »  répondant  le 
mieux  à  cette  doctrine.  Après  une  discussion  assez 
confuse,  tous  s'accordèrent  à  nommer  une  commis- 
sion pour  proposer  à  l'assemblée  une  méthode  et 
un  choix  d'auteurs.  (Jiiaiit  à  la  dillLcile  interpréta- 
tion de  «  la  doctrine  de  S.  Augustin  »,  la  grande 
majorité  Ijxa  par  un  vote  cette  direction  générale 
indiquée  par  l'archevêque  de  Florence,  «  que 
S.Augustin  fût  choisi  pour  docteur,  spécialement 
dans  les  matières  de  la  grâce  et  de  la  préilestinalion, 
mais  en  lui  ad/oignant  son  fidèle  interprète.  S,  Tlio- 
inas  »  :  addilion  doublement  contraire  aux  jansénis- 
tes, en  ce  qu'elle  rejetait  leur  augustinisme  à  eux,  et 
leur  refusait  de  bannir  la  scolastique  de  renseigne- 
ment. Sess.  v,  col.   ii38-ii4o. 

Dans  l'examen  des  articles  suivants,  l'assemblée 
décida  souvent  de  laisser  à  la  prudence  de  chaque 
évêque,  suivant  les  circonstances  particulières  de 
son  diocèse,  des  questions  que  le  grand-duc  tendait 
à  faire  trancher  par  une  loi  générale,  luathématique 
et  trop  rigoureuse,  par  exemple,  de  lixer  à  un  mi- 
nimum de  60  écus  de  rente  le  capital  nécessaire  à 
rhonnéle  subsistance  d'un  prêtre,  que  tout  candidat 
devait  posséder  réellement  à  litre  de  patrimoine, 
pourpouvoir  être  ordonné  à  la  prêtrise;  —  de  retarder 
jusqu'à  18  ans  au  moins,  l'âge  absolument  exigé 
pour  la  tonsure  ou  l'habit  clérical,  ce  qui  était  con- 
traire au  concile  de  Trente  ;  —  la  suppression  radi- 
cale des  enfants  de  chœur,  même  dans  les  cathédra- 
les :  on  lit  observer  que  ces  enfants  fournissaient  de 
bonnes  vocations  ecclésiastiques  ;  que  les  vocations 
par  ailleurs  devenaientdeplusenplus  rares,  qu'elles 
tendaient  à  se  recruter  parmi  les  pauvres,  auxquels 
il  ne  fallait  pas  enlever  ce  secours  donné  à  leurs 
enfants,  si  l'im  ne  voulait  pas  les  priver  du  nombre 
nécessaire  de  prêtres  (Sess.  vi,  art.  8-12,  col.  1142- 
II 46). 

Uien  d'autres  articles  du  grand-duc,  à  l'inconvé- 
nient de  supprimer  des  usages  reçus  dans  l'Eglise, 
ajoutaient  celui  de  scaudaliser  ou  de  froisser 
vivement  les  lidèles.  L'article  2g  prohibait  toute 
messe  de  liequieni  chantée,  à  l'eiceplion  d'une  par 
mois,  pour  tous  les  morts  :  c'était  priver  les  liilèles 
de  célébrer  avec  quelque  solennilé  les  funéraillesou 
les  anniversaires  de  leurs  chers  défunts.  Et  les  fon- 
dations faites,  n'obligeaient-elles  pas  en  justice? 
L'assemblée  rejeta  cette  triste  innovation  (Sess.  xi, 
col.  iiCg.sq  ). —  L'articleS^  enlevait  tous  les  ex-vo/o, 
souvenirs  touchants  des  grâces  reçues  ;  et  suppri- 
mant toute  quête  à  l'église,  n'ailmettait  qu'une  quête 
pour  les  pauvres  réléguée  à  la  porte.  L'assemblée 
n'approuva  point,  tout  en  laissant  à  la  surveillance 
des  évéques  les  abus  possibles  (Sess.  xii,  col.  1177).  — 
La  communion  des  fidèles  n'était  prévue  qu'à  la 
grand'iuesse  (art.  45).  L'assemblée  loua  le  fait  de 
communier  à  la  grand'messe  du  dimanche  quand 
on  le  pouvait,  mais  elle  déclara,  selon  la  pratique 
de  l'Eglise,  pour  la  commodité  des  lidèles  qui  ne 
peuvent  jeûner  si  longtemps,  et  pour  la  fréquence 
des  communions,  qu'il  est  permis  de  communier 
même  hors  de  la  messe  (Sess.  xiii,  col.  ii8J).  — 
L'article  5o  abolissait   toute  prédication  en  dehors 


1513 


PAPAUTE 


1514 


des  prônes  et  catéchismes  du  curé,  surtout  les  pané- 
gyriques <les  Saints.  €  vaine  pompe  oratoire  sans 
aucun  fruit  ».  On  lit  remarquer  qu'il  ne  faut  pas 
seulement  instruire,  mais  encore  craouvtiir  et  con- 
vertir; que  les  curés  n'ont  pas  tous  le  don  de  la  pa- 
role ;  qvie,  même  à  la  campagne,  il  faut  parfois  un 
prédicateur  extraordinaire,  qui  serve  aussi  de  con- 
fesseur extraordinaire  ;  que  les  panéjfjriqucs  des 
Saints,  remontant  à  l'époque  des  Pères,  et  intéres- 
sants pour  les lidèles, deviennent  utiles  s'ils  contien 
nent,  comme  en  France,  une  partie  d'instruction 
morale  (col.  1 185). 

L'article  b^,  parmi  les  livres  à  distribuer  graluile- 
Inenl  à  tous  les  curés  pour  les  aider  dans  leur 
ministère,  proposait  des  ouvrages  solennellement 
condamnés  par  l'Eglise,  comme  les  Uéflexions  de 
Quesnel,  VËxposilmn  de  la  docirîrie  chrétienne  de 
Mézenguy:  et  les  oeuvres  des  rares  évoques  jan- 
sénistes de  France,  comme  le  ealécliisme,  de  Colberl. 
évéque  de  Montpellier,  les  Instriicliiins  de  Filz 
James,  évéque  de  Soissons,  et  le  Itiliiel  d'Alet.  La 
grande  majorité  de  l'assemblée  remplaça  les  Ré- 
flexions dcQuesnel  par  les  Méclitalions  surlfs  Evan- 
giles de  Bossuet  ;  le  catéchisme  de  Colbert  par  celui 
de  Bossuet  ou  d'un  évoque  italien  ;  Mézenguy  par 
une  traduction  du  Catéchisme  romai'i.  avec  Notes  ; 
le  rituel  d'.-Vlet  par  le  Rituel  romain,  que  les  trois 
archevêques  acceptèrent  de  traduire,  avec  notes  et 
additions  (col.  1190,  sq.). 

On  examina  entre  autres  choses,  par  ordre  du 
prince,  le  mémoire  par  lequel  le  synode  de  Pistoie 
avait  justilié  le  désir  royal  de  supprimer  ou  de  chan- 
ger certains  empêchements  dirimants  du  mariage, 
en  usage  dans  l'Eglise  universelle.  D'après  les  idées 
régalisles  alors  si  rcpandues.les  évêiiues  de  Toscane 
faisaient  sans  doute  une  part  au  chef  de  l'Etat  dans 
la  constitution  des  empêchemenlsdirimants, à  raison 
du  pouvoir  qu'ils  lui  reconnaissaient  sur  le  «  mariage 
considéré  comme  contrat  », qu'ils  se  figuraient  réelle- 
ment et  essentiellement  distinct  du  mariage-sacre- 
ment. Toutefois,  disent-ils,  l'assemblée,  «  soucieuse 
des  respects  dus  au  sacrement  qui  est  uni  au  con- 
trat, ne  se  croit  [)as  autorisée  à  interpréter  les  canons 
du  concile  de  Trente  (sur  ces  empêchements),  mais 
en  vue  d<i  repos  des  consciences,  et  de  prévenir  en 
pays  étranger  les  doutes  qui  pourraient  s'élever  sur 
la  légitimité  (des  mariages  ainsi  permis  p.-ir  le  grand- 
duc),  le»  évêques  (de  la  majorité)  supplient  humble- 
nient  le  très  pieux  souverain  que,  lorsqu'il  jugera  bon 
de  réaliser  son  projet  en  tout  ou  en  partie,  il  veuille 
qu'en 'uu  point  si  délicat  on  avertisse  le  chef  de 
l'Egli-e,  et  que  l'on  procède  de  concert  avec  lui  ». 
Sess.  XVI,  col.  1206. 

Enliu  l'assemblée  signa  une  supplique  à  Son  Al- 
tesse pour  la  tenue  très  prochaine  du  concile  natio- 
nal, avec  permission  d'élire  auparavant  quelques-uns 
des  leurs  afin  de  rédiger  les  conclusions  de  leurs  dé- 
bats dans  une  forme  plus  concise,  plus  méthodique, 
et  qui  put  être  soumise  avec  plus  de  convenance  à 
l'approbation  du  souverain  (Sess.  xvii,  col.  1208). 
C'est  du  commencement  de  juin  i^S'j  que  datent  les 
dernières  séances,  marquées  par  les  efforts  infruc- 
tueux d'une  faible  minorité  pour  faire  revenir  l'as- 
semblée sur  plusieurs  de  ses  décisions. 

Irrité  de  cette  fermetédes  évêques, Léopold  renonça 
pour  un  temps  au  concile  national,  et  prononça  la 
dissolution  de  l'assemblée.  11  congédia  les  prélats 
avec  des  reproches  amers  ;  voir  Picot,  Mémoires..., 
t.  V,  p.  a'j'j,  d'après  les  Nouvelles  ecclésiasii'/iies.  — 
Bicci  n'avait  pas  attendu  la  fin  des  séances  pour  faire 
arracher  aux  Madones  même  les  plus  vénérées  de 
ses  deux  diocèses  leurs  manlellini,  voiles  doul  on 
les  couvrait  selon  l'usage  italien  pour  ne  les  montrer 


qu'aux  jours  solennels.  Et  pourtant  l'assemblée 
avait  désapprouvé,  parmi  les  articles  du  grand-duc, 
cette  sup|)ression  générale  et  sommaire,  qui,  sans 
nécessité,  froisserait  certainement  le  peuple,  col.  1166, 
sq.;  Ricei  eut  à  se  repentir  de  n'avoir  pas  écouté  la 
majorité.  Le  20  mai,  une  émeute  éclate  contre  lui 
dans  sa  ville  de  Prato;à  la  cathédrale,  ses  armoiries 
et  son  trône  sont  enlevés  et  brûlés  sur  la  place  pu- 
bli(iue  ;  le  palais  épiscopal  est  envahi,  Quesnel  et 
autres  livres  jansénistes  qu'on  y  trouve,  jetés  au 
feu;  on  fait  recouvrir  par  les  prêtres  les  images  dé- 
voilées. Léopold  vengea  cette  insulte  par  de  durs 
châtiments.  Picot,  p.  j'^S,  sq. 

Le  récit  précédent  de  l'épiscopat  de  Ricci  est  con- 
firmé et  complété  par  la  correspondance  du  nonce 
de  Toscane,  conservée  aux  archives  vaticanes,  et 
utilisée  par  Jules  Gbndhy,  l'ic  VI,  xa  vie,  son  ponti- 
ficat, 1907,  t.  1,  dernier  chapitre.  —  En  1790,  le  grand- 
duc  succède  à  son  frère  .loseph  II,  raort  sans  enfants. 
Instruit  par  leur  double  échec  en  i>olitique  religieuse, 
Léopold  II  inaugure  à  Vienne  une  attitude  moins 
hostile  aux  évêques  et  même  au  Pape,  et  supprime 
en  Belgique  les  odieuses  institutions  du  josêpliisme; 
il  meurt  en  1792.  Picot,  ibid.,  \>.  I116,  sq.  —  Le  jeune 
Ferdinand  111.  fils  de  Léopold  et  son  successeur  en 
Toscane,  avait  exigé  de  l'évèque  de  Pistoie  sa  démis- 
sion. Picot,  p.  419.  —  Dans  sa  retraite,  poursuivant 
la  propagande  de  ses  idées,  Ricci  a  entretenu  une 
correspondance  avec  le  clergé  constitutionnel  de 
France,  surtout  avec  l'évèque  Grégoire;  pareillement 
avec  le  schisme  d'Utrecht.  Attiré  par  Pie  Vil,  il  eut, 
avant  sa  mort,  sinon  une  véritable  rétractation,  du 
moins  une  déclaration  qui  y  ressemble.  Db  Pottbh, 
Vie  et  mémoires  de  Ricci,  t.  lll.  Pièces  justificatives. 
Les  éditeurs  du  supplément  de  Mansi,  Conciles, 
t.  XXXVIII,  ne  croient  pas  à  une  rétractation  sin- 
cère, col.  997. 

e)  Condamnation  par  Pie  K/ des  principales  erreurs 
du  synode  de  Pistoie;  bulle  Auctorem  fid<'i,  1794- 

Une  des  formes  de  la  propagande  de  Ricci,  démis 
de  l'épiscopat,  c'était  de  faire  traduire  les  Jetés  et 
décrets  de  son  synode  eu  diverses  langues.  Déjà 
des  professeurs  de  l'université  de  Pavie,  ceux  qui 
avaient  composé  les  décrets  mêmes  du  synode,  en 
avaient  fait  en  1789  une  traduction  latine,  qui  fut 
répandue  à  travers  l'Europe.  Pour  instruire  les  catho- 
liques sur  un  ouvrage  devenu  dangereux  à  cause  du 
bruit  fait  autour  de  lui  par  les  jansénistes  et  les 
philosophes.  Pie  VI  se  décida  enfin  à  le  juger  solen- 
nellement et  en  prévint  le  grand-duc  Ferdinand; 
Mansi,  ibid.,  col.  i2.'j8.  —  Convoqué  à  Rome,  où  l'on 
écouterait  ses  défenses,  Ricci  se  fit  attendre,  puis 
donna  un  prétexte  de  santé,  et  ne  vint  pas.  Le 
Pape,  qui,  dans  l'espoir  d'arranger  à  l'amiable,  lui 
présent,  les  explications  ou  rétractations  nécessaires , 
avait  tenu  en  suspens  pendant  plusieurs  mois  la 
bulle  de  condamnation  déjà  préparée,  la  Ut  envoyer 
à  tous  les  nonces  en  les  chargeant  de  la  publier. 
Voir  prologue  de  la  bulle,  Mansi,  ibid.,  col.  12O/1.  — 
Le  nonce  de  Madrid,  dans  sa  réponse,  dit  avec  rai- 
son :  «  J'ai  admiré  la  disposition  et  l'ordre  (de  la 
bulle),  sa  clarté  et  sa  précision  dans  une  si  grande 
variété  de  matières  et  de  censures...  Je  déplore  qu'on 
ait  prohibé  en  Toscane  l'introduction,  la  réimpres- 
sion et  la  vente  de  cette  bulle.  On  reconnaît  le  mal, 
et  on  ne  veut  pas  recourir  au  remède,  au  grand  détri- 
ment des  peuples  et  des  souverains.  »  Voir  Cknury, 
op.  cit.,i>.  481.  La  cour  du  jeune  Ferdinand  lit  restait 
donc  hostile  au  Saint-Siège,  comme  alors  bien 
d'autres  cours.  Le  roi  d'Espagne  acceptera  solen- 
nellement la  bulle  à  la  fin  de  1900;  Picot,  t.  VU, 
p.  321  sq. 

La  supériorité  de  la  bulle  Auctorem   fidei  sur  les 


1515 


PAPAUTÉ 


1516 


précédentes  condamnations  romaines  d'erreurs  sem- 
blables consiste  en  deux  points  surtout.  —  i"  Elle 
applique  à  cluiqne  article  sa  censure  spéciale.  Iniio- 
C(  nt  X  l'avait  fait  pour  les  cinq  propositions  de  Jan- 
sénius;  mais  quand  on  avait  une  longue  liste 
d'articles  à  condamner  (Baïus,  Quesnel,  etc.),  on  y 
ajoutait  une  liste  de  censures  ou  «  notes  »,  sans 
déterminer  d'ordinaire  quelle  note  répondait  à  tel 
article  :  c'était  la  condamnation  in  gloho.  2°  En  face 
de  sectiiires  qui  insinuaient  leur  pensée  sous  des 
phrases  ambiguës,  d'apparence  dévole,  sons  des  lam- 
beaux de  S.  Augustin  détournés  de  leur  sens,  il 
fallait  préciser  le  sens  condamné,  et  limiter  la  con- 
damnation au  sens  malsain  irtsinué.  Par  ce  procédé 
plein  de  modération,  dit  le  prologue  de  la  bulle,  on 
arrivera  mieux  à  ramener  les  âmes  dans  l'unité  et  la 
paix,  <  S'il  reste  des  sectateurs  obstinés  du  synode, 
ils  ne  pourront  plus,  fauteurs  de  nouveaux  troubles, 
tirer  à  leur  parti,  sur  des  ressemblances  purement 
verbales,  des  écoles  Ibéologiques  qui,  sous  des  mots 
semblables,  attestent  qu'elles  n'ont  pas  la  même 
pensée,  ni  les  associer  injustement  à  leur  juste  con- 
damnation. D'autres,  qui  par  inconscience  et  simple 
préjugé  gardent  encore  une  trop  bonne  idée  du 
synode,  ne  pourront  se  plaindre,  puisque  la  condam- 
nation ne  tombe  que  sur  des  erreurs  dont  eux-mêmes 
se  proclament  très  éloignés.  »  Ces  déterminations 
exactes  renversaient  d'ailleurs  par  la  base  l'objec- 
tioli  que  nous  avons  vue  dans  le  premier  décret  de 
Pistoie,  que  les  jugements  doctrinaux  de  Home, 
parce  qu'ils  sont  vagues  et  indéterminés  dans  leur 
objet,  n'instruisent  pas  :  d'où  ils  voulaient  conclure 
que  ces  décrets  n'obligent  pas  la  conscience  des  fidè- 
les.—  Mansi,  col.  1263. 

Gomme  spécimen  du  procédé,  citons  deuxarlicles, 
qui,  par  leur  matière,  ont  traita  notre  sujet  : 

N"  12.  «  Les  décisions  en  matière  de  foi  rendues 
dans  ces  derniers  siècles,  le  synode  les  représente 
comme  des  décrets  émanés  d'une  Eglise  particulière 
ou  d'un  petit  nombre  de  pasteurs,  sans  un  appui 
d'autorité  sulPisanl,  propres  à  corrompre  la  pureté  de 
la  foi  et  à  exciter  des  troubles,  imposés  par  la  vio- 
lence, et  qui  ont  fait  des  blessures  trop  récemment 
encore.  Ces  assertions,  si  l'on  prend  le  sens  qu'elles 
insinuent  par  leur  rapprochement  {complexité 
acceptae),  sont  fausses,  captieuses,  téméraires,  scan- 
daleuses, injurieuses  pour  les  Pontifes  romains  et 
pour  l'Eglise,  dérogeant  à  l'obéissance  due  aux 
décrets  du  S.  Siège,  schismatiques,  pernicieuses, 
erronées  pour  le  moins.  »  Voir  col.  i5o8. 

N"  85.  «  Quiconque  connaît  tant  soit  peu  l'histoire 
ecclésiastique  (dit  le  synode)  devra  reconnaître  que 
la  convocation  d'un  Concile  national  est  une  des 
voies  canoniques  pour  terminer  dans  l'Eglise  les 
controverses  religieuses  des  nations  respectives,  n 
—  Cette  proposition  —  entendue  dans  le  sens  que  les 
controverses  de  foi  et  de  morale,  soulevées  dans  une 
Eglise  particulière  quelconque,  peuvent  être  vrai- 
ment terminées  par  un  concile  national  en  vertu 
d'un  jugement  irréfragable;  comme  si  l'inerrance 
dans  les  questions  de  foi  et  de  mœurs  appartenait 
au  concile  national  —  est  schismatique,  hérétique.  » 

Le  même  prologue  de  la  constitution  Auctorem 
fiJei  nous  révèle  le  grand  travail  d'où  elle  est  sortie, 
et  ses  quatre  diverses  étapes.  Dans  les  trois  pre- 
mières, on  ne  fit  que  suivre  l'exemple  de  Clément  XI 
pour  la  bulle  Unigenitus  :  voir  Bainvei.,  Etudes, 
juin  1912,  p.  800.  —  I"  étape  :  examen  initial  du 
synode  de  Ricci  par  quatre  évêques,  aidés  de  théo- 
logiens. ?»  étape  :  examen  plus  approfondi  par  une 
commission  de  plusieurs  cardinaux  et  évêques,  où 
quantité  de  passages  sont  extraits,  collalionnés  entre 
eux,  discutés;  puis  chacun   des  membres  transmet 


son  suffrage  à  Pie  VI,  de  vive  voix  et  par  écrit.  Us 
concluent  tous  à  la  condamnation  générale  du  synode 
et  censurent,  chacun  avec  plus  ou  moins  de  sévérité, 
un  grand  nombre  de  propositions.  3"  étape  :  examen 
de  ces  suffrages  par  le  Saint-Père,  i'  étape  :  sous  sa 
direction,  se  fait  un  dernier  et  important  travail  de 
compilation  et  de  rédaction,  pour  déterminer  et 
orJonner  quelques  chefs  principaux,  auxquels  on 
rapportera  les  erreurs  que  Ion  tient  à  relever 
à  travers  le  verbiage  du  synode.  Chacun  de  ces 
chefs,  ou  erreurs  maîtresses,  sera  représenté  par  un 
ou  plusieurs  passages  typiques,  choisis  en  propres 
termes  dans  les  Actes  et  décrets  ;  on  lui  appliquera 
la  note  ou  les  notes  qu'il  mérite.  Mansi,  col.   1262. 

Le  dernier  travail  est  attribué  à  Geroil;  Moroni, 
Dictionnaire,  t.  LUI,  p.  2r)4.  Quoi  qu'il  en  soit,  le 
cardinal  Gerdil  a  été  en  1800  l'apologiste  de  la  bulle 
contre  le  seul  évèque  qui  ait  alors  écrit  pour  la 
défense  de  Uicci,  Mgr  Solari,  «  évêque-citoyen  »  de 
Noii  en  Ligurie,  qui  agit  aussi  sur  le  sénat  de  Gênes 
pour  empêcher  la  publication  de  V Auctorem  fidei. 
Son  ofiuscule,  édité  en  171)6,  est  anonyme,  mais  il 
avoue  lui-même  en  être  l'auteur  dans  une  lettre  aux 
évêques  constitutionnels  de  France,  en  1801  ;  Mansi, 
col.  997.  —  Les  écrits  de  Gerdil  (en  italien)  pour 
défendre  la  bulle  sont  résumés  en  français,  avec 
quelques  documents  à  l'appui,  dans  les  Analecla 
juris  pontiftcii,  K^série,  Rome,  i855,  p.  626  sq.; 
3'  série,  i858,  p.  i432  sq. 

La  bulle  Auctorem  fidei ,  à  cause  des  longues  per- 
lurbations  qui  suivirent,  n'a  pas  été  assez  connue 
en  Erance.  Aujourd'hui  même,  les  catholiques  trou- 
veraient dans  cette  infaillible  décision,  traduite  et 
commentée,  la  lumière  sur  plus  d'une  erreur  circu- 
lant encore.  Dans  VEnchiridion  de  Denzinoer-Bann- 
WART,  n.  I  5oi  sq.,  on  ne  trouve  ni  le  prologue  de  la 
constitution,  ni  avant  chaque  article  condamné  la 
citation  de  l'endroit  du  synode  d'où  il  a  été  tiré; 
voir  cela  dans  Mansi,  t.  XXXVIII,  col.  1261  sq  ,  en 
seréSérAJil&uxAdes  et  décrets  de  Pistoie  qu'il  a  repro- 
duits col.  loii  sq. 

I.'épi'ogue  de  la  bulle  regarde  spécialement  notre 
sujet.  PieVI  y  condamne  «  l'adoption  très  vicieuse  n 
par  le  synode  de  Pistoie,  de  la  Déclaration  de  16S7, 
adoption  bien  pire  que  la  Déclaration  elle-même. 
«  Car,  dit-il.  malgré  les  Papes  qui  l'ont  désap- 
prouvée, le  synode  la  comble  d'éloges;  bien  plus,  il 
l'adopte  par  un  acte  solennel,  et  l'introduit  insidieu- 
sement dans  un  décret  intitulé  «  De  la  Foi  »,  où  il 
se  sert  des  quatre  articles  pour  résumer  et  comme 
sceller  ce  long  décret,  ce  qui  est  faire  une  grave 
injure  à  l'Eglise  de  France,  en  lui  attribuant  le 
patronage  des  erreurs  dont  il  est  plein  »  ;  D,  II., 
1598,  sq.  —  En  effet,  le  synode  de  Pistoie  avait 
ajouté  que  les  quatre  articles,  qu'il  citait  en  entier, 
pouvaient  «  servir  de  conclusion  à  tout  son  chapitre 
sur  la  foi,  et  de  sceau  final  aux  vérités  qui  y  sont 
enseignées  ».  Mansi,  col.  1016.  D'ailleurs,  le  clergé 
de  France  n'avait  jamais  prétendu  que  les  quatre 
articles  fissent  partie  «  de  la  foi  ». 

D.   Conséquences  de  cette   crise,   en  France, 
après  Louis  XV,  jusqu'au  milieu  du  XIX'  siècle. 
1°  Louis  XVI.  —  Voir  cet  article. 
2°  Révolution.  —  Voir  cet  article. 
3"  Première  moitié  du  xix'  siècle  français. 

a)  Napoléon.  —  .^la  mort  de  Robespierre,  la  Con- 
vention vote  la  séparation  de  l'église  constitution- 
nelle et  de  l'Etat,  et  établit  la  liberté  des  cultes, 
mais  très  restreinte  et  déUante  à  l'égard  de  la  véri- 
table Eglise. 

La  révolution  de  fructidor  renouvelle  les  persécu- 
tions, suivie    de    celle  de   brumaire  qui  donne  des 


1517 


PAPAUTE 


1518 


espérances.  Dans  celle  silualion  précaire,  en  somme, 
l'Eglise  a  repris  beaucoup  de  force  par  sa  propre  vita- 
lité ;  et  l'on  peut  parler  de  la  «  Restauration  du  culte 
en  France  avant  le  concordat  »,  avec  l'abbé  Sicard, 
qui  allègue  de  nombreux  faits  à  l'appui.  L'ancien 
clergé  de  France,  t.   III,  liv.  VI,  p.  4oi,  sq. 

Sur  le  Concordat  de  1801,  œuvre  bienfaisante; 
sur  les  articles  organiques  inspirés  par  Talleyrand 
et  rùdigés  par  Portails,  ajoutés  au  Concordat  par  le 
pouvoir  civil,  et  maintenus  malgré  les  protestations 
du  Pape,  d'après  les  traditions  ultragallicanes  des 
légistes  qui  prenaient  ainsi  leur  revanche,  voir  lar- 
ticle  Concordats,  t.l,  col.  638,  63g,  et  bihtiograpliie, 
col.  649.  —  Sur  l'opposition  que  lit  au  Concordat  une 
minorité  d'anciens  évéques  émigrés,  voir  Gaixioa- 
NrsMB,  t.  II,  col.  282.  —  On  trouve,  avec  des  détails 
historiques,  une  appréciation  théologique  de  la  con- 
stitution civile  du  clergé,  du  concordai  napoléonien, 
des  articles  organiques  et  du  schisme  anticoncorda- 
laire  de  la  «  Petite  Eglise  >•,  dans  une  notice,  Conipen- 
dium  ltistoricum,elc.,  insérée  par  Mionk  dans  son 
Tlieolngiae  cursus,  i84i,  t.  VI,  col.  i  ig'j  sq.  ;  l'auteur 
de  la  notice  est  Bouvier,  évéque  du  Mans,  gallican 
modéré,  qui  d'ailleurs  rend  justice  à  Pie  VI  et  à 
Pie  VU. 

Après  la  publication  du  Concordat  (avril  1802),  le 
nouvel  épiscopat  est  contraire  à  l'infaillibilité  du 
Pape;  car  le  premier  consul  choisit  naturellement, 
comme  plus  complaisants  à  son  pouvoir  et  à  ses  pro- 
jets, des  évêques  des  diverses  teintes  du  gallica- 
nisme. Après  avoir  lutté  surtout  contre  la  prétention 
consulaire  d'attribuer  aux  constitutionnels  une 
bonne  minorité  des  sièges,  Rome  se  voit  contrainte, 
par  Bonaparte,  toujours  menaçant  de  tout  rompre, 
d'en  accepter  une  dizaine,  pris  parmi  les  plus  modé- 
rés; à  peine  si  on  la  laisse  exiger  une  rétractation  de 
ces  prélats  schismaliques  ;  à  peine  si  elle  obtient 
d'eux,  par  la  garantie  d'un  intermédiaire,  une  sou- 
mission équivoque  au  chef  de  l'Eglise.  Mais  deux  ans 
plus  lard,  venu  à  Paris  pour  le  sacre  de  l'empereur, 
Pie  vu  réunira  ces  évêques,  les  gagnera  par  sa  tou- 
chante bonté,  et  obtiendra  d'eux  une  rétractation 
complète  et  une  réelle  soumission  ;  par  là  unira  le 
pernicieux  schisme  de  la  constitution  civile,  désor- 
mais sans  évêques,  les  autres  prélats  constitutionnels 
ayant  donné  leur  démission  sur  l'ordre  du  premier 
consul  au  raomentdu  Concordat.  —  Pourle  prétendu 
concile  national  convoqué  par  Napoléon  en  181  i,voir 
tous  les  documents  dans  Acta  et  décréta  conciliurum 
recentiiiruni,  Collectio  Lacensis,  Herder,  1878,  t.  IV 
(Gallia),  col.  I243,  sq. 

L'enseignement  de  l'infaillibilité  du  Pape  était 
d'ailleurs  prohibé  dans  les  séminaires  par  le  24'  des 
5^  articles  organiques  :  «  Ceux  qui  seront  choisis 
pour  l'enseignement  dans  les  séminaires,  souscriront 
la  .déclaration  faite  parle  clergé  de  France  en  /6"S2  ; 
ils  se  soumettront  à  y  enseigner  la  doctrine  qui  y 
est  contenue  ». 

h)  I.a  Restauration  et  la  monarchie  de  Juillet, 
l, Essais  de  concordat  sous  Louis  XVIII. —  Sur  le  nou- 
veau et  meilleur  concordat  de  juin  iSi';,  conclu  entre 
Pie  vu  et  Louis  XVIII,  et  qui  amendait  les  articles 
organiques,  voir  Concordats,  col.  fiSg.  Il  fut  mal 
reçu  par  les  Chambres,  qui  plus  tard  acceptèrent  un 
autre  projet,  .\lors  Pie  VU  remania  déiinitivenient 
les  limites  des  diocèses  de  France,  portés  à  80,  et  les 
relations  entre  métropolitains  et  suffragants.  Bullarii 
romani  continuatio,  Prato,  1862,  t.  VU,  a"  part., 
pp.  23oo-23o2.Telle  est  la  «  convention  de  1832  »,  qui 
fut  exécutée.  Le  pouvoir  civil  s'en  tint  là,  et  laissa 
désormais  dans  l'oubli  le  concordat  de  1817,  où  était 
inscrite  l'abrogation  du  concordat  napoléonien. 
Celui-ci  subsista  donc,  mais  malheureusement  avec 


les  articles  organiques,  arsenal  que  les  divers 
régimes,  pendant  toute  la  durée  du  xix"  siècle,  ne 
manquèrent   pas  d'utiliser  plus  ou  moins. 

2.  L'infaillibilité  du  Pape  sous  la  Hestauralion  et 
le  Gouvernement  de  juillet.  —  Plus  d'une  fois  les 
ministres  de  Louis  XVIII  écrivirent  aux  évéques  pour 
faire  tenir  et  enseigner  dans  leurs  séminaires  la  Dé- 
claration de  1682.  Us  se  heurtèrent  à  quelques  résis- 
tances cpiscopales.  Ainsi  M.  Laine,  ministre  de  l'in- 
térieur, s'attira  en  18 17  des  réponses  bien  motivées 
de  Mgr  d'.\viau,  archevêque  de  Bordeaux,  héroïque 
et  saint  prélat.  M.  de  Corbière,  en  182^,  reçut  une 
ferme  réponse  du  même  ;  le  cardinal  db  Clehmont- 
ToNNERRE,  ;irclievêque  de  Toulouse,  dont  un  mande- 
ment, réclamant  la  suppression  des  articles  organi- 
ques, venait  d'être  supprimé  par  le  conseil  d'Etal, 
ne  daigna  pas  répondre  au  ministre,  et  donna  sem- 
blable direction  à  plusieurs  évoques  qui  le  consul- 
taient; voir  ces  pièces  dans  La  France  et  le  Pape, 
1849,  par  un  ancien  vicaire  général  (Mgr  Villbcourt), 
pp.  56i,  et  566-569.  Cf.  Gallicanisme,  col.  233.  Mais 
la  grande  majorité  des  évêques  céda.  Beaucoup 
d'entre  eux,  par  vénération  pour  le  grand  siècle  et 
surtout  pour  Bossuet,  restaient  attachés  à  la  fameuse 
Déclaration,  et  de  bonne  foi,  d'autant  plus  qu'ils  en 
connaissaient  moins  l'exacte  histoire.  Nombre  de 
séminaires  suivaient  le  manuel  de  Bailly,  qui 
rejetait  les  théories  jansénistes,  mais  soutenait  en 
l'aggravant  le  gallicanisme  de  1682,  sans  parler 
d'un  grand  rigorisme  en  morale,  qui  en  i852  lit  mettre 
ce  manuel  à  l'Index;  Dbgebt,  Hist.  des  séminaires 
franc.,  t.  11,  p.  272. 

Des  professeurs  de  séminaires,  contraints  à  l'en- 
seignement des  quatre  articles,  remarquaient  avec 
raison  (à  l'encontre  des  circulaires  ministérielles) 
que  jamais  l'assemblée  de  1682  n'avait  présenté  ces 
articles  comme  étant  de  foi,  ni  Louis  XIV  exigé  la 
croyance  intérieure  (tenir  ces  articles)  mais  l'ensei- 
gnement extérieur;  qu'on  n'était  pas  obligé  de  les  en- 
seigner comme  des  vérités  théologiques  certaines,  ou 
ayant  pour  elles  l'assentiment  unanime  de  la  catho- 
licité, mais  comme  des  opinions  théologiques  préfé- 
rées en  France, rejetées  en  beaucoup  d'autres  Eglises, 
ce  qui  était  un  fait  évident,  surtout  quand  il  s'agissait 
du  4"  article  sur  rinfailliitilité  du  Pape;  ni  tenu  de 
les  enseigner  dans  le  sens  pervers  et  abusif  qu'y  ont 
attaché  les  légistes  et  les  gallicans  extrêmes,  mais 
dans  le  sens  modéré  de  leur  auteur,  Bossuet.  En 
restant  dans  ces  limites,  ils  se  croyaient  en  règle 
avec  le  chef  de  l'Eglise,  qui  n'avait  point  fait  de  son 
infaillibilité  un  article  de  foi,  et  qui  n'avait  pas  cen- 
suré la  doctrine  de  i68a,  mais  cassé  et  annulé  les 
actes  d'une  Assemblée  incompétente  pour  juger  de 
telles  questions.  Villecourt  cite  les  curieux  raison- 
nements d'un  de  ces  professeurs,  ibid.,  p.  5o8  sq.; 
cf.  567. 

Voilà  pour  l'enseignement.  Quant  à  l'adhésion 
intérieure  de  bien  des  prêtres  à  la  doctrine  de  168a, 
des  consciences  inquiètes  consultèrent  la  S.  Péniten- 
cerie,  qui  répondit  le  17  septembre  1820,  que  Rome 
n'avait  jamais  censuré  celte  doctrine  ;  Bouvier,  Ins- 
titut'iones  theoL,  Le  Mans,  1820,  p.  474-  —  O"  con- 
sulte de  nouveau  en  i83i  :  peut-on  absoudre  les 
ecclésiastiques  tenant  celle  doctrine?  —  La  S.  Péni- 
tencerie  répond  que  «  la  Déclaration  de  1683  a  été 
désapprouvée  par  le  Saint-Siège,  et  les  actes  de  cette 
assemblée  cassés  et  déclarés  nuls  ;  mais  aucune  cen- 
sure théologique  n'a  été  infligée  à  la  doctrine  conte- 
nue dans  cette  Déclaration;  rien  n'empêche  donc 
d'absoudre  les  prêtres  qui  de  bonne  foi  et  par  con- 
viction adhèrent  à  cette  doctrine,  si  par  ailleurs  ils 
semblent  dignes  d'absolution  ».  —  Le  solliciteur 
revient  à  la  charge...  «  11  semble  que  les  prêtres  en 


1519 


PAPAUTÉ 


1620 


question,  ayant  lu  avec  soin  les  décrets  d'Alexan- 
dre VIII  el  la  bulle  Aitctorem  fidei  de  Pie  VI,  ne 
peuvent  nullement  être  dans  la  bonne  foi  reijuise  par 
la  S.  Coiifjrégation  en  1820  et  i83i...  «  —  La  Péni- 
tencerie  réitère  sa  réponse,  et  ajoute  :  «  Les  prêtres 
dont  il  s'agit  peuvent  cire  ilans  la  bonne  foi,  et 
il  est  juste  que  le  confesseur  les  croie  quand  ils 
allU-ment  leur  bonne  t'ol,  à  moins  que  les  circon- 
stances, dans  un  cas  particulier,  l'amènent  à  juger 
autrement.  »  Voir  les  textes  dans  Bouix,  Triidatiis 
de  Papa,  i86g.  t.  Il,  pp.  256-258j  les  commentaires 
qu'il  y  ajoute  ont  un  peu  de  cette  exagération  que 
l'on  remarque  chez  quelques  autres  zélés  défenseurs 
des  droits  du  Saint-Siège,  quand  ils  parlent  des  an- 
ciennes condamnations  romaines  de  la  Oéclaralion 
de  1682.  Voir  Gallicanisme,  coll.  266268,  surtout  sur 
Alexandre  Vlll  et  sur  la  bulle  Auctnrom  fidei,  et 
notre  résumé  de  l'épilogue  de  cette  bulle,  col.  i5i6. 

Lamknnais  avait  commencé  en  1819  une  campagne 
contre  le  gallicanisme.  En  1826,  tandis  que  le  sacre 
de  Charles  X  et  autres  mesures  en  faveur  de  la  reli- 
gion étaient  présentés  par  les  libéraux  comme  un 
complot  de  la  «  Congrégation  »  et  un  triomphe  du 
«  parti  prêtre  »,  le  violent  polémiste  les  présentait, 
lui,  comme  une  tendance  à  asservir  l'Eglise,  comme 
une  coopération  du  roi  à  un  essai  de  schisme  et 
d'Eglise  nationale,  —  tout  cela  parce  que  la  magis- 
trature de  Paris, trcsindépendantedu  gouvernement, 
avait  dit  dans  un  arrêt  que  la  Uéclaralion  de  1682 
était  toujours  loi  de  l'Elut,  et  parce  que  Mgr  Frays- 
sinous  avait  renouvelé  pour  les  prolesseurs  des 
séminaires  l'obligation  <renseigner  les  tpiatre  arti- 
cles. Les  articles  de  1682  étaient  pour  Lamennais  un 
n  système  athée  »,  tendant  à  «  anéantir  la  société 
humaine  ».  Cette  outrance  irrita  et  les  libéraux  et  le 
gouvernement,  et  le  clergé  gallican  qui  reprocha  à 
l'auteur  de  l'Essai  sur  l  indifférence  ses  erreurs  philo- 
sophiques et  tbéologiques.  Presque  seuls,  les  jeunes 
prêtres  battaient  des  mains.  Ce  clergé  de  l'avenir 
rendait  quelque  espoir  à  Lamennais,  découragé  par 
le  silence  de  Lkon  XII,  qu'il  eût  voulu  conduire  ;>  une 
condamnation  de  la  Déclaration  de  1682;  cf.  Paul 
DuDON,  l.itmennais  el  le  Saint-Siège  d'après  des  docu- 
ments inédits,  1 911,  pp.  33-43;  60  sq.  Bientôt  les  pam- 
phlets de  ce  prophète  des  temps  nouveaux,  à  force 
d'attaquer  le  gouvernement  et  le  vieux  clergé,  tour- 
nèrentau  libéralisme  révolutionnaire.  yfc(V.,pp.';2-8o. 
—  D'autre  part. les  évéques  gallicans  n'avaient  jamais 
cessé  d'être  attachés  au  Pape,  comme  Bossuet  lui- 
même;  plusieurs,  en  causant  avec  le  nonce,  renon- 
çaient de  bon  cœur  aux  trois  derniers  articles  de  1 682 
(y  compris  le  quatrième,  contre  l'infaillibilité  ponti- 
ficale), désireux  seulement  de  garder  le  silence  sur 
le  premier  :  le  pouvoir  du  Pape  sur  le  temporel  des 
rois  heurtait  trop  les  idées  françaises.  Ihid.,  p.  82. 

Quand  commence  la  monarchie  de  juillet,  Lamen- 
nais a  moins  à  exagérer  pour  représenter  le  nouveau 
régime  comme  un  système  antireligieux  ;  .mais  que 
lui  oppose-t-il?Le  droit  de  révolte,  la  liberté  absolue 
de  la  presse,  le  principe  de  la  séparation  de  l'Eglise 
et  de  l'Etat  ;  il  craint  moins  le  désordre  et  l'anarchie 
menaçante,  que  les  abus  de  pouvoir  dans  les  gou- 
vernants, civils  el  même  ecclésiastiques.  Il  donne  à 
ces  thèses  un  grand  retentissement  en  fondant 
VAvenir.  Mais  ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  parler  de 
ce  journal  fameux,  ni  du  pèlerinage  de  Lamennais  à 
Rome,  ni  de  sa  soumission  première  à  l'Encyclique 
sous  l'influence  de  ses  disciples,  suivie  de  fot  mules 
inquiétantes  et  enûn  de  sa  suprême  révolte.  Jliid., 
p.  110  sq.,  2i3  sq.  Disons  seulement  que  Gué- 
GOIRB  XVI,  paternel  envers  un  génie  dévoyé  mais 
parti  de  bonnes  intentions  et  méritant,  n'avait  relevé 
de  ses  erreurs  que  les  plus  dangereuses  dans  l'ordre 


pratique,  et  sans  te  nommer,  et  à  la  Un  d'une  longue 
encyclique  où  le  Pape  n'avait  pas  ménagé  les  adver- 
saires, ceux  que  Lamennais  avait  justement  combat- 
tus. Ihid.,  p.  i8g  sq.,  38ij  sq. 

Notons  aussi  que  le  mouvement  lancé  par  lui  pour 
l'infaillibilité  du  Pape  contre  les  gallicans  fui  heu- 
reusement continué  par  bien  des  disciples,  célèbres 
ou  obscurs,  conscients  ou  inconscients,  du  puissant 
initiateur. 

c)  La  seconde  liépithli(jue  et  le  second  Empire.  — 
Ce  que  nous  avons  à  en  dire  rentre  dans  la  section 
suivante. 

E.  Progrès  de  la  doctrine  infaillibiliste  dans 
le  monde  catholique  dès  le  début  dn  pontificat 
de  Pie  IX.  —  Ce  progrès  tient  surtout  à  deux  causes 
nouvelles.  La  première  est  la  dévotion  croissante  des 
lidèles  à  la  Papauté,  grâce  aux  qualités  personnelles 
de  Pie  IX  el  à  ses  malheurs  :  elle  est  très  connue,  et 
plusieurs  documents  que  nous  aurons  à  citer  eu  ren- 
dent témoignage.  La  seconde  cause,  assez  ignorée  el 
pins  ellicace,  c'est  l'action  de  l'épiscopat,  soit  dans 
les  conciles  profinciaujc,  rélîtblis  sous  l'induence  de 
Pie  IX,  soit  dans  les  grandes  réunions  rt'évèques  à 
Home  en  quelques  circonstances  solennelles.  Ces 
groupements  passagers  d'évéques,  et  surtout  les 
décisions  prises  par  eux,  sont  des  événements  ecclé- 
siastiques qui,  malgré  leur  importance  réelle,  n'in- 
téressent pas  le  grand  public.  El  pourtant,  c'est  eux 
qui  expliquent  historiquement  la  délinttion  de  l'in- 
faillibilité pontificale  au  concile  du  Vatican,  dont 
tout  le  monde  a  parlé  el  parle  encore.  Sans  ces  actes 
épi  scopaux,  déroules  au  cours  dn  Ion  g  règne  de  Pie  IX, 
on  ne  peut  comprendre,  dans  le  grand  Concile,  celte 
majorité  d'évéques  demandant  à  traiter  la  question 
de  l'infaillibilité,  qui  n'était  pas  dans  le  programme, 
et  arrivant  à  la  délinir.  On  va  chercher  une  explica- 
tion boiteuse  dans  les  passions  des  membres  du  Con- 
cile, dans  des  articles  de  jcmrnaux,  nu  même  dans 
une  pression  pontificale  qui  aurait  enlevé  aux  évé- 
ques la  liberté  nécessaire,  et  qui  n'a  existé  que  dans 
l'imagination  du  schismaliqne  Docllinger.  Et  l'on 
néglige  la  cause  réelle  el  profonde,  la  certitude  de 
l'infaillibilité  pontificale  chez  un  grand  nombre  des 
évéques,  acquise  longtemps  avant  le  Concile,  aug- 
mentée encore  par  le  spectacle  des  malentendus  et 
des  confusions  d'idées  de  la  minorité  et  de  ses  par- 
tisans an  dehors  ;  sans  oublier  la  grâce  du  Saint- 
Esprit,  qvii  a  son  heure  dans  tous  les  Conciles  œcu- 
méniques. —  Sur  les  diverses  espèces  de  conciles, 
voir  Conciles,  col.  588  à  5gi. 

i"  I.e  rétablissement  des  conciles  provinciaux  en 
France,  —  L'Allemagne  avait  déjà  repris  des  assem- 
blées d'évéques,  mais  hors  la  forme  conciliaire.  La 
France  eut  une  certaine  initiative  pour  le  rétablisse- 
ment des  conciles  provinciaux  en  Eurofie,  el  c'est 
pourquoi  nous  commençons  par  elle  (tout  en  don- 
nant la  palme  aux  Etats- t'nis  :  i"  concile  prov.  de 
Baltimore  en  iSag  ;  voir  Coll.  Lacensis,  t.  VII, 
col.  lOO.S). 

En  mars  i8^i,  Mgr  Affrk,  archevêque  de  Paris,  pour 
s'être  cn'endu  par  lettres  avec  ses  sulTragants,  fut 
blànié  par  le  ministre  des  cultes  au  nom  dn  /<=  arti- 
cle or«anii/ue.  ainsi  conçu:  «  Aucun  concile  national 
ou  métropolitain,  aucun  synode  diocésain,  aucune 
assemblée  délibérante,  n'aura  lieu  sans  la  permission 
expresse  du  gouvernement.  »  Il  protesta  contre  l'ex- 
tension inouïe  que  le  ministre  donnait  à  cet  artiete 
déjà  odieux  par  lui-même,  et  envoya  sa  protestation 
à  Mgr  SiBouH,  évêque  de  Digne,  en  le  consultant  là- 
dessns.  L'évêque,  dans  sa  longue  et  savante  réponse, 
non  seulement  l'appuya,  mais  prit   la   défense  des 


1521 


PAPAUTE 


1522 


conciles  proi'inciau.r,  comme  nécessaires  àl'Eglise,  el 
altaqHa  les  articles  organiques,  celui-là  surtout, 
puis  puMia  sa  lettre  en  opuscule,  avec  les  pièces 
connexes,  Uijfne,  i84A.  —  Trois  ans  après,  dans  ses 
Inutiiiitiiiiis  diocésaines,  t.  II,  Mgr  Siiîouh  exprimait 
l'esp'iir  ilu  rélHblisseinent  de  ce  s  co:  oilrs  en  France 
par  le  nouveau  Pa|)e,  dont  on  applaudissait  alors  les 
généreuses  rélornies  pour  le  gouvernement  tempo- 
rel de  ses  Etals  et  la  prospérité  de  Rome  ;  un  mot  de 
Pie  IX,  dans  la  présente  dispusilion  des  esprils, 
disail-il,  ferait  plus  iiour  ressusciter  les  conciles 
pi-ovinciaux,  que  les  décrets  de  l'antiquité  chrétienne 
et  du  concile  de  Trente.  L'évêque  en  écrivit  même  au 
Pape,  en  lui  envciyant  son  livre.  Survint  la  révoln- 
tion  de  it)48,  qui  rendait  les  conciles  et  plus  faciles 
et  plus  désirables;  la  nouvelle  république  proclanmil 
le  druit  de  réunion,  et  devant  un  avenir  nouveau, 
les  évèques  français  éprouvaient  le  besoin  de  se  con- 
sulter ;  tellement  que  Mgr  Sibour,  devenu  archevê- 
que de  Paris  à  la  mort  glorieuse  de  Mgr  Aft're,  en 
arriva  même,  avec  douze  évèiiues  alors  présents  à 
Paris,  à  l'idée  d'un  concile  national.  Dans  une  lettre 
collective  de  février  1849,  respectueuse  et  tilinle.  ils 
demandèrent  au  Pape  ce  concile  «  plénier  »  que  lui 
seul  pouvait  convo(|Ucr,  et  un  légal  pour  le  j)résider. 
—  A  celte  lettre,  reçue  dans  son  exil  de  Gaëte,  Pie  IX 
réiioiidit  par  un  bref  très  affectueux,  le  17  mai.  Un 
concile  plénier,  toutefois,  risquerait  de  traîner  trop 
en  longueur,  ou  même  d'être  interrompu,  par  des 
temps  si  troublés  ;  et  puis,  le  Pape  ignorait  ce  qu'en 
pensaient  tous  les  autres  évcques  français,  qui  dans 
leurs  lettres  incessantes  ne  lui  en  avaient  jamais 
exprimé  le  désir.  Des  conciles  f/royinciiiii.r,  oui  ; 
Pie  IX  encotirageait  vivement  tous  les  métropolitains 
de  France  à  en  convoquer.  Voir  ce  bref,  avec  la 
lettre  qui  l'a  occasionné,  et  plusieurs  des  détails 
précédents,  dans  Act-i  et  décréta  Conciliorum  recen- 
tiarum,  Colleciio  I.acensis,  1878,  t.  IV,  col.  3,  ou 
dans  Mansi,  t.  XLIII,  1910,  col.  46i  sq. 

A  la  réception  de  ce  bref,  les  métropolitains  de 
France  se  tirent  un  devoir  de  préparer  les  futurs 
conciles  provinciaux.  Mgr  Sibour,  le  premier,  con- 
vo(}ua  le  sien,  pour  septembre  1849  Le  nouveau 
ministre  des  cultes,  M.  db  Falloux.  pressenti  par 
lui,  jugea  que  les  articles  organiques  étaient  périmés, 
que  les  évèques  pouvaient  user  de  la  liberté  générale 
de  réunion;  il  promit,  si  on  leur  disputait  cette  li- 
berté, de  la  soutenir  à  la  tribune.  Mais  à  la  veille 
du  c  mcile  de  Paris,  le  gouvernement  commence  à 
s'inquiéter.  En  l'absence  de  Fallouxmalade,  sescol- 
lègues,  craignant  la  presse,  envoient  l'un  d'eux  à 
Mgr  Sibour.  Entouré  alors  de  ses  sulîragants, 
parmi  lesquels  était  Mgr  Dupanloup,  évêque  élu 
d'Orléans,  l'archevêque  reçoit  l'envoyé,  qui  l'assure 
que  si  les  métropolitains,  pour  être  en  règle  avec 
l'article  4,  demandent  chacun  la  permission  de  réu- 
nir leur  concile  provincial,  elle  leur  sera  immédia- 
tement donnée.  Sibour  évita  de  créer  un  précédent 
pour  les  conciles  et  de  reconnaître  au  pouvoir  civil 
le  ilroit  d'intervenir  :  il  ne  demanda  aucune  permis- 
sion ;  au  contraire,  il  attaqua  avec  force  devant  l'en- 
voyé les  articles  organiques.  Après  délibération,  les 
ministres  publièrent  le  lendemain  ce  décret  au  Mo- 
niteur :  «  Par  raison  d'utilité  générale,  les  conciles 
sont  perm  s  pour  l'année  i8/ig.  »  Collectio  Lacensis, 
ihid.,  col.  5  sq. 

Mais  pourquoi  les  conciles  provinciaux  avaient-ils 
été  si  longtemps  supprimés?  L'archevêque  le  dit  dans 
son  discours  d'ouverture  :  «  Il  j'  a  plusieurs  siècles 
que,  par  un  déplorable  vertige,  les  conducteurs  des 
peuples  se  sont  efforcés  d'entraver  l'Eglise...  Ils 
la  divisaient  pour  l'affaiblir;  ils  la  séparaient 
autant  qu'ils  pouvaient  de  ses  chefs...    Us   redou- 


taient surtout  ces  réunions  oii  elle  répare  ses  for- 
ces, corrige  les  abus,  fortifie  sa  discipline,  et  par 
l'action  de  son  admirable  hiérarchie,  resserre  les 
liens  de  son  unité.  Cette  Assemblée  est  une  preuve 
vivante  que  les  temps  sont  changés,  el  que  plus  de 
sagesse  règne  dans  les  conseils  de  ceux  qxii  prési- 
dent aux  destinées  de  la  patrie.  »  Jhid.,  col.  89. 

Dans  les  décrets  de  ce  concile  de  Paris,  nous 
voyons  tout  d'abord,  basée  sur  le  texte  célèbre  de 
S.  Irénée  et  sur  le  décret  œcuménique  de  Florence, 
une  déclaration  sur  le  Pape,  et  notamment  sur  les 
définitions  pontificales,  modèle  qui  sera  librement 
reproduit  i)ar  les  autres  conciles  provinciaux  de 
France  : 

«  Nous  professons  luules  el  chacune  des  Consti- 
tutions dogmatiques  du  Saint-Siège  Apostolique... 
Nous  déclarons  et  enseignons  qu'elles  n'ont  pas  be- 
soin de  la  sanction  séculière,  pour  cire  reçues  par 
tous  comme  la  règle  de  ce  qu'il  faut  croire.  »  Ibid., 
col.    II. 

Une  déclaration  ou  semblable  ou  encore  jibis  ex- 
pressive, de  l'infaillibilité  du  Pape,  se  trouve  dans  les 
décrets  des  trois  autres  conciles  de  1849  :  Reims, 
ibid., col.  io3;  Tours  (célébrée  Rennes),  col.  353; 
Avignon,  col.  819  sq.  —  De  même  dans  les  décrets 
nomtireux  de  i85o  :  .\lbi,  ihid.,  col.  407;  Lyon, 
col.  467  sq  ;  Bordeaux,  col.  576  sq;  .Sens,  col.  876  sq; 
Aix,  col.  965  sq  ;  Toulouse,  col.  io3i  sq  ;  Bourges, 
tenu  à  Clermonl,  col.  1091  sq.  Rouen,  col.  623,  est 
plus  faible  dans  l'affirmation  des  pouvoirs  du  Pape, 
probablement  à  cause  de  l'extrême  brièveté  de  tous 
ses  décrets.  —  Auch,  le  seul  retardé  jusqu'en  iS5i, 
n'est  pas  moins  explicite  que  ses  devanciers. 

Plusieurs  de  ces  conciles  provinciaux,  Avignon, 
Lyon,  Bordeaux,  Aix,  Toulouse,  regardent  comme 
0  dogmatique  et  obligatoire  »  la  bulle  Auctorem  fidei 
de  Pie  VI,  la  première  qui  condamne  les  erreurs  mo- 
dernes dont  ils  se  préoccupent;  ils  «  réprouvent 
toutes  les  erreurs  qu'elle  réprouve  »,  se  «  soumet- 
tent à  ses  décisions  ».  Ils  savent  bien  pourtant 
qu'avant  eux  elle  n'a  jamais  obtenu  le  «  consente- 
ment 1)  ni  de  l'épiscopal  français,  ni  de  l'épiscopat 
en  général;  qu'un  grand  nomlire  d'évêques  l'ont 
ignorée,  sinon  rejetée.  Ces  conciles  abandonnent 
donc  le  4°  article  de  1682,  et  implicitement  admet- 
tent Viiifailltbilité  du  Pape,  en  dehors  même  du  con- 
sentement de  l'épiscopat. 

Mais,  qui  plus  est,  celte  infaillibilité  est  explicite- 
ment soutenue  par  les  Pères  du  deuxième  concile  de 
la  province  de  Reims,  convoqué  à  Amiens  en  i853 
par  le  cardinal  Gousset,  qjii  autrefois  dans  sa  Théo- 
logie avait  soutenu  le  gallicanisme  modéré,  et  en 
était  revejiu.  Au  chapitre  v  do  leurs  décrets,  ils 
aprohilieni  absolument  dans  les  églises,  séminaires 
el  œuvres  d'enseignement  de  leurs  diocèses  »  celte 
oi>inion  que  ■>  les  jugements  solennels  du  Souverain 
Pontife,  proférés  ex  cathedra  dans  les  questions 
de  foi,  sont  par  eux-mêmes  réformables,  et  que  leur 
irréformabilité  dépend  de  quelque  sanction  extrin- 
sèque.  »  Ibid,,  col.  168. 

Parmi  les  provinces  ecclésiastiques  de  France, 
seules  les  grandes  provinces  de  Reims  et  de  Bor- 
deaux eurent  la  facilité  de  recommencer  tous  les  trois 
ans  leur  concile  provincial,  et  s'y  crurent  obligées 
par  le  concile  de  'Trente.  Seules  elles  continuèrent  ces 
conciles  sous  Napoléon  m,  jtisqu'à  l'époque  où  l'empe- 
reur, entraîné  |)ar  Gavour  à  approuver  et  à  soutenir 
par  la  pnsse  l'invasion  piéinontaise  d'une  partie  des 
Etats  du  Saint-Siège,  changea  d'attitude  envers  les 
callioUquesetsurtoutenvers  lesévêques,qui  s'étaient 
posés  nettement  en  défenseurs  du  pouvoir  temporel 
de  Pie  IX,  dans  tous  les  conciles  que  nous  venons 
de  citer.  —  Toutefois,  en  1867,  le  cardinal  Donnbt, 


1528 


PAPAUTE 


1524 


archevêque  de  Bordeaux,  après  la  graudc  réunion 
d'évêques  au  Valican,  dont  nous  parlerons,  rappe- 
lait à  ses  sulTraganls  ce  grand  mouvement  des  évo- 
ques vers  Rome,  les  paroles  favorables  du  ministre 
<lcs  cultes  à  cette  occasion,  d'anciennes  promesses 
de  l'empereur  sur  laliberté  des  conciles  provinciaux, 
enfin  les  convoquait  à  un  5«  concile  qui  se  tiendrait 
A  Poitiers  au  début  de  1868.  Ibid.,  col.  ^gS.  —  Cette 
tentative  hardie  eut  un  plein  succès  et  une  grande 
portée  doctrinale.  Sans  parler  d'une  magnifique  dé- 
claration sur  le  pouvoir  temporel  du  Pape,  le  con- 
cile anirmaitl'i/i/<7;//ifcf7i/e'  punttfi.cale,  en  reprodui- 
sant la  récente  déclara.lion  des  5oo  évéques  réunis  à 
Rome  :  «  Nous  n'avons  rien  tant  à  cœur,  que  de 
«roire  et  d'enseigner  ce  que  Vous-même  croyez  et 
enseignez,  et  de  rejeter  les  erreurs  que  Vous  reje- 
tez... »  avec  allusion  à  l'Encyclique  Quanta  cura, 
cette  parole  ex  cathedra  du  Pontife  ;  Collectio  La- 
ceiisis,  ibid.,  col.SoiJ.  Cf.  835,  etc. 

A  cette  époque,  c'est-à-dire  deux  ou  trois  ans  avant 
le  Concile  œcuménique,  de  graves  théologiens  cons- 
tataient l'immense  progrès  accompli  sur  la  question 
de  linfaiUibilité.  —  Patrice  Mirrav,  tout  en  cons- 
tatant que  la  doctrine  contraire  de  1682  (art.  4) 
n'avait  pas  encore  été  censurée  à  Rome,  observait 
que  «  presque  tous  les  bons  catholiques  en  étaient 
revenus  »,  etque  «  la  soutenir  ouvertement  appro- 
chait de  plus  en  plus  de  la  témérité  ».  Il  citait  la  dé- 
fense de  l'enseigner  portée  par  le  concile  de  Ueims 
de  i853.  11  estimait  que  «  la  doctrine  de  l'infailli- 
bilité pontificale,  très  répandue  dans  l'Eglise  bien 
que  non  encore  définie,  était  immédiatement  révé- 
lée, et  donc  définissable  comme  vérité  de  foi,  et  sa 
contradictoire  passible  d'une  condamnation  d'hé- 
résie. »  Tractiiius  de  Ecclesia,  Dublin,  1866,  t.  111, 
p.  783.  —  En  1868,  Dominique  Bouix,  cité  plus  haut, 
donnait  les  mêmes  conclusions.  —  Clément  Schra- 
DKn,  d'une  grande  érudition,  professeur  de  théolo- 
gie à  Louvain  et  surtout  à  Vienne,  enfin  à  Poitiers, 
ajoutait  à  la  série  déjà  décisive  des  témnigna<;es  an- 
cens  pour  l'infaillibilité,  la  prein'e  récente  que  four- 
nissait, soit  le  fait  même  de  la  définition  de  l'Imma- 
culée Conception,  soit  ensuite  les  conciles  provin- 
ciaux, surtout  ceux  de  l'Autriche,  où  il  résidait  alors; 
De  unitate  romana.  Vienne,  1866,  t.  II,  p.  35o  sq., 
3i8  sq. 

Ajoutons  les  mandements  des  évoques  après  l'En- 
cyclique Quanta  cura.  On  y  trouve  beaucoup 
d'aflirmations  de  l'infaillibilité  du  Pape  ;  voir  de 
nombreuses  citations  françaises.  Coll.  Lacensis, 
t.  VII,  col.  1009  sq  ,  avec  citations  d'autres  évé- 
ques du  monde. 

2°  /.e  rétablissement  des  conciles  provinciaux  (ou 
pléniers)  dans  le  reste  du  monde.  —  Au  déclin  du 
gallicanisme  en  France,  correspondait  le  déclin  du 
joséphisme  et  du  fébronianisme  dans  les  pays  qui 
en  avaient  le  plus  souffert.  De  Gaëte,  en  1849, 
Pie  IX  avait  exhorté  les  métropolitains  de  la  confédé- 
ration germanique,  de  même  que  ceux  de  France, 
à  rétablir  les  conciles  provinciaux,  arrêtés  par  le 
pouvoir  civil  depuis  bientôt  deux  siècles.  Les  prin- 
cipaux obstacles  au  désir  du  pape  furent  levés 
par  le  Concordat  qu'il  fit  a-v  ec  François-Joseph  en 
i855;  Tarlicle  4  stipulait  la  liberté  de  convoquer  et 
de  tenir  des  conciles  profinciau.r  et  de  publier  leurs 
actes.  Collectio  Lacensis,  t.  V,  col.  g5  et  383,  996, 
IÎ22  sq.  —  Ces  conciles  furent  très  infaillibilistes, 
nous  le  montrerons  très  rapidement. 

Le  premier  en  date  (1858)  convoqué  en  Hongrie 
par  le  primat  de  ce  royaume,  pour  sa  province  de 
Strigonie,  atteste  que  ce  0  royaume  de  Marie  fut 
transporté  de  joie  quand  l*ie  IX,  par  la  bouche 
infaillible    de  Pierre,  a.  proclamé   comme  un  dogme 


de  foi  l'Immaculée  Conception  ».  Ibid.,  col.  34.  — 
«  Dans  les  choses  de  foi  et  de  mœurs  on  a  toujours 
cru  sans  le  moindre  doute  que  Pierre  parlait  par  la 
bouche  du  Pontife.  Nous  en  faisons  profession 
d'autant  plus  volontiers,  que  l'exemple  de  nos  saints 
prédécesseurs  nous  y  invile...  Nous  aimons  à  nous 
rappeler  cet  archevêque  de  Strigonie  qui,  avec  tous 
les  autres  prélats  de  Hongrie,  condamna  les  quatre 
articles  du  clergé  gallican  de  1682,  l'année  même, 
comme  détestables  pour  des  oreilles  chrétiennes  et 
en  interdit  la  lecture  et  l'enseignement.  »  Ibid., 
col.  39.  Voir  ci-dessus,  col.  li'jô. 

En  Autriche,  le  concile  de  Vienne  (i858)  parle 
aussi  de  la  soumission  de  la  province  à  la  définition 
de  Pie  IX;  ibid.  col.  i44-  H  cite,  sur  les  successeurs 
de  saint  Pierre,  les  mêmes  textes  que  nos  conciles 
français;  ibid.,  col.  147  sq. 

En  1860,  le  cardinal  archevêque  de  Cologne  rend 
à  cette  ville,  après  trois  siècles  d'intervalle,  un  con- 
cile provincial;  ibid.,  col.  281 .  Les  décrets  doctri- 
naux de  Cologne,  œuvre  de  premier  ordre  contre  les 
erreurs  dogmatiques  du  temps,  expliquent  déjà  en 
détail  ce  que  le  concile  du  Vatican,  avec  une  autorité 
plus  haute,  décrétera  dix  ans  après  sur  la  révélation 
et  la  foi,  et  embrassent  même  le  dogme  entier  avec 
ses  principaux  mystères,  tâche  que  n'a  pu  réaliser  le 
Concile  œcuménique  si  vite  interrompu.  Or  on  lit 
au  chap.  xxiv  :  0  Le  Pontife  Romain...  est  le  père 
et  le  docteur  de  tous,  et  dans  les  questions  de  foi,  son 
jugement  est  de  soi  irréformable  »,  formule  opposée 
(en  note)  aux  articles  de  1682.  Ibid.,  col.  3i2. 

En  1860  aussi,  le  concile  provincial  de  Prague 
dit,  par  exemple  :  «  Faisons  profession  d'être  unis  à 
Pierre  par  l'intermédiaire  de  Pie  IX  son  successeur... 
Ayons  recours  à  cette  chaire  de  Pierre,  dont  Pie  IX  a 
hérité,  où  se  conserve  sans  altération  la  tradition  des 
Pères,  et  où  nous  devons  aller  chercher  ce  qu'il  faut 
croire,  ce  qu'il  faut  penser,  ce  qu'il  faut  tenir.  » 
Ibid.,  col.  liib. 

En  i863,  le  concile  provincial  de  Colocza  en  Hon- 
grie s'exprime  ainsi:  0  De  même  que  Pierre  était... 
le  maître  irréfragable  de  la  doctrine  de  foi, pour  qui 
le  Seigneur  même  a  prié  afin  que  sa  foi  ne  défaillit 
pas..  , de  même  ses  successeurslégitinies  dans  la  chaire 
romaine...  gardent  le  dépôt  delà  foi  par  leur  oracle 
souverain  et  irréfragable.  En  conséquence,  ces  pro- 
positions du  clergé  gallican  de  1682,  publiquement 
proscrites  alors  par...  tous  les  évèques  de  Hongrie, 
nous  les  rejetons  pareillement, nous  lesproscrivons, 
etc.   i>  Ibid.,  col.  GaS. 

En  i865,  voici  la  déclaration  du  concile  de  la  pro- 
vince d'Ulrechl,  en  Hollande:  «Nous  croyons  sans 
l'ombred'iin  doute  que  le  magistère  du  Pontife  Romain, 
en  ce  qui  concerne  la  foi  etles  mœurs, est  in/a(7/ii/e... 
Son  jugement  dans  les  questions  de  foi  est  irréfor- 
wable{en  opposition  à  la  thèse  gallicane  de  1682)... 
Tout  ce  qu'il  condamne  et  proscrit, nous  le  condam- 
nons et  proscrivons  et  ordonnons  à  tous  nos  fidèles 
de  le  tenir  pour  réprouvé  et  proscrit.  »  Ibid., ch.  vu, 
col.  "jbè  sq. 

En  1862,  les  catholiques  d'Angleterre  avaient  eu 
leur  premier  concile  provincial  de  Westminster, 
peu  après  le  rétablissement  de  la  hiérarchie  par 
Pie  IX. On  y  lit  ces  mots  si  nels  :  a  Nousreconnaissons 
comme  fondement  de  la  foi  véritable  et  orthodoxe 
celui  que  Jésus-Christ  luiiuème  a  voulu  poser  :  l'iné- 
branlable chaire  de  S.  Pierre,  la  sainte  Eglise  de 
Rome,  mère  el  institutrice  (niagistrn)  de  tout  l'uni- 
vers. Tout  ce  qu'elle  a  une  fois  défini,  par  le  fait 
même  nous  le  tenons  comme  certain.»  Coll. Lacensis, 
t.  III,  col.  920.  C'est  à  ce  concile,  convoqué  par  Wise- 
MAN,  que Newman  prêcha  son  admirable  sermon, 7"Ae 
second  Spring;  ibid.,  col.  910,  sq. 


1525 


PAPAUTE 


1526 


En  i85o,  l'Irlande  avait  eu  à  Tliuiles  un  concile 
plénier,  présidé  par  un  de  ses  archevêques,  légal  de 
Pie  IX.  La  déclaration  de  ce  concile  sur  la  règle  de 
foi  est  calégorique  :  «Tout  ce  que  l'Eglise  romaine 
propose  à  croire  de  foi  divine,  nous  le  croyons  du 
fond  du  cœur  et  devons  le  croire  ;  tout  ce  qu'elle 
rejette  et  condamne, nous  le  rejetons  et  condamnons; 
en  conséquence,  toutes  les  erreurs  que  les  Pontifes 
Romains  ont  proscrites  comme  contraires  à  la  foi, 
novis  les  proscrivons,  et  ferons  tous  nos  efl'orts  pour 
que  dans  nos  diocèses  on  n'en  trouve  pas  trace.  » 
Ibid.,  col.  775. 

Au  Canada,  en  1857,1a  nouvelleprovince  ecclésias- 
tique de  Halifax, par  son  concile,  fait  une  semblable 
déclaration;  ii/flî.,  col.  735. —  Le  i^concile  provin- 
cial de  Quél)ec,  tenu  en  i85i,  avait  reconnu  «  que 
la  foi  de  Pierre,  qui  vit  et  préside  dans  son  propre 
Siège  et  donne  la  vérité  à  ceux  qui  la  cliercbtnt 
(S.Pierre  Chrysologue),  n'a. jamais  défailli  et  n'aura 
jamais  de  dé/'ailtance  jusqu'à  l»  lin  des  temps. ..Nous 
adhérons  donc  de  toute  notre  âme  à  toutes  les  consti- 
tutions dogmatiques  du  S.  Siège...,  et  nous  déclarons 
et  enseignons  que  tous  les  fidèles  doivent  les  tenir, 
comme  une  rè;;/e  de  foi  »,  etc.  Ibid.,  col.  61 1.  —  En 
18G8,  le  IV»  concile  de  Québec  renouvelle  cette  déclara- 
tion, et  ajoute  :  «  Nous  adhérons  particulièrement 
aux  constitutions  apostoliques  où  tous  les  pontifes, 
de  Pie  VI  à  Pie  IX  noire  Père,  ont  condamné  les 
erreurs  modernes  ;  surtout  à  rEnc}'cli(|ue  de  186/1 
accompagnée  du  Sjllabus.  »  Ibid.,  col.  707. 

Un  concile  a  des  colonies  anglaises,  hollandaises 
et  danoises  aux  Indes  occidentales  »  (Antilles  el 
colonies  voisines)  se  réunissait  dans  Pile  de  la  Tri- 
nité, dans  le  courant  de  i854,  et  comme  couronne- 
ment de  ses  décrets  suppliait  Pie  IX  de  «  définir  e.r 
cathedra  la  Conception  immaculée  de  Marie,  comme 
un  dogme  de  foi  que  ions  doivent  tenir  ». 

Un  concile  provincial  d'.'Vustralie,  en  lî'ôf),  dit,  à 
propos  de  la  délinition  de  l'Immaculée,  dont  on  res- 
sent partout  les  heureux  effets  :  «  Nous  reconnaissons 
el  professons  que  Pierre  a  parlé  par  la  bouche  de 
Pie,  et  nous  adhérons  de  tout  cœur  à  la  doctrine  pro- 
clamée par  fctre  irréfragable  jugement.  »  Ibid., 
col.   io8/|. 

En  1862,  se  réunissait  à  Baltimore  un  concile  plé- 
nier des  Etats-Unis,  six  archevêques  et  aS  évèques. 
Leur  1"  décret  reconnaît  le  Pontife  Romain  comme 
«  père  et  docteur  de  tous  les  chrétiens,  o  Leur  pro- 
fession de  foi  «  à  la  doctrine  de  l'Eglise  de  Rome, 
reçue  des  Apôtres  et  toujours  lidèlement  gardée  », 
s'étend  à  cette  doctrine  «  entière,  telle  qu'elle  a  été 
expliquée  [)ar  les  conciles  a-cuméniques,  surtout  à 
Trente,  et  par  les  con.^titiitions  des  Pontifes  ».  Ibid., 
col.  145. —  En  1855,  le  VIII*  concile  provincial  de 
Baltimore,  dans  son  i"^'  décret,  présente  ainsi  la 
récente  définition  de  l'Immaculée  Conception  : 
«  Pierre  a  parlé  par  la  bouche  de  Pie  ;  par  ce  solen- 
nel jugement  du  Siège  Apostolique,  la  cause  est  finie. k 
Ibid.,  col.  161.  — En  1 856,  cette  phrase  est  répétée 
par  le  l"  concile  de  la  Nouvelle-Orléans,  ihid., 
col.  a3g.  Et  le  II"concile.,de  la  même  province,  en  1860, 
afilrme  «  l'autorité  infaillible  du  Siège  Apostolique  », 
col.  266.  —  En  i858,  le  ]]<>  concile  provincial  de 
Saint-Louis  écrit  à  Pie  IX  :  «  Puisque  vous  êtes  assis 
sur  la  Chaire  de  S.  Pierre,  Pasteur  et  Docteur  de 
l'Eglise  universelle,  nous  venons  à  vous  comme  à  la 
colonne  de  la  Vérité,  et  au  juge  infaillible  en  matière 
de  foi  et  de  mœurs.  »  Ihid.,  col.  820.  —  Et  la  même 
année,  le  IX^  concile  de  Baltimore  lui  écrit  que  les 
maux  épargnés  à  l'Eglise  par  la  divine  institution 
du  suprême  magistère  du  Pape  se  coraiirennent 
mieux  aux  Etats-Unis  que  partout  ailleurs,  parce 
qu'on  y  touche  du   doigt  les  misères  doctrinales  du 


protestantisme  :  audace  inouïe  des  novateurs,  de 
leurs  négations  et  inventions;  énormités  accueillies 
comme  des  progrès,  comme  le  début  d'un  âge  d'or; 
sectes  innombrables,  dont  on  voit  tous  les  jours 
quelqu'une  naître  ou  mourir,  /hid.,  p.  176.  Enfin, 
en  1866,  se  réunit  dans  la  même  ville  le  Ile  concile 
plénier  des  Etals-Unis,  7  archevêques  el  87  évè- 
ques. Ils  renouvellent  la  profession  de  foi  faite  par 
le  !<■'■  concile  national  à  toutes  les  définitions  des 
Papes;  ibid.,  col    4o9- 

Dans  ces  conciles  américains,  on  note  un  filial 
attachement  à  la  personne  de  Pie  IX;  des  réclaraa- 
lions  énergiques  pour  son  pouvoir  temporel  menacé; 
des  appels  à  la  charité  de  leurs  Eglises  pour  le 
secourir,  quand  ses  ressources  financières  baissent 
par  l'annexion  injuste  d'une  granile  partie  de  ses 
Etals  ;  on  n'oublie  pas  ses  bienfaits  passés,  ses  géné- 
reuses aumônes  pour  les  missions,  les  fondations 
qu'il  a  faites  à  Rome  pour  les  séminaristes  améri- 
cains. —  Voir,  par  exemple,  une  lettre  très  caracté- 
ristique des  évèques  dii  Ile  concile  de  New-York,  en 
1860,  au  clergé  el  aux  lidèles  de  leurs  diocèses.  «  En 
libres  citoyens  américainF,  et  en  catholiques  ayant 
droit  à  l'indépendance  de  leur  Chef  »,  ils  jugent 
sévcre.Mient  le  double  jeu  des  puissances  européen- 
nes, leur  connivence  avec  les  complots  de  Mazzini  et 
des  sociétés  secrètes  contre  la  Papauté,  leur  partialité 
et  leur  inconséquence  qjiant  au  droit  des  populations 
aux  insurrections  contre  leur  souverain,  insurrec- 
tions que  ces  pouvoirs  excitent  ou  favorisent  dans 
les  Etats  de  l'Eglise  malgré  tant  de  réformes  utiles  de 
Pie  IX  comme  souverain  temporel,  et  qu'ils  écrasent 
quand  elles  se  produisent,  non  sans  motif,  dans 
leurs  propres  Etats.  /Iiid.,  col.  278,  sq. 

Dans  V Amérique  lutine,  d'ailleurs  tyrannisée  alors 
par  la  franc-maçonnerie,  il  n'y  a  guère  à  citer  que 
le  II'  concile  provincial  de  Quito,  dans  la  républi- 
que de  l'Equateur,  en  janvier  1869.  Les  Pères  re- 
commandent instamment  au  clergé  et  au  peuple  le 
^yllabus  de  Pie  IX  «  comme  une  règle  sûre  el  (>i- 
faillible  àe  doctrine».  Coll.  Lacensis,  t.  VI,  col. 436. 
Ils  décident  d'exprimer  an  Pape  «  leur  désir  très 
ardent  de  voir  enfin  définir  cette  doctrine,  que  le 
Pontife  est  infaillible  quand  il  définit  e.r  cathedra 
les  dogmes  de  foi  et  de  mœurs  »,  11'  décret,  ibid., 
col.  444.  Dans  leur  lettre  synodale,  parmi  «  les 
vœvix  qu'ils  roumetlentau  jugement  de  sa  Sainteté  », 
ils  proposent  que  <i  soit  dans  le  Concile  général 
(alors  tout  proche),  soit  en  dehors  du  Concile  par  le 
seul  Pontife,  son  autorité  infaillible  en  matière  de 
foi  el  de  mœurs  soit  définie  comme  un  dogme  très 
certain  et  révélé  de  Dieu».  Ibid.,  col.  446.  Ils  ajou- 
tent même  une  raison  iVoppoi  tunité  pour  liàter  la 
définition  :  «  Tout  est  à  craindre  de  la  pari  des  hom- 
mes pervers,  et  pour  longtemps;  il  peut  donc  arri- 
ver que  désormais  la  convocation  des  Conciles  géné- 
raux devienne  presque  impossible,  nous  en  voyons 
déjà  pour  celui-ci  les  immenses  difficultés.  Il  sera 
donc  utile  el  presque  nécessaire  que  la  chrétienté 
puisse  demander  au  Pontife  Romain  el  recevoir  de 
lui  a^ecune  fui  très  ferme,  selon  les  vicissitudes  des 
temps  (et  les  transformations  des  erreurs),  ce  qu'il 
fanl  croire  el  faire  dans  l'ordre  du  salut  ».  Ibid., 
l,tt').  —  C'est  la  principale  raison  que  l'année  sui- 
vante, au  Concile,  le  cardinal  Manning  devait  op- 
poser puissamment  aux  inoppiirtunistcs. 

En  Italie,  nous  ne  citerons  (car  il  faut  nous  hâter) 
qu'un  seul  concileprovincial,  celui  de  Ravenne,  plus 
ancien,  en  i8ô5.  Au  chap.  m,  sur  la  foi  et  la  doc- 
trine, il  disait  déjà  :  «  Bien  que  l'Eglise,  prise  au 
sens  où  nous  venons  de  la  définir  («  le  corps  des 
évèques  qui  adhèrent  au  Pontife  Romain  comme  à 
leiirchef  »),  porte  sur  les  controverses  de  foi  el  de 


1537 


PAPAUTE 


1528 


mœurs  nn  jugement  suprême  el  le  plus  solennel  de 
tous  »  (c'est  le  cas  du  Concile  œcuménique,  où  ils 
jugent  avec  leur  chef),  o  lui  même  toutefois,  comme 
Doclcui'  de  tous  les  chrétiens,  par  lequel  Pierre 
parle  et  juge  etc.,  peut  à  lui  seul  trancher  les  con- 
troverses par  une  sentence  absolument  iriéformahle, 
et  les  tranche  ainsi  quand  il  délînit  ex  cathedra. 
Ses  constitutions,  indépendamment  de  la  sanction 
d'un  pouvoir  quelconque,  ont  vine  telle  force  j»roy7;e, 
qu'elles  sont  rcgie  de  ce  qu'il  faut  croire,  et  faire,  et 
qu'elles  ohl  geiit  réellement  tous  sans  excei)tion. 
non  seulement  devant  l'Eglise  (au  for  extérieur) 
ma is  encore  rfcenn^A/ip» (dans  leur  conscience)».  Ibid., 
col.  i^.'i.  —  On  ne  peut  allirmer  plus  explicitement 
la  doctrine  quisera  délinie  au  grand  Concile,  quinze 
ans  plus  tard. 

3"  Les  grandes  réunions  d'évêques  à  Rome.  —  Aux 
conciles  provinciaux,  ajoutons  un  autre  genre  de 
groupements  épiscopaux,  les  assemblées  à  Rome 
d'évèques  de  toute  nation  en  trois  circonstances 
solennelles,  et  les  témoignages  de  leur  pensée  com- 
mune sur  l'inf  lillihilité  pontilicale. 

1)  La  premit're  de  ces  circonstances  fntla  défini- 
tion de  l'Immaculée  Conception,  en  i854.  Pie  IX 
avait  in\  ité  assez  longtemps  d'avance,  pour  y 
assister  quand  elle  pourrait  avoir  lieu,  les  cardi- 
naux étrangers  et  près  de  quarante  évêques  des  di- 
verses nations,  comme  ses  liotes;  et  bien  d'autres 
évéqnes  vinrent  alors  à  Rome  de  leur  propre  mou- 
vement. Le  Pape  les  consulta  tous  ensemble,  au  Va- 
tican, à  propos  de  la  bulle  déjà  préparée;  il  y  eut 
(pialre  réunions,  où  assistèrent  d'abord  au  moins  8o. 
et  ensuite  lao  évêques.  Ihid..  co\.  829  sq.,  833.  Ces 
assemblées  d'évè(pies  fournirent  d'utiles  remarques, 
notamment  sur  la  manière  de  présenter  les  argu- 
ments scripturaires  pour  le  privilège  de  l'Immaculée, 
indiqués  dans  la  bulle:  on  en  tint  compte  dans  sa 
rédaction  délinitive;  ihid.,  83i. 

Mais  un  incident  surtout  nous  intéresse.  Deux 
évêques.  l'un  italien,  l'autre  frança-s.  demandèrent 
«  s'il  ne  conviendrait  pas  de  mentionner  dans  la 
bulle  non  seulement  le  désir,  mai'^  encore  le  juge- 
ment de  l'Episcopat,  ce  qui  donnerait  à  la  délinition 
une  plus  grande  autorité  extrinsèque  et  servirait  à 
réfuter  les  objections  que  les  incrédules  ne  manque- 
raient pas  de  faire  ».  Mais  l'assistance  n'approuva 
point  cette  addition,  et  un  évêqiie  répondit  au  nom 
des  autres  :  u  Nous  n'avons  pas  été  convoqués  à  un 
concile  :  nous  ne  sommes  donc  nullement  dans  le 
cas  où,  d'après  le  droit  ecclésiastique,  nous  aurions 
à  porter  un  jugement  dogmatique.  Comment  donc 
mentionner  dans  la  bulle  un  jugement  qui  n'aura 
pas  été  porté '.'Et  pviis,  dans  quel  butinterviendrail  le 
jugement  des  évêques?  Pour  faire  connaître  la  foi 
de  nous  tous?  Mais,  sans  parler  de  notre  présence 
ici,  qui  à  elle  seule  suffirait  à  montrer  nos  senti 
ments,  la  foi  de  l'Episcopat  au  privilège  de  Marie 
n'est-elle  pas  surabondamment  prouvée  par  nos 
répoi  ses  au  Saint-Père,  qu'il  a  pris  soin  de  faire 
imprimer?»  Ibid.,  col.  83a.  Il  faut  se  rappeler  ici 
que  Pie  IX  avait  écrit  de  Gaëte.  en  18^9,  à  chacun 
des  évêques  du  monde  catholique,  leur  demandant 
de  lui  répondre  avec  soin  sur  la  dévotion  de  leurs 
fidèles  à  l'Immaculée  Conception,  et  surtout  sur  leur 
propre  pensée  à  ce  sujet,  sans  négliger  de  faire 
invoquer  le  Saint  Esprit  par  des  prières  publiques. 
Or,  en  i854,  il  avait  déjà  reçu  6o3  longues  réponses 
épiscopales,  et  il  les  lit  imprimer  en  neuf  volumes, 
dont  il  distribua  des  exemplaires  aux  évêques  qui 
venaient  à  Rome:  et  546  de  ces  réponses  supjiliaient 
le  Pontife  de  définir  le  plus  tôt  possible,  par  un 
jugement  du  Siège  Apostolique,\a  Conception  inima- 
cnlée  de  la  'Vierge.  Ibid.,  col.  8a8, 


Revenons  à  l'assemblée  de  Rome  el  à  l'évèque 
interprète  du  sentiment  commun,  qui  Unit  ainsi  sa 
réplique  :oSi  le  Pontife  seul  prononce  la  délinition, 
suivie  par  l'adhésion  spontanée  de  tous  les  Udèles, 
son  jugement,  par  le  fait  même,  démontrera  le  don 
d'inerrance  que  le  Christ  a  octroyé  à  son  Vicaire, 
en  même  temps  que  la  suprême  autorité  de  l'Eglise 
enseignante.  Si  l'on  fait,  au  contraire,  intervenir  le 
jugement  des  évêques  dans  la  délinition,  non  seu- 
lement on  n'obtiendra  pas  le  même  avantage,  mais 
le  S.  Siège  semblera  flatter  des  opinions  suran- 
nées et  depuis  longtemps  mat  famées  dans  l'Eglise 
(les  opinions  gallicanes).  Soj'ons  donc  reconnais- 
sants envers  le  sage  Pontife  qui,  i)0ur  le  bien  de 
toute  l'Eglise,  a  décidé  de  prononcer  seul  la  défi- 
nition qui  comble  nos  désirs.  »  Ibid.,  833. 

2)  La  deuxième  réunion  d'évèques  eut  lieu  pour 
la  solennelle  canonisation  de  nombreux  martyrs 
japonais,  en  iSOa.Pie  IX  venait  d'être  spolié  d'une 
grande  partie  de  ses  E'ats;  devant  les  appétits 
croissants  de  la  Révolution,  on  se  demandait  s'il 
pourrait  rester  à  Rome.  D'après  la  loi  ecclésiastique, 
les  évêques  compris  dans  une  certaine  zone  devaient 
venir  à'  Rome  avant  toute  canonisation  projetée, 
pour  donner  là-dessus  leurs  suffrages  avec  les  cardi- 
naux présents,  et,  quand  il  y  avait  lieu,  assister 
aux  fêtes;  la  coutume  était  d'inviter  avec  eux  les 
autres  évêques  d'Italie.  Mais  cette  fois  on  ]>révoyail 
l'impossiliilité  d'avoir  un  nombre  convcnal)le  d'évè- 
ques italiens  :  la  plupart  étaient  comme  retenus 
captifs  par  le  gouvernement  usurpateur;  d'aulresne 
pouvaient  pas  quitter  leur  troupeau  en  des  temps  si 
troviblés.  Pie  IX.  magnanime  et  confiant  en  la  Pro- 
vidence, eut  l'heureuse  inspiration  de  faire  inviter 
par  lettre,  en  janvier  1862,  chacun  des  évêques  du 
monde  catholique  à  venir  ]>rendre  part  aux  déli'- 
bératioiis  du  mois  de  mai  sur  la  canonisation,  puis 
aux  fêtes.  Aussilôt  la  |ire^se  hostile,  aidée  par  les 
furieuses  déclamations  du  parlement  de  Turin, 
accuse  le  Pontife  de  noirs  complots  contre  l'unité  et 
la  liberté  de  l'Italie,  et  pousse  les  princes  à  interdire 
à  leurs  évêques  le  voj'age  de  Rome;  du  reste,  sans 
succès.  Ibid.,  col.  85i-854. 

Ce  qui  nous  intéresse  pour  le  moment,  ce  n'est  pas 
la  fête  magnifique  de  la  canonisation,  avec  une 
immense  aflluence  d'évèques  de  tous  pays  :  c'est 
leur  adresse  au  Saint-Père  préparée  et  signée  par  eux 
chez  le  cardinal  Wiseman  (ibid.,  col.  S^g),  puis  pré- 
sentée par  eux  au  Vatican,  le  lendemain  de  la  fête, 
et  lue  en  leur  nom  par  le  doyen  du  Sacré-Collège. 
Cette  adresse  roule  principalement  sur  le  pouvoir 
temporel  du  Pape,  dont  ils  affirment  ensemble, 
comme  ils  avaient  déjà  fait  séparément,  la  légitimité, 
l'institution  providentielle  el  la  nécessité.  Mais  elle 
contient  aussi  une  assez  claire  adhésion  à  Vinfailli- 
liilité  pontificale  :  »  Nous  venons  unanimement 
déclarer...  que  du  fond  de  l'âme  nous  adhérons  à 
tout  ce  qu'un  autre  Pierre  a  enseigné...  Vous  êtes 
pour  nous  le  maître  de  ta  saine  doctrine,  le  centre 
de  l'nnié,  la  lumière  indéfectible  préparée  au.x 
nations  par  la  divine  Sagesse...  Quand  vous  parlez, 
c'est  Pierre  que  nous  entendons,  quand  vous  com- 
mandez, c'est  au  Christ  que  nous  obéissons.  »  Ibid., 
883.  Et  vers  la  fin  :  «  En  présence  de  Marie,  à  qui  en 
ce  lieu  même  vous  avez  décerné  solennellement  le 
titre  d'Immaculée,...  en  présence  de  ces  saints,  qui 
viennent  d'être  inserils  par  lOtre  jugement  suprrme 
au  catalogue  des  habitants  du  ciel....  nous,  Evê- 
ques, pour  que  l'impiété  ne  feigne  pas  de  l'ignorer 
ou  n'ose  pas  le  nier,  nous  condamnons  les  erreurs 
que  fotis  ave:  condamnées  »,  etc.  — Celte  adresse  est 
signée  de  plus  de  260  cardinaux  et  évêques  :  unlrè» 
grand  noiùbre  de   la   France,    un    bon   nombre   de 


152» 


PAPAUTE 


1530 


l'AUematïne,  de  r.Viigleteire  et  de  ses  colonies  loin- 
taines, des  Elals-Unis,  de  l'Espagne,  malgré  ses 
troubles  et  ses  révolutions  d'alors,  de  la  nelgique,  de 
l'Orient;  relativement  moins  de  l'ilidie,  du  l'ortngal, 
de  l'Amérique  latine.  Les  évè(|ues  qui  n'avaient  pu 
venir  à  Home  adliéièrent  par  Ictlre  à  la  déclaration, 
malgré  les  cris  et  les  injures  de  tous  les  partisans 
de  la  révolution  italienne.  Ihid.,  890. 

3)  Eniin.pour  le  cenlenairedu martyre  de  S.  Pierre 
et  de  S.  Paul  (2g  juin  1867)  et  pour  la  canonisation 
de  nombreux  saints  à  cette  occasion,  l'ie  IX  invita 
de  nouveau,  six  mois  à  l'avance,  chacun  des  évêques 
du  monde  catholique.  Ihid.,  891.  Ils  vinrent  cette 
fois  encore  plusnombreux  etile  plus  diversesnations, 
y  compris  l'Italie,  le  Portugal,  les  divers  rites  orien- 
taux, etc.  Le  .26  juin,  le  Pape  les  réunit  et  leur 
annonça  son  projet  de  convo([uer  un  concile  œcu- 
ménique à  la  première  occasion  favorable,  Cullectiti 
Lac,  t.  VU,  col.  io3i.  Le  i"  juillet,  canlinaux  et 
évêques  venaient  présenter  une  adiesse  à  Pie  IX.  Ils 
rappellent  et  renouvellent  leur  déclaration  d'il  y  a 
cinq  ans.  Ils  saluent  <i  comme  un  présage  d'avenir 
meilleur,  cet  amour  envers  lui  des  lidèles  de  toute 
nation,  prêts  à  sacritier  jusqu'à  leur  vie  pour 
l'honneur  du  S. -Siège,  et  ce  profond  respect  des 
âmes  catholiques,  recevant  avec  bonheur  les  oracles 
de  la  Chaire  de  S.  Pierre,  et  se  faisant  gloire  d'y 
adhérer  pur  l'assentiment  le  plus  ferme  ».  Enfin 
ils  accueillent  avcr  joie  l'annonce  de  ce  grand  Con- 
cile, dont  Dieu  lui  a  inspiré  l'idée.  Celte  adresse  est 
signée  de  plus  de  54o  cardinaux  et  évêques  :  ibid., 
col.  io36,  sq. 

F.    Le  Concile  du  'Vatican 

Il  termine,  par  sa  déGnition  de  l'infaillibilité, cette 
longue  controverse  entre  catholiques,  dont  nous 
avons  retracé  l'histoire.  La  délinitiou  a  été  expliquée 
au  début  de  notre  article,  d'après  les  Actes  mêmes 
du  Concile.  Si  l'un  veut  un  coup  d'(eil  d'ensemble 
sur<'j»;es  les  opinions  gallicanes,  pour  discerner,  de 
celles  qui  restent  plus  ou  moins  probables  et  facul- 
tatives, celles  qui  ont  été  condamnées  soit  dans  ce 
concile  œcuménique,  soit  ailleurs,  on  le  trouvera  à 
l'art.  Gallicanisme,  col.  2G8  à  272.  —  Sur  la  notion 
d'iycuinénicité,  voir  Concilks,  col.  5gi  à  Sgi.  —  Sur 
l'œuvre  entière  du  Concile  du  Vatican  pendant  ses 
quelques  mois,  un  rapide  sommaire,  ihid.,  co\.  6i4. 
Ajoutons  seulement  une  bibliographie  : 

1"  Documents  relulifs  au  Concile.  —  Le  recueil  le 
plus  complet  est  l'œuvre  des  PP.  Schnebmann  et 
GnANDKRATH,  S.J.,  publiée  par  celui-ci  en  1892.  C'est 
le  VU"  volume  de  la  Colleclio  Lac  en  si  s. î^ous  en  don- 
nerons un  sommaire,  qui  aidera  à  s'orienter  dans 
l'énorme  in-folio.  —  Den.x'  parties.  —  Les  Actes  et 
décrets  du  Concile,  avec  ceux  <lu  Pape  qui  ont /î/éterfe' 
immédiatement  le  Concile  (convocation,  etc.),  for- 
ment la  [tr^niièrr  et  princi/iale  partie  (5oo  colonnes), 
légalisée  parla  signature  de  l'arehivisle  du  Vatican. 
—  Tout  le  reste  forme  un  immense  Appendice, 
divisé  à  son  tour  en  deux  parties: 

l)  «  Documents  srnodaii.r  t  examinés  au  Concile, 
ou  émanant  des  évêques  comme  Pères  duConcile.  — 
Nous  signalerons  : 

a)  Deux  «  schémas  »  (ou  projets)  (\e  décrets  dogma- 
tiques, préparés  avant  le  Concile,  surtout  par  Fran- 
ZELiN,  avec  de  savantes  notes  exiiliralives.  —  Au 
premier,  la  0  doctrine  catholique  »  dans  ses  princi- 
paux mystères,  et  la  foi  qu'elle  demande,  est  exposée 
et  défendue  «  contre  les  erreurs  modernes  du  rationa- 
lisme »,  col.  507  à  553.  Ce  schéma,  utile  à  consulter, 
fut  rejeté  au  Concile  comme  trop  surchargé  de 
ina.lière  et  d'érudition,  et  linalement  remplacé  par  la 
collaboration  de  Mgr  Dechamps,  de  Mgr  Pib  et   de 


Mgr  Martin  de  Paderborn,  aidés  de  leurs  théolo- 
giens, Mgr  Cay  et  le  P.  Ki  kutgen,  dont  le  1"  travailla 
spécialement  au  piologae,  et  le  second  aux  c7)«/;i<res 
et  canons.hewT  œuvre,  plus  claire  et  plus  simple, fut, 
après  les  corrections  opérées  par  de  nombreux 
amendements,  votée  à  l'unanimité  et  conlirmée  par 
le  Pape  à  la  m"  session  (ou  séance  solennelle). 
C'est  la  Constitution  Dei  Filius,  col.  2^8,  sq.  —  Le 
second  schéma,  De  licclesia  Cliristi,  exjjlique  en 
i5  chapitres  la  nature  et  les  propiiétcs  de  l'Eglise,  et 
les  défend  contre  l'hérésie,  le  schisme,  les  doctrines 
fébrouiennes,  etc.  Le  chap.  xi  roule  sur  «  la  pri- 
mauté du  Pontife  Romain  »,  mais  on  ne  traite  pas  son 
infaillibilité.  Ainsi  Uomea  évité  de  poser  elle-même 
la  question.  Aussi,  quand  de  nombreux  pétition- 
naires eurent  obtenu  de  l'introduire,  on  dut  ajouter 
à  ce  chap.  xi  un  complément  sur  l'infailiihilit:>  : 
complété,  de  la  sorte,  il  devint  plus  tard,  grâce  à 
d'autres  pétitions,  le  chapitre  i"  de  VLJglise  et  de 
fait  le  seul  que  l'on  ait  eu  le  temps  de  voter  à  la 
iv»  Session;  c'est,  après  tous  les  amendements,  la 
Constitution  Pustor  aeterniis,  col.  I182  sq. —  Cf.  1611- 
1710. 

h)  Les  schémas  de  décrets  disciplinaires,  préparés 
avant  le  Concile  par  des  évêques  et  d^s  canonistes. 
Bien  que  discutés  et  amendés  au  Concile,  ils  n'arri- 
vèrent pas  à  terme.  Col.  G^i-ôg'i.  <;f.  i^/Sg-i^/JG. 

c)  Les  procès-verbaux  très  sommaires  des  8g 
«  congrégations  générales  »,  où  furent  discutés  tous 
ces  schémas  dogmatiques  et  disciplinaires.  (Ces 
séances  (•éneraies:  i.  en  ce  qu'elles  réunissaient  tuas 
les  Pères,  différaient  des  spéciales,  où  délibéraient 
quelques-uns;  2.  en  ce  que  le  public  n'y  était  pas 
admis,  elles  dilïéraient  des  Sessions,  ou  séances 
solennelles.)  Co\.  ^oy-^G/i. 

d)  Divers  postulats  (pétitions  ou  mémoires),  pré- 
sentés au  Concile  avant  ou  pendant  sa  tenue  par 
des  évêques  ou  groupes  d'évéques,  col.  'j68-ioo4.  Cf. 
■7^17- '7^2.  --  Plusieurs  des  mesures  ou  réformes 
ainsi  demandées  ont  été  depuis  réalisées  i)ar  les 
Papes:  par  exemple,  saint  Joseph  patron  de  l'Eglise; 
saint  François  de  Sales  Docteur  (Pie  IX);  condamna- 
tion del'ontologisme,  revision  de  l'Index  (LkonXIII); 
question  du  mariage  chrétien  (Liio.N  XllI  et  Pif,  X); 
extension  et  études  des  grands  séminaires,  réforme 
du  bréviaire  (Pie  X)  ;  codilication  du  droit  canon 
(Pie  X  et  Hknoit  XV).  —  Signalons  ce  qui  regarde 
l'iiifaillihilit';  :  —  les  nombreuses  pétitions  d'évéques 
pour  la  délinilion;  pour  que  cette  question  vienne, 
et  vienne  à  temps;  avec  les  contre-pétitions  de  la 
minorité,  qui  juge  la  délinition  inopportune;  col. 
923-993.  On  ajoute  l'adhésion  finale  de  tous  les  évê- 
ques opposants,  plus  ou  moins  prompte,  après  le 
décret  conciliaire,  993-1004. 

a)  «  Documents  historiijues  »  autres  que  les  précé- 
dents; ils  n'ont  pas  un  lien //Hmérf/(i<  avec  le  Concile, 
et  n'y  sont  pas  discutés  par  les  Pères.  La  [)lupart 
montrent  l'action  du  dehors  et  l'agitation  dans  tous 
les  milieux  à  l'occasion  du  Concile;  l'attitude  syra- 
patliii|ue,  indifférente,  ou  plus  souvent  hostile  des 
princes  et  de  leurs  ministres, des  sclii'^maliques  orien- 
taux et  des  protestants  auxquels  Pie  IX  avait  écrit 
avant  le  Concile;  les  polémiques  entre  catholiques 
dans  les  journaux,  brochures,  livres,  etc.  —  L'infailli- 
hililé  y  tient  une  grande  place.  —  Deux  sections 
principales  : 

P/'emière  section.  Documents  sur  la  préparation 
romaine  du  Concile,  soit  éloignée,  soit  prochaine. 
Création  d'une  commission  centrale  directrice,  et  de 
cinq  commissions  spéciales  qu'elle  dirigera,  et  dont 
on  prend  les  membres  soit  à  Rome,  soit  à  l'étranger. 
Délibérations  sur  les  méthodes  à  suivre, etc. Col.  loiS- 
1109.  —  Cette   section  (et  une  bonne   partie  de  la 


1531 


PAPAUTE 


1532 


suivante)  emprunte  beaucoup  à  l'ouvrage,  si  riche  de 
documents,  de  Mgr  Ckcconi,  Histoire  du  conc.  du 
Vatican  (ou  plutôt  de  ses /7re7/m!/iai/e5);  trad.  fr., 
Paris,   1887,  4  vol.  8°. 

Seconde  section.  Documents  sur  les  mou\'ements 
religieux  el  politiques  excités  à  l'occasion  du  Concile 
l'H  diiers  milieux  : 

a)  Milieux  non  catholiques  :  Orientaux  non  unis, 
col.  1 1 10-1 123.  —  Protestants,  1123-11^6  ;  cf.  1809.  — 
Libres  penseuis  et  leur  «  anti-concile  »,  maçons, 
ia54-i  aôy. 

b)  Milieux  catholiques  :  Polémiques  et  manifesta- 
tions diverses  avant  et  pendant  le  Concile  :  En 
France,  11 46- 11 76.  Suite  :  i259-i3o6  ;  i3i6-i47  i.  —  En 
Allemagne:  1  i^S-iigg.  Suite  :  i47i-i5i2. — En  An- 
gleterre :  i5i3-i5i7. 

c)  Altitude  et  action  des  gom'ernements,  surtout  en 
France  et  en  Allemagne.  Col.  11991263.  Suite  :  lo^ô- 
1607  ;  17151738  (après  le  Concile). 

2°  Récits  historiques  sur  le  Concile. 

a)  Histoire  étendue  et  complète.  —  La  plus  exacte, 
puisée  aux  archives  du  Vatican,  est  l'œuvre  de 
Ghandkratii,  IJist.  du  Conc.  du  Vatican,  3  forts  vo- 
lumes, le  dernier  édité  en  1903  par  le  P.  Conrad 
Kincii;trad.  fr., Bruxelles,  Dewitt,  igoS-191  3,5  vol. 8", 
et  6'  vol.  supplémentaire.  Appendices  et  Documents, 
1919.  La  question  de  Vin/aillitiilité  occupe  tout  le 
tome  lU  (trad.   fr.,  IV  et  V  vol.). 

//)  Jiécit  sommaire.  —  Un  récit  substantiel,  exact 
el  concis, est  donné  par  le  P.  KincH,  en  anglais,  dans 
la  Cntholic  Encyclopedia  de  New-York,  art.  Vatican 
Couiicil  (i  '4  colonnes), 

c)  Récits  apologétiques.  —  Les  fausses  idées  circu- 
lant sur  le  Concile  en  Angleterre  inspirèrent  au  car- 
dinal Manning  son  Histoire  i'raie  du  Con:ile  du  Va- 
tican, 1877,  d'abord  parue  en  articles  dans  une 
grande  revue  de  Londres;  trad.  fr.,  Paris  (et 
Bruxelles),  s.  d.,  I  vol.  8'.  L'infaillibilité  y  esilrailée 
pp.  60-81,  et  pp.  90  i36  (lin  du  livre).  —  Pour  l'ins- 
truction des  catholiques  d'Allemagne,  où  l'on  atta- 
quait le  caractère  t'raioient  œcuménique  du  Concile, 
un  récit  de  toute  la  procédure  (en  regard  d'autres 
conciles  généraux)  depuis  la  convocation,  la  compo- 
sition des  commissions  et  les  divers  règlements, 
jusqu'aux  débats  des  congrégations  générales  el  au 
vote  linal  de  l'infaillibilité,  fut  écrit  en  187  t  par  le 
secrétaire  général  du  Concile,  Mgr  Fbssler  (•{•  1872), 
Le  Concile  du  Vatican,  trad.fr.,  Paris,  1877,  i  vol.  8°. 
—  Pour  la  France,  si^rnalons  (malgré  des  erreurs  plus 
ou  moins  excusables).  Emile  Ollivikr,  L'Eglise  et 
l'Etat  au  cow.  du  Vat.,  Paris,  1879,  2  vol.  8";  il  re- 
m-t  au  point  certains  préjugés  contre  le  Concile.  Et, 
plus  court  et  plus  exact,  l'ouvrage  du  P.  Gustave 
Neyron,  L.  '  gouvernement  de  l'Eglise,  Paris,  1919, 
Appendice,  Le  concile  du  Vatican  et  son  œuvre, 
pp.  258-323. 

IV.  _  RÉCAPITVLATION  DES  PREUVES  DE 
L'INFAILLIBILITÉ  DU  PAPE,  ET  DES  PRIN- 
CIPALES OBJECTIONS. 

1°  Les  preuves  scripturaires  reposent  sur  deux 
textes  principaux  .1/^,  xvi,  i7sqq.  et /^c,  xxii,  3i-32, 
étudiés  ci-dessus,  col.   1 334- 13*^7. 

Pour  la  tridition  des  Pères,  voir  col.  i372-i388. 

Il  convient  d'aji>uter  ici  quelques  notes  pour  con- 
staler  la  lidélité  de  la  théologie  scolastiqua,  en  son 
ftge  d'or,  à  cette  anti(jue  tradition. 

a)  S.  Thomas.  Déjà,  traitant  du  gouvernement  de 
l'Eglise  et  "le  sa  fnrm-^  monarchique,  il  parle  en  passant 
de  1  infaillibilité  :  «  Il  faut  que  tons  les  âdèles  soient 
d'accord  sur  la  loi.   Mais   sur  les  ch'>ses  de  foi  il  s'élève 


des  controTerses,  et  par  le  désaccord  des  opinions  1  Eglise 
serait  divisée,  si  elle  n'était  sauvegardée  dans  son  unité 
par  la  sentence  d'un  seul,  n  Et  il  cite  les  textes  ci-dessus 
do  S  .Vlaltliieu  et  de  S.  Luc;  Sifnima  coni.  Cent.,  1.  IV, 
cil.  76.  —  Il  traite  directement  et  cl.iirement  de  l'infailli- 
bilité du  pape  dans  \&.Summa  theol.,  lia  llae,  q,  1,  a.  10, 
passage  le  plus  connu. —  Et  dans  VOpnscule  VII,  De sym- 
bûto  apostotorum,  éd.  de  Parme,  t.  XVI,  p.  148,  il  con- 
clut du  texte  de  S.  Matthieu  que  ((  seule  l'Egliae  de 
Pierre  (auquel,  diins  la  dispersion  des  apôtres,  est  échue 
l'Italie)  a  élé  toujours  ferme  dans  la  foi,  tandis  qu  ailleurs 
la  foi  manque,  ou  est  mêlée  de  beaucoup  d'erreurs  ;  rien 
d'étonnant, puisque  N.-S.  a  dit  à  Pierre  :  J'ai  prié  pour  toi, 
afin  que  la  foi  ne  défaille  point  ».  Un  passage  semblable 
se  trouve  dans  son  Commentaire  de  S.  Matthieu,  ch,  XTi. 
sur  les  mots  :  Super  hanc  petram. —  Ibid.,  t.  X,  p.   155. 

C'est  donc  sur  nos  deux  textes  d'Evangile  et  leurs 
déductions  logiques,  ainsi  que  sur  des  faits  et  sur  la  tra- 
dition générale  et  constante  venue  jusqu'à  lui,  que  le 
S.  Docteur  base  le  privilège  du  Pape.  Que  dans  son  opus- 
cule Contra  errores  Graecorum  il  cite  quelque  texte  de  Père 
grec  aujourd'hui  regardé  comute apocryphe,  cette  polémi- 
que moins  heureuse  en  faveur  de  l'infaillibilité  n'e>l  point 
le  fondement  de  la  croyance  de  S.  Thomas,  mais  un  acci- 
dent négligeable.  —  Les  témoignages  du  saint  ont  été 
discutés,  pendant  le  concile  du  Vatican,  par  le  Dominicain 
BiANcHi.  De  constîlutinne  rnonarchica  Ecctesiae  et  de 
tnfatlibiUtale  R.  Pontificis  juxta  S.  Thomam,  etc.  Rome 
1870;  voir  surtout  p.  35  sq, 

b)  S.  B0N.VVENTUKE  a  été  étu  lié  de  même  par  le  Fran- 
ciscain Louis  de  Gastkoplamo.  Sernphlcns  Dncfor  Hona- 
ventura,  etc.  ,Rome  1874  .  11  rappelle  son  rôle  au  IP  Concile 
de  Lyon,  p.  3*)  sq,  î'31  sq.  Au  témoignage  de  Sixte  IV, 
il  ((  présidait  le  Concile  i)  c'est-à-dire  les  séances  privées, 
préparait  les  décrets,  était  l'àme  de  la  grande  assemblée. 
Chargé  par  Grégoire  X  de  ramener  à  l'unité  les  évèques 
grecs  et  Michel  leur  empereur,  il  a  eu  sa  j»art  dans  la  pro- 
fession de  foi  que  Michel  Paléologue  souscrivit  alors  et 
envoya  au  Pape,  où  il  est  dit,  à  propos  de  la  primauté  do 
l'Eglise  de  Rome  sur  toutes  les  autres,  que  «  s'il  s'élève 
des  controverses  sur  la  foi,  c'est  à  son  jugement  de  les 
défînii'  ».  D.  B.,  466;  témoignage  invoque  pour  l'infailli- 
bilit'^  pontificale  par  le  Concile  du  Vatican,  D.  B.,  1834. 
.\jnutons  deux  témoif^nages  directs  du  Saint.  S')n  plus 
célèbi-e  ouvrage,  dans  la  lutte  eng.igée  par  l'Université  de 
Paris  contre  les  Ordr-es  mendiants,  est  le  long  <i  Opus- 
cule ))  intitulé  .ipotoifia  pauperum .  Ce  qu'il  reproche  avant 
tout  (l'h.  1er)  au  «  cah>mniateur  »  universitaire,  c'est  de 
reprendre  en  sous-œuvre  le  livre  de  Guillaume  de 
St-Amour, condamné  par  le  St-Siège  une  quinzaine  d'an- 
nées auparavant.  Si,  du  temps  d'un  sacerdoce  figuratif, 
dit-il,  il  était  interdit  sous  la  peine  la  plus  terrible  de 
s'écarter  de  la  sentence  du  grand  prêtre  {Dénier.,  xvii, 
8-1-)  —  H  ;\  plus  forte  raison,  maintenant  que  la  figure  a 
fait  place  à  la  vérité  et  que  le  Cbrist,dans  l'abondance  de 
ses  grâces,  a  donné  îi  son  vicaire  la  plénitude  de  la  puis- 
sance, c'est  un  mal  intolérahle  de  dogmatiser  contrairement 
à  sa  définition  en  matière  de  foi  ou  de  mœurs,  en  approu- 
vant ce  qu'il  réprouve,  en  rebâtissant  ce  qu'il  détruit,  en 
défendant  ce  qu'il  condamne,  )>  Opéra  S.  B.ïnavent..  éd  . 
critique  de  Quaracchi,  t.  VIII,  p.  235.  —  D^ns  le  prologue 
d'un  autre  Opuscule,  Expositio  super  regulam  FF.  Mino- 
rum,  il  dit  contre  les  mêmes  adversaires  :  «  Quand  le  Sou- 
verain Pontife  'léclare  ^pi'il  a  confirmé  cette  Règle  parce 
qu'elle  est  pieuse  et  bonne,  ils  sont  impies  ceux  qui, 
s'écartant  du  jugement  du  Siège  .ipostolique,  disent  que 
cette  Règle  ne  peut  être  observée,  et  par  conséquent  con- 
tient quelque  chose  d'impie.  Garce  sont  des  h'^rètiques  et 
des  scbismatiques  ))  etc.  Tome  cite',  p.  392.  Cf.  Ludov. 
DE  Castropl.,  op.  cil.,  p.  343  sq. 

2"  Objections 

i)  Récapitulation  des  nombreuses  objections  tou- 
chées au  cours  de  cet  art'cle. 

A.  —  Beaucoup  d'objections  proviennent  de  faus- 
ses idées  sur  la  nature  ou  l'extension  de  l'infaillibi- 
lité définie  en  1870. 

a)  On  l'exagère  en  la  confondant  avec  des  privi- 
lèges d'une  autre  nature,  ou  plus  grands,  ou  même 
exorbitants.  —  En  réponse,  nous  avons  énuméréces 
privilèges    si    différents,    et  montré    par    les   Actes 


1533 


PAPES  D'AVIGNON 


1534 


mêmes  du   Concile   ce  que  l'infaillibilité  n'est  pas; 
voir  col.  i/|3i,  sq. 

h)  On  exagère  son  extension,  en  ne  remarquant 
pas  toutes  les  conditions  restrictii'es  mises  dans  la 
délinition  conciliaire  pour  déterminer  le  cas  où  le 
Pontife  parle  ex  cathedra  et  est  infaillible.  —  En 
réponse,  nous  avons  énuméré  et  précisé  ces  condi- 
tions, d'après  le  sens  théologique  des  termes  et  les 
Actes  même  du  concile,  col.  i^a^.sq. —  C'est  contre  une 
telle  exagération  que  Mgr  Fessler,  évêque  aulricliien 
et  secrétaire  général  du  Concile,  écrivit  en  1871  une 
brochure,  qui  eut  en  Allemagne  de  bons  résultats, 
comme  d'éclairer  l'illustre  Mgr  Hefele  et  de  l'amener 
à  se  soumettre  publiquement  à  la  délinition  du  Vati- 
can ;  /ai  vraie  et  la  fausse  infailtiliilité  des  Papes, 
Irad.  fr.,  Paris,  iS^S.  C'était  la  réponse  à  un  ouvrage 
du  D''  ScnuLTK,  où  ce  professeur  de  Prague  avait 
amassé  une  foule  d'anciens  documents  ou  actes  pon- 
tificaux, de  préférence  ceux  qui  étaient  désagréables 
pour  tel  pays  ou  tels  princes  (comme  la  déposition 
de  deux  empereurs  d'Allemagne),  et  ameutait  ainsi  les 
esprits  contre  l'infaillibilité  délinie  au  Vatican,  pré- 
tendant qu'elle  couvrait  tout  cela,  et  même  les  opi- 
nions privées  et  bizarres  de  certains  Papes,  et  forçait 
les  consciences  à  faire  sur  tout  cela  des  actes  de  foi. 
Mgr  Fkssler,  en  libérant  là-dessus  les  consciences 
avec  approbation  du  Pape  et  de  l'épiscopal,  excita 
dans  le  camp  opposé  à  l'infaillibité  un  concert  de  cris 
d'indignation,  a  Et  pourquoi?  dit-il.  Parce  que  j'ai 
osé  soutenir  que  la  délinition  du  concile  du  Vatican 
n'a  aucunement  l'étendue  ni  la  portée  presque  sans 
bornes  que  ses  adversaires  voudraient  lui  attribuer... 
L'ennemi  a  besoin  de  se  créer  d'abord  des  moulins  à 
vent  pour  les  comljattre  ensuite  comme  d'effroyables 
géants.  »  Préface  de  son  autre  ouvrage  déjà  cité. 
Le  concile  du  Vatican.  Ce  prélat  a  pourtant  commis 
en  passant  une  erreur  sur  l'objet  secondaire  de  l  in- 
faillibilité ;  voir  L.  CnouPiN,  cité  par  nous,  col.  1 426. 

c)  On  a  exagéré  enfin  parfois  la  clarté,  la  préci- 
sion désirable  dans  une  délinition  pontificale,  et  qui 
s'y  trouve  plus  ordinairement  ;  on  avait  pour  but  de 
rejeter  les  condamnations  des  Papes,  par  exemple 
contre  les  jansénistes,  sur  les  matières  obscures  et 
dilliciles  de  la  grâce  (voir  ce  que  nous  avons  remar- 
qué sur  le  synode  de  Pistoie,  col.  1607,  i5o8)  —  ou 
de  se  plaindre  quand  on  voit  les  théologiens,  les 
canonisles  liviscs  entre  eux  sur  le  sens  d'un  docu- 
ment pontilical,  ou  même  sur  sa  valeur  (est-il  ex 
cathedra  ').  Ainsi  qu'on  le  fit  remarquer  au  Concile, 
on  aurait  pu  appliquer  les  mêmes  critiques  à  bien 
des  décrets  des  Conciles  œcuméniques  les  plus  res- 
pectés; et  en  face  d'une  controverse  sérieuse  sur  le 
sens  ou  la  valeur  d'un  document  pontilical,  on  aura 
à  appliquer  les  mêmes  règles  pratiques  qui  sont  usi- 
tées depuis  longtemps  pour  les  documents  conci- 
liaires, alin  de  savoir  s'ils  obligent  à  croire. 

B.  —  On  a  objecté  que  les  conciles  œcuméniques 
sont  nécessaires,  et  que  la  définition  de  l'infaillibilité 
pontificale  les  rend  inutiles,  changeant  ainsi  la 
constitution  de  l'Eglise.  —  Voircette  dilTiculté  expli- 
quée au  Concile  par  le  rapporteur,  .Icta,  col.  897. 

Jié/ionse.  a)  Les  conciles  n'ont  pas  une  nécessité 
absolue,  et  ne  sont  pas  dan-i  l'Eglise  un  élément 
constitutif  ordinaire,  bien  qu'ils  soient  très  utiles, 
et  parfois  relativement  nécessaires  :  voir  Conciles, 
col.  f)o'j-6io.  —  Nous  avons  vu,  sur  leur  nécessité, 
l'exagération  des  parlementaires,  se  mêlant  de  con- 
damner des  thèses  de  théologie,  col.  1.158,  sq.,  ^|53. 

h)  La  définition  de  iS'jo  n'ôte  aux  Conciles  ni  leur 
utilité,  ni  leur  nécessité  relative  «  Ils  ne  sont  pas 
nécessaires  pour  connaître  la  vérité,  disait  le  rap- 
porteur, mais  pour  réprimer  les  erreurs.  Quand  les 
erreurs    grandissantes   mettaient   la    chrétienté    en 


péril,  alors  l'Eglise  catholique  leur  a  opposé  le 
jugement  le  plus  solennel.  Oi'  le  jugement  le  plus 
solennel,  en  matière  doctrinale  sur  la  foi  et  les 
mœurs,  est  et  sera  toujours  le  jugement  du  concile 
œcuménique,  où  le  Pape  juge  avec  les  évêques  du 
monde  catholique,  ses  assesseurs  au  même  tribu- 
nal. »  Jeta,  ibid. 

<•)  Mais  on  insiste,  en  disant  que,  le  Pape  déclaré 
infaillible,  les  conciles  généraux  ne  seront  plus 
libres,  et  les  évêques  ne  seront  pas  de  vrais  juges. 
—  Le  rapporteur  répond  qu'ils  seront  libres  comme 
auparavant, surtoutquand  le  Pape  n'a  fait  paravance 
aucune  délinition  dogmatique  sur  la  (|ueslion,  et 
leur  laisse  ainsi  pleine  et  entière  liberté  de  juger. 
Et  même  dans  le  cas  d'une  définition  préalable  du 
Pape,  ils  peuvent  avoir  encore  un  vrai  jugement 
avec  une  certaine  liberté,  comme  le  prouve  le  fait 
du  IIP  concile  de  Constantinople,  précédé  par  la 
lettre  dogmatique  d'Agathon,  Ibid.  —  Du  reste,  le 
cas  est  semblable,  quand  un  Concile  est  obligé  de 
juger  de  nouveau  une  question  déjà  jugée  dogmati- 
quement par  un  autre  concile  œcuménique,  et  rame- 
née par  des  hérétiques  sous  des  termes  un  peu 
différents.  —  Voir  aussi  ce  que  nous  avons  dit, avec 
Fénelon,sur  lejugement  des  évêques,  le  Pape  s'étant 
déjà  prononcé,  col.  1^83,  sq. 

C.  —  On  a  objecté  ce  fait,  que  la  Providence  ait 
permis  que  la  doctrine  de  l'infaillibilité  fût  libre- 
ment disculée  et  librement  niée  dans  l'Eglise  pen- 
dant tant  de  siècles  :  fait  inexplicable,  si  cette  doc^ 
trine  (comme  le  disent  ses  défenseurs)  était  non 
seulement  révélée,  mais  à  la  base  de  tout  magistère 
infaillible  dans  l'Eglise,  et  de  toute  conservation  de  la 
foi.  —  C'est  la  principale  objection  de  Bossuet, 
renouvelée  de  nos  jours. —  Voir  col.  1^68,  sq. 

D.  —  On  a  objecté,  comme  contraires  à  l'infailli- 
bilité, les  textes  de  nombreux  théologiens  (nous- 
même  avons  cité  Stapleton,  col.  1^43,  etc.) 
d'iNNor.KNT  III  lui-même  et  du  droit  canonique, 
admettant  que  le  Pape  peut  être  liérétit/ue.  —  Bé- 
ponse  :  Il  s'agit  du  Pape  comme  personne  privée,  et 
non  pas  dans  une  définition;  voir  col.  i44'- 

Sans  doute,  il  existe  une  opinion  de  Picnius  au 
temps  du  concile  de  Trente,  et  plus  tard  de  Bellar- 
MiN,  estimant  que  la  Providence  n'a  jamais  permis 
et  ue  permettrci  jamais  cette  faute  dans  un  Pape, 
même  comme  personne  privée.  —  Mais  c'est  là  une 
pieuse  croyance  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  'e 
dogme  de  l'infaillibilité  pontificale.  Au  concile  du 
Vatican,  le  rapporteur  se  plaignit  que  la  minorité 
attribuât  à  la  commission  l'intention  de  vouloir  faire 
définir  cela;  il  cite  les  paroles  de  Bellarmin  lui- 
même,  qui  dit  de  l'opinion  émise  pour  la  première 
fois  par  Albert  Pighius  :  Probabile  est,  pieque  credi 
potest.  tandis  qu'il  appelle  notre  doctrine  de  l'iu- 
faillibilité  iiontiUcale  seiitentiam  contniunissimani  et 
veram  (voir  col.  i445).  Acta,  col.  l\ob,  4o6. 

2.  Ohji'Ltions  historiques  les  plus  connues. 

Elles  sont  traitées  en  d'autres  endroits  du  Dic- 
tionnaire. Voir  articles  Galilée.  HoNonius.  Libère. 
Orioénismk.   Vigile. 

Stéiibane  Harent,  S.  l. 

PAPES  D'AVIGNON.  —  On  désigne  sons  ce 
titre  les  souverains  pontifes  qui  siégèrent  eu  Avi- 
gnon, de  façon  plus  ou  moins  continue,  de  i3o5  à 
1878.  Au  nombre  de  sept,  ils  eurent  nom  Clément  V- 
(i3o5-i3i4),  Jean  XXII  (i3i6-i334),  Benoit  Xll  (i334- 
1342),  Clément  VI  (i342-i352).  Innocent  VI  (i352) 
i362).  Urbain  V  (i3.'i2-i370),  Grégoire  XI  (1370-1878. 
Jusqu'ici  les  historiens,  sauf  de  rares  exceptions, 
n'en  ont  guère  parlé  que  pour  en  médire.  A  tous  on 


1536 


PAPES  D'AVIGNON 


1536 


a  fait  un  crime  d'avoir  séjourné  hors  de  Rome  ou,  à 
tout  le  moins,  hors  d'Italie.  On  leur  a  reproché 
leur  servilisine  à  l'égard  des  rois  de  Fiance,  leur 
népotisme,  leur  luxe,  leurs  dérèglements  moraux, 
leur  Uscalité.  J'examinerai  tour  à  tour  cliacune  des 
accusations  émises  contre  eux  et  m'elForcerai  d't'ta- 
blir  si  elles  sont  oui  ou  non  jusliliées.  l.  L'étahlis- 
sement  du  Sainl-Siège  en  Avignun.  —  II.  Le  seivt- 
lisme  des  Pipes  d'Ayi^non  à  l'égard  des  rois  de 
France.  —  III.  Le  népotisme  n  la  cour  d' Avignon.  — 
IV.  Le  luxe  à  ta  cour  d'Avignon.  —  V.  Les  mœurs 
à  la  cour  d'Avignon.  —  VI.  La  fiscalité  des  Papes 
d'Avignon. 

I.  L'établissement  du  Saint-Siège  en  Avignon. 
—  a)  Ctirrictère.  —  Depuis  Plah.na,  semble-l-il,  la 
généralité  des  auteurs  non-français  ont  laissé  en- 
tendre que  le  séjour  de  la  papaulé  hors  de  R  ime  l'ut 
un  fait  inouï,  voire  «  un  scandale  "  dans  les  annales 
de  l'Eglise. Cependant,  tout  évèques  de  Home  i(u'ils 
étaient,  un  grand  nombre  de  papes  furent  élus  et 
couronnés  ailleurs  qu'à  Rome,  gouvernèrent  le 
monde  d'ailleurs  que  de  Rome.  .-Vu  cours  de  la  der- 
nière moitié  du  xiii"  siècle,  la  turbulence  de  leurs 
sujets  rend  impossible  le  séjour  de  l.i  Vill,^  éternelle 
aux  papes,  et  les  force  à  émigrer,  à  tel  point  <|ue 
leur  séjour  à  Rome  devient  exceptionnel.  La  cour 
pontificale  a  déserté  Rome,  et  le  pape,  transportant 
ailleurs  sa  personne  sacrée, peut  relire  avec  justice  le 
mot  fameux  :  «  Rome  n'est  plus  dans  Rome  ;  elle 
est  toute  où  je  suis.  » 

Rien  n'est  plus  suggestif  à  cet  égard  que  le  tracé 
de  l'itinéraire  des  papes  durant  tout  le  deuii-siècle 
qui  précède  l'inslallalion  en  Avignon.  Après  cinq 
mois  et  quelques  jours  de  séjour  à  Roui'»,  où  il  se 
trouve  aussi  peu  libre  que  possible  et  entravé  dans 
son  autorité  par  les  puissantes  maisons  féodales  ipii 
se  disputent  le  pouvoir,  Benoît  XI  (iJo3  i3u/4)  part 
pour  Pérouse,  où  il  meurt.  .Suivaul  le  chronic)ueur 
Ferreto  Fkrrbti  de  Vicence,  il  songeait  à  s'établir 
d'une  manière  indélinie  en  Lombardie  (Muratoki, 
Beruni /tiilicarum  scriptores,  l.  XI,  col.  1012).  Avant 
lui,Boniface  VUI  (lag^-iSoS)  est  bien  moins  souvent 
au  Latran  qu'à  .\nagni,Oi'Vieto,  Velletri.  (^élestin  V 
(iay4)  ne  vit  pas  Rome:  élu  à  Pérouse.  couronné  à 
Aquila,  il  va  à  Solraona,  à  Capoue,  à  Naple-,  d'où 
est  datée  sa  renonciation.  Xicolas  IV  (i28-i-r-292).élu 
à  Rome,  réside  parfois  à  Sainte-Marie  .Majeure;  mais 
il  habileordinairemenl  Rieti  et  Orvieto.  H.inoriuslV 
(1285-1.J87),  après  son  élection  à  Pérouse,  se  plaît  à 
Sainte-Sabine  ;  ce  n'e.-;t  qu'au  fort  des  chaleurs  de 
l'été  qu'il  se  réfugiée  Tivoli, à  Palombaïa.  .MarlinlV 
(i28i-ia85),  un  Français,  élu  à  Viterbe,  ubi  tune 
residelnit  romann  curia,  ne  sort  point  delà  Toscane, 
nide  l'Ombrie.  Nicolas  111  (1279- r  .>So),  élu  lui  aussi 
à  Viterbe,  est  couronné  par  extraordinaire  à  Rome; 
il  se  partage  entre  celle  ville,  Sulri,  Velralla  et  Vi- 
terbe. Jean  XXI  (1276-1277)  ne  quitta  p.is  Viterbe,  où 
il  avait  été  élu  et  où  il  mourut,  enseveli  sous  les 
murs  de  son  palais. Innocent  V  et  Hadrien  V  ne  font 
que  pas-er  sur  le  trône  pontifical  au  cours  des  six 
premiers  mois  de  l'année  1276.  .\près  avoir  séjourné 
deux  mois  à  Rome,  Grégoire  X  (1271-127(3)  se  rend 
à  Orvielo,  puis  en  France,  où  il  réunit  à  Lj'ou  le 
xiv  concile  œcuménique.  S'il  reprend  iecheuiin  de 
rilalie,  c'est  à  petites  étapes,  avec  des  arrêts  multi- 
pliés dans  «  la  douce  terre  de  Provence  »  Il  passe 
àOrange,  à  Beaucaire.à  Valence,  revient  à  Vienne 
pour  regagnerl'Italieparla  Suisse, et  meurtà.\rezzo. 
Le  Français  Clément  IV  (1265-1268)  ne  signe  pas  un 
seul  acte  de  Rome  ;  ilvaà  Pérouse,  .\ssi,se,  Orvieto, 
Montefiascone,  Viterbe.  Urbain  IV  (i26i-i26'i),  un 
Français  encore,    n'a  que  trois  résidences  :  Viterbe, 


Monteliascone,  Orvieto;  il  meurt  en  litière,  sur  la 
route  d'Orvielo  à  Pérouse.  Elu  et  couronné  à  Naples, 
.\lexandre  IV  (125/1-1261)  affectionne  .\nagni,  Viterbe  ; 
au  début  et  an  terme  de  son  pontilical,  il  demeure 
quelques  mois  au  Latran  et  exi>ire  à  Viterbe.  Inno- 
cent IV (124^-125^),  cntin,  élu  et  consacré  à  .\nagni, 
ne  passe  à  Rome  que  de  courts  moments  ;  il  est  obligé 
de  fuir  devant  Frédéric  II  et  de  se  réfugier  à  Lyon 
de  12/(4  à  12,^1;  qua:Kl  il  rentre  en  Italie,  c'est  pour 
s'installer  dans  la  tranquille  Ombiie.puis  à  Naples, 
où  il  meurt  (Potthast,  Regesta  pontifictim  roiii.ino- 
rum,  Berlin,  1871-1875,  passim,  et  les  registres  des 
papes  du  xiii  siècle,  publiés  par  les  élèves  de  l'Ecole 
française  de  Rome). 

Il  serait  encore  facile  de  remonter  plus  liant  dans 
l'hisloire.  Grégoire  IX  (1227-1241),  qui  ri  gna  envi- 
ron quatorze  ans,  en  passa  plus  de  huit  hors  de 
Rome.  En  120g,  l'incoustance  des  Romains  poussa 
vraisemblablement  Innocent  III  à  établir  les  bases 
d'un  Etal  ecclésiastique  au  delà  des  .\lpes.  lîn  vertu 
d'une  convention  passée  avec  Raymond  VI  de  Tou- 
louse, le  Saint-Siège  reçut  en  Provence  sept  châteaux 
comme  gage  de  la  conversion  du  comte.  Celui-ci 
ayant  embrassé  à  nouveau  l'erreur  albigeoise,  les 
sept  châteaux  échurent  à  l'Eglise  romaine,  qui  les 
céda  plus  tard  à  Rayinoml  VU,  en  échange  du  Goiu- 
lat-Venaissin  (22  avril  1329);  cf.  Hi:Fia.B-I^ii(;LKHc.Q, 
Ustoire  des  conciles,  Paris,  I9i3,  t.  V,  2'  partie, 
p.  1281,  1396,  1492.  D  août  1099  à  janvier  iiy8,  le  S  liut- 
Siège  resta  55  ans  et  quehjues  mois  hors  de  Home, 
et  8  ans  et  demi  en  France.  En  résumé, comme  on 
l'a  calculé,  «  de  1100  à  i3o4,  soit  204  ans,  les  papes 
sont  demeurés  121  ans  hors  de  Rome,  et  82  ans  dans 
Rome:  soit  une  dilférence  de  4o  ans  en  faveur  de 
l'absence  »;  cf.  L.  Gav'et,  Le  Grand  Schisme  d'Occi- 
dent, Florence,  1889,  p.  3. 

Ainsi,  l'établissement  de  la  papaulé  hors  des 
murs  de  Rome,  au  xiv°  siècle,  ne  constitue  pas  une 
révolution  inouie;  il  est  la  conséquence  naturelle 
d'une  longue  suite  de  circonstances  et  d'évéuenic-iits. 
Ce  qui  est  vraiment  extraordinaire  et  sans  précé- 
dent, c'est  le  séjour  prolongé  hors  d'Italie.  Cher- 
chons-en les  causes. 

b)  Causes  de  rétablissement  du  Saint-Sii'ge  en 
Av'gnon.  —  Le  chroniqueur  Ptolrmke  db  Licquks  a 
rapporté  qu'aussitôt  élu  pape,  Bertrand  de  Got, 
archevêque  de  Bordeaux,  »  délibéra  de  lixer  sa  ré- 
sidence dans  le  Comtal-Venaissin  et  de  ne  jamais 
passer  outre-monts  »;  cf.  Baluzk  Mollat,  l'ilne  Pa- 
parum  Aveniunciisium,  Paris,  1917,  t.  I,  p.  a'i.  Il  a 
commis  une  méprise.  Certes,  les  lettres  des  cardi- 
naux, nolilianl  l'élection,  étaient  plutôt  rédigées  de 
façon  à  détourner  Clément  V  de  l'Italie.  Elles  dé- 
Iieignaient  ce  pays  comme  livré  à  l'anarchie  et  les 
Etals  de  l'Eglise  comme  ruinés  par  la  guerre 
(.Mansi.  Concdinrnm  nova  et  amplissini'i  coUectio, 
t.  XXV,  col.  127)  Malgré  cela,  le  Pape  annonça  son 
intention  de  gagner  l'Italie  dès  que  la  paix  aurait 
été  conclue  entre  les  rois  d'Angleterre  et  de  France, 
et  la  Cioisade  organisée.  Il  fixa  le  lieu  <le  son  cou- 
ronnement en  terre  d'Empiie.en  Oaupliiné.à  Vienne, 
ville  située  sur  la  route  d'Italie  (lettre  du  2Ô  aoùl  i3o5, 
dans  C.  Wrnck,  Clemena  V  und  Jleinrich  l'/f, 
Halle,  1882.  p.  169).  -A.  son  couronnement  il  ii'i^i- 
vita  qu'nn  nombre  restreint  de  cardinaux,  diiix 
évèques,  deux  prêtres  et  d^ux  diacres  (dépèihe 
adressée  an  roi  d'.\i'agon,  dans  H.  Finkk,  Acta  .Ira- 
gonensin.  Munster,  1908,  t.  I,  p.  lyg). 

Si,  par  la  sui:e.  Clément  V  changea  de  projets,  il 
persista  dansson  intention  de  quitter  la  France,  où 
des  circonstances  imprévues  l'avaient  retenu.  En 
l3o6,  Jean  Bnrgundi  écrivait  de  Bordeaux  au  roi 
Jayme  II  d'Aragon  :  a   Le   Pape  signilia  [aux  cardi- 


i37 


PAPES  D'AVIGNON 


1538 


mx]  que  son  intention  était  de  rester  ici  jusqu'au 
octiain  mois  île  mars.  Car  alors  il  licenciera  la 
ur  pour  allfi'  outre-monts  et  se  rencontrera,  à 
'itiers,  avec  le  roi  de  France  alin  de  le  décider  à 
cevoir  la  croix  et  à  consolider  la  paix  entre  lui  et 
roi  d'Angleterre.  Et,  à  partir  de  ce  moment,  ne 
irrêtant  en  aucun  autre  lieu,  ledit  seigneur  Pape 
i  en  Italie  »  ;  H.  Finke,  Papslliim  iind  l'alergait^ 
s  Templerordeiis,  Munster,  1907,  t.  Il,  p.  21-22. 
après  le  même  ambassadeur,  lors  de  l'entrevue  de 
itiers,  en  i3o8,  le  pape  témoigna  à  Philippe  le 
1  sa  joie  de  le  rencontrer,  car  il  avait  le  dessein 
iller  à  Rome  et  de  l'entretenir  avant  son  départ 
.  Fi.NKB,  op.  cit.,  p.  i3'().  Le  11  avril  i3o8,  Clément 
rivait  au  sujet  de  la  restauration  du  ciborium  de 
ulel  majeur  de  Saint-Jean  de  Latran  :  «Avec  la 
àce  de  Dieu,  nous  nous  proposons  de  remettre  le 
•s  célèbre  autel  de  bois,  de  nos  propres  mains,  à 
place  où  il  se  trouvait  »  ;  Ilegestiim  démentis 
pae  F,  Rome,  1884-1892,  n.  3592.  Enfin,  l'année 
ivante,  il  promettait  de  sacrer  lui-même  Henri  VII, 
Rome,  dans  àeux  ans(/tegesliii>i,  n.  43o2).  Glé- 
:nt  V  a  donc  exprimé  à  diverses  reprises,  de  façon 
s  formelle,  son  intention  de  se  rendre  à  Rome, 
urquoi  ne  réalisa-t-il  pas  des  desseins  maintes 
s  exprimés  ? 

5i  le  Pape  fixa  le  lieu  de  son  couronnement  à 
enne  et  non  en  terre  italienne,  ce  fut  afin  d'attirer 
a  cérémonie  les  rois  d'Angleterre  et  de  France,  et  de 
)Cter  de  leur  présence  pour  travailler  à  la  con- 
sion  entre  eux  d'une  paix  définitive.  En  cela,  il 
ilisail  un  projet  cher  àBoniface  VIII,  qui  consis- 
t  à  venir  en  France  pour  régler  le  différend 
nco-anglais(C.  Wbnck,  Clemeiis  V  iind  /leimich 
I,  p.  ^i).  Comme  son  prédécesseur,  Clément  V 
iitjugé  la  croisade  impossible  sans  le  concours 
la  France  et  de  l'Angleterre.  Or,  ce  concours  ne 
avait  être  sollicité  que  le  jour  où  les  deux  pays 
aient  réconciliés.  De  fait,  Clément  V  travailla  avec 
acitéàla  paix.  Il  négocia  le  mariage  d'Isabelle  de 
ince  avec  le  futur  Edouard  II.  Mais,  malgré  ses 
narches,  la  réconciliaticm  linale  ne  s'effectua 
en  i3i2.  Des  fêtes  grandioses  eurent  lieu  àParis, 
Philippe  le  Bel  ainsi  qu'Edouard  lise  croisèrent 
iLLZK-MoLLAT,  Vitiie  Paparum  Avenionensium,  1. 1, 

20-2a). 

cependant  Clément  V  avouait,  le  a8 novembre  i3o6, 
î  les  négociations  de  paix,  fort  avancées  à  cette 
ique,  eussent  pu  être  menées  à  bonne  fin  par  de 
iples  nonces  (C.  Wknck,  op.  cit.,  p.  43).  Aussi 
utres  causes  entravèrent  son  départ  pour   Rome. 

principale  d'entre  elles  fut  la  pression  exercée 
7  la  cour  de  France.  Dès  juillet  et  août  i3o5,  des 
bassadeurs  vinrent  trouver  Clément  V  et  lui  re- 
rent  en  mémoire  le  procès  iulenté  au  feu  Boni- 
e  VIII,  qui  n'était  point  encore  terminé.  Le  Pape, 
I  voulait  en  éviter  la  reprise,  fit  une  concession, 
>sse  de  conséquences.  Il  décréta  que  son  couron- 
nentanrait  lieu  non  plus  à  Vienne,  mais  à  Lyon. 

4  novembre  i3o.5,  la  cérémonie  s'y  effectua  en 
isence  de  Philippe  le  Bel.  Elle  fut  suivie  de  pour- 
■1ers  très  importants.  Le  roi  de  France  insista 
ir  obtenir  la  reprise  du  procès  de  Boniface   VIII. 

convint  d'en  parler  lors  d'une  p''ochaine  entre- 
;.  D'où  la  nécessité   pour  Clément  V  de  remettre 

es  jours  meilleurs  le  départ  pour  l'Italie.  De  Lyon, 
pape  remonta  vers  le  Nord  et  s'arrêta  à  Màcon  et 
lluny,  puis  gagna  le  Languedoc  par  Nevers,  Bour- 

,  Limoges  et  Périgueux.  Une  maladie,   qui  faillit 

coûter  la  vie,  contribua  à  le  retenir  près  d'une 
(lée  dans  le  Bordelais  (mai  i3o6-ra«rs  i3o7)  et  à 
pêcher  la  rencontre  projetée  avec  Philippe  le  Bel 
nr  la  Saint-Michel  de  i3oC.  Quelque  peu    rétabli. 

Tome  III. 


Clément  V  recommença  ses  chevauchées  et  vint  à 
Poitiers  (avril  1309).  Là,  il  ne  put  s'entendre  avec  le 
roi  de  France,  (jui  refusa  de  souscrire  à  tous  les 
compromis  proposés  pour  teriuiner  l'affaire  de  Boni- 
face  VIII.  L'on  se  sépara  sans  avoir  rien  résolu.  Le 
i3  octobre  iSo^j,  se  produisit  un  coup  de  théâtre: 
l'arrestation  en  masse  des  Templiers.  Une  nouvelle 
entrevue  avec  Philippe  le  Bel  devint  nécessaire.  Elle 
eut  lieu  encore  à  Poitiers  (mai-juillet  i3o8).  Mais, 
cette  fois,  le  roi  montra  de  telles  exigences  que  Clé- 
ment V  résolut  d'échapper  à  son  emprise.  Aller  à 
Rome,  il  n'y  pouvait  songer.  Laisser  Phiii[)pe  le  Bel 
maître  de  la  situation,  à  la  veille  de  l'ouverture  du 
concile  de  Vienne  où  se  décideraient  les  plus  graves 
intérêts  de  l'Eglise,  où  surtout  se  débattrait  le  scan- 
daleux procès  des  Templiers,  c'eût  été  folie.  D'un 
commun  accord  avec  les  cardinaux.  Clément  V  con- 
vint de  transférer  la  cour  à  Avignon  (août  i3û8);  cf. 
H.  Finke,  Papsttum  und  Vntergang  des  Templeroi- 
dens,  t.  II,  p.  I  56. 

Cette  ville  i)résentalt  de  précieux  avantages.  Soit 
par  voie  de  terre,  soit  par  voie  d'eau,  elle  assurait 
des  relations  rapides  et  fréquentes  avec  l'Italie.  De 
la  France  elle  était  proche,  sans  en  dépendre.  Ses 
suzerains,  les  princes  d'.\njou,  n'étaient  pas  à  re- 
douter; la  défense  de  l'intégrité  de  leur  royaume  des 
Deux-Siciles  contre  les  entreprises  de  l'ambitieuse 
maison  d'Aragon  et  la  gérance  des  intérêts  guelfes 
dans  le  reste  de  la  péninsule  sufiisaient  largement  à 
absorber  leurs  efforts;  n'étaient-ils  pas,  d'ailleurs, 
les  vassaux  de  l'Eglise?  Enfin,  Avignon  était  encla- 
vée dans  le  Conilat-Venaissin,  apanage  du  Saint- 
.Siège.  Aucune  autre  cité  n'offrait  à  la  papauté  un 
asile  plus  tran(|uille,  ni  de  plus  fortes  garanties 
d'indépendance  et  de  sûreté. 

Sa  détermination  prise,  Clément  parcourut  à 
[letites  journées  le  midi  de  la  France.  En  mars  i3og, 
il  entrait  à  Avignon  et  inaugurait  ce  long  exil  de  la 
liapaulé  qui  dura  près  de  soixante-dix  ans  et  qui, 
])ar  une  comparaison  peu  justifiée  avec  le  séjour  du 
peuple  de  Dieu  en  terre  étranj;ère,  a  pris  nom  dans 
l'histoire  de  «  captivité  de  Babylone  ». 

Cependant  l'installation  du  pontife  en  .\vignon 
garda  toujours  un  caractère  provisoire.  Clément  V 
habita  modestement  le  couvent  des  Frères  Prêcheurs 
(M.  Faucon,  Les  arts  à  la  cour  d'Avignon  sous  Clé- 
ment V  et  Jean  XXII,  iXa.ns  Mélanges  d'archéologie 
et  d'histoire  de  l'Ecole  française  de  Home,  t.  II 
(1882),  p.  39).  D'Italie  il  ne  fit  apporter  que  les  re- 
gistres des  lettres  de  ses  deux  prédécesseurs  et 
laissa  une  grande  partie  dutrésor  pontificale  Saint- 
François-d' Assise  (liegestum  démentis  V,  introduc- 
tion, p.  XXXI,  et  F.  Ehrlk,  Ilistorin  bihliothecae  pon- 
tificum  romoHoriim,  Rome,  1890,  p.  11-12).  D'ailleurs, 
il  ne  séjourna  que  fort  peu  de  temps  à  Avignon 
même;  il  préféra  les  villes  ou  les  châteaux  du  Com- 
tat-Venaissin. 

De  i3og  4  i3ii,  l'affaire  de  Boniface  VIII  lui  causa 
les  plus  graves  soucis.  Du  moins,  par  son  habileté, 
il  réussit  à  ralentir  le  plus  possible  la  marche  de  la 
procédure  et  finit  par  imposer  silence  aux  pires 
accusateurs  de  Boniface.  Quant  à  l'alfaiie  des  Tem- 
pliers, elle  fut  réglée  «u  concile  de  Vienne  (16  octo- 
bre i3ii-6  mai  i3i2).  Au  moment  où  Clément  V  eût 
pu  gagner  l'Italie,  sa  santé,  toujours  précaire,  s'al- 
téra gravement.  Suivant  le  chroniqueur  contempo- 
rain Ptolkméh  nB  LucoUHS,  qui  tenait  le  renseigne- 
ment de  la  bonche  du  confesseur  pontifical,  elle 
déclina  rapidement  après  la  promulgation,  au  concile 
de  Vienne,  de  la  constitution  ffxi'n'  de  Paradiso 
(Baluze  MoLLAT,  Vitae  Paparum  Avenionensium,  t.  I, 
p.  5a-53).  La  maladie,  que  l'on  sou[içonn8  avoir  été 
un    cancer  des  intestins  ou  de  l'estomac,  s'aggrava. 

49 


1539 


PAPES  D'AVIGNON 


154( 


Sentant  ses  forces  diminuer,  Iç  pape  lit  son  tes- 
tament le  9  juin  i3n  (F.  Ehrlb,  Der  lYachlass 
Clemens  (',  dans  Archiv  fur  /.iteratiir-ttiid  Kirclien- 
geschichte,  t.  V  (1889),  p.  26).  En  i3i/),  le  mal  em- 
pira encore.  Clément  V  s'imagina  éprouver  quelques 
soulagements  dans  un  changement  d'air  et  songea 
à  regagner  sa  terre  natale,  sa  chère  Gascogne. 
Epuisé  par  la  soullraiice,  il  mourut,  le  i!\  avril  i3i4, 
à  Roquemaure,  dans  le  Gard. 

Quand  bien  même  Clément  V  eût  joui  d'une  meil- 
leure santé,  il  lui  aurait  été  impossible  de  franchir 
les  Alpes  au  cours  des  années  i3i2  et  ioi3.  L'entrée 
du  roi  des  Romains,  Henri  VII,  en  Italie  avait  sulli 
à  révolutionner  le  pays  tout  entier.  Depuis  le 
•)  mai  i3ia,  Rome  n'était  plus  qu'un  champ  de  ba- 
taille oii  Guelfes  et  Gibelins  se  livraient  de  san- 
glants assauts.  Les  troupes  napolitaines  occupaient 
le  Borgo,  le  château  Saint-Ange,  le  Transtévère, 
tous  les  ponts  jetés  sur  le  Tibre.  Des  barricades  se 
dressaient  dans  les  rues  et  barraient  le  chemin  vers 
Saint-Pierre  où  Henri  VII  vo\ilait  se  faire  sacrerempe- 
reur.  Bien  plus,  le  prince  traitait  le  pape  en  ennemi 
et  protestait  de  son  indépendance  absolue  vis-à- 
vis  du  pouvoir  spirituel.  O.ontre  le  roi  Robert  de 
Naples,  il  rassemblait  une  nombreuse  Hotte.  Et 
pourtant,  le  12  avril  i3i3,  une  bulle  avait  promulgué 
l'excommunication  contre  quiconque  oserait  atta- 
quer le  vassal  de  l'Eglise  romaine  I  Dans  de  telles 
conjonctures,  peut-on  faire  un  grief  à  Clément  V 
d'être  resté  dans  le  Comtat-Venaissin?  Où  eût-il 
trouvé  un  asile  aussi  sûr  que  là? 

Sous  les  successeurs  de  Clément  V,  Rome,  l'Italie, 
en  dépit  des  protestations  et  des  appels  réitérés  des 
populations,  demiurèrent  inhospitalières  à  la  pa- 
pauté. «  Ah  1  Italie,  séjour  dedouleur,  écrivait  Dante, 
vaisseau  sans  nocher  au  milieu  d'une  affreuse  tem- 
pête, tu  n'es  plus  la  maîtresse  des  peuples,  mais  un 
lieu  de  prostitution.  Maintenant,  ceux  qui  vivent 
dans  tes  contrées  se  font  une  guerre  implacable; 
ceux  qu'une  même  muraille  et  les  mêmes  remparts 
protègent,  se  rongent  les  uns  les  autres.  Cherche, 
misérable,  autour  de  tes  rives,  et  vois  si  dans  ton 
sein  une  seule  de  les  provinces  jouit  de  la  paix.  » 
De  fait,  la  guerre  ne  cessa  pas  de  dévaster  l'Italie 
sous  le  ponlilicat  de  Jean  XXII. Un  moment,  en  i332, 
le  pape  songea  à  franchir  les  Alpes,  à  la  suite  des 
victoire»  remportées  sur  les  Gibelins  par  son  légat, 
le  cardinal  Bertrand  du  Pouget.  Il  voulait  pacilier  la 
Lombardie  et  la  Toscane,  puis  gagner  Rome.  Bolo- 
gne, soumise  à  l'Eglise,  fut  choisie  comme  lieu  de 
résidence.  On  y  Ut  des  préparatifs  de  réception.  Une 
citadelle  fut  édiliée  près  la  porte  Galliera. 

A  Rome  même  parvint  l'ordre  de  restaurer  les  de- 
meures pontificales  et  de  rendre  les  jardins  à  la  cul- 
ture. La  réalisation  de  la  croisade,  les  instances  du 
roi  de  France  et  surtout  la  rébellion  de  Bologne 
coupèrent  court  aux  projets  du  pape  (Notices  et 
extraits  des  manuscrits,  t.  XXXV,  2<:  partie,  p.  417- 
419  ;  liegesta  Yaticana,  t.  ii6,  fol.  ai'j  r<>,  cap.  1096- 
1098  et  t.  117,  fol.  io8r",  cap.   534). 

Au  début  de  son  pontiûcat,  Benoît  XII  reçut  des 
ambassadeurs  venus  pour  le  supplier,  au  nom  des 
Romains,  de  revenir  se  fixer  dans  leur  ville.  Dans 
un  consistoire  tenu  en  juillet  i335,  il  décida  d'un 
commun  accord  avec  les  cardinaux  qu'on  partirait 
vers  le  i"''  octobre  suivant  et  qu'on  transporterait  le 
siège  du  gouvernement  pontifical  à  Bologne,  du 
moins  provisoirement;!.  M.  Vidal,  Lettres  closes 
et  patentes  de  Benoit  XII,  t.  I,  n.  476.  Dans  un  second 
consistoire,  les  cardinaux  changèrent  d'avis.  Us 
jugèrent  à  propos  de  différer  le  départ  pour  l'Italie  ; 
car,  outre  les  nombreuses  ditricnltés  que  soulevait 
le  voyage  même,   ils  pensaient  qu'un   déplacement 


du  Saint-Siège  entraverait  les  projets  de  croisadi 
et  la  solution  d'autres  affaires  urgentes  ;  G.  Daumet 
Lettres  closes,  patentes  et  curiales  de  Benoit  Xlt,  t.  I 
n.  189  et  i4  I. 

D'autre  part,  une  enquête  conduite  sur  les  lieuj 
montra  avec  évidence  que  Bologne  était  trop  agiléi 
par  des  séditions  pour  autoriser  le  transfert  du  Saint 
Siège  dans  ses  murs  (A.  Thrinbh, C"orfe.r  diptomaticu: 
doininii  temporalis    Sanciae  Sedis,    Rome,  1861,  t.  I 

doc.  DCCLXVIII    et  DCCLXIX). 

Les  prévisions  des  cardinaux  étaient  justes.  Bolo 
gne  ne  tarda  pas  à  se  révolter  de  nouveau  contn 
l'Eglise.  Ailleurs,  en  Romagne  et  dans  les  Marches 
les  seigneurs  locaux  méditaient  de  se  rendre  indé 
pendants.  A  Rome  même,  la  révolution  dura  d 
i347  à  i354.  La  guerre  devint  inévitable  sous  Clé 
ment  VI.  Elle  ne  cessa  que  le  jour  où  la  rude  épéi 
d'Albornoz  eut  réduit  à  l'impuissance  les  divers  ty 
rans,  petits  ou  grands,  qui  troublafent  la  paix  de  1 
péninsule.  Urbain  V  crut  le  moment  venu  de  réta 
blir  la  papauté  à  Rome.  Par  une  rare  inconséquenct 
les  Romains,  qui  désiraient  la  conserver  dans  leur 
murs,  s'ingénièrent  à  l'en  chasser.  Tandis  qu'Ui 
bain  V  séjournait  à  Montefiascone  (printemps  d 
1370),  ils  lièrent  partie  avec  les  Péiugins  révolté 
contre  l'Eglise  ;  le  préfet  de  Vico  s'agita.  Poussant  1 
rébellion  jusqu'à  l'extrême,  Pérouse  prit  à  gage  le 
bandes  du  condottiere  John  Hawkwood  et  les  lanç 
à  l'assaut  de  Viterbe  où  le  pape  s'était  réfugié.  S 
soumission  n'améliora  guère  la  situation,  car  le 
routiers  à  la  solde  de  Bernabô  Visconti  parcouraiei 
la  riche  Toscane  et  menaçaient  d'envahir  le  Patri 
moine  de  Saint-Pierre.  Craignant  pour  sa  sùret( 
mis  en  défiance  par  les  agissements  de  ses  sujet 
désirant  s'opposer  aux  hostilités  qui  avaient  d 
nouveau  recommencé  entre  la  France  et  l'Angletern 
Urbain  V  retourna  en  Avignon. 

Le  première  pensée  de  son  successeur  fut  de  rêve 
nir  en  Italie.  Les  événements  contrecarrèrent  ceti 
généreuse  résohition  durant  quelques  année*.  I 
17  janvier  1877,  seulement,  Grégoire  XI  débarqua 
Rome.  Il  n'y  fut  pas  longtemps  en  sûreté.  Les  fa 
tions  romaines  s'agitèrent  de  nouveau.  Des  b;ind( 
armées  tentèrent  d'escalader  les  muis  du  palais  poi 
tilical.  Bien  plus,  un  cardinal  romain.  —  Jac'|ue 
Orsini,  semble-t-il, —  complota  d'attenter  aux  joui 
du  pape  !  (L.  Gayet,  Le  Grand  Schisme  d'Occiden 
t.  I,  p.  II). 

Si  la  papauté  n'a  pas  résidé  en  Italie  depuis  Cli 
ment  V,  c'est  donc  que  l'Italie  la  chassait  hors  de  se  | 
sein.  Vraisemblablement,  les  papes  du  xiV  siée 
ont  dû  conserver  présent  à  la  mémoire  le  souven 
de  l'attentat  perpétré  à  Anagni  sur  la  personne  ( 
Boniface  VIII,  attentat  qu'avait  rendu  possible  ' 
connivence  des  Romains. 

On  n'a   point  encore  suffisamment  remarqué  qi 
la  pensée  maîtresse  de  la  papauté  avignonaise  fut 
croisade.  Parmi  les    antres    nations    chrétiennes, 
France  s'était  distinguée  par  son  enthousiasme  à  f- 
croiser.  En  i333,  son  roi  avait  été   nommé  capitaiij 
général  de  l'armée  chrétienne.  A  cette  épociue,  aloi 
que  les  négociations  entn'   la  cour  de    Paris  et  cel 
d'Avignon  étaient  plus   actives  que  jamais,  un  élo 
gnement  de  la  France  eût  mécontenté  Philippe  VI  -, 
les  projets  de   dép,Trl  du  pape  l'avaient  fort  ému  -  I 
entravé  les  préparatifs   de  l'expédition  et,  sans   n 
doute,    compromis   gravement     le    succèg     évrntiu 
Cédant  à    la    pression    des    événements,    Jean    XX 
remit  son  départ  pour  1  Italie  à  une  date  ultéreuri» 

Lespapesqni  sesuccédèrent  à  \vignon  —  Benoit  X' 
excepté  —  n'eurent  pas  moins  la  hantise  de  la  cro. 
sade.  Malheureusement,  cette  œuvre  grandiose  n'étaj 
réalisable  qu'à  une  seule  condition  :  une  paix  déÛE; 


1541 


PAPES  D'AVIGNON 


1542 


tive  devait  imposer  un  terme  à  la  guerre  désastreuse 
que  s'étaient  déclarée  la  France  et  l'Angleterre.  La 
Papauté  déploya  un  zèle  extraordinaire,  qu'atteste 
sa  volumineuse  correspondance  diplomatique,  pour 
réconcilier  les  deux  nations  ennemies.  Loin  d'Avi- 
gnon, eût-elle  réussi  à  poursuivre  cette  louable  lin 
avec  l'activité  incroyable  qu'elle  déploya  ?  Il  y  a  lieu 
d'en  douter,  tant  est  compliqué  l'éclieveau  des  négo- 
ciations diplomatiques  qui  durèrent  pendant  la 
guerre  de  Cent  ans  et  que  le  mauvais  vouloir  des 
cours  françaises  et  anglaises  erapèclia  toujours 
d'aboutir. 

Ainsi,  le  séjour  de  la  papauté  en  Avignon  se 
trouve  sufBsaniment  expliqué,  voire  excusé,  par  les 
tentatives  de  conciliation  entre  la  France  et  l'Angle- 
terre, l'éventualité  de  la  croisade,  la  nécessité  de  ter- 
miner le  procès  intenté  à  la  mémoire  de  Boniface  VIII, 
l'ouverture  du  concile  de  Vienne  et  surtoull'insécu- 
pité  de  ritalie."A  ces  causes  principales,  il  s'en  joint 
de  secondaires  :  la  prépondérance  des  cardinaux 
français  dans  le  Sacré  Collège  et  leur  antipathie 
marquée  pour  le  sol  italien,  la  construction  par 
Benoit  XII  du  palais  des  papes,  admirable  ouvrage 
d'art  autant  que  de  défense,  qui  garantissait  la  plus 
complète  sécurité,  l'achat  en  i3ii8  d'Avignon  à  la 
reine  Jeanne  l'"  de  Naples,  rattachement  de  Clé- 
lent  VI  pour  sa  patrie,  l'âge  et  les  infirmités  d'Inno- 
cent Vi  (MABTiiNE  et  Durand,  Thésaurus  novusanec- 
dotorum,  Paris,  1717,  t.  II,  col.  9^6-947),  les  menées 
et  les  intrigues  des  rois  de  France  pour  retenir  la 
our  pontilicaie  à  portée  de  leur  influence,  le  souci 
le  la  papauté  de  ménager  les  seuls  alliés  sérieux 
{D'elle  comptât  dans  le  conflit  aigu  avec  Louis  de 
Bavière. 

c)  Conséquences  de  l'établisieinenl  de  la  papauté 
tn  Avignon.  —  L'établissement  prolongé  de  la  pa- 
aauté  en  Avignon  eut  pour  effet  de  priver  les  Ita- 
liens des  avantages  considérables  que  leur  avait 
'alu  jusque-là  sa  présence.  Rome  passa  à  l'état  de 
lécropole.  Au  lieu  d'être  la  capitale  du  monde,  elle 
ut  réduite,  en  fait,  à  l'état  de  ville  de  province, 
l'oilà  pourquoi  les  Italiens  n'ont  pas  manqué,  sur 
les  traces  de  Pétrarque  et  de  sainte  Catherine  de 
tienne,  d'accumuler  les  blâmes  et  les  plaintes  con- 
re  les  papes  d'Avignon.  Ugublli,  pour  ne  citer 
[u'un  des  plus  connus,  va  jusqu'à  prétendre  que  la 
ranslation  du  Saint-Siège  sur  les  bords  du  Rhône 
ut  plus  funeste  à  son  pays  que  toutes  les  invasions 
larbares  (Italia  sacra,  Venise,  1717,  t.  I,  p.  71). 
lerles,  rien  n'est  plus  pitoyable  que  le  sort  des  Ita- 
iens  au  xiv  siècle.  Mais  eux-mêmes  travaillèrent  à 
BUr  infortune.  Leur  insubordination  constante 
loigna  d'eux  la  papauté. 

Les  Romains  portent  encore,  en  grande  partie,  la 
esponsabilité  du  schisme  qui  désola  l'Eglise  à  la 
n  du  xrv"  siècle.  Ils  voulurent  faire  cesser  la  cause 
e  leur  ruine,  qui  n'était  autre  que  l'absence  delà 
■apaulé.  Du  vivant  de  Grégoire  XI,  leurs  ambassa- 
eurs  sommèrent  le  Pape  de  revenir  à  Rouie,  «  lui 
ertiûant,  au  nom  de  leurs  commettants,  que  s'il  ne 
ransférait  la  eour  pontiOcale  à  Rome,  les  Romains 
e  feraient  un  Pape,  qui  s'engagerait  à  fixer  sa  de- 
leure  et  sa  résidence  au  milieu  d'eux  »;  déposition 
aite  en  iSgo  par  Nicolas  Eymeric,  inquisiteur  en 
ragon,  dans  L.  Gavet,  Le  grand  schisme  d' God- 
ent, t.  I,  pièces  justilicalives,  p.  119.  D'après  le 
bâlelain  du  château  Saint-Ange,  l'abbé  du  Mont- 
assin  était  prêt  à  jouer  le  triste  rôle  d'antipape 
L.  Gayct,  op.  cit  ,  pièces  justificatives,  p.  157). 
ien  plus,  plusieurs  Romains  complotèrent  de  nias- 
acrer  les  étrangers  qui  composaient  la  cour  pontifi- 
ale  et  surtout  les  cardinaux,  afin  de  forcer  le  pape  à  se 
xer  à  perpétuité  dans  la  Ville  éternelle  (L.  Gavet, 


op.  cit.,  pièces  justificatives,  p.  120).  Enfin,  d'après 
le  cardinal  Hugues  de  Montalais,  un  cardinal  romain 
s'apprêta  à  attenter  aux  jours  de  Grégoire  XI,  «  afin 
que  l'élection  future  eût  lieu  à  Rome,  sa  ville  natale, 
où  il  comptait  des  amis  nombreux  et  puissants,  et 
qu'il  put  lui-même  être  élu  Pape  »  ;  L.  Gaybt,  op. 
cit.,  l.  Il,  pièces  justificatives,  p.  162.  Par  conséquent, 
le  séjour  des  Papes  en  Avignon  ne  fut  pas,  comme 
on  l'a  dit,  la  cause  principale  du  Grand  Schisme 
d  Occident,  mais  seulement  l'occasion.  Cependant, 
par  sa  durée  extraordinaire,  ce  séjour  exaspéra  les 
Romains  et  les  détermina  à  exercer  une  pression 
sur  les  cardinaux,  lors  du  conclave  au  cours  duquel 
Urbain  VI  devint  Pape.  Si,  comme  il  en  annonça  le 
projet,  Grégoire  XI  eût  quitté  à  nouveau  Rome,  selon 
toute  vraisemblance  le  schisme  aurait  éclaté.  Lui 
vivant,  la  crise  eût  été  plus  facile  à  résoudre.  Mal- 
heureusement il  mourut  trop  tôt;  et  les  cardinaux 
n'écoutèrent  pas  les  sages  conseils  du  pontife  expi- 
rant. 

Sources.  —  Les  mémoires  présentés  à  Jean  XXII 
par  Bertrand  de  la  Tour  et  Bernard  Gui  sur  l'état 
politique  de  la  Haute-Italie  en  i3i7  '  S.  Riezler,  Va- 
tikanisclie  Akten,  Innsbruck,  1891,  p.  2a-3y.  —  Uue 
lettre  très  intéressante  d'Aimeric  de  Chàlus,  rtcteur 
de  la  Roniagne  (28  février  i3ai);  Fantuzzi,  Monn- 
menti  Bavennati,  Venise,  1891,  t.  V.  p.  891.  —  H. 
Finke,  Aus  den  Tagen  Bonifaz  VI/I,  Miinster,  1902  ; 
Papsttum  und  Untergang  des  Templerordens,  Miins- 
ter, 1907;  Acla  aragonensia,  Miinster,  1908.  — 
S.  Baluze,  Vitae  Paparum  Aveniuuensinm,  Paris, 
1693  et  la  nouvelle  édition  par  G.  MoUat,  t.  I,  Paris, 
19 16.  —  Hegestum  démentis  Papae  V,  Rome, 
1884-1892,  8  vol.  —  Les  registres  des  Papes  du 
xiv«  siècle  publiés  par  l'Ecole  française  de  Rome. 
—  A.  Segré,  I dispacci  di  Cristofuroda  Piacenza pro- 
euratore  Mantoyano  alla  corte  pontiftcia,  dans  Ar- 
chifio  storico  italiano,  série  V,t.  XLIl^igog),  p.  37-96 
et  XLIV  (1909),  p.  253-320.  —  Santa  Caterina  da 
Siena,  Le  lettere,  éd.  P.  Misciatelli,  3  tomes.  Sienne, 
1912-1913.  —  F.  Novati,  lipisliilario  di  Coluccio  Sa- 
lutati,  Rome,  1891-igi  i,  4  '^'ol'i'nes.  — Les  œuvres 
de  Pétrarque,  éd.  de  Bàle,  iô8i;  voir  surtout  la 
canzone  xvi,  Italia  mia,  qui  dépeint  l'état  malheu- 
reux où  se  trouvait  l'Italie  en  i344- 

MoNOGRAPHiEs.  —  C.  Wcnck,  Clemens  V  und  Hein- 
rich  VU,  Halle,  1882  (excellent  livre).  —  G.  Lize- 
rand.  Clément  V  et  Philippe  IV  le  Bel,  Paris,  1910 
(ouvrage  rempli  d'inexactitudes).  —  K.  Wenck, 
Aus  den  Tagen  der  Zusammeiikunft  Papst  Kle- 
inens  V  und  Konig  Philipps  des  Schonen  zu  l.yon 
(i3o5-i3o6)  dans  Zeitschrift  zur  Kirchengeschichte , 
t.  XXVIl,  p.  189-203.  — V.  Inglese  d'Amico,  Lotta 
tra  Bonifazio  VIH  e  Filippo  il  Bello  e  cause  deter- 
minatrici  del  trasporto  delta  sede  pontificia  in 
Avigncjne,  Belluno,  I9i4-  —  Sur  les  guerres  qui 
ensanglantèrent  l'Italie  au  xiV  siècle,  on  trouvera 
la  bibliographie  nécessaire  dans  G.  Mollat,  Les 
Papes  d'Avignon,  3«  édition, Paris,  1920,  p.  129-191. 
—  L.  Bréhier,  L' Eglise  et  l'Orient  au  Moyen  Age. 
Les  Croisades,  Paris,  191 1.  —  J.  Gay,  Le  pape 
Clément  VI  et  les  affaires  d'Orient,  Paris,  1904.  — 
L.  Pastor,  Histoire  des  papes  depuis  la  fin  du 
Moyen  .4ge,Va.Tis,  1907,  3«  édition(très  insuffisante 
et  vieillie  pour  le  niV  siècle).  —  E.  AUain,  Le 
registre  de  Clément  V  dans  La  Controverse  et  le 
Contemporain,  t.  XIV  (1888),  p.  343-376,  642-662 
(excellents  articles).  —  C.  Hoefler,  Vie  avignonesis- 
chen  Piipste,  ihre  Machifiille  und  ihr  Untergang 
dans  Almanach  der  Kaiserlichen  Akademie  der 
U'issenschaften,  210  année.  Vienne,  1871,  p.  a3i- 
285.  —  J.-B.  Christophe,  Histoire  de  la  l'apaulé 


1543 


PAPES  D'AVIGNON 


1544 


pendant  le  xiv  siècle,  Paris,  i853  (surtout  la  pré- 
face du  tome  III).  —  F.  Mourret,  Histoire  générale 
de  l'Eglise,  Paris,  1918,  t.  V,  I.a  Renaissance  et  la 
Héfurine  (écrit  presque  entièrement  d'après  des 
ouvrages  anciens,  dénués  de  valeui-).  —  R.  Moeller, 
l.udtvig  der  Bayer  und  die  Kiirie  im  Kampf  uni  dus 
lleicli.  Berlin,  igi^.  —  L.  Frati,  Il  saccheggio  del 
castello  di  Porta  Galliera  nel  I33i  dans  Atli  e 
memorie  délia  lieale  deputazione  di  Storia  l'a  tria 
per  le  praincie  di  Honiagna,  t.  Il,  série  a  (191  2), 
p.  41-90. 

II.  Le  servilisme  des  Papes  d'Avignon  â 
l'égard  des  rois  de  France.  —  Un  grand  nombre 
d'historiens  ont  taxé  de  servile  l'attitude  des  papes 
d'Avignon  vis-à-vis  des  rois  de  France.  Parmi  les 
modernes,  Gregorovius  ailirme  qu'ils  furent  leurs 
esclaves  (Storia  delta  Ctttà  di  Jtoma,  Rome,  lyoi, 
t.  III,  p.  2o3'2o/|).  Hase  les  traite  n  d'évêques  de  cour 
français  »  ;  Kircliengeschichtf ,  1877,  p.  298.  Martkns 
assure  qu'ils  n'eussent  pas  osé  faire  acte  de  gouver- 
nement sans  l'approbation  des  souverains  de  France; 
]tie  /leziehungcn  der  i'ehernrdining,  jXebenordnung 
und  l'nterordniing  z^iischen  Kirclte  nnd  Staat,  Stutt- 
gart, 1879,  p.  i3o.  Suivant  P.  Lkhugkur,  sous  Clé- 
ment V  et  Jean  XXII,  l'Eglise  d'Avignon  demeura 
«  l'église  nationale  de  France,  suzeraine  des  autres 
églises,  mais  elle-même  dans  l.i  dépendance  d'un 
roi  »  ;  Histoire  de  Philippe  V le  Long,  roi  de  France, 
Paris,  1897,  p.  aoo.  D'après  L.  Pastor.  en  devenant 
française,  la  papauté  perdit  son  caractère  d'universa- 
lité et  excita  contre  elle  les  soupçons  des  peuples  et 
des  sentiments  d'aversion  ;  Histoire  des  papes  depuis 
la  fin  du  Moyen  Age,  Paris,  1909,  t.  I,  p.  74  et  suiv. 

■Tout  d'abord,  remarquons  que  le  servilisme  con- 
siste dans  une  soumission  aveugle  à  la  volonté  d'un 
maître  qui  a  droit  de  commander  ou  dont  on  subit 
la  contrainte.  Taxer  les  papes  d'Avignon  de  servi- 
lisme à  l'égard  des  Ca[)étienset  des  Valois,  équivaut 
donc  à  dire  que  leur  action  gouvernementale  fut 
dirigée  par  les  rois  de  France.  Sans  doute,  C^lémentV 
subit,  plus  qu'il  ne  convint,  la  maîtrise  de  Philippe 
le  Hel.  Il  sut  pourtant  se  dérober  maintes  l'ois  à  ses 
instances.  Dans  les  procès  des  Tem[)liers  et  de  Boni- 
l'ace  YHl,  il  ne  céda  qu'à  demi  aux  exigences  du 
prince.  Il  réussit  souvent  à  détruire  ou  à  mitiger 
l'efTeldes  concessions  qui  lui  «valent  été  arrachées. 
S'il  supprima  l'ordre  du  Temple,  il  n'en  donna  pas  au 
roi  les  biens  immenses  qui  furent  attribués  aux 
Hospitaliers.  S'il  ordonna  de  canceller  des  registres 
pontilicaux  certains  actes  de  Boniface  VIII.  contrai- 
res à  la  France,  il  attesta  la  légitimité  de  l'élection 
de  Benoit  Caétani  et  la  validité  de  la  renonciation 
de  Célestin  V,  en  canonisant  celui-ci  sous  le  nom  de 
Pierre  de  Morrone.  Philippe  le  Bel  désire-t-il  ardem- 
ment l'élection  à  l'Empire  de  son  frère  Charles  d'' 
Valois,  en  i3o8,  Clément  V  s'arrangera  de  façon  à 
intervenir  trop  tard  et  très  mollement  en  faveur  du 
prince.  Bien  plus,  au  grand  dépit  du  roi  de  France,  il 
s'empressera  de  conlirmer  l'élection  de  Henri,  comte 
de  Luxembourg. 

Quant  aux  successeurs  de  Cléraenl  V,  ils  adoptè- 
rent une  politique  constamment  favorable  à  la 
France,  mais  exempte  de  servilisme.  Les  preuves 
d'indépendance  abondent. 

La  faveur  des  papes  d'Avignon  fut  marquée  svirtoul 
par  l'aide  linanciére  prëtéeaux  roisde  France. llsleni' 
permirent  de  jouir  de  certains  impôts  prélevés  sur  les 
bénéfices  ecclésiastiques,  tels  que  les  décimes,  les 
annales  et  les  subsides  caritatifs.  Le  présent  était 
certes  d'importance.  En  i33o,  le  rendement  net  de 
la  décime  entrée  dans  les  caisses  royales  s'éleva  à 
365.990  livres  tournois,  lisons,  8  deniers,  soit  envi- 


ron, en  valeur  intrinsèque,  4.872.936  fr.  80  (J.  Viaiid, 
J.es  ressources  eitraordinaires  de  La  royauté  sous 
Philippe  Vide  Valois, dans  Revue  des  questions  his- 
toriques, t.  XLIV  (18S8),  p.  167-218).  Au  moment  des 
crises  monétaires  que  (U'ovoquèrent  les  malheurs  de 
la  Guerre  de  Cent  ans.  Clément  VI  et  Innocent  'VI 
avancèrent  à  la  royauté  française  des  sommes  d'ar- 
gent considérables  (M.  Faucon,  Prêts  Caits  aux  rois 
de  France  par  Clément  IV,  Innocent  VI  et  le  comte 
de  lieaufort  ;  dans  Rihliothèque  de  l'Ecole  des 
Chartes,  t.  XL  (1879),  p.  570-678,  et  E.  Gôller,  Inven- 
lariuni  instrunienlorum  Camerac  apostolicae.  Verzei- 
I  hniss  der  Schuldurkunden  des  pâpstlichen  Kamntcr- 
archii's, dins  Riimische  Quartalschri/t  fiir  christliche 
Altertums-Kunde  und  Kirchengeschichte,  t.  XXIII 
(1909),  p.  62-109). 

Ce])endant  la  cour  d'Avignon  ne  réserva  pas  ce 
genre  de  faveurs  uniquement  aux  rois  de  France. 
L'empereur  Charles  IV,  les  rois  d'Aragon,  de  Cas- 
tille,  de  Majorque,  de  Naples,  de  Hongrie,  de  ti:>r- 
vège  et  d'Angleterre  jouirent  de  certaines  décimes 
et  de  prêts.  Malgré  cela,  il  semble  que  les  secours 
financiers  consentis  à  la  royauté  française  dépassè- 
rent, tant  par  le  nombre  que  par  l'évaluation,  ceux 
dont  bénélicièrent  les  souverains  des  autres  nations. 

Non  contents  d'assurer  aux  rois  de  France  un 
concours  pécuniaire  appréciable,  les  papes  d'Avignon 
secondèrent  encore  elljeacement  leur  polique  exté- 
rieure. Si,  par  exemple,  Philippe  V  le  Long  triumpha 
des  Flamands,  ce  fut.  selon  l'expression  pittoresque 
d'un  chroniqueur,  «  par  les  armes  papales  »,  c'esl-à- 
dire  grâce  aux  sentences  d'excommunication  et  d'in- 
terdit prononcées  contre  les  rebelles  (P.  Lbiiugbuh, 
Histoire  de  Philippe  V  le  Long,  [i.  i2o-i5o).  Dans  la 
suite,  Benoît  XII  s'ingénia  à  empêcher  l'alliance  des 
villes  flamandes  avec  l'Angleterre  ;  il  excommunia 
Guillaume  comte  de  Hainaut,  qui  s'était  révolté  con- 
tre son  suzerain  Philippe  VI  de  Valois  et  allié  au  roi 
d'Angleterre.  Quand,  sous  riiitluence  de  la  France, 
des  fiançailles  unirent  Henri  IV  comte  de  Bar  à 
Yolande,  fille  de  Robert  de  Cassel,  promise  aupara- 
vant à  Louis  de  Maele,  le  pape  craignit  qu'un  conilit 
n'éclatàtentre  les inaisonsde  Flandre  et  de  Bar.  Pour 
parer  au  péril,  il  remit  à  la  reine  de  France  une  dis- 
pense de  mariage  et  lui  laissa  la  faculté  d'en  disposer 
suivant  son  bon  plaisir.  Edouard  II!  brigue-t-il  la 
main  de  Marguerite  de  Flandre  pour  son  fils  Edmond, 
comte  de  Cambridge,  l'rbain  V  lui  refuse  la  dis- 
pense nécessaire  pour  réaliser  l'union  désirée  et  l'ac- 
corde, auconlraire,  à  Charles  V  en  faveur  de  Philippe, 
duc  de  Bourgogne  (R.  Delachbnal,  Histoire  de 
Charles  V.  Paris,  1916,  t.  III,  ]).  499-5io). 

L'altitude  des  i)apes  d'Avignon  vis-à-vis  de  la 
France,  malgré  les  apparences  contraires,  n'est 
aucunemententachée  deservilisme.  L'aide  linanciére 
fournie  par  Jean  XXII  n'a  d'autre  but  que  de  rendre 
réalisable  la  croisade  dont  les  Capétiens  et  les  Valois 
sont  les  capitaines  généraux.  Quand  Benoît  XII  se 
rend  compte  de  l'impossibilité  du  saint  voyage 
outre-mer,  sa  sympathie  se  refroidit  soudain  à  , 
l'égard  de  Philippe  VI.  A  ce  moment  il  enlève  au  ' 
roi  les  décimirs  et  «  se  ressouvùuit  des  nombreux 
griefs  de  l'Eglise  de  France  conlTe  l'administralioii 
royale  «. 

Si  les  Papes  d'Avignon  secondent  de  tout  leur 
pouvoir  la  diplomatie  française,  c'est  que  leur  inté- 
rêt propre  le  leur  conseille.  Jean  XXII  fi.itte  Philippe 
le  Long,  Charles  le  Bel  et  Philippe  de  Valois,  afin  de 
leur  faire  accepter  sa  politique  italienne  et  de  s'as- 
surer leur  appui  contre  Louis  de  Bavière. 

Benoît  XII  avait  résolu  d'isoler  ce  prince  et  de  le 
forcer,  parce  moyen,  à  s'humilier  devant  son  auto- 
rité. Philippe  VI  recherchait  l'alliance  du  Bavarois; 


i:;'.5 


PAPES  D'AVIGNON 


1546 


Benoit  le  lui  interdit.  Le  roi  désire  interveTiir  lomnie 
médialeiir  entre  l'Ecosse  et  l'Ansleterrc  ;  le  pape 
l'en  dissuade  et  l'évincé.  Pliilippe  prononce  la  con- 
li-.cation  de  la  Guyenne;  lîenoit  l'invite  à  la  révo- 
quer. Ue  133^  à  i3/|i,  le  souverain  pontife  eniix'-clie 
le  roi  de  France  de  prendre  l'olFensive,  alors  qu'E- 
douard lU,  privé  des  secours  que  lui  avaient  promis 
ses  alliés,  aurait  pu  être  facilement  écrasé  par  son 
adversaire. 

Débarrassés  de  tout  souci  du  côté  de  l'Empire, 
Clément  VI,  Innocent  "VI,  Urbain  V  et  Grégoire  XI 
reprennent  les  projets  de  croisade  abandonnés  par 
BenoU  XII.  Or,  le  saint  voyage  outre-mer  n'était 
possible  qu'à  la  suite  de  la  réconciliation  des  rois  de 
France,  chefs  éventuels  de  l'expédition,  avec  ceux 
d'Angleterre.  Aussi  les  papes  poursuivent-ils  avec 
une  obstination  inlassable  le  rétablissement  de  la 
paix.  Leurs  légats  sont  sans  cesse  par  voies  et 
par  chemins,  courent  les  champs  de  bataille,  négo- 
cient des  trêves  ou  des  armistices.  Les  traités  que 
fait  signer  Innocent  VI  consacrent  en  réalité,  d'une 
manière  éclalanle,  le  triomphe  d'Edouard  III  et 
l'affaililissement  de  la  monarchie  français;.  Ainsi, 
bien  que  la  France  et  la  Papauté  suivent  une  poli- 
tique extérieure  le  plus  souvent  commune,  l'une  et 
l'autre  ne  cherchent  en  somme  que  leurs  intérêts 
particuliers  (H.  DRr.Ar.iiBNAL.  Histoire  de  Chartes  T, 
t.  III,  p.  /(g8-5io;  E.  Dkpbeî;,  Les  préliminaires  de 
la  guerre  de  Cent  Ans.  La  Papauté,  la  France  et 
l'Angleterre  {i3'i%-1'i3'^),  Paris,  1902;  M.  Pbou, 
Etude  sur  les  relations  politiques  du  pape  l'rbuin  V 
avec  les  rois  de  France  Jean  H  et  Charles  K(i362- 
iS^o),  Paris,  1888). 

Les  papes  d'Avignon  favorisèrent  encore  la  poli- 
tique intérieure  des  rois  de  France.  ,Tean  XXII,  par 
exemple,  dissoudra  les  ligues  féodales  qui  s'étaient 
formées  contre  Philippe  V  le  Long,  au  début  de  son 
règne.  11  empêchera  la  reine  Clémence,  veuve  de 
Louis  X  Hulin,  de  se  joindre  au  parti  des  mécon- 
tents. Il  ne  nommera  pas  Guillaume  de  Flavacourt 
archevêque  de  Rouen,  parce  que  Charles, comte  de  la 
Marche,  le  lui  a  recommandé.  Charles  n'a  pas  sa 
faveur,  parcequ'il  ne  possède  pas  celle  dePhilippe  V. 
Mais  si  le  pape  agit  ainsi,  c'est  pour  écarter  tout  pé- 
ril domestique  de  la  personne  du  roi,  devenu  chef 
delà  croisade. 

D'ailleurs,  Jean  X.XII  ne  dépasse  pas  la  mesure 
dans  les  complaisances  qu'il  a  pour  le  roi.  Il  inter- 
vient directement  dans  les  aft'aires  du  royaume.  Il 
impose,  de  sa  propre  autorité,  des  trêves  à  des  sei- 
gneurs, tels  que  Amanieu  d'Albret,  Sans-Aner  du 
Pin,  Béraud  de  Mercœur,  Hugues  de  Chalon,  Mathe 
et  Bernard  d'Armagnac,  Marguerite  de  Foix  (A.Cou- 
LON,  Lettres  secrètes  et  curiales  de  Jean  XXIL,  Paris, 
1906,  t.  I,  n.  3a-36,  583-588,  698).  Philippe  V  ex- 
prima son  mécontentement  au  pape  et  lui  contesta 
ie  droit  de  s'immiscer  dans  les  affaires  de  ses  vas- 
saux. Jean  XXII  ne  lui  donna  pas  satisfaction.  «  A 
coupsCir,  mon  (ils,  écrit-il,  si  vous  réiléchissiez  avec 
quelque  attention  aux  événements  que  peut  réserver 
l'avenir,  vous  ne  sauriez  désapprouver  ni  trouver 
préjudiciable,  pour  vous-même  et  votre  royaume, 
l'exercice  du  droit  qui  appartient  au  Siège  Aposto- 
lique d'imposer  des  trêves  »  ;  Coulon,  op.  cit  ,  n.  904. 
Dans  d'autres  circonstances,  le  souverain  pontife 
maintint  dans  toute  sa  rigueur  l'ancienne  théorie  de 
la  supériorité  de  la  puissance  spirituelle  sur  la  tem- 
porelle. Philippe  V  se  plaignit  que  des  clercs  pour- 
vus de  lettres  apostoliques  eussent  la  préférence 
dans  l'obtention  de  bénéfices  dont  lui-même  avait 
nanti  ses  favoris;  Jean  XXII  réconduisit  (.\.  Cou- 
lon, op.  cit.,  n.  957).  Le  roi  demanda  la  nomination 
à  des  évêchés  de  clercs  qu'il  agréait  spécialement,  le 


pape  s'y  refusa  (.\.  Coui.oN,  op.  <■(/.,  n.  ^a  et  6G7). 
Philippe  V  insista  pour  que  l'on  suspendit  la  pro- 
cédure entamée  contre  un  membre  de  son  conseil, 
l'évêque  de  Meiide  Guillauine  Durant,  accusé  d'avoir 
tenu  des  propos  schismatiques;  Jean  XXII  passa 
outre  (A.  Coulon,  op.  cit.,  n.775).  Haoul  de  Pereaux 
a-t-il  encouru  la  disgrâce  royale,  il  trouve  un  pro- 
tecteur elhcace  dans  la  personne  du  pape  (A.  Cou- 
lon, op.  cit.,  n.  7a).  Bien  plus,  le  démembrement  de 
la  province  ecclésiastique  de  Toulouse  en  plusieurs 
évéchésa  lieu  sans  que  le  roi  de  France  soit  consulté 
ou  pressenti  (A.  Coulon,  op.  cit.,  n.  871,  liio,bi6, 
33o,  etc.). 

Ces  quelques  exemples,  choisis  entre  beaucoup 
d'autres,  prouvent  quelle  indépendance  Jean  XXIi 
affichait  à  l'égard  de  Philippe  V.  Sous  les  régnes  de 
Charles  le  Bel,  Philippe  VI,  .Ican  II  et  Charles  V, 
lui  et  ses  successeurs  s'immisceront  dans  les  affaires 
du  royaume,  avec  cette  dilférence  toutefois  que  leur 
voix  sera  moins  écoutée.  La  juridiction  de  la  cour 
d'Avignon  s'exercera  en  France  sans  i;randes  entra- 
ves, souverainement  même.  Quelques  dillicullés  sur- 
giront ausujet  de  l'application  du  droit  de  dépouilles. 
Les  héritiers  des  évéques  défunts  réclameront  près 
de  la  justice  royale.  Dans  tous  les  cas  connus,  le 
dernier  n\ol  reste  au  Ose  pontilical.  L'action  des  offi- 
ciers du  roi  n'a  consisté  généralement  qu'à  retarder 
le  règlement  de  succession  contestée.  Les  collecteurs 
apostoliques  accompliront  leur  besogne  sans  ren- 
contrer de  sérieux  obstacles. 

Rien  ne  démontre  mieux  combien  les  Papes  d'Avi- 
gnon étaient  vraiment  indépendants  des  rois  de 
France, que  l'accomplissement  d'un  dessein  longtemps 
mûri  par  LTrbain  V  :  le  retour  du  Saint-Siège  à  Home. 
Cette  résolulion  consterna  la  cour  de  Paris,  quand 
elle  y  fut  connue  en  septembre  i366.  Charles  \'  tenta 
un  sujirême  effort.  Il  envoya  en  Avignon  une  ambas- 
sade solennelle.  Ancel  Clioquart,  au  cours  d'une 
audience,  exposa  longuement  au  souverain  pontife 
les  raisons  qui  condamnaient  le  départ  pour  Rome, 
Son  maître  argument  resta  sans  effet.  Il  disait  :  «  Ne 
devez-vous  pas,  très  Saint-Père,  songer  avant  tout  à 
apaiser  les  contlils,  qui  menacent  d'éclater  de  toutes 
parts,  et  rendre  la  paix  à  ce  peuple  au  milieu  du- 
quel vous  avez  vécu,  alin  de  ne  pas  ressembler  au 
mercenaire  qui,  voyant  venir  le  loup,  s'enfuit  parce 
qu'il  n'a  cure  des  brebis,  conliées  à  sa  garde?  »  Il 
avertissait  encore  le  souverain  pontife  des  dangers 
qui  le  menaceraient  en  Italie.  S'inspirant  de  la 
légende  suivant  laquelle  saint  Pierre  demanda  au 
Christ  :  «  Seigneur.où  allez-vous?  »,  il  posait  la  même 
([uestion  au  pape  et  lui  faisait  répondre  «  Je  vais  à 
llome.  »  A  quoi  il  répliquait  :  «  Pour  y  être  de  nou- 
veau cruciGé.  »  Les  cardinaux  joignirent  leurs  ins- 
tance-; .T  celles  des  ambassadeurs  de  Charles  V.  Rien 
ne  fléchit  la  résolulion  d'Urbain  V.  Grégoire  XI,  son 
successeur,  montra  la  même  obstination,  quelques 
années  plus  tard.  Malgré  les  supplications  de  la  cour, 
les  reproches  de  ses  parents  et  les  remontrances  du 
.Sacré-Collège,  il  s'embarqua  à  Marseille,  le  i3  sep- 
tembre 137C1,  et  lit  voile  vers  l'Italie.  Mais,  reniar- 
qTions-le,  ni  Url>ain  V,  ni  Grégoire  XI  n'eussent 
réussi  à  quitter  le  Comtat-Venaissin,  si  leurs  prédé- 
cesseurs n'avaient  pas  travaillé  sans  relâche  à  la 
pacification  de  la  Péninsule.  En  poursuivant  cette 
noble  entreprise,  les  Papes  d'Avignon  ont  montré 
une  réelle  indépendance  vis-à-vis  des  Valois. 

BiBLioGRAi'UiR.  —  P.  Fournicr,  Bulletin  critique, 
2'  série,  t.  VII  (1991),  p.  163-167  et  t.  VIII  (1902), 
p.  84-89.  —  P.  Richard,  La  captivité  de  Babylone 
à  Av!<;ncn  (l3lli-l37S)  dans  L'Université  catholi- 
que, t.  LXVI  (191 1),  p.  81-101  (superficiel).  —  A. 


1547 


PAPES  D'AVIGNON 


1548 


Noyon,  Les  Papes  d'Avignon  dans  Les  Etudes, 
t.  CXXXIII  (191a),  p.  646-655  (l'auteur  ne  semble 
guère  connaître  le  sujet  qu'il  traite).  —  G.  Mollat, 
Lss  Papes  d' Avignon,  Patk,  1920.  p.  329-28;.  — 
J.  Haller,  Papstluin  und  Kirchenreform,  Berlin,  190.3 
(P.  24>  on  lit  :  Die  Pcipste  des  vierzehnten  Jahrhun- 
derls  tvaren  keineswegs  machlose  Kreaturen  des 
franzûsischen  Hofes).  —  E.  Berger,  ./ean  .\.\'fl  et 
Philippe  le  Long,  dams  Journal  des  Savants,  190/1, 
p.  375-286;  Jacques  II  d'Aragon,  le  Saint-Sièi;e  et 
la  France,  ibidem,  1908,  p.  281-294,  348-35g.  — 
J.  M.  Vidal,  Les  origines  de  la  province  ecclésias- 
tique de  J'otilouse,  Toulouse,  igoS.  —  J.  P.  Kirscli, 
Die  Riickhehr  der  Pàpste  l'rban  V  und  Gregor  XI 
von  Avignon  nach  Rom,  Paderborn,  i8g8.  —  L.  Mi- 
rot,  La  politique  pontificale  et  le  retour  du  Saint- 
Siège  à  Home  en  1376,  Paris,  1899.  —  P.  Fournier, 
Le  royaume  d'Arles  et  de  Vienne.  Paris,  1891.  — 
A.  M.  Hulfelraann,  Clemenza  von  i'ngarn,  Kônigin 
von  Franhreicti,  Berlin,  igia.  —  G.  Daumel.  Intro- 
duction aux  Lettres  closes,  patentes  et  curiales  de 
Benoit  XII,  Paris,  1920. 

III.  Le  népotisme  à  la  cour  d'Avignon-  —  Le 
népotisme  des  Papes  d'Avignon  est  un  fait  avéré.  Il 
exista  à  un  degré  extrême  en  Clément  V.  11  valut  au 
pape  le  blâme  universel  des  chroniqueurs  contem- 
porains. Porte-voix,  sans  doute,  de  l'opinion  publi- 
que, le  cardinal  Napoléon  Orsini  l'accusera  d'avoir 
livréles  biens  de  l'Egliseau  pillage  (S.  Baluze,  Vitae 
Paparum  Avenionensium,  ancienne  édition,  t.  11, 
col.  291).  .\gostino  Trionfo,  un  des  plus  chauds  dé- 
fenseurs de  la  papauté  sous  le  pontiUcat  de  Jean  XXll, 
a  laissé  un  mot  cnii-l  :  u  Parmi  tous  les  autres  sou- 
verains pontifes,  qui  parurent  charnels  et  aimèrent 
leur  chair  et  leur  sang  à  cette  époque,  celui-ci  |Clé- 
ment  V]  sembla  le  plus  attaché  à  sa  chair  »  ; 
H.  FiNKR,  Aus  der  Tiigen  Bonifaz  VIII,  Miinster,  1902, 
p.  93. 

Clément,  en  effet,  valétudinaire,  trop  débonnaire, 
ne  sut  pas  résister  aux  sollicitations  intéressées  des 
siens.  Dès  le  mois  de  juillet  i3o5,  commence  une 
généreuse  distribution  de  bénéfices  ou  d'honneurs 
ecclésiastiques  à  ses  neveux,  à  ses  alliés,  à  ses  [la- 
rents  et  à  ses  conii)atriotes.  Cinq  membres  de  sa 
famille,  .-Vrnaud  de  Cantaloup,  Arnaud  de  Pélagrue, 
Kainiond  de  Farges,  Kairaond  de  Got,  Bernard  de 
Garves  reçurent  la  pourpre  cardinalice.  Ni  les  uns  ni 
les  autres  ne  se  signalèrent  par  des  exploits  soit 
avant,  soit  après  leur  promotion.  Les  évêchés  les 
plus  riches  de  France,  tels  que  ceux  de  Rouen  et  de 
Toulouse,  sont  donnés  à  Bernard  de  Farges  et  à 
Gailhard  de  Pressac. 

Les  laïcs  n'ont  pas  moins  de  part  aux  bonnes 
grâces  du  pape.  Ils  sont  pourvus  de  rectorats  ou  de 
charges  importantes  dans  les  Etats  de  l'Eglise  et  se 
c.ontenleiit  généralement  de  toucher  les  émolumeuts 
des  t'(»nctions  qu'ils  n'exercent  pas  par  eui-mènie-^. 
Le  frère  aine  du  pape  reçoit  le  duché  de  Spolète. 
Ses  neveux  ou  ses  parents  gouvernent  la  (^ampanie, 
la  marche  d'Ancône,  Massa  Trebaria,  Cilla  di  Cas- 
tello,  Urbino,  Bénévent,  le  Comtat  Venaissin,  Fer- 
rare,  le  Patrimoine  de  Saint-Pierre,  Todi,  Narni, 
Rieti,  les  Maremmes,  par  l'intermédiaire  de  vicaires 
qui  pressurent  ou  spolient  les  populations. 

Clément  V  ne  se  contenta  pas  d'enrichir  ses  pro- 
ches aux  dépens  de  l'Eglise;  contrairement  aux 
prescriptions  de  Boniface  VIII,  il  sollicita  pour  eux 
les  faveurs  des  rois.  Philippe  le  Bel  gr.Ttilia  son  frère 
Arnaud  Garsiasde  Got  de  la  vicomte  d'.\uvillars  et 
de  Lomagne,  et  son  neveu  Bertrand  de  Got  de  la 
seigneurie  de  Duras.  Bertrand  de  Got  reçut  encore 
d'Edouard  II  le  château  et  la  ville  de  Blanquefort, 


et  de  Robert  roi  deNapIes  les  châteaux  et  seigneuries 
de  Perbois,  Meyrargues,  Penna  Savordona...  Enlin, 
Clément  V  légua  par  testament  à  ses  parents,  amis 
ou  familiers,  plus  d'un  tiers  du  trésor  pontilical 
(F.  EuRLB,  Der  Nachlass  Clemens  V  und  der  in  Be- 
treff  desselben  von  Johann  XXII  gefiihrte  Prozess; 
dans  Archiv  fiîr  Literatur-und  Kirchengeschichte, 
t.  V(.88g),  p.  i3y). 

Jean  X,\ll  porta,  lui  aussi,  â  lexlrème  l'affection 
familiale  et  l'estime  de  ses  compatriotes.il  prodijnia 
les  biens  temporels  à  ses  frères  et  à  ses  sœurs,  à  ses 
neveux  et  à  ses  nièces,  à  ses  proches,  â  tous  ceux 
qui  de  près  ou  de  loin  se  rattachaient  aux  Duèse. 
Pierre  Duèse,  son  propre  frère,  reçut  jusqu'à 
Oo.ooo  llorins  d'or  pour  l'achat  de  terres  dont  l'une 
l'institua  vicomte  de  Caraman.  Les  Qtiercynois  rem- 
i  plirent  tous  les  emplois  et  dignités  de  l'Eglise.  Ceux- 
ci  sont  revêtus  de  la  pourpre  cardinalice,  ceux-là 
chargés  de  l'administration  matérielle  de  la  cour  ou 
de  la  maison  pontificale;  les  iins  sont  légats  ou 
nonces,  les  autres  pauetiers,  échansons,  scribes  ou 
chambriers  (E.  Albr,  Autour  de  Jean  XXII.  Les 
familles  du  Quercy,  Rome,  1903-1906,  et  Maison 
d'IIébrard  et  maisons  appareillées  ou  alliées,  Cahors, 
1900). 

Cependant  le  népotisme  de  Jean  XXII  dill'ère 
essentiellement  de  celui  de  Clément  V.  On  peut  allé- 
guer des  circonstances  atténuantes  en  sa  faveur. 
Les  complots  du  début  de  son  règne,  révélés  au 
cours  du  procès  instruit  contre  l'évéque  de  Cahors, 
Hugues  Géraud,  avaient  excité  en  Jean  XXII  le  désir 
légitime  de  s'entourer  d'amis  sûrs  et  de  cœurs 
dévoués.  Deux  maîtres  de  l'hôtel  ])ontilical  n'avaient- 
ils  pas  accepté  de  mêler  aux  breuvages  et  mets  pré- 
sentés au  pape  des  poisons  lents,  comme  l'arsenic  I 
(E.  Albb,  Hugues  Géraud,  évèque  deCahors.  L'affaire 
des  poisons  et  des  envoûtements  en  1817,  Cahors,  1904). 
En  second  lieu,  Jean  XXll  plaça  sur  les  sièges  épi- 
scoi>aux  de  la  Péninsule  des  gens  sur  qui  compter, 
afin  d'assurer  le  triomphe  de  sa  politique  italienne. 
Hors  d'Italie,  il  composa  l'épiscopat  de  ses  créatures, 
afin  de  centraliser  fortement  le  pouvoir  entre  ses 
mains.  Enlin,  Jean  XXll  accorda  ses  faveurs  à  bon 
escient.  Un  Bertrand  du  Pouget,  un  Gaucelme  de 
Jean,  un  Bertrand  de  Montfavès,  un  Gasbert  de 
Laval,  un  Aimericde  Châlus,  pour  ne  citer  que  quel- 
ques noms  illustres,  rendirent  à  l'Eglise  des  services 
éminents;  E.  Albb,  Autour  de  Jean  .VXII,  op.  cit.,  et 
Le  cardinal  Bertrand  de  Montfavès  de  Castelnau- 
Montratier,  Cahors,  1904. 

Le  népotisme  n'eut  aucune  prise  sur  Benoît  XII. 
Gilles  de  Viterbe  lui  a  prêté  un  propos  qui,  s'il  n'est 
pas  authentique,  dépeint  à  merveille  son  rigorisme  : 
n  Le  pape,  aurait-il  dit,  doit  ressembler  à  Melcbisé- 
decli  qui  n'avait  ni  père,  ni  mère,  ni  généalogie  i  ; 
Pagi,  Breviarium  hisiorico-chronologico-criticum, 
t.  IV,  p.  ii'j.  De  fait,  aucun  de  ses  proches  ne  fut 
gratifié  de  la  pourpre  cardinalice.  Guillaume  Four-  . 
nier,  son  neveu,  est  averti  par  un  curieux  billet  du 
cardinal  Bernard  d'Albi  que  sa  venue  en  Avignon  ne 
lui  vaudra  pas  les  bonnes  grâces  de  son  oncle  : 
«  Sachez,  lui  écrit-il,  qu'en  notre  seigneur  la  nature 
ne  parle  aucunement.  •  Quoique  le  mariage  de  sa 
nièce  Faiaga  avec  le  lîls  d'Arnaud,  sire  de  Villiers, 
ait  été  contracté  en  Avignon,  Benoît  XII  se  refusa  à 
ce  quil  y  fut  célébré  avec  pompe;  J.  M.  Vidax, 
Lettres  communes  de  Benoit  XII,  n.  7601. 

L'avènement  de  Clément  VI  marqua  un  retour  aux 
procédés  de  Jean  XXU.  Au  lieu  des  Quercynois,  ce 
furent  les  Limousins  qui  possédèrent  les  biens 
d'Eglise.  Leur  influence  devint  tellement  prépondé- 
rante qu'ils  lirent  élire  papes  deux  des  leurs.  Inno- 
cent VI  et  Grégoire   XI.  A  l'exemple  de  Jean  XXII, 


1549 


PAPES  D'AVIGNON 


1550 


Clément  VI  eut  des  compinisnnees  pour  les  siens. 
Grâce  à  lui,  son  neveu  Guillaume  Roger  de  Beauloit 
ac(juit  la  vicomte  de  'l'urenne,  reçut  des  cadeaux 
importants  des  rois  de  France  et  arrondit  ses  domai- 
nes. Les  autres  membres  de  sa  famille  ne  lurent  pas 
moins  gâtés  (S.  Haluzo,  Viliie  Papanim  .Ueiiioiien- 
siiiin,  t.  Il,  col.  671  67.3,  678,  777,  7^2  et  K.  Albk, 
Titres  et  Hocuinents  concernant  le  Limousin  et  le 
Quercy,  du  temps  des  Papes  d'Avignon,  Brive,  1906). 
Sous  Grégoire  XI,  la  Cauiille  de  Beaufort  reçut  encore 
des  faveurs  inipurlantes.  Lejiape  combla  de  cadeaux 
sa  sœur  Alice  (G.  Mollat,  Etudes  et  documents  sur 
i/iistoire  de  Bretagne,  p.  171).  Le  28  mars  iS-^i,  il 
reconnut  son  lieau-frère,  Aymar  VI  de  Poitiers, 
comte  de  Valentinois  et  de  Diois,  comme  son  vassal, 
moyennant  un  don  de  3d.ooo  llorins  (J.  Che\alier, 
.Mémoires  pour  l'histoire  des  comtes  de  Valentinois 
et  de  Dinis,  Paris,  1897,  t.  I). 

Urbain  V,  tout  dévotqu'il  lïit,  ne  négligea  pas  non 
plus  les  intérêts  de  ses  compatriotes  ou  ceux  de  ses 
proches.  Son  pays  natal  fut  d  comme  inondé  de 
Taveurs  et  de  bienfaits  ».  A  son  instigation,  les  rois 
ie  France  alIVancliirent  de  tailles  bon  nombre  de  fiefs 
de  la  famille  Grimoard  et  déchargèrent  d'impôts  ses 
itenanciers.  Anglic  Grimoard,  son  frère,  devint  évê- 
que  d'Avignon  et  lut  chargé  de  hantes  missions  en 
Italie;  M.  CuAii.i.vN,  Le  bienheureux  Urbain  V, 
Paris,  1911,  p.  107-118. 

Mais,  de  même  qu'au  temps  de  Jean  XXII,  les  pré- 
lats pourvus  de  sièges  épiscopaux  par  Clément  VI, 
Innocent  VI,  Urbain  V  et  Grégoire  XI,  ne  déméri- 
tèrent pas  en  général.  Les  biographies  succinctes 
que  Baluze  a  données  d'eux  montrent  que  beaucoup 
Turent  des  hommes  remarquables;  Baluze,  \'itae 
Paparum  Avenionensiuni,  anc.  éd.,  t.  I,  voir  les 
notes  qui  terminent  le  tome. 

Le  népotisme,  qui  choque  tant  les  modernes, 
Q'étonnail  guère  les  gens  du  Moyen  Age.  Avant  le 
jtiv  siècle,  il  existait  dans  l'Eglise.  Il  atteignit  son 
ipoint  culminant  à  l'époque  de  la  Renaissance.  C'est 
que,  dans  le  pape,  il  y  a  un  double  personnage  :  le 
roi  et  le  chef  de  l'Eglise.  En  tant  que  roi,  le  souve- 
rain pontife  apanage  ou  comble  de  faveurs  les  mem- 
bres de  sa  fauiille,  comme  le  font  les  autres  monar- 
ques du  monde  chrétien.  En  tant  que  maître  de 
l'Eglise,  il  tient  à  se  créer  des  clients  fidèles  —  on 
peut  dire  des  vassaux  —  ,  eu  octroyant  avec  largesse 
les  biens  et  les  honneurs  ecclésiastiques  à  ses  favo- 
ris. Ainsi,  en  face  des  rois  qui  en  Occident  resserrent 
les  liens  de  dépendance  existant  entre  eux  et  leurs 
sujets,  les  souverains  pontifes  placent  une  Eglise 
fortement  constituée    et  docile  à   leurs  ordres. 

Si  le  Saint-Siège  pourvoit  de  gras  et  d'abondants 
bénéfices  les  cardinaux  et  les  olliciers  de  la  cour 
pontificale,  c'est  pour  servir  des  appointements  à 
son  personnel,  sans  bourse  délier.  En  cela,  il  imi- 
tait l'exemple  des  rois  qui  faisaient  à  leurs  courti- 
sans des  dons  en  argent  ou  en  nature  et  en  terres, 
provenant  généralement  de  confiscations  (J.  ViAiin. 
Documents  fiarisiens  du  ri'gne  de  Philippe  VI  de 
F«/ois,  Paris,  189g,  t.  I,  p.  viii-ix;  Rymkh,  Foedera, 
conventiones,  liteiae  et  cujuscutique  generis  acla  pii- 
blica  interreges  Angliae  etalios  quusvis  imperatures, 
reges,  pontifices,  principes  vel  communilates,  La 
Haye,  17311-1740,  les  trois  premiers  tomes  ;  J.  F. 
BcEUMER,  Kegesta  Imperii,  t.  VI  et  Vil  et  les  ad- 
jonctions de  Hiiber  ;  J.  Schwai.m,  Cunstitutiones 
et  acl/i  publica  inipe' ntorum  et  regum,  t.  IV,  V,  VI 
et  VUI  dans  la  collection  des  Mimumenta  Ger- 
maniae  Justurica.  Legum  section  IV,  ILinovre, 
igoô-iyi^)-  Celle  conception  singulière  amenait  des 
conséquences  fâcheuses.  Plus  la  fonction,  remplie  à 
la  cour,  était   importante,  plus   elle  nécessitait   de 


revenus  et  par  suite  de  bénéfices.  A  une  époque  où 
les  finances  pontificales  étaient  fort  peu  prospères, 
le  Saint-Siège  se  voyait  acculé  à  cet  expédient. 

Enfin,  au  xiv"  siècle,  il  n'y  avait  point  distinction 
entre  trésor  d'Etat  et  caisse  privée.  Le  pape  dispo- 
sait des  revenus  de  l'Eglise,  comme  si  ceux-ci  étaient 
sa  propriété  personnelle.  Ajoutons  d'ailleurs,  que 
les  libéralités  familiales  constituent  une  très  petite 
part  des  dépenses  pontificales.  Sous  Jean  XXII,  elles 
ne  représentent  que  3,93<7o  de  ces  mêmes  dépenses 
(K.  H.  Schaekkr,  Die  Ausgaben  der  apostolischen 
Kammerunter  Johann  .V.V//,Paderborn,i9i  1,  p.  36i). 

Bibliographie.  —  L.  Schmitz,  Die  Kardiiicde  und 
die  ÎYeputen  der  Pdpste  des  li  Jahrhundert,  dans 
DasFreie    IVort,  1908,  t.  VUI,  p.  542-548,  575-682. 

IV.  Le  luse  à  la  cour  d'Avignon.  —  La  si- 
tuation politique  des  papes  n'avait  pas  cessé  de 
grandir  depuis  le  pontificat  de  Clément  II,  vers  le 
milieu  du  m^  siècle.  Leur  prééminence  s'était  accu- 
sée au  cours  des  luttes  du  Sacerdoce  et  de  l'Empire. 
Le  souverain  pontife,  dans  l'estime  de  la  chrétienté 
aux  XII'  et  XIII*  siècles,  n'avait  d'égal  ni  dans  les 
rois,  ni  dans  les  empereurs.  Il  les  surpassait  tous. 
Avec  le  progrès  de  la  richesse  générale,  il  était  de- 
venu, au  xiii"  et  surtout  au  xiv=  siècle,  le  centre 
d'une  société  fastueuse.  Les  pnpes  d'Avignon  vécu- 
rent en  princes  et  soutinrent  magniliquement  leur 
j  personnage.  Leur  cour  brilla  par  un  déploiement  de 
luxe  extraordinaire  dont  E.  MÛNrza  donné  naguère 
quelque  idée;  L'argent  et  le  lu.re  à  la  cour  pontifi- 
cale, dans  lievue  des  questions  Historiques,  t.  LX\  I 
(1899),  p.  5-44,  378-406.  Elle  fut,  sous  Clément  VI, 
le  rendez-vous  des  plus  beaux  esprits  de  l'époque. 
On  y  rencontrait  des  peintres  italiens  ou  allemands, 
dessculpteursel  des  architectes  français,  des  poètes, 
des  lettrés,  des  physiciens,  des  astronomes,  des  mé- 
decins. On  y  donnait  des  bals,  des  tournois,  des 
fêtes,  des  repas  de  noce.  Un  Italien,  témoin  oculaire, 
nous  a  laissé  le  récit  d'une  réception  grandiose 
qu'offril,  en  i343,  à  Clément  VI,  le  cardinal  Anni- 
bal  de  Ceceano;  E.  Casanova,  Visita  di  un  papa 
avignonese  dans  Archivio  storico  délia  Società  î/u- 
mana  di  storia   patria,  t.   XXII   (1899),  p.    37i-38i. 

A  l'égal  du  pape,  les  cardinaux  menaient  une  exis- 
tence fastueuse.  En  i3i6,  Arnaud  d'Aux  a  besoin 
de  3i  maisons  ou  parties  d'habitations  pour  loger 
tous  ses  gens  ;  en  1 32 1 ,  Bernard  de  Garves  en  loue  5 1 . 
Pierre  de  Banhac  installe  ses  chevaux  dans  dix  écu- 
ries, dont  cinq  peuvent  contenir  89  animaux.  Enfin, 
à  sa  mort,  Hugues  Roger,  fils  d'un  petit  hobereau 
limousin,  laisse  176.000  florins  d'or,  c'est-à-dire  près 
de  deux  millions  de  notre  monnaie.  Aussi  la  richesse 
des  cardinaux  provoque  la  verve  de  PiirnAnouB. 
«  A  la  place  des  apôtres  qui  allaient  nu  pieds,  écrit- 
il,  on  voit  à  présent  des  satrapes  montés  sur  des 
chevaux  couverts  d'or,  rongeant  l'or  et  bientôt  chaus- 
sés d'or,  si  Dieu  ne  réprime  leur  luxe  insolent.  On 
les  prendrait  pour  des  rois  de  Perse  ou  des  Parthes 
<|u'il  faut  a<lorer,  et  (pi'on  n'oserait  aborder  les 
mains  vides  »  ;  uk  Sadb,  Mémoires  pour  la  tie  de 
François  Pétrarque,  tires  de  ses  œuvres  et  des  auteurs 
contemporains,  avec  des  notes  ou  des  dissertations  et 
des  pièces  justificatives,  Amsterdam,  1764-1767,  t.  11, 
p.  95. 

Ainsi,  au  xiv=  siècle,  un  fait  nouveau  se  produit. 
La  papauté  s'applique  à  tirer  désormais  des  ressour- 
ces prodigieuses  amoncelées  tout  ce  que  celles-ci  com- 
I)ortent  d'éclat  mondain  et  de  jouissances  humaines. 
Elle  imite  en  cela  les  puissances  temporelles  qui,  à 
la  même  époque,  deviennent  plus  fastueuses.  La  cour 
pontificale  subit  les  mêmes  transformations  que  celle 
de  France  ou  celle  d'Aragon  ;  J.  Viard,    /'hôtel  de 


1551 


PAPES  D'AVIGNON 


1552 


Philippe  VI  de  Valois,  dans  BiiVioihèque  de  l'Ecole 
des  Charifs,  t.  LV  (iSgO,  p.  465-^87,  698-626  et  La 
cour(curi<i)  au  comine'icemeiit  du  A'/T'"  siècle, iliidem, 
t.  LXXVIl  (1916),  p.  7/1-87  ;  K.  ScHWARZ,  Aragonisclit 
Hofordnun^en  iin  XIII  und  XIY  Jalirhundert,  Ber- 
lin, 191^.  Leculle  des  arts,  inauguré  parBoniface  YIII, 
ne  fait  que  grandir.  Mais  il  n'est,  remarquons-le, 
qu'une  foi<liie  contemporaine  du  faste  dont  se  pare 
\.\  Papauté.  .Somme  toute,  les  temps  des  papes  d'Avi- 
{4i\on  marquent  une  transformation  profonde.  La 
Papauté  avait  perdu  son  prestige  moral,  lors  des 
démêlés  «ntre  Philippe  le  Bel  et  Boniface  VIII.  Elle 
le  reconquit  à  partir  de  i3i6,  en  se  créant  une  forte 
puissance  temporelle.  C'est  pourquoi  elle  arrondit 
C'instanimrnt  ses  domaines  en  terres  d'Empire  et 
voulut  subjuguer  les  populations  italiennes  qui  ne 
»  reconnaissaient  plus  son  autorité.  Le  pape  s'allirma 
roi,  et  comme  tel  il  s'entoura  d'une  cour  magnifique 
où  les  cardinaux  tinrent  le  rang  de  princes  du  sang. 
Rien  donc  d'étonnant  à  ce  que  le  luxe  régna  en  Avi- 
gnon. Au  xiv'  siècle,  une  puissance,  même  d'ordre 
essentiellement  spirituel,  ne  pouvait  dominer  le 
monde  qu'à  la  condition  d'asseoir  sesmoyensd'aclion 
sur  la  propriété  territoriale,  la  fortune  mobilière,  et 
surtout  l'apparat  qui,  aux  yeux  des  simples,  a  tou- 
jours été  considéré  comme  le  signe  caractéristique  de 
la  richesse  et  de  l'autorité. 

Sans  doute,  à  rendre  l'Eglise  riche  et  puissante,  on 
risquait  d'j-  introduire  l'esprit  du  monde  et  le  désir 
ilu  lucre.  L'intérêt  des  âmes  ne  serait-il  pas  négligé? 
i)e  fait,  l'exemple  donné  par  le  pape  devint  conta- 
gieux. Jean  le  Bel,  simple  chanoine  de  Liège,  ne  se 
lendait-il  pas  à  la  messe,  chaque  jour  de  la  semaine, 
avec  une  escorte  d'honneur  composée  de  seize  à 
vingt  personnes I  Miroir  des  nobles  de  la  Ilasbaye 
par  Jacques  de  Hbmricourt,  éd.  de  Salbray,  p.  i58. 
Les  clercs  se  revêtent  d'habits  somptueux,  faits 
d'étoffes  à  dessins  quadrillés  comme  les  cases  d'un 
échiquier.  Ils  se  chaussent  de  souliers  à  la  poulaine, 
fort  à  la  mode.  Us  portent  les  cheveux  longs,  con- 
trairement aux  usages  ecclésiastiques.  Sauf  excep- 
tion, les  évêques,  comme  le  remarque  un  cistercien, 
Jacques  de  'I'hérinbs,  «  s'occupent  principalement 
d'accroître  leurs  revenus  temporels  et  leur  puis- 
sance »  ;  Histoire  littéraire  de  la  France,  t.  XXXIV, 
p.  206.  Us  pratiquent  beaucoup  le  luxe  et  l'ostenta- 
tion. Les  conciles  provinciaux  s'efforcent  vainement 
d3  réduire  le  train  de  leurs  maisons.  Us  leur  inter- 
disent sans  succès  d'avoir  des  bateleurs,  des  chiens 
et  des  faucons;  Hkfblb-Lkclkhcq,  Histoire  des  Con- 
ciles, t.  VI,  igiS,  p.  956  et  Histoire  littéraire  de  la 
France,  t.  XXXIV, p.  192  et  198.  Ces  mœurs  cléricales, 
c  Ttes  blâmables,  ne  sont  pas  spéciales  à  l'époque 
djs  papes  d'Avignon.  Elles  existaient  auparavant. 
Au  xiv=  siècle,  elles  ne  firent  que  se  développer, 
p  irce  que  le  luxe  régnait  dans  toutes  les  classes 
sociales. 

Toutefois,  il  convient  de  ne  pas  exagérer.  Si  un 
grand  nombre  de  clercs  vécurent  en  riches  person- 
nages, le  XIV*  siècle  fut  fertile  en  chrétiens  qui  pra- 
tiquèrent les  vertus  héroïques.  Citons  parmi  les  plus 
marquants  Giovanni  Colombini,  Giovanni  Tolomei, 
Pierre  Ferdinand  Pécha,  sainte  Brigitte  de  Suède, 
sainte  Catherine  de  Sienne,  sainte  Angèle  de  Foli- 
gno,  etc.  Ces  pieuses  gens  ne  furent  pas  des  isolés. 
Leurs  disciples  formèrent  des  congrégations,  telles 
celles  des  Olivétains,  des  Jésuates,  des  Hicronymites. 
Enfin,  la  mystique  chrétienne,  qui  prêchait  le  renon- 
cement aux  choses  de  la  terre  et  l'attachement  entier 
à  Dieu,  compta, au  xiv«  siècle,  ses  plus  illustres  repré- 
sentants :  maître  Eckart,  Jean  Tauler,  Henri  Suso, 
Jean  Ruysbroek,  Jean  Gerson  et  surtout  Thomas  a 
Kempis,  l'auteur  de  l'Imitation  de  Jésus-Clirist,  etc. 


Bibliographie.  —  J.  Guiraud,  L'Eglise  liomaine  et  les 
origines  de  la  Henaissance,  Paris,  1911.  —  F.  Di- 
gonnet,  Le  Palais  des  Papes  d'Aiignon, Paris,  i^o-^. 

—  F.Ehrle,  Historia  bibliothecae  romanorum ponii- 
ficiim  tiim  Bonifatianae  tum  .4vinionensis,  Home, 
1890.  —  Gh.  Dejob,  La  fui  religieuse  en  Italie  au 
XIV'  siècle,  Paris,  1906.  —  Plleger,  I.udolf  lon 
Sachsen  iiher  die  kirchlichen  Zustande  des  14  Jahr. 
hiindcrls,  dans  Hiitorisclics  Jalirhuch,  t.  XXIX 
(1908),  p.  96-98.  —  H.  V.  Sauerland,  Kirchliclie 
Zustande  im  Rheinland  ivâhrend  des  14  Jahrhun- 
derts  dans  Westdeutsche  Zeitschrijt,  t.  XXVII 
(1908),  p.  304-365.  —  P.  Norbert,  Saint  Jean  Dis- 
caUéat./rère  mineur{i2'^^-iHt^),sa  tie,son  époque, 
son  ordre  en  Bretns^ne,  S.  Brieuc,  1911.  —  A.  Wau- 
tier  d'Aygalliers,  i'ie  de  Buysbroecf:  l'admirable 
(ia93-i38i),Cahors.  1909.  —  W.  Preger,  Geschichte 
der  deutschen  Mystik  im  Mitlelaller,Leipzig,  1874- 
1893.  —  H.  Denifle,  La  yie  spirituelle  d'après  les 
mystiques  allemands  du  XI)'  siècle,   Paris,  s.  d. 

—  '\V.  Preger,  lleilruge  zur  Geschichte  der  religio- 
sen  Beaegung  in  den  Niederlanden  in  der  zweiten 
Hiilfte  des  li  Jahhunderts,  Munich,  1894.  —  K.  H. 
Schiifcr,  Zur  Kritik  mittelallerlicher  kirchlicher 
Zustande,  dans  Bumische  Quartalschri/I,  2'  partie, 
t.  XXIII  (190g),  p.  35-64.  —  H.  Delacroix,  Essai 
sur  le  nnsticisme  spéculatif  en  Allemagne  au 
XI}''  siècle,  Paris,  1900.  —  E.  Schelenz,  Stiidien 
zur  Geschichte  des  Kardinalats  im  XIII.  und  .V/t'. 
Juhrhundert,  Marburg,  1918.  —  R.  André-Michel, 
Mélanges  d'archéologie  et  d'histoire.  Avignon,VaLris, 
19ÎO.  —  P.  Pansier,  la  liyrée  de  Thury  à  Avignon 
aux  XIV'  et  XV'  siècles  et  La  liyrée  de  Poitiers  à 
Avignon  du  XIV'  au  XVIll'  siècle,  dans  Annales 
d'Avignon  et  du  Comtal  Venaissin,  1. 111(191  4-i9i5). 
p.  125  et  233. 

V.  Les  mœurs  à  la  cour  d'Avignon.  —  a)  Lu 
personne  des  papes.  —  Parmi  les  papes  d'Avignon, 
trois  ont  été  spécialement  accusés  de  librrtinage  :  ce 
sont  Clément  V.  Benoît  XII  et  Clément  VI. 

Du  premier,  Giovanni  Villam  a  tracé,  dans  ses 
Istorie  /■"joreHiine,  un  portrait  peu  llatté.  D'après  lui. 
Clément  V  0  fut  luxurieux,  si  bien  qu'on  disait 
ouvertement  qu'il  avait  pour  amie  la  comtesse  de  Péri- 
gord,  très  belle  dame,  OUe  du  comte  de  Foix  »  ; 
lib.  IX,  cap.  Lviii,  dans  MuRATOHi,  Herum  Italicarum 
scriptores,  t.  XIII,  col.  47'.  Le  chroniqueur  Pépin, 
interprétantun  passage  de  Gestis  Italicorum  d'AtBBR- 
TiNoMussATO,  signale  aussi  les  bruits  fâcheux  qui  cou- 
rurent relativement  à  la  conduite  du  pape.  Mais  il 
n'y  ajoute  pas  foi.  Il  en  donne  pour  explication  que 
le  Saint-Père  vécut  retiré  du  monde,  —  raros 
conventus  cum  confralribus  hubens,  locis  abditis 
abstractus  et  solilarius  mansit,  ex  quo  fama  contra 
ejus  pudiciiiam  taborant;  Muh.vtori,  0/).  c//.,  t.  IX, 
col.  702,  et  t.  X.  col.  606.  S'il  exagère  en  prétendant  que 
Clément  consulta  rarement  les  cardinaux,  il  dit  vrai 
quand  il  l'ait  allusion  à  la  vie  solitaire  que  mena  io 
pontife.  En  effet,  pendant  tout  son  règne,  le  pape 
soufl'rit  cruellement  d'unemaladie  que  l'on  croit  avoir 
été  un  cancer  des  intestins  ou  de  l'estomac.  Sous 
l'empire  du  mal,  il  devenait  taciturne  et  vivait  en 
reclus  durant  des  mois  entiers.  Lors  de  la  crise  qui 
dura  depuis  août  jusqu'à  la  fin  de  décembre  i3o6,  il 
n'admit  personne  près  de  lui,  sinon  quatre  de  se» 
parents.  Les  cardinaux  ne  réussirent  à  l'approcher 
qu'à  l'Epiphanie  de  1807;  H.  Finkb,  Papsttum  und 
Cntevgang  des  Templerordens,  t.  Il,  passim.  Pour  peu 
que  la  comtesse  de  Pèrigord,  Brunissende,  ait  fré- 
quenté la  cour  pontificale  —  elle  était  apparentée  à 
la  famille  de  Got  —,  la  malignité  publique  travailla 
contre  la  mémoire  du  pape.  Toutefois,  les  ambassa- 


1553 


PAPES  D'AVIGNON 


1554 


deurs  du  mi  d'Aragon,  si  loquaces  d'ordinaire,  ne 
nicntionn«nl  dans  aucune  de  leurs  dépêches  la  pré- 
sence de  Brunisscndc  à  In  curie.  Si  cette  lielle  dame 
avait  dominé  Clément  V,  ils  n'eussent  sans  doute  pas 
manqué  de  recourir  à  ses  bons  ollices,  dans 
l'intérêt  de  leur  maître.  Il  n'y  a  donc  pas  de 
cas  à  l'aire  des  racontars  rajiporlés  par  Giovanni  Vil- 
lani.  Ce  chroniqueur  a  enregistré,  avec  lomplaisancc, 
les  on  dit  qui  circulaient  de  son  lemps.dans  le  dessein 
d'intéresser  ses  lecteurs.  Il  en  a  consigné  d'invrai- 
semblables dans  ses  Isturif  Florentine.  Ainsi,  d'après 
lui.  Clément  V,  incertain  du  sort  réservé  par  l'Elrrnel 
à  un  de  ses  neveux  mort  cardinal,  consulta  un 
nécromancien.  Celui-ci  députa  aux  enfers  un  de  ses 
chapelains  qui  vit  le  défunt  logé  dans  un  palais, 
mais  couché  sur  un  lit  de  feu.  En  face  du  palais,  le 
pèlerin  outre  tombe  vit  construire  un  autre  palais. 
Les  démons  lui  apprirent  que  cette  d( meure  était 
destinéeà  Clément  V  lui-même  ;  MunXToiii, /?erum  Ha- 
licartim  scriptures,  t.  Xlll,  col.  47>,  Islovie  Fioien- 
fine,  lib.  IX,  cap.  Lvm.  On  sait  encore  avec  certi- 
tude que  le  récit  de  l'élection  de  Clément  V  tracé  par 
Villani  est  fabuleux  (hturie  Fiorenline,  lib.  VHI, 
cap.  Lxxx).  Rabanis  a  naguère  démontré  comment 
il  était  contredit  par  les  faits  ;  Clément  \'  et  Philippe 
le  Bel.  l.eitie  à  M.  Dareriiberf;  .sur  l'entreyue  de 
Philippe-le-ltel  cl  de  Derirand  de  Gi'l  à  Saint-Jean- 
d'Ânf;ély,  Paris,  i858.  Le  même  érudit  a  donné  de 
nombreuses  preuves  de  la  favon  dont  la  légendf 
s'empara  rapidement  de  Clément  V;  op.  cit.,  p.  80- 
85.  Elle  lui  fut  généralement  défavorable.  Notons 
cependant  une  exception  propre  à  étonner.  On  sait 
comment  le  chroniqueur  FbruetoFrbreti, de  Vicence, 
d'humeur  satirique,  s'est  plu  à  enregistrer  les  bruits 
déshonorants  pour  les  personnages  de  marque.  A 
I)ropos  du  procès  des  Templiers,  il  dit  de  Clément  V: 
«  On  ne  pensera  pas  qu'un  pasteur  si  modéré,  si 
agréable  à  Dieu,  ait  commis  une  injustice,  sous  l'em- 
pire delà  haine  ou  sur  les  instances  d'aulrui,  car  per- 
sonne, vraiment  intégre,  ne  contestera  qu'il  ait  agi 
en  tout,  bien  et  sagement  »  ;  Ilisturia  rerum  in  Ita- 
lia  sentiirum  ah  anno  1250  mque  ad  annum  1318 
dans  MtiRAToiii,  lieriim  Italtcarum  scriplores,  t.  IX, 
col.  1018  et  U.  Balzani,  l.e  cronache  italiane  net 
.Verfio  £io.  Milan,  igoy,  p.  ayi-j';?. 

PÉTRAHQUU  nous  présente  un  lîenoîl  XII  tourné 
en  dérision  par  une  cour  licencieuse  et  accueilli  par 
des  railleries  dans  son  propre  entourage.  D'après 
lui,  ce  fut  un  ivrogne,  sans  cesse  «  plein  de  vin,  ap- 
pesanti par  l'âge,  accablé  par  le  sommeil  »  ;  Episto- 
lae  sine  titiilo,  1,  et  de  Sadb,  Mémoires  pour  la  ii'e 
de  François  Pétrarc/ue,  Amsterdam,  1767,  t.  Il,  p.  89- 
4i,  et  note  xv.  D'après  un  autre  contemporain, 
((  tous  les  gens  de  la  cour  »  tenaient  le  pape  pour 
0  le  plus  grand  buveur  de  vin  »  :  d'où  le  proverbe 
«  Buvons  ponliticalement  »  ;  1!.\i,u/.e-Mollat,  V^itae 
paparum  Axenionensium,  t.  I,  p.  286.  Jean  de  Win- 
TKUTUUit  {Chronicon  dans  Archiv  fin-  schiveizerisclie 
Geschichte,  t.  XI  (i85b),  p.  ni).  Galva.no  dklla 
FiAMMA  (MuRATORi,  tîeriim  Italicaruni  scriplores. 
t.  XII,  col.  Ioo9^,  PiERHE  na  Hkreniuals  (Baluze- 
MoLLAT,  op.  cit.,  t.  l,  p.  23/î)  ont  tous  traité  Benoît 
de  buveur  émérite.  Mais  Pétrarque  et  les  chroni- 
queurs qui  l'ont  vilipendé  ne  méritent  pas  créance. 
L'amant  de  Laure  l'a  détracté  apparemment  parce 
que,  en  construisant  le  palais  des  Doms,  Benoit  sem- 
bla avoir  voulu  lixer  la  Papauté  en  Avignon.  Quant 
aux  chroniqueurs  contemporains,  ils  ont  trop  com- 
plaisamment  servi  soit  la  rancune  des  partisans  de 
Louis  de  Bavière,  soit  celle  de  moines  ou  de  para- 
sites de  la  cour  pontificale,  auxquels  les  réformes 
du  pape  avaient  arraché  des  cris  de  colore.  Benoit  a 
partagé  le  sort  de  tout  réformateur  austère  :  il  lut 


peu  aimé;  il  a  été  décrié,  haï,  calomnie.  Qu'il  ait 
aimé  le  vin,  nous  ne  savons.  Une  chose  est  certaine  : 
par  ses  réformes  et  ses  actes,  Benoît  XII  a  prouvé 
qu'il  avait  au  cœur  le  sentiment  de  la  justice  et  un 
désir  sincère  de  corriger  les  abus.  Son  caractère 
énergique,  tenace,  dur  même,  lui  valut  bien  des  ini- 
mitiés. Peut-être  son  teint  coloré  accrédita  t-il  les 
propos  désobligeants  de  ses  ennemis?  En  tout  cas, 
en  l'accusant  d'ébriété,  Pétrarque  se  contredit  quel- 
que peu.  Ne  dit-il  pas  que  1rs  abstinences  de 
Benoit  Xll  égayaient  les  gens  de  la  cour  ?  Epitresine 
tititlo,  I. 

Au  XV"  siècle,  un  commentateur  de  Pétrarque, 
GirolamoSquarzaI'Ichi,  accusa  le  pape  de  lubricité. 
D'après  lui,  Benoit  XII  s'éprit  de  Selvaggia,  sœur  de 
Pétrar(|ue,  et  pria  celui-ci  de  lui  livrer  l'objet  de  sa 
passion.  .Vyant  éprouvé  un  refus,  le  pontife  pres- 
sentit le  frère  de  Pétrar(|ue,  Gérard,  qui  lui  livra 
Selvaggia.  Pétrarque,  outré,  partit  pour  l'Italie.  Sel- 
vaggia se  maria  bientôt  avecquelque  inconnu.  Quant 
à  Gérard,  pris  de  remords,  il  s'en  fut  pleurer  son 
crime  à  la  chartreuse  de  Montrieux  (Var);  db  Sade, 
op.  cit.,  t.  Il,  p.  67. 

Balaeus  (Ct';(<u;(a  4,  appendice,  chap.  92),  Simon 
GoULART  {Catalogus  iestiunt  veritatis  qui  ante  nos- 
Iram  aetalem  reclamaverunt,  Genève,  1609,  p.  1820) 
DU  Plessis  Mornay  (Le  mystère  d'iniquité,  c'est-à- 
dire  l'histoire  de  la  papaulé,  par  quelz  progrès  elle 
est  montée  à  ce  comble,  etc.  Saumur,  161 1),  ont 
accepté  l'anecdote  comme  telle.  Ils  l'enjolivèrent 
même  et  représentèrent  le  pape  entouré  de  cour- 
tisanes. 

Avant  tout,  remarquons  que  ces  écrivains  ne 
jouissent  d'aucune  autorité  et  que,  somme  toute, 
leurs  dires  reposent  uniquement  sur  le  passage  ana- 
lysé de  Squarzafichi.  Or,  celui-ci  se  trompe  étrange- 
ment. Pétrarque  eut  peut-être  une  sœur  naturelle, 
du  nom  de  Selvaggia,  mais  il  n'a  jamais  fait  allusion 
à  son  inconduite.  D'autre  part,  on  connaît,  par  Pé- 
trarque lui  même,  les  motifs  qui  poussèrent  son 
frère  à  se  faire  chartreux.  La  mort  de  sa  maîtresse 
plongea  Géi-ard  dans  le  désespoir  et  le  détermina  à 
se  cloîtrer;  H.  CocniN,  f.e  frère  de  Pétrarque,  Paris, 
igoS,  p.  32. 

Les  chroniqueurs  n'ont  pas  épargné  non  plus 
Clément  VI.  Mathias  de  Neueniîubc.  a  prétendu  qu'il 
était  «  passionné  pour  les  femmes  »  ;  J.  F.  Bôhmkr, 
Fontes  rerum  Geimanicarum,  t.  IV,  p.  227.  «  Des 
femmes,  raconte  Mathieu  Villani,  pendant  qu'il 
était  archevêque,  il  ne  se  garda  pas,  mais  il  outre- 
passa la  manière  de  vivredes  jeunes  barons  séculiers; 
pendant  son  pontilicat,  il  ne  sut  pas  s'en  passer,  et 
il  ne  s'en  cacha  pas.  Dans  ses  appartements  circu- 
laient les  grandes  dames,  de  même  que  les  prélats, 
et  parmi  elles  une  comtesse  de  Turenne  eut  telle- 
ment sa  faveur  qu'une  grande  partie  des  grâces  s'ob- 
tenait par  son  entremise.  Etait-il  malade,  les  dames 
le  servaient  et  gouvernaient  les  autres  séculiers  en 
tant  que  ses  parentes  »  ;  Muratori,  Ilernm  Ilulica- 
rum  scriplores,  t.  XIV,  col.  186-187.  Thomas  Bur- 
TON,  vers  1^00,  rapporte  les  reproches  que  Clément 
fut  censé  avoir  reçu  de  son  confesseur.  .\vec  cynisme, 
le  pape  aurait  répondu  :  «  Quand  nous  étions  jeune, 
nous  en  [des  plaisirs  cliarnels]  usions  ;  à  présent,  ce 
que  nous  faisons,  nous  le  faisons  sur  le  conseil  des 
médecins.  »  Pour  mettre  lin  aux  murmures  de  sa 
cour,  il  aurait  encore  osé  lire  II  un  libel  noir  sur  lequel 
étaient  consignés  les  noms  de  divers  pontifes  qui 
furent  lui)rii|iies  et  incontinents,  et  il  démontra  par 
les  faits  dûment  enregistrés  que  ceux-là  même  régi- 
rent mieux  l'Eglise  et  accomplirent  beaucoup  pins 
de  bien  que  les  pontifes  chastes  »  ;  Chronicon  monas- 
levit  de  .Velsa,  éd.  Bond,  Londres,  1867,  t.  III,  p.  89. 


1555 


PAPES  D'AVIGNON 


1556 


Sainte  Biigilte  fait  appeler  par  le  Christ  Clément 
amator  carnis  ;  lievelationes,  éd.  Rome,  1628,  lib.  VI, 
p.  63.  Enfin,  d'après  le  Chronicon  Eslense,  le  pape 
"  vécut  dans  la  luxure  »;  Moratori,  Rerum  llalica- 
rum  scriptores,  t.  XV,  col.  4^3. 

De  tous  ces  propos  malveillants  que  convient-il  de 
retenir?  D'abord,  écartons  comme  empreints  de 
partialité  les  témoignages  de  Matbias  deNeuenbuig, 
de  Thomas  Burlon,  de  sainte  Brigitte  et  des  auteurs 
du  Chronicon  Esteiise.  Tous  sont  plus  ou  moins  victi- 
limesde  leurs  préjugés.  Mathias  deNeuenlmrgcalom- 
nie  Clément  VI, parce  qu'il  ne  lui  pardonne  pas  d'avoir 
concouru  à  perdre  Louis  de  Bavière;  voir  J.K.  B()HMtR, 
op.  cit.,  p.  227-230,  23i-23i.  Thomas  Burlon  écrit 
trop  tardivement  pour  mériter  créance.  Son  animo- 
slté  contre  la  cour  pontificale  paraît  à  tout  instant 
dans  sa  chronique.  Sainte  Brigitte  eslviclime  de  ses 
illusions  franciscaines.  L'amour  de  la  pauvreté  la 
pousse  à  blâmer  le  luxe  qui  régne  à  la  tour  d'Avi- 
gnon et  les  fêtes  qui  s'y  donnent.  En  tout  cas,  elle 
ne  parle  pas  en  témoin  oculaire.  Le  Chrontcon  Es- 
tense  a  été  rédigé  loin  d'Avignon,  en  Italie. 

Mathieu  Villani  n'a  pas  non  plus  vécu  en  Avignon. 
Comme  Jean,  son  frère,  il  aimait  recueillir  tous  les 
racontars  qui  se  colportaient  de-oi,  de-là.  Il  n'en  ga- 
rantit pas  l'aulbenticité.  11  se  contente  de  narrer, 
afin  d'intéresser  son  lecteur.  Certes,  la  <our  de  Clé- 
menlVI  fut  une  des  [dus  brillantes  de  l'Europe,  au 
XIV''  siècle.  C'était  le  rendez-vous  d'une  nombreuse 
noblesse,  égayée  par  des  fêtes,  des  bals  ou  des  tour- 
nois.Les  dames  la  fréquentaient  EllesUguraient,dans 
les  livres  de  comptes  delà  Chambre .\postolique, sous 
le  nom  de  «  dames  de  la  famille  du  pape  ».  Elles 
furent,  peut-être,  plus  noml)i'euses  sous  le  pontifi- 
cat de  Clément  VI,  parcequo  le  pape  avait  beaucoup 
de  belles-sœurs,  nièces,  cousines  ou  alliées.  On  sait 
aussi  que  Géciïe,  comtesse  d'Urgel,  puis  vicomtesse 
de  Turenne  à  partir  de  i346.  Jouit  d'un  grand  cré- 
dit près  de  Clément.  Elle  acquit  de  grands  biens  sous 
son  pontificat,  surtout  en  vendant  la  vicomte  de 
Tarenne  à  Guillaume  Roger  de  Beaufort,  neveu  du 
pontife.  D'humeur  impérieuse,  elle  dut  s'attirer  la 
haine  des  courtisans.  "Tout  cela  accrédita  les  bruits 
malveillants  qui  circulaient  contre  la  vertu  du 
Saint-Père. 

Mais,  n'oublions  pas  qu'un  prélat  retors,  astucieux, 
dénué  de  scrupules,  gouvernait  Milan  et  cherchait 
à  accaparer  la  prépondérance  en  Italie,  aux  dépens 
de  la  Papauté.  La  calomnie  ne  coûtait  guère  à  Gio- 
vanni ViscoNTi.  C'est  lui  l'auleur  d'un  pamphlet 
répandu  iiarmi  les  cardinaux  en  i35o-i35i.  Sous 
forme  d'une  lettre  du  diable  à  Clément  VI, il  adressait 
au  pape  les  pires  reproches  ;  Villani  dans  Mubatohi, 
Rerum  Italicai  uni  sci  i/jtures,  t.  XIV,  col.  13^  et  Bi- 
bliothèque nationale  de  Paris,  ms.  latin  6o4. 

Aux  dires  des  clironiqueurs  qui  colportèrent  des 
bruits  fâcheux  sur  la  conduite  de  Clément  VI,  on 
peut  opposer  cenx  d'autres  chroniqueuis  qui  appro- 
chèrcnl  de  près  la  cour  pontificale.  Weunur  dbHas- 
KBLBECKB,  qui  séjouma  plus  ou  moins  longtemps  en 
Avignon  et  tint  une  sorte  de  journal  de  ce  i|ui  s'y 
passa,  n'allègueriencontre  le  l)ape;  Baluze-Moi.lat 
Vitae  papnrum  Avenionensium,^&r\s,  1916, 1. 1, p.  5/13- 
55o.  Son  impartialité  ne  soulève  aucun  doute,  quoi- 
qu'il soit  partisan  de  l'empereur  Charles  IV  et,  par 
suite.opposé  aux  amis  de  Louis  de  Bavière;  G.Mollat, 
Etude  critique  sur  les  Vitae  pnparum  Âfenionensium 
d'Etienne  Haluze,  Paris,  1917,  p.  55-56.  Jkan  La 
Porte  d'.\nnonay  accumule  les  éloges  de  manière 
à  composer  une  sorte  de  litanies  en  l'honneur  de 
Clément.  Le  pape  est  :  clementiae spéculum, caritutis 
Iwspes,  niiserictirdiae  pater.pietatis  allumpnusjibe- 
ralitutis  minister,  Justitiiie  pugit,  aequilatis  «tliletu, 


concorJiiie  sator,  et  pacis  aiiutor,  modettiae  nornm, 
reli^ionis  exeniplur,  umicitiiie  fumes,  anchora  spei, 
fidei  hasia,  cuniplacentiae  mos,eloqtientiae  flos,honor 
régis  et  patriiie  deciis  ;  Baluze-Mollat,o^).ci7.,p.288. 
L'auteur  delà  seconde  vie  de  Cléim  nt  VI, publiée  par 
Baluze,n'a  pas  moins  d'admiration  pour  la  personne 
du  souverain  pontife.  Puisani  à  la  même  source  que 
•Jean  La  Porte,  il  diracjue  la  mémoire  du  pape  «  sera 
toujours  bénie  »;  Baluzk-Mollat,  op.  ctt.,p.  272. 
PiKRHB  DK  Herbnthals  uole  que  le  luxe  et  une  pompe 
toute  séculière  régnaient  à  la  cour  d'.\vignon.  11  le 
sait  par  expérience  personnelle  ou  par  des  tiers  ; 
Baluze-Mollaï,o/;.  cit.,  p.  298.  Sur  Clément  VI  il  ne 
porte  pas  le  moindre  jugement  défavorable.  Il  n'ex- 
prime même  aucun  sentiment.  Un  anonyme,  dont  la 
chronique  a  été  reproduite  assez  fidèlement  par  un 
Italien  du  xv"  siècle,  loue  le  pape;  BALUZB-MoLLAr, 
op.cit.,  p.  289.  Son  témoignage  mérite  créance,  car 
il  ne  craint  ni  de  blâmer  sa  politique  italienne,  ni 
de  donner  des  preuves  de  son  népotisme  ;  Balizb- 
MoLLAT,  op.  cit.,  [).  294  et  296.  Un  inconnu  du 
xV  siècle,  un  Français  vraisemblablement,  reproche 
aussi  à  Clément  ses  trop  grandes  complaisances  pour 
les  siens  ;  c'est,  suivant  lui,  la  seule  faute  qu'on  ait 
à  lui  imputer;   Baluze-MoLlat,  op.  cit.,  p.  261. 

De  tels  témoignages  sullisent  amplement  pour 
ètayer  un  jugement  équitable.  Ils  entraiueiit  la  con- 
viction, quand  on  les  compare  à  ceux  des  chroni- 
queurs hostiles  à  Clément  VI.  L'impartialité  des 
premiers  a])paralt  clairement,  quoique  certains  exa- 
gèrent parfois  les  louanges,  tandis  que  le  parti  pris 
des  seconds  n'est  pas  moins  évident.  D  ailleurs, 
ceux-ci  ont  vécu  loin  d'Avignon,  dans  un  milieu 
hostile  à  la  papauté  avignonnaise;  ceux-là,  au  con- 
traire, possèdent  l'avantage  d'avoir  été  pour  la  jilu- 
part  des  témoins  oculaires  ou  d'avoir  été  bien  ren- 
seignés. 

11  reste  contre  Clément  VI  un  témoignage  quelque 
peu  embarrassant,  celui  de  Pktrarqub.  «  Je  parle 
dit-il,  (/e  clioses  fues,  et  non  pas  entendues.  »  Epitre 
sine  titulo  xiv;  Opéra  umnia,  éd.  Bàle,  i58i,  p.  728. 
Il  fait  tenir  au  pape  les  propos  les  plus  lascifs,  qui 
ne  laisseraient  aucun  doute  sur  ses  amours  illicites, 
s'ils  avaient  été  réellement  tenus.  A  Séniiramis 
—  c'est-à-dire  à  Cécile,  comtesse  d'Urgel — Milio  (Clé- 
ment VI)  chante  :  a  Je  me  suis  trouvé  une  douce 
amie,  et  il  me  sullil  d'être  réchauffé  par  ses  perpé- 
tuels baisers  »  ;  Eglogue  vi,  fastorum.  A.i\.  Bartoli 
a  jadisexlrait  de  nombreux  passages  des  œuvres  de 
Pètrarcjue,  qui  constiluenl  un  réquisitoire  accablant 
contre  la  vertu  de  Clément  VI;  Stovia  délia  letteru- 
tura  iluliauii,  Florence,  i884,  t.  VU,  p.  85-ii3.  Plus 
récemment,  M.  Doiiix  écrivait,  à  l'aide  des  mêmes 
passages,  un  roman  historique  :  Au  tenipsde Pétrar- 
que (Paris.  1906).  Il  y  dépeignait  les  mœurs  relâ- 
chés   de  Clément    VI  et  les  vices  du  camèrier. 

Si  atlirmalif  que  soit  Pétrarque,  il  n'est  pas  qua- 
lifié pour  censurer  la  conduite  du  pape.  Ses  accusa- 
tions doivent  être  considérées  comme  injr.stes  et  in- 
vraisemblables. Son  animosilé  avérée  contre  les 
papes  d'Avignon  fournit  à  l'historien  un  motif  sé- 
rieux de  douter  de  la  vérité  de  ses  anecdotes  gra- 
veleuses. Il  haïssait  en  Clément  VI  le  personnage 
qui  avait  su  donner  un  si  grande  lustre  à  la  Papauté 
avignonnaise.  Sa  liairie  l'aveugla  au  point  deneplus 
pouvoir  juger  sainement  les  chefs  de  l'Eglise.  i>  Nul 
ne  le  croira, a-ton  dit,  sauf  ceux  qu'abuse  la  haine  de 
la  Papauté  »;  R.  Dklachenal,  Histoire  de  Cliarles  V, 
Paris,  igi6,  t .  III,  i>.  494.  En  tout  cas.  Clément  VI  ne 
dut  pas  sa  fin  à  une  maladie  honteuse,  suite  d'une 
vie  dissolue  qu'on  l'accuse  d'avoir  menée.  Durant  de 
i  longues  années  il  soufirit  de  la  gravelle  et  eut  re- 
cours  à  de  nombreux  médecins.  Sa  mort  fut  causée 


1557 


PAPES  D'AVIGNON 


!558 


par  la  ruptuic  tl'une  tumeur  interue.  L'hémorragie 
qui  s'ensuivit  l'emporta  dans  la  tombe  (H.  \Va<jukt, 
Nute  sur  les  médecins  de  Clément  VI;  dans  Mélan- 
ges d'archéologie  et  d'histoire,  t.  XXXU  (1913), 
p.  iô-i'j  et  E.  Ukpiibz,  Les  funérailles  de  Clément  VI 
et  d'Innocent  Vf,  d'après  les  conijUes  de  la  cour 
pontificale,  ibid.,  t.  XX  (1900),  p.  235 -■j5o). 

La  conduite  de  Pétrarque  semble,  d'ailleurs,  in- 
compatible avec  les  sentiments  qu'il  exprime  au 
sujet  dos  papes  d'Avignon.  Gomment  a-l-il  reclierclié 
leurs  faveurs,  s'il  les  méprisait?  Pourquoi  séjourna- 
t-il  à  une  cour  dont  les  mœurs  lui  faisaient  horreur? 
Il  eût  dû  logiquement  la  fuir. 

Pétrarque  semble  avoir  pris  plaisir  à  fournir  des 
armes  contre  lui-même.  De  Clément  VI  qu'il  vili- 
pende, il  a  écrit  :  Clemens  VI  egref;ins  nunc  liomiilei 
gregis  pastor,  tant  potentis,  et  in\'iclne  m''moriae 
traditur  ut  quidquid  vel  semet  legerlt  nhlivisci, 
ctiam  si  cupiat,  non  possit...  {De  rébus  memorabili- 
bn$.  lib.  Il,  cap.  1).  Ce  lanjra.se  a  de  quoi  surprendre. 
Si  vraiment  t^.léuicnt  VI  se  livra  à  l'inipudicité, 
comme  le  prétend  Pétrarque,  il  n'a  pu  élre  «  un 
pasteur  d'elile  i>. 

b)  Les  cardinau.i\  —  Si  Pétrarque  a  détracté  les 
papes,  il  n'a  pas  mieux  traité  les  cardinaux; 
voir  DB  Sadb,  op.  cit.,  t.  II,  p.  gS  et  Baktoli,  luco 
citato.  C'est  apparemment  parce  qu'il  leur  repro- 
chait (l'user  de  leur  inlluencepour  retenirla  papauté 
sur  les  bords  du  Rhône.  Il  se  faisait  peut-être  en  cela 
l'écho  des  doléances  italiennes.  On  retrouve  les 
mêmes  teiulances  chez  le  chroniqueur  Matuihu  Vil- 
LANi.  D'aiirès  celui-ci,  Clément  VI  «  remplil  l'Eglise 
de  plusieui's  cardinaux  ses  parents  ;  et  il  en  Ut  de  si 
jeunes  et  de  vie  si  déshonnète,  si  dissolue,  qu'advin- 
rent  des  choses  de  grande  abomination  r  ;  Murator:, 
Heruin  Italicaruni  scri flores,  t.  XIV,  col.  186.  Il 
convient  de  ne  pas  croire  Villani  sur  parole.  L'Eglise 
n'eut  pas  à  rougir  du  plus  jeune  cardinal  créé  par 
Clément  VI,  de  Pierre  Roger  de  Beaufort,  qui  reçut 
la  pourpre  à  1  âge  de  dix-neuf  an&  et  ilevint  phis 
tard  pape  sous  le  nom  de  Grégoire  XI.  Les  contem- 
porains ont  loué  la  pureté  de  sa  vie.  GoLUccio 
Salutati,  non  suspect  de  partialité,  n'a  pu  que  van- 
ter ses  qualités  morales. 

Au  vrai,  l'opinion  italienne  était  exaspérée  par 
l'absence  de  la  Papauté.  La  majorité,  qui  apparte- 
nait au  parti  français, dans  le  Sacré  Collège,  l'inquié- 
tait, à  juste  titre.  On  réunit  dans  la  même  réproba- 
tion papes  et  cardinaux  qui  semblaient  vouloir 
frustrer,  jjour  toujours,  l'Italiedes  avantages  immen- 
ses que  lui  avait  jadis  valus  la  présence  du  Saint- 
Siège  . 

Pour  juger  les  cardinaux,  il  vaut  mieux  consulter 
les  archives  du  Vatican  que  se  lier  aux  atlirmalions 
vraistuiblablement  partiales  des  Italiens.  Les  docu- 
ments authentiques  montrent  qu'ils  ont  pour  la  plu- 
part dignement  servi  le  Christ,  durant  le  xiv«  siècle; 
voir  I<'.  UucuESNE,  Histoire  de  tous  les  cardinaux- 
françois  de  naissance....  Paris,  1660-1666.  Certains 
eurent  une  altitude  parfois  choquanle,  tels  Napoléon 
Orsini,  Guy  de  Boulogne,  Talleyrand  de  Périgord, 
La  politique  régla  trop  leurs  manières  d'agir,  parce 
qu'elle  avait  principalement  présidé  à  leur  choix.  On 
peut  leur  reprocher  encore  leurs  vues  trop  humaines. 
Quant  à  leurs  mœurs,  furent-elles  pures  ou  impures? 
Aux  assertions  de  Pétrarque  et  de  Villani,  nous 
n'avons  à  opposer  que  des  arguments  négatifs,  suffi- 
samment sérieux  pour  entraîner  la  conviction. 

c)  I.a  cour  pontificale.  —  Au  sens  large,  celte 
appellation  convient  à  tous  ceux  qui,  de  près  ou  de 
loin,  se  rattachaient  d'une  manière  quelconque  à  la 
personne  du  pape,  fût-ce  en  qualité  de  l'ournisseuis. 
La  majorité  étaient  des  séculiers.  En  particulier,  la 


domesticité  des  c;irdinaux  et  des  autres  prélats  infé- 
rieurs composait  un  groupe  iuiportanl  et  remuant. 
.\  tous  ces  gens  se  mêlait  une  foule  extraordinaire 
d'étrangers  que  leurs  aifaires  appelaient  en  Avignon 
ou  qui  y  venaient  tenter  fortune.  Rien  d'étonnant  à  ce 
que  parmi  eux  se  soient  glissés  des  aventuriers  de 
toute  nature,  des  voleurs  de  profession,  des  usuriers, 
des  aigrelins,  des  lilles  de  joie.  Nicolas  db  Clkman- 
GKS  prétend  que  les  Italiens  enseignèrent  aux  Fran- 
çais les  mœurs  légères  et  perverses;  De  corrupto 
Ecclesiae  statu,  éd.  Jean  Corrozet,  i56a,  cap.  xiii, 
fol.  26  V.  Pour  sainte  Brigmib,  Avignon  est  «  comme 
un  champ  rempli  d  ivraie  qu'il  faut  d'abord  extirper 
avec  un  fer  aigu,  puis  purilier  avec  le  feu,  et  enfin 
aplanir  avec  la  charrue  »;  Ilevelationes,  lib.  IV, 
cap.  b").  «  A  la  curie,  dit-elle,  règne  un  orgueil  inso- 
lent, une  cupidité  insatiable,  une  luxure  par  trop 
exécrable, te  Iléau  détestable  d'une  horrible  simonie»  ; 
ibidem,  lib.  V,  cap.  1^2.  Pour  Piîtrarque,  Avignon 
est  «  l'impie  Babylone,  l'enfer  des  vivants,  la  senline 
des  vices,  l'égout  de  la  terre.  On  n'y  tiouve  ni  foi, 
ni  charité,  ni  religion,  ni  crainte  de  Dieu,  ni  pudeur, 
rien  devrai,  rien  de  saint...  Ce  qui  m'a  rendu  le  séjour 
de  cette  ville  si  odieux  et  pire  que  tout,  c'est  qu'elle 
est  un  égout  où  toutes  les  immondices  de  la  terre 
sont  venues  se  rassembler  >•  ;  de  Sadr,  op.  cit.,  t.  I, 
25-27.  D  i'près  Pétrarque  encore,  il  y  aurait  eu  jus- 
qu'à onze  maisons  publiques,  tandis  qu'on  n'en  au- 
rait compté  que  deux  à  Rome  ;  éd.  Bàle,  fol.  1 184.  Le 
poète  ne  se  contente  pas  d'invectiver  Avignon.  Il 
peint  avec  beaucoup  de  force  des  scènes  de  débauches 
que  les  convenances  empêchent  de  reproduire  ;  voir 
en  particulier  les  épîtres  séniles  et  sans  titre  v,  vni, 
X,  xii-xv,  xvii-xxix. 

Pétrarque  a  certainement  exagéré.  Avignon  lui 
est  odieuse,  parce  qu'elle  est  devenue  le  centre  de  la 
catholicité.  Lui-même  a  trahi  les  sentiments  de  ran- 
cune qui  l'animaient.  «  Quelle  honte,  a-t-il  écrit,  de 
la  voir  devenir  tout  à  coup  la  capitale  du  monde,  où 
elle  ne  devrait  tenir  que  le  dernier  rang  !  »  Opéra 
omnia,  p.   1081. 

Cependant  n'exagérons  pas  nous-mème.  Dans  une 
ville  cosmopolite, comme  le  fut  Avignon  au  xiV  siècle, 
il  dut  régner  une  certaine  inconduite.  Les  papes  ont 
tout  fait  pour  la  combattre.  Ils  possédaient  une  police 
bien  organisée  et  commandée  par  le  maréchal  de  la 
cour.  Les  méfaits  commis  dans  Avignon  étaient 
sévèrement  réprimés.  Par  exemple,  en  1827,  les  opé- 
rations des  changeurs  d'Avignon  éveillèrent  des 
soupçons.  On  saisit  leurs  poids  et  leurs  balances. 
Trente-six  changeurs  furent  condamnés  à  des  amen- 
des pour  avoir  trompé  leurs  clients;  G.  Moixat,  Les 
changrurs  d'Avignon  sous  Jean  XXII,  dans  Mémoires 
de  l'.lcadémie  de  Vaucliise,  t.  V,  2«  série  (1906), 
p.  271-279.  Des  sergents  convaincus  de  connivence 
dans  l'attentat  commis  le  i3  avril  i3/|0  sur  la  per- 
soni.e  de  l'ambassadeur  d'Angleterre,  Nicolino  Fies- 
rhi,  furent  pendus  à  des  potences  placées  sur  l'appui 
des  fenêtres  de  l'hôtel  où  logeait  la  victime.  Le  ma- 
réchal de  la  cour  n'évita  le  même  châtiment  que  par 
le  suicide;  Baluzk-Mollat,  Vitae  pnparum  A^enio- 
nensiiim,  t.  I,  p.  2o5  206.  En  iSSg,  Innocent  VI 
ordonna  de  jeter  dans  le  Rhône  certains  bandits  qui, 
la  nuit,  masqués,  volaient  et  mettaient  à  mal  les 
femmes;  op.  cit.,  t.  I,  p.  338. 

D'autre  part,  les  papes  dotèrent  les  jeunes  filles 
pauvres  pour  empêcher  la  prostitution.  Chaque 
année,  par  exem|)le,  Jean  XXII  consacrait  jusqu'à 
mille  florins  en  dots;  K.  H.  Schabfbr,  Die  Ausgaben 
der  aposlolisclien  Kammer  miter  Johann  XX/I,PadeT- 
born,  igi  i,  p.  682,  6g3,  706,  718,  729.  Vers  i343,  le 
camérier  Gasbert  de  Laval  fonda  près  de  l'église  de 
Notre-Dame  des  Miracles  une  maison  de  refuge  pour 


1559 


PAPES  D'AVIGNON 


■IS'ÎO 


les  filles  déchues,  L'inslilution,  encouragée  par  les 
souverains  pontifes,  fut  comblée  de  bienfaits  par 
Grégoire  XI  ;  D'  Pansier.  l.'OKin're  des  repenties  a 
Ai'ignon  du  XIII'  nu  XVIII'  siècle,  Paris,  lyio,  p.  21 
el  sq. 

Comme  preuve  du  relâchement  des  mœurs  en  Avi- 
gnon, on  a  parfois  allégué  certains  statuts  de  la 
reine  Jeanne,  réglant  la  prostitution  dans  la  ville; 
AsTHtJC,  De  morbis  venereis,  i636,  p.  .'ifjS.  Mais  ces 
statuts,  souvent  reproduits,  sont  des  faux  dont  on 
connaît  les  auteurs.  Voici  leur  histoire  :  o  M.  Aslruc. 
médecin,  écrivit  à  un  monsieur  d'Avignon  pour  le 
prier  de  lui  envoyer  (s'il  pouvait  se  les  procurer) 
les  statuts  faits  ])ar  la  reine  Jeanne  pour  l'établisse- 
ment d'un  B  [maison  publique]  à  Avignon,  (le 
monsieur  étant  chez  monsieur  de  Garein,  où  plu- 
sieurs de  ses  amis  se  rendaient  pour  passer  la  soirée, 
leur  lut  lalettre  qu'il  avait  reçue,  ce  qui  lit  beaucoup 
rire  ces  messieurs,  M.  de  Garein  dit  :  «  Il  n'j'  a  qu'à 
luienfaire»;  on  s'amusaà  les  composer,  M.  de  Garein 
les  arrangea  en  vieux  (sic)  idiome  provençal,  et  on 
les  envoya  à  M,  Astruc,  qui  les  lit  imprimer  dans  un 
ouvrage  auquel  il  travaillait,  et  le  lUinna  comme  une 
pièce  authentique.  »  Tel  est  le  récit  de  la  mystihca- 
lion  rapporté  par  Joseph  Gabriel  Teste,  qui  le  tenait 
de  son  père,  ami  personnel  de  M.  de  Garein. 
M.  Commin,  qui  participa  à  la  fabrication  du  faux, 
conta  la  même  chose  à  M,  Hequien  ;  1',  Yvarbn,  Une 
mystification  historique.  Statuts  de  la  reine  leanne 
de  Naples,  dans  Opuscules  de  médecine,  Avignon, 
1880,  p.  288. 

Quand  bien  même  nous  ne  posséderions  pas  l'aveu 
des  faussaires,  une  analyse  attentive  des  prétendus 
statuts  sullirait  à  prouver  qu'ils  sont  des  faux.  Tout 
d'abord,  l'acte  transcrit  dans  le  manuscrit  a83^, 
folio  64  recto,  de  la  bibliothèi|ue  d'Avignon,  est  dit 
provenir  du  recueil  des  minutes  du  notaire  aposto- 
lique Tamarin.  Or,  ce  nom  ne  Ugure  pas  sur  la  liste 
des  notaires  avignonnais  parue  dans  l'Annuaire  de 
Vaucluse,  en  1889,  page  2^1  et  suivantes, 

La  date  de  l'acte,  8aoùt  1847,  neconcordepas  avec 
l'itinéraire  connu  de  la  reine  Jeanne.  A  cette  époque, 
celle-ci  ne  séjournait  pas  en  Avignon. 

Le  document  est  rédigé  en  provençal.  Mais  ce  pro- 
vençal n'a  rien  d'archaïque.  Les  expressions  sont 
modernes.  Elles  concordent  avec  le  l.mgnge  du 
xviii»  siècle. 

Si  l'acte  était  authentique,  il  n'aurait  pas  été,  d'ail- 
leurs, rédigé  en  provençal.  Le  latin  était  la  langue 
diplomatique  employée  par  la  chancellerie  ange- 
vine. 

L'écriture  décèle  une  main  récente,  inhabile,  igno- 
rante du  mode  d'abréviations  en  usage  au  xiv  siè- 
cle. 

La  miniature,  qui  orne  le  parchemin,  contient  les 
armes  de  la  reine  Jeanne  avec  la  représentation  d'un 
troubadour  portant  en  main  un  rameau  d'olivier. 
Mais  c'est  une  copie  servile  d'une  gravure  illustrant 
un  discours  sur  les  arcs  triomphaux  d'Aix  pour  l'ar- 
rivée du  roi  Louis  XIII,  Aix,  1624,  p.  i4.  l^e  plus, 
les  tons  des  couleurs  employées  par  le  miniaturiste 
dilTèrent  totalement  des  tons  en  usage  au  xiv'  siècle, 
Enfln,  à  cette  époque,  les  règlements  de  police 
n'étaient  pas  libellés  par  le  souverain,  mais  par  la 
municipalilé  ou  le  viguier  d'Avignon,  -linsi  que  le 
prouve  surabondamment  le  manuscrit  même  qui  con- 
tient, en  plus  des  prétendus  statuts,  ceux  de  la 
Républiqueavignonnaise.  Ainsi  tout  démontre  l'exis- 
tence du  faux. 

Bibliographie.  —  H.  Cochin,  Le  jubilé  de  François 
Pétrarque,  dans  le  Correspondant,  octobre  1904, 
p,  62-68,  —  D''  P.  Pansier,  Histoire  des  prétendus 


statuts  de  la  reineJeanne  et  la  réglementation  de  la 
prostitution  à  Avignon  au  Moyen  Age,  Amsterdam, 
1902.  —  L.  H,  Labande,  Tamarin  notaire  à  Avignon 
dans  L'intermédiaire  des  ckerclirurs  et  curieux, 
t,  XLIX  (1904),  col,  194-196,  —  Rinaldi,  Annales 
ecclesiastici,aiii  annos,  i3i4,  §  xv  ;  i342,§i;  i35-j, 
§  xxi-xxill,  —  T.  Martel,  Blancnflour  ;  histoire 
du  temps  des  popes  d'Avignon,  Paris,  i9o8(roman). 
—  J.  Joergenseii,  Sainte  Catherine  de  Sienne, 
Paris,  1920, 

A'L   La  fiscalité  des  Papes  d'Avignon.  —  a) 

Caractères.  —  On  appelle  de  ce  nom  le  système  fis- 
cal en  vertu  duquel  le  Saint-Siège  perçut  des  impôts 
sur  lesbénétices  ecclésiastiques.  Certes,  quelques-uns 
d'entre  eux  exi^laicnt  aux  siècles  précédents,  mais 
il  faut  reconnaître  que  les  Papes  d'Avignon  grevè- 
rent les  clercs  d'impôts  très  lourds,  en  raison  de 
leur  nombre,  de  leur  variété,  de  leur  caractère  et  de 
leur  mode  de  recouvrement.  Les  évèques  et  les  abbés 
payaient  les  services  communs  à  l'occasion  de  leur 
nomination  directe,  de  la  contirmatiou  de  leur  élec- 
tion, de  leur  consécration,  de  leur  translation  à  un 
autre  siège  ou  à  une  autre  abbaye  par  le  souverain 
pontife.  De  plus,  ils  rénmnéraient  le  personnel  de 
la  cour  et  les  familiers  des  cardinaux,  de  dons  ou 
gratilications  connus  sous  le  nom  de  menus  services, 
sacra,  suhdiaconum.  Il  leur  fallait  encore  acquitter 
des  droits  de  chancellerie  fort  élevés  ainsi  que  des 
droits  de  quittance,  ou  encore  des  redevances  dues  à 
l'occasion  de  leurs  visites  ad  limina  el  des  droits  de 
pnllium.  A  partir  d'Urbain  V,  ils  perdirent  le  béné- 
lice  des  procurations,  taxes  perçues  quand  ils  visi- 
taient leurs  inférieurs.  Enfin,  en  vertu  du  droit  de 
dépouilles,  le  Saint-Siège  s'emparait  de  leurs  biens, 
lorsqu'ils  passaient  de  vie  à  trépas. 

Les  petits  bénéliciers  payaient  des  rfptimes,  c'est-à- 
dire  la  dixième  partie  de  leurs  revenus  nets,  les 
annotes  ou  revenus  d'un  bénéfice  produits  dans  le 
cours  de  l'année  qui  suivait  la  collation  d'un  nou- 
veau titulaire,  les  procurations,  les  subsides  car:- 
tulifs.  Contre  leurs  biens,  le  pape  pouvait  exercer,  à 
leur  mort,  le  droit  de  dépouilles. 

Si  un  bénéficier,  petit  ou  grand,  décédait  sans 
avoir  acquitté  ses  dettes  vis-à-vis  du  Saint-Siège, 
celles-ci  ne  s'éteignaient  pas  ;  personnelles  et  réelles, 
elles  restaient  attachées  au  bénéfice,  quelle  qu'en  ffiit 
l'ancienneté.  Chacun  demeurait  responsable  pour 
ses  prédécesseurs.  Ainsi,  en  i342,  l'arriéré  des  com- 
muns services  dus  par  Nicolino  Canali,  promu  au 
siège  archiépiscopal  de  Havenne,  s'élevait  à  14.700 
llorins  d'or  de  Florence.  Sans  doute,  les  bénéliciers 
avaient  recours  contre  leurs  prédécesseurs  ou,  en 
cas  de  décès,  contre  leurs  héritiers;  mais,  ce  recours 
était  fort  souvent  illusoire  ou  trop  onéreux. 

Les  moyens  de  contrainte,  pour  activer  la  rentrée 
des  impôts,  étaient  d'ordre  spirituel.  Si,  à  la  suite 
d'une  monition,  le  débiteur  ne  s'acquittait  pasde  sa 
dette,  il  était  frappé  de  censures  ecclésiastiques. 
L'excommunication  lui  faisait  perdre  le  libre  exer- 
cice d'un  bon  nombre  de  droits  :  droit  d'administrer 
ou  de  recevoir  les  sacrements,  droit  d'assister  aux 
otlices  divins,  droit  d'élire  ou  li'ètre  élu  aux  Ijènéû- 
ces  et  dignités,  droit  d'exercer  la  juridiction  tempo- 
relle, droit  à  la  sépulture  ecclésiastique.  De  plus,  si 
un  prêtre  ou  un  évèque  célébrait  les  otlices  divins  au 
mépris  de  l'excommunication,  il  tombait  par  le  fait 
même  dans  l'irrégularité.  Le  contribuable  ne  se  sou- 
mettait-il pas  à  l'excommunication,  il  était  frappé  de 
l'aggrave  qui  le  privait  des  biens  spirituels  et  lui 
interdisait  l'usage  des  choses  publiques.  Persévérait- 
il  dans  la  résistance,  la  réaggrave  lui  enlevait  la  pos- 
s  bilité  de  communiquer  avec  autrui,  même  pour  le 


1561 


PAPES  D'AVIGNON 


1562 


boire  et  le  manger.  Quand  les  autorités  séculières  le 
permettaient,  les  collecteurs  d'impôts  saisissaient 
encore  les  immeubles  des  récalcitrants  et  les  met- 
taient en  vente. 

Les  bénéliciers  se  pliaient  en  général  aux  exigen- 
ces des  agents  du  lise  pontifical,  car  ceux-ci  usaient 
de  leurs  pouvoirs  avec  la  plus  grande  rigueur.  Ainsi, 
le  cadavre  de  Gonsalvo,  évêque  de  Mondonnedo, 
resta,  au  scandale  des  populations,  hors  du  cimetière, 
jusqu'à  ce  que  ses  héritiers  se  fussent  engagés  à 
payer  les  dettes  de  leur  parent. 

b)  Conséquences  de  la  politique  finaucièie  du 
Saint-Siège.  —  Les  récils  des  contemporains  ne  lais- 
sent aucun  doute  au  sujet  des  sentiments  publics. 
Les  mesures  liscales  des  Papes  d'Avignon  excitèrent 
le  plus  vif  mécontentement.  En  Angleterre,  les  par- 
lements s'élevèrent  avec  acrimonie  contre  elles.  Ils 
constatent  qu'elles  provoquent  l'e.\ode  des  capitaux 
hors  du  territoire  national,  la  diminution  du  culte 
divin,  l'amoindrissement  de  la  piété  populaire,  le 
mauvais  entretien  des  édifices  sacrés  qui  tombent  en 
ruines  faute  de  réparations,  la  cessation  des  ollices 
divins,  l'abandon  des  distributions  d'aumônes  et  de 
l'hospitalisation  des  malheureux,  contrairement  aux 
intentions  formelles  des  fondateurs  d'ivuvres  pics... 

En  France,  les  maux  sont  plus  grands,  parce  que 
la  guerre  de  Cent  ans,  la  famine  et  la  peste  ont 
amené  des  désastres.  Les  bénéfices  ruinés,  dévastés 
ou  détruits  ne  produisent  plus  aucun  revenu.  Le 
retrait  du  droit  de  procuration  aux  évêques  a  ])our 
elfet  la  cessation  des  visites  pastorales,  l'abandon 
du  culte  et  la  désertion  des  bénéfices.  «  Les  peuples, 
dit  un  contemporain,  se  voyaient  prescpie  partout 
privés  de  la  parole  de  Dieu,  et,  en  plusieurs  endroits, 
de  la  participation  des  sacrements,  parce  qu'il  ne 
restait  plus  de  quoi  subsister  aux  pasteurs,  à  qui 
l'administration  en  avait  été  confiée  :  les  églises  et 
les  bâtiments  étaient  presque  partout  ruinés,  faute 
de  pouvoir  les  «ntretenir  :  les  pauvres  mouraient  de 
misère  sans  consolation  et  sans  secours  »  ;  Hourgkois 
DU  CuASTiiNKT,  Nouvelle  histoire  du  concile  de  Cons- 
tance, Paris,  1718,  p.  ■j. 

Eu  Allemagne,  les  clercs  souffrent  moins  des  exi- 
gences du  Saint-Siège.  Ils  opposent  une  telle  résis- 
tance aux  collecteurs  que  ceux-ci  renoncent  parfois 
à  percevoir  l'imiiôt.  Ils  ont  peur  de  perdre  la  vie  ou 
d'être  jetés  dans  d'infectes  prisons,  comme  ce  fut  le 
cas  pour  certains  d'entre  eux.  Somme  toute,  les 
plaintes  continuelles  du  clergé  pénètrent  à  la  longue 
dans  les  masses  populaires  et  y  engendrent  une 
opposition  dangereuse  à  la  pa|iauté.  L'.\ngleterre 
mûrit  sourdement  pour  le  Schisme  et  l'Alleuiagne 
pour  la  Réforme.  Quant  à  la  France,  elle  incline  au 
Gallicanisme. 

c)  Causes  de  la  politique  financière  du  Saint-Siège. 
—  Les  livres  de  comptes  pontificaux  font  très  exac- 
tement counaitre  les  motifs  qui  poussèrent  les  papes 
d'Avignon  à  grever  le  clergé  d'impôts.  En  |3|3, 
Clément  V  possédait  i.o4o.ooo  florins  d'or  de 
Florence;  ses  donations  testamentaires  exagérées 
épuisèrent  le  trésor.  Il  ne  resta  aux  cardinaux  et  à 
Jean  XXII  que  70.000  florins  à  se  partager,  au  mois 
d'août  i3i6.  Dans  sa  détresse,  le  pape  créa  des 
impôts.  Les  recettes  atteignirent  un  chiffre  élevé.  Le 
trésor  pontifical  encaissa  environ  4. 100.000  florins, 
pendant  le  règne  de  Jean  XXII.  Cependant  les  dé- 
penses nécessitées  en  grande  partie  par  les  guerres 
d'Italie  s'élevèrent  à  4-'9'-44tj  florins.  La  Chambre 
Apostolique  eût  été  acculée  à  la  banqueroute,  si 
Jean  XXII  n'avait  pas  puisé  l'argent  nécessaire  d^ns 
sa  propre  casselte  et  fait  rendre  i5o.ooo  florins  à  la 

j  succession  de  Clément  V.  Il  laissa  à  Benoit  XII  une 
situation  financière   assez   prospère   pour    que    son 


successeur  pût  ne  pas  réclamer  certains  impôts. 
En  l'Slii,  l'encaisse  du  trésor  pontifical  était  de 
1.117.000  florins.  Accoutumé  à  vivre  en  grand  sei- 
gneur, Clément  VI  dépensa  plus  que  ses  revenus.  Le 
gouffre  du  déficit  s'ouvrit  et  ne  fut  plus  jamais 
comblé.  Innocent  VI,  Urbain  V  et  Grégoire  XI  gémis- 
sent sur  leur  situation  précaire.  Ils  sont  acculés  à 
vivre  d'emprunts  et  à  accabler  les  ecclésiastiques 
d'impôts.  Mais  ce  qui  les  ruine,  c'est  bien  moins  le 
luxe  régnant  à  leur  cour,  que  la  guerre  d'Italie.  Ainsi, 
le»  mesures  fiscales  prises  par  les  i).T|)es  d'Avignon 
ont  un  noble  motif.  Elles  sont  suflisamnient  excusées 
par  le  souci  constant  qui  les  poussa  à  préparer  le 
rétablissement  du  Saint-Siège  à  Rome. 

Si  les  moyens  de  contrainte  employés  pour  activer 
la  rentrée  des  impôts  choquent  nos  idées,  il  convient 
d'observer  que  la  science  linanciérc  n'était  pas  très 
avancée  au  Moyen  Age.  Les  pouvoirs  publics  se  ser- 
vaient d'expédients  grossiers  ressemblant  aux  ijro- 
cédés  des  conquérants.  Hors  de  l'Eglise  comme  dans 
l'Eglise,  à  cette  époque,  la  dureté  était  partout. 
Parce  que  l'appel  au  bras  séculier  était  presque  illu- 
soire et  que  les  gouvernants  d'alors  empêchaient 
parfois  le  séquestre  des  biens,  le  Saint-Siège  s'ap- 
pliqua à  faire  rendre  à  l'excommunication  tous  seg 
ell'ets. 

Les  contemporains  ont  eu  tort  de  traiter  les  annotes 
et  les  seriices  communs  de  simoniaques.  La  simonie 
se  définit,  en  effet,  «  la  volonté  délibérée  d'acheter 
ou  de  vendre,  mojennant  une  rétribution  apprécia- 
ble, une  chose  spirituelle  en  elle-même,  comme  la 
consécration  épiscopale,  l'ordination  sacerdotale,  ou 
une  chose  annexée  à  l'exercice  d'une  fonction  spiri- 
tuelle, comme  le  revenu  d'une  cure,  d'un  monastère  »  ; 
Lega...  Praelectiones  in  textum  juriscanonici  dejudi- 
ciis  ecctesnsticis,  Rome,  igo5,  1.  II,  vol.  IV,  p.  28.  Or, 
en  vertu  de  son  pouvoir  de  juridiction  universelle, 
le  pape  a  «  la  pleine  disposition  de  toutes  les  églises, 
dignités,  oliices  et  bénéfices  ecclésiastiques  »;  bulle 
du  1 1  juillet  i'i/i!i  dans  Rinaldi,  Annales  ecclesiastici 
ad  annum  l'Ji'i,  §  55-59.  ^''""  suite,  il  possède  le  droit 
«l'exiger  une  part  des  revenus  dont  il  accorde  la  jouig- 
sance  aux  clercs  et  aux  prélats  Les  services  communs 
cl  les  aimâtes  ne  sont  donc  pas  un  prix  d'achat;  ils 
ont  le  caractère  d'impôts  légitimes  quoique  onéreux 
ou  périlleux  dans  leurs  effets. 

RiBLiocnAPiiiK.  —  Ch.  Samaran  et  G.  MoUat,  La  Fis- 
calité pontificale  en  France  au  XI V^  siècle,  Paris, 
1905.  —  J.  F.  Kirsch,  Die pdpstlichen  Kolleklorien 
in  Deutscliland  wiihrend  des  XIV  Jalirlinnderts, 
Paderborn,  i8g4;  Die  papstlichon  Annaten  in 
Jteutsclitand  nnhrend  des  XIV  .lahrhunderts,  Pa- 
derborn, igoS.  —  Alvarez  Pelayo,  De  iiliinclu 
Ecclesiae,  Venise,  i56o.  —  F  Kocquain,  f.a  cour  de 
Home  el  l'esprit  de  réforme  avant  l.utlier,  Paris, 
1893-1897,3  vol.  —  J.  Doizé,  Les  finances  du  Saint- 
Mci^e  au  temps  d'  Afign«n,  dans  les  Etudes,  t.  CXI 
(1907),  p.  467-484,  639-IJ54.  —  E.  Hennig,  Die 
ptipstlichen  Zehnten  ans  Deutschland  im  Zeitalter 
des  ai'ignonesischcn  Papsttums,  Halle,  1909.  — 
A.  Clergeae,  la  curie  et  les  bénéfices  consistoriaux. 
Etude  sur  les  communs  et  menus  services,  1300- 
/COO, Paris,  1911.  —  E.  (îoller.  Die  Einnahmen  der 
aposlolischen  Kammer  noter  Johann  XXJI,  Pader- 
born, 1910;  Die  Eiunnlimen  der  Aposlolischen 
Kammer  unier  Benedikt  XII,  Paderborn,  1920.  — 
K.  H.  Schafer,  Die  Ausgnhen  der  apostolischen 
Kammer  unter  Johann  XXII,  Paderborn,  1911; 
Die  Ausgahen  der  Apostolischen  Kammer  unter 
lienedikt  XII,  Klemens  VI  und  Innocenz  VI 
(i335-i362),  Paderborn,  1914.—  G.  MoUat,  l.a 
collation    des    bénéfices    ecclésiastiques   sous    les 


1563 


PARABOLES  DE  L'ÉVANGILE 


136 'i 


papes  d'Avignon,  1305-1378  (Bibliothèque  de 
l'Instilut  canonique  de  l'Université  de  Strailiouig 
(vol.  I).  Paris,  1921). 

G.  MOLLAT. 

PARABOLES  DB  LÉVANGILE.  —  I.  Théorie 
UTTiinAiHK  DB  LA  PARABOLE.  —  I.  Parabole  et 
mâchai  hébraïque.  1,  Analyse  du  genre.  3.  Obscu- 
rité relative  de  la  parabole  en  général.  4.  La  para- 
bole eva'igélique  es/  particulièrement  d'une  inter- 
prétation laborieuse.  5.  Sentiment  de  ta  Tradition 

'  a  ce  sujet. —  II.  Le  bit  i>k  l"bnseiomembnt  par  para- 
boles.—  I.  Etat  de  la  question,  a.  .Sens  du  texte 
des  Evangiles.  3.  Commentaire  traditionnel  de  ce 
même  texte.  4.  Les  opinions  des  catholiques  con- 
temporains.—  III.  L' AUTHENTICITÉ  DES  PARABOLES.  Oh 
l'a  contestée. i.  A  raison  de  leur  caractère  allégori- 
sant.  a.  A  cause  de  l'état  des  textes,  dans  lesquels 
on  a  cru  relever  des  remaniements  et  des  adapta- 
tions postérieures. 

Deux  questions  seulement  intéressent  ici  l'Apolo- 
g^étique  :  l'authenticité  des  Paraboles  et  le  but  de 
Jésus-Christ  en  les  disant.  Mais  la  réponse  à  faire 
dépend  en  partie  de  la  théorie  littéraire  de  la  para- 
bole évangélique. 

I.Tbéorie  littéraire  de  la  parabole 
évangélique 

1"  Le  terme  de  parabole  revient  cinquante  fois 
dans  le  texte  j>:rec  du  Nouveau  Testament,  savoir  : 
quarante- huit  fois  dans  les  évangiles  dits  synopti- 
ques, et  deux  fois  dans  l'épître  aux  Uébreux  (!x,  9; 
XI,  ig).  Dans  ces  deux  derniers  passades,  il  prendle 
sens  particulier  de  «  ligure  prophétique  »,  mais  par- 
tout ailleurs  il  s'emploie  pour  signilier  un  mode 
d'enseignement,  le  plus  caracléristiqi'.e  des  discours 
de  Jésus-Christ. 

La  parabole  évangélique  a  paru  si  achevée  qu'elle 
est  restée  le  type  du  genre,  et  c'est  à  elle  qu'on 
pense  quand  il  est  question  de  parabole  tout  court. 
Ce  n'est  pas  que  Jésus-Christ  ait  inventé  le  discours 
parabolique,  ni  même  la  parabole  proprement  dite. 
Il  a  eu  des  précurseurs. Il  va  sans  dire  que  c'est  chez 
les  Juifs,  et  non  cher  les  Grecs  qu'il  convient  de  les 
rechercher.  Sans  parler  de  Salomon,  qui  garde  dans 
la  tradition  juive  la  réputation  d'un  grand  parabo- 
liste,  nombre  de  ceux  qui  ont  écrit  l'.\ncien  Testa- 
ment, prophètes  ou  moralistes,  excellent  à  manier 
la  parabole. 

Dans  la  version  grecque  des  Septante,  le  mot  ttccox- 
?o/>i  se  rencontre  quarante-sept  fois,  et  le  plus  sou- 
vent il  traduit  l'hébreumâcAri/.Or.le  m«c/(â/ hébraï- 
que est  une  sentence  renfermée  dans  deux  stiques 
parallèles,  qui  le  plus  souvent  se  développent  en  une 
comparaison. 

De  l'eau  fraîche  pour  celui  qui  a  soif. 
Telle  la  bonne  oouTelle  Tenant  d'un  pave  lointain  (Proi., 
«V,  25). 

Le  mâchûlesl  d'une  compréhension  très  élastique, 
presque  fluide. \ombreuses  sont  ses  variétés. Encore 
qu'elles  ne  se  distinguent  ])as  nettement  les  unes  des 
autres,  on  peut  en  énumérer  une  dizaine  :  la  simple 
similitude,  comme  sont  la  plupart  des  sentences  du 
livre  des  Proverbes;  le  dicton(rîen.,xxii,i4  ;  Ezech., 
XII,  aa);  le  proverbe  (1  ïiois.x,  la);  l'énigme  ou  pro- 
blème (yH^es,  xiv,  ia-i4);  l'exemple,  mais  en  mau- 
vaise part,  comme  nous  disons  devenir  la  fable, 
e'est-à-dire  la  risée  (A's.,  lxviii,  la;  Deut.,  xxviii, 
37);  la  parabole  ou  fable  (Juges,  ix,  7-15);  l'allégorie 
(Èiech.,  xvii,  2-10;  XIX,  ixiii);  et  enûn,   en  un  sens 


moins  rigoureux,  la  ligure  prophétique  ou  type  bibli- 
que (Ps.,  Lxxvii,  a;cf.  Hebr.,  tx,  9;  xi,  ig). 

Dans,  la  littérature  juive  postérieure,  notamment 
dans  les  apocalypses  du  livre  d'Hénoch  et  du 
IV'  livre  d'Esdras;  puis  et  surtout  dans  le  Talmud, 
on  rencontre  ces  mêmes  formes  du  mâchai.  De  tout 
temps,  le  discours  [larabolique  a  été  faniilitr  aux 
Orientaux.  St  Jkrôme  en  faisait  la  remarque  à  pro- 
pos des  Syriens  et  des  Palestiniens.  «  Familiare  est 
Syris,  et  maxime  Palaestinis,  ad  omnem  sermonem 
saura  parabolas  jungere:  ut  quod  per  simplex  prae- 
ceptum  teneri  ab  auditoribus  non  polest,  per  simi- 
litudinem  exeniplaque  teneatur.  »  In  Matth.,  xviii 
a3;  P.L.,XX\l,  iSa.  . 

2"  Nulle  part  dans  l'Ecriture,  pas  plus  dans  le 
Nouveau  Testament  que  dans  l'Ancien, nous  n'avons 
les  règles  de  la  parabole.  Ces  règles  ont  sans  doute 
existé,  étant  donné  que  le  mâchai  représentait  chez 
les  Hébreux  l'art  de  bien  dire.  L'Ecclésiastique 
(xxviii,  33)  met  sur  le  même  pied  le  jurisconsulte  et 
celui  qui  «  sait  énoncer  de  fines  sentences  ».  On 
devait  s'exercer  à  faire  et  à  expliquer  le  mâchai, 
puisque  le  même  auteur  fait  observer  que  l'homme 
cultivé  «  pénètre  les  détours  des  sentences  subtiles, 
cherche  le  sens  caché  des  similitudes  et  s'applique  à 
deviner  les  sentences  énigmatiques  »  (xxxrx,  a-3). 
Mais,  à  défaut  d'une  théorie  littéraire  toute  faite 
(qu'on  serait  du  reste  bien  étonné  de  rencontrer  dans 
des  textes  d'un  intérêt  exclusivement  moral  et  reli- 
gieux), nous  avons  dans  la  Bible,  et  notamment 
dans  l'Evangile,  assez  de  paraboles,  pour  qu'il  soit 
permis  de  tenter  une  analyse  du  genre. 

Il  est  manifeste  <|ue  l'élément  commun  à  toutes  les 
variétés  du  mâchai  est  la  mise  en  œuvre  d'une  com- 
paraison. De  là  son  équilibre,  résultant  de  deux 
termes  sj-métriques,  aussi  bien  pour  le  fond  que 
pour  la  forme.  C'est  ce  que  les  mots  eux-mêmes 
donnent  clairement  à  entendre  :  mâchai  et  T:y.pei.Z:ii.Ti, 
tout  comme  -nxpitftiv.,  veulent  dire  similitude.  Ils 
consistent  essentiellement  à  rapprocher  deux  objets 
pour  les  comparer,  de  manière  à  comprendre  l'un 
par  l'autre.  La  légitimité  du  procédé  se  fonde  sur 
la  supposition,  tacite  mais  non  gratuite,  qu'il  y  a 
unité  dans  les  choses  de  ce  vaste  monde,  que  la  vie 
intérieure  des  âmes,  que  la  vie  divine  elle-même  a 
de  l'analogie  avec  le  mouvement  et  la  vie  des  êtres 
inférieurs,  telle  que  l'expérience  quotidienne  nous  la 
fait  connaître.  Instinctivement  et  universellement, 
les  hommes  sont  persuadés  que  l'invisible  se  révèle 
dans  le  visible.  C'est  tout  le  fondement  du  sym- 
bolisme. 

Les  figures  les  plus  primitives  du  langage,  celles 
que  les  Grecs  appellent  tsottîi  (ijue  Quintilien  traduit 
par  verborum  immutationes),  seramènentendéflnitive 
à  la  comparaison.  On  commença  par  dire  d'un 
homme  vaillant  qu'il  était  comme  un  lion.  La  méta- 
phore était  trouvée.  Elle  sort  de  la  comparaison,  ou 
plutôt  elle  n'est  qu'une  comparaison  implicite  :  on 
affirme  directement  d'un  objet  les  propriétés  ou  pré- 
rogatives d'un  autre.  Alors  que  la  comparaison  rap- 
prochait, pour  dériver  la  lumière  de  ceci  sur  cela; 
la  métaphore  superpose,  de  manière  que  ceci  trans- 
paraisse à  travers  cela. 

Tout  le  monde  convient  que  la  parabole  est  une 
comparaison  soutenue,  développée  en  un  récit  Actif; 
et  que  l'allégorie  est  une  série  de  métaphores  cohé- 
rentes pour  donner  à  connaître  un  seul  et  même 
objet.  Au  reste  la  parabole  et  l'allégorie  tendent 
pareillement  à  instruire  en  charmant:  avec  cette 
différence  que  l'allégorie  est  facilement  plus  descrip- 
tive. Avec  les  mêmes  éléments  on  peut  faire  une  sim- 
ple similitude  (qui  sera  parabolique  ou  allégorique), 
une  parabole  ou  une  allégorie.   Le  Christ,   qui  est 


1565 


PARABOLES  DE  L'ÉVANCxILE 


15U6 


venu  à  nous  en  pasteur,  s'apitoyait  sur  les  foules  qui 
le  suivaient,  trouvant  «  qu'elles  étaient  comme  des 
brebis  sans  berger»,  Vatlli.,  ix,  36  (similittide  para- 
bolique). Alors,  il  dit  à  ses  disciples  :  «  Allez  aux 
brebis  perdues  de  la  maison  d'isracl  >i,  yi/«((/(.,  x,  i6 
(similiiitde  ullt'gorique).  Il  insista  davantajfe  quand 
il  dit  la  parabole  de  la  brebis  perdue  et  retrouvée 
(Mattli.,  Tiviii,  12);  il  expliqua  le  lotit  pniv  l'allégorie 
du  bon  Pasteur  (Jean,  x.  1-18). 

Oi\  linit  la  similitude?  Où  commence  la  parabole? 
Il  est  dillicile  de  le  marquer  avec  précision.  Tel  range 
parmi  les  paraboles  la  sentence  du  Seigneur  sur  le 
vieux  vêlement,  qu'on  ne  raccommode  pas  avec  une 
pièce  j)rise  à  un  neuf,  ou  encore  la  sentence  des  vieil- 
les outres,  impro|)resà  recevoir  du  vin  nouveau  (/.»(", 
V,  36-37);  iilors  que  d'autres  n'y  voient  qu'une  simi- 
litude. C'est  ce  qui  explique  le  désaccord  des  auteurs 
quand  ils  font  le  total  des  paraboles  évangéliques; 
les  cliilfres  proposées  oscillent  entre  20  et  100. 

Une  autre  imprécision,  plus  importante,  lient  à  ce 
que  les  frontières  sont  mal  définies  entre  l'allégorie 
et  la  parabole.  Bien  peu  des  paraboles  qui  se  lisent 
dans  l'Ecriture  sainte  sont  exemptes  de  toute  allé- 
gorisation,  el,  inversement,  les  allégories  présentent 
çà  et  là  des  traits  paraboliques.  On  admet  couram- 
ment que  le  proiiliète  NatUan  a  dit  une  parabole, 
quand  il  vint  reprocher  à  David  son  adultère 
(Il  Hois,  XII,  1-4).  Toutefois,  que  penser  d'une  brebis 
qui  mange  le  pain,  boit  à  la  coupe  et  dort  sur  le  sein 
d'Urie?"  Dans  une  parabole  pure,  ces  traits  man- 
quent de  vraisemblance.  Décidément,  celle  brebis 
n'est  autre  que  Bethsabée  S'il  y  a  une  allégorie  dans 
les  Evangiles,  c'est  assurément  celle  du  bon  Pasteur 
{Jean,  x,  1-19).  Cependant,  les  commentateurs  sont 
bien  embarrassés  de  trouver  une  signilicalion  allé- 
gorique au  «  portier  »  dont  il  j'  est  parlé;  et  on 
peut  croire  que  ceux-là  ont  raison,  qui  voient  dans 
ce  détail  un  trait  purement  parabolique,  emprunté 
à  la  vie  pastorale  des  Palestiniens. 

Dès  lors,  rien  d'étonnant  à  ce  que  dans  les  para- 
boles de  l'Evangile  on  rencontre,  en  plus  d'un  endroit, 
des  traits  allégorisants,  qui  conviennent  directement 
aux  choses  du  royaume  de  Dieu;  la  comparaison 
ayant  fait  place  à  la  métaphore.  Les  vignerons  qui 
se  disent  entre  eux  :  «Celui-ci  est  l'héritier,  venez, 
tuons-le  et  nous  aurons  son  héritage»,  ne  peuvent 
être  que  les  chefs  de  la  Synagogue  (Maltli.,  xxi,  38). 
Ce  roi  qui  envoie  des  troupes  pour  briller  la  ville 
des  invités  qui  ne  se  sont  pas  rendus  aux  noces  de 
son  fils,  n'est  autre  que  Dieu;  et  ces  invités,  de 
mœurs  singulières,  qui  tuent  les  serviteurs  du  roi, 
porteurs  de  l'invitation,  ne  sauraient  être  que  les 
Juifs. 

Bien  que  les  classiques  aient, plus  que  les  écrivains 
bibliques,  tenu  compte  de  la  différence  des  genres 
littéraires,  il  ne  serait  pas  difficile  de  faire  voir  que 
les  fabulistes  grecs  ou  latins,  et  même  notre  bon 
La  Fontaine,  ont  parfois  forcé  le  trait  de  la  compa- 
raison, uniquement  en  vue  de  la  moralité  qu'ils 
entendaient  tirer.  Quoi  qu'il  en  soit,  une  compo- 
sition mélangeant  la  similitude,  la  paraboleet  l'allé- 
gorie,les  choquait  si  peu  que  le  rhéteur  Quintilibn 
y  voit  le  comble  de  l'art.  «  Illud  rero  longe  specio- 
sissiiniim  genus  orationis,  in  quo  trium  permixta 
est  gratia  :  similitudinis,  allegoriae,  translationis  » 
{/nstt.  or.,  Vlll,  VI,  ^9).  Si  l'on  juge  des  paraboles 
de  SooHATR  par  celle  qui  se  lit  dans  le  Phéd()n(LXi), 
il  faudra  bien  convenir  qu'elles  ne  manquaient  pas 
de  ce  genre  de  beauté.  Dans  l'Evangile,  le  mélange 
de  comparaisons  et  de  métaphores  se  remarque  sur- 
tout dans  les  sentences, qu'on  est  convenu  d'appeler 
similitudes  plutôt  que  paraboles  proprement  dites. 
Loin  d'y  voir  un  élément  de  perfection, on  peut  con- 


venir qu'il  en  résulte  parfois  des  rapprocLemenls 
heurtés,  qui  enlèvent  au  texte  de  la  grâce  et  de  la 
clarté.  11  faut  rélléchir  beaucoup  pour  rendre  compte 
d'une  parole  comme  celle-ci  :  ><  Laissez  les  morts 
ensevelir  leurs  luorls  >>  (Matlh.,  vni,  22);  encore 
qu'on  comprenne  du  premier  coup  son  sens  som- 
maire. 

AuisroTi',  (/^/leV.  ,11,  xx)  range  la  parabole  parmi 
les  topiques  ou  lieux  communs  de  la  rhétorique,  il 
y  voit  un  moyen  de  persuasion.  C'est  qu'en  elfet  la 
comparaison  devient  argiimeniative  quand  elle  se 
fonde  sur  une  analogie  rigoureuse.  Alors,  elle  a 
valeur  de  preuve.  Aristote  lui-même  en  donne  un 
exemple, quand  il  pose  la  question:  s'il  convient  de 
tirer  au  sort  les  magistrats.  Il  répond  :  Est-ce  qu'on 
tire  au  son  les  pilotes  ?  La  parabole  n'étant  qu'une 
comparaison  continuée,  rapprochant  des  situation.'), 
permet  de  conclure  parfois  de  l'une  à  l'autre,  au 
nom  de  la  nature  même  des  choses, indépendamment 
de  l'autorité  du  parabolisle.  On  dit  que  la  comparai- 
son est  purement  ilhistrative,  quand  elle  se  borne 
à  faire  mieux  comprendre  un  objet  connu, ou  saisir 
une  vérité  déjà  admise.  Mais  à  bien  comprendre  les 
choses, toute  comparaison  est  un  argument  qui  con- 
clut plus  ou  moins  «  simili, a  contrario,  ou  a  fortiori. 

Littérairement,  on  peut,  avec  Aristote,  ramener 
la  parabole  à  la  fable,  non  pas  à  la  fable  apologue, 
tirée  des  mœurs  des  animaux, mais  à  la  fable  ration- 
nelle, qui  se  prend  des  choses  de  la  vie  humaine. 
Telle  la  fable  Le  laboureur  et  5eseH/a«<s.  Cependant, 
à  raison  de  leur  origine  divine  et  de  leur  objet  trans- 
cendant,on  évite  de  donner  le  nom  de  fables  aux 
paraboles  de  l'Evangile.  Ilya  une  troisièmeraison, 
la  plus  importante  peut-être,  de  ne  pas  faire  cette 
assimilation.  La  morale  des  fables  est  une  vérité  de 
sim]>le  bon  sens,  facile  à  saisir;  tandis  que  l'ensei- 
gnement des  paraboles  de  l'Evangile  a  jiourobjet  des 
choses  mystérieuses, dont  ou  admet  l'existence  à 
cause  de  l'autorité  même  du  Maître  qui  parle,  plutôt 
qu'à  raison  de  la  valeur  persuasive  de  ses  compa- 
raisons. 

3"  Le  langage  des  gens  du  peuple  est  facilement 
imagé;  de  là  vient  que  les  littératures  primitives 
abondent  en  comparaisons  et  en  métaphores.  C'est 
qu'il  est  tout  naturel  à  l'homme  d'énoncer  l'abstrait 
en  termes  concrels,d'ailer  dans  ses  discours  du  connu 
à  l'inconnu,  du  proche  au  lointain  ;  bref  de  faire 
apparaître  l'invisible.  Le  terme  figuré  plaît  à  l'ima- 
gination,émeut  la  sensibilité,  et  on  le  retient  aisé- 
ment.Mais  on  aurait  tort  decroire  qu'ileslunélément 
de  clarté  et  de  précision.  Aussi  bien,  la  langue  phi- 
losophique le  proscrit. Toulemétaphore, précisément 
parce  qu'elle  dit  une  chose  pour  en  faire  comprendre 
un  autre,  obscurcit  le  discours,  à  moinsque  l'habi- 
tude ou  le  sens  obvie  de  la  figure  n'en  rendent  l'in- 
telligence facile.  Même  alors,  leterme  propre  serait 
plus  précis,  et  donc  aussi  plus  clair.  Dire  de  quel- 
qu'un qu'il  est  un  lion,  ce  n'est  pas  encore  préciser 
si  l'onentend  parler  de  sa  hardiesse, de  sa  vaillance, 
ou  de  sa  force.  La  parole  de  Jésus-Christ  à  l'adresse 
d'ilérode  Antipas  :  <i  Dites  à  ce  renard  que  je  chasse 
les  démons,  et  que  j'accomplis  des  guérisons  aujour- 
d'hui et  demain,  et  le  troisième  jour  je  suis  à  mon 
terme»  (lue,  xiii,  82)  ;  cette  parole,  dis-je,  exerce 
encore  la  sagacitédes  interprètes.  Tout  commentaire 
eut  été  superflu,  si  le  message  avait  été  formulé 
comme  suit  :  «  Dites  à  ce  rusé  que  ses  menaces  ne 
m'empêcheront  pas  de  faire  mon  œuvre,  pendant  le 
teuips  très  court  qui  me  reste  à  vivre;  car  il  n'est 
au  pouvoir  de  i)ersonne  de  hâter  le  terme  de  ma 
carrière, marqué  d'avance  par  Celui  qui  m'a  envoyé.p 
(Encore  on  se  demande  si  renard  veut  dire  ici  rusé 
plutôt  que  vorace,  parce  que  dans  la  Bible  cet  animal 


1567 


PARABOLES  DE  L'EVANGILE 


1568 


semble  être  un  type  de  rapacité  sanguinaire.)  Des 
métaphores  en  apparence  plus  claires  n'en  ont  pas 
moins  induit  en  erreur  des  exégètes  de  profession, 
ceux, par  exemple  (et  ils  sont  nombreux),  qui  voient 
une  invitation  à  la  persévérance  dans  la  sentence 
du  Seigneur  :  "  Quiconque  met  la  main  à  la  charrue 
et  regarde  en  arrière,  n'est  pas  apte  au  roj'aume  de 
Dieu  »  {Luc,  ix,  62).  En  réalité,  le  Maître  a  voulu 
dire  que  l'apôlre  doit  être  tout  entier  à  l'teuvre  du 
royaume  de  Dieu,  sans  se  laisser  distraire  par  des 
intérêts  temporels;  tout  comme  pour  labourer  droit 
et  profond,  c  ist-à-dire  faire  de  la  bonne  besogne,  il 
ne  suilit  pas  de  tenir  les  mancherons,  il  faut  encore 
regarder  en  avant,  avoir  les  yeux  sur  le  soc  et  les 
boeufs . 

(hie  dire  des  métaphores  savantes,  tirées  de  l'his- 
toire des  sciences,  de  mœvirs  moins  populaires,  qui 
supposent  lie  l'instruction  et  une  psychologie  plus 
aflinée?  Par  bonheur,  il  y  en  a  peu  dans  l'Evangile. 
Toutefois,  plus  d'un  passage  reste,  de  ce  chef,  assez 
énigmatique;  du  moins  pour  nous  qui  lisons  ces 
textes  à  dislance.  «  Depuis  les  jours  de  Jean-Bajdiste 
jusqu'à  présent,  le  royaume  des  cieux  souffre  vio- 
lence, et  les  violents  s'en  emparent.  »  (Maith.,  xi,  13) 
Ces  «  vitilcnts  »  sont-ils  des  amis  ou  des  ennemis  de 
l'Evangile?  Aux  envoyés  du  Temple,  qui  lui  deman- 
dent s'il  est  Elle,  le  Précurseur  répond  :  ■  Je  ne  le 
suis  pas  «(Jean,  i,  31);  alors  que  .lésus-Ghrist  déclare 
que  Jean-Baptiste  »  est  lui-même  Elle,  qui  doit  venir  « 
(Maitli.,  II,  i4)-  On  sait  le  mal  que  les  commenta- 
teurs se  donnent  pour  démêler  les  différentes  signi- 
fications figurées  (]ue  le  nom  d'Elie  comportait  chez 
les  Juifs.  Quand  Philippe  disait  avoir  trouvé  u  Celui 
de  qui  Moïse  dans  la  Loi  et  aussi  les  Prophètes  avaient 
écrit  »  (Jean,  i,  ^5),  il  fut  peut-être  compris  aisément 
de  Nathanaël;  mais  aujourd'hui  on  se  demande  si 
«  Moïse  et  les  Prophètes  »  signifie  ici  autre  chose 
que  les  Ecritures  en  général,  comme  dans  saint  Luc, 
XVI,  29. 

On  accorde  sans  peine  quel'allégorie  et  la  parabole 
allégorisante  sont  d'une  interprétation  laborieuse, 
maison  prétend  qu'il  n'en  va  pas  de  même  de  la  sim- 
ple parabole.  N'étant  qu'une  comparaison  développée 
en  récit,  les  mots  y  retiennent  leur  sens  propre.  Le 
semeur,  son  champ,  la  semence  qu'il  y  jette,  les 
mauvaises  plantes,  les  divers  rendements  du  blé 
(3o,  60,  100  pour  1)  :  tout  cela  signifie  dans  la  para- 
bole comme  dans  une  histoire  proprement  dite. 
Certes,  de  sa  nature  même,  la  comparaison  fait  de 
la  lumière;  à  la  condition  cependant  qu'elle  soit 
bien  choisie.  Même  alors,  elle  peut  égarer  si  on  la 
presse  trop  ;  car  toute  comparaison  cloche.  C'est  donc 
que  la  comparaison  elle-même  vent  être  entendue 
judicieusement.  Entre  les  deux  objets  ou  les  deux 
situations  que  l'on  compare,  il  y  a  ressemblance, 
mais  non  identité.  Où  commence  le  point  précis  de 
la  ressemblance?  Où  linit-il?  C'est  ce  qui  ne  saute 
pas  toujours  aux  yeux.  Le  Fils  de  l'homme  viendra 
«  comme  un  voleur  »,  Matih.,  xxiv,  43;  cf.  II 
Pierre,  m,  10;  Apoc,  m,  3;  xvi,  i5.  Voilà  qui  est 
clair  :  il  viendra  à  l'improviste,  sans  prévenir.  La 
comparaison  qui  précède  l'est  beaucoup  moins  : 
a  De  même  que  l'éclair  part  de  l'orient  et  brille  jus- 
qu'à l'occident  :  ainsi  sera  l'avènement  du  Fils  de 
l'homme  »  (xxiv,  27).  Quanta  la  comparaison  qui 
vient  immédiatement  après,  elle  fait  encore  le  déses- 
poir des  commentateurs.  «  Où  que  soit  le  cadavre, 
là  se  rassembleront  aussi  les  aigles.  » 

On  n'est  pas  peu  étonné  d'entendre  Jésus-Christ 
dire  à  ses  apôtres  de  «  se  garder  du  levain  des  Pha- 
risiens 1)  (I  uc,  XII,  1).  lui  qui  avait  comparé  le 
royaume  des  cieux  au  «  levain  que  la  ménagère  mêle 
à  la  pâte  pour  la  faire  fermenter  ».  En  y  réfléchissant. 


on  trouve  que  la  com])araison  est  cohérente.  Le  levain 
signifie  toute  force  intérieure  d'expansion,  et  l'on 
sait  qu'une  pareille  force  s'exerce  avec  des  résultats 
bien  difl'éreiits  :  il  y  a  la  contagion  du  bien  et  la  con- 
tagion du  mal.  Plus  d'une  fois  le  Sauveur  donne  en 
exemple  à  ses  disciples,  la  «  prudence  »  des  enfants 
du  siècle;  et  même  la  coquiuerie  de  l'intendant  infi- 
dèle, qui  falsifie,  à  son  profil,  les  créances  de  son 
maître.  Une  seule  chose  est  à  retenir  ici  :  mettre  au 
service  de  Dieu  au  moins  autant  de  savoir-faire  et 
d'industrie  que  d'autres  en  mettent  au  service  du 
monde.  Serait-ce  donc  que  la  tin  justifie  les  moyens? 
Nullement.  Ne  disons-nous  i)as  familièrement  :  A 
trompeur  trompeur  et  demi;  sans  prétendre  que  qui- 
conque se  défend  avec  dextérité  contre  la  tromperie, 
soit  lui-même  un  trompeur? 

4"  A  ces  causes  qui  contribuent  à  obscurcir  tout 
discours  parabolique,  il  s'en  ajoute  trois  autres  quand 
il  s'agit  du  mjchâl  biblique,  et  surtout  de  la  parabole 
évangélique. 

a)  La  poésie  gnoraique  a  re^u  chez  les  Hébreux  des 
développements,  qu'elle  n'a  pas  connus  dans  le  monde 
gréco-romain.  Les  Psaumes  et  les  livres  Sapienliaux 
représentent  une  bonne  portion  de  la  IJilile.  En 
Orient,  la  sagesse  ne  consiste  pas  seulement  à  bien 
penser,  mais  à  jeter  des  sentences  profondes  dans  le 
moule  bivalve  du  màcliàl.  L'n  des  caractères  de  celte 
poésie  est  de  faire  chercher,  de  forcer  à  la  réllexion, 
en  jiosant  à  l'esprit  un  problème.  Cf.  l'rov.,  1,  5-6. 
Enigmes,  devinettes,  charades  ne  paraissaient  pas 
indignes  des  meilleurs  esprits,  qui  voulaient  se  me- 
surer dans  des  joutes  littéraires.  En  ce  genre,  Salo- 
mon  s'était  fait  une  réputation  mondiale  (III  Rois, 
X,  i-io;  Il  Paralip.,  ix,  i-8;  Eccli.,  xlvii,  i5).  L'in- 
terprétation des  mechiilim  faisait  partie  de  la  culture 
intellectuelle  d'alors,  elle  devait  tenir  une  assez  large 
place  dans  l'éducation  de  la  jeunesse  (Eccli.,  xxxviii. 
33;  xxxix.  1-3).  Il  v.i  de  soi  que  ces  sentences,  dont 
on  scrutait  le  sens,  étaient  obscures.  L'auteur  du 
livre  des  Proverbes  (1,6)  parle  de  «  discours  voilé  » 
(rxîrcivè;  'i'/H  dans  les  ,Se[)tante).  A  cet  eû'et,  on  y 
affectait  des  rapprochements  inattendus. 

Mieux  vaut  un  chien  vivant  qu'un  lion  mort.  EccL,  ix,k. 

Comme  celui  qui  saisit  un  chien  par  les  oreilles, 

Tel  le  passaiit  qui  se  mêle  de   la  querelle  d'autrui.  Prov.^ 

fxxvi    17, 
Un  anneau  d'or  au  groin  d'un  pourceau,  *■  ' 

Telle  l:t  femme  jolie  mais  sotte.  Prot',,  xi,  22. 

Certes,  il  y  a  un  abîme  entre  ces  ingéniosités  et  le 
tour  simple  et  grave  des  paraboles  de  l'Evangile. 
Toutefois,  parce  que  Jésus-Christ  était  d'un  temps  et 
d'un  pays,  il  a  tenu  compte  du  goût  de  ses  contem- 
porains. U  devait  plaire  singulièrement  au  gens  de  la 
Galilée  quand  il  leur  disait  :  a  A  qui  comparerai-je 
cette  génération  ?  Elle  est  semblable  à  des  enfants 
assis  sur  la  place  publique,  qui,  interpellant  leurs 
camarades,  disent  :  Nous  vous  avons  joué  de  la 
flùle,  et  vous  n'avez  pas  dansé  ;  nous  avons  poussé 
des  lamentations,  et  vous  ne  vous  êtes  pas  frappé 
la  poitrine!  Car,  Jean  est  venu,  ne  mangeant  ni  ne 
buvant,  et  ils  disent  :  «  C'est  un  maniaque.  »  Le 
Fils  de  l'homme  est  venu,  mangeant  et  buvant,  et  ils 
disent:  «Voici  un  gourmand,  un  buveur  de  vin,  un 
ami  des  publicains  et  des  pécheurs.  »  Mais  la  Sagesse 
(la  Providence)  a  été  justifiée  (reconnue  et  proclamée 
comme  juste)  par  ses  propres  enfants  (les  enfants  de 
Dieu).  »  Matih.,  11,  ig. 

b)  Cette  cause  d'obscurité  est  inhérente  à  la  forme 
de  la  parabole  biblique;  en  voici  une  autre  qui  tient 
au  fond.  Jésus-Christ  dit  lui-même  dans  saint  Marc 
(IV,  II)  qu'il  enseigne  en  paraboles  «  le  mystère  du 
royaume  de  Dieu  ».  .Mystère  ne  veut  pas  dire  ici  chose 


i-origmeu'—    -,  développe»— ;:;        esse   i   sur  les '!-"'■  j        i  autorisées  ""  ;  ._  „,.opagent, 

,éescae,us    ela    o^       ..,„    CVslouU^^^^^^^^^^ 


PARABOLES  DE  L'ÉVANGILE 


,.         »  pHU-   dans  l'inli- 
i„vil  humain,  laisse  ,,  „  ,v,  i  '  i  """"•'   .''ips 

,A»t.ii.»s.  et  A  =''^"  r^v^i  toute  l^  say^^ 


Oieu  lionne  „i  „iesuranl  ses  bien. 


,angcUqiie.  4"    "  ^^^  entendues,  . yi-^  ^ 

„.  obi"'  ''"''"rt.lqœU»"»»' "'"*'■ 

directement,  «J^  "     ;  ^^  ont  senti    '1^«  f '"    ^ig„e- 
f-^  ''ira  eux,  en  P-posant  la  p-abo^e  ;^«^^.  ,^^ 

concernant     U"  nU  „^g  «'«^^'f  ""'   L   nersou..e 

r\  -.^^irb"    Lerévan'géUstes  et     esus  en^P-^^^^  ^^ 
irresistiuie  .  i>>-  rinielUsence  uc»  i'        ,;,p,,vs 

préalable  on  «"««^ ''^7;'„,ème  enseignement  est  or 
S-autres  P««*»seS' ^^  «s  et  indiscutables,  ^fp^^^^^^f^ 
niulé  en  termes  propres  ^^^    , ,  xvi,  i  ;  ?•  ^-  -  ^ 

^^^"'-  .^/  .:''/„  Ecoles.,  xn;  P-.'^-,,^.^.':  '  „„«  ce 


passage. 


„   Le  but  de  l'enseignement 
^^-  ^     par    paraboles 


""'  — p  f   II   S'il  ;  ^"^  '  ' — n  f    xKUi,  l'-'^g 

^^-n''  Té'rôme    /«  £"'«^-''"\feUdéSè  que  ces 
ûga.  s.  ■"^""   ,  ',v„é°-èse  conlirnie  la  ueu         ,,'    iroit 

pour  couper  cou.l  aux  ^^^^^^  j^^   "''"'Ip-lu- 

Tome  II'- 


„\  La  question  nt  se 
,.    El«l   i<'«   ''?","!,';;,"ierp.rat»'"''"«."T.° 

v"-^\ir4i%s«'«%"ue:u  .."4™- 
,^nes  i»"'*'.""   ""  remarquable  que  '^'»;"' "J*^,  ^  ,a 
tnSë^Ïoque^  que  ^37Ti;;:rSsan-loute. 
dit  (te  ce  11^       „v,nl<>s  »,xiii,  ^^•''y"  .aivnseigne- 

paraboles.la  '<'^'%".f„^y;yauine  des  eieux. 
L'nce  des  '"^fj^^que  ce'passage  -' -^ë  Tout 
U  ne  semble  pas  q  „„«  aiffieulte particulière^ 

--^H^TatraXent-ils  un  1>- ^ '^  .aS  etV 
îrS"^è:;;nationdi^.--„^^.Smenti^^: 
dépen.lante,  "«  P  "'^'^^o/t  qu'à  s'en  prenJ^".  thrist 
-'"-'=''.•  '^r  e'r  inVoeilité,  ils  ''"\--,7oila'it  on, 
mêmes  si,  par 'eu  ^  ^u  ^"rP  »'•  ""^^  a„s  des 
à  leur  "^«^"^^^it^^dëdu  Sauveur  n'allait  pas  san 

,!  M-'-urç  «-X,.re^e,i  ^-;;'/^^Vr\".:"r  ac- 
^■•"/lel^araboles  -angéUque^  '  -«  leur^^^^  ^  ^^^^ 
rue  -  remontent  j^asà^J--  ^f^tcWirt'u 
seraient  V-uvre   «i^   \-J  ,i„p,e.  et  c la,  es^^^ 

tienne,  qu.  »  l"»"^^,  compliquées    et   ° ''^^^'^ème 
1    Christ  e"«^'*f  v' clairer,maisdave«gler^Uii 


m  An* 


'"en  qu-n*  ^u    :":"'  P««  "u  en  Jésus    l  T^''  P"^ 
'es  Prop   étés   c'^T"'  ^^  ^'"■ist  deDie^'  ^^azareth, 

-r'^.p-:;:;^^ir;^^-/;r-'^^^--p^' 

f-ux,  réservant  i„.  •''^aupas  voul,.  ^.  ^.    .V^'*' 


--'^.par;:,j;-r;^^-ravaie;r^-i'^:^;,p- 

colite  vri.T"'-'''  ««'«'■et     d^  L   ;°"'"  ^«  ^^^é'erà 
e    niystère   rf»   ■„   _°"Sile  aux 


CeUe        •:,.  '^tf  "  '^-  GenU.s"'   '''  réprobation 

«"publie    rv    "'"'''er,  mais  en  Ja  rpnH     .   "P'enait 
ucite  des  paraboles   ,.1  1  "'""STentrel'aM.K 

/•«me^/a/,"//       ","'  P"  '«^  Saint-Offieé  ,1°       f  '"'"P"" 

A)  Il  n»      '       •  *"-*«OBNor 

>■>'  '".o,   "t:"'"*" i."".>î;  •  1;»"  «« 

aiip  /-/r    ■  "K-'g^e    parce   fni«   „•     .       "^''  'nsepara- 

aussi   à'   eellVq,Ui^';^-'"  en  paraboles  ^fp^^^^^^^^ 
"  C'est  pourquoi^A,         "    .^"^  Jésus-Christ     .      '^^'' 
'>'''es>.('^/«,.'"x  ,f  To";3;-Ce'''>.^«  '^"^  P«"'     e'^a- 

Pai    paraboles 


(eomme  dans  .y.  j/„^.   ,^  '^ 

âXet""^''''^'^"-é'o.rrT;^r;a"''"'  '"  -<>»■ 

groupé  des  d,/.„         ."'""""l    saint   MpUh-     ^"^'« 

p-.rs^r^^-^=^eS?-^ 

sont  les  ni  '        "'^easion  des   paraboL     j  "  ^«tdonc 

Semeur.  Combien    de    n.""^  ^^"'ement    0611^^ 
I-roposées  d'un    trait     i"'!"''^"'^^   Jésus  Ci'risil,'*" 

savoir». ::i!./f^P-«'>oies;  dans  llrr;;^:^- 


savoir,./..      P'"'''">o'es;dans  S    ,    '      .'"«^ent  en 

«"  "'  e    dti^s'  r'-'I'-^'-'"  »?^H,rdu'r*"''^''' 
et  la   n^  *•  '^Jattliieu  el  «;    ,,       eau  Semeur) 

liti;,:?,?-  -."  ''ensei    "e me';  '!!'?'J^  '.'emandt 


et  la   r.A  "■  wattliieu  ei  «    »>  "Semeur) 

r''"'-^t^r;^>£-'-^/^u;7:!S- 

lafoUe'^n',  -';:  ''  '^«"«''orsdela  iLr  •J"''""' Jésus 
ou  P  Û:  Lr;''p''°^'^'^'^«-^'«i'qua„drL;  '''I?'-"  «ï^e 
'«té'qu:  irrou,e'^:'è,rt?"JP.''^'  "«-"^'s  eure'-^rf  ™<^ 

r;.tr  r-^  -  "--- il^^:? '::  p-^^-^sVcrt 

eut    1  eu  7"""  P'""^'   '■imp.^ssLT''^'-';J"''e.   Les 

r-^°'ë  du  a.^T'  -  p-  ^te  l'pV  rpiT^r 
-Và"err,^„:  ■',,-,."--  .ue,!;»:  er^d^nre-at 

en   personne   -Mni,    1  *  '^'^™''nler jusqu'i,,  r,     ^" 

p-t^i!^.:^-^'--Sr"^^p"^:: 

^"e  s.,,.ôi:ire'::  aS:.r';''v'^-  '-/■-  "'^'e'^d-Bso,!: 


L573 


PARABOLES  DE  L'EVANGILE 


1574 


out  l'Ancien  Testament,  dont  l'iiisloire  n'est  guère 
|ue  le  récit  des  «  faveurs  »  faites  par  Dieu  au  peuple 
lu. 
2'  Sens  du  texte.  —  «)  S'il  y  a  une  chose  certaine, 
est  que  les  paroles  de  Jésus-Glirist,  qu'elles  soient 
u  non  rapportées  à  leur  place  chronologique,  ne 
auraient  s'eiilendre  des  effets  de  son  enseignement 
ar  paraboles.  U'abord,  ce  n'est  pas  ce  qu'on  lui  a 
(■mandé.  A  la  question  précise  :  n  Pourquoi  leur 
arles-tu  en  paraboles  ?  »il  répond  :  «  La  raison  pour 
iquelle  je  leur  parle  en  paraboles,  c'est  que  voyant, 
s  ne  voient  point;  entendant,  ils  n'entendent  ni 
e  comprennent.  »  Matlh.,  xiii,  i3.  Il  s'agit  d'une 
isposilion  delà  foule  qui  est  antérieure  a>i  chaiige- 
leiil  d'attitude  de  Jésus  à  son  égard.  Celte  dispo- 
tion est  précisément  la  cause  ou  motif  qui  a  déler- 
iné  ce  changement.  Parce  (jue,  jusque-là, la  foule  a 
i  les  œuvres  de  Jésus  sans  com|)rendre  qu'elles 
ablissaient  ses  prérogatives  divines  ;  parce  qu'ils 
jt  entendu  ses  discours  simples  et  clairs,  sans  en 
métrer  le  sens,  préférant  s'attacher  à  leurs  idées 
^arnelles  et  mondaines  au  sujet  du  Royaume  des 
iux,  le  Christ  décide  de  leur  parler  désormais  en 
.rabotes. 

Qu'est-ce  à  dire  ?  Certes,  ce  nouveau  mode  d'en- 

ignement  n'apportera   pas  un  surcroît  de  clarté, 

lisque  de    sa    nature  il   est   moins   clair,  et   même 

scur.   La  parabole  toute  seule,  sans  explication, 

lie  qu'elle  se  présente  pour  «    ceux  du    dehors  o 

'arc,  IV,  1 1),  est,  en  délinitive,  une  soustraction  de 

uière.  Les  disciples  seront  mieux  partagés.  D'où 

jnt  celle    différence?  De  deux  causes  distinctes, 

lis  corrélalives.  D'abord,  du   don  d'en  haut,  qui  a 

!  fait  gracieusement  aux  disciples,  celui  de  connaî- 

;  les  mystères  du  Royaume  des  cieux  (  ijatlli.,  xiii, 

■  l'j;  cf.  XI,  20).  Ensuite,  de  la  correspondance  à  la 

àce  divine.  Cette  correspondance  a  fait  défaut  dans 

plus  grand  nombre  de  ceux  que  l'Evangile  appelle 

■a  foule  ».  A  cause  de  cela,  chacun  est  traité  main- 

laiit  d'après   ses  dispositions   antérieures.  Car  ici 

?toul  se  vérilie  le   proverbe.   «   A  celui  qui  a,  on 

nnera,    et    il  sera  dans   l'abondance;  mais  à  celui 

i   n'a  pas   (ce  qu'il  devrait    avoir),    on    enlèvera 

:me   ce  qu'il  a.  ><  Les  disciples  progresseront  dans 

connaissance  des  choses  du  Royaume   des  cieux, 

idis  que  les  autres  perdront  le  peu  de  vérité  qu'ils 

aient  acquis.   C'est  la  régression    formulée  dans 

liage  :  Qui  n'avance  pas,  recule. 

'i)  Saint    Matthieu    cite  expressément  (saint  Marc 

iaintLuc  implicitement)  un  passaged'Isa'ie(vi,gi<)), 

i,  par  manière   de  formule,  revient  deux  fois  ail- 

,rs  dans  le  Nouveau  Testament,  pour  caractériser 

l'euglement  des  Juifs.  Jean,  xii,  ^^y-^io  ;  Ârl.,  xxviii, 

17.  (Sur    l'aveuglement  des  Juifs,    il   faut    encore 

;  Hoin.,  XI,  7-10;  11  Cui\,  m,  i4-i6.)  Certes,  le  texte 

prophète  est  dillicile  à  entendre «rf  litlerani.  Que 

ur    l'expliquer  on    fasse  a|)pel  à  la  mentalité  des 

nites  et  aux  propriétés  de  la    langue    hébraïque  ; 

on  dise  que  la  parole  d'isaïe  ne  devait  pas  être  la 

e,  mais  seulement  l'occasion  de  l'endurcissement 

J  Juifs;    qu'on    ajoute  que    son  message  devenait 

;uglaiit  et  assourdissant  [>ar  son   évidence  même, 

il   endurcissait  en  se  faisant  plus  pressant,  soit; 

is  là  n'est  pas  l'important  dans    le  cas    qui   nous 

iupe.  La    citation   vise   ici  le   résultat  obtenu,  qui 

le  mcinc  de  part  et  d'autre  :  au   lem|is  de  Jésiis- 

rist,  comme  à  l'époque  d'Isaie,    les   Juifs   s'obsli- 

nt  à  ne  pas  voir  et  à  ne  pas  entendre   (cf.  Jedii  et 

tes,  l.  c.);niais  ils  ont  bien  pu  aboutir  à  cet  eiidur- 

sement  par  des  voies  différentes.  Or,  c'est  un  fait 

e  les  trois  évangélistes  s'accordent  à  représenter 

meuglement    des  Pharisiens,  de  tous  les  auditeurs 

jerliciels,  négligents  et  lâches,  "non   pas   comme 


résultant  de  la  lumière  projetée  dans  leurs  jeux 
malades,  par  l'enseignement  en  paraboles;  mais,  au 
contraire,  comme  un  effet  des  conditions  moins  favo- 
rables faites  désormais  à  «  ceux  du  dehors  ».  La 
parole  capitale  est  celle  qui  se  lit  dans  saint 
Matthieu,  xiii,  1  1,  dans  saint  Marc,  iv,  1 1,  dans  saint 
Luc,  viii,  10.  Dans  l'hypothèse  de  paraboles  d'une 
clarté  limpide,  on  ne  comprend  plus  pourquoi, 
dans  l'intimité,  les  disciples  en  sollicitent  l'expli- 
cation. Et  qu'on  ne  dise  pas  qu'ils  n'ont  inter- 
rogé le  Maître  qu'au  sujet  de  la  parabole  du  Semeur. 
Le  texte  grec  (Marc,  iv,  10)  porte  qu'ils  «  l'inter- 
rogèrent sur  les  paraboles  »  .  En  outre,  ils  demandent 
expressément  le  sens  delà  paraliolede  l'ivraie.  Enlin, 
saint  Marc,  IV,  33-34,  dit  d'une  façon  générale  que  le  Sei- 
gneur leur  «  adressait  la  parole  en  de  nombreuses 
paraboles  semljiables,  selon  qu'ils  jiouvaient  com- 
prendre, et  il  ne  leur  parlait  pas  sans  parabole,  mais, 
en  particulier,  il  expliquait  tout  à  ses  disciples  ». 
Lue  dans  son  contexte,  l'incidente  proul  nuteranl 
uudire  prend  un  sens  bien  détlni,  elle  veut  dire  : 
«  selon  leurs  dispositions  ».  C'est  le  commentaire 
deRlALDONAT:  «  Idem  ergo  est  prout  poterant  audire, 
ac  si  diceret  :  prout  digni  erant.  »  Le  docte  inter- 
prète dit,  il  est  vrai,  que  de  son  temps  la  plupart 
des  auteurs  entendaient  ce  passage  de  la  condescen-' 
dance  avec  laquelle  Jésus-Christ  se  mettait  à  la  por- 
tée de  ses  auditeurs.  Nous  sommes  dans  l'imiiuis- 
sance  de  contrôler  l'assertion,  mais  on  peut  supposer 
([ue  ces  auteurs  voulaient  parler  des  jiaraboles  en 
général,  plutôt  que  des  paraboles  énigmatiques, 
dites  dans  la  barque,  sur  les  bords  du  lac. 

3°  Comment, lire  traditionnel.  —  L'exégèse  que  nous 
venons  de  faire  est  celii'  de  tous  les  anciens,  de 
S.  Irénée  à  S.  Thomas. 

Plus  que  tout  autre,  S.  Irénéb  a  insisté  sur  l'obs- 
curité des  paraboles  (voir  ci-dessus,  col.  1669).  Ail- 
leurs, bien  qu'incidemment,  il  rattache  l'aveuglement 
des  Juifs  à  ce  mode  d'enseignement.  «  Et  qua  ratione 
Dominus  in  parabolis  loquebatur,  et  caecitatem 
faciebat  Israël,  ut  videnles  non  vidèrent...  »  Adv. 
Huer.,  IV,  xxix,  2;  P.  G.,  VII,  1064.  Dès  lors,  on 
voit  à  quoi  se  réduit  la  comparaison  dont  il  se  sert 
dans  le  paragraphe  précédent,  où  il  compare  Dieu 
au  soUil  qui  éclaire  ou  aveugle  les  yeux,  selon  qu'ils 
sont  sains  ou  malades. 

S.  Thomas,  Sam.  theol.,  p.  III,  q.  xlii,  a.  3  ;  Comm. 
in  Malth.,  xiii,  résume  ses  devanciers,  tant  grecs  que 
latins,  en  s'inspirant  surtout  de  S.  Augustin,  auteur 
supposé  des  Qaaest.  septeindecim  in  Mallltaeum, 
q.  XIV,  I  ;  /'.  /,.,  XXXV,  1372  ;  cf.  Tract,  in  J«an- 
nem,  xii,  37-40.  S.  Thomas  ramène  à  deux  les  motifs 
qu'avait  Jésus-Christ  de  dire  les  paraboles  du  lac  : 
cacher  les  mystères  aux  indignes  et  instruire  les 
simples.  D'ailleurs,  il  n'expliquepas  comment  rensei- 
gnement par  paralioles  [louvait  atteindre  ce  double 
but.  Le  saint  docteur  s'attache  surtout  à  justifier 
devant  la  raison  le  décret  divin  de  réprobation,  qui 
pèse  sur  les  Juifs.  «  Solvit  Augiislinus.  Possuiuus 
dicere  :  hoc  quod  oxcaecati  sunt,  ex  praecedentibus 
peccatis  ineruerunt.    »  /«  Afaltli,  xiii,  i5. 

A  son  ordinaire,  S.  Chhvsostomb  (In  Matth.,  xiii, 
10;  homil.  xi-v,  i-a,  />.  fi.,LVIIl,  /,-]i-!,-&)  insisté 
sur  les  responsabilités  du  libre  arbitre.  Il  convient 
que  Jésus-Christ  a  recouru  à  la  parabole  énigmatique 
pour  punir  les  mauvaises  dispositions  des  Juifs- 
mais,  en  même  temps,  il  tient  à  écarter  d'avance 
l'objection  de  l'ironiste  grec,  qui  ne  manquerait  pas 
de  demander  si  le  Christ  avait  parlé  pour  ne  pas 
être  compris.  Dans  ce  cas,  répond  le  polémiste,  il 
n'avait  qu'à  se  taire.  S'il  a  parlé,  c'est  assurément 
pour  instruire.  Mais,  à  cet  effet,  il  n'est  pas  néces- 
saire de    tenir   un    langage  qui  se  passe  de   toute 


1575 


PARABOLES  DE  L'EVANGILE 


1576 


explication.  La  parabole  obscure  éveille  l'allention, 
pique  la  curiosité,  et  celui-là  seul  n'en  tire  pas  pro- 
lit,  qui  ne  s'inquiète  pas  de  l'approfondir.  Ils  intro- 
duisent une  contradiction  dans  la  pensée  de  S.  Gliry- 
sostome,  ceux  qui  lui  font  dire  que  Jésus-Christ  a 
parlé  en  paraboles  uniquement,  ou  mèiue  principa- 
lement pour  se  mettre  à  la  portée  de  la  foule  ;  car, 
dans  ces  conditions,  ce  mode  d'enseignement,  inau- 
guré sur  les  bords  du  lac,  cesserait  d'être  un  châ- 
timent. 

Les  critiques  contemporains,  qu'ils  soient  croyants 
ou  non,  reconnaissent  volontiers  dans  Maldonat 
l'exégète  le  plus  judicieux  des  temps  modernes.  On 
a  dit  de  lui  qu'il  était  de  trois  siècles  en  avance  sur 
son  temps.  Or,  le  savant  interprèle  reproduit  dans 
son  commenlairede  saint  Matthieu,  xiii,  i5,el  de  saint 
Marc,  IV,  33,  le  sentiment  de  saint  Tliomas,  avec  une 
clarté  qui  se  passe  de  toute  explication.  11  donne  de 
ce  sentiment  deux  raisons:  la  réponse  faite  par  Jésus- 
Christ  à  la  question  des  Apôtres,  et  la  nature  même 
de  lu  parabole,  qui  est  <i  obscura  et  involuta  pro- 
positio  * , 

Cependant,  les  anciens  s'accordent  à  faire  observer 
que,  subsidiairement  à  ce  dessein  de  justice,  Jésus- 
Christ  était  conduit  par  un  sentiment  de  miséricorde. 
Us  rappellent  tout  d'abord,  par  manière  de  principe 
général,  que  Dieu  ne  punit  en  ce  monde  que  pour 
corriger;  car  «  il  ne  prend  pas  plaisir  à  la  mort  du 
pécheur,  mais  à  ce  que  le  méchant  se  détourne  de  sa 
voie,  et  qu'il  vive  ».  Ezéch.,  xxxi,  ii.  D'après  saint 
Augustin,  le  Christ  s'est  conduit  comme  un  bon 
médecin,  qui  amène  son  malailcà  prendre  conscience 
du  mal  qui  le  mine  sourdement.  Saint  Thomas  parle 
sans  Ugure  :  «  Aliqui  enim  non  reducuntur  ad  humi- 
litatera  nisi  in  grave  peccalum  cadait;  sic  Dominas 
istis  fecit.  »  In  Matth.,  1.  c.  C'est  encore  le  sentiment 
de  Maldonat,  en  qui  on  a  cru  découvrir  quelque  em- 
barras, mais  qui  reste  bien  d'accord  avec  lui-même. 
Pour  s'en  rendre  compte,  il  sullit  de  lire, en  son  entier, 
le  commentaire  qu'il  fait  de  saint  Matthieu,  xiii,  ii- 
i5,  et  de  saint  Marc,  iv,  33,3/|. 

Ensuite,  descendant  au  cas  particulier,  les  com- 
mentateurs font  observer  que,  loin  d'avoir  parlé  pour 
ne  pas  être  compris,  Jésus-Christ  se  proposait 
d'éveiller  l'attention  et  de  piquer  la  curiosité  de  ses 
auditeurs  par  le  sens  profond  et  les  termes  énigma- 
tiques  de  ses  paraboles.  En  outre,  en  tamisant  la 
lumière,  il  ménageait  leurs  yeux  malades.  Au  lieu 
d'acculer  par  un  dilemme  des  esprits  mal  disposés, 
prompts  à  se  butter,  il  leur  proposait  un  thème  à  mé- 
ditation, dont  l'intelligence  comportait  des  délais  et, 
pour  autant,  réservait  l'avenir. 

A  ces  considérations  très  justes  des  anciens,  ne 
pourrait-on  pas  ajouter  que  l'enseignement  par  para- 
boles s'imposait  encoreà  Jésus-Christ  comme  une  me- 
sure de  prudence  ?  L'heure  est  venue  où  le  Maître  doit 
prendre  pour  lui-même  la  ligne  de  conduite  qu'il  a 
tracée  à  ses  disciples  :  «  Ne  donnez  pas  la  chose 
sainte  aux  chiens,  et  ne  jetez  pas  vos  perles  devant 
les  pourceaux,  de  peur  qu'ils  ne  les  foulent  aux  pieds 
et  que,  se  retournant,  ils  ne  vous  décliirent.  »  Il  y  va 
de  l'intérêt  de  sa  personne  et  de  son  oeuvre,  de  la 
sécurité  de  ses  disciples.  Les  Pharisiens  sont  aux 
aguets,  ils  cherchent  une  occasion  de  le  prendre  en 
défaut  dans  ses  discours,  pour  l'accuser  et  le  faire 
condamner.  De  là,  les  questions  insidieuses  qu'ils 
lui  posent  sur  le  divorce,  le  tribut,  la  résurrection, 
le  sabbat,  les  ablutions,  le  jeune,  la  lapidation  de  la 
femme  adultère.  Dans  ces  conjonctures,  Jésus,  sage 
autant  que  bon,  s'arrête,  pour  le  moment,  à  un 
mode  d  enseigner,  qui  atteindra  chacun  selon  ses 
dispositions.  Aux  cœurs  droits  et  afTamés  de  justice 
il  dévoilera 'le  mystère  du  Royaume   de   Dieu.  .\ux 


autres  il  parlera  en  paraboles.  Pourquoi  s'en  pren- 
draient-ils à  lui?  Comment  le  traduire  en  justice 
pour  y  répondre  d'une  doctrine  qu'il  n  a  livrée  qu'en 
ligure?  Ses  adversaires  ne  peuvent  le  rendre  juridi- 
quement responsable  d'un  enseignement  qui  ne 
[irend  un  sens  détini  que  dans  leur  propre  interpré- 
tation. Ce  n'est  pas  de  la  part  du  (jlirist  pusillani- 
mité, ni  dissimulation,  mais  prudence;  car  il  ne  doit 
pas  tomber  entre  les  mains  de  ses  ennemis  avant 
l'heure  marquée  par  son  Père.  Cf.  Luc,  xiii,  3i-33  ; 
Jean,  vu,  3o;  viu,  ao;  xiii,  i  ;  etc.  Pour  la  même 
raison,  Jésus  s'est  plusieurs  fois  dérobé  par  la  fuite 
aux  tentatives  des  Juifs. 

4»  Les  opinions  des  catholiques  contemporains.  — 
Le  dernier  qui  a  écrit  sur  le  sujet  (D.  Buzy,  Inliod. 
aux  /jaraholes  évangéUques,  1912,  p.  3i3)  les  ramène 
à  trois  types. 

a)  /'/lèse  de  justice.  — Jésus-Christ  a  recouru  à  l'en- 
seignement par  paraboles  pour  voiler  sa  pensée. 
Cette  attitude  nouvelle  marque  donc  une  diminution 
de  lumière  et  de  grâce.  Cependant,  le  châtiment  de 
l'inlidélité  des  Juifs  ne  va  pas  sans  un  sentiment  de 
miséricorde.  PP.  Fonck,  Knabbnbauer,  Durand, 
etc.  Quoi  qu'on  en  ait  dit,  personne,  pas  même  le 
P.  Ivnabenbnuer  (cf.  Comm.  in  Matlli.,  xiii,  i5;  t.  1, 
p.  519),  ne  donne  aujourd'hui  à  celte  interprélatioB 
du  texte  le  tour  excessif  qu'elle  semble  avoir  chej 
(juelques  scolasliques. 

b)  Thèse  de  miséricorde.  —  Les  paraboles  ont  été 
dites  pour  instruire  la  foule,  et  elles  ne  sont  envt 
loppces  de  quelque  obscurité  que  pour  provoquer 
l'attention.  Loin  d'être  un  chàtinienl,  elles  sont, 
pour  le  moment,  le  mode  d'enseignement  le  plus 
convenable.  Donc,  miséricorde  du  cœur  de  Jésus,  et 
rien  que  miséricorde.  P.  Lagranoe. 

c)  Thèse  moyenne.  —  Les  paraboles  sont  essentielle- 
ment une  miséricorde.  Elles  impliquent  bien  un  châ- 
timent, qui  réside  dans  leur  obscurité  ;  mais  ce  châ- 
timent lui-même  est  tout  miséricordieux;  il  ménage 
les  préjugés  des  Juifs  en  les  acheminant  par  degrés 
à  une  intelligence  plus  complète  du  royaume  de 
Dieu.  Seulement  la  miséricorde  divine  est  condition' 
née  par  la  coopération  delà  bonne  volonté  humaine. 
P.  Buzy. 

Si  l'analyse  que  nous  venons  de  faire  des  anciens 
est  correcte,  on  conviendra  sans  peine  que  leur  patro- 
nage est  décidément  acquis  à  la  thèse  de  justice.  A 
cette  (in,  il  n'est  pas  nécessaire  de  solliciter  les  tex- 
tes, il  faudrait  plutôt  en  atténuer  le  relief.  Les 
auteurs  contemporains,  qui  cherchent  à  se  frayei 
une  voie  moyenne  entre  la  justice  et  la  miséricorde 
pensent  avoir  réussi  en  déplaçant,  dans  l'interprf 
talion  traditionnelle,  le  centre  de  gravité.  Ils  metten 
l'accent,  comme  on  dit,  sur  la  miséricorde,  et  relé 
guent  la  justice  au  second  plan.  Au  lecteur  de  din 
si  le  texte  des  évangiles  et  l'exégèse  que  les  ancien; 
en  ont  faite,  autorisent  ce  sentimeul.  Voir  ci-ilessus 
col.  i.57V-^u  reste, il  n'y  a  peut-être  qu'un  malenlendi 
entre  les  tenants  de  la  première  opinion  et  cenx  d' 
la  troisième.  Les  uns  et  les  autres  admettent  qui 
l'enseignement  en  paraboles  est  un  châtiment  rek 
tivemenl  au  passé,  et  une  miséricorde  relativemen 
à  l'avenir.  Mais  les  partisans  de  la  voie  moyenne  om 
oublié  de  dire  ce  qu'il  était  dans  le  présent,  M> 
moment  même  que  Jésus-Christ  y  recourt.  C'est  ?(> 
question  posée  naguère  au  P.  Buzy  par  un  critiqHf 
bienveillant,  mais  perspicace.  «  Que  sont-elles  dailS 
le  présent?  Le  châtiment  infligé  aux  foules  volage 
ne  consiste-t-il  pas  justement  dans  une  privation  A 
lumière,  c'est-à-dire  une  soustraction  de  grâces  ?  B 
comment  »ine  soustraction  de  grâces  peut-elle  êtt* 
une  pure  miséricorde?  De  quelque  façon  qu'on  la  coB-" 
sidère,  ne  rend-elle  pas  la  conversion  plus  dilliciU 


br< 


PARABOLES  DE  L'EVANGILK 


157S 


1.1  situulion   murale  des   ioulf 

9 


n'en  esl  elle  j>as 
mpiiceV  »  l*.  F.  Pbat,  dans  les  Etudes,  igiS, 
.  CXXXV,  p.  207.  D'avance,  Maldonal  a  répondu  : 
H'ésenlenient,  Jésus-Clirisl  entend  bien  infliger  aux 
laifs  un  eliàliment,  mais  son  intention  iinale  ett  de 
es  acheminer  par  cette  voie  à  la  repentance  et  au 
ialul.  «  In  poenam  ergo  incredulitatis  obscure  illis 
omiitur,  quia  diun  quae  perspiciie  .no  diliieide  illis 
licebanlur  intelligere  nohierunt,  illiul  mcniere,  ut 
ta  illis  loquereturut,  etianisi  relient,  intelligcre  non 
(lossent.  »  Et,  après  avoir  cité  saint  Glirysostome, 
en  l'approuvant,  il  ajoute  :  «  Ita  lit  ut  poena  illis  in 
"mendationera  evadiit,  nisi  poena  ipsa  eliani  aljulan- 
tur.   »  In  Matth.,  xm,  i3. 

La  thèse  de  miséricorde  mérite  une  courte  réfuta- 
tion. Nous  croyons  ((u'ellc  n  e.st  pas  fondée  en  texte,  et 
qu  elle  ne  trouve  aucun  point  d'a|)pui  solide  dans  la 
tradition,  pas  même  dans  saint  Chrysostome,  lu  en 
son  entier.  Sa  force  est  dans  l'impression  qu'elle  pro- 
duit, en  faisant  ajipel  au  sentiment.  .Ses  partisans 
prétendent  répondre  au  dilemme  de  Jiilicher,  qui 
nous  met  en  deineure  de  choisir  entre  un  Christ 
'Sage,  bon  et  loyal,  parlant  i)our  instruire,  et  une 
ithéorie  de  la  parabole*  avenylante  i.dont  le  but  est 
d'endurcir  dans  l'erreur.  Si  la  réponse  se  bornait  à 
nier  qu'il  soit  question  dan  s  iios  évanj^iles  d  un  ensei- 
gnement donné  pour  ne  pas  être  compris,  elle  serait 
rècevable;  mais  elle  va  plus  loin.  Pour  soutenir  que 
les  paraboles  évangéliques,  incme  celles  dites  sur  les 
bords  du  lac,  étaient  facilement  intelligibles,  et 
qu'elles  n'avaient  dans  la  pensée  du  Seigneur  lui- 
même  qu'un  but  :  instruire  la  foule  de  la  meilleure 
façon  qui  tut  alors  possible,  sans  aucun  caractère 
de  châtiment  ;  ne  s'expose-t-on  pas  à  fausser  com- 
pagnie aux  évangélistes  et  notamment  à  saint  Marc? 
El  de  fait,  le  P.  Lagrange  accorderait  que  Marc  a  pu 
«  rédiger  un  peu  gauchement  »  ;  que,  0  s'il  a  mis 
le  thème  de  la  prédestination  en  contact  avec  les 
paraboles,  c'est  parce  qu'il  a  incliné  à  les  prendre, 
comme  dans  l'A.  T.,  un  peu  comme  synonyme 
d'énigmes,  sans  tenii'  assez  compte  de  leur  rôle  dans 
l'enseignement  du  temps,  soit  chez  les  rabbins,  soit 
dans  la  bouche  de  Jésus  »  ;  bref,  v  qu'il  a  modiUé 
un  peu  la  pensée  d'Isaie  ».  Evangile  selon  saint  Marc, 
191 1,  p.  T01-102.  Cependant,  l'auteur  ne  prétend  pas 
que  la  citation  du  jirophète  soit  ici  le  fait  des  évan- 
gélistes  ;  elle  peut  remonter  à  Jésus. 

Même  en  admettant  qu'une  solution  aussi  déses- 
pérée soit  de  mise  en  certains  cas,  il  est  manifi-ste 
par  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  qu'il  n'y  a  pas 
lieu  d'y  recourir  ici.  Pareillement  obvies  sont  les 
réponses  à  faire  aux  ditlicultés  qu'on  accumule  con- 
tre l'opinion  traditionnelle.  Elles  sont  d'ordre  théo- 
logique,  psychologique,  littéraire  et  exégétique. 

a)  On  peut  omettre  ici  la  dilliculté  d'(.i</rc  ikénlu- 
giijue.  Elle  n'est  qu'une  application  pai  ticulière  de 
l'objection  générale  contre  la  prédestination  divine, 
qui  serait  contraire  à  la  bonté  équitable  de  Dieu  et  au 
libre  arbitre  de  l'homme.  Dans  l'article  Prkdkstina- 
TION,  on  fait  voir  que  la  souveraineté  divine  ne  sau- 
rait être  limitée  par  la  volonté  humaine,  et  que, 
d'autre  part,  le  bon  usage  du  libre  arbitre  ne  résulte 
pas  simplement  de  la  prédestination. 

Il  faut  bien  admettre  q\\e  Dieu  est  indé[)endant 
dans  ses  dons  :  il  donne  à  qui  il  veut  et  dans  la 
mesure  qui  lui  plaît.  Jésus-Christ  a  (ilialeraent  accepté 
les  dispositions  souveraines  de  son  Père,  qui  atten- 
dait de  lui  une  rédemption,  dont  le  bienfait  ne 
devait  pas,  de  fait,  proliter  à  tout  le  monde.  La  sen- 
tence relative  aux  paraboles  énigmaliques  (Mutili., 
xin,  1 1)  n'est  pas  isolée  dans  l'Evangile.  Elle  n'ajoute 
rien  à  ce  qui  se  lisait  déjà  au  cliap.  xi,  25  :  «  En  ce 
temps-là,  Jésus  prenant  la  parole,  dit  :  «  Je  te  rends 


grâces.  Père,  Seigneur  du  ciel  et  de  la  terre,  de  ce 
que  lu  as  caché  ces  choses  aux  sages  et  aux  savants, 
alors  que  tu  les  as  révélées  aux  petits.  Oui,  Père  : 
parce  que  tel  a  été  Ion  bon  plaisir.  » 

h)  D'ordre  psychologique.  —  Ainsi  compris,  le  but 
des  paraboles  est  incompatible  avec  le  caractère  de 
Jésus  et  la  bonté  de  son  cœur.  Sa  loyauté  même  est 
en  question.  Cf.  Lagraxgk,  /.  c.,  p.  198. 

Héponse.  —  La  bonté  du  caur  de  Jésus  ne  va  pas 
jusqu'à  méconnaître  les  exigences  de  l'ordre.  C'est 
précisément  parce  qu'il  aime  en  Dieu,  que  son  amour 
s'exerce  sans  détriment  de  la  justice.  Lui  qui  n'a  eu 
que  des  gestes  de  condescendance  pour  les  petits  et 
de  pardon  ])our  les  pécheurs,  il  a  néanmoins  trouve 
des  paroles  brûlantes  comme  le  feu,  et  tranchantes 
comme  l'acier,  à  l'adresse  des  Pharisiens,  tellement 
que  notre  courtoisie  radinée  en  reste  déconcertée. 
N'avait-on  pas  dit  de  Jésus  qu'il  serait  un  signe  de 
contradiction  ?  El  lui-même  n'a  pas  craint  de  déclarer 
que  le  Fils  de  l'homme  sauve  ou  perd,  selon  qu'on 
l'aborde  avec  foi  ou  défiance.  Cf.  Mallli.,  xxi,  t\i  43. 
Il  en  est  de  ses  paraboles  comme  de  ses  miracles. 
Encore  que  ceux-ci  eussent  bien  pour  but  d'autoriser 
sa  mission  divine,  il  les  refuse  à  ceux  qui  les  deman- 
dent dans  un  esprit  d'incrédulité  et  de  malveillance  ; 
il  renvoie  ces  tentateurs  au  miracle  définitif  de  sa 
résurrection,  qu'ils  ne  verraient  pas  de  leurs  propres 
yeux,  et  dont  la  masse  du  peuple  juif  ne  devait  pas 
proliter.  Au  surplus,  nous  avons  déjà  fait  remarquer 
que  ce  jugement  de  justice  était  tempéré  par  un  des- 
sein de  miséricorde. 

La  déloyauté  consiste  à  parler  [lour  ne  pas  être 
compris,  ou  pour  être  compris  de  travers,  avec  l'inlen- 
tion  d'égarer;  mais  il  y  a  simplement  justice  et  dis- 
crétion à  ménager  la  vérité  à  ceux  qui  n'en  veulent 
pas,  qui  s'attachent  à  la  retourner  contre  le  Maître. 
S.  Chrysostome  a  raison  de  dire  que,  si  Jésus 
n'avait  pas  voulu  être  compris,  il  n'avait  qu'à 
se  taire.  S'il  a  parlé  en  paraboles,  c'est  qu'il  pen- 
sait à  ses  disciples,  les  présents  et  ceux  à  venir; 
il  s'adressait  encore  aux  indifféients  et  même  à  ses 
ennemis,  puisque  ce  mode  nouveau  d'enseignement 
était  de  nature  à  piquer  leur  curiosité  et  à  provoquer 
leurs  questions.  Il  leur  disait  un  jour  :  n  Détruisez  ce 
Temple,  et  en  trois  jours  je  le  relèverai.  »  Jean, 11,  19. 
Certes,  Notre-Seigneur  parlait  pour  être  compris, 
mais  il  faut  bien  convenir  que  ces  simples  [laroles  m- 
se  suffisaient  pas.  Au  lieu  de  l'interroger  sur  leur 
sens  mystérieux,  les  Pharisiens,  et  même  la  foule  des 
auditeurs  n'en  retinrent  que  le  sens  matériel,  qu'ils 
devaient  bien  sentir  élre  tout  au  moins  fort  douteux. 
Un  jour  viendra  qu'ils  l'accuseront  devant  le  Sanhé- 
drin d'avoir  parlé  de  détruire  le  temple  de  Jérusalem. 
Matth.,  XXVI,  61  ;  xxvn,  4o. 

Sont-elles  donc  si  rares  dans  les  évangiles,  les  con- 
jonctures dans  lesquelles  Jésus-Christ  se  borne  à 
une  réponse  indirecte,  dilatoire,  évasive?  Cf. 
Matth.,  XXII,  17-21;  Jean,  vm,  6-7;  x,  34.  C'était 
la  seule  attitude  qui  convint  avec  des  adversaires  de 
mauvaise  foi,  à  moins  de  vouloir  provoquer  une  rup- 
ture définitive,  et  de  leur  mettre  en  mains  les  armes 
(ju'ils  cherchaient. 

c)  D'ordre  littéraire.  — Supposer  que  Notre-Seigneur 
a  recouru  à  l'enseignement  par  paraboles  pour  voi- 
ler sa  pensée,  c'est  méconnaître  le  caractère  littéraire 
de  la  parabole,  qui  est  d'elle-même  claire  et  facile  à 
saisir. 

Héponse.  —  Nous  avons  déjà  dit,  avec  preuve  à 
l'appui  (col.  1 568),  que  c'est  là  une  assertion  excessive, 
quand  il  s'agit  de  la  parabole  en  général  ;  et  une 
assertion  erronée  en  ce  qui  concerne  les  p.iraboles 
évangéliciues  dites  du  lac.  L'élude  du  texte  et 
l'histoire  de  l'exégèse  font  assez  sentir  les  diiJicuUés 


1579 


PARABOLES  DE  L'EVANGILE 


1580 


qu'elles  présentent.  L'objection  a  le  tort  de  ne  pas 
distinguer  entre  la  parabole  dogmatique  et  la 
parabole  morale,  entre  la  parabole  dite  devant  les 
seuls  disciples  et  la  parabole  s'adressantà  la  l'ouïe. 

L'obscurité  de  la  parabole  évanjfélique  s'aecroil 
à  raison  de  l'objet  qu'elle  enseij^uc:  t  le  mystère  du 
Royaume  de  Dieu  o  ;  d'autant  plus  que  Jésus-Christ 
avait  ici  à  remonter  le  courant  des  préjugés  juifs.  Ce 
point  a  été  heureusement  développé  par  le  P.  Buzy. 
Op.  ci(.,  p.  3^0-378. 

d)  D'ordre  exégétique.  —  Représenter  l'enseigne- 
ment par  paraboles  comme  un  châtiment,  infligé  à 
la  foule  à  raison  de  son  intidélité,  c'est  faire  une  hy- 
pothèse qui  s'accorde  mal  avec  l'ensemble  des  textes 
de  l'Evangile.  Avant  comme  après  les  paraboles  du 
lac,  la  foule  suit  Jésus-Christ  et  se  presse  pour  enten- 
dre ses  discours. 

Réponse.  —  La  foule  s'oppose  ici  aux  disciples 
avérés.  Or,  jusque  dans  celte  foule,  il  y  a  bien  des 
classes  à  distinguer.  Voilà  pourquoi  le  texte  dit  : 
•  Que  celui  qui  peut  comprendre,  comprenne  »,  ou 
encore  :  n  Et  il  leur  parlait,  selon  qu'ils  pouvaient 
comprendre.  »  Il  y  a  les  adversaires  décidés,  qui  ne 
souhaitent  pas  de  s'éclairer,  qui  suivent  le  prophète 
de  Nazareth  pour  épiloguer  sur  ses  discours  et  le 
prendre  en  défaut.  C'est  à  ceux-là  que  s'adresse  avant 
tout  la  parabole  voilée.  Quanta  la  foule  proprement 
dite,  elle  n'a  pas  encore  pris  à  l'égard  de  Jésus  l'atti- 
tude qu'elle  devrait  avoir,  étant  donnés  les  ensei- 
gnements et  les  miracles  antérieurs.  Elle  s'attache 
opiniâtrement  à  son  espérance  d'un  Messie  temporel. 
Cf.  Jean,  vi,  26.  A  mesure  que  Jésus  dissipe  son  illu- 
sion, elle  s'éloigne  de  lui.  Il  semble  mémo  qu'un  jour 
l'entourage  de  celui  qu'elle  venait  d'acclamer  comme 
le  Uoi  d'Israël,  se  réduisit  aux  seuls  apôtres.  Cf. 
Jean,  vi.  67-92. 

D'ailleurs,  l.i  raison  donnée  au  chapitre  xin  de 
saint  Matthieu  n'explique  que  partiellement  le  chan- 
gement d'attituile  de  Jésus-Christ  vis-à-vis  de  la 
foule.  Le  reste  de  l'Evangile  donne  le  droit  de 
conjecturer  qu'en  agissant  de  la  sorte,  Notre- 
Scigueur  ne  faisait  pas  seulement  œuvre  de  justice, 
mais  qu'il  prenait  aussi  une  mesure  de  prudence. 
Voir  col.   ib~jh. 

Il  est  vrai  que  pour  l'une  ou  l'autre  de  ces  para- 
boles, par  exemple  celle  des  vignerons  homicides, 
Jésus  en  donne  spontanément  l'explication  aux  Pha- 
risiens ;  mais  c'était  vers  la  fin  de  sa  vie  publique. 
Le  moment  est  venu  de  parler  ouvertement.  C'est 
alors  qu'il  avoue,  devant  Gaïphe,  être  le  ■<  Christ  » 
de  Dieu,  lui  qui,  jusque-là.  avait  évité  de  prendre  et 
même  d'accepter  en  public  ce  nom  populaire,  parce 
qu'il  résumait  pour  la  foule  tout  un  programme, 
celui  du  messianisme  mondain,  fait  de  domination 
et  de  plaisir,  qu'elle  attendait.  Je  dis  en  public,  car 
en  particulier,  conversant  avec  ses  disciples  ou  avec 
la  Samaritaine,  il  ne  faisait  pas  dilUculté  de  déclarer 
qu'il  était  le  Christ,  Fils  de  Dieu.  Matlh.,  xvi,  16-18; 
Jean,  iv,  26. 


III. 


L'authenticité  des  paraboles 


11  ne  s'agit  pas  de  l'authenticité  littéraire:  tout  le 
monde  admet  que  les  paraboles  ont  toujours  fait 
partie  du  texte  des  évangiles  canoniques  ;  mais  de 
l'authenticité  historique  :  si,  oui  ou  non,  elles  appar- 
tiennent à  l'enseignement  personnel  de  Jésus- 
Christ.  Nous  nous  bornons  ici  à  cet  aspect  du  pro- 
blème plus  général  de  l'historicité  du  récit  évangé- 
lique  ;  mais,  pour  résoudre  les  difficultés  particulières, 
soulevées  à  propos  des  paraboles,  nous  supposons 
tout  ce  qui  a  été  dit  dans  l'article  consacré  aux 
Evangiles.  Il  faut  pareillement  se  ressouvenir  de  la 


première    partie    de   celte    présente    étude,    sur    la 
théorie  littéraire  de  la  parabole. 

Les  objections  qu'on  formule  au  nom  du  critère  in- 
terne peuvent  se  ramener  à  deux  chefs  :  i"  le  carac- 
tère allégorique  des  paraboles  les  dénonce  comme 
des  compositions  laborieuses  et  tardives;  2°  l'ana- 
lyse des  textes  jj'  révèle  des  remaniements  et  des 
adaptations. 

1°  Les  textes  qui  nous  ont  été  transmis  ne  véri- 
fient ni  la  détinition,  ni  l'idée  que  l'on  se  fait  de  la 
parabole.  Ces  allégories  prophétiques  se  compren- 
nent mieux  comme  un  résultat  de  la  réflexion  chré- 
tienne, que  comme  un  produit  spontané  de  l'àme  du 
Christ.  C'est  l'opinion  île  JiiLicHEH  et  de  LoisY. 

Itéponse.  —  La  parabole  évangélique  ne  vériQe  pas 
toujours  la  déflnition  que  les  rhéteurs  classiques, 
grecs  et  latins,  donnent  de  lii  parabole  simple;  mais 
ces  mêmes  auteurs  parlent  de  la  parabole  complexe, 
qui  s'obtient  par  un  mélange  de  comparaisons  et  de 
métaphores.  Quinlilien  recommande  la  parabole- 
allégorie  comme  l'œuvre  parfaite.  Or,  le  mâchiil 
hébraïque  est  toujours  plus  ou  moins  une  parabole 
allégorisanle.  C'est  ce  que  nous  avons  établi  plus 
haut,  col.  1.^65.  Quand  M.  Jiilicher  déclare  mons- 
trueux ce  mélange  de  parabole  et  d'allégorie,  il 
prèle  à  rire  à  ceux  qui  savent. 

Tout  l'Evangile  atteste  que,  par  un  tour  naturel 
de  son  esprit,  Jésus-Christ  s'exprimait  en  termes 
paraboliques,  mais  il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que 
le  trait  allégorique  lui  est  familier.  Cette  tendance 
au  symbolisme,  dont  l'allégorie  est  la  langue  natu- 
relle, ne  se  révèle  pas  seulement  dans  les  discours 
du  quatrième  Evangile,  mais  encore  dans  ceux  rap- 
portés par  les  autres  évangélistcs.  Ce  n'est  pas  dans 
saint  Jean  qu'on  lit  des  sentences  comme  celle-ci: 
Vous  êtes  le  sel  de  la  terre,  la  lumière  du  monde; 
ne  jetez  pas  vos  perles  aux  pourceaux;  prenez  garde 
au  levain  des  Pharisiens;  les  faux  proi>hètes  se  pré- 
sentent avec  une  toison  de  brebis;  laissez  les  morts 
ensevelir  leurs  morts,  etc.,  etc. 

C'est  se  tromper  que  de  se  représenter  le  tempé- 
rament littéraire  de  Jésus-Christ  comme  on  fait 
d'Esope,  de  La  Fontaine  ou  d'un  rabbin.  Les  fabu- 
listes sont  des  observateurs  attentifs,  lins  et  judi- 
cieux, mais  ils  procèdent  par  voie  de  raisonnement, 
encore  que  ce  raisonnement  tienne  d'ordinaire  dans 
de  simples  comparaisons?  Quant  au  rabbin,  il 
remplace  le  jugement  par  l'ingéniosité.  Mais  le  Christ 
est  un  intuitif,  qui  va  droit  aux  réalités;  il  est  un 
mystique,  percevant  les  choses  spirituelles  dans  les 
phénomènes  sensibles;  son  langage  est  symbolique, 
il  parle  de  l'invisible  comme  nous  faisons  des  corps 
et  des  phénomènes.  Cf.  ]es  Etudes,  1912,  t.CXXXIl, 
p.    161-169. 

Il  est  vrai  que  des  paraboles  allégorisantes,  telles 
([ue  le  sénevé,  l'ivraie,  le  levain,  le  festin,  les  vigne- 
rons, etc. ,  symbolisent  un  état  de  choses  qui  était 
encore  à  venir,  du  moins  en  partie;  et  donc,  dans  la 
môme  mesure,  décrivent  une  situation  inexistante 
au  temps  de  Jésus,  et  qui  ne  devait  guère  être  réelle 
que  cinquante  ans  plus  tard.  Mais  pour  pouvoir 
conclure  de  celte  circonstance  que  les  parabples  de 
l'Evangile  datent  de  la  (in  du  i"  siècle,  on  doit,  au 
préalable,  supposer  que  la  prophétie  est  impossible, 
et  que  Jésus  n'en  a  point  fait,  ni  prétendu  en  faire. 
A  ce  compte,  ce  n'est  pas  seulement  l'authenticité 
des  paraboles  qu'il  faut  nier,  c'est  tout  l'Evangile  à 
déchirer.  Est-il  un  seul  des  enseignements  prophé- 
tiques, donnés  dans  les  paraboles,  qui  ne  revienne 
ailleurs  dans  les  évangiles?  Notamment  :  les  desti- 
nées du  judaïsme,  la  fin  de  la  Synagogue  pour  faire 
place  à  une  Eglise  chrétienne,  la  catholicité  de  celle 
Eglise,  sa   loi  de  progrès,   le  caractère  du  Royaume 


1581 


PASCAL  (LE  PARI  DE) 


1582 


messianique,    Jiamélraleiuenl  opposé    à    l'idée  que 
les  Juifs  s'en  faisaient. 

Si  la  tradition  ehrélienne  a  tourné  en  allégories 
les  paraboles  dites  par  le  Seigneur,  comment  rendre 
compte  de  l'unité  littéraire  d'une  umvre,  dont  les 
)rigines  auraient  été  multii)les,  inégales,  imperson- 
aelles?  El  encore,  toujours  dans  cette  hypothèse, 
;st-il  croyable  que  ce  genre  de  composition  ail  été, 
)ar  la  suite,  complètement  délaissé?  Car  on  ne 
«aurait  comparer  aux  paraboles  évangéliques  les 
illégories  compassées,  qui  se  lisent  dans  l'épîlre 
lite  de  Barnabe,  et  dans  le  Pasleur.  Enfin,  si  les 
)araboles,  mises  sur  les  lèvres  du  Christ,  étaient  en 
■éalité  une  œuvre  de  la  seconde  génération  cUré- 
ienne,  on  les  aurait  faites  plus  claires,  comme  sont 
es  vaticinia  posl  evenium. 

a"  La  comparaison  et  l'analyse  des  textes  font 
issez  voir  que  la  forme  actuelle  des  paraboles  évan- 
géliques n'est  pas  primitive  :  on  y  découvre  des  di- 
vergences, des  sutures,  des  heurts  d'idées,  et  même 
les  applications  qui  ne  s'accordent  pas  avec  la  pa- 
•aboie  elle-même. 

Héponse.  —  L'objection  exagère  à  plaisir  le  nom- 
>re  des  passages  incriminés,  etla  portée  des  pertur- 
>ations  qu'on  croit  y  découvrir.  C'est  aux  commen- 
aires  continus  des  Evangiles  qu'il  faut  demander, 
lour  chaque  cas,  la  justification  ilu  contexte.  Qu'il 
iuflise  ici  de  rappeler  que  les  Evangélistes  ne  gar- 
lant  pas  invariablement  dans  leur  récit  le  même 
•rdre  ;  on  peut  accorder,  s'il  y  a  lieu,  qu'ils  ont  en- 
adré  dllïéremment  telle  ou  telle  parabole,  sans  en 
Itérer  le  sens.  La  plupart  des  exégètes  catholiques 
«connaissent  aujourd'hui  que  les  evangélistes  ont 
larfois  groupé  les  discours  du  Seigneur,  à  raison  de 
identité  ou  de  l'analogie  du  sujet  dont  ils  traitent, 
'ourquoi  les  paraboles  n'auraienl-elles  jamais  été 
tapporlées  de  la  sorte?  Toutefois,  ce  n'est  pas  là 
ine  supposition  à  faire  arbitrairement,  mais  à  éta- 
jlir,  le  cas  échéant,  par  une  étude  consciencieuse 
u  texte. 

Il  y  a  encore  à  tenir  compte  de  la  critique  lex- 
uelle,  qui  résout  parfois  la  difficulté  en  faisant  voir 
me  nous  n'avons  plus  affaire  avec  le  texte  primitif, 
B  seul  dont  l'auteur  inspiré  soit  responsable.  On 
,'est  pas  [leu  étonné  de  lire  à  la  fin  de  la  parabole 
es  ouvriers  envoyés  à  la  vigne  du  père  de  famille, 
ux  différentes  heures  de  la  journée  (Matlh.^  xx, 
6):  «  Car  il  y  a  beaucoup  d'appelés  mais  peu 
'élus  »,  alors  qu'en  réalité  tous  ceux  qui  ont  été 
,ppelés  sont  venus,  et  ont  pareillement  reçu  le 
.enier  de  la  vie  éternelle.  Dire  que  le  mot  élu  est 
ynonyme  d'élite,  et  ne  convient  qu'aux  ouvriers  de 
1  onzième  heure,  qui  ont  racheté  le  temps  perdu  par 
intensité  de  l'effort  ;  c'est  non  seulement  intro- 
uire  dans  la  parabole  une  idée  qui  en  est  totale- 
lent  absente,  mais  c'est  aussi  lui  prêter,  à  contre- 
ens,  une  conclusion  concernant  le  mérite.  Ce  n'est 
las  démérite  qu'il  s'agit  ici,  mais  de  grâce,  et  rien 
ue  de  grâce.  Nous  sommes  donc  avertis  par  ce 
approcliement  inattendu  et  violent,  de  rechercher 
i  cette  sentence  est  bien  à  sa  place.  Et,  de  fait,  les 
leilleursmanuscrits  du  texte  grecnela  portent  pas. 
"est  pourquoi,  plusieurs  interprètes  n'en  tiennent 
as  compte  ici,  mais  seulement  plus  bas,  xxii,    i4. 

lIiBLioonArniE.  —  *\.  Jiilicher,  Die  Gleicltnisreden 
Jesii,  i888.  L.  Fonck,  iJie  Parahc-ln  des  Ilerrn  im 
Eiangelium,  1902.  *X.Lo\sy,  Etudes  évangéliques, 
1902.  A.  Durand,  Pour,/uni  Jésus-Christ  a  parlé 
m   paraboles  ?  dans    les   Eludrs,   1906,    t.     CVII, 

'ique, 

1911. 

synoptiques,     191 1. 


p.  766.  M.  J.    Lagrange,  dans   la  lîevue  hihli. 
'9°9'  P-   '98.  3/(2  ;  Evangile  selon  saint  Marc, 
E.     iVlangenol,    f.es  évangiles 


D.  Buzy,  Introduction  aux  paraboles  évangéliques, 
191 2.  F.  Prat,  Nature  et  but  des  paraboles,  dans 
les  Etudes,  ijiS,  t.  CXXXV,  p.  198. 

Alfred  Durand,  S.  J 


PAROUSIE.  —  Voir  l'article  Jérus-Cbrist, 
col.  1428  a  i446;  art.  Fin  du  Monde;  arl.  Apoca- 
lypse. De  plus,  le  récent  volume  de  son  Eminence 
le  Cardinal  Billot:  A.a /'arousie  (Beauchesne,  1920). 

PASCAL  (LE  PARÏ  DE).  —  On  trouve  l'argu- 
mentation de  Pascal  désignée  sous  le  nom  de  Pari 
aux  pages  536  et  suivantes  de  la  petite  édition  des 
0  Pensées  »,  par  M.  L.  Brunschwicg  (Hachette). 

A  ces  pages  mystérieuses  et  paradoxales  la  pensée 
moderne  revient  sans  cesse,  après  avoir  été  rebutée, 
comme  le  papillon  à  la  flamme;  or  c'est  une  question, 
de  savoir  si  elles  éclairent  ou  si  elles  brûlent. 

Voici  ce  dont  il  s'agit  : 

Pascal  a  essayé  de  convaincre  l'incrédule  de  la  vé- 
rité de  la  religion  chrétienne  résumée  dans  la  thèse 
de  l'existence  d'un  Dieu  Père  et  rémunérateur,  «  Dieu 
d'Abraham,  d'isaac  et  de  Jacob  ».  Il  n'a  pas  réussi. 
L'incrédule,  que  Pascal  fait  parler  lui-même,  ne  se 
rend  pas.  Les  arguments  ont  glissé  sur  lui  :  il  est 
ébranlé,  il  n'est  pas  conquis.  Alors  Pascal  se  donne 
l'air  de  battre  en  retraite,  il  concède  (mais  disons-le 
une  fois  pour  toutes,  c'est  là  une  concession  ad  homi- 
nem,  tout  le  contexte  des  Pensées  en  témoigne),  il 
concède  que  la  religion  chrétienne,  que  l'existence  die 
Dieu  n'est  pas  susceptible  d'une  démonstration  rigou- 
reuse, même  indirecte ';  mais  nonobstant,  dit  il,  il 
faut  l'admettre,  car  de  deux  choses  l'une  :  ou  Dieu 
est,  ou  il  n'est  pas.  Force  nous  est  de  souscrire  à 
l'une  ou  à  l'autre  de  ces  deux  propositions  contradic- 
toires. Impossible  d'être  neutre  :  ne  pas  se  pronon- 
cer, c'est  pratiquement  se  prononcer;  être  inilifTé- 
rent,  c'est  être  contre.  —  Que  choisirons-nous  donc? 
Celle  des  deux  propositions  qui  apparaît  vraie?  Ni 
l'une  ni  l'autre  n'est  dans  ce  cas.  Contraints  d'opter, 
nous  ne  pouvons  le  faire  dès  lors  que  pour  des  rai- 
sons étrangères  à  la  vérité  objective  :  nous  ne 
pouvons  que  «  parier  ».  Et  pour  parier  raisonna- 
blement, nous  avons  seulement  à  nous  demander 
laquelle  de  ces  deux  thèses  adoptée  ou  rejelée 
entraîne  avec  soi  le  moins  de  risques;  c'est  celle-là, 
si  nous  sommes  sages,  que  nous  choisirons.  Calculons 
donc.  Si  j'opte  pour  Dieu,  qu'est-ce  que  je  risque? 
—  Rien.  11  me  faudra  sans  doute,  pour  être  consé- 
quent avec  moi-même  et  pour  affirmer  Dieu  réelle- 
ment, renoncer  à  certains  plaisirs  coupables,  mais 
c'est  là  ne  rien  faire  de  plus  que  ce  que  déjà,  en  dehors 
de  toute  hypothèse,  ma  raison  me  prescrit;  je  serai 
loyal,  bon,  chaste,  tempérant,  toutes  choses  excel- 
lentes. .\u  cas  où,  ayant  parié  pour  Dieu,  je  me  serais 
trompé,  j'en  serais  quitte  pour  avoir  vécu  en  honnête 
homiiie,  voilà  tout.  Donc  de  ce  côté-là  tout  à  gagner, 
rien  à  perdre;  le  risque  est  nul.  Et  si  j'opte  contre 
Dieu?  —  Ah  I  ici  le  risque  est  immense,  il  est  infini. 
En  cas  d'erreur,  je  tombe,  on  m'en  a  prévenu  et  menacé, 
entre  les  mains  d'un  juge  irrité  :  c'est  l'enfer  éternel 
qui  m'attend.  Entre  les  deux  partis  il  n'y  a  pas  à 
balancer,  et  puisqu'il  faut  parier,  puisque  cela  n'est 
plus  libre,  puisque  nous  sommes  embarqués,  parions 
pour  Dieu,  disons  :  il  est;  et  soyons  chrétiens  par 

1 .  Pour  voir  ce  que  Pascal  a  réellement  pensé  au  sujet 
ilo   la    Cognoscibilité    de    Dieu,  on  peut    consulter    notre 


■ticle  inlittdé  :  l 
gèae,  —  clans  les 
Tier-.Mars  1921. 


texte   difBcile  di»  Pascal,  essai  d'exé- 
Becherches   de   sfirnce  religieuse,  Jan- 


1583 


PASCAL  (LE  PARI  DE) 


1584 


calcul  et  par  volonté,  puisque  nous  ne  pouvons  l'être 
par  conviction. 

Telle  est  à  première  vue  l'argunienlation  de  Pascal. 

L'affaire  de  la  foi,  la  grande  affaire,  nous  est  pré- 
sentée comme  une  sorte  de  spéculation  commerciale, 
qui  se  traite  par  chiffres.  On  dirait  que  Pascal  nous 
fait  l'article  et  qu'il  com|)tc  vraiment  sur  son  ap|)a- 
reil  malUématique  pour  nous  entraîner  dans  la  reli- 
gion. Cela  ne  laisse  pas  de  choquer,  bien  plus,  d'irri- 
ter. Mais  en  même  temps  nous  sentons  vaguement 
qu'une  vérité  se  cache  derrière  cette  façade  arithmé- 
tique. D'une  part,  nous  nous  disons  :  quand  Pascal 
cherche  à  arracher  la  foi  à  notre  volonté,  il  peut  se 
tromper  et  nous  tromper  dans  son  calcul,  mais  au 
fund  il  a  raison  :  c'est  de  la  volonté  que  doit  dépen- 
dre la  foi.  Si  la  foi  pouvait  ou  surtout  devait  être  le 
résultat  d'une  démonstralionintellectuelle.elleserait 
le  privilège  des  intelligents.  Elle  serait,  contraire- 
ment à  la  parole  évangélique,  aux  atTirmations  de 
Jésus-Christ,  cachée  aux  petits  et  réservée  aux  sages. 
De  plus,  les  habiles,  les  esprits  déliés  et  rompus  à 
la  dialectique  n'auraient  aucun  mérite  ù  croire,  jmis- 
que  croire,  en  l'espèce,  serait  admettre  des  conclu- 
sions démontrées.  Cela  est  inadmissible.  Si  on  croit, 
ce  ne  peut  être  que  parce  qu'on  le  veut.  —  D'autre 
part,  nous  sentons  et  jusqu'au  scandale,  qu'il  y  a  une 
erreur  tout  aussi  grossière  à  estimer  que  la  foi  puisse 
dépendre  purement  et  simplement  d'un  acte  de  vo- 
lonté, résulter  d'une  sorte  de  calcul  utilitaire  où  le 
facteur  rationnel  n'intervient  jias,  être  assimilable! 
même  de  loin  à  un  pari.  Celte  foi  n'est  pas  ce  que 
les  chrétiens  entendent  par  foi  et  ce  qu'il  faut  apjie- 
Icr  ainsi.  Opter  pour  Dieu,  parce  que  cette  option 
entraîne  le  moins  de  risques,  jouer  sur  lui,  c'est  sans 
doute  se  décider  à  faire  comme  si  Dieu  existait,  ce 
n'est  pas  proprement  confesser  qu'il  est.  La  foi, 
adhésion  positive,  ferme  et  intellectuelle,  n'existe 
pas. 

Ainsi,  la  pensée  de  Pascal,  telle  qu'elle  nous  est 
apparue  jusqu'à  présent,  prête  à  deux  genres  de 
réflexions  contradictoires.  Car,  d'une  part,  il  semble 
qu'il  faille  l'adopter  sous  peine  d'admettre  un  intel- 
lectualisme rigide  qui  fait  de  la  foi  une  science  ;  et 
d'autre  part,  il  semble  qu'il  faille  la  rejeter  sous 
peine  d'admettre  un  Gdéisme  rationnel  pour  qui  la 
foi  n'est  plus  même  une  connaissance.  Ne  serait-ce 
pas  le  signe  qu'elle  tient  compte  de  conceptions  com- 
plémentaires, et  qu'à  mi-chemin  entre  des  erreurs 
extrêmes,  elle  a  le  caractère  complexe  et  équilibré  de 
la  vérité? 

S'il  fallail,  pour  arriver  à  celte  vérilé  que  nous 
devinons  présente  à  l'esprit  de  Pascal,  dépasser  Pas- 
cal, nous  n'hésiterions  pas.  Les  philosophes  n'ont 
j>arlé  que  pour  que  nous  puissions  nourrir  nos  âmes 
de  la  vérité  qu'ils  ont  découverte  ou  pressentie.  C'est 
encore  leur  faire  honneur,  c'est  les  traiter  <lignement 
que  de  rendre  à  la  vie  leur  pensée  jadis  vivante, 
pour  lui  permettre  de  se  compléter  ou  même  de  se 
corriger  en  nous.  Mais  pour  demeurer  dans  l'ortho- 
doxie, il  n'est  pas  besoin  de  déjiasser  Pascal  ;  il  suf- 
fit, estimons-nous,  de  lui  rester  strictement  fidèle. 

Pour  Pascal,  la  vérité  chrétienne  se  pose  en  face 
de  l'erreur  rationaliste  comme  constituant  avec  elle 
les  deux  seules  doctrines  entre  lesquelles  a  priori  il 
y  ait  lieu  d'opter,  les  deux  seules  vraisemlilables.  Le 
bouddhisme,  l'épicurisnie,  le  inahométisme,  le  ju- 
daïsme même  ne  comptent  pas  ;  seul  le  christianisme 
mérite  attention.  C'est  la  position  d'un  honmie  du 
XVII'  siècle  et  Pascal  entend  qu'elle  se  justifie  abso- 
lument :  le  rôle  des  miracles,  des  prophéties,  des 
arguments    généraux    de    l'apologétique    classique. 


n'est-il  pas  justement  de  privilégier  la  thèse  chré- 
tienne et  catholique  par  rapport  à  toutes  les  autres  ? 
I)  autre  part,  la  vérité  chrétienne  présente  deux 
caractères  distinctifs,  spécifiques,  qui  entraînent 
chacun  respectivemeut  deux  conséquences  impor- 
tantes: 

I"  La  vérité  chrétienne  n'est  jias  une  vérité 
abstraite,  sans  rapport  avec  la  vie,  dont  le  coeur  et 
la  volonté  puissent  se  désintéresser.  C'est,  comme  le 
dira  OUé-Laprune,  une  lérilé  morale.  Toutes  nos 
actions  et  nos  ])ensées  doivent  prendre  des  routes 
bien  différentes  suivant  qu'il  est  vrai  ou  faux  que 
Dieu  existe.  Dès  lors,  cette  vérité  n'entre  pas  dans 
l'âme  sans  y  susciter  un  parti  d'opposition  :  tout  ce 
qu'il  y  a  en  nous  de  mauvais  et  qui  aimerait  à 
s'émanciper,  tout  ce  qui  craint  le  joug,  tout  ce  qui 
redoute  le  châtiment,  tout  ce  qui  tient  au  plaisir  cou- 
pable, tout  cela  s'insurge...  Et  alors  qu'une  vérilé 
géométrique  n'a  qu'à  se  manifester  à  l'intelligence 
j)Our  être  admise,  une  vérité  morale  doit  encore, 
pour  assurer  son  empire,  se  fuire  accepter  par  le 
cœur.  De  là  le  trouble  et  l'inquiétude,  le  malaise 
dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  et  qui  est  l'état  du 
libertin  auquel  on  a  o  démontré  »  la  re^gion  chré- 
tienne :  il  est  ébranlé  dans  les  assises  de  son  esprit, 
et  il  résiste. 

Conséquence  :  Pour  arriver  à  la  vérité  chrétienne, 
il  faut  aller  à  elle  non  pas  seulement  a\  ec  son  intel- 
ligence, mais  encore  avec  sa  volonté.  11  faut  n'avoir 
point  de  préJMijé,  d'hostilité  a  priori  contre  elle  :  il 
faut  t^ainter  j>our  la  connaître. 

2»  La  vérité  chrétienne  est  surnaturelle.  La  raison 
ne  peut  la  découvrir  par  ses  projires  moyens.  Elle 
ne  f>eut  même  strictement  la  percevoir  avec  ses  yeux 
seuls,  ni  en  sentir  par  elle-même  toute  la  force. 

Conséquence  :  11  faut,  pour  y  accéder,  un  secours 
de  Dieu,  la  grâce.  Or,  la  grâce  n'est  pas  quelque 
chose  que  nous  puissions  nous  donner.  Nous  ne 
pouvons  que  nous  y  disposer.  Et  les  dispositioi  s  à 
la  grâce  peuvent  se  résumer  en  deux  mots  :  pureté  et 
humilité;  se  quitter  soi  et  les  plaisirs. 

Du  coup,  la  tâche  qui  incombe  à  l'apologiste  se 
révèle  à  nous  nettement  déterminée.  îl  ne  sullit  pas 
de  présenter  la  vérité  à  l'incrédule  et  de  chercher  à 
y  attirer  son  esprit  par  des  arguments.  Cela  est 
nécessaire,  mais  cela  n'est  pas  tout.  11  faut  commen- 
cer par  là,  parce  que  l'homme,  pour  arriver  à  la  foi, 
doit  être  mis  en  présence  de  l'objet  à  croire;  mais  il 
ne  faut  point  s'en  tenir  là,  parce  que  les  arguments 
n'opérant  que  sur  l'intelligence  préparent  la  certitude 
surnaturelle  et  ne  l'engendrent  pas.  —  Ce  qu'il  reste 
à  faire,  c'est  la  conquête  de  la  volonté.  Si  le  libertin 
résiste,  sans  avoir  rien  à  redire  aux  preuves,  c'est 
que  son  coeur  n'est  pas  pris.  Le  rôle  de  l'apologiste 
qui  \  eut  aller  jusqu'au  bout  e:-t  d'amener  l'incnrlule 
à  réaliser  en  lui-même  les  conditions  stdijectites  <  e /fl 
foi.  L'apologétique  de  l'intelligence  doits'achevei  jiar 
une  apologétique  de  la  volonté. 

Comment  convertir  la  volonté?  C'est  ici  qu'inter- 
vient, selon  nous,  le  fameux  argument  du  Pari  ;  et 
c'est  seulement  quand  on  a  posé  le  problème  comme 
nous  venons  de  le  faire,  que  ce  «  pari  »  prend  sa 
véritable  signification.  Pascal  va  «  raisonner  »  U 
volonté,  il  va  parler  à  l'incrédule  comme  on  parle  i 
un  joueur,  à  un  commerçant.  C'est  sa  tactique  ori- 
ginale, mais  ce  sera  non  pas,  comme  on  l'a  trop  dit, 
pour  lui  extorquer  une  foi  de  calcul,  une  foi  qui  ne 
serait  pas  la  Foi,  mais  jiour  obtenir  de  lui,  d'abord 
que,  persuadé  du  bonheur  de  ceux  qui  croient,  il  les 
envie,  désire  leur  ressembler  ;  ensuite,  qu'il  fasse  les 
démarches  nécessaires  pour  l'acquisition  de  la  grâce, 
de  laquelle  seule  viendra  la  foi.  Ce  sont  les  deux  con- 


1585 


PASCAL  (LE  PARI  DE) 


1586 


ditions  que  nous  avons  déduites.  —  Voyons  donc 
Pascal  ;i  l'ci^uvre,  ou  plutôt  niellons-nous  à  sa  i)lace 
et  parlons  en  son  nom. 

Vous  êtes  l'inerédule,  je  veux  «  disposer  »  votre 
volonlé,  je  vous  dis  :  écoutez  mon  apologue;  il  n'esl 
pas  texlnellenienl  celui  qu'on  peut  lire  au  livre  des 
Pensées,  mais  il  va  dans  le  même  sens  et  il  a  la 
même  portée;  il  esl  seulement  plus  clair. 

Je  suppose  que,  contraint  de  conlier  voire  fortune 
entière  à  un  vaisseau,  acuis  n'ayez  le  choix  qu'entre 
deux,  et  que  les  capitaines  de  l'un  et  de  l'autre  vais- 
seau vous  tiennent  resptclivcment  les  discours  sui- 
vants : 

Le  capitaine  du  premier  vaisseau  :  «  Conflez-moi 
votre  fortune.  Je  ne  vous  garantis  rien,  à  vrai  dire, 
en  cas  de  tempête,  mais  je  vous  aflirme  seulement, 
sans  pouvoir  d'ailleurs  prouver  mon  assertion  [ceci 
esl  remarquable],  qu'il  n'y  a  pas  de  tempête  à 
craindre.  >i 

Le  capitaine  du  second  vaisseau  :  «  (lontiez-raoi 
votre  fortune.  Je  la  garantis  contre  tout  péril,  en 
particulier  contre  les  tempêtes  qui,  je  vous  l'atlirme, 
sans  pouvoir  d'aillrurs  prouver  mon  assertion  [et 
ceci  encore  est  remarquable],  sont  continuelles  aux 
parages  où  nous  allons,  n 

Que  feriez-vous?  Quel  parti  vous  semblerait  le  plus 
raisonnable,  le  seul  raisonnable  ?  —  Dans  l'ignorance 
où  vous  êtes,  el  dont  je  suppose  que  vous  nu  pouvez 
sortir^  des  dangers  véritables  qui  menacent  votre  for- 
tune, nul  doute  que  vous  ne  calculiez  de  la  manière 
suivante  :  «  Si  je  me  conlie  au  premier  vaisseau,  au 
vaisseau  sans  garantie,  si  en  d'autres  termes  je  fais 
comme  si  le  péril  de  tempêtes  était  illusoire,  j'aurai 
tout  perdu  en  cas  d'erreur.  Si,  au  contraire,  je  me 
confie  au  second  vaisseau,  j'aurai  sauvé  ma  fortune 
au  cas  où  son  capitaine  dit  vrai,  au  cas  où  il  y  a  des 
tempêtes;  et  au  cas  où  le  capitaine  m'aurait  trompé 
sur  ce  point,  du  moins  je  n'aurai  rien  perdu.  Tout 
est  avantage,  tout  est  parti.  »  Vous  opteriez  prur  le 
second  vaisseau,  et  vous  feriez  bien. 

Or,  je  V(ms  dis  :  Vous  êtes  actuellement  el  en  fait 
dans  une  situation  semblable  à  celle  que  je  viens  de 
décrire.  Vous  avez  une  fortune  à  risquer,  qui  est 
vous-même,  votre  salut  éternel.  Que  aous  le  A'ouliez 
ou  non, vous  êtes  lié  à  la  vie,  il  vous  faut  faire  la  traver- 
sée. Or,  deux  doctrines  se  présentent  à  vous  pour 
vous  acconi|iagner  et  comme  vous  [)ortrr,  deux  seule- 
ment, car  les  autres  sont  comme  n'étant  pas.  Il  vous 
faut  opter  entre  elles.  L'une,  c'est  le  rationalisme, 
fait  miroiter  devant  vos  yeux  la  perspective  d'une 
traversée  sans  danger  dont  le  terme  serait  le  néant. 
«  Ado])tez  mes  convictions,  vous  dit-il,  confiez  moi 
votre  àme,  et  je  vous  nic'uerai,  tout  doucement,  sans 
heurt,  sans  roulis,  sans  mal  de  mer,  jusipi'au  terme 
où  tout  aboutit,  lequel,  je  vous  l'atlirme  (sans  d'ail- 
leurs être  à  même  de  vous  le  prouver),  est  l'anéan- 
tissement. »  L'autre,  c'est  la  religion  ehrclienne,  l'esl 
la  Foi,  proclame  au  contraire  que  la  traversée  de  la 
vie  est  pleine  d'embûches,  et  (|ue  qui  y  tombe  ne  va 
pas  au  néant,  mais  à  un  enfer  éternel.  «  Adoptez, 
vous  dit-elle  à  son  tour,  adoptez  mes  croyances,  con- 
fiez-moi votre  àme,  el  je  vous  mènerai,  à  travers 
toutes  sortes  de  dangers,  au  terme  qui  est  le  ciel,  la 
béatitude  éternelle;  je  vous  garantis  contre  l'enfer, 
dont  jf  vous  allirme  l'existence  bien  que  je  sois  inca- 
pable actuellement  de  vous  la  prouver.  » 

Dans  l'ignorance  irrémédiable  où  vous  êtes  relati- 
vement au  terme  réel  de  cette  vie,  quel  parti  pren- 
drez-vous  ?  Si  vous  êtes  raisonnable,  vous  ne  pouvez 
hésiter.  Vous  ojilerez  pour  la  foi,  vous  jouerez  sur 
elle  ;  si  vous  vous  trompez,  si  elle  vous  trompe,  vous 
ne  perdrez  rien,  tandis  qu'en  risquant  sur  le  ratio- 
nalisme, s'il  vous  trompait,  vous  perdriez  tout. 


il  semble  que  jusqu'ici,  et  pour  peu  que  la  reli- 
::io7i  chrétieiuif  ail  en  elle-même  une  apparence  d'au- 
torité, il  soit  imjiossil>le  de  résister  à  l'argumenta- 
tion de  Pascal.  Or,  y  acquiescer,  c'est  reconnaître  que 
l'attitude  de  la  foi  est  lattitude  la  plus  avantageuse, 
la  seule  même  qui  le  soit.  L'incrédule  qui  a  compris 
ce  qu'on  vient  de  lui  dire  n'a  qu'une  chose  à  faire, 
avouer  qu'iV  voudrait  avoir  la  foi.  Vous  me  dites 
donc,  vous  qui  êtes  l'incrédule:  «  Heureux  ceux  qui 
croient...  je  voudrais  avoir  la  foil...  »  et  vous  ajou- 
tez :  «  Mais  je  ne  puis  !  je  suis  lié,  ma  bouche  est 
muette.  »  —  Je  vous  réponds  :  «  Parfait  I  cela  sufTit, 
c'est  tout  ce  que  je  voulais.  Mon  raisonnement 
n'était  pas  destiné  à  vous  donner  la  foi,  mais  le 
désir  de  la  foi  ;  si  vous  enviez  ceux  qui  croient,  vous 
vous  trouvez  dans  la  première  des  dispositions 
requises  pour  l'obtenir.  Le  premier  but  de  l'apologé- 
tique de  la  volonté  est  atteint.  Il  reste  à  poursuivre 
le  second,  en  vous  amenant  à  la  deuxième  disposi- 
tion requise,  la  pureté  du  cœur  et  l'humilité.  » 

Reprenons  l'apologue.  Je  suppose  que  vous  avez 
compris  qu'il  y  a  tout  avantage  pour  vous  à  confier 
votre  fortune  au  second  vaisseau.  Vous  êtes  décidé 
à  le  faire.  Être  décidé  à  faire  une  chose,  ce  n'est  pas 
encore  lavoir  faite,  ni  même  la  faire.  Vouloir  croire, 
ce  n'est  pas  encore  croire  cfl'cctivement.  Il  y  a  i>lace 
pour  une  démarche  entre  le  désir  el  l'exécution.  — 
Celte  démarche  consistera,  en  l'espèce,  à  aller  trou- 
ver le  capitaine  du  second  vaisseau  :  «  Prenez  ma 
fortune,  lui  direz-vous,  je  vous  la  confie.  »  Imagi- 
nons maintenant  que  le  capitaine  vous  réponde: 
«  J'accepte  de  transporter  votre  fortune,  mais  à  con- 
dition que,  avant  loul,  vous  payiez  une  prime.  Mon 
concurrent,  lui,  ne  réclame  rien  ;  mais  il  n'assure 
rien.  Ce  que  je  vous  demande  esl  d'ailleurs  insigni- 
fiant, à  peine  un  franc  pour  un  million.  »  — Un  franc 
pour  un  million?  La  garantie  a  beau  être  incertaine, 
étant  donné  la  minime  valeur  intrinsi^que  de  ce  qu'on 
vous  demande  de  sacrifier  (un  franc)  et  surtout  sa 
proportion  à  ce  que  par  là.  et  par  là  seuletneni  vous 
avez  le  plus  de  chance  de  conserver  {un  million),  toute 
hésitation  serait  déraisonnable  :  vous  accepteriez. 

Or  çà,  raisonnons:  si  pour  conserver  un  million, 
vous  pouvez  el  devez  risquer  un  franc,  pour  assurer 
vingt  millions,  vous  devriez  être  disposé  à  risquer 
vingt  fois  un  franc,  soit  vingt  francs.  Et  ainsi  de 
suite,  à  mesure  que  croit  la  fortune  à  garantir.  Si 
celle-ci  avait  une  valeur  infinie,  vous  devriez  èt-e 
prêt  à  jouer  n'importe  quelle  valeur,  pourvu  qu'elle 
soit  finie.  —  Qu'objecter  à  celte  argumentation  ?  Si 
vous  la  comprenez,  vous  devez  être  convaincu. 

Appliquons  maintenant  l'apologue.  Vous  venez  à 
moi  et  vous  m«  dites  :  «  Je  voudrais  avoir  la  foi.  » 
Je  vous  réponds  :  C'est  bien,  mais  avant  tout  il  y 
a  une  condition  à  remplir,  un  gage  à  donner,  une 
prime  à  payer.  Le  rationalisme  n'exige  rien  de  ses 
fidèles;  mais  la  vérité  chrétienne,  elle,  ne  se  livre 
qu'à  (|ui  lui  sacrifie  quelque  chose  :  abandonnez  les 
plaisirs,  abandonnez  votre  amour-propre,  soyez  hum- 
ble et  puri  —  Vous  vous  récriez?  «  Le  prix,  dites- 
vous,  est  considérable  1  Je  gage  peul-êlre  trop  !  » 
Raisonnons:  ce  qu'il  s'agit  d'assurer,  c'est  vous- 
même,  votre  éternité,  votre  tout.  Rien  ne  peut  être 
plus  grand  pour  vous  que  ce  qui  pour  vous  esl  tout. 
Ce  qu'il  s'agit  de  garantir  est  donc  infini.  Or,  quel 
est  l'enjeu,  la  prime,  le  gage?  Ce  sont  vos  plaisirs. 
Qui  niera  que  vos  plaisirs  représentent  un  bien  fini? 
Je  vous  demande  donc  un  gage  de  valeur  finie  pour 
vous  assurer  une  fortune  de  valeur  infinie.  Il  n'y  a 
pas  à  hésiter  !  —  Si  vous  êtes  pareil  au  libertin  de 
Pascal,  vous  vous  avouerez  convaincu,  vous  céderei, 
vous  vous    déciderez   à   sacrifier   le  Uni   jiour  vous 


1587 


PATRIE 


1588 


assurer  l'inlini,  aous  quitterez  vos  plaisirs  et  votre 
orgueil. 

Or,  ce  sera  vous  mellre  dans  la  seconde  des  dis- 
positions que  nous  savons  être  requises  pour  la  foi. 
Le  dernier  but  de  l'apologétique  de  la  volonté  est 
atteint. 

Le  reste  n'est  plus  l'affaire  de  l'Iiomnie,  mais  on 
peut  prédire  ce  qui  se  produira.  Sous  la  lumière  et 
l'action  de  la  grâce,  la  même  vérité  qui  paraissait 
obscure,  les  mêmes  arguments  qui  semblaient  ineffi- 
caces, se  transformeront.  L'invisible  deviendra  visi- 
ble, parce  que  l'aveugle  aura  des  j'eux.  Ayant  fail 
tout  ce  qui  dépend  de  vous,  il  sera  fait  en  vous  ce 
qui  ne  dépend  que  de  Dieu  :  vous  aurez  la  foi.  C'est 
sur  quoi  a  compté  Pascal. 

Concluons  par  une  remarque.  Si  l'argumentation 
de  Pascal  est,  comme  nous  le  croyons,  rigoureuse,  à 
quoi  peut-il  tenir  que  l'incrédule  ne  s'y  rende  pas? 
Car,  en  fait,  tout  le  monde  n'est  pas  convaincu. 
Quel  est  donc  son  vice,  ou  du  moins  son  point 
faible  ? 

S'il  s'agit  du  premier  argument,  destiné  à  prouver 
que  la  foi  est  iivantaoeuse,  il  faut,  selon  nous,  dire 
que  quiconqjie  le  comprend  y  agrée.  Et  l'expérience 
nous  donne  raison.  Combien  d'incrédules,  et  ne 
sont-ce  pas  les  plus  avertis,  qui  envient  les  croyants  1 

A  notre  avis,  c'est  dans  le  second  argument  que 
se  cache  récliap])aloire.  Toute  la  force  de  la  dialec- 
tique pascalienne  est,  comme  on  l'a  vu,  dans  la  dis- 
proportion quelle  fait  valoir  entre  le  peu  que  la 
Foi  demande  de  sacrilier  et  VInfini  qu'elle  promet 
de  garantir.  Ce  n'est  pas  l'incertitude  de  la  garantie 
qui  crée  une  diOiculté  :  tout  joueur  hasarde  avec  cer- 
titude pour  p.Tgner  avec  incertitude,  il  hasarde  cer- 
tainement le  liiii  pour  gagner  incertainement  le  Uni  ; 
et  il  ne  pèche  pas  contre  la  raison,  parce  qu'il  sacrilie 
peu  pour  avoir  beaucoup.  Si  au  lieu  du  fini  il  y  a 
1  inlini  à  gagner,  c'est  à  meilleur  droit  encore  que  le 
joueur  hasardera  :  le  peu  ((u'il  mise  devient  en  face 
de  l'inlini  comme  rien.  Même,  en  ce  cas,  il  doit 
miser,  et  c'est  seulement  en  misant  qu'il  est  raison- 
nable. 

Ce  qui  constitue  le  point  relativement  faible  de 
l'argument  de  Pascal,  c'est  plutôt  la  nature  de  la 
disproportion  sur  laquelle  il  s'appuie.  Pour  faire 
équilibre  au  bien  à  gagner,  qui  est  infini  et  incer- 
tain, il  ne  sullit  pas,  en  effet,  que  le  bien  certaine- 
ment sacrifié  soit  Uni,  il  faut  encore  qu'il  soit  reconnu 
et  avoué  tel.  Or,  sans  doute  aux  yeux  de  la  raison 
et  de  la  conscience,  tout  ce  qui  appartient  à  l'ordre 
sensible  est  véritablement  petit  et  méprisable,  mais 
il  dépend  de  nous  do  voir  avec  les  yeux  de  la  raison 
et  de  la  conscience,  et  par  conséquent  de  reconnaître 
la  disproportion  qu'on  nous  signale.  liegardé  acec 
les  yeux  de  la  passion,  n'importe  quel  bien  éclipse 
tous  les  autres  ;  à  lui  seul,  il  semble  être  tout,  et 
semblant  être  tout,  il  semble  être  inlini.  En  ce  cas, 
le  raisonnement  de  Pascal  ne  porte  plus. 

Seulement,  ce  qu'il  faut  bien  remarquer,  c'est  que. 
si  Pascal  n'arrive  pas  à  décider  infailliblement  le 
libertin,  ce  n'est  point  qu'il  pèche,  lui,  contre  la  logi- 
que; c'est  que  le  libertin  a  toujours  la  ressource  de 
pécher  contre  sa  conscience.  Ainsi,  on  peut  dire  de 
l'argumentation  de  Pascal  qu'elle  est  malgré  tout 
triomphante,  car  pour  elle,  c'est  également  réussir, 
de  convaincre  celui  qui  l'écoute,  ou  de  le  condamner. 

ArousTR  Valbnsin,  S.  J. 


PATRIE. 


I.  Position  db  i,a  question. 


II.  —  TuéoniE  SCIENTIFIIJUE  DU   l'ATniOTISMB. 

fo  Vidée  de  patrie  :  les  faits. 

2°  L'idée  de  patrie  :  ses  fondements  extérieurs. 

3°   T.'idée  de  patrie  :  ses  fondements  intérieurs. 

40  Conséquences  de  ta  théorie  scientifique  du 
patriotisme.  —  A)  I.a  prétendue  éiolution  de 
l'idée  de  patrie.  —  B)  S'ationalisme,  frontières 
nnturelles,  principe  des  nationalités  et  union 
«  sacrée  ». 

III.  —  L'internationalisme. 

|o  Internationalisme  et  antipatriotisme. 

2°  Principales  formes  de  l'internationalisme.  — 
A)  Internationalisme  spéculatif  :  cosmopolitisme, 
humanisme,  humanitarisme.  —  B)  Internationa- 
lisme pratique  :  haute  banque,  socialisme,  ju- 
daïsme, franc-maçonnerie  et  sectes  connexes  : 
pacifisme  :  Eglise  catholique. 

3*  le  catholicisme  :  ses  principes  sur  la  fraternité 
humaine,  la  société  internationale,  le  patriotisme, 
le  nationalisme,  le  droit  des  gens,  la  guerre  et 
le  métier  des  armes. 

IV.  BiBLiOQHAPHii!  :  principaux  ouvrages  à  consulter. 

1.  —  Position  de  la  (question.  —  Eglise  veut  dire 
société;  catholique  signifie  universelle.  L'Eglise  ca- 
tholique se  définit  donc  comme  la  société  universelle 
par  excellence.  Elle  s'oppose  par  là,  du  même  coup, 
à  tous  les  groupements  humains  qui  prétendent  à 
l'universalitéet  à  lousceux  qui  se  renferment  en  des 
bornes  plus  étroite».  Il  est  inévitable  que  des  débats 
s'élèvent  .sur  le  sens,  la  nature  et  la  portée  de  cette 
opposition  :  nous  croyons  pouvoir,  dans  les  bornes 
de  cet  article,  fournil' à  l'apologiste  les  indications 
fondamentales  qui  lui  seront  nécessaires  pour  se 
préparer  à  ces  débats. 

C'est  dans  ce  but  que  nous  exposerons  d'abord  la 
théorie  scientifique  du  patriotisme.  Elle  repose  sur 
ce  fait,  constaté  par  l'histoire,  que  l'idée  de  patrie 
est  à  la  fois  immuable  et  universelle.  La  patrie  peut 
donc  être  définie  de  telle  sorte  que  cette  définition 
convienne  à  tout  ce  que  les  hommes  ont  jamais 
regardé  comme  leur  patrie.  Le  fait  établi  et  la  défi- 
nition tirée  des  constatations  même  qui  servent  à 
établir  le  fait,  il  est  aisé  de  démontrer,  à  rencontre 
de  tous  les  antipatriotismes,  que  l'idée  de  patrie 
n'est  pas  une  création  arbitraire  de  notre  imagina- 
tion, mais  qu'elle  a,  au  contraire,  en  nous  et  hors  de 
nous,  des  fondements  solides;  qu'elle  correspond  à 
des  réalités  extérieures  età  des  nécessités  intérieures 
<iui,  bon  gré  mal  gré,  s'imposent  à  nous. 

Ces  faits  et  cette  constatation  sulfisentamplemeiit  à 
la  défense  de  la  doctrine  catholique  contre  ceux  qui 
lui  reprochent  de  ne  pas  réprouver  le  patriotisme. 
D'autre  part,  en  justifiant  celui-ci,  ils  en  fixent  le 
domaine  et  la  juste  mesure  :  ils  offrent  ainsi  une  base 
d'opérations  excellente  à  la  défense  de  la  doctrine 
catliolique  contre  ceux  qui  lui  reprochent,  soit  de 
ne  pas  mettre  la  patrie  au-dessus  de  tout,  soit  de 
prêter  appui  à  l'internationalisme  en  présentant 
1  Eglise  comme  une  «  internationale  »  de  droit  divin. 

Nous  compléterons  ces  données  indispensables  en 
faisant  connaître  sommairement  ensuite  l'antipalrio- 
tisme  eU'internationalisme  tels  qu'ils  se  manifestent 
de  nos  jours.  Ce  simple  exposé  permettra  de  voir 
comment  et  dans  quelle  mesure  leurs  différentes 
formes  contredisent  la  théorie  scientifique  du  pa- 
triotisme ou  s'accordent  avec  elle,  c'est-à-dire  avec 
les  faits  et  la  raison.  Or,  comme  on  le  verra,  ils  ne 
peuvent,  en  celte  matière,  ni  s'accorder  avec  les 
faits  et  laraison  sans  s'accorder  dans  la  même  mesure 


1589 


PATRIE 


1590 


avec  la  docliine  catholique, ni  conlrcdire  la  doctrine 
catholique  sans  contredire,  dans  la  niôtne  mesure,  et 
les  faits  et  la  raison. 

L'apologiste  trouvera  donc  là  de  quoi  remplir  sa 
lâche  en  démontrant  tantôt  que  la  doctrine  catho- 
lique s'accorde  avec  la  théorie  scientiljque  du  patrio- 
tisme, tantôt  que  les  doctrines  adverses  contredisent 
celte  théorie  et  sont,  en  conséquence,  dépourvues 
tout  à  la  fois  des  titres  positifs  et  des  titres  ration- 
nels que  tout  homme  de  l)on  sens  doit  exiger  d'une 
doctrine  avant  d'y  donner  son  adhésion. 

II.  —  TiiÉonin  sciENiiriQUE  du  rAxnioTisME.  — 
lo  L'idée  de  patrie  :  les  /ails.  —  Il  est  possible  que 
l'idée  de  patrie  n'ait  pas  toujours  existé  et  n'existe 
pas  partout;  mais,  à  vrai  dire,  ceux  qui  le  croient 
n'en  savent  rien.  Il  est  certain  qu'elle  est,  selon  les 
temps,  les  pays,  les  races  et  les  individus,  plus  ou 
moins  nette,  forte  et  féconde;  mais  c'est  là  le  sort 
commun  de  toutes  les  idées  humaines  et  l'on  n'en 
saurait  légitimement  induire  qu'elle  soit  le  produit 
artiliciel  d'une  certaine  forme  de  la  civilisation  desti- 
née à  disparaître  et  avec  laquelle  elle  doive,  un  jour, 
disparaître  aussi.  Ce  que  dit  l'histoire, c'est  quel'idée 
de  patrie,  dès  qu'on  en  constate  l'existence,  apparaît 
toujours  et  partout  la  même. 

Son  témoignage,  sur  ce  point,  est  particulièrement 
facile  à  recueillir;  car,  de  tous  les  souvenirs  histo- 
riques et  de  tons  les  monuments  liKéraires  laissés  à 
la  postérité  par  les  formes  variées  des  sociétés  hu 
maines,  il  n'en  est  pas  de  plus  célèhrcs,  —  disons 
mieux,  —  de  plus  populaires  que  ceux-là  mêmes  où 
la  patrie  et  le  patriotisme  sont  en  cause  :  tant  il  est 
vrai,  tout  d'abord,  qu'ils  ont  été  les  plus  aisément 
compris  et  les  plus  universellement  admirés  parce 
que  leur  parole,  sur  un  tel  sujet,  ne  s'est  trouvée 
nulle  part  étrangère.  C'est  une  parole  vraiment  hu- 
maine, comme  celle  de  l'amour  lilial  ou  maternel. 
Partout  identique  malgré  la  dilTérence  des  temps, 
des  lieux,  des  hommes  et  des  langages,  elle  a  éveillé, 
elle  éveille  encore  partout  les  mêmes  [lensées  dans 
les  esprits,  les  mêmes  sentiments  dans  les  cœurs, 
sans  avoir  jamais  besoin  d'être  ex[iliquée,  fût-ce  aux 
derniers  des  ignorants:  ils  en  saisissent  tout  le  sens, 
et  du  premier  coup,  égaux  en  cela  aux  princes  de  la 
science. 

Il  n'est  pas  besoin  d'être  hcbraïsant  ni  versé  dans 
l'archéologie  biblique  pour  trouver,  par  exemple, 
dans  le  psaume  cxxxvi,  sur  la  captivité  de  Babylone, 
la  même  idée,  le  même  amour  de  la  patrie  que  dans 
nos  propres  âmes  de  Français.  Tonte  l'histoire  des 
Juifs  n'est  qu'une  longue  épopée  du  patriotisme, 
depuis  Gédéon,  Samson  ou  Judith, jusqu'aux  Maccha- 
bées et  à  la  Dispersion  linale.  Ce  qu'ils  aimaient 
lainsi,  c'était  ce  que  nous  aimons  :  un  pays,  des  com- 
patriotes; et  Racine,  pour  leur  faire  tenir,  dans  son 
Estherousoii  Athalie,  le  langage  même  de  leurs  his- 
toriens et  de  leurs  prophètes,  n'a  pas  eu  à  s'abstraire 
de  lui-même  un  seul  instant.  Le  patriotisme  tendre, 
prévenant,  violent  même  parfois  et  toujours  empreint 
de  si  douloureux  regrets  dans  sa  prophétique  clair- 
voyance, que  N. -S.  Jésus-Christ  manifeste  à  plusieurs 
reprises  dans  les  Evangiles;  celui  des  Apôtres,  si 
ardent,  si  prompt  aux  rêves  de  domination  et  de 
gloire  pour  leur  peuple  et  leur  Judée,  trouvent  un 
écho  tout  prêt  dans  nos  coeurs.  Comme  nous  aimons 
la  France  et,  dans  la  France,  notre  Provence  ou  notre 
Bretagne,  ainsi  les  anciens  Juifs,  les  .\p6tres,  le 
Christ,  aimaient 

le  doux  pays  de  leurs  aïeux, 
Lei  rives  du  Jourdain,  les  champs  aimés  des  cieux, 

la  Terre  Promise  et  donnée  à  leurs  ancêtres,  la  Ville 


sainte  qui  en  était  l'àme,  l'étroit  domaine  de  leur 
tribu  (AJattli.,  xxiii,  'ij  ;  l.uc,  xix,  /|i  et  s.). 

En  Chine,  que  les  provinces  soient  unies  dans  la 
soumission  à  un  seul  empereur  ou  divisées  entre 
plusieurs  souverainetés  féodales,  les  Chinois,  grands 
dévots  à  leurs  ancêtres  et  aux  Patrons  de  leur  sol, 
se  montrent  toujours  convaincus  de  leur  supériorité 
sur  toutes  les  nations  de  la  terre.  Leur  patrie  est, 
pour  eux,  le  centre  de  l'univers,  rKmpire  du  Milieu. 
S'agit-il  de  la  défendre  contre  les  Barbares  Hioun- 
Nou  ou  contre  les  «  diables  d'occident  «  qui  veulent 
en  forcer  l'entrée,  de  tout  temps,  chez  cette  race 
uiédiocrement  belliqueuse,  ceux  qui  meurent  en 
accomplissant  ce  devoir  sont  honorés  pour  leur  sacri- 
lîce  (WiEiiEn,  [[i$t.  des  croyances  rel.  et  des  opinions 
phil.  en  Chine;  Paris,  Challamel,  1317,  p.   102,   i35). 

Chez  eux,  sans  doute,  comme  chez  les  Egyptieits, 
les  Hindous  ou  les  Aralies,  l'idée  de  patrie  ne  se 
dégage  jamais  bien  nettement  de  celles  d'Etat,  de 
religion,  de  famille,  de  race.  Tous  ces  liens  divers 
restent  plus  ou  moins  confondus  dans  leur  esprit; 
mais  ce  sont  brins  du  même  câble  :  tordus  et  enche- 
vêtrés ensemble  dans  le  langage  et  la  pensée  des 
gens  qu'ils  iinissent  et  qui  n'ont  pas  éprouvé, comme 
nous,  par  tempérament  ou  par  occasion,  le  besoin  de 
les  démêler,  ils  y  existent  néanmoins,  et  tels  ([ue 
nous  les  retrouvons,  plus  distincts  mais  non  plus 
réels,  dans  notre  pensée  et  noire  langage. 

Le  mot  de  patrie  est  le  même  en  grec,  en  latin,  en 
français,  et  c'est  la  même  chose  qu'il  désigne  dans 
ces  trois  langues.  Son  sens  n'a  jamais  varié  depuis 
le  temps  du  vieil  Homère.  Qu'est-ce  donc,  en  elfet, 
que  les  héros  de  la  guerre  de  Troie  nommaient  leur 
patrie,  si  ce  n'est  quelque  chose  de  tout  pareil  à  ce 
que  nous  appellerions  la  nôtre  si,  d'aventure,  nous 
allions  faire  le  siège  de  Tokio?  Et  si,  comme  Ulysse, 
nous  étions  chassés  par  quelque  divinité  jalouse  vers 
des  rivages  lointains  sur  les  mers  étrangères,  où  s'en 
iraient,  en  dépit  de  tout,  nos  désirs,  nos  regrets,  nos 
rêves,  si  ce  n'est  vers  notre  Hellade  et  vers  notre 
Ithaque? 

Plusieurs  siècles  après  1  Iliade  et  l'Odyssée,  les 
grands  tragiques  d'.\thèncs  ne  prêtent  pas  à  leurs 
personnages,  pour  toucher  les  contemporains  de 
Périclès,  un  langage  différent  de  celui  que  Racine 
leur  prêtera,  deux  mille  ans  plus  tard,  pour  émou- 
voir les  sujets  de  Louis  XIV.  Et  quand  l'Iiihigénie 
d'Euripide,  par  exemple,  se  déclare  prête  à  mourir, 
ce  n'est  pas  seulement,  remarquons-le  bien,  pour 
Mycènes,  sacité,  sa  petite  patrie, mais  pour  la  grande, 
outragée  tout  entière  et  tout  entière  arrêtée  dans  s,i 
vengeance. 

Nous  avons  li^us  gardé,  de  nos  études  classiques, 
le  souvenir  vivace  des  pages  ardentes,  enthousiastes 
ou  désolées, que  leur  patriotisme  inspira  aux  grands 
écrivains  de  la  Grèce  et  deR(  me  :  'l'hucydide,  Xéno- 
phon,  Démosthène,  Plutarqiie,  l'ile-Live,  Cicéron, 
Virgile,  Ovide  ou  Tacite.  Et,  encore  une  fois,  cette 
patrie  aux  douces  campagnes  dont  le  Mélibée  des 
Bucrdiques  s'éloigne  avec  tant  de  regret,  qu'est-elle? 
Rome,  sans  doute,  la  Rome  que  les  Romains  de  l'his- 
toire et  ceux  de  Corneille  aiment  du  même  amour; 
mais  aussi  l'Italie  telle  que  la  peuvent  chérir  de  nos 
jours,  au  delà  des  Alpes,  les  plus  ardents  des  pa- 
triotes. Quand  le  poète  des  Gêorgiques  salue  en 
elle  le  pays  incomparable  avec  lequel  ne  peuvent 
rivaliser  ni  la  Grèce  ni  l'Inde  ni  les  terres  semées 
d'or  et  parfumées  d'encens,  ne  croirait-on  pas  en- 
tendre, chantée,  il  y  a  vingt  siècles, par  un  barde  de 
génie,  la  chanson  bretonne  d'aujourd'hui 

Mon  pays,  c'est  l'pus  biau  d'ia  teirn 
Mon  clocher,  l'pus   binu  d'alentour  ! 


1591 


PATRIK 


1592 


Taiil  il  est  vrai  que  l'iJée  de  patri<'  et  les  sentimenls 
qu'elli-  engendre  sont  immuables! 

Je  n'en  Unirais  pas,  du  reste,  si  je  voulais  citer, 
ne  ffit-ce  qu'une  fois  cbacun,  les  Anciens  dont  In 
voix  pourrais  ajouter  quelque  chose,  si  c'était  néces- 
saire, à  l'évidence  de  ce  fait.  Que  serait-ce  si  je  vou- 
lais y  joindre  les  traits  historiques  sans  nombre  qui 
parlent  dans  le  même  sens  !  Il  me  sutliia,  sans  doute, 
de  rappeler  à  quelles  sources  latines  et  grecques 
s'était  exalté  le  patriotisme  qui  sauva  la  France  de 
l'invasion  et  lui  (il  conquérir  l'Europe  il  y  a  quelque 
cent  années  (C;f.  BnuNRXiÈHn,  /)iscour.'-  de  cnmOut  : 
L'idée  de  pairie.  —  Fustel  de  Coulanges,  /.a  cité 
antique,  ch.  xiii,  p.  233  de  la  i5°  éd.). 

Le  Moyen  Age  joint,  sur  ce  point,  son  témoignage 
à  celui  de  l'Antiquité.  Du  jour  où  les  Barbares  ont 
cessé  d'être  des  tribus  errantes  et  se  sont  lixés  sur 
les  ruines  de  l'empire  romain  pour  y  former  des  na- 
tions, ils  ont  conçu  la  patrie  comme  les  Anciens  et 
comme  nous;  ils  l'ont  aimée  île  la  même  manière. 
Au  temps  de  Clovis,  le  royaume  des  Francs  est  déjà 
pour  eux  ce  qu'il  sera  pour  leurs  descendants  au 
temps  de  Gliarleraagne,  ce  qu'il  demeurera  au  temps 
de  la  féodalité  :  «  la  France,  maîtresse  des  terres  », 
comme  l'appellera  Suger  au  xii'^  siècle;  la  France 
libre  et  douce  que,  dès  le  xi*,  célébreront  nos  chan- 
sons de  geste: 

Tere  de  France,  inult  estes  dulz  païs  ! 

la  patrie  pour  laquelle  les  héros  de  nos  épopées  com- 
battent jusqu'à  leur  dernier  souffle. 

Le  nom  y  est,  diront  ceux  «pu  veulent  à  toute 
force  que  lidée  de  patrie  date,  chez  nous,  de  la  Ucvo- 
lution  ou,  tout  au  plus  de  Jeanne  d  Arc;  mais  eroyez- 
vous  vraiment  qu'il  s'appli  jue  à  la  même  chose?  La 
réponse  est  facile  :  ■<  Le  nom  de  France,  écrit  Léim 
Gautier,  est  donné  170  fois,  dans  la  chanson  de 
Roland,  à  tout  l'empire  de  Charlemagne.  Il  est  vrai 
que,  en  plusieurs  autres  passages  du  poème,  ce 
mcme  mot  —  F'rance  —  est  em()loyé  pour  désigner  le 
pays  qui  correspondait  au  domaine  royal  avant 
Philippe-Auguste;  miis  il  ne  faut  [las  perdre  de  vue 
le  sens  général  qui  est  de  beaucoup  le  plus  usité.  En 
résumé,  le  pays  tant  aimé  par  le  neveu  du  grand 
empereur,  c'est  notre  France  du  nord  avec  ses  fron- 
tières naturelles  du  coté  de  l'est  et  toute  la  France 
du  midi  pour  tributaire.  »  (Léon  Gautieb:/.»  Chan- 
son de  Roland,  note  sur  levers  36) 

En  d'autres  termes,  il  y  avait  alors,  comme 
aujourd  hui  et  au  temps  d'Ulysse,  de  petites  patries 
dans  la  grande:  Francie,  Anjou,  Maine  ou  Bretagne, 
on  les  aimait;  mais  on  aimait  aussi  la  France  et  l'on 
savait  mourir  pour  elle.  Etait-elle  en  danger?  Les 
Capitulaires  ordonnaient  la  levée  en  masse  :  «  Pour 
la  défense  de  la  patrie  »,  dit  l'un  d'eux,  l'édit  de 
Pistes  de  864,  «  que  tous,  sans  aucune  exception, 
prennent  les  aruies  «.  Tous  les  privilèges  sont  sus- 
pendus en  cette  occurrence.  Il  en  sera  de  même  à 
l'époque  féodale  quand  la  petite  patrie,  duché  ou 
comté,  sera  en  péril  De  nombreux  documents  en 
témoignent  aux  x"  et  xi'  siècles.  Telle  abbaye  est 
franche  de  tout,  sauf  de  fournir  des  hommes  «  pro 
defensione  patriae  »  ;  tel  seigneur  reconnaît  l'indé- 
pendance d'un  domaine,  «  à  moins,  ajoute-t-il,  qu'il 
ne  s'agisse  d'un  des  cas  où  le  peuple,  appelé  de  par- 
tout, doit  venir  même  des  alleux  aOn  de  combattre 
pour  la  [latrie  ». 

A  cette  époque,  sans  doute,  le  patriotisme  local 
est  très  vif,  très  agissant,  très  belliqueux;  mais 
l'idée  de  patrie,  telle  que  nous  la  concevons  encore, 
n'en  est  pas  moins  celle  qui  l'enfante;  et  à  côté  de 
lui,  le  patriotisme  général  existe.  Il  est  déjà  puissant. 


Il  le  devient  de  plus  en  plus  à  mesure  que  se  parfait 
l'unité  territoriale  du  royaume.  Est-il  besoin  de  citer 
le  fait  de  Bouvines  ou  la  devise  de  saint  Louis  : 
«  Dieu,  France  et  Marguerite  »  ;  ou  le  mot  de 
Duguesclin  lixant  lui-même  sa  rançon  à  une  somme 
énorme?  «  Je  la  vaux,  disait-il;  et  quant  au  reste, 
sachez  qu'il  n'est  femme  de  France,  fût-ce  dans  la 
plus  humble  chaumière,  qui  ne  file  pour  la  ]>ayer.  » 
Que  de  témoignages  du  même  genre  dans  notre 
histoire!  Est-il  besoin  de  parler  de  Jeanne  d'Arc,  à 
qui  ses  'V'oix,  pour  la  préparer  et  la  décider  à  son 
extraordinaire  mission,  commençaient  par  décrire 
«  la  grande  pitié  qui  était  au  royaume  de  France  »? 
Elle  est  vraiment  la  sainte  de  la  pairie  et  du  patrio- 
tisme. En  elle.  Dieu  d'abord,  par  une  révélation 
directe,  puis  l'Eglise,  en  la  canonisant,  les  ont  bénis 
et  sanctifiés  tels  que  nous  les  concevons  et  qu'on  les 
a  toujours  conçus.  Plus  près  de  nous,  s'il  fallait 
montrer  que  les  hommes  du  xvi'  siècle  n'aimaient 
pas  que  leur  roi  ou  leur  province,  je  n'aurais  qu'à 
nommer  Bayard  ou  à  transcrire,  avec  le  sonnet 
célèbre  où  du  Bellay  exprime  pour  son  «  jietit  Lire  » 
tant  de  regrets  et  de  tendresse,  ses  touchants  appels 
à  la  grande  patrie  : 

France,  mère  des  arts,  des  armes  et  dos  lois. 

Hors  de  chez  nous,  je  ne  serais  pas  plus  à  court 
de  preuves.  Les  littératures  nationales  de  l'Alle- 
magne, de  l'Ang-leterre,  de  l'Espagne,  de  l'Italie,  de 
l'Irlande,  de  la  Pologne,  de  la  Hongrie,  m'en  fourni- 
raient en  abondance  aussi  bien  que  leur  histoire. 
Dans  le  pajs  du  Cid  comme  dans  celui  de  Shakes- 
peare ou  de  Sobieski,  la  patrie  que  l'on  sert  dans  les 
travaux  de  la  guerre  et  de  la  paix  et  que  l'on  exalte 
dans  ré|)opée,  le  drame  ou  le  lyrisme  populaire,  est 
celle  que  l'on  exalte  et  sert  partout  de|)uis  que  le 
monde  est  monde.  Dante  met  dans  son  Enfer  ceux 
qui  la  trahissent  ;  et  qui  donc  lirait  sa  Divine  Comédie 
sans  être  ému  de  l'amour  passionné  qu'il  montre 
pour  sa  Florence  et  son  Italie? 

Ce  serait,  du  reste,  une  erreur  de  croire  que,  dans 
l'Europe  monarchique,  l'idée  de  patrie  ail  été  conçue 
autrement  que  dans  l'Europe  féodale.  On  dit  souvent 
qu'elle  fut  alors  commejncarnée  dans  le  roi  et  que 
nos  pcies,  jusqu'en  1789, ne  distinguèrent  plus,  dans 
leur  alfection  et  leur  dévouement,  la  patrie  ni  l'Etat 
d'avec  le  monarque.  Ce  n'est  jias  exact.  Les  "  pa- 
triotes »  de  178.)  et  1793  n'ont  rien  inventé,  que  la 
déplorable  et  grossière  confusion  qu'ils  ont  commise, 
de  propos  délibéré  en  bien  des  cas,  entre  leur  pairie 
et  leur  parti.  Ils  ont  appelé  ^«(cioifsme  ce  que  tout 
le  monde  appelle  aujourd'hui  /i»ma/ii7arisme  et  anti- 
patriotisme;  et  ils  n'ont  fait  qu'exploiter,  dans  l'in- 
térêt de  leur  parti  à  l'intérieur  et  de  la  patrie  aux 
frontières,  un  sentiment  profondément  enraciné 
dans  toutes  les  classes  de  la  nation  et  que  la  menace, 
puis  l'invasion  de  l'étranger,  exaspérèrent  (Voir  les 
faits  décisifs  allégués  à  cet  égard  par  A.  Gochin  dans 
un  article  sur /e  l'atrioiisme  itumanilaire  dans  Hesue 
Universelle,  i"  avril  1920). En  face  d'eux, les  émigrés 
et  lei  Vendéens  entendaient  bien  aussi  servir  leur 
jiatrie  en  prenant  les  armes  cintre  ceux  qu'ils  regar- 
daient comme  une  oligarchie  criminelle. Cen'est pas 
ici  le  lieu  d'examiner  s'ils  eurent  tort  d  identifier  la 
patrie,  Jes  uns  avec  la  république  ou  la  révolution, 
les  autres  avec  la  royauté  ;  ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  que  la  Convention,  en  tenant  tête  à  l'Europe 
coalisée,  entendait  défendre  la  patrie  et  non  pas  seu- 
lement la  république;  et  que  les  émigrés  ne  se  sont 
pas  crus  dans  leur  patrie  à  Coblenz  ou  à  Gand  par 
cela  seul  que  le  roi  s'y  trouvait  :  le  prétendre  serait 
une  absurdité  démentie  par  tous  les  documents  de 


i 


1593 


PATRIE 


1594 


l'époque.  Ils  se  considérèrent,  ainsi  que  le  roi  lui- 
même,  comme  des  exilés,  jusqu'au  jour  où  ils  renlrè- 
rentdans  ce  que  nous  api)elnii8  la  patrie. 

L'idée  de  patrie  est  donc  toujours  et  partout  la 
même,  malgré  la  yariéléque  1  on  peulconslaterenlre 
les  objets  concrets  et  particuliers  auxquels  des  hom- 
mes diiréreuts  l'ap|diqnent  en  «les  Ueu.\  et  desleuq)S 
divers.  Heu  importe  la  dill'érence  et  le  changement. 
Celui-ci  peut  aller  jusqu'à  l'aire  acquérir  ou  ])erdre, 
un  jour  venant,  à  tel  pays  en  particulier,  le  carac- 
tère de  patrie  par  rappnrt  à  tels  ou  tels  hommes: 
c'est  l'évidence  nièuie;  maisce  serait  un  étrange  abus 
de  mots  que  de  parler  à  ce  propos  d'une  évolution 
de  la  patrie.  La  terre  des  Etats-Unis  est  devenue  la 
patrie  des  colons  anglaisa  mesure  que  ces  colons, s'y 
étant  tixés  à  deuieure,  se  la  sont  transmise  de  géné- 
ration en  génération  et  ont  formé  une  nation  dis- 
tincte. La  même  chose  s'est  jjroduite  au  Canada,  en 
Australie,  dans  l'Afrique  du  Snd  ;  auTransvaal  pour 
les  Hollandais  ;  au  Brésil  pour  les  Portugais  ;  au  Chili 
et  dans  l'Argentine  pour  les  Espagnols.  L'Angleterre 
ou  l'Allemagne  cesse  d'être  la  patrie  des  émigrants 
qui  l'abandonnent  lorsque,  lixés  en  Amérique  sans 
esprit  de  retour,  ilsdevienneul, je  ne  dis  pas  citoyens 
de  la  République  américaine,  —  car  ils  n'entrent, 
en  le  devenant,  ([ue  dans  l'Etat,  —  mais  membres  de 
la  nation  américaine  par  leur  américanisation.  Les 
Alsaciens,  demciue, elles  Polonais  annexés  n'avaient 
la  Prusse  ou  l'.VIlemagne  pour  patrie  que  dans  la 
mesure  où  ils  étaient  germanisés  :  c'est  bien  pour 
cela  que  l'on  s'acharnait  à  leur  germanisation,  parfois 
avec  sauvagerie. 

.\draettons  donc  comme  possible,  en  théorie,  qu'il 
se  constitue  un  jour  des  Etats-Unis  d'Europe  ou  du 
Monde.  Accordons,  si  l'on  veut,<|ne  tous  les  peuples, 
englobés  dans  cet  universel  Etat  ou  continuant  à 
former  des  Etats  distincts,  puissent  se  former,  avec 
le  temps,  une  conscience  commune,  des  traditions 
communes,  un  patrimoine  moral  et  intellectuel  com 
mun  et  des  sympathies  réciproques,  de  telle  sorte 
que  l'humanité  s'harmonise  en  une  immense  nation 
de  nations  ayant  l'univers  pour  patrie  :  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  ces  patries  futures,  si  jamais  elles 
existent, répondrontexaclement, comme  toutes  celles 
du  présent  et  du  passé,  à  l'idée  que  nous  nous  faisons 
de  la  patrie.  Cette  idée  n  aura  pas  changé  :  c'est  le 
monde  qui  aura  changé  au  point  de  pouvoir  être  ap- 
pelé patrie;  et  rien  ne  s'opposera,  d'ailleurs,  à  ce 
que,  dans  la  patrie  universelle,  les  patries  actuelles 
subsistent,  petites  et  grandes,  comme  aujourd'hui 
l'Ecosse  dans  l'Angleterre,  la  Californie  dans  les 
Etats-Unis,  la  Sicile  dans  l'Italie  ou  la  Bretagne  dans 
la  France. 

11  nous  sera  donc  facile,  à  présent,  de  discerner  les 
traits  auxquels  se  reconnaît  la  patrie  et  qui  con- 
viennent seuls,  par  conséquent,  pour  la  délinir.  Ces 
traits  peuvent  tous  se  ramener  à  tiois  idées,  toutes 
trois  fort  dilférentes  de  celles  qui  servent  de  fonde- 
ment à  notre  conce])tion  de  la  société  et  de  l'Etat. 
Des  hommes  groupés  et  unis  en  vue  de  leur  bien 
commun  par  un  mutuel  échange  de  services,  voilà 
la  société  :  ce  n'est  pas  la  patrie.  Une  société  indé- 
pendante, organisée  sous  un  gouvernement  spécial 
et  généralement  à  l'intérieur  de  frontières  détermi- 
nées, voilà  l'Etat:  c'est  plus  ou  nudns  que  la  patrie 
et  c'est  autre  chose. 

L'idée  de  territoire,  sans  doute,  est,  avec  celles  de 
paternité  et  de  nation,  une  des  trois  que  nous  venons 
de  trouver  partout  au  fond  de  l'idée  de  patrie;  mais 
partout,  il  s'agissait  d'un  territoire  sans  bornes  pré- 
cises. Où  Unissait  la  Judée  que  regrettaient  les  captifs 
de  Babylone?  Où,  l'Hellade  d'Ulysse  et  de  Démos- 
tbcne,  l'Italie  de  Virgile  et  de   Dante,  la  France  de 


saint  Louis  et  de  du  Bellay?  Où  commence,  où  finit 
la  nôtre,  et  notre  Anjou  ou  notre  Bourgogne?  Peu 
nous  im|iortel  Nous  les  aimons  sans  y  songer.  Le 
demander  parait  même  bizarre,  tant  il  e>t  vrai  que 
celte  idée  de  limites,  qui  joue  un  rôle  capital  dans 
notre  concepiion  leriitoriale  de  l'Etal,  n'en  joue 
aucun  dans  notre  concepiion  de  la  patrie.  Que  les 
frontières  se  resserrent  ou  s'élargissent;  que  llome 
devienne  la  capitale  de  l'univers  ou  que  la  Pologne, 
démeuibrée  en  trois,  soit  absorbée  par  la  Uussie,  la 
Prusse  et  l'Autriche;  que  l'Alsace  passe  de  la  France 
à  l'Alleuiagne  ou  que  l'Irlande  soit  dévorée  par  l'An- 
gleterre, les  patriotes  peuvent  soull'rir  ou  se  réjouir 
cl  l'idée  de  patiie  se  trouver  plus  ou  moins  alTerniie 
ou  menacée;  mais,  après  comme  avant,  c'est  la 
même  contrée  que  les  Irlandais  ou  les  Romains,  les 
Alsaciens  ou  les  Polonais,  les  Français  ou  les  Alle- 
mands, les  -Vnglais  ou  les  Russes  appellent  leur 
patrie. 

L'idée  de  société  non  plus  n'est  pas  étrangère  à 
celle  de  patrie;  mais  d'aboril  elle  n'en  est  qu'un  clé- 
ment, complété  et  modifié  par  plusieurs  antres,  tous 
diirérents  des  idées  de  gouvernement  et  d'indépen- 
dance (pii  s'ajoulenl  à  elle  pour  former  notre  con- 
ception de  l'Etat.  Je  ne  crois  pas  qu'il  soit  possible 
de  citer  un  texte  ou  un  fait  d'où  l'on  puisse  légitime- 
ment induire  que  les  hounues  aient  jamais  cru  ((ue 
leur  patrie,  pour  être  leur  patrie,  dût  jouir  de  l'indé- 
pendance, encore  qu'ils  la  souhaitassent  pour  elle, 
ou  avoir  un  gouvernement;  et  la  seconde  idée  que 
nous  avons  trouvée  partout,  à  côté  de  l'idée  de  terri- 
toire, au  fond  de  l'idée  de  patrie,  n'est  ni  celle  d'Etat 
ni  même  ou  seulement  celle  de  société,  mais  celle  de 
paternité  et  toutes  celles  qui  en  découlent  :  famille, 
héritage,  fraternité.  La  patrie  est  la  terre  des  pères. 
Son  nom  vient  du  leur;  et  ce  n'est  pas  parce  (ju'elle 
est  à  nous,  mais  parce  qu'elle  fut  à  eux,  que  cette 
terre  est  notre  patrie. 

Cette  idée  de  paternité,  d'ailleurs,  ne  se  confond 
pas  avec  celle  de  descendance  ou  de  race.  Le  lien  du 
sang  n'est  pas  le  seul  qui  lie  le  faisceau  familial, 
ceux  de  l'alliance  et  de  l'adoption  peuvent  aussi  nous 
donner  des  frères  qui, pour  être  des  frères  de  choix, 
n'en  auront  souvent  ni  moins  d'amour  pour  les  aïeux, 
ni  moins  de  soin  pour  l'héritage. 

La  patrie  est  donc  la  terre  des  ancêtres,  la  terre  de 
famille  et  qui  appartient  à  la  famille,  encore  qu'elle 
soit  ordinairement  partagée  entre  ses  membres  ou 
ses  branches  et  ses  rameaux.  Se  confondra-t-elle 
donc  avec  le  foyer  domestique,  et  dirons-nous  que 
la  troisième  idée  ajoutée  par  l'esprit  humain  à  celles 
de  paternité  et  de  territoire,  pour  former  l'idée  de 
patrie,  est  l'idée  de  propriété?  Ce  serait  commettre 
l'erreur  ou  le  sophisme  des  révolutionnaires  qui 
prêchent  l'antipatriotisuje  aux  prolétaires,  sous  pré- 
texte que,  ne  possédant  rien,  ils  ne  sauraient  avoir 
de  [)atrie.  Pauvre  sophisme,  du  reste,  et  qui  dénote, 
chez  ces  soi-disanl  adorateurs  de  la  raison,  une  in- 
capacité de  raisonner  vraiment  siufiulière.  Car  s'il  y 
a  quelque  idée  de  propriété  au  fond  du  patriotisme, 
c'est  celle  qui  leur  est  chère,  l'idée  de  la  propriété 
collective,  tandis  que  colle  de  propriété  individuelle 
en  est  radicalement  exclue.  Ipliigénie  se  croyail-ellc 
propriétaire  de  l'Hellade  ou  Dénuisthène  de  l'Alti- 
que  ou  du  Bellay  île  son  petit  Lire?  Pas  le  moins 
(lu  monde;  et  pourtant  ils  y  tenaient  plus  qu'à  n'im- 
porte quel  domaine  (Voir  Hkhouote,  111,  iSg,  i4o, 
histoire  de.Syloson  de  Sainos). 

Tous  ceux  qui  ont  fait  la  guerre  dans  les  rangs 
des  armées  françaises  ont  été  témoins  de  la  douleur 
et  delà  colère  de  nos  soldats  lorsipie.  le  long  des 
routes  qu'ils  suivaient  eux-mêmes,  harassés,  en  igi^, 
les  cm'grants,   chasses   par    l'invasion,   égrenaient 


lo95 


PATRIE 


1596 


leurs  tristes  cortèges  ou,  lorsque,  devant  eux,  jus- 
qu'à l'horizon  bordé  par  les  fortes  lignes  où  se 
repl\aient,  en  mars  1917,  les  arrière-gardes  alleman- 
des, ils  contemplaient,  révoltés,  les  arbres  métbodi- 
queraenl  sciés  près  du  sol,  les  villages,  les  villes 
même  transformés  en  tas  de  décombres,  les  fermes 
rasées,  les  usines  éventrées  qui  prolilaient  sur  le  ciel 
gris  les  contorsions  de  leurs  ferrailles.  Ah  1  comme 
ils  nous  tenaient  au  cœur,  ces  biens  qui  ne  nous  ap- 
partenaient pas,  ces  lieux  que  nous  n'avions  pas 
habités,  ces  gens  que  nous  voyions  pour  la  première 
fois  et  probablement  la  dernière,  sans  rien  connaître 
d'eux  que  leur  nom  de  Français  !  Nous  avons  com- 
pris alors  mieux  que  par  les  plus  forts  raison- 
nements et  les  plus  éloquents  discours,  ce  que  c'est 
que  la  patrie  et  combien  profond,  vraiment  humain, 
au  cœur  de  chaque  homme,  est  son  amour  de  préfé- 
rence pour  son  foyer  national  et  les  gens  de  sa 
nation. 

C'est  l'honneur  du  ctEur  humain  que,  entre  tous 
les  biens  de  la  terre,  il  puisse  préférer  ceux  qui  ne 
sont  pas  à  lui  seul  et  qui,  même,  ne  sont  à  lui  et  ne 
lui  sont  chers  que  parce  qu'ils  sont  en  même  temps 
à  d'autres  :  le  foyer  et  la  patrie  ;  mais  le  constater, 
n'est-ce  pas  constater  du  même  coup  que  l'idée  ou 
le  sentiment  de  la  propriété  n'est  pas  la  raison  de 
cette  préférence?  Ce  n'est  assurément  pas  parce  (|ue 
ces  biens  sont  à  lui  qu'il  les  met  au-dessus  de  tant 
d'autres  biens  qui  sont  à  lui  cent  fois  davantage.  Ce 
n'est  pas  non  plus  qu'ils  soient  préférables  en  eux- 
mêmes:  l'ile  de  Calypso  valait  mieux  qu'Ithaque;  et, 
comme  l'a  fort  bien  noté  Brunetière,  n  si  les  indivi- 
dualistes disent:  iiln  bene.  Un  pairia,  —  où  l'on  est 
bien,  là  est  la  patrie,  —  l'histoire  leur  répond:  uhi 
pairia,  ibi  bene,  —  ouest  la  patrie,  c'est  là  qu'on  est 
l)ien  ;  là  seulement, la  vie  vaut  la  peine  d'être  vécue  ». 
Il  reste  donc  que,  la  patrie  et  le  foyer  ne  nous  tenant 
si  fort  au  cœur  ni  par  leur  excellence  propre  ni  parce 
qu'ils  sont  à  nous,  notre  préférence  ait  pour  raison 
qu'ils  sont  à  d'autres,  —  à  d'autres  que  nous  préfé- 
rons à  tous  les  hommes  parce  qu'ilssontnos  parents, 
nos  frères,  nos  proches  et  les  lils  de  nos  ancêtres 
par  le  sang  ou  le  vouloir. 

Ainsi,  l'idée  de  patrie  est  désormais  complète  :  à 
l'idée  de  territoire  qui  la  fixe  dans  l'espace,  à  celle 
de  paternité  qui  la  prolonge  vers  les  lointains  des 
àgps  passés,  celle  de  nationalité  s'ajoute  pour  la 
fixer  dans  le  présent  et  la  prolonger  vers  l'avenir. 
La  patrie  est  le  foyer  de  la  nation  ;  et  la  nation  n'est 
que  la  famille  agrandie,  multipliée  de  mille  maniè- 
res, ramifiée  presque  à  l'infini  (voir  les  beaux  vers, 
ettrèsexacts,  de  Lamartine  dans  0  Les  Laboureurs  », 
épisode  de  Jocelyn).  Par  là  s'ex|)lique  cet  autre  fait 
que  nous  avous  constaté  partout:  les  hommes  peu- 
vent avoir,  ils  ont  presciue  toujours  de  petites  patries 
dans  les  grandes.  C'est  que  la  grande  famille  des 
Hébreux,  des  Hellènes  ou  des  Français  a  son  foyer, 
patrie  commune  de  tous  ses  membres;  mais  ses 
membres  n'appartiennent  pas  tous  à  la  même  bran- 
che ni,  dans  la  même  branche,  au  même  rameau;  et 
chaque  branche,  chaque  rameau  a  son  foyer  comme 
la  famille.  Douce  terre  de  France,  d'Hellade  ou  de 
Palestine  ;  collines  bien-aimées  de  Juda,  de  l'Attique 
ou  de  la  Bretagne;  cités  bénies  qu'elles  abritent  et 
dont  les  maisons  se  pressent,  le  soir,  sous  les  ailes 
d'ombre  large  ouvertes  des  temples  de  Jéhovah,  de 
Minerve  ou  de  Jésus-Christ,  le  coeur  de  leurs  enfants 
les  associe  et,  tout  à  la  fois,  les  distingue  dans 
l'unité  d'un  même  amour,  .\mour  du  sol,  mais,  avant 
tout,  amour  des  hommes:  car  ce  n'est  pas  la  patrie 
qui  crée  la  nation;  c'est  la  nation  qui  crée  la  patrie 
le  jour  où  ses  pas  errants  s'arrêtent.  En  même  temps 
que  ceux  qu'il  aime,  le  coHir  se  fixe  sur  cette  terre; 


il  s'y  attache  à  cause  deux  ;  de  sorte  que  le  patrio- 
tisme, loin  d'avoir  pour  source  unique  l'esprit  de 
propriété  ou  l'instinct  de  conservation,  est,  avant 
tout,  la  marque  la  plus  éclatante  de  la  sociabilité 
humaine  et,  pour  peu  qu'il  se  surnaturalise  au 
soutHe  de  l'esprit  chrétien,  une  forme  très  haute  et 
très  pure  de  l'éternelle  charité. 

2"  L'idée  de  patrie  :  ses  fondements  extérieurs. 
—  Les  trois  éléments  constitutifs  de  l'idée  de 
patrie  nous  sont  imposés  par  les  réalités  exté- 
rieures :  toutes  les  sciences  de  la  nature  et  toutes 
celles  qui  ont  pour  objet  l'homme,  sa  vie  ou  son  his- 
toire, nous  le  démontrent.  Le  patriotisme  repose 
donc,  en  premier  lieu,  sur  un  fondement  positif 
inébranlable. 

La  terre  d'abord:  de  quoi  nos  corps  sont-ils  donc 
faits,  poussière  qui  retourne  en  poussière  ?  D'où 
leur  vient  la  force  et  la  vie.  D'où  tirent-ils  leur  nour- 
riture? Ils  sont  vraiment  la  chair  de  sa  chair;  c'est 
son  sang  qui  court  dans  leurs  veines.  A  chaque  bat- 
tement de  nos  cœurs,  il  s'enrichit  de  sa  substance, 
prenant,  pour  nous  renouveler,  ce  qu'elle  a  mis  de 
plus  précieux  dans  l'eau  des  sources,  le  suc  des 
plantes,  le  lait,  la  chair  des  animaux.  Véritable 
mère  et  nourrice,  elle  nous  façonne  à  son  image  par 
cette  transfusion  de  son  être  à  tout  instant  recom- 
mencée. Ses  traits  se  reproduisent  en  nous.  Même 
notrç  âme  porte  son  empreinte:  car  l'âme  tient  du 
corps  qu'elle  habite;  et  l'air  que  nous  respirons,  la 
lumière  qui  nous  enveloppe,  les  harmonies  qui  nous 
pénètrent,  les  paysages  familiers  sur  lesquels  nos 
yeux  se  reposent,  les  travaux  enfin  ou  les  habitudes 
que  nous  imposent  sa  structure,  ses  ressources  et 
son  climat,  tout  cela  nous  fait  une  àrae  où  se  recon- 
naît notre  terre.  \  notre  tour,  d'ailleurs,  nous  réa- 
gissons sur  elle.  Nous  la  transformons  avec  le 
temps  ;  nous  la  mar(|uons  de  notre  signe,  renforçant 
ainsi  les  similitudes  et  multipliant  les  raisons 
d'aimer.  Knfanls  du  même  sol,  la  ressemblance 
entre  nous  s'accroît  tous  les  jours  à  mesure  qu'entre 
nous  et  lui  elle  devient  i)lus  grande;  et  tous  les 
jours,  par  là  même,  les  différences  vont  grandissant 
entre  nous  et  les  étrangers,  fils  d'un  autre  sol. 

C'est  donc  la  nature  (jui  nous  fait  compatriotes  et 
nous  donne  la  patrie  pour  mère.  C'est  elle  aussi  qui 
laisse  indécises  et  fiottanles  les  limites  de  cette 
patrie,  comme  sont  flottantes  et  indécises  les  limites 
des  plaines  et  des  montagnes,  des  fiores  et  des  cli- 
mats. C'est  elle  encore  qui  veut  que  la  patrie  soit  à 
tous  comme  la  lumière,  l'air  et  les  eaux,  comi,.s  la 
divine  beauté  des  choses  et  les  harmonies  partout 
répandues.  Biens  inesliiuables  !  Il  n'est  rien,  dans 
tout  l'univers  matériel,  qui  soit  plus  précieux  ou 
plus  nécessaire  ;  et  chacun  peut  dire  :  c'est  à  moil 
sans  pouvoir  dire  :  ce  n'est  pas  à  d'autres.  C'est 
pourquoi  l'on  comprendrait  que  le  riche,  possédé 
par  sa  richesse,  crût  ne  pas  avoir  de  patrie  :  on  peut 
se  procurer  partout,  et  partout  les  mêmes,  les  biens 
qui  le  tiennent;  mais  le  pauvre?  La  patrie  est  sa 
richesse;  qu'aura-t-il  s'il  la  renie?  Rien  ;  si  ce  n'est 
la  misère  de  ses  convoitises.  Car  de  l'air  ou  de  la 
beauté,  sous  tous  les  deux  on  en  rencontre  ;  mais 
l'air  de  la  véritable  vie,  la  beauté  où  vraiment  le 
cœur  se  repose,  c'est  la  beauté,  c'est^'air  de  la 
patrie. 

Si  la  patrie  est  ainsi  pour  nous  une  terre  unique 
entre  toutes  les  terres,  quelle  que  puisse  être  leur 
excellence,  ce  n'est  pas  seulement,  d'ailleurs,  par 
notre  ressemblance  et  sa  maternité  ;  c'est  encore  par 
tout  ce  que  nous  retrouvons  en  elle  des  morts  qui 
revivent  en  nous.  Elle  fut  leur  mère  comme  elle  est 
la  notre;  notre  sang  est  le  leur  en  même  temps  que 
le  sien  ;  ils  nous  ont  fait,  comme  ils  l'ont  faite,   à 


1597 


PATRIE 


1598 


eur  image.  Ils  ont  véc<i  d'elle  et  c'est  par  eux  que, 
nême  avant  de  paraître  au  jour,  nous  étions  déjà 
les  (ils.  Ce  que  nous  tirons  de  son  sein,  ce  n'est  pas 
;«ulement  ce  que  nos  mains  y  ont  semé,  ce  que  la 
'rovidence  y  cacha  pour  nous  :  c'est  ce  qu'ils  y  ont 
nis  d'eux-mêmes,  le  fruit  de  leur  labeur,  le  don  de 
eur  amour.  Ils  l'ont  choisie  et  défrichée,  ils  ont  Uxé 
a  place  de  ses  villages  et  de  ses  villes,  fondé  leurs 
aurs,  bâli  ses  égliseset  ses  monuments, créé  ses  com- 
uunes  et  ses  provinces,  aménagé  pour  nous  ce  vaste 
t  doux  foyer. 

Pour  nous  !  de  quelle  autre  terre  pourrions-nous 
s  dire  ?  En  est-il  une  autre  où  l'on  nous  ait  aimés  de 
il  sorte  longtemps  avant  de  nous  connaître?  Une 
utreoù,  depuis  des  ans  et  des  siècles,  on  travaille, 
n  épargne  et  l'on  soullre  pour  nous?  Nous  vivons 
idinlenant,  et  les  cœurs  qui  rêvaient  de  nous  ont 
essé  de  battre,  lis  s'en  sont  allés  en  poussière  ; 
lais  cette  j)ousslcre.  nous  savons  où  la  retrouver. 
Ile  est  là,  partout  mêlée  au  sol  sacré  de  la  patrie, 
seul  qu'il  faille  partout  fouler  avec  amour  et  bai- 
;r  avec  respect;  car>,'l  est  le  seul 

Où  80US  un  père  en'fcore  on  retrouve  des  pères. 
Comme  l'onae  sous  l'onde  en  l'ubime  sans  fond. 

Ce  n'est  donc  pas  dans  l'abstraction  ou  la  chimère 
le  plonge  la  seconde  racine  de  l'idée  de  patrie,  qui 
t  l'idée  de  paternité.  Comme  la  première,  elle  s'en- 
nce  jusqu'au  roc  dans  le  terrain  compact  et  fécond 
s  réalités  extérieures  iilin  d'y  puiser  la  sève.  Uien 
irbilraire  dans   son    adjonction  à  l'idée   de   terri- 
ire  :  elle  est  imposée  à  notre  esprit  par  la  nature 
Irae  des  choses;  et  de  même  que  le  fait  de  donner  la 
îengendre  le  devoir  d'amour  et  d'éducatinn  sur  le- 
el  reposent,  à  leur  tour,  l'autorité  paternelle  et  le 
voir  îilial  de  respect,  d'amour  et  de  gratitude,  ainsi 
I  fait  d'êlre  né  de  nos  pères  et  d'avoir  reçu   d'eux 
I  it  de  bienfaits  et  de  services  avec  et  par  leur  héri- 
I  ;e,   est  le  lien  qui,  bon  gré  mal  gré,  nous  attache 
i  otre  patrie. 

:'esl  pour  cela  que  ni  l'identité  de  race  ni  la  cora- 
1  iiauté  de  langage  ne  sullisent  à  constituer  une 
r  ion  ou  à  mesurer  l'éteTulue  de  la  patrie.  Le  lan- 
g  ;e  est  un  instrument:  il  peut  servir  à  tout  ce  qui 
i  de  la  patrie,  mais  non  la  fonder,  lui  seul  ;  et  la 
<ii  Tiuuiiauté  de  race  nesullit  point  à  engendrer  celte 
è'imunauté  de  vie,  ce  perpétuel  échange  d'amour  et 
<|  services  qui  font  naître  et  durer  les  nation^. L'idée 
nationalité,  la  troisième,  nous  est  donc,  à  son 
r,  donnée,  imposée  par  les  réalités  extérieures, 
iont  elles  qui  s  opposent  à  ce  que  l'on  étende  ou 
erre  outre  mesure  le  domaine  du  patriotisme, 
lamnant  ain-"!  du  même  coup  le  vague  humanila- 
le  et  l'individualisme  étroit. 
Que  me  font,  dit  celui-ci,  les  gens  de  Carpen- 
ou  de  Lille,  les  Normands  ou  les  Provençaux, à 
qui  sui*  de  Pontarlier  et  qui  habile  dans  le 
istère?  Je  veux  bien  a|i|ieler  patrie  le  pelit  coin 
e  suis  né,  celui  surtout  où  j'ai  vécu,  la  ville  où 
ma  maison,  mes  souvenirs  et  mes  habitudes; 
s  que  m'importe  tout  le  reste  ?  —  Il  aurait  raison 
tiacun  pouvait  se  sullire;  mais  nul  ne  le  peut,  et 
1  est,  sur  ce  point,  des  villages,  des  villes  et  des 
.inces  comme  des  individus.  Nous  ne  pouvons 
sans  les  autres.  Une  f.nmille  a  besoin  des  autres 
lies,  un  foyer  des  autres  foyers,  une  commune 
dlaulres  communes,  et  le  Bourbonnais  ou  le  Poi- 
de  la  Champagne  et  de  la  Gascogne.  C'est  là  ce 
<[i  les  rapftroche,  les  associe,  les  lie  en  un  seul 
eau  et  les  prédestina  jadis  à  leur  unité  politique 
s  groupant,  sans  les  confondre,  dans  l'unité  de 
ilrie. 
Mais   alors,  dit  à  son   tour  l'humanitarisme, 


pourquoi  vous  arrêter  ici?  Allez  plus  loin,  plus  loin 
encore.  Votre  pays  n'a-t  il  pas  besoin  des  autres? 
Tous  les  hommes  ne  sont-ils  pas  frères?  Pour  moi, 
je  suis  citoyen  du  monde  et  compatriote  du  genre 
humain:  l'univers,  voilà  ma  patrie.  —  Il  est  vrai: 
tous  les  hommes  sont  lils  d'un  même  père;  mais 
divisés  dès  l'origine,  ils  ne  se  sont  plus  rassemblés. 
La  famille  brisée  ne  s'est  plus  rejointe,  au  contraire; 
et,  certes,  je  me  plais  à  reconnaître  la  fraternité  de 
tous  les  vivants,  mais  tous  les  morts  sont-ils  donc 
nos  pères?  Nous  ont-ils  tous  aimés?  Tous  ont-ils 
sonlTert  et  travaillé  pour  nous?  Les  uns  vivaient  de 
l'autre  cùté  du  globe  et  comme  dans  un  autre  monde;  les 
autres  Uavaillaient  contre  nous  ou,  s'ils  secondaient 
nos  ancêtres,  c'était  dans  l'espoir  de  sauvegarder 
ou  d'enrichir  leur  propre  héritage  pour  d'autres  que 
nous.  Où  est  la  dette?  Si  le  foyer  s'ouvre  à  tout 
venant,  il  n'est  plus  foyer,  mais  auberge,  o  Qui  trop 
embrasse,  mal  étreint.  »  Si  je  ne  dois  rien  de  plus  à 
un  Français  qu'à  un  Chinois,  si  je  ne  suis  pas  plus 
chez  moi  en  Bretagne  qu'en  Patagonie,  aulanl  vaut 
dire  que  je  ne  suis  chez  moi  nulle  part,  que  je  ne 
dois  rien  à  personne  et  que  je  n'ai  pas  de  patrie. 

Il  faut  s'arrêter  ici  ou  là;  sinon,  c'est  le  fameux 
sophisme  du  chauve.  La  gamme  de  nos  idées  so- 
ciales est  continue  comme  celle  des  vibrations  lumi- 
neuses ou  sonores.  Trente  vibrations  à  la  seconde, 
ce  n'est  pas  encore  un  son  ni  quarante  trillions  une 
couleur;  et  l'oreille  ne  perçoit  plus  rien  au  delà  de 
quatre  mille  ni  l'œil  au  delà  de  soixante-dix  tril- 
lions. C'est  entre  les  rayons  infra-rouges  et  les  rayons 
ultra-violets,  tous  invisibles,  que  resplendissent  les 
sept  nuances  de  l'arc-en-clel.  .Unsi,  famille,  société, 
nation,  ce  n  est  pas  encore  la  patrie  ;  et  chrétienté, 
humanité,  civilisation,  cela  ne  l'est  plus.  C'est  dans 
l'entre  deux  qu'elle  se  place,  isolant  ou  superposant 
ses  diverses  formes,  —  patriotisme  de  clocher,  de 
vallée  ou  de  province  ou  de  plus  vastes  i-égions,  — 
comme  la  lumière,  en  se  posant  sur  les  objets,  les 
colore  d'une  de  ses  teintes  ou  les  leur  communique 
toutes  et  les  revêt  de  sa  blancheur. 
-  3*  L'idée  de  patrie  :  ses  /ondernents  intérieurs. 
—  Ces  fondements  extérieurs,  cependant,  ne  sulli- 
raient  pas  à  l'iilée  de  patrie;  elle  en  possède  en  nous 
d'intérieurs  qu'un  instant  de  réflexion  va  nous  faire 
apercevoir. 

L'âme  de  la  patrie,  voilà  ce  que  nous  voulons  à 
présent  connaître  :  il  faut  évidemment  la  chercher 
dans  la  nation;  elle  ne  saurait  être  ailleurs.  Or, 
comment  nous  y  apparaît-elle  tout  d'abord?  N'est-ce 
pas  coi\iMie  l'union  d'une  multitude  d'âmes  humaines, 
fondues,  pour  ainsi  dire,  en  une  seule  dans  l'acte  de 
former  et  (l'animer  son  vaste  corps?  Il  faut  donc  qu'il 
y  ait  des  pensées  communes  et  des  volontés  com- 
munes et  des  sentiments  communs  qui  poussent  ces 
âmes  toutes  ensemble  et  les  maii-tiennent  associées 
an  même  acte  viviliant.  S'en  rendre  compte  n'est  pas 
dillicile. 

Regardons  en  nous-mêmes,  puisque  l'âme  de  la 
patrie  est  à  l'image  de  la  nôtre.  Voici  notre  intelli- 
gence :  qu'y  a-t  il  en  elle  qui  nous  fait  être  nous? 
Deux  choses  :  la  conscience  qu'elle  a  de  notre  être 
et  la  connaissance  que  nos  souvenirs  lui  donnent  de 
notre  permanence  à  travers  tous  les  changements 
que  le  temps  nous  fait  subir.  Eh  bien,  c'est  aussi  par 
la  conscience  nati<inale  et  par  les  traditions  natio- 
nales (pie  l'âme  de  la  patrie  se  révèle  et  agit  en  pre- 
mier lieu.  Le  grand  corps  ne  prend  véritablement 
vie  que  le  jour  où  il  prend  en  nous  conscience  de 
son  être  ;  et  cette  vie  n'est  véritablement  une  ^  ie  et 
sa  vie  que  s'il  trouvedans  la  fidélité  de  nos  mémoires 
à  la  lois  le  principe  et  l'affirmation  de  sa  perma- 
nence. 


1599 


PATRIE 


1C0( 


.(  Une  nation,  dit  Jkllinek,  c'est  un  nombreux 
ensemble  d'hommes  que  les  traits  nombreux  et  par- 
ticuliers de  leur  civilisation  commune  et  la  commu- 
nauté de  leur  histoire  unit  entre  eux  et  dislingue  des 
autres.»  —  "  Dès  que  la  nation  se  sent  une,  ajoute-l-il, 
elle  veut  fortilier  et  entretenir  cette  unité...  Un  peuple 
peut  être  plus  ou  moins  nation...  Plus  haut  s'élève 
sa  civilisation  propre,  plus  riches  sont,  entre  ses 
membres,  les  liens  de  l'histoire,  plus  aussi  la  nation 
qu'il  forme  est  parfaite.  »  {Das  Repht  des  moJernen 
Staales,  tome  1,  p.   ni,  1 15) 

C'était  aussi  la  pensée  de  IjRUNiiTiÈHB  :  n  Une  patrie, 
disail-il,  c'est  une  histoire...  Avec  notre  lilléralure, 
c'est  notre  histoire  qui  nous  a  faits  ce  que  nous  som- 
mes... »  ;  et,  montrant  aussitôt  que  notre  littérature 
n'est  pas  seulement  une  collection  de  livres  ni  notre 
histoire  un  simple  enchaineinent  de  faits,  il  les 
plaçait  toutes  les  deux  à  la  base  de  l'idée  de  patrie 
comme  exprimant  dans  leur  ensemble,  en  dé|iit  de  la 
variilé  ou  de  la  contrariété  même  de  leur  détail,  la 
tradition  toujours  une  {Discunrs  de  coinOat.  L'idée 
de  patrie). 

Ai-je  besoin,  après  cela,  de  montrer  comment,  aux. 
pensées  communes,  de  communes  volontés  s'ajoutent 
pour  fondre  en  une  toutes  nos  âmes?  On  vient  de 
nous  le  dire  :  la  nation,  dès  iiu'elle  se  seul  une,  veut 
rester  une  et  le  devenir  encore  plus,  t^u'est-ce  que 
l'hérédité  nous  transmet  ainsi,  (jue  trouvons-nous 
dans  nos  corps  et  dans  nos  àiues  et  jusque  dans  le 
sol  national  en  allant  y  chercher  la  vie,  si  ce  n'est, 
avec  la  poussière  et  le  labeur  et  les  idées  de  nos 
ancêtres,  leur  vouloir  qui  s'impose  à  nous?  Us  ont 
voulu  notre  naissance  et  que  nous  recueillions  leur 
héritage  et  que  nous  poursuivions  leur  œuvre.  Ce 
vouloir  nous  péuèlre.ilnous  subjugue,  il  nous  oblige; 
et,  ne  pouvant  refuser  le  nôtre  sans  crime  à  ceux 
dont  nous  avons  tout  reçu,  nous  laissons  aller  cette 
autre  partie  de  notre  âme  à  l'àiue  de  notre  patrie. 

Ce  que  le  devoir  nous  ordonne  ainsi,  l'amour  suffit 
le  plus  souvent  à  nous  le  faire  faire.  L'idée  de  pairie 
a  dans  nos  cœurs  ce  que  Brunetière  appelle  «  un 
fondement  mystique  »  :  ils  ont,  pour  se  donner  3 
elle,  de  ces  raisons,  comme  dit  Pascal,  que  la  raison 
ne  connaît  pas  et  qui  nous  enlraineni  parfois  à  cet 
excès  de  folie —  ou  de  sagesse  —  (jue  nous  appelons 
l'h-^roïsme.  Le  patriotisme,  certes,  a  des  bases  logi- 
ques, des  fondements  rationnels  :  nous  venons  de 
les  étudier;  mais  quand  il  ne  les  aurait  pas,  il  n'en 
serait,  sachons-le  bien,  ni  moins  sacre,  ni  moins 
excellent,  ni  moins  défendable.  C'est  assez  qu'il  soit 
un  fait,  un  fait  universel  et  constant  parmi  les  hom- 
mes :  il  se  révèle  par  là  comme  un  de  ces  instincts 
vitaux  qui  peuvent  sommeiller  parfois  au  fond  de 
notre  i\atnie,  mais  qui  se  réveillent  au  premier  choc 
de  la  menace  ou  de  la  douleur  avec  une  impétuosité 
dont  nous  sommes  les  premiers  surpris. 

a  La  société  humaine,  dit  Bossuet,  demande  qu'on 
aime  la  terre  où  l'on  habite  ensemlile  ;  on  la  regarde 
comme  une  mère  et  une  nourrice  comuiune;  on  s'y 
attache  et  cela  unit...  Les  hommes,  en  effet,  se  sen- 
tent liés  par  quelque  chose  de  fort  lorsciu'ils  songent 
(lue  la  même  terre  qui  les  a  portés  et  nourris  vivants 
les  recevra  dans  son  sein  quand  ils  seront  morts  : 
c'est  un  sentiment  naturel  à  tons  les  peuples.  «  Oui, 
il  est  naturel  d'aimer  sa  patrie,  comme  il  est  nnlurel 
d'aimer  son  enfant  ou  sa  mère.  Malheur  à  celui  qui 
ne  le  sent  pasl  Qu'il  me  prouve,  s'il  peut,  qu'il  est 
plus  rationnel  de  ne  rien  aimer  :  je  me  rt-fuse  à  ses 
sophismes  et  je  le  regarde  comme  un  être  incomplet, 
dépourvu,  comme  l'idiot  ou  l'athée,  d'une  des  choses 
qui  constituent  l'homme  normal. 

4»  Conséquences  de  la  théorie  scientifique  du 
patriotisme.   —     De  la    théorie   que    nous   venons 


d'établir,  résultent  des  conséquences  nombreuses  e 
importantes. 

La  première,  c'est  que  les  devoirs  envers  la  patrii 
s  imposent  à  nous  indépendamment  de  toute  lo 
positive.  Us  découlent  de  l'existence  même  de  l; 
pairie,  de  notre  incor[)oration  en  elle  bien  avant  qui 
nous  puissions  y  consentir  et  des  exigences  de  notre 
nature  ([ui  rendentnécessaires  à  lafois  cette  existenci 
et  cette  incorporation.  L'histoire,  la  psychologie,  1; 
physiologie  même,  nous  venons  de  le  voir,  attestent 
d'accord  avec  notre  conscience,  —  quand  nous  lais- 
sons son  témoignage  se  produire  tel  que,  spontané 
ment,  elle  ncjus  le  donne,  —  que  le  ileveloppcraen 
de  la  famille  en  nation  nous  est  aussi  indis)>ensal>l' 
et  dérive  autant  des  exigences  de  notre  nature  qu. 
l'existence  de  la  famille  elle  même  ;  et  l'histoire,  tou 
autant  que  la  raison,  atteste  aussi  que  l'attacliemen 
(le  la  nation  à  un  territoire  n'est  ni  moins  naturel  n 
moins  nécessaire  au  développement  normal  de  l'hu 
manité  que  l'existence  même  de  la  nation  ou  de  1 
famille. 

Or,  des  nécessités,  des  exigences  de  cette  sorte  n 
sont,  à  leur  tour,  que  le  témoignage  que  la  natur 
rend  devant  nous  des  volontés  de  son  .Vuteur.  C 
sont  ces  volontés  souveraines  qui  nous  obligent 
C'est  par  elles  que  nos  devoirs  envers  la  patrie  nou 
sont  imposes.  Avant  d'être  écrits  dans  aucune  k 
émanée  du  législateur  humain,  ils  sont  édictés  t 
promulgués  par  le  Législateur  divin,  pour  toute  1 
terre  et  tous  les  siècles,  dans  la  nature  même  d 
l'homme.  Us  sont  de  droit  divin  naturel.  .A.ncun 
loi  positive  ne  peut  nous  en  atfranehir  et  la  patrii 
la  nation,  ont,  par  conféquent,  vis-à-vis  des  indiviilii 
et  des  Etats,  des  droits  que  nul  ne  doit  méconnaitri 

Voilà  ce  qui  ressort  précisément,  avec  une  évidenc 
certaine,  île  la  théorie  scientilique  du  patriotisnn 
De  ses  autres  conséquences  nous  nous  contenteror 
ici  de  noter  les  principales,  celles  qui  ont  trait  so 
(A)  à  la  prétendue  évolution  de  l'idée  de  patrii 
grand  cheval  de  bataille  des  anlipatriotes  et  d( 
internationalistes  dans  leur  critique  du  patriotism 
soit  (B)  au  nationalisme  qui  agite  aujourd  hui 
monde. 

A)  Nous  avons  constaté  que  l'idée  de  patrie  n'e 
pas  une  création  arbitraire  de  notre  esprit;  qu'cl 
n'y  est  pas  non  plus  le  fruit  de  préjugés  ou  d'hal 
tudesplusou  moins  récemment  acipiis;  mais  qu'el 
répond  à  des  faits  précis,  déterminés,  identiques  e 
tous  temps  el  en  tous  lieux  et  qui  s'imposent  à  toi 
les  hommes  de  la  même  minière  dès  qu'ils  se  pr- 
duisent.  Il  en  résulte  que  c'est  un  véritable  non-seï 
que  de  parler  d'uneévolution  de  1  idée  de  piitrie  poi 
éviter,  à  ceux  qui  l'éliminent  de  leur  àme  sous  pr 
texte  de  co>^mopolit  sine,  d'humanisme,  d'human 
tarisme,  d  interuationalisme,  la  note  dintirmité  ( 
d'infamie  que  mérile  leur  reniement. 

La  patrie  est  un  fait,  comme  la  famille.  Méconnail 
ce  fait,  ce  n'esl  pas  en  faire  évoluer  l'idée,  c'est 
détruire,  S'il  y  avait,  en  fait,  plusieurs  espèces  < 
formes  de  patrie  qui  s'engendreraient  l'une  l'autre 
mesure  que  se  développerait  la  civilisation,  de  tel 
sorte  que  notre  esprit  piit  les  concevoir  tour  à  toi 
avant  ou  après  leur  réalisation,  alors  on  pourrî 
parler  d'une  évolution  de  l'idée  de  patrie;  mais 
patrie  n'est  pas  mulliforme.  Grande  ou  petite,  a 
cienne  on  moderne,  elle  est  ce  que  nous  avons  di' 
la  définir  autrement,  c'est  détinir  autre  chose.  < 
f|ui  évolue,  ce  sont  les  sociétés  humaines.  —  Eta 
el  nations  en  particulier,  —  et  leurs  relations  m 
tuelles,  parce  que  sociétés  et  relations  se  développe 
nécessaiiemeiitet  prennent,  en  se  développant,  mil 
formes  diverses.  Il  importe  donc  de  les  dislingtl 
de  la  patrie;  et  c'est   faute    de  l'avoir  fait,  que  J 


01 


Xl^lN 


PATRIE 


1602 


ilosophes  en  renom  se  sont  parfois  laissés  aller 
prendre  des  formes  variées  d'Etat  pour  autant 
dées  de  patrie  (v.  g.  Renan  ;  Qu'est-ce  qu'une 
iion?) 

Patrie,  Etat,  il  faut  vraiment  réfléchir  bien  peu 
ur  ne  pas  les  distinguer  dans  sa  pensée  et  dans 
tendresse.  Demandez  aux  Irlandais,  aux  Polonais, 
t  Alsaciens  si,  quand  ils  parlaient  de  leur  patrie 
n'y  a  pas  encore  très  longtemps,  ils  entendaient 
rler  de  l'Etat,  —  Autriche,  Russie,  Prusse,  empire 
emand  ou  britannique,  —  auquel  ils  étaient  incor- 
rés,  dans  les  armées  duquel  ils  servaient?  De 
;me,  comme  le  dit  fort  bien  Taparelli,  u  ni  les 
ctriens  ou  les  Isauriens  sous  Xerxès,  ni  les  Bre- 
is  ou  les  Numides  sous  Trajan  ne  pensaient  se 
Itre  pour  la  Patrie  lorsque,  sur  l'ordre  de  leurs 
uvernants,  ils  marchaient  contre  des  hordes  con- 
érantes  et  cherchaient  à  les  anéantir  »  (Examen 
tique  des  gout'ernements  représentatifs,  Irad. 
hot,  tome  III,  p.  aSo).  La  patrie  est  une  chose; 
tat,  une  autre.  Que  l'Etat  ait  subi  au  cours  des 
clés  des  transformations  sans  nombre,  toute  l'his- 
re  l'adîrme;  mais  elle  affirme  d'une  façon  non 
ins  éclatante  que  la  patrie,  malgré  cette  perpé- 
lle  évolution  de  l'Etat,  est  toujours  demeurée  la 
inie. 

Aussi  bien  avons-nous  déjà  constaté  plus  d'une 
s,  dans  cet  article,  la  nécessité  de  cette  dis- 
iction  et  le  tort  que  l'on  a  de  confondre  plus  ou 
)ins,  à  l'ordinaire,  l'idée  de  patrie  avec  celles  de 
;iété,  d'Etat  ou  de  nation.  Un  groupe  d'hommes 
is  dans  une  action  commune  en  vue  d'une  même 
:  telle  est  la  définition  de  la  société.  On  appelle 
tion  toute  société  qui  réunit  des  individus  et  des 
lectivités,  en  vue  de  leur  bien  commun  naturel, 
ns  une  vie  commune  et  prolongée  de  génération 
génération  pendant  une  longue  suite  de  temps. 
pairie  est  la  terre,  avec  ou  sans  bornes  précises, 
e  la  nation  a  pour  domaine  héréditaire  et  que  ses 
mbres  regardent,  en  conséquence,  comme  le  foyer 
leurs  ancêtres  et  l'héritage  de  leurs  descendants, 
donne  le  nom  d'Etat,  enfin,  à  toute  société  indé- 
adante  et  qui  réunit,  sous  une  autorité  souveraine, 
ns  une  vie  commune,  ancienne  ou  récente,  peu 
porte,  des  individus  et  des  collectivités  en  vue  de 
ir  bien  commun  naturel.  Ce  nom  d'Etat  est  sou- 
at  appliqué  à  l'autorité  souveraine  seulement;  et 
n'est  pas  sans  raison.  Cette  autorité  souveraine 
,  en  effet,  l'élément  essentiel  par  lequel  l'Etat  se 
tingue  des  autres  sociétés.  Quand  l'Etat  a  un  ter- 
oire,  comme  il  arrive  presque  toujours,  ce  terri- 
re  a  nécessairement  des  bornes  précises,  des  fron- 
res  ;  et  l'on  se  sert  également,  pour  le  désigner,  du 
m  d'Etat. 

Dé  ces  définitions  et  des  distinctions  qu'elles  im- 
quenl,  il  résulte  tout  d'abord  qu'un  Etat  peut 
glober  plusieurs  nations,  tel  l'empire  romain  jadis 
,  de  nos  jours,  l'empire  britannique.  Une  nation, 
:iproquement,  peut  former  plusieurs  Etats,  telle  la 
èce  antique  ;  ou  bien  être  partagée,  comme  naguère 
Pologne,  entre  plusieurs  Etals  qui  lui  demeurent 
•angers.  Héritage  de  la  nation,  la  patrie  suit  évi- 
niment  son  sort:  elle  est  englobée  ou  partagée  en 
'me  temps;  ou  bien  elle  englobe  plusieurs  Etats 
léi)endants  et  qui  peuvent  former  en  elle,  patrie 
mmune,  autant  de  petites  patries,  souvent  rivales, 
ifois  ennemies.  Mais,  tandis  que,  pour  faire  ou 
faire  une  nation,  —  et  donc  une  patrie,  —  plusieurs 
nérations,  ordinairement  même  plusieurs  siècles, 
nt  nécessaires,  un  acte  de  volonté,  un  traité,  une 
nexion,  peuvent,  du  jour  au  lendemain,  créer  un 
at  ou  l'anéantir  :  ainsi,  par  exemple,  la  Belgique 
pris   naissance,   et,   plus  récemment,  la  Tchéco- 

Tome  III. 


Slovaquie  ou  la  Jougo-Slavie;  ainsi  disparurent,  au 
contraire,  la  Confédération  du  Rhin  ou  le  royaume 
de  Naples  ou  l'empire  d'Autriche-Hongrie. 

L'Etat,  au  surplus,  peut  subir  toutes  sortes  de 
changement  et  même  disparaître  sans  que  la  nation 
et  la  patrie  disparaissent  ou  changent.  Avec  ou  sans 
leur  indépendance,  la  Pologne,  l'Irlande  restent  des 
patries,  les  Irlandais  et  les  Polonais  des  nations.  La 
nation,  à  son  tour,  peut  se  modifier,  recevoir,  par 
exemple,  des  éléments  nojiveaux  à  la  suite  d'une 
invasion  ou  laisser  des  traditions  nouvelles  se  subs- 
tituer peu  à  peu  dans  son  sein  à  ses  traditions  an- 
ciennes, sans  que  la  patrie  soit  changée,  si  c'est 
toujours  le  même  pays  regarde  par  la  même  nation 
comme  l'héritage  de  ses  ancêtres.  Quand  la  nation 
se  fondrait  avec  d'autres  pour  former  une  nouvelle 
nation,  la  patrie  ne  disparaîtrait  pas  encore.  C'est 
assez,  pour  qu'elle  subsiste,  de  la  distinction  qui 
subsisterait  longtemps,  sinon  toujours,  dans  la  nation 
ainsi  formée,  entre  celles  qui  seraient  entrées  dans 
sa  composition.  Jusqu'aux  jours  de  Romulus  Augus- 
tule,  les  Gaulois  fidèles  à  lenipire  de  Rome  ont  eu  la 
Gaule  pour  patrie,  comme  ceux  qui  l'avaient  défen- 
due contre  César  aux  jours  de  Vercingétorix;  et  les 
Lorrains  ou  les  Bretons,  depuis  qu'ils  sont  devenus 
Français,  n'ont  pas  cessé  de  tenir  la  Bretagne  ou  la 
Lorraine,  avec  la  France,  pour  leurs  patries. 

11  se  peut  que  cette  fusion  de  plusieurs  nations  en 
une  seule  tire  son  origine  de  leur  groupement  en  un 
seul  Etat  :  cela  s'est  produit,  par  exemple,  pour  les 
peuples  réunis  sous  le  sceptre  de  Clovis.  La  patrie 
coïncide  alors  avec  le  territoire  de  l'Etat.  Il  en  est  de 
même  dans  le  cas,  plus  rare,  où  une  nation  homo- 
gène se  forme  en  Etat,  comme  le  peuple  d'Israël  en 
Palestine;  et  dans  le  cas,  fréquent  de  nos  jours,  où 
des  individus  de  nationalités  diverses,  mais  citoyens 
d'un  même  Etat,  comme  dans  les  républiques  amé- 
ricaines, au  Canada,  en  Australie,  unissent  par 
former  ensemble  une  nation.  Cette  coïncidence  favo- 
rise, à  coup  sur,  la  confusion  entre  l'Etat  et  la  patrie; 
elle  ne  l'autorise  pas.  Même  terre,  mêmes  hommes, 
mêmes  commencements,  même  vie;  mais  les  denx 
choses  restent  différentes  :  chacune  d'elles  garde  ses 
caractères  distinctifs  et  jamais  l'une  ne  répond  à  la 
définition  de  l'autre. 

Une  nation,  enfin,  peut  bien  n'avoir  pas  de  patrie. 
Les  Juifs,  en  Egypte,  n'en  avaient  pas;  dispersés,  ils 
n'en  ont  plus  depuis  dix-huit  siècles  :  ils  appartien- 
nent, sans  perdre  leur  nationalité  propre,  à  cent 
Etats  divers.  Les  nations  barbares  aussi,  qui  for- 
maient des  Etats  distincts,  furent  sans  patrie  pour 
la  plupart  tant  que  dura  la  période  des  grandes 
invasions.  Mais  il  n'en  reste  pas  moins  que,  parmi 
tous  les  changements  dont  je  viens  de  parler  et  qui 
peuvent  affecter  de  mille  manières  des  sociétés,  des 
nations,  des  Etats  et  des  patries,  l'idée  de  pairie 
demeure  immuable.  Partout,  toujours,  la  patrie  est 
l'héritage  de  la  nation.  Dès  qu'une  terre  répond  à 
cette  définition,  elle  devient  une  patrie.  Quelques 
transformations  qu'elle  subisse, quelques  vicissitudes 
que  la  nation  traverse,  elle  reste  la  patrie  de  cette 
nation  tant  que  la  même  définition  lui  reste  applica- 
ble; et  si  plusieurs  terres  y  répondent  en  même 
temps,  et  pour  les  mêmes  hommes,  elles  sont  à  la  fois 
les  patries  de  ces  hommes-là. 

B)  On  peut  définir  le  nationalisme  comme  étant 
l'ensemble  des  sentiments,  des  idées  et  des  actes  qui 
tendent  à  conserver  la  nation,  à  la  développer  et  à 
obtenir,  des  individus  et  des  collectivités  qui  entrent 
en  rapport  avec  elle,  leur  respect  pour  ses  droits  et 
leur  aide  pour  ses  intérêts.  Dans  le  cas  où  il  s'agit 
des  rapports  de  la  nation  avec  l'Etat  dont  elle  f;iit 
partie,  seule  ou  avec  d'autres,  —  et  c'est  le  cas  le  plus 

61 


1603 


PATRIE 


16 


intéressant  et  le  plus  important,  —  le  nationalisme 
tend  donc  naturellement  à  subordonner  au  patrio- 
tisme tout  l'ensemble  et  tout  le  détail  de  la  politique 
intérieure  et  extérieure  de  cet  Elat.  Il  en  résulte  que 
les  distinctions  et  les  bornes  posées  par  la  théorie 
scienlilique  du  patriotisme  s'imposent  également  au 
nationalisme.  Les  conséquences  de  ce  principe  sont 
considérables.  Je  noterai  seulement  ici  celles  qui  ont 
le  plus  d'intérêt  présentement. 

a)  La  nation  et  sa  patrie  n'ayant  pas  de  frontières 
déterminées  et  l'Etat  n'ayant  d'autres  frontières  de 
droit  que  celles  qui  lui  ont  été  ou  lui  sont  imposées 
en  fait  sans  violation  de  ses  droits,  la  théorie  dite 
des  frontières  naturelles  est  dépourvue  de  tout  fon- 
dement scientifique  ou  juridique.  Elle  vaut,  en  droit, 
exactement  ce  que  raient  les  raisons  de  fait  en  vertu 
desquelles  les  frontières  dites  «  naturelles  »  sont 
réclamées  dans  chaque  cas  particulier.  Cette  récla- 
mation peut  être  juste,  mais  elle  ne  l'est  pas  néces- 
sairement dans  tous  les  cas  et  par  cela  seul  que  l'on 
démontre  ou  prétend  démontrer  que  les  frontières 
en  question  sont  «  naturelles  ».  On  ne  saurait  donc 
approuver  un  nationalisme  qui  travaillerait,  sans 
autre  motif  valable,  à  l'extension  de  l'Etat  national 
jusqu'à  ses  «  frontières  naturelles  ». 

/))  La  nation  et  la  patrie  ne  se  confondant  pas 
nécessairement  avec  l'Etat,  le  principe  des  nationa- 
lités, qui  pose  le  droit  de  toute  nation  à  se  constituer 
en  Etat  ou,  selon  une  formule  plus  récente  et  plus 
compréhensive,  le  droit  des  peuples  à  disposer  d'eux- 
mêmes,  n'a  aucun  fondement  scientilique  ou  juridi- 
que naturel.  U  se  peut  qu'une  nation,  incorporée 
dans  un  Etat  avec  sa  patrie,  ait  le  droit  de  se  séjiarer 
de  cet  Elat  pour  s'incorporer  à  un  autre  ou  former 
un  nouvel  Etat;  mais  ce  ne  sera  jamais  en  vertu  du 
préten.lu  principe  des  nationalités  ni  du  prétendu 
droit  des  peuples  à  disposer  d'eux-mêmes.  Ce  sera 
en  vertu  de  circonstances  accidentelles  qui  l'auront 
déliée  de  ses  devoirs  envers  l'Etal  auquel  elle  est 
incorporée  ou  qui  auront  rendu  celle  incorporation 
illégitime  (voir  ci-dessus  :  Paix  et  Guerre,  p.  I2y6). 

Lorsque  l'Etat  et  la  nation  ne  coïncident  pas,  et  à 
supposer  que  l'incorporation  de  la  nation  à  l'Etat  ait 
été  dès  l'origine  ou  soit  devenue  plus  tard  légitime, 
l'Etat  a  le  devoir  de  reconnaître  et  de  sauvegarder 
l'existence  et  les  intérêts  de  la  nation  qui  lui  est 
incorporée  en  totalité  ou  en  partie,  et  cela  dans  toute 
la  mesure  compatible  avec  son  existence,  à  lui,  et 
ses  intérêts  les  plus  généraux,  parce  que  l'Etat  n'a 
pour  raison  d'être  que  sa  mission  de  procurer  le  bien 
commun  de  ses  membres,  individus  ou  collectivités, 
ce  qui  l'oblige  tout  d'abord  à  respecter  leur  existence 
et  à  servir  les  intérêts  de  chacun  d'eux  dans  la  me- 
sure compatible  avec  l'intérêt  de  tous.  L'Etat  a  aussi 
le  devoir  de  faire,  dans  son  sein,  à  cette  nation,  une 
place  en  rapport  avec  les  services  qu'elle  lui  rend. 
Ses  obligations  et,  par  conséquent,  les  droits  de  la 
nation  vis-à-vis  de  lui,  ne  vont  pas  plus  loin.  S'il 
cesse  de  remplir  ses  devoirs,  la  nation  est  en  droit 
d'agir  pour  l'y  contraindre  :  c'est  le  droit  de  tout 
opprimé  contre  un  injuste  oppresseur.  Si  cette  action 
reste  sans  effet  et  si  la  sécession  apparaît  manifeste- 
ment, d'une  part,  comme  réalisable  sans  que  la 
nation  opprimée  en  soutire  plus  que  de  l'oppression  ; 
d'autre  part,  comme  le  seul  moyen  qui  puisse  sous- 
traire la  nation  à  cette  oppression  injuste;  alors 
seulement,  la  nation  a  le  droit  de  «  disposer  d'elle- 
même  »  pour  former  un  nouvel  Etat  ou  s'incorporer 
à  un  autre. 

Que  s'il  s'agit,  pour  la  nation,  non  plus  de  se  sépa- 
rer de  l'Etat  dont  elle  fait  partie,  mais  de  ne  pas  être 
incorporée  malgré  elle  à  un  autre  Etat  par  conven- 
tion ou  conquête  (annexion),  il  y  a  lieu  de  faire  une 


distinction.  Dans  le  cas  de  cession  amiable,  l'E 
cédant  ne  fait  qu'user  de  son  droit  et,  par  suite, 
nation  ou  partie  de  nation  cédée  ne  peut  îégitimemt 
rien  faire  pour  s'opposer  à  la  cession,  quand  ce 
cession  est  nécessaire  pour  assurer  l'existence  ou 
intérêts  majeurs  de  l'Etat  cédant,  car  on  est  ak 
dans  un  cas  où  l'intérêt  particulier  d'un  membre 
l'Etat  (la  nation  cédée)  doit  être  sacrifié  à  l'intéi 
général.  Dans  le  cas  d'annexioffo  la  suite  d'une  guen 
le  vaincu  a  toujours  le  droit  de  s'assurer  la  pai.x 
prix  de  cette  annexion;  quant  au  vainqueur,  il  < 
aussi  dans  son  droit  si  l'annexion  est  justifiée  p 
une  des  raisons  qui  légitiment  la  guerre  elle-mêi 
(légitime  défense;  nécessité  de  se  faire  justice  à  s^ 
même  à  raison  d'un  droit  violé  ou  d'un  domma 
injustement  subi  ;  nécessité  d'user  de  contrainte  co 
tre  l'Klat  adverse  pour  l'empêcher  de  commettre 
mal.  Voir  ci-après,  III,  3°,  n"  8  et  g  et  ci-dessus  Pa 
ET  GuERRK,  126';,  ij68.  La  question  du  principe  d 
nationalités  est  traitée  avec  ampleur  dans  l'ouvra 
de  U.  .loHANNET  cité  à  la  bibliogr.  ci-après  et  qui  t 
à  consulter). 

c)  De  ce  qui  précède,  il  résulte  que  les  exigenc 
du  nationalisme  et  du  patriotisme  se  trouvent  pi 
niées,  en  certains  cas,  par  les  devoirs  de  l'indivic 
ou  des  collectivités  envers  l'Etat  dont  ils  font  parti 
Elles  ne  sauraient  donc  être  considérées  comme  abs 
lues.  Elles  doivent  céder,  notamment,  c'est  l'éviden 
même,  devant  celles  qui  priment  les  devoirs  c 
citoyen  par  lesquels  elles  sont  primées.  Telles  son 
en  particulier,  toutes  celles  qui  dérivent  de  l'un  di 
deux  grands  principes  de  la  liberté  humaine  dai 
l'ordre  social  :  —  «  Rendez  à  César  ce  qui  est  à  Césj 
et  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu.  —  On  doit  obéir  à  Die 
plutôt  qu'aux  hommes.  »  Ni  le  civisme  ou  le  loyi 
lisme  politique,  ni  le  patriotisme  national  ne  sai 
raient,  par  exemple,  légitimer  une  injustice,  mên 
en  la  légalisant,  ni  dispenser  un  catholique  d'obéi 
en  matière  religieuse,  aux  ordres  de  l'autorité  eccl. 
siastique  compétente. 

C'est  ce  qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  quand  o 
parle,  comme  on  le  fait  si  souvent  et  avec  raisoi 
depuis  1914.  de  j  l'union  sacrée  »  nécessaire  au  sali 
de  l'Etat  et  de  la  patrie.  Pratiquer  celte  union  es 
pour  tous  les  Français,  un  devoir  civique  et  patrie 
tique  tout  ensemble  ;  mais  cela  ne  saurait  implique 
pour  aucun  d'eux  le  devoir  ni  la  permission  d'er 
freindre  la  loi  morale  ou  de  renier  leurs  croyance 
religieuses,  ne  fiil-ce  qu'en  les  dissimulant  ou  e: 
acceptant  ce  qu'elles  condamnent. 

Trop  de  gens  ont  conçu  l'union  sacrée  conim 
Rousseau  concevait  le  contrat  social  :  une  collabo- 
ration rendue  possible  par  une  abdication  générale 
Chacun  renoncerait  à  sa  liberté,  à  ses  droits,  à  se; 
convictions,  pour  ne  plus  s'occuper  que  de  défendri 
la  patrie,  la  nation,  l'Etat;  puis  de  les  faire  triom- 
pher et,  enfin,  de  leur  assurer  les  profits  de  cettt 
victoire.  Cette  conception  n'est  pas  seulement  chi- 
mérique; elle  est  monstrueuse.  Loin  d'exiger  une 
abdication,  l'union  sacrée  n'exige  même  pas  un 
retranchement  quelconque.  Ce  n'est  pas  dans  ce  que 
chacun  croit,  pense  ou  veut,  qu'elle  exige  un  chan- 
gement, mais  seulement  dans  la  façon  dont  chacun 
considérait  et  traitait  jadis  ceux  de  ses  compatriotes 
qui  croyaient,  pensaient  ou  voulaient  autre  chose. 
Et  encore,  en  cela,  comme  l'écrivait  naguère  un 
homme  politique  de  premier  plan,  «  il  ne  faut  pas 
parler  de  tolérance,  —  la  tolérance  est  une  conces- 
sion,—  mais  de  liberté,  — elle  estun  droit  inaliénable. 
Est-il  besoin,  ajoutait-il,  d'un  si  grand  effort  pour 
s'aimer  et  se  respecter  les  uns  les  autres  ?  »  (Bar- 
THOD,  Revue  hebdomadaire,  10  mai  1919,  p.  i58). 
Cel  amour,  ce  respect  entre  concitoyens,  suffisent  à 


605 


PATRIE 


1606 


union  sacrée.  Elle  n'exige  pas  que  nos  divergences 
aient  abolies  ou  seulement  dissimulées.  Vouloir 
ue  le  feu  et  l'eau  se  réconcilient  en  se  mélangeant 
t  prennent  les  qualités  l'un  de  l'autre,  c'est  pure 
bimère.  Prétendre  les  associer  en  réduisant,  dans 
bacun  d'eux,  au  minimum  les  qualités  qui  les  oppo- 
ent,  c'estrendre  leurassocialion  décevante,  illusoire 
,  L  complètement  stérile.  11  faut,  au  contraire,  les 
nir  avec  toutes  leurs  qualités,  l'eau  très  pure,  le 
■u  très  ardent,  dans  une  organisation  qui  facilite 
■ur  accord  et  rende  leur  collaboration  edicace  : 
lors  la  machine  marcliera  vile  et  bien  et  longtemps, 
our  le  plus  grand  proUt  de  tous. 
Ainsi  les  Français  de  toutes  les  couleurs  peuvent 
'.  doivent  s'associer  à  l'heure  actuelle  sur  le  terrain 
u  patriotisme,  sans  rien  saerilier  de  leurs  opinions 
i  de  leurs  croyances,  en  les  atlîrmanl  au  contraire, 
jur  apporter  plus  eflicacement  à  l'œuvre  commune 
•-  qui  peut  en  elles  y  contribuer.  Ce  n'est  pas  la 
vergence  qu'il  faut  chercher  à  faire  disparaître  par 
;s  sacrifices  d'opinion  que  tout  homme  de  cœur, 
■aiment  convaincu  de  ce  qu'il  professe,  supportera 
'ee  d'autant  plus  de  peine  ou  refusera  avec  d'autant 
us  de  violence  que  ses  convictions  seront  plus  pro- 
ndes,  plusvivaces,  et  sa  personne,  en  conséquence, 
us  respectable.  Ce  qu'il  faut  faire  disparaître,  c'est 
préjugé  qui  nous  faisait  voir  un  ennemi  et, 
ir  suite,  un  scélérat  ou  un  imbécile,  dans  tout 
jmme  qui  ne  pensait  pas  comme  nous.  La  guerre 
détruit  ce  préjugé  dans  beaucoup  d'esprits  en  leur 
iposant  la  constatation  du  contraire  et  celle  de  la 
alernité  profonde  qui,  sous  ces  divergences,  unit 
us  les  Français.  Elle  a  porté  un  coup  violenta  l'es- 
•it  de  parti  qui  fut  toujours  le  grand  Iléau  de  notre 
ce.  A  nous, catholiques,  de  travailler  de  toutes  nos 
rces  pour  que  ce  coup  soit  mortel.  Car  rien  n  est 
us  opposé  que  l'esprit  de  parti  à  l'esprit  de  l'Evan- 
le.  C'est  un  esprit  de  lutte  et  de  haine  contré  les 
^rsonnes,  alors  que  l'esprit  de  l'Evangile,  irréduc- 
i)le  sur  la  doctrine  et  hostile  seulement  aux  gens  de 
auvaise  volonté  et  de  mauvaise  foi,  est  un  esprit 
amour,  de  respect  et  de  paix  entre  tous  les  hommes, 
us  appelés  par  le  même  Père  au  même  royaume 
ernel. 

Les  catholiques  doivent  donc  entrer  dans  l'union 
icrée  pour  aider  à  l'étendre  et  à  la  parfaire;  mais 
3  doivent  y  entrer  drapeau  déployé,  sans  abdiquer 
urs  droits,  sans  diminuer  ni  taire  leur  doctrine, 
ins  hostilité  aveugle  contre  ceux  que  leur  drapeau 
e  rallie  pas,  mais  aussi  sans  faire,  à  ceux  dont 
tiostilité  n'a  pas  désarmé  et  se  dissimule,  une  ini- 
"udente  confiance.  Le  libéralisme  et  le  sectarisme 
it  l'un  et  l'autre  fait  leur  temps  parce  qu'ils  ont  fait 
urs  preuves  de  malfaisance,  encore  qu'ils  n'aient 
.é  bien  souvent,  dans  nos  milieux  catholiques,  que 
1  déviation  inconsciente  d'intentions  bonnes  et 
roites  ou  l'illusion  d'esprits  ardents  dupes  de  cœurs 
•op  généreux.  L'expérience  a  prouvé  que  l'un  de 
.;s  deux  excès  éloignait  de  notre  cause  trop  d'âmes 
aturellement  chrétiennes  et  qui  l'auraient,  sans 
;la.  d'abord  aimée  et,  plus  tard  peut-être,  servie; 
indis  que  l'autre  excès,  loin  d'apaiser  ses  ennemis, 
ugnientait  leur  assurance  et  la  désarmait  devant 
IX.  L'expérience  a  prouvé  aussi  que  l'hostilité  du 
lus  grand  nombre  contre  la  foi  tenait  à  leurs  pré- 
igés,  à  leurs  ignorances  et,  surtout,  à  ce  que,  eux  et 
ou-^.  chacun  cloîtré  dans  son  parti,  nous  ne  nous 
)nriaissions  pas. 

Lu  guerre,  la  camaraderie  du  front,  «  l'amitié  des 
■anchées  o,  celle  des  régions  envahies,  le  mélange 
t  l'union,  un  peu  partout,  de  gens  de  toutes  les 
pin  ions  et  de  toutes  les  classes  en  face  du  péril 
ommun,  dans  la  tâche  nationale,  ont  changé  ou  fait 


disparaître  tout  cela  dans  une  assez  large  mesure. 
L'union  sacrée  est  devenue  possible  et  la  France  y  a 
pris  goùl  parce  que  l'instinct  de  la  conservation  la 
lui  fait  sentir  nécessaire,  non  seulement  l'union 
sacrée  de  la  guerre,  qui  lit  trêve  à  nos  discordes  pour 
nous  dresser  tous  ensemble  contre  les  envahisseurs, 
mais  l'union  sacrée  de  la  paix,  qui  doit  nous  associer 
tous  ensemble  pour  le  relèvement  national.  U  faut 
qu'elle  se  maintienne  et  entre  dans  nos  mœurs  en 
restant  bien  comprise,  en  devenant  mieux  comprise 
encore. 

Nos  lecteurs  se  rendent  compte,  du  reste,  que  si 
nous  avons  abordé  ici  cette  question  et  tenté  de  la 
mettre  au  point,  c'est  qu'elle  ne  concerne  pas  seule- 
ment la  France  et  les  Français  de  igai.  Elle  peut  se 
poser  à  toute  époque  et  en  tout  pays  ;  elle  doit  tou- 
jours et  partout  être  résolue  de  la  même  manière. 

III.  L'iNTERNATioNALisMB.  —  1°  luternatioruilisnie 
et  aitti patriotisme.  —  On  a  généralement  tendance 
à  croire,  quand  on  ne  le  croit  pas  tout  à  fait,  que 
l'internationalisme  engendre  naturellement,  sinon 
nécessairement,  l'antipatriotisme,  soit  en  lui-même, 
soit  parce  que,  en  devenant  internationaliste,  on 
cesserait  de  mettre  le  patriotisme  au  premier  rang 
des  vertus  sociales  et  des  sentiments  humains.  Si 
cette  tendance  prévaut,  il  en  sera  du  mot  «  interna- 
tionalisme »  comme  de  plusieurs  autres  :  détourné 
de  son  sens  naturel,  il  Unira  par  ne  plus  désigner 
que  des  erreurs  malfaisantes  et  celles-ci  béné- 
ficieront des  dispositions  sympathiques  éveillées  dès 
l'abord  dans  les  esprits  par  les  idées  salutaires  et 
justes  que  ce  sens  naturel  évoque.  Que  l'on  reproche 
à  l'Eglise  d'être,  en  doctrine  ou  en  pratique,  trop 
internationaliste  ou  pas  assez,  l'apologiste,  en  répon- 
dant à  ce  grief,  fera  donc  timjours  bien  de  commencer 
par  quelques  définitions  précises. 

Au  sens  propre  du  mot,  l'internationalisme 
est  un  système  qui  pose  comme  théoriquement  néces- 
saire et  tend  à  réaliser  pratiquement  une  entente 
entre  des  nations  et  des  Etals  en  aussi  grand  nom- 
bre que  possible,  —  intei  nationes,  —  pour  la  satis- 
faction de  leurs  besoins,  la  conciliation  de  leurs  inté- 
rêts et  le  règlement  amiable  de  leurs  différends. 
Loin  de  s'opposer  au  nationalisme  et  au  patrio- 
tisme, l'internationalisme  ainsi  défini  les  suppose  et 
ne  tend  à  rien  de  plus  qu'à  les  maintenir  dans  leurs 
justes  limites  en  faisant  disparaître  ce  qui  pourrait 
les  induire  à  s'en  affranchir  :  besoin,  intérêt  ou 
occasion.  II  s'accorde  ainsi  avec  la  théorie  scientifi- 
que du  patriotisme.  D'autre  part,  il  n'est  manifeste- 
ment qu'une  application  de  la  loi  de  charité  ou  de 
fraternité  humaine  àlaquelleles  sociétés,  —  nations 
ou  autres,  —  sont  soumises  comme  les  individus, 
par  la  raison  bien  simple  qu'elles  ne  sont  autres 
choses  que  leurs  membres  eux-mêmes,  considérés 
tous  ensemble  en  tant  qu'associés.  On  doit  donc  le 
regarder,  non  seulement  comme  légitime  et  raison- 
nable, mais  encore  comme  obligatoire  et  salutaire. 

Parmi  ses  multiples  formes,  par  conséquent,  celles 
qui  répondent  à  la  définition  que  nous  venons  de 
poser  sont  louables  ;  celles  qui  s'en  écartent  plus  ou 
moins  sont  plus  ou  moins  condamnables,  soit 
qu'elles  méconnaissent  les  droits  des  individus,  des 
sociétés,  des  nations  ou  des  Eiats;  soit  qu'elles  ne 
tiennent  pas  suffisamment  compte  de  leurs  besoins 
et  de  leurs  intérêts  légitimes;  soit  qu'elles  violent  la 
loi  de  charité,  en  préconisant  des  moyens  d'action 
que  celte  loi  interdit  ou  en  ne  respectant  pas  l'ordre 
de  préférence  qu'elle  établit  pour  chacun  de  nous 
entre  les  hommes  en  nous  ordonnant  de  les  aimer 
tous. 

On  aurait  donc  tort  de  parler  toujours  au  singu- 


1607 


PATRIE 


1608 


lier  de  l'internationalisme.  Les  internationalismes 
sont  plusieurs  et,  dans  le  nombre,  il  en  est  de  rai- 
sonnables et  de  bienfaisants.  Ceux-là  mêmes  qui  ne 
le  sont  pas  et  qui  encourent  l'un  ou  l'autre  des  repro- 
ches que  nous  venons  d'énumérer  ou  tous  ces  repro- 
ches ensemble,  ne  sont  pas  faits  que  de  mensonges 
et  d'erreurs.  Il  faut  se  garder  de  rejeter  en  bloc, 
comme  servant  de  masque  à  l'égoisme  antisocial  des 
individus  et  des  partis,  toutes  les  idées  de  solidarité 
humaine,  de  paix,  de  fraternité  universelles,  que  les 
antipatriotes  opposent  à  l'idée  de  patrie  pour  les 
exploiter  contre  elle.  La  faveur  dont  elles  jouissent 
est  faite  sans  doute,  pour  une  grande  part,  d'hypo- 
crisie et,  pour  beaucoup  aussi,  d'illusions;  mais 
parmi  ces  illusions,  il  en  est  de  généreuses  et  l'on 
trouve,  à  côté  d'elles,  un  certain  nombre  d'idées, 
généreuses  aussi,  qui  ne  sont  pas  des  illusions. 

La  faiblesse  de  ces  internationalismes  néfastes  et 
de  l'anlipatriotisme,  qu'ils  professent  à  peu  près 
tous,  est,  d'une  part,  dans  leur  origine  et,  d'autre 
part,  dans  leur  argumentation  contre  la  patrie.  C'est 
par  là  qu'il  faut  les  attaquer  pour  bien  se  défendre 
contre  eux. 

Leur  origine?  Elle  est  dans  ce  que  Louis  Veuil- 
LoT  appelait  si  bien  «  le  cœur  arrogant  et  bas  de 
l'homme  qui  se  fait  Dieu».  L'égoisme  et  l'orgueil,  — 
ces  deux  ennemis  nés  de  la  «  cité  de  Dieu  »,  —  sont 
aussi  les  ennemis  nés  du  patriotisme  et  de  la  patrie. 
Ils  ont  horreur  de  l'obéissance,  de  la  gêne,  de  la 
douleur  et  de  la  mort,  qu'ils  considèrent  comme  les 
pires  des  maux,  alors  que  la  vie  sociale  et  la  vraie 
fraternité  sont  faites  de  ces  sacriûces.  Ils  proclament 
le  droit  de  l'homme  à  «  vivre  sa  vie  »  sans  autre 
règle  que  la  raison,  indépendante  et  souveraine  ;  et 
de  ce  rationalisme  antisocial  naissent  aussitôt  l'es- 
prit d'individualisme  et  l'esprit  de  libre  examen,  dis- 
solvants terribles  de  toute  morale,  de  toute  croyance 
et,  par  suite,  de  toute  patrie.  «  Car,  observe  à  bon 
droit  Brumbtikrb,  à  qui  la  raison  raisonnante,  »  — 
ajoutons  :  sans  autresclarlés  que  les  siennes  —  «  à  qui 
la  raison  qui  calcule  a-t-elle  jamais  conseillé...  de  se 
dévouer  aux  intérêts  des  générations  qu'il  ne  con- 
naîtra pas  ?  à  qui,  de  donner  sa  fortune  ou  sa  vie 
pour  la  liberté,  pour  la  justice,  pour  la  vérité?  A 
personne,  vous  le  savez  bien!  Ce  qui  est  «  raisonna- 
ble »  et  surtout  n  rationnel  »,  c'est  de  songer  d'abord 
à  soi!  Ce  qui  est  «  rationnel»,  dès  qu'on  le  peut 
sans  danger,  c'est  de  s'excepter  soi-même  du  malheur 
ou  <lu  deuil  publics  !  Et  n'a-t-on  pas  vvi  des  gens 
très  sages  en  tirer  prolit?  Ce  qui  est  n  rationnel  x, 
c'est  de  jouir  de  la  vie  présente,  car  qui  sait  si  le 
monde  durera  jusqu'à  demain?  Et  toutes  ces  choses 
«  rationnelles  »  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus  contradic- 
toire à  l'idée  de  patrie.  »  {Discours  de  combat.  L'idée 
de  patrie) 

Plus  d'attache  au  sol,  en  effet,  plus  de  lien  avec  les 
ancêtres,  plus  de  solidarité  ni  de  conscience  natio- 
nales, si  l'individualisme  l'emporte  :  et  c'est  pour 
cela  que  la  Révolution,  faisant  table  rase  du  passé, 
divinisant  la  raison,  exaltant  l'individu,  devait  fata- 
lement aboutir  à  la  négation  de  la  patrie  et  à  la  dis- 
solution de  la  nation.  Rien  de  plus  convaincant,  à 
cet  égard,  que  le  langage  des  révolutionnaires  d'hier 
et  d'aujourd'hui,  Gdèles  continuateurs  du  jacobi- 
nisme d'autrefois.  Sans  le  chercher  dans  les  feuilles 
du  i  défaitisme  »  ou  du  «  bolchevisme  »  contem- 
porain, je  le  prendrai  dans  une  enquête  ouverte 
en  igoS  par  une  revue  sérieuse  et  à  prétentions  scien- 
tifiques, Le  Mouvement  socialiste.  Voici  ce  que  l'on 
put  y  lire: 

«  Que  le  prolétaire  se  fasse  une  obligation  irrai- 
sonnée d'aimer  sa  patrie,  c'est  le  comble  de  labétise 
et  de  l'inconscience.  On    ne   peut  aimer  que  ce  que 


\'on  possède  en  propre,  ce  qui  procure  quelque  joie 
ou  écarte  toute  peine,  toute  souffrance,  toute  insé- 
curité. Tel  n'est  pas  le  cas  de  l'ouvrier,  qui  ne  con- 
naît de  la  patrie  que  les  lourdes  charges  qu'on  lui 
impose  en  son  nom.  »  Ainsi  parlait  le  citoyen  Vil- 
leval,  secrétaire  des  correcteurs  typographes  de 
Paris,  it  La  Patrie  est  une  question  de  sentiment;  le 
sentiment,  lorsqu'il  est  raisonné,  est  une  question 
d'intérêt;  la  palrieest  donc  une  question  d'intérêt .» 
Ce  beau  sorite  est  du  citoyen  Yvetot.  «  L'ouvrier 
ne  peut  pas  être  patriote...  car  son  raisonnement  de 
prolétaire...  lui  dit  que  tous  les  travailleurs  sont 
frères  et  que  sa  véritable  patrie  est  où  il  trouve  le 
summum  de  bien-être  et  de  liberté  »  :  c'était  le  citoyen 
Hervier,  secrétaire  de  la  bourse  du  travail  de  Bour- 
ges, qui  le  déclarait.  Tel  était  aussi  l'avis  du  citoyen 
Richaud,  secrétaire  de  la  bourse  du  travail  de  La 
Seyne,  près  Toulon  :  k  La  patrie  des  ouvriers?  di- 
sait-il; c'est  leur  ventre  et  celui  de  leur  famille.  » 
«  C'est  le  lieu  où  ils  mangent  »,  déclarait  le  citoyen 
Robert,  secrétaire  de  la  fédération  des  syndicats  de 
peinture.  Le  citoyen  Niel,  secrétaire  de  la  bourse  du 
travail  de  Montpellier,  ne  pensait  pas  autrement  : 
«  L'ouvrier  qui  aimerait  sa  patrie  avant  d'aimer  sa 
classe  sociale,  expliquait-il,  serait  celui  qui  attri- 
buerait plus  de  valeur  aux  besoins  moraux  du  cœur 
qu'aux  besoins  matériels  de  l'estomac,  ce  qui  nous 
parait  irrationnel  et  antinaturel.  «  Et  le  citoyen  Ve- 
del,  secrétaire  de  la  botirse  du  travail  de  Thiers,  en 
était  assez  convaincu  pour  ne  pas  pouvoir  imaginer 
même  qu'il  pût  u  venir  à  l'idée  d'aucun  prolétaire 
conscient  de  risc|uer  sa  vie,  sa  santé,  ce  qu'il  a  de 
plus  précieux,  ce  qui  ne  peut  se  remplacer,  pour  une 
patriedont  il  n'a  à  retirer  aucunavantage  ».  (Année 
igoS,  p.  6g,  466,  ao6,  325,  222,  462,  65) 

Voilà  le  langage  de  ces  gens  là  .il  n'a  pas  changé 
depuis  lors.  Rien  ne  révèle  mieux  l'individualisme 
forcené  qui  fait  le  fond  de  leur  doctrine  et  qu'ils  dis- 
simulent sous  tant  de  mots  d'un  sens  contraire  : 
syndicalisme,  solidarisrae,  socialisme,  collectivisme, 
humanitarisme.  Au  fond,  d'ailleurs,  ni  le  capita- 
lisme n'appliq<ie  une  autre  doctrine  lorsqu'il  trans- 
forme les  Etats  et  les  patries  eninstruments  de  lutte 
économique  ou,  comme  l'écrivait  le  député  Guieysse 
dans  le  .Mouvement  socialiste,  n  en  vastes  associa- 
tions de  financiers,  de  commerçants  et  de  chefs  d'in- 
dustrie pour  la  conquête  du  marché  universel  c  ; 
ni  les  intellectuels  ne  raisonnent  dune  autre  façon 
lorsqu'ils  prétendent  conférer  à  chaque  petit  groupe 
humain  et  à  chaque  individu  le  droit  de  choisir  sa 
patrie  ou  de  n  en  vouloir  aucune  ou  de  s'en  faire 
une  à  sa  fantaisie.  L'égoisme  du  cerveau  n'est  pas 
d'une  autre  essence  que  celui  du  portefeuille  ou  de 
l'estomac  ;  et  le  libre  examen  ou  la  libre  pensée, 
dont  il  se  réclame,  n'ont  rien  de  moins  perni- 
cieux. 

Quant  à  l'argumentation  de  tous  ces  anlipatriotes 
contre  la  patrie,  elle  se  fonde  toujours  sur  le  même 
sophisme  :  la  patrie  n'aurait  pas  de  réalité  exté- 
rieure; à  l'idée  de  patrie,  rien  ne  correspondrait  en 
dehors  de  nous;  ce  serait  une  création  arbitraire  de 
notre  esprit,  un  i)réjugé  sans  fondement.  Voilà  leur 
point  de  départ  commun.  Ils  cherchent  ensuite  com- 
ment ce  préjugé  a  pu  naître,  pourquoi  il  s'est  enra- 
ciné. C'est  alors  qu'ils  se  partagent  sans  s'opposer, 
chacun  cherchant  une  explication  dans  le  domaine 
habituel  de  ses  préoccupations.  S'ils  en  veulent  à  la 
propriété,  la  patrie  est  à  leurs  yeux  une  invention 
machiavélique  des  possédants.  S'ils  en  veulent  à 
l'autorité  ou  seulement  à  la  discipline  ou  à  la  guerre, 
la  patrie  est,  à  les  entendre,  un  préjugé  introduit 
par  les  gouvernants  dans  l'âme  populaire  au  moyen 
d'un  enseignement    tendancieux    pour   se  procurer 


1609 


PATRIE 


1610 


les  troupes  nécessaires,  non  plus,  comme  dans  le 
cas  des  possédants,  pour  la  défense  de  leurs  pro- 
priétés, mais  pour  le  dénouement  de  leurs  intrigues 
et  le  succès  de  leurs  ambitions.  S'ils  ont,  comme  les 
intellectuels,  la  marotte  de  révolution,  c'est  à  elle 
qu'ils  rapportent  l'origine  de  l'idée  de  patrie.  Ce 
n'est  pas  seulement  la  forme  de  l'Etat  ou  l'étendue 
de  la  patrie  qui  est  variable,  s'il  faut  les  en  croire; 
c'est  l'idée  même  de  patrie  qui  se  transforme.  On  l'a 
conçue  d'abord,  disent-ils,  en  fonction  de  la  race, 
puisde  la  religion,  puisde  la  politique  ;  et,  successi- 
vement, le  nom  de  pairie  a  été  donné  au  territoire 
habité  par  les  hommes  du  même  sang-,  de  la  même 
croyance,  de  la  même  cité.  Aujourd'hui,  la  patrie 
se  présente  généralement  comme  le  domaine  d'une 
grande  association  économique,  énorme  coopérative 
de  production  et  de  consommation.  C'est  un  progrès, 
ajoutent-ils  ;  car  les  intérêts  économiques  collectifs 
sont,  pour  l'idée  de  patrie,  une  base  autrement  sé- 
rieuse, solide  et  rationnelle  que  le  lien  vague,  et 
d'ailleurs  hypothétique,  du  sang;  ou  les  superstitions 
vaines  entretenues  dans  un  but  intéressé  par  la 
caste  sacerdotale;  ouïes  intérêts  politiques,  trompe- 
l'oeil  sous  lequel,  presque  toujours,  se  dissimulent 
les  intérêts  des  gouvernants.  Le  progrès  se  pour- 
suivra, du  reste,  assurent-ils.  L'évolution  continue  : 
déjà  l'on  peut  en  pressentir  le  terme.  Bientôt,  la 
patrie  sera  généralement  conçue  comme  une  so- 
ciété tout  intellectuelle,  une  sorte  d'Eglise  laïque 
fondée  sur  la  communauté  de  pensée,  et  qui  englo- 
bera l'humanité  tout  entière,  le  jour  oii  le  progrès 
des  lumières  aura  unilié  la  pensée  de  tous  les  hom- 
mes dans  la  science,  alors  sans  mystères. 

Atout  cela,  la  théorie  scientifique  du  patriotisme 
fournit  la  réponse.  Une  nous  reste  donc  qu'à  définir 
sommairement  les  diverses  formes  de  l'internatio- 
nalisme contemporain,  en  notant  brièvement  leur 
attitude  vis-à-visde  l'idée  depatrie  et  du  patriotisme. 

2»  Principales  formes  de  l'internationalisme.  — 
On  peut  distinguer  deux  sortes  d'internationalisme: 

A)  celui  qui  se  définit  complètement  par  la 
façon  dont  ses  adeptes  conçoivent  et  sentent  le  lien 
personnel  qui  les  unit  au  reste  du  genre  humain  : 
nous  l'appellerons  internationalisme  spéculatif;  — 

B)  celui  qui  se  définit  comme  une  association  de 
fait  ou  de  consentement  entre  adeptes  de  l'interna- 
tionalisme spéculatif  en  vue  de  le  réaliser  dans  l'un 
des  domaines  de  l'activité  humaine  par  une  organi- 
sation appropriée.  Nous  l'appellerons  internationa- 
lisme pratique. 

A)  Internationalisme  spéculatif.  —  On  confond 
souvent  ensemble  les  trois  formes  de  l'internationa- 
lisme spéculatif,  qui  sont  :  le  cosmopolitisme, 
l'humanisme  et  l'humanitarisme.  11  est  même  arrivé 
que  des  écrivains  rétléchis  et  sachant  leur  langue 
ont  pris  ces  trois  mots  pour  synonymes  (v.  g. 
GoYAC,  op.  cit.  ci-aprês,  bibliographie).  Nous 
croyons  devoir,  cependant,  les  appliquer  à  des 
choses  distinctes  quoique  semblables. 

a)  Cosmopolitisme.  —  Etymologiqueraent,  le  cos- 
mopolitisme est  l'attitude  de  celui  qui  dit,  avec 
Cicéron,  «  Civis  sum  totius  mundi  »  ou  «  Je  suis  con- 
citoyen de  tout  homme  qui  pense  »  —  et  tous  les 
hommes  pensent,  n'en  déplaise  à  ce  «  penseur  j  I 
C'estle  fait  déconsidérer  le  monde  (cosmos)  comme 
une  seule  cité  (polis)  et  tous  les  hommes  comme 
concitoyens.  L'humanisme  et  l'humanitarisme  sont 
des  variétés  du  cosmopolitisme  ainsi  défini;  et,  de 
même,  l'internationalisme.  A  l'usage,  toutefois,  le 
mot  a  perdu  de  sa  précision  et  il  en  est  venu  à  dési- 
gner, plus  vaguement,  le  goût  et  l'habitude  d'avoir 
des  relations  avec  l'étranger,  de  l'imiter,  de  lui  em- 
prunter ceci  ou  cela  et   de  subir  son   influence.  C'est 


en  ce  sens  que  nous  l'entendons  ici.  Il  est  manifes- 
tement compatible  avec  le  nationalisme  et  le  patrio- 
tisme. «  C'est  l'action  bien  innocente  d'ouvrir  la 
fenêtre,  de  laisser  entrer  l'air  et  de  regarder  le  vaste 
monde  v,  disait  Mklchior  dk  Vogué  (IJist.  et  poésie, 
p.  i4'7)à  propos  du  cosmopolitisme  littéraire,  et  cela 
est  vrai  aussi  du  cosmopolitisme  artistique,  scienti- 
fique, juridique,  économique  ou  social.  On  ne  saurait 
s'enfermer  hermétiquement  chez  soi  sans  en  éprouver 
de  graves  dommages,  car  il  y  a  une  foule  de  choses  qui 
sont  cosmopoli  tes  par  nature:  les  arts,  y  compris  l'art 
militaire;  les  sciences  et  leurs  applications;  la  méde- 
cine, la  philosophie;  plusieurs  langues  et  plusieurs 
religions;  l'industrie,  l'agriculture,  le  commerce  ;  — 
et  il  y  en  a  d'autres  qui  tendent  naturellement  à  le 
devenir  :  la  mode,  la  cuisine,  le  logement,  l'ameu- 
blement, l'armement,  la  littérature.  Ce  qu'il  faut, 
c'est  rester  soi-même  et  maître  chez  soi,  tout  en 
laissant  les  étrangers  aller,  venir,  parler,  agir,  et  en 
profitant  de  leurs  expériences  :  «  Omnes  spiritus 
probate,  quod  bonum  est  tenete.  »  Le  tout  est  de 
garder  la  juste  mesure  :  «  quod  bonum  ».  Or,  on  ne 
saurait  tenir  pour  bon  ce  qui  serait  de  nature  à  obli- 
térer l'idée  de  patrie;  à  diminuer  le  patriotisme  ou 
aie  discréditer;  à  porter  atteinte  directement  ou 
indirectement  et  à  longue  échéance  aux  droits,  aux 
traditions  capitales,  aux  intérêts  essentiels,  à  l'inté- 
grité de  l'Etat  ou  de  la  Nation  (exemples  dans 
GoYAU,  op.  cit.  Introduction,  p.  xxvii  à  xxix,  xxxi 
et  passim). 

b)  Humanisme  et  humanitarisme.  —  L'huma- 
nisme est  la  forme  philosophique,  l'humanitarisme 
la  forme  politique  et  sociale  de  cette  variété  du  na- 
turalisme athéistique  ou  panthéistique  qui  consi- 
dère l'homme  comme  l'être  suprême  dans  la  nature 
et  l'humanité  comme  la  fin  dernière  de  l'homme.  Au 
fond,  et  que  l'on  considère  les  choses  du  point  de  vue 
de  l'athéisme  ou  du  panthéisme,  c'est  la  divinisation 
de  l'humanité  par  la  proclamation  de  son  indépen- 
dance absolue.  11  faut  donc  éviter  de  les  confondre 
avec  l'idée  et  le  sentiment  de  la  fraternité  humaine, 
comme  on  le  fait  quand  on  dit  de  quelqu'un  qu'il  a 
des  idées  ou  des  sentiments  humanitaires  pour  faire 
entendre  qu'il  a  des  idées  ou  des  sentiments  d'hu- 
manité. «  Homo  sumet  nilhumania  mealienumputo, 
—  je  suis  homme  et  rien  d'humain  ne  m'est  étran- 
ger »  :  c'est  la  définition  de  l'humanité,  qui  est  une 
vertu;  ce  n'est  pas  celle  de  l'humanisme  ni  de  l'hu- 
manitarisme, qui  sont  des  systèmes  dans  lesquels 
celte  vertu  est  loin  de  tenir  une  place  aussi  grande 
et  aussi  haute  que  leurs  noms  pourraient  le  faire 
supposer. 

Les  humanistes  de  la  Renaissance  furent  pour  la 
plupart  des  individualistes  et  des  égoïstes  effrénés. 
Les  humanitaristes  d'aujourd'hui  rêvent  bien  de 
fraternité  universelle  (cf.  Lamartine,  La  Marseillaise 
de  la^ai>;  —  V.  Hugo,  La  Légende  des  siècles  : 
Pleine  mer,  plein  ciel;  La  fin  de  Satan  ;  —  Goyau, 
op. cit.,  p.  xvii);  mais,  croyant  sans  doute  avoir 
ainsi  payé  leur  dette  à  leur  prochain,  ils  s'en  tien- 
nent là  pour  la  plupart.  Comme  l'écrivait  Chal- 
lemkl-Lacour  (Etudes  et  réflexions  d'un  pessimiste, 
p.  i86,  187)  :  «  On  ne  travaille  que  pour  soi,  mais 
on  aime  l'univers  et  l'on  se  dispense  ainsi  de  penser 
à  la  patrie.  Il  est  d'une  âme  étroite  et  d'un  petit 
esprit  de  croire  que,  malgré  la  vapeur  et  les  bal- 
lons, il  y  a  encore  des  déserts,  des  montagnes,  des 
mers  qui  circonscrivent  les  peuples,  qui  les  grou- 
pent par  d'indéfinissables  aflinités  d'organisation  et 
d'âme.  Rien  n'est  plus  mesquin  que  de  nourrir,  pour 
le  misérable  canton  de  la  terre  où  le  hasard  nous  a 
fait  naitrs,  cette  prédilection  passionnée  qui  ferme 
le  cœur  à   la  fraternité  universelle   et  l'esprit  à  la 


1611 


PATRIE 


1612 


grande  pensée  humanitaire.  C'est  ainsi  que,  à  la 
place  de  ce  patriotisme  qui  creuse  une  ligne  de  dé- 
marcation entre  le  Grec  et  le  Barbare,  se  compose 
d'orgueil  et  d'ignorance,  de  rivalités  et  d'antipa- 
thies, de  rancunes  et  de  craintes,  s'est  introduite 
cette  tendresse  vague  pour  le  genre  humain, laquelle 
trouve  pénible  et  trouvera  bientôt  injuste  de  refuser 
aux  singes  le  titre  de  nos  concitoyens.  » 

Une  enquête  faite  par  la  Bévue  en  1904  résume 
assez  bien  les  idées  et  rétnt  d'âme  des  lïumanistes 
et  hunianitaristes  contemporains.  Il  s'agissait  de 
répondre  à  cette  question  :  Le  patriotisme  est-il 
compatible  avec  l'amour  de  l'humanité?  —  Nous 
sommes  en  marche  vers  l'unité,  disaient  la  plupart 
des  réponses.  Les  nations  européennes  vont  s'en- 
tendre, puis  se  fédérer,  puis  se  fondre  les  unes  dans 
les  autres  et  toutes  ensemble  dans  le  reste  du  genre 
humain  qui,  du  même  pas  que  nous,  s'achemine  aux 
mêmes  destinées.  La  fralernité  internationale, 
ajoutaient  les  uns,  fera  disparaître  le  patriotisme. 
—  Non,  déclaraient  les  autres, l'idée  de  patrie  sub- 
sistera toujours  et,  avec  elle,  les  sentiments  qu'elle 
engendre  dans  les  âmes;  seulement  elle  changerade 
forme.  Elle  se  spiritualisera.  Elle  cessera  de  repo- 
ser sur  les  bases  étroites,  changeantes  et  grossières 
que  la  communauté  du  territoire  ou  des  besoins  ma- 
tériels ou  des  ambitions  politiques  ou  des  périls 
extérieurs  lui  a  données  jusqu'à  présent.  Elle  ne  se 
fondera  plus  que  sur  la  communauté  des  idées. 

«  Le  patriotisme  de  l'avenir  »,  concluait  Paul  Gskll, 
rédacteur  à  la  Heviie,  en  résumant  les  résultats  de 
son  enquête,  le  patriotisme  de  l'avenir  «  ne  compor- 
tera plus  nul  esprit  de  conquête  violente,  il  ne  sera 
plus  circonscrit  par  nulle  frontière,  il  ne  défendra 
plus  nul  intérêt  commercial,  industriel  ou  Gnancier,  — 
car  des  associations  spéciales  se  formeront  autour  de 
tels  intérêts  ;  —  il  sera  ce  que  le  patriotisme  actuel 
contient  de  plus  intérieur,  à  savoir  une  façon  parti- 
culière de  concevoir  la  beauté  et  la  vérité. 

<r  Uyaura  encore  des  Français  dans  le  monde  ;  mais 
ils  ne  seront  pas  forcément  massés  entre  telles  mers, 
tels  fleuves,  telles  montagnes  :  ce  seront  ceux  qui 
aimeront  à  la  fois  Descartes,  Corneille,  Nicolas  Pous- 
sin ;  ceux  qui,  généralement,  croiront  à  la  liberté 
morale.  U  y  aura  des  Allemands  :  ce  seront  ceux  qui 
se  rencontreront  dans  l'admiration  des  Leibnitz,  des 
Kant,  des  Hegel,  des  Goethe,  des  Beethoven  ;  ce  seront 
les  esprits  systématiques  aimant  prévoir,  s'attachant 
profondément  aux  fatalités  soupçonnées.  Il  y  aura 
des  Anglais  :  ce  seront,  en  tous  lieux,  les  dévots  de 
Shakespeare,  de  Locke,  de  Bentham,  tous  les  utili- 
taires qui,  voyant  dans  l'âme  humaine  un  simple  tissu 
de  sensations  flatteuses  ou  pénibles,  chercheront  à 
se  ménager,  par  une  digne  existence,  la  plus  grande 
somme  de  plaisir.  Il  y  aura  des  Italiens:  tous  les 
fervents  de  Dante  et  de  Michel-Ange  ;  des  Russes  : 
les  disciples  de  Tolstoï,   etc. 

«  Le  patriotisme,  dans  l'humanité  administrati- 
venient  unifiée,  sera  donc,  dans  ces  temps  lointains, 
probablement  la  survivance  de  l'âme  philosophique 
et  morale  des  nations  ;  ce  sera  une  association  encore, 
mais  spirituelle,  dégagée  de  toute  limitation  territo- 
riale, une  sorte  de  confession  laïque  ;  et  ces  diverses 
confessions,  comme  les  plus  hauts  systèmes  philo- 
sophiques d'aujourd'hui,  se  rapprocheront  certaine- 
ment toutes  dans  l'amour  du  genre  humain.   » 

On  ne  saurait  plus  élégamment  faire  entendre  que 
l'humanisme  et  l'humanitarisme  sont  de  très  puissants 
dissolvants  de  l'idée  de  patrie  et  du  patriotisme. 

B)  Internationalisme  pratique.  —  Les  formes 
de  l'internationalisme  pratique  sont  nombreuses. 
Il  est  hors  de  doute,  en  premier  lieu,  qu'il  existe  un 
trust  mondial  organisé  pour  agir  en    faveur   de  ses 


membres  chez  les  diverses  nations  dans  le  domaine 
financier.  11  est  connu  sous  le  nom  de  Haute-Banque 
ou  Haute- Finance  internationale  ou  Internationale 
jaune.  En  soi,  il  n'est  pas  opposé  au  patriotisme  et  à 
l'idée  de  patrie,  mais  il  ne  leur  fait  jamais  aucune 
place  dans  ses  combinaisons  et  il  n'hésite  pas  à  les 
combattre  quand  il  espère  que  cela  servira  ses  des- 
seins. De  plus,  il  est  dominé  par  l'internationalisme 
juif,  qui  se  sert  de  lui  comme  d'un  instrument  pour 
la  réalisation  de  ses  ambitions.  Il  faut  en  dire  autant 
de  quelques  autres  formes  de  l'internationalisme 
pratique  :  socialisme  international  ;  Franc-Maçonne- 
rie universelle  et  sectes  qui  s'y  rattachent  (occul- 
tisme, spiritisme);  certaines  variétés  de  pacifisme. 

Le  socialisme  international  ou  Internationale  rouge 
vise  partout  à  réaliser,  par  des  moyens  plus  ou  moins 
violents  et  à  plus  ou  moins  longue  échéance,  la  Répu- 
blique universelle.  C'est  le  but  avoué  des  Bolclie- 
vistesde  1921  ;  c'était  celui  des  Communards  de  1871  ; 
ce  fut  celui  des  socialistes  de  toutes  nuances,  à  quel- 
ques rares  exceptions  près,  depuis  Babeuf  jusqu'à 
Lénine  en  passant  par  Karl  Marx  et  Jean  Jaurès. 
Leur  humanitarisme,  dominé  par  l'idée  de  classe  et 
de  guerre  de  classe,  est  résolument  hostile  à  l'idée  de 
patrie  etau  patriotisme.  Sans  parler  du  a  défaitisme  », 
dont  leurs  journaux  ont  été  les  tribunes  pendant  la 
grande  guerre  et  depuis,  je  n'en  veux  encore  une  fois 
pour  preuve  que  les  réponses  aux  questions  posées 
dans  leur  revue  I.e  Mouvement  socialiste  pour 
l'enquête  que  j'ai  déjà  citée.  Elles  valent  qu'on  les 
note. 

Le  questionnaire  était  ainsi  conçu  :  «  I)  Les 
ouvriers  ont-ils  une  patrie  et  peuvent-ils  être  patrio- 
tes ?  A  quoi  correspond  l'idée  de  patrie  ?  —  II)  L'in- 
ternationalisme ouvrier  connaît-il  d'autres  frontiè- 
res que  celles  qui  séparent  les  classes  et  n'a-t-il  pae 
pour  but,  au-dessus  des  divisions  géographiques  et 
politiques,  d'organiser  la  guerre  des  travailleurs  de 
tous    les    pays  contre    les    capitalistes    de   tous  les 


paj's 


111)  L'internationalisme  ouvrier  ne  se  con- 


fond-il pas,  non  seulement  avec  l'internationale  des 
travailleurs,  mais  avec  l'antimilitarisme  et  l'antipa- 
Iriotisme?  Ses  progrès  réels  ne  sont-ils  pas  en  rai- 
son directe  des  progrès  de  l'antimilitarisme  et  de  l'an- 
tipatriotisme  dans  les  masses  ouvrières?  —  IV)  Que 
pensez-vous  de  la  grève  générale  militaire  ?  — 
■V)  Que  pensez-vous  des  socialistes  qui  se  diient  à  la 
fois  patriotes  et   internationalistes?  » 

Avec  une  touchante  unanimité,  les  internationa- 
listes patriotes  furent  déclarés  «  idiots  ou  fumistes  ». 
Aux  quatre  premières  questions,  une  seule  voix  ré- 
pondit avec  intelligence  et  bon  sens  en  faveur  de  la 
patrie  :  ce  fut  celle  du  citoyen  Keufer,  secrétaire  de 
la  fédération  des  travailleurs  du  Livre.  Les  autres, 
écho  fidèle  de  la  revue  qui  les  interrogeait  et  des 
journaux  de  leur  parti,  répétèrent  la  leçon  dès 
longtemps  apprise  dans  leurs  pages.  Ces  voix  repré- 
sentaient dix  bourses  du  travail,  neuf  fédérations 
ouvrières  et  neuf  corporations  de  métiers  appartenant 
à  divers  départements,  outre  la  fédération  des  bour- 
ses du  travail  et  la  Confédération  générale  du  travail. 
Plusieurs  faisaient  appel  au  terrorisme  et  para- 
phrasaient les  fameux  couplets  de  l'Internationale 
sur  les  balles  réservées,  en  cas  de  guerre,  aux  géné- 
raux français  par  les  ouvriers  français  enrôlés  dans 
l'armée  de  France.  Toutes  ressassaient  les  banalités 
au  vitriol  des  feuilles  et  des  tribunes  socialistes.  Pas 
une  pensée  personnelle  sous  la  plume  de  ces  soi- 
disant  émancipateurs  de  l'intelligence  populaire  au 
nom  du  progrès  démocratique  ;  pas  un  mot  qui  révé- 
lât, chez  ces  apôtres  du  solidarisme,  le  moindre  sens 
de  la  solidarité  nationale  ou,  chez  ces  champions 
du    positivisme  scientifique,    le  moindre  souci  des 


1613 


PATRIE 


1614 


faits  positifs  ni  des  leçons  de  l'expérience.  Partout 
la  même  passion  aveugle,  la  même  envie,  la  même 
haine,  avides  des  mêmes  utopies  et  se  grisant  des 
mêmes  mots  creux. 

l'artout  aussi  la  même  ignorance,  les  mêmes  men- 
songes et  les  mêmes  sophismes,  parmi  lesquels  on 
retrouvait,  sous  une  forme  plus  brutale,  ceux  des 
intellectuels  interrogés  par  la  Hevne.  «  Comment  », 
s'écriaient  :'es  «  militants  du  prolétariat  français  », 
-  je  cite,  en  les  résumant  presque  mot  pour  mot, 
leurs  réponses,  —  «  comment  ose-t-on  nous  parler 
de  patrie  et  de  patriotisme?  »  Les  ouvriers  ne  peu- 
vent pas  être  patriotes.  L'idée  de  patrie  n'est  qu'un 
a  vieux  dogme  bourgeois  »  inculqué  «  de  force  »  aux 
enfants  du  peuple  dans  les  écoles  de  l'Etat  bourgeois. 
«  Par  le  développement  continuel  et  progressif  de 
la  science,  la  faillite  de  la  religion  fut  vite  proclamée^ 
H  fallut  en  créer  une  autre  pour  sauvegarder  les  pri- 
vilèges bourgeois  ;  et  une  nouvelle  idole  apparut  : 
la  patrie.  »  —  a  Après  le  mysticisme  religieux  des 
congrégations  et  des  curés,  nous  eûmes  le  mysticisme 
patriotique  des  expulseurs  de  moines  et  des  votards 
de  sépar.ition.  En  défendant  la  patrie  bourgeoise, 
les  prolétaires  ne  défendraient  donc  que  leur  exploi- 
tation et  leur  servitude.  »  Qu'ils  imitent  plutôt  les 
capitalistes  que,  depuis  longtemps,  «  les  divisions 
géographiques  n'embarrassent  plus.  Une  bonne 
affaire  les  attire  tous  de  tous  les  coins  du  monde 
entier,  là  où  elle  se  trouve.  Ce  n'est  que  lorsque  des 
chicanes  s'élèvent  entre  ces  vautours,  qu'ils  invo- 
quent l'honneur  national  et  qu'ils  appellent  le  pro- 
létariat à  la  rescousse.  Le  prolétariat  ne  doit  plus 
prendre  parti  pour  l'un  ou  pour  l'autre  de  ses 
détrousseurs,  mais  les  démolir  tous  et  partout  ».  Il 
est  lui-même  la  seule  patrie  des  prolétaires  :  faisons 
donc  bloc  d'un  bout  à  l'autre  de  l'univers  pour  la 
guerre  de  classe  contre  notre  universel  ennemi,  le 
capitalisme,  au  lieu  «  d'abandonner  femmes  et  en- 
fants »  et  de  nous  entretuer  a  pour  conserver  les 
richesses  des  autres  ». 

Que  les  riches  soient  patriotes,  à  la  bonne  heure  I 
Ils  possèdent,  «  et  l'idée  de  patrie  est  intimement 
liée  à  ridée  de  propriété  »  ;  mais  nous!  »  Toutes  les 
richesses  que  nous  produisons  ne  nous  appartiennent 
pas  et,  après  nous  les  avoir  fait  créer,  on  voudrait 
nous  les  faire  défendre!  On  nous  dit  bien  que  c'est 
notre  foyer  que  nous  défendons  :  mais  où  est-il  ? 
Est-ce  l'un  de  ces  taudis  noirs  et  infects  où  s'étio- 
leitt  les  êtres  qui  nous  çhers  ?  »  Et  lequel?  Celui 
d'hier  ou  d'aujourd'hui  ?  a  Ou  faudra-t-il  mourir 
pour  la  rue,  où  le  propriétaire  vient  de  nous  met- 
tre? «  Exploités,  nous  n'avons  pour  tout  bien  que 
le  travail  de  nos  bras  et  le  pain  reçu  pour  salaire  ; 
où  nous  trouvons  le  meilleur  emploi  de  notre  force 
et  «  la  meilleure  rémunération  de  notre  travail  «, 
là  seulement  est  notre  patrie.  «  La  patrie,  pour 
l'ouvrier,  c'est  le  lieu  où  il  mange.  C'est  son  ventre 
et  celui  de  sa  famille  »  :  qu'il  défende  cela  contre 
l'exploiteur  ;  mais  que  lui  importe  un  sol  qui  n'est 
pas  à  lui  ou  des  traditions  qui  l'oppriment  ou  l'Etat 
qui  protège  ses  oppresseurs  ?  La  patrie  !  «  C'est  une 
marâtre  qui  fait  crever  de  faim  les  prolétaires  »  et 
qui  ne  se  montre  jamais  à  eux  que  «  sous  les  espèces 
du  patron,  du  contremaître,  du  soudard,  du  poli- 
cier, du  juge  et  du  garde-chiourme  ». 

Au  surplus,  et  à  prendre  les  choses  déplus  haut, 
«  l'idée  de  pairie  ne  saurait  correspondre  à  l'idéal 
des  penseurs  qui,  altruistes  conscients,  rêvent  la 
disparition  des  frontières  et  la  fraternité  des  peu- 
ples ».  A  quelle  réalité  répond-elle?  A  la  commu- 
nauté du  langage  ?  Ce  n'est  rien  sans  la  communauté 
des  sentiments  et  des  pensées;  et  la  justice,  la  vérité, 
la  solidarité  doivent  être  partout  les  mêmes,  dans 


quelque  langue  qu'on  les  exprime.  A  la  réciprocité 
des  services?  Elle  n'a  plus  aujourd'hui  d'autres 
bornes  que  l'univers.  A  l'identité  d'orig:ine?  11  n'y  a 
pas  une  seule  des  nations  modernes  qui  ne  soit  faite 
du  mélange  de  plusieurs  races.  A  l'unité  du  terri- 
toire ?  Les  frontières  englobent  des  régions  très 
différentes  ou  séparent  en  deux  la  même  région  sans 
aucun  souci  de  son  unité.  Elles  sont  essentiellement 
mobiles;  et  "  qu'est-ce  qu'une  patrie  dont  les  di- 
mensions ou  l'existence  sont  soumises  à  la  volonté 
d'un  homme  ou  aux  hasards  d'une  bataille?  La 
patrie  est  en  nous  :  elle  n'a  pas  de  réalité  extérieure. 
L'idée  seule  que  nous  nous  en  faisons  la  crée  »  et 
c'est  une  idée  funeste,  génératrice  de  haine  entre  les 
enfants  d'une  même  classe,  «  qui  doivent  aimer  leur 
classe  comme  leur  mère  »  et  s'entr'aimer  comme  des 
frères,  sans  tenir  compte  des  frontières  artilicielles 
posées  entre  eux  par  l'intérêt  des  exploiteurs. 

Il  faut  en  finir  avec  cette  «  duperie  criminelle  de 
l'idée  de  patrie,  cause  directe  de  cette  chose  mons- 
trueuse qui  s'appelle  la  guerre  ».  Arrachons-la  de 
nos  cerveaux!  «  Que  nous  importe  d'être  Anglais, 
Russes,  Allemands  ou  Français?  Sous  quelque  loque 
nationale  que  ce  soit,  nous  serons  toujours  les  parias, 
les  abeilles  destinées  à  nourrir  les  frelons,  jusqu'au 
jour  où,  comme  le  font  les  abeilles,  nous  détruirons 
les  frelons.  »  Peut-être  même  faut-il  souhaiter 
le  changement  de  notre  nationalité  présente.  Car  le 
pire  qui  puisse  arriver,  c'est  que  la  France,  «  envahie 
par  les  armées  d'un  despote,  soit  momentanément 
obligée  de  se  plier  sous  les  caprices  du  vainqueur. 
Or,  que  pourrait-il  en  résulter,  sinon  que  l'idée  de 
révolte  s'empare  immanquablement,  non  seulement 
des  masses  populaires,  mais  aussi  des  petits  bour- 
geois qui,  se  voyant  extorquer  quelques-uns  de  leurs 
privilèges  par  une  aristocratie  orgueilleuse  et 
méprisante,  joindraient  leur  mécontentement  et  leur 
dépit  à  l'irritation  générale  et  hâteraient  l'œuvre  de 
révolution  »,  la  ruine  de  la  société  capitaliste  et  le 
triomphe  final  du  prolétariat.  {Le  Mouvement  socia- 
liste, année  igoS,  p.  4o  à  468,  passim) 

Voilà  qui  se  passe  de  commentaire.  Il  suffit  de 
noter  qu'il  existe,  entre  l'internationale  jaune  et 
l'internationale  rouge,  au  lieu  de  l'hostilité  qui  sem- 
blerait normale,  une  connivence  manifeste,  résul- 
tant visiblement  de  ce  que  l'une  et  l'autre  sont 
également  menées  par  les  Juifs.  Marx  et  Lénine, 
Lassalle  et  Trotsky  sont  des  Juifs,  sans  parler  des 
Bloch,  des  Blum,  des  Lévy,  qui  foisonnent  dans 
l'une  comme  dans  l'autre  internationaleetqui appar- 
tiennent souvent  aux  deux  à  la  fois. 

Tous,  ou  presque  tous,  appartiennent  également 
à  la  Franc-Maçonnerie  universelle,  menée  elle  aussi 
par  les  Juifs  et  qui  paraît  être  l'instrument  habituel 
et  préféré  de  leur  nationalisme  occulte.  Le  judaïsme 
moderne  a  reporté  sur  l'humanité  toutes  les  espé- 
rances messianiques  du  judaïsme  antique.  L'huma- 
nité est  devenue  son  dieu,  un  dieu  en  devenir,  et  la 
destinée  d'Israël  est,  à  ses  yeux,  d'opérer  ce  devenir, 
de  le  hâter,  de  le  conduire  à  sa  plénitude.  Israël  est 
le  levain  de  l'humanité;  et  l'humanité,  unifiée  sous 
l'hégémonie  d'Israël,  réalisera  pour  lui  toutes  les 
promesses  antiques.  Ainsi,  l'humanitarisme,  qui 
dissout  le  patriotisme  des  autres  nations,  est  le 
patriotisme  propre  de  la  nation  juive.  En  le  propa- 
geant, on  exalte,  dans  l'àme  juive,  cette  force  que 
l'on  détruit  en  même  temps  dans  les  autres  :  c'est 
coup  double.  On  affaiblit  l'ennemi  ou  l'obstacle,  et 
l'on  se  renforce  à  la  fois. 

Il  n'est  guère  douteux  que  le/urfaïsmepossèdeune 
organisation  internationale  secrète  pour  l'accomplis- 
sement de  ses  ambitieux  desseins  et  que,  par  cette 
organisation,  il  dirige  à   ses   fins  et  utilise  à  la  fois 


1615 


PATRIE 


1616 


la  Haute- Banque,  le  socialisme  international  et  la 
Franc-Maçonnerie,  coipme  éminemment  aptes  à  opé- 
rer dans  le  sein  de  toutes  les  nations  le  travail  de 
dissolution  nécessaire  au  triomphe  d'Israël.  La  Franc- 
Maçonnerie  universelle  est,  à  son  tour,  le  centre, 
reconnu  ou  ignoré,  d'un  certain  nombre  de  sectes 
humanitaires  plus  ou  moins  secrètes,  soit  dans  leur 
doctrine  (ésolérisme),  soit  dans  leur  organisation 
agissante,  et  qui,  sous  les  apparences  de  la  philan- 
thro[iie,  de  la  science,  voire  même  de  croyancesspi- 
ritualistes  (ttiéosophie,  spiritisme,  occultisme)  par- 
fois élevées  et  généreuses  à  certains  égards  encore 
que  dérivées  de  très  vieilles  erreurs  (panthéisme, 
naturalisme,  animisme,  dualisme,  métempsychose, 
nécromancie), venues  de  l'Asie  par  emprunts  moder- 
nes (à  l'hindouisme,  au  brahmanisme,  au  boud- 
dhisme) ou  par  tradition  dans  les  sociétés  secrètes 
(gnostiques,  manichéens,  albigeois,  templiers,  etc.), 
tendent  en  réalité  à  la  subversion  des  sociétés  chré- 
tiennes, à  la  destruction  de  l'Eglise  catholique  et  à 
la  restauration  du  paganisme,  non  seulement  dans 
les  idées,  dans  les  mœurs  et  dans  les  institutions 
politiques,  —  ce  n'est  hélas  I  déjà  que  trop  fait  !  — 
mais  encore  dans  le  domaine  religieux  et  cultuel. 

Les  papes  ont  signalé  depuis  longtemps  la  Franc- 
Maçonnerie  comme  le  centre  de  cette  conjuration 
antichrétienne. Il  A  notreépoque, écrit  Léon Xllldans 
l'encyclique  Humanum  genus(io  avril  i884),  les  fau- 
teurs du  mal  paraissent  s'être  coalisés  dans  un 
suprême  effort,  sous  l'impulsion  et  avec  l'aide  d'une 
société  répandue  en  un  grand  nombre  de  lieux  et 
fortement  organisée,  la  société  des  Francs-Maçons... 
Le  péril  fut  dénoncé  pour  la  première  fois  par  Clé- 
ment XII  en  1^38,  et  la  constitution  promulguée  par 
ce  pape  fut  renouvelée  et  conlirmée  par  Benoit  XIV. 
Pie  VII  marcha  sur  les  traces  de  ces  pontifes  et 
Léon  XII,  renfermant  dans  sa  constitution  Quo  gra- 
viora  tous  les  actes  et  décrets  des  précédents  papes 
sur  cette  matière,  les  ratilia  et  les  conCrma  pour 
toujours.  Pie  VIII,  Grégoire  XVI  et,  à  diverses  repri- 
ses. Pie  IX,  ont  parlé  dans  le  même  sens...  Il  existe, 
dans  le  monde, un  certain  nombre  de  sectes  qui, bien 
que  différentes  les  unes  des  autres  par  le  nom,  la 
forme,  les  rites,  l'origine,  se  ressemblent  et  sont 
d'accord  entre  elles  par  l'analogie  du  but  et  des  prin- 
cipes essentiels.  En  fait,  elles  sont  identiques  à  la 
Franc-Maçonnerie,  qui  est  pour  toutes  les  autres 
comme  le  point  central  d'oii  elles  procèdent  et  oii 
elles  viennent  aboutir...  Il  s'agit  pour  les  Francs- 
Maçons,  —  et  tous  leurs  efforts  tendent  à  ce  but,  — 
il  s'agit  de  détruire  de  fond  en  comble  toute  la  dis- 
cipline religieuse  et  sociale  qui  est  née  des  institu- 
tions chrétiennes  et  de  lui  en  substituer  une  nou- 
velle, façonnée  à  leurs  idées  et  dont  les  principes 
fondamentaux  et  les  lois  sont  empruntés  au  natura- 
lisme.Tout  ce  que  nous  venons  de  dire  ou  dirons  par 
la  suite,  se  doit  entendre  de  la  secte  maçonnique 
envisagée  dans  son  ensemble,  en  tant  qu'elle 
embrasse  d'autres  sociétés  qui  sont  pour  elle  des 
sœurs  et  des  altïées.  » 

La  Franc-Maçonnerie  et  les  sectes  qui  s'y  ratta- 
chent ont  toutes,  vis-à-vis  de  la  patrie  et  du  patrio- 
tisme, l'attitude  que  nous  avons  décrite  ci-dessus  en 
traitant  de  l'humanitarisme.  Toutes  elles  ne  diffèrent 
en  ce  point  que  par  leurs  idées  sur  la  forme  politi- 
que et  sociale  que  doit  prendre,  au  terme  de  son 
devenir,  le  dieu-messie  Humanité.  Les  uns  rêvent 
d'une  théocratie  panthéistique  organisée  en  répu- 
blique ou  en  empire;  les  autres,  simplement  de  la 
fusion  de  tous  les  Etats  du  monde  en  un  seul  Etat, 
démocratique  ou  monarchique,  unitaire  ou  fédéral. 
Les  plus  logiques  envisagent  l'avènementfutur, sinon 
prochain,  de  l'anarchie  absolue  :  l'humanité,  deve- 


nue parfaite  en  elle-même  et  dans  chacun  de  ses 
membres,  n'aurait  plus  besoin  de  chefs  ni  de  lois, 
tous  et  chacun  faisant  toujours,  sans  erreur  ni  faute, 
tout  ce  qu'il  y  aurait  de  meilleur  à  faire.  Ce  serait 
le  paradis  s  ur  terre.  (Voir  les  auteurs  cités  plus  haut 
à  propos  de  l'humanitarisme  spéculatif;  NxQUET.op. 
cit.  ci-après,  bibliog.  ;  citations  nombreuses  dans 
GoYAU,  op.  cit.,  notamment  celles  de  Rayot,  p.  xvii; 
Fauvety,  p.  3'j  ;  Jean  Macé,  p.  5^  :  «  La  maçonnerie 
de  tous  les  pays  ne  fait  qu'une  grande  famille,  au 
sein  de  laquelle  on  ne  connaît  qu'une  patrie,  l'hu- 
manité, dont  tous  les  membres  doivent  se  sentir  soli- 
daires d'un  bout  de  la  terre  à  l'autre  i),et  170;  Fran- 
çois Favre,  p.  92  ;  Véricel,  p.  98;  adde,  ibid.,  p.  107 
et  s.  ;  343,  n.  3  ;  3^6;  38^,  n.  2.) 

Le  pacifisme  doit  être  distingué  avec  soin  des 
internationalisnies  pratiques  dont  nous  venons  de 
nous  occuper.  Il  est,  sans  doute,  utilisé  par  eux  et 
un  bon  nombre  de  ses  organisations  travaillent  sous 
leur  direction  et  à  leur  profit;  mais  quelques-unes  en 
demeurent  indépendantes  et  il  ne  mène  ni  ne  se  rat- 
tache nécessairement  à  l'humanitarisme,  à  l'antipa- 
triolisme  ou  à  l'antimilitarisme.  Son  but  étant  d'ail- 
leurs excellent  en  soi  et  tout  à  fait  désirable, 
l'attitude  qui  semble  convenir  aux  catholiques  à  son 
égard  est  celle  d'une  sympathie  prudente  et  d'un 
zèle  «  secundura  scientiam  ». 

On  appelle  pacifisme  l'ensemble  des  théories  et  des 
activitésqui  tendent  à  établir  dans  le  monde  un  état 
de  paix  aussi  général,  aussi  complet  et  aussi  dura- 
ble que  possible,  en  agissant  sur  l'opinion  publique 
(presse,  conférences,  congrès)  et  sur  les  gouverne- 
ments (élections,  politique,  diplomatie),  pour  substi- 
tuer, par  divers  moyens  (traités,  conventions, allian- 
ces, institutions  inter  ou  supra-nationales  telles  que 
la  Conférence  de  La  Haye  naguère  ou,  depuis  1919, 
la  Société  des  Nations),  un  mode  juridique (loi.juge- 
ment)au  mode  politique  (négociations,  guerre)  jus- 
qu'ici presque  seul  en  usage  pour  le  règlement  des 
relations  ou  des  différends  entre  les  Etats  ou  les 
nations. 

Le  pacifisme  est  donc  conforme,  en  soi,  à  la  mis- 
sion, aux  vœux  et  à  l'œuvre  de  l'Eglise  catholique. II 
est  compatible,  en  soi, avec  le  patriotisme  et  le  natio- 
nalisme. 11  n'implique,  en  soi,  aucune  prééminence 
de  tel  régime  politique  ou  social  sur  tel  autre.U  peut 
donc  être  approuvé  et  secondé  par  les  catholiques  et 
les  patriotes  de  toute  opinion,  pourvu  seulement 
qu'on  le  dégage  des  éléments  parasites  que  l'on  y  a 
trop  souvent  mêlés  (démocratisme,  socialisme, 
maçonnisme,  humanitarisme,  humanisme,  natura- 
lisme, etc.)  et  des  méthodes  compromettantes  ou 
dangereuses  adoptées  par  certains  pacifistes  dans 
leur  propagande  ou  préconisées  par  eux  pour  l'éta- 
blissement de  la  paix  (désarmement  unilatéral,  anti- 
militarisme,  antipatriotisrae,  défaitisme,  falsification 
de  l'histoire;  dénigrement  des  vertus  patriotiques  et 
militaires,  telles  que  l'obéissance,  l'abnégation,  le 
mépris  du  danger,  de  la  souffrance  et  de  la  mort,  le 
sacrifice  pour  autrui  ;  excitation  des  instincts  con- 
traires, etc.). 

Il  n'y  a  malheureusement  pas  beaucoup  de  pacifis- 
tes, même  parmi  les  pacifistes  chrétiens,    qui   aient 
su,  en  collaborant  avec   les    autres,  se  garder  suffl- 
i   samment  de  ces  erreurs  et  de   ces    compromission». 
(Voir  les  ouvrages  cités  à  la  bibliog.) 

Parmi  les  formes  de  l'internationalisme,  il  faut 
enfin  ranger  le  catholicisme.  Nous  lui  consacrerons 
le  dernier  paragraphe  de  cet  article. 

3*  Le  Catholicisme.  —  Que  l'Eglise  soit  une 
«  internationale  »,  cela  résulte  du  seul  fait  que  son 
Fondateur  l'a  organisée  en  société,  lui  a  donné  la 
terre  entière  pour  domaine  et  l'a  chargée   d'exercer, 


1617 


PATRIE 


1618 


sur  les  hommes  qui  entreraient  dans  son  sein  par  la 
foi  et  le  baptême,  un  magistère  spirituel  complet  : 
dogmatique  et  moral, cultuel  et  disciplinaire.» Toute 
puissance  m'a  été  donnée  au  ciel  et  sur  la  terre.  Allez, 
enseignez  toutesles  nations,  leur  apprenante  garder 
ce  queje  vous  ai  ordonné.  Celui  qui  croira  et  sera 
baptisé,  sera  sauvé.  Tout  ce  que  vous  lierez  sur  la 
terre  sera  lié  dans  le  ciel  et  tout  ce  que  vous  délierez 
sur  la  terre  sera  délié  dans  le  ciel.  Voici  que  je  suis 
avec  vous  jusqu'à  la  consommation  du  siècle.  » 
(.1/a»//.,  XVIII,  18;  XXVIII,  18-20,  Marc,  xvi,  16) 

Elle  tend  donc  par  nature  à  l'uniQcation  du  genre 
humain:  «  Unumovile  et  unuspastorn  ;  mais  comme 
le  royaume  qu'elle  vise  à  étendre  ainsi  au  monde  entier 
«  n'est  pas  de  ce  inonde  »,  son  universalisme  ne 
s'cppose  en  rien  au  particularisme  des  Etats  et  des 
nations.  Il  n'est  pas  du  même  ordre  et  n'agitpasdans 
le  même  plan  :  il  se  meutdans  l'ordre  spirituel  etsur 
le  plan  de  la  religion,  tandis  que  nationalisme  et 
patriotisme  se  meuvent  dans  l'ordre  temporel  et  sur 
le  plan  de  la  politique.  Aucune  contradiction,  aucun 
heurt  n'est  possible  tant  que  l'Eglise,  d'une  part,  les 
Etats  ou  les  nations,  de  l'autre,  respectent  la  distinc- 
tion établie  entre  ces  deux  ordres  et  ces  deux  plans 
par  N.  S.  Jésus-Christ  lui-même  à  l'encontre  des 
autres  universalismes  :  «  Rendez  à  César  ce  qui  est 
à  César  et  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu.  » 

C'est  là  une  des  oppositions  fondamentales  qui 
existent  entre  le  catholicisme  et  l'humanitarisme;  et 
la  haine  que  l'humanitarisme  et  le  despotisme,  sous 
toutes  leurs  formes,  ont  vouée  au  catholicisme,  a  pour 
cause,  dans  une  notable  mesure,  l'alfranchissement 
moral,  l'indépendance  spirituelle  que  procure  au 
catholique,  vis-à-vis  des  puissances  qui  sont  de  ce 
monde,  sa  libre  soumission  à  des  puissances  qui 
n'en  sont  pas. 

Nous  nous  bornerons  à  noter  brièvement  ici  les 
maximes  communément  reçues  dans  l'Eglise  en  ce 
qui  concerne  l'internationalisme,  le  nationalisme  et 
le  patriotisme.  Les  unes  font  partie  du  dogme;  les 
autres  sont  admises  par  tous  les  théologiens  ou  par 
les  plus  autorisés  d'entre  eux.  Pour  plus  de  dévelop- 
pements, on  se  reportera  à  l'article  Paix  et  Guerre, 
ci-dessus  (n"  III,  col.  la^o  et  s.)  et  aux  ouvrages  cités 
soit  à  la  bibliographie  que  nous  donnons  plus  loin, 
soit  à  celle  de  l'art.  Paix  et  Guerre. 

i)  Dieu  est  le  souverain  universel,  parce  que  créa- 
teur, rédempteur  et  fin  suprême  de  tous  les  hommes. 

2)  Tous  les  hommes  sont  frères  en  Adam  et  en 
Jésus-Christ. 

3)  Tous  les  hommes,  créés  pour  le  même  salut, 
sont,  par  conséquent,  appelés  à  être  citoyens  d'une 
même  patrie,  qui  est  le  royaume,  la  cité  de  Dieu. 

4)  Cette  communauté  d'origine  (Adam),  de  rédemp- 
tion (Jésus-Christ) et  de  vocation  (l'Eglise)  crée  entre 
tous  les  hommes  des  devoirs  de  justice  et  de  charité 
fraternelle. 

5)  Ces  devoirs  imposent  un  amour  et  des  services 
réciproques  d'autant  plus  grands  que  cette  commu- 
nauté d'origine,  de  rédemption  et  de  vocation  est 
plus  étroite;  donc,  il  y  a  un  ordre  dans  la  frater- 
nité générale  de  tous  les  hommes.  Il  y  a  des  hommes 
qui  ne  sont  pour  nous  que  des  hommes,  nous  n'avons 
pas  à  les  aimer  et  à  les  servir  autant  que  s'ils  étaient, 
en  outre,  pour  nous,  des  compatriotes  ou  desparents 
(communauté  d'origine,  de  vie  et  de  services  plus 
rapprochée),  des  coreligionnaires  ou  des  memlires 
de  la  même  société  religieuse  (communauté  plus 
étroite  dans  la  réalisation  de  la  vocation),  des  iirc- 
tres  ou  des  chefs  ecclésiastiques  (communauté  plus 
étroite  dans  la  rédemption). 

6)  «  La  constitution  de  l'Eglise  est  telle  qu'elle 
embrasse   dans     son     extension      l'humanité     tout 


entière  et  n'est  circonscrite  par  aucune  limite  de 
temps  ni  de  lieu.  »  (Léon  XIII,  encycl.  Immartale 
Dei) 

7)  En  matière  spirituelle  ou  mixte,  les  puissances 
temporelles  sont  subordonnées  aux  puissances  spi- 
rituelles établies  dans  l'Eglise  et  ne  peuvent  légiti- 
mement s'opposer  à  leur  action  (St  Thomas,  de  reg. 
princ.  I,  i4).  Ainsi,  a  entre  la  loi  canonique  et  la  loi 
civile,  considérées  en  elles-mêmes,  il  n'y  a  pas  de 
subordination,  car  la  loi  canonique,  quoique  d'un 
ordre  plus  relevé,  n'émane  pas  d'une  juridiction 
dominante,  la  loi  civile  étant,  elle  aussi,  souveraine 
dans  sa  sphère;  mais,  en  ce  qui  a  trait  au  bien  des 
âmes,  la  loi  civile  est  subordonnée  à  la  loi  ecclésias- 
tique ».  (Suarrz,  De  Legibus,  VI,  a6) 

8)  Tous  les  Etats  ayant  pour  (in  la  gloire  de  Dieu 
et  le  bien  commun  de  leurs  membres  et  pouvant  y 
tendre  par  des  moyens  communs,  il  existe  entre  eux 
une  société  internationale  naturelle,  et  ce  fait  engen- 
dre pour  eux  des  devoirs  analogues  à  ceux  qui  résul- 
tent, pour  les  individus  les  uns  à  l'égard  des  autres, 
de  leur  seule  qualité  d'hommes.  Ainsi,  un  peuple  doit 
éviter  d'en  corrompre  un  autre  ou  de  porter  atteinte 
à  sa  liberté;  mais  il  pourrait  et  devrait  le  contrain- 
dre à  respecter  un  droit,  à  ne  pas  commettre  le  mal, 
à  éviter  un  malheur.  Dans  ce  cas,  la  contrainte  n'est 
légitime  que  dans  la  mesure  où  elle  est  néces- 
saire; mais  elle  l'est  même  si  celui  qui  l'exerce  n'a 
aucun  intérêt  propre  à  l'exercer.  (Syllabiis  de  PibIX, 
prop.  6a,  condamnant  le  0  principe  »  de  non-interven- 
tion.) 

9)  Les  nations  et  les  Etats  ont  le  droit  de  légitime 
défense,  comme  les  individus  ;  mais  comme  les  Etats 
sont  souverains,  ils  ont,  en  outre,  le  droit  de  se  faire 
justice  à  eux-mêmes,  tandis  que  l'individu  doit  se 
borner  à  demander  justice  à  son  souverain.  Us  peu- 
vent, d'ailleurs,  renoncer  à  ce  droit  ;  et  cette  renon- 
ciation leur  crée  des  obligations  qu'ils  ne  peuvent 
enfreindre  (traités  d'arbitrage,  fédérations,  sociétés 
de  nations). 

10)  Les  nations  et  les  Etats  sont  tenus  de  se  con- 
former aux  règles  du  droit  international  coutumier 
appelé  aussi  droit  des  gens.  «  Le  genre  humain, 
quoique  divisé  en  un  grand  nombre  de  peuples  et  de 
royaumes,  conserve  cependant  une  certaine  unité, 
non  seulement  au  point  de  vue  de  l'origine,  mais 
aussi  au  point  de  vue  de  l'organisation  et  des  lois. 
Ainsi  le  veut  le  précepte  naturel  de  l'amour  réci- 
proque et  de  l'assistance,  règle  qui  s'étend  à  tous, 
même  aux  étrangers,  sans  aucune  distinction.  Aussi, 
bien  que  chaque  Etat,  république  ou  royaume,  soit 
lui-même  une  société  parfaite  et  vive  de  sa  vie  propre, 
il  est  membre  d'une  union  universelle  qui  a  pour  but 
le  bien  du  genre  humain.  Jamais,  en  ell'et,  les  Etats 
ne  se  suffisent  tellement  à  eux-mêmes  qu'ils  n'aient 
besoin  de  pratiquer  l'assistance  mutuelle,  d'être  asso- 
ciés et  de  faire  des  échanges.  Parfois,  il  s'agira  pour 
eux  de  se  perfectionner  ;  parfois,  il  y  aura  même 
nécessité  morale,  comme  les  faits  le  prouvent.  Les 
peuples  ont,  dès  lors,  besoin  de  règles  pour  ces 
échanges  et  pour  leur  société.  La  raison  naturelle 
formule  par  elle-même  une  grande  partie  de  ces  règles, 
mais  pas  toutes  cependant.  Certaines  ont  donc  pu 
s'établir  par  l'usage  des  nations.  De  même,  en  effet, 
que  dans  un  Etat  ou  une  province  une  coutume  fait 
loi,  de  même  dans  le  genre  humain  tout  entier  les 
coutumes  des  nations  ont  pu  devenir  des  lois.  >i 
(Suarez,  De  f.egihus,  II,  199) 

1 1  )  Encore  qu'elle  puisse  être  légitime,  la  guerre  est 
un  floau  qu'il  faut  écarter,  comme  la  peste  et  la 
famine,  autant  qu'on  le  peut  par  la  prière  et  par 
l'action.  La  guerre  ne  peut,  d'ailleurs,  être  légitime 
que  dans  les    cas  où  un   peuple  peut  user   de  con- 


1619 


PATRIE 


1620 


trainte  envers  un  autre  (ci-dessus,  prop.  8)  ;  mais 
elle  ne  l'est  pas  toujours  par  cela  seul  que  l'on  se 
trouve  dans  un  de  ces  cas.  Elle  l'est  toujours  lors- 
qu'elle est  le  seul  moyen  que  possède  un  peuple  de 
se  faire  justice  à  lui-même  ou  d'exercer  son  droit  de 
légitime  défense. 

Nous  appellerons,  en  terminant,  l'attention  du  lec- 
teur sur  les  deux  points  suivants  : 

i)  Il  résulte  des  maximes  ci-dessus  que  l'Eglise  est 
naturellement  internationaliste  et  paciliste  dans  le 
bon  sens  de  ces  deux  mots.  Comme,  d'autre  part, 
son  pouvoir  s'exerce  suj-  les  consciences  d'un  très 
grand  nombre  d'hommeset  que  c'est  sur  lesconsciences 
qu'il  faut  agir  pour  faire  prévaloir  la  justice,  condi- 
tion sine  qua  non  de  la  paix,  aucune  institution  de 
paix  internationale  ne  peut  être  complète  et  complè- 
tement efficace  sans  le  concours  de  l'Eglise.  Et,  comme 
l'Eglise  tient  l'amour  de  la  patrie  pour  une  vertu  en 
même  temps  qu'elle  réprouve  l'antipatriotisme  et 
l'humanitarisme,  son  concours  sera,  contre  ceux-ci, 
pour  l'internationalisme  et  le  pacifisme,  une  très 
utile  sauvegarde. 

a)  L'Kglise,  quoi  qu'on  en  ait  dit  (Jean  de  Triac, 
Guerre  et  christianisme;  Paris,  Didot;  et,  un  peu, 
Vanderpol,  La  guerre  devant  le  christianisme),  n'a 
jamais  réprouvé  peu  ni  prou  le  métier  des  armes,  ni 
considéré  comme  un  péché  en  soi  le  fait  de  se  battrn 
quand  on  est  soldat.  Non  seulement  elle  a  prêché 
les  Croisades  et  canonisé  Jeanne  d'Arc,  saint  Louis, 
saint  Maurice,  —  sans  parler  de  bien  d'autres  qui 
ont  fait  et  même  déclaré  la  guerre,  —  mais,  dès 
l'origine,  elle  a  mis  la  profession  militaire  sur  le 
même  pied  que  les  autres.  S.  Jean-Baptiste,  en  prê- 
chant la  pénitence,  n'a  aucune  exigence  spéciale 
pour  elle  (Luc,  m,  i!,)  et  N.  S.  Jésus-Christ  maudit 
bien  les  Pharisiens,  les  riches,  les  vendeurs  du  Tem- 
ple, mais  non  pas  les  militaires.  Il  n'exprime  même 
pas  à  leur  égard  la  suspicion  qu'il  marque  à  l'endroit 
des  pulilicains.  Il  ne  les  range  pas,  avec  ces  derniers 
et  les  prostituées,  parmi  les  pécheurs  notoires  et 
professionnels  qui  entrerontavant  lesjuifsincrédules 
dans  le  royaume  des  cieux.  Il  guérit  le  serviteur  du 
centurion  et  admire  publiquement  la  foi  de  celui-ci 
sans  un  mot  de  restriction  sur  sa  profession.  Dans 
l'empire  romain  cependant,  où  vécurent  S.  Jean- 
Baptiste  et  Notre-Seigneur,  le  métier  des  armes  dif- 
férait notablement  de  ce  qu'il  fut  dans  la  chrétienté 
au  temps  de  la  chevalerie  et  de  ce  qu'il  est  mainte- 
nant, au  temps  de  la  nation  armée.  Employé  à  toutes 
les  besognes  de  la  force,  auxiliaire  du  tortionnaire 
et  du  bourreau,  instrument  de  guerres  civiles  inces- 
santes,mercenaire  de  la  politique,  le  soldat  devait  subir 
la  plupart  du  temps,  dans  sa  moralité,  des  déforma- 
tions auxquelles  il  a  pu,  le  plus  souvent,  échapper 
dans  les  armées  féodales  et  dans  la  chevalerie,  comme 
il  y  échappe  dans  les  armées  modernes  (voir  Léon 
Gautier  et  J.  Rambaud,  op.  cit.  à  la  bibliog.  et  ci- 
dessus.  Paix  et  Guerbb,  col.  1270). 


IV.  Bibliographie.  —  Nous  indiquerons  ici,  non 
pas  tout  ce  qui  a  été  écrit  sur  les  questions  dont 
nous  venons  de  parler,  —  ce  serait  dresser  le  cata- 
logue d'une  bibliothèque,  —  mais  les  ouvrages 
utiles  à  connaître  et  à  consulter  pour  se  documen- 
ter convenablement  sur  ces  questions.  La  plupart 
d'entre  eux  en  traitent  plusieurs,  quand  ils  ne  les 
abordent  pas  toutes.  Nous  suivrons  donc  simple- 
ment l'ordre  alphabétique,  en  indiquant  sommaire- 
ment, toutes  les  fois  que  nous  le  croirons  utile  au 
lecteur,  le  caractère  de  l'ouvrage  et  les  questions 
pour  lesquelles  il  convient  surtout  de  s'y  reporter. 
Augustin  (St),  Lettre  au  comte  Bonifacius,  P.L., 
t.   XXXIII,  p.    854   (Sur  le  métier  des  armes).  — 


Barrés  (Maurice),  Les  Amitiés  françaises,  Paris, 
Emile  Paul,  i  vol.  Scènes  et  doctrines  du  nationa- 
lisme, ibid.,  I  vol.  Les  déracinés,  ibid.,  i  vol. 
L'union  sacrée,  ibid.,i  vo\.  —  Bonald  (de).  Théorie 
du  poui'oir,  a  vol.  Législation  primitii'e,  2  vol.  — 
Brdnktièbb  (F.),  Discours  de  combat;  Paris,  Per- 
rin,  i  yo\.;  Lettres  de  combat;  ibid.,  i  vol.;  Ques- 
tions actuelles;ihid.,  I  vol.  (Très  utile  sur  l'idée  de 
pairie,  le  pacitisme,  l'internationalisme.  L'auteur 
est  vigoureusement  nationaliste).  — Cepeda  (R  .  de), 
Eliments  de  droit  naturel;  Paris,  Retaux,  i  vol. 
(catholique).  —  Comte  (Auguste),  Politique  posi- 
tive; 1  vol.  Paris.  —  CoiNtenson  (L.  de).  L'avenir 
du  patriotisme;  i  vol.  Paris.  —  Delassus  (Mgr), 
Le  problème  de  l'heure  présente;  2  vol.  Lille,  Des- 
clée  (Abondante  documentation  sur  la  Franc- 
maçonnerie  et  l'humanitarisme).  —  Devas,  L'Eglise 
et  le  Progrès  du  Monde,  trad.  Folghera;  I  vol. 
Paris,  Gabalda,  1909  (catholique).  —  Deville  (G.), 
Principes  socialistes;  1  vol.  Paris,  Giard.  —  Ency- 
cliques de  :  Pie  IX,  «  Quanta  cura   »  et  Syllabus; 

—  Léon  XJll,  <i  Ilunianum  genus  »  sur  la  Franc- 
Maçonnerie;  «  Jmmortale  Dei  »,  sur  la  constitution 
chrétienne  des  Etats  (adde  :  Lettre  o  Praeclara 
gratulationis  »  aux  princes  et  aux  peuples  de  l'uni- 
vers); —  Pie  X,  «  Pascendi  dominici  gregis  »  sur 
le  modernisme  (cosmopolitisme  kantien);  — 
Benoit  XV.  (Toutes  ces  encycliques  sont  indispen- 
sables à  relire.  On  les  trouve  à  la  Maison  de  la 
Bonne  Presse,  à  Paris.)  —  Faguet  (E.),  f.e  paci- 
fisme; I  vol.  Paris,  1908;  Les  dix  commandements  : 
«   Tu  aimeras  ta  patrie  «;  brochure,  Paris,  Sansot. 

—  Fovii,LéK(K.),  Humanitaires  et  libertaires  ;  i  vol. 
Paris,  Alcan.  —  FovRyiÈRE(}i.), L'idéalisme  social; 
I  vol.  Paris,  .-Vlcan  (humanitariste).  —  Fribouho, 
L'association  internationale  des  travailleurs;  i  vol. 
Paris  (socialiste).  —  Gautier  (L.),  La  chevalerie  ; 
I  vol.  Paris,  Palmé  (surtout  le  chapitre  i  pour  ce 
qui  a  trait  au  métier  des  armes  et  à  la  guerre 
devant  le  christianisme).  —  Gibier  (Mgr  C), 
Patrie;  1  vol.  Paris,  i92o(UtiIe  exposé  de  la  morale 
catholique). — Goyau(G.),  L'idée  de  patrie  et  l'huma- 
nitarisme; ■  vol.  Paris,  Perrin,  igo3  (Abondante 
documentation  et  bibliographie  sur  l'humanita- 
risme, le  socialisme  et  la  Franc-Maçonnerie  en 
France  de  1866  à  1901.  Indispensable  à  consulter. 
Vigoureusement  nationaliste).  La  Franc-Maçonne- 
rie en  France;  brochure,  ibid.  —  Haideggbh 
(Wendelin),  Der  nationale  Gedanhe  im  Lichte  des 
Christenthums;  i  vol.  Brixen,  1900  (catholique; 
nombreux  textes  des  Pères  et  des  théologiens).  — 
Hamon,  Patrie  et  internationalisme;  1  vol.  Paris, 
1896  (humanitariste  radical).  —  Jaurès  (Jean), 
Action  socialiste;  1  vol.  Paris.  La  nation  armée; 
I  vol.  Paris.  —  Jbllinf.k  (O.),  Das  Recht  des  mo- 
dernen  Staates  :  Band  I  :  Allgemeine  Staatslehre; 
I  vol.  Berlin,  1906.  —  Johannet,  Le  principe  des 
Nationalités;  i  vol.  Nouvelle  Librairie  Nationale, 
Paris,  1920.  —  Kant  (Emmanuel),  Projet  de  p/iix 
perpétuelle.  —  Legrand  (Louis),  L'idée  de  patrie; 
■  vol.  Paris,  Hachette,  1899  (Philosophie  du  patrio- 
tisme dans  un  esprit  nationaliste).  —  Loria 
(Achille),  Les  bases  de  la  justice  internationale  ; 
I  vol.  Paris,  Alcan  (Publication  de  l'Institut  Nobel. 

—  Paciliste),  —  Lemaitrb  (Jules),  Opinions  à 
répandre;  Paris,  Oudin,  i  vol.  (Très  utile).  — 
Marx  (Karl),  Le  Capital:  i  vol.  Paris,  librairie  du 
Progrès.  —  Naqubt,  L/humanité  et  la  patrie;  1  vol. 
Paris,  Stock  (humanitariste  radical).  —  Novicow, 
La  fédérationde  l'Europe;  i  vol.  Paris,  Alcan,  igoi 
(humanitariste).  —  Passv  (F.)  et  divers  :  La  paix 
et  l'enseignement  pacifiste;  i  vol.  Paris,  Alcan 
(Pacifiste  humanitariste).  —  Pbrin  (Ch.),    L'ordre 


1631 


PAUL  (SAINT)  ET  LE  PAULINISME 


1622 


international;  j  yo\.  Paris,  LecolTre,  1888  (catholi- 
que); Les  lois  de  la  société  chrétienne;  2  vol.,  ibid. 
—  PoTONlK-PiKRRB,  Historique  du  mouvement 
pacifiste;  1  vol.  Berne,  Steiger,  1899  (Pacifiste 
hunianitariste).  —  Proodiion  (P.-J.),  La  guerre  et 
la  paix;  i  vol.  Paris,  Dentu,  1861.  —  Rambaud  (J.), 
Le  pacifisme  chrétien;  brocimre,  Lille,  Desclée 
(Utile  critique  des  écrits  de  Vanderpol,  ci-dessous 
cités).  —  Renan  (E.),  Qu'est-ce  qu'une  nation? 
Paris,  1882,  brochure;  La  ré/orme  intellectuelle  et 
morale  de  la  France;  i  vol.  Paris;  L'avenir  de  la 
science  ;  ibid.  (cosmopolitisme  aiitipatriotique).  — 
RoTHB  (T.),  Traité  de  droit  naturel,  tome  I,  Paris, 
Larose(catholique).  —  Riillikr(P  ),  L'idéedepalrie, 
brochure,  dans  les  .S/(/(/irt  pacis.  Paris,  1920  (catho- 
lique). —  RuYSSKN  (Th.),  De  la  guerre  au  droit; 
I  vol.  Paris,  Alcan,  1920  (Indispensable;  indica- 
tions bibliog.,  pacifiste  non  catholique).  —  Skrtil- 
LANQKS,  Le  patriotisme  et  la  vie  sociale;  t  vol,  Paris, 
LecolTre,  igoS.  —  Soarez,  De  cantate,  III,  i3  :  de 
bello.  —  Syllabus  de  Pie  IX.  —  Taparrlli,  Essai 
théorique  de  droit  naturel,  2  vol.  —  Examen  criti- 
que des  gouvernements  représentatifs,  trad.  Pichot, 
t.  III.  Paris,  Lethielleux  (catholique;  indispensa- 
ble à  consulter).  —  Tchernoff  (J.),  Les  nations  et 
la  société  des  nations  dans  la  politique  moderne, 
I  vol.  Paris,  Alcan.  —  Texte  (Joseph),  Le  cosmopo- 
litisme littéraire  (dans  Betil  de  Julleville,  Hisl.  de 
la  lili.fr.,  t.  VIII).  —  TnoMASD'AQiiiN(St),  Summa 
ihenlogica  :  II^  II»»,  q.  25,5;  26.6  à  12;  4o;  64,2.3.7 
(sur  le  patriotisme).  —  De  regimine  principum  (sur 
la  guerre).  —  Vakdbrpol(A.),  La  guerre  devant  le 
christianisme;!  vol.  Paris,  Tralin,  1912  (Tendan- 
cieux ;  catholique  libéral  et  pacifiste).  —  Vogué 
(E.  M.  de),  Le  roman  russe  (préface  sur  le  cosmo- 
politisme), I  vol.  Paris;  Histoire  et  poésie  (p.  i47 
et  s.,  161  et  s.,  226  à  2ï8  sur  le  cosmopolitisme),  i  vol. 
Paris.  —  Wbiss  (A. -M.),  Apologie  des  Christen- 
thums  von  Standpunkte  der  Sitle  und  Kultur, 
Band  I,  Theil  2,  kap.  12  u.  i3.  —  Band  IV,  Theil 
I,  6  u.  7  (catholique;  utile  sur  l'humanisme  et 
l'humanitarisme.  L'ouvrage  a  été  traduit  en  fran- 
çais). 

Comte  DU  Plessis  de  Grbnédan, 
doyen  de  la  Faculté  cutholique  de  droit,  Ang^ops. 


PAUL    (SAINT)    ET    LE    PAULINISME.    — 
Sommaire.  —  Avant-propos.  —  Définition. 

I.  —  Précis  historique  du  paulinisme. 

1.  Premiers  essais  d'exposition  systématique. 

2.  Le  paulinisme  de  l'école  de  Tubingue, 

3.  Le  paulinisme  de  l'école  radicale. 

4.  L'état  présent  des  recherches. 

5.  Eléments  primordiaux  de  la  théologie  pau- 
linienne. 

U.  —  Paul  et  Jésus. 

i.  Paul  opposé  à  Jésus. 

2.  Altitude  de  Paul  à   l'égard  de  la  vie  ter. 
reslre  de  Jésus. 

3.  Paul  et  le  Christ  historique. 

4.  Explicatisn  des  différences  entre  Paul   et 
Jésus. 

5.  Bibliographie. 

III.  —  Les  sources  de  la  pensée  db  Paul. 

1.  La  conversion  de  Paul  et  le  paulinisme. 

1.  Explications  naturalistes  delà  conversion. 

2.  Genèse  psychologique  du  paulinisme. 


H.  L'hellénisme  et  le  paulinisme. 

1.  f^aul  et  la  philosophie  profane. 

2.  Paul  et  les  religions  orientales  hellénisées. 
m.  Lb  judaïsme  et  lb  paulinisme. 

1.  Paul  et  le  judaïsme  rabbinique. 

2.  Paul  et  le  judaïsme  apocalyptique. 
IV.  Véritables  sources  du  paulinisme. 

Avant  propos.   —  Définition  du  paulinisme 
et  délimitation  du  sujet 

L'objet  du  présent  article  est  fort  heureusement 
circonscrit  par  le  caractère  même  de  celte  encyclopé- 
die. H  ne  s'agit  pas  de  tracer  ici  la  biographie  de 
saint  Paul,  ni  d'esquisser  sa  physionomie,  ni  de 
raconter  ses  missions,  ni  d'apprécier  son  œuvre,  ni 
d'exposer  sa  théologie,  ni  de  prouver  l'authenticité  de 
ses  lettres  et  des  discours  que  lui  attribuent  les  Actes 
des  apôtres.  On  peut,  sur  tous  ces  points,  consulter 
les  manuels  et  les  ouvrages  spéciaux.  Ce  que  nous 
avons  à  étudier,  ce  sont  les  principale»  déforma- 
tions infligées  à  sa  pensée  par  une  critique  prévenue 
ou  peu  clairvoyante.  Même  ainsi  limitée,  notre  tâche 
est  des  plus  ardues  ;  car  les  systèmes  ont  la  vie  courte 
et,  au  moment  où  l'on  s'escrime  à  combattre  une 
erreur  longtemps  en  vogue,  elle  est  si  subitement 
supplantée  par  une  autre  que  l'on  s'expose  à  n'atta- 
quer qu'une  ombre. 

On  est  convenu  d'appeler  paulinisme  l'enseigne- 
ment du  docteur  des  Gentils  considéré  dans  ses 
caractères  particuliers  et  dans  son  enchaînement 
organique.  Malgré  ses  origines  suspectes,  ce  nom  de 
paulinisme  n'a  pas  besoin  de  justification;  car,  au 
fond,  il  exprime  une  idée  juste  et  il  a  pour  lui  d'être 
nécessaire.  Quand  on  lit  avec  tant  soit  peu  d'atten- 
tion les  prophètes  et  les  évangélistes,  on  remarque 
entre  eux  des  différences  nombreuses  et  profondes, 
portant  quelquefois  sur  les  idées  et  plus  souvent 
sur  la  manière  de  les  présenter.  Comparez  à  ce  point 
de  vue  saint  Marc  à  saint  Jean,  saint  Matthieu  à 
saint  Luc,  Amos  à  Osée,  Isaïe  à  Jérémie.  La  difTérence 
entre  ces  divers  auteurs  sacrés  vous  paraîtra  d'autant 
plus  frappante  que  le  sujet  traité  est  plus  ressem- 
blant. Les  Pères  de  l'Eglise  s'en  rendaient  bien 
compte  lorsqu'ils  appliquaient  aux  quatre  évangé- 
listes les  symboles  des  quatre  animaux  d'Ezéchiel. 

Saint  Paul  ne  pouvait  manquer  d'imprimer  à  son 
œuvre  le  cachet  de  sa  puissante  personnalité.  Cepen- 
dant la  pensée  d'isoler  son  enseignement  pour  en 
étudier  séparément  les  caractères  particuliers,  au 
regard  de  celui  des  autres  apôtres,  ne  date  guère  que 
du  dernier  siècle.  A  l'heure  actuelle  les  deux  ques- 
tions qui  préoccupent  le  plus  les  historiens  du  dogme 
sont  les  suivantes  :  i*"  Quels  sont  les  rapports  entre 
Paul  et  Jésus  ou,  si  l'on  veut,  entre  l'enseignement 
de  Paul  et  celui  de  Jésus.  2"  Supposé  que  le  pauli- 
nisme ne  vienne  pas  en  droite  ligne  de  l'enseigne- 
ment de  Jésus,  quelle  en  est  l'origine?  L'Apôlre  le 
lire-t-il  de  son  propre  fonds,  ou  l'emprunte-t-il  i  une 
source  étrangère?  On  le  voit,  les  deux  questions  sont 
connexes,  mais  elles  peuvent  se  traiter  d'une  manière 
indépendante.  Nous  les  examinerons  à  part,  après 
avoir  exposé  brièvement  l'histoire  du  paulinisme. 
Nous  ne  rencontrerons  guère  sur  notre  route  que  des 
écrivains  protestants,  pour  la  raison  bien  simple 
que  les  catholiques,  dont  les  travaux  d'exégèse  et 
d'introduction  tiennent  un  rang  si  honorable,  sont 
restés  jusqu'ici  presque  étrangers  aux  études  de 
théologie  biblique. 

L  —  Précis  historique  du  paulinisme 

I .  Premiers  essais  d'exposition  aystématique. 
—  La  première  théologie  de  saint  Paul  est  celle  de 


1623 


PAUL  (SAINT)  ET  LE  PAULINISME 


1Ô24 


LÉONARD  UsTERi  {Entwickelung  des  paulin.  Lehrbe- 
griffes  in  seinem  Verhaltnisse  zur  bibl.  Dogmaiik  des 
N.  T.  Zurich,  1824  ;  6*  édit.  en  i85i);  car  les  timides 
essais  du  protestant  G.  W.  Meyer  (Altona,  1801)  et 
du  catholique  Gehhausbh  (Landshut,  i8i6)  ne  méri- 
tent pas  encore  ce  nora.UsTBRi  divise  sou  travail  en 
deux  parties,  correspondant  aux  deux  périodes  his- 
toriques dont  l'avènement  du  Christ  est  le  point  de 
rencontre  :  temps  d'ignorance  et  plénitude  des  temps. 
Cette  division,  suggérée  par  les  huit  premiers  cha- 
pitres de  l'Epilre  aux  Romains,  se  prête  à  des 
développements  commodes  ;  mais  elle  a  le  grand 
défaut  de  reléguer  à  l'arrière-plan  l'œuvre  de  la 
rédemption  et  la  personne  du  Rédempteur  et  de 
mettre  trop  en  relief  l'état  de  l'humanité  déchue,  qui 
ne  devrait  être  qu'une  préface. 

Pendant  longtemps,  les  successeurs  d'Usteri  mar- 
chèrent dans  la  voie  qu'il  avait  tracée.  Ils  prirent 
l'Epltre  aux  Romains  pour  base  de  leur  exposition, 
comme  si  elle  contenait  la  quintessence  du  pauli- 
nisme,  et  transformèrent  la  théologie  de  saint  Paul 
en  une  sorte  de  philosophie  de  l'histoire.  Du  moins 
tàchèrent-ils  de  ramener  à  une  idée  fondamentale 
(GrM/idirfee)  ce  qu'ils  appelaient  le  système  doctrinal 
{Lehrhegriff)  de  l'Apôtre.  Ce  fut  en  général,  à  l'imi- 
tation de  Neander,  la  justice  de  Dieu.  Ainsi  Daehnb 
(Entivickhing  des  paulin.  Lehrbegnffs,  Halle,  i835), 
ScHMiD  (Bibl.  Théologie  des  N.  T.,  Stuttgart,  i853)  et 
Mbssxer  {Die  Lehre  der  Aposlel,  Leipzig,  i856).  — 
Van  Oosterzbe  {De  Théologie  des  nieuen  verbands, 
iSe'j,  édit.  allemande  en  1869)  copie  purement  et 
simplement  la  division  d'Usteri.  Reuss  et  Simar, 
surtout  le  dernier,  s'en  inspirent  visiblement.  Celui- 
ci  voit  l'idée  fondamentale  de  la  doctrine  pauli- 
nienne  dans  Hom.,  i,  16,  celui-là  dans  Hom.,  m,  21-22  ; 
mais  tandis  que  Reuss  {Histoire  de  la  théologie 
chrétienne  au  siècle  apostolique  ^,  Strasbourg,  i864, 
t.  IL  p.  1-262)  semble  perdre  complètement  de  vue 
sa  division  et  aligne  ses  chapitres  sans  aucune  suite 
apparente, Simar  {Die  Théologie  des  heiligen  Paulus'^, 
Fribourg-en-B.,  i883,  i"  édit.  en  i864)  s'y  attache 
fidèlement  et  développe  les  quatre  points  suivants  : 
I.  Le  besoin  de  rédemption  pour  tous  les  hommes; 
2.1a  rédemption  universelle  dans  le  Christ;  3.  la 
rédemption  subjective  (justiûcation);  4.  la  consom- 
mation des  choses.  —  Simar  a  eu  le  très  grand 
mérite  de  donner  l'exemple  et  de  montrer  le  chemin 
aux  catholiques  ;  mais  son  œuvre  est  moins  une 
théologie  qu'un  inventaire  et  qu'un  recueil  de  textes. 
Les  caractères  des  ouvrages  indiqués  plus  haut 
peuvent  se  résumer  ainsi  :  a)  L'authenticité  des 
Epîtres  de  saint  Paul  est  admise,  parfois  avec  quel- 
ques doutes  pour  les  Pastorales.  —  b)  L'Epltre  aux 
Romains  est  mise  à  la  base  de  l'exposé  doctrinal.  — 

c)  L'enseignement  paulinien  est  considéré  comme 
une  thèse  ou  une  série  de  thèses  {Lehrbegriff).  — 

d)  La  personne  et  l'œuvre  du  Rédempteur  ne  vien- 
nent qu'en  seconde  ligne  et  en  fonction  de  la 
déchéance  originelle.  —  e)  La  morale  est  générale- 
ment laissée  de  côté. 

2.  Le  paulinisme  de  l'école  de  Tubingue.  — - 
Baor  (1792-1860)  allait  changer  tout  cela.  Nommé  en 
1826  professeur  de  théologie  historique,  à  l'univer- 
sité de  Tubingue,  il  occupa  ce  poste  jusqu'à  sa  mort 
et  réunit  autour  de  sa  chaire  un  grand  nombre 
d'élèves,  dont  quelques-uns  devinrent  illustres. 
En  i835,  il  publia  une  attaque  contre  l'authenticité 
des  Pastorales  qui  passa  longtemps  pour  décisive 
dans  l'école  libérale.  A  cette  époque,  il  s'était  déta- 
ché de  Schleiermacher,  dont  il  avait  été  d'abord 
l'admirateur  fervent,  pour  devenir  le  disciple  enthou- 
siaste de  Hegel.  Au  fond,  il  ne  fit  jamais  qu'appli- 
quer aux  études  historiques  les  principes  de  l'évolu- 


tion hégélienne.  Aux  yeux  de  Hegel,  hommes  et 
faits  sont  peu  de  chose,  les  idées  seules  importent. 
Or  l'histoire  des  idées  n'est  qu'un  perpétuel  recom- 
mencement. Thèse,  antithèse,  synthèse  :  telles  sont  les 
trois  phases  successives  qui  rythment  fatalement  la  loi 
du  progrès.  A  l'origine  du  christianisme,  la  thèse 
était  la  doctrine  de  Jésus  et  des  premiers  apôtres; 
l'antithèse  fut  l'enseignement  de  saint  Paul  ;  la  syn- 
thèse sera  la  fusion  opérée  dans  le  courant  du  second 
siècle,  grâce  à  des  concessions  mutuelles  qui  don- 
nent naissance  au  catholicisme,  c'est-à-dire  à  la  doc- 
trine commune  de  la  grande  Eglise.  Le  professeur 
de  Tubingue  crut  avoir  découvert  à  Corinthe  les 
deux  partis  qui  déchirèrent  l'Eglise  naissante  :  les 
pétriniens,  judaïsantsébionites  qui  constituaient  le 
parti  de  Pierre  ou  du  Christ,  et  les  pauliniens  ou 
hellénistes  qui  formaient  le  parti  de  Paul  et  d'Apol- 
los.  Il  retrouvait,  en  face  les  uns  des  autres,  les 
mêmes  adversaires  dans  l'Epltre  aux  Galates  et  en 
suivait  la  trace,  jusqu'à  la  fin  du  deuxième  siècle, 
dans  le  curieux  roman  des  Homélies  et  des  Récogni- 
tions Clémentines,  Ainsi  l'histoire  du  christianisme 
primitif  se  résume  en  un  conflit  d'idées  dont  les  deux 
grands  apôtres  Pierre  et  Paul  sont  les  représen- 
tants. 

Les  dogmes  caractéristiques  de  l'école  de  Tubingue 
sont  les  suivants  :  <i)  Date  tardive  assignée  à  tous 
les  écrits  du  Nouveau  Testament;  saxif,  d'une  part, 
les  quatre  grandes  Epitres  de  saint  Paul,  les  seules 
authentiques  et,  d'autre  part,  l'Apocalypse  et  l'Epl- 
tre de  Jacques.  Tous  les  autres  sont  postérieurs  aux 
écrivains  dont  ils  portent  le  nom;  l'esprit  de  conci- 
liation qu'on  remarque  dans  quelques-uns  prouve 
qu'ils  ne  sont  pas  antérieurs  au  milieu  du  second 
siècle  et  le  paulinisme  qu'on  voit  dans  plusieurs 
n'est  qu'un  paulinisme  atténué.  —  b)  Violente  oppo- 
sition entre  Paul  et  les  Douze  et  par  conséquent 
entre  Paul  et  Jésus,  dont  les  Douze  continuaient 
l'enseignement.  —  e)  Inspiration  hellénique  de  la 
théologie  paulinienne,  se  manifestant  surtout  par  le 
spiritualisme  des  idées  et  l'universalité  du  salut. 

L'école  de  Tubingue  ne  survécut  pas  à  son  fonda- 
teur. On  peut  même  dire  qu'elle  était  morte  avant  lui. 
Zeller,  Scqweglbr,  KoESTLiN,  dégoûtés  de  la  théo  - 
logie  et  de  l'exégèse  qui  ne  leur  avaient  causé  que  des 
déboires,  se  tournèrent  vers  la  philosophie  et  l'anti- 
quité classique.  Volkmar  versa  dans  le  radicalisme 
le  plus  absolu.  Ritschl  se  fraya  des  voies  nouvelles, 
insoupçonnées  du  maître.  Hilgenfeld,  Holsten, 
HoLTZMANN  et  Weizsaecker  furent  plus  fidèles  à 
l'esprit  de  Baur;  mais  ils  firent  subir  au  Bvstème  des 
modifications  importantes,  équivalant  parfois  à  une 
transformation.  Les  idées  des  deux  derniers,  passées 
dans  les  manuels  et  les  livres  de  vulgarisation,  con- 
tinuent à  exercer  une  influence  considérable. 

3.  Le  paulinisme  de  l'école  radicale  hollan- 
daise. —  Pour  Baur  et  ses  adeptes,  le  paulinisme 
tenait  tout  entier  dans  les  quatre  grandes  Epitres; 
l'école  ultra-radicale  supprima  cette  base,  pourtant 
si  étroite,  en  déclarant  apocryphes  toutes  les  lettres 
sans  exception.  Brcno  Bauer,  Pierson  et  Nabeb 
avaient  ouvert  la  voie  par  des  négations  partielles, 
mais  les  vrais  chefs  de  l'école  radicale  sont  Loman 
et  VoELTER  d'Amsterdam  et  Van  Manbn  de  Leyde. 
En  Hollande,  ils  ont  été  suivis  par  Matthes,  Van 
LoON,  Mbyboom,  Bruins  et  quelques  autres  et  ils  ont 
même  réussi  à  conquérir  le  suffrage  de  deux  étran- 
gers :  R.  Steck  de  Berne,  et  ^V.  B.  Smith,  de  la  Nou- 
velle-Orléans. Ces  critiques  font  ouvertement  pro- 
fession de  continuer  l'œuvre  de  Tubingue;  ils 
espèrent  a  agrandir  leur  horizon  en  montant  sur  les 
épaules  de  Baur  et  de  ses  disciples  ».  Cf.  l'article 
Paul  par  Van  Manen,  n»»   33-5 1,  dans  VEncyclop. 


1625 


PAUL  (SAINT)  ET  LE  PAULINISME 


1626 


Biblica,  t.  III,  col.  Sôao-S^.  Voici  comment  ils  rai-    , 
sonnent.  j 

A)  Les  partisans  de  Baur  disaient  que  les  Actes  i 
ne  méritent  aucune  créance  ;  mais  c'est  ce  qu'il  fau- 
drait prouver.  Au  contraire,  s'il  y  a  quelque  part 
des  récits  tendancieux,  c'est  plutôt  dans  les  lettres 
attribuées  à  Paul.  D'ailleurs  on  ne  trouve  ni  dans 
saint  Justin,  ni  dans  le  Pasteur  d'Hermas,  ni  dans 
la  Didachè,  ni  dans  VEpitre  de  Barnabe  aucune 
mention  des  prétendues  lettres  pauliniennes;  les 
preuiiers  à  témoigner  de  leur  existence  sont  Marcion 
et  les  gnostiques.  —  Pour  comprendre  cette  stupé- 
fiante argumentation,  il  faut  savoir  que  les  critiques 
ultra-radicaux  nient,  contre  toute  évidence,  les  allu- 
sions et  les  emprunts  de  saint  Justin  à  saint  Paul, 
et  qu'ils  sont  maintenant  les  seuls  à  déclarer  apo- 
cryphes la  lettre  de  Clément  de  Rome  et  celles  de 
saint  Ignace. 

B)  Les  théologiens  de  Tubingue  s'autorisaient  des 
différences  de  style  et  de  doctrine  pour  séparer  les 
lettres  authentiques  des  lettres  apocryphes;  mais  ce 
triage  est  sans  fondement,  car  il  y  a  plus  de  diffé- 
rence entre  l'Epître  aux  Galales,  par  exemple,  et  la 
première  aux  Corinthiens  qu'entre  celle-ci  et  n'im- 
porte laquelle  des  lettres  rejelées  comme  inauthen- 
tiques. Bien  plus,  ces  différences  de  diction  et  d'idées 
se  remarquent  souvent  entre  les  diverses  parties 
d'iine  même  lettre.  —  On  le  voit,  l'argument  ad 
homineiii  est  sans  réplique;  mais  il  frappe  les  Tubin- 
guiens  et  non  les  cliampions  de  l'authenticité. 

C)  La  doctrine  des  lettres  de  Paul  est  une  sorte  de 
gnose  chrétienne;  Jésus  n'y  parait  plus  comme  un 
homme,  mais  comme  un  Dieu,  ou  du  moins  comme 
le  Fils  de  Dieu.  L'Eglise  est  sortie  de  ses  limbes,  elle 
est  organisée,  persécutée,  divisée  en  sectes;  on  y 
agite  d'étranges  problèmes  :  les  rapports  de  la  Loi 
et  de  l'Evangile,  la  justification  par  la  foi  ou  par 
les  œuvres,  le  mariage  et  le  célibat,  la  valeur  de  la 
circoncision  et  autres  semblables.  Est-il  possible 
d'imaginer  cela  dans  la  première  génération  qui  sui- 
vit la  mort  de  Jésus?  Ce  développement  doctrinal 
réclame  un  temps  considérable  et  il  est  absolument 
inadmissible  que  le  paulinisme,  tel  qu'il  ressort  des 
Epltres  dites  pauliniennes,  soit  né  du  vivant  de  saint 
Paul.  —  Ces  raisons  toutes  subjectives  n'ont  de 
poids  que  sur  des  esprits  aveuglés  par  le  préjugé 
rationaliste.  Et  beaucoup  de  rationalistes  convien- 
nent franchement  qu'elles  n'ont  aucune  valeur. 

De  saint  Paul  lui-même,  au  dire  des  critiques 
ultra-radicaux,  nous  ne  savons  presque  rien.  On 
peut  admettre  qu'il  est  né  à  Tarse,  vers  le  début  de 
l'ère  chrétienne,  qu'il  a  voyagé  beaucoup,  en  Syrie, 
en  Asie  Mineure,  en  Grèce,  en  Italie.  Peut-être  l'ha- 
bitude de  vivre  au  milieu  des  Juifs  hellénistes 
avait-elle  relâché  la  rigueur  de  son  pharisaïsme, 
mais  il  doit  être  resté  attaché  à  la  Loi  mosaïque, 
comme  les  autres  apôtres.  11  n'est  donc  pas  l'auteur 
du  système  appelé  de  son  nom.  Mais  alors,  où  est 
né  le  paulinisme?  Probablement  à  Anlioche de  Syrie; 
peut-être  en  Asie  Mineure;  en  tout  cas,  pas  en  Pales- 
tine. Le  paulinisme  est  la  doctrine  tardive  d'une 
école  ou  d'un  cercle  de  chrétiens  progressistes  qui 
voulut  placer  son  programme  sous  l'égide  de  Paul, 
pour  lui  ménager  un  meilleur  accueil.  Pourquoi  de 
Paul  plutôt  que  d'un  autre?  Parce  que  les  Actes  de 
Paul,  dont  Luc  s'est  inspiré  pour  composer  son 
livre,  le  donnaient  sans  doute  pour  un  réformateur 
qui  avait  commencé  à  émanciper  le  christianisme  du 
joug  de  la  Loi. 

On  ne  s'étonnera  pas  que  ces  paradoxes  soient 
restés  confinés  dans  leur  pays  d'origine.  Les  écri- 
vains rationalistes,  en  France,  en  Angleterre  et  en 
Allemagne,  ne  leur  font  pas  généralement  l'honneur 


de  les  réfuter.  L'absurde  peut  atteindre  un  point  où 
il  ne  provoque  plus  la  contradiction.  Seuls  les  der- 
niers tenants  de  Tubingue  ont  cru  devoir  protester 
contre  les  incartades  de  ces  auxiliaires  compro- 
mettants. 

4-  Conception  actuelle  du  paulinisme.  —  Les 
exagérations  des  Tubinguiens  et  les  extravagances 
des  critiques  radicaux  ont  eu  en  somme  un  heureux 
effet.  Une  réaction,  progressive  et  raisonnée,  nous  a 
rapprochés  des  vues  traditionnelles,  tout  en  nous 
débarrassant  de  certaines  théories  désuètes  qui 
étaient  un  poids  mort  plutôt  qu'un  secours.  Quatre 
résultats  sont  à  signaler. 

A)  Questions  d'authenticité.  —  Le  dogme  des 
quatre  grandes  Epitres,  seules  authentiques,  n'est 
plus  guère  qu'un  souvenir.  Les  derniers  tenants  de 
l'école  de  Tubingue  admettent  l'authenticité  de 
l'Epître  aux  Philippiens,  de  la  première  aux  Thes- 
saloniciens  et  du  billet  à  Philémon.  Malgré  Holtz- 
MANN  (Kritik  der  Eplieser-und  Kolosserhriefe,  etc. 
Leipzig,  1872),  qui  regarde  l'Epître  aux  Ephésiens 
comme  apocryphe  et  l'Epître  aux  Colossieus  comme 
authentique  seulement  pour  le  fond,  on  se  rallie  de 
plus  en  plus  à  la  thèse  de  l'authenticité  des  deux 
Epltres,  surtout  de  la  dernière.  Cf.  Coppieters,  Les 
récentes  attaques  contre  l'épitre  aux  Ephésiens,  dans 
la  Revue  biblique,  1912,  p.  Sôi-Sgo.  On  peut  dire 
qu'à  l'heure  actuelle  le  seul  doute  sérieux  concerne 
les  Pastorales.  Et  encore  ici  la  thèse  favorable  à 
l'authenticité  regagne  tous  les  jours  du  terrain. 
Voir  notre  Théologie  de  saint  PauP,  Paris,  1920, 
p.  387-898  et  note  J,  p.  544-55i. 

B)  Présentation  de  la  doctrine.  —  Autrefois  on 
se  préoccupait  beaucoup  d'établir  un  Lehrbegriff, 
c'est-à-dire  de  faire  converger  tout  l'enseignement 
de  saint  Paul  autour  d'une  idée  centrale.  Un  danger 
trop  réel  était  de  mettre  entre  les  doctrines  des  rap- 
ports imaginaires,  d'inventer  des  points  de  raccord, 
d'altérer  les  proportions  et  de  fausser  les  perspec- 
tives, d'écarter  enfin  de  l'exposé  systématique  tout 
ce  qui  n'entrait  pas  naturellement  dans  un  cadre  fixé 
d'avance.  —  Immrr  et  B.  Wkiss  distinguèrent  dans 
la  prédication  de  l'Apôtre  quatre  phases,  répondant 
aux  quatre  groupes  d'Epîtres  :  Thessalooiciens, 
grandes  lettres,  lettres  de  la  captivité,  Pastorales.  A 
ce  sectionnement,  il  y  a  deux  inconvénients.  D'abord 
il  oblige  à  repasser  plusieurs  fois  sur  les  mêmes 
idées,  ce  qui  entraine  d'inévitables  redites.  De  plus, 
si  la  séparation  est  étanche  entre  les  divers  groupes, 
l'exposé  doctrinal  de  chaque  section  sera  incom- 
plet et  diminué.  Si  l'on  fait  abstraction  des  lettres  de 
la  captivité,  que  devient  la  christologie  des  grandes 
Epltres?  Et  l'eschatologie  des  Epltres  aux  Thessalo- 
niciens  est-elle  bien  intelligible  sans  le  surcroît  de 
lumière  que  projettent  les  deux  Epitres  aux  Corin- 
thiens? —  Anjounrhui  l'on  se  préoccupe  moins  de 
tout  ramener  à  l'unité  absolue,  mois  sans  admettre 
3hez  un  penseur  tel  que  saint  Paul  des  doctrines 
disparates  et  contradictoires.  Si  elles  ne  forment  pas 
un  système,  elles  doivent  former  un  tout.  11  est  bon 
d'en  montrer  la  cohésion  et  l'harmonie. 

C)  La  /ikysionomie  de  Paul. —  Les  docteurs  hégé- 
liens de  Tubingue  se  désintéressaient  des  faits  et 
des  personnes.  Dans  le  Paulus  de  Baur,  la  vie  de 
Paul  était  rejelée  en  appendice.  On  a  maintenant 
compris,  même  en  Allemagne,  que  les  faits  éclairent 
les  idées,  autant  que  les  idées  éclairent  les  faits. 
De  là  le  grand  nombre  de  biographies  et  de  mono- 
graphies parues  en  ces  derniers  temps  :  C.  Clbme.n, 
Paulus.  Sein  Leben  nnd  Wirken.i  vol.  1904  ;C.  MuN- 
ziGEB,  Paulus  in  Korinth,  igo8;  H.  Bûkulig,  Die 
Geisteskaltur  von  Tarsus  im  au^usteischen  /.eilalter 
mit  Beriicksichtigung   der  paulin.   Schriften,    191Î  ; 


1627 


PAUL  (SAINT)  ET  LE  PAULINISME 


1628 


B.  Weiss,  Paulus  und  seine  Gemeinden,  igii,  etc. 
Les  deux  hommes  qui  se  sont  le  plus  efforcés  de 
resUluer  la  vraie  physionomie  de  l'Apôtre,  en  la 
replaçant  dans  son  triple  cadre,  linguistique,  géo- 
graphique et  archéologique,  sont  Dbissmann(/'« (fins. 
£ine  kiiltur-  und  religiun^geich.  Skizze,  Tubingue, 
191  i)  et  W.  Ramsay,  en  ses  nombreux  ouvrages 
dont  le  dernier  a  pour  titre  The  bearing  of  récent 
discovery  on  the  iiusUKoithiiiess  of  tlie  N.  T.*, 
Londres,  1920.  —  En  même  temps  la  morale  de 
Paul,  trop  négligée  jusqu'ici,  est  l'objet  de  travaux 
sérieux  :  K.  Bknz  (cathol.).  Die  Etink  des  Apostels 
Paulus,  Fribourg-en-B.,  1912,  et  Junckhb,  Die  Etliik 
des  Apostels  Paulus,  Halle,  1'"  partie,  igo4,  2*  par- 
tie, 1919.  Autant  d'heureux  symptômes. 

D)  Maie  le  gain  le  plus  important  sans  comparai- 
son est  la  reconnaissance  maintenant  générale  des 
deux  faits  suivants  :  a)  Le  paulinisme  n'est  pas  un 
simple  produit  de  l'hellénisme.  Il  y  entre  d'autres 
éléments  :  l'influence  des  livres  prophétiques  et 
sapientiaux,  le  judaïsme  contemporain,  l'inspiration 
personnelle,  l'enseignement  de  Jésus  et  des  premiers 
apôtres.  Schweitzer  (Paulin.  Forschung,  p.  186)  va 
jusqu'à  dire  que  «  le  paulinisme  et  l'hellénisme  ont 
bien  la  même  langue  religieuse,  mais  n'ont  rien  de 
plus  en  commun  »  et  que  par  conséquent  «  l'Apôtre 
n'a  pas  hellénisé  le  christianisme  ».  —  h)  On  ne 
croit  plus  que  les  notions  pauliniennes  de  justice, 
de  vie,  de  grâce,  de  gloire,  etc.  soient  seulement  des 
abstractions  et  des  symboles.  On  reconnaît  la 
valeur  sacramentelle  du  baptême  et  de  l'eucharistie. 
On  commence  à  s'apereevoirque  chez  Paul  la  religion 
et  la  théologie  ne  sont  pas  choses  distinctes.  Il  reste 
d'autres  erreurs,  mais  c'est  tout  de  même  un  progrès. 

5.  Les  éléments  primordiaux  de  la  théologie  de 
saint  Paul-  —  On  peut  les  obtenir  par  un  moyen 
tout  empirique,  en  organisant  une  sorte  de  référen- 
dum entre  les  auteurs  qui  traitent  de  la  doctrine  du 
grand  Apôtre.  On  est  surpris  de  constater  que,  mal- 
gré la  diversité  des  écoles  et  des  tendances,  ils  abor- 
dent tous  à  peu  près  les  mêmes  questions,  formulées 
presquedans  les  mêmes  ternies.Choisissons-enquatre, 
qui  partent  de  points  de  vue  très  différents,  Holtz- 
MANN,  BiiVscHLAG,  Strvkns  et  Fkinb.  Holtzmanu 
(l.ehrbuch  der  neutest.  Théologie,  Leipzig,  189^,  t.  II, 
p.  1-226)  divise  ainsi  sa  matière  :  1.  Anthropologie. 
2.  Loi.  3.  Péché.  4.  Conversion.  5.  Christologie. 
6.  Réconciliation.  7.  Justilication.  8.  Morale.  9.  Mys- 
tères(Eglise,  baptême,  eucharistie).  10.  Eschatologie. 
Suit  un  chapitre  sur  le  deutéropaulinisme  de  l'Epître 
aux  Ephésiens,  des  Pastorales,  de  l'Epitre  aux 
Hébreux,  des  Epitres  catholiques.  —  Beyschlag 
(^Neutestam.  Théologie-,  Halle,  i8y6,  t.  II,  p.  1-286) 
préfère  celte  distribution  :  i.  Chair  et  esprit.  2.  Adam 
et  le  Christ.  3.  Dieu  et  le  monde.  4.  Rédemption 
{Heilsstiftiing).  5.  Jus\.\ûca\.\on  iHeilsurJnung).  6.  Vie 
dans  l'esprit  (morale).  7,  Communauté  chrétienne. 
8.  Consommation.  Les  Pastorales  sont  étudiées  à 
part.  —  Stevens  (Tlie  Pauline  Theology'^,  New-York, 
1906)  :  I.  Dieu.  2.  Le  péché.  3.  La  Loi.  4.  Le  Christ. 
5.  La  rédemption.  6.  La  justification.  ■;.  La  vie  chré- 
tienne. 8.  L'Eglise.  9.  Eschatologie.  —  Feine  (r/ieo- 
logie  de»  IV.  7".,  Leipzig,  1910,  p.  23o-548)  :  i.  Origine 
du  péché,  a.  La  Loi.  3.  L'Ecriture.  4.  Dieu.  5  Le 
Christ.  6.  La  mort  et  la  résurrection  de  Jésus.  '}.  La 
justification.  8.  Le  Saint-Esprit.  9.  Eschatologie. 
10.  Morale.  11.  Eglise  et  sacrements.  12.  Pastorales. 
Un  moyen  encore  plus  sûr  est  de  consulter  Paul 
lui-même.  Il  suflit  d'ouvrir  ses  lettres  pour  constater 
que  le  Christ  est  le  centre  de  sa  pensée.  Tout  con- 
verge de  ce  côté;  tout  part  de  là  et  tout  y  ramène. 
Le  Christ  est  le  principe,  le  milieu  et  le  terme  de  tout. 
Dans  l'ordre  naturel,  comme  dans  l'ordre  surnaturel, 


tout  est  en  lui,  tout  est  par  lai,  tout  est  pour  lui.  La 
plus  simple  opération  d'arithmétique  nous  confirme 
dans  cette  impression.  L'Epitre  aux  Hébreux  mise  à 
part,  le  nom  de  Jésus  revient  environ  deux  cent  vingt 
fois  sous  sa  plume;  le  nom  de  Seigneur,  deux  cent 
quatre-vingts  fois;  le  nom  de  Christ,  près  de  quatre 
cents  fois.  S'il  inscrit  l'un  des  noms  du  Sauveur  pres- 
que à  chaque  ligne  de  ses  lettres,  c'est  qu'il  dirige 
tout  vers  ce  point  de  mire  de  ses  pensées  et  de  ses 
adorations.  Toute  tentative  de  comprendre  un  pas- 
sage quelconque,  abstraction  faite  de  la  personne  de 
Jésus-Christ,  aboutirait  à  un  échec  certain. 

Mais  sous  quel  aspect  envisage-t-il  la  personne  du 
Christ?  Ici  le  doute  n  est  pas  possible;  c'est  en  qua- 
lité de  Sauveur  et  de  Rédempteur.  La  théologie  de 
saint  Paul  est  essentiellement  une  sotériologie,  une 
doctrine  du  salut  par  le  Christ.  Il  suffirait  pour  s'en 
convaincre  d'examiner  les  quatre  points  les  plus 
caractéristiques  peut-être  de  la  prédication  de  l'Apô- 
tre :  a)  Ce  qu'il  appelle  son  évangile,  l'évangile  de 
l'incirconcision,  l'évangile  qu'il  prêche  parmi  leg 
Gentils,  Jiom.,  xvi,  25;  I  Cor.,  xv,  i  ;  Gai.,  i,  ii;  n,  a- 
7,  etc.  —  l>)  Ce  qu'il  appelle  le  Mystère,  Eph.,  i,  9; 
III,  3,  4.9;  Col.,  I,  26-27;  ^om.,  XVI,  26,  etc.  —  c)  La 
formule  in  Christo  Jesu,  ou  autre  semblable,  qui  re- 
vient plus  de  cent  soixante  fois  dans  ses  lettres.  — 
d)  La  communication  d'idiomes  qui  existe  entre  le 
Christ  et  les  chrétiens  et  qui  s'exprime  par  ces  mots 
composés  commori,  conregnare  (Il  Tim.,  11,  ii-ia), 
compati,  conglori fleuri  {Rom.,  viii,  17),  conresusci- 
tare,  convivificare,  consedere  facere  (Eph.,  u,  5-6); 
coheres,  comparticeps,  cnncorporalis  (Eph.,  m,  6),  etc. 
—  Tout  cela  nous  montre  que,  dans  les  vues  de  Dieu, 
la  rédemption  doit  s'accomplir  non  seulement  par  le 
Christ,  mais  aussi  dans  le  Christ,  comme  représen- 
tant des  hommes  et  chef  des  élus. 

Pour  embrasser,  comme  en  un  vaste  panorama, 
tout  l'ensemble  de  la  théologie  paulinienne,  il  faut 
s'établir  au  Calvaire  et  contempler  le  drame  de 
notre  salut  en  jetant  un  double  coup  d'œil 
derrière  nous,  sur  l'histoire  du  monde  racheté,  et 
devant  nous,  sur  les  fruits  de  la  rédemption.  Dans 
le  passé,  nous  voyons  la  déchéance  du  genre  humain, 
la  faute  originelle  qui  entraine  sur  nous  la  mort,  le 
péché  et  la  malédiction;  mais  nous  voyons  en  même 
temps  Dieu,  dont  la  providence  paternelle  ne  se  lasse 
point,  qui  se  prépare  à  exécuter  ses  desseins  de  misé- 
ricorde, conçus  dès  l'éternité.  En  face  de  la  croix  du 
Sauveur,  nous  sommes  au  centre  même  de  la  doc- 
trine et  nous  pouvons  considérer  le  Christ  dans  sa 
personne,  dans  son  œuvre  rédemptrice  et  dans 
l'instrument  de  la  rédemption.  Dans  sa  personne, 
il  nous  apparaît  d'abord  au  sein  de  Dieu,  image 
et  premier-né  du  Père,  cause  efficiente,  exemplaire 
et  Onale  de  toutes  les  créatures;  puis  sous  la  forme 
d'un  esclave,  pauvre  et  souffrant,  en  tout  sem- 
blable à  nous  hormis  le  péché;  enOn  exalté  au- 
dessus  des  anges  et  inaugurant  aux  deux  son  règne 
de  gloire.  Son  acte  rédempteur  comprend  trois 
choses  :  la  mission  rédemptrice  qui  le  qualifie  pour 
agir  et  souffrir  au  nom  de  l'humanité  coupable;  la 
mort  rédemptrice  qui  abolit  la  sentence  de  mort 
portée  contre  nous;  la  réconciliation  qui  rétablit  les 
relations  normales  entre  le  ciel  et  la  terre,  entre 
l'homme  et  Dieu.  Le  moyen  mis  en  œuvre  consiste  en 
ceci  que  le  Christ  se  survit  et  se  perpétue  dans 
l'Eglise,  qui  est  son  corps  mystique,  et  dans  les  sacre- 
ments, qui  sont  pour  l'Eglise  et  chacun  de  ses  mem- 
bres les  canaux  de  la  grâce.  Il  ne  reste  plus  à  con- 
templer que  les  fruits  de  la  rédemption  ;  en  ce  monde, 
la  vie  de  sainteté  que  le  don  du  Saint-Esprit  confère  ; 
dans  l'autre,  la  vie  glorieuse  qui  en  est  l'aboutisse- 
ment naturel . 


1629 


PAUL  (SAINT)  ET  LE  PAULINISME 


1630 


L'économie  de  la  rédemption  se  déroule  ainsi,  dans 
le  passé,  dans  le  présent  et  dans  l'avenir,  en  un 
tableau  {grandiose  dont  les  perspectives  ne  manquent 
pas  d'harmonie.  On  pourrait,  couirae  le  font  la  plu- 
part des  auteurs,  donner  à  cet  exposé  la  l'orme  anti- 
thétique :  Adam  et  le  Christ,  le  siècle  présent  et  le 
siècle  futur,  la  cliair  et  l'esprit,  le  péché  et  la  g-ràce, 
la  promesse  et  l'Evangile,  la  Loi  et  la  foi,  etc.  Mais 
la  forme  constructive  est  préférable  ;  car  elle  évite 
de  forcer  les  contrastes  et  elle  laisse  à  l'idée  centrale 
sa  place  d'honneur. 

Une  théologie  de  saint  Paul  offrirait  donc  le 
schéma  suivant  : 

L  Préhistoire  de  la  rédemption. 

I.   L'humanité  sans  le  Christ.  —  2.  L'initiative 
du  Père. 
IL  Le  fait  db  la  bkdbmption. 
I.  La  personne  du  ItéJein pleur. 

a)  Le  Christ  préexistant.  —  b)  Jésus-Christ, 
a.  L'œut're  de  ta  rédemption. 

a)  La   mission   rédemptrice.    —    t)   La   mort 
rédemptrice.  —  c)  La  réconciliation. 
3.   L'instrument  de  la  rédemption. 

a)  La  foi.  —  b)  Les  sacrements  —  c)  L'Eglise. 
III.  Les  fruits  de  la  rédemption. 

i.  La  vie  chrétienne.  —  2.  Les  fins  dernières. 


IL 


Paul  et  Jésus 


I.  Paul  opposé  à  Jésus.  —Dès  1869,  Kenan  écri- 
vait (Saint  Paul,  p.  569-670)  :  «  Après  avoir  été 
depuis  trois  cents  ans  le  docteur  chrétien  par  excel- 
lence, Paul  voit  de  nos  jours  linir  son  règne; 
Jésus,  au  contraire,  est  plus  vivant  que  jamais.  Ce 
n'est  plus  l'Epîlre  aux  Rouiains  qui  est  le  résumé  du 
christianisme,  c'est  le  Discours  sur  la  montagne.  Le 
vrai  christianisme,  qui  durera  éternellement,  vient 
des  Evangiles,  non  des  Epilres  de  Paul.  Les  écrits  de 
Paul  ont  été  un  danger  et  un  écueil,  la  cause  des 
principaux  défauts  de  la  théologie  chrétienne;  Paul 
est  le  père  du  subtil  Augustin,  de  l'aride  Thomas 
d'Aquin,  du  sombre  calviniste,  de  l'acariâtre  jansé- 
niste, de  la  théologie  féroce  qui  damne  et  prédestine 
à  la  damnation.  Jésus  est  le  père  de  tous  ceux  qui 
cherchent  dans  les  rêves  de  l'idéal  le  repos  de  leurs 
âmes.  »  La  thèse  du  prétendu  antagonisme  entre 
Paul  et  Jésus  n'a  pas  cessé  d'être  un  dogme  dans 
certaines  écoles  rationalistes.  Pour  beaucoup  de  cri- 
tiques, Paul  reste  le  créateur  de  la  théologie,  le  fon- 
dateur de  l'Eglise,  le  propagateur  de  l'ascétisme,  le 
promoteur  des  sacrements,  l'adversaire  résolu  de 
tout  ce  qu'il  y  a  de  libre,  de  spontané,  de  vivant  et 
de  viviliant  dans  la  religion  individuelle,  qui  serait 
la  véritable  religion  de  Jésus. 

De  ce  chef,  Nietzsche  le  surhomme,  Paul  de  La- 
garde  le  critique  mystique  et  ce  pauvre  abbé  Loisv, 
ont  voué  à  Paul  une  sorte  de  haine  personnelle. 
L'Allemand  Bokttichiîr,  qui  se  faisait  appeler  Paul 
de  La;;;arde,  traite  l'.Apôlre  de  fanatique,  d'halluciné, 
d'esprit  mal  fait,  qui  «  nous  a  gratiliés  de  l'exégèse 
pharisaïque  »  et  dont  l'inlluence  néfaste  a  ruiné 
l'Evangile  autant  que  cela  était  possible  {Deutsche 
Schriften,  Gœtlingue,  1886,  p.  70).  Nietzsche  (Mor- 
genrothe  ',  Leipzig,  1887,  p.  64  68)  appelle  Paul  un 
ambitieux  et  un  intrigant,  un  roué  et  un  supersti- 
tieux, qui  aurait  détruit  le  christianisme  depuis 
longtemps,  si  on  l'avait  compris  ou  si  seulement  on 
l'avait  lu  d'un  esprit  libre  et  honnête.  Selon 
M.  Loisv,  Paul  voit  faux  et  résonne  faux:  u  Ce  qu'il 
dit  n'est  consistant  que  pour  lui  {l.'Epitre  aux  Gala- 
tea,  Paris,  191 6,  p.  i^O;  toute  sa  discussion  n'est  que 
mirage  fantastiijue  et  jeux  de  mots  (p.  142).   Il  a 


poussé  jusqu'aux  dernières  limites  le  génie  du  con- 
tresens (p.  45);  il  invente  la  philosophie  et  la  psy- 
chologie qui  conviennent  aux  besoins  de  sa  thèse 
(p.  i5y).  »  Pour  comprendre  ce  phénomène  d'aberra- 
tion intellectuelle,  il  faut  se  souvenir  que  «  la  men- 
talité de  Paul  n'est  pas  celle  de  l'homme  cultivé  ; 
c'est  celle  du  primitif  dominé  par  ses  impressions 
qui  prend  pour  des  réalités  les  images  qui  se  heur- 
tent dans  son  cerveau  (p.  i6i)  ». 

D'autres  critiques  contemporains,  par  ailleurs 
assez  modérés,  sont  franchement  hostiles  à  Paul. 
Cette  hostilité  plus  ou  moins  ouverte  a  provoqué,  en 
Allemagne  et  en  Angleterre,  un  mouvement  religieux 
qui  se  traduit  par  le  mot  de  passe  : /.aisio/fs-/;;  l'aul, 
revenons  à  Jésus  !  ou  autres  formules  semblables. 
En  Angleterre  la  formule  abrégée  Back  lit  Christ! 
marque  moins  clairement  l'hostilité  contre  Paul. 

La  question  des  rapports  entre  Paul  et  Jésus  est 
supprimée  par  deux  catégories  de  critiques  radicaux  : 
ceux  qui  rejettent  l'authenticité  de  toutes  les  épîtres 
de  Paul  et  ceux  qui  nient  l'existence  historique  de 
Jésus. 

Personne,  à  notre  connaissance,  n'a  relégué  dans 
le  domaine  des  fables  l'existence  de  Paul;  mais 
l'école  hollandaise,  comme  nous  l'avons  dit  plus 
haut,  soutient  que  nous  ne  savons  à  peu  près  rien 
de  son  histoire  et  absolument  rien  de  sa  doctrine, 
parce  que  toutes  les  lettres  qui  portent  son  nom  lui 
sont  étrangères  et  datent  d'une  époque  beaucoup 
plus  récente.  En  revanche,  un  certain  nombre  d'ama- 
teurs ne  voient  en  Jésus  qu'un  être  lictif,  la  person- 
nification d'une  idée  ou  d'un  mythe.  Cette  thèse 
paradoxale,  émise  successivement  par  Bruno  Bauer, 
Kalthoff,  Conybeare,  W.  B.  Smith,  J.  Robertson 
et  l'orientaliste  Jensen,  qui  fait  de  Jésus  une  trans- 
position du  héros  babylonien  Gilgamesh,  commence, 
parait-il,  à  émouvoir  les  esprits,  dans  la  docle  Alle- 
magne, depuis  l'apparition  du  livre  populaire  de 
Drkws:  Hat  Jésus  geleht  ?  lieden  gehalten  auf  dem 
Berliner  Heligiansgespràck  des  deutschen  Monisten- 
hundes  iiher  die  Christusmythe.  Berlin,  19 10  (traduit 
en  français).  VoirFiLLioN,  les  étapes  du  rationalisme 
dans  ses  attaques  contre  les  Evangiles  et  ta  vie  de 
J.  C.  Paris.  191 1,  et  cinq  articles  du  même  auteur 
intitulés  Paul  ou  Jésus\?  dans  la  lievue  du  Clergé 
français,  jgi  2.  Pour  l'honneur  de  l'esprit  humain,  il 
nous  est  impossible  d'accorder  la  moindre  attention 
à  ces  rêveries  de  cerveaux  malades. 

3.  Attitude  de  Paul  â  l'égard  de  l'histoire 
évangélique.  —  Posons  d'abord  la  question  préju- 
dicielle. Est-il  possil)le,  est-il  concevable  que  Paul 
ait  ignoré  les  principales  circonstances  de  la  vie 
terrestre  de  Jésus?  Converti  presque  au  lendemain 
de  la  résurrection,  au  moment  où  le  souvenir  du 
Maître  était  si  vivant,  il  n'aurait  rien  appris,  rien 
demandé  sur  un  sujet  de  Cette  importance!  Ananie 
et  les  chrétiens  de  Damns,  avec  lesquels  il  vécut  à 
deux  reprises,  avant  et  après  son  voyage  en  Arabie 
{Ad.,  IX,  10. 2^),  ne  lui  auraient  rien  dit?  De  quoi 
put  il  donc  s'entretenir  avec  Pierre  et  Jacques,  chez 
lesquels  il  passa  quinze  jours,  trois  ans  après  sa 
conversion  {Gai.,  i,  18-19)?  P>>"'  demeura  continuel- 
lement en  contact  avec  les  disciples  immédiats  de 
Jésus.  Barnabe  fut  son  collaborateur  à  Antioche 
{Act.,  XI.  26),àChypre  et  en  Asie  Mineure (.-(c^,  xiii, 
4-xv,  3g).  Silas  l'accompagna  pendant  la  seconde 
mission,  qui  ne  dura  pas  moins  de  trois  ans  {Act., 
XV,  4o).  Philippe  fut  son  hôte  à  Césarés,  probable- 
ment plus  d'une  fois  {Act.,  xxi,  8).  L'ApÔlre  passa 
une  grande  partie  de  sa  vie  dans  l'intimité  des  his- 
toriens de  Jésus.  Marc  fut  l'associé  de  ses  premières 
courses  apostoliques  {Act.,  xiii,  5),  le  compagnon  de 
sa  captivité  (Co/.,  IV,  u)  et  peut-être  le  témoin  de  ses 


1631 


PAUL  (SAINT)  ET  LE  PAULINISME 


1632 


derniers  jours  (II  Tint.,  iv,  ii).  Luc  resta  toujours  à 
côté  de  Paul  prisonnier  (Col.,  iv,  i4  ;  U  Tim.,  iv,  1 1) 
et  c'est  auprès  de  lui  qu'il  composa  son  Evangile. 
Jamais  homme  fut-il  mieux  placé  que  Paul  pour  con- 
naître, à  fond  et  dans  le  détail,  les  paroles  et  les 
actes  du  Sauveur? 

Mais,  dit-on,  il  s'en  désintéresse.  Son  Christ  n'est 
pas  le  Christ  de  l'histoire  ;  c'est  le  Christ  mort  et 
ressuscité,  le  Christ  glorieux  siégeant  à  la  droite  du 
Père,  prêta  revenir  sur  les  nuées  du  ciel  pour  intro- 
duire les  siens  dans  son  royaume.  Lui-même  n'en 
fait-il  pas  l'aveu  quand  il  écrit:  «  Désormais  nous  ne 
connaissons  personne  selon  la  chair;  même  si  nous 
avonsconnu  le  Christ  selon  la  chair, maintenant  nous 
ne  le  connaissons  plus  »  delà  sorte  (II  Cor.,  v,  1 6).  Ar- 
guer d'un  texte  aussi  obscur,  que  chacun  interprète 
à  sa  guise,  n'est  pas  d'une  lionne  méthode.  Mais 
passons.  Le  point  capital  est  de  savoir  si  la  condi- 
tion (îi'  xv-l  iymxy.ii.sv,  si  même  nous  avons  connu)  est 
réelle  ou  irréelle;  en  d'autres  termes,  si  Paul  part 
d'un  fait,  concédé  comme  véritable,  pour  écarter  un 
malentendu,  ou  s'il  fait  vme  supposition  imaginaire, 
pouvant  fournir  une  conclusion  a  fortiori.  D'après 
les  meilleurs  exégètes,  la  première  alternative  ne 
donne  aucun  sens  acceptable,  car  elle  revient  à  dire  : 
«  Si  autrefois  nous  avons  méconnu  le  Christ,  main- 
tenant nous  ne  le  méconnaissons  pas.  »  Or  le  con- 
texte annonce  quelque  chose  d'inattendu,  de  para- 
doxal en  apparence,au  lieu  d'un  truisme. L'hjpotlièse 
est  donc  irréelle.  Ce  n'est  même  pas,  à  proprement 
parler,  une  phrase  conditionnelle,  mais  vine  suppo- 
sition faite  arguendi  causa.  Le  contexte  donne  à  cette 
incise  énigmati(|ue  un  sens  assez  clair.  Mort  dans  le 
Christ,  le  chrétien  est  un  élre  nouveau  (II  Cor.,  v, 
l'j),  tenu  de  revêtir  d'autres  pensées,  d'autres  senti- 
ments, d'autres  affections,  d'autres  aspirations.  Il  ne 
doit  plus  connaître  personne  selon  la  chair.  Même 
s'il  avait  connu  le  Christ  selon  la  chair,  il  ne  doit 
plus  le  connaître  ainsi.  Que  l'expression  selon  la 
chair  qualifie  le  sujet  connaissant  ou  l'objet  connu, 
cela  n'importe  guère  ;  puisque,  de  toute  façon,  leur 
relation  mutuelle  est  changée  par  l'effet  de  la  mort 
mystique  du  chrétien  dans  le  Christ  et  qu'ainsi  le 
mode  de  connaissance  est  lui-même  modilié.  Ce  texte 
prouve  bien  que  Paul  converti  a  sur  toutes  choses 
des  idées  plus  spirituelles,  plus  surnaturelles,  mais 
non  pas  qu'il  se  désintéresse  de  la  vie  terrestre  du 
Christ. 

3.  Paul  et  le  Christ  historique.  —  Certains  cri- 
tiques radicaux  avancent  hautement  et  plusieurs 
manuels  de  vulgarisation  répètent  avec  assurance 
que  Paul  ne  dit  presque  rien  de  Jésus,  qu'il  ne  sait 
presque  rien  de  Jésus.  Pour  apprécier  le  bien  ou  le 
mal  fondé  de  ces  assertions,  ouvrons  les  Epîtres 
et  relevons  les  traits  qui  concernent  la  vie  du  Christ. 
Avant  de  venir  sur  la  terre,  il  préexistait  dans  la 
forme  de  Dieu  (^Pliil.,  ii,  6),  il  possédait  toutes  les 
richesses  du  ciel  (II  Cor.,  \\u,  g).  Au  terme  des  pré- 
parations providentielles  et  au  temps  marqué  par 
les  décrets  divins,  il  est  envoyé  par  son  Père  pour 
accomplir  son  œuvre  de  salut  (t^d/.,  iv,  4;  I  Cor., 
X,  II  ;  Ilom.,  m,  25-26;  v,  ■j).  Jésus  est  la  gloire 
du  peuple  hébreu  (Rom.,  ix,  5),  le  descendant  d'.\- 
braham  (Gai.,  m,  i6),  le  fils  de  David  (Rom.,  i,3; 
XV,  12;  Il  Tim.,  ii,  8).  Il  naît  d'une  femme,  sous 
le  régime  de  la  Loi  (Gai.,  iv,  fi),  il  vit  au  milieu 
des  Juifs  (Rom.,  xv,  8;  I  Ihess.,  ii,  i5)  et  c'est 
Jérusalem  qui  est  le  centre  de  son  Eglise  (Gai,  i, 
i-j  ;  Rvin.,  XV,  19-27).  Il  est  vraiment  homme,  en 
tout  semblable  à  nous  (Rom.,  v,  i5;  I  Cor.,  xv, 
21-22;  I  Tim.,  ji,  5),  hormis  le  péché  (U  Cor.,  v,  21). 
11  a  des  frères  (I  Cor.,  ix,  5),  dont  l'un,  Jacques, 
tst  expressément  nommé   (Gai.,  i,  19;  f.  11,  9).  Pour 


collaborer  à  son  œuvre  et  la  continuer,  il  s'entoure 
d'apôtres  (I  Cor.,  ix,  5.  i4;  xv,  7.9),  au  nombre  de 
douze  (I  Cor.,  xv,  5),  dont  trois,  Céphas-Pierre, 
Jacques  et  Jean,  sont  mentionnés  par  leur  nom 
(Gai.,  I,  18-19;  "'  9)i  nisis  Pierre  occupe  parmi  eux 
un  rang  hors  de  pair  (I  Cor.,  ix,  5).  Jésus  donne  à 
ses  apôtres  l'ordre  de  prêcher  l'Evangile  et  le  droit 
de  vivre  de  l'autel  (I  Cor.,  ix,  i5),  avec  le  pouvoir 
d'opérer  des  miracles  (II  Cor.,  xii,  19;  cf.  Rom., 
XV,  ig).  Après  avoir  mené  sur  la  terre  une  vie  de 
pauvreté  (II  Cor.,  viii,  9),  de  sujétion  (Phil.,  11,  8), 
d'obéissance  (Rom.,  v,  16-19)  et  de  sainteté  (7?o;/i., 
1,  4),  il  se  livre  volontairement  à  ses  ennemis  (Gnl., 

I,  4  ;  II,  20),  aux  Juifs  qui  le  mettent  à  mort  (1  Thexs., 
u,  19).  L'institution  de  l'eucharistie  estracontéeavec 
plus  de  précision  que  dans  lesEvangiles  (I  Cor.,  xi, 
a3-26).  Paul  mentionne  spécialement  la  trahison  de 
cette  nH»(  tragique,  qui  rappelle  le  sinistre  nox  erat 
de  saint  Jean  (xiii,  3o).  Si  la  passion  est  décrite  en 
traits  généraux  (I  Cor.,  i,  i^-îS;  P/n7.,  111,10),  nous  sa- 
vons que  l'Apôtre  en  faisait  de  vive  voix  aux  caté- 
chumènes une  saisissante  peinture  (Gai.,  m,  i).  U 
nous  parle  souvent  de  la  croix  (I  Cor.,   11,  a;  Phil,, 

II,  8  etc.),  du  sang  (Rom.,  m,  25,  etc.)  et  même  des 
clous  C'ol.,  11,  la).  Les  bourreaux  de  Jésus  sont  les 
Juifs  (I  Thess.,  11,  i5)  et  les  princes  de  ce  monde 
(Eph.,  1,  7;  11  i3).  La  passion  a  lieu  vers  la  Pàque, 
au  temps  des  azymes  (I  6'or.,  v,  6-8),  sous  Ponce- 
Pilate  (1  Tim.,  vi,  3).  La  sépulture  n'est  pas  oubliée 
(I  Cor.,  XV,  4)  parce  qu'elle  donne  au  baptême  sa  va- 
leur figurative  (/l'om.,  VI,  4;  Col.,  II,  12).  Mais  Paul 
insiste  davantage  sur  la  résurrection  au  troisième 
jour  (I  Cor.,  xv,  4)  et  sur  les  diversesapparilions  du 
ressuscité  (I  Cor.,  xv,  5-'j).  Jésus-Christ  est  monté  au 
ciel  (F.plt.,  IV,  8-10),  il  est  assis  à  la  droite  du  Père 
(Eph.,  I,  20;  II,  6),  il  reviendra  juger  les  vivants  et 
les  morls(I  Thess. ,1,  10;  iv,  i6;II  Thess.,  \,'];  Phil., 
m,  20). 

Tel  est  le  tableau  sommaire  que  Paul  nous  trace 
lie  Jésus.  C'est  plus  qu'une  esquisse;  c'est  un  portrait 
ressemblant  et  un  dessin  aux  lignes  fermes,  que  les 
cvangélistes  pourront  compléter  mais  sans  en  modi- 
fier l'expression. 

Ce  n'est  pas  tout:  après  les  actes,  les  paroles; 
après  la  physionomie  du  Maître,  le  précis  de  son 
enseignement. 

Paul  nous  a  seul  transmis  un  motde  Jésus  quipré- 
sente  tous  les  caraetèresd'authenticité  (Ad.,  xx,35  : 
Oportet  suscipere  infirmas  ac  meminisse  verhi  Ihimini 
Ji'su  :  'ieatius  est  miii^is  dare  quam  accipere).U  re- 
produit les  paroles  de  la  Cène  plus  complètement 
que  les  évangélistes eux-mêmes,  si  l'onexcepte  peut- 
être  saint  Luc  (I  6'or.,xi,  24-26).  En  parlant  du  ma- 
riage (I  Cor.,  vu,  10-11),  il  se  réfère  à  l'enseigne- 
ment du  Christ,  tel  qu'on  le  trouve  en  saint  Mathieu 
(xix,  3- 12)  et  en  saint  Marc  (x,  212)  et  le  dislingue 
expressément  de  ses  propres  préceptes  (I  Cor.,  vu, 
10-12  cf  :  praecipio,  non  ego  sed  Dominas ,. .  Ego 
dico,  non  Dominas).  Quand  il  proclame  le  droit  qu'a 
l'ouvrier  évangélique  de  vivre  de  l'Evangile  (I  Cor,, 
IX,  i4  :  Dominas  ordinas'ii  iis,  qui  Et'angeliiim  an- 
nuntiant  de  Evangelio  t'itère),  on  pense  irrésistible- 
ment aux  dispositions  prises  par  Jésus  en  faveur 
des  hérauts  de  la  foi  (l.uc.,  ix,  7)  et  cette  impression  > 
se  change  en  certitude  en  lisant  dans  saint  Paul  (I 
'/'('m.,  V,  18)  la  parole  textuelle  reproduite  par  saint  ■ 
Luc  :  Digniis  est  operarins  mercede  sua.  Le  sens  le 
plus  naturel  est  certainement  de  prendre  la  parole 
du  .Seigneur  (1  Thess.,  iv,  i5  ;  Hoc  vobis  dicimus  in 
l'erbo  Domini)  non  pas  pour  une  voix  intérieure,  , 
mais  pour  une  parole  réellement  prononcée  par  Jésus  I 
au  cours  de  sa  vie  mortelle. 

L'Apôtre  ne  songe  à  légiférer  en  son  propre  nom 


1633 


PAUL  (SAINT)  ET  LE  PAULINISME 


1634 


que  lorsqu'il  n'a  point  d'ordre  du  Seigneur  (1  Cor., 
VII,  33  :  /lei'irffinibus  praeceptunt  Domini  non  lialieo). 
Partout  ailleurs  il  en  appelle  à  la  loi  du  Glirist  qu'il 
suppose  connue  de  ses  néophytes  {Gai.,  vr,  a  :  Aller 
allerias  uriera  portate  et  sic  aitimptehitis  legem 
Christi  ;  cf.  Mat.,  xx,  26-38,  etc.),  loi  qui  l'oblige  lui- 
même  aussi  bien  que  les  simples  Udèles  (1  Cor.,  ix,  ai: 

iToû).  La  règle  morale  qu'il  inculque  aux  catéehu- 
mènesn'esl  pasde  lui,  maisde  Jésus-Christ  (I  Thess., 
IV,  1-2  :  Scitts  quae  praecepta  dederim  vobis  per  Do- 
minum  Jesitm,  o.-à-d.  au  nom  du  Seigneur  Jésus  et 
par  son  autorité).  Y  contrevenir  serait  manquer  aux 
ordres  du  Maître  (1  Tint.,  vi,  3  ;  I  Cor.,  iv,  l'j,  etc.). 
Ceci  nous  donne  la  clef  de  deux  locutions  énigraati- 
ques  apprendre  le  Christ  el  enseigner  le  Christ  (Eph., 
IV,  20-21  ;  Col.,  n,  6-7).  Les  lidèles,  attentifs  à  la 
prédication  morale  desapôtres,  apprennent  le  Christ, 
non  seulement  dans  ce  qu'il  a  fait,  mais  dans  ce  qu'il 
enseigne  et  dans  ce  qu'il  ordi>nne. 

Pour  contrôler  et  compléter  cette  revue  rapide,  il 
faudrait  prendre  quelques  termes  de  comparaison, 
par  exemple  le  Sermon  sur  la  Montagne  (l/at.,  v- 
vii)oule  Discours eschalologique(.V/rt/.,  xxiv;  il/arc, 
XIV  ;  Lac,  xxi).  Ici  les  nombreuses  similitudes  de  fond 
et  de  forme  sautent  aux  yeux  et  remontent  évidem- 
ment à  la  même  source.  Le  fait  est  si  palpable  qu'au- 
cun critique  sensé  ne  le  contestera.  Cf.  pour  l'escha- 
tologie, notre  Théologie  de  saint  Paul'',  t.  I,  1920, 
p.  87-88,  94. 

Mais  il  est  d'autant  plus  inutile  de  poursuivre 
notre  enquête  qu'elle  n'a  point  de  raison  d'être.  Le 
reproche  fait  à  saint  Paul  d'utiliser  si  peu  les  actes  et 
les  paroles  de  Jésus  porte  à  faux.  S  il  était  fondé,  il 
atteindrait  au  même  titre  et  encore  à  un  degré  supé- 
rieur tous  les  autres  écrivains  du  Nouveau  Testament, 
en  dehors  des  évangélistes  qui  ont  précisément  pour 
but  de  raconter  la  vie  du  Sauveur.  Proportions  gar- 
dées, il  n'y  a  pas  dans  ces  auteurs  plus  d'allusions 
à  l'existence  terrestre  de  Jésus;  on  peut  même  affir- 
mer qu'il  y  en  a  moins.  La  question  change  donc 
complètement  d'aspect.  S'il  reste  une  diUlculté,  ce 
n'est  pas  saint  Paul  (ju'elle  concerne  en  particulier  ; 
elle  réclame  une  réponse  générale. 
_  DIra-t-on  que  l'auteur  des  Actes  qui,  sans  con- 
teste, est  aussi  l'auteur  du  troisième  Evangile,  ne 
connaissait  pas  la  vie  de  Jésus?  Cependant  il  est 
très  sobre  d'allusions,  sauf  dans  le  premier  chapitre 
qui  n'est  qu'une  continuation  de  l'Evangile.  Il  rap- 
porte une  seule  parole  de  Jésus  et,  chose  remarquable, 
il  la  met  dans  la  bouche  de  Paul(^cf.,  xx,35).  Comme 
l'a  dit  très  bien  Harnack  (.Veue  Untersnchungen  zur 
Apostelgeschichte,  etc.,  191 1,  p.  81)  :  «  Si  nous  ne  con- 
naissions de  cet  auteur  que  les  Actes  et  pas  l'Evan- 
gile, nous  porterions  sans  doute  sur  lui  le  jugement 
suivant:  cet  homme  ne  sait  rien  de  l'histoire  évan- 
jélique;  surtout  il  ignore  absolument  la  tradition 
synoptique,  puisque  le  seul  mot  de  Jésus  qu'il  ait 
onservé  ne  se  trouve  pas  dans  cette  source.  »  Con- 
îlusion  absurde;  maisraisonnement  identique  à  celui 
jjue  nous  réfutons. 

.  Encore  un  évangéliste,  le  quatrième.  Que  ce  soit 
iaint  Jean  ou  non,  peu  importe  pour  le  moment.  11 
îst  certainement  l'auteur  de  l'Epilre  qui  sert  comme 
le  préface  à  l'Evangile;  et  il  s'y  donne  expressément 
!0!ume  témoin  oculaire  et  auriculaire  (I  Joan.,  1,  i-5). 
3r,  que  nous  apprend-il  sur  Jésus?  Il  mentionne  en 
lassant  son  incarnation  (iv,  a),  sa  sainteté  (m,  3), 
ion  amour  (m,  i6),  ses  préceptes  (m,  22).  Il  fait 
leut-être  allusion  au  baptême  (n,  27).  Et  c'est  tout. 
^'Apocalypse  n'est  pas  plus  riche  en  détails  précis, 
i  part  l'allusion  aux  douze  apôtres  (.■//)0c.,  xxi,  ll^), 
îlle   signale  seulement  la  descendance  du   sang  de 

Tome  III. 


JudaetdeDavid(v,5;  xxii,6),  le  cruciflement  à  Jéru- 
salem (xi.  8),  la  mort  et  la  résurrection. 

La  Prima  Pelri  et  l'Epitre  aux  Hébreux  peuvent 
soutenir  le  parallèle  avec  les  lettres  paulinleunes 
pour  l'intérêt  porté  à  la  vie  du  Christ.  Nous  remar- 
quons dans  la  dernière  la  prédilection  pour  le  nom 
de  Jésus  (neuf  fois  sans  article);  mais  ni  l'une  ni 
l'autre  ne  nous  donnent,  proportions  gardées,  plus 
de  renseignements  que  Paul.  Quant  à  l'Epitre  de 
Jude  et  à  celle  de  Jacques,  frère  du  Seigneur,  ce  sont 
justement  les  plus  pauvres  sur  le  point  qui  nous 
occupe.  Celle-ci  ne  contient  rien,  celle-là  presque 
rien  sur  la  vie  terrestre  de  Jésus. 

Prenez  maintenant  les  Pères  apostoliques.  Exa- 
minez VEpître  à  Dingnète,  les  Epitres  de  Clément, 
de  Barnabe,  d'Ignace  et  de  Polyearpe,  le  Pasteur 
d'Hermas,  la  Doctrine  des  apôtres.  Ces  écrits  mis 
ensemble  dépassent  en  longueur  les  lettres  de  saint 
Paul.  Ils  contiennent  cependant  beaucoup  moins 
d'allusions  expresses  au  passage  de  Jésus  surla  terre. 
On  n'en  attendait  peut-être  pas  beaucoup  du  Pasteur 
d'HBRMAS,  mais  il  y  en  a  moins  encore  qu'on  n'en 
attendait.  Si  saint  Ignace  a  constamment  sous  la 
plume  le  nom  de  Jésus-Christ,  c'est  presque  unique- 
ment dansles  formules/n  Jesu  Chrislo,  in  nomineJe»u, 
et  quand  il  représente  le  Christ  comme  un  principe 
d'unité(J</  Stnyrn.,  viii,  2  :  C'bi  fuerit  Christas  Jésus, 
ihi  catholica  est  ecclesia).  L'Epitre  à  Diognéte  ne 
nomme  même  pas  Jésus-Christ.  Saint  Clément  ne 
mentionne  guère  que  l'humilité  de  Jésus  (xin,  2; 
XVI,  a),  son  rôle  de  pontife  (xxxvi,  i)  et  de  rédemp- 
teur du  monde  (xxi,  6  ;  XLix,  6,  etc.)  avec  sa  résur- 
rection glorieuse  (xxiv,  i).  Quant  à  l'Epitre  de  Bar- 
nabe, elle  se  home  k  indiquer  comment  Jésus,  auteur 
de  la  nouvelle  alliance  (11,  6;  iv,  7)  vérilie  les  types 
de  l'Ancien  Testament  (xi,  7-8;  xir,  5-6,  etc.).  Il  n'y  a, 
dans  tous  les  Pères  apostoliques,  aucun  détail  plus 
précis  que  celui-ci  :  «  Nous  célébrons  dans  l'allé- 
gresse le  huitième  jour,  parce  que  Jésus  est  ressus- 
cité des  morts  et  qu'après  être  apparu,  il  est  monté 
aux  deux.  »  (Barnabe,  xv,  9).  Et  c'est  peu,  à  côté  de 
ce  que  saint  Paul  nous  apprend.  L'explication  la 
plus  naturelle  de  ce  fait,  pour  saint  Paul  comme 
pour  les  autres,  c'est  qu'ils  s'adressent  à  des  chré- 
tiens déjà  instruits  de  la  vie  de  Jésus  et  que  leurs 
ouvrages  supposent  la  catéchèse,  mais  ne  sont  pas 
une  catéchèse. 

4.  Diaérences  doctrinales  entre  Paul  et  Jésus. 
—  «  Quand,  après  avoir  lu  les  évangiles  synopti- 
ques, on  aborde  l'étude  de  quelqu'une  des  épitres  de 
saint  Paul,  de  l'épitre  aux  Romains  par  exemple,  on 
se  sent  tout  dépaysé.  Il  semble  qu'enpassant  de  Jésus 
à  son  apôtre,  on  ait  été  transporté  sur  un  autre  ter- 
rain. La  prédication  de  Jésus  est  extrêmement  sim- 
ple, complètement  étrangère  à  toutes  les  subtilités 
de  la  théologie.  Chez  Paul,  au  contraire,  on  se  sent 
en  présence  d'un  système  théologique  parfaitement 
ordonné.  »  Ces  paroles  de  Goguel  {L'apôtre  Paul  et 
Jésus-Christ,  Paris,  1904,  p.  i)  forcent  assurément 
le  contraste,  mais  elles  ne  rendent  pas  trop  mal  l'im- 
pression du  lecteurordinaire;  en  tout  cas,  elles  posent 
nettement  le  problème.  Jusqu'où  vont  ces  divergen- 
ces? S'arrêtent  elles  à  la  surface,  ou  touchent-elles 
au  fond  de  la  doctrine?  Sont-elles  dans  les  idées  ou 
seulement  dans  l'expression?  Quelle  en  est  l'expli- 
cation la  plus  vraisemblable? 

Voici  quelques-unes  des  différences  les  plus  sail- 
lantes :  a)  Les  noms  de  Messie,  de  Fils  de  Dieu,  de 
Seigneur  sontrelativementraresdanslesSynoptiques 
et  Jésus  a  coutume  de  se  designer  par  le  nom  de  Fil» 
de  l'homme;  au  contraire,  ce  dernier  titre  ne  parait 
jamais  dans  saint  Paul,  pas  plus  d'ailleurs  que  dans 
le  reste  du  Nouveau  Testament  en  dehors  de  saint 


1635 


PAUL  (SAINT)  ET  LE  PAULINISME 


1636 


Jean,  et  les  noms  de  Christ  (Messie),  de  Seigneur,  de 
Fils  de  Dieu,  s'y  lisent  presque  à  chaque  ligne.  — 
fc)  Jésus  en  appelle  souvent  à  ses  miracles  pour  auto- 
riser sa  mission  divine  et  les  Evangiles  sont  pleins 
de  ces  récit  s  merveilleux  ;  Paul  ne  mentionne  de  mira- 
cle que  celui  de  la  résurrection.  —  c)  Jésus  fait  pro- 
fession d'annoncer  le  royaume  de  Dieu  et  il  en  explique 
la  nature  au  moyen  des  paraboles  qui  tiennent  une 
si  grande  place  dans  l'Evangile;  en  saint  Paul,  pas 
plus  que  dans  le  reste  du  Nouveau  Testament,  il  n'est 
point  question  de  paraboles  et  la  notion  du  royaume 
de  Dieu  passe  au  deuxième  ou  au  troisième  plan.  — 
i/)  Jésus  prédit  à  maintes  reprises  sa  passion  et  sa 
mort,  mais  il  n'en  indique  guère  le  caractère  soté- 
riologique,  lequel  est  capital,  on  le  sait,  dans  la 
doctrine  de  saint  Paul.  —  e)  Jésus  semble  dire  qu'il 
est  venu  parfaire  la  Loi  et  non  pas  la  détruire,  son 
regard  reste  en  général  limité  à  l'horizon  palestinien  ; 
tandis  que  Paul  place  l'abolition  de  la  Loi  au  centre 
même  de  son  évangile,  se  proclame  l'apôtre  des 
Gentils,  et  énonce  comme  un  axiome  l'universalité 
du  salut.  Pour  citer  encore  GoGUEL(p.  Sô';)  :  «  Toutes 
les  dilTérences...  peuvent  être  ramenées  à  deux.  La 
première,  c'est  que  Paul  a  constitué  une  christologie  ; 
la  seconde,  c'est  que  dans  sa  théologie  une  théorie 
du  salut  a  remplacé   la  prédication   du  royaume.    » 

Pour  n'être  pas  spéciale  à  Paul,  la  dilliculté  n'en 
existe  pas  moins.  Examinons-la  donc  brièvement 
sous  ses  deux  faces  :  la  christologie  et  la  sotériologie. 

A)  I.a  christologie  de  Jésus  et  celte  de  Paul.  —  Pour 
accomplir  sa  mission  divine,  Jésus  devait  se  faire 
reconnaître  pour  le  Messie,  lils  de  David  et  roi  d'Is- 
raël. Mais  la  délivrance  de  ce  message  se  heurtait  à 
de  multiples  obstacles  :  la  susceptibilité  jalouse  des 
Romains,  l'exaltation  fanatique  et  révolutionnaire 
des  patriotes  juifs,  surtout  l'inintelligence  et  les  con- 
ceptions grossières  du  peuple.  Les  idées  que  les  Juifs 
se  faisaient  du  Messie  étaient  loin  d'être  uniformes, 
mais  on  peut  dire  qu'on  rêvait  généralement  d'un 
héros  national,  investi  de  puissance  et  de  gloire,  qui 
secouerait  la  domination  étrangère,  anéantirait  ou 
soumettrait  les  ennemis  d'Israël,  rassemblerait  la 
diaspora  et  inaugurerait  à  Jérusalem  une  ère  de  paix, 
de  justice,  d'abondance  et  de  bonheur.  Tout  cela  devait 
se  produire  subitement,  sans  le  concours  des  causa- 
lités humaines,  par  une  intervention  fulgurante  et 
irrésistible  de  la  divinité.  On  n'avait  aucune  idée 
d'un  Messie  pauvre  et  soulfrant,  ni  d'un  règne  de  Dieu 
spirituel,  réclamant  la  coopération  intérieure  des 
âmes  et  s'élablissant  par  degrés  en  intensité  et  en 
étendue.  Telle  est  la  situation  dont  il  faut  que  Jésus 
s'inspire  pour  prévenir  les  dangers,  écarter  les  malen- 
tendus et  amener  graduellement  les  esprits  à  une 
saine  compréhension  des  choses. 

Le  nom  de  Messie,  comme  celui  de  Roi,  évoquait 
chez  presque  tous  les  Juifs  contemporains  des  notions 
incomplètes,  inexactes  et  fausses.  On  ne  pouvait  s'en 
servir  qu'avec  circonspection.  Au  début  de  sa  prédi- 
cation, Jésus  semble  l'éviter  à  dessein,  comme  s'il 
craignait  l'équivoque.  Il  est  vrai  qu'il  ne  le  repousse 
pas  quand  il  lui  est  décerne  ;  il  l'approuve  même 
solennellement,  six  mois  avantsa  mort,  dans  la  bou- 
che de  Pierre  (iV«<.,  XVI, 1 6,  ,l/are.,  vin,  29,  Z,»c.,  ix,  20), 
il  le  revendique  devant  Pilate  et  le  sanhédrin  (Mal., 
xxvi,  64  ;  Marc,  xiv,  6a  ;  cf.  I.uc,  xxii,  67-71)  avec 
le  titre  de  Fils  de  Dieu;  mais  enfin  il  ne  l'emploie  pas 
habituellement.  Le  mot  ordinaire,  dont  il  fait  usage 
pour  se  désigner  lui-même,  est  celui  de  Fils  de  riiomnie. 
Ce  mot  avait  l'avantage  d'être  compris  dans  un  sens 
messianique,  sans  réveiller  les  passions  révolution- 
naires des  zéloles.  Le  Fils  de  l'iiorame  de  Daniel  est 
un  être  surnaturel,  planant  entre  le  ciel  et  la  terre,  à 
qui  Dieu  donne  «  la  domination,  la  gloire  et  le  règne  i> , 


à  qui  II  tous  les  peuples  et  toutes  les  nations  »  ren- 
dent hommage.  i<  Sa  domination  est  une  domination 
éternelle  qui  ne  passera  pas  et  son  règne  ne  sera 
jamais  aboli  »  {Dan.,  vu,  i3-i4).  Les  allusions  nom- 
breuses du  livre  A' Enoch  (xi.vi,  i-4  ;  LXii,  6-9;  LXlx, 
26-29;  i-xx,  i  ;  Lxxi,  17)  et  du  quatrième  livre  d'iisdrnj 
(xiii)  montrent  que  les  contemporains  de  Jésus  appli- 
quaient au  Messie  le  passage  de  Daniel. 

Le  titre  de  Fils  de  l'homme  sera  donc  l'appellation 
messianique  dont  Jésus  fera  son  nom  propre.  Mais, 
quand  on  lui  demande  ce  qu'il  est,  il  en  appelle  d'or- 
dinaire à  trois  témoins  :  Jean-Baptiste,  l'Ecriture, 
ses  miracles  qui  contiennent  l'attestation  authenti- 
que de  son  Père.  Le  Baptiste  avait  rendu  à  Jésus  un 
témoignage  solennel  (il/ai.,  m,  n-ib;  Marc..  1,7-8; 
Luc.,i\i,  16-17  ;  Joan.,  1,  2687)  et  il  est  naturel  que 
Jésus  s'en  autorise  (Joan.,  v,  33  ;  cf.  Mat.,  xi,  7-10; 
XXI,  25  etparall.).  Le  témoignage  de  l'Ecriture  a  plus 
de  valeur  encore  ;  Jésus  y  fait  plusieurs  fois  appel, 
dans  la  synagogue  de  Nazareth  (Luc,  iv,  21),  devant 
les  messagers  de  Jean  (Mat.,  xi,  5;  Luc,  vu,  22)  et 
ailleurs  (Jean.,  v,  'içj  ;  Luc,  xiv,  27).  S'il  n'invoque 
pas  plus  souvent  le  témoignage  des  miracles  (Mat., 
IX,  6;  XI,  21,  28  et  parall.,  Joan.,  v,  36;  xv,  24)c'est 
qu'il  entend  faire  de  sa  résurrection  le  grand  motif 
decrédibilité(.Ua/.,  xii,38-4i  ;  xvi,  i-4  ;  Luc,  xi,  29-30). 
Il  n'est  pas  besoin  d'autre  signe.  Quand  les  disciples 
l'auront  vu  et  qu'ils  auront  reçu  l'Esprit  promis 
(Joan.,  VII,  3g),  ils  comprendront  ce  qu'est  Jésus 
par  rapport  à  eux  et  par  rapport  à  Dieu. 

A  partir  de  la  résurrection,  trois  grands  change- 
ments se  produisent  dans  la  manière  dont  les  apôtres 
parlent  de  Jésus:  a)  Le  nom  de  i''(7s  de  l'homme  n'a 
plus  de  raison  d'être.  Si  les  évangélistes  le  conservent 
pour  rester  tidèles  à  la  vérité  historique,  tous  les 
autres  (à  part  saint  Jean  rappelant  la  prophétie  de 
Daniel,  Apoc,  1,  i3  ;  xiv,  i4)le  laissent  tomber  en 
désuétude  et  le  remplacent  par  des  termes  plus  signi- 
ficatifs :  Christ  (c'est-à-dire  Messie),  Seigneur  (nom 
deJéhova  dans  l'Ancien  Testament),  surtout  Fils  de 
Dieu.  Ce  dernier  titre  est  le  plus  coinpréhensif.  celui 
que  la  résurrection  avait  mis  le  plus  en  lumière  (Rom., 
1,4).  —  b)  Les  miracles  que  Jésus  prodiguait  pour 
vaincre  l'incrédulité  des  Juifs  n'ont  plus  la  même 
utilité  depuis  le  miracle  de  la  résurrection.  Ce  mira- 
cle les  remplace  tous  et  il  suffit  d'y  faire  appel  comme 
le  font  les  apO>tres(,'/(<.,ii,  32  ;  m,  i5;  iv,  10,  etc.). Saint 
Paul  agit  de  même.  Si  l'on  excepte  la  transfiguration 
(II  Petr.,  I,  18),  aucun  miracle  particulier  n'est  signalé 
dans  le  Nouveau  Testament  et  les  Pères  apostoliques, 
en  dehors  des  Evangiles.  —  t)  Enfin,  bien  que  la  vie 
terrestre  de  Jésus  fût  toujours  pour  les  fidèles  d'un 
puissant  intérêt,  elle  faisait  surtout  l'objet  de  la 
catéchèse  apostolique.  On  lasupposaitconnue  de  tous 
les  néophytes  mais  on  n'y  revenait  qu'accidentelle- 
ment. L'intérêt  capital  s'attachait  à  Jésus  tel  qu'il  est 
maintenant  dans  la  gloire,  chef  invisible  de  l'Eglise 
et  intercesseur  tout-puissant  auprès  du  Père. 

B)  La  sotériologie  de  Jésus  et  celle  de  Paul.  —  Ce 
que  nous  venons  de  dire  de  la  christologie,  nous 
pourrions  mutalis  m»(«;iJ/s  l'appliquer  à  la  doctrine 
du  salut.  Les  limites  de  ce  travail  ne  le  permettent 
pas.  Bornons-nous  à  une  seule  notion,  le  Horaume 
de  Dieu.  Jésus  devait  le  prêcher,  mais  l'annonce  en 
était  presque  aussi  scabreuse  que  l'enseignement  rela- 
tif à  sa  projire  personne.  Il  fallait  éviter  de  porter 
ombrage  à  l'autorité  romaine  et  en  même  temps  cor- 
riger les  idées  vagues,  incomplètes,  fausses  ou  extra- 
vagantes que  les  Juifs  d'alors  nourrissaient  sur  la 
nature  du  Royaume  de  Dieu.  Jésus  s'y  appliqua  dès 
le  milieu  de  son  ministère  galiléen  et  c'est  dans  ce 
but  qu'il  inaugura  sa  prédication  en  paraboles,  avec 
la  formule  stéréotypée:  Le  royaume  de  Dieu  estsem- 


1637 


PAUL  (SAINT)  ET  LE  PAULINISME 


1638 


hlalile.  Il  y  montrait  que  la  notion  du  Royaume 
;omprend  non  seulement  l'emprise  de  Dieu  sur  l'àme 
ndividuelle,  mais  le  règne  de  Dieu  dans  une  société 
)ù  les  bons  et  les  méchants  se  trouvent  mêlés.  11 
nettait  en  relief  le  caractère  spiritiu'l  et  universel  du 
•oyaume  ;  et  le  rejet  des  Juifs  infidèles  était  claire- 
nent  marqué,  à  côté  de  la  vocation  des  Gentils.  Une 
)artie  notable  desSynoptiques(une  douzaine  de  cha- 
)itres)  est  consacrée  à  cet  enseignement. 

Mais  la  vraienotion  duRoyaumeune  foiscomprise, 
(uand  on  en  vit   dans    l'Eglise  l'accomplissement  et 
a  réalisation,  le  rôle  pédagogique  des  paraboles  devait 
rendre  fin.  Nous  n'en  voyons  aucune   trace  ni  dans 
ainl  Jean,  ni   dans  le  reste  du  Nouveau  Testament, 
dans    les    écrits   des   Pères     apostoliques.    Elles 
ntraient   seulement  dans  la    catéchèse  élémentaire, 
omme  un  point  d'histoire,  avec  l'abrégé  de  la  vie  de 
ésus.  L'expression  même  de  Royaume   de  Dieu  ten- 
ait à  disparaître.  On  la  lit  une  fois  dans  1  Epltre  de 
icques,   une    fois  dans  la  Secunda    Pétri,  une    fois 
ans  l'Apocalypse,  six  fois    dans  les  Actes,   partout 
illeurs  dans  saint  Paul.    L'Apôtre    identilie  pleine- 
lent  le  Royaume  de  Dieu  avec  le  Royaume  d)i  Christ 
Eph.,  v,  5  ;,  I   Cor.,  xv,  a/J  ;   Col.,  i,  i3).  Le  Royaume 
le  plus  souvent  le  sens  eschalologique  ;  mais  c'est 
ussi    l'Eglise  militante  (I    Cor.,  xv,  2^;  Cot.,  i,  \'i  ; 
f,  u;  I  Thess.,  n,  ig;  .■/c/.,xx,  aô),  ou  encore  l'esprit 
u  christianisme,    et  comme  l'essence  de   l'Evangile 
Hom.,  XIV,  17  ;  I  Cor.,  iv,  20).  En  somme,  sur  ce  point 
articulier,  saint  Paul  est  celui  des  écrivains  sacrés 
ui  se  rapproche  le  plus  de   la  prédication  de  Jésus, 
die  quelle  estconsignée  dans  les  Synoptiques.  Mais, 
iir  ce  point  comme  sur  les  autres,  le  fait  de  la  résur- 
îclion  avait  opéré  un  changement  radical.    Désor- 
lais  on   parlera   de  l'Eglise  du  Christ  plutôt  que  de 
>n  Royaume. 

Ces  brèves  remarques  sufQsent  à  montrer  pour- 
uoi  et  comment  la  christologie  et  la  sotériologie 
nt  nécessairement  subi  une  transformation  en 
Rssant  de  Jésus  aux  apôtres  ;  et  l'on  a  pu  constater 
-ae  Paul  ne  se  distingue  pas,  à  ce  point  de  vue,  de 
s  collègues  dans  l'apostolat. 


und  Paulus,  Leipzig,  1902;  M.  Gogpel,  L'apôtre 
Paul  et  Jésus-Christ,  Paris,  igo^  ;  Dausch,  Jésus 
and  Paulus,  Miinster,  ign  (collection  Biblische 
Zeitfragen);  Olaf  Mob,  Paulus  und  die  etaiigc- 
lische  (ieschiclile,  Leipzig,  19  12. —  M.  Dausch  est 
catholique;  les  autres  sont  protestants  mais  tous 
(sauf  M.  Goguel)  passent  pour  conservateurs.  On 
trouvera  chez  eux  les  éléments  d'une  étude  indé- 
pendante. Un  défaut  commun  à  tous,  c'est  d'affai- 
blir l'impression  d'ensemble  par  l'accumulation 
des  détails  secondaires  ou  insigniliants  et  d'obscur- 
cir leur  thèse  par  le  morcellement  excessif.  Une 
assez  bonne  mise  au  point  est  celle  de  Scott, 
Jésus  and  Paul,  dans  Essays  on  some  Bibllcal 
questions  of  the  day,  Londres,  1909,  p.  329-378. 

in.  —  Les  sources  de  la  pensée  de  Paul 

A  supposer  que  l'évangile  de  Paul  ne  dérivât  point 
de  la  prédication  de  Jésus,  il  fallait  lui  trouver 
d'autres  sources.  Trois  principaux  systèmes  ont  été 
mis  en  avant  : 

I.  Paul  ne  devrait  son  enseignement  qu'à  lui- 
même,  à  son  expérience  religieuse  ou  à  sa  puissance 
dialectique. 

II.  Il  s'inspirerait  de  l'hellénisme  ambiant,  soit  de 
la  philosophie  grecque,  soit  des  religions  orientales 
hellénisées. 

III.  Il  dépendrait  étroitement,  presque  exclusive- 
ment, de  la  pensée  judaïque,  non  pas  tant  du  rabbi- 
nisme  que  de  l'apocalyptique  juive  contemporaine. 

I.  La  conversion  de  Paul  et  le  paulinisme.  -  Si 
l'on  rattache  la  théologie  de  saint  Paul  au  fait  de  sa 
conversion,  il  faut  expliquer  la  conversion  elle- 
même.  Or  c'est  le  miracle  le  plus  gênant  pour  la  cri- 
tique rationaliste,  parce  qu'il  est  le  mieux  attesté  et 
le  plus  rebelle  à  toute  explication  naturelle,  après 
celui  de  la  résurrection  de  Jésus.  Beaucoup  évitent 
d'y  insister,  comme  si  le  problème  n'existait  pas  ou 
comme  s'il  était  déjà  résolu.  Baur  fut  plus  sincère. 
En  1860,  Landerkr  pouvait  dire  sur  sa  tombe  : 
«  Lui  qui  a  passé  sa  vie  à  éliminer  les  miracles  de 
l'Evangile,  il  confesse  que  la  conversion  de  Paul 
résiste  à  toute  analyse  historique,  logique  ou  psy- 
chologique. En  maintenant  ce  seul  miracle,  Baur  les 
laisse  tous  subsister  :  il  a  manqué  sa  vie.  »  Depuis 
nombre  de  critiques  se  sont  flattés  de  réussir  là  où 
Baur  avait  échoué. 

Comme  pour  la  résurrection  du  Sauveur,  on  a 
essayé  de  mettre  les  témoignages  en  désaccord.  II  y 
a  dans  les  Actes  trois  récits  de  l'événement  :  l'un 
fait  par  saint  Luc  pour  son  propre  compte  {.ici., 
IX,  1-19),  les  deux  autres  mis  dans  la  bouche  de 
saint  Paul  {Act.,  xxii,  5-i6  et  xxvi,  12-80).  De  l'aveu 
de  tous,  ces  trois  récits  concordent  sur  tous  les  points 
de  quelque  importance  :  l'occasion,  le  lieu,  l'heure, 
la  clarté  éblouissante  dont  fut  enveloppée  soudain 
la  caravane,  le  dialogue  entre  Paul  prosterné  à  terre 
et  la  voix  mystérieuse,  sa  cécité  temporaire,  son 
baptême,  sa  guérison,  l'orientation  toute  nouvelle 
d'un  persécuteur  transformé  en  apôtre.  On  scrute 
avec  la  dernière  rigueur,  pour  y  chercher  des  con- 
tradictions, les  détails  les  plus  insigniHants,  des 
minuties  qu'on  rougirait  de  relever  dans  un  écrivain 
profane,  des  circonstances  extérieures  au  fait  lui- 
même  et  ne  concernant  que  les  impressions  éprou- 
vées par  les  compagnons  du  principal  acteur,  impres- 
sions nécessairement  subjectives  et  peut-être  diverses. 
A.  Sabatirr  l'a  très  bien  dit  {L'Apôtre  f'ouP,  p.  42): 
«  Ces  différences  ne  peuvent  en  aucune  façon  porter 
atteinte  à  la  réalité  du  fait.  Réussirait-on  parfaite- 
ment à  les  concilier,  ou  même  n'exisleraient-elles 
pas  du  tout,  ceux  qui  ne   veulent   pas  admettre  le 


1639 


PAUL  (SAINT)  ET  LE  PAULLMSME 


164( 


miracle  ne  repousseraient  pas  avec  moins  de  décision 
le  témoignage  du  Livre  des  Actes.  Comme  Zeller 
(Apustelgescliiclite,  p.  lyj)  l'avoue  franchement,  leur 
négation  lient  à  une  conception  pliilosopUique  des 
choses  dont  la  discussion  ne  rentre  pas  dans  le  ca- 
dre des  recherches  historiques.  » 

Les  différences  signalées  ne  sont  nullement  incon- 
ciliables. Il  y  en  a  quatre  :  A)  D'après  un  récit,  les 
compagnons  de  Saul  entendent  la  voix;  d'après  un 
autre,  ils  ne  l'entendent  pas.  Mais  l'expression  em- 
ployée dans  les  deux  cas  n'a  pas  le  même  sens  : 
àxoùojriiTrii  fcûjfii  {génitif.  Jet.,  IX,  7)  veut  dire  0  ils 
perçurent  le  son  de  la  voix  (sans  la  comprendre)  »; 
rr,v  ^wv/jv  ovx  r,K0u7Kv  roû  XoiXou-jToe,  fi-OL  {accusatif ,  Act.y 
xxiT.g)  signifie  «  ils  ne  comprirent  pas  la  voix  de 
celui  (]ui  me  parlait  (tout  en  en  percevant  le  son)  ». 

—  B)  Ici,  ils  ne  voient  personne  (Act.,  ix  ,9);  là,  ils 
voient  une  lumière  {Act.,  xxii,  9).  Où  est  la  contra- 
diction? Une  lumière  est-elle   donc  une   personne? 

—  C)  D'un  côté,  ils  restent  debout  (Act.,  ix,  7);  de 
l'autre,  ils  tombent  à  terre  (Act.,  xxvi,  i4).  Mais 
EtïT/iKêtTav  £vv£ot  uc  vcut  pas  dire  nécessairement  a  ils 
étaient  dehout,  frappés  de  stupeur  0  ;  on  peut  tra- 
duire «  ils  étaient,  ils  restaient  hors  d'eux-mêmes  î, 
comme  en  latin  steterunt  en  pareil  cas.  11  sulUl  pour 
s'en  convaincre  d'ouvrir  le  premier  lexique  grec 
venu.  —  D)  Enûn  on  prétend  que  les  paroles  de 
Jésus  sont  différentes  dans  les  trois  récits.  Littéra- 
lement, oui;  pour  le  sens,  non.  La  principale  diver- 
gence consiste  en  ce  que  l'auteur,  selon  un  usage 
reçu  à  cette  époque,  unit  en  un  seul  discours  (AcL, 
XXVI,  i5-i8)  des  paroles  prononcées  par  Jésus  en 
deux  occasions  distinctes  (Act.,  xxii,8  et  21);  peut- 
être  aussi  des  paroles  que  Jésus  lui  fait  dire  par 
Ananie  (Act.,  xxii,  i^-iS). 

I  Explications  naturalistes  delaconversion. — 
Au  fait, tous  les  critiques  se  rendentcompte  qu'.i  un 
moment  donné  un  changement  radical,  équivalant 
à  une  transformation  intellectuelle  et  morale,  s'est 
produit  dans  l'àme  de  Saul,  que  ce  changement  est 
attribué  par  lui  à  l'apparition  de  Jésus  ressuscité, 
qu'il  est  sûr  d'avoin»  leGhrist  aussi  réellement  que 
les  autres  apôtres  (I  Cor.,  ix,  1:  Non  sum  Aposlolus  ? 
Nonne  Christum. ..vioif  xv,  8:  Not'issime  omnium... 
visus  EST  et  mihi). Orce  fait, s'il  n'estpas  miraculeux, 
appelle  évidemment  une  explication.  Les  tentatives 
d'explication  n'ont  pas  manqué.  Signalons  briève- 
ment les  trois  principales. 

i.  Système  de  l'hallucination.  —  Rbnan,  dans  un 
long  chapitre  consacré  à  ce  sujet  (Les  apôtres,  1866, 
p.  163-190),  dissimule  de  son  mieux  sous  les  grâces  du 
style  l'indigence  du  raisonnement.  Il  nous  dépeint 
Saul,  aux  approches  de  Damas,  rongé  par  l'inquié- 
tude, torturé  par  le  doute,  bourrelé  de  remords. 
«  L'exaltation  de  son  cerveau  était  à  son  comble  ;  il 
était  par  moments  troublé,  ébranlé.  »  Voici  donc  les 
maisons  des  victimes  I  «Cette  pensée  l'obsède, ralen- 
tit son  pas.  Il  voudrait  ne  pas  avancer;  il  s'imagine 
résister  à  un  aiguillon  qui  le  presse.  i>  Qu'arriva-t-il 
alors  ?  On  ne  saurait  le  dire  ;  «  Peut-être  le  brusque 
passage  de  la  plaine  dévorée  par  le  soleil  aux  frais 
ombrages  des  jnrdins  détermina-t-il  un  accès  dans 
l'organisation  maladive  et  gravement  ébranlée  du 
voyageur  fanatique...  Ce  qu'il  y  a  de  sûr, c'est  qu'un 
coup  terrible  enleva  en  un  instant  à  Paul  ce  qui  lui 
restait  de  conscience  distincte,  et  le  renversa  par 
terre  privé  du  sentiment.  »  Peut-être  cependant,  j' 
eut-il  autre  chose  :  «  Il  n'est  pas  invraisemblable 
qu'un  orage  ait  éclaté  tout  à  coup.  »  Mais,  au  gré 
de  Renan,  ces  circonstances  matérielles  ont  très  peu 
d'intérêt  :  u  Qu'un  délire  ûévreux, amené  par  un  coup 
de  soleil  ou  une  ophthalmie,  se  soit  tout  à  coup 
emparé   de    lui  ;   qu'un  éclair    ait  amené   un    long 


éblouissement  ;  qu'un  éclat  de  la  foudre  l'aitrenvers 
et  ait  produit  une  commotion  cérébrale,  qui  oblitér: 
pour  un  temps  le  sens  de  la  vue,  peu  importe.  » 

Si  Kenan  a  pu  croire  que  ses  lecteurs  seraien 
assez  simples  pour  prendre  aux  sérieux  ses  sophis 
mes,  il  avait  trop  d'esprit  pour  s'y  laisser  prendr 
lui-même.  Où  veut-il  en  veniravec  son  roman?  Aren 
drevraisemblableune  insolation,  un  transport  au  cet 
veau.Sousle  climat  de  Syrie, cet  accident  n'est  pas  trè: 
rare  ;  mais  un  cou|)  de  soleil  n'est  point  une  conver 
sion  ;  ce  serait  plutôt  le  contraire.  L'insolation  gravi 
produit  le  coma,  parfois  suivi  du  délire.  Lorsqu'elli 
n'a  pas  un  dénouement  fatal,  elle  entraine  en  gêné 
rai  un  alTaiblissement  temporaire  ou  durable  dei 
facultés  intellectuelles,  souvent  même  la  paralysi( 
ou  le  ramollissement  du  cerveau.  L'insolation  béni 
gne— et  c'est  sans  doute  de  celle-là  qu'on  parle, puis 
que  Saul  put  entrer  à  Damas  avec  l'aide  de  ses 
compagnons  —  guérit  sans  laisserde  traces  sensibles 
mais  il  est  inouï  qu'il  en  soit  résulté  une  améliora 
tion  physique  ou  morale.  Dans  un  cas  comme  dant 
l'autre,  la  conscience  du  patient  est  inerte  et  il  n 
garde  aucun  souvenir  de  ce  qui  s'est  passé  dans  1; 
crise.  Une  insolation  du  genre  de  celle  qu'imagim 
Uenan  pour  le  besoin  de  sa  thèse  serait  un  prodige 
aussi  merveilleux  que  le  miracle  des  Actes. 

2.  Procédé  dialeclitjue.    —  Pi'lbidkhbr,  dans  soi 
Paulinismas,    s'évertue  à  montrer  que  Saul  persécu 
leur  s'acheminait  graduellement  vers  les  idées  chré 
tiennes.  Convaincu  que  le  Messie  allaitvenir,pourvi 
que  les  Juifs  fussent  préparés  à  le  recevoir,  sacban 
d'autre  part  que  les  chrétiens  allirmaient  énergique 
ment  la  résurrection  et  le  second  avènement  de  Jésus 
avec    la  valeur   expiatoire   de  sa  mort,  il  se  disait 
i<  Jésus  ne  serait-il  pas,  après  tout, le  Messie  atleiidi 
elsa  mort  n'aurait-elle  pas  la  vertu  rédemptrice  qu- 
les  chrétiens  lui  assignent?»  Mais  c'est  Holstkn  qui 
dans  tous  ses  écrits  jusqu'à  l'ouvrage  posthume  inti 
tulé  Das  Ei'angelium  des  Pauliis  (1898),  a  échafaud 
le  système  avec    le  plus   d'acharnement.  Selon   lui 
Saul  persécutait  les  chrétiens   parce  qu'il   regardai 
Jésus  comme  un  faux  Messie.  Un  criminel, condamn 
par  l'autorité    légitime  à  un  supplice  ignominieux 
pour  avoir  attaqué  la  Loi  de  Moïse,  ne   pouvait  pa 
être  l'envoyé  de  Dieu.  Saul  en  était  tellement   con 
vaincu  qu'il  cherchait  à  désabuser  les  chrétiens.  El 
discutant  avec  eux,  il  apprit  que  Jésus  était  ressus 
cité.  Contre  ce  fait,  il  n'avait  à  élever  aucune  ohjec 
tion  de  principe  ;    car,  en  bon   pharisien,  il  croyai 
à  la  résurrection    des  morts.  Restait  le  scandale  d 
la  croix  ;  mais  saint  Pierre  en   donnait  une  explica 
tion  plausible  lorsqu'il  attribuait  à  la  mort  du  Chris 
une  valeur  rédemptrice. Cet  ordre  d  idées  n'était  pa 
pour  étonner    Paul,   qui   admettait   la   réversibilit 
des  mérites  et  la  valeur  expiatoire  des  souffrances 
La  seule  question  était  de  savoir  si  Jésus  était  réel 
leinent  ressuscité.  Mais  le   nombre  et  la  qualité  de 
témoins,   leur  accord,  leur  évidente  bonne  foi,   leu 
constance,  ne  pouvaient  laisser  aucun  doute.  Ici 
importe    d'entendre  Holsten   lui-même  :  «  On  com 
prend  que,  dans  ces  circonstances,    une  tempête  d 
pensées  tumultueuses  agitât  l'esprit    du  persêcuteu 
et  lui    inspirât  un  désir  intense  de  vériûer  par  lui 
même  le  fait   de    la  résurrection  de  Jésus...     Un 
pareille  surexcitation,  jointe  à  cette  idée  fixe,  le  pré 
parait    psychologiquement  à  une  vision...  Il  ne  fau 
pas  s'étonner  que  la  visionse  soit  produite.   » 

C'est  tout;  et  c'est  vraiment  trop  peu.  L'argumen 
lation  de  Holsten  fourmille  de  paralogismes.  a)  Sau 
croj'ait  à  la  résurrection, inaisc'était  à  larésurreclio: 
des  justes,  soit  à  la  fin  des  temps, soit  à  l'avènemeD 
du  Messie;  il  ne  croyait  pas  à  la  résurrection  di 
Messie  lui-même,  dont  aucun  Juif  authentique  n'ad 


1641 


PAUL  (SAINT)  ET  LE  PAULINISME 


1642 


nettait  la  morl.  —  b)  On  suppose  qu'il  n'était  arrêté 

[ue  par  le  scandale  de  la  croix  ;  mais  si  les  phari- 

iens  n'avaient  eu  que  ce  grief  contre  Jésus-Christ, 

Is  n'auraient  pas  créé   le  scandale  de  la  croix  en  le 

ruciliant.  —  t)  Holsten  doit  aboutir   en   détinitive, 

out  comme  Renan,  à  une   hallucination  de  Saul.  Or 

ien  n'est  moins  propre  à  y    conduire  que  de    froids 

yllogismes.    Renan   l'avait   senti   d'instinct  et  c'est 

lourquoi  il  se  rabattait   sur  les  troubles  physiques 

t  les  commotions  mentales.  —   d)  Alors  même  que 

•:s  syllogismes  de  Holsten  seraient  concluants,  l'ex- 

'érience  desNewman,   des   Manning  et   des  autres 

onverlis,  montre  combien  la  voie  du  raisonnement, 

our  aboutir  à  la  conversion,  est  longue  et  doulou- 

euse.  Beaucoup  de    ceux  qui  la    suivent   s'arrêtent 

n  roule   et  tous    gardent  jusqu'au  dernier  jour  le 

ouvenir  très  vif  de  ce  voyage  pénible  qu'ils  compa- 

sntà  une  agonie.  En  saint  Paul,  rien  de  pareil. 

3.  Recours  à  ta  théorie  de    la  subconscience.  —  A 

jtéou  au-dessous  de  la  conscience  normale, il  existe 

11  nous  des  états  cognitifs  ou  émotionnels  que  nous 

e  pouvons  pas  susciter  à  notre  gré.  mais  qui  se  font 

ur  sous  l'empire  de  certaines  circonstances.  L'al- 

rnance  de  deux  ou  plusieurs  états  de  conscience  se 

omme  dédoublement    de  la  personnalité.   La  sub- 

itution  permanente  d'un  état  de  conscience  à  l'au- 

e,   en    matière    religieuse,     s'appelle   conversion. 

Dire  qu'un   homme  est  converti,  c'est  dire  que   les 

ées  religieuses,  qui  étaient  autrefois  périphériques 

atentes   ou    subconscientes)  deviennent  centrales 

onscientes)  et  que  l'idéal  religieux  forme  désormais 

:   levier  habituel  de  son  énergie.  »  W.  Jajibs,  '/lie 

irietiesof  religions  expérience,  Londres, igo4, p. i8g. 

omment   cela  se   fait-il  ?  Nous    l'ignorons    encore, 

ais    peut-être    le   saurons-nous    un    jour;   et,   en 

tendant,    nous  avons  le  phénomène  similaire  de 

s  conversions    subites,    dues  à  des  causes  mysté- 

euses,  qu'on  nomme  rei'i'ia/s. 

Expliquer  ohscurum  per  obscurius,  accumuler  les 
cmes  mal  définis  et  les  phénomènes  mal  observés, 
■ur  se  dispenser  d'une  explication  rationnelle  : 
éthode  aussi  commode  que  peu  scientifique.  Pour 
vivre,  un  état  de  conscience  doit  avoir  réellement 
isté;  et  le  revival  éprouvé  par  Saul  sur  le  chemin 
Damas  suppose  qu'il  avait  été  chrétien  aune  date 
térieure. 

Aussi  la  plupart  des  auteurs  modernes  s'abstien- 
nt-ils  de  tout  commentaire.  Ils  disent,  parexemple, 
n  en  un  sens,  toute  conversion  est  un  miracle, 
véritable  et  unique  miracle  qui  relève  de  la  foi... 
que  le  converti  a  éprouvé,  il  ne  le  connaît  que 
came  une  expérience  toute-puissante,  et  nul  autre 
e  lui  ne  peut  le  savoirni  le  décrire.  »  Wrizsabckbr, 
is  apostolische  Zeitalter^,  Tubingue,  igo2,  p.  66. 
contenter  d'une  pareille  explication  c'est  avouer 
lirementqu'on  n'en  a  pas  de  bonne. 
Le  vice  radical  de  toutes  les  explications  natura- 
tes  est  de  supposer  que  Saul  était  chrétien  dans 
a  cœur,  sans  y  songer  peut-être,  au  moment  où  il 
llicitait  la  mission  d'aller  pourchasser  à  Damas  les 
eptes  du  Christ.  Or  cette  hypothèse  invraisembla- 
iest  démentie  non  seulement  parle  récit  des  Actes, 
lis  par  les  témoignages  les  plus  formels  de  Paul 
même.  On  objecte  qu'à  cette  distance  ses  souve- 
•s  se  brouillaient;  qu'il  était  incapable  d'analyser 
véritable  état  de  son  âme  ;  qu'ayant  conscience 
m  grand  changement  opéré  en  lui,  il  trouvaitplus 
aplc  d'en  attribuer  tout  l'honneur  à  Jésus- Christ, 
as  faire  intervenir  les  causes  secondes;  qu'au  sur- 
is il  y  a  dans  les  Epitres  et  même  dans  les  Actes 
5  indices  de  cet  acheminement  progressif,  bien 
'à  peu  près  inconscient,  vers  la  foi  chrétienne. 
TOUS  demandez   quels  sont  ces  indices,  on  vous 


cite  le  chapitre  vrideTEpître  aux  Romains  et  le  mot 
de  Jésus  àSaul:  Duruni  est  tibi  contra  stimutum  calci- 
trare. 

Dans  l'Epître  aux  Romains  (vu,  ^-aS),  l'Apôtre 
décrit  le  conllil  intérieur  d'un  Juif  harcelé  par  la  con- 
cupiscence et  mal  défendu  parla  Loi  mosaïque,  qui 
éveille  en  lui  la  conscience  du  péché,  mais  sans  lui 
donner  la  force  d'en  triompher.  C'est  l'histoire  de 
tous  les  Juifs  vivant  sous  le  régime  de  la  Loi  ;  ce 
n'est  pas  l'histoire  spéciale  de  Paul,  bien  qu'il  en  ait 
peut-être  senti  plus  que  les  autres  les  douloureux 
épisodes.  Lecontlit,  remarquons-le  bien,  n'a  pas  pour 
origine  un  doute  quelconque  sur  la  valeur  ou  l'obli- 
gation de  la  Loi,  ni  le  soupçon  que  le  système  chré- 
tien pourrait  être  meilleur.  Au  cours  de  la  erise, 
l'idéal  de  Saul  reste  toujours  l'observance  de  la  Loi 
et  il  n'insinue  jamais  qu'il  entrevoie,  en  dehors  d'elle, 
un  moyen  de  salut.  Il  n'a  pas  en  vue  d'attaquer  la 
Loi,  mais  de  la  défendre,  de  montrer  qu'elle  est  juste 
et  sainte  et  que  son  échec  n'est  imputable  qu'àla  cor- 
ruption native  de  l'homme.  Tant  qu'il  a  été  pharisien, 
il  n'a  pas  eu  d'autre  pensée.  Sa  réflexion  finale  : 
«  Qui  me  délivrera  de  ce  corps  de  mort?  Grâces  à 
Dieu  par  Jésus-Christ  Notre  Seigneur  !  »  est  le  cri 
libérateur  de  sa  conscience  chrétienne.  Auparavant 
'  cette  solution  ne  lui  venait  pas  à  l'esprit.  S'il  est 
mieux  préparé  que  d'autres  à  l'accepter,  c'est  là  une 
I  préparation  toute  négative,  celle  qui  consiste  à  écarter 
j   les  obstacles. 

,        Mais  le  motde  Jésus:  Durum  est  tibi  contra  stimu- 
'.    lumcalcitrare  {Act.,  xxvi,  ii)n'implique-t-il  pas  des 
1   doutes,  des  perplexités,  des    remords?  En  aucune 
sorte.  Il  ne  faut  pas  traduire:  Il  t'est  dur    de  regim- 
ber contre  l'aiguillon,  sous  peine  de  solliciter  le  texte 
et  d'y  faire  entrer  une  idée  étrangère.  En  grec  il  n'y 
a  point  de  verbe  (tx)/;oov  sot  tt^ô;  xëvt^k  y.v.xziÇztv,  calci- 
trare)  et  la  double   métaphore  suggère  l'idée  d'une 
résistance  o|Sposéeà  uneforceextérieure.  —  /OL'spho- 
j    risme  est  un  conseil,  iin  avertissement  pour  l'avenir. 
Il  revient  àdire  :  Renonceà  luttercontreplus  fort  que 
1   toi;  ton  effort  serait  vain.  —  Le  sens  est  donc:  «Mal 
i   t'en  prendrait  de  t'altaquer  à  moi;  la  lutte  n'est  pas 
I    égale.   i>  Et  cela  peut  s'entendre  soit  des  efforts  faits 
;    par  Saul  pour  exterminer    l'Eglise,  soit  plutôt  de  la 
résistance  possible  à  l'appel  divin  qui   vient  d'avoir 
lieu.  En  aucun  cas  cela  n'implique  ni  doute  ni  remords, 
puisque  saint  Paul  déclare  au  même  endroit  que  sa 
bonne  foi  était  enlière  (Act.,  xxvi,  C)):  Et  ego  quidem 
exisiimaveram  (\\%tïexi3timavi,iôoX'>  ifixvTa)meadver- 
SHs   nomen   Jesu    Nazareni  debere    multa   contraria 
agere. 

MosKK  (cathol.),  nie  Bekehrung  des  hl.  Pnulus, 
Miinster,  1907,  et  Ros'e,  Comment  Paul  a  connu  Jésus- 
Christ  (i\ans  la  lievtie  biblique,  1902,  p.  32  1-3^6), 
étudient  spécialementlestroisrécits  des  Actes;  l'abbé 
BouRGiNE,  Conversion  de  saint  Paul,  Paris,  1902  (col- 
lection Science  et  re/Z/j'ion),  réfute  Renan;  Stkvens,  The 
Pauline  Theologj',  iVew-York,  1906,  p.  1-26,  critique 
les  systèmes  de  Holsten  et  de  Pfleiderkr;  Godet, 
Introd.  particul.  au  N.  T.,  Neuchàtel,  iSgS,  1. 1,  p.  92- 
102,  expose  et  combat  les  divers  systèmes  rationa- 
listes. 

a.  Genëae  psychologique  du  panlinisme.  —  Le 
fait  de  la  conversion  n'est  pas  expliqué  ;  mais,  sup- 
posé qu'il  le  soit,  explique-t-il  à  son  tour  toute  la 
théologie  de  l'Apôtre? 

I.  La  conversionet l'expérience  religieuse. —  Saba- 
TiER  (L' Apôtre  Paul  ^,  livre  V,  p.  289-369)  cherche  à 
établir  cette  thèse:  «  La  théologie  de  Paul  a  ses  racines 
dans  le  fait  même  de  la  conversion.  On  peut  dire 
que  chacune  de  ses  idées  a  été  un  fait  d'expérience 
intime,  un  sentiment,  avantd'ètre  formulé  par  l'intel- 
ligence «  (p.  agi).  Sa  pensée  se  développe  d'abord 


1643 


PAUL  (SAINT)  ET  LE  PAULINISME 


1644 


dans  la  sphère  individuelle,  en  comparant  l'état  d'au- 
trefois à  létal  d'aujourd'hui.  Autrefois  il  était  charnel, 
impuissant  contre  la  tentation,  asservi  au  péché; 
maintenant  il  est  affranchi,  régénéré,  capable  de 
résister  au  mal  et  d'opérer  le  bien:  et  il  sent  qu'il 
doit  tout  cela  à  l'emprise  du  Christ  sur  lui,  à  la  foi 
qui  l'unit  au  Christ .  Tel  est  le  principe  de  son  anthro- 
pologie. Mais  a  ceque  le  Christ  est  pourun  membre 
de  l'humanité,  il  l'est  et  il  doit  le  devenir  pour  tous  » 
(p.  33o).  Le  chrétien  est  membre  d'un  corps,  de 
l'Eglise.  Or  i  l'unité  de  l'Eglise  repose  sur  le  senti- 
ment, commun  à  tous  ses  membres,  d'une  comnmnion 
vivante  avec  Christ  ».  Paul  s'élève  ainsi,  «  par  voie 
de  généralisation,  dans  la  i^/ièresociiî/e  elhistorique  » 
(p.  296),  d'où  il  embrasse  toutes  les  destinées  de 
l'humanité,  du  premier  au  second  Adam  et  du  Christ 
à  la  fin  des  siècles.  Il  lui  reste  un  degré  à  franchir; 
mais  comme  sa  pensée,  exclusivement  religieuse, 
tend  d'un  effort  incessant  vers  l'unité  et  les  derniers 
principes,  elle  monte  spontanément  jusqu'à  la  sphère 
métaphysique  «  et  essaie  de  trouver  en  Dieu  même 
la  cause  première  etla  hn  suprême,  le  poinlde  départ 
et  le  terme  du  grand  drame  qui  se  déroule  dans  le 
temps  »  (p.  296). 

Ainsi  Paul  a  se;ii(  son  évangile  avant  de  le  penser; 
et  il  l'a  pensé  comme  un  phénomène  individuel  avant 
de  le  généraliser  et  de  l'étendre  à  Vunitersatité  des 
hommes.  La  cUristologiede  Paul,  en  particulier,  naît 
de  ce  sentiment.  Gomme  l'a  dit  un  de  ceux  qui  ont 
le  mieux  attrapé  le  jargon  mystique  de  llitschl 
(D.  SoMERviLLB,  St.Paul's  conception  of  Christ,  Edim- 
bourg, i8y7.  p.  i5):  «  Le  Christ  de  Paul  est  le  Clirist 
de  son  expérience,  le  Christ  tel  que  le  lui  révèle  la 
conscience  de  la  vie  divine  qu'il  lui  doit.  Sa  christo- 
logie  est  l'expression  de  son  expérience  dans  les 
termes  suggérés  par  la  pensée  et  la  réflexion:  c'est 
un  jugement  ou  une  série  de  jugements  au  sujet  du 
Christ,  fondés  sur  les  impressions  quTpn  a  de  lui 
dans  la  vie  de  foi.  >•  L'expérience  religieuse,  la  cons- 
cience religieuse!  Mots  si  élastiques  qu'on  peut  y  faire 
entrer  ce  qu'on  veut  (cf.  Pbiîcy  Gakdner,  The  reli- 
gions expérience  of  St.  Paul,  Londres,  191 1).  Mais  ce 
serait  une  impardonnable  illusion  de  croire  qu'ils 
expliquent  quoi  que  ce  soit.  Un  simple  coup  d'oeil 
sur  le  système  de  Sabatier  montre  combien  toute  sa 
construction  est  caduque  et  arliticielle.  Les  trois 
phases  ou  périodes  supposées  par  lui  coïncident  au 
lieu  de  se  succéder;  comme  on  peut  le  voir  dans 
l'Epitre  aux  Romains:  le  progrès  des  doctrines  est 
purement  imaginaire. 

2.  Analyse  dialectique  du  fait  de  la  conversion. 
—  Au  lieu  de  faire  intervenir  le  sentiment,  Holstkn 
{ûas  Evangelium  des  Paulus,  2'  partie  :  Paulinische 
Théologie,  Berlin,  1898)  préfère  appliquer  le  raison- 
nement au  fait  de  la  conversion.  Ce  travail  interne, 
commencé  aussitôt  après  l'incident  de  Damas,  con- 
tinué avec  persévérance  durant  la  retraite  d'Arabie, 
est  attribué  par  l'Apôtre  à  l'Esprit  de  Dieu  et  a  pour 
résultat  final  ce  qu'il  appelle  son  évangile.  L'idée  du 
Messie  crucifié,  une  fois  entrée  dans  son  esprit,  ne 
peut  manquer  de  transformer  toutes  ses  conceptions 
religieuses.  D'abord  la  mort  du  Juste  ne  peut  être, dans 
les  vues  de  Dieu,  qu'une  mort  expiatoire,  une  mort 
rédemptrice.  Cela,  Pierre  l'admettait  aussi  ;  mais  il  ne 
regardait  dans  la  rédemption  que  le  côté  négatif,  la 
rémission  des  péchés,  subordonnant  la  justice  et  la 
sainteté  aux  œuvres  et  à  l'observation  de  la  Loi. 
Paul  vit  là  une  inconséquence  ;  car,  si  le  Christ  nous 
sauve  par  sa  croix,  il  faut  qu'il  nous  sauve  intég^f^- 
lement,  sans  condition  d'aucune  sorte,  qu'il  nous 
obtienne  la  justice,  non  pas  une  justice  personnelle, 
mais  une  justice  mise  par  Dieu  à  notre  compte  et  qui 
.  s'appelle  à  ce  titre  la  justice  de  Dieu.  Non  seulement 


la  Loi  ne  donne  pas  la  justice,  mais  elle  n'a  jamais 
pu  la  donner;  autrement  la  mort  du  Christ  ne  serait 
qu'un  luxe,  qu'une  superfélation.  S'il  en  est  ainsi,  il 
n'y  a  pas  de  différence,  au  point  de  vue  du  salut, 
entre  les  Juifs  et  les  Gentils.  Paul  en  tire,  par  une 
conséquence  inéluctable,  l'universalité  de  la  rédemp- 
tion; il  devient  de  la  sorte  l'apôtre  des  Gentils,  par 
opposition  aux  Douze  qui  n'ont  pas  déduit  ce  corol- 
laire. Tel  est  le  principe  révélateur  qui,  rayonnant 
dans  toutes  les  directions,  apportera  partout  la 
lumière.  En  somme,  le  paulinisme,"  c'est  le  mouve- 
ment de  la  pensée  développant  et  motivant,  de  point 
en  point  et  dans  toutes  les  directions,  l'idée  de  la 
mort  du  Messie  sur  la  croix,  considérée  comme  im 
acte  rédempteur  de  Dieu  »  (p.  i33). 

Les  écrivains  rationalistes  eux-mêmes  ne  sont  pas 
dupes  de  ces  sophismes.  Plusieurs  les  ont  démasqués 
avec  vigueur.  Comment  Holslen  sait-il  que  le  phari- 
sien Paul  gémissait  sous  le  joug  de  la  Loi  et  que  son 
désir  d'y  échapper  l'ut  assez  fort  pour  lui  donner  une 
hallucination  du  Christ  glorieux?  La  vision  de  Da- 
mas le  Ut  croire  en  Jésus-Messie;  mais  la  foi  en  Jésus- 
Messie  n'implique  par  elle-même  ni  l'abolition  de 
la  Loi,  ni  l'universalité  du  salut,  autrement  tous  les 
croyants  auraient  tiré,  dès  l'abord,  toutes  ces  con- 
séquences. Pourquoi  Jésus  n'aurait-il  pas  pu  mourir 
pour  parfaire  l'économie  judaïque  et  rendre  possible 
l'observation  de  la  Loi?  Nous  savons  qu'il  n'en  est 
pas  ainsi,  mais  ce  n'est  pas  de  l'idée  abstraite  du 
Messie  que  nous  le  déduisons.  Toute  l'argumentation 
de  Holsten  n'est  que  chute  perpétuelle  de  paralogisme 
en  paralogisme. 

II.  L'helliînisme  et  le  paulinismb.  —  Ce  mot  d'hel- 
lénisme désigne  soit  la  culture  grecque  classique,  soit 
l'ensemble  des  idées  religieuses  et  morales  du  monde 
grec  après  Alexandre,  soit  le  tour  d'esprit  des  Juifs 
appelés  hellénistes  qui  avaient  adopté,  dans  la  Dias- 
pora, la  langue  et  les  mœurs  grecques.  Nous  verrons 
dans  quelle  mesure  Paul  peut  avoir  subi  l'influence 
de  ces  divers  courants,  après  avoir  fixé  son  attitude 
à  l'égard  du  paganisme  en  général. 

Dans  ses  promenades  solitaires  à  travers  les  rues 
et  les  marchés  d'Athènes,  l'Apôtre  se  rongeait  inté- 
rieurement à  la  vue  des  innombrables  idoles  dont 
cette  ville  savante  et  superstitieuse  était  remplie 
(Act.,  xvn,  16).  C'était  un  sentiment  mêlé  de  douleui 
de  dégoîit,  d'indignation  et  de  pitié.  Nul  Juif  éleV' 
dans  le  monothéisme  n'y  échappait.  Paul  ne  se  dis 
tinguait  de  ses  coreligionnaires  qu'en  cequelemépri 
était  chez  lui  tempéré  par  la  compassion  et  que  l'hoi 
reur  pour  les  idoles  n'éteignait  pas  la  sympalhi 
pour  les  personnes.  Témoin,  le  sombre  tableau  qu'i 
trace  de  l'idolâtrie  au  début  de  l'Epitre  aux  Romain 
(i,  i8-3i).  Chaque  fois  qu'il  rappelle  aux  néophyte 
leur  condition  passée, il  retrouve  les  mêmes  accent 
(I  Cor.,  VI,  9-1 1  ;  Eph.,  n,  1 1-12,  etc.).  Il  ne  se  born 
pas  à  condamner  chez  les  païens  les  égarements  d 
l'esprit  et  la  dépravation  des  mœurs,  il  flétrit  égale 
ment  ce  que  le  paganisme  paraît  avoir  de  meilleni 
la  philosophie,  l'amour  de  la  sagesse.  Cette  sagess 
mondaine  et  charnelle  (I  Cor.,  n,  5),  il  la  répudi 
pour  son  compte.  Il  écrit  aux  Colossiens  (11,  8)  :  «  Qu 
personne  ne  vous  séduise  par  la  philosophie...  selo) 
la  tradition  des  hommes,  selon  les  éléments  du  mond 
et  non  selon  le  Christ.  »  Et  aux  Ephésiens(iv,  17-19) 
a  Ne  suivez  pas  la  voie  des  païens...  qu'éloigne  d 
Dieu  leur  ignorance  et  l'aveuglement  de  leur  cœur. 
Mais  à  quoi  bon  continuer  notre  enquête?  Le  résu. 
tat  n'en  est  pas  contesté.  Toutes  les  lettres  son 
pleines  de  passages  semblables.  Ce  que  l'Apôtr 
trouve  de  plus  favorable,  non  pas  pour  admirer  1 
paganisme  ni  pour  l'absoudre,  mais  pour  le  condaii 
ner  avec  moins  de  rigueur,  c'est  qu'il  appartient 


1645 


PAUL  (SAINT)  ET  LE  PAULINISME 


1643 


ces  siècles  d'égarement  {Act.,  xiv,  i6;  xvii,  3o),  an- 
térieurs à  la  lumière  de  l'Evangile,  où  le  monde 
encore  enfant  n'avait  reçu  qu'un  enseignement  élé- 
mentaire (ta/.,  iv,  8-9;  Col. ,11, 16).  Aquifera-t-oncroire 
qu'un  homme  animé  de  telles  dispositions  soit  allé 
se  mettre  spontanément  à  l'école  des  païens  et  leur 
ait  emprunté  sciemment  des  pratiques  ou  des  doc- 
trines religieuses?  Voyons  s'il  est  du  moins  possible 
de  constater  dans  l'ceuvre  écrite  de  l'Apôtre  des 
influences  inconscientes. 

I.  Saint  Paul  et  la  philosopbis  païenne.  — 
L'érudition  classique  de  saint  Paul  n'est  pas  consi- 
dérable. On  n'a  relevé  chez  lui  aucun  détail  prouvant 
qu'il  ait  lu  un  auteur  profane  quelconque.  Il  y  a, 
dans  ses  discours,  trois  citations  de  poètes.  Mais 
l'une  est  un  de  ces  mots  passés  en  proverbe  (I  Cor., 
XV,  33  :  Corrumpunt  mores  bonos  coUoquia  prava) 
qu'on  répétait  à  l'occasion  sans  savoir  qu'il  était  tiré 
de  Ménandre.  La  seconde  est  un  hémistiche  court  et 
expressif  (Act.,  xvii,  28  :  ToXi  •/à.p  ma  yémi  èf^/jév)  qui 
semble  fait  pour  les  citations  et  qu'Aratus  et  Cléanthe 
ont  inséré  dans  leurs  hexamètres.  La  troisième 
(Tit.,  I,  13  :  Cretenses  semper  mendaces,  malae  bes- 
tiae,  ventres  pifiri)  n'est  qu'un  dicton  satirique  sou- 
vent décoché  aux  Cretois  même  par  ceux  qui  n'avaient 
jamais  ouvert  les  Oracles  d'Epiménide.  S'il  est  vrai 
cependant,  comme  cela  semble  problable,  que  la 
sentence  alléguée  devant  l'Aréopage  (Act.,  xvii,  aS  : 
In  ipso  i'ivimus  et  moyemur  et  sumus)  est  empruntée 
à  la  même  pièce  d'Epiménide  intitulée  Minos,  il  est 
possible  que  Paul  ait  eu  de  ce  poème  une  connaissance 
directe.  Cf.  Rendel  Harkis,  St.  Paul  and  Epime- 
nides,  dans  VExpnsitor,  octobre  1913.  En  tout  cas, 
son  érudition  classique  était  fort  restreinte. 

On  a  souvent  signalé  d'étroits  rapports  entre  la 
morale  de  Paul  et  la  morale  stoïcienne.  On  a  supposé 
des  relations  directes  entre  l'Apôtre  et  Sénèque;  et 
la  chose  n'est  pas  impossible  a  priori,  puisqu'il  s'a- 
git de  contemporains,  morts  la  même  année  ou  à  peu 
d'années  d'intervalle.  Une  prétendue  correspondance 
entre  ees  deux  grands  hommes  a  été  plusieurs  fois 
publiée,  en  particulier  par  Aubbrtin,  Sénèque  et  saint 
Paul,  étude  sur  les  rapports  supposés  entre  le  phi- 
losophe et  l'apdtre^ ,  Paris,  1872,  et,  d'une  façon  plus 
critique,  par  Woulrnbrrg,  Die  Pastoralbriefe'^, 
Leipzig,  191 1,  p.  36^-375.  En  la  lisant,  on  est  pro- 
fondément surpris  que  saint  Jérôme,  sans  en  garantir 
l'authenticité,  lui  ait  accordé  assezd'importance  pour 
assigner  à  Sénèque  une  place  dans  la  liste  des  écri- 
vains ecclésiastiques  (/>e  vir.  ilL,  12;  cf.  Epist  ad 
Macedon.,  cliii,  i4).Personne  ne  l'avait  signalée  avant 
892,  date  du  De  viris  illustrihus.  «  Jamais  plus  mal- 
adroit faussaire  n'a  fait  parler  plus  sottement  d'aussi 
grands  esprits.  Dans  cette  correspondance  ridicule, 
le  philosophe  et  l'apôtre  ne  font  guère  qu'échanger 
des  compliments,  et,  comme  les  gens  qui  n'ont  rien 
à  se  dire,  ils  sont  empressés  surtout  à  s'entretenir 
l'un  l'autre  de  leur  santé.  Il  n'est  pas  une  fois  ques- 
tion entre  eux  de  doctrines,  et  il  ne  leur  arrive  jamais 
de  s'occuper  de  ces  graves  problèmes  que  soulevait 
la  foi  nouvelle.  Cependant  Sénèque  est  censé  initié  à 
tous  les  mystères  du  christianisme,  il  en  reçoit  et  en 
comprend  les  livres  sacrés,  il  le  prêche  à  Lucilius  et 
à  ses  amis...  il  raconte  même  qu'il  en  a  parlé  à  l'em- 
pereur et  que  Néron  parait  assez  disposé  à  se  con- 
vertir. Toutes  ces  belles  choses  sont  ditessècheraent, 
dans  des  lettres  de  quelques  lignes  où  le  vide  des 
idées  n'est  égalé  que  par  la  barbarie  de  la  forme.  B 
G.  BoissiER,  La  religion  romaine  d'Auguste  aux  An- 
ionins,  Paris,  1878,  t.  II,  p.  5i. 

Ecartons  cette  correspondance  dont  aucun  historien 
sérieux  ne  fait  plus  état  :  amusement  futile  d'un 
esprit  oisif  ou  supercherie  littéraire  d'un  apologiste 


malavisé,  qui  croyait  grandir  Paul  en  lui  donnant 
pour  disciple  et  ami  le  plus  grand  des  philosophes 
romains.  11  y  a  certainement  entre  les  deux  écrivains 
des  rencontres  assez  frappantes  d'idées  et  d'expres- 
sions dont  on  a  voulu  conclure  soit  que  Sénèque  était 
chrétien  dans  son  cœur  (Flbury,  Saint  Paul  et  Sénè- 
que, Paris,  i853),  soit  que  saint  Paul  s'inspire  de 
Sénèque.  On  n'a  pas  remarqué  que  les  passages  ser- 
vant de  terme  de  comparaison  n'appartiennent  pas 
en  propre  à  Sénèque,  mais  au  fonds  commun  du 
stoïcisme.  Il  faut  donc  porter  la  question  plus  haut 
et  se  demander  si  l'Apôtre,  peut-être  sans  le  vouloir 
et  sans  le  savoir,  n'aurait  pas  subi  l'influence  de  la 
morale  stoïcienne.  Le  stoïcisme  n'est  pas  un  produit 
du  sol  hellénique.  C'est  une  importation  d'Orient.  Ses 
fondateurs  et  ses  principaux  représentants  étaient 
Sémites,  ou  du  moins  orientaux.  Au  premier  siècle, 
la  ville  de  Tarse  était  célèbre  entre  toutes  par  ses 
écoles  philosophiques,  où  le  stoïcisme  était  prépon- 
dérant. Autant  de  canaux  par  lesquels  la  doctrine 
du  Portique  pouvait  arriver  à  l'Apôtre. 

Mais,  à  y  regarder  de  près,  la  thèse  qui  fait  de  Paul 
un  disciple  des  stoïciens  paraîtra  bien  précaire,  bien 
invraisemblable.  Les  stoïciens  se  servaient,  surtout 
en  morale,  d'une  langue  à  part.  Leur  habitude  de 
définir,  de  disséquer  les  notions,  les  distingue  à  pre- 
mière vue  des  autres  philosophes.  Pour  constater 
que  le  lexique  de  Paul  n'ofl're  aucun  rapport  avec 
celui  des  stoïciens,  il  suffit  de  comparer  les  liste»  des 
vertus  morales.  Des  quatre  vertus  cardinales,  la 
force  (mSpsix)  n'est  même  pas  nommée  par  l'Apôtre; 
la  tempérance  (aoifpot!Ù\in)r\e  l'est  qu'une  fois,  dans  les 
Pastorales  (I  Tim.,  11,  9.16);  la  prudence  (p/3«v>jtiç)  une 
fois  aussi  et  appliquée  à  Dieu  {Eph.,  i,  8);  la  justice 
(iixKiomvyj)  est  employée  dans  un  sens  très  difl"érent.  On 
ne  trouve  chez  lui  aucune  trace  des  vertus  secondaires 
qui  divisent  et  subdivisent  à  l'infini  les  vertus  prin- 
cipales. Un  seul  mot,  la  bénignité  (xt>imrr,i),  rappelle 
vaguement  le  vocabulaire  stoïcien. 

Les  doctrines  diffèrent  encore  plus  que  le  langage. 
Les  stoïciens  parlent  souvent  de  Dieu,  de  l'âme,  de 
la  providence,  de  la  prière,  de  la  bienfaisance;  mais 
ces  termes  n'ont  presque  rien  de  commun  avec  les 
idées   chrétiennes  correspondantes. 

Le  dieu  des  stoïciens  n'est  pas  le  Dieu  personnel, 
le  Dieu  bon,  juste,  saint,  tout-puissant  que  les  chré- 
tiens adorent.  Le  dieu  des  stoïciens  c'est  la  nature, 
l'ensemble  des  êtres,  le  grand  Tout,  ou,  si  l'on  veut, 
la  loi  du  monde,  l'intelligence  de  l'univers,  la  force 
opposée  à  la  matière  ;  car  ils  concevaient  dieu  tantôt 
comme  la  somme  de  ce  qui  existe,  tantôt  comme  le 
principe  actif  des  êtres.  «  Quid  est  natura  quant  deus 
et  dii'ina  ratio  toti  mundo  parlibusque  ejus  inserta  ?  » 
(SÉNÈQOB,  De  henef.,  IV,  ^.)Ils  necroyaientpasplusà 
l'immortalité  de  l'âme  qu'à  la  personnalité  de  Dieu. 
Pour  être  conséquents  avec  eux-mêmes,  ils  devaient 
dire  que  l'âme  se  dissout  avec  le  corps,  qu'elle  re- 
tourne aux  éléments,  qu'elle  se  perd  dans  le  grand 
Tout,  dont  elle  n'est  qu'une  parcelle.  El  c'esten  effet 
ce  qu'affirme  plusieurs  fois  Epictète.  Sénèque  est 
plus  hésitant,  car  il  se  souvient  que  plusieurs  cory- 
phées du  Portique  accordent  aux  âmes  une  certaine 
survivance.  D'après  Diogène  LAiincE  (vit,  ibj), 
Cléanthe  les  laissait  subsister  jusqu'à  la  conflagration, 
c'est-à-dire  jusqu'au  temps  où  le  monde  sera  détruit 
par  le  feu;  mais  Chrysippe  restreignait  ce  privilège 
à  l'âme  des  justes.  Ce  qui  faisait  dire  plaisamment  à 
CiciÎRON  (/"i/sch/.,  I,  3i)  :  «  Stoici  usuram  nobis  lar- 
giuntur  tanquam  cornicibus  ;  diu  mansuros  aiunt 
animos,  semper  negant.  »  Avec  ces  idées  sur  Dieu  et 
sur  l'àme,  on  peut  imaginer  ce  que  devait  être  la 
providence.  C'était  la  destinée  fatale,  la  loi  immua- 
ble de  l'univers,  le  décret  inflexible  de  l'intellifc'ence 


1647 


PAUL  (SAINT)  ET  LE  PAULINISME 


1648 


aveugle  qui  gouverne  le  monde  et  se  confond  avec 
lui.  Comment  peut-il  être  encore  question  de  prière? 
Que  demanderait-on  aux  dieux?  Une  dérogation  à  la 
destinée?  Mais  cela  est  impossible  ;  cela  est  impie. 
Le  bonheur  et  la  vertu?  Mais  cela  dépend  de  nous 
seuls.  Au  point  de  vue  stoïcien,  Sénèqub  a  raison  : 
«  Qaid  yotis  opus  est?  Fuc  te  ipsiim  felicem  {Epist., 
XXX,  5).  Qiiain  stultum  est  optare,  cum  possis  a  le 
impetrare  »  (Epist.,  xli,  i).  La  prière  typique  du  stoï- 
cien est  contenue  dans  la  formule  de  Gléanthe 
(J.  VON  Armm,  Stoicorum  veteriiin  fragmenta,  Leipzig, 
igoS,  t.  I  p.  iiS)  recommandée  par  Epictktk 
(Èiichir.,  LUI)  :  et  par  SiiNÈQUB  (Epist.  ad  Liicil., 
cvii,  lo)  :  «  Conduis-moi,  Jupiter,  avec  la  Destinée, 
là  OÙ  vous  avez  décidé  de  me  conduire,  afin  que 
je  suive  de  gré  ou  —  si  par  malice  je  refusais  —  de 
force.  » 

AyO'j  Se  fx  '&1  Zeû  x«t  ffù  yr,  ïisTipufJiév'O 
'  Onoi  TToO  û/ifv  €i/it  Stcf.r£7uy/j.ivOi    • 
'ii;  i-pOfiKiy  '  ».o/.yoç,   •    y,v  5é  ys  _uïj  fle'/w, 
Kc^fCç  ysvofxtvoij  oùciv  rJTTOv  k^po/J-at. 

Prière  aussi  peu  chrétienne  que  possible.  Le  stoï- 
cisme était  la  philosophie  du  désespoir,  tandis    que 
le  christianisme  est  la  religion  de  l'espérance. Contre 
les  maux  de  la  vie,  le  stoïcien  n'avait  qu'un  antidote, 
l'orgueil, qui  lui  faisait  dire  :  Douleur, tu  n'es  pas  un 
mal.  Et  si  l'antidote  ne  suffisait  pas,  il  restait  tou- 
jours le  suprême  remède,  le    suicide.    Sans    la    res- 
source du  suicide,  la  vie,  pour  le  stoïcien,  vaut-elle  la 
peined'ètrevécue?Cen'estpasqu'iln'yaildans  l'effort 
à    sauvegarder  sa    dignité   d'homme,  dans  sa  phil- 
anthropie dictée  par  la  raison,  mais  étrangère  à  la 
pitié  qui  est  considérée  par  lui  comme  une  faiblesse, 
et  même  dans  sa  triste  résignation  à  la  Fatalité, quel- 
que chose  de  noble  et  de   touchant;  mais  rien    qui 
ressemble  à  l'idéal  chrétien.  EpicTiiTH  est   regardé  à 
juste  titre  comme  le  représentant   le  meilleur  et   le 
plus  complet  de  la  morale  stoïcienne.    Or  voici    ce 
qu'en  dit  un  connaisseur  qui  s'est  fait  une  spécialité 
de  celte  étude   (Adolf  Bonhoffer,  EpUdet  iind  das 
Neiie  Testament,   Giessen,  igii,  p.  iy8)  :  «  A  la  lin 
de  notre  enquête  sur   l'inlluence  exercée    sur   saint 
Paul  par  la  philosophie,  en  particulier   par  la  philo- 
sophie stoïcienne,  nous  constatons   que  les  termes, 
les  expressions  et  les  idées  qui  de   prime  abord  pré- 
sentent un  rapport  frappant  avec  le  stoïcisme,  sont, 
à  y  mieux  regarder,  si  différents  et  même  tellement 
opposés  qu'il  est  impossible  d'admettre  chez   l'Apô- 
tre une  connaissance  exactedela  doctrinestoïcienne 
ni  des  emprunts  voulus  à  celte    doctrine.  »  On  peut 
consulter  les  deux  articles  du  P.  Lagrange   sur  La 
philosophie  religieuse  d'Epictèle  et   le  christianisme, 
dans  la  Jievue  biblique,  1912,  p.  5-2i  et   192-212.   Le 
P.  Lagrange  croit,  comme   Zadn,    «  qu'Épictète  a  lu 
saint  Paul,   et    qu'il   l'attaque    indirectement,   sans 
l'avoir  bien  compris  )i.   C'est  possible,    après  tout; 
quoique  les  preuves  ne  soient  pas  très   fortes.  Mais, 
l'hypothèse  une  foisadmise,noussouscririons  volon-   ; 
tiers  à  celte  conclusion  (p.  211):  «  Epictèle  a  connu   j 
l'existence  du  christianisme,    il  n'a    pas    cherché    à 
l'approfondir.  Il  était  incapable  de  le  goùter,ne  vou- 
lant accepter  d'autre  lumière  que  celle  de  la    raison, 
d'autre  point  d'appui  que  la  volonté,  d'autre   libéra- 
tion ou  de  salut  que  le  don  initial  du  libre  arbitre.  » 
De  toutes  les  formes  de  la  philosophie  antique, c'est 
peut-être  le  stoïcisme  et  le  pyrrhonisme  qui    sont  le 
plus  irréductiblement  hostiles  àlàvérité  chrétienne, 
parce  que  l'un  nie  la  raison  et   que  l'autre  la   divi- 
nise. 

2.  Le  paulinisme  et  les  religions  orientales 
hellénisées.  — M. Jacquier  a  étudié,  dans  ce  Dic- 
tionnaire, de  façon  très    complète,  la    question    des 


Mystères  païens  et  saint  Paul;  M.  d'Alès  a  examiné 
en  particulier  la  rencontre  de  la  Beligion  de  Milhra 
avec  le  christianisme.  Il  n'y  a  pas  à  y  revenir  ici. 
Nous  signalerons  seulement  en  peu  de  mots  deux 
ou  trois  vices  de  méthode  dont  se  rendent  coupables 
plusieurs  de  ceux  qui  prétendent  appliquer  die  reli- 
gionsgeschichtliche  Méthode,  comme  on  dit  en  Alle- 
magne, c'est-à-dire  la  méthode  historique  dans 
l'élude  des  religions  comparées.  A  leurs  assertions 
gratuites,  on  peut  opposer  le  plus  souvent  une  sim- 
ple fin  de  non-recevoir. 

i.  Cercles  s'icieux   et   paralogismes.    —  Pour   tout 
chrétien  et  tout  Israélite,  les  mystères  du  paganisme 
étaient  l'abomination  de  la  désolation, car  ils  impri- 
maient sur  le  front  de  leurs  adhérents,   encore  plus 
que  les  autres  pratiques  superstitieuses,  le   sceau  de 
l'idolâtrie.  Il  ne  s'ensuit  nullementqu'onn'ait  pas  pu 
tirer  de   là    des    comparaisons    et   des  métaphores. 
Philon,  qui  parle  avec  un   souverain  mépris  de  ces 
initiations  honteuses,  amies  du  secret  et  de  l'ombre, 
refuge  des  voleurs   et   des   courtisanes    (De  sacrifi- 
cantibus,  Mangey,  t.  II,  p.  260-1  ;  Liber  qnisquis  liri. 
studet,  t.  11,  p.   44").    s'approprie  sans    scrupule,    à 
l'occasion,  la  langue  des  mystères  et  s'en  sert    pour 
expliquer  le  sens  symbolique  des  Ecritures  (/Je  Che- 
rubim,l.  II,  p.  147;  De sacrif.Abel et  Cain,t.  Ijp.l'jS). 
Même  phénomène  chez  saint  Justin  et  chez  Clément 
d'Alexandrie.  Ce  dernier  exploite  en  grand  le  voca- 
bulaire des  gnostiques   et    des    mystères    d'Eleusis, 
Voir  Stromales,  I,  28;  II,  10  ;  IV,  -ïi  ;  V,  lo-i  1  ;  VII,4, 
etc.  II  ne  faudrait  pas  conclure,    pour   autant,    qu'il 
admire  ces  initiations    païennes    et    qu'il    sente   le 
besoin  d'en  enrichir  le  christianisme.   On  sait   com- 
ment il  stigmatise  les  cultes  orgiastiques  et  les  rites 
secrets  d'Eleusis;  c'est  pour  lui  le  comble   de  l'igno- 
minie et   du    ridicule    et    tous    les    païens    sensés 
devraient    en   rougir   (Protrepticus,  11,    21-28,  édit, 
Stabhlin,  Berlin,   i9o5,p.  10-17).  Saint  Paul  pourrait 
donc  aussi  employer  la  terminologie  des  mystères, 
comme    il    emploie  celle   des  jeux   du   stade    et   du 
théâtre,  d'autant  plus   que  cette  terminologie   était 
passée  dans  la  langue  usuelle;  mais  ce  qui  est  inad- 
missible, c'est  la  dépendance  pour  le  fond  des  idées 
et   l'emprunt   conscient    de    ces    rites  idolâtriques. 
«  Quel  pacte  ou  quel  accord  entre  le  Christ  et  Bélial, 
entre  le  fidèle  et  l'infidèle,  entre  le  temple  de  Dieu  et 
les   idoles?  »  (II  Cor.,  vi,  i5-i6.)  Ce  qu'on  a  dit  plus 
haut  de   la  philosophie  profane    s'applique  à  plus 
forte  raison  aux  pratiques  païennes. 

Le  grand  danger,  dans  l'histoire  comparée  des 
religions,  est  de  prendre  une  analogie  pour  une  imi- 
tation, une  similitude  de  langue  pour  une  dépen- 
dance d'idées.  Les  sages  réflexions  de  Cumont  (Les 
religions  orientales,  Paris,  1907,  préface,  p.  xi-xiii) 
sont  à  méditer.  Mais  si  l'imitation  était  démontrée, 
il  faudrait  examiner  d'abord  de  quel  côté  elle  se 
trouve  (Ibid.,  p.  xi)  :  «  Dès  que  le  christianisme 
devint  une  puissance  morale  dans  le  monde,  il  s'im- 
posa même  à  ses  ennemis.  Les  prêtres  phrygiens  de 
la  Grande  Mère  opposèrent  ouvertement  leurs  fêtes 
de  l'équinoxe  du  printemps  à  la  Pâque  chrétienne  et 
attribuèrent  au  sang  répandu  dans  le  laurobole  le 
pouvoir  rédempteur  de  celui  de  l'Agneau  divin .  » 
Les  Pères  accusent  le  diable, ce  singe  de  Dieu, d'avoir 
inspiré  ces  parodies  du  culte  chrétien. Il sepeul qu'ils 
se  trompent.  Encore  serait-il  bon  d'examiner  sans 
parti  pris  la  question  de  priorité. 

Pour  juger  des  rapports  entre  deux  grandeurs,  il 
faut  les  bien  connaître  l'une  et  l'autre.  Or  la  plupart 
des  savants  modernes  qui  prétendent  appliquer  la 
religionsgeschichtliche  Méthode  (Reitzenstbin,  Die- 
TERicH,  Hepding  et  autres)  peuvent  être  des  philolo- 
gues distingués,  mais  ils  sont  tout  à  fait  étrangers 


1640 


PAUL  (SAINT)  ET  LE  PAULINISME 


1650 


aux  études  bibliques  et  ne  procèdent,  dans  leurs 
comparaisons  des  textes,  qu'à  coups  de  concordance. 
Il  en  résulte  les  malentendus  les  plus  extraordinaires. 
Ainsi  Heitzhnstbin,  qui  s'excuse  de  s'immiscer,  lui 
philologue,  dans  les  matières  théologiques  (Die  hel- 
Unisttschen  Mrslerienrelifioiien.  Leipzig,  1910,  p.  i), 
n'hésite  pas  à  trancher  les  questions  du  ton  le  plus 
doctoral.  Il  révoque  en  doutccetle  assertion  deHAn- 
NACK  dictée  par  le  bon  seDs(Militia  Chiisti,  p.  122) 
que  «  la  désignation  des  chrétiens  comme  soldats 
du  Christ  n'est  due  en  aucune  façon  à  l'influence 
des  religions  étrangères  ».  Au  même  endroit  (note 
sur  TTc-KTiûrai  ôèoû,  xà-Toyot,  oéafjtot^  p.  66-83),  il  prétend 
que  saint  Paul  s'est  appelé  prisonnier  du  Christ. 
(fcyKio;  X/sioToâ  I>j70û,  Pliilem.,  1  et  g;  Eph.,  m,  1)  à 
l'imitation  desz«T«;;oi,  enfermés  dans  le  Sérapéumde 
Memphis .  11  assure  (p.  80)  que  les  xdroy/^i  ou  &i7ij.tii  de 
Sérapis  ou  d'Isis  étaient  «  des  novices  servant  dans 
le  temple,  dans  l'espoir  d'une  initiation,  qui  se  fai- 
sait attendre  des  années,  parfois  toute  la  vie  «.Mais 
les  autres  érudits  ne  partagent  pas  sa  belle  assu- 
rance. Pour  Prbuschen  (yî/o«c/i/um  «nrf  Serupishdt'^, 
Giessen,  1908)  les  xàroyoi  sont  des  possédés,  non  des 
prisonniers.  Wilcken  {Papyruskunde ,1 .  I.  2"  partie, 
p.  1 3o-2)  est  du  même  avis  :  «  Der  Gott  hait  ihn  fest, 
nimmt  Besilz  von  ihm  (xy.Tiyet),  so  dass  er  ein  vom 
Gott  Ergriffener,  Besessener  ist.  »  Et  quand  le  mot 
xv.Toyci  signifierait  prisonnier,  qu'aurail-il  à  faire 
avec  le  SsT/ito;  de  l'Apôtre? 

a.  Anachronismes  et  im'raisemblances.  —  Fait 
constant  mais  trop  oublié  :  à  part  le  culte  d'Attis  et 
de  Cybèle,  qui  se  prèle  peu  aux  rapprochements 
avec  saint  Paul,  les  diverses  religions  orientales 
répandues  dans  le  monde  gréco-romain  au  premier 
siècle  de  notre  ère  ne  nous  sont  connues  que  par 
des  documents  très  postérieurs  à  l'Apôtre.  Nous 
ignorons  par  conséquent  sous  quelle  forme  elles  se 
présentaient  vers  le  milieu  du  premier  siècle.  Pour 
les  mystères  isiaques.  notre  source  principale  et 
presque  unique,  en  dehors  des  Pères  de  l'Eglise,  est 
VAne  d'or  d'Apulée,  ce  roman  satirique  et  licencieux 
écrit  dans  la  seconde  moitié  du  deuxième  siècle. 
Curieux  et  superstitieux  comme  il  l'était,  Apulée  a 
pu  fort  bien  rechercher  l'initiation  d'Isis  ;  mais,  dans 
ce  récit  grotesque,  il  est  malaisé  de  faire  le  départ 
entre  la  vérité  et  la  fantaisie,  entre  la  piélé  sincère 
et  le  persiflage.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  sommes  loin 
de  1  Eglise  naissante,  et  le  rapport  de  dépendance, 
si  tant  est  qu'il  existe,  peut  se  tourner  en  sens 
contraire. 

Pour  qu'une  forme  religieuse  influe  sur  une  autre, 
il  faut  que  la  première  soit  antérieure  à  la  seconde 
ou  tout  au  moins  qu'elles  soient  contemporaines.  Or 
un  contact  entre  le  christianisme  naissant  et  le 
mithriacisme,  par  exemple,  est  tellement  improba- 
ble a  priori  qu'on  peut  l'écarter  sans  balancer.  Ce 
eulle  était  encore  inexistant, pour  ainsi  dire,  dans  le 
monde  romain.  Stb abon  (XV,  m,  1 3)  et  Qdintb-Curce 
{Alex.,  IV,  XIII,  4S)  parlent  de  Mithra  comme  d'un 
dieu  perse;  Stacb  (Theb.,  1719-20),  comme  d'un  étran- 

r  ;  LuciKN  (Dec,  coric,  9;  Jiip.  tra^.),  comme  d'un 
dieu  barbare.  Selon  Plutarqde  {Vita  Pompei,ii.xiv), 
l»s  Romains  en  doivent  la  connaissance  aux  pirates 
lyciens  vaincus  par  le  grand  Pompée.  Aucun  écrivain 
iu  siècle  d'Auguste  n'en  dit  un  mot.  La  religion  de 

itbra  ne  commença  à  se  répandre  dans  l'empire 
m'après  l'annexion  du  Pont,  de  la  Cappadoce,  de 
'Arménie  et  de  la  Commagène  (à  partir  de  Vespa- 
iien).  Les  missionnaires  du  mithriacisme  furent  les 
soldats,  les  marchands  et  les  esclaves.  Voilà  pour- 
jnci  nous  n'en  trouvons  guère  de  traces  que  dans 
es  grandes  villes  cosmopolites,  les  principaux  ports 
le  mer  et  les  stations  militaires  placées  le  long  des 


frontières.  Le  monde  grec  fut  particulièrement  réfrac- 
taire  à  une  religion  restée  troj)  orientale.  Si  l'on  con- 
sulte la  carte  jointe  à  l'ouvrage  de  Gumont  sur  les 
Mystères  de  Mithra^,  Varis,  igoa,  on  verra  qu'aucun 
monument  mithriaque  n'est  mentionné  en  Macédoine 
et  en  Grèce  (à  l'exception  du  Pirée),  aucun  dans  les 
provinces  de  Bithynie,  de  Galatie,  de  Pamphylie,  de 
Lycie,  de  Paphlagonie,  un  seul  (Amorium)  ilans  la 
province' d'Asie,  un  autre  (Tarse)  en  Cilicie,  deux 
respectivement  en  Cappadoce  (Césarée  et  Tyane),  en 
Syrie  (Sidon  et  Sahin),  en  Egypte  (.\lexan(lrie  et 
^Iemphis).  A  part  Rome  et  l'Italie  centrale,  les  rai- 
thréums  ne  se  trouvent  plusqu'à  l'extrême  périphérie 
de  l'empire,  en  Numidie,  sur  les  bords  du  Rhin  ou 
du  Danube,  ou  dans  les  villes  de  garnison,  surtout 
en  Germanie,  en  Dacie  et  en  Pannonie.  En  regard 
de  cette  distribution  géographique,  placez  la  carte  de 
Deissmann  (A'flH/H.ï,  Tubingue,  1911),  représentant  le 
théâtre  de  l'apostolat  de  Paul,  vous  voirez  que  les 
deux  domaines  s'excluent  mutuellement.  Le  Christ 
prêché  par  Paul  prend  d'abord  possession  du  monde 
hellénique,  du  monde  civilisé;  Mithra  est  encore 
relégué  aux  confins  du  monde  barbare.  Mithra  ne 
dut  sa  fortune  éphémère  qu'à  la  protection  de  l'Etat. 
Favorisé  par  les  Flaviens  (70-96),  il  entra  au  pan- 
théon romain  sous  Commode  (180-192)  qui  se  Ut  ini- 
tier aux  mystères  perses.  Il  vit  son  apogée  au  ni' siè- 
cle. Cependant,  en  248,  Origèhr  (Contra  Celsum,  vi, 
a3)  le  traite  comme  une  secte  obscure  et  une  valeur 
négligeable.  Organisé  en  petits  groupes  autonomes, 
d'où  les  femmes  étaient  exclues  et  qui  ne  pouvaient 
compter  tout  au  plus  qu'une  centaine  de  personnes, 
le  mithriacisme  ne  semble  jamais  avoir  visé  à  l'uni- 
versalité. Toujours  est-il  qu'abandonné  à  lui-même 
il  disparut  bientôt  dans  l'indifférence  et  l'oubli.  Du 
reste,  au  temps  de  saint  Paul,  <i  les  mystères  mithria- 
ques  n'avaient  aucune  importance»;  il  est  donc 
invraisemblable  que  Paul  les  ait  connus  et  tout  à 
fait  inadmissible  qu'il  leur  ait  rien  emprunté.  Tel 
est  l'avis  de  Cumont  (Les  religions  orientales, 
Paris,  igo6,  p.  xv),  de  de  Jong  (Das  antike  Mysterien- 
wesen,  Leyde,  1909,  p.  60),  de  Harnack  (Mission  und 
Ausbreitung  des  Christentums^,  Leipzig,  1906,  t.  II, 
278).  de  TocTAiN  (Les  cultes  païens  dans  l'empire 
romain,  t.  II,  Paris,  1911,  p.  iSo-iSg). 

Ce  serait  un  anachronisme  encore  plus  intolérable 
ou,  pour  mieux  dire,  de  la  fantaisie  pure,  que  d'in- 
terpréter le  baptême  chrétien  par  le  rite  du  Tauro- 
bole,  pratiqué  en  l'honneur  de  Cybèle  et  d'.\ttis. 
Frudb.nce  (Peristephanon,  x,  ioii-io5o)  nous  a  laissé 
une  description  détaillée  de  cette  répugnante  céré- 
monie. Le  candidat,  placé  dans  une  fosse  recouverte 
d'un  plancher  à  claire-voie  et  le  buste  nu  jusqu'à  la 
ceinture,  recevait  le  sang  fumant  du  taureau  immolé 
sur  lui  et  en  humectait  avec  délices  les  yeux,  les 
oreilles,  les  narines,  la  langue  et  l'intérieur  du 
palais. 

Le  rapport  entre  le  myste  d'Attis  et  le  néophyte 
chrétien  est-il  bien  frappant?  Mais  il  faut  encore 
ajouter  ceci,  pour  mieux  marquer  la  différence  : 
a)  Le  taurobole  n'est  pas  un  rite  d'initiation  et  il 
n'est  pas  spécial  au  culte  de  Cybèle.  i)  Il  n'est  con- 
sidéré ni  comme  une  nouvelle  naissance  ni  comme 
un  gage  de  vie  éternelle,  c)  Il  est  de  date  relati- 
vement récente  et,  loin  d'avoir  influencé  Paul  ou  les 
premiers  écrivains  chrétiens,  il  peut  fort  bien  avoir 
subi  lui-même  l'influence  du  christianisme. 

On  offrait  des  tauroboles  à  la  déesse  Ma,  la  Bel- 
lone  de  Comane  en  Cappadoce  ;  le  premier  taurobole 
connu  par  une  inscription  datée  (en  i34  après  J.-C.) 
fut  réclamé  par  la  Vénus  Céleste.  M.  Cumont  pense 
qu'il  ne  devint  propre  au  culte  delà  Mère  des  dieux 
qu'à  partir  du  deuxième  siècle  de  notre  ère.   Même 


1651 


PAUL  (SAINT)  ET  LE  PAULINISME 


1652 


sous  l'empire,  il  est  le  plus  souvent  administré  pour 
le  salut  de  l'empereur,  ou  par  suite  d'un  vœu,  ou  par 
ordre  de  la  déesse.  Tous  ces  faits  prouvent  que  ce 
n'était  pas  un  rite  d'initiation  ;  car  un  tel  rite  ne 
passe  pas  aisément  d'une  religion  à  l'autre  et  son 
effet  n'est  pas  transmissible.  C'était  donc  un  sacriiice 
comme  les  autres,  mais  plus  coûteux  et  par  là  même 
réservé  aux  personnages  jiublics  ou  aux  commu- 
nautés. —  Plus  tard,  le  taurobole  devint  personnel 
et  fut  considéré  comme  un  puissant  moyen  de  puri- 
lication.  Le  taiirobolié  était  censé  lavé  de  ses  fautes; 
mais  l'effet  n'en  durait  que  vingt  ans.  Ce  temps 
écoulé,  le  sujet  devait  recevoir  le  sang  d'un  nouveau 
taurobole.  D'assez  nombreuses  inscriptions  latines 
mentionnent  cette  répétition,  soil  à  une  époque  indé- 
terminée (Corp.  Inscr.  Lai.,  t.  VI,  5o2  et  t.  X,  l5y6), 
soit  après  un  laps  de  vingt  années  (Ilnd.,  t.  VI,  5o^, 
5i2).  Une  seule  fois  (Corpus,  t.  VI,  ■)i<S)\e  taurobolié 
est  présenté  comme  in  aeternum  reiiatus;  mais  il 
s'agit  d'un  vieillard  qui  ne  pouvait  guère  espérer 
vivre  plus  de  vingt  ans.  Cf.  Lagrangb,  Atlis  el  le 
Christianisme  dans  la  Jieviie  biblique,  1919,  p.  4«9- 
480. 

Mais  l'anachronisme  le  plus  choquant  est  de  prou- 
ver la   dépendance  de  Paul  à  l'égard  des  religions 
orientales  par  les  Litres  hermétiques  et  les  Papyrus 
mugiques,   comme  le   fait  notamment   Ubitzbnstein 
{Poimandres,  Studien  zur  griechisch-ngypt'schen  uiid 
friihckristlichen  Literiilur,  Leipzig,   1904).  Les  papy- 
rus magiques  ne  sont  pas  antérieurs  au  troisième  et 
au  quatrième  siècle  de  notre  ère,  quoiqu'ils  puissent 
contenir  et  contiennent  sans  doute  des  documents 
plus  anciens.  Voir  Tu.  Schermann,  Griechische  Zau- 
berpapyri   und    das     Gemeinde-und-Dankgebet  im  I 
Klemensbriefe,  Leipzig,  1909,  p.  2.  Quant  aux  livres 
hermétiques,  ils  sont  aussi,  dans  leur  étal  actuel,  du 
quatrième,  tout  au  plus  de  la  fin  du  troisième  siècle. 
Cf.  L.   Ménard,    Hermès    Trismégiste-,  Paris,   1867 
(traduction    précédée  d'une  étude  sur  l'origine    des 
livres  hermétiques);  J.  Kroll,  Die  Lehren  des  Her- 
mès Trismegistos,  Miinster-en-W.,  igi^.  Stock,  Her- 
mès   Trismegistus    (dans    Kncycl.     of  Religion  and 
Ethics.l.  VI,  I9i3)pense  qu'ils  furent  composés  entre 
3i3  el  33o,  car  Lactance  est  le  premier  qui  les  cite; 
il    en    donne  cette  appréciation  (p.  6a0)  :  «  Prenez 
Platon,    les   Stoïciens,  Philon,  le   christianisme,    le 
gnosticisme,    le    néo-platonisme,    le    néo-pythago- 
risme;  amalgamez  tout  cela,  en  y  ajoutant  une  forte 
dose   d'idées    égyptiennes,   et    vous   aurez  quelque 
chose  de  semblableà  Hermès  Trismégiste  telquenous 
le  possédons.  »  II  est  vrai  que  Reitzenstein  se  fait  fort 
de  retrouver  les  parties  anciennes,  à  force  de  gratter 
le  vernis  moderne;  mais  il  ne  peut  se  dissimuler  ce 
que  ses  intuitions  ont  d'hypothétique  el  ses  déduc- 
tions de  précaire.  Est-ce  d'une  bonne  méthode  que 
de  chercher  dans  des  compositions  hybrides,  de  date 
et  de  provenance  incertaines,  la  source  de  la  pensée 
de  Paul  et  n'est-ce  pas  vouer  une  thèse  au  ridicule 
que  de  l'élayer  de  pareils  arguments  ?   Cf.   Mange- 
NOT,    La   langue  de  saint  Paul  et  celle  des  mystères 
païens   (dans   la     Ret'ue    du    clergé    français,  igiS, 
t.  LXXV,  p.  I2ç)-i6i). 

m.  La  judaïsme  et  le  paulinisme.  —  Sous  le 
nom  de  judaïsme  on  entend  soit  le  rabbinisme  cris- 
tallisé dans  le  Talmud,  soit  l'ensemble  des  idées  reli- 
gieuses dont  les  écrits  palestiniens,  à  peu  près 
contemporains  de  l'âge  apostolique,  nous  renvoient 
l'écho. 

I.  Le  rabbinisme  et  le  paulinisme.  —  Autrefois 
ScHOETTGEN,  LiGHTFooT  ct  d'autrcs  savants  qu'énu- 
mère  Vollmbr  {Die  alttestam.  Zitate  bei  Paulus, 
1895,  p.  8o-8i)  tentèrent  d'illustrer  le  texte  de 
saint  Paul  par  des  passages  tirés   du   Talmud.   Le 


succès  fut  médiocre.  Fbanz  Delitzsch  (Paulus'Brief 
an  die  Humer  in  das  Hebraische  tibersetzt  und  aus 
Talmud  und  Midrasch  erlàutert,  1870)  a  renouvelé 
l'entreprise  sans  beaucoup  plus  de  succès.  11  fallait 
s'y  attendre.  Le  rabbinisme  du  temps  de  saint  Paul 
nous  est  inconnu.  Ce  que  nous  nommons  ainsi  est  le 
produit  artificiel  d'une  école  isolée,  qui  se  constitua 
après  la  ruine  du  Temple  et  fut  successivement 
transplantée  à  lamnia,  à  Lydda,  à  Séphoris,  à  Tibé- 
riade.  La  source  la  moins  trouble  du  rabbinisme,  la 
Misclina,  remonte  seulement  à  la  fin  du  second 
siècle.  Selon  la  comparaison  saisissante  et  juste  de 
ScHWBiTZER  (Paulin.  Forschung,  p.  38),  le  rabbinisme 
du  Talmud  «  ressemble  à  une  prairie  calcinée  par 
un  soleil  torride.  Il  fut  un  temps  où  cette  herbe 
jaunie  et  poussiéreuse  était  verdoyante  et  fleurie. 
Quel  était  alors  l'aspect  de  la  prairie  ?  »  Nous  ne  le 
savons  pas;  et  dans  cette  ignorance,  nos  rapproche- 
ments sont  bien  précaires.  L'ouvrage  classique  «le 
Wkber  (Jiidische  Théologie  auf  Grand  des  Talmud 
und  vertvandter  Schriften-,  Leipzig,  1897)  a  la 
sagessede  les  éviter.  Saint  Paul  n'y  est  cité  que  deux 
fois;  et  c'est  encore  une  fois  de  trop  (II  Cor.,  xii,  4). 
L'emploi  du  sens  typique  est  commun  à  Paul  et  au 
rabbinisme,  mais  ce  n'est  pas  au  rabbinisme  que 
Paul  le  doit.  Certains  procédés  de  citation  et  d'argu- 
mentation, par  exemple  Gai.,  iv,  22-3i;  I  Cor.,  11, 
9-10;  Rom.,  X,  5-8,  voilà  tout  ce  que  l'Apôtre  a 
retenu  des  habitudes  de  l'école  fréquentée  par  lui 
dans  sa  jeunesse.  Voir  dans  I  Cor.,  x,  4  (Bibebant  de 
spiritali,  conséquente  eos,  petra  :  petra  autem  erat 
Christus)  une  allusion  à  la  pierre  qui  suivait  partout 
les  Israélites  dans  le  désert,  selon  la  fable  ridicule 
du  Talmud,  serait  travestir  grossièrement  sa  pensée. 
Cf.  sur  ce  texte,  le  commentaire  de  Cornbly  et,  sur 
la  question  en  général,  la  Théologie  de  saint  Paul', 
1920,  l    1,  p.  22-28. 

2.  Le  judaïsme  apocalyptique  et  le  paulinisme. 
—  C'est  J.  Wbiss  qui  inventa  le  messianisme 
eschatologique  (Die  Predigt  Jesu  vom  Reiche  Gottes, 
Gcettingue,  1892  ;  2e  édition  très  augmentée  en  1900); 
LoisY  Ut  chorus  dans  l'Evangile  et  l'Eglise .  Schwei- 
TZBR  prête  à  l'opinion  nouvelle  l'appui  de  son  réel 
talent  cl  de  son  ardente  polémique  (Von  Reimarus 
zu  Wrede,  Tubingue,  1906;  2»  édition  augmentée 
sous  ce  titre  Geschichte  der  Leben-Jesu-Forschung, 
Tubingue,  igiS).  Voici,  variante»  à  part,  le  fond  du 
système.  Jésus  croyait  à  l'apparition  soudaine,  immi- 
nente et  catastrophique  du  Messie.  Comment  arriva- 
t-il  à  se  persuader  qu'il  était  lui-même  ce  Messie,  la 
nouvelle  école  ne  l'explique  pas  clairement.  Toujours 
est-il  qu'ayant  en  vain  caressé  l'espoir  de  l'être  de 
son  vivant,  il  comprit  qu'il  ne  remplirait  ce  rôle 
qu'après  sa  mort.  Il  se  résigna  donc  à  mourir.  Mais, 
dans  son  attente,  la  parousie  devait  suivre  la  mort 
de  si  près  qu'il  ne  songea  pas  à  fonder  une  Eglise. 
A  quoi  bon,  pour  si  peu  de  temps  ?  Cf.  Lagbange,  Le 
sens  du  christianisme.  Paris,  1918,  p.  23o-a68. 

Kabisch  (Die  Eschatologie  des  Paulus  in  ihren 
Zusammenhangen  mit  dem  Gesamtbegriff  des  Pauli- 
nismus,  1893)  avait  attribué  le  même  système  à 
l'Apôtre.  ScHWHiTZER  s'est  fait  l'héritier  de  ces  théo- 
ries qu'il  défend  avec  fougue  dans  sa  Geschichte  der 
paulinischen  Forschung,  Tubingue,  191 1.  Paul,  lui 
aussi,  attendait  le  retour  du  Christ  à  brève  échéance. 
C'est  ce  qui  explique  le  caractère  provisoire  de  sa 
morale.  Toutes  ses  pensées  sont  tournées  vers  l'ave- 
nir. Il  n'aspire  qu'à  une  chose  :  échapper  à  la  des- 
truction. Or  ce  sera  le  privilège  de  tous  les  croyants, 
au  moment  où  le  Christ  inaugurera  son  règne.  Les 
conditions  pour  y  être  admis  sont  la  foi  et  les  sacre- 
ments (baptême  et  eucharistie),  qui  nous  unissent 
mystiquement  au  Christ.  La  justification,  la  réconci- 


1C53 


PAUL  (SAINT)  ET  LK  PAULINISME 


1654 


liation,  c'est  l'assurance  d'y  avoir  part.  Il  reste,  dit 
Schweilzer  (p.  187),  des  points  à  éclaircir  :  «  Y  a-t-il 
deux  résurrections  ou  une  seule?  Y  aura-t-il  un 
jugement  à  l'heure  de  la  parousie?Sur  quoi  portera- 
t-iï?  Qui  le  subira?  En  quoi  consistera  la  récompense 
elle  cliàtimenl?  Que  deviendront  ceux  qui  ne  seront 
pas  admis  au  royaume?  Quel  est  le  rapport  entre  le 
jugement  et  l'élection  ?  Quel  sera  le  sort  des  croyants 
qui  ont  reçu  le  baptême,  mais  n'ont  pas  conservé  la 
grâce?  Ont-ils  complètement  perdu  la  béatitude,  ou 
sont-ils  simplement  exclus  du  royaume  messianique? 
Paul  connait-il  une  résurrection  générale?  Si  oui, 
\quand  aura-t-elle  lieu?  »,  etc. 

Schweilzer  se  proi)osait  d'éclaircir  toutes  ces 
questions  dans  un  nouvel  ouvrage;  mais,  étant  parti 
<  omme  missionnaire  au  Congo,  le  ■2t\  mars  1918,  il  est 
probable  que  son  ouvrage  ne  paraîtra  pas.  Ainsi 
nous  n'avons  plus  l'espoir  de  jamais  comprendre 
saint  Paul;  car  personne,  affirme  Schweitzer,  ne  l'a 
jamais  compris  jusqu'ici,  si  ce  n'est  i)eut  être 
Kabisch,  partiellement. 

IV.  VÉRITABLES   SOURCES  DU  PAULINISME. PrCSqUC 

tous  les  systèmes  mentionnés  plus  haut  contiennent 
quelques  parcelles  de  vérité;  mais  ils  ont  le  torl 
d'être  exclusifs  et  de  vouloir  simplifier  à  l'excès  un 
problème  complexe.  On  crée  de  fausses  perspectives 
en  mettant  trop  en  lumière  des  points  accessoires 
et  en  rejetant  dans  l'ombre  des  points  essentiels. 
Que  le  rabbinisme  où  Paul  s'est  formé,  l'hellénisme 
où  il  a  vécu,  la  culture  philosopUi(|ue  et  le  mysti- 
cisme religieux  rencontrés  sur  sa  roule  aient  influé 
dans  une  certaine  mesure  sur  son  langage  et  même 
sur  sa  pensée,  personne  ne  le  niera;  mais  les  sour- 
ces principales  de  la  théologie  paulinienne  n'en  sont 
pas  moins  :  l'Ancien  Testament,  l'enseignement  de 
Jésus  avec  la  prédication  des  premiers  apôtres,  l'in- 
spiration personnelle. 

A)  Ancien  Testament. —  La  Bible  est  pour  saint 
Paul,  comme  pour  tous  ses  compatriotes,  l'autorité 
souveraine  et  irréfragable,  la  parole  de  Dieu.  C'est 
le  Livre  par  excellence,  le  seul  qui  renferme  toute 
vérité  et  le  seul  digne  d'être  étudié.  L'Apôtre  le 
possède  à  fond  et  le  sait  presque  par  cœur  dans  les 
deux  langues,  grecque  et  hébraïque.  Il  le  cite  con- 
stamment de  mémoire, sans  s'astreindre  à  une  exac- 
titude méticuleuse.  Quand  on  dit  que  ses  lettres  — 
l'Epitre  aux  Hébreux  non  comprise  —  contiennent 
quatre-vingt-quatre  citations  de  l'Ancien  Testament, 
on  ne  donne  qu'une  idée  très  imparfaite  de  la  réalité. 
En  dehors  des  citations  expresses,  son  langage  est 
tissu  d'allusions  et  de  réminiscences,  inconscientes 
ou  voulues.  Gomme  celui  de  Bossuet  et  de  saint  Ber- 
nard, son  style  est  tout  imprégné  d'expressions  bi- 
bliques qui  jaillissent  spontanément  de  son  souve- 
nir. Ses  conceptions  religieuses  ont  leurs  racines 
dans  l'Ancien  Testament  et  son  langage  est  greffé 
sur  celui  des  Septante.  Mais  ni  les  conceptions  ni  le 
langage  ne  sont  stéréotypés.  De  mêmequeson  champ 
de  vision  dépasse  de  beaucoup  celui  des  prophètes, 
de  même  aussi  les  mots  qu'il  emploie  subissent  une 
extension  et  un  accroissement  de  sens  proportion- 
nés au  progrès  des  doctrines. 

B)  L'enseignement  de  Jésus  et  la  prédication  des 
premiers  apôtres. —  La  thèse  de  Resch  (  i>er  PaH- 
linismus  und  die  Logia  Jesu,  Leipzig,  igo^),  d'après 
lequel  Paul  ferait  constamment  usage  d'un  Evangile 
primitif  en  araméen,  d'où  seraient  sortis  nos  trois 
Synoptiques,  n'a  pas  été  prise  en  considération.  A 
juste  titre;  car  les  nombreuses  et  remar(|uables  coïn- 
cidences d'idée  et  d'expression  entre  saint  Paul  et  les 
évangélisles  peuvent  fort  bien  s'expliquer  par  la  tra- 
dition orale  et  la  catéchèse  apostolique.  Mais  celte 
catéchèse  à  peu  près  uniforme,  synthétisant  l'ensei- 


gnement de  Jésus,  est  un  fait  indéniable  et  révéla- 
teur. En  dehors  de  la  question  des  observances  léga- 
les, il  n'est  pas  Iracede  dissentimenlentre  le  docteur 
des  Gentils  et  ses  collègues  dans  l'apostolat.  Encore 
ce  point,  moins  théorique  que  pratique,  fut-il  vite 
réglé  à  l'amiable.  Pour  le  reste,  mêmes  idées  sur 
Dieu,  sur  la  personne  du  Christ,  sur  le  salut,  sur  les 
sacrements,  sur  les  destinées  finales  de  l'homme. 
Pierre,  Jacques  et  Jean,  à  l'assemblée  de  Jérusalem, 
approuvent  solennellement  l'évangile  de  Paul  (Gai., 
II,  7-9).  Celui-ci,  en  louant  la  foi  des  Roniains(/?oni., 
XV,  il)),  évangélisés  par  d'autres,  a  la  certitude  qu'ils 
professent  la  même  doctrine  que  lui  sur  la  valeur 
du  baptême  (vi,  3),  sur  l'abolition  de  la  Loi  (vu,  2) 
et  sur  d'autres  points  qu'on  serait  porté  à  regarder 
comme  lui  étant  propres.  Loin  de  chercher  à  s'isoler, 
Paul  en  appelle  volontiers  au  témoignage  des  autres 
hérauts  de  la  foi:  «  Soit  moi,  soit  eux,  ainsi  nous 
])rêchons  et  ainsi  vous  avez  cru  »  (1  Cor.,  xv,  11).  Et 
c'est  bien  naturel,  puisqu'il  n'y  a  pas  deux  évangiles, 
mais  un  seul,  qui  est  l'Evangile  du  Christ  (Gai., 
1,  6-7;  U  Cor.,  XI,  4). 

C)  Inspiration  personnelle,  —  L'Apôtre  attribue 
toujours  son  évangile  à  une  révélation  immédiate 
du  Christ  (Epk.,  m,  3-io).  Il  écrit  aux  Galates  (i,  11- 
la)  :  «  Mon  évangile  n'est  pas  selon  l'homme,  car  je 
ne  l'ai  ni  reçu  ni  ap|)ris  d'un  homme,  mais  par 
révélation  de  Jésus-Christ.  »  Son  évangile,  celui 
qu'il  exposa  à  l'assemblée  de  Jérusalem  pour  mon- 
trer qu'il  n'avait  pas  fait  fausse  route  (Gai.,  11,  2; 
cf.  II,  7),  c'est  le  tour  spécial  que  prend  sa  prédication 
quand  il  s'adresse  aux  Gentils  ou  qu'il  défend  leurs 
privilèges;  c'est  l'annonce  du  Mystère.  La  vision  du 
chemin  de  Damas  fut  la  plus  importante  des  révéla- 
tions, mais  ne  fut  pas  la  seule.  Jésus  avait  promis 
à  Paul  (,-(c<,,xxvi,  16)  que  d'autres  suivraient  et  elles 
suivirent  en  effet  (II  Cor., xii,  i-^  ;  Gai.,  11,  2  ;  I  Thess., 
IV,  i5,  etc.).  L'illumination  divine  guide  ses  pas 
comme  ses  paroles  (.ici.,  xvi,  6-7,  9-10;  xviii,  9; 
XX,  22-28  ;  XXIII,  16).  Non  pas  qu'un  événement  pro- 
videntiel ne  favorisât  l'éclosion  de  la  révélation  ou 
que  la  raison  n'intervint  à  son  tour  pour  la  féconder. 
L'esprit  de  Paul  n'était  ni  passif  ni  inerte.  La  con- 
descendance exagérée  de  Pierre  lui  fit  comprendre  le 
danger  du  maintien  de  la  Loi  dans  les  églises  mixtes; 
les  prétentions  des judaïsants  lui  firentsaisir,  mieux 
et  plus  tôt  qu'aux  autres,  le  principe  et  les  consé- 
quences de  l'égalité  chrétienne;  la  négation  et  le 
doute  étaient  souvent  le  choc  d'où  jaillissait  la  lu- 
mière surnaturelle.  C'est  quand  il  revendique  la  com- 
préhension des  mystères  (Eph.,  m,  l\)ou  qu'il  affirme 
avoir  l'Esprit  de  Dieu  (I  Cor.,  VD,  4o),  qu'il  exprime 
parle  mol  le  plus  juste  le  caractère  de  son  inspiration. 

N.  B.  Les  principaux  ouvrages  qui  se  rapportent 
à  notre  sujet,  ayant  été  signalés  au  cours  de  cet  ar- 
ticle ou  à  la  fin  des  sections,  il  n'a  point  paru  néces- 
saire d'ajouter  ici  une  liste  bibliograpliique.  Qui 
désirerait  plus  d'indications  les  trouvera  dans  notre 
Théologie  de  saint  Paul,  t.  II,  p.  659-672.  La  6"  édi- 
tion contiendra  une  liste  raisonnée  et  méthodique, 
allégée  des  non-valeurs  et  des  travaux  surannés. 
Dans  sa  Geschickte  der  l'aulinischen  Forschung 
\'on  der  Heformation  bis  aiif  die  Gegennart,  Tubin- 
gue,  1911,  Albkrt  Schweitzbr  énumère  et  critique 
les  auteurs  de  langue  allemande  (les  catholiques 
exceptés,  bien  entendu)  qui  ont  écrit  sur  saint  Paul. 
Sa  critique  est  généralement  sévère  et  quelquefois 
partiale,  mais  souvent  juste  et  jamais  ennuyeuse. 
Pour  les  ouvrages  anglais,  on  pourra  consulter 
J.  Stalker,  article  Puni  dans  le  Dictionary  of  ihe 
Apostolic  C/(Mrc/),  Edimbourg,  igi8,  édité    par  Hab- 

TINGS. 

F.  Prat,  s.  J. 


1655 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1656 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE.  —  I.  Position 

DE      LA    QUESTION.     —     II.     LkS     PaUVHES     AVANT     LB 

Christianisme:  i°  Les  pauvres  et  les  peuples  païens 
de  l'Orient.  2°  Les  pauvres  et  le  peuple  juif .  3*  Les 
pauvres  chez  les  Grecs.  4°  Les  pauvres  chez  les 
Humains.  —  III.  Le  Christianisme.  —  Les  Pau- 
vres DANS  LES  TROIS    PREMIERS    SIÈCLES  DE  l'EgLISE, 

avant  l'édit  de  Constantin  (3i3)  :  1°  La  doctrine 
de  Jésus-Christ  et  les  temps  apostoliques.  2'  Les 
Pères  de  l  Eglise  et  la  pauvreté.  3"  L'Eglise  de 
Jérusalem.  —  Les  diaconies.  4°  Fonctionnement 
des  diaconies  primitives.—  Les  agapes.  —  IV.  Les 
Pauvres  dans  l'Empire  romain  après  Constantin  : 
1°  Les  Etablissements  hos/italiers.  a°  Adminittra- 
iion  des  Hôpitaux.  —  V.  Les  Pauvres  en  Occi- 
dent APRÈS  les  grandes  INVASIONS.  —  Les  GRANDS 
ÉVÈQUBS  FRANÇAIS.  —  LeS  PAROISSES.  —  LeS  MO- 
NASTÈRES. —  VI.  Les  Pauvres  au  moyen  agk  : 
1°  Les  Maisons-Dieu .  a"  Régime  intérieur  des 
Maisons-Dieu  :  A.  Les  ordres  Hospitaliers.  B.  Le 
soin  des  pauvres  malades.  3°  Les  /léproseries  et 
Alaladreries .  —  VII.  La  Réforme  Protestante 
et  LES  Pauvres,  —  La  spoliation  des  fondations 
charitables.  —  VIII.  Le  Concile  db  Trente  et  la 
RÉFORME  catholique.  —  L'Eglise  bt  la  Charité 
au  xvii'  siècle  :  1°  L'action  du  Concile,  a*  f.es  nou- 
velles congrégations  hospitalières  et  les  nouveaux 
hôpitaux.  3°  La  répression  de  la  mendicité.  —  Les 
Hâpitau,r  Généraux,  et  les  Jésuites.  4»  L'action 
individuelle  :  A.  Les  Confréries  de  charité.  B.  Les 
Dames  de  la  Charité.  C.  Les  Filles  de  la  Charité. 
5°  L'exercice  pratique  de  la  charité  au  xvn'  siècle. 

—  Les  idées   charitables    de   l'époque.  —   IX.  Lb 

XVIII"  SIÈCLB.     —     La   RÉVOLUTION    ET    LES    PAUVRES. 

—  La  spoliation  des  hôpitaux.  —  X.  L'Eolise  et 
LES  Pauvres  au  xix^  siècle.  —  La  Congrégation, 

—  /.es  Conférences  de  Saint-Vincent-de-Paul.  — 
J-es  innombrables  œuvres  catholiques.  —  /.es  objec- 
tions contre  la  charité. 

I.  —  Position  de  la  question.  — •  L'amour  el  le 
soin  des  pauvres  est  essentiellement  et  spécifique- 
ment une  vertu  chrétienne.  L'amour  de  Dieu,  en 
effet,  d'après  l'enseignement  du  Christ,  n'existe  pas 
sans  l'amour  effectif  du  prochain;  l'assistance  des 
pauvres  n'est  pas  seulement  une  vertu  sociale,  mais 
une  vertu  individuelle  qui  oblige  la  conscience  de 
chaque  chrétien  en  particulier. 

L'Eglise  a-t-elle  été  fidèle  sur  ce  point  à  son  idéal 
divin,  et  non  seulement  l'Eglise,  mais  les  chrétiens 
et  plus  spécialement  les  catholiques  pris  dans  leur 
ensemble? 

Telle  est  l'enquête  historique  qui  s'impose  à  l'apo- 
logiste. Elle  doit  commencer  par  un  coup  d'oeil  sur 
les  peuples  païens  avant  Jésus-Christ,  afin  de  faire 
mesurer  au  lecteur  la  profondeur  de  la  révolution 
chrétienne:  puis  il  faut  étudier  chaque  grande  pé- 
riode de  l'histoire  et  observer  l'altitude  de  1  Eglise. 
Les  faits  répondront  aux  théories  des  idéologues 
protestants  ou  socialistes.  Car  en  pareille  matière, 
les  faits  seuls  ont  une  puissance  persuasive  et  une 
valeur  apologétique. 

II.  —  Les   Pauvres   avant  le   Christianisme. 

—  1°  Les  pauvres  et   les  peuples  païens  de  l'Orient. 

—  Parmi  ces  peuples,  les  Assyriens,  presque  exclu- 
sivement adonnés  à  la  guerre,  sont  universellement 
connus  pour  leur  cruauté.  Babylone  ne  le  cède  guère 
à  Ninive.  Les  textes  assj'riens  et  babyloniens  nous 
révèlent  les  scènes  épouvantables  qui  suivaient  la 
prise  des  villes  et  la  capture  des  prisonniers.  Les 
rois  d'.A.ssyrie  se  glorifient  presque  toujours  dans 
les  mêmes  termes  d'avoir  0  faitécorcher  vifs  en  leur 


présence  les  ministres  ou  les  grands,  et  d'avoir  ta- 
pissé les  murs  de  leurs  peaux,  d'avoir  emmené  les 
captifs  en  coupant  aux  uns  les  mains  et  les  pieds, 
aux  autres  le  nez  et  les  oreilles  »  (F.  Lenormant, 
tlist.  anc.  de  1  Orient,  t.  IV,  ch.  v,  §  2,  pp.  169-170; 
J.  Oppert,  Hist.  des  empires  de  Chaldée  et  d'As- 
syrie, pp.  'J^-So).  Après  la  prise  de  Jérusalem,  Na- 
buchodonosor  fait  périr  les  fils  du  roi  Sédécias,  en 
présence  de  leur  père,  et  immole  les  principaux 
d'entre    les   Juifs  {Jérém.,  lu). 

Les  peuples,  établis  sur  les  côtes  de  Syrie,  offrent 
aux  dieux  des  sacrifices  d'enfants  nouveau-nés  ;  de 
Phénicie,  ces  usages  se  transportent  à  Garthage  et 
aux  autres  colonies  phéniciennes  (Diod.  de  Sicile, 
XX,  xiv,  Phitarqub,  De  la  superstition,  xiii).  En 
Assyrie  et  en  Chaldée,  les  abandons  d'enfants  sont 
fréquents. 

Que  devenaient  chez  ces  peuples  les  pauvres  et 
les  malheureux?  Les  documents  sont  muets  sur  ce 
point  et  nous  n'y  trouvonspas  l'idée  d'une  assistance 
organisée.  On  doit  noter  cependant  que  les  rois 
assyriens,  si  cruels  à  leurs  ennemis,  apparaissent 
humains  pour  leurs  sujets.  Un  courtisan,  dans  une 
lettre  adressée  probablement  à  Assarhaddon,  lui  dit  : 
«  Tu  délivres  le  captif.  Celui  qui  de  longs  jours  a  été 
malade  revient  à  la  vie.  Les  affamés  sont  rassasiés, 
les  affligés  sont  consolés  »  (François  Martin,  Lettres 
assyriennes  et  babyloniennes,  Pev,  de  l'Insl.  cath.  de 
Paris,  igoi,  p.  la).  Les  esclaves  ne  sont  pas  aban- 
donnés entièrement  à  la  discrétion  de  leur  maître  ; 
on  vend  le  mari  avec  la  femme;  un  esclave  peut,  à 
Babylone  et  à  Ninive,  se  racheter  au  moyen  de  son 
pécule,  contracter,  être  témoin,  posséder  d'autres 
esclaves  (Sayce,  Social  life  among  the  Assyrians  and 
Babylonians,  in-ia.  Oxford,  1898,  ch.  vi.  Slavery, 
pp.  75-83).  Des  fragments  de  briques  nous  révèlent 
des  adoptions  d'enfants  abandonnés;  d'autres  frag- 
ments nous  les  montrent  au  contraire  «  exposés  à 
être  mordus  par  les  serpents  du  chemin  »  (F.  Le- 
normant. Etudes  Accadiennes,  t.  III,  pp.  167-168). 

En  résumé,  les  Assyriens  et  les  Babyloniens,  si 
cruels  pour  les  peuples  qu'ils  subjuguent,  témoignent 
de  quelque  humanité  entre  eux  et  à  l'égard  de  leurs 
esclaves;  mais  aucune  institution  n'apparaît  chez 
eux  destinée  à  secourir  la  misère  et  à  venir  en  aide 
aux  pauvres. 

En  Egypte,  nous  trouvons  un  peuple  supérieur  par 
ses  erojances  et  sa  morale  aux  nations  dont  nous 
venons  de  parler.  Aussi  est-il  plus  charitable.  Les 
plus  anciens  papyrus  et  les  inscriptions  des  tom- 
beaux révèlent  des  sentiments  d'humanité  envers  les 
petits.  Le  papyrus  Prisse,  le  plus  ancien  des  traités 
de  morale  égyptiens,  renferme  les  leçons  célèbres  de 
Ptah-Hotep(V'' dynastie).  En  voici  un  extrait  :  oxxx. 
Si  tu  es  grand,  après  avoir  été  petit,  [si]  tu  es  riche 
après  avoir  été  gêné;  [lorsque  tu  es]  à  la  tète  de  la 
ville,  sache  ne  pas  te  faire  avantage  [de  ce  que]  tu  es 
parvenu  au  premier  rang,  n'endurcis  pas  ton  coeur  à 
cause  de  ton  élévation  ;  tu  n'es  devenu  que  l'intendant 
des  biens  de  Dieu.  Ne  mets  pas  après  toi  le  prochain,  m\ 
qui  est  ton  semblable;  sois  pour  lui  un  compagnon  »  H 
(Ph.  ViREY,  Papyrus  Prisse,  Biblioth.  de  l'Ecole  des  ^ 
Hautes  Etudes,  fasc.  LXX  ;  in-8,  1 887,  pp.  4o-5o  et  82). 
Dans  les  préceptes  du  scribe  Ani  à  son  fils,  Khon- 
Sou-Hotep,  environ  quinze  siècles  avant  notre  ère, 
on  lit  :  «  Ne  remplis  pas  ton  cœur  des  biens  d'au- 
trui.  Ne  mange  pas  ton  pain  pendant  qu'un  autre 
est  debout,  sans  que  tu  étendes  ta  main  pour  lui  vers 
le  ijain  »  (Amelineau,  Essai  sur  l'évolution  hist.  et 
phil.  des  idées  morales  dans  l'Egypte  ancienne,  in-8, 
1895,  ch.  XI,  pp.  339-358).  Ce  précepte  de  donner  du 
pain  est  fréquemment  rappelé  par  les  hiéroglyphes. 


1657 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1658 


Dans  un  tombeau  remontant  à  la  VI'  dynastie,  le 
raort  a  fait  graver  ces  paroles  :  «  J'ai  élevé  à  mon 
père  une  demeure  magnilique;  j'ai  honoré  ma  mère; 
j'ai  été  plein  d'amour  pour  tous  mes  frères;  j'ai 
donné  des  pains  à  celui  qui  avait  faim,  des  vêtements 
à  celui  qui  était  nu,  à  boire  à  celui  qui  avait  soif; 
aucune  ctiose  peccamineuse  n  est  en  moi  »  (Ambli- 
NEAU,  op.  cit.,  ch.  II,  p.  84).  Ameni,  le  prince  du  nome 
de  Meh  (XU=  dynastie)  après  avoir  énuraéré  ses  vic- 
toires, ajoute  :  ■<  Il  n'y  eut  pas  d'airamé  dans  mon 
temps,  même  quand  il  y  avait  des  années  de  famine. 
Il  n'exista  pas  de  pauvres  dans  mon  nome.  Je  don- 
nai à  la  veuve  comme  à  celle  qui  avait  un  mari.  Je 
ne  distinguai  pas  le  grand  du  petit  dans  tout  ce  que 
je  distribuai  »  (E.  Rbvillout,  Hetue  Egypt.,  ')'  an- 
née, 1882-1896,  fasc.  Il,  p.  It'j).  Le  Livre  des  morts, 
reproduit  en  partie  ou  en  entier  dans  les  tombeaux 
sur  presque  tous  les  papyrus  funéraires  avec  la  scène 
du  jugement  devant  Osiris,  renferme  des  passages 
remarquables  sur  le  même  sujet.  La  confession  néga- 
tive du  défunt,  au  milieu  de  beaucoup  d'autres  déné- 
gations, contient  celles-ci  :  a  Je  n'ai  fait  souffrir  per- 
sonne de  la  faim...  Je  n'ai  pas  enlevé  le  lait  de  la 
bouche  de  l'enfant.  »  Puis  viennent  ces  allirmations 
positives  :  «  J'ai  donné  du  pain  à  l'cifTamé,  de  l'eau  à 
celui  qui  avait  soif,  des  vêlements  à  qui  était  nu  et 
une  barque  à  qui  en  manquait.  »  Le  Page  Renocjf, 
The  Egyptian  Book  of  Ihe  dead,  ch.  cxxv,  Londres, 
1904,  pp.  312-214.  P.  PiBRRET,  ie  Livre  des  mnrts  des 
anciens  Egyptiens,  iniS,  1882,  ch.  cxxv,  pp.  369  et 
suiv.  (Cf.  Dict.  Apol., an  mot  Egypte,  col.  l'A'i'i).  Evi- 
demment, de  l'atTirmation  particulière  intéressée  à  la 
réalité  générale  pour  tout  le  peuple,  il  y  a  loin,  et 
l'on  ne  saurait  oublier  les  horreurs  causées  par  les 
armées  en  campagne  et  le  sort  des  prisonniers  qui 
durent  construire  les  pyramides,  les  digues  ou  les 
chaussées.  La  Bible  nous  révèle  tout  ce  que  les  Hé- 
breux eurent  à  souffrir  (Ex,,i,  i4).  On  a  pu  dire  que, 
danslesmonumentsdu  règne  deRamsésIl,  «  iln'y  a, 
pas  une  pierre  qui  ne  cotite  une  vie  humaine  » 
(F.  Len'ormant,  op.  cil..  !,  pp.  217-218).  .Mais,  d'autre 
part,  l'histoire  de  Joseph,  sous  quelque  aspect  qu'on 
l'envisage,  est  touchante,  et  indique,  chez  le  Pharaon 
d'alors,  de  la  bonté,  de  la  largeur  d'esprit,  le  souci 
du  bien  public  et  le  désir  de  secourir  la  misère. 

Ce  qui  rend  les  Egyptiens  supérieurs  aux  Assyriens 
et  aux  Babyloniens,  et  permet  de  leur  assigner  une 
place  d'honneur  dans  l'histoire  de  la  charité  antique, 
c'est  l'idée  de  la  résurrection  après  la  mort,  destinée 
à  récompenser  l'homme  vertueux.  Quel  qu'ait  pu 
être  l'écart  entre  la  théorie  et  la  pratique,  la  vieille 
civilisation  égyptienne  sut  «  proclamer  et  maintenir 
pendant  des  siècles  ces  grands  principes  :  l'égalité 
de  la  justice,  —  les  droits  de  la  femme  et  de  l'enfant, 
—  le  maintien  de  la  condition  d'homme  chez  l'es- 
clave, —  les  obligations  qu'imposent  la  richesse  et  le 
pouvoir,  —  l'assistance  due  au  prochain  malheureux» 
(L.  Lallemand,  Histoire  de  la  Charité,  in-8,  190a, 
t.  I,  p.  45). 

a*  Les  pauvres  et  le  peuple  juif.  —  Avec  les  Hé- 
breux, nous  arrivons  à  une  véritable  législation  éco- 
nomique, dans  laquelle  les  pauvres  ne  sont  pas 
oubliés.  Le  Pcntateuque,  et  spécialement,  dans 
l'iEuvre  de  Moïse,  le  Lévitique  et  le  Deutéronome, 
édlctent  des  mesures  destinées  à  protéger  le  pauvre, 
la  veuve  et  l'orphelin,  l'e'clave  et  l'étranger. 

En  voici  les  points  principaux  :  i*  La  terre  appar- 
tient au  Seigneur.  Gomme  nous  l'avons  lu  plus  haut 
dans  le  pap\rus  Prisse,  l'homme  n'est  que  «  l'inten- 
dant des  biens  de  Dieu  »,  son  colon,  son  usufruitier  : 
«  Vos  advenae  et  coloni  mei  estis  »  (Lév.,  xxv,  28). 
2*  Par  suite,  celui  qui  possède  une  terre  ne  peut  la 


vendre  d'une  manière  définitive.  Le  vendeur  ou  son 
plus  proche  parent  ont  le  droit  de  la  racheter.  Bien 
plus,  au  Jubile,  tous  les  cinquante  ans,  le  vendeur 
rentre  automatiquement,  sans  indemnité  à  payer,  en 
possession  de  son  bien  {L.év.,  xxv,  10;  Josué,  xiii). 
3°  Les  fruits  de  la  terre  sont  grevés  de  la  dime,  attri- 
buée à  la  tribu  sacerdotale  de  Lévi,  qui  ne  [)ossède 
aucun  bien,  quia  ipse  Dominus  possessio  cjns  est 
(Dent.,  x,9).  C'est  la  part  de  Dieu.  4"  Mais  il  y  a  aussi 
la  part  des  pauvres,  prélevée  sur  la  dîme  sacrée,  et 
tous  les  trois  ans  une  dîme  spéciale  leur  est  attri- 
buée (Deut.,  XIV,  28).  Les  jours  de  fête,  la  veuve,  le 
pauvre  et  l'orphelin,  sont  invités  aux  festins  de  ré- 
jouissance (Dent.,  XVI).  Bien  plus,  l'indigent,  souffrant 
de  la  faim,  a  le  droit  de  prendre  dans  les  champs  ou 
les  vignes  des  épis  ou  des  raisins  et  de  les  manger 
sur  place.  Toulef^ois  il  ne  doit  pas  se  servir  de  fau- 
cille pimr  cueillir  les  épis  ni  emporter  les  raisins 
chez  lui  (Deut.,  xxm,  24-26).  0°  Celui  qui  possède 
doit  laisser  aux  pauvres  «  l'angle  du  champ  »,  sans 
le  moissonner;  il  ne  doit  pas  ramasser  les  épis  tom- 
bés, les  gerbes  oubliées,  ni  cueillir  les  grappes  ou  les 
olives  qui  restent  après  la  vendange.  C'est  le  bien  du 
pauvre,  qui  possède  le  droit  de  glanage.  6'^  Tous  les 
sept  ans,  en  l'année  sabbatique,  la  terre  n'est  pas 
cultivée;  ses  produits  spontanés  servent  à  nourrir 
les  maîtres  et  les  serviteurs,  les  propriétaires  et  les 
nécessiteux  (/?j"0(i.,  xxm,  11;  Lév.,  xxv,  6,  11,  32). 
•)'  Le  salaire  du  travailleur  est  sacré  ;  il  doit  lui  être 
versé  le  jour  même,  avant  le  coucher  du  soleil  (Deut., 
XXIV,  i4-i5).  8"  On  doit  prêter  gratuitement  à  celui 
qui  tombe  dans  le  malheur  les  objets  dont  i!  a  besoin 
(Deut.,  XV,  g;  xxiii,  19).  g"  Ceux  qui  possèdent  doi- 
vent secourir  les  pauvres,  de  telle  sorte  qu'il  n'y  ait 
nulle  part  de  mendiants  et  d'indigents  absolus  :  «  Et 
omnino  indigens  et  mendicus  non  erit  inter  vos  « 
(r)eut.,-x.v,  4,  11). 

Si,  de  la  législation,  nous  passons  à  son  applica- 
tion pratique,  nous  pouvons  dire  qu'elle  fut  à  l'ori- 
gine très  rigoureuse,  mais  qu'ensuite  les  guerres,  les 
invasions,  la  nécessité  pour  les  Israélites  de  paj'er 
tribut  ou  de  nourrir  des  armées  étrangères,  rendirent 
difficile  l'exécution  de  certaines  prescriptions  de  la 
loi  mosaïque,  en  particulier  celle  de  l'année  sabbati- 
que et  de  l'année  jubilaire.  D'autre  part,  les  désobéis- 
sances de  «  ce  peuple  à  la  tète  dure  >i  et  les  cliAtinients 
qui  les  suivirent  sont  trop  connus  pour  qu'il  soit 
nécessaire  d'insister.  La  prospérité  du  peuple  juif  est 
liée  par  Dieu  lui-même  à  l'accomplissement  de  sa 
Loi;  sesprévarications.son  penchant  pour  l'idolâtrie, 
la  rapacité  et  1  avarice  de  certains  «  anciens  et  princes 
du  peuple  »  et  leur  mépris  des  pauvres  attirent  sur 
eux  les  diatribes  enllammées  des  prophètes  :  «  Israël 
a  vendu  le  juste  pour  de  l'argent,  et  le  pauvre  pour 
les  choses  les  plus  viles...  Il  a  brisé  contre  terre  la 
tête  du  pauvre  et  il  a  traversé  toutes  les  entreprises 
des  faibles...  Vous  avez  pillé  le  pauvre...  Je  sais  qiie 
vous  l'opprimez  dans  vos  jugements  »  (Jnios, 11,  6-7). 
«  Vous  avez  ôlé  aux  hommes  non  seulement  le  man- 
teau, mais  la  tunique.. .  Vous  avez  chassé  les  femmes 
de  mon  peuple  des  maisons  oOi  elles  vivaient  en 
repos...  Vous  arrachez  aux  pauvres  jusqu'à  leur  peau, 
et  vous  leur  ôtez  la  chair  de  dessus  les  os  *(Michée,ï\, 
8-9;  III,  a).  (I  Le  Seigneur  entrera  en  jugement  avec 
les  anciens  et  les  princes  de  son  peuple,  parce  que 
vos  maisons  sont  pleines  de  la  dépouille  du  pauvre... 
Pourquoi  foulez- vous  aux  pieds  mon  peuple?  Pour- 
quoi meurtrissez  vous  de  coups  le  visage  des  pau- 
vres? »  (lsaie,\n,  i3-i.5). 

Ces  invectives  des  Prophètes  et  ce  que  la  Bible 
nous  apprend  par  ailleurs  des  excès  et  des  fautes  de 
ce  peuple,  suffisent  à  prouver  que  cette  législation, 
si  équitable  et  si  charitable  pour  le  malheureux,  ne 


1659 


PAUVRES  (LES)  ET  L'EGLISE 


1660 


fut  pas  toujours  parfaitement  observée.  La  nature 
humaine  se  retrouve  toujours  —  même  chez  les  chré- 
tiens, hélas  —  avec  son  égoïsme  foncier.  C'est  pour- 
quoi, après  la  captivité  de  Babylone,  on  en  arrive  à 
créer  la  bienfaisance  léjfale  et  obligatoire.  Deux 
collectes  sont  établies:  la  collecte  rf»/)/(i((Thamhouj) 
qui  est  journalière  et  a  pour  but  de  se  procurer  des 
dons  en  nature;  la  quête  de  la  bourse  (Koupah),  qui 
se  fait  tous  les  vendredis  et  consiste  dans  une  taxe 
déterminée,  que  doivent  payer  tous  les  citoyens  ;  cette 
collecte  sert  à  alimenter  la  caisse  de  bienfaisance; 
les  pauvres,  qu'ils  soient  Israélites  ou  païens,  parti- 
cipent aux.  distributions  de  secours. 

En  résumé,  parmi  les  peuples  de  l'antique  Orient, 
le  peuple  juif,  précurseur  du  christianisme,  nous 
apparaît  avec  une  organisation  économique  supé- 
rieure à  celle  de  ses  voisins.  La  loi  mosaïque  édicté 
une  série  de  mesures  destinées  à  soulager  les  pau- 
vres, et  en  fait  une  obligation  à  la  fois  morale  et  reli- 
gieuse. La  bienfaisance  qui,  en  Egypte,  apparaît 
surtout  comme  une  vertu  individuelle,  revêt  déjà 
chez  les  Israélites  un  caractère  social. 

3'  Les  paui'res  chez  les  Grecs.  —  Malgré  les  dehors 
brillants  de  la  civilisation  hellénique,  et  les  tableaux 
enchanteurs  des  poèmes  homériques  ou  des  écrivains 
du  siècle  de  Périclès,  nous  sommes  obligés  de  cons- 
tater des  tares  nombreuses  chez  ce  peuple  si  policé. 
Il  faudrait  d'ailleurs  distinguer  entre  Athènes, Sparte 
et  les  autres  villes  de  la  Grèce. 

Partout  l'esclavage  domine,  et  à  l'encontre  des 
peuples  de  l'Orient  et  des  Juifs  en  particulier,  les 
Grecs  ont  le  mépris  du  travail  manuel,  qu'ils  jugent 
indigne  d'un  homme  libre.  Si  les  héros  d'Homère  ne 
croient  pas  déchoir  en  travaillant  à  l'agriculture  ou 
aux  arts  mécaniques,  c'est  plus  tard  un  déshonneur 
pour  l'Hellène,  qui  se  pique  d'être  oisif,  car  «  l'oisi- 
veté, dit  Socrate,  est  la  sœur  de  la  liberté  »  (Elibn, 
Var.  Iiist.^  X,  xiv;  Xknoi'iion,  i'co'i.,  iv).  Avoir  beau- 
coup d'esclaves,  les  faire  travailler  dans  les  champs, 
les  louer  pour  les  travaux  des  mines,  les  occuper 
dans  les  forges  ou  les  fabriques  d'armes,  comme  le 
père  de  Démosthène,  tel  est  le  moyen  pour  le  Grec 
de  conserver  et  de  cultiver  la  beauté  de  son  corps  et 
de  livrer  son  esprit  à  la  philosophie,  aux  lettres  et 
aux  arts.  Les  hommes  libres  ne  doivent  leurs  jouis- 
sances intellectuelles  et  autres  qu'aux  soulfrances  des 
esclaves.  C'est  là  le  fondement  même  et  la  base  de 
!a  société  hellénique.  Sparte  se  sert  des  Ilotes,  vérita- 
bles esclaves  d'Etat  qui,  au  nombre  de  200.000,  font 
vivre  So.ooo  citoyens;  elle  les  traite  avec  une  dureté 
proverbiale,  les  massacrant  ou  les  supprimant  avec 
perfidie,  lorsqu'ils  se  sont  distingués  à  la  guerre,  car 
l'Etat  serait  en  danger,  s'ils  devenaient  trop  nom- 
breux (Cf.  dans  Thdcydide,  Guerre  du  l'élopon.,  IV, 
i.xxx,  le  meurtre  de  deux  mille  d'entre  eux.  Voir 
.lussi  DioD.  DE  SiciLB,  XII,  Lxvii  ;  Wallon,  Hist.  de 
l'esclavage,  I,  pp.  ga-igS;  Dict.  des  antiq.  grecques  et 
romaines,  aux  mots  Helotae  et  Krypteia).  A  Athènes, 
où  les  mœurs  sont  plus  douces  et  l'esclave  mieux 
traité,  on  met  à  la  torture  tout  esclave  appelé  à 
témoigner  devant  les  tribunaux,  et  c'est  la  preuve 
regardée  comme  la  plus  convaincante  par  Démos- 
thène lui-même,  qui  trouve  celte  torture  toute  natu- 
relle(DKMOSTHÈNB,  Plaidoyer  contre  Conon  ;  Troisième 
plaidoyer  contre  Aphobos,  §  ii,  etc.). 

L'enfant,  cet  être  sacré,  n'a  droit  à  la  vie  que  si  le 
père  l'accepte  à  son  foyer.  A  Athènes,  c'est  lui  qui 
décide  de  sa  vie  ou  de  sa  mort;  il  a  le  droit  de 
l'abandonner,  de  le  vendre  ou  de  le  faire  périr.  Les 
infirmes,  les  faibles,  les  filles  surtout  sont  sacriliés. 
La  femme,  dans  certains  cas,  «  a  le  droit  d'étoutTer  ses 
enfants  à  leur  naissance  i>,  ainsi  qu'en  témoigne  une 


inscription  odieuse  trouvée  à  Delphes  (11.  Dareste, 
Journal  des  savants^  juin  1897,  p.  348).  A  Sparte,  les 
enfants  appartenant  à  l'Etat,  ce  sont  les  vieillards 
qui,  après  examen,  décident  de  conserver  les  plus 
robustes  et  d'exposer  les  autres  sur  le  mont  Taygète 
(Plutarqub,  Lycurgue,  ^  xvi).  A  Thèbes,  les  enfants 
sont  traités  un  peu  plus  humainement;  ceux  que  les 
parents  ne  veulent  pas  élever  sont  portés  chez  les 
magistrats  et  vendus  par  eux  à  des  personnes  qui  les 
élèvent  et  s'en  servent  ensuite  comme  d'esclaves 
(Elien,  Hist.  var.,  liv.  II,  ch.  u).  L'avorteraent  est 
partout,  en  Grèce,  à  l'état  de  coutume  habituelle. 
AnisTOTE  n'y  voit  aucun  mal  {Politique,  l.  IV,  ch.  xiv, 
§  10)  et  Platon  admet  le  meurtre  des  enfants  mal 
constitués. 

La  Grèce  regorge  de  pauvres  mendiants.  VOdyssée 
nous  les  représente  «  un  bâton  à  la  main,  ayant  sur 
le  dos  une  besace  percée,  (ju'un  lien  tout  usé  attache 
à  leurs  épaules»  {Odyss.,  XIII,  v.  43y-4'io).  HKSionn 
nous  les  montre  envieux  et  jaloux  les  uns  des 
autres  (/-es  J'rav.  et  les  jours,  v.  26).  D'après  Ahisto- 
l'HANB,  le  tonneau  de  Diogène  n'était  pas  une  simple 
excentricité,  mais  un  refuge  assez  ordinaire  aux 
mendiants  (Chev.,  v.   792). 

Quelles  mesures  les  ic  cités  »  grecques  prirent-elles 
en  faveur  des  pauvres  ?  A  Athènes,  les  «  citoyens  » 
reçoivent  un  secours  de  l'Etat  dans  certaines  circon- 
stances :  1°  Le  soldat  mutilé  par  suite  des  blessures 
de  guerre  est  gratifié  s'il  possède  moins  de  trois 
mines  (environ  3oo  fr.),  d'une  allocation  journalière 
d'une  obole,  à  l'origine,  puis  de  deux  oboles.  Solon, 
d'après  les  uns.Pisistrale  selon  d'autres,  avait  établi 
ce  secours.  —  a"  Les  orphelins  de  guerre,  dont  le 
père  était  mort  pour  la  Patrie,  étaient  élevés  aux 
Irais  de  l'Etat.  —  3°  Les  individus,  incapables  de  tra- 
vailler, reçoivent  deux  oboles  par  jour.  —  l\°  Les 
tilles  des  plus  pauvres  citoyens  reçoivent  une  petite 
dot  pour  pouvoir  se  marier.  Notons  qu'il  ne  s'agit  ici 
que  des  citoyens;  que  les  métèques  et  les  esclaves 
sont  exclus  de  cette  assistance,  et  que  cette  assistance 
elle-même  relève  plutôt  de  la  justice  que  de  la 
charité. 

Bientôt  d'ailleurs,  indépendamment  de  Sparte,  où 
l'égalité  démocratique  aboutit  au  partage  des  terres, 
aux  repas  publics,  à  l'éducation  de  la  jeunesse  par 
l'Etat,  la  plupart  des  villes  de  l'Hellade  ou  des  colo- 
nies en  arrivent,  à  l'exemple  d'Athènes,  à  des  distri- 
butions d'argent  qui  sont  une  arme  politique  aux 
mains  des  démagogues  et,  en  favorisant  la  paresse 
des  masses  populaires,  préparent  la  décadence  de  la 
Grèce  et  son  asservissement  aux  Romains.  C'est 
d'abord,  sous  Périclès,  l'institution  du  triobole, 
indemnité  de  trois  oboles,  destinée  aux  6.000  juges 
des  tribunaux  populaires;  Cléon  l'augmente,  et  cha- 
que citoyen  qui  assiste  à  une  assemblée  ordinaire 
reçoit  six  ol>oles,  et  à  une  grande  assemblée  neuf 
oboles.  Puis,  c'est  le  théorique,  distribution  d'argent 
et  de  denrées  faite  à  l'occasion  des  Panathénées  et 
bientôt  à  toutes  les  grandes  fêtes.  C'est  la  subvention 
obligatoire  de  l'Etat  pour  permettre  au  citoyen  de 
rester  oisif  et  d'aller  au  théâtre.  Loin  de  calmer  le 
pauvre  et  de  le  rendre  meilleur  par  ces  mesures,  la 
démocratie  grecque  n'aboutit  qu'à  attiser  la  haine 
de  l'indigent  contre  le  riche,  à  exciter  toutes  les  pas- 
sions politiques  et  à  diviser  irrémédiablement  les 
Grecs.  On  ne  peut  voir,  en  effet,  dans  ces  institutions 
du  triobole  et  des  théoriques^  une  manifestation 
sociale  de  la  vertu  de  charité,  propre  au  christia- 
nisme. Quant  à  la  charité  privée,  si  elle  existe  chez 
quelques  natures  plus  élevées,  elle  est  si  rare  que  les 
textes  n'en  disent  presque  rien.  Même  les  associa- 
tions religieuses  :  éranes,  thiases,  orgéons,  n'ont  pas 
un  but  philanthropique  ;  elles  ne  pourvoient  qu'à  la 


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PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


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sépulture  de  leurs  membres;  elles  consistent  exclu- 
sivement en  des  réunions  pour  les  saerilices  et  en 
des  banquets,  et  «  c'est  en  exagérer  la  portée  et  en 
méconnaître  la  nature  que  d'y  voir,  comme  on  l'a 
fait,  de  la  fraternité  et  de  la  charité  »  (P.  Foucart, 
Des  Associations  religieuses  chez  tes  Crées,  U^  partie, 
§  8,  p.  52,  III<3  partie,  §  i5,  p.  i/ii).  Dict.  des  antiq.  de 
Uarbmbgrg  et  Saglio,  art.  Attica  Ilespublica,  par 
FusTBL  UE  GouLANGEs,  art.  Eranos,  par  Th.  Reinach. 
Si  l'on  ajoute  \e  souper  d'Hécate,  dont  protitail  Dio- 
gène,  au  dire  de  Lucien  (Dialogue  des  morts,  I,  i), 
c'est-à  dire  le  pain,  les  œufs  et  les  fromages  que  les 
riches  offraient  en  sacrilice  à  chaque  nouvelle  lune, 
aux  statues  de  la  déesse,  à  la  grande  joie  des  pauvres 
qui  se  précipitaient  aussitôt  sur  ces  aliments,  on  a 
l'ensemble  des  us  et  coutumes  des  citoyens  grecs 
dans  leurs  rapports  avec  les  pauvres. 

Mentionnerons-nous  comme  des  hôpitaux  les 
Asclepieia,  temples  d'Esculape,  où  les  malades 
venaient  implorer  du  dieu  le  rétablissement  de  leur 
santé?  En  dépit  des  récentes  controverses  (cf.  la 
polémique  Mangenot-Berthin  dans  la//ei'He  du  Clergé 
français,  1917-1918),  et  quelque  explication  que  l'on 
donne  des  gucrisons  qui  s'y  produisaient,  il  est 
impossible  d'y  voir  une  analogie  avtc  les  premiers 
hôpitaux  fondés  à  Rome  par  des  femmes  chrétiennes. 
Les  pèlerins  couchaient  sous  des  portiques,  envelop- 
pés dans  des  couvertures  qu'ils  devaient  apporter 
avec  leur  nourriture;  ils  ne  recevaient  de  l'adminis- 
tration du  temple  qu'une  couche  de  feuillage.  Ceux 
qui  avaient  obtenu  du  dieu  la  faveur  de  songes 
relatifs  aux  remèdes  qui  convenaient  à  leur  maladie, 
se  levaient  au  chant  du  coq,  et  allaient  les  raconter 
aux  zacores  ou  prêtres  d'Asclépios  qui  les  interpré- 
taient et  ordonnaient  divers  traitements,  en  général 
assez  anodins.  Les  Asclepieia  étaient  si  peu  des 
hôpitaux  qu'à  Épidaure,  le  temple  le  plus  célèbre  de 
la  Grèce,  il  n'y  avait  même  pas  de  maison  voisine 
iu  temple  pour  abriter  les  pèlerins  mourants  et  les 
femmes  arrivées  à  leur  terme  ;  celle  maison  fut 
:onstruile  plus  lard  par  les  soins  de  l'empereur 
Anlonin  le  Pievix. 

Est-ce  à  dire  qu'il  n'y  eut  pas  de  médecins  en  Grèce? 
'fon  celtes,  et  les  poèmes  d'Homère,  les  écrits  de 
'laton,  de  Xénophon  et  surtout  les  auvres  d'Hippo- 
;rate  nous  montrent  les  médecins  dans  les  armées  en 
;ampagne,  dans  les  villes,  où  ils  ont  une  officine 
)uverle  sur  la  rue;  d'autres  voyagent  de  ville  en 
rille  et  visitent  les  malades  à  domicile.  Les  secours 
nédicaux  sont  assurés  aux  orplielins,  aux  inOrmes 
!t  aux  pauvres,  aux  frais  de  l'Etal.  Si  l'on  constate 
'existence  de  dispensaires  ou  de  cliniques  où  le 
naïade  reçoit  les  premiers  soins,  on  ne  rencontre 
luUe  part  d'hôpitaux  proprement  dits. 

En  résumé,  si  l'on  trouve  chez  les  Grecs  quelques 
aesures  d'assistance  en  faveur  des  déshérités  de  ce 
Qonde,  à  côtes  d'abus  monstrueux  relatifs  à  l'esclave, 
i  la  femme  et  à  l'enfant,  ces  mesures  sont  prises  dans 
'inlérêl  de  l'Etat  ou  dans  un  bulpo!ilic|ue,  personnel 
t  utilitaire.  Le  pauvre  n'est  pas  aimé  ;  car  la  pau- 
relé  est  laide  et  le  Grec  n'aime  que  la  beauté.  Pour 
méliorer  son  sort  el  l'aimer  véritablement,  il  faudra 
in  renversement  de  l'échelle  des  valeurs,  el  un  élar- 
issement  du  xxîô'j  xà-/a9»v  ;  il  faudra  renseignement 
u  Sermon  sur  la  nujnlagne  et  la  doctrine  des  Béali- 
udes. 

4"  Les  pauvres  chez  les  Romains.  —  Ce  que  nous 
enons  de  dire  des  Grecs  s'applique  a  fortiori  atix 
iomains.  Loin  de  constater  le  bien-fondé  de  la  thco- 
ie  du  progrès  continu  de  l'humanité,  nous  trouvons, 

mesure  que  nous  nous  éloignons  des  origines,  une 
éritable  régression  morale.  C'est  l'immoralité  et   la 


dureté  de  l'homme  pour  l'homme  qui  sont  en  progrès. 
Le  M  père  de  famille  »  romain  a  sur  sa  femme  et  ses 
enfants  une  autorité  absolue.  Tout  prétexte  est  bon 
pour  le  divorce.  L'enfant  est  sacrifié  au  gré  du  père, 
les  tilles  surtout.  Le  père  peut  vendre  ses  enfants, 
les  noyer,  les  donner  aux  chiens  et  aux  oiseaux  de 
proie,  les  exposer.  L'avorlement  est  très  fréquent  et 
Pline  l'Ancien  s'écrie  douloureusement:  «  Combien 
en  cela  sommes-nous  plus  coupables  que  les  bêtes  !  » 
(iS'at.  /iis^,X,LxxxIII).  Quant  aux  esclaves,  ils  sont,  à 
cause  des  guerres  continuelles  el  de  l'étendue  de 
l'empire  romain,  plus  nombreux  encore  que  chez  les 
Grecs. 

Notons  que  l'on  trouve,  chez  les  écrivains,  des  tex- 
tes qui  recommandent  la  bonté,  et  d'autres  la  dureté. 
On  pourrait  l'aire  une  anlliologie  des  uns  et  des  autres. 
Caton,  Varron,  Columelle,  Cicéron,  Sénéque,  Horace, 
Juvénal,  Pline,  Suétone  et  Tacite  fourniraient  cepen- 
dant des  témoignages  accablants.  Mais  ce  qui  ne  peut 
laisser  planer  le  moindre  doute  sur  le  véritable  étal 
moral  de  la  société  romaine,  ce  sont  les  écrits  des 
jurisconsultes,  c'est  l'éludedu  droit  romain  lui-même  ; 
partout  les  petits  y  sont  sacrifiés,  quand  ils  ne  sont 
pas  l'objet  d'injustices  sans  nom.  Un  exemple  entre 
cent  :  une  loi  ordonne,  lorsqu'un  maître  a  été  lue 
chez  lui,  de  faire  exécuter  tous  ses  serviteurs  ;  on  sup- 
pose, en  elTel,  qu'ils  pouvaient  défendre  leur  maître 
et  empêcher  le  crime(i'i^es<.  XXIX,  v,  de  senat-con- 
sult.  Silaniano  et  Claudiuiio,  i  à  ^).  Et  voici  l'horrible 
conséquence  :  un  jour,  le  préfet  de  Rouie,  Pedanius 
Secundus,  est  assassiné  par  un  esclave  qu'il  avait 
refusé  d'alTranchir,  après  avoir  fixé  avec  lui  le  prix 
du  rachat,  cl  lui  avoir  promis  la  liberté.  Quatre  cents 
esclaves  innocents  sont  mis  à  mort,  malgré  les  mur- 
mures du  peuple,  car  le  sénateur  Cassins  explique 
que  «  ce  vil  troupeau  des  esclaves  ne  peut  cire  con- 
tenu que  par  la  crainte  »  (Tacite,  Ami.,  XIV,  xuv). 
C'estdonc  la  cruauté  érigée, comme  chez  les  Siiartiales, 
en  système  de  gouvernement,  pour  prévenir  les  révol- 
tes des  esclaves,  beaucoup  plus  nombreux  que  les 
hommes  libres  et  capables  de  secouer  le  joug  s'ils 
arrivaient  à  s'unir.  Quant  aux  hommes  libres,  la 
grande  préoccupation  du  sénat  et  plus  lard  des  empe- 
reurs, c'est  de  leur  fournir  paiteniet  circenses,  et  ces 
distributionselces  spectacles  n'ont  pour  bulque  d'en 
faire  également  un  peuple  d'esclaves  et  de  le  dominer 
plus  facilement.  Comme  à  Athènes,  la  politique,  et 
non  la  charité,  domine  toute  la  question  de  l'assis- 
tance du  peuple. 

L'histoire  romaine,  sous  les  rois  et  sous  la  Répu- 
blique, n'est  autre  chose  à  l'extérieur  que  l'expan- 
sion territoriale  par  les  conquêtes  militaires,  et  au 
dedans  la  lutte  perpétuelle  delà  j)lèbe  contre  le  patri- 
ciat.  Celte  lente  ascension  du  peuple  au  pouvoir  exige 
plusieurs  siècles,  et  la  misère  des  petits  est  attestée 
])ar  les  historiens,  les  lois,  les  troubles  civils,  l.a  loi 
des  XII  tables  ne  permet-elle  pas  aux  créanciers  de 
se  partager  le  corps  de  leur  débiteur?(7V; /;»/(<  terlia) 
Peut-être  est-ce  là  une  simple  menace,  mais  Tacitk 
nous  montre  les  pauvres  cultivateurs  ruinés  par  la 
guerre  obligés  d'eiiiprunlcr  aux  riches  à  nn  taux  usu- 
raire  el,  parce  qu'ils  ne  peuvent  jamais  acquitter  leurs 
dettes,  accablés  de  travail,  jetés  en  prison,  chargés 
de  fers  et  vendus  au  delà  du  Tibre  (Tac,  Arin.,Yl,  xvi). 
Plus  tard,  lorsque  les  guerres  ont  étendu  le  domaine 
public,  ager  piihlicus,  par  la  confiscation  des  terri- 
toires des  nations  vaincues,  les  petits  propriétaires 
disparaissent  et  d'immenses  domaines,  Litifundia, 
appartiennent  aux  riches  qui  les  exploitent  par  leurs 
esclaves.  Les  anciens  maîtres  du  sol  allluenl  à  Rome, 
où  ils  sont  en  proie  à  la  misère. 

Pour  lutter  contre  eeltesilnalion  redoutable,  trois 
remèdes  sont  employés:  1°  La  défense  des  débiteurs 


1663 


PAUVRES  (LES)  ET  L'EGLISE 


1664 


contre  les  eréancierâ  ;  les  tribuns  du  peuple  font 
adopter  des  lois  qui  abaissent  le  taux  de  l'inlérèt; 
de  480/0  il  tombe  à  10  et  même  à  3  et  4  •/=  sous  l'Em- 
pire et  vers  325  av.  J.-C,  le  sénat  est  obligé  d'abro- 
ger le  droit  du  créancier  sur  lecorps  de  son  débiteur, 
àmoins  d'une  condamnation  régulière  (Loi  Poetelia). 
a»  Les  lois  agraires,  qui  ont  pour  objet  de  répartir, 
entre  des  cultivateurs  qui  ne  possèdent  plus  rien, 
l'amer/)  u/;ii  cas- occupé  frauduleusement  par  les  grands 
propriétaires.  Les  Gracques  perdent  la  viedans  cette 
entreprise,  loués  par  les  uns,  blâmés  par  les  autres, 
au  demeurant  amis  du  peuple  et  véritables  hommes 
d'Etal,  préoccupés  du  sort  des  petits  cultivateurs 
libres  qui  forment  entre  les  grands  riches  et  les  pau- 
vres une  classe  moyenne,  nécessaire  à  la  prospérité 
d'un  pays.  Après  eux,  les  patriciens  et  les  riches 
triomphent  et  annulent  pratiquement  les  améliora- 
tionsdues  aux  Gracques.  GependanteuSg, César, con- 
sul, fait  voter  une  loi  qui  divise  le  fertile  territoire  de 
la  Campanie  entre  les  pères  d'au  moins  trois  enfants. 
3»  Les  distribulions  au  peuple  de  Rome. Sous  la  Répu- 
blique, 4es  édiles  sont  charges  de  veiller  à  l'appro- 
visionnement de  la  ville,  et  l'on  crée  dans  les  circon- 
stances dilliciles  un  Praefi'Cttis  annonae,  charge  qui 
devient  permanente  sous  Auguste.  Lorsque  l'ennemi 
menace  Rome,  les  édiles  font  vendre  le  blé  au  peu- 
ple un  as  le  modius(b  centimes  les  8  litres  et  demi)  ; 
mais  si  les  riches  particuliers  font  de  même,  ils  sont 
accusés  d'aspirer  à  la  royauté  et  peuvent  payer  de 
leur  vie  leurs  largesses,  comme  il  arriva  à  Sp.  Melius 
(438  av.  J.-C.).  Gains  Gracchus  avait  inauguré  les 
distribulions  mensuelles  de  blé  à  un  demi-as  ou  un 
tiers  d'as  le  modius;ce  fut  sa  perte.  Le  précédent  une 
fois  créé,  la  surenchère  continue  ;  en  56,  après  la 
mort  de  Sylla,  le  consul  Cotla  fait  distribuer  men- 
suellement cinq  modii  à  chaque  citoyen  ;  plus  tard, 
César  étend  à  S'jo.ooo  personnes  le  bénélice  de  ces 
allocations  olficielles.  Auguste,  effrayé  pour  le  Trésor, 
ramène  ce  chiffre  à  200.000.  Il  en  est  ainsi  jusqu'à 
Dioclétien.  Sous  l'Empire,  en  vue  de  capter  les  suf- 
frages, les  gouvernants  distribuent  de  l'argent  aux 
so\dats(d,jnaliva)  et  des  vivres  (congiartu)  aux  ci- 
toyens; l'huile,  le  vin,  le  sel,  les  vêtements  sont  l'ob- 
jet des  largesses  impériales,  qui  s'exercent  à  l'occa- 
sion d'une  victoire,  d'un  mariage,  d'une  naissance, 
d'une  adoption,  et  qui  constituent  une  excellente 
réclame  électorale  ;  car,  seuls,  les  électeurs  y  parti- 
cipent ;  les  femmes  et  les  enfants  en  sont  exclus. 

Bornées,  sous  la  République  et  même  pendant  tout 
le  premier  siècle  de  l'Empire,  aux  citoyens  pauvres 
de  Rome,  ces  distributions  intéressées  s'étendirent 
plus  tard  aux  cités  italiennes,  et  aussi  aux  enfants. 
Nerva  en  eut  le  premier  l'idée,  mais  ce  fut  son  iils 
adoptif,  Trajan,  qui  créa  l'assistance  publique  offi- 
cielle en  Italie.  «  Il  fit  d'abord  inscrire  les  noms  des 
enfants  pauvres  de  Rome  qui  avaient  des  droits 
sérieux  à  la  munificence  de  l'Etat  »,et  ils  reçurent, 
comme  les  citoyens, les (esserae  //«menfar/rtf, tablet- 
tes ou  jetons  en  bois  ou  en  plomb  qui  portaient  l'in- 
dication du  jour  et  le  numéro  de  la  porte  où  l'on 
devait  se  présenter  au  Porticus  M'inucia  ;  cette  con- 
struction, créée  spécialement  à  cet  effet,  comptait 
45  entrées,  par  où  la  foule  accédait  aux  magasins  où 
se  faisait  la  distribution. 

Ensuite  Trajan  voulut  faire  participer  les  autres 
villes  d'Italie  à  l'assistance  de  l'Etat.  Les  deux  ins- 
criptions de  Veleia  (io4)  et  de  Campolattaro  (101) 
nous  donnent  d'intéressants  détails,  que  les  histo- 
riens romains  n'ont  pas  cru  devoir  mentionner, 
sur  cette  œuvre  des   pueri  puellaeqiie  alimentariae. 

Dans  la  table  de  Veleia  (table  de  bronze,  décou- 
verte en  i';47>Don  loin  de  Plaisance,  sur  le  territoire 
de  l'antique  Veleia,  et  qui   contient   la  plus   longue 


inscription  connue), Trajan  prête  un  million  44  mille 
sesterces  sur  hypothèqueà  5i  propriétaires  de  fonds 
dont  l'estimation  n'esl  pas  moindre  de  i3oui4  mil- 
lions de  sesterces.  L'intérêt  à  5"/,  de  la  somme  prê- 
tée est  de  53.200  sesterces  ;  cet  intérêt  est  consacré 
à  l'alimentation  jusqu'à  16  ans  pour  les  garçons 
et  i4  pour  les  filles,  de  3oo  enfants  pauvres, 
263  garçons  et  35  Ulles  légitimes,  un  garçon  et  une 
flUe  illégitimes.  Cf.  DAREMOiina  et  Saglio,  Dlct.  des 
Antiq.  grecq.  et  rom.  Art.  Alimentarii  puetli  et  piiel- 
lae,  par  Ernest  Dbsjaudins).  Après  Trajan,  cette 
institution  prospéra  pendant  plus  d'un  siècle,  ainsi 
que  l'attestent  les  inscriptions, les  bas-reliefs  et  les 
monnaies.  Adrien  en  augmenta  l'importance."  Anto- 
nin  et  Marc  Aurèle  en  fondèrent  de  semblables  en 
l'honneur  des  deux  Faustine,  leurs  épouses.  Il  y  eut 
des  alimentariae  Faustiuianae,despuellae  Faustinia- 
nae...  La  décadence  dut  commencer  au  troisième 
siècle  et  ce  bel  établissement  fut  sans  doute  aban- 
donné à  l'époque  de  l'anarchie  militaire,  par  suite 
de  la  dépréciation  des  terres  »  (E.  Dbsjardins,  art. 
cité). 

Pas  plus  que  chez  les  Grecs,  nous  ne  trouvons  à 
Rome  d'hôpitaux  pour  les  pauvres  malades.  Escu- 
lape  possède  un  temple  dans  l'ile  du  Tibre  (291  av. 
J.  G.)  et  son  culte  ressembleà celui  queles  Grecs  lui 
rendent  à  Epidaure.  Les  malades  couchent  sous  les 
portiques  de  ce  temple  et  y  attendent  les  songes  que 
doit  leur  envoyer  le  dieu.  Les  riches  ont  des  méde- 
cins attitrés,  à  moins  qu'ils  ne  préfèrent,  comme 
Caton,  soigner  leurs  esclaves,  au  même  titre  que 
leurs  animaux  domestiques;  on  sait,  en  effet,  que 
ce  vertueux  Romain  range  les  esclaves  parmi  les 
animaux  et  le  mobilier  agricole  de  ses  fermes.  Les 
villes,  les  armées,  les  flottes  ont  des  médecins,  mais 
les  médecins  municipaux  ne  donnent  leurs  soins 
qu'aux  citoyens,  sans  se  préoccuper  des  pauvres. 
«  Il  est  évident  que  le  peuple  qui  fait  périr, pour  son 
plaisir,  des  milliers  de  créatures  humaines  dans 
d'atroces  spectacles,  ne  peut  avoir  le  sentiment  de 
la  vraie  philanthropie  bien  développé  »  (D'  Briau, 
L'assistance  médicale  chez  les  lioniains,  in-8,   i86y). 

Quant  aux  collegia,  institués  pour  faire  célébrer 
des  services  religieux,  des  banquets  et  des  funérail- 
les,comme  les  éranes  et  \es  orgéons  des  Grecs, nous 
n'en  trouvons  aucun  qui  soit  assimilable  à  une 
société  de  secours  mutuels  et  assiste  régulièrement 
ses  membres  malades.  «  Parmi  tant  de  gens,  écrit 
Gaston  Boissihr,  qui  énumèrent  sur  les  tombes  de 
leurs  protecteurs,  au  bas  des  statues  qu'on  leur 
élève,  le  bien  qu'ils  ont  fait  et  qui  s'en  glorifient,  il 
s'en  trouverait  qui  ne  manqueraient  pas  de  nous 
dire  qu'ils  ont  laissé  des  fonds  pour  faire  vivre  des 
indigents,  pour  subvenir  aux  besoins  des  veuves  et 
des  orphelins.  Puisque  cette  mention  n'existe  nulle 
part,  on  [leut  en  conclure  que  les  libéralités  de  ce 
genre  n'étaient  pas  ordinaires  dans  les  associations 
romaines.  »  G.  Boissikr,  La  religion  romaine,  d'Au- 
guste aux  Antonins  (t.  Il,  p.  3oo). 

En  résumé,  à  l4ome  plus  encore  qu'en  Grèce,  la 
dure  société  antique,  basée  d'une  part  sur  l'cgoïsme 
et  le  dilettantisme  des  grands,  d'autre  part  sur  l'ex- 
ploitation de  l'esclave,  n'a  pas  de  pitié  pour  le  pau- 
vre. Ces  Grecs  et  ces  Romains,  à  l'apogée  de  leur 
civilisation,  sont  moralement  inférieurs  aux  Juifs  et 
aux  Egyptiens.  Les  mesures  prises  en  faveur  de  la 
plèbe  sont  exclusivement  politiques;  même  les 
puelli  alimentarii  de  Trajan  sont,  dans  sa  pensée, de 
futurs  soldats  destinés  à  défendre  l'Empire  :  autre- 
ment on  ne  peut  s'expliquer  que  le  nombre  des  gar- 
çons l'emporte  ainsi  sur  celui  des  0lles  (264  garçons 
pour  36  tilles,  dans  l'inscription  de  Veleia). Et  encore 
faut-il  remarquer    que    cette   institution    date    du 


1665 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1666 


ir  siècle,  alors  que  déjà  l'influence  chrétienne  se  fait 
sentir  dans  l'Empire. 

Sans  doute  les  philosophes,  Cicéron,  Sénèquc  par 
exemple,  écrivent  de  belles  pages  sur  la  fraternilé, 
mais  ils  n'ont  aucune  influence  sur  Tes  masses  qui 
continuent  à  se  ruer  vers  les  plaisirs  grossiers. L'en- 
fant continue  à  être  exposé  ou  mis  à  mort  au  gré 
du  père,  le  faible  est  broyé  par  le  fort.  Au  milieu 
de  cet  universel  abaissement  des  mœurs  et  de  la 
cruauté  des  spectacles  du  cirque,  où  les  chrétiens 
servent  de  pâture  aux  bêles  féroces,  les  stoïciens 
s'isolent  intérieurement  dans  leur  pensée  et  souvent 
lans  un  orgueilleux  dégoût  de  cette  société  perverse, 
imitent  l'exemple  de  Sénèque  et, à  l'heure  choisie  par 
;ux,  s'évadent  de  ce  monde  et  d'eux-mêmes  par  le 
suicide. 

C'est  alors  qu'apparaît  etserépand,dans  ce  monde 
I  trop  vieux  »  qui  périt  de  l'excès  de  sa  civilisation 
natérielle,  la  «  bonne  nouvelle  »  du  inonde  nou- 
'eau.  La  pitié  n'est  plus  une  faiblesse,  mais  une 
orme  de  la  charilé;  lapauvreté  n'est  plusunoppro- 
)re,  mais  une  béatitude,  et  l'on  verra  des  riches 
levenir  pauvres  volontaires;  l'égalité  de  tous  les 
iommes  devant  Dieu  est  solennellement  proclamée; 
'esclave  se  sent  une  àine  d'homuie  libre. La  charité 
min, le  donde  soi,ramourde  l'hommepour  l'homme, 
eviennent  dans  la  société  nouvelle  un  précepte 
bligatoire.  Jésus-Christ  est  venu,  et  sa  doctrine 
vine  va  soulever  le  monde  et  y  produire  la  plus 
rande  révolution  qui  se  soit  vue  parmi  les  hommes: 
s  idées  antiques  vont  disparaître  devant  l'idée 
h  étienne,  et  l'on  verra  fleurir  et  s'épanouir  désor- 
lais  jusciu'à  la  tin  des  siècles  la  vertu,  jusqu'alors 
iconnue,  qu'un  mot  nouveau  désignera  à  l'admira- 
oa  du  monde  :  la  charité. 

111.  —  Le  christianisme.  —  Les  Pauvres  dans 
s  trois  premiers  siècles  de  l'Eglise,  avant 
édit  de  Constantin  (3 ici).  —  i»  La  doctrine  de 
'■siis-CUrist  et  les  temps  apostoliques.  —  On  ne 
lurait  trop  y  insister,  puisque  l'ignorance  de  l'his- 
lire  est  si  grande  chez  nos  contemporains  :  l'ensei- 
aement  de  Jésus-Christ,  non  seulement  sur  les 
îvoirs  de  l'homme  envers  Dieu,  mais  sur  les  devoirs 
es  hommes  entre  eux,  la  prédication  de  la  Loi 
ouvelle    par    les    Apôtres,    et    le    succès    de    cette 

trine  malgré  les  persécutions  sanglantes,  malgré 
lUS    les    obstacles    intérieurs    et  extérieurs,    voilà 

fait    capital  de  l'histoire    du   monde.  Embrasser 

christianisme,  c'était   pour  les  riches  et  les  puis- 

mts  abandonner   leur  orgueil  invétéré,    s'humilier 

reconnaître  que  leurs  esclaves  étaient  leurs  égaux; 

usée    intolérable   à    un    païen.    Le    pharisien  juif 

était  pas  moins  scandalisé   de  se  voir  préférer  par 

:sus  l'humble  publicain  ou  la  pécheresse  repentie. 

est  qu'en  effet,  selon  l'enseignement  de  Jésus,  Dieu 

-  Juge  pas  les  homuies   d'après  l'extérieur,    mais 

après  leurs  sentiuients  intimes  et  l'on  n'aime  pas 

■aiment  Dieu,  si  l'on  n'aime  pas   en  même  temps 

m    prochain,    tout   son  prochain,    c'est-à-dire   les 

luvres,    les   petits,    les    malheureux,   les    esclaves, 

issi   bien   que    les   riches    et    les    heureux    de    ce 

onde. 

L'un  des  Pharisiena,  docteur  de  la  Loi,  demanda  à 
SU"  pour  le  mettre  k  l'épreuve  ;  «  Maître,  quel  est  le 
U8  i;;riiDd  commanflement  do  la  Loi  ?  i> 
Lui,  il  lui  dit  :  «  Tu  aimeras  le  Seigneur  ion  Dieu  de 
ut  ton  cœur  et  de  toute  ton  âme  et  de  tout  ton  esprit 
est  là  le  plus  grand  et  le  premier  cominandement.  Quant 
1  second,  il  lui  est  semblable  ;  Tu  aimeras  ton  prochain 
mme  toi-même.  A  ces  deux  commandements  se  rattaclie 
ate  la  Loi,  ainsi  que  les  prophètes  »  (Mattk.,  xxii,  37.40- 
arc,  II,  28-34). 

ïomc  III, 


Ce  texte  capital  doit  être  complété  par  celui  de 
saint  Matthieu  (xxv,  3i-4('))  relatif  au  jugement  der- 
nier. Après  avoir  séparé  les  hommes  les  uns  des 
autres, 

Le  roi  dira  ù  ceux  qui  seront  à  sa  droite  :  «  Venez,  les 
bénis  de  mon  Père,  entrez  en  possession  du  royaume  qui 
vous  a  été  pré|)aié  dès  le  commeiuement  du  monde  J'ai 
eu  faim,  en  eiVet,  et  vous  m'avez  donné  à  mander;  j'ai  eu 
soif,  et  vous  m'avez  désaltéié;  jetais  étr  ingei-,  et  vous 
m  avez  accueilli  ;  sans  Tétements,  et  vous  m'avez  couveit  ; 
malade,  et  vous  m'avez  visité;  prisonnier,  et  vous  êtes 
venus  à  moi ,   » 

Alors  les  justes  lui  répondi-ont  :  <(  Seigneur,  quand 
t'avons-nous  vu  avoir  faim  et  t'avons-mus  donné  à  man- 
ger ?  ou  avoir  soif  et  t'avous-aous  donné  à  boire  ?  Quand 
t'avons-nous  vu  étranger  et  t'uvons-nous  accueilli  ?  Sans 
vêtements  et  t'uvons-nous  co  rvert  ?  Quand  t'avons-noua  vu 
malade  ou  prisonnier  et  sommes-nous  venus  à  toi  ?  » 

Le  roi  leur  répondra  :  «  Je  vous  le  dis  en  vérité  ; 
toutes  les  fois  que  voua  avez  fait  cela  à  l'un  de  ces  plus 
petits  d'entre  mes  frères,  c'est  à  moi  que  vous  l'avez  fait.  » 
Puis  il  dira  à  ceux  qui  seront  ù  sa  gauche  :  ((  Ketiroz- 
vous  de  moi,  maudits;  allez  au  feu  éternel,  qui  a  été 
préparé  pour  le  diable  et  pour  ses  anges.  Car  jai  eu  faim 
et  vous  ne  m'avez  pas  donné  à  mander  ;  j'ai  eu  soif  et  vous 
ne  m'avez  pas  donné  à  boire;  jetais  étrançei-  et  vous  ne 
m'avez  pas  accueilli  ;  sans  vêtements,  et  vous  ne  m'avez 
pas  couvert  ;  malade  et  prisonnier,  cl  vous  ne  m'avez  pas 
visité.  » 

Alors  ils  lui  répondront,  eux  aussi  :  «  Seigneur,  quand 
donc  t'uvons-nous  vu  a>oir  faim  ou  soif,  être  étr.inticr,  ou 
nu  ou  malade, ou  prisonnier  et  ne  t'uvons-nous  pus  assisté?» 
Alors  il  leur  répondra  ;  a  En  vérité,  je  vous  le  dis, 
toutes  les  fois  que  vous  n'avez  pa^  fait  cela  à  l'un  de  oes 
plus  petits,  c'est  à  moi  que  vous  ne  l'avez  pas  fait  »  Et 
ceux-ci  iront  au  chAtiment  éternel,  et  les  justes  à  la  vie 
éterneJle  (Matth.,  xxv,  31-46). 

Jésus,  en  eoiriparant  l'amour  du  prochain  à  l'amour 
de  Dieu,  en  voulant  naître,  vivre  et  mourir  pauvre, 
en  proclamant  :  «  Bienheureux  les  pauvres  !  »,  en 
affirmant,  après  avoir  énuméré  les  oeuvres  de  miséri- 
corde :  «  Ce  que  vous  aurez  fait  à  l'un  de  ces  petits, 
c'est  à  nioi-mênie  que  vous  l'aurezfait  i>(Jifattli.,x\v,!io), 
donnait  à  l'humanité  une  charte  nouvelle.  Les 
devoirs  des  classes  possédantes  à  l'égard  des  pauvres, 
devoirs  que  ne  reconnaissait  pas  la  société  iiaïenne, 
y  étaient  inscrits  :  les  œuvres  de  miséricorde  créaient 
un  droit  pour  le  riche  à  l'éternelle  récompense,  et  leur 
omission  une  prime  à  l'éternel  châtiment  (Mntth., 
xxv.  46);  le  pauvre,  de  son  côté,  y  trouvait,  au  lieu 
du  sombre  désespoir  que  favorisait  l'égoïsme  de  la 
société  antique,  l'espoir  fondé  d'une  fraternelle  assis- 
tance. Dans  la  doctrine  et  l'exemple  de  Jésus  Christ 
sont  contenues  en  germe  toutes  les  (ormes  de  l'acti- 
vité charitable  de  l'Eglise  au  cours  des  siècles. 

2*  Les  Pères  de  l'Eglise  et  la  pauvreté.  —  Avant 
de  montrer  l'épanouissement  historique  de  cette 
doctrine,  et  ses  conséquences  pratiques  pour  le  p.TU- 
vre,  il  ne  sera  pas  inutile  d'entrer  dans  quelques 
détails  sur  la  théorie  chrétienne  de  la  richesse  et  de 
la  pauvreté,  élaborée  par  les  Pères  de  l'Eglise,  en 
conformité  parfaite  avec  l'enseignement  du  Christ  , 
dont  elle  n'est  que  le  corollaire  direct. 

La  richesse  et  la  pauvreté,  pas  plus  que  la  souf- 
france, n'entraient  dans  le  plan  primitif  de  la  créa- 
tion; elles  sont  devenues,  après  le  péché,  des  lois 
naturelles  et  providentielles  de  l'activité  humaine 
de  sorte  que  l'on  peut  dire  que  o  c'est  Dieu  ()iii  a 
institué  la  richesse  et  la  pauvreté  «  (Prov.,  xxii,  2). 
Adam,  après  la  chute,  se  trouve  pauvre  et  nu  sur  une 
terre  désormais  ingrate,  et  devra  «  manger  son  pain 
à  la  sueur  de  son  front  »  (Gen.,  m,  ig).  Il  en  sera  de 
même  pour  ses  descendants.  La  pauvreté  et  la  souf- 
france seront  une  peine,  mais  de  celte  peine  sortira 

S3 


1667 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


lti68 


le  salut;  l'amour  du  travail  et  de  la  vertu  améliorera 
la  condition  de  l'homme.  L'inég-alité  des  fortunes 
s'ensuivra,  à  cause  de  l'inégalité  des  intelligences  et 
des  moyens  dont  elles  se  serviront;  car  les  hommes 
ne  naissent  pas  égaux  :  les  uns  sont  forts  physique- 
ment, les  autres  débiles;  les  uns  ont  plus  d'esprit, 
les  autres  moins.  Mais  cette  inégalité  elle  même 
forcera  les  hommes  à  s'entr'aider  les  uns  les  autres 
et  à  accomplir  les  tâches  diverses  que  réclame  l'exis- 
tence d'une  société  ;  les  uns  commanderont,  les  autres 
obéiront;  les  uns  donneront  à  la  communauté  le  tra- 
vail de  leur  cerveau,  les  autres  celui  de  leurs  bras. 
El  ainsi  l'ordre  sortira  du  chaos.  C'est  ce  qu'enseigne 
saint  Jean  Chrysostome  :  «  Quand  on  examine  avec 
une  sérieuse  attention  la  richesse,  la  pauvreté  et 
l'inégalité  des  biens  de  ce  monde,  on  reconnaît  bien- 
tôt qu'elles  sont  la  preuve  la  plus  manifeste  de  la 
Providence.  Si  toutes  les  autres  pouvaient  manquer 
jamais,  celle-là  devrait  suffire.  Détruisez  la  pauvreté, 
vous  détruisez  aussitôt  l'économie  de  la  vie  entière; 
vous  bouleversez,  vous  anéantissez  toutes  les  condi- 
tions d'où  dépend  l'existence.  Plus  de  laboureurs, 
plus  de  maçons,  plus  de  tisserands,  plus  de  cordon- 
niers, plus  de  menuisiers,  plus  de  serruriers,  plus  de 
corroyeurs,  plus  de  boulangers,  en  un  mot  plus  de 
commerce,  plus  d'industries  I  Qui  voudrait  en  exer- 
cer aucune?  Si  tous  étaient  riches,  tous  voudraient 
rester  oisifs. C'en  serait  fait  de  la  vie!  Seul,  abandonné 
à  lui-même,  qui  pourrait  se  procurer  ce  que  nous 
donne  le  concours  de  tant  de  professions  diverses? 
La  pauvreté  est  l'aiguillon  du  travail,  et  c'est  la 
nécessité  qui  force  l'homme  à  le  subir  malgré  lui  » 
(S     Chrysostome,  De  Anna,  sermo  v,  3,  P.  G.,  LUI, 

D'ailleurs  la  pauvreté  a  été  réhabilitée  par  le  Christ, 
qui  l'a  parfaitement  pratiquée  et  l'a  fait  entrer  pour 
une  part  essentielle  dans  l'expiation  rédemptrice. 
Par  suite  ses  disciples  doivent,  à  son  exemple,  l'em- 
brasser volontairement,  au  moins  en  esprit.  Sils 
sont  pauvres,  ils  doivent  se  réjouir,  car  ils  sont 
«  déchargés  d'un  grand  fardeau  »  et  »  celui-là  est  riche 
qui  est  pauvre  avec  le  Christ  »  (S.  Jérôme,  7i/ji'(rexiv, 
P.  L.,  XXII.  p.  3/58).  En  acceptant  avec  résignation 
leur  état,  ils  sont  assurés  de  leur  salut.  S'ils  sont 
riches,  ils  doivent  se  détacher  réellement  des  biens 
de  ce  monde  et  leur  préférer  les  biens  célestes.  Au- 
trement ni  les  uns  ni  les  autres  ne  sont  de  vrais 
chrétiens  ;  pour  tous,  le  détachement  s'impose  abso- 
lument. «  Ceux  qui  n'ont  rien  et  désirent  impatiem- 
ment avoir,  doivent  être  placés  au  nombre  des  mau- 
vais riches...  [D'autre  parti  '^  richesse  ne  peut  être 
par  elle-même  d'aucune  nécessité.  Il  n'y  a  que  l'œuvre 
de  miséricorde  qui  puisse  servir  réellement  au  riche 
et  au  pauvre;  au  riche,  par  la  folonlé  qui  l'en  déta- 
che, et  par  les  œuvres  auxquelles  il  la  fait  servir;  au 
pauvre, /)ar  les  dispositions  de  l'âme  »  (S.  Augustin, 
Enarratio  in  psalm.  Lxxxv,  3,  P.  i.,  XXXVI,  p.  io83). 
En  d'autres  termes,  tous  les  hommes  doivent  prali- 
querl'espritdepauvrelé,  pour  participer  à  l'expiation 
offerte  par  Jésus-Christ. 

Ces  principes  furent  si  bien  comi)ris  des  chrétiens 
des  premiers  siècles  qu'un  grand  nombre  se  dépouil- 
lèrent de  leurs  richesses  pour  devenir  pauvres  volon- 
taires et  riches  de  la  pauvreté  de  Jésus-Christ,  selon 
l'expression  de  saint  Paul  :  «  De  riche  qu'il  était,  il 
s'est  fait  pauvre  pour  nous,  afin  que  novis  devinssions 
riches  de  sa  pauvreté  u  (II  Cnr.,  vni,  9).  Ceux-là 
étaient  héroïques,  et  l'on  ne  saurait  trop  admirer 
l'exemple  de  sainte  Mélanie,  de  l'illustre  famille  des 
Valerit  Ma.rimi,  passant  sa  vie,  avec  Pinien,  son 
époux,  à  vendre  ses  immenses  propriétés  dispersées 
dans  le  monde  entier,  et  d'un  revenu  évalué  par  le 
cardinal  Rampolla  à  116  millions.   Cette  vente,  au 


profit  des  pauvres  du  Christ,  suscitait  parmi  les 
sénateurs  de  terribles  colères,  parce  qu'elle  leur  appa- 
raissait comme  un  blâme  i)ublic  de  leur  vie  fastueuse 
et  bouleversait  l'élat  de  choses  existant.  Pour  triom- 
pher des  di(licu^tés  légales,  et  permettre  à  la  personne 
la  plus  riche  du  monde  de  devenir  pauvre,  il  ne 
fallut  rien  moins  qu'un  ordre  de  l'empereur  Hono- 
rius,  expédié  à  tous  les  gouverneurs  des  provinces, 
leur  enjoignant  «  de  vendre,  sous  leur  responsabilité, 
les  domaines  de  l'inien  et  de  Mélanie  et  de  leur  en 
faire  parvenir  le  prix  ».  Vêtue  en  pauvresse,  visi- 
tant saint  Augustin  à  Hippone,  les  solitaires  en 
Egypte,  saint  Jérôme  à  Jérusalem,  jeûnant  120  heu- 
res par  semaine,  sainte  Mélanie,  après  avoir  donné 
le  spectacle  d'une  rare  humilité  et  d'une  activité 
prodigieuse  au  service  de  l'Eglise,  mérita  de  voir 
l'Impératrice  Eudocie  faire  le  voyage  de  Jérusalem 
pour  la  visiter.  La  «  sénatrice  »  de  Rome  mourut  en 
439  et  son  «  étonnante  existence,  écrit  M.  Goyau, 
tour  à  tour  laissa  trace  dans  deux  registres  :  celui 
des  fortunes  sénatoriales  à  Rome,  et  celui  des  indi- 
gents, à  Jérusalem  »  (Gard.  Rampolla,  Sonta  Mela- 
niii  Gitiniore,  Sénatrice  Pomana , Rome ,iijob ;  Georges 
Goyau,  Sainte  Mélanie,  Lecolfre,  1908,  pp.  'J^,  205; 
A.  d'.\lès.  Etudes,  20  juillet,  20  aoiit  1906;  Analecta 
Bollandiana,  XXV,  1906). 

L'héroïsme,  surtout  à  ce  degré,  reste  le  fait  d'une 
élite.  D'autres  riches,  moins  parfaits,  s'inquiétaient  et 
se  demandaient  s'ils  pourraient  faire  leur  salut  en 
conservant  leurs  richesses.  Les  Pères  durent  les  ras- 
surer et  leur  expliquer  que  la  parole  du  Sauveur: 
0  Vendez  ce  que  vous  possédez  »  signifie,  au  sens 
figuré  :  «  Dépouillez  votre  âme  de  tous  ses  vices, 
coupez  toutes  vos  mauvaises  passions  dan  s  leur  racine 
et  rejetez-les  loin  de  vous.  »  C'est  ce  que  fait  Clkmknt 
d'Alexandrie,  dans  l'ouvrage  \ni\\\\\é;  Quel  riche 
peut  être  sauvé?  Seuls  ceux  qui  sont  appelés  à  suivre 
la  voie  étroite  des  conseils  évangéliques  peuvent 
prendre  à  la  lettre  la  parole  de  Notre  Seigneur  au 
jeune  homme  de  l'Evangile;  «  Va,  vends  ce  que  tu 
possèdes  et  donne-le  aux  pauvres  »(il/a<(A.,  xix,  20). 
Non  seulement  le  grand  nombre  n'y  est  pas  obligé, 
mais  il  ne  pourrait  le  faire  sans  bouleverser  la  société, 
et  aller  contre  les  intentions  certaines  du  Sauveur: 
«  En  rapprochant,  dit  Clément,  ce  passage  d'autree» 
passages  de  la  Sainte  Ecriture,  l'opposition  sert  beau- 
coup mieux  à  mettre  en  évidence  quel  en  est  le  véri- 
table sens.  .Supposez  en  effet  que  tous  vendent  leurs 
biens  et  que  personne  ne  possède  ;  que  reslera-t-i! 
pour  donner  à  ceux  qui  sont  dans  le  besoin?  Jésus- 
Christ  a  dit:  «  J'ai  eu  faim  el  vous  m'avez  donné  è. 
manger.  «Mais  comment  pourrait-on  donnera  man- 
ger à  ceux  qui  ont  faim,  à  boire  à  ceux  qui  ont  soif 
vêtir  cevix  cjui  sont  nus,  donner  l'hospitalité  auî 
pauvres  étrangers,  si  l'on  est  soi-même  le  premier  des 
pauvres?...  Si,  d'un  côté,  ces  devoirs  de  charité  n* 
peuvent  être  remplis  qu'autant  que  l'on  a,  à  sa  dis 
position,  des  ressources  personnelles;  si,  de  l'autre 
Jésus-Christ  nous  commande  de  prendre  ces  paroles 
dans  leur  sens  littéral,  de  divorcer  avec  toute  espèci 
de  richesse  et  d'abandonner  tous  nos  biens,  que 
faudrait-il  penser  de  Notre  Seigneur  qui  nous  aurai 
ordonné  de  donner  et  de  ne  pas  donner,  de  nourrii 
les  pauvres  et  de  ne  pas  les  nourrir,  de  recevoir  le; 
étrangers  et  de  ne  pas  les  recevoir,  en  un  motd'opé- 
rer  les  œuvres  de  la  charité  et  de  nous  interdire  ei 
même  temps  les  moyens  d'être  utiles  à  nos  frères  ?& 
serait  le  comble  de  l'absurdité  1  //  faut  donc  concluri 
que  l'on  n'est  noint  olili^é  de  renoncer  à  su  fortunt 
personnelle,  puisqu'elle  nous  sert  à  soulaf;er  le  pro 
cliain.  »  En  d'autres  termes,  «  le  précepte  du  renon 
cernent  aux  richesses  doit  s'entendre  du  renoncemen 
au  vice  et  de  l'extermination  de  toutes  nos  mauvaise: 


1669 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1670 


passions  ».    Clément,  op.    cit.,  xiv,   xv  (P.O.,    IX, 
pp.  617-620). 

L'idée  générale  de  la  doctrine  des  Pères  sur  la 
propriété,  la  richesse  et  la  pauvreté,  est  celle  que 
nous  avons  déjà  rencontrée  chez  le  peuple  juif,  et 
seulement  chez  lui  :  /.e  seul  vriii propriétaire  du  fonds 
commun,  c'est  Dieu.  Ceux  qui  le  possèdent  successive- 
ment n'en  sont  devant  Dieu  que  les  usufruitiers.  Une 
des  clausesde  cet  usufruit,  c'est  ioblii;alion  d'en  faire 
hénéficier  les  pauvres  dans  une  certaine  mesure. 

Longtemps  avant  Pascal,  saint  Astèrb,  après  avoir 
montré  que  nous  sommes  des  voyageurs  jouissant 
alternativement,  sur  le  chemin,  de  l'ombre  d'un  arbre 
qui  ne  nous  api)artient  pas,  et  entrant  les  uns  après 
les  autres  dans  une  hôtellerie  pour  y  passer  la  nuil, 
écrivait  les  paroles  fameuses  que  l'on  admire  dans 
les  Pensées:  «  Frères,  voilà  notre  viel  Tout  fuit,  tout 
tombe  1  Aussi,  lorsque  j'entends  dire:  Ce  champ  esta 
moi,  cette  maison  est  la  mienne,  je  ne  peux  assez 
admirer  l'orgueil  renfermé  dans  celte  vaine  syllabe 
et  dans  ces  lettres  préscfiiiptueuses  :  à  moi.'  »  II  con- 
tinuait: «  Nous  appartenons  à  Dieu  seul,  qui  est  seul 
le  véritable  et  suprême  propriétaire,  et  nous  ne 
sommes  que  les  économes  et  les  dispensateurs  de  ses 
biens...  Ton  corps  même  ne  t'appartient  pas.  Q)ie 
dirons-nous  donc  de  ceux  qui  s'imaginent  être  les 
maîtres  de  leur  or,  de  leur  argent,  de  leur  champ,  et 
du  reste  de  leurs  possessions?l)eceux  quicroientles 
posséder  en  propriétaires  absolus,  sans  responsabi- 
lité, sans  être  tenus  à  aucune  reddition  de  comptes  I 
O  homme,  rien  n'est  à  loi  :  tu  n'es  qu'un  esclave,  tout 
est  à  Dieu.  L'esclave  ne  peut  disposer  à  son  gré  de 
son  pécule.  Tu  es  venu  sur  la  terre,  nu  de  toutes 
choses.  Tout  ce  que  tu  possèdes,  lu  l'as  reçu  d'après 
la  loi  de  Dieu,  soit  par  l'héritage  de  tes  pères,  confor- 
mément à  ce  que  Dieu  a  lui-même  établi,  soit  parles 
acquisitions  faites  à  la  suite  de  ton  mariage,  acqui- 
sitions également  sanctionnées  par  les  institutions 
divines,  soit  enfin  par  l'industrie,  le  commerce,  l'agri- 
?ulture  ou  tout  autre  moyen  d'acquérir  selon  l'ordre 
établi  de  Dieu  même,  et  toujours  secondé  par  son 
?oneours  et  ses  lois:  voilà  la  source  de  ta  richesse. 
.\insi,  de  toutce  que  tupossèdes,  rien  ne  t'appartient. 
Voyons  Aonc  à  quelles  conditions  tu  possèdes,  ce  qui 
l'a  été  prescrit  pour  l'usage  de  tes  richesses,  quelle 
loit  être  l'administration  des  biens  que  lu  as  reçus? 
Donne  à  calui  qui  a  faim  ;  revêts  celui  qui  est  nu  ;  soi- 
ne  le  malade  ;  ne  néglige  point  le  pauvre  étendu  dans 
es  carrefours;  nel'inquiète  point  dece  que  ludevien- 
Iras  le  lendemain.  Si  tu  agis  ainsi,  tu  seras  honoré, 
glorifié  par  celui  qui  t'a  imposé  ces  lois.  Si  tu  les 
ioles,  tu  seras  soumis  à  de  terribles  châtiments  « 
S.  AsTEHii  Amaseni,  Homil.  11,  De  aeconomo  infideV, 
^.  G.,  XL,  191).  Le  riche  est  donc  obligé  de 
ecourir  le  pauvre.  Mais  cette  obligation  crée-l-elle 
hez  le  pauTpe  un  droit  à  l'aumône?  Non.  Comme 
oute  obligation  d'ordre  moral,  elle  engage  grave- 
nenl  la  conscience  du  riche,  sans  que  le  pauvre 
uisse  cependant  en  exiger  l'accomplissement.  S'il 
'exigeait,  il  commettrait  un  vol.  Le  riche  doit  donner 
ibreuient. 

Si  le  riche  ne  donna  pas,  il  pèche,  mais  il  n'est 
omptable  qu'à  Dieu  de  son  péché  :  il  sera  puni 
terriblement  »  dans  l'autre  monde.  Si  le  pauvre 
rend,  il  pèche  et  n'est  plus  qu'un  voleur,  et  les 
oleurs  n'entreront  pas  dans  le  royaume  des  cieux. 
>i,  au  contraire,  le  richedonne, comme  ily  estobligé, 
t  si  le  pauvre  travaille  et  patiente,  comme  il  y 
si  obligé,  tout  est  dans  l'ordre,  et  l'un  et  l'autre 
ont  leur  salut.  C'est  ce  qu'enseigne  saint  Augustin 
lans  un  de  ses  sermons  :  «  J'ai  averti  les  riches; 
naintenanl  c'est  à  vous,  pauvres,  de  m'entendre. 
donnez  et  gardez-vous  bien   de  rien  prendre.  Donnez 


vos  facultés,  soit  l'obole  de  la  veuve  de  l'Evangile, 
soit  l'emploi  des  moyens  par  lesquels  vous  pouvez 
gagner  honnêtement  votre  vie,  mais  étouffez  en  vous 
la  convoitise.  Vous  avez  en  commun  avec  le  riche 
le  monde  entier;  mais  vous  n'avez  point  en  com- 
mun avec  le  riche  sa  maison  et  ses  biens.  Vous  avez 
en  commun  avec  lui  la  lumière  du  jour,  pour  éclai- 
rer et  féconder  vos  travaux.  Cherchez  à  gagner  ce 
qui  doit  suflire  à  votre  nourriture,  mais  gardez-vous 
bien  de  chercher  davantage  »  (S.  AuG  ,  Serm., 
t-xxxv,  6,  />./..,  XXXVIII,  523). 

Ou  voit  combien  la  doctrine  des  Pères  est  éloi- 
gnée du  communisme  que  des  auteurs  modernes  ont 
prétendu  découvrir  dans  leurs  œuvres.  Sans  doute, 
ils  ont  protesté  avec  '  énergie  contre  les  abus  de  la 
richesse,  mais  jamais  aucun  d'eux  n'a  dit  au  riche: 
a  Je  vous  forcerai  à  donner  »;  aucun  d'eux  n'a  dit  au 
pauvre:  >'  Prenez  la  parla  laquelle  vous  avez  droit 
sur  le  fonds  commun  »,  parce  qu'en  réalité  ce  droit 
n'existe  pas.  Seul  le  cas  d'extrême  nécessité  —  le 
Deutéronome  l'indiquait  déjà  (xxiii,  a4-25)  et  saint 
Thomas  l'enseignera  plus  lard(llall!'e,q.32,a.7ad  3'"") 
—  permet  à  l'indigent  de  prendre  ce  qui  lui  est 
nécessaire  pour  ne  pas  mourir  de  faim. 

Le  communisme  n'a  jamais  existé  dans  le  Chris- 
tianisme, pas  même  —  nous  le  dirons  plus  loin  —  dans 
l'Eglise  de  Jérusalem.  Les  deux  doctrines  dilTèrenl 
par  leurs  principes.  Dans  l'une,  Dieu  est  le  vérita- 
ble propriétaire;  dans  l'autre,  l'humanité  en  géné- 
ral ;  d'où  il  suit  que  la  propriété  [individuelle], 
c'est  le  vol.  Elles  diffèrent  par  leurs  fins.  La  fin  du 
chrétien,  c'est  le  ciel,  et  la  richesse  et  la  pauvreté, 
toutes  deux  nécessaires,  permettent  au  chrétien 
fidèle  de  gagner  le  ciel.  La  fin  du  communisme, 
c'est  la  richesse  pour  tous  et  le  seul  bien-être  maté- 
riel :  le  ciel  sur  la  terre;  la  pauvreté  est  une  injus- 
tice et  il  faut  la  supprimer.  Aussi  les  deux  doctri- 
nes dilTèrenl-elles  par  les  moyens  à  employer  pour 
atteindre  la  fin  assignée.  Ce  moyen,  dans  le  chris- 
tianisme, c'est  la  conscience,  le  travail  et  la  vertu. 
Dans  le  communisme,  c'est  la  force  brutale,  la  vio- 
lence et  au  besoin   l'assassinat,  légal  ou  non. 

Il  est  à  peine  besoin  de  signaler  la  part  d'utopie 
inhérente  au  système  communiste,  basé  sur  la  néga- 
tion du  péché  originel  et  de  tout  concept  religieux. 
Ce  système  suppose  l'homme  naturellement  bon  et 
vertueux;  il  ne  tient  aucun  compte  des  causes  phy- 
siques permanentes  de  pauvreté,  ni  des  cataclysmes 
périodiques,  tels  que  la  guerre,  qui  bouleversent 
toutes  les  conditions  sociales  et  créent  ces  types 
particuliers  de  citoyens  qu'on  appelle  u  les  nouveaux 
riches  »  et  n  les  nouveaux  pauvres  ».  Les  moyens 
qu'il  préconise  le  condamnent;  l'ordrene  naît  pas  du 
désordre  et  la  violence  ne  saurait  engendrer  la  paix. 

«  Il  y  a  toujours  des  pauvres  parmi  vous  » 
(Vatth.,  XXVI,  11).  Cette  parole  du  Christ  à  ses  apô- 
tres ruine  d'avanco  le  mirage  socialiste.  Il  y  aura 
toujours,  même  dans  la  cité  future,  des  orphelins, 
des  malades,  des  invalides,  des  vieillards  sans  res- 
sources et,  par  suite,  il  y  aura  toujours  place  pour  la 
charité.  Les  plus  belles  organisations  sociales,  sur- 
tout ^i  elles  sont  à  base  de  fonctionnarisme,  n'arri- 
veront jamais  à  rendre  inutiles  les  secours  délicats, 
désintéressés  et  seuls  vraiment  maternels,  des  apô- 
tres de  la  charité. 

Aussi  bien  les  objections  de  toute  nature  élevées 
contre  la  charité  chrétienne  par  des  théoriciens  qui, 
souvent,  n'ont  jamais  vu  un  pauvre  de  près,  seront- 
elles  aisément  réfutées  par  l'histoire, 

3°  L'Eglise  de  Jérusalem.  — Les  diaconies. —  Cette 
histoire  de  la  charité  chrétienne  est  très  diincile  à 
écrire,  puisque,  selon  le  précepte  du  Maître,  lechré- 


1671 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1672 


tien  doit  faire  l'aumône  en  secret,  sous  le  seul 
rejfard  du  Père  céleste,  et  qu'à  rencontre  des  Pha- 
risiens, qui  faisaient  sonner  la  trompette  devant  eux, 
la  discrétion  du  chrétien  doit  être  telle  que  sa  main 
gauche  ignore  ce  que  fait  sa  main  droite  (Mat th., 
VI,  2-4)-  Les  plus  beaux  actes  de  charité  sont  peut- 
être  restés  inconnus  au  cours  des  siècles  ;  d'autres 
n'ont  dû  la  publicité  qu'à  la  reconnaissance  des 
pauvres  qui  ont  tenu  à  les  révéler.  En  général,  la 
charité  individuelle  est  restée  inconnue  de  l'his- 
torien, qui  a  dû,  comme  il  convenait,  parler  de  ce 
qui  était  visible  aux  regards,  des  institutions 
destinées  à  soulager  le  pauvre,  en  un  mol  de  la 
charité  organisée. 

Dès  l'origicie  de  l'Eglise,  l'année  même  de  sa  fon- 
dation, disons  mieux  :  les  j)reraiers  jours  de  la  ])ré- 
dicalion  de  l'Evangile,  nous  trouvons  à  Jérusalem 
une  communauté  volontaire  de  l'usage  des  biens, 
destinée  à  subvenir  aux  besoins  des  Apôtres  qui 
passent  toutes  leurs  journées  à  prêcher  la  bonne 
nuuiflle,  et  aussi  à  secourir  les  premiers  pauvres  de 
l'Eglise  naissante.  »  La  multitude  des  croyants 
n'avait  qu'un  cœur  et  qu'une  àine;  nul  ne  disait  de 
ce  qu'il  possédait  :  C'est  à  moi;  mais  tout  était 
comuiun  entre  eux.  Les  Apôtres  avec  grande  force 
rendaient  léiuoignage  à  la  résurrection  de  Notre 
Seigneur  Jésus-Christ,  et  la  grâce  était  grande  en 
eux  tous.  Car  il  n'y  avait  point  de  pauvres  parmi 
eux;  ceux  qui  possédaient  des  champs  ou  des  mai- 
sons les  vendaient  et  en  apportaient  le  prix,  qu'ils 
mettaient  aux  pieds  des  .\pôtres;  et  on  le  distri- 
buait ensuite  à  chacun  selon  les  besoins  »  (Actes, 
IV,  32-37). 

Ce  passage  des  Jcles  a  été  revendiqué  par  cer- 
tains socialistes  comme  une  justification  de  leurs 
théories.  C'est  bien  à  tort,  croyons-nous.  Cet  admi- 
rable élande  ferveur  qui  pousse  les  chrétiens  de  Jéru- 
salem —  pendant  une  période  d'ailleurs  très  courte 
—  à  prendre  à  la  lettre  la  parole  du  Sauveur,  déjà 
citée  :  n  Va,  vends  ce  que  tu  possèdes  et  donne  le 
prix  aux  pauvres  »  ne  saurait  être  comparé  au 
communisme  qui  prétend  imposer  par  la  force  la 
communauté  des  biens.  Ici.  en  effet,  nous  n'avons 
très  proliiiblement  de  commun,  comme  il  arrive 
dans  les  couvents,  que  l'usage  des  biens  et  non  les 
bienseux-mêmes.  D'autre  part,  ces  offrandes  étaient 
entièrement  libres;  nul  n'y  était  forcé.  Pierre  le 
rappelle  à  Ananie,  en  lui  disant  qu'il  pouvait  par- 
faitement garder  son  champ,  et,  même  après  l'avoir 
vendu,  garder  le  prix  de  la  vente  ;  ce  qu'il  lui  re- 
proche, c'est  d'avoir  promis  à  Dieu  la  somme  totale, 
et  d'en  retenir  sacrilègement  une  partie  (Actes,  v, 
4).  Bref,  ce  régime,  admirable  en  soi,  nécessaire  au 
début  de  l'apostolat,  à  cause  du  grand  nombre  de 
pauvres  nouvellement  convertis,  ne  pouvait  être 
que  transitoire;  les  capitaux  une  fois  dissipés,  la 
caisse  commune  ne  pouvait  être  alimentée  que  par 
de  nouve  uix  dons  volontaires  des  autres  Eglises, 
ce  qui  rendait  tout  à  fait  précaire  et  aléatoire  la 
stabilité  de  l'institution.  Aussi  ne  la  trouvons-nous 
dans  aucune  des  Eglises  que  fondèrent  successive- 
ment   les  apôtres. 

Tout  au  contraire,  les  dinconies  sont  instituées 
partout,  et  spécialemeat  à  Rome,  l'Eglise  mère  et 
maîtresse  C'est  autour  du  ministère  des  diacres  ou 
du  minisii're  des  tables  (ce  sont  les  deux  acceptions 
du  mol  diaconie)  que  viennent  se  grouper  toutes 
les  œuvres  de  charité  envers  les  pauvres. 

L'origine  en  remonte  à  l'Eglise  de  Jérusalem,  où 
les  apô  res  eux-mêmes  avaient  géré  au  début  la 
bourse  commune  et  distribué  journellement  les  se- 
cours. Bientôt  débordés  par  le  grand  nombre  des 
prosélytes,  ils    sont  obligés,  pour   se     ménager  le 


temps  nécessaire  à  la  prédication,  d'instituer  la  dia- 
conie. Voici  eu  quelles  circonstances  :  «  Le  nombre 
des  disciples  croissant  de  jour  en  jour  à  Jérusalem, 
il  s'éleva  un  murmure  des  Juifs  grecs  contre  les 
Juifs  hébreux,  ceux-là  se  plaignant  de  ce  que  leius 
veuves  étaient  négligées  dans  la  distribution  jour- 
ualière  des  secours.  Alors  les  dcmze  assemblèrent 
la  multitude  des  disciples  et  leur  dirent  :  «  11  n'est 
pas  juste  que  nous  abandonnions  la  parole  de  Dieu 
pour  avoir  soin  des  tables.  Choisissez  donc  parmi 
vous  sept  hommes  d'une  probité  reconnue,  remplis 
de  l'Esprit-saint  et  de  sagesse,  à  qui  nous  commet- 
tions ce  ministère.  Pour  nous,  nous  nous  applique- 
rons entièrement  à  la  prière  et  à  la  dispensation  de 
la  parole.  »  Ce  discours  plut  à  toute  l'assemblée; 
et  ils  élurent  Etienne,  homme  plein  de  foi  et  du 
Saint-Esprit,  Philippe,  Prochore,  Nicanor,  Timon, 
Parraénas.etNicolas,  prosélyte  d'Antioche.  Ilsles pré- 
sentèrent ensuite  aux  apôtres  qui,  après  avoir  fait 
des  prières,  leur   imposèrent  les  mains  »  (Actes,  vi, 

Cet  ordre  des  diacres,  qui  eut  l'honneur  de  comp- 
ter le  premier  martyr  chrétien,  exerça  pendant  plu- 
sieurs siècles  son  ministère  de  charité  dans  toutes 
les  Ivglises.  On  institua  également  des  diaconesses, 
pour  visiter  les  femmes.  «  Il  arrive  quelquefois,  di- 
sent les  Constitutions  apostoliques,  qu'on  ne  peut 
envoyer  un  diacre  dans  certaines  maisons,  à  cause 
des  infidèles.  Vous  y  enverrez  une  diaconesse,  pour 
prévenir  et  éviter  les  soupçons  des  méchants.  Celles 
que  vous  choisirez  doivent  être  fidèles  et  saintes. 
Elles  seront  chargées  des  divers  oflices  qui  regar- 
dent les  femmes  »  (Cnnst.  Apost,  III,  i,  P.  G.,  I,  760 
sqq.).  Cette  institution  des  diaconesses  est  due  égale- 
ment aux  apôtres;  saint  Paul  les  mentionne  à  plu- 
sieurs reprises  (liom.,  xvi,   i;  l  ad  Tim.,  v  ,  9-10). 

4°  Fonctionnement  des  diaconies  primitives.  — 
Les  agapes.  —  V  importance  sociale  du  jeûne.  — 
(Temps  apostoliques  et  période  des  persécutions ,) 
—  L'assistance  des  pauvres  revêt  avec  les  diaconies 
un  caractère  public.  L'Eglise,  dès  sa  fondation,  met 
donc  en  pratique  les  enseignements  de  Jésus  sur  la 
[)auvreté.  Celte  assistance  publique  des  pauvres  dut, 
pendant  les  persécutions,  se  dissimuler  aux  regards 
des  païens,  par  une  série  de  mesures  que  nous  indi- 
querons; elle  n  en  continua  [las  moins  avec  la  même 
activité.  Elle  était  en  même  temps  complétée  par 
la  charité  privée,  car  le  précepte  de  l'amour  du  pro- 
chain est  individuel,  et  chacun,  dans  sa  sphère  im- 
médiate de  famille  et  de  relations,  doit  donner 
l'exemple  de  cette  vertu.  Saint  Paul  défend  d'accep- 
ter pour  le  ministère  public  de  la  charité  la  veuve 
qui  n'aura  |)as  d'abord  rempli  les  devoirs  domesti- 
ques d'assistance  envers  ses  parents,  lavé  les  pieds 
des  pauvres  et  des  voyageurs,  et  exercé  l'hospita- 
lité à  leur  égard  (I  Tim.,  v,  4>  '<>)•  L'individu  est 
tenu  de  secourir  :  1"  les  membres  de  sa  famille;  y 
manquer,  c'est  pratiquement  apostasier  et  être  pire 
qu'un  infidèle  (1  Tim.,  v,  8);  2°  les  membres  indi- 
gents delà  communauté;  3"  les  chrétiens  des  autres 
communautés;  4'  enfin  les  non-chrétiens  (Galat., 
VI,  10).  Ces  secours  doivent  être  intelligents,  et  ne 
pas  favoriser  la  paresse.  Les  .\pôtres  proclament  la 
haute  dignité  morale  et  l'obligation  du  travail.  Celui 
qui  ne  veut  pas  travailler  n'est  pas  digne  de  manger 
(II  T hets.,  III,  10)  ;  on  ne  doit  pas  avoir  de  commerce 
avec  les  paresseux,  afin  qu'ils  aient  honte  de  leur 
faute  et  travaillent  à  s'en  corriger  (Ibid.,  Ii-i5). 
Saint  Paul  travaille  lui-iuéine  de  ses  mains  nuil  et 
jour,  pour  n'être  pas  à  charge  aux  fidèles  de  Saloni- 
que  (I  Thess.,n,  QJ);  aussi  leur  ordonne-t-il  de  faire 
de  même,  afin  «  de  ne  rien  désirer  de  ce  qui  est  aux 


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PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


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autres  »  (Ihid.,  iv,  ii).  Mêmes  conseils  aux  Eptié- 
siens  ;  pas  de  mendiants  paresseux  et  voleurs  parmi 
eux,  mais  des  travailleurs  qui  aiiront  de  quoi  sub- 
sister et  donner  même  à  plus  pauvres  qu'eux(£'^Aes., 
IV,  28)  (Cf.  T.  J.  Bbck,  rhe  Catholic  Encyclopedia, 
New-York,  au  mot  :  Poor). 

Comment  étaient  organisées  les  diaconies?  —  Le 
Liber  pontificalis  nous  apprend  qu'à  Rome  saint  Clé- 
ment divisa  la  ville  en  sept  quartiers  et  dans  chaque 
quartier  plaça  des  notaires  apostoliques  chargés  de 
recueillir  avec  soin  les  actes  des  martyrs.  Il  y  avait 
donc,  à  cette  époque,  des  chrétiens  dans  toute  la  ville, 
et  ces  circonscriptions  devinrent  naturellement  le 
centre  des  réunions  cultuelles  et  charitables.  Peu 
après(ii2)le  pape  saint  Evariste  «  partagea  les  titres 
de  la  ville  de  Rome  entre  les  prêtres  ».  Nous  savons, 
d'autre  part,  toujours  par  le  t.iber  pontificalis,  que 
Pie  I"  (vers  i5o)  ordonna  vingt  et  un  diacres,  —  ce 
qui  indique  un  exercice  très  intense  de  la  charité,  — 
sous  la  direction  d'un  archidiacre,  qui  représentait 
directement  le  pape.  Enfin  «  le  pape  Fabien  (288) 
partagea  les  quartiers  de  la  ville  entre  les  diacres  » 
et  comme  il  y  avait  alors  quatorze  quartiers,  il  les 
réunit  deux  par  deux  pour  conserver  le  nombre  sept, 
en  souvenir  des  sept  premiers  diacres  ;  à  la  tête  de 
chaque  quartier  ou  région,  il  y  eut  un  diacre  «régio- 
nal »  ou  principal,  ou,  comme  on  dira  plus  tard 
cardinal,  aidé  de  quelques  autres  dans  son  mini- 
stère officiel  de  charilê  (Liber pontificalis .  —  Texte, 
introduct.  et  comment,  par  L.  Duchbsnk,  2  vol.  in-4, 
1886-1893,  t.  l"",  p.  126.  — ToLLKMER,  Des  Origines  de 
la  charité  cathilique,  i865,  pp.  ^g3-5oo). 

Durant  les  persécutions,  l'évêque,  à  l'exemple  des 
apôtres,  continue  d'être  l'administrateur  de  la  pro- 
priété de  l'Eglise  et  le  directeur  de  l'assistance  des 
pauvres.  Mais  il  ne  peut  tout  entendre,  tout  voir,  tout 
dire  et  tout  faire  par  lui-même.  Aussi  les  Constitu- 
tions apostoliques,  décrivant  les  devoirs  du  diacre, 
les  résument-elles  en  ces  mots  :  «  Que  le  diacre  soit 
l'oreille,  l'œil,  la  bouche,  le  cœur  et  l'àme  de 
l'évêque  »  (Const.   apost.,  11,  xuv). 

Le  premier  devoir  des  diacres  est  de  rechercher  les 
pauvres,  i<  de  s'informer  avec  sollicitude  de  tous  ceux 
qui  souffrent  dans  leur  chair  ;  ils  doivent  les  signaler 
au  peuple,  si  le  peuple  ignore  leurs  infirmités,  les 
visiter  et  leur  fournir  ce  dont  ils  ont  besoin,  ayant 
soin  d'informer  l'évêque  de  ce  qu'ils  auront  donné  ». 

Une  des  manifestations  les  plus  touchantes  de  la 
charité  chrétienne  est  l'institution  des  agapes,  ou 
repas  de  charité.  A  la  fin  du  ii"  siècle,  Tbrtullien 
décrit  cette  institution  et  la  venge  des  calomnies 
païennes.  Apologeticum,-x.ii.\ix,  trad.  J.  P.Waltzing, 
Liége-Paris,  igig  :  «  Notre  repas  fait  voir  sa  rai- 
son d'être  par  son  nom  :  on  l'appelle  d'un  nom  qui 
signifie  «  amour  »  chez  les  Grecs.  Quelles  que  soient 
les  dépenses  qu'il  coûte,  c'est  profit  que  de  faire  des 
dépenses  pour  une  raison  de  piété  :  en  effet,  c'est  un 
rafraîchissement  par  lequel  nous  aidons  les  pauvres, 
non  que  nous  les  traitions  comme  vos  parasites,  qui 
aspirent  à  la  gloire  d'asservir  leur  liberté,  à  condition 
qu'ils  puissent  se  remplir  le  ventre  au  railievi  des 
avanies,  mais  parce  que,  devant  Dieu,  les  humbles 
jouissent  d'une  considération  plus  grande.  Si  le 
motif  de  notre  repas  est  honnête,  jugez  d'après  ce 
motif  la  discipline  qui  le  régit  tout  entier.  Comme  il 
a  son  origine  dans  un  devoir  religieux,  il  ne  souffre 
ni  bassesse,  ni  immodestie.  On  ne  se  met  à  table 
qu'après  avoir  goûté  auparavant  d'une  prière  à  Dieu. 
On  mange  autant  que  la  faim  l'exige  ;  on  boit  autant 
que  la  chasteté  le  permet.  On  se  rassasie  comme  des 
hommes  qui  se  souviennent  que,  même  la  nuit,  ils 
doivent  adorer  Dieu  ;  on  converse  en  gens  qui  savent 
que  le  Seigneur  les  entend.  .\près  qu'on  s'est  lavé  les 


mains  et  qu'on  a  allumé  les  lumières,  chacun  est 
invité  à  se  lever  pour  chanter,  en  l'honneur  de  Dieu, 
un  cantique  qu'on  lire,  suivant  ses  moyens,  soit  des 
saintes  Ecritures,  soit  de  son  propre  esprit.  C'est  une 
épreuve  qui  montre  comment  il  a  bu.  Le  repas  finit 
comme  il  a  commencé,  par  la  prière.  Puis  chacun 
s'en  va  de  son  côté,  non  pas  pour  courir  en  bandes 
d'assassins  ni  en  troupes  de  flâneurs,  ni  pour  se 
livrer  à  la  débauche,  mais  avec  le  même  souci  de 
modestie  et  de  pudeur,  en  gens  qui  ont  pris  à  table 
une  leçon  plutôt  qu'un  repas.   » 

Les  noms  des  pauvres  étaient  inscrits,  avec  divers 
renseignements,  sur  un  registre  spécial  qu'on  appe- 
lait te  catalogue  iiespa.iivves  Les  dons  faits  à  chacun 
y  étaient  également  consignés,  de  sorte  que  ce 
registre  était  en  même  temps  un  livre  de  comptes. 
Le  diacre  ne  devait  rien  donner  »  sans  avertir 
l'évêque  et  sans  son  autorisation  »,  à  moins  qu'il  ne 
s'agit  de  secours  urgents  à  de  pauvres  malades.  Le 
diacre  ne  connaissait  que  les  besoins  de  son  quartier; 
l'évêque,  à  qui  chaque  diacre  venait  rendre  compte 
de  sa  mission,  voyait  l'ensemble,  et  pouvait  ainsi 
procédera  des  répartitions  en  rapport  avec  l'état  de 
ses  ressources  générales.  C'est  ainsi  que  le  pape 
saint  Corneille  parle  des  quinze  cents  pauvres  que 
nourrissait  chaque  jour  l'Eglise  de  Rome;  plus  tard 
le  diacre  saint  Laurent  «  réunit  tous  les  pauvres  que 
l'Eglise,  leur  mère,  avait  coutume  de  nourrir  « 
(Phudence,  Ilymn.  11,  vers  lô^-iSS.  P.L.,  LX,  p.  3o6) 
et  les  présente  aux  persécuteurs  comme  0  les  trésors 
de  l'Eglise  »  ;  à  la  même  époque  l'église  d'Antioche 
en  nourrissait  journellement  trois  mille  et  celle  de 
Constantinople,  au  temps  de  saint  Jean  Chrysostome, 
également  trois  mille. 

Les  Constitutions  apostoliques  rappellent  aux  évê- 
ques  qu'ils  sont  «  les  dispensateurs  des  biens  du 
Seigneur  et  qu'ils  doivent  distribuer  à  propos  à 
chacun  ce  dont  il  a  besoin,  aux  veuves,  aux  orphe- 
lins, aux  délaissés  et  à  tous  ceux  qui  sont  dans  la 
misère  u  (Corisf.  opost.,  III,  m).  Elles  nous  apprennent 
en  même  temps  que  les  aumônes  se  faisaient  «  en 
vêtements,  en  argent,  en  aliments,  en  boissons  et  en 
chaussures  n  (Ibid.,  III,  xii).  Les  Conférences  de 
Saint-Vincent-de-Paul  de  notre  époque  rappellent 
par  beaucoup  de  traits  les  diaconies  primitives.  La 
liste  des  pauvres  de  chaque  communauté  Çmalricula) 
mentionnait  l'argent  remis  à  chaque  visite  des  pau- 
vres. On  prévenait  l'abus  de  la  charité  par  une 
en(Hiète  sérieuse,  et  l'on  demandait  aux  nouveaux 
venus  des  lettres  derecommandation  ;  on  les  obligeait 
au  travail  et  l'on  ne  supportait  aucun  mendiant 
paresseux  (Didache,  xi,  xii).  On  donnait  des  outils 
et  du  travail  avec  des  situations  fixes  à  tous  ceux  qui 
pouvaient  travailler.  Les  orphelins  étaient  confiés  à 
des  familles  chrétiennes  qui  les  adoptaient  et  se 
chargeaient  de  leur  éducation  (Const.  apost.,  IV,  i). 
Les  enfants  pauvres  étaient  placés  chez  des  artisans 
ou  des  patrons  qui  leur  apprenaient  un  métier 
(Consl.  apost.,  ih.,  11).  Bref,  on  cherchait  à  rendre 
l'aumône  vraiment  fructueuse;  on  ne  se  contentait 
pas  du  secours  matériel,  on  travaillait  à  élever  et  à 
moraliser  le  pauvre,  selon  le  véritable  esprit  du 
christianisme  et  les  recommandations  de  saint  Paul. 

Ce  caractère  public  de  l'assistance  des  pauvres  ne 
désignait-il  pas  immédiatement  aux  persécuteurs  le 
lieu  de  réunion  des  chrétiens?  Comment  un  service 
si  compliqué  pouvait-il  fonctionner  sans  vouer  immé- 
diatement an  martyre  les  diacres  et  leurs  auxi- 
liaires?... 

1°  Le  diacre,  grâce  à  son  registre  des  pauvres,  et  à 
la  connaissance  qu'il  avait  de  tous  les  chrétiens 
riches  de  son  quartier,  désignait  alternativement  aux 
pauvres,  après  entente  avec  les  riches,  les  maisons 


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où  ils  devaient  se  rendre  pour  y  prendre  leurs  repas. 
Le  fonctionnement  de  ce  service  fait  songer  à  notre 
billet  do  logement.  Pour  éviter  les  agglomérations 
suspectes  et  dépister  les  païens,  on  réparlissait  les 
pauvres  individuellement  ou  par  petits  groupes  chez 
un  grand  nombre  de  chrétiens  fortunés  qui  les 
accueillaient  comme  leurs  frères  en  Jésus-Christ.  La 
discipline,  sur  ce  point,  devait  être  observée  rigou- 
reusement et  l'infraction  était  punie  par  le  jeûne  ou 
l'excommunication.  C'est  ce  qu'indiquent  les  statuts 
de  l'ordre  des  veuve/:  o  Que  la  veuve  ne  fasse  rien 
sans  prendre  l'avis  du  diacre,  lorsqu'elle  veut  aller 
chez  quelqu'un  pour  boire,  pour  manger  ou  (lour  rece- 
voir quelque  aumône  »  (Const.  apost.,  lll,  vu).  Ce  que 
saint  Cyprien  écrivait  aux  diacres  chargés  de  visiter 
les  confesseurs  de  la  foi  dans  les  prisons,  s'applique 
aussi  au  ministère  des  tables,  et  à  la  surveillance  du 
boire  et  du  manger.  «  Si  nos  frères  désirent  se  réunir 
et  visiter  les  confesseurs,  qu'ils  le  fassent  avec  pru- 
dence, jamais  en  grand  nombre  à  la  fois  et  par 
troupes  compactes,  de  crainte  d'éveiller  par  là  les 
soupçons...  Lorsque  les  prêtres  vont  offrir  le  saint 
sacrifice  aux  lieux  où  sont  les  confesseurs,  qu'un  seul 
y  aille  avec  un  seul  diacre  et  qu'ils  y  aillent  tour  à 
tour.  Le  changement  des  personnes  et  cette  alter- 
nance de  visiteurs  diminueront  nécessairement  les 
soupçons  de  nos  ennemis  »  (S.  Cyphikn,  Epist.,iv, 
P.  L.,  IV,  23i).  Notons  aussi  que,  pour  visiter  les 
pauvres  et  les  malades,  le  diacre  pouvait  désigner 
alternativement  pour  «  diminuer  les  soupçons  », 
ses  divers  auxiliaires,  les  diaconesses,  et  même  les 
femmes  mariées  et  les  simples  fidèles,  qui  tenaient  à 
honneur  de  pratiquer  les  œuvres  de  miséricorde. 
Ces  visites  des  pauvres  chez  les  riches  et  des 
riches  chez  les  pauvres  ne  pouvaient  manquer 
d'abaisser  les  barrières  sociales  et  de  développer 
toujours  davantage  cet  amour  du  prochain  que 
Jésus  présentait  aux  hommes,  avec  l'amour  de  Dieu, 
comme  le  fondement  même  du  christianisme. 

Une  dernière  question  :  Quelles  étaient  les  ressour- 
ces des  diaconies  ?  Ce  que  nous  avons  dit  plus  haut, 
des  dons  volontaires  et  de  la  caisse  commune  dans 
l'Eglise  de  Jérusalem,  s'applique  plus  ou  moins  aux 
autres  Eglises,  i»  Les  contributions  libres  des  chré- 
tiens généreux  devaient  peser  d'un  grand  poids  dans 
la  bourse  de  la  charité.  Elles  étaient  remises  directe- 
ment aux  évéques  ou  aux  diacres.  «  Chacun,  dit 
Tertullien,  apporte  une  modique  offrande  au  com- 
mencement de  chaque  mois,  ou  lorsqu'il  le  veut,  tou- 
jours selon  ses  facultés  »(Tertull.,  Apolog.,  xxxix). 
2°  Les  offrandes  des  fidèles  à  l'offertoire  de  la  mefse 
{collecta).  «  Chaque  assistant,  écrit  saint  Justin  (^Pre- 
mière apoL,  Lxvii),  participe  aux  dons  consacrés  que 
les  diacres  vont  porter  aux  absents.  On  fait  une  quête 
à  laquelle  contribuent  tous  ceux  qui  en  ont  le  désir  et 
les  moyens.  Cette  collecte  est  remise  au  chef  de  l'as- 
semblée, qui  vient  au  secours  des  veuves  et  des  orphe- 
lins, des  pauvres  et  des  malades,  des  prisonniers  et 
des  étrangers  ;  en  un  mot,  qui  prend  soin  de  tous 
les  indigents.  »  3°  Les  dons,  souvent  considérables, 
faits  parles  chrétiens  d'élite  à  l'occasion  de  leur  bap- 
tême ou  à  l'approche  présumée  de  leur  martyre.  Cer- 
tains se  dépouillent  de  tous  leurs  biens,  par  exemple 
sainte  Praxède  et  sainte  Pudentienne  (Acta  sancto- 
rum,  Bolland.,X\ll,  p.  agg).  Plusieurs,  comme  sainte 
Cécile  et  saint  Cyprien,  recourent  à  des  propriétaires 
fictifs  ou  personnes  interposées  pour  assurer  l'exé- 
cution de  leurs  dernières  volontés;  sainte  Cécile 
laisse  sa  maison  à  un  nouveau  baptisé,  nommé  Gor- 
dien, patricien  comme  elle,  qui  doit  en  assurer  la 
jouissance  au  pape  Urbain.  Au  m"  siècle,  les  Eglises 
possèdent  des  cimetières,  des  édifices  cultuels,  des 
immeubles,  qui  sont  la  propriété  des  corporations, 


coltegia  tenuiorum.  Dans  les  périodes  de  paix,  les 
sociétés  religieuses  sont  peut-être  tolérées  çà  et  là 
et  peuvent  acquérir  directement.  l\°  Le  produit  des 
troncs,  des  prémices  pour  l'entretien  du  clergé,  des 
dîmes  {Const.  apost.,  VIII,  xx)  et  des  quêtes  faites 
dans  les  moments  de  grande  nécessité.  5°  Enfin  le 
jeune,  par  son  énorme  importance  sociale  dans  la 
communauté  chrétienne,  apportait  à  l'Eglise  des  res- 
sources considérables  pour  l'exercice  de  la  charité. 
11  était  reçu,  en  effet  —  et  tous  les  Pères  de  l'Eglise 
enseignent  cette  doctrine  comme  apostolique  —  que 
a  le  jeûne  n'avait,  pour  ainsi  dire,  aucune  valeur 
pour  le  salut,  s'il  n'était  accompagné  d'une  aumône 
égale  à  la  portion  d'aliments  dont  on  se  privait  en 
jeûnant  ».  Saint  Ignace  écrivait  aux  habitants  de 
Philippes  :  «  Jeûnez  et  donnez  aux  pauvres  le 
surplus  de  vos  repas.  »  Hbrmas,  dans  le  Pasteur 
(Sim.,  V,  3),  écrit  :  a  Le  jour  où  vous  jeûnerez, 
vous  n'userez  que  de  pain  et  d'eau.  Vous  calculerez 
la  quantité  de  nourriture  que  vous  auriez  prise  en 
d'autres  jours;  vous  mettrez  de  côté  la  somme 
d'argent  que  vous  auriez  dépensée  et  vous  la  don- 
nerez à  la  veuve,  à  l'orphelin  ou  aux  pauvres.  » 
Okioknb  dit  de  même  :  u  Que  le  pauvre  trouve  sa 
nourriture  dans  la  privation  de  celui  qui  jeûne  » 
(Homélie  x  in  L.evit.).  S.  Ambroisb  va  plus  loin  : 
«  C'est  un  devoir  de  justice  de  donner  aux  pauvres 
ce  que  nous  aurions  mangé  à  notre  repas  »  (Serm., 
xxxin).  S.  Chrysostome  dit  de  même  :  «  Le  jeune 
n'est  pas  une  opération  commerciale,  où  nous 
devions  chercher  des  profits  en  ne  mangeant  pas. 
Il  faut  qu'un  autre  mange  pour  vous  ce  que  vous 
auriez  mangé  vous-mêmes,  si  vous  n'aviez  pas  jeûné, 
afin  qu'il  en  résulte  un  double  bénéfice  :  pour  vous, 
la  peine  de  l'expiation;  pour  votre  frère,  l'apaisement 
de  la  faim  »  (Serm.  de  Jejun.).  S.  Augustin  tient  un 
langage  identique  :  «  C'est  un  devoir  de  justice  d'aug- 
menter les  aumônes  aux  jours  de  jeûne  »  (Serm., 
ccviii,  In  quadrag.).  Enûn  le  pape  saint  Léon  résume 
toute  la  doctrine  de  l'Eglise  en  ces  termes  :  «  Le  jeûne, 
sans  l'aumône,  est  moins  la  purification  de  l'âme  que 
l'affliction  de  la  chair,  et  il  faut  le  rapporter  plutôt 
à  l'avarice  qu'à  l'abstinence  chrétienne,  lorsque,  en 
s'abstenant  de  prendre  de  la  nourriture,  on  s'abstient 
en  même  temps  des  œuvres  de  charité  »  (Serm.  iv,  De 
jejun.  decim.  mensis). 

Si  l'on  prend  les  i  .5oo  pauvres  de  Rome  du  temps 
du  pape  saint  Corneille  (260),  et  que  l'on  estime  seule- 
ment à  10.000  le  nombre  des  chrétiens  de  cette  ville 
astreints  au  jeune,  et  à  100  le  nombre  des  jours  de 
jeûne  (il  était  en  réalité  de  182),  on  arrive,  en  multi- 
pliant les  deux  chiffres,  à  un  total  d'un  million  de 
rations  par  an,  soit  pour  chaque  pauvre  666  rations 
annuelles, c'est-à-dire  presque  deux  rations  par  jour! 
Ce  simple  calcul  montre  l'importance  du  jeûne  comme 
élément  de  charité.  Dans  la  pratique,  cette  dette  de 
l'abstinence  était  acquittée  ou  en  nature  ou  en  argent  ; 
dans  le  premier  cas,  les  diacres  envoyaient  successi- 
vement leurs  pauvres  dans  les  maisons  où  l'on  jeû- 
nait et  où  l'on  préparait,  en  échange  du  jeûne,  un 
repas  aux  indigents;  dans  le  second  cas,  l'équivalent 
du  repas  était  donné  aux  diacres  en  argent  et  servait 
à  alimenter  la  caisse  commune,  ou  un  fonds  spécial 
destiné  à  secourir  les  malades  obligés  de  rester  chez 
eux,  ou  telles  autres  nécessités  particulières(Cf.  Tol- 
LKMKR,  ouv.  cité,  pp.  5i4-524).  Aujourd'hui  encore  le 
jeûne  —  ou  plutôt  la  dispense  du  jeûne  —  vient 
grossir  le  budget  de  la  charité,  puisque  les  personnes 
qui  sollicitent  cette  dispense  pour  une  raison  de  santé 
sont  tenues  de  faire  une  aumône  spéciale,  propor- 
tionnée à  leurs  ressources. 

L'historien  italien  Guglielmo  Fbrhbro,  dont  l'au- 
torité  n'est  pas   suspecte   en   la   matière,  étudiant 


1677 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1678 


récemment  la  ruine  de  la  civilisation  antique  et  spé- 
cialement la  crise  du  m"  siècle,  qui  devait  aboutir 
sous  Constantin  au  triomphe  du  christianisme, 
résume  ainsi  le  rôle  social  de  l'Eglise  à  cette  époque  : 
«  L'Evéque...  était  déjà  un  personnage  considérable 
de  la  ville  ;  non  seulement  parce  que  les  lidèles  étaient 
nombreux,  mais  parce  que  le  christianisme  avait 
déjà  organisé  ce  merveilleux  système  d'œuvres  d'as- 
sistance et  de  bienfaisance,  qui  fut  sa  plus  grande 
création  sociale  et  une  des  causes  de  son  triomphe. 
Les  communautés  chrétiennes  pourvoient  partout, 
non  seulement  aux  frais  du  culte  et  à  l'entretien  de 
ses  ministres,  mais  au  secours  des  veuves,  des  orphe- 
lins, des  malades,  des  impotents,  des  vieillards,  des 
gens  sans  travail,  de  ceux  qui  ont  été  condamnés 
pour  la  cause  de  Dieu;  elles  s'occupent  de  racheter 
les  prisonniers  emmenés  par  les  Barbares,  de  fonder 
des  églises,  de  prendre  soin  des  esclaves,  d'enseve- 
lir les  pauvres,  d'hospitaliser  les  coreligionnaires 
étrangers,  de  recueillir  des  subventions  pour  les 
communautés  pauvres  et  menacées.  Les  biens,  que 
possèdent  les  communautés  chrétiennes,  proviennent 
en  grande  partie  de  dons  faits  par  les  riches,  dont 
beaucoup,  soit  de  leur  vivant,  soit  après  leur  mort, 
laissaient  à  l'Eglise  une  partie  ou  la  totalité  de  leur 
fortune...  Au  milieu  de  la  crise  générale  du  ni*  siècle, 
les  églises  chrétiennes  apparurent  comme  un  port 
sur  dans  la  tempête.  Tandis  que  les  âmes  d'élite  par- 
venaient au  christianisme  à  travers  leur  propre 
douleur,  par  la  vision  de  la  douleur  d'autrui,  ou  le 
dégoût  du  monde  bouleversé  et  contaminé,  dans  un 
élan  suprême  vers  la  paix  et  la  béatitude,  les  foules 
étaient  attirées  à  la  foi  nouvelle  par  la  généreuse 
assistance  dont  l'Eglise  était  si  large  envers  les 
malheureux  et  qu'animait  un  souffle  divin  de  charité, 
inconnu  à  l'assistance  olTicielle  ou  à  la  protection 
politique  des  grandes  familles  de  l'ancien  Etat  païen. 
Si  la  foi  attachait  les  lidèles  à  l'Eglise,  d'autres  liens 
matériels  renforçaient  etBcacement  la  puissance  et 
l'autorité  de  la  religion  :  les  aumônes,  les  subsides, 
l'assistance,  les  offices,  les  charges  ecclésiastiques  et 
les  revenus  qui  y  étaient  attachés,  enfin  la  gestion 
des  terres  récemment  acquises,  qui  employait  un 
nombre  toujours  plus  considérable  d'agents-esclaves, 
travailleurs,  colons,  administrateurs.  » 

Cette  description  synthétique  ne  doit  pourtant  pas 
nous  faire  oublier  —  M.  Guglielmo  Ferrero  le  reconnaît 
d'ailleurs  ^  que  le  christianisme  était  loin  de  jouir, 
comme  le  mithraïsme,  de  la  faveur  impériale,  qu'  «  il 
eut  à  endurer  pendant  le  m'  siècle  de  cruelles  persé- 
cutions, et  qu'il  fut  toujours  regardé  par  les  pouvoirs 
publics,  même  dans  les  moments  où  les  persécutions 
étaient  suspendues,  avec  une  méfiance  hostile,  qui 
contraste  avec  la  faveur  accordée  au  mithraïsme  » 
(GuGUELMO  Ferrero,  La  ruine  de  la  Civilisation  an- 
tique. —  La  crise  du  Ul'  siècle,  Revue  des  Deux 
Mondes,  i5  février  1920).  Et  dès  lors  son  triomphe 
n'est  que  plus  impressionnant. 

IV.  —  Les  pauvres  dans  l'Empire  romain  après 
Constantin.  —  1°  Les  établissements  hospitaliers . 
—  L'édit  de  Milan  (3i3)  en  mettant  fin  aux  persécu- 
tions et  en  accordant  à  l'Eglise  le  plus  précieux  des 
biens,  la  liberté,  lui  permet  d'apporter  un  change- 
ment profond  dans  l'exercice  de  la  charité;  celle-ci 
peut  désormais  s'organiser  au  grand  jour,  et  créer 
tous  les  organes  nécessaires  à  son  développement. 

La  liberté  des  cultes  s'accompagne,  en  effet,  de  la 
liberté  de  posséder.  L'Eglise  a  son  statut  légal.  Elle 
rentre  d'abord  en  possession  des  biens...  confisqués 
sous  Dioclétien,  «  lieux  de  réunion  ou  propriétés 
appartenant  non  à  des  personnes  privées,  mais  à  la 
corporation  des  chrétiens,  ad  jus  corporis  eorum,  id 


est  ecclesiarum,  non  hominum  singulorum  perti- 
nentia  i>  (Lactancb,  De  morte persecut,,  xlvui;  P.  L,, 
Vil,  p.  269).  Constantin  donne  ensuite  un  exemple 
qui  va  désormais  être  suivi  ;  il  fait  aux  églises  «  d'a- 
bondantes largesses  et  leur  octroie  des  maisons,  des 
terres,  des  jardins  et  autres  semblables  possessions  n 
(EusÈBK,  De  vit.  Constant.,  I,  txxxv,  et  II,  xxxix). 
En  321 ,  chacun  est  autorisé  «  à  léguer  à  la  sainte  et 
vénérable  Eglise  catholique  telle  part  de  ses  biens 
qu'il  voudra  ».  Les  donations  de  terres,  de  maisons, 
de  revenus  fixes  sous  forme  de  fondations  vont 
dorénavant  se  succéder  et  permettre  une  institution 
nouvelle,  jusqu'alors  impossible,  bien  que  suppléée 
sous  une  autre  forme  par  les  diaconies,  institution 
qui  restera  éternellement  la  gloire  du  christianisme  : 
['Hôpital,  centre  de  charité  et  de  dévouement,  lieu 
de  rencontre  du  pauvre  qui  souffre  comme  un  autre 
Christ,  et  du  riche  qui  l'assiste  au  nom  de  Jésus- 
Christ. 

Sous  ce  terme  générique,  nous  entendons  les  mul- 
tiples établissements  hospitaliers  que  nous  révèlent 
à  la  fois  les  écrits  des  Pères  de  l'Eglise,  les  historiens 
ecclésiastiques,  les  conciles  et  le  code  de  Justinien. 
Nous  indiquerons  ici  les  principaux  : 

10  Le  Xenodocliium,  ou  A'enàn,  asile  ou  hôtellerie 
pour  les  étrangers  et  les  voyageurs.  C'est  <  la  maison- 
mère  de  toutes  les  maisons  de  charité,  la  tige  de 
toutes  les  fondations  pieuses  :  il  abrite  à  la  fois  et 
les  hôtes  et  les  infirmes  et  les  indigents;  saint  Jean 
Chrysostome  l'appelle  le  domicile  commun  de  l'E- 
glise »  (F.  DE  Ghampagny,  La  charité  chrétienne  aux 
premiers  siècles  de  l'Eglise,  Paris,  i856,  p.  3i6).  Les 
canons  arabiques  du  concile  de  Nicée  exigent  «  qu'il 
y  ait  dans  toutes  les  villes  des  maisons  réservées 
pour  les  étrangers,  les  infirmes  et  les  pauvres.  On 
leur  donnera  le  nom  de  Xenodochium  »  (Can.  70, 
Mansi,  II,  p.  1006).  Julien  l'Apostat,  pour  stimuler 
le  zèle  des  prêtres  païens,  leur  ordonne  d'imiter  les 
chrétiens  et  écrit  en  36a  à  Arsace,  grand-prêtre  de 
Galatie  :  «  Pourquoi  ne  portons-nous  pas  nos  regards 
sur  les  institutions  auxquelles  l'impie  religion  des 
chrétiens  doit  son  accroissement,  sur  ses  soins  em- 
pressés envers  les  étrangers?...  Faites  donc  cons- 
truire dans  chaque  ville  beaucoup  de  Xenodochia... 
J'ai  ordonné  de  répartir  dans  toute  la  Galatie 
Soo.ooo  boisseaux  de  froment  et  60.000  setiers  de 
vin.  Le  cinquième  appartiendra  aux  prêtres  chargés 
de  cet  office,  et  le  reste  sera  pour  les  étrangers  et 
pour  les  mendiants .  Car  c'est  une  honte  pour  nous 
que  parmi  les  juifs  personne  ne  mendie  et  que  les 
impies  Gatiléens  nourrissent  non  seulement  leurs  pau- 
vres, mais  encore  les  nôtres,  qui  paraissent  ainsi  pri- 
vés des  secours  que  nous  devons  leur  fournir  » 
(Julien,  OEuvres,éd.  Talbot,  p.  4  1 3-4 1 4)- Saint  Chry- 
sostome —  nul  ne  s'en  étonnera  —  va  plus  loin  que 
Julien.  Loin  de  promettre  comme  lui  un  cinquième 
des  biens  des  pauvres  pour  stimuler  le  zèle  des 
mercenaires,  il  exhorte  en  ces  termes  tous  les  fidèles, 
en  constatant  que  le  Xenôn  de  Gonstantinople  est 
trop  petit  pour  recevoir  tous  ceux  qui  se  présentent  : 
a  Faites  vous-mêmes  dans  vos  maisons  un  Xenodo- 
chium; placez  dans  cette  salle  pour  l'étranger,  un  lit, 
une  table,  un  flaralieau...  Que  votre  maison  soit  un 
asile  généralement  ouvert  devant  Jésus-Christ.  A  ceux 
que  vous  recevez,  demanf/e:  pour  récompense,  no«/)ai 
de  vous  donner  de  l'argent,  mais  d'intercéder  auprès 
de  Jésus-Christ,  pour  qu'il  vous  reçoive  vous-même, 
dans  ses  tabernacles  »  (S.  J.  Chrysostome,  In  Âct., 
I/om..  XLV,  P.  G.,  LX).  A  Ostie,  Pammachius  et 
Fabiola  établissent  les  premiers  une  hôtellerie  pour 
les  étrangers,  et  saint  Jérôme,  les  louant  de  cet  acte, 
écrit  :  «  Le  monde  entier  apprit  bientôt  qu'un  Xeno- 
dochium avait  été  établi  sur  le  port  de  Rome.  L'Egyp- 


1679 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1680 


tien  et  le  Parthe  le  surent  au  printemps  ;  la  Bretagne 
le  sut  dans  le  courant  de  l'été  »  (S.  Jérôme,  Episl. 
Lxxvii,  10, De  molle  Fnbiolae,  «c/ Ocea/ium). En  Gaule, 
Childebert  crée  un  établissement  sprahiable  à  Lyon, 
puis  Brunehaul  et  son  petil-lils  Thierry  fondent  et 
dotent  ricbenient  le  A'enudochium  d'Autun,  que  le 
Pape  saint  Grégoire  le  Grand  comble  de  privilèges  et 
dont  le  concile  d'Orléans  assure  l'avenir  en  statuant 
{can.  5)  que  «  le  Xenoduchinm  resterait  à  perpétuité 
dans  les  conditions  réglées  par  l'acte  de  fondation  s. 
Ces  hôtelleries  —  comme  la  plupart  des  établisse- 
ments suivants  —  étaient,  en  tant  que  biens  d'Eglise, 
administrés  par  l'évêque  ou  ses  subordonnés.  Pour 
y  être  admis,  les  étrangers,  voyageurs,  passants  ou 
chemineaux,  devaient  être  porteurs  de  lettres  de  paix, 
délivrées  par  l'évêque  du  lieu  d'où  ils  venaient. 

2°  Le  IVosocomium,  asile  ou  hôpital  des  malades, 
s'élève  souvent  à  côté  du  Xenodochium.  Les  diacres, 
nous  l'avons  dit,  et  plus  particulièrement  les  diaco- 
nesses et  les  pieuses  chrétiennes  avides  de  dévoue- 
ment, visitaient,  avant  Constantin,  les  malades  à 
domicile.  La  liberté  de  l'Eglise  permit  de  les  rassem- 
bler dans  de  vastes  maisons  plus  confortables  et 
mieux  aménagées  que  leurs  pauvres  demeures  Nous 
parlerons  plus  loHi  de  la  7?flsi7éirfe,  véritable  manu- 
facture de  charité,  sorte  de  Salpétrière  aussi  célèbre 
que  celle  du  grand  siècle,  où  l'on  trouvait  groupées 
en  un  centre  unique  toutes  les  maisons  de  charité 
que  nous  sommes  obligé  d'énumérer  ici  en  détail. 
Nous  bornant  pour  le  moment  au  rwsocomiiim  ou 
hôpital  des  malades,  nous  devons  signaler  de  nou- 
veau l'illustre  nom  deFabiola,  qui  après  avoir  vendu, 
comme  sainte  Paule,  son  riche  patrimoine,  «  établit 
la  première  à  Rome  un  nosocomium  pour  y  rassem- 
bler les  malades  et  soigner  les  malheureux  dont  les 
membres  étaient  consumés  de  langueur  par  suite  de 
la  faim  »  (S.  Jérômk,  Epist.  lxxvii,  6,  Ad  Oceantnn 
de  morte  Fahiulae,  Migne,  P.  L.,  XXII,  p.  694). 
«  Dois-je  décrire,  continue  saint  Jérômk,  les  diverses 
plaies  de  ces  affligés  :  nez  mutilés;  yeux  crevés;  pieds 
à  demi  brûlés  ;  mains  livides  ;  ventre  gonflé  par  l'hy- 
dropisie  ;  cuisses  desséchées;  jambes  enflées;  chairs 
putréfiées  où  fourmillent  les  vers?  Combien  de  fois 
l'a-t-on  vue  portant  sur  ses  épaules  des  pau- 
vres dégoûtants  de  saleté  et  de  l'une  de  ces  affreuses 
maladies  I  Combien  de  fois  l'a-t-on  vue  laver  des 
plaies  qui  répandaient  une  puanteur  telle  que  per- 
sonne ne  pouvait  même  les  regarder!  Elle  donnait 
de  ses  propres  mains  à  manger  aux  malades;  elle 
rafraîchissait  ces  cadavres  expirants  en  leur  faisant 
prendre  à  petites  cuillerées  quelque  peu  de  nourri- 
ture. Je  sais  que  des  personnes  riches  ne  peuvent, 
quoique  pieuses,  surmonter  les  répugnances  soule- 
vées par  l'exercice  de  ces  œuvres  de  miséricorde. 
Celles-là  recourent  au  ministère  d'autrui,  et  font  par 
leur  argent  ce  qu'elles  ne  peuvent  faire  par  leurs  mains. 
Je  ne  les  blâme  pas  ;  je  n'impute  pas  à  défaut  de  foi 
ces  délicates  faiblesses  de  tempérament.  Mai»  si  je 
pardonne  à  leur  infirmité,  je  ne  peux  non  plus  m'em- 
pêcher  d'élever  jusqu'au  ciel  ces  saintes  ardeurs  de 
la  charité  et  de  la  perfection  de  l'àme.  Une  grande 
foi  surmonte  tous  ces  dégoûts.  Dans  celui  qui  nous 
fait  horreur,  dont  la  vue  seule  nous  soulève  le  cœur, 
elle  nous  montre  un  être  semblable  à  nous,  pétri  de 
la  même  boue;  elle  fait  que  nous  souffrons  tout  ce 
qu'il  souffre,  que  ses  plaies  deviennent  nos  propres 
plaies, et  parcette union  sympathiquede  nous-mêmes 
aux  maux  de  nos  frères,  elle  amollit  et  brise  la 
dure  insensibilité  qui  nous  éloignait  de  leurs  souf- 
frances. Non,  quand  j'aurais  cent  langues  et  cent 
bouches,  quand  ma  voix  serait  de  fer,  je  ne  parvien- 
drais pas  à  nommer  toutes  les  maladies  auxquelles 
Fabiola  assura  des  soins.  Les  pauvres  qui  jouissaient 


d'une  bonne  santé  enviaient  la  condition  de  ses  ma- 
lades. 0  (  S.  JÉRÔME,  loc.  cit.).  Même  en  admettant 
l'hyperbole,  il  est  diilicile  de  ne  pas  se  sentir  ému  de 
l'admirable  dévouement  qui  se  cache  sous  cette  des- 
cription réalis^te;  celte  page  sutllrait  à  assurer  à 
Fabiola  une  gloire  immortelle.  Nous  sommes  loin  de 
Platon  qui  écrivait  dans  sa  République  :  «  On  ne  soi- 
gnera que  ceux  dont  le  corps  et  l'âme  sont  vigou- 
reux; quant  aux  autres,  on  lais'sera  mourir  ceuxdont 
le  corps  est  mal  constitvié  et  on  mettra  à  mort  ceux 
dont  l'âme  est  naturellement  méchante  et  incorri- 
gible ».  Platon  (Képublique,  liv.  111,  trad.  Cousin, 
t.  IX,  p.  171).  Il  faut  en  prendre  son  parti  :  le  premier 
hôpital  fondé  à  Rome  l'a  été  par  une  femme  chré- 
tienne. 

3"  Le  Brepholrophium,  lieu  où  l'on  nourrit  les 
enfants,  sorte  de  maternités  ou  de  crèches  où  l'on 
allaite  les  nouveau-nés,  alors  si  fréquemment  expo- 
sés par  les  païens,  grecs  ou  romains,  conformément 
aux  doctrines  des  plus  grands  philosophes;  on  y 
reçoit  également  les  enfants  nés  de  parents  trop 
pauvres  pour  les  nourrir.  Cette  institution  remonte 
comme  les  précédentes  au  rv"  siècle,  et  plus  pro- 
bablement à  Constantin. 

4°  L'Orphanotrophium,  maison  des  orphelins,  com- 
plète le  brepholrophiume\,  reçoit  pour  leur  éducation 
les  enfants  plus  âgés  qui  ont  perdu  leurs  parents. 
Les  empereurs  accordent  des  privilèges  à  ces 
orphelinats  où  l'on  enseigne  des  métiers  aux 
enfants  et  même  les  sciences  et  les  belles-lettres, 
comme  il  arrivée  Césarée  dans  la  Basiléide  ou  à 
Constnntinople.  «  A  certains  jours  fériés,  l'empereur 
fait  la  tournée  des  hospices  ;  d'autres  fois  les 
orphelins,  introduits  en  sa  présence  par  le  grand 
orphanotrophe  et  portant  des  candélabres,  viennent 
chanter  des  hymnes.  L'empereur  leur  remet  un  léger 
présent  et  leur  fait  servir  un  repas  »  (G.  Schlum- 
BRRGER,  sigillographie  de  l'Empire  byzantin,  in- 4, 
1884,  p.  378).  n  Les  orplianotrophes  ou  directeurs 
sont  établis,  par  une  loi  de  Marcien,  tuteurs  des 
pupilles  et  curateurs  des  adolescents  ;  ils  peuvent 
aliéner  les  biens  des  orphelins,  soit  pour  éteindre 
des  dettes  usuraires,  soit  pour  toute  autre  cause 
urgente,  et  gèrent  ces  biens  au  mieux  des  intérêts 
de  leurs  pupilles  ;  ils  sont  dispensés  de  rendre  des 
comptes,  puisqu'ils  ne  se  dévouent  que  par  crainte 
de  Dieu  à  celte  tâche  difficile  de  sustenter  des 
mineurs  privés  de  leurs  parents  et  de  toute  subsis- 
tance et  se  consacrent  à  les  élever  avec  une  affection 
toute  paternelle  i>  (Corf.  Justin.,  l.I,tit.  m,  82). 

5"  Le  Gerontocomium,  hôpital  de  vieillards,  est 
également  très  répandu  dans  l'empire.  Le  Code 
Justinien  le  mentionne  dans  la  loi  destinée  à  régler 
les  donations  aux  Eglises  et  aux  œuvres  de  charité 
(Cod.Just.,  l.I,  lit.  II,  19).  Le  Liber  Pontiftcalis  men- 
tionne que  le  Pape  Pélagb  II  (5^7)  fit  de  sa  maison 
un  hôpital  pour  les  vieillards  pauvres.  Saint 
Grégoire  lk  Grand,  apprenant  que  le  Geronto- 
comium construit  par  Isaurus  sur  le  mont  Sina'i 
manque  de  lits,  de  matelas  et  de  couvertures,  écrit  à 
l'abbé  du  monastère  qu'il  en  fait  envoyer  et  joint  à 
l'envoi  une  somme  d'argent  destinée  à  acheter  des 
oreillers  ou  des  draps  ou  à  payer  les  frais  de  trans- 
port (liegist.,  Epp.  XI.  VI  ;  Mon.  Germ.  Hist.,  éd. 
Berolini,  1904,1.  Il,  p.  261). 

60  Le  Ptochoirophium,  lieu  où  les  pauvres  sont 
nourris,  ou  maison  des  mendiants,  n'est  autre  chose, 
dans  la  langue  grecque,  que  la  diaconie  des  Latins, 
entendue  non  plus  au  sens  de  ministère  des  diacres 
que  nous  lui  avons  donné  plus  haut,  mais  signifiant 
la  maison  des  diacres,  Dèsque  la  liberté  fut  accor- 
dée à  l'Eglise,  les  pauvres  et  surtout  les  mendiants 
vinrent  dans  ces  maisons   communes   chercher   leur 


1681 


PAUVRES  iLES)  RT  L'EGLISE 


I6r2 


nourriture  et  prier  ensemble  ;  car  ciiaque  diaconie 
avait  sa  chapelle  et  son  oratoire  (Du  Gange,  (itot- 
Siiire  de  la  basse  lalinilé,  au  mot  Diaconie).  L'abbé 
ToLLiiMBR  regarde  cesdiaconies  comme  des  espèces 
d  hôtelleries  «  pour  les  pauvres  libres  et  pour  les 
mendiants  d'un  quartier  ou  de  toute  autre  circon- 
scription convenue  »  (up.  cit.,  p.  556).  Elles  se  dis- 
tinguent des  xeiiotrnpltia  en  ce  que  ceux-ci  ne  reçoi- 
vent quelesétrangers  ou  les  passants.  Elles  ne  furent 
pas  toujours  dirigées  par  des  diacres,  mais  parfois 
aussi  par  des  prêtres.  Elles  ne  fournissaient  pas 
seulement  aux  pauvres  la  nourriture,  mais  aussi  les 
vêtements.  Saint  Cypribn  (Epist.,  v),  saint  Augustin 
(Episl .,cxii.ii,  2),  saint  GnKGoiRE(/ff^>/,T<.,  IX,  xxi)  le 
recommandent  expressément.  S.  Grégoire,  dans  une 
lettre  à  son  sous-diacre  Anthémius,  se  préoccupe 
«  de  la  chaussure  et  de  la  nourriture  des  enfants 
pauvres  »  {Reg.,  I,  xxxvii),  et  dans  une  autre  lettre 
au  sous-diacre  Pierre,  il  écrit  à  l'occasion  de  la  dédi- 
cace d'une  chapelle  consacrée  à  la  Vierge  :  «  Nous 
voulons  que  vous  donniez,  pour  être  distribués  aux 
pauvres, 10  écws,  A' ov^io  amphores  de  vin,  200 agneaux, 
a  orques  d'huile,  la  moutons  et  100  poules.  Le  tout 
sera  imputé  sur  voscomptesr  (Regist.,  1,  Liv,p.  ■jg). 
Il  n'est  pas  inutile  de  rappeler  à  ce  propos  les  maxi- 
mes païennes,  celle-ci,  par  exemple,  d'un  vieillard 
de  Plante:  <c  C'est  rendre  un  mauvais  service  i  un 
mendiant  que  de  lui  donner  de  quoi  boire  et  de  quoi 
iianger  :  pour  soi,  c'est  perdre  ce  qu'on  donne; 
•)onr  lui,  c'est  prolonger  sa  misère  r>  (Plaute, 
Trinum.,  Act.  11.  Se.  2).  L'opinion  du  monde  sur  ce 
joint  a  été  retournée,  et  tout  chrétien  admet  que 
1  donner  au  pauvre,  c'est  s'enrichir,  parce  que  l'au- 
nône  couvre  la  multitude  des  péchés  »  (lac,  y,  20) 
:t  (I  qui  donne  au  pauvre...  prête  à  Dieu  >>. 

•j'  La  Biisitiade  ou  Busiléide  (SGg).  —  La  célèbre 
ondation  de  saint  Basile  à  Césarée  de  Cappadoce,  à 
aquelle  nous  avons  fait  allusion  plus  haut, doit  être 
-aentionnée  à  part.  Elle  précéda  d'au  moins  3o  ans 
«elle  de  Fabiola  à  Rome  et  de  saint  Jean  Ghrysoslorae 
Constanlinople.  Elle  dépassa  si  bien  les  cadres  spé- 
tiauxdu/i/oc/(o<ro/)/iiuni,  terme  sous  lequel  la  désigna 
l'abord  saint  Basile,  ou  du  nosocomium,  ou  des  autres 
tablissements  déjà  énumérés,  que  les  historiens  ne 
rurent  pouvoir  lui  donner  un  antre  nom  que  celui 
eBanietoi;,  sous  lequel  le  peuple  l'avait  désignée  dès 
origine.  Cent  ans  après,  elle  portait  encore  ce  nom, 
t  gloriQait  à  juste  titre  la  charité  de  saint  Basile 
iozoMÈivE,  Hist.  ecclés..  VI,  xxxiv,  P.  G.,  LXVII, 
.  1898).  Pour  l'établir,  le  grand  évêque  connut  les 
ifticultés  ordinaires  à  ceux  qui  font  le  bien.  Sa  réponse 
u  gouverneurElie, auprès  de  qui  s'exerçait  la  calom- 
ie,  nous  renseigne  sur  l'usage  de  cette  maison  bâtie 
n  dehors  de  la  cité  et  si  vaste  qu'elle  paraissait  une 
nouvelle  ville  »  —  «  A  qui  donc  avons-nous  fait 
î  moindre  tort  en  construisant  ces  lieux  de  refuge, 
atagàgin,  pour  recueillir  soit  les  étrangers  qui  pas- 
snt  dans  le  pays,  soit  ceux  qui  ont  besoin  d'un 
alternent  particulier,  en  raison  de  leur  santé?  C'est 
n  vue  de  ces  derniers  que  nous  avons  établi,  dans 
otre  maison,  les  moyens  de  leur  assurer  les  secours 
écessaires,  des  gardes-malades,  des  médecins,  des 
orteurs,  des  conducteurs.  Il  a  été  indispensable  d'y 
undre  les  industries  nécessaires  à  la  vie  et  les  arts 
eslinés  à  l'embellir.  Par  là  même,  il  a  fallu  cons- 
nire  des  pièces  où  l'on  pût  convenablement  exécu- 
!r  ces  divers  genres  de  travaux.  Cet  établissement 
it  l'ornement  de  la  cité  et  la  gloire  du  gouverneur, 
ip  qui  en  rejaillit  l'éclat  »  (Basii,.,  Epist.xr.iv,  P.  G., 
XXII,  485).  Hôtellerie,  refuge,  hôpital,  manufacture 
l  école  inilustrielle,  la  H  us  i  I  iad  e  (ul  auf^'^i  une  lépro- 
pie  avant  la  lettre,  et  l'empereur  Valens.  frappé 
'admiration  en  présence  de  cette  œuvre  merveilleuse, 


fit  à  l'évêque  des  donations  de  terres  dont  le  revenu 
servit  à  nourrir  les  pauvres  et  les  lépreux.  Pour  éviter 
aux  autres  malades  ou  aux  pauvres  le  contact  des 
lépreux,  saint  Basile  fut  amené  à  construire  des  pavil- 
lons spéciaux  et  à  agrandir  considérablement  l'édifice 
primitif;  delà  celte  immense  étendue  de  bâtiments 
qui  frappa  vivement  les  contemporains  et  lit  naître 
l'expression,  de  Basiliade .  «  Faites  quelques  pas 
horsdelaville,  <lisaitsaint  GrégoiredeNazianze  à  ses 
auditeurs  en  prononçant  l'oraison  funèbre  de  saint 
Basile,  et  vous  verrez  une  ville  nouvelle.  C'est  le  lieu 
saint  où  ceux  qui  possèdentont  renfermé  leur  s  trésors, 
où  sous  la  puissante  inlluence  des  exhortations  de 
saint  Basile,  le  riche  a  <léposé  le  superllu  de  sa  for- 
tune, en  même  temps  que  le  pauvre  y  apportait  de 
son  nécessaire...  Ainsi  nos  yeux  ne  sont  plus  attris- 
tés du  plus  terrible,  du  plus  douloureux  des  spectacles 
qui  se  puissent  voir.  Nous  ne  voyons  plus  ces  cada- 
vres vivants,  promenant  çà  et  là  ce  qu'une  effraj'ante 
maladie  leur  a  laissé  de  membres  sur  des  troncs 
mutilés.  Repoussés  loin  des  villes,  des  habitations, 
des  places  publiques,  des  fontaines  et  de  leurs  amis, 
qui  pouvait  les  reconnaître  sous  les  ravages  de  la 
hideuse  maladie  qui  les  déligure?  De  la  forme  humaine, 
ils  n'avaient  conservé  que  le  nom!...  C'est  saint 
Basile  qui  a  incliné  la  charité  vers  cet  excès  de  dou- 
leurs... nies  embrassait  comme  des  frères,  et  par  ces 
pieux  baisers,  il  inspirait  le  courage  de  les  aborder 
et  de  les  secourir  »  (S.  Grkq.  Nazianz.,  Oraison  fan. 
de  S.  Basile,  discours  xliii,  §  53.  P. G.,  XXXVI, 
p.5'j8-579).  Ces  paroles,  qu'aucun  habitantde  Césarée 
ne  pouvait  démentir,  jettent  un  jour  lumineux  sur 
l'inspiration  de  la  charité  chrétienne  et  expliquent 
que  la  Basiliade  ait  laissé  un  tel  renom  dans  l'his- 
toire. 

i'  Administration  des  hôpitaux.  — Les  noms  des 
grands  évêques,  que  nous  venons  de  rencontrer  dans 
la  fondation  des  établissements  hospitaliers,  nous  ont 
déjà  livré  en  partie  le  secret  de  leur  administration 
et  de  leur  fonctionnement,  i»  Ils  étaient  biens  d'Eglise, 
tout  en  ayant  uneexislence  propre,  reconnue  par  les 
Codes,  et  l'intervention  de  l'Evêque  était  nécessaire 
pour  la  fondation,  qui  devait  avoir  lieu  d'ordinaire 
dans  le  délai  d'un  an,  à  partir  du  jour  de  la  dona- 
tion reçue  à  cet  efi'et.  2"  Les  hôpitaux  étaient  exempts 
des  charges  viles  et  des  impôts  extraordinaires  ;  ils 
pouvaient  hériter  et  acquérir  librement  à  titre  gratuit 
ou  onéreux  (Cod.  Justin.,  I,  n,  de  Eccles.,  ig;  I,  m, 
de  Episc,  35,^9  ;  viii,  liv,  de  donation.,  36,  §3).  3°  Ils 
ne  pouvaient  aliéner  que  les  biens  meubles,  mais  non 
les  immeubles,  bâtiments,  terres  ou  jardins,  et  cela 
dans  l'intérêt  des  générations  avenir;  ils  pouvaient 
cependant  faire  des  échanges  d'immeubles  entre  eux 
et  avec  les  églises  et  les  maisons  impériales,  povirvu 
qu'il  y  eût  indemnité  réciproque,  consentement  des 
administrations  et  approbation  de  l'évoque.  4'  Les 
directeurs  et  économes  étaient  généralement  désignés 
par  l'évêque;  cependant  le  droit  de  nomination  ou 
de  présentation  appartenait  d'ordinaire  aux  fonda- 
teurs, sous  la  réserve  qu'en  cas  d'incapacité  consta- 
tée, l'évêque  avait  le  droit  de  les  remplacer.  5°  Le 
cinquième  concile  d'Orléans  (54g)  recommande  »  en 
vue  de  l'éternelle  récompense  »  de  choisir  comme 
directeurs  des  maisons  de  charité  «  des  hommes 
capables  et  craignant  Dieu  ».  Le  'jo'  canon  arabique 
prescrit  à  l'évêque  de  choisir,  afin  d'éviter  les  infiuen- 
ces  locales  souvent  pernicieuses,  «  un  des  frères  qui 
habitent  dans  le  désert  ;  qu'il  soit  étranger  à  la 
localité,  loin  de  sa  patrie  et  de  sa  famille  ».  S.  Gré- 
goire le  Grand  recommande  de  préférence  les  reli- 
gieux, afin  d'assurer  plus  parfaitement  l'exercice 
désintéressé  de  la  charité.  Et  ce  n'est  pas  seulement 


1383 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1684 


pour  la  direction  des  hôpitaux  que  l'on  songe  aux 
religieux;  celle  conception  triomphe  à  Gonstantino- 
ple,  au  temps  de  saint  Jean  Chrysostome,  même 
pour  le  soia  des  malades  ;  et  le  saint  en  arrive  à 
choisir  pour  cette  charge  des  infirmiers  ci  non  enga- 
gés dans  les  liens  du  mariage  »  ;  à  Alexandrie,  le  code 
théodosien  mentionne  600  inllrmiers,  parabolani 
a  dont  le  choix  est  laissé  à  la  volonté  du  très  vénéré 
prélat  d'Alexandrie, sous  les  ordres duquelils  devront 
agir  ».  Tout  fait  croire  qu'ils  formaient  une  sorte 
d'ordre  religieux,  ancêtre  lointain  de  celui  des  Frères 
de    saint   Jean   de    Dieu  (Lallemand,     op.  cil.,    II, 

pp.     l35-l42;ToLLEMER„0/).  Cit.,  p.   b')')) . 

La  fondation  des  hôpitaux  par  l'Eglise  et  leur 
administration  par  lesévêques  est  donc,  après  Cons- 
tantin, du  IV' au  VI'  siècle,  la  caractéristique  princi- 
pale du  mouvement  charitable  inauguré  par  le  chris- 
tianisme. Dirigé  par  les  évêques,  aidé  par  les 
empereurs,  ce  mouvement  aboutit,  à  la  lin  du  vi'=  siè- 
cle, à  l'existence  d'un  grand  nombre  d'iiôpitaux  dans 
toutes  les  divisions  des  territoires  ecclésiastiques. 

V. —  Les  Pauvres  en  Occident  après  les  gran- 
des invasions.  —  Les  grands  évêques  fran- 
çais. —  Les  paroisses.  —  Les  monastères.  — 
C'est  qu'en  effet,  malgré  les  bouleversements  d'où  sor- 
tirent les  nouvelles  nations  de  l'Europe,  le  rôle  des 
évoques,  loin  de  diminuer,  n'avait  fait  que  grandir 
du  IV'  au  VI*  siècle.  Détenteur  d'un  pouvoir  spirituel, 
devant  lequel  devait  s'incliner  même  un  Théodose, 
lorsqu'il  trouvait  devant  lui  un  saint  Ambroise  pour 
lui  reprocher  ses  crimes,  l'évèque,  par  la  force  des 
choses,  était  devenu  le  vrai  magistrat  de  la  cité.  Les 
édiles  et  les  curiales,  emportés  par  la  tourmente  au 
moment  des  invasions,  avaient  perdu  en  effet  toute 
autorité,  et  le  defensor  civilatis,  institué  par  Yalen- 
tinien  en  365  en  prévision  de  l'anarchie  et  de  la 
ruée  envahissante  des  Barbares,  était  si  inférieur  à 
sa  tâche  qu'il  fut  remplacé  presque  partout  par  l'évè- 
que. D'instinct,  le  peuple  se  groupa  autour  de  ses 
chefs  spirituels,  leur  conféra  la  magistrature  civile 
et  dans  beaucoup  de  cas  en  fit  vraiment,  authenti- 
quement,  par  voie  de  suffrage,  les  défenseurs  des 
tilés.  Loin  de  s'être  arrogé  ce  pouvoir,  comme  l'a 
prétendu  Henri  Martin,  ils  en  furent  souvent  inves- 
tis régulièrement  par  leurs  concitoyens,  et  c'est  en 
l'exerçant,  en  droit  ou  en  fait,  dans  des  circonstances 
souvent  tragiques,  qu'ils  méritèrent  la  reconnais- 
sance éternelle  des  peuples. 

Avant  tous  les  autres,  nous  devons  un  hommage 
spécial  au  saint  le  plus  illustre  et  le  plus  populaire 
des  Gaules,  saint  Martin,  évêque  de  Tours  (3i 6-896). 
N'est-il  pas  le  patron  de  plusieurs  milliers  de  parois- 
ses françaises  (exactement  3.6^5),  et  sa  renommée  à 
l'étranger  ne  fut-elle  pas  universelle?  Soldat  et  sim- 
ple catéchumène,  il  vit  en  moine,  se  distinguant  par 
sa  piété  et  sa  charité  envers  les  pauvres.  Un  jour 
d'hiver,  aux  portes  d'Amiens,  il  aperçoit  un  men- 
diant demi-nu  qui  lui  demande  l'aumône.  Déjà  il  a 
donné  ses  vêtements  à  d'autres  malheureux  ;  il  ne 
lui  reste  plus  que  sa  chlamyde;  d'un  coup  d'épée, 
il  la  partage  en  deux,  en  donne  une  moitié  au  solli- 
citeur grelottant,  et  garde  l'autre  moitié  pour  cou- 
vrir à  grand'peine  sa  nudité.  Il  rentre  ainsi  en  ville  ; 
«  quelques-uns  rient,  mais  d'autres,  plus  nombreux, 
gémissent  tout  haut  de  n'avoir  pas  exercé  la  miséri- 
corde, alors  qu'ils  l'eussent  pu  faire  sans  se  mettre 
à  nu  »,  et  de  s'être  laissés  distancer  par  un  soldat 
(SuLPicK  SÉVÈRE,  Vita  Beaii  Martini,  ch.  m). 
Exemple  fécond,  à  jamais  mémorable;  la  sculpture 
et  la  peinture  l'ont  immortalisé  depuis  seize  siècles; 
les  âmes  des  petits  enfants,  en  l'entendant  raconter, 
y  puisent  encore   aujourd'hui  l'amour  des  pauvres 


et  la  divine  joie  de  l'aumône.  «  A  la  cathédrale  de 
Bâle,  sur  la  façade  principale,  saint  Martin  partage 
avec  un  pauvre  la  moitié  de  son  manteau,  qui  n'était 
peut-être  qu'une  méchante  couverture  de  laine,  et 
qui,  maintenant,  transliguré  par  l'aumône,  est  en 
marbre,  en  granit, enjaspe,  en  porphjre,  en  velours, 
en  satin,  en  pourpre,  en  drap  d'argent,  en  brocart 
d'or,  brodé  en  diamants  et  en  perles,  ciselé  par  Ben- 
venuto,  sculpté  par  Jean  Goujon,  peint  par  Raphaël  » 
(Victor  Hoqo,  Le  Rhin). 

Moine  et  évêque,  saint  Martin  ne  fut  pas  moins 
charitable  à  Ligugé,  à  Tours  et  à  Marmoutier  que  le 
soldat  catéchumène  ne  l'avait  été  à  Amiens  ;  plu- 
sieurs fois  il  donna  sa  tunique  à  de  pauvres  men- 
diants; un  jour  entre  autres,  au  moment  de  célébrer 
les  saints  mystères,  en  présence  de  la  mauvaise 
volonté  de  son  archidiacre  de  secourir  promptement 
un  homme  qui  souffrait  du  froid,  l'évèque  se  dépouilla 
de  sa  tunique  et  eut  recours  à  un  pieux  stratagème 
pour  que  cette  action  ne  fut  pas  découverte.  Mais 
Dieu  se  plut  à  glorifier  son  apôtre  (Sulp.  Sév.,  Dia- 

looUS   II,    I,    2). 

Ce  serait  omettre  l'un  des  traits  les  plus  impor- 
tants de  l'apostolat  de  saint  Martin  que  de  ne  pas 
mentionner  ses  missions  dans  le  centre,  dans  le 
midi  et  dans  la  Gaule  septentrionale,  et  le  zèle  infati- 
gable qu'il  déploya  dans  la  fondation  de  nombreuses 
paroisses  rurales.  Il  fut  un  des  premiers  adeptes  de 
cette  idée  féconde  a  qui  devait  produire  dans  l'Eglise 
une  véritable  révolution  et  dont  l'application  a  tel- 
lement réussi  que  nous  avons  peine  à  nous  figurer 
que  la  chrétienté  ait  jamais  existé  sans  cet  élément 
vital  »  (Lecoy  dk  la  Marchk,  Saint  Martin,  Mame, 
2"  édit.,  p.  20ï).  Le  christianisme,  en  effet,  n'était 
pratiqué  jusque-là  que  dans  les  cités  ;  les  campagnes, 
toujours  en  retard  sur  les  villes,  étaient  restées  le 
boulevard  du  paganisme,  comme  l'indique  le  mot 
paganus,  qui  signifie  à  la  fois  paysan  et  païen.  Mar- 
tin, accompagné  de  son  presbyterium  ou  collège 
ecclésiastique  rurnl,  auquel  étaient  adjoints  des  reli- 
gieux de  Marmoutier,  parcourait  le  pays  en  détrui- 
sant les  temples  romains  et  gaulois  et  les  vieux 
chênes  druidiques;  sur  leurs  ruines,  il  bâtissait  des 
églises,  autour  desquelles  se  groupaient  les  popula- 
tions qu'il  baptisait. Ainsi  se  créèrent  les  villages  de 
France,  très  peu  nombreux  auparavant,  les  habi- 
tants des  Gaules  vivant  jusque-là  disséminés  sur  de 
grands  domaines  agricoles.  Ainsi,  par  la  multiplica- 
tion des  centres  religieux,  se  transformèrent  les 
solitudes  de  l'Empire  et  un  jour  se  réveilla  chrétien 
le  vieux  sol  gaulois. 

Avant  de  montrer  quelle  influence  la  création  des 
paroisses  rurales  eut  sur  l'exercice  et  l'organisation 
de  la  charité,  il  est  nécessaire  d'ajouter  au  glorieux 
nom  de  saint  Martin  les  noms  de  quelques  saints 
évêques  qui,  pendant  et  après  les  grandes  invasions, 
défendirent  les  pauvres  et  les  opprimés  et  n'usèrent 
de  leur  pouvoir  spirituel  et  de  leur  puissante 
influence  que  pour  soutenir  énergiquement  la  cause 
de  la  justice  et  de  la  charité. 

Parmi  eux,  au  v»  siècle,  saint  Germain  d'Auxerr» 
est  peut-être  le  plus  grand.  Lui  aussi  prêche  le  chris- 
tianisme partout,  et  jusqu'en  Angleterre  où  il  com- 
bat l'hérésie  de  Pelage.  Il  lave  les  pieds  des  pau- 
vres, les  sert  à  table,  et  sa  vie  si  active,  n'est  qu'un 
jeune  perpétuel.  En  se  rendant  en  Grande-Bretagne 
avec  saint  Loup,  il  discerne  à  Nanterre  la  vocation 
de  sainte  Geneviève  et  consacre  à  Dieu  celle  qui  plus 
tard  sera  la  providence  des  Parisiens,  qu'elle  sauvera 
de  la  famine  et  des  fureurs  d'Attila.  Digne  fille  spi- 
rituelle du  saint  évêque,  elle  est  vraiment  la  mère 
des  pauvres,  et  la  vénération  de  tout  un  peuple 
escorte  sa  vieillesse. 


1685 


PAUVRES  ILES)  ET  [/ÉGLISE 


1686 


A  la  même  époque,  l'ami  de  Germain  d'Auxerre 
et  de  Geneviève,  Loup,  évêque  de  Troyes,  se  porte 
au-devant  d'Attila,  revêtu  de  ses  habits  pontificaux, 
avec  un  cortège  de  clercs,  et  lui  demande  avec  auto- 
rité qui  il  est  et  de  quel  droit  il  ravage  son  terri- 
toire. Plusieurs  de  ses  clercs  ont  été  massacrés  ; 
Loup  est  gardé  comme  otage,  mais  sa  vie  est  épar- 
gnée et  le  barbare  se  retire. 

A  Orléans,  l'évèque  saint  Aignan,  pour  défendre 
son  peuple,  va  jusqu  à    Arles   implorer  le  secours 
du  patrice    Aétius;   puis   il   se    rend  dans  le  camp 
d'Attila,  et  n'ayant  rien  obtenu,  fait  prier  le  peuple 
dont    il    soutient    le    moral    jusqu'à     l'arrivée    des 
Romains  et  des  Visigoths    qui  culbutent  Attila,  et 
après  la  victoire   des   Champs  catalauniques,  l'obli- 
gent à  fuir   en    Italie  où  il  trouvera   encore  devant 
lui,  sur  les  bords  du  Mincius,  la  majesté  d'un  saint 
Léon    le  Grand.    Bref,    c'est    l'Eglise    qui    sauve  la 
cité    romaine    dégénérée  et  transforme  le  camp  bar- 
bare ;  elle  jette  un  pont  entre  le   monde  antique  et 
le  monde  nouveau;  elle  fait  sortir,  du  rude  creuset 
de  la  guerre  et  de  l'anarchie,  des   nations  chrétien- 
nes, parmi  lesquelles  la  France,  désormais  immor- 
telle, brille   au   premier  rang;  car  ce  n'est  qu'après 
elle  que  la  Germanie  et  l'Angleterre  se  laissent  péné- 
trer par  la   bienfaisante  iniluence  du  Gliristianisrae. 
On  l'a  dit,  et  il  faut  le  répeter:  «  les  évêques  ont  fait 
la  France  comme  les  abeilles  leur  ruche  n.  Pères  des 
peuples,  ils   sont   surtout    pères    des    pauvres,    des 
petits,  des  opprimés,  ci  Ce  sont  toujours  des  affran- 
chissements d'esclaves,  des  œuvres  charitables,  des 
droits  maintenus,   des  injustices  réparées  qui  rem- 
plissent leur  vie  journalière,  leurs  actes,  leurs  testa- 
ments.  Ils  y  ajoutent    le    rachat   des  prisonniers  de 
guerre,  si  nombreux  alors,  pour  lequel  ils  engagent 
jusqu'aux  vases  sacrés  de  leurs  églises;  ainsi  en  5io 
saint     Césaire  d'Arles   distribue  des  vivres    et   des 
vêtements  à  une  multitude  decaptifs  gaulois  etfrancs 
tombés  au  pouvoirs  des  Goths,et  les  rachète  ensuite 
avec  le  trésor  amassé  par  son  prédécesseur  »  (Lbcoy 
DE  LA  Marchb,  La   fondation  de  la  France  duiv  au 
VI'  siècle,  Desclée,  iSgS,  pp.  77,98).  Saint  Rémi  men- 
tionne dans  son  testament  les  quarante  veuves  assis- 
tées par  l'Eglise  de  Reims  et  leur  laisse  des  aumônes. 
Saint  Didier,  évêque  de  Cahors(63o-655),  recommande 
à  son    Eglise  »  les  pauvres  qu'il  a  toujours  nourris 
ivec  soin  >>  et  la   supplie  «  de  les   nourrir  et  de  les 
[gouverner   pieusement,    afin  qu'ils  ne  s'aperçoivent 
«as  de  son  absence  et  ne  se  plaignent  pas  du  chan- 
gement de    pasteur  i>  (Poupardin,   La  vie    de   saint 
Didier,   in-8,    Paris,   igoo,    ch.  ix,   p.  ^3).  Dans  ces 
emps  troublés,  comme  il  arrive  toujours  en  temps 
le  guerre  et  d'invasion,  les  pauvres  sont  nombreux; 
m  certain   nombre  inscrits   sur  un  registre  (matri- 
ula),  d'où  le  nom  de  matricularii,  sont  autorisés  à 
aendier  autour  des  églises  (cet  usage  existe  encore 
u  XX»  siècle)   et   ils    habitent  des  refuges   voisins 
le  l'église.  Saint  Léger,  évêque   d'Autun  (616-678), 
'héroïque  victime  de  la  cruauté    d'Ebroïn,  trouvant 
nsufTisanle  la  fondation  d'une  matricule  aux  portes 
le  sa  cathédrale,  résolut  de  remédier  à  celte  inslabi- 
ilé,  en  établissant  par  testament  une  œuvre  qui  lui 
urvécut  dix   siècles  (670-1668)  et  fut   absorbée  sous 
jOuis  XIV  par  l'Hôpital  général.  Celte  œuvre  estcon- 
lue  dans  l'histoire  sous  le  nom  de  l'Aumône  de  saint 
'^éger    —    rappelons-nous   la   Basiléide.  —  Comme 
■elle  de  saint  Didier,  la  donation  est  faite  à  l'église 
lathédrale.   Les    pauvres  sont   appelés  frères  par  le 
laint  évêque  et  sont  au  nombre  de  quarante,  comme 
■es  veuves  dont  parle  saint  Rémi.  Voici  la  teneur  de 
e  testament,  dont  l'authenticité,  révoquée  en  doute 
lar  le  «  Gallia   christiana  »  et  les  Bollandistes,   est 
dmise  par  Pérard,  Lecointe  et  Mabillon  : 


u  Considérant  les  diverses  révolutions  des  choses 
«  humaines,  la  mort,  inévitable  terme  de  tout,  et 
»  l'heure  formidable  du  jugement,  sachant  qu'il  est 
«  écrit  :  Donnez  et  il  vous  sera  donné  ;  faites-vous 
«  de  vos  richesses  des  amis  qui  vous  reçoivent  aux 
<<  tabernacles  éternels  »  —  et  ce  mot  de  la  Sagesse  : 
«  Le  rachat  de  l'àme  humaine  est  dans  les  riches- 
«  ses»  —  et  encore:»  Comme  l'eau  éteint  le  feu, 
a  ainsi  l'aumône  le  péché  )> ,  —  pour  l'amour  de  Dieu, 
«  la  rémission  des  péchés  et  la  mémoire  du  sei- 
«  gneur  Clotaire  et  de  la  reine  ISathilde,  voulant 
«  enfin  qu'on  prie  abondamment  et  librement  pour 
«  le  roi  Thierry,  pour  le  salut  du  royaume,  des 
«  princes  et  du  monde  entier,  je  prends  pour  léga- 
<i  taire  et  héritier  légitime  l'Eglise  de  Saint-Nazaire, 
«  titre  de  ma  prélature.  Je  lègue  la  villa  de  Marigny- 
«  sur-Yonneque  je  tiens  de  la  munificence  de  la  reine 
(I  Bathilde,  par  une  charte  royale  ;  la  terre  de  Tille- 
«  nay-sur-Saône  qui  me  vient  de  mes  aïeux  mater- 
<i  nels;  les  domaines  d'Ouges  et  de  Chenôve  près 
«  Dijon,  que  j'ai  acquis  de  Bodilon  et  de  Sigrade. 
«  Je  lègue,  séquestre  et  transfère  ces  biens  avec 
(I  toutes  leurs  dépendances,  hommes  de  quelque 
Il  sexe  qu'ils  soient,  terres,  vignes,  puits,  étangs, 
Il  cours  d'eau,  bois,  pàquis  petits  et  grands,  à  la 
«  matricule  que  nous  avons  bâtie  à  la  porte  de  Saint- 
«  Nazaire  ;  afin  que  le  préydt  de  cette  matricule  et 
«  les  successeurs  que  lui  donneront  les  évéques  d' Au- 
t  tun  reçoivent  et  nourrissent  chaque  jour  et  en  tout 
(I  temps  quarante  frères  qui  prieront  Dieu  pour  le 
«  royaume,  le  salut  du  roi  et  des  grands  »  (Camer- 
LiNCK,  Saint  Léger,  évêque  d'Autun,  Lecolïre,  1910, 
pp.  70-71;  Dom  PiTRA,  Vie  de  saint  Léger,  p.  ig^). 
Cette  fondation  nous  donne  une  idée  de  celles  qui 
se  créent  partout  en  France,  à  l'exemple  de  l'Italie  et 
de  l'Orient.  Partout,  les  documents  historiques  nous 
révèlent  1  existence  de  refuges,  d'asiles,  de  Senodo- 
chia,  d'ordinaire  situés  dans  le  voisinage  immédiat 
des  églises  cathédrales  ou  des  abbayes.  Mais,  à  cause 
des  guerres  et  des  invasions,  cette  floraison  d'hôpi- 
taux pour  toutes  les  misères  fut  plus  lente,  parce 
que  les  ressources  faisaient  davantage  défaut. 

Signalons  encore  quelques  noms  célèbres  dans  les 
annales  de  la  charité  à  cette  époque,  et  en  premier 
lieu  le  pape  saint  Grégoire  le  Grand  (+6o4)qui  orga- 
nisa l'assistance  des  pauvres  à  Rome  de  manière  à 
exciter  l'émulation  des  évêques  et  des  séculiers  des 
autres  nations.  U  les  exhorta  à  créer  des  œuvres  de 
prévoyance  pour  les  nécessiteux.  Chaque  jour  il  don- 
nait quinze  livresd'or  à  des  religieuses  pour  les  repas 
publics  des  pauvres  qu'elles  assistaient.  Chaque  jour 
aussi  des  voitures  parcouraient  les  divers  quartiers 
de  Rome  pour  porter  des  secours  aux  malades  et 
aux  pauvres  honteux  (Dom  Pitra,  Vie  de  S.  Léger, 
introd.,  note  de  la  p.  xxxi  ;  Montalembert,  Les  moi- 
nes d'Occident,  Lecoffre,  4'  édit.,  t.  II,  ch.  vu, p.  2o5). 
Ce  grand  pape  ne  pouvait  démentir  son  passé.  En 
se  faisant  moine  bénédictin  en  675,  il  avait  vendu 
son  patrimoine  pour  le  distribuer  aux  pauvres  »  et 
Rome,  qui  avait  vu  le  jeune  et  opulent  patricien  par- 
courant ses  rues  dans  des  habits  de  soie  et  tout  cou- 
vert de  pierreries,  le  revit  avec  admiration  vêtu 
comme  un  mendiant  et  servant  lui-même  les  men- 
diants hébergés  dans  l'hôpital  qu'il  avait  construit 
à  la  porte  de  sa  maison  paternelle  changée  en  monas- 
tère  »  (MONTALEMBERT,   Op.  cit.,  t.  II,  p.  99). 

Sous  les  Mérovingiens,  la  charité  de  saint  Eloi 
est  si  célèbre  que  sa  maison  est  toujours  assiégée 
d'une  foule  de  solliciteurs  et  que  l'on  n'a  pas  besoin 
d'autre  enseigne  pour  la  reconnaître. DagobertP'fonde 
à  Saint-Denis  un  Xenodochium.  Sainte  Radegonde, 
au  temps  de  son  mariage  avec  Clotaire,  entretient  de 
ses  deniers    de   nombreux    pauvres    auxquels   elle 


1687 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1688 


fournit  vivres  et  vêtements.  Elle  fonde  un  hôpital 
dans  le  domaine  d'Alliis,  où  elle  avait  plissé  les  pre- 
mières années  de  sa  captivité,  et  où  elle  rendait  elle- 
même  aux  femmes  malades  les  soins  les  plus  dévoués 
{Petits  />ollancl.,t.  IX;  Montalembrrt,  np.  cit.,  l. Il, 
p.  35o).  Contran,  roi  de  Bourgogne,  esl  également 
illustre  par  sesaumônes  et  les  «  trésors  »  qui!  donne 
aux  pauvres  (Abbé  Jolv,  Vie  de  saint  Vo?-lef,  curé 
de  Marcenay,  patron  de  Cluititlo7i-s-Seine,iS&'^,p.  4^). 
Saint  CÉSAiBE.  évêque  d'Arles,  qui,  dès  son  enfance, 
se  dépouillait  de  ses  vêtements  en  faveur  des  pauvres, 
à  l'exemple  de  saint  Martin,  se  fait  remarquer  pen- 
dant son  long  épiscopat  (5oi-5i3)  par  une  grande 
charité  envers  les  malheureux.  Les  cent  trente  ser- 
mons ou  homélies  que  nous  possédons  de  lui  et  dans 
lesquels  il  emploie,  dil-il  «  dos  paroles  rustiques  », 
aiin  d'atteindre  les  simples  et  les  ignorants,  eurent  un 
grand  retentissement  et  furent  imités  dans  toute  la 
chrétienté.  On  y  trouve  une  grande  vigueur  dans 
la  condamnation  de  la  rapine,  des  superstitions,  de 
l'ivrognerie,  de  la  luxure,  mais  en  même  temps  une 
grande  tendresse  pour  les  humbles,  les  petits  et  les 
pauvres.  Nous  avons  dit  plus  haut  son  zèle  à  déli- 
vrer les  prisonniers  de  guerre  ;  il  faut  généraliser 
sans  crainte;  tous  les  évéques  agissent  de  même. 
Dans  toutes  les  vies  de  saints  de  cette  époque,  nous 
voyons  invariablement  les  évéques  faire  tomber 
les  chaînes  des  captifs,  ouvrir  et  forcer  même  les 
portes  de  leurs  prisons,  sans  que  l'autorité  civile 
ose  s'y  opposer,  et  c'est  déjà  pour  eux  une  tradition 
qui  remonte  au  temps  de  l'Empire  romain,  d'em- 
ployer une  partie  des  revenus  de  leurs  Eglises  au 
rachat  des  prisonniers  de  guerre.  Que  d'innocents 
furent  ainsi  arrachés  au  supplice!  I.efait  célèbre  de 
l'exécution  en  masse  ordonnée  à  Tours  par  le  gouver- 
neur Avicien  et  empêchée  par  les  prières  elles  sup- 
plications de  saint  Martin  (Sdlpice  Sbvèbe,  /liai., 
in,4)  s'est  renouvelé  bien  des  fois  à  cette  époque.L'évê- 
que  esl  bienlerfe'/V/isei/r  de  tous  les  opprimés. 

La  création  des  paroisses  rurales,  dont  nous  avons 
parlé  à  propos  de  saint  Martin,  produisit  une  décen- 
tralisation dans  l'organisation  de  l'assistance  des 
pauvres.  Afin  d'empêcher  lamendicilé  et  le  vagabon- 
dage, le  concile  de  Tours  (667)  décréta  (can.  5)  que 
chaque  paroisse  était  obligée  de  garder  ses  pauvres, 
et  de  les  nourrir  ;  on  voulait  éviter  par  là  qu'ils  ne 
fussent  à  charge  aux  autrescommunautés.  »  Ft  iina- 
f/uiieque  civitas  paiiperes  et  egenos  incoins  alimentis 
congruentibus pascal, secundumvires  tam  vicani  pres- 
byteri  quant  cives  omnes  suum  pauperem  pascant  ; 
quo  fiet  ut  ipsi  pauperes  per  civitaies  alias  non 
vagentur  »  (Mansi,  IX,  p.  793). 

A  l'action  des  évéques  et  aux  assistances  parois- 
siales il  faut  ajouter  le  rayonnement  de  nouveaux 
centres  de  charité  et  de  soulagement  de  la  misère  : 
les  monastères.  Les  Bénédictins  d'abord,  puis  plus 
tard  les  Cisterciens,  les  Prémontrés,  les  Chartreux, 
et  les  autres,  tous  ces  moines  d'Occident  immorta- 
lisés par  Montalembert,  jouèrent  un  rôle  considé- 
rable dans  l'histoire  de  la  charité.  Ils  surent  à  la 
fois  prévenir  et  guérir  l'indigence.  Ils  la  prévinrent 
en  défrichant  les  forêts  et  les  terres  incultes,  en 
enseignant  aux  peuples  barbares  l'agriculture,  les 
métiers  manuels  ou  les  arts,  en  instruisant  et  en 
disciplinant  la  jeunesse  ;  ils  la  guérirent  en  construi- 
sant autour  de  leurs  monastères  des  asiles  pour  les 
étrangers  et  des  hôpitaux  pour  les  malades.  C'est 
ainsi  qïie,  dans  l'ile  d'Iona  et  les  contrées  voisines 
de  l'Ecosse,  saint  Columba  apprend  aux  paysans  à 
rechercher  les  sources,  à  régler  les  irrigations,  à 
rectifier  le  cours  des  rivières  ;  il  leur  procure  des 
outils,  leur  enseigne  la  grelTe  des    arbres    fruitiers, 


obtient  des  récoltes  hâtives,  intervient  contre  les 
épidémies  et  guérit  diverses  maladies  ;  en  Angleterre 
et  en  Irlande,  il  apparaît  comme  le  protecteur  des 
faibles  et  le  vengeur  des  opprimés.  Ligugé,  et  Mar- 
moutier  dans  l'Ouest  de  la  France,  avec  le  souvenir 
impérissable  de  snintMartin,  Lérins  et  Saint- Victor 
de  Marseille  au  sud,  avec  saint  Honorât  et  Jean  Cas- 
sien,  Luxeuil  à  l'est,  avec  saint  Colomban,  exercent 
une  influence  inouïe.  A  Luxeuil,  par  exemple,  les 
nobles  francs  etbourguignonsaffluent  comme  novices 
et  prodiguent  à  Colomlian  (5'43-6i5)  leurs  donations. 
Toute  la  Franche-Comté  actuelle,  redevenue,  depuis 
les  invasions  barbares,  une  solitude  sylvestre  peu- 
plée de  bêtes  fauves, est  transformée  par  les  disciples 
de  saint  Colomban  et  de  saint  Benoît  en  champs 
cultivés  et  en  pâturages.  C'est  le  moine  irlandais  lui- 
même  qui  dirige  les  travaux  de  défrichement, et  tous 
ses  religieux,  riches  ou  pauvres, nobles  ou  serfs,  sont 
astreints  successivement  à  labourer,  à  faucher,  à 
moissonner,  à  fendre  le  bois.  Après  lui,  Luxeuil 
devient  la  capitale  monastique  de  la  Gaule  ;  la  Bour- 
gogne, la  Champagne,  le  pays  de  Caux  et  même  la 
Suisse  et  l'Italie  voient  se  fixer  sur  leurs  territoires 
les  colonies  de  Luxeuil,  et  partout  la  barbarie  est 
refoulée,  le  christianisme  prend  sa  place,  et  avec  lui 
l'instruction,  le  travail. ladiscipline  morale, la  charité 
envers  les  pauvres  (Cf.  Montalkmbkrt,  J.es  moines 
d'Occident,  t.  II,  livre  ix,  t.  lll,  livre  xi). 

La  discipline  pénitentiaire  elle-même,  organisée 
en  Gaule  par  saint  Colomban,  eut  pour  conséquence 
de  grossir  le  budget  de  la  charité  ;  l'Eglise  ne  lit  pas 
<[  argent  des  péchés  des  fidèles  »,  comme  l'écrit 
M.  Bayet  {Ilift.  de  France  de  Lavisse,  t.  II,  p.  281), 
mais  elle  consentit  à  remplacer  les  peines  canoni- 
ques dues  à  certaines  fautes  énormes  par  la  prière, 
le  jeûne,  l'aumône,  les  pèlerinages  à  certains  sanc- 
tuaires, et  l'abandon  de  tout  ou  partie  des  biens  des 
coupables  en  faveur  des  pauvres.  De  tels  exemples 
publics  étaient  hautement  moralisateurs  et  en  har- 
monie avec  la  plus  pure  doctrine  du  christianisme 
primitif,  qui  enseigne  par  la  bouche  de  saint  Pierre 
lui-même  que  a  la  charité  couvre  la  multitude  des 
péchés  »  (1  Pftr.,  iv,  8).  Mieux  inspiré  ailleurs, 
M.  Baybt  résume  ainsi  l'oeuvre  des  moines:  «Ils 
couvriront  la  Gaule  de  leurs  couvents,  ils  pénétre- 
ront jusi]ue  dans  les  contrées  les  plus  sauvages, 
défrichant  le  sol,  créant  autour  d'eux  des  villages, 
ils  conquerront  le  monde  barbare, et  la  société  chré- 
tienne du  Moyen  Age  sera  en  grande  partie  leur 
œuvre  »  (Ihid.,  p.  36). 

Evêchés,  paroisses,  monastères,  telles  sont  les 
trois  institutions  ecclésiastiques  qui  se  chargent  du 
service  des  pauvres.  Il  faut  y  ajouter  l'autorité 
laïque,  représentée  parles  rois  mérovingiens  ou  par 
Charlemagne  qui,  soit  par  l'octroi  de  terres  aux 
églises  ou  d'aumônes  directes  aux  nécessiteux,  soit 
par  des  prescriptions  ou  des  ordonnances  spéciales, 
favorise  l'exercice  et  l'organisation  de  la  charité. 
Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  ces  temps  furent 
extrêmement  troublés  et  que  les  guerres  intestines 
et  les  invasions  ont  toujours  développé  le  paupé- 
risme. D'autre  part,  les  derniers  mérovingiens  dé- 
tournèrent dans  une  certaine  mesure  les  biens 
d'Eglise  de  leur  destination  charitable  et  désorgani- 
sèrent l'assistance.  Charlemagne,  au  contraire, veille 
à  la  perception  et  à  la  répartition  des  dîmes,  qui 
doivent  être  partagées  par  portions  égales,  entre 
l'évêque,  les  prêtres,  les  fabriques  et  les  pauvres. 
Un  de  ses  capitulaires  rappelle  que  «  suivant  la  tra- 
dition des  saints  Pères,  les  biens  d'Église,  dons  de  la 
piété  des  fidèles  et  prix  de  la  rédemption  de  leurs 
péchés,  sont  les  patrimoines  des  pauvres.  »  «  Nous 
statuons  donc,  ajoule-t-il,  que  jamais,  ni  sous  notre 


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PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


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règne,  ni  sous  celui  de  nos  successeurs,  il  ne  sera 
permis  de  rieu  soustraire,  de  rien  aliéner  de  ces 
biens  sacrés  »  (Baluzb,  I.  ^17-718).  Un  autre  capitu- 
laire  (806)  relatif  aux  mendiants  et  vagabonds,  re- 
commande «  à  chaque  tidéle  de  nourrir  sou  pauvre, 
suuin  naupereni  de  hcitt'/icto  aut  de  pro^rid  faiiiiliâ 
nutriat,  et  de  l'enipêcLer  d'aller  mendier  ailleurs  ; 
que  si  l'on  trouve  de  ces  vagabonds  qui  refusent  de 
travailler,  il  faut  bien  se  garder  de  leur  faire  l'au- 
mône. »  L'empereur  va  jusqu'à  lixer  les  sommes  que 
les  évéques,  les  abbés  ou  alibesses  jouissant  de  re- 
venus importants  doivent  distribuer  aux  indigents; 
il  leur  enjoint  même  de  les  ailmettre  à  leur  table. 
Bnlin  lui-même  répand  partout  d'abondantes  libéra- 
lités, non  seulement  dans  ses  Etats,  nous  dit  Egin- 
HAKD,  mais  au  delà  des  mers,  en  Syrie,  en  Egypte, 
en  Afrique,  à  Jérusalem,  à  .Alexandrie,  partout  où  il 
sait  que  soutirent  des  clirétiens  (EoirsHARO,  VUa 
Karoli,  XXVII,  t.  I,  p.8ô). 

VI.  —  lies  Pauvres  au  Moyen  Age.  —  Le  Moyen 
Age  connut  beaucouj)  de  Iléaux,  parmi  lesquels  la 
guerre,  la  peste  et  la  famine,  et  il  fut  longtemps  de 
mode  de  considérer  cette  époque  comme  la  honte  de 
l'humanité.  Les  misèreselTroyables  (jui  se  sont  abat- 
tues sur  l'Européen  plein  xx"  siècle,  notaïunienten 
Belgique,  en  France,  en  Ilussie,  en  Autriche,  et  en 
Serbie,  misères  que  beaucoup  d'esprits,  orgueilleux 
ou  naïfs,  croyaient  à  jamais  incompatibles  a\ec 
l'état  avancé  de  notre  civilisation,  peuvent  servir  à 
mieux  comprendre  le  Moyen  Age  età  être  plus  équi- 
table envers  lui.  Si  la  misère  fut  grande  par  suite 
des  invasions,  des  guerres  civiles  ou  des  épidémies, 
les  âmes  chrétiennes  du  «  dévot  »  Moyen  Age  su- 
rent, alors  comme  aujourd'hui,  s'élever  à  la  hauteur 
des  circonstances,  se  l'aire  pitoyables  pour  toutes 
les  misères  et  soulager  non  seulement  de  leurs  de- 
niers quand  elles  le  pouvaient,  mais,  ce  qui  est 
mieux,  de  tout  leur  dévouement  et  de  tout  leur  cœur 
les  innombrables  victimes  des  événements.  Disons 
même  sans  parti  pris  qu'au  point  de  vue  adminis- 
tratif, certains  hôpitaux  de  Paris  sont  notablement 
inférieurs  aux  Hôtels-Dieu  du  Moyen  Age. 

L'Eglise,  longtemps  avant  la  Société  des  Nations, 
aspire  à  la  Paix  universelle.  Du  iv«  au  XP  siècle,  on 
peut  suivre  dans  les  doléances  de  ses  conciles  le 
désir  d'empêcher  les  guerres  et  de  remédier  aux 
soulTrances  des  peuples.  Pour  arriver  à  cette  paix 
universelle,  les  Conciles  établissent  la  Précède  Dieu, 
et  l'inviolabilité  de  certains  lieux  et  de  certaines  per- 
sonnes. Ainsi  des  limites  sont  imposées  aux  guer- 
re» que  l'Eglise  ne  peut  empêcher.  La  trêve  s'étend 
d'ordinaire  du  mercredi  soir  au  lundi  matin;  elle 
comprend  en  outre  l'avent,  le  carême,  le  temps  pas- 
cal, les  vigiles,  les  fêtes  de  la  sainte  Vierge.  D'autre 
pari,  les  clercs,  les  laboureurs  et  leurs  instruments 
de  travail,  les  femmes,  les  marchands,  les  voya- 
geurs, le  bétail  sont  inviolables;  de  même  les  édi- 
fices sacrés  et  leur  parvis,  les  cimetières  et  même 
les  croix  des  chemins  deviennent  des  refuges  assu- 
rés pour  les  malheureux  qui  leur  demandent  asile. 

Si  nous  considérons  spécialement  l'assistance  des 
pauvres  à  cette  époque,  nous  devons  faire  une  dis- 
tinction entre  la  campagne  et  la  ville.  A  la  carapa- 
;,'iie  où  règne  le  système  féodal,  le  seigneur  est  le 
défenseur  naturel  des  serfs  et  des  p,Tuvres  gens  qui 
sont  venus  demander  protection  au  château-fort  con- 
tre les  bandes  armées  qui  parcourent  le  pays.  Il  est 
aidé  dans  cette  tâche  par  les  prêtres  attachés  aux 
paroisses  rurales  et  par  les  monastères  qui  possè- 
dent presque  toujours  un  asileou  xenodochium  pour 
les  passants  et  un  hôpital  pour  les  malades.  Dans 
les  chefs-lieux  de  civitales,  c'est  toujours  l'évêque, 


comme  aux  époques  précédentes,  qui  crée  ces  Ildtels- 
Dieu,  qu'on  retrouve  à  l'ombre  de  toutes  les  cathé- 
drales et  dont  l'a  Iminislration  fut  partout  dévolue 
aux  chanoines;  l'évêque  reite  toujours  le  supérieur 
naturel  de  tous  les  hôpitaux  fondés  dans  son  dio- 
cèse,etnon  seulement  il  leur  donne  des  règlements, 
mais  il  les  inspecte  par  lui-même  ou  par  ses  délé- 
gués, les  réforme  s'il  y  a  lieu,  et  vérifie  les  comptes 
de  gestion.  Il  en  fut  ainsi  jusipi'au  xiv'  siècle,  où, 
par  suite  du  développement  du  pouvoir  royal,  un 
nouveau  personnage  ecclésiastique,  l'aumônier  du 
roi,  tenilil  às'em[)arer  peu  à  peu  de  la  direction  des 
hôpitaux;  il  fut  soutenu  dans  ces  prétentions  par 
le  roi,  cela  va  de  soi,  mais  aussi  par  le  Parlement 
qui,  i>our  plaire  au  roi,  admettait  la  présomption 
que  les  Hôtels-Dieu,  dont  les  fondateurs  anciens 
n'étaient  plus  connus,  tiraient  leur  origine  des  libé- 
ralités royales  (Léon  Lu  Grand,  Lea  Maisons-Dieu, 
/.eitrs  stiilutd  au  xiir  siècle,  Revue  des  Questions 
Historiques,  1"  juillet  1896,  |).  101). 

En  dehors  des  Maisons-Dieu,  qui  abondent  au 
Moyen  Age,  en  dehors  des  hôtelleries  ou  hôpitaux 
lies  monastères,  il  faut  signaler  d'une  part  l'action 
concertée  des  magistrats  municipaux  et  du  clergé 
relativement  à  l'assistance  des  pauvres,  d'autre  part 
l'activité  considérable  des  gildes,  des  corporations, 
des  confréries  et  des  tiers  ordres, sans  parler  de  l'ini- 
tiative privée;  enQn  les  ordres  hospitalierset  notam- 
ment celui  de  Saint- Jean  de  Jérusalem  méritent  une 
mention  spéciale  ;  les  règlements  deSaint  Jean  furent 
en  effet  copiés  et  imités  dans  la  plupart  des  hôpitaux 
de  l'Europe. 

Avant  d'entrer  dans  le  détail  de  ces  organismes 
charitables,  disons  nettement  que,  de  toutes  les 
études  historiques  faites  sur  le  Moyen  Age,  il  est  per- 
mis de  tirer  cette  conclusion  d'ensemble  :  d'une 
manière  générale,  l'assistance  des  pauvres  était 
organisée  et  sudisait  en  temps  normal  à  tous  les 
besoins.  Les  règlements  municipaux  d'assistance  ne 
sont  pas,  comme  l'ont  prétendu  certains  historiens, 
le  fruit  de  la  lléforme.  Les  magistrats  qui  adminis- 
traient les  communes  établissaient  un  budget  des 
pauvres, en  union  avecle  clergé, édictaientdesordon- 
nances  et  des  règlements  de  police  pour  réprimer  la 
mendicité,  assistaient  les  pauvres  vraiment  dignes 
d'intérêt  et,  par  des  subventions,  pourvoyaient  à 
l'éducation  des  orphelins  dans  la  mesure  où  cette 
éducation  n'était  pas  procurée  par  les  parents  sur- 
vivants ou  par  les  corporations.  Si  dans  les  campa- 
gnes, l'organisation  était  parfaite,  dans  les  villes 
l'action  convergente  du  clergé,  des  monastères,  des 
magistrats,  des  corporatlonset  des  particuliers  arri- 
vait à  subvenir  à  toutes  les  nécessités.  Seules  les 
grandes  calamités  signalées  plus  haut,  spécialement 
les  pestes  et  les  famines,  et  aussi  les  nouvelles  con- 
ditions économiques  de  l'EuroiJC,  à  la  lin  du  Moyen 
Age,  en  accroissant  le  paupérisme  et  la  mendicité, 
débordèrent  les  cadres  ordinaires  et  normaux  de  lii 
charité. Enlin  la  disparition  de  l'organisation  centrale, 
jusqu'alors  placée  entre  les  mains  de  l'évêque,  selon 
le  plan  de  l'assistance  primitive,  et  exercée  ensuite 
])ar  divers  intermédiaires  royaux  ou  municipaux, 
fut  certainement  nuisible.  Mais  la  Réforme,  nous  le 
verrons  plus  loin,  en  détruisant  les  églises,  les  monag- 
tères  et  en  s'emparant  des  fondations  qui  faisaient 
vivre  les  écoles  et  les  hôpitaux,  porta  un  coup  ter- 
rible à  l'organisation  et  à  l'exercice  de  la  charité,  et 
agrandit  encore  en  beaucoup  d'endroits  le  domaine 
de  l'ignorance  et  de  la  misère. 

1°  Les  Maisons-Dieu.  —  Les  innombrables  Hôtels- 
Dieu  ou  Maisons-Dieu  du  Moyen  Age  ont  un  multiple 
objet  et  se  proposent  d'accomplir  les  sept  œuvres  de 


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miséricorde  si  célèbres  à  cette  époque  :  nourrir  ceux 
qui  ont  faim;  donner  à  boire  à  ceux  qui  ont  soif; 
donner  l'iiospitalité  aux  étrangers;  vêtir  ceux  qui 
sont  nus;  soigner  les  malades;  délivrer  les  captifs; 
ensevelir  les  morts.  On  y  accueille  les  pèlerins  elles 
voyageurs  ;  on  y  reçoit  les  vieillards,  les  malades, 
les  blessés,  les  infirmes,  parfois  les  aliénés  dans  un 
pavillon  spécial,  etaussi  les  femmes  enceintes,  les 
enfants  trouvés,  etc.  L'évêque  de  Saint-Malo,  en  fon- 
dant l'Hôtel-Dieu  (i25a),  fait  un  legs  spécial  pour 
l'assistance  des  femmes  en  couches.  La  Maison-l)ieu 
de  Corbeil  contient  à  leur  usage  une  salle  spéciale.  Il 
en  est  de  même  à  Annonay,  à  Romans,  à  Montreuil, 
à  Nevers,  à  Nuremberg,  à  Francfort,  à  Kottweil,  etc. 

Ces  Maisons-Dieu  sont  surtout  fondées  aux  x«  et 
xi=  siècles,  par  les  évêques  et  le  clergé,  notamment 
par  les  chanoines;  par  exemple,  vers  1080,  les  cha- 
noines de  Saint-Martin  de  Pistoie  établissent  l'hôpital 
di  san  Luca  en  faveur  des  pèlerins  et  des  convales- 
cents. A  Wiirzbourg,  en  1097,  l'évêque  Einhard  érige 
un  nouvel  hospice.  L'archevêque  de  Coblentz,  Bruno, 
place  une  demeure  des  pauvres  à  côté  de  l'église  de 
Saint-Florin  (iiio);  l'hospice  de  Chàteaudun  est  dû, 
au  xiE  siècle,  à  de  pieux  ecclésiastiques  vivant  en 
communaiité.  En  beaucoup  de  cas,  les  hospices  anté- 
rieurs ont  été  détruits  lors  des  invasions  et  des 
guerres,  et  il  faut  les  reconstruire  en  même  temps 
que  les  monastères  ou  les  édifices  du  culte. 

Aux  xii'  et  xiii*  siècles,  avec  le  régime  féodal,  les 
rois  et  les  seigneurs  se  préoccupent  de  leurs  vassaux 
et  fondent  dans  leurs  fiefs  des  asiles  et  hôpitaux.  En 
1060,  la  comtesse  Berthe,  veuve  de  Hugues  II,  comte 
du  Maine,  ouvre  à  Chartres  Vaitmône  Notre  Dame. 
Mathilde, femme  du  roi  Etienne, érige  l'hôpital  Sainte- 
Catherine  de  Londres  (1  i48)et  Jean  II,  comtede  Pon- 
thieu,  l'Hôtel-Dieu  d'Abbeville(i  i58).Ledac  de  Bour- 
gogne, Eudes  III,  bâtit  la  maison  du  Saint-Esprit  à 
Dijon  et  le  comte  de  Bar  (1210)  celle  de  Bar-sur-Seine. 
A  Eisenach,  sainte  Elisabeth  de  Hongrie,  la  servante 
des  pauvres,  institue  deux  hospices,  l'un  sous  l'invo- 
cation du  Saint-Esprit  pour  les  pauvres  femmes, 
l'autre  sous  celle  de  sainte  Anne  pour  tous  les  mala- 
des en  général  (1229).  Ce  dernier  existe  encore. 
(MoNTALKMBKHT,  Vie  de  sainte  Elisohelli,  ch.  xiit). 
Les  comtesses  de  Flandre  et  de  Hainaut  ouvrent  des 
Maisons-Dieu  à  Lille,  Séclin,  Orchies  et  Comines.  Au 
début  du  xiv  siècle,  Marguerite  de  Bourgogne,  veuve 
de  Charles  de  France,  frère  de  saint  Louis,  fonde  à 
Tonnerre  un  hôpital  toujours  célèbre,  et  à  Laignes 
une  Maison-Dieu.  Saint  Louis  avait  lui-même  fait 
réédifier  dans  de  plus  vastes  proportions  l'hospice 
Saint-Nicolas  de  Pontoise  et  pris  sous  sa  spéciale 
protection  les  Hôtels-Dieu  de  Paris,  Tours  et  Cou- 
tances.  L'Ile  de  France  et  la  Champagne  s'enrichissent 
à  cette  époque  d'un  grand  nombre  de  Maisons-Dieu 
dues  aux  seigneurs,  comme  par  exemple  la  Maison- 
Dieu  de  Palaiseau. 

Enfin  aux  xiv'  et  xv*  siècles,  sans  que  l'on  doive 
établir  entre  les  trois  catégories  que  nous  énumé- 
rons  des  cloisons  élanches,  on  trouve  beaucoup 
d'éla!)lissements  charitables  fondés  par  deséchevins, 
des  bourgeois  ou  des  confraternités.  Ainsi  les  magis- 
trats municipaux  de  Caen  gouvernent  l'Hôtel-Dieu 
de  cette  ville  et  possèdent  le  droit  d'en  élire  le  prieur, 
parce  que  la  fondation  est  due  aux  »  bourgeois  et 
habitans  ».  Il  en  est  de  même  à  Mirecourt.  à  Douai, 
à  Ypres,  à  Lille.  L'hôpital  Saint-Mathieu  de  Pavie 
est  dû  à  la  confraternité  ou  congrégation  laïque  du 
même  nom,  et  cette  création  est  autorisée  par  une 
bulle  de  Nicolas  V  (i^i/jg).  Il  en  est  de  même  à  Paris 
de  l'Hôpital  du  Saint-Sépulcre,  créé  et  régi  par  une 
confrérie  qui  porte  ce  nom  (i3a6).  L'Hôpital  du  Saint- 
Esprit  a  une  origine  analogue  (i36o).  Quant  aux  par- 


ticuliers, ils  rivalisent  de  zèle  avec  les  rois,  les  sei- 
gneurs et  les  chanoines,  et  se  donnent  souvent  eux 
et  leurs  biens  à  la  maison  qu'ils  établissent.  Deux 
compagnons  ménétriers,  émus  de  voir  en  la  rue  Saint- 
Marlin-aux-Chanips  une  pauvre  femme  paralytique 
«  ne  bougeant  point  d'une  méchante  charrette  et 
vivant  des  aumônes  des  bonnes  gens  u,  fondent  à 
Paris  l'asile  Saint-Julien  (1828).  A  Vaucouleurs, 
Barthélémy  Boudart  relève  en  i3-)b  un  hospice  dé- 
truit par  l'ennemi,  «  pielate  motus,  ac  suae  salutis 
non  immemor  ».  En  l4i2,  «  pour  honneur  et  révé- 
rence de  Notre  Seigneur  Jésus-Christ,  de  la  benoîte 
Vierge  Marie  »  et  de  nombreux  saints,  deux  riches 
époux  de  Beaufort-en- Vallée  (Anjou)  font  de  leur 
demeure  un  Hôtel-Dieu,  dédié  à  saint  Jean  l'Aumô- 
nier et  doté  de  tous  leurs  biens  (Cf.  Lallkmand,  op. 
cit.,  t.  111,  PI).  ii7-5'j).  En  1443,  le  chancelier  de  Bour- 
gogne, Nicolas  Rolin,  fait  construire  le  fameux  Hôtel- 
Dieu  de  Beaune  «  pour  que  les  pauvres  infirmes  y 
soient  reçus,  servis  et  logés  ».  Il  en  fait  à  la  fois  une 
œuvre  de  charité  et  une  œuvre  d'art  ;  cette  merveille 
de  l'architecture  bourguignonne  du  xv"  siècle,  avec 
ses  lucarnes  et  ses  clochetons,  ses  grandes  salles  et 
ses  cuisines,  son  Triptyque  du  Jugement  dernier,  de 
Roger  van  der  W^eyden,  et  surtout  ses  religieuses 
qui  portent  encore  le  hennin  et  le  costume  de  l'épo- 
que, produit  sur  les  visiteurs  une  impression  de  paix 
profonde;  le  Moyen  .\ge,  dans  ce  qu'il  eut  de  plus 
noble,  se  survit  à  l'Hôtel-Dieu  de  Beaune  (Cf.  IvLEtN- 
CLAUsz,  Histoire  de  Bourgogne,  p.  177,  Paris,  1909). 

2*  Régime  intérieur  des  Maisons-Dieu.  —  A)  Les 
Ordres  hospitaliers .  —  Sur  les  constitutions  et 
le  régime  intérieur  des  hôpitaux  au  Moyen  Age,  le 
plus  ancien  document  que  nous  possédions  est  le 
l.iber  diurnus,  qui  date  du  commencement  du 
ix"  siècle.  Mais  il  ne  contient  guère  que  des  générali- 
tés et  ce  n'est  qu'au  milieu  du  xir=  siècle  que  nous 
trouvons  des  renseignements  précis  dans  la  règle  de 
l'Hôpital  Saint-Jean  de  Jérusalem,  où  «  les  pèlerins, 
affluant  du  monde  entier  vers  les  lieux  saints,  trou- 
vaient l'asile  et  les  soins  dont  ils  avaient  besoin. 
Fondé  avant  l'époque  des  Croisades  par  les  habitants 
d'Amalli,  petite  ville  d'Italie  qui  entretenait  d'activés 
relations  commerciales  avec  la  Palestine,  et  placé 
alors  sous  le  patronage  de  saint  Jean  l'Aumônier, 
l'Hôpital  de  Jérusalem  était,  lors  de  l'arrivée  des 
croisés,  dirigé  par  un  homme  appelé  Gérard,  qui 
menait  une  vie  pieuse  et  sainte.  Après  le  triomphe 
des  chrétiens,  Gérard,  s'associantun  certain  nombre 
de  compagnons,  fonda  une  véritable  communauté 
religieuse,  dont  les  membres  devaient  continuer  les 
traditions  de  charité  établies  à  Saint-Jean.  Raymond 
du  Puis,  qui  prit  après  lui  la  direction  de  cette  milice, 
promulgua  la  règle  du  nouvel  ordre  religieux  » 
(Léon  Lb  Grand,  Les  Maisons-Dieu,  Revue  des  Ques- 
tions Historiques,  1='' juillet  1896,  p.   loa). 

Minutieuse  dans  les  détails  relatifs  aux  vertus  que 
doivent  posséder  les  frères  hospitaliers,  astreints, 
d'ailleurs,  aux  trois  vœux  de  religion,  la  »  constitu- 
tion Irovée  par  frère  Rairaont  »  ne  l'est  pas  moins 
sur  la  manière  dont  «  les  seignors  malades  doivent 
estre  recehus  et  servis  »  et  l'on  ne  peut  lire  sans 
émotion  ce  texte  qui  nous  reporte  à  la  primitive 
Eglise  et  fait  du  malade  le  seigneur  et  le  maître  de 
la  maison. 

«  Dans  le«  maisons  désignées  par  le  maître  de  l'HApital, 
[Mai^lsier  l/ospilalîs),  lorsque  le  malade  arrivefa,  il  sera 
reçu  ain^i  :  Ay.tnt  d'abord  confessé  ses  péchés  au  prêtre, 
il  sera  communie  roligieusemenl,  puis  porté  au  lit,  et  l;i, 
le  ir-iilant  comme  un  sei>,'ncur  [quasi  domînns),  suivant 
les  re-^sources  de  !a  maison,  chaque  jour,  avant  le  rfnn^ 
des  frère-*,  on  lui  servira  charitablement  à  m8n;^'*r.  Tons 


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les  tiitnanclies,  l'épitre  et  reVitU','ile  seront  chantés  dans 
cette  lïiaisoti  et  on  y  fera  j>rocess:onn  'llement  l'aspeisiuii 
de  l'eau  bénite.    » 

La  règle  de  Saint-Jean  de  Jérusalem  fut  adoptée 
dans  ses  parties  essentielles  par  les  trois  grands 
ordres  hospitaliers  des  Chevaliers  Teutoniques,  du 
Saint-Esprit  et  de  Saint-Jacques  du  Haut-Pas,  et  l'on 
peut  dire  que  les  constitutions  de  Saint-Jean  sont  les 
plus  anciens  statuts  écrits  que  nous  possédions.  Seul 
l'hospice  d'Aubrae,  qui  reçut  en  1 162  de  Pierre,  évè- 
que  de  Rodez,  une  règle  particulière,  peut  présenter 
une  charte  aussi  ancienne.  Les  différents  articles  sont 
d'ailleurs  presque  identiques  à  ceux  de  Saint-Jean,  et 
cet  ensemble  de  règlements  pratiques, dont  la  sagesse 
expérimentée  devait  rallier  tous  les  suffrages,  fut 
imposé  en  1212  par  le  concile  de  Paris  à  tous  les 
hôpitaux  assez  importants  pour  être  desservis  par 
une  congrégation  religieuse. 

Voici  les  principaux  articles  de  ces  règlements  : 
1*  Les  membres  de  chaque  congrégation  hospitalière 
étaient  tenus  de  prononcer  les  trois  vœux  de  reli- 
gion :  pauvreté,  chasteté  et  obéissance,  et  de  revêtir 
l'habit  religieux,  a»  Le  concile  de  Paris  proscrivait 
la  coutume  des  donnés  signalée  plus  haut,  et  défen- 
dait d'admettre,  si  elles  n'entraient  pas  en  religion, 
les  personnes  qui  se  donnaient,  elles  et  leurs  biens, 
à  la  maison,  alin  d'y  être  entretenues  leur  vie  durant. 
Mais  cette  coutume  persista  en  beaucoup  d'endroits 
et  fut  admise  par  les  statuts  du  Puy,  de  Caen,  de 
Noyon,  etc.;  elle  avait  l'avantage  de  procurer  des 
ressources  aux  Maisons-Dieu,  et  elle  existe  encore 
aujourd'hui  dans  la  plupart  des  hospices.  3°  Le  nom- 
bre des  frères  et  des  sœurs  était  (ixé  selon  les  res- 
sources et  l'importauce  de  l'hôpital.  A  Paris,  on  le 
fixe  à  huit  frères  clercs,  dont  quatre  prêtres,  trente 
frères  lais  et  vingt-huit  religieuses,  tandis  qu'à 
Amiens,  on  se  contente  de  trois  frères  clercs,  quatre 
frères  lais  et  huit  sœurs.  Celte  organisation  a  pour 
but  d'éviter  un  surnombre  dont  pâtiraient  les  mala- 
des, puisque  l'infirmier  ou  l'intirmière  nourris  sans 
nécessité  aux  frais  de  l'hôpital  empêcheraient  de 
recevoir  un  malade  à  leur  place.  La  proscription  des 
donnés  par  le  Concile  de  Paris  n'avait  pas  d'autre 
motif:  empêcher  que  ces  personnes  n'accaparassent 
pour  elles  des  soins  dus  aux  malades.  Avant  tout, 
avant  les  riches  ou  les  frères,  qui  ne  sont  que  les 
serviteurs,  doivent  passer  0  nos  seigneurs  les  mala- 
des 1^.  Le  règlement  de  Richard,  évêque  d'Amiens, 
pour  l'Hôtel-Dieu  de  Montdidier  (1207)  porte  cette 
mention  imitée  des  statuts  de  Saint-Jean  de  Jérusa- 
lem :  «  Que  li  malades  soit  menés  à  son  lict  et  là  soit 
servis  chacun  jour  charitablement  comme' li  sire  de 
la  maison,  anchois  que  les  frères  et  seurs  dignent  ou 
mangent.  Et  tout  ce  qu'il  désire,  s'il  poeult  estre 
trouvé  et  il  ne  luy  est  contraire,  baillé  selon  le  po- 
voir  de  la  maison,  jusques  à  ce  qu'il  soit  retournés 
en  santé  »  (V.  De  Biîauvillé,  Hist.  de  lu  tille  de  Mont- 
didier, t.  m,  p.  365). 

En  I2i8,  la  règle  de  Montdidier  est  appliquée  à 
1  Ilôtel-Dieu  de  Noyon  et  entre  lai'j  et  1221  Etienne, 
'liiyen  du  chapitre  de  Notre-Dame,  s'en  inspire  visi- 
lilemeiit  en  rédigeant  les  statuts  de  l'Hôtel-Dieu  de 
Paris  ;  puis  elle  est  adoptée  sans  changement  à 
Amiens  en  1233,  à  Saint-Riquier  la  même  année,  à 
Alibeville  en  1243,  à  Beauvais  en  121^6,  à  Relhel 
en  iil)-],  à  Montreuil-sur-Mer  en  1260,  à  Péronne,  à 
Saint-Fol  en  1276.  Le  concile  de  Paris  avait  d'ail- 
leurs donné  l'exemple  en  adoptant  presque  textuel- 
lement la  règle  de  Montdidier. 

iJoLa  présence  nécessaire  des  sœurs,  plus  expertes 
dans  certains  soins,  et  d'ailleurs  naturelle  auprès 
des  femmes  malades,  avait  amené  les  évêques  à 
imposer  une  règle  extrêmement  sévère  relativement 


aux  rencontres  des  frères  et  des  sœurs,  qui  ne 
devaient  avoir  lieu  que  dans  les  salles  au  chevet  des 
malades.  Us  ne  pouvaient  se  parler  ailleurs,  et 
même  auprès  des  malades,  ils  ne  devaient  s'entre- 
tenir que  des  soins  à  leur  donner.  Les  dortoirs,  les 
réfectoires  étaient  éloignés  ;  les  exercices  religieux 
et  une  discipline  austère,  avec  des  pénitences  corpo- 
relles, tenaient  lésâmes  en  haleine,  etellespouvaient 
à  bon  droit,  comme  dit  la  règle  d'Angers,  «  compter 
sur  la  grâce  de  Dieu  en  cette  vie  et  sur  la  gloire 
éternelle  en  l'autre  ».  De  fait,  pendant  plusieurs 
siècles,  cette  règle  fut  observée  dans  ses  plus  petits 
détails,  et  les  procès  verbaux  de  visites  des  hôpitaux 
de  la  région  parisienne  jusqu'à  la  Un  du  xv^  sièclene 
signalent  aucune  infraction  grave.  Peu  à  peu,  les 
sœurs  prirent  une  place  prépondérante  dans  les 
hôpitaux  et  la  «  maîtresse  »  Unit  par  supplanter  le 
«  maître  »  et  supprimer  les  frères  pour  devenir 
comme  à  Vernon  «  dame  et  gouverneresse  de  lamai- 
son,  de  tous  les  biens  temporés  et  espiritués  u 
(^Constitutions  de  l'Hôtel-Dieu  de  Vernon), 

C'est  la  règle  de  saint  Augustin  qui  esta  la  base  de 
presque  toutes  les  constitutions  hospitalières.  Mais 
chaque  maison  se  distingue  par  des[)rescriptions  spé- 
ciales qui  font  des  frères  et  des  sœurs  comme  autant 
de  congrégations  autonomes  soumises  à  la  surveil- 
lance de  l'évèque.  Dans  la  rédaction  des  chapitres 
relatifs  aux  malades,  on  s'inspire,  en  général,  des 
statuts  des  Hospitaliers  de  Jérusalem,  mais  la  règle 
de  saint  Dominique  fait  aussi  sentir  son  influence 
dans  les  règlements  de  l'Hôtel-Dieu  de  Lille  ;  cetix-ci 
à  leur  tour  inspirèrent  les  statuts  de  l'Hôtel-Dieu  de 
Pontoise,  et,  par  l'intermédiaire  de  Ponloise,  ceux 
de  la  Maison-Dieu  de  Vernon. 

Le  nombre  des  Maisons-Dieu  fut  si  considérable  et 
le  personnel  des  frères  et  des  sœurs  si  édifiant  et  si 
charitable,  que  Jacques  de  Vitry,  dans  son  Historia 
occidentalis,  ne  craint  pas  d'écrire  (ch.  xxix), 
après  avoir  parlé  des  grands  ordres  hospitaliers: 
«  Il  y  a  en  outre,  dans  toutes  les  régions  de  l'Occi- 
dent, un  nombre  impossible  à  évaluer  de  congré- 
gations tant  d'hommes  que  de  femmes  qui  renoncent 
au  monde  et  vivent  selon  une  règle  religieuse  dans 
les  maisons  des  lépreux  ou  les  hôpitaux  des  pauvres, 
adonnés  avec  humilité  et  dévouement  au  soin  des 
pauvres  et  des  malades.  «  Snnt  insuper  aliae  tant 
virorum  quam  mulierum  saeculo  renunciantiiim  et 
regulariter  in  domibiis  leprosoriim  re/  hospitiilibus 
pauperum  viventium,  ahsqne  destinatinne  et 
numéro  certo,  in  omnibus  Occidentis  regionibits, 
congregationes,  pauperibiis  et  infirmis  liiimiliier  et 
dévote  ministrantes  »  (J.  db  Vitry,  Historia  occi- 
dentalis. Douai,  1697  :  De  Hospitalibus  pauperum 
et  (lomibus  leprosoruiii). 

B)  f.e  soin  des  pauvres  malades. —  Il  est  assez 
facile  de  se  représenter  la  vie  des  malades  dans  les 
Hôtels-Dieu  du  Moyen  Age.  En  effet,  nous  pouvons 
d'abord  situer  cette  vie  dans  son  cadre,  grâce  aux 
hôpitaux  qui  subsistent  encore,  et  d'autre  part  les 
statuts  et  les  documents  historiques  nous  permettent 
d'en  reconstituer  les  détails.  Dans  la  plupart  des 
Hôtels-Dieu  le  malade  a  pour  horizon  une  grande  et 
belle  salle  de  style  gothique,  d'une  hauteur  prodi- 
gieuse, qui  fait  songer  à  la  nef  d'une  église  (Tonnerre, 
80  m.  de  Ion  g  sur  18  m.  5o  de  largeur,  Beaune72  suri4, 
Angers  60  sur  22)  ;  de  fait,  l'église  n'est  souvent 
séparée  de  la  salle  que  par  un  mur,  une  balustrade 
ou  (1  cloyson  de  bois  »  de  trois  pieds  de  hauteuretl'on 
voit,  au  milieu,  des  portes  qui  s'ouvrent  toutes 
grandes  lors  des  cérémonies  religieuses,  de  sorte 
quêtons  les  malades  peuvent  apercevoir  le  prêtre  à 
l'autel,  entendre  les  chants  et  s'y  associer    du    cœur 


1695 


PAUVRES  (LES)  LT  L'ÉGLISE 


1696 


ou  des  lèvres.  CetteJ  disposition  existait  à  Lille,  à 
Caen,  à  Pontoise,  à  Saint-Julien  de  Cambrai,  les 
historiens  nous  l'affirment  ;  elle  existe  encore,  avec 
l'immense  salle  oùl'air  abonde  -  avantage  précieux 
pour  des  malades — àl'Hôtel-Dieude  Beaune.à  Angers, 
à  Cluny,  à  Provins,  à  Tonnerre,  à  Semur,  à  Com- 
piègne,  à  Chartres,  à  Vesoul  et  dans  beaucoup 
d'autres  villes.  A  cette  époque  de  foi,  quelle  distrac- 
tion et  surtout  quel  réconfort  pour  les  pauvres 
malades  que  cette  participation  aux  rites  religieux  et 
cette  cohabitation  du  pauvre  avec  Dieu,  dans  la  per- 
sonne du  Christ  présent  sous  les  espèces  du  sacre- 
ment !  Us  étaient  vraiment  dans  la  "  Maison-Dieu  », 
assistés  par  des  anges  au  corps  mortel,  et  préservés 
de  l'ennui  et  de  la  désespérance  qui  régnent  dans 
beaucoup  d'hôpitaux  modernes  (Cf.  Abbé  Boudrot, 
L'Hôtel-Dieu  de  Beaune,  Beaune,  i88a  ;  C.  Dormois, 
.\ot.  kist.  sur  i  Hôpital  de  Tonnerre,  Auxerre,  i85l^). 

Autour  de  la  grande  salle,  existent  des  salles  moins 
vastes  destinées  à  diverses  catégories  de  malades;  on 
y  voit  en  particulier  <■  l'iulirmerie  des  griefs  mala- 
des "  mentionnée  dans  la  plupart  des  statuts,  et 
aussi  "  la  chambre  des  accouchées  »  ou  «  des  femmes 
gisans  d'enfante»,  signalée  à  l'Hôlel-Dieu  de  Paris, 
de  Lille, d'Amiens, d'Abbeville.  de  Saint-Riquier,  etc. 
A  Trojes.  dès  1270,  l'Hôtel-Dieu  disposait  d'une 
maison  uniquement  affectée  à  la  réception  des  fem- 
mes malades  ou  «  gisans  ».  Les  bains,  on  le  sait, 
étaient  fréquents  au  moyen  âge,  contrairement  à 
l'opinion  de  Michelet  qui  affirme  gravement  qu'on  ne 
se  lavait  pas  à  cette  époque.  Des  baignoires,  des 
i(  cuves  à  baigner  les  femmes  »,  des  petites  bassines 
pour  baigner  les  nouveau-nés,  si  souvent  lîgu- 
rées  dans  les  tableaux  des  peintres  italiens  repré- 
sentant la  Nativité,  complétaient  l'installation  des 
chambres  réservées  aux  accouchées,  a  La  règle  de 
Saint-Jean  de  Jérusalem,  reproduite  en  cela  comme 
en  beaucoup  d'au'res  articles  par  celle  du  Saint-Esprit, 
recommandait  avec  insistance  de  ne  pas  coucher 
les  enfants  avec  leurs  mères  et  de  leur  donner  des 
berceaux  séparés  »  (Lb  Grand,  f.es  Maisons-Dieu 
art.  cité,  p.  i3i.  Règle  du  Saint-Esprit,  art.  Sg). 

Les  enfants  abandonnés  étaient  également  reçus 
dans  les  hôpitaux  du  Saint-Esprit  et  peu  à  peu  des 
maisons  spéciales  furent  créées  pour  eux. 

La  réception  des  malades  se  faisait  à  l'entrée  de 
l'hôpital  par  le  frère  portier  ou  par  unesœur  chargée 
de  ce  soin,  soit  que  les  malades  fussent  en  état  de 
venir  eux-mêmes  solliciter  leur  admission,  soit  qu'il 
fussent  apportés  sur  des  brancards.  A  .Angers,  du 
xni<=  au  xv  siècle,  deux  frères  de  l'Hôtel-Dieu  étaient 
chargés  deux  fois  par  semaine  de  »  quérir  les  pau- 
vres parla  ville  n .  A  Grenade,  au  xvi*  siècle,  saint 
Jean  de  Dieu  allait  u  les  chercher  dans  les  rues  où  ils 
«lalaient  leurs  plaies  pour  exciter  les  passants  à 
leur  jeter  quelque  aumône,  ou  bien  encore  au  coin 
de  quelque  place  publiqueoii  ils  gisaient  abandonnés 
et  tremblant  la  lièvre.  Ceux  qui  ne  pouvaient  mar- 
cher, il  les  chargeait  sur  son  dos...  Son  premier 
office  envers  tout  nouveau  venu  était  de  lui  laver  les 
pieds,  qu'il  baisait  avec  respect  et  charité,  puis,  après 
l'avoir  mis  au  lit,  il  tâchait  de  le  disposer  à  se  con- 
fesser et  à  se  rendre  ainsi  plus  digne  d'obtenir  de 
Dieu  la  grâce  de  sa  guérison .  Tous  ne  répondaient 
pas  à  cet  appel...  »  (L.  Saglikr,  Vie  de  saint  Jean  de 
Dieu,  Vans,  1877,  p.  i34).  Cette  pratique,  indiquée, 
nous  l'avons  dit,  dans  les  statuts  de  tous  les  hôpi- 
taux du  Moyen  .\ge,  était  conforme  aux  mœurs  d'une 
époque  et  d'une  société  prof  mdément  imbues  des 
idées  chrétiennes.  Lesalutde  l'àme  était  envisagé  en 
même  temps  que  le  salut  du  corps. 

On  areproché  auxhôpitaux  du  Moyen  Age  d'avoir 
admis  plusieurs  malades    dans    un    même   lit.  Soit 


à  cause  de  l'encombrement,  soit  à  cause  de  l'usage 
alors  assez  fréquent  chez  les  indigents,  il  y  avait  en 
eO'et  dans  les  salles  de  très  grands  lits,  capables  de 
contenir  deux  ou  même  trois  pauvres;  mais  il  s'agit 
surtout  d'hôpitaux  consacrés  à  l'hospitalité  de  nuit 
{Xenodnchia).  Si  parfois,  comme  à  l'Hôtel-Dieu  de 
Xoyon,  par  exemple,  ce  système  était  employé  pour 
des  malades  légèrement  atteints,  on  voit  les  statuts 
de  la  plupart  des  hôpitaux  recommander  de  mettre 
toujours  «  les  griefs  malades,  chacune  part  soy,  en 
un  lit,  sans  compagnon  »,  comme  le  prescrit  un  règle- 
ment de  149^  pour  l'Hôtel-Dieu  de  Paris;  une  foule 
de  miniatures,  de  peintures,  de  sceaux,  représentent 
des  religieuses  hospitalières  soignant  un  malade 
couché  seul  dans  un  lit. 

a  Outre  les  drai)s,  les  lits  étaient  garnis  de  matelas, 
de  lits  de  plume  ou  couettes,  de  couvertures,  de  couvre- 
pieds  fourrés,  d'oreillers.  Les  statuts  de  l'Hôtel- 
Dieu  de  Troyes  portent  que  chaque  lit  devait  être 
fourni  de  deux  couvertures  en  été;  l'hiver  on  en 
ajoutait  une  troisième,  avec  les  vêtements  du  malade. 
En  effet,  après  avoir  déshabillé  et  couché  le  nouvel 
arrivant,  on  devait  soigneusement  mettre  ses  bardes 
de  côté,  pour  les  lui  restituer  à  la  sortie;  la  maison 
se  chargeait  de  l'entretien  de  ces  habits  qui,  la  plu- 
part du  temps,  sans  doute,  étaient  fort  misérables. 
Au  besoin  elle  rachetait  ceux  que  le  pauvre  avait 
dû  mettre  en  gage.  Les«  linceuls  »  ou  draps  devaient 
être  entretenus  avec  la  plus  grande  propreté;  à 
Troyes  on  les  lavait  chaque  semaine  et  au  besoin 
chaque  jour  (Troyes,  art.  ^4.  Angers,  art.  12,  Vernon, 
art.  II).  Différents  documents  montrent  que  les  «  sei- 
gneurs malades  »  étaient  entourésd'un  certain  luxe. 
Sans  parler  des  peintures  qui  décoraient  les  murs  et 
dont  des  restes  sont  parvenus  jusqu'à  nous,  comme 
à  Chartres  et  à  .\ngers,  il  sullit  de  rappeler  que  dans 
l'Hôtel-Dieu  de  cette  dernière  ville  on  recouvrait  à 
certains  jours  les  lits  des  malades  de  draps  de  soie 
(.\rch.  Xat.  X"",  4786,  fol.  126,  v*,  i4o3)  et  qu'à  Reims 
on  employait  à  cet  usage  des  toiles  brodées  dont 
quelques  spécimens  subsistent  encore  aujourd'hui.  » 
Enlin  pour  chauffer  les  salles,  on  jetait  à  profusion 
dans  ces  vastes  cheminées  propres  aux  construc- 
tions de  l'époque,  le  bois  dont  le  roi  accordait  très 
libéralement  la  coupe  dans  les  forêts  du  domaine. 
Il  Dans  les  villes  du  Nord,  on  plaçait  devant  les 
malades,  pendant  l'hiver,  une  «  keminée  de  fer  »  qui 
ne  doit  être  autre  chose  que  notre  poêle  moderne  » 
(Léon  Le  Gr.\nd,  art.  cité,  Hei'ue  des  Quest.  Hist. 
1"  janv.  1898,  p.  iSy). 

Nous  pouvons  facilement  imaginer  les  soins  donnés 
aux  pauvres  malades  par  les  hospitaliers  et  les  hos- 
pitalières, si  nous  parcourons  les  statuts  des  Hôtels- 
Dieu  et  gardons  présente  à  l'esprit  cette  idée  qu'en 
soignant  le  pauA-re,  c'est  Jésus-Christ  qu'ils  assistent 
en  esprit,  puisqu'il  regarde  comme  fait  à  lui-même  ce 
qui  est  fait  au  plus  humble  des  siens.  Us  doivent 
faire  «  toute  diligence  pour  voir  et  vvarder  les  malades 
et  honorer  si  cum  signeurset  sen-irà  eux  sicunià  Diu  a 
(Statuts  de  Lille,  II,  art.  i;  Pontoise  et  Vernon,  pro- 
logue). En  conséquence,  les  frères  et  les  sœurs  doivent 
aider  les  malades  à  se  lever  et  à  se  recoucher,  les 
assister  dans  leur  toilette, refaire  leurs  lits, tenir  leurs 
draps  «  nets  et  blancs  »  et  remplir  n  doucement  et 
suavement  »  leur  office  de  gardes-malades  (Angers, 
art.  8;  Troj-es,  art.  85).  Us  ne  doivent  prendre  leur 
repas  qu'après  avoir  servi  celui  des  pauvres,  et  non 
seulement  la  nourriture  des  pauvres  doit  être  aussi 
bonne  que  la  leur,  mais  elle  doit  être  meilleure  et 
mieux  apprêtée,  si  l'état  des  malades  l'exige.  C'était 
la  règle  habituelle  des  hospitaliers  de  Saint-Jean  de 
Jérusalem,  et  la  plupart  des  hôpitaux  l'avaient  adop- 
tée,   t  A  Beauvais,  par  exemple,  pendant  l'exercice 


697 


PAUVRES  n.ES)  ET  L'EGLISE 


1698 


I79-1380,  la  majorité   des   mets  un  peu  recherchés, 
ils  que  viande  de  mouton,  poisson,  écrevisses,  lait, 
orames,  Ggues  et  raisins,  tartelettes,  sont  indi<|ués 
)mme  ayant  été  aciielés  pour  les  malades  (Archives 
ospit.   de  Beauvais).  A  Saint-Nicolas  de  Troyes,   à 
fl6tel-Dieu  de  Soissons,  on  leur    fournil   du    sucre. 
;s  épices,  des  figues,  des   amandes.  A  Saint-Julien 
;  Cambrai,  en  l'iùi,  on  constate   l'achat  de  cervoise, 
î  vin,  de  pain    l>Ianc,   de    ligues,    pommes,   poires, 
jix,  cerises  et  nèfles,  dans  le  même  but.  Desfonda- 
:)ns  spéciales  étaient  faites  quelquefois  (>our  faciliter 
IX  iVlaisons  Dieu  les  moyensde  satisfaire  les  désirs 
!S  pauvres.   A  Abbeville,  Godefroy  Cliolet,  provi- 
ur  de  l'Hôtel-Dieu,  avait  donné  en  1233,  soixante 
■us  de  cens,  pour  permettre  de   distribuer,  le    i""'  et 
■2  des  calendes  de  cha(iue  mois,  aux  personnes  les 
us  malades,  les  mets  qui   leur   feraient  le   plus  de 
aisir.   A    Paris,   de    nombreuses    donations    de    ce 
nre  sont  consignées  dans  le  cartiilaire  de   l'Hôlel- 
ieu  »  (Le  Grand,  art.  ciié,  p.  l43).  On  devait  cepen- 
int  prendre  garde  de  ne  |)as   donner  aux  malades 
s    aliments    qu'ils   réclamaient,    s'il    étaient  jugés 
ntraires  à   leur    santé  ou  de   nature    à    provoquer 
lièvre  ou  une  aggravation  de  leur  état. 
Chaque  soir  à   Saint-Jean    de   Jérusalem,  à  Saint- 
an  d'Acre,  à  Ciiypre,  on  récitait  dans  le  «  palais  » 
s    malades    une    prière    solennelle.  Les  prêtres  et 
;  clercs  se  rendaient  processionnellement   dans  la 
lie  et  le  sénéchal  invitait  les  malades  à  prier  : 

(  Seigneurs  malades,      riez  pour  la  paix  :  que  Dieu  la 

us  mande  de  ciel  en  terre. 

<   Seigneurs  malades,  pr-icz  pour  les  fruits  de  la  terre  : 

e  Dieu  les  multiplie  en  celle  manièr'e  que  Dieu  en  soit 

•vi  et  la  chrétienté  soutenue    .  . 

.  Et   priez   pour    les   pèlerins    qui  sont    naTignant  par 

:r  ou  par  terre,  chrétienne  t^ent  :  que  Dieu  les  conduise 

reconduise  à  sauveté  des  corps  et  des  âmes. 

:  Et  pour  tous  ceux  qui  les  aumônes  nous  mandent. 

Et  pour  tous  ceux  qui  sont  en  mains  des  SaîTttzins, 
'étienne  gent  :  que  notre  Sir-e  les  délivre  par  nos 
lères. 

:  Seigneurs  malades,  pour  vous-mêmes  et  pour  tous 
lades  qui  sont  piirrni  le  monde,  chrétienne  gent  ;  que 
.re  Sire  celle  santé  leur  doint  qu'il  sait  que  meslier  leur 

aux  corps  et  aux  Ames. 

I  Seigneurs  mulaiies,  priez  pour  tous  les  confrères  de 
îpitnl  et  povir  toutes  les  consieurs  et  pour  ceux  et  celles 
i  servent  à  la  cliat-ité  en  la  sainte  maison  de  l'hôpital, 
•étienne  gent  :  que  notre  Sire  leur  doint  la  honne  fin...  » 
.  Le  ^;HA^n,  La  Prière  des  malades  dans    les  Hôpitaux 

Saint-Jean  de  Jérusalem.   Paris,  1896,  in-8|. 

3ù  trouver  plus  belle  formule  de  fraternité  uni- 
pselle?  Le  «  Seigneur  malade  »  n'était-il  pas  traité 
ec  un  respect  qui  en  faisait  devant  Dieu  l'égal  des 
inds  et  des  puissants?  El  cela  dans  la  prétendue 
mit»  du  Moyen  Age!  La  laïcisation  savante  n'a  pas 
îore  trouvé  l'équivalent  et  le  cherchera  en  vain. 
Dans  les  hôpitaux  dépendant  de  l'Ordre  des  Tri- 
aires,  on  devait  égaleinentprier  en  commun  «  pour 
maintien  et  la  paix  de  l'Eglise  romaine  et  de  la 
.rétienté,  pour  les  bienfaiteurs  et  pour  tous  ceux 
tir  qui  l'Eglise  a  l'habitude  de  prier  «. 
ja  nuit,  on  allumait  des  lumières  dans  les  salles, 
une  ou  deux  religieuses,  aidées  de  servantes,  de- 
ient  rester  debout  pour  veiller  les  malades  et  leur 
nner  les  soins  nécessaires. 

..orsqu'un  des  pauvres  de  la  Maison-Dieu  venait 
iiourir,  la  Communauté  récitait  des  prières  à  son 
enlion(Vernon,  art.  17)  et  une  messe  était  célébrée 
iir   ses  funérailles  (Troyes,    art.    77),  auxquelles 

islaient  les  frères  et  les  sœurs  (Le  Puy,  art.  10). 
!>i  le  malade  guérissait,  on  devait  le  garder  huit 
trs  encore  après  sa  guérison,  de  crainte  de  rechute. 

lui  rendait  tous  ses  elTels  sans  jamais  rien  rete- 

Tome  ITI. 


nir,  l'hospitalité  étant  gratuite.  Aussi  voit-on  souvent 
au  Moyen  Age  des  legs  aux  hôpitaux,  en  reconnais- 
sance des  soins  reçus-à  l'occasion  d'une  maladie. 

Tels  sont  les  détails  précis  que  nous  révèlent  les 
statuts  des  hôpitaux,  les  pièces  d'archives,  comptes 
<les  dépenses,  procès-verbaux  de  visites,  etc.  La  con- 
clusion saute  aux  yeux.  Le  Moyen  Age,  si  injuste- 
ment décrié,  ne  s'est  pas  moins  lionoré  par  les  soins 
donnés  aux  pauvres  malades  dans  ses  magnifiques 
Hôtels-Dieu  que  par  la  grandiose  architecture  de  ses 
cathédrales.  Il  a  uni  indissolublement  dans  une  lou- 
chante harmonie  la  foi  et  la  charité. 

30  Les  Léproseries  et  M aladreries.  —  Le  Moyen 
Age  n'eut  pas  la  spécialité  de  la  lèpre,  comme  on 
pourrait  le  croire,  à  lire  certains  historiens,  et  son 
apparition  en  Occident  ne  date  pas  du  tout  des  Croi- 
saiies.  Voir  ci-dessus,  art.  Lrfrï,  par  G.  Kukth. 

On  sait  l'horreur  qu'inspirent  ces  malheureux  lé- 
preux qu'on  appelle  aussi  :  ladres,  mezel,  mesel, 
mezeaux,  mesiaux,  etc.  et  dans  toutes  les  mémoires 
surgit,  dès  que  le  mot  est  prononcé,  l'admirable  dia- 
logue de  saint  Louis  et  de  Joinville  qui  nous  révèle 
ce  que  pensent  de  la  lèpre  les  àines  ordinaires  et 
l'idée  plus  haute  que  s'en  forment  les  saints  :  «  Le- 
quel vous  ameriésmiexou  que  vous  feussiez  niesiaus 
ou  que  vous  eussiés  fait  un  péchié  mortel?  »  Etsnr  la 
réponse  du  brave  sénéchal  qu'  «  il  en  amerail  miex 
avoir  fait  trente  que  eslrc  mesiaus  »,  le  paternel 
avertissement  du  saint  roi  à  son  ami  :  «  Nulle  si  laide 
mezelerie  n'est  comme  d'estre  en  péchié  mortel  », 
etc.  (  JoiNViLLR.  Histoire  de  snint  Louis,  édit.  N.  de 
Wailly,p.  18).  El  comment  ne  pas  admirer  en  Louis  IX, 
comme  en  tant  de  grands  personnages,  le  dévoue- 
ment en  présence  de  la  lèpre  du  corps  et  à  l'égard  de 
ces  déshérités  la  charité  chrétienne  déjà  semblable  à 
celle  qu'a  ressuscilée  de  nos  jours  l'apôtre  de  M<do- 
kaï?  C'est  le  pape  Léon  IX,  c'est  la  reine  Malhilde, 
femme  lie  Henri  l"  d'Angleterre,  c'est  sainte  Elisa- 
beth de  Hongrie  et  sainte  Elisabeth,  reine  de  Portugal, 
c'est  saint  Elzéar  d'Anjou,  saint  François  d'Assise, 
saint  François  de  Paule, sainte  Catherine  de  Sienne 
la  B.  Jeanne-Marie  de  Maillé  et  combien  d'autres, 
qui  portent  parfois  les  lépreux  dans  leur  propre  lit, 
les  soignent,  les  pansent  et  leur  prodiguent  les  témoi- 
gnages d'affection. 

Aux  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne,  on  isole 
les  lépreux  en  dehors  des  villes,  sans  toutefois  leur 
enlever  la  liberté  d'aller  et  de  venir.  Puis  les  monas- 
tères les  internent  dans  des  maisons  spéciales  qui 
bientôt  se  construisent  partout  à  cet  effet  et  prennent 
les  noms  de  léproseries,  ladreries  (de  saint  Lazare, 
patron  des  lé|)reux),  méselleries,  maladreries  ou  ma- 
ladières  (la  lèpre  étant  la  «  maladie  «par  excellence). 
En  I2i5,  Louis  VIll  lègue  cent  sols  à  chacune  des 
2.000  maladreries  de  son  royaume  :  «  Item.  Danhux 
millibus  domorum  leprosorum  dpcein  miUia  Hhrariim; 
i'idelicet,  cuililiet  earum,  ccnliiin  solirios  »  {Ordonn. 
des  rois  de  France,  t.  XI,  p.  324).  La  proportion  des 
léproseries  est  la  même  dans  toute  l'Europe.  Mais  il 
est  utile  de  noter  que,  sauf  celles  qui  avoisinenl  les 
villes,  la  plu[)art  sont  peu  importantes,  soit  que  l'on 
considère  les  bâtiments,  soit  que  l'on  envisage  le 
nombre  des  malades,  qui  varie  selon  la  population 
du  bourg. 

La  léproserie  comprend  la  chapelle  et  le  cimetière 
d'une  part,  le  logement  des  malades  d'autre  pari,  avec 
une  cuisine  distincte  et  un  puits  à  eux  seuls  destiné; 
puis  les  appartements  de  l'aumônier,  du  maître  ou 
recteur  et  des  infirmiers  ou  infirmières.  Enlin  un 
grand  jardin  cultivé  par  les  malades  et  dont  les  fruits 
leur  sont  réservés,  des  porcs  et  volailles,  qu'ils  doi- 
vent  seuls   manger,  complètent  l'installation  de  ces 


1699 


PAUVRRS  (LES)  KT  L'EGLISE 


1700 


maladreries  qui  ressemblent  assez  à  une  ferme  ou  à 
un  pelit  monastère.  La  cliapelle  est  le  plus  souvent 
dfdiée  à  saint  Laz:ire  ou  à  sainte  Marie  Madeleine  ; 
dans  presque  toutes  les  villes,  l'on  trouve  des  mai- 
sons lie  Saint-Lazare. 

L'Kglise,  par  la  voix  des  Papes,  s'intéresse  spécia- 
lement 0  à  ses  lils  lépreux  »,  et  leur  octroie  des  pri- 
vilèges spéciaux,  soit  qu'elle  prenne  les  maladreries 
sous  sa  protection  et  excominunii'  les  spoliateurs  de 
leurs  biens,  soit  qu'elle  recommande  des  quêtes  en 
leur  faveur  ou  leur  accorde  des  indulgences  et  des 
aumônes.  Les  rois,  les  princes  et  les  seigneurs  leur 
oclroientdes  franeliises,  leur  concèdent  des  rentes  de 
blé  et  de  vin,  des  droits  d'alVouage  et  de  pâturage; 
des  chanoines,  des  chevaliers  partant  pour  la  ferre 
Sainte,  lèguent  leur  patrimoine  aux  maladieries; 
des  donations  de  forme  diverse  sont  très  fréquentes. 

L'administration  des  léproseries  appartient  origi- 
nairement à  révêquc  du  diocèse, qui  nomme  le  iiinitre, 
Cdiniiiiitideiir  ou  éiotiuine  ;  celui-ci  peut  être  ecclé- 
siastique ou  laïque.  Lors  du  mouvement  communal, 
les  évèques,  dans  beaucoup  de  cas, abandonnent  leurs 
droits  aux  échevins  ou  consuls,  ou  au,ï  seigneurs 
fondateurs. 

Les  frères  et  sœurs  des  lépreux  (frntres  et  sorores 
lepri}s(iriiin)  se  vouent  au  soin  des  malades  sous  l'au- 
torité del'évêque,  cl  portent  souvent  sur  leurs  habits 
un  morceau  de  drap  rouge  cousu  sur  la  manche, 
indiquant  qu'ils  ont  revêtu  i)ar  linniilitéla  livrée  des 
lépreux.  Ceux-ci,  en  eli'et,  agitent  une  clujuetle  ou 
crécelle  lorsqu'ils  circulent  dans  les  rues  f>u  sur  les 
routes,  et  les  conciles  de  Nogaro  (1290)  et  de  I,a- 
vaur  (|368)  insistent  sur  l'obligation  pour  eux  de 
porterie  signe  ordinaire  sur  leurs  habits  :  «  Sii;iiiim 
purteiit  consuelum  tn  \este  supenori  »  (('orir.  Nnj(aro- 
lieiise,  cap.  5,  Mansi,  XXIV,  ]).  10(18,  anc.  édit.). 

Les  jrères  et  les  •■mirs  qui  soignent  les  lépreux  sons 
l'autorité  de  l'évêque  diocésain  sont,  en  général,  des 
personnes  qui  ont  légué  leurs  biens  à  la  malodrerie 
et  sont  entrés  dans  les  confréries  <lestinées  au  sou- 
lagement des  lépreux;  ces  confréries,  assez  sembla- 
bles à  celle»  qui  ilesservent  les  Maisons-Dieu, 
suivent  coninie  elles  la  règle  de  saint  Augustin,  et 
leurs  membres,  sans  être  de  véritables  religieux, 
font  en  commun  certains  exercice^  de  piété  et  pro- 
noncent des  vœux  tenqjoraires  de  chasteté,  de  pau- 
vreté et  d'obéissance. 

En  dehors  de  ces  confréries,  l'Ordre  hospitalier  et 
militaire  des  Che^-aliers  rie  Sniîit-l.uziire  deJénisalem 
fondé  après  la  victoire  des  Croisés,  en  même  temps 
que  l'Ordre  de  Saint-Jean  entre  1099  et  1 1 1  A,  se  con- 
sacre particulièrement  aux  lépreux  (cf.  Ulysse  Chb- 
VALiKR,  Not .  hisl.  sur  la  Miiladrerie  de  l'oley,  in-8, 
166  p.  1870).  Louis  VII,  à  son  retour  de  la  a''  Croi- 
sade, les  introduit  en  France  et  leur  donne  en  1 154 
le  domaine  royal  de  Boigny,  près  d'Orléans,  qui 
devient,  exactement  un  siècle  plus  tard  (i254),  au 
retour  de  Saint-Louis  de  sa  captivité  en  Orient,  le 
séjour  du  Grand  Maître  qu  il  avait  ramené  avec  lui. 
De  Boigny,  Maîtrise  générale  de  l'Ordre,  partent,  du 
xine  au  XV'  siècle,  les  instructions  envoyées  aux 
3.000  léproseries  de  Saint-Lazare  situées  en  Asie 
Mineure,  en  France,  en  Savoie,  en  Angleterre,  en 
Ecosse,  en  Italie,  euSicile,en  Espagne,  en  Allemagne 
eten  Hongrie.  Après  deux  siècles  d'éclat, d'édification 
et  de  prospérité,  la  Guerre  de  Cent  ans  et  le  Grand 
Schisme  d'Occident,  à  la  faveur  duquel  les  maisons 
de  l'Ordre  situées  dans  les  pays  étrangers  se  séparent 
du  Grand  Maître  de  Boigny,  qui  ne  garde  sous  son 
obédience  que  les  léproseries  françaises,  ébranlent 
considérablement  cetOrdre  charitable,  jusqu'au  jour 
où  Innocent  VIII  attribue  les  biens  de  Saint  Lazare 
aux  chevaliers  de  Saint-Jean  (1490),  ce  qui,  joint  à  la 


raréfaction   progressive  de    la    lèpre,  amène  finale- 
ment la  décadence  de  l'Ordre. 

Quelles  I  è^tes  présideut  à  l'admission  des  lépreux 
dans  les  maladreries?  —  Les  dangers  de  la  conta- 
gion une  fois  constatés,  l'opinion  publique  réclame 
la  séparation  des  lépreux  du  reste  de  la  population 
chrétienne  elles  Conciles,  d'une  part,  les  ordonnances 
des  rois,  d'autre  part,  ne  font  que  sanctionner  un 
état  de  choses  que  la  société  reconnaît  nécessaire.  Du 
moins  l'Eglise  tient-elle  à  adoucir  le  sort  de  ces 
infortvmés,  en  recomnian<lant  aux  fidèles  de  les  aimer 
d'un  amour  tout  particulier  (<'o"(;V(>  de  /.«cau'',  i368, 
Mansi.  XX  VI,  Ciiiic.  Va  are  II  se,  xx,  p.  499)  et  en  exhor- 
tant les  pauvres  <  ladres  >■  à  la  patience  et  è  la  rési- 
gnation chrétienne,  avec  lesiiérance  très  ferme  du 
Paradis.  Elle  fait  plus.  Elle  trace  des  règles  sévères 
pour  l'examen  des  mal.ides  présumés  lépreux,  afin 
d'éviter  ((ue.  victimes  de  fausses  dénonciations,  des 
per.-vonnes  saines  soient  enfermées  dans  les  léprose- 
ries Dansée  cas,  l'excom  m  un  ica  lion  atteint  les  dénon- 
ciateurs loupables. 

Les  plus  graves  précautions  sont  prises  pour 
entourer  l'examen  des  maladesde  foutes  les  garanties 
nécessaires.  Les  juges  sont  :  i"  l'évêque,  ou  à  son 
défaut  l'archidiacre  ou  l'ollicial.  Il  en  estainsi  à  Paris, 
(Chartres,  t^outances,  Genève,  le  Mans,  Nantes, 
Orléans,  Reims;  2"  les  échevins  (à  .\miens),  les  con- 
suls (à  Nîmes),  le  procureur  syndic  (à  Dijon).  Les 
jurys  d'examen  simt  composés  de  médecins  et  de 
chirurgiens,  auT<|uels  on  adjoint  le  plus  souvent  des 
lépreux;  parfois  même  des  léjireux  choisis  parmi  les 
n  prudhommes  »  établissent  seuls  le  diagnostic. 
Certains  malades  se  font  conduire  dans  des  villes  dif- 
férentes pour  y  subir  deux  ou  même  trois  examens 
successifs.  Ainsi  des  lépreux  (r.Vmiens  se  font  exa- 
minera Cambrai  et  à  Paris  ;  des  lépreux  de  Péronne 
et  de  Saint-Quentin  vont  à  Noyon,  .Soissons  et  Laon; 
un  ciloyen  de  Metz  est  jugé  ladre  par  l'épreuve  de 
Toul.  Verdun  et  Trêves  (1470).  Bref,  on  petit  appeler 
des  sentences  rendues  et  nes'inclinerquedevant  l'évi- 
dence. 

D'ordinaire  le  lépreux,  séparé  de  ses  frères  de  la 
paroisse,  entend  avant  de  les  quitter,  une  messe  à 
laquelle  assistent  les  paroissiens,  et  \à  il  reçoit  des 
vêlements,  des  gants,  et  une  ciécelle  que  le  prêire 
bcnif  avec  nn  cérém<mial  assez  semblable  à  celui 
des  prises  d'habits  des  religieux  et  des  religieuses. 
Seules  les  paroles  en  sont  différentes,  mais  elles  sont 
d'un  ordre  aussi  élevé,  parce  qu'elles  puisent  leur 
inspiration  à  la  même  source  :«  Vois-tu  icy  des  gants 
que  l'Eglise  te  baille  en  toy  défendant  que  quant  tu 
iras  par  les  voyes  ou  autre  part  que  tu  ne  louches  à 
main  nue  aulcune  chose...  »,  etc.  «  Pourquoy  ayes 
patience  en  ta  maladie;  car  Nostre  Seigneur  pour  la 
maladie  ne  te  desprise  point,  ne  te  sépare  point  de 
sa  compagnie;  maissi  tu  as  patience.  Inséras  saiilvé, 
comme  fui  le  lailre  qui  mourut  devant  l'ostel  du  mau- 
vais riche  et  fut  porté  tout  droit  en  paradis  »  Et 
encore,  pour  terminer  la  cérémonie  :  «  Je  te  prie  que 
luprennesen  patienceeten  gréta  nialadieet  remercie 
Nostre  Seigneur  ;  car  ce  ainsy  fais,  tu  feras  pénitence 
en  ce  monde,  et  combien  que  lu  soyes  séparé  de 
l'Eglise  et  de  la  compagnie  des  sains,  pourtant  tu 
n'es  séparé  de  la  grâce  de  Dieu  ne  aussi  des  biensque 
l'on  fait  en  nostre  Mère  sainte  Eglise.  » 

Une  fois  entré  dans  la  inaladière,  les  lépreux  et 
lépreuses  devaient  se  conformer  aux  règlements  qui 
faisaient  d'eux  une  vaste  famille  de  frères  etdesœurs 
et  dont  le  but  était  d'obtenir,  à  l'aide  des  devoirs 
religieux,  la  paix  intérieure  et  les  bonnes  mœurs 
(Cf.  Augustin "THiKRny,  Recueil Monuin .,  tiersélat.l.  I, 
p.3ai).  Nous  ne  pouvons  entrer  ici  dans  le  détail  du 
régime  des  léproseries  qui  ressemblait,  sauf  pour  les 


1701 


PAUVRES  (LES)  ET  LÉGF.ISR 


1702 


articles  spéciaux  relatifs  à  la  lèpre,  à  celui  «les 
Maisons-Dieu.  La  nourriture  était  Ixmiie  ;  ceilaiiis 
rèslements  précisent  mèmequ'elli-  doit  être  meilleure 
que  celle  des  malades  ordinaires.  Des  pénitences 
variées  selon  le  genre  de  fautes  étaient  infligées; 
la  plus  grave  était  l'exclusion  temporaire  ou  dclini- 
tive,  et  par  suite  la  réclusion  dans  îles  Imites  isulées, 
afin  d'enipêclier  le  vagabondiige,  toujours  périlleux 
pour  la  société  ((If.  Lkfhanc,  In  reniement  uitéiteiir 
de  léproserie  au  xiii'  sièc/e,  in-8.  75  p.  Saint-Quentin, 
1889;  Léon  Lk  Grand,  lir^lomciii  de  la  lé/^roserie 
d'Efiernay  (li-ih),  in-8,  ig  p.  Epernay,  lyoiS). 

Grâce  à  Tisolement  des  malades,  1»  lèpre  diminua 
peu  à  peu  et  Unit  par  disparaître  des  frontières  de 
l'Europe.  La  législation  de  l'Hglise  et  celle  de  lEtat, 
inspirée  par  l'Eglise,  avaient  su  concilier  la  loi  de 
prudence  qui  onlonnait  la  sé[>aralion  des  lépreux  et 
la  loi  de  charité  qui  ordonnait  de  les  aiiucr  et  par 
suite  de  les  secourir  physiquement,  iiÈoralement,  spi- 
rituellement. Là  encore  nous  retrouvons,  indépen- 
damment de  quelques  défaillances  in<lividuelles  que 
la  nature  n'explique  que  liop,  la  sublime  et  surnatu- 
relle beauté  de  l'esprit  chrétien. 

VIL  —  La  Réforme  protestante  et  les  Pauvres. 
—  La  spoliation  des  fondations  chanliihles.  —  Il  ne 
peut  être  ici  question  d'instituer  un  débat  sur  les 
origines  de  la  Réforme,  sur  les  abus  qui  en  furent  le 
prétexte,  sur  la  révolte  de  Luther  contre  l'Eglise 
romaine. Examinons  le  fait  historique  de  la  Réforme 
sur  le  point  précis  qui  nous  occupe  et  demandons- 
nous:  /a  Héforme  a  t-elle  été  fa^orahle  aux  pauvres  ? 
Aucun  historien  sérieux  n'ose  le  soutenir.  Même  en 
faisant  la  part  très  large  aux  abus  qui  pouvaient  se 
glisser  dans  le  clergé  et  les  monastères,  principale- 
ment en  Allemagne,  et  aussi  en  France  et  en  Angle- 
terre, —  il  reste  que  la  Réforme  fut  pour  les  pauvres 
gens  une  catastrophe  épouvantable.  La  cause  en  est 
claire.  Les  évèques,  les  prêtres,  les  moines  nourris- 
saient, nous  l'avons  vu,  un  grand  nombre  de  pauvres, 
grâce  aux  fondations  charitables  qui  existaient 
partout.  La  Réforn>e,  en  s'emparent  des  fondations, 
en  sécularisant  la  propriété  ecclésiastique,  et  surtout 
en  détruisant  farouchement,  pendant  les  guerres  de 
religion,  les  églises  elles  monastères,  taritla source 
qvii  alimentait  le  fleuve  de  la  ch.Trité. 

Les  témoignages  sont  innonibiables.  Avant  d'en 
citer  quelques-uns,  remarquons  qu'une  erreur  dog- 
matique —  comme  il  arrive  toujours  —  est  à  la  base 
du  fait  historique  de  ces  destructions  d'établissements 
charitables. 

Luther  a  posé  le  principe  :  La  foi  seule  justifie 
sans  les  oeuvres  ;  les  œuvres  de  charité  sont  inutiles  au 
salut.  Il  était  dès  lors  inévitable  que  l'égoïsme 
humain  se  donnât  libre  carrière;  que  l'ambitieux 
Albert  de  Brandebourg  s'emparât  dès  i5a5  des  biens 
de  l'Ordre  Teutonique  dont  il  était  le  grand  maître, 
pour  se  proclamer  duc  de  Prusse;  qu'il  fût  ensuite 
imité  par  les  grands  et  petits  seigneurs  allemands 
jouisseurs  et  brutaux  que  cette  doctrine  comlilait 
d'aise,  en  leur  permettant  de  se  ruer  à  l'assaut  des 
couvents  et  des  biens  d'Eglise  et  d'assouvir  toutes 
leurs  passions  avec  l'argent  destiné  à  la  charité. 
Finies  désormais  ces  satisfactions,  ces  pénitences, 
ces  aumônes  imposées  au.x  pécheurs  en  réparation 
de  leurs  crimes;  la  confession  même,  devenue  trop 
gênante,  est  supprimée.  Pi'cca  fortiitr,  sed  crede  for- 
tins. Pauvres  de  Jésus-Christ,  béncticiaires  de  cette 
«  charité  qui  couvre  la  multitude  des  péchés  i>, 
résignez-vous  à  l'oubli  etau  mépris.  C'était  «  super- 
stition »  que  se  pencher  vers  vous  avec  l'espoir  du 
salut;  la  religion  est  désormais  épurée,  la  foi  aussi. 
Mais  LuTHHR  lui-même  est  bientôt  obligé,  et  avec  lui 


son  contemporain  Erasme,  et  tous  les  premiers 
réformateurs,  deconstater  la  décadence  de  la  charité. 
O  qui  étonne,  c'est  son  étoniiement  :  «  Dès  qu'on 
fait  entendre  aux  gens,  s'écrie-t-il,  le  mot  de  liberté, 
ils  ne  parlent  jiliis  d'autre  chose  et  s'en  servent  pour 
se  refuser  à  l'accomplissement  de  toute  espèce  de 
devoir.  Si  je  suis  libre,  disent-ils,  je  puis  donc  faire 
ce  que  bon  me  semble,  et  si  ce  n'est  point  par  les 
(cuvres  que  l'on  se  sauve,  l'uurquoi  m'iinposerai-je 
des  privatiims  pour  faire,  par  ej  emple,l'aunidne  aux 
pauvres:'  S'ils  ne  disent  pas  cela  en  propres  ter- 
mes, toutes  leurs  actions  dénotent  que  telle  est  leur 
pensée  secrète.  Ils  se  conduisent  sept  fois  pis  sous  ce 
règne  de  la  liberté  que  sous  la  tyrannie  papale  » 
(DoELUNGhB,  /a  Hé/orine,  son  dé'  eloppenient  inié- 
rieur,  tes  résuttuts  qu'elle  a  produits  dans  le  sein  de 
ta  société  luthérienne,  trad.  l'errot,  t.  I,  p.  'y6). 
Erasmb  écrit  :  «  Quoi  de  plus  détestable  que  d'ex[)o- 
ser  les  populations  ignorantes  à  entendre  traiter 
publiquement  le  pape  d'Antéchrist  et  les  piètres 
d'hj'pocrites,  la  confession  de  pratique  détestable,  les 
expressions  : />f'/i«e5  œuvres,  iiiérttts,  bonnes  résolu- 
tions, d'hérésies  pures?  »  (Ibid.,  1,  p.  10).  Georges 
WizBL,  prêtre  marié  et  luthérien  de  la  première 
heure,  voit  clair  et  écrit  en  if>'ib  :  «  Je  leur  reproche 
(aux  réformateurs)  de  détruire  presque  entièiement 
ou  de  rendre  inutiles  les  établissements  fondés  à 
grands  frais  par  nos  pères  au  prolit  des  pauvres,  ce 
qui  est  également  contraire  à  l'amour  et  à  la  justice 
envers  le  prochain.  Je  leur  reproche  de  s'approprier 
les  trésors  des  Eglises,  sans  en  faire  profiter  les  indi- 
gents... Tout  le  monde  s'accorde  à  reconnaîire  que 
les  pauvres  mènent  une  vie  bien  plus  dure  et  sont 
bien  plus  misérables  qu'autrefois,  du  temps  de 
l'Eglise  romaine  »  (Ibid.,  I,  pp.  47.  Si-ôg).  Même  lan- 
gage chez  Jean  Hanbr,  qui,  en  i535,  reproche  aux 
luthériens  d'être  *  ennemis  de  la  croix,  de  la  péni- 
tence, de  la  charité  et  des  bonnes  œuvres,  engageant 
les  pécheurs  à  ne  compter  que  sur  la  justice  de 
Jésus-Christ  ».  En  ibSg,  Gaspard  Giithl,  ancien 
prieur  d'un  couvent  d'Augustins,  devenu  lui  aussi 
luthérien,  s'effraie  pareillement  du  nouvel  état  de 
choses  :  «  Puisque  l'impiété,  l'injustice,  la  dnrelé 
envers  les  pauvres,  avec  tous  les  genres  de  vices  et 
dépêchés  vont  chaque  jour  s'aggravant,  Dieu  ne  peut 
manquer  de  nous  retirer  le  précieux  trésor  de  sa 
sainte  parole  et  d'aflliger  l'Allemagne  de  calamités 
telles  qu'on  regardera  comme  un  grand  bonheur  d'y 
échapper  par  la  mort  »  (Ihid.,  Il,  p.  63).  A  cette 
époque,  commence  la  laïcisation  de  l'assistance  qui 
doit  partout  remplacer  la  charité.  «  La  Réforme 
luthérienne  guette  et  attaque  la  charité,  non  moins 
que  la  foi,  en  dissipe  le  trésor  séculaire,  en  tarit  les 
sources.  Les  peuples  et  les  gouvernements  ne  discu- 
tent plus  S)ir  la  charité,  mais  seulement  sur  l'assis- 
tance publique  légale  et  coercitive  »  (Toniolo, 
Congrès  scientifique  international  des  catholiques, 
i8g4,  II,  p.  335).  Et  quel  est  le  résultat?  Un  auteur 
du  XVI*  siècle,  Cochlaeus,  nous  l'apprend  :  «  Que  de 
lois,  que  de  règlements  nos  luthériens  n'ont- ils  pas 
faits  contre  les  moinesquêteurs,  lesécoliers  indigents, 
les  pauvres,  les  pèlerins,  disant  qu'ils  ne  souffriraient 
plus  ce  peuple  de  mendiants  dans  leurs  villes  1  Que 
leur  semble  à  présent  de  l'état  des  choses?  Dieu  per- 
met, pour  notre  punition  à  tous,  que,  pour  un  men- 
diant, nous  en  ayons  vin^t,  trente,  ou  même  davantage  » 
(Cité  par  Janssrn,  Geschichte  des  Deutschen  Volkes, 
1897,  II,  p.  5g5). 

Si  d'Allemagne  nous  passons  en  Angleterre,  nous 
constatons,  à  la  suite  de  la  Réforme  d'Henri  VIII,  les 
mêmes  conséquences,  reconnues  par  les  historiens 
protestants  eux-mêmes.  Brinklow,  par  exemple 
avoue  que  «  les  moines  se  montraient  meilleurs  pro- 


1703 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1704 


priétaires  du  sol  que  leurs  successeurs,  better  land- 
liiids  titan    their  siiccessors  »  ;  les   premiers    répan- 
daient  des    aumônes  autour   d'eux,   et    les   pauvres 
voyageurs,  auxquels  ils  donnaient  la  nui  tl'hospilalilé, 
recevaient  en  quittant   le  monastère  des  provisions 
de    bouche    et    un     peu     d'argent;    les    seconds,  au 
contraire,  exploitent  àpreiuent  leurs  nouvelles  pro- 
priétés et  même  les  terres  vagues,  dont  l'herbe  nour- 
rissait auparavant  la  \aoheou  les  quelques  moutons 
des  villageois  trop  peu   fortunés  pour  acheter  des 
terres,  n  II  est,  conclut  le  savant  bénédictin  anglais 
devenu  en  igiij  le  cardinal  Gasquet,  une  vérité  posi- 
tive :  c'est  que  le  paupérisme,  qui  se  déchaîne  furieux 
aussitôt  après   la  suppression   des   monastères,  est 
tenu    en    bride   tant    que   ceux-ci    restent    debout... 
L'extermination  complète  des  monastères,   si    bien- 
faisants et  si  indispensables  à    la  vie    du  pays,  dut 
causer  une  immense  misère  ;  peu  de  gens  nient  ce 
fait,  bien   qu'ils  n'en   saisissent  pas  toute  la  portée. 
Les  auteurs   qui  ont  traité  le  sujet   au  point  de  vue 
économique,    s'accordent  presque  tous    à  voir  dans 
cette  suppression  la  véritable  source  des  maux  issus 
du    paupérisme,  en    tant    qu'il    se    distingue    de    la 
pauvreté  »    (R.  P.  Gasqurt,  Henri  Vlll  et  les  monas- 
tères anglais,  traducl.  française,   iii-8,   a  vol.,  i8y4; 
t.    Il,   pp.   48j-5oi).  Cette    perturbation   économique 
n'est  pas  douteuse,  o  Je  suis  convaincu,  écrit  de  son 
côté  'Thorold   Rogrrs,   que,   même  sans  sa   querelle 
avec   Rome,  les    besoins    d'argent    et    le    gaspillage 
inconsidéré  d'Henri  l'auraient  fatalement  entraîné  à 
dissoudre  les  monastères  et  àconlisquer  leurs  biens... 
La    dissolution   des   monastères   a    élé    cause    d'un 
bouleversement  éconoinii(ue  intense  »    (Th.  Rogehs, 
Travail  et  salaire  en  Aigleterre  depuis  le  xiw  siècle; 
tr:id.   franc,    par   Castelot,   in-8,  1897,  pp.  391-296). 
•>  Dès  l'année  iS^o,  écrit  J.  Thksal,  le  parlement  fut 
obligé  de  venir  en  aide  à  cinquante-sept  vil  les  tombées 
en  décadence  par  suite  de  la  destruction  des  abbayes. 
La    première   quête    pour    les    indigents,    début   du 
fameux  iinpôldes  pauvres,  eut  lieu  en  ib'iS.  Le  pau- 
périsme, une  des  plaies  les  plus  hideuses  de  l'Angle- 
terre actuelle,  date  de  la  destruction  des  monasti'res  » 
(J.Trhsal,  /.es  Origines  du  Schisme  anglican,  p.  lyo). 
La  cause   est  entendue    On    sait    d'ailleurs    quels 
moyens    hypocrites   employèrent   Henri    Vlll  et   les 
visiteurs  royaux,  Legh  et  Layton,  pour  arracher  aux 
abbés  des  monastères  des  formules  d'abandon,  quitte 
à  les  faire  décapiter,  s'ils  refusaient,  comme  il  arriva 
aux  abbés  des  trois  grands   monastères  bénédictins 
de  Reading,  Glastonbury  et  Colchester.  Les  biens  des 
800    monastères    anglais     qui    devaient,    disait-on, 
servir  à  élever    les   enfants  pauvres  et   à   faire  des 
pensions    aux   vieux   serviteurs,   —   comme   de  nos 
jours  f   le   milliard  des  congrégations    »  était  soi- 
disant   destiné   aux   retraites    ouvrières,    —    furent 
vendus  par  le  roi  ou  donnés  par  lui  à  ses  courtisans 
et  à  l'aristocratie  nouvelle  qui  fut  le  plus  ferme  appui 
de  la  nouvelle  religion  (Cf.  Langlois,  //ist.  gén.  de 
Lavissb  et  Rambaud,  l    IV,  p    676).  Les  six  femmes 
d'Henri  VIII  ne  furent  pas  oubliées  non   plus,  bien 
que  deux    d'entre  elles  dussent   finir  sur  l'échafaud 
avec   «  douze  ducs   et    comtes,  cent   soixante-quatre 
gentilshommes,  deux  cardinaux   archevêques,   dix- 
huit   évëques,  treize  abbés,   cinq   cents   prieurs   et 
moines,   trente-huit    docteurs    en   théologie   ou    en 
droit  canon  »    (Hbrgbnrobthkr,   /Ust.    de    l'Eglise, 
t.  V,  p.  !,n;  MouRRRT,  Hist.   gén.  de  l'Eglise,   I.  V, 
la  Heriaissarice  et  la  Réforme, Blond,  1910,  p.  S^a-S'jil). 
Tel  est,  en  effet,  le  bilan  des  nobles  victimes  du  fon- 
dateur de  la  Réforme  anglaise.  On  ignore  le  nombre 
des  victimes  populaires. 

Si  enfin  nous  considérons  la  France  et    les  résul- 
tats des   guerres   de  religion,  la  conclusion   sera  la 


même,  avec  la  différence  toutefois  que  la  nation  sau- 
vée au  xv8    siècle  par  Jeanne  d'Arc  demeura,  après 
la    conversion    d'Henri  IV,  le  boulevard   du  catholi- 
cisme dans  le  monde,  qu'elle  étonna  par  le  prodigieux 
épanouissement  catholique  et  français  du  xviie  siècle. 
Mais  au  xvp  siècle,  comme  l'Allemagne  et  l'Angleterre 
la    France  avait  connu,  partout  où  les  partisans    de 
la  Réforme  avaient  triomphé,  les  mêmes  dramatiques 
horreurs    Ils    avaient  aussitôt  aboli   l'exercice  de  la 
religion  catholique,  j   renversé  les  autels,    brisé  les 
reliques,  abattu  ou  dévasté  les  églises  et  les  monas- 
tères, et  mis  à  mort  les  prêtres  et  les  religieux.  C'était 
le  fer  et  le   feu  à  la    main  qu'ils  commençaient    leur 
mission,  tout  en  venant,  disaient-ils,  réformer  l'Eglise 
et  épurer  l'iivangile.  C'était   en  pillant  et  en  massa- 
crant   qu'ils    demandaient    la    tolérance    »    (Picot, 
Influence  de  la  religion  en  France  au    XVI I'  siècle, 
I,  p.  10).  Que  les  catholii|ues  se  soient  défendus,  c'était 
leur  droit  et  leur  devoir,  en  présence  d'injustes  agres- 
seurs qui  portent  devant  l'histoire  la  responsabilité 
d'avoir  «  tiré  les  premiers  »,  car  il  estavéré  que  dans 
les    trois    années   qui    précédèrent    le    massacre    de 
Vassy  (1562),  cauBede  lapremière  guerre  de  religion 
d'après  les  prolestants,  la  plupart  des  provinces  fran- 
çaisesavaienl  été  misesà  feu  et  à  sang  par  les  hugue- 
nots ;  la  Guyenne,  le  Languedoc,  le  Poitou,  l'Anjou, 
la  Normandie,  le  Dauphiné,  la  Provence,  l'Orléanais, 
l'Amiénois  avaient  été  ravagés  et  pillés  et  «   l'année 
1662,  écrit  Louis  Batiffol,  a  vu  plus   de  statues  de 
saints  démolies  à    coups  de  pierre   aux  porches  des 
cathédrales  que  six  ans  de  Révolution  française  n'en 
ont  vu  casser.  »  {/lei'.  Ilelid.,  18  nov.  1908).  La  même 
année  i562  vit  Coligny  e!  les  siens  livrer  le  Havre  et 
la  Normandie  aux  Anglais  et,  les  premiers,  faire  appel 
à  l'étranger.    Quant   aux  conséquences  lamentables 
des  factions   et   des  luttes  entre   Français,  on  ne  les 
devine   que  trop.  «   Le  royaume,  depuis  ces   guerres 
civiles,  écrit  Miohkl  de  Casltblnau,   est  exposé  à  la 
mercy  des  peuples  voisins  et  de  toutes  sortes  de  gens 
qui  ont  désir  de  malfaire.aj-ans  de  là  prins  une  habi- 
tude de  piller    les    peuples    et  de    les  rançonner,    de 
tousaages.qualitezet  sexes,  saccager  plusieurs  villes, 
raser    les  églises,  emporter  les  reliques,    rompre    et 
violer  les    sépultures,  brûler   les  villages,  ruiner  les 
chasteaux,  prendre  et  s'emparer  des  deniers  du  Roj'. 
usurper  lesbiens  des  ecclésiatiques,   tueries  [irestres 
et  religieux,  et    bref  exercer  par  toute  la  France  les 
plus    détestables  cruaulez   »   (Mémoires    de    messire 
Michel  db  Castelnau.  liv.  I,  chap.  vi  ;  liv.  V,  chap.  1. 
Collect.  Petitot,  t.  XXXlll). 

Ce  i|ue  devenaient  les  pauvres  au  milieu  de  tous  ces 
excès,  il  est  facile  de  liniaginer,  et  d'ailleurs  les  ren- 
seignements abondent.  Le  même  historien,  après 
avoir  rappelé  que  la  France  était  «  le  jardin  du  monde 
le  plus  fertile  >•  et  que  l'agriculture  y  était  plus  pros- 
père «  qu'en  aucun  autre  myaume  »,  nous  montre 
«  les  villes  et  villages  en  quantité  inestimable,  estans 
saccagez,  pillez  et  brûlez,  s'en  allant  en  désert  ;  et 
les  pauvres  laboureurs  chassez  de  leurs  maisons, 
spoliez  de  leurs  meubles  et  bestail,  pris  à  rançon  et 
volez  aujourd'huy  des  uns,  demain  des  autres,  de 
quelque  religion  ou  faction  qu'ils  fussent,  s'enfuyant 
comme  bestes  sauvages,  abaiidonnans  tout  ce  qu'ils 
possèdent,  pour  ne  demeurer  à  la  miséricorde  de 
ceux  qui  sont  sans  mercy  »  (Ibid.).  Pierre  DR  l'Es- 
ToiLE,  parlant  de  l'année  i5S6,  écrit:  «  En  ce  mois 
d'aoust,  presque  par  toute  la  France,  les  pauvres 
mourans  de  faim  vont  par  troupes  couper  les  espis 
à  demy  murs  qu'ils  mangent  sur  le  champ,  menaçans 
les  laboureurs  de  les  manger  eux-mesraes  s'ils  ne 
leur  permettent  de  prendre  ces  espis  »  (P.  de  I'Es- 
TOILE,  Méinoires-Journau.r ,  Collect.  Petitot,  I.  XLV, 
p.  3ig.    Cf.   également  :  yVémoires    de   Messire  Phi- 


1705 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1706 


LIPPE  HuRAULT,  cornle  de  Clieferny,  Chancelier  de 
France,  même  coUect.,  t.  XXXVl;  Chronique  septé- 
naire de  Palma  Cayet,  1.  11  de  la  II"  Partie).  On  sait 
quelle  misère  régnait  également  tandis  qn  Henri  IV 
essayaitLieconquérirsonroyanmeelcombien  il  s'atTec- 
tait  de  voir  les  tristes  résultat»  de  la  guerre  civile  ;  il 
soulageait  les  pauvres  le  plus  possible  et,  même  pen- 
dant le  siège  de  Paris,  laissait  passer  des  convois  de 
pain  destinés  à  ravitailler  sa  capitale.  Pendant  tout 
son  règne,  il  devait  se  souvenir  des  horreurs  des 
guerres  de  religion,  et  parce  qu'il  avait  compris  que 
i<  s'il  ne  se  faisait  catlioli(|ue  il  n'y  avait  plus  de 
France  »,  il  sut  travailler  à  l'union  des  Français,  se 
faire  aimer  des  petits  et  des  pauvres  qu'il  eût  voulu 
voir  mettre  la  poule  au  pot  tous  les  dimanches,  et 
laissa  ainsi  dans  la  mémoire  despeuples  la  réputation 
d'un  grand  roi. 

VIII.  —  lie  Concile  de  Trente  et  la  Ré- 
forme catholique.  —  L'Eglise  et  la  Charité  au 
XVII' siècle.  —  i"  L'action  du  Concile.  —  Au  milieu 
des  troubles  de  toutes  sortes  causés  par  l'invasion  du 
Protestantisme,  c'est  la  gloire  de  l'Eglise  catholique 
de  s'être  réformée  elle-même,  grâce  au  Concile  de 
Trente.  L'attention  des  Pères  du  Concile  se  porte  sur 
tous  les  abus,  et  des  règles  précises  sont  édictées  aA  ec 
les  sanctions  nécessaires  pour  ramener  l'ordre.  Les 
établissements  hospitaliers  ne  pouvaient  échappera 
la  vigilance  des  réformateurs  catholiques,  qui  rappel 
lent  à  ceux  qui  seraient  tentés  de  les  oublier  les  tra- 
ditions des  premiers  siècles  de  l'Eglise  et  affirment 
contre  les  Protestants  l'impérieuse  nécessité  des 
œuvres.  Les  évêques  sont  tenus  »  de  paître  leur  trou- 
peau en  lui  donnant  l'exemple  de  toutes  les  bonnes 
œuvres,  et  de  prendre  un  soin  paternel  des  pauvres 
et  de  toutes  les  autres  personnes  malheureuses,  bono- 
rum  omnium  operum  exemplo  puscere,  pauperum 
aliarumque  miserabilinm  personarum  ciiram  paler- 
nam  gerere  »  {Sess.  xxiii,  Decret.de  Heform.  cap,  i). 
Ceux  qui  possèdent  des  bénéfices  séculiers  ou  régu- 
liers sont  tenus  d'exercer  avec  zèle  les  devoirs  de 
l'hospitalité,  selon  leurs  revenus.  Les  commenda- 
taires  d'hôpitaux  ou  d'asiles  pour  les  pèlerins  ou  les 
malades  doivent  s'acquitter  exactement  des  charges 
inhérentes  à  leur  commende  et  «  les  ordinaires  des 
lieux  auront  soin  que  tous  les  hôpitaux  en  général 
soient  bien  et  fidèlement  gouvernés  par  les  adminis- 
trateurs, de  quelque  nom  qu'ils  soient  appelés  et  de 
quelque  manière  qu'ils  soient  exempts  »  (Sess.  xxii, 
Décret,  de  Beforni.  cap.  8  et  Sess.  vu,  cap.  i5).  «  Que 
si  les  hôpitaux  créés  pour  recevoir  une  espèce  déter- 
minée de  pèlerins, de  malades  oud'autres  personnes, 
n'ont  plus  de  pensionnaires  ou  trop  peu,  le  concile 
ordonne  de  convertir  les  revenus  des  fondations  en 
quelque  autre  pieux  usage  qui  se  rapprochera  le  plus 
possible  du  but  primitif  ;  il  appartiendrai  l'ordinaire, 
avec  deux  membres  expérimentés  du  chapitre,  de 
prendre  les  mesures  les  plus  appropriées  »  (Sess. 
XXV,  Décret,  de  lieform.  cap.  8).  Enlin  les  évêques 
doivent  visiter  les  hôpitaux, se  faire  rendre  des  comp- 
tes parles  administrateurs,  et  si  ceux-ci  ont  préva- 
riqué,  ils  doivent  restituer  les  revenus  indûment 
perçus  et  peuvent  être  frappés  de  censures  ecclé- 
siastiques. Aûn  d'éviter  l'abus  des  bénélices,  l'ad- 
minislrateur  doit  être  renouvelé  tous  les  trois  ans,  à 
moins  de  dispositions  contraires  dans  l'acte  de  fon- 
dation. 

2°  Les  nouvelles  congrégations  hospitalières  et  les 
nouveaux  hôpitaux,  —  Sous  l'impulsion  du  Concile 
de  Trente,  un  magnifique  mouvement  de  renaissance 
catholique  fit  sentir  ses  heureux  effets  dans  tous 
les  domaines,   et   principalement   dans   celui  de  la 


charité.  La  Compagnie  de  Jésus,  créée  spécialement 
pour  lutter  contre  les  Protestants  et  étendre  les 
conquêtes  spirituelles  de  l'Eglise  romaine,  joua  dans 
cemouveineiit  un  rôle  très  considérable,  sinon  pré- 
dominant; bien  que  spécialisée  dans  le  ministère  de 
la  prédication  et  de  l'enseignement,  ou  si  l'on  veut 
les  missions  et  les  collèges,  elle  se  signala  aussi  — 
nous  le  dirons  [ilus  loin  —  dans  l'apostolat  charitable. 
Mais  pour  entretenir  dans  les  âmes  le  (eu  sacré  de  la 
charité  envers  les  pauvres,  la  Providence  suscita  des 
congrégations  nouvelles,  ayant  pour  but  exclusif  le 
soin  des  pauvres  malades.  Leur  succès  et  leur  popu- 
larité, après  trois  siècles,  sont  tels  qu'il  suffit  de  pro- 
noncer leur  nom  pour  provoquer  le  respect;  car 
elles  sont  restées  si  fidèles  à  l'esprit  des  fondateurs 
qu'aucune  réforme  ne  fut  jamais  nécessaire  parmi 
leurs  membres. 

C'est  d'abord  la  congrégation  fondée  en  Espagne  en 
même  temps  que  l'Hôpital  de  Grenade  entre  i54o  et 
i55o  par  le  Portugais  Jean  Cildad, bien  vite  connu  sous 
le  nom  de  Jean  db  Dieu,  tant  son  héroïque  charité 
pour  les  pauvres  faisait  éclater  sa  vertu.  Placée  par 
saint  Pie  V  sous  la  règle  de  saint  Augustin  (\b')\), 
confirmée  par  Sixte-Quint,  elle  est  soustraite  à  la 
juridiction  des  évêques  par  Paul  V  en  1619  et  éri 
gée  en  ordre  proprement  dit.  Les  Frères,  que  l'on 
appelle  bientôt  en  Italie  J<'ale  ien  Fratelli  (d'une 
parole  que  criait  dans  les  rues  de  Grenade  le  fonda- 
teur en  demandant  l'aumône  pour  ses  pauvres  : 
«  Faites-vous  du  bien  à  vous-mêmes,  mes  frères  »),  en 
Espagne  i-Vère-s  de  l'Hospitalité,  en  France  Frères  de 
la  Charité,  prononcent  les  trois  vaux  de  pauvreté, 
d'obéissance  et  de  chasteté,  auxquels  ils  ajoutent 
celui  de  soigner  les  malades,  «c /);ae(erea  quortum 
de  juvundis  in/irmis,  dit  le  Bref  de  Paul  V,  du  i3  fé- 
vrier 1617.  Ils  portent  une  «  robe  de  drap  brun,  avec 
un  scapulaire  de  même  couleur  et  un  capuce  rond, 
la  tunique  ou  robe  étant  serrée  d'une  ceinture  de 
cuir  noir.  Ils  n'ont  que  des  chemises  de  serge  et  ne 
couchent  que  dans  des  draps  de  serge».  Les  armes 
de  l'Ordre  sont  d'azur  à  une  grenade  d'or  surmon- 
tée d'une  croix  de  même,  l'écu  timbré  d'une  cou- 
ronne (HÉLYOT,  Hist.  des  Ordres  monastiques,  IV, 
p.  i46.  L.  Saglibh,  Vie  de  S.  Jean  de  Z>ieu,  Paris, 
1877). 

La  renommée  des  Frères  de  saint  Jean  de  Dieu 
s'étend  bientôt,  et  l'Espagne,  le  Portugal,  l'Italie, 
l'Allemagne,  la  Hongrie,  puis  la  France  et  même 
l'Amérique  se  couvrent  de  3oo  hôpitaux  dirigés  et 
desservis  par  eux.  En  France,  Marie  de  Médicis 
avait  fait  venir  à  Paris  en  1601  les  Frères  de  la 
Charité;  elle  avait  été  témoin  à  Florence  de  leur 
zèle  pour  le  soulagement  des  malades,  et  les  ins- 
talla au  faubourg  Saint-Germain,  rue  des  Saint-Pères 
C'est  X'Hôpltal  de  la  Charité  d'aujourd'hui.  Paris 
eut  dans  les  fils  de  saint  Jean  de  Dieu  ses  Frères  de 
la  Charité,  comme  il  allait  avoir  dans  les  (illes  de 
saint  Vincent  de  Paul  ses  Sœurs  de  Charité.  Cette 
maison  contenait  60  religieux,  qui  donnaient  leurs 
soins  à  un  grand  nombre  de  malades,  et  comme 
Henri  IV,  par  lettres  patentes  de  1602,  leur  permet- 
tait, «  d'ordonner,  faire  construire  et  édilier  des 
hôpitaux  et  iceux  régler  et  faire  desservir  et  admi- 
nistrer par  les  formes,  règles,  statuts  prescrits  par 
l'institution  d'icelle  congrégation  j>,  ils  eurent  bien- 
tôt vingt-quatre  hôpitaux  dans  le  royaume  au 
XVII'' siècle,  et  ils  en  comptaient  trente-huit  à  la  veille 
de  la  Révolution. 

«  Ils  sont  très  savants  es  remèdes  de  toutes  mala- 
dies, écrit  un  contemporain,  Palma  Cavet;  ils  sont 
hospitaliers,  non  seulement  pour  héberger  les  pas- 
sants, mais  aussi  les  malades,  même  de  maladies 
dangereuses,  les  panser  eux-mêmes  de  leurs  mains, 


170: 


PAUVRES  (LES)  ET  L  ÉGLISE 


1708 


leur  fournir  des  médicaruents  et  les  nourrir.  Ils  va- 
qiienl  aussi  à  leur  récoiicilialion  avec  Dieu;  si  les 
niuliides  meurent,  ils  leur  l'ont  le  dernier  ollice  de 
sépulture  cbrétienne,  priant  Dieu  pour  eux,  par  un 
catalogue  exprès  qu'ils  gardent  dans  leur  éylise  » 
(Palma  Cavet,  C/iruinijiie  septénaire,  t.  Vil,  p.  228. 
Coll.  Michaud  et  Poujoulat).  L'Hôpital  de  la  Charité 
a  été  enlevé  aux  Fiéres  de  saint  Jean  de  Dieu  pour 
être  laïcisé;  mais  tout  Paris  connaît  leur  clinique  de 
la  rue  Oudinot,  où  plus  d  une  fois  ont  séjourné  les 
laïcisateurs  ou  leurs  successeurs,  désireux  d'eue 
»  bien  soignés  »  chez  les  Frères,  comme  M.  Clemen- 
ceau voulut  l'être  chez  les  Sœurs  du  Saint-Sauveur, 
rue  Bizet. 

Un  autre  ordre  hospitalier,  répan<lu  surtout  en 
Italie,  en  Espagne  et  en  Portugal,  eut  pour  fondateur 
un  autre  saint,  Camillk  uk  Lbllis,  qui  naipiit  au 
diocèse  de  Chieli,  en  Italie,  l'année  même  de  la  mort 
de  saint  Jean  de  Dieu  (i55o).  Après  avoir  combattu 
conlre  les  Turcs,  il  est  atteint  d'un  ulcère  à  la  jambe 
et  conçoit  l'idée  <le  se  consacrer  au  service  des  inlir- 
mes  et  de  réunir  des  hommes  disposés  à  soigner  les 
malades  pour  l'amour  de  Jésus-Chri^t.  En  i58j  il 
jette  les  fondements  d'une  association  de  laïque-;  qui 
visitent  les  malades  et  les  aident  à  bien  mourir.  De 
là  les  noms  de  ministn  uegl'infiimi,  ininistri  del  l'iit 
ninrire,  sous  lesquels  on  les  désigne.  Ou  les  appelle 
aussi  Crociferi,  parce  qu'à  partir  de  |58^,  saint 
Camille  de  Lellis  et  ses  disciples  revèlenl  un  habit 
religieux  de  couleur  noire,  avec  une  grande  croix  de 
drap  rouge  cousue  sur  le  côté  droit  de  la  tunique  et 
du  manteau.  Bientôt  Sixte-Quint  les  érige  en  con- 
grégation et  leur  permet  de  prononcer  les  trois  vœux 
ordinaires  et  en  outre  celui  d'assister  les  moribonds 
même  en  temps  de  peste.  Puis,  en  iSgi,  Grégoire  XIV 
les  soustrait  à  l'autorité  de  l'Ordinaire  et  place  les 
Ministres  des  Infirmes  sous  l'autorité  immédiate  du 
Saint-Siège. 

u  Créés  surtout  en  vue  de  l'assistance  à  domicile, 
les  disciples  de  Camille  de  Lellis  se  trouvent  amenés 
à  desservir  des  établissements  comme  Ihôpital  de 
Milan,  ce  qui  nécessite  de  nouveaux  règlements, 
approuvés  par  Clément  Vin  (29  décembre  1600).  Us 
ne  doivent  exiger  aucune  rétribution  pour  les  ser- 
vices et  se  contenter  de  ce  que  les  administrateurs 
veulent  bien  leur  donner.  Saint  Camille  meurt  le 
ll^  juillet  i6i4;  il  existe  alors  des  maisons  de  son 
ordre  à  Rome,  Bologne,  Gènes,  Florence,  Messine, 
Naples,  Mantoue,  etc.  On  en  trouve  en  Hongrie.  Dans 
l'espace  des  trente  premières  années,  deux  cent  vingt 
religieux  succombent  à  la  suite  de  maladies  contrac- 
tées au  chevet  de  ceux  qu'ils  assistent...  En  i63o, 
cinquante-cinq  Pères  périssent  au  milieu  des  guerres, 
des  famines  et  des  pestes.  D'autres,  en  grand  nom- 
bre, sont  emportés  par  des  affections  contagieuses  à 
Rome  et  à  Naples  (i6ô6).  Ces  apôtres  du  bien  mourir 
se  trouvent  décimés  à  Murcie  (1677).  à  Messine  (1^63). 
Ils  donnent  de  cette  manière,  en  tous  lieux,  l'exemple 
des  vertus  les  plus  héroïques  »  (Lallemand,  Mist. 
de  la  Charité,  t.  IV,  1"  P'",  p.  Sg-^i). 

Pour  en  revenir  à  la  France,  qui  devait  donner 
naissance  au  saint  illustre  dont  le  nom  est  la  per- 
sonnilieation  même  de  la  Charité,  saint  Vincent  dk 
Paul,  nous  devons  signaler  au  commencement  du 
xvii»  siècle  l'action  du  roi  Henri  IV,  et  ensuite  celle 
de  Louis  XUl  et  de  Louis  XIV. 

Entrant  dans  les  vues  du  Concile  de  Trente,  bien 
((u'il  n'eût  pu  se  résoudre  à  «  le  faire  publier  comme 
loi  de  l'Etat  »,  Henri  IV  avait  établi  en  1606  une 
Chambre  de  tu  Charité  clirétienne  qui,  sous  la  direc- 
tion du  grand  aumônier,  devait  procéder  à  la  «  ré- 


formation générale  »  des  hôpitaux  et  notamment  au 
contrôle  des  dépenses.  Par  son  initiative,  il  fut  pro- 
cédé dans  tout  leroyaiiiiie  à  la  reddition  des  comptes 
et  «  revision  des  baux  à  ferme  des  hôpitaux,  Hôtels- 
nieu  et  autres  lieux  pil<iyalde3  ». 

Mais  là  ne  se  borna  pus  l'action  du  premier  roi 
Bourbon  et,  sous  son  règne  comme  sous  celui  de  ses 
successeurs,  un  grand  nombre  de  nouveaux  hôpitaux 
furent  fondés,  et  l'on  peut  dire  que  le  'i.vW  siècle, 
après  les  destructions  du  siècle  précédent,  est  le 
grand  siècle  de  l'organisation  de  l'assista  née  publique. 

Henri  IV  fonda  à  Paris  en  1G06  le  premier  hôpital 
militaire  et  l'année  suivante  il  posa  la  première 
pierre  de  l'Hôpital  Saint-Louis  (|ui,  bà^i  par  Pierre 
de  Chàullon  au  faubourg  du  Temple,  lut  un  des  plus 
beaux  de  l'Europe.  L'Hôpital  de  la  Charité,  nous 
l'avons  dit,  date  de  la  même  époque. 

Tandis  que  les  Frères  de  saint  Jean  de  Dieu  ^oi- 
gnaient  les  hommes  dans  leurs  hôpitaux,  la  vénéra- 
ble Françoise  de  la  Croix  fondait  à  Paris  en  ibiky 
près  de  la  place  Royale  (aujourd'hui  place  des  Vosges), 
un  nouvel  hôpital  pour  les  femmes  et  les  jeunes 
lilies  malades,  et  cet  hôpital,  dépendant  de  l'Hôtel- 
Dieu,  était  desservi  par  les  Sœurs  //(js/'itulières  de 
la  Chanté  Sutre-Dome,  également  fondées  par  Fran- 
çoise de  la  Croix.  Ces  hospitalières  se  répandirent 
en  beaucoup  de  villes,  parmi  lesquelles  la  R<ielielle, 
Patay,  Toulouse,  Bcziers,  Bourg,  Pèzenas,  Saint- 
Etienne,  Albi,  Gaillac,  Limoux,  etc. 

Sous  Louis  XllI,  Paris  vit  se  construire  Vllôpital 
de  la  l'ilie  eu  i6ij;  ViJd/jilul  des  Cunvalescents 
en  i63i,  rue  du  Bac;  Vlldjiital  de  Kiitre-Dume  du  la 
Miséricorde  ou  des  Cent  Filles,  fondé  par  Antoine 
Séguier,  président  au  Parlement,  pour  cent  or[)he- 
lines;  Vllôfutal  des  Inciiruliles  en  i634. 

Sous  Louis  XIV,  c'est  l'Hospii  e  du  saint  Aom  de 
Jésus,  pour  les  vieillards,  fondé  par  saint  Vincent  de 
Paul  en  i653  (c'est  aujourd'hui  l'Hospice  des  Incura- 
bles). C'est  surtout  l'//oy«/«/  Général,  comprenant  la 
Salpêtriêre,  Bicétre  et  la  maison  Scipion,  fondée 
en  iG56  et  destiné  à  recevoir  les  mendiants  de  Paris 
et  à  les  faire  travailler.  C'est  le  plus  vaste  établis- 
sement qui  ait  été  consacré  à  une  œuvre  de  ce  genre 
en  Europe;  il  reçut  jusqu'à  10.000  pauvres,  en  y 
comprenant  les  Enfants  trouvés.  En  cinq  ans,  suivant 
une  déclaration  du  Parlement  de  janvier  iG63,  par 
conséquent  les  cinq  premières  années,  car  il  n'avait 
été  terminé  qu'eu  1667,  «  plus  de  60.000  pauvres  ont 
trouvé  dans  l'Hôpital  Général  de  la  nourriture,  des 
vêtements,  des  médicaments;  de  plus,  à  tous  les 
ménages  nécessiteux, des  portions  ont  été  distribuées, 
en  attendant  que  la  maison  leur  puisse  être  ouverte  o. 
Enlin  en  1674.  Louis  XIV  fait  bâtir  Vllotel  des  Inva- 
lides pour  les  soldats  blessés  au  service  de  la  France. 

Ce  que  nous  voyons  à  Paris  existe  en  province. 
Dans  chaque  ville  on  crée  un  Hôpital  de  la  Charité. 
Par  ordre  du  Roi,  toutes  les  villes  de  F'rance  devaient 
créer  un  Hôpital  Général  sur  le  modèle  de  celui  de 
Paris.  Lyon  l'avait  fondé  dès  i6i4.  sous  le  titre  de 
Notre  Dame  de  la  Charité,  Reims  en  i632,  Langres 
en  i638,  Marseille  et  Aix  en  i64o,  Dijon  en  i643. 
Auxerre  ne  le  fonde  qu'en  1676.  Ces  créations  dépen- 
dent beaucoup  des  circonstances  locales,  et  de  l'ini- 
tiative des  évêques  ou  des  principaux  habitants  des 
villes.  Mais  partout  ces  fondations  s'inspirent  d'une 
pensée  religieuse  et  les  initiateurs  sont  souvent  des 
prêtres  ou  des  évêques. 

3"  La  répression  de  la  mendicité.  —  Les  Hôpitaux 
^énéraujc  et  les  Jésuites.  —  Une  question  qui  préoc- 
cupe beaucoup  Louis  XIII,  Louis  XIV  et  leurs  con- 
temporains, c'est  la  répression  de  la  mendicité.  Par- 
tout cette  préoccupation  se  fait  jour,  et  en  principe 


1709 


PAUVRES  (LES)  ET  L'EGLISE 


1710 


rilùi)ital  général  dans  chaque  Ville  devait  seulement 
recevoir  les  mendiants  valide»  de  la  ville  et  des  fau- 
bourgs. Dos  qu'il  était  achevé,  on  organisait  une 
sorte  de  battue,  disons  une  rafle  pour  employer  une 
expression  moderne,  et  l'on  y  conduisait  tous  les 
gens  trouvés  sans  moyen  d'existence.  C'est  ce  qui 
explique  que  60.000  pauvres  aient  passé  en  cin({  ans 
par  l'Hôpital  général  de  Paris.  Les  lettres  patentes 
de  fondation  de  ces  Hôpitaux  sont  d'ailleurs  très 
nettes  sur  ce  point,  u  Tous  les  pauvres  mendiants... 
qui  se  trouveront  dans  la  ville  et  faubourgs  de  Paris... 
seront  enfermés  dans  ledit  H  'jpital  et  les  lieux  qui  en 
dépendent.  »  Dans  celles  de  l'Hôpital  général 
d'Auxerre,  nous  lisons  que  cet  établissement  est 
créé  '  pour  retirer  les  mendiants  de  l'oisiveté  et  de 
la  fainéantise  où  ils  ne  croupissent  que  trop,  ce  qui 
est  la  cause  de  leur  mendicité,  comme  elle  l'est  de 
tous  les  vices,  et  entin  pour  les  renilre  capables  de 
gagner  leur  vie  en  leur  faisant  apprendre  des  métiers 
auxquels  ils  auraient  plus  d'aptitude  >..  A  Dijon,  les 
religieuses  Hospitalières  du  Saint-Esprit  qui,  le  jour 
de  leur  profession,  se  donnaient  «  a  Dieu,  à  la  Bien- 
heureuse Vierge  Marie,  au  Saint-Esprit  et  à  Messei- 
gneurs  tes  Pauvres  pour  être  tans  les  jours  de  leur  vie 
leurs  servantes  »  —  c'est  la  formule  de  leurs  voeux, 
—  dirigeaient  à  l'Hôpital  général  de  la  Charité  la 
«  nourricerie  »  (on  dirait  aujourd'hui  :  la  crèche), 
l'asile  de  vieillards,  l'orphelinat  où  l'on  apprenait 
aux  garçons  à  carder  la  laine,  à  tisser  la  toile,  etc.,  et 
aux  lilles  «  les  ouvrages  de  tapisserie  :  nuance,  point- 
coupé,  point  d'Espagne  et  de  Gènes,  et  autres  propres 
à  des  lilles  de  leur  condition,  et  encore  à  lire  et  à 
écrire  ».  Enfin  elles  s'occupaient,  sous  la  direction  de 
l'intendant  des  «  manufactures  »,  des  pauvres  gens 
qui  étaient  amenés  à  l'Hôpital  de  la  Charité.  Aussi 
n'était-il  permis  à  aucun  pauvre  de  mendier,  soit  par 
la  ville,  soit  dans  les  églises,  sous  peine  d'être  fouett.^ 
et  chassé  de  la  ville.  H  en  était  de  même  à  Paris  et 
partout.  «  Auparavant,  écrit  un  contemporain,  on 
était  assiégé  aux  églises,  pendant  la  longueur  d'une 
messe,  d'autant  de  pauvres  qu'il  y  a  de  minutes  en 
une  demi-heure  qu'elle  peut  durer.  »  H  était  égale- 
ment défendu  aux  habitants  de  leur  donner  l'aumône 
sous  peine  de  dix  livres  d'amende  la  première  fois 
et  de  trente  la  seconde.  Pour  assurer  l'exécution  de 
cet  article,  des  chasse-coquins  devaient  «  faire  tous 
les  jours  une  revue  parmi  la  ville  et  dans  les  églises, 
principalement  celles  où  l'on  faisait  fête  ou  solen- 
nité particulière  »  et  conduire  à  l'Hôpital  les  indi- 
vidus qu'ils  auraient  surpris  à  mendier.  (N'oublions 
pas  qu'à  cette  époque  tous  les  gouvernements  de 
l'Europe  prennent  des  mesures  très  rigoureuses  con- 
tre les  mendiants  et  les  vagabonds.) 

Ici  nous  devons  signaler  l'action  considérable  du 
Père  Chaurand,  du  Père  Dunod  et  du  Père  Guevarre, 
tous  trois  appartenant  à  la  Compagnie  de  Jésus. 

Le  Père  Chaurand,  entré  dans  cette  Société  en  i636, 
enseigna  à  Avignon,  selon  l'usage,  la  grammaire,  les 
humanités  et  la  rhétorique  pendant  sej)t  ans;  il  se 
livra  ensuite  pendant  vingt  ans  à  la  prédication  dans 
les  principales  villes  du  royaume.  Entin  il  passa  le 
reste  de  sa  vie  à  créer  des  Bureaux  de  charité  et  des 
Hôpitaux  généraux.  Le  total  des  maisons  de  bien- 
faisance fondées  par  lui  ne  s'élève  pas  à  moins  de  126. 
Il  commença  par  la  Normandie,  et  eut  [)Our  auxi- 
liaire le  Père  Dunod,  originaire  du  Jura.  Un  des  pre- 
miers Hôpitaux  généraux  qu'ils  créèrent  fut  celui  de 
Vire(i683),  puis  ceux  de  Valognes,  Cherbourg,  Cou- 
tances,  Saint-Sauveur,  Granville,  Carentan,  Thori- 
gny.  Celui  de  Saint-Lô,  dont  les  revenus  étaient  dis- 
sipés, fut  reconstitué.  Dans  les  bourgs  et  les  villages 
trop  |)eu  populeux  pour  pouvoir  subvenir  à  l'entre- 
tien des  hôpitaux,  ils  créèrent] des  a  charités  ».  Le 


résultat  fut  tel  que  l'intendant  de  Caen,  M.  de  Moran- 
gis,  écrivait  en  i683  à  Le  Pelletier,  contrôleur  géné- 
ral des  linances  :  ^  Il  y  a  près  de  cent  vingt  vidages 
du  diocèse  de  Coutanees,  où  la  mendicité  a  cessé  » 
(De  BoisLisLfi,  Correspondance  des  contrôleurs  liéné- 
ruux  des  finiinres  avec  les  inlendaiils  des  provinces, 
in-4'',  iS^^i  t.  I,  p.  8).  Peu  de  temps  après,  ou 
retrouve  le  Père  Chaurand  dans  le  midi  de  la  France; 
il  fonde  des  bureaux  de  chanté  à  Valréas,  Bolléne, 
Malaucène,  Carpentras,  l'isle,  Sarrians,  Bédarrides. 
On  le  voit  travailler,  avec  les  intendants  du  Lan- 
guedoc et  de  Provence,  à  établir  un  Hôpital  général 
à  Nimes,  à  réorganiser  ceux  de  Marseille  et  d'Aix, 
où  il  a  pour  collaborateurs  les  Pères  Dunod  et  Gue- 
varre. A  Marseille,  où  l'on  organise  sur  de  nouvelles 
bases  en  1G87  l'Hôpital  général  (celui  de  104"  avait 
servi  surtout  aux  malades,  et  les  ressources  avaient 
manqué  pour  recevoir  les  mendiants),  les  échevins 
rendent  une  ordonnance  semblable  à  celle  que  ceux 
de  Dijon  avaient  rendue  dès  i643,  pour  obliger  tous 
les  mendiants  étrangers  à  sortir  de  la  ville  et  inter- 
dire aux  autres  de  demander  l'aumône  et  aux  habi- 
tants de  la  donner. 

Le  Père  Chaurand  s'était  acquis  une  telle  réputa- 
tion dans  la  fondation  des  Hô(iilaux  généraux,  que 
le  Pape  Innocent  XII  le  lit  venir  à  Rome  avec  le  Père 
Guevarre  pour  en  établir  un  à  Saint-Jean  de  Latran, 
alin  de  supprimer  la  mendicité,  issue  du  «  dolce  far 
nicnte  »,  qui  fut  toujours  si  cher  aux  descendants  de 
Uomulus. 

Après  la  mort  du  Père  Chaurand  survenue,  en  lôg'j, 
le  Père  Gukvarkb  le  remplaça  brillamment,  et  tandis 
que  le  Père  Dunod,  après  avoir  fondé  l'Hôpital  géné- 
ral de  Dôle,  restait  en  Franche-Comté  pour  y  faire 
des  fouilles  archéologiques  (l'archéologie  étant, 
après  l'amour  des  pauvres,  sa  plus  grande  passion), 
le  Père  Guevarre  travaillait  en  Languedoc,  en  Gasco- 
gne, en  Piémont,  et  y  fondait  toujours  des  Hôjiitaux 
généraux  jusqu'en  1724,  date  de  sa  mort  (Cf.  Cu. 
JoHET,  de  l'Institut,  Le  l'ère  Guevarre  et  les  Bureaux 
de  Charité  au  A'V/I'  siècle  ;  Annales  du  Midi,  1889). 

Nous  n'oserions  dire  que  la  création  des  Hôpitaux 
généraux  et  les  mesures  prises  dans  la  plupart  des 
villes  deFrance  aient  parfaitement  résolu  le prcddème 
social  de  la  mendicité,  puisqu'en  plein  xx*  siècle  ce 
problème  se  pose  toujours,  mais  c'était  un  devoir  de 
justice  de  signaler  les  ellorts  tentés  sous  Louis  XIII 
et  Louis  XIV  pour  moraliser  par  le  travail  la  cla^se 
si  nombreuse  des  vagabonds. 

4'  l'action  individuelle.  —  A)  /.es  Confréries  de 
Charité.  —  Les  Hôpitaux  sont,  pour  ainsi  dire,  l'ac- 
tion publique  de  la  charité. Mais  à  côté  de  cette  action 
publique  existait,  dès  le  Moyen  Age  et  dès  le  com- 
mencement de  l'Eglise,  nous  l'avons  dit,  l'action 
individuelle  qui  consiste  surtout  dans  la  distribution 
de  secours  aux  indigents,  action  qu'au  xix«  siècle 
Ozanam  devait  rendre  si  féconde  par  la  création  des 
conférences  de  Saint- Vincent-de-PauI.  Partout  on 
trouvait,  dans  les  villes  et  dans  les  campagnes,  des 
charités,  c'est-à-dire  des  institutions  de  bienfaisance, 
régiesparles  administrations  locales,  comme  la  Cha- 
rité de  Saint-Césaire  à  Nimes,  la  Charité  de  la  Pen- 
tecôte à.  Bergerac,  la  Charité  de  Saint-Iiaymond  dans 
le  comté  de  Foix,  etc.  Il  existait  également  des  Con- 
fréries de  Charité  qui,  par  l'assistance  réciproque 
des  confrères  et  les  secours  aux  indigents,  en  fai- 
saient de  véritables  sociétés  de  secours  mutuels  ; 
d'ailleurs  il  en  était  de  même  des  autres  confréries 
si  nombreuses  dans  l'ancienne  France,  confréries  de 
Saint-Eloi,  de  Saint-Pierre,  du  Saint-Sacrement,  con- 
fréries des  patrons  de  la  paroisse,  etc.  Le  pouvoir 
que  possédaient   lès    chefs   ou  présidents  des  con- 


1711 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1712 


fréries,  de  retrancher  de  leur  sein  les  membres  qui 
«  causaient  du  scandale  »,  conférait  à  ces  associa- 
tions une  influence  liautement  moralisatrice. 

Ces  charités,  répétoiis-le,  avaient  existé  avant  le 
xvil'  siècle.  C'est  ainsi  qu'on  trouve  au  xvi«  siècle 
des  Bureaux  de  charité,  comme  par  exemple,  la 
Chambre  des  pauvres  de  Beaune  et  de  Calais,  le 
Bureau  perpétuel  A' \m\eQS,  le  Bureau  de  misère  de 
Reims,  le  Bureau  des  pauvres  de  Hayonne,  \e  Bureau 
de  miséricorde  de  Rethel.  Ils  étaient  secondés  par 
les  liDuillons  des  pauvres,  qui  distribuaient  de  la 
viande  et  des  médicaments  aux  «  pauvres  honteux  ». 
On  étonnerait  probablement  un  certain  nombre  de 
nos  modernes  philanthropes  en  leur  apprenant  c|ue 
ces  expressions  de  Bureau  des  pauvres,  de  Bouillon 
des  pauvres,  de  pauvres  honteux,  etc.,  étaient  déjà 
employées  au  xvi'  et  au  xvii"  siècle,  et  que,  loin 
d'innover  dans  leur  organisation  des  Bureaux  de 
bienfaisance,  ils  ne  font  que  copier  leurs  ancêtres 
catholiques. 

B)  Les  Dames  de  la  Charité.  —  Beaucoup  de 
ces  confréries  avaient  disparu  pendant  la  tourmente 
des  guerres  de  religion.  C'est  la  gloire  de  saint  Vin- 
cent de  Paul  de  les  avoir  reconstituées  et  remises  en 
honneur  sous  le  nom  de  Compagnies  des  Dames  de 
la  Charité. 

Lorsqu'il  était  curé  de  Ghâtillon-les-Dombes,  il 
avait  fondé  en  1617  une  Confrérie  de  Dames  de  la 
Charité;  les  daraes  riches  de  sa  paroisse,  parmi  les- 
quelles Mme  de  la  Cliassaigne,  visitaient  les  malades 
et  Ifur  portaient  les  secoursdont  ils  avaient  besoin. 
Cette  confrérie  donna  naissance  à  d'aulres;  elle  fut 
imitée  à  Bourg,  la  ville  voisine,  puis  bientôt, parl'in- 
termédiaire  de  Mme  de  Gondi,  des  compagnies  de 
Dames  de  la  Charité  furent  établies  à  Villepreux,  à 
Joigny,  à  Montmirail,  et  dans  presque  toutes  les  ter- 
res appartenant  aux  Gondi.  Dès  1618,  l'évèque  de 
Paris  en  approuve  les  règlements  pour  son  diocèse, 
et  en  1620  l'évèque  d'Amiens  les  approuve  à  son 
tour. 

Quels  étaientles  statuts  deces  confréries? —  Avant 
d'entrer  dans  les  détails,  citons  quelques  extraits 
des  statuts  de  la  confrérie  des  Dames  de  la  Charité  de 
Rethel,  instituée  par  l'initiative  de  Monsieur  Vincent 
en  1643,  récemment  découverts  aux  Archives  de 
Reims  par  M.  Henri  Jadart,  membre  de  l'Institut. 
Le  lecteur  remarquera  l'analogie  de  ces  documents 
et  de  ceux  que  nous  citerons  ensuite,  avec  les  statuts 
des  Maisons-Dieu  du  Moyen  Age  et  les  textes  des 
Pères  de  l'Eglise.  On  y  retrouve  le  même  esprit  et 
parfois  les  mêmes  expressions,  tellement  la  charité 
chrétienne,  à  dix  ou  quinze  siècles  de  distance,  est 
semblable  à  elle-même. 

Le  but  d'abord  :  «  Soulager  les  pauvres  malades 
de  la  paroisse,  tant  corporellement  que  spirituelle- 
ment ».  —  L'esprit  de  cette  œuvre?...  «  Les  daraes 
emploj'ées  dans  ce  saint  exercice,  tâcheront  en  ice- 
luy  de  s'avancer  de  plus  en  plus  en  l'amour  de  Jésus- 
Christ, iêijfue/  elles  considéreront  en  la  personne  deces 
pauvres  malades,  et  agiront  >ers  eux  comme  elles 
feraient  vers  ce  Seigneur,  si  luy-même  était  malade 
dans  la  paroisse.  »  —  L'organisation  :  Elle  est  très 
simple  :  Trois  olFicières  :  une  supérieure,  qui  doit 
veiller  à  ce  que  tous  les  malades  soient  visités  ;  une 
trésorière.qui  doit  centraliserlessecours  ;  une  garde- 
meuble,  qui  doit  garder  le  linge  pour  les  malades. 
Quant  aux  autres  dames,  0  elles  iront  voir  à  leur  tour 
les  pauvres  malades,  leur  porter  à  dîner,  qui  sera 
d'ordinaire  du  potage  et  un  peu  de  viande  avec  un 
petit  pain  blanc, et  leur  laisseront  une  couple  d'œufs 
pour  le  soir  avec  du  pain  suffisamment.  Elles  feront 
cuire  la  viande  eu  leur  logis  et  la  porteront  environ 


sur  les  dix  heures  chez  les  malades.  Elles  tâcheront 
elles-mêmes  à  les  faire  dîner  et  être  là  présentes  et 
les  consoler  et  réjouir  doucement  «.  Voilà  pour  les 
secours  corporels;  pour  les  secours  spirituels,  les 
Dames  de  la  Charité  sont  exhortées  à  faire  du  bien 
aux  âmes  des  malades,  à  les  engagera  recevoir  les 
sacrements  et  à  faire  dire  une  messe  pour  les  morts, 
aux  frais  de  la  Confrérie. 

Voyons  maintenant  le  sens  pratique  des  organi- 
sateurs. Dans  le  règlement  de  la  confrérie  de  la 
paroisse  Saint-Eustache  (i654),  publié  en  1908  par  la 
Société  des  Bibliophiles  français,  on  lit  les  recom- 
mandations suivantes,  d'une  éternelle  actualité  : 

0  Ordre  à  tenir  pour  la  visite  des  pauvres  honteux. 
Prendre  garde  aux  surprises  et  artifices  des  pauvres 
qui  veulent  passer  pour  de  vrais  pauvres  honteux- 
ce  qui  mérite  grand  examen,  parce  qu'ils  ont  les 
aumônes  de  ceux  qui  sont  véritablement  pauvres.  » 
On  recommande  aux  visiteurs  de  se  méfier  de  ceux 
qui  déguisent  leurs  noms,  qui  les  changent,  qui  en 
prennent  plusieurs,  qui  n'exposent  pas  la  vérité 
«  dans  leurs  billets  «.C'est  pourquoi  «  il  est  plus  sûr 
de  leur  donner  les  choses  en  nature,  comme  de  l'es- 
tofTe,  de  la  soye,  du  cuir,  que  de  l'argent  ».«  ...Il  est 
aussi  très  à  propos  de  leur  réserver  du  charbon,  des 
chaussures  et  autres  petits  soulagements  pour  l'hi- 
ver ».  Enfin  on  ajoute:  «  11  importe  aus-si  d'avoir  un 
magasin  pour  les  provisions  et  besoins  nécessaires 
aux  pauvres  et  des  meubles  et  ustanciles  marqués  à 
la  marque  de  la  Paroisse  et  de  leur  donner  par  prêt, 
ahn  qu'ils  ne  les  puissent  vendre  ni  les  créanciers 
ou  les  propriétaires  de  la  maison  les  saisir.  » 

A  Paris,  la  compagnie  des  Dames  de  la  Charité 
trouva  un  champ  iramensed'apostolat;  la  présidente 
Goussault,  qui  en  était  l'âme,  avait  été  frappée  de  ce 
fait  que  26.000  malades  environ  passaient  chaque 
année  par  l'Hôtel-Dieu  de  Paris.  Elle  s'était  rendu 
compte  [lar  de  frcquenles  visites  que  les  sœurs, mal- 
gré leur  dévouement,  ne  pouvaient  consacrer  que 
peu  de  temps  aux  malades,juste  le  temps  nécessaire 
aux  soins  corporels  et  à  l'exécution  des  ordonnan- 
ces des  médecins.  Il  y  avait  quelque  chose  de  plus 
à  faire.  Elle  en  parla  à  M.  Vincent  et  obtint  son 
assentiment.  Il  donna  aux  Dames  de  la  Charité  quel- 
ques règles  pratiques, et  en  i634  elles  commencèrent 
leurs  visites  aux  malades  de  l'Hôtel-Dieu.  Vincent 
leur  avait  recommandé  de  s'habiller  simplement,  de 
se  montrer  familières  et  cordiales  avec  les  pauvres, 
d'être  très  respectueuses  vis-à-vis  des  religieuses  et 
de  ne  froisser  personne.  Elles  portaient  aux  malades 
des  fruits  et  des  confitures,  des  biscuits,  des  bouil- 
lons au  lait,  et  surtout  elles  les  consolaient  et  leur 
témoignaient  «  compassion  de  leurs  maux  »,touten 
leur  parlant  doucement  et  suavement  de  la  religion. 
«  On  vit  alors  à  l'Hôtel-Dieu  un  admirable  specta- 
cle :  des  femmes  jeunes,  belles,  riches,  devenues  les 
humbles  auxiliaires  des  sœurs  gardes-malades,  et 
cela  non  pas  sous  l'influence  d'un  enthousiasme 
éphémère,  mais  avec  une  persévérance  continue,  à 
jour  et  à  heure  flxes,  aussi  prodigues  de  leur  peine 
que  de  leur  argent,  aussi  secourables  aux  malades 
que  déférentes  envers  les  sœurs  maîtresses  de  la 
maison  »  (Comtesse  Roger  de  CouRsoN,/.'fk'»e  Hebd., 
25  juillet  1908). 

Quelles  étaientles  plus  connues  de  ces  Dames  de 
Charité?  C'était,  avec  la  Présidente  Goussault, 
Elisabeth  d'Aligre,  chancelière  de  France,  Mme  de 
Traversay,  Marie  Fouquet,  la  mère  du  trop  fameux 
surintendant,  femme  toute  surnaturelle,  qui,  en 
apprenant  la  disgrâce  de  son  fils,  dit  simplement  : 
Il  Je  vous  remercie,  ô  mon  Dieu;  je  vous  avais  tou- 
jours demandé  le  salut  de  mon  fils;  en  voilà  le  che- 
min. »    C'étaient  encore    Marguerite  de  Gondi,  mar- 


1713 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1714 


quise  deMaignelay,  qui, veuve  àvingt  ans, se  consacra 
aux  pauvres  de  l'Hôlel-Dieu  pendant  sa  vie  et  leur 
laissa  soixante  raille  livres  à  sa  mort;  c'élail  Mme  de 
Miramion,  Mme  de  la  Suze  qui  pansait  les  galeux  et 
ensevelissait  les  morts,  la  Ogure  couverte  d'un  voile 
pour  qu'on  ne  la  reconnût  pas.  Puis  Mme  de  Polla- 
lion,  Mme  de  Sainctot,  veuve  du  trésorierde  France 
la  baronne  de  Uenty,  Mme  de  Sclioniberg  (née  Marie 
de  Hauteforl),  Mme  Séguier,  femme  du  chancelier, 
Mme  de  Lamoignon  et  la  duchesse  d'Aiguillon, nièce 
de  Richelieu,  qui  toutes  deux  présidèrent  la  Com- 
pagnie après  Mme  Goussault,  Mme  de  Brienne, 
Mme  de  Herse,  la  princesse  de  Gondé.mère  du  grand 
Condé,  la  duchesse  de  Nemours,  la  princesse  Louise 
Marie  de  Gonzague,  qui  devint  reine  de  Pologne. 
Citons  enlin  Mlle  Legras,  la  Bienheureuse  Louise  de 
Marillac,  que  saint  Vincent  de  Paul  employa  à  partir 
de  162g  à  la  visite  des  confréries,  et  que  Rome  a 
placée  sur  les  autels  le  g  mai  igîo  (Voir  des  notices 
sur  dix-huit  Dames  de  la  Charité  dans  P.  Coste, 
Saint  Vincent  de  Paul  et  les  Dames  de  la  Charité, 
Paris,  igi^.  Cf.  aussi  G.  Goyao,  /.es  Dames  de  la 
Charité  de  Monsieur  Vincent,  Paris,  1918). 

Dès  1634,  M.  Vincent  écrivait  à  Rome  à  Du  Cou- 
dray,  que  la  Compagnie  se  composait  déjà  de  cent 
vingt  dames  de  la  plus  haute  qualité.  Bientôt  la 
Reine  elle-même  et  les  princesses  de  la  Cour  formè- 
rent une  compagnie  semblable,  à  laquelle  le  saint 
donna  un  règlement. 

Il  s'en  forma  bientôt  dans  toutes  les  villes  de 
France,  et  à  Paris  même  dans  toutes  les  paroisses 
entre  i65o  et  1660,  et  l'on  prit  pour  modèle  le  règle- 
ment de  la  Compagnie  des  Dames  de  la  Charité  de 
l'Hôtel-Dieu,  fondée  en  i634,  comme  nous  l'avons 
dit.  Des  modèles  imprimés  furent  envoyés  dans  les 
différentes  villes;  l'un  d'eux,  qui  se  trouve  à  la  Biblio- 
thèque de  l'Arsenal  (nis.  2565),  est  intitulé  : 
«  Mémoire  de  ce  qui  est  observé  par  ta  Compagnie 
des  Dames  de  la  Charité deVIlotel-Dieu  à  Paris, pour 
en  former  d'autres  semblables  es  autres  villes  du 
royaume  ».  Nous  trouvons  là,  indiscutablement, l'in- 
fluence de  la  Compagnie  du  Saint-Sacrement,  dont 
faisait  partie  saint  Vincent  de  Paul,  carnous  savons 
par  les  Annales  de  cette  Compagniequ'elle  fit  écrire 
en  1645  à  toutes  ses  filiales  de  province  pour  les 
exhortera  établir  dans  leurs  villes  une  assemblée  de 
dames  semblables  à  celles  de  l'Hôtel-Dieu  de  Paris 
(Ci".  Annales  de  la  Compagnie  du  Saint-Sacrement, 
publiées  par  Dom  Bkauchet-Fillbau,  p.  20;  Raoul 
Allier,  La  cabale  des  Dévots,  p.  58,  et  surtout  l'ar- 
ticle du  R.  P.  Yves  db  la  BniénE,  Cabale  des 
Dévots,  dans  le  Dict.Apol.de  la  Foi  Catholique).  El 
en  effet  l'on  retrouve  peu  à  peu  dans  beaucoup  de 
villes,  et  à  Paris  pour  la  plupart  des  paroisses,  les 
règlements  des  Compagnies  fondées  sur  le  modèle 
de  celles  de  l'Hôtel-Dieu,  que  nous  pouvons  appeler  la 
compagnie-type.  Voir  dans  P. Coste, o/;.  cit.,  à  la  partie 
documentaire,  divers  projets  de  règlements  autogra- 
phes de  saint  Vincent  de  Paul,  datant  de  i66o,  c'est- 
à-dire  postérieurs  à  ceux  dont  nous  parlons.  Les 
règlements delaCompagnie  de  Charité  de  la  paroisse 
Saint- André-des-Arts  et  ceux  de  la  paroisse  Saint- 
Eustache,  publiés  en  igoS  par  la  Société  des  Biblio- 
philes, datent,  en  effet,  les  premiers  de  1662,  les 
seconds  de  i656.  Ceux  de  Saint-Sulpiee  datent  éga- 
lement de  )652,  ceux  de  Saint-Paul  de  i655,  ceux  de 
Saint-Germain-l'Auxerrois  de  i658. 

A  titre  de  spécimen, nous  citerons  ici  le  règlement 
de  Saint-André-des-Arts  (i652).  A  la  différence  des 
règlements  élaborés  par  saint  Vincent  de  Paul,  on 
y  voit  que  la  Compagnie,  au  lieu  d'être  présidée  par 
un  Prêtre  de  la  Mission,  est  placée  sous  la  direction 
lu  curé  delà  paroisse.  Etcela  même  nous  l'ait  entre- 


voir la  fécondité  de  l'œuvre,  qui  déborde  vite  l'ac- 
tion personnelle  du  fondateur  et  de  ses  disciples, les 
Prêtres  de  la  Mission,  mais  devient —  ou  redevient, 
commeaux  siècles  précédents  —  une  oeuvre  popu- 
laire, une  œuvre  paroissiale  et  par  là  une  (Buvre 
quasi  nationale.  D'ailleurs  la  première  compagnie 
n'avait-elle  pas  été  fondée  par  le  saint,  tandis  qu'il 
était  curé  de  Chài.illon-les-Dombes  et  les  Dames 
n'étaient-elles  pas  dans  sa  pensée  les  auxiliaires  du 
clergé  paroissial?... 

I  RèCLBMENTS  DE  LA  COMPAGNIE  DE  ChARITÉDE  LA  PaBOISSE 
Dlî     SAl.'tT-ANDRli-DES-AKCS,    1652 

l.a  princi|iale  fin  de  la  Compagnie  sera  de  se  lier  et  de 
s'unir  en  l'esprit  de  charité  avec  son  Pasteur  pour  hono- 
rer Jésus-Christ  en  ses  membres  qui  sont  les  pauvres,  et 
travuillersous  sa  bénédiction  au  soulagement  du  prochain 
dans  toute  l'étendue  de  la   Paroisse, 

La  Compagnie  «era  composée  des  Dames  delà  Paroisse 
de  toute  sorte  de  conditions,  et  qui  auront  assez  decha- 
rité  pour  assister  les  pauvres   dans  leurs  besoins. 

L'élection  des  dames  qui  seront  en  office  sera  fuite  & 
ceitiiins  jours,  et  on  limitera  le  temps  durant  lequel  elles 
seront  en  charge,  et  pourront  être  continuées  selon  qu'il 
seia  juj^é  à  propos  par  la  Compagnie,  et  la  trésorière 
rendra  ses  comptes  tous  les  six  mois. 

Les  assemblées  se  tiendront  chez  Monsieur  le  Curé, s'il 
le  juge  à  propos,  tous  les  derniers  dimanches  des  moi» 
après  Vespres,  ou  autre  jour  de  la  semaine,  s'il  y  a  quel- 
que affaire  ou  empêchement  le  dimanche;  et  pour  lors 
on   en  advertira. 

Monsieur  le  Curé  présidera  l'Assemblée  et  recueillera 
les  voix  pour  prononcer  à  la  pluralité,  ou  quelqu'un  de 
Messieurs  ses  Ecclésiastiques  en  son  absence  nommé  par 
lui  à  cet  effet. 

Auparavant  l'ouverture  de  l'Assemblée,  se  fera  lecture 
de  quelque  livre  de  piété,  poiu'  l'édification  de  la  Compa- 
gnie et  sa  récollection  devant  Dieu,  au  cas  qu'il  y  ait  du 
temps    suffisamment, 

L'Assemblée  commencera  parla  prière  du  Veni  Creator 
et  finira  par  le  psaume  Laudate  Dominum,  omnts  génies. 

On  prendra  séance  sans  distinction  de  rang  et  de  con- 
dition, et  celles  qui  arriveront  les  premières  prendiont 
les  premières  places  en  simpliciié,  pour  éviter  la  perte  de 
temps  et  les  cérémonies  inutiles. 

Le  secrétaire  fera  l'ouverture  de  l'Assemblée  par  la 
lecture  de  ce  qui  aura  été  arrêté  en  la  précédente,  et  après 
on  escrira  les  résolutions  pour  la  suivante.  Sera  observé 
grand  silence  et  modestieextérieure  pendant  la  séance,  et 
chacune  se  tiendra  recueillie  en  la  [)résence  de  Dieu  pour 
attirer  bénédiction  sur  les  affaires  qui  se  traitt-ront  en 
Assemblée,  en  laquelle  on  ne  parlera  que  de  celles  des 
pauvres. 

Cliacune  étant  appelée  sur  le  registre  rendra  compte  de 
sa  commission  aux  ordres  de  l'Assemblée,  et  celles  qui 
ne  pourront  pas  venir  k  l'Assemblée  feront  leur  rapport 
par  billet  ou  par  autrui. 

On  évitera  les  interruptions,  demeurant  à  la  prudence 
de  Monsieur  le  Curé,  ou  de  celui  qui  conduit  la  Compa- 
gnie en  son  absence,  de  les  faire  selon  le  besoin. 

Les  rapports  se  feront  succinctement  et  simplement 
sans  attache,  chaleur  ni  eia^jération,  laissant  le  tout  à  la 
[iluralité  des  voix,  pai'  laquelle  la  volonté  de  Dieu  est 
connue,  et  à  sa  Providence  de  pourvoir  aux  besoins  des 
pauvres  par  d'autres  voies. 

On  évitera  dans  les  rapports  les  circonstances  qui 
poui  raient  porter  scandale  au  prochain,  dont  en  ce  cas 
le  niMu  se  ntettra  au  dos  d'un  billet  et,  se  donnera  à  Mon- 
sieur le   Curé. 

Les  flélibérations  seront  tenues  secrète»,  pour  éviter 
l'impnrtnnité  des  pauvres,  et  afin  que  l'avis  de  chacune 
des  Dames  ne  soit  point  révélé  hors  la  Compan-nie,  ce  qui 
donne  autrement  sujet  aux  [lauvres  de  murmurer  contre 
elles. 

Le  temps  le  plus  ordinaire  du  domicile  est  de  six  mois 
pour  pouvoir  être  admis  aux  charités  de  la  Paioisse,  ce 
qui  n'a  point  lieu  lorsqu'il  «'agit  de  la  religion,  de  l'iion- 
nesteté  ou  du  scandale  public,  ni  à  l'égard  de  ceux  qui 
sont  né»  dans  ladite  Paroisse,  lorsqu'ils  y  sont  de  retour 
parce  qu'elle  est  toujours  leur  Mère. 

Si  quelqu'une  des   Dames  de  la  Paroisse  demande  d'être 


1715 


PAUVRES  (LES)  ET  L  ÉGLISE 


1716 


admise  dans  la  Comptignie,  elle  s  «dresseru  ù  Monsieur  le 
Curé  ou  à  celui  qui  la  conduit  en  son  absence  poiir  en 
coi'férer  avec  les  Dames  oflicières,  et  pou!-  cela,  il  y  aura 
un  ref.iî'tre  pour  e>crir«-  leur  nom,  bi  mieux  tiles  n  uiuient 
y  "venir  volon  lai  renient  sans  éti  e  insci'ilcs  . 

Tout  billet  contiendra  le  nom  et  suinom  et  demeure  de 
chaqn»-  jtauvre,  ceux  de  leur  iemnieet  le  nuiubre  de  leurs 
enfants  ;  et  au  cas  que  le  tout  ne  soit  exprimé, la  Daniequi 
sera  députée  piuir  les  visiter  prendra  la  peine  de  s'en 
informer  et  <ie  le  niartiuer  sur  son  billet  pour  ensuite  le 
rapptiiter  au  secrétaire. 

L'<'n  lera  toujours  les  visites  en  personne,  s'il  est  possi- 
ble, et  les  billets  de  sa  propre  main  pour  éviter  les  sui'- 
prises. 

Tous  les  ans  au  commencement  de  l'année,  on  fera  une 
visite  généi aie  et  plus  exacle  qu'à  l'ordinaire  de  trais  les 
paut  t  es  (jue  l'on  assiste,  el  ii  upai  avant  on  fera  une  Asseni- 
bleeaussi  plus  générale,  où  toutes  les  dames  seront  con- 
viées d'assister, 

1-es  aumônes  seront  volontaires  et  on  mettra  un  petit 
cofire  en  forme  deironc  sur  la  table, afin  que  Ion  ne  puisse 
voir  ce  que  cbacune  des  dames  aui-a  dév^ition  de  donner, 
si  mieux  elles  n'aiment  ee  taier  de  pa\er  tous  les  ans;  et 
celles  qui  n'auront  pas  le  nio^^en  jiourront  aider  de  leur 
advisetde  leur  peine  »  [Bibl.  j\'ai.,  pZ^,  Réserfe). 

Quelle  qu'ail  pu  être  l'intluence  de  la  Conipngiiie 
du  Saiiil-Sacrenient  dans  le  développement  des  t^on- 
fréries  des  Dames  de  la  Cliarilé  ou  même  dans  leurs 
origines,  si  l'on  considère  surtout  la  Compagnie- 
modèle  de  rHôtel-Dicu.  —  il  reste  que  le  rôle  de  saint 
Vincent  de  Paul  fut  très  considérable,  qu'il  peut  tou- 
jours en  être  regardé  à  bon  droit  comme  le  grand 
initiateur  el  que  cette  Compagnie-modèle  joua,  elle 
aussi,  un  rôle  ea])ilal  dans  l'histoire  de  la  charité. 
En  ellet  les  Dames  de  la  Charité  ne  bornèrent  pas 
leur  zèle  aux  malades  de  l'Hôtel-Dieu  ;  elles  se  con- 
sacrèrent de  leur  personne  el  de  leurs  biens  à  l'œuvre 
admirable  des  Kiifaiits  Iroiifés. 

On  sailqu'ellesfurenlles  péripéliesde  cette  <euvre, 
et  les  paroles  de  Monsieur  Vincent,  lors  de  la  détresse 
de  1647.  sont  dans  toutes  les  mémoires.  Comme  les 
Dames  hésitaient  à  continuer,  faule  de  ressources, 
l'entreprise  commencée  en  if)38  :«  Or  sus.  Mesdames, 
leur  dit-il,  la  compassion  et  la  charité  vous  ont  fait 
adopter  ces  petites  créatures  pour  vos  enfants;  vous 
avez  été  leurs  mères  selon  la  grâce,  depuis  que  leurs 
mères  selon  la  nature  les  ont  abandonnées;  cessez 
d'être  leurs  mères  pour  devenir  à  présent  leurs  juges  ; 
leur  vie  et  leur  mort  sont  entre  vos  mains;  je  m'en 
vais  prendre  les  voix  et  les  suffrages;  il  est  temps  de 
prononcer  leur  arrêt  et  de  savoir  si  vous  ne  voulez 
plus  avoir  de  miséricorde  pour  eux.  Ils  vivront,  si 
vous  continuez  d'en  prendre  un  charitable  soin,  et 
au  contraire  ils  moun  ont  et  périront  infailliblement 
si  vous  les  abandonnez;  l'expérience  ne  vous  per- 
met pas  d'en  douter.  »  Que  répondre  à  de  telles 
paroles,  sinon  s'engager  à  continuer  l'œuvre?  C'est 
ce  que  tirent  les  Dames. 

Ce  qui  est  moins  connu  et  ce  qui  fait  le  grand  inté- 
rêt de  la  publication  de  M.  Goste,  ce  sont  les  discours 
et  conférences  autographes  du  saint  aux  Dames  de 
la  Charité,  c'est  la  constante  hauteur  des  vues  sur- 
naturelles et  en  même  temps  le  sens  du  réel,  le  sens 
pratique  et  positif,  avec  chiffres  à  l'appui,  qui  se 
révèlent  dans  tous  ces  discours.  11  relève  et  exalte 
devant  elles  la  condition  des  enfants  trouvés,  aux- 
quels il  trouve  six  points  de  ressemblance  avec  Jésus- 
Christ  (CosTB,  o/j.  cit.,  p.  i34)  el  à  deux  reprises  il 
dit  aux  Dames  que  «  peut-être  s'en  trouvera-l-il 
quelques-uns  qui  seront  grands  personnages  et  grands 
saints.  Rémus  el  Romulus,  les  fondateurs  de  Rome, 
étaient  îles  enfants  trouvés  et  furent  nourris  parune 
louve.  Melchisedech,  prêtre,  était,  selon  saint  Paul, 
sans  père  ni  mère,  qui  est  à  dire  enfant  trouvé  ;  saint 
Jean  fut  comme  un  enfant  trouvé  dans  le  désert. 


Moïse  était  un  enfant  trouvé  par  la  sœur  de  Pha- 
raon» (CosTK,  o/>.  cit.,  pp.  125,  tili). 

Lorsque  de  nouveau  en  iG^g,  la  détresse  revenue, 
les  enfants  ramenés  de  IMcêtre  à  Paris  furent  de 
nouveau  ex|>osés  à  mourir,  faute  d'argent,  M.  Vincent 
stimula  de  nouveau  le  zèle  des  Dames,  en  leur  di- 
sant, non  sans  ironie  :  a  Quand  cbacune  s'efforcerait 
à  cent  livres,  c'est  plus  qu  il  ne  faut...  Hélas  !  com- 
bien de  nigoleries  a-ton  au  logis  qui  ne  servent  de 
rienl...  Une  dame  donnait  ces  jours  passés  tous  ses 
joyaux  pour  cela.  Cinq  ou  six  dames  nourrissent  une 
I)roviiice  »  (Costb,  op.  cit.,  p.  106;  Goyau,  op.  cit., 
pp.  ô8-(io). 

11  est  certain  que,  sans  les  aumônes  considérables 
des  Daines,  les  Filles  de  la  Chanté,  malgré  leur 
dévouement,  n'auraient  pu  soutenir  et  continuer  cette 
œuvre. 

Il  nous  faut,  en  efTel,  parler  des  Filles  de  la  Cha- 
rité, vu  I  gai  renient  ap|iclées,S«'»;s^/(Sés  au  XVII*  siècle, 
et  aujourd'hui  le  plus  souvent  Sœurs  de  suint  Vincent 
de  l'aiil. 

C)  Les  Filles  de  la  Charité.  —  Leur  origine  est 
curieuse.  Nous  avons  dit  comment  la  petite  confrérie 
des  Dames  de  la  Gbaiilé  de  Chàtillon-les-Dombes 
avait  été  le  point  de  départ  de  loutes  les  autres.  Ici, 
les  débuts  sont  encore  plus  modestes. 

Une  dame  du  monde,  Louise  de  Marillac,  veuve 
d'Antoine  Le  Gras  —  Mlle  Legras,  connue  on  l'appel- 
lera, le  litre  de  Madame  élant  réservé  à  la  reine,  aux 
princesses,  aux  abbesses  et  à  quehjues  privilégiées 
—  restée  veuve  en  1626  avec  un  fils  de  douze  ans, 
conçoit  à  trente-cinq  ans  l'idée  de  se  consacrer  tout 
à  fait  au  service  des  [lauvres  el  des  malades.  Com- 
ment, elle  ne  le  savait  pas.  D'abord  pénitente  de 
Camus,  évéque  de  Belley,  disciple  el  ami  de  saint 
François  de  Sales,  son  directeur,  obligé  de  résider  dans 
son  diocèse  et,  par  suite,  loin  de  Paris,  lui  conseille 
de  s'adresser  à  M.  Vincent.  Celui-ci,  malgré  le  grand 
nombre  d'hommes  et  de  femmes  du  monde  qu'il  diri- 
geait, l'accepte.  Elle  lui  fait  part  de  ses  projets.  Il 
ne  répond  rien;  il  avait  l'habitude  de  ne  rien  brus- 
quer el  d'agir  lentement.  Il  ne  faut  pas,  disail-il, 
«  enjamber  sur  la  Providence  ».  Il  perfectionne  son 
âme  et  l'éprouve  pendant  deux  ou  trois  ans.  En  162g, 
il  l'emploie  à  la  visite  des  Confréries  de  la  Charité. 
Il  l'envoie  à  Mon I  mirai  1,  àSaint-Cloud,  à  Villepreux, 
à  Beauvais,  etc.  Elle  emporte  avec  elle  une  grande 
provision  de  linge  et  toute  une  pharmacie.  Partout, 
elle  visite  les  malades  el  les  soigne  de  ses  propres 
mains,  donnant  l'exemple  aux  dames  des  Confréries, 
et  faisant  d'abondantes  aumônes.  Enfin  son  direc- 
teur lui  permet  de  réunir  chez  elle  trois  ou  quatre 
jeuneslilles  de  la  campagne,  simples  villageoises,  qui 
devaient  rendre  des  services  dans  les  confréries  de 
charité,  sous  la  conduite  des  Dames.  Elles  devaient 
être  tout  simplement  les  servantes  des  pauvres  et 
aussi  des  Dames,  afin  de  remplir  auprès  des  malades 
les  plus  humbles  emplois,  ceux  que  décemment  el  à 
moins  d'un  héroïsme  semblable  à  celui  que  nous  a  von  s 
signalé  chez  Madame  de  la  Suze  une  femme  du  monde 
ne  pouvait  guère  exercer.  La  dame  de  charité  lie  pou- 
vait faire  que  des  visites  aux  malades  et  se  devait 
avant  tout  à  son  mari  el  à  ses  enfants.  La  fille  de 
charité,  au  contraire,  serait  toujours  à  la  disposition  ■ 
des  dames  el  au  service  des  malades,  —  Mlle  Legras 
forma  ces  jeunes  filles  elle-même,  el  les  envoya  dans 
les  confréries;  quand  elles  partirent  de  chez  elle, 
d'autres  vinrent  les  remplacer  el  faire  leur  noviciat 
sous  sa  direction.  Les  Filles  de  la  Charité  étaient 
fondées.  Louise  de  Marillac  avait  trouvé  sa  voca- 
tion; le  25  mars  i6b/(,  elle  prononçait  enlin  la 
formule  de  sa   consécration   à   Dieu  et   s'engageait 


1717 


PAUVRES  (LES)  ET  L  ÉGLISE 


1718 


par  un  vœu  irrévocable  au  service  des  pauvres  et  des 
malades. 

11  ne  restait  plus,  pour  assurer  la  perpétuité  de 
l'œuvre  et  sa  stabilité,  qu'à  dresser  des  Constitu- 
tions et  régler  le  bon  fouctionneuienl  de  l'Institut. 
Vincent  de  Paul,  sur  les  instances  de  Mlle  Le^ras, 
abandonna  son  projet  de  placer  les  Filles  <le  la  Cha- 
rité dans  chaque  diocèse  sous  la  direclion  des 
évéques,  et  consentit  à  devenir  leur  supérieur  pour 
conserver  l'unité  de  l'œuvre.  L'archevêque  de  Paris 
approuva  et,  à  la  mort  du  saint,  son  successeur 
dans  la  direction  des  Prêtres  de  la  Mission  se  char- 
gea également  de  la  conduite  de  la  congrégation, 
féminine;  il  en  est  de  même  aujourd'hui,  et  le  supé- 
rieur général  des  Lazaristes  est  en  même  temps 
supérieur   général  des   Filles  de   la  Charité. 

Quelle  est  la  fin  de  la  Compagnie?  Un  texte  de 
saint  Vincent  de  Paul  nous  l'explique  ;  il  est  tiré  des 
conférences  qu'il  faisait  àses  (illes  à  la  Un  de  sa  vie: 

«  Les  Chartreux,  leur  dit-il,  ont  i)our  lin  princi- 
pale une  grande  solitude  pour  l'amour  de  Jésus- 
Christ;  les  Capucins  la  pauvreté  de  Notre  Seigneur; 
les  Carmélites  une  grande  mortification  pour  faire 
pénitence  et  prier  pour  l'Eglise  ;  les  Filles  de  l'Hôlel- 
Uieu  le  salut  des  pauvres  malades  :  vous,  mes  Filles, 
vous  vous  êtes  données  à  Dieu  pour  assister  les 
pauvres  malades,  non  quelques-uns  et  en  une 
maison  seulement,  comme  celles  de  l'IIôlel-Dieu, 
mais  les  allant  trouver  en  leur  maison  et  les 
assistant  tous  avec  grand  soin,  comme  faisait  Notre- 
Seigneur  sans  acception,  car  il  assistait  tous  ceux 
qui  avaient  recours  à  lui.  Ce  que  voyant,  il  a  dit  : 
0  Ces  lilles  me  plaisent,  elles  se  sont  bien  acquittées 
de  cet  emploi,  je  veux  leur  en  donner  un  second  »  ; 
et  c'est  celui  de  ces  pauvres  enfants  abandonnés 
qui  n'avaient  personne  pour  prendre  soin  d'eux. 
Et  comme  il  a  vu  ipievous  aviez  embrassé  ce  second 
emploi  avec  charité,  il  fi  dit  :  «  Je  veux  leur  en 
donner  encore  un  autre.  »  Oui,  mes  Filles,  et  Dieu 
vous  l'a  donné,  sans  que  vous  y  eussiez  pensé,  ni 
Mlle  Legras,  non  plus  que  moi.  Mais  quel  est  cet 
autre  emploi?  CesiVassislance  des  pam'res  forçats. 
O  mes  filles,  quel  bonheur  pour  vous  de  les  servir, 
eux  qui  sont  abandonnés  entre  les  mains  de  per- 
sonnes qui  n'en  ont  aucune  pitié  1  Je  les  ai  vus,  ces 
pauvres  gens,  traites  comme  des  bctes.  Un  autre 
emploi  qu'il  a  voulu  vous  donner  encore  est 
celui  d'assister  ces  pauvres  vieillards  du  Nom  de 
Jésus  (aujourd'hui  les  Incurables)  et  ces  pauvres 
gens  qui  ont  perdu  l'esprit.  Quel  honheur  et 
quelle  grande  faveur  I  »  Et  Vincent  exhortait  ses 
Ulhs  à  j)enser,  en  allant  voir  ces  pauvres  fous,  à 
honorer  en  eux  la  sagesse  incréée  d'un  Dieu  qui  a 
voulu  êtie  traité  d'insensé. 

11  ajoutait  :  a  Voilà  donc  vos  fins,  mes  Filles,  jus- 
qu'à présent.  Nous  ne  savons  si  nous  vivrons  assez 
longtemps  pour  voir  si  Dieu  donnera  de  nouveaux 
emplois  à  la  Compagnie...  «  et  bientôt,  en  effet,  les 
Filles  de  la  Charité  devaientavoir  un  nouvel  emploi. 
En  iG58,  on  songe  à  elles  pour  soigner  les  soldats 
blessés,  transportés  à  Calais  après  la  prise  de  Dun- 
kerque  et  la  bataille  des  Dunes.  Anne  d'Autriche 
demande  à  Vincent  des  Filles  de  la  Charité.  Le 
saint  en  envoie  quatre.  An  bout  de  quelques  jours, 
deux  avaient  succombé  à  d'excessives  fatigues.  On 
en  demande  deux  autres.  Vingt  se  présentent  pour 
les  remplacer.  Ce  geste  bien  français,  qui  s'e.st  renou- 
velé tant  de  fois  depuis,  n'est-il  pas  le  même  que 
celui  du  soldat  qui,  voyant  tomber  un  de  ses  cama- 
rades, prend  aussitôt  sa  place  sans  souci  du  dan- 
ger ?...  Cet  apostolat  sur  les  champs  de  bataille, 
les  Filles  de  la  Charité  l'ont  toujours  exercé  depuis 
i658. 


Du  vivant  même  de  saint  Vincent  de  Paul,  les 
Filles  de  la  Charité  créèrent  de  nombreux  établisse- 
ments en  France  et  jusqu'en  Pologne,  oii  elles  fon- 
daient une  maison  à  Varsovie,  dès  i65a.  Aujour- 
d'hui elles  sont  plus  de  S.J.ooo  —  une  armée  — 
répandues  dans  le  monde  entier,  où  leur  cornette 
blanche  suscite  partout  des  sentiments  de  respect 
et  de  vénération,  comme  l'a  proclamé  solennellement 
S.  S.  le  Pape  BenoIt  X'V  dans  les  lettres  de  Béatifica- 
tion de  LouisK  DB  Mahiixag,  le  g  mai  uj20  :  «  Parmi 
les  familles  religieuses  insliluées  par  Dieu  au  cours 
des  siéclis,  non  seulement  pour  le  bien  et  l'ornement 
de  son  Eglise,  mais  aussi  pour  l'édification  et  l'uti- 
lité de  lu  société  humaine,  assurément  la  très  illus- 
tre société  des  Filles  de  la  Charité  occupe  une  place 
de  choix.  Cette  communauté  compte,  en  effet,  jusqu'à 
37.000  sorars  répandues  d'une  façon  merveilleuse 
dans  toutes  les  parties  du  monde  catholique  :  dans 
les  écoles,  les  orphelinats,  les  hospices  pour  enfants 
trouvés,  les  hôpitaux,  les  prisons  et  même  dans  les 
camps,  au  milieu  des  soldats,  elles  remplissent  les 
offices  de  la  charité  chrétienne,  forçant,  à  juste 
titre,  l'admiration  de  tous.  » 

5"  L  exercice  pratique  de  la  Charité  au  XVII'  siè- 
cle.  —  Les  idées  charitables  de  l'époque. 

Si  le  XVII*  siècle  charitable  se  résume .  en  saint 
Vincent  de  Paul,  c'est  qu'au  milieu  de  misères  sans 
nom,  ce  grand  homme  apparutcomme  la  providence 
des  malheureux  et  exerça  son  activité  bienfaisante 
dans  tous  les  domaines  du  vaste  royaume  de  la  cha- 
rité. Prenant  son  point  d'ai)pui  dans  la  sainteté, 
son  action  sociale  universelle  fut  centuplée  par  les 
concours  que  lui  prêtèrent  l'autorité  royale  et  sur- 
tout la  puissante  association  des  confrères  du  Saint- 
Sacrement.  Des  millions  et  des  millions  de  livres 
lui  passèrent  par  les  mains,  parce  que  le  prestige 
de  sa  vertu  inspirait  confiance  à  tous  et  qu'il 
apparaissait  comme  l'incarnation  vivante  de  tous 
les  bons  désirs,  de  tous  les  sentiments  de  pitié  dis- 
persés dans  les  âmes  les  plus  belles  et  les  plus 
généreuses  de  son  siècle. 

Le  mal  était  immense.  La  réplique  de  la  charité 
fut  sublime.  Si  l'Allemagne  et  diverses  nations  de 
l'Europe  furent  cruellement  éiirouvées  pen.lant  la 
guerre  de  Trente  ans,  la  France  connut  durant  cette 
longue  période  etaumilien  des  troubles  de  la  Fronde 
des  horreurs  effroyables.  Les  bandes  luthériennes 
du  baron  d'Erlach  commirent  en  16^9  dans  le  Laon- 
nois  des  excès  tels  qu'on  pourrait  douter  delà  véra- 
cité des  historiens,  si  la  guerre  de  igi^-ifiiS  ne  les 
avait  vus  reparaître.  La  Picardie,  la  Champagne, 
la  Bourgogne  et  la  Lorraine,  saccagées  par  les  Espa- 
gnols, les  Suédois,  les  Allemands,  les  Autrichiens 
ou  les  Croates,  «  s'en  allèrent  en  désert  »  ;  plusieurs 
milliers  de  villages  y  furent  «  brusics, ruinés  etaban- 
donnés  .>,  et  lorsqu'on  lit  sur  pièces  d'archives  les 
détails  de  ce*  horribles  calamités,  l'évocation  de 
la  dernière  guerre  se  fait  tout  naturellement  devant 
l'esprit.  La  France  et  l'Europe  ont,  en  effet,  revu 
comme  autrefois,  des  foules  de  «pauvres  gens  mou- 
ransde  faim  ».  Alors,  comme  aujourd'hui,  le  prix  des 
vivres  iivait  considérablementangmenté  :  la  douzaine 
d'œufs  qui  se  vendait  12  sols  en  i635,monlait  en  i636à 
5o  sols  et  un  œuf  fraisa  6sols;  un  lièvre  passait  de  12 
solsà5  livres,  un  ponletde  10  sols  à  3  livres  10  sols; 
une  perdrix  de  ib  sols  à  t\  livres  {Arch.  des  Afj. 
Elrang.  France,  818,  f"  55).  La  similitude  des 
épreuves  nous  permet  de  comprendre  facilement  les 
malheurs  des  «  réfugiés  »  et  les  horreurs  des  «  pays 
dévastés  ». 

Mandaté  à  la  fois  par  une  ordonnance  du  ftoi  du 
i4  février  i65i,  et  par  ses  pieux  et  discrets  confrères 


1719 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1720 


de  la  Compagnie  du  Sainl-Sacrement,  saint  Vin- 
cent de  Paul  fut  à  la  fois  le  «  grand  aumônier  de 
France  »  et  le  «  Père  delà  Patrie  ».  L'ordonnance  du 
Roi  constatait  que  «  les  habitants  de  la  plupart  des 
villages  de  ses  frontières  de  Picardie  et  de  Champa- 
gne étaient  réduits  à  la  mendicité  et  à  une  entière 
misère  »,  et  aussi  que  «  plusieurs  personnes  de  sa 
bonne  ville  de  Paris  (surtout  les  confrères  du  Saint- 
Sacrement)  faisaient  de  grandes  et  abondantes  au- 
mônes fort  utilement  employées  par  les  prêtres  de 
la  Mission  de  M.  Vincent  ».  Aussi  Sa  Majesté  pre- 
nait-elle ces  derniers  a  en  sa  protection  et  sauve- 
garde spéciale  »,  alin  de  leur  assurer  les  moyens 
d'  «  assister  les  pauvres  et  les  malades  et  de  faire 
en  ces  villages  la  distribution  des  provisions  qu'ils 
porteraient,  en  sorte  qu'ils  fussent  en  pleine  et  en- 
tière liberté  d'y  exercer  leur  charité  en  la  manière 
et  à  ceux  que  bon  leur  semblerait  »  (A.  Feillet, 
La  Misère  au  temps  de  la  Fronde  et  saint  Vincent  de 
Paul,  p.  346-2^9).  Le  saint  avait  donc  une  mis- 
sion oflicielle  pour  la  distribution  des  secours 
aux  provinces  de  Picardie  et  de  Champagne. 
Il  en  fut  de  même  pour  les  autres  provinces, 
car  un  acte  de  M.  Vincent  daté  du  ai  juin  i65a 
<i  certilie  à  tous  ceux  qu'il  appartiendra  »  qu'il 
a  envoyé  des  secours  en  nature  :  pain,  viande,  vin, 
farine,  etc.  «  pour  l'assistance  des  pauvres  malades 
de  Palaiseau  et  des  villages  circonvoisins  »  (A.  Keil- 
LET,  loc.  cit.,  p.  a5i-a53).  Quant  à  la  malheureuse 
Lorraine,  nous  savons  que  cinq  à  six  millions  de 
livres  luifurent  portés  par  le  frère  Mathieu  Renard, 
lazariste,  qui  lit  plus  de  cent  cinquante  voyages, 
tout  chargé  d'or,  qu'il  portait  dans  une  vieille  be- 
sace, pour  dépister  les  voleurs. 

Les  besoins  étaient  tels  qu'il  avait  fallu  créer  un 
organisme  spécial.  Un  pieux  laïque,  membre  de  la 
Compagnie  du  Saint-Sacrement,  Christophe  Duples- 
sis,  baron  de  Montbard,  conseiller  du  Roi  en  ses 
conseils  d'Etat  et  privé,  réalisa  une  œuvre  conçue 
sans  doute  dans  les  réunions  secrètes  du  jeudi.  Il 
eut  l'idée  de  créer  un  Magasin  général  de  la  Cliaritéoù 
seraient  rassemblés  tous  lesdons  en  nature  apportés 
par  les  âmes  de  bonne  volonté  ou  recueillis  par  des 
quêteurs  qui,  avec  des  chariots,  iraient  de  maison  en 
maison  implorer  la  charité  publique,  de  préférence 
chez  les  bouchers,  laitiers,  bonnetiers  et  marchands 
de  toutes  sortes.  Le  résultat  dépassa  les  espérances. 
Bientôt  deux  magasins  furent  installés  à  l'hôtel  de 
Bretonvilliers  et  à  l'hôtel  de  Mandosse,  qui  regorgè- 
rent de  marchandises  gratuitement  offertes.  La  cor- 
poration des  bouchers  offrit  6.000  livres  de  viande 
et  celle  des  laitiers  2.000  à  3. 000  oeufs  par  semaine. 
Une  publication  intitulée  :  Le  Magasin  charitable 
fut  répandue  à  profusion,  alin  d'exciter  la  généro- 
sité du  public,  etdes  Relations  le  renseignèrent  sur 
l'emploi  des  fonds.  De  pauvres  gens  donnèrent  de 
leur  nécessaire  (vêlements  et  chaussures)  pour  se- 
courir leurs  frères  affligés,  tandis  que  des  Dames 
de  la  Charité,  à  l'exemple  de  Mme  de  Miraraion, 
vendaient  leurs  colliers  de  perles  et  leur  vaisselle 
d'argent  (A,  Feillkt,  op.  cit.,  pp.  4^6-45o). 

Cette  initiative,  due  aux  efforts  combinés  de  Du- 
plessis-Montbard,  de  M.  Vincent,  de  leurs  confrè- 
res du  Saint-Sacrement,  des  Prêtres  de  la  Mission, 
des  Dames  et  des  Filles  de  la  Charité,  procura  en 
i653  des  secours  très  importants  à  198  villages, 
mentionnes  dans  le  Magasin  charitable. 

Nous  devons  signaler,  à  la  même  date,  un  effort 
méritoire  pour  revenir  à  l'esprit  des  premiers  siècles 
du  christianisme;  on  essaie  non  seulement  de  secou- 
rir le  pauvre  par  des  aumônes  et  des  dons  d'aliments, 
de  vêtements  et  de  médicaments,  mais  de  le  «  réta- 
blir en  l'exercice    de  son^  métier  »,  afin  de  lui  per- 


mettre de  gagner  honnêtement  sa  vie.  C'est  l'appli- 
cation du  principe  moderne  de  l'assistance  par  le 
travail. 

Ici  encore  nous  retrouvons  l'influence  de  la  Com- 
pagnie du  Saint-Sacrement,  qui  crée  dans  toutes  les 
paroisses  de  Paris  des  espèces  de  liliales,  non  plus 
secrètes,  mais  publiques,  avec  un  but  nettement  dé- 
terminé. Les  hommes  seuls  en  font  partie,  ecclésias- 
tiques et  séculiers,  comme  nous  l'apprend  le  curieux 
Règlement  de  la  Compagnie  instituée  pour  le  resta- 
blissement  des  pauvres  jumdles  honteuses  de  la 
paroisse  Saint-Eustache  (i654)  : 

«  Au  Lecteur  chrétien.  —  Mou  cher  lecteur,  si  tu  as  de 
l'amuui'  pour  Dieu  et  de  la  compassiuu  pour  les  pauvres 
qui  sont  ses  membres,  lu  te  rftjouirus  sans  doute  d'ap- 
prendre le  progrès  (jui  se  fait  en  lu  paroisse  de  saint 
£ustaclie  par  une  compagnie  tormée  depuis  six  mois 
afin  de  procurer  tout  le  bien  et  empêcher  tout  le  mal  pos- 
sible (c  est  la  devise  même  de  la  Compagnie  du  Saint- 
Sucre  ment)  et  surtout  atin  de  res tu blir  plusieurs  honnêtes 
familles  autant  affligées  par  la  honte  de  ieiir  pauTroté 
(jue  par  leur  pauvreté  même.  Cette  sainte  société  est 
composée  d'ecclésiastiques  et  de  séculiers  de  toute  sorte 
de  conditions,  qui  s'emploient  d'un  commun  accord  et 
par  une  sainte  jalousie  à  l'exécution  de  ce  pieux  dessein, 
ils  n'ont  point  d'yeux  pour  les  serviteurs  inutiles  qui 
croupissent  dans  1  oisiveté  et  qui.  comme  les  frelons, 
veulent  vivre  aux  dépens  des  abeilles,  mais  quand  ils 
rencontrent  un  sujet  rempli  de  bonne  volonté,  et  à  qui 
il  ne  itiunque  pour  tr  at'Uitler  (jue  de  la  matière  et  des  /a* 
cnltt'i-,  c'est  alnrs  qu'ils  lui  oupreni  leur  sein,  qu'ils  lui 
donnent  moyen  de  se  restablir  en  iexei  cice  de  son  r/iettier 
et  de  subsister  arec  sa  famille.  Leur  churilé  passe  au  delà 
du  secours  temporel  ;  ils  insti-uisent  ces  lionnes  gens  dans 
les  mystères  de  notre  foi  et  les  excitent  à  bien  vivre..  .  » 
{Soc.  des  Bibliophiles  français,  ia03.    Réserve.  Bib.  Nai.) 

Le  même  règlement  nous  fait  entrevoir  une  autre 
espèce  de  charité. 

a  Leur  zèle  s'étend  aussi  à  procurer  une  retraite  aux 
filles  débauchées  qui  songent  sérieusement  à  changer  de 
vie...  Des  dames  s'occupent  d'elles.  Elles  s'étudient  de 
leur  imprimer  une  vive  douleur  <le  leurs  désordres  pas- 
sés et  de  leur  faire  connaître  l'obligation  qu'elles  ont  de 
se  nettoyer  par  les  larmes  de  la  pénitence  de  toute  la 
saleté  qu'elles  ont  prise  dans  la  boue  des  plaisirs  terres- 
tres, et  parce  que  le  motif  de  celte  Compagnie  est  pure- 
ment surnaturel  et  sans  m  élance  d'aucune  police  humaine, 
ils  n'usent  que  de  persuasion  envej-s  ces  filles  et  ne  les 
letiennent  en  celle  sainte  maison  qu'autant  qu'elles  le 
veulent,  n'estimant  pas  qu'une  conversion  puisse  être  de 
durée,  si  elle  n'est  entièrement  libre. 

«  Toutes  ces  choses  se  font  dans  une  ■^ue  très  pure, 
dai;s  une  soumission  1res  grande  et  dans  une  union  par- 
faite. La  gloire  de  Dieu  est  la  seule  fin  qu'ils  se  propo- 
sent ...»    [Ibid,  ) 

En  résumé,  la  charité  est  considérée  au  xvii»  siè- 
cle comme  une  obligation  proprement  religieuse.  Les 
fidèles  se  proposent  de  procurer  la  gloire  de  Dieu  et 
de  faire  leur  salut,  mais  en  même  temps  ils  agis- 
sent par  surcroît  pour  le  bien  de  l'Etat  et  de  la  com- 
munauté. Beaucoup  d'entre  eux  ont  le  cœur  assez 
large  pour  secourir  non  seulement  les  pauvres  ver- 
tueux et  catholiques,  mais  même  les  personnes  dé- 
bauchées, libertines  ou  protestantes, pour  le»  aider  à 
sortir  du  mal  moral  ou  de  l'athéisme  ou  de  l'héré- 
sie. On  ne  s'occupe  plus  des  mendiants  d'une  ma- 
nière individuelle,  puisque  l'Hôpital  général  est 
créé  pour  eux. 

Dans  la  seconde  moitié  du  siècle,  on  se  préoccupe 
de  relever  le  pauvre,  de  le  «  rétablir  »,  et  à  cet  effet 
les  compagnies  de  charité  lui  fournissent  les  outils 
et  les  marchandises  dont  il  a  besoin,  de  la  soie, 
du  cuir,  delà  laine.  Les  outils  du  pauvre  ont-ils  été 
engagés,  par  une  dérogation  à  la  règle  générale  on 
les  lui  rachète.  «  Par  leur  nature  même,  ces  secours 


1721 


PAUVRKS  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1722 


sont  essentiellement  temporaires;  ils  ne  doiventpas, 
sauf  exception,  se  prolonger  au  delà  de  six  mois  ou 
un  an;  car  si  l'ouvrier  veut  travailler,  il  peut  se  ré- 
tablir dans  ce  laps  de  temps.  »  On  va  bientôt  plus 
loin;  on  prête  de  l'argent  au  pauvre,  en  lui  deman- 
dant de  le  rembourserquandsa  situation  sera  moins 
précaire  (Règlement  de  la  €•'  de  Charité  de  Saint- 
Si-terin,  i'jo3).  «  Il  y  a  donc  là,  conclut  M.  Léon  (^a- 
HBJJ,  quelques-uns  de  nos  principes  les  plus  moder- 
nes en  fait  de  charité  »  (Léon  Gaiibn,  Les  idées 
charitaliles  à  Paris  au  xvu*  siècle,  d'après  les  règle- 
ments des  Confréries  paroissiales.  Revue  d'/Iist. 
mnd,  et  contemporaine,  maii-jnia  1900). 

IX.  —  Le  XVIII*  siècle.  —  La  Révolution  et 
les  Pauvres.  —  Les  limites  imposées  à  ce  travail 
ne  nous  permettent  pas  de  suivre  au  xviiit  siècle  le 
développement  des  œuvres  créées  au  siècle  précédent. 
Il  suilira  de  dire  que  ces  œuvres  vécurent  jusqu'à  la 
Révolution  et  même  qu'un  certain  nombre  purent 
traverser  la  période  révolutionnaire  et  aller  sans 
cesse  se  développant  jusqu'à   nos  jours. 

Les  Hôpitaux  généraux  «le  France  furent  accueillis 
avec  enthousiasme  et  imités  dans  toute  l'Europe  et 
principalement  en  Espagne,  en  Italie,  en  Suisse,  en 
Allemagne,  en  Angleterre,  en  Hollande  el  dans  la 
Belgique  actuelle.  Partout  le  renfermement  des  pau- 
vres était  à  l'ordre  du  joiir  ;  les  lettres  pastorales 
desévêques  et  les  rapports  des  agents  généraux  du 
clergé  de  France  constatent  l'elTet  charitable  et  mora- 
lisateur de  cette  mesure  :  <.  Il  est  certain,  écrivent 
ces  derniers,  que  tous  les  pauvres  sont  maintenant 
nourris  »,  et  Mgr  de  Lascar  (Béarn),  remarque,  dans 
une  lettre  circulaire  du  3  mai  iti^g.  que  dans  son  dio- 
cèse le  nombre  des  pauvres  a  diminué  de  moitié, 
piirce  que  «  beaucoup  de  ces  fainéans  et  vagabons, 
regardant  ces  hôpitaux  comme  des  prisons,  quittent 
les  villes  ou  se  mettent  à  travailler  ». 

Mais  peu  à  peu  les  mesures  de  police  s'atténuent 
et  II  les  vagabonds,  nous  dit  un  raérnoirede  i;;63,  regar- 
dent les  lois  que  le  gouvernement  porte  de  temps 
en  temps  contre  eux  comme  des  menaces  qui  n'ont 
point  de  suites,  comme  des  orages  qu'il  faut  laisser 
passer  en  tâchant  de  s'en  garantir,  soit  en  s'écar- 
tantdans  des  provinceséloignées,  soiten  travaillant 
pendant  quelques  mois  »  (Buc.halet,  /.'nsstst.  pulili- 
qitpn  Toulouse  au  XVlll'  sièi  le,  in-8.  Toulouse,  igo4, 
p.  48).  Finalement  «  les  hôpitaux  généraux  devien- 
nent de  simples  asiles  abritant  des  vieillards,  des 
femmes,  des  orphelins;  ils  relusenl  d'admettre  des 
vagabonds,  dfs  quémandeurs  incorrigibles,  rien 
n'étant  préparé  pour  détenir  et  occuper  ces  hôtes 
dangereux.  La  plaie  des  faux  pauvres  s'étend  comme 
par  le  passé,  et  la  Royauté  se  trouve  amenée  à  recou- 
rir aux  dépôts  de  mendicité  »  (Lallbmand,  o/j.  cit., 
t.  IV,  \'"  partie,  p.  272). 

Ce-i  dépôts  visent  à  peu  près  exclusivement  les 
vagabonds  ;  ils  ne  sont  ni  des  [irisons  ni  des  hôpitaux 
et  sont  soumis  à  l'autorité  des  intendants.  On  en 
conipleenviron  80  en  l'fi")-  Turgol,  dans  des  vues 
d'humanité,  les  supprime  el  n'en  laisse  subsi-^ter  que 
cinq  ;  mais  il  est  bientôt  oblige  d'en  rétalilir  une  par- 
tie; on  en  compte  33  sons  le  ministère  de  Necker  el 
3/(  en  I"y3. 

En  dépit  des  critiques  nombreuses  qu'on  a  pu  adres- 
ser à  ces  dépôts,  Necker  et  les  esprits  réfléchis  recon- 
naissent leur  utilité  ;  mais,  [iiir  suite  des  tendances 
de  l'époque,  il  y  règne  un  défaut  presque  absolu 
d'enseignement  moral  et  religieux,  c'est-à-dire  de  la 
seule  force  capable  d'améliorer  un  peu  les  tendances 
vicieuses  et  l'esprit  de  révolte  des  vagabonds  et  des 
mendiants. 

La  Révolution  et  la  spoliation  des  hôpitaujc.  —  Les 


gouvernements  de  Louis  XV  et  de  Louis  XVI  avaient 
conseillé  aux  administrateurs  des  hôiiilaux  du 
royaume  de  transformer  leurs  biens  imuioliibcrs  en 
valeurs  mobilières.  Il  y  avait  alors  dans  toute  l'Europe 
une  levée  de  boucliers  contre  la  mainmorte.  En 
Angleterre,  en  .\utriche,  dans  les  Pays-Bas, on  se  con- 
tente (l'exiger  une  autorisation  pour  les  nouvelles 
fondations,  et  pour  les  anciennes  un  état  exact  des 
propriétés  non  amorties.  A  Venise  on  va  plus  loin  ; 
on  oblige  les  hôpitaux  à  vendre  leurs  biens  et  on 
leur  délivre  en  retour  des  titres  de  rente  sur  l'Etat. 
On  voit  le  danger  du  système  :  si  l'Etal  suspend  le 
paiement  de  la  rente  ou  fait  banqueroute,  les  hôpi- 
taux sont  ruinés  et  doivent  renvoyer  les  malades  et 
les  pauvres. 

U'ailleurs,siNBCKBB,en  France,  s'applaudit  d'avoir 
fait  vendre  les  biens  des  hôpitaux,  Turgot  va  plus 
loin  el  trace  la  route  aux  révolutionnaires  :  «  L'uti- 
lité publique,  écrit-il,  est  la  loi  suprême,  et  ne  doit 
pas  être  balancée   par  un  respect  superstitieux  pour 

ce    qu'on    appelle  Tmlention    des    fondateurs Le 

gouvernement  a  le  droit  incontestable  de  disposer  des 
fondations  anciennes,  d'en  diriger  les  fonds  à  de 
nouveaux  objets,  ou  mieux  encore  de  les  supprimer 
tout  à  fdil  »  (Articles  extraits  de  V Enc\clopédic , 
OKuvres.  Edit.  Daire,  t.  I,  p.  3o8).  Le  principe  de  tou- 
tes les  spoliations  est  posé. 

Aussi  voyons-nous  bientôt  le  grand  seigneur  de  la 
cour  de  Louis  XVI,  Larochefoucauld-Liancourt,  pré- 
sident du  Comité  de  mendicité,  réclamer,  le  3i  jan- 
vier 1791,  l'aliénation  des  biens  des  hd(iilaux  à  la 
tribune  de  l'Assemlilée  Constituante:  «  L'aliénation 
des  biens  ecclésiastiques,  s'écrie-t-il,  ne  serait  qu'un 
ouvrage  imparfait,  si  vous  laissiez  encore  proprié- 
taires des  corps  de  mainmorte  ;  les  grands  biei.s  du 
clergé  ayant  eu  une  origine  seiiddable  à  celle  qui 
pourrait  se  retrouver  dans  les  propriétés  des  hôpi- 
taux, vous  devez  éteindre  jusqu'au  moindre  germe 
de  la  possibilité  de  ce  retour  »  (Moniteur  Aw  i"  fé- 
vrier 1791).  Le  23  messidor  an  II,  l'iniquité  est  accom- 
plie. Les  Conventionnels  volent,  sur  la  proposition 
de  Cambon,  parlant  au  nom  ilu  Comité  des  finances, 
le  décret  suivant:  «  Les  créances  passives  des  hôpi- 
taux, maisons  de  secours,  hospices,  bureaux  des 
pauvres,  et  autres  établissements  de  bienfaisance, 
Sous  quelque  dénomination  qu'ilssoient,  sont  décla- 
rées dettes  nationales.  L'actif  de  ces  établissements 
fait  partie  des  propriétés  nationales  ;  il  sera  udmi- 
iiislré  ou  vendu  conformément  aux  lois  existantes 
pour  les  domaines  nationaux.  La  Commission  des 
secours  publics  pourvoira,  avec  les  fonds  rais  à  sa 
disposition,  aux  besoins  que  ces  établissements 
pourront  avoir  pour  le  paiement  des  intérêts  men- 
tionnés en  l'article  précédent,  ou  pour  leur  dépense 
courante  jusqu'à  ce  que  la  distribution  des  secours 
soit  délinitivement  décrétée...  » 

«  En  vertu  de  ce  décret,  on  s'empare  du  revenu  des 
biens  hospitaliers;  on  enlève  l'encaisse  des  receveurs, 
SDUS  le  prétexte  que  la  nation  doit  pourvoir  à  tous  les 
services;  on  ne  laisse  pas  un  sol  de  l'actif.  Et  cepen- 
dant la  Convention  sait  parfaitement  que  l'organi- 
sation des  secours  n'existe  point,  que  toule  la  fan- 
tasmagorie a\eclaquelle<)n  lent-  d'éblouir  les  masses 
n'offre  aucune  réalité  »  (Lallkmano,  op.  cit  ,  t.  IV, 
i"  P'',  p.    402). 

Les  réclamations  et  protestations  surgissent  aussi- 
tôt. Les  communes  volent  des  adresses  à  la  Conven- 
tion. Celle  du  Conseil  général  de  la  commune  de 
Oijon  (floréal  an  III)  est  imprimée  et  répandue  et  en 
inspire  d'autres.  «  Les  biens  des  hôpitaux,  y  lit-on, 
sont  d'une  nature  entièrement  il  ilférente  de  ceux  décla- 
rés précédemment  propriétés  nationales;  la  CTUsequi 
en  prescrit  l'emploi  subsistera  aussi  longtemps  qu'il 


i723 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1724 


y  aura  des  indigens  à  secourir.  A-t-on  su]iputé  le 
tenis  des  revers  comme  celui  des  victoires,  ces  mo- 
mens  de  crise  où  toutes  les  répartitions  sont  suspen- 
dues? Nous  osons  vous  le  dire  avec  courajfe,  la  ruine 
des  hôpitaux,  leur  anéantissement  total,  seront  les 
suites  lunesles  du  décret  lancé  contre  ces  établisse- 
ments ;  l'e  sera  le  coup  de  fondre  qui  les  réduira  en 
poussière...   »  (Bib.  Nat    Rp  38i'7). 

Comme  le  prévoyaient  les  olliciers  municipaux  de 
Dijon,  de  Gray,  de  Besançon,  de  Chatellux,  de  Mon- 
téliinar,  etc.  les  elTels  de  ce  décret  furent  désastreux; 
la  Convention  dut  suspendre,  le  9  fructidcir  an  III, 
l'ellet  de  la  loi,  et,  le  i  brumaire  an  IV,  elle  décida 
quecliaque  hôpital  jouirait  provisoirement,  comme 
par  le  passé,  des  revi  nus  qui  lui  étaient  aUectés. 

Mais  déjà  un  grand  n<'inbre  de  biens  étaient  ven- 
dus et  les  subsides  obtenus  du  g(mvernenient  au  prix 
de  grandes  dillicultés  ne  sullisaient  pas  aux  besoins 
journaliers.  Des  milliers  de  textes  otliciels,  conser- 
vés aux  Archives  Nationales  (F'^  26^  à  F'"'  44"),  attes- 
tent la  misère  des  hôpitaux  à  la  suite  du  décret  de 
messidor  an  II.  Les  ailminisirateurs  de  la  maison  na- 
tionale de  bienfaisance  (lisez  il'Hôtel-Dieu)  d  Auxerre 
écrivent  le  1 5  fructidor,  an  111:  «En  ce  moment,  avec 
une  population  de  cent  cinquante  malheureux  et 
envin-n  d'un  autre  nombre  presque  aussi  considé- 
rable que  la  misère  .iltache  à  nos  pas,  ntuis  n'avons 
ni  grains,  ni  fonds  pour  nous  en  procurer  »  {Aich. 
Nut.,  F'-'  276).  Les  commissaires  préposés  à  l'Hôpital 
généialde  Douai,  frucliclor  an  III  :  0  L'hiver  va  nous 
surprendre  sans  approvisionnements  pour  le  chauf- 
fage et  le  luminaire,  sans  une  aune  d'étolTe  pour 
couvrir  la  nudité  de  nos  vieillards  et  de  nos  enfants 
des  deux  sexes  qui  sont  également  en  guenilles  » 
(Al  cil.  Nil.,  F'''  ab-).  La  ULèuie  année  la  munici|>alité 
de  Brivesavertitle  Coniité  de  salut  public  qn'"  il  y  a 
dans  les  hospices  de  la  ville  de  nombreux  imlividus 
à  la  veille  de  périr  de  misère  et  de  faim  »  (Arch . 
JViil  ,  F'-'  aôS).  A  rhos|iiie  d'humanité  de  Rouen,  on 
constate,  le  i5nivôse  .m  IV, que  le  |iain  manque(F''' 
27.'»);  Ie6  vendémiaire  an  IV  c'est  lelinge  qui  fait  ab- 
solument défaut  à  IVrigueux  (Kiî  v8i);  à  S.-Pol-de- 
Léon,  baptisé  Pol-I.éon  il  n'y  a  pas  de  pain  (F'''  263). 
Les  directeurs  de  1  hôpital  de  l')itii  rs  iléclarent,  dans 
une  péliiionde  frim^iire  au  IV,  rjue  cinq  cent  douze 
hospitalisés  manqu<  nt  de  subsistance  (F'-' 2-;4)-  Le 
8  vendémiaire  an  V,  la  coiumission  administrative 
des  hospices  civils  de  Paris  déclare  an  Bureau  Cen- 
tral du  canton  que  "  la  pénurie  est  telle  que  sous 
peu  de  jours  tontes  les  branches  de  service  vont 
mancpier  à  la  fois  •  (F'  '  3oi).  A  llaguenau  la  muni- 
cipalité écrit,  le  16  ventôse  an  111,  à  la  Convention  : 
«  La  Convention  Nationale,  en  alfectant  a  la  Répn- 
bli<iue  les  propriétés  des  hôpitaux,  n'a  pas  voulu 
dévouer  à  la  misère  des  vieillards,  des  enfants,  que 
la  commisération  a  recueillis,  ou  des  individus  qui 
on!  donné  leurs  biens  à  l'hôpital  dans  l'espérance 
d'y  trouver  les  moyens  de  subsister  n  (F'^  264). 
Nous  terminons  ces  quelques  témoignages  choisis 
entre  des  milliers  éiiianant  de  tous  les  points  de  la 
France  et  tous  concordants,  par  ce  résumé  dii  aux 
administrateurs  de  l'hospicecivil  de  Doullens  et  daté 
du  !•)  pluviôse  an  VI  ;  «  (n  crêpe  fiinèhre,  des  signaux 
de  ili  il  i-sse,  ont  été  ^nsjierniiis  sur  l,  s  hospices  depuis 
la  loi  du  23  messidor  nu  If,  jusqu'au  16  vendémiaire 
an  V ;  la  mort  a  miiis-.onné  une  musse  effrayante  d  in- 
dif!''!!-.  d'infortunés,  l'e  n  nllieureux  de  tout  âge  et 
de  tout  sexe,  par  In  privation  qu'on  leur  a  fait  d'un 
revenu  sacré  aux  reu  1  de  la  lustice  et  de  l'humanité  » 
(Ff-i357). 

Un  tel  excès  appelaii  une  réaction.  Elle  vint  sous 
le  Directoire.  La  loi  du  16  vendémiaire  an  V,  à  la- 
quelle fait  allusion  le  texte  ci-dessus,  maintient  les 


hospices  dans  leur  patrimoine;  «  les  biens  vendus 
en  vertu  de  la  loi  du  23  messidor,  qui  est  définitive- 
ment rapportée  »  en  ce  qui  concerne  leshospices  civils, 
doivent  èlre  remi)lacés  |iar  des  biens  nationaux  de 
même  produit.  «  Les  commissions  administratives 
de  ces  établissements  sont  placées  sous  la  surveil- 
lance des  municipalités.  Peu  de  temps  après,  7  fri- 
maire an  V,  le  principe  du  prélèvement  d'un  droit 
supplémentaire  d'entrée  dans  les  spectacles  est  mis 
en  vigueur,  et  les  liurcaux  de  charité  de  l'ancien 
régime  revivent  sous  le  nom  laïcisé  de  Bureau.'  de 
hien/aisance  n  (La.llemand,  op.  cit.,  t.  IV,  1"  Pi«, 
p.  4t>4,  et  La  lièviilution  et  les  Pauvres,  in-8,  Paris, 
i8y8).  Bientôt,  sous  le  Consulat,  Chaptal,  minisire 
de  l'Intérieur,  ne  craint  pas  de  rappeler  les  sœurs 
pour  secourir  les  malheureux  à  domicile;  sa  circu- 
laire du  10  nivôse  an  X,  stipule  que  les  membres 
des  bureaux  de  bienfaisance  «  seront  aidés  dans  leurs 
utiles  fonctions  par  la  charité  douce  et  active  des 
sœurs  »,  et  le  2^  vendémiaire  an  XI,  deux  arrêtés  des 
Consuls  rétablissent  les  sœurs  de  la  charité  et  leur 
permettent  de  porter  leur  costume. 

L'expérience  révolutionnaire,  en  effet,  ne  s'était 
pas  limitée  aux  hôpitaux  ;  la  charité  privée  availété 
interdite,  comme  humiliante.  Les  sociétés  particu- 
lières, confréries,  bureaux  de  charité,  bouillons  des 
pauvres,  etc.,  qui  avaient  derrière  elles  des  siècles 
de  fonctionnement  régulier  et  d'autorité  incon- 
testée, avaient  été  supprimées  le  19  germinal  an  III 
(8  avril  I7y5).  La  Convention  avait  décrété  q>i'  «  il 
n'y  aurait  plus  dans  la  République  ni  pauvres  ni 
esclaves  et  que  c'est  de  la  Nation  seule  que  le  citoyen 
en  soulfrance  avait  le  droit  de  réclamer  et  devait 
directementrecevoirde  quoi  subvenir  à  ses  besoins  11 
(Moniteur,  28  prairial  an  II).  Dans  cet  esprit,  Joseph 
Le  Bon,  à  Arras,  proposait  de  graver  au-dessus  de 
la  porte  des  hôpitaux  ou  des  asiles  consacrés  à  l'in- 
digence «  des  inscriptions  annonçant  leur  inutilité 
future,  car,  disait-il,  si,  la  Révolution  Unie,  nous 
avons  encore  des  malheureux  parmi  nous,  nos  tra- 
vaux révolutionnaires  auront  été  vains  »  (Lkcrstre, 
Arras  sous  la  Jtevolulion ,  t.  II,  p.  ïo6). 

La  conclusion  de  toutes  ces  déclamations  grandi- 
loquentes, c'est  que  le  gouvernement,  quelques  an- 
nées plus  tard,  était  obligé  de  faire  appel  à  la  charité 
pri%'ée  et,  comme  le  disait  Chaptal  dans  la  circulaire 
meniionnée  plus  haut,  a  à  la  charité  douce  et  aciive 
des  sa^urs  >•.  en  attendant  que  Napoléon  l"  favorisât 
la  reconstitution  des  congrégations  enseignantes  et 
hospitalières  et  fit  dire  en  1807  aux  déléguées  de 
soixante-cinq  congrégation  s  charitables:  «Votre  sou- 
verain, pour  payer  vos  soins  et  vos  services,  ne  se 
croit  pas  assez  riche  de  toute  sa  puissance  »  (Lal- 
LKMANo,  o//.  cit.,  t.  IV,  2»  P",  p.  447)- 

Quelle  leçon  d'apologétique,  et  quel  hommage 
rendu  à  l'Eglise  catholique  dans  son  apostolat  cha- 
ritable enveis  les  pauvres!  Après  dix  ans  de  persé- 
cution, consacrés  à  renier  les  œuvres  et  les  méthodes 
de  la  charité  chrétienne,  la  Révolution  obligée  de 
faire  amende  honorable  et  de  recourir  de  nouveau, 
pour  empêcher  les  pauvres  de  mourir  de  faim,  à 
cette  Eglise  qui  se  glorifie  d'être  parmi  les  hommes 
indiirérents,  hostiles  ou  ingrats,  "  l'éternelle  recom- 
menceuse  »!  —  Et  l'histoire  d'hier  n'est-elle  pas 
l'histoire  d'aujourd'hui? 

X.  —  L'Eglise  et  les  Pauvres  aux  XIX*  et 
XX'  siècles.  —  La  Congrégation.  —  Les  Confé- 
rences de  Saint-'Vincant-de-Paul.  —  Les  innom- 
brables œuvres  catholiques.  —  Il  ne  faut  cependant 
pas  se  dissimuler  que  le  contre-coup  de  la  Révolu- 
tion sur  l'assistance  des  pauvres  se  fît  longtemps 
sentir  et  aboutit  aux  mêmes  effets  que  la  Réform» 


172  r> 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1726 


protestante  en  Allemagne  et  en  Angleterre.  La  vente 
des  biens  du  clergéet  des  nionaslères  à  des  prix  sou- 
vent dérisoires  nous  connaissons  une  ferme  de 
cent  Lectares  qui  fut  vendue  pour  une  paire  de 
bœufs  —  enrichit  des  particuliers  sans  scrupules, 
mais  appauvrit  la  nation  et  tarit  la  source  des  au- 
mônes et  des  œuvres  charitables  qui  étaient  depuis 
des  siècles  la  rançon  de  la  propriété  ecclésiastique. 

Dans  la  plupart  des  Etats  européens,  des  lois 
furent  votées  pour  laïciser  1  assistance  et  substituer 
l'Etat  à  l'Eglise  dans  le  soin  et  l'entretien  des  indi- 
gents. Mais,  dans  leur  a  plication  pratique,  ces  lois 
furent  inadéquates  à  leur  objet,  et  la  charité  catholi- 
que, loin  d'être  une  superfétalion,  trouva  aux  xix*  et 
xx'  siècles,  comme  dans  tous  les  siècles,  un  vaste 
champ  d'action,  et  loin  d'être  inutile,  comme  le 
croyaient  naïvement  les  conventionnels,  fut  souvent 
nécessaire.  L'histoire  des  initiatives  charilables  et 
des  innombrables  fondations  hospitalières  du  dernier 
siècle  le  prouve  surabondamment. 

Napoléon,  nous  l'avons  dit,  avait  rappelé  les  con- 
grégations religieuses  pour  l'assistance  à  domicile 
et  aussi  pour  le  service  des  malades  dans  les  hô[ii- 
tanx  et  des  bles-^és  sur  le  champ  de  bataille.  Miis 
«  il  entendait  faire  de  ce  service  un  rouage  de  sa 
machine  administrative.  En  rétablissant  la  chacilé 
chrétienne,  il  la  jetait  dans  le  moule  de  sa  législation 
afin  qu'elle  en  sortit  avec  le  cachet  de  son  auto- 
cratie. 

«  La  Restauration  fit  à  la  religion  une  part  encore 
plus  importante  dans  le  domaine  de  la  bienfaisance 
publique.  Elle  appela  les  évêques  et  le  clergé  à  sié- 
ger dans  les  Bureaux  et  Conseils  de  charité  à  côié 
des  fonctionnaires  et  des  ministres  protestants  ;  mais 
la  doctrine  révolutionnaire  de  1  omnipotence  de  l'Etal 
demeurait  la  base  de  la  bienfaisance  publique,  aussi 
bien  que  de  l'ordre  social  »  (J.  Schall,  Ar/ul/jhe 
Baudon  (i&i()-i88X),  Paris  1897;  L.nEl^ANZAO  de  Labo- 
RiR,  Paris  sons  Nn/inlénii,  t.  V,  11-16). 

Ce  que  ne  pouvait  faire  le  clergé,  les  laïques,  plus 
libres,  l'entreprirent.  Le  2  février  1801,  six  jeunes 
étudiants  en  droit  ou  en  médecine  se  réunissaient 
sous  la  direction  de  l'abbé  Delpuils,  ancien  jésuite, 
et  fondaient  une  Congrégation  de  la  Sainte-Vierge, 
sous  le  titre  de  «  Saiicla  Maria, aiirilium  christiano- 
riim  y. 

Il  s'appelaient  :  Régis  Buisson,  Louis  Gondret, 
François  Régnier,  Joseph  Perdreau,  Auguste  Périod 
et  Charles  Frain  de  la  Villegontier.  Ce  fut  l'origine 
de  la  Con^ré/;ali()n,  si  justement  célèbre  par  son  apos- 
tolat intellectuel  et  charitable,  et  si  calomniée,  depuis 
l'apparition  du  Mémuire  de  Montlosier  en  i826,jus- 
qu'aux  articles  de  journalistes  contemporains  qui 
en  parlent  avec  horreur,  sansmême  savoir  cequ'elle 
était. 

Bientôt  la  Congrégation  conquit  des  adeptes  à  la 
Faculté  de  médecine  et  à  l'Ecole  Polytechnique. 
Buisson,  Laénnec,  Tesseyre,  Cauchy,  Cruveilbier, 
Récamier,  furent  Idenlôt  célèbres  et  en  imposèrent  à 
l'impiété  par  leur  science  et  leurs  vertus.  Sous 
la  direction  des  Docteurs  Fizeau  et  Pignier,les  con- 
rn'ganistes  de  l'Ecole  de  médecine  se  livrèrent  à 
l'apostolat  dans  les  hôpitaux.  Des  nobles  se  joigni- 
rent à  eux  :  M.  de  Bonald,  Maximilien  de  Béthune, 
duc  de  Sully,  Mathieu  et  Eugène  de  Montmorency,  le 
prince  de  Léon,  le  duc  de  Rolian,  Alexis  deNoailles, 
Charles  de  Forbin-Janson,etc.En  181  i,  l'abbé  Legris- 
Duval  fondait  la  Société  des  Bonnes  OEtivres,  divisée 
en  trois  sections  :  la  section  des  Hôpitaux,  celle  des 
Savoyards  ou  petits  ramoneurs,  et  celle  des  Prisons. 
La  première  avait  pour  patron  saint  Vincent  de 
Paul,  la  seconde  saint  François  de  Suies,  la  troi- 
sième saint   Pierre  aux  liens.  Non  content  de   tra-  ' 


vailler  à  moraliser  les  jeunes  détenus,  un  autre 
apôtre,  l'abbé  Arnoux,  songea  à  assurer  leur  persé- 
vérance ,i  leur  sortie  de  prison  et  à  les  empêcher 
de  retomber  dans  le  vagabondage  et  la  misère.  En 
1817,  VOhUti'ie  des  Jeunes  Prisonniers  était  créée; 
l'institution  de  la  maison  de  refuge  des  jeunes  con- 
damnés était  autorisée  et  installée  dans  l'ancien 
couvent  des  dominicains  de  la  rue  Saint-Jacques, 
tandis  que  les  Frères  de  la  Doctrine  chréiienne  con- 
sacraient leur  dévouement  à  ces  pauvres  enfants. 

La  Congrégation  prit  également  une  part  active  à 
l'Œuvre  ouvrière  de  V Association  de  Sainl-J'iseph, 
fondée  en  18^2  par  l'abbé  Lowenbruck.  Elle  s'elfor- 
çait  de  grouper  les  patrons  et  les  ouvriers  et  com- 
prenait des  commerçants  et  des  employés  de  maga- 
sin,des  ouvriers, desapprentis  etdesenfantsdestinés 
au  commerce  et  à  l'industrie.On  retrouve  son  influence 
dans  les  œuvres  de  V Apprentissage  des  orplielms,  des 
Secours  11  uji  ouvriers  mal  a  des  ou  aux  Pauvres  honteux, 
de  l'adoucissement  du  sort  des  Irisonniers  pour  dettes 
et  des  Or/ihelinesdela  Hé  o/'(/ii<n. El  le  restaura  V  Insti- 
tution des  jeunes  aveugles  fondée  sous  Louis  XVI  par 
Valentin  Haiiy  et  qui  subsiste  encore  en  1921. Signa- 
lons enfin  la  Société  des  Amis  de  /'^'i/ancc,  toujours 
vivante,  elle  aussi.  «  Fondée  en  1828,  écrivait  le 
vicomte  Armand  de  M  blun,  par  un  pauvre  [)etit  libraire 
du  quai  des  Augustins,eUe  tenait  ses  séances  dans 
son  humble  boutique.  Le  soir,  à  la  lueur  de  deux 
chandelles,  une  dizaine  de  jeunes  gens,  réunis  autour 
d'une  table,  discutaient, sous  la  présidence  du  libraire, 
sur  l'admission  par  l'œuvre  d'un  ou  deux  orphelins 
placés  à  prix  rcduitsdans  de  pauvres  établissements, 
et  dont  l'excellente  mère  du  président  raccommodait 
les  pantalons  v  (Mgh  Baiinabd,  Vie  du  vicomte  Ai  niand 
■  de  Melun,  p.  1^4)-  Bientôt  sous  l'impulsion  de  M.  de 
Melun,la  Société  attirait  à  elle  la  jeunesse  chrétienne 
de  I3  capitale  qui,  à  son  tour,  adoptait  de  jeunes 
garçons  sans  parents  ni  protecteurs  et  justifiait 
magnifiquement,  par  son  active  et  intelligente  cha- 
rité, le  beau  nom  des  Amis  de  l'Enfance. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  de  l'action  de  la  Con- 
grégation à  Paris  est  également  vrai  de  la  province, 
car  bientôt  des  congrégations  semblables,  alliliées  à 
celle  de  Paris,  avaient  été  fondées  à  Grenoble,  Lyon, 
Bordeaux,  Langres  (i8o3-i8o5),  Toulouse,  Nantes, 
Rennes(i8o7-i8o8).  Quimjier,  Ancenis,  Auray,  Guin- 
gamp,  Tréguier,  Sainl-Brieuc,  Montpellier,etc.(i8i5- 
i8io).  On  songe  involontairement  à  la  Compagnie  du 
Saint-Sacrement  du  xvii'  siècle  et  à  sa  merveilleuse 
activité  charitable,  et  l'on  ne  peut  que  souscrire  au 
jugement  autorisé  de  son  docte  historien,  M.  Gkoi;- 
FROY  DR  Ghandmaison  :  Il  La  Congrégation  doit 
revendiquer  la  paternité  de  presque  toutes  les  créa- 
tions actuelles  de  la  charité  française;  les  œuvres  du 
dix-neuvième  siècle  sont  nées  là,  et  l'on  peut,  en 
publiant  ses  annales,  tracer  leur  généalogie.  »  (Sur 
la  (Congrégation,  son  esprit,  ses  tendances,  et  la  réfu- 
tation des  calomnies, d'aprèsles  pièces  authentiques, 
cf.  Geoffroy  de  Grandmaison,  La  Congrégation 
(i8oi-i83o),  Paris,  Pion.  3'  éd.  1902.) 

Au  moment  où  la  Congrégation  disparaissait, 
emportée  parla  Révolution  de  i83o  avec  plusieurs 
des  sociétés  charitables  fondées  par  elle,  la  Provi- 
dence suscitait  une  nouvelle  association,  dont  les 
membres  étaient  loin  de  prévoir  son  extension 
future.  L'un  des  sept  premiers  associés,  Lamache, 
écrivait  plus  tard  à  Chanrand  :  «  Aucun  de  nous  ne  se 
doutait  qu'il  y  eût  là  le  germe  d'une  grande  œuvre. 
Qui  aurait  pu  soupçonner  alors  ce  que  la  bonté  divine 
devait  faire  sortir  de  cette  réunion  de  quelques  étu- 
diants laïques?  »  (Lettre  du  6  mars  i856).  C'est  en 
mai  iH33,dans  les  bureaux  de  la  Tribune  catholique, 
dont  M.  Emmanuel  Bailly  était  le  directeur,  que  pri 


1727 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1728 


naissance  la  première  Conférence  de  Charité,  destinée 
à  devenir  l'Œuvre  mondiale  des  Conférences  de  Saint- 
Vincenl-de-Paiil.  Elle    comprenait,  avec   Emmanuel 
Bailly,  cinq  étudiants  en  droit  :  Ozanam,  Lamaclie, 
Lallier,    Clavé,  Le  Taillandier,    et    un  étudiant  en 
médecine,  Jules  Devaux.  «  Les  réunions  de   charité 
devaient  être  hebdomadaires;  la  quête,  faite   après 
chaque  séance,  procurerait  les  ressources;    la   sœur 
Rosalie,  si  populaire  au  XI1«  arrondissement,  se  char- 
gerait de  fournir  les  familles  à  visiter, avec  lesbons  de 
pain  et  de  vêtements  à  distribuer.  On   lit  ainsi.  A  la 
rentrée  de  i833,  le  nombre  des  membres  s'élevait  déjà 
à  vingt-cinq.  En  i83ij,   il  dépassait  la   centaine.   En 
i83.5,  la  conférence  dut  avoir  des  sections  dans  qua- 
tre quartiersde  Paris.  En  iSS^,   elle   comptait  quatre 
conférences  en  province.»  En  i8^5,  Ozanam,  rappe- 
lant à    Lallier   combien    on    avait    fait   d'objections 
avant  d'admettre  un  huitième  adhérent,   constatait 
que  la  Société  comptait  déjà  9.000  membres.  En  i853, 
peu  de  temps  avant  sa  mort,  le  même  Ozanam  disait 
à  P'Iorence:  «  Nous  étions  sept  d'abord;  aujourd'hui, 
à  Paris  seulement,  nous  sommes  2. noo  et  nous  visitons 
5.000  familles,  c'est  à-dire  20  000  individus.  Les  con- 
férences, en  France  seulement,  sont    au  nombre    de 
5oo  et  nous  en  avons  en  Angleterre,  en  Espagne,  en 
Belgique,  en  Amérique  et  jusqu  à    Jérusalem   »    (Cf. 
MgrBAUNARD,  In  siècle  de  l'Eglise  de  France,  p.Q^5; 
Lanzac   DR    LAnoiiiE,   /.«    fondateur  de  la  Snciélé  de 
Saint-Vincent-de-Paiil,    dans    Ozanam,    Le    lit're    du 
Centenaire,  Paris,  KjiS).  Aujourd'hui   le  nombre  des 
confrères  dépasse  5oo.ooo,  et  les  fêtes  du  centenaire 
d'Ozanam,   présidées  à  Paris  en  1918  par  le  Cardinal 
'Vannulelli,  légat   du  Pape,  ont   été  une   apothéose. 
Ozanam  avait  voulu  que  la  Société  fondée  par  lui 
secouriitindilTéremment  toutes  les  misères  sans  dis- 
tinction de  culte,  sans  inquisition  liuiuilianle  pour  le 
pauvre.  Jusqu'à  sa  mort  il  s'inspira  de  ces  principes 
et  les  fit  prévaloir.  Il  sut    répondre  également  dans 
l'Ere  nowelle  et  dans  sesallocutionsauxconfi-rences 
de  Paris  aux  objections  des    démagogues    contre     la 
charité  et  contre  l'aumône,  qu'ils  présentaient  comme 
avilissante  jiour  l'assisté,  i'  11  n'y  a  pas  de  plus  grand 
crime  contre  le  peuple,  répondait  Ozanam,    que    de 
lui  apprendre  à  délester  l'aumône  et  que  d'ôler  au 
niallieureux  la  recoiinaisssance,   la  dernière  richesse 
qui  lui  reste,   mais  la  plus   grande   de  toutes,    puis- 
qu'il n'est  rien  qu'elle    ne  puisse  payer...  Oui,   sans 
doute  l'aumône  oblige  le  pauvre,  et  quelques  esprits 
poursuivent  en  effet  l'idéal  d'un  Etat  où  nul  ne  serait 
l'obligé  d'au  trui,  où  chacun  aurait  l'orgueilleux  plaisir 
de  se  sentir  quitte  envers  tous;  où  tous  les  droits  et  les 
devoirs  sociauxsebalanceraient  comme  les  recettes  et 
les  dépenses  d'un  livre  de  commerce.  C'est  ce    qu'ils 
appellent  l'avènement  de   la    justice    substitué   à  la 
charité;  comme  si  toute  l'économie  delà  Providence 
ne  consistait  pas  dans  une  réciprocité   d'obligations 
qui  ne  s'acquittent  jamais;   comme  si  un   fils   n'était 
pas  l'éternel  débiteur  de  son  père;  un    père,   de    ses 
enfants;  un  citoyen,  de  son   pays,   et  comme  s'il    y 
avait  un  seul  homme  assez  malheureux,  assez  aban- 
donné, assez  isidé  sur  la  terre  pour  pouvoir  se  dire 
en    se    couchant  le  soir  qu'il  n'est  l'obligé    de    per- 
sonnel »  Et    aux    socialistes  d'alors  qui,    dans    les 
réunions,  ne  parlaient  que  de  réformes  et  de    régé- 
nération   sociale,  il    disait  :  «   Oui,  sans  doute,  c'est 
trop  peu  de    soulager   l'indigent    au  jour  le  jour  :  il 
faut  mettre  la   main    à  la  racine  du  mal.  et,  par    de 
sages   réformes,  diminuer    les   causes   de    la  misère 
publique.   Mais    nous    faisons  profession    de    croire 
que  la  science  des  réformes  bienfaisantes  s'apprend 
moins  dans  les  livres  et  aux  tribunes  des  assemblées 
qu'en  montant  les    étages  de  la  maison  du   pauvre, 
qu'en  s'asseyant   à    son  chevet,    qu'en  souffrant  du 


même  froid  que  lui,  qu'en  lui  arrachant,  dans 
l'effusion  d'un  entretien  amical,  le  secret  d'un  cœur 
désolé.  Quand  on  s'est  acquitté  de  ce  ministère,  non 
pendant  quelques  mois,  mais  de  longues  années: 
quand  on  a  ainsi  étudié  le  pauvre  chez  lui,  à  l'école, 
à  l'hôpital,  non  dans  une  ville  seulement,  mais  dans 
plusieurs,  mais  dans  les  campagnes,  mais  dans 
toutes  les  conditions  où  Dieu  l'a  mis,  alors  on  com- 
mence à  connaître  les  éléments  de  ce  formidable 
problème  de  la  misère,  alors  on  a  le  droit  de  pro- 
poser des  mesures  sérieuses,  et,  au  lieu  de  faire 
l'effroi  de  la  société,  on  en  fait  la  consolation  et 
l'espoir  »  (Cf.  Lanzag  db  Laborib,  op.  cit.,  p.  i^o- 
143). 

Ce  qui  fait  la  force  de  l'apostolat  social  d'Ozanam, 
c'est  qu'il  n'est  pas  basé  uniquement  sur  le  senti- 
ment, ou  sur  la  compassion  naturelle  qu'inspire  le 
pauvre,  mais  sur  l'intelligence  de  la  doctrine  catho- 
îiqvie  et  la  science  des  origines  du  christianisme. 
Chez  lui,  l'action  est  fonction  delà  pensée.  Brillant 
professeur  de  Sorbonne,  il  connaît  à  fond  les  pre- 
miers siècles  de  l'Eglise,  la  civilisation  romaine,  les 
invasions  barbares  et  le  moyen  âge;  et  cette  con- 
naissance l'aide  à  mieux  comprendre  son  temps  et 
à  se  convaincre  du  grand  rôle  que  peuvent  encore 
jouer  les  catholiques  en  «  passant  aux  barbares  », 
c'est-à-dire  en  s'occupant  chrétiennement  et  sociale- 
ment des  i>euples  modernes  soustraits,  à  leur  grand 
détriment,  à  la  maternelle  influence  de  l'Eglise  Pour 
être  fécond,  tout  apostolat  doit  être  à  base  de  doc- 
trine, et  quelle  doctrine  peut-on  sérieuscmentoppo- 
serau  christianisme  ?  Ne  rcclanie-t-il  pas,  autant  et 
plus  (|ue  le  socialisme,  à  côté  de  la  charité,  la  jus- 
tice, et  dans  la  charité  elle-même,  dans  la  visite 
du  pauvre,  ne  voit-il  pas,  aujourd'hui  comme  dans 
lespreuiiers  siècles,  l'occasion  du  rapprochement 
social,  de  l'amour  fraternel  entre  leshommes?  Quant 
aux  devoirsattachés  à  la  propriété,  le  christianisme 
les  maintient,  aujourd'hui  comme  autrefois,  et 
lors(pie  Ozanam,  à  Ljon,  en  18^0,  dans  la  vingt- 
quatrième  leçon  du  cours  municipal  de  droit  com- 
mercial, parlait  déjà  avic  force  du  «  juste  salaire  », 
voire  même  du  salaire  familial  et  du  «  salaire  pro- 
portionnel au  prolit  »,  autrement  dit  de  la  parlici- 
palion  aiix  bénéfices,  il  posait  des  questions  (pii  sont 
aujourd'hui  à  l'ordre  du  jour  et  que  les  papes  de 
notre  temps,  Léon  XIII  en  particulier  dans  l'Ency- 
olique  lierum  novarum,  devaient  préciser  et  mettre 
au  jioinl.  Comme  le  remarquent  les  éditeurs  d  Oza- 
nam, Il  c'est  un  honneur  pour  la  religion  que  ces 
paroles  prévoj'aiites  aient  été,  dès  18^0  prononcées 
dans  une  chaire  lyonnaise  par  un  catholique,  par  un 
adversaire  public  du  sainl-siinonisme  )>.  Mais,  lont 
en  revendiquant  énergiquement  pour  l'ouvr;er  et  le 
travailleur  de  tout  onlre  la  justice,  Ozanam  conti- 
nuai! à  croire  —  et  sa  pensée  est  la  nôtre  —  à 
riin|ièrieuse  nécessité  de  la  charité  qui  va  au  delà  de 
la  justice,  favorise  le  progrès  social,  travaille  à  la 
paix  entre  les  classes,  et  par  suiie  au  salut  temporel 
de  l'individu  en  même  temps  qu'à  son  salut  éternel. 
■I  Aimez-vous  les.  uns  les  autres  C'est  le  précepte  du 
Seigneur  !  b  (Cf.  Eugène  Dcthoit,  Ozanam,  sa  jien- 
sée  sociale,  /.ii-re   du   Centenaire,  pp.  343-3^2). 

Après  les  Conférences  de  Saint-Vincent  de-Paul, 
cet  immense  organisme  dont  la  vitalité  s'affirme 
charpie  jour  davantage,  il  faut  signaler,  au  milieu 
de  tant  d'oeuvres  charitables  créées  au  xix*  siècle, 
un  véritable  miraclede  confiance  en  Dieu  et  d'amour 
du  prochain,  devant  lequel  s'inclinent  avec  respect 
les  ennemis  mêmes  du  christinnisme.  Les  Petites 
Sœurs  (/('S  Pa»  ire.'!  sont  un  acte  de  foi  en  la  prière  domi- 
nicale :  Donnez-nous  aujourd'hui  notre  pain  quoti- 
dien,  puisqu'elles  s'interdisent  de  posséder  et    que 


1729 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1730 


les  So.ooo  vieillards  hospitalisés  par  elles  «  ne 
savent,  ni  eux  ni  elles,  s'ils  dîneront  à  midi  et  s'ils 
souperont  le  soir,  et  partout,  pourtant,  ont  à  diner 
et  à  souper  chaque  jour  »  (Mgr  Baunard,  up.  cit., 
p.  279).  Une  ancienne  servante,  JkanneJugan,  néeà 
Cancale,  ayant  amasse  pénil)lement  six  cents  francs 
d'économies  à  quarante-cinq  ans,  telle  est  la  fonda- 
trice. Tout  en  continuant  à  travailler  à  la  journée 
jiour  vivre,  elle  recueille  les  vieillards  abandonnés 
et  avec  Fanclion  Auhert,  Catherine  Jamet  et  Vir- 
ginie Trédaniel,  fonde,  à  Saint-Servan,  sous  la  direc- 
tion de  l'abbé  Le  Pailleur,  la  congrégation  nou- 
velle (i8(io).  Kn  1845,  l'Académie  française  décerne  à 
Jeanne  Jugan  un  prix  Monlyon  de  3. 000  fr.,  qui  est 
entièrement  employé  aux  besoins  des  pauvres.  «  Le 
sous-préfet  de  Saint-Malo,  écrit  Maxime  du  Camp, 
lit  appeler  Jeanne  Jugan,  lui  adressa  un  petit  dis- 
cours, poussa  la  familiarité  administrative  jusqu'à 
l'embrasser  et  lui  remit  les  3. 000  fr.  Trois  mille 
francs,  six  cents  pièces  de  cent  sovis  empilées,  ali- 
gnées, sonnantes  et  trébuchantes  :  jamais  Jeanne 
Jugan  n'avait  possédé,  n'avait  aperçu  une  pareille 
somme  ;  elle  rêva  des  phalanstères  sans  limite  où 
tous  les  pauvres  de  ce  l>as  monde  trouveraient  bon 
soui)er  et  bon  gîte:  visiim  d'avenir  qui  peu  à  peu  se  réa- 
lise et  que  la  pauvre  (ille  a  dû  avoir  plus  d'une  fois, 
lorsque  [lar  le  vent,  la  pluie,  le  soleil  ou  la  neige, 
elle  s'en  allait  quêlaiil  de  porte  en  porte,  ne  se  rebu- 
tant jamais,  ne  demandant  rien  pour  elle,  sollici- 
tant pour  les  autres  et  parfois  éclatant  en  sanglots 
lorsqu'elle  racontait  les  misères  en  faveur  des(|uelles 
elle  tendait  la  main  :  Un  pelit  sou,  s'il  vous  plaît!  — 
Ah  !  quels  prodiges  on  obtient  avec  le  petit  sou, 
lorsqu'on  sait  l'employer  !  »  (Maxime  i>u  Camp,  de 
l'Acad.  franc.,  /.a  charité  priféeà  i'aiis,  /)'  éd.,p.2lt). 
Aujourd'hui,  les  Petites  Sœurs  sont  plus  de  6. 000,  et 
comi)tent  cent  vingt  maisons  en  France  et  plus  de 
deuxcents  à  l'étranger,  abritant  plusde  5o.ooo  vieil- 
lards. (I  Dei84oàigoo,  écrit  Mgr  TissiEn,  elles  ont 
pourvu  par  la  quête  à  i3o  millions  de  journées  de 
présence  de  vieillards  dans  leurs  maisons  »  (MgrTis- 
siBn,  18"'  chapitre  de  ta  Vie  catholique  dans  la  France 
contemporaine,  Paris,  igi8,  p.  75).  Quel  chiffre  global 
représentent,  pour  les  soixante  premières  années,  la 
nourriture,  le  cUaulfage,  le  vêtement  et  l'entretien 
de  ces  i3o  millions  de  journées  ?Et  il  conviendrait 
d'ajouter  les  20  dernières  années  pour  avoir  une 
idée  exacte  de  ce  qu'est  devenue  l'œuvre  de  Jeanne 
Jugan,  œuvre  toujours  basée,  comme  au  début,  sur 
la  quête  quotidienne  à  domicile  (Voir  dans  Maxime 
DU  Camp,  op.  cit.,  le  très  impressionnant  chapitre 
consacré  aux  Petites  Sœurs  des  pauvres,  pp.  1-64). 
Admirable  fécondité  delà  charité  catholique  !  Au 
moment  où  Jeanne  Jugan  fondait  à  Saint-Servan  la 
merveille  que  nous  venons  d'indiquer,  Jeanne-Fran- 
çoise Chabot,  veuve  à  vingt-trois  ans  d'un  commer- 
çant, M.  darnier,  après  avoir  perdu  deux  enfants, 
commence  à  visiter  les  pauvres  de  Lyon  et  rencontre 
une  (I  lépreuse  »,  victime  de  la  débauche,  rongée  par 
un  mal  incurable  et  abandonnée  de  tous.  Elle  par- 
vient à  surmonter  son  dégoût,  soigne  cette  femme, 
la  panse,  la  fait  transporter  dans  un  hôpital  où  elle 
meurt  bientôt  ilans  des  sentiments  ohrétiensréveillés 
par  le  dévouement  de  madame  Garnier.  Celle-ci  a 
trouvé  Savoie.  Le  3  mai  i843,  \es  Dames  du  Calcaire 
sont  fondées,  avec  l'autorisation  du  Cardinal  de 
Bonald,  archevêque  de  Lyon,  avec,  pour  mission,  le 
"soin  des  femmes  cancéreuses  et  incurables.  L'œuvre 
se  compose  :  i"  de  dames  veuves  agrégées  qui 
viennent  à  l'hospice  panser  les  incurables  ;  20  de 
dames  veuves  qui  résident  dans  l'hospice  et  soignent 
les  malades  ;  3"  de  dames  veuves  zélatrices  qui 
quêtent   pour    accroître   les  ressources    nécessaires 

Tome  in. 


au  traitement  des  malades  et  à  l'entretien  de  la 
maison  ;  4°  d'associées  qui  versent  une  cotisation 
annuelle,  dont  le  minimum  est  de  vingt  francs. 
L'œuvre  entière  ne  repose  que  sur  des  veuves;  c'est 
l'ordre  de  la  viduité.  Un  article  des  statuts  dit  expres- 
sément :  '(  Les  dames  sociétaires  ne  forment  point 
une  société  religieuse  proprement  dite.  L'association 
n'exige  de  ses  membres  aucun  vœu,  ni  perpétuel,  ni 
temporaire.  On  peut  en  faire  partie  sans  renoncer 
entièrement  à  sa  famille,  à  ses  biens,  à  sa 
liberté.  »  C'est  là  l'originalité  de  l'o-uvre  et  sa  force. 
Chaque  jour,  des  dames  du  monde,  et  du  plus  grand 
monde,  continuent  auprès  des  cancérées  l'a-uvre 
inaugurée  yinr  madame  Garnier  :  «  Plus  d'une  a  dû  se 
sauver  à  la  vue  d'une  araignée  et  pousser  des  cris 
de  détresse  en  apercevant  une  souris  ;  pour  épon- 
ger la  putridité  des  cancers,  elles  ont  accompli  sur 
elles-mêmes  un  effort  dont  seules  elles  peuvent 
apprécier  la  puissance.  Seraient-elles  parvenues  à 
dompter  leurs  instincts,  à  modifier  leur  nature,  à 
triompher  de  leurs  répugnances,  si  elles  n'avaient 
pas  eu  la  foi  ?  —  Non  »  (Maxime  du  Camp,  op.  cit. , 
4*  édit.,  p.  210). 

Avons-nousépuisé  la  liste  des  œuvres  charitables  — 
d'une  charité  héroïque  —  inspirées  par  l'Eglise  au 
xixesiccle  ?  Loin  delà.  Elle  esta  peine  commencée. 
Il  faudrait  examiner  dans  le  détail  l'œuvre  des 
.'iœurs  de  Marie  Au.riliatrice,  fondées  en  i854  à 
Castelnaudary  par  l'abbé  de  Soubiran,  et  établies 
en  1872  à  Paris,  26,  rue  de  Maubeuge,  puis  à  Ville- 
pinte  et  à  Champrosay,  où  elles  soignent  les  jeunes 
lilles  phtisiques  avec  un  dévouement  admirable,  11 
faudrait  ajouter  VOEuvre  des  Sœurs  aveugles  de 
Saint-Paul,  créée  pour  les  jeunes  filles  aveugles  par 
Anne  Bergunion  à  Vaugirard,  puis  à  Bouigla- 
Reine  et  enfin  à  Paris,  88,  rue  Denfert-Rochereau, 
dans  une  dépendance  de  l'Infirmerie  Marie-Thérèse, 
fondée  par  madame  de  Chateaubriand  en  faveur  des 
prêtres  malades  ou  infirmes.  C'est  ensuite  l'œuvre  des 
Sreurs  de  la  .S'«^csse,consacréesauxsourdes-mu<'ttes, 
et  immortalisées  parle  beau  livre  de  M.  L.  Arnould, 
Ames  en  prison,  comme  les  œuvres  précédentes  l'ont 
été  par  Maxime  du  Camp.  C'est  VOEuvre  de  la 
Miséricorde,  fondée  en  1801  en  faveur  des  filles 
repenties,  par  Mlle  Thérèse  de  Lainourous,  surnom- 
mée l'Ange  de  Bordeaux.  Ce  sont  les  maisons  du  Bon 
Pasteur,  consacrées  à  lamémeœuvre,etspécialenient 
le  Bon  Pasteur  d'Angers  qui  en  dirige  à  lui 
seul  4o  autres  ;  ce  sont  les  liefuges  de  Sainte-Made- 
leine, «  autant  de  bercails  ouverts,  dans  chaque 
diocèse,  aux  brebis  égarées  et  blessées  par  les  épi- 
nes de  ce  monde  de  péché  »  (Mgr  Baunard,  op.  cit., 
p.  281);  c'est  l'OEutre  catholique  internationale 
pour  la  protection  de  la  jeune  fille,  avec  ses  nom- 
breux comités  régionaux,  ses  services  des  gares  et  ses 
innombrables  maisons  d'accueil,  qui,  de  1S99  à  igo5, 
ont  hospitalisé  en  France  10.028  jeunes  filles  isolées, 
et  à  Paris  11.919  dans  la  seule  année  igoS  (Mgr  Tis- 
siER,  op.  cit.,  p.  77).  C'est  l'Institut  des  Sœurs  duT.  S. 
Sauveur  d'Oberbronn  (Alsace),  fondé  en  i84g  par 
Elisabeth  E|)pinger,  etdont  les  trois  mille  religieuses 
visitent  gratuitement  les  malades  à  domicile,  comme 
les  Petites  Steurs de  l'Assomption,  égSiXeinenl  sipopxi- 
laires.  La  clinique  de  la  rue  Bizet  est  célèbre  depuis 
qu'y  fut  «  bien  soigné  »,  comnieil  le  désirait,  M.  Cle- 
menceau (Cf.  Mgr.  IvANNKNoiBSKn,  L'abbé  Simonis, 
député  au  Ueichstag,  supérieur  des  Sœurs  de  Nie- 
derbronn,  Paris,  191 4.  P-  208). 

Interminable  serait  la  liste  des  œuvres  catholiques 
d'assistance  fondées  en  France  et  à  l'étranger  au  xix° 
et  au  XX'  siècle.  Pour  les  nouveau-nés,  la  Société 
des  Crècltes,  la  (,'réche  à  domicile,  VAssociation  des 
Mères    de  famille,    VOEuvre   Maternelle  de    Sainte- 

55 


1731 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1732 


Madeleine,  la  Société  des  berceaux,  la  .Maternité 
Sainte-Anne.  Pour  \eset\{anls,les  Ecoles  chrétiennes, 
soutenues  par  la  Société  Générale  d'Education  et 
d'Enseignement;  pour  les  jeunes  orphelins,  les /'airo- 
nages  de  Dom  Bosco,  fondés  à  Turin  et  répandus 
aujourd'hui  dans  toute  l'Italie,  vërltaliles  corpora- 
tions de  métiers  qui  préservent  de  l'oisiveté  et  du  vice 
les  enfants  délaissés;  dans  le  même  genre,  l'OEinre 
des  Orphelins  apprentis  d'AuteuH,del'sihhé  Roussel; 
et  enfin  les  innomlîrables  patronages  et  cercles  d'é- 
tudes fondés  aujourd  hui  dans  la  plupart  des  parois- 
ses, véritables  foyers  de  charité  intellectuelle,  morale 
et  religieuse.  Pour  les  femmes  sans  asile,  VOEuvre  de 
Bethléem;  pour  les  servantes  et  les  ouvrières  :  l'As- 
sociation des  Sa'urs  servantes  de  Marie,  la  Paroisse 
bretonne,  les  Unions  aye^ronnaise,  bourguignonne, 
lyonnaise,  normande,  etc.,  la  Solidarité  catholique,  les 
syndicats  del'Aiguille,  et  de  la  rue  de  l'Abbaye.  Pour 
les  jeunes  incurables,  les  jeunes  aveugles,  les  aUénés, 
les  maisons  des  Frères  de  saint  Jean  de  Dieu.  Pour 
les  pauvres  sans  aucune  ressource,  les  nombreux 
fourneaux  économiquesde  la  Société  de  Saint- Vincent- 
de-Paul  et  de  la  Société  Philanthropique,  l'OEuvre  de 
la  Marmite  des  pauvres,  VOEuvre  de  la  Mie  de  pain 
fondée  en  1891  par  les  étudiants  du  Cercle  catholique 
du  Luxembourg  et  les  jeunes  ouvriers  du  Patronage 
Saint-Joseph  de  la  Maison-Blanche  qui  distribue 
800  à  1.000  litres  de  soupe  par  soirée.  Pour  les  che- 
minots, VUniondes  Chemins  de  /«;•,  fondée  par  l'abbé 
Reymann,  qui  compteaujourd'hui  loo.oooadhérents. 
Pour  les  employés,  leSyndicat  des  employés  du  Com- 
merce et  de  l'Industrie  elles  innombrables  syndicats 
catholiques;  pour  les  jeunes  gens  et  jeunes  lilles  ané- 
miés par  le  séjour  deParis,  l'CJEuvredes  Colonies  de 
Vacances,  etc., etc.  M.  Léon  LBFÉBrRKa  fondéen  1890 
l'Office  central  des  OEuvres  charitables,  qui  «  a  pour 
but  de  rendre  l'exercice  de  la  charitéplus  ellicace,  de 
faire  connaître  aussi  exactement  que  possible  l'état 
de  la  misère  et  les  œuvres  destinées  à  la  soulager, 
de  discerner  et  de  propager  les  moyens  les  plus  pro- 
pres à  la  prévenir  et  à  la  combattre  »  (art.  i"  des 
Statuts),  On  trouvera  dansles Annuaires  de  l'0//ice 
centralde  Paris,  176,  boulevard  Saint-Germain, et  des 
Offices  centraux  de  province  alllliés  à  celui  de  Paris, 
et  surtout  dans  le  Manuel  des  OEuvres,  institutions 
religieuses  et  charita  blés  de  Paris  et  des  départements, 
dû  à  l'initiative  du  Vicomte  Armand  dh  Mklun,  la 
statisque  générale  des  œuvres  de  charité  françaises  et 
des  renseignements  sur  chacune  d'elles  (i  vol. 
in-32,  ■j3o  p.,  Paris,  de  Gigord,  1912).  Quiconquepar- 
courra  seulement  ce  Manuel,  ne  pourra  se  défendre 
d'un  sentiment  d'admiration  et  aussi  de  légitime 
fierté.  Oui,  la  charité  catholique  est  plus  que  jamais 
active  et  agissante;  «  jamais,  à  aucune  époque,  le  sort 
de  ceux  qui  souffrent  n'a  été  l'objet  d'une  sollicitude 
plus  ardente  qu'il  ne  l'est  de  nos  jours;  jamais  les 
œuvres  destinées  à  les  secourir  n'ont  été  plus  nom- 
breuses, et  jamais,  en  même  temps,  la  misère  crois- 
sante n'a  fait  plus  vivement  sentir  la  nécessitéd'une 
intervention  immédiate,  éclairée  et  dévouée...  C'est 
cette  intervention  que  le  Manuel  des  OEuvres  est 
appelé  à  faciliter  »  (Pre'/aee,  p.  v).  Si  ces  lignes  étaient 
vraies  en  1912,  combien  plus  le  sont-elles  au  lende- 
main du  cataclysme  qui  s'est  abattu  sur  l'Europe  !  Si 
les  femmes  elles  jeunes  lilles  du  monde  ont  accouru 
très  nombreuses  au  chevet  des  blessés  et  des  mala- 
des, et  pendant  plusieurs  années  ontrevètu  la  blouse 
blanche  des  infirmières,  donnant  ainsià  leurs  frères 
souffrants,  leur  temps,  leur  dévouement  et  souvent 
leur  santé  et  leur  vie,  qui  dira,  sur  ce  nombre,  l'im- 
mense proportion  des  femmes  chrétiennes?  Si  d'au- 
tres ont  travailé  sans  relâche  à  confectionner  des 
vêtements   de    toutes   sortes  pour    les  réfugiés  des 


régions  dévastées  et  pour  les  soldats  qui  souff'raient 
de  froid  dans  les  tranchées,  si  des  centaines  de  mil- 
lions, peut-être  même  des  milliards  issus  de  l'initia- 
tive privée  ont  aidé  à  secourir  des  misères  indicibles, 
quelle  est  la  glorieuse  part  des  catholiques  ?  La  sta- 
tistique ne  le  dira  jamais,  parce  que  beaucoup  n'ont 
consulté  que  leur  cœur  et  ont  voulu  que  0  leur  main 
gauche  ignorât  le  don  de  leur  main  droite  »;  mais  la 
nation  tout  entière  le  sait  cl  l'Eglise  lui  est  apparue 
de  nouveau  comme  la  mère  et  la  consolatrice  de  tous 
les  affligés.  Sur  l'initiative  de  la  Société  d'Education, 
des  bourses  ont  été  fondées  pour  les  orphelins  et  les 
orphelines  de  la  guerre,  afin  que  les  enfants  des 
héros  morts  pour  la  Patrie  puissent  recevoir  une 
éducation  et  une  instruction  conforme  à  leur  situa- 
tion sociale;  partout  des  comités  se  sont  fondés  pour 
secourir  les  détresses  nées  de  la  guerre;  partout  le 
gouvernement  a  fait  appel  à  la  charité  catholique  et 
cet  appel  a  été  entendu.  Qu'il  s'agît  des  emprunts  du 
Crédit  national  destinés  aux  régions  dévastées  ou 
des  emprunts  nationaux,  le  ministre  des  Finances 
a  demandé  officiellement  aux  évêques  et  au  clergé 
leur  collaboration  patriotique.  Bref,  l'Eglise  catho- 
lique apparaît  plus  que  jamais  à  tous  les  regards 
comme  une  puissance  d'ordre,  d'apostolat  et  d'incom- 
parable charité  (Cf.  Raymond  Poincark,  Discours 
sur  les  prix  de  vertu,  Séance  publique  annuelle  de 
l'Académie  française  du  25  novembre   1920). 

Les  objections  contre  la  charité.  — Est-il  néces- 
saire, après  cela,  de  répondre  aux  vieilles  objections 
conlrelacharité?  Ne  tombent-elles  pas  d'elles-mêmes 
à  la  lumière  de  l'histoire?  On  disait  :  «  La  charité  a 
fait  son  temps;  le  règne  de  la  justice  va  commencer. 
La  solidarité  humaine  et  la  fraternité  des  peuples 
vont  accomplir  des  miracles.  »  Eternel  mirage,  tant 
de  fois  renouvelé  depuis  1789!  Et  voiciqu'une  guerre 
sans  précédent,  basée  sur  l'injustice,  commencée  par 
la  violation  d'un  Etat  neutre  et  conduite  par  des 
moyens  inhumains,  a  bouleversé  les  notions  uni- 
verselles de  la  morale  et  du  droit,  a  semé  dans  le 
monde  entier  la  discorde  et  la  haine,  et  pour  avoir 
ajourné  à  des  temps  meilleurs  le  règne  de  la  justice, a 
rendu  plus  nécessaire  que  jamais  celui  de  la  charité. 

Supprimer  la  charité  !...  Utopie  qui  n'a  même  pas  le 
mérite  d'être  généreuse.  Les  événements,  en  effet,  lui 
donnent  un  cruel  démenti.  En  attendant  le  retour  de 
l'âge  d'or  décrit  par  Ovide,  ou  la  cité  future  imaginée 
par  Jaurès  ou  enfin  le  paradis  bolcheviste  rêvé  par 
les  Slaves,  il  faut  vivre  dans  la  réalité  et  cette  réalité 
démontre  l'éternelle  vérité  de  la  parole  du  Christ  :  0  11 
y  a  toujours  des  pauvres  parmi  vous  »,  et  dès 
lors  la  charité  aura  toujours  l'occasion  de  s'exercer. 
La  guerre,  en  bouleversant  les  classes  et  les  for- 
tunes, n'a-t-elle  pas  créé  «  les  nouveaux  pauvres  »  à 
côté  des  «  nouveaux  riches  »  ?  Quelle  que  soit  la 
perfection  de  l'humanitéfuture,  l'inégalitédesintelli- 
gences,  des  talents  et  des  vertus  provoquera  toujours 
l'inégalité  des  fortunes,  indépendamment  des  causes 
physiques  et  matérielles  de  pauvreté,  comme  le  fait 
d'habiter  dans  desrégions  exposées  aux  inondations, 
aux  tremblements  de  lerre.aux  éruptions  volcaniques 
ou  aux  invasions  d'un  peuple  belliqueux,  ou  comme 
la  perte,  pour  les  enfants  en  bas  âge,  des  soutiens 
naturels  que  sont  leurs  parents.  Il  y  aura  donc  tou- 
jours des  orphelins,  des  êtres  disgraciés,  des  invali- 
des de  naissance  ou  d'accident,  des  vieillards  sans 
ressources  pour  leurs  derniers  jours.  Et  à  tous  ces 
êtres  qui  auront  d'autant  plus  besoin  d'affection 
qu'ils  seront  plus  déshérités,  l'assistance  de  l'Elat 
pourra  bien  donner  le  pain  quotidien  ;  mais  son 
administration  anonyme,  irresponsable,  grassement 
rétribuée,    aux    yeux    de    laquelle     le    malheureux 


1733 


PAUVRES  (LES)  ET  L'ÉGLISE 


1734 


sentira  qu'il  n'est  qu'un  numéro,  destiné  avec  les 
numéros  voisins  à  faire  vivre  des  fonctionnaires 
qui,  leurs  huit  heures  terminées,  auront  hâte 
de  retrouver  leur  foyer  ou  leurs  plaisirs,  ne  pourra 
jamais  supporter  la  comparaison  avec  les  initia- 
tives privées,  encadrées  et  associées  dans  un  but 
unique  de  charité  et  de  dévouement  déaintéressé. 
Une  femme  qui  aura  voué  sa  vie,  pour  l'amour  de 
Dieu,  au  soin  des  pauvres  et  des  malades,  trouvera 
dans  sa  foi  et  dans  son  idéal  divin  des  trésors  de  sym- 
pathie et  d'amour  maternel  pour  les  déshérités  de 
ce  monde  qu'une  mercenaire  ne  possédera  jamais. 
La  charité,  c'est  l'amour  du  prochain  dans  l'amour 
de  Dieu,  car  les  deux  commandements  n'en  font  qu'un. 
C'est  donc  ce  qu'il  y  de  plus  grand  dans  l'humanité  I 
<i  Une  sœur  de  charité,  a  dit  Lacordaire,  est  une 
démonstration  complète  du  christianisme.  »  Incon- 
nue avant  lui,  elle  en  est  la  lleur  la  plus  pure.  Elle 
sait  se  pencher  doucement  sur  toutes  les  douleurs  et 
les  consoler  par  le  divin  rayonnement  de  sa  vertu  et 
de  sa  foi.  C'est  pourquoi,  loin  d'être  un  anachronisme, 
la  charité  sera  toujours  actuelle, parce  qu'elle  durera 
autant  que  le  christianisme,  c'est-à-dire  autant  que 
le  monde. 

XI.  —  Bibliographie 

I.  Sur  les  pauvres  avant  Jésus-Christ.  —  Allard 
(Paul),  L'esclavage  romain,  dans  Les  esclaves 
chrétiens...  livre  l'^,  3'  édit.,  1900.  — Amelineau, 
ISssai  sur  l'évolution  historique  et  philosophique 
des  idées  morales  dans  l'Egypte  ancienne,  in-8, 
1895. —  Boissier(G.),  La  religion  romaine  d'Auguste 
aux  Antonins.  —  Bertrin  et  Mangenot,  discussion 
sur  les  temples  d'Esculape,  lievue  du  Clergé  fran- 
çais, 1915-1918.  —  D'  Briau,  L'assistance  médicale 
chez  les  Romains,  in-8,  186g.  —  Daremberg  et 
Saglio,  Dict.  des  Antiquités,  aux  mots  :  Alimen- 
tarii puelli  et  puellae,  Aitica  respublica  (Fustel  de 
Coulanges),  Eranos  (Th.  Reinach),  Helotae{LécTi- 
vain),  Krypteia.  —  Lenormant,  llist.  ancienne  des 
peuples  de  l'Orient  jusqu'aux  guerres  médiques, 
t.  I,  Paris,  i88î;  Etudes  accadiennes.  —  Le  Page 
Renouf,  The  Egyptian  Book  of  tite  dead,  Londres, 
1904.  —  Martin  (François),  Lettres  assyriennes  et 
haliyloniennes,  Lievue  de  l'Lnsl.  cath.  de  Paris,  1901 . 

—  Maspero,  Ilist.  anc.  des  peuples  de  l'Orient 
classique,  I,  Paris,  1896.  —  Oppert,  IList.  des 
empires  de  Chaldée  et  d'Assyrie.  —  Pierret,  Le 
Livre  des  morts  des  anciens  Eg\ ptiens,  Paris,  igoj. 

—  Sayce,  Social  li/c  among  the  Assyrians  and 
Dabylonians,  in-12,  Oxford,  1898.  —  Virey  (Ph.), 
La  religion  de  l'ancienne  Egypte,  Paris,  igog; 
Papyrus  Prisse,  Bibliolh.  de  l'Ecole  des  lltes- 
Etudes,  fasc.  LXX,  in-8,  1887.  —  Wallon,  Ilist. 
de  l'esclavage,  t.  I.  —  Et  passim,  les  auteurs 
classiques  grecs  et  romains,  Aristote,  Platon, 
Déraosthène,  Xénophon,  Homère,  Aristophane, 
Caton,  Cicéron,  Columelle,  Horace,  Juvénal, 
Pline,  Sénèque,  Suétone,  Tacite,  Varron,  etc. 

II.  Sur  les  pauvres  après  Jésus-Christ.  —  La 
bibliographie  est  si  abondante  que  nous  devons 
nous  bornera  quelques  noms.  —  Adhémar  d'Alès, 

Sainte  Mélanie  la  Jeune.  Etudes,  20  juillet  et  \ 
20  août  1906.  —  Allier  (Raoul),  La  Cabale  des 
Dévots,  in-12,  Paris,  A.  Colin,  1902,  —  Argenson 
(René  de  Voyer  d'),  Annales  de  ta  Compagnie  du 
Saint-Sacrement,  publiées  par  Dom  Beauchet- 
Filleau,  in-8,  Marseille,  1902.  —  .S.  Augustin, 
Enarratio   in  psalmum  85,    P.L.   XXXVI  ;    Sermo 

VIII in  quadrag.;  Sermo  LXXXV,  6,  P.I.  XXXVIH. 

—  S.  Astère,  Homélie  II,  De  l'économe  infidèle, 
P.  G.  XI.    —  Baudrillart  (André),  La  charité  aux 


premiers  siècles  du  christianisme,  une  broch.ôap. 
Collect.  Science  et  Religion,  Paris,  igoS.  —  Baunard 
(Mgr),  Un  siècle  de  l'Eglise  de  France  ;  Vie  du 
Vicomte  Armand  de  Meliin  ;  OEuvres  saintes  {Con- 
férences de  S.-Vincent-de-Paul,  Petites  Sœurs 
dgs  Pauvres,  Asile  des  Femmes  incurables,  etc.), 
de  Gigord,  1919.  —  Beck  (T.  J.),  Art.  Poor  in 
The  catholic  Éncyclopedia,  New-York.  —  Brandt 
de  Galametz,  Le  Bureau  des  pauvres  d'Abbeville  et 
ses  commissaires  de  15S0  à  1725,  in-8,  Abbeville, 
1904.  —  houdroHAbhé),  L'Hntel-Vieu  de  Beaune, 
in-8,  Beaune,  1882.  —  Cahen  (Léon),  Les  idées 
charitables  à  Paris  au  XVII"  siècle,  d'après  les 
règlements  des  Confréries  paroissiale.^.  Revue 
d'Hisl.  moderne  et  contemporaine,  mai-juin  igoo; 
Le  grand  bureau  des  pauvres  de  Paris  au  milieu 
du  XVll'  siècle,  in-8,  Paris,  1902.  —  Camerlinck, 
Vie  de  saint  Léger,  évéqug  d'Autun,  in-12,  Paris, 
Lecotfre,  1910.  —  Castelnau  (MicheUle),.T/t'moirf«, 
1.  I,  ch.  6,  1.  V,  ch.  I",  Collect.  Petitot,  t.  XXXlll. 

—  Champagny  (F.  de),  la  charité  chrétienne  dans 
les  premiers  siècles  de  l'Eglise,  in-12,  i856.  — 
Chevallier  (Em.),  La  Loi  des  pauvres  et  la  Société 
anglaise.  Organisation  de  V .issistance  publique  en 
Angleterre,  in-8,  Paris,  1892.  —  Chrysostome 
(S.  Jean),  De  Anna,  sermo  v,  3,  P.  G.  LUI,  etc.  — 
Clément  d'Alexandrie,  Quel  riche  peut  être  sauvé? 
P.  G.  XI.  —  Concile  de  Trente,  Sess.  vu,  c.  i5, 
Sess.  XXII,  c.  8,  Sess.  xxiii,  c.  i,  Sess.  xxv,  c.  8; 
décrets  relatifs  aux  hôpitaux.  —  Cyprien  (Saint), 
Epist.  IV,  P.L.  IV.— Goste  (Pierre),  Saint  Vincent 
de  Paul  et  les  Dames  de  la  Charité,  avec  introduc- 
tion de  M.  Etienne  Lamy,  in-8,  Paris,  Bloud,  1917. 

—  Debize  (Abbé  E.),  L'éducation  de  la  charité, 
in-12,  Paris,  de  Gigord, igi  1.  —  Desvaux  (Abbé), 
L'assistance  des  pauvres  dans  le  diocèse  de  Séez 
pendant  les  famines  de  1662  et  1692,  in-8,  Alençon, 
1900.  —  Duchesne  (Mgr),  Le  Liber  ponti/icalis, 
in-4,  3  vol.,  18861892.  —  Feillet,  La  misère  au 
temps  de  la  Fronde  et  saint  Vincent  de  Paul, 
in-12.  —  Ferrero  (Guglielmo),  La  ruine  de  la 
civilisation  antique.  Revue  des  Deux-Mondes, 
i5  février  1920.  —  Gasquet  (Cardinal),  Henri  VIU 
et  les  monastères  anglais,  traduct.  française, 
a  vol.,  in-8,  1894.  —  Goyau  (Georges),  Sainte 
Mélanie,  collect.  Les  Saints,  Lecoffre,  1907  ;  Les 
Dames  de  la  Charité  de  Monsieur  Vincent 
(1611-1660),  Paris,  Art  catholique,  1918.  — 
Grandmaison  (Geoffroy  de),  La  Congrégation 
(1801-1830),  'in-S,  Paris,  Pion,  2'  édit.,  1912.— 
Grégoire  de  Nazianze  (Saint),  Oraison  funèbre  de 
saint  Basile,  discours  53,  P.  G.  XXXVI  (sur  la 
Basiléide).  —  Hélyot,  Ilist.  des  Ordres  monas- 
tiques,8  vol. —  Janssen,  Geschichte  des  Deutschen 
Volkes.i.  11,  1897.—  Jorey  (Ch.),  Le  Père  Guevarre 
et  les  Bureau.x  de  Charité  au  XVII'  siècle,  Annales 
du  Midi,  1889.  —  Joergensen  (J  ),  Saint  François 
d'Assise,  sa  vie  et  son  œuvre,  Paris,  Perrin,  igiS. 
in-4.  —  Kannengieser  (Mgr),  L'abbé  Simonis,  dé- 
puté au  Reichslag,  supérieur  des  Sœurs  de  Nieder- 
bronn,  Paris,  1914.  —  Lallemand,  Histoire  de  la 
Charité,  4  vol.  in-8,  Paris,  Picard,  igoS-igia.  — 
Lanzac  de  Laborie(Lcon  de),  Paris  sous  Napoléon, 
t.  V;  LyC  fondateur  de  la  Société  de  Saint-Vincent- 
'!e-Paul  dans  Ozanam,  le  livre  du  Centenaire, 
Paris,  1918.  —  Lavisse,  Histoire  de  France,  Ha- 
chette.—  Leceslre,  Arras  sous  la  Révolution,  t.  Il 
—  Lefébure  (Léon),  L'Of/ice  central  des  œuvres 
charitables  ;  L'Organisation  de  la  charité  privée 
en  Erance,  Paris,  1900.  —  Le  Grand  (Léon),  Zes 
Maisnns-.Olen.  Leurs  statuts  au  XIII^  siècle 
lievue  des  Questions  Historiques,  i"  juillet  1896 
Règlement  de  la  :?proserie  d'Epernay  (iHb),  in-8 


1735 


PECHE  ORIGINEL 


1736 


Epernay,  1908;    La  prière  des   malades  Juns  les 
hôpitaux  de  Suint-Jean  de  Jérusalem,  in-8,  Paris, 
1896.    —    L'Estoile,     Mémoires-Journaux,    coUect. 
Pelitot,   t.  XLV.   —  Lecoy  de    la    Marche,    Saint 
Martin,    in-8,   Maine,  i8yo;    La   fondation  de    la 
France,    du  IV'    au    VI'  siècle,  Desclée,   i8g3.  — 
Mackay  (Thomas),  ^    history  of  the   English  poor 
lai'',    3    vol.    in-8,     London,     1899.     —    Marbeau 
(Eugène),  ia  taxe  des  pauvres  à  Abbeville  au  XVI' 
siècle.  —   Manuel    des    dv/ires,  institutions   reli- 
gieuses   et   charitables    de    Paris    et    principaux 
établissements  des  déparlements  pouvant  recevoir 
des  orphelins,  des    indigents    et   des    malades   de 
l'aris,  in-12,  Paris,   de   Gigord,    1912.    —   Monta- 
lerabeil,  Les  moines  d'Occident,  Lecolfre,    3*  édit., 
1868;  Suinte  Elisabeth,  in-8,  6'  édit.,  Paris,  1862. 
—  Mourret,   Histoire    Générale  de  l'Eglise,  Paris, 
1905-1920.    —    Ozanam,    Le   livre  du   Centenaire, 
in-8,      Paris,     igiS.   —     Palraa  Gayet,    Chronique 
septénaire,    oollect.    Michaud    et   Poujoulat,  t.    II 
et  VII.  —  Picot,  Essai  historique  sur  l'influence  de 
la  religion  en  France  au  XVII'^  siècle,  in-8,  2  vol. 
1826.  —  Pitra  (Dom),  Histoire  de  saint  Léger  etde 
l'Eglise    des     Francs     au    Vil'    siècle,    1846.    — 
Poincaré   (Raymond),   Discours  sur    les    prix    de 
vertu,    séance    publique   annuelle   de    l'Académie 
française,    du  26    novembre    1920.    —  RampoUa 
(Cardinal),    Santa     Melania     Giuniore,   senatrice 
romana,  Rome,  igoS.  —  Jtèglenientdela  Compagnie 
de  Charité    de    la   Paroisse    de    Saint-Andrédes- 
Arcs  (ibbi).  Bibl.  Nat.  pZ4,  Jiésfrve.  —  Règlement 
de  la  Compagnie   instituée  pour  le  restablissemerit 
des  pauvres  familles   honteuses  de  la  paroisse  de 
Saint-Eustache  (i654),  .Soc.  des  Bibliophiles  fran- 
çais, 1903,  Rib.  Nat.  Réserve.  —  -Saglier  (L.).    Vie 
de    saint    Jean    de     Dieu,    in-8,    Paris,    1877.    — 
Schall,   Adolphe    /laudon  (,tS19-lSSS),  in-8,  Paris, 
1897. -Tertullien,.4,)o/u,i;., XXXIX.— T()llemer(.\.), 
Des     origines     de    lu    charité     catholique,    Paris, 
Champion,  i865   et  au  Séminaire  de  Coigny,  par 
Prétot  (Manche).  —  Tocco  (Felice),    La  questione 
délia  povertà  nel  secolo  XIV,  secondo  nuovi  docu- 
menti,  \n-i(>,  3ii  p.,  Napoli,  1910.  — Vilry  (J.  de), 
Historia  occidentalis.  De   Uospitalibus  paujirrum 
et  domibus    leprosoriim.    Douai,    1697.   —    ÀVines 
(Frederick),  Report    on  pauperism    m    the   United 
States,  2  vol  ,  in-4,  Washin;_'ton,   i8y6. 

Louis  Prunel. 


PÉOHÈ  ORIGINEL.  —  1.  Le  dogme  et  ses  adver- 
saires. —  II.  Fondements  du  dogme.  —  III.  Déter- 
mination plus  précise  de  la  doctrine.  —  IV.  Objec- 
tions. 

I.  Ledogmeetse^  adversaires.  — -L'Eglise catho- 
lique enseigne  que  loule  créature  humaine,  descen- 
dant d'Adam  par  voie  de  génération  naturelle,  con- 
tracte au  premier  instant  de  son  existence  un  péché 
que,  pour  cela  même,  on  nomme  originel.  Parfois 
cependant,  le  péché  commis  au  Paradis  terrestre  par 
notre  premier  père  se  nomme  aussi  originel, comme 
se  rattachant  à  l'origine  de  notre  race.  La  distinc- 
tion entre  les  deux  acceptions  est  d'autant  plus 
importante,  qu'entre  le  péché  originelconsidérédans 
les  descendants  d'Adam,  auxquels  il  est  transmis 
comme  par  héritage(/)ecca/H/?!  originale  uriginatim), 
et  le  même  péché  considéré  dans  Adam  ou  dans  sa 
source  (neccutum  originale  originans),  il  existe  une 
connexion  non  pas  seulement  étroite,  puisqu'il  va 
entre  eux  le  rapport  d'effet  e*  de  cause,  mais  encore 
essentielle,  en  ce  sens  qu'on  ne  peut  expliquer  ni 
même  concevoir  exactement  l'un  sans  l'autre. 


i.  Le  péché  originel  dans  Adam.  —  u  Si  quelqu'un 
refuse  de  reconnaître  qu'Adam,  le  premier  homme, 
ayant  t-ansgressé  dans  le  Paradis  le  précepte  divin, 
perdit  aussitôt  la  sainteté  et  la  justice  dans  laquelle 
il  avait  été  établi, et  encourut  par  celte  prévarication 
coupable  la  colère  et  l'indignation  de  Dieu,  et  par 
suite  la  mort  dont  Dieu  l'avait  auparavant  menacé, 
et  avec  elle  la  servitude  sous  le  pouvoir  de  celui  qui, 
dès  lors,  eut  l'empire  de  la  mort,  c'est-à-dire  du 
démon,  et  que,  par  ce  péché,  Adam  subit  une  dété- 
rioration dans  tout  son  être,  corps  et  àme,  qu'il  soit 
anathème.  »  Concile  de  Trente,  sess.  v,  can .  1.  Dbn- 
ziNGER,  Enchiridion  symbolorum,  n.  788  (670).  Deux 
points  sont  directement  énoncés  dans  cette  doctrine. 
D'abord,  la  prévarication  formelle  ou  l'acte  de  déso- 
béissance dont  le  premier  homme  se  rendit  coupaWe 
au  Paradis  terrestre,  et  qui  attira  sur  lui  la  colère  et 
l'indignation  divine.  Puis, l'état  de  détérioration  qui 
fut  le  châtiment  de  sa  faute, elqui  l'affecta  dans  tout 
son  être,  par  lapertedesdons  gratuitspréccdemment 
reçus.  Ce  second  point  entraîne,  commeprésupposé, 
l'élévation  d'Adam  à  un  état  surnaturel,  c'est-à-dire 
dépassant  les  forces  et  les  exigences  de  la  nature; 
état  où  deux  sortes  de  dons  sont  à  distinguer  :  les 
dons  essentiellement  surnaturels,  grâce  sanctiliante 
et  tout  ce  qui  s'y  rattache;  et  les  dons  dits  [>réterna- 
turels,  qui  perfectionnaient  la  nature  elle-même, 
mais  au  delà  de  ses  exigences  propres,  comme 
l'exemption  de  la  concupiscence,  de  la  douleur  etde 
la  mort,  ou  dons  d'intégriié,  d'impassibilité  et  d'im- 
mortalité. La  perte  de  tous  ces  dons  eut  pour  résul- 
tat une  double  déchéance  :  dans  l'ordre  surnaturel, 
déchéance  absolue;  dans  l'ordre  naturel,  déchéance 
à  tout  le  moins  relative,  c'est-à-dire  proportionnée 
au  degré  de  perfectionnement  qu'en  Adam  la  nature 
elle-même  recevait  des  dons  préternaturels. 

2.  Le  /léché  originel  dans  les  descendants  d'Adam. 
—  Si  le  premier  homme  n'avait  reçu  les  dons  primi- 
tifs qu'à  titre  personnel, il  aurait  pu  les  perdre  pour 
lui  seul;  mais  il  les  avait  reçus  comme  un  apanage 
de  la  nature  humaine  telle  que  Dieu  avait  daigné  la 
conslituer;  de  là  vint  qu'en  sa  personne  il  y  eut 
déchéance  de  toute  la  race,  et  déchéance  accompa- 
gnée d'une  transmission  de  péché,  suivant  la  doc- 
trine exprimée  dans  le  second  canon  du  concile  de 
Trente  :  «  Si  quelqu'unsoutient  que  la  prévarication 
d'Adam  n'a  été  préjudiciable  qu'à  lui  seul,  et  non 
pas  à  sa  postérité;  et  qu'il  a  perdu  pour  lui  seul, et  non 
pas  aussi  pour  nous,  la  justice  et  la  sainteté  qu'il 
avait  reçues;  ou  qu'élanl  souillé  lui-même  par  le 
péché  de  désobéissance,  il  n'a  transmis  au  genre 
humain  que  la  mort  et  autres  peinesdu  corps, etnon 
pas  le  péché,  qui  est  la  mon  de  l'àme  :  qu'il  soit 
anathème.  Car  il  contredit  ouvertement  l'Apùtre 
disant  que  le  péché  est  entré  dans  le  monde  pur  un 
seul  homme,  et  la  mort  par  le  péché,  et  qu'ainsi  la 
mort  est  passée  dans  tous  tes  hommes,  tous  a^ant 
péché  dans  un  seul.  «  Doctrine  confirmée  dans  les 
deux  canons  suivants  :  le  troisième,  oii  il  est  dit  du 
péché  originel  qu'étant  0  un  dans  sa  source,  origine 
unum,  et  transmis  à  tous,  non  par  imitation,  mais 
par  propagation,  il  devient  propre  à  chacun,  uniciii- 
que  proprium  »  ;  le  quatrième,  où  la  génération  est 
mentionnée  comme  moj'en  de  transmission  :  (yuoii 
generatione  contraxerunt.  Il  s'agit  d'une  génération 
humaine  normale,  avec  concours  des  deux  sexes,  et 
se  reliant  finalement  au  premier  homme,  comme 
premier  principe  actif  dans  la  propagation  de  l'ea- 
pèee,  suivant  l'explication  donnée  ailleurs  :  «  Le? 
hommes  ne  naîtraient  pas  injustes, s'ils  ne  naissaient 
pas  d'.\dam  par  voie  de  propagation  séminale,  car 
c'est  en  vertu  de  celle  propagation  qu'ils  lui  doivent 
de  contracter,   au  moment   où   ils  sont  conçus,  leur 


1737 


PECFIÉ  ORIGINEL 


1738 


propre  injustice.  »Sess.  vi,  ch.  3,  Denzinoer,  n.  ^gS 

(677)- 

3.  Les  aayersaires.    —  Les    Pères   du    concile    de 

Trente  n'ont  fait  que    rééditer    les    condamnations 

portées,  plus  de    dix    siècles    auparavant,    dans  le 

second  concile  de  Milève, en  4  >6>  et  le  second  d'Orange, 

en  629.  Denzingrr,  n.  101  sq.,174  sq.(65  sq.,  lij/i  sq.). 

Les  pélagiens,  visés  dans  ces  documents, soutenaient 

d'une  façon  générale  que,»  dans  les  enfants, la  nature 

humaine  n'avait  pas  besoin  de  médecin, parce  (ju'elle 

était  saine,  et  que  dans  les  adultes,  elle   pouvait,  si 

elle  le  voulait,  se  suffire  à  elle-même  pour  acquérir 

la  justice  ».  S.  Augustin,  De  nul.  et  grat.,c.  \i,I'.l.., 

t.  XLIV,  col.  260. C'était  nier, explicitement  ouimpli- 

citement,  et  le  péché   originel,    et    son  présupposé, 

c'est-à-dire  l'existence  d'un  état  primitif  d'innocence 

et  de  justice,  fondé  sur  des  dons  surnaturels  et  pré- 

ternalurels  dus  à  la  pure  libéralité   du    Créateur,  et 

ses  conséquences,  notamment  l'impuissance  où  nous 

serions  actuellement  de  tendre  à  notre  lin   dernière 

par  les  seules  forces  de  notre    nature  ou   d'observer 

toute  la  loi  morale    et  d'éviter    tout    péché  sans   le 

secours  de  la  grâce. 

L'erreur  pélagienne  reparut  avec  la  Reforme.  Non 
que  les  chefs  mêmes  du  Protestantisme,  Luther  et 
Calvin,  aient  nié  le  dogme  du  péché  originel;  au 
contraire,  partant  de  ce  faux  principe,  que  les  dons 
possédés  primitivement  par  Adam  lui  étaient  essen- 
tiels ou  strictement  naturels,  ils  exagérèrent  la 
notion  de  la  déchéance  initiale,  en  y  voyant  une 
corruption  substantielle  ou  intrinsèque  de  la  nature 
humaine  et  en  tirant  de  là  les  conséquences  lesplus 
graves  :  impuissance  absolue  ou  négation  du  libre 
arbitre  dans  l'ordre  moral,  justification  par  la  foi 
seule,  caractère  positivement  vicieux  delà  concupis- 
cence, etc.  Ce  dernier  point  se  retrouve  dans  les 
Articles  de  Religion  de  l'Eglise  anglicane,  n.  g  : 
Concupiscence  and  lust  hath  of  itself  the  nature  of 
sin. 

Mais  d'autres  Réformateurs,  les  Sociniens  en  par- 
ticulier, allèrent  dans  une  direction  diamétralement 
opposée;  traitant  la  doctrine  traditionnelle  de  fable 
juive,  introduite  dans  l'Eglise  par  l'Antéchrist,  ils 
reprirent  en  substance  les  positions  de  Pelage  ou  de 
ses  disciples  sur  l'état  primitif  de  l'homme,  son  plein 
pouvoir  de  tendre  à  sa  Un  dernière  par  ses  propres 
forces  et  le  caractère  exclusivement  personnel  du 
péché  d'Adam;  sa  faute  n'ayant  nui  qu'à  lui  seul,  il 
n'y  a  plus  à  parler  de  déchéance  ou  de  tare  hérédi- 
t;iire. 

Ces  idées  se  sont  singulièrement  développées, 
au  xix*  siècle, dans  les  milieux  proteslantsqui  ont  subi 
l'influence  du  rationalisme,  dogmatique  ou  scienti- 
lique.  Le  récit  contenu  dans  la  Genèse,  ch.  tu,  devient 
une  fiction  poétique  ou  un  drame  mythologique,  in- 
terprété diversement,  mais  toujours  dans  un  sens 
exclusif  d'une  chute  originelle  ou  déchéance  com- 
mune. A  la  suite  de  Schiller,  beaucoup  ne  voient 
laque  0  le  premier  éveil  de  la  conscience  morale  avec 
le  sentiment  des  contradictions  douloureuses  qui 
l'accompagnent  toujours  ».  Aug.  Sabatier,  l.a  doc- 
trine de  l'expiation  et  son  évolution  historique, 
Paris,  1903,  p.  6.  Dans  un  autre  ouvrage,  l' Apôtre 
Paul,  3"  éd.,  Paris,  i8g6,  p.  3gi  s.,  le  même  auteur 
s'est  même  ingénié  à  retrouver  cette  conception  dans 
l'antithèse  établie  par  saintPaul,  I  Cor.,  11,  i4  ;  xv,  45  ; 
Rom.,  vir,i4,  entre  «  l'homme  animal, l'homraeretenu 
encore  dan  s  les  liens  de  la  vie  sensible  «,'iL';^izo;,T«,cj<iw;, 
et  l'homme  «  spirituel  »,TTvîuyc<ri/o;.  C'est  sur  des  bases 
semblables  ((u'une  reconstitution  de  l'ancien  dogme 
a  été  proposée  en  Angleterre  par  F.  R.  TENNANT.dans 
divers  ouvrages,  particulièrement  The  sources  of  the 
Doctrines  of  the  Fall  and  original  Sin,  Cambridge, 


igo3,  et,  plus  récemment,  art.  Original  Sin,  dans 
Encyclopaediii  of  Religions  and  Elhics,  éd.  J.  Has- 
tings,  vol.  IX  (Edinburgh,  1917),  p.  564- 

IL  Fondements  du  dogme.  —  L'Eglise  catholi- 
que invoque  en  faveur  de  sa  croyance  la  sainte 
Ecriture  et  la  Tradition.  A  défaut  d'un  développement 
qui  relève  de  la  théologie  dogmatique,  un  rapide 
aperçu  s'impose. 

La  preuve  scripturaire  est  dépendante  de  la  dis- 
tinction entre  lepéché  originel  considéré  dans  Adam 
ou  dans  ses  descendants.  Un  certain  nombre  de  tex- 
tes établissent  directement  une  faute  de  notre  i)re- 
mier  ancêtre,  accompagnée  d'une  déchéance  qui  s'est 
étendue  à  toute  sa  race,  et  c'est  en  étudiant  la  dé- 
chéance qu'on  peut  juger  de  l'état  qui  avait  précédé. 
Faute  et  déchéance  sont  rapportées  au  chapitre  troi- 
sième de  la  Genèse,  mais  le  développement  ultérieur 
de  la  révélation  divine  apporte  des  déterminations 
ou  des  compléments,  il'où  résultent  les  données  sui- 
vantes. Dieu  édicté  la  mort  corporellecontre  l'homme 
en  punition  du  premier  péché;  l'arrêt  vaut  pour 
Adam  et  pour  tous  ses  descendants  :  Gen.,  11,17;  m, 
3,  ig;  Sop.,  Il,  23-24;   Jiccli.,  xxv,  33;  Rom.,    v,    12; 

I  Cor.,  XV,  2  1-22.  La  concupiscence  fait  son  appari- 
tion avec  la  faute  de  nos  premiers  parents  et  en 
conséquence  de  cette  faute;  elle  s'attache  ensuite, 
comme  une  infirmité  congénitale,  à  tout  homme  nais- 
sant d'Adam  :  Ps.,  l,  7;  Juh,  xiv,  4;  xv,  i4  ;  Rom., 
VII,  i4  sq.  La  justice  et  la  sainteté  originelles  sont 
conlenuis  iniplicitenient  dans  Gen.,  i,  26-27  et  insi- 
nuées dans  Eccli.,yi.vu,  5- 10.  En  face  de  ces  textes 
sacrés,  quelques  passages  de  livres  apocryphes  ont 
aussi  leur  intérêt,  non  comme  sources  du  dogme, 
mais  comme  indices  de  croyance.  L'introduction  de 
la  mort  par  le  péché  y  est  affirmée,  avec  lien  de  so- 
lidarité entre  Adam  et  sa  race  :1V /ist/r.,  m,  21  ;vii,  48; 
Livre  d'Enoch  (étliiop.),  Lxix,  11;  Livre  des  secrets 
d'Uénoch(sl^von,  recens.  A),  xxx,  16;  xLi,  i;  Apec, 
de  llaruch,  xvii,  2-3;  xxiii,  4;  Lvi,  5.  De  même,  la 
transmission  d'une  infirmité  morale  permanente, 
d'un  mauvais  germe  de  péché  :  IV  Esdr.,  m,  22  ; 
IV,  3o.  L'état  d'innocence  et  de  justice  originelle,  par 
là  même  supposé,  est  aussi  parfois  exprimé  :  Livre 
d'Hcnoch  (élhiop.),  Lxix,  1 1  ;  mais  la  nature  des  dons 
primitifs  est  peu  précisée.  Saint  Paul  complète  l'en- 
seignement, quand  il  présente  notre  justification  et 
notre  sanctification  en  Jésus-Christ  comme  un  retour 
à  lajusticeetà  la  sainteté  primitives  :  Eph.,i\,  22-2!i  ; 

II  Cor.,v,i'}  ;  To/.,  III,  9- 10.  «Ainsi  la  connaissance  de  ce 
queleSauveur  a  rendu  àThomme,  nous  révèle  ce  qui 
fut  donné  dans  le  commencement  »,  suivant  la  juste 
remarque  de  Moehleb,  La  Symbolique,  Irad.  Lâchât, 
lîesançon,  i836,  t.  I,  p.  5. 

Déjà,  dans  l'un  ou  l'autre  des  textes  précédents  : 
Ps.,i.,  7,  in  iniquitatihus  conceptus  suni,  et  Job,xiv,  4. 
de  immundo  conceptam  semine,  l'idccd'une  souillure 
ou  d'un  péché  qui  s'attache  à  l'enfant  conçu  semble 
s'associera  celle  d'une  simple  déchéance.  Toutefois 
la  pleine  lumière  ne  brille,  sur  ce  point,  que  dans  le 
Nouveau  Testament.  Saint  Paul  parle  <le  tout  homme 
comme  sujet,  par  nature  ou  naissance,  à  la  colère 
divine,  Eph.,  11,  3:  tsV/k  }.ùj£i  àp-/f,i.  Mais  le  texte  capi- 
tal, celui  que  les  conciles  ont  invoqué,  se  trouve  dans 
Rom.,  V,  12-19.  L'Apôtre  ne  touche  la  matière  qu'in- 
cidemment, à  propos  de  l'œuvre  rédemptrice  de  Jésus- 
Christ  qu'il  exalte  en  l'opposant  à  l'œuvre  néfaste 
de  notre  premier  père  ;  circonstance  qui  n'enlève  rien 
à  la  force  ni  à  la  valeur  de  l'affirmation  :  «  .\insi 
donc,  comme  par  un  seul  homme  le  péché,  n  «|j.K/5Tia, 
est  entré  dans  le  monde,  et  par  le  péché  la  mort,  et 
que  de  la  f^orte  la  mort  a  passé  dans  tous  les  hom- 
mes (en  celui)  en  qui  tous  ont  péché,  in   quo  omnes 


1739 


PECHE  ORIGINEL 


1740 


peccaverunt...  ou,  suivant  le  texte  grec  :  parce  que 
tous  ont  péché,  if  iJ  TiKvrt;  f.fiapTm...  »  La  mort  et  le 
péché  sont  nettement  distingués,  dans  les  deux 
textes,  sous  la  raison  d'effet  et  de  cause  ;  si  donc  la 
mort  atteint  réellement  toute  créature  humaine,  ce 
ne  peut  être  en  vertu  d'un  péché  actuel  ou  stricte- 
ment personnel,  car  un  tel  péché  n'est  pas  possible 
pour  les  enfants,  mais  seulement  en  vertu  d'une  cul- 
pabilité commune  ou  d'un  état  équivalent  qui  résulte 
de  la  faute  du  premier  père.  Envisagées  ainsi  dans 
le  contexte,  les  deux  traductions  ne  diffèrent  qu'ac- 
cidentellement :  dans  la  Vulgale,le  sens  relatif  est  ex- 
primé; dans  le  grec,  il  n'est  pas  exprimé,  mais  il  s'y 
trouve  implicitement.  Ce  qui  arrache  à  un  exégète  pro- 
testant cet  aveu  que, si  la  traduction  latine  estgramma- 
ticalement  inexacte,  le  sens  exprimé  reste  substantiel- 
lement vrai  :  u  The  rendering  of  the  Vulgate...  is 
gramraalically  wrong...,  y  et  essentially  right.  »  A.  B. 
BROCE,5//'a»7's  conception  of  ckristianity .'Eàiiïhnigh, 
1896,  p.  i3o.  La  suite  du  texte,  v.  18-19,  ^^  fait  que 
confirmer  l'interprétation  précédente  :  «  Ainsi  donc, 
comme  c'est  par  le  péché  d'un  seul  que  la  condam- 
nation est  venue  sur  tous  les  hommes,  c'est  aussi  par 
la  justice  d'un  seul  que  vient  à  tous  la  justiQcation 
qui  donne  la  vie.  De  même,  en  effet,  que  par  la  dé- 
sobéissance d'un  seul  un  si  grand  nombre  ont  été 
constitués  pécheurs,  '}.,uxpTM)'J  x«rc7Tx6y,7cr.-j,  de  même 
aussi  par  l'obéissance  d'un  seul  un  si  grand  nombre 
seront  constitués  jvistes,  ôizaiîi  xyTc^ry.Wianrxi.  »  Tout 
ce  passage  n'est  qu'une  antithèse,  sous  le  rapport  de 
la  justification  et  du  salut,  entre  le  premier  et  le 
second  Adam,  antithèse  qui,  dans  la  pensée  de  l'A- 
pôtre, n'est  pas  fortuite,  car  elle  apparaît  déjà  en 
germe  dcins  I  Cor.,  xv,  22,  comme  le  remarque  Lioht- 
FooT,  Notes  on  Epistles  of  St  Paul,  Londres,  p.  289. 
Elle  est,  d'ailleurs,  en  pleine  concordance  avec  la 
mission  rédemptrice  de  Jésus-Christ:  sauver  tous  les 
hommes,  y  compris  les  enfants,  Matth.,  xviii,  lo-i  i  ; 
or,  le  salut  n'est-il  pas  présenté  dans  les  Evangiles 
comme  une  déli\Tance  dupéohé  et  une  réconciliation 
avec  Dieu? 

A  la  sainte  Ecriture  s'ajoute  la  Tradition.  Les  con- 
ciles invoquent  spécialement  l'usage  antique  de 
baptiser  les  enfants,  non  pas  seulement  pour  leur 
conférer  un  droit  d'entrée  au  royaume  des  cieux, 
suivant  l'interprétation  pélagienne,  mais  pour  effacer 
en  eux,  grâce  au  sacrement  de  la  régénération,  la 
souillure  que  tous  contractent  du  fait  même  de  leur 
génération;  ut  in  eis  regeneratione  mundetiir,  quod 
generationo  contraxerunt.  Milev.n,  caxv.  2;  Trident., 
sess.  V,  can.  l^.  Mais,  parallèlement  à  l'usage,  il  y 
avait  la  croyance,  consignée  dans  les  témoignages 
des  Pères,  soit  qu'ils  atTirraent  ou  supposent  la  soli- 
darité d'.\dam  et  de  ses  descendants  dans  la  récep- 
tion et  la  perte  des  dons  primitifs,  soit  qu'ils  ratta- 
chent à  la  faute  du  premier  ancêtre  l'état  de  déchéance, 
non  seulement  physique,  mais  morale,  où  se  trouve 
actuellement  la  famille  humaine.  En  défendant  l'exis- 
tence du  péché  originel  comme  point  de  croyance 
catholique,  saint  Augustin  avait  si  peu  conscience 
d'innover,  qu'il  en  appelait  contre  les  Pélagiens  aux 
Pères  qui  l'avaient  précédé  dans  les  pays  les  plus 
divers  :  Cyphibn  de  Carthage,  Basile  de  Gappadoce, 
Grégoire  de  Nazianze,  Hilaire  de  Gaule,  Ambroisb 
de  Milan.  Contra  Jiilianum,  1.  I,  vi,  n.  22,  P.  /.., 
t.  XLIV,  col.  655.  A  ces  noms  il  joignait  celui  de 
saint  Jean  Chrysostome,  dnnt  il  venait  de  citer  ces 
paroles,  tirées  d'une  homélie  ad  neophytos  :  «  Nous 
baptisons  les  enfants  eux-mêmes,  bien  qu'ils  n'aient 
point  de  péchés,  pour  leur  procurer  la  sainteté,  la 
justice,  l'adoption,  le  droit  à  l'héritage,  la  fraternité 
avec  le  Christ,  l'honneur  d'être  ses  membres  et  les  | 
temples  du  Saint-Esprit.  »  Parler  ainsi,  n'est-ce  pas 


supposer  dans  les  enfants  non  baptisés  la  privation 
de  la  sainteté,  de  la  justice  et  des  autres  dons  qne 
notre  premier  père  avait  reçus,  comme  chef  de 
l'humanité? 

L'afDrmation  incidente,  que  les  enfants  sont  sans 
péchés,  xxiTot  ày«/5Tv;/jiaTa  oùx  iyo-jx'/.,  n'exclut  donc,  sui- 
vant la  juste  remarque  de  saint  Augustin,  que  les 
fautes  actuelles  ou  strictement  personnelles,  dont  les 
enfants  sont  incapables.  Interprétation  confirmée 
par  un  texte  de  saint  Isidore  de  Péluse,  qui  peut 
servir  de  commentaire  à  celui  du  docteur  antiochien. 
A  cette  question,  posée  par  le  comte  Herminius  : 
Pourquoi  baptise-t-on  les  enfants  qui  sont  sans  'çé- 
chés,  TK  .Spspi)  «v«|j:àpT>ira  iVrot?  l'évêque  réplique  :  «  Il 
y  en  a  qui  se  contentent  de  dire  que  le  baptême 
efface  en  eux  la  tache  que  la  prévarication  d'Adam 
fait  passer  en  tout  homme  ;  c'est  là  une  réponse  par 
trop  sommaire  et  incomplète.  Pour  moi,  je  crois  que 
cela  se  fait;  mais  ce  n'est  pas  tout,  ce  serait  même 
peu  de  chose,  il  faut  ajouter  les  dons  qui  surpassent 
notre  nature.  »  Epist.,  1.  lU,  ep.  cxcv,  P.  G., 
t.  LXXVIII,  col.  880.  D'ailleurs,  des  Pères  grecs  plus 
anciens  que  saint  Jean  Chrysostome  ont  fait  usage 
du  terme  même  de  péché  en  parlant  et  d'Adam  pré- 
varicateur et  de  ses  descendants  rattachés  à  lui  par 
un  lien  de  solidarité.  'Voir,  dans  ce  Dictionnaire,  art. 
Marie  (Immaculée  Conception)  tom.  III,  col.  233,  et, 
dans  le  Dictionnaire  de  théologie  catholique,  t.  VII, 
col.  896  s.,  une  discussion  plus  développée  du 
point,  par  le  P.  Martin  Jugie. 

Les  preuves  d'Ecriture  sainte  et  de  Tradition,  qui 
viennent  d'être  esquissées,  sont  tirées  de  la  révéla- 
tion positive  ou  la  supposent;  ce  sont  des  preuves 
d'autorité.  Peut-on,  en  outre,  recourir  à  la  lumière 
naturelle  et,  par  son  moyen,  construire  un  argument 
d'ordre  proprement  rationnel?  Beaucoup  de  protes- 
tants, les  jansénistes,  un  certain  nombre  de  catho- 
liques attachés  à  l'apologétique  de  Pascal  ou  de 
filiation  traditionaliste,  ont  répondu  d'une  façon 
afîirmative  :  pour  eux,  les  maux  auxquels  l'homme 
est  présentement  soumis,  du  moins  les  maux  d'ordre 
moral,  en  particulier  la  concupiscence  telle  qu'elle 
sévit  en  nous  et  l'universalité  du  péché  qu'elle  en- 
traîne, sont  une  énigme  sans  la  chute  originelle.  On 
peut  donc,  en  partant  de  la  condition  actuelle  de 
l'humanité,  conclure  à  un  état  de  déchéance  et,  par 
suite,  à  une  faute  dont  la  responsabilité  pèse  sur  la 
race  et  chacun  de  ses  membres.  Mais,  en  établissant 
cette  preuve,  les  théologiens  protestants  ou  jansé- 
nistes supposent,  en  ce  qui  concerne  la  condition 
essentielle  de  notre  nature,  ses  forces  actuelles  et  le 
caractère  moral  de  la  concupiscence,  des  notions  que 
1  Eglise  catholique  considère  comme  erronées  et 
qu'elle  a  réprouvées,  soit  au  concile  de  Trente,  soit 
plus  tard  dans  les  actes  pontificaux  dirigés  contre 
Jansenius,  Bains,  Quesnel  et  le  pseudo-synode  de 
Pistoie.  Ces  fausses  notions  écartées,  il  paraît  impos- 
sible de  conclure  à  l'existence  d'une  chute  originelle 
sans  exagérer  la  valeur  des  indices  sur  lesquels  on 
s'appuie.  Les  misères  morales,  si  réelles  et  si  pro- 
fondes, qu'on  rencontre  dans  le  genre  humain,  sont 
intimement  liées  à  la  concupiscence,  et  celle-ci  est 
une  infirmité  naturelle,  résultant  de  la  constitution 
physique  de  l'homme,  laissé  à  ses  seuls  principes, 
soumis  aux  diverses  tendances  qui  surgissent  de  sa 
nature  complexe  et  des  conditions  extérieures  aux- 
quelles il  est  assujetti.  Tout  cela,  mal  moral  et  con- 
cupiscence, peut  donc  s'expliquer,  philosophique- 
ment, en  dehors  de  l'hypothèse  du  péché  originel. 
Mais  rien  n'empêche  de  chercher  dans  l'analyse 
psychologique  de  notre  nature,  considérée  dans  sa 
partie  supérieure  et  ses  aspirations  les  plus  nobles, 
des  indices  probables  d'un  état  de  déchéance  :  pro- 


1741 


PÉCHÉ  ORIGINF.L 


1742 


habiliter  suadcri  polest,  comme  dit  entre  antres  saint 
Thomas  d'Aquin,  Sumnia  contra  gentiles,  1.  IV,  c.  Lit, 
Et  rien  n'empêche  de  souligner,  dans  l'histoire  des 
religions,  diverses  traditions  antiques,  propres  à 
confirmer  les  données  de  la  révélation.  Voir  Le  Ba.- 
CHELET,  Le  péché  originel  dans  Adam  et  ses  descen- 
dants, l'e  part.,  ch.  m;  a"  part.,  cli.  iv. 

III.  Détermination  plus  précise  de  la  doctrine 
catholique.  —  Saint  Augustin  a  dit  du  péché  origi- 
nel que,  s'il  n'est  rien  dont  on  parle  plus  couram- 
ment, en  revanche  il  n'est  rien  qui  soit  plus  difficile 
à  comprendre  :  qiio  nihil  est  ad  praedicandum  notiiis, 
nihil  ad  intelligendum  secretiiis.  De  moribus  ecclesiae 
calh.,  1.  I,  c.  XXII,  n.  4o,  P.  L.,  t.  XXXII,  col.  l'iiS. 
Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  s'étonner  si,  en  cette 
matière,  on  ne  trouve  pas  dans  la  tradition  patristi- 
que  de  doctrine  nette  et  ferme,  en  dehors  des  points 
de  croyance  commune  que  les  anciens  conciles  ont 
fixés.  Quel  est  l'élément  constitutif  du  péché  originel 
et  comment  se  propagetil?  En  particulier,  faut-il 
attribuer  à  la  concupiscence  un  rôle,  et  quel  rôle, 
dans  cette  propagation?  Quelles  conséquences  ce 
péché  entraine-t-il,  en  ce  qui  concerne  les  forces 
actuelles  de  notre  nature  et  le  sort  linal  de  ceux  qui 
meurent  avec  la  seule  tache  héréditaire?  Autant  de 
questions  que  saint  Augustin  fut  amené  à  toucher, 
qui  l'emliarrassèrent  et  sur  lesquelles  il  a  pu  éraettfe 
et  a  parfois  émis  des  vues  personnelles  que  les  théo- 
logiens postérieurs,  malgré  leur  vénération  pour  le 
grand  docteur,  ne  se  sont  pas  crus  obligés  de  suivre 
en  tout.  La  solution  de  ce  problème  complexe  exi- 
geait, en  efTet,  un  progrès  préalable  dans  l'clucida- 
lion  de  certaines  notions  connexes;  telles,  notam- 
ment, la  nature  de  la  justillcation  dans  l'ordre  actuel 
et  la  délimitation  exacte  des  dons  naturels  et  des 
dons  surnaturels  ou  prélernaturels  dans  l'être  con- 
cret qui  fut  l'Adam  priinUiC. 

L'Eglise  elle  même  n'a  jamais  donné  de  déUnition 
ni  de  déclaration  oUiciellc  sur  tous  les  points  que 
nous  venons  d'énumérer,  en  particulier  sur  l'élé- 
ment propre  ou  spécitique  du  péché  originel  ;  toute- 
fois, les  diverses  réprobations  qu'elle  a  prononcées 
et  les  affirmations  qu'elle  a  posées  permettent  de 
dégager  une  notion,  à  la  fois  négative  et  positive, 
qui  suffit  à  l'apologiste  catholique.  Rappeler  cette 
notion  est  chose  d'autant  plus  opportune,  que  la 
plupart  des  objections  directes  contre  le  dogme  du 
péché  originel  viennent  de  faux  préjugés  ou  de  mal- 
entendus, et  qu'un  certain  nombre  n'ont  de  réelle 
valeur  que  contre  des  conceptions  étrangères  à  l'en- 
seignement de  l'Eglise  romaine  et  de  ses  représen- 
tants légitimes. 

a.  Ce  que  le  péché  originel  n'est  pas.  —  D'après 
les  principes  de  l'Eglise  romaine,  le  péché  originel 
ne  peut  pas  consister  dans  une  corruption  physique 
ou  intrinsèquede  la  nature  humaine,  quelle  que  soit 
la  manière  dont  on  entende  cette  corruption,  soit 
par  l'addition  d'éléments  positivement  vicieux,  soit 
par  la  soustraction  d'éléments  purement  naturels, 
comme  le  libre  arbitre  ou  la  capacité  de  faire  quel- 
que bien  d'ordre  moral.  Que  la  perte  des  dons  pri- 
mitifs ait  entraîné  dans  Adam  une  détérioration 
positive,  c'est  l'enseignement  formel  du  concile  de 
Trente  et  de  ceux  qui  avaient  précédé.  Mais  comme 
ces  dons  étaient  d'ordre  surnaturel  ou  préternatu- 
rel,  eette  détérioration  n'a  pas  atteint  la  nal\ire  hu- 
maine en  Adam  dans  ses  éléments  constitutifs  ou 
ses  propriétés  strictement  naturelles.  Saint  Pie  Va 
même  condamné  cette  proposition  de  Baius,  la  55'  : 
«  Dieu  au  début,  n'aurait  pas  pu  créer  l'homme  tel 
qu'il  naît  maintenant.  »  Denzinobr,  op.  cit., 
n.  io55(935). 


Le  péché  originel  ne  consiste  pas  dans  la  concu- 
piscence, prise  en  elle-même  et  considérée  soit 
comme  une  empreinte  morbide,  soit  comme  un 
vice  positif.  A  la  vérité,  la  concupiscence  peut 
s'appeler  péché,  mais  dans  un  sens  métaphorique, 
comme  cause,  puisqu'elle  incline  au  péché,  et  de 
plus,  dans  l'ordre  actuel,  comme  elïcl,  parce  qu'elle 
vient  du  péché.  Concile  de  Trente,  sess.  v,  can.  5. 
Dbnzinger,  op.  cit.,  n.  792  (G-j^)-  I'  ne  s'ensuit  pas 
que,  prise  en  elle-même,  elle  soit  péché  proprement 
dit;  ce  qui  est  prouvé  sullisarament,  dans  l'or- 
dre de  la  foi,  par  le  fait  qu'elle  demeure  dans  les 
baptisés,  lavés  pourtant  de  tout  péché  proprement 
dit  par  l'onde  régénératrice,  et,  dans  l'ordre  de  la 
raison,  par  la  condition  intrinsèque  de  notre  nature 
complexe,  oii  les  éléments  supérieurs  et  inférieurs, 
rationnels  et  sensuels,  laissés  à  eux-mêmes,  entrent 
forcément  en  lutte.  L'identification  de  la  concupis- 
cence etdu  péché  originel  a  donc  pour  conséquence, 
en  droit  et  en  fait,  de  faire  disparaître  en  celui-ci  le 
caractère  de  péché  proprement  dit.  Aussi,  dans  le 
texte  de  la  constitution  dogmatique  De  doctrina  ca- 
iliolica,  présenté  aux  Pères  du  concile  du  Vatican, 
proposait-on  de  définir  expressément  que  la  tache 
originelle  ne  consiste  ni  dans  la  concupiscence,  ni 
dans  une  maladie,  physique  ou  substantielle,  de  la 
nature  humaine.  Acta  et  décréta  ss.  oecumeiiici  Con- 
cilii  Vaticani.  Collectio  Lacensis,  t.  VII,  col.  566. 

Le  péché  originel  ne  consiste  ni  dans  une  action 
strictement  personnelle,  ni  dans  quoi  que  ce  soit 
d'immédiatement  volontaire  aux  fils  d'Adam  qui  con- 
tractent ce  péché.  Certains  ont  affirmé  le  contraire, 
en  partant  de  ce  principe,  que  l'idée  de  volontaire 
est  essentielle  au  péché  proprement  dit;  comme,  par 
ailleurs,  ils  assimilaient  le  péché  originel  au  péché 
actuel,  ils  ont  prétendu  lui  appliquer  la  définition 
courante  :  «  acte,  désir  ou  pensée  volontaire  contre 
la  loi  de  Dieu»;  de  la  sorte,  des  protestants  ont  été 
amenés  à  soutenir  qu'en  arrivant  à  l'âge  de  raison, 
l'enfant  consentait  à  son  péché  originel.  Ce  qui  est, 
en  réalité,  sortir  de  la  question;  car  il  s'agit  d'expli- 
quer le  péché  contracté  par  l'enfant  au  moment 
même  de  sa  conception,  et  non  pas  un  péché  d'ac- 
quiescement ou  de  consentement  qu'il  pourrait 
commettre  en  acquérant  l'usage  de  la  raison.  D'au- 
tres ont  eu  recours  à  l'hypothèse  de  la  préexistence 
des  âmes,  pour  expliquer  par  un  péché  commis 
dans  une  vie  antérieure  l'état  de  déchéance  actuelle; 
ce  fut  le  rêve  d'ORioÈNE,  au  moins  dans  sa  jeunesse; 
des  théosophistoset  des  spirites  l'ont  repris  de  nos 
jours,  et  même  un  philosophe  allemand,  JuliusMiiL- 
LER,  Die  christliche  I.ehre  fon  der  Sùnde,  t.  Il  sur- 
tout, 4''éd.,  Breslau,  i858.  La  condamnation  portée 
contre  la  théorie  origéniste  et  sanctionnée  par  le 
pape  Vigile  écarte  cette  dernière  solution.  Dknzin- 
GER,  op.  cit..  n.  2o3,  206(187,  190).  En  outre,  le  pape 
Innocent  III,  c.  Majores,  repousse  l'assimilation  du 
péché  originel  au  péché  actuel,  car  il  les  différencie 
précisément  en  ce  que  l'un  est  contracté  sans  con- 
sentement, tandis  que  l'autre  est  commis  avec  con- 
sentement :  originale,  qiiod  uhsqiie  consensu  contra- 
hitur;  actuale,  quod  committitur  cuni  consensu. 
Denzinger,  op.  cit.,  n.  4  10  (34 1)- 

b.  Ce  que  le  péché  originel  est.  —  Dans  les  docu- 
ments officiels  rapportés  ci-dessus,  l'Eglise  nous 
présente  le  péché  originel  comme  une  mort  spiri- 
tuelle, peccatum  quod  est  mors  animae;  comme  une 
souillure  ou  tache,  contractée  d'abord  par  notre 
premier  père,  inquinalum  illum  peccato  inobedien- 
tiae,  mais  passant  à  tous  ses  descendants;  comme 
une  injustice  inhérenteà  chacun, /jropri'a  injustitia; 
et  tout  cela  se  trouvant  en  nous  au  moment  même  de 
notre  conception  et  en  vertu  de  notre  descendance 


1743 


PECHE  ORIGINEL 


1744 


adaraique.  L'Egliseaffirme  encore  le  rapport  de  cause 
à  effet  entre  l'acte  de  prévarication  commis  par 
noire  premier  père  et  la  transmission  du  péclié  ori- 
ginel à  ses  descendants;  et  cette  aflirraation  siillit 
pour  expliquer  et  justilier  l'expression  courante  : 
tous  ont  péché  en  Adam.  Mais  nulle  part  l'Eglise 
n'identiUe  ces  deux  choses  :  l'acte  de  prévarication 
et  le  péché  transmis.  Gequ'Adara  transmet,  ce  n'est 
pas  l'acte  qu'il  a  posé  personnellement,  c'est  l'effet 
qui  s'ensuivit  dans  son  àme  et  dans  son  corps,  par- 
ticulièrement l'étal  d'inimitié  ou  d'aversion  par 
rapport  à  Dieu,  considéré  comme  ami  et  comme  Un 
dernière.  Cet  état  comprenait,  pour  Adam,  la  perte, 
et  il  comprend,  pour  ses  descendants,  la  privation 
de  la  sainteté  et  de  la  justice  originelle  ;  au  même 
titre,  il  entraine  souillure  et  mort  de  l'âme  dans 
l'ordre  surnaturel.  Nous  sommes  amenés  de  la  sorte 
à  concevoir  le  péché  originel  dans  les  descendants 
d'Adam  comme  un  état  de  mort  ou  d'injustice  spiri- 
tuelle, constitué  par  l'absence  en  nous  de  la  sain- 
teté et  de  la  justice  que  nous  devrions  posséder  en 
naissant,  conformément  à  l'ordination  .primitive. 
Par  ailleurs,  la  grâce  sanctilianle  est,  dans  l'ordre 
actuel,  l'élément  formellement  constitutif  de  la  vie 
spirituelle  et  de  la  justice  intérieure,  suivant  la  dé- 
claration authentique  du  Concile  de  Trenle,  sess.  vi, 
cap.  8,  Denzingbb,  op.  cit.,  n.  999  (681).  Dès  lors, 
c'est  dans  l'opposé,  dans  la  privation  de  la  grâce 
sancliliante  en  conséquence  de  la  faute  d'Adam, 
qu'il  faut  chercher  l'élément  formellement  consti- 
tutif du  péché  originel  en  ses  descendants.  On  peut, 
il  est  vrai,  considérer  la  concupiscence  comme  ren- 
trant dans  l'état  général  de  désordre  que  la  prévari- 
cation de  notre  premier  père  a  introduit  dans  la  na- 
ture humaine;  de  ce  point  de  vue,  les  théologiens 
scolastiques  y  ont  vu  l'élément  matériel  du  péché 
originel,  materiale  peccati;  mais,  par  le  fait  même 
qu'ils  l'ont  opposé  â  l'élément  formel,  proprement 
constitutif,  ils  ont  tenu  cet  élément  matériel  pour  se- 
condaire et  insuffisant,  par  lui  seul,  à  créer  dans 
l'homme  un  état  d'injustice  spirituelle  et,  par  con- 
séquent, de  péché  proprement  dit. 

La  doctrine  qui  vient  d'être  exposée  ne  s'est  éla- 
borée que  lentement,  à  mesure  que  la  réllexion  théo- 
logique s'est  fixée  sur  les  notions  qu'elle  renferme  ou 
qu'elle  suppose.  A  la  fin  du  xi'  siècle, saint  Anselme 
i)B  Cantorbéry  lit  beaucoup  en  présentant  le  péché 
originel  comme  l'absence,  ilans  l'enfant  conçu,  de  la 
justice  qu'il  devrait  posséder,  mais  dont  il  est  privé 
par  la  faute  d'Adam, /r(f/a»i  per  inobedientiam  Adami 
iiislitlae  debitae  nuditatem.  De  conceptu  ^'irginali, 
c.  xxvir,  P.  L.,  t.  CLVIII,  col.  46 1.  Deux  siècles  plus 
tard,  saint  Thomas  d'Aqui.v  précisa  davantage  en 
dégageant,  dans  l'ensemble  des  dons  surnaturels  et 
préteruaturelsque  l'état  de  justice  originelle  compor- 
tait, l'élément  principal,  nécessaire  et  suffisant  pour 
qu'il  y  ait  union  habituelle  et  subordination  essen- 
tielle delà  partie  supérieure  de  l'âme  à  Dieu.  Siimma 
iheoL,  I»  lln«,  q.  lxxxii,  a.  3;q.  lxxxiv,  a.  2.  Deve- 
nue commune  depuis  lors,  cette  conception  est  d'au- 
tant plusrecevable  qu'elle  fournit  une  heureuse  syn- 
thèse des  notions  contenues  dans  l'enseignement 
de  l'Eglise.  On  comprend  que  le  péché  originel 
soit  une  mort  spirituelle,  puisque  la  grâce  sanc- 
liliante est  le  principe  même  de  la  vie  dans  l'ordre 
surnaturel.  On  comprend  que,  recevant  d'Adam  une 
nature  privée  de  celte  grâce  qu'elledevrait  posséder 
d'après  la  loi  de  sa  constitution  primitive,  tout  lils 
d'Adam  se  trouve  dans  un  état  d'injustice  qui  lui  est 
propre.  On  comprend  les  termes  de  soinlliire  ou  de 
tache,  appliqués  au  péehé  originel,  puisque  la  grâce 
sanctilianle  est  le  principe  de  la  beauté  de  l'âme, 
comme  de  sa  vie,  dans  l'ordre  surnaturel.  On  com 


prend  que,  pour  exprimer  le  privilège  insigne  dont 
a  joui    la  bienheureuse  Vierge  Marie,  mère  de  Dieu, 
de  ne   pas   tomber  sous  la  loi  commune,  l'Eglise  se         ■ 
serve  indifféremment  de  ces  formules  :  Marie  préser-         1 
vée  de  la  tache  du  péché  originel,   Marie  immaculée         * 
dans  sa  conception,    ou  de  ces  autres:  Marie  sainte, 
Marie    ornée  de  la  grâce  sanctifiante  dès  le  premier 
instant  de  son  existence. 

Reste  la  question  du  volontaire, que  l'idée  de  péché 
suppose  essentiellemeni:  a  £x  vu  tuntatepeccatum  est  t, 
dit  saint  Augustin,  De  nuptiis  et  concup.,\.  11,  n.48, 
P.  L.,  t.  XLIV,  col.  464;  et  plus  énergiquement 
encore  :  «  Péché  et  volontaire  se  tiennent  si  étroite- 
ment que, là  où  le  volontaire  manque,  il  n'y  a  point  de 
péché  ;  ce  qui  est  tellement  clair  que  nul  désaccord 
n'existe  là-dessus,  ni  parmi  les  doctes,  ni  parmi  les 
autres.  »  De  te;vi  religione,  c.xiv,n.  27, /"./..,  t.  XXXI V, 
col.  i33.  Le  pape  saint  Pie  V  a  sanctionné  cette  doc- 
trine en  proscrivant  la  proposition  46-  de  Baius  : 
«  La  raison  de  volontaire  n'appartienlpasà  l'essence 
et  à  la  notion  du  péché.  »  Denzinger.o^.  ci(.,n.io46 
(8o4).  Mais  autrechose  est  de  maintenir  que  le  volon- 
taire doit  se  retrouver  dans  le  péché  originel,  autre 
chose  est  de  détermineret  d'expliquer  en  quel  sens  il 
faut  entendre  celle  affirmation.  Suivant  la  logique 
de  son  idée, Baius  continuaitdans  la  proposition  47': 
a  Par  conséquent,  le  péché  originel  estun  vrai  péché 
indépendamment  de  tout  égard  et  de  tout  rapport 
à  la  volonté  [d'Adam]  dont  il  tire  son  origine  »,  et 
dans  la  48"  :  "  Le  péché  originel  est  volontaire  â  l'en- 
fant d'une  volonté  habituelle  et  il  est  en  lui  à  l'état 
dondnant,  parce  que  l'enfant  n'a  pas  de  volonté  con- 
traire. dEii  réprouvant  ces  deux  propositions  comme 
la  précédente,  le  Saint-Siège  nous  enseigne  â  ne  pas 
faire  abstraction  de  la  volonté  pécheresse  du  premier 
ancêtre,  si  nous  voulons  comprendre  quelle  sorte  de 
volontaire  convient  au  péché  originel  dans  ses  des- 
cendants. Chez  ceux-ci,  if  ne  s'agit  pas  d'un  acte, 
mais  d'un  étal  résultant  de  l'acte  de  prévarication 
posé  par  le  seul  Adam  ;  on  ne  doit  donc  pas  songer 
à  une  faute  actuelle  ou  strictement  personnelle,  ni 
à  la  déiiniti^n  courante  du  péché,  «  acte, désir  ou 
pensée  volontaire  contre  la  loi  de  Dieu  ».  Aussi  saint 
Thomas  remarque-t-il  à  bon  droit  que  la  notion  de 
péché  ne  s'applique  pas  dans  le  même  sens  au  péché 
actuel  et  au  péché  habituel.  Sent.,  II,  dist.  xxxv, 
a.  2,  ad  2.  Or  c'est  au  péché  habituel,  pris  au  sens 
Ihéologique  du  mol,  et  non  pas  au  péché  actuel,  qu'il 
faut  comparer  la  faute  héréditaire. 

Une  dilTérence  notable  s'ajoute  â  celle  qui  précède. 
D'ordinaire,  le  péché  habituel  dit  relation  à  un  péché 
actuel,  antérieurement  commis  par  la  personne  même 
dont  il  s'agit.  Il  n'en  va  pas  ainsi  pour  la  faute 
héréditaire,  puisqu'elle  dit  relation  au  péché  actuel 
qu'Adam  seul  a  commis.  De  là  vient  la  dénomination 
spéciale  de  péché  de  la  nature,  par  opposition  au 
péché  de  la  personne,  que  les  théologiens  scolas- 
tiques lui  ont  donnée,  à  la  suite  de  saint  Anselme, 
De  conceptu  virginali,  c.  xxiii,  P.L.,  t.  CLVIII,  col. 
456  s.,et  du  Docteur  angélique,  Summa  theolog.,l'^\l'", 
q.Lxxxi,  a.  l.  Ils  veulent  .dire,  parla,  que  le  péché 
habituel  ordinaire  estallribué  aux  individus  en  vertu 
d'actes  personnelsdont  ils  sont  directement  et  stric- 
tement responsables,  tandis  que  le  péché  originel 
ne  nous  est  attribué  qu'à  raison  de  la  nature 
humaine  que  nous  recevons,  et  telle  que  nous  la 
recevons  d'Adam  par  l'entremise  de  nos  parents, 
proches  et  éloignés.  Manifeste  est  la  conséquence, 
en  ce  qui  concerne  le  volontaire.  Le  péehé  habi- 
tuel ordinaire,  provenant  d'un  acte  directement  et 
strictement  personnel,  suppose  une  volonté  propre 
de  la  part  du  pécheur.  Pour  un  motif  contraire, 
le  péché  originel  ne  suppose  de  volonté  directement 


1745 


PÊCHE  ORIGINEL 


1746 


el  strictement  personnelle  que  dans  le  chef  du  genre 
humain,  auteur  responsable  de  l'ctat  de  déchéance 
et  de  péché  qui  résulte  de  son  acte  de  prévarication 
en  sa  propre  personne  d'abord,  puis  dans  celle  de 
tous  sesdescendants.  Aussi  est-ceà  la  volonté  (l'Adam 
que  saint  Augustin  se  contente  de  faire  appel  dans 
l'endroit  cité  du  second  livre  De  niipliis  et  conçu  pis- 
cenlia,  quand  il  veut  expliquer  loiument  le  péché 
originel  est, lui  aussi,  volontaire  :  l'rovsiis  etori^inale 
peccutam,  quia  et  hoc  ex  voi-untatb  puimi  hominis 
seminatum  est,  ut  et  in  illo  esset,  et  in  omnes  Iransi- 
rel.  De  son  côté,  saint  Thomas  d'Aquin  voit  là  une 
conséquence  de  la  distinction  entre  le  peccalum  per- 
sunae  el  le  peccntum  naturac  :1e  premier  requiert  une 
volonté  personnelle  dans  l'individu, l'autre  nerequiert 
de  volonté  que  dans  la  nature,  considérée  comme  un 
tout  moral  dépendant  d'un  seul  chef;  ce  qui  fait  dire 
au  même  docteur  que,  île  tous  les  pécliés  proprement 
dits,  l'originel  est  celui  où  le  volontaire  est  au  degré 
intime  :  minimum  hahet  de  voluntario.  Sent.,  H, 
dis  t.  XXX,  q.  i ,  a.  a  ;  dist.  xxxm,  q.  ii,  a.i,  ad  a. 

En  somme,  le  volontaire  dans  le  péché  originel 
s'explique,  comme  ce  péché  lui-même  et  comme  sa 
propagation,  par  la  grande  loi  de  solidarité  qui, par 
rapport  aux  dons  primitifs,  surnaturels  et  préterna- 
lurels,  formant  l'apanage  de  la  nature  humaine, exis- 
tait entre  Adam  et  ses  descendants.  En  conséquence, 
dans  le  péché  originel,  la  responsabilité  strictement 
dite  ou  personnelle  revient  au  seul  Adam;  pour  les 
autres,  il  n'j'ade  responsabilité  que  dans  uneaccep- 
tion  plus  large,  en  ce  sens  que,  recevant  une  nature 
privée  des  mêmes  dons  par  la  faute  du  chef  de  la 
famille,  ils  sont  passifs  des  conséquences  qui  en 
résultent,  el  la  première  de  ces  conséquences  est  un 
étal  de  mort   et  d'injustice  spirituelles. 

11  est  vrai  que  des  théologiens  catholiques  ont 
appliqué  au  péché  originel,  considéré  même  dans 
lesdescendants  d'Adam,  la  notion  de  volontaire 
directement  el  strictement  personnel;  pour  cela,  ils 
ont  identiûé  ce  péché  avec  celui  d'Adam,  déclaré 
nôtre  soit  par  imputation,  soit  en  vertu  d'une  cer- 
taine inclusion,  interprétative  ou  juridique,  de  tou- 
tes nos  volontés  dans  celle  du  premieraneètre. L'ex- 
pression :  0  Tous  ont  péché  en  Adam»,  signiûe alors 
qu'en  lui  el  avec  lui  nous  avons  tous  posé,  d'une 
certaine  façon, l'acte  de  désobéissance  qui  nous  a  per- 
dus. Mais  c'est  là  une  simple  opinion,  dépendante 
d'une  théorie  générale  sur  le  péché  habituel,  qui  se 
réduirait,  d'après  ces  théologiens,  à  la  persévérance 
morale  et  à  l'imputation  d'un  péché  actuel  antérieu- 
rement commis  :  pecratum  actuale  commissum  eition 
remissum.  Conception  défectueuse,  car  elle  ne  tient 
pas  assez  compte  du  rôle  essentiel  qui,  dans  l'hypo- 
thèse de  notre  élévation  à  l'ordre  surnaturel, revient 
à  la  grâce  sanctilianle,  comme  élément  constitutif 
de  la  justice  et  de  la  sainteté  intérieure;  en  outre, 
elle  méconnaît  ce  qui  vient  d'être  dit  du  caractère 
spécial  du  péché  originel,  considéré  dans  les  descen- 
dants d'Adam,  en  l'assimilant  plus  ou  moins  soit  à 
un  péché  actuel,  soit  à  un  péché  habituel  ordinaire; 
enlin.  elle  suscite  des  dillicultés  graves  qui,  à  elles 
seules,  fournissent  un  argument  efficace  contrecetle 
opinion.  Voir  l'Em.  Cardinal  Billot,  La  Providence 
de  Dieu  et  le  nombre  infini  d'hommes  en  dehors  de  la 
voie  normale  du  salut.  II.  Les  enfants  morts  sans 
baptême,  (\a.ns  Ktudes,  Paris,  1920,  t.  CLXU,  p.  182- 
i34. 

IV.  Les  objections  contre  le  dogme  du  péché 
originel.  —  Elles  sont  de  deux  sortes  :  les  unes 
directes,  qui  s'en  prennent  à  l'idée  même  d'un  péché 
proprement  dit,  se  transmettant  du  premier  homme 
à  sesdescendants;  les  autres  indirectes, qui  se  tirent 


des  présupposés,    état    primitif  d'innocence   et   dé- 
chéance commune  de  la  race  dans  Adam. 

A.OI'jectiousdirectes.—  l.iy^présle  dogme  catholi- 
que, nous  contracterions  tous  un  péché  proprement 
dit  au  premieriiistantdenotreexistence,nousaurions 
même  péché  en  Adam.  Mais  comment  peut-on  pécher 
avant  de  savoir  el  de  vouloir,  encore  plus  avant 
d'exister?  Et  M.  P.vUL  Janet  de  rééditer  l'argument 
de  l'agneau  disant  au  loup  :  «  Comment  l'aurais-je 
fait  si  je  n'étais  pas  né?  A  moins  d'admettre  ou  la 
préexistence  des  âmes,  ou  une  sorte  de  panthéisme 
liumanilaire,  comment  comprendre  cette  expression 
théologique  que  tous  les  hommes  ont  péché  en 
Adam?  »  /.es  Problèmes  du  JIX'  siècle,  1.  V,  ch.  11, 
Paris,  1873,  p.  479- 

Réponse.  —  L'objection  vaudrait  si,  d'après  l'en- 
seignement catholique,  le  péché  originel,  considéré 
dans  les  descendants  d'Adam,  était  un  péché  actuel 
que  nous  comraetlrions  au  premier  instant  de  notre 
existence  ou  que  nous  aurions  commis  en  notre  pre- 
mier père. Qu'il  en  soit  tout  autrement,  on  l'a  vu 
ci-dessus.  Ce  n'est  pas  le  péché  originel  pris  au  sens 
actif  du  mol,  c'esl-à-dire  l'acte  de  prévarication  posé 
par  Adam  <(ui  passe  à  ses  descendants  ou  qui  estpro- 
prcment  leur;  c'est  l'étal  d'injustice  spirituelle  dont 
l'àme  fut  passive,  que  ses  descendants  contractent 
par  le  fait  même  qu'ils  reçoivent  de  leurs  parents 
une  nature  dépouilléede  la  grâce  sanctifiante  qu'elle 
devrait  posséder.  Si  des  théologiens  catholiques 
tendent  à  identifier,  jusqu'à  un  certain  point,  le 
péché  actuel  d'Adam  et  le  péché  originel  de  ses  des- 
cendants, ils  n'entendent  pas  dire  par  là  que  nous 
ayons  commis  cepéché  par  nous-mêmes  ouquenous 
commettions  un  acte  semblable  au  moment  de  notre 
conception  ;  ils  prétendent  seulement  que  l'acte  du 
premier  ancêtre  fut  aussi  le  nôtre  d'une  façon  inter- 
prétative, morale  ou  juridique, et  qu'en  conséquence 
cet  acte  nous  est  imputé  jusqu'à  rémission  faite  par 
Dieu  dans  le  baptême  ou  autrement. 

a.  D'après  le  dogme  catholique,  le  péché  et  la 
responsabilité  qui  s'y  rattache  se  transmettraient 
d'Adam  à  ses  descendants  par  voie  de  propagation  : 
ce  qui  a  renferme  une  contradiction  absolue.  Quelle 
est  la  source  du  mal?  C'est  la  volonté,  l'art  propre 
ilu  moi  dans  un  être  individuel.  Or  la  volonté  est 
essentiellement  incommunicable.  Comment  donc  le 
péché  pourrait-il  se  Iransmetlre  par  l'hérédité?  On 
allègue  la  transmission  héréditaire  des  maladies, 
mais  c'est  une  transmission  toute  physique;  tandis 
que,  dans  la  doctrine  théologique,  c'est  le  péché 
même,  la  volonté  viciée,  qui  se  transmet  d'individu 
en  individu.  »  PAVhlANEt, La  Philosophie  de /.amen- 
nais,  dans  Bévue  des  Deux-Mondes,  l5  mars  1889, 
p.  399. 

Réponse.  —  Autre  chose  est  le  pèche  actuel  el  la 
volonté  personnelle  qu'il  renferme  comme  cause 
immédiate,  autre  chose  est  le  péché  habituel  ou  l'état 
d  injustice  spirituelle  qui  se  trouve  dans  l'âme  en 
conséquence  du  péché  actuel  antérieur.  Le  péché 
actuel  et  la  volonté  personnelle  sont  choses  essen- 
tiellement incommunicables,  assurément;  mais, 
d'après  l'enseignement  catholique,  ce  n'est  pas  cela 
qu'Adam  transmet  à  ses  descendants,  c'est  seulement 
l'état  d'injustice  spirituelle  où  il  est  tombé  en  per- 
dant la  grâce  sanctifiante  pour  lui-même  el  [lour  sa 
race.  Or  rien  ne  s'oppose  à  ce  que  cet  étal  d'injustice 
spirituelle,  par  privation  de  la  grâce  sanctifiante,  se 
trouve  dans  les  descendants  d'Adam  comme  dans  Adam 
lui-même,  avec  cette  seule  dilférenee  que,  dans  le  chef, 
il  dit  relation  au  péché  actuel  qu'il  a  personnellement 
commis,  tandis  que,  dans  les  memljres,  il  dit  seule- 
ment relation  au  péché  actuel  de  l'ancêtre  commun. 
Devant  celte  explication,  toute   contradiction  réelle 


1747 


PECHE  ORIGINEL 


1748 


disparaît  et  en  même  temps  le  scandale  que  pourrait 
causer  le  terme  de  culpabilité.  Ce  terme  signiûe  pro- 
prement l'état  de  quelqu'un  qui  est  coupable  par  suite 
d'un  crime  ou  d'un  délit  qu'il  a  commis  ;  il  ne  s'appli- 
que donc  pas  aux  descendants  d'Adam,  soumis  au 
seul  péché  originel.  Ce  péché  dit  un  état  dont  nous 
sommes  passifs,  mais  non  coupables,  puisque  nous  le 
contractons  du  seul  fait  de  notre  origine,  sans  qu'il 
5'  ait  consentement  de  notre  part.  Aussi,  parmi  une 
série  de  propositions  condamnées  par  Alexandre  VII 
le  7  décembre  1690,  rencontre-t-OQ  celle-ci:  <i  Toute 
sa  vie,  l'homme  doit  faire  pénitence  pour  le  péché 
originel.  j>  Dbnzingbr,o/).  cit. ,11.  1809(895).  Demême, 
quand  on  dit  que  la  faute  héréditaire  nous  fait  méri- 
ter la  mort,  corporelle  et  spirituelle,  il  ne  peut  être 
question  de  mérite  ou  de  démérite  au  sens  strict  du 
mot,  c'est-à-dire  d'action  digne  de  châtiment,  mais  le 
mot  s'entend  alors  au  sens  large  d'état  ou  de  condi- 
tion qui  nous  rend  passifs  de  la  double  mort,  indé- 
pendamment d'un  mérite  ou  d'un  démérite  stricte- 
ment personnel. 

3.  Si  le  péché  originel  se  transmet  avec  la  nature 
par  voie  d'hérédité,  pourquoi  le  seul  péché  d'Adam 
se  transmet  il,  et  non  pas  ceux  des  autres  ancêtres? 
Et  même,  comment  le  péché  d'Adam  se  transmet-il, 
puisque  celui-ci  l'a  réparé  par  son  repentir,  et  que 
Dieu  le  lui  a  pardonné  :  Et  eduxitillum  a  delicto  suo, 
Sap.,  X,  a  ? 

Réponse.  —  SeuUe péché  d'Adam,  principe  et  chef 
du  genre  humain,  a  pu  dépouiller  notre  nature  de 
la  justice  originelle,  et  par  suite  de  la  grâce  sancti- 
fiante, considérée  comme  apanage  de  cette  nature, 
comme  don  qui,  s'attachant  directement  àelle, pouvait 
se  transmettre  avec  elle  et  par  elle.  Cet  étal  primitif 
et  ce  don  une  fois  perdus,  toute  autre  grâce  ne  devait 
plus  se  trouver  dans  Adam  et  ses  descendants  qu'à 
titre  strictement  personnel,  comme  grâce  accordée 
auxindividuspour  leur  propre  sancliOcation,  en  vertu 
d'une  application  anticipée  ou  conséquente  des  méri- 
tes de  Jésus-Christ  Sauveur.  S.  Thomas,  Quaest. 
disput..  De  Malo,  q.  iv,  a.  8. 

4.  L'idée  de  péché  proprement  dit  entraine  celle 
du  volontaire,  et  l'enfant  est  incapable  de  volonté 
au  début  de  son  existence  ;  d'autre  part,  la  volonté 
d'Adam  n'est  pas  celle  de  ses  descendants  et  ne  peut 
leur  être  transmise,  car  c'est  quelque  chose  d'essen- 
tiellement incommunicable  ;  il  ne  saurait  donc  être 
question  du  péché  originel,  dans  le  sens  d'un  pf'ché 
proprement  dit  contracté  par  les  descendants  d'Adam 
au  premier  instant  de  leur  existence. 

Réponse.  —  Considéré  dans  les  descendants 
d'Adam,  le  péché  originel  n'est  pas,  on  l'a  vu,  volon- 
taire au  même  titre  que  le  péché  actuel,  ni  même  que 
le  péché  habituel  ordinaire,  disant  relation  à  un 
péché  actuel  dont  quelqu'un  s'est  rendu,  au  préalable, 
personnellement  coupable.  Ce  que  le  péché  originel 
suppose, c'est  uniquement  la  volonté  actuelle  d'Adam, 
principe  et  chef  du  genre  humain;  volonté  qui  a 
précédé,  qui  ne  se  transmet  pas  physiquement  aux 
autres,  mais  qui,  néanmoins,  s'étend  moralement, 
comme  cause  libre  et  responsable,  à  l'état  d'injustice 
spirituelle  où  tous  nous  naissons. 

5.  Le  péché  originel  dit  corruption  ou  détérioration 
de  la  nature  humaine  dans  Adam,  avec  transmission 
indélinie  de  la  nature  ainsi  corrompue  ou  détériorée  ; 
mais  «  la  psychologie  et  la  biologie  ne  permettent  que 
très  difficilement  d'accepter  cette  idée,  que  la  nature 
humaine  ait  été  altérée  par  un  acte  dépêché,  et  qu'un 
tel  effet,  supposé  qu'il  ait  eu  lieu,  puisse  se  propager 
par  voie  d'hérédité  physique  ».  F.  Tbnnant,  art.  Ori- 
ginal   Sin,  loc.  cit.,  p.  564. 

Réponse. —  Que  des  caractères  positifs  d'ordre  phy- 
siologique,   qualités  ou  tares,  puissent,   ou  ne  puis- 


sent pas  résulter  d'actes  posés  par  les  ancêtres  et  se 
transmettre  aux  descendants,  c'est  une  question  Tive- 
ment  débattue  parmi  les  physiologistes  et  les  biolo- 
gistes: là  où  Darwin  avait  affirmé,  Weismann  a  nié. 
L'apologistecatholique  peut  se  désintéresser  de  cette 
controverse,  quand  il  s'agit  du  péché  originel.  Si  le 
dogme  catholique  affirme  la  perte,  faite  par  Adam,  de 
dons  supérieurs  à  la  nature  humaine,  puis  la  trans- 
mission aux  descendants  d'une  nature  dépouillée  de 
ces  dons,  il  ne  suppose  nullement  une  corruption  ou 
détérioration  de  la  nature  humaine,  considérée  dans 
ses  éléments  constitutifs  ou  spécifiques,  ni  la  produc- 
tion d'une  sorte  de  virus  physiologique  ou  d'une  qua- 
lité morbide,  inhérente  au  sang  humain  et  qui  se 
transmettrait  avec  lui  au  cours  des  générations.  La 
difficulté,  telle  qu'elle  est  proposée,  n'auraitde  valeur 
réelle  que  dans  l'hypothèse  contraire,  admise  jadis 
par  d'anciens  scolastiques,  mais  fréquente  surtout 
dans  la  théologie  protestante,  bien  qu'il  y  ait  d'heu- 
reuses exceptions.  Voir, par  exemple,  le  liev.  Francis 
Joseph  Wall,  professeur  de  théologie  dogmatique 
au  séminaire  théologique  de  Chicago,  Evolution 
and  the  Fall,  New- York,  1910,  Lect.  vi,  §  2,  p.  ao4- 
aia. 

6.  D'après  la  doctrine  du  péché  originel.  Dieu,  pour 
la  faute  d'un  seul,  décréterait  la  décadence  du  genre 
humain  tout  entier  ;  il  damnerait  même  et  punirait 
de  châtiments  éternels  les  enfants  morts  sans  bap- 
tême. Quoi  de  plus  contraire  à  la  notion  d'un  Dieu 
juste  et  bon?  a  Quant  à  cette  justice  qui  punit  les 
innocents  pour  les  coupables  et  qui  déclare  coupable 
celui  qui  n'a  pas  encore  agi,  c'est  la  vendetta  bar- 
bare, ce  n'est  pas  la  justice  des  hommes  éclairés... 
Nous  aurions  honte  d'imputer  à  Dieu  ce  dont  nous 
aurions  des  remords  nous-mêmes,  si  comme  législa- 
teurs humains  nous  avions  porté  une  pareille  loi.  » 
Paul  Janet,  Les  Problèmes  du  XIX"  siècle,  p.  48i . 

Réponse.  —  Cette  objection  atteint  ceux  qui  ratta- 
chent au  péché  originel,  soit  comme  élément  consti- 
tutif, soit  comme  effet  proprement  dit,  une  corruption 
intrinsèque  ou  détérioration  positive  de  la  nature 
humaine,  considérée  dans  ses  éléments  spécifiques 
ou  ses  propriétés  strictement  naturelles;  de  même, 
elle  atteint  ceux  qui,  assimilant  le  péché  actuel  et  le 
péché  originel,  sous  le  rapport  du  châtiment,  n'ont 
pas  craint  de  condamner  aux  peines  positives  de 
l'enfer  les  enfants  morts  sans  avoir  reçu  le  sacre- 
ment de  la  régénération.  Mais  telle  n'est  pas  la  doc- 
trine de  l'Eglise  catho'ique.  Dans  l'autre  vie,  le  péché 
originel  entraîne  la  privation  de  la  vision  béatifique, 
comme  l'enseigne  Innocent  III  :  poena  originalis 
peccali  est  caretitia  visionis  J)ei.  Db.'vzinger,  op.  cit., 
n.  4io  (34i).  C'est  en  cela  que  consiste,  pour  les 
enfants  morts  sans  baptême,  la  damnation,  entendue 
au  sens  théologique  du  mot,  c'est-à-dire  la  séparation 
i  d'avec  Dieu,  considéré  non  seulement  comme  fin 
naturelle,  mais  encore  comme  unique  fin  dernière  de 
l'homme,  dans  l'ordre  actuel.  Ce  qui  n'a  pas  empêché 
saint  Thomas  d'Aquin  et  la  plupart  des  théologiens 
catholiques  d'accorder  à  ces  enfants  une  sorte  de 
béatitude  d'ordre  naturel.  Il  est  vrai  que  les  membres 
jansénistes  du  pseudo-sj'node  de  Pistoie  ont  traité 
cette  opinion  de  fable  pélagienne;  mais  Pie  VI  l'a 
vengée  contre  leurs  attaques  dans  la  constitution 
Auctorem  /Jdei,  art.  28;  Denzinger,  op.  cit.,  n.  1626 
(1889).  Ici-bas,  les  effets  du  péché  originel  se  rédui- 
sent à  la  privation  des  dons  surnaturels  et  préterna- 
turels  qu'Adam  avait  primitivement  reçus  pour  lui 
et  pour  sa  race.  On  se  trouve  donc,  finalement,  en 
face  d'une  grande  loi  de  solidarité,  en  vertu  de  la- 
quelle la  conservation  et  la  transmission  de  l'état  de 
justice  originelle  dépendait  de  la  fidélité  de  notre 
premier  père  à  l'égard  du  précepte  que  Dieu  lui  avait 


1749 


PECHE  ORIGINEL 


1750 


imposé.  Etant  donné  qu'il  s'agit  de  dons  surpassant 
les  exigences  de  la  nature  humaine,  et  dès  lors  abso- 
lument gratuits  de  la  part  de  Dieu,  qu'y  a-t-il  là  qu'on 
puisse,  raisonnablement,  proclamer  contraire  à  la 
justice,  à  la  bonté  et  à  la  miséricorde  divine? 

T.  A  tout  le  moins,  en  conséquence  du  péché 
d'Adam,  qui  ne  l'a  pas  seulement  dépouillé  des  dons 
gratuits,  spoliattis  gratiiitis,  mais  blessé  aussi  dans 
ses  puissances  naturelles,  vulneratus  in  naturalibus, 
il  y  aurait  eu,  pour  le  genre  liumain,  perte  de  per- 
fections morales  d'abord  concédées  et  substitution 
d'entraves  spirituelles,  d'où  résulterait  un  état  de 
faiblesse  morale  tel  qu'il  entraîne  »  une  redoutable 
disproportion  entre  nos  devoirs  et  nos  forces  »  : 
tout  cela  voulu  par  Dieu,  et  sans  qu'il  y  ail  faute  de 
notre  parti  Ces  données  sont-elles  conciliables  avec 
la  justice  et  la  providence  divine?  F.  Tennant,  loc. 
cit.,  p.  564. 

Réponse.  —  Si  l'expression  :  vulneratus  in  natura- 
libus, opposée  à  l'autre  :  sfivliatus  gratuiiis,  signifiait, 
comme  tant  de  protestants  et  de  jansénistes  l'ont 
prétendu,  que  les  descendants  d'Adam  héritent  d'une 
nature  intrinsèquement  et  substantiellement  corrom- 
pue, ou  que  la  concupiscence,  fruit  du  péché  primitif, 
est  une  qualité  morbide,  un  vice  positif  ou  quelque 
chose  de  semblable  qui  affecte  et  infecte  cette  nature, 
de  manière  à  déterminer  en  nous  une  impuissance 
physique  par  rapport  aux  devoirs  qui  nous  seraient 
imposés  quand  même,  assurément  il  serait  difficile 
de  donner  à  l'objection  une  réponse  sérieuse.  Mais 
tout  autre  est  la  pensée  des  théologiens  autorisés  de 
l'Eglise  catholique.  Pour  eux,  l'expression  :  vulnera- 
tus in  naturalibus,  ne  s'entend  pas  de  coups  qui  au- 
raient atteint  directement  la  nature  humaine  dans 
ses  perfections  propres,  soit  en  la  diminuant,  soit  en 
la  viciant;  elle  s'entend  seulement  du  contre-coup 
que  la  perte  des  dons  gratuits  a  eu  dans  la  nature. 
Plusieurs  de  ces  dons  la  perfectionnaient  même  dans 
sa  sphère  propre;  tel,  en  particulier,  le  don  d'inté- 
grité, comparable  à  un  frein  qui  empêchait  le  dé- 
chaînement de  la  concupiscence  et  prévenait  les 
efifets  d'ignorance  et  de  faiblesse  morale  qui  s'ensui- 
vent normalement.  Le  contrecoup  subi  parla  nature 
peut  s'appeler  une  blessure,  mais  seulement  dans  un 
sens  large  et  relatif,  en  comparant  cette  nature  telle 
qu'elle  est  après  la  chute  avec  ce  qu'elle  était  aupa- 
ravant. La  puissance  physique  d'accomplir  les  devoirs 
qui  lui  sont  imposés  reste  dans  l'homme;  quant  à 
l'impuissance  morale,  sous  la  forme  et  dans  le  degré 
où  elle  existe  réellement,  la  grâce  est  là  pour  y  sup- 
pléer, dans  l'ordre  de  nature  relevée  qui  est  le  nôtre. 
La  même  impuissance  existerait-elle  dans  l'hypothèse 
d'une  nature  pure,  laissée  à  ses  seules  exigences  sans 
addition  de  dons  surnaturels  ou  préternaturels?  Sup- 
posé que  la  même  impuissance  existât,  comment  y 
serait-il  remédié?  serait-ce  par  des  secours  actuels 
d'ordre  naturel,  accordés  à  la  prière,  suivant  l'opi- 
nion de  graves  théologiens  dont  l'abbé  de  Brogue 
a  tiré  bon  parti?  Conférences  sur  la  vie  surnaturelle, 
2'  année,  p.  2G7  ss.  Question  intéressante,  mais  qui 
est  en  dehors  du  présent  problème.  Ajoutons  seule- 
ment que  l'impuissance  morale  dont  nous  souhrons 
maintenant  ne  vient  pas  proprement  de  Dieu,  puis- 
qu'elle ne  rentrait  pas  dans  le  plan  primitif;  elle 
vient  du  premier  ancêtre  qui  a  pu.  Dieu  le  permet- 
tant, déranger  ce  plan  en  ce  qui  n'était  pas  absolu, 
mais  relatif  et  dépendant  d'une  condition  que  l'homme 
pouvait  librement  remplir  ou  ne  pas  remplir. 

8.  Même  avec  toutes  ces  atténuations,  le  dogme  du 
péché  originel  reste  une  énigme  pour  ceux  qui  croient 
en  la  sagesse  suprême.  Pourquoi  la  création  d'Adam 
dans  l'état  de  justice  originelle,  puisqu'il  devait.  Dieu 
le   sachant  bien,    en   déchoir  aussitôt?  Et  surtout. 


pourquoi  faire  dépendre  du  seul  Adam  l'avenir  de 
toute  sa  race? 

Uéponse.  —  Rien  d'étonnant  si  la  créature  se  trouve 
en  face  du  mystère,  quand  il  s'agit  des  intimes  des- 
seins de  Dieu,  et  que  Dieu  lui-même  ne  les  a  pas  ré- 
vélés :  Qtds  enim  cugnuvit  sensum  Dvmini,  aut  quis 
consiliarius  ejus  fuit:'  Rom.,  xi,  34.  En  ce  qui  con- 
cerne la  prescience  que  le  Créateur  a  nécessairement 
des  défaillances  éventuelles  des  êtres  qu'il  peut  créer, 
ne  serait-il  pas  déraisonnable  d'en  faire  une  objec- 
tion contre  sa  sagesse  et  sa  liberté  d'action?  Si,  dans 
l'application,  la  sagesse  ot  la  volonté  divine  ne  peu- 
vent jamais  être  séparées  de  la  i>rescience,  il  n'est 
pas  moins  vrai  qu'elles  ont  leurs  raisons  propres  et 
que  ces  raisons  sont  dans  une  autre  ligne  que  la 
prescience.  Ces  raisons,  celui-là  seul  qui  aurait  péné- 
tré le  plan  divin  dans  son  ensemble,  serait  capable 
de  les  entrevoir  et  de  répondre  pertinemment  aux 
demandes  du  pourquoi  en  pareille  matière.  La  pro- 
duction d'Adam  comme  être  libre  non  confirmé  en 
grâce,  son  élévation  et,  en  sa  personne,  celle  dugenre 
humain  à  l'ordre  surnaturel,  sa  constitution  dans 
l'état  de  justice  originelle,  comme  apanage  de  la  na- 
ture élevée,  sont  d'assez  grands  biens  par  eux-mêmes 
pour  que  Dieu  ait  pu  les  vouloir  malgré  la  science 
qu'il  avait  de  la  prochaine  défaillance.  Objecter  que, 
de  la  sorte,  il  fait  dépendre  d'un  seul  l'avenir  de  toute 
une  race,  c'est  émettre  une  assertion  dont  la  réelle 
portée  est  beaucoup  moindre  que  ne  le  supposent 
habituellement  les  adversaires  du  dogme;  car  elle 
ne  vaut  que  dans  un  sens  restreint,  à  savoir  que  la 
conservation  de  l'état  de  justice  originelle  dépendait 
de  la  lidélité  du  chef  aux  conditions  posées  par  Dieu. 
En  cela,  cl  en  cela  seulement,  il  y  avait  loi  de  soli- 
darité entre  Adam  et  ses  descendants.  Prise  en  elle- 
même,  cette  loi  de  solidarité  était  tout  â  l'avantage 
dugenre  humain;  elle  ne  s'est  retournée  contre  nous 
que  par  la  faute  du  premier  ancêtre.  Mais  n'oublions 
pas  que,  dans  le  plan  divin  intégral,  elle  devait  nous 
redevenir  favorable;  d'après  l'économie  du  relève- 
ment, connue  et  voulue  par  Dieu  de  toute  éternité, 
la  loi  de  solidarité  se  reformerait  entre  le  second 
Adam  etla  race  humaine,  et  celle-ci  retrouverait,  fina- 
lement, dans  cet  autre  chef,  beaucoup  plus  qu'elle 
n'avait  perdu  dans  le  premier  :  0  felix  culpa!  La 
chute  elle-même,  considérée  dans  les  effets  qu'elle  a 
entraînés,  ne  renferme-t-elle  pas  de  graves  et  profonds 
enseignements,  ne  serait-ce  que  celui  de  nous  faire 
comjirendre,  par  un  exemple  exceptionnellement 
frappant,  noire  fragilité  naturelle  et  la  grièveté  du 
péché,  du  péché  d'orgueil  en  particulier? 

B.  Objections  indirectes.—  9.  Le  récit  de  la  chute, 
Gen.,  ni,  supposé  par  les  documents  conciliaires  et 
invoqué  par  les  défenseurs  du  dogme  du  péché  ori- 
ginel, n'esl  pas  et  ne  peut  pas  être  une  donnée  his- 
torique. Les  analogies  qu'ilprésente  avec  l'ancienne 
mythologie  assyrienne;  la  longue  existence  de 
l'homme  préhistorique  durant  toute  la  période  qua- 
ternaire, et  peut-être  au  delà;  le  lien  de  filiation 
organique  entre  l'homme  et  les  espèces  animales 
supérieures  que  révèlent  l'anatomie  comparée,  l'em- 
bryologie, etc.;  la  mortalité  s'atlachant  à  l'homme 
par  cette  origine  même  :  autant  de  points  élablispar 
la  science  moderne  et  forçant  à  voir  dans  la  page 
génésiaque  un  mythe  primitif,  »  dont  le  sens  origi- 
nal et  l'intention  sont  tout  autres  que  ceux  que  l'an- 
cienne exégèse  y  a  découverts  ».  Aug.  Sabatieb, 
La  doctrine  de  l'expiation  et  son  évolution  histori- 
que, Paris,  igoS,  p.  6. 

Réponse.  —  L'Eglise  catholique  maintient  l'his- 
toricité du  récit  de  la  chute;  pour  quelles  raisons  et 
dans  quelles  limites,  on  peut  le  voir  à  l'article 
Genèse,  t.  II,  col.  278  s.  Il  n'y  a  là  rien  qui  soit  en 


1751 


PECHE  ORIGINEL 


1752 


contradiction  réelle  avec  les  données  de  la  science 
vraiment  acquises;  mais  les  adversaires  du  dogme 
catliolique  ont  coutume  de  procéder  comme  le  fait 
ici  Aug.  Sabatier  dans  son  énumération  :  ils  trans- 
forment en  certitudes  des  hypothèses  qui  dépendent 
souvent  d'une  conception  pliilosophique,  ou  bien  ils 
mêlent  des  problèmes  non  seulement  distincts  en 
eux-mêmes,  mais  d'inégale  portée  dans  leurs  rap- 
ports avec  le  dogme  de  la  chute  originelle.  Ce 
dogme  suppose  la  descendance  adamique,  et  par 
suite  l'unité  spécifique  et  ethnologique  de  tous  les 
hommes  qui  ont  vécu  sur  la  terre  depuis  Adam;  il 
suppose,  mais  seulement  dans  Adam  et  Eve  avant 
leur  péché,  lesdons  et  privilèges  énoncés  ci-dessus; 
il  suppose  enfin  que,  par  comparaison  à  leur  état 
primitif,  nos  premiers  ancêtres  ont  subi  une  dé- 
ciiéancequi  devait  s'étendre  à  leur  postérité.  Aces 
questions,  d'autres  sont  souvent  mêlées  indfimeiit, 
par  exemple,  celle  de  l'antiquité  plus  ou  moins  grande 
du  genre  humain,  car  le  dogme  de  la  chute  origi- 
nelle reste,  en  soi,  indépendant  de  ce  problème  ; 
telle  encore,  jusqu'à  un  certain  point,  la  question  de 
savoir  comment  les  premiers  corps  humains  furent 
formés,  car  la  chute  originelle  fut  postérieure  non 
seulement  à  cette  formation,  mais  encore  à  l'éléva- 
tion d'Adam  et  d'Eve  à  l'ordre  surnaturel.  La  créa- 
tion et  l'élévation  furent-elles  simultanées,  ou  la 
seconde  ne  vint-elle  qu'après  l'autre?  La  plupart  des 
théologiens  catholiques  tiennent  pour  la  simulta- 
néité; l'opinion  contraire  n'a  cependant  pas  manqué 
de  partisans.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  point  secon- 
daire, l'élévation  présuppose,  au  moins  logiquement, 
la  constitution  de  nos  premiers  parents  en  êtres  hu- 
mains par  l'union  de  l'àme  et  du  corps. 

Celte  considération  permettra  de  comprendre  un 
essai  de  conciliation,  tenté  par  certains,  entre  la 
doctrine  de  la  chute,  prise  dans  ses  éléments  essen- 
tiels, et  l'hypothèse  évolutionniste  ou  transformiste, 
appliquée  aux  corps  d'Adam  et  d'Eve.  Que  ces  corps, 
considérés  matériellement,  aient  été  formés  direc- 
tement par  une  action  divine  spéciale  ou  qu'ils  aient 
été  le  terme  d'une  évolution  organique  préalable, 
peu  importe,  dit-on,  en  ce  qui  concerne  le  dogme  du 
péché  originel.  Le  point  important,  c'est  de  déter- 
miner ce  que  l'homme,  une  fois  existant  comme  tel, 
fut  dans  son  être  réel  et  concret  ;  question  tout  autre 
que  la  précédente,  à  un  double  titre  :  et  parce  que 
l'espèce  humaine  présente,  dans  l'ordre  intellectuel, 
moral  et  religieux,  des  caractères  spéciaux  qu'une 
évolution  purement  naturelle  ne  peut,  à  elle  seule, 
expliquer;  et  parce  qu'on  n'a  pas  le  droit  d'exclure 
arbitrairement  la  possibilité  d'une  intervention  spé- 
ciale de  Dieu,  en  ce  qui  concei'ne  les  perfections  dont 
jouirent  nos  premiers  ancêtres.  Telle  est,  notam- 
ment, la  position  prise  par  le  Rev.  F.  J.  Hall  dans 
l'ouvrage  déjà  ciié,  Iiv'olutlon  and  the  Fall . 

Que  dire  de  cette  voie  moyenne'?  Prouve-t-elle 
suffisamment  qu'entre  la  doctrine  de  la  chute,  prise 
dans  sa  notion  essentielle,  et  riijpothèse  transfor- 
miste appliquée  aux  seuls  corps  de  nos  premiers  pa- 
rents, il  n'j'  a  pas  d'opposition  directe  et  formelle? 
On  peut  le  reconnaître.  Mais  un  théologien  catholi- 
que ne  s'en  tiendra  pas  là,  s'il  veut  sauvegarder 
dans  son  intégrité  l'enseignement  traditionnel,  fondé 
sur  ce  que  la  sainte  Ecriture  nous  dit  de  la  forma- 
tion spéciale  d'Adam  et  d'Eve,  Gen.,  i,  2^;  11,  7,22, 
et  du  degré  de  perfection,  intellect>ielle  et  morale, 
qu'ils  possédèrent  dès  le  début,  Eccli.,  xvii,  i,5-6. 
Il  n'est  nullement  nécessaire  de  recourir  à  la  voie 
moyenne  proposée,  pour  répondre  aux  arguments 
adverses.  Les  analogies  qui  existent  entre  le  récit 
génésiaque  de  la  chute  et  d'autres  documents  an- 
ciens, ne  prouvent  pas  qu'il  y  ait,  au  fond  de  tout 


cela,  un  simple  mythe.  Les  points  de  contact  ouïes 
aflinitésque  diverses  sciences  relèvent  entre  l'homme, 
considéré  dans  son  corps,  et  les  espèces  animales 
supérieures,  peuvent  s'expliquer  autrement  que  par 
un  lien  de  filiation  organique  entre  celles-ci  et 
celuilà.  Voir  art.  Evolution,  t.  I,  col.  1789  s., 
1797  s.;  Homme,  t.  II,  col.  5i2  s.  Entin  l'argument 
tiré  de  «  la  mortalité  s'attachant  à  l'homme  par  son 
origine  même  »,  est  sans  valeur  en  face  de  la  doc- 
trine catholique;  car  l'immortalité  qu'elle  attribue 
à  nos  premiers  parents  n'était  pas  fondée  sur  la  na- 
ture même  du  corps  humain,  mais  uniquement  sur 
un  don  gratuit  et  préternalurel,  ne  convenant  à  nos 
ancêtres  que  du  jour  où  ils  furent  établis  par  Dieu 
dans  l'étal  de  justice  originelle. 

10.  L'hypothèse  d'un  état  primitif  de  perfection, 
suivi  d'une  déchéance  générale  de  la  race, est  incom- 
patible avec  la  loi  du  progrès  continu;  elle  ne  l'est 
pas  moins  avec  la  loi  de  l'évolution  :  0  II  est  con- 
traire à  toutes  les  analogies,  que  la  perfection  se 
rencontre  au  début  d'une  évolution  quelconque; 
ceux  qui  la  mettent  à  l'origine  du  christianisme, sont 
victimes  de  la  même  illusion  que  les  anciens,  qui 
plaçaient  l'âge  d'or  au  début  de  l'histoire  humaine.  » 
Aug.  Sabatier,  citant  Strauss,  dans  Esquisse  d'une 
philosophie  delà  religion,  Paris,  igoa,  p.  180. 

Réponse.  —  Si  l'on  prétend  aflirmer  une  loi  de 
progrès  continu  et  en  même  temps  universel,  pro- 
grès qui  se  ferait,  se  maintiendrait  et  se  développe- 
rait sans  cesse  sur  toute  la  ligne,  non  seulement 
dans  le  domaine  des  réalités  ou  des  activités  physi- 
ques, mais  encore  dans  l'ordre  intellectuel,  moral  et 
religieux,  a-t-on  le  droit  de  parler  au  nom  de  la 
science?  Que  de  problèmes  une  pareille  airirmation 
soulève,  et  que  de  réserves  s'imposent  !  Voir  l'article 
Evolution,  t.  I,  col.  1797  s. Prise  pour  ce  qu'elle  vaut, 
c'est-à-dire  pour  le  développement  normal  d'une  ten- 
dance innée  au  perfectionnement,  cette  loi  du  pro- 
grès s'applique  à  notre  nature  considérée  dans  la 
sphère  d'activité  qui  lui  est  propre  et  qui  répond  à 
ses  puissances  et  à  ses  aspirations  naturelles.  L'état 
primitif  de  perfection,  que  la  doctrine  de  la  chuti- 
suppose,  est  d'un  ordre  tout  difl'érent  ;  il  s'agit,  répi- 
tons-le  puisqu'il  le  faut,  de  dons  surajoutés,  dont  la 
raison  d'être  n'est  pas  danslanatureelle-même,mai3 
dans  une  intervention  spéciale  et  libre  de  Dieu.  Si  la 
conservation  de  ces  dons  est  soumise  à  une  condi- 
tion positive  et  que  cette  condition  ne  soit  pas  réa- 
lisée par  la  faute  du  premier  homme,  on  ne  voit  pas 
ce  qui  pourrait  s'opposera  ce  qu'une  décadence  rela- 
tive se  produise  en  lui  et  par  lui.  La  négation,  en 
ce  point,  n'a  pas  pour  fondement  la  vraie  science. 
D'ailleurs  une  décadence  relative,  comme  celle  dont 
il  s'agit,  n'empêche  nullement  qu'après  le  retrait  des 
dons  primitifs,  et  même  auparavant,  la  loi  du  pro- 
grès, ramenée  à  ses  justes  limites,  ne  s'applique  au 
genre  humain,  réserve  faite  de  la  possibilité  d'in- 
terventions spéciales  de  la  part  de  Dieu.  Voir  Le 
Bacrelet,  Le  péché  originel  dans  Adam,  I^'  partie, 
p.  48  s. 

L'objection  tirée  de  la  loi  de  l'évolution  se  résout 
d'une  façon  analogue.  Il  est  évident  que,  dans  la 
mesure  où  celte  loi  s'applique  aune  race  et  aux  indi- 
vidus qui  la  composent,  il  serait  déraisonnable  de 
placer  au  début  de  la  série  ce  qui  ne  doit  s'y  trouver 
qu'en  vertu  de  l'évolution.  Mais  la  question  est. 
précisément,  de  déterminercedernier  point. Sabatier 
lui-même  met  au  principe  énoncé  par  Strauss  une 
réserve  propre  à  en  compromettre  gravement  l'uni- 
versalité et  la  solidité  :  «  Quand  il  parle  de  la  perfec- 
tion totale  ou  pleine  qui  ne  saurait  se  trouver  au 
premier  anneau  d'une  chaîne  historique,  il  entend, 
sans  nul  doute,  une  perfection  quantitative,  c'est-à- 


1753 


PECHE  ORIGINEL 


1754 


dire  une  collection  complète  de  vertus,  de  mérites  et 
de  facultés  dont  l'addition  numérale  fait  la  notion 
entière...  Ni  la  perfection  de  la  science,  comprenant 
toutes  les  découvertes  scientilifpies.  ni  la  perfection 
de  la  civilisation  embrassant  tous  les  progrès  et  tou- 
tes les  formes  de  la  vie  humaine,  ne  se  trouvent  ni 
ne  peuvent  se  trouver  au  début  ni  dans  un  moment 
unique  de  l'histoire. Un  individu, quelque  grand  qu'il 
soit,  ne  saurailëpuiser  la  vieou  le  travail  de  l'espèce, 
au  point  de  rendre  l'évolution  inutile.  Mais  a-ton 
réiléchi  que  cette  idée  de  la  perfection  est  contradic- 
toire et  par  conséquent  chimérique?.,.  Il  importe 
donc  de  faire  ici  uae  distinction  essentielle.  11  faut 
distinguer  entre  la  quantité  et  la  qualité,  ou  mieux, 
l'intensité  de  l'être.  »  Après  cela,  Sabatier  déclare  ne 
voir  auctine  dilUculté  à  ce  que,  sous  le  rapport  de  la 
qualité  ou  de  l'intensité,  la  perfection  du  christia- 
nisme se  soit  réalisée  dès  le  début,  dans  la  personne 
de  Jésus-Christ,  son  fondateur.  Nulle  difliculté,  non 
plus,  à  ce  que  les  perfections  dont  Uieu  voulait  gra- 
tiQer  la  nature  humaineaienlétéréaliséesdela  même 
manière  dans  la  personne  d'Adam.principeelclief  de 
la  race  :  non  pas  une  plénitude  absolue, carlui-même 
devait  se  développer,  mais  une  plénitude  relative  de 
perfections,  les  unes  communes  et  transmissibles, 
les  autres  propres  et  personnelles,  parce  que  possé- 
dées à  titre  de  chef.  Mise»  dans  Adam,  dès  le  début, 
par  une  intervention  spéciale  et  gratuite  de  Dieu, ces 
perfections  sont,  par  le  fait  même,  en  dehors  de  la 
loi  d'évolution.  Quand  Schleiermacher  et  d'autres 
théologiens  protestants  font  contre  celte  hypothèse, 
en  tant  qu'elle  renferme  la  justice  originelle,  des 
olijeclions  comme  celle-ci  :  C'est  supposer  la  sain- 
teté déjà  réalisée  avant  la  crise  nécessaire  pour  la 
former,  ils  montrent,  sans  parler  d'autres  faux  sup- 
posés, que,  n'admettant  pas  la  grâce  sanctiliante,  ils 
ne  savent  pas  distinguer  entre  la  sainteté  acquise 
et  la  sainteté  infuse,  celle-ci  ne  disant  pas.  comme 
l'autre,  une  relation  nécessaire  aux  actes  et  aux 
mérites  personnels.  Aller  plus  loin  encore  et  rejeter 
l'hypothèse,  sous  ce  prétexte  que  rien  ne  peut  être 
dans  l'homme  qu'en  conséquence  de  l'évolution, c'est 
se  mettre  sur  le  terrain,  non  [)lus  de  la  science, mais 
de  la  philosophie,  et  d'une  mauvaise  i)liilosopliie, 
celle  qui  nie  a  priori  l'existence  ovi  la  possibilité  de 
l'ordre  surnaturel  oti  [iréternaturel. 

II.  Les  théologiens  et  les  apologistes  recourent  à 
la  chute  originellepour  expliquer  l'existencedu mal, 
au  moins  du  mal  moral,  dans  le  genre  humain;  mais 
cette  explication  est  manifestement  inelHcace,  car  la 
chute  elle-même  «  est  un  mal,  le  plus  grand  mal,  et 
il  reste  toujours  à  expliquer  l'explication...  Si  la 
liberté  d'Adam  explique  le  premier  péché,  pourquoi 
n'expliquerait-elle  pastous  les  autres?  D'ailleurs  ce 
péché  primitif  lui-i^ême  eût  il  été  possible  sans  ten- 
tation, sans  passion,  c'est-à-dire  sans  vices?  C'est 
l'orgueil,  di'-on,  c'est  la  curiosité  indiscrète,  c'est 
l'esprit  de  révolte,  c'est  la  complaisance  de  l'homme 
pour  la  femme.  Qu'est-ce  que  tout  cela,  si  ce  n  est 
la  concupiscence  elle-même?  La  concupiscence,  que 
l'on  considère  comme  une  des  conséquences  du 
péché,  en  est  donc  en  réalité  la  source;  c'est  elle  qui 
l'explique  au  lieu  d'être  expliquée  par  lui.  » 
Paul  Janet,  /.es  Problèmes  du   XIX'  siècle,    p.  ^72, 

477., 

Képonse.  —  Les  théologiens  et  les  apologistes  qui 
recourent  à  la  chute  originelle  pour  expliquer  l'exis- 
tence du  mal  moral  dans  l'humanité,  ne  considèrent 
pas  le  mal  dans  un  individu  seulement,  ils  le  consi- 
dèrent dans  l'ensemble  de  la  race  avec  les  caractères 
de  grièvelé  et  d'universalité  qu'il  présente  et  qui  sont 
si  fortement  mis  en  relief  dans  les  livres  de  l'Ancien 
et  du  Nouveau  Testament  :  Gen.,  v,  5;  vui,  31  ;  £.v,, 


XXXIV,  7;  m  /i'ei^.,vni,  4C;  /'s.,cxxix,  3;  i:ccles.,\u^ 
ai  ;  /!om.,  m,  12  ;  vu,  i8-a3;  1  Joa. ,  i,  10;  de  ce  point 
de  vue,  ils  peuvent  répondre  que,  si  le  seul  exercice 
de  la  liberté  sullit  pour  expliquer  le  péché  d'Adam, 
il  n'en  va  pas  de  même  pour  tous  les  autres.  Mais  il 
est  une  réponse  plus  décisive.  Les  théologiens  les 
plus  autorisés  de  l'Eglise  romaine  ne  se  servent  pas 
de  la  chute  originelle  pour  expliquer  philosophique- 
ment l'existence  soit  de  la  concupiscence  en  nous, 
soit  du  mal  moral  dans  le  monde  :  la  concupiscence 
est  naturelle  à  l'iiomme,  laissé  à  ses  seuls  principes 
constitutifs,  et  rien  ne  prouve  péremptoirement  que 
sous  son  influence,  jointe  à  celle  d'un  milieu  moral  dé- 
létère, le  mauvais  usage  de  la  liberté  ne  puisse  suffire 
à  exi)liquer,  abstraction  fuite  de  la  révélation,  l'exis- 
tence du  mal  moral,  même  avec  les  caractères  de  griè- 
velé et  d'universalité  qu'il  revêt  dans  l'humanité  his- 
torique. L'autre  partie  de  l'objection  ne  vaut  que  par 
les  équivoques  et  les  confusions  dont  elle  est  remplie. 
Les  dons  de  la  justice  originelle,  reçus  par  nos  pre- 
miers parents,  ne  comprenaient  ni  l'impeccabilité, 
ni  l'immunité  par  rapport  à  toute  tentation;  un 
abus  de  la  liberté  restait  donc  possible,  sans  qu'il 
soit  nécessaire  de  faire  intervenir  la  concupiscence 
dans  la  tentation  subie  [lar  Adam,  ni  dans  son  jirc- 
mier  péché  qui  fut,  suivant  toute  vraisemblance,  un 
péché  d'orgueil,  Gen.,  m,  5.  Mais  la  chute,  telle  qu'elle 
est  décrite  dans  le  livre  sacré,  apparaît  comme  un 
petit  drame  complexe, où  il  y  a  succession  de  divers 
actes,  dépendant  les  uns  des  autres;  rien  n'empêche 
qu'une  fois  le  péché  d'orgueil  commis,  Adam  et  Eve, 
dépouillés  de  la  justice  originelle,  aient  été  dès  lors 
accessibles  aux  mouvemeuts  de  la  concupiscence. 
Voir  Lb  Bachklet,  op.  cit.,  p.  55  s. 

12.  Les  données  actuelles  de  la  science  permettent 
d'expliquer  la  présence  en  nous  de  la  concupiscence 
d'une  manière  beaucoup  plus  simple  et  plus  ration- 
nelle qu'on  ne  le  fait  dans  l'hypothèse  de  la  chute  : 
«  L'homme  primitif,  ignorant  et  sans  idées,  livré  à 
l'orage  incessant  de  ses  appétits  et  de  ses  instincts, 
qui  n'étaient  que  les  forces  de  la  nature  déchaînées 
en  lui,  ne  s'est  élevé  que  lentement  à  l'Idéal...  Et, 
dans  cette  lente  conquête  où  l'humanité  essaye  de 
dépouiller  ce  qu'il  y  a  en  elle  d'inférieur,  les  instincts 
primitifs,  qui  sont  bien  une  tache  originelle,  repa- 
raissent, à  chaque  instant,  indélébiles,  quoique  alTai- 
blis,  pour  nous  rappeler  non  une  chute,  mais  le  peu 
d'où  nous  sommes  partis.  »  Tu.  Ribot,  L'hérédité 
psychologique,  5«  éd.,  Paris,  1894,  p.  342.  —  Même 
conception  dans  F.  R  Tknnant,  art.  Original  Sin, 
op.  cit.,  p.  564. 

Réponse.  —  Si  l'on  se  contentait  d'affirmer  que 
la  présence  en  nous  de  la  concupiscence  peut  s'ex- 
pliquer, philosophiquement  et  expérimentalement, 
par  la  condition  intrinsèque  de  notre  nature,  com- 
posée d'un  corps  animal  et  d'une  àme  raisonnable 
dont  les  tendances  opposées  sont  une  source  de  con- 
flits intérieurs,  et  que  cette  infirmité  morale  nous 
rappelle  le  peu  que  nous  sommes  par  nature,  on  ne 
ferait  que  dire  ce  que  les  meilleurs  théologiens  de 
l'Eglise  romaine  disent  eux-mêmes.  Mais  l'objection 
va  beaucou|)  plus  loin  :  en  ramenant  la  tache  origi- 
nelle à  la  concupiscence  et  en  greffant  là-dessus  cette 
autre  idée,  que  cette  condition  de  notre  nature  nous 
rappelle  non  une  chute,  mais  le  peu  d'où  nous  sommes 
partis,  les  adversaires  s'inspirent  de  vues  combinant 
les  anciens  errements  sur  la  concupiscence,  consi- 
dérée comme  élément  constitutif  du  péché  originel, 
et  les  erreurs  plus  récentes  des  rationalistes  ou  des 
matérialistes  sur  la  descendance  purement  animale 
et  l'état  d'ignorance  et  d'imperfection  morale  des 
premiers  hommes.  L'expression  de  «  tache  origi- 
nelle »,  empruntée  à  la  terminologie  traditionnelle, 


i755 


PÉNITENCE 


1756 


ne  doit  pas  faire  illusion;  car  le  sens  attaché  au  mot 
est  totalement  changé.  Dans  la  doctrine  catholique, 
la  chute  originelle  dit  tout  d'abord  la  perte  qu'Adam, 
principe  et  chef  du  genre  humain,  lit  de  la  grâce  sanc- 
tifiante et  des  autres  dons  primitifs,  surnaturels  ou 
préternaturels.  La  concupiscence,  considérée  comme 
privation  du  don  d'intégrité  qu'Adam  avait  reçu  pour 
lui  et  pour  les  siens,  nous  rappelle,  dans  l'ordre  po- 
sitif et  historique,  non  pas  le  peu  d'où  nous  sommes 
partis,  mais  l'état  supérieur  d'où  nous  sommes  déchus 
dans  la  personne  de  nos  ancêtres.  Cette  grandeur 
perdue,  cette  noblesse  de  notre  origine  première  ne 
nous  sont  connues,  il  est  vrai,  que  sous  la  lumière 
de  la  révélation  divine;  et  comme  les  rationalistes 
et  autres  adversaires  de  nuance  anticatholique  ou 
antichrétienne  n'admettent  ni  la  révélation  divine 
ni  l'ordre  surnaturel  dont  elle  suppose  l'existence, 
là  se  trouve,  en  définitive,  le  vrai  conllit  entre  ceux 
qui  professent  et  ceux  qui  nient  le  dogme  de  la  chute 
originelle. 

B1BL10GRA.PUIU .  —  Synthèse  théologique  du  dogme  : 
S.  Thomas  d'Aquin,  Summa  iheol.,  l' II'S  q.  lxxii  s.  ; 
II»  II",  q.  CLXiK  s.  ;  Suarez,  De  l'itiis  et  peccatis, 
disp.  IX,  éd.  Vives,  1.  IV,  p.  597;  B.  de  Rubeis, 
De  peccato  originuti,  Venise,  1767.  Parmi  les  théo- 
logiens récents  :  Palmieri,  De  Deo  créante  et  ele- 
t-ante,  th.  05  s.,  Home,  1878;  Scheeben,  llundbuch 
der  katholischen  Dogmutik,  t.  Il,  §  167  s.,  Fribourg- 
en-Brisgau,  1878;  trad.  fr.  par  Bélet,  t.  IV,  p.  255  s. 
Du  point  de  vue  apologétique  ;  S.  Thomas 
d'Aquin,  Summa  contra  gentiles,  1.  IV,  c.  Li  s.; 
Kleutgen,  Théologie  der  Vorzeit,  a*  éd.,  t.  II, 
p.  607  s.,  Miinster,  1872;  Hettinger,  Apologie  des 
Christenthums,  t.  Il»,  p.  3iis.,  Fribourg-en-Brisgau, 
1872;  trad.  franc,  par  de  Felcourt-Jeannin,  t.  III, 
p.  339  s.;  II.  1*.  Félix,  Le  progri;s  par  le  Chruiia- 
nisme,  Année  i863,  5"  Confér. ;  R.  P.  Monsabré, 
Exposition  du  dogme  catholique,  Carême  '877,  2G- 
28"  Confér.  ;  abbé  de  Broglie,  Conférences  sur  la 
vie  surnaturelle,  t.  11,  Paris,  1882;  E.  Méric,  La 
chute  originelle  et  la  responsabilité  humaine, 8^éd,, 
Paris,  i885  ;  A.  M.  Weiss,  O.  P.,  Apologie  du  Chris- 
tianisme, trad.  franc,  par  CoUin,  t.  111,  1'^  partie, 
Paris,  1898;  Mgr  d'IIulst,  La  déchéance  originelle, 
dans  Conférences  de  Notre-Dame,  189^,  Retraite 
pascale;  J.  Bricout,  Péché  originel,  dans  Hevue  du 
Clergé  français,  t.  XII,  p.  174  s.,  Paris,  1897;  X.  Le 
Bachelet,  I.e  Péché  originel  dans  Adam  et  ses  des- 
cendants (collect.  Science  et  /fe/i^io/i),  Paris,  1900  ; 
S.  Harent,  S.  J.,  Original  Sin,  dans  The  Catholic 
Encyclopedia,  t.  XI,  p.  3i  a  s.,  New-York,  1911. 

X.  Lb  Bachelet,  S.  J. 

PÉNITENCE.  —  Le  mot  ii-iiAm.'x,  paenitentia, 
signilie  proprement  cliangeraent  de  disposition  inté- 
rieure; il  désigne  surtout  la  résolution  de  s'amender 
après  le  péché.  Conséquemment,  il  désigne  aussi  les 
actes  extérieurs  qui  manifestent  cette  résolution. 

La  pénitence  intérieure,  qui  consiste  dans  le  regret 
du  mal  commis,  est  nécessaire  pour  obtenir  la  rémis- 
sion du  péché.  En  effet,  le  péché,  par  lequel  on  pré- 
fère la  créature  à  Dieu,  constitue  le  pécheur  dans  un 
état  d'aversion  à  l'égard  de  Dieu.  Cet  état  d'aversion 
ne  peut  prendre  fin  que  par  une  co/ifers/on  contraire, 
rétablissant  l'orientation  de  l'âme  vers  Dieu.  C'est 
proprement  l'œuvre  de  la  pénitence,  ainsi  que  l'ex- 
plique saint  Thomas,  III»,  q.  86,  a.  2  :  Offensa  peccati 
mortalis  procedit  ex  eo  quod  voluntas  hominis  est 
aversa  a  Deo  per  contersionem  ad  aliquod  bvnuin 
commutabile.  L'nde  requiritur  ad  remissionem  ditinae 
offensae  quod  voluntas  hominis  sic  immutetur  ut  con- 


vertatur  ad  Deum  cum  detestatione  conversionis prae 
dictae  et  proposito  emendandi;  quod  pertinet  ad  ra- 
tionem  paenitentiae  secundum  quod  est  virtus.  Et 
ideo  impossibile  est  quod  peccatum  alicui  remittatur 
sine  paenitentia,  secundum  quod  est  virtus,  La  pré- 
dication apostolique  requérait  cette  condition  pour 
la  rémission  baptismale.  Act.,  11,  38,  l'auditoire  tou- 
ché par  saint  Pierre,  le  jour  de  la  Pentecôte,  de- 
mande :  «  Que  faire?  »  Et  saint  Pierre  répond:  «  Con- 
vertissez-vous (u.€ryMr,7aLre),  et  que  chacun  de  vous  se 
fasse  baptiser  au  nom  de  Jésus-Christ  pour  la  rémis- 
sion de  ses  péchés,  et  vous  recevrez  le  don  du  Saint- 
Esprit.  >> 

Le  fidèle  qui  pèche  après  le  baptême,  peut  encore 
rentrer  en  grâce  avec  Dieu  moyennant  pénitence;  et 
Jésus-Christ  a  élevé  cette  pénitence  postbaptismale 
à  la  dignité  de  sacrement  Dès  le  commencement  du 
iiiî'  siècle,  la  pénitence  est  appelée  «  seconde  planche 
de  salut  après  le  baptême  ».  Tertullien,  De  paeni- 
tentia, IV,  2  ;  XII,  9. 

Parmi  les  aspects  du  sacrement  de  pénitence,  deux 
ressortissent  spécialement  à  l'apologiste  : 

I'  L'institution  du  pouvoir  des  clefs  met  à  la  portée 
de  tous  les  baptisés  le  pardon  de  toutes  les  fautes 
commises  après  le  baptême.  Revendiquer  cette  ins- 
titution, sera  faire  l'apologie  de  la  Providence,  qui  en 
cela  se  montre  miséricordieuse. 

2°  La  confession,  moyen  divinement  institué  pour 
procurer  l'administration  de  la  pénitence,  sous  forme 
de  jugement  sacerdotal,  n'est  pas,  comme  on  l'a  trop 
souvent  répété,  une  invention  humaine.  Rétablir  le 
caractère  primitif  de  l'institution,  sera  faire  l'apo- 
logie de  l'Eglise,  fidèle  interprèle  de  la  pensée  du 
Christ. 

D'où,  deux  parties. 

PRBMiàRB   Partis 
INSTITUTION  DE  LA  PÉNITENCE 

SoMMAinB.  —  A.  NouvFAU  Testament.  I°  Paroles  de 
l'institution.  —  11°  Objection.  Des  péchés  irrémissi- 
bles. 1°  Blasphème  contre  le  Saint-Esprit  ;  2°  Les 
péchés  des  fidèles,  d'après  l'épitre  aux  Hébreux; 
3°  Le  péché  mortel,  d'après  la  L"  épitre  de  saint 
Jean.  —  111°  La  pratique  des  Apôtres. 

B.  L'Eglise  primitive.  —  I»  La  pénitence  à  Rome 
au  II»  siècle,  d'après  le  Pasteur  d'Ilermas.  — 
II"  l'administration  de  la  pénitence  au  11»  siècle, 
en  dehors  d'Ilermas.  —  III"  La  pénitence  au  m"  siè- 
cle. Théorie  des  trois  péchés  réservés. 1°  Tertullien; 
3°  Calliste  et  Hippolyte;  3"  Origène.  —  Conclusion. 

A.  Nouveau  Testament 
1°  Paroles  de  l'inetitution 

L'institution  du  sacrement  de  la  rémission  des  pé- 
chés apparaît,  dès  le  NT.,  liée  à  la  fondation  même 
de  l'Eglise,  selon  la  pensée  du  Christ.  Le  Christ 
savait  bien  de  quelles  pierres  il  bâtirait  son  Eglise 
et  combien  sont  fragiles  les  volontés  humaines.  Les 
hommes  destinés  à  entrer  dans  cet  édifice  n'auraient 
pas  seulement  besoin  d'y  être  introduits  par  le  bap- 
tême, mais  encore  d'y  être  réintégrés  s'ils  venaient 
à  déchoir.  La  vie  de  la  grâce,  une  fois  acquise,  peut 
se  perdre;  le  sacrement  de  la  régénération  appelait 
un  complément. 

Aussi  la  parole  même  par  laquelle  le  Christ  cons- 
titue Pierre  fondement  de  son  Eglise,  renferme  dans 
son  contexte  immédiat  la  promesse  du  pouvoir  des 
clefs,  pouvoir  discrétionnaire  sur  les  personnes  et 
sur  les  choses  dans  le  royaume  de  Dieu,  Mt.,  xvi, 
iS-ig  : 


1757 


PÉNITENCE 


1758 


«  Que  dit-on  du  Fils  de  l'homme  ?  »  —  Les  disciples  répon- 
'*       ■  '     *    'fiaii-Hant,iste.  d'autres 

.  «  Et 


dont  ;   «  Les    ujis  disent  ciuo   c'est    Jean-Baptiste    d'autres 


Elie,  d  autres  Jérémie  ou  ([uelqu'un  des  prophètes.  »  —  «  Et 
vous,  que  dites-vous  de  moi  ?  »  —  Pierre,  prenant  la  parole, 
dit  :  «  Vous  êtes  le  Christ,  Fils  du  Dieu  vivant.  »  —  Jésus 
répond  :  •  Bienheureux  es-tu.  Simon,  fils  de  Jean;  car  ce 
n'est  pas  la  chair  ni  le  sacïg  qui  te  l'a  révélé,  mais  mon  Père 
qui  est  aux  cieus.  Et  moi  je  to  dis  que  lu  es  IMerre,  et  sur 
cette  pierre  je  bâtirai  mon  Eglise,  et  les  portes  de  l'onl'or  ne 
prévaudront  pas  contre  elle.  Je  te  donnerai  les  clefs  du 
roy.iumo  des  cieux  ;  ce  que  lu  lieras  sur  terre  sera  lié  d.^ns 
les  cieux,  et  ce  que  tu  délieras  sur  terre  sera  délié  dans 
les  cieux.  » 

Dans  un  entretien  avec  ses  disciples,  il  leur  pro- 
met une  participation  du  pouvoir  destiné  à  Pierre, 
Mt.,  xviii,  i2-i8  : 

«  Supposez,  dit-il,  qu'un  homme  ait  cent  brebis  et  que 
l'une  d'entre  elles  vienne  à  se  perdre  ;  ne  laissera-l-ii  pas 
les  quatre-vingt-dix-neuf  autres  sur  les  montagnes  pour 
son  aller  ù  la  recherche  de  celle  qui  s'est  perdue  .'  Et  s'il 
réussit  à  la  retrouver,  en  vérité,  je  vous  le  dis,  il  se  réjouit 
pour  cette  brel;is  plus  que  pour  les  quatre-vingt-dix-neuf 
autres  qui  n'étalent  pas  [)orduos.  Ainsi,  n'est-ce  pas  la  vo- 
lonté de  votre  Pero  qui  est  aux  cioux,  qu'un  seul  de  ces 
petits  périsse.  »> 

Ou  vient  d'entendre  le  principe  (rénéral.  Voici 
l'application  : 

«  si  votre  frère  pèche  conlro  vous,  allez,  roprenez-le  entre 
vous  et  lui  seul.  S'il  vous  écoule,  vous  avez  gagné  votre  frère. 
S'il  ne  vous  écoute  pas,  prenez  avec  vous  un  ou  deux  autres, 
afin  que  toute  cause  se  décide  sur  la  parole  de  deux  ou  trois 
témoins.  S'il  ne  les  écoute  pas,  dites-lo  à  l'Eglise  ;  s'il  n'écoute 
pas  mi^me  l'Eglise,  qu'il  soit  pour  vous  comme  un  païen  et 
un  publicain.  En  vérité,  je  vous  le  dis,  tout  ce  ([ue  vous 
lierez  sur  terre,  sera  lié  dans  le  ciel,  et  tout  ce  que  vous 
délierez  sur  terre,  sera  délié  dans  le  ciel,  w 

Une  troisième  parole  du  Christ  contient  la  réali- 
sation de  la  promesse,  loan.,  xx,  ig-sS  : 

.Au  soir  de  la  résurrection.  Jésus  apparaît  au  milieu  de 
ses  disciples  réunis  et  leur  dit  ;  «  La  paix  soit  avec  vous.  « 
Il  leur  montre  ses  mains  et  son  côté  percé  ;  il  reprend  ;  «  La 
paix  soit  avec  vous.  Comme  mou  Père  m'a  envoyé,  moi  aussi 
je  vous  envoie,  i)  Puis,  souillant  sur  eux  ;  ii  Recevez  le  Saint- 
Esprit.  Ceux  à  qui  vous  remettrez  les  péchés,  ils  leur 
sont  remis  :  ceux  à  qui  vous  les  retiendrez,  ils  leur  sont 
retenus,    » 

Dans  ces  trois  paroles  est  renfermée  l'institution 
du  sacrement  de  pénitence. 

D'un  point  de  vue  crititjue,  la  condition  de  ces  tex- 
tes est  excellente;  on  ne  peut  les  attaquer  que  par 
raisons  a  priori.  On  leur  opposera  d'abord  le  pré- 
jugé d'ordre  général,  d'après  lequel  le  Christ  ne  sau- 
rait avoir  institué  ni  Eglise  ni  sacrement.  On  oppo- 
sera de  plus  au  troisième  texte,  qui  rapporte  une 
parole  du  Christ  ressuscité,  tout  ce  qu'on  a  coutume 
d'opposer  au  fait  de  la  résurrection.  De  tels  argu- 
ments sontcertainement  inellicaces  pour  prouver  que 
ces  textes  évangéliques  représentent  une  réaction  de 
la  pensée  chrétienne  sur  les  récits  primitifs  de  la  vie 
du  Christ.  Il  n'y  a  pas  lieu  de  reprendre  ici  une  dis- 
cussion qui  a  été  abordée  fort  pertinemment  en  d'au- 
tres articles  de  ce  dictionnaire.  Voir.  art.  Evangiles 
CANONIQUES,  t.  I,  col.  i6i3sqq.  ;  art.  Eglise,  t.  I, 
col.  laS^;  art.  Papautk,  t.  111,  col.  i33g-i358;  sur  la 
Résurrection,  art.  Jésus-Cukist,  t.  II,  col.  ii^^^  i^'^- 
Prenons  donc  simplement  ces  texte»  pour  ce  qu'ils 
sont,  d'authentiques  paroles  du  Seigneur,  recueillies 
par  les  témoins  de  sa  vie. 

La  métaphore  des  clefs  est  commentée  clairement 
par  la  tradition  biblique,  depuis  la  Genèse,  xli,  où 
le  patriarche  Joseph  ouvre  et  ferme  les  greniers 
d'Egypte,  jusqu'à  r.\pocalypse,  i,  17-18,  où  le  Fils  de 
l'homme  est  désigné  comme  c  le])remier  et  le  dernier, 
le  vivant  qui  était  mort   et  qui  désormais  vit  aux 


siècles  des  siècles,  qui  possède  les  clefs  de  la  mort  et 
de  l'enfer  ».  On  lit  en  /s.,  xxii,  23,  sur  Eliacim,  ûls 
d'IIelcias  :  «  Je  mettrai  sur  son  épaule  la  clef  de  la 
maison  de  David  ;  quand  il  ouvrira,  nul  ne  fermera; 
qtiand  il  fermera,  nul  n'ouvrira.  »  Et  encore  dans 
Ap.,  III,  '7  :  «  Ainsi  parle  Celui  qui  est  saint  et  véri- 
dique,  qui  possède  la  clef  de  David  ;  qui  ouvre  et  nul 
ne  fermera;  qui  ferme  et  nul  n'ouvre.  »  Tous  ces 
traits  descriptifs  visent  le  plein  pouvoir  d'un  ma- 
jordome. C'est  le  pouvoir  qu'a  en  vue  le  Sauveur, 
dans  un  cadre  plus  humble,  parlant  à  son  auditoire 
juif,  Luc,  XII,  4î,  de  a  l'économe  Cdèle  et  prudent, 
que  le  Seigneur  établira  sur  la  domesticité  pour  don- 
ner à  chacun,  au  temps  voulu,  la  mesure  de  froment  ». 

Ce  pouvoir  discrétionnaire,  promis  au  prince  des 
.\pàtres,  comporte  en  particulier  le  pouvoir  «de  lier 
et  de  délier  ».  Cepouvoir,  étendu  parletexte  suivant 
à  tout  le  collège  apostolique,  trouve  son  explication 
dans  la  langue  rabbinique.  Lier  signifie  user  de 
rigueur;  délier  signifie  userd'indulgence.  Dans  la  ca- 
suistique juive,  on  disait  couramment:  sur  tel  point 
«  rabbi  Scharamai  lie,  rabbi  Ilillel  délie  »  ;  tout  le 
monde  entendait  ce  langage,  qui  signifiait:  Schamraa'i 
défend,  liillel  permet.  Par  cette  parole,  le  Maître  ins- 
tituait ses  Apùtres  arbitres  des  consciences;  il  les 
investissait  du  pouvoir  de  prononcer  sur  terre  des 
sentences  de  condamnation  ou  d'absolution,  qui 
seraient  ratifiées  au  ciel. 

En  saint  Jean,  le  Seigneur  ressuscité  parle  sans 
aucune  figure.  11  confère  explicitement  aux  siens  ce 
qu'il  leur  a  promis,  le  pouvoir  de  retenir  les  péchés 
ou  de  les  remettre,  de  condamner  ou  d'absoudre  par 
sentence  ellicace.  La  véritéenveloppée  dans  les  méta- 
phores précédentes  atteint  ici  son  expression  parfai- 
tement claire  et  définitive,  et  tout  le  plan  du  Seigneur 
se  dessine.  Pierre,  fondement  de  l'Eglise,  a  reçu  le 
premier  la  promesse  des  pleins  pouvoirs  qu'il  exer- 
cera souverainement.  Puis  les  autres  ont  reçu  la  pro- 
messe des  pouvoirs  qu'ils  exerceront dépendamment 
de  Pierre.  Enfin  tous  reçoivent  distinctement  des 
pouvoirs  applicables  à  la  rémission  des  péchés. 

11°  Objections.  —  Des  péchés  irrémissibles 

Ces  paroles  ne  comportent  aucune  restriction,  et 
donc  suggèrent  l'idée  d'un  pouvoir  d'absoudre  illimité 
depar  l'institution  du  Christ.  Mais  on  a  cru  découvrir 
des  restrictions  dans  d'autres  textes  du  NT. 

I"  Paroles  du  Seigneur  relatives  au  blasphème  con- 
tre le  Saint-Esprit,  Mt.,  XII,  3i-32;  Me,  Ht,  a8-3o; 
/.c,  XII,  10. 

2°  Doctrine  de  l'Epltre  aux  Hébreux  sur  les  péchés 
des  fidèles,  Ilh .,  vi,  4-8  ;  x,  26-27;  ^"'  '617. 

3'  Doctrine  de  saint  Jean  sur  les  péchés  mortels, 
I  fo.,  v,  16. 

Ces  textes  ont  été  souvent  invoqués  par  des  sectes 
rigoristes,  comme  impliquant  l'existence  d'une  caté- 
goriedepéchés  irrémissibles  de  leur  nature,  au  moins 
quant  au  ministère  de  l'Eglise.  Les  montanistes  et 
les  novatiensau  i!i«  siècle  ont  donné  l'exemple  de  cette 
rigueur.  La  tradition  catholique  s'y  est  toujours  op- 
posée; elle  a  donné  des  mêmes  textes  une  interpréta- 
tion qui  les  concilie  avec  l'enseignement  du  Christ 
sur  le  pouvoir  illimité  de  rémission  confié  aux  minis- 
tres de  l'Eglise.  Nous  résumerons  celte  interpréta- 
tion, plus  développée  dans  notre  volume  sur /-'fit/ift/e 
Catliste,  Paris,igi4. 

i"  nlaxphème  contre  le  Saint-Esprit,  .Ml,,  xii,  3i-32 

«  Je  vous  le  dis  :  tout  péché  et  tout  blasphème  sera  remis 
aux  hommes,  mais  le  blasphème  contre  l'Esprit  ne  sera  pas 
remis.  Et  à  qui  aura  parlé  contre  le  Fils  de  l'homme,  son 
péché  sera  remis;  mais  à  qui  aura  parlé  contre  l'Esprit- Saint, 
son  péché  ne  sera  remis  ni  dans  ce  siècle,  ni  dans  le  siècle 
à  venir.   » 


1759 


PENITENCE 


1760 


Saint  Augustin,  qui  a  consacréàce  texte  une  élude 
distincte,  n'en  connaissait  pas  de  plus  dillicile  dans 
toute  l'Ecriture,  .Serni.,LXXi,5,8,  P.  L.,XWVlimg. 
Avant  lui,  bien  d'autres  Pères  s'y  étaient  attai|ués. 

La  Didaclié,  xi,  7.8. 1 1 ,  défend  de  tenter  le  prophète 
quiparle  en  esprit:  ce  seraitcomraeltre  lepéché  irré- 
missible. De  même,  saint  lRÉNÉK,.'l(ii'.  //aei  es.,  Ill,xi,9 
P.  G.,  VII,  891  A,  déclare  coupables  du  pccUé  conlre 
le  Saint-Esprit  les  hérétiques  opposés  systématique- 
ment au  charisme  des  prophètes. 

Tektullien,  déjà  montaniste,  trouve  la  délinition 
du  blasphème  contre  le  Saint-Esprit  réalisée  dans 
l'apostasie,  qui  constitue  un  alTront  à  la  loi  scellée 
par  le  baptême.  De  pudic.,  xin,  P.  /,.,  11,  ioo5.  On 
retrouvela  même  interprétation,  non  seulement  dans 
lasecte  novatienne,  maischezsaint  Cyprien,  quisans 
doute  n'en  lirait  pas  les  mêmes  conséquences, 
Testimon.,  111,  28,  éd.  Hartel,  p.  142,  8-16;  £pf>., 
XVI,  2,  p.  5i8;  Lv,  27,  p.  6^5;  lxii,  3,  p.  699,  et  chez 
PSEUD0-G3PRIEN,  De  alealoribus,  x,  p.   102. 

Les  Alexandrins  ont  pareillement  insisté  sur  l'in- 
jure spéciale  faite  au  Saint-Esprit  par  le  péché  com- 
mis après  le  baptême;  voir  Origkne  et  Thkognoste, 
cités  parsaint  Atiiana.se,  Zi'^.  ad  Serapioii.,iv,  10  et  7; 
/'.  G.,  XXVL  6^9 C.,  652C.  Voir  encore  Ohigkxb,  /n 
/oan.,l.  Il,  VI,  P.  G.,  XI,  128.  Mais  ils  ne  concluent 
pas  à  la  damnation  universelle  de  tous  ceux  qui 
pèchent  ainsi. 

Nombre  de  Pères  illustres  ont  repris  la  solution 
déjà  indiquée  dans  la  Didaché,  et  mis  en  lumière  la 
malice  très  spéciale  du  péché  qui  impute  au  démon 
les  œuvres  de  l'Esprit  divin.  Voir  saint  Atiianasr, 
Ep .  ad  Serap.,  iv,  ao,  P.  G.,  XXVI,  608  B-669A;  saint 
HiLAiRE,  InMt.,  1.  XII,  XVII,  P.  L.,  989  B;  saint  .\m- 
BRoisE,  De paenii,,  II, iv,  24,  P.  /-,  XVI,  5o3  B;  saint 
Pac.ien,  Ep.  ad  Sympronianiim,  III,  xv,  P.  /,.,  XIII, 
10^4  A;  Pseudo-Augustin,  (juaestiones  Y.  N.  T.,  cii, 
P.  L.,  XXXV,  2307;  saint  Jean  Chrysostome,  In.  Mt.. 
Nom.,  xn,  7,  />.G.,LVII,4i9. 

Les  Constitutions  apostoliques  ne  connaissent  qu'un 
péché  irrémissible  :  c'est  la  présomption  criminelle 
qui  spécule  sur  la  patience  divine  pour  pécher  à  l'aise, 
II,  xxiii,   1-2,  éd.  Funk,  p.  89,  24-28. 

I.a  solution  de  saint  Augustin  coupe  court  à  toute 
ùilliculté  en  identiliant  purement  et  simplement  le 
blasphème  contre  le  Saint-Esprit  avec  l'impénitence 
ilnale,  qui  repousse  jusqu'au  bout  les  avances  de  la 
grâce  divine.  .Serm.,  lxxi,  Z'.  i.,  XXXVIU,  445-467. 
C'est  la  même  solution  qu'on  retrouve  chez  saint 
Fui.gknce,  De  remissione peccatoriim,  xxii-xxix,  P.  L., 
LXV,  547. 

Saint  LÉON  le  Grand,  en  vue  de  controverses  ac- 
tuelles, se  borne  à  faire  l'application  du  texte  de 
Mt.,  XII,  3i-32aux  hérétiques  pneuaiatomaques,  qui 
relèguent  l'Espril-Sainl  à  un  rang  inférieur  dans  la 
Trinité.  .Serm.,  Lxxv,  4.  P-  L.,  LIV,  4o2-4o3  ;  lxxvi, 
4,  ib.,   4oC. 

Il  n'est  presque  aucune  de  ces  solutions  où  l'ana- 
lyse ne  découvre  quelque  élément  de  vérité.  Mais  si 
l'on  veut  rendre  pleine  justice  au  texte  évangélique, 
il  semble  indiqué  qu'on  doit  serrer  de  près  la  solu- 
tion traditionnelle,  esquissée  par  la  Didaché  et 
saint  Irénéb.  Le  péché  contre  le  Saint-Esprit  est 
précisément  celui  que  le  Sauveur  reprochait  aux 
Pharisiens,  témoins  de  ses  miracles  et,  ])hitôt  que 
d'y  reconnaître  la  vertu  de  Dieu,  les  attribuant  à 
Béelzebub.  C'est  là  proprement  le  péché  contre  la 
lumière,  qui  stérilise  les  grâces  de  Dieu  et  aboutit 
naturellement  à  l'inipénitence  (inale.  Cet  aboutisse- 
ment, qui  est  dans  la  logique  d'un  tel  péché,  jus- 
tifie l'anathème  du  Seigneur,  puisque,  en  fait, 
celui-là  ne  saurait  être  jamais  pardonné  qui  s'obs- 
tine à  repousser  toutes  les  offres  de  pardon. 


Par  où  l'on  voit  que,  si  l'on  peut  parler  d'après 
l'Evangile  d'un  péché  irrémisible,  ce  péché  est  ir- 
rémissible non  du  fait  de  Dieu,  qui  n'a  point  limité 
le  pouvoir  de  rémission  donné  aux  ministres  de  sa 
grâce,  mais  du  fait  de  l'homme,  qui  oppose  à  la  ré- 
mission sa  volonté  d'impénitence.  C'est  la  conclu- 
sion qu'il  importe  de  dégager,  pour  montrer  que  la 
parole  du  Seigneur  demeure  rigoureusement  vraie  : 
le  péché  qui  n'aura  pas  été  remis  sur  la  terre,  ne 
sera  pas  davantage  rerais  au  ciel  ;  non  parce  qu'il 
n'existait  pas  sur  terre  un  pouvoir  suffisant  de  ré- 
mission, mais  bien  parce  que  l'homme  s'y  sera  per- 
sévéramment  refusé. 

2"  Les  péchés  des  fidèles,  d'après  Heh.,\\,  4-8;  x, 
26-27  '  '^'i'  '6-17. 

11  est  impossible  que  ceux  qui  ont  été  une  fois  illuminés, 
qui  ont  goûté  le  don  céleste,  ont  participé  à  l'Esprit-Saint 
et  goûté  la  belle  parole  de  llieu  el  les  vertus  du  siècle  à 
venir,  puis  sont  tombes,  soient  renouvelés  un"  seconde  fois 

fiour  la  pénitence,  alors  qu'ils  crucitient  de  nouveau  pour 
eur  compte  le  Fils  de  Dieu  et  le  livrent  à  l'ignominie.  Quand 
une  terre,  buvaritla  pluie  qui  descend  fréquemment  sur  elle, 
produit  une  végétation  utile  à  ceuï  qui  la  cultivent,  elle  a 
part  à  la  bénédiclion  de  Dieu:  mais  quand  elle  ne  produit 
qu'épines  et  ronces,  elle  est  réprouvée,  proche  de  la  ma- 
iédicùon  et  enfin  destinée  au  feu. 

Si  nous  péchons  volontairement  après  avoir  reçu  la  con- 
naissance de  la  vérité,  il  ne  reste  plus  de  saLTÎlice  à  offrir 
pour  nos  péchés,  mais  l'attente  redoutable  du  jugement  et 
l'ardeur  du  feu  qui  consumera  les  rebelles. 

l'as  d'impudique  ni  de  profane,  comme  l^sali,  qui  pour  un 
mets  vendit  s^in  droit  d  aînesse.  Vous  savez  que  plus  tard, 
voulant  obtenir  la  bénédiction  paternelle,  il  i'ut  repoussé  ; 
car  il  ne  fut  pas  admis  à  repentunce,  malgré  ses  larmes  et 
ses  supplications. 

Il  est  facile  de  lire  dans  ces  textes  une  doctrine 
toutà  fait  désolante,  qui  dénie  tout  espoir  de  réha- 
bilitation au  chrétien  tombé  après  le  baptême.  Les 
anciennes  sectes  rigoristes  n'y  ont  pas  manqué  ;  et 
des  historiens  modernes  attribuent  le  changement 
qui  s'est  fait  dans  l'Eglise,  depuis  le  temps  des 
Apôtres,  à  un  abandon  de  l'idéal  primitif,  idéal  de 
sainteté  absolue  qui  n'admettait  aucune  compro- 
mission avec  les  pécheurs. 

Mais  les  Pères  du  quatrième  siècle  ont  écarté  cette 
exégèse  en  restituant  la  vraie  pensée  de  saint  Paul. 
Les  destinat.Tires  de  l'épitre  étaient  des  chrétiens 
sortis  du  judaïsme,  mais  encore  mal  affermis  dans 
la  foi  et  ressaisis  par  des  velléités  de  vie  juive.  U 
s'agit  de  leur  faire  entendre  que  la  démarche  qui 
les  a  menés  au  Christ  est  définitive.  Après  ce  bap- 
tême, dont  ils  ont  reçu  et  apprécié  le  bienfait,  espè- 
rent ils  donc  une  autre  rénovation?  Pensent-ils  que 
la  Victime  du  Calvaire,  dont  ils  font  peu  de  cas, 
puisse  être  une  seconde  fois  immolée  pour  eux? 
Telle,  et  non  pas  autre,  est  la  pensée  de  saint  Paul. 

Ce  langage  exclut  la  possibilité  d'un  second  bap- 
tême. Mais  il  n'insinue  pas  que  la  vertu  du  sang  du 
Christ  soit  épuisée  par  la  régénération  baptismale 
et  ne  puisse  désormais  procurer,  par  une  autre  voie, 
la  rémission  des  péchés.  Contre  une  telle  interpré- 
tation de  1  épitre  aux  Hébreux,  on  peut  voir  les 
protestations  de  saint  Athanase,  Ep.,  iv  Ad  Serai)., 
i3,  P.  G.,  XXVI,  655-656;  de  saint  Ambboise,  De 
paenit.,  II,  11,  7.8,  P.  /..,  XVI,  497C-498A;  de 
saint  Epiphank,  Haer.,  lix,  2,  P.  G.,  XLI,  1020  ;  de 
saint  Jean  (^^hry'sostomb.  In  Heb.,  Hom.,  ix,  a. 3, 
P.  G.,  LXllI,  78-80;  XX,  I,  143  ;  XXXI,  2,  2i4-2i5.  Il 
s'agit  au  contraire  d  assurer  le  sérieux  de  la  péni- 
tence. Ces  Pères  n'y  manquent  pas;  aussi  ont-ils 
grand  soin  d'ouvrir  aux  mêmes  pécheurs,  trop  in- 
grats à  leur  baptême,  de  larges  perspectives  de  mi- 
séricorde. C'est  le  sens  du  commentaire  de  saint 
JiiRÔME,  qui  serre  de  près  la  lettre   de  l'épitre  aux 


1761 


PENITENCE 


1762 


Hébreux,  Adti.  lovinianum,  II,  m,  P.  /-.,  XXIII, 
î86  AB.  Le  pardon  n'est  refusé  qu'au  pécheur  incor- 
rigible, qui  persévère  actuellement  à  outrager  leSau- 
veur,  à  le  crucilîer  de  nouveau  et  à  le  bafouer, 
<zvaTTa'j^5ÙvTK5  xat  TTv.pv.Ssr/y.v-rtÇciiTV-i,  Heb.^   VI,    6. 

Ces  leçons,  données  à  des  judéochrétiens  encore 
mal  instruits  et  à  l'orolUe  dure,  yt„9po\  ...  rv.Ti  àxov.Tç, 
{Heb.,  V,  11),  rappellent  les  vertes  paroles  de  l'Apôtre 
aux  Galates  insensés  (Cal.,  m,  i  :  ri  àvo'y^Tîi  rcJdtai), 
qui  s'obtinaient  à  jeter  un  regard  furtif  vers  la  Loi 
de  Moïse.  Elles  n'ont  pas  d'autre  portée. 

3»  Le  péché  mortel,  d'après  I  /o.,  v,  iC  : 

Si  quelqu'un  voit  son  frère  commettre  un  péclié  qui  ne 
va  pas  à  la  mort,  qu'il  prie,  et  Dieu  donnera  la  vie  à  ce 
pécheur,  dont  le  péché  ne  va  pas  à  la  mort.  Il  y  a  tel 
péché  <iui  va  à  la  mort  :  pour  celui-là,  je  ne  dis  pas  de 
prier. 

Comment  ce  péché,  pour  la  rémission  duquel  on 
ne  doit  pas  prier,  selon  saint  Jean,  ne  serait-il  pas 
irrémissible?  Les  Pères  ont  senti  la  force  de  l'objec- 
tion. Mais  ils  ont  rappelé  ce  que  saint  Jean  dit  plus 
haut,  dans  la  même  épltre,  I  /o.,  i,  7-11,  3  : 

Si  nous  marchons  dans  la  lumière,  comme  Dieu  même 
est  dans  la  lumière,  nous  avons  communion  entre  nous,  et 
le  sanj^  de  Jésus- Christ  son  Fils  nous  purifie  de  tout  péché. 
Si  nous  disons  que  nous  n'avons  pas  de  péché,  nous  nous 
trompons  nous-mêmes  et  la  vérité  n'est  i)as  en  nous.  Si 
nous  avouons  nos  péchés,  Dieu  est  fidèle  et  juste,  pour  par- 
donner nos  péchés  et  nous  puriiier  de  toute  ;nii[uité. 
Si  nous  disons  que  nous  n'avons  pas  péché,  nous  le  fai- 
sons menteur  et  sa  parole  n'est  pas  en  nous.  Mes  petits 
enfants,  je  vous  écris  ceci  afin  que  vous  ne  péchiez  jioint; 
que  si  quelqu'un  vient  à  pécher,  nous  avons  un  avocat  près 
du  Père,  Jésus-Christ  le  juste  ;  il  est  victime  de  propitia- 
tion  pAr  nos  péchés,  et  non  seulement  pour  nos  péchés, 
mais  encore  pour  ceux  du  inonde  entier. 

Un  texte  commente  l'autre .  Assurément  saint  Jean 
montre  la  préoccupation  de  combattre  l'abus  des 
grâces  et  d'engager  tous  ceux  qui  portent  le  nom 
d'enfant  de  Dieu  à  ne  pas  le  porter  en  vain.  L'Eglise 
se  détourne  du  pécheur  scandaleux  et  lui  refuse  le 
bénéfice  de  la  prière  qui  justilie.  .autant  qu'il  dépend 
de  lui,  un  tel  pécheur  se  livre  dès  cette  vie  à  la  mort 
éternelle.  C'est  le  sens  du  premier  texte. 

Le  second  rappelle  tous  les  enfants  de  Dieu  au 
sentiment  de  leur  faiblesse.  Nul  ne  peut  se  vanter 
d'être  sans  péché  ;  mais  aussi,  que  nul  ne  se  désole, 
car  il  y  a  pour  tout  péché,  pour  les  péchés  du 
monde  entier,  un  Intercesseur  tout-puissant.  Plus  la 
faute  sera  lourde,  et  plus  il  doit  être  difficile  de 
mettre  en  mouvement  la  divine  miséricorde.  X  cet 
égard,  saint  Ambroish  rappelle  le  rôle  de  ces  grands 
amis  lie  Dieu  que  furent  sous  l'ancienne  Loi  un 
Moïse,  un  Jérémic  :  Dieu  accordait  à  leur  prière  ce 
qu'il  n'eût  point  accordé  à  une  prière  quelconque. 
Même  sous  la  Loi  nouvelle,  il  faut  s'en  souvenir,  et 
saint  Jean  l'insinue  dans  l'Apocalypse.  De  paenit.,l, 
x,xi,  P.  1..,  XVI,  4'^o-43i.  Donc  saint  .\mbroise  n'a 
garde  de  pousser  les  âmes  au  désespoir.  Saint  Pacirn 
n'agit  pas  autrement,  en  rappelant  que  les  péchés 
qui  damnent  sont  les  péchés  qui  demeurent,  c'est- 
à-dire  les  péchés  dont  on  ne  veut  pas  faire  péni- 
tence, Ep.  ad  Sympronianum,  ni,  16,  P.  t.,  XIII, 
10^4.  Et  saint  .'AUGUSTIN,  après  avoir  fait  l'application 
du  texte  de  saint  Jean,  1  /o.,  v,  16,  à  l'apostat  qui 
se  retourne  contre  l'Eglise  et  la  poursuit  de  sa  haine. 
De  Sermone  Dominiin  mnnte,i,i3,  ^3,  P.  /..,  XXXIV, 
1266,  éprouve  le  besoin  de  se  corriger  et  d'atténuer 
une  interprétation  trop  dure.  Celui-là  seul  se  damne 
qui  persévère  jusqu'à  la  mortdans  la  haine.  Il  ne  faut 
jamais  désespérer  d'un  vivant.    lietract.,  I,  xix,  7, 

Tome  III. 


P.  /,.,  XXXII,  6i(>:Addendum  fuit,  si  in  hac  tam  sce- 
lerula  mentis  perversitute  finieiit  hanc  tilani;  quo- 
niam  de  qiiocumque  pes.simo,  in  hac  vita  constitutOy 
non  est  desperandum,nec  pro  illo  imprudenter  oiatur 
de  quo  non  desperaiur. 

Saint  Jean  n'a  jamais  eu  la  pensée  de  refuser  le 
bénélicedes  prières  privées  au  chrétien  que  ses  fautes 
rendent  indigne  des  prières  officielles  de  l'Eglise. 
.Mais  il  oppose  à  la  filiation  divine,  qui  se  manifeste 
par  les  œuvres  de  vie  et  la  charité,  la  filiation  dia- 
bolique, qui  se  manifeste  par  les  oeuvres  de  mort 
(I  lo.,  II,  i5.i6;  III,  8.10.  i5;  iv,  5.6;  v,  i  sqq.).  Et 
il  montre  l'aboutissement  de  l'une  et  de  l'autre  filia- 
tion. 11  exclut  de  la  prière  ecclésiastique  les  œuvres 
du  monde,  comme  le  Seigneur  excluait  de  sa  prière 
le  monde  (foan.,  xvii,  g).  Et  sa  doctrine,  sur  l'une 
et  l'autre  filiation,  fait  écho  à  la  doctrine  du  Sei- 
gneur (vin,  42-44).  Entre  cette  épitre  et  lo  quatrième 
évangile,  la  continuité  est  parfaite,  encore  que  le 
relief  de  certaines  sentences,  dans  l'épitre,  rende 
plus  particulièrement  nécessaire  le  recours  à  l'am- 
biance doctrinale.  Mais  l'auteur  de  l'épître  est  le 
même  é  vangéliste  qui  montrera  Jésus  comme  l' A  gneau 
de  Dieu,  ôtant  les  péchés  du  monde (/oan.,  i,  29,  36); 
qui  proposera  la  régénération  par  l'eau  et  l'Esprit- 
Saint.  comme  la  voie  du  salut  ouverte  à  tous  (/oan., 
m,  3-5);  enfin,  qui  proclamera  l'efficacité  universelle 
du  pouvoir  de  rémission  confié  par  Jésus  aux  siens 
{loan.,  XX,  23). 

La  tradition  des  Pères  n'a  point  admis  de  contra- 
diction entre  l'enseignement  positif  de  Jésus  tou- 
chant le  pouvoir  de  remettre  les  péchés  et  les  divers 
textes  du  NT.  qui  paraissent  viser  des  péchés  irré- 
missibles. De  fait,  la  contradiction  n'existe  pas.  Les 
points  de  vue  fragmentaires  que  nous  avons  signalés 
se  raccordent  dans  l'unité  d'une  même  vision.  La 
miséricorde  divine  est  offerte  à  tous,  mais  elle  n'est 
ofl'erte  que  sous  bénéfice  du  repentir.  Et  les  textes 
redoutables  que  nous  avons  parcourus  en  dernier  lieu, 
se  laissent  eux-mêmes  ramener  à  l'unité,  comme 
nous  essayons  de  l'indiquer,  Edit  de  Calliste,  p.  3^- 
38: 

«  Il  semble  qu'un  même  bloc  d'inexorable  justice 
ait  été  abordé,  de  divers  biai<:,  par  des  pensées  plus 
ou  moins  profondes,  plus  ou  moins  compréhensives, 
qui  le  morcellent  à  noire  usage.  Ce  pécheur-là  est 
perdu  sans  retour  qui  s'obstine  à  méconnaître  Dieu 
dans  les  œuvres  de  sa  puissance  (Notre-Seigneur 
chez  les  Synoptiques)  —  ou  qui  renouvelle  persévé- 
ramment  la  passion  du  Christ  en  profanant  le  <lon 
divin  (ép.  aux  Hébreux)  —  ou  qui  demeure  volon- 
tairement dans  la  mort,  c'est-à-dire  dans  la  haine 
(saint  Jean).  Ces  divers  enseignements  se  complètent 
et  s'éclairent  l'un  l'autre.  Autour  d'eux,  la  tradition 
patristique  multipliera  les  commentaires,  mêlant 
parfois  les  points  de  vue  et  rendant  plus  sensible 
l'unité  foncière  de  la  doctrine.  Saint  .\ugustin  résume 
vraiment  cette  tradition,  quand  il  dit:  «  Si  le  cœur 
impénitent  ne  s'endurcit  pas  jusqu'à  blasphémer  le 
don  divin,  tous  les  autres  péchés  pourront  lui  être 
remis.»  Serm.,  Lxxi,  12,  20-i4,  24,  P.  t-.,  XXXVUI, 
455-458.  » 

111°  La  pratique  des  Apôtres 

L'enseignement  des  Apôtres  est  commenté  par 
leurs  actes  :  leurs  écrits  nous  les  montrent  exerçant 
le  pouvoir  de  discernement  et  de  justice  qu'ils  ont 
reçu  de  leur  Maître  ;  et  l'on  remarquera  que  le  pou- 
voir de  délier  n'entre  pas  seul  en  acte,  mais  aussi  et 
tout  d'abord  celui  de  lier. 

Le  prince  des  Apôtres  se  trouve  en  présence  de 
deux    chrétiens  médiocres,   qui   usent  de  fraude    à 

56 


1763 


PENITENCE 


1764 


l'égard  de  Dieu  :  il  prononce  sur  Ananie  et  Saphire 
une  parole  de  blàrae,  aussitôt  ratiliée  par  le  châti- 
ment divin,  Jet.,  v,  i-i  l.  11  rrncontre  un  faux  chré- 
tien, qui  a  reçu  le  baptême,  mais  ne  songe  qu'à  faire 
argent  du  don  de  Dieu  :  il  doit  s'avouer  impuissant 
à  guérir  cette  àme  et  abandonne  Simon  de  Samarie 
au  jugement  d'en  haut,  Act.,  viii,  9-2^.  Sa  première 
épître  signale,  avec  des  abus  déjà  existants  dans 
l'Eglise,  l'urgence  de  prévenir  le  châtiment  divin,  I 
Pel.,  IV,  ■j-S  ;  V,  8;  II  Pet.,  1,1;  11,  1.20-22  ;  m,  9. 

Saint  Paul  trouve  aussi  sur  son  chemin  le  vice,  et 
le  vice  monstrueux.  11  excommunie  l'incestueux  de 
Gorinthe,  1  6'or.,  v,  i-i3.  On  s'accorde  généralement 
à  croire  que  le  coupable  s'amenda  et  qu'un  autre 
texte  de  l'Apôtre  le  montre  réconcilié.  Il  Cor.,  11, 
5-ir.  Certainement  l'intercession  des  Frères  exerça 
quelque  influence  sur  l'Apôtre,  qui  d'ailleurs,  dans 
la  même  épitre,  revient  à  diverses  reprises  sur  le 
ministère  de  la  réconciliation,  II  Cor.,  v,  18-20;  vu, 
9-10  ;  xn,  20-ai.  Tertullien  s'est  refusé,  De  piidicit., 
xiii-xvir,  P.  L.,  II,  ioo3-ioi4,  à  reconnaître  l'inces- 
tueux de  Gorinthe  dans  le  coupable  absous  par  saint 
Paul  ;  mais  cette  opinion  singulière,  lancée  dans  un 
écrit  montaniste,  est  démentie  par  le  sentiment 
commun  des  Pères.  Edit  de  Culliste,  p.  41.^2. 

Nous  retrouvons  sur  d'autres  théâtres  saint  Paul, 
ministre  de  la  pénitence.  Déjà  les  Thessaloniciens 
s'entendaient  rappeler  à  l'exercice  des  vertus  chré- 
tiennes, et  notamment  à  la  pratique  de  la  correction 
fraternelle,  I  Thess.,  iv,  S-'j  ;  v,  i/i;  même  leçon 
dans  l'épitre  aux  Galates,  vi,  i.  Les  Romains  sont 
pressés  par  l'Apôtre  de  rejeter  les  œuvres  de  ténè- 
bres et  de  revêtir  les  armes  de  lumière,  ftant.,  xiii, 
11-14.  Dans  la  I-'  épitre  à  Timothée,  on  voit  deux 
coupables,  Ilyménée  et  Alexandre,  après  leur  nau- 
frage dans  la  foi,  livrés  à  Satan,  pour  apprendre  à 
ne  plus  blasphémer,  I  Tint.,  i,  20.  D'autres  sont 
repris  publiquement  pour  le  scandale  de  leur  vie,  v, 
611  ;  et  peut-être  faut-il  voir,  v,  20-22,  une  recom- 
mandation faite  à  Timothée  de  ne  pas  brusquer  la 
réconciliation  des  pécheurs,  mais  d'éprouver  la  sin- 
cérité de  leur  conversion.  L'appel  à  la  correction  fra- 
ternelle reparaît  II  Tim.,  11,  25-26;  m,  8-9  ;  iv,  2  ; 
Tit.,  III,  lo-ii.  Il  est  remarquable  que  les  dernières 
épîtres  de  l'Apôtre  ne  nous  apprennent  rien  de  très 
nouveau  sur  ses  expériences  morales.  Le  spectacle 
de  la  faiblesse  humaine  frappa  ses  regards  dès  le 
début  de  son  ministère  apostolique  et  ne  le  détourna 
point  de  considérer  les  pécheurs  comme  véritables 
membres  du  corps  du  Christ  ;  membres  malades, 
sans  doute,  mais  ne  cessant  pas  d  appartenir  à  ce 
corps,  tant  qu'ils  n'en  avaient  pas  été  retranchés  par 
sentence  positive. 

L'é[)ître  de  saint  .laeques  a  des  promesses  de  par- 
don pour  tous  les  pécheurs  qui  s'humilient,  lac,  iv, 
8.9;  v,  l5.i6.  Celle  de  saint  .lude  préconise,  comme 
une  œuvre  excellente  de  charité,  le  zèle  de  la  con- 
version des  pécheurs,  qu'il  faut  sauver  de  l'enfer  et 
d'eux-mêmes,  /»rf.,  22-23. 

Saint  Jean,  dans  l'Apocalypse,  surtout  dans  les 
lettres  dictées  par  l'Esprit  de  Dieu  pour  les  anges 
des  Eglises,  iiiii,  signale  des  désordres  ;  à  côté  des 
désordres,  il  montre  ouverte  la  voie  de  la  pénitence 
et  du  pardon.  La  pratique  de  l'Apôtre  répondait  à 
ces  exhortations.  Rien  n'est  plus  connu  que  l'histoire 
de  ce  jeune  néophyte  instruit  et  baptisé  par  ses 
soins,  puis  perverti  et  devenu  chef  de  brigands, 
enfin  retrouvé  par  lui  et  rendu  à  l'Eglise.  Ce  trait, 
que  nous  a  conservé  Clément  d' Aluxandrib,  Qui.': 
dives  salvetur,  xlii,  P.  G.,  IX,  6^8-649.  nous  permet 
de  lire  dans  la  conscience  des  chrétientés  aposto- 
liques.. 


B.  L'Eglise  primitive 

1°  La  pénitence  â  Rome  au  II"  siècle 
d'après  le  Pasteur  d'Hermas 

Le  premier  écrit  chrétien  qui  puisse  être  désigné,  en 
un  sens  très  large,  comme  un  traité  de  la  Pénitence, 
est  le  Pasteur  d'tlERMAs.  Ecrit  allégorique,  où  l'on 
se  gardera  bien  de  chercher  des  précisions  d'ordre 
canonique,  mais  que  les  générations  suivantes  n'ont 
pas  cru  négligeable  et  que  nous  ne  devons  pas  né- 
gliger non  plus.  L'auteur  est  un  voyant  ;  mais  par- 
ticulièrement représentatif,  par  le  temps,  le  lieu  où 
il  a  vécu,  par  lesattaches  personnelles  qu'il  eut  avec 
les  chefs  de  l'Eglise  romaine.  La  déposition  du  frag- 
ment de  Muratori  et  du  Catalogue  libérien,  qui  en 
font  le  propre  frère  du  pape  saint  Pie  I"  (iSg-iôi), 
ne  paraît  pas  à  tout  le  monde  recevable.  Il  n'en  est 
pas  moins  certain  qu'Hermas  nous  permet  d'entre- 
voir, sous  le  voilede  l'allégorie,  l'Eglise  romaine  peu 
après  le  commencement  du  11*  siècle.  Cela  suflitpour 
donner  à  son  œuvre  un  puissant  intérêt.  Et  les 
Pères  du  11"  et  du  m"  siècle  se  réfèrent  expressément 
à  son  enseignement  sur  la  pénitence,  soit  pour  l'ap- 
prouver, soit  pour  le  discuter. 

Hermas  décrit,  à  diverses  reprises,  notamment 
Vis.,  m;  .S;m.,  vin  et  ix,  une  tour  construite  sur  les 
eaux.  Cette  tour,  d'après  sa  déclaration  expresse, 
ligure  l'Eglise;  les  pierres,  qui  sont  tirées  de  l'eau 
pour  entrer  clans  la  bâtisse,  figurent  les  fidèles,  qui 
sont  introduits  dans  l'Eglise  en  passant  par  l'eau 
du  baptême.  L'allégorie  de  la  tour  tient  dans  l'ou- 
vrage une  place  capitale  ;  le  sens  général  du  sym- 
bolisme est  très  clair.  Ne  nous  arrêtons  pas  aux 
développements  d'Hermas  sur  le  triage  des  pierres 
destinées  à  la  bâtisse,  lequel  figure  certainematit  le 
recrutement  des  eatéchumènes.  Dans  les  diverses 
catégories  de  pierres  employées  à  la  bâtisse  ou  lais- 
sées plus  ou  moins  au  rebut,  il  semble  qu'on  puisse, 
sans  témérité,  chercher  quelques  lumières  sur  les 
diverses  catégories  île  fidèles  appartenant  à  l'Eglise, 
dans  un  temps  où  sans  doute  la  discipline  du  caté- 
chuménal  et  de  la  pénitence  publique  s'élaborait. 
Vers  l'an  200,  les  écrits  de  Tertullien  nous  montrent 
ces  institutions  fonctionnant  régulièrement  à  Car- 
thage  où,  sans  doute,  elles  ne  dataient  pas  de  la 
veille.  Elles  avalent  dû  fonctionner  à  Rome  dès  une 
date  plus  ancienne,  et  ont  pu  laisser  quelques  tra- 
ces dans  la  peinture  allégorique  d'Hermas.  Ne  nous 
attardons  pas  à  ces  traits,  que  nous  avons  essayé 
d'interpréter,  £dit  de  Calliste,  p.  5/1-67. 

Les  Idées  morales  du  livre    doivent  retenir  davan- 
tage notre  attention.  Des   trois  parties   qui  le  com- 
posent —  ]'isions.  Commandements,    Paraboles,  — 
les  deux  dernières  mettent  constamment   en    scène 
le  «  Pasteur,  ange  de  la  pénitence  ».    Ce  personnage 
surnaturel  qui,  au  nom  de  l'Eglise,  instruit  Hermas, 
a  donné  son  nom  à  tout   l'ouvrage.  Les  idées  dont  il 
se  fait  le    héraut,    ont    été    diversement   comprises. 
Avant  de  les  étudier,  il  n'est  pas    indltférent  de  no- 
ter le  souvenirqu'ellesavaient  laisséaux  chrétientés 
en  relations  directes  avec  Rome.  Trrtullien,  durant 
sa  période  catholique,  cite  le  Pasteur  avec  res|iect, 
comme  «  Ecriture   »,   donc    presque   au  rang  lie  nos 
Livres  saints  {De  ornl..  xvi,  P.  /..,  I,  1172).  Devenu 
montaniste,  il     se    retourne    violemment    contre  la 
morale  du  Pasteur,  qu'il  appelle  le  manuel  des  adul- 
tères (De  Pudicit.,  x.xx,  P.  L.,  II,  1000;   1021).  Her- 
mas ne  semble  donc  pas    avoir  laissé     en  Occident 
le  souvenir  d'un  auteur    rigide.  11    n'en    allait    pas 
autrement  en  Orient,  comme  nous  l'apprendrons  de 
Clément  d'Alexandrie.  Ces    deux  témoins,  séparés 
d'Hermas   jiar  deux  ou  trois  générations    tout    au 


1765 


PÉNITENCE 


1766 


plus,  méritent  d'être  entemlus.  Il  y  aura  lieu  de  con- 
fronter leur  sentiment  avec  le  texte  de  l'auteur. 

Voici  la  page  la  plus  controversée  d'Herraas, 
Mand.,  iv,  3  : 

'Et"(  fïî/"',  y.^pii-,  TzpoiQtiTOi  roû  'e.nipfjirr,yv.t,  —  Ar/s,  f;>]j('y. 
—  'Hxo'jTK,  f->î,«i',  y.ôpUy  Tiy.pv.  Ttvwv  5ià«5XK/6jv,  Sti  kripfx. 
//eravîiK  cvx  "esrty  et  ij.-n  Ixêivï;,  '  Qzt  etç  ùSup  y.KTiCyip.sv  xvÀ 
é/c^Cc/j.tv   iy.fe7iv   àfj.apriiiv    «//âv    Ttfiv  Ttporépuv.  —  Ar/ei  p.oi  ' 

'yfj.v.pTiiùv  fxvjy.iTt  ixtjiKpTixvstVj  à>,/  kv  t}.'/>iiv.  Kv.roif.eîv,  'Errei  ëk 
7ràvT«  '£^ax^iCaÇ>5,  ;<«(  toûto  ffoi  ovî/cjffw,  //.vj  ^t^oùç  àvop/j-riv  Toi^ 
//://5U7c  TTiTTcJîty  >:  TO?^  yûv  Trt5T«Ù7«7(v  £('^  Tcv  Kù^otcv.    0/  yv.p 

VÙV     TïtTTSJTKVTfÇ    iî    [xéyXo'JXZi     TtOTtJîVJ    /lîTWJOlV.V    V.p.V.priâjV    iûz 

"£;^ouTtv,  «jjSTiv  51  "sxcu7i  tG'j  ^p'iripwj  y.av.pTLStv  kj-^Ci-j.  Tôt;  oùw 
■yrfiBiX'jt  -Kpô  TOÙTC-yj  Ttfjy  rj fxepiSiv  kdY)KZ-j  à  Kjptoi  fj.srix.voiy.v  '  yxp- 
0(r/v6i7Tï;;  yvp  ù-j  à  Kùpici  xctt  vdvTX  npoyivù^Kuy  ë-poi  tÀ'j  KtOi- 
yîtx^  zSfj  à.'jfi p'JiTlwj  y.vÀ  t/jv  tto^.'jTt/oxiû'v  tcCi  ô(aCc>oy,  OTt  7T0t/;V5(  t( 

y.VXOV  TOt;  <îoù/5tç  TîO  0=OU  Jtat  7T5VÏ7/:£Li7£Tat  £t'^  aÙTOÛÇ  •  7T0/Ù7- 
TT/ay^voç  ouv  wy  ô  Kû^iî;  '£57T).K-/;/yt'ffô>î  £7:t  T/,y  TTÇt'ïjTiy  KÙroû  >!ai 
iO-/jxsv  Tf-i'J  /j.ircivotv.v  Ttxùrr/j,  xu.i  k/jLûl  •/}  U^o-j7tv.  t^ç  /xEravota; 
Ta'Jry)^  iSôO/i,  'Ay/à  i*/w  cse  /c'yw,  fvjai  •  [j.£tk  T/;y  x/ijffiv  £K£i'y/iv 
T/;y  p-tyr/Jn-j  x«î  ztp.vf,v  èv.-j  T(5  lyreipy-cOeli  Ù7:i  toO  Siv.Cd)o-j 
v.p/xpTvia-ri,  p.it/.j  //£Ta»5i«y  "£;^£<  ■  iày  îs  JTti  ;;£<"/>«  «,ua/jTayi7  x«i 

fXiTX'JOriT/l^     àyÛU.'^Op''Jv      'eOTt    Ttfî    àvS^&JnW    Ta    TOIOÙTW    •   5'JTXO/ûJ; 

•/à^  ÇyjVETaï.  —  iVéyw  «ùtÇ  •  'Eçwcnor/i'^>;v  TKÛra  TTK/ja  vov 
v.yoùau.^  oC-Toj;  ùxptQn^  '  o7?«  yàys  OTt,  £kv  p.Yixzri  TTpo^Sfj^fji  zy.i^ 

VtXKpTCXiç   flOUy     <70lOri70p.y.l.    2wtfïî7ï7,   f/j'JlVf   xat     ttkvtes    070t 

£v:j  TXÛTa  7ro(v;7'j)7(y. 

Avant  de  traduire  cette  page,  nous  la  relirons 
attentivement . 

Contrairement  aux  anciens,  des  modernes  ont 
cru  y  voir  qu'il  existe,  au  temps  d'Herraas,  une  école 
rigfide,  opposée  en  principe  à  toute  réconciliation 
du  chrétien  qui  a  péché  après  le  Ijaplème,  et  que  le 
Pasteur  approuve  cette  doctrine,  sauf  une  déroga- 
tion unique,  à  l'occasion  de  la  mission  de  pénitence 
qu'il  prêche  présentement.  A  tous  les  pécheurs,  le 
pardon  est  offert  présentement,  pour  une  fois;  mais 
qu'ils  se  hâtent,  car  roccasion  perdue  ne  se  repré- 
sentera point. 

On  comprend  aisément  que  celte  conception,  une 
fois  admise,  commande  l'iilce  qu'on  se  fera  sur  tout 
le  développement  ultérieur  de  la  pénitence  ecclésias- 
tique. Nous  ne  saurions  dire  qui  en  est  le  père.  On 
la  trouve  notamment  chez  Zahn,  I)er  flirt  von  ller- 
mas,  p.  353,  Gotha,  i868;  Gkduahdt-Harnack-Zahn, 
Patrum  apostolicnrninOperii'\  fasc.  m,  p.  83,  Li- 
psiae,  i^-)"};  Funk,  Kirchen<^e.icliicktliclie  Alihandlun- 
gen  und  Untersiicliiingeii,  t.  I,p.  lOg.  170,  Paderborn, 
1897;  O.  D.  Watkins,  a  lltstnry  of  Penance,  i.  I, 
p.  57,  London,  1920. 

Quel  en  est  le  fondement?  C'est  assurément  l'idée 
particulière  que  l'on  s'est  faite  de  la  mission  du 
Pasteur. 

On  a  bien  raison  devoir  dans  le  Pasteur  d'Hermas  i 
une  œuvre  d'actualité.  Comme  les  épitres  de  saint 
Paul,  ce  livre  vise  des  circonstances  concrètes,  dont 
il  ne  faudrait  point,  d'ailleurs,  exagérer  la  précision, 
car  il  existe  de  bonnes  raisons  de  croire  que  le  livre 
ne  fut  pas  écrit  d'un  seul  jet.  Un  assez  grand  nom- 
bre d'années  a  pu  s'écouler  entre  les  premières  et  les 
dernière  pages;  cette  hypothèse  rendraitbien  compte 
de  certaines  particularités,  sur  lesquelles  il  n'y  a  pas 
lieu  de  s'étendre  ici.  Parler  d'une  mission  de  péni- 
tence est  encore  très  juste,  car  certaines  recomman- 
dations visent  les  leçons  pressantes  de  la  persécution; 
d'autres  visent  l'imminence  îles  derniers  temps. 
Encore  ne  faut-il  pas  perdre  de  vue  que  les  dévelop- 
pements d'Hermas  ont,  dans  l'ensemble,  une  portée 
générale,  non  restreinte  aux  circonstances  actuelles. 
Cela  est  vrai  des  trois  parties.  Visions,  Commande- 
ments, Paraboles;  mais  surtout  delà  deuxième,  qui 


renferme   le    code    permanent   de    la  morale    chré- 
tienne. 

Quant  à  l'intention  dogmatique  qu'on  prête  à 
Hermas,  d'exclure  en  principe  toute  réconciliation 
pour  les  fautes  commises  après  le  baptême,  nous  la 
croyons  étrangère  à  sa  pensée,  autant  que  contraire 
à  son  texte.  Certains  contresens  ont  la  vie  dure,  et 
encore  que  celui-ci  soit  déjà  bien  malade,  il  n'a  point 
tout  à  fait  achevé  de  vivre.  Nous  ne  croyons  pas  de- 
voir le  ménager,  d'autant  qu'il  commande  d'autres 
erreurs.  Ce  sera  notre  excuse  pour  avoir  reproduit 
un  texte  aussi  long,  qu'il  faut  maintenant  commen- 
ter et  traduire. 

Hermas  cite  «  certains  maîtres  »,  au  dire  desquels 
il  n'existe  pas  d'autre  pénitence  que  la  pénitence  pré- 
liminaire au  baptême.  Le  Pasteur  approuve  cet  en- 
seignement. Mais,  pour  donner  pleine  satisfaction 
à  Hermas,  il  ajoute, sous  toute  réserve,  car  il  ne  veut 
pas  scandaliser,  que  le  Seigneur,  connaissant  la  fai- 
blesse humaine,  a  établi  dans  sa  miséricorde  une 
deuxième  pénitence  pour  ceux  qui  ont  péché  dans 
le  passé;  il  en  a  contié  l'administration  au  Pasteur. 
Donc,  que  les  pécheurs  se  hâtent  d'en  profiter;  mais 
que  les  néophytes  d'aujourd'hui  ou  de  demain  n'en 
prennent  pas  occasion  pour  pécher  à  leur  aise  !  Car 
après  l'appel  solennel  de  la  pénitence  baptismale,  il 
n'y  a  plus  qu'une  pénitence.  Ceux  qui  croiraient 
pouvoir  osciller  toujours  entre  le  péché  et  la  péni- 
tence, risqueraient  fort  de  se  perdre.  Mais  qu'ils 
gardent  les  commandements,  et  ils  se  sauveront. 

Tel  est  le  mouvement  général  de  la  pensée.  Il  faut 
revenir  sur  quelques  expressions. 

Les  Ti»£;  SiSv.ry.'Act  ne  sont  nommés  qu'une  fois. 
On  ne  vous  les  fait  pas  connaître  autrement.  Ils  re- 
çoivent d'ailleurs  une  approbation  non  équivoque. 
Cependant  le  Pasteur  juxtapose  à  leur  enseignement 
une  assertion  qui  parait  le  contredire  assez  ouverte- 
ment. Des  exégétes  y  voient  une  exception  tempo- 
raire. Est-ce  bien  une  exception  temporaire?  Le  texte 
ne  dit  pas  cela;  car  le  Pasteur  envisage  le  présent  et 
l'avenir,  les  conditions  normales  de  la  vie  liumaine, 
qui  comporte  mille  dangers  et  réclame  le  secours 
permanent  de  son  ministère.  11  faut  pourtant  lever 
la  contradiction.  Selon  tel  auteur,  il  n'y  a  qu'une 
issue  :  admettre  que  le  texte  est  interpolé.  Ainsi 
Spitta,  Ziir  Geschichte  und  Litteratur  des  Urchris- 
lentums,  t.  II,  1896.  C'est  là  un  parti  désespéré.  Nous 
ne  croyons  pas  nécessaire  d'y  recourir;  mais  nous 
écarterons  l'idée   d'une  exception  temporaire. 

Ce  qui  ne  permet  pas  de  s'arrêter  à  l'hypothèse 
d'une  exception  temporaire,  ce  sont  les  considérants 
énoncés  par  le  Pasteur.  Le  Pasteur  ne  dit  pas  que 
son  ministère  a  été  institué  à  titre  exceptionnel  pour 
liquider  le  passé  :  à  ce  compte,  il  eût  sudi  au  Sei- 
gneur de  connaître  les  péchés  déjà  commis  par  les 
baptisés.  Le  Pasteur  dit  que  son  ministère  a  été 
institué  par  le  .Seigneur  en  considération  de  la  fai- 
blesse humaine,  de  l'astuce  diabolique,  et  en  vue  des 
fautes  éventuelles.  Ce  sont  là  toutes  conditions  per- 
manentes. Ce  ministère  est  donc  permanent  :  "iOr.xiu 
TTi-j  f/.STv.joiX'J  TC.ÛT/;y,  xa(  'stioi  h  i^oujt'oi.  iP;^  p-STKvot'fy^  tuûtyi^ 
iO'',9i)- 

Pour  s'arrêter  à  l'idée  d'une  exception  temporaire, 
il  a  fallu  attribuer  à  la  mission  du  Pasteur  un  carac- 
tère éphémère,  et  pour  cela  fausser  toute  la  termi- 
nologie de  cette  page.  Rétablissons-la. 

La  rémission  baptismale  est  désignée  trois  fois  — 
une  fois  par  Hermas. di'UX  fois  par  le  Pasteur,  — 
d'un  nom  réservé,  quine  laisse  place  à  aucune  équi- 
voque :  y-'fzivj  v.fj.v.priCyj. 

La  pénitence  —  'liTX'm'x  —  est  nommée  six  fois  :  une 
fois  par  Hermas,  qui  vise  la  pénitence  préliminaire 
au  baptême;    cinq  fois   par  le  Pasteur,  qui  vise  la 


1707 


PENITENCE 


1768 


pénitence  postbaptismale;  il  applique  encore  à  celle 
idée  le  verbe  .ustîîvî-îv. 

L'appel  dont  le  Pasteur  parle  à  deux  reprises  n'est 
pas,  comme  on  l'a  souvent  cru,  son  appel  présent  à 
la  pénitence  :  nulle  part,  dans  ce  livre,  il  n'est  ques- 
tion B  d'appel  à  la  pénitence  ».  Les  mots  x^jj^iç,  xa/ew 
n'y  présentent  jamais  ce  sens.  Mais  il  est  question, 
ici  et  ailleurs,  d'appel  à  la  foi  et  au  baptême.  C'est  là 
une  expression  consacrée  par  l'usage  du  NT.,  {iorn., 
XI,  29;  I  Cor.,  I,  26;  vu,  10-24;  Eph.,  i,  18;  iv,  I  ; 
Pkil.,  m,  il,;  II  Tlies.,1,  11  ;  Ileb.,  m,  1  ;  lPet.,i,  10, 
et  beaucoup  d'autres  exemples;  voir  Cbemer-Kogel, 
Biblisch-theologisclies  ff'nrierbuclt  der  NT  Gnizitât, 
p.  56i  sqq.,  expression  reprise  par  Hermas,  Sim,, 
vin,  I,  i;  II,  i;  ix,  i4,5;  17,  4.  C'est  le  même  sens 
qu'on   retrouve    ici   par  deux*  fois  :  tsi";  x/>)6EÎ!ri   npo 

TCÙTWï  Tii-J  Y.nipSt)!  ...    /7.£Tà    Try    yj:r,an  ixtivTi-J    t/.ï    ll.vtcùr,'j   x«i 

S'il  était  besoin  de  confirmer  ces  précisions  lexico- 
graphiques,  on  pourrait  étudier  le  jeu  très  précis  des 
pronoms  démonstratifs.  Le  pronom  ixd-joi  s'applique 
toujours  en  grec  à  un  objet  lointain,  aussi  est-il 
réservé  à  la  pénitence  préliminaire  au  baptême  et  à 
l'appel  du  baptême  :  ysTcvoia  ...  l/.uvn  £t£  ci;  iiotp 
XKTiCn;j.sv,...  TY.-J  A-r.'jiv   ixsivvj    Tr,v   y.r/KXr,v   xy.i   ffE/<v/;y;  —  aU 

présent,  est  réservé  le  pronom  oî«?  :  t/,v  ncrmoiv.-j 
7-KÙT/;v,  etc.  Il  est  tout  .i  fait  impossible  de  trouver 
dans  celte  x'/f,7ti  une  allusion  au  ministère  présent 
du  Pasteur,  comme  inaugurant  une  ère  nouvelle 
dans  l'économie  de  la  pénitence. 

Mais  alors,  comment  expliquer  la  différence  clai- 
rement mise  par  le  Pasleur  entre  ceux  qui  ont  déjà 
répondu  à  l'appel  du  baptême,  t«îç  x'^rfici^iv  npi  zoOtoi-j 
Tû»  ■h/ispif-',  et  ceux  qui  pourront  y  répondre  dans 
l'avenir?  Cette  différence  s'explique  le  plus  simple- 
ment du  monde,  par  un  calcul  de  prudence,  que  le 
Pasteur  énonce  expressément  et  qui  répond  au  but 
de  l'ouvrage.  Le  Pasleur  se  préoccupe  de  ne  donner 
ni  aux  uns  ni  aux  autres  occasion  de  spéculer  sur  la 
facilité  des  pardons  divins  :  p.h  Sici'ji  i.fnp;j->,-j  rcifj 
p.é'JjO'j7t  7Tta-T-:-£(v  Yi  TOii  vûv  TTtffTeJcaffiy  £(;  Tti*  Kùpinv.  11  énonce 
par  deux  fois  celte  distinction,  non  pour  annoncer 
jin  Iruiteraent  difTcrenl  aux  uns  et  aux  autres,  mais 
au  contraire  pour  promettre  aux  uns  et  aux  autres 
un  même  traitement  :  ol  yv.p  vOv  ris^T£v(7«vrs;  r,  p.a.ymzi 
TTio-Tsùeiv  /«TOvot-z»  v.ft.n.pTi.Cyj  oiix  "tyrjMdvi  —  ni  les  uns  ni  les 
autres  n'ont  en  perspective  un  second  baptême;  — 
«tEiTi»  li  "iywai  T&'J  -npoTipwJ àp-'ApnCt-j  vmtCii^  mais  les  uns 
et  les  autres  doivent  s'en  tenir  au  pardon  baptis- 
mal. Qnanl  à  la  pénitence  postbaptismale,  le  Pas- 
teur eu  explique  l'institution  à  ceux-là  seuls  qui 
peuvent  aujourd'hui  en  avoir  besoin;  mais  il  a  soin 
de  les  avertir  qu'on  ne  joue  pas  avec  la  miséricorde 
divine  :  c'est  vouloir  se  perdre  que  d'osciller  perpé- 
tuellement entre  le  péché  et  la  pénitence. 

Et  c'est  pourquoi  le  Pasleur  a  commencé  par  don- 
ner son  entière  approbation  aux  maîtres  qui  ensei- 
gnent qu'il  existe  une  seule  pénitence,  la  pénitence 
préliminaire  au  baptême.  Ces  maîtres  ne  sont  pas 
des  dissidents  :  ce  sont  tout  simplement  les  catéchistes 
de  l'Eglise  romaine,  qui,  préparant  les  catéchumènes 
au  baptême,  ne  jugeaient  pas  opportun  d'ouvrir  à 
leurs  yeux  des  perspectives  infinies  de  rémission. 
Considérant  comme  leur  premier  devoir  d'assurer  le 
sérieux  de  la  pénitence  présente,  ils  avaient  soin 
d'inculquer  à  leur  auditoire  l'obligation  de  renoncer 
pour  tout  de  bon  au  péché,  abandonnant  à  l'avenir 
le  supplément  d'instruction  que  l'expérience  de  la 
vie  devait,  hélas,  trop  souvent  rendre  nécessaire. 

Cette  pr.itique  n'était  point  particulière  aux  caté- 
chistes romains  du  11"  siècle  :  on  la  relrouve  dans 
toutes  les  cntéchèses  des  Pères,  depuis  le  De  Baplismo 
de   TertulUen    au     commencement    du    111°     siècle. 


jusqu'aux  instructions  des  grands  évèqnes  du  iv'  siè- 
cle. Qu'on  parcoure  les  catéchèses  de  saint  Cyrille 
de  Jérusalem  ou  le  De  mysteriis  de  saint  Arabroise, 
les  discours  prononcés  en  de  pareilles  circonstances 
par  saint  Basile,  saint  Grégoire  de  Nazianze,  saint 
Jean  Chrysostorae  ou  saint  Augustin  :  en  vain  y 
cherchera-t-on  ces  développements  sur  la  pénitence 
postbaptisinale,  qui  avalent  leur  place  marquée  dans 
un  stade  ultérieur  de  l'instruction  chrétienne.  Il  j' a 
plus  :  beaucoup  de  Pères  tiennent,  même  à  des  audi- 
toires chrétiens,  un  langage  identique  à  celui  du  Pas- 
leur  d'Herraas,  sans  qu'il  y  ail  l'ombre  d'un  doute 
sur  leurs  intentions,  surtout  quand  il  s'agit  des 
Pères  contemporains  du  plein  développement  de  la 
pénitenceeccIésiaslique.Nous  avonsrelevé  des  textes, 
Edit  de  Calliste,  p.  8.'|-85.  Voir  notamment  H»  dé- 
mentis, VIII,  6;  sainl  Justin,  Dial.,  XLiv,  P.  G.,  'VI, 
75a  A,  coll.  VII  et  c.xli;  TEmuLLiEN,  De  Bapt.,  xv, 
P.  /..,  I,  1216  C;  Origknf,  In  lerem.,  Hom.,  xix,  !\, 
P.  G.,  XUI,  5o3GD;  sainl  Ambroisb,  De  paenit.,U, 
X,  95,  P.  L.,  XVI,  520  A;  saint  Pacikn,  Jd  Sjinpron., 
Ep.,  1,  5,  /-".  /..,  Xlll,  io55;  saint  Jean  Chrysostomb, 
In  Ileh.,  Ilom.,  xxxi,  2,  P.  G.,  LXIII,  2i5;  saint 
Augustin,  .s>rm.,C(:ci.ii,  3,  8,  P.  £.,  XXXIX,  i558.0n 
pourrait  allonger  beaucoup  celle  liste. 

Il  est  temps  de  rendre  en  français  le  texte  d'Her- 
mas,  Mand.,  iv,  3  : 

Je  vous  poser'ai  encore  une  que-'lion.  Seigneur.  —  Parle, 
dit-il.  —  J'ai  entendu,  Seigneur,  certains  maîtres  enseigner 
qu'il  n'y  a  pas  d'autre  péuilonce  que  celle  que  nous  avons 
faite,  lorsiiue  nous  descendîmes  dans  l'eau  et  y  reçûmes  le 
pardon  de  nos  précédentes  fautes.  —  '•'  11  me  dit  :  Tu  as 
bien  entenJu,  il  en  est  ainsi.  Car  celui  qui  a  roi;u  le  pardon 
de  ses  fautes  ne  devrait  plus  pécher,  mais  demeurer  dans 
l'innocence.  '  Mais  puisque  tu  veu.\  savoir  le  dernier  mot  de 
tout,  je  ta  (k'Oouvrirai  enr.  ire  ceci,  non  pour  encourager  [à 
pécher]  ceux  qui  désormais  croiront  ou  qui  déjà  ont  cru  au 
Seigneur.  Car  ceux  qui  déj,*i  ont  cru  ou  qui  croiront  n'ont 
pas  [en  perspective)  la  pénitence  de  leurs  fauies  [ultérieures], 
mais  lien  le  pardon  de  leurs  fautes  précédentes.  'Donc, 
pour  ceux  qui  ont  été  appelés  avant  ces  jours,  le  Seieneiir  a 
établi  une  pénitence  :  car  connaissant  les  cieurs  et  prévoyant 
toutes  choses,  le  Seigneur  a  vu  la  faiblesse  humaine  et 
l'astuce  du  diable,  ses  entreprises  funestes  et  ses  attentats 
contre  les  serviteurs  do  Dieu.  •''  Le  Seigneur  plein  de  misé- 
ricorde a  eu  pitié  de  sa  créature;  Il  a  établi  cette  pénllence 
et  m'y  a  préposé.  s.Mai^  je  te  le  dis  ;  après  ce  grand  et 
solennel  ;ippel  [du  baptf-me],  si  quelqu'un,  cédant  i»  une 
tentation  du  diable,  pèche,  il  a  [en  perspective]  une  péni- 
tence; mais  s'il  retombe  indéfiniment  pour  faire  encore  péni- 
tence, qu'il  n'en  espère  pas  de  fruit  :  son  salut  est  bien 
compromis.  —  '  Je  lui  dis  ;  Vous  m'avez  rendu  la  vie,  pnr 
ces  paroles  si  précises.  Je  sais  maintenant  que  si  je  ne 
retombe  plus  dans  le  péché,  je  serai  sauvé.  —  Oui,  dit-il, 
et  tous  ceux  qui  feront  de  niL-rae. 

Le  sens  que  nous  y  avons  trouvé  est  substantielle- 
ment conforme  au  commentaire  de  Cliîmbnt 
d'Alexandrie,  Strom.,  II,  xiii,  P.G.,  VlII.ggS  B-996B  : 

Celui  donc  qui  a  rei.u  le  pardon  de  ses  péchés  ne  doit 
plus  pécher.  Car  après  la  première  et  unique  pénitence  des 
péchés  (entendez  la  pénitence  de  ceux  qui  ont  jusque-là  -vécu 
comme  les  païens,  dans  l'ignorance),  il  n'y  a  place,  pour  les 
appelés  de  Dieu,  qu'à  la  purification  de  la  péoitenco,  qui 
doit  débarrasser  l'àme  de  ses  souillures,  afin  que  la  foi  s'y 
fonde.  Mais  Dieu,  connaissant  les  cœurs  et  prévoyant  l'ave- 
nir, l'Inconstance  de  1  homme,  l'afliarnement  et  la  perfidie 
du  diable,  a  prévu  dés  le  commencement  que,  jaloux  du 
pardon  accordé  à  1  homme,  il  Inventerait  des  occasiom  de 
péché  pour  les  serviteurs  de  Dieu,  et  mettrait  une  habileté 
criminelle  à  les  entraîner  dans  sa  ruine.  C'tKt  poun|uoi,  à 
ceux  qui  tomberaient  après  être  parvenus  à  la  foi.  Il  a  dans 
sa  miséricorde  donné  une  seconde  pénitence,  afin  que,  si 
l'homme  venait  à  être  tenté  après  l'appel  divin  et  à  succom- 
ber aux  artifices  diaboliques,  il  eût  encore  à  sa  portée  une 
pénitence  délinitlve.  Que  si  nous  péchons  à  plaisir  après 
avoir  reconnu  la  vérité,  nous  n'avons  plus  de  sacrifice  à 
ofl'rir  pour  nos  péchés,    mais  seulement  l'attente  effroyable 


1769 


PENITENCE 


1770 


du  jugement  et  l'ardeur  du  feu  qui  dévorera  les  ennemis  de 
Dieu.  Ceux  qui  passent  leur  tmnps  en  de  continuelles  alter- 
natives de  péché  et  de  pénitence,  ne  dilYcrent  en  rien  des 
îniidèles,  sinon  par  la  conscience  qu'ils  ont  de  leur  péché... 

Nous  ne  songeons  pas,  d'ailleurs,  à  contester  qa'il 
ait  pu  y  avoir  ni  qu'il  y  ait  eu  effectivement,  clans 
l'Eglise  du  n"  siècle,  des  diversités  locales  ou  autres, 
des  courants  de  plus  ou  moins  grande  sévérité  en 
matière  de  pénitence.  Ce  que  nous  nions,  c'est  que 
cette  page  d'Hermas  rende  témoignage  d'une  telle 
diversité.  Car  les  seuls  maîtres  que  mentionne  lier 
mas,  reçoivent  la  pleine  approbation  du  Pasteur.  Si 
l'on  veut  qu'ils  fassent  ligure  de  rigoristes,  on 
devrait  pouvoir  montrer,  en  regard,  des  laxistes;  or 
celte  page  n'y  fait  aucune  allusion. 

I/exégèse  que  nous  venons  de  justifier  n'est  pas 
nouvelle.  Les  mots  '>S;<rii,  n/éu  ont  été  entendus  de 
l'appel  au  baptême  par  Hilgbni'eld,  Hermae  Pastor, 
p.  172,  Leipzig,  1881  ;  par  Weinel,  flandbuck  zu  den 
NTlichen  Apocryplien,  herausg.  v.  E.  Hennecke, 
p.  3o3,  Tubingen,  1904;  par  G.  Rauscben,  L'Eucha- 
ristie et  la  pénitence  durant  l^s  six  premiers  siècles 
de  l'Eglise, Irad.fr.,  p.  i38,  Paris,  igiojpar  A.  Bau- 
MEisTER,  Die  Etliik  des  Pastor  liermae,  p.  53,  Frei- 
burg  i.  B.,  1912;  par  A.  Lelong,  Le  Pasteur  d'Her- 
mas, p.  86,  Paris,  ign,  et  autres.  —  Or  les  mots 
z/>;ffi;,  xotysw,  marquent  un  tournant,  où  il  faut  néces- 
sairement prendre  parti.  Si,  avec  Funk  et  autres,  on 
les  applique  à  la  mission  du  Pasteur,  on  ne  peut  plus 
s'en  tirer.  Mais  nous  croyons  avoir  montré  que  ce 
sens  est  inadmissible.  Reste  à  les  appliquer  à  la 
vocation  chrétienne.  C'est  ce  qu'ont  fait  justement 
les  auteurs  que  nous  venons  de  nommer.  Mais  tel 
d'entre  eux  a  réintroduit  après  coup  des  idées  em- 
pruntées de  Funk,  et  le  résultat  n'est  pas  moins 
inextricable. 

Autour  de  cette  même  page  un  système  d'exégèse 
s'est  cristallisé,  auquel  on  a  attiré  d'autres  textes, 
entendus  au  sens  rigoriste.  Par  exemple,  le  mot 
Sj7xdhjji,  qu'on  lit  vers  la  fin,  et  qui  marque  une  didi- 
culté  très  grande,  a  été  pris  au  sens  d'une  pleine 
négation.  Rauschkn,  L'Eiicharist  e  et  la  pénitence, 
trad.  fr.,  p.  \!\i ,  Paris,  1910.  C'est  forcer  le  mot,  assez 
commenté  par  les  autres  exemples  qu'on  lit  chez 
Hermas,  Mand.,  ix,  6;  xii,  1,2;  Sim.,  viii,  10,  2;  ix, 
20,  2,3;  23,  3.  —  On  a  encore  cru  trouver  trace  d'dn 
courant  rigoriste,  Sim.,  viii,6,  5,  où  il  est  question 
d'hommes  qui  s'opposent  à  la  pénitence,  ùr^o^-piTy.i  rai 
SiSoiyv.i  ^évv.i  shfécovTsç  kvA  èx7rpé<j.ovrei  toù^  Sow.oui  tcO  Qs'jÙ, 

L'erreur  se  réfute  elle-même.  Ces  hommes  ne  sont 
pas  des  rigoristes,  mais  bien  plutôt  des  laxistes,  qui 
détournent  les  pécheurs  de  la  pénitence  par  des  doc- 
trines étrangères.  Ceux-là,  en  tout  cas,  ne  sont  pas 
identifiables  aux  maîtres  de  Mand,,  iv,  3,  puisque 
nous  les  voyons  désavoués  par  le  Pasteur. 

Une  conclusion  du  moins  ressort  avec  évidence  : 
c'est  que  l'Eglise  du  ii*  siècle  n'est  pas  opposée  à  la 
réconciliation  des  pécheurs  —  pour  une  fois.  Le  fait 
est  généralement  reconnu.  Mais  chez  les  auteurs  qui 
le  reconnaissent,  il  arrive  que  l'affirmation  se  nuance 
diversement.  Ainsi  M.  l'abbé  Vacandard  écrit,  dans 
la  Bévue  du  Clergé  français,  t.  XXI,  p.  36  (1899)  :  «  Au 
temps  d'Hermas,  l'adultère  était  encore  un  péché 
rémissible.  n  (C'est  moi  qui  souligne.)  Ihid.,  t.  L, 
p.  128  (1909)  :  c<  Il  est  sur  que  le  Pasteur  préconisait 
l'indulgence,  même  en  faveur  des  adultères.  »  De  son 
côté,  Mgr  BATiFFOLécrit,  Eludes  d'histoire  et  de  théo- 
logie positive',  t.  1,  p.  66(1904)  :  «  Le  principe  est 
affirmé  du  droit  au  pardon  pour  le  chrétien  failli. 
Hermas  l'affirme  au  nom  du  presbytérat  romain  et 
de  la  conscience  chrétienne.  Mais  l'encratisme  est 
encore  trop  répandu,  il  s'accorde  trop   bien  avec  le 


pharisaïsme  qui  est  l'ivraie  de  toute  forte  vertu,  pour 
ne  pas  faire  échec  longtemps  à  la  doctrine  indul- 
gente. »  (C'est  encore  moi  qui  souligne.)  De  même, 
Ihilletin  de  lit.  eccl.,  1906,  p.  n8.  —  On  le  voit,  les 
deux  auteurs  que  nous  venons  de  citer  sont  d'accord 
pour  reconnaître  que  le  Pasteur  admet  en  principe  la 
réconciliation  des  pécheurs  et  qu'il  a  particulière- 
ment en  vue  les  fautes  de  la  chair.  Mais  la  rédaction 
de  M.  'Vacandard  suppose  que  ce  principe  avait  été 
posé  anciennement,  et  qu'alors  l'Eglise  évoluait  vers 
la  rigueur.  Au  contraire,  la  rédaction  de  Mgr  Batif- 
fol  suppose  que  le  principe  luttait  contre  la  rigTieur 
ancienne  et  que  l'Eglise  évoluait  lentement  vers  l'in- 
dulgence. On  voit  combien  d'obscurité  comporte  la 
question.  Avouons,  pour  notre  part,  ne  percevoir 
d'évolution  ni  dans  un  sens  ni  dans  l'autre.  Rete- 
nons seulement  ce  qui  n'est  pas  discuté  :  l'Eglise  du 
II"  siècle  n'était  pas  opposée  à  la  réconciliation  des 
pécheurs.  Et  ces  pécheurs  sont,  avant  tout,  les  impu- 
diques, comme  il  ressort  de  l'insistance  d'Hermas  sur 
la  vertu  opposée,  'lyy.pdztiv..  Voir  notamment  Sim., 
V,  1,5.  Le  verbe  'v/'.pv.'zi'MzOv.i,  revient  jusqu'à  vingt  et 
une  fois  en  une  page.  Mand.,  viii. 

La  troisième  et  dernière  partie  du  livre  d'Hermas 

—  Paraboles  —  est  particulièrement  riche  en  traits 
descriptifs  reflétant  l'économie  primitive  de  la  péni- 
tence ecclésiastique.  Nous  nous  arrêterons  à  la 
ixo  Parabole. 

L'allégorie  de  la  tour  y  est  reprise  avec  de  nou- 
veaux développements,  et  le  voyant  contemple 
douze  montagnes,  qui  figurent  les  douze  tribus, 
c'est-à-dire  tous  les  peuples  répandus  sous  le  ciel,  et 
d'où  l'on  extrait  des  pierres  pour  la  construction  de 
la  tour.  Quelques-unes  de  ces  pierres  se  gâtent,  et 
sont  arrachées  des  murs  où  elles  avaient  trouvé 
place,  pour  être  provisoirement  mises  au  rebut.  Le 
Pasteur  explique  le  symbolisme  de  la  neuvième  mon- 
tagne, Sim.,  IX,  26  : 

Pour  la  neuvième  montagne,  désorte,  peuplée  de  reptiles 
et  de  bètos  homicides,  voici  quels   chrétiens   on   y  trouve. 

-  Les  pierres  qui  portent  des  taches  sont  les  diacres  prévarica- 
teurs qui  ont  pillé  le  bien  des  veuves  et  des  orphelins  et  se 
sont  enrichis  par  l'exercice  de  leur  charge.  S'ils  persévèrent 
dans  cette  passion,  ils  sont  morts  sans  espoir  de  vie;  mais 
s'ils  se  convertissent  et  remplissent  saintement  leur  charge, 
ils  pourront  vivre.  •'  Les  pierres  envahies  par  les  scories 
sont  les  renégats  qui  ne  se  sont  pas  convertis  à  leur  Sei- 
gneur :  restés  en  friche  et  déserts,  ne  s'attachent  pas  aux 
ser\iteurs  de  Dieu,  d^ins  leur  isolement  ils  perdent  leurs 
âmes.  ^  De  même,  en  efi'pt,  que  la  vigne  abandonnée  dans 
une  haie,  sans  soin,  dépérit,  est  isolée  par  les  plantes  enva- 
hissantes, et  finalement  devient  sauvage  et  inutile  au  pro- 
priétaire, de  même  ces  hommes  se  sont  abandonnés  et, 
tombés  à  l'état  sauvage,  deviennent  inutiles  à  leur  Seigneur. 
^  Il  ya  pour  eux  une  pénitence,  s'ils  n'ont  pas  renié  du  fond 
du  cœur  ;  mais  pour  celui  qui  aurait  renié  du  fond  du  cœur,  je 
doute  qu'il  puisse  vivre.  ''  Cela,  je  ne  le  dis  point  pour  les 
jours  à  venir,  afin  que  quelqu'un  ayant  renié  fasse  pénitence  : 
car  il  n'y  a  pas  de  salut  possible  pour  qui  désormais  renie- 
rait son  Seigneur  ;  mais  pour  les  anciens  renégats,  il  sem- 
ble qu'il  y  ait   une   pénitence.  Si  donc  quoiqu'un  doit   faire 

fiénitence,  qu'il  se  bâte,  avant  rachévenient  de  la  tour  ;  sinon 
es  femmes  le  mettront  à  mort.  '  Les  pierres  mutilées  sort 
des  fourbes  et  des  médisants  ;  il  en  est  de  même  des  ani- 
maux que  tu  as  vus  sur  la  monlagne.  Comme  les  animaux 
par  leur  venin  empoisonnent  et  tuent  l'homme,  ainsi  les 
paroles  de  tels  hommes  empoisonnent  et  tuent. '^  Ilssontdonc 
mutilés  dans  leur  foi,  ù  cause  de  leur  conduite  personnelle. 
Toutefois  qtielques-uns  ont  fait  pénitence  et  se  sont  sauvés. 
Les  autres  de  cette  catégorie  peuvent  aussi  se  sauver,  à 
condition  de  faire  pénitence  :  faute  de  faire  pénitence,  ils 
seront  mis  à  mort  par  ces  femmes  dont  la  vertu  est  en  eux. 

On  voit  qu'il  y  a  un  pardon  pour  toute  sorte  de 
pécheurs;  non  seulement  pour  les  impudiques,  ainsi 
qu'on  l'a  vu  plus  haut,  mais  encore  pour  les  apostats, 
les  plus  compromis  de  tous.   Des  apostats  s'opiniâ- 


1771 


PENITENCE 


1772 


trent  dans  l'apostasie  et  le  blasphème  jusqu'à  ne  plus 
vouloir  donner  un  regard  au  Dieu  qu'ils  ont  quitté  : 
ceux-là  se  perdront  sûrement  :  leur  cœur  est  entière- 
ment perverti.  Mais  s'ils  étaient  encore  capables  d'un 
bon  mouvement,  il  y  aurait  pour  eux  espoir  de  salut. 
Le  Pasteur  entend  cela  même  de  l'apostasie  consom- 
mée par  l'idolâtrie;  car  on  a  rencontré  sur  la  qua- 
trième montagne  ces  làclies  qui,  au  premier  bruit  de 
persécution,  s'empressent  de  sacrifier  aux  idoles  et 
rougissent  du  nom  du  Seigneur.  Sim.,  ix,  21,  3;  cf. 
Mand.,  xi,  2-4,  une  autre  forme  d'idolâtrie.  Le  Pas- 
teur offre  le  salut  aux  apostats,  s'ils  font  vite  péni- 
tence ;  et  les  propres  enfants  d'Hermas,  coupables  du 
même  crime,  obtiennent  leur  pardon.  Vis.,  11,  2,  2; 
cf.  Sim.,  X.  En  somme,  après  comme  avant  le  bap- 
tême, le  seul  signe  certain  de  damnation  est  l'obsti- 
nation dans  le  mal.  Doctrine  très  évangélique. 
L'Eglise  du  a'  siècle  en  avait  déduit  les  justes  con- 
séquences. La  différence  que  met  ici  le  Pasteur  entre 
les  anciens  renégats  et  les  renégats  à  venir,  répond- 
elle  à  une  intention  dogmatique? en  d'autres  termes, 
raarque-t-elle  le  caractère  exceptionnel  du  ministère 
rempli  présentement  par  le  Pasteur.  Je  ne  puis  le 
croire.  D'après  tout  l'ensemble  de  l'ouvrage,  cette 
différence  me  parait  répondre  bien  plutôt  à  une 
intention  pratique  :  il  s'agit  de  ne  pas  ouvrir  inoppor- 
tunément des  perspectives  indéfinies  de  pénitence 
à  ceux  qui  n'en  profiteraient  que  pour  pécher  à  leur 
aise.  La  prudence  du  Pasteur  voile,  à  dessein,  ces 
perspectives. 

La  réconciliation  avec  Dieu,  gage  de  salut,  a  pour 
signe  normal  et  pour  gage  la  réintégration  dans  la 
tour,  qui  figure  l'Eglise,  sans  distinction  entre  l'Eglise 
de  la  terre  et  celle  du  ciel.  Mais  la  construction  se 
poursuit  :  il  faut  se  liàter  d'y  entrer  avant  qu'elle 
s'achève.  Tout  le  symbolisme  du  livre  démontre  le 
caractère  ecclésiastique  de  la  réconciliation  offerte 
par  le  Pasteur. 

Cette  réconciliation  n'est  offerte  que  pour  une  fois. 
Le  pécheur  relaps  n'est  sans  doute  pas  désespéré, 
mais  il  n'a  plus  rien  à  attendre  de  l'Eglise,  qui 
l'abandonne  à  la  miséricorde  divine.  La  rigueur  que 
montre  Her  mas  sur  ce  point,  ne  lui  est  pas  particu- 
lière :  c'est  le  fait  de  toute  l'Eglise  jusqu'au  temps  de 
saint  Jean  Clirysostorae  en  Drient  et  jusqu'après 
saint  Augustin  en  Occident.  Voir,  à  ce  sujet,  outre 
Hermas,  Mand.,  iv,  1 ,8  et  3,6,  Clkmknt  d'Alexandrie, 
Stroni.,  II,  xm,  P.  G.,  VIII,  996  A;  Tertullien,  /)e 
paen.,  vu  ;  Origènk,  In  Lev.,  Hom.,  xv,  3,  P.  G.,  XII, 
56i  A;  adversaires  de  saint  Jean  Chrj'sostorae  au 
synode  du  Chêne,  ap.  Mansi,  Concilia,  t.  III,  ii^S  CD, 
cf.  Socratk,  //.  E.,  VI,  XXI,  P.  G.,LXVII,725B-'j28A; 
saint  Ambroise,  De  paen.,  II,  x,  90,  P.  /,.,  XVI, 
520A  ;  saint  Sirice  (pape,  SS^-Sgg),  Ep.,  i,  Ad  Hime- 
rium  Tarracon.,  5,6,  P.  L.,  XllI,  I  iS^.VB;  saint  Augus- 
tin, Ep.,  CLiii,  3,7,  Ad  Macedoniuni ,  P.  L.,  XXXIII, 
656.  Avènement  d'une  discipline  nouvelle  chez  Vic- 
tor DE  Cartenna  (v'  siècle).  De  pacnit.,  xii,  P.  /.., 
XVII,  gSôB.  —  Cf.  Edit  de  CaUisie,  p.  i5i  sqq. 

On  ne  trouve  chez  Hermas  aucune  allusion  expli- 
cite au  pouvoir  des  clefs.  Mais  si  une  vérité  ressort 
avec  évidence  de  tout  son  livre,  c'est  le  caractère 
ecclésiastique  de  la  pénitence  qu'il  préconise.  L'idée 
d'Eglise  résume  toute  son  allégorie  et  le  Pasteur  ne 
l'instruit  qu'au  nom  de  l'Eglise.  Ce  point  est  mis  en 
excellente  lumière  par  tel  auteur,  protestant,  comme 
R.  Seeberg,  Lehrhuch  der  Dogmengeschichte,  t.  I, 
p.  126,  Paderborn,  1908.  On  a  pourtant  élevé  des 
doutes  à  l'encontre.  5fous  ne  les  croyons  nullement 
fondés.  Voir  Etudes,  t.  CXXXII,  p.  79  (gi),  5  juil- 
let 1912  (sur  VHermas  de  M.  Lelong);  Edit  de  Cal- 
liste,  p.  109-11 1. 


11°  L'administration  de  la  pénitence 
au  II'  siècle 

Les  rares  documents  du  11'  siècle,  en  dehors 
d'Hermas,  n'éclairent  pas  d'une  lumière  bien  vive 
l'histoire  primitive  de  la  pénitence.  On  peut  glaner 
quelques  faits. 

Saint  Clément  de  Romb  —  avant  la  fin  du  i^r  siècle 
—  exhorte  les  esprits  remuants  deCorintheà  la  con- 
corde fraternelle,  en  leur  faisant  espérer  le  pardon 
divin,  I  Cor.,  viii.l.  lvii.  Saint  Ignace  d'Antiocbb  tient 
le  même  langage  aux  fidèles  de  Philadelphie,  et  les 
exhorte  à  la  pénitence,  avec  une  allusion  assez  dis- 
tincte à  la  rémission  des  péchés,  Philad.,  m.  vu. 
Saint  Polvcarpe  ne  parle  pas  autrement  aux  Pliilip- 
piens,  Philipp.,  vi  ;  il  fait  allusion  à  l'apostasie  d'un 
prêtre,  et  ne  veut  pas  désespérer  ducoupable,  s'il  fait 
pénitence,  ch.  xi.  La  11^  Clemenlis,  homélie  écrite  à 
Corinthe,  vers  l'an  i5o,  souligne  (vu,  vin)  la  néces- 
sité de  faire  pénitence  présentement.  Le  chrétien  est 
en  ce  monde  comme  un  vase  d'argile,  qui  n'a  point 
encore  passé  au  four,  et  que  le  potier  peut  toujours 
refaire.  Une  fois  passé  au  feu  du  jugement  divin,  son 
sort  est  fixé.  Saint  Justin,  à  Rome,  ne  transige  pas 
avec  les  prescriptions  de  la  morale  chrétienne,  I  Ap,, 
II,  P.  G.,  VI,  444.  11  allirme  qu'il  y  a  un  pardon  pour 
tous  les  pécheurs  repentants,  Dial.,  xLiv.  xlvii,  il*., 
572.  577.  58o  ;  mais  n'en  promet  pas  aux  autres, 
Dial,,  cxLi,  ib.,  797C-800A.  Son  disciple  Tatien  n'a 
pas  formulé  une  doctrine  sur  la  pénitence;  en  revan- 
che, il  nous  offre,  dans  son  Diaiessaron,  l'attesta- 
tion, jusqu'ici  vainement  cherchée,  du  Tu  es  Petnis. 
Voir  ci-dessus,  art.  Patauté,  col.  1 342-3.  Denys 
DB  ConiNTHB  alUrme  le  droit  des  pécheurs,  de  tous 
les  pécheurs  vraiment  pénitents,  nommément  des 
apostats  et  des  hérétiques,  à  l'accueil  bienveillant 
de  l'Eglise;  ap.  Eusèbe,  //.  E.,  IV,  xxiii,  6,  P.  G.: 
XX,  385B.  Théophile  d'Antiochb,  pour  traduire  le 
dessein  miséricordieux  de  la  Providence  divine  sur  les 
âmes,  reprend  la  comparaison  de  l'argile  et  du  potier, 
Ad  Autolyc,  II,  XXVI,  P.  G.,  VI.  logS.  Saint  Irénkb 
parle  à  diverses  reprises  de  pénitents.  Ce  sont  des 
hérétiques,  comme  Cerdon,  esprit  instable,  ébauchant 
plusieurs  fois  une  pénitence  qu'il  n'achève  jamais, 
Ilaer.,  III,  iv,  3,  P.  G.,  VII,  857A  ;  d'autres,  raarcio- 
n-ites  ou  valentiniens,  convertis  à  Rome  par  saint 
Polj'carpe,  III,  m,  4,  852B;  tous  peuvent  se  conver- 
tir, III,  XIV,  4.  9'6-  Des  femmes,  séduites  par  les 
gnostiques  et  tombées  dans  le  désordre;  les  unes  se 
convertissant,  d'autres  reculant  devant  la  honte 
d'une  pénitence  publique,  I,  vj,  3  ;  xin,  5,  7  ;  5o8I3. 
588B.  592B.  Irénée  n'a  pas  coutume  de  ménager  le 
vice,  //aer.,  IV,  XXVII,  io56-io6i  ;  mais  il  ne  désespère 
aucun  pécheur;  il  admet  que  tous  peuvent  se  sauver 
par  la  pénitence,  Ilaer.,  I,  x,  1,  Ô52A  ;  III,  xxiii, 
3,962B  ;  IV,  xl,  i,  1112C  ;  V,  xi,  i,  iiôoB  ;  xxvi,  2^  Iig4 . 

111°  Lia  pénitence  au  III'  siècle.  —  Théorie 
des  trois  péchés  réservés 

Si  nous  avons  cru  devoir  nous  arrêter  ci-dessus 
assez  longtemps  à  l'œuvre  d'Hermas,  c'est  parce 
que  l'interprétation  donnée  par  quelques  auteurs  à 
Mand,,  iv,  3,  et  ci-dessus  écartée  par  nous,  est  le 
principal  fondement  d'une  théorie  particulière  sur 
l'évolution  primitive  de  la  pénitence  ecclésiastique, 
théorie  qui  a  joui  d'une  brillante  fortune  et  dont  il 
faut  nous  occuper  maintenant.  Appuyée  sur  ce  fon- 
dement, la  théorie  n'en  apparaît  pas  moins  caduque, 
mais  elle  réussit  à  faire  une  certaine  ligure.  Au 
contraire,  dépourvue  de  ce  fondement,  elle  reste 
suspendue  dans  le  vide  et  n'arrive  pas  à  se  soutenir 
par    ses  propres  moyens.  11  y  avait  donc  intérêt  à 


1773 


PENITENCE 


1774 


éprouver  d'abord  la  solidité  de  ce  bloc  sur  lequel 
repose  tout  l'édilice. 

Sous  sa  forme  la  plus  rigide,  la  théorie  peut  se 
résumer  ainsi.  Pendant  près  de  deux  siècles,  l'Eglise 
exclut  absolument  de  ses  pardons  certains  grands 
"  péchés,  nommément  les  péchés  d'idolâtrie,  d'impureté 
et  d'iiomicide,  appelés  proprement  péchés  contre 
Dieu,  parce  qu'ils  outragent  directement  Dieu,  ou 
bien  l'homme,  image  de  Dieu.  Au  commencement 
du  me  siècle,  une  première  brèclie  fut  faite  à  l'anti- 
que sévérité  par  un  pape  qui  déclara  réconcilier, 
après  pénitence,  les  impudiques  :  le  fait  nous  est 
révélé  par  Tertullien  monlaniste,  qui  proteste  vio- 
lemment dans  le  De pudicitia.  Un  peu  après  le  milieu 
du  iii^  siècle,  un  nouveau  pas  fut  franchi  :  lEglise 
cessa  de  se  montrer  inexorable  au  péché  d'idolâtrie, 
en  réconciliant  des  apostats  de  la  persécution  de 
Dèce.  Plus  tard  encore,  à  une  date  dillicile  à  préciser, 
elle  abolit  les  dernières  restrictions,  en  commençant 
de  réconcilier  les  homicides. 

Ebauchée  au  xvii=  siècle  par  les  Jésuites  Petau  et 
SiRMOND,  dés  lors  plus  ou  moins  contestée  par  l'Ora- 
torien  Jean  MoniN,  puis  par  les  Dominicains  NoiiL 
Alexandre  et  cardinal  Orsi,  cette  systématisation 
a  été  souvent  reprise  de  nos  jours,  soit  par  des  au- 
teurs catholiques,  soit  par  des  protestants,  et  bien 
entendu  en  fonction  de  conceptions  dogmatiques 
divergentes.  Les  catholiques  n'y  voient  rien  de  plus 
que  l'adaptation  de  la  discipline  ecclésiastique  à  des 
besoins  révélés  par  les  temps  nouveaux.  Les  protes- 
tants y  cherchent  volontiers  la  traduction  dans  les 
faits  d'un  développement  religieux  plus  ou  moins 
autonome.  Citons  quelques  auteurs  représentatifs. 

Au  xvii»  siècle,  D.  Pktau,  Hc  Paenitentiae  vetere 
in  Ecclesia  ralione  Diatriha  er  Epiphanianis  animad- 
lersionibus  ad  haeresim  lix,  quae  est  novatianorum... 
excerpta,c.  ii  (1622).  —  De  Paeniientia  et  reconcilia- 
tione  veteris  Ecclesiae  moribus  recepta  ex  nubis  in 
Srnesium  erufa (i633),  c.  iv.  —  De paenitentia publica 
et  praeparatione  ad  cummunionem^  1.  U,  c.  11  (i6ii4). 
(On  trouvera  ces  textes  réunis  dans  les  Dogmata 
//ieo/o»(ca,  éd.  de  Venise,  I75'7,  t.  VI.)  —  (Il  convient 
de  noter  que  les  écrits  les  plus  récents  de  Pelau  mar- 
quent une  certaine  atténuation  de  sa  conception 
primitive.)  —  J.  SmMOND,  Historia  paenitentiae 
piiblicae,PaLTis,  iG5i. 

Dans  un  sens  dilférent  :  I.  Morin,  Commentariiis 
liistoiicus  de  disciplina  in  administralione  sacra- 
menti paenitentiae  \.  V,  11,  6(i63i). — Noiîl  Alexan- 
dre, Historia  ecclesiastica  (Paris,  1699).  —  Au 
xviii«  siècle,  card.  Orsi,  Disseitatio  historica  qua 
ustendilur  calholicam  Ecclesiani  tribus  priorihus  sae- 
ciilis  capitalium  criminum  reis  pacem  et  absolu- 
tionent  neutiquam  denegasse  (Milan,  i^So). 

De  nos  jours  on  peut  citer  : 

Parmi  les  auteurs  protestants.  Ad.  Harnack, 
Ichrbuch  der  Dogmengescliichte',  t.  I,  p.  439-/J4i;  et 
l'anglican  O.  D.  Watkins,  A  History  of  Penance, 
vol.  1,  Londres,  ig'iO. 

Parmi  les  callioliques,  P.  X.  Funk,  Znr  altchrist- 
ttchen  Bussdisciplin^  dans  Kirchengeschichtliche 
Abhandlungen  und  Vntersuchungen,  t.  I,  p.  i.58  sqq., 
Paderborn,  1897;  ^'  ^"^  Indulgenzedikt  des  Papstes 
Kallisiiis,  dans  Tkeologische  Quartaischrift,  1906, 
p.  54i-568.— Cf.P.BATn-i'OL,  L'éditde  Calliste, d'après 
une  controverse  récente,  dans  Bulletin  de  littérature 
ecclésiastique,  1906.  p.  SSg-S^S;  E.  Vacandard,  Ter- 
tullien et  Us  trois  péchés  irn-missibles,  n  propos 
d'une  récente  controverse,  i\ai\s  Revue  du  Clergé  fran- 
çais, lef  avril  1907,  p.  Ii3-i3i. 

On  trouvera  de  larges  extraits  dans  notre  Edit  de 
Calliste,  notamment  p.  It-io. 

Rendons  hommage  aux  belles  synthèses  histori- 


ques du  sviio  siècle,  dont  beaucoup  de  travaux  mo- 
dernes sont,  plus  ou  moins  consciemment,  tributaires. 
Mais  nul  ne  songe  à  s'y  enchaîner  aujourd'hui;  et 
des  auteurs  profondément  séparés  à  d'autres  égards 
s'accordent  à  dire  qu'il  y  faut  apporter  de  justes 
tempéraments. 

Des  théologiens  catholiques  estiment  qu'on  ne  doil 
pas  s'arrêter  sans  preuves  à  l'idée  de  restrictions 
aussi  absolues  mises  par  l'Eglise  elle-même  à  l'exer- 
cice du  pouvoir  des  clefs.  Et  des  historiens,  qui  ne 
sont  pas  tous  catholiques,  estiment  que  ces  preuves 
font  défaut. 

Nous  avons  cilé,  Edit  de  CuUisle,  p.  a38-24o  :  J.  Lb- 
BUETON,  Revue  pratique  d'Apologétique,  i5  nov.  190G, 
p.  242;  P.  Monceaux,  Histoire  littéraire  de  l'Afrique 
cltrétienne,  l.l,  p.  432,  Paris,  1901;  H.  P.  J.  Stuflhr, 
S.  J.,  Z.  S.  f.  Kath.  Théologie,  1907,  p.  433-473; 
G.  EssER,  Der  Katliolic,  1917,  t.  Il;  F.  Diekamp,  Theu- 
logische  Revue, 20  mai  1908, p. 207;  O.  Bardenhewer, 
Patrologie^,  p.  196,  Fribourg  en  Br.,  1910;  K.  Ada.m, 
Der  Kirchenbegrifj'  Tertullians,  p.  149,  Paderborn, 
1907;  Atzberger,  Theologische  Revue,  18  nov.  1907, 
p.  549;  E.  Preuschen,  Die  Kirchenpolitik  des  Bischof 
Katlist,  dans  Z.  S.  f.  A.  T.  Wissenschaft,  1910,  p.  i35; 
Hauck,  R.  E.\  art.  Calixt,  p.  64i,  1897;  J.  F. 
Betuunb-Baker,  ^n /«<ro(i»c<ion  to  the  early  history 
ofthe  Christian  doctrine  to  the  council  of  Chalcedon, 
p  372-373,  Londres,  igoS;  F.  Loofs,  Leitfaden  zum 
Studium  der  Dogniengeschichte,  p.  207,  Halle,  1906; 
R.  Sbeberg,  Lehrbuch  der  Dogniengeschichte^,  t.  I, 
p.  496,  Leipzig,  1908. 

Sans  contester  aucunement  que  la  discipline  de 
l'Eglise  évolua  vers  l'indulgence,  nous  croyons  qu'il 
faut  se  tenir  en  garde  contre  une  schématisation  trop 
rigide,  accusant  les  reliefs  d'un  petit  nombre  de  faits 
obscurs,  au  détriment  du  ministère  de  miséricorde 
que  l'Eglise  exerça  toujours  selon  le  mandat  reçu  de 
son  divin  Fondateur. 

Le  débat  roule  principalement  autour  du  person- 
nage de  Tertullien  et  de  ce  que  l'on  est  convenu 
d'appeler  «  l'édit  de  Calliste  «  ;  secondairement,  on 
appelle  en   témoignage  saint  Hippolyte  et  Origène. 

i"  Tertullien.  —  Il  faut  ici  entendre  d'abord  l'au- 
teur catholique  de  De  paenitentia  ;  puis  l'auteur  mon- 
taniste  du  De  pudicitia. 

Dans  le  De  Paenitentia,  vu,  Tertullien,  peu  après 
le  commencement  du  m"  siècle,  expliquait  l'institu- 
tion de  la  pénitence  ecclésiastique,  sa  raison  d'être 
et  les  limites  où  elle  se  renferme,  en  des  termes 
presque  identiques  à  ceux  d'Hermas.  Nous  analyse- 
rons cette  page,  dont  le  parallélisme  avec  une  page 
connue  du  Pasteur  est  trop  exact  pour  pouvoir  être 
imputé  au  hasard.  Manifestement  les  deux  auteurs 
reproduisent  ici  le  même  enseignement,  et  peut-être 
suivent-ils  une  même  pièce  catéchétique  :  preuve 
évidente  que  les  institutions  ecclésiastiques  visées 
par  le  prêtre  de  Carthage  plongent  leur  racine  dans 
un  lointain  passé. 

En  abordant  ce  sujet  devant  un  public  composé  au 
moins  en  partie  de  catéchumènes  et  de  néophytes, 
l'auteur  se  montre  troublé  de  la  responsabilité  qu'il 
encourt.  Ne  va-t-ilpas  induire  en  tentation  telle  âme 
hésitante,  en  lui  découvrant,  par  delà  le  baptême, 
des  possibilités  de  réhabilitation  quepeut-être  elle  ne 
soupçonnait  pas,  ou  qu'elle  n'envisageait  pas?  Avant 
tout,  il  tient  à  marquer  qu'il  y  a  un  terme  à  cette  mi- 
séricorde. Donc,  que  nul  ne  s'avise  de  spéculer  sur 
l'espoir  de  pardons  sans  fin.  D'ordinaire  les  naufra- 
gés, échappés  au  péril  de  mer,  ont  la  sagesse  de  dire 
à  la  navigation  un  adieu  délinitif  et  s'abstiennent 
d'exposer  une  seconde  fois  une  vie  si  chèrement 
sauvée.  Le  chrétien,  parvenu  au  port  du  baptême, 
devrait  imiter  cette  prudence  et  marquer  par  une 


1776 


PÉNITENCE 


1776 


fidélité  inviolable  sa  gratitude  envers  Dieu.  Mais  tel 
est  l'acharnement  du  démon  contre  ceux  qui  viennent 
de  lui  échapper,  que  plusieurs  cèdent  à  ses  assauts. 
Dieu  y  a  pourvu  :  il  n'a  pas  voulu  abandonner  sans 
espoir  le  chrétien  tombé  après  le  baptême  :  il  lui 
permet  de  frapper  une  fois,  rien  qu'une  fois,  à  la 
porte  de  la  seconde  pénitence.  Bienfait  nouveau  et 
gratuit,  dont  le  pécheur  ne  saurait  se  montrer  trop 
reconnaissant. 

Puissent  vos  serviteurs,  ô  Seigneur  Christ,  ne  (lire  et  n'en- 
tendre sur  la  discipline  de  la  pénitence,  que  ce  qu'il  faut 
pour  savoir  qu'ils  ne  doivent  point  pécher  :  ou  qu'ils  ne  sachent 
plus  rien,  qu'ils  ne  veuillent  plus  rien  savoir  de  la  iirnilence! 
11  m'en  coûte  de  mentionner  encore  cette  seconde  et  derniùre 
espérance  :  je  crains,  en  revenant  sur  la  suprême  ressource 
de  la  pénitence,  do  paraître  ouvrir  une  nouvelle  carrière  au 
péché.  A  Dieu  ne  plaise  que  personne  s'autorise  de  mes 
paroles  pour  transformer  en  droit  au  péché  le  droit  à  la  péni- 
tence, et  que  l'abondance  de  la  cléjnence  céleste  déchaine 
les  excès  de  la  témérité  humaine  !  CJue  nul  n  abuse  de  la 
bonté  divine  pour  répondre  par  de  nouvelles  fautes  à  de 
nouveau:^  pardons.  Au  reste,  il  ne  saurait  échapper  indéiini- 
raent,  s'il  pèche  indéfiniment.  Nous  avons  échappé  une  fois  : 
c'est  assez  nous  être  exposés  au  péril,  quand  même  nous 
pourrions  nous  flatter  d'échapper  encore.  D'ordinaire,  ceux 
qui  ont  survécu  à  un  naufrage  disent  un  adieu  définitif  aux 
vaisseaux  et  à  lu  mer;  ils  rendent  hommage  à  Dieu,  auteur 
de  leur  salut,  en  se  souvenant  du  péril.  Louable  crainte, 
touchant  respect  :  ils  ne  veulent  pas  être  une  seconde  fois 
à  charge  à  la  divine  miséricorde  ;  ils  redoutent  du  paraître 
mépriser  lo  bienfait  rec;u  ;  ils  se  préoccupent  justement  de 
ne  pas  braver  encore  les  danj^ers  qu'ils  ont  appris  à  craindre. 
En  mettant  un  frein  à  leur  témérité,  ils  manifestent  leur 
crainte.  Or,  la  crainte  est  un  hommage  que  1  homme  rend  à 
liieu.  Mais  notre  ennonii  acharné  n'accorde  aucune  trêve  à 
sa  malice.  Et  il  redouble  de  rage  quand  il  voit  l'homme  plei- 
nement libéré;  sa  fureur  s'enilamme  quand  on  l'éteint. 
Comment  ne  serait-il  pas  navré  de  douleur  en  voyant,  par  le 
pardon  mis  à  la  portée  de  Ihomme.  tant  d'œuvres  do  mort 
détruites,  tant  de  titres  d  une  condamnation,  qui  l'ut  son 
œuvre,  effacés!  Il  songe  avec  douleur  que  lui  et  ses  anges 
seront  jugés  par  ce  serviteur  du  Christ,  pécheur.  C  est  pour- 
quoi il  épie,  il  attaque,  il  assiège,  espérant  ou  bien  frapper 
ses  yeux  par  la  concupiscence  de  la  cliair,  ou  enlacer  son  âme 
dans  les  charmes  du  siccle,  ou  abattre  sa  foi  par  crainte  do  la 
puissance  terrestre,  ou  le  détourner  du  droit  chemin  par  des 
doctrines  de  mensonge;  il  n'épargne  ni  scandales  ni  tenta- 
tions. Prévoyant  donc  ses  artifices  empoisonnés,  Dieu,  après 
que  la  porte  du  pardon  s'est  refermée  sur  le  pécheur  et  que 
le  verrou  du  baptême  a  été  tiré,  a  voulu  lui  laisser  encore 
une  ouverture.  Il  a  placé  dans  le  vestibule  la  seconde  péni- 
tence, pour  ouvrir  à  ceux  qui  frapperaient;  mais  seulement 
une  fois,  car  c'est  la  seconde  ;  jamais  plus,  parce  que  le  pré- 
cédent pardon  est  resté  sans  fruit.  N'est-ce  pas  assez  d'une 
fois?  Vous  a^ez  déjà  par  delà  votre  mérite;  car  vous  avez 
laissé  perdre  le  bienfait  reçu.  Si  l'indulgence  du  Seigneur 
vous  accorde  le  moyen  de  réparer  la  perte,  sachez-lui  gré 
d'un  bienfait  renouvelé  ou  plutôt  d  un  bienfait  accru.  Il  y 
a  en  effet  plus  de  générosité  à  redonner  qu  à  donner,  comme 
ily  a  plus  de  malheur  à  perdre  qu'à  n'avoir  jamais  reçu  Mais 
il  ne  faut  pas  se  laisser  énerver  et  abattre  par  le  désespoir, 
■  i  l'on  se  trouve  avoir  contracté  la  dette  d'une  seconde  pé- 
nitence. Ce  qu'il  faut  craindre,  c'est  de  retomber  dans  le 
péché,  non  de  réitérer  la  pénitence,  c'est  de  s'exposer  encore 
au  péril,  non  d'en  sortir  encore.  En  cas  de  rechute,  il  faut 
réitérer  le  traitement.  Le  moyen  de  marquer  au  Seigneur 
votre  reconnaissance,  c'est  de  ne  pas  refuser  la  grâce  qu'il 
vous  offre  Vous  l'avez  offensé,  mais  vous  pouvez  encore 
faire  votre  paix  avec  lui.  Vous  pouvez  lui  donner  satisfaction, 
il  ne  demande  qu'à  la  recevoir. 

Parmi  les  plus  notables  rencontres  avec  Hermas, 
Mand,  iv,  3,  on  notera  ici  la  préoccupation  de  ne  pas 
induire  les  néophytes  en  tentation  en  leur  découvrant 
des  perspectives  de  pardon  trop  commodes:  IIiiciis- 
que,  Christe  Domine, de  paenitentiae disciplina  servis 
tais  dicerevel  audire  continuât, quousf/ue  etianidelin- 
quere  non  oportet  audifutihu.s  ;  vel  nihiliani  de  paeni- 
tentia  noverint,  niliil  eius  requirant.  Piget  seciindae, 
mmo    iam    ultimae  spei   sublexere    mentionein,    ne 


rétractantes  de  residuo  auxilio  paenitendi,  spatiiiin 
adliuc  delinquendi  demonsirare  yideamur.  On  notera 
par  ailleurs  les  allusions  à  la  faiblesse  humaine,  à 
l'acharnement  du  diable  et  à  la  miséricorde  divine. 
On  notera  enfin  cette  aflirmation  positive,  que  la  pé- 
nitence postbaptismale  ne  se  réitère  pas.  Il  s'agit  de 
la  pénitence  solennelle  à  la  face  de  l'Eglise,  grand 
moyen  dont  il  ne  fallait  pas  provoquer  l'abus.  Or  les 
formules  de  Tertullien  sont  tout  à  fait  générales  et 
n'exceptent  aucune  catégorie  de  péchés.  Ceci  est  géné- 
ralement reconnu.  Edii  de  Caliiste,  p.  i53  sqq. 

Tout  autre  est  le  langage  de  Tertullien  montanisle. 
Son  indignation  contre  le  laxisme  du  successeur  de 
Pierre,  en  matière  de  pénitence,  éclate  dans  le  vio- 
lent pamphlet  qu  est  le  J)e  pudicitia . 

Le  début  est  un  hymne  à  la  chasteté',  «  fleur  des 
mœurs,  honneur  des  corps,  parure  des  sexes,  inté- 
grité du  sang,  garantie  de  la  race,  fondement  de  la 
sainteté,  signe  reconnu  d'une  ôme  bonne,  d'ailleurs 
chose  rare,  délicate  et  fragile,  qu'il  faut  entourer  de 
soins  infinis...  »  Ce  morceau  lyrique  prépare  une 
explosion  de  colère  contre  le  pontife  suprême,  traî- 
tre à  la  chasteté  chrétienne.  Par  édit  péremptoire,  cet 
évêquedes  évêque»  sefait  fort  de  «  remettrelespéchés, 
après  pénitence,  aux  adultères  et  aux  débauchés  ». 
Oii  aflichera-t-on  cette  grâce?  Sans  doute,  à  la  porte 
des  mauvais  lieux?  Non  pas:  proclamation  en  est 
faite  dansl'Eglise,  aux  oreilles  de  cette  vierge,  épouse 
du  Christ.  Tertullien  n'y  tient  plus;  il  élèvera  la 
voix: 

Voici  donc  encore  un  écrit  contre  les  PaycJiici  et  contre 
notre  accord  désormais  rompu  ;  je  veux  ce  titre  de  plus  au 
reproche  d'inconstance  qu'ils  m 'adresseront. -lamais  une  rup- 
ture ne  constitue  présomption  de  faute  :  n'est-il  pas  plus  facile 
d'errer  avec  la  foule  que  de  s'attacher  à  la  vérité  avec  une 
élite?  Mais  je  n'attends  pas  plus  de  déshonneur  d'une 
utile  inconstance  que  de  gloire  d'uneincoiistante  désastreuse, 
.le  n'ai  point  honte  de  m'ètre  afi'ranchi  de  l'erreur,  parce  que 
je  me  félicite  de  cet  aflranchissement,  parce  que  je  me  sens 
meilleur  et  plus  chaste.  On  ne  rougit  pas  d'un  progrès. 
Même  dans  le  Christ,  la  science  a  divers  âges  ;  déjà  l'Apo- 
tre  a  passé  par  là:  quand  j'étais  enfant,  dit-il,  je  parlais  en 
enfant,  je  pensais  en  enfant  ;  devenuhomme,  j'ai  dépouillé  ce 
qui  était  de  l'enfant  (1  Cor.,  xiu,  il). 

Il  importe  beaucoup  de  le  remarquer  :  l'auteur  du 
De  Pudicitia  ne  se  pique  pas  de  constance,  au  con- 
traire. Il  se  glorifie  d'avoir  rompu  avec  les  Psychici 
(catholiques),  parce  qu'il  réprouve  leurs  principes 
et  leur  pratique.  Donc  il  ne  faudrait  pas  tirer  argu- 
ment de  cet  éclat  pour  prouver  que  l'acte  du  pape, 
déclarant  remettre,  après  pénitence,  les  fautes  de  la 
chair,  constituaitune  nouveauté.  La  nouveautéest  du 
côté  de  Tertullien,  qui  s'en  vante,  comme  d'un  pro- 
grès sur  une  école  qu'il  a  depuis  longtemps  condam- 
née. 

Ce  serait  une  tâche  instructive  que  de  relever,  dans 
cet  écrit,  la  trace  des  arguments  par  lesquels  Tertul- 
lien catholique  avait  établi,  dans  le  De  paenitentia, 
le  pouvoir  de  l'Eglise  sur  tous  les  péchés  sans  dis- 
tinction, et  dont  Tertullien  montaniste  poursuit  métho- 
diquement la  ruine  dans  le  De  pudicitia  :  paraboles 
évangéliques  de  la  brebis  errante,  de  la  drachme 
perdue,  de  l'enfant  prodigue  (comparer  Paen.,  viii  et 
Pud.,  vn-x),  cf.  Èdit  de  Caliiste, p.  i8i-i83;  appela 
l'autorité  d'Hermas  (comparer  Pud.,  x);  appel  à  l'An- 
cien Testament,  Ez.,  xxxiii,  ii  (comparer  Puen..  iv 
et  Pud.,  II.  X.  xviir.  xxii),  et  au  Nouveau.  —  Edit  de 
Caliiste,  p.  i85-i8g. 

Ce  manifeste  d'un  prêtre  révolté  a  pour  nous  l'avan- 
tage de  mettre  dans  une  lumière  nouvelle  le  carac- 
tère ecclésiastique  de  la  rémission  des  péchés,  tel 
qu'on  l'entendait  alors.  On  a  vu  Tertullien  s'insurger 
là-contre   dès  sa    première    page.  Il  y  revient    plus 


1777 


PENITENCE 


1778 


explicilemenl  en  distinguant  deux  catégories  de  jié- 
cbés,  lesunsrémissibles  par  le  ministère  de  l'évêque, 
les  autres  réservés  à  Dieu,  Pitd.,  xviii,  P .  /,.,  11, 
1017  B:  Salwa  ilta paenitenliae  specie  post  fidemquae 
aut  levioribus  delieits  teniam  ab  episcopo  consequi 
poterii  aut  maioribus  el  irreiiiissibitibits  a  Deo  solo. 
Les  nouveautés  doctrinales  apportées  par  cet  écrit 
peuvent  se  ranger  sous  trois  cliefs  :  1°  Doctrine  des 
trois  pccbésirrémissiljles,  insinuée  ou  formulée, /"«rf., 
VI.  II.  XII.  XIX.  XXII  ;  — 2°  Doctrine  du  péché  direct 
contre  Dieu,  échappant,  de  sa  nature,  au  ministère 
ecclésiastique,  Pud.,  11.  xxi;  —  3°  Doctrine  de  la 
rémission  directe  par  Dieu,  antithèse  delà  rémission 
au  sens  catholique;  étudier  à  cet  égard  le  sens  plei- 
nement ecclésiastique  des  mots  :  Absolvere  ;  Reconci- 
liatio;  ftestilutus,  Hestitulio  :  Pa.r.  Sur  tous  ces  points, 
nous  renverrons  à  Editde  Calliste,  p.  196-216.  Voir 
aussi  G.  EsSEB,  Die  liussschriften  Tertiillians  De  pae- 
nitentia  und  De  pudicitia,  und  das  Indulgenz-Edikt 
des  Papstes  Kallistus,  Bonn,  if)o4,  in-4;  et  R.  P. 
J.  Stufler,S.  J.jDie  Bussdiszipdinder abeidàndlichen 
Kirclie  bis  Kallistus,dansZei{sclirift  f.  Katli.  Théologie, 

lr,0^,p.  433-/473. 

Trente  ans  plus  tard,  l'œuvre  pastorale  de  saint 
Cypribn  éclaire  d'une  lumière  rétrospective  les  débals 
où  fut  mêlé  TertuUien.  On  y  apprend  que  certains 
évêques  d'Afrique  ont  exclu  les  adultères  des  par- 
dons de  l'Eglise,  sans  pourtant  imposer  leur  intran- 
sigeance au  corps  de  l'épiscopat  et  sans  faire  schisme. 
£p.,  Lv,  ai,  éd.  Hartel,  p.  638.63g.  On  apprend  aussi 
que  la  persécution  de  Dèce,  en  provoquant  des  apos- 
tasies nombreuses,  mit  à  l'ordre  du  jour  la  délicate 
question  de  la  réconciliation  des  lapsi. 

L'altilude  personnelle  de  saint  Cyprien  est  celle 
d  un  homme  du  gouvernement,  mais  non  celle  d'un 
novateur.  11  blâme  et  désavoue  l'indiscrétion  des  prê- 
tres qui,  de  leur  propre  mouvement,  sans  en  référer 
à  révêque,ont  procédé  à  des  réconciliations  hâtives  ; 
en  quoi  ils  eurent  deux  fois  tort  :  d'abord  parce 
qu'ils  ont  méconnu  l'autorité  de  l'évêque;  puis  parce 
que,  en  dispensant  les  pécheurs  d'une  satisfaction 
convenable,  ils  ont  compromis  le  sérieux  delà  péni- 
tence et  fait  aux  âmes  plus  de  mal  que  de  bien.  Voir 
à  ce  sujet  Ep.,  xvi,  p.  617  ;  De  lapsis,  xvi,  p.  a48. 
2^9  el  passim.  Ce  que  veut  Cyprien,  c'est  qu'une 
question  aussi  grave  ne  soit  pas  traitée  à  la  légère 
ni  livrée  au  hasard  d'initiatives  individuelles,  mais 
réglée  de  concert  par  tout  répisco])al  africain.  Voir 
notamment  Ep.,  lv,  7,  p.  628.  D'ailleurs  il  excepte 
les  cas  d'urgence  :  l'imminence  de  la  mort  justiOe 
une  réconciliation  sommaire,  /î^.,xviii,  i,  p.  523. 
52/)  ;  et  devant  la  menace  d'une  nouvelle  persécution, 
Cyprien  est  le  premier  à  estimer  qu'il  ne  faut  pas 
faire  attendre  davantage  les  apostats  qui  ont  donné 
des  gages  sérieux  de  pénitence,  mais  les  fortifier  en 
vue  des  dangers  nouveaux,  en  leur  rendant  la  paix 
de  l'Eglise  et  la  participation  à  l'Eucharistie,  Ep., 
Lvii,  i,p.  65o-65i.  Jamais  il  ne  donne  à  entendre  que 
ces  réconciliations,  estimées  nécessaires,  soient  des 
mesures  sans  précédent;  il  ne  veut  que  maintenir  la 
tradition  de  l'Eglise,  en  veillant  au  sérieux  de  la 
pénitence. 

Ainsi  les  paroles  suivantes,  de  cette  lettre  synodale 
adressée  au  pape  Corneille,  ont  une  portée  univer- 
selle, p.  65o,20-65i,i6  :  Ncc  eiiim  fas  erat  aut  per- 
mittebat  patenia  pietas  et  divina  clementia  Ecclesiam 
piilsantibiis  cludi  et  dolentibus  ac  deprecantibus  spei 
salutaris  subsidium  denegari,  ut  de  s/ieculo  receden- 
tes  sine  communicalione  et  pace  ad  Dominum  dimit - 
terentiir;  quando  permiserit  ipse  et  legent  dederit  ut 
ligata  in  terris,  et  in  caelis  ligata  essent,  so/vi 
aulem  passent  illic  quae  hic  prius  in  Ecclesia  soU'e- 
rentur.  Sed  enim    cum   videanius   diem  rursus  alte- 


rius  infcstalionis  adpropinquare  coepisse...,  neces- 
sitate  cogente  censuimus  eis  qui  de  Ecclesia  Domini 
non  recesserunt  et  paenitentiam  agere  et  lamentari 
ac  Dominum  deprecari  a  primo  lapsus  sui  die  non 
destilerunt,  pacem  dandam  esse  et  eos  ad  proelium 
quod  imminet  armari  et  instrui  opnriere. 

Cette  ligne  de  conduite,  ferme  et  prudente,  est 
celle  même  que  le  clergé  de  Rome,  durant  la  vacance 
du  Saint  Siège,  avait  tracée  au  clergé  de  Carthage, 
Ep.,  viii,  3,  p.  487.488.  On  la  retrouve,  avec  une 
nuance  de  sévérité  en  plus,  dans  la  lettre  adressée  à 
Cyprien  lui-même,  au  nom  de  l'Eglise  romaine,  par 
NovATiEN,  peu  suspect  d'indulgence.  Ep.,  xxx,  3.  5. 
8,  p.  55 1,  553,  556.  L'idée  d'une  rupture  avec  le 
passé  ne  s'affirme  nulle  part. 

Nous  ne  nous  étendrons  pas  davantage  sur  ce 
sujet,  traité  tout  au  long  dans  notre  Edit  de  Calliste, 
ch.  X,  et  dans  notre  Théologie  de  saint  Cyprien, 
1.  m,  ch.  m,  Paris,  1922. 

2*  Calliste  et  Ilippolyte.  —  Dans  l'évêque  flétri  par 
TertuUien  pour  son  laxisme,  on  reconnaît  générale- 
ment le  Pontife  romain.  Les  noms  qu'il  lui  donne  par 
ironie  :  pontifex  maximus,  episcopus  episcoporum 
(Pud.,  i),  ne  seraient  pas  par  eux-mêmes  une  preuve 
suflisante,  non  plus  que  ceux-ci,  qui  se  présentent 
plus  loin(xiii):  bonus  pastoretbenedictus  papa;  mais 
le  nom  A'apostolicus  (xx:)  elles  allusions  au  siège  de 
Pierre  (ibid.)  paraissent  désigner  assez  clairement 
l'évêque  de  Rome.  Ne  nous  arrêtons  pas  à  discuter 
d'autres  hypothèses.  On  a  proposé  de  tout  rappor- 
ter à  l'évêque  de  Carthage,  Agrippinus,  et  cette 
hypothèse  vient  d'être  reprise  par  M.  K.  Adam,  Der 
sogenannte  Bussedikt  des  Papstes  Kallistis,  Miin- 
chen,  1917.  D'autres  ont  cru  devoir  dédoubler  le 
personnage  ;  ainsi  M.  G.  Esseh,  Der  Adressât  der 
Schri/t  Tertullians  «  De  Pudicitia  r>  und  der  Verfasser 
des  romischen  Bussedilites,  Bonn,  1914.  Ces  hypo- 
thèses ne  nous  semblent  pas  plausibles.  Nous  les 
avons  examinées  brièvement  dans  Becherches  de 
science  religieuse,  1920,  p.  254-256;  les  raisons  ap- 
portées ne  sont  pas  nouvelles,  et  difQcilement  les 
croira-t-on  décisives.  Donc  nous  nous  en  tenons  à 
l'opinion  commune,  d'après  laquelle  un  seul  person- 
nage est  en  cause,  à  savoir  le  Pontife  romain.  Mais 
encore  lequel  ?  Autrefois  on  s'accordait  généralement 
à  nommer  le  pape  Zéphyrin(  199-2 17).  Cette  attribution 
est  bien  ébranlée  depuis  la  découverte  des  Philoso- 
phumena,  ou  Béfutation  de  toutes  les  hérésiesipahliés 
pour  la  première  fois  en  i85i  à  Oxford,  par  E.  Mil- 
ler, sous  le  nom  d'Origène,  et  aujourd'hui  reconnus 
presque  unanimement  pour  l'œuvre  d'HiPPOLVTB, 
alors  schismatique  (sur  cette  question  d'auteur,  voir 
notre  Théologie  de  saint  Ilippolyte,  Introduction, 
p.  xxiv-xLni,  Paris,  1906). 

D'après  les  Philosophumena,  J.  B.  de  Rossi  a  mis 
en  avant  {Bullettino  di  archeol.  crist.,  i866)  le  nom 
du  Pape  Calliste  (217-222).  Reprise  en  1878  par 
M.  Harnack,  cette  solution  rallie  de  nombreux  suf- 
frages. Nous  y  avons  souscrit  dans  notre  Théologie 
de  saint  Ilippolyte,  en  1906.  La  page  des  Philosophu- 
mena sur  laquelle  elle  se  fonde,  constitue  un  réqui- 
sitoire très  violent  contre  le  pape  Calliste.  Cette 
page  est  d'une  grande  importance  pour  l'histoire  de 
la  pénitence.  Nous  croyons  devoir  la  traduire.  Phi- 
losophumena, X,  VII,  éd.  Cruice,  p.  443-446,  ou  P. G., 
XVI,  338G-3387: 

Le  premier,  Calliste  s'avisa  d'autoriser  le  plaisir,  disant 
qu'il  reinetlait  ii  tout  le  monde  les  péchés.  Quiconque  se 
serait  laissé  sJduire  par  un  autre,  pourvu  qu'il  fut  réputé 
chrétien,  obtiendrait  la  rémission  de  toutes  fautes  en  recou- 
rant à  l'école  de  Calliste.  Pareille  di^claration  combla  de 
joie  bien  des  gens  qui,  la  conscience  ulcérée,  rejetés  déjà 
par    diverses    sectes,    quelques-uns    même    excommuniés 


1779 


PENITENCE 


1780 


solennellement  par  (Hippoljte),  se  joignaient  aux  adlicrents 
de  Cnlliste,  et  peuplaient  son  école.  Galliste  définit  (|uun 
évèque  tombé  dans  ui.e  faute,  même  capitale,  ne  devait  pas 
être  déposé  De  son  temps  commencèrent  à  être  admis  dans 
le  clergé  des  évoques,  des  prêtres  et  des  diacres  qui  avaient 
été  mariés  deux  ou  trois  fois  ;  et  même,  un  clerc  venait-il  à  se 
marier,  Galliste  le  maintenait  à  son  poste,  comme  s'il  n'eut 
commis  aucune  faute.  11  appliquait  à  ces  cas  la  parole  de 
l'Apotre  :  «  Qui  étes-vous  pour  juger  le  serviteur  d  autrui?  « 
{nom.,  XIV,  /;),  ou  encore  la  parabole  de  l'ivraie  :  n  Laissez 
croître  l'ivraie  avec  1«  fromeiit  »  {Matt.,  siii,3o),  entendant 
ces  texies  de  ceux  qui  commettent  le  péché  après  leur  entrée 
dans  l'Église,  il  montrait  encore  une  figure  de  1  Eglise  dans 
l'arche  de  Noé,  qui  contenait  des  cluens,  des  loups,  des 
corbeaux  et  toute  sorte  d'animaux,  puis  et  im|jurs:  ainsi 
devait-il  en  i  Iro  dans  l'Eglise.  Tous  les  textes  qu'il  pouvait 
tirer  h  co  eeiis,  il  les  interprétait  de  même.  Les  auditeurs, 
charmés  de  ces  dogmes,  continuent  de  se  leurrer  et  de 
leurrer  les  i^utres,  qui  aflluenl  à  cette  école.  Voilà  pourquoi 
le  parti  grossit  :  ils  s'applaudissent  de  gagner  les  foules, 
en  flattant  les  passions  malgré  le  Christ  ;  sans  égard  pour  le 
Christ,  ils  laissent  commettre  le  péché,  se  vantant  de  le 
remettre  aux  âmes  bien  disposées.  Calliste  a  encore  permis 
aux  femmes  non  mariées,  si  elles  s'éprenaient  d'un  homme 
de  condition  inférieure  et  voulaient  éviter  de  se  marier 
devant  la  loi  pour  no  pas  perdre  leur  rang,  do  s'unir  à 
l'homme  de  leur  choix,  soit  esclave,  soit  libre,  et  de  le 
tenir  pour  époux,  sans  recourir  au  mariage  légal.  Là-dessus, 
on  a  vu  des  femmes  soi-disant  fidèles  employer  toute  sorte 
de  moyens  pour  faire  périr  avant  terme  l'enfant  qu'elles 
avaient  coni;u,  soit  d'un  esclave,  soit  d'un  mari  indigne 
d'elles  ;  leur  rang  et  leur  fortune  voulaient  cela.  Ainsi  Cal- 
liste  a-t-il  enseigné  du  même  coup  le  concubinage  et  l'in- 
fanticide. Cependant,  après  de  tels  hauts  faits,  on  ne  rougit 
pas  de  s'intituler  :  Ef;lise  cat/iolique,  et  l'on  attire  les  bonnes 
âmes  !  De  son  temps,  pour  la  première  fois,  ceux  de  son 
parti  osèrent  admettre  un  second  baptême.  Et  voilà  l'u'uvre 
du  fameux  Calliste,  doi  t  1  école  dure  encore,  gardant  ses 
usages  et  sa  tradition,  ne  s'inquiétant  pas  de  savoir  avec 
qui  on  doit  avoir  la  communion,  l'oû'rant  indistinctement 
à  tous. 

La  concordance  générale  de  ce  i-équisiloire  avec 
les  invectives  du  De  pndicitia  rend  au  moins  vrai- 
semblable que  les  deux  auteurs  en  veulent  au  même 
personnage,  et  justifient  le  nom  d'édit  de  Calliste, 
généralemenl  attribué  de  nos  jours  à  l'acte  que  Ter- 
tullien  visait  dans  le  De  pndicitia.  On  remarquera 
toutefois  (|ue  le  réquisitoire  d'Hippolyle  n'est  pas 
borné  à  l'indulgence  envers  les  fautes  de  la  ebair  ; 
puisque  nous  y  voyons  figurer  liien  d'autres  pécliés, 
notamment  l'infanticide.  Il  y  a  donc  là  une  brèche 
manifeste  à  la  prétendue  discipline  des  trois  péchés 
irrémissibles. 

D'ailleurs  les  deux  témoins,  diversement  passion- 
nés, sont  loin  de  s'accorder  sur  tons  les  détails. 
Nous  avons  fait  observer  que  TerluUien  tient  à  bien 
marquer  sa  rupture  avec  l'Eglise  catholique  et  à  se 
poser  en  réformateur.  Au  contraire,  Hippolyte  pré- 
tend liien  faire  ligure  de  conservateur  et  représenter 
la  tradition  de  la  vieille  Eglise,  en  face  de  novateurs 
imprudents.  Donc  l'interprétation  subjective  des 
faits  a  son  influence,  qu'il  ne  faut  pas  perdre  de 
vue,  même  à  supposer,  comme  nous  le  croyons 
volontiers,  qu'il  s'agisse  des  mêmes  faits.  Si  l'on 
avait  moins  prêté  l'oreille  à  Tertullien  en  colère,  on 
n'aurait  jamais  songé  à  voir  dans  la  mesure  contre 
laquelle  il  proteste  bruyamment  une  sorte  de  coup 
d'état  ecclésiastique,  une  révolution  dans  l'économie 
de  la  pénitence  chrétienne.  Encore  a-t-il  fallu  lui 
faire  dire  ce  qu'il  ne  dit  pas,  puisqu'il  dénonce  chez 
le  successeur  de  Pierre,  non  une  faiblesse  jusqu'alors 
inouïe,  mais  un  laxisme  persévérant.  —  Théologie 
de  saint  Ilippolvte.  ch.  i,  p.  35-58. 

Mais  quoi  qu'il  en  soit  de  Rome  et  de  Cartilage,  il 
nous  faut  mainlenaut  tourner  les  yeux  vers  Alexan- 
drie; car  Oiigène  est  désigné  comme  enseignant, 
lui  aussi,  la  théorie  des  trois  péchés irrémissililes. 


3°  Origène.  —  Origène  n'appartient  pas  tellement 
à  l'Orient  qu'il  n'ait  eu  quelques  relations  avec 
Rome.  Il  parait  l'avoir  visitée  vers  le  temps  de  l'élé- 
vation du  pape  Galliste  et  s'être  assis  un  jour  au 
pied  de  la  chaire  d'Hippolyte;  voir  saint  Jkrome, 
De  vir.  m.,  Lxi,  P.  Z.,  XXIll,  673A;  Eusèbe,  //.  E., 
VI,  XIV,  10,  P.  G.,  XX,  553.  Il  eut  d'ailleurs,  beau- 
coup plus  tard,  à  se  justifier  devant  le  pape  Fabien, 
pour  la  témérité  de  certainsécrits;voirsainlJiiRôMB, 
Ep.,  Lxxxiv,  10,  P.  L.,  XXII,  761 .  On  sait  la  liberté 
de  son  langage,  à  l'égard  des  chefs  de  grandes  Egli- 
ses, voir  In  Malt.,  t.  XVI,  8,  P.  G.,  Xlll,  1392. 
iSgS;  on  sait  aussi  la  tendance  de  sa  théologie 
Irinitairc,  empreinte  d'un  esprit  fortement  subordi- 
natien.  Tout  cela  rend  non  invraisemblable  a  priori 
l'hypothèse  d'un  conllit  avec  le  pape  Calliste;  et 
cette  hypothèse  a  été  posée  en  fait  par  Doellinger, 
qui  dépensa  pour  l'établir  beaucoup  d'érudition  et 
d'ingéniosité,  dans  son  livie  HippolUus  tind  Kallis- 
tus,  p.  254-266,  llegensburg,   i853. 

Le  principal  fondement  de  cette  théorie  est  un 
texte  qu'il  faut  tout  d'abord  reproduire  in  extenso. 
Orioknb,  De  Oratione,  xxviii,  P.  G.,  XI,  628.  629  : 

Celui  qui  est  inspiré  par  Jésus  comme  les  apôtres,  et 
qu'on  peut  reconnaître  à  ses  fruits,  parce  que.  ayant  rei;u 
l'Esprit-Saint  et  étant  devenu  spirituel,  il  obéit  à  l'impul- 
sion de  l'Esprit,  comme  un  lils  de  Dieu,  pour  se  conduire 
en  tout  selon  la  raison,  celui-là  remet  ce  que  I>ieu  remet  et 
retient  les  péchés  inguérissables  ;  comme  les  prophètes 
employaient  leur  parole  au  service  de  Dieu  pour  exprimer, 
non  leurs  propres  pensées,  mais  les  pensées  suggérées  par 
la  volonté  divine,  de  même  il  s'emploie  au  service  de  Diou 
à  qui  seul  il  appartient  de  remettre  les  péchés.  L'évangile 
selon  saint  Jean  s'exprime  ainsi,  au  sujet  de  la  rémission 
des  péchés  parles  .\pôtres  [lo.,  xx,  22-2'd)  :  Recevez  l'Ks- 
prii-Saint  :  ceux  à  qui  vous  remettrez  les  péchés,  ils  leur 
sont  remis  ;  ceux  à  qui  rous  les  retiendrez,  ils  leur  sont 
retenus.  A  prendre  ces  mots  sans  discernement,  on  pourrait 
être  tenté  de  reprocher  aux  Apôtres  de  n'avoir  pas  remis 
les  péchés  à  tous  afin  qu'ils  leur  fussent  remis,  mais  de  les 
avoir  retenus  à  quelques-uns,  afin  qu'ils  leur  fussent  éga- 
lement retenus  par  Dieu  Mais  la  Loi  noua  fournit  un  exeni- 
pie  utile  pour  comprendre  la  rémission  des  péchés  accordée 
aux  hommes  par  Dieu  au  moyen  du  ministère  des  hommes. 
Les  prêtres  de  la  Loi  ont  défense  d'otVrir  un  sacrifice  pour 
certains  péchés  afin  qu'ils  soient  remis  à  ceux  pour  qui 
l'on  offrirait  le  sacrifice.  Et  le  prêtre  autorisé  à  faire  1  of- 
frande pour  certains  manquements  involontaires,  n'est  pas 
pour  cela  autorisé  à  oQ'rir  l'holocauste  pour  ladultère,  p<.ur 
l'homicide  volontaire,  et  pour  toute  sorte  de  faute  grave  ou 
de  péché.  Ainsi  les  Apôtres  et  les  successeurs  des  Apôtres, 
prêtres  selon  le  Grand  prêtre  (Jésus-Christ),  ayant  reçu  k> 
science  de  la  thérapeutique  divine,  savent,  instruits  par 
rEsjirit,  pour  quels  péchés  il  faut  offrir  des  sacrifices  et 
quand  et  de  quelle  manière  ;  ils  savent  également  pour  quels 
péchés  il  ne  le  faut  pas.  Le  prêtre  Héh,  sachant  que  ses 
fils  Ophni  et  Phinéès  ont  péché,  se  reconnaît  impuissant  à 
leur  en  procurer  le  pardon;  il  y  renonce  et  on  fait  l'aveu, 
disant  {f  Sam.,  ll,  2."))  :  Si  un  homme  pèche  contre  un 
homme,  on  intercédera  pour  lui;  mai»  s  il  pèche  contre 
Dieu,  qui  intercédera  pour  lui? 

Je  ne  sais  comment  quelques-uns,  s'arrogeant  une  puis- 
sance plus  que    sacerdotale,  encore   qu'ils  manquent  peut- 
être  de  science  sacerdotale,  se  vantent  de  pouvoir  romettre 
les  péchés   d'idolâtrie,    d'adultère  et  de  fornication,   comme 
I    si  la    prière  qu'ils  prononcent  sur    les  coupables  suffisait   à 

1  remettre  même  le  péché  mortel.  C'est  qu'ils  ne  lisent  pas 
ce  qui  est  écrit  :  Il  y  a  une  faute  jusqu'à  la  mort;  pour 
celle-là  je  ne  dis  pas  de  prier  (I  /o.,  v,  iC)... 

I  On  retrouve  ici,  effectivement,  le  trio  :  idolâtrie, 
•  adultère,  homicide;  avec  la  mention  des  péchés  in- 
guérissables et  des  restrictions  posées  au  pouvoir  du 
jirêtre.  Par  ailleurs,  il  est  incontestable  qu'à  la  fin 
de  sa  vie  Origène  tenait  un  langage  fort  différent, 
ainsi  qu'en  témoigne,  par  exemple,  ce  texte  du  Con- 
tra Celsuni  (postérieur  de  quinze  ans  au  De  Ora- 
tione), III,  Li,  P.  G.,  XI,  988  : 


1781 


PENITENCE 


1782 


La  grave  école  de  Pythagore  érigenit  dos  cénolaphes  à 
ceux  qui  dt^^serlaient  sa  philosophie,  les  considérant  comaie 
morts  ;  les  chrétiens  pleurent  comme  perdus  et  morts  à  Dieu 
ceux  qui  ont  succomhé  à  la  luxuie  ou  ;'i  ([uelque  autre  pas- 
sion déréglée  ;  s'ils  viennent  à  ressusciter  et  à  donner  des 
gages  sérieux  de  conversion,  ils  leur  imposent  un  stage 
plus  long  qu'avant  la  première  initiation  et  ne  les  re<;oivent 
que  sur  le  tard,  n'appelant  à  au'-une  dignité  ni  prééminence 
dans  riCglise  ceux  qui  sont  tombés  après  avoir  adhéré  à  la 
doctrine  chrétienne. 

Ici  les  exigences  de  la  pénitence  chrétienne  sont 
maintenues,  mais  les  perspectives  de  la  réconcilia- 
tion ecclésiastique  demeurent  ouvertes  pour  toutes 
les  fautes  sans  exception,  semble-t-il.  Pour  concilier 
des  enseignements  si  divers,  Dœllinger  a  supposé 
qu'Origène  évolua  —  en  sens  contraire  de  Tertul- 
lien  —  de  la  rigueur  vers  l'indulgence,  et  qu'après 
avoir  protesté  contre  le  laxisme  de  Callisle,  il  s'in- 
clina sous  l'autorité  de  ses  sitccesseurs. 

Le  malheur  d'une  telle  hypothèse  est  de  ne  point 
s'adapter  à  l'œuvre  entière  d'Origène.  Car  on  n'y 
constate  pas  celte  évolution.  On  y  fait  au  contraire 
diverses  constatations  que  nous  devons  borner  à 
indiquer  ici,  renvoyant  pour  le  détail  des  citations 
et  des  preuves  à  I.'Edit  de  Callisle,  ch.  ix,  p.  262- 
296. 

loOrigèneappelle  à  la  pénitence  tous  les  pécheurs 
sans  exception  ;  à  tous  sans  exception,  il  ouvre  la 
l^erspective  du  pardon  divin,  //i  l.ew,  Horn.,  11,  4, 
/■.  G.,  XII,  417B-519C  ;  //om.,  ix,8,  52oB-52i.\;  hi  l's., 
XXXVI, //om.,  1,5,  i^.  G.,  Xll,  \i2S\B;  Nom.,  11,  i, 
i33o  D;  In  Cant..l'.  G.,  XIII,  i3o8  CD;  Select,  iii  Ps., 
XXXI,  /*.  G.,  XII,  i3oiC;  lu  /eiem.,  //»m.,  xxi,  12, 
P.  G.,  XIII,  541  AB;  fragm.  3^,  éd.  Klosteriuan, 
p. 217;  In  Apoc,  schol.,  17,  éd.  Diabouniotis  et  Har- 
nack,  p.  28  (Leipzig,  1911);  Contra  Celsum,  III,  lxxi, 
P.  G.,  XI,  ioi3  B;etc. 

3°  La  rémission  offerte  par  Origène  au  pécheur  est 
la  rémission  par  le  ministère  de  l'Eglise.  Cela  ré- 
sulte de  la  corapénétration  inliiue,  dans  ses  déve- 
loppements, des  deux  idées  de  pardon  divin  et  de 
ministère  ecclésiastique;  impossible  de  tes  dissocier. 
Voir  notamment  In  JYum.,  Hum,,  x,  i,  P.  G.,  XII, 
03;  B-638  A;  fn  Ps.,  xxxvii.  Hum.,!,  i,P.  G.,  XII, 
1869  C-i3'j2  G  ; //i  Le^.,  Hum.,  vm,  10,  P.  G.,  XII, 
5o2  B;  //(  lud..  Hum.,  11,  5,  P .  G.,  XII,  961  ;  In  lereni., 
fragra.  48  KIostermann,  p.  222;  /n  Ez.,  Hom.,x, 
I,  P.  G.,  XIII,  ^40  D-74'  A.  Origène  revient  souvent 
sur  le  ministère  du  prêtre,  conlident  du  pénitent, 
In  /.et'.,  Ilom.,  m,  4,  P.  G.,  XH,  429  AC  ;  In  Ps., 
xxxvii,  Hom.,  II,  i,  P.  G.,  XII,  i38iA-i382;  In  loan,, 
I.  XXVIII,  V,  P.  G.,  XIV,  693A;vi,  693c  696  A; 
fragm.  •jg  Preuschen. 

3°  De  cette  rémission,  aucune  catégorie  de  péchés 
n'est  exceptée  en  droit, pas  même  les  péchés  appelés, 
7>e  Or.,  XXVIII,  inguérissables,  ri  «vi>/.tk  riij  xaapTnfiy.Tav 
Ainsi /h  Ex.,  Ilom.,  vi,  6,  P.  G.,  XII,  335G-336A 
/  (fautes  de  la  chair);  Ibid.,  9,  338  AD  (homicide, 
adultère);  In  Ps.,  xxxvn,  Hom.,  i,  i,  P.  G.,  XII,  13^0- 
13^1  A  (cas  de  l'incestueux  de  Corinthe);  //;  Ez., 
Hom., m.  S, P.  G.,  XIII,  694  C-69.5  A  (excommuniés); 
In  Ierem.,IIom.,ju-^,  9,  A*.  G.,  XIII,  621  (fornication). 
—  On  peut  noter  qu'Origène  ne  condamne  pas  Her- 
mas,  encore  qu  il  hésite  à  recevoir  le  Pasteur  parmi 
les  Ecritures  canoniques.  In  Ps.,  xxxvii,  Hom.,  i, 
P.  G.,  XII,  1372  AC.  —In  loan.,  1.  XXVIII,  vi,  P.  G., 
XIV,  696  (apostasie). —  Cf.  Stuflkr,  Die  Siindenwer- 
gebiing  hei  Origencs,  p.  211  et  passim  ;  dans  iT.  .s'./' 
Katli.  Théologie,  1907. 

4°  La  rémission,  sans  exception  de  par  la  qualité 
des  péchés,  peut  subir  des  restrictions  de  par  iaqua- 
lilé  des  personnes:  «)  du  fait  du  pécheur,  qui  re- 
pousse les  avances  de  la  grâce,  In  Malt.,  ser.,  ii4, 


P.  G.,  XIII,  17G3;  In  luan.,  1.  XXVIII,  xin,  P.  G., 
XIV,  7i3A;  I.  H,  v,,  P.  G.,  XIV,  129;  1,  iv,  a5  C  ;  VI, 
i,  aooB;  fragment  ap.  Athanase,  Ep.  ad  Serap., 
IV, 10,  P.  G.,  XXVI,  649G-65aA.  Voir,  à  ce  propos, 
l'oscH.MANN, /J(e  Siindein'ergebitng  bel  Origenes,  p.  7. 
Braunsberg.  1912;  et  surtout  Stuflbr,  Z.S.K.T., 
'9C7,  p.  226  ; 

/')  du  l'ail  du  ministre  de  la  pénitence,  qui  n'est 
lias  à  la  hauteur  de  son  miuislcre.  In  los.,  Hom.,  vu, 
0,  P.  G.,  XII,  861  AB;  lu  Ps.,  xxxvii,  Hom.,  11,  0, 
P.  G.,  XII,  i386.  Le  ministère  de  la  pénitence  (qui 
n'est  plus  réservé  exclusivement  à  l'évéque,  voir 
//!  lue,  Horn.,  xvii,  P.  G.,  XIII,  i846  .V)  exige  un 
discernement  délicat,  qui  adapte  le  trailemenl  aux 
maladies  de  l'âme.  In  AJaU.,  t.  XIII,  xxx,/^  G.,  XIII, 
1173-1177;  cf.  In  Ez.,  Ilom.,  m,  8,  P.  G.,  XllI,  694C- 
695A;  In  Malt.,  t.  XIII,  xxxi,  ib.,  1180-1181;  t.  XII, 
XIV,  1012A-1016A;  t.  XVI,  8,  1396.  —  Origène  parait 
se  pénétrer  de  plus  en  plus  de  cette  idée,  que  le  prêtre 
produira  du  fruit  selon  la  mesure  de  son  union  à 
Dieu. 

5°  Relu  à  la  lumière  des  observations  précédentes, 
le  texte  du  iJe  Oratione,  xxviii,  n'apparail  pas  comme 
une  sorte  de  bloc  erratique  dans  l'œuvre  d'Ôrigènc, 
mais  comme  l'expression  d'une  doctrine  constante. 
De  tout  temps,  Origène  réjirouva  la  présomption  des 
prêtres  qui  traitent  légèrement  le  ministère  de  la 
pénitence;  il  les  rend  responsables  de  la  perte  des 
âmes,  qu'ils  négligent  d'éprouver  avec  une  ferme 
tendresse,  et  de  disposer  au  pardon  divin.  Cette  doc- 
trine se  retrouve  à  toutes  les  étapes  de  sa  vie. 

Avant  280,  dans  Péri  Aiclion,  III,  i,  12,  P.  G.,  XI, 
273,  Koetschau,  i3,  p.  217,  4-2i8,  11;  ib.,  16,  P.  G., 
XI,  284,  Koetschau,  17,  p.  225,14-226,4. 

Entre  282  et  235,  dans  De  Oratione,  loc.  cit.  Cf.  xiv, 
P.  G.,  XI.  46oB;  464C. 

En  235,  dans  Ad  martyrium  exhorlatio,  xxx,  P.  G., 
XI,  601,  Origène  montre  les  martyrs  investis  d'une 
sorte  de  sacerdoce,  qui  les  rend  5eu/«  capables  d'ob- 
tenir le  pardon  des  fautes  commises  après  le  baptême. 
L"ne  telle  assertion  serait  inintelligible  si  l'on  n'avait 
égard  à  l'ensemble  de  la  doctrine. 

Après  244>  In  Let\,  Hum.,  xv,  2.3,  P.  G.,  XII,  56oA- 
56iA;  562A;  In  lerem.,  Hom.,  xii,  5,  P.  G.,  XIII, 
385BC. 

Entre  246  et  248,  Co7i^;a  Celsum,  III,  Li,  P.  G.,  XI, 
gS8;  LXXI,  ioi3B. 

En  résumé,  ce  n'est  pas  un  texte  unique,  détaché 
de  toute  ambiance,  qui  peut  livrer  la  pensée  profonde 
d'Origène  touchant  la  rémission  des  péchés  les  plus 
graves.  Mais  deux  conclusions  se  dégagent,  que  nous 
avons  établies  ailleurs  avec  plus  de  détails  : 

1)  L'hypothèse  d'un  conllil  personnel  entre  Ori- 
gène et  le  pape  Calliste(2i  8-228),  sur  la  question  de  la 
pénitence,  est  de  tous  points  imaginaire;  car  :  a)  I.e 
seul  écrit  où  l'on  a  cru  trouver  la  trace  de  ce  pré- 
tendu conflit,  n'est  pas  contemporain  du  pape  Cal- 
liste,  mais  de  son  deuxième  successeur,  à  moins  que 
ce  ne  soit  du  quatrième;  t)  Ce  même  écrit,  lu  à  la 
lumière  de  l'œuvre  entière  d'Origène,  prend  un  sens 
tout  différent,  qui  supprime  l'hypothèse  du  conflit. 

2)  L'idée  d'une  évolution  accomplie  par  Origène, 
de  la  rigueur  vers  l'indulgence,  quant  à  la  doctrine 
de  la  rémission  des  péchés,  ne  repose  sur  aucun  fon- 
dement réel.  C'est  du  commencement  à  la  lin  de  sa 
carrière,  qu'on  peut  suivre  dans  ses  écrits  l'affirma- 
tion parallèle  de  deux  principes  en  apparence  con- 
tradictoires :  la  réuiission  ollerte  à  tous  les  péchés, 
et  le  caractère  irrémissible  de  toute  faute  grave 
commise  après  le  baptême.  La  contradiction  dirpa- 
rait,  si  l'on  réfléchit  qu'il  s'agit  non  pas  de  fautes 
irrémissibles  par  leur  nature,  mais  de  fautes  rendues 
telles  soit  par  l'endurcissement  du  pécheur,  soit  par 


1783 


PÉNITENCE 


1784 


la  légèreté   coupable  des   ministres,  qui  négligent 
d'assurer  le  sérieux  de  la  pénitence. 

Conclusion 

Tertullien,  saint  Hijipolyle,  Origène,  ne  représen- 
tent pas,  à  beaucoup  près,  toute  la  tradition  du 
III*  siècle  sur  la  pénitence.  Bien  d'autres  témoignages 
seraient  à  produire;  on  en  rencontrera  plusieurs 
dans  la  seconde  partie  de  cet  article.  Nous  n'avons 
voulu,  dans  cette  revue  sommaire,  que  faire  entre- 
voir la  réelle  complexité  d'une  Listoiie  qu'on  a 
parfois  simplifiée  à  l'excès. 

La  littérature  primitive  de  la  pénitence  ecclésias- 
tique produit  tout  d'abord  l'impression  d'une  sévé- 
rité extrême.  Et  sans  doute  cette  impression  est 
motivée.  Le  seul  fait  que  l'Eglise  ait,  pendant  envi- 
ron quatre  siècles,  refusé  d'admettre  plus  d'une  fois 
le  même  pécheur  à  pénitence,  permet  de  mesurer  la 
distance  parcourue  jusqu'à  nos  jours.  Cependant  il 
ne  faudrait  pas  abonder  dans  ce  sens  au  point  de 
croire  que  ces  pécheurs,  exclus  de  la  pénitence  pu- 
blique, n'avaient  aucune  part  à  la  sollicitude  de 
l'Eglise,  Ils  n'étaient  pas  plus  exclus  de  cette  sollici- 
tude que  de  l'espoir  du  salut;  en  particulier,  la 
coutume  générale  de  l'Eglise,  attestée  par  le  canon  i3 
du  concile  de  Nicée  (325),  fit,  dès  une  date  ancienne, 
tomber  toutes  les  réserves  devant  l'imminence  de  la 
mort,  pour  restituer  au  pécheur  moribond  la  paix  de 
l'Kgliseetla  communion  eucharistique, i).  B., 67  (21)  : 

rv.i  y.y.'t  vOv,  &jîte,  £t  rt^  î^côèwoi,  rcù  rsy £i/TKio'j  xKÏ  ànar/y.y.iozv.' 
T5V  éfoSio'j  yx  à'T:o7T£çù70v.t. 

D'autre  part,  la  théorie  des  trois  péchés  irrémis- 
sibles renferme  quelque  chose  d'artiticiel  et  une  part 
d'exagération,  contre  laquelle  nous  avons  cru  devoir 
réagir  dans  notre  volume  sur  l'Edit  de  Cullisle .  On 
nous  permettra  de  reproduire  la  conclusion  de  cet 
on^T-age,  p.  4o4  : 

«  Le  m"  siècle  nous  a  montré,  non  plus  implicite 
dans  la  notion  concrète  de  réconciliation  ecclésias- 
tique, mais  explicite  et  proposée  à  l'état  distinct, 
l'affirmation  patristique  du  pouvoir  des  clefs.  Il  fal- 
lait que  cette  doctrine  fût  dés  lors  bien  formée  dans 
la  conscience  de  l'Eglise,  pour  que  Tertullien  se  vit 
amené  à  compter  avec  elle  et  à  lui  donner  tant  de 
relief,  précisément  dans  les  écrits  où  il  bat  en  brèche 
l;i  hiérarchie  catholique.  Donc,  à  n'en  pas  douter, 
ce  n'est  point  là  un  produit  factice  des  discussions 
récentes,  mais  un  dogme  que  l'Eglise  avait  longtemps 
vécu  avant  d'être  conduite  à  le  formuler.  L'exercice 
ordinaire  du  pouvoir  des  clefs  étant  admis  par  tous, 
les  dénégations  ne  pouvaient  se  produire  qu'en  vue 
d'un  cas  extraordinaire,  à  l'égard  d'un  de  ces  péchés 
particulièrement  graves  devant  lesquels  les  pasteurs 
de  l'Eglise  avaient  dû  hésiter  bien  des  fois  et  sur  le 
traitement  desquels  leur  pratique  avait  dû  osciller 
entre  la  sévérité  et  l'indulgence.  Tel  était  bien  le  cas 
de  ces  péchés  d'impudieité,  objet  pour  la  conscience 
chrétienne  d'une  spéciale  réprobation.  Etant  donné 
qu'il  j-  avait  toujovirs  eu,  qu'il  y  aura  toujours  dans 
l'Eglise  des  esprits  diversement  enclins  à  la  sévérité 
ou  à  l'indulgence,  le  conflit  qui  se  produisitau  temps 
de  Galliste  devait  fatalement  se  produire  tôt  ou  tard  ; 
pour  que  l'écho  nous  en  parvint  si  distinct,  il  a  fallu 
la  verve  et  l'opiniâtreté  de  deiix  sectaires.  Pour 
l'Eglise,  ce  fut  un  bienfait,  car  elle  en  prit  occasion 
de  tirer  de  plus  en  plus  au  jour  un  principe  encore 
enveloppé,  bien  que  touchant  au  roc  même  de  l'Evan- 
gile. Les  Pères  qui,  au  m'  siècle,  allirmèrent  la  por- 
tée universelle  du  pouvoir  des  clefs,  ne  prétendaient 
pas  l'avoir  découverte.  Ils  se  heurtèrent  aux  néga- 
tions des  rigoristes;  mais  nous  savon?  combien  peu 
ces  dissidents  étaient  qualifiés  pour  parler  au  nom  de 


l'antiquité  chrétienne.  Les  Pères  de  Trente  étaient  en 
plein  dans  la  vérité  do  l'histoire  en  rappelant  le  fait 
de  l'institution  du  Christ  (Sess.  xiv,  cap.  i  et  can.  3, 
IJ.B.,  894  (774)  et  913  (791).  » 

A.  d'Alès. 

Il'  Partie 

CONFESSION 

Introduction.  —  I,  Objet  propre  de  l'article  :  points 
de  vue  secondaires  à  omettre,  i;  point  de  vue  fon- 
damental, a.  —  II.  Le  sens  des  mots  :  le  mot  ac- 
tuel, 3;  les  mots  anciens,  4-  — III.  Questions  de 
méthode  .  une  fausse  conception  de  la  confession 
catholique,  5;  pus  de  non-recevoir  protestantes, 
6-9;  l'essentiel  et  te  variable,  lo-ia;  à  quoi  reste 
réduite  la  question,  i3.   —   IV.  Bibliographie,  i4. 

Chapitre  I«'  :  Origines 

i»  Son  institution  n'est  pas  une  innovation, ib;  la  tra- 
dition juive,  16;  l'usage  à  l'époque  du  Christ,  17; 
l'institution  par  le  Christ,  18,  —  a°  Indices  de  son 
existence  à  l'âge  apostolique  :  à  Ephèse,  19;  l'épi- 
tre  de  saint  Jacques,  20;  la  Doctrine  des  Apôtres, 
21, —  3"  [.'organisation  de  la  pénitence  caracté- 
ristique de  la  véritable  Eglise,  12. 

Chapitre  II  :  La  confession  aux  premiers  siècles 

Art.  I  :  La  doctrine,  i»  Présomption  tirée  du  fait 
de  la  confession  prébaptismale,  23.  —  2°  Distinc- 
tion capitale  entre  la  confession  et  la  pénitence 
publiques,  24-  —  i°  Aveux  des  historiens  modernes, 
25.  —  4°  Témoignages  anciens  :  Tertullien,  26;  — 
saint  Crprien,  27;  —  Origène,  a8-3i  :  ses  affirma- 
tions; sa  preuve  scripturaire,  28;  le  médecin  des 
âmes,  2g;  l'accusation  préventive,  3o  ;  son  langage 
devient  classique,ii.  — La  Didascalie  des  Apôtres, 
32.  —  Jphraaie,  33;  —  saint  Basile;  la  nécessité 
de  la  confession,  34;  —  saint  Pacien  de  Barcelone, 
35;  —  saint  Ambroise,  36-4o  :  son  traité  de  la  Pé- 
nitence, 36,  expliqué  par  la  parabole  de  l'enfant 
prodigue,  87,  par  son  biographe,  38.  par  sa  lettre 
sur  la  sincérité  dans  la  confession,  89;  la  confes- 
sion symbolisée  dans  la  résurrection  de  L.azare,  4o; 

—  saint  Augustin,  4  i  ;  —  le  pape  saint  Innocent  I" 
et  saint  Jérôme,  42;  —  saint  Léon,  qui  donc  n'in- 
nove pas,  43;  —  Sozomène  résume  la  conviction  des 
siècles  précédents,  44- 

Art.  II  :  La  pratique.  —  l'e  Section  :  la  confession 
pour  la  pénitence  en  général.  —  1°  On  se  confessait  : 
A)  Rappel  de  faits  déjà  constatés,  45.  —  B)  Faits 
nouveaux  :  les  femmes  séduites  par  les  gnostiques, 
46;  —  les  diverses  catégories  de  pécheurs  dans  la 
Didascalie  des  Apôtres,  47-48;  —  '**  «  confesse u  rs  » 
et  les  pénitents  de  Carthage,  49-5o;  —  la  réconcilia- 
tion des  «  confesseurs  »  schismatiques  à  Rome,  5i, 

—  à  Alexandrie,  52,  —  en  Cappadoce  :  les  canons 
pénitentiels,  53,  deux  homélies  de  saint  Grégoire 
de  yysse,  54.  —  C)  l.a  peur  de  la  confession  au  iv« 
et  au  xix''  siècles,  55-56. 

2°  On  confessait  :  A)  Les-évèques  surtout  confessaient, 
67.  —  B)  Gravité  reconnue  de  ce  ministère,  58;  — 
Asterius  d'Amasée  et  le  portrait  d'un  bon  confes- 
seur, 59;  saint  Ambroise  le  réalise,  60;  —  les  res- 
ponsabilités du  confesseur,  61  :  saint  Jean  Chrysos- 
iome  les  décrit,  62-63,  et  les  assume,  64.  —  C)  Le 
fait  de  Nectaire,  65-66. 

a«  Section  :  la  confession  sans  pénitence  publique. 
1°  Sens  de  la  question  :  confession  ou  pénitence 
privée,  67. 

a»  Origine  et  notion  :  elle  résulte  des  pouvoirs  sauve- 


1785 


PÉNITENCE 


1786 


rains  tlu  pénilencier,68--jt;  elle  exclut  l'enrôlement 
parmi  les  pénitents  proprement  dits,  'ja. 

30  Existence.  A)  Déhiits  et  Tertutlien,  78.  —  B)  la 
pénitence  réilérahle  d'Origéne,  y/f.  —  C)  Saint 
Cyprien  l'administre,  jb.  —  D)  Traces  dans  ;  ta 
Didascalie  des  Apôtres,  76-77;  saint  Méthode  d'O- 
lympe et  saint  Asteritis  d'Amasée,  78;  les  canons 
pénitentiels,  79;  la  réconciliation  des  hérétiques, 
80-81.  —  E)Les  <  corrections  médicinales  n  de  saint 
Augustin  :  doctrine  et  pratique  chez  lui,  82-84.  et 
chez  ses  contemporains,  86.  —  F)  Les  confessions 
des  moines,  87.  —  G)  Les  confessions  au  moment 
de  la  mort  :  affirmation  générale,  88,  et  cas  parti- 
culiers, 89-90. 

Conclusion,  gi. 

Chapitre  III  :  Le  silence  de  l'antiquité 

SUR  LA   confession 

I.  La  question  posée  :  en  général,  92;  en  particulier 
pour  saint  Jean  Chrysostome,  gS. 

II.  La  solution.  —  1»  Cne  solution  partielle,  94-  — 
2"  La  question  préalable  sur  le  sens  des  paroles 
de  S.Jean  Chrysostome  :  A)  D'après  ses  dei'anciers  et 
ses  contemporains,  96;  —  le  langage  d'Origéne,  96  ; 
règle  d'interprétation  qui  s'en  dégage,  97;  —  de 
saint  Cyprien.  98;  —  saint  Amhroise  :  attitude  et 
langage,  ^t^;  pratique  et  explication  du  langage, 
1 00-101;  —  sa.nt  Basile, 102;  —  saint  Augustin, lo'i; 
—  saint  Léon  :  différence  entre  ses  lettres  et  ses 
sermons,  io4  ;  conclusions  suggérées  sur  la  manière 
de  prêcher  la  pénitence,  io5;  confirmées  par  ses 
lettres,  106;  —  Chysostome  approuvé  par  l'Eglise 
de  son  temps,  107.  —  B)  D'après  sa  conduite  per- 
sonnelle :  comme  éi'éque,  il  confesse  sans  modifier 
son  langage  de  prédicateur,  10&;  comme  prédica- 
teur :  à  Antioche  la  pénitence  publique  existe,  109, 
et  l'orateur  semble  l'exclure, tio;  nécessité  d'inter- 
préter ses  négations,  m. 

3°  Lai-mcme  suggère  la  solution  :  .\)  Confession  dé- 
crite sous  les  mêmes  traits  que  chez  les  contempo- 
rains :  distincte  de  la  conscience,  112;  vraie  et 
détaillée,  ii3;  le  modèle  en  est  la  confession  de 
David  à  Nathan,  ii4.  —  B)  Portée  forcément  res- 
treinte de  ses  formules  exclusii'es,  ii5.  —  G)  Dans 
le  prêtre,  il  ne  faut  voir  que  Dieu.  116. 

Conclusion.  —  L'essentiel  de  la  pratique  se  constate, 
117;  —  le  contraste  entre  le  présent  et  le  passé  s'ex- 
plique, 118. 

Appendice  :  Le  sbcret  dh  la  confession 

1»  Sa  conception  actuelle,  119;  —  sa  transcendance, 
120.  —  2°  Son  antiquité  :  A)  Faits  qui  semblent  y 
contredire,  121  :  la  confession  publique, 122  ;  —  la 
pénitence  publique  :  réellement  imposée  pour  fau- 
tes secrètes,  Ii3-i25,  mais  jamais  sans  le  consente- 
ment du  pénitent,  126.  —  B)  L'essentiel  de  la  loi 
toujours  reconnu  et  observé,  127  ;  précisions  pro- 
gressives, 128. 

Introduction 

I.  —  Objet  propre  du  présent  article 

1.  —  Points  de  vue  secondaires  à  omettre.  —  Du 
point  de  vue  apologétique,  il  y  aurait  beaucoup  à 
dire  sur  la  confession.  Après  en  avoir  établi  le  fon- 
dement scripturaire,  on  pourrait  en  faire  ressortir 
les  avantages  moraux  et  sociaux.  L'obligation  que 
Jésus-Cliribt  en  a  faite  aux  péclieurs  répond  au  besoin 
instinctif  des  àraes  de  manifester  leurs  inlirmités  ou 
leurs  défaillances  et  de  s'alfermir  contre  leurs  appré- 
Iieiisioiis  ou  leurs  troubles  par  le  recours  aux  direc- 
tions d'un  mandataire  divin.  C'est  ce  qu'ont  éprouvé 


les  Eglises  protestantes  :  après  avoir  proscrit  et 
condamné  la  confession,  beaucoup  d'entre  elles  ont 
été  amenées  à  en  permeltre  ou  à  en  recommander 
l'usage  à  leurs  lidèjes.  (Cf.  Caspari,  art.  Beichte  dans 
B.E.P.  y-',  p.  596  sqq.;  Mohel  et  Bernard,  art. 
Confession  chez  les  Anglicans  et  Confession  chez  les 
protestants  dans  D.  T.  C.  (Vacant);  Gibbons  :  The 
faith  ofour  J'athers  (1879),  c.  xxvi,  p.  4o3.) 

Il  y  aurait  à  parler  aussi  de  l'intluence  de  la  con- 
fession sur  la  formation  des  consciences.  Elle  les 
rend  attentives;  elle  y  éveille  ou  y  entretient  le  sens 
des  responsabilités;  les  habitudes  d'analyse  et  de 
vigilance  qu'elle  y  engendre  les  prédisposent  au 
plus  parfait  accomplissement  du  devoir.  11  n'est  pas 
d'école  de  morale  pratique  comme  le  confessionnal. 
Ailleurs  on  ne  parle  qu'en  général;  on  énonce  des 
principes;  on  formule  des  lois  et  des  préceptes.  Ici 
on  vérifie  la  justesse  des  applications  concrètes  et 
ces  exercices  de  revision  et  de  rectilication  fréquem- 
ment répétés  développent  chez  les  populations  catho- 
liques et  réellement  pratiquantes  une  finesse  et  ime 
rectitude  de  sens  moral  qu'on  ne  trouve  guère  ail- 
leurs. 11  y  a  des  inconsciences  dont  ue  paraissent 
pas  capables  les  individus  ou  les  sociétés  dont  la  vie 
morale  est  ou  a  été  longtemps  soumise  au  régime  de 
la  confession.  Mais  elles  se  reproduisent  par  contre 
et  spontanément  dès  que  cesse  la  fidélité  à  ce  régime. 
Si,  malgré  les  prétentions  de  tant  de  maîtres  et  de 
tant  d'écrivains  à  éclairer,  à  former,  à  rectifier  les 
consciences  modernes,  on  voit  s'y  implanter  et  y 
prendre  racine  à  nouveau  tant  des  aberrations  mo- 
rales qui  déshonorèrent  les  sociétés  antiques,  cette 
reviviscence  n'est-elle  pas  due  en  partie  à  l'absence, 
dans  tous  ces  plans  de  rénovation  morale,  d'une 
école  d'application  comme  la  confession'?  L'histoire 
comparée  des  civilisations  porterait  à  le  croire  :  la 
dilférence  de  la  moralité  chrétienne  à  la  moralité 
païenne  tient  manifestement  à  la  pratique  séculaire 
et,  aujourd'hui  encore,  si  largement  persistante,  de 
la  confession;  c'est  en  s'établissant  juge  et  arbitre 
des  consciences  individuelles  que  i'E^dise  a  le  plus 
eflîcacement  travaillé  au  relèvement  des  moeurs  et 
au  progrès  de  la  civilisation.  Elle-même  du  moins 
s'en  rend  le  témoignage  :  «  Toutes  les  âmes  i)ieuses 
en  sont  persuadées,  faisait-elle  écrire  dans  le  Caté- 
chisme romain  à  la  lin  du  xvi»  siècle;  tout  ce  qu'il 
reste  aujourd'hui  dans  l'Eglise  de  sainteté,  de  piété 
et  de  religion,  est  en  grande  partie  l'effet  de  la  con- 
fession. »  (II,  V,  3i) 

Ce  point  de  vue  des  bienfaits  de  la  confession 
serait  néanmoins  trop  long  à  développer.  Qu'il  nous 
suffise  donc  de  l'avoir  signalé.  On  y  trouvera  la 
réponse  à  ce  qu'on  appelle  les  inutilités  ou  les  mal- 
faisances  de  la  confession  (Cf.  J.  dk  Maistrk  :  Du 
pape,  III,  m;  Wiseman  :  Confér.,  dans  Démonstr. 
évangéliques,  Mignk,  t.  XV,  p.  973  et  t.  XVII,  p.  1 607  ; 
P.  FÉLIX  :  De  la  confession;  Monsabré  :  Conférences 
Lxxiv»  et  Lxxv')- —  H.  de  Xoussanne  :  //  nous  reste 
à  nous  vaincre  (Paris,  1919),  recommande  éloquera- 
menl  la  confession  comme  un  des  moyens  les  plus 
puissants  d'assurer  notre  réforme  morale. 

Nous  ne  croyons  pas  non  plus  avoir  à  nous  arrêter 
sur  ce  qu'on  appelle  les  abus  de  la  confession.  Assu- 
rément il  a  pu  et  il  peut  se  produire,  là  comme  ail- 
leurs, des  abus  réels.  Les  abus  même,  quand  ils  se 
produisent,  sont  ici  d'autant  plus  graves  que  l'insti- 
tution est  d'ordre  plus  intime  et  plus  sacré.  .Aussi 
l'Eglise  a-t  elle  pourvu  et  pourvoit-elle  tous  les  jours 
à  les  piévenirou  à  les  réprimer;  il  n'y  a  pas  de 
crime  qu'elle  poursuive  et  châtie  avec  plus  de 
rigueur  que  celui  du  confesseur  qui  aurait  abusé  du 
sacrement  de  pénitence.  Mais  tout  ceci  demeure  hors 
de  la  question  à  traiter  dans  le  présent  article. 


1787 


PENITENCE 


1788 


S.  —  Point  de  vue  fondamental  adopté.  —  L'Eglise, 
pour  justifier  le  précepte  de  la  confession,  n'en  in- 
voque pas  à  proprement  parler  les  avantages  indi- 
viduels ou  sociaux;  elle  s'attache  au  fait  de  l'institu- 
tion par  Jésus-Glirist;  elle  se  réfère  avant  tout  à  la 
tradition,  qui  en  fait  remonter  l'oblij?ation  à  son 
propre  Fondateur;  c'est  pourquoi  nous  nous  borne- 
rons ici  à  rechercher  le  bien-fondé  historique  de 
cette  prétention. 

II.  —  Le  sens  des  mots 

3.  —  Le  mot  actuel.  —  La  confession,  au  sens 
catholique,  est  la  manifestation  d'un  péché  person- 
nel faite  à  l'Eglise,  dans  la  personne  d'un  prêtre 
approuvé  à  cet  effet,  en  vue  d'en  obtenir  le  pardon. 
Le  langage  usuel  donne,  il  est  vrai,  à  ce  mot  une 
signilication  beaucoup  plus  étendue:  «  se  confesser» 
c'est  «  recevoir  »  et  «  confesser  »  c'est  «  administrer  » 
le  «  sacrement  de  pénitence  ».  Mais  ces  formules 
sont  abrégées;  le  tout  y  reçoit  le  nom  d'une  de  ses 
parties,  et  nul  n'ignore,  dans  l'Eglise  catholique,  que 
cette  partie,  si  elle  est  ce  qui  frappe  et,  dans  cer- 
tains cas,  ce  qui  coûte  le  plus,  n'est  cependant  pas 
le  tout  de  la  pénitence  et  ne  sufTit  point  par  elle- 
même  à  obtenir  le  pardon.  Il  doit  s'y  joindre  la  péni- 
tence proprement  dite  ou  contrition,  c'est-à-dire  le 
regret  sincère  avec  le  ferme  propos  de  ne  plus  pé- 
cher et  la  volonté  d'expier  le  passé,  et  cet  élément 
subjectif  et  intime,  en  quoi  consiste  proprement  la 
conversion  de  l'àme,  est  d'une  nécessité  antérieure  et 
supérieure  à  celle  de  la  déclaration  du  péché.  L'un 
est  absolument  requis  et  indispensable  à  l'ellicacité 
de  l'absolution;  l'autre,  en  bien  des  cas,  peut  être, 
sinon  totalement  absent,  du  moins  exlrèmcment 
réduit,  sans  que  pour  cela  le  sacrement  soit  nul  ou 
inedicace. 

4.  —  Les  mots  anciens,  —  Les  expressions  latines 
et  grecques  auxquelles  correspond  notre  mot  de 
confession  sont  plus  amphibologiques  encore.  Ce 
sont,  en  grec,  £|o,u5/c-/££(jôat,  i^o/juvo'/yj^t;,  i^v./op€'jsrj, 
l^«yip£V7(ç,  en  latin  confileri,  conf'essio.  Mais  les  unes 
et  les  autres  s'emploient  indifféremment  pour  l'aveu 
fait  à  Dieu  et  pour  l'aveu  fait  à  l'homme,  (]u'il  soit 
public  ou  secret,  général  et  indéterminé  ou  particu- 
lier et  restreint  à  une  faute  précise.  Le  sens  le  plus 
usuel  en  fut  longtemps  celui  de  la  louange  rendue  à 
Dieu,  celui  des  psaumes  Cnnfîtemini.  «  Confessio, 
note  encore  au  début  du  v'  siècle  saint  JiinôME 
{Tr/ïct.  in  ps.  cm,  dans  Anedncta  Maredsoliina, 
t.  III,  p.  162),  dupliciter  intelligitiir.  Aiit  in  f;loria 
Dei,...  quemadmodum  in  evangelio  ipse  Salvalor 
dicit  :  Cnnfiteor  tilii,  Pater,  hoc  est,  glori/ico  te;  aut 
quia  confitemur  peccata  nostra  Domino  :  in  eo  enim 
qiiod  con/itumnr  Deo  peccata  nostm,  glorificamus 
eum.  »  C'est  le  sens  même  auquel  saint  Auoustin  a 
écrit  ses  Confessions.  L'expression  «  confiteri  pec- 
cata »  se  dit  même  d'abord  et  directement  de  l'aveu 
fait  à  Dieu,  sans  que  fi'il  exclue  par  là  même,  nous 
le  verrons,  la  présence  d'un  ministre  de  Dieu  rece- 
vant lui  aussi  cet  aveu  ou  en  étant  le  témoin,  mais 
aussi  sans  qu'elle  fût  nécessairement  supposée.  A 
Ilippone,  à  l'époque  de  saint  Augustin,  on  se  frap- 
pait instinctivement  la  poitrine,  dès  qu'on  entendait 
prononcer  le  mot  de  «  confîteor  »  (Sermo  lxvii,  i. 
P.L,,  XXXVIII,  433)  ce  qui  était  une  manière  de 
confesser  ses  fautes  (Ihid.  et  cf.  Sermo  xix,  a  et 
l'.ccxxxiv,  4)  mais  montre  combien  l'expression 
était  encore  loin  de  signifier  par  elle-mêuie  ce  que 
nous  appelons  la  confession  proprement  dite.  Le 
mot  iîo[i.oï'//r,isii  —  en  latin  exomologesis  —  reçoit  en 
outre  une  triple  signilication  :  on  le  trouve  emploj'é 
pour  désigner  soit  la  pénitence  en  général  et  dans 
l'ensemble  de  ses  exercices,  soit  la  déclaration  pro- 


prement dite  du  péché,  soit  un  recours  spécial  au 
[lénitencier,  qui  couronne  la  pénitence  ecclésias- 
tique et  prépare  à  la  reconciliation  finale.  Il  serait 
donc  vain  de  chercher  dans  l'ancienne  littérature 
chrétienne  une  ex[iression  s'appliquant  exclusive- 
ment ou  très  spécialement  à  l'acte  même  de  la  con- 
fession au  prêtre.  Mais  aussi  doit-on,  dans  l'histoire 
des  doctrines  et  des  institutions,  se  garder  de  ce  lit- 
téralisme  étroit  et  stérile  qui  date  les  choses  du 
jour  où  elles  se  montrent  revêtues  d'une  appellation 
et  munies  en  quelque  sorte  de  leur  étiquette.  Il  y  a 
les  contextes  pour  déterminer  le  sens  des  mots  à 
acceptions  multiples,  et  bien  des  usages  se  perpé- 
tuent dans  une  société,  auxquels  on  ne  donne  de 
nom  propre  que  quand  on  les  veut  étudier  en  eux- 
mêmes  :  ce  peut  être  le  cas  de  la  confession  et  il 
importe  de  ne  pas  l'oublier. 

III.  —  Questions  de  méthode 

3.  —  1°  Une  fausse  conception  de  la  confession 
catholique.  —  Après  celui  des  mots,  le  sens  aussi  de 
la  question  demande  à  être  précisé.  Nulle  part,  la 
confusion  des  idées  ne  ris(|ue  de  fausser  aussi  com- 
plètement les  recherches.  La  confession,  dont  on  se 
demande  si  elle  était  en  usage  aux  premiers  siècles 
du  christianisme,  étant  celle  dont  l'Eglise  catholique 
a  défini  au  concile  de  Trente  la  nécessité  et  l'anti- 
quité, c'est  de  la  confession  telle  que  l'entend 
l'Eglise  catholique,  et  non  point  telle  que  la  conçoi- 
vent ses  adversaires,  qu'il  faut  rechercher  les  traces. 
Procéder  dilTéremment,  c'est  peut  être  se  faciliter  la 
tâche,  mais  c'est  aussi  travailler  en  pure  perle.  La 
stérilité  irrémédiable  d'un  grand  nombre  d'études 
sur  la  confession  est  due  à  cet  illogisme. 

La  confession  des  catholiques  y  est  prise  pour  une 
forme  réduite  et  abrégée  de  l'ancienne  pénitence 
publique.  Celle-ci,  dit-on,  consistait  en  une  longue 
exiiiation  du  péché,  indice  ou  cause  d'un  change- 
ment profond  dans  les  dispositions  de  l'àme;  l'effi- 
cacité en  tenait  toute  aux  mérites  personnels  de 
celui  qui  s'y  assujettissait  ;  l'Eglise,  qui  l'imposait  ou 
la  dirigeait,  si  elle  subordonnait  son  intervention  à 
une  certaine  connaissance  des  fautes  commises,  ne 
faisait  cependant  pas  au  pécheur  une  obligation 
formelle  de  lui  manifester  son  état  moral.  Il  pouvait 
y  avoir  place  —  nul  doute,  avouent  Caspari  {art. 
cité  dans  R.E.^,  p.  53^),  Loofs  (Leilfaden  zum  Siu- 
dium  der  Dogmengescliichte  '',  §  5g,  2a,  notei);LEA 
(Auriculnr  confession,  t.  I,  p.  182):  Miii.LEn  (compte 
rendn  de  l'ouvrage  de  Lea  dans  la  Tlieolog.  I  itl.-Ztg., 
'897, p.  h(>\)',  li.  lloi.t.(Enlhusiûsmus  und  /tnssgewalt 
p.  244-245;  a49-25o),  nul  doute  qu'il  n'y  eût  place 
dans  ce  régime  pénitentiel  pour  un  aveu  spontané  de 
culpabilité;  mais  cette  confession,  même  faite  en 
secret  au  prêtre  qui  présidait  à  la  pénitence,  n'était 
pas  la  confession  catholique  ;  c'était  une  des  manières 
possibles  de  se  faire  admettre  à  la  pénitence,  ce  n'en 
était  pas  l'élément  caractéristique,  et  donc  l'iden- 
tification s'exclut  avec  celte  forme  spéciale  et  nou- 
velle de  pénitence,  qui  consiste  en  un  simple  aveu 
du  péché,  avec  la  «  pénitence-confession  >>,  la  Beicht- 
Susse,  pour  employer  l'expres'îion  qui  tradiiit  le 
mieux  celte  conception  protestante  de  la  confession 
catholique. 

6.  —  Celle-ci  serait  donc  une  véritable  création  de 
l'Eglise.  L'origine  en  serait  à  chercher  dans  le  sacer- 
dotalisme  qui,  à  partir  du  m"  siècle  surtout,  s'est 
progressivement  subslituéau  christianisme.  Du  pou- 
voir qu'ils  se  sont  attribué  de  remettre  les  péchés, 
les  évêques  ont  conclu  à  la  faculté  d'en  user  à  dis- 
crétion. Ainsi  se  sont-ils  crus  autorisés  à  absoudre 
sur  la  simple  indication  de  la  faute  commise.  Le 
recours   à    l'Eglise  a    passé    pour    l'équivalent  du 


1789 


PENITENCE 


1790 


recours  à  la  pénitence.  Les  meilleurs  évèques  se  sont 
fait  un  devoir  de  mettre  à  la  portée  des  lidèles  ce 
remède  facile  du  poché  ;  les  meilleurs  des  fidèles  se 
sont  empressés  d'aller  i)uiser  à  cette  source  toujours 
ouverte  de  puritication.  Les  moins  bons  et  les  plus 
coupables  s'y  sont  portés  à  leur  tour  comme  vers  le 
secours  providentiel  olfert  à  leur  négli(;ence  et  à 
leur  faiblesse.  Le  pape  saint  Lko.n,  au  milieu  du 
v=  siècle,  déclnre  cette  pénitence  sullisanle.  Peu  à 
peu,  sous  l'inlluence  des  moines,  qui  transplantent 
du  cloître  dans  l'Eglise  la  pratique  de  la  coulpe  ou 
de  l'ouverture  de  conscience,  l'Iiabitude  se  généralise 
de  recourir  aux  prêtres,  aux  prêtres-moines  surtout, 
comme  aux  guérisseurs  infaillibles  des  maladies 
morales.  A  l'époque  du  pa[)e  saint  Grégoire  tB 
Grand,  la  combinaison  est  en  voie  de  se  produire 
entre  l'ancienne  et  la  nouvelle  thérapeutique.  Mais  le 
choix  reste  encore  ouvert  entre  les  deux.  Ce  n'est 
qu'au  liout  de  plusieurs  siècles,  quand  le  souvenir 
des  dures  expiations  primitives  a  disparu  et  que  les 
résistances  se  produisent  contre  le  «  moyen  court  n 
lui-même,  que  l'obligation  formelle  est  décrétée.  Au 
ix'  siècle,  l'on  pouvait  encore  discuter  dans  l'Eglise 
sur  la  nécessité  de  se  confesser  ;  à  partir  du  xiii«  siè- 
cle le  doute  ne  reste  plus  possible  :  le  concile  de 
Latran  (i3i5)  prescrite  tous  les  fidèles  la  confession 
au  moins  annuelle. 

Telles  sont,  sur  l'origine  de  la  confession,  les  vues 
historiques  communes  —  sauf  variationsdedélail  — 
aux  théologiens  protestants  du  xvi'  siècle  et  à 
beaucoup  des  modernes  historiens  du  dogme. 

6. —  1°  Fins  de  non-recevoir  protestantes.  —  Pour 
décliner  la  portée  ou  l'autorité  des  témoignages 
invoqués  par  les  théologiens  ou  les  historiens  catho- 
liques, ils  se  dérobent  derrière  le  fait  que  la  confes- 
sion, dont  il  est  question  aux  premiers  siècles, 

a)  n'était  pas  l'élément  principal  et  caractéristique 
de  la  pénitence (LooFS,  Leitfadfn,elc.,  toc. cit.;  K.MiiL- 
LKR,  dans  T.  /,.  Z.,  iiS97,  p.  465); 

6)  n'était  pas  détaillée  (Daillk,  cité  par  NoiiL 
Alexandre  :  Dissertatio  de  sacramentali  confessions, 
I  7;  —  CuKMNiTZ  :  Examen  Concilii  Tridentini  :  de 
confessione,  n"  28); 

c)  était  publique,  ne  portait  que  sur  les  fautes  pu- 
bliques, n'était  qu'une  des  voies  d'accès  à  la  péni- 
tence publique  (Daillé,  loc.  cit.,^!i.b.  11;  Cuemnitz: 
op.  cit.,  n"  16-28;  Zezscuwitz  :  System  der  cliristl. 
kirchliclien  Katechetik,  t.  1.  p.  ^ôg-^^o); 

rf)  n'était  pas  immédiatement  suivie  de  l'absolu- 
lion  (Zrszchwitz  :  loc.  cit.  ;  Loofs  :  Lcifaden,  §  69,  5)  ; 

e)  n'était  pas  imposée  par  l'Eglise  à  tout  le  monde 
ni  pour  chaque  communion  (Gaspari,  ioc.  ci/.,  p.  533- 
534;  K-  HoLL,  op.  cit.,  p.  ^67,  note  1). 

7.  —  Or  tout  cela  est  hors  de  la  question,  car 
l'Eglise  catholique  ne  tient  pas  : 

a)  que  la  confession  soit  la  partie  la  plus  impor- 
tante du  sacrement  de  pénitence.  Le  concile  de  Trente 
(Session  xiv,  eh.  3  et  4)  enseigne  formellement  le 
contraire.  Ce  sacrement,  comme  tous  les  autres, 
agit  surtout,  en  tant  que  tel,  par  la  vertu  de  ce  qu'on 
appelle  «  la  forme  »,  donc  ici  de  l'absolution  (in  qui 
praecipua  ipsius  fis  sila  est).  Mais  c'est  calomnier 
les  catholi((ues,  dit  le  concile,  que  de  leur  attribuer 
la  doctrine  d'un  sacrement  conférant  la  grâce  sans 
que  le  pécheur  se  soit  disposé  à  le  recevoir.  La  con- 
trition, enscigne-t-il  au  contraire  expressément,  fut 
toujours  et  demeure  indispensable  pour  la  rémission 
du  péché;  elle  aussi  est  requise  de  droit  divin  (er 
Dei  inslitittinne)  et  il  peut  même  lui  arriver  d'être  si 
parfaite  qu'elle  obtienne  à  l'homme  sa  réconciliation 
avec  Dieu  avant  la  réception  du  sacrement,  tandis 
que  la  justification  du  pécheur  par  le  sacrement, 
antérieurement  à  un  acte  de  contrition  et  indépen- 


damment d'un  réel  détachement  du  péché,  est  abso- 
lumi'iit  inconcevable; 

/')  ((ue  l'énuiuération  des  fautes  doive  être  abso- 
lument exhaustive  et  comporte  de  la  part  île  tous  la 
môme  exactlitude  et  la  même  précision  d'analyse. 
Tout  en  demandant  des  aveux  complets,  le  concile 
s'en  remet  à  la  bonne  volonté  et  à  la  bonne  foi  de 
chacun  :  il  sullit  au  pécheur  d'indiquer  les  fautes 
mortelles  —  connues  comme  telles  par  lui,  et  qu'un 
examen  de  conscience  loyal  et  sérieux  lui  fait  reve- 
nir à  la  mémoire.  La  marge  reste  donc  largement 
ouverte  pour  les  variations  et  les  inégalités  que  doi- 
vent forcément  introduire  dans  la  praticpie  les 
circonstances  générales  ou  |)articulières  de  lenips  et 
de  lieu  ou  les  degrés  divers  de  culture  et  de  délica- 
tesse morales.  Les  auditeurs  de  saint  AugUï^tin,  qui 
se  refusaient  avoir  un  adultère  dans  leurs  relations 
avec  leurs  esclaves  ou  avec  des  femmes  non  mariées, 
devaient  se  sentir  la  conscience  bien  légère;  et  de 
fait,  aujourd'hui  encore,  moins  on  se  confesse,  moins 
on  se  connaît  de  péchés  à  confesser.  Les  confessions 
les  plus  longues  ne  sont  pas  celles  des  plus  grands 
coupables,  et  il  est  de  doctrine  courante  qu'un  aveu 
général  de  culpabilité  sullit,  en  cas  d'ignorance, 
d'impossibilité  ou  d'absence  de  fautes  caractérisées,  à 
assurer  la  validité  du  sacrement; 

c)  que  la  confession  sacramentelle  ne  puisse  pas 
être  publique.  La  doctrine  du  concile  de  Trenti-  est 
fort  claire  sur  ce  point  :  il  nie  que  la  confession 
doive  être  publique  ;  il  n'enseigne  pas  qu'elle  ne  puisse 
point  l'être,  ni  qu'elle  ne  l'ail  jamais  été  ;  il  enseigne 
que  la  confession  secrète  n'est  pas  —  comme  le  pré- 
tendaient les  protestants  —  contraire  au  précepte  du 
Christ;  il  n'ajoute  pas  qu'elle  soit  la  seule  à  y  satis- 
faire; elle  a  toujours  été  pratiquée,  dit-il;  mais  il 
n'ajoute  pas  qu'elle  ait  toujours  été  la  seule,  ni  même 
qu  elle  ait  toujours  précédé  ou  complété  la  confes- 
sion publique.  Dans  le  mode  de  la  confession,  des 
variations  ont  donc  pu  se  produire  au  cours  des 
siècles  et  il  importe  souverainement  d'en  faire  ab- 
straction quand  on  recherche  les  éléments  essentiels. 

8.  —  d)  que  la  confession  doive  se  faire  sous 
forme  d'acte  cultuel,  s'accomplir  dans  un  local  con- 
sacré au  culte  ou  se  traduire  en  formules  rituelles. 
Rien  n'est  plus  étranger  même  à  la  conception  et  à 
la  pratique  actuelle.  On  peut  se  confesser  et  l'on  se 
confesse  partout  :  en  wagon  ou  sur  la  grande  route, 
tout  comme  dans  une  cellule  de  religieu.x  ou  une 
salle  de  patronage.  A  plus  forte  raison  peut-on  le 
faire  dans  le  ttte  à  tête  d'une  visite  d'amitié  ou  d'une 
explication  de  siipérieur  à  inférieur.  La  manifesta- 
tion du  péché  elle  même,  quand  Icprêlre  le  connaît 
de  par  ailleurs,  peut  se  réduire  à  une  parole,  moins 
encore,  au  geste  ou  à  l'attitude  qui  en  sollicite  ou  en 
accepte  le  pardon.  Demander  l'absolution,  c'est  alors 
éqiiivalemment  se  confesser.  Ainsi  le  scliismatique 
et  l'apostat  confessent  sullisamment  levir  faute,  qui, 
après  plusieurs  années  d'éloignement  ou  de  rébel- 
lion, viennent  à  résipiscence  et  sollicitent  de  l'évê- 
que  leur  réadmission  dans  l'Eglise.  Il  est  des  situa- 
tions et  des  professions  qui  en  disent  plus  sur  l'état 
moral  des  âmes  que  de  longues  énum^rations.  Si 
mon  ami,  ((uoique  répugnant  encore  à  la  confession, 
me  raconte  néanmoins  te  détail  de  sa  vie,  je  n'au- 
rai pas  ensuite,  s'il  accepte  de  recevoir  le  sacrement, 
à  lui  faire  réitérer  son  récit  :  la  confidence  amicale, 
dès  là  qu'elle  est  ordonnée  à  l'absolution,  devient 
confession  sacramentelle.  Et  ces  queUpies  exemples, 
empruntés  à  la  pratique  actuelle,  sufiisent,  je  pense, 
à  montrer  que  la  confession  peut  et  a  pu  trouver 
place  dans  l'administration  de  la  pénitence,  sans 
pour  cela  s'accompagner  d'aucun  appareil  liturgique. 
Il  serait  bonde  se  le  rappeler,  lorsqu'on  recherche  les 


1791 


PENITENCE 


1792 


traces  de  la  confession  dans  les  documents  antiques; 
on  ne  se  refuserait  pas  alors  à  la  reconnaître  dans 
un  entretien  conlidentiel  de  ûdèle  à  évcciue,  sous 
prétexte  qu'il  n'a  «  aucun  caractère  liturgique  », 
comme  fait  A.  Lagaudb  dans  son  art.:  Saint  .4ugus- 
tin  a-t-il  connu  la  confession  ?  dans  He\\  d'hist.  et  de 
Hit.  relig.,  iQiS,  p.  245.  (Cf.  en  sens  contraire  : 
P.  Galtier,  Saint  Augustin  a-t-il  confessé?  dans  la 
Rei.  prat,  d'Apologét.  d'avril-juin  igai)  L'absolu- 
tion, elle  non  plus,  n'a  rien  d'essentiellement  litur- 
gique. L'Eglise  aujourd'hui  fait  une  obligation  au 
prêlre  de  l'exprimer  suivant  une  formule  consacrée  : 
c'est  une  garantie  qu'elle  lui  donne,  à  lui  et  au  péni- 
tent, contre  les  défaillances  d'attention  ou  les  capri- 
ces individuels.  Mais  le  précepte  n'affecte  pas  la 
validité  de  l'absolution,  qui  demeure  esser.tiellement 
le  jugement  personnel  du  prêtre.  Dès  là  que  cette 
sentence  sacerdotale  se  manifeste,  il  y  a  absolution: 
il  sullit  que  le  pénitent  en  puisse  percevoir  le  sens, 
et  l'on  voit  par  là  comme,  aux  époques  où  n'était 
pas  encore  intervenue  cotte  réglementation  de 
l'Eglise,  l'absolution  pouvait  se  produire  sous  les 
formes  les  plus  diverses.  Le  fait,  en  particulier, 
pour  un  prêtre  ou  un  évêque  d'autoriser  ou  d'inviter 
à  se  présenter  à  la  communion  quelqu'un  qu'il  en 
savait  exclu  pour  son  péché,  pouvait  très  réellement 
avoir  à  son  égard  la  valeur  d'une  absolution  ; 

e)  que  la  confession  doive  être  immédiatement 
suivie  de  l'absolution.  Sur  ce  point,  aucune  déter- 
mination n'existe.  Entre  les  deux  actes  la  distance 
peut  êlre  quelconque.  La  pratique  fréquente  la  réduit 
à  quelques  instants;  mais  rien  n'empêche,  en  soi, 
de  la  porter  au  delà  de  plusieurs  semaines  ou  de 
plusieurs  mois. 

9.  —  f)  Quant  au  précepte  de  la  confession  an- 
nuelle tout  au  moins,  chacun  sait,  parmi  les  catholi- 
ques, que  le  corauiandement  de  l'Eglise  est  d'origine 
récente  et  nul  ne  songe  à  en  rechercher  la  trace  aux 
premiers  siècles  du  christianisme  (cf.  Villibn,  His- 
toire des  commandements  de  l'Eglise,  p.  iSa  sqq.). 
La  doctrine  est  au  contraire  que  primitivement  le 
précepte  divin  existait  seul  et  sans  détermination 
de  temps.  Le  péché  devait  être  soumis  à  l'Eglise, 
mais  rien  ne  disait  à  quelle  époque.  En  attendant, 
et  sauf  réserve  de  cette  obligation  à  remplir  en  temps 
opportun,  la  pénitence  intérieure  obtenait  le  pardon. 
Il  est  faux  que  toute  communion  suppose  une  con- 
fession préalable.  La  pénitence  ou  contrition  parfaite, 
dès  là  qu'elle  inclut  l'intention  de  recourir  en  temps 
voulu  à  la  confession,  remet  !e  péché,  d'après  la 
doctrine  d'aujourd'hui  comme  d'après  celle  de  jadis, 
et  le  précepte  de  l'Eglise,  s'il  a  précisé  le  précepte  du 
Christ,  ne  l'a  nullement  créé.  Or  c'est  du  précepte 
divin,  et  du  précepte  indéterminé  au  sens  où  nous 
avons  dit,  que  le  concile  de  Trente  allirme  l'exis- 
tence dès  le  jour  où  fut  institué  le  sacrement. 

10.  —  0°  L'essentiel  et  le  \'ariable.  —  C'est  donc  à 
lorl,  on  le  voit,  et  par  un  vice  de  méthode  manifeste, 
que  l'on  s'obstinerait  à  rechercher  aux  premiers  siè- 
cles une  pratique  de  la  confession  en  tout  semblable 
à  la  nôtre.  L'Eglise  a  vécu  de  longs  siècles,  et  elle  ne 
prétend  nullement  à  l'invariabilité  dans  la  manière 
de  dispenser  les  sacrements.  Elle  n'ignore  pas  que,  si 
les  saints  plus  récents  ou  les  bons  chrétiens  de  nos 
jours  multiplient  leurs  confessions,  ceux  de  jadis 
au  contraire  s'en  abstenaient  aisément  toute  leur  vie. 
L'âge  souvent  avancé  où  ils  recevaient  le  baptême 
les  mettait  à  l'abri  de  bien  des  fautes;  chez  beau- 
coup, de  par  ailleurs,  au  sortir  du  paganisme,  la 
délicatesse  de  conscience  restait  à  acquérir;  bien  des 
péchés,  surtout  ceux  qui  se  commettent  en  pensée, 
étaient  certainement  ignorés  de  beaucoup  de  simples 
fidèles. —  Nous  avons  fait  allusion  tout  à  l'heure  (7-6) 


à  cet  état  d'esprit  pour  les  auditeurs  de  saint  Augus- 
tin. Saint  Basile  se  plaint  de  même  que  beaucoup  de 
fidèles  n'attachent  d'importance  qu'aux  péchés 
susceptibles  d'une  pénitence  canonique  :  meurtres, 
adultères,  etc.  Les  autres  ne  leur  paraissent  pas 
même  mériter  une  réprimande  (Z)eyudicio/>ei,9,  P.  0., 
XXXI,  669  .\B). —  Or,  où  il  n'y  a  pas  de  péché  connu 
comme  mortel,  le  recours  au  pouvoir  des  clefs  a 
toujours  été  et  reste  encore  libre.  Il  n'est  devenu 
d'usage  courant  pour  les  péchés  véniels  qu'après  le 
vu"  siècle,  et  la  fréquence  de  la  confession  sacramen- 
telle, ou  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  dévotion  à  la 
confession, est  d'origine  encore  beaucoup  plusrécente. 
Pour  les  péchés  mortels  eux-mêmes,  antérieurement 
au  précepte  ecclésiastique  de  la  confession  annuelle, 
il  pouvait  être  loisible  aux  coupables,  leur  contrition 
et  leur  bonne  foi  supposées,  de  renvoyer  à  plus 
tard  la  confession  exigée  par  le  Christ,  et  voilà 
encore  qui  explique,  soit  l'insistance  moindre  des 
prédicateurs  sur  l'accomplissement  de  ce  devoir,  soit 
le  petit  nombre  des  confessions  à  entendre  dans  des 
églises  cependant  considérables. 

L'Eglise  sait  en  outre  que,  à  la  longue,  cette  indé- 
termination du  précepte  divin  et  ces  renvois  indéfinis 
d'un  devoir  rigoureux  étaient  de  nature  à  produire 
bien  des  illusions  et  bien  des  abus  ou  même  à  laisser 
tomber  en  désuétude  et  en  oubli  le  précepte  lui- 
même.  C'est  pourquoi,  et  dès  que  l'existence  même  du 
précepte  fut  mise  en  doute,  elle  Intervint  solennelle- 
ment pour  le  sanctionner  et  en  assurer  l'observation 
régulière.  Mais  ces  circonstances  et  ces  considéra- 
tions, qui  montrent  l'opportunité  ou  même  la  néces- 
sité d'une  législation,  ne  sauraient  cependant  en  fon- 
der la  légitimité.  Celle-ci  suppose  la  volonté  <^u 
(jhrisf,  qu'il  n'y  ait  pas  de  péchés  remis  indépendafei- 
ment  d'un  recours  de  fait  ou  d'intention  à  l'Eglise  ; 
et  la  définition  du  concile  de  Trente  sur  la  nécessité 
et  l'antiquité  de  la  confession  n'a  pour  but  que  de 
consacrer  cette  doctrine  traditionnelle  :  pas  de  rémis- 
sion des  péchés  indépendamment  du  sacrement  de 
pénitence;  pas  de  sacrement  de  pénitence  sans  con- 
fession. 

11.  —  Qu'il  en  a  toujours  été  ainsi;  que,  dès  les 
premiers  siècles,  la  confession  a  fait  partie  ou  du 
moins  a  été  la  condition  du  traitement  des  péchés 
par  l'Eglise  :  c'est  donc  l'allirmalion  catholique  dont 
nous  avons  à  vérifier  l'exactitude.  Dégagé  des  faus- 
ses conceptions  qui  l'obscurcissent  et  le  rendent 
insoluble,  le  problème  de  l'antiquité  de  la  confession 
se  réduit  à  ces  termes  fort  simples,  et  la  solution 
sans  doute  le  serait  tout  autant,  si  une  question  préa- 
lable ne  dominait  tout  ce  débat  :  l'Eglise  exerçait- 
elle  sur  le  péché  un  véritable  pouvoir  de  rémission  ? 
Il  est  trop  évident  qu'en  réduisant  l'exercice  de  ce 
pouvoir  à  une  cérémonie  déclarative  ou  à  l'excitation 
dans  le  pécheur  d'une  foi  puriticatrice,  on  rend  inin- 
telligible et  inadmissible  la  doctrine  catholique  de 
la  confession.  Celle-ci  ne  saurait  être  obligatoire  que 
dans  rhjpothèse  d'un  jugement  préalable  à  porter 
sur  les  fautes  et  sur  les  dispositions  du  pécheur  à 
absoudre.  Aussi  supposons-nous  acquise  la  doctrine 
catholique  sur  l'elficacité  réelle  du  pouvoir  de 
remettre  les  péchés,  et  ceux-là  surtout  seraient  mal 
fondés  à  nous  le  reprocher  qui  s'autorisent  de  la 
doctrine  contraire  pour  faire  subir  aux  textes  une 
interprétation  ditïérenle  de  la  nôtre. 

Il  n'y  a  pas  à  se  le  dissimuler  en  effet,  au  début 
d'un  travail  d'où  l'on  voudrait  écarter  toutes  les 
équivoques,  c'est  bien  à  ce  point  là  très  exactement 
que  se  fait  le  départ  entre  catholiques  et  non  catho- 
liques, et  les  divergences  des  historiens  sur  le  fait 
de  la  confession  se  ramènent  bien  en  dernière  ana- 
lyse à  leurs  conceptions  différentes  du  pouvoir  des 


1793 


PÉNITENCE 


1794 


clefs.  Seulement,  et  c'est  le  but  de  ces  remarques 
préliminaires,  on  voudrait  faire  observer  aussi  qu'à 
celle  dilTorence  d'opinion  sur  le  sens  du  quorum 
remifei  itin  se  joint,  cliez  certains  historiens  du 
dogme,  une  déformation  considérable  de  la  question 
à  examiner  :  une  méprise  fondamentale  sur  la  nature 
propre  et  la  valeur  respective  des  éléments  du  sacre- 
ment de  pénitence  leur  fait  rechercher  aux  premiers 
siècles  une  pratique  de  la  confession  tout  autre  que 
celle  dont  l'Eglise  y  aflirme  l'existence,  et  l'on 
avouera  sans  doute  que  ceux  qui  méconnaissent  ainsi 
renseignement  catholique  actuel  ne  sauraient  béné- 
licier  d'une  [U-ésomption  d'exactitude  po<ir  leurs  con- 
clusions sur  les  doctrines  et  les  usages  d'autrefois. 

IS.  —  Ajoutons  d'ailleurs  pour  les  catholiques, 
quil  est  également  nécessaire  de  se  tenir  en  garde 
contre  le  vice  de  méthode  contraire  et  qui  consiste- 
rait, après  avoir  écarté  les  interprétations  ou  les 
objections  adverses  par  la  distinction  entre  l'essen- 
tiel et  le  variable  dans  la  pratique  de  la  confession, 
à  vouloir  retrouver  tels  quels  dans  le  passé  les  usa- 
ges ou  les  prescriptions  d'aujourd'hui.  Des  différences 
profondes  se  sont  introduites  au  cours  des  siècles 
dans  la  conception  et  l'administration  des  divers 
sacrements.  Celui  de  l'Eucharistie  en  offre  des  exem- 
ples frappantset  la  foià  la  présence  reellese  manifeste 
aux  premiers  siècles  dans  des  pratiques  où  nous 
verrions  aujourd'hui  des  profanations  sacrilèges  : 
emporter  et  garder  chei  soi  les  saintes  espèces  pour 
se  communier  soi-même  tous  les  jours;  les  porter 
constamment  sur  soi  comme  nous  faisons  aujour- 
d'hui des  médailles  ou  des  reliquaires,  etc.  Pourquoi, 
dans  la  recherche  de  l'antiquité  de  la  confession,  ne 
pas  passer  outre  aux  variations  de  même  nature  sur- 
venues an  cours  des  siècles?  Il  n'y  a  pas  ici  que  le 
meuble  du  confessionnal  dont  l'origine  soit  récente 
(BiNTBRiM,  Die  vorzûf;lichsien  Deiikniirdifikeilcn,  etc., 
t.  V2,  p.  aSs,  le  croit  postérieur  au  xiii'  siècle).  Rien 
des  transpositions  ont  dû  se  produire,  dans  la 
manière  d'envisager  les  éléments  du  sacrement  de 
pénitence,  dont  il  n'est  pas  nécessaire  de  pouvoir 
assigner  toutes  les  causes  ou  de  déterminer  l'époque 
précise,  mais  dont  il  est  indispensable  de  tenir 
compte  pour  ne  pas  projeter  sur  le  passé  des  vues 
beaucoup  plus  récentes. 

13-  —  If'  A  quoi  demeure  rvdui  te  la  question.  —  Trans- 
poser toutefois,  n'est  pas  supprimer  ou  ajouter  ;  et 
c'est  parce  que  ces  modilications  d'usages  et  ces  oscil- 
lations de  pensées  n'ont  pas  afTecté  l'essentiel,  qu'on 
peut  y  passer  outre  pour  concentrer  l'attention  sur 
l'élément  dont  les  catholiques  afTirnienl  et  leurs  ad- 
versaires contestent  l'antiquité  et  l'immutabilité  : 
l'Eglise  a-t-elle  toujours,  pour  remettre  le  péché, 
exigé  un  aveu  préalable  de  culpabilité  ?  Telle  est  la 
seule  question  à  examiner  ici,  et  qii'on  ne  saurait 
troi>  distinguer  de  plusieurs  autres  qui  l'avoisinent: 
quels  péchés  remettait  l'Eglise  ?  en  était-il  dont  le 
pardon  pût  s'obtenir  indépendamment  de  son  inter- 
vention? comment,  d'après  quels  principes,  se  distin- 
guaient les  péchés  mortels  et  les  péchés  véniels  et 
jusqu'où  par  suite,  étaient  poussés  l'examen,  l'énu- 
mcration  et  1:  manifestation  des  fautes  particulières? 
L'aveu  distinct  des  péchés  reconnus  comme  mortels, 
qui  en  constitue  la  confession  proprement  dite,  doit 
seul  nous  occuper  ici  :  la  nécessité  absolue  et  univer- 
selle en  résultera,  s'il  est  établi  que  l'Eglisea  toujours 
professé  ne  remettre  par  voie  de  pénitence  publique 
ou  privée  que  les  péchés  à  elle  déclarés.  (Vest  ce  que 
nous  allons  rechercher,  en  bornant  nos  investigations 
aux  cinq  premiers  sircles.  En  deçà  de  cette  époque, 
l'évolution  de  la  confession  n'a  plus  qu'un  intérêt 
liistoriqiie.  M.  Vacandaud  en  a  indiqué  les  grandes 
lignes,/^./'.  C,  art.  Confession,  du  I"  au  XIII'  siècle. 

Totre  m. 


IV.  BiBLioonAPiiiE.  —  14.  —  La  littérature  delà  con- 
fession est  intinie  :  l'essentiel  se  trouve  dans  tous 
les  cours  de  théologie  catholique,  au  traité  du  sacre- 
ment de  pénitence.  En  particulier  dans  De  San  : 
Tructatus  de  pnenitenlia  (Bruges,  igoo). —  Les  trois 
arsenauxilela  polémique  unticatholique  sont  :  Cal- 
vin, Institution  Je  la  religion  chrétienne,  1.  Hl,cli,iv  ; 
Daillr,  De  sacramenlali  sii'e  aiiriculari  Latinorum 
ciin/esstone  disputatto  (Genève,  i66i);  Le.4,  A  hia- 
tory  of  confession  und  indulf;ences,  t.l,  etll(i8y6). 
—  Ducùté  catholique,  les  meilleurs  travaux  restent 
ceux  de:  SiRyioyn,  Jlistoria  poeniteniiae puhlicae; 
Petau,  De  poenilentiae  \'etere  in  Ecclesia  ralione 
dialrilin  (Append.  à  son  édition  de  sainlEpipbane 
dans  Migne,  P. G.,  XLll,  p.  ioi5  sqq.  ou  dans  ses 
Do^miita  iheotog.  (éd.  Vives,  t.VlU,  p.  1^6  sqq.); 
Noël  Alexandre,  De  sacrumentali  confessione  adv . 
Wuldenses,  Albigenses,  et  llickleflianos  in  Calt'inis- 
tis  redii'ivos  (réfutation  détaillée  de  Calvin  et  de 
Daillé);  MoRiN,  Comnientnrius  historiens  de  disci- 
plina in  administrutione  sacramenti  poenitentiae, 
1.  II.  —  Parmi  les  modernes,  sont  à  signaler:  A.  J. 
BiNTERiM,  Die  i'orzûglichsten  Denkwùrdigkeiten  der 
christkatholischen  Kirche,  t.  V  (Mayence,  1829); 
Fr.  Franck,  Die  Bussdisciplin  der  Kirche  von  den 
.4posleln  his  zitm  siehenten  Jahrhundert  (Mayence, 
1869);  A.  BouniNuON,  Sur  l'histoire  de  la  Pénitence 
à  propos  d'un  outrage  récent  (Lea)  (art.  dans  la 
Hev.  d'hist.et  de  litt.  relig.,  1 897,  juillet-août, p.  3o6- 
i/ilf,  dontil  faut  rapprocher  un  art.  du  P.  Bhucker, 
Une  nouvelle  théorie  sur  les  originesde  la  pénitence 
sacramentelle  dans  les  Etudes  du  5  oct.  1897); 
R.  P.  Casby  S.  J.,  Notes  on  a  history  ofauricular 
confession  (Philadelphie,  1895;  c'est  une  réfutation 
de  Lea);  D''  A.  Kirsch,  Zur  Geschichte  der  katho- 
Usclien  Beichte  (1902;  à  l'index);  Vacandard,  art. 
Confession  dans  le  Dictionnaire  de  Théol.  cathol. 
de  Vacant-Mangenot;  La  confession  sacramentelle 
dans  l'Eglise primitii'e;  Etudes  de  critique  et  d'hist. 
relig. ,^'  série:  les  origines  de  ta  confession  sacra- 
mentelle; Mgr  Batiffol,  Etudes  d'hist.  et  de  théol. 
positives  :  les  origines  de  la  pénitence;  P.  Pellé,  f.e 
tribunal  de  la  pénitence  devant  lathéologie  et  l'his- 
toire (igoi);  B.P .  Harent  S.  J.,I.a  confession: 
nouvelles  attaques  et  nouvelle  défense  (art.  des 
Etudes,  du  5  septembre  1899);  La  méthode  apolo- 
gétique dans  lu  question  des  sacrements  (art.  des 
Etudes,  du  5  juin  1901);  G.  Rauschen,  L'Eucha- 
ristie et  la  pénitence  durant  les  si.r  premiers  siè- 
cles de  l'Eglise:  livre  II,  la  pénitence  (trad.  de 
l'allemand  1910);  d'Alès,  l'édit  de  Calliste,  igii; 
B.  KuRTSCHBiD,  O.  F.  M..  Dos  Reichtsiegel  in  stiner 
geschichtlichen  Ent»ickelung,  1912;  Tixkrokt,  Le 
sacrement  de  pénitence  dans  l'antiquité  chrétienne, 
191 4;  H.  Brbwer,  Die  kirchliche  Privatbusse  im 
chrisil.  Allertuni,  dans  Zeitschr.  f.  kath.  Theol., 
XLV  (1921),  p.  1-43. 

Chapitre  I.  —  Les  origines 

15.  —  I "  L'institution  n'est  pas  une  innovation. 
—  Bien  des  préventions  contre  l'antiquité  de  la 
confession  tiennent  à  la  conception  qu'on  se  fait  de 
son  établissement  dans  l'Eglise  L'institution  par  le 
Christ,  dont  parlent  les  catholiques,  fait  croire  à  une 
innovation  totale,  à  une  observance  brusquement 
prescrite  et  sans  racine  dans  les  traditions  ou  les 
usages  du  passé.  Et,  comme  la  nouveauté  même  de 
l'institution  aurait  dû  en  rendre  l'acceptation  dif- 
Dcile,  la  rareté  des  allusions  directes  qui  y  sont 
faites  aux  premiers  siècles  prend  l'apparence  d'une 
preuve  positive  de  son  inexistence. 

57 


1795 


PENITENCE 


1796 


Il  y  a  là  cependant  une  méprise  grave  sur  les  ori- 
gines de  la  religion  nouvelle.  C'est  oublier  que  le 
CUrist  a  fait  profession  de  n'être  lui-mèiue  (lu'un 
aboutissement,  de  ne  faire  que  donner  leur  cou- 
ronnement à  des  institutions  ébauchées  dans  l'A.  T., 
de  songer  moins  à  créer  qu'à  parfaire,  à  innover 
qu'à  transformer.  Les  ablutions,  les  onctions,  les 
impositions  des  mains,  le  matériel  de  tous  ces 
rites  auxquels  il  a  conféré  l'ellicacité  proprement 
sacramentelle,  étaient  d'un  usage  courant  avant  lui 
et  autour  de  lui;  il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  Gène  juive 
qu'il  ne  se  soit  borné  à  transfigurer  pour  en  faire 
l'Eucharistie. 

16.  — Or  le  recours  aux  prêtres  pour  la  purili- 
cation  de  l'àme,  pour  la  rémission  des  péchés,  n'é- 
tait pas  moins  traditionnel.  Il  est  prescrit  tout  au 
long  dans  la  loi  de  Moïse  :qu'il  s'agisse  dune  souil- 
lure légale  contractée  par  inadvertance  ou  d'une 
faute  morale  engageant  plus  ou  moins  la  cons- 
cience; que  le  péché  ou  le  délit  ainsi  commis  soit 
le  fait  d'un  prêtre,  d'un  chef,  d'un  particulier  ou  de 
la  collectivité  elle-même,  le  Lévitique  (iv.v.vi)  pres- 
crit que  l'expiation  en  soit  faite  par  le  prêtre. 

Il  y  a  plus.    Tout    sacrilice    n    pour    le  délit  »    ou 
n  pour   le  péché  »   s'accompagne    d'une    confession 
de  la  faute.  S'il     s'agit   des  fautes   du    peuple  lui- 
même,  la  confession  en  est  faite  par  les  «  anciens  de 
l'assemblée  »  (iv,  i3-i5)  ou  parle  prêtre  lui-même 
(xvi,  2i):  sauf  le  cas  d'expiation   pour  la  violation 
d'un   précepte  détermine,    la    confession  est    alors 
toute  générale:  elle   porte  sur    toutes  les    iniquités 
des  enfants  d'Israël  et  toutes  leurs  transgressions. 
Mais,  si  c'est  un  particulier  qui  demande  «   l'expia- 
tion pour  le  péché  »,  c'est  à  lui   qu'il  appartient  de 
faire  connaître  sa    faute.»   Celui  qui  se  sera    rendu 
coupable  de  l'une  de    ces  trois   choses  [refus  de  té- 
moignage, contacts  impurs,  serments  inconsidérés], 
confessera  ce  en  quoi  il  a  péché  ;  puis    il    amènera  à 
lahweh,  pour  le  tort  qu'il  lui  a    fait  par  son  péché, 
une  femelle  de  menu    bétail,  brebis  ou    chèvre,  et  le 
prêtre    fera  pour   lui     l'expiation    du  péché   »     (v, 
5-fi).  Cette  confession,  il  est  vrai,  le  texte  ne  ditpas 
explicitement  et  directement  qu'elle  doive  être  faite 
au  prêtre  sacrificateur;  mais  un  passage  parallèle  ne 
permet  pas  d'en  douter:  c'est   au  prêtre,  y   est-il  dit 
pour  un  cas  de  même  nature,  qu'il   appartient  d'ap- 
précier la  valeur  de  la  victime  olTerte   pour  l'expia- 
tion et  de  juger  si  elle  est  proportionnée   à    la   gra- 
vité de  la    faute.  «  Si  quelqu'un   pèche,  dit  Dieu  à 
Moïse,  et  commet  une  inlidélilé  envers  lahweh,  en 
déniant  au  prochain   un   dépôt,  un  gage,  une  chose 
injustement  appropriée  ou  ravie  avec  violence,   une 
chose  perdue    et  qu'il    a    trouvée,    il  olfrira  [après 
restitution]  un  sacrilice  deréparation.  Il  amènera  au 
prêtre,  pour  être  oITerl  à  lahweh  en  sacrilice  de  ré- 
paration, un  bélier  sans  défaut,   pris    du  troupeau, 
et  ci  après  son  estimation  du  délit  »  (vi,6).  L'estima- 
tion  du  délit  est    faite  manifestement  par  le  prêtre 
auquel  est  présentée  la  victime  de  réparation;  c'est 
à   lui  d'apprécier  si  la    valeur  en    est    sudlsante  et 
son  jugement  suppose  donc,  de  tinte  néces<ilé.  qu'il 
a  reçu  cet  aveu  de  la  faute  à  expier  que  mentionne 
le  v.  5  du  ch.  V  et  que  le   livre  des  yomhres,  à  pro- 
pos de  ces   mêmes    péchés  contre    le  prochain,  de- 
mande lui  aussi  explicitement  (v,  ■)). 

.Vu  reste,  la  chose  va  de  soi,  et  ce  même  passage 
du  livre  des  i\omlires\e  montre  bien.  A  la  prescrip- 
tion de  la  restitution  il  ajoute  en  efTet  l'observation 
suivante  :  «  Si  celui  [qui  a  été  lésé]  n'a  pas  de  re- 
présentant à  qui  puisseêtre  rendu  l'objet  du  délit, 
cet  objet  revient  à  lahweh,  au  prêtre,  outre  le  bé- 
lier avec  lequel  il  fera  l'expiation  pour  le  coupa- 
ble »  (v,  8).  Ainsi  appelé  à  recevoir,  en  cas  de  dis- 


parition du  propriétaire,  l'objet  volé  ou  injustement 
retenu,  le  prêtre  sacrificateur  peut-il  n'avoir  pas 
reçu  du  coupable  l'aveu  de  son  vol  ? 

Et  il  en  est  de  même  pour  toutes  ces  impuretés 
légales,  même  de  l'ordre  le  plus  intime,  dont  il  faut 
lui  demander  l'expiation  (/.et'.,  xv).  «  Le  huitième 
jour,  est-il  dit  de  l'homme  (i4-i5),  ayant  pris  deux 
tourterelles  ou  deux  jeunes  pigeons,  il  se  présentera 
devant  lahweh,  à  l'entrée  de  la  tente  de  réunion,  et 
il  les  donnera  au  prêtre.  Le  prêtre  les  olfrira  l'un 
en  sacrifice  pour  le  péché,  l'autre  en  holocauste,  et  il 
fera  pour  lui  l'expiation  devant  lahweh,  à  cause  de 
son  llux.  u  —  Cf.  ag-So,  pour  la  femme.  —  Ces  sortes 
de  sacrifices  sont-ils  concevables  sans  que  le  motif 
en  soit  révélé  au  prêtre?  Et  la  confession  catholi- 
que devait-elle  donc  demander  des  aveux  d'ordre 
beaucoup  plus  intime?  A  qui  avait  été  assujetti  à 
la  loi  de  Moïse,  la  loi  du  Christ  sur  la  confession  du 
péché  pouvait-elle  paraître  si  onéreuse? 

17.  — Or  il  n'est  pas  douteux  que  l'usage  de  ces 
'c  sacrifices  pour  le  péché  »  ne  persistât  à  l'époque 
du  Christ.  Les  historiens  croient  même  constater 
alors  parmi  le  jieuple  juif  comme  une  recrudescence 
du  sentiment  du  péché  et  de  la  préoccupation  de 
s'en  purifier  (ScuuKaBR  :  tieschichte  des  /ûdischen 
Volkes  im  Zeitalter  Jesii  Cliristi^,  t.  II,  p.  3b-)-fi-îo; 
LAcnANGB  :  Le  Messianisme  chez  les  Juifs  1.  III,  ch.A'; 
W.  BoussET  :  Die  Religion  des  Judentunis  im  neu- 
testamenthciien  Zeitalter,  p.  446)-  Josèphb,  eu  tout 
cas,  mentionne  en  propres  termes,  comme  conti- 
nuant à  s'olTrir  pour  les  péchés  secrets,  ce  sacrifice 
du  bélier  dont  nous  avons  vu  le  Léviti(]ue  réserver 
l'estimation  au  prêtre  sacrificateur.  «  Celui  qui  pê- 
che et  en  a  conscience,  mais  sans  que  personne 
puisse  l'en  convaincre,  offre  un  bélier,  suivant  le 
précepte  de  la  Loi,  et  le.^  prêtres  en  mangent  les 
viandes  ce  jour-là-mênie  dans  le  temple  »  (Aiitiq. 
jud.,  III, IX,  3).  L'offrande  aussi  dont  parle  saint  Luc 
à  propos  de  la  purification  de  la  mère  du  Christ 
est  une  offrande  expiatoire  :  des  deux  pigeons 
offerts,  conformément  à  la  Loi.  «  l'un  est  pour  l'ho- 
locauste, l'autre  pour  le  sacrifice  pour  le  péché  » 
(Lev.,  XII,  8). 

11  n'est  donc  pas  étonnant,  étant  donnés  ces  usa- 
ges et  cet  état  d'esprit,  que  saint  Jean  Baptiste,  en 
prèch,ant  le  baptême  de  la  pénitence  pour  la  rémis- 
sion des  péchés,  se  soittronvé  par  là  même  en  prêcher 
la  confession.  D'eux-mêmes,  ceux  qui  couraient  se 
faire  baptiser  par  lui  confessaient  leurs  péchés 
(Marc,  I,  5  el  paraît.),  La  rémission,  à  leurs  yeux,  en 
exigeait  la  confession,  et  la  connexion  que  nous 
voyons  ainsi  établie  dans  l'esprit  des  auditeurs  de 
Jean  Baptiste  nous  aide  à  comprendre  que  les  audi- 
teurs du  Christ  l'aient  également  perçue  dans  se^ 
paroles  sur  le  pouvoir  de  remettre  les  péchés.  11  est 
vrai  qu'on  ne  saurait  déterminer  exactement  la  na- 
ture de  la  confession  faite  lors  du  baptême  au  Jour- 
dain.Trktui-libn  {Dehaplismo,  xx),saintBASiLE  (fief;. 
hrer.,  288,  P.  fi.,  XXXI,  1286)  et  d'autres  semblent  y 
avoir  vu  une  confession  détaillée  s'adressant  au 
Baptiste  lui-même.  «  Ils  commençaient,  explique  à  / 
ses  catéchumènes  saint  Cyrille  on  Jérusalem,  par 
lui  montrer  leurs  plaies,  puis  lui  y  appliquait  les 
remèdes  et  il  leur  procurait  enfin  la  délivrance  du 
feu  éternel  »  {Catech.,  m,  7,  P.  G.,  XXXllI,  Iti-}  \)  . 
L'auteur  d'une  homélie  sur  le  baptême  de  N.  S.,  faus- 
sement attribuée  à  saint  Ilippolyte  (Ei;  t«  c/.yty. 
dt'jfvMiK,  IV,  éd.  .Vchelis,  p.  25g)nousmontre  comment 
on  se  la  représentait  au  iv*  ou  au  v'  siècle  (date 
présumée  de  l'homélie),  a  Je  donne  le  baptême  de 
la  pénitence,  y  fait-on  dire  au  Christ  par  saint  Jean: 
ceux  qui  viennent  à  moi,  il  ne  m'est  possible  de  les 
baptiser   qu'autant  qu'ils  confessent   leurs  péchés. 


1797 


PENITENCE 


1798 


Supposons  que  je  vous  baptise  :  qu'avez-vous  à  confes- 
ser? »  Beaucoup  de  comiuentateurs  ont  adopté  cette 
inèuie  interprétation,  et  c'est  celle  en  effet  que  su^-ffè- 
lenl  plutôt  les  détails  donnés  par  saint  Luc  (m.  1 2-1  /,). 
Le  Baptiste,  d'après  lui,  ne  se  borne  pas  à  prêcher 
en  tfénéral  «  le  redressement  des  voies  0  ;  les  parti, 
culiers  lui  demandent  une  direction  pratique  pour 
leur  conduite  individuelle.  «  El  nous,  que  ferons- 
uou'i?!!  luidemandent  des  publicains  et  des  soldats. 
Et,  comme  sa  réponse  est  détaillée  :  a  Ne  rien  exiger 
au  delà  de  ce  qui  est  ordonné  ;  ne  pas  frapper,  ne  pas 
maltraiter,  vous  conlenler  <le  votre  solde  »,  il  est 
tout  naturel  d'admettre  que  l'aveu  correspondant 
comportait  une  certaine  précision. 

18.  ^  Cependant  on  ne  saurait  prétendre  sur  ce 
point  à  une  certitude  et  il  serait  vain  d'ailleurs  de 
songer  à  une  observance  rituelle  quelconque  ;  les 
baptisés  suivaient  l'impulsion  de  leur  conscience 
Mais  la  spontanéité  même  de  leur  confession  est  ce 
qu'il  y  a  de  plus  significatif;  elle  montre  à  quel  point 
cette  idée  de  la  manifestation  du  péché  s'associait 
alors  à  celle  de  sa  rémission,  et  par  là  elle  explique 
et  juslide  le  sens  où  les  Apôtres  ont  compris  le  pou- 
voir qu'ils  avaient  reçu  du  Christ.  En  y  associant 
l'idée  d'une  confession  préalable,  ils  n'ont  fait  que 
s'inspirer  de  la  tradition  et  de  l'usage;  dans  leur  cas 
d'ailleurs, l'aveuapparaissait  d'autant  plus  nécessaire 
qu'il  devait  conditionner  l'exercice  du  pouvoir  con- 
cédé. Interprétées  donc  à  la  seule  lumière  des  tradi- 
tions juives  et  des  formules  évangéliques,  les  paroles 
du  Christ,  où  les  catholiques  voient  l'institution  du 
sacrement  de  pénitence,  supposent  l'obligation  faite 
par  lui  de  la  confession.  A  les  entendre  ainsi,  les 
apôtres  et  les  catholiques  ne  leur  ont  pas  fait  plus 
de  violence  que  n'en  ont  fait  les  Juifs  à  celles  de  saint 
Jean  Baptiste. 

Encore  faut-il  ajouter  que  les  prérogatives  concé- 
dées par  le  Christ  aux  apôtres  leur  donnaient  sur 
le  péché  un  pouvoir  direct,  auquel  n'avait  jamais 
prétendu  le  Baptiste.  L'Eglise,  dont  il  les  avait 
constitués  les  chefs,  était,  devait  être,  la  société  des 
saints.  Elle  ne  devait  pas  seulement  les  grouper; 
sa  mission  serait  de  les  susciter  et  de  les  entretenir' 
et  c'est  pourquoi  elle  ne  reconnaîtrait  comme  mem- 
bres que  ceux  que  ses  chefs  agréeraient.  C'est  à 
ceux-ci  encore  qu'il  appartiendrait  d'en  exclure  les 
indignes,  et  la  réhabilitation  des  faillis  leur  serait 
également  réservée.  A  tous  ces  litres,  el  pour  la 
bonnoadministration  de  celteiustitution  de  sainteté 
les  ministres  de  l'Eglise  auraient  donc  droit  à  la  con- 
naissance du  péché.  L'autorité  dont  ils  auraient  le 
monopole  serait  ordonnée  directement  à  la  purilica- 
lion  des  âmes,  et  ce  serait  donc  la  méconnaître  que 
de  prétendre  se  libérer  du  péché  sans  recourir  à  leur 
intervention;  mais  ce  serait  aussi  réduire  cette  in- 
tervention à  une  formalité  illusoire  que  de  prétendre 
s'en  assurer  le  bienfait  sans  les  mettre  en  état  de 
juger  s'il  y  a  lieu  de  l'accorder.  La  nécessité  de  la 
confession,  en  un  mot,  qui  ne  se  conçoit  pas  sans 
l'inslilution  par  le  Christ  d'une  hiérarchie  ordon- 
née à  la  sanctilicalion  des  âmes,  s'expliiiue  au 
c.ititraiie  tout  naturellement  par  cette  institution  et 
c'est  pourquoi  la  tradition  juive  d'une  certaine  con- 
fession du  péché  se  perpétue  si  aisément  dans  l'Eglise 
chrétienne. 

19.  —  2°  Indices  de  son  existence  à  l'âge  apos- 
tolique. —  D'eux-mêmes  et  dès  l'abord,  les  convertis 
alléreit  chercher  dans  l'aveu  du  péché  l'apaisement 
de  leurs  consciences  troublées.  .\  Ephèse,  un  pro- 
dige, dû  à  l'abus  qu'on  a  voulu  faire  du  nom  de  Jésus 
et  de  l'apôtre  Paul,  a  ému  la  ville  tout  entière. 
Juifs  el  Grecs  en  demeurent  dans   la   stujieur.  Mais 


les  fidèles  —  '.('  re^nc^^■Mrsi'  —sont plus  saisis  encore. 
Beaucoup  d'entre  eux,  racontent  les  ,/t7ei  (xix,  18-19) 
viennent  confesser  el  déLdarer  leurs  actions  coupa- 
bles (é^o/j-'.joycOu.svoi    xai    ÙMrj:/-/i')Jo-jzt%  t<zç  r.pvX^'-i  «ùtûv)  

des  prali.iues  superlitieuses,  semble-l-il,  -  car  un 
certain  nombre  d'entre  eux,  qui  s'y  étaient  livrés, 
se  défont  ùe,  leurs  livres  ou  formules  de  magie-  ils 
les  jettent  au  feu  devant  tout  le  monde.  ' 

Voilà  bien  saisie  sur  le  fait  la  confession  de  fautes 
jusque-là  tenues  secrètes  ou  tout  au  moins  jusque-là 
trop  peu  redoutées.  A-t-elle  été  faite  sous  les  yeux 
de  la  communauté  réunie  et  à  la  communauté  réu 
me,  ou  bien  en  particulier  à  l'apôtre  lui-même?  Rien 
dans  le  texte  ne  permet  de  le  discerner;  mais  on 
admettra  sans  peine  que,  même  faite  pul)li(|uemenl 
dans  l'assemblée,  elle  s'adresse  surtout  à  celui  qui 
la  préside,  à  celui  dont  les  interventions  surnatu- 
relles l'ont  provoquée  el  dont,  sans  aucun  doute. 
c'est  aussi  le  jugement  qui  impose  à  ceux  des  inté- 
resses pour  lesquels  il  y  a  lieu,  le  sacrifice  des  livres 
superstitieux.  L'auteur  des  .4c/es  ne  nous  dit  pas  non 
plus  la  suite  donnée  par  l'apôtre  à  cette  manifesta- 
tion de  repentir  et  de  ferme  propos,  mais  personne 
ne  contestera,  eroyons-nous,  qu'en  s'avouant  ainsi 
coupables  devant  lui,  ces  lîdèles  n'aient  compté 
trouver  grâce  devant  Dieu.  S'il  est  donc  vrai  que 
ces  «  croyants  »  sont  des  fidèles  aiilérieu renient 
baptises,  leur  confession  est  bien  celle  dont  nous 
recherchons  l'antiquité  :  l'aveu  d'une  faute  fait  à 
I  Eglise  pour  en  obtenir  le  pardon.  A  Eplièse,  on  la 
pratique. 

20.  -  Ailleurs  nous  l'entendons  prescrire.  «  Con- 
iessez-vous  les  uns  aux  autres  »,  dit  saint  Jacques 
(v  16)  aux  (idèles  auxquels  il  vientde  recommander 
(i'i-i5),  en  cas  de  maladie,  de  faire  venir  les  prê- 
tres «  pour  que  leur  prière  soulage  le  mourant  cl 
que,  s'il  a  des  péchés,  ils  lui  soient  remis  ».  Cette 
mention  préalable  des  prêtres  porte  à  croire  en 
(■(iet  que  l'apôtre,  en  exhortant  ainsi  à  la  confes- 
sion, entend  bien  qu'elle  se  fasse  à  eux.  L'expression 
<<  les  uns  aux  autres  >.  {ilHio^Ç)  n'exclut  point  par 
elle-même  ce  sens-là;  elle  est  employée  !à  même  où 
s  énonce  le  plus  clairement  la  subordination  hiérar- 
chique :  ..  soumis  les  uns  aux  autres  »  (:;r!r«ï(ro>£wi 
K//.;/-...),  dil-saint  Paul  aux  fidèles  en  général  et  tout 
particulièrement  aux  maris  et  à  leurs  femmes  (£'0/1  , 
V,  16)  :  les  uns  aux  autres,  c'est-à-dire  chacun  à  sa 
place  et  dans  son  rôle  naturel,  le  mari  commandant 
et  la  femme  se  soumettant.  Et  de  même  ici  :  les  uns 
aux  autres,  mais  chacun  dans  l'attitude  qui  lui  con- 
vient; c'est-à-dire  les  fidèles  dans  celle  du  pécheur 
qui  s'accuse,  les  prêtres  dans  celle  de  l'homme  spc- 

1  .  On  a  souvent  entendu  ce  mot  des  Juifs  et  des  (irecs 
convertis  a  l'occnsion  de  ce  prodige.  C'est  e.i  vue  do  leur 
haptemo  .[Il  ils  auraient  révélé  leurs  pratiques  superlitieuses 
et  se  seraient  débarrassés  de  leurs  livres  de  iu.igie  On  cite 
parlois  à  I  aj.pui  de  celle  iniorprétation  le  fait  que  les  AcUi 
donnent  auEM  le  nom  de  croyants  .'1  de  simples  catéchumènes 
Mais  les  pass.iges  où  l'on  renvoie  (xi,  21  cl  xvm  8|  paiais- 
senl  peu  à  pmpos:  l'auteur  y  parle  uniguemcntdo  la  foi  qui 
achemine  a  la  conversion  et  au  baplc.ne  Ici,  contrairemenl 
a  ce  quil  fait  ailleurs  dans  .les  cas  analogues  (v  gr  v  iK- 
vi.i,  .3;,x,  43;  s:mi,  ,2-/l,S:  x.v,  i:xvn,  i2-34).  il  n'in' 
dique  nullement  que  les  Juils  et  les  (îrecs.  én.us  par  le 
prodige,  se  soie.it  convprtis.  Comme  il  lait  ailleurs,  en  par- 
ticulier ,,,  43-4/,  où  la  suite  des  idées  est  exictemmU 
par.  leleà  celle  du  passage  a.tucl,  il  oppose  ici  les  fidèles 
au.x.luifset  aux  .recs  Le  participe  pariait  pns  sulistantl- 
vemcnl  indique  d  ailleurs  ppr  lui-.,„-me  un  ùtat  déia  aciuis 
(cf.  dans  le  discours    des  Juds    au   concile  de   .Jérusalem  • 

XXI,  20    :    f  !-,;«,    |J.„^,k5=-4    £,'-,;,    i,    «r;     'hj-A.jioi:,    tC-J     TTSriîTtV- 

xcTwv).  Mt.KSSiActa  Apnsto}.,edilio  philo^ica.^.  201)  à  qui 
font  écho  la  plupart  des  cxégéles  récents,  dit  ;  .<  m^iUsv^- 
Tw  est  qui  tt.ttc.-  rnctl  er.-int,  non  qui  ob  hoc  factum  lacti  surit.  >■ 


1790 


PENITENCE 


1800 


cialement  député  à  la  prière.  Car  c'est  des  prêtres 
qu'il  vient  d'être  dit  qu'ils  ont  à  prier  pour  le  mou- 
rnnt  (TrpouEi/laîSwTCT  iTt'aÙTOv)  et  que  la  prière  de  la  foi 
le  sauvera  (i4-i5);  et  maintenant,  ici  encore (16),  c'est 
en  vue  de  l'eflicacité  de  la  prière  que  la  confession 
est  recommandée  :  «  Confessez-vous  les  uns  aux 
autres  vos  péchés  et  priez  les  uns  pour  les  autres 
(rooMùj;£'8£  ÙTkp  ày>r;/t.)»),  afin  d'être  soulagés,  car  très 
ellicace  (ro/ù  tT;^€i)  est  la  prière  du  juste  »  :  suit 
l'exemple  d'Elie,  liomrae  sujet  lui  aussi  aux  inlirmi- 
lés,  mais  dont  la  prière  obtint  des  miracles.  Cette 
répétition  du  mot  oiJyiJ'jv  à  propos  d'une  prière,  dont 
le  contexte  ne  permet  pas  de  douter  que  les  prêtres 
en  soient  les  auteurs  qualiliés,  conlirnie  le  sens 
donné  à  l'ii)jx,}iti  de  la  confession,  et  il  est  donc  tout 
naturel  de  reconnaître  ici  la  prescription  de  l'aveu 
des  péchés  aux  ministres  de  l'Eglise  pour  en  obtenir 
le  parilon.  Ainsi  l'ont  fait  jadis  bien  des  théologiens 
catholiques  ;  ainsi  le  font  aujourd'hui  encore  des  au- 
teurs protestants  eux-mêmes  :  0  Manifestement, 
écrit,  A.  J.  Mason  dans  Pictionary  0/  the  Bthle,  t.  IV, 
ait.  Power  o/'the  keys,  p.  Sa,  manifestement  le  malade 
est  exhorté  à  faire  sa  confession  aux  prêtres  qu'il  a 
appelés  près  de  lui,  et  eux  à  leur  tour  sont  exhortés 
à  solliciter  pour  lui  le  pardon  dont  on  fait  dépendre 
son  rétablissement.  » 

Pour  nous,  à  raison  même  de  l'imprécision  et  de 
l'amphibologie  des  termes  employés,  nous  nous 
bornerons  à  en  retenir  que  les  apùlres  maintiennent 
dans  l'esprit  des  fidèles  la  connexion  traditionnelle 
entre  l'aveu  et  le  pardon  du  péché.  Pour  plus  de  dé- 
tails, voir  la  discussion  de  ce  texte  par  Mgr  Ruch, 
à  l'article  Extrême  Onction,  D.  T.  6'.,  col.  igoS-igia. 
21.  —  Mêmes  observations  pour  le  précepte  de  la 
confession  qui  se  lit  en  deux  passages  de  la  Doctrine 
dea  Apôtres.  «  A  l'église,  tu  confesseras  tes  fautes 
et  tu  n'iras  pas  à  la  prière  avec  une  conscience  souil- 
lée »  (iv,  i4).  "  Le  jour  du  Seigneur,  quand  vous  vous 
réunissez  pour  la  fraction  du  pain  et  pour  l'Eucha- 
ristie, vous  commencerez  par  confesser  vos  fautes, 
afin  que  votre  sacrifice  soit  pur  »  (xiv,  i).  Ici,  plus 
encore  que  dans  saint  Jacques,  la  confession  se  pré- 
sente comme  le  moyen  nécessaire  de  la  purification 
des  âmes,  et,  s'il  est  constant  de  par  ailleurs  qiie, 
pour  présider  à  ces  «  synaxes  »,  il  y  a  Jes  prêtres, 
dont  la  Doctrine  prescrit  la  nomination  à  cet  efl'et 
(xv,  1),  rien  n'est  plus  naturel  que  de  se  les  repré- 
senter comme  répondant  ou  s'associant  par  une 
prière  spéciale  à  cette  confession  des  fidèles.  Il  est 
vrai  qu'on  n'aurait  affaire  alors  qu'à  une  confession 
rituelle  analogue  à  celle  dont  aujourd'hui  encore  on 
fa't  précéder  la  messe  et  la  communion  :  et  telle  est 
bien  sans  doute  l'origine  de  notre  Confitfor^  avec 
VJnriiil^entiam  et  le  Misereatiir  qui  y  font  suite.  Mais 
il  ne  serait  pas  exclu  pour  cela  que  cette  confession 
ait  été  primitivement  sacramentelle,  ou  plutôt  que 
nous  puissions  y  retrouver  une  des  formes  primitives 
de  la  confession  a[)pelce  depuis  sacramentelle.  En 
bien  des  cas  aujourd'hui  encore,  et  pour  des  motifs 
d'ordre  bien  divers,  —  dont  le  moins  rare  est  l'igno- 
rance ou  l'impuissance  du  pénitent  à  mieux  spécifier 
ses  fautes,  —  la  confession  n'est  pas  plus  détaillée, 
aussi  détaillée,  que  l'est  celle  du  Confileor;  la 
publicité  d'ailleurs  de  l'accusation  n'étant  pas  non 
plus,  nous  l'avons  dit,  exclusive  de  son  caractère 
sacramentel;  et  l'absolution,  d'autre  part,  s'étanl 
longtemps  exprimée  sotis  forme  rie  prière,  rien  ne 
s'oppo«e  à  ce  qu'on  voie,  à  ce  qu'on  ait  vu,  dans  un 
équivalent  de  Vfndulgentiam  ou  iVisereotiir^une  véri- 
table absolution.  Aujourd'hui  encore  le  prêtre,  à  qui 
il  plairait  de  l'employer,  contreviendrait  sans  doute 
à  une  défense  de  l'Eglise,  mais  absoudrait  réellement. 
Peut-être  même  est-ce  dans  cette  forme  rituelle  de  la 


confession  qu'il  conviendrait  de  rechercher  le  point 
de  départ  de  la  confession  sacramentelle.  Un  maître 
des  plus  autorisés  de  l'enseignement  catholique  le 
suggérait  il  y  a  quelques  années  et  nous  serions  fort 
porté  pour  notre  part  à  insister  sur  ce  point  de  vue, 
si  nous  entreprenions  d'écrire  l'histoire  de  cette  ins- 
titution. (Voir  J.  V.  Bainvbl,  dans  Hefue  pratique 
d'apologétique,  iTjanv.  1910, p.  53a;  et  de  nouveau, 
Hecherches  de  Science  religieuse,  1919.  p.  ai^,  sqq.) 
L'institution  a  évolué,  et  sans  que,  même  à  l'âge  apos- 
tolique, —  le  fait  d'Ephèse  et  l'extiortution  de  saint 
Jacques  en  sont  deux  preuves  entre  autres,  —  Sii 
forme  rituelle  ait  été  la  seule  connue,  il  pourrait 
bien  néanmoins  se  faire  qu'alors  et  longtem)  s  encore 
elle  ait  été  la  plus  usuelle...  Mais  nous  n'écrivons 
pas  cette  histoire;  il  suflit  à  notre  but  d'avoir  cons- 
taté pour  l'âge  apostolique  la  pratique  et  le  précepte 
de  la  confession, comme  de  la  condition  ou  du  moyei; 
d'en  obtenir  le  pardon  dans  l'Eglise. 

33.  —  3*  L'organisation  de  la  pénitence  avec 
confession,  caractéristique  de  la  véritable  Eglise . 
—  Après  cela,  il  serait  intéressant  sans  doute  de 
constater  comment,  au  cours  du  second  siècle,  ce 
moyen  se  généralise  et  se  particularise  à  la  fois  :  la 
propagation  de  l'Eglise  en  rendant  l'usage  plus  uni- 
versel, et  l'afiinement  progressif  des  consciences  y 
acheminant  à  une  spécification  de  plus  en  plus 
détaillée  des  fautes  commises.  Mais  on  sait  quelle 
est  pour  cette  période  la  pénurie  des  documents  où 
se  manifeste  la  vie  intime  de  l'Eglise.  Des  ouvrages 
qui  nous  en  restent,  la  plupart  poursuivent  un  but 
apologétique  ou  de  polémique;  ils  n'ont  donc  pas  à 
s'occuper  d'une  institution  dont  on  ne  parle  ou  ne 
discute  qu'entre  chrétiens.  Tertullien  note  en  effet 
que,  si  tout  le  monde,  sans  en  excepter  les  païens, 
peut  se  rendre  compte  de  la  première  conversion,  do 
celle  qui  aboutit  au  baptême,  la  seconde  au  contraire . 
celle  qui  réhabilite  le  pécheur  baptisé,  parce  qu'ell. 
est  aiïaire  de  discipline  intérieure,  les  Juifs  eux- 
mêmes  ne  la  soupçonnent  pas  :  a  Illa  etiam  ethni 
cis  relucet,  haec  vero,  quae  in  ecclesiis  agitur,  «.• 
Judaeis  quidein  nota  est  »  (Pndic,  ix,  19). 

Cependant  c'est  bien  au  cours  de  ce  siècle  ques'oi 
ganise  et  prend  corps  l'administration  de  la  péni- 
tence. Les  grandes  lignes  en  apparaissent  fort  nettes 
dès  l'époque  de  saint  Irénée  et  de  TertuUien;  la  cor- 
respondance de  saint  Cyprien  permet  d'en  saisir  le 
fonctionnement  régulier,  et,  au  début  du  iv«  siècle, 
lorsque  les  persécutions  prennent  fin  et  que  l'Eglise 
se  produit  au  grand  jour,  Lagtancb  signale  haute- 
ment, comme  un  de  ses  traits  distinctifs,  la  rémis- 
sion des  péchés  par  la  confession  et  la  pénitence  : 
«  Sciendum  est  illam  esse  leram  [Ecclesiam]  in  qiiu 
est  coNPKSsio  et  paenitentia,  quae  peccata  et  vulnern, 
quihus  suhjecta  est  imheciuitas  carnis,  saluhriter 
curât  »  (ZJiV.  Instit.,  IV,  xxx,  i3,  /'./,.,  VI,  544).  Or. 
on  ne  saurait  troj)  le  remarquer,  la  confession,  qui 
précède  ainsi  la  pénitence,  n'en  est  pas  un  élément 
accessoire  et  secondaire;  sans  elle,  la  pénitence 
demeure  inefficace.  Cette  circoncision  spirituelle  des 
âmes  comporte,  en  effet,  une  révélation  complète  de 
la  conscience  :  «  ne  quod  pudendum  facinns  intni 
conscientiae  sécréta  velemiis  ».  Le  cœur  y  doit  être 
mis  à  nu,  c'est-à-dire,  les  péchés  y  doivent  être  con- 
fessés tout  aussi  bien  que  la  satisfaction  y  doit  être 
offerte,  si  l'on  veut  obtenir  le  pardon  divin  :  u  Paeni- 
tentiam  nobis  in  illa  circumcisione  proposuit  [Deus], 
ni,  si  cor  nudaterimus,  id  est  si  peccata  nostra  cim- 
fessi  satis  Deo  fecerimus,  veniam  consequamur  ».  Les 
obstinés  et  ceux  qui  dissimulent  leurs  fautes  n'y 
ont  point  de  part,  car  Dieu,  à  la  différence  de  l'homme 
[qui  administre  la  pénitence],  voit  jusqu'au  plus  in- 
time   de     l'âme  :   «    Quae  [yenia]    contumacibus    et 


1801 


PENITENCE 


1802 


admissa  sua  celanlibus  denegaiur  ab  eo  qui  non 
faciein,  sicul  liomo,  sed  intima  et  arcana  pectoris 
intuelur  t  (IV,  xvii,  P.  /..,  VI,  5oi). 

Chapitre  II.  —  La  confession  dans  l'Eglise 
des  premiers  siècles 


AnT.  I.  —  La 


DOCTIUNK 


S  3.  —  1 0  PrésoiD  ption  tirée  du  fait  de  la  confes- 
sion prébaptismale.  —  Confession  el  pénitence  : 
voilà  donc  les  deux  éléments  de  la  pénitence  adiui- 
nislrée  par  l'UgliscQue  leur  association,  constatée  à 
l'âge  apostolique,  persiste  après  l'oryanisalion  régu- 
lière de  la  rémission  des  péchés,  on  |)eut  d'abord  le 
présumer,  du  fait  qu'elle  se  retrouve  jusque  dans 
l'organisation  de  la  préparation  au  Itaplénie.  Il  ne 
parait  pas  douteux  en  effet  que,  dans  certaines  Egli- 
ses tout  au  moins,  la  confession  ait  fait  partie  de  la 
pénitence  ((réhaptisniale  :  elle  aussi  comportait  une 
ccitnine  déclaration  des  péchés  antérieurs. 

Teutullien  le  dit  très  nettement  {De  i.iptisnio, 
xx).  L'administration  du  l)aptême  est  précédée  de 
«  prières  fréquentes,  de  jeûnes,  d'agenouillements, 
de  veilles  et  de  la  confession  de  tous  les  péchés  an- 
térieurs {ciini  con/essione  omnium  rétro  deliclornm). 
On  procède  ainsi  à  l'imitation  du  baptême  de  saint 
Jean.  Et  il  faut  nous  estimer  heureux,  poursuit  le 
prêtre  de  Cartluige,  de  n'avoir  pas  à  faire  cette  con- 
fession publiquement  »  —  ou  bien  au  contraire, 
comme  conjecturent  certains  éditeurs,  «  de  pouvoir, 
grâce  à  cette  confession  publique  cl  à  ces  exercices 
de  pénitence,  satisfaire  pour  les  fautes  passées  '  ». 

Saint  HiPi'oLYTK  de  Rome,  dans  sa  Tradition  Apos- 
toliijtie  {'kvo'j-co'jiy.r,  \\ai:,y.So'jit)  ou,  comme  on  disait 
plutôt  jusqu'à  ces  dernières  années,  la  Constitution 
ecclésiastique  de  l'Egypte"^,  mentionne  pareillement 
la  confession  faite  à  l'évêque  par  le  candidat  au 
baptême,  o  Quand  le  jour  approche  où  ils  doivent 
être*baptisés,  l'évêque  leur  défère  le  serment  à  cha- 
cun en  particulier,  i)Our  s'assurer  qu'ils  sont  purs. 
Et  si  quebju'un  est  trouvé  n'être  pas  pur,  il  est 
écarté  •*.  » 

Les  canons  dits  d'IIippolyte,  eldont  la  parenté  avec 
r  Anoz-:(i'/i.y:ii  Uci.cMhaii  est  universellement  reconnue, 
lonlirment  ouexpliquenl  cette  prescription  :  u  Cate- 
chumenas  haptismo  initiandus...  ronfitentiir  e/nscopu 
—  huic  enim  soli  de  ipso  est  iinposiluni  omis  —  ut 
episcoptis  eum  approiet,  qui  fruatur  mjsteriis  '•  » 
(can.  ioa-io3). 

Nous  n'en  savons  pas  davantage  sur  celte  confes- 
sion prébaptismale.  Elle  fait  suite,  dans  les  docu- 
ments cités,  à  une  enquête  préliminaire  sur  la  vie 
menée  par  les  candidats  et  sur  les  garanties  de  leur 
bonne  foi.  Il  apparaît  tout  au  moins  qu'on  y  voit  un 
moyen  pour  le  pécheur  de  satisfaire  à   Dieu  et   un 

1.  «  Nobis  ^ratul.TnJum  est,  si  non  )niblico  [al.  mine  pu- 
bliée] confileinur  iniquitales  oui  turpituiiines  iiostras.  » On 

peut  voir  dans  d'Ai.ics  {La  tlié„!<,gie  ,U  ■/eriu/lien,  p.  332, 
note  1),  la  discussion  des  deux  loçoiis.  Comme  à  lui,  la  pre- 
mière iiou>  paraît  la  seule  criliqueimut  établie. 

2.  la  rostiluliol]  ('  saint  llipjiolyte  on  acte  faite  par  Bom 
Co^Noi.i.v  dans  les  l'exls  and  Studics  de  l'Universilé  de 
Canjbridge  (vol.  VIII,  n.4  :  The  tocalhd  F.nyplian  Cluirch 
Order  and  drrived  ducuinrnt.',  19161.  Sur  l'accueil  lait  à 
cette  thèse,  voir  un  article  de  u'ALi:sdans  llreh.  de  Se.  Jicl., 
janvier-mars  1918,  p.  i32  sqq.  et  deux  art.  de  Doni  A.' 
Wll.MAU  ] ,  l'un  dans  /?>-c.  du  Clergé  /raneais  du  !.">  ocl.  igiS, 
1  autre  dan-  /! .  S.  fl,^  janiicr-mar.s  1919. 

3.  Nous  traduisons  ainsi  le  texte  donné  d'aprcs  la  version 
éthiopiennL>  par  Dom  CoN^Ol.l  v,  op.  cil.,  y.   iS'J 

4.  La  l'erigriiialio  .irtheriae  ne  parle  pour  .'érusalenn  que 
de  lenqu'  le  préliminaire  à  l'admission  parmi  les  candidats 
au  baptême. 


moyen  pour  l'Eglise   de  contrôler  la  rémission   du 
péché  par  le  baptême. 

A  Jérusalem,  au  iv"  siècle,  saint  Cybillk  y  insiste 
fortenjcnl. 

Nous  l'avons  déjà  dit  (ci-dessus  n»  17),  lui  aussi 
la  reconnaît  dans  la  confession  des  Juifs  à  saint  Jean 
Baptiste.  Aussi,  dès  sa  première  catéchèse,  lasignale- 
t-il  aux  caudiduts  au  baptême  comme  le  moyen  de 
dépouiller  le    vieil    homme.    {'Kxiùiia.iO i    xbt    mz/.aisv 

i/.j6 puTivt ôii  T^5  tJo/i5/o/i-;ijjw;,  €ttt.,  I,  a,  l'.G.,  XXXIII, 

'i-]i  B).  L'exomologèse  en  effet,  qu'il  mentionne  à  ce 
propos,  ne  saurait  s'entendre  exclusivement  des 
exercices  de  la  pénitence  en  général.  Elle  inclut  tout 
au  moins  une  déclaration  formelle  el  détaillée  du 
péché  :  «  Voici  le  temps  de  la  confession(  'E;'«/i3/»-/yi7£ij;), 
reprend-il  en  effet  un  peu  plus  loin  (  ifc;V.,  5,  3^6  A). 
Confessez  ce  que  vous  avez  fait  soit  en  paroles,  soil 
en  actes,  soil  le  jour,  soil  la  nuil  (ij-y/i^/oyijTai  ri/. 
7T«7T^K-//zei.a,  rà  iv  /oy&),  rtz  h  è'^/w  "  t«  iv  vu/-.r(,  tk  h  «/jiéoa). 
Confessez-le  maintenant  que  le  temps  est  favorable, 
et,  au  jour  du  salut,  vous  recevrez  le  trésor  céleste.  « 
La  seconde  catéchèse,  toute  sur  la  rémission  du 
péché  el  la  confiance  en  la  divine  miséricorde, 
insiste  sur  la  nécessité  el  l'efficacité  de  celte  confes- 
sion. La  gravité  el  la  quantité  des  fautes  ne  doit  pas 
faire  douter  du  pardon  :  «  Ne  dites  pas  :  j'ai  vécu 
dans  la  fornication  el  l'adultère  ;  j'ai  commis  de 
grands  crimes,  et  cela  non  pas  une  fois  mais  sou- 
vent. »  L'exemjile  de  David  esl  là  pour  rassurer  :  il 
lui  a  suffi  de  l'aveu  du  péché  pour  en  obtenir  le  par- 
don :  faites  comme  lui  ;  «  dites  votre  mal  au  [divin] 
médecin;  dites, vous  aussi,  avec  David  :  Je  confesse- 
rai ccmtre  moi  mon  iniquité  au  Seigneur.  El  il  se 
produira  pour  vous  ce  <|ui  vient  ensuite  :  El  vous 
m'avez  remis  l'impiété  de  mon  cœur  11  (6'oi.,  11,  6, 
38  9  G).  —  Cet  exemple  de  David  esl  classique;  aussi 
le  catéchiste  y  iusisle-l-il  encore  un  peu  plus  loin. 
Il  montre  le  roi  qui  n'hésite  pas  à  confesser  son 
péché  au  prophète  Nathan,  au  «  médecin  »  que  Dieu 
lui  envoie (/i(d.,  m,  Sgô);  puis,s'adressanl  aux  calé- 
chumènes  eux-mêmes:  «  Si  un  roi,  leur  dit-il,  a  ainsi 
confessé  son  péché,  vous,  qui  n'éles  que  des  particu- 
liers, pourriez- vous  n'avoir  pas  aie  faire?»  (i2,4oo  A) 
On  comprend  qu'à  propos  de  ces  paroles,  Dom 
TouTTKE,  l'éditeur  des  œuvres  de  saint  Cyrille,  aitpu 
jiarler  de  la  confession  préparatoire  au  Itaptême 
comme  d'un  fait  incontestable.  (Voir  sa  note  à  pro- 
pos de  Cat.,  I,  5  dans  I>.G .,  XXXIII,  375,  note) 

Saint  Grégoihe  de  Nazian/.b  l'alleste  lui  aussi  très 
nettement.  Cette  confession  esl  un  des  désagréments 
qu'enlraîne  la  demande  du  baptême.  Comme  il  fait 
pour  l'ennui  d'avoir  à  s'y  i)réparer  avec  loule  sorte 
de  gens,  pauvres,  esclaves,  etc.,  el  d'avoir  pour  cela 
à  subir  de  longs  e.xorcismes,  il  invite  à  ne  i)as  se  lais- 
ser arrêter  par  celle  confession  de  son  péché  :  cela 
se  pratiquait  au  baptême  de  Jean  Baptiste  ;  celle  honte 
a  le  grand  avantage  de  préserver  de  celle  que  com- 
porterait ailleurs  le  chàlimenl  du  péché,  et  le  fait  de 
l'affronter  en  affichant  ainsi  son  péclié,  fournit  la 
preuve  de  la  haine  qu'on  en  a  conçue  (Or.,  xl,  27, 
P. G.,  XXXIII,  397). 

Nous  nous  garderons  bien  cependant  d'ajjpuyer 
sur  cet  usage  de  la  confession  prébaptismale.  L'au- 
teur du  De  Sacramenli.s  (parmi  les  œuvres  de  saint 
Ambroise),  dit  clairement,  semble-l-il,  que  le  candidat 
au  baptême  n'a  |)as  à  faire  de  confession  proprement 
dite  {.\on  con/itetur  peccalnm  qui  venit  ad  ha/itis- 
mnm);  tout  au  plus  sa  demande  du  baplcme  équi- 
vaul-elle  à  un  aveu  général  de  culpabilité  :  «  hoc  ipso 
implet  confessionem  omnium  peccatorum ,  qiiod 
baptizari petit  »  (m,  12,  P.   /..,  XVI,  435  B). 

Nous  avons  voulu  seulement  à  ce  propos  montrer 
à  quel  point  l'idée  d'une  manifestation  du  péché  est 


1803 


PENITENCE 


1804 


restée  associée  à  celle  de  sa  rémission  par  l'Eglise 
Les  faits  signalés  aident  tout  au  moins  à  comprendre 
la  place  faite  à  la  confession  dans  la  pénitence 
postbaptismale. 

S4. —  2°  Distinction  capitale  entre  la  confession 
etla  pénitence  publique.  —  Iln'japas  de  doute  que 
la  confession  ait  fait  partie  tout  au  moins  de  cette 
forme  solennelle  de  pénitence,  par  ofi  personne  ne 
conteste  que  l'Eglise  ait  remis  les  péchés  après  le 
liaptcme.  Il  n'y  a  jamais  eu  de  pénitence  publique 
sans  une  confession  préalable.  Nous  ne  disons  pas 
sans  nue  confession  publique .  Il  s'en  faut  du  tout 
que  l'une  entraînât  l'autre.  Les  exemples  de  cette 
aggravation  de  peine  sont  même  excessivement 
rares  et  incertains  ;  encore  ne  la  voit-on  jamais  envi- 
sager que  couime  consécutive  à  une  confession 
secrète,  où  le  confesseur  s  entend  avec  le  pénitent 
pour  la  lui  permettre  ou  la  lui  imposer.  On  ne  sau- 
rait donc  trop  soigneusement  éliminer  des  esprits  la 
confusion  trop  longtemps  entretenue  entre  la  péni- 
tence publique  etla  confession  publique. 

Mais,  ceci  bien  établi,  il  reste  que  l'Eglise  n'a 
jamais  prélendu  remettre  que  les  péchés  à  elle  mani- 
festés. La  pénitence  publique  exclut  si  peu  la  con- 
fession proprement  dite,  qu'elle  la  suppose  et  l'inclut, 
et  ceci  est  un  fait  tellement  avéré  que  catholiques 
et  non  catholiques  en  conviennent  également. 

SS.  —  3"  Jugement  des  historiens  modernes. 

—  H  11  est  clair,  écrit  Mgr  Uatiffol,  que  le  pécheur  fait 
toujours  de  quelque  façon  l'aveu  de  sa  faute  ou  de  ses  fautes 
plus  ou  moins  explicitement.  Car,  des  là  qu'il  sollicite  d Vtre 
admis  à  la  satisfaction  publique,  ou  dès  qu'on  la  lui  impose,  il 
faut  bien  qu'il  y  ait  matière  a  satisfaction  Et  si  cette  satis- 
faction est  soit  temporaire,  soit  perpétuelle,  raison  de  plus 
pour  que  l'évèque  qui  en  décide  ou  son  délégué  qui  en  décide 
en  son  nom,  connaissent  le  délit  à  la  gravité  du  juel  doit 
être  proportionnée  la  satisfaction.  L'existence  de  la  satisfac- 
tion proportionnelle  a  ainsi  pour  postulat  une  décision  préa- 
lable et  individuelle  qui  la  détern^ine  en  connaissance  de 
cause  ))  {Eludes  d'/iist.  et  de  i^'col,  po$itife  :  les  origines 
de  la  pénitejice^p.  199  et  cf.  208-209). 

«  Such  remission  was  manifestly  impossible  -nithout  a 
preliminary  déclaration  of  the  nffences  t"  be  forgiven  »  (Lr:.», 
Aurlcular  confesiion  and  indulgences,  t.   1.  p.   182). 

((  Das  ist  nicht  richtig,  dass  i^'a^  Beichte  urspriinglich  nur 
lîekenntnis  an  (iott  gewesen  sei.  Es  bat  tliatsaclilich  nie 
eine  kirchliche  Busse  ohne  Beichte  gegeben  »  (K.  Muli.eh, 
rendant  comote  de  l'ouvrage  de  Lea,  dans  T.L.Z.,  1897, 
p.  465). 

«  Niemand  wird  in  Abrede  stellen,  dass  in  dor  alten  Zeit 
auf  Busse  gedrungen,  das  Siindenbekenntnis  vor  dem  Pries- 
ten  empfohlen,  unter  Umstandon  im  Interesse  des  Zuchlver- 
fahrens  geradezu  verlangt  wurde  u  Casp.ïri,  art.  Betchie^ 
dans  B.E.P.T.^,  p.  534).  Cf.,  dans  le  même  sens.  Hou., 
Enihusiasmus  und  Bussgewalt,  pp.  a44-24^  ;  249-250  ;  Looï-S, 
Leiifaden  zum  Stiidium  der  Dogniengeschichie^,  ^  09,  a  a, 
p.  479  note  I. 

86.  —  4°  Témoignages  anciens.  —  C'est  que,  en 
effet, la  pénitence,  dans  l'Eglise,  se  0  demandait»,  était 
i<  imposée  »,  «  accordée  i',  «  donnée  »,  et  cela  déjà 
suppose  à  son  point  dedépart  un  aveu  de  culpabilité, 
une  confession. Pour  1  imposer,  l'accorder,  la  donner, 
pour  en  déterminer  la  nature  et  la  durée,  celui  qui 
en  avait  l'administration  devait  préalablement  avoir 
aci(uis  la  connaissance  de  la  nature  du  péché  et  des 
dispositions  du  pécheur.  Aussi  la  manifestation  du 
péché  apparaît-elle  partout  comme  inséparable  de 
la  pénitence  publique. 

Certains  croient  la  reconnaître  dans  cet  aveu  du 
péché  dont  Tfrtullien  fait  comme  le  prélude  ou  le 
point  de  départ  de  la  pénitence.  <■  La  confession  des 
fautes,  dit-il  en  effet  à  propos  de  l'aveu  du  prodigue 
à  son  père,  la  confession  des  fautes  [les]  atténue 
tout  comme  leur  dissimulation  |les]  aggrave.  En 
effet,  poursuit-il,  la  confession  est  [manifeste,  sans 
doute]  la  résolution  prise  de  donner  satisfaction  (con- 


fessio  enim  salisfaclionis  consilium  e.<:t),  tandis  que 
la  dissimulation  est  l'indice  de  l'obstination.  »  Et 
c'est  ici,  mais  ici  seulement  que  commence  sa  des- 
cription de  la  pénitence.  Malheureusement  l'explica- 
tion du  mot  grec  iiO/jcXv/nati,  qu'on  lui  donne,  dit-il, 
plus  habituellement,  l'amène  alors  à  parler  d'une 
confession  faite  à  Dieu  même:  c'est  l'ensemble  même 
des  pratiques  de  cette  exomologèse  qui  lui  est  un  aveu 
de  culpabilité.  Non  pas  qu'on  ait  rien  à  lui  appren- 
dre; mais  n  par  la  pénitence  nous  confessons  notre 
faute  à  Dieu,  en  ce  sens  que  la  satisfaction  [à  lui 
offrir]  résulte,  est  déterminée  par  ou  d'après  la  con- 
fession (Domino  cuii/ilemur...  quutenus  satisfactio 
confessione  disponiliii),  que  la  pénitence  résulte  (;in- 
scilur)  de  la  confession,  et  que  par  la  pénitence  Dieu 
estapaisé  «.Aussi  la  mention  expresse  par  TertuUien 
de  la  confession  proprement  dite  est-elle  générale- 
ment contestée. 

CepBudant,  il  est  incontestable  que  la  pénitence  dont 
parle  TertuUien  se  fait  sous  le  contrôle  de  l'Eglise. 
Elle  comporte,  lui-même  y  fait  très  nettement  allu- 
sion dans  le  de  Pudicilia  (xill,  7),  l'intervention  de 
l'évèque  qui  présente  le  coupable  à  rassemblée  des 
fidèles  pour  solliciter  leurs  prières  en  sa  faveur. 
Ceux-là  même  d'ailleurs,  qui  ne  croient  pas  la  confes- 
sion à  l'évèque  distinctement  exprimée  ici  par  Ter- 
tuUien, affirment  néanmoins  (|u'ellc  avait  lieu  au 
début  de  la  pénitence  par  lui  décrite  (cf.v.g.  li'Alés  : 
La  théologie  de   TertuUien,  p.  342-343). 

27.  —  Saint  CvPHiKN,  plus  manifestement,  ne  con- 
naît pasde  réconciliation  par  l'Eglisequi  ne  comporte 
la  confession  préalable.  Il  la  met  au  premier  plan  de 
la  pénitence  qu'il  prêche  aux  apostats. 

Combien  plus  de  foi  et  quelle  crainte  plus  salutaire 
manifestent  ceux  qui,  sans  avoir  commis  le  crime  de  sacrifier 
aux  idoles  ou  de  s'en  faire  décorner  1  attestation,  parce  qu'ils 
en  avaient  néanmoÏL  s  accepté  la  pensée,  viennenL  tout  con- 
trits ai'ouer  cela  même  aux  prêtres  de  Dieu,  et  faire  auprès 
d'eux  l'exomologe^e  de  leur  conscience:  ce  poids  de  leur 
âme.  ils  le  font  connaître  iexponitni)  et,  toutes  petites  et 
légères  que  soient  leursblessures,  ils  demandent  le  rciïtède 
qui  les  guérit... 

Vous  donc,  mes  frères,  poursuit-il,  confessez  chacun 
votre  faute,  tandis  que  vous  êtes  encore  de  ce  monde,  que 
votre  confession  peut  être  acceptée,  que  la  satisfaction  et  la 
rémission  par  la  voie  des  prêtres  est  agréée  do  Dieu  [De 
lapsis,  xxviii,  XXIX,  Ilartel,  p,  35^  ot  258). 

Cet  exi)Osé  individuel  de  l'état  des  coupables  est 
considéré  en  Afrique  comme  si  indispensable  que  le 
concile  de  Carthage  de  25 1  en  fait  réserve  expresse, 
là  même  où  il  autorise  l'admission  à  la  pénitence  de 
toute  une  catégorie  de  coupables  :  soit,  on  recevra 
de  nouveau  à  la  communion  même  ceux  qui  ont 
sacrifié  aux  idoles,  mais  pas  en  bloc;  il  faudra  pour 
chacun  examiner  son  cas  particulier,  la  bonne 
volonté  dont  il  fait  preuve  et  la  nécessité  où  il  se 
trouve  (examinarentur  causae  et  voluntales  et  néces- 
sitâtes singulordm  :  S.  Cyprien,  Ep.,  Lv,  6,  p.  629- 
628).  Il  y  a  en  effet  bien  des  diversités  de  cas  dans  un 
même  groupe  de  coupables  :  «  Inler  ipsos  etiam  qui 
saciificaverint  et  conditio  fréquenter  et  causa  diyersa 
sit  ;...  multa  sit  diversitas  »  (Ibid.,  i3  et  i4,  p.  633). 
Aussi  lui  même,  l'année  d'après,  lorsque,  à  la 
menace  d'une  persécution  nouvelle,  il  accorde  «  la 
paix  »,  la  réconciliation,  à  ceux  qui  ont  déjà  com- 
mencé leur  pénitence,  ne  le  fait-il  néanmoins  qu'après 
avoir  examiné  leur  cas  à  chacun  en  particulier 
(«  examinatis  singulorum  causis  ».  Ep.,  lvii,  5, 
p.  655). 

S8.  —  Origène  n'est  pas  moins  clair.  La  rémission 
des  péchés  «  dure  et  laborieuse  »,  qu'il  décrit  et  qui 
s'obtient  par  la  «  pénitence  »  proprement  dite,  com- 
porte l'aveu  au  prêtre  :  c'est  à  lui  que  se  demande 
cette  médecine  —  «  cum  non  erubescit  sacerdoti  Do- 


1805 


PÉNITENCE 


1806 


mini  iniiicare  peccalum  suum  et  quaerere  niedicinam, 
secunduni  eum  qui  ait  ■  pronuntiaiu  iitjiistitiam  ineam 
Domino  el  tu  remisisli  impietatcm  cordis  mei  »  (/» 
Ler.,  Hom.,l\,  ^,  7^. G.,  XII,  4  '8.^  19)  —  car  le  s.icerdoce 
a  été  institué  en  vue  de  cette  réiuission  du  péché  : 
u  CoTisequens  eniin  est,  uf,  secandiiin  itna^iriein  ejus 
qui  saccrdotium  Ecclcsiae  dédit,  etiani  ministri  ti 
sacerdotes  Ecclesiae  peccatu  ptipuli  accipiant,  et 
ipsi  imitantes  m«i,'(s/;i(jH,  reniissiunem  peccatorum 
populo  tribuanl  »  (/«  /.cf.,  Iloin.,  v,  3,  l\  G.,  XU, 
iiôiC).  «  Les  apôtres,  en  effet,  et  leurs  successeurs 
dans  l'Eglise,  sont  les  médecins  établis  par  le  chef 
médecin  Jésus-Christ  pour  guérir  les  blessures  de 
l'àrae  (quos  voluit  Deux  in  Ecclesia  sua  esse  niedieos 
animaruui)  »  (In  Ps.,  xxxvii,  J/nnt.,  i,  1,  P.  G.,  XII, 
iSfigC). 

Aussi  suliil-il  de  leur  découvrir  le  mal  pour  en  obtenir  la 
j^uérison  :  la  manifestation  du  péché  en  procure  la  guéri- 
son.  Si  nous  péclions,  nous  devons  dire  :  Je  vous  ai  fait 
connaitre  mon  peclié  el  je  n'ai  pas  dissimulé  mon  ini..]uité. 
J'ai  dit  :  J'annoncerai  contre  moi-même  au  Seigneur  mon 
injustice  propre  l^s . ,  xxxi,  5].  Si  nous  lo  faisons  en  effet, 
si  nous  révélons  nos  péchés,  non  seulement  à  Dieu,  mais 
aussi  à  ceux  qui  peuvent  y  porter  remède,  ils  seront  effacés 
par  celui  qui  a  dit  :  Je  ferai  disparaiire  vos  iniquités  comme 
un  nuage  et  vos  péchés  comme  un  brouillard  [/s.,  xi.iv.  2.?] 
(lu  Luc,  Hom.,  xvn,  /'.  G.,  XUI,  184GA;. 

Ceux  qui  ne  sont  pas  saints  meurent  dans  leurs  péchés  ; 
[mais]  ceux  qui  sont  saints  font  pénitence  pour  leur  péché, 
ont  conscience  de  leurs  blessures,  comprennent  leur  chute, 
recherchent  le  prêtre,  demandent  la  santé,  cherchent  la  pu- 
rification par  le  oontife  {In  Aum.,  l/om.,  k,  1,  /'.  G.,  XII 
((i35Det638A). 

Cette  utilité,  cette  nécessité  i)lulôt  de  l'aveu  du 
péché,  Origcne  la  trouve  également  suggérée  par  le 
V.  igdu  psaume  XXXVII  :  Quoniam  iniqaitatem  meani 
pronuntiabo. 

Xous  avons  déjà  parlé  souvent  de  cette  «  prononciation  » 
de  l'iniquité  propre,  c'est-à  dire  de  la  confession  du  poche. 
Voyoz  donc  ce  que  l'Ecriture  nous  enseigne  :  il  ne  faut  pas 
cacher  le  péché  au  dedans  de  soi.  Ceux  qui  souffrent  d'une 
indigestion  ou  se  sentent  l'estomac  surchargé  de  bile,  de 
vomir  les  soulage  ;  de  même  pour  ceux  qui  ont  péché.  S'ils 
cachent  et  retiennent  au  dedans  d'eux-mêmes  leur  poché,  ils 
en  sont  oppressés  et  presque  sulî'oqués.  Ctlui  au  contraire 
qui  s'accuse  lui-méine,  en  s'accusant  et  se  confessant,  vomit 
en  quelque  sorte  son  péché  et  rejette  toute  la  cause  de  son 
malaise.  11  n'est  donc  que  de  chercher  avec  soin  h  qui  accuser 
son  péché.  Commencez  par  vous  assurer  du  médecin  auquel 
vous  devez  exposer  la  cause  de  votre  langueur;  qu'il  sache 
coujpatir  au  malade  et  pleurer  avec  celui  qui  [deure  ;  qu'il 
connaisse  cette  discipline  de  la  condoléance  et  de  la  compas- 
sion. Mais  ensuite,  ce  que  vous  aura  dit  ce  médecin  à  la 
science  et  à  la  piété  éprouvées,  ce  qu'il  vous  aura  conseillo. 
faites-le,  même  s'il  croit  que.  étant  donnée  la  nature  Je  votre 
mal,  il  y  a  lieu  de  le  découvrir  et  de  le  traiter  (rxponeie  el 
curai  e)  en  présence  de  toute  l'Eglise, afin,  par  là,  de  concourir 
à  l'édification  commune  et  de  faciliter  votre  propre  guérison. 
Cependant  ceci  mérite  considération  et  ne  doit  se  faire 
qu'après  rnùre  réflexion  de  la  part  de  ce  médecin  [In  Ps 
xixvn,  Hom.,  II,  6,  P.  G.,  XII,  i386A-  B). 

II  est  difficile,  semble-t-il,  d'exprirner  avec  plus  de 
netteté  la  nécessité  de  la  confession,  de  la  confes- 
sion secrète.  Non  seulement  elle  est  le  préliininairo 
indispensable  de  la  confession  publique  —  ou  peut- 
être  tout  simplement  de  la  pénitence  publique  en 
général  :  Mgr  B.iTiKi.oi.,  dans  sa  dernière  édition 
(1920,  p.  3.^4,  note  3)  met  justement  en  doute,  nous 
semble-t-il,  qu'Origène  ait  ici  en  vue,  comme  pos- 
sible, une  confession  publique  proprement  dite  — 
c'est  le  confesseur  et  point  le  pécheur  qui  décide  s'il 
y  a  lieu  d'y  procéder;  mais  de  plus,  elle  peut  suffire  : 
ce  n'est  qu'autant  qu'il  y  verra  profit  pour  le 
pénitent  et  pour  la  communauté,  que  le  confesseur 
pourra  prescrire  ou  conseiller  la  manifestation 
ou  l'expiation  publique  de  la  faute. 


S9.  —  Toutefois  on  s'est  acharne  à  atténuer  le 
sens  et  à  restreindre  la  portée  de  ce  passage  d'Ori- 
gèiie.  Dans  le  médecin  indi(|ué,  on  s'est  refusé  à 
reconnaître  nécessairement  un  prêtre  :  il  n'y  aurait 
pas  lieu  dans  ce  cas  d'insister  ainsi  sur  les  qualités 
et  les  mérites  personnels  à  exiger  de  lui.  La  circons- 
|)eclion  recommandée  aux  lidèles  dans  le  choix  à 
l'aire  de  leur  confesseur  serait  offensante  pour  le 
clergé  el  de  nature  à  éveiller  la  défiance  envers  lui. 
D'ailleurs  est-il  probable  que  le  clergé  d'une  Eglise, 
de  Gésarée  en  particulier,  l'fit  alors  as'^cz  nombreux 
pour  rendre  possible  un  tel  choix?  Ori,i;ène  ne  par- 
lerait donc  ici  que  d'une  manifestation  spontanée 
des  troubles  de  la  conscience;  le  médecin  à  consul- 
ter ne  serait  qu'un  conseiller  bénévole  et  particuliè- 
rement autorisé  à  raison  de  ses  lumières  et  de  son 
mérite  persoiinels. 

Mais  ce  sont  là,  on  le  voit,  considérations  psycho- 
logiques el  subjectives,  qui  se  heurtent  à  une  série  de 
faits  incontestables. 

U  est  incontestable  en  effet,  et  Zezschwitz,  par 
exemple,  l'a  fait  remarquer  (Xeitsclir.  f.  Prutestan- 
tismiis  und  Kirche,  1862,  p.  364),  qu'il  appartient  à  ce 
conseiller  de  prescrire  ou  d'interdire  le  traitement 
public  du  péché.  Or,  au  m'  siècle,  alors  que  la  hié- 
rarchie est  si  solidement  constituée,  est-il  vraisem- 
blable qu'un  simple  fidèle  ait  pu  assumer  cette  respon- 
sabilité'.'Origène  avait  cependant  des  raisons  bien 
personnelles  de  savoir  que,  «  in  conventu  tolius  Ecclc- 
siae »,  l'initiative  de  la  parole  à  prendre  ou  à  donner 
n'appartenait  pas,  fût-il  prêtre,  au  premier  docteur 
venu.  Saint  Cyprien  n'était  pas  le  seul  évcque  à  re- 
vendiquer pour  le  clergé  le  droit  exclusif  de  régir  les 
lidèles.  Et  rien  ne  sert,  pour  éluder  la  force  de  cette 
remarque,  d'en  appeler,  comme  le  fait  Holl  (.Bh/Ah- 
siasnius  und  Bussgenalf,  p.  aS^),  à  l'autorité  dont 
jouissaient  alors  les  i  confesseurs  »,  c'est-à-dire,  les 
martyrs,  dans  les  Eglises.  .S'il  est  quelque  chose  de 
bien  établi  au  sujet  du  rôle  joué  par  ces  «  confes- 
seurs »,  c'est  que  leur  intervention  en  faveur  «les 
pénitents  se  bornait  à  leur  obtenir  la  remise  de  leur 
peine  et  ne  produisait  d'ailleurs  son  effet  qu'autant 
que  l'évcque  la  ratiliait  (Cf.  S.  Cyprien,  Ep,,  xv,  i, 
3;  XVI,  3;  xxvii,  i;  De  Inpsis.  xvu.  xvin.  xxxvi). 
De  plus  il  est  bien  manifeste  que  le  personnage  visé 
et  décrit  ici  par  Origène  n'a  aucun  des  traits  des 
«  confesseurs  »  martyrs. 

I!  est  à  remarquer  en  outre,  et  Zezschwitz  l'a  fait 
également  observer  (loc.  cit.),  que  le  traitement  \m- 
blic  du  péché  n'est  pas  envisagé  comme  nécessaire  :  le 
médecin  consulté  peut  en  dispenser,  ou  plutôt,  ne  le 
prescrit  qu'exceptionnellement,  et  rien  n'indique  que 
la  guérison,  à  son  défaut,  soit  compromise.  Est-ce  à 
un  simple  laïque,  dans  ce  cas,  qii'Origène  en  attribue- 
rait le  mérite?  Le  prétendre  serait  contredire  à  son 
allirmation  si  nette  du  De  Vratione  (xxviii,  P.  G.,  XI, 
528)  que,  si  nous  pouvons  tous  remettre  les  péchés 
commis  contre  nous,  il  n'y  a  que  les  apôtres  et  leurs 
successeurs  à  pouvoir  remettre  les  péchés  au  nom 
de  Dieu.  Le  texte  considéré  en  lui-même  s'oppose 
donc  à  ce  qu'on  voie  dans  le  médecin  autre  chose 
qu'un  personnage  olliciel  de  l'Eglise,  qu'un  membre 
du  clergé. 

Le  commentaire  sur  la  résurrection  de  Lazare 
marque  aussi  à  plu'^ieurs  reprises  que  le  ministère 
de  la  pénitence  est  un  ministère  réservé.  Lazare  au 
tombeau  est  l'image  du  pécheur  ;  il  se  lève  à  la  voix 
de  Jésus;  encore  faut-il  que  ses  bandages  lui  soient 
ôtés  par  ceux  qui  ont  reçu  ce  pouvoir,  roH  S-Ma/ii-joi; 
■y.ftijvt  -j'j-'.-i,  TOî;  >û3«i  «iriv  Sj-jy./xhoii.  In  Joan.,  t.  XXVIII, 
6.  7,  P.   G.,  XIV,  6of)AD;  697C. 

Du  reste,  les  passages  parallèles  déjà  cités  écar- 
tent d'avance  toutes  ces  interprétations  et  toutes  ces 


1807 


PENITENCE 


1808 


échappatoires.  Le  caractère  de  ces  médecins  des 
âmes,  Origène  lui-même  nous  l'a  fait  connaître;  il 
nous  l'a  dit,  en  propres  termes  et  à  plusieurs  repri- 
ses, ce  sont  les  lévites,  les  prêtres,  les  pontifes, ceux 
qui  participent  au  sacerdoce  du  ^rand  médecin  que 
fut  le  Clirist.  Quant  à  son  insistance  sur  la  nécessité 
d'éprouver  leur  compétence  et  leur  mérite  personnel, 
lui-même  encore  nous  en  donnera  la  raison  :  autre 
chose  est  avoir  reçu  la  grâce  du  sacerdoce  et  en 
remplir  les  fonctions,  autre  chose  posséder  les  qua- 
lités et  les  vertus  qui  lui  donnent  sa  splendeur. 
N'importe  quel  prêtre  peut  s'acquiter  de  son  minis- 
tère auprès  du  peuple,  mais  il  en  est  bien  peu  qui 
possèdent  la  dignité  de  vie,  la  plénitude  de  doctrine 
et  de  science  qui  est  requise  («  Uiium  est  sacerdotii 
nomen,  sed  non  uiia  vel  pro  vitae  meritovel  pro  animi 
virtutibus  dignitas  »  (In  t.ev.,  Ilom.,  vi,  6,  P.  (j'.,X11, 
473). 

Voilà,  croyons-notis,  d'où  vient  l'insistance  d'Ori- 
gène  sur  la  nécessité  d'éprouver  d'abord  la  valeur  et 
la  compétence  de  son  médecin.  Il  s'y  manifeste  sans 
doute  une  tendance  exagérée  à  faire  dépendre  l'effi- 
cacité du  traitement  prescrit  du  mérite  de  celui  qui 
l'impose  :  tendance  très  réelle  chez  Origène  (cf.  In 
Mattli.,  Commentai.  XII,  A  G.,  XUI,  ioi3-ioi5;  De 
Oratione,  xiviii,  P.  G.,  XII,  5a8),  mais  qui,  on  le 
sait,  ne  lui  est  pas  personnelle.  L'attitude  d'une 
partie  de  l'épiscopat  africain  et  asiati(|ue  à  l'égard 
des  conditions  de  l'eflicaeité  des  sacrements  en  géné- 
ral est  bien  connue.  Mais  elle  n'inlirme  aucunement 
l'interprétation,  corroborée  par  ses  autres  affirma- 
tions, que  dans  l'Eglise  les  médecins  des  âmes  sont 
les  prêtres. 

30.  —  Une  autre  de  ses  homélies  affirme  d'ailleurs 
plus  nettement  encore,  s'il  est  possible,  cette  néces- 
sité absolue  de  la  confession.  Elle  est  le  seul  moyen 
de  prévenir  le  témoignage  accusateur  du  démon  et 
la  publication  de  nos  fautes  au  jour  du  jugement. 

Car  tout  y  sera  nianifesto  et  tout  y  sera  mis  au  jour.  Que 
nous  agissions  en  secret;  qu'il  ne  s'agisse  que  d  une  parole, 
que  d'une  pensée  secrète,  tout,  absolument  tout  doit  Pire 
publié  et  proclamé.  11  y  aura  là,  pour  y  pourviiir,  celui  qui 
est  à  la  fois  l'instigaleur  et  le  dénonciateur  du  pécbé  :  le 
même  qui  nous  pousse  à  mal  faire  se  fait  ensuite  notre  accu- 
sateur. Mais,  si  nouslo  prévenons  pendant  notre  vie  en  nous 
accusant  nous-mêmes,  nous  échappons  à  sa  malice  :  Dis  toi- 
même  tes  iniquités  tout  le  premier,  si  tu  veu.\  être  justilié 
[/s.,  xiiii,  aé].  Voyez-vous  bien  le  mystère  dont  je  vous 
parle  ?  Dis  loi-mème  le  premier  ;  pour  l'apprendre  à  préve- 
nir celui  qui  se  dispose  à  l'accuser.  Toi  donc,  prends  les 
devants,  afin  qu'il  ne  to  prévienne  pas.  Si  tu  parles  le  pre- 
mier, si  tu  offres  le  sacrifice  de  la  pénitence  ;  ..  si  tu  fais  mou- 
rir la  chair  alin  que  ton  esprit  soit  sauf  au  jour  du  Seigneur, 
il  te  sera  dit  à  toi  aussi  ;  parce  que  lu  as  souffert  penuant  ta 
vie,  maintenant  jouis  du  repos.  C'est  la  parole  de  David  au 
psaume  xxxi,  5  ;  j'ai  fait  connaître  mon  iniquité  et  je  n'ai 
pas  dissimulé  mon  péché,  ,rar  dit  ■  je  déclarerai  contre  moi- 
même  mon  injustice,  et  vous,  vous  m'avez  remis  l'impiété 
de  mon  cœur.  \'oyez-vou3  que  la  déclaration  du  péché  en 
procure  la  rémission?  Prévenu  par  notre  propre  accusation, 
le  diable  ne  pourra  plus  uous  accuser,  Nous  faire  nos  propres 
accusateurs,  c'est  travailler  à  notre  salut.  Attendre  que  le 
démon  nous  accuse,  c'est  aller  au-devant  de  notre  perte  :  le 
diable  aura  pour  compagnons  dans  la  géhenne  ceux  qu'il  aura 
pu  convaincre  d'avoir  été  ses  associés  dans  le  crime  (/n  Ler., 
fjom.,  111,4,  P-  G.,  XII,  429). 

Nécessité  de  la  confession,  et  de  la  confession  pour 
les  fautes  les  plus  secrètes  elles-mêmes,  voilà  ce 
qu'affirme  ici  Origène.  Et  il  n'y  a  pas  de  doute  que 
cette  confession  ne  doive  se  faire  à  un  prêtre.  Mani- 
festement elle  est  orale,  elle  est  préliminaire  à  la 
pénitence  ecclésiastique  :  tout  au  plus  pourrait-on  se 
demander  s'il  s'agit  d'une  confession  publique  ou 
privée.  Mais  les  passages  précédemment  cités  ne 
permettent  pas  de   douter  que    celle-ci  n'y  soit  au 


moins  supposée,  et  l'homélie  qui  précède  celle-ci 
(In  I.ev.,  Hom,,  ir,  4)  nous  oblige  à  admettre  qu'elle 
y  est  directement  visée  :  c'est  à  la  même  parole  de 
David  qu'Origène  rattache  cette  révélation  au  prêtre 
qu'il  décrit  comme  faisant  partie  de  la  «  dure  et 
laborieuse  rémission  du  péché  »  (ci-dessus,  n.  28). 

31.  —  En  même  temps  qu'il  énonce  la  doctrine, 
Origène  en  donne  donc  la  preuve  :  on  vient  de  voir 
à  quels  textes  de  l'Ancien  Testament  il  rattache  cette 
nécessité  et  cette  efficacité  de  la  manifestation  du 
péché  par  le  coupable;  c'est  un  des  motifs  pour  les- 
quels nous  avons  insisté  sur  son  témoignage.  Par 
lui-même  d'ailleurs,  celui-ci  est  de  premier  ordre. 
L'homme  qui  le  rend  est  des  moins  suspects  de 
"  sacerdotalisme  »,  et  l'époque  pour  laquelle  il  dépose 
est  antérieure  à  cette  crise  novatienne,  d'oi'i  l'on  date- 
rait volontiers  l'organisation  du  système  pénitentiel 
à  base  de  confession.  Origène  coupe  donc  court  à 
toutes  ces  tentatives  de  rajeunissement. 

Mais  il  s'en  faut,  d'autre  part,  que  sa  démonstra- 
tion de  la  nécessité  de  la  confession  lui  soit  person- 
nelle. Après  lui  tout  au  moins,  on  peut  la  considé- 
rer comme  classique  :  écrivains  et  orateurs  se  réfè- 
rent constamment  à  ce  même  passage  d'Isa'ie  (xuii, 
a6)  sur  l'aveu  préventif  du  péché  :  nous  en  verrons 
plus  loin  divers  exemples.  Ce  n'est  pas  que  le  sens 
en  soit  évidemment  celui  de  la  confession  propre- 
ment dite.  Même  lu  dans  le  texte  des  Septante,  il  peut 
s'entendre  au  contraire  d'une  manifestation  quelcon- 
que du  péché.  Mais  l'argumentation  qu'on  y  appuie 
atteste  la  conviction  oii  l'on  est  de  la  nécessité  d'un 
aveu  oral  pour  le  pardon  du  péché.  Aussi  reprend-on 
également  la  comparaison  développée  par  lui  de  la 
consultation  du  médecin. 

Continuons  cette  revue  des  témoignages  qui  mon- 
trent la  confession  à  la  base  de  la  pénitence  ecclé- 
siastique. 

3S.  —  La  Didascalie  des  Apôtres  (Syrie,  seconde 
moitié  du  m'  siècle),  qui  décrit  si  longuement  les 
fonctions  pénitentielles  de  l'évêque,  le  fait  dans  le 
langage  le  plus  technique  de  la  médecine  et  de  la 
chirurgie.  Même  quand  le  pécheur  lui  est  dénoncé, 
il  doit,  avant  de  sévir  et  de  recourir  à  l'opération 
douloureuse  de  l'excommunication,  letrailer  en  par- 
ticulier (II,  xxxviii,  I,   éd.  Funk,  p.  13^  et  126). 

Agissez,  lui  est-il  dit  ensuite,  agissez  envers  tous  les 
pécheurs  en  médecin  compatissant,  et  employez  pour  le» 
guérir  toute»  les  ressources  de  votre  art;  ne  vous  hâtez  pas 
d'araputer  les  membres  de  l'Eglise  ;  recourez  d  abord  aux 
remèdes  moins  violents;  voyez  la  profondeur  de  la  plaie.  .  . 
S'il  y  a  un  cancer,  appliquez  le  caustique  du  jeûne  ..  Ne 
soyez  donc  pas  prorai)t  à  trancher  et  à  scier;,,,  usez  d'abord 
du  bistouri;  ouvrez  la  lumeur  alin  tie  voir  au  fond  et  de 
découvrir  la  cause  secrète  du  mal.  C'est  seulement  en  cas 
de  refus  de  la  pénitence,  et  quand  il  ne  reste  aucun  espoir, 
qu'il  faut  vous  résigner  à  couper  et  à  rejeter  de  l'Eghse 
(II,  S1.1,  3-9,  Funk,  p.  i3o-i3a). 

L'auscultation,  on  le  voit,  est  à  la  base  de  ce  traite- 
ment des  âmes  par  la  pénitence  publique. 

33.  —  ApHBAATE.un  évêque  persan  de  la  première 
moitié  du  iv  siècle,  a  toute  une  homélie  sur  ce 
thème  {Denionstr.,  vu,  De  paenilentibus,  éd.  Graffin- 
Nau,  P.  a.,  t.  I,  p,  3i3-36o). 

Toutes  les  douleurs  se  guérissent,  pourvu  qu'un  sape 
médecin  les  connaisse  (n*  2,  p  3i5j  Voilà  pourquoi  le  sol- 
dat blessé  sur  le  champ  de  bataille  se  confie  au  médecin.  De 
même  celui  qui  a  été  blessé  par  le  démon  ne  doit  pas  avoir 
honte  de  confesser  sa  faute  et  de  réclamer  le  remède  de  la 
pénitence.  Le  soldat  qui  craint  »ie  montrer  sa  blessure  devient 
vite  victime  de  la  gangrène  qui  lui  ronge  tout  le  corps  ;  s'il 
la  montre  au  contraire,  il  est  guéri  et  peut  reprendre  la  cam- 
pagne. De  même  pour  le  blessé  de  nos  combats.  Il  a  ce 
moyen  de  recouvrer  la  santé  :  dire:  j'ai  péché,  et  demander 
la  pénitence.  Si  quelau  un  a  bo:]"-  •'.c  le  faire,  il  ne  pourra 


1809 


PENITENCE 


1810 


pas  être  guéri,  faute  de  découvrir  ses  blessures  tiu  médecin 
lu'  3,  p.  3i8)...  Vous  donc,  reprend  l'orateur  qui  avez  été 
blessés,  no  craignez  pas  de  dire  :  J'ai  succombé  dans  le 
combat  (n.  8,  Sas).  Celui  ijui  confesse  son  péché,  Dieu  le 
lui  remet  (n"  i4,  p.  334). 

Parce  que  son  discours  s'adresse,  seuible-l-il.  à  des 
hommes  voués  à  la  vie  érémilique,  qu'il  paraît  tout 
au  moins  les  viser  eux  aussi  et  eux  surtout,  on  pour- 
rait être  tenté  de  n'y  voir  qu'une  exhortation  à  la 
coulpe  monastique.  Mais  les  fautes  qu'il  a  en  vue 
pouvant  être  manifestement  les  fautes  qui  entraînent 
la  mort  éternelle  (n"  aS)  f  t  les  médecins  auxquels  il 
adresse  les  pécheurs  étant  i.  ceux  qui  détiennent  la 
clef  des  portes  du  ciel  et  les  ouvrent  aux  pénitents  » 
(n"  11,  p.  33o),  cette  interprétation  restrictive  se 
trouve  exclue  :  le  pouvoir  des  clefs  ne  peut  viser  que 
ces  «  dispensateurs  des  trésors  divins  »  dont  il  dit 
ailleurs  {Veinunstr.,  xiv,  44.  V-  706)  que  le  Seigneur 
leur  a  donné  le  ]>ouvoirde  lier  el  de  délier  et  dont  il 
se  plaint  ici  (vu,  26)  que  certains  refusent  d'accorder  la 
pénitence  à  des  âmes  ayant  confessé  leurs  péchés, 
comme  il  s'indigne  là  (xiv,  44)  qu'ils  usent  arbitrai- 
rement de  leur  pouvoir  d'excommunier  et  d'absou- 
dre. La  confession  dontAphraate  prêche  si  vivement 
la  nécessité  est  donc  bien  destinée  à  obtenir  des 
ministres  de  l'Eglise  le  pardon  du  péché. 

34.  —  Son  langage  d'ailleurs  se  retrouve,  et  plus 
clair,  dans  un  commentaire  d'Isaie  publié  en  appen- 
dice aux  œuvres  de  saint  Basilk,  et  qui,  s'il  n'est  pas 
du  grand  Cappadocien,  est  tout  au  moins  d'un  de 
ses  contemporains.  La  nécessité  de  la  confession  s'y 
trouve  très  nettement  allirmée. 

C'est  à  propos  du  ch.  ix,  v.  18.  Le  texte  grec  y 
porte  que  «  l'iniquité  sera  brûlée  comme  le  feu;  elle 
sera  dévorée  par  le  feu  comme  la  mauvaise  herbe  des 
champs,  quand  elle  est  sèche;  et  elle  prendra  feu 
dans  l'épaisseur  des  forêts  ».  Le  commentateur 
reconnaît  là  le  moyen  que  Dieu,  dans  sa  bonté  pour 
les  hommes,  leur  a  donné  pour  faire  disparaître  les 
iniquités  destinées  à  alimenter  les  feux  vengeurs  de 
sa  justice  (/*.  G.,  XXX,  5ao  D).  Or  ce  moyen  com- 
porte la  manifestation  des  péchés  par  la  confession. 
Ceux  qui  ne  voudront  pas  y  recourir  seront  brûlés 
comme  les  fourrés  épais  de  la  foret. 

Il  [le  prophète!  appelle  [en  effet]  épaisseurs  de  la  foret 
ceux  doni  lânie  est  en  dessous  et  demeure  dans  l'ombre 
(tcCç  i/nGÙyGui  *<«<  o'j-jezmv.autvovi  rr,  rny.-joiy),  ceux  qui  gardent 
beaucoup  de  fautes  dans  les  replis  cachés  de  leur  cœur 
(521  b)  Far  contre,  en  "  meltaiil  à  nu  les  péchés  par  la  LOn- 
fession  »  (èàv  •jvjjmù'suiiî-j  t^v  «aa^riav  ôià  rf,^  £^û//c/cyï;ff£w;), 
nous  en  faisons  de  l'beibe  sèche,  susceptible  d'être  bridée 
par  le  feu  purificateur  (5:iiA).  Et  cela  est  indispensable, 
car  si  notre  péché  ne  devient  pas  de  l'herbe  sèche,  il  ne 
sera  pas  dévoré  et  consumé  par  le  feu  (5aiB). 

Ceci  est  déjà  clair  :  cette  confession,  qui,  par 
opposition  à  la  dissimulation  du  ])éehé,  le  met  en 
plein  jour,  ne  peut  être  qu'un  aveu  fait  à  des  hommes. 
Mais  ces  hommes,  le  commentateur  va  nous  les  nom- 
mer lui-même  au  chapitre  suivant:  ce  sont  les  mi- 
nistres de  l'Eglise. 

Le  prophète  parle  maintenant  (s,  19)  de  ceux  qui 
échappent  au  feu.  Ils  pourraient  être  comptés;  et 
un  enfant  les  inscrira.  Voilà,  dit  le  commentateur, 
les  pécheurs  qui,  par  crainte  de  la  colère  de  Dieu, 
fuient  le  péché  par  la  pénitence  (548A).  Quant  au 
jietit  enfant  qui  les  inscrit. 

Personne  ne  refusera  d'y  leconnaitre  les  préposés  de 
l'Eglise  {-zoli  TT^ûecTtfJTa^  iv  rf,  ^"Ey/jy^tiiv^  à  cause  de  l'inLégriLé 
de  leur  conduite  el  à  cause  de  la  confidence  que  leur  font  lus 
|iL'chcurs  des  secrets  dont  personne  n  est  le  témoin,  sauf 
celui  (jui  scrute  l'intime  de  tous  les  cœurs  (otà  tc  T.tti-ziCfT&'/.t 

~.J-ùV.   TcDv    ïJyLtKÛTïîZOTCiiV  Ta    àT.CJ:^Y,TV ^   o.v   CUOfiù  /i&'^TUç,  £t  fl'r   Ô 

TK  ïi.f,\,~Ty.  ixKcrm  ôupii/vbi/juoi).     Voilà   ceux    qu'il   inscrit  : 


ceux  qui  fuient  le  feu   et  qui  acceptent  la  purificntion  par  la 
pénitence  i^5481î-C). 

On  ne  saurait  trop  souligner,  croyons-nous,  ce 
témoignage  des  Eglises  d'tlrient.  Celui  des  Eglises 
d'Occident  est  tout  aussi  allirmalif. 

35.  —  A  Barcelone,  en  Espagne,  le  saint  évêque 
Pacien  met  une  passion  émue  à  prêcher  la  pénitence 
à  son  peuple.  Mais  cette  pénitence  comporte  mani- 
festement la  confession  préalable: 

Mes  frères,  dit-il  dans  son  Exhortation  à  la  pi'nileiue 
et  en  s'adressanl  aux  pécheurs  que  la  honte  empêche  de 
recourir  au  remède  de  la  pénitence  ;  mes  frères,  ayez  au 
moins  pitié  de  vos  prêtres.  Ils  sont  responsables,  u  Ne  vous 
hâtez  pas,  écrit  saint  Paul  à  Timothée  (1  Tint.,  v,  aa],  ne 
vous  hàttz  pas  d'imposer  les  mains  [pour  l'absolution]  :  vous 
participeriez  aux  péchés  d'.iutrui.  »  Et.  vous,  vous  trompez 
le  prêtre;  vous  abusez  de  son  ignorance  et  de  l'impuissance 
où  il  sa  trouve  ilo  prouver  ce  qu'il  ne  connaît  qu'à  moitié. 
Je  vous  en  supplie,  au  norn  du  danger  que  vnus  me  faites 
courir  à  moi-même,  au  nom  de  ce  Dieu  qui  n'ignore  rien  de 
ce  qui  est  caché,  cessez  de  tenir  cachées  les  blessures  de 
votre  conscience.  Les  malades,  eux,  n'ont  pas  honte  des 
médecins,  même  si  c'est  aux  parties  les  plus  intimes  et  les 
plus  honteuses  qu'il  faut  appliquer  le  fer  et  le  feu  [P.  t., 
XIll,  I0S6). 

Puis  le  saint  évêque,  venant  à  ceux  qui  ont  le 
courage  de  se  confesser,  mais  refusent  de  passer 
outre  et  d'accepter  ou  d'accomplir  les  pénitences 
nécessaires,  reprend  la  même  image  (xi)  : 

A  ceux  maintenant  qui  ont  eu  la  sagesse  de  bien  con- 
fesser leurs  blessures,  mais  qui  paraissent  ignorer  en  quoi 
consiste  la  pénitence  et  quel  est  le  remède  de  leurs  maux. 
Ils  ressemblent  à  ces  malades  qui  veulent  bien  découvrir 
leurs  plaies  et  leurs  tumeurs  et  n'hésitent  pas  à  faire  leur 
confession  au  médecin,  mais  (jui  refusent  ensuite  d'appli- 
quer le  pansement  et  d'absorber  les  potions  j)rescriptes. 

Ce  langage  est  classique.  Il  remonte  à  l'Evangile 
même:  le  Christ,  en  ap|)elant  à  lui  le»  pécheurs,  ne 
s'est-il  pas  appelé  leur  médecin'? 

36.  —  A  Milan,  saint  Ambhoisb  est  tout  aussi 
traditionnel  et  toutaussipressant.  Au  premier  abord 
cependant,  il  paraît  étrange  que  son  traité  de  la 
Pénitence  ne  soit  pas  plus  explicite  sur  la  confession 
proprement  dite.  En  un  seul  passage  peut-être  (1.  II, 
chap.  IX,  86,  rapproché  de  ch.x,  91),  l'aveu  an  prêtre 
s'y  trouve  mentionné  en  propres  termes.  Partout 
ailleurs,  à  s'en  tenir  aux  mots  eux-mêmes,  la  con- 
fession dont  il  parle  pourrait  s'entendre  de  celle  qui 
se  fait  directement  à  Dieu.  Mais  cette  manière  de 
procéder  est  ce  qui  prouve  le  mieux  jusqu'à  quel 
point  l'aveu  a  l'homme  était  considéré  comme  faisant 
partie  de  la  pénitence.  Celle-ci,  en  effet,  se  demande 
au  prêtre,  et  saint  Ambroise  emploie  constamment 
des  formules  qui  supposent  ce  recours  préliminaire 
(paeniwntinm  petunt.  uccipiiint  ;  poscunl  paeniten- 
tiam).  Cette  démarche,  ajoute-t-il,  est  ce  qui  coûte 
le  moins  aux  pécheurs.  Beaucoup  s'y  résignent  par 
crainte  des  jugements  de  Dieu  —  «  pleriqiie  futuri 
supplicii  metu,  peccatortim  suoriim  conseil,  paeni- 
lentitim  petunt  »  (x,  86)  —  qui  n'osent  pas  ensuite 
alTronter  l'humiliation  de  la  pénitence  publique  — 
«  et,  cum  acceperint,  puhlicae  supplicationis  revocan- 
tiir  piidore  »  (ibid.).  Et  c'est  lui,  alors,  qui  les 
exhorte  à  passer  outre,  en  leur  rappelant  le  courage 
qu'ils  ont  eu  déjà  de  se  confesser.  Il  n'y  a  plus  que 
Dieu  désormais  à  satisfaire,  et  lui  sait  tout,  tandis 
que  l'homme,  auquel  on  s'est  adressé  déjà,  ignorait: 
«  An  quisquam  ferat  ut  eruliescas  Deum  ro^are,qui 
non  eruhescis  ro^are  horninern  ?  et  piideat  te  Deo  sup- 
plicare,  qiiem  non  laies,  cum  te  non  pudeat  peccala 
tua  homini,  queni  lateas,  ronfileri?  «  (II,  x,  91), 

La  confession  au  prêtre  est  donc  loin,  on  le  voit, 
:  d'être  absente  de  ce  tableau  de  la  pénitence,  L'om- 
■   bre    même    où    l'auteur  a  pu   la  laisser   atteste   la 


1811 


PENITENCE 


1812 


conviction  où  l'on  était  alors  de  sa  nécessilé.Dans  tous 
les  passages  où  il  parle  de  l'aveu  du  péché,  ses  con- 
temporains n'avaient  aucune  peine  à  la  reconnaître. 
Car  il  est  ellicace,  cet  aveu,  il  procure  celte  rémission 
du  péclié  qui  est  le  but  et  le  terme  de  la  pénitence: 
«  Veux-tu  être  justilié?  avoue  ta  faute,  car  l'humble 
confession  du  péché  en  dissout  tous  les  liens  »  (il, 
VI,  4o)-  Il  3  pour  elfet  de  prévenir  et  d'écarter  les 
accusations  du  démon  :  saint  Ambroise  le  prouve  par 
les  textes  classiques  : 

Craignons  le  Seigneur,  prévenons-le  en  confessant  nos 
péchés.  Pourquoi  craindre  d'avouer  nos  iniquités  à  ce  bon 
inaiLrePDis  tes  iniquités,  est-il  écrit,  pour  être  justifié.  Coiui- 
l.'i  est  justilié,  en  efiet,  qui  reconnaît  de  lui-même  son 
crime;  le  juste  se  fait  à  lui-memi''  son  premier  accusateur 
[Prov.,  viii,  i^j.  Le  Seigneur  connaît  tout,  mais  il  attend  ta 
voix,  non  pas  pour  le  punir  mais  pour  te  pardonner  ;  il  ne 
veut  pas  que  le  démon  puisse  l'insulter  et  te  reproclier 
d'avoir  caché  les  péchés.  Préviens  cet  accusateur;  si  tu 
l'accuses  toi-même,  lu  n'auras  pas  à  le  craindre  ;  si  tu  te 
dénonces  toi-mêmo,  malgré  la  mort,  lu  revivras  (II,  vu, 
5a-53). 

Mais  il  doit  être  oral,  cet  aveu.  Nous  venons  de 
l'entendre  ;  saint  Ambroise  le  répète  : 

Toi  qui  gis  à  terre  dans  les  ténèbres  de  ta  conscience  et 
comme  dans  la  prison  infecte  de  tes  crimes,  sors,  fais  con- 
naître ta  faute,  et  tu  seras  justilié  :  c'est  en  etlet  une  confes- 
sion salutaire  que  cette  confession  des  lèvres  :  Oie  enim  fît 
con/essio  ad  saluicm  )i  (Il,vii,  Sg).  Montre  ta  blessure  au 
médecin.  Il  la  connaît,  mais  il  désire  entendre  ta  voix  (II, 
VIII,  6C). 

37.  —  Toutefois  ces  traits,  si  apparents  pour  les 
contemporains,  ont  perdu  depuis  lors  beaucoup  de 
leur  netteté.  Les  protestants  du  moins  et  certains 
historiens  du  dogme  se  refusent  à  y  reconnaître  la 
confession  proprement  dite.  Pour  n'être  pas  au  pre- 
mier plan,  la  personne  du  prêtre  leur  écliappe,  et  le 
litléralisme  leur  fait  contester  qu'il  en  soit  question. 
Elle  n'est  pas  indiquée  ou  du  moins  pas  assez  sou- 
vent et  assez  clairement.  Or,  voilà  jusleinenl  par  où 
leur  méthode  se  condamne:  nulle  part  peut-être  elle 
ne  se  laisse  prendre  aussi  aisément  en  défaut. 

Ce  tableau,  en  effet,  de  la  pénitence,  saint  Am- 
broise, qui  l'a  tracé,  nous  l'a  aussi  expliqué.  Son 
commentaire  de  la  parabole  de  l'enfant  prodigue 
{Ejcpositio  ei'ang.  sec.  Litc,  I.  VII,  n"  224-23S)  nous 
le  montre  vivant.  Or,  sans  que  le  prêtre  y  soit 
nommé,  la  confession  faite  au  prêtre  y  apparaît 
néanmoins  comme  étant,  avec  la  demande  du 
pardon,  la  condition  même  de  la  rémission  du  péché 
par  l'Eglise.  «  Pourquoi  s'indigner,  demande  saint 
Ambroise,  en  parlant  des  rigoristes  qui,  comme  le 
frère  aîné  du  prodigue,  condamnent  la  pratique  de 
cette  rémission,  qiiomodo  indigna[n]lur  quando 
ALicui  PECCATUM  FATENTi  el  diii  indiilgeiiliam  deplo- 
ranli  venia  relax atnr  ?  »  (n*  238,  P.I..,  XV,  \--fi'X). 
Celte  confession,  de  plus,  ne  vient  qu'après  une 
autre,  la  première,  dit  saint  Ambroise,  qui  s'adresse 
à  Dieu  seul  et  qui  se  fait  toute  dans  le  cœur,  quand 
le  pécheur  se  retrouve  enfln  vers  Dieu  pour  lui 
crier  son  «  peccavi  s  :  «  Pater,  inqiiit,  pcccavi  in 
cnelum  et  corain  te.  Haec  est  prima  con/essio  apitd 
ai(clorem  natarae,  praesulem  misericordiae,  arbi- 
trum  ciilpae.  »  Mais  c'est  précisément  parce  que  cet 
aveu  du  cœur  est  tout  intime,  qu'il  ne  sullit  pas. 
Dieu,  bien  qu'il  sache  tout,  veut  qu'il  soit  suivi  d'un 
autre  qui  sera  oral  :«  /laec  est  prima  cunfessio  apud 
aactoreni  naturae...  Sbd,  etsi  Deus  noxit  omnia, 
vocEM  TAMKs  Tu.vK  coNFEssioNis  cxpectat.  Ore  enim 
fit  confessio  ad  sahitem.  »  Et  c'est  cette  seconde  con- 
fession qui  correspond  à  celle  que  nous  contemplions 
tout  à  l'heure  :  par  elle,  le  pécheur  se  charge  lui- 
même;  il  écarte  l'odieux  de  l'accusation   à  venir  en 


prévenant  son  accusateur.  Par  elle  encore  il  obtient 
l'intercession  non  seulement  du  Christ,  mais  aussi 
de  l'Eglise  et  de  tout  le  peuple  lidèle  :  «  ConfUere  ut 
interveniat  pro  te  Christus,  quem  adiocatum  habemtts 
apud  Patrem  ;  rogel  pro  te  Ecclesia,  et  illacryinet 
popiilus.  »  Aussi  est-ce  alors  qu'il  peut  être  tenté 
d'user  de  dissimulation  :  •<  Frustra  telis  occultare.  » 
Mais  on  l'avertit  que  ce  serait  peine  perdue  :  car, 
encore  qu'elle  soit  orale,  cette  confession  ;  encore 
qu'elle  donne  prise  à  l'Eglise  sur  le  coupable  et  donc 
qu'elle  s'adresse  à  son  ministre,  c'est  Dieu  toutefois 
qui  y  présiile,  et  voilà  pourquoi  la  dissimulation  y 
serait  inutile.  Dieu  sait  tout,  et  donc  il  n'y  a  pas 
plus  de  protil  à  taire  quelque  chose  qu'il  n'y  a  de 
danger  à  tout  révéler  :  a  Frustra  aulem  velis  occul- 
tare, quem  niliil  fallut,  et  sine  periculo  prodas,  qund 
scias  esse  jam  cognitum  »  (n'  225,  P.  /..,  XV,  1760). 
En  d'autres  termes,  celle  deuxième  confession,  quoi- 
que se  faisant  à  Dieu,  est  une  confession  orale,  une 
confession  où  l'on  peut  dissimuler,  une  confession 
qui  a  pour  elfet  d'obtenir  la  participation  aux  prières 
de  l'Eglise  pour  les  pénitents  ;  or,  rien  de  tout  cela 
n'est  possible  si  elle  ne  s'adresse  pas  aussi  au  mi- 
nistre de  la  j)énitence,  et  c'est  donc  en  méconnaître  la 
nature  que  d'en  prétendre  le  prêtre  exclu  parce  qu'il 
n'y  est  pas  nommé. 

38.  —  Ainsi  l'entend  bien  Paulin,  le  secrétaire  de 
saint  Ambroise.  Le  chapitre  xxxix  de  la  vie  de  son 
maître  n'est  pour  ainsi  dire  qu'un  décalque  de  son 
tableau  de  la  pénitence.  Pour  montrer  l'évcque  dans 
ses  fonctions  de  pénitencier,  le  biographe  reprend 
les  idées  et  jusqu'aux  expressions  du  traité  de 
Paenitenlia  :  la  confession  a  pour  but  d'obtenir  la 
pénitence  —  ob  percipiendam  paeniteniiam  lapsus 
suos  confessus  —  mais  elle  ne  sullit  pas  :  ainsi  que 
le  voulait  saint  Ambroise,  il  doit  s'y  joindre  le  chan- 
gement de  la  vie  et  les  exercices  pénitentiels  —  ipsi 
paenitenti  non  sufficit  sola  confessio  nisi  subsequa- 
tur  emendatio  facti.  —  Le  confesseur  est  surtout  un 
intercesseur  qui  joint  ses  prières  et  ses  larmes  à 
celles  du  pénitent —  ita  flebat,  ut  et  illum,  [qui  con- 
fitebatur]  flere  compelleret  ividebatur  enim  sibi  cum 
jacenle  jacere  ;  ...apud  Deum  intercedehat;  ...  inter- 
cessor  apud  Deum.  —  Mais  les  avantages  que  le  pé- 
nitent relire  de  ses  aveux  sont  ceux-là  mêmes  qu'énu- 
mérait  saint  Ambroise  :  il  prévient  les  accusations 
du  démon  ;  il  est  son  propre  accusateur;  il  n'attend 
pas  l'accusateur,  il  le  prévient;  la  confession  qu'il 
fait  de  sa  faute  la  fait  disparaître  et  l'ennemi  ne 
trouve  plus  de  quoi  l'incriminer.  Il  lui  ferme  la  bou- 
che el  lui  brise  les  dents  par  cet  aveu  de  ses  péchés. 
El  tout  cela,  répète  le  biographe  après  l'évèque, n'est 
que  la  réalisation  de  la  parole  de  l'Ecriture  :  c  Le 
juste  se  fait  à  lui-uième  son  propre  accusateur  » 
(P.  /,.,  XIV,  4o-/|i)'. 

La  correspondance,  on  le  voit,  est  complète  entre 
les  deux  tableaux,  et  celui  du  disciple  nous  garantit 
que  avons  bien  interprété  celui  du  maître.  Mais  il 
convainc  en  même  temps  d'illusion  ceux  qui  refusent 
de  reconnaître  dans  ce  dernier  la  silhouette  du  prê- 
tre confesseur.  L'effacement,  à  côté  du  divin  médecin, 
de  son  auxiliaire  humain,  n'est  pas  l'indice  de  son 
absence  :  là  même  où  l'on  se  propose   de   le   mettre 

I.  Le  D'  K.  Ada.m,  de  Munich  [Die  hirchliche  Siindenver- 
gebung  nacit  deni  ht.  Anousiin,  Paderborn,  15^17,  p,  129- 
iSa:  croit  de\oir  entendre  tout  co  passage  de  la  seule 
pénitence  secréle .  Nous  en  aurions  là  la  première  mention 
avérée,  S.  Ambroise,  influencé  par  les  ouvrages  il'Origène 
et  de  S,  Basile,  aurait  pris  sur  lui  de  sublituer  e.vceplion- 
nellement  la  pénitence  secrète  à  la  pénitence  publique. 
Sans  contester  que  le  passage  se  puisse  entendre  aussi  de 
la  pénitence  secrète,  il  nous  parait  évident  ou  contraire  que 
le  biogiaphe  a  directement  en  vue  la  confession  préalable  a 
l'accomplissement  de  la  pénitence  publique. 


1813 


PENITENCE 


1814 


en  évidence,  nous  voyons  qu'on  le  laisse  à  peine 
paraître.  L'obscurité  où  il  reste  dans  un  traité  sur 
la  pénitence  en  général,  ne  prouve  donc  rien  contre 
la  réalité  de  son  rôle;  etsaint  Aiubroisenelui  aurait-il 
pas  accorde  la  mention  discrèie  que  nous  avons 
signalée  (II,  ii,  86  et  x,  91  ;  Expos,  eyang.  sec.  Luc, 
Vil,  224).  sa  présence  se  révélerait  déjà  dans  les 
conûdences  que  les  ànies  font  à  Dieu  de  leurs  bles- 
sures :  le  caractère  oral  qu'elles  doivent  avoir  ne  se 
comprend  que  si  un  tiers  y  est  admis. 

39.  —  Aussi  bien,  la  sincérité  qu'il  y  requiert 
ailleurs  y  suppose-t-elle  aussi  la  présence  du  prêtre. 
Sa  lettre  à  Siniplicianus  (Ep.  lxvu),  malgré  son 
allégorisme  scripturaire,  est  à  ce  point  de  vue  d'une 
netteté  parfaite.  Après  avoir  condamné,  comme 
odieux  au  Seigneur,  le  pécheur  qui  prétend  faire  sa 
pénitence  (<i  dicit  se  agere  paeniti^iitiam  »)  tandis 
qu'il  confinue  à  vivre  dans  l'iniquité  (n°  7),  il  montre 
q\ie  le  Cbrist  a  guéri  lui  même  de  leurs  fautes  tous 
ceux  chez  qui  il  en  a  trouvé  une  confession  sans 
mélange  de  duplicité  (a  illos  sana\'it,in  quibus  sinipli- 
cem  et  pu  mm  reperit  confessionem,  nihil  maligiiuni, 
niliil  fraiidulentiim  t, 11°  9).  Venant  alors  aux  piètres, 
il  déclare  qu'eux  non  plus  ne  sauraient  elt'acer  le 
péché  de  qui  se  présente  frauduleusement  à  eu.^c 
(«  sacerdotes  non  iiuferuni  peccatum  ejus  quiin  dolo 
se  offert  )>).  Sur  un  jiareil  dissimulateur  («  in  illo 
subdolo  »),  leur  pouvoir  de  rémission  n'a  pas  de  prise 
(n'  11).  Aussi,  conclut-il,  le  Seigneur  ne  saurait 
agfréer  l'intervention  du  prêtre  là  où  se  produit  la 
fraude  et  où  fait  défaut  la  sincérité  dune  bonne  con- 
i'ession{(i  non  sedulae  conf'essionis  sinceritas  »,  no  lij). 

Confession  orale,  confession  capable  d'en  imposer 
au  prêtre  et  de  le  tromper,  mais  qui  doit  être  sincère 
pour  lui  permettre  d'exercer  avec  fruit  son  pouvoir 
de  rémission  du  jiéché,  telle  est  donc  la  confession 
qu'exige  l'évèque  de  Milan.  Maintenant  que  nous 
avons  appris  de  lui  à  la  mieux  discerner,  peut-être 
la  reconnaîtrons-nous  plus  aisément  dans  ce  traité 
de  la  Pénitence  où  nous  avons  dit  qu'au  premier 
abord  on  avait  quelque  peine  à  la  découvrir.  En 
réalité,  elle  s'y  trouve  et  à  une  place  très  apparente. 

40.  —  A  propos  de  la  résurrection  de  Lazare, 
symbole  du  rappel  du  pécheur  à  la  vie  de  la  grâce, 
saint  Ambroise  nous  l'y  montre  comme  étant  la  con- 
dition même  de  cette  résurrection  spirituelle.  Le 
rappel  à  la  vie,  c'est  encore  le  Christ  évidemment  qui 
l'opère  lui-même.  Mais,  comme  il  lui  a  plu  de  faire 
enlever  par  les  hommes  —  quoiqu'il  lui  eût  sufli  d'un 
mot  de  sa  bouche  —  la  pierre  qui  fermait  le  tombeau 
de  Bétlianie,  il  a  voulu  aussi  que  le  fardeau  de  leurs 
fautes  fût  enlevé  aux  pécheurs  par  les  ministres  de 
l'Eglise  —  «  par  nous  »,  écrit  l'évèque.  —  C'est  Lui 
ensuite  qui  les  ressuscite  vraiment  et  qui,  après  l'en- 
lèvement de  leurs  liens,  les  fait  sortir  du  tombeau. 
II,  vu,  56,  P.  f..,  XA'I,  5ii.  Hominibus  jiissil  ut  re- 
nioverent  lapidem  ..  in  iypo,  quod  nobis  donaret  ut 
levaremus  delictoinm  onera,  moles  quasdam  leorum. 
J\'ostram  est  onera  removere  ;  illius  est  resuscitare, 
illius  educere  de  seputcris  exutos  yiuculis  [alias  : 
erutos  pondère]. a  Voilà  pourquoi, s'adressanl  à  celui 
qui  gît  dans  les  ténèbres  de  sa  conscience,  plongé 
dans  l'ordure  de  ses  péchés  et  comme  dans  une 
prison  de  criminels,  le  Christ,  se  rendant  aux  appels 
de  l'Eglise,  comme  il  lit  à  ceux  des  sœurs  de  Lazare, 
crie  :  Sors  ;  avoue  ta  faute,  pour  être  justilié,  car, 
faite  de  vive  voix,  la  confession  procure  le  salut  » 
(II,  vir,  57).  Si  donc,  reprend  alors  le  saint  évêque, 
«  si,  répondant  à  cet  appel  du  Christ,  tu  fais  ta 
confession,  les  portes  de  ta  prison  se  briseront,  et 
tous  tes  liens  seront  rompus,  quelque  corruption 
qui  t'eût  déjà  envahi  »  (58). 

41.  —  La  place  et  l'importance  ainsi  attribuées  par 


saint  Ambroise  à  la  confession,  nous  allons  d'ailleurs 
les  retrouver  les  mêmes  chez  saint  Augustin  Lui 
aussi  la  met  à  la  base  du  traitement  à  imposer  aux 
diverses  catégories  de  pécheurs.  Manifestement,  et 
endroit,  tous,  d'après  lui,  se  confessent.  Il  distingue 
en  effet  deux  classes  :  ceu.x  que,  malgré  les  péchés 
qu'ils  confessent  («  qnamsis  peccala  confileanlur  «), 
on  ne  doit  pas  astreindre  à  la  pénitence  doulou- 
reuse et  lamentable,  et  ceux  pour  qui  il  n'y  a  abso- 
lument pas  de  salut  à  attendre  s'ils  n'olTrent  pas  à 
Dieu  le  sacrilice  d'un  cœur  contrit  par  la  pénitence, 
■i  Ihs  bene  Iructolis  ; —  ce  qui  fait  la  diversité  de  gra- 
vité dans  les  péoliésl  — probabitiler  jndicari potest  qui 
non  sint  cogendi  ad  paenilentinmluctuosani  etiamen- 
(aiiVem,  yUAMVis  peccata  e\TBA.NTUi\,  et  quibus  nulla 
oninino  sperunda  sit  salus,  nisi  sacri/iciu/n  iihiulerint 
Deo  spirilum  contribulutum  per  pucnitenliam  »  {De 
diyersis  quaestionibus,  i.KX'x.ni,  26,  P.  /..,  XL,  18).  Or 
ce  discernement,  en  pratique,  c'est  évidemment  la 
connaissance  acquise  par  la  confession  de  la  nature 
des  fautes  commises  qui  permet  de  le  faire;  si  ceux 
qui  peuvent  être  dispensés  de  la  pénitence  publique 
—  car  c'est  d'elle  qu'il  s'agit  ici  —  se  confessent,  i> 
plus  forte  raison  ceux  pour  qui  elle  est  déclarée 
indispensable. 

Or,  cette  confession,  saint  Augustin,  comme  saint 
Ambroise,  la  trouve  figurée  à  la  résurrection  de  Lazare. 
Comme  Lazare  recouvre  la  vie,  sort  du  tombeau  el 
est  débarrassé  de  ses  bandelettes,  de  même  le  pécheur 
recouvre  la  vie  par  le  repentir  ;  mais  c'est  par  la  con- 
fession qu'il  sort  du  tombeau  et  par  l'absolution  que 
ses  liens  sont  rompus  :  «  Cuni  audis  hominem  paeni- 
tere  peccaioruni  suoruni,  jam  revixil;  cum  audis 
/(OHii/iem  coNFiTKNDO  PROi'EBHE  coNsciGNTi.vM,  jam  de 
sepulcro  eductus  est,  sed  nundum  solutus  est,  Quando 
sohitur  ?  a  quibus  solvitur  ?  Quae  soheritis,  inquit,  ir. 
terra,  erunt  siiluta  et  in  caelo...  Eemissio  peccatorun: 
solutio  est  »  {Enarr.  in  ps.,  ci,  2,  3.  P.  /..,  XXXVII. 
i3o6). 

L'application  à  la  rémission  des  péchés  de  la  résur- 
rection de  Lazare  est  d'ailleurs  d'usage  courant 
dans  l'Eglise  :  voir  déjà  Origène,  ci-dessus,  n"  29  ; 
elle  est  destinée  à  y  devenir  classique  :  saint  Grégoirr 
LE  Grand  (//oHi.  in  et'ang.,  /.  II,  Aom. ,  xxvi,  4-7)  la 
reproduira  et  certains  scolastiques  en  tireront  toute 
une  théorie  sur  l'elTel  propre  de  la  contrition  et  du 
sacrement  lui-même,  mais  déjà  saint  Augustin  y 
revient  fréquemment  ;  v.  gr.  Sernio  lxvii,  2-3  ;  xcviii, 
6;  ccxcv,  3  ;  ccclii,  3-8;  et  c'est  toujours  pour  y 
montrer  la  confession  s'interposant  entre  l'appel  de 
Dieu  et  l'absolution  du  prêtre.  Comme  l'appel  du 
Christ  à  Lazare,  l'appel  de  Dieu  au  pécheur  lui 
rend  la  vie  et  lui  donne  la  force  de  secouer  le  poids 
de  ses  mauvaises  habitudes  ;  il  le  fait  se  lever  : 
((  Difficile  surgit,  quem  moles  malae  consuetudinis 
premit.  Sed  tamen  surgit  :  occulta  gratia  intus  vivi- 
ficatur;  surgit  post  vocem  magnam.  »  Mais,  comme 
Lazare,  le  pécheur,  ainsi  suscité  par  Dieu,  sort  du 
tombeau  encore  tout  chargé  de  liens  :  »  Processit, 
et  adhuc  ligaius  est.  »  Or,  sortir,  pour  lui,  c'est  con- 
fesser, manifester  ses  fautes  secrètes;  «  Quid  est  au- 
iem  foras  prodire  nisi  quod  occultum  erat  foras  pro- 
dere  ?  Qui  cnnfiletur,  foras  prodit  ^(Sermo  Lxvir,  i-a, 
P.  i.,  XXXVIII,  ^34).  Qui  confitetur  processit.  Quare 
processisse  di.rimus  confitentem  :'  Quia  antequam  con- 
flteretur  occultus  erat  ;  cum  autem  confitetur  procedit 
de  tenebris  adlucem  »  (In  Jnan.  Tract.,  xxii,  7,  P.  L., 
XXXV,  iS^S).  L'absolution  ne  vient  qu'après  :  elle  est 
lefaitdes  minisires  de  l'Eglise,  à  qui  le  Christ  a  donné 
ce  pouvoir  de  délier  comme  il  prescrivit  aux  assis- 
tants d'enlever  les  bandelettes  de  Lazare:  0  l'Isuh'eren- 
turpeccata  ejus,  ministris  hoc  dixit  Dominas  :  Solfiie 
illum,  et  sinite  abire.  Quid  est,  soUite  et  siniie abire ? 


1816 


PÉNITENCE 


1816 


Quae  sotveritis  in  terra  soliitu  eruni  et  irt  caelo«(/ii  Joan. 
Tract.,  XLix,  24,  /"./.., XXXV,  1766  67).  La  confession, 
en  un  mot,  est  la  condition  préalable  de  l'inlerven- 
lion  des  ministres  de  la  pénitence,  et  dans  la  série 
<les  actes  qui  assurent  au  pécheur  la  rémission  de 
ses  fautes,  la  place  que  lui  attribue  saint  Augustin  est 
exactement  celle  que  lui  assigne,  authentique  ou  non, 
le  sermon  cccLi:  l'Eglise  n'aslreintà  la  pénitence 
publique  que  le  pécheur  ofliciellemenl  reconnu  cou- 
pable ou  qui  s'accuse  lui-même  :  «  A'isi  aiitsponte  con- 
fessum  aut  in  aliquo  sue  saectdari  sive  ecclesiasttco 
Itidicio  noniiiiatiim  atque  convictum  »  (n»  10,  P.  L., 
XXXIX,  1546),  «  sive  ultro  confessum  s  iie  accusai  uni 
atque  cnnyictuin  t  (1647);  et  cela,  ajoutet-il  à  ce  der- 
nier endroit,  d'après  la  loi  de  Dieu  et  selon  l'ordre 
établi  par  l'Eglise  :  «  ej  le^e  Dei  et  secundiim  ordinem 
Jicclestae  ». Voilà  pourquoi  celui  qui,  après  s'être  con- 
damné lui-même  dans  son  cn.ur,  vient  demander  ;i 
l'Eglise  de  lui  appliquer  le  pouvoir  des  clefs,  doit 
commencer  à  se  montrer  son  fils  soumis  en  prenant 
parmi  ses  membres  le  rang  prescrit  par  cette  mère 
elle-même:  c'est  donc  aux  ministres  de  ses  sacrements 
qu'il  demandera  de  déterminer  la  mesure  de  sa  péni- 
tence, et  ce  sont  eux,  s'il  y  a  eu  scandale  et  s'il  leur 
paraît  à  propos  pour  l'utilité  de  l'Eglise,  qui  pronon- 
ceront sur  l'opportunilc  de  la  faire  publique.  «  i'eniat 
ad  antisliles,  per  qnos  illi  in  Ecclesia  dates  minis- 
trantur  :  et  tanquam  bonus  jam  incipiens  esse  filins, 
niaternorum  membrorum  ordine  CHstodito,a  praepo- 
siiis  sacrnmentiirum  accipint  snae  satisfactionis  nio- 
dum,ut,  si  peccatiim  ejus,  non  solum  in  gravi  ejns 
malo,  sed  ettam  in  tanto  scandalo  aliorum  est,  atque 
hoc  expedire  utilitati  lîcclesiae  videtur  antistiti,  in 
notitia  muliorum,  yelctiam  totius  plebis  agere  paeni- 
ientiiim  non  recuset.   k  Ib.,  g,  f.  t.,  XXXIV,  |545. 

4S.  —  La  doctrine  de  saint  Augustin  sur  la  con- 
fession est  donc  exactement  celle  que  le  pape  saint 
Innochnt  Itrdonneà  la  même  époque  comme  étant  la 
loi  générale  de  l'Eglise  dans  l'administration  de  la 
pénitence  :  la  confession  en  est  le  régulateur  :  «  C'est 
au  prêtre,  écrit-il  à  Decenlius  (.Iafi-e,  3ii),  qu'il 
appartient  d'apprécier  la  gravité  des  fautes.  U  lui 
faut  polir  cela  tenir  compte  de  In  confession  du  péni- 
tent, de  ses  larmes  et  des  efforts  qu'il  fait  pour  se 
corriger;  il  le  renvoie  absous  quand  il  estime  la 
satisfaction  suflisante  »  (/'.  A.,  XX,  55g). 

Et  leur  contemporain  saint  Jiîrômb  n'est  pas  moins 
aflirmatif  sur  la  nécessité  de  la  confession  pour  per- 
mettre au  prêtre  d'exercer  son  pouvoir  de  remettre 
les  péchés. 

Il  est  de  l'ofTice  du  prêtre  de  lier  et  de  délier; 
mais,  comme  il  était  nécessaire,  sous  l'ancienne  Loi, 
qne  les  lépreux  se  montrassent  aux  prêtres,  car  sans 
cette  manifestation  ceux-ci  n'auraient  point  connu 
et  distingtié  les  purs  et  les  impurs,  de  même, et  pour 
pouvoir  discerner  quand  il  y  a  lieu  de  lier  et  quand 
de  délier,  le  prêtre  doit  d'abord  avoir  entendu  le 
détail  du  péché  :  «  pro  officio  suo,  cum  peccatoruni 
audierit  varietates,  scit  qui  ligandas  sit,  quive  sol- 
rendus  »  (/n  Matth.,  1.  III,  xvi,  ig,  P.L.,  XXVI,  118). 

Et  saint  Jérôme  y  revient.  La  confession,  dit-il 
dans  son  commentaire  sur  Eccl.,x,  i,  la  confession 
est  nécessaire  pour  la  guérison  du  péché  le  plus 
secret  : 

Si  quej<]ii'un,  après  avoir  été  mordu  en  secret  et  à 
l'insu  de  tout  le  monde,  par  le  serpent,  et  epiès  avoir  été 
empoisonné  ainsi  par  le  venin  du  pécbé.  garde  le  silence 
et  ne  fiiit  pas  i>énitence  ;  s'il  refuse  de  confesser  sa  bles- 
sure à  celui  tjui  est  son  frère  et  son  niaîti c,  celui-ci,  bien 
qu'il  «il  une  langue  pour  le  guérir,  ne  pom-ra  guère  lui 
être  utile  ;  car,  si  le  malade  rougit  d'avouer  sa  blessure 
au  médecin,  la  médecine  ne  guérit  pas  ce  cju'ellc  ignore 
IP.  i.,XXllI,  10i'6). 


La  métaphore  n'a  pas  besoin  d'explication  :  ce 
maître,  médecin  des  âmes,  c'est  le  prêtre:  a  Nos, 
quibus  unimarum  medicinn  comniissa  est  »,  dit  saint 
Jérôme  de  lui  et  de  tous  les  prêtres  {Ad  Nepotianum, 
Ep.,  LUI,  i5.  P.  ]..,  XXII,  539). 

43.  —  La  nécessité  de  l'aveu  du  péché  pour  en 
obtenir  le  pardon  apparaît  donc  comme  étant  d'en- 
seignement universel  dans  l'Eglise.  Le  pape  saint 
LÉON  1.K  Grand,  auquel  on  s'obstine  dans  certains 
milieux  à  en  faire  remonter  l'origine,  n'a  pas  à  l'éta- 
blir; il  ne  se  préoccupe  au  contraire  que  d'en  main- 
tenir l'usage  traditionnel. 

Il  vient  d'apprendre  que  quelques  évoques  y  ajou- 
tent la  lecture  publique  des  fautes  accusées  par  les 
coupables.  C'est  un  abus  intolérable,  contraire  à  In 
règle  apostolique.  11  stillit  de  la  confession  secrète, 
de  celle  que  le  pénitent  fait  au  prêtre  pour  en  obte- 
nir le  secours.  Le  reste  peut  avoir  son  utilité,  et 
c'est  une  preuve  de  grande  foi  qne  d'affronter,  par 
crainte  de  Dieu,  la  honte  d'une  divulgation  sembl.i- 
ble.  Mais  tout  le  monde  n'a  pas  ce  courage,  d'autant 
plus  que  cette  pratique  pourrait  avoir  j)our  effet  île 
porter  à  la  connaissance  du  public  des  délits  passi- 
bles de  poursuites  judiciaires.  Cette  aggravation 
arbitraire  de  la  pénitence  ne  peut  donc  avoir  pour 
effet  que  d'écarter  les  pécheurs  de  la  pénitence,  alors 
an  contraire  qu'ils  y  seront  attirés  s'ils  sont  assurés 
de  ne  pas  voir  publier  les  secrets  de  leur  ct>nscience. 
Voilà  pourquoi  cette  coutume,  si  coutume  il  y  a,  est 
absolument  condamnable  et  il  faut  à  tout  prix  la 
faire  disparaître  (Jafi-e,  545,  P.  /,.,  LIV,  121 1). 

Telle  est,  très  exactement  analysée  outraduite,  la 
lettre  où  l'on  a  prétendu  trouver  l'institution  de  la 
confession  secrète.  Il  est  au  contraire  manifeste  que 
celle-ci  est  considérée  par  le  pape  comme  seule  con- 
forme à  la  règle  apostolique  ;  en  fait,  l'usage  blâmé 
et  proscrit  n'est  qu'une  exception  propre  à  quelques 
Egliseset  suppose  d'ailleurs  lui-même  une  confession 
secrète  préalable.  Que  si  le  pape  signale  les  incon- 
vénients de  cette  particularité  et  rappelle  le  devoir 
d'attirer  les  pécheurs  à  la  pénitence,  il  n'y  a  rien 
dans  son  langage  qui  trahisse  l'intention  de  propa- 
ger une  institution  jusque-là  mal  accréditée.  Le 
souci  que  manifestent  ses  paroles  est  commun  à 
totis  les  pasteurs  d'âmes  ;  il  ne  dénote  nullement 
que  la  confession  soit  considérée  comme  affaire  de 
conseil. 

An  reste,  la  pensée  de  saint  Léon  est  bien  connue 
par  ailleurs.  Sa  lettre  du  1  1  juin  452  (Jaffe,  485)  à 
l'évêqne  Théodore  est  un  vrai  traité  de  la  pénitence, 
où  revient  plusieurs  fois  l'affirmation  que,  sans  elle 
et  sans  l'intervention  du  prêtre  qui  l'impose,  il  n'y 
a  pas  de  pardon  possible.  Or  la  pénitence  ainsi  admi- 
nistrée par  le  prêtre  comporte  avant  tout  la  confes- 
sion du  pénitent.  Diiii,  en  accordant  avix  chefs  de 
l'Eglise  ce  pouvoir  de  remettre  les  péchés,  en  a 
ainsi  réglé  et  déterminé  l'usage  :  «  liane  praepositis 
Ecclcsiat  tradiàit  potestatem,  ut  et  coNFiTK!»TiBr» 
aciioncm  /  aenitentiae  durent,  et  eosdem  salubri 
satisfactione  jiurgalos,  ad  cnmmunionem  sacramen- 
torum  per  januam  reconciliationis  admitterent  »  (P. 
/..,  LIV,  1012).  Les  prêtres  ne  doivent  pas  y  apporter 
trop  de  rigueur  ;  même  appelés  au  dernier  moment, 
ils  doivent  accorder  la  pénitence  à  ceux  qui  la 
demandent  en  accompagnant  leurs  accusations  de 
leurs  larmes  (ibid.,  ioi3  A).  Mais  aux  fidèles  aussi 
de  ne  pas  s'exposer  à  en  être  prives  en  attendant, 
pour  y  recourir,  le  dernier  moment,  alors  qu'il  reste 
à  peine  assez  de  temps  pour  la  confession  du  péni- 
tent et  l'absolution  du  prêtre  (,quo  vix  inveniat 
spatium  yel  confbssio  paeniteniis  vel  reconciliatio 
saccrdotis.  Ibid.,  ioi3B). 

44.  —  Aussi  nettement  d'ailleurs  que  le  pape   de 


1817 


PENITENCE 


1S13 


Kome,un  avocat  de  Gonstanlinople,  qui  écrit  alurs  son 
//i!<toire  de  l'Eglise,  considère  comme  une  vérité 
allant  de  soi  cette  nécessité  de  la  confession  pour  la 
pénitence.  C'est  par  la  nécessité  de  confesser  ses 
pécbés  que  Sczomène  explique  l'institution  du  prêtre 
pénitencier  (//.  i'.,  VII,  xvi,  P.  G.,  LXVU,  460). 
11  faudrait  ne  pas  être  homme  pour  ne  pas  pécher. 
Aussi  Dieu,  quel  que  soit  le  nombre  des  fautes  com 
mises,  accorde-t-il  le  pardon;  mais  comme  on  ne 
-^aurait  solliciter  le  pardon  sans  cuii/esser  son  péché, 
I  aveu  s'en  faisait  primitivement  à  l'évèque  lui-même. 
Cependant  cette  manière  de  procéder  parut  bien 
onéreuse;  pour  s'adresser  à  l'évèque  dont  le  Irone,  à 
l'église,  était  dans  le  sanctuaire  même,  au  milieu  des 
clercs, il  fallait  se  produire  comme  sur  une  scène  de 
théâtre  et  lui  déclarer  ses  péchés  sous  les  regards  de 
tous  les  lidéles.  Aussi  les  évêques  jugèrent-ils  préfé- 
rable de  désigner  un  simple  prêtre  qui  recevrait  les 
confessions  et  administrerait  la  pénitence. 

On  voit  que,  pour  ce  laïc  du  v"  siècle,  la  nécessité 
de  la  confession  est  de  beaucoup  antérieure  à  l'insti- 
tution du  prèlre  pénitencier,  qu'il  attribue  cependant 
à  une  époque  beaucoup  plus  ancienne,  au  111=  siècle 
tout  au  moins  :  à  ses  yeux,  elle  est  la  condition 
même  de  la  rémission  des  péchés. 

Telle  est  donc,  en  Orient  comme  en  Occident,  la 
doctrine  de  l'Eglise  primitive  sur  la  nécessité  de  la 
confession. 

Après  en  avoir  établi  la  continuité,  il  faut  en 
étudier  la  mise  en  pratique.  S'est-on  toujours  con- 
fessé? C'est  ce  que  nous  allons  rechercher  en  nous 
occupant  d'abord  des  pénitents,  qui  se  confessent, 
puis  des  confesseurs  eux-mêmes. 

AhT.  II.    La  l'HATUJUB 

1''  Section.  —  La  confession  pour  la  pénitence 
en  général. 

1°  On  se  confessait. 

45.  —  La  pratique  de  la  confession  ressort  déjà 
très  nettement  d'un  certain  nombre  de  faits  signalés 
dans  la  première  partie.  Ohigkne  parle  de  l'empies- 
sement  des  bons  chrétiens  à  s'appliquer  ce  remède 
de  la  pénitence,  qui  comporte  la  manifestation  de  ses 
fautes  aux  prêtres  (n"  28)  et  nous  avons  entendu 
saint  CvpRiEN  (n°  a'j)  rendj-e  le  même  témoignage  à 
ceux  de  ses  fidèles  qui,  sans  avoir  failli  extérieure- 
ment, avaient  cependant  songé  à  le  faire  :  «  ils  n'ont 
ni  sacritié  ni  commis  la  faute  des  «  libellatiques  », 
mais  ils  ont  eu  l'idée  de  le  faire,  et,  cela  même,  ils 
viennent  eu  toute  simplicité  en  faire  l'aveu  aux  pré- 
Ires  (hoc  ipsum  upud  sacerdotes  Dei  dolenter  et  sini- 
pliciter  cnnfiientes,  exomologesim  conscientiae  fa- 
eiunt),  se  décharger  ainsi  du  fardeau  qui  leur  pèse 
et  demander  même  pour  ces  blessures  légères  le  re- 
mède salutaire  ».  Les  abus  repris  par  saint  Léon  lb 
GnxND  montrent  l'existence  de  l'institution  (n"  43). 
.SozoMBNE  enlin  (n»  44)iS"  nous  montrant  à  l'œuvre  le 
prêtre  pénitencier  de  Constantinople,  nous  a,  par  le 
fait  même,  renseignés  sur  la  pratique  universelle  :  la 
différence  notée  par  lui,  entre  cette  Eglise  et  le  reste 
du  monde  chrétien,  porte  uniquement  sur  la  per- 
sonne du  confesseur. C'est  un  prêtre,  là,  qui  est  spé- 
cialement chargé  de  recevoir  les  aveux,  d'imposer 
la  pénitence  et  d'en  diriger  les  divers  exercices; 
ailleurs  au  contraire,  c'est  l'évêquequi, normalement, 
remplit  ces  fonctions,  celles  en  particulier  de  con- 
fesser et  d'absoudre  (Sur  l'existence  à  Rome,  au 
iv  siècle,  de  prêtres  pénitenciers,  voir  la  controverse 
entre  M.  Vacandahd,  art.  Confession  dans  D.  T.  C, 
col.  84o  sqq.,  et  Mgr  Batipi-ol  dans  Etudes  d'hist. 
et  de  théologie  positive  (igao),  excursus  B,  p.  329 
sqq.). 


46.  —  Mais  à  ces  témoignages  très  significatifs 
et  incontestables,  s'en  viennent  joindre  beaucoup 
d'autres. 

Qaale.  —  Saint  Ihénhb  d'abord,  à  la  Un  du  second 
sièule.à  propos  de  chrétiennes  (cf.  I/aeres.,l,  xii(,4et  5) 
séduites  par  les  partisans  d'un  imposteur  giiosiique 
du  nom  de  Marc,  montre  que  leur  absolution  par 
l'Kglise  comporte  l'aveu  de  leurs  fautes  les  plus  se- 
crètes : 

Quelques-unes,  dit-il,  font otiverteoientteurexoniologèse 
(;i^  f^.ji^oj  £;9r.t3Ac;-/4y:'Tat)  ;  mais  d'auti-es  n'en  ont  pas  le 
oouriige  (ouTwTToy/iSvai  touzo)  «t  ae  condaainenl  ainni,  soit 
à  pei-dre  ttnit  espoir  de  recouvrer  la  Tie  di?itie,  soit  à  de- 
meurer toujour;*  entre  deux,  ni  dedan:*  ni  dehors  (fiacres., 
I,  .xiii,  P.  G.,  VII,5'J2). 

Quelle  que  soit  en  efifetcetle  exomologèse  «e^  fou^pov 
qui  les  arrête;  toujours  est-il  (|u'une  confession  se- 
crète a  précédé.  Les  atlirmalions  de  saint  Irénée  ne 
s'expliquent  pas  sans  cela  :  il  connaît  les  motifs  pour 
lesquels  ces  leranies  restent  hors  de  l'Eglise  et  fina- 
lement se  perdent;  ce  sont  des  péchés  de  la  chair 
pour  lesquels  est  requise  cette  exomologèse.  L'aveu 
lui  en  a  donc  été  fait,  et,  si  l'épreuve,  qu'il  a  cru 
devoir  leur  imposer,  mais  qui  les  fait  reculer,  est  celle 
de  la  confession  publique,  nous  trouvons  là  un  cas 
de  celte  confession  secrète  préalable  à  la  manifes- 
tation publique  dont  parle  Origène  ;  s'il  s'agit  au 
contraire  de  la  pénitence  publique  en  général  —  ce 
qui  sans  doute  est  le  plus  probable, —  nous  nous  trou- 
vons en  présence  du  cas  le  plus  ordinaire  et  si  sou- 
vent déploré,  du  refus  d'accepter  l'expiation  imposée 
par  le  confesseur. 

47.  —  Syrie.  —  C'est  aussi  ce  que  la  Didascalie 
des  Apôtres  (édition  Funk,  1906),  dans  la  seconde 
moitié  du  troisième  siècle,  permet  de  constater  pour 
l'Orient.  La  confession  spontanée  du  pécheur  ne  s'y 
trouve  pas,  il  est  vrai,  formellement  mentionnée; 
exhortation  y  est  faite  seulement  à  l'évèque  de  se 
montrer  accueillant  à  son  égard.  Médecin,  il  peut  déli- 
vrer de  la  mort  (II,  XIV,  1 1)  comme  procéder  aux  ampu- 
tations nécessaires  ;  sa  grande  préoccupation  doit  être 
de  mettre  à  la  portée  des  malades  les  ressources  de  «on 
art  (11,  XX,  lo-i  i),  de  connaître  la  nature  exacte  et  la 
gravité  du  mal,  pour  y  adapter  le»  remède-,  et  de  ne 
recourir  auxopérationschirurgiealesqu'à  la  dernière 
extrémité  (II,  xuii,  1 1  sqq.  et  cf.  ci-dessus  n"  32).  Il 
est  établi  pour  juger;  mais,  dans  l'exercice  de  ce  pou- 
voir, il  doit  s'appliquer  surtout  à  imiter  la  bonté,  la 
bénignité  du  Dieu  qui  promet  le  pardonà  tous  (II,  xii  ; 
XIII,  4  ;  XIV,  3  et  1 1  ;  xv,  i-3).  La  clémence  et  la  misé- 
ricorde doivent  être  ses  dispositions  première-*,  afin 
de  ne  pas  imiter  celui  qui,  cheminant  à  côté  d'un 
voyageur  le  long  d'une  rivière,  d'un  geste  brusque 
le  fait  tomber  à  l'eau  et  se  rend  coupable  d'homicide 
(II,  XV,  8).  Comme  il  se  doit  aux  justes  en  un  mot, 
pour  les  préserver  du  péché,  l'évèque  se  doit  aussi 
aux, pécheurs  qui  se  repentent,  pour  leur  accorder  la 
rémission  du  péché  (/«t  toF;  u«T«vo!?07ty  c/^47tv  iiSôvv.i 
xpo  :  II,  xviu,  a).  Et  c'est  justement  ce  qui  porte  à 
croire  que,  sans  être  formellement  indiquée,  la  con- 
fession spontanée  se  trouve  ici  nécessairement  sup- 
posée. Comment  s'expliquer  autrement  cette  insis- 
tance à  demander  au  médecin  ou  au  juge  de  ne  pas 
repousser  ceux  qui  relèvent  de  lui?  La  réaction  très 
réelle  et  voulue  contre  le  rigorisme  novatien  n'en 
est  pas  la  seule  cause;  manifestement  on  suppose 
que,  comme  s'en  félicitait  saint  Cyprien  à  Carthage, 
les  intéressés  prennent  eux-mêmes  l'initiative;  c'est 
de  leur  plein  gré  que  la  plupart  des  pécheurs  vont 
s'adresser  à  l'évèque. 

Mais  les  pécheurs  publics,  les  obstines  y  viennent 
également.  A  leur  propos, la  Didascalie  descend  aux 


1S19 


PENITENCE 


1820 


détails  et  fait  l'application  de  la  doctrine  générale. 
Dans  chacun  des  trois  cas  qu'elle  examine  en  parti- 
culier, à  la  base  de  la  pénitence  qui  aboutit  à  la  ré- 
mission du  pécbé,  apparaît  un  jugement  personnel 
de  l'évêque  sur  les  dispositions  du  pécheur  et  la  gra- 
vité de  sa  faute. 

48.  —  Le  premier  cas  est  celui  du  pécheur  dont 
l'inconduite  provoque  par  elle-même  l'intervention 
de  l'évêque  (II,  xvi-xviii).  Jeté  hors  de  l'église  (xvi,  i), 
il  y  demeure  jusqu'à  ce  que  les  diacres,  chargés  de 
la  surveillance  générale,  proposent  à  l'évêque  de  le 
recevoir.  Le  coupable  alors  est  introduit  auprès  de 
l'évêque  et  celui-ci  procède  envers  lui  à  un  véritable 
examen  :  il  l'interroge,  et  s'il  le  trouve  repentant, 
s'il  l'estime  digne  d'être  réadmis  dans  l'église  (r'.rs 

èïTi'j  cîi  ixxJr,'yiK-j  ■:Tv.p«Siy6fivy.t),  il  lui  impose  une  péni- 
tence proportionnée  à  la  gravité  de  la  faute  —  quel- 
ques semaines  de  jeûne,  par  exemple  — ,  puis,  après 
une  dernière  exhortation  au  repentir  et  à  la  prière, 
il  le  renvoie,  en  attendant  que,  la  pénitence  accom- 
plie, la  réconciliation  par  l'imposition  des  mains 
puisse  avoir  lieu  (II,  xvi,  a  et  xviii,  ;). 

Le  second  est  celui  du  pécheur  qu'un  des  fidèles 
a  dénoncé  (II,  xxxvni-XLi,  2).  La  procédure  ici  est 
commandée  par  le  précepte  évangélique  delà  correc- 
tion fraternelle.  Avant  tout,  il  faut  s'assurer  discrè- 
tement que  la  dénonciation  est  fondée.  C,e\a  fait, 
l'évêque  doit  traiter  l'alïaire  seul  à  seul  avec  le  cou- 
pable, et,  si  ce  dernier  se  rend  à  ses  raisons,  tout  est 
lini  (xxxviii,  l).  En  cas  de  résislance  seulement  et 
d'obstination,  on  poussera  plus  loin  :  d  abord  en 
])résence  de  deux  ou  trois  témoins  —  les  diacres, 
sans  doute, —  on  essaiera  d'obtenir  salisf:iclion  ;  si- 
non, on  le  dénoncera  à  toute  l'Eglise  et  on  l'exclura 
de  la  communauté.  Avec  lui  dès  lors  on  n'aura  pas 
plus  de  rapports  qu'avec  le^  païens  ou  les  mauvais 
publicains(xxxvni,  4;  xxxix,  i-5;  xl).  Mais  s'il  vient 
lui-même  à  résipiscence,  promet  de  faire  pénitence 
et  accepte  l'expiation  imposée  par  révèque(xxxix,6), 
il  sera  admis  de  nouveau  à  la  prière  (xLi,  i),  suivra 
eu  un  mcil  le  régime  ordinaire  des  pénitentsjusqu'au 
moment  de  la  réconciliation  finale. 

Le  troisième  cas  est  celui  du  calomniateur  coupa- 
ble d'une  fausse  accusation  contre  quelqu'un  des 
lidèles  (II,  XLii,  I  et  5-6;  xliii).  L'expulsion  ici  est 
prononcée  «l'eniblée,  et  ce  n'est  qu'après  un  certain 
iemps  que  le  brouillon  est  admis  à  l'épreuve  péni- 
lentielle.  Mais  à  lui  comme  aux  précédents,  on 
demande  tout  d'abord  >in  acte  de  soumission  à  l'évê- 
que :  ce  n'est  que  par  la  promesse  alors  obtenue  de 
faire  pénitence  et  après  l'acceptation  d'un  châtiment 
sévère,  qu'il  pourra  être  admis  à  l'imposition  des 
mains  libératrice  (xi.iii,  1). 

On  le  voit  donc,  c'est  toujours  l'évêque  qui  admet 
à  la  pénitence,  qui  l'impose.  Mais  celle-ci  doit  être 
demandée  et  acceptée,  et  elle  n'est  accordée  que  sur 
promesse  d'amendement  et  constatation  des  dispo- 
sitions actuelles  du  coupable.  El  d'autre  part,  la 
démarche  préliminaire,  toujours  exigée  du  pénitent, 
))résente  bien  les  éléments  essentielsde  la  conffssion. 
La  publicité  de  ses  fautes  i)eut  le  dispenser  d'en  ar- 
ticuler l'accusalion;  mais  son  acte  de  soumission  à 
l'évêque  en  est  l'aveu  et  le  désaveu  le  [)lus  clair,  et 
c'est  cela  qui  importe.  Le  reste  :  la  publicité  plus  on 
moins  restreinte  despéniteiices  accomplies,  la  procé- 
dure pi  us  ou  moins  solennel  le  qui  précède  ou  qui  même, 
en  certains  cas,  accompagne  la  comparution  décisive 
du  coupable,  n'est,  au  point  de  vue  qui  nous  occupe, 
que  de  l'accessoire.  L'essentiel  est  le  recours  au  tri- 
bunal spirituel  de  l'Eglise  pour  être  jugé  par  elle  et 
obtenir  par  ce  moyen  la  rémission  de  ses  péchés.  La 
confession,  au  fond,  n'est  pas  autre   chose,  et  il  est 


donc    manifeste  que    la    Didascalie  en    constate  la 
présence  au  point  de  départ  de  toute  pénitence. 

49.  —  A  Cartbage.  —  Cette  procédure,  au 
reste,  se  retrouve  ailleurs.  ACartliage,  par  exemple, 
nous  connaissons  (n"  27)  la  règle  invariablement 
rappelée  par  saint  CvpRiBN  :  pas  d'admission  à  la 
pénitence  ou  à  la  «  réconciliation  >■  sans  un  examen 
])réalable  et  individuel  du  coupable.  Les  «  billets 
de  paix  »  délivrés  par  les  «  confesseurs  »  en  doivent 
faire  réserve  (Ep.,  xxvii,  2).  Or  cet  usage  — 
car  c'est  un  usage  que  rappelle  saint  Cyprien 
(Epp.,  XV  et  XVI,  3)  —  les  intéressés  ne  l'igno- 
rent pas.  Le  martyr  Lucien,  dont  l'évêque  de 
Cartbage  regrette  la  simplicité  et  l'indiscrétion, 
écrit  en  propres  termes  sur  son  billet  de  paix  que, 
pour  en  proliter,  il  faudra  d'abord  exposer  sa 
cause  à  l'évêque  (exposiia  causa  apud  episco- 
puin  et  factii  etomologesi.  Ep.,  xxii,  2).  Ceux-là 
mêmes  qui  croient  pouvoir  accorder  une  indulgence 
générale  supposent  que  l'évêque,  de  son  côté,  se 
sera  rendu  compte  de  la  conduite  des  coupables 
(«  Scias  nos  iinli'ersos  qitilius  ad  te  ratio  constitkrit 
QuiD  posT  coMiMissuM  KGERiNT  dedisse  pacein,  »  Ep., 
xxiii).  Les  bénéticiairi's  aussi  de  ces  faveurs,  lors- 
qu'ils sont  animés  des  dispositions  requises,  se  sou- 
mettent d'avance  à  ce  jugement  épiscopal  :  ils  écri- 
vent à  Gj'prien  qu'ils  ne  prétendent  nullement  être 
admis  à  la  paix  avant  d'avoir  coni])aru  devant  lui 
{Ep.,  xxxui,  2). 

50.  —  La  décision  dernière  dépend  donc  bien  de 
cet  examen  individuel.  Et  il  faut  voir  chez  saint 
Cvprien  les  angoisses  d'àme  que  lui  causait  cette 
ajipréciation  des  consciences.  11  les  décrit  dans  une 
lettre  au  pape  Corneille (/i/^.,  Lix,  i5-i6)  Les  schis- 
matiqnes  —  ceux  qui  avaient  pris  parti  pour  le 
diacre  Félicissime  —  reviennent  en  masse  ;  tous 
les  jours  ils  frappent  à  la  porte  de  l'Eglise.  Et  lui, 
qui  se  sait  responsable  à  Dieu,  l'anxiété  l'accable 
d'avoir  à  peser  et  à  examiner  soigneusement  lesquels 
d'entre  eux  i)einent  être  admis  (ad  Ecclesiam  pui- 
sant, noliis  laiiien,  a  quiliiis  ratio  Domino  reddenda 
est,  an.ria  pnnderaiit'bus  et  sollicite  examinan- 
iihus  quirecipi  et  admitli  debeant).  L'obstacle,  pour 
certains,  vient  à  la  fois  de  la  gravité  de  leurs  fautes 
et  de  l'opposition  des  lidèles  à  une  indulgence  q<ii 
leur  parait  excessive.  Il  y  aurait  scandale  à  certai- 
nes ailraissions.  Le  pasteur  d'ailleurs  serait-il  sage 
de  s'exposer,  pour  faire  rentrer  lesbrebis  malsaines, 
à  contaminer  tout  le  trou[)eau?  L'évêque  de  Car- 
tilage se  donne  une  grande  peine  pour  calmer  son 
jieuple  et  le  faire  consentir  à  la  réception  et  au 
traitement  curatif  de  ces  malheureux  (ut  recipien- 
dis  malis  curandisque  conseiitiant).  Le  retour  des 
moins  coupables  provoque  la  joie;  mais  d'autres  si- 
[)résentent,  des  incorrigibles,  des  adultères,  des  sa- 
ciilicateurs.  qui  font  bondir  d'indignation.  C'est  à 
peine  alors  si  l'évêque  arrive  à  extorquer  un  con- 
sentement tacite.  El  cependant,  <■  qu'ils  viennent 
ces  misérables,  s'ils  consentent  à  se  soumettre  à 
noire  jugement  »  (i**!  /H(/ic'iH/)i  nostinm  volnerint  ex- 
periri,  reniant),  l'eul-ètre,  après  tout,  ont-ils  des 
excuses  et  des  moyens  de  défense  à  faire  valiir. 
Nous  verrons  quelles  sont  leursdispositions  et  leurs 
fruits  de  pénitence  (Videamus  qiian  kabeant  sa- 
tisfnctioiiis  suae  sensum,  queni  af/'erunt  paeniten- 
iiae  fructum).  L'Eglise  n'est  fermée  ni  l'évêque  ne 
se  refuse  à  personne  (A'i^c  Ecclesia  isiic  ciiiquam 
cluditur,  nec  episcopus  alicni  denegatur).  Ma  pa- 
tience, mon  indulgence,  ma  bonté  leur  est  .assurée. 
Je  voudrais  les  voir  tous  rentrer  dans  l'Eglise.,. 
Dans  mon  désir  de  rétablir  l'unité,  j'oublie  tout,  je 
ferme  les  j'eux  sur  tout  —  isur  les  injures  reçues 
personnellement]     —  ;    même   les    pcchés    commis 


1821 


PÉNITENCE 


1822 


contre  Dieu,  je  renonce  à  les  examiner  en  pleine 
rigueur  de  justice  {non  pUnn  judicio  religionis  exa- 
miiio);  à  force  d'indulgence  dans  la  rémission  des 
péchés,  je  finis  presque  par  pécher  moi-même  ;  mais 
mes  bras  et  mon  cœur  sont  ouverts  à  quiconque  re- 
vient pénitent  et  confesse  humblement  son  péché 
{Delictis  plus  quam  oportet  remitleitdis  pêne  ipse 
delinquo;  amplectur  promptii  et  plena  dilectinne  cuni 
paenitentia  re^'ertentes,  peccatiun  stium  satis/'actione 
hiiniili  et  simplici  confitentes). 

Ces  paroles  servent  comme  de  contre-partie  aux 
instructions  de  la  Didascitlie  aux  évèques.  Résolu 
à  aller  jusqu'au  bout  de  son  devoir,  celui  de  Car- 
Ihage  ne  refuse  à  personne  le  secours  de  son  minis- 
tère et  se  préoccupe  d'unir  l'indispensable  sévérité 
à  l'extrême  indulgence.  Mais  ses  fonctions  de  juge 
du  péché  le  font  trembler.  C'est  lui,  qui,  devant  la 
eommtinautédes  (iJèles,  prend  la  responsabilité  des 
admissions  à  la  pénitence.  Mais  pour  procéder  sa- 
gement à  cette  œuvre  de  miséricorde,  il  faut  connaî- 
tre le  fond  des  âmes  :  voilà  pourquoi  il  les  cxiiiuine 
soigneusement  une  à  une,  pesant  toutes  les  circon- 
stances, tenant  compte  des  excuses  alléguées,  s'as- 
surant  du  moins  autant  que  possible  que  le  coupable 
désavoue  sa  faute  et  est  résolu  à  la  réparer. 

SI.  —  A  Rome.  —  Or  c'est  ce  même  jugement 
qu'à  Rome  nous  retrouvons  à  la  même  place.  L'exem- 
ple qui  nous  en  est  connu  est  celui  d'un  cas  très  par- 
ticulier :  il  s'agit  des  a  confesseurs  i>  qui,  après  avoir 
pris  parti  pour  l'antipape  Novatien,  font  leur  sou- 
mission au  pape  Coknrille.  Il  y  a  eu  faute  et  scan- 
dale publics;  mais  les  coupables  sontdepar  ailleurs 
irréprochables;  leur  titre  de  «  confesseur  »,  acquis 
au  cours  de  la  persécution,  leur  donne  même  droit  à 
un  traitement  défaveur:  pour  eux,  l'épreuve  péni- 
tentielle  sera  complètement  supprimée  et  la  réconci- 
liation aura  lieu  sans  retard.  Âlais  le  jugement  par 
révèque  ne  saurait  être  omis,  et  il  se  trouve  juste- 
ment qu'on  y  procède  suivant  la  règle  tracée  dans 
la  Didascalie  pour  1.'  cas  du  pécheur  public  (Voir 
te  rccitdans  une  lettre  du  pape  Corneille  à  saintCy- 
prien  :  P.  /-.,  111,  i8  sqq.  ;  éd.  Ilartel  :  Ep.  XLix  et  com- 
parer Didscalie  II,  xvi,    1-2). 

Des  amis  ont  décidé  les  schismaliques  à  se  sou- 
mettre :  ils  font  dire  leur  résolution  de  revenir  à 
l'Eglise.  Mais  avant  d'ajouter  foi  à  cette  demande, 
on  veut  la  recevoir  de  leur  bouche.  D'où  une  pre- 
mière entrevue  entre  eux  et  les  prêtres  délégués  par 
le  pape  :  ceux-ci  les  interrogent  sur  tous  leurs  actes 
schismatiques;  eux  confessent  leur  erreur  et  sup- 
plient qu'on  efface  tout  ce  passé.  Rapport  est  lait 
au  pape,  qui,  pour  procéder  plus  sûrement  dans 
une  affaire  de  cette  importance,  la  soumet  aux  dé- 
libérations d'un  synode  auquel  assistent,  en  même 
temps  que  son  clergé,  cinq  évéques  alors  présents  à 
Rome.  Cela  fait,  et  sur  avis  conforme  du  synode, 
les  schismatiques  repentants  sont  introduits  dans  le 
preshylerium,  nous  dirions  dans  le  sanctuaire  de 
l'église,  en  présence  du  |)ape;  ils  renouvellent  alors 
leur  demande  de  pardon,  'i  afin  que,  tout  étant  ou- 
blié et  la  charité  mutuelle  rétablie,  ils  puissent 
offrir  à  Dieu  un  cœur  pur  et  sans  tache  n;  et  c'est  à 
la  suite  de  cette  comparution  devant  le  tribunal  du 
pape,  à  la  suite  de  cet  aveu  et  de  ce  désaveu  de  leur 
schisme,  que  l'on  procède  devant  tout  le  peuple  à 
leur  réconciliation  déliiiitive. 

La  procédure,  on  le  voit,  s'accoinpa;;ne  ici  d'un 
appareil  extérieur  considérable,  qu'explique  la  no- 
toriété exceptionnelle  des  pécheurs  et  le  caracicre 
très  spécial  de  leur  faute;  mais  il  ne  viendra  sans 
douie  à  l'esprit  de  personne  que,  dans  les  cas  ordi 
naires,  dans  cetix  par  exemple  dont  saint  Cyprien 
disait  tout  à  l'heure  qu'ils  se  présentaient  nombreux 


tous  les  jours,  l'évèquc,  pour  prononcer  son  juge- 
ment, s'entourât  ainsi  d'enquêteurs  et  de  conseil- 
lers. L'eût  il  fait  d'ailleurs,  il  n'en  resterait  pas 
moins  que  cette  comparution  des  coupables  de- 
vant lui,  cet  examen  personnel  de  leurs  fautes  el  de 
leurs  dispositions,  vers  lesquels  convergent  tous  les 
détails  de  la  procédure  décrite  dans  la  JJidascalie  et 
suivie  à  Garthage  et  à  Rome,  correspondent  très 
exactement  à  l'essentiel  de  ce  que  nous  appelons  la 
confession  proprement  dite.  Kn  d'autres  termes, 
car,  encore  une  fois,  le  caractère  plus  ou  moins  pu- 
blic de  ce  jugement  préliminaire  importe  peu  dans 
la  question  présente,  il  resterait  établi  que  en 
Orient,  à  Carthage,  à  Rome  au  milieu  du  111'  siècle, 
le  régime  pénitenticl  préparatoire  à  la  réconciliation 
par  l'imposition  des  mains  avait  pour  i>oint  de  dé- 
part invariable  un  examen  du  pécheur  par  l'évèquc 
lui  même.  Et  cette  constatation  suffit  à  prouver  le 
fait  de  la  confession,  tel  que  l'énoncera,  au  début  du 
v»  siècle,  le  pape  Innocent  I"  (cf.  ci-dessus  n  42). 

52.  —  A  Alexandrie.  —  Du  111=  siècle,  d'ailleurs, 
nous  ne  connaissons  pas  que  ces  jugements  solen- 
nels mettant  en  branle  tonte  la  curie  épiscopale. 
Une  lettre  de  saint  Denvs  d'Alexandhie,  conservée 
par  EusKBK  (//.  K.,  Vil,  ix,  P.  G.,  XX,  653  ;  éd. 
Schwartz,  t.  III,  p.  6^6),  nous  met  sous  les  yeux  un 
de  ces  recours  spontanés  à  l'évêque,  qui  se  produi- 
sent normalement  de  la  jiart  des  chrétiens  bien  dis- 
posés. Un  vieillard,  chrétien  depuis  longtemps  et  des 
plus  lidèles  à  ses  devoirs,  s'aperçoit  un  jour,  en  sui- 
vant la  cérémonie  du  baptême,  que  son  baptême  à 
lui,  reçu  dans  l'hérésie,  n'est  pas  conforme  à  celui 
qu'administrent  les  catholiques  :  sans  doute  alors 
n'est-il  pas  réellement  baptisé  :  «  Et  le  voilà, écrit  au 
pape  l'évêque  d'Alexandrie,  le  voilà  qui  vient  à  moi 
tout  en  larmes;  il  se  jette  à  mes  pieds,  et  m'avoue 
que  le  baptême  reçu  par  lui  chez  les  hérétiques  n'a 
rien  de  commun  avec  le  nôtre.  »  Sur  quoi  saint 
Denys,  que  le  cas  embarrasse,  demande  conseil: 
provisoirement  il  a  prescrit  au  bon  vieillard  de  se 
tranquilliser  et  de  continuer  k  recevoir  l'eucharistie 
avec  tout  le  monde.  Mais  l'intéressé  ose  à  peine 
suivre  cette  direction  et  lui  même,  Denys,  voudrait 
bien  savoir  s'il  y  a  lieu  de  procéder  à  >in  nouveau 
baptême.  Voilà  bien,  saisie  sur  le  fait, la  pratique  de 
tous  les  jours.  L'évêque  est  le  père  spirituel  des 
tidèles  :  dans  leurs  troubles  de  conscience  ils  vont 
se  jeter  à  ses  pieds,  lui  exposent  l'état  de  leur  âme 
et  attendent  de  lui  le  jugement  qui  les  rassure. 

53.  —  En  Cappadoce  —  Aussi  les  canons  péni- 
tenliels  mentionnent-ils,  dés  leur  ajiparition,  ces 
accusations  si)ontanées.  Il  en  est  déjà  question 
avant  la  (in  du  ni'  siècle  dans  la  lettre  canonique  de 
saint  GuKc.oiBE  le  Tiiaumatuiîgh  :  les  canons  H  et  9 
distinguent, parmi  les  chrétiens  qui  se  sont  associés 
aux  dé|ircdalions  des  Goths,  ceux  qu'une  accusation 
régulière  a  convaincus  de  ce  crime  et  ceux  qui  s'en 
sont  eux-mêmes  reconnus  coupables  (IfjTîJ;  èfeiTrwsc, 
/'.  G..,  X,  10^2  D  et  10^3  D).  Les  lettres  canoni- 
(|ues  de  saint  Basile  el  de  saint  Ghégoire  oe  Nvssk 
nous  montrent  aussi  la  place  qu'occupe  la  confession 
daui  l'administratiin  de  la  pénitence. 

Le  premier  parle  de  la  pénitence  à  imposer  aux 
femmes  qui  se  sont  rendues  coupables  de  pratiques 
.-ibortives  :  ce  qui  manifestement  suppose  îles  aveux 
faits  par  elles,  du  moins  le  plus  souvent  (Ep.. 
c.i.xxxvm,  2,  P.  '?..  \>C\I1.  671  A).  Aillfurs  il  men- 
Uoniie  formellement  la  confession:  celle  des  vices 
infâmes  (Ep..  ccxvii,f)'i,/^^.,  XXXIII.  8ooA)  :  elle  fait 
réduire  de  moitié  la  durée  de  la  pénitence  à  leur 
imposer  {Ep.,  CLXXxviii,  ■j,  P.  G.,  XXXII,  676  A); 
celle  des  femmes  coupables  d'adultère:  il  faut  éviter 
d'imposer    une    pénitence    qui    les    trahirait    (Ep., 


1823 


PÉNITENCE 


1824 


cxcix,  3/»,  ')2')A);  celle  des  voleurs:  la  peine  sera 
moindre  pour  eux  que  pour  ceux  qui  ont  été  con- 
damnés judiciairement  (^/?.,  ccxvii,  6i,  798^)  ; 
celle  de  ceux  qui  se  livrent  à  des  pratiques  de  sor- 
cellerie, des  complices  de  certains  crimes  spéciaux, 
d*un  diacre  coupable  de  ce  qu'il  appelle  ti  poUutio  in 
lahris  •>  {Ep.y  ccxvii,  65,  90,  71,  798  B,  801  A). 

Le  second  rappelle  aussi  la  différence  à  faire  des 
criminels  qui  ontété  judiciairement  convaincus  et  de 
ceux  qui  se  sont  offerts  d'eux-mêmes  à  la  pénitence 
par  la  confession  de  leurs  fautes  secrètes  (A/?.,  can. 
4»  P*  (*•*  XLiV,  339  A).  La  déclaration  au  prêtre  d'un 
vol  secret  sera  considérée  comme  l'indice  d'un  amen- 
dement réel  {Ibid.y  can.  6,  a33  G).  Mais  le  but 
didactique  de  la  lettre  motive  l'insistance  sur  la 
nécessité  pour  le  pénitencier  d'interroger  à  fond  les 
pénitents. 

Qu'on  Ips  inteiTog-e.  dit-il  à  projios  de  ceux  qui  nnt  en 
recours  mix  lievin»,  et  qu'on  s  assure  s'ils  ont  commis 
cette  faute  tout  en  restant  Kdctes  k  In  foi  du  Christ,  entraî- 
nés seulement  par  quoique  nécessllo  pressante,  sous  le 
coup  d'un  m  tlheiir  <hi  d'une  per'e  douloureuse  ;  on  si 
c'est  pjtr  niépri'î  formel  du  témoignaffe  que  nous  avons 
reçu  [de  l'Evangile],  qu'ils  ont  eu  recours  à  l'intervention 
du  démon  {îhid.,can.  S,  22".  D;228\.) 

54.  — Mais  nous  reviendrons  à  propos  du  confes- 
seur {no  6/J)  sur  ces  lettres  «  canoniques  ».  Ecoutons 
maintenant  deux  homélies  de  sain^«^RKGoiRB  or 
Nysse. 

Le  «  ne  in  furore  ttio  arguas  me,  neque  in  ira  tua 
corripias  me  »  du  psaume  vi  évoque  à  sa  pensée  le 
pécheur  qui  recourt  à  la  confession  comme,  u  moyen 
de  prévenir  la  colère  divine  au  jour  du  jugt  ment. 

StiTiS,  attendre  le  châtiment  que  lui  attireraient  alorn 
SCS  fautes  secrètes,  il  prend  les  devants  en  les  confessant 
(—ooly.^xQy.voi  rr,  i^yr/opzùi'A).  Les  avpuï  que  la  toiture  ar- 
rache raaltjréeux  aux  criminels,  lui  l-^s  'ail  sponla  ;iément  ; 
sous  le  fouet,  et  comme  dan?  les  tourments  de  la  péni- 
teaoe,  iï  avoue  (mot  à  mot  :  il  publie,  4/;,tJiCTieûs()  le  ^  péchés 
cachés  au  plus  intime  de  son  àm'^,..  La  mort  [purrait 
Tenir,  qui  exclut  toute  g-uérison  de  l'Ame  ;  pe  (sonne. 
après  la  mort,  ne  peut,  en  rap]"»elant  le  souvenir  d\  Dieu, 
5juérir  le  m>»l  que  lui  fait  le  péché.  C'est  sur  lerVe  que 
Texomoloçèse  est  efficace  ;  aux  enfers^  il  n'y  en  a\plus 
(P.  G.,XLIX,  (112C-613A).  \ 

Cette  edlcacilé  de  la  confession  {In  Eccîes.^  lÙ^n, 
m,  P.  G.,  XLIV,  649  CD),  l'Ecclésiaste  nous  Tappr  ,^d 
par  son  exemple  ;  c'est  là  une  des  meilleures  leçoTis 
qu'il  ait  données  aux  (idrles  de  l'Eglise;  et  rKgii*îe 
elle-même  a  appris  de  lui  à  apprécier  le  mérite  de  la 
confessiondes  péchés:  ri  ôtà  rr,;  IX'Ayopvj-^zoi;  -tôv  ttett/zv- 

Ainsi  en  est-il  des  hommes  à  qui  Unrs  excès  ont  donrni 
la  Bèvre  :  lu  saignée  et  les  pointes  de  feu  sont  nécessaires 
à  leur  guérison,  mais  ce  traitement  leur  apprend  à  se 
modérer  dans  la  suite.  De  même  pour  celui  qui  «'c« 
dénoncé  lui-même  en  confessant  ses  vices  cachés  (^  TTi^/t- 
Tîûffa;  ky.'j'zo-j  ôea  Tf,^  riiv  /.pjfi'jyj  ^ayo^îÛTsw;)  :  le  souvenir 
de  la  honte  éprouvée  alors  lui  sert  de  leçon  pour  le  reste 
de  s:t  vie  ^P.  G..  XLIV,  fi52   B). 

Honte  salutaire  de  la  confession  :  cette  homeiie 
prouve  bien  qu*on  l'affrontail.  Tout  le  monde  cepen- 
dant n'en  avait  pas  le  courage  et  ce  n'est  pas  d'au- 
jourd'liui  que  la  peur  de  la  pénitence  écarte  de  la 
confession  et  finalement  de  la  pratiqvie  religieuse. 

55.  —  La  peur  de  la  confessioo.  —  Le  pas- 
sage suivant  d'un  commentateur  d'Isaie,  déjà  cité 
n*  34  et  souvent  identifié  avec  saint  Basile  lui-même 
(Cf.  Bakdknukwer  :  GAKL.^  t.  111.  p.  1 49-1 48),  est 
fort  su<^*i:cstif  à  ce  point  de  vue.  On  nous  permettra 
d*y  juxtaposer  un  extrait  d'un  psychologue  contem- 
porain :  le  rapprochement  aidera,  croyons-nous,  à 
saisir  la  portée  de  ce  trait  des  mœurs  d'une  épo- 
que  où,    d'après   tant  d'auteurs,  U    rémission  par 


l'Eglise,  et  donc  la  confession   des   fautes  secrètes, 
aurait  été  inconnue. 


«  Quelquefois,  la  rupture 
[avec  la  foij  se  fait  sous 
l'influence  des  passions  de 
la  virilitu  commençante, 
et  l'homme,  en  se  <Jéta- 
cliBnt  de  la  foi,  se  détache 
surtoutd'une  chaîne  insup- 
portahle  à  ses  plaisirs  , . .  jo 
n'étonnerai  aucun  de  ceux 
qui  ont  travfrsé  les  études 
de  nos  lycées  en  nflirmant 
que  la  précoce  impiété  des 
libres  penseurs  en  tunique 
a  pour  point  de  déport 
quelque  faiblesse  de  la  chair 
accompagnée  d'unr  liorreur 
de  l'aveu  au  confessionnal. 
Le  raisonnement  arrive 
ensuite,  qui  fournit  des 
preuves  à  l'appui  d'une 
thèse  de  négation  acceptée 
d'abord  pour  les  besoins 
de  la  pratique  n  |P.  Bouk- 
CET  :  Essais  de  psychologie 
contemporaine^p.  SO). 


Voici  nu  jeune  homme 
dont.  Icnfance  et  l'éduca- 
tion ont  été  pieuses.  Il  est 
assidu  nux  oÀîces,  s'adonne 
autant  qu'il  peut  aux  (cii- 
vres  de  bienfaisance,  vit 
dans  In  pensée  du  juge- 
ment éternel  et  s'attache 
aux  enseignements  de  la 
doctrine  chrétienne.  Un 
jour  cependant  il  tombe 
dans  riiicnnduite  (tto^ovsikv). 
Sa  vertu  ainsi  évanouie  et 
les  fruits  [de  son  éducationl 
ainsi  riivagés^  voyez  comme 
la  ruine  de  tout  le  reste 
s'ensuit.  Le  mauvais  état 
de  su  conscience  l'empêche 
de  paraître  à  l'Eglise  :  il 
n'y  pourrait  plus  prendie 
place  pHrmi  les  fidèles:  il 
en  est  déchu.  La  hontp 
d'autre  part  l'enipèche  de 
se  ranger  pirmi  les  «  pleu- 
rants n  [une  classe  des 
pénitents  publics],  —  Alors, 
il  invente  des  prétextes 
pour  réfiondi'e  à  ceux  qui 
l'interrompent.  «  Un  tel,  dit- 
il,  m'attend,  et  je  n'ai  pas 
le  tpnips  d*os«ist#»r  ?t  la 
synaxe.  n  Une  antre  fois^ 
pour  sortir  avant  la  prière 
des  fidèles  —  [avant  la  con- 
sécration et  la  communion], 
—  il  imagine  je  no  sais 
quelle  raison .  (IVst  ainsi. 
par  l'effet  de  rhabilude. 
que  l'idée  lui  vient  peu  à 
peu  de  tout  abandonner 
[mot  à  mot:  d'apostasierj 
et  qu'il  aboutît  à  sa  perte 
totale  {P.  G..  XXX,  152 
A-R). 

L'inconduite  de  ce  jeune  homme  n'est  manifeste- 
ment pas  notoire  ;  autrement,  il  n'aurait  pas  à 
inventer  des  prétextes  pour  expliquer  son  abstention 
de  la  communion  et  son  éloignement  de  l'Eglise.  Ses 
fautes  comporteraient  néanmoins  l'expiation  par  la 
pénitence  publique  et  celle-ci  parailleursne  lui  serait 
accessible  qu'après  aveu  à  celui  qui  y  préside.  Le  cas 
de  ce  jeune  homme  suppose  donc  bien  une  pratique 
pénitentielle  à  base  de  confession,  et  sa  banalité 
même  le  rend  particulièrement  suggestif, 

S6.  —  A  vrai  dire  cependant,  il  semble  bien  qu'à 
cette  époque  on  redoutât  moins  l'aveu  du  péché  que 
la  pénitence  à  en  faire.  Nous  avons  déjà  entendu 
saint  Pacien  à  Barcelone  et  saint  Ambroise  à  Milan 
se  plaindre  qu'après  s'être  confessé  on  s*abstint 
d'accomplir  la  pénitence  imposée.  En  Asie,  à  Ama- 
sée,  dans  le  Pont,  même  plainte.  L'évêque  Astkrios 
connaît  des  pécheurs  qu'il  faut  exhorter  à  se  confes- 
ser, «  Ne  rougissez  pas,  leur  dit-il,  de  découvrir  vos 
secrets  à  celui  qui  vous  a  engendrés  à  Dieu  ;  dévoilez- 
lui  l'intime  de  votre  àme;  montrez-lui,  comme  à  un 
médecin,  la  plaie  cachée.  »  Mais  il  en  connaît  d'au- 
tres qui,  après  s'être  confessés  pour  la  forme,  négli- 
gent d  accomplir  la  pénitence. 

Les  malades,  dit-il  en  s'adressant  à  ces  derniers,  les 
malades,  dont  le  corps  souffre^  s'entourent  jour  et  nuit  de 
médecins;  ils  prodiguent  les  honoraires  pour  recouvrer 
la  santé;  mais  ils  se  condamnent  en  outie  à  un  répîrae 
sévère;  ils  se  privent;  ce-*  sybarites  ne  boivent  plus  que 
de  l'eau.  Et  vous,  dont  c'est  l'Ame  qui  est  malade,  après 
rous  être  confessés  pour  la  forme   au  médecin  et  lui  avoir 


1.S25 


PENITENCE 


1826 


montré  votre  infiimit'',  Toii^t  laisserez  le  mul  s'enTCoimei-, 
jiisquà  ce  r^ue  la  ganjfrènc  envahisse  tout  le  coips? 
\llom.,  XIII,  P.   G.,  XL,  36'JB;  368AB). 

a"  On  confessait. 

Ces  plaintes  des  pasteurs  nous  mènent  à  un  autre 
ordre  de  laits  où  apparaît  également  la  pratique  de 
la  confession.  Us  cDnl'essaient.  L'expression,  il  est 
vrai,  n'était  pas  encore  créée.  Au  lieu  du  «  conl'cs- 
scur  »,  les  anciens  canons  parlent  plutùl  de  l'admi- 
nistrateur ou  de  II  l'économe  »  de  la  pénitence.  .\ 
Gonstantinople  et  dans  d'autres  églises  de  l'Orient, 
ce  lut  souvent  et  d'assez  bonne  heure  un  simple 
prêtre.  Ailleurs,  il  semble  bien  que  l'évèque  en  ait 
^ardé,  sinon  le  monopole  absolu,  du  moins  la  direc- 
tion suprême  et  habituelle  (Sur  ce  point  d'histoire, 
voir  Vacandard,  art.  Confession  dans  D.  T.  C, 
col.  84o  sqq.,et  Batii-i-oi.  :  ICtiides  d'hist.  et  de  tl:éol. 
positive  (igao),  p,  329-335). 

37.  —  A)  f.es  cvcijues  suitont  confessaient.  —  En 
tout  cas,  nous  connaissons  surtout  des  évèques 
comme  ayant  confessé.  Tiraolhée  a  pu  confesser. 
C'est  peut-être  le  sens  de  I  Tim.,  v,  22,  2/1,  25.  Cf. 
notre  note  sur  ce  texte  dans  H.  S,  li.,  III  (1912), 
p.  4^8  sqq.  Nous  l'avons  déjà  vu,  saint  Irénée  con- 
fessait dans  la  vallée  du  niione(n°  4G),  saint  Cyprien 
à  Carthage  (n"  49-5o),  saint  Pacien  à  Barcelone 
(n*  56). 

38.  —  B)  Gravité  reconnue  de  ce  ministère.  —  Nous 
le  voyons  d'ailleurs,  ce  traitement  des  pécheurs  par 
la  confession  constitue  pour  les  évêques  unedi»  leurs 
principales  préoccupations.  11  faut  les  accueillir  avec 
bonté.  La  Didascalie  des  Apôtres  le  recommande 
avec  instance  (11°  l^-).  Le  Syrien  .\.piinA.\TK  é'^a\e- 
menl  (Demonstrntio  vu,  De  paenitentihus). 

Vous  donc,  méiieoiits,  dit-il  en  a'adressaiit  à  ceux  qui 
détiennent  les  clefs  des  portes  du  ciel  et  ouvrent  les  por- 
tesaux  pénitents,  vous  qui  ("tes  les  disciples  de  notre  grand 
Médecio,  vous  ne  devez  pas  lel'usev  la  médecine  îi  ceux 
qui  ont  besoin  d'être  soulagés.  Quicoiuiue  vous  découvre 
sa  blessure,  im[>osez-Iui  le  remède  de  la  pénitence  {n.  ^, 
P. S.,  t.  I,  p.  318).  Certains  confessent  leurs  fautes  et  on 
leur  refuse  la  pénitence.  0  adminislialenr  de  la  maison 
du  Christ  !  accorde  la  pénitence  à  ton  frèt'e  et  souviens-toi 
que  ton  Seigneur  ne  rejette  pas  les  pi-nitents  (n"  -5. 
p.  355). 

Mais  si  le  médecin  doit  être  zélé,  il  lui  faut  aussi 
être  discret. 

Si  quelqu'un  n'ose  pas  vous  manifi'stci'  son  mal, 
exhortez-le  à  ne  pas  vous  le  cacher;  mais  quand  on  vous 
l'aura  manifesté,  gardez-vous  de  le  publier  (n°  4,  p.  319). 

Ainsi  sa  responsabilité  se  trouvera-l-ellc  dégagée. 
0  Si  les  blessés  refusent  de  montrer  les  blessures 
qu'ils  ont  reçues,  les  médecins  ne  seront  pas  blâmés 
pour  ne  les  avoir  pas  guéries  »  (n.  5,  p.  3iy). 

39.  — •  L'évèque  d'Ainasée,  Asterius,  consacre  lui 
aussi  une  bonne  partie  de  son  instruction  sur  la 
pénitence  à  recommander  aux  prêtres  rindiilgencc 
dans  le  traitement  des  pécheurs.  Il  en  connaît  qui 
«  les  repoussent  quand  ils  les  voient  venir  à  eux; 
ceux  qui  se  jettent  à  leurs  pieds,  ils  s'en  détournent; 
leurs  larmes  mêmes  les  laissent  impassibles  »  (Hom., 
xiii,  P.  G.,  .XL,  36/,G). 

Non,  leur  dit-il,  ne  vous  Itâtez  pas  de  reei»ui-ir  a;ix 
remèdes  violents,  aux  amputations  et  aux  retranchements. 
Usez  de  reproches,  d'encouragements  et  de  précautions  ; 
méritez,  vous  aussi,  d'être  appelés  des  consolateurs  ; 
prenez  exemple  sur  Moïse,  qui  demandait  à  Dieu  de 
mourir  plutôt  que  de  le  voir  frapper  aucun  des  Israélites 
coupables...  Le  prêtre  doit  élresi  porté  à  préférer  la  dou- 
ceur que,  \î\  même  où  le  Seigneur  ordonne  de  couper  et 
d'arracher,  lui  intercède  encore  et  demande  du  répit 
(36tD-3631i). 

60.  —  Voilà  bien  le  portrait  du  confesseur  tel  que 
le    réalisa  de   son  coté   saint  Ambroise.   Lui    aussi 

Tome  III. 


redoutait  ces  responsabilités  ;  il  suppliait  Dieu  de  ne 
pas  le  laisser  s'y  perdre. 

Je  n'étais  pas  digne  d'être  évéque,  je  le  savais,  car 
je  m'étais  livré  au  luondp.  f>lui-là  donc.  Seigneur,  qu'au 
moment  où  il  se  pcr-dail  vous  avez  appelé  au  sacerdoce, 
maintenant  qu'il  est  prêtre,  ne  le  laissez  pas  périr.  Kt  tout 
d'abord,  donnez-moi  de  savoir  compatir  alfecliteusement 
aux  pécheurs...  Chaque  fois  que  le  pi'ché  d'un  coupable 
m'est  révélé,  que  je  sache  prendre  ma  jiart  de  sa  douleur 
{quottescumtfue  peccatitnt  a/icitjus  lapsi  e.rponiiur^  compa- 
tiai).  Au  lieu  de  le  reprendre  avec  huutenr,  que  je  sache 
m'atfligtM-  et  pleurer  {De  paenil.^  II,  vin,  73,  /*.  /..,  XVI, 
515). 

Mais  cette  grâce  d'iniiulgence  et  de  bonté,  son  bio- 
graphe Paulin  nous  est  témoin  qu'il  l'avait  obtenue. 

Chaque  fois,  nous  dit-il,  que  pour  obtenir  la  péni- 
tence quelqu'un  venait  lui  confesser  ses  fautes,  il  pieu  ait 
au  point  d'arracher  des  larmes  au  pénitent  lui  aussi.  La 
chute  du  pécliear  lui  semblait  la  sienne  proj.>rc.  Les  fautes 
cependant  dont  il  recevait  l'aveu,  il  n'en  parlait  h  per- 
sonne qu'à  Dieu  auprès  duquel  il  intervenait  :  bon  exem- 
ple laissé  aux  prêtres  de  se  faire  ainsi  intercesseurs 
auprès  de  Dieu  plutôt  qu'accusatetirs  auprès  des  hommes 
((Via, XXXIX,  \,P.  i.,  XIV,  41.'). 

61.  —  Cette  haute  conscience,  les  grands  évoques 
d'Asie  ses  contennicrains  l'apportaient  eux  aussi 
dans  l'accomplissement  de  leurs  fonctions  pénilen- 
tielles.  Saint  GiiiiGoiRU  db  Nazianzh  les  signale  parmi 
celles  qui  accablent  le  plus  un  évéque.  Il  est  le  méde- 
cin des  âmes;  mais  les  maux  à  guérir  ne  lui  sauraient 
être  connus  que  par  l'aveu  des  malades  eux-mêmes 
et  ceux-ci  s'obstinent  si  souvent  à  les  lui  tenir 
cachés  I  {CJratto  11  Apologet.,  n.  i6-33,  P.  G.,  XXXV, 
429)  Saint  GiiKGOiRK  de  Nysse  craint  pareillement 
que  les  confessions  mal  entendues  ou  mal  faites  ne 
rendent  stérile  le  travail  de  l'économie  de  la  pénitence. 

Comme  la  médecine  corporelle,  tout  en  ayant  pour  but 
unique  la  guérison  des  malades,  varie  cependant  ses  procé- 
dés pour  adapter  lo  traitement  aux  diverses  espèces  d'infir- 
mités, de  même  la  multitude  et  la  variété  des  passions  qui 
affectent  les  âmes,  obligent  la  ihérapeutique  spirituelle  à 
diversifier  et  k  tenir  compte  pour  la  guérison  de  la  différenco 
des  maladies...  Aussi  celui  qui  soigne  les  âmes  doit  il  av.int 
tout  s'informer  exactement  do  la  région  où  siège  le  mal  ;  il 
pourra  ensuite  appliquer  lo  remède  à  propos.  Faute  de  rester 
iîdèle  à  cette  méthode,  il  est  à  craindre,  au  contraire,  que 
la  partionialade  et  la  partie  soignée  ne  soient  point  les  mêmes  : 
fjue  de  médecins,  à  qui  il  arrive  ainsi,  pour  n'avoir  pas  bien 
localisé  le  mal,  de  l'aggraver  en  travaillant  à  le  guérir  ! 
(£■/>.  can.,  1,  P.  O.,  XLV,  224A). 

62.  —  C'est  pour  lui-même  que  saint  Jean  Chby- 
sosTOME  redoute  ces  responsabilités  du  confesseur. 
Il  le  sait,  l'eincacité  de  la  pénitence  ne  doit  pas  se 
mesurer  uniquement  à  sa  durée. 

Ce.s  pénitents,  dites-vous,  ont  expié  assez  longtemps. 
Voyoi  s,  combien  ?  —  Un  an,  deux,  trois.  —  Ah  !  il  s',  git  bien 
de  tem[)3  et  de  durée  c'est  le  redressement  de  I  âme  que  je 
cherclie.  Montrez-le-moi,  montrez-moi  qu'ils  sont  contrits, 
qu'ils  sont  changés,  et  tout  est  dit.  Mais  s'il  n'y  a  pas  cela, 
le  temps  no  sert  à  rien.  Nous  ne  demandons  pas,  en  effet, 
si  la  blessure  a  été  souvent  bandée  (^^  liée  :iniSi6-/]  )i),  mais 
si  le  bandage  ("  le  lien  :  i  ^i-fidi  »)  a  fait  du  bien.  S'il  a 
produit  son  elïot,  même  en  très  peu  de  temps,  qu'on  ne  l'ap- 
plique plus.  .Mais  s'il  n'a  rien  produit,  même  après  dix  ans. 
il  faut  encore  le  remettre  :  le  moment  de  déban,ier,  c'est 
l'état  du  blessé  qui  l'indique  («  5^i;  '>Ctc5  sîtw  >l/t£&>;,  to^ 
ôiSv^xinj  -i  y.ipi'^i  1.)  (In  II  Cor.,  llom.,  xiv,  3,  P.  G.,  LXI, 
5o2). 

De  cet  clat,  c'est  le  chef  île  l'Eglise  qui  est  juge  : 
toute  cette  lin  d'homélie  est  pour  obtenir  qu'on  le 
laisse  prononcer  en  liberté;  elle  donne  l'impression 
que  les  pasteurs  se  heurtent  sur  ce  point  h  l'es  dif- 
ficultés délicates.  On  parle  de  cruauté  et  d'inhuma- 
nité ;  on  oublie  qu'être  lié  par  l'évèque,  c'est  éviter 
de  l'être  par  Dieu  ;  qu'au  contraire,  celui  que  l'évèque 

58 


1S27 


PÉNITENCE 


1828 


n'a  pas  lié,  Dieu  lui-même  le  chargera  déchaînes  que 
plus  rien  ne  saurait  briser  (/6irf.,  col.  5o2).  Aussi 
l'orateur  insisle-t-il  sur  le  devoir  pour  les  tidèles  de 
ne  pas  entraver  l'administration  de  la  pénitence  par 
une  commis  éralionJéplacée,  de  prêter  au  contraire 
leur  appui  moral  au  chef  de  l'Eglise  et  d'éviter,  en 
prenant  parti  pour  les  coupables,  de  leur  laisser 
tout  l'odieux  de  la  sévérité  nécessaire ((7<i(£.,eoZ.  5oo). 

Et  ce  lanjjage  montre  bien  que,  à  A.ntioche  comme 
à  Garthage  et  à  Rome,  c'est  le  prêtre  qui  assume  le 
jugement  du  pécheur.  Mais  il  aide  aussi  à  compren- 
dre le  sentiment  de  frayeur  qui  inspire, dans  le  traité 
sur  le  Sacerdoce,  la  description  des  fonctions  de 
confesseur.  Comme  saint  Cyprien,  saint  Ambroise, 
saint  Pacien  et  saint  Grégoire  de  Nazianze,  saint 
Jkjln  CuRYsosTOMi!  se  prend  à  trembler  devant  ces 
responsabilités  du  prêtre.  Il,  u-iv,  P.  C,  XLVUI, 
633-635. 

11  est  le  médecin  des  âmes  et  c'est  à  ce  titre  — 
comme  à  celui  de  juge  —  que  la  connaissance  du 
péché  lui  est  bien  nécessaire.  Gomment,  autrement, 
distribuer  à  propos  les  soins  qu'on  doit  recevoir  de 
lui  {«  Taî;  Ttc./si  rav  l'i^iw»  Scpx-neiyiia)  Mais  voilà  juste- 
ment ce  qui  rend  ce  ministère  redoutable  :  ces  mala- 
dies morales  de  son  troupeau,  qui  sont  à  la  charge 
du  pasteur,  la  guérison  en  est  si  dillicile  et  le  traite- 
ment si  délicat  1  Car  les  infirmités  et  les  blessures  des 
âmes  ne  se  voient  pas  ;  elles  ne  viennent  pas  d'elles- 
mêmes  à  la  connaissance  delévèque.  Souvent  le  mal 
lui  reste  caché,  car  nul  d'entre  les  hommes  ne  voit  ce 
qui  se  passe  dans  un  homme,  si  ce  n'est  l'esprit  de 
l'homme  qui  est  en  lai.  Surtout,  il  n'a  ])as,  pour 
appliquer  ses  rerakles,  les  facilités  et  la  liberté  dont 
dispose  un  simple  bercer.  Celui-ci  ne  rencontre 
jamais  de  résistance  :  qu'il  faille  lier,  brûler,  couper, 
retenir  à  l'étable,  écarter  du  pâturage  ou  de  l'abreu- 
voir, dès  qu'il  le  croit  nécessaire,  rien  ne  l'empêche 
de  le  faire.  Mais  pour  l'évèque,  une  fois  la  connais- 
sance du  mal  acquise,  l'embarras,  au  lieu  de  dimi- 
nuer, augmente  :  ses  agneaux  sont  d'un  traitement 
si  ditUcile  !  Avec  eux  aussi,  il  peut  y  avoir  à  lier,  à 
;)river  de  nourriture,  à  brûler,  à  couper  ;  mais  l'ac- 
ceptation et  l'eiricacité  de  la  médecine  dépend  ici 
lies  mal:'.des  et  non  point  du  médecin.  Le  péché  ne  se 
i;uôrit  point  par  la  violence.  La  contrainte  par  corps 
est  permise  aux  juges  civils;  mais  ceux  qui  président 
aux  Eglises  ne  peuvent  recourir  qu'à  la  persuasion. 
Aussi  leur  faut-il  beaucoup  d'art  pour  amener  les 
malades  à  se  soumettre  au  régime  —  aux  remèdes 
—  que  prescrivent  les  prêtres.  Car  ce  choix  des 
remèdes  exige,  de  leur  part,  une  cnnnnissance  appro- 
fondie des  malades.  Tous  ne  peuvent  pas  tout  porter 
et  on  risque  de  les  tuer  en  voulant  leur  faire  suivre 
à  tous  le  même  traitement.  Il  ne  sufBt  donc  pas  de 
connaître  la  loi  :  en  bien  des  cas,  on  a  perdu  les 
âmes  pouravoir  voulu  la  leur  appliquer  danstoute  sa 
rigueur  (<xi  -noi-lo-jç  Sa  i-/oifit  Jr/siv,  roj;  ec";  iT/yjza.  I|ox£</»vtc<; 
yv-xic  Jià  T»  l(n.iri  i7tKiT>i*^»ai  riv  àu.-j.orrr,u.i.TrM  kçikv)  .  Bien 
l)!us  encore  que  delà  faute  commise  et  de  l'expiation 
méritée,  il  faut  tenir  compte  des  dispositions  des 
coupables.  Il  y  a  les  faibles  et  les  pécheurs  d'habi- 
tude ;  il  y  a  les  mondains  ;  il  y  a  les  membres  de 
l'aristocralie  et  de  la  haute  administration.  Préten- 
dre imposer  à  tous  le  même  tarif  pénitentiel  et 
vouloir  proportionner  uniformément  le  châtiment  au 
péché,  c'est,  au  lieu  de  les  retirer  du  mal,  les  y  pré- 
rùpiter  à  fond.  Il  faut  donc  au  pasteur  beaucoup  de 
perspicacité  et  un  r-'gard  pénétrant  ;  ses  yeux  doivent 
pénétrer  au  plus  intime  de  l'àrae  pour  que  rien  ne 
lui  échap|)e  de  son  état  réel.  (J\oùf,t  Stî  Tr,ç  o-jvsjiw;  irai 
//uotuy  ofôvJ-p-^v  r,piz  tc  r.iptjy.oT.iiv  Trâ-^o^tv  tïjv  tï;ç  ^y;f^ç 
ï^tv...  ypr,  U'oStv  Kvll^TaoTSV  ùftrjv.t  ù/J.v.  ttkvtk  St£ptuvr,7cr.fXî-'fCv 
KzotCâi;  xKToi/ïi^w;  Ta  TTaf'îtiroO    -p',7!c/€iv   tôv   Upu/ib'.v,   /»K 


[jlï;   uKT«toi  aÙTw  ytvïirat  rs  ttts'jÎ/;  —  De  sacerdotio,  lïf 
ir-iv,  p.  G.,  XLVIII,  635). 

Dans  celte  page  si  belle  et  sous  cette  métaphore 
classique  du  langage  médical,  on  reconnaît,  à  n'en 
pas  douter,  le  rôle  et  les  fonctions  du  confesseur  : 
les  remèdes  indiqués  sont  ceux  qui,  dans  le  style  de 
l'époque,  caractérisent  le  régime  pénitentiel  :  lier, 
raellre  à  la  diète,  brûler,  couper,  l'évèque  fait  tout 
cela  quand, en  vertu  du  pouvoir  sacerdotal,  il  retran- 
che du  corps  des  lidèles,  il  impose  des  jeûnes,  il 
exclut  de  la  table  de  communion  et  de  la  participa- 
tion aux  rites  comiilets  de  la  liturgie.  Cette  corres- 
jïondance  entre  les  peines  et  les  péchés,  qu'il  faut  se 
garder  de  maintenir  trop  rigide,  c'est  évidemment  un 
canon  pénitentiel  analogue  à  ceux  que  nous  font 
connaître  saint  Basile  et  saint  Grégoire  de  Nysse.  La 
latitude  enlin  laissée  au  médecin  dans  l'application 
des  remèdes  est  caractéristique  des  fonctions  du  péni- 
tencier et  l'on  peut  donc  s'étonner  que  le  caraclèrc 
l>éniteulicl  de  ce  trailement  du  péché  ait  été  mis  en 
iloute  (Voir  notre  article  Saint  Jean  Chrysostomc 
et  la  confession,  H.  S   /^.,  I  (191 1),  p.  a35  sqq.). 

63.  —  D'autant  plus  i]ue  celle  connaissance  du 
mal  par  celui  qui  a  charge  de  l'appliquer  est  préci- 
sément ce  qui  le  distingue  de  cet  autre  traitement  du 
péché  par  la  prière  el  la  prédication,  avec  lequel  on 
s'obstine  parfois  à  le  confondre.  En  chaire,  en  effet, 
le  prêtre  est  également  médecin.  Mais,  et  c'est  la 
dififérence,  son  intervention  alors  n'a  pour  but  que 
d'indiquer  et  de  faire  connaître  les  remèdes  ;  il  ne 
les  applique  pas;  le  choix  en  est  laissé  à  l'auditeur. 

Dans  les  autres  cliniques,  les  plaies  passent  sou»  un 
grand  nombre  de  regards.  I,e  médecin  n'applique  pas  de 
rt-niède  sans  avoii'  d'abord  découvort  la  blessure.  Ici,  rien  do 
pareil .-  les  malades  si  nombreux  qui  eonl  la  sous  nos  ye«x, 
nous  les  traitons  sans  les  connaître  {>cr.ii6c.iic'jTuii  TratOjjiiSv.  ty.j 
6io:<Tiuv.v  a:jT7i-j).  Nous  leur  proposons  à  tous  la  même  doo- 
Irine  et  nous  laissons  à  la  conscience  de  chacun  le  soin  de 
trouver  le  remède  approprié  à  son  mal.  Le  prédicateur,  en 
effet,  lance  sa  parole  :  elle  va,  faisant  l'éiog'e  de  la  vertu, 
dénonçant  le  vice,  etc.  ;  c'est  comme  un  remt-de  aux  vertus 
multiples,  composé  d'éléments  de  toute  sorte;  mais  a  chacun 
des  auditeurs  d  y  prendre  ce  qui  lui  convient  et  lui  fera  du 
bien  (tc  hi  "np^^^opov  ly.urw  zy.î  ^^cïî'rr/o  /.«Cîtv  ix-diroj  t6iv 
yjizjijvz'^y  £Trt'..-). 

La  caractéristique,  en  un  mot,  de  ce  traitement  du 
péché  par  la  prédication,  c'est  qu'il  n'exige  pas  la 
manifestation  des  blessures.  Et  cette  circonstance,' 
bien  loin  d'empêcher  ou  de  compromettre  la  guéri- 
son,  la  favorise.  Il  y  a  tout  profil  pour  les  malades  à 
n'être  pas  connus,  et  le  médecin  se  félicite  des  cures 
obtenues  à  son  insu  (Homélie  :  Quod  non  opurteat 
peccata  fratrum  evulgare  :  3-4,  P .  G.,  LI,  356-35^). 

Il  n'y  a  donc  pas  à  en  douter,  les  responsabilités 
qui  firent  reculer  d'abord  devant  le  sacerdoce  le  fu- 
tur Chrysostome,  sont  bien  celles  du  confesseur. 

64.  —  Cependant  ces  mêmes  responsabilités, 
son  histoire  nous  apprend  avec  quelle  intrépidité  il 
les  sut  assumer  ensuite  à  Gonstanlinupie.  Certains 
de  ses  ennemis  lui  reprochèrent  sou  (  mpressemenl 
à  accueillir  les  pécheurs  :  »  Il  encourage  à  pécher  », 
portait  l'acte  d'accusation  dressé  contre  lui  au  con- 
ci  le  du  Chêne.  «  S'il  vous  arrive  de  pécher  une  seconde 
fois,  euseigne-t-il,  faites  pénitence  une  seconde  fois; 
chaque  fois  que  vous  aurez  péché,  venez  me  trouver 
et  je  vous  guérirai  »  {Résumé  des  actes  du  concile 
par  Photius,  Biblioth.,  cod.,  Lix,  P.  G.,  CIII,  iia  A). 
Dès  le  début  de  son  épiscopat,  l'évèque  novatien  de 
Gonstantinople,  Sisinnius,  avait  de  même  pris  pré- 
texte d'une  de  ses  paroles  pour  dénoncer  au  public 
ce  qu'il  appelait  un  nouveau  relâchement  de  la  dis- 
cipline pénitenlielle.  «  Mille  fois,  s'il  le  faut,  aurait 


1829 


PÉNlTliNCE 


1830 


il  dit  aux  iiéclieurs,  faites  pénitence,  et  [nillle  foisj 
vouH  aurez  accès  aux  saints  mystères  "  (Sockate, 
H.  E.,  VI.  XXI.  P.  «.,  LXVII,  -jtb  C,  7j8  A). 

Et  ce  reproche  de  laxisme,  ainsi  adressé  à  saint 
Jean  Cbrysostome,  n'a  pas  seulement  pour  nous  le 
grand  avantajfe  de  nous  le  montrer  assidu  à  ses 
fonctions  de  iiénitencier  ;  il  est  aussi  de  première 
importance  pour  !e  jug:ement  à  porter  sur  la  suppres- 
sion, [lar  son  prédécesseur  Nectaire,  du  prêtre  péni- 
tencier. C'est  là  un  incident  historique  qui  ne  peut 
ùtre  omis  ici. 

63.  —  C)  Le  fait  de  A'ectaiie.  —  Les  deux  récita 
qui  nous  en  restent  (Socrate,  /f.  E.,  V,  xix; 
SozoMiîNE,  //.  E.,  Vil,  xvi)  rendent  extrêmement 
ditlieile,  sinon  impossible,  la  détermination  exacte 
des  circonstances  dans  lesquelles  il  se  produisit,  et 
des  conséquences  qu'il  entraîna.  Il  en  résuite  seule- 
ment que,  pour  pacilicr  les  esprits  à  la  suite  d'un  | 
scandale  auquel  avait  donné  lieu  l'administration  de 
la  i)énitence,  on  crut  bon  de  supprimer  les  fonctions 
du  prêtre  qui  y  présidait.  Quel  fut  le  sens  cl  quelle 
estla  portée  de  cellemesureépiscopale?  Lapcniience 
publique  disparut-elle  en  même  temps  que  le  prêtre 
chargé  d'y  présider?  Le  changement  ne  portait-il  que 
sur  la  forme  solennelle  de  l'expiation,  ou  bien  la 
suppression  s'clendit-elle  à  la  manifestation  même 
de  la  fauta,  et  le  régime  pénitentiel  fut-il  modifié  à 
ce  point  que  l'autorité  ecclésiastique  s'interdit  d'in- 
tervenir dans  la  rémission  du  péché  et  doncdispensa 
les  pécheurs  d'en  faire  l'aveu?  Toutes  ces  hypo- 
thèses ont  été  faites,  même  par  des  catholiques. 
Mais  sur  l'altitude  du  successeur  de  Nectaire  et  sur 
l'impression  qu'elle  produisit,  il  n'y  a  |)as  de  contro- 
verse possible  :  dés  les  premiers  jours  de  son  épisco- 
pat,  il  administre  lui-même  la  pénitence,  il  appelle 
à  lui  le»  pécheurs  et,  pour  guérir  leurs  âmes,  il  reçoit 
d'abord  leurs  confidences.  Ce  qu'avait  fait  saint  Am- 
broise  à  Milan,  Jean,  en  un  mot,  le  fait  à  Gonstan- 
tinople  Mieux  encore  :  il  remplit  les  fonctions  du 
pénitencier  telles  que  les  décrivent  Socrate  et  Sozo- 
mène  :  u  recevoir  la  confession  des  coupables,  puis, 
afin  qu'à  la  confession  se  joignent  des  actes  de  péni- 
tence, leur  prescrire  des  bonnes  œuvres  à  faire,  telles 
i|ue  des  jeûnes  ou  des  prières  prolongées  »  (Socrate. 
P.  G.,  LXVn,  6i6  AB). 

C'est  donc  là,  disons-nous,  un  point  fixe,  d'où,  à 
défaut  de  tout  antre,  il  faut  partir  pour  apprécier  le 
décret  de  Nectaire.  La  suppression  du  prêtre  péni- 
tencier a  eu  pour  effet  de  faire  retomber  sur  les 
épaules  de  l'cvcque  de  Gonstanlinople  ce  fardeau  de 
l'administration  pénilenlielle  dont  ses  prédécesseurs 
s'étaient  déchargés  sur  lui.  Ceci  est  évident.  Sozo- 
niène  le  dit  :  ec  que  fait  le  prêtre  pénitencier,  les 
évcques  le  faisaient  précédemment  et  le  font  même 
encore  là  où  celte  fonction  n'existe  pas,  et  nous 
constatons  qu'en  effet,  lui  disparu,  l'cvêque  de  Cons- 
tantinople  s'occupe  personnellement  de  remettre  les 
péchés.  Y  a-t  il  eu  plus  que  cela?  C'est  possible; 
mais  à  coup  sur  il  n'y  a  pas  eu  suppression  totale  de 
la  pénitence.  Le  reproche  de  laxisme  et  d'innovation, 
porté  contre  le  successeur  de  Nectaire,  exclut  abso- 
lument celte  hypothèse.  Le  dilemme  s'imi)Oseen  efTet: 
ou  Nectaire  ne  l'a  pas  abolie,  ou  Jean  l'a  rétablie.  Et 
si  Jean  l'a  rétablie,  que  signifient  les  attaques  contre 
lui  de  l'cvêque  novatien?  Au  lieu  d'ajouter  au  relâ- 
chement, l'évèqne  catholique  y  aurait  remédié;  et 
son  initiative,  au  lieu  de  paraître  coupable  et  funeste, 
aurait,  au  contraire,  été  estimée  salutaire  et  bien- 
faisante. Que  si,  comme  il  faut  le  reconnaître,  Sisin- 
nius  et  les  autres  ennemis  de  Chrysoslome  l'ont 
jugée  autrement,  c'est  donc  qu'au  lieu  de  resserrer  il 
a  élargi,  en  d'autres  termes,  qu'au  lieu  de  rétablir 
la  pénitence  abolie,  il  s'est  appliqué,  ainsi  que  tous 


s'accordent  à  le  lui  repro(^lier,  à  eu  rendre  la  pra- 
tique plus  fréquente. 

Et  telle  est,  croyons-nous,  la  seule  conclusion  cer- 
taine à  laquelle  puisse  aboutir  l'élude  comparée  des 
données  de  ce  problème  historique. 

Voir  nolr«  article  :  Saint  Jean  C/trysoatui/ie  et  la  cun/es- 
siuii,  dans  H.  S.  H.,  I  (191 1),  p.  3i4-^3a.  Voir  auasi  les 
noies  do  Valois  à  son  édition  dos  Jlistoires  de  Socrata  vt 
do  Sozomènc, /oc.  cit.  Mais  voir  surlout  Piîtau  .  ht  fctere 
in  Ecclesia  poentieiitlae  raiifuir  diutriba,  ^  iv  (éd.  Vives, 
t.  VIll,p  18^-190)  et  .4 (Vc.  Mat.  Sinioniwn^  p ,  IV  dans  P.  G.^ 
XLlll,  636-62^.  Ses  conclusions  —  et  nous  avons  dit  pour- 
quoi dans  l'article  ci-mentionné — ■  noui»  paraissent  beaucoup 
plus  fondées  que  celles  do  M.  Vacamijard  dans  :  Etudes 
de  critique  et  U'/iiêi.  ii'tit;.  a"  scrii'  :  Li-s  ari^t/iaa  de  lu 
conl.  sacrant.,  p.  8S  el  108  ou  de  Mgr  Baiihol  ;  Eludes 
d'hist.  el  de  tkéol.  positive  :  Les  oriiiinrii  de  ta  pénitence , 
pénitenciers  et  péiiitenls"^  p.  i4f)  sq(|.  Voir  aussîK.  Hoil: 
Enthusiasniiis  und  Bnssî;ei\'alt,  p.  a^4-^S8,  où  il  montre 
l'invraisemblance  de  l'opinion  couranle,  que  le  l'nit  de  Nec- 
taire .lit  amené  la  suppression  de  la  pénitence  publique  dans 
tout  l'Orient. 

66. —  On  objecte  laconséquence'que  Socrate  et  Sozoraine 
déclarent  avoir  résulté  de  la  suppression  du  prêtre  pénitoa- 
cier  :  liberté  aurait  été  laissée  désormais  à  chacun  de  s'en 
remeure  au  jugemenl  de  sa  conscience  pour  s'approcher 
dea  saints  mystères  {<^vyx^P^'^^^  ixu^TOv  zCt  lOtw  c'jjîtSori  t6iv 

jJ.'j'StripiùrJ  [J.iT£>£(y.  .SoclîATK.  av/;jOJ^Î(V  i;<a7T^V,  'j*;  av  iaUTÔJ 
(Jl;v£(5ct/;  /.rut  bv-ppùv  Oj'^c/.iTO^  /'.ocojvsîv  7'Sjv  frjVTr,piiijv.  SozOAl^.Nlî). 
11  n  y  aurait  donc  plus  eu  d'obligation  de  se  confesser.  Mais 
c'est  là,  croyons-nous,  se  méprendre  sur  le  sens  et  la  por- 
tée do  la  remarque  des  deux  historiens.  Pour  Us  fautes 
secrètes,  en  l'absence  d'un  précepte  de  l'Eglise  déterminant 
la  façon  d'observer  le  précepte  du  *lhrist,  el  au  sens  que 
nous  avons  dit  au  n"  9.  la  libellé  en  question  existait  l.jul 
aussi  bien  sous  le  régime  du  prêtre  pénitencier.  Sndiiparilion 
pouvait  tout  au  plus  en  favoriser  l'abus  ;  l'évoque  était 
bien  moins  accessible  qu  un  prêtre  spécialement  préposé  à 
ce  ministère,  et  sa  vigilance  au^^si  ou  son  zèle  durent  plus 
d'une  fois  se  trouver  en  défaut  :  il  n'y  eut  pas  que  des 
Chrj'sostome  sur  le  siège  de  Constantinoplo.  Et  c'est  bien 
par  là  surtout  que  Sozomène  senible  expliquer  la  relâche- 
ment qu'il  déplorait,  o  Je  suis  porté  à  croire,  écrit-il,  qu'au- 
paravant il  se  commettait  moins  du  fautes,  soit  par  crainte 
de  la  bonté  qu'il  y  aurait  à  les  confesser,  soit  à  cause  de  la 
vigilance    (vj-.ptCîix)  des  juges  établis    pour  cela  »   {P.  G., 

LXVII,  i46i  c;. 

Car  le  prêtre  pénitencier  ne  faisait  pas  qu'entendre  la 
confession  spontanée  des  fautes  secrètes.  H  recevait  éga- 
lement les  accusations  portées  par  les  fidèles  contre  le« 
pécheurs  publics.  A  ce  point  de  vue,  l'économe  do  la  péni- 
tence exerçait  une  véritable  police  des  mœurs  et  remplissait 
le  rôle  d'un  conseur  el  d'un  juge:  l'évéque  se  déchargeait 
5.ur  lui  de  celte  fonction  11  devait,  à  ce  litre,  écarter  les 
coupables  des  saints  mystères  el  contrôler  ensuite  leur 
pénitence.  C'était  même  là  la  partie  la  plus  importante  et  la 
plus  ingrate  do  sa  charge.  On  comprend  parfaitement  que, 
la  charge  supprimée,  les  pécheurs  se  soient  mis  plus  h 
l'aise  :  avec  des  évoques  de  cour  ou  dos  ëvéques  surmenés 
comme  l'élflient  trop  souvent  les  évi^ques  de  CunHlantino- 
plf-,  le  danger  de  la  dénonciation  se  trouvait  bien  moins 
à  craindre  ol  e'esl  précisément  ce  i|ue  regrette  Socate  la 
suppression  du  prêtre  pénitencier  a  fait  disparaître  l'usage 
delà  «  correction  fraternelle  ».  '<  .le  constate,  écrit  il,  qu'on 
on  a  pris  occasion  de  ne  plus  se  reprocher  ses  péchés 
l'un  à  l'autre  el  de  ne  plus  observer  le  précepte  de  l'apôtre 
[A'/ïA.,  V.  Il]  qui  disait  de  ne  pas  communier  aux  œuvres  des 
ténèbres  mais  plutôt  de  les  reprendre  »  ^Sockatk,  /'.  G., 
LXVII,  620  A). 

Dans  toute  celte  affaire,  la  nécessité  de  la  confession  per- 
sonnelle demeure  donc  décidément  hors  de  cause 

L'explication  proposée  est  celle  de  Valais,  dans  son  édi- 
tion de  Socrate  (P.  G.,  LXVII.  fiiS,  note  60  01619,  "*'*''  ^O  ol 
de  BiNTEKiM  {Die  t'orzit^lich^t'-n  Merf>irûrdi^keitrn  der 
clirist-kathntischen  Kirche,  t.  V,  p  443),  Il  est  curieux  et 
fâcheux  qu'il  propos  do  ce  fait  on  perde  si  complètement  de 
vue  le  rôle  public  el  judiciaire  du  prêtre  pénitencier,  pour  ne 
considérer  que  la  disparition  du  confesseur  officiellement 
substitué  à  l'évéque. 


1831 


PENITENCE 


1832 


%t  Section.  —  La  confession  sans  pénitence 
publique. 

67.  —  1*  Sens  propre  de  cette  nouvelle  ques- 
tion :  confession  ou  pénitence  privée.  —  A  ne 
nous  occuper  que  Je  la  confession  en  général,  de  la 
confession  comme  élément  premier  et  condition 
indispensable  de  la  pénitence  ecclésiastique,  nous 
pourrions  arrêter  ici  notre  travail  :  nous  en  avons 
suflisamnient  constaté  la  doctrine  et  la  pratique. 

Mais  un  dernier  pas  nous  reste  à  faire.  La  discus- 
sion sur  l'ancienneté  de  la  confession  se  concentre 
souvent  sur  ce  qu'on  a  pris  l'habitude  d'appeler  la 
confession  privée,  c'est-à-dire  la  confession  aboutis- 
sant à  l'absolution  sans  que  s'y  joigne  la  pénitence 
publique.  Nous  avons  déjà  fait  remarquer  dans  les 
préliminaires,  que  poser  ainsi  le  problème  principal, 
c'est  en  fausser  les  données.  L'usage  de  la  confes- 
sion, tel  que  nous  lavons  établi  jusqu'ici,  suffit  à 
légitimer  l'allirmation  catholique  qu'il  n'y  eut  jamais 
rémission  du  péché  par  l'Eglise  sans  confession 
préalable.  11  fait  plus  :  il  prouve  que  cette  confession, 
normalement,  et  lorsqu'il  s'agit  de  fautes  secrètes, 
restait  secrète.  De  confession  publique,  au  sens  d'une 
divulgation  aux  lidèles  par  le  pécheur  ou  par  le  prê- 
tre des  péchés  secrets,  nous  n'avons  trouvé  trace  que 
chez  Origine  et  saint  Léon  ;  encore  ce  dernier  n'en 
parlait-il  que  pour  la  blâmer  et  l'interdire,  et  le  pre- 
mier, d'une  part  en  affirmait  le  caractère  exception- 
nel,de  l'autre  proclaraaitlanécessitéd'une  confession 
secrète  préliminaire,  permettant  au  confesseur  d'en 
apprécier  l'opportnnilc.  La  confession  privée,  au 
sens  de  confession  secrète,  nous  en  avons  donc  déjà 
montré  l'existence. 

Il  reste  seulement  à  nous  demander  si  l'usage 
existe  aussi,  aux  premiers  siècles,  de  confessions 
non  ordonnéesà  une  pénitence  publique,  aboutissant 
d'emblée  par  conséquent  à  une  absolution  privée 
elle  aussi,  ou  toutau  moins  distincte  de  la  réconcilia- 
tion solennelle  des  pénitents  publics.  C'est  cet 
ensemble,  en  effet,  de  la  confession  et  de  l'absolution 
que  l'on  entend  communément  par  la  confession 
privée.  Réserve  l'aile,  encore  une  fois,  des  équivoques 
que  peut  entretenir  cette  expression,  la  question 
mérite  d'être  étudiée  de  la  réalité  qui  y  correspond 
aux  premiers  siècles. 

68.  —  2"  Origine  et  notion.  —  La  réponse  à 
faire  se  dégage  des  faits  déjà  signalés. 

II  ressort  en  el&l  des  documents  que  l'administra- 
teur de  la  péniteil^ecclésiastiquea  toujours  été  con- 
sidéré comme  un  juge  véritable  et  souverain  des  pé- 
chés et  des  pécheurs.  Il  lui  appartient  d'apprécier  la 
gravité  des  fautes  accusées  :  «  De  aesûmando  pondère 
delictorum  sucerdotis  est  judicare  »,  écrit  le  pape 
saint  InnocbntI"  (suprà  no  4a)  en  rappelant  l'usage 
traditionnel.  Il  est  de  son  ministère  de  déterminer 
la  nature  et  la  durée  de  la  pénitence  à  accomplir  : 
I  A  praepositis  tacrnmentoruin  accipit  siiae  satisfac- 
tionis  moduni  »,  dit  saint  Augustin  ou  l'auteur,  quel 
qu'il  soit,  de  son  sermon  cccli  (supra  n»  4')>  ^' 
depuis  OniGÈNE  en  effet,  qui  réserve  à  celui  qui 
reçoit  l'aveu  d'un  péché  ladécision  sur  l'opportunité 
d'une  confession  publique,  la  tradition  est  unanime 
dans  l'Eglise  pour  reconnaître  à  l'évèque  ou  à  l'ad- 
ministrateur de  la  pénilence  ce  pouvoir  de  juge 
pénal.  Non  pas  qu'il  en  doive  user  arbitrairement: 
ceux-là  même  qui  le  lui  attribuent  le  plus  explici- 
tement lui  demandent  de  ne  l'exercer  qu'en  tenant 
compte  des  dispositions  intimes  des  coupables  :  «  ut 
aitendat  ad  confessionem  paenitentis  et  ad  /letics 
alqite  lacrimaa  corrigentis  »,  note   saint  Innocent. 

Comme  il  est  le  juge  du  péché  avoué  et  de  la  péni- 
tence à  imposer,  le  prêlre  t'est  donc  aussi  des  dispo- 
sitions  du   pécheur.    A    vrai   dire    même,    c'est    ici 


surtout  que  s'exerce  le  plus  réellement  son  jugement 
personnel.  En  cette  matière  en  effel,  il  n'y  a  pas  de 
loi  qui  le  lie  absolument.  Les  législateurs  delà  péni- 
tence les  plus  préoccupés  de  la  proportion  à  garder 
entre  la  faute  et  l'expiation,  sont  ceux  aussi  qui 
réservent  le  plus  formellement  ce  droit,  ce  devoir 
du  prêtre  pénitencier,  de  modifier,  de  restreindre  ou 
de  supprimer,  en  tenant  compte  des  dispositions  du 
pécheur. 

Pour  ceux,  écrit  saint  Grégoire  de  Ntsse  dans  sa 
leltre  canonique  (can.  4J,  qui  se  montrent  plus  généreux 
dansleurconversionetdoutlu  vie  elle- racine  atteste  qu'ils 
sont  revenus  au  bien,  il  est  permis  à  celui  qui  administre 
la  disci|:*line  ecclésiaslique  de  léduiro  le  temps  à  passer 
dans  la  cUisse  dos  a  écoutants  »  et  de  le,s  admettre  plus 
tôt  dans  la  catégoiie  des  convertis  [prosternes  et  assis- 
tants] ;  encore  pourra-t-il  abréger  ici  également  et  avan- 
cer l'admission  à  la  communion  :  à  lui  de  juger  de  l'état 
du  malade.  C'est,  en  efi'et,  d'api-ès  ses  dispositions  que 
doit  se  déterminer  son  admission  plus  ou  moins  prompte 
à  l'Eucharistie  (P.  G.,  XLV,  229  BC). 

Saint  Basile  est  encore  plus  formel.  Il  fait  suivre 
ses  canons  pénitentiels  d'une  note  avertissant  de  n'y 
chercher  qu'une  indication  sur  l'appréciation  à  faire 
des  fruits  de  pénitence  demandés  au  pécheur  :  ce 
serait  les  fausser  que  d'en  vouloir  poursuivre  une 
application  matérielle  uniforme:  «  Tout  ceci,  nous 
l'écrivons  pour  qu'on  puisse  a[)précier  les  fruits  de  la 
pénitence.  Ce  n'est  nullement  au  temps,  eneffet, que 
ces  choses  se  mesurent;  c'est  à  la  manière,  dans  la 
pénitence,  que  nous  nous  attachons  »  {Can.  84,  P.  6'., 
XXXII,  8o8B).  On  se  rappelle  le  mot  de  saint  Juan 
Chrysostomk  (ci-dessus  n"  62),  «  le  moment  de  déban- 
der, c'est  l'état  du  blessé  qui  l'indique  ».  Aussi  saini 
Basile  réserve-t-il  lui  aussi  formellement  le  droit 
pour  le  pénitencier  d'atténuer,  dès  le  début,  s'il  le 
jugea  propos,  la  rigueur  des  sanctions  canoniques: 

Que  si  le  coupable  se  montre  généreux  dans  son  exomo- 
logè'î--e,celui  qui  a  reçu  de  Dieu  le  pouvoir  de  délier  et  de  lier 
pourra,  par  égard  pour  cette  surabondance  de  l'expiation, 
et  sans  encourir  aucun  bli'tme,  user  d'indulgence  et  abré- 
ger la  durée  des  peines  prescrites.  La  sainte  Kcrituio 
nous  apprenti,  en  effet,  que  ceux  qui  st^  donnent  plus  de 
peine  pour  rexomolo^èse  obtiennetit  vile  île  Uieu  !e  pai- 
don  (Can.  74,  P.  G.,  \\\l\,  804  A). 

La  raison  dernière,  d'ailleurs,  de  la  latitude  ainsi 
laissée  au  pénitencier  c'est  que,  après  tout,  son 
ministère  n'a  pour  but  que  d'obtenir  l'amendement 
du  coupable:  «  Le  meilleur  de  tous  les  remèdes,  c'est 
le  renoncement  au  péché  »  (Can.  3,  P .  G.,  XXXII, 
67a  B). 

6P.  —  Même  doctrine  chez  saint  Augustin.  Le 
principe  général  est  que  pour  les  péchés,  même  les 
plus  graves,  dont  la  rémission  s'obtient  dans  l'Eglise, 
la  pénitence  à  faire  dépend  pour  chacun  de  la  nature 
de  la  faute  commise  :  «  secundum  modum  sui  cujus- 
que  peccati  »  (Enchirid.,  Lxv,  P.  L.,  XL,  262).  Ce 
principe  règle  en  particulier  le  cas  de  la  faute  en- 
traînant de  soi  une  exclusion  momentanée  de  la 
communion.  Les  chefs  de  l'Eglise  prescrivent  alors 
un  temps  déterminé  d'expiation,  mais  ils  ne  le  font 
qu'à  cause  de  la  difficulté  où  ils  se  trouvent  en  géné- 
ral d  apprécier  la  réalité  de  la  contrition.  Et  il  reste 
donc  <|ue  dans  l'imposition  ou  l'accomplissement  di" 
la  pénitence,  on  a  moins  à  tenir  compte  de  la  durée 
du  temps  que  de  la  réalité  de  la  contrition  («  In 
actiune  p<ienitentiae...non  tant  consideranda  est  meu- 
sura  temporis  quant  doloris...  Verum,  qiiia  plenuii- 
que  dolor  alterius  cordis  occultiis  est  alteri,...  rectf 
constituuntur  ab  iis  qui  Ecclesiis  praesnnt  tempori 
paenitenliae.  m  —  Enchiridion,  i.xv,  P,  [..,  XL,  26'. 
203).  Or  telle  est  exactement  la  doctrine  dont  s'inspin 


1833 


PENITENCE 


1834 


ce  qu'on  a  pas  crainl  d'appeler  une  «  instruction  à 
l'usage  des  lonfessejirs  «  («  Beicblvalcrliclie  An- 
weisung  »,  dit  K.  Adam,  Die  Kiicliluhc  Sùndenvnr- 
!;ebuiig  iiacli  dem  lieit.  Aiigiiatiri,  Paderborn,  lyi^, 
p.  i45).  C'est  la  26"  des  Divei'sis  quaestionihiis 
Lxxxui,  p.  /..,  XL,  17-18.  Elle  date  des  premiers 
temps  de  son  sacerdoce  et  le  nouveau  prêtre  semble 
avoir  vculu  y  lixer  pour  lui  et  pour  ses  amis  la 
ligne  de  conduite  à  suivre  avec  les  diverses  calé- 
tories  de  pécheurs.  Tout  y  est  ramené  à  ce  pre- 
■uier  principe,  qu'il  faut  se  rendre  compte  de 
i'état  d'àme  de  celui  qui  s'accuse  et  discerner  si  les 
lécliés  sont  des  péchés  de  faiblesse,  d'ignorance  ou 
de  malice.  C'est  po\ir  ces  derniers  seulement  qu'il 
est  absolument  indispensable  d'imposer  une  peine 
déterminée.  Les  fautes,  au  contraire,  de  faiblesse  et 
d'ignorance  sont  susce|)libles  d'indulgence,  et  il  n'y 
a  donc  qu'à  se  pénétrer  de  ces  considérations  pour 
jUgcr  quand  il  y  a  lieu  ou  non  d'urger  l'obligation 
de  la  pénitence  rigoureuse  ou  publique  («  Qaibiis 
hene  tiactatis,  proliahiliter  jtidicnri  l'olest  qui  non 
sint  cogendi  itd  paenitenttam  luctuosatn  et  limenta- 
hilem,qiiamvis  peccata  faleantur,et  quibui  iiulla  om- 
ninosperiuidn  sit  sains, nisi sacii/iciiim  obtiilerint  Deo 
rpiritum  contribulalam  per  paenitcntiam.  »  —  pour 
le  sens  et  la  portée  de  cette  règle  voir  notre 
article  :  Saint  Augustin  a-t-il  confessé''  dans  7?.  pr. 
d'Ap.^lnin  1921,  p.  221  sqq.).  On  ne  saurait  donner 
plus  clairement  à  entendre  que  le  confesseur  juge  de 
la  pénitence  à  imposer  par  la  gravité  subjective  des 
fautes  accusées.  En  elles-mêmes,  elles  sont  graves  : 
on  ne  s'en  accuserait  pas  autrement,  et  il  n'y  aurait 
pas  lieu  de  songer  pour  elles  à  la  pénitence  publique. 
Mais  l'état  d'esprit  de  celui  qui  s'en  accuse  permet 
au  ])rètre  qui  en  reçoit  I  aveu  de  ne  pas  en  exiger 
celte  expiation  rigoureuse.  Et  voilà  donc  bien  !a 
porte  ouverte  à  la  pénitence  privée:  la  clef  en  est 
aux  mains  du  prêtre. 

70.  —  On  voit  en  effet  la  conséquence  qui  <lë- 
coule  de  la  liberté  d'action  ainsi  reconnue  à  l'admi- 
nislrateur  de  la  pénitence.  Dès  là  qu'il  croit  constater 
cette  «  contrition  >•  qui  seule  importe  et  que  Dieu  ne 
saurait  rejeter;  s'il  lui  semble  avoir  obtenu  ce  ■<  re- 
noncement au  péché  qui  en  est  le  meilleur  remède  », 
quel  que  soit  le  motif  sur  lequel  son  jugement  se 
fonde,  il  est  en  son  pouvoir  ou  même  de  son  devoir 
d'accorder  le  pardon. 

Juge  en  un  mot  du  péché  et  des  pécheurs,  le  prê- 
tre a  pour  mission  de  remettre  les  péchés  au  nom 
de  Dieu;  il  lui  faut  pour  cela  s'assurer,  autant  que 
;e  comporte  l'humaine  nature,  que  le  pécheur  est 
dans  les  conditions  voulues  pour  que  Dieu  lui  veuille 
pardonner  :  le  serviteur  ne  saurait  prétendre  à  par- 
donner lui-même  où  il  suppose  que  son  maître  ne 
saurait  le  faire.  C'est  pourquoi  il  lui  incombe  d'im- 
poser une  pénitence,  une  satisfaction  :  c'est  dans  la 
manière  d  accepter  et  de  subir  la  |)eine  ainsi  infligée, 
qu'apparaîtra  le  mieux  la  volonté  d'amendement.  Il 
n'y  a  pas  cependant  que  l'empressement  et  que  la 
rigueur  à  se  châtier  où  apparaisse  la  volonté  sincère 
de  renoncer  au  péché.  L'appréciation  du  prêtre  n'est 
donc  liée  à  aucune  condition  de  temps  ni  de  manière, 
l'our  former  son  jugement,  il  a  à  tenir  compte  des 
circonstances  où  se  trouve  le  pénitent  lui-même  et 
des  dispositions  d'àme  qu'il  manifeste.  Nul  doute 
d'ailleurs  que  son  appréciation  reflète  les  tendances 
propres  de  son  caractère  personnel  :  en  matière 
lie  pénitence,  la  rigidité  et  l'indulgence  eurent  tou- 
jours leurs  représentants;  les  canons  pénitentiels 
avaient  justement  pour  but  de  prévenir  les  écarts  de 
jugement;  mais  ces  canons  eux-mêmes,  nous  l'avons 
vu,  sauvegardaient  la  liberté  d'appréciation  de  l'éco- 
nome de  la  pénitence. 


71.  —  Or,  il  est  facile  de  s'en  rendre  comidc,  une 
administration  de  la  pénitence  ainsi  conçue  ouvrait 
nalurelleraent  la  porte,  non  jias  à  l'inslitution  d'un 
mode  de  rémissinn  des  péchés  parallèle  à  celui  de  la 
pénitence  publique,  et  portant  dès  lors  le  nom  de 
pénitence  privée,  mais  à  des  atténuations,  à  des 
abréviations,  à  des  suppressions  de  peines,  qui 
réduisaient  pratiquement  le  traitement  du  péché 
par  l'Eglise  à  ce  que  nous  a[)pelons  aujourd'hui 
de  ce  nom.  Mgr  Batiifol  a  bien  vu  cette  dériva- 
tion. Parlant  de  la  pénitence  ecclésiasli(|ue  en  géné- 
ral, qu'il  déclare  toute  sacramentelle  mais  en  partie 
secrète  et  en  partie  publique,  il  conclut  :  «  Ne  disons 
pas,  il  y  a  1  ne  i>énitence  publique,  et  il  n'y  a  pas  de 
pénitence  secrète.  Disons  :  il  y  a  une  consultation 
I  =;  confession]  secrète,  une  satisfaction  publicjue,  une 
réconciliation  publique.  Le  jour  où  toute  cette  publi- 
cité disparaîtra,  il  n'y  aura  pas  une  institution  nou- 
velle, mais  la  modilicatioii  d'une  seule  et  même  ins- 
titution préexistante  »  {Etudes  liist.  et  de  théol.posit.: 
les  origines  de  la  pénitence,  p.  208-209). 

On  ne  saurait  mieux  dire,  croyons-nous,  à  condi- 
tion cependant  de  ne  pas  nous  faire  trop  attendre 
«  le  jour  où  disparaîtra  toute  celte  publicité  n.  II 
semble  liien  en  elTet  que,  de  tout  temps,  la  publicité 
tout  au  moins  de  la  satisfaction  a  été  supprimée  dans 
certains  cas  et  en  ce  sens  nous  n'hésitons  pas  à  con- 
sidérer la  pénitence  dite  privée  comme  ayant  tou- 
jours coexisté  à  la  pénitence  dite  publiipie.Non  pus, 
encore  une  fois,  qu'elle  se  présentât,  aux  pécheurs 
comme  une  voie  de  pénitence  parallèle  à  l'autre,  plus 
courte,  plus  facile  et  plus  discrète,  dont  il  fût  loisi- 
ble ;i  tous  de  s'assurer  ou  de  revendiquer  l'avantage. 
Non  ;  le  choix  du  remède  ne  fut  jamais  laissé  aux 
pécheurs;  mais  le  remède  leur  fut  toujours  dosé,  et 
ce  que  nous  appelons  la  confession  pri^  ée  représente 
seulement  la  dose  pi  us  légère  <iue,  soit  à  raison  d'une 
culpabilité  moindre,  soit  par  égard  aux  circonstances, 
à  la  bonne  volonté,  à  l'ignorance  ou  même  à  l'opi- 
niâtreté des  malades,  les  prêtres  jugeaient  leur  suf- 
fire ou  leur  pouvoir  être  seule  imposée.  Ainsi  s'ci- 
l)liquentles  responsabilités  si  redoutées  des  médecins 
des  âmes. 

Mais  le  fait  reste.  Quelque  lourde  que  fût  la  res- 
ponsabilité, on  l'assumait,  et,  à  l'occasion,  comme 
nous  l'a  déjà  dit  saint  Cyphibn  (n  5o),  on  allait 
jusqu'à  ce  qu'on  considérait  comme  l'extrême  limite 
de  l'indulgence.  Ainsi,  des  partisans  du  schisme  de 
Félicissi me,  coupables  par  ailleurs  d'adultère  et  d'an- 
tres crimes  passibles  d'une  longue  expiation,  furent- 
ils  admis  avant  terme  à  la  communion  i)ar  Cytrikn 
lui-même  (/?/).,  MX,  |5,  p.  685).  C'étaient  bien  là,  il  faut 
l'avouer,  des  cas  limites.  Mais  les  angoisses  menus 
où  ils  jettent  le  saint  évêque  nous  permettent  de 
saisir  sur  le  fait  la  part  d'initiative  personnelle  qui 
lui  appartenait  dans  le  jugement  du  pécheur,  et  donc 
le  ministère  de  la  pénitence  privée  en  des  cas  rele- 
vant normalement  de  la  pénitence  publique. 

73.  —  Car  cette  suppression  de  la  longue  et  publi- 
que satisfaction  pour  le  péché  est  bien,  à  proprement 
parler,  ce  qui  cara<;térise  la  pénitence  privée,  telle 
que  nous  l'avons  vu  concevoir.  On  pourrait  la  défi- 
nir :  la  rémission  du  i)éché  accordée  par  l'Eglise  sans 
enr«")lement  dans  la  classe  des  iiénitents  proprement 
dits.  Telle  est  du  moins  la  notion  qui  s'impose  à  qui 
veut  s'en  faire  une  idée  d'aprè.s  le  langage  «les 
anciens. 

«  Quand  on  conçoit  la  pénitence  connue  la  concevuionl 
les  Pères,  sous  la  forme  idéale  et  parfaite  de  la  pénitence 
solennelle,  où  la  vertu  rémissive  du  sacrement  s'exeri,ail 
tout  entière,  d'instinct  on  rapporte  tout  h  ce  premier 
concept;  la  pénitence  secrète  n'apparaît  pa»  comme  une 
institution   spéciale,   comme  une  seconde  espèce  de  p^ni- 


1835 


PENITENCE 


1836 


teiicp.  opposée  h  In  première,  mais  comme  un  diminutif, 
un  obi-égé,  un  dérive  de  la  première.  Il  n'y  a  pas  dualité 
de  pénitence,  mais  on  quelque  sorte  nnité.  El  de  fiiit,  on 
pouvait  composer  de  toutes  pièces  la  pénitence  secrète  ou 
privée,  en  ne  prenant  que  des  éléioents  détachés  de  la  pé- 
nitence publique...  n  IIakent,  dans  Etudes.  LXXX  (1899), 
p.  594.  —  Voir  aussi  d'Alès  :  L'Edit  de  CalHste  p.  42i-  'i2.^ 
et  454  155  ;  Tixeront  :  Comment  se  confessaient  Us  chré- 
tiens des  premiers  sii-rles,  dans  L'Université  calholiijiie  de 
mars  1913,  p.  230  sqq.  ;  Karl  Adasi  :  Die  kirchliche  Siin- 
dtnvergebnni;  nachdem  hr  ilig en  Augustin.  Pnderbont,  liHT, 
p.  138  et  14»;  Bkewir  :  loc.  cit.,  p.  5:  24;  SD:  Gai.tier: 
Saint  Augustin  a-t-il  confessé  ?  dans  Rev.  prat.  dApol.. 
BTril-juin  1921,  p.  74-80  et  273-275. 

Cette  conception  delà  pénitence  privée  ne  suppose 
pas  nécessairement  que  la  rémission  se  fasse  toute 
en  saeret  à  l'insu  du  public;  elle  exclut  seulement 
l'assujettissement  aux  épreuves  solennelles  orga- 
niséss  par  l'Eglise  pour  ceux  qu'elle  appelle  les 
«  pénitents  ».  Ainsi  se  distingue-t-elle  à  proprement 
parler  de  la  pénitence  publique.  Elle  ne  la  précède 
pas  :  rien  du  moins  ne  nous  parait  moins prouvéquo 
le  fait  d'une  absolution  dite  privée  s'intercalanl 
régulièrement  entre  l'aveu  du  péché  et  l'accomplis- 
seraent,  quand  il  y  a  lieu,  de  la  pénitence  publique. 
Mais  elle  ne  l'exclut  pas  non  plus  pour  l'avenir  : 
seule  la  pénitence  solennelle  et  publique  ne  se 
réitérait  pas. 

73.  —  '6"  Existence  de  la  pi^nitence  privée.  — 
Il  n'y  a  pas  de  doute  qu'elle  existait,  et  dès  l'àge 
apostolique.  Ni  les  chrétiens  d'Ephèsequi  renoncent 
aux  pratiques  de  magie  (./(;<.,  xix,  i8-ig,ef.  ci-dessus 
n"  ig)  ni  le  jeune  homme  que  saint  Jean  ramène  lui- 
même  du  milieu  des  brigands  à  son  Eglise  (Cliîm. 
d'Albx.,  Quis  divessaUetiir,  xm,  P.  6'.,  IX,  6(J8-64ij) 
n'ont  été  assujettis  à  une  expiation  régulière  et 
solennelle. 

74.  —  Dans  les  documents  où  l'organisation  de 
la  pénitence  apparaît  tout  d'abord,  le  fait  se  constate 
de  péchés  qui  y  échappent.  Tbrtuli-ikn  l'atteste  et 
l'approuve;  il  le  laisse  en  dehors  de  sa  contro- 
verse avec  les  catholiques;  entre  lui  et  eux,  la  ques- 
tion ne  se  pose  qiie  des  péchés  assujettis  à  ce  que 
nous  appelons  la  pcnilende  publique.  Les  autres, 
les  péchés  moindres,  il  reconnaît  que  l'évêquc  en 
accorde  la  rémission.  «  SaUa  illa  paeniteiitiae  specie 
post  fidein  qiiae...  leiioribus  delictis  veniam  al  epi- 
scopo  coiiseqiii  poterlt.  »  Df  pitdir.  xviil,  7  et  cf.  n, 
16  :  >i  Alia  erit,  qiiae  veniam  consequi  pjssit,  in  de- 
licto  scitieet  remissibili,  atia  quae  consequi  nullo 
modo  possil,  in  delicto  scitieet  in-emissibili.  »  L'énu- 
mération  qu'il  en  fait  n'est  sans  doute  pas  exhaus- 
tive ;  il  parle  de  chrétiens  qui  se  laissent  aller  à 
assister  aux  spectacles  du  cirque  ou  de  la  scène, 
qui  prêtent  le  concours  île  leur  métier  aux  jeux 
ou  aux  festins  d'une  solennité  mondaine,  aux 
fonctions  officielles  ou  au  culte  d'une  idole  étran- 
gère, qui  dissimulent  leur  foi  sous  une  parole  équi- 
voque ou  profèrent  quelque  blasphème  {Ibid.,  vu, 
i3-i8).  C'étaient  là,  dans  la  société  où  vivaient  les 
chrétiens,  fautes  bien  dilTiciles  à  éviter;  et  peut- 
être  faut-il  y  ajouter  encore  ces  a  delicta  colidtanae 
iacursioiiis  »,  que  TertuUien,  un  peu  plus  loin,  iden- 
tifie pareillement  avec  les  péchés  déclarés  par  saint 
Jean  susceptibles  de  pardon  (îix,  23-25).  On  n'a 
pas  l'habitude  de  les  considérer  comme  relevant  de 
la  pénitence  dite  publique  (cf.  d'Alès  :  I.'éd  t  de 
Calliste,  p.  437-438),  et  TertuUien  ne  dit  pas  même 
que  la  rémission  en  fût  subordonnée  à  une  exclusion 
temporaire  des  rangs  des  (idéles.  Cette  exclusion,  il 
le  dit,  pouvait  être  imposée  ;  mais  il  ajoute  qu'elle 
était  aussi  souvent  le  fait  du  coupable  lui-même,  qui 
s'entêtait  et  refusait  d'ar-cepler  la  répriiviande  in- 
fligée par    l'évêque  :  «   Oh  l/ile   qitid    e.rtra    gregem 


datu.-i  est,  vel  et  ipse  forte  ira,  iuinore,  aemulatione, 
quod  denique  saepe  fil,  dedignatione  castigationis, 
ahrupil  »  {De pudic,  vii,i6).Bl  il  laisse  entrevoir  par 
là  même  ce  qu'avait  d'essentiellement  Tariable  et 
personnel  la  pénitence  requise  pour  la  rémission  de 
ces  sortes  de  fautes.  L'évêque  l'adaptait  àchaqu«cas 
particulier  et  l'on  ne  saurait  donc  y  reconnaître  le 
régime  caractéristique  des  pénitents  proprement 
dits. 

75.  —  Ce  régime  spécial,  Ohigkne  le  signale  lui 
aussi.  Tandis  que  la  pénitence  pour  les  gros  crimes 
ne  s'accorde  qu'une  fois,  celle  qui  racliète  les  fautes 
moindres  peut  toujours  se  renouveler  :  <■  semper  est 
reparaiidi  facilitas  ;...  liujiiscemodi  ciitpa  semper  re- 
parari  potest,  nec  aliquando  tibi  iiderdicitur  de 
commissis  hujusmodi  paenitudinent  agere,...  ista 
communia  semper  paenitentiam  recipiunt  »  (/n 
Lev.,  Hom.,  xv,  2,  P.  G.,  XII,  56o-56i).  Et  la  péni- 
tence ainsi  réitérable  comporte  bien,  elle  aussi,  l'in 
tervention  du  prêtre  qui  remet  le  péché  :  les  saints 
eux-mêmes,  c'est-à-dire  les  âmes  qui  sentent  le  mieux 
ce  besoin  de  faire  pénitence,  recourent  au  ministère 
sacerdotal  :  0  pro  peccatis  paenitudinem  gerunl,  viil- 
nera  sua  sentiunt,  iniettigimt  lapsus,  requirunt 
sacerdotem,sanitatem  deposcunt,  purificationem  per 
pontificem  quaerunt  »  (In  Num.,  Hom.,  x,  1,  P.  G., 
XII,  635-638  A). 

Saint  Cyprikn,  lui,  administre  la  pénitence  privée. 
Nous  avons  déjà  vu  (n"  5o)  qu'il  avait  dît  s'en  con- 
tenter pour  les  convertis  du  schisme  de  Félicissime. 
Mais  cette  pénitence  abrégée,  que  les  circonstances 
lui  avaient  alors,  peut-on  dire,  arrachée,  lui-même 
l'avait  prescrite  en  un  cas  qui  n'était  pas  non  plus 
sans  gravité.  A  propos  de  vierges  consacrées  à  Dieu 
et  ayant  eu  avec  de»  diacres  des  relations  au  moins 
suspectes,  il  avait  très  nettement  distingué  deux 
modes  de  pénitence.  Pour  celles,  avait-il  dit,  dont  il 
sera  constaté  que  le  péché  charnel  s'est  consommé, 
ce  sera  la  «  pénitence  plénière  t  (paenileritia  plena) 
avec  réconciliation  à  l'expiration  du  temps  régulier 
(aestimato  juste  tempore)  :  c'est  la  pénitence  publi- 
que. Auxautres,  ondonnera  siraplemenU'absolulion 
eton  les  admettra  ainsi  à  l'église:  «  occe/)<(i  commun!- 
catione  ad  ecctesiam  admittantur  »  (Ep.    iv,  4). 

La  même  procédure  est  adoptée  plus  tard  au  sujet 
des  «  libellatiques  »,  c'est-à-dire  des  chrétiens  qui, 
au  cours  de  la  persécution,  sans  avoir  sacrifié  aux 
idoles,  ont  accepté  néanmoins  de  paraître  l'avoir  fait 
et  se  sont  procuré  des  certificats  (libelli)  de  sacri- 
fice :  tandis  qu'à  ceux  qui  ont  sacrifié  de  fait,  on 
impose  la  pénitence  longue  et  plénière  (agerent  diu 
paenitentiam  plenam.  Ep.,  lvii,  i),  on  admet  ceux- 
ci  immédiatement  à  la  réconciliation(^^.,LV,i7)ïans 
pénitence  publique.  Aplus  forte  raison  furent  récon- 
ciliés immédiatement  après  leur  confession  les  fidè- 
les qui,  sans  s'être  rendus  coupables  d'aucune 
apostasie  ni  avoir  recouru  au  subterfuge  des  certifi- 
cats, avaient  néanmoins  accepté  la  pensée  de  l'une 
ou  de  l'autre  faiblesse.  Saint  Cyprien  les  montre  aux 
a  tombés  »,  qui  viennent  confesser  aux  prêtres  cette 
faute,  et,  bien  que  la  blessure  faite  à  leur  àme  ail 
été  relativement  petite  et  légère,  en  demandent  le 
remède  salutaire  (Z)c  lapsis,  xxviii). 

76.  —  Il  faut  rapprocher  de  ces  divers  cas  celui  du 
pécheur  que  la  Didascalie  des  ap6tres(\.l\,ah.  xxxviii, 
i)  montre  traité  en  particulier  par  l'évêque.  Un  tiers 
le  lui  a  dénoncé  ;  il  le  prend  donc  seul  à  seul:  c'est 
le  précepte  évangélique,  et  le  bon  pasteur  doit  s'y 
conformer;  personne,  insiste  la  DidascaUe,  ne  doit 
assister  à  cette  entrevue,  où  l'évêque  presse  le  cou- 
pable de  se  repentir:  c'est  seulement  en  cas  d'obsti- 
nation qu'il  y  aurait  lieu  d'abord  de  faire  appel  à  un 
ou  à  deux  témoins  et  ensuite,  si  l'entêtement  persis- 


1837 


PENITENCE 


1838 


tail,  de  procédera  lacorreelion  devant  toute  1  Eglise. 
Mais,  on  le  prévoit,  tout  peut  se  régler  ainsi  dans  le 
tète  à  tète  et  la  pénitence  ne  saurait  donc  être  plus 
strictement  privée.  La  confession  personnelle  de  l'in- 
téressé en  fait  partie:  la  dénonciation  dont  il  a  été 
l'objet  n'a  été  que  l'occasion  de  l'intervention  de 
l'évêque;  celui-ci  est  mis  en  garde  contre  le  mal  des 
médisances  et  descalomnies;  il  ne  doit  donner  suite 
à  une  accusation  qu'autant  qu'il  s'est  assuré  i)ar  lui- 
même  ou  par  ses  diacres  de  son  bien-fondé  {ibid., 
xxxvii,  /)-6,  et  cf.  L,  2,  l'invilalion  à  ne  pas  présu- 
mer coupable  l'accusé  condamné  déjà  une  première 
fois).  C'est  alors  seulement  qu'il  mande  le  coupable 
et  qu'il  l'excite  au  repentir.  Cette  audience  stricte- 
ment privée  peut  suUire  à  tout  régler;  c'est  donc 
bien  qu'il  y  a  aveu  et  promesse  <ramendeuienl  de  la 
part  de  l'accusé,  pardon  ou  absolution  de  la  part  de 
l'évêque.  Mais  d'autre  part,  l'hyiiotlièse  est  aussi 
envisagée  que  l'accusé  s'obstine  jusqu'à  braver  la 
correction  publique  et  à  rendre  nécessaire  l'exclu- 
sion de  l'Eylise,  qu'il  soit  soumis  alors  au  régime 
propre  des  pénitents  et  ne  soit  réintégré  dans 
l'Eglise  que  par  le  rite  de  la  réconciliation  solen- 
nelle. Il  parait  bien  ressortir  de  ce  fait  qu'une  faute, 
capable,  si  le  pécheur  s'obstine,  d'entraîner  son 
assujettissement  à  la  pénitence  publique,  peut,  s'il 
se  montre  docile  et  repentant,  être  absoute  après 
recours  discret  à  l'évêque. 

11  y  aurait  d'ailleurs  beaucoup  à  dire  sur  le  carac- 
tère plus  ou  moins  privé  de  l'administration  de  la 
pénitence  d'après  la  Didascalie.  Nulle  part  l'évêque 
n'apparait  aussi  complètement  juge  du  péché  et  aussi 
pleinement  libre  d'en  déterminer  lui-même  l'expia- 
tion. Il  devra  la  proportionner  à  la  faute  (11,  xvi,  a 
et  4);  mais  la  recommandation  réitérée  qui  lui  est 
faite  de  se  montrer  accueillant  pour  les  pécheurs 
(ci-dessus  n"  4'7),  de  ne  pas  se  hâter  d'en  venir  aux 
mesures  radicales  (n°  3'j),  porte  à  croire  qu'il  lui  était 
loisible  d'user  de  ménagements  là  même  où  la  rigueur 
du  droit  eût  exigé  la  sévérité.  Nous  le  voyons,  dans 
un  cas  particulier  (III,  xvi,  a),  se  borner  à  imposer 
quelques  jours  de  jeûne  et  à  recommander  la  prière  : 
on  ne  peut  pas  à  ce  propos,  car  il  y  est  question  de 
séparation  et  d'exclusion  de  l'Eglise,  parler  de  péni- 
tence strictei.ient  privée  ;  mais  la  pénitence  publique 
y  apparaît  au  moins  singulièrement  atténuée. 

77.  — D'ailleurs  la  Didascalie  semble  bien  distin- 
guer, elle-même,  les  deux  manières  de  traiter  les 
pécheurs. 

Dans  un  passage  (II,  xx,  3-5),  où  elle  commente  à 
l'évêque  le  portrait  du  bon  pasteur  dans  Ezéchiel 
[xxxiv,  i6],  elle  applique  les  paroles  du  prophèteaux 
diverses  formes  de  l'activité  pastorale.  Or  trois  en 
particulier  lui  semblent  viser  les  soins  à  donner  à 
trois  catégories  distinctes  de  pécheurs.  L'une,  «  (niod 
coiitrilum  est  alliga  »,  doit  rappeler  à  l'évêque  de 
«  lier  par  une  prière  de  pénitence  celui  qui  est  blessé, 
ou  frappé,  ou  brisé  par  ses  péchés,  ou  boiteuxdans 
le  chemin  de  la  justice:  guéris-le,  relève-le  de  ses 
péchés  et  réconforte  le  ;  montre-lui  qu'ila  de  l'espoir. 
Lie  (sa  blessure),  guéris-le,  et  fais- le  entrer  dans 
l'église  »  (Traduction  Nau).  L'autre,  «  quod  errât, 
adhortare  »,  vise  la  conduite  à  tenir  envers  celui  qui 
a  été  rais  hors  de  l'Eglise  en  chàtimentdeses  péchés  : 
l'évêque  ne  doit  pas  prendre  son  parti  de  le  laisser 
dehors;  il  lui  faut  au  contraire  l'instruire,  l'avertir, 
le  convertir  et  la  recevoir  de  nouveau  dans  son  trou- 
peau. La  troisième  eniin  u  quod  pertit,  re(iuirc  »,  pa- 
rait s'appliquer  à  celui  que  la  mullilude  de  ses  fautes 
a  jeté  ou  risque  de  jeter  dans  le  désespoir  et  l'aban- 
don de  toute  idée  de  retour  à  l'Eglise.  Celui-là  aussi, 
l'évêque  doit  aller  à  sa  recherche,  et  lui  faire  entre- 
voir la  possibilité  du  pardon.  —  La  correspondance 


si  soigneusement  établie  entre  ces  trois  catégories 
de  pécheurs  et  la  conduite  à  tenir  à  leur  égard,  s'ex- 
plique-t-elle  sans  une  réelle  dilïérence  dans  le  traite- 
ment pénitentiol  à  leur  imposer? 

78.  —  Tout  le  monde  ne  voudra  peut-être  pas 
reconnaître  la  pénitence  privée  dans  le  traitement  du 
péché  décrit  par  saint  Méthodu  o'Oi.ympk  (-|- 3i  i) 
(De  lepra,  vi,  7-1);  vu,  4.  7,  éd.  Bonwelscli,  p.  3i/i- 
3i6).  L'évêque  en  est  le  médecin.  Il  faiit  le  lui  mani- 
fester sans  fausse  honte  {iïy/:i:;i,7yi  ^./;  yÀCf:Or,Tiu  ri 
v'iriHéi),  Lui,  alors,  soumet  le  malade  à  un  régime 
hygiénique  et,  pour  lui  permettre  de  se  relever,  le 
met  à  part  pour  rexoniol<>i;èse,  lui  interdit  de  pren- 
dre part  au.K  réunions  des  Udêles  (rij^xoiv^n'/;  ird^^wv), 
pleure  avec  lui  et  lui  prodigue  ses  consolations. 
Après  cette  retraite  d'une  ou  deux  semaines  ('^uw  hm 
SsuréfJVif  k^S'jfxdôa.  toù  jbvayiiaÇeT^at  i'.pv.rYjOîiç'),  l'évêque 
l'examine  de  nouveau,  et,  si  sa  contrition  paraît  avoir 
été  sincère,  tout  est  lini  :  le  malade  est  sauvé,  il  est 
purifié,  puisque  le  mal  ne  s'est  pas  envenimé.  C'est 
seulement  au  cas  où  le  pécheur  ferait  preuve  de 
négligence  et  d'insouciance  qu'on  devrait  conclure 
chez  lui  à  un  mal  invétéré,  et  il  faudrait  alors  le  met- 
tre hors  de  l'Eglise  (èzCc/z-ici-j  r;;;  E^i^'/r.jiy;).  —  Ici 
encore,  l'isolement  momentané  du  malade  peut  faire 
contester  qu'il  s'agisse  de  pénitence  privée;  mais  on 
conviendra  du  moins  que  ce  traitement  provisoire  ne 
saurait  s'idcntilier  avec  celui  que  peut  rendre  néces- 
saire la  mise  hors  de  lEglise  et  qui,  lui,  est  bien 
celui  de  la  pénitence  publique.  Pour  le  moment,  et 
l'on  souhaite  n'avoir  pas  à  aller  plus  loin,  on  se  con- 
tente de  mettre  le  malade  en  observation.  L'évêque 
l'examine  avant  et  après,  soit  deux  confessions.  A 
la  dernière,  il  prononce  sur  son  état  et  le  déclare 
hors  de  danger  :  c'est  l'admettre  à  la  communion. 
On  ne  voit  vraiment  pas  en  quoi  celte  administration 
de  la  pénitence difl'ère de  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui 
même  la  confession  privée. 

C'est  bien  un  traitement  de  même  nature  que 
saint  AsTERius  d'Amaskb  (vers  /joo)  promet  aux 
pécheurs.  Qu'ils  lui  confessent  leurs  fautes  les  plus 
secrètes  ;  il  saura  les  guérir  sans  compromettre  leur 
dignité  (3rtuî//,ï£T«£  xai  t^;  eij-ryv^fj.osùvr^^  xat  t?,^  8îpKTTuv.i). 
Médecin,  il  est  père  aussi,  et  l'honneur  des  enfants 
est  plus  cher  à  leurs  parents  qu'il  ne  l'est  à  eux- 
mêmes  (llom.  in  pnen.,  P.  G.,  XL,  SôgB). 

79.  —  Il  faut  en  rapprocher  aussi  le  mode  de 
pénitence  prévu  par  les  canons  pénitentiels  du 
IV'  siècle  pour  certaines  catégories  de  pécheurs.  Pour 
ceux,  par  exemple,  qui  s'accusent  en  confession  d'un 
vol  resté  secret,  saint  Grégoire  db  Nyssk  ne  prévoit 
pas  d'autre  pénitence  à  imposer  que  celle  d'une 
aumône  ;  encore  ajoute-t-il  que,  si  le  pénitent  est 
pauvre,  la  fatigue  de  son  travail  quotidien  pourra 
lui  en  tenir  lieu  (Ep.  can.,  6,  P.  G..  XLV,  233C).  Il 
est  vrai  que,  pour  cette  même  confession  d'un  vol 
secret,  saint  Basile  parle  de  l'exclusion  de  la  com- 
munion pour  un  an  {Ep.,  ccxxvii,  can.,  61,  /'.  G., 
XXXll,  800).  Mais  le  pécheur  n'est  pas  mis  an  rang  des 
pénitents  proprement  dits,  il  continue  à  assister  avec 
les  lldèlesàla  messe  entière,  et  l'on  ne  voit  vraiment 
pas  dès  lors  ce  que  sa  confession  et  sa  pénitenceont 
de  public.  On  se  demanderait  bien  i>lutôt  si  l'admis- 
sion au  degré  de  ceux  qu'on  appelle  les  «  assistants  », 
les  «  consistants  »,  n'équivaut  pas  à  une  absolution 
anticipée.  On  ne  voit  pas  du  reste,  les  documents 
n'en  parlent  pas,  que  pour  participer,  le  moment 
venu,  à  la  communion,  les  «  consistants  »  aient  eu 
encore  à  se  faire  réconcilier  par  aucune  imposition 
des  mains  spéciale.  X\i  terme  du  délai  prescrit, 
l'admission  aux  saints  mystères  allait  de  soi  ;  les 
intéressés  n'avaient  qu'à  s'y  présenter  avec  le  com- 
mun des  fidèles.  Tout  au  plus  est-il  permis  de  croire 


1839 


ENITENCE 


1840 


qu'ils  avaient  à  prendre  l'avis  du  préposé  à  l'admi- 
nistration delà  pénitence,  (|ui,  d'ailleurs,  avait  toute 
latitude  pour  abréger  la  durée  de  l'interdiction.  Sou 
autorisation  alors  pourrait  être  considérée  comme 
équivalant  à  une  absolution,  mais  il  ne  saurait  plus 
être  question,  semble-t-il,  d'un  rite  spécial  et  public. 
Nous  savons  qu'on  mettait  précisément  à  ce  degré 
les  pécheurs  dont  on  ne  voulait  pas  que  la  pénitence 
pût  déceler  la  faute  confessée,  par  exemple,  dit  saint 
Basile  (Ep.,  ccxix,  can  34,  P.  G.,  XXXII,  ■728),  les 
femmes  coupables  d'un  adultère  secret.  Voilà  donc 
encore  toute  une  catégorie  de  pécheurs  traités  par  la 
seule  pénitence  privée. 

80.  —  Il  y  en  avait  d'autres,  et  d'abord  les  héré- 
tiques convertis  de  l'hérésie.  Leur  cas  est  des  plus 
significatifs.  Il  permet  de  faire  la  preuve  de  l'exis- 
tence d'une  réconciliation  pénilentiellesans  pénitence 
publique  préalable '.  Leur  réconciliation  en  effet  se 
lait  par  une  imposition  des  mains  dojit  le  rite  repro- 
duit si  bien  celui  de  la  réconciliation  des  pénitents 
que  les  documents  parlent  à  son  sujet  d'  n  image  de 
la  pénitence  »  {sub  imagine  paenitentiac...  per  inanim 
iinpositionem  suscipimus...  ciini paeniientute  imagine 
recipimus  i>  (Saint  Innocfnt  I",  Jaffe,  3io,  /'.  /..,  XX, 
55oA  et  55iA),  et  qu'il  entraîne  de  droit  les  mêmes 
incapacités  pour  la  cléricalure  (Cf.  l'art.  Absolution 
ou  confirmation  ?taréconcilialion  des  hérétiques, dans 
R.  S,  f{,,  1914,  p.  i'^i  sqq.).  L'invocation  à  y  faire  du 
Saint-Esprit  exclut  si  peu  ce  caractère  pénitentiel 
que,  au  contraire,  il  le  confirme  :  l'absolution  péni- 
tenlielle  était  considérée  jadis  comme  destinée  à  don- 
ner ou  à  rendre  le  Saint-Esprit  au  pécheur  converti 
(cf.  art.  cité,  201-235). 

81.  —  Au  reste,  cette  absence  de  pénitence  publi- 
que ressort  à  l'évidence  de  la  distinction  faite  entre 
les  hérétiques  simples  et  les  hérétiques  apostats, 
c'est-à-dire  jiassés  antérieurement  de  l'Egliseà  l'héré- 
sie. Tandis  que  pour  les  premiers  on  s'en  tient  à 
l'imposition  des  mains,  à  1'  «  inuigo  paeniti'utiae  », 
pour  les  seconds,  au  contraire,  on  exige  la  satisfac 
lion  préalable  d'une  longue  pénitence  :  0  Sub  longa 
paenitentiac  satisfactione  admittendi  sunt.  »  «  llos 
non  aliter  oportel  nisi  per  paenitentiam  admitti.  « 
«  [Horum]  commissiim  non  potest  nisi  longa  paeniten- 
tia  aboleri  »,  répète  à  plusieurs  reprisesle  pape  saint 
Innocent l"(Jaire  286  et  3o3,  /'.  /..,  XX,  47.5  et  53 iB, 
534 A);  le  pape  saint  Siricb  avait  déjà  fait  la  même 
distinction  :  «  Venientes  a  .\ofatiauis  vel  Montensibus 
per  manus  impoiitionem  suscipinntur,  praeter  eos 
quos  reba/)tizanl(JsLffc,  ibS,  /'./..,  Xlll.  1 169-1 160),  et 
saint  Augustin  la  justifie  en  distinguant  lui-même  à 
ce  propos  deux  digrés  dans  la  pénitence  que  l'Eglise 
exige  des  convertis  de  l'hérésie. 

C'est  vrai;  il  en  est  du  passage  de  l'erreur  à  la  vérité 
comme  de  la  conversion  d'un  péché,  quel  qu'il  soit,  petit 
ou  grand;  \^ùnr  personne,  il  ne  peut  se  faire  san»  pénitence . 
Mais  il  y  aurait  de  la  inanvaise  foi  à  s'offusquer  de  ce  que 
l'Rglise  traite  autrement  ceux  qui  l'aTaienl  quittée  et  ceux 
qui,  sans  avoir  jamais  été  chez  elle,  reçoi\ent  sa  paix 
pour  la  première  fois.  Les  uns  et  les  autres,  elle  les  aime 
et  tous  elle  emploie  sa  sollicitude  maternelle  à  les  guérir. 
Mais  elle  huntitie  davantage    les    premiers    [alios  amplius 

1.  Il  y  a  vingt  ans,  le  R.  P.  Harent  [La  méthode  apolo- 
gétique dans  la  question  des  sacrements,  art.  des  Etudes  de 
1901,  t.  LXXXVIl,  111  sqq.)  invitait  à  chercher  dans  cette 
direction  pour  découvrir  le-,  traces  de  celle  administration 
plus  discrète  et  plus  usuelle  de  la  pénitence,  il  y  a  deux 
ttiècles,  QuESHPi.  avait  déjà  faitle  rapprochement  :  »  Curn 
thanuum  impositionem  hic  lego,  écrivait-il  à  propos  de  la 
léconrilifltion  des  hérétiques  (note  19  sui-  la  lettre  du  pape 
KaintLoonà  Husticus,  reproduite  dans  /'.  t..,  L|V,  1505.\) 
vix  mihi  iempero  quin  ad  secretae  coufesstonîs  et  sacra- 
mentalis  absnlutionis,  ut  hodiefil  ntuni  ocutos  mentis  con- 
iciarn .  o 


humiliando],  tandis  qu'elle  se  montre  plus  indulgente  pour 
les  seconds  [Ep.,  .xciii,  53,  P.  /,.,  .\.\.\III,  357),  Nous  fai- 
sons la  ditl'érence,  dil-il  ailleurs.  Des  fidèles  qui  avaient 
vécu  déjà  dans  l'Eglise  et  l'avaient  quittée,  nous  exigeons 
qu'ils  fassent  une  pénitence  plus  humiliée,  plus  humiliante 
[ut  humiliorem  agani  paenitentiam)  que  ceux  qui  ne  lui 
ont  jamais  appartenu  {De  unico  bapt,  coni.  Petil.,  xii,  20. 
P.  l.,  XLllI,  ()05). 

On  reconnaît  la  diversité  de  traitement  attestée 
par  saint  Sirice  et  saint  Innocent  I«'  pour  les  apos- 
tats et  les  hérétiques  simples.  Pour  les  premiers, 
c'est  r«  humilior  paenitentia  »;  pour  les  seconds, 
c'est  encore  la  pénitence  destinée  à  les  «  guérir  »  et 
à  les  délivrer  de  leurs  péchés,  mais  elle  est  plus 
douce  cl  elle  se  réduit  en  somme  à  l'imposition  des 
mains.  D'elle-même  elle  s'identifie  avec  cette  «  imago 
paenitentiae  »,  que  le  pape  Innocent  !<■''  oppose, 
comme  sullisante  pour  les  hérétiques  simples,  à  lu 
(1  longa  satisf'aciio  paenitentiae  »  requise  des  apo- 
stats. 

Saint  Augustin,  d'autre  part,  dislingue,  nous  le 
savons,  en  matière  de  pénitence,  une  «  paenitentia 
luctuosa  et  lamentabilis  »,dont  peuvent  élre  dispensés 
des  pécheurs  qui  confessent  cependant  leurs  péchés 
(De  dif.  qq.  lxxxiii,  26,  /*./..,  XL,  18):  c'est  cette  «  hu- 
militas  major  paenitentiae  »,  dont  il  parle  aux  caté- 
chumènes (De  symb.  ad  catechum.,  vii-viii,  P.  /,.,  XL, 
636)  comme  d'un  des  trois  mojens  qu'a  l'Eglise  de 
remettre  les  péchés;  celte  «  major  et  insignior paeni- 
tentia »,  qu'il  mentionne  dans  sa  lettre  sur  les 
derniers  mumenls  du  notaire  Marcellin  (lip.,  eu,  9, 
P.  /..,  XXXIII,  65o);  cette  u  humilitas  paenitentiae  », 
caractéristique  de  ceux  qui,  dans  l'Eglise, s'appellent 
à  proprement  parler  les  pénitents  (De  fide  et  opp-, 
XXVI,  48,  /•".  /-.,  XL,  228);  celte  «  paenitentia  humi- 
lior »  en  un  mol,  qui  est  le  remède  normal  des  trois 
péchés  reconnus  par  tout  le  monde  comme  «  morli- 
fera  »  et  passibles  de  l'excommunication,  et  la  pen- 
sée vient  d'elle-même  à  l'esjjril  qu'il  y  a  identité 
entre  celte  pénitence  et  r«  humilior  paenitentia  » 
dont  il  dit  qu'elle  est  exigée  des  apostats  (Ibid ,,  xix, 
34,  22o).  Lui-même  d'ailleurs  le  dit  expressément 
dans  son  sermon  ccxcvi  (11,  12,  P.  I..,  XXXVIII, 
1 358- 1359).  L'apostat  qui  revient  de  l'héréSie  n'est 
admis  qu'au  rang  des  pénitents  proprement  dits  :  il 
sera  «  pénitent  »  (erit  paenitens)  el  il  le  restera  jus- 
qu'à ce  qu'il  demande  el  obtienne  sa  réconciliation 
comme  les  autres. 

Mais  il  reste  alors  que  l'imposition  des  mains 
«  in  paenitentiam  »,  dont  on  se  contente  pour  les 
hérétiques  simples  et  qu'on  dislingue  si  nettement 
de  celle  «  humilior  paenitentia  »,  ne  doit  pas  se  con- 
fondre non  plus  avec  la  «  paenitentia  luctuosa  et 
lamentabilis  »,avecr«  humilitas  major  paenitentiae  », 
avec  la  pénitence  en  un  mot  des  pénitents  propre- 
ment dits,  et  correspond,  au  contraire,  à  une  récon- 
ciliation pénilenlielle  moins  humiliante,  dont  on  se 
conlenlail  dans  certains  cas  el  pour  certaines  caté- 
gories de  pécheurs. 

83.  —  Or,  comment  ne  i)as  la  reconnaître  encore 
celte  pénitence  adoucie  dans  ces  «  correptionum  me- 
dicamenta  »,  dont  saint  Augustin  dit  qu'ils  suflisenl 
pour  les  péchés  à  ne  pas  traiter  par  cette  «  humilitas 
paenitentiae,  quatis  in  Ecclesia  datur  eis  qui  proprie 
paenitentfs  iocantur  «(De  fide  et  opp.,xiiiv,l,S,  P.I.., 
XL,  228  :  la  distinction  apparaît  là  très  nette  entre 
trois  catégories  de  fautes  et  trois  sortes  de  péni- 
tences qui  y  correspondent).  Nous  avons  déjà  vu  (ci- 
dessus,  n"  69)  S.  Augustin  poser  le  principe  d'une 
dispense  jiossible  de  celte  pénitence  «  luctuosa  et 
lamentabilis  «.Mais  il  n'a  rien  dit  alors  du  traitement 
à  imposer  aux  pécheurs  que  le  prêtre  estimerait, 
après   confession,  pouvoir  faire  bénéficier  de  celle 


1841 


PÉNITKNCK 


1842 


indulgence.  Nous  le  Irouvons  ici.  H  ii'esl  pas  douteux 
eneflet  que  ces  «  correptimium  »  medicamentu  ne  soient 
adniinislri's  aux  malades  parles  ministres  de  l'Eglise. 
L'évcque  d'Hippone,  à  propos  de  l'imposition  des 
mains  pénitentielle,  parle  des  «  alligtimerila  meJici- 
nalia  contritionis  nostrae  »  (Enarv.,  in  /'.«.,  xi.vi,  8, 
P.  I..,  XXXVII,  igoS-igo^).  Chez  lui.  et  sans  qu'il 
s'applique  exclusivement  aux  jugements  ecclésiasli- 
([ues,  le  mot  «  correptio  »  est  technique  cej)endant  en 
(  e  sens.  C'est  ce  que  le  docteur  Karl  Adam  de  Munich 
faisait  remarquer  au  D'  Friedrich  HiiNBR.MANN  de 
(Pologne,  à  projios  de  son  ouvrage  :  Dte  llusslehre 
des  heiligen  Augustinus  :  «  Hiilte  der  Verl'asser  den 
Sprachgcbrauch  des  augustiniscben  ctirripere  einge- 
hend  untersucht,  hiitte  er  niclit  sclireihen  kônnen  : 
ùberall  zeigt  sich,  dass  es  sicli  nicht  um  einc  Art 
der  sakramentalen  Busse  handelt...  Corripere,  cor- 
reptio ist  ein  lechnischer  Ausdruek  fiir  die  jirivate 
Kirclienzucht  »  (l'heologische  Jievue, mais  igiô.p.'jV 
(^f.  aussi  son  ouvrage  :  fHe  kircliliclie  Siiiidern'crge- 
Inutg  iiach  dem  lil.  Augustin,  ch.ii,6  et  iv^i2).  Dans 
une  lettre  qu'il  adresse  à  un  magistrat,  saint  Augus- 
tin parle  de  «  correptio  ecclesiastica  »  à  propos  du 
jugement  d'un  clerc  (Ep.  cr.iii,  4,  lo,  P.  /..,  XXXllI, 
65^);  ailleurs  (De  correptioiie  et  gratin,  xv,  ^6,  P.L., 
XHV,  944),  parlant  des  diverses  manières  qu'ont  les 
ministres  de  l'Eglise  de  sévir  contre  les  jiéclieurs,  il 
emploie  encore  le  même  terme  :  les  i'  cnrreptiones  » 
qu'ils  infligent  varient  avec  les  {aules(corripiaiitur  a 
praepositis  suis  subditi  fratres  correptionibus  pro 
culparum  diiersitate  dii'ersis);  il  y  en  a  de  légères 
(minores);  il  y  en  a  de  graves  (majorer).  Parmi  ces 
dernières  est  celle  qu'on  appelle  la  «  damnatin  »,  au- 
dessus  de  laquelle  il  n'y  en  a  jtas  d'autre  dans 
l'Eglise  (c'est  l'excommunication  solennelle  pronon- 
cée par  l'évêque).  Les  légères  correspondent  évidem- 
ment à  CCS  «  correpiicinum  medicamenta  »  réservés, 
dit  saint  Augustin,  aux  pécheurs  qu'on  ne  met  pas 
au  rang  des  pénitents  i)roprement  dits.  Et  de  ce  que 
saint  Augustin  (/oc.  rù.)  rattache  ces  «  correptimium 
medicamenta  »  au  précepte  évangélique  de  la  cor- 
rection fraternelle  (il/a<^,  xviii,  1 5),  il  ne  suit  pas  que 
l'administration  s'en  fasse  en  dehors  des  ministres 
de  l'Eglise  :  nous  l'avons  déjà  vu  (n"  ■jC),  c'est  à  la 
même  parole  du  Seigneur  que  la  Didnsrnlie  des 
Apôtres  (11,  xxxviii,  i,Funk,  p.  la^  et  i25)  rattache 
le  jugement  du  pécheur  par  l'évêque  agissant  seul  à 
seul  avec  lui,  et  saint  Augustin,  d'autre  part,  rappro- 
che lui-même  le  précepte  évangélique  du  devoir  fait 
aux  cvêques  de  reprendre  les  pécheurs  :  toute  une 
partie  de  son  sermon  i.xxxii  (ô-^)  est  consacrée  à 
montrer  qu'il  n'y  a  pas  désaccord  entre  le  «  corripe 
illuin  inter  te  et  ipsum  solum  »  et  le  «  peccauies  coram 
omnibus  argue  »  de  l'épitre  à  Timothée. 

Dans  ses  discussions  avec  les  Donalistes,  il  rap- 
pelle de  même  qji'on  doit  procéder  avec  eux  en  s'ins- 
piranl  de  la  charité  dont  parle  saint  Paul  lorsqu'il 
prescrit  aux  Thessalonicicns  (M,  m,  i5)(récarterd'eux 
celui  qui  refuserait  d'obtempérer  à  ses  avis  :  corripile 
ut  fratrem  (Contra  Ep.  Parmen.,  III.  ii,  l3,  P.  /.., 
XLIII,  92).  Le  principe  enfin  d'où  procède  cette  dis- 
tinction de  la  pénitence  publique  et  des  «  correptio- 
num  medicamenta  »  signalée  à  la  lin  du  De  fide  elopp. 
est  très  nettement  ]iosé  par  lui  dés  les  premiers 
chapitres  de  ce  même  ouvrage  (ch.  m).  C'est  celui 
que  nous  l'avons  vu  énoncer  ailleurs  (n"  Cy),  du 
compte  à  tenir  des  dispositions  des  coupables.  La 
sévérité  envers  les  pécheurs  doit  être  miséricor- 
dieuse et  se  tcnipérerde  charité(C/(n/'(7u<e  »ii.<:ei(cor.'î 
illaseveritas  adinhenda  est).  Le  Seigneur  lui-même  a 
donné  l'exemjde  et  le  ]iréce])te  de  l'une  et  de  l'autre, 
et  le  précepte  de  l'Apôtre,  que  les  pécheurs  doivent 
être  repris  «    coram  omnibus  »,  ne  contredit  pas  le 


«  corripe  euni  inter  te  et  ipsum  ».  Ce  sont  là  seule- 
ment deux  traitements  dillerents  des  ])écheurs  entre 
lesquels  ont  à  choisir,  suivant  la  diversité  de  leur 
mal,  ceux  qui  ont  mission  de  les  corriger  et  de  les 
guérir;  car  «  alius  sic,  alius  iiuteni  sic  sanandus  est  » 
(l,,  P.  /..,  XL,  200). 

83.  —  11  n'y  a,  du  reste,  qu'à  voir  agir  saint  Au- 
gustin pour  constater  la  justesse  du  sens  donné  à  ses 
paroles.  Montrant  un  jour  à  ses  auditeurs  les  péni- 
tents, qui  viennent  en  longues  files  recevoir  l'impo- 
sition des  mains  (.Sermo  ccxxxii.  7,  8,  /'.  E., 
XXXVIII,  I  1 1  j  ),  il  distingue  parmi  eux  ceux  q<ie  lui- 
même,  en  les  cxcomnmniant,  a  mis  d'autorité  au  rang 
des  pénitents  (aliqui  e.icnmmunicali  a  nobis  in  pae- 
niteniiae  locuni  reilacli  sunt)  et  ceux  qui  ont  demandé 
d'cux-niêmes  à  y  prendre  place  (aliqui  ipsi  silii  pae- 
niteniiue  tucum  petienint).  Ceux-ci,  dont  les  fautes, 
sans  doute  moins  publiques  et  moins  scandaleuses, 
n'entraînaient  pas  de  droit  cette  excommunication, 
avaient  donc  eu  à  demander  leur  admission  à  la  péni- 
tence publique  en  confessant  leurs  péchés.  Elle  leur 
avait  été  accordée,  mais  d'avoir  eu  à  la  demander 
prouve  qu'on  aurait  pu  la  leur  refuser  ;  à  plus  forte 
raison  ne  la  leur  aurait-on  pas  imposée.  Or,  dans 
une  de  ses  lettres  (^^^  cliii,  21),  saint  Augustin  ne 
dissimule  pas  que,  dans  des  cas  pareils,  ce  n'est 
qu'exceptionnellement  (aliquandn)  qu'on  admet  des 
coupables  à  la  pénitence  publique.  'Voici  des  voleurs, 
dit-il,  dont  «  nous  savons  qu'en  effet  ils  ont  dérobé 
le  bien  d'autrui  et  même  pourraient  le  restituer  : 
nous  les  reprenons  certes,  nous  les  pressons,  nous 
condamnons  leur  conduite,  en  secret  pour  les  uns, 
publiquement  pour  les  autres,  suivant  le  traitement 
que  comporte  la  diversité  des  personnes  et  en  veil- 
lant aussi  à  ne  pas  porter  préjudice  à  autrui  en  les 
poussant  eux-mêmes  à  bout.  Parfois  même,  si  aucun 
intérêt  supérieur  n'y  fait  obstacle,  nous  les  privons 
de  la  communion  »  (P.  L.,  XXXIII,  663).  Ce  «  parfois  » 
(aliquando),  encore  subordonné  à  des  considérations 
d'intérêt  supérieur,  n'indiq>ie-t-il  pas  clairement  que 
celte  mesure  extrême  est  plutôt  rare  et  que  la  prati- 
que ordinaire,  en  des  cas  pareils,  est  de  s'en  tenir 
au  «  correpiionis  medicamentum  »  (arguimus,  incre- 
pumtis...  clam)  administré  dans  le  tête  à  tète?  C'est 
celle  que  présente,  comme  normale,  le  sermon  ccci.i, 
d'authenticité  contestée  mais  de  doctrine  certaine- 
ment augustinienne.  (Le  D'  K.  Adam,  p.  7-9,  conclut  à 
l'authenticité.  Mgr  Batii  roi.  :  Et.  d'hist.  et  de  theol. 
posit.  6'  édition,  1920,  p.  3Z-j-i5-),  conclut  à  un  voisin 
de  saint  Augustin).  Le  pécheur,  qui  vient  trouver 
les  ministres  de  l'Eglise,  doit  les  laisser  juges  de 
l'opportunité  pour  lui  de  la  pénitence  publique  :  s'ils 
la  prescrivent,  il  n'a  pas  à  la  refuser,  à  y  faire  opposi- 
tion (non  recuset,  non  resislat).  Mais  qu'il  se  rassure 
d'avance  :  le  prêtre  ne  le  traitera  ainsi  avec  rigueur 
que  si  son  péché,  en  dehors  de  sa  gravité  subjective, 
a  eu  le  caractère  de  scandale  (si  peccatiim  ejus,  non 
Sdhiin  in  grufi  ejus  malo,  sed  etiam  in  tanto  scandalo 
aliorum  est);  encore  faudra-t-il  déplus  que  la  sévérité 
ainsi  déployée  soit  de  nature  à  faire  du  bien  à  l'en- 
semble des  fidèles  (si  hoc  expedire  utilitati  Ecclcsiae 
fidetur  antistili  :  9,  /-■.  /,.,  XXXIX,  i545).  En  dehors 
de  là,  le  prêtre  lui  appliquera  sans  doute  les  0  clefs  » 
de  l'Eglise,  puisqiie  c'est  pour  cela  que  le  pécheur 
est  venu  le  trouver  (reniât  ad  antistites,  pcr  qiios 
illi  in  Ecclesia  claies  ministrantiir  :  ibid.);  mais  il  n'y 
aura  pas  pour  lui  d'enrôlement  parmi  les  pénitents 
proprement  dits.  Sous  quelle  forme  le  prêtre  aura- 
t-il  fait  usage  en  sa  faA'cur  du  pouvoir  des  clefs?  11 
n'est  pas  nécessaire  de  le  pouvoir  déterminer,  jusqu'à 
pouvoir  indiquer  le  rite  accompli  et  la  formule  de 
prière  récitée.  Mais  le  prêtre  a  connu  sa  faute,  il  l'en 
aura  repris  :  il  aura  olileini.  il  se  sera  elforcé  d'obtenir 


lG-13 


PENITENCE 


1844 


qu'il  la  répare;  puis,  ne  jugeant  pas  opportune  la  pé- 
nitence publique,  il  1  aura  autorisé  àparliciper  avec 
l'ensemble  des  lidèles  aux  saints  mystères:  voilà  donc 
bien  un  prêtre  administraleurde  la  pénitence  privée. 
84. —  Or  telle  est  exactement  l'attitude  dans  la- 
quelle nous  apparaît  saint  Augustin  lui-même  dans 
un  autre  de  ses  sermons  (lxxxii,  7-8).  Ici,  c'est  à  ses 
auditeurs  qu'il  explique  pourquoi  l'évêque  parait 
parfois  manquerde  vigilance  ou  de  vigueur  à  l'égard 
de  certains  pécheurs.  Voici,  par  exemple,  leur  dit-il, 
le  cas  d'un  meurtrier;  sa  faute  méritait  assurément 
la  pénitence  publique  ;  mais  la  lui  imposer  serait  le 
dénoncer  et  l'exposer  à  ;os  poursuites  judiciaires; 
aussi  l'évêque,  qui  est  seul  à  connaître  sa  faute,  se 
contente-t-il  pour  lui  d'un  traitement  plus  discret  : 

Il  faut  reprmdre  publiquement  ycorripienda  coram 
omnibus]  les  faulcs  commises  publiquement;  eu  secret, 
[corripisnda  iecretius]  celles  qui  ont  été  cnmmises  en 
secret...  Reprendre  en  secret  {in  sccretu  curriperi\  in  sc- 
crelo  arguere)  de  peur  que,  à  faire  des  reproches  en  pu- 
blic, on  ne  trahisse  l'intéressé.  iNous.nous  voulons  repren- 
dre pour  corriger  [corriper  e  et  eorrigere)^  mais  si  l'eiinemi 
est  ift  qui  cherche  à  entendre  pour  avoir  matière  à  con- 
dtimnation  ?  Voici  un  nssas-^  t»  que  l'évêque  connaît;  per- 
sonne que  lui  ne  le  connaît  iaiiut  illuin  nenio  nocif).  Je 
veu.\  bieii  le  reprendre  publiquement,  maie  on  cherclie  à 
le  mettre  en  accusation.  Il  (aul  donc  ubsilument  que 
j'évite  de  le  trahir  sans  né-^-liger  de  le  reprendre;  je  le 
reprends  (cor; l'pt'o)  en  secret;  je  lui  mets  sous  les  yeux 
le  jugement  de  Dieu;  je  tâche  d'exciter  lu  crainte  dans  an 
conscience  de  meurtrier;  je  lui  persuade  la  pénitence. 
Voilà  la  charité  qu'il  nous  fautaToir.  bes  gens,  à  cause 
de  cela,  nous  reprochent  parfois  de  ne  pas  sévir  :  ils 
s'imaginent  ou  bien  que  nous  savons  ce  (|ue  nous  igno- 
rons, ou  bien  que,  sachant,  nous  nous  taisons.  Bb  non  ; 
ce  que  vous  savez,  moi  aussi  je  le  sais;  mais  je  ne  re- 
prends pas  devant  vous,  parce  que  je  veux  guérir  et  non 
pas  accuser  {Serma  lxxxii,  7-S, /'.   £..,  XXXVIII,    511). 

Voilà  bien  la  pratique  décrite  dans  la  lettre  cliii 
et  dans  le  sermon  cccLi. 

85.  —  Le  cas  n'est  pas  unique.  Le  reproche  de 
faiblesse  et  de  connivence,  contre  lequel  Augustin 
se  défend  daussa  lettre  à  Macédonius  (cliii)  et  dans 
sou  sermon,  nous  voyons  par  les  Quaestloiies  Vete- 
ris  et  Novi  Testamenti  (eu, 26)  que  les  Novatiens  l'a- 
dressaient aux  évêques  catholiques  eu  général.  «  Est 
et  aliud  quod  reprehendit  Novaiiarni^  :  Car,  inquil, 
corpus  Doini.t  traitunt  eis  quos  norumt  peccatores  ?t 
Et  la  réponse  de  l'auteur.  —  I'Ambrosi.vster  :  un 
Romaiu  de  la  fin  du  iv»  siècle  —  est  la  même  que 
celle  de  l'évè  ;ue  d'Hippone  :  les  évêques  ne  sont  que 
des  juges:  a  Quasi  possint  ipsi  accusalores  esse, 
qui  sunt  juàices.  .Yam  quis  judex  accusatoris  sumat 
personam?  »  (Ed.  SouTBR,  dans  C,S.E.V.,  L,  p.  219; 
cf.  le  Sermo  cccli,  10,  P.  L.,  X.XXIX,  i546).  L'Am- 
brosiaster  ne  conteste  donc  pas  qu'ils  connais- 
sent eu  eCet  les  pécheurs  dont  parle  le  Novatien, 
mais  il  pi  ude  leur  souvei'aine  indépendance  de 
juges.  C'est  comme  juges  qu'ils  connaissent  ces 
mauvais  c'.irétiens;  mais  ne  les  connaissant  qu'à  ce 
titre  et  ne  jugeant  pas  à  propos  en  cette  qualité  — 
pour  autant  du  moins  qu'on  ne  les  aiu-a  pas  accu- 
sés el  lait  la  preuve  au  for  externe  :  il  ajoute  en 
ellet  :  S;  aulem  accusati  f'ueriritet  maiiifestati,  pole- 
riiiit  anici,  —  de  les  réduire  au  degré  des  péniients 
proprement  dits,  ils  les  autorisent  à  participer, 
avec  lassemblée  des  lidèles,  aux  saints  mystères. 
Le  cas  est  donc  bien  le  même  que  celui  de  saint  Au- 
gustin et  des  voleurs  qu'il  lui  faut  se  résigner  à  ne 
reprendre  qu'en  particulier  au  lieu  de  leur  intliger 
le  traitement  pénilentiel  qui  leur  conviendrait  nor- 
malement, 

86.  — Et,  après  ce  qui  précède,  on  n'aura  pas  de 
peine,  croyons-nous  à  apprécier  de  même  le  cas  de 
ces  personnages   haut  placés,    mondains,    mauvais 


esprits  ou  ignorants  dont  saint  Jean  Chrysostome 
laisse  entendre  que  force  est  à  leur  pasteur,  pour 
ménager  leur  amour-propre  et  éviter  un  plus  grand 
mal,  de  ne  leur  imposer  que  des  pénitences  amoin- 
dries (fle  sa  cerrfo*/»»,  II,  iv.  P.  G., XI, VII  1,635,  Cf.  «..S./?. 
I  (1910),  p.  229-a3o)  et  de  ceux  auxquels  nous  avons 
entendu  (n°  78)  saint  Astérius  promettre  de  sauve- 
garder leur  dignité.  Les  bons  pasteurs  savaient  à 
l'occasion,  comme  l'avait  fait  saint  Cypricn  (no'ôoet 
■jS),  aller  dans  la  voie  de  l'indulgence  jusqu'au  bout 
de  ce  que  leur  permettait  leur  ministère.  Comme  le 
rappelait  saint  Basile  (n"  71),  le  meilleur  de  tous  les 
remèdes  n'était-ce  pas  après  tout  le  renoncement 
au  péché?  Or  la  confession  spontanée  n'était-elle 
point  par  elle-même  une  preuve  de  cette  volonté  de 
renoncer  au  péché  ?  Saint  Grégoire  de  Nysse  n'en 
doute  pas;  il  le  pose  en  principe  dans  ses  ca- 
nons pénilentiels  (can.  6,  P.  G.,  XLV,  229A),  pour 
expliquer  la  légèreté  des  peines  imposées  à  des 
fautes  d'impureté  confessées  spontanément.  Nous 
avons  vu  (n°  78)  la  ligne  de  conduite  tracée  par 
saint  Méthode  d'Olympe  pour  les  cas  de  cette  na- 
ture :  il  faut  seulement  s'assurer  que  la  contrition  du 
pécheur  est  sincère.  Saint  Grégoire  de  Nysse  en  un 
autre  de  ses  canons  (6)  ne  prescrit  pour  le  voleur 
qui  se  confesse  qu'une  aumône  ou  moins  encore  : 
(n°  79),  quel  large  champ  ouvert  à  la  pratique  de 
la  pénitence  privée  I 

87.  —  11  s'étend  ailleurs  encore,  et  d'abord  dans 
les  monastères.  .-VPHnAATE,  lorsqu'il  prêche  la  péni- 
tence aux  solitaires  (Denionst.vn  :  De  paenitentibus, 
passim;  n'  26  :  P.  S.,  I,  p.  355)  et  les  exhorte  à  con- 
fesser les  fautes  qui  la  leur  rendent  nécessaire,  ne 
peut  évidemment  pas  avoir  en  vue  la  pénitence  des 
«  pénitents  proprement  dits  » .  11  la  veut  telle,  au 
contraire,  que  les  ennemis  de  la  vie  religieuse  n'j' 
trouvent  point  scandale  et  n'en  prennent  point  pré- 
texte pour  décrier  tous  ceux  qui  l'ont  embrassée 
(Ibid..  n"  4.  P-  319).  L'aveu  du  péché  qu'il  exige  ne 
peut  donc  être  que  la  confession  privée,  au  sens  où 
nous  l'entendons  ici  (Cf.  ci-dessus  n*  33), 

De  même  en  est-il  pour  la  confession  des  reli- 
gieux et  des  religieuses  que  mentionnent  les  règles 
de  saint  Basile  :  «  Celui  qui  veut  confesser  ses  pé- 
chés, porte  une  des  questions  posées  (Reg.  brev., 
288),  doit-il  les  confesser  au  premier  venu? —  Non, 
répond  le  saint  ;  «  La  confession  doit  se  faire  à  ceux 
à  qui  a  été  conliée  la  dispensation  des  divins  mystè- 
res :  c'est  ainsi,  par  exemple,  que,  dans  l'Evangile, 
nous  voyons  les  pécheurs  confesser  leurs  fautes  à 
saint  Jean  Baptiste;  et,  d'après  les  Actes,  c'est  aux 
apôtres  qu'on  se  confessait  »(P.G.,  XXXI,  n83- 
1285).  El  une  autre  question  nous  metsous  les  yeux 
l'application  de  cette  règle  générale  aux  monastères 
de  femmes.  11  faut  un  prêtre  ici  pour  accomplir  les 
fonctions  liturgiques  :  c'est  ainsi  que  saint  Basile 
ordonne  prêtre  son  frère  Pierre  pour  le  monastère 
de  sa  sœur  Macrine  (Gnao.  Nyss.,  De  vita  S.  Macrinae. 
P.  G.,  XLVI,  973  BC).  Or  c'est  à  ce  prêtre  que  les 
sœurs  se  confessent.  La  règle  nous  l'apprend  en 
prescrivant  que  la  supérieiye  assiste  à  l'entrevue  : 
(I  Faut-il,  demande  l'interrogation  1 10  (lieg.  brei\, 
P.  G.,  XXXI,  1157  A),  que  la  supérieure  soit  pré- 
sente quand  une  sœur  se  confesse  au  prêtre?  —  Oui, 
dit  la  réponse  :  il  est  convenable  que  la  supérieure 
soit  là,  quand  la  confession  se  fait  au  prêtre  qui  a 
qualité  pour  imposer  la  pénitence  et  diriger  le  tra- 
vail de  la  conversion.  » 

Cette  pratique  de  la  confession  n'est  pas  d'ailleurs 
à  consi  lérer  comme  une  innovation  ou  une  particu- 
larité de  la  vie  monastique.  Les  moines,  en  ceci 
comme  en  beaucoup  d'autres  choses,  n'ont  fait  que 
régulariser  et  perfectionner.  L'usage  de  ces  recours 


1845 


PÉNITENCK 


1846 


sponlanés  au  prêtre  existait  aussi  parmi  les  liilèlos, 
nous  l'avons  vu;  mais  Origèkb  constatait  déjà  qu'il 
n'y  avait  d'empressés  à  s'en  assurer  l'avantage  que 
ceux  qu'animait  le  vrai  zèle  de  la  sainteté  (In  Aiim., 
Hnm.,  X,  I,  P.  0.,  XII,  628)  :  il  n'est  donc  pas  éton- 
nant que  nous  le  trouvions  en  honneur  parmi  les 
moines  du  iV  siècle. 

88.  —  Au  reste,  la  confession  sans  pénitence 
publique  d'aucune  sorte  se  constate  aussi  hors  des 
monastères.  Pour  les  morib  nds  en  particulier,  elle 
est  d'usage  quotidien.  Il  n'est  pas  rare  en  effet  que, 
comme  les  catéchumènes  attendent  la  dernière  heure 
pour  se  faire  baptiser,  des  pécheurs  endurcis  atten- 
dent également  pour  demander  la  itcnitence  (saint 
Ambroise,  In  /.KC,  I.  VIT,  221,  P.  f..,  XV,  1758D: 
saint  Augustin,  De  conjug.  ndiilt.,  I,  xxviii,  35,  ('.  /.., 
XL,  43o),  et  la  règle  générale  est  de  la  leur  accorder 
(conc.  Nie,  can.  i3:  Innocent  1,  Jd  Exiiperinm, 
II,  bdyP.  l..,  XX,  498;  GéLBSTiN  l.  Ad  episc.  Vienn.  et 
Narbnn.,  11,  P.  /...  L,  43a;  saint  Amhroisk  et  saint 
Augustin,  loc.  cit.).  —  Nous  n'avons  pas  à  distinguer 
ici  les  cas  ou  les  époques  où  la  pénitence  seule,  sans 
la  communion,  était  accordée.  —  Or  «  demander  la 
pénitence  »,  c'est  se  confesser:  cet  examen  du  pécheur 
par  celui  qui  «  donne  la  pénitence  »  est  de  rigueur, 
nous  le  savons  et  le  canon  i3  de  Nicée  le  rappelle  : 
<  l'évêque  doit  donner  l'Eucharistie  à  quiconque  la 
demande  au  moment  de  la  mort,  mais  seulement 
après  examen  de  l'intéressé  »  (i  èrrfVx ottî;  /j.îtv.  ^c/.i- 
jKjtïiKç  è-i5«Tw).  Et,  d'après  les  lettres  de  saint  LfioN, 
c'est  bien  ainsi  queles  choses  se  passent  :  on  appelle 
le  prêtre  au  dernier  moment;  il  y  a  à  peine  If  temps 
d'entendre  la  confession  et  de  donner  l'alisoliition  : 
«  vix  invenit  spatitim  rel  cnnfessio  paenitentis  \'el  re- 
conciliatio  sacerdotis  »  (Ep.,  cviii,  5,  /'.  /..,  LIV, 
ioi3  B;  cf.  /j,  loii  B;  ci.xvii,  7-8,  1206  sq.).  C'est 
bien  déjà,  on  le  voit,  la  déplorable  pratique  actuelle  : 
mais  la  confession  privée  y  apparaît  du  moins  en 
pleine  vigueur. 

Un  ancien  décret,  recueilli  après  le  milieu  du 
v«  siècle  dans  la  collection  connue  sous  le  nom  de 
Statuta  Ecclesiae  antiqua,  nous  fait  assister  en 
quelque  sorte  à  cette  administration  de  la  pénitence 
in  extremis.  «  Il  peut  arriver,  dit-il,  que  le  malade 
qui  demande  la  pénitence  ait  perdu  l'usage  de  la 
parole  ou  ait  le  délire  quand  le  prêtre  arrive.  Ceux 
alors  qui  l'ont  entendu  [demander la  pénitence]  doi- 
vent en  rendre  témoignage,  et  il  recara  la  pénitence. 
S'il  parait  sur  le  point  de  mourir,  on  doit  le  réconci- 
lier [c'est-à-dire,  l'absoudre]  par  l'imposition  des 
mains  et  lui  mettre  l'Eucharistie  dans  la  bouche  » 
(P.  /..,  LVI,  882  C). 

89.  —  La  préoccupation  était  grande  en  elTet, 
chez  les  pasteurs  et  chez  les  fldèles,  d'assurer  aux 
mourants  ce  remède  suprême  de  la  pénitence.  La 
correspondance  de  saint  Augustin  en  oITre  quelques 
exemples  fort  significatifs.  Un  de  ses  amis,  le  notaire 
Marcellin,  a  été  condamné  à  mort.  L'évêque  va  lui- 
même  le  trouver  en  prison  et  là,  seul  à  seul,  il  l'in- 
terroge sur  l'état  de  son  àme  :  l'humaine  nature  est 
faible;  n'aurait-il  point  commis  quelque  péclié  secret 
d'impureté  entraînant  de  sa  nature  la  pénitence 
rigoureuse  («  ne  qitid  esset  unde  majore  et  insi^niore 
paenitentia  Deuni  sibiplacare  deberet  »)(£/).,  on,  9, 
P.  L.,  XXXIII,  65o).  La  réponse  fut  négative  et  l'évê- 
que en  disait  plus  tard  sa  consolation.  Mais  sa 
démarche  est  des  plus  significatives. 

UncoUègueet  un  correspondant  de  saint  Augustin, 
l'évêque  d'Uzala,  Evodius,  fait  preuve  d'une  sollici- 
tude analogue.  Il  vient  de  perdre  son  secrétaire,  un 
jeune  hommfî  de  vingt-deux  ans,  dont  il  raconte  à 
saint  Augustin  le  talent,  le  dévouement  et  la  bonne 
grâce  (Ep.,  ci-viti,  2,  /'.  f..,  XXXIII,  694).   Lui-même 


l'a  assisté  à  ses  derniers  moments;  malgré  tout  co 
qu'il  savait  de  sa  piété,  sa  jeunesse  lui  inspirait  des 
craintes.  Il  l'a  donc  interrogé  (Curavi  e.c  eo  ijuae- 
rere,  ne  forte  feminae  conta j^ione  fuitset  poil  //us).  La 
réponse  a  été  négative.  Et  Evodius  n'en  dit  pas  plus 
long  sur  ce  sujet.  Mais  nous  voyons  qu'il  s'est  préoc- 
cupé de  confesser  ce  jeune  homme. 

90.  —  Ailleurs,  saint  .\ugustin,  comme  il  at- 
teste l'empressement  des  pécheurs,  en  cas  d'attaque 
ou  d'invasion  de  leur  cité,  à  solliciter  la  pénitence, 
alTirme  le  devoir  des  pasteurs  de  rester  alors  à  leur 
poste.  Or,  ù  côté  des  catéchumènes  et  des  pénitents 
qui  courent  alors  recevoir  les  uns  le  baptême,  les 
autres  la  réconciliation  ou  l'absolution,  l'évêque 
d'Hippone  nous  montre,  sollicitant  eux  aussi  cette 
réconciliation,  les  pécheurs  que  l'état  de  leur  con- 
science avait  fait  jusque-là  s  exclure  eux-mêmes 
de  la  communion.  «  /npericiilis  ad  bantismnm  cur- 
rere,  ne  sine  illo  flnialur  haec  vita,  [et]  ad  recon- 
cilialionem,  si  forte  per  paeniientiam  .malamvb  cons- 
CIENTIAM  quisque  ah  endern  corpore  CItristi  separatus 
est»  (De  civit.  Dei,  XX,  ix,  2,  P.L.,  XLI,  674).  Aussi 
est-ce  à  proprement  parler  ce  qu'on  appelle  Vactio 
paenitentiae  que  demandent  alors  ces  derniers,  ils 
n'avaient  pas  encore  fait  acte  de  pénitents;  ils  le 
font  à  cette  heure  suprême,  et,  vu  les  circonstances, 
on  leur  accorde  à  la  fois  la  pénitence  et  la  réeonei- 
liation  :  t  An  non  cogitainiis,  cum  ad  istorutn  pericu- 
lorum  perfenitur  ertrenia,  nec  est  potestas  ulla 
fugiendi,  quantus  in  Ecclesia  fieri  soleat  ah  utroque 
sexu  atque  ah  omni  aetate  concursiis.  aliis  haptis- 
mum  flagitanlihus,  aliis  reconciliationcm,  nliis  etiam 
paenitentiae  ipsius  actionem  n  (Ep.,  ocxxvni,  8, 
P.  L.,  XXXIII,  1016;  cf.  de  Ciftt.  Dei,  XX,  rx,  2). 

Au  témoignage  de  saint  Augustin  se  joint  d'ail- 
leurs celui  de  Victor  dr  Vitr.  Dans  son  histoire  dt- 
la  persécution  des  Vandales,  lui  aussi  nous  montre 
les  populations  qui  réaJament  leurs  prêtres,  non  seu- 
lement pour  baptiser,  pour  enterrer  et  pour  faire 
l'Eucharistie,  mais  aussi  pour  «  donner  la  pénitence  n 
et  réconcilier  les  pécheurs. 

.Malhaureu.":,  s'écrieat  les  chréliens,  eo  voyant  les  bar- 
bares enlover  ie  clergé,  rnalheureiif,  qu'allons-naua  devenir 
tout  seuls?  Qui  baptisera  nos  enfants?  Qui  nous  procurera 
le  bienfait  de  la  pénitence  et  qui  ahsoulrn  par  I  ia'lulgenca 
de  la  réconciliation  les  captifs  de  leurs  péchés  (Qui  nobis 
paenitentiae  /nunus  coilaturi  su/tt  et  reconeiliaiionis  indul- 
centra  obitrictos  peccatorum  t'i/tcuUt  aoluluri?  Uist. 
perai-c.  II,  xxxiv,  [alias  11],    éd.  de  Vienne,  p.  3^;  ;    P.  L., 

LV1II,3I2) 

Ce  cri,  qui  se  mêle  aux  lamentations  des  martyrs, 
est  singulièrement  éloquent.  11  nous  fait  entendre  que 
a  donner  la  pénitence  »,  et  donc  ><  confesser  »,  au 
sens  actuel  de  ce  mot,  rentre  dans  les  fonctions  or- 
dinaires du  ministère  pastoral. 

Aussi  bien  est-ce  la  constatation  qui  se  fait  en 
Gaule  à  la  même  époque.  Là,  ce  n'est  pas  seulement 
au  moment  du  danger  qu'on  s'empresse  de  «  deman- 
der la  pénitence  ».  Saint  Uilairb,  un  évêqiie  d'Arles 
de  la  première  moitié  du  v'  siècle,  voyait  les  popu- 
lations accourir  en  foule  pour  la  recevoir.  Son  bio- 
graphe nous  fait  de  ces  scènes  un  tableau  plein  de 
vie.  Sous  les  traits  anciens,  il  est  facile  d'y  recon- 
naître les  éléments  ordinaires  de  nos  confessions 
actuelles  :  l'aveu  du  péché,  à  peine  indiqué  mais  con- 
ditionnant tout  le  reste;  la  monition  individuelle  et 
l'absglulion,  individuelle  aussi,  mais  donnée  sous  la 
forme  d'une  prière,  d'une  bénédiction  accompagnant 
l'imposition  des  maias. 

C'est  le  dimanche  surtout  que  le  saint  a  donnait 
la  pénitence  »  —  formule  technique  pour  l'admission 
.1  la  pénitence  par  laci)nfe.ision.—  O.i  accourait  alors 
de  toutes  parts.  On  voulait  être  repris  par  lui,  s'en- 


1847 


PENITENCE 


1848 


tendre  rapiieler  iiar  lui  la  sévérilc  des  jugemenls 
<liviiis  el  la  grandeur  des  promesses  célestes.  11 
excellait  en  effet  à  dépeindre  l'examen  à  subir  au 
jugement  dernier,  à  menacer  des  ténèbres  et  des 
llammes  de  l'enfer.  Qui  savait,  comme  lui,  vous  re- 
mettre sous  les  yeux  les  blessures  de  votre  cons- 
cience 1  La  monition  linie,  la  prière  commençait, 
accompagnée  de  larmes  et  destinée  à  confirmer  les 
fruits  de  pénitence.  Suivait  enfin  l'imposition  des 
mains  avec  sa  formule  de  bénédiction  :  une  femme 
aveugle  un  jour  fut  guérie  en  la  recevant. 

Quotiesciiniqiic  j^aenitenlioni  dédit,  «aepo  die  domi- 
nico,  ud  cum  torba  vnria  confluebat;  voUihat  ad  rjus 
casligalionem  quicunique  adesseTolebot  [foite  :  valelial  ?], 
lacrvmaruui  se  imbribus  eluebat,  caelestibus  judiciis  tcr- 
ritus,  promissisque  succensus  ;  taiiti  geniitus.  tanti  Qelns 
aetanlit>iis  na8cebaritur,ut  vilae  pracsentis  horreret  hdli- 
laculiiiu.  Quis  iia  lutnri  judicii  nionslravit  examen  .'Quisita 
lenebrosum  leriibililer  iiUinievil  incendium  ,'  Quis  ita 
flumen  esurentis  paritcr  et  rapientis  cruciatus  expressit? 
Qiiis  ila  vulneia  conscienliae  ante  ociilo»  îiis{>iciendu 
reduxit?  Adnionilione  compléta,  rum  lacrymis  supplica- 
tioiium  Bumebat  exordia,  ut  jiaenitenîiae  fnictinn  quem 
monendo  contulerat  orando  firmaret.Nam  mulier  quaedam 
cueca,  duui  u>anus  ejns  împositione  beiiedicitur,  visuni  se 
récépissé  proclamât  (l'i'a,  cb.  xiii,  P.  /..,   L,  1233). 

91.  —  Concluons.  Ce  tableau  de  l'administration 
de  la  pénitence  en  Gaule  fait  pendaiitô  celui  que  nous 
n  laissé  pourMilan  le  biographe  de  saint  Ambroise. 
L'un  el  l'axilre  montrent  les  évéques  appliqués  au 
ministère  que  nous  aiipcUerions  aujourd'hui  ducon- 
fessionnal.  Le  meuble  sans  doute  n'y  paraît  pas,  ni 
beaucoup  d'autres  accessoires  de  la  procédure  ac- 
tuelle. Notre  curiosité  des  détails  n'est  pas  satisfaite. 

Mais  du  moins  l'importance  apparait-elle  grande, 
que  de  part  et  d'autre  on  attache  à  la  pénitence  ad- 
ministrée par  lEglise.  Pour  les  prêtres,  c'est  une  des 
fonctions  pastoralesles  plus  redoutables.  Les  lidèles, 
eux,  demandent  et  reçoivent  la  pénitence.  Quand 
les  pasteurs  prennent  à  cœur  leurdevoir,  ilsles  voient 
se  presser  à  leurs  pieds  pour  la  solliciter  et  ne  se 
relever  qu'après  que  s'est  levée  sur  leur  tète  la  main 
qui  bénit  et  réconcilie  avec  Dieu. 

Or,  de  cette  pénitence,  qu'elle  soit  plus  ou  moins 
publique  ou  d'ordre  plus  strictement  privé,  la  con- 
fession jiroprement  dite  fait  partie  essentielle.  Par 
là  se  trouve  vérifiée  la  réalité  du  fait  aflirmé  par  la 
foi  catholique  :  de  tout  temps,  pour  obtenir  de  l'Eglise 
la  rémission  de  ses  péchés,  il  a  fallu  se  confesser. 

Chapitre  III. —  Le  silence  de  Tantiquité 
sur  la  confession 

9S.  —  L  La  question  posée.  —  Il  reste  cependant 
à  dissiper  un  nuage  qui  résulte  du  fait,  également 
incontestable,  du  peu  de  relief  donné  dans  les  des- 
criptions antiques  de  la  pénitence  à  la  personne  du 
confesseur  et  à  l'aveu  du  pénitent.  Comparée  avec 
l'insistance  mise  depuis  à  prêcher  la  confession,  cette 
omission  ne  laisse  pas  d'impressionner. 

93.  —  La  dilliculté  peut  se  concentrer  autour  de 
saint  Jean  Cubysostome.  On  sait  le  zèle  du  grand 
orateur  ;  il  a  six  homélies  spéciales  sur  la  pénitence; 
ailleurs  il  insiste  fréquemment  sur  la  nécessité  de 
se  purifier  du  péché  pour  participer  au"x  saints  mys- 
tères; parfois  il  s'adresse  à  des  auditeurs  qu'il  sait 
fort  peu  assidus  à  l'église,  qu'il  suppose  coupables 
de  fautes  graves  et  nombreuses  et  qu'il  exhort»  à  se 
préparer  à  la  communion  de  Pâques  ou  de  Noël  :  or, 
pas  une  fois,  parmi  les  moyens  de  purification  qu'il 
suggère,  il  ne  mentionne  explicitement  la  confession 
au  prêtre.  Il  parle  souvent  de  la  confession  du  péché  : 
mais  l'insistance  même  avec  laquelle  il  la  dit  alors 
s'adresser  à   Dieu,   el  à  Dieu   seul,  semble   exclure 


absolument  l'hj-pothèse  qu'un  homme,  qu'un  prêtre, 
y  serve  d'intermédiaire  entre  le  pécheur  et  lui.  On 
pourrait  multiplier  les  exemples;  qu'il  suffise  de 
deux. 

Dans  le  panégyrique  de  saint  Philogone,  il  invite 
les  assistants  à  se  préparer  à  la  fête  de  la  Nativité 
du  Seigneur,  quia  lieu  cinq  jours  plus  tard.  Plusieurs, 
il  le  sait,  ne  communient  guère,  en  dehors  de  Pâques, 
qu'à  cette  occasion;  encore  objectent-ils,  pour  s'en 
dispenser,  les  fautes  qui  pèsent  sur  leur  conscience. 
Et  lui  de  les  exhorter  à  profiter  de  ces  cinq  jours 
pour  se  purifier  «  par  la  pénitence,  par  la  prière,  par 
l'aumône  et  parles  autres  exercices  spirituels  ».  Car, 
c'est  vrai,  qui  est  en  état  de  péché  n'est  pas  digne 
de  communier,  même  une  seule  fois  par  an.  Mais, 
reprend-il,  les  cinq  jours  qui  séparent  de  la  fête 
suffisent  ;i  la  préparation  nécessaire  : 

Qu  'i.s  feuieiil  sobres,  qu'ils  pi  lent,  qu'ils  veillent,  et 
ils  réduiront  la  multitude  de  leurs  péchés...  11  n'est  pas 
besoin  pour  cela  d'un  giHDd  nombre  de  jours  ou  d'années  ; 
une  bonne  résolutiori  et  un  jour  y  suffi>ent.  Dégagez-vous 
du  mal,  appIiquez-Tous  à  la  vertu,  renoncez  à  l'iniquité  ; 
promettez  de  ne  plus  pécber  el  il  n'en  faut  pas  plus  pour 
TOUS  faire  pardonner.  Je  vous  assure  et  je  vous  donne 
ma  parole  que,  à  chacun  de  nous  ici  qui  sommes  coupa- 
bles de  péchés,  s'il  renonce  à  ses  fautes  passées  et  pro- 
met à  Dieu  sincèrement  de  ne  plus  y  revenir.  Dieu  ne 
demande  rien  d'autre  pour  lui  pardonner  (P.  G.,  XLVUl, 
7b'i-755). 

Dans  l'homélie  xx'  sur  la  Genèse  (n*  3),  il  parle 
du  pécheur  coupable  de  fautes  d'impureté,  fornica- 
tion, adultère  ou  autres  semblables  : 

Celui-là,  dît  il,  s'il  veut  recourir  comme  il  faut  aa 
secours  que  lui  offre  sa  conscience,  s'empresser  de  confes- 
ser ses  fautes,  montrer  sa  plaie  au  médecin  [à  Dieu  lui- 
même,  d  après  le  contexte],  qui  la  guérira  au  lieu  de  lui 
en  faire  des  reproches,  recevoir  de  lui  les  remèdes,  lui 
parler  seul  à  seul  et  sans  aucun  témoin  (/^ovs;  «î-tw 
èLv^£y$?,'jc/-t,  fj.r,5svci  sloôrzç^j  en  lui  disant  bien  exaclemenl 
tout,  [celui-là,  dis-je]  n'aura  pas  de  peine  à  effacer  ses 
péchés,  car  la  confession  des  péchés  les  abolit  {P.  G., 
LUI,  170:  el  voir  de  même  de  Lazaro.  IT,  4,/'.  G.,XLV11I, 
1012;  Hom.,  !\'on  esse  ad  firatiam  conctonandum.,  3,  P,  G ■ , 
L,  658;  De  paenitentia,  Bom.,  il,  1;  m,  4;  vi,  5,  P.  G., 
XLIX,  l»h  :  297-299:  322-323;  CaUcIt.  ad  Hluminandoi 
11,  4./'  G.,  .XLIX,  237;  Hom.,  Quod peccata  non  sunt  enil- 
gandn.  3,  P.  G.,  LI,  356  :  De  Datid  el  Saule,  m,  4,  P. 
G  .  LIV,  700;  In  Malt.,  Hom.,  x,  5-6  P.,  G..  LVII,  186- 
191  ;  De  BaptUmo  C/iristi,   4.  P.   G.,  XLIX,  370j. 

II  est  facile  de  comprendre  l'usage  qui  a  été  fait 
de  ces  paroles.  Depuis  le  xvr  siècle,  il  est  classique 
chez  les  adversaires  du  catholicisme,  de  citer  saint 
Jean  Chrysostome  comme  le  témoin  irrécusable 
d'une  pratique  pénitentielle  où  la  confession  n'avait 
pas  de  place.  Bien  des  réponses  ont  été  faites,  et  il 
ne  faut  point  perdre  de  vue  que  le  grand  orateur 
s  adresse  à  un  auditoire  mêlé  et  variable,  oii  tantnl 
les  catéchumènes  sont  mêlés  aux  fidèles,  tantôt,  ou 
contraire,  ne  restent  que  quelques  ferrents  qui  com- 
munient tous  les  jours  :  la  confession  n'était  pas  éga- 
lement nécessaire  pour  toutes  ces  catégories  d'audi- 
teurs, et  peut-être  est-ce  pour  cela  parfois  que  le 
prédicateur  s'en  est  tenu  à  ce  qui  dans  la  pénitence 
est  essentiel  et  de  nécessité  universelle.  Il  est  incon- 
testable de  par  ailleurs  que  la  confession  recom- 
mandée n'est  réellement,  en  certains  cas,  -lue  la  con- 
fession intime  et  directe  à  Dieu  lui-même,  v.  gr.  de 
Anna  sermo  iv,  6  (P.  G  ,  LIV,  667);  J\'oii  esse  ad  gra- 
tiam  concionnndiim,  3  (P.  G.,  L,  658).  Néanmoins,  le 
fait  reste  indéniable  que,  pour  des  cas  même  de  fau- 
tes graves  et  entraînant  ailleurs,  nous  le  savons, 
l'assujettissement  à  la  pénitence  publique,  l'orateur 
d'Antioche  ne  parle  que  de  la  confession  à  en  faire 
à  Dieu  tout  seul. 


1K49 


PENITENCE 


1850 


94.  —  11.  La  solution.  —  i"  Une  .solution  paiiielle. 
—  Certains  ontéraisriiypolhèse  qu'en  eUet  saint  Jean 
<  hrysoslonie  ne  croyait  pas  à  la  nécessité  pour  le 
pécheur  qui  veut  communier  de  recuurir  en  fait  et 
immédiatement  à  la  pénitence  ecclésiastique:  provi- 
soirement la  contrition  pourrait  lui  sutlire,  qui,  sup- 
posée connue  la  nécessité  de  recourir  uu  jour  au  pou- 
voir des  clefs,  incluait  la  volonté  de  s'y  soumettre 
ultérieurement.  Collbt,  De  paenitentia,  p.  11,  cp.  v, 
de  confessione,  n'  169,  dans  Migne  :  Cursus  theolo^., 
t.  XXII,  p.  (532-433. 

Celte  liypolhcsc,  si  elle  écarte  du  grand  docteur 
toute  apparence  d'erreur  dogmatique,  laisse  subsis- 
ter entier  l'étonnement  causé  par  son  langage  au 
lecteur  d'aujourd'hui:  il  n'y  a  pas  île  doute  en  effet 
que,  sur  les  lèvres  d'un  prédicateur  de  nos  jours,  des 
paroles  comme  les  siennes  dénoteraient  ajuste  titre 
l'ignorance  ou  la  négation  de  la  nécessité  de  la  con- 
fession. 

93.  —  2°  l.a  question  préalable  sur  le  sens  des  pa- 
roles de  saint  Jean  Chrysostome.  —  A)  D'après  ses 
devanciers  et  ses  contemporains.  —  Mais  peut-être 
est-ce  là  même  que  se  doit  poser  au  sujet  de  saint  Jean 
C^hrysostome  la  question  préalable:  faut-il  interpré- 
ter ce  langage  de  jadis  d'après  nos  usages  d'aujour- 
d'hui ?  Rapproché  de  celui  de  ses  devanciers  ou  de 
sescontemporains,  ila|)paraitcertainement  beaucoup 
moins  exclusif.  Car  ceux-là  même  dont  il  est  le  plus 
avéré  qu'ils  prêchent  la  nécessité  et  atlesleut  l'usage 
de  la  confession  au  prêtre,  parlent  néanmoins  à  ce 
proposou  ne  parlent  même  alors  quede  la  confession 
à  Dieu. 

Ici,  il  faut  faire  la  preuve. 

96.  —  Voici  d'abord  Origènb  :  on  observe  chez 
lui  une  facilité  remarquable  à  passer,  à  propos  de 
confession,  du  prêtre  à  Dieu  lui-même.  A  peine,  par 
exemple,  a-t-il  nommé  la  rémission  du  péché  parla 
pénitence  ecclésiastique,  n  la  pénitence  dure  et  labo- 
rieuse »  où,  entre  autres  choses,  le  pécheur  «  ne  rou- 
git pas  d'indiquer  son  péché  au  prêtre  du  Seigneur 
pour  lui  en  demander  le  remède  »,  qu'il  lui  applique 
une  parole  de  l'Kcrilure  sur  la  confession  à  Dieu  lui- 
même  «  ...  cum  non  erubescit  SACEnooTi  Domini  indi- 
care peccatuni  sumnet  quaerere  medicinain.  secunduni 
eum  lyHi  ai<  [/*■  ,  xxxi,5J  :  «  Dixi :  pronunliaho  adt'er- 
s'tni  me  injustitiam  meant  Domino,  et  ta  n-ntisisti 
iinpietnteni  cordis  me;  »(/«  Lev.,IIom.,  11, 4,  P.(!.,^\i, 
418-419).  La  pénitence  à  base  de  confession  ainsi 
présentée,  Origène  y  revient  un  peu  plus  loin  pour 
en  faire  la  description  (//;i</.,  4ig  C).  C'est  le  sncritice 
pour  le  péché  <Ie  la  Loi  nouvelle;  elle  comporte  les 
gémissements  de  l'àme  et  les  macérations  du  corps 
(,<i  in  amnriludine  flelas  lui  f'ueris,  luclii,  tacriiiiis 
et  lamenlationi'  confectus  ;  si  carnem  titam  macera- 
vris^et  jejuniis  ac  multa  ahstinentia  aritlam  feceris 
et  dixeris  quia  sicut  frixoriuni  confrixa  sunt  ossti 
mea).  Mais  c'est  tout  :1e  prêtre  n'est  plus  mentionné. 

L'homélie  suivante  rappelle  encore  ce  «  sacrilicede 
la  pénitence  »  et  les  offrandes  qu'il  comporte  (hi 
I.ew,  //"»!.,  m,  4).  Une  fois  de  plus  elle  est  rattachée  à 
la  parole  de  David  sur  la  manifestation  de  son  péché 
au  Seigneur.  L'argument  y  est  lai'gement  développé, 
qui  se  tire  du  texte  classique  d'Isaïe  :  Dis  toi-même 
tes  iniquités  le  premier  pour  être  justipé  (f.  (1.,  XII, 
'(29).  Mais  pas  une  allusion  n'y  est  faite  au  prêtre, 
pas  un  mot  n'y  fait  deviner  qu'il  soit  admis  à  enten- 
dre lui  aussi  cette  «  prononciation  du  péché  ».  Et 
cependant,  un  renvoi  formel  (n  Si  sacri/icium  paeni- 
leutiae  obluteris.^  sccundum  ea  qiine  in  siiperiorilnis 
diximus  offerenda  1,  P.  G.,  XII,  429  15  et  cf.  4>y  C. 
'iiSC)  à  la  forme  de  pénitence  déjà  rattachée  à  cette 
même  parole  de  David  ne  permet  pas  d'en  douter, 
il  s'agit   bien  toujours  de  cette  pénitence  «  dure  et 


laborieuse  »  où  c  le  pécheur  ne  rougit  pas  de  mani- 
fester son  péché  au  prêtre  du  Seigneur  et  de  lui  en 
demander  le  remède  ». 

97.  —  Il  se  dégage  donc  de  là  pour  nous  une  règle 
d'exégèse  cjui  est  en  même  temps  une  leçon  de  pru- 
dence: ne  parler  que  de  confession  à  Dieu,  n'est  pas 
exclure  par  là  même  la  confession  au  prêtre.  Et  la 
pensée  se  présente  d'elle-même  à  l'esprit,  d'en  faire 
l'application  âsaint  Jean  Chrysostome.  Lui  aussi  rat- 
tache la  confession  à  la  parole  classique  d'Isaïe.  N'y 
aurait-il  pas  lieu  d'interpréter  le  développement  qu'il 
en  fait  par  celui  que  nous  venons  de  trouver  dans 
Origène?  Le  rapprochement  ci-dessous  en  fait, 
croyons-nous,  ressortir  sulUsarament  le  parallélisme 
I)our  que  la  question  au  moins  se  pose,  si  l'un  est  plus 
exclusif  que  l'autre  de  la  présence  du  prêtre  dans  la 
confession  à  Dieu. 


Si  qui  «lin  ooculla  geri- 
mus,...  cuncta  oecesse  e^i 
proferri  ;  [iroferi-i  autem  ab 
illo  qui  est  accusator  [>pc- 
cuti  ac  incentor.  Ipee  enini 
nunc  nos  ut  peccemus  insti- 
gat,  ipse  etiam,  cum  pec- 
caveriiuus,  accusât.  Si  ergo 
in  vita  praeveniamus  eiira, 
et  ipsi  nostri  accusatorea 
simus,  nequitiam  diaboli 
iainiici  nnslri  etacciisaloris 
elïugimus.  Siccnim...  pro- 
pbela  (licit  :  Die  tu,  inquit, 
tniquilales  tuas  prior  ut 
jusli/îceri.i^. .  .  ut  ostendat 
tibi  quia  praevenîre  illuiii 
(lebeas  rpii  paratus  est  ad 
accu3andura.  Tu  ergo,  in- 
quit, die  prior  ne  te  ille 
praevenial.  .  .  Praftventns 
enîrndiabolus  inacousatione 
ultra  nos  accusare  non  po- 
terit  (OntGÈME,  /».  G.,  XII, 
429  A-C). 


Peccasti?  Die  Deo  :  Pec- 
cavi...  Num  enim  tu,  niai 
te  ipsum  dixeris  peccato- 
rem,  a  diabolo  non  accusa- 
beris  ? 

Praeoccupa  et  eripe  illi 
sunm  dignitatem  :  ejus 
enini  dignités  est  accusare. 
Cur  igilur  illum  non  prae- 
venis  et  peccatum  dicis  et 
criinen  purgas,  cum  pi-'-be 
.scias  talem  accuaatorem 
tibi,  ipii  tacere  nequeat, 
imiuinere  ? 

Peccasti  ?  In  ecclesiam 
iiigredere.  L)ic  Deo  ;  Peccavi. 
Nihit  aliud  abs  te  niai  su- 
]um  istud  esigo.  Ait  enim 
Scrî[>tura  sacra  :  Die  tu 
primita  iaiquitatcs  tuas  ut 
justiflceris  (Cnr.rsosTOMF. 
De  pa€nil.,Ho/n  ,11,  \,P.G., 
XLIX,  2S5;  cf.  in  Gcaes., 
lIom.xK,  3,  P. G.,  un,  111). 


98.  —  La  même  règle  d'ailleurs,  ou  la  même 
leçon,  se  déduit  de  saint  Cyprien.  Son  insistance  à 
revendiquer  pour  Dieu  seul  la  rémission  du  péché 
semble  au  premier  abord  aussi  exclusive  que  possi- 
ble de  toute  intervention  du  prêtre  : 

Que  personne  ne  s'y  trompe,  écrit-il  aux  apostats,  et 
que  personne  ne  voua  trompe  :  il  n'y  a  que  le  Seignuer 
qui  puisse  faire  miaér'icorde.  Le  pardon  des  péchés  com- 
mis conli-e  lui,  re!ui-h\  seul  peut  l'accorder  qui  a  porté 
nos  péchés,  qui  a  aoulTeitpour  noii-^...  L'homme  ne  peut 
pus  être  au-dessus  de  Dieu,  et  le  serviteur  ne  peut  remet- 
ire  ou  faire  ^râce  pour  un  péché  commis  contre  le  Sei- 
gneur... C'est  le  .Seigneur  qu'il  faut  prier,  le  Seigneur 
qu'd  faut  apaiser  (/>e  /.t/ï.^r«,  xvii,  p.2'j'.'). 

Dans  l'exhortation  à  la  pénitence,  à  l'exomologèse, 
à  la  confession  (///l'rf.,  xxix-xxxvi),  il  ne  parle  encore 
que  de  satisfactions  et  de  supplications  à  adresser  à 
Dieu  lui  même  ;  l'exemple  qu'il  propose  est  celui  des 
trois  enfants  qui,  dans  la  fournaise  de  Babylone, 
faisaient  leur  exomologèse  à  Dieu  (xxxi).  Et  cepen- 
dant, nous  le  savons,  l'exomologèse  ainsi  recom- 
mandée est  bien  celle  qui  se  fait  aux  pieds  et  sous  le 
contrôledes  prêtres  :  «  apud  sacerdoles Dei con/itente>, 
exomologesint  ronscientiae  facivnt  »,  vient  de  dire 
saint  Cyprien  ('xxviii)  en  parlantdes  «  libellatiques  ». 
Ici  même  (xxix)  il  montre  les  prêtres  instruments  de 
la  réii\ission  du  péché  ainsi  obtenue  {satisfactio  et 
remissio  /acta  />er  sacerdotes  apud  Dominum  grata 
est).  Cette  allirmation  dernière,  pour  se  concilier  avec 
les  précédentes,  ne  suppose-t-elle  pas  une  certaine 
iilentilicalion  établie  [>ar  l'évêque  de  Cartilage  entre 
le  prêtre  et  le  Seigneur  dont  il   est  le  ministre  ? 

99.  —    De    même    pour   saint    Amdiioisk.    iVous 


i851 


PENITENCE 


1852 


l'avons  déjà  vu  (n"'  S^-SS),  le  rôle  du  prêlre  est  si  peu 
apparent  dans  son  traité  delà  Pénitence  qu'au  pre- 
mier abord  on  pourrait  l'en  croire  absent.  Soit  chez 
lui,  soit  chez  son  biographe,  la  confession  au  prêtre 
ne  se  présente  que  comme  une  confession  à  Dieu  ; 
même  où  elle  se  distingue  de  celte  <c  première  »  con- 
fession qui  se  fait  dans  l'intinie  de  l'âme  s'avouant 
coupable  à  elle-méuie,  c'est  encore  à  Dieu  qu'elle 
s'adresse.  Cependant,  nous  l'avons  vu  aussi,  le  prê- 
tre intervient  dans  l'administraiion  de  cette  péni- 
tence; il  y  apparaît  comme  étant  en  tiers  dans  la 
confession  faite  à  Dieu  par  le  pécheur.  Pour  saint 
Ambroise,  c'est  même  un  trait  caractéristique  de  la 
Loi  nouvelle,  que  cette  rémission  du  péché  par  l'in- 
termédiaire du  prêtre.  David  l'avait  annoncé  (/« 
Ps.,  xxxviii,  3;,  P.  /,.,  XIV,  10678)  et  ne  deman- 
dait lui-même  directement  à  Dieu  le  pardon  que 
parce  que  les  i)rétres  d'Aaron  n'avaient  pas  le  pou- 
voir réservé  aux  prêtres  de  l'Evangile  (Ihid.,  38, 
io58  A).  Voilà  déjà  bien  certes  une  indication  à  re- 
tenir. 

Mais  il  y  a  plus.  L'exhortation  à  la  pénitence 
qu'est  son  homélie  sur  le  psaume  xxxvii  (/'.  /,.,  XIV, 
io33  sqq.),  ne  se  tait  pas  seulement  sur  la  présence 
du  prêtre  dans  la  confession,  elle  semble  formelle- 
ment l'exclure.  C'est  à  Dieu  seul  que  le  pécheur  reçoit 
l'invitation  de  s'adresser  {Qui  proposuisli  satiafa- 
cere  pro  delictis  Domino  Deo  tua,  illi  sou  inleriori 
corde  te  purga,  n*46;  io33  B).Lui-même  est  le  méde- 
cin qui  traite  les  âmes  (quia  peccata  ntea  lil/i  aperire 
desideravi  et  con/iteri  ;...  lulnera  inea  pietati  tue 
puiavi  esse  reseraitda  wbb;  103^  Aetn"  5^;  io38  B); 
c'est  à  lui  qu'il  faut  recourir  pour  recevoir  le  remède 
approprié  au  mal  dont  on  souffre  {/psi  nus  commit- 
tiznius  paruti  ad  cuiandum  ijuo  velil  cuiaii  medica- 
mento.  Vide  eum  qui  curaii  yelit  onini  gencre  inedico 
acquiescenteni...  Auent  iitlnera  sua  medico,  et  dicit  : 
Cura  me  :  n'ôô,  1007  B-C).  L'énumération  et  l'accusa- 
tion détaillée  des  fautes  commises  se  fait  à  lui  (Xuit 
solum  conjiletur  peccata  sua,  sed  etiam  enumerat  et 
accusai  ;  non  vult  oumino  latere  delicta  sua,  n°  5^, 
103^  D).  C'est  Dieu  seul,  eu  un  mot,  qui  semble  pré- 
sider à  la  pénitence  qu'a  en  vue  le  prédicateur.  Le 
caractère  ecclésiastique  cependant  en  est  indéniable. 
L'allusion  aux  conséquences  publiques  qu'elle  en- 
traine, le  prouve  :  parce  qu'il  s'est  fait  lui-même  son 
propre  accusateur —  l'expression  scripturaire  classi- 
que reparaît  ici  -.Justus  accusator  est  sui  in  priitcipio 
sermonis  (n"  5^;  io38  A),  —  le  pénitent  se  \oil  mis 
au  ban  des  lidèles  :  a  Fugiebant  nie  quasi  mortium,  et 
aliominali  .sunt,  quia  peccata  mea  tiii  aperire  desi- 
deraii  et  cunfiteri...  Ilumines  me  dereliquerunt,  quia 
sordent  illis  vulnera  mea,  quae  pietati  tuae  putavi 
esse  rescranda  »  (n"*  55  et  b-),  io36  A-io38-B)  :  ce  qui 
ne  peut  être  que  l'effet  d'une  intervention  sacerdotale, 
dont  noue  connaissons  de  par  ailleurs  l'existence  et 
l'action,  mais  qu'aucun  trait  ici  ne  vise  explicite- 
ment. 

100.  —  On  comprend  certes  qu'en  présence  de  ces 
paroles  un  historien  superUciel,  habitué  à  ne  tenir 
compte  que  des  mots  et  des  formules  brutes,  ait  pu 
parler  de  contradiction  dans  le  langage  de  saint 
Ambroise  (Lka,  t.  I,  p.  u4-n5).  Mais,  pour  qui  se 
dégage  île  cet  asservissement  aux  expressions  ac- 
tuelles, tout  se  simplitie  et  s'éclaire;  saint  Ambroise 
s'explique  et  s'interprète  lui-même;  pour  le  compren- 
dre, il  n'est  besoin  que  de  se  rappeler  sa  doctrine  gé- 
nérale, qui  lui  est  commune  d'ailleurs  avec  tous  ses 
contemporains,  sur  les  rapports  deDieuet  du  prêtre 
dans  l'administration  de  la  pénitence.  Tous  les  Pères 
ont  eu  à  s'en  expliquer  avec  les  Novatiens.  La 
pénitence  dont  ils  revendiquent  la  légitimitéa  cela  de 
propre  qu'elle   est  le  traitement  du  péché  par  les 


hommes  et  non  pas  exclusivement  par  Dieu.  Les  Nova- 
liens,  eux,  se  défendent  de  guérir  eux-mêmes  le  péché  : 
voilà  pourquoi.dit  l'évêque  de  Milan,  la  parabole  du 
bon  Samaritain  ne  saurait  leur  être  appliquée  {De 
paenil.,  1,  vi,  27-29).  Les  catholiques  au  contraire  — 
et  c'est  sur  quoi  porte  toute  la  discussion  —  reven- 
diquent ce  j)ouvoir.  Mais  ils  ne  renoncent  pas  pour 
cela  à  débouter  les  Novatiens  de  leur  accusation  d'em- 
piétement sur  le  monopole  divin.  Ils  y  opposent  le 
principe  que,  dans  la  rémission  du  péché,  l'action  de 
Dieu  et  celle  du  prêtre  se  confondent. 

li  Dieu  heul  peut  pardonner  aui  péiiiteiUa  »,  disent  le> 
NoTatiens  —  «  C'est  vrui,  leur  répond  saiot  Paciïn,  la 
contemporain  Ji  Barcelone  lie  saint  Ambroise.  .Mais  ce  qu'il 
fait  par  si-s  piètres  est  leffct  de  sa  puissance.  N'a-t-il  pas 
dit  aux  apôtres  ;  «  Ce  que  vous  lierez  sur  la  terre  sera  lié 
dans  le  ciel  ;  ce  <[tie  vous  délierez  sur  la  terre  sera  délié 
dan»  le  ciel  ?.  ..  11  est  vrai:  parsonaellement  et  à  cause  de 
nos  propres  pécliés.il  serait  vain  et  téméraire  de  nous  attri- 
buer ce  [muvoir:  mai»  parce  que  nous  occupons  U  cbairu 
des  apâtres,  Uieu  ne  nous  le  refuse  pas  »  {Ep.  1,6,  P.L., 
XIII,  1057  AC).  -  ((  .Mais pourquoi,  reprenez-vous,  remettre 
les  péchés  au  pénilont.'ll  n'y  a  qu'au  baptême  qu  il  nous 
soit  permis  de  remettre  le  péché.  —  Bien  plus;  à  moi, 
cela  même  ne  m  appartient  pas.  C'est  Dieu  seul  fui  accorde 
le  pardon  du  baptême  et  qui  accueille  les  larmes  de  la  pén  i- 
îence.  Ce.  que  je  fais,  ce  n'est  pas  en  mon  nom,  mais  au 
nom  du  Seig:neur;  nous  sommes  les  auxiliaires  de  Dieu 
{Quod  ego  facto,  id  non  nico  jure,  sed  Vomini  :  Dei  sumus 
adjutores ;.  Soit  donc  que  nous  baptisions,  soit  que  nous 
imposions  la  pénitence  ou  que  nous  accordions  l'absolution, 
c'est  au  nom  du  Chi-ist  que  nous  agissons  [Ckristo 
id  auctore  Iractamus).  A  vou»  de  voir  si  le  Christ  peut  le 
laii»,  si  le  Christ  l'a  fuit  u  (Ep.,iH,  7,  F.  L.,  .\111,  1068. 
13-C). 

I        101.  —  L'évêque  de  Milan  tient  le  même  langage  : 

i  Pourquoi  baptisez-vous,  si  le  péché  ne  peut  pas  être 
remis  par  l'homme?  Le  bapté  ne  n'est-il  pas  lui  aussi  la 
I  rémission  de  tons  les  péchés  ?  Qu'importe  doncque  ce  soit 
{  dans  la  pénitence  ou  dans  le  baptême  que  les  pi-êtres 
j  i-evendiquei>l  ce  droit?  [Quid  interest  utrurn  per  paeni~ 
j    teniiam  anper  laracrum  hoc  rus  sibi  datutn  sacei  dotes  vin- 

idicanl  .^)  Le  uiystére  est  le  même  dans  les  deux  cas.  — 
Mais,  dites-vous,  au  baptême,  c'est  la  ^râce  des  mystères 
qui  opère.  —  Et  dans  la  pénitence  ?  Est-ce  que  le  nom  de 
Dien  n'y  opèie  pas  ?  [De  paen.,l,  viu,  36-33.) 

Et  le  grand  docteur,  résumant  sa  pensée  en  quel- 
ques-unes de  ces  phrases  dont  la  brièveté  fait  ressor- 
tir la  plénitude: 

Oui,  dit-il,  le  Sei}<neur  a  doDoé  à  ses  disciples  une 
puissance  très  étendue  11  veut  que  ses  petits  serviteurs 
fassent  en  »«>n  nom  ce  que  lui-même  faisait  quand  il  était 
sur  la  terre...  Il  a  tout  do.iné  4  ses  disciples. . . 

...Il  leur  a  tout  donné,  mais  dans  tout  cela  le  pouvoir 
de  l'homme  n'est  rien,  c'est  la  grâce  divine  qui  agit  (Omnm 

dédit,  SBU  NUI. LA  IN  UIS  BO.MIMS  POTKSTAS  EST,  UBI  DIVINI 
MUNEHIS    CKÀTIA    VICET}(I,  TIII,    34-35). 

Ce  n'est  donc  pas,  on  le  voit,  un  simple  expédient 
de  polémique,  que  cette  absorption  de  l'action  du 
l>rêtre  dans  celle  de  Dieu.  Le  i)rincit>e  en  est  dès  lors 
à  la  base  de  toute  la  doctrine  catholique  sur  la 
rémission  du  péché  par  l'Eglise.  Aussi  se  retrouve- 
t-elle  partout  chez  saint  Ambroise.  Elle  se  traduit  en 
particulier  dans  toutes  ces  formules  sur  le  caractère 
déprécatoire  de  l'absolution  ecclésiastique  (v.  g.  De 
pnenii.,  II,  x,  91-92,  etc.  ;  De  ^pirita  Sancto,  III,  xviii, 
137;  In  ps.,  XXXVII,  10;  In  Luc.  étang,  expos. ,\,  i  i  et 
gi  ;  VII,  2a5)  dont  ses  explications,  jointes  à  celles 
de  son  biographe  et  de  son  contemporain  de  Barce- 
lone, ne  permettent  pas  de  méconnaître  le  sens 
réellement  opérant  :  c'est  Dieu  et  le  prêtre  qui 
simultanément  traitent  les  âmes  et  guérissent  les 
blessures  que  leur  ont  faites  leurs  péchés.  Rien  d'é- 
trangedcs  lors,  quele  langage  courant  les  confonde. 

102. —  Et  en  effet,  c'est  jiartout  à  cette  époque  que 


1853 


FKNITKNCK 


1854 


se  conslale  étiez  les  iiréilicateurs  celle  insistance 
exclusi\  e  sur  la  iiénileiice  dont  Dieu  seul  est  le 
témoin  cl  le  juge.  Ceux-là  même  dont  la  doctrine 
pcnitentielle  est  la  plus  connue  de  par  ailleurs 
comme  important  l'intervention  du  prêtre,  ne  son- 
g^eul  plus,  dès  qu'ils  sont  en  chaire,  à  la  mentionner 
et  à  la  mettre  en  lumière. 

Saint  Basile,  par  exemple,  dans  une  exhortation 
à  la  pénitence  qu'il  adresse  aux  pécheurs,  ne  leur 
parle  que  de  la  satisfaction  à  ofîrir  à  Dieu. 

Votre  juj^e  veut  hvoïi"  pitié  de  vous  et  vous  fuira  béné- 
ficier de  ses  miséricordes;  mais  [ce  n'est  <]uej  s'il  vous 
trouva  humilié  de  votre  péché,  contrit,  versant  des  larmes 
sur  vos  mauvaises  actions,  dévoilant  sans  fausse  lioote 
ce  qui  n'est  passé  en  secret,  demandant  a  vos  frères  de 
vous  aidera  obtenir  la  ^uèrison  ;  s'il  vuu>  voit  en  ua  mot 
digne  de  pitié,  il  vous  accordera  abondamment  sa  misé- 
ricorde [llom,  in  ^5.,  XXIII,  3,  /\  G'.,  XXIX,  332  AB). 

103.  —  Saint  Augustin  fait  de  même.  Il  exhorte 
les  pécheurs  à  la  confession  qui  peut  seule  leur  épar- 
gner les  révélations  du  jour  du  jugement.  S'y  refuser 
pour  demeurer  caché,  c'est  se  mettre  dans  l'irapossi- 
bilité  de  demeurer  caché  :  «  Sî  non  confessas  laies, 
con/essus  Jamnaheris.  Times  confiteri,  qui,  non  cunfi- 
iendo,  esse  non  potes  occullus.  »  On  se  condamne  en 
se  taisant,  alors  qu'on  pourrait  être  sauvé  en  avouant. 
«  Damnalieris  tacitus,  qui  jwsscs  tiberari  con/essiis.  > 
Cette  confession  spontanée,  qui  sauve,  l'orateur  l'op- 
poscàcelleque  la  torture  arrache  aux  criminels;  elle 
est  donc  bien  orale  et  détaillée;  elle  ne  saurait  donc 
bien  se  comprendre  que  si  elle  manifeste  des  fautes 
secrètes  à  quelqu'un  qui,  sans  cela,  les  ignore,  à  un 
homme  par  conuéquent.  El  cependant  saint  Augus- 
tin n'en  parle  que  comme  d'une  confession  à  Dieu 
lui-même. 

Vous  craignez  delà  faire  à  Dieu  ?  Il  faut  au  contraire 
la  lui  faire  avec  joi«.  Pourquoi?  Parce  que  celui  h  (jni 
ou  la  fdil  est  bon  ;  il  exi^'e  la  confessi.m  pour  pouvoir 
acquitler  celui  qui  s'humilie  ainsi,  [tout  comme]  il  con- 
daiaae  celui  qui  refuse  de  ne  confesser  pour  ciiàiier  son 
orgueil .  So^  ez  donc  triste  avant  la  confession  ;  mais  après, 
réjouissez-vous:  vous  serez  guéri.  Votre  conscience  s'é'uit 
empo:sonni'*e  ;  un  abcès  s'v  était  formé,  qai  vous  toiM'men- 
tait  et  ne  vous  laitsait  aucun  répit.  Le  médecin  a[>plique 
le  calmant  de  ses  [bonnes]  paroles  ;  parfois  il  tranche; 
la  tri:>ulutiou  qui  vous  éprouve,  c'est  le  bistouri  qui  fait 
son  œuvre;  reconnaissez  la  main  du  médecin  ;  avouez: 
que  dans  la  confession  toute  votre  infaction  sorte  et 
s'écoule.  .\prè8,  réjouissez-vou»  et  felicilez-vous  ;  le  reste 
sera  facile  à  guérir  (/«  J's,,  Livi,  6-7,  P.  £.,  X.XXVI, 
808-S0i<). 

Plus  signilicatif  encore  peut-être:  saint  Augustin, 
dans  son  sermon  ccLxxviii,  12,  parle  explicitement 
des  fautes  graves  et  mortelles  à  expier  par  la  péni- 
tence proprement  dite  :  0  Sunt  quaea'ant  ^raiia  et 
morlifera,  qnae  nisi  per  vehemeniisiintam  niolistiam 
liuiniliiitionis  cnrdis  et  contritiunis  spintus  et  tribu- 
lationis  paenilentiae  non  relaxantur  i.  Ce  sont  les 
péchés  à  remettre  par  le  pouvoir  des  clefs  :  «  llaec 
dimittunlur  per  cla\'es  Ecclesiae.  «  El  cependant 
l'exhortation  à  recourir  à  cette  pénitence  ne  con- 
tient pas  un  mot  d'allusion  à  l'inlervention  du  prê- 
tre: la  rémission  de  ces  fautes  y  est  présentée  co.urae 
étant  exclusivement  affaire  à  Dieu  et  au  pécheur  : 

Ces  fautes  là  soNr  kemisks  i>ak  les  clefs  ds  l'Eglise. 
En  effet,  si  vous  vou*  jugez  vous-même  {si  ei\im  tu  te  coe- 
péris  judicaie),  si  vous  vous  déplaisez  à  vous-même,  Dieu 
viendra  pour  vous  faire  miséricorde.  Con.^entez  k  voua 
î>unîr  vous-même,  et  lui  pardonnera.  Hien  faire  la  péni- 
tence, c'est  se  punir  soi-même.  U  faut  être  sévère  pour 
soi,  si  l'on  veut  que  Dieu  se  montre  miséricordieux.  David 
le  montre  bien  :  Détournez  foire  face  dr  mes  péchés,  dit- 
il,  et  effacez  toutes  mes  tuiquîtés.  Mais  k  quel  prix?(Q«o 
nierito  ?)  Le  f»saume  l'indique  :  Purée  r/ue  je  reconnais  moi- 
inéme  mon  iniquité  et  que  mon  péetié  est   toujours  présent 


U  mon  esprit.  Si  donc  vous  vous  reconnaissez  coupable, 
lui  vous  pardonne  ;  Siergo  tu  agnoscis,  ille  ignoseit  {P.L,. 
XXXVllI,  1273). 

104.  —  Le  pape  saint  Lkon  cnGn,  dont  les  lettres, 
nous  l'avons  vu  (11°  ^3),  maintiennent  si  fermement 
l'obligation  traditionnelle  de  se  confesser  au  prêtre, 
a  deux  sermons  sur  la  iiénitencc  (xxxvi,  /(,  et 
xliii,  2-4)  qui  n'y  font  pas  la  moindre  allusion.  Et 
cette  omission  est  d'autant  plus  à  noter  que  lui 
aussi,  coiniiie  saint  Jean  Chrysoslome,  y  engage  ù  se 
préparer  aux  fêles  de  Pâques  des  fidèles,  r  qui  ont 
passé  presque  toute  l'année  dans  l'insouciance  et  la 
négligence  »  (/•".  /..,  LIV,  2830).  Or  les  idées  qu'il 
y  cléveloppe  ne  sont  pas  autresquecellesde l'orateur 
d'.Vnlioche.  Qu'on  ne  se  rassure  pas  parce  que  les 
regards  du  pasteur  ne  peuvent  pas  pénétrer  l'intime 
de  la  conscience  :  Dieu,  lui,  y  voit  et  il  connaît  les 
pensées  comme  les  actions.  Que  personne  donc  ne 
se  promette  l'impunité  ;  mais  qu'on  en  cliercbe  le 
remède,  pour  pouvoir  célébrer  dignement  la  Pâque 
du  Seigneur.  Et  les  remèdes  aussi  sont  les  mêmes 
que  ceux  qu'indique  saint  Jean  Chrysoslome  dans 
la  même  circonstance:  le  pardon  des  injures,  la 
réconciliation  avec  les  ennemis,  l'aumône  (P.  L., 
LIV,  284). 

A  ne  tenir  compte,  en  un  mol,  que  de  ses  sermons, 
on  pourrait  être  porté  à  croire  que  le  pape,  dont  on 
a  voulu  faire  l'inventeur  de  la  confession  au  prêtre, 
ne  connaissait  lui  aussi  que  la  confession  à  Dieu. 

105.  —  Les  raisons  de  ce  silence  peuvent  être 
nombreuses  et  de  nature  diverse.  U  y  faut  faire 
sans  doute  une  large  place  à  l'incertitude  où  l'on  est 
encore,  et  où  l'on  devait  rester  si  longtemps,  sur 
l'effet  propre  de  l'action  du  prêtre  dan»  la  rémission 
du  péché.  On  n'en  était  pas  encore  à  la  distinction, 
si  longue  et  si  pénible  à  établir,  entre  la  part  qu'y 
ont  les  actes  du  pénitent  et  celle  qui  y  ajiparlient  à 
l'absolution  du  confesseur.  La  pénitence  est  un 
ensemble,  où  ce  qui  importe  est  ta  satisfaction  à  offrir 
à  Dieu  i>our  en  obtenir  le  pardon. 

De  celte  satisfaction,  le  prêtre  n'est  que  le  juge  et 
le  garant.  Aussi  est-ce  les  yeux  fixés  sur  Dieu 
qu'elle  doit  s'accomplir,  et  ainsi  s'explique  qu'en  y 
exhortant  les  pécheurs  on  concentre  toute  leur  atten- 
tion sur  celui  à  qui  elle  s'adresse  directement  et 
exclusivement.  Le  prêtre  ainsi  esl  laissé  à  l'arrière- 
plan.  Il  disparait  d'autant  plus  aisément  que  son 
action,  là  môiue  où  elle  est  le  plus  réelle  et  efficace, 
se  confond,  ajirès  tout,  avec  celle  de  Dieu  lui-même. 

106.  —  Telle  esl,  avons-nous  vu,  la  clef  des  con- 
tradictions apparentes  qu'on  a  cru  relever  dans  le 
langage  de  saint  Arabroise.  C'est  celle  aussi  que 
nous  indique  saint  Léon. 

u  Dans  le  ministère  de  la  confession  et  de  la  ré- 
conciliation des  pécheurs, écrit-il  en  propres  termes, 
le  Sauveur,  qui  l'a  conlié  aux  chefs  de  l'Eglise,  ne 
cesse  pas  d'intervenir  lui-même,  et  il  n'est  jam.iis 
absent  de  ce  qu'il  a  commis  au  soin  de  ses  ministres. 
Sa  parole  est  là  :  Voici  que  je  suis  avec  vous  jusqu'à 
la  consommation  des  siècles.  Si  donc  il  résulte  quel- 
que heureux  fruit  de  noire  ministère,  n'en  douions 
pas,  c'eslleSainl-Espril  lui-même  qui  eu  est  l'auteur: 
«  Cui  operi  —  \potestas  pruepositis  Jiccletiae  trudiia, 
ut  et  confitentibus  darentaetiunempaenitentiae  eteos- 
dem  saluliri  satisfactione  piir^atos  ad  communioneni 
sacrameniorum  per  junnam  reconciliationis  admittc- 
rent'\  —  incessaliililer  ipse  Salvator  inter\-enit,  nec 
uriquam  ah  liis  abestquae  ministris  suis  exseqnenda 
romniisitf  dicens  :Ecce  e^o  vobiscum  snm  omnibus  die- 
bus  usque  ad  consummalionem  saeculi  :  ut  si  quid 
per  seretluteni  nnslrani  liono  ordine  et  ^ratulando 
unptetiir  e/fectu,  non  ambi<;nmus  per  Spirituni  Sanc- 
tum  fuisse  donatum  »  Çld  Tlieudoruni  —  Jai'ke,  485, 


1855 


PENITENCE 


1856 


l'.L.,  LIV,  loia). —  Aussi,  en  rappelant  auxévèques 
de  Campanie  que  la  confession  secrète  suflil  pour  la 
pénitence,  .ijoule-t-il  formellement  que  cette  confes- 
sion, si  elle  se  fait  aussi  :iu  prêtre,  pour  lui  permet- 
tre de  s'acquitter  de  sa  fonction  d'intercesseur, 
s'adresse  d'abord  à  Dieu  lui-même.  «  Su/ficit  illa  cou- 
fessio  tjuae  raiMUM  Deo  ofjeitur  —  cf.  Vhaec  est 
PRiyiA  con/'essio  apiid  auvtorem  naturae  »,  saint  Aui- 
broise  :  ci-dessus  n'  87  —  lu:ii  etiani  sacerdoli,  rjiii 
pro  deliclis  paenilentiuin  precalor  acceJit  »  {P./.., 
LIV,  1311). 

107.  —  La  preuve  est  donc  bien  faite,  que  les 
exhortations  à  la  pénitence,  loin  de  comporter,  aux 
premiers  siècles,  l'insistance  sur  le  recours  au  prêtre 
que  des  causes  diverses,  les  contestations  de  l'iiéré- 
sie  entre  autres,  ont  rendue  nécessaire  plus  tard, 
ne  le  mentionnaient  même  habituellement  pas.  Ce 
fait,  constaté  chez  les  devanciers  et  les  contempo- 
rains de  saint  Jean  Chrysoslonie,  doit  nous  guider 
dans  l'interprétation  de  son  langage.  D'autant  plus 
que  ce  langage,  nous  le  savons,  ne  surprit  alors  ni 
ne  choipia  personne.  Et  voilà  déjà  qui  réduit  singu- 
lièrement l'importance  du  parti  qu'on  s'applique  à 
en  tirer  contre  la  nécessité  et  l'antiquité  de  la  con- 
fession. 

C'est  vrai  :  l'orateur  d'.Vntiochea  sur  lasullisance 
de  la  pénitence  subjective  et  de  la  confession  à  Dieu 
des  paroles  nombreuses  et  précises.  Mais  le  fait  est 
pareillement  incontestable  qu'autour  de  lui  la  pra- 
tique existait  de  la  confession  au  [irêtrejnous  croyons 
même  avoir  établi  qu'elle  était  universelle  tant  en 
Orient  qu'en  Occident.  Si  donc  son  langage  n'a  pas 
offusqué  ses  contemporains  ;  si,  malgré  un  enseigne- 
ment ipii,  pris  à  la  lettre,  parait  contredire  le  leur, 
il  n'a  provoqué  de  leur  part  ni  désaveu  ni  protesta- 
tion, c'est  donc  <]ue  la  contradiction  n'est  qu'appa- 
rente et  que  ses  paroles  n'ont  pas  le  sens  négatif  et 
exclusif  (pi'uu  aime  à  leur  trouver  :  la  logique  et 
l'hiêtoire  commandent  de  les  interpréter  nu  sens 
catholique;  en  avouant  ce  témoin  de  sa  foi,  l'Eglise 
d'alors  garantit  son  orthodoxie  à  l'Eglise  d'aujour- 
d'hui. 

108.  —  B)  D'après  sa  conduite  persujinelle.  —  Ce 
ii'estil'ailleurs  pasrpi'avec  sescontempor.iins  d'Asie, 
d'.\.frique  et  d'Italie  que  l'orateur  d'Antioche  se 
trouve  mis  en  contradiction  par  l'interprétation  lit- 
térale de  ses  formules  ;  c'est  aussi  avec  lui-même  et 
avec  la  pratique  quotidienne  des  Eglises  où  il  prêche 
la  pénitence. 

Avec  lui-même  d'abord,  car,  devenu  évèque  de 
Conslantinople,  il  s'appli(jue,  nous  le  savons,  au 
ministèrede  laconfession.  Sesadversaires  lui  en  font 
même  un  crime;  son  collègue  novatien  le  prend  à 
partie  sur  ce  sujet;  un  moine,  au  concile  du  Chêne, 
lui  re[)roche  sa  trop  grande  accessibilité  aux  péni- 
tents (ci-dessus  n'  64).  A  entendre  l'évéqueen  chaire 
cependant,  on  ne  se  douterait  pas  de  cette  grande 
activité  du  pénitencier.  Dans  une  de  ses  homélies,  il 
nomme  bien,  il  est  vrai,  parmi  les  éléments  de  la 
vraie  pénitence,  la  docilité  à  l'égard  des  prêtres 
(ri  roi;  «Ù4  UpîTi  ^X-'''  'i''?''';)  et  il  fait  bien  allusion  à 
la  parole  de  saint  Jacques  sur  les  péchés  remis  à  leur 
prière  (in  llebr.,  Hom.,  ix,  4,  l\  G.,  LXIII,  80  et  81). 
Mais  il  ne  précise  pas  autrement  le  rôle  des  prêtres, 
tandis  qu'ayant  énuméré  la  confession  parmi  les 
éléments  de  cette  même  pénitence,  il  semble  très 
claire  ment  la  réduire  au  reproche  que  le  pécheur 
se  fait  à  lui-même  de  sa  faute  (i7»;</.).  Ailleurs,  il  la 
présente  commese  faisant  à  Dieu  lui-mème((«  J/ebr., 
Ifom.,  x.xxT.  3,  P.  G.,  LXIII,  216);  et  lorsque,  aux 
approches  de  Pâques,  il  exhorte  les  lidèles  à  la  com- 
munion qui,  pour  certains,  est  la  seule  de  l'année, 
c'est  encore  sans  aucune  allusion  directe  au  recours 


au  prêtre  par  la  pénitence  (iii  Ueir.,  Hom.,  xvii,/'.  G., 
LXIII,  i3i-i83).  Une  fois  de  plus,  Lba  parle  ici  d'in- 
consistance(t.I,  p.  1 15).  L'allitudedesaiul  JeanChry- 
sostome  est  en  réalité  la  même  que  celle  de  saint 
.\mbroise  :  application  assidue  au  ministère  de  la 
confession  ;  en  chaire,  pas  d'allusion  à  la  confes- 
sion. ' 

109.  —  Pour  les  discours  prononcés  par  le  même 
saint  Jean  Chrysostome  à  Antioche,  le  problème  se 
pose  dans  les  mêmes  termes.  Là  aussi,  la  pénitence 
ecclésiastique,  la  pénitence  publique  tout  au  moins, 
est  en  vigueur.  Son  traité  du  sacerdoce  parle  déjà 
de  la  prudence  nécessaire  à  ceux  qui  l'imposent 
(II  iv).  Devenu  prêtre  lui-même  et  prédicateur,  il  en 
oppose  les  exercices  laborieux  à  la  rémission  gratuite 
du  bapUnie(Adilluminandos, }i,-i;  1,4.  /'.  (/'.,  XLIX, 
234  et  cf.  228  ;  De  S.  Penlecoste  /Jom.,  1,6,  P.  G.,  L, 
463).  .\  Antiocliecommepartout,  les»  pénitents  »  sont 
renvoyés  au  moment  du  sacrilice  (In  Eph.,  Hom., 
III,  4,  /■'.  ''.,  LXIII,  29).  La  durée  de  l'épreuve  y  est 
comme  partout  proportionnée  aux  dispositions  du 
pénitent  :  pour  délier  ceux  qu'on  a  liés,  on  attend 
qu'ils  aient  fait  des  fruits  de  pénitence  (/n  H  Cor.. 
Ilom.,  XIV,  3,/'.  G.,  LXI,  002)  :  ce  qui  suppose  un 
régime  pénitentiel  à  base  de  confession.  Comme 
Origène,  comme  saint  Ambroise  et  les  autres  piédi- 
cateurs  de  son  temps,  il  indique  la  confession  des 
péchés  les  plus  secrets  comme  le  moyen  de  préve- 
nir les  accusations  du  démon  au  jour  du  jugement 
(ci- dessus,  n°  yj). 

110. —  Et  cependant  c'est  dans  cette  même  ville 
que  le  prédicateur  sembles'appliquer  à  se  démentir 
lui-même.  L'aveu  du  péché.  Dieu  seul  le  reçoit.  Nul 
autre  n  y  est  admis.  La  pénitence  eile-niéme  ne  com- 
porte aucune  manifestation  du  péché:»  Vous  les 
elVacerez  à  l'insu  de  tout  le  momie  »  (ouJevi;  dô-.zoi). 
dit-il  à  ses  auditeurs,  en  les  exhorlant  à  recourir  au 
a  laborieux  remède  »  des  péchés  commis  après  le 
baptême  (In  S.  Penteco.ite,  Hom.,  i,  6,/^. ^<'.,L,  464,  etc. 
f.  463);  et  il  ne  se  doute  apparemment  pas  qu'il  les 
met  ainsi  en  présence  de  deux  aOirmations contra- 
dictoires :  rémission  par  la  pénitence  publique  fondée 
sur  la  manifestation  de  la  faute,  rémission  obtenue 
à  l'insu  de  tout  autre  que  Dieu.  Prises  à  la  lettre  en 
effet,  il  est  manifeste  (|ue  ces  deux  expressions 
s'excluent  mutuellement.La  conclusion  à  retenir  des 
homélies  d'Antioche  serait,  dès  lors,  la  suivante: 
l'orateur,  qui,  tant  de  fois,  atteste  l'existence  de  la 
pénitence  publique,  travaille  systématiquement  à 
la  discréditer  et  à  l'abolir.  Non  seulement  il  l'omet 
dans  son  énumération  des  voies  ouvertes  à  la  rémis- 
sion des  péchés  (De  paenitentia,  Hom.,  met  11);  non 
seulement  il  y  soustrait,  en  déclarant  sullisante  la 
confession  à  Dieu  (v.  gr./n  Gen.,  Hom.,  xx,  2, P. G.. 
LUI,  170-171  ;  De  David  et  Saule,  m,  4,  P.  G.,  LIV, 
700;  In  Miitih.,  Hom.,  x,5-6,  186-191  ;  /)e  Lazaro.,  iv, 
4-5,  /*.  CXLVIII,  ioi2-ioi3  ;  /n  Joan.,  Hom.,  xxxiv,  3, 
P.  G.,  LIX,  196)  des  péchés  qui,  comme  la  fornica- 
tion et  l'adultère,  y  devraient  normalement  être  sou 
mis  ;  mais,  à  l'heure  même  où  il  en  rappelle  la  rigueur 
et  l'ellicacité,  il  en  exclut  l'élément  fondamental. 

111.  —  Et,  qu'on  le  remarque  bien,  cette  hypo- 
thèse de  deux  attitudes  si  contradictoires,  malgré 
ce  qu'elle  a  de  contraire  au  caractère  de  saint  Jean 
Chrysostome,  s'impose  à  quiconque  veut  conserver 
à  ses  formules  négatives  leur  sens  exclusivement  et 
matériellement  littéral.  M.  Holl  l'a  bien  vu(Enthii- 
siasniii.<i  und  Buss^eiviilt,  p. 272).  .Vussi,  est-ce  pour 
échappera  cette  dillîcuUé  qu'il  propose  de  restn-indre 
aux  péchés  véniels  les  passages  sur  la  suffisance  de 
la  pénitence  subjective  ;  les  péchés  mortels  n'y 
seraient  point  visés.  Mais,  à  l'appui  de  cette  restric- 
tion, il  n'apiJorte  pas  un  seul  texte. L'orateur,  lui,  ne 


I 


1857 


PÉNITENCE 


1858 


fait  pas  de  réserve;  son  langage  est  aussi  exclusif 
pour  les  pi'clics  mortels  que  pour  les  véniels.  Que 
devient  dans  ce  système  l'interprétation  étroite 
des  textes  ?  La  question  se  pose  nécessairement  ;  et 
la  réponse  proposée  est  la  condamnation  formelle 
<lu  littéralismB.  Nous  croyons  plus  sûr  de  demander 
la  réponse  aux  contemporains  ;  Chrysostome  lui- 
même  nous  y   invite. 

lis.  —  Cette  confession  à  Dieu,  en  effet,  il  la  pré- 
sente d'une  part  sous  les  mêmes  traits  que  ses  con- 
temporains, dont  nous  savons  qu'ils  y  admettent  le 
prêtre  en  tiers,  et  de  l'autre  il  la  demande  telle 
qu'on  ne  saurait  l'identiûer  avec  un  aveu  purement 
intérieur  et  de  conscience. 

Gomme  saint  Ambroise  (ci-dessus  n»  3^),  saint 
Jean  Chrysostome  distingue  un  douMe  aveu  du 
péché  :  l'un  se  fait  au  tribunal  de  la  conscience;  Dieu 
seul,  là,  contrôle  le  jugement  du  pécheur  par  le 
[lécheur  lui-même. Mais  cette  première  sentence  n'est 
i|ue  pour  préparer  une  seconde  accusation  du  péché, 
et  celle-ci  se  distingue  à  la  fois  et  du  remords  et  de 
la  conscience  qui  l'éprouve. 

L'homélie  xxxiv  sur  saint  Jean  montre  bien  cette 
succession  des  deux  confessions;  les  fidèles  doivent 
d'abord  procéder  dans  l'intime  de  la  conscience  au 
jugement  de  leurs  actes  ;  ils  ne  recourront  qu'ensviite 
à  cette  pénitence  qui  comporte  la  manifestation  aux 
hommes  —  à  un  ou  à  deux  tout  au  moins,  est-il  dit 
—  des  fautes  les  plus  secrètes  (/'.G.,  LIX,  197). 

Le  ive  sermon  sur  Lazare  (n.  7)  distingue  plus 
nettement  encore  ces  deux  phases  de  la  pénitence  : 
d'abord  l'examen  et  le  jugement  par  la  conscience, 
I>uis  la  sentence  et  son  exécution  ;  et  c'est  dans  la 
série  des  peines  ainsi  prescrites  que  se  trouve  com- 
prise, en  même  temps  que  les  larmes,  le  jeline,  l'au- 
mône, etc.,  la  confession  ou  exomologése  ;  dons 
le  contexte  et  à  ce  moment  de  l'expiation,  il  est 
de  toute  évidence  que  l'exomologèse  ne  saurait  plus 
s'entendre  d  une  accusation  faite  à  Dieu  au  seul  sanc- 
tuaire de  l'âme  (P.  G.,  XLVIIl,  1016). 

La  xx"  homélie  sur  la  Genèse,  enlin,  met  en  pleine 
lumière  l'opposition  entre  la  voix  de  la  conscience 
et  la  voix  du  pécheur  qui  se  confesse. 

Telle  e^t  la  bouté  de  notre  Maître  qu'il  a  mis  en  nous 
cet  accusateur  qui  ne  s'apaise  jamais,  qui  sans  cesse  est 
là  pour  protester  et  pour  demander  vengeance  des  fau- 
tes coin  mises.  . .  Le  fornicateur,  l'adultère,  ou  tout  autre 
eriniinel,  peut  bien  avoir  échappé  à  tout  regard  ;  umia 
'l'aToir  en  lui  cet  accusateur  acharné,  suffit  à  déchaîner 
la  tempête  dans  son  âme.  On  dirait  un  bourreau  qui  l'ac- 
conijiHgne  et  ne  cesse  pas  de  le  flageller,  tellement  est 
intolérable  le  cliâlimenl  que,  à  1  insu  de  tous,  il  s'inflige 
à  hii-inérne  en  so  faisant  à  la  fois  son  juge  et  son  accu- 
sateur... Toutefois  il  ne  tient  qu'à  lui  de  trouver  un 
secours  dans  sa  conscience  ;  s'il  se  décide  à  avouer  ce 
qu'il  a  tait  (ÈTTt  TOI  èJo/ioioyriiiK  Ta»  ■Ktnpxyfiivu'j  iTsayOPim.t], 
à  montrer  su  plaie  uu  médecin,  à  recevoir  de  lui  les  remè- 
des, à  lui  parler  seul  sans  être  vu  de  personne  {fj.ovo<;  kùtû 
SfxXcySfimt,  /iriSetii  eiSoTOi)  et  à  tout  lui  dire  exuctement, 
il  sera  vile  relevé  de  sa  chute  (/n  Gen.,  Hom.,  xx,  3, 
/'.  G.,  LUI.  IG«-170). 

113.  —  Distincte  du  remords  et  en  procédant,  la 
confession  à  Dieu  doit  déplus  être  orale  :  le  pécheur 
doit  (I  dire  »  son  péché.  Le  «  dire  »  :  Chrysostome 
n'accentue  pas  moins  que  saint  Ambroise  ce  mot  de 
l'Ecriture  : 

Poiirq'ioi  donc,  dis*moi,  pourquoi  donc  avoir  honte  et 
rougir  dédire  ton  péché  }...  Ne  crois  pas,  si  tu  ne  le  lui 
'lis  p:»'*,  qu  il  l 'ignore.  Pour  quel  nioli  f  n  e  le  dirais- tu  donc 
pas?  G-î  u'esl  pis  pour  te  punir,  c'est  pour  te  pardonner 
qu'il  veut  que  tu  le  dises...  Si  tu  ne  di.sais  pas  jusrju'où 
semfinte  ta  dette,  tu  n'apprécierais  pas  l'excès  de  la  grAre 
qui  t'est  faite...  Dis-moi  ton  péché,  à  moi  tout  seul 
iDc  Inzdro,  Hnm  .  iT,  4.  P.  G.,  XLVIIl,  1012.  Mais,  n.  b.  : 
c'est  Dieu  qui  parle). 

Tome  III. 


On  ne  saurait  imaginer  écho  plusfidèle  à  la  parole 
de   saint  Ambroise  : 

Qui  jnces  iii  tenebris  conscientiae,  etdelictorum  sordi- 
lius,  [r|  nsi]  quodam  reorum  carcere,  exi  foras,  delictum 
proprium  prode,  ut  justiâceris  :  Ore  enim  fil  confetsio  ad 
salutem   (De  paen..  Il,  vu,  57.  P.  L.,XVI,511  B). 

L'écho  se  prolonge  d'ailleurs  :  lui  aussi,  cette  con- 
fession qui  soulage  la  conscience,  Chrysostome  la 
veut  détaillée. Orale  et  détaillée  :  elle  ne  se  distingue 
qu'à  ces  deux  traits  de  ce  que  l'orateur  appelle  la  2' 
et  la  y  voie  de  la  pénitence  (De  paen.,  Iltnn,^  ii,  3,  4 
et  I,  /■.  G..  XLIX,  287,  aSyet  iSS).  L'une  est  <•  la  voie 
des  larmes  »  ;  l'autre,  celle  du  publicain,  «  la  voie  de 
l'humilité  «.  La  l'e,  elle,  n'a  pas,  dans  l'homélie  sur 
la  pénitence,  d'appellation  spéciale  :  elle  consiste 
essentiellement  dans  l'aveu  du  péché,  mais  cet  aveu 
a  cela  de  propre,  qu'il  se  traduit  par  la  parole  et  par 
la  désignation  formelle  du  péché  : 

Entre  à  1  église  pour  dire  tes  péchés...  Tu  es  pécheur? 
Ne  perds  pas  courage,  mais  viens,  et  couvre-toi  de  la  péni- 
tence. Tu  bs  péché  ?  Dis  à  Dieu  ;  J'ai  péché.  Quel  travidl  y 
a-t-il  là  .'  quel  détour  .'  quelle  gène  .-'  quelle  fatigue  y  a- 
t-il  à  dire  ce  mot  :  j'ai  péché  ?  Ne  sais-tu  pas,  si  lu  refuses 
de  te  dii-e  pécheur,  que  tu  auras  le  diable  j>oiir  t'occuser  ? 
Pi-ends  les  devants  el  enlève-lui  son  rAle.  Son  rôle  à  lui, 
c'es-t  d'accuser.  Vas-tu,  connaissant  ton  accuB;*teur  el  son 
impuissbuce  à  se  laire,  refuser  de  le  prévenir  en  disant 
tùi-inènie  ton  péché  pour  le  faii-e  disparaît  r-e  ?  Tu  as 
péclie?  Viens  a  l'église,  dis  à  Dieu  :  j'ai  péché.  Je  ne  te 
'1eii-.;inile  rienHc  plus.  N'est  il  |ias  écrit  :  VU  toi-même  le 
/ircmiirr,  etc..  ?  Dis  le  péché,  pour  elTaeer  le  péché.  Il  n'y 
a  pas  pour  ce'a  à  se  torturer,  à  chercher  des  dîscoui's,  à 
faire  des  fr^iis  ;  non,  rien  de  tout  cola.  Dis  un  root,  mon- 
tre-toi sincère  au  sujet  de  ton  péché,  et  dis  :  j'ai  péché 
(P. G..  .VLIX,  28.5). 

Même  insistance  dans  la  xx=  homélie  surla  Genèse 
(n   3): 

S'il  reul  tout  dire  exactement^  il  sera  promptement 
relevé  de  ses  chute*.  Car  la  confession  [i\i.oïa-/(v.)  ries 
péchés  les  fait  disparaître.  Si  donc  Lamech  n'hésita  pas 
à  dire  (ê|ayo/3ffc«i)  à  ses  femmes  les  meurtres  qu'il 
avait  commis,  serions-nous  e\cusables,  nous, de  ne  vouloir 
pas  dire  (iiv.yopti,si)i]  no»  fautes  à  celui  qui  sait  tout 
parfaitement  ?  Ne  croyez  pas.  eu  effet,  qu'il  ignore  el  qu'il 
veuille  se  renseigner.  Toute»  choses  lui  sont  connue»  avant 
même  d'exister;  ce  n'est  donc  ()oint  parce  qu'il  ignore 
qu'il  nous  deuiandede  lui  avouer  {«  t/;w  7T«p*  tjjjlûv  bfxojo'/ixv 
èTTc^ïrret  j>)  ;  c'est  à  la  fois  el  pour  que  cet  aveu  (^//o^oyca) 
nous  donne  l'impression  profouHe  de  nos  péchés,  el  pour 
que  non*  donnions  ainsi  la  preuve  de  notre  sincérité, 
(t/;v  !.vfjuii.'ivjir,vr'r;j  r."-p'  /jjiâv  £Trt5£i|«iSai)  (P. G,,  LUI,  170). 

Avec  le  mot  de  «  confession  »,  nous  trouvons  men- 
tionnée dans  ce  passage  la  nécessité  «  de  tout  dire  ». 
Le  passage  parallèle  du  /'«  l.azaro  (tv,  4)  insiste 
davantage  encore  sur  cette  énumération  détaillée,  et 
il  en  donne  le  motif  : 

Dieu  veut  que  tu  le  dises,  non  pas  pour  le  savoir  — ■  il 
le  connail  déjà —  mais  pour  que  toi-même  tu  saches  quelle 
dette  il  le  remet.  Si  tu  ne  disais  jjus  la  grandeur  de  ta 
dette,  tu  n'apprécierais  pas  l'excès  de  la  gr<-\ce  qui  t'est 
faite  (/".G.,  .Xf.VIU,  1012). 

A  Constantinople,  l'insistance  est  la  même  sur  la 
nécessité  de  tout  détailler  :  0  Sri  rnis  x«i  toô: 
iiuaoTsvi.  {!n  Hebr.,  nom.,  ix,  5,  P.  G..  LXll,  81)  Aveu 
oral  et  détaillé  :  peut-être  est-ce  pour  cela  «[u'ildoit 
se  faire  i  l'église.  Du  moins  cette  circonstance  n'est- 
elle  pas  mentionnée  pour  la  a'  et  3*  voie  de  péni- 
tence (/Je  paen.,  Hom.,  11,  1-2,  P.  G..  XLIX,  285-287). 
Pour  la  i"  au  contraire,  —  et  cette  différence  est 
(l'autanl  plus  remarquable  que  la  confession  du 
publicain,  tyi>e  de  la  S'  voie,  a  en  lieu  au  Temple,  — 
l'orateur  y  insiste: il  faut  venir  à  l'église  pour  y  dire 
à  Dieu  son  péché.  Mais  l'y  dire  à  Dieu,  est-ce  l'y  dire 
à  Dieu  à  l'e-xclusion  de  son  ministre? 

59 


1859 


PÉNITENCE 


18tO 


114.  —  Le  modèle,  au  contraire,  de  celle  confes- 
sion permet  d'y  saisir  sur  le  vif  l'intervention  de 
rUonime.  Pour  saint  Jean  Chrysoslome,  en  effet, 
comme  pour  tous  ceux  qui  parlent  alors  de  la  con- 
fession au  prêtre,  c'est  la  confession  de  David  qui  en 
est  le  type  tout  indiqué.  Ausiii  la  met-il  sous  les  yeux 
du  pécheur,  mais  avec  une  insistance  toute  particu- 
lière sur  le  rôle  qu'y  joue  le  délégué  de  Dieu.  Le 
prophète  Nathan  est  le  médecin  chargé  de  porter  le 
remède  du  péché. 

Dieu  lui  envoie  donc  le  prophète  Nathan  :  le  prophète 
vientau  pio|jhèle.  Ainsi  fail-on  pour  les  médecins.  Quand 
l'un  d'entre  eux  est  malade,  il  n  besoin  d'un  confrère.  De 
même  ici  :  le  pécheur  est  un  prophète,  et  c'est  un  prophète 
qui  lui  apporte  le  remède. 

Or,  le  remède,  c'est  l'aveu.  11  est  fait  à  Dieu,  mais 
c'est  Nathan  qui  le  reçoit.  Sa  délicatesse  à  le  provo- 
quer rappelle  d'ailleurs  celle  que  conseille  le  traité 
sur  le  Sacerdoce:  pas  de  brusquerie;  il  ne  faut  pas 
heurter  le  prince  «  'lv«  f^h  àvxi^yj-jTdTspiv  air'.-j 
àTiif/KiiTt".  »  Et  quand  l'aveu  est  fait,  quand  la  parole 
accusatrice  est  enfin  prononcée,  c'est  encore  le  pro- 
phète qui  y  répond  par  l'assurance  du  pardon.  Il  Nathan 
lit  l'opération  »  (i/jio',J!:/r,:z),  dit  à  ce  propos  Aslerius 
d'Amasée  (In  Ps.,  vi,  P.  G.,  XL,  45;  D).  Saint  Jean 
Chrysostome  relève  plus  encore  cette  activité  per- 
sonnelle de  l'envoyé  divin;  les  paroles  qu'il  lui  prête 
sont  toutes  à  la  iiremière  personne  : 

Kt  Nathan  lui  répond  :  Le  Seigneur  lui  aussi  t'a  remis 
ton  peclté  [Il  Heg.,  tu,  13].  Tu  t'es  condamné  toi-même, 
et  moi  je  te  remets  ta  peine  ;  lu  as  loyalement  confessé  ton 
péché,  lu  l'a»  effacé  ;  tu  l'es  infligé  une  peine  et  mai  j  ai 
rapporté  la  sentence  (De  paen.,  Hom.,  il,  2,  /'.  G., 
XLIX,  286,    287). 

Dans  ce  tableau  scripluraire  delà  confession  à  Dieu, 
pouvait-on  mettre  en  plus  vive  lumière  le  confesseur 
humain  ? 

113.  —  On  le  voit  donc:  tous  les  traits  sous  les- 
quels les  contemporains  décrivent  la  confession  au 
prêtre,  saint  Jean  Chrysostome  les  reproduit  ou 
même  les  souligne.  11  n'a  de  propre  en  somme  qu'une 
accentuation  plus  forte,  elle  aussi,  des  formules  la 
montrant  faite  à  Dieu  lui-même.  Les  discours  où  le 
caractère  oral  et  détaillé  en  est  le  plus  mis  en 
lumière  répètent  en  effet  qu'elle  s'adresse  à  Dieu,  à 
Dieu  tout  seul  («  Mivo:  aura  Stv.'/e-/6f>'.o'.i,  ixriScMiz  liZiroi  » 
[In  Gènes.,  Hom.,  xx,  3,  P.  G..  LUI,  170].  «  'Eyo',  ri 
«.«aoTv^yy.  elvs  [^i'-"'}  ^-'J-''  (Ot'av  »  [De  Lazavo,  iv,  4,  /"*.  G., 
XLVIII.  1012],  etc.).  Mais  c'est  cela  même  qui  fait 
naître  le  doute  sur  la  portée  exacte  de  ces  formules 
si  exclusives.  Dans  les  seules  homélies  sur  la  péni- 
tence, les  formules  restrictives  analogues  sont  à  ce 
point  multipliées  qu'elles  trahissent  par  là-mème 
leur  exagération  oratoire  :  successivement  la  con- 
fession du  péché  {Hom.,  n,  1),  les  larmes  {ihid.,  3), 
l'humilité  (ibid.,  4),  l'aumône  (Hom.,  m,  i)  sont 
présentées  comme  remèdes  du  péché  suiTisant 
par  eux-mêmes  et  sans  emploi  de  tout  autre. 
N'en  est-il  pas  de  même  pour  la  confession  à  Dieu 
à  l'exclusion  de  tout  témoin  humain  ? 

IIQ.  —  11  y  a  plus,  et  le  principe,  qui  permet  à 
Origène,  à  saint  Basile,  à  saint  Ambroise,  à  saint 
Léon  de  passer  sans  transition  de  la  confession  à 
Dieu  à  la  confession  au  prêtre,  n'est  nullement 
étranger  à  Chrvsostome.  La  réponse  de  saint 
Pacien  et  de  saint  Ambroise  aux  Novatiens,  que, 
dans  la  rémission  du  péché,  l'action  de  l'homme  et 
l'action  de  Dieu  se  confondent;  que,  en  accordant  le 
pardon,  l'évêque  n'empiète  pas  sur  Dieu,  puisqu'il 
Hgit  au  nom  du  Christ  et  non  point  en  son  nom  per- 
sonnel, lui  aussi  la  connaît.  Il  la  formule  même  en 
des  termes  bien  autrement  expressifs. 


Dans  l'évêque  Klavien,  montant  ;'i  l'ambon  ou  pon- 
lilianl  à  l'autel,  il  invite  le  peuple  à  considérer,  non 
point  l'homme  qui  parait,  mais  le  Dieu  qui  opère 
par  lui. 

Si  le  Saint-Esprit  n'était  pas  dans  notre  commun 
Père  et  Docteur  [l'évêque  Fhivien]  lorsque  tout  à  l'heure, 
en  montant  à  l'ambon,  il  vous  a  donné  In  paix  à  tous,  vous 
n  auriez  pa»  tous  répondu  :  lît  à  ton  esprit  aussi..  .  C'est 
un  homme  que  vous  avez  devant  vous,  mais  c'est  Dieu 
qui  agit  par  lui.  Ne  vous  arrêtez  donc  pas  à  la  réalité 
que  TOUS  voyez:  considérez  la  gr.ice  invisible  [De  sancta 
Pentecoste,  Hom.,  i,  4,  P.  G.,   L,'(.S8.459l. 

«  11  n'y  a  rien  d'humain  dans  ce  qui  se  fait  dans 
ce  sanctuaire  n  (a  Où^èv  «vô/î&jttcvîv  rfiv  yivofiéi/uv  Iv  t'.> 
Itùii  TiJTw  ^ijunai  »)  (Ibid.)  El  l'application  aux  cas 
particuliers  de  cette  doctrine  générale  accentue 
mieux  encore  cette  distinction  entre  l'agent  princi- 
pal et  son  instrument.  Les  évêques  ont  en  main  le 
pouvoir  de  communiquer  le  Saint-Esprit  en  remet- 
tant les  péchés.  Jlais  dans  l'exercice  de  ce  pouvoir, 
ils  ne  sont  que  des  délégués;  en  eux  et  par  eux, 
c'est  Dieu,  c'est  le  Saint-Esprit  qui  opère;  aussi, 
pour  recourir  à  leur  ministère,  les  lidèles  doivent-ils 
faire  abstraction  de  leur  mérite  ou  de  leiu- indignité 
personnelle  :  leur  langue  et  leur  main  ne  sont  que 
des  instruments  dont  Dieu  se  sert  pour  accomplir 
son    œuvre  (In  Joan.,  Hom.,  lxxxvii,  4.  /■.    G.,  LIX, 

Il  semble  donc  bien  que,  pour  la  doctrine 
comme  pour  la  pratique  et  le  langage,  il  y  a 
conformité  entre  saint  Jean  Chrysostome  et  les 
grands  évêques  de  la  lin  du  iv'  siècle.  Les  anti- 
nomies relevées  chez  lui  ou  de  lui  à  eux  ne  sont 
qu'apparentes  La  contradiction,  où  l'on  se  heurle 
en  lisant  certaines  de  ses  homélies,  disparait 
dès  qu'on  se  souvient  que,  pour  lui  comme  pour 
saint  Ambroise  et  saint  Léon,  le  médecin  visible  des 
âmes  confond  son  action  avec  celle  du  médecin 
invisible  (Pour  plus  de  détails,  voir  notre  article  : 
S.  J.  Clirysost.  et  la  confession,  dans  H.  fi.  A'., 
1  (igio),  p.  209-240  et  3i3-35o). 

CONCLOSION 

117.  —  On  se  confessait  et  l'on  confessait  aux  pre- 
miers siècles.  Pas  plus  qu'aujourd'hui,  on  ne  conce- 
vait la  rémissiondu  péché  par  l'Eglise,  sans  sa  mani- 
festation au  tribunal  de  l'Eglise.  La  chose  allait 
même  tellement  de  soi,  qu'on  éprouvait  moins  la 
nécessité  d'y  insister  dans  les  exhortations  à  la 
pcnilence.  A)ix  yeux  des  lidèles,  cen'élait  point  làle 
iliflicile,  pas  plus  que  ce  n'était  et  <jue  ce  n'est  encore 
le  plus  inii)ortant.  L'absence  de  toute  contestation 
permettait  aux  pasteurs  de  concentrer  l'a  tien  tien 
sur  la  nécessité  du  désaveu  intime  du  péché  et  de 
l'expiation  extérieure  qui  en  est  l'effet.  Avec  cet 
autre  fait  également  avéré  que,  dans  beaucoup  de 
consciences  et  sur  beaucoup  de  matières,  la  distinction 
demeurait  mal  perçue  entre  le  péché  mortel  et  le 
péché  véniel  ;  que  la  nécessité,  par  suite,  apparais- 
sait plus  rare  de  recourir  au  jugement  de  l'Eglise; 
c'est  là,  croyons-nous,  cequi explique  la  i)Iace  incon- 
testablement plusrestreintequ'occupe  dans  la  prédica- 
tion des  premiers  siècles  la  confession  proprement 
dite. 

118.  —  En  cessant  d'être  réservée  en  principe  à 
l'évêque,  le  ministère  pénitenciel  perdit  de  son  pres- 
tige. Dans  les  prêtres  de  plus  en  plus  nomlircux  qui 
furent  admis  à  l'exercer,  il  devint  tous  les  jours 
plus  diflicile  de  ne  voirqueles  représentants  de  Dieu: 
l>Ius  l'homme  apparaît  dans  le  confesseur,  et  plus  la 
répugnance  grandit  à  le  prendre  pour  confident  et 
pour  juge  de  sa  conscience;  force  est  alors  d'en 
appeler  plus  vigoureusement  à  la  foi  et  à  la  volonté 


1861 


PENITENCE 


1802 


formelle  du  Christ,  quis'esl  choisi  lui-même  des  hom- 
mes pour  auxiliaires  et  corauie  pour  suppléants. 
Ainsi  s'explique  l'insistance  croissante  avec  laquelle 
on  a  dû  dans  l'Eglise  prêcher  la  nécessité  de  la  con- 
fession au  prêtre  lui-nirrac. 

Maisd'aulre  part, plus  la  praliquede  la  confession 
s'est  généralisée,  plus  aussi  s'en  sont  multipliés  les 
heureux  eflfets.  Les  consciences  se  sont  affinées  ;  des 
fautes  estimées  moindres  au  sortir  du  paganisme  ont 
paru  plus  graves  après  plusieurs  siècles  de  christia- 
nisme. La  délicatesse  plus  grande  qui  les  a  fait  redou- 
ter davantage  a  produit  aussi  un  empressement  plus 
grand  à  y  opposer  le  remède  de  la  confession. 
iVEglise,  un  jour,  en  a  solennellement  prescrit 
l'application  au  moins  annuelle  aux  péchés  recon- 
nus comme  mortels.  Les  meilleurs  parmi  les  pasteurs 
el  les  (idèles  sont  allés  plus  loin  :  ils  ont  eu,  ils  ont 
répandu  la  dévotion  de  la  confession.  Sous  forme 
d'oeuvre  surérogatoire,  la  confession  est  devenue  de 
l)lus  en  plus  fréquente,  el  par  là  encore  son  influence 
bienfaisante  s'est  élargie  et  accrue:  si  l'administra- 
tion de  la  pénitence  a  tant  contribué  à  l'œuvre 
moralisatrice  el  civilisatrice  de  l'Eglise,  c'est,  du 
poinlde  vuepsj'chologiqueet  humain,  à  la  confession 
surtout  qu'elle  le  doit. 

Appkndicb,  —  Le  sscret  de  la  confessio.n 

119.  —  I.  Sa  conception  ocluelle.  —  Il  resteà  dire 
un  mol  du  secret  de  la  confession.  La  loi  en  est  cor- 
rélative à  celle  de  la  confession  :  établie  en  principe 
par  le  Christ,  elle  a  été  déterminée  et  précisée  par 
l'Eglise.  Le  concile  de  Latran,  qui,  au  xiii»  siècle, 
prescrit  aux  pécheurs  le  minimum  de  la  confession 
annuelle,  enjoint  aux  confesseurs  d'éviter  tout  ce  qui 
serait  de  nature  à  révéler  la  faute  ainsi  connue.  En 
cas  de  violation  de  secret,  la  peine  prévue  est  celle 
de  la  déposition  et  de  l'internement  perpétuel. 

Depuis,  les  papes  ont  encore  resserré,  en  les  pré- 
cisant davantage,  les  obligations  de  cette  loi.  Elle 
interdit  non  seulement  une  manifestation  quelcon- 
que de  la  faute,  mais  aussi  toute  utilisation  de  la 
connaissance  acquise  en  confession.  L'usage  échap- 
perait-il a  toute  possibilité  de  soupçon  ou  même 
devrail-il  être  tout  au  profit  du  pénitent,  en  dehors 
de  la  confession,  il  demeure  totalement  proscrit. 
Seul  le  pénitent  pourrait  l'autoriser;  encore  serait-il 
alors  peu  sage  au  confesseur  d'utiliser  au  for  externe 
la  permission  ainsi  reçue.  Aucune  autorité  sur 
terre  ne  saurait  du  moins  le  relever  ou  le  dispen'^er 
de  cette  loi  du  secret.  L'Eglise  elle-même  s'en  dénie 
le  pouvoir;  elle  y  reconnaît  une  loi  d'origine  propre- 
ment divine,  dont  elle  a  bien  pu  déterminer  le  sens 
el  les  applications  dernières,  mais  à  laquelle  il  ne 
lui  appartient  pas  de  déroger. 

Telle  est  la  conception  du  secret  de  la  confession 
universellement  reçue  aujourd'hui  dans  l'Eglise 
catholique.  On  n'y  voit  pas  seulement  un  secret 
d'ordre  professionnel  analogue  à  celui  qui  résulte 
pour  les  avocats,  les  médecins,  etc.,  des  contidcnces 
reçues  au  titre  de  leur  |)rofession.  Dans  tous  ces  cas, 
il  n'y  a  pour  lier  le  contident  qu'un  contrat  tacite 
intervenu  librement  entre  lui  et  le  consultant.  Mais 
ici  il  y  a  plus.  Le  recours  au  prêtre  n'est  point  alfaire 
libre  pour  le  pécheur.  La  confession  lui  est  imposée 
par  Dieu  lui-même,  et  c'est  pourquoi,  à  la  promesse, 
au  contrai  tacite  de  silence  qui  intervient  alors 
entre  lui  et  le  confesseur,  s'ajoute,  pour  le  lier  éga- 
lement à  son  égard,  l'obligation  faite  par  Dieu  à  ce 
dernier  de  lui  garder  le  secret  le  plus  absolu. 

ISO.  —  Ainsi  s'explique  la  transcendance  excep- 
tionnelle de  cette  loi.  Elle  n'a  pas  été  portée  seule- 
ment pour  rendre  plus  acceptable  le  précepte  de  la 
confession;    la    violation   ou    le   relâchement    n'en 


aurait  point  seulement  pour  clVet  de  discréditer  ce 
mode  de  rémission  du  péché;  l'intérêt  des  âmes,  en 
un  mot,  leur  intérêt  i>iis  au  sens  le  plus  élevé  et  le 
plus  uni\ersel,  n'est  pas  seul  :'i  exiger  que,  pour  en 
assurer  le  maintien,  on  passe  outre  à  tous  les  incon- 
vénients que  l'observation  en  peut  avoir  parfois 
pour  le  confesseur  ou  le  pénitent  lui-même,  et  qu'on 
renonce  à  tous  les  avantagesque,  dans  un  cas  donné, 
la  violation  permettrait  d'en  assurer  aux  individus 
ou  à  la  société  elle-même. 

La  raison  dernière  de  cette  rigueur  est  à  chercher 
plus  haut  et  plus  loin.  Elle  est  dans  le  caractère 
même  de  l'aveu  fait  au  confesseur.  Un  homme  sans 
doute  le  reçoit;  mais,  par  son  intermédiaire,  c'est  à 
Dieu  niénie  qu'il  s'adresse.  Le  prêtre,  en  un  sens, n'y 
compte  pas.  Il  est  le  juge  divinement  institué  pour 
connaître  du  péché;  mais  c'est  en  cette  qualité  seu- 
lement qu'il  est  appelé  à  le  connaître.  A  titre  privé, 
il  l'ignore  totalement;  et  l'efTacement,  la  disparition 
du  confesseur  humain  derrière  le  confesseur  divin, 
que  nous  avons  rencontré  à  la  base  des  exhorta- 
tions antiques  à  la  pénitence,  reparait  ici  pour  ser- 
vir également  de  base  à  la  loi  du  secret  de  la  con- 
fession.Depuisles  jours  oiiTEglise  l'a  définitivement 
formulée,  papes  et  docteurs  la  justillent  par  cette 
absorption  de  l'homme  en  Dieu.  Gomme  homme,  le 
confesseur  ignore,  el  c'est  pourquoi  il  ne  peut  ni 
parler,  ni  répondre,  ni  seulement  paraître  savoir.  Le 
faire  serait  trahir  lesecreldu  Dieu  qu'il  représente  : 
«  Le  prêtre,  disait  le  pape  Innocent  III,  dans  un 
sermon  sur  la  consécration  du  prêtre,  le  prêtre  à  qui 
le  pécheur  se  confesse, nonpas  comme  à  un  homme, 
mais  comme  à  Dieu  (ciii  peccalor  con/itetiir,  non  ut 
homini,  seil  ut  /)eo),  doit  éviter  toute  parole  ou 
tout  signe  (jui  donnerait  à  penser  qu'il  connaît  son 
péché  .-  (/'./,.,  CCXVII,  652  CD).  «  Le  prêtre,  reprend 
saint  Tuo.MAS,  est  tenu  de  garder  le  secret  avant  tout 
el  principalement  parce  que  lesilence  est  de  l'essence 
même  du  sacrement  :  le  prêtre  en  elTct  ne  connaît  le 
péché  que  comme  Dieu,  dont  il  lient  la  place  dans  la 
confession  »  (Supplem.,  q.  ii,  a.  4.c).  «  Ce  qui  est 
connu  par  la  confession  est  censén'étre  point  connu, 
car  on  ne  le  sait  point  comme  homme,  mais  comme 
Dieu  »  ((t.  I,  adi"  et  cf.  ad  2",  ad  3",  etc.). 

131.  —  2.  Son  antiquité.  —  Cependant  la  doc- 
trine ainsi  établie  semble  se  heurter  pour  les 
premiers  siècles  à  une  pratique  el  à  une  conception 
de  la  confession  toutes  différentes.  La  confession 
parfois  aurait  été  publique;  nous-mêmes  avons  paru 
admettre  l'assujettissement  à  la  pénitence  publique 
pour  les  fautes  secrètes  préalablement  confessées  : 
que  devenait  dans  tous  ces  cas  cette  loi  du  secret, 
essentielle,  dil-on  maintenant,  au  sacrement  de 
])énitence  et  établie  par  Dieu  lui-même? 

Remarquons  d'abord  que  ces  faits,  tels  qu'ils  sont 
allégués,  ne  prouveraient  pas  que  la  loi  ait  été 
méconnue  et  violée  sciemment  ;  tout  au  plus  pour- 
rait-on en  conclure  qu'elle  était  ignorée.  11  parait 
bien  que  la  distinction  du  for  interne  et  dii  for 
externe  ne  s'est  précisée  que  peu  à  peu.  Morin  (l.  1, 
c.  x)  a  cru  pouvoir  en  nier  l'existence  pour  les  pre- 
miers siècles  :  ce  qui  est  tout  au  moins  une  forte 
exagération;  mais,  sans  aller  jusque-là,  on  peut  bien 
reconnaître  que  la  concentration  habituelle  entre  les 
mains  de  l'évêque  de  tous  les  pouvoirs  pénilentiels 
était  de  nature  à  entretenir  ou  à  produire  celle  con- 
fusion. 

1S3.  —  •^)uanl  aux  faits  eux-mêmes,  il  n'est  pas 
exact  que  la  confession  publique  ait  jamais  été  obli- 
gatoire pour  les  fautes  secrètcs.ll  est  possible,  encore 
<lu'on  en  connaisse  peu  d'exemples,  que  parfois  cer- 
tains pénitents  aient  tenu  à  s'iniliger  à  eux-mêmes 
celle  aggravation  de  peine   et   d'humiliation;    mais 


1853 


PENITENCE 


1804 


en  dehors  d'eux,  la  confession  publique  des  péchés 
secrets  n'est  mentionnée,  dans  les  documents  des 
premiers  siècles,  qu'à  titre  soit  d'expiation  surcroga- 
toire  à  proposer  au  pénitent  par  le  confesseur  qui  le 
jugerait  à  propos  (Origknu,  /«  Ps.,  xxvi,  Jluin.,  u,  6. 
A  G,  XII,  i386  A-B),soit  d'abus  intolérable  et  rigou- 
reusement condamné  par  le  pape  saint  Léon  (/;/'., 
OLXviii,  2,  P.  /-.,  LIV,  I2ii).  Sur  le  fait  même  de  la 
confession  publique,  cf.  B.  KuBTscuaiD,  O.  M.  : 
/)fls  lieichlstegel,p.  3-i6;  Freiburg  i.  B.,  191a. 

133.  —  Reste  donc  le  fait  île  la  pénitence  publique 
imposée  pour  les  fautes  secrètes.  La  réalité  eu  a  été 
contestée.  Seults  les  fautes  publiques  ou  publique- 
ment dénoncées  en  auraient  fait  encourir  la  peine. 
Les  autres  auraient  toutes  été  traitées  par  la  péni- 
tence exclusirement  privée. 

Mais  réduire  ainsi  le  domaine  de  la  pénitence 
publique,  c'est,  semble-t-il,  aller  à  rencontre  de  faits 
très  réellement  avérés,  pour  autant  du  moins  que 
l'on  prétend  étendre  aux  premiers  siècles  un  usage 
et  une  distinction  qui  ne  se  sont  établis  et  générali- 
sés que  plus  tard,  à  partir  du  v"  siècle  surtout. 

Saint  Augustin  sans  doute  pose  nettement  le  prin- 
cipe :  si  la  faute  est  secrète,  il  faut  reprendre  le 
pécheur  en  secret;  mais  ilfaut  le  reprendre  en'[>ublic 
si  la  faute  est  publique  (Senno  Lxxxiii,  8,  P.  /.., 
XXXVlII,5i9  Cf.  jE'/).,cliii,  6  ;/*./.. ,XXXin,055). C'est 
la  pratique  que  semble  attester  le  canon  32  du  con- 
cile de  Carthage  de  897  :  la  réconciliation  d'un 
pécheur  se  fait  devant  l'abside,  en  présence  de  tout 
le  peuple,  quand  sa  faute  a  été    publique  et  notoire. 

Mais  ailleurs,  vers  la  même  époque  et  surtout  aux 
époques  antérieures,  c'est  l'usage  contraire  qui  se 
constate. 

Non  pas  —  et  la  remarque,  déjà  faite,  ne  saurait 
être  trop  souvent  rappelée  —  non  pas  qu'aucune 
catégorie  de  péclu's  exclue  absolument,  en  cas  de 
faute  secrète  spontanément  avouée,  la  possibilité 
d'une  dispense;  nous  avons  vu  le  contraire  Le  péni- 
tencier reste  toujours  le  juge  souverain  de  la  peine  à 
imposer;  les  canons  pénitenliels,  là  même  où  leurs 
tarifs  sont  le  plus  minutieux,  font  réserve  de  ce 
droit  fondamental. 

Mais,  même  ainsi  ramenés  à  leur  valeur  réelle  de 
simples  directoires,  ces  canons  attestent  l'usage  de 
traiter  les  péchés  secrets  par  la  pénitence  publique. 
Des  péchés  telsque  ceux  dontparle  saiutBAsiUidans 
ses  canons  a  et  'j  ne  se  commettent  guère  qu'en 
secret  (P.  6"., XXXII,  672  A.  6^3  C);  dans  ses  canons 
61.  63.65.  il  prévoit  expressément  la  pénitence  publi- 
que pour  des  fautes  secrètes  spontanément  avouées 
(P.'»'.,  XXXII,  800').  Les  canons  16  et  ai  du  concile 
d'Ancjre  (3i4)  édictent  do  même,  sans  aucune  dis- 
tinction du  cas  de  publicité,  des  pénitences  plus  ou 
moins  loiLgues  pour  des  fautes,  vols,  péchés  contre 
nature,  adultères,  avortements,  qui  de  leur  nature 
sont  plutôt  secrètes  (Lauciikht,  Die  Kanones  der 
ivichtijfsten  atHrchlicheii  Concilieii,  p.  33-34). 

134.  —  D'autre  part,  la  pénitence  que  prêche 
saint  Ambroisb  est  essentiellement  la  pénitence 
jMiblique.  Le  tableau  qu'il  en  fait,  pour  montrer  la 
dureté  des  Novatiens.  qui  n'en  admettent  pas  l'elfica- 
cité,  est  celui  d'un  pénitent  qui  n'a  que  des  fautes 
secrètes  :  «  Aj  quis  occulta  criinina  habetis,  etc.  »  (De 
paen.,  I,  xvi,  go  -  xvii,  93,  P./..,  XVI,  493-4y5).  Lui- 
même  se  plaintqu'un  Iropgrand  nombre  de  pécheurs, 
après  avoir  demandé  la  pénitence  par  la  confession, 
reculent  devant  la  honte  de  la  cérémonie  publique  : 
I.  l'Ieriqiie...  pae/iitcnliam  pétant  et,  cutn  acceperint, 
puhlicae  siipplkntionis  revacanttir  pudore  »  (II,  ix, 
86,  P.l..,  XVI,  bi-j).  Il  leur  reproche  comme  une  pré- 
tention intolérable  de  vouloir  être  admis  à  la  com- 
munion, absous,  dès  qu'ils  ont  fait  leur  demande  de 


la  pénitence,  leur  confession  :  «  Nonnutli  iJeo  pos- 
cunt  pacitilentiam  ut  statiiii  sibi  reddi  communionem 
vcluit  B  (lbid.,87). 

A  Barcelone,  saint  Pacirn  demande  de  même 
qu'on  se  confesse  des  péchés  les  plus  secrets  et 
qu'après  on  se  soumette  sans  fausse  honte  à  leur 
expiation  publique  (ParaenesU  ad  paenit.,  vni.  ix. 
XII,  P.  A.,  XlIl,io86-io89). 

Publique  aussi  est  la  pénitence  dont  Origi^nii  dit 
qu'elle  comporte  la  confession  courageuse  au  prêtre 
du  Seigneur  (/«  l.ev.,  Uom.,  11,  4,  P.G.,  XII.  4i8); 
mais  les  fautes,  dont  il  reprend  ensuite  que  la  con- 
fession en  préviendra  la  dénonciation  par  le  démon 
au  jour  du  jugement  (/«  l.ew,  Uoni.,  \ii,  l\,P.G.,  XII, 
429),  sont  plutôt  des  fautes  secrètes. 

Publique  encore  la  pénitence  de  Tektullien.  La 
préoccupation  de  tenir  ses  fautes  cachées  la  fait 
redouter  ;  mais  vaut-il  donc  mie.ix,  demande-til,  se 
damner  en  demeurant  caché,  que  d'être  absous  au 
grand  jour?  «  An  iiielius  est  Jamnatnm  latcie  quant 
palam  abmlfi?  »  (Paenit.,  X,  8). 

La  pénitence  enlin  qui  rebute  les  femmes  dont 
parle  saint  Irénée,  est  une  pénitence  publique.  Il 
le  dit  en  propres  termes  pour  celles  qui  s'y  sont 
assujetties  :  at'  txiv  xxï  ti^  çwjipôv  i^ofioÀcz/oùvrai  ;  cette 
exomologèse  publique  doit  s'entendre  en  elfet  tout 
au  moins  delà  pénitence  publique.  Et  il  ajoute  que, 
si  les  autres  demeurent  en  suspens  entre  l  Eglise 
et  l'hérésie,  c'est  pour  n'avoir  pas  eu  le  courage  d'en 
faire  autant  (//ae;e.s.,  I,  xiii,  2,  J'.C,  VU,  692). 

ISS.  — -  11  ne  paraît  ilonc  pas  contestable  qu'aune 
certaine  époque  et  sur  certains  points  il  ait  été  cou- 
rant d'imposer  à  certaines  catégories  de  pécheurs 
une  pénitence  de  nature  à  les  faire  soupçonner  tout 
au  moins  d'avoir  commis  des  fautes  graves.  On  n'en 
disconvenait  pas:  se  soumettre  à  la  pénitence,  c'était 
s'allicher  publiquement  pécheur  :  «  Ut puhlicaliiineni 
sui...  dijl'ugiunl  aut  di//eruid  »,  remarque  ïuiitullikn 
(Piiinit.,  X,  1).  Mais  on  engageait  les  pécheurs  à 
|)asser  outre.  Voir  Paciun,  l'aenit.,  viii,  /-*./..,  Xlll, 
1086  C,  reprenant  la  parole  de  Terlullien;  saint 
Ambkoisr,  Paenit.,  II,  x,  91  yS,  P.L.,  XVlj-ôig. 

136.  —  Cependant  cette  manière  même  d'exhorter 
à  la  pénitence  pubUipie  en  fait  ressortir  le  carac- 
tère :  personne,  en  cas  de  faute  secrète,  n'y  était 
assujetti  malgré  lui.  Chez  certains,  la  répugnance 
paraissait  invincible.  L'insistance  du  confesseur 
n'eût  servi  qu'à  les  surexciter  et  à  compromettre  le 
bien  général  en  les  jetant  hors  d'eux-mêmes  :  «  in 
aliurum  perniciem  ad  majarem  insaniani  incitari  », 
dit  saint  Augustin  (Ep.,  cmi,  21,  P.  /.,  XXXIII,  663). 
Saint  jEANCuRYsosroME  regrettaitqu'en  bien  descas 
on  eût  ainsi  perdu  les  âmes,  et  il  recommandait  au 
prêtre,  au  lieu  d'appliquer  à  tous  le  même  tarif  péui- 
teneiel,  de  savoir,  à  l'occasion,  relâcher  de  la  sévé- 
rité commune  (De  Sacerdi>tio,\.  Il,  ii-iv,P. C.XLVIU, 
635,  et  cf.  S.  Grkg.  dk  Nyssk,  Ep.  can.,  i,P.G.,  XLV, 
224  A). 

Ainsi  présentée  et  acceptée,  la  pénitence  publique 
|)eut  donc  fournir  la  preuve  de  la  rigueur  plus 
grande  avec  laquelle  on  jugeait  et  l'on  faisait 
exi)ier  le  péché;  mais  le  consentement  qu'y  donnait 
le  pénitent  empêche  d'y  voir  une  violation  propre- 
ment dite  du  secret  de  la  confession. 

137.  — La  comparaison  classique  du  confesseur 
et  du  médecin  rend  déjà  vraisemblable  que  le  con- 
fesseur était  tenu  au  secret;  mais  les  écrivains  des 
premiers  siècles  nous  en  donnent  aussi  l'assurance 
formelle. 

Origène  veut  que  le  médecin  dont  on  fera  choix 
pour  son  àme  soit  un  homme  prudent  et  sage;  on 
devra  le  laisser  juge  de  l'opportunité  de  publier  la 
faute  confessée;  mais  le   caractère  exceptionnel  de 


I 


1865 


PENSÉE  (LA  LIBRE) 


180b 


celte  hypollièse  est  hii-raêrae  une  preuve  do  la  dis- 
crétion qui  normalement  préside  au  traitement  du 
pécbé  par  le  prêtre. 

Apiihaatb  demande  formellement  à  ceux  qui  ont 
reçu  l'aveu  du  péché, de nepointle  révéler(/>ertion.«/r., 
VI,  a.  P. S. ,1,1,.  319). 

Nous  avons  entendu  (ci-dessus  n"  78)  saint  Astb- 
Bius  i)'A.M*sKE  garantir  aux  pécheurs  la  discrétion 
la  plus  grande:  plus  que  ses  enfants  eux-mêmes,  un 
père  a  à  cœur  de  sauvegarder  leur  dignité. 

SozoMBNB  note  de  son  côté,  parmi  les  qualités  à 
exiger  du  prêtre  pénitencier,  qu'il  doit  être  prudent 
et  silencieux  (//.A.,  Vil,  xvi,  P.G.,LX\n,  i^Sg). 

C'est  l'éloge,  nous  le  savons,  que  fait  de  saint 
Amijroise  son  l)iographe  le  diacre  Paulin  :  il  don- 
nait à  tous  l'exemple  d'une  discrétion  parfaite  à 
l'endroit  des  fautes  entendues  en  confession  (Vita, 
TLXXIX,  ['.!..,  XIV,  4o). 

Saint  Augustin  parle  de  cesseerets  de  conscience 
dont  l'évêque  est  le  dépositaire  et  qui  le  condamnent 
à  des  attitudes  incomprises  du  public  {Sermn  lxxxii, 
8,  II,  Cf.  ci-dessus,  n"  84-85). 

Nous  savons  à  quel  point  est  poussée  dans  saint 
Jban  Chrysostome  et  en  général  dans  les  exhortations 
à  la  confession  cette  préoccupation  d'une  discrétion 
parfaite.  L'assurance  est  constamment  réitérée  aux 
pécheurs  que  Dieu  seul  connaîtra  la  faute  avouée: 
on  écarte  si  bien  l'hypothèse  d'iiue  révélation  par  le 
confesseur,  qu'on  paraît  parfois  exclure  le  confesseur 
lui-même  (ci-dessus  n"  96  sqq). 

Le  pape  saint  Léon  avait  donc  bien  raison  de  crier 
à  l'attentat  contre  la  règle  apostolique  {contra  apos- 
tolicam  rei;nlam  praesiimptio),  en  apprenant  que 
l'usage  s'introduisait  en  certaines  Eglises  d'exiger  des 
fidèles  la  publication  de  leurs  fautes  (Jaffb,  535,  P.  L., 
LIV,  laio  C).  Les  quelques  témoignages  que  nous 
venons  de  citer  suffisent  à  expliquer  son  indignation. 

128.  —  Après  lui,  la  loi  du  secret  s'est  précisée; 
l'obligation  en  a  été  rendue  plus  manifeste  et  plus 
rigoureuse.  Le  plus  ancien  décret  que  l'on  connaisse 
sur  cette  matière,  est  le  canon  ao  du  concile  armé- 
nien de  Tovin  en  627  :  il  frappe  d'anathème  le  prêtre 
qui  trahirait  le  secret  de  la  confession  (Hbfele- 
Lkclbrcq  :  Hist  des  conciles,  t.  IP,  p.  1079).  11  a  fallu 
les  siècles  cependant  et  les  décisions  de  l'Eglise  pour 
en  faire  apparaître  les  applications  dernières.  L'in- 
terdiction d'utiliser  la  connaissance  acquise  en  con 
fession,  alors  même  qu'il  n'y  a  pas  à  craindre  d'en 
trahir  ainsi  le  secret,  ne  date  que  du  xvii«  siècle 
(décret  d'iNNOceNT  XI,  le  18  novembre  1682).  Au 
xn»  siècle,  on  admettait  encore  dans  ce  cas  la  lieéité 
de  cet  usage  (Cf.  S.  Thomas,  in  IV,  disl.  31,  q.  3, 
a.  I,  sol  I  ad  i""  et  ad  2™;  Quodtib.,  v,  q.  7,  a.  i3) 
et  l'on  continua  depuis  à  en  discuter  (Cf.  Ksrtscubid, 
op.  cit..  section  11).  On  aurait  donc  tort  ici  encore  de 
conclure  absolument  des  usages  présents  à  la  pra- 
tique ancienne  :  il  s'en  faut  qu'on  se  soit  toujours 
fait  du  secret  de  la  confession  la  même  conception. 
Mais,  BOUS  sa  forme  essentielle,  la  loi  en  a  toujours 
présidé  à  l'administration  de  la  pénitence.  La 
législation  plus  récente  et  plus  rigoureuse  de  l'Eglise 
n'est  que  la  codilication  de  conceptions  et  d'usages 
qui  remontent  très  réellement  aux  premiers  siècles. 
Voir  Codex  furis  Canonici,  ean.  889,890;  1757^3,  2°; 
aSôg. 

P.  Galtibr,  S.J. 

PENSÉE  (LA  LIBRE).  —  I.  Historiqub  :  Sectes 
du  lihre  esprit.  —  Libertins  spirituels.  —  Libres 
penseurs.  Collins.  Voltaire.  —  Etal  actuel. 

11.  Evolution  LOGIQUE  nu  système  :  triple  phase. 
—  Phase  liliérule.  —  Phase  doctrinale.  —  Phase 
politique. 


III.  Discussion.  —  La  liberté  réside-t-elle 
dans  l'intelligence  ou  dans  la  volonté?  Degré  de 
la  liberté  du  croyant  dans  ses  im'est' cations  scien- 
tipqnc^.  I.e  doute  méthodique.  Ne  pas  confondre 
lu  liberté  de  pensée  et  la  liberté  d'exprimer  sa 
pensée.  —  Conclusion. 

LiBiiB  PKNsiiB  :  «  L'un  des  plus  dangereux  mots  du 
vocabulaire  de  l'incrédulité,  parce  qu'il  touche  tout 
à  la  fois  et  à  la  plus  essentielle  de  nos  facultés,  la 
pensée,  et  à  la  plus  chère  de  nos  passions,  la  liberté.  « 
Canut,  I.a  libre  pensée  contemporaine,  p.  2.  Le  mol 
est  moderne;  au  xvi"  et  au  xvii"  siècle,  et  encore  au 
xviii*  siècle,  on  se  servait,  pour  désigner  ceux  qui 
ne  pratiquaient  pas  la  religion,  du  mot  de  libertin. 

.)e  le  soupçonne  encor  d'6tr«  un  peu  libertin  : 

Je  ne  remarque  pas  qu'il  hanle  les  églises.   MoLiêRB. 

La  Bruyère  consacre  un  chapitre  de  ses  Caractère^ 
aux  Esprits  forts. 

1.  Historique.  —  Mous  rencontrons  dès  le  xiii»  siè- 
cle des  .See/«s  du  libre  esprit,  contre  lesquelles 
l'Eglise  dut  réagir.  Amauhy  de  Bènb  ( -j-  i2o4)  ensei- 
gna à  Paris  des  propositions  panthéistes  qui  furent 
condamnèes(/>. /;.  ,433[358]).  David  db  Dînant  déye- 
loppa  sa  doctrine,  qui  fut  condamnée  par  des  conciles 
tenus  à  Paris  (1201  et  laio)  et  provoqua  les  rigueurs 
de  Philippe  Auguste.  Ohtlieb  répandit  des  erreurs 
semblables  à  Strasbourg. 

Au  xiv»  siècle,  les  Frères  et  les  Sœurs  du  libre 
esprit  (liberae  intelligentiae)  étaient  nombreux,  sur- 
tout en  Alsace  et  sur  les  bords  du  Rhin  ;  ils  furent 
condamnés  par  l'archevêque  de  Cologne,  Henri  de 
Virnebourg(i3o6).  puis  à  "Trèveset  à  Mayenca  (i3io), 
enlin  par  Clément  Vau  Concile  de  Vienne  (i3ii).  Ce 
même  concile  condamna  les  exagérations  des  Spiri- 
tuels dans  la  personne  de  Pierre  Olivi  (-j- i  298).  Les 
Spiritiieh  ou  Praticelles  prirent  la  défense  de  Louis 
de  Bavière  contre  Jean  XXII. 

Idée  centrale  :  La  conscience  de  l'identité  sub- 
stantielle avec  Dieu  rend  l'homme  libre,  et  cette 
liberté  consiste  dans  la  suppression  du  remords; 
nulle  loi  n'existe  plus  pour  un  tel  homme  —  Us 
célébraient  une  sorte  de  culte  secret,  qui  devenait 
souvent  l'occasion  des  plus  honteux  excès,  comme 
il  ressort  des  procès-verbaux  de  leursinterrogatoires. 
Après  i43o,  il  n'est  plus  question  d'eux.  En  France, 
on  les  avait  parfois  nommés  «  les  Turlupins   ». 

Nous  retrouvons  plus  tard  les  Libertins  spirituels 
originaires  de  Flandre,  secte  panthéiste  qui  donna 
naissance  à  un  parti  politique  de  Genève,  contre 
lequel  Calvin  eut  à  laiiev  (Contre  la  secte  phontasfi- 
que  et  furieuse  des  Libertins  qui  se  nomment  Spiri- 
tuels, Genève,  i545).  —  Marguerite  de  Valois  se 
laissa  circonvenir  par  certains  apôtres  de  ces  funestes 
doctrines   et  leur   accorda  un  asile  à  Nérac. 

Docthinb.  —  Il  n'y  a  qu'un  seul  esprit,  il  fait  tout; 
le  diable,  le  monde  et  le  mal  ne  sont  que  de  vaines 
imaginations.  Conséquence  :  chacun  n'a  qu'à  suivre 
son  inclination  et  à  prendre  son  appétit  pour  règle 
de  vie. 

Naturellement  ces  doctrines  étaient  d'abord  voilées 
sous  un  langage  chrétien;  peu  à  peu  seulement  on 
initiait  les  lidèles  à  la  prétendue  liberté  spirituelle. 

L'expression  lil>re  penseur  nous  est  venue  d'Angle- 
terre. Il  se  forma  sous  Jacques  II  etGuillaume  II  une 
secte  de  free  thinkers  qui  s'attacha  à  tourner  en  ridi- 
cule la  constitution  ecclésiastique.  Ils  s'appelaient 
aussi  esprits  forts,  parce  qu'ils  accusaient  d'être  des 
esprits  faibles,  timides  et  bornés,  ceux  qui  ne  pro- 
fessaient pas  semblable  indépendance  de  penser. 
Cette  secte  prit,  au   commencement  du  xviii«  siècle. 


1867 


PENSEE  (LA  LIBRE) 


1868 


l'importance  d'une  école  philosophique.  Antoinb  | 
CoLLiNS  publia  en  17 13  son  manifeste,  qui  eut  un 
grand  retentissement,  mais  fit  un  énorme  scandale. 
Le  livre  fut  aussitôt  traduit  en  français  sous  ce 
titre  :  Discours  fur  la  liberté  de  penser^  écrit  à  l'occa- 
sion d'une  noui'elle  secte  d'esprits  forts  ou  de  gens 
qui  pensent  librement.  Il  tente  de  prouver  la  liberté 
de  penser  par  les  raisons  suivantes  :  i"  C'est  un  droit 
qui  appartient  à  tous  les  hommes,  fondé  sur  le  droit 
que  nous  avons  lovis  de  connaître  la  vérité,  donc 
da  la  rechercher;  or  notre  raison  est  le  seul  instru- 
ment de  recherche  et  de  connaissance  qui  soit  en 
notre  possession.  2"  C'est  le  seul  moyen  de  se  per- 
fectionner dans  les  sciences.  3o  Sans  ce  moyen,  on 
tombe  dans  toutes  sortes  d'absurdités.  4°  C'est  agir 
contre  la  raison  que  de  prescrire  des  bornes  à  notre 
pensée.  —  Ces  assertions,  dont  on  trouvera  plus 
loin  la  réfutation,  parurent  tellement  hardies  que, 
malgré  la  liberté  traditionnelle  laissée  en  Angleterre 
aux  manifestations  de  la  pensée,  l'auteur  dut  quitter 
Londres  ot  se  réfugier  en  Hollande.  Une  fois  à  l'abri, 
il  écrivit  plusieurs  autres  ouvrages,  notamment  une 
réfutation  du  traité  de  Clarkc  sur  l'existence  de  Dieu. 
Toute  l'écolepliilosophiqueanglaise  entra  dans  cette 
voie.  En  1778  fut  publié  ;i  Londres  un  recueil  pério- 
dique intitulé  :  The  free  thinker.  Essays  tif  lyit  and 
humour.  Roungbhokb  et  Home  nièrent  avec  audace 
les  fondements  mêmes  du  christianisme,  qui  avaient 
été  protégés  jusque-là  contre  toute  discussion.  On 
sait  l'influence  considérable  que  ces  deux  écrivains 
exercèrent  sur  le  mouvement  philosophique  en 
France. 

C'est  par  des  traductions  de  Rolingbroke  et  de 
Hume  que  Voltairk  commença  son  œuvre  antireli- 
gieuse. Il  y  ajouta  sa  verve  railleuse,  qui  supplée  à 
la  force  du  raisonnement;  voici  comment,  dans  ses 
Dialogues  philosophiques,  il  définit  l'esclavage  de 
l'esprit  :  «  J'entends  cet  usage  où  l'on  est  de  plier  les 
esprits  de  nos  enfants,  comme  les  femmes  caraïbes 
pétrissent  les  têtes  des  leurs;  d'apprendre  d'abord  à 
leurs  bouches  à  balbutier  des  sottises  dont  nous 
nous  moquons  nous-mêmes;  de  leur  faire  croire  ces 
sottises  dès  qu'ils  peuvent  commencer  à  croire;  de 
prendre  ainsi  tous  les  soins  possibles  pour  rendre 
une  nation  idiote,  pusillanime  et  barbare;  d'instituer 
enfin  des  lois  qui  empêchent  les  hommes  de  parler 
et  même  de  penser.  » 

Plus  modérée  de  ton  et  peut-être  plus  perfide, 
l'Encyclopédie  écrit  à  ce  sujet  :  «  La  véritable  liberté 
de  l'esprit  tient  l'esprit  en  garde  contre  les  préjugés 
et  la  précipitation.  Guidée  ])ar  cette  sage  Minerve, 
elle  ne  donne  aux  dogmes  qu'on  lui  propose  qu'un 
degré  d'adhésion  proportionné  à  leur  degré  de  cer- 
titude. Elle  croit  fermement  ceux  qui  sont  évidents; 
elle  range  ceux  qui  ne  le  sont  pas  parmi  les  proba- 
bilités; il  en  est  sur  lesqjiels  elle  tient  sa  croyance 
en  équilibre;  mais  si  le  merveilleux  s'y  joint,  elle 
devient  moins  crédule  :  elle  commence  à  douter  et  à 
se  méfier  des  charmes  de  l'illusion.  Elle  ramasse  sur- 
tout toutes  ses  forces  contre  les  préjugés  que  l'édu- 
cation de  notre  enfance  nous  fait  prendre  sur  la 
religion,  parce  que  ce  sont  ceux  dont  nous  nous 
défaisons  le  plus  difficilement  ;  il  en  reste  toujours 
quelque  trace,  souvent  même  après  vous  en  être  éloi- 
gnés. Lassés  d'être  livrés  à  nous-mêmes,  un  ascen- 
dant plus  fort  que  nous  nous  tourmente  et  nous  y 
fait  revenir.  » 

Les  libres  penseurs  du  xvin'  siècle  restèrent  géné- 
ralement déistes,  mais  appliquèrent  tous  leurs  efforts 
i  ruiner  l'autorité  des  Livres  saints  et  à  saper  les 
fondements  de  la  religion  catholique.  On  connaît 
le  mot  d'ordre  que  faisait  circuler  Voltaire  :  Ecra- 
jia.'is  l'infâme. 


Les  libres  penseurs  du  xix*  siècle  ont  poursuivi 
l'œuvre  de  leurs  prédécesseurs,  ils  ont  attaqué  la 
religion  naturelle  elle-même.  Des  déistes  comme 
Jules  Si.MON  et  Paul  Janet  leur  ont  apparu  comme  des 
attardés,  incapables  de  ralentir  le  mouvement  des- 
tructeur. Ils  ont  d'ailleurs  vainement  essayé  d'élever 
sur  les  ruines  faites  par  eux  un  nouvel  édifice 
intellectuel. 

Les  libres  penseurs  comprennent  d'ailleurs  la  né- 
cessité de  remplacer  ce  qu'ils  tentent  de  détruire, 
suivant  le  principe  de  Feuerbach  :  «  C'est  seulement 
sur  le  manque  de  justice,  de  sagesse  et  d'amour  dans 
l'humanité  que  repose  la  nécessité  de  l'existence  de 
Dieu.  Il  faut  donc  s'efforcer  de  rendre  inutile  la  vie 
future  par  l'amélioration  de  cette  vie;  de  sorte  que 
l'homme  ne  laisse  pas  échapper  les  biens  de  ce  monde 
en  attendant  ceux  du  ciel,  et  qu'il  préfère  un  bon- 
heur limité,  mais  réel,  à  une  félicité  qui  n'a  d'exis- 
tence que  dans  l'imagination...  Tout  homme  doit  se 
faire  un  Dieu,  c'est-à-dire  un  but  final  de  ses  actes  ; 
qui  a  un  but,  a  une  loi  au-dessus  de  lui;  il  ne  se 
conduit  pas  seulement  lui-même,  il  est  aussi  conduit 
par  une  volonté  supérieure...  Quiconque  a  un  but, 
un  but  véritable,  a,  par  cela  même,  une  religion,  si- 
non dans  le  sens  borné  de  la-plèbe  théologique,  du 
moins,  et  c'est  là  l'important,  dans  le  sens  de  la 
raison,  dans  le  sens  de  la  vérité.  » 

La  plupart  des  écoles  philosophiques  contempo- 
raines, comme  le  rationalisme,  le  positivisme,  le 
matérialisme,  n'ont  de  commun  que  le  principe  de 
la  libre  pensée;  leur  divergence  contribue  à  aggraver 
la  défiance  contre  l'intellectualisme  et  à  rejeter  les 
esprits  modernes  vers  le  pragmatisme. 

Voilà  pourquoi  la  libre  pensée  a,  de  nos  jours, 
une  allure  moins  théorique  que  pratique  et  politique. 
Sous  l'influence  des  disciples  d'AuousTE  Comte,  elle 
est  devenue  une  véritable  religion,  qui  a  sa  hiérar- 
chie et  ses  cérémonies,  parodies  de  celles  de  l'Eglise 
catholique.  C'est  ainsi  qu'ils  organisent  les  banquets 
du  vendredi  saint,  destinés  à  protester  contre  le  res- 
pect (jue  les  indifférents  eux-mêmes  ont  conservé 
pour  le  jour  anniversaire  de  la  Passion  du  Christ. 

Etat  actuel.  —  Les  libres  penseurs  ont  organisé 
de  nombreuses  associations  groupées  en  Fédérations 
nationales,  celles-ci  réunies  en  une  Fédération  inter- 
nationale (fondée  en  1880),  dont  le  Bureau  perma- 
nent est  à  Bruxelles.  Ils  se  réunissent  en  Congrès 
régionaux  (Londres,  1882;  Amsterdam,  i883;  An- 
vers, 1 883;  Londres,  1887;  Paris,  1889;  Madrid,  1892; 
Bruxelles,  189.5;  Paris,  1900;  Genève,  1902.,.)  ou 
même  internationaux  (Rome,  20  septembre  190^  ; 
Paris,  igoS;  Buenos-Ayres,  igo6;  Buda-Pest,  1907; 
Lisbonne,  1918;  Prague,  igiS,  pour  commémorer  le 
SoC  anniversaire  du  martyre  de  Jean  Huss).  Les 
associations  possèdent  leurs  périodiques.  Outre  cer- 
tains journaux  politiques,  comme  le  Journal  de 
Charleroi,  qui  publie  chaque  jeudi  les  nouvelles  de 
la  Libre  Pensée  dans  le  monde  entier,  il  y  a  dans 
chaque  pays  un  organe  officiel  du  mouvement  :  Por- 
tugal :  Lifre  Pensamento^  organe  de  la  Junte  fédéral 
do  Livre  Pensamento.  fondée  en  1908  et  qui  a  succédé 
à  la  Société  du  registre  civil,  fondée  en  1906,  ainsi 
nommée  parce  que,  sous  la  monarchie,  elle  réclamait 
la  la'icisation  de  l'état  civil;  Hollande,  Vrije  Gedachte 
proteste  contre  le  gouvernement  qui  propose  de 
modifier  la  constitution  de  manière  à  organiser 
l'enseignement  primaire  public  comme  un  simple 
complément  destiné  à  remédier  aux  insuffisances  de 
l'enseignement  libre.  Le  4  mai  1913,  Congrès  à  Ams- 
terdam pour  grouper  dans  une  fédération  les  agnos- 
tiques, les  positivistes,  les  monistes,  les  athées  et 
les  anticléricaux.  On  fonda  en  igi4  la  revue  men- 
suelle :  Ont\<.ihheling .  —  Bohême,  journal,  Plameny, 


18G9 


PENSEE  (LA  LIBRE) 


1870 


d«  l'association  monisle  qui  a  de  nomlireux  atlîliés 
chez  les  Tchèques  il'Aïuérique;    la   revue  nouvelle 
porte  lenora  de  Vek  Hozumit  (l'âge  de   la  raison).  — 
Angleterre  :  Itatinnatist  Press  Association  ;  Seciilar 
Education   I.eague,   pour  obtenir    la   laïcisation   de 
l'enseignement,    se    recrute    surtout  chez    les   non- 
conformistes,  organise    des   meetings   pour   l'aboli- 
tion des  lois  du  blasphème.  —  ,'Mleuiagne  (Atheist, 
Dissident),   voir  Der  muni^lische   Jahrhunderl.   Frei- 
denker,  annuaire  du  Freideiikertnind  (chez  F.  Vogt- 
Uerr,  à  Wernigerode,  60  pf.)    donne    une  sci-ie    de 
renseignementssurl'organisation  de  la  LibrePensée  : 
1b  Comité  :  Konfessionsloss,  le  Deiitsclier  Freidenker- 
iiund ;  le Bund  fiir  retigiose  (îemeinden;  la  Deutsche 
(iesellschajt  fiir  clliisclu'  Kulltir  ;  le  Deiilscher  Bund 
j:ir  weltiche   Scinilc  iind  Moral   Inlrrriilit.  La   Ceis- 
tesfreiheit  fait  campagne  en  faveur  de  la  crémation 
(34  fours  en   igi3),  poursuit  sa  campagne  en  faveur 
des  Konfessioriatos,  iioleii  chaque  recensement  l'aug- 
mentation des  personnes  déclarant  n'appartenir    à 
aucune  religion  (aôo.ooo  en  igti  d'a[>rcs  Dus   freie 
Wort)  et  lutte  contre  l'enseignement  religieux  obli- 
>tatoire  à  l'école.  —  Etals-Unis,  les  sociétés  de  bro- 
chures rationalistes  (/-'ree^/iOH^/i/  Tract  Society)  ont 
pour  organe  le  Trutli  Seeker.  On  y  organise  tous  les 
liiraanches  des  conférences;  durant  la  belle  saison, 
il  la  campagne.  —  Hongrie,  une  Société  de  pionniers 
{Vtloro    Tarsasaf:).  fondée  en  191  r,  fait  en  deux  ans 
cinq  cents  conférences;  elle  a  pour  organe  un  journal 
Iiebdomadaire  Uttoro;  elle  est  dissoute  par  l'autorité. 
—    En  France,  le  ii7'ie/'c/isei(r  s'inqirime  à  Limoges, 
la  Iiaison(Uir.  Victor  Charbonnel)  à  Paris.  Il  ne  fau- 
drait pas  juger  par  ces  seuls  journaux    du    mouve- 
ment libre  penseur,  qui   est    immense,  puisque  des 
^Toupes  sont  formés  dans  toutes  les  villes.  —  Norvège, 
l'édération  des  Fritaenkeren,  journal  du  même  nom, 
fondée  en  igiS;  le  mouvement  a commi'ncé   en  igng. 
i.3oo    adhérents.  Pas   d'organisation    en   Suède    et 
Danemark.  — Espagne,  en  juillet  igiS  se  fonde  une 
Ligue    espagnole    pour    la    défense  des    droits    de 
l'homme.  —    Italie,  l'Association   nationale    a    son 
siège  en  face  du  Vatican  et  a  pris  le  nom  de  Giordano 
IJruno.   —    Autriche,    23    mai    igi3,   fondation    de 
rUnionraoniste  universitaire  viennoise.  —  Roumanie, 
Société  scientifique  de  culture  positive  de  Jassy  a  un 
organe  hebdomadaire,  la  Hatiunéa.  —  Suisse,  1 1  mai 
igiS,  Congrès  à  Neuchàtel  de  la    Fédération    de  la 
Libre  Pensée   romande.  Le  16  mars   s'était  fondé  à 
r.erne  un  cartel  d'associations  suisses  pour  l'éman- 
cipation   intellectuelle,    comprenant    la    Fédération 
suisse-allemande  de    Libre    Pensée,  l'Union     suisse 
monisle,  et  les    loges    maçonniques.  Lausanne  :   la 
f.ibre  Pensée.   —   En   Serbie    parait   un  livre   «  Zn 
Slobodan   Savesti  »  (Pour  la  liberté  de   conscience), 
1913.  —  Fiume,    revue    mensuelle   La  Fiaccola.    — 
Trieste  :  Associazione  del  Libéra  Pensera. —  Nouvelle- 
Zélande  :  Neiv-Zealand  Ratianalist   Association,  or- 
gane :   Examiner.  —  Philippines,  Association  :  Los 
llijos  de  la    Verdad  (Les  Fils  de  la  Vérité),  avec  un 
oi'gane  mensuel  i»c,rédigéen  espagnol  et  en  langue 
indigène.  —  Porto  Rico,    Consciencia  I  ibre,  journal 
hebdomadaire.  —  Brésil,   Lumen.  —  Uruguay,  pays 
signalé    comme    le    plus    avancé    au    point   de   vue 
rationaliste.    —  Argentine,  4  juillet  igiS:  5e  congrès 
national  de  la  Fédération  argentine  fondée  en  1908, 
35  comités  de  Libre  Pensée  et  4G  loges  maçonniques 
y  sont  représentés.  La  cotisation  est  remplacée  par 
une  contribution  volontaire  On  demande  vainement 
l'introduction  du  divorce  dans  la   législation.  —  An 
<;hili  paraissent  des  livres  comme  <  La  .Mentira  cris- 
liina»   et  « /.«   Verdade   Razonada  «  ou   des  périodi- 
ques 0  FI  libre  Pensador  »,  »  Fspirilii  Libres,  »  Tri- 
biina  Libre»,  «  Et  l'oladino  n  devenu  n  El  Itadical  ». 


—  Pérou,  <i  La  Jtazon  »  réclame  la  réforme  de  l'article  4 
de  la  Constitution  de  la  République,  en  préconisant 
la  liberté  des  cultes  et  la  séparation  de  l'Eglise  et 
de  l'Etat. 

C'est  grâce  à  ces  associations  nombreuses,  à  ces 
fédérations  internationales,  à  cette  organisation  mer- 
veilleuse de  presse,  que  les  libres  penseurs  peuvent 
agir  brusquement  sur  l'opinion  publique,  comme  on 
l'a  vu  pour  la  mort  de  Ferrer. 

II.  Evolution  logique  du  système. —  On  peut  résu- 
mer ces  renseignements  historiques  en  distinguant 
trois  étapes  dans  le  mouvement  de  la  libre  pensée: 

-  phase  libérale,  qui  proteste  contre  les  mesures  de 
précaution  prises  par  l'Eglise  pour  protéger  ses 
enfants  contre  le  danger  de  l'erreur  ;  —  phase  doctri- 
nale, (lui  exclut  tout  surnaturel  et  toute  religion 
positive,  comme  un  prétendu  obstacle  à  la  liberté  de 
pensée  :  ainsi  Renan  :  «  Nous  ne  discutons  \,ai 
le  surnaturel,  parce  qu'on  ne  discute  pas  sur 
l'impossible...  par  cela  seul  qu'on  admet  le  surnatu- 
rel,on  semel  endehors  delaraison  et  de  la  science.» 
Vie  de  Jésus;  —  phase  politique,  pendant  laquelle  les 
adhérents  se  groupent  en  organisations,  formant 
comme  une  religion  à  rebours.  On  doit  distinguer 
logiquement  ces  trois  phases,  sans  pouvoir  assigner 
une  périodenetlementdéliniitéepour  chacuned'elles  ; 
chaquepcriode  peut  se  prolonger  plus  ou  moins 
selon  les  individus  ou  même  selon  les  nations  ;  mais 
la  marche  générale  de  la  libre  pensée  est  bien  celle 
que  nous  indiquons,  elle  oblige  ses  partisans  à 
adopter  des  principes  et  une  lactique  variables, 
selon  la  phase  à  laquelle  ils  sont  parvenus.  C'est  ce 
qui  explique  l'indécision  et  les  divergences  que 
manifestent  les  congrès  internationaux  :  chaque 
groupement  apportant  un  reste  de  la  tactique  q^ui 
s'impose  dans  son  pays  d'origine.  Ceux  qui  sont 
plus  avances  arrivent  à  contredire  les  principes 
invoqués  par  les  débutants  ;  telle  est  l'erreur  intes- 
tine qui  les  condamne  tous. 

1")  Phase  libéuai-h.  —  C'est  la  première  en  date, 
celle  que  suggère  le  nom  même  de  libre  pensée. 
Le  libre  penseur  proteste  contre  les  restrictions 
apportées  par  l'Eglise  ou  l'Etat  à  la  manifestation 
de  certaines  opinions.  Il  érige  en  thèse  la  liberté 
de  conscience  ou  liberté  religieuse  et  revendique 
comme  un  bien  absolu  l'absence  de  toute  contrainte 
à  l'égard  des  croyances  et  des  pratiques  religieuses. 

1*  Laroussi!  prétend  même  qu'aucune  loi  humaine 
ne  peut  atteindre  la  violation  de  la  loi  de  Dieu,  car 
Dieu  n'est  pas  une  personne  mineure  et  n'a  aucun 
besoin  d'être  mis  en  tutelle  et  d'être  protégé.  —  Est- 
il  nécessaire,  pour  réfuter  le  sophisme,  de  faire 
remarquer  que  la  loi  défend  non  Dieu,  qui  nepeutètre 
atteint  en  lui-même,  mais  les  droits  de  Dieu  qui 
peuvent  être  violés?  et  si  la  loi  humaine  défend  les 
droits  de  Dieu,  ce  n'est  pas  pour  subvenir  à  la  fai- 
blesse d'un  Dieu  incapable  de  se  défendre  par  ses 
propres  forces,  mais  pour  faire  respecter  la  justice 
et  l'ordre,  sans  lesquels  la  société  ne  peut  pas 
subsister. 

a"  Les  libres  penseurs  prétendent  que  tout  progrès 
a  été  accompli  par  des  lil>res  penseurs  et  a  toujours 
été  entravé  par  l'autorité,  organe  de  conservation. 
Us  aiment  à  citer  Socrale,  condamné  à  boire  la  ciguë 
pour  avoir  professé  des  idées  trop  larges  sur  la  divi- 
nité; Anaxagore,  poursuivi  comme  athée,  et  sauvé  à 
grand'peine  par  Périclès;  Aristote,  obligé  de  quitter 
Athènes  parce  qu'il  fut  accusé  d'avoir  voulu  intro- 
duire des  opinions  contraires  à  la  religion  tradi- 
tionnelle; plus  tard,  Campanella.  soumis  sept  fois 
à  la  question  pour  avoir  alTirmé  que  le  nombre  des 
mondes  est  infini;  Harvey,  persécuté  pour  avoir 
prouvé  le  vrai  mode  de  circulation  du  sang;  Galilée, 


1871 


PENSÉE  (LA  LIBRE) 


1872 


condamné  à  la  prison  pour  avoir  affirmé  l'immoliililé 
du  soleil  et  le  mouvement  de  la  terre;  Ramus,  con- 
damné pour  avoir  enseigné  qu'ArJslote  n'est  pas 
infaillible...  —  Sans  vouloir  discuter  chaque  cas  à 
part,  il  est  facile  de  répondre  que  cette  induction  est 
incomplète.  Si  certains  progrès  ont  été  retardés  ou 
mal  accueillis  parce  qu'ils  contredisaient  les  opinions 
courantes,  combien  d'erreurs  ont  été  évitées  par  de 
sages  réglementations!  Ce  que  nous  retiendrons  de 
l'objection,  c'est  la  nécessité  de  protéger  non  des 
opinions  ou  des  préjugés,  mais  la  seule  vérité  cer- 
taine, à  laquelle  seule  l'erreur  peut  être  opposée. 

'6'  CoLLiNS  compare  la  liberté  de  pensée  avec  la 
liberté  de  la  vue  et  ridiculise  ceux  qui,  voulant  em- 
pêcher de  voir  librement,  obligeraient  de  suivre  une 
profession  de  foi  oculaire;  gens  qui,  n'ayant  que  leurs 
propres  yeux  pour  les  diriger,  pourraient  se  tromper 
aussi  aisément  que  ceux  dont  ils  prétendent  rectitier 
la  vue,  outre  qu'il  est  fort  à  craindre  qu'ils  ne  veuil- 
lent se  rendre  maîtres  des  yeux  des  autres  qu'à  des- 
sein de  les  aveugler  pour  les  mieux  tromper.  — Sans 
relever  le  dernier  trait,  qui  préjuge  les  intentions 
individuelles  et  qui  est  étranger  à  une  discussion 
objective,  il  faut  répondre  en  niant  la  parité  :  l'objet 
de  la  vue  est  d'évidence  immédiate,  ce  qui  n'est  pas 
vrai  pour  la  plupart  des  objets  de  la  pensée.  Autant 
il  paraîtrait  illusoire  de  réglementer  l'adhésion  aux 
premiers  principes,  autant  il  peut  être  utile  de  diriger 
les  esprits  vers  des  conclusions  auxquelles  on  ne 
parvient  qu'après  un  long  labeur  et  qu'on  ne  peut 
nier  ou  mettre  en  doute  sans  délrimenl  pour  la 
société. 

4°  Cor.uNs  veut  établir  les  droits  de  la  libre  pensée 
en  se  fondant  sur  l'exemple  de  la  prédication  de 
Jésus-Christ  et  des  apôtres,  qui  n'ont  établi  la  reli- 
gion chrétienne  à  l'origine  qu'en  s'adressant  à  la 
raison  et  à  la  persuasion.  — Nous  ne  nions  pas  que 
l'intelligence  individuelle  ait  une  œuvre  personnelle 
à  accomplir  dans  l'acquisition  de  la  vérité  ;  toute  la 
question  est  de  savoir  si  chacun  sera  livré  à  ses  pro- 
pres forces  dans  ce  travail  difficile  de  recherche,  ou 
s'il  sera  guidé  et  protégé  par  la  société. 

D'ailleurs,  que  de  prescriptions  faites  parlasociété 
en  vue  du  bien  commun,  qui  ne  sont  pas  considérées 
comme  des  obstacles  à  la  liberté  1  si  donc  on  érige  le 
principe  que  la  vérité  seule  sera  en  dehors  de  toute 
protection,  c'est  qu'on  imagine  qu'elle  ne  court  pas 
de  dangers,  assertion  contredite  par  l'expérience; 
ou  qu'on  ne  la  considère  pas  comme  un  lien.  Les 
libres  penseurs  ne  peuvent  répondre  à  ce  dilemme. 

CoNDAMNATio.Ns.  —  Nombreux  sont  les  documents 
pontiflcaux  proscrivant  la  liberté  de  conscience  pr6- 
née  comme  un  bien  absolu.  Grégoibb  XVI  (Ency- 
clique Miraii  vos,  iSSa,  édition  des  Questions 
actuelles,  p.  aii)  dénonce  cette  maxime  fausse  et 
absurde  ou  plutôt  ce  délire  :  qu'on  doit  procurer  et 
garantir  à  chacun  la  liberté  de  conscience  ;  erreur 
des  plus  contagieuses,  à  laquelle  aplanit  la  voie  cette 
liberté  absolue  et  sans  frein  des  opinions  qui,  pour 
la  ruine  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  va  se  répandant  de 
tontes  parts...  «  Eh  I  quelle  mort  plus  funeste  pour 
les  âmes,  que  la  liberté  de  l'erreur!  »  disait  saint 
Augustin  (£/).,  c.v,  3,  lo,  P./.., XXXlIl,4oo)  en  voyant 
ôter  ainsi  aux  hommes  tout  frein  capable  de  les  rete- 
nir dans  les  sentiers  de  la  vérité,  entraînés  qu'ils 
sont  déjà  à  leur  perte  par  nn  naturel  enclin  au 
mal. 

PiR  IX  revient  sur  les  mêmes  condamnations  dans 
l'Encyclique  Quanta  cura,  i864,  et  dans  les  propo- 
sitions 92-80  du  Syllabo». 

LÉON  Xin  dénonce  le  mal  avec  plus  de  précision 
dans  l'Encyclique  Immorlale  Dei,  i885  :  «  Ce  perni- 
cieux   et    déplorable   goût   des  nouveautés  que  vit 


naître  le  xvi^  siècle,  après  avoir  d'abord  bouleversé 
la  religion  chrétienne,  bientôt  par  une  pente  natu- 
relle passa  à  la  philosophie,  et  de  In  philosophie  a 
to<is  les  degrés  de  la  société  civile.  C'est  à  cette 
source  qu'il  faut  faire  remonter  ces  principes  mo- 
dernes de  liberté  effrénée,  rêvés  et  promulgués 
parmi  les  grandes  perturbations  du  siècle  dernier, 
comme  les  principes  et  les  fondement»  du  droit  nou- 
veau... Chacun  relève  si  hien  de  lui  seul,  qu'il  nest 
d'aucune  façon  soumis  à  l'autorité  d'autrui.  Il  peut 
en  toute  liberté  penser  sur  toute  chose  ce  qu'il  veut,  n 
Plus  loin,  l'illustre  Pontife  ajoute  :  «  C'est  d'ailleurs 
la  coutume  de  l'Eglise  de  veiller  avec  le  plus  grand 
soin  à  ce  que  personne  ne  soit  forcé  d'embrasser  la 
foi  catholique  contre  son  gré,  car,  ainsi  que  l'observe 
sagement  saint  Augustin,  l'homme  ne  peut  croire 
que  de  plein  gré  {Tract,  xxvi  In  Joan.,  i,  a).  Par  la 
même  raison,  l'Eglise  ne  peut  approuver  une  liberté 
qui  engendre  le  dégoût  des  plus  saintes  lois  de 
Dieu,  et  secoue  l'obéissance  qui  est  due  à  l'au- 
torité légitime.  C'est  là  plutôt  une  licence  qu'une 
liberté,  et  saint  Augustin  l'appelle  très  justement 
une  liberté  de  perdition  (Ep.,  cv,  ad  Donatistas,  a) 
et  l'apôtre  saint  Pierre,  un  vniledeméchanceté  (\  Pet., 
II,  16).  Bien  plus,  cette  prétendue  liberté,  étant  oppo- 
sée à  la  raison,  est  une  véritable  servitude.  Celui 
qui  commet  le  péché,  est  l'esclave  du  péché  (Jean, 
VIII,  34).  Celle-là,  au  contraire,  est  la  liberté  vraie 
et  désirable  qui,  dans  l'ordre  individuel,  ne  laisse 
l'homme  esclave  ni  des  erreurs,  ni  des  passions  qui 
sont  ses  pires  tyrans,  et  dans  l'ordre  public,  trace  de 
sages  règles  aux  citoyens,  facilite  largement  l'ac- 
croissement du  bien-être  et  préserve  de  l'arbitraire 
d'autrui  la cliose  publique. —Cette  liberté  honnête  et 
digne  de  l'homme,  l'Eglise  l'approuve  au  plus  haut 
point,  et,  pour  en  garantir  au  peuple  la  ferme  et 
intégrale  jouissance,  elle  n'a  jamais  cessé  de  lutter 
et  de  combattre.  > 

Rhfutation.  —  La  confusion  est  ici  entre  la  liberté 
phjsique  et  la  liberté  morale.  Quand  bien  même 
l'homme  serait  maître  des  opérations  de  son  esprit 
comme  des  mouvements  de  son  coenr,  il  a  des  règles 
immuables  auxquelles  il  doit  se  conformer.  La  vérité 
est  la  règle  de  son  esprit;  s'il  s'en  écarte  volontaire- 
ment, il  est  coupable.  Tant  que  ces  écarts  restent  en 
lui,  il  n'est  responsable  que  devant  Pieu.  Mais  s'il 
veut  insinuer  ses  erreurs  aux  autres,  l'autorité  légi- 
time a  droit  de  punir. 

Ceux  qui  s'opposent  à  ces  interventions  de  l'auto- 
rité s'appuient  sur  les  droits  de  la  raison,  mais  il  est 
évident  que,  si  les  écrivains  étaient  uniquement  gui- 
dés par  leur  raison,  il  n'y  auraitpas  à  s'opposer  àson 
libre  développement;  or  l'on  prétend  précisément 
défendre  les  vrais  droits  de  l'esprit  en  réduisant  la 
propagande  ou  la  diffusion  de  l'erreur. 

Rrnan  a  proclamé  le  grand  principe  moderne  du 
nnorr  a  l'erreur,  ce  que  Paul  Janrt  explique  ainsi  : 
«  L'erreur  n'est  souvent  qu'un  moyen  d'arriver  à  la 
vérité.  Ce  n'est  que  par  des  erreurs  successives, 
chaque  jour  amoindries,  que  se  font  les  progrès  des 
lumières  et  le  perfectionnement  des  esprits  »  {ftevue 
des  deux  mondes,  1"  septembre  1866).  —  Cette  théorie 
est  malheureusement  assez  courante  aujourd'hui 
pour  qu'il  soit  nécessaire  de  la  réfuter.  En  réalité, 
l'erreur  est  un  mal,  elle  ne  peut  être  l'objet  d'aucun 
droit;  puisqu'on  prétend  que  l'erreur  est  un  moyen 
d'arriver  à  la  vérité,  on  reconnaît  l'acquisition  de  la 
vérité  comme  le  but  à  atteindre,  il  serait  donc  illo- 
gique d'abandonner  gratuitement  les  parcelles  de 
vérité  déjà  obtenues,  dans  l'espoir  d'en  acquérir 
d'autres.  La  confusion  de  nos  adversaires  est  de 
placer  la  fin  de  l'intelligence  dans  la  recherche  de  la 
vérité,  non  dans  la  vérité  elle-même.  L'étude  devient 


1873 


PENSÉE  (LA  LIBRE) 


1874 


un  sport  comme  la  cliasse,  on  se  propose  non  le  gi- 
bier, mais  le  plaisir  de  la  poursuite.  Ce  qui  provo- 
quait déjà  l'ironie  de  S.  Paul  :  «  seniper  discentps,  et 
nunquam  ad  scienliam  verltatis  perveiiieules  », 
II  fini.,  m,  7.  Il  est  d'ailleurs  faux  de  prétendre  que 
l'erreur  soit,  d'elle-même,  un  moyen  d'arriver  à  la 
vérité,  car  l'erreur  détourne  de  la  vérité  ;  ce  que 
l'on  peut  concéder,  c'est  que,  dans  les  questions 
complexes,  on  n'arrive  pas  du  premier  coup  à  la 
vérité,  mais  on  y  arrive  j)rogressivement,  par  des 
théories  où  se  glissent  certaines  faussetés  et  qui  sont 
dédaigneusement  qualifiées  d'erreurs  par  les  sys- 
tèmes plus  perfectionnés.  L'erreur  chez  les  uns  peut 
également  être  l'occasion  pour  d'autres  de  scruter 
davantage  la  vérité,  mais  cette  heureuse  influence 
est  un  eiret  /ler  accidens  et  ne  saurait  légitimer  ce  mal 
intrinsèque  qu'est  l'erreur. 

On  se  demande  si  1  on  doit  considérer  comme  une 
raillerie  ou  comme  un  sophisme  ce  raisonnement  de 
Voltaire  :  »  Vous  êtes  sûrs  que  la  religion  chré- 
tienne est  divine,  et  vous  n'avez  rien  à  craindre  pour 
elle.  »  ~  Nous  répondons  :  La  certitude  que  la  reli- 
gion survivra  à  vos  attaques  ne  nous  dispense  pas 
d'employer  les  moyens  raisonnables  d'assurer  sa 
conservation  et  son  extension.  Ue  plus,  il  s'agit  de 
défendre  la  religion  non  en  elle-même,  mais  dans  les 
faibli-s  qui  la  possèdent  et  qui  pourraient  la  perdre. 

Les  libres  penseurs  libéraux  aiment  à  citer  le  texte 
de  Tkbtullikn  (Apologeticum,  xxiv)  :  «  Permettez  à 
l'un  d'adorer  le  vrai  Dieu,  à  l'autre  Jupiter  ;  à  l'un 
de  lever  les  mains  au  ciel,  à  l'autre  vers  l'autel  de  la 
foi  ;  à  celui-là  de  compter,  comme  vous  dites,  les 
nuages,  à  celui-ci  les  panneaux  d'un  lambris;  à  l'un 
enfin  de  s'offrir  lui-même  à  Dieu,  à  l'autre  d'offrir  un 
bouc.  Prenez  garde  que  ce  ne  soit  une  espèce  d'irré- 
ligion, d'ôler  la  liberté  de  la  Religion  et  l'option  de 
Dieu,  de  ne  pas  me  permettre  d'adorer  le  Dieu  que  je 
veux  adorer  et  de  me  contraindre  d'adorer  celui  (]ue 
je  ne  veux  pas  adorer.  Quel  Dieu  recevra  des  hom- 
mages forcés'.*  Un  homme  n'en  voudrait  pas  1  u  ou 
cet  autre  texte  de  Tertullien  (Lettre  à  Scapiilri,  pro- 
consul d'Afrique,  11)  :  «  Il  est  de  droit  naturel  et  de 
droit  commun  que  chacun  adore  ce  que  bon  lui  sem- 
ble :  la  religion  d'un  homme  n'est  ni  utile  ni  nuisi- 
ble à  un  autre  homme.  Il  n'appartient  pas  à  une 
religion  de  faire  violence  à  une  autre  religion.  Une 
religion  doit  être  embrassée  par  conviction  et  non 
par  force;  car  les  ofTrandes  à  la  divinité  exigent  le 
consentementdu  cœur.  »  Ils  reprochent  aux  chrétiens 
de  n'avoir  pas  conservé  aux  heures  du  triomphe  les 
principes  invoqués  dans  le  feu  de  la  persécution. 

Mais  autre  est  l'expression  d'un  philosophe  ou  d'un 
théologien,  autre  celle  d'un  ardent  apologiste,  qui 
cherche  avant  tout  à  convaincre  ses  adversaires  de 
contradiction.  La  polémique  de  Tertullien  ne  fait  pas 
toutes  les  distinctions  nécessaires.  Il  manquait  de  la 
sérénité  d'esprit  nécessaire  à  la  claire  vision  d'un 
problème  aussi  complexe  que  celui  que  nous  discu- 
tons ici. 

a")  Phash  doctrinale.  —  Larousse  dit  que  le 
caractère  essentiel  des  libres  penseurs  est  de  rejeter 
toute  religion  positive.  Il  ne  s'agit  plus  des  lois 
humaines  considérées  comme  des  entraves  à  la 
liberté  de  la  pensée;  il  ne  faut  plus  aucune  religion 
positive,  aux  parties  réunies  et  aux  confins  délimites, 
s'imposant  même  librement  comme  un  tout  à  pren- 
dre ou  à  rejeter;  on  la  considère  comme  incompati- 
ble avec  la  liberté  de  l'esprit.  C'est  en  ce  sens  que 
jAiniis  disait,  le  26 novembre  1896,  à  la  Chambre  des 
députés  :  a  Nous  voulons,  quelles  que  soient  les 
doctrines  spéciales,  qu'il  soit  bien  entendu  qu'aucun 
dogme,  qu'ancune  formule  imposée  au  préalable  ne 
limitera  la   liberté   intinie  de  la  recherche.  »  Nous 


lisons  dans  la  Déclaralion  de  principes,  présentée 
au  Congres  de  Kome  par  M.  Ferdinand  Buisson  et 
votée  à  l'unanimité  le  22  septembre  190/1  :  0  La  Libre 
Pensée  ne  i)ouvanl  reconnaître  à  une  autorité  quel- 
conque le  droit  de  s'opposer  ou  même  de  se  super- 
poser à  la  raison  humaine,  elle  exige  que  ses  adhé- 
rents aient  exj)ressément  rejeté  non  seulement  toute 
croyance  imposée,  mais  toute  autorité  prétendant 
imposer  des  croyances  (soit  que  celte  autorité  se 
fVjnde  sur  une  révélation,  sur  des  miracles,  sur  des 
traditions,  sur  l'inluillibilité  d'un  homme  ou  d'un 
livre,  soit  qu'elle  commande  de  s'incliner  devant  les 
dogmes  ou  les  principes  a  priori  d'une  religion  ou 
d'une  philosophie,  devant  la  décision  des  pouvoirs 
publies  ou  le  vote  d'une  majorité,  soit  qu'elle  fasse 
appel  à  une  forme  quelconque  de  pression  exercée  du 
dehors  sur  l'individu  pour  le  détourner  de  faire  sous 
sa  responsabilité  personnelle  l'usage  normal  de  ses 
facultés).  D 

BcissoN  s'exprime  en  ces  termes  :  «  La  libre  pen- 
sée consiste  dans  la  négation  du  dogmatisme.  Notre 
seul  credo  est  de  n'en  pas  avoir,  parce  que  tout  credo 
est  une  immobilisation  illicite  de  la  pensée  hu- 
maine... C'est  une  pensée  qui,  non  seulement  s'est 
libérée  un  jour  de  l'autorité  du  dogme  et  de  la  foi, 
mais  qui  se  garde  à  jamais  libre  de  tout  servage 
doctrinal.  ■>  Et  M.  Séailles,  dans  sa  lettre  au  Congrès 
de  Genève  1902,  définit  la  libre  pensée  :  le  droit  au 
libre  examen.  «  Elle  exige  que  toute  aflirmation  soit 
un  appel  de  l'esprit  à  l'esprit,  qu'elle  se  présente 
avec  ses  preuves,  (|u'elle  se  propose  à  la  discussion, 
qu'aucun  homme,  par  suite,  ne  prétende  imposer  sa 
vérité  aux  autres  hommes  au  nom  d'une  autorité 
extérieure  et  supérieure  à  la  raison.  Est  donc  libre 
penseur  quiconque  —  quelles  que  puissent  être,  d'ail- 
leurs, ses  théories  et  ses  croyances  —  ne  fait  appel 
pour  les  établir  qu'à  sa  propre  intelligence  et  les 
soumet  au  contrôle  de  l'intelligence  des  autres.  » 

RÉPONSE.  —  Il  y  a  là  une  équivoque  capable  d'abu- 
ser les  esprits  peu  exercés.  Quand  on  parle  de  l'in- 
dépendance de  notre  raison,  nous  demanderons  quelle 
indépendance  on  réclame.  Serait-ce  l'indépendance 
par  rapport  aux  règles  de  la  logique?  mais  c'est 
alors  la  déraison;  — serait-ce  par  rapport  à  la  vérité? 
mais  la  vérité  est  précisément  la  lin  de  l'intelligence, 
et  la  noblesse  de  cette  faculté  consiste  à  atteindre  sa 
fin,  non  à  s'en  affranchir;  —  serait-ce  par  rapport  à 
l'autorité?  mais  si  je  vois  que  cette  autorité  est  res- 
pectable, sera-ce  obéir  à  ma  raison  que  de  mépriser 
cette  autorité?  St  Tho.mas  d'Aquin  dit  :  «  Non  cre- 
deret  nisi  tideret  ea  esse  credenda  fel  propter 
evideiiltam  signorum  vel  propter  aliquid  hujusmodii 
(Sum.  Theol.,  Il'  llae,  qu.  i,  a.  4). 

Il  y  a  sans  doute  une  liberté  de  l'esprit  consistant 
dans  la  disposition  à  admettre  toute  vérité  nouvelle, 
à  remplacer  toute  proposition  non  démontrée  par 
toute  autre  proposition  dont  la  preuve  sera  fournie. 
Mais  la  liberté  d'esprit  ne  saurait  consister  à  être 
disposé  à  rejeter  une  vérité  établie,  ce  qui  laisserait 
l'esprit  dans  un  provisoire  perpétuel. Cf.  Fonsegrivb, 
Eléments  de  philosophie.  M.MAURRAsa  pu  dire  dans 
la  Politique  religieuse,  p.  33-33  :  «  La  libre  pensée 
est  la  pensée  indéterminée.  C'est  la  pensée  libre 
d'elle-même  et  par  conséquent  destructive  d'elle- 
même.  C'est  une  pensée  vague  et  qui  se  renie  en  va- 
guant. Donc  une  pensée  vague  est  nulle;  il  a  bien 
fallu  que  certains  libres  penseurs  y  prissent  garde... 
Ce  qu'il  y  a  de  consistant  dans  sa  pensée  (à  Haeekel) 
est  dû  à  un  certain  degré  de  détermination,  de  rigueur 
et  de  servitude...  Cet  homme  veut  fonder  une  ligne 
en  vue  d'une  libre  pensée  nouvelle,  d'une  libre  pen- 
sée qui  aurait  le  privilège  assez  paradoxal  d'être 
aussi  une  penséedélerminée...  Jel'averl  isqu'il  pourra 


1875 


PENSEE  [LA.  LIBRE 


187o 


plaire  à  un  ceilain  ombre  d'esprits,  mais  les  libres 
penseurs  professionnels  ne  manqueront  pas  de  l'évi- 
ter tout  d'abord,  ensuite  de  le  fuir  et  peut  être  plus 
tard,  s'il  réussissait  trop,  de  l'excommunier.  » 

Les  libres  penseurs  discutent  tantôt  en  disciples 
de  Descartes,  pour  qui  tout  est  rationnel  et  suscep- 
tible d'être  acquis  par  la  raison  individuelle,  tantôt 
en  agnostiques,  pour  qui  aucune  conquête  intellec- 
tuelle n'est  délinitive  ni  absolue.  Dans  le  second  cas, 
ils  ont  contre  eux  le  bon  sens  des  masses;  dans  le 
premier,  ils  convaincront  de  moins  en  moins  les  sa- 
vants, qui  diront  avec  Pasteur,  Discours  de  réception 
à  l'Académie  française,  a^  avril  1883  :  «  Celui  qui 
n'aurait  que  des  idées  claires  serait  assurément  un 
sot...  Les  notions  les  plus  précieuses  que  recèle  l'es- 
prit humain  sont  tout  au  fond  de  la  scène  et  dans 
un  demi-jour.  C'est  autour  de  ces  idées  confuses,  dont 
la  liaison  nous  échappe,  que  tournent  les  idées 
claires  pour  s'étendre,  se  développer  et  s'élever...  Si 
nous  étions  coupés  de  celte  arrière-scène,  les  sciences 
exactes  elles-mêmes  y  perdraient  toute  leur  gran- 
deur.   » 

Il  serait  d'ailleurs  chimérique  d'imposer  au  savant 
l'obligation  de  n'admettre  que  ce  qu'il  aurait  lui- 
même  constaté  et  vérilié,  de  ne  s'en  lier  à  aucune  au- 
torité. Cette  prétention  ruinerait  non  seulement 
l'histoire,  mais  rendrait  impossible  toutes  les  sciences 
de  la  nature.  La  science  n'est  pas  une  œuvre  exclu- 
sivement individuelle,  elle  résulte  d'un  labeur  col- 
lectif et  social.  Le  savant  fait  appela  l'autorité,  même 
dans  l'ordre  spécial  de  recherches  où  il  est  compé- 
tent; mais  il  ne  le  fait  qu'à  bon  escient,  soumettant 
son  esprit  critique  aux  règles  de  la  méthode 
historique. 

Lacordairr,  avec  un  sens  aigu  des  besoins  de  son 
temps,  attaquait  de  front  le  préjugé  de  la  Libre 
Pensée  lorsqu'il  montrait  dans  sa  i'«  Conférence  de 
Notre-Dame  de  Paris  (i835)  que  l'homme  est  un  être 
enseigné  :  a  L'homme  est  un  être  social...  son  in- 
telligence aussi  doit  vivre  par  la  société,  et  la  nour- 
riture de  l'intelligence  étant  la  Vérité,  la  vérité  doit 
lui  être  transmise  socialement,  c'est-à-dire  par  l'en- 
seignement. » 

Aujourd'hui  le  terme  de  lilire  penseur  est  devenu 
synonyme  de  sceptique;  d'après  cette  signification, 
est  libre  penseur  quiconque  ne  croit  à  rien;  et  moins 
l'on  croit,  plus  on  est  réputé  capable  de  penser 
librement.  Ainsi  l'athée  serait  plus  libre  penseur 
que  le  simple  déiste, et  le  sceptique  plus  que  l'athée. 
Quelques-uns  essayent  d'arrêter  celte  progression 
aux  questions  métaphysiques  pour  sauver  la  mo- 
rale. Mais  c'est  en  vain  :  et,  d'après  l'échelle  pré- 
cédente, on  sera  forcé  de  dire  que  celui  qui  nie  la 
morale  est  i)lus  libre  penseur  que  celui  qui  l'affirme... 
Ce  préjugé,  qui  mesure  la  libertéà  la  négation, pour- 
rail  aller  jusqu'à  cette  conséquence,  que  le  plus  haut 
degré  de  liberté  d'esprit  consiste  à  ne  pas  même 
croire  à  la  liberté...  Et  cependant  il  y  a  des  incré- 
dules, qui,  bien  loin  de  i)enser  librement,  ne  pen- 
sent même  pas  du  tout,  et  acceptent  les  objections 
aussi  servilement  que  les  autres  les  dogmes.  Com- 
bien de  croyants,  au  contraire,  qui  ont  la  manière 
de  penser  la  plus  libre  et  la  plus  hardie  !  Ce  n'est 
donc  pas  la  chose  même  que  l'on  pense  qui  fait  la 
liberté,  mais  la  manière  dont  on  la  pense.  Cf.  P.  Ja- 
NBT,  He\ue  des  deux  mondes,  i"  septembre  1866. 
Rbnouvibb  affirme  la  même  pensée  (Critique  philo- 
sophique du  ai  février  1898):  «  La  libre  pensée  est 
une  croyance  purement  négative...  Son  symbole  est 
qu'il  ne  faut  croire  à  rien.  » 

3*)  Phase  politique.  —  D'ailleurs  les  meneurs  de 
la  libre  pensée  ont  compris  celte  nécessité  de  l'être 
humain,    incapable  de   penser    librement    par    lui- 


même  s'il  n'est  soutenu  par  la  cohésion  d'un  groujio. 
De  là, ces  innombrables  sociétés  qui  se  forment  avec 
uneaclivité  prodigieuse  dansions  les  pays;de  là, ces 
journaux  qui  agissent  ellicacement  sur  les  abonnés 
recrutés  à  la  suite  d'une  conférence  retenlissante;  de 
là,  ces  congrès  multipliés  où  des  chefs,  toujours  les 
mêmes,  viennent  proposer  leur  profession  de  foi. 

La  libre  pensée  est  devenue  une  religion  négative  : 
on  y  invoque  constamiiient  l'autorité  de  quelques 
savants  illustres,  comme  Bertublot  et  Habckb:., 
Lo.MBRoso,  Skrgi.  Le  Gomp'e  rendu  officiel  du  Con- 
grès de  Rome  (igo^)  met  en  exergue  ce  mot  de 
Blanqui  :  u  Ni  Dieu,  ni  raaitre.  »  On  discute  longue- 
ment au  Congrès  de  Paris  (igo5)  la  0  morale  sans 
Dieu  »  ;  on  finit  par  déclarer  «  qu'elle  se  borne  à 
synthétiser  en  des  règles  perfectibles  les  moyens 
pratiques  d'action  utile,  conforme  à  l'ensemble  des 
connaissances  de  chaque  temps;  elle  se  résout  en 
somme  à  une  hygiène  physiologique  et  morale  des 
individus  et  des  sociétés...  elle  est  sans  Dieu,  puis- 
qu'elle veut  être  scientifique  >>. 

Il  y  a  cependant  quelques  surprises  :  ainsi,  au 
moment  où  M.  Buisson  lit  son  projet  condamnant 
les  morales  fondées  sur  une  métaphysiciue  quelcon- 
que,comme  supposant  encore  un  reste  de  dogmatisme 
rationnel,  et  fait  joyeusement  remarquer  «  que  c'est 
l'élimination  de  tout  système  aprioristique  »,  un 
anarchiste  l'interrompt  et  lui  demande:  0  y  compris 
la  loi?  »  ce  qui  provoque  une  discussion  confuse. 

Au  congrès  de  Paris,  on  organise  des  missions  laï- 
ques à  l'intérieur.  Les  groupes  sont  invités  à  pro- 
voquer de  fréquentes  causeries  éducatives.  Il  y  aura 
chaque  année  une  fêle  civique  et  un  banquet.  On 
célébrera  chaque  année  une  fêle  des  enfants.  Le  jour 
de  la  fête  de  la  Libre  Pensée  est  choisi  à  la  date  da 
Pâques.  On  décide  :  i"  Que  les  fédérations  nationales 
de  la  Libre  Pensée  trouvent  dans  leur  caisse  de  propa- 
gande, où  les  fonds  devront  être  centralisés,  les  res- 
sources nécessaires  pour  pouvoir  fournir  :  A  —  Au.^ 
mariages  civils  :  orateurs,  musiciens  et  chanteurs; 
B  —  .\ux  obsèques  civiles  :  orateurs.  2  "  Que  la  |)lus 
large  publicité  soit  faite  afin  que  les  libres  penseurs 
puissent  assister  en  grand  nombre  aux  cérémonies 
civiles  ;  3'^  Que  les  mariages  civils  aient  lieu  de  préfé- 
rence le  dimanche. 

On  émet  le  vœu  :  i"  Que  les  Sociétés  de  Libre 
Pensée  exigent  de  tous  leurs  adhérents  le  dépôt  d'un 
testament  en  forme  légale  par  lequel  ils  exprime- 
ront leur  volonté  d'avoir  des  obsèques  purement 
civiles;  2"  Que,  dans  un  avenir  prochain,  la  loi 
défende  à  tout  ministre  du  culte  de  procéder  aux 
cérémonies  religieuses  du  baptême  et  de  la  première 
communion,  sans  une  demande  expresse  et  écrite  du 
père  et  de  la  mère,  du  tuteur  et  subrogé  tuteur  (si 
les  ](arenls  sont  décédés),  ou  de  procéder  à  un  enter- 
rement religieux  sans  une  demande  en  forme  légale 
de  la  personne  défunte. 

A  propos  de  la  propagande  par  l'enseignement 
(p.  i45).  un  citoyen  propose  de  faire  0  un  catéchisme 
civique  ».  Le  congrès  réclame  comme  réformes  immé- 
diates :  l'abrogation  de  la  loi  Falloux  et  le  mono- 
pole de  l'enseignement  ;  la  laïcité  et  non  la  neutra- 
lité de  l'enseignement. 

Sans  doute  quelques  esprits  supérieurs  sentent 
l'illogisme  auquel  la  foule  prétend  les  conduire,  ils 
tiennent  à  dégager  leurs  responsabilités. 

M.  Skaillbs  :  «  Nous  n'avons  que  faire  d'apporter 
ici  des  outrages,  des  violences,  des  déclamations  ; 
nous  avons  moins  encore  à  transformer  notre  congrès 
en  un  concile  qui  promulgue  son  petit  Syllabus  à  la 
majorité  des  sufTrages;  ji.  90...  La  science  n'est  ni 
une  métaphysique,  ni  une  religion;  elle  nous  laisse 
dans  le  relatif,  et  nous  devons  nous  refuser  à  toute 


1«77 


PENSÉE  (LA  LIBRE) 


1878 


tyrannie  qui,  en  sou  nom,  prétendrait  nous  imposer 
une  tliéorie  de  l'absolu.  » 

Bbkthblot  (p.  26)  :  «  Cependant  conservons  tou- 
jours la  sérénité  bienveillante  ipii  convient  à  notre 
amour  sincère  de  la  justice  et  de  la  vérité,  l.a  voix 
d<^  la  science  n'est  ni  une  voix  de  violents,  ni  une 
voix  de  doctrinaires  absolus.  Quel»  qu'aient  été  les 
crimes  de  la  théocratie,  nous  ne  saurions  méconnu i Ire 
les  bienfaits  que  la  culture  chrétienne  a  répandus 
autrefois  sur  le  monde...  Il  serait  contraire  à  nos 
principesd'opprimer  à  notre  tour  nos  anciens  oppres- 
seurs, s'ils  se  bornent  à  demeurer  lidèles  à  des  opi- 
nions d'autrefois,  sans  vouloir  les  imposer...  Certes 
nous  n  avons  pas  les  prétentions  du  prophète  des- 
cendu du  Sinaï  pour  exterminer  ses  ennemis  et  pro- 
mulguer un  nouveau  Déealogue.  » 

M.  SÉAiLLBS  disait  dans  sa  lettre  au  Conférés  de 
Genève  de  1902  :  «  Que  ceux  qui  ont  le  i;oùt  de  la 
(iropagande  mettent  en  avant  des  raisons,  et  non  des 
apostrophes  et  des  injures.  » 

Le  ai  sept.  1904,  Demblon  disait  :  «  Citoyens,  il 
ne  faut  pas  qu'au  moment  où  le  monde  a  les  yeux 
lixés  sur  nous,  au  moment  où  nous  délibérons  dans 
la  ville  des  papes,  nous  nous  amoindrissions  en 
manquant  de  tolérance  les  uns  à  l'égard  des  autres... 
Il  ne  faut  pas  que  demain  on  puisse  dire  que  nous, 
qui  avons  toujours  lutté  contre  la  persécution,  nous 
sommes  désireux  de  devenir  à  notre  tour  des  persé- 
cuteurs. » 

Mais  la  logique  de  l'erreur  triomphe  de  ces  pro- 
testations isolées,  et  le  Compte  rendu  oUiciel  de 
Rome  insère  l'exposition  du  Monisme  en  trente 
thèses,  dont  la  25»  prône  la  religion  moniste.  La 
Libre  Pensée  est  ainsi  une  religion  nouvelle,  avec  des 
dogmes  décidés,  comme  dans  un  concile,  à  la  majo- 
rité des  voix.  Quel  sera  le  devoir  de  la  minorité,  si 
elle  prétend  rester  libre  ? 

La  Libre  Pensée  est  généralement  plus  populaire 
que  la  Franc-maçonnerie  et  n'exige  pas  de  cotisation 
aussi  élevée  ;  cependant  les  deux  organisations  sont 
étroitement  liées  par  une  certaine  communauté  de 
but  poursuivi.  Pour  choisir  parmi  les  preuves,  qui 
surabondent,  il  suflit  de  citer  le  /liilletin  du  Grand 
Orient  (i8ga,  p.  3aa),  qui  montre  que  l'Assemblée 
générale  duG.\  0.\  de  i8ga  a  adopté  l'adhésion  des 
loges  de  la  Fédération  aux  f>roupes  de  la  Lthre  Pen- 
sée et  la  création  jiar  les  Loges  de  groupes  de  la 
I  ibre  Pensée.  A  la  page  490  du  même  Bulletin,  il  est 
dit  que  «  Les  Loges  du  Grand  Orient  de  France  sont 
invitées  à  encourager  et  favoriser  le  développement 
des  Sociétés  de  la  Libre  Pensée,  qui  complètent  et 
clendent  l'action  de  la  Maçonnerie  dans  sa  lutte  con- 
tre le  cléricalisme  ". 

L'attitude  de  la  Libre  Pensée  a  donc  nettement 
ilisgénéré  ;  c'était  d'abord  un  mouvement  de  défense 
individuelle  pour  protéger  sa  vie  intellectuelle  contre 
une  ambiance  doctrinale  jugée  dangereuse  ,  elle  est 
devenue  une  entreprise  de  conquête  audacieuse  des 
eiprits  populaires  au  profit  de  certains  politiciens. 

C'est  contre  les  organisateurs  de  Congrès  de  la 
Libre  Pensée  que  Brunetiére  énonçait  ces  propos 
énergiijues  :  «  C'est  à  nous  de  montrer  qu'il  n'y  a  pas 
lie  pensée  plus  esc  lave  que  la  leur,  du  plus  inintelligent 
fanatisme  et  des  préjugés  les  plus  vulgaires.  C'est  à 
nous  de  montrer  que  le  dogme  ne  contraint  ni  ne 
gène  en  rien  la  liberté  de  la  pensée,  à  moins  que  ce 
ne  soit  en  matière  de  dogmatique,  ce  qui  est  sans 
doute  assez  naturel  ;  et  c'est  à  nous  de  montrer  que 
la  liberté  de  penser,  telle  qu'ils  l'entendent  et  qu'ils 
la  pratiquent,  n'est  ([u'un  contre-dogmatisme  sans 
substance  ni  fondement,  v  (Discours  de  combat,  l.  III, 
/,«  dogme  et  la  Libre  pensée,  p.  224)  C'est  ce  que  dit 
aussi  JoBRGKNSBN  (  l'i/a  fera,  p.  i58):   «  On  oubliait 


seulement,  et  l'on  se  gardait  bien  de  le  voir,  que 
dans  le  domaine  des  sciences  nul  n'est  libre  de  penser 
ce  qu'il  lui  plaît,  l'esprit  doit  se  soumettre  au  fait, 
s'incliner  devant  l'expérience.  Il  y  a  des  lois  qu'il  ne 
peut  modifier,  des  réalités  qui  s'imposent  à  lui.  El 
dans  le  domaine  religieux  on  voudrait  que  le  caprice 
et  l'imagination  fussent  les  maîtres  incontestés?... 
Comme  si  tonte  la  liberté  de  la  pensée  ne  se  ramenait 
pas  à  accepter  le  joug  de  la  vérité  I  ■> 

111.  Discussion — Quoi(|ue notre  e.xposé  historique 
ail  été  accompagné  de  certainesréfutatlons  sommai- 
res, il  convient  de  le  faire  suivre  d'une  discussion 
purement  objective  fondée  sur  le  rappel  de  princi- 
pes certains. 

Saint  Thomas  (Summu  Tlieol.,  l',q.  83,  a. 3)  montre 
que  la  liberté  consiste  dans  l'acte  de  l'élection  ou 
pouvoir  de  choisir.  Nous  sommes  dits  libres  par  le 
l'ait  que  nous  pouvons  prendre  une  chose  et  laisser 
l'autre,  ce  qui  est  précisément  choisir.  Or  deux  élé- 
ments concourent  à  l'élection  :  l'un  qui  se  trouve 
dans  la  faculté  de  connaître,  1  autre  qui  relève  de  la 
faculté  appétitive.Du  côté  delà  faculté  cognoscilive, 
se  trouve  le  conseil  ou  l'enquête,  qui  nous  permet 
de  juger  ce  qu'il  faut  préférer  ou  choisir.  La  faculté 
appétitive,  à  son  tour,  accepte  ce  qui  a  été  proposé 
par  le  conseil.  Le  libre  choix  consiste  dans  cette 
acceplMiion  facultative.  Mais  de  quelle  faculté  relève 
proprement  la  liberté? 

Aristote  avait  hésité.  Dans  son  Ethique  (L.  VI, 
ch.  Il,  n.  5),  il  laisse  la  question  dans  le  doute,  disant 
que  l'élection  est  soit  un  entendement  qui  désire,  soit 
un  désir  intelleclif,  mais  au  L.Ill  (oli.  m,  n.19)  il  in- 
cline plutôt  à  la  seconde  opinion,  puisqu'il  l'appelle 
un  désir  éclairé  par    le  conseil. 

C'est  bien  l'opinion  qu'il  faut  admettre,  car  l'élec- 
tion a  pour  objet  propre  ce  qui  est  ordonné  à  la  fin, 
ce  qui  a  raison  de  moyen,  ou  encore  un  bien  utile.Ov 
le  liien  est  objet  de  l'appétit;  ils'ensuit  quel'élection 
est  un  acte  de  la  faculté  appétitive  :  en  elle  résidela 
liberté.  Mais  si  la  liberté  réside  dans  la  volonté,  la 
source  ou  la  racine  de  la  liberté  se  trouve  dans  la 
raison,  cf.  de  Veritate,  q.  xxiv,  a.  a  :  Totius  liberta- 
tis  radix  in  ratione  constituta.  Seule  la  raison  peut 
connaître  la  notion  de  fin  et  la  relation  contingente 
de  tel  moyen  par  rapport  à  telle  fin  :  connaissance 
requise  pour  fonder  l'indépendance  de  la  volonté  et 
sa  liberté  par  rapport  à  tel  moyen  choisi.  En  ce  sens 
Lbibnitz  a  pu  dire:  a  L'intelligenceest  comme  l'àme 
de  la  liberté,  » 

La  raison  n'est  pas  libn-  mais  un  acte  d'intellec- 
tion  peut  être  impéré  par  la  volonté  libre,  et  à  ce 
titre  peut  être  libre,  par  suite  entraîner  la  respon- 
sabilité. Il  sera  libre  non  quant  à  son  objet,  mais 
quant  à  son  ejercite(liberté  d'exercice,  non  de  spé- 
cification). C'est  ainsi  que  la  volonté  interviendra 
pour  mettre  fin  à  l'enquête,  œuvre  de  l'intelligence, 
dès  qu'elle  se  portera  vers  l'alternative  qui  lui  est 
proposée  àce  moment  par  l'intelligence, alors  qu'elle 
aurait  pu, par  son  abstention,  attendre  qu'on  lui  pro- 
pose l'alternative  contraire.  S'il  est  vrai  que  c'est  tou- 
jours le  dernier  jugement  pratique  (jue  suit  la  faculté 
appétitive,  il  ne  faut  pas  méconnaître  que  c'est  celle- 
ci  qui  fait  que  ce  jugement  soit  le  dernier  pratique- 
ment, elle  le  fait  par  sa  libre  acceptation.  Cf.  PiiouBs, 
Comm.  fr.  lilt.  delà  Somme  /Viéo/.,  t.  IV,  p.  699. 

Il  ne  faudrait  pas  en  conclure  que  l'intelligence 
est  un  simple  instrumentaux  mains  de  la  volonté. 
Ce  serait  étrangement  méconnaître  les  droits  de  la 
raison,  que  l'école  thomiste  considère  comme  la  plus 
noblede  nos  facultés, .i la  suite  d'ABisTOTB(/'e.^H(ma, 
Livre  III,  ch.  v,  a;  Ethique,  X,  ch  vu)  et  de  saint 
Augustin  (.^up.  Gen.  ad  lilt.,  ch.  xvi).  Saint  Tho- 
mas va  répondre    par    une    distinction  (q.  8a,   a.    4 


1879 


PENSÉE  (LA  LIBRE) 


1880 


ad  1"'"):  1°  Si  nous  considérons  rinlelligence  par 
rapport  à  son  objet  propre,  Vétie  ou  le  vrai,  dans  son 
universalité,  elle  ne  dépend  pas  de  la  volonté,  qui 
ne  pourra  nullement  lui  dicter  ses  jugements  à  moins 
d'une  immixtion  condamnable,  et  c'est  ainsi  que 
nous  devrons  déclarer  que  la  pensée  n'est  pas  libre 
à  proprement  parler.  Elle  est  nécessitée  par  son 
objet;  sa  perlection  est  d'atteindre  le  vrai,  d'être 
liée  par  lui.  Elle  ne  le  t'ait  pas,  elle  le  voit  tel  qu'il 
est.  Arislote  dit  même  :  intrlligere  est  pâli  i/uud- 
daiit.  L'intellect  qui  i)(noreest  la  tahtilu  rasii  in  qiiu 
niliil  est  scriptum  ;  sa  perfection  consistée  abdiquer 
cet  état  d  indétermination  et  d'indépendance  pour 
se  li.ter  dans  la  vérité.  Considérer  le  joug  de  la 
vérité  comme  des  chaînes  odieuses, c'est  méconnaStre 
le  mécanisme  de  l'intelligence  et  sa  linalité,  c'est 
comprendre  la  logique  à  la  façon  des  Sophistes  ou 
confondre  le  travail  intellecluel  avec  le  caprice  du 
dilettante,  ce  serait  la  condiimnation  irrémédiable 
de  la  raison,  puisque  son  activité  ne  peut  avoir  d'au- 
tre linalité  que  de  la  débarrasser  d'une  liberté  seule 
compatible  avec   l'ifinorance  absolue. 

a"  Si  maintenant  nous  considérons  l'intelligence 
comme  une  chose  déterminée,  comme  une  puissance 
concrèle,  alors  elle  tombe  sous  l'objet  de  la  volonté 
qui  se  porte  vers  tout  bien  et  qui  peut  désirer  tel 
acte  de  la  faculté  intellectuelle  :  Aoilà  comment 
l'exercice  de  la  pensée  est  libre.  11  ne  le  serait  pas 
cependant  si  l'objet  était  actuellement  présent  et 
s'imposait  à  l'intellection,  comme  cela  arrivera  au 
ciel  pour  la  vision  béalilique. 

Sauf  ce  cas  exceptionnel,  la  pensée  est  libre  dans 
son  exercice,  en  ce  sens  qu'on  peut  penser  ou  ne  pas 
penser,  penser  à  telle  chose  ou  s  telle  autre;  mais  la 
pensée  n'est  pas  libre  par  rapport  à  son  olijet;  elle 
est  nécessitée  par  le  vrai  et  les  lois  de  l'esprit.  Une 
double  nécessité,  externe  et  interne,  pèse  sur  nous  : 
il  ne  faut  pas  s'en  plaindre, c'est  celle  qui  nous  main- 
tient dans  la  sphère  de  la  vérité,  comme  la  gravita- 
tion nous  rattache  à  la  planète  où  cous  vivons. 

Dès  que  l'objet  n'est  pas  évident,  l'esprit  n'est  pas 
nécessité  et  reste  libre  d'adhérer  ou  non;  voilà 
pour((uoi  la  volonté  intervient  :  l'acte  d'assentiment 
se  nomme  alors  opinion  ou  croyance.  Pascal  l'a 
noté  dans  ses  J'eiiaces  :  n  La  volonté  estun  des  prin- 
cipaux organes  de  la  créance,  non  qu'elle  forme  la 
créance  elle-même,  mais  parce  que  les  choses  sont 
vraies  ou  fausses  selon  la  face  paroùon  les  regarde. 
La  volonté  qui  se  plait  à  l'une  plutôt  qu'à  l'autre 
détourne  l'esprit  de  considérer  les  qualités  de  celle 
qu'elle  n'aime  pas.  L'esiirit,  marchant  d'une  pièce 
avec  la  volonté,  s'arrête  à  regarder  la  face  qu'elle 
aime  et  juge  d'après  ce  qu'il  y  voit.  » 

Voilà  pourquoi  la  vraie  liberté  d'esprit  suppose 
une  volonté  droite. Tous  les  philosophesl'ont  remar- 
qué, certains  l'ont  exagéré  et  sont  allés  au  pragma- 
tisme. 'I'aine  disait  :  «  Si  la  proposition  du  carré  de 
l'hypoténuse  pouvait  changer  quelquechose  à  notre 
vie.  nous  l'aurions  réfutée  bien  vite.»  C'est  une  bou- 
tade, parce  (]ue  l'exemple  choisi  suppose  l'évidence 
mathématique,  mais  l'assertion  reste  vraie  lorsqu  il 
s'agit  seulement  de  certitude  morale, voilà  pourquoi 
Uenouvikk  a  i)u  dire  :  c<  L'amour  de  la  vertu  est  la 
première  condition  de  toute  vraie  philosophie  » 
(Critique  PliAosophitjue)  et  Ravaisson  :  o  C'est  de 
l'amour  du  vrai  et  du  bien  que  jaillit  toute  science 
de  l'ordre  moral  »  (/,«  Philusophie  en  France  au 
XIJi'  siècle),  et  plus  poétiquement  encore  Mme  i>o 
Stakl  :«  Sancliliez  votre  àme  comme  un  temple,  si 
vous  voulez  que  l'ange  de  la  vérité  s'y  montre.  > 
Nous  voilà  loin  de  l'axiome  cartésien  :  «  On  ne  doit 
reconnaître  pour  vrai  (|ue  ce  qui  parait  évidemment 
être  tel,  c'est-à-dire  ce  que  l'esprit   perçoit  si  claire- 


ment et  si  distinctement  qu'il  lui  est  impossible  de 
le  révoquer  en  doute.  » 

A  ceux  qui  se  plaignent  <iu'en  matière  doctrinale 
ou  dogmatique  le  dogme  gène  notre  liberté  de  pen- 
sée, Brunetikrb  répond  avec  sa  verve  ordinaire 
{Discours  de  combat,  t.  Ill)  :  "  Est-ce  que,  par  hasard, 
nous  serions  libres  en  histoire  de  croire  que  César  a 
ou  n'a  pas  existé?  Le  sommes-nous  d'expulser 
Alexandre  de  l'histoire  de  la  Grèce  ou  denier  l'exis- 
tence de  la  grande  muraille  de  Chine'.'...  Nous  ne 
sommes  pas  libres  de  croire  que  deux  et  deux  fout 
cinq  1  ou,  en  d'autres  termes  encore,  notre  liberté  de 
penser,  la  liberté  de  nous  représenter  les  choses 
comme  nous  aimerions  peut-être  qu'elles  le  fussent, 
la  liberté  de  nous  les  figurer  autrement  qu'elles  ne 
sont,  la  liberté  d'en  .-ippeler  du  témoignage  de  la 
science  acquise  aux  fantaisies  de  notre  imagination 
ou  de  notre  sens  individuel,  celte  liberté  n'est  pas 
gênée  seulement,  elle  nous  est  interdite,  et  si  nous 
les  revendiquions,  c'est  alors,  comme  dit  Pascal,  que 
nous  serions  purement  et  simplement  des  a  sots  ». 
En  toutordre  de  choses, la  liberté  do  penser  estgênée, 
elle  est  empêchéeparla  connaissance  qucnousavons 
des  conditions  de  la  chose  ou  de  sa  nature.  La  vérité 
nous  |)resse,  elle  nous  contraint  pour  ainsi  dire  de 
toutes  parts. Nous  ne  pouvons  méconnaître  ni  son  auto- 
rité ni  l'obligation  que  celte  autorité  porte  pour  nous 
de  nous  y  soumettre.  Pour  un  chrétien,  les  dogmes  de  la 
religion  ont  exactement  la  même  autorité  que  pour 
un  savant  les  vérités  fondamentales  de  la  science  ou 
pour  un  historien,  [)Our  un  érudit,  pour  un  cridqui', 
les  faits  avérés  qui  servent  de  base  ou  de  support  à 
ses  généralisations.  Nos  dogmes...  sont  pour  nous 
«  des  vérités  »  :  et  comme  les  vérités  de  la  science, 
<i  CCS  vérités  »  sont  ou  ne  sont  pas.  » 

Objection.  —  On  distingue  entre  les  vérités  dont 
on  possède  l'évidence  intrinsèque  et  les  vérités, 
comme  les  dogmes,  auxquelles  on  n'adhère  qu'en 
raison  d'une  autorité.  Ce  sont  celles-là  qu'on  décla- 
rera opposées  à  la  complète  liberté  de  la  pensée. 

G.  FoNsnoKivK  (L'attitude  des  cathotii/ues  devant 
la  science,  l.a  Quinzaine,  lômai  i8ij8)  cite  le  prin- 
cipe équivoque  de  Dkscahtes  :  «  Ne  recevoir  pour 
vrai  que  ce  que  l'on  reconnaît  évidemment  être  tel  » 
et  ClaL'dk  Bernard  :«  La  première  condition  que  doit 
remplir  un  savant  qui  se  livre  à  l'investigation  des 
phénomènes  naturels,  c'est  de  conserver  une  cer- 
taine liberté  d'esprit  assise  sur  le  doute  philosophi- 
que... Si  une  idée  se  présente  à  nous,  nous  ne  devons 
pas  la  repousserpar  cela  seul  qu'ellen'estpas  d'accord 
avec  les  conséquences  logiques  d'une  théorie  ré- 
gnante »,  Introduction  à  ta  médecine  expérimentale, 
ch.  II,  n"  3,  Paris,  i865,  et  ajoute  :  «  Or  le  catholique 
ne  peut  donner  son  acquiescement  à  un  doute  qui 
porterait  sur  un  article  de  foi.  Lui  est-il  dés  lors  loi- 
sible de  l'examiner  librement'.'  Alors  même  qu'il  a 
l'air  de  les  traiter  rationnellement,  qu'il  essaie  de  les 
prouver,  il  est  dominé  par  le  préjugé,  il  sait  d'avance 
où  doit  aboutir  son  raisonnement  ;  il  ne  saurait, 
sans  forfaiture,  le  faire  aboutir  qu'ii  la  proposition 
dogniii tique,  préalablement,  et  en  dehors  des  voies 
rationnelles,  reconnue  pour  vraie,  allirmée  comme 
certaine.  Cet  état  de  croyance  antérieur  aux  démar- 
ches de  la  raison  et  avoué  comme  supérieur  à  ces 
démarches,  ne  peut  que  créer  dans  l'esprit  une  pré- 
vention qui  conditionne  y  peu  près  infailliblement 
les  démarches  rationnelles,  qui  risque  de  les  faire 
gauchir  insensiblement,  en  sorte  que  la  prétendue 
démonstration,  au  lieu  d'être  un  produit  pur  de  la 
logique  et  de  la  laison,  laisse  à  peu  près  nécessaire- 
ment pénétrer  en  elle  des  éléments  psychologiques, 
plus  ou  moins  volontaires,  qui  ne  ])euventque  l'al- 
térer. "  Et  l'on  ra|)pelle  le  concile  du  Vatican,  sess.  m. 


i 


1881 


PENSEE  (LA  MBIŒ; 


1882 


cil.  Il,  can.  2  :  «  Si  i|uelqu'iin  dit  que  les  sciences 
humaines  doivent  être  traitées  avec  une  liberté  telle 
que  leurs  allinnations,  alors  même  qu'elles  s'oppo- 
sent à  la  vérité  révélée,  peuvent  être  regardées 
couime  vraies  et  ne  peuvent  être  condamnées  par 
l'Eglise,  ([u'il  s<jil  auathème.  » 

Réponse.  —  U  faut  répondre  avec  le  Concile  que 
la  raison  et  la  foi  ne  i)euvenl  se  contredire,  car  l'une 
et  l'autre  pi-ocèdenl  d'une  même  source  qui  est  la 
vérité  éternelle.  Avec  Descartes,  le  catholicisme 
reconnaît  que  rien  n'a  le  dioit  d'entrer  dans  l'esprit 
de  riioiunie  sans  que  l'intellijfence  ait  eu  des  motifs 
raisonnables  de  l'accepter.  L'autorité  elle-même  et 
la  révélation  et  les  dogmes  doivent  fournir  leurs 
titres  à  l'acceptation,  pour  que  celte  acceptation  soit 
légitime. 

Si  le  danger  existe  pour  le  croyant  d'être  tenté  de 
solliciter  les  faits  en  faveur  de  sa  croyance,  il  devra 
lutter  contre  ce  danger  quand  il  voudra  faire  œuvre 
scientilique  ou  apologétique;  voulant  olayer  sa  foi, 
il  cherchera  des  arguments  ayant  une  valeur  par 
eux-mêmes,  indépendamment  de  la  conclusion  qu'il 
espère  en  tirer.  Il  observera  les  règles  les  plus  sévè- 
res de  la  logique  pour  éviter  le  cercle  vicieux  et  pour 
ne  pas  être  accusé  de  mettre  frauduleusement  dans 
les  prémisses  ce  qu'il  est  tout  Uer  de  retrouver  dans 
la  conclusion. 

Que  si  l'on  estimait  ce  travail  impossible,  je  ferais 
remarquer  que  le  libre  penseur  le  plus  sévère  ne  se 
prive  point  de  faire  des  hypothèses;  l'hypothèse  est 
non  seulement  légitime,  elle  est  nécessaire  poursug- 
gérer  un  plan  d'expérience  ou  une  série  de  déduc- 
tions qui  doivent  s'accorder  ou  non  avec  l'hj'pothèse 
et  par  conséquent  la  conlirraerou  la  faire  rejeter.  Or 
qu'est-ce  que  l'hypothèse,  sinon  l'acceptation  préa- 
lable —  momentanée  et  coiulilionnellr,  c'est  vrai  — 
d'une  assertion  qui  oriente  la  recherche  en  dirigeant 
l'observateur  vers  un  l>ut?  Dans  la  mesure  où  il  ac- 
cepte l'hypothèse,  le  savant  renonce  sur  ce  point  à  sa 
liberté  d'esprit  ;  renonciation  bienfaisante,  qui  n'en- 
trave nullement  la  rigueur  de  ses  démonstrations  ni 
la  précision  de  ses  expériences.  Son  travail  Uni,  son 
hypothèse  deviendra  certitude.  Le  croyant,  dans  ses 
recherches  seientilîques,  peut  être  guidé  par  les  con- 
clusions de  sa  foi,  mais  (lourra  tout  aussi  bien  faire 
oeuvre  scientilique  s'il  se  conforme  à  la  méthode  des 
sciences. 

C'est  ce  que  note  avec  justesse  Oli.k-Laprunb 
(La  philosophie  de  Malebranche,  II,  ]>.  25i):  j  Toute 
lihilosophie  digne  de  ce  nom  doit  tâcher  d'atteindre 
les  premières  vérités.  Mais  il  ne  s'agit  pas,  dans  cet 
examen  et  dans  cet  effort,  d'isoler  l'intelligence  en 
elle-même,  il  ne  s'agit  pas  de  faire  le  vide  autour 
d'elle:  il  y  a  des  données  incontestables  qui  s'accep- 
tent et  ne  se  discutent  pas.  U  faut  savoir  mépriser 
les  attaques  du  scepticisme  et  creuser el  approfondir 
les  vérités  essentielles,  au  lieu  do  recommencer  sans 
cesse  à  les  disputer  au  doute.  Kniin,  si  l'on  a  la 
croj'ance  chrétienne  dans  le  cœur,  ne  serait-ce  pas 
une  chose  par  trop  étrange  qu'il  fallut,  pour  pratiquer 
dans  sa  rigueur  la  méthode  philosophique,  rejeter 
cette  intime  certitude,  éteindre  ces  lumières,  se  pri- 
ver de  ses  secours  ?  Non,  encore  une  fois,  la  philoso- 
phie n'est  pas  à  ce  prix.  Se  proposer  de  voir  clair 
dans  ses  idées,  de  conduire  ses  pensées  par  ordre,  de 
saisir  le  point  de  départ  de  la  connaissance,  puis 
s'avancer  méthodiquement  dans  l'explication  des 
choses,  cela  suffit;  il  n'est  pas  besoin  pour  cela  de 
rien  ébranler,  ni  raison  ni  foi.  »  C'est  pourquoi,  dans 
sa  Notice  sur  Ollé-f.aprune,  M.  Blondcl,  après  avoir 
montré  que,  chez  ce  penseur,  la  recherche  critique 
lie  se  séparait  jamais  de  la  possession  sereine,  peut 
ajouter:  c  Dira-t-on  que  c'est  une  étroitesse  de  n'avoir 


I>as  expérimenté  les  états  les  plus  divers?  qu'on  ne 
peut  bien  voir  sans  avoir  commencé  par  fermer  les 
juux  ?  qu'on  gagne  pleinement  ce  qu'on  a  ignoré  ou 
perdu'?  Non,  pour  recevoir  toutes  les  leçons  de  la 
vérité,  aimée  et  possédée  sans  déclin  dans  la  lumière, 
il  faut  ignorer  les  soutfrances  et  les  levons  du  doute 
foncier  ;  pour  conserver  toute  la  limpidité  d'esprit, 
il  est  nécessaire  de  demeurer  inaccessible  à  certains 
orages  de  la  pensée.  L'absence  de  trouble,  quand 
elle  s'allie  d'ailleurs  à  la  connaissance  de-i  diflicultés 
et  à  l'elVort  intense  de  la  méditation,  est  marque,  non 
de  faiblesse,  mais  de  force  supérieure  ;  c'est  du  temps 
gagné,  c'est  de  l'énergie  épargnée  jiour  aller  plus 
avant,  sans  recul  ni  stérile   hésitation,   n 

D'autant  plus  que  le  croyant  peut,  dans  ses  recher- 
ches, employer  le  doute  méthodique.  Cf.  Montaonb, 
Le  doute  méthodique  selon  .S.  J'homas  d'Aijuut,  Ite- 
vue  y'AoHiJi/e,  juillet  igio  Ahistote,  au  début  du  troi- 
sième livre  de  la  Métaphysique,  dit:  Volentibus  iufes- 
tigare  i'erilalem  opoitet  piae  opei-e,  id  est  unie  opus, 
heiie  diibiture.  U  ne  s'agit  pas  là  d'une  question  par- 
ticulière, mais  d'un  doule  universel  sur  la  vérité 
même.  Aussi  le  doute  n'est  ni  réel,  ni  jiositif.  C'est 
un  loyal  essai  de  doute  universel,  mais  cet  essai 
n'aboutit  pas  quand  il  s'agit  des  vérités  évidentes, 
soit  d'ordre  rationnel,  soil  d'ordre  expérimental,  qui 
s'imposent  nécessairement  à  l'esprit. 

(Juand  il  s'agit,  au  contraire,  de  vérités  qui  ne  sont 
pas  évidentes,  le  croyant  peut  en  douter  par  méthode, 
c'est-à-dire  raisonner  ooiunie  s'il  ne  possédait  pas 
déjà  cette  vérité  et  qu'il  voulût  l'acquérir.  Ainsi  fait 
S.  Thomas  quand  il  pose  celtequestion  :  An  sit  iJeus  ? 
Et  il  traitera  cette  question  avec  une  entière  liberté 
d'esprit.  Cf.  Jbanmèrr,  friteriotogia,  Paris,  1904, 
p.  io4,  et  B.  Allo,  Quelquesmcts  sur  la  liberté  scieii- 
ti/iijue.  Jley.  du  cl.  fiançais,  i5  janvier  1912. 

Conclusion.  —  Le  but  des  investigations  dont  on 
revendiquela  liberté,  c'est  la  constitutionscientilique 
de  la  pensée.  Or  la  pensée,  une  fois  scientiliquement 
constituée,  possède  tous  les  caractères,  excepté  celui 
de  la  libellé.  Une  pensée  libre  est  une  pensée  à  l'état 
naissant,  encore  llotlante  jiarce  qu'elle  est  imprécise 
el  vague,  parce  qu'elle  manque  de  ce  qui  la  fait  être 
précisément  à  titre  de  pensée,  c'est-à-dire,  de  ses  pro- 
pres déterminations  internes.  Comme  l'a  si  juste- 
ment remarqué  Augostb  Comte,  dès  qu'il  y  a  science, 
il  ne  saurait  plus  y  avoir  de  liberté  dépensée.  La  seule 
pensée  que  l'on  puisse  appeler  libre,  est  celle  qui  va 
exister  peut-être,  mais  n'existe  pas  encore.  Le  libre 
penseur,  c'est  celui  qui  ne  pense  pas. 

La  pensée,  en  s'exerçant,  aliène  forcément  sa 
liberté  de  penser  le  contraire  de  ce  qu'elle  affirme. 
D'ailleurs,  c'est  là  quelque  chose  d'intérieur  à  chacun 
de  nous,  sur  quoi  nos  voisins  n'ont  aucune  prise,  ce 
qui  fait  dire  à  de  Bonald  :  <i  On  a  réclamé  la  liberté 
de  penser,  ce  qui  est  un  peu  plus  absurde  que  si  l'on 
eut  réclamé  la  liberté  de  la  circulation  du  sang.  En 
elfel,  le  tyran  le  plus  capricieux,  comme  le  monarque 
le  plus  absolu,  ne  peuvent  pas  plus  porter  atteinteà 
l'une  (|u'à  l'autre  de  ces  libertés;  el  Dieu  lui-même, 
qui  laisse  les  hommes  penser  de  lui  ce  qu'il  leur  plall, 
ne  pourrait  gêner  la  liberté  de  penser  sans  dénatu- 
rer l'homme,  et  ôler  à  ses  déterminations  la  liberté 
de  mériter  et  de  démériter.  Mais  ce  que  les  sophistes 
aiipeiaient  la  liberté  de  penser  était  la  liberté  de 
penser  tout  haut;  c'est-à-ilirg  de  publier  ses  pensées 
par  les  discours  ou  par  l'impression  et  par  conséquent 
de  combattre  les  pensées  des  autres.  Or  parler  ou 
écrire  sont  des  actions,  et  même  les  plus  importantes 
de  toutes,  cher  une  nation  civilisée.  La  liberté  de 
penser  n'était  donc  que  la  liberté  d'agir.  »  Re/lexions 
sur  la  tolérance  des  opinions,  éd.  Migne,  1869,  t.  III, 
p. 5oi . 


1883 


PENTATEUQUE  ET  HEXATEUQUE 


1884 


Ainsi  compiisc.  la  liberté  de  pensée  n'est  plus  un 
droit  absolu;  ce  droit,  comme  toute  chose  morale, 
sera  conditionné.  11  faut  en  chercher  les  limites. 

Les  tenants  lesplus  acharnés  delà  liberté  de  pensée 
sont  bien  obligés  d'admettre  qu'il  ne  fautpas  la  pous- 
ser à  l'absolu,  sous  peine  de  la  mettre  en  contradic- 
tion avec  l'intérêt  social,  car  tout  le  monde  doit 
admettre  que  o  la  liberté  de  pensée  de  chacun  cesse 
où  commence  celle  d'autrui  x.Or  la  liberté  absolue  de 
la  pensée  serait  inséparable  de  la  liberté  de  la  pa- 
role, non  seulement  parce  que  la  penséene  se  fornmle 
que  par  la  parole,  mais  aussi  parce  que  la  vérité  con- 
quise par  l'effort  individuel  n'a  de  prix  que  si  elle 
est  transmise  par  l'inventeur  aux  autres.  Mais  alors 
surgit  cette  ditliculté  redoutable  :  il  est  impossible 
d'établir  une  démarcation  absolue  entre  la  pensée, 
la  parole  et  l'acte;  et  on  un  certain  sens,  toute  parole 
est  un  acte. 

Or  nul  n'accordera  qu'une  société  laisse  discuter 
librement  tous  ses  principes,  laisse  prêcher  sa  des- 
truction. Il  y  a  donc  nécessité  d'établir  certaines  l)or- 
nes  ;i  la  liberté  de  pensée  (dans  la  mesure  où  elle 
s'extériorise)  et  la  difficulté  sera  de  hser  ces  bornes, 
qui  dépendront  de  certaines  circonstances,  comme  le 
degré  de  convergence  du  patrimoine  intellectuel  qui 
sert  de  soutien  et  de  cohésion  à  la  société.  Toute 
société  veillera  à  la  conservation  de  ce  patrimoine 
intellectuel  :  c'est  pour  elle  un  devoir  de  prudence, 
qui  lient  compte  de  toutes  les  circonstances  et  ne 
peutétre  défini  d'une  façon  abstraitenl  absolue.  Cf. 
Revue  thomiste,  janw  et  mars  igio,  /.e  libéraUsme, 
étude  logique  et  psychologique  d'un  concept.  Voir 
surtout  Vehmebrscu,  La  Tolérance,  Paris,  1912. 

Bibliographie.—  Editions  de  la  libre  pensée,  à  Lau- 
sanne. —  I''.  Buisson  et  Wagner,  Libre  pensée  et 
protestantisme  libéral,  Paris,  1908.  —  Bertrand, 
Problèmes  de  la  libre  pensée,  Paris,  1910.  —  Berthe- 
lot,  Science  et  libre  pensée,  Paris, lijob.  —  Bérenger, 
Christianisme  et  librepensée,  édilion  tirée  des  Anna- 
les de  la  jeunesse    laïque. 

Réfutation  danstous  les  livres  d'apologétique,  sur- 
tout :  Veuillot,  Libres  penseurs.  Palmé,  i866.Perraud, 
La  libre  pensée  et  le  catholicisme,  Gervais,  1887. 
Ganet,  Za  libre  pensée  contemporaine,  Oudin,  i885. 
P.  Matignon,  La  liberté  de  l'esprit  humain  dans  la 
foi  c<i</io/i(7He,Paris,  1864.  Voir  aussi,  dans  les  théo- 
logiens et  les  apologistes,  ce  qui  est  dit  contre  le 
Libre  examen  (par  ex.  Bellarmin,  de  Verbo  Uei,  l.IV, 
oh.  iv;  Perrone,  Le  Protestantisme  et  la  règle  de  foi. 
Vives,  1862;  Billot,  De  Kcclesia  Christi,  t.  II,  p.  29, 
théorie  qui  renferme  ce  qu'il  y  a  d'erroné  dans  la 
Libre  Pensée  et  qui  y  ajoute  la  contradiction  de 
réserver  à  une  élite  ce  qui  devrait  appartenir  à 
tous,  si  c'était  un  droit  naturel  :  c'est  ce  qu'a  bien 
montré  Lacohdaihb,  i"  conférence  à  N.  D.,i835  :«  Le 
Protestantisme  lui-même  n'a  pu  éviter  ce  vice  radi- 
cal; car  il  est  autre  pour  le  peuple,  et  autre  pour  les 
hommes  éclairés.  Il  commande  au  peuple  d'autorité, 
il  laisse  libres  les  gens  instruits.  Le  peuple  croit 
son  ministre,  l'homme  habile  croit  la  Bible  et  lui- 
même.  » 

F.  René  Hbdde,  O.P. 

PENTATEUQUE  ET  HEXATEUQUE 

La  raison  d'être  du  présent  article  est  la  promul- 
gation du  document  dont  nous  reproduisons  le 
leste. 

Dccrclum  ciica  aulhtntiam  mosaicam  Pentateuchi. 

Quaesiliim  est  ab  bac  Supiema  Congregatione  Sancti 
OiScii  :  «  Ulnim  Joctrina  circa  authentiam  mosaicam  Pen- 
taleuchi,  nuper  eiposila  in  opère  :  Dictionnaiie  Apologé- 


tique de  la  Foi  Caiholt^jue  an.  19iy,  fasc.  xv,  sub  titulo  : 
Moïse  et  Josué  ;  nec  non  in  Hevtie  du  Clergé  Français,  xcix 
(1"  sept.  l'.H9),  p.  321-343,  sub  titulo:  Moïse  et  le  l'enta- 
ieuque,  tuto  tradi  posait  ». 

Et  in  generali  consessu  babito  feria  it,  die  21  aprilis 
1920,  Emi  ac  Rmi  Domini  Cardinales  in  rébus  fidei  et  roo- 
rum  Inquisilores  Genei-ales,  praebabito  DD.  Coasultornm 
voto,  respondenduni  decreverunt  :  Nrgative. 

Insequente  vei-o  feria  t,  die  22  ejuadem  mensis  et  anni, 
Sanctissimus  D  N.Benedictus  divina  ProvidentiaPapaXV, 
in  lolila  audientia  R.  P.  D.  Assessori  S.  Oificii  impertila, 
relatam  Sibi  Emorum  et  Rmorum  Patrura  resolutioncm 
approbavil,  confirmaTit  et  evulgandam  praecepit. 

Dalum  Romae,  ex  aedibua  S,  Officii,  die  2S  aprilis  4320. 
A.  C/isTELLAxo,  S.  C.  S.  OCf.  Notarius. 

Nous  devions  une  satisfaction;  la  voici.  L'auteur 
de  l'article  Moïse  et  Josué,  dont  on  sait  l'entière 
promptitude  à  accepter  les  directions  de  l'Eglise, 
s'était  offert  à  opérer  lui-même  dans  son  reuvre  un 
discernement.  Ce  travail  délicat  et  infini  a  été  jugé 
inopportun.  Restait  à  reprendre  la  question  sous  une 
forme  positive.  Tel  est  l'objet  du  présent  article. 
Nous  l'empruntons  à  l'ouvrage  justement  aprécic 
de  Dom  Hildebrand  Hoepfl,  O.S.  B.,  i)rofesseur  au 
Collège  romain  de  Saint-Anselme,  Intnidiictio  spr- 
cialis  in  Libres  Veteris  7'es/flme/ifi,  Subiacï,  1921. 

N.  D.  L.  D. 


I.  —  Le  Pbntateuqle. 

.\.  Objet  et  difision  du  l'entaleuque. 

B.  Origine  du  Pentateuque.  —  I.  Histoire  dt;  la 
liante  critique. 

II.  .Moïse  auteur  du  Pentateuqae.  —  i.  Témoigna- 
ges du  Pentateuque  même.  —  2.  Témoignages 
des  autres  livres  de  l'A.  T.  —  3.  Témoigna;;»-^ 
du  N.  T. 

III.  Principales  difficultés  contre  Vortgtnc  mosaï- 
que du  Pentateuque.  —  1.  Découverte  du  Deuté- 
ronouie.  —  a.  La  loi  lévitique  et  l'école  sacer- 
dotale. —  3.  Lois  contradictoires  entre  elles.  — 
4.  Divers  arguments  en  faveur  de  la  pluralité 
des  sources. 

C.  De  l'autorité  du  Pentateuque. 

II.  —  Le  livre  du  Josuk. 

Origine  du  lii're  de  Jo.':ué.  —  .autorité  du  livre  de 
Josué.  —   Théorie  de  l'Ilexateuque. 

I.  —  Lb  Pentatbdqi'b 

L'a'uvre  attribuée  à  Moïse  est  communément  aj)- 
pelée  chez  les  Juifs,  à  cause  de  son  objet  principal, 
la  Loi  {Torali);  dans  le  N.  T..  i  ^foi  (ainsi  Luc,  x, 
26).  Les  rabbins  l'appellent  quelquefois  :  leçon 
(.1/iArn),  ou,à  cause  de  sa  division  en  cinq  livres,  les 
cinq  parties  de  la  Loi  {Chaniischah  chumsch/^  hatto- 
rail).  Pour  cette  raison,  les  Alexandrins  l'appelaient 
;:  -iyTà.r£jy_o:,  de  ::£'.^£  et  rej/,c.i  :  meuble,  armoire,  ])or- 
tefeuille,  enfin,  daus  la  langue  vulgaire,  livre  (ainsi 
dans  l'épitre  du  Pseuoo-.^ristle  à  Philocrale  :  yvO-'n 
Si  Kvsyvtjj^c  Tx  T£;>f<:,  selon  la  lecture  des  livres,  ap. 
SwBTB,  Introduction  to  the  0.  T.  in  grée!.,  672,  Cam- 
bridge, 1902).  Ce  nom  fait  son  apparition  chez  Pto- 
LÉ.MÉB,  disciple  de  Valentin  (Ep.  à  Flora,  chez  Epi- 
PHANB,  Haer.,  xxxiii,  4).  vers  160  après  J.-C.  ;  puis 
chez  Origènb  (/n  loan . ,  t.  XHI,  xxvi);  en  latin  chez 
Tertullien,  Contra  Marcion.,  I,  x.  Saint  IsmoRR  de 
SÉviLLB,  Etym.,  VI,  11,  emploie  le  neutre  :  Pentatea- 
chum. 

La  division  en  cinq  livres  parait  ancienne  ,  car 
1  l'tir.,  XVI,  36  cite  la  doxologie  qui  se  lit  à  la  On 
du  IV'  livre  des  Psaumes  (/'s.,  cv,  hb.  cvi,  /)8);  d'où 


1883 


PENTATEUQUE  ET  HEXATEUQUE 


1886 


l'on  peut  conclure  que  le  psautier  élail  dès  lors  ]iar- 
tagé  en  cinq  livres  ;  or  cette  division  supi)ose  celle 
de  la  Loi.  Les  Juifs  de  Palestine  désignaient  chaque 
livre  par  son  début  :  lierescliit,  Veelle  schemot,  Vuj- 
jikra,  Vajjedabber^  Elle  haddeharim  (Quatre  de  ces 
noms  se  lisent  chez  ORiGÈtiK,  ap.  Eusèbr,  //.  /;'., 
VI,  XXV,  éd.  ScinvARTz,  (>.  072,  Leipzig;,  1908:  Mpc^ad 
Ouî/Aîj/ioi^,  Oji/.pv,  E//îy.ôÔ£,;y.c-i;;i  ;  il  appelle  le  Léviti- 
que  A/t/i£70€y.'jiacttj-,  ce  qui  parait  répondre  à  chomesch 
liapfiikudim  :  le  cinquième  des  préceptes  ou  des 
cens). 

Les  Juifs  Alexandrins  disaient,  d'après  l'objet 
j)rincipal  :  (yiJt^tÇ)  y.ia/j.oj,  :;'oÔî;  (AiyjTrrsj),  /cjtri/.w, 
àpiifx-^i,  Ssimp^vj/j.iov  (cf.  Mkliton  diî  Sardes,  ap.  Eu- 
sÈBB,  //.  £.,  IV,  xxvi).  Ces  noms  ont  passé  dans  la 
version  latine  des  Livres  saints. 

A.  —  Objet  et  division  du  Pentateuque.  —  Le 
Pentaleuque  ne  renferme  pas  une  histoire  complète 
des  origines  du  genre  humain  ni  même  du  peuple 
d'Israël;  mais  il  raconte  l'origine  de  la  théocratie  de 
l'A.  T.,  ou  l'institution  du  royaume  de  Dieu;  c'est 
donc  plutôt  une  histoire  du  salut,  rapportant  le 
commencement  et  le  progrès  de  la  révélation  divine. 
Le  livre  de  la  Genèse  présente  la  préparation  de  la 
théocratie  sacrée  (création,  chute  originelle,  voca- 
tion des  patriarches  du  peuple  choisi).  Le  livre  de 
l'Exode  raconte  l'institution  de  la  théocratie,  réali- 
sée par  la  délivrance  du  peuple  choisi  de  la  servitude 
d'Egypte,  et  le  don  de  la  Loi  sur  le  mont  Sinaï.  Le 
Lévitique  et  les  Nombres  contiennent  les  lois  qui  ré- 
gissent la  théocratie  de  l'A.  T.  Le  Deutéronome, 
qui  raconte  la  rénovation  de  l'Alliance,  est  comme 
une  récapitulation  de  toute  l'histoire  rapportée  dans 
ia  Pentateuque,  un  épilogue  de  tout  l'ouvrage. 

La  Geni'se  renh-rme  deux  parties,  dont  l'une  com- 
prend l'histoire  sommaire  du  genre  humain  depuis 
i'origine  du  monde  jusqu'à  Abraham,  la  seconde 
l'histoire  des  patriarches  depuis  la  vocation  d'Abra- 
ham jusqu'à  la  mort  de  Jacob  et  de  Joseph. 

La  première  partie,  précédée  de  l'Heiamcron 
comme  d'une  introduction  (i,  i-ii,  3),  se  divise  en 
rinq  sections,  faciles  à  distinguer  ])ar  leurs  titres: 
1)  Voici  les  générations  du  ciel  et  de  la  terre,  11,  4  ; 

—  2)  Voici   le  livre  de   la  génération  d'Adam,  v,  i; 

—  3)  Voici  les  générations  de  Noé,  vi,  g; —  4)  Voici 
les  générations  des  lils  de  Noé,  x,  i;  —  5)  Voici  les 
générations  des  lîls  de  Sera.  —  De  même  la  seconde 
partie  contient  cinq  sections  distinguées  par  leurs 
-itres  :  i)  Générations  de  Tharé,  xi,  a'j  ;  —  2)Géné- 
rations  d'Ismacl,  xxv.  la;  —  3)  Générations  d'Isaac, 
XXV,  ig.  —  4)  Générations  d'Ësaii,  xixvi,  i;  — 
5)  Générations  de  Jacob,  xxxvii. 

V  Exode  peut  se  diviser  en  trois  parties: 

1 .  Evénements  (|ui  préparent  la  sortie  du  peuple 
d'Israël  de  la  terre  d'Egypte  (multiplication  et  op- 
pression des  Israélites,  élection  de  Moïse,  les  dix 
plaies),  i-xi. 

2.  Sortie  d'Egypte  et  marche  jusqu'au  Sinaï,  xn- 
XIX,  2. 

3.  Institution  de  la  théocratie  sur  le  mont  Sinaï, 
XIX,  3-xL,  38  :  a)  .■VUiance  conclue  entre  Dieu  et  le 
peuple  (Décalogue,  loi  de  l'Alliance,  conclusion  so- 
lennelle de  l'Alliance  par  oblation  de  sacrilices),  xix 
3-xxiv,  1 1  ;  6)  Préceptes  concernant  la  construction 
et  l'ornementation  duTabernacle  de  l'Alliance  (Dieu 
veut  habiter  au  milieu  de  son  peuple),  xxiv,  12-xxxi, 
18;  t)  Apostasie  du  peuple  (viau  d'or)  et  rénovation 
de  l'Alliance,  xxxii-xxxiv;  d)  Erection  du  Taber- 
nacle, XXXV-XL. 

Le  t(?vï/i'çu<;  présente  le  recueil  des  lois  par  lesquel- 
les Dieu  s'attacha  particulièrement  le  peuple  choisi. 
Ex.,  XIX,  6,  le  Seigneur  dit  au  peuple  :  «  Eritis  inihi 
in  regnnm  sacerdutale  et  gens  sancta  ».  On  peut  dis- 


tinguer dans  le  Lévitique  quatre  séries  de  lois,  dont 
les  deux  premières  se  rapportent  nu  royaume  sacer- 
dotal: Lois  des  sacrilices,  i-vii  ;  Rites  de  la  consécra- 
tion des  prêtres  et  des  lévites,  viii-x  ;  les  deux  autres 
concernent  la  snnctilication  dupeu])le:  3)  Lois  de  la 
distinction  du  pur  et  de  l'impur,  xi-xvi;  4)  Lois  de  la 
sanctilication,  xvii-xxvi.  —  Puis,  un  appendice  : 
Lois  des  vœux,  des  dimes,  etc.,  xxmi. 

Le  livre  des  yVonifcrei,  ainsi  apjielé  parce  que  deux 
fois  (:-iii  et  xxvi)  il  présente  le  recensement  du  peu- 
])le,  renferme  trois  parties  : 

1)  Evénements  qui  suivirent  le  don  de  la  Loi  sur 
le  mont  Sinaï,  i-x,  10  (recensement  du  peuple,  lois 
diverses). 

2)  Histoire  de  la  marche  depuis  le  mont  Sinaï  jus- 
qu'à la  terre  de  Moab  (murmures  du  peuple,  explo- 
rateurs, Josué  et  Caleb,  révolte  de  Coré,  Dathan  et 
Abiron,  châtiment  des  murmures,  serpent  d'airain 
etc.),  X,  I  i-xxi,  1 . 

3)  Evénements  accomplis  dans  la  terre  de  Moab 
(Balaam  et  Balac),  xxii,  2-xxxvi,  i3. 

Le  Deuléronome  rapporte  les  dernières  paroles  de 
Moïse  avant  sa  mort.  Quatre  parties  : 

i)  Premier  discours  de  Moïse  (Moïse  rappelle  au 
peuple  tous  les  bienfaits  reçus  de  Dieu  au  désert,  in- 
culque l'obéissance),  i,  i-iv,  43. 

2)  Deuxième  discours  (répétition  des  lois),  iv,  44- 
xxvi,  19. 

3)  Dernier  discours  (bénédiction  et  malédiction), 
xxvii-xxx . 

4)  Dernières  dispositions  de  Moïse  ;  sa  mort 
(Moïse  remet  sa  charge  à  Josué  ;  cantique  et  béné- 
diction de  Moïse),  xxxi-xxxiv. 

B.  —  Origine  du  Pentateuque 

I.  Histoire  de  la  haute  critique.  —  Ancienne- 
ment, Juifs  et  Chrétiens  s'accordèrent  unanimement 
à  tenir  Moïse  pour  l'auteur  du  Pentateuque.  Dans 
le  Talmud,  flaba  hatra  i4  b,les  huit  versets de/Jei/f., 
XXXIV,  5-12  qui  racontent  la  mort  de  Moïse  sont  attri- 
bués à  Josué.  Cependant  Philon,  Vie  de  Moite,  m,  et 
Josï:PlIB,^n^,  IV,  VIII,  48,  ont  attribué  même  ces  versets 
à  Moïse. Font  seuls  exception  quelques  gnostiques,tel 
PTOi.ÉMÉB(ap.  EpiruANB,  Haer . ,  xxxiii,  4)>  qui  tenait 
ce  livre  pour  un  apocryphe  d'origine  juive.  Parmi 
les  Pères,  nul  n'a  révoqué  en  doute  l'origine  mosai- 
(pie  du  Pentateuque  (Voir  Origkne,  In  Gen.,  llom., 
XIII,  2  ;  In  IVum.,  t.  XVI  ;  In  lo.,  t.  II,  xiv,  26  ;  S.  Cy- 
rille DB  JÉRUSALEM,  Cot.,  IV,  36;  GRÉGOIRE  DE  NySSE, 
préambule  du  Commentaire  sur  V Hexaméron,  S.  Cy- 
rille d'Alexandrie,  Cont.  Julian.,  I;  S.  Curvsos- 
TOME,  Ad  Stagir.,  ii,  6;  S.  Isidore  de  Pélusk,  Ep., 
CLXxvi;  PnocoPE  de  Gaza,  prologue  du  Commentaire 
sur  la  Genèse;  S.  Jérôme,  pré/ace  sur  le  Livre  de 
Josué,  prulog.  galeat.,  Ep.  cxL,  2  ;  S.  Aogustin,  Serm., 
XXXI,  5.  7  ;  cxxiv,  3;  S.  Isidore  de  Skville,  Etym., 

VI,  I,  5;  II,  8.  On  prétend  à  tort  que  S.  Jérôme  a 
douté  de  l'origine  mosaïque;  le  texte  souvent  allé- 
gué, Ue  perpétua  tirginitale  B.  Mariae  adv.  llelvidinm, 

VII,  ne  vise  pas  le  Pentateuque,  mais  la  glose  «  usque 
in  hodiernuni  diem  »  sur  Gen.,  xxxv,  4  (lxx)  et 
/)eut.,  XXXIV,  6;  voici  comme  s'exprime  le  saint 
docteur.  Certe  liodiernus  dies  illius  tempore  existi- 
mandus  est  qno  hisloria  ipsa  contexta  est,  sive 
Moysen  dicere  volueris,  anctorem  Pentateuchi,  sive 
Esdram,  eiusdem  instauratorem  operis,  non  reciiso). 
Au  Moyen  .-Vge  seulement,  Hugues  de  Saint-Chbr 
("j-  1203)  émit  l'idée  que  Josué  pourrait  avoir  com- 
posé le  Deutéronome  ;  mais  il  ajouta  :  Sed  verius 
videtur  quiid  Moyses  linnc  lilirum  scripsil.  Parmi  les 
Juifs,  .\uencsra  ('•  1167)  parait  avoir  tenu  pour 
interpolés  plusieurs  textes,  v.  g.  Gen.,  xii,  6;  Ex., 
xxv,  4  ;  Ileut.,  I,  i;  xxxi,  2a. 


1887 


PENTATEUQUE  ET  HEXATEUQUE 


1888 


Au  xvK  siècle,  [lour  la  première  fois,  des  doutes 
sérieux  fureal  soulevés  sur  l'origine  mosaïque  du 
Pentaleuque.  Ainsi  Gahlostadt(Andrb  Bodkxstbin), 
dans  sou  opuscule  De  canoiiicis  scripturis,  éd. 
Wilteuiberç,  i5ao,  §  85,  écrit  :  «  On  peut  soutenir 
que  Moïse  n'a  pas  composé  les  cinq  livres,  cap  après 
la  sépultiu'e  de  Moïse,  le  111  du  discours  n'est  pas 
interrompu,  et  Moïse  n'est  plus  ht.  i  D'autres  admet- 
tent du  moins  que  Moïse  n'a  pas  écrit  tout  ce  que 
nous  lisons  dans  lePenkateuque.  Ainsi  AxoréMasius 
(Maks,  •}•  lô^i),  fosiae  imperaturis  Uisturia  iHastrata 
atque  ejrpLcata,  Antverpiae,  15^4,  praef.,  a  (mis  à 
l'index  en  1696,  donec  corri^atur)  dit:  «  Quin  ipsuui 
etiam  Mosis  opus,  quod  vocant  pentateucLion,  longo 
poat  Mosem  tempore  inleriectis  saltem  hic  illic  ver- 
borum  ac  sententiarum  elausulis  veluti  sarcitum 
atque  omniiioexplicatius  reddilum  esse.  »  Assertion 
semblable  chez  Bi.noit  PkrkihaS.I,,  Comin.  m  Gen., 
I,  i3  sq.,  Lugduni,  iSg^,  et  Jacijoes  Bonfrérb,  S.  I., 
Comm.  in  Penlat.,  33,98,  Antverpiae,  1626. 

Puis  d'autres  vinrent,  qui  allirmèrent  que  l'ensem- 
ble du  Peutateuque,  ou  du  moins  une  grande  partie, 
a  été  composé  après  le  temps  de  .Moïse.  Notamment 
Isaac  og  LA  Pbyrkrk  (-j-  iGj6),  qui  soutint  que  le 
Peutateuque  a  été  coiu;>ost;,  d'après  des  documents 
mosaïques,  à  une  date  postérieure  :  Srsieiiia  tlieolu- 
gicuin  exPraeadamitarum  hypotliesi,  IV.  viii,  i6.')5; 
Baruch  Spinoza  ('f' id")"]),  qui  voit  dans  le  Penlateu- 
que  une  compilation  faite  par  Bsdras,  d'après  des 
documents  anciens  nombreuxet  dispersés,  Tractatus 
theolofiicopuliticus,  c.  a-iii  si|q.,  Hamburgi  (plutùt 
Amstelodaini),  1670.  Combattu  par  D.UuBT,/Jemi(Ks- 
tratio  ei'aiigelica,  IV,  xiv,  6,  p.  179  sqq.,ed.  Franco- 
furti  1722.  Richard  Simo.n  (né  i638,  oralorien  jus- 
qu'en i6;8, -{•  171a)  distingue  dans  le  Pentaleuque 
les  Lois,  qu'il  attribue  à  Moïse,  et  Vhisloire,  due  en 
grande  partie  aux  prophètes.  Histoire  critique  du 
Vieux  le  ■i  ta 'lient;  Paris,  1698;  Rotterdam,  i685 
(Voir  H.  Margival,  Richard  Simon  et  ta  critiqua 
liiblique  au  XVII'  sii'cle,  Paris.  1900;  F.  Stitmmkr, 
nie  Hedeutun^  Richard  S  miiris  jUr  die  Pentateiich- 
kritik;  A.T.Uche  AOhandluugen,  éd.  I.  Nikel,  111,  4, 
Mlinster,  igiï).  Richard  Simon  fui  combattu  par 
lOANNES  Glkkicus  (Lbclkrc,  -{-1730),  qui  rapporta 
l'origine  du  Pentaleuque  au  temps  de  l'exil  à  Baby- 
lone,  Seiitimens  do  quelques  théologiens  de Hullande 
sur  V Histoire  critique  du  Vieux  Testament,  Amster- 
dam, 1 685. 

Le  premier  fondement  scieutiGque  de  la  t  Hante 
critique  B  fut  jeté  par  Jean  .\sthuc  (-j-  1766),  méde- 
cin de  Louis  XV.  Conjectures  sur  les  mémoires  ori- 
ginaux dont  il  paroit  que  Morsit  s'est  servi  pour  com- 
poser le  Livre  de  la  Genèse.  Bruxelles,  1753.  Astrue 
remarqua  que  dans  la  Genèse  (v.g.c.i)  on  trouve 
tantôt  le  nom  divin  Elohim,  tnnlôt  laltve  ;  il  en  con- 
clut que  Moïse,  pour  la  composition  de  ce  livre,  a 
utilisé  deux  documents  écrits,  Vélohiste  {X)  elle 
iahviste  (B)  ;  plus  environ  neuf  sources  secondaires 
et  d'un  usage  plus  restreint;  ainsi  C=;  document  où 
ne  ligure  pas  le  nom  de  Dieu;  i>^: document  renfer- 
mant l'histoire  des  autres  nations,  .\insi  créa-t-il 
V'hypothi'se  documentaire,  que  d'ailleurs  il  proposa 
comme  seulement  probable,  se  déclarant  prêt  à  la 
rejeter  si  elle  allait  contre  la  vérité  de  la  loi. 

A  la  lin  du  xviii»  siècle,  lo.  Eichhorn  (-j-  1827) 
étendit  la  théorie  à  tout  le  Pentaleuque  (Mosis  ^ach- 
richten  von  der  Xoachischen  Fiat  ;  Bibl.  u.  Morgen- 
làndische  l.iteratur,\ ,  1779;  Einleitung  in  das  A.T., 
Leipzig,  1780  —  3.  —  Eichhorn  a  connu  les  conjec- 
tures de  Astrue;  voir  article  île  M.  Siemens,  Z.  S.f, 
A.T.Uche  U'issenschaft,  XXVIU,  221-223  [1908]). 
Eichhorn  enseigna  que  les  cinq  livres  de  Moïse  ont 
été  compilés  d'après  deux  documents  au  moins;  dans 


ses  trois  premières  éditions,  il  accorda  que  Moïse 
lui-même  est  l'auteur  du  Pentaleuque,  mais  dans  la 
quatrième  (i8a3-4)  •'  admit  que  le  Pentaleuque  a  été 
compilé,  d'après  des  documents  émanés  de  Moïse  et 
de  ses  contemporains,  pa.-  un  auteur  plus  récent. 

De  celte  théorie  sont  nées  trois  hypothèses  ppin- 
ci|)ales  : 

i)  Hypothèst  des  fragments  :  le  Pentaleuque  est 
formé  de  nombreux  fragments  assez  mal  asseiablés; 
d'où  tant  de  lacunes  et  de  contradictions.  Opinion 
proposée  par  A.  Gbddes  (•{- 1802),  Ecossais  catholi- 
que (/Ae //yj>-  BifcZe  or  (/le  fiuoAi  accounted  sacred 
br  Jeivs  and  Christians.  I.  Pentateuch  and  Josua, 
London,  1792;  Critical  Remarks  on  the  Pentateuch, 
ib.,  1800).  Suivie  par  Sbvbrin  Vatbr  (■)•  1826)  (Com- 
menttir  iiber  den  Pent.,  Halle.  i8o2-i8o5.  T.  lU, 
393  sqq.,  avec  version  de  l'ouvrage  de  Geddes.  Vater 
admet  39  fragments,  réunis  au  temps  de  l'eïil)  ; 
par  GoiLLAUME  ub  Wbtte  (7  1859)  {Seitràge  zur 
Einleitung  in  das  .4.r.,ll.  Kritik  der  israelitischen 
Geschichte.  i.  Kritik  der  mosaischen  Geschichte. 
Halle,  1807). 

2)  H.  EwALD  (-j-  1875)  ayant  démontré,  par  l'unité 
du  Pentaleuque,  l'impossibilité  de  celte  hypothèse 
(flie  Komposition  der  6'e;ies/s,  Braunschweig,  i823), 
on  lui  substitua  Vhypothàse  des  compléments.  Elle 
admet  une  source  primitive  unique  {Griindschrifiy, 
composée  par  des  prêtres  au  xi'  ou  x'  siècle  :  c'est 
V Eloliiste.ÎA&xs  la  narration  présentait  beaucoup  de 
lacunes  ;  un  auteur  plus  récent,  qui  appelait  Dieu 
lahvé — le  lahviste  —  l'augmenta  de  suppléments. 
.\insi  F.  Blbbk  (-]-  i85y).  De  libri  Genesis  origine 
atque  indote  historica  obsertationes,  i836;  Fa.  TocH 
(■j-  1867),  Kommentar  liber  die  Genesis,  Halle,  |838, 
i.xxii  sqq.  De  Wettb  a  souscrit  à  cette  hypothèse 
dans  les  5»  et  6»  éditions  de  son  Lehrbuch  der  histo- 
rischkrilischen  Einleitung  in  das  A.  T.,  Berlin,  i84o 
et  184,^. 

3)  H.  Hui-FBLD  ("j- 1866)  entreprit  de  prouver  que 
VElohiste  n'est  pas  une  source  unique,  mais  résulte 
de  la  combinaison  d'au  moins  deux  documents,  le 
Code  sacerdotal  (P.  —  Nom  créé  par  Eicbborn  pour 
désigner  le  Lévitique),  et  un  document  historicopro- 
phéiique. />(«  Quellen  der  Genesis  und  die  Art  ihrer 
/.iisammcnsetzung,  p.  85  sqq.,  Berlin,  i853. —  .\vant 
Hupfeld,  K.  D.  Ilgex  (-]-  i834)  avait  proposé  un  sys- 
tème semblable  dans  :  Urkunden  des  Jerusalemi- 
chen  Tempelarchivs  in  ihrer  Urgestalt,  Halle,  1798. 
Th.  NoELUBKB,  L'ntersiichtingen  zur  Kritik  des  A.  T., 
1-149.  K'el,  1866,  ajouta  que  le  lahvisteest  une  source 
indépendante  de  l'Eloliiste.  Ainsi  prévalut, sur  l'hy- 
pothèse des  compléments,  la  nouvelle  hypothèse  des 
documents,  admise  aujourd'hui  par  la  presque  una- 
nimité des  critiques  protestants.  En  i833,Ed.RKUss 
(•j-  1891)  exposa  dans  ses  leçons  piivées  que  ni  chez 
les  prophètes  ni  dans  les  premiers  livres  historique", 
de  l'A. T.  on  ne  trouve  trace  de  la  Loi,  d'où  il  con- 
clut qu'à  celte  date  elle  n'existait  pas  encore.  Le  pre- 
mier noyau  de  toute  la  législation  fut  le  Dentéro- 
noine,  publié  sous  le  roi  Josias  (vers  622  av.  J.G.); 
voir  IV  Reg.,  xxii.S  sqq.;  le  code  sacerdotal  (loi  lévi- 
tique) fut  élaboré  au  temps  de  l'exil  par  Ezéchiel  et 
l'école  sacerdotale  ;  enlin  tout  le  Pentaleuque  fui 
compilé  au  temps  d'Esdras  (vers  4'i4  av.J.-O.).  A 
démontrer  par  arguments  scientiliques  cette  théorie, 
s'appliquèrent  K.  H.  Graf,  auditeur  de  Reuss  (f)ie 
geschichtlichi-n  Biicher  des  A.  T.,  Leipzig,  1866; 
voir  aussi  Mkrx,  Archiv,  f.  wissenschaftl.  Erfor- 
schungdes  ^.  T.,  I,  366,477,  Halle,  1869),  et  d'aulres 
(ainsi  A.  ICubnbn,  Historischkritisch  onderzoek  naar 
het  ontstaan  en  de  verzameling  van  de  boeken  des 
Oiiden  Verbonds,  Leyde,  i86i-5;  Irad.  allemande 
par  Th.  Weber,   Leipzig,  iSSS-iSgo;   Aug.  Kaysbr, 


1. 


1889 


PENTATEUQUE  ET  HEXATEUQUE 


1890 


Das  vorexilische  Buchder  L'igeicIticUte  Israels  ii/ui 
seine  Env ilerungeii,  Slraisburg,  1871).  Mais  tous 
furent  surpassés  par  Jules  Wellhauskn,  qui,  par 
des  livres  écrits  avec  uae  rare  élégance  et  pleins 
d'érudition,  conquit  beaucoup  d'adeptes  à  latliéorie. 
Elle  s'appelle  couramment  «  l'hypothèse  wellliau- 
sienne  ». 

Parmi  lea  écrits  do  \^'eUIlau8en,  voir  :  Proîegornena  zur 
Geschic/tie  Itrueis,  Berlin,  188J;  2'  éd  ,  188',»,  sous  ce 
titre  :  Die  Composition  des  Uexaieuch  und  der  hisiorischen 
Hiicherdes  A.T.:  Z'  éi.,  18«9.  Israttitisc/ie  u.  judisclit 
(îejcA»V/i(f,  Berlin,  18y4;  7»  é  i .,  1!»14.  E.  Reuss  a,  lui 
aussi,  publié  ses  leçons  ;  L'histoire  sainte  et  la  Loi,Vi  aqq  , 
Pans,  I87'J  ;  Geschichle  der  heil.  Schriften  des  .I.T.. 
Braunsclâweig:,  1881;  •2*  éd.,  1890.  Les  autres  auteur»  qui 
défendent  la  théorie  des  sources  distinctes, sont  :  .\.\Ve8t- 
PHAL,  Les  sources  du  l'entiiteujue,  2  vol.,  Paris,  1888, 
1892;  RoBERTsON  S.mitu,  The  Oid  Testament  in  the 
Jetvish  Church,  Edinburgh,  1881  ;  2«  éd.,  18'I2;  K.Buddf, 
Die  bihtische  ['rgeschichte,  Giessen,  1883;  B.  Stade.  Ge- 
schichle des  Volhes  Israël.  I,  Berlin,  1887;  2«  éd.,  1889;  II, 
1888;  S.  K.DmvER.  An  Introduction  to  the  literature  of 
the  O.T.,  Edinburgb,  IS'JI  ;  •.)•  éd.,  1913,  1-159;  iMostkt, 
Le  Deutéronome  et  la  question  de  l  //exn/euy«i;.  Paria,  1891  ; 
11.  UoLzmcEK,  Einleilung  in  den  Uexaieuch,  mit  Tabeileu 
liber  die  Quellenscheidung,  Leipiin,  1893;  C.  H  Cokmll, 
r.inleitung  in  die  kanonischen  Biiclter  des  A. T.. freilmrg- 
Tilbingpn,  1891;  7- éd. ,  1913;  P.  W.  Bacon,  The  genesis 
of  Genesis,  Uartord,  18i3;  The  triple  édition  ol  the  Exo- 
dus,  18'.i4;  W.  E.Addi.s,  The  documents  0/  the  Uexaieuch, 
2  vol.,  London,  1892-1898;  G.VVildbbof.b,  De  letterkunde 
des  Ouden  Verbonds  naar  de  Tijdsorde  van  haar  onlstaan^ 
Groninjfen,  1893;  3=  éd.,  1913;  trad  alleni.par  F.Riscii, 
Giitliniien,  1895;  2«  éd.,  1905;  K.  Marti,  Getchichte  der 
ifsraelititchen  Heligion,  TaUingen,  1894;  2e  éd.,  18117; 
H.  GUTHK.  Geschichte  des  Volhes  Israël,  Leipzig,  1899, 
2»  éd.  l90'i;G.  Stf.uernagi;l,  Allgemrine  Einleilung  in 
den  Hexateuch,  Gottingen,  1900;  Lehrbuch  der  EinUitung 
in  das  A.  T.,  120-273,  Tubingen,  1912;  J.  E.  Cauprnteh 
cl  G.  Hardford  Battersby,  The  Hexateuch  according  to 
the  Refised  Version,  London,  1900  ;  Carpenter,  The  Com- 
position of  the  Hexateuch,  ib.,  1902;  B.  Jacob,  Der  Pen- 
tateach,  Exegetiach-krilîsche  Forschungen,  Leipzig,  1905  : 
L.  Gautier.  Introduction  à  l'A.  T.,  Laiisanne,190()  ;  2' éd., 
1914, '13-214  ;  R.  Skexd.  Die  Erzalilung  des  Hexateuch  auf 
ihre  Qaellen  unlersucht,  Berlin,  1912;  E.  Sh.  Bright.man, 
The  sources  of  the  Hexateuch,  New-York,l918  etc. 

D'autres  auteurs,  tout  en  adoptant  l'hypolbèse 
documentaire  dans  son  ensemble, s'elTorcenl  de  faire 
plus  ou  moins  justice  à  la  tradition  juive.  Ainsi 
A.  DiLLMANN,  Commentar  zu  Num.  Dt.Ios.,  SgS-ôSo, 
Leipzig,  1886;  A.  Klostbrmann,  Der  Pentateucli . 
Beitriige  zu  seiiieni  Verstdndnis  u.  zu  neiner  Enlste- 
hungsg'  schichie,  Leipzig,  1898,  U,  1907;  E.  Koenig, 
Einleituiig  in  das  A.  T.,  Bonn,  i  898  ;  (Geschichte  der 
.4.  T. lichen  Ileligioii,  12   sqq.,  Giitersloh,  1912. 

On  distingue  dans  le  Pentateuqnc  quatre  sources 
principales  : 

1)  Le  Inhviste  (1),  qui  a  retracé  naïvement  et  peint 
de  vives  couleurs  l'histoire  des  origines  du  monde 
jusqu'à  Moïse  ou  peut-être  jusqu'à  Jo<ué;  on  prétend 
même  le  retrouver  dans  le  livre  de  Samuel.  Gomme 
il  raconte  l'histoire  des  patriarches  à  Hebron,  à  Ber- 
sabée,  etc.,  on  admet  communément  que  cet  écrit  a 
vu  le  jour  dans  le  royaumede  Juda  vers  800  av.  J.-C, 
ou  en  général  au  viii'  siùcle  au  plus  tôt.  Wellhau- 
sen  admet  85o;  Kônig  1000;  Sellin,  le  temps  de 
David  ou  deSalomon.Le  lahviste  poursuit  l'histoire 
|)riniitive  du  genre  humain  et  l'histoire  du  peuple 
choisi  jusqu'à  la  mort  de  Moïse;  les  premiers  com- 
bats livrés  dans  la  terre  de  Clianaan  ;  il  insiste  sur- 
tout sur  le  droit  qu'ont  les  Israélites  à  occuper  cette 
terre. 

3)  VElnhiste  (E),  originaire  du  royaume  d'Israël, 
car  il  raconte  l'histoire  des  patriarches  à  Bethel, 
Sichem,  etc.,  embrasse  la  période  depuis  la  vocation 

Tome  ni. 


d'Abraham  jusqu'à  l'occupation  de  la  terre  de 
Chanaan;  il  écrivit  au  ix«  ou  viii=  siècle  (Wellhau- 
sen);  selon  Kiinig,  vers  1200;  selon  Sellin,  autemps 
de  Salomon.  L'Elohiste  rapporte  avec  prédilection 
les  songes  et  révélations  divines. 

3)  Le  Deutéronome  (D),  composé  au  temps  de 
Manassès  (vers  685-6/(3)  ou  de  Josias  (un  peu  avant 
622).  —  K.  H.  Kb.nnbtt,  The  date  of  Deuteronurny, 
dans  Journal  of'  Theological  Studies,  VU,  48i-5oo 
(1906),  tient  que  lu  Deutéronome  fut  écrit  durant 
l'exil;  K.Diiy,  J'he  promulgation  ofDeuleroniimy, dans 
Journal  of  liihlicat  Literature,  XXI,  197-218  (1902), 
l'attribue  à  de  pieux  juifs, vivant  après  l'exil. 

4)  Le  Code  sacerdotal  (P),  composé  durant  la  cap- 
tivité de  Babylone  ou  vers  l'an  5oo,  renferme  l'his- 
toire du  culte  divin.  .Vussi  parle-t-il  du  Tabernacle 
de  l'Alliance,  des  sacrifices,  des  prêtres,  des  léviies, 
etc.  Cette  source  occupe  tout  le  Lévitique,  la  très 
grande  part  de  l'Exode  et  des  Nombres;  on  la 
retrouve  même  dans  la  Genèse  (notamment,  Hexa- 
méron). 

Plusieurs  auteurs,  comme  P.  IIaupt,  Babntscii, 
nient  l'unité  littéraire  des  diverses  sources,  et 
admettent  de  multiples  rédactions  qu'ils  désignent 
par  les  sigles  Ii,12,IJ,E',E-. 

Ajoutez  des  sources  secondaires,  comme  le  fAvre 
de  l'Alliance  (Bb),  Ex.,  xxi-xxiii,  qui  contient  d'an- 
ciennes coutumes  légales  consignées  par  écrit  peut- 
être  au  IX'  siècle;  et  la  Loi  de  Sainteté  (H),  f.ev., 
xv-xxvi,  écrite  au  temps  de  l'exil. 

Après  l'exil  de  Babylone,  ces  diverses  sources 
furent  fondues  dans  une  œuvre  unique  (I  et  E 
s'étaient  déjà  réunies  avant  l'exil),  et  l'œuvre  fut 
publiée  sous  le  nom  de  Moïse;  le  Code  sacerdotal 
obtint  force  de  loi  par  l'autorité  d'Esdras  (voir 
K.  BuDOB,  Der  Kanon  des  .4.  T.,  3|  sqq.,  Giessen, 
1900);  vers  4oo,  le  Pentateuqnc  entier  existait;  il  fut 
reçu  comme  livre  sacré  par  les  Samaritains  aussi. 

Pour  faciliter  la  distinction  des  sources,  les  ex- 
traits des  divers  documents  sontimpriinés  en  diver- 
ses c<mleurs  dans  l'édition  critique  du  texte  hébreu 
de  l'A. T.  publiée  par  P.  IIavpt,  The  polychrome  /lible 
in  hehreit';  ou  :  The  sacred  hooks  of  thé  O.  T.  A  criti- 
cal  édition  0/  the  hebrenlexl  printed  m  colours  with 
notes.  London,   1898  sqq. 

II.  MoïsR  auteur  du  Pentateuqur.  —  A  consul- 
ter : 

.\uteurs  catholiques  :  F.  V'iGounoux,  Les  Livres 
saiiilset  la  critique  rationaliste,  HI,i-i26, Paris,  1902; 
L.  Mkcuineau,  L'origine  mosaïque  du  l'enlnleitque. 
Paris,  1901;  I.  Kley,  Die  Penlateuchfrage,  Miinster, 
1908;  G.  HoBERG,  Moses  u.Jer  Pentateuch  (Bibl.  ^In- 
dien X,  /(),  Freiburg,  1900;  E.Mangbnot,  L'aulhenti- 
cité  mosaïque,  etc.,  200  sqq.;  Vigourous-Brassac, 
Manuel  hihlique*'<,l,  Paris,  1917,  298-861. 

Non  catholiques  :  A.  Zaun,  Ernste  Blicke  in  den 
yVahn  der  modernen  Kritikdes  .■<.  T., Giitersloh,  1898; 
Ed.RupPRRCHT.fli'e  .Anschauung  der  kritischen  Scha'e 
ll'ellhausens  vom  Pentateuch,  Leipzig,  1898;  Das 
Bdihsel  des  Fiinfbuches  Mosis  u.  seine  Lôsung,  Gii- 
tersloh, 1 89'!  :  Des  Rcithsel's  Liisung  oder  Beitrà^e  zur 
rirhtigen  Ldsung  des  Pentateiichrâthsels,^  voll.,ib., 
189.5-1897;  Die  Kriiik  nach  ihrem  Hecht  und  (Jnrechl. 
ib.,i897;  W.  H.  Grrbn,  Moses  and  the  Prophels. 
New-York,  |883;  The  higher  Criticism  of  the  Peiita- 
tt-iich,  il).,  1896;  germanice  rd.  O.  BKCiiKn,  Giiters- 
1011,1897;  P''-  I.Hœdemakbr, fier mosai'sc/ie  Crsprung 
der  Gesetie  in  Exodus.  I.ev.  und  Num.,  Giitersloh, 
1897;  R.  'V.  French.  l.ex  Mosaica,  London,  i  8y4  ; 
H. M.  'WlF.NRR,  Studies  in  bihlical  La»',  London,  1 904  ; 
The  nrigin  of  the  Pentateuch,  ib.,1910;  Pentateuchal 
Studies,  ib.,  1912;  'W.  Miii.LKn,  tVider  den  Bann  der 
Queltenscheidung,    Giiter.<loli,  1912  ;   D.    1Iofi-ma»n, 

60 


1891 


PENTATEUQUE  ET  HEXATEUQUE 


1892 


Die  ^yichtigsten  Insluii-.en  gegeii  die  Graf-Wellhaa- 
senscke  Hypothèse,  Berlin,  igi6;  A.  H.  Finn,  The 
nnity  of  the  Peiitaleucli,  London,  1917. 

Il  est  certain  que  Juifs  et  chrétiens  ont  de  tout 
temps  considéré  Moï-e  comme  l'auleur  du  Penlaleu- 
que.  La  tradition  chrétienne  dérive  sûrement  des 
Juifs,  car  les  Pères  ne  se  livraient  pas  à  des  enquê- 
tes personnelles  sur  l'origine  humaine  des  livres  de 
l'A.T.;  quand  ils  avaient  à  parler  des  auteurs  de 
l'A.T.,  ils  se  référaient  à  la  tradition  juive;  ainsi 
saint  HiLAiHB,  De  Trm.,  1,  v,  parle  des  livres  u  quos 
a  Moyse  alque  proplietis  scriptos  esse  Ht  hraeoruin 
religio  tradehat  «  ;  Jdniuus  Afhicanus,  De  partibiis 
divinae  Legis,  I,  viii,  enseigne  que  l'on  peut  connaî- 
tre les  auteurs  des  livres  divins,  '^oil  par  les  titres  et 
préambules,  pomme  pour  les  livres  prophétiques  et 
les  épitres  de  l'Apôtre,  soit  parles  titres  senls, comme 
pour  les  évangiles, soit  par  la  Iraditiondes  anciens  : 
ainsi  la  tradition  attribue  à  Moïse  la  composition 
des  cinq  premiers  livres  historiques  Cf.  H.  Kihn, 
Theodur  r.  Mujjsaestia  u.lunilius  Africaniis  ulsExe- 
gtten,  480,  Freiburg,  1880.  Saint  Isidork  db  Sévillb 
écrit,  De  Ecclesiae  officiis,  I,  xii  :  «  Veteris  autem 
Teatamenti  secundum  Hebraeorum  traditioiiem  hi 
scriplores  habentur:  Primus  Moyses  scripsil  Penta- 
teuchum  »  etc.  Il  faut  donc  rechercher  ce  qu'ensei- 
gne la  tradition  des  Hébreux  sur  l'origine  du  Pento- 
teuque.  Celte  tradition  ressort:  i)  du  Pentateuque 
même  ;  a)  des  ténioignagesdesautres  livres  de  l'A.T.; 
3)  des  témoignages  duN.T. 

I.  Témoignages  du  Pentuleiir/iie  jnème.  —  Le  Pen- 
tateuque renferme  des  témoignages  clairs  établissant 
avec  certitude  que  Moi>e  a  écrit  une  grande  partie 
des  cinq  livres. 

a)  Ex.,  XVII.  i4  :  Dixit  autem  Dominas  ad  Moyaen  : 
Scribe  haec  ob  muniinentum  (pour  en  conserver  la 
mémoire)  in  libru  (basbepher  :  dans  nn  livre  déter- 
miné ;  Lxx  :  cli  ^iZii'y  :  dans  un  certain  livre).  Donc 
Moïse  reçoit  l'ordre  de  consigner  par  écrit  la  victoire 
remportée  sur  les  Anialécites,  alin  d'en  conserver  la 
mémoire,  parce  que  Dieu  exterminera  les  Amaléciles; 
et  on  doit  supposer  que  Moïse  obéit  à  l'ordre  divin, 
quoique  le  texte  ne  le  dise  pas. 

/<)  kx.,  XXIV,  4  :  Scripsit  autem  Moyses  omnes  ser- 
niunes  Doniini  ;  j  :  assumensque  volumen  f'oederis 
(sepher  habberii),  legit  audiente  populo.  Le  Livre  de 
rAlliânce,  qui  est  attribué  à  Moïse,  contenait  sans 
nul  doute  le  Décalogue  (xx,  1-17)  et  la  Loi  de  l'Al- 
liance, XX,  a2-Kxni,  33. 

c)  El.,  xxxiv,  37,  il  est  question  de  la  rénovation 
de  r.\Ilianee  après  la  défection  du  peuple  (adoration 
du  veau  d'or);  nous  lisons:  Di.iitrjue  Dominas  ad 
MoYsen  :  Scribe  tibi  verba  haec,  quibiis  et  tecum  et 
cam  Israël  pepigi  foedus.  Ces  mots  visent  les  lois 
proposées  i7>i<i.,  xxxiv,  io-'26. 

d)  .Vam.,  xxxni,  a,  il  est  dit  que  Moïse  nota  les 
campements  des  tils  d'Israël  dans  le  désert.  D'où  l'on 
doit  conclure  qu'il  dressa  une  liste  notant  les  lialles 
des  Israélites  et  leurs  marches  dans  le  désert,  encore 
que  celle  liste  ne  nous  soit  peut-être  pas  parvenue 
dans  sa  forme  originelle,  car  dans  .V«m.,  xxxiii,  elle 
est  incomplète. 

e)  Deut.,  XXXI,  9  :  Scripsit  itaque  Moyses  legeni 
hanc  et  tradidit  eam  sacerdotibus  filiis  Leti.  24  :  Post- 
quam  ergo  scripsit  Moyses  verba  tegis  huius  in  votu- 
mine  (ni  sepher)  atque  complevit...  cf.  xxix,  19-20. 
Certains  auteurs,  comme  Kaolbn,  Einleititng  ^,U,i-i; 
CoBNELY,  Compendiam^,  aoi  ;  Zscbokke,  Historia 
Sacra  A.  T.'',  i48,  Vindobonae,  1910,  voudraient 
tirer  de  ces  mots  un  argument  décisif  pour  {'origine 
mosaïque  de  tout  le  Pentateuque.  Il  est  sûr  qu'au 
temps  du  Christ  le  mot  Torali  désignait  l'ensera- 
bls  des  cinq  livres  de  la  Loi  ;  mais  il  faudrait  démon- 


trer qu'il  possédait  ce  sens  des  le  temps  de  Moïse. 
/.oi  se  dit  :  a)  pour  une  loi  particulière  :  loi  de  la 
lèpre,  du  blasphème  ;  b)  pour  l'ensemble  des  lois 
promulguées  par  ]\Ioïse;  ainsi  Deut.,  xxxiii,  4  '•  Le- 
geni  praecepit  nobis  Moyses;  c)  pour  l'ensemble  du 
Pentateuque,  d'après  la  partie  principale;  d)  dans 
le  N.  T.,  parfois  pour  tous  les  livres  de  l'A.  T.,  ainsi 
I  Cor.,  XIV,  21.  Ces  allirmations  et  autres  sembla- 
bles sur  la  Loi.  qui  se  rencontrent  dans  Deut.,  sem- 
blent, d'après  le  contexte,  se  rapporter  pliitflt  aux 
seules  lois  deutéronomiques  (ainsi  pensent  d'excel- 
lents exégèli's,  tels  que  'Postât,  Cornkuus  a  Lapidb, 
Lohin);  on  ne  peut  même  pas  prouver  qu'elles  visent 
le  Deutéronome  entier  sous  sa  forme  actuelle. 

Des  témoignages  cités,  il  ressort  avec  évidence  que 
Moïse  a  consigné  par  écrit  au  moins  une  partie  des 
lois  contenues  dans  le  Pentateuque,  et  en  outre  cer- 
tains faits  de  l'histoire  d'Israël  au  désert.  A  ces  té- 
moignages explicites,  s'ajoutent  les  critères  internes, 
qui  montrent  que  beaucou[)  de  lois  rapportées  dans 
le  Pentateuque  furent  promulguées  lors  du  séjour 
des  Israélites  au  désert,  et  donc  peuvent  être  attri- 
buées à  Moïse. 

a)  Certaines  lois  supposent  que  le  peuple  habite 
un  camp,  car  elles  disent  expressément  ce  qu'il  faut 
faire  dans  le  camp  et  hors  ùucamp.Aiiisi  f.ev.,Tivi,gi^ 
(bouc   émissaire,   au  jour    de    l'expiation);    Num., 

XIX,  a-ai  (préparation  do  l'eau  lustrale;  sacrifice  de 
la  vache  rousse  hors  <lu  camp),  etc.  .Si  ces  lois  ont 
été  portées  dans  la  terre  de  Chanaan,  on  ne  voit  pas 
pourquoi  le  législateur  les  aurait  adaptées  à  la  con- 
dilioird'un  peuple  habitant  un  camp;  à  moins  de  dire 
qu'il  le  lit  à  dessein,  jiour  donner  aux  lois  qu'il  por- 
tait l'autorité  d'uue  haute  antiquité.  Celle  pieuse 
fraude  ue  doit  pas  se  présumer;  il  faudrait  la  prouver 
solidement. 

b)  Certaines  lois  ne  pouvaient  s'observer  que  dans 
l'étroit  espace  d'un  camp,  non  dans  un  vaste  terri- 
toire; ainsi  f.ei-.,  xvii,  3  g  (le  sang  de  loua  les  ani- 
maux immolés  doit  être  olTerl  au  Seigneur  à  la  porte 
du  tabernacle). 

c)  Parfois  la  forme  même  des  lois  indique  que  le 
peuple  n'habite  pas   encore  en  Chanaan;  ainsi  i'jr., 

XX,  13  :  «  Honora  palrem  tuum  et  matrem  tuam,  <it 
sis  longaevus  super  terrain  quam  Dominus  Deus 
tuus  dahit  tibi  «  ;  cf.  Deut.,  v,  16  :  «  Utbenesit  tihi 
in  terra  i|iiaiu  D.  D.  tuus  daturiis  est  tibi.  » 

d)  Certaines  lois  sont  données  en  vue  de  l'avenir, 
après  l'entrée  des  Israélites  en  Chanaan.  .\insi 
Num.,  XV,  2  sqq  :  «  Cum  ingressi  fueritts  terrar.i 
habitationis  vestrae,  quam  ego  dabo  vobis,  et  fecerilis 
oblalionem  Domino  »,  etc. 

e)  Certains  animaux,  dont  la  chair  était  permise 
aux  Israélites  (Lev.,  xv,  i  sqq.), vivent  seulement 
dans  le  désert,  non  en  Chanaan.  De  même  le  bois 
setim  (acacia  mimosa  nilotica,  ég.  Shent,  cf.  E. 
Navillb,  The  Shittim  i\ood.Procecdingsofihe  Society 
of  Bililical  Archaeology,  XXXIV,  180-190  [igii]). 
dont  l'Arche  d'Alliance  et  son  mobilier  devaient 
être  fabriqués(£'j-.  ,xxv,  losqq.),  ne  se  rencontre  pas 
en  Palestine,  mais  seulement  dans  la  péninsule 
sinaïlique. 

f)  Le  peuple  est  invité  à  ne  pas  suivre  la  coutume 
de  la  terre  d'Egypte,  qu'il  a  habitée,  Lev.,  xvni,  3  ; 
cette  invitation  se  comprend  mieux  si  la  Loifat  don- 
née peu  après  la  sortie  d'Egypte. 

De  même,  le  récit  de  beaucoup  de  faits  histori- 
ques, rapportés  dans  le  Pentateuque,  parait  remonter 
au  temps  de  Moïse.  Beaucoup,  surtout  dans  le  livre 
des  Nombres,  sont  rapportés  avec  les  moindres  cir- 
constances de  personnes,  de  lieux,  de  chiffres,  de 
manière  à  exclure  l'idée  d'une  tradition  purement 
orale   conservée   pendant   des   siècles.   Il  faut  dont 


1893 


PENTATEUQUE  ET  HEXATEUQUE 


1894 


admettre,  ou  bien  qu'ils  ont  été  forgés  avec  intention 
par  un  écrivain  iiootérieur,  ce  que  les  adversaires 
de  l'origine  mosaïque  du  Pentaleuque  ne  sauraient 
prouver  par  ar)?uments  solides,  ou  qu'ils  ont  été 
consijcnés  par  écrit  par  un  témoin  contemporain.  El 
comme  par  ailleurs  il  est  constant  que  Moïse  a  écrit 
le  récit  de  plusieurs  événements,  la  présomption 
demeure  favorable  à  Moïse.  Car  on  ne  saurait  pro- 
duire aucune  raison  s'opposant  à  ce  que  beaucoup 
d'autres  f>»its,  sans  lui  être  expressément  attribués 
dans  le  Pentateu(jue,  remontent  à  son  témoignage 
irami'diat. 

Le  texte  suppose  très  souvent  que  l'Egypte  et  le 
désert  sont  plus  familiers  aux  lecteurs  que  la  terre 
de  Cliannan.  Aussi  les  lieux  et  régions  d'Egypte, 
comme  (iosen  (Oen.,  xlvi,  38),  On  (it>..  xli,  45), 
Pithotii  (Hx.,i,  II),  Pi-/iachirol,  MigJal  (ib  ,  xiv,  2), 
sont-ils  nommés  simplement,  sans  i)lus  ample  déter- 
mination; si  I  auteur  parle  des  régions  et  des  cités 
de  Clianaan,  il  se  réfère,  pour  illustrer  la  iiensée,  à 
l'Egypte;  ainsi  la  région  voisine  du  Jourdain  est-elle 
compiirée  à  l'Egypte,  telle  qu'elle  apparaît  en  venant 
de  Zoar  (Gen.,  xiii,  10  ;  lire,  selon  syr  ,  Zoan-Tanis); 
Hebron  est  dite  fondée  sept  ans  avant  Zoan,  ville 
d'Egypte(iV»;n.,  xiii,  28).  Latopograpliiede  Chanaan 
ne  paraît  pas  si  connue  des  lecteurs;  on  lit,  par 
exemple  :  «  llebron,  ou  Arbee,  ville  de  Clianaan  » 
(Gen.,  XXIII,  3,19);  de  même  pour  Sichem  (ib., 
xxxiii,  18);  voir  aussi  la  description  des  monts  Ilebal 
et  Garizim,  />eut.,  xi,  19  sqq 

On  peut  doncconclureque,  des  témoignages  exprès 
et  du  caractère  interne  du  Pentateuque,  il  ressort  que 
beaucoup  de  parties  renfermées  dans  les  cinq  livres 
ont  été  écrites  ou  dictées  par  Moïse;  bien  qu'on  ne 
puisse  prouver  rigoureusement  que  le  Pentateuque, 
sous  sa  forme  présente,  est  l'œuvre  exclusive  de 
Moïse . 

3.  Témoi«nagcs  desaaireslivres  de  l'A. T.  — On  peut 
alléguer  divers  textes  prouvant  que  Moïse  donna  au 
peuple,  sorti  de  la  servitude  d'Egypte, une  loi  écrite  : 

a)  /'»s.,  I,  8,  il  est  question  de  l'u/dj/iine  legis  huiiis; 
XX,  6,  de  vnlnmine  legis  Moysi-  d'après  viii,  3i-35, 
Josué  écrivit  sur  la  pierre  dettteronomiiim  legisMoysi 
(misclin^h  tôrat-Moscheh);  ce  dernier  passage  paraît 
désigner  quelques  lois  brèves  ou  une  très  brève  syn- 
thèse (le  l«  législation  de  Moïse  :  car  il  serait  absurde 
de  dire  que  Josué  écrivit  sur  la  pierre  tout  le  Penta- 
teuque. Josué  éleva  sur  le  montHebal  un  autel,  selon 
l'ordre  de  Moïse, consigné  dans  le  livre  de  la  Loi  de 
Moïse  (viii,  3i).  Donc  le  livre  de  Josué  garantit 
ineontestablement  le  rôle  de  Moïse,  rédacteur  de  la 
Loi. 

b)  Dans  les  Livres  des  Rois.publiés  vraisemblable- 
ment «u  temps  de  l'exil  (encore  que  l'auteur  ait  usé 
de  documents  plus  anciens),  il  est  question  «les  lois 
de  M'iïse  :  III  Rrg.,  11,  5,  David  exhorte  Saloman  à 
garder  les  cérémonies  du  Seigneur,  ses  précepies,  ses 
jugements,  ses  témoignages,  selon  qu'il  est  écrit  dans 
la  Loi  de  Moïse  (cf.  Deid.,  xvn,  ig);  IV  Tfe^.,  xiv,  6, 
règne  d'Amasias  (cf.  /)eH(.,  xxiv,  16). 

Les  premiers  prophètes  ne  parlent  pas  expressé- 
ment de  Moïse  auteur  de  la  Loi  ;  mais  souvent  de  la 
Loi  du  Seiffneur;  ainsi  Amos,  u,  4,  annonce  à  Jnda 
les  cliètimenis  divins,  eo  qttod  abieceril  l.e-em  Do- 
mini.  Or  cette  Loi  parait  avoir  été  écrite,  car  1er,, 
xxxt,  33,  Dieu  promet  une  autre  Loi,  qu'il  écrira  dans 
l'e  cœur  des  fils  de  Juda;  viii,  8,  il  est  question  des 
scrilips  qui.  d'une  plume  menteuse,  faussent  la  Loi 
du  Seigneur.  Michée,  vi,  5,  fait  allusion  à  l'Iiistoire 
de  Balac  roi  de  Moab  et  du  prophète  Balaam 
(Niim..  xxii-xxiv).  Osée,  xn,  rappelle  sommaire- 
ment riii-iloire  dn  patriarche  Jacob;  donc  il  la 
sn[ipose  très  connue;  d'où   l'on  peut  conclure  qu'au 


I  temps  de  ce  prophète  cette  histoire  existait  par 
!  écrit.  Or,  selon  les  critiques  récents,  l'histoire 
j  de  Jacob,  telle  qu'elle  se  lit  Gen.,  xxT-xxxv,  résulte 
de  la  combinaison  de  deux  ou  trois  sources  :  1  E 
(Elohiste-Jahvisle)et  P  (code  sacerd.).  Et  les  emprunts 
d'Osée  suivent  parlielloineiit  I  (xil,  4  sqq.  :  in  forti- 
tudine  suit  directus  est  cuni  angelo  et  invalnil  <id 
angeliim  el  cunfurtatits  est);  partiellement  P  (5  :/ïe- 
vil  et  rogavit  eiim;  in  Bethel  invertit  eitni).  Donc,  si 
l'on  veut  admettre  la  théorie  de  la  distinction  des 
sources,  on  doit  accorder  qu'au  temps  d'Osée  ces 
diverses  sources  (y  compris  la  partie  du  code  sacer- 
dotal qu'on  se  pinit  à  dater  du  temps  de  l'exil)  exis- 
taient déjà;  que  même  1  et  E  avaient  été  fondus  en 
un  seul  récit  (Cf.  P.  "N'gTTKH,  Dte  Zetigntssf,  etc. 
Theol.  Quurlatsclir.LXXWni.  igysqq.  (igoi);  Th. 
NoLDEKE,  Untersiicliitngen  zur  kritih  des  A  T.,  i4o, 
Kicl,  i86y,  en  convient.  Selon  Van  Hoonackeu.  /es 
petits  prophètes.  112,  Paris,  igo8,  le  prophète  cileuu 
poème  populaire  :  n  Osée  fait  parler  le  peuple,  en 
citant  des  extraits  de  quelque  ]ioésie  po[>ulaire  qui 
exaltait  la  gloire  d'Israël  »).  11,  8  fait  allusion  à  Dent., 

VII,  i3  ;  donc  encore  ce  livre  ou  ce  fragment  de  li\ro 
parait  avoir  été  connu  d'Osée.  On  peut  tirer  une  oon- 
clusion  semblable  d'^-ïmos,  qui  parle  de    la  destruc- 
tion de  Sodome  et  Gomorrhe,  iv,  1 1 ,  cf.  Gen.,  xix,  35  ;  ' 
de  la    délivrance  d'Egypte  et  du   séjour  au   désert, 

II,  10,  cf.  Ex..  XII,  etc.  (lE);  de  la  haute  stature  «les 
Amorrhéens,  11,  g,  cf.  Niim..  xiii,  39,  32-34  (I  E);  des 
vêtements  pris  en  gage,  11,  8,  cf.  Ex.,  xxii,  36  (Livre 
d'Alliance);  du  nazaréal,ii,  \i,  cf.  Num.,  vi(P),  etc. 

c)  A  partir  du  temps  de  l'exil,  les  témoignages  en 
faveur  de  l'origine  mosaïque  de  Pentateuque  se  mul- 
tiplient :  11  Par.,  XXV,  4  ;  XXXIV,  1 4  ;  XXXV,  1  2  ;  Esdr., 
VI,  10;  .Velt.,  VIII,  I.   i4;  XIII,  i;  />an.,  ix,  11,  |3;  Mal., 

III,  23  (vulg.,  IV,  4)-  Par  la  Loi,  qu'Esdras,  en  444, 
au  retour  de  la  fête  des  Tabernacles,  lut  au  peuple 
pendant  huit  jours,  il  faut  entendre,  non  le  seulGode 
sacerdotal,  mais  l'ensemble  du  Pentateuque  (cf. 
HuM.MELAL'BR,  Cotnm .  in  Dent.,  g5-ioi,  Paris,  iqoi). 
C'est  ce  qui  ressort  de  la  prière  récitée  par  les  lévi- 
tes après  la  lecture  de  la  Loi  (.\eli  ,  ix,  6  sqq  ),  la- 
cjuelle  n'est  qu'une  brève  synthèse  de  tout  le  Penta- 
teuque :  Tu,  Dnmine,  qui  fecisfi  caelum...  terrant  et 
iiniversa  quae  in  eu  sunt...  (cf.  Gen.,  Mi);  qui  elegisti 
Abraham  et  eduxisti  euni  Je  f''r(vulg.  igné)  Chaldaeo- 
runt  (cf.  Gen.,  xn);  et  poauisti  iionien  eius  Abraham. 
(cf.  Gen.,  xvii);  perctissisti  cuni  eo  foedns,  ut  dares 
ei  terrnm  Chananaei...  (cf.  Gen.,  xv,  18  sq((.);  vidisti 
afflictioiiem  patrum  nostroritm  in  Aegypto  (cf.  E.r., 
III,  7  sqq.);  dedisti  signa  atque  portenta  in  Pharaone 
(cf.  Ex.,  VII,  8x11);  mnre  divisisti  ante  enn  et  tran- 
sieruntper  medimn  maris  in  siccu  (Ex.,-x.i\)  ;  ad  mon- 
tem  quoque  Sinai  descendisli...  et  dedisti  eis  iudicia 
recta  (cf.  E.r.,  xix-xxiv);  non  dereliquisti  eos  cum 
fecissent  sihi  vitiilnm  conflatilem  (cf.  Ex..  xxxn- 
xxxiv);  Coliimna  nitbis  non  recessit  ab  eis  per  diem 
et  columna  ignis  per  noctem  (cf.  Num.,  ix,  i5  sqq.); 
Vestimenta  enrnmiinn  inveternverunt  et  pedes  eorum 
non  sunt  attriti  (cf.  Dent.,  viii,  4),  etc.  Il  paraît  certain 
que  le  gendre  de  Sanaballat,  chassé  par  Néhéraie 
pour  n'avoir  pas  voulu  congédier  une  épouse  étran- 
gère (A^eA.,  XIII,  38),  n'est  antre  que  Manassès,  (ils  du 
grand-prêtre  qui,  selon  Flavius   Josèphe  {Ant.,  XI, 

VIII,  2),  s'enfuit  chez  les  Samaritains;  encore  que 
Josèphe,  ici  comme  souvent  ailleurs,  erre  sur  la  chro- 
nologie, car  il  le  fait  vivre  au  temps  d'Alexandre  le 
Grand.  11  faut  donc  dire  que,  an  moins  dès  le  trmps 
d'Esdras  et  de  Néhémie,  les  Samaritains  admettaient 
le  Pentateuque,  qu'ils  n'ont  cessé  jusqu'à  nos  jours 
d'attribuer  h  Moïse  (Quelques  auteurs,  citant  IV 
lieg.,  XVII,  24  sqq.,  disent  que  dès  le  viir  siècle,  après 
la  chute  du  royaume  d'Israël  (■722),  la  Loi  fut  donnée 


1895 


PENTATËUQUE  KT  HEXATEUQUE 


1896 


aux  Sainarilains,  ce  qui  aide  à  comprendre  la  parole 
des  Samarilaiiis,  Esdr.,  iv,  a  :  «  AediUcemus  vobis- 
cum,  quia  ila  ut  vos  quaerimus  Deuin  vestruiu  ;  ecco 
nos  imiuolaviuuis  victiraas  a  diebus  Asar-Haddon 
rrgis  Assur,  qui  adduxil  nos  hue.  »)  D'où  l'on  peut 
conclure  indirectement  qu'au  moins  au  V  siècle  av. 
J..C.,les  Juifs  croyaient  fermement  à  l'origine  mosaï- 
que du  Pentaleuque. 

Ajoutons  une  confirmation  indirecte  :  parles  livres 
historiques  (/iid.,  Beg.),  on  peutétablir  qu'au  moins 
les  principales  institutions  de  la  Loi  étaient  connues 
des  Israélites  dès  une  époque  ancienne.  Ainsi  lad. 
parle  du  tabernacle  de  l'Alliance  (xviii,2i),  de  l'Ar- 
che d'Alliance  (xx,  27),  des  sacriQces  qu'on  y  offrait 
(kxi,  19  sqq.),  du  vœu  de  nazaréat  (xiii,  cC.Niim.,  vi). 
Les  Livres  des  Rois  fournissent  de  nouveaux,  traits 
(ainsi  les  fils  d'Uéli  punis  de  mort  pour  n'avoir  pas 
observé  dans  les  sacrilices  les  prescriptions  de  la 
Loi,  l  lifg-.  II.  12-17...  Nabolh  refuse  de  vendre  sa 
vigne,  m  lieg.,  xxi,  cf.  I.ev.,  xxv,  28,  etc.).  Les  au- 
teurs qui  prétendent  que  toutes  les  allusions  à  la  Loi 
ont  été  insérées  postérieurement  dans  les  livres  his- 
toriques par  une  pieuse  fraude,  s'engagent  dans  un 
cercle  vicieux.  Car  ils  s'efforcent  de  prouver,  par  les 
livres  historiques,  que  la  Loi  n'existait  pas  avant 
l'exil;  et  s'ils  rencontrent  dans  ces  livres  un  texte 
qui  suppose  l'existence  de  la  Loi,  ils  le  déclarent 
interpolé.  Pourquoi?  parce  que,  à  celte  date,  la  Loi 
ue  devait  pas  exister.  Ils  recourent  souvent  à  l'ar- 
Sumenldu  silence  :  la  Loi  n'était  pas  observée,  donc 
elle  n'existait  pas.  Il  faut  avouer  que  les  livres  des 
Ju^'es  et  de  Samuel  présentent  des  exemples  do  non- 
observation  de  telle  ou  telle  loi;  mais  il  ne  suit 
jioint  de  là  qu'elle  n'existait  pas.  Car  au  cours  des 
premiers  siècles  après  l'occupation  de  la  terre  de 
CUanaan,  l'unité  politique  des  douze  tribus  n'était 
pas  encore  réalisée,  chacune  luttait  pour  son  compte, 
ladcfaile  des  Chananéens  n'était  pas  achevée;  l'in- 
stabilité de  la  vie  politique  ne  permettait  pas  la 
stricte  observation  de  toutes  les  lois. 

3.  Témoignages  du  Nouveau  restameiit.  —  Le  Christ 
et  leî  auteurs  du  N.  ï.  parlent  très  souvent  des  livres 
doMoïse  ou  simplement  de  Moïse,  ou  citent  des  textes 
du  Pentateuque  sous  le  nom  de  Moïse.  Moïse  a  or- 
donné (Mt.,  VII,  4);  permis  (ib.,  xix,  8);  dit  (Me, 
VII,  10);  écrit  (llom.,  x,  5);  ailleurs  il  est  question 
de  la  Loi  de  Moïse  (Ahc.xxiv,  44);  du  Livre  de  Moïse 
(.Wc,  XII,  26);  on  lit  Moïse  dans  les  synagogucs(^c(.. 
XV,  21;  Il  Cor., m,  i5)  etc...  Voir  encore  iVl.,  vm,  t,; 
Luc,  XVI,  29;  Act.,  XXI,  21  ;  xxvi,  22  ;  /«.,  v.  45  sqi). 

Les  rationalistes,  qui  voient  dans  le  Christ  un  i)ur 
homme  sujet  à  l'erreur  comme  tous  les  mortels,  né- 
gligent entièrement  ou  rejettent  ce  témoignage  du 
N.  T.  D'autres,  au  contraire,  affirment  que  le  Christ 
et  les  apùtres  ont  enseigné  formellement  l'origine 
mosaïque  du  Pentaleuque,  et  donc  qu'il  faut  la  tenir 
de  foi.  .Ainsi  Gobnbly,  Introdacliu  specialis,  I,  35- 
38(1887);  Cornkly-Hagb.n,  Compendium^, 200,  Paris, 
1914,  i9(');  Cerkseto,  Tie  classi  di  Dotlori,  i56  sq., 
Genova,  igoS;  L.  Mkcuineau,  S.  J.,  L'origine  mosaï- 
que du  Pentuteuque,  34;  Mao.nier,  Eclaircissements 
exégètiques,  7-10;  semblableraent  L.  Murillo,  El 
Genesis,  i5  sqq.  D'autres  enlin  pensent  que  la 
révélation  divine  n'avait  pas  pour  but  de  résoudre 
des  questions  relevant  des  sciences  profanes,  par 
exemple  de  l'histoire;  que  dans  ces  questions  les  au- 
teurs sacrés  suivent  les  opinions  régnantes  de  leur 
temps,  que  conséquemment  le  Christ  lui-même  n'a 
]>as  voulu  nous  enseigner  l'origine  du  Pentateuque, 
mais  s'est  accommodé  à  l'opinion  des  Juifs  contem- 
porains, qui  s'accordaient  à  attribuer  à  Moïse  les 
cinq  livres  de  la  Loi.  Ainsi  B.  Stedgrnagel,  Ein- 
Icitung  in  den  Ilcxateuck,  25 1  ;   L.  Gautier,  fnlro- 


duction.,  199  sq;  Loisy,  Etudes  bibliques,  109  sqq., 
Paris,  1901  ;  J.  M.  Laorangb,  Les  sources  du  Pen- 
tateuque, Rev.  Bibl.,  VU,  a3  (1898);  Hummelaubii, 
Exegetisches  zur  Inspirations/rage,  (j5  sq.  (fltbl. 
Studien,  IX,  4),  Freiburg,  1904  ;  Th.  Calmes, 
L'Evangile  selon  S.  Jean,  233,  Paris,  1904  :  «  Nous 
nous  bornerons  à  faire  observer  que  la  personne 
de  Moïse  n'y  est  mentionnée  qu'indirectement.  Les 
termes  de  l'opposition  sont  le  Livre  de  la  Loi  qui 
porte  le  nom  de  Moïse,  et  les  paroles  de  Jésus.  » 
N.  Peters,  Die  grundsàtzliclte  Stellnng  der  Katliol 
Kirche  zur  Bibelforschung,  69  sq.  Paderborn,  igo5, 
Voir,  sur  celte  question.  St.  Dillmann,  loh.,  v, 
4547  '"  der  Pentateuchfrage,  Bibl.  Zeitschrift,  XV, 
139-148;  219-228  [1918-9].  Mais  celte  explication 
est  délicicnte.  Accordons  que  le  Christel  les  Apôtres 
ont  pu  ciler  le  Penlateuque  sous  le  nom  de  Moïse, 
parce  que  tel  était  le  seiitimml  des  Juifs  de  leur 
temps  sur  le  Penlateuque;  mais  il  eu  va  autrement 
quand  le  Seigneur  dit  en  termes  exprès  que  Moïse 
a  écrit  de  lui,  lo.,  v,  45  sq.  :  a  Est  qui  accusai  vos 
Moyses,  in  quo  vos  speralis.  Si  enim  crederetis 
Moysi.crederetis  forsilan  (entendre:  H/;V/ue)et  niihi. 
de  me  enim  itle  scripsit.  »  Le  Seigneur  ne  pouvait 
guère  s'exprimer  ainsi  si  Moïse  n'avait  rien  écrit  de 
lui  ;  car  il  tire  argument  de  la  personne  de  Moïse, 
non  du  Livre  de  la  Loi,  à  lui  attribué.  D'après  ce 
texte,  on  doit  tenir  non  seulement  que  Moïse  a  écrit, 
mais  qu'il  a  écrit  du  Christ.  D'ailleurs  ces  paroles 
ne  suIBsenl  pas  pour  démontrer  que  Moïse  est  l'au- 
teur de  tout  le  Penlateuque. 

[CoRNBLY,  hilroductio, II,  36,  dit:  «  Integrum  Pen- 
taleuchum,  quatenus  sive  verbis  sive  rébus  adveii 
tum  Christi  praedixil,  hoc  lextu  designari  nemo  pru- 
dens  negaverit.  »  I.  Kwarenbaubu,  Comm.  in  lo., 
aii,  Paris,  1898,  s'exprime  avec  beaucoup  plus  de 
précaution:  «  Notandum  hac  Chrisli  loculiout"  et  ar- 
gumentalione  clarissime  aflirraari  scripsisse  Moysen 
eiusque  scripta  extare  apud  ludaeos.  »  Cf.  F.  Prat, 
S.  I.,  Le  code  du  Sinai,  62,  Paris,  1904;  1.  Corluy, 
Comment,  in  lo.^,  128  sq.,  Gandavi,  1880,  pense  que 
les  paroles  du  Christ  visent  seulement  les  oracles 
messianiques  du  Pentateuque  ;  lel  est  aussi  le  senti 
ment  de  Cl.  Fillion,  Evangile  selon  S.  Jeun,  Ii5, 
Paris,  1887.  Sur  toute  la  question,  cf.  E.  Manqenot, 
L'authenticité  mosaïque  du  Pentateuque,  279  sqq.] 

Pour  résumer  en  peu  de  mots  les  considérations 
précédentes,  nous  pouvons  conclure  :  de  témoi- 
gnages clairs  de  l'Ecriture  sainte,  il  résulte  que 
Moïse  a  sûrement  écrit  une  très  grande  partie  du 
Penlateuque,  ce  que  d'ailleurs  permeltent  d'élablir 
des  raisons  internes.  Mais  on  sortirait  des  justes 
bornes  en  affirmant  que  ces  témoignages  élnblissenl 
pcremploiremenl  que  le  Pentaleuque,  du  commence- 
ment à  la  lin,  est  dii  à  la  plume  de  Moïse. 

m.  Principales  niFi-icuLTiis  contre  l'orioink 
M0SAÏ1.JUE  DU  Pbntatkuqub.  —  i./.a  découverte  du  Deu- 
téronome.  — Selon  IV  Beg.,  xxii,  3  sqq.  (cf.  Il  Par., 
XXXIV,  3  sqq.),  en  l'an  18  du  règne  de  Josias  (vers 
6i2  av.  J.-C),  lors  de  la  restauration  du  Temple,  le 
prêtre  Helcias  découvrit  le  livre  de  la  Loi,  II,  Pur., 
XXXIV,  i4  :  liber  Legis  Domini  per  mnnum  Muysi.  Le 
pieux  roi  le  fit  lire  et  invita  tout  le  peuple  à  s'obli- 
ger par  serment  à  observer  celle  Loi;  lui-même  y 
obéit  religieusement  en  extirpant  l'idolâlrip,  détrui- 
sant les  hauts  lieux,  restaurant  le  pur  culte  divin. 
Des  auteurs  récents  assurent  que  celle  Loi  décou- 
verte par  Helcias  n'était  que  le  Deutéronome  ou  une 
partie  de  ce  livre  (l.  Cullen,  The  Ttook  oi'the  Cove- 
nant  in  Moab,  1908,  s'efforce  de  proiner  que  le  livre 
découvert,  dû  à  la  plume  de  quelque  prophète,  ne 
contenait  que  Deut.,  vi-xi;  selon  d'autres,  c'étail  la 
majeure  partie   de  Deut.,  peut-être  v,  i-xxvi,  19,  om 


1897 


PENTATKUQUE  ET  IIEXATEUQUE 


1898 


v-xxvm.  Voir  IIum.melauek,  Comm.  in  Deut.,  59, 
Paris,  1901).  Celle  loi,  composée  sous  le  règne  de 
Josias  ou  peu  avant,  aurait  été  présentée  au  roi 
comme  découverte  dans  le  temple,  et  ainsi  intro- 
duite par  une  pieuse  fraude  (ou  par  une  liction  juri- 
dique, selon  quelques  auteurs  catholiques). 

Certainement  ce  livre  de  la  Loi  ne  comprenait 
pas  tout  le  Pentateuque,  il  n'était  même  pas  très 
étendu,  car  aussitôt  après  la  découverte,  le  scribe 
Saplian  le  lit  (IV  iieg.,  xxii,  8)  et,  le  même  jour,  en 
donne  lecture  au  roi  (il).,  10).  On  pourrait  répondre 
qu'il  ne  ressort  pas  du  texte  que  le  livre  entier 
fut  lu  ;  pourtant  c'est  ce  qui  ressort  sûrement  de 
XXIII,  2  :  «  Legit  cunctis  audientibus  omnia  \erba 
libri  foederis,  qui  inventus  est  in  domo  Domini.  >> 
Il  est  vrai  aussi  que  des  Pères  ont  vu  dans  ce  livre 
le  Deutéronome  (Ainsi  S.  Jicromk,  Adf.  lovin.,  i,  y: 
(I  losias  vir  iustissimus,  sub  quo  in  templo  Deute- 
ronomii  liber  rcperlus  est.  »  De  même.  In  Ez.,  I.  1. 
S.  JeanChrysostomf,  In  Malt.,  /fom.,ix,  4:  «  Après 
longtemps,  le  livre  du  Deutéronome,  qui  était  perdu, 
fut  enfin  exliumé.  »  De  même,  Puocoi'e  de  Gaza, 
Comm.  in  Dent.,  xvii,  18).  Admettons  qu'il  en  soit 
ainsi  ;  que  conclure  ?  Cette  Loi  est  rapportée  à  Moïse, 
ou  du  moins  appelée  livre  de  la  Loi  de  Moïse.  En 
effet,  Josias,  pour  avoir  mis  en  vigueur  le  texte  de 
îa  Loi  contenu  dans  le  livre  découvert  par  Helcias 
(IV  Heg.,  XXIII,  29),  sera  loué  d'être  re\enu  au  Sei- 
gneur selon  toute  la  Loi  de  Moïse  (ib.,  iS)  ;  d'où  il 
résulte  que  le  livre  découvert  dans  le  temple  était  la 
Loi  de  Moïse. 

Cependant  il  ne  paraît  pas  entièrement  certain 
que  la  Loi  découverte  fût  le  seul  Deutéronome,  ou  sa 
partie  principale,  à  l'exclusion  des  lois  lévitiques. 
S.  A.  Pries,  Die  Gesetzesclirift  des  Kunigs  Josias, 
i-4o,  Leipzig,  igoS,  s'est  efforcé  de  prouver  que  la 
réforme  religieuse  accomplie  par  le  roi  Josias  s'ap- 
puyait sur  les  lois  promulguées  dans  Ex.,  xxxir. 
Cependant  il  n'est  pas  douteux  que  ce  livre  de  la  Loi 
comprenait  au  moins  une  partie  de  notre  Deutéro- 
nome, car  certaines  mesures  prises  par  Josias  ne 
peuvent  se  ramener  qu'à  Deut.  Ainsi  la  prohibition 
du  culte  de  la  milice  céleste  (tV  Reg.,  xxiii,  5  ;  cf. 
Deut.,  IV,  19  et  xvii,  3).  Mais  c'est  une  autre  ques- 
tion de  savoir  si  la  Loi  découverte  était  Deut.,  seul. 
Le  principal  argument  en  faveur  dé  cette  opinion 
se  tire  du  fait  que  Josias,  pour  accomplir  la  Loi  dé- 
couverte, abolit  tous  les  sacrifices  hors  du  temple  de 
Jérusalem  et  limita  le  culte  divin  à  un  sanctuaire 
unique.  Or  celle  limitation  locale  n'est  prescrite  que 
dans  Deut.,  xii.  On  pourrait  répondre  :  la  réforme 
religieuse  du  roi  Josias  ne  semble  pas  avoir  consisté 
exclusivement  dans  la  limitation  du  culte,  mais 
surtout  dans  l'extirpation  de  l'idolâtrie,  qui  avait 
infecté  toute  la  terre.  Cela  ressort  surtout  de  IV 
fieg.,  XXIII,  /|,  où  il  est  dit  que  Josias  supprima  le 
culte  de  Baal,  de  Moloch  et  des  autres  dieux.  L'ido- 
lâtrie était,  sans  doute,  le  grand  péché  du  peuple  : 
voir  les  paroles  de  la  prophétesse  Hulda,  ib.,  xxii, 
sq.  .-  «  Ecce  ego  adducam  mala  super  locum  islum.., 
quia  dereliquerunt  me  et  servieruni  dits  alienis.  » 
Mais  l'idolâtrie  n'est  pas  condamnée  moins  sévère- 
ment dans  les  autres  livres  que  dans  Deut.  La  limi- 
tation du  culte  à  un  sanctuaire  était  un  moyen  né- 
cessaire pour  atteindre  cette  lin  principale.  Gomme 
le  culte  idolfttrique  affectionnait  les  montagnes  et 
les  collines  répandues  sur  la  terre,  Josias,  pour  res- 
taurer et  maintenir  le  culte  du  vrai  Dieu,  détruisit 
tous  les  hauts  lieux  et  ordonna  que  tous  les  sacrifi- 
ces seraient  offerts  dans  le  temple  de  Jérusalem. 
Plusieurs  fois,  dans  le  récit  de  cette  restauration 
religieuse,  il  est  question  de  la  destruction  des  hauts 
lieux;  ainsi,  xxiii,  8.  i5. 


Or  le  terme  technique  hamah  (haut  lieu)  ou  iamot 
(hauts  lieux)  ne  se  rencontre  pas  une  seule  fois  dans 
Deut.;  deux  fois  seulement  on  lit  hamah,  mais  au 
sens  poétique  el  métaphorique,  dans  le  cantique  de 
Moïse,  Deut.,  xxxii,  i3:  ■<  Constituit  eum  (populum) 
super  excelsam  terrain  (»/  bumiile  (irez),  ut  comede- 
ret  fructus  agrorum  »  ;  et  dans  la  bénédiction 
de  Moïse,  Deut.,  xxxiii,  29  :  «  Tu  eorum  colla 
calcabis  {'il  bamàlêmô)  «  ;  donc  dans  ces  parties 
qui,  selon  les  critiques  récents,  n'étaient  pas  conte- 
nues dans  la  Loi  découverte  sous  le  roi  Josias.  Mais 
le  terme  bamah  revient  souvent  dans  la  Loi  lévitique  ; 
ainsi  /.ei.,  xxvi,  3o  :  «  Destruam  excelsa  veslra  »; 
Num.,  xxxM),  52  :  «  Omnia  excelsa  vastate  ».  Le  roi 
Josias  détruisit  des  statues  du  soleil, IV /i'e^.,xxiii,)i, 
cf.  /,er.,xxvi,3o:  «  .Simulacra  confringam  »;  il  détrui- 
sit les  stèles,  cf.  Aei'.,  xxvi  i  :«  Neque  titulos  (m«r- 
:ei«/i)erigelis  »;  il  interdit  la  nécromancie  ella  magie, 
IV  lieg.,  xxiii,  5,  cf.  Lev.,  xix.  3i  :  «  Non  declinetls 
ad  magos  et  nec  ab  ariolis  aliquid  sciscitemini  »; 
cf.  XX,  6.  D'où  l'on  pourrait  conclure  que,  dans  ce 
livre  découvert  sous  Josias,  Uguraientaussiquelques 
lois  lévitiques  Et  même,  si  l'on  excepte  l'abolition  dn 
culte  rendu  à  la  milice  du  ciel  (IV  Heg.,  xxiii,  4  sq., 
cf.  Deut.,  IV,  19  et  xvii,  3),  toute  la  restauration  reli- 
gieuse accomplie  par  losias  peut  se  ramener  à  d'au- 
tres livres  du  Pentateuque. 

Des  auteurs  récents  affirment  que  le  prêtre  Helcias, 
dans  son  zèle  pour  la  restauration  religieuse,  offrit 
au  roi,  comme  découverte  dans  le  temple,  cette  loi 
composée  peu  auparavant  par  lui  ou  par  d'autres, 
et  ainsi,  par  une  fiction  juridique,  l'introduisit  sous 
le  nom  de  Moïse  (Ainsi  'Th.  Chbyne,  Founders  of  O. 
T.  Criticism,  267,  London,  iSgS).  Que  vaut  cette  aflir- 
malion  ? 

Est-il  croyable  que  le  roi  el  le  peuple  spontané- 
ment, sans  aucune  hésitation,  se  soient  soumis  au 
joug  d'une  loi  qui  imposait  de  graves  obligations, 
sans  s'informer  aucunement  de  son  origine?  Et  qu'on 
ne  dise  pas  que  les  Israélites  s'inquiétaient  peu  de 
l'auteur  du  livre,  ou  que  plusieurs  furent  publiés 
sous  un  nom  d'emprunt  :  la  parité  n'existe  pas,  car 
il  en  va  autrement  d'un  livre  quelconque  propre  à 
nourrir  la  piété,  autrement  d'une  loi  grave  qui  res- 
treint la  liberté  :  nul  ne  recevra  cette  loi,  sans  être 
fixé  sur  son  origine. 

On  peut  accorder  que  Josias  n'availjaiuaisenlendu 
précédemment  les  paroles  contenues  dans  ce  livre; 
car  son  aïeul  Manassès  était  adonné  à  l'idolâtrie,  son 
père  Araon  honorait  les  dieux  étrangers  avec  la 
même  impiété;  Josias,  parvenu  au  trône  à  huit 
ans  el  entouré  d'idolâtres  des  l'enfance,  ne  savait 
rien  du  livre  de  la  Loi.  Mais  il  ne  suit  pas  de  là  que 
la  Loi  n'existait  pas  encore.  Le  récit  même  parait 
contredire  cette  interprétation,  car  xxii,  i3,  leroi 
s'écrie  :  «  Non  audierunt  patres  nostri  verba  libri 
huius,  ut  facerentorane  quod  scriptum  est  nobis  »  : 
il  suppose  donc  que  la  Loi  n'était  pas  inconnue  de 
ses  pères. 

Il  ne  manque  pas  de  témoignages  montrant  que 
les  lois  deutéronomiques  furent  connues  dès  avant 
le  temps  de  Josias.  Selon  IV  Heg.,  xviii,  4  sqq.,  le  foi 
Ezéchias  (vers  714-696)  s'appliqua  à  détruire  les 
hauts  lieux  et  à  limiter  le  culte  au  Temple  de  Jéru- 
salem ;  donc  il  connaissait  la  loi  de  l'unité  de  culte, 
consignée  Deut.,  xii.  Le  roi  Amasias  (vers  796-778) 
punit  de  mort  les  meurtriers  de  son  père,  mais 
épargna  leurs  fils,  selon  ce  qui  est  écrit  dans  le  livre 
de  la  Loi  de  Moïse  :  «  Non  morientur  fllii  pro  paren- 
libus,  sed  unusquisque  in  peccato  suo  morielur.  » 
Ib.,  XIV,  5  sq.  Cette  loi  se  trouve  Deut.,  xxiv,  16. 

En  outre,  beaucoup  de  choses,  qui  se  lisent  dans 
Deut.,  se  comprendraient  difficilement  si  elles  eussent 


1899 


PENTATEUQUE  ET  HEXATEUQUE 


1900 


été  écrites  au  temps  de  Josias;  ainsi,  c.  xxx.iii  rap- 
porte la  bénédiction  des  douze  triijus  d'Israël;  or, 
les  dix  tribus  avaient  été  emmenées  en  captivité  dès 
naa,  donc  cent  ans  avant  le  temps  de  Josias.  Deut., 
XII  ne  fait  qu'indiquer  obscurément  le  lieu  unique  où 
peut  être  célébré  le  culte  divin;  5  :  «  Ad  locum  quem 
elegerit  Doniinus  Deus  vesler  de  cunclis  Iribubus 
vestris  venietis.  »  Un  auteur  écrivant  au  vii<^  siècle, 
alors  «lue  le  temple  de  Saloraon  existait  dejuiis  trois 
cents  ans,  aurait  déterminé  plus  exactement  le  lieu 
du  culte,  peut-être  eîit-il  clairement  désigné  la  ville 
de  Jérusalem,  surtout  s'il  appartenait  au  corps  des 
prêtres  du  temple. 

Dieu  ordonne  l'extermination  des  Ghananéens 
(vu,  I  ;  XX,  i7)etdes  Amalécites  (xxv,  i-)  sqq.),  sup- 
pose qu'Israël  redoute  leur  grande  multitude  (vu, 
i8etc.);  or,  au  vu'  siècle,  à  peine  se  trouvait-il  des 
Ghananéens  et  des  Amaléciles  en  Terre  sainte  ;  et 
s'il  en  restait,  sûrement  leur  nombre  n'était  pas  tel 
qu'il  pût  inspirer  de  la  crainte  aux  Israélites.  —  Si 
les  prêtres  de  Jérusalem  avaient  publié  la  Loideuté- 
ronomique,  ils  n'auraient  pas  si  facilement  accordé 
aux  prêtres  et  lévites  dispersés  sur  la  terre  les  mê- 
mes droits  et  privilèges  dont  eux-mêmes  jouissaieut. 
Gf.  Deut.,  XVIII,  6-8.  La  loi  du  roi  {Deut.,  xvii,  17 
sqq  .)  n'a-t-elle  été  publiée  qu'aux  derniers  jours  du 
ro\aume?  Gf.  I  Reg.,  x,  26  (Samuel  énonça  au  peu- 
ple la  loi  du  royaume  et  la  consigna  dans  un  livre). 
Os.,  vui,  i3  et  IX,  3  parait  faire  allusion  à  Z^eii/., 
xxviii,  68. 

Aussi  des  auteurs  non  catholiques  fort  estimes 
accordent-ils  que  le  Deutéronomefut  «crit  longtemps 
avant  le  temps  de  Josias.  Ainsi  Sriiiiciv,  Eiitleituii^, 
6u.  KL06TBRMA.NN  aliQrme  même  que  le  livre  existait 
en  germe  dès  le  temps  de  Moïse.  Beitrtige  zur  Ent- 
stehangsgeschiclUe  des  Pentateucli,  A'eue  Kirclil. 
Zeilschiifl,  XllI,  23-a5;  i-jS-ioi  ;  4a8-447;  677-720 
(itjoa);  XIV,  26&-391  ;  354-377;  693-727  (1903). 
O.  Naumann,  Das  Deuteronomium,  das  projihetische 
Slaatsgesetzdes  theocratischenKônigt unis, Gixlevsloh, 
1897,  pense  que  le  noyau  de  Deut.  était  la  loi  du 
royaume  écrite  par  Samuel  et  la  loi  du  temple,  con- 
tenue en  germe  dans  la  prière  de  la  dédicace  du 
temple,  prononcée  par  Saloiuou  (III  lieg.,  viii,  3i 
sqq.).  Même  G.  Sternbbhg,  Die  EtIiiL  des  Deutero- 
nomiums,  Berlin,  1908,  dit  que  le  Deutéronome  fut 
composé  au  temps  de  Salomon.  E.  Sellin,  Einlei- 
tung,  lii,  enseigne  que  Deut,  renferme  des  lois  qui 
remontent  au  temps  de  Moïse  et  des  Juges.  — 
G.  G,  Cameron,  J'/ie  lans  particulai-  to  Deut.,  Prin- 
ceton theol .  Revieiv,  I,  43^-456  (igoS),  montre  que 
beaucoup  de  lois  contenues  dans  Deut.  manquent 
leiir  but,  si  elles  n'ont  été  faites  au  temps  de  Moïse. 
Même  parmi  les  auteurs  qui  admettent  une  origine 
plus  récente  du  livre,  plusieurs  excluent  la  «  pieuse 
fraude  »  ;  ainsi  G.  A.  Smith,  The  Book  of  Detitero- 
nomy,  cv,  Cambridge,  1918:  la  pieuse  fraude  n'au- 
rait pu  être  commise  sans  le  prêtre  Helcias  qui,  s'il 
eût  publié  le  livre,  aurait  rédigé  autrement  la  loi 
concernant  les  lévites  (18);  de  même  A.  Bertholbt, 
Dfiiteronomium,  xiii,  Freiljurg,  1899;  et  O.  Bobtti- 
GHtR,  Das  Verhàltnis  des  Deut.  zu  II  Aon.,  xxii. 
XXIII  und  zur  Prophétie  leremia,  Bonn,  1906.  — 
Pour  l'origine  mosaïque  de  Deut.,  voir  H.  Pope,  The 
dati  of  the  composition  ofDeuteronomy,  Rome,  1910; 
F.  S.  Gigot,  The  mvsaic  authorship  of  Deut.,  Irish 
Tkeological  Quartfrlr  Uevieti',  IV,  iii-^aô  (1910). 
HuMMBLAUBR  pense  que  les  lois  contenues  Deut., 
XII- XXVI,  ont  été  recueillies  au  temps  des  Juges. 

Mais  le  livre  de  la  Loi  pouvait-il  périr?  Le  roi 
Manassès,  aïeul  de  Josias,  qui  régna  plus  de  quarante 
ans,  adonnéà  l'idolâtrie,  poursuivait  cruellement  les 
prophètes;  faut-il  s'étonner  qu'il  ait  souhaité  l'ané- 


antissement d'une  Loi  qui  condamnait  son  impiété? 
Aussi  des  prêtres  animés  du  zèle  de  Dieu  cacUèrent 
un  exeiuplaire  du  livre  de  la  Loi  dans  un  lieu  secret 
du  Temple,  où  11  fut  oublié  au  cours  des  ans.  [Ainsi 
Cornélius  a  Lapide,  citant  Nicolas  dk  Lyrk,  qui  se 
réfère  aux  rabbins  D.  Kimchi  et  Hascui,  affirmant 
que  le  roi  Achaz  fit  brûler  les  livres  de  la  Loi  et  que, 
pour  celte  raison,  un  exemplaire  fut  caché  sous  le 
pavé  du  temple;  O.  Thenius,  Die  Biicher  der  Kônige^, 
Leipzig,  1873;  HcMMBLAUER,  Com.  in  Deut.,  83  sqq. 
Que  cette  hypothèse  ne  soit  pas  gratuite,  on  le  voit 
par  un  fait  tout  récent.  H.  O.mont  raconte  (Journal 
des  Débats,  i6fév.  1916)  que,  lors  de  la  restauration 
du  toit  d'une  chapelle  de  la  cathédrale  de  Lyon,  on 
trouva  quatre  caisses  contenant  des  documents  de 
l'ancien  chapitre  cathédral,  entre  aulres  un  car- 
tulaire  de  l'année  i35o  qui  passait  pour  perdu,  et 
un  diplôme  original  de  Charles,  lils  de  l'empereur 
Lothaire  1  (861).  Cf.  Revue  Bihl.  ;  X.  S.,  XUl,  288  not. 

(■9'6)] 

Une  autre  hypothèse  a  été  proposée  par  E.  Na ville 
(Egrption  itritings  in  foundation  walls  and  the  âge  of 
the  l>ooh  of  Deuterononr)  ;  Proceedings  of  the  Society 
of  Biblical  Archaeology,  XIX,  332-242(1917);  La  dé- 
couverte de  la  Loi  sous  le  roi  -losias,  Paris,  1910. 
Précurseurs  de  Na ville  :  T.  H.  Cheyne,  lereniiah  ;  his 
life  and  times,  85,  London,  i888;  et  K.  Budde,  Ge- 
schichte  der  ait.  hebr.  Ltteratur,  109,  Leipzig,  1906, 
(jui  cite  G.  Maspero,  Histoire  ancienne  de  l'Orient, 
I,  73  sq.,  Paris,  1896).  Divers  exemples  attestent  la 
coutume  égyptienne  de  déposer  dans  les  fondements 
des  temples  des  livres  sacrés,  qui  ont  reparu  au  jour 
après  des  siècles,  lors  de  la  restauration  des  temples. 
De  même,  Salomon  enferma  dans  les  fouJemenls  du 
Temple  un  exemplaire  du  Deutéronome,  qui  fut  dé- 
couvert sous  Josias  :  le  livre  découvert  était  donc  du 
temps  de  Salomon.  Ont  sousorit  à  cette  hypothèse  ; 
A. U.SwcE, Expositor)  limes,  XXI,46sq.  (1909-10); 
H.  Ghimme,  Die  Auffindung  des  Salomonischen  Gesetz- 
buches  unter  Jasia;  Orientalistische  Literaturzcitung, 
X,  6io-6i5  (1907).  L'ont  combattue  :  W.  Erbt,  Der 
Fund  des  Deuteronomium,  Orient.  Lit.^tg.,Xl,5-}-&2 
(1908);  P.  Haupt,  Salomo's  Deuteronomium,  il).,  lig- 
na; partiellement  aussi,  E.KoE!<io(Gesetzesfunde  in 
Tempfln,  ib.,  126-137;  — réplique  de  Gbimmb,  Zur 
Annahme  eines  salomonischen  Gesetzbuches,  ib., 
188-193  ;  —  du  même  auteur.  Die  habylonische  Schrift 
u.  Sprache  u.  die  Originalgestaît  der  hebr.  Schrift; 
Zeitschr,  d.  Deutschen  morgenlàndischen  Gesell- 
schafi,  LXIV,  715  sqq.  (1910)  )  et  S.  EuniNGKR  (/.um 
Streit  um  das  Deut.;  Bibl.  Zeitfragen,  IV,  8,  Miinster, 
1911;  Die  aegyptischen  u.  keilinschrifllichen  Aiialoglen 
zuni  Funde  des  Codex  Helciae;  Bibl.  Zeitschrift,  IX, 
a3o  sqq.  ;  437  sqq.  (1911);  X,  i3  sqq.,  1 25  sqq.  (191a); 
cf.  UeRiMann,  Aegxptische  Analogien  zum  Funde  des 
Deut.,  Zeistchr.  /.  A.T.liche  IVissenscha/t,  XXVIII, 
291-802).  Euringer  montre  par  II  Par.,  xxxiv,  i4,<iue 
le  livre  fut  découvert  par  Helcias  dans  un  upparle- 
m«nt  du  temple,  non  dans  les  fondements.  —  Grim.mb 
rapporte  Deut.,  xxix,  28,  à  la  découverte  de  l'exem- 
plaire, et  traduit  :  0  Ce  qui  avait  été  caché  devant 
Jahvé  notre  Dieu,  a  été  découvert  pour  nous  et  nos 
U!s,  afin  que  nous  suivions  tous  les  préceptes  de  celte 
Loi  à  jamais.  »  Hadpt,  1.  c,  rcjellc  cette  version  et  en 
propose  une  autre  :  a  Ce  qui  est  caché,  (n')intéreàse 
(que)  Jahvé;  ca  qui  est  manifeste,  (suûil)  à  nous  et 
à  nos  fils,  pour  que  nous  accomplissions  toutes  les 
paroles  de  cette  Loi  à  jamais.  »  U  pense  que  ces  mots 
sont  une  glose  ajoutée  à  l'époque  macchabécnne;  ce 
que  nie  E.  Nbstle,  Orient.  Litztg,  XI,  240-242(1908), 
parce  que  le  texte  ligure  soildaus  la  version  grecque 
du  Pentateuquefaitesous  Plolémée  IV  (222-206),  soit 
dans  lePentateuque  samaritain.  Selon  Hdumelaubr, 


1901 


PENTATEUQUR  ET  HEXATEUQUE 


1902 


Comm.  in  Oeul.,  k^o;  Zum  Dpnlfronnminm;  Ilibl. 
Sludien,  VI,  i.  2,  ai,  Freiburg,  1901,  ce  verset  n'esl 
qu'un  soupir  (lu  rédacteur  ou  du  restiluteur  du  texte, 
qui  déclare  aijaiidonner  à  Dieu  les  parties  oliscures 
(du  teite),  les  parties  claires  ayant  été  données  aux 
enTauts  d'lsrui-1.  R.  Koknio,  1.  c,  alléguant  la  version 
grectjue,  rà  y.r.jT^zv.  Kv^tw  xCi  0s^j  r,^.Ciii  rà  hï  jjv.vspv.  r]fJ-tv^ 
explique  la  chose  ainsi  :  les  choses  cachées  — (l'ave- 
nir du  per.ple  choisi)  sont  dans  les  mains  de  Dieu.  — 
Ceci  prou\e  que  le  texte  est  obscur  et  susceptible 
d'interprétations  diverses;  mais  on  ne  saurait  en 
aucune  façon  prouver  par  Bout,  même  que  le  livre  fut 
caché  dans  les  fondements  du  temple  et  découvert 
après  plusieurs  siècles  sous  le  roi  Josias.  —  Quelque 
explication  qu'on  adopte,  il  faut  tenir  fermement 
ceci  :  le  récit  de  IV  Jicg.  ne  peut  être  relégué  au  rang 
des  fables  ni  réduit  à  une  liction  ou  à  une  pieuse 
fraude. 

a.  /a  loi  léi'ilique  et  l'école  sacerdotale.  —  Selon 
uneautre  thèse  des  adversaires  de  l'origine  mosaïque 
du  Penlateuque,  le  «  Code  sacerdotal  »  aurait  été  com- 
posé au  temps  de  l'exil  par  Ezéchiel  et  l'école  sacer- 
dotale. Cette  thèse  encore  est  dépourvue  de  fondement 
solide.  Il  est  vrai  qu'on  observe  de  notables  ressem- 
blances entre  la  loi  lévilique  et  le  livre  d'Ezéchiel, 
soit  quant  aux  expressions  et  aux  phrases, —  comparer 
Ley.,  XXVI,  3  et  Ez.,  xi,  ao;  xx,  19-21;  xxxvi,  27; 
l.ev.,  XXVI,  26.  26  et  J?;.,  V,  12;  VI,  Il  sq.  ;  vu,  i5;  xii, 
16,  etc.,  —  soit  surtout  quant  aux  lois:  ainsi  l'usage  du 
vin  est-ilinterdil  aux  prêtres  qui  célèbrent,  l.ev.,  x,9; 
Ez.,  XLiv,  ai  ;  ils  ne  doivent  pas  pleurer  les  morts, 
l.ey.,  XXI,  1-5  et  Ez.,  xuv,  a5;  ils  doivent  enseigner 
au  peuple  la  distinction  du  pur  et  de  l'impur,  Lev., 
X,  Il  et  Et.,  xi.iv,  a3,  etc.  Mais  ces  ressemblances, 
qui  prouvent  seulement  que  le  prêtre  Ezéchiel  con- 
naissait la  Loi  lévitique,  ont  pour  contrepartie  de 
nombreuses  dissemblances,  surtout  quant  aux  fêtes 
et  au  rite  des  sacrifices,  Ez.,  xlv,  i8-xlvi,  i5  ;  le  pro- 
phète ne  dit  rien  de  la  fête  des  trompettes  ni  de  la 
Pentecôte;  il  ne  fait  pas  allusion  au  rite  du  grand 
jour  de  l'expiation,  mais  prescrit  de  purilicr  le  sanc- 
tuaire chaque  premier  et  septième  jour  du  mois; 
selon  l.ey.,  xxi,  i3-i5,  le  grand-prêtre  ne  peut  épou- 
ser qu'une  vierge,  les  prêtres  peuvent  aussi  épouser 
une  veuve  iionnéte;  au  contraire,  selon  Ez.,  XLlv,  2a, 
les  prêtres  ne  peuvent  épouser  une  veuve,  à  moins 
que  ce  ne  soit  la  veuve  d'un  prêtre  ;  le  grand-prêtre 
n'apparaît  nulle  part  chez  Ez.  Ces  dissemblances  se- 
raient inexplicables  si  les  lois  léviliques  dépendaient 
d'Ezéchiel.  —  O.  Boyd,  Ezéchiel  and  the  modem 
dating  0/  the  Pentateuch,  Princeton,  1908,  montre 
que  la  législation  <lu  Code  sacerdotal  est  antérieure 
à  Ezéchiel. 

On  dit  que  la  distinction  entre  prêtres  et  lévites  a 
son  fondement  en  Ez.,  xliv,  9-16  :  les  prêtres  qui  ont 
souillé  le  sanctuaire  ou  se  sont  adonnés  à  1  idolâtrie 
doivent  être  dégradés  et  affectés  au  service  du  Tem- 
ple, à  la  garde  des  portes,  etc.  ;  seuls,  les  lils  de  Sadoc 
exerceront  à  l'avenir  les  fonctions  sacerdotales.  Mais 
avant  tout,  il  n'est  pas  nécessaire  de  prendre  les 
paroles  du  prophète  au  pied  de  la  lettre;  car  toute 
la  vision  (inale  à'Ez.  (xl-xlviii)  doit  s'entendre  plu- 
tôt au  sens  symbolique,  comme  illustration  et  des- 
cription allégorique  de  la  perfection  du  nouveau 
royaume  d'Israël  ou  royaume  messianique;  aussi  la 
dégradation  des  prêtres  coupables  pré(igure-t-elle  la 
pureté  et  la  sainteté  plus  grande  du  sacerdoce  du 
nouveau  royaume.  En  outre,  même  abstraction  faite 
du  sens  symbolique,  on  doit  noter  qu'Ezéchiel  sup- 
pose, çà  et  là,  la  distinction  entre  lévites  serviteurs 
du  sanctuaire  et  prêtres  accomplissant  les  rites  des 
sacriOces;  ainsi,  xl,  45  sq.,  il  parle  des  prêtres  qui 
montent  la  garde  autour  du  Temple  (ou  plutôt  qui 


veillent  aux  besoins  domestiques  ;  schomeié  ini.ic.'.' 
ineiei  hahhiijit)e\.  d'autres  atfectés  aux  rites  de  l'autel 
(xchomerè  misclimeiet  hnmmizheocli);  voir  encore 
xLii,  i3  et  xi.iii,  19.  —  {^f.  A.  DiLLMANN,  Die  Hacher 
Exodus  u.  Leyiticu.s-\  46i>  Leip-î'S»  '897;  W.  Bau- 
iiissiN,  Geschichte  des  A. T. lichen  Pricsleiiums,  2i5 
sqq.,  Leipzig,  1889. 

Van  IIooNACKEii,  Les  prêties  et  les  lévites  dans  le 
livre  d'Ezéchiel,  liev.  Bibl.,  VIII,  177  sqq.  (1899); 
Le  sacerdoce  lévilique  dans  la  loi  et  dans  l'histoire 
des  Ilcbrenx,  i84  sqq.,  Louvain,  1899,  pense  (jue  les 
prêtres  conliaienl  les  ministères  intérieurs  du  Tem- 
ple aux  Nathinécns  (netiiiim,  oblats),  probablement 
descendants  des  Gabaonites;  car  le  prophète  repro- 
che aux  Israélites  de  permettre  aux  (ils  des  étran- 
gers l'accès  du  Temple  pour  accomplir  des  fonctions 
sacrées;  etil  prescrit:»  Omnis  alienigena,  iiicircum- 
cisus  corde  et  ineircuincisus  carne,  non  ingredietur 
sanctuariuin  meum,  omnis  hlius  alicnus  qui  est  in 
medio  liliorum  Israël.  »  Après  qu'on  aura  chassé 
les  étrangers  employés  au  service,  on  y  affectera  les 
prêtres  dégradés  pour  leurs  péchés. 

On  objecte  encore  divers  exemples  montrant  qu'an- 
ciennement des  laïques  offraient  de  vrais  sacrilices  ; 
que  par  conséquent  la  loi  réservant  aux  prêtres  lévi- 
tiques  l'oblation  des  sacrilices  n'existait  pas.  U  est 
vrai  que  Gédéon  (lad,,  vi,  18  sqq.),  I\Janué  (ib.,xiii, 
19  sqq.),  David  (U  Hef;.,  xxiv,  18)  et  d'autres  immo- 
lèrent des  victimes  en  divers  lieux,  mais  dans  plu- 
sieurs cas  il  s'agit  de  sacrifices  extraordinaires, 
offerts  en  des  lieux  où  Dieu  s'était  manifesté  aux 
sacrilicateurs;  parfois  aussi,  de  simples  repas  de  fê- 
tes, précédés  de  cérémoniesreligieuses(ainsi  I  lieg., 
IX);  mais  le  culte  sacrificiel, prescrit  par  la  Loi,  s'ac- 
complissait dans  le  seul  sanctuaire  et  par  les  seuls 
prêtres  de  race  lévitique.  Ain  si, selon  /H^.,xx,2'jsqq., 
Phinéès  fils  d'Eléazar  ûls  d'Aaron  remplissait  les 
fonctions  sacerdotales  à  Silo  devant  l'Arche  d'Al- 
liance; là  encore,  les  fils  d'Héli  accomplissaient  les 
actes  du  sacerdoce,  I  Reg.,  11,  12;  et  même  l  homme 
de  Dieu,  envoyé  à  Héli,  dit  expressément  que  la 
dignité  sacerdotale  appartient  exclusivement  à  In 
tribu  de  Lévi  :  «  Elegi  eum  (patreni  tuniu)  ex  omni- 
bus tribubus  Israël  niihi  in  sacerdotem,  ut  ascende- 
ret  ad  altare  meum  et  adoleretmihiincensum  etpor- 
taret  ephod  coram  me  "  (Ib.,  11,  28).  J/(c/io,qui  s'était 
fait  un  sanctuaire  privé  sur  le  mont  d'Ephraïm  et 
avait  établi  prêtre  un  de  ses  fils,  se  réjouit  de  l'arri- 
vée du  lévite  :  "  Nunc  scioquod  benefacietmihiDeus 
hahenti  levitici  generis  sacerdotem.  »  C'est  qu'il 
n'ignorait  pas  que  seuls  les  prêtres  originaires  de  la 
tribu  de  Lévi  sont  légitimes.  Dans  les  inscriptions 
minéennes  découvertes  à  El  Oela  en  Arabie  septen- 
trionale (ancienne  terre  de  Madian),  les  prêtres  du 
dieu  fCurfi/ sont  appelés /ei'f  et  leviat,TiO\n&  proba- 
blement identiques  à  celui  de  l.evi,  d'où  la  tribu  sa- 
cerdotale des  Israélites.  Aussi  plusieurs  auteurs, 
comme  L  H.  Mordtmann,  Beitrâge  ziir  tninàischen 
Epigraphik,  Zeitschr.  f.  Assyriologie,  Ergiinzungs- 
heft,  1896,  43;  Fr.  Hommbl,  AUisraelitiscIte  Veber- 
liefernngen  in  inschri/tl.  Be/eue/i^H/i»-,  278,  Miinchen, 
iSj'j,  Anfsàtze  a.  Abhandlungen,  II,  Miinchen,  igoS; 
A.  H.  Saycb,  Early  history  oj  the  Ilebreivs,  80,  Lon- 
don,  1895,  font  procéder  des  Minéens  Madianites 
l'institution  des  lévites.  D'autres,  comme  A.  Lbobn- 
DUB,  Dict.  de  la  Bible,  IV,  201;  Ed.MBYBR,  Oie  ^srae- 
liten  a.  ihre  Nachbarstamme,  88  sqq,  428,Hamburg, 
alTirment  que  les  Minéens  la  doivent  aux  Israélites; 
ce  que  I.  Nikbl,  Pas  A.  T.  im  Lichte  der  altorientali- 
schen  Forschungen,  II,  Moïses  u.  sein  n'erh,  Bibl- 
Zeitjrngfn  II,  ■;,  a8,  Miinster,  1909,  déclare  possible. 
Noter  toutefois  que  le  nom  de  l.evi  en  Israël  désigna 
d'abord  la  tribu,  et  n'en  vint  que  peu  à  peu,  au  cour» 


1903 


PENTATEUQUE  ET  ilEXATEUQUE 


1904 


du  temps,  à  désigner  aussi  les    ministres    du   sanc. 
luaire;  cf.  S.  Landersdorfhr,  O.S.B.,  Die  Bibelund 
die  siidarabische   Altertumsforschung,   Bibl.    Zeitf., 
II,  5,6,66  sqq.,  Miinster,  i  g  i  o. 

De   plus,  on     peut  prouver  que,  dès  avant  l'exil, 
existaient  des  lois  concernant  le  culte  divin.    Chez 
Osée,  VIII,  la,  Dieu  dit  :  «  Scribam  eis  luultitudinem 
leguni  mearuni  ;  sed  ut  alieni  (auctoris  vel  legislato- 
ris)    reputatae    sunt.  »    Soit  qu'on    rende    l'hébreu 
cktob-lô  avec  syr.  et  lxx  (f/ptr.^y.  aSjza  rùrfir,  vd^awv  //ou) 
comine  un  passé  —    (Van    Hoonacker,    Les    douze 
petits  prophètes,  Sb,    lit  la  forme   hipli'il  nAf/i,    et, 
avec  un  autre  léger  changement,  traduit  :  Si  je  fais 
écrire  pour  lui  les  paroles  de  ma  Loi,  elles  sont  ré- 
putées comme   d'un    étranger;  —    le  sens    reste  le 
même);  —  soit  qu'on  l'entende   comme  un   présent, 
selon  le  sens  fréquent  de   l'imparfait   hébraïque,  en 
tout  cas  ces  paroles  suggèrent  qu'au   temps    d'Osée 
(vin*  siècle)  il  existait  des  lois  écrites   qui,    d'après 
le  contexte,  visaient  le  culte  divin  et  les   sacritices; 
car,  \,  II,  Ephraïra  est  repris  pour  avoir    multiplié 
ses  autels  alin  de  pécher;  i3,  il  est  dit    qu'Ephraïm 
a  offert  beaucoup  de  sacrifices    et    que  Dieu  ne    les 
agrée  pas;  d'où  l'on  peut  conclure  que  même  les  lois 
dont  parle,  li,  traitaient  des  sacritices;  or  de  telles 
lois  se  trouvent  principalement  dans   le    Lévitique. 
Cette  conclusion  est   confirmée   par   Amos,    contem- 
porain d'Osée;  car  Amos  connaît  non  seulement  des 
lois  proposées  dans  le  livre  de  l'Alliance,  —  ainsi  la 
loi  du  gage  qu'il  faut    rendre   avant     le  coucher  du 
soleil,   II,  8,    cf.  Ex.,  xxii,  25  sqq.;  —  mais  encore 
des   lois  rituelles,  comme  celle  du  nazaréat  (ii,  la, 
cf.  Num.,  VI,  i-2i);  et  aussi  des  lois  sacrificielles,  car 
il  énumère  presque  toutes  les  espèces  de  sacrifices 
prescrites  dans  le  Lévitique;  à  savoir  :  zebah  (sacrifice 
sanglant),  iv,  /|,  cf.  /.er.,  vu,  i6;   todah  (sacrifice  de 
louange),  iv,  5,  cf.  I.ev.,  vu,  12);  nedahot  (sacrifices 
volontaires),  iv,  5,  cf.  Lei\,  vu,  16;  olalt  (holocauste), 
r,  32,  cf.  Ley.,  :,  3  ;  minchah  (sacrifice  non  sanglant, 
ib.,  cf.  Lev.,  11,  i  sqq.)    schelem   (sacrifice  pacifique, 
il).,  cf.  Lev.,\i,  i);  noter  encore  que  le  prophète, v, 22, 
énumère  les  trois  espèces  de  sacrifice,  o7a/i,  minchah, 
schelem,  exactement  dans  l'ordre  où   elles    figurent, 
f.ev.,1,  3.  Le  sacrifice  pour  le  peuple  est  mentionné, 
0.<.,  IV,  8  :  «  pecculum  populi   mei   comedunt  »    (Cf. 
Van  Hoonackbr,  Les  douze  petits  prophètes,  46);  ce 
qui  s'entend  des  prêtres.  On  peut  donc  alTirmerqu'au 
temps  des  prophètes  Amos  et  Osée, existait  au  moins 
une  partie  de  la  législation  lévitique,  à    savoir   les 
lois  sacrificielles,  qu'on  dirait  rédigées  d'après  Ot., 
VIII,  12.   Cf.  P.  Vbttbr,  Die  /.eugnisse  der  vorexilis- 
chen  Propheten  liber  den  Pentateuch.l,  Amos,  Theol. 
Quart.    Schr.,    LXXXI,    5 12-552    (1899);    II,    Oseas, 
LXXXUI,   94-112;    189-207  (1901);  B.  D.  Eerdmann, 
Dos  Buch  Leyiticus;  .4.  T.  Studien,\V .Giessen.  1912, 
accorde  que  presque  toutes  les  lois  lévitiques  sont 
antérieures  à  l'exil,  et  même  que  la   plupart  visent 
l'existence    des    nomades.    Voir    encore    Baui>issin, 
op.  cit.,  2o5  sqq;  I.I.  Lias,  h  tite  so  called  «  Priestly 
("ode  »  postexitic;   Bibliotheca  sacra,  LXVII,  20-46; 
399-335  (1910). 

Si  l'on  trouve  des  lois  écrites  dans  le  royaume 
d'Israël  au  viii"'  siècle  av.  J.-G.,on  peut  se  demander 
d'où  les  dix  tribus,  séparées  dès  le  x«  siècle  du 
royaume  de  Juda  et  du  temple  de  Jérusalem, tenaient 
ces  lois.  Car,  si  l'on  excepte  le  temps  des  rois  Josa- 
phat  et  Joram,  les  deux  royaumes  furent  toujours 
en  guerre  l'un  avec  l'autre,  ce  qui  ne  permet  guère 
de  croire  que  la  Loi  ait  été  donnée  aux  dix  tribus 
après  la  division  du  royaume. 

Plusieurs  fois  les  livres  historiques  de  l'A. T.  font 
allusion  aux  lois  lévitiques;  ainsi  I  Reg.,  11,  i3  sup- 
pose que  les  prêtres  ont   droit  à  une    part    sur    les 


sacrifices  ;  cf.  I.ei-.,  vu,  ag-Sô  ;  le  prêtre  Achimelech 
ib.,  XXI,  4-6,  à  défaut  de  pain  commun,  donne  d'ur- 
gence à  David  et  à  ses  compagnons,  fuyant  devant 
Saùl,  du  pain  sacré,  c'est-à-dire  des  pains  de  propo- 
sition réservés  aux  prêtres,  cf.  Let-.,  xxiv,8g;  Jero- 
li()iim(lll  lieg.,  XII,  32)  institue  un  jour  solennel  au 
VIII'  mois,  le  i5«  jour,  à  l'imitation  de  la  solennité 
célébrée  à  Jérusalem,  c'est-à-dire  delà  fête  des  Taber- 
nacles; cf.  /.ei'.,  XXIII,  24  ;  iV«io/A(ib.,xxi,  1-4)  refuse 
de  vendre  sa  vigne  selon  la  Loi,  Let:,  xxv,  23  sqq. 
En  outre,  le  u  Code  sacerdotal  »  contient  des  lois 
devenues  inutiles  ou  inobservables  dans  l'exil  ou 
après  l'exil;  ainsi  après  l'exil, il  n'y  avait  plusd'iirim 
et  tunimim.  mentionnés  i?.r.,  xxviii.  3o;  /-et'.,  viii,8  ; 
ni  d'arche  d'alliance. hes  dispositionsde  ;Vum.,xxxv, 
touchant  les  cités  lévitiques,  n'étaient  d'aucune  uti- 
lité après  l'exil;  au  contraire,  le  précepte  imposé  à 
tout  Israélite  de  se  présenter  trois  fois  l'an  devant  le 
Seigneur,  était  d'une  souveraine  importance  après 
l'exil, pourtant  on  n'en  trouve  pas  trace  dansla  légis- 
lation lévitique.  A  quoi  bon,  après  l'exil,  l'interdic- 
tion du  culte  de  Moloch,  des  images  sculptées,  des 
statues  du  soleil,  etc.?  Lei.,  xix,  4  ;  xx,  2.5. 

Plusieurs  auteurs,  qui  tiennent  que  la  Loi  lévitique 
remonte,  au  moins  en  substance,  à  Moïse,  disent 
que  le  grand  législateur  emprunta  diverses  institu- 
tions aux  Madianites,  dont  le  prêtre  Jetliro  était  son 
beau-père,  et  aux  Arabes  de  la  péninsule  sinaïlique  ; 
par  exemple  la  loi  de  la  vengeance  par  le  sang,  Ex., 
XXI,  i3;  iV»m.,xxxv,  ii-33,  diverses  lois  de  sancti- 
fication, par  exemple  l'impureté  contractée  par  celui 
qui  fréquente  une  femme  au  temps  du  flux,  /.er,,  xv, 
ig-24,  qui  touche  un  mort,  Let:,  xxi,  11;  A'um.,  xix, 

I  i-i3  (cf.  D.  H.  MÛLLER,  Die  arabischen  Altertiimer, 
n.6  et  7,  Wien,  1899;  Halévy,  Bévue  sémitique,  VII, 
274  (i8g8)  :  Haram,  fils  de  Thauban,  fait  un  vœu  à 
Dhusamwaj  pour  avoir  touché  un  cadavre  et  pour 
être  rentré  dans  ses  vêtements  sans  être  pur  et  pour 
avoir  touché  des  femmes  dans  leur  situation  men- 
suelle sans  se  laver  et  pour  avoir  mouillé  ses  vête- 
ments par  une  pollution,  etc.).  Outre  les  institutions. 
Moïse  aurait  emprunté  des  termes  techniques,  comme 
rhaser,  atrium  du  temple,  ::=  chadar  des  inscr.  de 
l'Arabie  méridionale  (cf.  P.  Karge,  Geschichie  des 
Bandesgedankens  im  A.  T.  I  (.4.T.liche  Abhandhin- 
den,  II,  1.2)  |65  sqq.,  Miinster,  igio);  issér,  donner 
la  dime -=  aschschara  (Autresexemples  chez  F.  HoM- 
MEL,  (l'rundriss  der  Géographie  u.  Geschichte  des 
allen  Orients.  I,  i44.  Miinchen,  igoS).  Hommel,  Die 
altisraelitischen  Ueberlieferungen  in  inschriftl.  Beleu- 
chtung,  57,  compare  l'hebr.  olah  =  holocauste,  avec 
l'arabe  ghàlijat;  tàmid,  sacrifice  perpétuel,  avec  ta' 
mid;  en  outre,  il  a  relevé  plusieurs  vocables  égyp- 
tiens dans  le  Code  sacerdolal;  ainsi  scheti,  trame  de 
la  toile,  Let-.,  xiii,  48.  4g.  5i;  peschet  ou  pischtah, 
lin,  égypt.  pescht;  zeret,  palme,  égypt.  cert,  main; 
les  mots  ephnel  hin  (op.  cit.,  p.  2g2);  il  ajoute  qu'il 
y  a  une  grande  ressemblance  entre  le  pectoral  (c/io- 
schen)  du  grand  prêtre  des  Hébreux  et  l'ornement 
pectoral  du  grand  prêtre  de  Memphis,  sous  les  xviii' 
et  XIX'  dynasties  (vers  i58o-i20o;  ib.,  p.  281  sq.); 
quelques-uns  prétendent  même  que  l'e/j/îoti  du  grand 
prêtre  a  une  origine  égyptienne.  —  (Cf.  V.  Ancessi. 
Les  vêtements  du  grand  prêtre  et  des  lévites,  45  sq., 
Paris,  1875;  S.  R.  Driver,  ap.  Hastings,  Z)ic<.  Bibl., 
I,  725,  note,  Edinburgh,  1901,  admet  la  possibilité 
de  cette  dérivation.  Voirencore  Vigourocx-Brassac, 
Manuel  Biblique'*,!,  819  sq.  (1917).  .\utres  détails 
chez  V.  Ermont, /.«  Bible  etl'égrptologie,  Paris,  1910. 
A.  S.  Yahdda  compte  parmi  les  noms  d'animaux, 
qui    se    rencontrent  dans    la    législation   lévitique, 

II  noms  égyptiens,  parmi  les  noms  de  maladies,  18, 
parmi  les  noms  des  pierres  précieuses  qui  ornaient 


1905 


PENTATEUQUE  ET  HEXATEUQUE 


1906 


le  pecloral  du  grand  prêtre,  7.  The  Palestine  Weeklr, 
II,  332(1  gii). 

De  telles  comparaisons  11e  peuvent  certes  fournir 
un  argument  eflicace  pour  démontrer  que  les  diver- 
ses institutions  du  «  Code  sacerdotal  »  procèdent  des 
Egyptiens  et  des  Arabes  ;  car  les  similitudes  de  termes 
techniques  peuvent  s'expliquer  par  l'allinité  des  lan- 
gues (cf.  I.  XiKEL,  Das  A.  T.  im  J.iclilr  der  altorien- 
talisclien  Forschungen.  II.  Moses  iind  sein  ICerk. 
liibl.  Zeitfragen  II,  7,  ag,  Miinster,  1909).  De  plus,  il 
faut  noter  que  les  inscriptions  minéennes  relatives 
à  ces  usages  sont  dépourvues  de  toute  indication 
chronologique,  en  sorte  qu'il  est  impossible  d'en 
préciser  la  date;  enfin,  il  est  certain  que  des  rites  et 
coutumes  semblables  se  rencontrent  aussi  chez  d'au- 
tres peuples  anciens,  tels  que  les  Babyloniens,  Ara- 
méens,  clc.  Voir  C.  P.  Tible,  Geschiedenis  van  den 
godsdienst  in  de  oudheit  tôt  op  Alexander  den 
Groote,  1,  1893  ;  trad.  allem.  par  GEiinicii,  117, 
Tiibingen,  1896.  Ainsi  Vepliod  était  usité  hors 
d'Egypte.  Cf.  Jiev.  Bibl.,  vin,  473(1899)  :  u  Au  musée 
deGizeh,  un  Asiatique  porte  un  éphod  absolument 
semblable  à  celui  du  grand  prêtre.  Ce  n'est  pas  seu- 
lement la  forme,  ce  sont  les  quatre  couleurs  qui 
concordent  absolument.  »  Mais  si,  par  ailleurs,  la  tra- 
dition relative  au  séjour  des  Hébreux  en  Egypte 
durant  plusieurs  siècles  et  dans  le  désert  durant 
quarante  ans,  ainsi  qu'à  la  Loi  donnée  par  Moïse  au 
peuple  sortant  d'Egjpte,  est  reconnue  exacte,  la 
comparaison  entre  les  rites  et  coutumes  des  Egyp- 
tiens et  des  Arabes  et  les  dispositions  du  codemosaï- 
que  apporte  à  celte  tradition  une  contirmalion  très 
l)récieuse. 

3.  Lois  contradictoires  entre  elles.  —  Une  autre 
diiriculté  contre  l'origine  mosaïque  du  Penlateuque 
est  soulevée  à  l'occasion  de  diverses  lois  qui  se  con- 
trediseut  ou  s'abrogent  l'une  l'autre,  ce  qui  ne  per- 
met pas  de  les  attribuer  au  même  auteur.  Accor- 
dons que  les  divers  recueils  législatifs  sont  en 
désaccord  sur  un  point  ou  l'autre;  s'ensuit-il  que 
l'ensemble  diffère  essentiellement,  en  sorte  qu'il 
faille  nécessairement  les  rapporter  à  des  sources  dif- 
férentes? En  général,  les  divergences  ne  sont  pas 
telles  qu'une  loi  contredise  l'autre  ou  abroge  l'autre  ; 
elles  concernent  plutôt  la  forme  extérieure  des  lois  : 
ce  qui,  dans  l'Exode,  était  indique  en  peu  de  mots 
est  développé  dans  le  Lévitique,  puis  résumé  dans 
le  Deutéronome.  Ainsi  en  est-il  des  Lois  pour  l'érec- 
tion des  autels,  qui  paraissent  répondre  à  trois 
stades  de  l'évolution  :  Ex.,  xx,  2^  sqq.  accordequ'on 
peut  élever  plusieurs  autels  ;  Deat.,  xii  réclame 
l'unité  de  sanctuaire;  /-ec,  xvii,  xviii.  sqq.  présup- 
pose celte  unité  et  se  réfère  à  l'époque  de  Moïse. 
(Cf.  Von  HiiOBL,  La  méthode  liistuiiniic  et  son  appli- 
cation à  l'étude  des  documents  de  V llexateuque. 
Compte  rendu  du  IV'  Congrès  scientifique  interna- 
tional des  catholiques  ;  ii«  section,  23i-265;  Fribourg, 
1898) 

Selon  Van  Hoonackkb,  lùx.,  xx,  24-26  traite  des 
autels  domestiques  sur  lesquels  les  Israélites  tuaient 
des  animaux  pour  leur  usage  quotidien  ;  ils  devaient 
en  répandre  le  sang  selon  le  rite  du  sacrifice,  ce  qui 
donnait  à  cet  acte  un  caraclère  sacré.  Le  lieu  du 
cultedans  la  tégislationrituelledes  Hébreux,  Muséon, 
XIII,  195-304  ;  299-23o;  533  541  (i8y4);  XIV,  17-38 
(1896);  Le  sacerdoce  lévitique,  etc.  9  sqq.  De  même, 
j.  NiKiîL,  Die  Pentateuch/rage.  Bibl.  Zeitfragen,  X, 
1-3,  Miinster,  4  I,  qui  estime  interpolés,  24,  les  mots: 
livlocausta  et  pacifica  vestra.  Même  Deut.,  xii  dis- 
tingue clairement  le  sacrifice  en  l'honneur  de  Dieu 
(i3)et  l'immolation  pour  l'usage  quotidien  (i5  s(|q.). 
Cependant  une  autre  explication  est  possible.  Dent., 
XII  et  Lev.,  xMi  inculquent  sans  nul  doute  l'unité  de 


sanctuaire  ;  mais  le  /.ivre  de  l'Alliance  mème(£'.r.,xx, 
24  S(|q.)  ne  semble  pasy  être  contraire.  Pcuprobabic 
est  l'opinion  défcniluc  par  Ki.ey,  Die  Penlateuch- 
frage,  3oi  :  la  loi  de  El,  xx,  24  sqq. aurait  été  don- 
née seulement  pour  le  temps  où  le  Tabernacle  de 
l'Alliance  n'existait  pas  encore.  Insoutenable,  l'opi- 
nion de  RiBDEL  :  il  entend,  a4,  unico  loco  de  toute 
la  terre  d'Israil  (Der  Kultusort  nach  dem  Bundes- 
buch,  A.  T.  liclie  i'ntersucliungen,  48-5i,  Leipzig, 1902). 
L'inter|u-étation  commune,  en  tout  lieu,  est  bien 
préférable.  Bien  qu'elle  paraisse  accorder  la  liberté 
d'élever  ]>artout  des  autels,  celle  loi  insinue  pour- 
tant l'unité  de  sanctuaire,  dans  le  précepte  imposé 
à  tout  Israélite  de  se  présenter  trois  fois  l'an  devant 
le  Seigneur,  Ex.,  xxiii,  17.  Celle  loi  prépare  loutau 
moins  la  limitation  locale  du  culte;  et  par  là  même, 
l'érection  du  Tabernacle  de  l'.AIliance,  l'unité  de  lieu 
pour  le  culte  légitimement  rendu  à  Dieu,  était  insti- 
tuée en  germe.  Ex.,  xx,  24  n'exclut  pas  la  pluralité 
des  autels,  mais  défend  de  clioisir  arbitrairement  le 
lieu  du  sacrilice;  on  ne  doit  sacrilier  que  dans  les 
lieux  choisis  par  Dieu:  in  umni  loco  doit  s'enlendre 
de  tout  lieu  marqué  par  le  souvenir  du  nom  divin. 
Cf.  L.  Gautier,  Introd.,  I,  97  n.  a  :  «  Il  serait  exagéré 
de  dire  que  le  Livre  de  l'Alliance  allouait  aux  Israé- 
lites la  l'acuité  illimitée  dedresser  des  autels:  ceux- 
ci  devaient  s'élever  dans  les  lieux  désignés  par  quel- 
que manifestation  divine  (apparition,  délivrance, 
victoire,  etc.).  »  L'histoire  témoigne  qu'il  en  fut 
ainsi.  Gédéon  éleva  un  autel  à  Ophra,  là  oii  l'ange 
du  Seigneur  lui  était  apparu  (lud.,  vi,  Ti-24);  les 
parents  de  Samson  offrirent  un  holocauste  là  où 
s'était  montré  l'ange  du  Seigneur  (ib.,  xiii,  lô-aS)  ; 
tout  le  peuple  sacrifia  à  Bocliim  ai)rès  l'apparition 
de  l'ange  du  Seigneur  (ib.,  11,  5),  et  enfin  à  Bethel, 
où  le  Seigneur  s'était  plusieurs  fois  manifesté  aux 
patriarches  (ib.,  XX,  26-38  ;  xxi,  2-4).  Tous  ces  lieux 
étaient  consacrés  par  des  théophanies,  et  tous  les 
sacrifices  qu'on  y  offrait  étaient  extraordinaires, 
alors  que  les  sacrifices  ordinaires  s'offraient  à  Silo, 
où  se  trouvaient  le  Tabernacle  et  l'Arche  d'Alliance. 
Depuis  le  temps  d'Héli  (I  Iteg.,  iv,  11  sqq.),  l'Arche 
d'Alliance,  enlevée  par  les  Philistins,  et  le  Taberna- 
cle étaient  séparés:  l'arche  étaient  conservée  à  Kar- 
jiatlijearim,  puis  dans  la  ville  de  Jérusalem  :  le 
Tabernacle,  au  temps  de  David,  était  àNobe  (I/?eg., 
xxi);  au  temps  de  Salomon,  il  paraît  avoir  été  à 
Gabaon  (III  Ueg.,  viii,  4)-  Comme, pour  cette  raison, 
le  lieu  du  cultedemeuraitindclerminé,  Samuel  sacri- 
fia en  divers  lieux  (Maspha,  Rama,  Galgol,  Beth- 
lehem);  David  fitde  même  (àBcthlehem,  I  Peg.,  xx, 
29)et  Salomon  (à  Gabaon,  III  Peg.,  m,  3  sqq.).  Cette 
coutume, introduite  par  nécessité,  se  maintint  même 
après  la  construction  duTenijile  par  Salomon.  Après 
la  séparation  des  royaumes.  Jéroboam  ayant  inter- 
dit au  peuple  de  monter  à  Jérusalem  pour  sacrifier, 
les  proi)hèles  qui  accomplissaient  leur  ministère 
dans  le  royaume  du  nord  ne  pouvaient  déclarer 
illicites  les  sacrifices  offerts  en  l'honneur  de  Dieu 
sur  les  montagnes  ot  les  collines:  sinon  le  peuple 
se  fût  livré  tout  entier  à  l'idolâtrie  envahissante. 
Donc,  du  fait  qu'Elie  seplaignilde  la  destruction  des 
autels  deDieu  (III  Peg.,  xix,  10)  etrétablit  lui-même 
l'autel  de  lalivé  abattu  sur  le  mont  Carmel  (ib.,  xviii, 
3o),  il  ne  suit  nullement  que  la  loi  de  l'unité  de  sanc- 
tuaire n'existait  pas  encore  à  cette  époque.  Peut-être 
Amos,  par  ces  mots  :  «  Dominus  de  Sion  rugiet  et 
de  Jérusalem  da  bit  vocem  siiam  »  i,  a,  insinue-t-ilque 
Jérusalem  est  le  seul  lieu  légitime  du  culte  divin.  — 
Sur  toute  la  question,  voir  P.  Vetteb,  Die  Zeug- 
nisse,  etc.  I.  Amos  Theol.  Q.  .S'.,  525  sqq.  (1899);  et 
aussi  W.  Et;GKLKEMPER,  I/eiligtum  und  Opferstdlten 
in  den  Gesetzen  des    J'enlateuch,    Paderborn,     1909, 


1907 


PENTATËUQUE  ET  HEXATEUQUE 


1908 


lequel  entend  la  loi  de  Ex.,  xx,  2^-16,  des  sacrifices 
offerts  sur  des  autels  privés. 

Driviîr  accorde  que  le  sanctuaire  auquel  était 
attac liée  une  présence  spéciale  de  Dieu  eut  toujours 
la  prééminence  sur  tous  les  autres  lieux  de  sacri- 
fice (Peuteronomy,  ^4,  Edinburgh.iSgô  ;  cf.  L.  Gao- 
TiBR,  69:  a  Un  sanctuaire  principal,  rendu  plus 
important  parlaprésence  de  l'arclie  »  .)Selon  Vam  dbn 
BiKsisN,  Dithlin  jRevie.i',  LXII,  ^^(iSyS),  il  est  possi- 
ble que  Moïse  lui-même,  dans  les  derniers  entretiens 
avant  sa  mort,  ait  recommandé  l'unité  de  sanctuaire. 

Une  objection  pourrait  naître  du  fait  que,  au 
vi"  siècle  av.  J.-C,  les  Juifs  établis  dans  l'ile  d'Elé- 
phanline  en  Haute  Egypte  avaient  leur  temple  pro- 
pre. L'an  15  de  Darius  II  (^08-5  av.  J.-C),  Jédonias 
elles  prêtres  de  ce  lieu  écrivirent  à  Bagohi,  préfet  de 
laprovince  de  Judée,  pour  se  plaindre  que  le  temple 
du  Dieu  lalivé,  épargné  même  par  Cambj'se  (en  5s5), 
eût  été  détruit,  l'an  i4  du  roi  Darius  II,  à  l'instiga- 
tion des  prêtres  de  dieu  Chnub  [Gettre  lettre,  exhu- 
mée en  1906  avec  deux  autres  documents  araméens, 
a  été  éditée  par  Ed.  Sachao,  Drei  arumàisclie  Papy- 
rus aus  Elephantine,  Berlin,  1907;  voir  le  texte  ciiez 
\V.  Staerk,  Aramâische  Urkunden  ziir  Geschichlo. 
des  Judeiitums  im  vi  u,  v  Jahrliunderte  vor  Chr, 
{Kléine  Texte,  éd.  LlBTZMAN^',  3»),  3-8,  Bonn,  1908; 
ou  chez  Laghanob,  /.es  nouveaux  pap\rus  d'Elé- 
phanline,  Hev .  Bibl.,  A.  S.,  Y,  3a5  sqq.  (1908); 
et  chez  I.  Halbvy,  Iriser,  arainéenne  d' Elephantine, 
liev.  sémitique,  XVI,  93  sqq.  (tgoS)].  Ces  Juifs  ne 
connaissaient  donc  pus  la  loi  deutéronomique  de 
l'unité  de  sanctuaire,  ou  bien  la  négligeaient.  (ScHii- 
RBR,  Theul.  Lit.  y.lg,  1907,  4,  et  F.  Staubklin,  Elephan- 
tine u.  Leontopolis  ;  Z.  S.  /'.  A.  T.  VVissenschaft, 
XXVIII,  108-182  (1908),  pensent  que  la  loi  deutéro- 
nomique n'était  pas  parvenue  à  cette  lointaine  colo- 
nie juive,  ce  qu'on  croira  difficilement,  car  on  y 
possédait  l'iiistoire  du  sage  Ahikar  (dont  parlera  le 
îivredeTobie)  etle  texte  de  l'inscription  de  DariusI.) 
Van  HooNACKBR  explique  la  chose  ainsi  :  la  loi  du 
Deutéronome,  qui  n'admet  qu'un  sanctuaire,  n'est 
faite  que  pour  la  terre  de  Chanaan,  et  donc,  de  soi, 
ne  défend  pas  l'érection  de  temples  hors  de  la  Terre 
sainte  ;  cependant  l'usage  était  de  ne  pas  sacrifier 
hors  de  la  Terre  sainte,  à  cause  de  l'impureté  du 
lieu.  (Z)ie  rechtliche  Stellung  des  jiidischen  Tempels 
in  Elephantine,  gegenuher  den  Einrichtungen  des 
A.  T.;  Théologie  u.  Glaube,  I,  i,  38-447  ('909);  du 
même  auteur  :  Une  Communauté  judéoaraméenne  à 
Elephantine,  London,  1916, et  N.  Pbtbrs,  Die  jadis- 
che  Gemeinde  von  Elephantine,  Syene  und  ihr  Tempel 
ini  V  Jahrhundert  vor  Chr.,  Freiburg,  1908.  Dans  le 
même  sens,  W.  Stabrk,  Die  Anfùnge  der  jùdischen 
Diaspora  in  Aegypten,  i  sqq.,  Berlin,  1908.)  H.  Popb 
raisonne  ainsi:  si  ces  Juifs  ignoraient  le  Deuluo- 
norae,  il  n'a  pu  è^re  écrit  avant  l'exil;  si  au  con- 
traire cette  loi  existait  déjà,  elle  n'était  pas  observée 
avec  tant  de  rigueur,  car  Jédonias  et  ses  compa- 
gnons prient  les  prêtres  même  de  Jérusalem  de 
collaborer  à  la  rééditicalion  du  temple  détruit.  The 
temple  ofJahu  in  Syene  and  Pentateucincal  Criticism. 
The  Eccl.  Revie»;'  XLVn,  291-293  (1913).  —  Cf.  en 
outre  I.  Dobller,  Theol.  Q.  S.,  LXXXIX,  5o2  sqq. 
(1907);  Th.  NoBLDBKE,  iVei/e  yï/i//sc/i<;  Papyri^  Z.  S.f. 
Assyriologie,XXi,  195-205(1908),  conclut  qu'au  temps 
où  cette  lettre  l'ut  écrite,  les  diverses  sources  du 
Peutateuque  n'avaient  pas  encore  conflué  en  un  livre 
unique;  au  contraire,  S.  Daichbs,  Zu  den  Elephan- 
tine Papyri,  ib.,  XXII,  197-199  (1908),  allirme  que 
les  Juifs  de  la  Haute-Egypte  connaissaient  lePenta- 
teuque;  et  parce  que  cette  lettre  désigne  diverses 
sortes  de  sacrifices,  minchah  et  lebonah  (encens), 
par  leurs  noms  hébreux,  il  estime  que  les  auteurs  de 


la  lettre  citent  le  Pentatcuque,  à  savoir  lev.,  u,  1  ; 
VI,  8;i,  3;  VI,  2.  C'est  aussi  l'avis  de  Feldmann. 
Théologie  u.  Glanhe,  I,  288  (1909)  et  de  A.  H.  Savce, 
Expiisitur,  8  S.,  VI,  421  (1911):  "  La  loi  lévitique 
étaitconnue  et  obéie  au  temple  juif  d'Eléphantine.  n 
Cependant  Pope,  l.  c.,299,  note  que  la  lettre  prouve 
seulement  que  ces  Juifs  pratiquaient  les  diverses 
sortes  de  sacrifices,  non  qu'ils  avaient  entre  les 
mains  une  loi  sacrificielle  écrite. 

4.  Divers  arguments  en  faveur  de  la  pluralité  des 
sources.  —  Que  dire,  en  général,  «  de  la  théorie  delà 
distinction  des  sources»  ?  On  a  parfaitement  le  droit 
de  la  tenir,  si  on  la  restreint  à  la  Genèse.  Car  il  n'est 
pas  improbable  que  l'auteur  de  ce  livre  eut  à  sa  dis- 
position, outre  les  traditions  orales,  des  sources 
écrites,  par  exemple  l'histoire  de  la  création  (Gen., 
I,  i-ii,  4).  dont  la  haute  antiquité  ressort  de  la  lan- 
gue et  de  tout  le  caractèrede  la  narration;  l'histoire 
du  déluge  (vi,  9  sqq.);  la  bénédiction  de  Jacob 
(xLix,  3-27),  ce  qui  ressort  surtout  des  vv.  6-7,  où 
Jacob  exclut  de  la  bénédiction  la  tribu  de  Lévi,  d'où 
sont  issus  Moïse, .\aron  et  les  prêtres  de  l'A.  T.;  les 
vies  des  patriarches,  qui  nous  ramènent  aux  temps 
antérieurs  à  Moïse,  car,  soit  pour  le  culte  divin,  soit 
I>our  la  vie  familiale,  elles  n'ont  jamais  égard  aux 
prescriptions  mosaïques  :  si  ces  histoires  avaient  été 
composées  postérieurement,  l'auteur  aurait  conformé 
à  la  Loi  de  Moïse  la  vie  des  patriarches  du  peuple 
choisi.  On  observe  plut6t  dans  lescoutunies  de  la  vie 
patriarcale  unecertaine  aflinité  avec  le  code  A'Ham- 
tnurahi,  roi  de  Babylone,  contemporain  d'Abraham. 

C'est  une  question  fort  discutée,  de  savoir  si  la 
Loi  de  Moïse  dépend  de  ce  code  légal,  avec  lequel 
elle  présente  une  incontestable  alfinité.  On  ne  peut 
démontrer  une  dépendance  directe;  une  dépendance 
indirecte  parait  admissible, car  les  statuts  d'Hammu- 
rabi,  qui  lui  aussi  a  puisé  à  des  sources  plus  anciennes 
(cf.  A.  T.  Glay,  a  Sunic-rian  prototype  of  the  liant- 
murabi  Code,  Orient.  Lit.  Ztg,  XVII,  i-3  [i9i41). 
jouissaient  d'une  large  dilTusion,  grâce  à  l'inlluence 
exercée  par  Babylone  durant  de  longs  siècles  sur  la 
Palestine  et  le  proche  Orient.  Cependant  la  supério- 
rité de  la  loi  mosaïque  est  incontestable,  car  en  géné- 
ral elle  établit  des  peines  plus  légères,  réprouve  non 
seulement  les  actes  extérieurs,  mais  encore  les 
mauvais  désirs,  considère  la  vie  humaine  tout 
entière  dans  sa  relation  avec  Dieu.  Voir  Johns,  Th<- 
oldest  code  uf  taws  m  the  norld,  London,  igoS; 
St.  a.  Cooic,  The  laivs  of  Moses  and  the  code  0/ 
Ilanimurabi,  London,  ijoS.  Laohangb,  Le  code  de 
Hammoarabi.  Hev.  Sii/. , XII,  27-52  (igoS);  Fr.  Mari. 
U  codice  de  Hammurabi  e  la  Bibbiu,  Roma,  igoS; 
S.  V.  Orelli,  Das  Gesetz  Hanimurabis  u,  die  Tliora , 
Leipzig.  igoS;  Iv.  Jehemias,  .Vos es  u.  Hammurabi-, 
Leipzig,  igoS;  H.  Grimmb,  Das  Gesetz  Chammurabiu. 
Moses,  Koln,  iyo3,  trad.  ital.  par  Mozzicarblu,  l'i 
codice  di  Hammurabi  e  Mosé,  Roma,  191 1;  I.  \\'- 
RoTBSTBi.N,  Mose  u.  Hammurabi  (Bibl.  Zeit  u.  Streil- 
fragen,\l,  9),  Grosslichterfelde,  191  i;C.  F.LBasiANN- 
Hadpt,  Israël;  seine  Entwicklung  im  Rahmen  der 
ff'eltgeschichte,  293  sqq.,Tiibingen,  igii;  Lagranoh, 
L'homicide  d'après  le  code  de  Hainmourabiet  d'après 
laBilde,  Rev.  5(i/.,.V.  .S.,XlII,44o-47i  (1916);  P.  Gru- 
vBiLHiEK,  La  monogamie  et  le  concubinat  dans  le 
code  de  Hammoarabi,  ib.,  XIV,  270-286,  etc.   (1917) 

Mais  l'état  de  la  question  change  si  l'on  étend  la 
distinction  des  sources  à  tout  le  Pentateuque. 
Assurément  cette  théorie  ne  peutètre  rejetée  apriori 
comme  contraire  à  l'inspiration  divine  et  à  la  dignité 
de  l'Ecriture  sainte.  Car  la  notion  d'inspiration 
n'inclut  pas  la  révélation  de  vérités  nouvelles,  seu- 
lement elle  implique  une  assistance  spéciale  de 
l'EspritSainl,  qui  meut,  illumine  et  dirige  l'écrivain 


1909 


PENTATEUQUE  ET  HEXATEUQUE 


1910 


sacré  dans  son  travail;  risn  n'empêche  que  i'Lagio- 
graphe  use  de  documeiits préexistants  et  les  insère, 
en  tout  ou  en  partie,  dans  son  livre.  Donc  le  Penla- 
teu«jue  a  pu  être  composé  de  divers  documents  écrits 
qu'un  auteur  inspiré  postérieur  à  Moïse  aurait  réu- 
nis. Et  si  l'on  maintient  que  la  très  ijrande  partie  de 
ces  documents  a  été  écrite  par  Moïse  lui-même, l'ori- 
gine mosaïque  du  Pentaleuque,  au  sens  large,  est 
sauve. 

J.  BnucKBi<,S.  J.,  L'Eglise  et  la  critique  biblique, 
i4>  sqq.,  Paris,  1907,  admet  que  plusieurs  docu- 
ments d'origine  mosaïque,  qui  peut-être  existaient 
séparés  avant  l'exil  de  Bab.vïone,  ou  avant  le  temps 
d'Eadras,  auraient  été  alors  réunis  en  un  seul 
(>\ivrage,  non  sans  diverses  retouches  et  additions. 
H.  M.  WiKNKR,  Contributions  lo  a  nen  tlieory  of  tite 
compositiun  of  the  l'entaleuch,  liibliotheca  sacra, 
LXXV,  80-10.?;  287-266  (19 18),  pense  que  le  Penta- 
teuque  fut  à  l'origine  une  bibliothèque  «  de  divers 
livres  écrits  sur  des  peaux,  des  feidlles,  des  ta- 
blettes», lesquels  auraient  soufrert,au  cours  de  leurs 
tiinsmission,  dommage  et  désordre.  L'archétype 
représentait  une  édition  de  ces  restes.  IN0-:  exemplai- 
res représentent  des  recensiojis  de  cet  archétype. 

L'erreur  des  auteurs  modernes  non  catholiques 
coQsiste  surtout  en  ce  qu'ils  abaissent  outre  mesure 
l'âge  des  sources,  nient  en  tout  ou  en  partie  la  vérité 
dirs  faits  racontés  dans  le  Pentateuque,  admettent 
une  lente  évolution  de  la  religion  d'Israël,  depuis  le 
pi  lythcisme  ou  même  l'animisme  et  le  tote'misme 
jusqu'au  monothéisme  pur  (Wkllhausen,  Stade, 
DiiQM,  Maiiti,  Buude...).  Comme  ces  erreurs  ne  tien- 
111  nt  par  aucun  lien  nécessaire  à  la  théorie  de  la  dis- 
tinction des  sources,  même  des  auteurs  catholiques  y 
ont  souscrit.  Ainsi  J.M.  Lagkangk,  O.P.,  /.es  sources 
du  Pentaleuque,  Itev .  Bibl.,  Vil,  io  32  (1898);  F.  db 
IliiGEL,  I,a  méthode  historique,  etc.  (Cf.  Biiiggs  et 
V.  HÙGBL,  Tha  Papal  Coinntission  and  the  Pentateuch; 
London,  190G);  H.  Lucas,  S.  J.  (Cf.  I.  Desphès,  Opi- 
nions catholiques  sur  l'origine  du  Pentateuque  ;  lîe\>. 
ou  Clergé  français,  XVII,  526-627  et  surtout  55o-556 
(li^g);  Gigot,  Spécial  Introduction  lo  the  study  0/  the 
O.  T.,  I,  85  sq.,  New-York,  1901;  V.  Zaplbtal.O.P., 
JJer  Schùpfungsbericlit  der  Genesis,  1  sqq.,  Freiburg 
(Suisse),  1902;  A.  ScuULZ,  iJoppelherichte  im  Penta- 
teuch; Bibl.  Studien,  XUI,  1,  Freiburg,  1908;  dansun 
seus  très  modéré,  P.  Vbtteb,  Theol.  Q.  S.  LXXXV, 
620  sqq.  (igoS),  cf. Gùttsbiîrgkh,  P.Vetter's  Stellung 
zur  Pentaleuchhrit'i!;,  Bibl.  Z.S.,  V,  1  i3-ia5  (1907). 

Néanmoins  cette  théorie  de  la  distinction  des  sour- 
ces parait  jusqu'ici  dépourvue  de  preuve  solide; 
aussi  réprouvons-nous  énergiquement  l'assurance  et 
la  facilité  avec  laquelle  ses  défenseurs  dissèquent 
le  livre  de  la  Loi  et  en  assignent  à  telle  ou  telle 
source  les  membres  épars.  Les  arguments  tirés  soit 
do  Vusage  différent  des  noms  divins,  soit  de  la  di- 
versité de  langue  et  de  style,  ne  produisent  pas  une 
\  raie  certitude. 

I.  On  ne  peut  nier  que  l'usage  des  noms  de  Dieu 
varie  notablement  dans  le  Pentateuque,  surtout  dans 
la  Genèse,  où  d'ailleurs  on  admet  la  pluralité  des 
documents;  parfois  durant  une  série  de  chapitres,  le 
nom  d' Elohtm  repai&il  seul;  durant  une  autre  série, 
lo  nom  de  lah\c.  De  là,  les  critiques  anciens  ont 
conclu  à  la  diversité  des  sources,  les  critiques  récents 
urgent  moins  la  diversité  des  noms  divins,  mais 
pourtantlui  demandent  une  conCrmation.  Or,  l'usage 
divers  des  noms  divins  peut  souvent  s'expliquer  par 
d'autres  raisons,  sans  qu'il  soit  besoin  de  recourir  à 
la  pluralité  des  sources  :  la  signilication  des  divers 
noms  divins  sullit  à  cela.  Toutes  les  fois  qu'il  s'agit 
de  la  création  et  du  gouvernement  du  monde,  l'au- 
leur  sacré  emploie  presque  exclusivement   Elohim, 


de  même  toutes  les  fois  qu'il  fait  parler  un  person- 
nage étranger  au  peuple  choisi.  Le  nom  El  .Schaddai 
(Dieu  tout-puissant),  G«n.,  xvii,  l-i5  ;  xxxv,  g-12  ; 
xLix,  26,  se  rencontre  dan»  la  vie  des  patriarches 
quand  Dieu  fait  des  miracles.  Le  nom  saint  lalné  — 
nom  de  Dieu  qui,  ayant  conclu  avec  le  peuple  choisi 
une  alliance  solennelle,  a  rempli  (idèlcment  ses  pro- 
messes faites  aux  patriarches  —  cf.  J  .  P.  van  Kastb- 
itBis,  S.  J.,  Jahié  et  El  ."^chaddai;  I.a  science  catholi- 
que, VIII,  296-815  (1908-4),  —  est  employé  presque 
toujours  quand  les  iils  d'Israël  parlent  de  Dieu,  quand 
il  est  question  de  VAlliance  ou  des  Lois.  Le  nom 
Elohim  se  rencontre  principalement  dans  la  Genèse 
et  dans  la  première  partie  de  l'Exode  (jusqu'à  xxiv, 
II),  remplies  presque  entièrement  par  le  récit  de 
faits  historiques;  le  nom  liihvc  se  rencontre  dans  la 
seconde  partie  de  l'Exode  (à  partir  de  xxiv,  12),  dans 
le  Lévitique  (exclusivement),  dans  les  Nombres 
(378Iahvé,  10  Elohim),  parties  consacrées  à  provo- 
quer ou  à  expliquer  des  lois.  Il  faut  considérer  en 
outre  l'usage  du  [>arler  commun  :  il  y  a  des  phrases 
stéréotypées  oii  revient  toujours  le  même  nom  de 
Dieu;  ainsi  un  prophète,  est  appelé  homme  d'Elohîm 
{Deut.,  XXXI,  1);  on  dit  :  la  verge  d'Ëlohim  {Ejc., 
IV,  20;  vil,  9);  le  doigt  d'Elohim  (£'a.,xxxi,  18);  voir 
Elohim  (Gen.,  xxxii,  3o);  le  mont  Siiiai,  où  Dieu 
s'est  manifesté,  est  toujours  (sauf  jVhw.,x,  33)  ap- 
pelé mont  d'Elohlra.£j.,  m,  i;  iv,27  ;  xviii,  5;  xxvu, 
i3.  Cf.  P.  Vktter,  Die  lilterarliritische  Bedeutung  der 
A. 7'. lichen  Gollesnamen;  'Iheol.  Q.  S  ,  LXXX'V,  12 
47;  202-235;  520-547  (1908)  ;  cf.  i'/î/.  i?..S'.,IV,  63sqq. 
(1906);  G.HoBBRG,  Jifose.-i  «n</  der  Pentatiuch,i<^  sqq. 

D'autre  part,  il  semble  qu'au  coui-s  des  temps  l'in- 
curie des  scribes  ou  d'autres  raisons  aient  accompli 
un  changement  ;  aussi  arrive-t-il  que  nous  trouvions 
lahvc  là  où  l'on  attendrait  Elohim,  et  vice  versa. 

I.  Dause.  Te.vtkritiscke  Bedenken  gegen  den  Aus- 
gangspunlit  der  heutigen  l'entateuchiritik.  A;  chif.  f. 
lieligionswi.-isenschuft,  VI,  3o5-3i 9(1904),  révoque  en 
doute  l'authenticité  des  noms  divins  dons  le  texte 
massorétique  ;  cf.,  du  même  auteur,  Textkritische 
Malerialien  zur  Hexateuchfrage.  I.  Die  Goltesnamen 
der  Genesis,  Giessen,  1912;  avec  les  jugements  de 
E.  Selun,  A'eue  Kirchl.  Z.  S.,  XXIV,  119-198  (1918) 
et  surtout  del.  SEiNNnn,  The  divine  names  in  Genesis, 
Expositor,  8  S.  V,  284-3i3;  4o4-420  ;  494-5i4  (1918); 
VI,  18-45  ;  97-116;  266-288  (1918),  qui  défend  la 
tradition  massorétique  relative  aux  noms  divins.  Eh 
outre,  cf.  I.  Skinnkr,  The  name  of  God  in  Genesis; 
Expositor)  Times,  XX,  288  sqq.  (1908-g)  et  H.  M.  "VV^iE- 
NEK,ib.,  473-5.  I.  HoNTUEiM,  S.  I.,  Die  Gottesnamen 
in  der  Genesis,  Z.  S.  f  Kalh.  Theol.,  XXXIV,  626-640, 
(1910).  s'efforce  de  prouver  que  les  noms  de  Dieu 
sont  employés  dans  Gen.  selon  une  certaine  loi 
numérique  :  laluc  et  Elohtm  paraissent  chacun 
160  fois,  l'histoire  d'Abraham  et  de  Jacob  présente 
108  fois  les  noms  de  Dieu;  celte  idée  n'a  pas  ren- 
contré d'approbation.  N.I.  Sculoeul,  Expositorr  Ti- 
mes,\X,  563  (1908-9)  prétend  que  lahvé  ne  ligurait 
pas  dans  le  texte  original  de  Gen.,  i,  i-Ex.,  m,  12. 
HoBERG,  Genesis'-,  xxvi  sqq.,  pense  que  le  nom  de 
lalivé  a  été  postérieurement  substitué  à  ElohiiB 
dans  les  passages  où  il  est  question  de  Dieu  comme 
auteur  de  l'ordre  surnaturel.  D'autres  auteurs, 
comme  V.  P.  Barns,  Larévélation  du  nom  divin  létra- 
grammaton,  Bev.  Bibl.,U,  32g-35o  (1898),  i>eusentque 
ce  nom  était  inconnu  des  Israélites  avant  le  temps 
de  Moïse,  ce  que  nient  avec  raison  Cii.  Robkht,  I.a 
révélation  du  nom  divin  Jéliovah,  ib.  III,  i5i-i6i, 
(1894);  Corluv,  S/)icilegiam,dugm.biLl.,  I,  io4.  sqq. 
Gandavi,  i884;  Hetzenaubr,  'Theolugia  Biblica,  l, 
37S;  VAN  Kastehen,  1.  c.  et  d'autres.  Voir  encore 
E.  Navillk,  Les  deux  noms  de  Dieu  dans  la  Genèse. 


1916 


PENTATEUQUE  ET  HEXATEUQUE 


1916 


XXIV,  17- 19),  l'oracle  de  Moïse  sur  le  prophète  à  venir 
(Deut-,  XVIII,  16.19);  en  outre,  plusieurs  personnages, 
comme  Adam  (Uom.,  v,  1^),  MelcIiiseJech  (Ueb.,  vu, 
I  sqq.),  Isaac,  el  des  institutions  dont  traite  le  Pen- 
tateuque,  par  exemple  l'agneoii  pascal  (Jo.,  xix,  36; 
I  Cor.,  V,  -j),  sont  des  types  du  Messie  à  venir.  Aussi 
ne  doit-on  pas  s'étonner  que  le  Christ,  discutant 
avec  les  Juifs  incrédules,  en  apielle  à  l'autorité  du 
Pentateuque,  en  disartt  (/o.,  v,  39.  1^6)  :  Scrulaminc 
Scriptiiras,  f/aia  vos  patatis  in  ipais  l'iiam  aeternam 
habere,  et  itiae  suiit  qitae  iestiii,o>nuni  peiliihent  de 
me...  Si  enim  crederetis  HJoysi,  credeietis  forsitan 
(entendre  :  ulique)  et  rnilii  :  Je  me  enim  ille  scripsit. 
Quand  le  Christ,  transliguré  sur  la  montagne,  mani- 
festa sa  gloire,  Moïse  et  Blie  apparurent,  la  Loi  et 
f  les  Prophètes,  pour  lui  rendre  témoignage.  Aussi 
l'Eglise  con»erve-t-elle  avec  une  extrême  sollicitude 
l'admirable  livre  de  la  Loi  et  le  défend-elle  contre 
les  attaques  dos  incrédules,  qui  s'eirorcent  de  résou- 
dre en  mythes  et  en  fables,  en  pieuses  fraudes  et 
lictions,  presque  tout  le  contenu  du  Pentateuque.  Le 
plus  récent  document  de  celte  sollicitude  est  la  Déci- 
sion sur  l'authenticité  musaïi/iie  du  Pentateuque 
publiée  par  lu  Commission  Hildiqne  Pontificale  en 
1906  et  approuvée  par  le  Souverain  Pontife  le  27  juil- 
let de  la  même  année.  Acta  Sanctue  Sedis,  XXXIX, 
377  sq.  (1906);  cf.L.  FoNCK,  S.  I.,  Documenta  ad  Pon- 
tiftciam  Cnmmissionem  de  re  biblica  spectantia, 
25  sq.  Ronia,  1916. 

I.  Utrum  argumeiitu  a  ci'iticis  con^-sta  a-l  imjiti^naii - 
Jaiu  autlieiitiaui  uiu^aicain  sacrortiia  Uhronnu,  qui  Pen- 
tuleiiclii  iioutiriâ  desi^aaiitur,  tanti  sint  pnn  ipri^i,  tttj>osl- 
habitis  quamplui-ibus  te^itimoniis  ulriusque  T'^slainenli 
collective  auaij>lis,  perj-etua  consenâioiie  j-opjli  iuJuici, 
Ecclesiue  quoqtie  cunsLaiiti  tiaditioiie  iiecmxi  indiriis  in- 
lerois  quae  ex  ipso  textti  eruuntui',  iiis  Iribti.iîit  aûjrmandi 
Uos  libros  non  Moysen  hubei'o  aiictoreni,  sed  ex  fontibu» 
maximu  ex  parle  aetate  mofieica  posleriui-ibiis  fuisse  coii- 
fectcs  ?  tigsp.   Ne^'ative, 

II.  Utriiiii  ruosaM'a  autheutia  PeiilateiicUi  talem  iieces- 
sai-io  postulet  reJ.iclioiieai  totius  otveris,  ut  prur>u^  teneo- 
dum  sit  Moyseti  omnia  vl  dia^ula  manu  sua  scripsis^e 
vel  aiimiaiiuensibus  dictasse;  an  etiani  eorum  liypotlieais 
perruitti  possit  qni  existimant  eutu  opus  ipsuiu  a  se  sub 
diviiiae  inspirationis  afiîytu  conceptutn  alteri  v^l  pinribas 
scribenduoi  comiuisisse,  ilatatueu  ut  sensa  sua  fîdeliLer 
redderent.  niitil  contra  suam  voluntalem  soi-iberen!  .nihil 
otaitleient  ;  ac  tandem  opus  hac  i-atioite  confectum  ab 
eodem  Moyse  principe  inspiratoqne  aiictore  pi-obatuin, 
ipsiusiuet  nomîne  vuljaretur?  Hesp.  Négative  »d  priiïiam 
parteiM,  affirmative  ad  secnndnni 

lU.  l'iruia  ab-qrie  pruftiudicio  mosaîcaeauthentiae  Pen- 
tateucbi  concedi  possit  Maysen  a'I  -uiini  confici-Midum 
^  opus  fontes  adhibuisse,  script.^   videlicet    documenta    vel 

orales  traditiimes,  ex  quibus,  spcundnni  peculiarem  seo- 
j)um  sibi  pi-oposituiu  el  sub  divinae  inspirationis  afflatu. 
nonnulla  bauserit  «aque  ad  verbura  ve]  qiioad  senteutiani, 
contracta  vel  atnplificata,  ipsi  operi  inseruerit  ?  Resp. 
A  flirniative. 

IV.  Ulr-.im,  salva  subslantiaîiter  mosaica  autbentia  et 
inte^ritate  Pentateucbi,  admitli  possit.  tam  long^o  vaoculo- 
ruui  decursu  nounullas  ai  modifi'at'ones  obventsse,  uti  : 
additantenta  post  MoTsi  morteni  vel  al)  aucl'>re  in■^pirato 
appo'ita,  vel  j^lossas  et  explicatione.;  le^tui  interieclas  : 
vocabula  quiiedam  et  foi'mas  e  sermo  te  anliquaUi  in  ser- 
monein  recentioreiu  translatas  ;  tnendosas  demum  lectio- 
nés  vitio  atn rnanuen^^ium  aH^cribendas,  de  quibus  fas  sit 
ad  norinas  artis  critîcao  disquirere  et  iudicare  ?  fieap. 
Ailîrinaiive,  sîiIvo  Ëccleffiae   îudicio. 

(Traduction  ci-dessus,   col.  -ji^--)'i-).) 

II.  —  Lb  livrb  dk  Josub 

Le  livre  de  Josué  renferme  l'histoire  de  l'occupa- 
tion et  de  la  distribution  de  la  terre  de  Chanaan,  dont 
Dieu  avait  prorais  la  possession  aux  patriarches. 
Dans  ce  double  travail  d'occupation   et  de  distribu- 


tion, Josué  a  le  rôle  principal;  aussi  le  livre  popte-t-il 
à  bon  droit  le  nom  de  livre  de  Josué. 

Josue,  hebr.  lelio.tchua  ben  Nûn;  pour  Nùn,  les 
Septante  lisant  NAYH,  d'oii  la  version  latine  : /eius 
filius  A'itve.  Selon  E.  Nestlé,  Zeitschr.  des  Pul.  Ve- 
reins.  XX VIII,  /(  1  (igoS),  elEr-jositorf  Times,  XX,  233 
(1908-9),  NAYH  est  une  faute  des  copistes  pour 
N.\YN. 

D'après  le  sujet,  le  livre  se  divise  bien  en  deux 
parties  : 

I.  Occupation  de  la  terre  de  Chanaan,  i-xii.  — 
Josué  est  affermi  par  Dieu  (i).  Exploration  de  la 
ville  de  Jéricho  (11).  Passage  du  Jourdain  (iii-iv).  Cir- 
concision à  Galgala  (v,  1-12).  Prise  de  Jéricho(v,  i3- 
vi).  Prise  de  Hai,  lapidation  de  Aclian  (vii  vtii,  2g). 
Bénédiction  et  malédiction  sur  les  monts  Garizim  et 
Hébal(viii,3o-35).  Ruse  des  Gabaonites  (ix).  Combat 
de  Galiaon  (x).  Combat  contre  Jabin  de  Hazor  près 
des  eaux  de  Mérom  (xi).  Soumissionde  tonte  la  terre; 
liste  des  3i  rois  vaincus  (xn). 

II.  Distribution  de  la  terre  occupée,  xiii-xxii.  —  La 
distribution,  commencée  à  Oalgala,  xrvxvn,  s'achève 
à  Silo,  xviii-xxir.  En  manière  d'épilogue,  les  derniè- 
res paroles  de  Josué  à  Sichem;  sa  mort,  xxiii-xxiv. 

Le  but  du  livre  est  de  montrer  Dieu  lidèle,  soit 
dans  l'accoinplissement  de  ses  promesses  (cf.  Gen., 
XV,  18  :  Semini  luo  dubo  terram  hanc...,el/os.,  i,  a-g; 
XXI.  43  :  A'e  unum  qnident  verbum,  quod  iltis  praes- 
tituruin  se  esse  l'romiserat,  irritant  fuit,  sed  rébus 
expleta  sunt  omnia);  soit  dans  l'exécution  de  ses 
menaces,  xxiii,  )5-i6  :  Adducet  super  vos  quidquid 
miiloruin  cnmminatiis  est,eo  quod  praeterieritis  pac- 
tum  Domini  Dei  vestri,  quod  pepigil  vobiscuin. 

Origine  du  livre  de  Josué.  —  Le  livre  même  ne 
désigne  pas  expressément  l'auteur.  On  lit  bien,  xxiv, 
a6  :  Scripsit  ijuoque  {fosiie)  omnia  verba  haec  in  volu- 
mine  l.egis  Domini.  Ceci  vise  les  préceptes  et  juge- 
ments présentés  au  peuple  par  Josué  à  Sichem  (26) 
après  la  rénovation  <le  l'Alliance;  el  le  livre  en 
question  est  le  livre  de  la  Loi  de  Moïse.  Le  titre  non 
plus  ne  fournit  pas  une  donnée  certaine,  oar  le  livre 
porte  le  nom  de  Josué,  non  pour  avoir  été  écrit  par 
lui,  mais  parce  qu'il  raconte  ses  exploits. 

i.  Selon  la  tradition  juive,  consignée  dans  le  traité 
lalmudique  Baba  batra  i4  b,  «  Josué  écrivit  son 
livre  et  les  douze  derniers  versets  delà  Loi  »  (Dent., 
xxxiv,  .5-12).  Josué  serait  donc  l'auteur  de  son  livre. 
Celte  opinion  paraît  favorisée  par  Eccli.,  xlvi,  i,  qui 
appelle  Josué  siiccessor  Moysi  in  prophetis,  gr. 
Siâ.5oxoi  M&>u(7£w;  iv  7r/33ï/rr£('at5  ^  in  propkttiis,  ce  qui 
s'entend  ordinairement  de  la  rédaction  des  livres 
inspirés  (Toutefois le  texte  hébreu  porte  :  «  serviteur 
de  Moïse  dans  l'ofllce  de  prophète  »  ;  «f.  N.  Pktbrs, 
Liber  Jesu  filii  Sirach  sive  Ecclesiasticus  hebraice, 
ia3,  Friburgi,  igoS).  Suivent  la  tradition  juive  : 
Lactance,  Div.  Inst.,  IV,  xvii;  saint  IsinORE  na  SÉ- 
viLLB,  De  eccl.  off.,  I,  xii;  Rhaban  Maob,  De  universo, 
V,  11;  parmi  les  modernes,  Lamy,  [ntrodactio,  II, 
56  sq(|.;  Kaulun,  Einleitung'\  II,  3o  sq.  éd.  5  (G.  Ho- 
brrg),  33  sq.  ;  Cornely-Hagen,  Compendium,  228  sq., 
VtGoimoDx,  jVn"Hp/  Biblique*^,  II,  5  sqq.,  Zschokiui, 
Ifistoria  sacra  A.  7".*,  168  sq.,  1910;  et  d'antres, 
qui  néanmoins  reconnaissent  dans  le  livre  certaines 
additions  ou  insertions  postérieures;  ainsi,  la  mort 
de  Josué  (xxiv,  ly  sqq.),  selon  Hstzknauer,  Theo- 
logia  Biblica,  I,  i35,  serait  une  addition  d'Eléazar 
et  de  son  ûls  Phinéès  (cf.  Baba  batra  i5).  que  Sbi- 
sknbergbr,  Einfiihrung^,  3i8,  tient  pour  l'auteur  du 
livre. 

a  Thiîodorbt  {In  losue  quaest.  il\)  soutient  que 
le  livre  fut  composé  par  un  auteur  postérieur,  à  l'aide 
de  documents  contemporains  de  Josué.  L'auteur  se- 
rait Samuel,  selon  Tostat  {f  i445,//!  /vsue  i,  q.  i3); 


1917 


PENTATEUQUE  ET  HEXATEUQUE 


10 18 


Etdras  selon  Masius,  lusue  imperatvrts  Hisluria, 
praefalio,  a  Nombre  il'interprèles  modernes  tien- 
nent pour  l'opinion  de  Ttiéodoret.  Ainsi  Rkusch, 
Lehrbucii  der  Eiitieitung  in  dus  A.  T.  '\  36  S(].,  Frei- 
burg,  «S^o;  1.  M.  Sciiolz,  Kinleiluiig^  II,  2/|5-a65, 
Koln,  ly^â;  Uanko,  llisluria  revelaliums  di.inue 
V.  T.,  aoo  sq.,  18G2.  En  l'absence  de  toute  tradition 
historique  cerlaine,  les  raisons  internes  permettent 
de  conoluic  que  le  livre,  sous  sa  forme  actuelle,  ne 
peut  êlri'  attribué  à  Josué;  car  il  raconte  des  laits 
(xv,  iS-ig  :  Caleb  donne  sa  lille  à  Otlioniel,  qui  a 
IVappé  Cariath  Sepber;  xix,  17  :  les  hommes  de  Dan 
prennent  la  ville  de  Lais)  arrivés  après  la  mort  de 
Josué,  comme  il  ressort  dr  ItnI.,  i,  io-i5;  xviii,  2i). 
los.,  XIII,  3y  parle  des  bourgs  de  Jair,  qui  sont  en 
Basan;  or  Jair  était  l'un  des  Juges  (lud.,  x,  3  ty.  C.f. 
Claik,  Le  Inre  de  Josué,  5,  Paris,  i883;  Fillion,  I.u 
Sainte  Bible,  II,  g,  Paris,  188g).  —  Hummelaukr, 
Coiiim.  in  lih.  lusue,  g3,  Paris,  igo3,  conclut  d'un 
examen  attentif  que  le  livre  a  été  écritaprès  la  mort 
de  Josué  et  avant  le  temps  de  David  ;  qu'il  a  subi  des 
altérations  ultérieures.  Exenqiled'altération  :  xi,  ai, 
parle  des  monts  de  Juda  et  d'israël  ;  cette  locution 
suppose  la  division  du  rojaume  (Meignan,  De  Moïse 
à  David,  335,  Paris,  i8i)6,  i)réfere  le  temps  de  Salo- 
mon).  Selon  /os.,  x  v,  63,  les  Jébuscens  habitent  encore 
Jérusalem;  or,  selon  11  Heg.,  v,  6-10,  David  prit  la 
ville  et  la  citadelle  des  Jébuséens  la  7»  année  de  son 
rc^ne.  Selon  los.,  xi,  8  et  xix,  a8,  Sidon  est  la  ville 
principale  des  Phéniciens,  d'où  elle  porte  le  nom  de 
grande;  or,  au  temps  de  David,  Tyr  était  au  premier 
rang.  Selon  lus.,  xvi,  10,  les  Ghananéens  habitent 
enc'ire  Gezer;  or  ils  en  furent  expulsés  au  temps  de 
Salomon  par  le  Pharaon  d'Egypte  (111  lle^.,  ix,  16). 
^111  Heg.,  XVI,  34,  on  lit  :  «  In  diebus  eius  (Acbab) 
aedilicavit  Hiel  de  Belhel  Jéricho  :  in  Abiram  pri- 
initivo  suo  l'undavit  eam  et  in  Segub  novissiuu)  suo 
posuil  portas  eius  iuxta  verbum  Domini,  quod  locu- 
tus  fni'rat  in  manu  losue  lilii  Nun  »;  — cf.  fus.,  vi,  26. 
D'où  il  suit  qu'au  moins  au  temps  du  roi  Acliab 
(ix'  siècle),  l'histoire  de  Josué  existait. 

L'auteur,  quel  qu'il  soit,  a  usé  de  documents  con- 
temporains de  Josué.  Car 

a)  VI,  23  (lieh.  Lxx,  >ir»-.),  Rahab  et  la  maison  de 
son  père  habitent  encore  au  milieu  des  lils  <risracl; 
IV,  g  :  les  douze  pierres  dressées  par  Josué  dans  le 
lit  du  Jourdain  y  sont  encore.  (Lamy,  Introdiictio, 
II,  .58,  note  1res  justement  :  Il  n'est  pas  vraisemblable 
que  les  pierres  dressées  ]>ar  Josué  dans  te  lit  du 
Jourdain  aient  résisté  si  l()ngteMi[)s  à  l'effort  des 
eaux.  Donc  cette  locution  «  usque  in  praesentem 
diem  »  montre  que  l'auteur  avait  à  sa  disposition 
des  documents  contemporains  de  Josué;  mais  elle 
ne  prouve  pas  solidement  que  le  livre  ait  été  écrit 
avant  le  règne  de  David  et  de  Salomon,  car  un  auteHr 
plus  récent  a  pu  transcrire  lidèlement  le  document 
sans  y  rien  changer,  comme  lit  l'auteur  de  far., 
écrivant  après  l'exil,  II,  v,  g  :  a  Fuit  arca  ibi  [in  tein- 
plo|  utqiie  in  praesentem  diem  »,  alors  l'Arche  n'exis- 
tait plus.) 

/')  Dans  le  livre  de  Josué,  les  villes  de  Chanaan 
sontappelées  de  leurs  anciens  noms,  qui  furent  chan- 
gés lors  de  l'occupation  et  tombèrent  en  désuétude. 
Ainsi  XV,  g(Baala);  ^t)  (Cariath  Senna);  54(Garitilh 
Arbe). 

t)  Dans  le  récit,  les  moindres  circonstances  sont 
notées  exactement  et  vivement,  comme  pouvait  seul 
le  faire  un  témoin  immédiat.  Ainsi  vu,  viii  (prise 
<le  liai) 

Autorité  du  livre  de  Josué.  —  Le  livre  de  Josué, 
comme  histoire,  est  digne  de  foi,  car  il  est  tiré  de 
documents  contemporains  de  Josué.  Les  Juifs  ont 
toujours  tenu  pour  vrais  les  événements  consignés 


dans  ce  livre.  Ainsi  II  Heg.,  xxi,  i  (famine  au  temps 
de  David,  |)arce  que  Saiil  mil  à  mort  les  Gabaoniles) 
suppose  <iue  Josué  a  traité  avec  les  Gabaoniles  (lus., 
I.X,  la).  111  lieg.,  S.VI,  34  se  réfère  à  la  malédiction 
de  Jéricho  (lus.,  vi,  26).  Mieli.,  vi,  5  à  les,,  iv,  ig  sq. 
(camp  do  Galgala);  Ps.,  cxrii,  3,  au  passage  du 
Jourdain  {lus.,  m,  lii-i;). 

Les  documents  profanes  apportent  souvent  leur 
conlirmation  aux  données  du  livre  de  Josué.  Voir  les 
tablettes  cunéiformes  :  archives  des  rois  Amcnophis 
111  (i427-i3y2)  [selon  Unonad,  Orient.  Lit.  Zlg.,\l, 
)  i  sqq.(igo8),  i4i3-i377]et  Amenophis  lV(i3y2-i376) 
[Unonad,  1 377- i 36 i  [découvertes  durant  1  hiver  1887/8 
près  de  Tell  el  .imai  nu  en  Egypte,  d'où  il  ressort 
que  la  terre  de  Chanaan  était  alors  divisée  en  beau- 
coup de  petites  principautés  :  c'est  bien  l'élat  que 
suppose  le  livre  de  Josué  (Edd.  G.  Brzold  et 
E.  A.  W.  Buoge,  The  Tell  el  Amurna  Tahlels  in  the 
Itritish  Muséum,  London,  i8g2;  H.  Winckleb,  Die 
Tontafelti  von  Tell  el  Armana  (Keilinscliri/tl.  liiblio- 
;/ie/',V),  Berlin,  igo6;  1.  A.  Knudtzon,  i>/e£'/  Amarna 
Tafeln  (  Vor-lerusintische  ISihliiitliek,  11),  Leijizig, 
igo7-igi/i).  Dans  les  letlres  écrites  par  ces  princes 
chananéens  au  Pharaon,  il  est  souvent  question 
d'une  nation  envahissante  el  troublante,  celle  des 
Chnbiri  :  nom  philologiquement  équivalent  à  llirini 
(Hébreux).  Toutefois  la  question  de  l'identité  de  ces 
Chabiri  avec  les  tribus  d'Israël.  occu|iant  la  terre  de 
Chanaan  sous  la  conduite  de  Josué,  demeure  pen- 
dante. 

Hépoiulenl  utïirmntiveœe[tt  ;  H.  /immkkn,  Zeiischr,  des 
D.Pal.Vereins.  XIII,  t:s7  ( 1 8111)  :  E.  Meïkk,  G/ojj«n  eu 
den  Toniafeln  von  Tell  et  Amarna,  62  S(jq..  Lieiizi^-,  1897; 
VoCEL,  iJtr  l''u:id  von  Tell  el  .iniarna  u.  die  Uibcl,  ISsqq., 
Biaunschvveitf,  INW'i;  11  Winck  1.KI1,  .illurienlatische  Fur- 
scliuTif^en,  3.  11.,  I,  ao  siiq.,  Leipzig,  lOu'J  ;  Die  Keilinschrif- 
ien  u.  das  A.  7'.-*,  19fi  8qf|,,  Leipzig,  lyo.'i,  K,  Miketta, 
Der  Pharaodes  .iuszii/-ea  {Bibl .  Studien,  \IH, 'îi,  l(i4  sqq., 
l'reibur. ,  l'.)()3  ;  C.  t'.  Li':ii.viawN'Mal)pt, /*ra,?7, 'itj;  (J'aulres 
donnent  celte  opinion  pour  ti-ès  probable  on  du  nioina 
sérieusement  probable.  uui-siE.  Nacl,  Dienac!idavidi:,cUe 
k'vni^.tgfscluchte  Uruels,  Wion  Leipzig:,  '»7  sqq.,  lyuô  ; 
(j.  Bi'itol.D,  Die  babyloniscli-assyr,  h'eiUnscliiffen  u.  ilire 
lîedeiitunii  fur  das  .4.  T.,  20,  Tiibingen -Leipzig,  1904; 
1.  NlKrL,  Das  A.  T.  im  Lichte  der  altori^rUat.  Torschung . 
III.  'J,  Bibl  Zeil/r.,]n,  3-i,  .Viiiinter,  l'.MO.  U'aulres  nient 
que  le  nom  'le  Ciiabrri  désigne  les  Helu-eux  ;  ainsi 
A. H.  .Savce,  Aeademy,  128,  1S91;  W .  M.  .Muellir,  Aucn 
u.  Kuropn  nacli  aUd^ypti^cheti  Denkniàlern,  .J96,  ISy.**; 
Kr  UoMMttL,lJieaUiiraelitîc/ien  Ueberlieferunsen..  ,2.'j0sqq. 
(Les  Cliiihiri  précufseurH  (iew  lHr»élile.s)  ;  J.  M.  Lacrange, 
t.esKhahiri;  Rev.  fJibl.,\H\,  127.  132  |18'.ni);P.  Dhorme, 
ib.,  N  ,S'  ,  VI.  67  sqq.  (190;i);  Il  Weinhiihi.  11,  Die  Ein- 
,vanderunff  der  Hebrder  u.  hraetiien  iaKanaan,Z.  S.  f.  d. 
Moriienl.  Genellscliaft,  LXVl,  3GS  sqq.  (L'ii).  Selon 
P.  SciiiiL,  Revue  d'Aasyriulogle,  XII,  114  (Ifll.')).  le  nom 
Chabiri  se  trouve  ^éjà  sur  des  tiiblettes  ounéitorinea  du 
temps  de  /fàK-.S/n  (Larsw,  vers  2200  av.  J.-G.)  pour  dési- 
gner une  nutinn  élutn'tiqiie  ou  casbitique;  cf.  Rev.  Bibl., 
N.  S.,  XV,  286  sqq.  (1918). 

Le  catalogue  des  villes  jirises  jiar  Thuimès  III 
(i.5oi-i447  ;  MiiviiTTA  :  i5ij-i46i)  qu'on  lit  sur  les 
murs  du  temple  d'Ammon  à  Karuak,  présente  les 
mêmes  anciens  noms  des  villes  chananéennes,  qu'on 
lit  dans  le  livrede  Josué.  On  peut  encore  en  appeler  au 
témoignage  de  Piiocot'E,  De  bellu  vundulicu.  II,  xx, 
d'aptes  lequel,  à  Tigisi  en  Maurélanie,  existait  de 
son  temps  un  inonuiiiont  ])(irtanl  écrit  en  lettres 
hébraïques:  «  Nous  soiiiincs  les  fugitifs  devant  la 
face  du  brigand  Josué  lils  de  Nun.  »  Cf.  Masi'euo 
Ilisl.  une,  ag4,  Paris,  1876;  Bûoi.nuk»,  De  coloniarum 
ijuaruiidam  //hueniciariiin  primurdiis  cuiii  Ilebraeo- 
rum  erndu  coninnctis :  Sitzungsherichte  der  K.  Aha- 
dcmie  der  Wisscnsclia/fen  in  U'ien,  Philosophisch- 
hislorische   Klasse,   CXXV,    x,    3o.    38  (i8gi).    Sur 


1J19 


PENTATEUQUE  ET  HEXATEUQUE 


1920 


l'historicité  du  livre  de  Josué,  Vigoubodx,  La  Bible  et 
les  découvertes  modernes^,  III,  3-i6,  Paris,  1896. 
KiTTEL,  Geschkhte  der  Ilebrner,  I,  2^7  sqq.,  Gotha, 
1888. 

Contre  la  vérité  historique,  on  ne  doit  pas  ol)jec- 
ler  les  miracles  étonnants  rapportés  dans  le  livre  de 
Josué.  La  nécessité  ou  du  moins  la  souveraine  con- 
venance de  ces  prodiges  apparaît  pour  peu  que  l'on 
considère  combien  un  peuple  de  pasteurs  incultes, 
tel  que  les  Israélites,  était  incapable  de  vaincre,  par 
ses  propres  forces,  les  Ghananéens,  instruits  et  cul- 
tivés. Plusieurs  auteurs  expliquent  le  miracle  du 
soleil  par  une  prolongation  miraculeuse  de  la  réfrac- 
lion  des  rayons  solaires. 

Cf.  ScHBNz,  Einleitiing,  •)&  ;  Pklt,  Histoire  de 
l'A.  T.,  I,  379  n.  2  ;  Hbtzenaueh,  Theologia  Biblica, 
I,  i43  sq.  L'hagiographe  expose  certainement  un 
miracle.  .Mais  comme  les  auteurs  sacrés,  dans  la 
description  des  phénomènes  physiques,  se  confor- 
ment non  à  la  nature  intime  des  choses  visibles,  mais 
aux  apparences  extérieures(LKON  XIII,  Encycl.  Pro- 
tidentissinius  Z)eus),  cemiracle  ne  doit  pas  s'entendre 
d'un  arrêt  réel  du  soleil  (ou  plutôt  de  la  terre)  au 
milieu  de  sa  course.  Longues  considérations  chez 
lIuMMBLAUBit,  Comm.  in  los,,  23^-248  :  il  croit  à 
une  grêle  violente  accompagnée  d  épaisses  ténèbres 
qui  cachaient  tout  :  en  apparence,  le  soleil  s'était 
couché.  Devant  la  chute  des  ténèbres,  Josué  s'écrie  : 
«  Soleil,  arrête-toi  sur  Gabaon  !  »  La  grêle  prodi- 
gieuse passe  et  le  soleil  reparaît.  Donc,  ce  jour-là, 
le  soleil  s'étaitlevé  deux  fois,  et  d'un  jour  avait  fait 
comme  deux  jours  {Eccli.,  xlvi,  5).  Cf.  Bruckku, 
Eludes,  5  févr.  1904.  Cette  explication  n'agréera  pas 
à  tout  le  monde  ;  Cf.  Lamy,  L'arrêt  du  soleil  par 
Josué  ;  Le  Prêtre,  7  juin  1906;  Lesêtub,  Les  récits 
de  l  histoire  sainte;  Josué  et  le  soleil,  Bei-.  prat. 
(/'.-(/joL,  II,  35i-6  (1907),  dit  que  Dieu,  ménager  des 
moyens,  satisUt  par  une  giôle  au  désir  de  Josué.  Cf. 
I.e  surnaturel  dans  la  Bible,  ib.,  (1910),  892  sq. 
1.  BounuBR,  L'arrêt  du  soleil  par  Josué,  liev.  du 
Clergé  fr.,  XII,  44  sqq.  (1897)  :  Dieu,  par  une  grêle 
violente,  détruit  autant  d'ennemis  que  les  Israélites 
ennuraienl  pudélruireendeux  jours;  cf.ib.,XXXlX, 
575-594  (i9o4)et  XLII,  95-97  (1906).  Selon  A.  Véron- 
NET,  ib.,  XLI,  583-6o3  (igoS),  ce  texte  poétique, 
relatif  au  miracle  du  soleil,  emprunté  au  a  livre  des 
Justes  »,  aurait  été  inséré  postérieurement  au  livre 
de  Josué.  F.X.  ICuQLER,S.  I.,/4s(ro;(o»(!sc/ie  u.meteo- 
rologische  Finsternisse,  Z.  S.  d.  Deutsch.  Moigen. 
Gesellschaft,  LVI,  60  sqq.  (1902),  attribue  les  ténè- 
bres à  l'elfet  de  la  grêle.  Voir  aussi  Van  Mirhlo,  S.I., 
Das  Wunder  Josues,  Z.S.f.  Katti.  Theol.,  XXXVII, 
895-911  (191 3). 

On  estime  tout  à  fait  contraire  à  la  bonté  divine 
l'ordre  donné  d'exterminer  les  Chananéens,  xi,  20  : 
«  Domiui  enim  sententia  fuerat,  ut  indurarentur 
corda  corum  et  pugnarent  contra  Israël  et  caderent 
el  non  mererentur  uUam  clementiam  ac  périrent 
sicut    praeceperat    Dominus    Moysi.  »    Mais     d'une 


part,  les  Chananéens,  adonnés  à  des  vices  infâmes  et 
à  une  honteuse  idolâtrie,  avaient  mérité  ce  châti- 
ment d'une  destruction  rigoureuse;  d'autre  part,  le 
salut  des  Israélites,  trop  enclins  à  l'idolâtrie,  exi- 
geait l'extermination  de  ce  peuple,  dont  l'exemple 
eût  été  pour  eux  une  tentation  continuelle;  cf. 
S.  Augustin,  C.  Faust.  Manicli.,  XXI1,lxxii-lxxix.  — 
LKsiiTRE,  L'extermination  des  CItananéens,  li.  P.  A., 
IV,  472-476  (1907).  Enfln,  il  faut  avoir  devant  les 
yeux  les  mœurs  barbares  de  ce  temps.  Dès  lors, 
l'objection  soulevée  contre  l'inspiration  de  ce  livre, 
à  cause  des  pages  indignes  de  Dieu,  tombe. 

Au  temps  de  Jésus  ûls  de  Sirach,  le  livre  de  Josué 
était  compté  parmi  les  Ecritures  canoniques  ;  cf. 
Eccli.,  XLVI,  I  S(jq.  Il  est  encore  cité  Ileb.,  xi,  3o  : 
«  Fide  mûri  lericho  corruerunt  circuitu  dierum  sep- 
tein  »  ;  xiii,  5  :  «  Ipse  enim  dixit  :  Non  te  deserara 
neque  derelinquam  »  (i,5).  —  Donc  \'  autorité  divine 
du  livre  de  Josué  est  incontestable. 

Théorie  de  l'Hexateuque.  —  Des  critiques  ré- 
cents (EwALD,  Knobbl,  Schrader  Blbek,  Rkuss, 
KuBNEN,  Wblliiausen,  Holzingkr,  Driver,  Cornill, 
Steuiîrnagbl,  etc.)  assurent  que  le  livre  de  Josué  fut 
lirimiLivement  conjoint  aux  cinq  livres  de  la  Loi,  de 
manière  à  constituer  un  ouvrage  en  six  livres  (//(?ar«- 
teur/ue);  cette  unité  ressortirait  du  fait  que  le  livre 
de  Josué  est  tiré  des  mêmes  documents  i|ue  le  Pen- 
taleuque  :  pour  la  partie  historique,  la  source  élo- 
histe  et  iahviste;  pour  la  partie  géographique,  le 
code  sacerdotal  (surtout)  ;  le  deutéronomistej' aurait 
mis  la  dernière  main.  Cette  opinion  paraît  entière- 
ment arbitraire;  car  a)  Elle  ne  s'appuie  sur  aucun 
argument  historique  :  le  Penlateuque  a  toujour.-, 
été  divisé  en  cinq  livres,  le  livre  de  Josué  était  rangé 
dans  une  autre  classe  de  livres  sacrés,  parmi  les 
premiers  prophètes  ;  —  b)  Quant  à  la  disposition,  le 
livre  de  Josué  ne  dépend  pas  du  Pentateuque  ;  ainsi 
fos.,  XIII,  8  et  «X,  8  raconte  la  distribution  de  la 
terre  au  delà  du  Jourdain  et  la  désignation  des  villes 
de  refuge,  dont  il  a  déjà  été  question  dans  le  Penta- 
teuque, Mj  m.,  XXXII,  33;  Deut.,\\,  l\i.  Si  le  Penta- 
teuque et  le  livre  de  Josué  constituaient  un  même 
ouvrage,  cette  répétition  serait  superflue  ;  —  c)  Ajou- 
ter le  caractère  différent  de  la  langue,  surtout  la 
ililférence  dans  l'orthographe  des  noms  propres, 
l'absence  des  formes  archaïques  qu'on  relève  dans 
le  Pentateuque;  ^  d)  On  a  montré  plus  haut  que  la 
distinction  des  sources  dans  le  Penlateuque  ne  peul 
être  prouvée  solidement;  la  même  obser\ation  vaut 
pour  le  livre  de  Josué. 

On  trouvera  dans  notre  Introductio  specialis  in 
libroi  V.  T.,  pp.  66-68  et  76-77,  l'indication  des  prin- 
cipaux commentaires  modernes,  catholiques  et  non 
catholiques,  sur  le  Pentateuque  et  le  Livre  de  Josué. 

Hildebrand  Hoepix, 
O.S.B. 


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